IMA GINAIRES, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AM USA NS, COMIQUES ET CRITIQU ES. S U I V 1 S DES S-ON'GES ET VISIO NS, ET DES. ROMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CO NT IE NT; La vie & les aventuresfurprenantes deRoEiNsON Cruso£| fon retour dans fon Ile; fes autres nouveau* voyages |C fes réflexions. Traduit de 1'anglois. Tome premies.  VOYAGES I M AG I NA I R E S} S ON GE S3 VI SI ONS, E T ROMANS CABALISTIQUES.. Ornes de Figurcs. T O M E PREMIER. Première divifïou de la première claflfe 3 contenanr les Voyages Imaginaires romanefquès. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENT E, M. DCC. LXXXVII.   LA V I E E T L E S AVENTURES SURPRENANTES D E ROBINSON CRUSOÉ, CONTENANT: Son retour dans fon IAe, fes autres nouveaux• voyages, & fes réflexions. Traduit de l'anghis, ToME PREMIE R.   P R É F A C E t> e RÖB1NS0N CRÜSOÊi Selon la maxime trés-véritable de§ philofophes, ce qui eft le premier dan§ Yincentiori, elt le dernier dans Xexécutïon* Coriformément a ce principe* je me trouvé obligé d'avouer au le&eur que ce préfenc óuvrage n'eft pas proprement 1'efret & la fuite de mes deux premiers volumes; mais que ces premiers volumes fonc plutot leffet de celui-ci: la raifon en eft claire* la fablc eft toujours faite potir la moraLe^ èc non pas la morale pour la fable. II m'efl revenu que la parcie envieufé &; mal intentionnée du public* a fait quel-i qu'objections co'ntre mes premiers volumes , fous prétexte que ce n'eft qu'unè fiction, que les noms en font empruntési& que tout en eft parfaitement romariefque. On fou'tient que les heros & lé liêu font inventés , & que jamais la vié d'un homme n'a écé véritablement ftf|ette aux révolutions que j'ai décrites; ér* Te me ƒ.- B  iS P R È F A C E un mot, que le tout n'a été deftiné qu'a duper le public. Moi, Robinfon Crufoé? me trouvant a préfent, graces a. Dieu, fain d'efprit Sc de mémoire, déclare que cette objection eft auflï maligne par rapport au deifein, que faufl'e a i'égard du fait. Je prorefte au public que mon hiftoire, quoiqu'allégorique, a pourrant une bale réelle; que c'eft une belle repréfentation d'une vie fujette a des cataftrophes fans exemple, & a une variété de révolutions qui n'a jamais eu de pareille, Sc que j'ai deftiné ce tableau extraordinaire uniquement a 1'utilité du genre-humain. J'ai déja commencé a. exécuter ce deffein dans mes premiers volumes, Sc je me propofe de continuer dans celui-ci a. tirer de tous ces incidens, les ufages les plus lérieux & les plus importans qu'il me fera poilible. Je déclare encore qu'il y a aótuellement un homme plein de vie Sc très-bien connu, dont les actions Sc les infortunes font le véritable fujet de I'hiftoire que j'ai donnée au public, Sc auxquelles chaque partie de cette hiftoire fait alluijon d'une manière tres - naturelle : c'eft la vérité toute pure, 6c je la figne de mon nom. La fameufe hiftoire de don Quichoue,  de Robinson Crusoê. 19 ouvrage que mille perfonnes lifent avec plaifir, concre une feule qui en pénecre le véricable lens, eft une allégorie fatyrique de la vie du duc de Medina Sidonia^ perTonnage qui a été fort illuftre en Efpagne du tems que ce livre fut fair. Ceux qut connoilïbient l'original,appercurentfans peine la vivacité.öc la juftelle des images employees par 1'auteur. II en eft de même^de mon hiftoire; Sc quand certain écrivain maÜcieux a prétendu répandre fa bile contremoi ,en parlanc du don quichotifme de Robinfon Cmfoé, il a fait voir évidemment qu'il ne favoit pas ce qu'il difoit. II fera peut-être un peu furpris, quand jelui dirai que cette -expreffion, qu'il a cru très-fatyriqüe, eft le meilleur éloge qu'il pouvoit faire de mon ouvrage. Sans entrer ici dans un grand détail des vues de ce volume, il furhra de dire, que les heureufes conléquences que je m'y fuis efForcé de tirer des particularités de mon hiftoire, dédommageront abondamment le lecteur de n'avoir pas trouvé dans 1'hiftoire même 1'explicatiön de ce qu'il y a d'allégorique. II peut être perluadé que , quand dans les remarques Sc dans les réfkxions de ce volume je fais mention Bij  ïO P R E F A C' £ des jours que j'ai paffes dans les déferfs^ & que je fais allufion a d'autres- circonftancesde mon hiftoire, ces circonftantes,, quoique placées dans un jour empruncé , onc un fondement véritable dans ce qui m'eft arrivé réellement dans le cours de ma vie. Telle eft la frayeur qui sempara de mon imagination a la vue d'un veilige d'homme , ia furprife oü me jeta la vieilie ehèvre que je trouvai dans la grotte, les chimères qui m'agitèrent dans mon lit 9 qui me le firènc quittér avec précipitatiom Tel eft encore le fonge dans leq.usl je m'imaginai être arrêté par des archers , Sc cöndam-né cómme pirate par des officiers de mer,. la manière dont je fus-jeré" a terre par une vagué , le vaifTeau devoré par le feu au milieu de la mer, la defcriprion que j'ai faite de ce qui arrivé a une perfonne qui 'meurt de faim: 1'hiltoire de mon valet Vtndrtdi, & plufienrs autresparticuiarités importartes de mon hiftoire, dont j'ai tirédesréficxions pieufes. Elles font toures- fondées fur des faits réels. II eft certain que j'ai eu un perroquet que j'avois inftruit a m'appeler par mon nom ; j'ai eu réellement un efclave fauvage qui devint chrétien qui étoit appelé Vendredï. II m'a été enlevé par  de ROBINSON CrüSOÊ. 11 fbrce, & il eft more entre les mains de fes ravilïeurs ; ce que j'exprime en difart qu'il eft mort dans un combat contre les Barbares.Toutcela eft vrai a la lettre ; èc ü je voulois entrer dans certaines difcuffions , je pourrois le prouver par !e témo:gnage de plufieurs honnêtes gens qui font encore en vie. Toute la conduite de eet efclave, telle que je 1'ai dépeinte , a une reiation exa£te avec les fecours que mon fidele Vendredi m'a donnés dans mes défaftres réels, Sc dans ma folicude réelle. L'biftoire de Tours dans i'arbre, & du combat avec les loups dans des montagnes couverres de neige , font encore des frairs w ritabies; en un mor,les Avcniuresde ■Rob info n Crufoéroulen t fur une fu ite réeüe d'une vie de vingt-huitannées.pafTées dans les circonftances les plus rriftes & les plus affreules oh aucun mortel ie foit jamais trouvé. Pendant tout ce tems, ma vie a été fujetre k des révolutions miraculeufes - a des orages continuels; j'ai combattu réellement les Barbares & les Anrhropophages de la plus mauvaile elpèce , au milieu d'une variété d'inciJcns très-fur^ prenante; j'ai été nourri par des miracles qui furpalïent celui des cc r'. eaux qui portoient de la nourriture a un prophéte; B üj  2i P R É F A C È j'ai fouffert touces fortes de violences & d'oppreffions ;les reproches les plus injurieux, les mépris du genre humain , les attaques des démons. J'ai effuyé des chatimens propres a me corriger du cóté du ciel, Sc des traverfes cruelles du cöté de la terre ; j'ai été le jouet de viciffitudes fans norhbre : je me fuis vu dans un efclavage plus rude que celui qu'on peut efluyer chez les Turcs ; j'en fuis échappé par une conduite auffi extraordinaire Sc auffi ménagée que celle que j'ai dépeinte dans mon hiftoire, en rapportant la mamère dont je me dérobai des cotes de Sale dans une chaloupe ,accompagné du petit Xurï : j'ai été fauvé au milieu de la mer dans la plus grande extrémité; je me fuis relevé de mes malheurs , Sc enfuite j'y ai été abïmé de nouveau a. difFérenres reprifes , Sc peut être plus fouventqu'aucunhomme qui ait jamais exifté ; j'ai fait des naufrages allégoriques fur terre Sc quelquefois même fur mer. Enfin il n'y a pas une feule particularité dans mon Hiftoire emblémaüque, qui ne réponde avec la dernière jufteiTe Sc avec 1'exaclitude ia plus fcrupuleufe aux Aventures merveilleufes de Robinfon Crufoé. Conformément a ce que je viens d'éta-  de ROBINSON CrüSOÉ. 13 blir, lorfque dans les réflexions fuivantes je parle des tems & des circonftances de quelques actions que j'ai faites , ou de quelques incidens qui me font arrivés pendant que j'ai vécu dans mon ifle , le ie&eur impartial doit avoir ia bonté de fuivre 1'idée que je viens de lui donner. II doit comprendre que je parle de cette partie de mon hiftoire réelle, a laquelle mon féjour dans 1'ifle fait allufion. Par exemple, dans la dernière partie demon ouvrage, appelée la Vifion, je commence ainfi: Lorfque j'éiois fouverain monarque demon ifle^j'avois une quantitéde noiions furprenanies de ma manière de voir desapparidons. Toutes les réflexions qui fuivent la-deffus font un tableau véritable de la fituation oü je me fuis trouvé dans une retraite forcée, qui eft repréfentée dans mon hiftoire allégorique , par une vie folitaire menée dans une ifle. Rien n'eft plus naturel que de repréfenter une vie folitaire d'une certaine efpèce,'par une vie folitaire menée d'une autre efpèce; &c fi une telle allegorie n'eft pas permife , il ne doit jamais être permis d'exprimer des réalités par desemblêmes. Pour les portraits que j'ai tracé de mes frayeurs & de mes imaginations excrava- B iv  14 P R É F A C E gances, ce font des repréfentations de c§ qui meft arrivé réellement , Sc il n'y a rien dechangé dansmon hiftoire,excepté la liberté que j'ai prife de tranfporter h fcène d'un lieu dans un autre. Leg obfervations que j'ai faites fur la v\e folitaire,font précifément de la même |iature, & il fufEra d'avertir une fois pourfroutes, que tout ce qui, dans le prefent volume, a du rapport aux volumes précér dens, doit ptre pris dans ce fens. Je prie le ledeur de s'en fouvenir a mefure qu'if gvancera dans la le&ure de eet ouvrage, il ne fuffit pas qu'une allégorie fojt"jufte; elle doit être encpre utiie. J'ofe dire que celleci left parfairement , &c qu'elle rend au grand, but des emblêmes §C des paraboles , 1'avanccment de la reiigion & des bonnes mpeurs. On voit dans mon hiftoire une patience invincible,qui foutient Ie pciJs des plus affreufes'mipres j une force d'efprit & un courage inébranlable dans les circonftances les plus propres a-décourager une ame ferrne ^ ces vertus y font recommandées comme les feules routes par lefquelles on puiflë fortjr d'un labyrrnrhe de cataftrophes, & Ie fuccès que j'y dopne a ces difpofitions Jiéroïcjucs ? font très-capables d'afïevroif  DE ROBINSON CrüSOÉ. dans les malheurs , les efprits les plus indclens & les plus foibies. Si je m'étois fervi de la manière ord> paire d'écrire la vie d'un particulier ; II j'avois pris pour fujet celle d'un homme connu , dont les informations auroient été peut-être un fujet de triomphe pour quelques- uns de mes lecteurs, tout ce que j aurois dit, bien loin de procurer au public quelque divertiffement, auroir. été a peine jugé digne d'attention, èz mes jnftructions , femblables a eet égard a celles d'un plus grand maitre , auroient'été fa 'is doute méprifées dans le pays de ma paiiTaoiJe: Les faks-, pour être propres a frapper 1'efprit, doivent être arrivés dans i n pays éloigné , & a une perfennequi ne foic pas familière a. 1'imagination. Les miracles mêmes du Sauveur du monde s'artirèrent le mépris de ceux qui faifoient rJflexion que leur auteur étoit nis d'un charpentier, que fa familie étoit dans la pauvreté & dans la baileffe, & que !es frères & foeurs étoient confpndus avec le petit peuple. De cette réflexion même paroït naïtre une difficulté touchant la réuffite de ce dernier volume. On peut dourer que les Inftruciions qu'il renferjpe foient propres  2 Prêface, &c. a faire quelque impreflion , puifque Ia fcène qui y a donné lieu, &c qui étoit placée dans un fi grand éloignement ,effc a préfent rapprochée &c dégagée de toutes les illufions qui ont tant contribué a la faire paroïtre agréable. Quoique cette dimculté ne foit que trop bien fondée , je ne men inquiète gueres; je fuis convaincu que fi ce fiècle opiniatre ferme les oreilies aux réflexions urées dans ce volume des faits qui font rapportés dansles précédens, un age viendra oü le cceur humain fera plus fouple & plus docile, oü les préjugés des pères n'auront point de prife fur'la raifon des enfans , üc oü les préceptes que recommandent la religion & la vertu, trouveront des difciples reconnoiffans. II viendra un age oü les neveux fe lèveront en jugement contre leurs ancêtres , &c oü unegénération fera édifiee par les lècons qu'une autre génération aura regardées avec mépris.  L A V I E ET LES AVENTURES D E ROBINSON CRUSOÉ. PREMIÈRE PARTIE. Je fuis né en 1'année mil fix cent trente-deux, dans la ville d'York, d'une bonne familie, mais qui n'étoit point originaire de ce pays-la. Moa p-èie étoit étranger, natif de Brème, & fit fon premier écablilTement a Huil. Il y acquit beaucoup de bien en négociant : enfuite renoncant au commerce, il alla demeurer l York, on il époufa ma mère, dont les parens s'appeloient Robinfon. Cette familie eft une des meilleures du Comtc,  *8 Les aventures & c'eft de-la qlie j'ai été appelé Robinfon Kreutfnar; mais par une corruption de nom, qui eft afl"ez ordinaire en Angleterre, on nous appelle •ajourd'hui Crujoé, & nous nous appelons & %nons de même. Mes compagnons ne m'onr jamais donné d'autre nom. ; J'a;V0is deux frèr« pl"s agés que moi, dont i'un étoit lieutenant colonel d'un régiment d'infanterie Anglois , commandé autrcfois par Ie fameux colonel Lockart, & fut tué i fa bataille de Dunkirk contre les Efpagnols. Pour ce qui eft du fecond, je n'ai jamais fu ce qu'il étoit devenu; & je ne fuis pas mieux inftruit de h delhnée, que mon père & ma rnère lont été de, la mienne. Comme j'étois le troifième garcon de la Ex* mille, & que je n'avois appris aucun métier, je commencai bientot a rouler dans ma tête force projets. Mon père, qui étoit fort agé , ne m'avo:t pas laiffe dans 1'jgnorance : il m'avoit donné la meüleure éducation qu'il avoit pu, foit en me dicft.mt des Iecons de fa propre bouche, foit en m'envoyant ï une de ces écoles pubüques qu'il v « dans les campagnes; & il me deftingit a 1'étude des loix ; mais j'avois de toutes autres vues : le defir d'aller fur mer me dominoir uniquerpenrj cette inclination me roidiffoit fi fort contre la  èE RöÊltfSÖN C R ü s o i £9 tpïónte & même contre les ordres de mon père , Sc me rendoit fi foürd aüx remontrances & aux follicitations preflantes de ma mère, & de tous mes proches, qu'il feriibloit qu'il y eüt une efpèce de fafalitfé qui m'entrainoit fecrettement vers ceÉ état de foüffrance Sc de misère oü je devois tomber. Mon père qui étoit un fage & grave perfonnage, me donna d'excellens avis pour me faire renoncer a un delTein dont il voyoit bien que je m'étois entèté. Un matin, il me fit venir dans fa chambre oü il étoit confiné a caufe de la goutte j Sc il me paria fortement fur ce fujet. II me demanda quelle ïaifon j'avois, ou plutot qu'elle étoit ma folie envie, de vouloir quitter la h'iaifon paternelle, Sc ma patriey oü je pouvois avoir de 1'appui, Sc une belle efpérance' de pcuffer ma fortunepar mortapplication & par moninduftiie, &cela en menant une vie commode Sc agréabie* 11 me difoit qu'il n'y avoit que deux fortes de oens, les uns dénués de tout bien Sc fans rek fource, les autres d'un rang fupérieur& diftingué, a qui il appartient de former de grandes entreprifes, Sc d'aller par le monde chércher des aventures, afin de s'élever, & de fe rendte fameus; par une route peu frayée; que ce parci étoit de beaucoup trop au-deffüs, ou trop au-defious de Ittoi; que mon état étoit mitoyen, ou tel qu'ort pouvcit 1'appeler le premier étage de la vie  ;o Les aventüres bourgeoife; que par une longue expérience i! avoir reconnu que certe fituation étoit la meiüeure de routes, le plus a la portee de la félicité humaine, nullemenc expofée a la misère, aux travanx & aux fouflrances du commun des ouvriers; maïs exempte de 1'orgueil & du luxe, de 1'ambition & de 1'envie des grnnds du monde. II me difoit que je pouvois juger du bonheur de eet état, par cela même que c'étoit celui que tous les autres hommes envioient : que des rois avoient fouvent gemi fur les miférables fuites d'une haute nauTance ; qu'ils auroient fouhaité de fe voir placés au milieu des deux extrémités, entre les grands & les petits; que le fage s'étoit déclaré en faveur de eet état, & qu'il y avoit fixé le point de la vraie félicité, en priant qu'il neut ni pauvreté, ni richeffe. II me faifoit remarquer une chofe que je trouverois toujours dans la fuite; c'eft que les ralamités de la vie fe partageoient entre les plus quahfiés & Ie bas peuple : mais que dans l'état de médiocrité, il n'y avoit point tant de défaftres, & qu'on n'y étoit point fujet a autant de viciffitudes que dans Ie plus haut ou dans le plus bas : que dis-je? les maladiès & les indifpofitions, foit du corps ou de 1'efprit, y étoient moinsfréquentes que parmi des gens qui, par une fuite naturelle de leurmanièredevivre, gagnoient divers maux;  de Robinson Crus o È. ji ceux-ci par leurs débauches & ieurs excès; ceuxla par un erop rude travail, ou faute de nourriture & du néceflaire : il ajoutoit qu'une forrune médiocre étoit le liège de routes les vertus, & de tous les plaifirs;que la paix Sc l'abondance eu étoient les compagnes; que la tempérance, Ia modéradon, la tranquillité, la fanté, Ia fociété, en un mot, tous les diveitiflemens honnêtes & defirables étoient attachés'a ce genre de vie ; que par cette voie les hommes finilfoient doucemenc leur carrière, & la finifloient en paix, fans ètre foulés du travail des mains, ni de celui de 1'efprit; fans fe livrer a une vie fervile pour gagner leut fubtiftance, ni a .une fuite continuelle de perplexités, qui troublent la tranquillité de 1'ame Sc le repos du corps; fans fentir en foi-même ni Ia rage de l'envie, ni les aiguillons cuifans de 1'ambition; mais, au contraire, jouilfant des commodités de cette vie , en goütant les douceurs & non les amertumes; fenfibles a leur propre bonheur, Sc apprenant par une expérience journalière a 1'affermir de plus en plus. Après quoi il m'exhorta dans les termes les plus prefTans & les plus tendres, a ne point faire un pas de jeuneflTe, a n'aller pas au-devant des calamités, dont la nature Sc ma naifTance m'avoienc mis a couvert; que je n'étois pas dans la néceffité d'aller chercher mon pain \ qu'il feroit tout pour  fi Les AVSNTURÉS tooi, qu'il n'oublieroic rién pour me mettre Qïi pofTeSioit de eet état de vie qu'il venoir de me" frecommander; que fi jé n'étois pas content Sa këuïëux dans lê monde, ce feroit fans ddute mi propre fauté ou ma deftinée; qu'après avoir faiffon devoir, en m'avertilTant du préjudke que me cauferöient de faufles démarches, il n'étoiê plus refponfable de rien; en un mot, que, commé il rravailloit a mon bonheur, fi je voulois detoeuref a Ia maifon & m'établir de la manièrë qu'il Ie dcfiroit, auffi ne vouloit il pas contribuef a ma pene en favorifiint mon départ. 11 conchrt ent me difant, que j'avois devant les yeux 1'exemplé funefte de mon fiére aïné , a qui il avoit pareïlïement repréfenté ces puilTantes rarfons pour ie diffiuader d'aller a Ia guerre des Pays-bas; qu'il n'avoit pu Fempecher' de fuivre une réfolution de jeune homme, ni de courir a fa pene ent embraffant Ie partfi qu'il lui défendoit. II ajoutaqu'il ne cclferoit jamais de prier pour moi * mais qüen même tems 1 ofoit m'annoncer que, fi jé faifois ce faux pas, Dieu ne me béniroit point, 8cqu'a 1'avenir j'aurois tout le loifir de féfléchir fur le mépris que j'aurois fait de fes confeils, fans tronver le moyen d'en réparer la perté. Ce difcottrs fut vérirablement prophétiquêV quoiqu'a mon avis il ne le crut point tel; & je r&marquai fur la fin que les larmes couloien; ahond-amm-eiie  t)E ROBIÜSQM C R U S d ï. j| abondamment de fon vifage, fur-tout quand il paria de la mort de mon frère. Mais lorfqu'il dit que j'aurois k loifir de me repentir, fans avoié perfonne pour m'ailifter, il fut li ému qu'il s im terrompit, & m'avoua qu'il n'avoit pas la forcö de palier ouire» je fus lincèremerit touché d'un difcouts li tendre ; je refolns de ne penfer plus a allet voyager : mais pltuöt de m'établk chez nous* fuivant les intentions de mon père. Mais hélas! cette bonne difpofirion palfa comme un éclair ; & pour pi évenir déformais les importunités dö mon père, je réfolusde m'éloigner, fans prendre congé de lui* Néanmoins je n'en vins pas fi-tot a 1'exécution , & je modérai un peu 1'excès de mes premiers mouvemens. Un jour que ma mère paroifloit un peu plus gaie qu'a 1'ordinaire , je la pris a part; je lui dis que ma paffion pour voir le monde étoit infurmontable ; qu'elle me rendoic incapable d'entreprendre quoi que ce fok avec alTez de réfolucion pour en venir a bout, &c que mon père feroit mieux de me donner congé, que de me forcer a le prendre* Je la priai de faire réflexion que j'avois déja dix-huit ans j & qu'il étoit, trop tard pour entrer en apprentilTage, ou pour devenir clerc chez un procureur', que fi jë 1'entreprenois, j'étois fur de ne jamais finir mon tems, de m'enfuk de chez le- maitre avant le Terne I, £  34 Les aventores terme, Sc de m'embarquer. Mais fi elle vouloit bien patier pour moi, Sc m'obtenirde mon père la petmiffioH de faire un voyage fur mer, jelui promettois, en cas que je revbife , & que je ne men accommodafle pas, de n'y plus retourner, & de réparer enfuite le tems perdu par un redoublement de diligence. A ces propos, ma mère fe mit fort en colère : elle me dit que ce feroit peine perdue de parler a mon père fur cette matière, qu'il étoit trop informé de mes véritables intéréts, pour donner fon confentement a une chofe qui me feroir fi pernicieufe; qu'elle ne concevoit pas commeat j'y pouvois encore penfer, après 1'entretien que favois eu avec lui, Sc malgré les' expreflions tendres & engageantes dont elle favoit qu'il avoit ufé pour me ramener; en un mot, que fi je voulois maller perdre , elle n'y voyoit point de remède ; mais qu'afiurément elle n'y donneroit jamais fon confentement, pour ne pas travailler d'autant a ma ruine; Sc qu'il ne feroit jamais dit, que ma mère eüt donné les mains a une chofe que mon père auroit rejetée. Quoiqu'eüe m'eut ainfi refufé, néanmoins j'ai appris dans la fuite , qu'elle avoit rapporté !e tout a mon père, & que pénétré de douleur, il avoit dit en foupirant: « Ce garcon pourroic être heun* reux, s'il vouloit detneurer a la maifon : mais  DE RoBIKSON CrüSOÉ. i\ 55 i! fera le plus miférable de tous les rrróttels, ü s'il va dans les pays ctrangers: je n'y confen:> tirai jamais >■>. Ce ne fut qu'un an après ceci, que je m'échappai. Cependant je m'obftinois a fermer 1'oreille a routes les propofitions qu'on me faifoit d'embralfer une profeffion. Souvent même je me plaignois a mon père & a ma mère qu'ils fulfent Ci fermes 3 me contrecarrer dans une chofe pour laquelle je me fentois une inclination prédominante. Mais un jour me rrouvant a. Huil, oü j'étois allé par hafard, & fans aucun 'delfein formé diï prendre 1'eflor, j'y rencontrai un de mes camarades, qui étoit fur le point d'aller par mer a Londres, fur le vailfeau de fon père. II m'invita a aller avec eux, & pour mieux m'y engager, il me tint le langage ordinaire des mariniers; favoir, qu'il ne m'en coüteroit rien pour mon paffage. La-deffus je ne confulte plus ni père ni mère : je ne me mets pas en peine de leur faire favoir de nies nouvelles; mais remettam la chofe au hafard, fans demander la bénédietion de mon père, ni ïmplorer t'affiftance du ciel, fans faire attention ni aux circonftances, ni aux fuites, je me rendis a bord d'un vailfeau qui alloit a Londres. Ce jour, le plus fatal de teute ma vie, fut le premier Seprembre de 1'an mil fix cent cinquante-un. Je Cij  j£ Les A'ventures ne penfe pas qu'il y aic jamais eu un jeune avertturier , dont les infortunes aient commencé plutót, & duré plus long-tems que les miemies. A peine Is vailfeau étoit-il forti de la rivière d'Humber, que le vent commencaa fraïchir, &C la mer a s'enfler d'une furieufe manière. Comme je n'avois pas été fur mer auparavant, la maladie & la terreur s'emparant a la fois de mon eorps & de mon ame, me plongèrent dans un chagrin que je ne puïs expiimer. Je commencai dès-lors a fiire de férieufes réflexions fur ce que j'avois fait, & fur la jufrice divine , qui chatioit en mot un enfant vagabond & défobéiifant. Dès-lors tous les bons confeils de mes parens, les larmes de mon père, les prières de ma mère, fe préfentèrent vivement a mon efprit: & ma confcience, qui n'étoit pas encore endurci, cömme elle 1'a été depuis, me reprochoit d'avoir méprifé des lecons Cx falutaires , & de m'être éloigné de mon devoir envers mon père^ & en vers Dieu. Pendant ce tems-la la tempête fe renforcoit, la nier s'agitoit de plus en plus : & quoique ce ne fut rien en comparaifon dece que j'ai fouvent vu depuis, & fur-tout de ce que je vis peu de jours après, toutefois c'en étoit alfez pour ébranIer un nouveau marinier, & un homme qui,, comme moi, fe voyoit dans un nouve! élément. Je m'attendois a tout moment que les Rots nous  t>E Robinson Crusoe. J7 engioutiroient, & qne chaque fois que le vailfeau sabalffoit, il allat toucher au fond de la mer, pour nen plus revenir. Dans cette angoiffe je fis vceu plufieurs fois, que fi Dieu me fauvoit de ce voyage, Sc qu'il me fit la gvace de repiendre terre, je ne remonterois de mes jours fur un vailfeau, & ne m'expoferois plus a de pareiiles misères; mais que je m'en irois tout droit chez mon père , & me condukois par fes confeils. C'eft alors que je vis clairement combien étoient juftes les obfeivations fur 1'état mitoyen de la vie , combien il avoit pafte fes jours doucement &; agréablement, n'ayant eu a efTuyer ni tempête fur la mer, ni difgrace fur la terre. Ainli me propofant la pcnitence de 1'enfint prodigue , je réfolus de retourner a la maifon de mon père. Ces fages & faines peilfées durèrent autant de tems que dura la tempète, Sc même un peu au-dela. Le jour fuivant, le vent s'étoit abattu, la mer appaiféê, & je commencois un peu a m'accoutumer. Je ne lailfii pas d'ètre férieux route la journée, me fentant encore indifpofé du mal de mer. Mais a i'approche de la nuit le tems s'éclaircit; le vent cefta tout-a- fait; une charmante foirée s'enfuivit; le foleil fe coucha fans nuage ; & le lendemain il fe ieva de même. Ainfi 1'air qui n'étoit agicé que d'un vent dëitx & léger, 1'onde unie comme la glacé, ie fofcit  3S Les Aventures qui briüoit, faifoient a mes yeux le plus delicieus des fpeélacles. J'avois bien dormi pendant la nuit, & loin d'êrre encore incommodé du mal de mer, j'étois plein de courage, regardant avec admiration 1'océan qut,lejour d'aupatavant, avoic été fi courroucé & fi terrible, & qui fe faifoit voir alors fi calme & fi agréable. La-deftus, de craiute que je ne perfiftafle dans les bons propos que j'avois faits, mon compagnon, qui véritablement m'avoit engagédans cette équipée, s'en vint a moi, me donnant un coup fur 1'épaule: « Eh bien! cama" rade» ^n-i] > je gage que vous aviez peur Ia » nuit précédente; n'eft-il pas vrai? ce n'ë'toic " cependant qu'une bouffce. „ Comment! dis-je * vous n'appelei "Ia qu'une bouffée ? c'kok une terrible tempête. « Une tempcte? répliqua-t-il i » que vous êtes innocent I ce n'étoit rieu du » tout; vraiment, vraiment! nous mus moquons » b:en du vent, quand nous avons un bon vailfeau & que nous fommes au Iarge : mais, cama» rade, voulez-vous que je vous dife la véritér " c'eft vernail, & je ne faurois bien dire quelle étoit la fituatioii de mon efprit. Je ne pouvois faas bonte  4* Les aventur.es rappeler Ie fouvenirde ma première repentance ; dont j'avois foulé aux pieds tous les engagemens par un endurciffement de eceur efFroyable. Les horreurs de la mort que j'avois cru tour-a-fait palfées , ne penfant pas que ce fecond orage approcheroit du premier, fe réveillèrent, quand j'entendis dire au maïtre, comme je le viens de conter, que nous allions tous périr. Je fortis de ma cahute pour voir ce qui fe palfoit dehors. Un plus affreux fpe&acle n'avoit jamais frappé ma vue ; les flots s'élevoient comme des montagnes, & venoient fondre fur nous de moment a. autrej. de quelque cócé que je tournaife les yeux , ce n'étoitvque conllernation. Deux vaiffeaux pafsèrent auprès de nous pefamment chargés , qui avoient leurs mats coupés rez pied, & nos gens s'écrièrent, qu'un vailfeau qui étoit a nn mille devant nous , venoient de couler a fond. Deux auttes batïmens, détachés de leurs ancres, avoient, été jetés a la rade en pleine mer , voguant fans mats, a 1'aventure, Les batimens légers fe trouvoient les moins en butte a Ia tourmente, comme étant moins accablés de leur propre poids , 8c il en paffa deux ou trois tout proche de nous , qui couroient vent arrière avec la feule voile de beaupré. Vers le foir, le pilote & le conrre-maïtre demandèrent au maïtre la permiffion de conper le  DE ROBINSGN C R TI S O E. 45 mat de devant; a quoi ce dernier témoigna beaucoup de répugnance : mais le contre-maïtre lui ayant repréfenté que , fi on ne le faifoit pas, le vailfeau s'enfonceroit infailliblement, il y confentit, & quand le mat de devant eut été coupe, celui du milieu branloit fi fort 8c donnoit de telles fecoufles , qu'on fut obligé de le couper pareillement, 8c de rendre le pont raz d'un bout a 1'autre. Je vous laifTe a penfer en quel état j'étois dans cette conjonefture , moi qui n'avois point encore navigué , & a qui peu de chofe avoit déja caufé une telle cpouvante. Mais fi je puis de fi loin rappeler les penfées que j'avois , le fouvenir des lecons que j'aurois dü tirer du dernier péril, 8c le mépris que j'en avois fait , pour fuivre ma première 8c méchante réfolution, m'effrayoient plus que la mort. Ces réflexions , jointes a 1'horreur qui naifloit naturellement de la tempête , me jetèrent dans une fituation qu'il n'eft pas permis d'exprimer. Mais nous n'en devions pas ètre quittes a fi bon marché ; la rempête continua avec tant de furie , que les matelots eux-mêmes confefsèrentn'en avoir jamais vu une pire. Notre vailfeau étoit bon , mais extrêmement chargé , & fi fort aöaiiTé dans 1'eau, que les matelots s'écrioient de rems en tems qüil alloit s'enfondrer. Je m'enquis de la fignification de ce mot  44 Les aventur.es enfondrer, car je i'ignorois auparavanr, Sc j'aurois du en quelque facon chérir cette ignorance. Cependant la tempête étoit fi violente , que je voyois ce qu'on voit rarement , le maure , le contre-maïtre & quelques autres des plus notables , faifant leur prières , s'attendant a tout moment que le vaifleau iroit a fond. Pour furcroit, vers le milieu de la nuit, un homme qu'on avoit envoyé en bas pour viliter le fond de cale, s ecria, qu'il y avoit une ouverture, & un autre dit que nous avions quatre pieds d'eau. Alors on appela tout le monde a la pompe. Ce mot feul me jeta dans une telle confternation , que j'en tombai a la renverfe fur mon Iit, au bord duquel j'étois . affis. Mais les gens du vaiifeau vinrent me tirer de ma léthargie, & me dirent que fi je n'avois été propre a rien jufqu'ici, j'étois a cette heure aufli capable de pomper qu'aucun autre. Sur quoi je me levai, & m'eh aliai a la pompe , ou je tiavaihai vigoureufement. Pendant que ces chofes fe pafloient, le maïtre voyant quelques batimens légers de charbonniers qui, ne pouvant tenir contre la tempête, étoient obiigés de gagner le large, Sc qui vouloient venir vers nous, fit tirer un coup de canon , pour fignal de 1'extrême danger oü nous étions. Moi qui ne favois ce que cela Isgnifioit, je fus fi étonné , que je crus le vailfeau brifé, ou qu'il étoit arrivé quelque autre  os Robinson Cr ssoi 45 accident terrible ; en un mot, je m'évanouisMais comme c'étoit en un tems oü chacun penioit a fa propre vie , on ne prenoit pas garde a moi, ni a 1'état oü je me trouvois; feulement un aurre prit ma place a la pompe, & me ponflans a coté avec fon pied , me iailfa tout étendu , dans la penfée que j'étois mort , Sfr je ne revins a moi que long-tems après. On continuoit de pomper mais Feau croilfanE a fond de cale , il y avoit toute appatence que le vailfeau s'enfondreroit; Sc quoique ia tempête commencat tant foit peu a diminuer , il n'éroit pourtant pas poffible qu'il voguat jnfqu'a pouvoic entrer dans un port : de forre que le maitrre perfifta a faire tirer le canon pour demander du fecours* Un petit batiment qui venoit juftement de palfer devant nous , hafarda un bateau pouc nous fecourir; ce ne fut qüavec beaucoup de rifque que ce bateau approcha, & il ne paroilfok nullement praticable que nous y entraffions , ni qu'il nous abordat, quand enfin les rameurs faifant les derniers efforts , & expofant leur vie pour fauvet la nótre , nous leur jetames de 1'arrière une corde avec une bouhée , & lui donnames une grande longueur. Eux, bravant & la peine Sc le danger , s'en faifirent, & nous après les avoir tirés jufques fous la poupe , nous nous mïmes dans leur bateau. C'eft envain que nous  4& Les aventtjr.es aurions prétendu & les uns & les autres aborder A leur vaifleau : ainfi tous convinrent qu'il falloit ftous lailfer flotter, mais tourner la pointe tant que nous pourrions vers la terre, & notre maïtre promit que fi leur bateau étoit endommagé en touchant le fable, il en tiendroitrompte au maïtre de leur vaifleau. Donc, partie en ramant, partie enfuivantlegré du vent, nous déclinamesau nord prefque jufqu'a Winterfon-Nefs. II n'y avoit guères plus d'un quart d'heure que nous avions quitté notre vaifleau, Iorfque nous le vïmes couler a fond, 8c c'eft: alors que j'ai appns, pour la première fois, ce qu'on entendoit pan coukr a fond en termes de marine , mais j'avoue franchement que j'avois la vue un peu trouble, & qn'a peine pouvois-je difcerner les chofes quand les matelots me dirent que le batiment enfoncoit: car dès le moment que je m'étois mis, ou plutöt qu'ils m'avoient mis dans le bateau, j'étois comme unhomme pétrifié, tant a caufe de la peur qui m'avoitfaifi, que de ce quej'anticipois pat mes réflexions toutes les horreurs de Favenir. Pendant ce tems-la, nos gens faifoient force de rames pour approcher de terre tant que nous pourrions; & Iorfque le bateau étoit au-deflii^ des vagues', d'oü 1'on avoit une vafte découverte, nous voyions grand nombre de perfonne* qui acèouroient le long du rivage, pour nous affifter  DE R.OBINSON CrUSOÉ. 47 dès que nous ferions proche. Mais nous n'avancions que peu vers la terre Sc même nous ne pouvions pas aborder jufqu'a ce que nous euffions palfé le fanal de Wiuterton ; car au dela la cóte s'enfonce a 1'Oueft du cöté de Cromer, Sc ain!i elle brifoit un peu la violence du vent. Ce fut en cetendroit, Sc non fans de grandes difïïcultés, que nous defcendïmes tous heureufement a terre. De la, nous allames a pied a Yarmouth, oü nous fumes traicés d'une manière capable de foulager des infortttnës, c'eft- a-dire, avec beaucoup d'humanité ; foit de la part du magiftrat, qui nous aiiigna de bons quaniers; foit par des marchands particuliets,& des proprictaires de vailfeaux, qui nous donnèrent alfez d'argent, ou pour aller a Londres, ou pour retoutner a Huil, £ nous le jugions a propos. C'eft alors que je devois avoir le jugement de prendre le cbemin de Huil pour m'en retourner a la maiion. C'eft la route qu'il m'auroit fallu tenir pour devenir heureux; Sc mon père, qni étoit un emblême de celui dont il eftparlé dans la paraiabole de Févangile , auroit même tué le veau gras: car ayant appris que le vailfeau fur lequel je m'étois embarqué avoit fait naufra^e dans la rade d'Yarmouth, il fut long-tems avant de favoir que je n'avois pas été noyé. Mais ma mauvaife deftinée m'entraïnoit avec  4§ Les AVÉNTtfREs «ne force irréfiftible; &quoiquefouventla raiföiï &Ie jugement criaftent touhant, qu'il falioit m'et» letourner chez moi, |e ne pouvois pöurcant m'y téfoudre. Je ne fais quel nom donnef a ceci, Sc je ne préeends pasaflirmer que c'eft un décret inviolable qui nous poufTb a être les inftrumens de notre propre malheur, & a nous Iancer dans leprécipice qui eft i nos pieds, & devant nos yeux : mais vcrkablement il falioit qne je fuiTe en qnelque forte deftiué a une mifère certaine Sc inévitable^ poür prendre un paiti li diredkement contraire a. de folides raifonnemens Sc a ma propre con vidlion, & dont Ie danger extréme que j'avois couru dès Ie commencement, en deux tempêtes eonfécutives, & qui étoit une lec^on pathétique, auroit dü me détourner. Mon camarade , qui avoit contribué a mon endurciftement, & qui étoit le filsdu maïtre, étoit maintenant bien plus découragé que moi. La première fois qu'il me paria a Yarmoiuh , ( ce qui n'arriva que le fecond ou le troifième jour, paree que nous étions partagés en diflérens quartiers dei la ville), je m'appercus qu'il avoit changé de ton: il me demanda d'un air fort mélancolique & en fecouantla tête, comment je me portois; Sc dit a fon père qui j'étois, & que je m'étois mis de ce voyage pour un elïai, dans le delfein d'en faire, d'auues. Le père fe tournant de mon cóté d'un  DE ROBINSON C R ü S Q E. 4 c'eft ma vacation ; il eft de mon devoirdela remplir. Au lieu que vous n'avez entrepris ce voyage que pour elfayerjck vous voyez cjuel avant-goi\c la providence vous a donné de ce a quoi vous vous devez atteridre , en cas que vous perfiftiez ; peutêtre êtes vous la caufe de tout ce qui nóus eft artivé , comme fut autrefois Jonas fur le vailfeau de Tarfis. Car enfin , ajouta t-il, qui êtes-vous j, je vous prie, & pour quel fujet vous étiez-vous embarqué? Sur cela je lui fis une partie de mon hiftoire; maisil m'interrömpitfurla fin; &s'emportant d'une étrangemanière , ils'écria: qu'avoisje donc fait, pour mériter d'avoir un tel malheureux? Non , je rfe voiidrbis pas pour tous les biens du monde monter derechef fur un vailfeau oü vous feriez. C'étoit-la, comme j'ai déja dit, un vrai emporterrient ;mais oüle chagrin de la perre qu'il avoit foufferte avoit beaucoup de patt, & oü il paffoit les limites de fon autorité. Quoi qu'il en foit, il nle paria enfuite avec beaucoup ds gravité; il m'exhorta am'en aller chez mon père, Tome I, E>  <;o Les aventur.es a ne pas renter davantage la providence, a reconnoïtre que le ciel étoit vilibiement courroucé contre moi : & enfin, jeune homme, dit-il, fachez que fi vous ne vous en retournez, vous ne trouvetez partout que mauvais fuccès tk. que défaftre, jufqu'a ce que les paroles de votte père fe vériSent en vous. Je lui répondis fort peu de chofes; nous nous fépatamesbientot après, & je nel'ai jamais vu depuis, ni ne fais quel route il prit. Quant a moi, comme j'avois quelqu'argentdans mapoche, je m'en allois par terre a Londres. La, auffi-bien qu'en chemin, j'eus degrandsdébatsavec moi-même fur le genre de vie que je devois prendre ; favoir, fi je m'en irois a la maifon ou bien fur mer. Pour ce qui étoit du premier article, la honte rejetoit bien loin les plus faines penfées qui fe préfentoient amonefprit. Je m'imaginois d'abord que je ferois montré au doigt dans tout le voifinage, &que j'aurois honte depatoïtte, non devant mon père & ma mère feulement, mais même devant qui que ce foit. D'oü j'ai fouvent pris occafion de remarquer combien eft perverfe & brutale 1'humeur ordinaire de la plupart des hommes, & furtout des jeunes gens, qui, aulieu de fe guider par la raifon en telles occafions, ont a la fois honte de pécher & honte de fe repentir; reugiffant non pas de fadtion qui doit les faire  DE RoBlNSON CrüSOÉ. $t païïer pourdes infenfés, mais de 1'amendemenr, qui feui leur peut métiter le titre de facres. Cependant je demeurai quelque tems dans cec état d itréfolution, ne fachant ni quel parti ,'ni qnel genre de vie j'embraflerois. Je continuois d'avoir une répugnance invincible a m'en retourner chez nous; a mefure que le tems fe paffoit, le fouvenir de ma dernière détreffe s'effacoit de monimagiuation, & s'il me venoitquelques légers defirs de retour, ils s'amortiflbient tellement, qu'enfin jen perdis tout-a-fait la penfée, & je cherchai a faire un voyage. Cettë innuence maligne qui m'avoit premièrement entrainé hors de la maifon de mon père, 8c qui m'avoit infpiré le deffein bifarre 8c téméraire de poulTer ma fortune; qui s'étoit emparé de moi, jufqu'a me rendre fourd aux avis, aux remontrances, & même aux ordres de mon père j cette influence, dis je, quoi qu'elle fut, me fit concevoir de routes les entreprifes la plus funefte. Je m'embarquai fur un vaifleau qui ailoit aux cotes de 1'Aftique, ou, pour parier le langage ordinaire des mateiots, pour un voyage de Guinee. Dans toutes ces aventures, ce fut un malheur pour moi que je ne m'embarquafle pas en qualité de fimple matelot: car fur ce pied j'aurois, a la vcrué , travaillé plus fort que de coutume ; mais Dij  jr* Les atentur.es en même tems j'aurois appris la marine, & me ferois rendu capable de devenir pilote,ou lieuteflant , & peut-être maïtre d'un vailfeau. Mais, en teci., comme en toute autre chofe, j'étois deftinc a choifir le plus mauvais parti; &me fentant de 1'argent dans la poche, & de bons habits fur le corps, je ne voulois point aller a bord , qu'en Kabit de gentilhomme : de cette manière jen'/ avojs aucun emploi, ni ne me mettois en état d'eu avoir. - Dès que je fus arrivé a Londres, je fus alfez heureux pour tomber en bonnc compagnie; chofe qui n'arrive pas a un jeune homme auffi libertin ik. mal avifé que je 1'étois : le diable ne manque pas de tendre des pièges; mais je fus atTez heureux que de n'y pas donner. La première perfonneavec laquelle je fis connoilfance, fut un maïtre de vailfeau, lequel avoit été fur la cote de Guinee, &, ayant eu un fort heureux fuccès , étoit réfolu dj retourner. Cet homme trouva du plailir a ma converfation , qui n'étoit pas tout-a-fait défagréable en ce tems-la, & m'entendant dire que j'avois envie de voir le monde, il me propofa de m'embarquer avec lui pour le même voyage; que je ne ferois pas obligé de faire la moindre dépenfe ; que je mangerois avec lui, & ferois fon compagnon, que fi je voulois emporter quelque chofe avec moi, je jouirois de tous les avantages que peut precurer le commerce; & que peut-être  deRobinson Crüsoe. 55: le gain qui m'en reviendroit, ne fruftreroic pasmes efpérances. J'embraffai 1'offre, & me Ham d'étroite arfritié avec le capicaine, qui étoit un honnêre homme Sc allant droit, j'entrepris de faire ie voyage avec lui. Je mis al'aventure une fomme, qui étoit, a la vérité, pecite, mais qui fe muhiplia confidérablement par la probité Sc le délintéreffement du capitaine. Elle- montoit en tout a quarante livres fterlings, que jemployai en quincaillêries, fuivant fon confeil. J'avois amaflé eet argent avec raffiftance de quelques-uns de mes parens, qui avoientcorrefpondanceavec moi, &c qui,comme je crois, avoient engagé mon père cv ma mère -1 contribuer pareille fomme, a ma première avent-ure. Je puis dire, que, de tous mes voyages, celui> ci eft le feul qui m'ait réuffi ; jen fuis redevab'e a la bonne foi & a- la générofité- de mon ami ie capitaine, carparmi plufkursautresavantagesque j'avois avec lui, j'eus encore celui d'apprendrs paffablement les mathématiques, & les régies de la navigation, a. tenir un compte de la coiirfe dli vailfeau, 6c a faire mes obfervations : enfin je m'acquisdes connoilfances abfolument nécetfairei a un marinier-, Sc s'il fe plaifoit a m'enfeigner, je me plaifois aapprendre : teliementque ce voyage me rendit a la fois Sc matelot & marchand. En m  54 Les aventures eflfer, fen rapportai cinq livres Sc neufonces de poudre d'or pour mon aventure, ce qui me valur a Londres eriviron rrois eens livres fterling. Ce fuccès m'mfpira de vaftes projets, qui depuis caufèrent ma ruine entière. Quelqu e fortuné que je fu(7e en ce voyage, je n'y fus cependant pas exempt de difgraces. Entre autres chofes , j'y étois toujours malade, & j'eus une fiévre ardente, caufée par les chalenrs du climat; car notre principal commerce fe faifoit fur une cótequi s'étend depuis le quinzième degré de latitude feptentrionnale jufques a la ligne. Enfin j'étois devenu marchand de Guinée; mais pour mon malheur, ce bon ami, le capitaine du vailfeau, étoit mort peu de jours après notre arrivée. Néanmoins je me réfolus a refaire le meme voyage, Sc me rembarquai fur le même vaifleau avec un homme qui la première fois en avoit été le pdote, &, cette feconde, en avoit le commandement. Jamais navigation nefut plus malheureufe que celle ci : car quoique je ne porrafle pas avec moi moins de cent pièces de 1'argent que j'avois gagné, & que jen euffe encore laiffé deux autres eens entre les mains de la veuve de mon ami défunt, laqueile en ufa avec beaucoup d'équité , il ne laifla pas de m'arriver d'étranges malheurs. Le premier fut, qu en faifant route vers les Canaries, ou plutót entre ces ifles &les cóces d'Afrique, nous fümes furpris a Ia pointe du jour par un cor-  DE RoBINSON CRüSOÉ. 55 faire mrc de Salé, qui nous donna la chalfe avec routes fes voiles. De notre cóté , nous mimes au vent toutes celles que nous avions, 8c que nos mats pouvoient porter , pour nous fauver: mais voyant qu'il gagnoit fur nous, & qu'au bout de quelques heures il ne manqueroit pas de taous avoir atteints , nous nous préparames au combat. Nous avions a bord douze canons; 1'écumeur en avoit dix-huit. Sur les trois heures après midi, il fut a notre portee, commenca 1'attaque, 8c fit une méprife; car au lieu de nous prendre en arrière, comme c'étoit fon delfein, il fit une décharge fur un de nos cötés: ce que voyant, nous y pointames huit de nos canons pour foutenir fon attaque, & lachames une bordée qui le fit reeuier; ce ne fut pourtantqu'après nous 1'avoirrendue, 8c enfaifant jouer fa moufqueüe, qui étoit de deux eens hommes. Cependant nosgensfetenoient fermes ; aucun d'eux n'avoit été touché. Il fe prépara a. renouveler le combat, & nous a le foutenir. Mais ctant venu de 1'aütre coté a. 1'abordage , foixante des fiens fe jetèrent fur notte pont, & commencèrent a jouer de la hache coupant & taillant mats & cordages. De notre cóté nous les recevions a coups de moufquets, de demi piqués, de grenades 8c autres chofes femblables; en forte que nous les chaffames par deux fois de deflus notre pont. Néanmoins, pour ne pas infifter fur cette époque Div  5^ Les aventbres fogubïè de notre hiftoire , Ie vaifleau étant oefen*, paré, trois de nos gens tués, & huit autres blelfés-, nous fumes contrahits de nous rendre, &emmenés prifonuiers a Salé, qui eft un port appartenant aux maures. Les traieemens qu'on me fit Ia ne furent point fi terribles que je i'aurois cru d'abord, & je ne fus point emmené avec Ie refte de nos gens loia dans le pays, aulieu oui'empereurfaitfademeure: mais le capitaine du corfaire me garda pour fa part de k prife , comme étant jeune & agüe, & par conféquent tout propre pour lui. Un changement de condition fi étrange, qui de marchand me faifoic efclave, m'abïma de douleur. je me reftbuvins du difcours vraiment prophétique de mon père qui m'avoit prédit que je ferois miférable, & quejen'auroisperfonnepour mefecourir dans ma misère. Ne connoilfant pas un plus haut pénode de calamité, il me paroiffoit que Ia prédiction étoit encièremenr accomplie, que la mainde dieu s'étoit appefantie fur moi, & que j'étois perdu fans relTaurce. Mais hélas! ceci n'étoit qu'ua échantillon des maux que je devois fouffrir , comme on Ie verra dans la fuite de cette Hiftoire. Comme mon nouveau patron, ou, fi vous voulez , mon nouveau maitre , m'avoit emmené avec lui dans Ia maifon ; j'efperois auffi qu'il me pren.droü avec {ui, lotfqu'il iroit en mer, quefa de£, tinée. fc-roit; tot ou tatdd ctre ruis par un vaifTe^  DE RoBINSON CrUSOÉ. 5? de guerre efpagnol ou poi tugais ,& que de cette manière je recouvreroisma libertc; mais cette efpérance s'évanouit bientot; car lorfqu'il s'embarqua, il melaiiTa a terre, pour foigner fonpetit jardin & pour faire les fonctions ordinaires d'un efclave dans la maifon; & quand il fut de lerour de fa courfe , il m'ordcnna de coucher dans fa cabane pour prendre garde au vailfeau. Etant a. bord , je ne penfois a aurre chofe qu a m'échapper, & a la manière dont je m'y preudtois pour ce'.a-, mais après y avoir bien médke , je ne trouvois aucnn expediënt qui put fausfau-e un efprit raifonnable, ni qui fut tant foit peu plaufible ; car je n'avois perfonne a qui je pulTe me communiquer , ni qui voulut s'embarquer avec moi; nul compagnon d'efclavage j pas un feul Anglois , lilandois ou Ecoffois : j'étois le feul de cette natiën 5 tellement que pendant deux ans entiers je ne vis point la moindre apparence de pouvoir exécuter un tel projet, quoique j'en récréaffe fouvent mon imagination. Au bout de deux ans, il fe préfenta une occafion affez fmgulière, qui réveilla en moi la penfée que j'avois cencue dès long tems, de travailler au recouvrement de ma libertc. Comme mon patron reftoit a terre plus long-terns que de coutume, & qu'il n'équipoit point fon vaif? (eau, & cela fautc d'argeut 3 3 ce que j'appris x \\  5$ Les Aventurf. s • ne manquoit point deux ou trois fois la femaine de fortir avec la grande chaloupe , pour pêcher dans la rade. Alors il me menoit avec lui, auflïbien qtr'un jeune Marefco , pour ramer dans le bateau; nous lui donnions tous deux du divertilfement, & je me montrai fort adroit a la pêche : enfin il étoit fi content, que quelquefois il m'envoyoit avec un Maure de fes parens & le jeune Marefco , pour lui pêcher un plat de poiflbn. II arriva qu'une fois étant allé pêcher le matin dans un grand calme, il s'éleva tout-3-coup un brouillard li épais, qu'il nous déroba la vue de la terre , quoique nous n'en fuffions pas éloignés d'une demi-lieue: nous nous rmmes a ramer fans tenir de route certaine; nous travaillames tout Ie jour & toute la nuit fuivante : le Iendemain au matin nous nous rrouvames en pleine mer; au lieu de nous approcher du rivage, nous nous en étions éloignés tout au mbins de deux lieues; mais nous retournames a bon port, quoique ce ne fut pas fans beaucoup de peine & même fans quelque danger ; car le ventcommencoit a être un peu fort , & fur-tout nous avions une grande faim. Cet accident rendit notre patron plus précautionné pour 1'avenir. II réfolut donc de n'aller plus a la pêche fans un compas & quelques pro-  DE ROBINSOK CRUSOÉ. 5? vifions, d'aurant qu'il avoit en & difpofition ie grand bateau du vailfeau Anglois quil avoit pns fur nous. Ainfi il crdonna a fon charpentier , qui étoit aufli un efclave anglois, de conftruire au milieu de ce bateau une cabine femblable a celle d'une barque , lailfant fuffifamment d'efpace derrière & devant•, ld, pour manier le gouvernail Sc haler la grande volle; ici, pour lemaniementlibrededeuxperfonnes, quipuflent parconféquentalpeftrer(i) ouenverguer,&faire toute la manoeuv.ee. Ce bateau fingloit avec une voile latine ou triangulaire , laquelle portoit par deffusla cabane, qui étoit fort bafle, le capitaine avoit alfez de place pour y coucher avec un ou deux efclaves; pour une table, pour de petites armoires a mettre telles liqueurs qu'il voudroir, Sc particulièrement fon pain, fon riz Sc fon cafc. II fortoit fouvent avec ce bateau pour aller a la pêche; & comme j'avois 1'adrelfe de lui attraper beaucoup de poilfon, il n'alloit jamais fans moi. Ol il ar:: va qu'il avoit fait partie avec deux ou trois maures qui étoient de quelque diftincVion i , co Ik u I i, pour fortir un jour avec ce bateau de pÊchet Sc fe récréer. A eet effet il avoit ns extraordinaires, qu'il fit em- (i) DsiK (cases de marine, dont le premier fignifie, » .r; i'autre, dates les vóiles.  «ju'il ra'óra tour fujet de défiance; enfuite il fit ferment  de ROBINSON CrUSOS. 6j ferment d"e m'être fidéle, tv d'alkr avec moi partoat oü je vondrois. Tandis que le maure, qui étoit a la nage , fut a la portee de ma vue, je ne changeai point de' route, aimant mieux bouliner contre le vent, afin qu'on crüt que j'étois allé vers le détroït. En efFet , 1'on ne fe lero t jama's imngmc qu'un homme dans fon bon fens put prendre d'aütre parti, ni que nous feriöns voile au fud , vers dés régions toutes barbares, oa des nations entières de nègres nous envelopperoient, felon toutes lës apparences, avec leurs canots , pour nous cgorger, oü nous ne pourrions prendre terre fans nous cxpofer a êtte dévorés par des bctes féroces, ou par des hommes fauvages , plus eruels que les bêtes mêmes. Mais dès qu'il commenca a faire uri pèu fombre , & que je vis que la nuit approchoir $ j'altérai ma courfe, & mis le cap dioitaufiidquart au fud e 11, tirant uri peu vers feit, pour ne pas trop m'écarter de terre , & comme j'avois un vent favorable , & que li furface de la met étoit riante & paifibls, je £s tant de chemiri, que jecröis que le lendemain fur les trois heures après midi, Iorfque je déeouvfis premierement la terre, je pouvois ctre a cent cinquante milles de Salé vers le fud, bien au-dela des domaines cle 1'eir.-* Tome ïé E  66 Les aventures pereur de Maroc, ou de quelqu'un des rois fes voifins \ car nous n'y vïmes ame du monde. Cependant je redourois fort les maures, & j'avois fi grande peurde tomber entre leurs mains, que je ne voulus ni m'arrêter, ni prendre terre , ni mouiller 1'ancremais je continuai ma courfe pendant cinq jours entiers que dura ce vent favorable , au bout duquel tems le vent changea, &c devint fud. Alors je conclus, que fi j'avois a mes ttouffes aucun batiment de Salé, il cefleroit de me donner la chafle. Ainfi je me hafardai a approcher de la cote : je jetai 1'ancre a 1'embouchure d'une petite rivière, dont j'ignorois le nom, la latitude, le pays par oü elle paffoit, les peuples qui en habitoient les bords: je ne vis, ni ne me fouciois de voir aucune perfonne ; ce dont j'avois plus de befoin , étoit de 1'eau fraïche. Ce fut furie foir que nous enrrames dans cette petite baie : je réfolus, dès auffi-tot qu'il feroit nuit, d'aller a lanage, & de reconnoitre le pays. Mais la nuit étant venue , nous entendimes un bruit fi épouvantabïe, caufé par les hurlemens & les rugiffemens de certaines bêtes fauvages , dont nous ne favions pas 1'efpèce, que le pauvre petit garcon faiUÏt a en mourir de peur, & me fupplia inftamment de ne voüloir point débarquer jufqu'a ce qu'il fut jour. Je me rendis a fa pricre, & je  DÈ ROBINSON CRUSÖi 6j lui dis : » non, Xuri, je ne veux point débarquer i, maintenant ; mais auffi, ajoutai-je, le jour „ pourra-nous faire voir des hommes , qui fonr » auffi a craindre pour nous que ces lions.» Alorsi reprit-il en riant, nous titer a eux un bon coup de fufd. pour faire eux prendre fuite; car Xuri n'avoic pas appris un langage plus par , en converfant avec nos efclaves. Cependant j'étois bien aife de voir qu'il eüt fi bon courage , & pour le forti fier encore davantage , je lui donuai un pent verre de liqueur, que je tirai de la cave de notre patrom Après tout, 1'avis de Xuri étoit bon; auffi Ie fuivis-je: nous jetames notre petite ancre, &C nous demeurames coi toute la nuit; jé dis que nous demeurames coi, car il n étoit pas poffible de dormir, paree que, quelque tems après, nous appercumes des animaux d'une gtoffeuf' extréme, &de plulïeurs fortes , auxquels nous ne favions qiiel nom donner , qui defceiidoient vers le tivage, 6c couroient dans 1'eau, oü iis fe lavoient & fe vautroient pour fe rafraïchir; & ils pouffoient des cris fi horribles, que de mes jours jet n'ouïs rieti d'approchant. Xuri étoit dans une frayeur terrible , 6: , a ne point mentir, je n'en étois pas trop' exem.pt; Mais ce fut bien pis , quaiid nous entendimes undei' ces animaux énormes , qui venoit a la nage vers notre bateau. A la vérité nous ne le pouvions pas Eij  63 Les aventures voir ; mais il étoit aifé de connoitre , au bruit de fes nazeaux , que ce devoit être une béte prodigieufement gvofle & "furieufe. Xuri difoit que' c'étoit un lion , & cela pouvoit bien être ; & le pauvre garcon me crioit de lever notre ancre , 6c de nous enfuir a force de rames. Mais je lui Fgpandis que cela ii'étoit pas néeeffaire , qu'il fuffiroitbiendefilernotre cableavec une bouhée, de nous écarser en mer, &c qu'il ne pourroit nous fuivre fort lo;n. Je n'eus pas plutót achevé ces paroles, que j'appercus eet animal , quel qu'il fut, qui n'étoit pas a plus de deux toifes loin de moi ce qui m'effraya un peu > mais enfin je courus d'abörd a l'enqrée de la cabane, oü je ptis mon fufil, & tirai deffus, fur quoi il fe tourna bien vite d'un autre cóté, & s'en retourna au rivage en nagea-nt. Mais il- eft impoffible de donner une jufteidée des cris & des huik-mens affreux qui s'él.everent' tant au bord de la mer , que plus avant dans les terres , au bruit & au tetentifiement demon coup de fufil; & i! y a quelque apparence que ces animaux n'avoient jamais rien entendu de femblable auparavant. Cela me fit voir clairement qu'il n'y avoit pas moyen de fe hafarder fur cette cóte pendant la nuit: il ne me paroiffoit pas même qu'il y eüt aucune füreté a le faire pendant le jour ; car de tomber entre les uaain*  DB RoBlNSON C R C S O I. 69 des SauvagVs , ou bien entre les griffes des tigres & des Horis , c'eft une chofe qui nous auroit éte égalemént funefte , ou du moins que nous redeutions égalemént. Quoi qu'il en foit, nous ériörfs obligés de prendre terre quelque part, pour faire aiguadè j car nous n'avions pas une pin te d'eau cle refte. Mais fayóir quel tems & quel lieu thoiur pour cela , c'étoit la diMcuM Xuri me dir qïïè , li je le laiffois aller a terre avec une jarre , il fe faifoit fort de découvrir de 1'eau, s'il y en avoit , & qu'il m'en apporféro'it'. Je lui demaridai ia raifonpourquoi il y vouloit aller \ s'il ne valoit ons mieux que j'y allaife moi même , & qa'il reftdc a bord? 11 me tépondit avec tant d';arfe£biori que je l'en aimai toujoursliepuis: c'eft ; dit-il en fonlangage corrpmpu , c'cjl que fi les Sauvages hommes lis viennem, eux mangent moi, & puiffie]ffëüvër vous. » Ê'i bien ! répondfs-jë, eh bien ! mon cherXuri, » nous iroiis tous deux; li les Sauvages viennenc o nous les tuerons, & nous ne leut fervirons de » proie ni 1'un ni i'autre. Après cela , je lui dou» nai a mauger un morceau de bifcuit, & lui hs „ boire un petit verre de liqpeur, de ceile que me foumilfoit la caiffede iiotre Patten dont j'ai déja^parlé : nous haiames le bateau auffi prés du rivage que nous le jugeames convenable, &nous E üj  jo Les aventures defcendimes a terre , ne portant avec nous que nosarmes , &deux jarres pour puiferde 1'eau. Je n'ofois m'écarter du bateau jufqu'a le perdre de vue , de crainte que les Sauvages ne defcendiflent le long de la rivière avec leurs canots ; mais lepetit garcon ayant découvert un lieu enfoncéa prés d'un mille avant dans les terres, il s'y en alla en trottant: quelque tems après je le vis revenir courant de toutes fes forces. La penfée me vint qu'il étoit pourfuivi par quelque Sau-e vage, ou épouvanré par quelque béte féroce; j'accourus a fon fecours ; mais quand je fus alfez proche, jevis quelque chofe qui lui pendoital'épaule ; c'étoit une béte qu'il avoit tirée , & qui relfembloit a un liévre , avec cette différence \ qu'elle étoit d'une autre couleur, & qu'elle avoit les jambes plus longues. Enfin la viande en étoit fort bonne; & eet exploit nous caufa beaucoup de joie \ mais celle qui ttanfportoit le pauvre Xuri, venoit de ce qu'il avoit ttouvé de Pfeau , fans avoir vu de Sauvages ; & c'étoit pour m'annoncer cette bonne nouvelle, qu'il s'étoit fi empreffé. Nous vhnes enfuite qu'il n'étoit point nécefir faire de nous donner tant de peine pour avoir de Veau ; car nous trouvames que la marce ne montpic que fort peu dans la rivière , & que lorf-  DE Robin son Crusoé. 71 qu'elle étoit bafle , 1'eau étoit doucé un peu audelnis de 1'embouchure; ainfi nous remplimes nosjarres , nous nous régalamfes du liévre que nous avions tué, &nous nous difpofames a reptendse notre route, laüfaut cette comrée fans y avoit rematquéles traces d'aucune cféature humame. Comme j'avois déja fait un voyage a cette cote aupatavant, auffi favois-je bien que leslfles Canaries & celles du Cap-Vert n'en étoient pas éloignies. Mais n'ayant aucun des inftrumens propres a prendre la latitude tant de notre fkuation que de celle des Ifles , & que d'ailleurs ma mémoire ne me fourniffok aucune Iumière fur le deniier atticle , je nc favois oü les aller chercher , ni dans quel endroit il me faudroit precifément larguer pour y diriger ma courfe. San* tous ces obftncles , j'aurois pu aifément gagner quelqu'une de ces Ifles : mais mon efpérance étoit qu'en fuivant la cote , jufqu'a ce que j amvafle a cette partie oü les Anglois font leur commerce, je rencontterois quelqu'un de leurs varffeaux, allant & venant a 1'ordlnake, lequeL voudroit bien nous recevok Sc nous tirer de lal mifère. Autant que j'en puis juger pat Ie calcul que j'ai fait, il falioit que le lieu oü nous étions alots, fut cette région , qui, fttuée entre les terres de 1'Empereur de Maroc d'un coté , & 1* Eiv  f1 Les aventures Nigritie de l'autre, eft entièrerrfentdéferte & feulement habitée par des bêres féroces. ïi y avoie aurrefois des Nègres, qui lont abandonné depuis, & fe funtretirés plus avant du cote du Sud, de peur des Maures; ceux-ci ne fe font pas fodciés cj'y demeurer a caufe de fa ft'érilirè : & ce qui pouyoit égalemént éloigner les uns & les autres, c'eft: la quantité prodigieufe de tigres, de lions, de léopards Sc d'autres animaux furieux qui ittfeftent le pays; enforte que les Maures n'y vont jamais que pour chaffer, & cela au nombte dedeux outrois mille hommes a ia fois. Eu effet, dans 1'étendue de prés de cent miiles, nous ne voyions que de valles déferts pendant le jour, Sc nous n'entendions qu'hurler Sc rugir pendant Ia' nuit. II me fembla plus d'une fois , que je voyois de jour Ie fnont Pkot de 1'Me Teneriffe , 1'une .des Canaries : j'avois grande envie de mettre au Jarge,pour elfayer fi je ne pourrois pas 1'atreindre; c'eft ce que je voulus faire par deux fois; mais toujours les vents contraires, Sc Ia mer trop enflée pour mon petit batiment, me fercoient a rebrouffer. Cela me fit rcfoudre a continuer mon premier delfein qui étoit de cótoyer. Après que nous einnes quitté eet endroit-la , nousfümes fouvent contrahits de prendre terre pour faire aiguadc: une fois entr'autres, qu'il èzoi%  DE ROBINSOH CrüSOï, 73 de bon marin , nous vinmes mouiiler fous une petite pointe de terre qui étoit aftez éievée ; & comme la marée montoit, nous attendions tranquillement qu'elle nous portat plus avant. Xun, qui avoit, a ce qu'il paroit , les yeux plus percans que moi, m'appela tout bas, & me dit que nous fetions mieux de nous éloigner du rivage ; » Car, coitcinua-t- il, ne voyez - vous pas Ie » monftre effroyable qui eft érendu , & qui » dort fur le flanc de ce monticule 3 Je jetai les yeux du coté qu'il montroit du doigt; & ventablement je vis un monftre épouvantable \ car c'étoit un lion d'une groffeur énorme & terrible, couché furie penchant d'une éminence , &dans un petit enfoncement qui le mettoit a 1'ombre, » Xuri, dis-je alors , allez a terre & vous le » tuerez. Xuri parut tout effrayé de ce que je lui propofois , & me fit cette téponfe a Moi tuer lui ! hélas ! lui croquero'u moi d'un morceau. Enfin jé ne parlai pas davantage de cela ; mais je lui dis de ne point faire de bruit. Nous avions trois fufils \ je commencai par prendre le plus grand, qui avoit prefque un calibre dc moufquet , j'y mis une bonne charge de poudre , & trois groffes balies , & le pofai a cêté de moi : j'en pris un autre que je chargeai a deux balles ; &c enfin le troifième, dans lequel je fis couler einq chevrotines. Enfuite reprenant celui qui avoit été chargé  74 Les aventur.es le premier , je mets da tems a bien mirer, & je vife ala tête de l'animal; mais comme il étoit couché de manière qu'une de fes pattes lui palfoit pardelfus le muzeau, les balles 1'atteignirent autour du genou , & lui cafsèrent 1'os de la jambe. Il fe leva d'abord en grondant; mais fentant fa jambe calfée , il retomba, Sc puis il fe releva encore fur les trois jambes , fe mettant a rugir d'une force épouvantable. J'étois un peu furpris, de ne l'avoir point blelfé a la tête ; mais enfin je me faifis fur le champ du fecond fufil; Sc, quoiqu'il commencat a fe remuer Sc a détaler , je lui déchargeai un autre coup , qui lui donna dans la tête; Sc j'eus le plaifir de le voir tomber mprt roide, ne faifant que peu de bruit , mais fe débattant comme étant aux abois. Alors Xuri prend courage, Sc demande que je le lailfe-aller a terre, je Ie lui permets; ainfi il fe jette dans 1'eau fans balancer, tenant un petit fufil d'une main , il nage de 1'autre jufqu'au rivage , s'avance tout prés de l'animal , Sc lui applicant a 1'oreille le bout da fufil, lache un troifième coup , qui 1'acheva. A la vérité , cette expédition nous donnoit du divertiffement, mais non pas de quoi manger , & il me fachoit bien de perdre trois charges de poudre Sc de plomb fur une béte qui ne nous, feroit bonne a rien. Néanmoins Xuri dit qu'il en vouloit tirer quelque chofe. Ainfi il vint a bord,  DE ROBINSON CRUSOÉ. 75 & me pria de lui donner la hache. Je lui demandai ce qu'il en vouloit faire ? Et il me répondit: moi couperfa tête. Quoi qu'il en foit , cette exécution fe trouva au-deuus de fes forces ; & il fe contenta de lui couper une patte , qu'ilapporta, & qui étoit d'une groffeur monftrueufe. Je fis pourtant réfléxion que fa peau pourroit bien ne nous être pas tout-a-fait inutile, & cela me fit réfoudreal'écorcher, fi j'en pouvois venir about. Ainfi Xuri & moi nous nous mimes après; mais Xuri s'y entendoit le mieux de nous deux , & je favois fort peu comment m'y prendre. Cette opération nous occupa toute la journée ; mais auffi nous enlevames le cuir, & 1'ayant étendu par-delfus notre cabane, lefoleil le fécha en deux jours ; je m'en fervis dans la fuite en guife de matelas. Au partir de-la., nous fïmes voile vers le Sud durant dix ou douze jours fans difcontinuer, épargnantfortnosprovifions, quicommencoient & diminuer, & ne prenant terre qu'autant de fois que nous en avions befoin pour aller chercher de 1'eau. Mon deffein étoit de pouvoir parvenir a la hauteur de la rivière Gambia, autrement Sénéga, c'eft-a-dire, aux environs du Gap Vert, oü j'efpérois trouver quelque batiment Européen; que fi j'étois fruflré de cette efpétance, je ne favois quelle route prendre , fi ce n'étoit de me mettre  76 Les aventures en quêre des Mes, ou bien de me livrer a Ia merci des Nègres. je favois que tous les vaiffeaux qui partent d'Europe pour Ia Guinee , le Brefil, ou les Indes Orientales , mouillen.t a ce Cap ou a ces Ifles ; en un mot, je nssvoyois dans ma deftinée que cette alternative, ou de rencontrer quelque vaifleau , ou de périr. Quand nous eumes continué notre courfe pendant dix jours de plus , comme je 1 ai déja dit , j'appercus queia cóte étoit habitée, & nous virnes, en deux ou trois endroits, des gens qui fe tenoient ftir Ie rivage pour nous voir paifer : nous pouvions même voir qu'ils étoient noirs & nuds. J'avois envie de débarquer , & d'aller a eux ; mais Xuri, quine me donnoit jamais que de fages confeils , m'en dilfuada ; néanmoins je voguai prés de terre , afin que je puffe leur parler. En même tems ils fe mn-eutacourir le long du rivage je remarquai qu'ils n'avoient point d'armes, excepté un d'entr'eux , qui portoit a la main un perit baton que Xuri difoit êrre une lance, 8c qu'ils favoienr jeter fort loin, & avec beaucoup d'adreife. Ainfi je me tins en diftance , & leur parlai par fignes le mieux que je pus. En ce langage muer, ;e leur demandai entr autres quelque chofe a manger ; eux me hrent entendre d'arrêter mon bateau , Sc qu'ils m'iroient chercher de Ia viande. La-deffus j'abaiffai le haut de ma voile , Sc nous  DE RoBlNSON C R Ü S © E. J"f calames. Cependant il y en eut deux qui coururent un peu loin dans les terres, & qui, en moins d'une demi-heu.re , furent de retour. Ils appertoient avec eux deux morceaux de viande, & du grain tel que ce pays-la enpouvoit produirê; mais nous ne favions ni quelle forte de viande , ni quelle forte de bied c'étoit, & foutefois nous étions fort contens de les accepter. Il s'agiffoir de favoir avec quelle précaution s'en emparer J car je n'étois point d'humeur a les joindre aterre; & de leur coté , ils avoient peur de nous. Ils prirent un bonbiais &pour les uns & pour les autres; c'eft qu'ils apportctent ce qu'ils avoient a nous donner, fur le rivage, & 1'ayaiit mis a terre , fe retirèrent, & fe tinrent loin de-la , jufqu'a ce que 1'étant allés chercher , nous 1'emportames a bord; après quoi ils revinrent au rivage comme auparavant. Comme nous n'avions rien a leur donner', notre reconnoiiTance fe borna d'abord a leur faire plu-' fieurs fignespour les reniercier. Maisilfepréfenta fur Ie champ même une occafion favorable de les obliger extrêmement. Car comme nous étions prés de terre oü nous avions amené , voici deux animaux puïffansquidefeendoient des montagnes vers la mer , dont 1'uu pourfuivoit Pautre , a ce qu'il paroiffoit, avec beaucoup de chaleur \ Q c'étoit le male qui étoit après la femelle , Sc s'il*  . 5>8 Les aventur.es étoient en amour ou en fureur , c'eft ce que nous ne fautions dire ; je ne déciderai pas non plus que ce fut une chofe ordinaire , oü qu'il y eüt de 1 extraordinaire; mais je croirois plutót le dernier, premièremeut paree que ces bêtes voraces paroiffent rarement, finon de nuit; & fecondement, paree que ces peuplets fembloient en être terriblement efffayés, oc fur-tout les femmes. L'homme qui avoit une lance ou un dard a la main, ne s'erfuyoit pas , mais bien les autres. Néanmoins ces animaux ne firent point mine de fe jecer fur les Nègres ; car ils coururent droir a la mer, fe plongèrent dans 1'eau , & fe mirent a nager ca & la , comme s'ils n'euftent cherché qu'a fe jouer. A la fin 1'un d'eux commenca a venir de notre cóté, & s'en approchoit déja beaucoup plus que je ne m'y attendois d'abord ; mais j'étois tout prèt a le recevoir; car j'avois chargé mon fufil avec toute la diligence poffible , & je dis a Xuri de charger les deux autres. Dès qu'il fut a ma portée, je lachai mon coup, & lui donnai droit dans la tête; d'abord il allaau fond de 1'eau, mais auffi-tót il fe releva ; enfuite il fe débattit long-tems , s'en-. foncant & revenant au-deffus tour-a-tour ; auffi étoit-il aux abois ; car comme il s'efforcoit de gagner le rivage , il mourut a mi-chemin , tant a caufe de la plaie mortelle qu'il avoit recue, que de 1'eau qui 1'étoufFoit*  de Robinson CrüsoÉ. 79 L'étonnement oü le feu & le bruit du fufil jetèrent ces pauvres créatures , eft au-deffus de tout ce que je puis dire. Quelques-uns faillirent den mourir de peur, & tombèrent a la renverfe. Mais quand ils virent que l'animal étoit mott , qu'il étoit allé au fond , & que je leur faifois figne de venir au rivage , le cceur leur revint, ils s'approchèrent & fe mirent a chercher la béte. L'eau qui étoit teinte de fon fang me la fit découvrir, Sc par Ie moyen d'une corde que je lui fis pafler autour du corps , & que je leur donnai a haler , ils la tirèrent dehors. 11 fe trouva que «'étoit un léopard des plus curieux , parfaitement bien marqueté, & d'une beauté admirable. Les nègres ne pcuvant pas s'imaginer avec quoi je Favois pu tuer , levoient les mains vers le ciel , pour témoigner leur furprife. L'autre animal, épouvanté du feu qu'il avoit vu i auffi bien que du coup qu'il avoit entendu, fe hata vers le rivage en nageant, & de la s'enfuit aux montagnes d'oü ils étoient venus, fans que je pufte difcerner a une telle diftance ce que c'étoit. Je vis bien d'abord que les nègres avoient envie d'en manger la chair : ainfi j'étois bien aife de me faire un mérite auprès d'eux; & quand je leur eu fait connoitre par fignes qu'ils la pouvoient prendre , ils m'en témoignèrent mille remerciemens. Ils fe jetèrent defiiis fans différer,  Só Les aVentures & quoiqu'ils n'euffent point de couteaüx , üs rië laifsèrem pas de lever la peau avec un morceau de bois pointu , & cela beaucoup plus aifértienc que nous ne 1'aurions pu faire avec un couteau. Ênfuite i!s m'en offrirent ma part i ce que je refiufai, leur dorinant a entèndre que j'étois bien aife de leur en faire un préfent , mais qüe je m'en réfervois la peau. Ils me I'envoyèrent de bonne foi, ajoutaht a cela une grande quantité de leurs provifions , que j'acceptai , toutes inconnues qu'elles m'étoient. Enfuite je leur fis figtie pour avoir de 1'eau , & leur montrai üne de mes jartes, la tonrnant fans delfus deffous, pour faire Voir qu'elle étoit vide , & que j'avois befoin qu'on me la remplit. Sur le champ ils appelèrent quelques uns des leurs, & il vint deux femmes , portant enfemble tin gros vailfeau de terre cuii paroilfoit cuite au foleil. Elles le posèrent fur le fable , & fe retirèrent , comme firent ceux qui iious avoient appcrté des provifions ailpafavafit. j'envöyai Xuri a terre avec les trois jarres qu'il remplit. Les femmes étoient toutes nues aufli bien que les hommes. Jé me Voyois avec une quantité d'eau fufHfante : j'avois outre cela , des racines , dont je ne connöilfois pas\rop Ia qualité , & du Mé tel quel. Avec ces provifions jè prends congé des nègres, £nes bons amïs 3 je remets a la voile , & continue  DE ROBINSON CrüSOÏ. $ t ma courfe au Sud pendant onze jours ou environ, durant lefquels je ne me mis point en peine d'approcher de terre. Au bont de ce terme je vis que le Continent s'allongeoit bien avant dans la mer : c'étoit juftement vis-a-vis de moi, a quatre ou cinq lieues de diftance : il faifoit un grand calme , Sc je fis un long détour a iarguer pour pouvoir gagner la pointe; j'en vins a bout , Sc Iorfque je la doublai , j'étois a deux lieues du Continent, voyant diftinétement d'autres terres a l'oppofite. Alors je conclus, ce qui étoit bien vrai, que j'avois d'un cbré le Cap-Verd , & de 1'autte les Ifles qui en portent le nom. Je ne favois pourtant pas encore auquel des deux je devois me tourner: car s'il furvenoit un vent tm peu fort, je pouvoisbienmanquer 1'un SeFaurrei Dans cette perplexité je devins rêveur. J'entrai dans Ia cabane , lailfant a Xuri le foin du gouv-ernail , & je m'aflis. Mais tout-a coup ce petic gatcon s'écria: Maïtre, maure, je vois un vaijfeau a la voile: Sc il paroiffoit fi effrayc , qu'il ne fe polfédoit pas •, affez fimple pour s'imaginer que c'étoit un batiment que fon maïtre avoit envoyé a notre pourfuite, dans le tems que j'étois trës» afluté que la diftance des lieux ne nous permettoit plus de rien craindre de ce cóté Ia, Je fortis avec précipitation de la cabane \ Sc non-feulement je vis le vaifleau , mais encore je reconnus qu'il Tornt I, F  Si Les aventurës étoit Portugais. Je le ptis d'abord pour un de ceux qui trafiquent en nègres aux cótes de la Guinée : mais quand. j'eus remarqué la route qu'il tenoit, je fus bientót convaincu qu'il alloic ailleurs, Sc qu'il n'avoit pas deffein de s'approcher de rerre davantage. C'eft pourquoi je fis force de voiles Sc de rames pour avancer en haute mer, dans le delfein de leur parler s'il étoit poflible. Après avoir fait tout ce qui dépendoit de moi jetrouvai que je ne pourrois pas aller a leur rencontre , & qu'ils me lailfgroient derrière , avant que je pufte leur donner aucun fignal. Mais dans le moment que j'avois épuifé toutes les relfources de mon art pour hater ma courfe , Sc que je commencois a perdre efpérance, il parat qu'ils m'avoient appercu avec leurs lunettes d'approche, & que nous prenant pour le bateau de quelque vaifleau Européen qui avoit péri, ils mettoient moins de voiles qu'auparavant, pour nous donner le tems de les aller joindre. Cela me donna bon courage, Sc comme j'avois a bord le pendant de mon patron , je le fufpendis en écharpe a nos cordages, pour leur faire entendre par ce fignal, que nous étions en détrefle, & je tirai la-deflus un coup de fufil. Ils remarquèrent fort bien 1'un Sc 1'autre ; car ils me dirent après qu'üs avoient appercu la fumée, quoiqu'ils n'euf-  DE ROBINSON CruSÓÉ. 8^ fent point entendu le coup. A ces fignaux, ils calèrent leurs voiles, & ils eurent Fhuraaiiité de s'arrèter pour moi, de forte qu en prés de ttois heures de tems je me rendis prés d'eux. Ils me demandèrent, en portugais, en efpagnol & en francois, qui j'étois : mais je n'entendois aucune de ces langues. A la fin , un matelot écoffois, qui étoit a bord , m'adreffa la parole. Je lui répondis que j'étois anglois de natiën, &c que je m'étois fauvé de 1'efclavage des maures de Salé. Alors ils m'invitèrent a bord & m'y recurent fort généreufement avec tout ce qui m'appartenoit. On peut bien juger que c'étoit une joie indicible que celle que jë reffentis de me voir ainfi délivré d'une condition auffi miférable & auffi défefpérée que 1'avoit été la mienne. D'abord j'orfris tout ce que j'avois au capitaine du vaifleau pour témoignage de ma reconnoiffance ; mais il déclara généreufement qu'il ne vouloit rien prendre de moi; qu'au contraire tout ce que j'avois me feroit düment délivré au Bréfil: car, dit-il en m'apoftrophant, Iorfque je vous ai fauvéla vie , je nai rien fait que ce que je ferois bien-aife qu'on me fit a rnoi-me'me : & quifcait fi je ne fuis point deftir.é a être re'duit un jour d une femblable condition ? Outre qu après vous avoir mené dans un pays auffi éloigne'du votre que l'ejl le Bréfil, flje venois F ij  $4 Les aventvres a vous prendre tout ce que vous ave\^vousy mourriei dans l'indigence, & je ne ferois autre chofe que de vous óter la vit que je vous aurois donnée. Non, non, continua-t-il, fignor Inglefe, c'efta dire, monfieurl'anglois, je veux vous tranfporter en ce pays purement par charité; & ces chofes-la vous ferviront a acheter de quoi fubfijler, & a faire votre retour. Si eet homme parut charitable dans les offres qu'il me fit, il ne fe montra pas moins équitable rai moins exact a les remplir, jufque-la qu'il ne s'en écarta pas d'un feul iota; car il ordonna a tous les matelots que nul ne fut affez hardi pour toucher a rien de ce qui m'appartenoit; enfuite il prit le tout en dépot, & m'en donna après, un inventaire fidéle, pour que je le pulfe recouvrer, fans en exclure mes trois jarres de terre. Quant a mon bateau , qui étoit trés - bon, ( ce qu'il connoiffoit bien lui-même ) il me propofa de 1'acheter de moi, pour le faire fervir au vaiffeau; & me demanda ce que j'en voulois avoir? Je lui répondis qu'il avoit été fi généreux en toutes chofes a mon égard, que je ne voulois point apprécier le bateau, mais que je 1'en faifois 1'arbitre : fur quoi il me dit qu'il me feroit de fa main une obligation de quatre-vingt pièces de huit, lefquelles il me paieroit au Bréfil; & qu'y étant arrivés, s'il fe trouvoit quelqu'un qui en  DE ROBINSON CR-USOÉ. ofFrit davantage, Urne le fcroitbon. Outre cela il m'oftric foixante. autres pièces de huit, pour mon garcon, Xuri; mais j'avois de la peineales aecepter, non que je ne fuffe bien aife de le laifler au capitaine ; mais je ne poavois me réfoudre a vendve la liberté de ce pauvre garcon, qui m'avoit afïifté ftfidèlement aurecouvrement de la mienne. Néanmoiiis après que je lui eus découvert mon fcrupule; il m'avoua qu'il le trou.voitraifonnable:, & me propofa eet expediënt; c'eft- qu'il luiferoir une obligation de fa main, par laquelle il feroit tenu de 1'arTranchir dans dix ans, s'il fe vouloit fait e chrétien. Sur cela je livrai Xuri au capitaine , d'autant plus volontiers que celui-la gpütoit las propofuions de celui-ci. Nous eumes une navigation heureufe jufqu'an Bréfil, & au bout d'environ vingt-deux jours nous arrivames a la baie de tous les Saints. Je me vis. alors délivré pour une feconde fois de la plus miférable de toutes les conditions. de la vie : ce qui me reftoit a faire, c'étoit de confidérer conxment je difpolerois déformais de ma perfonue. Jene faurois trop préconifer la générofué avec laquelle le capitaine me traita. Premièrement il ne voulut rien prendre pour mon palfage : d'ailleurs il me donna vingt ducacs pour Ia peau du léopard, & quarante pour celle du lion; il ordonaa qu'on me rendii poncluellement tout ce que j'avois. E iij  Zè Les aventures a bord , & achera tout ce que je voulois bien vendre, comme caiiïe de bouteilles, deux de mes fufils, & un morceau de cire ; car j'avois fait des chandelles d'une partie. En un mot, je fis de ma cargaifon environ deux cent vingt pièces de huir. Je débarquai au Bréfil avec un tel fonds. Peu de tems après mon débarquement je fus recommandé par le capitaine a un fort honnêtehomme, rel qu'il étoit lui-même, lequel avoir ce qu'il appellent vulgairement un Ingdra, c'eft-adire, une pWtion, & une manufaéture de fucre.' Je vécus qne'que tems dans fa maifon , & paree moyen, je m'ihfeuifis de la manière de planter & dé faire le fucre. Or voyant combien les planteuts vivorentcommodément, & combien vïte ils «evenoient riches, je réfolus, fi je pouvois obtenir une licënce,dë m'y établir& de devenir planteur comme les autres fbien entendu cependant que je reehercherois !e moyen de me faire remettre 1'argent que j'avois laiffé d Londres. A ces fins, je me pourvus d'une efpèce de lettre de naturabfation , en vertu de laquelle je fis marché pour de la terre qui étoit encore vacante, & dont je mefurai 1'étendue acelle de mon argent. Après cela je formai un plan pour ma plantatiou & pour mon établiffement, proportionnant 1'un &l'autre aux fonds que je me propofois de recevoir d'Anglererre.  DE ROBINSON CRUSOÉ. 87 J'avois un voifm portugais , qui étoit né a Lilbonne de parens anglois ; fon nom étoit Wells > & fes affaires étoient a-peu-près dans la même fituation que les miennes. Je 1'appelle mon voifm, paree que fa plantation toucboit la mienne, &z que nous vivions fort paifiblement lui & mon Nous n'avions jqu'un petit fond 1'un & 1'autre, & ne plantames , a proprement parler, que pour notre fubnftance durant prés de deux ans. Mais au bout de ce terme nous commencames a faire du progrès, & notre terre prénoit déjd unebonne forme^tellement que la troifième année nous plantames du tabac, & eumes chacun une grande pièce de terre toute prète pour y planter des cannes 1'année d'après. Mais nous avions befoin d'aide ; & je fentois plus vivement que je n'avois encore fait, combien j'avois eu tort de me défairede mon garcon Xuri. Mais hélasül n étoit pas furprenant que j eufle fait mal, moi qui ne faifois jamais bien : je ne voyois aucun remède a ma peine, que dans la continuation de mon travail : je me donnois a une occupation bien éloignée de mon génie, & toute contraire au genre de vie qui faifoit mes délices, pour lequel j'avois abandonné la maifon de mon père , & méprifé fes bons avis. Mais bien plus, j'entrois précifément dans cette condition mitoyenne de la vie, ou, ft vous voulez, le pre, ; F ir  S3 Lis AVBNTüREs ,?;et étage de J-bourgeoine, que mon père m avoit autrefois recommaudé. Naurois- je pas mieux fait de demeurer chez moi, & de m'cpargner Ia peme de] parcourir le monde ? Souvent je me ttnois i moi-même ce langage,- „ j« pouvois » faure en Angleterrece que je fais ici, travailler * *T'es de mes Paren* & de mes amis, auffi» bien q.ue parmi des étrangets. & des fauvages; » que me fert-il d'avoir traverfé de vaftes mers , » d avoir parcouru mil fix cent & tant de lieues > » étoit-ce pour venir dans un défert affreux , & * fi leculé, que je fufle obligé de rompre tout » eommeuce avec les parties du monde oü je » fins tant foit peu connu ? De cette manière je ne réfléchiflbis guères fur ma condition , que pour m'en affliger. II „V avoit que ce voiftn avec qui je converfois de tems en tems; nul ouvrage ne fe pouvoit faire que par le travail de mes mains; & j>avois C0lltum/de dire que je vivois comme un homme qui auroïe feil naufrage contre une Ifle déferte, & qui s'en verron le feul habitant. Mais quand les hommes lont aflez injuftes pour compnrer leur état préfent a un autre qui eft pIBS mauvais, n'eft-il pas bien ;i>fte que Ia providence les condamne a faire un eehange dans la fuite, pour les convaincre de leur fehcue paffiée par leur propre expérience > & ne méntou-je pas bien que je fuffe un jour Ce  de R.0b1nson CllUSOÉ. StJ même homme que je me repréfentois vivant mlférablement dans une Ifle puremenc déferte , puifque j'étois alfez injufte pour faire fouvent comparaifon de lui a moi, dans 1'état de vie ou. je me trouvois alors , & oü je n'avois qua perfévérer pour devenir extrêmement riche & heureux ? J'avois pris en quelque facon toutes les mefures nécefTaires pour conduire la plantation, avant le départ du capitaine du vailfeau, qui m'avoit regu a fon bord en pleine mer, & qui s'étoit montré mon ami affecVionné. II demeura pendant trois mois tant a charger fon vailfeau qu'a faire les préparatifs de fon voyage. Un jour comme je lui parlois du petit fonds que j'avois lailfé a Londres, il me donna ce bon & fidele avis : « monfieur 55 1'anglois , me dit-il 3 fi vous voulez me donnet ;j une lettre adrelfée a la perfonne qui a votre s> argent a Londres, avec ordre d'envoyer vos » effets a Lisbonne , a telles perfonnes que je vous » indiquerai, cv en marchandifes convenables a » ce pays-ci, je vous promets moyennant la 5ï grace dedieu, de vous en rapporter le produit » a mon retour : mais comme les chofes humaines » font toujouis fujettes a la vifficitude & aux » concre-tems, je vous confeiüe de ne donner » vos ordres que pour cent livres fterling, que s; vous dites être la moitié de votre fonds, & de s» les aventurer pour une première tentative, afin  90 Les aventures j> que fi elles arri vent a bon port, vous puifliez faire 5» venir le refte par la même voie; & fi vous avez n le malheur de les perdre, vous aurez encore >j 1'autre moitié pour y avoir recours en cas de » befoin ». II y avoit dans ce confeil tant de fagelfe, & tant de marqués d'amitié en même tems, que je fus d'abord convaincu que je ne pouvois pas mieux faire que de le fuivre : c'eft pourquoi je préparai une leftre en forme de déclaration pour la dame a qui j'avois lailfé le maniement de mon argent, & une procuration pour le capitaine portugais, telle qu'il la defiroit. J'écrivis a cette dame veuve du capitaine anglois, une relation exacte de mes aventures, de mon efclavage, de ma fuite, la manière dont j'avois rencontré en haute mer le capitaine portugais, fa conduite généreufe a mon égard, 1'état oü je me trouvois actuellement, avec toutes les inftrucftions néceftaires pour me faire tenir mon argent. Quand eet honnête homme de capitaine fut arrivé a Lisbonne, il trouva moyen par 1'entremife de quelques marchands anglois qui y demeuroient, d'envoyer non - feulemenr mon ordre, mais encore mon hiftoire toute entière a un marchand de Londres, qui en fit un rapport fidéle & pathétique a la veuve. Celle-ci non contente de délivrer 1'argent, envoya du fien propre t  DE robinson CrüSoÉ. 9 I unpréfenrde vingt-cinqlivres fterling au capitabe pomigais, a caufe de 1'humanité & de la charité qu'il avoit exercées a mon égard. Le marchand de Londres ayant converti ces cent livres fterling enmarchanddes d'Angleterre, les envoya a Lisbonne, telles qu'elles lui avoient été demandées par le capitaine , Sc celui-ci me les apporta heureufement au Bréfil. 11 y avoit, entr'autres toutes fortes d'ouvrages de fer Sc d'uftenfiles néceflaires pour ma plantation ; lefquelles chofes me furenr d'un grand fervice, & il les avoit comprifes parmi les autres, de fon chef, fans que je lui en eufie donné commiifion; car j'étois trop peu expérimenté dans le métier pour y avoir penfé. Je fus tranfporté de joie Iorfque cette cargaifon arriva , Sc je crus ma fortune faite. Le capitaine , qui vouloit bien être mon pourvoyeur, Sc qui en remp'itfioit fi dignement les fondtions, avoit employé les vingt-cinq livres fterling, dont ma bonne amie lui avoit fait un préfent, a me louer un ferviteur pour le terme de fix ans, qu'il m'amena j Sc jamais il ne voulut rien accepter de moi en confidération de tant de fervices, qu'un peu de tabac qui étoit de mon propre cru. Autre chofe a remarquer; c'eft que toutes mes marchandifes étant des manufactures d'Angleterre, telles que desdraps,desétoffes,desbayers,  9Z Les aventures & autres chofes extraordinaires eftimées & re» cherchées dans ce paysJa , je trouvai Ie feeree de les vendre a un prix très-haut; en forte que je puis bien dire, qu'après cela j'avois plus de quatrefois la valeur de ma première cargaifon, & ia me voyois pour lors infiniment plus avancé que mon pauvre voifin , quant au fait de ma plantanon : car d'abord je m'achetois un efclave nègre, & un ferviteut européen; j'entends un autre que celui que Ie capitaine m'avoit amené de Lifbonne. Mais le mauvais ufage que nous faifons de Ia profpérité, devient fouvent la fource de nos plus grands malheurs : c'eft ce qui fe vérifia en moi. L'année fuivante j'eus toutes fortes de fuccès dans ma plantation ; je levai dans ma propre terre cinquante gros rouleaux de tabac, outre ce dont j'avois difpofé parmi mes voifins pour mon néceftaire ; & ces cinquante rouleaux , pefant chacun plus de cent livres, étoient bien conditionnés tk tout prêts pour le retour de la flotte de Lisbonne. Alors voyant mes affaires & mes richelfes s'accroïtre égalemént, je commencai a rouler dans ma tête quantité de projets & d'entreprifes, qui paffoienr ma porrée; mais qui caufent fouvent Ia ruine des perfonnes les plus capables pour les affaires. Si j'euiTe voulu continuer le genre de vie que je menois alois, je pouvois encore afpirer a tous ces  dë Robinson Crusoé. 95 grands avanrages, en vue defquels mon père m'avoit fi férieufement recommandé une vie retirée, & dont il m'avoit donné une idéé fi fenfibledans le portrait reflemblant qu'il metraca de l'état mitoyen. Mais j'étois né pour toute autre chofe : je devois derechef travailler de deffein prémédité'a me plonger dans la misère; fur-tout j'allois augmenterle nombre de mes fautes, &C par conféquent fournirune plusamplematière aux reproches que j'aurois le loifir de me faire un-jour au milieu de mes accablemens. Tous ces défaftres ne provenoient que de la palfion effrénée que j'avois d'errer par le monde : paffion favorite , a laquelle je lachois aveuglément la bride, lors même qu'elle étoit manifeftement contraire a mes intéréts les plus chers, qu'elle rompoit toutes les mefures de ma bonne fortune, & qu'elle gatoit, pour ainfi dire, tous les chemins que la providence fembloit m'ouvrir pour me conduire a. mon devoir & a mon bonheur. G'eft précifément la faute que j'avois commife en m'enfuyant de la maifon de mon père, &C déja je ne pouvois avoir de repos, que je ne tombalfe dans une feconde toute femblable; j'étois tenté de m'en aller, & d'abandonner les efpérances que j'avois de devenir un homme riche , d'une expérience confommée dans ma nouvelle plantation, fans que je puffe aUéguer  5>4 Les aventures pour cela d autre raifon, qu'un defu téméraire & démefuré de ra'.clever avec plus de rapidité que ne le.permerroit la nature de la chofe. Ainfi je me précipitai pour la feconde foi dans le goüffre de misère le plus profond oü l'homme°puiife tomber fans qó'il lui en coüte la fanté ou même la vie. Or, pour procéder par dégrés a eet endroit particulier de mon hiftoire, vous devez fuppofer qu'ayant vécu prés de quatre ans dans le Bréfil, & commencant a gagner confidérablement & d profpérer dans ma nouvelle plantation , non feulement j'avois appris Ie langage du pays, mais qu'outre cela j'avois fait connoilfance & hé amitié avec mes compagnons de plantation, comme auffi avec les marchands de Saint-Salvador, qui étoit notre port de mer : que dans les difèours que j'avois tenus avec eux, je leur avois fouvent rendu compte de mes deux voyages a la cote de Guinee, de la manière de trafiquer en nègres, & de Ia facilitéavec laquelle on y pouvoit chargec de la poudre dor, des graines de Guinée, des dentsd'éléphant,& autres chofes: &, qui plus eft, des nègres en grand nombre : Ie tout pour des bagatelles , comme des petits Hts, de Ia quincailletie, des couteaux, des cifeaux , des haches, des pièces de glacés, & autres chofes femblables.  deRobinsonCrusoé. 95 Onnetmnquoit jamais d'écoutetattentivement ce que je difois fur ce chapitre; mais fur-tout i'article de 1'achat des nègres, dont le trafic n'étoit encore qu'ébauché; mais qui, tel qu'il étoit, avoit toujours été dirigé par 1'alfemblée, ou fi vous voulez, par une alfemblée formée pat les rois d Efpagne & de Portugal, & qui enttoit dans les comptes du gouvernement public, en forte quil ne s'amenoit que peu de nègres, qu'on achetoit a un prix exceffir". Un jour je me trouvai en compagnie avec des marchands & proptiétaires de plantations de ma connoilTance, & leur ayant parlé fort lérieufement fut ce fujet, il arriva que trois d'entr'eux vinrent me trouver le lendemain au matin, & me dirent qu'ils avoient beaucoup réfléchi fur 1'entretien que j'avois eu avec eux le foit précédent, & qu'ils venoient me propofer une chofe qu'ils me confioient fous le fectet. Je leur promis de le garder; &c apres ce préliminaire, ils déclarèrent qu'ils avoient envie d'équipet un vailfeau pont la Guinée ; quils avoient tous des plantations aufïï-bien que moi; & que rien ne leut faifoit plus de tort, que le befoin extréme ou ils étoient d'efclaves : que, comme c'étoit un commerce qu'on ne pouvoit pas continuet, paree qu'il n'étoit pas ptaticab e de vendre publiquement les nègres quand ils, étoient arrivés, leur delfeiu n'étoit que de faure un  9 Les avénturbs feul voyage, de débarquer les nègres fecrettementj' & de les diftribuer enfuire dans leurs propres plantations; qu'en uri>mot il s'agilfoit de favoir fi je voulois aller a bord du vailfeau en qualité de furper-cargo ou commis, pour prendre foin de ce qai concernok le négoce fur Ia cote de Guineei que dans le partage des nègres jameis une portion égale a celle des autres, & que je ferois difpenfé de contribuer ma quote-part du fonds qu'on leveroit pour cette entreprife. U feut avouer que ces propofitions étoient fort avantageufes pour tout homme manquant d'établilfement, & qui n'auroit pas eu a cultiver une plantation qui lui appartïnt enpropre, qui eut de trés-belles apparences, & fut alfurée d'un bon fonds. Mais quant a moi, qui m'étois déja poulfé, qui me voyois fi joliment étabü, qui n'avois plus rien afaire qua continuerpendant trois ou quatre ans fur le même pied que j'avois commencé , & qua faire venir d'Angleterre mes autres cent livres fterling, qui dans ce tems-la, & avec ce petnrenfort, n'aurois prefque pas pu manquer de devenir riche de trois ou quatre mille livres fterling, fans compter combien une telle fomme auroit multiplié dans la fuite; que je penfaffe, dis-je , a un tel voyage, c'étoit la plus grande folie qu'un homme put commettre dans de pareilles conjondtures. Mais  D 5 ROBINSOK C R U S O t. È Robinsok Crüsóé. i i J Ün peu après midi je vis que la mer étoit fort calme, Sc la marée fi balfe, que je pouvois ava*hcet jufqu'a un quart de mille du vailfeau: & ce fut pour moi un renouvelement de douleur ; car je voyois clairement que, fi nous fuffions reftés i bord,nous aurions été fains & faufs, je veux dire, que du moins nous ferions tous venus heureufement a terre : Sc je n'aurois pas été fi miférable que de me voir , comme j'étois alors, dénué de toute confolation & de toute compagnie» Ces réflexions m'arrachèrent des larmes; mais comme elles n'appor.toient qu'un foible remède a mes maux, je réfolus d'aller au vaifleau fi je pouvois» 11 faifoit une chaleur extreme; je me dépouillai de mes habits; Sc je me jetai dans 1'eau. Mais quand je fus arrivé au pied du batiment, je trouvai plus de difficulté a monter delfus, que je n'en avois encore furmonté : car comme il repofoit fur terre , & qu'il étoit hors de 1'eau d'une grande hauteur, il n'y avoit rien a ma portée que je pufle faifir. J'en fis deux fois le tour k la nage; a la feconde, j'appercus ce que je m'étonnois de n'avoir pas vu la première; c'étoit un bout de corde qui pendoit a 1'avant, de telle facon, qu'après beaucoup de peine je m'en faifis, & par ce moyen, je grimpai fur le chateau-gaillard. Quand je fus-la, je vis que le vaifleau étoit entr'ouvert, Sc qu'il y avok beaucoup d'eau a fond de cale ; Tome I. H  114 Les aventures mais qu'étant pofé fur le flanc du banc, dont Ig &ble éróir ferme, il portoic fa poupe extrèmement haut, & la proue fi bas, qu'elle en écoir prefque dans 1'eau. De cette manière le pont étoit tout-afait exempt d'eau, & tout ce qu'il renfermoit étoit fee; car vous pouvez bien compter que la première chofe que je me mis a faire, fut de ehercher par-tout, & de voir ce qui étoit gaté, ou ce qui étoit bon. Premiérement, je trouvai que toutes les provifions du vailfeau étoient féches, & qu'elles ne fe fentotent pas de 1'eau; comme j'étois très-difpofé a maneer je m'en allai a la fource, oü je remplis mes poches de bifcuit, & je me mis a en manger a mefure que j'étois a faire d'autres chofes ; car je n'avois pas de tems a perdre. Je trouvai auffi du rum (1) dans la chambre du capitaine, & j'en bus un bon coup; de quoi j'avois bon befoin pour m'encourager a foutenir la vue des fouifrances que j'aurois a effiiyer. ïl ne m'auroit de rien fervi de demeurer les bras croifés , & de perdre le tejns a fouhaiter ce que je ne pouvois aueunement obtenir. Cette extrémité excita mon application. Nous avions a bord plufieurs vergues, un ou deux mats du per- (i) Efpèce de liqueur qui approche fort de 1'eau-de-vie , d«Hi on fe len fur raiier.  ï> E RoBINSON CRUSOE. tij roquet, qui étoient de referve , & deux ou trois grandes barres de bois : je pris la réfolution de les metrre en oeuvre; & je lancai hors du bord tout ce qui n'étoit point trop psfant pour le pouvoir ménager; les ayant féparément attachés a une corde,afin qu'il ne dénvaflent poiir. Cela fait, je d.efcendis du cóté du batiment, & les tirant a moi, j'en attachai quatre enfemble pat les deux bonts , le mieux qu'il 'me fut poffible , donnant a mon ouvrage la forme d'un radeau, & après y avoir pofé en travers deux ou trois planch.es fort' courtes , je trouvai que je pouvois bien marcher delfus; mais qu'il ne pourroit pas potter une grolïe charge, a raifon de fa trop grande légereté. C'eft pourquoi je rerournai au travail, & avec la fcie du charpentier je partageai une des vergues de beilies en trois pièces en longueur, & je les ajoutai a mon radeau après beaucoup de peine & de travail. Mais 1'efpérancedemefournir des chofes nécelfaires, me fei'voird'aiguillon pour ftire bien au-dela de ce dont j'aurois été capable en toute autre occafion. Déja mon radeau étoit affez fort pour porter un poids raifonnable; il ne s'agiffoit plus que de voir de quoi je le chargerois, & comment préferver cette charge de I'infulte des eaux de la mer; mais je ne m'arrètai pas beaucoup a cette confidération, & d'abord je mis delfus toutes les H ij  ïiS Les aventürhs planches que je pus trouver ; enfuice , après avoir bien confidéré ce dont j'avois le plus de befoin , je commencai par prendre trois coffresde matelot, que j'avois ouverts en forcant les ferrures, Sc que j'avois enfuite vides; Sc puis je les defcendis avec une corde fur mon radeau. Dans le premier je mis des provifions , favoir du pain, du riz , trois fromages d'hollande, cinq pièces de bouc féché, laquelle viande faifoit notre principale nourriture, & un petit refte de bied d'Europe, qu'on avoit mis a part pour entretenir quelques volailles que nous avions embarquées avec nous , mais qui depuis long-tems avoient été tuées. 11 y avoit auffi une certaine quantité d'orge & de froment mèlés enfemble : mais a mon grand regret je vis que cela avoir été mangé & gaté pat les rats. Quant a la boiflon , je trouvai plufieurs caiffes de bouteilles qui étoient a notre maïtre , dans lefquellesily avoit quelques eaux cordiales, Sc environ vingt-quatre de Rack : j'arrangeai ceci féparément, paree qu'il n'étoit pas néceffaire , ni même poflïble de les mertre dans le coffre. Pendant que j'étois occupé a faire ces chofes 3 je m'appercus que la marée commencoita monter, quoique paifiblement, Sc j'eus la mortification de voir mon habit, ma vefte" & ma chemife, que j'avois laiflés fur le rivage , flotter Sc s'en aller au gré de 1'eau : pour c e qui eft de ma culotte, qui  be ROBINSON CrüSOÉ. 117 n'étoit que de toile, & qui étoitouverte a 1'endroit des genoux, je ne la quittai pas , non plus que mes bas, pour nager jufqu'a bord : quoi qu'il en foit, eet accident me fit aller a la quête des hardes, & je ne fus pas long-tems a fouiller, pour voir que je pouvois aifément réparer ma perte avec ufure: mais je me contentai de prendre cedont je ne pouvois abfolument me palfer pour le préfent, paree qu'il y avoit d'autres chofes que j'avois beaucoup plus a cceur. De ce nombre étoient des outils pour travailler quand je ferois a terre; & après avoir long-tems cherché, je trouvai enfin le coffre du charpentier. Ce fut un tréfor pour moi, mais un tréfor beaucoup plus précieux que ne 1'auroit été pout lors un vailfeau tout chargé d'or : je le defcendis, tk le pofai fut mon radeau tel qu'il étoit, fans perdre de tems a regarder dedans; car je favois en gros ce qu'il contenoit. La chofe que je defirois le plus après celle- la, c'étoit de la munition & des armes. Il y avoit dans la chambre du Capitaine deux fufils fort bóns , & deux piftolets ; je m'en faifis d'abord , comme auffi de quelques cornets i poudre , d'un petit fac de plomb & de deux vieilles épées rouillées. Je favois qu'il y avoit quelque part trois ■ barils de poudre ; mais je ne favois pas en quel endroit notre canonnier les avoit ferrés. A la fin Hiij  ii Les aventur.es pourtanc je les déterrai, après avoir vifitécoius &• reconis. II y en avoir unqui avoit été mouiüé ,ies deux autres étoient fecs & bons, & je les placai avec les armes fur mon radeau. Alors je crus m'être mum d'aifez de provifions j il ne me reftoit plus de fouci que pour les conduire jufqu'a terre; car, je n'avois ni voile , ni xame, ni gouvernail, & la moindre bourfée furvenant, pouvoit fubmerger ma cargaifofl toute entière. Trois chofes relev.dent mes efpérances ; en premier lieu,la merqui étoit tranquille; en fecond, la marée qui montoit & pjrtoit a terre 5 & en troifième lieu,Ievent, qui, tout foible qu'il étoit, ne lailfoit pas d'être favorable. Je trouvai encore deux ou trois rames a moitié rompues, & dépendantes de la chaloupe, qui me fervirent de renfort , & deux fcies , une b.ifaigue, avec un marreau , ( outre ce qui étoit déji dans le coffre . du charpentier) que j'ajoutai a ma cargailon ; après quoi je me mis en mer. Mon radeau vogua très-bien l'efpace d'environ un mille; feulement je m'appercus qu'il dérivoit un peu de 1'endroit ou j'avois pris terre auparavant; cela me fjt juger qu'il y avoit un courant d'eau , & par confcquent j'efpérois de trouver une baie , ou une rivière , qui me tiendroit liëu de Port, pout débarqucr ma cargaifon. ■ La chofe étoit comme je me 1'étöis imagtnés  deRobinsonCrusoé. i ï 9 je découvris vis-a-vis de moi une petite ouverture de terre, vers laquelle fe me fentois entraïner par le cours violent de la marée ; ainfi je gouvernaimon cadeau le mieux que je pus , pour lui faire tenir le ril de 1'eau , mais en même tems je faillis a faire un fecond naufrage ; & li un tel malheur me fut arrivé, je crois véritablement qu'il m'auroit donné une atteinte mortelle. Cette cote m'étoit tout-a-fait inconnue •, ainfi je m'en allaitouchet furie fable d'un bout de mon bateau, Sc comme il flottoit de 1'autre bout, peu s'en falioit que ma cargaiion ne gliflat toute de ce coté la, & qu'elle ne tombat dans 1'eau. Je fiifois tout mon polfible pour retenir les coffres dans leur place , en m'appuyant contre ; mais mes forces n'étoient point fuflifantes pour dégager le radeau; je n'ofois pas même quitter la pofture ou j'étois Sc foutenant la charge , de tous mes eiforts , je reftai dans cette attitude prés d'une demi-heure, durant lequel tems ie moiitant me reievoit peu a-pen , Sc me mit enfin dans un patfait niveau. Qi^eiques momeus après , 1'eau qui continuoit de croitre , fit fiotter mon radeau , que je pouffai avec ma rame dans le canal, Sc ayant avancé un peu plus haut, je me vis a 1'embouchure d'uus petite rivière, ayant la terre de chaque cbté , Sc un courant ou flux rapide qui montoic. Cependant je chetchois des yeux fur l'nn cv 1'autre Hiv  iio Les aventures bord, une placepropre a prendre terre; car je ne me fouciois point d'entrer plus avant dans la rivière, & 1'efpérance que j'avois de découvrir quelque vailfeau, me détermina a ne point m'éloigner de la cote. Eufin j'appercus a main droire un petit réduir, vers lequel je conduifis mon radeau avec beaucoup de peine & de difficulté, je m'approchai tant que , comme je touchois au fond de 1'eau avec ma rame, je pouvois aifément me poulfer rout a-fait dedans ; mais en le faifant, je courois une feconde fois le rifque de fubmerger tout mon magafin ; car le bord étant d'une pente affez roide & efcarpée , je ne pouvois débarquer que dans une place, ou mon train , lorfqu'il viendroit a toucher, feroit fi élevé par un bout, & fi enfoncé par 1'autre, que je fer-ois en danger de tout perdre. Tout ceque je pus faire, ce fut d'attendre que la marée fut tout-a-fait haute , me fervant cependant de ma rame en guife d'ancre, pourarrêter mon train, & en tenir le flancappliqué contre le bord , prés d'un morceau de te^re plat & uni, que j'efpérois que 1'eau couvriroir. Ce moyen me réufïit; mon radeau prenoit environ un pied d'eau , & dès que je m'appercus que j'en avois affez , je le jetai fur eet endroit plat & urn, oü je 1'amarrai en enfoncant dans la terre mes deux ratnès rompues contre le coté, 1'une  DE RoBINSOH C R U S O I. III ft un bout, 1'autre a 1'autre bout, & je demeurai de cette manière jufqu'a ce que la marée fe füt abailfée, & qu'elle laiflat mon train avec ce qu'il portoit, a fec'-& en toute füreté. Après cela, la première chofequeje fis, ce fut d'aller reconnoïue le pays, & de chereher un lieu propre pour ma demeure, de même que pour ferrer mes effets , & les mettre en fureté contre tout accident. J'ignorois encore fi ce refrein étoit dans le Continent ou bien dans une Ifle, s'il étoit habité ou inhabité , fi j'avois quelque chofe a craindre des bêtes fauvages , ou non. 11 n'y avoit pas plus d'un mille de-la a une montagne rrès-haute & très-efcarpée , qui fembloit porter fon fommet par-deflus une chaine de plufieurs autres , qu'elle avoit au Nord. Je pris un de mes fufils & un de mes piftolets , avec un cornet de poudre , & un petit fac de plomb ; armé de la forte, je m'en allai a la découverte jufqu'au haut de cette montagne , oü étant arrivé après beaucoup de fatigue & de fueur, je vis alors combien feroit trifte ma deftinée ; car je reconnus que j'étois dans une Ifle, entourée par-tout de la mer , fans pouvoir découvrir d'autres terres, que quelques rochers fort éloignés de-la, & deux petites Ifles beaucoup moindres que celle-ci, fituée a prés de rrois lieues a 1'Oueft. Je trouvai de plus, que 1'Ifle oü je me voyois  i2i Les aventures réduie , étoit ftirile , & j'avois tout liëu de croire qu'il n'y avoit point d'habitans, a moins que ce ne fulfent des bêtes féroces ; je n'en voyois cependant aucune, mais bien quantité d'oifeaux, dont je ne connoiflois ni 1'efpèce, ni 1'ufage que j'en pourrois faire , quand je les aurois tués. En revenant de-la , je tirai un oifeau fort gros, que je vis pofé fur un arbre au bord d'un grand bois : je crois que c'étoit le premier coup de fufil qui eut été tiré dans ce lieu-la depuis la création du Monde. Je ne leus pas plutót laché, qu'il s'éleva de tous les endroits du bois , un nonabre prefqu'infini d'oifeaux de plufieurs fortes , avec un bruit confus , caufés par les cris& les piaulemens difïérens qu'ils faifoient chacun felon leur efpèce qui m'étoit entièrement étrangère. Quant a 1'oifeau que je tuai, je le pris pour une forte d'épervier ; car il en avoit la couleur & le bec; mais non pas les éperons ni les ferres ; fa chair étoit comme de la charogne , & ne valoit rien du tout. Content de cette découverte, je revins a mon radeau , & me mis a travailler pour le décharger. Ce travail m'occupa le refte du jour , & la nuit étant venue , je ne favois que faire de ma perfonne , ni quel lieu choifir pour repofer ; car je n'ofois dormir a terre , ne fachant fi des bêtes féroees ne pourroient pas venir me dévorer •  DE ROBINSON CRUSOÉ. IIJ quoique je trouvai dans la fuite qu'il n'y avoit rien de tel a craindre. Néanmoins je me barricadai le mieux que je pus avec les coffces & les planc'nes que j'avois amenés a terre , & je me fis une efpèce de nutte pour me loger cette nuit-li. Pour ce qui eft de la nourriture que 1'ïfle fourniftbit, je ne concevois pas encore d'oü elle pourroit venit, fi ce n'eft que j'avois va deux ou trois animaux faits comme des liévres , courir hors du bois ou je tirai 1'oifeau. Je me figurai alors que je pourrois encore tirer du vailfeau bien des chofes qui me feroient utiles, particulièrement des cordages , des voiles , ik autres chofes qui fe pouvoient tranfporter a terre ; je rcfolus donc de faire un autre voyage a bord fi je pouvois ; & comme je n'ignorois pas que la piemicre toutmente qui s'exciteroit, briferolt fürement le badment en mille pièces , je renoncai a toute autre entreprife , jufqu'a ce que j'eulfe exécuté celle-ci. Alors je tins confeil, (j'entends a part moi), favoir fi je retournetois avec le même train; mais la chofe ne me parut pas praticable ; je conclus donc d'aller comme la première fois, quand la marée feroit balfe •, c'eft. auifi ce que je fis , avec cette diftérencefeulement que je me dépouillai avant de fortir de ma hutte, ne gardant fur rooi qu'une chemife déchirée ,  124 Les aventures des cafecons , & une paire d'efcarpins aux pieds. Je me rendis au batiment, comme j'avois fait h première fois, & j'y préparai un fecond train. Mais I'expérience du premier m'ayant rendu plus habüe, je ne fis pas celui-ci fi lourd, Sc je ne le furchargeai point. Je ne laiffai pourrant pas d'emporter plufieurschofes qui mefurent trés utiles j premièrement, je trouvai dans le magafin du Charpentier deux ou trois facs pleins de clous Sc de pointes , une grande tariere , une douzaine Sc plus de haches , une pierre a éguifer , qui eft un inftrument d'un très-grand ufage ; je mis a part tout cela , avec plufieurs chofes qui dépendoient du canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer , deux barils de balles , fept moufquets , un autre fufil de chaffe , une petite addition de poudre , un gros fac de dragées , Sc un grand rouleaude plomb \ mais ce dernier étoit fi pefant, que je n'eus pas la force de le foulever affez pour le faire paffer par-deffus les bords du vaifleau. Outreces chofes, j'enlevai tous les habits que je pus trouver, avec une voile de furcrok du perroquet de mifaine , un branie, un matelas, & quelques couvertures. Je chargeai tout ce que je viens de détailier fur mon fecond train , & je le conduifis a terre avec un fuccès qui contribua extrêmement a me fortifier dans mes difgraces.  fi è Roèinson Crusoe. tl$ Tandis que je fus éloigné de terre, je craignois qu'au moins mes provifions ne fufient dévorées par les bêtes ; mais quand je retournai , je ne trouvai aucune marqué d'irruption , finon qu'il y avoit un animal femblable a un chat fauvage , aflis fur un des coffres , lequel j quand il me vit approcher , s'enfuita quelques pas de-ü , puis s'arrêta tout court; il ne paroilfoit ni décontenancé, ni effrayé ; 8c il me regardoit fixemenr , comme s'il eut eu quelque envie de s'apprivoifer avec moi; je lui préfentai le bout de mon fufil, mais comme il ne favoit pas de quoi il s'agifibir, il ne s'en ébranla point, ni ne fe mit aucunemenr en devoir de prendre la fuite; voyant cela , je lui jetai un morceau de bifcuit , quoiqu'a dire vrai je n'en fulfe pas fortprodigue ; car ma provifion n'étoit pas bien gtolfe ; mais vousnorercz s'il vous plait que ce n'étoit qu'un petit morceau , & je crus ne faire pas grande brêche a monmagafin ; ciuoi qu'il en foit, l'animal ne dédaignapas le préfent que je lui offris ; il accourut delfus , le flaira, & puis 1'avala : il prit fi bien la chofe,_ qu'il me fit connoitre , par fon air content, qu'il étoit difpofé a. en accepter une autre dofe ; mais je 1'en tins quitte: 8c voyant qu'il ne gagnoit rien a revenir a 1'offrande, il prit congé de moi. Comme c'étoient de grands & de pefans tonneauxque ceux oü notre poudre étoit renfermée,  li 6 Les aventures j'avois été obligé de les défoncer pour 1'én tirer petit a petit , & de la charger fur mon train par plufieurs paquets , ce qui avoit rité la chofe en longueur ; mais me voyant a terre malgré cela avec toute ma cargaifon , je commencai a travailler a me faire une petite tente avec la voile que j'avois , & des piquers que je coupai pour eet effet ; & dans cette tenre , j'apportai tout ce que je favois qui fe gateroit a la pluie, ou au foleil; après cela , je me fis un rempart des coffres vides & des tonneaux , que je placai les uns fur les autres tout autour de ma tente , pour la fortifier contre tout alfaillant de quelque efpèce qu'il put être. Cela etant fait, je barricadai la porte de la tente avec des planches en dedans,, & un coffre vide, dreffé furun bout en dehors , & après avoir pofé mes piftolets a mon chevet , couché mon fufd auprès de moi, je me mis au lit pour la première fois , & je dormis fort tranquillement toute Ia nuit; car j'étois las & accablé , pour h'avok dormi que fort peu la nuit d'auparavant, &pour avoir rudement travaillé tout le jour , foit a aller chetcher a bord tant de provifions , foit a les débarquer. Le magafin que j'avois alors de toutes fortes de chofes , étoit, je penfe , le plus gros qui fe foit jamais amaffé pour une feule perfonne ; mais je  DE RoBINSON CrüSöÉ. I27 n'étois pas encore content , car je m'imaginois que , tanclis que le vaifleau refteroit droit fur fa quille, comme il faifoit, il étoit de mondevoit d'en aller tirer tout ce que je pourrois. Ainfi je m'en allois chaque jour a bord pendant la marée bafle, & j'en rapportois tantöt une chofe , tantot une autre , mais entr'autres la troifième fois que j'y allai , j'enlevai tout ce que je pus des agrès , les petites cordes , & le fil de carrelet que je trouvai, une pièce de canevas de furcroit, pour raccommoder les voiles dans 1'occafion , & le barril de poudre qui avoit été mouillé ; & enfin routes les voiles depuis la plus grande jufqu'a la plus petite : mais avec cette citconftance, que je fus obligé de les couper en plufieurs morceaux & d'en porter le plus que je pourrois a chaque reprife, car elles ne pouvoient plus fervir pour voiles , mais feulemeht pour fimples canevas. Mais la chofe qui me fit le plus de plaifir dans tout mon butin . c'eft qu'après avoir fait cinq ou fix voyages de la manière que je viens de dire , & que je croyois qu'il n'y avoit plus rien dans le badment qui valut la peine de s'en embarraffer, je trouvai encore un grand tonneau de bifcuit, trois bons barrils de rum , ou d'eau-de-vie , une hoïte de caffonade , & un muxd de fleur de fatine trés - belle. L'agréable furprife oü me jeta cette trouvaille fut d'autant plus gr,ande3 que.  üS Les aventurês je ne m'attendois pas du tout a trouver aucune provifion, que 1'eau n'eüt entièrement gatée, je vidai sm plus vïte le tonneau de bifcuit, j'en fis plufieurs parts , & je les enveloppai dans des morceaux de voiles , que je taillai précifément pour cela , 8c enfin je tranfportai cette chatge a terre , avec autant de bonheur que les autres. Le lendemain je fis un autre voyage, 8c comme j'avois dépouillé le vaifleau de tout ce qui étoit portable , 8c qui fe pouvoit foulever aifément, je commencai alors a me mettre après les cables , je débutai par le plus gros , que je coupai en plufieurs pièces proportionnées a mes forces , tellement que je les puflè remuer , j'amoncelai deux cables 8c une hanfière , 8c toute la ferraille que je pus artacher. Enfuite ayant coupé la vergue de beaupré , & celle de mifaine , pour me faire un grand radeau , je mis delfus cette charge lourde & pefante que je venois de me préparer, 8c je voguai. Mais ici mon bonheur commena a m'abandonner, car ce radeau étoit fi pefant & furchargé, qu'étant entré dans le petit réduit du j'avois débarqués mes autres provifions, 8c ne pouvant pas les gouverner aufli abfolument que j'avois fait les autres, il renverfa, 8c mejetadans 1'eau avec toute ma cargaifon. Quant a moi , le mal n'étoit pas grand, car j'étois proche de terre; mais pour ce qui eft de ma cargaifon, il s'en perdit une  DE R.OEINSON CllUSoi 11 $ ttne bonne partie , fur tout du fet, dont je m'étois promis de faire un bon ufage, néanrrioins la marée devenue balfe , je tirai a rerre la plupart des pièces de cables , & quelques unes de fer 5 quoique d la vérité avec un travail infini, puifque j'étois obligé pour cela de plonger dans 1'eau , exetcice qui me fatigua beaucoup. Après eet exploit je ne manquai point d'allera bord une fois chaque jour , & d'en apporter tout ce que je pouvois. 11 y avoit déja treize jours que j'étois a terre , &c que j'avois fait onze voyagesa bord du vaifleau: durant ce tems-la j'en avois enlevé tout ce qu'au monde une perfonne feule eft capab'e d'enlever, mais je crois que, fi le tems calme eut continué, j'aurois amené a terre tout !e bariment, pière a pièce. Je voulus y retourner la douzième fois: comme je m'y prép.irois, je trouvai que le vent commencoit a fe lever; cda n'empècha pourtant pas que je ne m'y renduTe durant la marée balfe \ & quoique j'eulfe fouvent fouilié &'tefouillé nar toute la chambre du Capitaine, avec tant d'exaciitude, que je croyois qu'il n'y avoit plus rien a trouver , je découvris cependant une armoire avec des tiroirs dedans , dans 1'un defquels je trouvai deuxou trois rafoirs, une petite paive de cifeaux , & dix ou douze couteaux , avec autant de fourchettes, dans un autre , il y avoit environ Tonie. I. I  13 o Les aventures trente-fix livres fterling en efpèces, les unes étant monnoie d'Europe , les autres du Bréfil, moitié en or , moitié en argent, & entr'autres quelques pièces de huit. A la vue de eet argent , je fouris en moime , & il m'échappa tout haut cette apoftrophe : » O vanité des vanités , m'écriai-je ! métal « impofteur, que tu es d'un vil prix a mes yeux ! 35 A quoi es-ra bon ? Non , tu ne vaux pas la 35 peine que je me bailTe pour te ramaffer, un feul 35 de fes couteaux eft plus eftimable que les tré35 fors de Créfus ; je ifai nul befoin de toi , 35 demeure donc oü tu es , ou plutot va-t-en au 35 fond de la mer, comme une créarure indigne de » voirle jour J5. Après avoir donné un libre cours a mon iudignation , je me ravifai pourtant touta-coup , & prenanr cette fomme avec les autres uftenfiles que j'avois trouvés dans 1'armoire, j'empaquetai le tout dans un morceau de canevas. Je penfois déja a faire un radeau , quand je m'appercus que Ie ciel fe couvroit & qu'il commencoit a fraïchir. Au bout d'un quart-d'heure un vent fort fouffla de la cote , & fur le champ me fit faire réflexion que ce feroir une idee chimérique de vouloir faire un radeau avec un vent quiéloignoit de terre, & que mon plus court parti étoit de m'en retourner avant que le flux commencat, fi je ne voulois dire adieu pour tou-  DE_Ro.BIN.SON CU-USOÉ. ï }.t jours a la terre. En conféquence de ce raifonnement , je me mis dans 1'eau, & je traverfai a. la nage cette plage qu'il y avoit entre le vailfeau & les fables; mais ce ne fut pas fans beaucoup de peine, tant a caufe du poids des chofes que je pqrtois fur moi , que de , Pagitation de la mer , car le vent s'éleva li brufquement qu'il y eut une tempête avant même que la marée füt haute, •i-jjfyjji- nbnt.br.o5 Vuöq ■ inu Mais j'étois déja arrivé chez moi, a 1'abri .de 1'orage , & pofté dans ma tente, au centre de mes richefles,. II fit un gros tems toute la nuit; & Ie matin , quand je voulus regarder en met, je vis qu'il ne parohloit plus de vailfeau. La furprife ou je-fus d'abord, fitbientót place a ces réflexions confolantes , favoir que je n'avois point perdu de tems , que je n'avois épargné ni foin ni peine pour en tirer tout cequi me pouvoit être de quelque utilité, & que , quand même j'aurois eu pfis de loifir, a peine y avoit il encore quelque chofe que je pufle emporter de toutes celles qui reftoient a bord. Dès-lors je «e penfai plus ni au vailfeau , ni a ce qui m'en pourroit provenir , excepté ce que la mer pourroit jeter de ces débris fur le rivage, comme en effet , elle en jeta plufieurs morceaux dans la fuite, mais il* ne me fervirent pas de gtand'chofe. lij  'i j i 'Les aventures ' Toutes mes penfées ne teridoient plus qua me mettre en fureté contre les Sauvages qui pour•roient venir , ou bien contre les bêtes fé'roces , ■fuppofé qu'il y en eüt dans Illle. Or , il me paf'foit dans 1'efprit plufieurs idéés différentes , con'cernant la manière de 1'exéeution , 8c 1'efpèce " d'habitation que }e me conltruirois , ne fachant fi je me creuferois une cave , oü fi je me dreflerois une tentepour concluüon , je réfolus d'avoir 1'une & 1'autre , &c la defcription de tout 1'édifice ne fera peut- être pas hors de propos. J'avois d'abord reconnu que Ia place ou j'étois - n J feroit pas propre pour mon établuTement, en " premier lieu , paree que Ie terrein en étoit bas &c marécageux , & j'avois tont fujet de croire qu'il n'étoit pas fain , en fecond lieu , paree qu'il, n'y avoit point d'eau douce ptès de-Ia ; c'eft pourquoi je pris lepa ti de me chercher une pièce de "terre pltrs convenable. J'avois plufieurs avantages a confulter dans Ia fituation que je jugeois qui me feroit propte, le premier étoit de jouirde ma fanté , 8c par conféquent d'avoir de 1'eau douce dont je viens de : parler , le fecond , d'ètte a 1'abri des ardeurs du foleil; le troifième , de me garantir contre les alfauts de tous les animaux dévorans , fulfent-ds hommes ou bêtes ; 6V le quattième, d'avoir vue fur la mer, afin que fi la providence permettoit  DE RoBINSON C R U S O 4. I 3 ^ qu'il vint quelque vaifleau a ma portee, je n'omifle rien de ce qui pouvoit favorifer ma déiivrance, dontl'attente n'étoit pas encore tout a-fait bannie de mon cceur. Comme j'étois en quète d'une place ainfi conditionnée , je trouvai une petite plaine lituée au pied d'une colline, élevée., dont le front étoit roide, & fans talus , de même que Ie frontifpice d'une maifon , tellement que rien ne pouvoit venir fur moi du haut en bas: dans la facade de ce rocher , il y avoit un endroir creux , qui s'enfoncoit un peu avant , affez femblable a rentree ou a Ia potte d'une cave , mais il n'y avoit en effet aucune caverne , ni aucun chemin qui allat dans le rocher. C'eft fur l'efpLinade , jufrement devant cette enfoncure , que je réfolus de planter le piqué r'. La plaine n'avoit pas plus de cent verges de largeur , eile s'étendoit environ une fois plus en long, & formoit devant mon habitation une efpèce de tapis vert, qui fe terminoit en defcendanc rcguüèrement de tous cótcs dans' les bas lieux vers la mer. Cette firuation étoit au NordNord-Oueft de la colline, tellement qu'elle me mettoit tous les jouts a 1'abi i de la chaleur jufqu'a ce que j'euffe le foleil a l'Oueft quart au SudOueft, ou environ , qui eft a peu prèsl'heure de fon coucher dans ces climats. ÏÜj  134 Les aventures 'Avant de dreiTer ma tente, je tirai au-devant de i'enfoncure un demi-eerde , qui prenbit environ dix verges dans fon demi-diamètre depuis le rocher a la circonférence , Sc vmgt de diamètre depuis un bout jufqu'a 1'autre, Dans ce demi-eerde je planrai deux rangs de fortes paliiTades" que j'enfoncai dans la terre , jufqu'a ce qu'elles fufTent fermes comme des piliers, le gros bout fortant de terre de plus de la hauteur de cinq pieds'&rdemi , & pointupar le haut: il n'y avoit pas plus de fix pouces de diftance de 1'un a 1'autre rang. Enfuite je pris les pièces de cables , que j'avois coupées a bord du vaifleau , & les rangeai les unes fur les autres dans Pentre-deux du doublé rang, jufqu'au haut des paliiTades , ajoutant d'auttes pieux d'environ deux pieds & demi, appuyés contre les premiers , &ieur fër'vant d'accoudoirs en dedans du demi-cercle. Cet ouvrage étoit fi fort qu'il n'y avoit ni homme ni bete qui put le forcer ou palfer par-deflus , il me coüta beaucoup de tems & de' travail} principalementpour couper les palilfades dans les bois , les porter fur la place , & les enfoncer dans la terre. Je fis , pour entrer dans Ia place , non pas une porte , mais une petite échelle , avec laquelle je palfois par-delfus mes fortifications : & quand j'étois dedans , j'erilévois & je retirois 1'échelle.  de. Robinson CrusoÉ. i35après moi. De cette manière je me croyois parfauement dcfendu & bien fortifié contre tous aggrèffèurs quelconques , &c par conféquenc je dormois en toute füteté pendant la nuit, ce qu'au* trement je n'aurois pu faire , quoiqu'a la vérité la fuite du tems fit aiTez voir qu'il n'étoit nullement befoin de tant de précautions contre les emiemis que je croyois devoir redouter. C'eft dans ce retranchement, ou, fi vous voulez, dans cette fortereffe , que je tranfportai mes provifions , mes munitions, en un mot, toutes mes richeffes, dont je vous ai donné ci- devant un compte fidéle. Je m'yérigeai une grande tente,. que je fis doublé pour me garantir des pluies , qui font exceffives dans cette région pendant certain tems de 1'année. Je dreffai donc premièrement une tente médiocre , fecondement une plus grande pat-deffus, & enfuite je couvris !e tout d'une toile goudronnée , que j'avois fauvée avec les voiles. Dès-lors je ceffai pendant long-tems de coucherdans le lit que j'avois apporté a terre, aimant mieux dormit dans un branie qui étoit ttès-bon , c'étoit celui dont fe fervoit le Pilote de notre vailfeau.. Je portai dans ma tente toutes les provifions. qui fe pouvoient gater a la pluie , & ayant de la forte renfermé tous mes biens dans 1'enceinte d& I i v  T.6 Les aventures mon domicile -j j'en bouchai 1'entrée que j'avois laiffée ouverce jufqu'ici : rellementque je paffois & repaffois avec une échcile , comme je 1'ai écrit ci-deffus. Quand j'eus fait cela , je commencai a creufer bien avant dans le roe , & portant Ja terre & les piertes que j'en tirois a travers ma tente , je les jero;s énfuite au pied de la paiiflade , rellemenc qu'il en ré'lulfa une forte de terraiTe , qui éleva le terrein d'environ un pied & demi en dedans. Ainfi je me fis une caverne . qui étoit comme le ccüer de ma maifon , juficment derrière ma tente. II m'en couta un leng & ptnible travail avant que je putTe mettre la dernière main a ces différens ouvrages ; c'eft ce qui m'oblige a reprendre quelques faits qui occupèrent men efprit durant ce tems-la. Un jour, Iorfque je ne m'étois encore que figuré le plan de ma tente & de ma cave , i! arriva qu'un nuage fombre & épais , s'étant formé dans 1'air, il en tomba un orage de pluie , fondain il fit un éclair , & bientöt après un grand coup de tonnerre ; ce qui en eft Peffet naturel; je ne fus pas tant frappé de 1'éclair , que je le fus d'une penfée qui palfa dans mon ame avec la promptirude de ce météore.Ah ! dis-je -. en moi-même, quedeviendra ma poudre? Sans 33 elle - avec quoi me défendrai-je ? Comment  be Robisson Crbsoï, i|7 » pourvoirai-jea ma nourriture fans elle?« Enfin j'étois plus mort que vif, Iorfque je fis réflexwa que toute ma poudre pouvoit fauter en un inftant ? Et il s'en falioit bien que j'euffe autant de fouci concernant ma propre perionne ; quoiqua la vérité, fi la poudre eut pris feu, je n'aurois jamais fu d'oü partoit le coup fata!. Cela fit tant d'impreifion fur mon efprit, que quand 1'orage fut palfé, je fufpendis mes forti-* fications & mes travaux , pour me mettre a faire des facs & des boïtes a relferrer ma poudre, afin qu'après en avoir fait plufieurs paquets difperfés ca & la , 1'un ne fit pas prendre feul 1'autre , & que je ne puffe pas la perdre tout a la fois. Je mis bien quinze jours a finir eet ouvrage, & je crois que ma poudre , dont la quantité montoit a environ cent quarante livres , ne fut pas divifée en moins de cent paquets. Quant au baril qui avoit été mouillé, je n'en appréhendois aucun accident; ainfi je le placai dans ma nouvelle caveme , que j'eus la fantaifie d'appeler ma cuifine ; & pour le refte , je le cachai dans des trous de rochers , que j'eus grand foia de remarquer, &c oü il étoit exempt d'humidité. Durant ie tems que je mis a faire ceci, je ne laifiois pafter aucun jour fans aller dehors au moins une fois , foit pour me divertir, foit pour ticher de tuer quelque pièce de gibier, ou encore  i?8 Les aventures pour reconnokre, autant que je pourrois, ce que rille produifoit. La première fois que je forcis , je reconnus bientót qu'il y avoir des boucs , ce qui me caufa beaucoup de joie ; mais cette joie fut tempérée par une circonftance mortifiante pour moi , c'eft que ces animaux étoient li fauvages , fi rufés, & li légers a la courfe, qu'il n'y avoit rien au monde de plus difricile que de les apprccher. Cette difficulténe me décourageapourtant pas , ne doutant nullement que je n'en pufte tirer de tems en tems , comme il arriva en effet bientót après , car Iorfque j'eus remarqué leurs allées & leurs venues , voici comment je m'ypris. J'obfervai que , Iorfque j'étois dans les valiées, & que je les voyoisfur les rochers, ils preeoient d'abord lepouvante , & s'enfuyoient tous avec une vïtefle extreme: mais s'ils étoient a pakte dans les valiées , & que je fufle fur les rochers, ils ne remuoient pas, ni ne prenoienr pas feulement garde a moi. De-la je conclus que par la pofuion de leur optique , ils avoient la vue tellement tournée en bas , qu'ils ne voyoient pas aifément les objets qui étoient élevés au-delfus d'eux : ce qui fut caufe que dans la fuite je pris la méthode de commencer machalfe par monter toujours fur les rochers, afin d'être plus haut placé qu'eux , & alors j'en tirois fouvent a plaiftr. Du premier coup que je tirai fur ces animaux »  DE ROBINSON CrüSOÉ. I39 je tuai une chèvre qui avoit auprès d'elle un petit chevreau encore tettant , dont je fus vérkablement mortihé ; quand la mère fut tombée , le petit refta ferme auprès d'elle , jufqu'a ce que j'.illalfe la ramalfer , je la chargeai enfuite fur mes épaules, & tandis que je 1'emportois, le petit me fuivit jufqu'a mon clos : la je mis bas la chèvre, puis prenant le chevreau entre mes bras , je le portai par-delfus la paliffade dans 1'efpérance de 1'apprivoifer; mais il ne voulut point manger , ce qui m'cbligea a le tuer &C le manger moi-même. Cette venaifon me nourrit pendant long-tems ; car je vivois avec épargne & ménageois mes provifions; & fur tout mon pain , autant qu'il étoit pollible. Voyant que j'avois fixé mon habitation, je trouvai qu'il étoit abfolument nécelfaire de me faire un endrou & des" provifions pour du feu. Mais ce que je fis a cette fin-la, la manière dont j'élargis ma caverne , les aifances & commodités que j'y ajoutai ; c'eft ce que je dirai amplement en fon lieu.Ii faut maintenant que je rende quelque compte de ce qui me regatde perfonnellement, & des penfées qui agitoient diverfemcnt mon efprit , comme on peut bien croire , au fujet d'un gente de vie fi étrange. Ma condition fe préfentoit a. mes yeux fous une image terrible. Car comme je n'avois fak  140 Les Aventures naaf.age contre cetce Ifle, qu'après avoir dérivé par une violente tempête , & après avoir été a qnefqnes centaines de lieues loin de la courfe ordinaire du commerce des hommes , j'avois grande raifon d'atcribuercer événement a un arrêt particulier de la Juftice Divine , qui me condamnoit a terminer une trifte vie dans un fi trifte iejour. Tandis que j'étois a faire ces réflexions > un rorrent de larmes ruiffeloic le long de mes joues; quelquefois auffi je me plaignois a moiinéme de ce que la Providence procuroit ainfi la ruine entière de fa créature , & qu'elle put tellement retiter fon fecours , appefantir fi. tnain , Sc I'accabler enfin entièrement , qu'a peine la raifon vouloit-elle qu'une telle vie méritataucune reconnoiffance. Mais ces penfées étoient toujours contre-balancées par d'autres qui leur fuccédoient, &i qui faifoient voir que j'avois tort. Un jour, entr'auires, me ptomenant le long de la mer, ayant mon fufil fous le bras, j'étois fort penfif au fujet de ma condition préfente , quand la raifon , qui fait le pottr & le contre , vint répliquer aux murmures qui m'étoient échappcs: » Eh bien! difoisn je tout bas , je fuis dans une miférable condi» tion, il efl: vrai, mais oü font mes compagnons ? » N'étions nous pas onze dans le bateau ? oü »» font les dix autres? D'oü vient qu'ih n'ont pas  dé RoiiNSON Crus oi 141 » été fauvés , 8c rooi perdu ? Pourquoi ai-je cré » le feul épargné ? Lequel vaut mieux d'être icï j. ou d'être la ? (en même tems je montrois ia .. mer avec le doigt ). Ne faut-il pas confidérer 3. les chofes du bon & du mauvais coté? Et les » biens dont neus jouiflons ne doivent-ils pas .. nous confoler des maux qui nous afïligent ? Enfuite je confidérois combien j'étois avanrageufement poutvu pour ma fubfiftance; quel feroit mon fort, s'il ne fut pas arrivé, par un coup qui n'arrivera pas de cent fois une , que le vaiffèaa flottar du banc oü il avoit première ment donné pour dériver tellement vers la terre , que j'euffe le tems d'en tirer tout ce que j'avois par devers moi. Qu'aurois-je fait, fi j'avois été obligé de demeurer dans la même condition dans laquelle j'avois abordé.dans 1'Ifle, fans les chofes néceffaires pour me procurer les befoins de la vie ? » Que « deviendrois - je ? m'écriai- je tout haut dans .> ce foliloque, que deviendrois - je fans mon 3. fufd , par exemple, fans munitions pour aller 33 a la chaffe , fans outils pour travailler, fans 33 habits pour me couvrir, fans lit pour repofer, »3 fans tente pour habiter ? Je jouiifois alors de ces chofes , j'en étois fourni d'une quantité fuffifante , & j'avois en main le moyen de me poutvoir d'une manière a me palfer un jout de mon fufil , quand une fois mes 'munitions feroient  _4i Les aventur.es confommées , tellement que j'aurois , felon routes les appareuces, de quoi fubfifter tour le tems de ma vie. Car j'avois pré vu, dès le com.mencement , comment je pourrois remédier a tous les accidens qui m'arriveroientnon feuIement en casque mes munitions vinflem a. manquer , mais encore quand ma fanté feroit ruinée, ou mes forces épuifées. J'avoue cependant qu'il ne m'étoit pas encore venu dans 1'efprit que je pouvois perdre mes munitions tout d'un coup , j'entends que ma poudre pouvoit fauter en l'air par le feu du ciel, 8c c'eft pour cela que cette idéé feule me confternoit fi fort, toutes les fois que 1'éclair ou le tonnerre la rappeloient, comme je 1'ai dit plus haut. A préfent donc que je dois expofer fur Ia fcène la repréfentation d'une vie taciturne , d'une vie te'lle qu'on n'a peut-être jamais ouï parler de rien de femblable ett ce monde , je remonterai jufqu'au commencement, & je la continuerai pat ordre. C'étoit le trentième de Septembre que je mis pied a tetre pour la première fois, & de la facon que j'ai racontée cideffus , dans cette Ifle afireufe , dans le tems que le foleil , étant dans 1'équinoxe d'automne , dardoit prefque perpendiculairement fes rayons fur ma tête , car je comptois , fuivant  DE R0BIN8ON CrUSOE. I43 ■mon eftime faire , être dans la latitude de neuf degrcs & vingt-deux minutes au Nord de la ligne. - Quand j'eus demeuré la dix ou douze jours, ïlme vint dans 1'efprit que je perdrois mafupputation de tems, faute de cahiers, de plumes, d'encre , & que je ne pourrois plus diftinguer les Dimanches des jours ouvriers , fi je n'y trouvois remède. Pour prévenir cette confufion , j'érigeai prés du rivage , a 1'endroit oü j'avois pris terre la première fois , un grand poteau quarré &c croifé avec cette infcription : Je fuis venu dans cette Ifle le 30 Septtmbre 16^ p. Sur les cotés de ce poteau, je marquois chaque jour un cran, tous lesfepr jours j'en marquois undoublementgrand; & tous les premiers du mois , un autre , quifurpaiToit doublement celui du feptième jour. Et de cette matièie , je tenois mon calendrier, ou mon calcul de femaines , de mois & d'années. II faut obfer ver que dans ce grand nombre de chofes que je tirai du vahfeau dans les diiférens voyages que j'y fis , & que j'ai déja rapportés, il s'en rrouva beaucoup de moins confidérables a la vérité que celle que j'ai inférées, mais qui pour cela nem'étoient point d'un moindre ufage ; comme , par exemple, des plumes, de 1'encre & du papier , plufieurs pièces que je trouvai dans les cabanes du Capitaine , du Pilote  144 Lés aventures Sc da Cliarpentïer; trois ou quatre compas , des ïnftrumens de mathématiques, des cadrans , des Iuuettes d'approche , des cartes, & des livres de navigation , toutes lefquelles chofes je mis pêlemêle fans me donner le tems d'éxaminet ce qui pourroit me fervir ou non : je trouvai aufli trois Bibles fort bonnes , que j'avois recues avec ma cargaifon d'Angleterre , & que j'avois pris foin de mettre parmi mes hatdes Iorfque je parcis du Bréfil: outre cela, quelques livres Portugais, Sc entt'autres deux ou trois livres de prières a la Catholique Romaine , & plufieurs autres , que j'eus grand foin de ferrer. II ne faut pas non plus oublier que nous avions dans le vailfeau deux chats Sc un chien , dont l'hiftoire fameufe pourra bien trouvet quelque place, & donner du reliëf a celle-ci; j'emportai les deux chats avec moi , & pour le chien il fauta de lui-même du vailfeau dans la mer, Sc vint me trouver a terre le lendemain que j'y eus amenéma première cargaifon. Pendant plufieurs années il fit auprès de moi les fonófions d'un ferviteur & d'un camarade fidéle , il ne me lailfoit jamais manquer de ce qu'il étoit capable d'aller chercher , il employoit toutes les fouplelfes de 1'inn.incl pour me faire bonne compagnie : il n'y a qu'une feule chofe que j'aurois forc defiré, mais dont je ne pus point venir a bout, c'étoit de le faire parler. J'ai  i>ê Rösinsön CrusoI. 145 j'ai déja obfervé que j'avois crouvé des plumes j. de 1'encre & du papier , je ferai voir que je rins tin compre exact de routes choles auffi longtems que dura mon encre , mais quand elle fuÉ finie : la chofe ne fut plus poffible , paree que je nepus trouver aucun moyen d'en faire de nou-», veile , ou rien autre chofe pour y fuppléer. Cela me fait fonger que nonobftant ce groS n.agafin qüe j'avois am-alfé , il me manquoifi encore quantité de chofes : de ce nombre étoit premièteinertt 1'encte , comme je viens de dire , cnfuice urte bêclïe , une pioche, Sc une pelle pour foüir Sc pour tranfporter la terre , des aiguilles, des épingles , & du lil : pour ce qui eft de la toile , j'appris en peu de tems a m'en palfer fansbeaucoup de peine. Ge inanquement d'outils étoit caufe que je n'allois que lentement dans tout ce que je faiiois, Sc il fe pafta pres d'un an tout entier avanr que j'eufte achevé ma petite paliffade ou mon enclos. Les pieux , dortt elle étoit formée , pefant li fort, que c'étoit: fout Ce que je pöuvois faire que de les foulever, il me falioit tant de tems pour les eoupet dans les bois, pour les faconner & fur-tout pour les conduite jufqu'a; ma demeure , qu'ur» feul me coutoit quelquefois deux jours tant pour le coupet que pour le tatnfporter , & un troi-» lïème pour fenfoncer dans la terre. Pour c« Terne L &  Ij6 LES AVENTT.KE5 dernier travail, je me fervois au commencemenf, d'une grolTe pièce de beis: dans la fuite je m'.imaginai qu'il feroit plus commode de me fervir d'un levier de fet', c'eft ce qu'il me fut facile de trouver , & que j'emp'.öyai en effet, mais mal'gré ce fecours , je ne lailfai pas de trouver que c'étoir un rude & long exercice que celui d'eufoncet les paliiïades. Mais je n'avois pas fujet de.me rebnter de la Iongueur d'un ouvrage quel qu'il fut': je ne devois jiucünement ètre chiclie de tems, & je ne vo;3 pas a quoi je 1'aurois pu employer ,fi- eet cmVrage eut écé terminé, a moins que d'aller faire la viftt© de i'ifie pour ehercher de la uourruute & c'eft auffi ce que je faifois tous les jours. ' . Je commencai alerts a eonftdéret fcrieufement macondition, & a pefer les ciiconft.mces dcnC elle étoit accompagnée. Je couchai par écrit F état de mes affaires, non pas tant pour le laiffer a mes fuccelTeurs (car il n'y avoit pas-d'apparenee que j'euffe beaucoup dliéritiers) que pour divertir de mon efprit les penfées différentes qui venoient en foule 1'accabler tous les jours. La force de m*, taifon commencoit a fe rendre maïtréffe del'ibaïtement de mon cceur; & pour la feconder details, mes. efforrs, je fis un état des bie.is&des: maux qui m'environnoient, comparant lesunsaux autres, afin de me convaincre qu'il y avoit des.  be röbinsön CrÜSÓL I47 gens encore plus malheureux que moi. Je cor,4 duifis eet examen avec route rimpartialité d'uri homme qui voudroit faire un calcul fidéle de eë qu'il a débourfé & de ce qu'il a recu. L e Mal» je fuis dans une ifle nnreufé, contre laquelfal j'ai fait naufrage, & fans aucune efpérauee d'erï fortir. L e bien. Mais je fuis en vie, & jë ri'ai pas été noyé comme l'ont été tous les autres qui éèoient avec inoi furie vaifleau. Li- m a t. j'ai été décimé & féparé eh quelqüe manicrè' du refte du monde pout être miférable. L e bien. Mais j'ai été féparé du rëfte de Péquipagé'Jpour être fouftrait aux bras de la mort, & celui qui m'a délivré de la mort, pèut auffi me délivret de cette condirion»  I48 Les aventures L e mae. Je fuis dans une folicude horrible, & bannï de toute fociété humaine. L e bien. Mais je ne fouffre pas Ia famine, je oe flus. pasen danger de périr dans un lieu ftérile, 8c qui ne produit rien pour la nourriture. L e m a r. Je nai point d'habits pour me couvr.iv L e b' i e n. Je fuis dans un climat chaud , «ü je ne pourtoi* point potter d'habits, quand même j'en aurois. L e mal. ( Je fuIs fans défenfe, & je ne pourrois pas réfnter a la violence des hommes ou des bêtes. L e b i e n. Mais j'ai été jeté dans une ifle oü jè ne vois.  de Robin.son Crus o é. 149 aucune béte fauvage , capable de me faive da mal, comme j'en ai vu fur Ia cote d'Afrique, &£ quel feroit mon fort, fi j'avois èchoué contre cette cote? L e mal. Je n'ai pas une feule perfonne avec qui parler, ni dont je puiffe attendre le moindre fecours. L e bien. Mais la providence, par une efpèce de miracle, a envoyé le vailfeau aflez prés de terre, pour que j'y pufte aller chercber quantité de chofes qui non feulement me font fabftfter préfentement, mais qui me-mettent encore en état de pourvoir a mesbefoins pour un longavenir, 8. même pouc tout le tems de ma vie. Enfin , le tout bien Sc dument confidéré , il ea réfultoit une conféquence dont la vérité eft inconteftable; c'eft qu'il n'y a pas de condition fi miférable dans la vie ou il n'y ait quelque chofe de pofitif ou de négatif, qui doit être regardé comme une faveur de la providence. Et .'expérience d'un état le plus aftreux oü fhomme puiffe être réduic en ce monde, fournit a tous cette belle lecon , qu'il eft tonjours en notre K iij  ?5ft Les aventures pouvoir de trouver quelque fujet de confolation, qui, dans 1'examen des biens & des maux, falfe pencher la balance du bon coté. J'accéucumojs déja un peu mon efprit a fupporter ma condition ; j'avois quitté t'habitude de regarder en mer pour voir fi je ne dc'couvrirois aucun vailfeau , & celfant de perdre mon tems en chofes vaines , & fouvent chagrinantes , je voulus déformais I'employer tout entier a m'ab» commoder , & a me procurertous les adoucilfemens pofiibles dans ee genre de vie, J'ai déja décrit mon habitation que j'avois placée au pied d'un rocher, & qui étoit une tente entourée d'un doublé rang de fortes paliffades , fourrées de cables. Mais je pourrois bien maintenant donner a ma cloifon le nom de mu, taille : car je 1'avois effeétivement murée en dehors d'un renfott de gazon de deux pied? d^épaifiëur, & au bout d'un an & demi ou envnon, j'ajontai des chevrons, qui prenant du haut de la pahlfade, appuyoient contre le rocher, & que je garnis & entrelacai de branches d'arbres & aurres matériaux que je pus trouver, pour ma garantir des pluies, qui, en certains tems de 4'année , me paroilfoient être bien violentes. J'ai aulïï raconté comment j'avois rsnfermé mes effers, tant dans eet enclos que dans la eave qui ccoir derrière moi : m\s il ,%t encofQ  pe Robinsoh Cr uso'i. 151 ©bferver que tout cela n'étoit dans Ie commencement qu'un tas confus de meables & d'outils, qui, faute derre bien arrangés, tenoient toute la place, de forte qu'il ne m'en reftoit pas pour me remuer. C'eft pourquoi je me mis a élargir ma caverne Sc a travailler fous terre, car le rocher étoit large & graveleux, & cédoit aifez facüement au travail que j'y faifois. Ainfi me voyanc fuftifamment en sureté du cbté des bêtes fcroces, j'avancai mes travaux dans Ie roe a main drpite ; & enfuite tournant encore une feconde fois a droite , je parvins a me faire jour a travers, pour pfluvoir fortir par une por te qui füt indépendame de ma paliflade ou de mes fortifications. Cet ouvrage ne fournilfoit pas feulement une efpèce de porre de derrière a ma tente & a mon magafin pour y avoir une entrée &l une fortie, mais encore il me donnoir de 1'efpace pour ranger mes meubles. C'eft alors que je m'appliquai a fabriquer ceux qui m'étoient les plus néceflaires, & je commencai par une chaife & une table, fans ces deux commodités, je ne pouvois pas bien jouir du peu de douceurs qui me reftoient encore dans la vie I je ne pouvois pas écrire , par exemple, fi a mon aifë , ni manger avec tant de fatisfacKon fans une table. Je mis donc la main a 1'cenvre; & je ne puis rn'erapêcher de remarquer, que la raifon eft le Kiv  ï$l LtS AVENTURES principe 8c 1'originê des mathcmatiques; auffi n'y a-t il point d'homme qui, a force de mefurer chaque chofe en particulier 8c d'en juger felon les régies de la raifon, ne puilfe avec le tems fe rendre maïtre dans un art méchanique. Je n'avois manié de mes jours aucun outil, & cependant par mon travail, par mon application, par mon induftrie, je trouvai a la fin qu'il n'y avoit aucune des chofes qui me manquoient, que je n'euiTe pu faire, fi favois eu les outils propres pour cela : fans outils méme je fis plufieurs ouvrages; & avec le fecours d'une hache 8c d'un rabot feulement, je vins a bout de quelques-uns, ce qui n'étoit peut-être jamais arrivé auparavant: mais c'eft auffi ce qui me coüra un travail infiiii. Si, par exemple, je voulois avoir une planche, je n'avois d'autre moyen que celui de couper un arbre, le pofer devant moi, le tailler des deux cotés jufqu'a le rendre fuflifamment mince, & Papplanir enfuite avec mon rabor. II eft bien vrai que par cette méthode je ne pouvois faire qu'une planche d'un arbre entier; mais a cela, non plus qu'au tems & a la peine proügieufe que je mettois a la faire, il n'y avoit aucun remède que Ia patience, D'ailleurs, mon tems ou mon travail étoit fi peu précieux , qu'autant valoit-il que je 1'employaffe d'une manière que de 1'autre. Néanmoins je me fis une cluife & une table,  de Robin sok CrcsoÉ. 15? comme je 1'ai dit. C'eft par-la que je commencai, & je me fervis pour cela des morceaux de pianches, que j'avois amenés fur rrfoh radeau. Mais quand j'eus fait des planches, je fis de grandes cablettes de la largeur d'un pied & demi, que je placai 1'une au-deffus de ï autfè touc le long d'un coré de ma caverne , pour y mettre mes outils, mes cloux, ma ferraille, en un mot, pour arranger féparément tpütés chofes, & les pouvoir trouver aifément. J'enfoncai pareillement des chevilles dans la muraille du rocher, pour pendre mes fufds &c autres meubles qui pouvoient être fufpendus, Tellement que quiconque auroitvu ma caverne, 1'auroit prife pour un magafin gcnéral de routes les chofes néceffaires: le bon ordre qui y regnoir, faifoit d'abord ttouver fous ma main ce que je cherchois , & cela, joinr a la bonne quantité dont j'étois pourvu , me caufoit beaucoup de fatisfacrion. C'eft pour lors que je commencai a temr un journal de tout ce que je faifcis, car il eft certain que dans les commencemens j'étois trop accablé, „on pas du travail, mais des croti'oles de 1'efprit, pour faire un journal fupportable, &c qui ne fut pas rempli de chofes facies « infipides. Par exemple, voici comment j'aurois débuté :1e 30 Stptembre je vomis d'abord A caufe de la quantité d'eau falée que j'avois avalée; & ayant un peu  154 Les aventures recouvré mes efprits, je ne rendis point graces k Dieu de ma délivrance, comme j'aurois du le faire, mais je me mis a conrir ca & la, comme un perdu, tantót ferrant les mains 1'une contre 1'autre , tantót me frappant la tête Ik le vifage : en même tems je faifois de terribles lamentations fur mon malheur, &; m'écriois tout haut: je fuis perdu, hé/as ! je fuis perdu. Ce manege dura jufqu'a ce que m'érant bien tourmenté & épuifé, je fus obligé de m'étendre & de me coucher a. terre pour me repofer, mais je n'ofois pas dormir, crainte d'être dévoré. Quelques jours après ceci , que j'avois été a bord du vailfeau, & que j'en avois tiré tout ce que j'avois pu, il me prit encore envie de monter fur le fommet d'une petite montagne, & la de regarder en mer, dans 1'efpérance de découvrir quelque voile : il me fembla que j'en voyois une, je me bercai de cette efpérance , & après avoir regardé fi long-tems & fi fixemenc que je ne pouvois plus voir, 1'objet s'évanquir, & moi je m'alïis a terre pour pleurer comme un enfant, & de la forte augmenter ma misère par ma fottife. Mais enfin ayant furmonté en quelque facon toutes ces foiblelfes, me voyant étab'i dans mon domicile , pourvu de meubles , avec une chaife & une table de furcroït, le tout auffi bien conditionné què j'avois pu 3 je commencai  de ROSIN !oh CrUSOÉ. l$f & renir uil journal que je continuai aur-aat qu* dura mon encre. Or ce début vous paroir fans doute aflez fafiidieux,, & je ne doure pas que vous ne préfériez celui-ci, mais l'exaótitude m'obligera a vous répérer plufieurs particularités dont je vous ai déja parle. JOURNA %'. Le ;o Septembre de fan 1659. Après avo;t faicnaufrage durant une horrible tempête , qui depuis plufieurs jours emportoit le batiment bois de fa route , moi malheureux Robirifon Crufoe\ feul échappé de tout 1'équipage , que je vis périr devant mes yeux, étant plus mort que vif, je pris terre dans cette Ifle infortunée , ce qui fut caufe que j'ai cru pouvoir a jufte titre i'ap pel er 1' fjle de de'fefpoir. Je palfai tout Ie refte du jour a nTaffliger de 1'état affreux oü j'érois réduit, n'ayant ni alimens, ni retraite , ni habits , ni armes, dénué de toute efpérance de recevoir du fecours , m'attendanï a être la proie des bêtes féroces, la viótime des Sauvages , ou le martyre de la faim , nevoyan? en un mot devant moi que 1'image de la mort, A 1'approche de la nuit , je montai fur ua arbre de peur des animaux fauvages, de quelque  '156 Les Aventures^ efpèce qüils puffen, être; mais la pluie qu'il fit toute la nuit ne m'empêcha pas de dormir d'un profond fommeil. Le premier Oclobre , Je fus furpris de voir le matin que le vaifleau avoit flotté avec la marée , Sc qu'il avoit été porté beaucoup plus pres du rivage qu'il n'étoit auparavanr. D'un cóté , c'étoit un fujet de confolation pour moi de ie voir dteffer fur fa quille , Sc tout entier , j'efpérois que , fi le vent venoit a. s'abattre , je pourrois aller a bord , & trouver de quoi manger , Sc en tirer plufieurs chofes pour fournir tant aux néceffités , qu'aux commodités de la vie , d'un autre cóté , ce fpectacle renouveloit la douleur de la perte de mes camarades ; je m'imaginois que, fi nous fuffions demeurés a bord , nous aurions pu fauver le vailfeau, ou du moins une bonne partie de ceux qui le montoient Sc qui avoient été noyés, Sc que nous aurions peut- être conftruit un bateau des débris, pour nous tranfporter en quelqu'autre région. Une partie de cette journée fe palfa ame tourmenter par mille réflexions , mais enfin voyant que le vailfeau étoit prefque a fee, je marchai fur le fable auffi loin que je pus , & je me mis a la nage pour aller a bord. II continua de pleuvoit pendant ce jour ; mais il ne faifoit point de vent. Depuis le premier Oclobre jufqu 'au virtgt-quatre.  ï> E ROBINSÖK C R 0 S Ö £ 1J7 Tous ces jours furent employés a faire plufieurs voyages pour tirer du vailfeau ce que je pouvois Sc que je conduifois enfuite a terre fur des radeaux avec la marée montante. II plut encore beaucoup pendant tout ce tems, quoiqu'avecplufieurs intervalL-s de beau tems, mais , a ce qui paroit, c'étoit la faifon des pluies. Le 14 , je renverfai mon radeau , Sc tous les elfets qui étoient delfus, mais comme ce nétoic pas un lieu profond , Sc que la charge étoit de chofes pefantes pout la plupart, j'en recouvraï une grande partie dans la baffe marée. Le 25 , il fit une pluie qui dura toute la nuit tout le jour , accompagnée de tourbillon de vent , qui s'élevoient de tems en tems avec violence, Sc qui mirent le vailfeau en pièces, tellement qu'il n'en paroilfoit plus rien que les débris ; encore n'étoit-ce que fur la fin du rerlux. Je m'occupai cette journée a ferrer les effets que j'avois fauyés, de crainte qu'ils nefe gatalfent ala pluie. Le zó Oclobre, je me promenai prefque pendant tout le jour, cherchant une place propre a fixet mon habitation, ayant forti cceur de me mettre en füreté Contre les attaques nocturnes des hommes cruels, ou des bêtes fauvagss. Vers la nuit je plantai le piquet dans un endroit convenable au pied d'un rocher , Sc je tirai un demi-cercle pour matquer les limïtes de mon campewienr^  15S Lés AVeïntüré's que je me réfblus de fortiher d'un ouvrage corffj pofé de deux farigs de pal.wfadë's , dom: 1'enrre- deux êtak comblé de cables , & le dehoïs de gazons. • Depuis le ió jufqu'au fo, je trava.üai fort Sc ferme a porter mes eftets dans mon habitation nouvelle f quoiqu'il plüt exceillvemeut diirarit ene partie de ce tems-la. , Le 5 / au matin , je fortis avec mort fufil pour aller par l'töe ï la découvette & a la chaffe. Je ttiai une chèvre, dont le chevreau me fuivit }aC-> ques chez moij mais comme il ne vouloit point «langer, je fus obligé de le tuer pafeillement. Le premier Nóvembte j je dreffai ma rente atï pied d'un rocher , je la fis auffi fpaeietife que je pus , la fotitenant fur des piquets que je plantai & auxque's je fufpendis mon branie. J'y couchai pour la première nuit. Le i h'ovenibre , je placai tous mes coffres < toutes les p.anches , & toutes les pièces de bois donc j'avois Compöfé mes radeaux, autour de moi, & je m'en fis un rempart, tant foit peu èri dedans du cercle que j'avois marqué pour ma forterefie. Le 5 , je fortis avec mon fufil , & je tuai deux Cifeaux femblables a des canards , & qui étoienÉ tin trés-bon nlanger. L'après-dmée je me mis a Uavailler pour me faire une table.  bé robinson CrÜSOE. i$*> Le 4 au mat'm , ie continiiai une régie , que jö me frs une loi d'obferver déformais chaque pur. c'étoit d'avoir mon tems pour travailler , pour m'alier promener avec mon fufil , pour dormir, & pour nies petits divertiiTemer.s; j'ordonnai la chofe de la manière qui fuit. Le matin j'allois dehors avec mon fufil pour deux ou rrois heures," s'il ne pleuvoit pas \ en fuite je m'employois a eravailler jufqu'a environ onze heures, & après cela je mangeois ce que la providence &z moa ïnduftrie m'avoient préparé : a midi, je me couchois pour dormir lufqu'a deux henres, paree qu'il faifoitevtrêmement chaud a cette heure-la ; & enfin je retourhois au travail fur le foir. Je mis ie travail tout entier de cette journée & de la fuivante a faire une table ; car je n'étois alors qu'un pauvre ouvrier , quoique dans la fuite le tems ik la nécefiité me rendirent bientót parfaitemd-nt expert dans la méchanique, & c'eft mon fentiment, que tout homme qui fe feroit trouvé en ma place, ne feroit pas devenu moins habile fous ces deux grauds maitres. Le s Novembre , j'allai dehors avec mon fufil & mon' chien , & je tuai un chat fauvage : la peau en étoit douce , mais la chair ne valoitrien du tout a manger : j'écorchois tous les animaux que je tuois , & j'en confervois la peau. En m'en revenant le long' de la cóte je vis plufieursoifcaux  ïSö LèS AVENfUftÉS «le mer, qui m'étoient incoïinus, mais je fuS furpris , & prefque effrayé . a Ia vue de deux ou trois veaux marins , qui , pendant que jciöis a ks confulérer , ne fachant pas encore ce que C'étoit , fe jetèrent dans la mer , & m'échappèr rent pour Ion. « Le 6 , après ma promenade du matin , je me mis a ttavailler après ma table, ik je la fin is : il eft vtai que je ne la trouvai pas faite a ma fian-: taifie , mais aulli je ne fus pas long tems fans apprendre k en corriger les défauts. ' Le 7 , le tems eömtnenèa a fe mettre au beau. Je ne travaillai a autre chofe qua me faire une chaife durant les 7e , 8C, 5>e, ioe, & Une partis du ize. Je ne parle pas du n, paree que c'étoit Ie Dimanche , fuivant mon Calendrier : j'euS bien de ia peine a donner a eet ouvrage une fofme reconnoitfable , encore ne m'agréoit-il point du tout, quoique je 1'euffe mis en piècss plufieurs fuis avant d'y mettre la dernière main, Notez que dans peu je négligeai 1'obfervation du Dimanche , paree qu'ayant cmis de. graver le cran qni le déiignoit 3 j'oubliai 1'ordre des jours, Le i j Novembre , il fir une pluie qui me rafraichit extremement , & qui fit un grand bien a Ia teire : mais le tonnei're & les éclairs dont el[e étoit accompagnée , me caufèrent des frayeurs* terribles au fujet de ma poudre. Dès que ce fra- eas v  \i t Robin s o n C k ü s c3 i *e R.03ins0n CrusoÉ. i"7| fee dans un lieu ©ü ils auroient auffi-tot été brülés par le foleil 4 ou bien noyés par les pluies : c'étoit une faveur auffi réelle , que s'ils fuffent tombés du ciel. Je ne manquai pas , comme vons pouvez vous' iroaginer , de recueillir foigneufernent ce bied dans Ia bonne faifon, qui étoit a la fin du mois de Juin, & ferranr jufqu'au moindre grain, je réfolus de le tout femer, dans 1'efpérance qu'avec le tems j'en aurois affez pour faire mon pain. Quatre ans fe pafsèrent avant que j'en puiffe tater: encore ere ufois-je fobrement, comme je le ferai voir en fora lieu ; car celui que je femai la première fois, fut prefque tout perdu , pour avoir mal pris mon tems , en le femant juftement dans la faifonféche; ce qiti fut caufe qu'il périr, on du moins iln'en vint que rrès-peu a perfeélion : mais nous parierons de cela en fa place. Outre eet orge , il y eut encore une trentaine d'épis de riz , que je confervai avec le même foin ,& pour un femblable ufage, avec cette différence pourtant , que le dernier me fervoit tantbt de pain , & tantöt de mets \. car j'avcfts trouvé Ie fecret de 1'apprèter fans le mettre en pare. Maisil eft tems de reprendre notre journal. Je travaillat bien conftamment pendant troisou quatre mois a batir ma muraille,. Sc la fermaf Ie 14 d'Avril, m'en ménageant 1'entrée avec une  *74 Les aventures1 teheüe pour palfer par-delfus , & nou par miè porte, de peur qu'on ne remarquat de lom mori habitation. Le 16 Avrll. Je fims mon échelte,: avec laquelle! je montaï fur mes paliiTades; enfuice |e 1'enlevaf êc la mis a terre en dedans de 1'enclos, qai étoit iel qu'il me le fallóit : car il y avoit un efpacé fuffifant, & rien n'y pouvoit entret q'u'eiï palïanÉ pir-deflusla mrrraille. Dès le lendemain que eet ouvrage fut archevé„ ye faillis a voir renverfer fubitement tous meS travaux , & a perdre moi - même la' vie : voici comment la chofe fepalTa. Comme je m'oècupoisr' derrière ma tente , je fus tout-a'-coup épouv'anté de voir que la terre s'ébouioit du haüt de mal' ^oute , & de la cimé du rocher qui'pendoit futf ma téte : deux des piliers que j'avois placés dans' riia caverne craquèrent horriblement; & n'etr fachant point encore la véritable caufe, je crus qu'il n'y avoit rien de nouveau, mais qu'il pourroit bien tomb'er une bonne quantité de maté-ffiaux , comme il étoit déja. arrivé une fois.' De peur d'être enterré delfous, je m'enfuis au plus' vite vers monJ éehelle , & ne m'y croyant pas' éncore eh fureté, jepaffai par-delfus ma muraille , pour m'éioigner & pour me dérober rl' des- morceaux eutiers du rocher, que je croyois a tout ave-ment devoir fond-re fur moi. A peine avois-je  ê è R ó b i n s o n Cr«so£ tff të pied a terre , de 1'autre coté de ma paliffade, que je vis clairement qu'il y avoit Cm nem'blement de terre horrible. Trois fois le terrein cü j'étois? ttembla fous mes pieds; entre ehaque reptife il v eut on intervalle d'eriviron httit minutes \ & les* trois fecoutfls furent fi prodigieufes, que lés'édifrces lés plus folldes & les plus forts qui foient fur la face de la terre, en auroient été renverfés. Tout le cot'é d'un rocher , fitué environ & uri demi-mille de moi , tomba avec un bruit qut égaloit celui du tonnerre. L'Océan même me paroifioit émü de ce prodige, & je crois que lesfecoulfes éroient pks vioientes fous les ondcs que dans 1'Ifle. Le mouvement de la terre m'avoit donné de* foulevemens de cceur , comme auruit fait celui ■ dun vailfeau battu de la tempête, fi j'avois éi'é fur mer; je n'avois rien vu ni entendu dire de femblable : & rétonnement doiït j'étois faifi, èfacoi't le fang dansmes.veines, èi füfpendóit en qn-êlque facon toutes les puiifances de mon amé. Mais le fracas caufé par la chüte du rocher virrf frapper mes oreilles, & m'arracher de lecatinfenffible oü j'étois plongé, pour me remplir d'horreuf & d'effroi ,- en ne me lailfant entrevoir que de Éerribles objets* une montagne, ehfr'autres, route prête a: s'abimer fur ma tente & fous fon propre pokis, & a enfeveiir dans fes ruines toutes-mes  iyS Les avsntüüeS ijè&eues; Cette penfée rejeta mon arrie clans Cé première lethargie. Voyant enfuire que trois feconlfes 'netoient* fuivies d'aucune autre, je commencai a fe prendre* conrage , & néanmoins je n'o'fois pas encore paflef par-delfus ma muraille de peur d'être enterré tout vif; rnais je demeurai fans me bouger , affis a terre , dans l'affliétion , & dans 1'incerritade de ce que je devois faire. Durant tout ce tems , je n'avois aucune penfée férieufe de religion, li ce n'eft que )e prononcois de tems en tems du bout des ièvres ce formulaire :• felgneur, aye%_ pitié de moi; enco're certe ombre de religion ne dura-t elle guères, & s'évanouit auffi vïte qae le danger. L'air s'obfcurcitfoit , & le ciel fe couvroit de* nu'ages, comme s'il alloit ple.uvoir. Bientót après ïe vent s'éleva peit-a peu, & alla ü forr en augmentant, qu'en moins d'une demi-heure, il fouftlanu ouragan furieux. A 1'inftant vous anriez vu lat mer blanehie de fon écume, le rivage inpndé dès fiots , les arbres arrachés du fein.de la terre , & tous les ravages d'une affreufe tempêre. Elle durai prés de trois heures, enfuice elle alla en dhrn-f nuanr \ au bout de trois autres heures \\ fkcalme^ & il comnienea a pleuvoir extrêmement lort. Cependant j'étois dans la même htuation de corps & d'efprk, quand tout-a-coup jeris réflexioiï que ces vents &, cette pluie étant une fuite naturelle  DE ROBINSON C R U S O É. I77 relle du tremblement de terre, il falioit que ce dernier fut épuifé, & que je pouvois bien me hazarder aretourner dans ma demeure. Ces penfées réveirïèrent mes efprits, & ia pluie aidant encore a me perfuader, j'allai m'afieoir dans ma tente; mais je n'y fus pas long-tems, que j'appréhendai qu'elle ne fut renverfée par la violence de la pluie; ainfi je fus forcé de me retirer dans ma caverne , quoiqu'en même tems je tremblalfe de peur qu'elle ne s'écroulat fur ma tête. Ce déluge m'obligea a faire un trou au travers de mes fortificanons, comme un ruiifeau , pour faire écouler les eaux , qui, fans cela , auroient inondé ma caverne. Quand j'eus demeure a 1'abri pendant quelque tems, & que je vis que le tremblement de terre étoit palfé , mon efprit commenca a fe trouver dans une meiileure affiette ; & pour foutenir mon courage, qui en avoit alfurément grand befoin , je m'en allai a 1'endroit ou étoit ma petite provilion, pour me fortifier d'un trait de ium; mais alors, comme en toute autte occafion, j'en ufai fort fobrement, fachant trèsbien que , quand mes bouteilles feroient une fois a fee , il n'y auroit plus moyen de les remplir. II continua de pleuvoir toute la nuit & une partie du lendemain, tellement qu'il n'y eut pas moyen de mettre le pied dehors : mais comme je me polfédois beaucoup mieux , je commencai Tttmc I. M  178 Les aventures auffi a réfléchk fur le meilleur partï que j'avois a prendre, concluant que, 1'Ifle éranc fujette a des tremblemens, il ne falioit aucunement fiire ma demeure dans une caverne; mais fonger a me batir nne cabane dans un lieu découvert & dcgagé, ou je me fortifierois d'une mutaüle telle que la première , pour me mettre en garde contre tous animaux, hommes ou bêtes,, pleinement couvaincu que , fi je reftois dans le même endroit, il ne manquerok pas de me fervir de fépulcre. Ces raifonnemens me firent penfer a óret ma tente du lieu oü je l'avois drelfée, qui étoit au pied d'un rocher efcarpé , lequel, s'il venoit a être fecoué une feconde fois , tomberok certainement fur moi. Les deux jours fuivans, qui étoient les 19 & 20 Avril, je n'eus 1'efprit occupé d'autre chofe que de 1'endroit que je choifirois pour y transférer ma demeure. Cependant la crainte d'être enterré tout vif faifoit que je ne dormois jamais tranquillement; celle que j'avois de coucher hors de ma rorterelfe, 'dans un lieu tont ouvert & fans défenfe, étoit ptefque auffi gtande : mais quand je regardois tout autour de moi, que je confidérois le belordre oü j'avois mis toutes chofes, combien j'étois agréablement caché, combien j'avois peu a craindre les irruptions , certes je fentois beaucoup de répugnance a déménager.  DE ROBINSON CrUSOÉ. 10 De plus, ie me repréfentois que je ferois longtems a faire de nouveaux ouvrages, & qu'il me falioit riiquer de refter oü j'étois, jufqu'a ce que j euffe formé une .efpèce de campement, & que je 1'euffe fuffïfamment fortifié poury prendre mes logemensen toute süreté. De cette manière, je me mis 1'efprit en repospo.ur un tems, & je pris Ja réfolution de mettre inceffamment la main a 1'ceuvre pour me conftruire une muraille avec des palilfadcs & des cables comme j'avois fait la première fois , de renfermer mes rravaux dans un petit cercle, &d'attendre, pour déloger jufqu'a ce qu'ils fuflent finis & perfeéfionncs. C'eft le 21 que cela fut arrêté dans mon confeil privé. Le 2i Avrïl. Dès le grand matin,je fongeai aux moyens de metre mon deffein a exécution : mais je me trouvai fort en arrière du cóté de mes eutils; j'avois trois bifaigues, & une multitude de baches, paree que nous en avions embarqué une provifion pour trafiquer avec les indiens; mais ces inftrumens, a force de charpenter & de couper du bois dur & noueux, avoient le taillant tout denté & émoufté: & quoique j'eufte une pierre a aiguifer, je n'avois cependant pas le fecret de la faire tourner pour m'en pouvoir fervir. Cet obftaele intrigua beaucoup mon efprit, & fut pour moi ce qui feroit un grand point de polirique a 1'égard d'un homme d'écat, & la condam- M ij  fS*o Les aventures nacion oul'abfolution d'un criminela 1'égard d'un juge. A la fin pourtant j'inventai une roue attachée a un cordon pour donner le mouvement a la pierre avec mon pied, tandis que j'aurois les deux rriains libres. Notez que je n'avois jamais vu une telle invention en Angleterre, ou du moins je n'avois point du tout remarqué comment elle étoit pratiquée, quoiqu'elley foit fort commune, a ce que j'ai pu voir depuis. D'ailleurs, ma pierre étoit fort grolfe & fort lourde; & cette machine me couta une femaine entière de travail pour la rendre parfaite &: achevée. Les 28 & 19 Avrïl. J'employai ces deux jours a aiguifer mes outils, la machine que j'avois iuvenrée pour tourner la pierre jouant a merveille. Le 30. M'appercevant depuis long-tems que mon pain diminuoit confidérablement, j'en fis la revue , & je me réduifis a un bifcuit par jour y ce qui étoit pour moi un brifement de cceur. Le 1 Maï. Regardant le matin vers la mer pendant la balfe marée, je vis quelque chofe d'afièz gros fur le rivage , & cela reifembloit afiez a uu tonneau : quand je me fus approché de 1'objet, je vis qu'un petit baril & deux ou trois morceaux des débrisdu vaüfeau, avoient été poulfés a terre par le dernier ouragan. Je regardai du coté du vaillèau, & il me parut être beaucoup plus hors  DE RöIflNSON CrUSOÉ. ifl de 1'eau qu'il n'étoit auparavaut. J'examinar le baril qui étoit fur le rivage, &c je trouvai que c'étoit un baril de poudre , mais qu'il avoit pris 1'eau, & que la poudre étoit toute collée,& dure comme une pierre. Néanmoins je le roulai plus avant par provifion , pour 1'éloigner de 1'eau, & j'allai enfuite auffi prés du vaifleau que je le pouvois fur le fable. Quand je fus proche, je trouvai qu'il avoic étrangement changé de fituation. Le chateau d'avant, qui aupatavant étoit enterré dans le fable , paroilfoit pour lors élevé de plus de fix pieds : la poupe qui avoit été mife en pièces,. & féparée du refte par la tempête , dès que j'eus achevé d'y fouiller la dernière fois ,fembloit avoir êté balottée , & fe montroit toute fur un coté, avec de ft hauts monceaux de fable devant elle,. qu'au lieu que ci-devant je n'en pouvois pas approcher d'un demi-mille qua lanage, il m'étoiü aifé d'aller au pied jufqu'au-delfus, quandlereflux s'étoit ép-uifé. D'abord je fus furpris d'une telle fituation ; mais bientót je conclus qu'elle avoit été caufée par le tremblement de terre, & comme pac les fecoufles de ce tremblement le vailfeau s'étoit brifé & entr'ouvert beaucoup plus qu'il ne 1'étoit auparavant, de même auftl il venoit tous les jours a terte quantité de chofes que la mer détachoit, M üj.  "t^2- Les. aventures & que les vents & les flots faifoient peu-a-peu roaler jufques fur le fable. Ceci me fit eutièrement quitter la penfée de dranger d'habuation , & ma principale occupacion, ce jout4a, fut d'elfayer fi je ne pourrois poinc pinétret dans le vailfeau; mais je vis que c ecoic une chofe a laquelle je ne devois pas m'arcendre, paree que le vencre du batiment étoit comblé de fable jufqu'au bord. Néarirnoins comme 1'expérience m'avoit appris a. ne défefpérer de rien, je réfolus de mettre en pièces tout ce que je pourrois des refi.es, me perfuadant que ce que j'en tirerois , me ferviroit A quelqu'ufage. Le 3 Maï. Je me mis a travailler avec ma fcie, & je coupai de part en part un morceau de[poutre, qui foutenoit une partie du demi-pont; après cela j ecarrai & j otai le plus de fable que je pus du coté le plus haut; mais la marée furvint, Sc m'obligea de finir pour ce jourda. : Le 4. J'allai a la pêche , mais je n'attrapai pas nn feul poiiTon que j'ofalfe manger, ce qui me dégouta de ce palfe-tems : comme j'étois fur le point de quitter , j'attrapai un petit dauphin. J'avois une grande ligne faite de fil de corde; mais je n'avois point d'hamegon , & néanmoins je prenois affez de poiflons, & tout autant que j'en pouvois confommer. Tout 1'apprêt que j'y  BE ROBINSON CrUSOÉ. 1 8 j faifois, c'étoit de le féchet au foleil, après quoi je le mangeois. Le 5. J'allai travailler fur les débris; jecoupai une autre poutre, & tirai du pont trois grofles planchesde fapin, que je Kai enfemble, & fis flotter avec la marée jufqu'au rivage. Le 6. Je travaillai fur les débris d'oü j'etdevai plufieurs ferrailles : cela me coüta un long & pénible travail: j'arrivai fort las au logis , & j'avois quelqu'envie de renoncer a ces corvées. ' Le 7. Je retournai aux débris fans avoir le delTein d'v travailler; mais je trouvai que la carcaffe s'étoit élargie & affaiitóe fous ie poids de fa; charge, depuis que j'avois coupé fes deux poutres j que plufieurs endroits du batiment étoient détachés du refte, & que la cale étoit fi découverte que je pouvois voir dedans; mais elle regorgeoit de fable & d'eau. Le S. J'allai aux débris, & je portai avec moi un levier de fer pour démanteler le pont, qui pour . lors étoit tour-a-fait exempt d'eau & de fable : j'enlevai deux planches, que je conduifis encore avec la marée. Je lailfaile levier fut la place pour le lendemain. Iep. Je me rendis aux débris avec le levier je pénétrai plus avant dans le corps du batiment; je fentis plufieurs tonneaux, que je remuai bien„ mais je ne pus point les défoncer. Jefemis pareil- Miv  lff Les aventures Jement le rouleau de plomb d'Angleterre, & je le foulevois bien un peu, mais il étoit un peu trop pefant pour 1'emporrer. _ Les io, 11,12, ^, 14 Mal. J'allai tous ces jours aux débris, & j en tirai plufieurs pièces de charpente, nombte de planches, & deux ou trois cents livres pefant de fer. l$- Je portai avec moi deux haches pour eflayer fi je ne pourrois point couper un morceau de plomb roulé, en y appliquant le taiilant de 1 une , que je tacherois d'enfoncer en frappant avec la tête de 1'autre. Mais comme il étoit environ un pied & demi enfoncé dans 1'eau, je ne pouvois donner aucun coup qui Portit & qui fit impreflion. Ls 16. II fit beaucoup de vent la nuit, & Ja carcalTe du batiment en parut encore plus fracalfée qu'auparavant : mais je demeurai fi long-tems dans les bois a chercher des nids de pigeons pour ma cuifine, que je me Jaifiai prévenir par la marée ce jour-IA , & elle m'empêcha d'aller aux débris. Le 17. J'appercus quelques morceaux des débris qui avoient été portés a tetre , a une diftance de prés de deux müles : je voulus aller voir de quoi ,1 s'agiifoit; il fe rtouva que c'étoit une pièce de la poupe, mais trop pefante pour que js ia pufle emporter.  DB RoEINSON CRUSOÉ. l8j Le 24 Mat. Je travaillai fur les débris, jufqu'a ce jour inclufivement, Sc a force de jouer du levier pendant tout eet intervalle, j'ébranlai fi fort la carcafie, que la première marée qu'il y eut accompagné de vent, fit dotter plufieurs tonneaux, Sc deux cofFres de matelots. Mais comme le vent fouftlois de terre , rien ne vint au rivage ce jour-la, excepté des morceaux de bois, & un Tonneau plein de porc du Bréfil , que 1'eau falóe Sc le fable avoient entièrement gaté. Jecontinüaice travail jufqu'au quinzième Juin, fans pourtant déroger au tems nécelfaire pour cbercher ma nourriture, & que j'avois fixé a la haute marée durant ces allées & ces venues, afin que je pulfe être toujours prêt pourlabalfe. J'avois de cette manière amalfé du merrein, des planches Sc du fer en alfez grande quantité pour conftruire un bateau , fi j'avois fu comment m'y prendre. J'avois encore enlevé, pièce parpièce, prés de cent livres de plomb roulé. Le 16 Juin. En marchant vers la mer , je trouvai une tortue qui étoit la première que j'eulfe vue dans 1'ile : mais j'avois été fi longtems fans découvrir aucun de ces animaux , que c'étoit plutót un effet du malheur que de la rareté de leur efpèce ; car je trouvai depuis, que je n'aurois eu qu'a aller de 1'autre cóté de file pour en voir des milliers chaque jour; mais p*ut - être  iS6 Les aventures auffi que cette découverte m'anroit coüté bien cher. Ze 17 Juin. J'einployai ce jour a apprêter ma toi'tue; je trouvai dedans foixanteoeufs \ & comme depuis mon abord dans eet afrreux féjour , je n'avois pas goüté d'autre viande que celle d'oifeau & de bouc , fa cliair me parut la plus favoureufe & la plus délicate du monde. Le 18. II plut tout le jour, & je reftai au logis; La pluie me fembloit froide , & je me fentois tout friileux; chofe que je favois n'êtte point ordinaire dans cette latitude. Le 19. Je me trouvai fort mal, & frilfonnant comme s'il eüt fait un grand froid. Le 10. Je n'eus point de repos toute la nuit j mais j'eus une fièvre accompagnée de grandes douleurs de tête. Le 21. Je fus fort mal , & j'eus des frayeurs mortelles de me voir réduit a cette miférable condition , que d'être malade & deftitué de tout fecours humain. Je fis ce qui ne m'étoit pas encore arrivé depuis la tempête dont nous avions été accueillis a la fortie de Ia rivière d'Humber j ce fut de prier Dieu , mais d'une manière fi fèche, qu'a peine favois-je ce que je difois, ni pourquoi je le difois , tant ma tête étoit brouillée. Le 11. Je me trouvai dans une difpofition meilleure; mais les craintes terribles que me donnoic  DE ROBINSON GrUSOE. 187 ma maladie , portoienr le trouble dans mon ame. Le 25 Juin. Je fus derechef fort mal, ayant da froid, des tremblemens, Sc un violent mal de tète. Ie 24. Je fus beaucoup mieux. Le 2 5. Je fus tourmenté d'une fièvre violente; i'aceès me tint fept heures; il fut mêlé de froid & de chaud , & fe termina par une fueur qui m'affoiblit beaucoup. Le 16. Je fus mieux , & comme je n'avois point de vivres , je pris mon fufil pour en aller chercher : je me fentois extrêmement foible ; & néanmoins je tuai une chèvre que je trainai au logis avec beaucoup de difficulté ï j'en giillai fur les charbons quelques morceaux que je mangeai: c'auroit bien été mon defTein d'en étuver pour me faire du bouillon; maisil m'en fallut pafler faute de pot. Ie 27. La fièvre me reprit fi violemrnent \ qu'elle me fit garder le lit tout le jour fans boire ni manger. Je mourois de foif; mais j'étois fi foible que je n'avois pas la force de me lever pour aller chercher de 1'eau. Je priai Dieu de nouveau; mais j'étois en délire ; & en me quittant, ce délire me laifla. dans un tel abattement, que je fus obligé de me tenir couché; feulement  L E 5 AVENTURES »'écriois-je : ^«ar, ^ M /a« vtf„ moi ^ Seigneur, prends pitié de mol. Je m'imagine que je „e fis autre chofe durant deux ou trois heures, jufqu'd ce que I'aceès m'ay anr enfin quitté, je m'endormis , & ne me réveillai que bien avant dans la nuit. Quand je me téven" ai, ,e me fentis fort foulagé , quoique bien toible & altéré : quoi qu'il en foit, il n'y avoit Point deau dans toute ma demeure, & je fus W de refter au lit jufqu'ati matin , que ,e me rendormis ; & dans ce fommeil , je fis Ie fonge aftreux que vous allez voir. ü "ie fembloit que j'étois affis a terre , hors de 1 encemte de ma muraille , dans Ie même endroit ou j'étois lors de la tempête qui fuivit le tremblement, & que je voyois un homme qui d une noire & épailfe nuée, defcendoit a terre au nnheu d'un tourbillon de feu & de name. DePuis les pieds jufqu'a la tête , il étoit auffi éclatant que 1'aftre du jour , tellement que mes veux n eu pouvoient fupporter Ia vue fans être éblouis Sa contenance portoit la terreur, mais une terreur que je pus bien fendr . & qu>on ^ fauro.t «primer. La terre , quand il la toucha de fe, pieds, me parut s'ébranler, comme elle avoir fait ci-devant pendant le tremblement; & Ia région del air, embrafée, paroiffoit n'être plus qu'un-j rournaife ardente.  DE RoEINSON CrUSOÉ. 189 A peine étoit il defcendu fur ce bas élément, qu'il s'achemina vers moi , armé d'une longue piqne pour me tuer : quand il fut parvenu a une certaine éminence diftante de quelques pas, il me paria , & d'une voix terrible il proféra ces paroles encore plus terribles : Paree que tu ne t'es pasconvertï a la vue de tant de Jlgncs , tu mourras. A ces mots , il leva fa redoutable lance, 8c jele vis venir pour me frapper. De toutes les perfonnes qui liront cette relaïion , aucun ne s'attendra que je fois capable de repréfenrer les horreurs oü cette vifion plongea mon ame; horreurs d'autant plus étranges, que, même durant le fonge, je fentois un accablement réel: Pimpreffion qae cela fit fur mon efprit , ne paffa pas comme un fonge ; elle s'y grava profondément; Sc après mon réveil, elle fe conferva dans toute fa fotee , malgté les lumières du jour Sc de la raifon. Hclas ! a peine avois-je quelque connoilfance de la divinlté; ce que j'avois appris fous mon père étoit oublié : les bonnes inftruébions qu'il m'avoit données autrefois avoient eu le tems de s'erfacer par une débauche non interrompue de huir ans de tems, que j'avois palfés avivre 8c a converfer avec des mariniers qui ne valoieur pas mieüx quémoi; c'eft a-dire, fcélérats & profanes au jr'é j i ne fache pas que , durant  ip0 Les aventures un fi long efp.ice , il me foit jamais venu k moindre penfée de m'élever vers Dieu, pouradmirer fa fagellè, ou de defcendre au-dedans de moi-même , pour y contempler ma misère : une certaine ftupidité dame s'étoit emparce de moi, & en avoit baiini tont dein du bien, & toute fenfibilité au mal; j'avois tout 1'endurcilfemenc qu'il faut pour être un modèle de libertinage parmi les matelots de la plus méchante efpèce ; n'ayant aucun femiment, ni de crainre de Dieu dans les dangers qui fe prefentoient, ni de gratirude envers lui dans les délivrances qu'il opéroir. On n'aura pas de peine a croire ce que je viens de dire, fi 1'on réfléchit fur les traits précédens de mon hiftoire, & j'ajoute que, parmi cette foule de malheurs qui m'arrivèrenr fucceffivement, je ne m'avifii pas une feu le fois que ce pouvoit être la main de dieu qui s'appefantifloit fur moi, que c'étoit une punition de mes crimes, de ma dcfobéiftance envers mon père , ou du cours entier d'une méchante vie. Dans cette expédition défefpérée que je lis unies cótes défertes d'Afrique, il ne m'arriva nul* lement de réfléchir quelle feroit ma dernière fin, ni de m'adreifer a dieu pour lui demander de dinger ma courfe, & de me couvrir du bouclier de fa providence , pour me mettre en "arde  DE ROBINSON C R Ü S O L I9I ccntre la féroclté des bêtes, Sc contre la cruauté des fauvages, dont j'étois entouré de routes parts. L'êtue fouverain n'étoit ni 1'objet de mes penfées, ni la règle de ma conduite : j'agiflbis en put animal, fuivant 1'inftinct. de la nature, Sc mettant a peine en ufage les principes du fens commun. Lorfque je fus délivré en pleine mer par le capitaine portugais, qui me recut a fon bord honorablement, & cjui me traita avec équité, avec humanité, avec charité, je n'avois en moi nul fentiment de reconnoiftance. Lorfque je fis naufrage fur la cote de 1'ifle oü je fus fubmergé Sc englouti a plufieurs reprifes, ou je devois périr cent Sc cent fois, je ne fentis point ma confcience touchée , & ne regardai point la chofe comme un jugemenr de dieu; mais je me contentois de croire qu'il y avoit dans eet événement de la fatalité, Sc de me dire fouvent a moi même que j'étois une maudite créature, & que j'étois né pont être malheurenx. 11 eft bien vrai que, dès que j'eus pris terre pour la première fois , & que je trouvai que tout le refte de 1'équipage avoit été noyé, Sc que j'étois le feul qui eut été fauvé , il eft bien vrai, dis je, que j'eus alors une efpèce d'extafe Sc un raviffement de cceur, qui, aflifté de 1'efficace de la grace , auroit bien pu fe terminet  19 2- Les aventures a une reconnoiffance chrétienne; mais ce fat un fruit qui avorta dans fa haifFance , un Iumignon auffi-tot éreint qu'aliumé , un mouvement qui dégénéra en un tranfport de joie charnelle, & provenant uniquement de me voir encore en vie , fans que je confidéraife que le bras du tout puiffant s'étoit fignalé en ma faveur; qu'il m'avoit tiré moi feul du nombre des morts, pour me remettre a la terre des vivans : ma joie ne dirfcroit en rien de celle que relfentent communément les matelots qui fe voient a terre apsès avoir échappé du naufrage , qui confacrent ces premiers momens a laboiffon, Sc qui fe harent de noyer au plus vire dans les verres le fouvènir de tout Ie paffe. Telle étoit ma difpofition , Sc telle elle fut durant tout le cours de ma vie. Quand la fuite des tems&demures confidérations m'eurent- fait fentir tout Ie poids de ma misère , que je me repréfentois un naufrage étrange dans fes circonftances, affreux dans fon iffue; que je me voyois féparé de tout le genre humain fans nulle apparence d'y être incorporé ; que j'envifageois mes maux parvenus a leur comble , fans en appercevoir dans Pavènir Ie moindre degré de diminution , dans eet état, s'il venoit a luire un petit rayon d'efpérance de pouvoir fubftanter ma vie, & de la défendre contre  Ö E ROBINSON CrUSOÉ. IpJ «ontre la faim , c'en étoit alfez pour chatmer mes ennuis, pour fervit de contre-poids a toutes mes afflicfions ; dès-lors je commencois a me mettre 1'efprit en repos ; j'étois bien éloigné de faire inrervenir dans mes malheurs le courroux du ciel & la main vengerelfe de dieu : moa efprit n'étoit guère accoutumé a remonter ainiï des effets a leur véritable caufe. Le bied dont j'ai fait mention dans mon journal , & que j'avois vu s'élever inopinément au pied du rocher, frappa mon ame auffi-röt que ma vue ; il lui infpira une attention férieufe autant de tems que 1'opinion du miracle s'y maintint; mais cetre fuppofition ne fut pas plutöt éclipfée , qu'elle entraïna avec elle tous les bons mouvemens qu'elle avoit fait naitre; c'eft: ce que j'ai déja remarqué. Le tremblement de terre , quoique la chofe du monde la plus terrible en elle-même, & la plus capable de conduite È une puilfance invifible, qui feule tient en fa main les chofes de eet univers, le tremblement de terre, dis-je, n'eut pas plutót celfé, que 1'émotion , la crainte, <5c généralement toutes les impreffions qu'il avoit faites en moi, s'évanouirent : je ne penfai plus aux jugemens de dieu : je ne le regardaï plus comme le jufte difpenfateur de mes maux, Tome I. N  'ï5H Les aventures ni plus, ni moins que fi j'eiüTe été dans la plus douce 8c la plus forcunée condition de la vie. Mais dès que je me vis malade, 8c que la tnort accompagnée de toutes fes horreurs fe préfenta a mes yeux pour la contempler a loifir; quand mes forces commencoient a fuccomber a. la violence du mal, que la nature étoit épuifée par rardeur de la fiévre; c'eft alors que ma confcience, depuis fi long-tems affbupie, fe réveilla : je commencai a me reprocher une vie qui s'étoit fignalée par le crime, qui avoit armé contte moi la juftice divine , qui m'en avoit attiré les coups les plus inouis, & qui me faifoit actuellement gémir fous le poids de fa vengeance. Ces réflexions m'accablèrent dès Ie fecond on le troifième jour de ma maladie, &, jointes a la fiévre, aufli-bien qu'aux reproches de ma confcience , elles arrachèrent de ma bouche quelques mots de prières, qui, pour n'être pas accompagnces d'un defir finccre, & d'une efpérance vive , méritoient moins le nom de prières , qu'elles n'éroient effeótivernent le langage de la frayeur 8c de I'angoilfe. Une confufion de penfées agitoit mon efptit; la grandeur de mes crimes bourreloit ma confcience ; la peut ou. la feule idéé de moutir dans un miférable état, me  BE ROBINSON CrUSOE. I> j'ai rejetté la voie de la providence, qui, par » fa bonté infinie , m'avoit placé dans un état de «> vie oü je pouvois être heureux, & dont je n'ai * pasvoulujouir, ni connoïtre le prix, malgté » mes parens , ciue je laiffai dans un deuil, qur Nij  Les aventures » n'avoic d'autre objet qne ma folie : mais celen » ou je me vois aujourd'hui délaiffé, n'eft qu'une 3) fuite de cette même folie : j'ai refufé 1'aide de » mes parens , lorfqu'ils me vouloient établir « dans Ie monde, Sc m'y mettre dans une pofitioa 35 exempte de gêne Sc d'inquiétude; Sc mainte33 nant il me faut lutter contre des obftacles trop 33 rudes , & peu proportionnés a la foibiefle de ia 33 nature, fans que j'aie ni aftiftance, ni confo33 lation, ni confeil ». Alors je m'écriai : Grand Dieu ! viens a mon aidc: car ma de'treffe eftgrande, Cette prière, s'il eft permis de me fervir de ce nom, étoit la première que j'eufte faire depuis plufieurs années. Mais retournons a notre journal. Ze 28 Juin. Me fentant un peu foulagé par Je fommeil que j'avois eu, & I'aceès étant tout-afait fini, je me levai. La frayeur oü m'avoit jeté Ie fonge, ne m'empêcha pas de confidérer, que I'aceès de fiévre me reprendroit le jour fuivant, & qu'il falioit ptofiter de eet intervalle pour me refaire un peu, Sc préparer des rafraichifiemens, auxquels je pourrois avoir recours lorfque le mal feroit revenu. La première chofe que je fis, ce fut de verfer de 1'eau dans une grande bouteille quarrée, & de la mettre fur ma table prés de mon lit; Sc pour óter ia crudité de 1'eau, j'y ajoutai environ le quart d'une pinte de rum, mêlant Ie tout enfemble : j'allai coupet un mot-  de RoBINSON GrüSOÉ. 197 ceau de viande de bouc , que je grillai fur des charbons, mais je n'en pus manger que fort peu. Je fortis pour me promener , mais je me trouvai foible , trifte , & le cceur ferré a la vue de ma pitoyable condition, redoutant pour le lendemain Ie retour de mon mal. Le foir je fis mon fouper de trois ceufs de tortue , que je fis cuire dans la braife , Sc que je mangeai a la coque ; Sc ce fut la , autant que je m'en puis reflbuvenir , le premier morceau pour lequel j'eulfe encore demandé a Dieu fa bénédióVion durant tout le tems de ma vie. Après avoir mangé, j'elfayai de me promener, mais je me trouvai fi foible, qua peine pouvoisje porter mon fufil , fans lequel je ne marchai jamais : ainfi je n'allai pas loin , je m'aflis a terre, Sc me mis a. contempler la mer, qui fe préfentoit devant moi, Sc qui étoit calme Sc unie; Sc dans cette pofture il me vint a peu prés dans 1'efprit les penfées fuivantes. « Qu'eft ce que Ia terre ? qu'eft-ce que la mer, s» fur laquelle j'ai tant vogué? d'ou cela a-t il été » produit ? que fuis je moi-même ? que font les 55 autres créatures humaines &c brutes , privées 33 & fauvages ? quelle eft notre origine ? >3 Certainement nous avons été tous faits par S3 une Puiftance invifible , qui forma la terre & Niij  Les aventures » la nier , 1 air 8c les cieux ; & quelle eft cette j> Puilfance » ? Alors j'inférai naturellement : C'eft Dieu qui a créé toutes chofes. Fort bien, dis-je en moimème , mais je n'en demeurai pas la, & par une fuite nécelfaire des antécédens , je continuai de la forte : * Si Dieu a fait toutes chofes, il guide » ces mêmes chofes, & celles qui les concer» nent: car alfurément il faut que la Puilfance » qui les a faites, ait le pouvoir de les gouverne-r » & de les diriger. « Cela étant , rien ne peut arriver dans la » vafte enceinte de fes ouvrages fans fa connoifm fance , ou fans fon ordre. » Or , s'il n'arrivé rien fans fa connoilfance , « il fait que je fuis ici, Sc que j'y fuis dans un » étataffreux , & s'il n'arrivè rien fans fon ordre y » il a ordonné que cela m'arrivat ». Rien ne fe préfentoit a mon efprit qui put contredire une feule de ces conclufions ; c'eft pourquoi elles opérèrent en moi avec toute la force poflible , 8c me convainquirent que Dieu avoit ordonné que toutes ces chofles m'arrivaffent, que c'étoit pat une difpenfation de fa Providence que je me voyois réduit a une extréme misère, paree que feul il avoit en fa puilfance non pas feulement moi3 mais encore tout ce qui  DE ROBINSON CrüSOÉ. I?? exifte & tout ce qui arrivé dans le monde. Incontinent je me fis cette queftion. Pourquoi Dieu m'a-uil mis a. cette épreuve ? Qu ai-je fait pour être ainfi traité ? Dans cette recherche , je fentis foudain ma confcience fe foulever comme fi je venois de blafphêmer , & il me fembloit entendre une voix qui me faifoit ce reproche : « Miférable! tu * demandes ce que tu as fait; regarde en arrière „ pour y contempler le palté , & pour te retracer » une vie abandonnée au défordre : demande „ ptutot qu'cft-ce que tu nas pas fait ? demande » pourquoi tu n as pas péri il y a long-tems ? „ D'oü vient ,par exemple , que tu ne te noyas „ pas dans la rade d'Yarmouth ? que tu ne fus." „ pas tué dans le combat oü tu fus ptis par le „ corfaire de Salé ? que tu nas pas été dévoré par „ les bêtes fauvages fur les cbtes de 1'Afrique \ » & qu'en dernier lieu tu n'as pas été enfeveli - „ dans les flots comme le refte de 1'équipage ? 5> Après cela oferas-tu bien encore demander ce » que tu as fait » ? Ces réflexions me rendirent muer, & bien loin d'avoir aucune réplique pour me juftifier auprès de moi-même, je me levai tout penfif & métancolique , je marchai vers ma retraite, & je palfat par-deflus ma muraille comme pour m'aller coucber: mais re me fentois 1'efprit dans une grande N 'vt  iob Les aventures aguation, & j'étois peu difpofé a dormir; ainfi je m'aflis fur ma chaife, & comme il commencök a faire noir, j'allumai ma lampe : déja 1'atteinte de la fiévre me donnoit de terribles inquiétüdes ; Sc dans ce moment il me vint dans 1'efprit que les Brafiliens ne prennent prefque aucune autre médecine pour quelque forte de maladie que ce puiffe être, que leur tabac; & je favois qü'd y avoit dans un de mes coffres un morceau de rouleau, dont les feuilles étoient müres pour la plupart, quoiqu'il y en eut quelques-unes de vertes. Je me levai de delfus ma chaife, & comme fi j'eulfe été infpiré du ciel, j allai droit au coffre qui renfermoit la guérifon de mon corps & de moname. J'ouvris le coffre, Sc j'y trouvai ce que je cherchois; favoir, le tabac ; & comme le peu de livres que j'avois confervés y étoient auffi ferrés, je pris une des bibles dont il a été fait mention ci-deffus , ëc que je n'avois pas eu jufqu'ici le loifir , ou plutót ie defir d'ouvrir une feule fois; je la pris, dis-je, Sc Ia portai avec le tabac fur ma table. Je ne favois ni comment employer ce tabac pour ma maladie , ni s'il lui étoit favorable ou contraire; mais j'en fis 1'expérience de plufieurs manières différente*, comme fi je n'euffe pu manquer par cette voie de rencontrer U bonne, &c de  be R O BI ns ON CrUSOÉ. 101 réuffir. Premièrement, je pris un morceau de feuille que je mis dans ma bouche , Sc comme le «abac éroir vert Sz fort, & que je n'y étois pas accoutumé , il m'étourdit extraordinairement : fecondement , j'en fis tremper une autre feuille dans du rum, pour en prendre une dofe une heure ou deux après en me couchant ; Sc en troifième lieu, j'en grillai fur des charbons ardens, Sc je rins mon nez fur la fumée, aulfi ptès Sc auffi longtems que la crainte de me bruler , ou de me fuffoquer, le pouvoit permettre. Dans l'interva!le de ces préparatifs , j'ouvrisla Bible , & je commencai a lire : mais les fumées du tabac m'avoient trop ébranlé la tête pourcontinuer ma ledure : néanmoins , ayant jeté les yeux a 1'ouverture du livre, les premières paroles qui fe préfentèrent furent celles-ci: Invoquemoi au jour de ton affliclion, & je te de'livrerai, & tu me glorifieras. Ces paroles étoit fort propres pour 1'état oü je me ttouvois , & elles firent impreffion fur mon efprit dans le tems de la lecfure ; mais le mor de de'livrer fembloit ne pas me concerner , Sc n'avoit aucune fignification a mon égard : ma délivrance étoit une chofe fi éloignée , Sc même fi impoffible dans mon imagination, que je commencai a parler le langage des enfans d'Ifracl, qui difoient, lorfqn'pn leur premit de la chaïr  *©z Les aventures a manger : Dieu pourroit-il drejfer une table dansle défert ? Et moi, auffi incrédule qu'eux, je me mis a dire : Dieu lui-mcme pourroit-il me délivrer de cette place ? Et comme ce ne fut qu'aptès bien des années qu'il fe manifefta quelque fujet d'efpérance, auffi ces défiances venoient-elles fouvent me maïtrifer; néanmoins , les paroles que j'avois lues me rouchoienr, 8c je les méditois très-fouvent. II fe faifoir tard, & le tabac, comme j'ai déji dit , m'avoit li fort appefanti la tête, qu'il me prit envie dallet dormir : je laiffai donc bruler ma lampe dans ma caverne, de peur que je n'eulïe befoin de quelque chofe pendant la nuit, enfuite je m'allai coucher ; mais auparavant je fis ce que jè n'avois fait de mes jours ; je me mis a genoux, je priai Dieu, le fuppliant d'aecomplir la promeffie qu'il m'avoit faite , que, fi je 1'invoquois au jour de mon affliction, il me délivreroit. Après que cette prière précipitée 8c imparfaite fut finie , je bus le rum dans lequel j'avois infufé le tabac , 8c qui en étoit fi imbu 8c fi fort que j'eus beaucoup de peine a pouvoir 1'avaler : incontinent cette potion me donna brufquementa la tête; mai-je m'endormis d\infi profond fommeil,que quand je me réveillai après cela, il ne pouvoit pas êtte moins de ttois heures après midi: je dirai bien plus , c'eft que je ne faurois eneore m oter de la tête que je dormis tout le  DE ROBINSON C R V S O É. -0} lendemain de ma médecine, route la nuit d'après j & une partie du jour fuivaut ; car autremenr, je ne comprends pas comment j'aurois pu me trouver court d'un jour dans mon calendrier ou calcul de jours & de femaines , comme il parut quelques années enfuite que je l'étois efTeótivemenr. Quelle que put être la caufe de ce mécompte, j e me trouvai a mon réveil extrêmement foulage , me fentant du courage & de la joie j quand je me levai , j'avois plus de force que le jour précédent: mon eflomac s 'étant fortifié,l'appétitm'étoit revenu; en un mot, le lendemain point de fiévre du tout, & j'allai toujours de mieux en mieux. Ce jour étoit le 2.3. Le 3 o Juin fuivant même, le train de la maladie, étoit mon bon jour; ainfi je fortis avec mon fufil; mais je ne me fouciai point de m'éloigner trop. Je tuaiunecouple d'oifeauxde met, affez femblables a des oies fauvages, je les pottai au logis; mais je ne fus point tenté d'en manger, &c me contentai de quelques ceufs de tortue qui étoient forts bons. Le foir je réitérai la médecine que je fuppofai m'avoir fait du bien, j'entends le rum, dans quoi il y avoit du tabac infufé ; j'ufai pourtant de quelque reftri&ion cette fois-ci; c'eft que la dofe fut plus petite que la première , que je ne machai point de tabac, & que je ne eins point le nez fur la fumée comme auparavant. Quoi qu'il en  204 Les aventures foit, le lendemain qui éroir le i Juillct, je ne fus point auifi bien que je m'y étois attendu; j'eus quelque efpèce de friftonnement ; mais a la vérité ce n'étoit que peu de chofe. Le i. Je réitérai la médecine des trois manières; elle me donna dans la tête, comme il étoit arrivé la première fois , & je doublai la quantité de ma porion. Le 3. La fiévre me qüitta pour toujours \ mais il fe pafta quelques femaines avant que je recouvraffe tout-a-fait mes forces. Cependant, je réfléchiffois extrêmement fur ces paroles de 1'écriture, je ce délïvrerai : 1'impoffibilité de ma délivrance étoit fi profondément gravée dans mon efprit, qu'elle y avoit coupé racine a tout efpoir. Mais pendant que je me décourageois ainfi par de telles penfées, je fis réflexion que j'avois les yeux fi affidument tournés vers ma principale délivrance, que je les détournois de deffus celle que j'avois recue. Sur le champ je me pris moi-même apartie, & me formai ces interrogations: « N'ai je « pas été délivré d'une maladie dangereufe ? 1'état » pitoyable ou j'étois , la peur terrible que j'en j> avois, l'heureufe iffue qui a terminé tout cela , 33 ne font-ce pas des chofes qui méricoient mon >3 attention ? Dieu m'a délivré ; mais je ne 1'ai 33 pas glorifié : c'eft- a-dire, je n'ai pas reconnu » fon bienfait; je ne lui ai pas rendu, mes adtions  se ROBINSON CrUSOÉ. 1Q$ j» de graces : de quel front oferois - je attendte » une plus grande délivrance ? » Ces réflexions pénétrèrent mon cceur ; je me mis incontinent a genoux , & je remerciai Dieu a haute voix de ma convalefcence. Le 4. Le matin je pris la Bible, 8c je commencai au nouveau telrameut. Je m'appliquai férieufement a cette leóture, & me fis une loi d'y vaquer chaque matin 8c chaque foir, fans me fixera un cettain nombre de chapitres, mais fuivant la fituation de mon efprit. Je n'eus pas pratiqué eet exercice pendant long-tems, que jefentis naïtre en mon cceur un repemir plus profond 8c plus finccre de ma vie paflee : 1'impreflion de mon fonge fe réveilla : J'étois fenfiblement ému du paffage concu en ces paroles : Toutes ces chofes ne t'ont point porté a repentance. C'efl: cette repentance que je demandois un jour a Dieu avec arfecfion, lorfque, par-un effet de fa providence x ayant onvert 1'Ecritute-Sainte , je tombai fur ces mots : II eft prince & fiuveur , il a été élevépour donner repentance & rémiffwn, A peine eus-je ache vé le palfage que je pofai le livre , & élevant mon cceur auffi-bien que mes mains vers le ciel , avec une efpèce d'extafe 8c un tranfport de joie indicible , je m'écriai tout haut: Jéfus ,fils de David, prince & fauveur , qui a été élevé pour donner repentance , donne-la-moi.  206 Les aventur.es Je puis clire que cette pricre fut la première de ma vie qui mérita le nom de prière : car eFfé fut accompagnée d'un fentiment de ma mifère , & d'une efpérance vive puifée dans la Sainte- Ecrirure , animée par la parole de Dieu même, & depuis ce tems-la je ne celfai point d'efpérer que Dieu m'exauceroit un jour. Dès-lors, le palfage compris en ces termes : Invoque-moi & je te de'livrerai, me parut renfermer un fens que je n'y avois pas encore trouvé. Car auparavant je n'avois 1'idée d'aucune autre délivrance, que d'être affranchi de ia captivité oü j'étois détenu ; je veux dire 1'ile qui, quoique ce fut un lieu vafte & étendu, ne lailfoit pas d'être pour moi une prifon , & même une des plus terribles. Mais aujourd'hui je me vols éclairé d'une lumière nouvelle \ j'apprends une aurre mrerpré-tation des paroles que j'avois lues: maintenant je repalfe avec horreur fur une méchante vie; 1'image de mes crimes m'infpire I'épouvante, & je ne demande plus rien a Dieu, finon qu'il délivré mon ame d'un poids fous lequel elle gémit. Quant a ma vie folitaire , elle ne m'afflige plus \ je ne prie pas feulement Dieu de vouloir m'en arfranchir , je n'y penfe pas , & tous les auttes maux ne me rouchent point en comparaifon de celui-ci. J'ajoute cette dernière réflexion , pour infinuer en palTant a quiconque lira eet endroit de mon ouvrage ,  BE RoBlNSON CRVSOE. l($J qu'a prendre les chofes dans leur vrai fens, c'eft un bien infiniment plus grand de fe fouftraire au pêché qua 1'arÏÏiót.ion : mais je n'écendrai pas cette matière , & je vais reprendre mon Journal. Qaoique ma condition fut encore la même , i par'er phyliquement, & a en juger par 1'extérieur des chofes, néanmoins elle étoit devenue bien ' jU-e & bien plus fupportable aux yeux de P v -me lecfure conftante des écrits feerés . -ge fréquent de la prière, mes j nt ditigées vers ces objets d'une na- gare i leyée: je fentois en fecret des confolations i ires qui m'avoient jufqu'alors été inconnues ; & comme ma fanté & mes forces revenoient tous les jours , je m'employois fans celfe a ine pourvoir de tout ce qui me manquoir, &c a rendre ma manière de vivre autant régulière qu'il fe pouvoit. Du 4 Juillet jufquau 14. Mon occupation principale étoit de me promener avec mon fufil a la main : je réitérois fouvent la promenade, mais je la faifois courte, comme un homme qui relevoit de maladie, & qui tachoit peu-a-peu de fe remettre: car il eft difficile de comprendre combien j'étois épuifé, & a quel point de foiblefle je me voyois réduit. Le remède dont je me fetvis étoit tout-a-fait nouveau , Sc n'avoit peut-êtte jamais guéri de fiévre auparavant; aufli 1'expérience que  ftoS Les aventures j'en fis n'eft pas un garant fuffifant pour 1'ofec recommander a qui que ce foit; paree que, fi d'un cóté il emporta la fiévre , de 1'autre il conrribua extrêmement a m'aftoiblir, & il m'en refta pendant quelque tems un ébranlement de nerfs, & de fortes convulfions par tout le corps. Ces fréquenres promenades m'apprirenta mes dépens une particularité , qui eft , qu'il n'y avoit rien de plus pernicieust a la fanté que de fe mettre en campagne pendant la faifon pluvieufe, furtout fi la pluie étoient accompagnée d'une tempête ou d'un ouragan. Or, comme Ia pluie qui furvenoit quelquefois dans la faifon sèche, ne tomboit jamais fans orage , auffi trouvois - je qu'elle étoit beaucoup plus dangereufe, & plus a craindre que celle de Septembre ou d'Oc-, tobre. II y avoit prés de dix mois que j'étois dans cette ile infortunée ; toute poffibilité d'en fortir fembloit m'êtte ótée pour toujouts , & je croyois fermement que jamais créature humaine n?avoit mis le pied dans ce lieu fauvage. Ma demeure fe trouvoit, felon moi , fuffifamment fortifiée : j'avois un grand defir de faire une découverte plus complette de 1'ile , & de voit fi je ne pourrois point rencontrer des produdions qui m'auroient été cachées jufqu'alors. Ce fut le 15 Juillet que je commengai de faire une  de Robin son Crusoé. 109 •ene vifite de 1'Me, le plus exaótement que j'eulfe «ncore fait. J'allai premièrement a la petite baie, dont j'ai déja fait mention , Sc ou j'avois abordé avec tous mes radeaux. Je marchai le long de Ia rivière, & quand j'eus fait environ deux milles en montant , je trouvai que la marée n'alloit pas plus loin , Sc que ce n'étoit plus la qu'un petic ruiifeau coulant, dont 1'eau étoit fort douce Sc fort bonne. Mais commel'Eté, ou 1'a faifon féche, régnoit en ce tems-la., il n'y avoit prefque point d'eau en certains endroits; du moins n'en reftoitil point affez pour faire un courant un peu conft-; dérabie & fenfible. Sur les bords de ce ruifleau , je trouvai plufieurs prairies agréables, unies Sc couverres d'une ., belle verdure. En s'éloignant du lit , elles s'élevoient infenfiblement; la oii il n'y avoit pas d'apparence qu'elles fufient jamais inondées, c'efta-dire, prés des coteaux qui les bordoient, je trouvai quantité de tabac vert , Sc croiffant fur une tige extrêmement haute. Il y avoit plufieurs autres plantes, que je ne connoiffois point, & dont je n'avois jamais entendu parler , qui pouvoient renfermer des qualités occultes. Je me mis a chercher de la caffave , qui eft une racine dont les Américains font leur pain dans tous ces climats;' mais je n'en pus point trouver. Je vis de belles plantes d'Aloës; mais Tomé I. O  aio Les aventures je n'en favois pas encore 1'ufage : je vis plufieurs cannes de fucre , mais fauvages 8c imparfaites fautede culture. Je mecontenrai de cette découverte pour cette fois ; & je m'en revins en confidéranr mürement quels moyens je pourrois' prendre pour m'inftruire de la vertu des plantes 8c des fruits que je découvrirois a 1'avenir : mais après y avoir bien penfé, je ne formai aucune conclufion. Car, fans mentir, j'avois été fi peu foigneux de faire mes obfervations , dans le tems que j'étois au Bréfil, que jene connoiflois guères les plantes de la campagne , ou que du moins la connoiffance que j'enavois ne pouvoit pas m'être d'un grand fecours dans l'érar mi férableou j'étois. Le lendemain 16 du mois , je repris le même chernin , & m'étant avancé un peu plus loin que je n avois fait la veille , je trouvai que le ruiffeau 8c les prairies ne s'étendoient pas plus loin , & que la campagne commencoit a être plus couverte de bois. La je trouvai plufieurs fortes de fruits , &particulièrement des meions qui couvroient la terre , des raifins qui pendoient fur les arbres, & dont la grape riante & pleine étoit prête pour la vendange. Cette découverte me donna autant de furprife que de joie. Mais je voulus modérer mon appétit, 8c profiter d'une expérience qui avoir été funefte a d'autres: car je me reffouvenois d'avoir vu mou-  DE RóBlNSÓN CrüSOÉ. ll't rir en Barbarie plufieurs de nos efclaves Anglois, qui, a force de manger des raifins, avoientgagné la fiévre & la dylfenrerie. J'eus pourtant le fecret d'obvier a des fuites fi terribles, & depréparerce fruit d'une manière excellente , en Pexpofant Sc en le faifant fécher au foleil après l'avoir coupé, & je le gardai comme on garde en Europe ce qu'on appelle des raifins fecs ; je me perfuadois qu'après 1'Automne ce feroit un manger aufli agréable que fain ; & mon efpérance ne fut point dé§ue. Je palfai la toute la journée ; fur le tard je ne jugeai pas a propos de m'en retourner au logis, & je me déterminai pour la première fois de ma vie folitaire, a découcher. La nuit étant venue ; je choifis un logement tout femblable a. celui qui m'avoit donné retraite a mon premier abord dans 1'Ifle : ce fut un arbre bien touffu , fur lequel m'étant placé commodément , je dormis d'un profond fommeil. Le lendemain au matin je procédé dia continuation de ma découverteen marchand prés de quatre milles , & jugeant de la longueur du chemin par celle de la vallée que je parcourois : j'allois droit au Nord , mais il n'y en avoit qu'un petit nombre. Le jour fuivant, qui étoit le 19, je retournai avec deux petirs facs, que j'avois faits , pout aller cherchet ma récolte. Mais je fus furpris de voir que mes raifins que j'avois laiflés la veille fi appériffans Sc bien amoncelés, étoient aujour- O iij  214 Les aventures d'hui tous gatés; tous par morceaux , traïnés & difperfés ca &la, & qu'une partie en avoit été rongée & dévorée. De-la je conclus qu'il y avoit dans le voifinage quelques animaux fauvages qui avoient fait tout ce dégat. Enfin voyant qu'il n'y avoit pas moyen de les laifler en un monceau , ni de les emporter dans un fac, paree que d'un cóté ils feroient prelfés & exprimés fous leur propre poids , & que de 1'autre, ce feroit les livrer en proie aux bêtes fauvages , je trouvai une troifième méthode qui me réuffit: je cueillis donc une grande quantité. de raifins, & les fufpendis au bout des branches des arbres pour les fécher & les cuire au foleil ; mais quant aux limons & aux citrons , j'en emportai au logis autant qu'il en falioit pour plier fous ma charge. En chemin faifant pour m'en retourner de ce voyage, je contémplois avec admiration la.fécondité de cette vallée , les charmes de fa fituation, 1'avantage qu'il y auroit de s'y voir a 1'abri des orages du vent d'Eft , derrière ces bois & ces coteaux ; & je conclus que 1'endroit oü j'avois fixé mon habitation étoit fans contredit le plus mauvais de toute 1'Ifle. Ainfi je penfai dès-lors 1 déménager, & d me choifir, s'il étoitpoffible , dans ce féjour fertiie & agréable , une place auffi forte que celle que je méditois de quitter.  de ROBIHSON CrCSOÉ. ^1 5 j'eus long-tems ce projet en tête, & la beauté du lieu étoit caufe que j'en repaiffois mon imagination avec plaifir ; mais quand je vins a confidérer les chofes de plus prés, & a réfléchir que ma vieille demeure étoit proche de la mer , je trouvai que ce voifinage pourroit-donner lieu a. quelque événement favorable pour moi; que la même deftinée qui m'avoit pouflé ou j'étois , pourroit m'y envoyer des compagnons de mon malheur ; & que , bien qu'il n'y eut pas beaucoup d'apparence a une telle époque , néanmoins fi je venois a me renfermer dans les collines & dans les bois , au centre de 1'Ifle, ce feroit redoubler mes entraves , & rendre mon affranchifleroenc non-feulement peu probable , mais même impoffible ; & que par conféqnent je ne devois aucunement changer de demeure. Mais pourtant j'étois devenu fi amoureuxd'un fi bel endroit, que j'y pafiai prefque tout le refte de Juillet : & quoiqu'aptès m'ètre ravifé j'eufle conclu a ne point changer de domicile , je ne pus m'empêcher de m'y faite une petite métaine au milieu d'une enceinte affez fpacieufe, laquelle enceinte étoit compofée d'une doublé haie bien palhTadée , auffi haute que pouvois atteindre, & route remplie en dedans de menu bois. Je couchois quelquefois deux ou trois nuits con» fécutives dans cette feconde forteiefte , paffant & Oiv  *l6 L ï 1 AVENTÜRES repaflanr par deflus la haie une échelle, comme je faifois dans la première ; & dès-lors je me regardai comme un homme qui avoit deux maifons, 1'une fur la cote pour veiller au commerce ' Sc a 1'arrivée des vailfeaux • 1'autre a la campagne, pour faire la moiffon & la vendange. Les ouvrages & le fcjour que je fis dans cette dernière , me tin rent jufquau premier Aoüt. Je ne faifois que de finir mes fortificatiohs , & de commencer a jouir' de mes travaux , quand les pluies vinrent m'en déloger, & me chaffer dans ma première habiration, pour n'en pas fortir fi-tót. Car quoique dans ma nouvelle je me fuffe fait une tente avec une pièce de voile , 8c que je 1'euffe fort bien tendue , comme j'avois déja fait dans la viellle , toutefois je n'étois pas au pied d'un rocher haut Sc fans pente, qui me fërvit de boulevart contre le gros tems, Sc je n'avois pas derrière moi une caverne pour me retirer quand les pluies étoient extraordinaires. J'ai déja dit que j'avois achevé ma métairie au commencement d'Aoüt, Sc que dès ce tems-la je commencois a en gouter les douceurs. Je dirai maintenant, pour continuer mon journal, qu'au troifième jour du même mois, je trouvai les raifins que j'avois fufpendus, parfaitemenr fecs, bien cuits aufoleil, & en un mot, excellens; c'eft pourquoi je commencai a les oter de deflus les arbresj  de Robin sou Crusoé. 217 Sc je fus bien avifé de m'y prendre auffi-tót : aurremenr les pluies qui furvinrent les auroient entièremenr garis, Sc m'auroient fait perdre mes meilleures provifions d'hiver ; car j'avois plus de deux eens grappes. II me fallüt du tems pour les dépendre, pour les tranfporter chez moi, & pour les ferrer dans ma caverne. Je n'euspas plutót fait routes ces chofes que les pluies commencèrent Sc dutèrenr depuis le quatorzième d'Aoüt jufqu'a la mi-Oétobre: il eft bien vrai qu'elles fe relachoient quelquefois; mais auffi elles étoient de tems en tems fi violentes, que je ne pouvois point bouger de ma caverne durant plufieurs jours. Dans cette même faifon faccroiftement foudain de ma familie me donna bien de la furprife. II y avoit du tems que j'avois eu le chagrin de perdre un de mes chats, Sc je le croyois mort j lorfqu'a mon grand étonnement il vint a mon logis efcorté de trois petits , fur la fin du mois d'Aoüt. II eft bien vrai que j'avois tué avec mon fufil une efpèce d'animal, que j'ai appelé chat fauvage ; mais il me paroilfoit tout différent de ceux que nous avons en Europe ; Sc mes petits chats étoient tout-a-fait femblables aux autres chats domeftiques , Sc a mes deux vieux en particulier, qui n'étant qu'un couple de remelles , ne fourniifoient a mon efprit que d'étranges difficukés fur cette multiplication. Mais cette race  ii8 Les aventures qui m'avoit intrigué dès fa nailfance , faülit a m'empefter dans la fuite par une trop féconde poftétité dont je fus bientót fi infecté , que je me vis obligé de leur donner la chaife,& même-de les exterminer comme une vermine dangereufe, ou comme des bêtes fauvages. Depuis le 14 du mois d'Avril jufqu au %6 , il plut fans aucune intermiflion, tellement que je ne pus point fortir tout ce tems-la; j'étois devenu fort foigneux de me garantir de la pluie. Durant cette longue tetraite, je Commencai a me trouver un peu court de vivres; mais m'étant hafardé deux fois a aller dehors, je tuai a la fin un bouc, Sc trouvai une tortue fort grolfe qui fut pour moi un grand régal. La manière dont je téglois mes repas étoit celle-ci; je mangeois une grappe de raifin pour mon déjeuner, un morceau de bouc ou de tottue grille pour mon diner, car par malheur je n'avois aucun vailfeau propre a bouillir ou a étuver quoi que ce foit; Sc puis a foupet deux ou ttois ceufs de tortue faifoient mon affaire. Pour me défennuyer, Sc faire en même rems quelque chofe d'utile dans cette efpèce de prifon oü me confinoit la pluie, je travaillois régulièrement deux ou ttois heures par jour, a aggrandir ma caverne, Sc conduifant ma fappe, peu-a-peu, vers un des flancs du rocher, je parvins a le percer de part en part, & a me faire une entrée Sc une  de Robin sou CrusoÉ. 119 fortie libre derrière mes forrifications : mais je cencus d'abord quelque inquiécude de me voir ainfi expofé : car de la manière dont j'avois ménagé les chofes auparavant, je m'étois vu parfaitement bien enclos : au lieu qu'a préfent je me voyois en butte au premier aggrelfeur qui viendroit. II faut pourtant avouer que j'aurois de la peine a jtiftifier la crainte qui me vint fur eet article; & que j'étois trop ingénieux a me tourmentet, puifque la plus groffe créature que j'euffe encore vue dans 1'ifle, c'étoit un bouc. Le 30 Septembre étoit 1'anniverfaire de mon f unefte débarquement. Je calculai les crans marqués fur mon poteau, & je trouvai qu'il y avoit trois cent foixante-cinq jours que j'étois a terre. J'obfervaice jour comme un jour de jeune folemnel, le confacrant rout entier a des exercices religieux, me profternant a terre avec une humilité profonde , confelfant mes péchés a Dieu, reconnoilf ant la juftice de fes jugemens fur moi, & implorant enfin fa compaffion en vertu de notre divin médiateur. Je m'abftins de toute nourriture pendant douze heures, & jufqu'au foleil couchant y aptès quoi,jemangeaiun bifcuit avec une grappe de raifin ; & terminant cette journée avec dévotion,comme je favois commencée, je m'allai coucher. Jufqu'ici je n'avois obfervé aucun Dimanche,  22o Les aventures paree que n'ayant du commencement nul fenciment de religion dans le cceur, j'omis au bout de quelque tems de diftinguer les femaines en marquant pour le dimanche un cran plus long que pour les jours oiivriers; ainfi je ne pouvois véritablement plus difcerner 1'un de 1'autre. Maisquand j'eus une fois calculé les jours par le nombre des crans, comme je viens de dire, je reconnus que j'avois été dans 1'Ifle pendant un a'n. Je divifai eet an en femaines, & je pris le feptième de chacune pour mon dimanche : il eft pourtant vrai qua la fin de mon calcul, je trouvai un ou deux jours de mécompte. Peu de tems après ceci, je m'appercus que mon encre me manqueroit bientbt; c'eft pourquoi je fus obligé de la ménager extrêmement, me contentant d'écrire les circonftances les plus remarquables de ma vie, fans faire un détail journalier des autres chofes. Je m'appercevois déja de la régularité des faifons: je ne me laiftbis plus furprendreni par la pluvieufe, nipar la sèche : 8c je favois me pourvoir & pour 1'une & pour 1'autre. Mais avant" d'acquérir une telle expérience, j'avois été obligé d'en faire les frais; & 1'eflaique je vais rapporter, étoit un des plus chers auxquels j'en fufte venu. J'ai dit ci-deflus, que j'avois confervé Ie peu d'orge 8c de riz, qui avoit crü d'une manière inat-  DE RoBINSON CrüSOÉ. 211 tendue,& oüje ufimaginois trouver du miracle; il pouvoit bien y avoir trente épis deriz & vingt d'orge; or je croyois que c'étoit le tems propre a femer ces grains, paree que les pluies étoient paflées, & que le foleil étoit patvenu au midi de la Ligne. Conformément a ce deffein, je cultivai une pièce de terre le mieux qu'il me futpoffible, avec une pelle de bois, & après 1'avoir partagée en deux parts, je femai mon grain. Mais tandis que j'étois a femer, il me vint en penfée que je ferois bien de ne pas tout employer cette première fois, paree que je ne favois quelle faifon étoit la plus propre pour les femailles; c'eft pourquoi je rifquai environ les deux tiers de mon grain, réfervann a-peu près une poignée de chaque forte. Je me fus bon gré dans la fuite de m'y être pris avec cette précaution. De tout ce que j'avois femé, il n'y eut pas un feul grain qui cmt a un point de maturiré, paree qu'aux mois fuivans, qui compofoient la faifon féche, la terre n'ayant aucune pluie après avoir recu la femence, elle manquoit aufti de 1'humidité néceffaire pour la faire germer, & ne produifit rien du tout, jufqu'a ce que, la faifon pluvieufe étant revenue, elle poufta de foibles tiges qui dépérirent. Voyant que ma première femence ne croiffbit point, & devinant aifément qu'il n'en falioit pas  Les aventures demander d autre caufe que la féchérefle, je cher» chai un autre champ pour faire un autre elfai. Je fouïs donc une pièce de terre pres de ma nouvelle métaitie , & je femai le refte de mon grain en Février, un peu avant 1'équinoxe du printems. Cette femence ayant les mois de Mars &d'Avril, pour être humeéfée, pouffa fort heureufement, & ftmrnit la plus belle récolte que je pufte atrendre; mais comme cette fecönde femaille n'étoit plus qu'un refte de la première, & que, ne 1'ofant toute rifquer, j'en avois épargné pour une troifième, elle ne donna enfin qu'une petite moiflon, laquelle pouvoit monter adeux picotins, 1'un de riz, 1'autre d'orge. Mais 1'expérience que je venois de faire me rendit maïtre confommé dans cette affaire, m'apprenant précifément quand il falioit femer, & qu'aufli je pouvois faire deux femailles & recueillir deux moiflbns. Pendant que mon blé croifloit, je fis une découverte, dont je fus bien profiter. Dès que les pluies ;furent paflées , & que le tems commenca a fe mettre au beau, ce qui arriva vers le mois de Novembre , j'allai faire un tour a ma maifon de campagne , oü , après une abfence dé quelques mois , je trouvai les chofes dans Ie même état oü je les avois laiflees , & même en quelque facon améliorées. Le cercle ou la doublé  de robinson Cr. vsoé. 2.1$ haie que j'avois formée , étoit non-feulement entière, mais encore les pieux que j'avois faits avec des branches d'atbres que j'avois coupées li autour , avoient tous poufle 8c produit de longues branches , comme auroient pu faire des faules , qui repoulTent généralement la première année , après qu'on les a élagués depuis la cime du tronc. Mais je ne vous faurois dire comment appeler ces arbres dont les branches m'avoient fourni des pieux. J'étois bien étonné de voir croitre ces jeunes plantes; je les taillai & les cultivai de facon qu'elles pulfent toutes venir a un même niveau , s'il étoit polfible. Vous ne fauriez croire combien elles profpérèrent, ni la belle figure qu'elles faifoient au bout de trois ans; puifqu'encore que mon enceinte eut environ vingt-cinq verges de diamètre , néanmoins elles la couvrirent bientót toute entière, 8c firent enfin un ombrage fi épais qu'on auroit pu loger delfous durant toute la faifon fèche. Ceci me fit réfoudre a couper encore d'autres pieux de la même efpèce, & a en faire une haie en forme de demi-cercle , pour enfermer ma muraille : j'entends celle de ma ptemière demeure j 8c c'eft auffi ce que j'exécutai. Car ayant planté un doublé rang de ces pieux, qui devenoient des arbres, a la diftance d'environ huit verges de ma vieille paliflade, ils crurent bien vite, &  ai4 Les aventurïs fervirent premièrement de couverture pour mon habitation, & dans la fuite même de remoatt & de défenfe, comme je le raconterai en fon lieu. Je trouvois dès-lors qu'on pouvoit en général divifer les faifons de 1'année, non pas en été & en hiver, comme on fait en Europe; mais en tems de pluie & de fechereffe, qui, fe fuccédant alternativement deux fois firn a 1'autre, occupent ordinairement les mois de 1'année felon 1'ordre fuivant: La moitié de Février, Mars, La moitié d'Avril; La moitié d'Avril, Mai, Juin, Juillet, La moitié d'Aoüt; La moitié d'Aoüt, Septembre, La moitié d'Oófcobre; La moitié d'Odfobre, Novembre, Décembre, Janvier, La moitié de Février; Tems de pluie, le foleil etant ou dans 1'équinoxe, ou bien proche. Tems fee, le foleil étant alors au nord de la ligne. Tems de pluie, le foleil étant rerourné au voifinage de 1'équinoxe. Tems fee, le foleil étant au fud de la ligne. Voila le train ordinaire des faifons, quoiqu'a la  de roeihson CrUSOÉ. u' la vérké ii fouffrit quelques altérarions de tems en rems, paree que ia pluie duroit plus ou moins long-rems, felon la quaüté ou la violence des vents qui foufflpient. j'ai déja dit'que j'avois appris, a mes depens, combien les pluies éroienc contraires a la fahté j & c'eft a caufe de cela que je faifois routes mes provifions d'avance, de crainte d'être obligé d'aller dehors pendant les mois pluvieux. Mais il ne faut pas s'imaginer cue je fufte oifif dans ma retraite. J'y trouvois affez d'occupations , & je manquois encore d'une ihfinité de chofes, dont je ne pouvois me pourvoir que par un travail rude , & une application continuelle. Par exemple, je me voulus fabriquer un panier ; je m'y pris de plufieurs manières; mais toujours les verges que j'employois pour cela étoient fi aifées a caffer, que je n'en pouvois rien faire. J'eus lieu dans cette conjoncture de me favoir bon gré de ce qu'érant encore petit garcon, je m'étois fait un plaific fenfibis de frequenter la boutique d'un vanier, qui tcayailloit dans la ville oü mon père firifoic fon domicile , &c de lui voir faire fes ouvrages d'ofier : femblable a la plupart des enfans, je lui rendois de petits fervices ; je remarquais foigneufement la manière dont il trayailloit; je mettois quelquefois la main a 1'ceuvre; & enfin j'avois acquis une plsine connoiffance de la méTonu I. P  ik? Les aventures thode ordinaire de eet art. 11 ne manquoit plus que des matériaux, lorfqu'il me vint dans 1'efprit , que les mennes branches de 1'arbre fuc lequel j'avois coupé mes pieux qui avoient poulfé, pourroient bien êcre aufii flexibles que celles du faule ou de 1'ofier d'Angieterre , & je réfolus de i'eflayer. Dans ce delfein, je m'en allai le lendemain a ma maifon de campagne, & ayant coupé quelques verges de 1'arbre dont je viens de parler, je les trouvai auili propres que je le pouvois fouhaiter pour ce que je voulois faire. Ainfi je retournai bientót après avec une hache pout couper une grande quantité de ces menues branches; ce que je n'eus point de peine a faire, paree que 1'arbre qui les produit étoit fort commun dans ce canton. Je les placai &f les étendis dans mon enclos pour les fecher; & dès qu'elles furent ptopres a mettre en oeuvre , je les portai dans ma caverne , oü je. m'employai pendant la faifon fuivanre, a faire, le mieux que je pus, un bon nombre de paniers, foit pour tranfportet de la terre ou autre chofe , foit pour ferrer du fruit; ou pour d'autres ufages ; & quoique je ne les achevalfe pas dans la dernière perfection , ils étoient pourtant d'affez bon fervice pour ce a quoi je les deftinois. J'eus foin depuis ce tems-la de ne m'en laiffer jamais manquer,  BE RoBINSON C R V S O Ê. 2 IJ Sc a mefure que les vieux dépérilfoient , j'en faifois de nouveaux. Je m'attachai fur-tout a faire quelques paniers forrs & profonds, pour ferrer mon blé, au lieu de le mettre dans des facs , pour le tems ou je fetois une bonne récolte. Quand je fus venu a bout de ce,te difficulté , je mis en mouvement les relforts de mon imagination pour voir s'il ne feroit pas poffible de fuppléer au befoin extreme que j'avois de deux chofes. Premièrement, je manquois de vaiffeaux propres a conrenir des chofes liquides , n'ayant que deux petits barils , dans lefquels il y avoit encore aótuellement beaucoup de rum ; ajoutez a cela quelques bouteilles de verre médiocrement grandes, les unes carrées, les autres rondes, dans lefquelles il y avoit de 1'eau-de-vie ou autres liqueurs. Je n'avois pas feulement un pot a faire cuire la moindre chofe , excepté une grolfe marmite que j'avois fauvée du vailfeau, mais qui, a raifon de fa grandeur, n'éroit point propre pour y faire du bouillon, ou étuver quelqueföis un petit morceau de viande tout feul: la feconde chofe que j'aurois bien voulu avoir , c'étoit une pipe a fumer du tabac ; mais cela me parut impouible pendant quelque tems , quoiqu'a la nn je trouvai une invention fort bonne pour y fuppléer. Pij  zi$ Les aventures Je m'occupois tantót a planter mon fecond rang • de paliiTades, tantót a faire des ouvrages d'ofier; & j'allois ainfi voir la fin de mon été, lorfqu'une autre affaire vint me prendre une partie de mon tems, qui m'étoit très-précieux. J'ai dit ci-deffus que j'avois un grand defir de parcourir . toute 1'ile; que je m'étois avancé jufqu'a la fource du ruiflean , & que de-ia j'avois pouifé jufqu'au lieu ou étoit fituée ma métairie , & d'oti rien ne ■ s'oppofoit a la vue jufqu'a 1'autre cóté de 1'rle, & au rivage de Ia mer. je voulus traverfer jufquesla. Pour eet ener je pris mon fufil., une hache Sc mon chien, avec cela, une quantité plus qu'ordmaire de plomb & de poudre, Sc deux ou trois grapes de raifins, que je mis dans mon fac, Sc je me mis en chemin. Quand j'eus traverfé toute la vallée dont j'ai déja parlé, je découvris la mer a 1'oueft, Sc comme il faifoit un tems fort clair, je vis diftindtement la terre : je ne pouvois dire .fi c'éroit une ïle ou un continent; mais je voyois qu'elle étoit trés - haute , s'étendant de 1'oueft a 1'oueft- fud-oueft, &ne pouvam pas être éloignée de moins de quinze lieues. Tout ce que je pouvois favoir de Ia firuation de cette terre , c'eft qu'elle étoit dans 1'Amérique; &, fuivant toutes les eftimes que j'avois -p'u faire , elle devoit confiner avec les pays efpagnols, pouvant être toute habitée par des fau-  de Robin s on Cnosoi 129 vages qui, fi j'y euffe abordé , m'auroient fans douce fair fubir un fort plus dur que n'étoit le mien. C'eft pourquoi j'acquiefcai aifément aux difpofitions de la providence , que je reconnoiffois & croyois déja régler toutes chofes pour le mieux. Cette découvette ne donna nulle atteinte 4 mon repos; & je me donnai bien garde de me tourmenter 1'efprit par des fouhaits impuif- fans. ; Cnure cela , quand j'eus mürement confidére la chofe , je trouvai que, fi cette cote faifoit une partie des conquêtes efpagnoles , je verrois xfifaiiliblement paffer Sc repatfer de tems a autre quelques vaifleau*? que , fi au contraire je n'en voyois jamais uu feul , il falioit que ce fut la cote qui féparé la nouvelle Efpagne du Bréfil, & qui eft une retraite de fauvages , mais des plus cruels , puifqu'ils font antropophages, ou mangeurs d'hommes , & qu'Us ne manquent point de mafficrer & de dévorer tous ceux qui tombent entre leurs mains. J'avancj0is tout a loifir, en faifant ces réflexions. Ce cóté de file me parut tout différent du mien: les pavfages en étoient beaux, les champs ou les plaines toutes verdoyantes & émaülées de fteurs, les bois hauts & touftus. je vis quantité de Perroquets, Sc j'aurois bien voulu en attraper un , pour 1'apprivoifer & pour lui apprendre a parler. r P iij  ■ i 230 Les aventures Je me donnai bien du mouvement pour cela , Sc a la fin j'en attrapai un jeune , que j'abattis d'un coup de baton j mais 1'ayant relevé, j'eus foin de le mettre dans mon fein, Sc a force de lë dorloter, je le remis Sc le fortifiai fi bien que je 1'emportai chez moi. II fe paifa quelques années avant que je le pulfe faire parler ; mais enfin , je lui appris a m'appeler par mon nom , d'une facon tout-a-fait familière. 11 arriva dans la fuite un accident, qui n'eft au fond qu'une bagatelle, mais qui ne laiftera pas de divertir le le&eur, & que je rapporterai en fa place. Ce voyage me donna beaucoup de plaifir : je ttouvai dans les lieux bas des animaux que jé prenois les uns pour des lièvres , les autres pour des renards ; mais ils avoient quelque chofe dë bien différent de tous ceux que j'avois vus jufqu'alors ; & quoique j'en tuafte plufieurs , je ne fuccombai point a. la tentation d'en vouloir manger : auffi n'avois-je pas lieu de rien rifquer du cóté du manger , puifque j'en avois a foifon , Sc d'une grande bonté, nommémentces trois fortes 3 des boucs , des pigeons , & des tormes : a quoi, fi 1'on ajoute mes raifins , je défie tous les marchés de Léalen-Hall de mieux fournir une table que je le pouvois faire , a proportion de la compagnie. Et, fi d'un cóté mon écat étoit affez déplorable, je devois de 1'autre m'eftimer fort hen-  DE Rosisso» Grusoé. 231 mix de ce que , bien loin d'être réduit a la difette & a la nécefiité de jeüner, je jouiffois d une parfaite abondance alfaifonnée de délicatelfe. Durant ce voyage je ne faifois jamais plus de deux milles ou environ par jour, a prendre par le plus court J mais je faifois tant de tours & de détours, pour voir fi je ne ferois point quelque belle découverte , que j'étois fuffifamment las & fatigué toutes les fois que j'arrivois au lieu ou je voulois choifir mon gite pour toute la nuit; Sc alors je m'allois nicher fur un arbre, ou bien je me logeois entre deux arbres, plantant un rang de pieux a chacun de mes cotés, pour me fcrvir de barricades, ou du moins pour empêcher que les bêtes fauvages ne puffent venir fur mol, fans auparavant m'éveiller. Dès que je fus venu au bord de la mer, mon admiration augmenta pour ce cóté de 1'üe } tout ce qui fe préfentoit a ma vue me confirmoit dans lopinion oü j'étois déja, que le plus mauvais lot m'étoit échu en partage. Le rivage que j'habitois 11e m'avoit fourni que trois rortues en un an & demi de tems; au lieu que celui que j'étois i corttempler en étoit couvert d'un nombre innombrable : tout y fourmilloit d'oifeaux de plufieurs fortes, dont les uns m'étoient cpnnus de vue, les autres inconnus, la plupart uès-bons a manger, ^ P iv  f/ja Les aventures fans töutefois que j'en puffe dire le nom , ex? cepté ceux qu'on appelle dans 1'Amérique Pen- guins. J'en aurois pu ruer autanc que j'aurois voulu \ maisj erois chichë de mapoudre & de mon plomb; & je fouhairois plutöt de mer une chèvre s'il étoit poffible, paree qu'il y avoit beaucoup plus a manger. Maïs quoique cette partie de la cóte fut beau. coup plus abondance en boucs , que celle oü j'habitois, néanmoins il étoit bien plus difficile de les approcher, paree que ce canto* étoit plat & uni, ils pouvoient m'appercevoir bien plus aifément' que lorfque j'étois fur les rochers 8c im les collines. Toute charmante que fut cette contré£, je ne fentois cependant pas la moindte inclination i changer d'habitation : j'étois accoutumé a celle oü je m'étois fixé dès le commencement; & dans ce tems même auquel j'^dmirois mes belles déconvertes, il me fembloit que j'étois éloigné de chez moi, & dans un pays étranger. Enfin, je pris ma route le long de la cote, tirant a 1'eft, & je erois que je parcourus bien environ douze milles: alors je plantai une grande perche fur le rivag^; pour me fervir de marqué, & je conclus de m'en retourneraulogis; mais que la première fois que je me mettrois en chemin , pour faire un autre  de Robinson C 11 ü s 6 é. 23J voyage , je préndrois a 1'eft de mon domicile, Sc qu'ainfi je ferois le tour avant de parvenït a ma marqué. Je pris pour m'en retourner un autre chemin que celui paroii j'étois venu, croyant que je pourrois aifément avoir 1'afpect de toute l'ile, & que je ne pourrois pas manquer, en jetant la vue ca & ia , de trouver mon ancienne demeure. Mais je me trompois dans ce raifonnement; car quand je me fus avancé 1'efpace de deux ou trois nulles dans le pays, je me trouvai dans une vallée fpacieufe , mais environnée de collines tellement couvertes de bois, que je ne pouvois a nulle enfeigne deviner mon chemin, a moins que ce n'eüt été au cours du foleil; encore auroit-il fallu pout ce'a que je fuffe la pofuion de eet aftre, ou 1'heure du jour. il aniva pour furcroït d'infortune qu'il fit un tems fombre durant trois ou quatre jours que je féjournai dans cette vallée; comme je ne pouvois point voir le foleil tout ce tems-la , j'eus le déplaifir d'y être errant & vagabond, & de me voir enfin obligé de gagner le bord de la mer , oü je cherchai ma perche , Sc d'enfiler le même chemin que j'avois deji fair. Ainfi je m'en retournai au logis a petites journées, fupportant Sc le poids de la chafeur qui étoit excelfive, &c celui de msu  2.J4 Les aventures fufil, de ma municion, de mahache, & d'autres provifions. Mon chien , dans cette caravane , furprit un jeune chevreau & le faifit : j'accourus d'abord, Sc fus aifez diligent pour fauver ce petit animal de Ia gueule du chien , Sc de le prendre tout en vie. Je fouhaitois palfionnément de Ie tranfporter au logis s'il étoit polfible , car j'avois fouvent ruminé s'il n'y auroit pas moyen de prendre une couple de ces jeunes animaux , Sc de les nourrir pour former un trotipeau de boucs privés, lequel, au défaut de ma poudre & de mon plomb , pourroit un jour fubvenir a ma nourriture. Je fis un collier pour cette petite bete , que je lui mis autour du col; Sc avec une corde que j'y attachai, je le menai a ma fuite : ce ne fut pas fans peine que je m'en fis fuivre jufqu'a ma métairie ; mais quand j'y fus arrivé , je 1'y renfermai, Sc le lailfai la; car il me tardoit bien d'être de retour, Sc de me revoir chez moi après un mois d'abfence. On ne fauroit croire qu'elle fatisfa&ion ce fut pour moi de revoir mon ancien foyer , Sc de repofer mes os dans mon lit fufpendn. Le voyage que je venois de faire, fans tenir de route certaine pendant le jour, fans avoir de retraite aflurée pour la nuir, m'avoit fi fort lafie fur fa fin, que  DE ROBINSON C MJ S O i 235 ma vieille maifon me paroiffoit après cela comme un établiffement parfait oü rien ne manquoir. Tout cequi étoit autour de moi m'enehantoit, &je réfolus de ne jamais plus m'éloigner pour un tems confidérable , tandis que ma deftinée me renen» droit dans 1'ile. Je gardai la maifon pendant Une femaine, pout goütet les douceurs du repos , & pour me refaire de mon long voyage. "Cependant, une affaire de grande conféquence m'óccupoit férieufemenr ; c'étoit une cage que je faifois pour mon perroquet; il commencoit déja a êtte de la familie , &£ nous nous connoiffions patfaitement lui & moi. Enfuite je penfai au pauvte chevreau, que j'avois renfermé dans l'enceinte de ma métairie, & je trouvai bon de Palier chercher, ou du moins de lui porter a manger. Quand il eut mangé., je 1'attachat comme la première fois, & je me mis a 1'emmener. La faim qu'il avoit foufferte l'avoit fi fort matte, & rendu fi fouple, qu'il me fuivoit comme un chien ; Sc j'aurois bien pu me difpenfer de le tenir attaché. J'en pris un foin particulier, ne ceffant de lui donner a manger, & de le careffer tous les jours. En peu de tems il devint fi familier, fi gentil, fi careffant , qu'il ne voulut jamais me quitter depuis , & fut aggrégé au nombre de mes autres domeftiques. La faifon pluviewfe de 1'équinoxe d'Aatumae  z^S Les aventures étoit revenue. Le 30 Septembre étznz 1'anniverfaire de mon abord dans 1'Ifle oü j'étois depuis deux ans , & d'oü je n'avois pas plus d'efpérance de pouvoir fortir que le premier jour que j'y avois paiïé, jel'obfervai d'une manière auffifolemnelle que je l'avois fait 1'année précédente. Je m'occupai tout le jour 3 m'humilier devant Dieu, & a reconnoitre fa miféricorde infinie , qui vouloitbien donnet a ma vie folitaire des adouciiTemens fans lefquels elle m'auroit été infupportable. Je remerciois humblement & de bon cceur fa divine providence de s'ètre manifcftée a moi , & de m'avoir fait connoitre que dans cetre folitude je pouvois Être heureux, Sc même plus heureux que dans une vie libre, oü j'aurois a fouhait le plaifir du monde & de la foei été ; de ce qu'il me dédommageoit abondamment des maux que je fouffrois Sc qu'il fuppléoit aux biens qui me manquoienr, par la préfence , par la communication de fa gtace, m'affiftant, me confolant, m'encourageant a attendre fa proteclion pour la vie préferifé ramener la chofe a un jufte milieu: je ne » puis pas témoïgner de la reconnoiffance d'être » ici, il eft vrai; mais je puis rendre mes très» humbles acxions de graces a la Providence, » de ce qu'il lui a plu m'ouvrir les yeux par la « voie des afHictions , pour me découvrir la „ turpitude de ma vie paffee ; pour me faire „ détefter ma méchanceté, Sc pour me conduite « dans les fentiers de la pénirence. « Je n'ouvrois jamais la Bible ni ne la fermois , que je ne béniffe ardemmenr le Ciel d'avoir auttefois infpiré a mon ami, qui étoit en Angleterre, dc a qui je n'en avois rien mandé , d'empaqueter ce faint Livre dans mes marchandifes ; & de ce que depuis j'avois eu le bonheur de le fauver du naufrage. J'étois dans cette difpofidon d'efpric ; quand  240 Les a.ventures je commencai ma troifième année, & quoique je n'importune pas le lèófeur pour donner une relation auflifexacte de mes travaux durant cetce année que de ceux de la première, néanmoins il faut obferver en général , que je fus rarement oifif; mais que je parrageois mon tems en autant de parties que je m'étois obligé de vaquer a diifirentes foncYions ; tels étoient premièr'empiït le fervice de Dieu , &c la le&ure de 1'Ecriture Saince a laquelle je vaquois réguiièrcment, & quelquefois trois fois par jour; fecondement, les courfts que je faifois avec mon fufil, pour tuer de quoi manger , lelquelles duroient ordinairement trois heures lorfqu'il ne pleuvoit pas ; en troifième lieu, les peines qu'il falioit que je me donnalfe pourapprêter, pour cuire ce que j'avois mé , ou bien pour le conferver &i en faire prqvifion : ce qui m'occupoit une bonne partie de la journée. Outre cela j il faut remarquer, que pendant tout le tems que le foleil étoit dans fon apogée ou dans le voifinage de ce point, les chaleurs étoient excefïives , qu'il n'étoit pas praticable de fortir; ainfi on doit fuppofer que je ne pouvois pas avoir plus de erois ou quatre heures 1'après-dïnée ; avec cette éxception cependant, que quelqiiéfois je diverfifiois mes heures de chaife par celles du travail; enforte que jetravaillois le matin 6c fortois avec mon fufil fur le tard. A  ï> 8 ROBINSON CrUSOÉ. 24I A cette brié veté da tems deftiné pour le travail, je vous prie d'ajonter la pénible difficulté de ce même travail, & les heures que le manquemenc d outils, de commodités, d'habileté, m'obligeoit fouvent de retrancher de mes autres occupations pour faire la moindre chofe. Je vous duai, pour preuve de cela , que je mis quarante-deux jours entiers a fabriquer une planche pour me fervir de tablette dans ma caverne; au lieu que deux fcieurs, avec leurs outils & un atrelier convenable , en auroient fait fix d'un feul cronc & en une journée. Voici, par exemple , comme je m'y prenois. J'allois dans les bois choifir un gros arbre , paree que la planche devoit être large. J'étois trois jours a couper eet arbre par le pied, & deux autres a 1'ébranler & a le réduire a une pièce de merrein. A force de hacher , de trancher &c de charpenter , j'en réduihs les deux cotés en coupeaux , jufqu'a ne lui lailfer que trois pouces d'épailfeur. II n'y a perfonne qui ne convienne avec moi qu'un tel ouvrage devoit être un rude exercice pour mes mams; mais Ie travail & la patience m'en firent venir a bout comme de bien d'autres chofes. J'ai feulement été bien aife de vous mettre devant les yeux cette particularité , pour montrer en même tems la raifon pour laquelle tant de tems fe confumoit en de fi petites choTomc I. Q  242 Les aventures fes, & qu'en effet tel ouvrage n'eft qu'une bagatelle & un jeu quand on a de I'affiftance &c des outils, qui fans ces deux chofes demanderoit un tems & un travail infini. i Mais je le répéterai encore une fois , le travail &c la patience réparoient toutes les brccfies, fuppléoient a tous mes befoins , & me fournüfoient copieufement tout ce qui m'étoit néceflaire. C'eft ce qui paroitra clairement dans la fuite du difcours. Le mois de Novembre étant venu , j'attendois ma récolte d'orge& de riz. Le terrein que j'avois cultivé pour recevoir ces grains , n'étoit pas grand : la quantité que j'avois femée de chaque efpèce ne monroit pas , comme j'ai déja remarqué, aplus d'un demi-picotin , paree que j'avois perdu le fruit d'une faifon, pour avoir femé pendant la féchereife. Mais pour Ie préfent je me promettois une bonne récolte, lorfque je m'appercus tout d'un coup que je ferois en danger de tout perdre , & de me le voir enlever par des ennemis de plufieurs fortes , dont il n'étoit prefque pas polfible de défendre mon champ. Les premières hoftilités furent commifes par les boucs , & ces autres animaux auxquels j'ai donné ci-deffus le nom de liévre , qui tous ayant une fois goüté la faveur du bied en herbe , y demeuroient campés  DE R O b i N S O n CrUSÖÉ. 245 nuit Sc jour , le mangeant a mefure qu'il pouffoit, & cela li prés du pied , qu'il étoit impofilb!e qu'il eut le tems de (e tornier en épis. Je ne vis point d'autre remède a ce mal, que de fermer mon bied d'une haie qui régnat tout a 1'entour. Je le fis avec beaucoup de peine Sc de fueur, d'autanrplus que la chofe étoit prelfée Sc demandoit une grande diligence. Cependant comme la terre labourée étoit proportionnée a la femence qne j'y avois mife , Sc par conféquent de petite écendue, je 1'eus clofe Sc mife hors d'infulte dans environ trois femaines de tems. Et pour mieux donner la chaife a ces maraudeurs , j'en tirois quelques-uns pendant le jour, Sc leuroppofois mon chien pendant la nuit, lelailfantattaché a un poteau juftement a 1'entrée de mon enclos , d'oü il s'élancoit ca & la & leur aboyoit continuellement de toutes fes forces. De cette manière les ennemis furent obügés d'abandonner la place Sc bientót je vis mon bied croitre, profpérer Sc murir a vue d'ccil. Mais li les bêces féroces avoient fait du dégat dans ma moiifon, dès qu'elle avoit été en herbe , les oifeaux la menacoient d'une ruine entière au moment qu'elle paroiflbit cquronnée d'épis ; car me promenant un jour le long de la haie pour voir comment mon bied s'avancoit , je vis que la place étoit enrpurée d'une multitude d'oifeaux Q 'j  244 Les aventures de je ne fais combien de forces, qui écoient aux aguets & n'attendoienc pour faire ia picorée que Ie moment auquel je ferois parci. Je fis une décharge fur eux ; car je n'allois jamais fans mon fufil. Dès que Ie coup fut rité, vous auriez vu dansl'air une épailfe nuée d'oifeaux que je n'avois point remarqués, & qui s'écoient tenus cachés au fond du bied. Ce fpeétacle fur pour moi bien douloureux ; car il me préfageoic Ia difïipation de mes efpérances, la difette oü j'allois tomber, la pene totale de ma récolte ; & ce qu'il y avoic de pij, c'eft qu'en prévoyant ce malheur, je ne favois pas encore comment le prévenir. Toutefois je réfolus de ne rien oublier pour fauver mon grain, & de faire même fenrinelle nuit & jour, s'il étoit befoin. Avant toutes chofes , je me portai fur les lieux pour voir le dommage qui m'avoit été fait. Ces harpies avoienta la vérité fait du dégat; mais non pas auffi confidérablement que je m'y étois attendu : la verdure des épis avoit tempéré leur avidité, & fi je pouvois fauver les reftes, ils me promettoient encore une bonne & abondante mohfon. Je reftai-la quelques momens pour recharget mon fufil; après quoi, me retirant un peua 1'écarr, rien n'étoit plus aifé que de voir mes voleurs poftés enembufcade fur tous les arbres d'alenrour,  de ROBINSON CrüSOÉ. 24J comme s'ilsn'épioient, pour faire leur irruption , que 1'heure de mon déparr. I/événement ne me permit point d'en douter : je m'éloignai de quelques pas , comme pour m'en aller tout-a-fait. A peine avois-je difparu , qu'ils defcendirent detechefl'un après 1'autre dans le champ de bied. J'en fus fi irrité , que je n'attendis pas qu'ils y fulfent alfemblés en un plus grand nombre , d'autant plus qu'il me fembloit qu'on me rongeat les entrailles , tk que chaque grain qu'ils avaloient me coütoit bien la valeur d'un pain entier. Je m'avancai donc aufli-tót prés de la haie , tirai fur eux un fecond coup , & j'en tuai trois. C'étoit juftement ce que je fouhaitois paifionnément ; car je les ramalfai d'abord, pour rendre leur punition exemplaire, & les traiter comme on fait les infignes voleurs en Angleterre , que 1'on condamne a refter attachés au gibet après leurexécution , pour donner de la terreur aux autres. Il n'eft prefque pas poftible de s'imaginer quel bon effet cela produifit. Les oifeaux depuis ce tems-la non-feulement ne venoient pas dans mon bied , mais encore ils abandonnèrent tout ce canton de rille , & je n'en vis plus aucun dans le voifinage tout le tems que demeura 1'épouvantail. J'en eus une joie extreme , vous pouvez bien croue ; & je fis ma récolte fur la fin de Décembre, qui  M  Ms Les aventures rimperfeófcion de eet outil. Et quoiqu'il m'eüt couté plufieurs jours a faire, néanmoins comme il n'étoit point garni de fer tout au tour, nonfeulemenr il s'ufa plutót, mais encore cela étoit caufe que j'en faifois mon ouvrage avec plus de difficulté , & moins de fuccès. Mais je me r.éfignois a tout cela, & fupportois avec une patience égale, & la difficulté du travail, & le peu de fuccès dont il étoit fuivi. Après que mon bied éroit femé, j'aurois eu befoin d'une herfejmais n'en ayantpoinc,je me voyois obligé de palfer par-delfus ma terre avec unegrolfe branche d'arbre, que je tramois derrière moi, avec laquelle je g'i actois, pour ainfi direplutót que je ne herfois. Quand mon grain étoic en herbe, ou en épis, ou en nature, de combien de chofes n'avois-je pas befoin, comme je 1'ai déja infinué, pour le fermer d'un enclos, en écarter les bêtes & les oifeaux, le faucher, le fécher, le voiturer,le battre , le vanner, & ]e ferrer! Après cela il me falioit un moulin pour moudre, un tamis pour palfer la farine, un levain & du fel pour faire ferraenrer, un four pour cuire mon pain. Voila bien des inftrumens d'un cóté, & de 1'autre bien des ouvrages différens: je ferai pourtant voir que rous ceux-Li me manquèrenr, & que je ne manquai a. aucun de ceux-ci. Moh blé m'exercoit beaucoup; mais auffi il m'étoit d'un plus grand  be Robinson Crxjsoé. 149 fecours & je le regardois comme le plus précieux de tous mes biens. Cependant tant de chofes a faire & tant d'autres dont j'avois un befoin extreme , m'auroient fait perdre patience li ce n'eüt été qu'il n'y avoit point de remède a cela : d'ailleurs la perre de mon tems ne devoit pas tant metenir au cceur, paree, que de la manière dont je l'avois divifé , il y avoit une certaine partie du jour affectée a ces fortes d'ouvrages, & comme je ne voulois employer aucune porrion de mon blé a faire du pain jufqu'a ce que j'en eulfe une plus grande provifion, j'avois par devers moi les fix mois prochain pour tacher de me fournir par mon ttavail & par mon induftrie de tous les uftenfiles propres a tourner a profit les grains que je recueillerois. Mais auparavant il me falioit préparer un plus grand efpace de terre, paree que j'avois déja une alfez bonne quantité de femence pour enfemencer plus d'un arpent. Je ne pouvois préparer la rerre fans me faire une bêche. C'eft auffi par oüje commencai ; & il ne fe paffa pas moins d'une femaine entière avant que je 1'euffe achevée , encore étoit-elle fort rude & mal figurée ; enforte que mon ouvrage en devint une fois plus pénible. Mais tout cela nefut point capable de me dccourager, ni de m'empêcher de paffer outre : 6c enfin je jecai ma femence en deux pièces de terre plates  250 Les aventures & unies 3 les plus proches de ma maifon que je pulfe trouver; je les entourai d'une bonne haie. Cette haie étoit compofée du même bois que celle de ma maifon : ainfi je favois qu'elle croïtroit, & que dans un an de tems elle formeroit une haie vive, qui ne demanderoit que peu de réparations. Cet ouvrage m'occupa bien durant trois mois,parce'qu'une partie dece tems étoit la faifon pluvieufe , qui ne me permettoit de fortir que rarement. Pendant tout le tems que j'étois confiné dans ma maifon par la continuation des pluies, je m'occupai de la manière que je raconterai tout a 1'heure; mais en même tems que je travaillois, je ne laiifois pas de m'amufer a parler a mon perroquet: ainfi il apprit a parler lui-même, & a dire fon nom & fon furnom , qui étoient Perroquet mignon: & qui furfcnt auffi les premières paroles que j'eulfe enrendu prononcer dans 1'ifie par d'autres bouches que la mienne. Ce petit animal me fervoit de compagnon dans mon travail; 8c les entretiens que j'avois avec lui me délaffoient fouvent de mes occupations, qui étoient gtaves & importantes comme vous 1'allez voir. Il y avoit déja longtemsque jeconfidérois a part moifi jene pourrois point me faire quelques vailfeaux de terre, paree que j'en avois un befoin extréme; mais j'ignorois la méthode qüil falioit prendre pour  DE ROBINSON CrUSOÉ. 15! pourvoir ace befoin. Néanmoins quand je confidérois la cha'eur du climat, je ne doutois prefque par. que fi je pouvois feulement trouver de l'argile propre, je ne pufle former un pot; lequel étant féché au foleil, feroit aflez dur & alFez fort pour être manié, & pour y mctrre des chofes qui feroient sèches de leur nature, & voudroient être tenues telles : 8c comme je m'attendois bientót a avoir une afTez grande quantité de blé, de farine, & auttes chofes , je me propofois auili de les ferrer de la manière que je viens de dire; & pour eet effet je réfolus de me faconner auelques pots ; mais de les faire auili grands qu'il me feroit poflible ,' afin qu'ils puifent fe tenir fermés comme des jarres, & qu'ils fuifent tout prèts a recevoir les différentes chofes que je voulois mettre dedans. Le lééfeéur auroit pitié de moi, ou plutot il s'en moquèroit, fi je lui difois de combien de manières bizarres je m'y pris pour former ma matière : combien errange & difforme fut la figure donnée a mes ouvrages, qui tombèrenr par morceaux, les uns en dedans, les autres en dehors, paree que 1'argüe n'étoit pas aflez ferme pour fourenir fon propre poids ; combien qui félèrent a la trop grande ardeur du foleil, pour y avoir été expofés trop précipitamment; combien enfin fe brifèrent en les changeant de place, 8c avant qu'ils fuffént  *52 Les aventures fecs, & après qu'ils le furent! tellement que quand je me fus donné bien de la peine pour apprêter ma matière, pour la mettre en ceuvre , je ne pus pas faire plus de deux valles & vilaines machines de terre, que je n'oferois appeler jarres; mais qui me coutèrent pourtant prés de deux mois de travail. Néanmoins comme ces deux vafess'éioientbien cuits & durcis au foleil, je les foulevai adroitement, & les mis dans deuxgrands paniers d'ofier que j'avois faits expres , pour les empêcher de fe calfer : & comme il y avoit du vide entre le pot &c le panier, je le remplis tout-a7fait avec de la paiile de riz Sc d'orge, comprant que ces deux pots fe tiendroient toujours fecs, que j'y pourrois premièrement ferrer mon bied & peut-être aulfi ma farine après l'avoir moulue. Si j'avois mal réuffi dans la combinaifon des grands vafes, je fus aflez content du fuccès que j'eus a. en faire bon nombre de petits, comme des pots ronds, des plats , des cruches , des terrines. L'argile prenoit fous ma main toutes fortes de figures, & elle recevoit du foleil une dureté furprenante. Mais tout cela ne répondoit pas encore a la fin que je m'étois propofée, qui étoit d'avoir un pot de terre, capable de renfermer les chofes liquides & de fouffrir le feu : ce que ne pouvoit faire  BE RoBINSON C R U S Q £. i 5 ? aucun des ultenfiles dont j'étois déja pourvu. Au bout de quelque tems il arriva, qu'ayant un bon feu pour apprêter mes viandes, je trouvai en Fourgonnant dans mon foyer un morceau de ma vailfelle de terre, lequel étoit cuit, dur comme une pierre, & rouge comme une tuile. Jc fus agréablement furpris de voir cela; & je dis en moi-même, qu'affurément mes pots fe pourroient très-bien cuire étant entiers, puifqu'il s'en cuifok des morceaux féparés dans une fi grande perfection. Cette découverte fut caufe que je me mis a confidérer comment je ferois pour difpofer tellement mon feu que j'y puiffe cuire des pots. Je n'avois aucune idéé ni du genre de fourneau dont fe fervent les potiers, ni du vernis dont ils enduifent leur vailfelle , ne fcachant pas que le plomb que j'avois étoit bon pour cela. Mais a tout hafard , je placai trois grandes cruches, fur lefquelles je mis trois pots, le tout en forme de pile , avec un gros tas de cendres par-delfous. Je fis alentour un feu de bois, qui flamboit fi bien aux cotés & par deflus, qu'en peu de tems je vis mes vafes tout rouges de part en part, fans qu'il en parut aucun de fêlé. Je les laiffai demeurer dans ce degré de chaleur environ cinq ou fix heures , jufqu'a ce que j'en appercus un, qui n'étoit pas fendu a ia vérité, mais qui commen-  *54 Les Aventures coic d fondre & d couler; car Ie gravier qui Ce trouva mêlé parmi l'argile,{e liquéfioit par la violente ardeur du feu, & fe feroit tourné en Verre, fifeuffe continué. Ainfi je tempérai mon brafier par degrés, jufqu'd ce que les vafes commencaffent d perdre un peu de leur rouge; & je fus debout toute Ia nuit, pour avoir 1'ceil deifus , de peur que le feu ne s'ahattü trop foudaine' ment. A la pointe du jour, je me vis enrichi de trois cruches, qui étoient, je ne dirai pas belles , mais trés bonnes, & de trois autres pots de terre , auffi bien cuits qu'on le fauroit fouhaiter ■ 1'un defquels avoit recu un parfait vernis de la foute du gravier. ^ Je n'ai pas befoin de dire , qu'aprês cette expérience je ne me laiffai plus manquer d'aucun yafe de terre , qui me put être utile. Mais je puis bien dire une chofe , que tout Ie monde n'eft pas obligé de favoir; c'eft que leur forme étoit extrêmement difforme. Et c'eft de quoi 1'on ne s'étonnera point, fi 1'on confidcre que je n'avois aucun fecours', ni aucune méthode fixe pour un tel travail; me trouvant d-peu prés dans le cas des enfans, qui font des patés avec de Ia terre grafie; ou fi vous voulez, d'une femme qui s'érigeroit en patiffière fans avoir jamais appris a manier la pate. Une chofe fi petite en elle même, ne caufa  BE R O B I N S O N C R U S O E. 1)$ jamais de joie qui égalat celle que je reflèntis, lorfque je vis que j'avois faic un pot qui fouffnroir le feu. Et a peine avois-je eu la patience d'attendre que mes vafes fulfent refrqidis, lorfque j'en mis un fur le feu avec de 1'eau dedans, pout faire, bouillir de la viande ; ce qui me réuflic parfaitement bien,; car un morceau de bouc que j'avois mis dans le pot, me fit un bon bouillon, quoique je manquaffe de gtuau, & de plufieurs autres ingrédiens femblables, pour le rendre auffi parfaitement bon que je 1'aurois foubaité. r La chofe que je defirois avec le plus d'ardeur après celle-la, c'étoit de me pourvoir d'un morceau de pierre , oü je puffe piler ou battre du blé : car pour ce qui eft d'un moulin , c'eft une chofe qui requiert tant d'art, qu'il ne m'entra pas feulement dans 1'efprit d'y pouvoir atteindre. J'étois bien intrigué pour trouver comment je fuppléerois a un befoin fi indifpenfable; en effet le métier de tailleur de pierre, eft de tous les métiers celui pour lequel je me fentois ie moins de talent; outre que je u avois aucun des outils qu'on y emploie. Je cherchai pendant plufieurs jours une pierre qui fut aflez groffe, & qui eut affez de diamètre pour la pouvoir creufer, óu pour en faire un mortier, mais je n'en trouvai aucune dans toute 1'ifle , excepté ce que  2 J <» Les AVENTURES renferraoit le corps des rochers , oü faute d'iufrrumens, je ne pouvois ni creufer , ni tailler, ni par conféquent en tirer quoi que ce foir. Ajoutez a cela que les rochers de 1'fle n'éroienc pas d'une dureté convenable, mais d'une pierre graveleufe qui s'émiétoic aifément, & qui n'atfroit pu fouffrir les coups d'un pefant pïlon , & oü le blé n'autoit pu fe brifer fans qu'il s'y mclat beaucoup de gravier. Ainfi ayant perdu beaucoup de tems a chercher une pierre, je défefperai d'y réuffir, & pris le parti de me mettre aux champs , pour trouver quelque gros billoc qui fut d'un bois bien dut. C'eft ce qu'il me fut aifé de trouver; & prenant le plus gros que je fufle capable de remuer, je 1'arrondis, Sc le faconnai en dehors avec ma hache & ma doloire; enfuite je le creufai avec un travail infini, en y appliquant le feu, qui eft le ftratagême dont fe fervent les fauvages pour former leurs canors. Après cela je fis un gros & pefant pilon du bois qu'on appelle bois de fer. Je mis a pan ces préparatifs , en attendant le tems de ma feconde récolte , après laquelle je me propofois de moudre , ou plutöt de broyer mon blé pour le réduire en farine Sc me faire du pain. Cetre difficulté furmontée, la première qui fe préfentoit, c'étoit de me faire un fas ou un tamis ,  ce Robiuson CrusoI. 2.57 tamis, pour préparer ma farine, & la féparer des coffes & du fon; fans quoi je ne voyois pas qu'il fut poifible d'avoir du pain. La chofe éroit fi difficile en elle-même, que je n'avois prefque pas le courage d'y penfer. En effet j'étois bien éloigné d'avoir les chofes requïfes pour faire un tamis ; car il ne me falioit pas moins qu'un beau canevas ou bien quelqu'autre étoffe tranfparente pour palier la farine. Ce futla pour moi une vraie enclouüre qui me retint dans 1'inadtion & dans 1'incertitude pendant plufieurs mois. Tout ce qui me reftoit de toile , n'étoit que des guenilles : j'avois a la vérité du poil de bouc; mais je ne favois ni comment le hier , ni le travailler au métier; & quand même je 1'aurois fu, il me manquoit les inftrumens propres. Tout ce que je pus faire pour remédier a. ce mal, fut que je me rappelai enfin dans la mémoire qu'il y avoit parmi les hardes de nos mariniers que j'avois fauvées du vailfeau, quelques cravates faites de toile de coton. C'eft a quoi j'eus recours, & avec quelques morceaux de cravates je me fis trois petits fas , mais aflez propres pour mon travail. Je m'en fervis pendant plufieurs années , & nous verrons en fa place ce que je leur fubftituai quand la néceffité ou 1'occafion fe préfentèrent. Enfuite venoit la boulangerie, dont les foncTomc I. R  ijS Les aventures tions devoient s'étendre tant a pétrir, qu'a cuire au four. Mais premièrement je n'avois point de levain, & même je n'entrevoyois aucune poffibilité d'acquérir une chofe de cette nature : c'eft pourquoi je réfolus de ne m'en mettre plus en peine, & d'en rejeter jufqu'a la moindre penfée. Pour ce qui eft du four, mon efprit étoit en travail pour .imaginer les moyens de m'en fabriquer un. A la fin je trouvai une invention qui répondoit affez a mon delfein , Sc la voici. Je fis quelques vafes de terre fort Iarges, mais peu profonds; c'eft a-dire qu'ils pouvoient avoir deux bons pieds de diamètre, fans fournir plus de neuf pouces de profondeur ; je les cuifis au ■ feu, comme j'avois fait les autres, & les mis enfuite a part. Or quand je voulois enfourner mon pain, men début étoit de faire un grand feu fur mon foyer qui étoit pavé de briques carrées , formées & mifes a ma facon : j'avoue qu'elies n'étoient pas équarries felon les régies de géométrie. Lorfque mon feu de bois étoit a-peuprès réduit en charbons au long & au large fur mon atre, en forte qu'il en fut couvert tout entier ; j'attendois que 1'atre fut extrêmement ehaud : alors j'en écartois les charbons & les . cendres en les balayant bien proprement, puis je pofois ma pate que je couvrois d'abord du vafe de terre donr vous avez vu la defcription »  de Robtnson Gros o ï. 259 & autour duqnel je ramaffois les charbons avec les cendres, pour y concentrer, ou merrie en augmenter la chaleur. De cette manière je cuifois mes pains d'orge tout auffi-bien que dans le meilleur four du monde 5 & non content de faire le boulanger , je tranchois encore du patiffier , car je me fis plufieurs gateaux & pcudins de riz- A la vérité je n'allai pas jufqu'a ce point de perfedtion que de faire des patés : mais quand même je 1'aurois entrepris, je ne fache pas ce que j'aurois pu mettre dedan;, a moins que ce ne fut de la chair de bouc ou de volatile : or 1'une & 1'autre auroient fait trifte figuie dans un paré , a moins d'être dument alfaifonnées. On ne doit point s'étonner fi j'avance que toutes ces chofes m'occupèrent pendant la plus grande partie de la troifième année de mon féjour dans 1'ifie: car il eft a remarquer qu'il y eut plufieurs intervalles de tems que j'employois a vaquer aux moiffons & a I'agriculture. En effet je coupai mon blé dans la même faifon , le tranfportai au logis du mieux que je pus , en confervai les épis dans mes grands paniers, jufqu'a ce que j'eufle le loifir de les égréner entre mes mains, paree que je n'avois ni aire ni fléau pour les battre. Rij  2<3o Les aventures Mais a préfent que la quantité de mes grains augmentoit, favois véritablement befoin d'élargir ma grange pour les loger, car mes femailles avoient é;é fuivies d'un fi grand rapport, que ma dernière récolte monta a vingt boilfeaux d'orge, & tout au moins a une pareiile quantité de riz : li bien que dès-lors je me voyois en état de vivre a difcrétion, moi qui depuis longtems faifois abftinence de pain; c'eft a-dire depuis que je n'avois plus de bifcuit. Je voulus voir auffi quelle quantité de blé me fuffiroit pour une année , & fi je ne pourrois pas me palfer avec une feule femaille. Tout bien confidéré , je trouvai que quarante boiiïeaux étoient tout autant que j'en pouvois confommer dans un an. Ainfi je réfolus de femer chaque année la quantité que j'avois femée la dernière fois, efpérant qu'elle me fourniroit du pain en alfez grande abondance. Tandis que ces chofes fe palfoient, vous pouvez bien vous imaginer que mes penfées roulèrent fouvent fur Ia découverte que j'avois faite de la terre fituée vis-a-vis de file; & je ne pouvois la voir que je ne fentilfe quelque fecrette impulfion de m'y voir débarqué, confidérant que le pays ou je me voyois étoit inhabité; que celui auquel j'afpirois étoit dans Ie continent; & que de quelque  be robinson CrüSOÉ. 1ÖX nature qu'il fut, je pourrois de-U paffer outre , •& trouver quelque moyen de m'afFranchir de ma misère. Dans tous ces raifonnemens je ne faifois point entrer en ligne de compte les dangers auxquels m'expoferoit une telle entreprife ; celui entre autres de tomber entre les mains des fauvages , mais des fauvages plus cruels que les ngres & les iïons d'Afrique-, p?rce que ce feroit un miracle , s'ils ne me malfacroient point pour me devorer. Je me reffouvenois encore d'avoir oüi dire que les habirans des cètes des Caribes étoient antropopbages, ou mangeurs d'hommes, & je favois par la latitude , que je ne pouvois pas être fort éloigné de ce pays-U. Suppofé que ces peuples ne fuffent point antropophages , je n'encourrois pas moins le danger d'en êtte toé , s'ils venoient a m'attraper; puifque c'avoit été le fort de plufieurs Européens avant moi ,quoiqu'ils fulfent au nombre de dix , quelquefois même de vingt perfonnes : a plus forte raifon devois je craindre pour moi, qui me voyois feul , & incapable par conféquent de faire une longue défenfe.Toutes ces chofes, dis-je, que j'aurois du confidérer müremenr, & qui dans lafuite me firent bien faire des réflexions, ne m'enrrèrent pas dans 1'efprit au commencemenr. Mais j'étois eritiètement poffédé du defir de traverfer a mer pour prendre terre de 1'autre cóté. r iij  t6t L E S AVENTURES C'eft aiors que je regrettai mon garcon Xurï; «le grand bateau qui cingloir avec une voile latme, ou triangulaire , & fur lequel j'avois navigé envKon onze cent milles, le long des cótes d Alnque: mais ces regrets n'aboutilfoient a rien : f 11 me vmt en Pen^ d'aller vificer la chaloupe de notre bahmem, laquelle après notre naufrage ayou eté portee par la tempête bien avant fur le rivage comme je 1'ai déja dit. Je la trouvai cette feconde fois, a-peu-près dans Ia même fituation , quotqu'un peu plus loin que la première; & elle eron ptefque rourn e fans deflus deiïous, flanquee contre une longue éminence de gros fable ou Ia vmlence des vents & des flots l'avoit portee, & laiffée tour-a-fait a fee. Si j'avois eu quelqu'un pour m'aider 4 la radouber, & Ia lancet enfuire dans la mer elle maurc.it bien pu fervir, & me porter aifément au Bréfil ; ma.s j'aurois dü prévoir qu'il m'étoit auffi impoffible de Ia retourner & de la pofer fur fa quille, que de remuerVile. Quoi qu'il en foit je m'en allai dans les bois, oü je coupai des lé' viers & des rouleaux que j'apportai a 1'endroit du bateau, réfolu d'elfayer ce que je pouvois faire me perfuadant que fi je Ie pouvois une fois dégager de Ia , il ne me feroit pas difficile de réparer les dommages qu'il avoit recus, & d'en faire un bon bateau , avec lequel je pourrois fans *«upule me h afarder fur mer.  deRobinsonCrusoé. i6j A la vérité je ne m'épargnai aucunement dans ce travail infrudueux , & je penfe que je n'y employai pas moins de trois ou quatre femaines de tems. Mais enfin , voyant que mes forces étoient trop petites pour relever un fi pefant fardeau, je me mis i creufer par delfous, & * employer la voie de la fape pour la faite tomber, placant en même tems plufieurs pièces de bois pour le ménager tellement dans fa chüte , qu'il put tomber fur fon fond. Mais j'eus beau faire tous mes efforts, il ne me fut point poffible de le redrelfer , ni même de me pouvoir gliffer delfous , bien éloigné de 1'avancer vers 1'eau : ainfi, je me vis contraint de me défifter de mon petit projet : & cependant , chofe étrange ! tandis que les efpérances que j'avois concues de mon bateau s'évanoiuffoient, la démangeaifon de m'expofer fur mer, pour gagner le continent, m'aiguillonnoir de plus en plus ,°a mefure que la chofe pateilfek le moins pofiible. Sur cela je me mis a faite réflexion, fi, fans le concours d'inftrumens & de perfonnes , il ne me feroit point pofiible de me faire , avec le tronc d'un arbre , un canot ou une gondole femblable a celles que font les habitans originaires de ce pays-la. La chofe me parut non fealemeut praticable , mais encore facile : & l'idée feule r Riv  Les aventures Jun rel projet, jointe d ce que je mïmaginai d avoir plus de commodiré que les Nègres & les Améncauis , pour unc telle exécution ,me repaiirojt agrèablement. Mais d'un cóté je ne faifois nulle attention aux inconvéniens particulier» me v.endroient d la traverfe de plus qu'aux Amencams : entre aurres, par exemple, le défaut de fecours de qui que ce fut, pour remuér mon canor, quand une fois il feroit achevé & pour le rranfporrer d la mer : obftacle beaucoup plus d.fficle pour moi d furmonter, que Ié mandement de tous les outils ne 1'étoit pour ces fauvages. Car d quoi me ferviroit-ii, qu'aorès . avoir choifi dans les bois un arbre d'une vatte groifeut, je puffe 1'abattre avec un travail infini enfuire le charpenrer & faconner en dehors avec mes outils , p.ur lui donner la tigure d'un bateau; de plus , le brüler ou le tailler en dedans pout Ie rendre creux & complet; d quoi, dis-je' me ferviroic tour cela , s'il me falioit a la fin précifément le ïaiflec dans 1'endroit oü je 1'avois trouvé, faute de le pouvoir Iancer d 1'eau ? Mais le deur ardent de me mettre delfus, pour traverfer jufqu'd la terre ferme, qui parohfoit de 1 autre cóté, captivoit tellement tous mes fens que ,e n'eus pas le loifir de fonger une feule fois aux moyens de I'öter de deffus la terre oü ii étok f rfansdoute qu'il m'autoit été incomparablemenr  BE R O BIN S ON CRUSoi. 2^$ plus aifé de lui faire faire Pefpace de quarante-cinq mil'es fur mer , que celui d'environ . quarante-cinq bralTes qu'il y avoir du lieu oü il étoit fur terre, a celui oü il auroit pu être a Hot. Je fis 1'adtion la plus infenfée qu'un homme puiffe faire , a moins d'avoir perdu le fens commun, lorfque je me mis a travafiler a ce bateau. Je m'applaudiffois de former un tel deflein , fans déterminer fi je ferois capable de 1'exécuter, non que je ne penfaffe quelquefois a la difficulté de lancer mon bateau ; mais c'étoit une matière que je n'approfondifiois point ; tk je terminois tous mes doutes par cette folution exttavagante : §4, ca, me difois-je en moi-même }faifons-kfeuUment, & quand une fois il fera achevé, nous trouverons dans notre imaginative le moyen de le mouvoir, & de le mettre d flot. Cette méthode étoit diamétralement oppofée aux régies du bon-fens; mais enfin , mon entètement avoit pris le deffus; & je me mis a travailler. Je commencai par couper un cèdre. Je doute fi le Liban enfournit jamais un pareil a Salomon > lorfqu'il batiffoit le temple de Jérufalem. Le diamètre de eet arbre étoit par le bas, & prés du tronc , de cinq pieds Sc dix pouces; de la , il prenoit quacre pieds Sc onze pouces fur la longueur de vingtdeux pieds : enfuite il alloit en diminuant juf-  %66 Les aventures qu'au branchage. Ce ne fut pas fans un travail immenfe que j'abattis eer arbre ; car je fus aflidu pendant vingt jours a hacher 8c a tailler au pied. Je fus cjuinze jours de plus a 1'ébrancher & en trancher le fommet vafte Sc fpacieux; a quoi j'employai haches Sc bifaigues, & tout ce que la charpenterie me pouvoit fournir de plus puiflant , joint a toute la vigueur dont j'étois capable. II me coüta un mois de travail a le faconner, 8c a le raboter avec mefure & proportion, afin d'en faire quelque chofe de femblable au dos d'un bateau, tellement qu'il put flotter droit Sc comme il faut. Je ne mis guères moins de trois mois a travailler Ie dedans, & a le creufer jufqu'au point d'en faire une parfaite chaloupe. Je vins même a bout de ce dernier article , fans me fervir de feu & d'aucune autre voie que celle du marteau , du cifeau , & d'une afliduité que rie.n ne pouvoit ralentir , jufqu'a ce que je me vilfe poflefleur d'un canot fort beau , & aflez grand pour porter vingt fix hommes , & par conféquent fuffifant pour moi 8c toute ma catgaifon. Quand j'eus achevé eet ouvrage, j'en reffentis une joie extréme -y 8c ala vétité c'étoit le plus grand canot, ou la plus belle gondole que j'eufle vue de ma vie, batie d'une feule pièce. Mais auffi je vouslaifleapenfer combien derudes coups j'avois été obligé de frapper. La feule chofe qui me ref-  de Robinson Crusoé. 2^7 toit d faire , c 'étoit de le mettre en mer •, Sc s'il m'eüt été pofiible d'exécuter ce dernier point, je ne fais nol doute qnc je n'eufle enrrepris le voyage du monde le plus téméraire, Sc oü U y auroit eu le moins d'apparence de pouvoir réuffir. • Mais toutes les mefures que je pris pour le lancer a 1'eau , avortèrent, quoiqu'après m'avoir coüté un travail infini. 11 n'étoit cependant pas cloigné de la met de plus de deux cents verges •, mais le premier inconvénient qui intervenoit , c'eft qu'il y avoit une éminence fur mon chemin de ld d la baie. Cet obftacle ne m'arrêta point; je réfolus de le lever entièrement avec la bèche , Sc même de faire tant, que de réduire la hauteur en pente. J'entrepris la chofe , Sc je ne faurois dire combien je me pènai prodigieufement pour cela : il ne falioit pas avoir en vue un tréfor moins précieux que celui de ma liberté , pour me foutenir dans une telle rencontre. Mais quand j'eus applani cette difficulté , je ne m'en vis pas plus avancé , car il m'éroit auffi impoftible de remuer ce canot-ci, que 1'autre bateau dont j'ai déja parlé. Alors je mefurai la longueur du terrein, Sc. formai le proiet de creufer un baffin ou uncanal, pour faire venir la mer jufqu'a mon canot, piufque je ne pouvois pas faire aller mon canot jufqu'a la mer. Je commencai 1'ouvrage fans délai, Sc dès le commencement, venant a calcuier quelle  2-68 Les aventures en devoit être la profondeur, quelle largeur, Sc quelle feroit ma méthode pour le vider, je trouvai qu'avec toutes les aides que jè pouvois avoir, Sc que je ne devois pas aller chercher hors de moimême , il me faudroit bien dix ou douze ans de peine & de travail avant de 1'avoir achevé, car le terrein étoit fi élevé , que mon baflïn projeté auroit dü être profond de vingt-deux pieds pour le moins dans 1'endroit le plus diftant de Ia mer. Ainfi, je me défiftai encore de ce projet, quoiqu'avec bien de la répugnance. Cela me donna un chagrin fenfible , & me fit fentir , mais un peu trop rard , quelle folie il y a a entreprendre un ouvrage avant d'en avoir calculé les frais , & fans pefer avec jufteffe fi les difEcultés qui fe rencontrent dans 1'exécution ne font pas au delfus de nos forces. Au milieu de cette dernière entreprife je finis Ia quatrième année de mon féjour dans I'Jle ; Sc j'en célébrai 1'anniverfaire avec la même dévotion, & avec autant de confolation que je favois fait les années précédentes. Car par une étude conftante de la parole de Dieu , par 1'application que j'en faifois a moi & a ma condition , par le fecours de la grace , j'acquis une fcience différente de celle que je poffédois auparavant : déja je m'entretenois de toutes autres notions des chofes. Je regardois le monde comme une terre  DE ROBINSON CrUSOÉ. 1<3*9 ctrangère, oü il n'étoit rien qui put être 1'objet de mes efpérances, non plus que de mes de(irs; en effet, je n'avois plus de commerce avec ce monde; & , felon toutes les apparences, je n'en devois jamais plus avoir. II me fembloit que je le pouvois regarder dès-lors comme nous le regarderons peut-être en 1'autre monde ; je veux dire comme un lieu oü j'avois auttefois vécu, mais d'oü j'étois forti; & véritablement je pouvois bien dire ce qu'Abraham difoit au mauvais riche dans la parabole de 1'évangile : 11 y a un abime de fe'paration entre tol & moi. En premier lieu , je croyois me pouvoir féliciter a bon droit de ce qu'une puilfante barrière me garantilfoit fuffifamment des maux contagieux du fiècle. Je ne redourois ni la convoitife des yeux, ni l'orguell de la vie. Je n'avois rien a convoiter, paree que je poiTédois déja toures les chofes dont j'étois actuellement capable de jouir: j'étois le feigneur du lieu : je pouvois même, fi bon me fembloit , me donnet le titre de roi, ou, fi vous voulez, d'empereur de tout le pays; car tout étoit foumis a ma puilfance : par-tout j'exergois un empire defpotique ; point de rival, point de compétireur pour me difputer le commandement, ou la fouveraineté : j'autois pu amalfer des magalïns de bied; mais ils ne m'auroient été d'aucun ufage;  2/o Les aventures & c'eft pour cela que je n'en faifois eroïcre qu'autant que j'en avois befoin. Je pouvois avoir des tormes 4 difcrérion 5 mais il me fuffifoic d'en prendre une de tems en tems, pour fournir abondamment a mon néceftaire. J'avois affez de merfein pour conftruire une flotte entière ; Sc quand ma flotte auroit été batie, j'aurois pu faire d'alfez copieufes vendanges pour la charger de vin , Sc de raifins fecs : mais les chofes dont je pouvois faire ufage, étoient les feules qui euflent de la vaieur chez moi. 11 ne me manquoit rien de tout ce qui étoit néceftaire pour ma nourriture Sc pour mon enttetien : eh ! de quoi m'auroit fervi le furplus ? Si j'eulfe tué plus de viande que je n'en pouvois manger , il fauroit faliu abandonner au chien ou aux vers. Si j'eulfe femé plus de bied que je n'en pouvois confommer, il fe feroit gaté. Le« arbres que j'avois abattus reftoient épars fur la rerre pour y pourrir; car je n'avois befoin de feu que pour faire ma cuifïne. .. En un mot, la nature des chofes, & 1'expénence même, me convainquirent, après dejuftes réflexions , qu'en ce monde-ci les chofes ne font bonnes par rapport d nous, que fuivant 1'ufage que nous en faifons , & que nous n'en jouilfons qu'autant que nous nous en fervons , a la réferve néanmoins de ce que 1'on peut amaiïer en tems  DE ROBINSON C R U S O E. 27I & lieu pour exercer la libéralité envers les autres. Qu'on mette k la place oü j'étois, par exemple , 1'Harpagon du monde le plus avide , je foutiensqu'il fera bientót guéri de la paffion d'avarice. En effet, j'avois du bien par-detTus les yeux , & je ne favois qu'en faire. Je ne pouvois rien defirer de plus , excepté feulement quelques petites bagatelles qui me manquoient , & qui m'auroient été néanmoins d'un grand fetours. J'ai déja fait mention d'une fomme que j'avois par devers moi, tant en or qu'en argent, & qui montoit a-peuprès a trenté-fix livres fterling : hélas ! que ce meuble étoit inutile pour moi! qu'il attiroit peu mon attention ! c'étoit a mes yeux quelque chofe de moindre que de la boiie; & je n'en faifois pas plus de cas que d'ufage. Je me difois fouvent a moi-même , que je donnérois volontiers une poignée de eet argent pour un nombre de pipes a fumer, du tabac, ou pour un moulinet a moudre mon bied. Que dis-je ? j'aurois donné le tout pout autant de femence de carottes qu'on en a pout fix fois en Angleterre; & j'aurois cru faire un excellent marché , fi j'avois pu changer ces efpèces contre une poignée de pois & de feves, & uné bouteille d'encre : car dans la conjonóture oü je me trouvois , il ne m'en revenoit pas le moindre avantage ni la moindre douceur; mais elles crou-;  iji Les aventures pilfoient dans un tiroir oü elles moifilfoient a caufe de Phumidiré des faifons pluvieufes. Et même fi le tiroir avoit été tout plein de diamans , c'auroit encore été le même cas, & ils n'auroient été de nulle valeur pour moi, ne me pouvant être d'aucun fervice. SECONDE  DE ROEINSON CrüSÖÉ. 2.75 SECONDE PARTIE. Jf E menois alórs une vie beaucoup plus belle eu elle-mêmfe, que je n'avois fait au comraencemenr; & eet accommodement avoit une inflnence égale fur 1'efprit & fur le corps. Souvent lorfque j'écoi; afiis pour prendre mon repas, je rendois mes trèshunibles aótions de graces a la divine providence, & je 1'admirois en même tems de m'avoir ainfi. dreffé une rable au milieu du défert. J'appris a donner plus d'attention au bon coté de ma con=dition qu'au mauvais \ a confidérer ce dont je jouiffbis, plutêc que ce dont je manquois, & a trouver quelquefois dans certe méthode une fource de confolations fecrettes, dont je ne puis exprimer la force par mes foibles paroles. C'eft ce que j'ai été bien aife de remarquer ici, afin d'en graver 1'image dans la mémoire de certaines gens qui, toujours mécontens , n'ont point de gort: pour favourer les biens que Dieu leur a accordés, paree qu'ils tournent leurs defirs vers des chofes qu'il ne leur a pas départies. Enfin il me paroiftbit que les déplaifirs qui nous rongent au fujet de ce que nous n'avons pas, émanent tous du défaut de reconnoiflance pour ce que nous avons. Tome I, S  £74 Les aventures Une autre réflexion qui m'étoit encore d'un grand ufage, & qui fans doute ne le feroit pas moins a toute perfonne qui auroit le malheur de tombet dans un pareil cas que Ie mien, c'étoit de comparer ma conditiën préfente a celle a laquelle je m'étois attendu dans le commencement, 8c dont j'aurois ttès-certainement fubi toute la rigeur, li Dieu, par fa providence admirable, neut procuré men falut dans les fuites de mon naufrage, en otdonnant que le vailfeau fut porté li prés de terre, que je pulfe non-feulement aller a bord, mais encore en rapporter & débarquer quantité de chofes qui m'écoient d'une grande utilité & d'un grand fecours: fans quoi j'aurois manqué d'outils pout travailler , d'armes pout me defendre, de poudre & de plomb pour aller S. la chaife, &c par ce moyen pourvoir a ma nourriture. Je pafTois les heutes, 8c quelquefois les jours entiers a me repréfenter avec les couleurs les plus vives la manière dont j'aurois agi fi je n'eufle rien tiré du batiment: comment je n'aurois pas feulement pu attraper quoi que ce foit pour ma nourriture, fi ce n'eft peur-être quelques poilfous & quelques tortues; 8c comme il fe pafta un longtems avant de découvrir aucune de ces deraiières, il y a toute apparence que j'aurois péri fans faire cette découyerte; que fi j'eufle fubfifté,  i>e Robiksön Crusoé. 275 j'aurois vécu comme un vénrable fauvage , fi j'euffe rué un bouc ou un oifeau par quelque nouveau fttatagême , je n'aurois pas fu comment écorcher le premier, ni ccmmenr éventrer 1'un & 1'autre ; enforte qu'il m auroit faliu employer êc mes ongles &c mes dents, a la facon des animaux de proie. Ces réflexions me rendoient rrès-fenfible a la bonté de la providence a mon égard; 6c rrès reconnoiflanr envers elle pour ma condition préfente , quoique non exempre de peines & de misère. Je ne puis m'empêcher de recommander eet endroit de mon hiftoire aux méditations de ceux qui, dans leur malheur, font fujets a faire cette exclamation : Y a-t-il une affliclion femhlable a la mïenne ? Que ces gens-la , dis-je, confidètent combien pire eft le fort de tant d'autres, 6c combien pire pourroit être le leur, fi Ia providence 1'avoit jugé a propos. Je faifois encore une autre réflexion qui contribuoit beaucoup a forrifier mon efprit, 6c a\ remplir mon cceur d'efpérances; c'étoit le parallèle de Pétat oü je me voyois, a ce que j'avois mérité, & a quoi par conféquent j'aurois dü m'attendre , comme a un jufte falaire que j'aurois recu de la main vengerefte de Dieu. J'avois mené une vie déteftable, fans connoiffance ni crainte de mon Créateur. Mes parens m'avoient donné Sij  Les avïntures de bonnes inftru&ions; ilsn'avoienr rien épargrré dès ma plus tendre j«u»effe pour infinuer dans mon ame des fentimens de religion & de chriftianifme , une fainte vénération pour tout mes devoirs , une conneiftance parfaite de la fin a laquelle j'avois été deftiné par 1'auteur de la nature dans ma création. Mais pour mon malheur j'avois embrafle trop tot la vie de marinier, qui eft de tous les érats du monde celui ou Ion a moins ia crairrte de Dieu en vue , quoiqu'on y ait plus de fujet de Ie craindre. Je dis donc que ia mer & les matelots qüe je fréquentai dès ma première jeunelfe, les railleries profanes & impies de mes commenfaux , le mépris, des dangers , lefquels j'affrontois de gaieté de cceur , la vue de la mort, avec la quelle je m'étois familiarifé par une longue habitude y l-'éloignement de toute occafion, ou de converfer avec d'autres perfonnes que celles de ma trempe , ou d'entendre dire quelque chofe qui fut bon ou qui tendït au bien 5 tant de chofes, dis-je , compliquées enfemble , étourfèrent en moi toute femence de religion. Je fcngeois fi peu, foit a ce que j'étois acfuellement, foit a ce que je devois être un jour, & mon cndurciflement étoit tel, que dans les plus merveilleufes délivrances dont le ciel me favo«foit, comme lorfque je m'échappai de Salé, iorfque je fus recu en haute mer par kcapiraine  dePvOeinson CrusoÉ. 2.77 Portugais dans fon bord, lorfque je poffédois une 'belle planration dans le Bréfil, lorfque jc recus ma cargaifon d'Angleterre , §c en plufieurs autres occafions, jc ne rendis jamais a Dieu les aóuons de grace-s que je lui devois. Dans mes plus grandës calamicés je ne fongeai jamais a 1'invoquer. Je ne parlois de eer être fuprème que pour avilir fon nom , que pour jurer, que pour blafpliêmer. j'avois véoü en fcélerar, dans 1'iniquiré & le crime, Sc néanmoins ma confervation étoit 1'etfet de la providence. Dieu avoit dépjoyé a mon égard des bontés fans nombre: il m'avoit puni au-delfous' de ce que mes iniqukés méritoient, Sc avoit pourvu libéralement a ma fubfiftance. Toures ces rédexious me donnèrent lieu d'efpérer que Dieu avoit acceptc ma repentance, Sc que je n'avois pas encore cpuifé les tréfors infuiis de fa mifericorde. Elles me portcrent non-'feulement a une entière ïéfignation a la volonté de Dieu; mais encore elles m'infpirèrent a fon égard de vifs fentimens de reconnoi-flance. J'étois encore au nombre des vivans , je n'avois pas recu la jufte punition de mes crimes; au contraire je jouiffbis de plufieurs avantages auxquels je n'aurois pas du m'attendre; ainfi je n'avois pas a me plaindre ni a murmurer davantage de ma condition \ j'avois tout lieu au contraire de me réjouir, & de remercier Dieu S iij  17$ Les aventures de ce que par une fuite continuelle de prodiges j'avois du pain. Le miracle qu'il avoit opéré en faveur d'Eiie, i qui les corbeaus apportoient a manger, n'étoit pas auffi grand que celui qu'il avoit opéré a mon égard. Ma confervation n'étoit qu'une longue fuite de miracles. Je confidérois d'ailleurs qu'il n'y avoit peut-être aucun lieu dans tout le monde habitable oü j'euffe pu vivre avec autant de douceur. H eft vrai que j'étois privé de tout commerce avec les hommes; mais auffi je n'avois rien a craindre, ni des Joups, ni des tigres furieux , ni d'aucune béte fétoce ou venimeufe , ni de la cruauté barbare des Cannibales. Mes jours étoient en fureté 3 tous ces égards la. Enun mot, fi ma vie étoit d'un cóté une vie de tnfteffe & daffliétion, il faut avouer que de 1'autre j'y relfenrois des effets bien fenfibles de la miféncorde divine. II ne me manquoit rien pour vivre avec douceur que d'avoir un fentiment vif & continuel de la bonté de Dieu & de fes foins envers moi. Ces penfces, quand j'y réfléchiflbis, meconfoloiententièrement, &faifoien:évanouir mon chagrin & ma mélancolie. II y avoit déja long tems ; ainfi que j'ai dit kU delfus, qu'il ne me reftoit plus qu'un peu d'encre; je tachois de la conferver, en y mettant de 1'eau de tems en tems; mais enfin elle devint fi pala  t) e Robin sgn C r u s o É. Z79 qu'd peine pouvois-je remarquer fa noirceur fur le papier. Tant qu'elle dura je marquai les jours «Ci il m'éroit arrivé quelque chofe de confidéiable.ll me fouvient que ces jours extraordinaires tomboient prefque tous fur les mêmes jours de 1'année. Si j'avois eu quelque penohant fupetftitieux pour le fentiment qu'/Vy a des jours heureux & des jours malheureux , je n'aurois pas manqué d'appuyer mon opinion fur un concours fi cufieux. Le même jour de 1'année que je m'enfuis de chez mon père , que j'arrivai a Huil & que je me fis matelot, je fus pris par un vailfeaude guerre de Salé & fait efclave. Le même jour de 1'année que j'échappai d'un naufrage dans la rade de Tarmouth 3 je me fauvai auffi de Salé dans un bateau. Le même jour que je naquis, & qui étoit le 3o Septembre, 36 ans après, je fus miraculeufement fauvé, lorfque la tempête me jeta fur cette Ifle. Ainfi ma vie dépravée & ma vie folitaire out commencé par le même jour de 1'année. La première chofe qui me manqua après 1'encre., fut le pain , ou plutöt le bifcuit que j'avois apporté du vailfeau. Bien que je 1'eufle ménagé avec la dernière frugalité , ne m'en étant accordé pendant 1'efpace d'une année qu'un petit gateaa par jour : cependant il me manqua tout-a-fait un § iy  23o Les Aventures an avant que je pufïe faire du pain du bied que j'avois femé. Mes habits commencoient auffi a dépérir. II y avoit long-tems que je n'avois plus de Iinge, hors quelques chemifes bigarrées que j'avois trouvées dans les coffres des matelots , & que je confervois autant qu'il m'étoit poffible, paree que très-fouvent je ne pouvois fupporter d'autre habit qu'une chemife. Ce fut un grand bonheur pour moi de ce que parmi les habits des matelots j'en trouvai trois douzaines. Je fauvai auffi quelques furtouts groffiers; mais ils me furént de peu d'ufage , ils étoient trop chauds. Quoique les chaleurs fuffient fi violentes que je n'avois aucun befoin d'habits, cependant quoique je fuffie feul , je ne pus jamais me réfoudre a aller nud. Je n'y avois aucune inclination , je n'en ,pouvois pas même fupporrer la penfée. D'ailleurs la chaleurdu foleil m'étoit plusinfuppottable quand j'étois nud, que lotfque j'avois quelques habits fur moi. La chaleur mé caufoit fouvent des veffies fur toute la peau ; au lieu que lorfque j'étois en chemife, 1'air entrant par-deffous , 1'agitoit de facon que j'en étois deux fois plus au frais. De même , je ne pus jamais m'accourumer d m'expofer au foleil fans avoir la tête couverte : le foleil dardoit fes rayons avec une telle violöjjce, que lot^m j'étois f.ms dwpéau-,  Dl RöBINSON GïlUSÖE. l8l je reftentois a 1'inftant de grands maux de tête , mais qui me quittoient dès que je me couvrois. L'expérience de toutes ces chofes me fit fonget a employer les haillons que j'avois , & que j'appelois des habits , a un ufage conforme a 1'état oü j'étois. Toutes mes velles étoient ufées ; je m'appüquai donc a. faire une efpèce de robe des gros furtouts , & de quelques autres matériaux de cette nature que j'avois fauvés du nauffrage. J'exercois donc le métier de tailleur , ou de ravaudeur •, car mon travail étoit pitoyabie , & je vins a bout, après bien des peines , de faire deux oü trois nouvelles veftes , des culottes ou des caleeons; mais , comme jju dit , mon travail étoir maflacré d'une étrange facon. J'ai ditque j'avois confervé les peaux de toutes les bêtes que j'avois tuées, j'entends les bêtes a. quatre pieds : mais comme je les avois érendues au foleil , la plupart devinrent fi féches & fi dures, que je ne pus les employer a aucun ufage. Mais de celles dont je pus me fervir, j'en fis premièrement, un grand bonnet en tournant le poil en dehors, afin de me mertre mieux a couvert de la pluie, & enfuite je m'en fabriquai un habit entier, je veux dire , une veile lache & des culottes ouverres ; car mes habits devoient me fervir plutór contre la chaleur que contre le froid, Au refte 11 j'enrendois peu le métier de  tSz Les aventwr.es charpentier, j'entendois moins encore celui de tailleur. Néanmoins ces habits me fervirent trèsbien : la pluie ne pouvoit pas les percer. Tous ces travaux finis, j'employai beaucoup de tems 8c bien des peines a faire un parafol, J'en avois vu faire un dans le Bréfil, oit ils font d'un grand ufage contre les chaleurs extraordiuaires. Or comme le climat que j'habitois étoit tout auffi chaud , ou même davantage , car j'étois plus prés de 1'Equateur ; comme d'ailleurs la nécefiité m'obligeoit fouvent de fortir par la pluie je ne pouvois me paffer d'une auffi grande commodité que celle-la. Ce travail me coüta infiniment; il fe paffa bien du tems avant que je pufle faire quelque chofe qui fut capable de me pré*ferver de la pluie 8c des rayons du foleil; encore eet ouvrage ne put-il me fatisfaire , ni deux ou trois autres que je fis enfuite. Je pouvois bien les étendre , mais je ne pouvois pas les plier ni les potter autremenc que fur ma tête ; ce qui me caufoit trop d'embarras. Enfin pourtant j'en fis un qui répondit affez a mes befoins s je le couvris de peaux en tournant le poil du ebté d'en haut. J'y étois a 1'abri de la pluie comme fi j'eufie été fous un auvent, 8c je matchai pat les chaleuts les plus brulantes avec plus d'agrément que je ne faifois auparavant dans les jours les plus frais. Quand je n'en avois pas befoin , je le fermois 8c le porrois fous mon bras.  DE ROBÏNSON CRUSOÉ. 0f Je vivois auffi avec beaucoup de douceur. Mon efprit étoit tranquille. Je m'étois réfigné a Ia volonté de Dieu. Je m'étois entièrement foumis aux ordresde la Providence. Je préférois cette vie a celle que j'aurois pu mener dans le commerce du monde; car s'il m'arrivoit quelquefois deregretter la converfation des hommes, je me difois auffi-tót: Ne converfes-tupas avec tol même? & , pour parler ainfi, ne converfes - tu pas avec Dieu lui - même par des éjrculations vers lui ? La fociété peut-elle te procurer d'auffi grands avanUges ? Après avoir fini les ouvrages dont j'ai parlé , 1$ ne m'eft arrivé rien d'extraordinaire pendant 1'efpace de cinq ans. Je menois le train de vie que j'ai ci-deffiis repréfenté.Ma principale occupation , outre celle de femer mon orge & mon riz , d'accommoder mes raifins, tc d'ailer a la chaffe, fut pendant ces cinq années, celle de faire un canot. Je 1'achevai , & en creufant un canal profond de fix pieds & large de quatre, je 1'amenai dans labaie. Pour le premier qui étoit d'une prodigieufe grandeur, & que j'avois fait inconfidérémenc, je ne pus jamais ni le mettre a 1'eau , ni faire un canal affez grand pour y conduire 1'eaU de la mer. Je fus obligé de le laiffer dans fa place, comme s'il eut dü me fervir de iecon , afin d'être pluscircQnfpecHi'avenir. Mais, comme on vient  2§4 Les Avemtures de voir, ce mauvais fuccès ne me rebuta point: je profitai de ma première inadvertance : & bien que 1'arbre que j'avois coupé pour faire un fecond canor fut a un demi-mille de la mer , & qu'il étoit bien difficiled'y amener 1'eau de fi loin , cependant comme la chofe n'étoit pas impraticable , je ne défefpérai pas de la porrer a fon exécution. J'y travaillai pendant deux ans: je ne plaignois point mon travail, tant étoit grand 1'efpoir de me remettre en mer! Voila donc mon petit canot fini; mais fa grandeur ne répondic point au deifein que j'avois lorfque.je commencai a y travailler : c'étoit de hafarder un voyage en terre ferme, & qui auroit éré de 40 milles. Je quittai donc mon travail; je me réfolus au moins de faire le tour de i'ïlle. Je favois déja traverfée par terre, comme j'ai dit; & les découvertes que j'avois faires alors me donnoient un violent defir de voir les autres parties de mes cotes. Je ne fongeai donc plus qua mon voyage; & afin d'agir avec plus de précaution, j'équipai mon canot le mieux qu'il me fut poffible; j'y fis un mat & une voile. J'en fis 1'elfai, & trouvant que mon canot feroit trés- bien voile , je fis des boulins ou des layettes dans fes deuxextrémités, afin dy préferver mes provifions Sc mes munitions de la pluie & de 1'eau de la mer • qui pourroient entter dans le canor. j'y fis encorg'  be ROBINSON CrUSOÉ. 285 un grand trou pour mes armes, je le couvris du mieux que je pus, afin de le conferver fee. Je plantai enfuite mon parafol a la poupe de mon canot pour m'y mettre a 1'ombre. Je me promenois de tems en tems dans mon canot fur la mer; mais néanmoins fans 'm'écarter jamais de ma petite baie. Enfin impatient de voir la circonférence de mon royaume, je me réfolus d'en faire entièrement le tour. J'avitaillaipour ceteffet mon bateau. Je pris deux douzaines de mes pains d'orge, (je devois plutótlesappeler des gateaux,) un.pot de terre plein de riz fee, dont j'ufois beaucoup , une petite bouteille de rum , la moitié d'une chèvre , de la poudre & de la dragée pour en tuer d'autres; enfin deux des gros furtouts dont j'ai parlé ci-delfus , 1'un pour me coucher delfus, & 1'autre pour me couvrir pendant la nuit. C'étoit le fix de Novembre , & 1'an fixième de mon regne ou de ma captivité, (vous 1'appellerez comme il vous plaira ,) que je m'embarquai pour ce voyage, qui fut plus long que je ne m'y étois attendu. L'Ifle en elle-même n'étoit pas fort large; mais elle avoit a fon eft un grand rebord de rochers qui s'étendoient deux lieues avant dans la mer; les uns s'élevoient au-delfus de 1'eau., & les autres étoient cachés : il y avoit outre cela au bout de «es rochers un grand fond de fable qui étoit a.  z%6 Les aventüres fee & avancé dans la mer d'une demi-lieue; tellement que pour doubler cette pointe, j'étois obügé d'aller bien avant dans la mer. A Iapremière vue detoutes ces difficultés j'allois renoncer a mon entreprif;, fondé fur 1'incertitude foit du grand chemin qu'il me faudroit faire, foit de Ia manière dont je pourrois revenir fur mes pas. Je revirai même mon canot, & me mis a 1'ancre : car j'af oublié de dire que je m'en étois fait une d'une pièce rompue d'un grapin que j'avois fauvéedu vailfeau. Mon canot étant en füreté , je pris mon fufil & je débarquai , puis je montai fur une petite éminence , d'oü je découvris toute cette pointe & toute fon étendue : ce qui me fit réfoudre a continuer mon voyage. Entr'autres obfervations néanmoins que je fis fur ia mer de ces endroits. j'obfervai unfurieux courant qui portoital'eft, & qui touchoit la pointe de bien prés. Je 1'étudiai donc autant que je pus; car j'avois raifon de craindre qu'il ne fut dangereux , & que, fi j'y tombois , il ne me portat en pleine mer, d'oü j'aurois eu peine a regagner mon Ifle. La vérité eft que les chofes feroient arrivées comme je le dis, fi je n'eufle eu la préeaurion de monter fur cette petite éminence; car le même courant régnoit de 1'autre cöté de 1'Ifle, avec certe diflerence cependant qu'il s'en écartoit  VE ROBINSOM CRUS.Oï. 287 «le beaucoup plus loin. Je remarquai auffi qu'il y avoit une grande barre au rivage ; d'oü je conclus que je franchirois aifément toutes ces difficultés fi j'évitois le premier courant; car j'étois fur de pouvoir profiter de cette barre. Je couchaideux nuits fur cette colline, paree que le vent qui foufftoit affez fort étoit a 1'eft fud-eft, & que d'ailleurs comme il portoit contte le courant, Sc qu'il caufoit divers brifemens de mer fur la pointe, il n'éroit pas fur pour moi, ni de me renir trop au rivage , ni de m'écarter loin en mer, car alors je rifquois de tomber dans le courant. Mais au troifième jour , le vent étant tombé , Sc la mer étant calme , je recommencai mon voyage. Que les pilotes téméraires Sc ignorans profitent de ce qui m'eft arrivé en cette rencontre. Je n'eus pas plutót atteint la pointe que je me trouvai dans une mer rrès-profonde, Sc dans un courant auffi violent que le pourroit êtte une éclufe de moulin. Je n'ctois pourtant pas plus cloigné de terte que de la longueut de mon'canot. Ce courant m'emporta moi Sc mon canot avec une telle violence , que je ne pus jamais retenir mon bateau auprès du rivage. Je me fentois emportet loin de la barre qui étoit a gauche. Le grand calme qui regnoit ne me laiffoit rien a efpérer des vents, Sc toute ma manoeuvre n'abou-  288 Les aventures tifloit a rien. Je me confidérai donc comme uil homme mort; car je favois bien que 1'Ifle étoit entourée de deux courants,' & que par conféquent a Ia diftance de quelques deues ils devoient fe rejoiudre. je crus donc être irrévocablement perdu : je n'avois plus aucune efpérance de vie, non que je craignifte d'être noyé, la mer étoit calme , mais je ne voyois pas que je pufte m'exempter de mourk de faim. Toutes mes provifions ne confiftoient qu'en un pot de terre plein d'eau fraïche, &c une grande tortue; mais ces provifions ne pouvoient pas me fuftire. Je prévoyois que ce courant me jeterok en pleine mer, ou je n'avois pas d'efpérance de rencontrer, après un voyage peut-être de plus de mille lieues, rivage j ifle ou continent. Qu'il eft facile a la providence , difois-je eu moi-même,de changer la condition la plus trifte en une autre encore plus déplorable! Mon Ifle me paroiflbk alors le lieu du monde le plus delicieus. Toute la félicité que je fouhaitois étoit d'y rentrèr. « Heureux défert, m'écriai-jé, en y " tournant la vue, heureux défert, je ne te verrai » donc plus! Que je fuis miférable! je ne fais oü » je fuis portélMalheureufe inquiéfude! tu m'as 35 fait quitter ce féjour charmant, fouvent tu P m'as fait murmurer contre ma'folitude ; mais » maintenant que ne doiinerois-je point pour » m'en  t> e RoBINSON CrüSÓÉ. l8o ü m'en retourner » ? Telle eft erj effet no.tre nature; nous ne fentons les avantages d'un état qu'en éprouvant les incommodités de quelque autre. Nous ne connoiffbns le prix des chofes que paf' leur privation. Petfonne ne concevra jamais la confternation oü j'étois de me voir emporté de ma chère ile dans la haute mer. J'en étois alors éloigné de.deux lieues, & je n'avois plus d'efpérance de la revoir. Je travaillois cependant avec beaucoup de vigueur; je divigeois mon canot vers 1» nord autant qu'il m'étoit pofiible , c'eft-a-dire vers le cbté du courant oü j'avois remarquéune barre. Sur le midi, je crus fcntir une bife qui ma fouftloit au vifage, & qui venoit du fud fud-eft. J'en reffentis quelque joie; & qui s'angmenta de beaucoup une demi heure après, lorfqu'il s'éleva un vent qui m'étoit très-favorable. J'étois alors a une diftance prodigieufe de mon ile. A peine pouvois-je la découvrir ; & fi le tems eut été chargé, c'en étoit fait de moi : j'avois oublié mon compas de mer : Je ne pouvois donc la rattrapet, que par la vue. Mais le tems continuant au beau je mis a la voile pottant vers le nord, & tachanï de fortir du courant. Je n'eus pas plutót mis a la voile que j'ap* percus par la clarté de 1'eau $ qu'il allo.it arrivet. quelque altération au courant. Car lorfqu'il étoi$. Tome I4 T  i$o Les aventur.es dans toute fa force , les eaux en étoient files" ? &c elles de venoient claires a mefure qu'il diminuoit. Je rencontrai a un demi-mille plus loin (c'étoit a I eft), un brifement de mer caufé par quelques rochers. Ces rochers partageoient le courant en deux. La phis grande partie s'écouloic par le fud, laiïfant les rochers au nord-eft; 1'autre étant repouffée par les roes y portoit avec force Vers le nord-oueft. Ceux qui ont éprouvé ce que c'eft que receVoir fa grace dans le tems qu'on alloir les exécuter, ou d'être fauvés de la main des brigands qui alloient les égorger, lont les feuls capabies de concevoir la joie que je reffentis alors. II eft difficile de comprendre Pempreffemen: avec lequel je mis a la voile, & profitai du vent qui m'étoit favorable, St du courant de la barre dont j*ai parlé. Ce courant ine fervir pendant une heure de tems -j il portoit droit vers mon ile, c'eft-a-dire deux lieues plus au nord que le courant qui m'en aVoit auparavant éloigné. Ainfi, lorfque j'arrivat prés de f ile , j'étois a fon nord : je veux dire que j'étois dans la partie de 111e qui étoit oppoféea? celle d'oü j'étois parti. ' J'étois préfentement entre deux courans , 1'un cfu cóté du fud , c'eft celui qui m'avoit emporté; & f autre du coté du nord, qui en étoit éloigné de  DÈ R OBINSON CrUSOÉ. i$t la diftance d'une Iieue, & qui portoit d'un autre cóté. La mer oü j'étois, étoit entièrement morte$ fes eauX étoient tranquilles & ne fe rhouvoient nulle part. Mais profitant de la bife frafche qui fouPrloit vers mon ile , j'y fis voile Sc m'en ap^ prochai, quoiqu'aVec plus de lenteur que lorfqud j'étois aidé par le courant. 11 étoit alors quatre heures du foit, Sc j'étois éloigné d'une lieue de mon ile, quand je trouvai lapointe des rochers qui caufoient tout ce défaftre» Ils s'étendoient au fud, & comme ils y avoient formé ce furieuX courant, ils y' avoient auffi fait une barre qui portoit au nordi Elle étoit forte , Sc ne me conduifoit pas diretlement a bord da: mon ile; mais profitant du vent, je traverfai cette barre le moins obliquement que je pus, & après urte heure de tems j'arrivai a un mille du bord;, 1'eau y étoit tranquille, & peu de tems après je' gagnai le rivage. Dès que je fus abordé , me jetant d genoux j je remerciai Dieu pour ma délivrance , Sc réfolus. de ne plus courir les mêrres rifques en vue de; me fauver. Je me rafraïchis du mieux que je pus i je mis mon canot dans un petit caveau que j'avois, remarqué fous des arbres, Sc las comme j'étois du, travail & des fatigues de mon voyage, je m'endormis peu de tems après. Etant éveillé, j'étois fort en peine comment je Tij  zjri Les aventures pourrois traufporrcr mon canor dans ia baie qui écoii pres de ma maifon; -Fy conduire par mer ^ c'étoit trop rifquer ; je connoiifois les dangers qu'il y avoit du cb-ré de 1'eft , & je n'ofois me hafarder a prendre la route de 1'oueft r je réfolus donc de cotoyer les rivages de 1'oueft ; j'efpérois d'y rencontrer quelque baie pour y mettre mon canot, afin que je le püfTe retrouver en cas de befoin. j'en trouvai une après avoir cótoyé 1'efpace d'une lieue ; elle me paroiftbit fott bonne , &C alloit en fe retréciffant jufqu'a un petit ruilfeatt qui s'y décbargeoit. J'y mis mon canot: je ne pouvois pasfonhaiter de meilleur havre pour ma frégate. On auroit dit qu'il avoit été travaili-é expres pour la conrenir. Je m'occupai enfuire a' reconnoure oü j'étois : je vis que' je-n'étois pas éloigné de 1'endroit oü j'avois été lorfque je traverfai mon ile. Ainfi, laiffant toutes mes provifions dans le canot, hors le fufil & le parafol, car il faifoit fort chaü'df, je me mis en chemin. Quoique je fuffe très-farigué , je marchai néanmoins avec affez de plaifir: j'arrivai' fur le foir a la vieille treille que j'avois faite autrefois. Tout y étoit dans le même étar •, je 1'ai depuis toujours cultivée avec beaucoup de foin ; c'étoit , comme j'ai dit , ma maifon de campagne. j_- Èt&aï la haie , Sc me couchai a 1'ombre , cas  n 5 Robinsos CrusoÉ. 193 j'étois d'une laffittide extraordinaire : je m'endor«ois d'abord, Leóleurs qui lirez cette bifioire , jügez quelle fut ma furprife de me voir réveiller par une voix qui m appeloiradiverfesfpis par mon ppm : Robinfon, Robinfon , Robinfon Crufoé, pauvre Robinfon Crufoé, oh ave^-vous éié; Robinfon Crufoé, oü ctes vous ; Robinfon , Robinfon Crufoé, oh ave^-vqus été ? Comme j'avois ramé tout le matin , & marché tout 1'après midi , j'étois tellement fatigüé , que je ne m'éveiüai pas entièrement. Jétois afToupi, moitié emdormi & moitié éveillé, & croyois fonger que quelqu'un me parloit. Mais La vo'x continuant de répéter Robinfon Crufoé, robinfon Crufoé, je m'éveillsi enfin tout a fait, mais tout épouyanré & dans la dernière confternation. Je me remis un peu néanmoins , après avoir vu mon perroquer perché Oir la haie : je connus d'abord que c'étoit lui qui m'avoit parlé , car je l'avois ainfi i«ltruit. Souvent il yenoit fe repofer far mon doigr , & approchant fon bec de mon vifage , il fe mettoit a crier : pauvre Rpbihjon Crufoé, ou êtes-vous , ou avei-vous éts , comment êtes-yous venu ici ? & autres chofes femblables. Mais quoique je fufo certain que perfohne ne pouvoit m'avoir parlé, que mon perroquet, j'eus pourtant quelque peine a me remeure. « Com ~ » ment , difois-je , eft-iï venu dans eer efi.drpit / 1 »]  *9*4 LkS AVÈNTURtS »« plutot que dans tout autre ? » Comme néan» moins it n'y avoir que lui qui put m'avoir parlé , |e quittai ces réflexions , & 1'appelanc par fon nom , eet aimable oifeau vint fe repofer fur mon pouce , & me difoit, comme s'il eut été ravi de me revoir : Pauvre Robinfon Crufoé, ou Wil - vous été ? &c. Je l'emportai enfuite au logis. J'avois maintenant affez couru fur mer , & j'avojs grand befoin de me repofer & de réfléchir fur les dangers par oü j'avois paffé. J'aurois eté ravi d'avoir mon canot dans la baie qui^étoiE pres de ma maifon : mais je ne voyois pas que cela fut pofiible. Je ne voulois plus me hazarder a faire Ie tour de 1'ile du cóté de 1'eft. A cette feule penfée mon cceur fe reflerroir, & mes veines devenoient toutes glacées. Pour 1'autre cóté de 1'ile je ne Ie connoiffois point, mais j'avois tout lieu de croire que le courant dont j'ai parlé , y régnoit aufli bien que vers 1'efl, & qu'aiufi je courrois rifque d'y être précipité , & d'être emporré bien loin de mon ïle. Je me paffai donc de canot, & me réfolus ainfi a perdre les fruits d'un travail de plufieurs mois. Dans eet état je vécus plus d'un an, dans une vie retirce , comme on peut bien fe 1'imaginër, J'étois tranqtulie par rapport a ma condition : je m'éu.is léfigué aux ordres de la prpvidenc? , ÖC ,  DE ROBINSON CB-USOÉ. Z?} hors la fociété, il ne mc manquoit rien pour être parfaitement heureux. Durant eet intervaile de tems, je me perfectiönnai beaucoup dans les profeffions mécaniques auxquelles mes néceffités m 'obligeoient , & particuücrement je conclus , vu le manque oü j'étois de plufieurs outils, que j'avois des difpofuions toutes patticulières pour la charpenterie. Je devins un excellent maitre potier jj'avois inventé une roue admirable par laquelle jedonnai £ mes vahTelles, auparavant d'une étrange groffierecé , un tour Sc une forme trés-commodes. Je trouvai auffi le moyen de faire une pipe 3 cette invention me caufa une joie extraordinaire, Sc li je 1'ofe dire , une frgraude vanité, que je n'e(n ai jamais fenti de pareiüe dans toute ma vie. Bien qu'elle füt groffière Sc de la meme couleur Sc dc la même matière que mes autres uftenfiles de terre , cependant elle tiroir la fumée, Sc fervoic aflez biui a mon pVffit, JVunois a fumer s Sc dans la croy.iuce qu'il n'y avoit point de tabac dans mon ile , j'avois négligé de ptendre avec moi les pipes qui étoient dans le vailfeau. Je fis auffi des progrès très-confldérables dans b Drofeffiou de vanier; je rrouvai moyen de faire plufieurs corbeilles qui, bien qu'elles fulfentmal taucpèe* , ne lailfoient pas de m'être crès-utües. Elles étoient ailées a potter, & propres i y ref- T iv  Les aventures ferrer plufieurs chofes, 8c a en aller chercher d'aurres. Si, par exemple , je tuois une chèvre , je Ia pendois a un arbre , je 1'écorchois, 1'accomlnodois , & la découpois, & 1'apporrois ainfi au iogis. J'en faifois de même a 1 egard de la tortue; je I eventrois , en prenois les ceufs 8c quelques morceaux de fa chair que j'apportois au logis dans ma corbeille, lailTant tout 1'inutile. D? profondes cbrbeilles me fervoient de greniers pour mon pled, que j'accommodois dès qu'il étoit fee. Ma poudre commencoit a diminuer : fi elle m'avoit manqué, j'étois tout-a-fait hors de pouvoir d'y fuppléer de nouveau. Cette penfée me fit craindre pour 1'avenir. Qu'aurois-je fait fans poudre ? Comment aurois-je pu tuerdes chèvres ? Je nourrifibis a la vérité une chevrette depuis huit ans : je l'avois apprivoifée dans 1'efpérance que j'attraperois peut-être quelque bouc ; mais je ne pus le faire que lorfque ma chevrerte fut devenue une vieille chèvre. Je n'eus jamais Ie courage de la Euer ; je la laiffai mourir de vieillelfe. Mais étant dans 1'onzième année de ma réfo dence , & mes provifions étant fort racourcies, je commencai a fonger aux moyens d'avoir les Chèvres par adrelfe. Je fouhaitois fort d'en attraperquifuffenten vie ; & s'il étoit pofiible, d'avoir des chevretces qui portalfenr. Pour eet effet je teudis des filets, 8c je fui|  c t Robinsok CrusoÉ. 197 perfuadé qu'il y en eut quelques - unes qui s'y prirent; mais comme le fil en étoit trés -foible s elles s'en échappèrent aifément. La vérité eft que je trouvai tem jours mes filets rompus & lesamorces mangées ^je n'en pouvois pas -faire de plus forts; je manquois de fil d'archal. J'eftayai de les prendre par le moyen d'un rrébuchet. Je fis donc plufieurs creux dans les endroits ou elles avoient coutume de paitre ; je coi\fs ces creux, de claies, que je chargeai de beau» coup de rerre, en y parfemant des épis de riz & de bied. Mais mon projet ne réuifit point. : les cbèvres venoient manger mon grain , s'enfoncotónt même dans le rrébuchet; mais enfukeellas trouvoient le moyen d'en fortir. Je m'avifai donc enfin de tendre une nuit trois trappes i je les allai vificer le lendemain matin , & je trouvai qu'elles étoient encore tendues , mais que les amorces en avoient été arrachées.Tout autre que moi fe feroit rebuté j mais au contraire , je travailiai a perfectionner ma trappe; & pour ne vous pas arrcter plus long rems, mon cher le&eur , je vous dirai ou'ailanr un matin pour vifiter mes trappes , je trouvai d.'ns 1'une un vieux bouc d'une grandeur extraordinaire , & dans 1'autre trois chevreaux , 1'un male, & les deux autres femelles. Le vieux bouc étoit fi faroiuhe que je n'en favois que faire. Je n'ofois ni entrer dans fon trébu-  Les aventures chet, ni parconféquentl'emmeneren vie; ceque j'aurois néanmoins fouhaité avec beaucoup d'ardeur. II m'auroir été facüe de le tuer ; mais cela ne répondoit poinc a mon but. Je le dégageai donc , & Ie laiflai dans une pleine liberté. Je ne erois* pas qu'on ait jamais vu d'animal s'enfuir avec plus de frayeur. II ne me revint pas dans 1'efprit alors que par la faim , on pouvoit apprivoifer même les lions : car aurrement je 1'aurois laifle dans fon trébuchet, Sc Li, le faifant jeünec pendant trois ou quatre jours, Sc lui apporcant enfuite a boire, Sc un peu de bied, je 1'aurois apprivoifé avec la même facilité que les trois autres chevreaux. Ces animaux font forts dociles lorfquon leur donne leur néceflaire. Pour les chevreaux, je les tirai de leur folfe un a un; & les attachant tous trois a un même cordon, je les amenai chez moi avec pourtant beaucoup de difficulté. ■ II fe paffa quelque tems avant qu'ils voululfent manger; mais enfin, tentés par le bon grain que je mettois devant eux , ils commencèrent a manger Sc as'apprivoifer. J'efpérai pouvoir me nourrir de Ia chair de.chèvre, quand même la poudre & la dragée me manqueroient. Selon routes les apparences, dis-je, j'aurai dans la fuite-, & autour de ma maifon , un troupeau de boucs a ma difpofitiqn.  DE robinson CrUSOE. 2.t)9 II me vim dans !a penfée que je devrois enfermer mes chevreaux dans un cerrain efpace de terrein , que j'entcurerois d'une haie trèsépaiife , afin qu'ils ne puffent pas fe fauver, & que les' chèvres fauvages ne pulfent pas les apprccher non plus ; car j'appréhendois que pat ce melange mes chevreaux ne devinlfent fauvages. Le projet étoit grand pour un feul homme ; mais 1'exéeution en étoit d'une nécefiïté abfolue. Je cherchai donc une pièce de terre propre au paturage, ou il y eut de 1'eau pour les abreuver, & de 1'ombre pour les garantir des chaleurs extraordinaires du foleil. Ceux qui entendent la manière de fairecetteefpèce d'enclos , me traiteront fans doute d'homme peu inventif après qu'ils auront ouï qu'ay ant trouve. un lieu rel que je ie defirois , c'étoit une plaine de pat 11 ra ge que deux ou trois petits filets d'eau traverfoient, & qui d'un cóté étoit toure onverre, &c de 1'autre aboutifloit a de grands bois : ils ne pourront, dis-je , s'empècher de fe jouer de ma grande nrévoyance, quand je leur dirai que , felon mon plan, je devois faire une haie d'une circonférence au moins de deux milles, Le ridicule de ce plan n'étoit pas en-Cé que la haie éroit difj roportionnée a fon enelos; mais en ce que faifant un enclos d'une fi grands étendus , les chèvres y'  joo Les aventures auroient pu devenir fauvages prefque ni plus ni moins que fi je leur eui'fe donné la Iiberté de courir dans Ijle : & d'ailleurs je n'aurois jamais pu les at tra per. Ma haie éroit déja avancée d'environ cinquante aunes, lorfque cette penfée me vinr. Je changeai donc le plan de mon enclos, & je réfolus que fa longueur ne feroit que d'environ 120 aunes, & fa largeur d'environ 200. Cela me fuffifoit; eet efpace éroit aflez grand pour qu'un rroupeau médiocre deboucs put s'y mainrenir. Que s'il devenóit fort grand , il m'étoit aifé d'étendre mon enclos, Comme ce projet me parpilfoit bien inventé, j'y travaillai avec beaucoup de vigueur:& pendant tout eet intervalle, je faifois pairre mes chevreaux auprès de moi, avec des enrraves aux jambes, de crainte qu'ils ne s'échappatfent. Je leur donnois fouvent des épis d'orge , & quelques poignées de riz. lis les prenoient dans ma main, & de cette manière je les re'ndis tellement apptivoifés, que, lorfque mon enclos fur fini, & que je les eus débarratfis de leurs entraves, ils me fuivoient parrout bèlantpour quelques poignées d'orge ou de riz. Dans Pefpace d'un an & demi, j'eus 1111 troupeau de douze , tant boucs que chèvres & chevreaux j deux ans après j'en eus 4*, quoique j'en  t>t RoBINSON C R. U S O É. jÖ'f enfle tué plufieurs pour mon ufage. Je travaillai après cela a faire cinq nouveaux enclos, mais plus p.erirs que le premier. J'y fis plufieurs petits parcs, pour y chaifer les chèvres, enfin de les prendre plus commodémenc; & des porres, afin qu'elles putfent palfer d'un enclos dans un autre. Ce ne fur qu'alfez tard que je fongeai a profiter du lait de mes chèvres. La première penfée que j'en eus, me caufa un très-grand plaihr. Ainfi, fans balancer long-tems , je fis une laiterie. Mes chèvres me rendoient quelquefois huk ou dix pinres de lait par jour : je n'avois jamais trait ni vache, ni chèvre, Sc n'avois jamais vu faire le beurre, ni Ie fromage; mais comme la nature, en fournilfant aux animaux tuus les alimen$ qui leur font nécenakes, leur diéle en mê.ne tems hs moysns d'en faire ufage, ainfi moi je vins a bout, après néanmoins bien des elfais Sc plufieurs faulfes tentatives, de faire du beurre Sc du fromage : & depuis je n'en ai jamais manqué. Que la bonté de dieu paroit bien vifiblement, en ce qu'il tempère les ccnditions qui femblenc les plus afireufes, par des marqués toutes pSrticiHlières de fon afTeétion Sc de fa prorection'. En combien de manières ne peut-il pas adoucir Yétat le plus facheux, Sc foumir a ceux-la même qui font dans les plus noirs cachots de puhfans motifs pour lui rendre leurs plus fincères acbions de  £o2 Les aventures graces! Quelle apparence pour moi que dans cé1 défert, ou je croyois périr de faim, j'y dulfei trouver une table auul abondante ! .' II n'y a point de ftoïcien qui ne fe füt diverti de me voir diner avec toute ma familie. J'étois Ie roi & Ie feigneur de toute 1'ifle : maure abfolu de tous mes fujets, j'avois en ma puilfmce leur vie & leur mort. Je pouvois les pendre, les écarteler , les priver de leur liberté, & la leur rendre. Point de rebelles dans mes états. Je dinois comme uft roi a la vue de toute mi couf : mon perroquet, comme s'il eut été mor» favori, avoit feul la permilïion de parler. Mon; chien, qui alors étoit devenu vieux & chagrin, &qui n'avoit pas d'animaux de fon efpèce pout Ia multiplier, étoit toujóurs aflis a ma droite'. Mes deux chats étoient 1'un a un bout de la table, Sc 1'autre a 1'autre bout, arrendant que , par une faveur fpéciale, je leur donnalfe quelques morceaux de viande. . Ces deux chats n'éroient pas les memes que ceux que j'apporrai avec moi du vailfeau : il y avoit long-tems qu'ils étoient motts & enterrés de mes propres mains. Mais 1'un ayant fait des perits, de je ne fais quelle efpèce d'animal , j'apprivoifai ces deux; car les aurres s'enfuirent dans les bois Sc devinrent fauvages. Ils s'étoient tellement multipiiés, qu'il me devinrent très-incommodes-. Ils  DE RoBlNSON CrÜSÖÉ. JOJ pilloient tour cs qu'ils pouvoient attraper de mes provifions; je ne pus m'en défaire qu'en les tuanr. Je fouhakois fort d'avoir mon canot; mais je ne pouvois me réfoudre a m'expofer a de nouveaux ha (ai ds. Quelquefois je fongeois aux moyens de 1'amener , en cótoyant , dans ma baie; & d'autres fois je m'en confolois. Mais il me prir un jour une fi violente envie de faire un vovagé a la pointe de 1'ifle oü j'avois déja été, SC d'obïerver de nouveau les cotes en monïant fur ia petite colline dont j'ai parlé ci-delfus, que je ne pus réfift er a mon penchanr. Je m'y acheminai donc. Si dans la province d'Torck on rencontrok «n homme dans 1'équipage oü j'étois alors , ou 1'on s'épouvanterok , ou 1'on feroit des éclats de rire extraordinaires. Formez-vous une idéé de ma fitrure fur ce crayon abrégé que j'en vak faire. je portois un chapeau d'une bauteur èffroyable , & fans forme, fait de peauxdechèvres. j'y avois attaché par derrière la moitié d'une peau de bouc, qui me couvrok tout le col; c'étoit afin de me préferver des chaieurs du foleil, & que la pluie n'entra: pas fous mes habits; car dans ces climats rien n'eft plus dangereux. J'avois une efpèce de robe courte , fake de même que mon chapeau, de peaux de chèvres. Les bords en defcendoient jufques fous mes  504 Les avéntüres genoux ; mes culottes étoient toutes ouverres* 5 c'étoit la peau d'un vieux bouc. Le poil étoit d'une iongueur fi extraordinaire, qu'il defcendoit , comme les panta'ons, jttfqu'au milieu de ma jambe. Je n'avois ni basnifonüers-, mais je m'étois Fait pour mes jambes une paire de je ne fats quoi, qui reftembloit néanmoins aifez a des bot* tines : je les attachois comme on fait les guêtres. Elles éroient de même que tous mes autres habits, d'une forme étrange Sc barbare* J'avois un ceinturen fait de la même étoffe que mes habits. Au beu d'une épée Sc d'un fabre , je portois une fcie Sc une hache, 1'une d'un coté, 8c 1'autre de 1'autre. Je portois un autre ceinturon, mais qui n'étoit pas auffi large; il pendoir pardeffus mon coü; & a fon extrémité out étoit fous ie bras gauche , pendoiént deux poches faites de Ia même matière que lê refte, dans 1'une je mettoïs ma portere , 8c dans 1'autre ma dragee. Sur mon dos je porrois une corbeille , fur mes épaules ml fufil, 8c fat ma tête un parafol affez groffièrement travaillé; mais qui, après mon fufil, étok ce dont j'avois plus de befoin. ' Pour mon vifage, il n'étoit pas auffi brüls qu'on l'auroit pu eroire d'un homme qui n'en prenoit aucun foin , SC qui n'éroit éloigné de la ligne équinoxiale que de buit a neuf degrés. Pour ma barbe,je 1'aveds une foislaifié croitre jufques a la  E RoBINSON C R ü S O É. 305 \a lorigueur d'un quart d'aune ; mais comme j'avois des cifeaux & des rafoirs, je me la coupois ©rdinairement d'aiTez prés, hors celle qui me croiiToit fur la lèvre inférieure. Je in'étois fait un plaifir d'en faire une mouftache a la mahoinétane, & telle que la porroient les turcs que j'avois vus a Salé : car les 'maures n'en portent poinr. Je ne dirai pasici que mes mouftaches étoient fi longues que j'y auroispu pendre mon chapeau : mais j'ofe bien cire qu'elles étoient d'une longueur & d'une conformation fi monftrueufe , qu'en Angleterre elles auroient paru effroyables-. Mais ceci foit dit en paiïant. Je reviens au récit de mon voyage: j'y employai cinq ou fix jours, marchant d'abord le long des cötes, droit vers le lieü ou j'avois mis autrefois mon canot a 1'ancre. De-la je découvris bien aifément la collina ou j'avois fait mes obfervations. J'y montai, & qnel fut mon étonnement, de Voir la mer calme & tranquille ! Point de mouvement impétueux, point de courant, non plus que dans ma petite baie. Je donnai la torture a mon efprit, afin de pénétter les raifons de ce changement. Je me réfolus a. obferver la mer pendant quelques tems; car je conjeólurois que le furieux courant dont j'ai parlé, n'avoit d'autre caufe que le reflux de la marée. Je ne fus pas long-tems fans être au fait de cette Tornt L V  $o6 Lis aventures étrange-mutation de la mer: car je vis, a n'elï pouvoir pas douter, que le reflux de la marée, partanr de 1'Oueft, Sc fe joignant au cours de quelque rivière , éroit la caufe du courant qui m'avoit emporté avec tant de violenee. Et, felon que les vents del'Oueft& du Nord étoient plusou moins violens, le courant , auffi élevé, s'étendoit jufques fur 1'ifle, ou fe perdoit a une moindre diftance dans la mer. C'étoit avant midi que je faifois toutes ces obfervations ; mais celles que je fis le foir me confirmèrent dans mon opinion. Ie revis le courant, de même que je favois vu autrefois, avec cette différence pourtant, qu'il ne portoit pas direéfement a mon ifle; il s'en éloignoit d'une demi-lieue. De toutes ces obfervations, je conclus, qu'en rematquant le rems du flux Sc du reflux de la marée , il me feroit très-aifé d'amener mon canot auprès de ma maifon. Mais lefouvenir des dangers paffés mecaufoitune frayeurfi extraordinaire, que je n'ofai jamais porter ce projet a fon exécution. J'aimai mieux prendre une autre réfolution, qui étoit plus füre, quoique plus laborieufe; c'étoit de faire un autre canot. Ainfi j'en aurois eu deux, 1'un pour ce cbté de 1'ifle , Sc 1'autre pour 1'autre cóté. J'avois donc a préfent deux plantations, s'il eft permis de m'exprimer ainfi. L'une étoit ma tente  de Robinson Crusöé. 307 öu ma petite fortereffe, entourée de fa paliffade & creufée dans le roe: j'y avois plufieurs chambresi Celle qui étoit la moins humide & la plus grande, & qui avoit une porte pour fortir hors de la paliffade , j'y tenois les grands pors de terre dont j'ai fait ci-deffus la defcription, & 14 ou ijgrandes corbeilles dont chacune contenoit cinq ou fix boifleaux. Dans ces corbeilles je metrois mes provifions & particulièrement mes grains; les uns encore dans leurs épis, & les autres tous nuds , les ayant froiffés hórs de leurs épis avec les mains. Les pieux de ma paliffade étoient devenus de grands arbres, & tellement touffus, qu'il étoit comme impofiible d'appercevoir qu'ils renfermalfent dans leur centre aucune efpèce de lieu habité. Tout auprès, mais dans un lieu moins élevé, j'avois comme une petite terre pour y femer mes grains. Et comme je la tenois toujours forr bien cultivée , j'en tirai chaque année une abondante récolte. S'il y avoit eu de la nécefiité pour moi d'avoir plus de grains, j'aurois pu 1'aggrandir fans beaucoup de peine. Outre cette plantation , j'en avois une autre affez confidérable; je 1'appelois ma maifon de campagne. J'y avois un petit berceau, que j'entretenois avec beaucoup de foin, c'eft-a-dire, que j'émondois la haie qui fermoit ma plantation, de V ij  JOS LlS AVENTURES manière qu'elle "n'excédat pas fa hauteur ordinaire. Les arbres qui au commencement n'étoient que des pieux, mais qui étoient devenus hauts Sc fermes, je les cultivois de facon qu'ils piuTent étendre leurs branches, devenir toufFus, & paria jeter un agréable ombrage. Au milieu de ce circuit, j'avois ma tente. C'étoit une pièce d'unè voile que j'avois étendue fur des perches. Sous cette tente je placai un lit de repos, ou une petite couche faite de la peau des bêtes que j'avois tuées, Sc d'autres chofes molles. Une couverture de lit que j'avois fauvée du naufrage Sc un gros furtout fervoient d me couvrir. Voila quelle étoit la maifon de campagne oü je me retirois lorfque mes affaires ne me retenoient point dans ma capitale. A cóté, & tout aux environs de mon berceau , étoient les paturages de mon bétail, c'eft-a-dire s de mes chèvtes: & comme j'avois pris des peines inconcevables a partager ces paturages en divers enclos , j'étois auffi fort foigneux d'en préferver les haies. Je portai même mon travail fur eet article jufqu'a planter rout autout de mes haies de petits pieux en trés grand nombre & fortferrés. C'étoit une paliffade plutot qu'une haie. On n'y pouvoit pas fourrer la main; & dans la fuite ces pieux ayant ptis racine, Sc étant ciüs, comme ils firent pat le premier tems pluvieux, rendirent  ï>ë RoBiNSc-N Crusoé. 309 mes haies auffi fortes & même plus fortes que les meilleures murailles. Tous ces travaux témoignoientbien que je n'étois pas pareiTeux, & que je n'épargnois ni foins ni peines pour me procurer de quoi vivre avec quelque aifance. » Le troupeau de boucs, difois« je en moi-même, eft pour toute ma vie, füt-elle » de quarante années , un magafin vivant de » viande , de lait, de beurre & de fromage. Je » ne dois donc rien négliger pour ne pas les » perdre. ». Mes vignes êroient auffi dans ces quartiers : j'en tirois des provifions de raifins pour tout 1 'hiver. Je les ménageois avec toute la précaution poffible. C'étoient mes mets les plus délicieux. Ils me fervoient de médecine , de nourriture &c de rafraichiftemens. D'ailleuts eet endroit étoit juftement a michemin de ina forterefte & de la baie oü j'avois mis mon canot. Lorfque j'allois le vifiter , je m'arrêtois ici, & j'y couchois une nuit. J'ai toujours eu grand foin de mon canor : je prenois beaucoup de plaifir a me promener fur la mer ; mais ce n'étoit aue fur fes bords. je n'ofois m'en éloigner tout au plus que de deux jets de pierre. J'appréhendois que le vent, quelque courant, ou quelqu'autre hafard ne m'emportat bien loin de mon ile. Mais me voici infenfiblement attivé i Vüj  $io Lis aventures une condition de vie bien différente de celle que j'ai dépeinte jufqu'ici. Un jour , que j'allois a mon canot, je découVris très-diftinérement fur le fable les marqués d'un pied nud d'homme. Je n'eus jamais une plus grande frayeur; je m'arrêtai tout court, comme li j'euffe été frappé de la foudre s ou comme ü j'euffe eu quelque apparition. Je me mis aux écoutes, je regardai tout autour de moi; mais je ne vis rien &c je n'entendis rien ; je montai fur une petite éminence pour étendre ma vue; j'en óefcendis & j'allai au rivage, mais je n'appercus rien de nouveau, ni aucun autte veftige d'homme que celui dont j'ai parlé. J'y retournai, dans lef* pérance que ma crainte n'étoit peut-être qu'une imagination fans fondement; mais je revis les mêmes marqués d'un pied nud , les orteils , le talon & tous les autres indices d'un pied d'homme, Je ne favois qu'en conjedurer : je m'enfuis a ma fortification , tout troublé, regardant derrière moi prefque a chaque pas, & prenant tous les buiffons que je rencontrois pour des hommes. II n'eft pas poffible de décrire les diverfes figures qu'une imagination effrayée trouve dans tous les objets, Combien d'idées folies & de penfées bifarres ne m'eft-il pas venu dans 1'efprit, pendant que je m'enfuyois a ma fortereffe ! Je n'y fus pas plutot arrivé que je m'y jetaj  de robinsoh CrUSOÉ. $ tif. comme un homme qu'on pourfuit. Je ne me fouviens pas li j'y entrai par i'échelle , ou par le trouqui étoit dans le roe , & que j'appelois une porte. J'étois trop eftrayé pour en garder le fouvenir. Jamais lapin ni renard ne ie terra avec plus de frayeur que je me fauvai dans mon chateau; car c'eft ainfi que je 1'appellerai dans la fuite. Je ne pus dormir de toute la nuit : a mefure que je m'éloignois de la caufe de ma frayeur, mes craintes s'augmentoient aufti; bien oppofé a eer égard , a ce qui arrivé ordinairement a tous les animaux qui ont peur. Mais mes idéés effray antes me troubloient tellement, que, bien qu'éloign é de 1'endroit oü j'avois pris cette crainte , mon imagination ne me repréfentoit rien qui ne füc trifte & affreux. Je m'imaginois quelquefois que c'étoit le Diable: j'en avois cette raifon, qu'il étoit impoifible pour un homme d'être venu dans eet endroit. Oü étoit le vailfeau qui 1'avoit amené ? Y avoit-il quelqu'autre marqué d'aucun pied d'homme dans route ine? Mais cependant, dis-je , quelle apparence que Satan fe revête dans cette ile d'une figure humaine ? Quel pourroit être en cela fon but ? Pourquoi lailfer une marqué de fon pied ? Etoit-il für que je le rencontralfe ? Le Diable n'avoit-il pas d'autres moyens de m'effrayer ? Je vivois dans 1'autre quartier de file , & s'il eut eu le dédain de me donner de la  311 Les aventur.es terreur, il n auroit pas écé fi fimple que de laiffe* desveftigesfi équivoques dans un lieu oüilyavok dix mille a parier contre un , que je ne Ie verrok pas; dans un lieu qui, fablonneux, ne pouvoit pas conferver long-tems ces marqués qui y étoient imprimées. En un mot, Ia ccnjeéhue que Satan avoit fait cette marqué, ne pouvoit pas s'accorder avec les idéés que nous avons de fa fubtilité Sc de fon adreffe. Toutes ces preuves étoient plus que fufEfantes pour détourner mon efprit de la crainte du diable, Sc pour me faire conclute que des êtres encore plus dangereux étoient la caufe de ce que je venois d'appercevok : je m'imaginois que ce ne pouvoit être que des fauvages du Continent, qui ayant mis en mer avec leurs.canots , avoient été pottés dans 1'ile par les vents contraires , ou par les courans & qui avoient eu auffi peu d'envie de refter fur ce rivage défert, que j'en avois de lesy voir. Pendant que ces réflexions rouloient dans mon efprit, je rendois graces au ciel de ce que je n'avois pas été alors dans eet endroit de 1'ïle, Sc de ce qu'ils n'avoient pas remarqué ma chaloupe, d'oü ils auroient certainenaent conclu, que 1'ïle étoit habitée ; ce qui les auroit pu porter a me chercher Sc a me découvrir. Dans certainsmomensje m'imaginois que ma  DE RoBINSON CrXJSOÉ. Jij chaloupe avoit ététrouvée, & cette penfée m'agitoit de la manière la plus cruelle ; je m'attendois de les voir revenir en plus grand nombre , & je craignois que quand même je pourrois me dérober a leur barbarie , ils ne trouvaflent mon enclos, ne détruififtent mon bied, n'emmenaftent mon.troupeau , & ne me forcaftent a mourir de difette. C'eft alors que mes appréhenfions bannirent de mon cceur toute ma confiance en Dieu , fondee fut 1'expérience merveilleufe que j'avois faite de fes bontés pour moi: comme fi celui qui jufqu'a ce jour m'avoit nourri par une efpèce de miracle, manquoit de pouvoir pour me conferver les chofes que j'avois recuesdefes mains paternelles. Dans cette fituation , je me reprochois la parefte de n'avoir femé qu'autant de grain qu'il m'en falioit jufqu'a la faifon nouvelle, & je trouvois ce reproche fi jufte , que je pris la réfolution de me pourvoir toujours pour deux ou trois années, afin de n'être pas expofé a périr de faim , quelqu'accident qui put m'arriver. De combien de fources fecrettes oppofées les unes aux autres , les difterentes circonftances ne font-elles.pas fortir nos paifions ? Nous haïflbns le foir ce que nous avions chéri hier: nous defirons un objet avec paflion , & quelques momens après nous ne faurions feulement en foutenir  £14 Les aventures 1'idée. J'étois alors uri trifte & vif exemple de cette vérité. Autrefois je m'affligeois mortellement de me voir enrouré du vafte Océan, condamné a la folitude, banni de la fociété humaine : je me regardois comme un homme que le ciel trouvoit indigne d'être au nombre des vivans , 8c de tenir le moindre rang parmi les créatures. La feule vue d'un homme m'auroit paru une efpèce de réfurrection , & la plus grande grace, après le falut, que je pufte obtenir de la bonté divine. A préfent, je tremble a la feule idéé d'un être de mon efpèce ; 1'ombre d'une créature humaine, un feul de fes veftiges me caufe les plus mortelles frayeurs. Telles font les viciflitudes de la vie humaine ; fource féconde de réflexions pour moi , lorfque je me trouve dans une alfiette plus calme. Dès que je fus un peu remis de mes allarmes, je confldérai que ma trifte fituation étoit 1'effet d'une Providence infiniment bonne , infiniment fage ; qu'incapable d'un co'té de pénétrer dans les vues de la fagefle fuprême a mon égard , je commettois de 1'autre la plus haute injuftice , en prétendant me fouftraire a la fouveraineté d'un Etre qui, comme mon créateur, a un droit abfolu de difpofer de mon fort, & qui comme mon juge, eft le maitre de me punir comme il le trouve a propos ; puifque je m'étois attiré fon indigna-  be RoElNSOH CrüSöÊ. 315 tlon par mes péchés , c'étoit a moi a plier fous fes chatimens. Je fongeois que Dieu, auffi puiffant que jufte, ayant trouvé bon de m'affliger , avoit le pouvoir de me tirer de mes malheurs ; & que s'il continuoit a appéfantir fa main fur moi, j'étois obligé a atteudre dans une réfignarion parfaite , les direótions de fa providence , en conrinuant d'efpérer en lui, & de lui adreflèr mes prières. Ces réflexions m'occupèrent des heures, des jours , & même des femaines & des mois •, & je ne faurois m'empècher d'en rapporter une particularité qui me frappa beaucoup. Un matin étant dans mon lit, inquiété par mille penfées touchant le danger que j'avois a craindre des fauvages du continent , je me trouvai dans 1'accablement le plus trifte; quand tout d'un coup ce paffiage me vint dans 1'efprit : Invoque-moi au jour de ta détrejfe, & je t'en délivreraï, & tu me glorifieras. La-deflus je me léve , non-feulement rempli d'un nouveau courage, mais encore porté a demander a Dieu ma délivrance par les plus ferventes prières ; quand elles furent finies, je pris laBible, & en 1'ouvrant, les premières paroles qui frappèrentmes yeux, étoientcelles-ci: Attendstoiau Seigneur, & ales bon courage , & ïlfortlfiera, ton cceur ; attends-toi , dis-je , au Seigneur. La confolation que j'en tirai eft inexprimable. E He  %i'é Les' a v e n t u r g s remplit mon ame de reconnoiflance pour la Divinité , & diflïpa abfolument mes frayeurs. Par ce flux 8c reflux de penfées 8c d'inquiétudes, je me mis dans 1'efprit un jour que le fujet de ma crainte n'étoit peut-être qu'une chimère, 8c que le veilige que j'avois remarqué pourroit bien être. la marqué de mon propre pied. Peutêtre, dis je , en fortant de ma chaloupe ai-je pris le même chemin qu'en y entrant j mes propres veftiges m'ont effrayé , 8t j'ai jouéle róle de ces fous qui font des hiftoires de fpeétres & d'apparitions , & qui enfuite font plus allarmés de leurs fables que ceux devant qui ils les débitent. La-deflus je reptis courage , 8c je fortis de ma retraite pour aller fureter par-tout a mon ordinaire. Je n'étois pas forti de mon chateau pendant trois jours 8c autant de nuits, 8c je commencois a languir de faim, n'ayant rien chez moi que quelques bifcuits & de 1'eau j je fongeai d'ailleurs que mes chèvres avoient grand befoin d'être traites , ce qui étoit d'ordinaire monamufement du foir. Je n'avois pas tort d'en être en peine; les pauvres animaux avoient beaucoup fouffert, plufieurs en étoient gatés abfolument, & le lait de la plupatt étoit defféché. Encouragé donc par la penfée que je n'avois eu peur que de ma propre ombre, je fus a ma maifon de campagne pour traire mon troupeau; mais  »E ROBINSON C R U S O E. 3I7 011 m'auroit pris pour un homme agité par laplus mauvaife confcience , a voir avec quelle crainte je marchois, combien de fois je regardois derrière moi , a me voir de tems en tems pofer a terre mon feau a lair, 8c courir comme s'il s'agiffoit de fauver ma vie. Cependanr , y ayant été de cetre manière - la pendanr deux ou trois jours , je devins plus hardi, 8c je me confirmai dans le fentiment que j'avois été la dupe de mon imagination. Je ne pouvois pas pourtant en être pleinement convaincu avant que de me tranfporter fur les lieux, 8c de mefurer le veilige qui m'avoit donné tant d'inquiétude. Dès que je fus dans 1'endroit en queftion, je vis évidemment qu'il n'étoit pas poffible que je fulfe forti de ma barque prés de-la : qui plus eft, je trouvai le veftige dont il s'agit bien plus gtand que mon pied , ce qui remplit mon cceur de nouvelles agitations , 8c mon cerveau de noüvelles vapeurs : un frilfon me faifit comme fi j'avois eu la fiévre, 8c je m'en retournai chez moi, perfuadé que des hommes étoient defcendus fur ce rivage, ou bien que 1'ïle étoit habitée, 8c que je courois rifque d'y être attaqué a 1'improvifte, fans favoir de quelle manière me précautionner. Dans quelles bifarres réfolutions les hommes ne donnent-ils pas , quand ils font agités par la crainte ? Cette paflïon les détourne de fe fervir  518 Les aventures des moyens que Ia raifon même leur offfe pour les fecourir. Je me propofai d'abord de jeter a\ bas mes enclos , de faire rentrer dans les bois mon troupeau apprivoifé, & d'aller chercher dans un autre coin de 1'ïle des commodités pareilles a celles que je voulois facrifiera ma confervation. Je réfolus encore de renverfer ma maifon de campagne &c ma hutte, & de bouleverfer mes deux terres couvertes de bied, afin d'óter aux fauvages jufqu'aux moindres foupcons capables de les animer a la découverte des habitans de 1'ïle. C'étoit-la le fujet de mes réflexions pendant la nuit luivante , quand les frayeurs qui avoient faifi mon ame étoient encore dans toute leur force. C'eft ainfi que la peur du danger eft mille fois plus effrayante que le danger lui-même $ quand on le confidère de prés ; c'eft ainfi que 1'inquiétude que caufe un mal éloigné , eft fouvent infiniment plus infupportable que le mal même. Ce qu'il y avoit de plus affreux dans ma fituation, c'eft que je ne titai aucun fecours de la réfignation qui m'avoit été autrefois fi familière. Je me confidérai comme un autre Saiil, qui fe plaignoit non-feulement que les Philiftins étoient fur lui , mais'encore que Dieu 1'avoit abandonné : je ne fongeois point a me fervir des vénr li s moyens de me tranquillifer } en criant  SE ROBINSON CrüSOE. 3 19 a Dieu dans les inquiétudes, & en me repofant fur fa providence , comme j'avois fait autrefois. Si j'avois pris ce mêmeparti, je me ferois roidi avec plus de fermere contre mes nouvelles appréhenfions , &c je m'en ferois débarraffé avec une réfolution plus grande. Cette confufion de penfées me tint éveillé pendant toute la nuit; mais a 1'approche du jour je m'endormis , & la fatigue de mon ame , &c 1'épuifement dé mes elprits , me ptocurèrent un fommeil très-profond. Quand je me réveillai, je me trouvai beaucoup plus tranquille, & je commencai a raifonner fur mon état d'une manière calme. Après un long plaidoyer avec moi-mêrrie , je conclus qu'une ile fi agréable , fi fertil'; , fi voifine du continent, ne devoit pas être tellement abandonnée que jel'avois cru : qu'a la vérité il n'y avoit point d'habitans fixes; mais qu'apparemment on y venoit quelquefois avec des chaloupes , ou de propos délibéré, ou par la force des vents contraires. De 1'expérience de quinze annèes, dans lefquelles j'avois toujours vécu , & n'avois pas appercu feulement 1'ombre d'une créature humaine , je croyois pouvoir inférer que fi de tems en tems les gens du continent étoient forcés d'y prendre terre , ils fe rembarquoient dès-qu'ils pouvoient 5 puifque jufqu'ici ils n'avoient pas trouvé a propos de s'y établir^  3'io Les ayenturès Je vis parfaitement bien que tout ce que j avoiS a. craindre, c'étoient ces defcentes accidentellesj contre lefqüelles la prudence vouloit que je cherchafle une retraite süre. Je commencai alors a me repentir d'avoir percé ma caverne fi avant, de lui avoir donné une fortie dans 1'endroit oü ma fortification joignoit le rocher. Pour remédier a eet inconvénient, je réfolus de me faire un fecond retranchement dans la même figure d'un demi-cercle , a quelque diftance de mon rempart, juftement la oü douze ans avant j'avois planté une doublé rangée d'arbres. Je les avois mis fi ferrés, qu'il ne me falioit qu'un petit nombre de paliiTades entre deux pour en faire une fortification fufiifante. De cette manière j'étois retranché dans deux remparts: celui de dehors étoit rembarré de pièces de bois , de vieux cables, & de tout ce que j'avois jugé propre a le tenforcer & je le rendis épais de plus de dix pieds a force d'y apporter de la terre , & de lui donner de la confiftance en marchant deflus. J'y fis cinq ouvertures affez larges pour y palfer le bras, dans lefqüelles je mis les cinq moufquets que j'avois tirés du vaifleau , comme j'ai dit auparavant, & je les placai en guife de canons fur des efpèces d'affuts, de telle manière que je pouvois faire feu de toute mon artillerie en deux minutes de tems: je me fatiguai pendant plufieurs  de R o bin s on Crusoé. plufieurs mois a mettre ce retranchement dans fa perfection; je n'eus point de repos avant de le Voir fini. Cet ouvrage étant achevé, je remplis un grand efpace de terre, hors du rempart, de rejerons d'un bois lemblable a de l'ofier, propre a s'afferrnir & a croïrre de tems en tems. Je erois que j'en fichai dans ia terre, en une feule année, plus de vince mille, de manière que je laifiois un vide aflez grand entre ces bois & mon rempart, afin de pouvoir découvrir 1'ennemi, 8c qu'il ne put me drefter des embufcades au milieu de ces jeunes arbres. Deux ans après ils formoient déji un bócage épais; Sc dans fix ans , j'avois devant ma demeure une forêt d'une telle épaiffeur & d'une fi grande force, qu'elle étoit abfolument impénétrable, Sc qu'ame qui vive ne fe feroit mis dans 1'efpric qu'elle cachat 1'habitation d'une créature humaine. Comme je n'avois point laiffe d'avenue a mon ehateau, je me fervóis pour y entrer & pour en fortir de deux échelles; avec la ptemière je montois jufqu'a un endroit du roe, oü il y avoit place pour pofer la fecende , & quand je les avois retirées 1'une 8c 1'autre, il n'étoit pas pofiible a ame vivante de venir a moi, fans courir les plus grands dangers. D'ailleurs quand quelqu'un auroit Tome I. X  jzi Les aventures eu aflez de bonheur pour defcendre du roe, il fe feroit encore trouvé au-dela de mon retranchement extérieur. C'eft ainfi que je pris pour ma confervation toutes les mefures que la prudence humaine étoic capable de me fuggérer, & 1'on verra bientót que ces précaiuions n'étoient pas abfolument inutiles, quoique ce ne füt alors qu'une crainte vague qui me les infpirat. Pendant ces occupations, je ne laiflois pas d'avoir 1'ceil fur mes autres affaires , je m'intéreffois furtour a mon petit troupeau de chèvres, qui commencoit non - feulement a être d'une grande reffource pour moi dans les occafions préfentes , mais qui , pour 1'avenir , me faifoit efpérer 1'épargne de mon plomb, de ma poudre, Sc de mes fatigues , que fans elles j'aurois du employer dans la chaffe des chèvres fauvages. J'aurois éré audéfefpoirde perdre un avantageficonfidérable, Sc d'êrre obligé a la peine d'affembler & d'élever un troupeau nouveau. Après une mure délibération, je ne trouvai que deux moyens de les mettre hors d'infulte. Le premier étoit de creufer une autre caverne fous terre, & de les y faire entrer toutes les nuits, Sc la feconde, de faire deux ou trois autres petits enclos, éloignés les uns des autres, & les plus cachés qu'il füt pofiible, dans chacun defquels je  de Robin son Crusoé. 323 puffe renfermer une demi-douzaine de jeunes chèvres, afin que fi quelque défaftre arrivoit au troupeau en général, je pufle le remectre fur pied en peu de tems & avec peu de peine. Quoique ce dernier parti demandat beaucoup de fatigue Sc de tems, il me parut le plus raifonnable. Pour exécuter ce defièin, je me mis a parcourir ,tous les recoins de 1'ifle & je trouvai bientót un endroit aufli détcurné que je le fouhaitois. C'étoit une pièce de teire unie au be^u milieu des bois les plus épais, oü comme j'ai dit, j'avois failli a me perdre un jour en revenant de la partie oriëntale de 1'ifle. C 'étoit déja une efpèce d'enclos dont la nature avoit prefque fait tout les frais, & qui par conféquent n'exigeoit pas un travail fi rude que celui que j'avois employé a mes autres enclos. Je mis auffi-tót la main a 1'ceuvre , Sc en moins d'un mois j'avois fi bien aidé Ia nature, que mes chèvres , qui étoient paflablement bien apprivoifées , pouvoient être en füreté dans eet afyle. J'y conduifis d'abord deux femelles Sc deux malesj après quoi je me mis a perfeclionner mon ouvrage a loifir. Le feul veftige d'un homme me coüta rout ce travail, & il y avoit déja deux ans que je vivois dans ces tranfes mortelles , qui répandoient une grande amercume fur ma vie, cojnme s'imagi- Xij  ji^ Les ave'ntures neront fans peine tous ceux qui favent ce que c'eft que d'être engagé perpétueüenienc dans les pièges d'une terreur panique. Je dois remarquer iciavec douleur que les troubles de mon efprit dérangeosent em-êmement ma piété ; car la crainte de tomber entte les mains des antropophages, occupoit tellement mon imagination, que je me trouvois rarement en état de m'adrelTer a mon créateur avec ce calme & cette réfignation qui xn avoient été autrefois ordinaires. Je ne priois dieu qu'avec 1'accablement d'un homme environné de dangers, &c qui doit s'attendre chaque foir a être mis en pièces, & mangé avant la fin de la nuit; & ma propre expérience m'oblige d'avouer qu'un cceur rempli de tranquillité, d'amour & de reconnoiflance pour fon créateur, eft beaucoup plus propre a eet exercice de piété, qu'une ame faifie & troublée par de continuelles appréhenfions. A mon avis , le dérangement d'efprit caufé par la crainte d'un malheur prochain, nous rend auffi incapables de former une bonne prière, qu'une maladie qui nous attetre dans un lit de mort nous rend peu difpofés a une véritable repentance. La prière eft un adte.de 1'efprit, & un efprit malade doit avoir bien de lapeineas'en accquitter comme il faur. Après avoir mis de cette manière en füreté  DE RCBINSOU C R U S O É. J 15 une partie de ma proviiion vivante, je parcourus toute 1'ifle pour chercher un fecond lieu pro pre a recevoir un pareil dépot. Un jour, m'avancant davantage , vers la pointe occidentale de 1'ifle , que je n'avois encore fait, je crus voir, d'une hauteur oü j'étois, une chaloupe bien avant dans la mer. J'avois trouvé quelques lunettes d'approche dans un des coffres que j'avois fauvés du vaifleau; mais, par malheur, je n'en avois pas alors fur moi, & je ne pus pas diflinguer lobjet en queftion , quoique j'eufle fatigué mes yeux a force de les y fixer. Ainfi je reftai dans 1'incertitude fi c'étoit une chaloupe ou non , & je pris la réfolution de ne plus fortir jamais fans une de mes lunettes. Etant defcendu de la colline, & me trouvant dans un endroit oü je n'avois pas été auparavant, je fus pleinement convaïncu qü'un vettige d'homme n'étoit pas une chofe fort rare dans mon ifle , & que fi une providence particuliere ne m'avoit jeté du cóté oü les fauvages ne venoient jamais, j'aurois fu .qu'il ètott très-ordinaire aux canots du continent de chercher une rade dans cette ifle , quand ils fe trouvoient par hafard trop avant dans la haute mer. J'aurois appris encore qu'après quelque combat naval ■ les vainqueurs fneupient leurs prifonniers fur  51!S Les aventures mon rivage pour les tuer & pour les manger en vrais cannibales comme ils étoient. Ce qui m'inftruifrt de ce que je viens de dire, étoit un fpectacle que je vis alors fur le rivage' du cóté du fud-oueft, fpectacle qui me remplit d'étonnemenr 8c d'horreur. J'apercus la terre parfemée de cranes, de mams, de pieds 8c d autres olfemens d'hommes : j'obfervai prés de-la" les reftes dun feu, & un banc creufé dans la terre en forme de cercle, oü fans doute ces abominables fauvages s'étoient placés pour faire leur affreux feftin. Cette cruelle vue fufpendit pour quelque tems les idees de mes propres dangers; toutes mes appréhenfions étoient étouffées par les impreffwns que me donnoit cette brutalité infernale. J'en avois entenclu parler fouvent; & cependant Ia vue m'en choqua comme fi la chofe ne m'étoit jamais entrée dans 1'imagination. Je détournai mes yeux de ces horreurs; je fentoïs naitre de cruelles peufées , & je ferois tombé en foibleffe fi la nature ne m'avoit foulagé par un vomiifement trés - violent. Quoique revenu 1 moi-même , je ne pus me réfoudre a refter dans eet endroit, 8c je tournai mes pas du cóté de ma demeure. Quand je fus éloigné de ce lieu horrible,  X,E ROBINSON CR'JSOÉ. 31? je m'arrêtai tout court comme un homme frappé de la foudre; Sc quand j'eus repris mes fens, rélevaimesveuxau ciel , Sc le cceur attendri, les yeux pleins de larmes, je rendis graces a dieu de ce qu'il m'avoit fait naïtre dans une partie du monde éloignée d'un fi abommable peuple. Je le remeteiai de ce que dans ma condition que j'avois trouvée mifétable , tl m avoit donné tant de différente* confolations , furtout celle de le connoïtte, Sc d'avoir lieu d efpérer en fes bontés ; félicité qui conrrebalancoit abondamment toute la misère que j'avois foutferte, Sc que je pouvois foufftir encore. L'ame pleine de ces fentimens de reconnoiffance, je revins chez moi plus tranquille que je n'avois été auparavant, paree que je remarquois que ces mifétables n'abordoient jamais 1'ifle dans le deffein de t'y mettre en pofleflion de quelque chofe, n'ayant pas befoin d'y rien chercher , ou ne s'attendant pas apparemment d'y trouver grand chofe , en quoi ils étoient peut-être confirmés par les courfes qu'ils pouvoient avoir faites dans les forêts. J'avois déja palfé dix-huit ans fans rencontrcr perfonne, Sc je pouvois efpérer d'en palfer encore avec le même bonheur , a moins de me découvrir moi-même , (ce qui n'étoit nuïlement mon deffein,) Sc de trouver 1'occafion de faire X iv  3 i S Les aventures connoiffance avec une meilleure efpèce d'hommes que les dannibales. Cependant 1'horreur qui me refta de leur bru_ tale coutume, me jeta dans une efpèce de mélancolïe, qui me tint pendant deux ans renfermé dans mes propres domaines, fentends par ia mon chateau, ma maifon de campagne, & mon nouvel enclos dans les bois ; je n'allois dans ce dernier lieu, qui étoit la demeure de mes chèvres, que quand il le falioit abfolument; car la nature m'infpiroit une fi grande averfion pour ces abominables fauvages, que j'avois autii peur de les voir que de voir le diable en perfonne. Je n'avois garde non plus d'aller examiner 1'état de ma chaloupe, & je réfolus plutot d'en eoïdtruire une autre; car de faire le tour de flile avec la vieille, afin de 1'approcher de mon habitation ? il n'y falioit pas fonger ; c'étoit Ie vrai moyen de les rencontrer en mer, & de tomber entre leurs mains. Le tems & la certkude oü j'étois que je ne courois aucun rifque d'être dérerré, me remirent peu-a-peu dans ma manière de vivre ordinaire, excepté que j'avois l'ceil plus alerte qu'auparavanr, & que je ne tirois plus mon fufil, de peur cPexcker Ia curioiké des fauvages , fi par hafard ils fe trouvoient dans 1'ifle. C'étoit par confequenr un grand bonheur pour moi de  DE R O BI NS ON CRUSOÉ. 329 m'être pourvu d'un troupeau de chèvres apprivoifées, & de n'être pas contrahit d'aller a la chafte des chèvres fauvages; fi j'en atttapois quelqu'une'; ce n'étoit que par le moyen de piéges & de trappes. Je ne fortois pourtant jamais fans mon moufquet, & comme j'avois fauvé trois piftolets du vailfeau , j'en avois toujouts deux pout le moins, que je portois dans ma ceinture de peau de chèvre. J'y ajoutois un de mes grands coutelas que je m'étois mis a fourbir, & pour lequel j'avois fait de la même peau un porte-épée. On croira facilement que dans mes forties j'avois 1'air formidable, fi 1'on ajoute a la defcription que j'ai faite auparavant de ma figure, les deux piftolets & ce large fabre qui pendoit a mon cbté fans fourreau. Ces précantions néce ffaies étoient la feule chofe qui m'inquiétoit en quelque forte , & confidérant ma condition d'un ceil tranquille , je commencai a ne la trouver guères miférable en comparaifon de bien d'autres. En refléchiflant la-deflus, je vis qu'il y auroit peu de murmures parmi les hommes , dans quelque état qu'ils pulfent fe trouver, s'ils fe portoient a la reconnoiftance , par la confidération d'un état plus déplorable , plutot que de nourrir leuts plaintes en portant leurs yeux fur ceux qui font plus heureux.  $5° Les aventures Quoique peu de chofes me manquaffènt , j'étois für pourtant que mes frayeurs , Sc les foins que j'avois eus de ma confervation, avoient émouifé ma fubtilité ordinaire dans la recherche de mes commodités ; entr'autres chofes "j'avois négligé un bon delfein qui m'avoit occupé autrefois, favoir de fécher une partie de mon grain, & de Ie rendre propre a faire de la bière. Cette penfée me paroilfoit fort bifarre a moimême, a caufe d'un grand nombre de moyens qui me manquoienr pour parvenir a mon but; je n'avois point de tonneaux pour conferver ma bière, &, comme j'ai déjaobfervé, j'avois autiefois employé le travail de plufieurs mois pour en conftruire, fans en venir a bout; d'ailleurs j'étois dépourvu de houblon pour la rendre durable, de levure pour la faire fermenter, Sc de chaudière pour la faire bouillir : nonobftant tous ces inconvéniens, je fuis perfuadé que fans les appréhenfions que m'avoient caufés les fauvages, je 1'aurois entrepris , & peut être avec fuccès ; puifque rarement j'abandonnois un delfein , quand je me l'étois une fois fourré dans Ia tête, & que j'avois commencé a y mettre la main. Mais a préfent' mon efprit inventif s'é roit tourné tout d'un autre cbté, & je ne faifois que ruminer nuit Sc jour furies moyens  DB ROBINSON CRUSOI. JJl' de détruire quelques-uns de ces monftres au milieu de leurs divertiffemens fangainaires, 8c de fauver leurs viótimes s'il étoit poffible. Je remplirois un plus grand volume que celui ct de toutes les penfées qui me rouloient dans 1'efprit fur la manière de tuer une troupe de ces fauvages , ou du moins de leur donner une allarme affez chaude pour les détoumet de remettre jamais les pieds dans 1'ifle; mais tour n'aboutiffoit k tien , toute ma reffource étoit en moi-même; & que pouvoit faire un feul homme au milieu d'une trentaine de gens armés de javelots , de dards & de flèches dont les coups étoient auffi sürs que ceux des armes a feu ? Quelquefois je fongeois a creufer une mine fous 1'endroit oü ils faifoient leut feu, & a. y placer cinq ou fix livres de poudre a canon, qui, s'allumant dès que leur feu y pénétreroir, feroit fauter en fair tout ce qui fe trouveroit aux environs. Mais j'étois faché de perdre tout-d'un-coup tant de poudre de ma provifion, qui ne confiftoit plus que dans un feul baril ; de plus, je ne pouvois avoir aucune certitude du bon effet de ma mine qui, peut ètre , n'auroit fait que leur griller lesoreilles, fans leur donner affez de frayeur pour abandonner 1'ïle pour roujours. Je renoncai donc a. cette entreprife, & je me propofai plutot de me mettre en embufcade dans un lieuconvenable  iga Les Aventures avec mes trois fufils chargés a doublé charge , & de tirer fur eux au milieu de leur cérémonie fanguinaire, sür d'en mer ou d'en blelfer, du moins, deux ou trois a chaque coup , 8c de venir facilement a bout du refte , quand ils feroient une vingtaine, en tombant fur eux avec mes trois piftolets Sc mon fabre. J'employai plufieurs jours a chercher un endroit propre a mon entreprife, & je defcendis même fréquemment vers le lieu de leur feftin, avec lequel je commencai a me familiarifer ; fur-tout dans le tems que mon efprit étoit plein d'idées de vengeance & de carnage , je n'étois que plus animé a 1'exécution de mon deflein , . par les marqués de la barbarie de ces cruels antropophages. A la fin je trouvai un lieu dans un des cótés de la colline oü je pouvois attendre en süreté 1'arrivée de leurs barques , 8c d'oü, pendant qu'ils débarqueroient, je pouvois me glifler dans le plus épais du bois; j'y avois.découvert un arbre creux, capable de me cacher entièrement; de la, je pouvois épier toutes leurs attions, & vifer fur eux, quand, en mangeant, ils feroient fi ferrés, qu'il feroit prefque impoifible de n'en pas mettre trois ou quatre hors de combat, du premier coup. Content de eet endroit, Sc réfolu d'exccute-r  DE ROBINSON CRUSOÉ. JJJ mon entreprife tout de bon , je préparai deux moufquets & mon fufil de chaife ; je chargeai chacun des premiers de ferraille , & de quatre ou cinq balles de piftolet •, & 1'autre , d'une poignée de la plus groffe dragée : je lailfai coukr auffi quatre balles dans chaque piftolet, & dans cette pofture , fourni de munitions pour une feconde & troifième décharge , je me préparai au combat. Dans cette réfolution je ne manquai pas de me ttouver tous les matins au haut de la colline, éloignée de mon chateau d'un peu plus d'une lieue ; mais je fus plus de deux mois en fentinelle de cette manière, fans faire la moindre découverte , & fans voir la moindre barque , non-feulement auprès du rivage , mais même dans tout 1'océan , autant que ma vue, aidée par mes lunettes , pouvoit s'étendre. Pendant tout ce tems-ia, mon deffein fubfiftoit dans toute fa vigueur, & je continuai a être dans toute la difpofition néceftaire pour maftacrer une trentaine de ces fauvages , pour un crime dans lequel je n'étois intérefte que par la chaleur d'un faux zèle animé par la coutume inhumaine de ces barbares. Il ne me venoit pas feulement dans 1'efprit, que la providence , dans fa direótion infiniment fage , avoit fouffert que ces"pauvres gens n'euflent pas d'aurre guide pour leur conduire, que leurs propres paffions corroropues, & que  U4 Les aventuk.es par une tradition malheureufe , ils s'étoient farniliarifés avec une coutume affreufe , pü rien n'auroit pu les porter que la corruption humaine, abandounée du ciel, Sc foutenue par des inftigations infernales. A la fin , la fatigue de renter fi long-tems en vain la même entreprife , me fit raifonner avec jufteflefurlaclionque j'allois faire; quelle autorité, dis-je, quelle vocation ai-je pour m'établir juge Sc bourreau fur ces gens, que depuis plufieurs fiècles le ciel a permis d'être les exécuteurs de fa juftice les uns envers les autres ? Queldroit ai-je de venger le fang qu'ils répandent tour-atour ? Sais-je ce que la divinité elle même juge de cette a&ion , qui me paroit fi criminelle ? Du moins eft-il certain que ces peuples, en la commettant, ne péchent point contre les lumières de leurs confciences, Sc qu'ils font fort éloignés de la confidérer comme un crime : ils n'ont pas le moindre delfein de braver !a juftice divine comme nous faifons nous autres dans la plupart de nos péchés : ils ne fe font pas une plus grande affaire de tuer un prifonnier , & de le manger, que nous de tuer un bceuf, ou de manger un mouton. II fuivoit de-la que mon entreprife n'étoit rien moins que légitime, Sc que ces fauvages ne devoient non plus pafter pour meurtriers que les  de Robinson Crusoe. 335 chrétiens qui dans un combat font paffer fans quartier au fil de 1'épée des ttoupes entières de leurs ennemis , quoiqu'ils aient mis bas les ar nies. Enfin , luppofé que rien ne fok plus criminel que la brutalité de ces peuples, ce n'étoit pas mon affaire; ils ne m'avoient jamais offenfé perfonnellement: & ce que j'entreprenois, ne pouvoit être excufté que par la néceffité de me défendre moimême contre leurs attaques, defquelles je n'avois rien a craindre, ces gens ne me connoiffant pas feulement, bien loin de former des deffeins contre ma vie ; en former contre la leur, c'étoit juftifier la barbarie par laquelle les Efpagnols avoient détruit des millions d'Africains qui, bien que barbares & idolatres , coupables des cérémonies les plus horribles , comme celle , par exemple , • d'immoler des hommes a leurs idoles , étoient pourtant un peuple fort innocent par rapport a leurs bourreaux. Auffi eft-il ttcs-certain que les Efpagnols euxmêmes confpirèrent avec tous les autres chrétiens a parler de cette deftrucfion , comme d'un carnage abominable qu'il n'eft pas pofiible de juftifier , ni devanr Dieu , ni devant les hommes. Le nom même cYEfpagnol eft devenu par-li terrible a tous les peuples , comme fi le toyaume d'Efpagne produifoit une race parti-  Les aventures1 culière d'hommes dépourvus de ces principes de teridreffe Sc de pitié , qui forment Ie caractère d'une ame généreufe. Ces confidérations calmèrent ma fureur , 8c. peu-a-peu je renoncai a mes mefures, en concluant qu'elles étoient injuftes , Sc qu'il falioit attendre a les exécuter jufqu'a ce qu'ils eulfent commencé les hoftilités. Je repris cette réfolution , d'autant plus que le premier parti, loin d'être un moyen de me confereer, tendoit abfolument a ma ruine : car c'étoit alfez qu'un feul fauvage de toute une troupe échappé a mes mains, put donner dé mes nouvelles a tout un peuple, pour 1'attirer dans 1'ile a venger la mort de leurs compatriotes; Sc je pouvois fort bien me palfer d'une pareille vifite. Je conclus donc que la raifon Sc la politique devoient me détourner égalemént de me mêler des aótions des-fauvages , & que mon unique affaire étoit de me tenir a 1'écart, & de ne pas faire foupgonner par la moindre marqué, qu'il y eut des êtres raifonnables dans 1'ïle. Cette prudence étoit foutenue par la religion qui me défendoit de tremper mes mains dans le fang innocenr; innocenr, dis-je , par rapport a moi : car pour les crimes que 1'habitude avoit rendus communs a tous ces peuples, je devois les abandonner  Uï Robin son CrusoÉ. 35? abandonner a la juftice de Dieu , qui eft le roi des nations, & qui fait puuir les crimes des nations entières par des punitions nationales. Je rrouvois tant d'évidence dans toutes ces diff-érentes réflexions, que j'eus une fatisfaclion inexprimable de n'avoir pas commis une a&ion que la raifon me dépeignoit auffi noire qu'un meurtre volontaire , & je rendis graces a Dieu a genoux d'avoir délivré mes mains du fang, en le fupplianc de me fauver par fa providence de celles des barbares , & de m'empêcber de rien attenter contre eux, fiaon dans la néceflité d'une défenfe iégitime» Je reftai dans cette difpofition pendant une année entière , fi éloigné de chetcher le moyen d'artaquerles fauvages, que je ne daignai pas une feule fois monter fut la colline pour examinec s'ils s'étoient débarqués ou non , toujours craignant d'être renté par quelque occafion avantageufe de renouveler mes delfeins contre eux. Je ne fis qu'éloigner de-la ma barque , & la mener du coté oriental de file, oü je la placai dans une cavité que je trouvai fous des rochers élevés, &C quelescourans rendoientimpraticable aux canots des fauvages. Je vécus depuis ce tems-la plus retité que jamais , en ne fortant que pour m'acquitter de mes devoirs ordinaires ■ favoir, pour traire mes chèvres Tome I. Y  3?3 Les aventures femelles, & pour nourrir le petit troupeau que j'avois caché dans le bois , qui, étant tout-a-fait de 1'autre cóté de 1'ile, étoit entièrement hors d'infulte ; car, felon toutes les apparences, les cannibales n'étoient pas d'hïtmeur a abandonner jamais le rivage; & ils y avoient été fouvent, auffibien, avant que j'eulle pris toutes mes précautions, qu'après. Quand j'y penfois , je réfléchiiTois avec horreur fur la fituation ou j'aurois été fi je les avois rencontrés autrefois, quand nud Sc défarmé, je n'avois pour ma défenfe qu'un feul fufil chargé de dragée. Je parcourois dans ee tems - la toute 1'ïle fans cefle, & quelle auroit été ma frayeur, fi , au lieu de voir un feul veftige, j'avois trouvé une vingtaine de fauvages, qui n'auroient pas manqué de me donner la chaiïe , Sc de m'atteindre bientót par la vïtefle extraordinaire de leur courfe. Je friffonnois, en fongeant qu'il n'y auroit eu aucune relfource pour moi dans cette occafion , Sc que même je n'aurois pas eu la préfence d'efprir nécefiaire pour m'aider des moyens qui au., foient pü être en mon pouvoir ; moyens bien inférieurs a ceux que mes précautions m'avoienc fournis a la fin. Ces idéés me jetoient fouvent dans un profond abattement qui étoit fuivi de fentimens de reconnoilTance pour Dieu, qui m'avoit délivré de tant de dangers inconnus , Sc de tant de malheurs dont j'aurois été incapable da  DE R O B I K S O N C Pv Ü S 6 ï. $-Jf me fauver , n'ayant pas la moindre connoiffance de leur poffibilité. Tout ceci renouvela dans mon efprit une réflexion que j'avois fouvent faite , quand je commencai a remarquer les bénignes difpolitions du ciel a i'égard des dangers qui nous environnent dans cette vie. Combien de fois en fommes-nous délivrés, comme par miracle, fans le favoir'. Combien de fois n'arrive-t-il pas qu'en héficant fi nous irons par un chemin ou par un autre, un motir fecret nous détermine vers une autre route que Celle oü nous portoient notre deffein, notre inclination & nos affaires! Nous ignorons quel pouvoir nous dirige de cette manière ; mais nous découvrons enfuite que, fi nous avions pris le chemin oü notre intérêt apparent fembloit nous appeler , nous aurions pris le chemin de notre ruine. Aptès plufieurs expériences de cette vérité , je me fuis fait une règle de fuivre conftamment les ordres de ce pouvoir inconnu , fans en avoir d'autre raifon que 1'impreflion même que je fens alors dans mon ame. Je pourrois donner plufieurs exemples du fuccès de cette conduite dans tout le cours de ma vie, tirés fur-tout des dernières années de mon féjour dans cette ïle; j'y aurois plus réfléchi , fl je les avois contemplées de i'ceil «lont je les, regarde a préfent s mais il n'eft; jamais  14° Les aventures trop tard pour de venir fage, & je ne puis qu'avertir tout homme capable de prudence , dont la vie eft fujette a des accidens extraordinaires, de ne pas négliger de pareils avertiiTemens fecrets de la providence. Pour moi je les regarde comme une preuve certaine du commerce & de la communication fecrette des efptits purs avec ceux qui font unis a des corps; pteuve inconteftable que j'aurai occafion de confirmer par plufieurs exemples dans le récir du refte de mes aventures dans cette folitude. Le lecteur ne trouvera pas étrange fi je confeffe que les inquiétudes Sc les dangers dans lefquels je pafibis ma vie, m avoient détourné entièrement du foin de mes commodités , Sc que je fongeois plus a vivre , qu'a vivre agréablemenr. Je ne me fouciois plus de mettre quelque part un clou, ou d'affermir un morceau de bois, crainte de faire du bruit; beaucoup moins avois - je Ie cceur de tirer un coup de fufil , Sc ce fut avec toute 1'inquiétude pofiible que je me hafardai a allurner du feu , dont la fumée , vifible a une grande diftance , auroit pu aifément me trahir. Pour cette raifon , je tranfportai mes affaires qui demandoient du feu du cóté de mon appartement dans le bois , oü je trouvai enfin, après plufieurs allées Sr, venues, avec tout ie raviilement imagi«able, une cave naturelle d'une grande étendues'  de Robihsos Crusoé. 34t dont je fuis sur que jamais fauvage n'avoit vu 1'ouverture, bien loin d'être alfez hardi pour y entter; ce que peu d'hommes eulTent ofé hafarder , a moins que d'avoir, comme moi, un befoin extréme d'une retraite alfurée. L'entrée de eet antre étoit derrière un grand rocher , & je la découvris par hafard , ou , pour parler plus lagement, par un effet particulier de la providence, en coupant quelques groffes branches d'arbre pour les brüler & pour en conferver le charbon: moyen dont je m'étois avifé pour éviter de faire de la fumée en cuifant mon pain , & en préparant mes autres mets. Dès que j'eus trouvé cette ouverture derrière quelques brouffailles épailfes , ma curiofné me porta a y entrer; ce que je fis avec peine. J'en trouvai le dedans fuffifamment large pour m'y tenir debout; mais j'avoue que j'en fortis avec plus de précipitation que je n'y étois entré, après que , portant mes regards plus loin dans eet antre obfeur, j'y eus appercu deux grands yeux brillans comme deux étoiles, fans favoir fi c'étoient les yeux d'un homme ou d'un démon. Après quelques momens de délibération , je revins a moi, & je me reprochai la foiblefk de craindre le diable , moi qui avois vécu depuis vingt ans dans ce défert, & qui avois l'air plus efkoyaple peut-ètre que tout ce qu'il pouvoir y Yiij  341 Les aventuk.es • de plus affreux dans la caverne. La-deffus je repiis courage , & me faififfaht d'un tifon enmé', je rentrai dans 1'antre d'une manière •*- --'que ; mais a peine eus-je fair trois pas en avant, que ma frayeur r'èdcubla par un grand föiïpir que j'entendis, fuivi d'un fon femblable a des paroles mal arriculées, & d'un autre foupir encore plus terrible. Une fueur froide fortit de mon corps de tous cótés , & fi j'avois eu un chapeau fur la tête , je erois que mes cheveux , a force de fe dreffer , fauroient fait tomber a terre. Je fis cependant tous mes c-rforts pour difliper ma crainte par la penfée que la puilfance diviné, qut étoit préfente ici comme ailleurs , étoit capable de me protéger contre les plus grands périls ; & avancantavec intrépidité, je découvris une vieille chèvre male d'une extraordinaire grandeur, couchée a terre , & prête a mourir de vieilleffè, je la pouffai un peu pour effayer fi je pourrois la fa ire fortir de-la , & elle fit quelques efforts pour fe lever, fans y pouvoir réuffir. Je m'en mettois peu en peine, perfuadé que tant qu'elle feroit en vie elle feroit la même peur a quelque fauvage, s'il étoit affez hardi pour fe fourrer dans eet antre, Pleinement tranquillifé, alors je portai mes yeux de tout cotés Si je trouvai la caverne affez; éiroke ci fans figure réguliere , pnifque la natui-e  BE Robinson Crusoé. 34? feule y avoit travaillé, fans aucun fecours de fin, duftrie humaine. Je découvrisdans 1'enfoncement une feconde ouverture , mais fi balfe qu'il étoit impoflible d'y entrer qu'a quatre pieds; ce que je différai jufqul ce que je pulTe tenter 1'aventure , muni de chandelle & d'un fufil i faire du feu. J'y revins le jour d'après avec une provifion de fix grolfes chandelles que j'avois faites de graifte de chèvre ; & après avoir rampé par cette ouverture étroite 1'efpace de dix aunes , ' je me vis beaucoup plus aularge. Je me trouvai fous une voüte élevée 4-peu-près i la hauteur de vingt pieds, & je puis protefter que dans toute 1'ifle il n'y avoir rien de fi beau & de fi digne d'être confidéré quece fouterrain; la lumière des deux chandelles que j'avois allumées, étoit réfléchie de plus de cent mille manières, par les murailles qui étoient alentour. Je ne faurois dire ce qui étoit la caufe d'un objet li briljant • fi c'étoient des diamans, d'autres pierres précieufes, ou bien de 1'or j le dernier me paroit le plus vraifemblable. En un mot, c'étoit la plus charmante grotte qu'on puiffe imaginer • quoique parfaitement obfcure, le fond en étoit uni & fee, couvert d'ungravier fin & délié , on n'y voyoitaucune tracé de quelquanimalvenimeux; aucune vapeur, aucuue humidité ne paroilfoit fur les murailles. I Le feul défagtémenc qu'il y avoit, c'étoit la  Lés a v e n t u x "ï s difficulté de 1'entrée; mais ce défagtément même" en faifoit Ia füreté. J'étois charmé de ma découverte, & je réfolus d'abord de porter dans cette grotte tout ce dont la confervation m'inquiétoit Ie plus, fur-tout mes munitions & mes armes de réferve. Ce delfein me donna occafton d'ouvrir mon barril de poudre que j'avois fauvé de la mer. Je trouvai que 1'eau y avoit pénétré de tous cotés apeu prés a la profondeur de trois ou quatre pouces, & que la poudre mouillée avoit formé une efpèce de croiite qui avoit confervé le refte» comme une noix eft confervée dans fa coque; de cette manière il me reftoit au centre du barril environ 60 livres de fort bonne poudre a canon, que je portai toute dans ma grotte avec tout le plomb que j'avois encore , & je n'en gardai dans mon chateau que ce qui m'étoit nécelfaire pout me défendre en cas de furprife. Dans cette fuuation je me comparois aux géans de 1'antiquité qui habitoient des antres inaccek fibles , perfuadé que Iorfque les fauvages me donneroient la chaife , en quelque nombre qu'il? fuffent, ils ne m'aterapperoient pas, ou du moins; n'ofetoient pas m'attaquet dans ma nouvelle; grccte. , La vieille chèvre mourut le jour d'après ma dceouverte , a 1'entrée de ma caverne, ov\ je  DE RoBINSON CrUSOÉ. 345 trouvai plus a propos de 1'enterrer, que de m'efforcer a en tirer le cadavre dehors. J'étois alors dans la vingt-troifième année de ma réfidence dans cette ifle, & fi accoutumé a ma manière d'y vivre, que, fans la crainte des fauvages, j'aurois été content d'y palfer le refte de mes jours , & de mourir dans la grotte ou j'avois donné la fépulture a la chèvre. Je m'étois même ménagé de quoi m'amufer & me divertir, ce qui m'avoit manqué autrefois : j'avois enfejgne a parler a mon perroquet, comme j'ai dit auparavant, & il s'en acquictoit fi bien , que fa converfation a été un grand agrément pour moi pendant vingt-fix ans que nous avons vécu enfemble. On débite dans le Bréftl, que ces animaux vivent un fiècle entier: il vit donc peut être encore, & ilappelle, felon lacoutume, lepauvre Robinjon-Crufoé. Certainement,fi quelque anglois avoit eu le malheur d'aborder cette ifle, & 1'entendoit caufer, il le prendroit pour le diable. Mon chien me fut encore un agréable & fidéle compagnon pendant feize ans, après lefquels il mourut de pure vieillefle. Pour mes chats, ils s'étoient tellement multipliés, comme j'ai déja. dit, que de peur qu'ils ne me dévoraflent avec tout ce que jepoflédois, j'avois été obligé d'en tuer plufieurs a coup de fufils; mais j'eus du repos de ce CQté-la, dès que j'eus fercé les vieux a dé-  54 fblatisns dans ma fituation déplorable , & qui, des deux équipages qui étoient péris fur ces cötes ^ avoit trouvé bon de fauver ma vie feule. J'apptis par-la a Femarquer de nouveau qu'il n'y a pas d'état fi bas, point de misère li grande oü' 1'on ne trouve quelque fujet de reconnoilfance en voyant au-deffous de foi des fituadons encore plus dé> plorables. Telle étoit la condidon de ce malheüreüx équipage, dont la confervation me fembloit hors de toute vraifemblance , a moins qu'il ne fut fauvé par quelque autre batiment. Mais' ce n'étoit-li tout au plus qu'une poffibilité deftituée , par rapport a moi, de toute certitude. Je ne trouve point de paroles alfez énergiques pour exprimer le defir que j'avois d'en voir ais moins un feul homme fauvé , afin de trouver un compagnon unique, du commerce duquel je pufie  üe Robinsos Crusoé, 355 oni'r' dans ma foiitude ; je n'avois jamais tant langui apiès la fociété des hommes, ni fenti & vivement le malheur d'eii être privé* 11 y a, dans nos paffions , certaines fourees fe» cretes . qui vivihées, pour aiml dire , par des objets abfens réellement , feulement préfens a 1'imagination , fe répandent vers cec objet ave'c Eanr dc force , que 1'abfence en devient la chofe du monde la plus infupportable. De cette nature-la étoient mes fouhaits pour la confervation d'un feul de ces hommes. Je répétai mille fois de fuite : Plüt a Dien qu'ua feul fut cchappé ! &,en prononcantces mots, mes paffions étoient fi vives, que mes mains fe joignoienE avec une force terrible; mes dents fe ferroient tellement dans ma bouche , que je fus un tems' confidérable avant de les pouvoit fcparer. Que les naturaliftes expliquent de pareils phé" nomènes ; pour moi je me contente d'expofer ls fait dont j'ai été furpris moi-même, & qui étoitfans doute caufé-par les fortes idéés qui repréfentoient a monimagination comme réelle & pté* fente, la confolation que j'aurois rirée du commerce de quelque chrétiem Mais ce n'étoir pas la le fort de ces malheuieux, ni le mien, car jufqu'a la dernière anné'g de mon féjour dans cette ile, j'ai ignoré fi quelqu'un s'étoit- fauvé de ce naufrage. Quelques joufs Zij  $ 5 6 Les aventures fiprès , j'eus feulement la douleur de voir fur le fable le eadavte d'un mouiïe noyé. II avoit pour fon habillement une vefte de matelot, une mauvaife paire de culortes & une chemife de toile blanche, de manière qu'il m'écois iropoffible de deviner de quelle uation il pouvoit être : tout ce qu'il avoic dans fes pochesconfiftoit en deux pièces de lluit, & une pipe a tabac , qui étoit pour moi d'une valeur infiniment plus confidérable que 1'argent. La mer étoit cependanr devenue calme , & j'avois grande envie de vificer le vaifleau , moins pour y trouver quelque chofe d'utile pour moi, que pour voir s'il n'y avoit pas quelque créatnre vivante dont je pulfe fauver la vie, & rendre par-la, la mienne infiniment plus agréable. Cette penfée faifoit de fi fortes impreffions fne moi, que je n'avois repos ni jour ni nuit avanc que d'exécuter mon deflein j je ne doutois point qu'elle ne me vint du ciel, & que ce ne fut m'oppofer a mon propre bonheur que de ne pas y obéir. Dans cette permafion je préparai tout pour mon voyage. Je pris une bonne quantité de pain , un pot rempli d'eau fraïche , une bouteiile de ma liqueur forte , dont j'étois encore fufHfammens pourvu, & un panier plein de raifins fecs. Chargé ^« nrovifious- je defceudis vers ma chaloupe,  de Robinson Crusoê. 357" je la nétoyai, je la mis a flot, & j'y portai toute cetce cargaifon \ enfuite je retournai pour chercher le refte de ce qui m'étoit néceflaire; favoir, du riz , un parafol, deux douzaiues de mes gateaux , un fromage , & un pot de lait de chèvre. Mon oecit batiment ainfi chargé, je priai Dien de bcnir mon voyage , & rafant le rivage , je jfins a la dcrnière pointe de 1'ile du cóté du nord-eft, d'ou il falloit entrer dans Pbcéan , fi j'étois aflez hardi pour pourfuivre mon entreprife. Je regardai avec beauconp de frayeur, les courans qui avoient autrefois failii a me perdré , & ce fouvenir ne pouvoit que me décourager , car fi j'avois le malheur d'y donner,ilsm'emporteroiénc certainemenrbieu avant dans la mer, hors de la vue de mon ïle , Sc fi un vent un peu gaillard fe lc-voit, c'étoit fait de moi. Jen érois fi efrrayé, que je commencai a. abandonner ma réfolution., & ayanttiré ma chaloupe dans une petite finuofité du rivage, je me mis fur un petit tertre, fiottant entte la crainte & le defir d'achever mon voyage; j'y rtftai auffi long-tems que je vis que la marée changeoit, & que le flux corrimencoit a venir, ce qui rendoit mon delfein impraticable pendant quelques heures. La-deöus. je me mis dans l'efprit de monter fur la dune la plus élevée, pour obferver quelle route prenoieuc Z üj  Les Aventures les conrans pendant le flux , pour juger fi, emportéparun descouransen me mertant en mer, il n'y en avoit pas un autre qui püc me ramener avec la même rapidité. Je trouvai bientóc une haureur, d'oü Ion pouvoit obferver la mer de cóté & d'autre , & de-U je vis clairement que comme le courant du refluxfortoit du cóté de ia pointe méridionale de 1'ïle; ainfi , le courant du flux ren* fjroit du cóté du nord , & qu'il étoit fort propre i me reconduire chez moi. Enhardi par cette obfervation, je réfolus de fortir le lendemain avec le commencement de la marée, & je le fis après avoir repofé la nuit dans ma barque. Je dirigeai d'abord mon cours vers le nord , jufqu'a ce que je commencai a fentir la faveur du courant qui m'emporta bien avant du cóté de 1'eft , .fans me maïtrifer afle? pour m ocer toute la direóHon de mon batiment q:,i avoit un ton gouvernail que j'aidois encore par ma rame ; de cette manière j'allois droit vers le vaiiTeaij , & j'y arrivai en moins de deux heures. C'étoit un fort trifte fpeótacle ; le vaifTeau qui paroiffoit efpagnolpar fa ftruóture, étoit comme cloué entre deux roes : la poupe & une partie du Corps de ce vaiffeau ctoient fracaffees par la mer, &c CQmme la proue avoit donné contre les rocherl avec une grande yiplence, le grand mat &: k maf  DE ROBINSON C tl U S O É. 3 59 d'animon s'étoient btifés par la bafe j maïs le beaupré étoit refté en bon état, Sc paroifloit ferme vers la pointe de 1'éperon. Lorfque j'en érois tout pres, un chien parut fur 3e tillac , me voyant venir, il fe mit a ener Sc a aboyer. Dès que je l'appelai, il fauta dans la mer, Sc je 1'aidai a entrer dans ma barque : le trouvant a moitié mort de faim & de foif, je lui donnai un morceau de mon pain qu'il engloutit comme un loup qui auroic langui pendant qumze jours dans la neige; je lui fis boire enfuite de mon eau fraiche, & fi je l'avois laifie faire , il fe fercit crevé. Le premier fpcclacle qui s offrit a mes yer.x dans le vaifleau , étoieut deux hommes noyés dans la chambre de proue , qui fe renoien: embrafies run l'autre. 11 eft probable que lorfque le batiment toucha , la mer y étoit entrée fi abondamment , & avec tant de violence , que ces pauvres geus en avoient ére ttouöis , de même que s'ils euflent été continueliement fous 1'eau. Excepté le chien , il n'y avoit rien de vivant dans tout le batiment, &C prelque toute la charge ta$ parut abimée pat l'eau : je vis pourtant queloues tonneaux templis apparemmenr de vm on d'eau-de-vie ; mais ils étoicne erop gros pour en tirer le moindre ufage. II y avoit eucore plufienrs cofFres; j'en mis deux dans ma chaloupe,, fans Z U  3 6© Les avzntures examiner ce qui y étoit conrenu Je jugeai enfuite par ce que j'y trouvai, que le vaiiTeau devoit être richement chargé ; & fi ie puis tirer quelqu.es conjeótures par le cours qu'il prenoit, i! y a de i'ap' parence qu'il étoit deftiné pour Buenos-Ayres, cti bien pour Rio de laPlata, dans le fud de t'Amérique amdela du Bréfil ; de-li pour la Havana, & enfuite pour l'Efpagrie. Outre ces deux cofFres , j'y trouvai un pent tonneau rempli environde vingt pots, & je le mis dans ma chaloupe avec bien de ia peine. J'aopercus dans une des chambres phiiiears !üfi!s& un grand cornet apoudre, oü il y en avoit a-peu-près quatre livres : je m en faifis; mais ie lai(Fai-la les armes , puifque j'en avois fuffi'famment ; je m'appropriai encore une pelle a feu & des pincettes dont j'avois un extréme befoin , cotnme auiïi deux chaudrons de cuivre, un gril & une chocolaticre. Je m'en fus avec cette charge & avec le chien , voyant venir la marée qui devoit me ramener chez moi, & , le même foir, je revins a rile extrèmement fatigué de ma courfe. Après avoir repofé cette nuit dans la chaloupe, je réfolus de porter mes nouvelles acquifirions dans ma grotte , non dans mon chateau ; mais Je trouvai bon. den faire auparavant 1'examen. Le petit tonneau étoit rempli d'une cfpèce de rum qui n'étoir point de la bonté de celui qu'on trouvg  de Robin so s CrosoÉ. 361 dans le Brefib Pour les deux cofFres, ils étoienc pleins de plufieurs chofes d'un 'grand ufage pour moi-, j'y trouvai, par cxemple , un petit cabaret plein de liqueurs cordiales excellentes , & en grande quantité 5 elies étoient dans des boutei.lcS ornces d'argent, Sc qui contenoient chacune tWis pintcs. J'y vis encore deux pots de fconrkurfes h bien fermcs, que 1'eau n'avoit pu y péuétrer , cc deux autres qui éreient garcs par la mer : il y avoit de plus de fort bonnes c'nemÜes, quelques cravaces de différentés couleurs , une demi -douzaine de mouchoirs de toile blanche fort raffai» chillans pour effuyer mon vifage dans les grandes chrleurs : toute cetre trouvaille m'étoit exrraor^dinairement agréabie. Quand je vins au fond du cofFre , j'y trouvai rrois grands facs de pièces de huit, au nombre a-peu-près de onze cents , outte un petit papier qui renfermoit fix doublés piftoles, & quelques autres petiis joyaux d'or qui pouvoient pefcr eufemble environ une livre. Dans 1'autre coffce il y avoit quelques habits , mais de pen de valeur, & trois flacons ploius d'une poudre a canon fort fine, deitince apparomment pour en charger les fufils de ehalfe dans 1'occafion. A tout coropter , je tirai pen de fruit de mon voyage ■ 1'avgent ro'"étoit de peu de valeur, & j'aurois donné tout ce que j'en avois trouvé  3 B RoJlSSON C R Ü S O É. Jij f iet dans un détail de tous les plans ridicules que je formois alors pour fortir de 1'ile , & des motifs qui m'y excitoient. Qu'on me fuppofe apréfent retiré dans mon chaceau, mabarque efc mife en sureré , & ma cöndition eft la même qu'elle étoit avant mon voyage vets le vaifleau échoué J mon bien s'eft augmenté ; mais je n'en fuis pas plus riohe , & mon or frr'eft auili inutile qu'il 1'étoit aux habitans du Péroti, avant 1'arrivée des Efpagnols. Pendanume nuit du moisdeMars, dc la vm'gt'« quatrième année de ma vie (binaire-, j'étois dans mon lit , me portant fort bien de corps & d'efprit, & cependant il m'étoit impoffible Se fermer 1'ceil. Aprèsque mille idéés erkent röulé dans ma tête, mon imagination (e fixa a la fin fur les évé« nemens dc ma vie paffée , avant que d'arriver a mon ïie , defquels je me repréfentois 1'hiftoire comme en miniature. De-la , paifanta ce qui m'étoit arrivé dans 1'ïle même , j'entrai dans une comparaifon afiligeante des premières -amices de mon exil avec celles que j'avois paffées dans la ceainte , 1'inquiétude & la précaution, depuis le moment que j'avois vu le pied d'un homme imprimé dans le fab'e. Les fauvages pouvoient y être venus avantce moment la, comme après: je n'en doutois point; mais alors je n'en avois rien fu, & ma tranquillité avoit été  %tê LtS AVÈNfURES parfaite au milieu des plus grands dangers • les ignorer , auroit été pour moi un bonheur égal ü celui de n'y être point expofé du tout. Cette véricé me donna lieu de réfléchir fur h bonté que Dieu a pour 1'homme s même en limitant fa vue & fes connoilTances. A la faveur de ce doublé aveuglement, il eft calme & tranquille art milieu de mille périls qui 1'environnenr, Sc qu'il ne pourroit envifager fans horreur , & fans tombet dans le défefpoir, s'il perdoit 1'heureufe ignorance qui les déróbe a fes yeuxi Ces penfées tourncrent naturellemen't mes rcflexions fur les dangers oü j'avois été nloi-même expofé, a mon infai, pendant unfigrand nombre d'années, lorfquavec la plus grande süreté , je m'étois promené par tout, dans le tems qu'entre fnoi Sc Ia mort la plus terrible , il n'y avoit bien fouvent que Ia pointe d'une colline , un gros arbre , une légère vapeur ; c'étoient des moyeus fi peu confidérables, fi dépendans du hafard, qui ni'avoient préfervé de Ia fureur des cannibales »' qui ne fe feroient pas fait un plus grand crime de me tuer & de me dévorer , que je m'en faifois de manger un pigeon tué de mes propres mains. Cet affreux fouvenir me remplit de feminiens dereconnoiflance pour Dieu, & je reconnus avec humilké,que c'étoit a fa feule ptoteélion que js devois attribuer tant de fecouts qui m'avoigm:  p g Robinson Crusoé. 367 ctélivré , lans que je m'en appercuife , de la brulalité des fauvages. Cette brutaiité même devint alors le fujet da mon raifonnement; j'avois de la peine a compiendre par quel motif Ie fage directeur de toutes chofes avoit pu livrer des créatures raifonnables & un excès d'inhumanité qui les met au-deflbus des brntes mêmes, dont la faim épargne les animaux de leur proprc- efpèce. Ayant peine a fortit de eet embarras , je me mis a examiner dans quelle parrie du monde ces maiheureux peuples pouvoient vivre j combien leur demeure étoic éloignée de 1'ile j par quelle raifon ils fe hafardoient a y aborder , de quelle ftruóture étoienc leurs batimens, & fi je ne pouvois pas aller 4 eux auffi facilement qu'ils venoient a moi. Je ne daignois pas fonger feulement au fort qui m'attendoit dans le continent , fi j'étois alfez heureux pour y parvenir fans tomber parmi les canots des fauvages ; il ne me venoit pas même dans 1'efprit de penfer comment en ce cas je trouverois des provifions , & de quel cöcé je dirigerois mon cours; tout ce qui m'occupoit, c'étoit de gagner le continent. Je confidérois mon état préfent comme tellement miférable, qu'il m'étoit impoffible de faire un manvais troc, a moins que de le changer contre la tnort. Je me flattois d'ailleurs de trouver quel-  1^8 Les aVénturês que fecours inefpéré au continent , ou de réuffir comme j'avois fait en Aftique, en fuivant fe rivage, a trouver quelque terre habk.ée , &C ia i.n de mes misires, Peut-être , dis je, renceutrefai-je quelque Vaiifean chrétien qui voudra bien me prendre-; en tout cas , le pis qui pent arrivef, c'eft de mourk & de fioir tout d'ün coup mes malheurs. Cetre réfolution bifarre étoit 1'efTet d'un efprir naturellement impacient , pouffé jufqu'au üéfefpok pat une longue & conrinuelle fouffr'ance , S; fur tout par le malheur d'avoir été trompé dans mon efpérance de trouver a. bord du vaiffeau quelque homme vivant qui auroit pu m'informer ou étoit fitué 1'eudroit de ma ciemente , & par queis moyens je pouvois me tirer de mon trifte état. Toutes ces penfées m'agitèrent d'une tclle force , qu'elles fufpendirent pour un tems la rranquillité que m'avoit donnée autrefois ma réfignation a la provideuce, 11 n'étoit pas dans mon ponvoir de dctourner mon efprit du pröjet de mon voyage , qui excitoit dans mon ame des defirs fi impctueux , que ma raifon étoic incapable d'y réhiler. Pendant deux heures entières cette paflïon m'emporta avec tant de violence , qu'elle fit bouillonner mon fa-ng dans mes veines, comme fi  x> e Robin son G r u s o 'é. 369 ïi j avóis eu la fiévre; mais un épuifement d'efprït, fuccédant a cette agitation, me jeta dans ün profönd fbmmeil» 11 eft naturel de penfer que mes fonges doivent avoir roulé fur le même fujet; cependanc a peine y avoit-il la moindre circonftance qui s'y rapportat. Je rêvai que , quittant le matin mon chateau a mon ordinaire, je voyois piés du rivage deux canots d'oü fonoient onze fauvages avec un prifonnier deftiné a leur fervic de nourriture. Ce malheureux , dans le moment qu'il alloit être tué, s'échappe & fe mee a courir de mon c6té dans le delïein de fe cacher dans le bocage épais qui couvioit mon recranchement, le voyant tout feul fans être pourfuivi, je me découvre, & le regardant d'un vifage riant, je lui donne courage, je 1'aide k monter mon échelle, je le mène avec moidans mon habitation , & il devient mon efclave. J'étois charmé de cette rencontre , perfuadé que j'avois trouvé un homme capable de me fervic de pilote dans mon entreprife , & de me donner les confeils néceflaires pour éviter routes fortes de dangers. Voila mon fonge, qui, pendant qu'il dura, me remplit d'une joie inexprimable, mais qui fut fuivi d'une douleur extravagante, dès que je fne fus réveillé, < Tornt I. Aft  37o Les aventor.es j'inférai pourtant de mon fonge que le feul moyen d'exécuter mon deiïein avec fuccès, étoit d'attraper quelque fauvage, fur-tout, s'il étoit poiiible, quelque prifonnier qui me fut gré de de fa délivrance : mais j'y voyois cette terrible difnculté, que pour réuffir , il falloit abfolument maffacrer une caravane entière ; entreprife défefpérée , qui pouvoit rrès-facilemenc manquer. D'un autre córé, je friffonnois en fongeant aux raifons dont j'ai déja parlé , &C qui me faifoient confidérer cette aótion comme extrêmement criminelle. II eft vrai que j'avois dans 1'efprit d'autres raifons qui plaidoient pour 1'innocence de mon projet; favoir, que ces fauvages étoient réellement mes ennemis , puifqu'il étoit certain qu'ils me dévoreroient dès qu'il leur feroit poiïible ; que par conféquent les attaqüer, c'étoit proprement travailler a. ma propre confei vation , fans fortir des bornes d'une défenfelégitime , d'autant plus que c'étoit 1'unique moyen de me délivrer d'une manière dê vivre qu'on pouvoit appeler une efpèce de mort. Ces argumens pourtant ne me tranquillifoient pas , & j'avois de la peine a me familiarifer avec la réfolution de me procurer ma délivrance au prix de tant de fang. Néanmoins , après plufiears délibérations in* qui'ettes, après avoir pefé long-tems le pour <5f-.  dè Robinson Crusoé. 571 fe contre , ma paffion prévalut fur mon hlimaifité, & je me dcterminai a faire tout mon pofifible pour m'emparer de quelque fauvage a quelque prix que ce fut. La queftion étoit de queüe manière en venir a bout ; mais , comme il ne m'étoit pas poffible de prendre la-delTus des mefures plaufibles, je réfolus feulement de me Srnettre en fentinelle pour découvtir mes ennemis quand ils debarqueroient, & de former alors mon plan conformément aux circonftances qui s'orFnroient a mes yeux. Dans cette vue , je ne manquois pas un jour d'aller reconnoitre: mais je ne découvris rien dans 1'efpace de dix-huit mois, quoique pendant tont ce terns j'allafle fans relache tantót du coté de 1'oueft de 1'ille , tantót du coté du fud-oueft, les deux parties les plus fréquentées par les fauvages. La fatigue que me donnoient ces forties inuciles, bien loin de me dégoüter, comme autrefois, de mon eutreprife, & d'émoufTer ma paffion , ne fit que Penflammer davantage ; jï fouhaitois aulfi ardemment de rencontret les cannibales , que j'avois autrefois defiré de les éviter. J'avois même alors tam de confiance en moimème, que je me faifois fort de me ménager silfez bien jufqu'a trois de ces fauvages, pour me •les aiTujettir entièrement, Sc pour leur öter tout Aa ij  371 Les aventur.es moyen de me mme; je me plaifois fort dan* cette idee avantageufe de mon favoir faire , & rien ne me manquoit, felon moi, que 1'occafion de 1'employer. Elle parut a la fin fe préfenter un matin que je vis fur le rivage jufqua fix canots , dont les fauvages étoient déja a terre , & hors de la-portee de ma vue. Je favois qa'ils venoient d'ordinaire du moins cinq ou fix dans chaquebarque , & par conféquent leur nombre rompoit routes mes mefures. Quelle poifibiüté pour un feul homme den veniraux mains avec une trentaine ? Cependant après avoir été irréfolu pendant quelques momens, je préparai tout pout le combat; j'écoutai avec attention fi j'entendois quelque bruit; enfuite lailfant mes deux fafils au pié de monéchelle, je me placai d'une telle manière, que ma tête n'en pafioit pas le fcmmet. De-la j'appercus, par le moyen de mes lunettes , qu'ils étoient trente tout au moins, qu'ils avoient allumé du feu pout préparer leur feftin, & qu'ils danfoient a 1'entour avec mille poftures & mille gefticulations bifarres, felon la coutume du pays. Un moment après , je les vis qui tiroient d'une barque deux miférables, pour les mettre en pièces. Un des deux tomba bientót a terre, alfommé, a ce que jecrois, d'un coup de maffue, ou d'un fabre de bois; & fans délai , deux  DE RoBIKSOH CRXJSOÉ. 37? ou trois de ces bourreaux fe jetcrent detTus , lui ouvrirent le corps & en préparèrent tous les morceaux pour leur infernale cuifine , tandis que 1'autre vidVime fe tenoit la auprès, en attendant que ce fut fon tour a être immolé. Ce malheureux fe trouvant alors un peu en liberté , la nature lui infpira quelque efpérance de fe fauver, & il fe mit a courlr avec toute la vïteffe imaginable, directement de mon coté, je veux dire du coté du rivage qui menoit a mon habitation. J'avoue que je fus terriblement effrayé en le voyant enSler cechemin, fut-tout paree que je m'imag'mois qu'il écoit pourfuivi par toute la troupe, & je m'attendis a voir vérifier mon fonge en cherchant un. afyle dans mon bocage, fan" avoir lied de croire que le refte de mon fonge fe-vérifieroit aufll , & que les fauvages ne 1'y trouvé'roient pas. Je reftai néanmoins daiis le même endroit, & j'eus bientöt de quoi me raffurer ; en voyant qu'il n'y avoit que trois hommes qui le pourfuivoient, & qu'il gagnoit confidérablement de tetrein fur eux , de manière qu'il devoit leur échapper indubitablement, s'il foutenoit feulement^ette courfe pendant une demi-heure, 11 y avoit dans le rivage, entre lui & mem fcbiteau , mie petite baie , oü il devoit êtfe Aa iij  174 Les aventüres atrrapé de néceffité , a moins que de la pafier a la nage; mais quand il fat venu jufques IA, il ne s'en mit pas fort en peine , & quoique la marée fut haute alors, il sy jetad corps perdu , gagna 1'autre bord dans une trentaine d'élans tout au plus, après quoi il fe remit a courir avec ia même force qu'auparavam.' Quand fes trois ennemis vinrent dans le même endroit, je remarquai qu'il n'y en avoit que deux qui fuffent mger, & que le troiuème , après s'êcre arrèté un peu fur le bord, s'en retonrna a petits pas vers le lieu du feftin , ce qui n'étoit pas.un petit bonlleur pour celui qui fuyoit. J'obfervai encore que les deux qui nageoienr mettoient a paffer cetre eau Ie doublé du tems que leur ,prifonnier y avoit employé. Je fus alors pleinement convaincu que 1'occalion étoit favorabie pour m'acquérir un compagnon & un domeftique , & cpe j'étois appelé cvidemment par le ciel a fauver la vie du miférable en queftion. Dans cette perfuafion je defcenclis précipirammenr du rocher , pour prendre mes fufüs, &r remontant avec la même ardeur , je m'arancai vers Ia mer; je n'avois pas grand chemin a. faire , & bientót je me jetai entre les pourfuivans, & le pourfuivi , en tachant de lui faire entendre par mes cris de s'arrêter. Je lui ^s,£ncore.%nedela main; mais je crois qu'au  de Robikson CrüsöL 375 e'ommencement il avoic tout auffi grande peur de moi que dc ceux a qui il tachoit d'échapper. J'avancai cependant fur eux a pas lencs, & enfuite me jetant brufquement fur le premier, je 1'aifommai d'an coup de crofle ; j'aimois mieux m en défaire de cette maniète la, que de faire feu fur lui, de peur d'ètre entendu des autres, quoique la chofe fut fort dimcile a une fi grande diftance, & qu'il eut été impofiible aux fauvages de favoir ce que fignifioit ce bruit inconnu. Le fecond voyant tomber fon camarade , s'arrète tout court comme effrayé; je continue d'aller droit a lui; mais en approchant, je le vois armé d'un are , & qu'il y met la flèche; ce qui m'oblige a !e prévenir , & je le jette a terre roide mort du premier coup. Pour le pauvre fuyard , quoiqu'il vit fes deux ennemis hors de combat, il étoit fi cpouvanté du feu Sc du bruir qui l'avoient frappé, qu'il s'artêta tout court fans bouger du même endroir, & je vis dans fon air effaré , plus d'envie de s'enfuir de plus belle , que d'spprocher. Je lui fais figne de nouveau de venir a moi •, il fait quelques pas , puis il s'arrête encore, & continue ce même manége pendant quelques momens. 11 s'imaginoit fans doute qu'il étoit devenu prifonnier une feconde fois , & qu'il alloit être tué comme fes deux ennemis. Enfin, après lui avoir fait figne d'approcher pour la troifième fois, A ?. ir  '376 Les aventures de Ia manière Ia plus propre a le rafTurer , il s*y hafarda en fe merrant a genoux a chaque dix ou douze pas, pour me témoigner fa reconnoilïance. Pendant tout ce tems je lui fouriois aufli gracieufement qu'il m'étoit pofïible. Enfin , étant arrivé auprès de moi , il fe jette a mes genoux, il baife la terre , il prend un de mes pieds & le pofe fur fa tére, pour me faire comprendre fans doute qu'il me juroit fidélité, & qu'il me faifoit hommage en qualité de mon efclave. Je Ie Ievai de terre en lui faifant des careifes pour 1'encouragcrde plus en plus; mats Tamme n'atoie pas en-_ core finie; je vis bientot que le fauvage, que j'avois fairtomber d'un coup de croffe, n'éroit pas more, Sc qu'il n'avoit été qu'étourdi; je Ie fis remarquer £ mon efclave qui, la-deffus, prononca quelque? mots que je n'entendis pas , Sc qui ne laifsèrenl point de me charmer , comme Ie premier fon d'une voix humaine qui avoit frappé mes oreilles depuis vingt-cinq ans. Mais il n'éroit pastemsencoredem'abandonner aceplaifir; Ie fauvageen queftion avoit déja alfez repris de forces pour fe mettre fur fon féant, & la frayeur recommenca a paronre dans 1'air de mon efclave ; mais des qu'il me vit faire mine de lacher mon fecond fufil furce malheureux , il me fit entendre par fignes qu'il fouhaitoit de m'emsprunter mon fabre, ce que je Uü accqrdai. A peine    BE ROBIKSON CrUSOÉ. 37.7" s'en eft-il faifi, qu'il fe jette fur fon ennemi, &£ lui tranche Ia tête d'un feul coup , anfli vïte & auffi adroiremenc que pourroit le faire le plus habile bourreau de toure 1'AlIemagne. C'étoit pourtant la première fois de fa vie qu'il avoit vu une c'pée, a moins qu'on ne veuille douner ce nom aux fabres de bois , qui font les armes ordinaires de ces peuples. J'ai pourtant appris dans la fuire, que ces fabres font d'un bois fi dur & fi pefanr , & qu'ils favent fi bien les affiler , que d'un feul coup ils font voler de deiTus un corps 5 la tète avec les épaules. Après avoir fut cette expédition , il revint a moi en fautanc, & en faifant des éclars de rire pour célébrer fon triomphe , & avec mille geftes dont j'ignorois le fens, il mit mon fabre a mes pieds , avec Ia tête du fauvage. Ce qui rembarra(Taextraordinaire:nent, c'étoit la manière dont j'avois tué 1'autre Indien a une fi grande diftance, & me le monrrant, il me demanda par fignes la permilïion de le voir de prés. En étant tout proche , fa furprife augmente, il Ie regarde , le tourne tantót d'un cóté , tantot def autre ; il examine la bleifure que la bale avoit faite juftemenr dans la poitrine , & qui ne paroifToit pas avoir faigné beaucoup , a caufe que le fang s'éroit répandu en dedans. Après avoir coufidéré cela afles de cems, il revint a moi avec 1'arc  '578 Les Aventures' Sc les flècties du more; Sc moi, réfolu de m'en aller, je lui ordonne de me fuivre, en lui faifant entendre que je craignois que les fauvages ne fufTent bientot fuivis d'un plus grand nombre. 11 me fit figne enfuite qu'il alloit les enterrer , de peur qu'ils ne nous découvriïfent; je le lui permis, & dans un inftant il eut creufé deux trous dans le fable , oü il les enterra Tim apres 1'autre. Cette précaution prife , je 1'emmenai avec moi, non dans mon chateatf , mais dans la grotte que j'avois plus avant dans 111e; ce qui démentie mon fonge , qui avoit donné mon bocage pour afyle a mon efclave. C'eft dans cette grotte que je lui donnai du pain, une grappe de raifins fecs , & de 1'eau dont il avoit fut-tout grand befoin , érant fort altéré par la fatigue d'une li longue Sc fi rude courfe. Je lui fis figne d'aller dormir, en lui montrant un tas de paille de riz , avec une couverture qui me fervoit de lit alfez fouvent a moi-même. C'étoit un grand garcon bien découplé , de vingt-cinq ans a-peu-ptès i il étoit partaitement bien fait: tous fes membtes, fans être fort gros , marquoient qu'il étoit adroit Sc robufté; fon air étoit male , fans aucun mélange de férocité : au contraire, on voyoit dans fes ttaits , fur-tout quand il foutioit, cette douceur & eet agrément qui eft particulier aux Européens. II n'avoit pas  » E ROBINSON C R ü S O É. $7<) les cheveux femblables a de la laine frifée, mais longs & noirs ; fon front étoit grand & élevé , fes yeux brillans & pleins de feu. Son teint n'étoit pas noir , mais fort bafanné ; fans avoir rien de cette défagréable couleur tannée des habitans du Bréfil & de la Virginie, il approchoit plutot d'une légere couleur d'olive , dont il n'eft pas aifé de donner une idéé jufte, mais qui me paroiffbit avoir quelque chofe de fort revenant. Il avoit le vifage rond & le nez bien fait, la bouche belle , les lèvres minces , les dents bien rangées Ik blanches comme de 1'ivoire. Après avoir plutót fommeillé que dormi pendant une demi-heure , il fe réveille, fort de Ia grotte pour me rejoindre; car dans eet intervalle j'avois été traire mes chèvres, qui étoiant dans mon enclos tout prés de-ld. II vient a moi en courant , il fe jene a mes pieds avec toures les marqués d'une ame véritablement reconnoilfante, il renouvelle la cérémonie de me jurer fidélité , pofant mon pied fur fa tête; en un mot, il fait tous les geftes imaginables pout m'exprimer fon defir de s'alfujettir a moi pour toujours. J'entendois la plupart de fes fignes, & je fis de mon mieux pour lui faire connoïtre que j'étois content de lui. Dans peu de tems je commen^ai a lui parler, & il apprit a me parler a fon tour; je kü enfeignaid'abordqu'il s'appelleroitFf/zr/re;-//, nom  j8o Les aventures que je lui donnai en mémoire du jour dans lequel il étoic tombé en mon pouvoir. Je lui appris encoreamenommer fon Mcucre, Sc a dire a propos cui Sc non. Je lui donnai enfuite du lait dans un pot de terre; j'en bus le premier, Sc j'y crempai mon pain ; en quoi m'ayant imité , il me fit figne qu'il le trouvoit bon. Je reftai avec lui toute la nuit fuivante dans la grotte; mais, dès que le jour parut, je lui fis comprendre de me fuivre, & que je lui donnerois des habits : ce qui parut le réjouir, car il étoit abfolument nud. En paffanr par 1'endroic oü il avoic encerré le fauvage , il me le montra exactement, aulfi-bien que les marqués qu'il avoic laiffées pour le reconnoitre, en me faifant figne qu'il falloic déterrer ces corps & les manger. Je me donnai la-deffus 1'air d'un homme fort en colère; je lui exprimai 1'horreur que j'avois d'une pareille penfée , en faifant comme fi j'allois vomir, Sc je lui ordonnai de s'en aller , ce qu'il fit dans le moment avec beaucoup de fouraiifion. Je le menai enfuite avec moi au haut de la colline , pout voir fi les ennemis étoient partis, & en me fervant de ma lunette je ne découvris que la place oü ils avoient été , fans appercevoir ni eux , ni leurs batimens, marqué certaine qu'ils s'étoient embarqués. Je n'étois pas encore fatisfait de cette décou-  dê RoÈINSON CrUSOÉ. ? S l verte , & me tröuvant a préfent plus de courage , Sc par conféquent plus de curiofité , je pris rrio'fl efclave avec moi , armé de mon épée , & 1'arc avec les Hèches fur le dos; je lui fis porter un de mes moufqutts, j'en gardai deux moi-même , & de cette manière nous marchames vers le lieu du fëftiii. En y arrivant mon fang fe glaca par 1'horreur du fpeclacle , qui ne fit pas le même effet fur Vemdredi; tout 1'endroit étoit couvert d'offemens Sc de chairs a moirié mangées ; en un mot, de toutes les marqués du repas de Triomphe , par lequel les fauvages avoient célébré la vi&oire qu'ils avoient obtenue fur leurs ennemis. Je vis a terre trois cranes, cinq mains , Sc les os de deux ou trois jaimbes, autanr de pieds, &Vendredi me fit entendre par fes fignes , qu'ils avoient emmené avec eux quatre prifonniers , dont ils en avoient mangé trois , lui-même érant le quatrième ; qu'il y avoic eu une grande bataille entre eux, Sc le roi, dont il étoic fujet, Sc qu'il y avoit eu beaucoup de ptifonniers de part & d'aucre, qui avoient été deftinés au même fort que ceux dont je voyois les reftes. Je fis enforte que mon efclave les tamafsac tous dans un monceau, & que, mettaut un grand feu a 1'entour, il les réduisït en cendres; je voyois bien que fon eftomac écoic avide de cette chair,  3Si Les aventur.es & que dans le coeur il étoit encore un vrai canmbale ; maïs je lui matquai taiit d'horreur pout un appétit Ci dénatuté , qu'il n'ofoit pas le découvrir de crainte que je ne le maffe- La chofe étant faite, nous nous en retournames dans mon chateau, oü je me mis a ttavailler aux habits de Vendredi. Je lui donnai d'abord une cuIotte de toile que j'avois trouvée dans le cofFre d'un des matelots , & qui, changée un peu, lui alloit paflablement bien. J'y ajoutai une vefte de peau de chèvre , & comme j'étois devenu tailleur dans les formes, je lui fis encore un bonnet de la peau d'un lièvre , dont la facon n'étoit pas tanc mauvaife. 11 étoit charmé de .fe voir prefque tout aufli brave que fon maitre , quoique dans le commencement il eüt un ait fort grorefque dans ces habillemens , auxquels il n'étoit pas accoutumé. Sa culotte 1'incommoda fort, & les manches de la vefte lui faifoient mal aux épaules & fous les bras ; mais tout cela étant élargi un peu dans les endroits nécelfaires , commenca bientót a lui devenir familier. . Le jour d'aprcs je me mis a délibérer oü je logerois mon domeftique d'une manière commode pour lui , fans que j'en euffe rien a craindre pour moi ,s'il étoit affèz méchantpour attenter quelque chofe fut ma vie. Je ne trouvai rien de plus cou- venable que de lui faire une hiuce entre mes deux  DE. RoBINSON C R O S O L }Sj' retranchemens , & je pris toute la précaution néceflaire pour 1'empêcher de venir dans mon chateau malgté moi; de plus, je réfolus d'emporter routes les nuits avec moi, dans ma demeure, tout ce que j'avois d'armes en ma poiTelïion. Heureufement toute cette prudence n'étoit pa3 fort néceflaire; jamais homme n'eut un valet plus fidéle , plus rempli de candeur & d'amour pour fon maïtre : il s'attachoic a moi avec une tendteffe véritablement filiale; il étoit fans fantaifias, fans opiniatreté, incapable d'emportement ,& en toute occafion il autoit facrifié fa vie pour fauver la mienne. Il m'en donna en peu tems un fi grand nombre de preuves , qu'il me fut impoffible de douter de fon mérite & de 1'inutilité de mes précautions a fon égard. Les bonnes qualités de mon efclave me faifoient remarquer fouvent que s'il avoit plu a Dien dans fa fagelfe de privet un fi grand nombre d'hommes du véritable ufage de leurs facultés naturelles , il leur avoit pourtant donné les mêmes principes de raifonnemenc qu'aux autres hommes, les mêmes delirs, les mêmes fentimens de probité & de reconnoilfance , la même fincérité, la. même fidélicé , & que ces pauvres batbares employoient toures ces facultés tout auili-bien que nous, dès qu'il plaifoit a la divinité de leut dor**  j§4 Les avèntürè-s ner 1'occafion de s'appercevoir eux-mêmes de Vet" cellence de leur nature. Cette réflexion mé rencloit fort mélancdlique, quand je fongeois jufqu'a quel point nous nous fervonsnous-mêmes de toutes les facultés denorrë raifon, quoiqu'éclairés par 1'efprir de Dieu & par la connoilTance de fa parole ; & je ne pouvois pas compréndre pourquoi la providence avoit réfufé 1ê même fecours a tant de millions dames qui en auroient fait un meilleur ufage que nous, fi j'en puis juger par Ia conduite de mon fauvage. Ma raifon étoit quelquefois aflez égarée pour s'en prendre a la fouveraineté de Dieu même, ne pouvanc pasconcilier, avec la juftice divine, cette difpofition arbitraire de la providence , qui éclaire 1'efptit des uns, laifle celui des autres dans les rénèbres, & exige pourtant de tous les deux les mêmes devoirs. Tout ce que je pouvois imaginer pour me tirer de cette difficulté embarraflanre , ceft que Dieu étant infiniment faiut & jufte, ne punitoit fes créatures que pour avoir pêché contre les lumières qui leur fervent de loi; & qu'il ne les condamneroit que par des régies de juftice qui patiënt pour telles dans leurs propres confciences; qn'enfin, nous fommes comme 1'argile entre les mains du potier , a qui aucun vatfieau n'a droit de dire : pourquoi m'as-tu fait ainfi ? Mais  DE RöBINSON CrüSOÉ. j§J Mais pour revenir a mori nouveau compagnon , j'étois charmé de lui 5 & je me faifois unè Affaire de I'inftrüire Sc lui enfeignet aparler, & je lë rrouvai le meilleur écölier du monde \ il étoit fi gai, fi ravi quand il pouvóir m'entèndre, ou faire en forte que je 1'entendiffè, qu'il me communiquoit fa joie , Sc me faifoit trouver un plaifir piquant dans nos Converfations. Mes jours s'écoüloient alors dans une doace tranqnillité s &c pourvü que les fauvages me laiffaifent en paix s j'étois contem de finir ma vie dans ces lieux. Trois ou quatré jours après que j'avois commencé a vivre avec Vendredi, je réfolus de le détourner de fon appétit cannibale j en kii faifant goüter de mes viandes ;• je le conduifis dö'nc urï matin dans le bois oü j'avois delTein de tuer un de mes proprés chevreaiïx pour 1'en régaler; mais én y entrant, je découvfis par hafard Uhe chèvre femelle couchée a i'ombre , & accompagnée de deux de fes petits: la-deffus j'arrêtai Vendredi, èn lui faifant figne de ne point bouger , & en même tenis je fis feu fur un des chevreaux Sc le tuai. Le pauvre fauvage qui m'avoit vu terra fier de loin un de fes ennemis , fans pouvoir cv, mprendre la poffibilité de la chofe , effrayé de nouveau j ttembloit comme la feüille , fans toutner' les yetïx du Coté du chevreau, pour voirfi jel'avois tué ou non; il ne fongea qu'aouvrir fa vefte pou« Tomé ƒ, B b  ^ gó Les aventüreS examiner s'il n'étoit pas blefle lui-même. Il croyoit fans doute que j'avois réfolu de m'en défaire , car il vint fe mertre a genoux devaiit moi, & embraffant les miens, il me tint d'affez longs difcours oü je ne comprenois rien, finon qu'il me fupplioit de ne le pas tuer. Pour le défabufer , je le pris par la main en fonriant, je le fis lever, & lui montrant du doigt le chevreau , je lui fis figne de 1'aller chercher $ ce qu'il fit, &c dans le tems qu'il étoit occupé a découvrir comment eet animal avoit été tué , je ehargeai mon fufil de nouveau. Dans le moment même j'appercus fur un arbre , a la portée dn fufil , un oifeau , que je pris d'abord pour un oifeau de proie , mais qui dans la fuite fe trouva être un perroquer. La-deffus j'appelle mon fauvage , & lui montrant du doigt mon fufil, le perroquet & Ia terre qui étoit fous 1'arbre , je lui fais entendre mon defTein d'abattre i'oifeau : je le fis tombet effeétivement, & je vis mon fimvage effrayé de nouveau, malgté tout ce que f avois taché de lui faite comprendre. Ne m'ayant rien vu mettre dans mon fufil, il le regarda comme une fource inépuifable de ruine & de deftru&ion. De kmg-temps il ne put tevenir de fa furprife , & fi je 1'avois laiffé faire , je crois qu'il auroit adoré mon fufil, auffi-bien que moi. 11 n'ofa pas y toueher pendant plufieurs jours y mais il lui parloit-,  t> é Rofiiftsofr Crusoé. 3§f comme fi eet inftnm ent eüt été capable de lui répondre: c'étoit, comme j'ai appris dans la fuite i pour le prier de ne lui pas óter la vie; Quand je le vis un peu revenu de fa frayeur j je lui fis figne d'aller chercher 1'oifeau i ce qu'il fit : mais voyant qu'il avoit de la peine a le ttouver, paree que la bete n'étant pas tout-a-fait morte, s'éroit trainée afiez !oin de-Ia : je pris ce temps pour recharger mon fufil,a 1'irifcudé mort fauvage. II revint bientór après avec ma proie , 6c moi ne trouvant plus 1'occafion de 1'étonner en~ C.ore, je m'en retournai avec lui dans ma demeure. Le même foir j'écorchai le chevreau, je Iö cotipai en pièces, & j'en mis quelques morceaux fur le feu , dans un pot que j'avois : je les fis étuver, j'en fis un bouillon , Sc je donnai une partie de cette viande ainfi préparée a mon valet, qui voyant que j'en mangeois, fe mit a lagoütet auffi. II me fit figne qu'il y prenoit plaifir; mais ce qui lui parut étrange , c'eïf que je mangeois du fel avec mon bouilli. II me fit compreudre que le fel n'étoit pas bon j Sc après en avoir mis quelques grains dans fa boticlie, il les cracha, & fit une grimace comme s'il en avoit naai au ccéur, & enfuite fe lava la bouche avec de 1'eau fraiche. Pour moi, au contraire , je fis les mêmes grimaces i. 'Les aventures toutes les ouvertures qu'il pouvoit; mais j'avois beau lui demander les noms des dirférens peur pies des environs, il ne me répondit rien, fmon Caribs ; d'oü j'inférois que c'étoit Caribes, que nos cartes placent du cóté de 1'Amérique , qai s'étend delarivière Öroonoque , vers Guiana & Sainte-Marthe. II me dit encore , que bien loin derrière la lune, (il vouloit dire y ers le couchant de la lune , ce qui dok être a 1'oueii de leur pays, ) il y avoit des hommes blancs & barbus comme moi, & qu'ils avoient tué grand beaucoup hommes : c'étok-la fa manière de s'exprimer. Il étoit aifé a comprendre qu'il défignok par-la les Efpagnols, dont les cruautés fe font répandues par tous ces pays, 8c que les habkans dételient par traditipn. Je m'informai de lui la-de fiks comment je pourrois faire pour venir parmi ces hommes blancs. Il me répartk que j'y pouvois aller at deuxcanocs , ce que je ne compris pas d'abord 5, mais quand il fe fut expliq \é par fignes , je vi$ qu'il entendok par-la un canot aufli grand que deux autres. Cet entretien me fit grand plaifir, & me donna fefpérance de me tirer quelque jour de 1'ile, &c de trouver pour ceh un fecpurs confiJérablo. dans mon fidele fauvage. Je ne négligeok pas parmi, ces diffcrentes co,/^  ï>e Robin som Crusoé. 35J verfations de nofer dans fon ame les bafes de Ja. religion chrétienne. Un jour , entr'autres , je lui démandai, qui 1'ayoit fait? Le pairvregarcon ne me comprenant pas, crut que je lui demandois qui étoit fon père. Je donnai donc un au tra tour a ma queftion , & je lui démandai qui avoit fait la mer, la terre, les collines , les forêts. 11 me die que c'étoit un vieijlard nommé Benakmukée, qui furviw'u a loutes ckofes. Tour ce qu'il en favoit dire , c'eft qu'il étoit fort agé , plus agé que la mer, la lune & les étoiles. je lui démandai encore , pourquoi , puifque ce vieiilard avoit fair toutes chofes, toutes les chofes ne 1'adoroient pas ? IJ me répartir avec un air de fimpjkité, que toutes créatures lui difoient Oh! c'eft - a-drre f dans fon ftyle, lui rendoient hommage. Mais lui dis-je , oii vont les gens de votre pays après leur mort ? lis vont tous chez Benakmukée , me répliqua-t-il , & il me donna la même réponfe a la même queftion que je lui fis totichanc leurs fnnemis qu'ils mangeoient. Je tirai de-la occaGon de 1'inftruire dans la connoiffance du vrai Dieu : je lui dis que le grand créateur de tous les êtres vit dans le ciel3 qu'il gouyerne tout par le même pouvoir, & par la même fageffe, par lefquels il a tout formé \ qu'il eft tout puitfant, capable de faire tout pour nous j de nous donner tour, de nous öter tout j  594 Les aventvres & de cette manière-la je lui ouvris les yeux pardegrés. II m'écoutoitavec attention, &paroiffoitrecevoir avec plaifir Ia norion de Jefus Chrift envoyé au monde pour nous racheter, & de Ia véritable manière d'adretTer nos prières a Dieu, qui pouvoit les entendre , quoiqu'il fut dans le cieL II me dit la-delfus , que , puifque notre Dieu pouvoit nous entendre quoiqu'il demeurat au-dela du foleil , il devoit être un plus grand Dieu que leur Benakmukée, qui n'étoit pas fi éloigné d'eux, & qui cependant ne pouvoit les entendre , a moins qu'ils ne vinflent lui parler fur les haures momagnes ou il avoit fa demeure. Y avez-vous cré qnelquefois , lui dis-je, pour avoir une pareille conférence ? II me répondit que les jeunes gens n'y atloient jamais, Sc que c'étoit i'affaire des Ookrkée , qui lui vont dire Oh ! Sc qui leur fapportent fa réponfe. Par ces Ookakée , il entendok certains vieillards qui leur tiennent Reu de pr&rres. Je compris par-la qu'il y a des fraudes pieufes. même parmi les aveugles piyens, & que la politique de fe réferver cerrains myftères du ctike retigieux , ne fe trouve pas feulement chez le clergé du papifme , mais encore chez le clergé de toutes les religions, quelque abfurdes 8c quel* que barbares qu'ekes puilfent être»  de R.OBINS0N CrUSOÉ. 5 9f Je fis mes erforts pour cendre fénfible a mon fauvage la fraude de leurs prêtres , en lui difarrt que leur prétention d'allet pariera Benakmukée Sc den rapporter lesréponfes , étoit une fourbene, ou bien s'ils avoient réellement de pareilles con^férences , que ce ne devoit ètre qu'avec quelque mauvais génie. J'eus par-la occafion d'entrer dans tin difeours détaillé concernant le diable , fon origine , fa rébellion contre dieu , fa haine pout ïes hommes, qui le porte a fe placer parmi ks peuples les plus ignorans pour s'en faire adorer, les ftratagêmes qu'il emploie pour nous duper,la fommunication fecrette qu'il fe ménage avec nos paflïons Sc nos penchans , Sc fa fubtilité a accommoder fi bien fes piéges a nos inclinations naturelles , que nous devenons nos propres tenrateurs, & que nous courons a notre perre de potre propre gré. Les idéés juftes que je m'erTorcois a lui donnet du diable , ne faifoient pas fur fon efprk les mêmes impreflions que les notionsde la diviniré. La nature même 1'aidoit a fentir 1'évidence de mes argumens, touchant la nécefiité d'une première caufe & d'une providence , comme aufil touchant la juftice qu'il y a a en rendre hommage a celui a qui nous devons notre exiftence & notre ^onfervation. Mais il étoit fort éloigné de trouver  J9 Les aventures les mêmes fecours pour fe former 1'idée du démon , de fon origine , de fon inclinatjon a faire du mal, & a porter le genre humain a 1'imiter. Le pauvre garcon m'embarratfa un jour terriblement fur cette matière , par une queftion qu'il me fit fans malice , & a laquelle pourtant je ne fus que lui répondre. En voici 1'occafion : Je venois de lui parler d'une manière étendue dela toure-puilfance de dieu, de fon averfion pour le pêché , par laquelle il devient un feu confumant pour des oir/riers d'iniquité, Sc de fon pouvoirde nous détruire dans un moment , comme dans un moment il nous a créés. II avoit écouté tout- cela d'un air fort feiieux & fort attentif. J'enétois venu enfuite a luiconter que le diable étoit 1'ennemi de dieu dans les cceurs des hommes , Sc qu'il fe fervoit de toute fa fubtilité malicieufe pour détruire les bons deffeins de la providence, &pour ruinerie royaume de Jéfus-Chriil. Comment! dit la - deifus Vendredi , dieu ctre Ji grand, fip Lijjam, nêtrepas lui plus grand, plus pu':ffant que le diable ? Certainement, il eft plus puiffant que le diable , lui dis-je ; & c'eft pour cette raifon que nous priohs dieu de pouvok fouler ie diable fous i>os pieds, réfifter 1 fes tentations a ?S Lés aventürés Kiens conduite les créatnres raifonnables a corinoirre la diviniré, & a lui adrefFer un culée religiën* ; niais que la révélation feule nous peut irnener a la connoiiFance d'un chrift, rédernpteuf dn genre humaiu rnédiateur de la nouvelle alliance, Sc notre interceffeur devant le rrone de Dieu. II n'y a, dis-je, qu'uue révélation divine qui puilïe imprimer de telles notions dans notre ame, & par conféquent la fainre écriture feule , nccompagnée de l'efprit de Dieu, nous peut yjf* trnire dans la fcience du' faluti Cetre réflexion me fit interrompre monentrefienavec- Vendredi, Sc me levant avec précipitation, je fis femblant d'avoit des affaires; je trouvai même moyen de l'envoyer bien loin de-la fóus quelque prétexte s Sc, dans eet intervalle , je' priai Dieu ardemment de préparer le cceur de ce malheureux fauvage par fon faint-efprit, pour le rendre acceffible a la eonnoiffauce de l'évaugile ,< qui feul pouvoit le reconcilter avec fon créateur j je le fuppliai de guider teilemem ma langue, quand je lui parlerois de fa fainte parole , que fes yeux puflent s'ouvrir , fon efprk être convaincu, &fon ame fnuvée.- Dès qu'il fut de ref-ouf, je me mi's a lui pariet fort au long de la rédemprion du genre hum air* par notre divin fauveur, de la doctrine de l'évangile qui nous a étéprêchée par le ciel même, d®nf  tl E robinson CrUSÖÈ- ïcs principaux points fonr la repentance lafoi en Jéfus-Chrift. Je lui expliquai de mort miemt pourquoi il n'a voit pas revêtu la nature d'un ange, mais celle d'un homme , & cornment pour cette raifon fa rédemption ne regardoit pas' les anges tombes, mais uniquement les br&bis égarécs de la niaifon d'IfraeL 11 y avoit beaucoup plus dc bonrse volonré que deconnoifTancedans ma méthoded'inftvuire mon pauvre Vendredi, & j'avoue qu'il m'arriva cequl arrivé en pareil cas abien d'autresj en travaillanc a fon inftruction, je m'mftruifois moi-fnêmefut plufieurs points qui m'avoienr été inconnus auparavant, ou du moins que je n'aVois pas confïdérés avec aflez d'attention, mais qui fe préfentoient naturellement a mon efprir lorlque j'en avoisbefoin. Je me trouvois même pïusaniftié a Sa recherche des vérités falutaires que je 1'avois été de ma vie •, ainfi, que j'aye réufïi avec raoa fauvage, ou non , du moins eft il für que j'avois de fortes raifons pour rendre graces au ciel de me 1'avoir fait rencontrer. Quel bonheur pout moi dans i'exii auquel j'avois été condamné, dctre non-feulement porté par les chatimens de Dieu» a tournet mes yeux du cóté du ciel pour chercher la main qui me frappoit, mais fur-tout de mtt trouver un inftrument de la providence pour fauver le corps d'un malheureux fauvage, & peut-  4Óo Les avêïïtürés c:re auffi fon ame, én Ie conduifarft a Ia connoif- fa nee de jefus-Chrift, qui eft la vie éternelle \ ■ Quand je réflcxhiffois fur tour es ces chofes, unö joie fecrette 8c calme s'emparoit de mon ccear, Sc j'étois ravi d'être conduit par la providence' dans unlieuque j'avois fi fouvent rega'rdé comme h. fource de mes plus cruels malheurs. Dans cerre agréable dtfpofi'tion de mon cceur.; entretenu'e par les converfariönsde'mon cher fauvage , je paiTai trois années ehtières parfairement heureux, s'il eft permis d'appeler bonheur parfait ancune fitna'tion de 1'hommedans cette vie. Mor* efclaVe éfo:t déja auffi bon chrérien qtte moi, Sc peut-être meillenr •, nous pouvions jouir enfemble de la lecturede Ia parole de Dieu, &-fon efpric ri'étoir pas plus éloigiïé de nous, que Ci nous nous é'tions trouvés en Angleterre. Jem'appliquaifansrelache a cette leóture,&a lui en expliqner le fens felon mes foibles lu'mières; 8c a fon tour il aniriioit mon efprit par fes demandes fenfées, & me rendoit plus habile dans les vérités falutaifes, que je nele ferois devenuen lifant feuh L'expérience m'apprit alors qüe, par une bénédi&ion i'nexprimab'le, la connoiffanCe de Dieu SCIadodrinenécelfaireau falutfont li clairemenrexpofées dans la fainte écriture, que la fi'mple lecrure en fuffit pour nous faire comprendre nos devoirs, pour nous èxcicer i nous mettre en pof- feiiiout  I » E ROBINSON CrUSOÉ. 40I ieflion d'un fauveur, & a réformer entièrement notre vie , en nous foumettant avec obéiffance k tous les commandemens de Dieu. Tel étoit mon fort, je n'avois aucuii fecours, du moins aucim fecouts humain, pour contribuera mon inftructioii les mêmes moyensfe trouvèrent fuffifans pour éclairer mon fauvage , & pour en faire un auili bon chrétien que j'en aie jamais rencontré. Pour la connoüTance des difputes & des controverfes qui font fi fréqüentes dans le monde, Sc qui roulent fur le gouvernement eccléfiaftiqUe, ou fur quelque fubtilité en matière de doctrine, elle nous étoit parfaitement inutile, comme, a mon avis, elle 1'eft a tout le refte du genre-humain. Nous avions un guide fur pour le falut, iavoir la parole de Dieu ; & ,graces au feigneur, nous fentions d'une manière très-confolante les graces de fon faint-efprit, qui nous menoit en toute vérité, & qui nous reudoit foumis aux ordres & aux préceptes de fa parole, A quoi nous auroit fervi de démêler 1'embarras des points difputes, qui ont produic tanc de défordres dans le monde, quand même nous aurions eu aifez d'habileté pour y parvenir? Mais il eft tems derevenir aux fuites de mon hiftoire. Dès que Vendredi & moi fumes en état de conférer enfemble, & qu'il commenca a parler mauvais anglois, je lui fis le récit de mes avenTome I. Cc-  Les aventure8 tures, au moins de celles qui avoient quelque relation avec mon féjour dans cette ile, Sc avec i la manière dont j'y avois vécu; je le fis entree dans le myftère de la poudre a canon Sc des balles, Sc je lui enfeignai la manière de tirer; de plus , jelui donnai un couteau, dont il fe faifoit un plaifir extraordinaire, & je lui fis un ceinturon avec une gaine fufpendue, comme celle oü 1'on mer en Anglererre les couteaux de chalfe; mais apprppriée pour y mettre une hache, dont 1'utilité eft beaucoup plus générale. Jelui fis encore une defcription del'Europe, Sc principalement de 1'Angleterre ma patrie; je lui dépeignis notre manière de vivre, notre culte religieux, le commerce que nous faifons par tout Punivers par le moyen de nos vailleaux ; je n'oubliai pas de lui donner une idéé du vaifièau que j'avois été vifiter, Sc 1'endroic oü il avoit échoué. 11 eft vrai que cette particularité étoit peu néceffaire, puifque felon toutes les apparences, la mer 1'avoit fi bien ruiné , qu'il n'en reftoit pas la moindre tracé. Je lui fis remarquer aufli les reftes de la chaloupe que nous perdimes quand je m'échappai du naufrage :a peine y eut-il jeté les yeux, qu'il fe ruit a penfer avec un air d'étonnement fans dire un feul mot. Je lui démandai quel étcitle fujet  Da Robinsom Crusóé. 403; de fa méditation: a quoi il ne répondit rien, finon : moi voir telle chaloupe ainfi che\ ma nation. Je ne favois pas ce qu'il vouloit dire pendant aflez longtems; mais après un plus mür examen i je compris qu'il vouloic me faire entendre qu'uné femblable chaloupe avoit éré portee parun orage fur le rivage de fa nation. Je conclus de-la que quelque vaiffeau europeen devoit avoir fait naufragefurcescótes j &que peut-être les vents ayant détaché la chaloupe, 1'avoient pouffée fur le fable : mais je fus affez ftupide pour ne pas mé mettre dans 1'efprit feulement que des hommes s'étoient fauvés du naufrage par ce moyen. La feule chofe oü je fongeois, c'étoit de demander a mon fauvage une defcription de la chaloupe ert queftion. II s'en acquitta aflez bien; mais il me fit entret tout-a-fait dans fa penfée, en y ajoutant: nous fiauverles blancs hommes de noyer. Je lui démandai d'abord s'il y avoit donc quelques hommes blancs dans cette chaloupe. Oui, dit-il, la chaloupe pleine d'hommes blancs. Et en comptant par fes doigts, il me fit comprendre qu'il y en avoit eu jufqu a dix-fept, & qu'ils demeuroient chez fa nation. Ce difcours remplit mon cerveau de nouvelles chimères -y je m'imaginai d'abord que c'étoit les gens du vaifleau échoué i la vue de mon ile, qui s Cc ij  404 Les ave.ntures d'abord que le batiment avoit donné contre dès -rochers j & qu'ils s'étoient crus perdus, s'étoient jetés dans la barque , & que par bonheur ils s'étoient fauvés fur les cótes des fauvages. Cette imaginacionm'excitaa demanderavec plus d'exactitude ce que ces gens étoient devenus. 11 m'affura qu'ils étoient encore la; qu'ils y avoient demeuré pendant quatre an's , fubfiftant par les ' vivres qui leur ont été fournis par fa nation; &£ lorfque je lui démandai, pourquoi ilsn'avoient pas été mangés, il me répondit: Usfirent frereaveceux; non manger hommes que quand laguerrc faire hattre. C'eft-a-dire, que fa nation avoit fait la paix avec eux , & qu'elle ne mangeoit que les prifonniers de guerre. II arriva, affez longtems apiès, qu'écant au haut d'une colline, du cóté de 1'eft, d'oü, comme j'ai dit, on pouvoit découvrir dans un tems ferein le continent de 1'Afrique, après avoir attentivement regardé de ce cóté-la,il parut tout extafié : il fe mie a fauter & a gambader. Je lui en démandai le fujet; il commenc.aa crier de toutes fes forces : O joie! ó plaifant! la voir mon pays, la ma nation. Le fentiment de fa joie étoit répandu fur tout fon vifage , & je crus lire dans le feu de fes yeux un deiir violent de rerourner dans fa patric. Cette découverte me rendit moins tranquilie fur fon  ■DZ R O B I N S O N C R U S O É. 405 thapitre; & je ne doutai point que, fi jamais il trouvoitune occafion d'y venir, il n'oubbat & ce que je lui avois enfeignéfut la religion, & toutes les obligations qu'il pouvoit m'avoir. Je craignois même qu'il ne fut capable de me découvrk a fes compatriotes, & d'en arnener dans 1'ile quelques centaines pour les régaler de ma chair, avec la même gaieté qui lui avoit été ordinaire autrefois en mangeant quelqu'un de fes ennemis. Mais je faifois grand tott au pauvre garcon, ce donr je fus fort mortifié après. Cependant, durant quelques femaines que la jaloufie me poffédoit, je fus plus circonfpcéta fon égard, & je lui fis moins de carefles, dans le tems que eet honnête fauvage fondoir route fa conduite fur les plus excellens principes du chriitianifrne» & d'une nature bien dirigée. On.croira facüement que je ne négligeois tien pour pénétrer les deffeins dont je le foupconnois •, mais je trouvai dans toutes fes paroles tant de candeur , tant de probité , que mes foupcons devoient néceffairement tomber a la fin faute de nourriture.il ne s'appercevok pasfeulement que mes manières étoient changées a. fon égard ; preuve évidente qu'il ne fongeoit a rien moins qu'a me tromper. Un jour me promenant avec lui fur la colline dont j'ai déjx fait plufieurs fois mention s dans un C c iij  4®6 Les AVEnttjri^ tems trop chargé pour découvrir le continent, \q lm demandois s'il ne fe fouhaitoic pas dans fon pays au milieu de fa nation. Oui, répondit-il, moi fon joyeux voir ma nation. Eh! qu'y feriez-vous; Ipi dis-je ? voudriez-vous redevenir fauvage , & tftanger encore de la chair humaine? II paruc chagrin a cette queftion, & branla la tête : non, ïépliqua-t-il, Vendredi leurconter vlvre bons, prier Dieu, manger pain de b-Ié, chair de bet es, lait, Jion plus manger hommes. Mais ils vous mangeront s répartis-je , Non, dit il, eux non tuer moi, Volontiers aimèr dpprendre ; a quoi il ajouta qu'ils avoient appris beaucoup de chofes des hommes barbus qui y étoient venus dans la chaloupe. Je lui démandai alors s'il avoit envie d'y letourner, &: lorfqu'il mem répondu en fouriant qu'il ne pouvoit pas naget jufques-la , je lui promis de lui faire un canot. II me dit alors qu'il Ie vouloit bien, pourvu que je fuffe de la partie, & il m'affiira que bien loin de me manger, ils feroient grand cas de moi, lorfqu'il leur auroit $onté que j'avois fauvé fa vie , & tué fes ennemis, Pour me tranquillifer la-delfus, il me $t un grand détail de toutes les bontés qu'il^ Svoient eues pour les hommes barbus, que la tempête avoit jetés fur le rivage, LJepuis ce tems-la je pris laTéfolution de hafar4sïl?p^fifagf, dansje deiTein de jaindrecesécrar^  DE ROBINSON C R U S O £. 407 gers, qui devoient être, felon moi, des Efpagnols, ou des Portugais, ne doutant point que je ne regagnaffe ma patrie , fi j'avois une fois lebonheur de me trouver fur le continent avec une Ci nombreufe compagnie j ce que je ne pouvois plus efpérer, fi je demeurois dans une ile éloignée de la terre ferme de plus de quarante lieues. Dans cette vue je réfolus de mettre Vendtedi au travail j & je le menai de 1'autre cóté de 1'ïle, pour lui montrer ma chaloupe; & 1'ayant tirée de 1'eau fous laquelle je la confervois, je la mis a flot, & nous y entrames tous deux. Voyant qu'il lamanioit avec beaucoup d'adrelfe & de force, & qu'il la faifoit avancer le doublé de ce que j'étois capable de faire : eh bien! lui dis-je, Vendredi, nous en irons-nous chez votre nation? Mais quand je le vis tout ftupéfait par lacrainte que la barque ne fü: trop foible pour ce voyage, je lui fis voir 1'autre que j'avois faire autrefois, &C qui étant demeurée a fee pendant vingt-trois ans, étoit fendue partout & prefque entièrement pourrie. 11 me fit entendre que ce batiment étoic grand de refte pour paffer la mer avec routes les provifions qui nous étoient nécefTaires. Déterminéa exécuter mon deflein, je lui dis que nous deviohs aller nous en faire un de cette grandeur-la, pour qu'il put s'en retourner chez lui. A cette propofirion il baiffa la tête d'un aic Cciï  4*8 Les a v m t b u f Fort chagrin fans répondre un feul mot: & quand je lui démandai la raifon de fon filence, il me dit d'un ton lamentable : Pourquoi vous en colere contre Vendredi? quoi moi faire contre vous? Je lui répondis qu'il fe trompoit, & que je n'étois point du tout en colere. Point cotèrefrépliqua-t-il en répétant plulieursfois les mêmes paroles, point colère ? Pourquoi doncenvoyer Vendredi auprès ma. nation ?Quoi! dis je, nem'avez-vous pas dit que vpus fquhaitiez y, être? Oui, répartit-il, fouhaiter tous deux la ; non Vendredi la , & point maüre la. En un motil ne vonlo.it pas entendre par-la d'entreprendre le paiTage fans moi. Après 1'avoir queflionné fur 1'utilité qui lui reviendroit d'un pareil voyage, il me répondit avec yivacité ; Vous faire grand beaucoup bien^ vpus enfeigner hommes fauvages être bons hommes apprivoifés, leur enfeigner connoüre Dieu, prier Dieu, vivre nouvelle vie. Hélas! mon. enfant, lui dis-je, vous ne favez pas ce que vousdites, je ne luis moi-même qu'un ignorant: oui, oui, rép.liqua-t- il, vous moi enfeigner bonnes chofes, vous enfeigner eux bonnes chofes auffu Nonobftant ces marqués de fon attachement pour mpi, je fis femblant de continuer dans mon deffein de le renyoyer , ce qui le défefpéra fi fort, que courant a une des haches qu'il portoit ^ordinaire, il me la préfenta, en me difant ;  t>E RoBlNSON C R ü s o i 409 Vous prendre , vous tuer Vendredi, non envoyer Vendredi che% ma nation. Ii pronon§a ces mots les yeux pleins de larmes , Sc d'une manière fi touchante , que je fus convaincu de fa conftante rendreffe pour moi , Sc que je lui promis de ne le renvoyer jamais contre fon gré. Tout ce qui portoit mon fauvage au defir de me mener avec lui dans fa patrie , c'étoit fon amour pour fes compatriotes, auxquelsil croyoit mes inftructions utiles. Pour moi, mes vues étoient d'une autre nature; je ne. fongeois qu'a joindre les hommes; & fans différer davantage , je me mis a choifir un grand arbre pour en faire un grand canot propre pour notre voyage. II y en avoit affez dans 1'ile : mais je fouhaitois d'en trouver un aflez prés de la mer pour pouvoir le lancer fans beaucoup de peine , dés qu'il feroit transformé en barque. Mon fauvage en trouva bientót un d'un bois qui m'étoit inconnu, mais qu'il connoiflbitpropre pour notre deffein. II étoit d'avis de le creufer en brulant le dedans 5 mais après que je lui eus enfeigné la manière de le faire par le moyen de coins de fer, il s'y prit fort adroitement; & après un mois d'un rude rravail, il perfeébionna fon ouvrage-, la barque étoit fort bien tournée, fur-tout quand, par le moyen de nos haches, nous lui eümes donné par dehors la véritable tourr.ure  '4io Les aventures d'une chaloupe; après quoi, nous fümes encore occupés une quinzaine de jours a la mertre a I'eau; ce que nous fimes pouce après pouce, par le moyen de quelques rouleaux, J'étois furpris de voir avec quelle adrefTe mon fauvage favoit la manier 8c la tourner , quelque grande qu'elle fut. Je lui démandai li elle étoit affez bonne pour y hafarder le paffage , & il m'affura que nous le pouvions, même dans un grand vent. J'avois pourtant encote un deffein qui lui étoit inconnu , c'étoit d'y ajouter un mat , une voile , une ancre , 8c un cable. Pour eet effet, je choifisun jeune cèdre fort droit, & j'employai Vendredi a 1'abattre, & a lui donner la figure néceffaire. Pour moi, je fis mon affaire de la voile j je favois qu'il me reftoit un bon nombre de morceaux de vieilles voiles 5 mais comme je n'avois été guères foigneux de les confèrver pendant vingtfix ans, je craignois qu'elles ne fuflent abfolument pourries. J'en trouvai pourtant deux lambeaux paffablement bons ; je me mis a y travailler, & après la fatigue d'une couture longue 8c pénible faute d'aiguilles, j'en fis enfin une mattvaife voile triangulaire, que nous appelons en Angleterre une épaule de mouton, 8c qu'on emploie d'ordinaire dans les chaloupes de nos vaiffeaux; c'étoit eelle dont la manoeuvre m'étoit la plus famiüère , puifqu'avec une pareilie voile je.  re robinson CrUSOE. 411 m'étois échappé autrefois de Barbarie, comme le lecteur a vu ci-devant. Je mis prés de deux mois a funer 8c a dreffef mon mat & mes voiles , & a mettte la dernière main i tout ce qui étoit néceffaire a la barque; j'y ajoutai un petit étai & une mitaine , pour aider le batiment en cas qu'il fut trop emporté par la marée ; & , qui plus eft, j'attachai un gouvernail a la poupe, quoique je fuffe un affez mauvais charpentier; comme je favois 1'utilité, 8C même la néceffité de cette pièce, je travaillai avec tant d'applicatien, qu'enfin j'en vins a bout. Mais quand je confidère toutes les inventions dont je me fetvis pour fuppléer a ce qui me manquoit, je fuis perfuadé que le gouvernail feul me coüta autant de peine que toute la barque. II s'agiftbit alors d'enfeigner la manoeuvre a mon fauvage : car , quoiqu'il fut parfaitement comment faire aller un canot a force de rames , il étoit fort ignorant dans le maniement d'une voile & d'un gouvetnail. II étoit dans un étonnement inexprimable quand il me voyoit tourner & virer ma barque a ma fantaifie, &les voiles changer & s'enfler du coté oü je voulois faire cours. Cependanr, un peu d'ufage lui rendit toutes ces chofes familières, 8c en peu de tems il devint un parfaitement bon matelot, excepté qu'il me fut nTipoffible de luifaire comprendte la(bouflole. Ce  4** Les aventures, n'étoit pas un grand malheur, car nous avlons raremenrun tems couvert, & jamais de brouillards, de manière que la boufïble nous étoit affez inutile, puifque pendant la nuit nous pouvions voir les ctoiles & découvrir le continent, même pendant le jour , hormis dans les faifons pluvieufes dans lefquelles perfonne ne s'avifoit de mettre en mer. J étois alors entré dans la vingt feptième année de mon exil dans cette ile, quoique je ne puiffe gnères appeler exil les trois dernières 011 j'ai joui de la compagnie de mon fidéle fauvage. Je connnnois toujouts a célébrer 1'anniverfaire de mon débarquement dans 1'ïle , avec la même reconnoiffance envers Dieu , dont j'avois été animé dans le commencement: il eft certain même que dans ma fituation préfente , cette reconnoifiance devoit redoubler par les nouveaux bienfaits dont la providence me combloit, & fur-tout par 1'efpérance prochaine qu'elle me faifoit concevoir de ma délivrance. J'étois perfuadé que 1'année ne fe pafferoit pas fans voir mes vceux accomplis y mais cette perfuafion ne me faifant rien négliger de mon économie ordinaire , je remuois la terre, comme de coutume, je plantois , je faifois des enclos, je féchois mes raifins ) en un mot, i'agiffois comme fi je devois finir ma vie dans 1'ile. La failbn pluvieufe étant furvenue , j'étois  DE RoBINSON CrüSOÉ. 415 'obligé a garder la maifon plus qu'en d'autres tems : j'avois déja pris auparavant mes mefures pour mettre notre batiment en süreté; je 1'avois fait entrer dans Ia perite baie dont j'ai fait plufieurs fois mention; je 1'avois tiré fur le rivage pendant la haute marée , & Vendredi lui avoic creufé un petit chantier juftement alfez profond pour pouvoir lui donner aurant d'eau qu'il falloit pour le mettre a flot, & pendant Ia baffe marée nous avions pris toutes les précautions nécetfaires pour empêcher I'eau de la mer d'entrer malgté nous dans ce chantier. Pour la mettre a 1'abri de la pluie , nous la couvrïmes d'un fi grand nombre de branches d'arbre , qu'un tok de chaume n'ert pas plus impénétrable. De cette manière , nous attendïmes les mois de Novembre & de Décembre, dans 1'un defquels je m'étois déterminé a hafarder le paflage. Mon defir d'exécuter mon entreprife s'affermit avec le retour du tems ftable, & j'étois continuellement occupé a. préparer tout, principalemenc a affembler les provifions néceffaires pour le voyage, ayant defiein de mettre en mer dans une quinzaine de jours. Un matin, pendant que je ttavaillois de cette manière a nos préparatifs , j'ordonnai a Vendredi d'aller fur le bord de la mer, pour chercher quelque tortue, dont la trouvaille nous étoit fort agréable, tant a caufe des  4.14 Les aventüres ffiufs que de la viande. II n'y avoit qu'un moment qu'il étoit forti quand je le vis revenir a toutes jambes, & volér par-deflus mon retranchement extérieur , comme fi fes pieds ne touchoient pas & terre. Saus me donner le tems de lui faire des queftions, il fe mit a ctier : O maicre, maicre ! ó douleur! 6mauvais! Qu'y a-t-il,Vendredi?luidisje. Oh! répondit-il, la-bas un , deux, trois canots, un deux, trois. Je conclus, de fa manière de s'exprimer, qü'il devoit y avoir fix canots ; mais je trouvai dans la fuite qu'il n'y en avoit que trois. J'avois beau tacher de le raflurer, le pauvre garcon continuoit a être dans des tranfes mortelles , fe perfuadant que les fauvages étoient venusexprès,pour le mettre en pièces &pourle dévorer. Courage , Vendredi, lui dis-je, je fuis dans un aulli grand danger que toi; s'ils nous aftrapen! , ils n'épargneront pas plus ma chair que la tienne : c'eft pourquoi il faut que nous nous hafardions a les combattre. Sais-tu te battre, mon enfant ? Moi tirer, répliqua-t-il: mais venirlhpluJieurs grand nombre. Ce n'eft pas une affaire, lui dis-je, nos armes a feu effraieront ceux qu'elles ne tueront pas : je fuis réfolu de hafarder ma vie pour toi, pourvu que tu m'en promettes autant, & que tu veuilles exactement fuivre mes ordres. Oui, répondit-il, moi mourir , quand mon maitre ordonne mourir*  DE RoBINSON C R U S O E. 41 j] La-defius je le fis boire un bon coup de mon rum pour lui fortifier le cceur. Je lui fis prendre mes deux fufils de chaffe que je chargeai de Ia plus grofle dragee : je pris encore quatre moufquets, fur chacun defquels je mis deux cloux 8c cinq petites balles; je chargeai mes piftolecs tout auffi-bien a proportion : je mis a mon coté mon grand fabre tout nud, Sc j'ordonnai a Vendredi de prendre fa hache. M'étant préparé de cette manière, je pris une de mes lunettes, Sc je montai au haut de la colline pour découvrir ce qui fe paflbit fut le rivage: j'appercus bientót que nos ennemis y étoient au nombre de vingt-un, avec trois prifonniers; qu'ils étoient venus en trois canots , Sc qu'ils avoient defiein dé faire un feftin de ttiompheparle moyen de ces trois corps humains. J'obfertai encore qu'ils étoient débatqués non dans 1'endroit ou Vendredi leur étoic échappé, mais bien plus prés de ma petite baie , oü le rivage étoit bas , Sc oü un bois épais s'étendoit prefque jufqüa la tner. Cette découverte m'anima d'un nouveau courage ; Sc retournant vers mon efclave, je lui dis que j'étois déterminé a les tuer tous s'ii vouloit m'allifter avec vigueur. Sa peur étant alors pafiée, Sc le rum ayant mis fes efprits en mouvement, il parut plein de feu , 8c répéta  4i LiS.aventwr.es avec un air ferme : Moi mourir, quand vous or~ donne mourir. Pour mettre a profit ce moment de noble f reur, je partageai les armes entrenous deux; je lui donnai Un piftolet pour mettre a fa ceinture, je lui mis trois fufils fur l'épaule; j'en prends autant pour moi, nous nous mettons en marche. Outre mes armes , je m'étois poarvu d'une bouteille de rum, & j'avois chargé mon efclave d'un fac plein de poudre & de balles. Le feul ordre qu'il avoit a fuivre étoic de marcher fur mes pas, de ne faire aucun mouvement, dé rte pas dire un mot fans que je lui eulle comnlandé. Dans cette pofture je cherchai a main droitè un détour pour venir de 1'autre coté de la baie, & pour gagner le bois, afin d'avoir les cannibales a la portée du fufil avant qu'ils m'euGfent découvert. Je vins aifément a bout de trouver une telle route par le moyen de mes lunettes d'approche. Tout en marchant, je ralentis beaucoup, par mes réflexions, 1'ardeur qui m'avoic porcé a cette entreprife ; ce n'écoic pas que Ie nombre des ennemis me fir peur : ils étoienc nuds , &~certainemenc j'avois lieu de nous croire plus forcs qu'eux ï mais les mêmes raifons qui m'avoienc donné auttefois de l'horreur pour un pareil maiïacre , faifoient encore de vives imprelfions fur mon ef- prit,  de Robinson' Cr tl s Ö é. 417 prir: quelle néceflité , dis-je en moi-même s mg portea tremper mesmains dans lefangd'un peuple qui n'a jamais eu la moindre intention de m'offenfer ? Leurs coutumes barbares font leur propre malheur, & font une preuve que Dieu les a li vrés auiïi bien que tant de nations a leur ftupide brutalité, fans m'écablir juge de leurs actions, & executeur de fa juftice ; il 1'exercera fur eux lui-même quand il le voudra, & de la manière qu'il le troiv vera bon. C'eft une autre affaire par rapport a Vendredi, qui eft leur ennemi déclaré, & dans un écat de guerre légitime avec eux : mais il n'y a rien entte eux & moi. Ces penfées me jetèrent dans une grande incertitude , dont je fortis enfin , en me determinant a approcher feulement du lieu de leur barbare feftin, & d'agir felon que le ciel m'infpireroit; mais de ne me point mêler de leurs affaires , a moins que quelque chofe ne fe préfentaC a mes yeux , comme une vocation particulière. Dans cette vue j'entrai par le bois avec tout© la précaution & tout le filence poffibles , ayant Vendredi fur mes talons, & je m'avancai jufqu'a ce qu'il n'y eut qu'une petite pointe du bois entre nous & les fauvages. Appercevant alors un arbre fort élevé , j'appelk Vendredi tout doucemenc, Tomé I. Dd  4i8 Les avêntures Sc je lui ordonne de percer jufques-la pour dé« couvrir a quoi les fauvages s'occupoienr. Il ie fit, & vint bientót me rapporcer qu'on les voyoit dela diftinctement, qu'ils étoient tous autourde leur feu, fe régalant fun de la chair de leurs prifonniers, & qu'a quelques pas de-Ia, il y en avoit un autra garotté & étendu fur le fable , qui auroit bientöt le même fort : que ce dernier n'étoit pas de leur nation; mais un des hommes barbus qui s'étoient fauvés dans fon pays avec une chaloupe. Ce rapport , & fur-tout la particularité du prifo'nnier barbu, ranimèrent toute ma fureur: je m'avancai vers 1'arbre moi-même, & j'y vis clairement un homme blanc couché fur le fable, les mains Sc les pieds garottés : les habits dont je le vis couvert ne me lailièrent pas douterque ce ne fut un Europeen. II y avoit un autre arbre revêcu d'un petit buiffon , plus pres de leur horrible feftin , d'environ cinquante verges , oü fi je pouvois parvenir fans être appercu , je vis que je les aurois a demiportée de fufil. Cette découverte me donna affez de prudence pour maïcrifer ma pafiion pour quelques momens, quoique ma rage fut montée jufcm'au plus haut degré , & me gliflant derrière quelques brouffailles, je parvins a eet endroit oii je trouvai une petue élévation d'oü je découvris,  DÈ R.OBINSON CrÜSOE. 4 I c? a quarre - vingc verges de moi, rour ce qui fe' paflbit. Je vis qu'il n'y avoit pas un inftant a perdre ,• dix-neufdecesbarbares étoientaffis a terre, ferrés les uns contre les autres, ayant détaché deux bouchers pour leur apporter apparemment le pauvre' chrétien membre a membre. Ils étoient déja occupés a lui délier les pieds , quand me tournant vers mon efclave, allons Vendredi, lui dis-je , fuis mes ordres exactement j fais précifément ce que tu me verras faire fans manquer dans le' moindre point : il me le promit; & la-deffus ^ pofant a terre un de mes moufquets , & un de mes fufils de chaffe, je le vis m'imiter avec exactitude. Avec mon autre moufquet je couchai les fauvages en joue, en lui ordonnant d'en faire auïant : Es-tu pret, lui dis-je ? Oui, répondit il , & en même tems nous f ïmes feu 1'un & 1'autre. Vendredi m'avoit tellement furpaffé a vifer jufre , qu'il en tua deux, & en ble.la trois, au lieti que je n'en bleffai que deux , & n'en tuai qu'un feul. On peut juger fi les autres étoient dans une terrible confternation : tous ceux qui n'étoientpas bleffés, fe levèrent précipitammentfans favoir de quel coté tourner leurs pas pour éviter un danger, dont la fource leur étoit iuconnue. Vendredi cependant avoit toujours les yeux fixis Ddij  4x0 Les atentwres fur moi, pour obferver & pour imiter mes mouvemens. Après avoir vu l'effet de notre première décharge , je jetai mon moufquet pour prendre le fufil de chafie , & mon efclave en fit de même. II coucha en joue comme moi. Es-tu prêt, lui demandai-je encore ? & dès qu'il m'eut dit que oui: feu donc, lui dis-je, au nom de Dieu; & en même temps nous tirames encore parmi la troupe effrayée ; &, comme nos armes étoient chargées d'une dragée grolfe , comme de petites balles de piftolet, il n'en tomba que deux; mais il y en avoit tant de blelfés, que nous les vimes courir la plupart ca-&-la, tout couverts de fang , & qu'uu moment après il en tomba encote trois a. demimorts. Ayant jeté alors a terre les armes déchargées, jefaifis mon fecond moufquet, j'ordonnai i Vendredi de me fuivre; ce qu'i! fit avec beaucoup d'intrépidité. Je fortis brufquement avec Vendredi fur mes talons, & dès que je fus découvert, je poulfai un grand cri, comme il fit de fon coté ; enfuite je me mis a courir de toutes mes forces , amant que me le petmettoic le poids des armes que je portois , vers la pauvre viétime qui-étoit étendue fur le fable, entre le lieu du reftirt & la mer. Les bouchers , qui alloient exercer leur art fur ce pauvre malheureux, 1'avoient  de robi k s 0 N CrUSOÉ. 4ii abandonné aubruitdenotre première décharge, & prenant la fuite avec une rerrible frayeur du córé de la mer , s'étoient jetés dans un des canots, ou ils furent fuivis par trois autres. Je criai a. Vendredi de courir de ce cbté-la , &c de tirer delTus. II m'encendit d'abord , &c s'étant avancé fur eux d'une quarantaine de verges, il fit feu. Jem'imaginai au commencement qu'il les avoit tous tués les voyant tomber les uils fur les autres; mais, j'en revis bientot deux fur pied : il en avoit pourtant tué deux , & bleffé un troifième d'une telle manière qu'il refta comme mort au fond de la barque. Pendant que mon fauvage s'attachoit ainfi a la deftruction de fes ennemis , je tirai mon couteau pour couper les liens du pauvre prifonnier , &c ayant mis en liberté fes pieds & fes mains, je le mis fur fon féant , & je lui démandai en porrugais qui il étoit. II merépondit en latin , Chriftianus \ mais le voyant fi foible , qu'il avoit de la peine a fe tenir dcbour & a parler , je lui donnai ma bouteille, & lui fis figne de boire. II le fit , & mangea encore unmorceau de pain que je lui avois donné pareillement. Après avoir un peu repris fes efpritSj il me fit enteudre qu'il étoit Efpagnol, & qu'il m'avoit toutes les obligations imaginablespourl'importantfeL vice que je venois Ddiij  4- i Les aventor.es de lui rendie: je me fervisde tout 1'efpagnol que je pouvois raffembler, & je lui dis: Signor, nous parlerons une autre fois ; mais a préfent il 'faut combattre : s'il vous refte quelque force , prenez ce piftolet Sc cette épée , 3c faites-en un bon ulage. Il les prit d'un air reconnoiffant s & il fembloif que ces armes lui fiffent revenir toute fa vigueur. Il tomba dans le moment fur fes ennemis comme une furie , Sc dans un tour de main , il en dépêcha deux a coups de fabre. II eft vrai qu'üs ne fe défendoient guères. Cespauvres barbares étoient fi effrayés du bruit de nos fufils ; qu'üs étoient aufü peu en état de fonger a leur confervation , que leur chair avoit été capable de réfifter a nos balles. Je m'en étois bien appercu, lorfque Vendredi avoit fait feufurceux qui étoient dans Ia barque , dont les uns avoient été terraffés par da peur 3 tout aufli-bien que les autres par les bleiTures. Je tenois toujours mon dernier fufil dans Ia mam, fans le tirer,pour netrepasprisau dépourvu. C'étoit tout ce que j'avois pour me défendre, ayant donné mon piftolet Sc mon fabre a 1'Efpagnol. J'ordonnai cependant a Vendredi de retoiirner a 1'arbre oü nous avions commencé le Cpmbat , & d'y chercher nos armes déchargées j ?e qu'il fit avec une grande rapidké. Pendant que  r» e Robisso» Crusoé. 415 je m'étoismis a terre pour les charger de nouveau, Je vis un combat très-vigoureux eiure 1'efpagnol Sc un des fauvages, qui étoit allé fur lui avec un de ces fabres de bois qui avoienr été deflanés a le priver de la vie , fi je ne 1'avois empêché. L'efpagnol, qui, bien que foible, étoit anlli brave Sc auffi hardi qu'il eft poflible de 1'être, avoic déjacombattu 1'indien pendant quelque tems , Sc lui avoit fait deux bleffures a la tere, quand 1'autre 1'ayant faifi par le milieu du corps , le jera a. terre, Sc fit tous fes efforts pour lui arracher mon épée. L'efpagnol ne perdit pas fon fang-froid dans cette extrémitéjil quicta fagemenc le fabre, mie la main au piftolee, & tua fon ennemi fur le champ. Vendredi qui n'étoit plus a portée de recevoir mes ordres, fe voyanc en pleine libercé , pourfuivit les aucres fauvages avec fa hache , de laquelle il dépêcha d'abord trois de ceux qui avoient été jetésa terre par nos décharges , & enfuite tous les autres qu'il put attrapper. De 1'autre cóté , 1'Efpagnol ayant pris un de mes fufils, fe mie a la pourfuire de deux autres qu'il bletfa tous deux ; mais cornme il n'avoit pas la force de courir , ils fe fauvèrent dans le bois , ou Vendredi en tua encore un : pour le fecond , qui étoit d'une agilité extréme , il lui échappa, fe jera a corps perdu dans la mer, & gagna a la nage le canor i ovl il y avoit trois de fes camarades, dont 1'uu 3 Ddiv  4i4 Les aventur.es comme j'ai déja. dit, étoit bleffé : ces quatre furent les feuls qui fe fauvèrent de nos mains, de toute la troupe , comme il eft aifé de voir par la lifte fuivante s Trois cués par notre première décharge, 3 Deux tués par la fèconde, , ^ Deux tués par Vendredi dans Ie canot, 4 Deux tués par Ie même, de ceux qui avoient été d'abord bleffés, 1 Vu tué par Ie même dans Ie bois, 1 Trois tués par 1'Efpagnol, 3 Quatre tués par Vendredi dans le bois ou leurs beffures les avoient fait toraber ca & 1^, 4 Quatre fauvés dans le canot, parmi lefquels un blefle, . 4 En tout, n Ceux qui étoient dans le canot faifoient force de rames pour fe mettre hors de laportéedufufil; &r quoique mon efclave leur tirat encore deux ou trois coups , je n'en vis pas un faire mine d en être touché. II fouhaitoit fort que nous prilïions un des canots pour leur donner la chaffe: ce n'étoit pas fans raifon. 11 étoit fort a craindre, s'ils échappoier.t, qu'ils ne füXent le récit de leur trifte aventure a leurs compatriotes, & qu'ils ne revinffent avec quelques centaines de barques, pour nous accabler par leur nombre. j'y confentis dgnc j je me jetai dans un de leurs canots , en  Ï)E ROBIKSOM CrUSOÏ. 4I5 commandant a Vendredi de me fuivre ; mais je fus bien furpris en y voyant un troifième prifonnier garotté de Ia même manière que 1'avoit été 1'Efpagnol, & prefque mort de peur , n'ayant pas fu ce dont il s'agiifoit; car il étoit tellement lié , qu'il étoit incapable delever la tête, & qu'il lui reftoit a peine un fourTle de vie. Je me mis d'abord a couper les cordes qui 1'incommodoient fi fort ; je m'efforcai a le lever, mais il n'avoit pas la force de fe foutenit ou de parler. Il jeta feulement des cris fourds, mais lamentables, craïgnant fans doute qu'on ne le déliat que pour lui óter la vie. Dès que Vendredi fut entré dans la barque , je lui dis de l'alfurer de fa délivrance , & de lui donner un coup de mon rum ; ce qui, j,öint a la bonne nouvelle a laquelle il ne s'attendoit pas , le fit revivre, & lui donna affez de force pour fe mettre fur fon féant. Dès que Vendredi 1'eut bien regardé , & Feut entendu parler , c'étoit une chofe a tirer les larmes des yeux a 1'homme Ie plus infenfible , cle le voir baifer , embralfer ce fauvage ; de le voir pleurer, rire , faurer , danfer a 1'entour , enfuite fe rordre les mains , fe battre le vifage , & puis f.mter, danfer de nouveau j enfin fe comporrer comme s'il étoit hors de fens. Pendant quelques  42.6 Les aventur.es momens il n'avoit pas la force de m'expliquer la caufe de tant de mouvemens oppofés j mus étant un peu revenu a lui, il me dit que ce fauvage étoic fon père. II m'eft impollible d'exprimer jufqu'a quel degré je fus rouché des tranfports que 1'amour filial produifit dans le cceur du pauvre garcon , a la vue de fon père délivré des mains de fes bourreaux. II m'eft tout aufli difficile de bien dépeindre touces les tendres exrravagances oü ce fpeclacle le jetoit: tantót il entroit dans le canoc, tantót il en fortoit, cantót il y rentroit de nouveau , il s'atfeyoit auprès de fon père , & pour le réchauffer il en tenoit la têce ferrée contre fa poitrine pendant des demi-heures entières^il lui prenoit les mains & les pieds , roidis par la force dont ils avoient été liés, & tachoit de les amollir en les frottant. Voyant quel étoit fon deiïèin je lui donnai de mon rum, pour rendre ce frottemcnt plus utile, ce qui fit beaucoup de bien au pauvre vieil'ard. Cec accidenc nous fic oubliet de pourfuivre le canoc des fauvages qui étoit déja hors de notre vue : ce fuc un bonheur pour nous : car deux heures après , lorfqu'ils ne pouvoient pas encore avoir fait le quart du chemici, il s'éleva un vent terrible qui continua pendant toute la nuit, Sc  DE RöBlNSON CRUSOÉ. 417 comme il venoir du nord-oueft , & qu'il leur étoic contraire , il ne me parut gucres poflible alors qu'ils pulfent gagner leurs cötes. Bour revenir a Vendredi, il étoit tellemehr occupé autour de fon père , que pendant affez long-tems je n'eus pas le cceur de Je retirer dela ; mais quand je crus qu'il avoit fuffifamment fatisfait fes tranfports, je 1'appelai : il vint en fautant, en riant &z en marquant la joie la plus vive. Je lui démandai s'il avoit donné du pain a fon père. Non , dit il, moi v'dain chien , manger tout moi-même. La-deffus je lui donnai un de mes gaceaux d'orge que j'avois dans ma poche , & j'y ajoutai un coup de rum pour lui-mème. II n'y goüta pas feulement, mais alla porterle tout a fon père, avec une poignée de raifins fecs, que je lui avois donnés encore pour ce bon-homme. Un moment après je le vis fortir de la barque , & fe mettre a courir vers mon habitation avec une telle rapidité , que je le perdis de vue dans un inftant; car c'écoit le garcon le plus agile & le plus léger que j'aie vu de mes jours. J'avois beau crier, il n'entendoit rien 5 mais environ un qüartd'heure aptès je le vis revenir avec moins de vitelfe , paree qu'il portoic quelque chofe. C'écoit un pot rempli d'eaufraïche & quelques morceaux de pain qu'il me donna ; pour i'eau il la porta a fon père après que j'en eus bu un petit  4iS Les aventur.es coup pour me défakérer. Elle ranima entlè.eroene le pauvre vieillard , & lui fit plus de bien q.ue route la liqueur forte qu'il avoit prife; car il mouroit de foif. Quand il eutbu , & que je vis qu'il y avoit encore de 1'eau de refte, j'ordonnaia Vendredi de la porter a 1'efpagnol avec un des gareaux qu'il m'avoit été chercher. Celui-ci étoic extrêmement foible , & s'étoit couché fur 1'herbe a 1'ombre d'un arbre: il fe releva pourtant pour manger & pour boire , & je m'en approchai moi-même pour lui donner une poignée de raifins. II me regarda d'un air tendre & plein de la plus vive reconnoilfance v mais il avoic fi peu de forces,quoiqu'iI eut marqué tant de vigueur dans le combat, qu'il ne pouvoit fe cenir fur fes jambes ; il 1'elfaya deux ou trois fois , mais en vain •, fes pieds enflés prodigieufemenc a force d'avoir été garottés, lui caufoienc erop de douleur. Pour le foulager , j'ordonnai a Vendredi de les lui froccer avec du rum, comme il avoic faic a 1'égard de fon père. Quoique mon pauvre fauvage s'acquirtat de ce devoir avec affeétion , il ne pouvoit pas s'empêcher de moment a autre de tourner fes yeux vers fon père, pour voir s'il étoit toujours dans Ie même endroit, & dans la même pollure. Une fois entr'autres ne le voyant pas, il fe leva avec préclpitation , & courut de ce cbté-la avec tant  Dl R.QBINSON CRUSOÉ. 419 de vitefle qu'il étoit difficile de voir fi fes pieds rouchoienta terre ; mais en entrant dans le canor, il vit qu'il n'y avoit rien a craindre , que fon père s'étoit couché feulement pour fe repofer. Dès que je le vis de retour, je priai 1'Efpagnol de fouffrir que Vendredi 1'aidat a fe lever , & le conduidt vers la barque, pour le mener de-la vers mon habitation , oü j'aurois de lui tout le foin poifible. Mon fauvage n'attendit pas que 1'Efpagnol fit le moindre effort j comme il étoit auffi robufle qu'agile , il le chargea fur fes épaules, le porta jufqu'a la barque, & le fit alfeoir fur un des corés du canot ; enfuite il le placa tout auprès de fon père ; puis fortant de la barque, il la lanca a 1'eau, & quoi qu'il fit un grand vent, il la fit fuivre le rivage plus vïte que je n'étois capable de marcher. Après 1'avoir fait entrer dans la baie , il fe mie de nouveau a courir pour chercher 1'autre canot des fauvages qui nous étoit refté, & il y arriva avec cette barque aufli vite que j'y étois venu par terre. II me fit palfer la baie , & enfuite il alla aidet nos nouveaux compagnons a. fortir du canot oü ils éroientj mais ils n'étoientni 1'un ni 1'autre en étatde marcher , de manière que Vendredi ne favoit comment faire. Après avoir médité fur les moyens de remédier a eet inconvénient, je priai mon fauvage de  43© Les avénturis s'afleoir & de fe repofer , & pour moi je me mis a travailler cependanr a une efpèce de civière j nous les pofames tous deux & les portames jufqua notre retranchement extérieur s mais nous voila dans un plus grand embattas qu auparavant. Je n'avois nulle envie d'abattrece rempart, & je ne voyois pas comm'enton.pourroitlesfaire paffee par deffus, Le feul parti qu'il y avoit a prendre , c'étoit de travailler de nouveau , & avec 1'aide de Vendredi je drelfai en moins de deux heures une jolie petite tente couverte de ramée êY de vieilles voiles, entre mon retranchement extérieur & le bocage que j'avois eufoin de planter a quelques pas de-la. Dans cette hutte , je leur fis deux lies de quelques bottes de paille , fur chacun defquels je mis une couverture pour coucher delfus , & une autre couverture pour leur tenir chaud. Voila mon ïle peuplée j je me croyois riche en fujets, & c'étoit une idéé fort avantageufe pour moi de me confidérer ici comme un petit menarque ; toute cette ïle étoit mon domaine par des titres inconteftables. Mes {ajets m'étoient parfaitement foumis 5 j'étois leur légiflateur & leur feigneur defpotique : ils m'étoient tous redevables de Ia vie , & tous ils étoient prêfs dela rifquer pour mon fervice dès que I'occafion s'en préfenteroit. Ce qui étoit le plus remarquaWe, c'eft qu'il y avoit dans mes états trois relt*  deRobinson Cr csoi 43 J gtófls différentes : Vendredi écoit proreftanc, fon père étoic payen & un cannibale, 1'Efpagnol étoit catholique romain; & moi, comme un prince fage & équitable , j'érabliflbis la liberté de confcience dans tout mon royaume, Cela foit die en paffant. Dès que j'eus logé mes deux nouveaux compagnons , je fongeai a rérablir leurs forces par un bon repas: je commandai a Vendredi d'aller prendre parmi mon troupeau apprivoifé un chevreau d'un an ; je le mis en petires pièces , je le fis bouillir & écuver, & je vous affure que je le leur accommodai un fort bon plat de viande & de bouillon , oü j'avois mis de 1'orge & du nz. Je portai le touc dans ia nouvelle tente , & ayant fervi, je me mis a table avec mes nou- " veaux hótes , que je régalai & encourageai de mon mieux , me fervanc de Vendredi comme de mon interprète , non-feulemenr auprès de fon père , mais auprès de 1'Efpagnol, qui parloit fort joliment la langue des fauvages. Après avoir diné , ou , pour mieux dire i foupé, j'ordonnai a mon efclave de prendre un des canots, & d'aller chercher nos armes a feu que nous avions laiffées fur le champ de bataille; & le jout après je lui dis d'enrerrer les rnorts, qui, écanc expofés au foleil, nous auroienc biencöt incomrnodés par leur mauvaife  43 2- Les av-bntur.es odeur, & d'enfevelir en même tems les reftes affreux du feftin, qui étoient répandus fur le rivage en quantité. j'étois fi fort éloigné de le faire moi même , que je ne pouvois pas y penfer fans horreur , & que j'en détournois les yeux quand j'étois obiigé de paffer par eet endroir. Pour mon fauvage , il s'en acquitta fi bien, qu'il ne refta pas feulement 1'apparence ni du combat, ni du feftin, & que je n'aurois pas pu reconnoitte le lieu même fans la pointe du bois qui s'avangoit de ce coté-la. Je crus qu'il étoit tems alors d'entrer en converfation avec mes nouveaux fujets. Je commencai par le père de Vendredi, a qui je démandai ce qu'il penfoit des fauvages qui s'étoient échappés, & fi nous devions craindre qu'ils ne revinlfent a cette ifle avec des forces capables de nous accabler. Son fentiment étoit qu'il n'y avoit aucune apparence qu'ils euflent pu réfifter £ la tempête, «Sc qu'ils devoient être tous péris , a moins d'avoir été portés du coté du Sud, fur certaines cötes oü ils feroient dévorés indubitablement. A 1'égard de ce qu'il pourroit arriver , en cas qu'ils euflent été afléz heureux pour regagnec leur rivage , il me dit qu'il les croyoic ü fort effrayés par Ia' manière dont ils avoient éré attaqués , fi étourdis par le bruiE & par le feu de nos armes, qu'ils ne manqueroient pas de »  dé RoèinsoN CausoÉ, 435 de raconïer a leur peuple que leurs compagnons avoient été tués par la foudre & par le tonnerre, Sc que les deux ennemis qui leut avoient apparu, étoient fans doute des efprirs defcendus du ciel pour les détruire. II étoit confirmé dans cette opinion , paree qu'il avoit entendu dire aux fuyards qu'ils ne pouvoient pas comprendre que des hommes pulfent fouffler foudre , parler tonnerre , Sc tuer a une grande diftance, fans lever feulement la main. Ce vieux fauvage avoit raifon ; car j'ai appris enfuite que ceux qui s'étoient fauvés dans le canot étoient revenus chez eux , Sc avoient donné une telle épouvante a leurs compagnons , qu'ils s'étoient mis dans 1'efprit, que quiconque oferoit approcher de cette Ijle enchantée feroic détruit par le feu du ciel : on peut juger s'ils furent affez hardis pour s'y expofer. Mais comme alors ces circonftances m'étoient inconnues, je fus pendant quelque tems dans des appréhenfions continuelles, qui m'obligèrent a être fur mes gardes, & a teint toutes mes troupes fous les armes. Nous étions quatre alors, Sc je n'aurois pas craint d'affronter une centaine de nos ennemis en rafe campagne. Cependant ne voyant pas arriver un feul canot fur mon rivage pendant aifez de tems, me^ frayeurs s'appaisèrent, Sc je commeiicai a déüTome I. E e  '4?4 Les aventttr.es bérer furmonvoyage versie continent,oü Ie père de Vendredi m'affuroit que je ferois bien rec,u par les fauvages pour 1'amour de lui. L'exécution de mon deffein fut un peu fufpendue par un entretien fort férieux que j'eus avec 1'Efpagnol. 11 m'apprit qu'il avoit laiffé au continent feize autres chrétiens , tant efpagnols que portugais , qui , ayant fait naufrage, & s'étant fauvés fur ces cbtes, y vivoient, a la vérité , en paix avec les fauvages ; mais avoient a peine affez de vivres pour ne pas mourir de faim. Je lui démandai toutes les particularités de leur voyage , & je découvris qu'ils avoient monté un vaiffeau efpagnol, venant de Rio de la Plara, pour porter a. la Havane des peaux &C dë 1'argent, Sc pour s'y charger de'toutes les marchandifes europeen nes qu'ils y pourroient trouver; qu'ils avoient fauvé d'un autre vaiffeau cinq matelots portugais , qu'en récompenfe ils en avoient perdu cinq des leurs , & que les autres , a travers uneinfinité de dangers, étoient a demi-morts de faim fur le rivage des cannirbales, faifis de la crainte d'être dévorés auffi-tbc qu'on les auroit appercus, II me Conta. encore qu'ils avoient quelques armes avec eux, mais qu'elles leur étoient abfolument inutiles , faute de balles Sc de poudre , dont ils n'avoient fauvé qu'une quantité trés-  DE ROBINSON C R U S O £. 43 J peiite, qu'ils avoient confnmée les premiers jours de leur débarquement , en allant a la chaffe. Mais, lui dis-je, que deviendronr-ils a la fin ? N'ont ils jamais formé le deffein de fe tirer de-li ? II me répóndit qu'ils y avoient penfé plus d'une fois, mais que n'ayant ni vaiffeau , ni inftru-i mens néceffaires pour en conftruire un , ni aucune provifion, toutes leurs délibérations la-deffus avoient été terminées par des larmes & par le défefpoir. Je lui demandois de quelle manière il croyoit qu'ils pouvoient recevoir une propoficion de ma part, tendante a leur délivrance , & s'il ne jugeroit pas qu'elle feroit aifée a. exécuter, fi on pouvoit les faire venir tous dans mon ile. Mais, ajoutai-je , je vous avoue franchement que je qrains fort quelque coup de traïtre de leur facon. La gratitude n'eft pas une vertu fort familière aux hommes qui, d'ordinaire, conforment moins leur conduite aux fervices qu'ils ont recus , qu'aux avantages qüils peuvent efpérer. Ce feroit pour moi une chofe bien dure , continuai-je, fi, pout prix d'avoir été 1'inftrument de leur délivrance , ils m'amenoient comme leur priionnier dans la Nouvelle-Efpagne , ou tout Anglois, par quelque accident qu'il y puiffë venir, ne doit s'attendre qu'a |a plus cruelle deftinée. Je vous allure que j'aime- E e ij  43 6 Les aventures rois mieux être dévoré tout vivant par les fauvages, que de tomber enn e les mains de 1'inquifition. Sans cette difEcalté, ajoutai-je , je croirois mon deffein fort aifé,& s'ilsfe trouvoit tous ici on pourroit facilement conftruire un batiment alfez grand pour nous mener ou du cóté du fud dans le Bréfil, ou du cóté du nord dans les lies Efpagnoles. Après avoir écouté mon difcours avec attention, il me répóndit avec un air de candeur, que ces geus-la, fentoient avec tant de vivacité, tout ce qu'il y avoit dc" miférable -dans leur f tuation , qu'il étoit sur qu'ils auroient horreur de la penfée feule de maltraiter un homme qui contribucroit a les en délivrer. Si vous voulez, pourfuivit-il, j'irai les voir avec le vieux fauvage, jeleur communiquerai votre intenrion,&'je vous apporterai leur réponfe : je n'entrerai point en traité avec eux , fans qu'ils m'aÜurent de le gardcr par les fermens les plus folemnels. Je veuxftipuier qu'ils vous reconnoïtrontponr leur commandant, &c je les ferai jurer par les facremens & par 1'évangile,de vous fuivre dans;quelque pays chrétieu que vous trouviez a propos de les mener, 8c de vous obéir exacte ment, jufqu'a ce que nous y foyons arrivés; 8c je prétends vous apporter fur tout cela un contrat formel, figné par toute la troupe. Pour me donner plus de confiance en lui, il me propofa de me prêter ferment lui-même  DE ROBINSON CruSQÉ. 437 iivant fon départ, & il me jura qu'il ne me quittcroit jamais fans mes ordres , & qu'il me défendrók jufqu'a. la dernière goutte de fon fang, il fes compatriotes étoienr affez laches pour manquer a leurs promeffes dans le moindre poinr. Au refte il m'affura que c'étoient tous de fort honnêtes gens, qu'ils étoient accablés de toute la misèie imaginable , deftitués d'armes & d'habits , & n'ayant d'autres viv-res que ceux que leur fournilfoit la pitié des fauvages ; qu'ils étoient privés de tout efpoir de revenir jamais dans leur patrie, & que fi je voulois bien fonger rl finir leurs malheurs , ils étoient gens a vivre & a. mourir avec moi. Sur ces alfurances, je réfolus fermement de travailler a leur bonheur , & d'envoyer pouc traiter avec eux 1'Efpagnol avec le vieux fauvage. Mais quand tout fut p'rèt pour leur départ , mon Efpagnol lui-même me fit une difHculté oü je trouvai tant de prndence & tant de fincèrité, que je fus tres fatisfait de lui, & que je luivis le confeil qu'il.me donna, de ditferee cette affaire pour cinq ou fix mois. Voici le fait. II y avoit ciéja un mois qu'il étoit avec nous, & je lui avois montré toutes les provifions affemblées par le fecours de la providence. II comprenolt parfaitement bien que ce que j'avois amaifé de bic -3c de riz, quoique fuflSfant de E e üj  43 ^ Les aventur.es refte pour moi-même, ne fuffiroit pas pour ma nouvelle familie, a. moins d'une économie exacte, bien loin de pouvoir foumir aux befoins de fes camarades, qui étoient encore au nombre de feize, D'ailleurs il en falloit une bonne quantiré ponr avitailler le vaiffeau que je voulois faire pour palfer dans quelque colonie chrétienne; & fon avis étoit de défricher d'autres champs, d'y femer tout le grain dont je pouvois me paffer, & d'attendre une nouvelle moiffon avant que de faire venir fes compatriotes. La difette , me dit-il, pourroit lesporter a la révolte , en leur faifant voir qu'ils ne font fortis d'un malheur que pour tomber dans un autre. Vous favez , pourfuivit-il, que les enfans d'Ifraël, quoique ravis d'abord d'être déliviés de la fervitude d'Egypte , fe révoltèrent contre Dieu leur libérateur lui-même, quand ils manquèrenr de pain dans le défert. Son confeil me parut fi raifonnable, & j'y trouvai tant de preuves de fa fidélké , que j'en fus charmé, Sc que je me déterminai a le fuivre. Nous nous mettons donc tous quatre a remuer la terre autant que nos inftrumens de bois pouvoient nous le permettre 5 &, dans 1'efpace d'un mois , le tems d'enfemencer les terres étant venu , nous en avions défriché affez pour y femer vingt-deux boitfeaux d'orge & feize jarres d'e ia 3 c'éwU tout le grain que nous pouvions  be Robinson CrusoÉ. 439 épargner. A peine nous en refta-t-il pour vivre pendant les fix mois qui devoient s'ccouler avant la derniète récolte; car le grain eft fix mois en terre dans ce pays-la. Etant alors affez forts pour ne rien craindre des fauvages, a moins qu'ils ne vinlfent en trésgrand nombre , nous nous promenions par toute File, fans aucune inquiétude ; Sc comme nous avions tous 1'efprit plein de notre délivrance , il m'étoit impoflible de ne pas fonger aux moyens. Entr'autres chofes, je marquai plufieurs arbres qui me paroiftoient propres pour mes vues : j'employai Vendredi Sc fon père a les couper, & je leur dünnai 1'Efpagnol pour infpefteur. Je leur montrai avec quel travail infatigabie j'avois' fait des pUnches d'un arbre fort épais, Sc je leur ordonnai d'agir de même. Ils me firent une douzaine de bonnes planches de chêne d'd-peuprès deux pieds de large , de trente'-cinq de long , Sc épaiffes depuis deux pouces jufqua quatre. On peut comprendre quelle peine il falloit pour en venir a bout. Je fongeois en même tems a augmenter mon troupeau ; tantbt j'allois a la chafte moi même 'avec Vendredi, tantetje i'envoyois avec l'EfpS-» autre provifion pour huit jours, deftinée aux efpagnols : je convins encore avec eux d'un Yignal qu'ils mettroienr a leurcanota leur retour , pour pouvoir les reconnoitre par-la avant qu'ils abordaffent; & la-deflus je leur fouhaitai un heureux voyage. Ils mirent en mer avec un vent frais pendant Ia pleine lune. C'étoit au mois d'Octobre , felon moncalcul; car pourun compte exact des jours, je ne pus jamais m'aiTurer de 1'avoir jufte , depuis que je 1'eus une fois perdu; je n'étois pas tout a-fait fur même d'avoircompté exaclement lesannées, quoique dans la fuite je vis que mon calcul s'accordoit parfaitement avec lavcrité. J'avois déja attendu pendant huit jours le retour de mes députés , quand il m'arriva a fimprovifte une aventure , qui n'a peut-être pas fa femblable dans aucune hiftoire. C'étoit Ie matin, &z j'étois encore profondément endormi, lorfque Vendredi approcha demon litavec précipitation, en criant: maïtre, maitre, ils font venus, ils font vcnus. Je me léve, &i m'étant habillé , je me mets X  t»e Robinson CausoÉ. 445 traverfer mon bois qui étoic déja devenu épais, fongeant fi peu au moindre danget, que j'écois fans armes, contre ma coutume; mais je fus bien furpris en tournant mes yeux vers la mer, de voir a une lieue & demie de diftance une chaloupe avec une voile que nous appelons épauk de mouton , faifanc cours du cóté de mon rivage, Sc pouffée par un vent favorable. Je vis d'abord qu'elle ne venoic pas du cóté directemenr oppofé a mon rivage , mais du cóté du fud de 1'ile. Ladelfus, je dis a Vendredi de ne pas fe donner le moindre mouvemenc, puifque ce n'étoit pas la les gens que nous attendions, & que nous nepouvions pas favoir encore s'ils écoienc amis ou ennemis. Pour eu être mieux éclairci, je fus chercher ma lunetre d'approche, & par le moyen de mon échelle, je moncai au hauc du rocher, comme j'avois coucume de faire, quand j'appréhendois quelque chofe & que je voulois le découvrir, fans être découverr moi-même. A peine avois-je mis le pied fur le haut de la coiüne , que je vis clairementunvaifleauarancre, a peu prés deux lieues & demie au fud-oueft de moi, & je crus obferver par la ftruccuce du batiment que le vaiffeau étoit anglois , aufii-bien que la chaloupe. Je ne faurois exprimer les impreffions confufes  441- Les aventüres que cetre vue fit fur mon imagination. Quoi qu ei ma joie de voir un navire , dont 1'équipage devoit être fans doute de ma nation, fut extreme, je ne laifföis pas de fentir quelques mouvemens fecrets, dont j'ignorois la caufe,qui m'infpiróient de la circonfpecfcion. Je ne pouvois pas concevoir quelles affaires un vaifleau anglois pouvoit avoir dans cette partie du monde , puifque ce n'éroit pas la route vers aucun des pays oü ils ont établi leur commerce : de plus je favois qu'il n'y avoit eu aucune rempête capable cle les porter de ce ccnéla malgré eux; par conféquent j'avois iieu de croïre qu'ils n'avoient pas de bons delfeins, Sc qu'il valoit mieux pour moi demeurer dans mafolitude que de tornber entre les mains de voleurs & de meurtriers. Je 1'ai déja dit: qu'aucun homme ne méprife ces avertiffemens fecrets , qui feront infpircs quelquefois, quoiqu'il n'en fente pas la vraifembiance. Je crois que peu de gens capables de réfiexion puiffentnier que cesfortes d'avertilïemens ne nous foient donnés quelquefois; je crois encore qu'il eft inconreftable quecefont des marqués de 1'exiftence d'un monde invifible, & du commerce de certains efprits avec nous, qui tend a nous détourner du danger. II n'y a rien de plus naturel i mon fens que d'attribuer ces averdfle-  DE ROBINSON CrUSOÉ. 445 mensaquelque intelligencequi nous eft favorable, fok fuprême , foit inférieure & fubordonnée ala divinité. Le cas dont je vais parler prouve évidemment la vérité de mon opinion ; rar fi je n'avois pas obéi a ces mcuvemens fecrets, c'étoit fait de moi, & ma condition feroit devenue infiniment plus malheureufe, Je ne m'étoispas tenu longtems dans cette pofture , fans que je vifie la chaloupe approcher du riyage, comme fi elle cherchoir une baie, pour la commodité du débarquement; mais ne découvrant pas celle dom j'ai parlé fouvent; ils pouffèrent leur chaloupe fur le fable , environ a un demi-quarc de lieue de moi : j'en étois ravi; car fans cela ils auroient debarqué précifément devant maporre, ils m'auroient chafle fansdoute de mon chateau, & auroient pillé tout mon bien. Lorfqu'ils furent fur le rivage, je vis clairement qu'ils étoientanglois, hormis unou cleux que je pris pour des hollandois , mais qui pourtant ne Tétoient pas. Ils étoient onze en tout; mais il j en avoit trois fans armes, 6c garottés, comme je crus m'en appercevoir. Dès que cinq'ou fix d'entr'eux eurent fauté fur le rivage, ils firent fortir les autres de la chaloupe , comme des prifonniers : je vis un des trois marquer par  44 voudriez-vous pas enfeigner a un étranger » le moyen de vous fecourir? Car vous parohTez 55 accablés d'une grande affliórion : je vous ai ,> vu débarquer, & quand vous vous êtes en>5 tretenus avec les brutaux qui vous ont con>5 duits ici, j'en ai vu un tirer le fabre & faire n mine de vouloir vous tuer Le pauvre homme tremblant , & les yeux pleins de larmes, me répartit d'un air étonné : Parlé-je a. un homme, a un Dieu , ou a un ange ? « Tranquillifez-vous la-delfus, monfieur, lui »5 dis-je : fi Dieu avoit envoyé un ange a votre » fecours, il paroitroit a vos yeux fous de meil-  de RoBINSON CrUSOÉ. 4 j i 55 leurs habits & avec d'autres armes. Je fuis réel»> lement un homme , je fuis même un anglois , 35 & tout difpofé a vous rendre fervice. Je n'ai 53 avec moi qu'un feul efclave ; nous avons des » armes & des munitions , dites librement fi sj nous pouvons vous rendre fervice , & expli35 quez-moi la nature de vos malheurs. » Hélas! monfieur, dit-il, Ie récit en eft trop long pour vous être fait pendant que nos ennemis font fi proches; il fuffira de vous dire que j'ai été commandant du vaiffeau que vous voyez; mes gens fe font révoltés contre moi; peu s'en faut qu'ils ne m'aient maffacré ; mais ce qui vaut prefque tout autant, ils veulent m'abandonner dans ce déferc avec ces deux hommes , dont 1'un eft mon contreniaitre, & 1'autre un patfager. Nous nous fommes attendusa périr ici dans peu de jours, croyanr 111e inhabitée,& nous ne fommes pas encore raffurés la-deffus. Mais, lui dis-je, que font devenus vos coquins de rebelles ? Les voila couchés , répondit-il ^ en montrant du doigt une toufte d'arbres fort épaiffe ; je tremble de peur qu'ils ne nous aient entendu parler ; ft cela eft, il eft certain qu'ils nous maffacreront tous. Je lui démandai la-deffus fi les mutins avoient des armes a feu, & j'appris qu'ils n'avoient avec eux que. deux fufils, & qu'ils en avoient laiffé un Ff ij  45* Les aventur.es dans la chaloupe. Laitfèz-moi faire donc , lui ré-' pondis-je ; ils fonr tous endormis; rien n'eft plus aifé que de les tuer , a moins que vous n'aimiez rnieux les faire prifonniers. II me conta alors qu'il y avoit parmi eux deux coquins, dont il n'y avoit rien de bon a. efpérer, & que, fi on metcoit ceux-la hors d'état de nuire , il croyoit que Ie relte retourneroit facilement a fon devoir : il njouta qu'il ne pouvoit pas me les indiquer de fi loin, & qu'il étoit tout pret a fuivre mes ordres en tout. «Eh bien I dis je, commencons par » nous titer d'ici , de peur qu'ils ne nous apr> percoivent en s'éveillant, & fuivez-moi vers t> un lieu oü nous pourrons délibérer fur nos afw faires a notre aife. » Après que nous nous fümes mis a couvert dans le bois : écoutez donc, monfieur , lui dis je, je veux hafarder tout pour votre délivrance, pourvu que vous m'accordiez deux conditions. 11 m'interrompit pour m'alfurer que , fi je lui rendois fa liberté & fon vaiffeau, il emploieroit 1'un &c 1'autre a me témoigner fa reconnohfance, & que, fi je ne pouvois lui ren Jre que la moitié de ce fervice, il étoit réfolu de vivre & de mourir avec moi dans quelque partie du monde que je voululfe le conduire. Ses deux compagnons me donnèrent les mêmes aflurances. Ecoutez mes conditions, leur dis-je, il n'y en  ) de Robins on C r u s o é. 45.5 a que deux. i°. Pendant que vous ferez dans ce te 51e avec moi, vous renoncerez a toute forte d'autorité, & (i je vous mets les armes en main vous me les rendtez dès que je Ie trouverai bon : vous ferez entièrement fourms a mes ordres, fans fonger jamais a. me caufer le moindre préjudice, i°. Si nous réuffiflons a reprendre le vaiffeau , vous me menerez en Angleterre avec mon efclave , fans rien demander pour le paifage. II me le promit avec les exprefïions les plus fortes qüun cceur reconnoiffant püt dicter. Je leur donnai alors trois moufquets avec des balles Sc de la poudre , & je démandai au capitaine de quelle manière il jugeoit a propos de diriger cette entreprife. II me témoigna toute Ia gratitude imaginable , & me dit qu'il fe contenteroit de fuivre exaófement mes ordres, öc qu'il me laiffoit avec plaifir toute la conduite de 1'affaire. Je lui répondis qu'elle me paroiffoit alTez épineufe, que cependant le meilleur parti étoit , felon moi, de faire feu fur eux tous en même temps pendant qu'ils étoient couchés , Sc que fi quelqüun, échappanta notre première décharge x vouloit fe rendre % nous pourrions lui fauver Ia vie. II me répliqua, avec beaucoup de modération l qu'il feroit faché de les tuer s'il y avoit moyen de. faire autrement: mais pour ces deux fcélérats in- ïfiij,  454 Les aventures corrigibles dont je vous ai paiïé, continua-t-il, 8c qui ont été les auteurs de la révolte , s'ils nous échappent, nous fommes perdus ; ils amèneront tout 1'équipage pour nous détruire a coup sur. Cela étant, répartis-je, il faut s'en tenir a mon premier avis; une néceffité abfolue rend 1'aóKon légitime. Cependant, lui voyant toujours de 1'averfion pour le deffein de répandre tant de fang , je lui dis a lui &' a fes compagnons , de prendre les devans, & d'agir felon que les circonftances les dirigeroient. Au milieu de eet entretien, nous en vimes deux fe lever & fe retirer de-la ; je démandai au capitaine fi c'étoient les chefs de la rébellion, defquels il m'avoit parlé. II me dit que non ; eh bien donc ! lui dis-je , laiflons-les échapper, puifque la providence femble les avoir éveillés exprès pour leur fauver la vie ; pour les autres , s'ils ne font pas a vous , c'eft votre faute. Animé par ces paroles, il s'avance vers les mutinsj un moufquet fur les bras , & un de mes piftolets a la ceinture. Ses deux compagnons le devancant de quelques pas, font d'abord un peu de bruit qui réveille un des matelots. Celui la fe met a crier pour éveiller fes camarades; mais en même temps ils font feu tous deux; Ie capitaine gardant fon coup avec beaucoup de prudence , 8c yifant avec toute Ia jufteffe pofiible les chefs des  de ROBINSON CrUSOÉ. 455 mutins, ils en tuent un fur la place. L'aucre, quoique dangereufement blelfé , fe léve avec precipitation , fe met a crier au fecours : mais le capitaine Ie joint, en lui difant qu'il n'étoit plus tems de demander du fecours , & qu'il n'avoit qu'a prier Dieu de lui pardonner fa trahifon : il 1'affomme auiïi-tot d'un coup de fufil. II en reftoit encore trois, dont 1'un étoit légerement bleffé ; mais me voyant arriver encore , &: qu'il leur étoit impofiible de réfifter , ils demandèrent quartier. Le capitaine y confentit, a condition qu'ils lui marqueroient 1'horreLir qu'ils devoient avoir de leur crime , en Paidanr fidèlement a recouvrer le vaiffeau & a le ramener a Ia Jamaïque d'oü il venoit. Ils lui donnèrent toutes les affurances de leur repentir , & de leur bonne volonté, qu'il pouvoit defirer , & il. réfolut de leur fauver la vie, ce que je ne défapprouvois pas ; je 1'obligeai feulement a les garder pieds & mains Hés, rant qu'ils feroient dans 1'ile.. Sur ces entrefaites j'envoyai Vendredi, avec le contte-maitre , vers la chaloupe , avec ordre de la mettre en süreté , & d'en óter les ramcs & les voiles, ce qu'ils firent: en mème tems trois matelots qui , pour leur bonheur, s'étoient écartés de la troupe , revinrent au bruit des moufquets ^ 8c voyant leut capitaine , de leur prifonnier , deveuu leur vainqueur , ils fe foumirent a lui.fe Ef m  '45^ Les aventures & confentirent a fe lailfer garotter comme le.t autres. Voyant alors tous nos ennemis hors de combat , j'eus le tems de faire au capitaine le récic de toutes mes aventures : il 1'écouta avec une attention qui alloit jufqu'a 1'extafe, & fur-tout la manière miraculeufe dont j'avois été fourni de munitions & de vivres. Comme toute mon hiftoire eft un tiffu de prodiges , elle fit de fortes impreffions fur lui; mais quand de-la il commenc,oit a réfléchir fur fon propre fort, & a confidérer que la providence ne paroilfoit m'avoir confervé que pour lui fauver la vie, il étoit fi touché, qu'il répandoic un ruilfeau de larmes , & qu'il étoit incapable de prononcer une feule parole. Notre converfation étant finie, je le conduifis avec fes deux compagnons dans mon chateau; je lui donnai tous les rafraicbiffemens que j'étois en état de lui fournir , & je lui montrai toutes les ïnventions dont je m'étois avifé pendant mon féjour dans 1'ile. Tout ce que je difois au capitaine, tout ce que je lui montrois , lui paroilfoit furprenant : il admiroit fur-tout ma fottification , & la manière dont j'avois caché ma retraite par le moyen du bocage que j'avois planté il y avoit déja vingt ans. Comme les arbres croiflent dans ce pays bien plus yite qu'en Angleterre , ce petit boi?  DE ROBINSON CrUSOÉ. 457 étoic devenu d'une épaiffeur impénétrable de toutes parcs, excepcé d'un coté oü jem'écois ménagé un petit pafTage tot'tueux. Je lui dis que ce qu'il voyoit étoit mon chateau, le lieu de ma réfidence ; mais que j'avois encore , a 1'exemple d'autres princes, une maifon de campagne, cue je lui montrerois une autre fois; mais qüa préfent il falloit fonger aux moyens de nous rendre maïtres du vaiffeau. Il en convïnt; mais il m'avoua qu'il ne voyoit pas quelles mefures prendre. II y a encore , dit-il, vingt-fix hommes a bord qui, fa* chant que par leur confpiration ils ont mérité de perdre la vie, s'y opiniatreront par défefpoir , car ils font tous perfuadés fans doute, qu'en cas qu'ils fe rendent, ils feront pendus dès qu'ils arriveronr en Angleterre, ou dans quelque colonie de la nation : le moyen donc de fonger a les attaquer avec un nombre fi fort inférieur au leur ? Je ne trouvai ce raifonnement que trop jufte, & je vis qu'il n'y avoit rien a faire , finon de tendre quelque piège a réquipage5 & de 1'empêcher au moins de débarquer Sc de nous détruire. J'étois sur qu'en peu de tems les gens du vaiffeau , étonnés du retardement de leürs camarades j mettroient leur autre chaloupe en mer, pour aller voir ce qu'ils étoient devenus ; Sc je craignais fott qu'ils ne vinffent armés Sc en erop  458 Les Aventures grand nombre , pour que nous puffions leur réfifter. La-deffus je dis au capitaine, que Ia première chofe que nous avions a faire , c'étoit de couler la chaloupe a fond, afin qu'ils ne puffent pas 1'emmener, ce qu'il approuva. Nous mettons d'abord la main a 1'ceuvre , nous commencons a óter de la chaloupe tout ce qu'il y avoit de refte, c'eft-adire une bouteille d'eau-de-vie , & une autre pleine de rum , quelques bifcuits , un cornet rempli de poudre, & un pain de fucre d'environ fix livres , enveloppé d'une pièce de cannevas. Toute cette trouvaille m'étoit fort agréable, & fur-tout Peau-de-vie & le fucte , dont j'avois prefque eu le tems d'oublier le gout. Après avoir porté tout cela a terre 9 nous fïmes un grand trou au fond de la chaloupe , afin que s'ils débarquoient en alfez grand nombre pour nous être fupérieurs , ils ne puftent pas néanmoins faire ufage de cette barque & 1'emmener. A dire la vérité , je ne penfois guères férieufement a recouvrer le vailfeau ; ma feule vue étoit, en cas qu'ils fiflent cours en nous laiflant la chaloupe, de la reboucher , & de la mettre en état de nous mener vers mes amis les efpagnols , dont je n'avois pas perdu 1'idée. Non content d'avoit fait dans la chaloupe un  DE ROBINSON CrUSOÉ. 4$9 frou affez grand pour n'être pas fort atfcmént bouché, nous mïmes toutes nos forces a la poufler affez haut fur le rivage , pour que la marée même ne put pas la mettre a flot. Mais au milieu de cette occupation pénible , nous enten dï nies un coup de canon , & nous vimes en même' tems fur le vaiffeau le ögnal ordinaire pour faire venir la chaloupe a bord ; mais ils avoient beau faire des fipnaux & redoabler leurs coups de canon, la chaloupe n'avoit gardé d'obéir. Dans le même inflant nous les vïmes , par le moyen de nos lunettes, mettre leur autre chaloupe en mer , & aller vers le rivage a force de rames; & quand ils furent a la póxtéé de notre vue, nous appercumes diftinétement qu'ils étoient au nombre de dix , & qu'ils avoient des armes a feu. Nous en pumes diftinguer jufqu'aüx vifages pendant aïïê'z long-tems , paree qüayant été dé livrés par la marée , ils éroienr obligés de fuivre le rivage pour débarquer dans le même endroit oü ils décóuvriréht leur première chaloupe. De cette manière, Ie capitaine pouvoit les examiner a loifir; il n'y manquoit pas , & il me die qu'il voyoit parmi eux trois fort braves garcons 5 & qu'il éroit sur que les autres les avoient éntrainés par force dans la confpiration; mais que pour le Bojjement qui cominandoit la chaloupe , &z pout les autres, c'étoient les plus grands fcé-  4^0 Lss ArENTUR.ES lérars de tout I equipage, 4ui n'auroient garde de fe dcfifter de leur èntreprife , & qu'il craigriöie bien qu'ils ne futTent nop forts pour nous. Je lui répondis, eu fouriant , que des gans dans notre fituation devoient être au deifus de la peur; que voyant totnes les conditions prefque meilleures que la notre, nous devions confidérer la mort même comme une efpèce de délivrance ,. Sc qu'une vie comme Ia miemie, qui avoit etc fujette a tant de revers, méritoit bien que je ha» fardaffe quelque chofe pour la rendre plus heufeufe. « Qu'eft devenue, continuai-je, vorre per» fuafion que la providence ne m'avoit confervé » ici que pour vous fauver la vie ? Ayez bon cou» rage, je ne vois pour nous, dans toute cette » affaire , qu'une feule circonftance embarraf» fante. Quelle donc, me dit il ? C'eft, répon» dis-je, qu'il y a parmi cette petite troupe trois » ou quatre honnêtes gens qu'il faut fonger a » conferver. S'ils étoient tous les plus grands » coquins de 1'équipage , je croirois que la pro» vidence les auroit féparés du refte pour les » livrer entre nos mains. Car fiez-vous en a moi, » tout ce qui débarquera fera a notre difpofition, m & nous ferons les maïtres de leur vie,& de leut » mort.» Ces paróles, prononcées d'une voix ferme 8c d'une contenance gaie > lui donnèrenc courage,  bh RoBlNSON CrUSOE. 4(5*1 & il fe mit a m'aider vigoureufemenr. a faire nos préparatifs. A la première apparence de la chaloupe qui venoic a nous , nous avions dé-ja fongé d féparer nos prifonniers , Sc a les mettre en Heil sur. II y en avoit deux, dont le capitaine étoit moins afftiré que des autres \ je les avois fait conduire par Vendredi, & par un des compagnons du capitaine, dans ma grotte , d'oü ils n'avoient garde de fe faire voir, ou de fe faire entendre , ni de trouver le chemin au travers des bois, quand même ils feroient alfez induftrieux pour fe débarralfer de leurs Hens. Je leur avois dónné quelques provifions , en les, aiïurant que , s'ils fe renoient en repos, je les remettrois dans quelques jours en pleine Iiberté; mais que , s'ils faifiiuit la moindre ret;tative pour fe fauver, il n'y auroic point de quartier pour eux. Ils me promirent de fouffrir leur prifon patiemment, Sc ils me marquèrent une vive reconnoilfance de la bonté que j'avois de leur donner des provifions Sc de la lumière ; car Vendredi leur avoit donné quelques chandelles: ils s'imaginoient qu'il devoit refter en fentinelle devant la grotte. Nos autres prifonniers étoient plus heureux ; a la vérité, nous en avions garotté deux qui éroi int un peu fufpects; mais pour les trois autres, je les  Les aventures avois pris a mon fervice , a la recommandation clu capitaine, & fur leur ferment folemnel de nous être fidèles jufqu'a la' mort. De cette manière , nous étions fept bien armés , & j'étois petfuadé que nous étions en état de venir a bout do nos ennemis , fur-tout a caufe des trois ou quatre honnêtes gens que le capitaine m'aifuroit avoir découverts parmi eux. Dès qu'ils furent parvenus a 1'endroit oü étoit leur première chaloupe, ils poufsèrent fur le fable celle oü ils étoient, & Ia quittant tous en même tems , ils la tirèrent après eux fur le rivage , ce qui me faifoit plaifir, car je craignois qu'ils ne la laiiIaiTent a. 1'ancre, a quelque diftance, avec quelques-uns d'entre eux pour Ia garder , èc qu'ainfi il nous fut impoffible de nous en faifir. La première chofe qu'ils firent, ce fut de courir vms leur autre chaloupe , & nous nous appercümes aifément de la lurprife avec laquelle ils la voy'oient percée par le fond, & deftituée de tous fes agrès. Un moment après ils poufsèrent tous én même rems deux ou trois grands cris pour fe faire entendre de leurs compagnons ; mais voyant que c'étoit peine perdue , ils fe mirenc dans un cercle, & firent une décharge générale de leurs armes , dont le bruit fit retentir tout le bois; nous étions bien sürs pourtant que les pri—.  de robinson CrüSOE. 463 fonniers de la grotte ne 1'entendoient pas , & que ceux que nous gardions nous-même, n'avoienc pas le courage d'y répondre. Ceux de la chaloupe n'entendant pas le moindre figne de vie de la part de leurs compagnons, étoient dans une telle furprife, comme nous 1'apprimes d'eux dans la fuire, qu'ils prirent la réfolution de retourner tous a botd du vaifieau , pour y aller raconter que 1'efquif étoit coulé a. fond, &c que leurs camarades devoient être maifiacrés. Aufll les vimes-nous lancer leur chaloupe en mer, &C y entrer tous. A peine avoient-ils quitté le rivage , que nous les vimes revenir, après avoir délibéré apparemment fur quelques nouvelles mefures pour trouver leurs compagnons, & il en refta trois dans la chaloupe, & les autres entrèrent dans le pays pour aller a la découverte. Jeconfidérois le parti qu'ils venoient de prendre comme un grand inconvénient pour nous ; en vain nous rendrions-nous maitres des fept qui étoient a terre , fi la chaloupe nous échappoit , car en ce cas la, ceux qui y étoient, autoient regagné certainement leur navire, qui n'auroit pas manqué de faire voile, ce qui nous auroit öté tout moyen pofiible de le recouvrer. Cependant le mal étoit fans remède, d'autant plus que nous vimes la barque s'éloigner du ri*  404 Les aventur.es vage, & jeter 1'ancre a quelque diftance de la. Tout ce qüi nous reftoit a faire, c'étoit d'attendre l'événement. Lesfeptqui étoient débarqués fe tenoient fetrés enfemble en marchant du cóté de la colline fous laquelle étoit mon habitation, & nous les pouvions voit clairement fans être appercus. Nous fouhaiuons fort qu'ils approchalfent davantage , afin de faire feu fur eux, ou bien qu'ils s'éloignaffent pour que nous pufiions fortir de notre retraite fans être découverts. Quand ils furent au haut de la colline , d'ou ils pouvoient découvrir une grande pattie des bois & des vallées de 1'ite , fur-tout du cóté du Nord-Eft, ou le tetroir eft Ie plus bas , ils fe iniient de nouveau a crier jufqua n'en pouvoir plus, Sc n'ofant pas , ce femble , fe hafarder a pénérrer dans le pays plus avant, ils s'aflirent pour confulter enfemble. S'ils avoient trouvé bon de s'endormir, comme avoit fait le premier parti que nous avions défait, ils nous auroient rendu un bon fervice ; mais ils étoient trop templis de frayeur pour le rifquer , quoiqu'afiurément ils n'euflent aucune idéé du danger qu'ils craignoienr. Le capitaine croyant deviner le fujet de leur déiibération, & s'imaginant qu'ils alloient faire une feconde décharge pour fe faire entendre de leurs camarades, me propofa de tomber fur eux tous  ui Robinsón Cr,üsöé. 46$ ïous a la fois, dès qu'ils auroient tiré , & de les forcer par la a fe rendrë, fans que nous fuffions' öbligés de'répartdre du fang. Je goftcai fort ce confeil, pourvu qu'il fut exécuté avec jufteffe j & que nous fuffions affez prés deux , pour qu'ils n'euffent pas le tems de charger leurs armes. Mais ce deffein s'évanouit , faure d'occafion J & hous fuirës fort long - tems fans favoir quel parti prendre. Enfin je dis a mes gens qu'il n'y avoit rién a faire avant la nuit , Sc que fi alors ils n'éroieht pas rembarqués , nous pourrions trouver moyert dê noiis méttre entr'eux & le rivage, «Sc nous fervirde ftratagême pour enrrer avec eux dans la barquë , & pour les forcer & regagner la terre. Après avoir attendu long-rems le réfultat de leut délibération , nous les vïmes , a notre gtand regret, fe lever & marcher versla mer: ils avoient apparemment une idéé fi affrëüfe des dangers qui les attendoient dans eet endroit , qu'ils étoient réfolus , comptant leurs compagnons perdus fans reffource , de retourner a bord du vaiffeau , cSc de' pourfuivre leur voyage. Le capitaine voyartt qu'ils s'en retoutnoient tout de bon, en étoit au défefpoir ; maisjem'avifai d'un ftratagême , pour les faire revenir fur léurs pas, dont le fuccès répóndit exaétement a ines vues. Tj>ms L G g  466 LïS AVENTURES J'ordonnai au contre-maïtre & a Vendredi de palier la petlte baie du cóté de 1'oueft, vers 1'endroit ou j'avois fauvé le dernier de la fureur de fes ennemis: qu'aufli tót qu'ils feroiert parvenns a quelque colline, ils fe miifent a crier de toutes leurs forces ; qu'ils reftalfent la jufqu'ace qu'ils fuffent aflu'rés d'avoir été enten.lus par les matelots , Sc qu'ils pouffalfent un cri nouveau, dès que les autres leur auroient répondu : qu'après cela, fe tenant toujours hors de la vue de ces gens, ils toumaffent en eerde , en continuant de poufler des cris de chaque colline qu'ils rencontreroient afin de les attirer par- la bien avant dans ces bois, Sc qu'errfuite ils revinlfenta moi par les chemins que je leur indiquois. lis mettoient juftement le pied dans la chaloupe, quand mes gens poufsèrent le premier cri. Ils 1'entendirent d'abord , & courant vers le rivage du cóté de 1'oueft , d'ou ils avoient entendu la voix, ils furenc arrêtés par la baie, laquelle , les eaux étant hautes, il leur fut impoftible de palfer; ce qui les portaa faire venir la chaloupe , comme je 1'avois prévu. Quand elle les eut mis de 1'autre cóté, j'obfervai qu'on la faifoit monter plus haut dans la baie , comme dans unebonne rade, Sc qu'un des matelots en fortoic , n'y lailTant que deux autres qui «ttachèrent la barque au tronc dun arbre.  t>e Roïiksom Crusoé. 467 C'étoit juftement ce que je fouhaitois : & laiffant Vendredi & le contre-mairre exécuter tranquillement mes ordres, je pris les autres avec moi , & faifant un détour pour venir de 1'autre cöté de la baie, nous furprïmes ceux de la chaloupe & l'improviite. L'un y étoir refté , 1'autre étoit couché fur le fable a moitié endormi, Sc fe réveilla en furfaut a notre approche. Le capitaine, qui éroit le plus avancé, fauta fur lui, lui cafla la tête d'un coup de crolTe , & cria enfuite a celui qui étoit dans 1'efqiuf de fe rendre, ou qu'il étoit mom II ne falloit pas beaucoup de peine pour I'y réfoudre : il fe voyoit arrtté par cinq hommes j fon camarade étoit afTommé, & d'ailleurs c'éroit un de ceux dont le capitaine m'avoit dit du bien: aufii , ne fe rendit-il pas feulement, mais il s'engagea encore avec nous , & nous fervit avec 'beaucoup de fidélité. Sur ces entrefaites, Vendredi Sc le contre-maïtre ménagèrent fi bien leurs affaires , qu'en criant &en répondant aux cris des matelots, ils les menèfent de colline en colline , jufqu'a les avoir mis fur les denrs. Ils ne les laifsèrent en repos qu'après les avoir attirés affez avant dans les bois pour ne pouvoir pas rega^ner leur chaloupe, avant qu'il ne fit tout-a-fait obfcur. lis étoient bien frtigués eux-mcmes en reve-*  4 je je n'érois pas homme a leur manquer de parole : ik que s'il y uouvoit a redire , je les remettrois en liberté comme je les avois trouvés; permis a lui de courir après eux, & de les attraper s'il pouvoit. Je le fis , comme je 1'avois dit, & leur ayant fait óter les liens ; je leur dis de gagner les bois, & je leur promis de leur laiffer des armes a feu, .des munitions, & les direótions néceffaires pour vivre a leur aife; s'ils vouloient les fuivre. Enfuite je communiquai au capitaine mon deffein de refter encore cette nuit dans 1'iie , pour préparer tout pour mon voyage, & je le priai de retourner cependant au vaiffeau, pour y tenir tout en ordre , & d'envoyer le lendemain fa chaloupe. Je l'avertis auffi de ne pas manquer de faire pendre a la vergue le nouveau capi-  DE RoBINSON CRUSOÉ. 4^5 taine qui avoit été tué, afin que nos prifonniers1 'y puffent voir, Dès que Ie capitaine fut parti, je les fis venir a mon habitation, & j'entrai dans une converfation très-férieufe touchant leur fituation. Je les louai du choix qu'ils avoient fait, puifque le capitaine , s'il les avoit fait conduire a bord' du vaiffeau , les auroit fait pendre certainemenr, aufïi bien que le nouveau capitaine , que je leur montrai attaché a la grande vergue. Quand je les vis déterminés a refter dans 1'iley je leur donnai tout le détail de eet endroit, &c la manière de faire du pain , d'enfemencer mesterres, & de fécher mes raifi-ns; en un mot, jeles inftruifis de tout ce qui pouvoit rendre leur vie agréable & commode. Je leur parlai encorede feize efpagnols qu'ils avoient a attendre, je leur laifïai une lettre pour eux, & je leur fis promettre de vivre avec eux, eh bonne amitié- Je leur laiffai mes armes; favoir mes moufquets, trois fufils de chafie, & trois fabres » j'avois encore , outre cela , un baril & demi depoudre; car j'en avois confumé fort peu. Je leur enfeignai aufïi la manière d'élever mes chèvres-, de les traire, de les engraiffér, & de faire du beurre & du fromage. De plus, je leur promis: de faire en forte que le capitaine leur laiffat une- Hhdij  435 Les aventures plus grande provifion de poudre, & quelques grainspour les jardins potagers, dont j'aurois été ravi d'être fourni moi-même quand j'étois dans leur cas. Je leur fis encore .préfent d'un fac plein de pois, que le capitaine m'avoit donné , & je les informai jufqu'a quel pointils fe multiplieroienr, s'ils avoient foin de les femer. Le jour après , je les laiffai li; je m'embarquai: mais nous ne pumes pas faire voile ce jour-la, ni la nuit fuivanre. II étoit environ cinq heures du mann, quand nous vïmes deux dc ceux que j'avois laiffés venant a ia nage : & prianr au nom de Dieu qu'on leslaiffac encore dans le vaiffeau, quand ils devroient être pendus un quartd'heure après, puifque cerrainement les trois autres fcélérats les maffacieroient, s'ils reftoient parmi eux. Le capitaine fit quelque difficulté de les recevoir, fous prétexte qu'il n'en avoit pas le pouvoir fans moi; mais il fe laiffa gagner a la fin par les promeffes qnüs lui firent de fe bien conduite; & effecfivement, après avoir ére fouetrés d'imporrance , ils devinrent de fort braves gareons. Quelque tems après , la chaloupe fut envoyée a terre , avec les provifions que le capitaine avoic promifes aux ExUês , auxquelles il avoit fair ajouter, en ma faveur, leurs cofFres & leurs lubars, qu'üs recurent avec beaucoup degraticude  DE RóBINSON'CRUSOÉ. 4S7 Je leur promis encore, que fi je pouvois leur envoyer un vaifïeau pour les prendre, je ne les oublierois pas. En prenant congé de 1'ile, je pris avec moi , pour m'en fouvenir mon grand bonnet de peau de chèvre , mon parafol & mon perroquet: je n'oubliai pas non plus l'ar.én: dont j'ai fait mention , & qui étoit refté inutile pendant fi long-tems, qu'il étoic tout rouillé, fans pouvoit Être reconnu pour ce que c'étoit, avant d'avoir été manié ficfrotté : je n'y laiflai pas non plus la petite fomme d'argent que j'avois tirée du vaiffeau efpagnol qui avoit fait naufiage^ C'eft ainfi que j'abandonnai 1'ïle le 19 Décembre de 1'an 1686, felon le calcul du vaiffeau, après y avoir demeuré vingc-huic ans, deux mois & dixneuf jours, étant délivré de cette trifte vie, le même jour que je m'étois échappé autrefois dans une barque longue des maüres de Salé. Mon voyage fut heureux ; j'arrivai en Angleterre l'.ónzième de Juin de 1'an 1687 , ayant été hors de ma patrie trente-cinq ans. Quand j'y arrivai, je m'y trouvai aufiiétranger que fi jamais je n'y avois mis les pieds. Ma fidclle gouvernante, a qui j'avois confié mon petit tréfor, étoit encore en vie ; mais elle avoit eu de grands malheurs dans le monde , & étoit devenue veuve pour la fecon le fois. Jê la foulageai beaucoup par H h iij  4^8 Les aventures rapport a 1'inquiétude quelle avoit fur ce dont elle m'étoit redevable, & non-feulement je lui proteftai que je ne Finquiétefois pas la-deffus , mais encore., pour la récompenfer de fa fidélite dans 1'adminiftration de mes affaires , je lui fis aurant de bien que ma fituation pouvoit me le permettre, en lui donnant ma parole que jem'oublierois pas fes bontés paffées; aulfi lui en ai-je marqué mon fouvenir, cjuand j'en ai eule moyen, comme on verra ci-après. Je m'en fus enfuite dans la province d'Yorck ; mais mon père & ma mère étoient morts, Sc toute ma.familie éteinte , excepté deux fceurs, Sc deux èhfans d'un de mes frères; & comme depuis longtems jepaffois pour mort, on m'avoit oublié dans le partage des biens, de manière que je n'avois d'autres reffources que mon petit tréfor, qui ne fuffiloit pas pour me procurer un établiffement. A Ja vérité, je recus un bienfait, ou je ne m'attendois pas. Le capitaine que j'avois fi heureufement fauvé avec fon vaiffeau & fa cargaifon, ayant donné aux propriétaires une information favorable de ma conduite a eet égard, ils me firent venir , m'honorèrent d'un compliment forc gracieux, &d'un préfent da peu-près deux eens livres ftetling. Cependant en faifant reflexion fut les diflé-  DE RoBlUSOS CRUSOE. 4.S9 rentes circonftances de ma vie, Sc fur le peu de moyens que j'avois de m'établir dans le monde, je réfolus de m'en aller a Lisbonne, pour voir fi je ne pourrois pasm'y informer au jufte de l'état de ma plantation dans le Bréfil, & de ce que pouvoit être devenu mon affocié, qui fans doute devoit me mettre au nombre des morts. Dans cette vue, je m'embarquai pour Lisbonne, Sc j'y arrivai au mois de .Septembre fuivant avec mon valet Vendredi, qui m'accompagnoit clans toutes mes courfes, & qui me donnoit de plus en plus des marqués de fa fidélité & de fa probicé. Arrivé dans cette ville, je trouvai, après plufieurs perquifirions, a mon grand contentemeut, mon vieux capitaine qui me fit entter dans fon vaiffeau au milieu de la mer, quand je me fauvois des cötes de Barbarie. Il étoit fort veilli, & avoit abandonné la mer, ayant mis a. fa place fon fils qui, dès fa première jeuneffè , 1'avoit accompagné dans fes voyages, öc qui pouffoit pour lui fon négoce du Bréfil. Je le reconnus a peine, Sc c'en étoit de même a mon égard : mais en lui difant qui j'étois, je lui retracai biencbt mon idéé , Sc je me remis aufïï bientbt la fienne. Après avoir-renouvelé la vieille connoiffance, on peut croire que je m'inforrnai de ma plantation Sc de mon ajfocié. Le bon-homme me dit  49© 1 E S AVENTURES ïa-delfus, que depuis neuf ans, ii n'avoic point été dans le Bréfil, mais qu'il pouvoit m'affnrer que quand i! y avoit été la dernière fois , mon affocié étoit encore en vie ; mais que mes facteurs , que j'avois joints a lui dans Padrniniftration de mes affaires, éroient morts tous deux ; qu'il croyoit pourtant que je pourrois avoir une information fort jufte de mes affaires , puifque la nouvelle de ma, mort s'étant répandue par tout, mes facteurs avoient été obiigés de donner le compte des revenus de ma portion au procureur fifcal qui fe 1'étoit appropriée , en cas que je ne revinffe jamais pour la réclamer ; en ayant affigné un tiers au roi & deux tiers au monaftère de S. Auguftin, pour être employés au foulagement des pauvres , & a la converfion des indiens a la foi catholique; que cependant fi moi, ou quelqu'un de ma part réclamoit mon bien , il devoit être remis a fon propriétaire, excepté feulement les revenus qui feroient réellement employés pour des ufages cbaritables. II m'alTura en même tems que 1'intendant des revenus du roi, par rapport aux biens immeubles , & celui du monaftère i avoient eu grand foin de tirer de mon affocié, tous les ans , un compre fidéle du revenu total, dont il recevoit toujours la jufte moitié. Je lui démandai s'il croyoit que ma plantation  DE ROBINSON CRUSOÉ. 491 s'éroit afïèz accrüe pour valoir la peine d'y jerer les yeux, & fi je ne rrouverois point de difficulté pour me remettre en poffeiTion de la jufte moitié. II me répóndit qu'il ne pouvoit pas me dire exaétemenr jufqu a quel point ma plantation s'étoit augmentée : ce qu'il favoit, c'eft que mon aflbcic étoit devenu extrêmement riche en jouiflant de fa monié , & que le tiers de ma portion qui avoic été au roi , & enfuite donnée a quelque autre monaftère , alloit au-dela de deux eens moidores , qu'au refte il n'y avoit point de doute qu'on ne me remit en poftèffion de mon bien, puifque mon affocié , vivant encore, pouvoit être témoin de mes droits , & que mon nom écoit placé dans le cacalogue de ceux qui avoienc des plantations dans ce pays. II m'affuroic de plus , que les fucceffeurs de mes facteurs étoient de fort honnêtes gens, & fort a leur aife , qui non - feulement pouvoient m'aider a entrer dans la poffeifion de mes terres , mais qui devoient encore avoir en main , pour mon compte, une bonne fomrne qui étoic le revenu de ma plancation pendanc que leurs pères en avoienc fóin, & avanc que , fauce de ma préfence , le roi & le monaftère , dont j'ai parlé, fe fuffenr approprié ledit tiers , ce qui étoit arrivé il y avoic environ douze ans. A ce récit je parus un peu mortifié , & ja  49z Les aventur.es démandai a mon vieux ami comment il étoit poffible que mes facteurs euffent ainfi difpoféde mes etters, dans le tems qu'ils favoient que f avois fait un reftament en faveur de lui , c'eft-a-dire , da vieux capitaine portugais , comme mon béritier univerfel ? II m'a dit que cela étoit arrivé; mais que n'ayant point de preuve de ma mort, il n'avoir pas été cn état d'agir en qualité d'exécuteur teftamentaire, & d'ailleurs il n'avoit pas trouvé a propos de fe mêler d'une affaire fi embarraffée ; que cependant il avoic fait enregiftrer ce tefbment, 8c qu'il s'en étoit mis en poffeffion ; que s'il avoic pu donner quelque afiiirance de ma mort ou de ma vie , il auroit agi pout moi, comme par pro-!, cnration, & fe feroit emparé de Xingenio , c efta-dire , de 1'endroic ou 1'on prépare le fucre, &c que même il avoic donné ordre a fon fils de le faire en fon nom. Mais, die le bon vieillard , j'ai une autre nouvelle k vous donner, qui ne vous fera peut - être pas fi agréable ; c'eft que couc le monde vous croyancmorc, vocre affocié 8c vos facreurs m'onc offert de s'accommoder avec moi par rapport au revenu des fepc ou huit premières années, lequel j'ai effectivement recu. Mais, continua c il, ces revenus n'onc pas été gcand chofe alors, a caufe. des grands débourfemens qu'il a failu faire pou  de Robin son C r o s o é. 49 j augmenrer la plantation, pour batir un ingenïo , & pour aclieter des efclaves. Cependant, je vous donnerai un compte fidéle de tout ce que j'ai recu , & de la difpofition que j'en ai fake. Après avoir conféré encore pendant quelques jours avec mon vieux ami, il me donna le compte des fix premières années de mes revenus, figné par mon affocié &c par mes deux fa&eurs. Le tour lui avoit été délivré en marchandifes; favoir, du tabac en rouleau, du fucre en caiile, du rum, du moloflus , & tout ce qui provient d'un moulin a fucre, & je trouvai par la que le revenu de ma plantation s'ctoit augmenté toutes les années conlidérablement. Mais, comme il a étédéja dit, les débourfemens ayant été très-grands, les fommes fe trouvoient forc médiocres. Le bon-homme me fit voir pourtant qu'il me devoit quatre cent foixance-dix moidores d'or , outre foixante caiffes de fucre , &c quinze rouleaux de tabac , qui avoienc été perdus dans un naufrage qu'il avoit fait, en retournant a Lisbonne , environ onze ans après inon départ du Bréfil. Cet honnête vieillard commenca alors a fe plaindre de fe; défaftres , qui 1'avoienc obligé a fe fervir de mon argenr pour acquérir quelque porcion dans un autre vaiffeau. Cependant, mon cher ami , continua - t-il , vous'ne raanquerez ppiuc de refiburce'dans votre nccefijté, & vous  494 Les aventures ferez pleinemem fatisfaic, dès que mon fils fera de retour. La-delTus il tira un vieux fac de cuir & me donna cent foixante moidores portugais en or , avec le titre qu'il avoit par écrit du droit qu'il avoit dans la charge du vaiffeau, avec lequel fon fils étoit allé au Bréfil, & 0u il avoit un quart, &z fon fils un autre. II me remit tous ces papiers pour ma sureté. J'étois éxtrêmement touché de la probité du pauvre vieillard , & me refiouvenant de rout ce qu'il avoit fait pour moi, comme il m'avoit pris dans fon vaifleau; comme il m'avoit donné en toutes occafions des marqués de fa générofité, dont je venois de recevoir encore des preuves nouvelles, j'avois de la peine a retenir mes larmes, c'eft pourquoi je lui démandai d'abord s'il étoit dans une fituation d fe pafler de la fomme qu'il me reftituoit, & fi ce rembourfement ne le mettroit pas a 1'étroit. II me répóndit qu'en effet il en feroit un peu incommodé; mais que dans le fond c'étoit mon argenr, & que peut-être j'en avois plus grand befoin que lui. . Tout ce que me difoit eet honnête homme étoit fi plein de bonté & de tendreffe , que je ne pouvois m'empêcher de m'attendrir. Je pris cent moidores , & je lui en donnai ma quictance en lui donnant le refte , & en 1'aflurant que, fi  BE RoBINSON CrUSOÉ. 495 jamais je rentrois dans la pofleffion de mon bien , je lui rendrois encore le refte , comme je fis auffi dans lafuite ; que pour le cercificat qu'il vouloit me donner de fa portion, & de celle de fon fils dans le vaiffeau, j'étois fort éloigné de le vouloit prendre , fachant que fi j'étois dans le befoin, il étoit affez honnête homme pour me payer; que fi je n'en avois pas befoin , & fi je parvenois a mon but dans le Bréfil , je ne lui demanderois pas un fol. Lorfque Ie capitaine portugais me vit réfolu de paffer moi-même dans le Bréfil, il ne le défapprouva pas ; mais il me dit qu'il y avoit d'autres moyens pour faire valoir mes droits ; & comme il y avoit des vaiffeaux prêts a partir pour le Bréfil dans la rivière de.Lisbonne , il me fit mettre mon nom dans un reglftre public avec une dépofition de fa part , dans laquelle il déclaroit, fous ferment , que j'écöis ,eh vie , & que j'étois la même perfonne' qui avoit entrepris &c commencé la plantation dont il s'agiffoit. Il me confeilla d'envoyer cette dépofition faite dans les formes pardeyant notaires, avec une procuration a un marchand de fa connoiiTance qui étoit fur ies lieux , & de refter avec lui jufqu'a ce qu'on m'eüt rendu compte de i'état de mes affaires. Ces mefures réuffirent au-dela de mes efpérances: car, en fept mois de tems, il me vim un  49 Les aventür. es grand paquet de la part des hériciers de mes facteurs , qui contenoit les papiers fuivans. i°. 11 y avoit un compte courant du produit de ma plantation pendant fix ans, depuis que leurs pères avoient fait leur balance avec le vieux capitaine. Par ledit compte, il me revenoic une fomme de 117^moidores. 2°. 11 y avoit un autre compte des dernières années , avant que le.gouvernement fe fut faifi de l'adminiftration de mes eftets , comme appartenant a une perfonne qui n'étanr pas a trouver , pouvoit être confidérée comme civilement morte. Le revenu de ma plantation s'étoit alors confidérablement accru : il me revenoit, felon la balance de ce compte , la fomme de 3 241 moidores. 30. II y avoit un compte du prieur du monaftère qui avoit joui de mon revenu pendant plus de quatorze ans, & qui, n'étant pas obligé de me reftituer ce dont il avoit difpofé en fiiveur de I'hêpical, déclara avec beaucoup de probité qu'il avoit encore entre les mains 872 moidores 3 qu'il étoit prèc a me rendre. Mais pour le tiers que le roi s'étóit approprié, je n'en tirai rien du tout. Ledit paquet contenoit, outre cela, une lettre decongratulation de mon aifocié, furceque j'étois encore en vie , avec un détail de 1'accroiiTement de ma plantation, de fes revenus annuels , du nombre d'acres de terre qui y étoient employés:  T> Ti ROBINSÖM CrÜSGÉ. 497 ïl y avoit ajouté vingt-deux cro'ix en guife de bé* nédi&ions; & il m'afiliroit qu'il avoic die aucanc d'ave Maria pour remercier la fainte Vierge de ce qu'elle m'avoit confervé. II me prioic en même tems, d'une manière forc tendre, de venir moimême prendre pofieffion de mes effers, ou du moins de 1'informer a qui je fouhaitois qu'il les remic. Cette Iettre, qui finifloic par des proteftations pathétiques de fon amitié & de celle de coute fa familie, étoic accompagnée d'un forc beau préfenc , qui confiftoic en fix belles peaux de léopard, (qu'il avoic recues apparemmenr d'Afrique par quelqu'un de fes vailfeaux , donc le voyage avoit été plus heureux que le mien,) en fix caiiTes d'excellentes confitures , & dans une centaine de pièces d'or non monnoyées, un peu plus petites que des moidores. Je recus, dans le même cems , de la pare des héririers de mes facteurs douze cents caifies de fucre, huit cents rouleaux de tabac, & le refte de ce qui me revenoit en or, J'avois grande raifon de dire alors , que la fin de Job étoit meilleure que le commencement, & j'ai de la peine a exprimer les différentes penfées qui m'agitèrenc en me voyanC environné de tant de biens : car, comme les vaiffeaux du Bréfil yiennent toujours en flotte , les mêmes navires Toim I, li  498 Les Aventures qui m'avoient apporté mes lettres avoient aufïï été chargés de mes effets, & ils avoient été en süreté dans la rivière , avant que j'euffe , entte les mains , les nouvelles de leur départ, Cette joie fubke me faifit d'une telle force, que le cceur me manqua, & je ferois peut - étte mort fur le champ, fi le bon vieillardne s'étoit haté de me chercher un verre d'eau cordiale. Je continuai pourtant a être affez mal pendant quelques heures, jufqu a ce qu'on fk chercher un médecin qui, inftruk de mon indifpofition, me fit faigner. ce qui me remit entièrement. Je me, voyois alors tout d'un coup maïtre de 500,000 livres fterling en argent, & d'un bien dans le Bréfil de plus de mille livres fterling de revenu, dont j'étois aufli sut qu'aucun anglois peut 1'être d'un bien qu'il pofsède dans fa propre patne. En un mot, je me voyois dans un bonheurque j'avois de la peine a comprendre moimeme , & je ne favois pas trop bien cotnmenc me conduire pour en jouir a mon aife. La première chofe a laquelle je fongeai, fut a recompenfer mon bienfaiteur le capitaine portugais , qui m'avoit donné tant de marqués de fa charité dans mes malheurs, & tant de preuves de fa probité dans ma bonne fortune. Jé lui montrai tout ce que je venois de re-  de RöfiiMsott CrUsoe. 49>5 Cëvoir, en 1'alTurant qu'après la providence di~ Vine, c'étoit lui que je ccnfidérois comme la fource de toute marichefTe, & que j'étois charmé de pouvoir le récompenfer aü centuple de toutes les bontés qu'il avoit eues pour moi. Je com» mencai d'abord par lui rendre les cent moidores qu'il m'avoit données , &£ ayant fait venir un notaire, je lui donnai une décharge dans les formes des quatre cent foixante-dix qu'il avoit reconnu me devoir; enfuite, je lui donnai une procuration pour être le receveur des revenus annuels de ma plantation , avec ordre a mon alTocié de les lui envoyer par les flottes ordinaires. Je m'en* gageai encore a lui faire préfent dè cent moidores par an pendant toute fa vie , &c cinquante par an après fa mort pöur fon fils ; & c'eft ainfi que je trouvai jufte de témoignet a ce bon vieillard la reconnoilfance que j'avois de tous les fervices qu'il m'avoit rendus. II ne me reftoit plus qu'a délibérer fur ce que je ferois du bien dont la providence m'avoit rendu polfefleur, ce qui certainement me donnoit plus d'embarras que je n'en avois jamais eu dans la vie folitaire que j'avois menée autrefois dans mon ïle , ou je n'avois befoin que de ce que j'avois; au lieu que dans ma nouvelle fituation mon bonheurmême m'étoit a. charge , par 1'inquiétude que me donnoit 1'envie de mettre mes richeffes en  500 Les aventures sureté. Je n'avois plus cette grotte oü je pouvois conferver mon tréfor fans ferrure & fans clef, &C oü il pouvoit fe rouiller dans un long repos fans etre utile a perfonne. 11 eft vrai que le vieux capitaine étoit un homme parfaitement intègre; c'étoit la aufli mon unique reffource. Ce qui augmentoit mon embarras , c'eft que mon intérêt m'appeloit dans le Bréfil, Sc que je ne pouvois pas fonger a entreprendre ce voyage , avant d'avoir mis mon argentcomptanten mains süres j je penfai d'abord a ma bonne veuve> dont 1'intégrité m'étoit connue; mais elle étoit déja. avancée en age, mal dans fes affaires, Sc peut-être endettée. Ainfi, il n'y avoit pas d'autre parti a prendre que de retourner en Angleterre, 8c de prendre mes effets avec moi. Plufieuts mois s'écoulèrent pourtant avant de prendre une réfolution fixe la deffus , & pendant ce tems la, après avoir fatisfait pleinement aux obligations que j'avois au vieux capitaine portugais , je penfai auifi a témoigner ma reconnoiffance a ma pauvre veuve , dont le mari avoit été mon premier bienfaiteur, 8c qui elle-même avoit été ma fidelle gouvernante , 8c 'la fage directrice de mes affaires. Dans ce deffein je trouvai un marchand a Lisbonne , a qui je donnai ordre d'écrire a fon correfpondant a Londres, de chercher cette bonne femme pour lui donner de ma part cent  'je Rosinson Causoi 501 livres fterling , & pour 1'afsürer que pendant ma vie ellene manqueroit jamais de rien. En même tems j'envoyai cent livres fterling a chacune de mes fceurs, qui vivoient a la campagne, & qui, quoiqu'elles ne fufferit pas dans une néceffité abfolue , étoient bien éloignées pourtant d'êcre a leuraife, 1'une étant veuve, & 1'autre ayant fon mari dont elle n'avoit pas lieu d'être contente. Maïs parmi tous mes parens, & toutes mes connoiffances, je ne trouvai perfonne a qui confier le gros de mes affaires , d'une manière a être tranquille la deffus , avant que de paffet dans le Bréfil , ce qui me donna bien de 1'inquiétude. J'avois affez d'envie quelquefois de m'étabhr entièrement dans le Bréfil, ou j'étois comme naturalifé ; mais j'étois retenu par qaelques fcrupules de confcience, II eft bien vrai qu'autrefcis j'avois eu affez peu de délicateffe pour profeffer extérieurement la religion dominante du pays, Sc que je ne voyois pas encore qu'il y eut la un fi grand crimemais pourtant, y penfant plus murement, je jugeois qu'il n'étoit pas sür pour moï de mourir dans une pareine diffimulation , & je me repentois d'en avoir jamais été capable. Cependant, ce n'étoit pas la le plus grand obftacle qui s'oppofoit a mon voyage; c'étoit, comme j'ai déja dit, la difïïculté que je trouvois a dif- liüj  5*^2 Les aventures pofer de mes elFers d'une manière süre. Je fne déterminai donc a retourner eh Angleterre avec mon argenr , dans 1'efpérance d'y trouver une ame digne de toute ma confiance , & j'exécutai ■ ce deffein peu de tems après. Mais avant de partir, la flotte du Bréfil étant prête a faire voile , je donnai les réponfes convenables aux lettres obligeantes que j'avois recues de ce pays. J ecrivis au prieur une lettte pleine de reconnoiffance pour le remercier de 1'intégrité dont il avoit agi envers moi, Sc pour lui faire préfent de 872 moidores qu'il avoit a moi, avec prière d'en donner 500 au monaftère, & d'en diftribuer 372 aux pauvres, felon qu'il le trou^feroit bon. Au rede , je me recommandois a fes prières & a celles des autres religieux. J'écrivis une lettre femblable a mes facteurs , fans 1'accompagner d'aucun préfent, fachant bien qu'üs n'avoient pas befoin des effets de ma libéxalité. On peut bien croire que je n'oubüai pas non plus de remercier mon affocié des foins qu'il avoit pris pour 1'accroiffement de notre plantation , & de lui donner mes inftruéHons fur la manière dont je fouhaitois qu'il dirigeat mes affaires. Je Ie priai d'envoyer régulièrement les revenus de ma moitié au vieux capitaine, & je M"furai que non-feulement je viendrois le voir , mais que j'avois encore deffein de me fixer dans  DE RoBINSON CllBS Ot. 50 5 le Bréfil pour tour le refte de ma vie : j'ajoutai a ces promelfes un joli préfent de quelques pièces d'étoffes de foie d'ltalie, de deux pièces de draps d'Angleterre , de cinq pièces de baie noire , &c de quelques pièces de ruban de Flandre d'un adez grand prix. Ayant mis ainfi ordre a mes affaires , vendu macargaifon, & réduit toutes mes marchandifes en argent, je ne trouvai plus rien d'embarraffant que le choix de la route que je devois prendre pour paffer en Angleterre. J'étois fort aecoutumé a la mer, & cependant je me fentois une averfion extraordinaire pour m'y hafarder, & quoique je fuffe incapable d'en alléguer la moindre raifon, cette averfion redoubloit de jour en jour d'une telle force , que je fis remettre a terre jufqu'a deux ou trois fois mon bagage , que j'avois déja fait embarquer. J'avoue que j'avois effuyé afTez de malheurs fur eet élément pour le craindre •, mais cette raifon faifoit des impreiTions moins fortes fur mon efprit, que ces mouvemens fecrets dont je me fentois faifi, & que j'avois grande raifon de ne pas négliger, comme il parut par 1'évènement. Deux de ces vaiffeaux , dans lefquels, a diffcrens tems, j'avois voulu m'embarquer , furent très-maiheureux dans leur voyage : 1'un fut pris par les Algériens , & 1'autre fit naufrage prés de Torbay , I i iv  504 Les aventures fans qu'il s'en fauvac au-deld de trois perfonnes;' par conféquent, dans lequei des deux que je me fufle- embarqué, j'aurois éré égalemenc malheuren*. || Mon ancien ami fachant 1'embarras ou je me trouvois par rapport i mon voyage, m'exhorta fort de n'aller point par mer ■ il me cönfeëla plutót d'aller par terre jufqu'd Ia Corogne , & de palfer par-la , a la Rochelle , par le golphe de Bifcaye , d'oü il étoit aifé de continuer mon chemin par rerre jufqu'a Paris, & de venir de-la par Galais a Douvres , ou bien d'aller a Madrid, & de traverfer toute la France par terre. - Mon averfion prodigieufe pour la mer me fit fuivre ce dernier parti , qui me la faifoit éviter par-tout, excepté le petit paffage de Calais i Douvres. Je n'étois pas fort prelfé , je craignois peu la dépenfe , la route étant agréable, & pour ■que je ne m'y ennuyalfe pas , mon vieux capitaine me procura la compagnie d'un Anglois, fils d'un marchand de Lisbonne , qui me fit ttouver deux autres compagnons de voyage de la même nation, auxquels fe joignirent encore deux cavaliers portugais qui devoient s'arrêter a Paris, de manière que nous étions fix maïtres & cinq valets. Les deux marchands & les deux Portugais fe conrentoient d'avoir deux valets a eux quatre ; i»ais pour moi 3 j'avois trouvé bon d'augmenter  be RoSlNSON CrüSOÉ. 505 mon domeftique d'un matelot Anglois qui devoit me tenir lieu de laquais pendant le voyage, paree que Vendredi n'étoit guères capable de me fervir comme il falloit dans des pays dont il avoit a peine une idée. De cette manière nous quittames Lisbonne ? bien montés 8c bien armés , faifant une petite tronpe affez lefte , qui me faifoit 1'honneur de m'appeler fon capitaine , non-feulement a caufe de mon age , mais encore paree que j'avois deux valets, 8c que j'étois 1'entrepreneur de tout le voyage. Comme je ne fuis pas entré dans le détail d'aucun de mes voyages par mer, je ne ferai pas non plus un Journal exaót de mon voyage par terre. Je m'arrêterai feulement a quelques aventures qui me paroiffent dignes de 1'attention du lecteur. Quand nous vinmes a Madrid, nous réfolümes de nous y arrêter quelques tems pour voir la cour d'Efpagne, & tout ce qu'il y a de plus remarquable; mais 1'automne commencant a approcher , nous nous prefsames de fortir de ce pays, 8c nous abandonnames Madrid environ au milieu d'Oófcobre. En arrivant fur les trontières de la Navarre nous fümes fort allarmés en apprenant qu'une fi grande quantité de neige y étoit tombé du coté de la France , que plufieurs voya-  joS Les aventures geurs avoienc écé obligés de retourner a Pampeluné après avoir renté de palier les montagnes en s'expofant aux plus grands hafards. Arrivés a Pampelune , nous trouvames que eette nouvelle n'écoic que erop fondée : nous y fentïmes un froid infupporrable , fur-tout pouc moi qui étoit accoutumé a vivte dans des climats li chauds , qu a peiné y peut-on fouffiir des habits. J'y étois d'autant plus fenfible, que dix jours auparavant nous avions palTé par la vieille Caftille dans un tems extrêmement chaud. On peut croire li c'étoit un grand plaifir pour moi d'être expofé aux vents qui venoient des Pyrénées, Sc qui caufoient un froid alTez rude pour engourdir nos doigts Sc nos oreilles , Sc pour nous les faire perdre. Le pauvre Vendredi étoit encore le plus malheureux de nous tous, en voyant pour la première fois de fa vie des montagnes couvertes de neige, &c en fentant le froid, chofes inconnues pour lui jufqu'alors. La neige cependant continuoit toujours a tomber avec violence , & pendant li long-tems, que 1'hiver étoit venu avant fa faifon ; & les paflages qui jufqu'alors avoient été difïiciles, en devinrent abfolument imptaticables. La neige étoit d'une épailfeut tetrible , Sc n'ayant point acquis de la fermeté par une forte gelée, comme dans les pays  r>£ Robin son Crwsoe. 507 feptemrionaux, ellefaifoit courir rifqueaux voyageurs , a chaque pas , d'y être enterrés tout vifs. Nous nous arrêtames pout le moins une vingtaine de jours a Pampeluné 5 mais perfuadés que 1'approche de Phiver ne mettoit pas nos affaires en meilleur état, (aufïi êtoit-ce par toute 1'Europe Phiver le plus cruel qu'il y ait eu de mémoire d'homme; je propofai a mes compagnons d'aller a Fontarabie, & de paffer de-la par mer a Bordeaux , ce qui n'étoit qu'un très-petit voyage. Pendant que nous étions a délibéret la-deffus , nous vïmes entrer dans notre auberge quatre gentilshommes francois qui, ayant été arrêtés du cóté de la France, comme nous, du cóté de PEfpagne, avoient eu le bonheur de trouver un guide qui, traverfant le pays du cóté du Languedoc , leur avoit fait paffer les montagnes par des chemins oü il y avoit peu de neige, ou du moins oü elle étoit affez endurcie par le froid pour foutenir les hommes Sc les chevaux. Nous fitnes chercher ce guide, qui nous affura qu'il nous meneroit par le même chemin fans avoir rien a craindre de la neige ; mais que nous devions être affez bien armés pour pouvoir nous défendre contre les bêtes féroces , & fur-tout contre les loups qui , devenus enragés faute de nourriture, fe faifoient voir par troupes aux pieds des montagnes. Nous lui'dïmes que nous ne crai-  Ï°S Les aventur.es gnions rien de ces animaux , pourvu qu'il nous put mettre 1'efprit en repos fur certains loups i deux jambes que nous étions en grand danger de rencontrer , d ce qu'on nous avoir affuré , du coté des montagnes qui regardent la France. II nous répóndit que nous ne ferions point expofés a ce danger dans la route par laquelle il nous meneroit; & Id-delfus nous nous déterminames a le fuivre , Sc le même parti fut pris par douze cavaliers francois ayec leurs valets , qui avoient été obligés de revenir fur leurs pas. Nous fortïmes de Pampeluné Ie 15 de Novembre , &nous fümes d'abord bien furpris de voir notre guide , au Heu de nous mener en avant, nous faire retourner 1'efpace de vingt milles Anglois, par le même chémin par lequel nous étions venus de Madrid ; mais ayant paffé deux nvières , & traverfé un climat fort chaud & fort agréable , oü 1'on ne découvroit pas Ia moindre neige , il tourna tout d'un coup du cóté gauche , & nous fit rentrer dans les montagnes par un autre chemin. Nous y appercümes des précipices dont la vue nous faifoit frilTonner ; mais il fut nous conduire par tant détours & par tant de traverfes, qu'il nous fit paffer la hauteur des montagnes fans que nous en fuffions rien , &r fans ctre fort incommodés de la neige , & tout d'un coup il nous montra les agréables Sc fe,rtiles pro-  DE RoBTNSON CrüSoÉ. 509 vin ces du Languedoc & de la Gafcogne, qui frappoient nos yeux par une charmante verdure. 11 eft vrai que nous les voyions a une grande diftance de nous, & qu'il falloit encore faire bien du chemin avant que d'y entrer. Nous fümes pourtant bien mortifiës un jour, en voyant tomber de la neige en une telle abondance , qu'il nous fut impoffible d'avancer; mais notre guide nous donna courage, en nous affurant que toutes les difficultés de la route feroient bientót furmontées. Nous trouvames efFectivemeilt que chaque jour nous defcendions de plus en plus, & que nous avancions du coté du Nord, ce qui nous donna alfez de confiance en norte guide pour pouffer hardiment notre voyage. Voici une aventure affez remarquable qui nous arriva un jour. Nous avions a peu prés deux heures de jour , quand nous hatant vers notre gite, nous vïmes fortir d'un chemin creux, a coté d'un bois épais, trois loups monftrueux , fuivis d'un ours. Comme notre guide nous avoit affez dévancés pour être hors de notre vue, deux de ces loups fe jettèrent fur lui, & fi nous avions été feulement éloignés d'un demi-mil!e Anglois , il auroit été certainement dévoré avant que nous euffions été en état de lui donner du fecours. L'uu de ces animaux s'attacha au cheval, & 1'autre attaqua l'homme avec tant de fureur, qu'il n'eut  5 iét Les ayêntürïs ni le tems, ni Ia préfence d'efprit de fe faifie de fes armes a feu : il fe contenta de pouffer des cris épouvanrables. Comme Vendredi étoit le plus avance de nous tous , je lui dis d'aller a toute bride voir ce que c'étoit. Dès qu'il découvrit de loin ce dont il s'agiffoit , il fe mie a crier de toutes fes forces : O maïtre , maïtre ! mais il ne laiffa pas de continuer fon chemin tout droit vers le pauvre guide, Sc comme un garcon plein de courage , il appuya fon piftolet contre Ia tere du loup qui s'étoit attaché a 1'homme, Sc le fit tomber a terre roide mort» C'étoit un grand bonheur pour le pauvreguide que Vendredi , étant accoutumé dans fa patrie a ces fortes de bêtes 3 ne les craignoit guères ; ce qui 1'avoit rendu affez hardi pour tirer fon coup de prés ; au lieu que quelqu'un de nous, tirant de plus loin, auroit couru rifque ou de manquer le loup , ou de mer 1'homme. Aufïi- tot qne le loup, qui avoit attaqué le cheval, vit fon camarade a terre , il abandonna' fa proie,'& s'enfuit. 11 s'étoit heureufementattaché a la tête ducheval, oü fes dents rencontrantles boffettes de la bride, n'avoient paspu porter de coup bien dangeteux.11 n'en étoit pas ainfi de 1'homme; qui avoit recu deux morfures cruelles, Tune dans le bras , & 1'autre au-deffus du genou , Sc qui avoit été fut le point de tombet de fon cheval  DE RoBINSON CrUSOE. Jll qui fe cabroit, dans le moment que Vendredi ctoit venu fi heureufement a fon fecours. On croit facilement qu'au bruit du coup de piftolet de mon fauvage nous doublions tous le pas , autant qu'un chemin extrémement raboteux pouvoit nous le permettre. A peine nous étions-nous débarraiTés desarbres qui nousbarroientlavue, que nous vïmes diftinótemeut ce qui venoit d'arriver , fans pourtant pouvoir diftinguer d'abord quelle efpèce d'animal Vendredi venoit de tuer. Mais voici un autre combat bien plus furprenant, il fe donna entre le même fauvage & Tours dont je viens de parler , & nous divertit a uierveilles, quoiqu'au commencement nous en fuffions fort allarmés. II fera bon, pour Fintelligenee de cette aventure, de la faire précéder d'une courte defcription du caraélère de meffieurs les ours- On fait que 1'ours eft un animal fort groffier & pefant, & fort éloigné de pouvoir galoper comme un loup , qui eft fort léger Sc tres-alerte; mais on ignore peut-être qu'il a deux oualités effentielles , qui font la règle générale de la plupart de fes aétions. Premièrement , comme il ne confidère pas 1'homme comme fa proie , a moins qu'une faim exceffive ne le faffe fortir de fon naturel, il ne 1'attaque pas, s'il n'en eft attaqué le premier. Si  5ii Les aventures vous Ie rencontrez dans un bois , & fi vous .tiê vous mêlez pas de fes affaires , il ne fe mêlera pas des vótres ; mais ayez bien foin de le traiter avec beaucoup de politeffe , & de lui buffer le chemin libre ; car c'eft un cavalier fort pointilleux , qui ne fera pas un feul pas hors de fa route pour un monarque. S'il vous fait peur, le meilleur parti que vous puiffiez prendre, c'eft de dé» tourner les yeux , & de continuer votre chemin; car fi vous vouliez vous arrêter pour le negaxder fixement, il pourroit bien s'en offenfer ; mais fi vous étiez affez hardi pour lui jeter quelque chofe, & qu'elle le touchat, ne ffit-ce qu'un morceau grand comme le doigt, foyez sur qu'il le prendroit pour un affront fanglant, &c qu'il abandonneroit toutes fes autres affaires, pour en tirer vengeance , car il eft extrêmement délicat fur le point d'honneur: c'eft-la fa première qualité. Il en a encore une autre , qui eft tout aufïi remarquable , c'eft que s'il fe fourre dans 1'efprit que vous 1'avez offenfé , il ne vous abandonnera ni de nuit ni de jour jufqu'a ce qu'il en ait fatisfaction, &c que 1'affront foit lavé dans votte fang. Je reviens au combat, dont j'ai promis Ia relation. A peine Vendredi eut-il aidé a defcendre de cheval notre guide, encore plus effrayé qu'il n'étoit bleffé, que nous vimes 1'ours fortir du bois,  de Robin son Cru sol. 51 £ bois, & je puis prorefter que je n'en ai jamais vu d'une taille plns monftrueufe. Nous étions tous un peu effrayés a fa vüe, hormis Vendredi , qui marquant dans toute fa contenance beaucoup de joie & de courage, s'écria : O maïtre , maicre , vous me donner congé, moi lui toucher dans la main, moi vous faire bon rire. Que voulez-vous dire , grand fou que vous êtes , lui dis je ? 11 vous mangera. Lui manger moi, lui manger moi ! iepondit-il: moi manger lui $ vous tous reft'er-la, moi vous donner bon rire, Auffitót le voili a bas de fon cheval, il óre fes bottes dans le moment, chauffe une paire d'efcarpins , qu'il avoit dans fa poche , donne fon cheval a garder a. mon autre laquais, fe faific d'un fufil, & fe met a. courir comme le vent. L'ours cependant fe promenoit au petit pas , fans fonger a malice , jufqu'a ce que Vendredi s'en étan: approché , commenca a lier converfation avec lui, comme fi 1'animal étoit capable de 1 entendre : écoute donc, lui cria-t-il, moi te vouloir parler un peu- Pour nous, nous le fuivions a quelque diftance. Nous étions déja defi" cendus des montagnes du coté de la Gafcogne , & nous nous trouvions dans une vafte plaine, oü pourtant il y avoit une affez gtande quantité d'arbres répandus pat-ci , par-ld. Vendredi, étant pour ainfi dire, fur ies talons Tornt I, Kk  5.4 Les aventures de Tours , ramatfe une grofTe pierre, la jete k eer aifreux animal & i'atcrape juftementa la tête fans néanmoins lui faire plus de mal , que fi le caillou avoit donué contre une muraille. Audi mon drole n'avoit d'autre burque de fe faire fuivre par Tours , & de nous donner bon rire , felon fa manière de s'exprimer. L'ours, felon fa louable courume , ne mauquoic pas d'aller droit a lui, en faifant des pas fi terribles , que, pour les ftiivre , on auroit du mettre fon cheval a un médiocre galop. II n'avoitgarde cependant d'attraperVendredi, que je vis , a mon grand étonnement, prendre fa courfe de notre coté , comme s'il avoit befoin de notre fecours, ce qui nous dérermina a faire feu fur la béte tous en même tems , pour délivrer mon valer de fes griffes : j'étois pourtant dans une furieufe colère contre lui pour avoir attiré l'ours fur nous, dans le tems qu'il ne fongeoitqu'a aller droit fon chemin. Cela s'appellettü nous faire rire, maraud , lui dis-je; viens vue, Scprends ton cheval, afin que nous puiffiöris tuer ce diable d'animal que tu as misa nos trouffes. Point , point, répóndit - il tout en courant; non tirer, vous point bouger , vous avoir grand rire. Comme mon drole couroit.deux fois plus vice que Tours , & qu'il y avoic encore un affez grand efpace eucre Tun & Tautrej. il prend tout d'un-  e>£ Robin's on Crusöé. 515 coup a coté de nous, cü il voyoit un grand chêné très-prcpre a 1'exécution de fon projet, Sc nous faifant figne de le fuivre , il met bas fcn fufil k quelque pas de 1'aibre, & il y grimpe avec unë adreffe étonnanre. Nous fuivions , cependant, k quelque diftance , Fouts irrité qui prenoit le même chemin, étant proche de 1'arbre, il s'arrête auprès du fufil, le flaire , & le laiflant la, il fe met a grimper contre le tronc de 1'arbre , a la manière des chats, quoi qu'il fut d'une pefanteuf exrraordinairei J'étois furpris de la fblië de moh valet, Sc jüfques-la je ne voyois pas le mot pour rire dans toute cette affaire. L'ours avoit déja gagné les branches de 1'arbre, Sc il avoit fait la moitié du chemin depuis le tronc jufqu'a 1'endroit oü Vendredi s'étoit mis fur 1'extrémité foible d'une grofie branche. Dès que 1'animal eut mis les pattes fur la méme branche , & qu'il fe fur mis en devoir d'aller jufqu'a mon valet, ilnous criaqu'il alloit' apprendre a danfer a. l'ours, & en même tems il fe met a fauter fur la branche, & a la remuer' de toutes fes forces ; ce qui fit chanceler Fours 4 qui regardoit déja en arrière , pour voir de quelle manière il fe tireroit de la; ce qui nous fit rire effeclivement de tout notre cceur. Mais la fafce n'étoit pas encore jouée jufqu'au bout ; quand Vendredi Vit 1'anirnal s'anêïer , il lui paria da- Kk ij  516 Les aventures nouveau comme s'il avoic écé fur de lui fairg entendre fon mauvais Anglois : Quoi, lui dic-il, toi ne pas venir plus loin ? toi prïe encore un peu venir ; en même tems il celfe de remuer la branche, & l'ours , comme s'il étoicfenfible afon invication, fait effectivement quelques pas en avant, & auffi fouvent qu'il plaifoic a m@n dróls de remuer la branche , l'ours crouvoic a propos d'arrêter tout court. Je,crus alors qu'il étoit cems de lui caffer la rête; 8c pour cette raifon je criai a Vendredi de fe teniren repos; mais il me pria de n'en rien faire, & de lui permettre de le tuer lui-même quand il le voudroit. Pour abréger l'hiffoire , mon fauvage danfoit fi fouvenc fur la branche, & l'ours en s'arrêtan^ fe mettoit dans une pofture fi grotefque , que nous en mourions de rire. Nous ne connoifllons pourtant rien dans le deffein de Vendredi: nous avions cru d'abord qu'en remuant la branche il avoir envie de culbuter cette lourde béte du haut en bas ; mais elle étoit trop fine pour s'y laiffer attraper , &c elle fe cramponoit a la branche avec fes quatre griffes d'une telle force , qu'il étoit ïmpoffible de la faire tomber , & par conféquent nous avions de la peine a comprendre par quelle plaifanterie 1'aventure finiroir. Vendredi nous tira bientot d'embarra-s ; car  be ROBINSON CrUSOÉ. 5T7 voyant que Tours n'avoit pas envie d'approchet d'avantage ; bon , bon , lui dit-il, toi ne pas venir plus a moi, moi venir a. toi: Sc la-defliis il s'avance vers Textrémité de la branche , & s'y pendant par les mains , il la fait plier alTez pour fe laitfer tomber a terte fans rifque. L'ours voyant de cette manière fon ennemi décamper, prend la réfolution de le fuivre ; il fe met a marcher fur la branche a reculons, mais avec beaucoup de lenteur Sc de précaution , ne faifant pas un pas fans regarder enarrière. Quand il fut arrivé au tronc , il en defcendit avec la même citconfpection , toujours a reculons, Sc ne remuant jamais un pied qu'il ne fentït Tautre bien fermement attaché a Técorce. II alloit juftement appuyer une de les jambes fur la terre , quand Vendredi s'avanca fur lui , & lui mettanc le bout du fufil dans Toreille, lefit tomber roide mort. Après cette expédition s mon gaillard s'arrêta pendant cpelques momens d'un air grave , pour voir fi nous n'étions pas i rire , & voyant qu'effectivement il nous avoit extrémement divertis , il fit un terrible éclat de rire lui-même , en difant que c'étoit ainfi qu'on tuoit les ours dans fon pays. Comment! lui répondis-je , le moyen que vcus les ruïez de cette manière, vous n'avez Kkiij  51 § Les aventuris point de fufils. Oui, répartit-il, point de fufils ; mais nous tirer beaucoup grands longs flêches. II eft certain qu'il avoit renu parole , & que cette comédie nous avoit donné beaucoup de plaifir, Cependant j'en aurois encore ri d'un meilleur cceur, fi je ne m'étois pas trouvé dans un lieu fauvage , oü les hurlemens des loups me donnoient beaucoup d'inquiétude. Le bruit qu'ils faifoient étoit épouvantable , Sc je ne me fouviens pas. d'en avoir jamais entendu un pareil, qu'une feule fois fur le rivage d'Afrique , comme je crois 1'avoir déja dit. Si ce bruit affreux , Sr 1'approche de Ia nuit , ne nous avoient tirés de-ia., nous aurions fuivi Ie confeil de Vendredi, en écorchanr la béte, dont la peau valoit bien la peine d'être confervée; mais nous avions encore trois lieues a faire, avant que d'arriver au gite , & notre guide nous prelf >it de poulTer notre voyage. Toute cette route étoit couverre de neige, quoiqu'a une moindre épailfeur que les mon-* tagnes , & par coiiféquent elie étoit moins dangereufe. Mais en récompenfe les loups enragcs par la faim étoient defcendus par bandes entières dans les plaines & dans les foréts , & avoient' fait des ravages affreux dans plufieurs villages , oü ils avoienr tué une grande quantité de bctaii» & dévoré les hommes mêmes.  Ti e ROBIKSON CrüSOÉ. 519 Neus apprimes de notre guide, qu'il nous reftoit encore a traverfer un endroit fort dangereux , & oü nous ne manquerions pas de rencontrer des loups. C'étoit une petite plaine envirennée de bois de tous cótés, & fuivie d'un défilé fort étroit , par oü nous devions palfer abfolument pour fortir des forêts , & pour gagner le bourg oü nous devions coucher cette nuit. Nous entrames dans le premier bois une demiheure après. Dans ce bois nous ne rencontrames rien qui fut capable de nous effrayer, excepté dans une très-petite plaine , d'environ un demiquart de mille , oü nous vimes cinq grands loups traverfer le chemin tous a la file des uns des autres , comme s'ils couroient après une proie affurée. Ils ne firent pas feulement femblant de nous appercevoir, & en moins de rien ils étoient hors de notre vue. Cependant notre guide, qui étoit un poltron achevé , nous pria de nous préparer a ladéfenfe, puifqu'apparemment ces loups feroient fuivis d'une grande quantité d'autres. Nous fuivimes fon confeil, fans ceffer un moment de détourner les yeux de tous cótés; mais nous n'en découvrimes pas un feul dans tout Ie bois qui étoit long de plus d'une demi-lieue. II n'en fut pas de même dans la plaine dont j'ai fait raenrion. Le premier objet qui nous y frappa  Jio Les aventures étoit un cheval tué par ces animaux , fur le cadavre duquel ils éroient encore au nombre de quelques douzaines, occupés non a dévorer la chair, mais a ronger les os. Nous ne crouvames point du tout apropos de troubler leur feftin , & de leur care ils ne fongeoienc pas a le quirter pour nous troubler dans notre voyage. Vendredi avoit pourtant grande envie de leur lacher quelques coups de fufil ; mais je1'enempêchai, prévoyant que bientóe nousaurions des affaires de refte. Nous n'avions pas encore traverfé la moitié de la plaine , quand nous entendlmes a notre gauche des hurlemens terribles : un moment après nous vimes une centaine de loups venir a nous, par rang & par files, comme s'ils avoient été mis en batailie par un officier expérimenré. Je crus, que le feul moyen de les bien recevoir, étoit de nous arranger tous dans une même ligne, Sc de nous eenir bien ferrés : ce que nous exécutames dans le moment. Je donnai encore ordre a mes gens de faire leur décharge, en forte qu'ii n'y eut que la moitié qui tirat a la fois , & que 1'autre fe tint prête a faire dans Ie moment une ieconde décharge; Sc fi, malgré tout cela, les Joups ne laiffoient pas de poufier leur pointe , qu'ils ne s'amufalTenrpas a recharger leurs fufils, mais qu'ils raifiènc proroptement le piftolet a la  DE RoBINSON CRUS*OÉ. 5 II main. Nous en avions chacun une paire , & ainfi nous étions en état de faire fix grandes décharges tour de fuite. Mais pour lors toutes nos armes ne nous furent point nécetTaires; car k nos premiers coups les ennemis s'arrêterent tout court. 11 y en eut quatre de tués, & plufieurs autres de bleffés, qui en fe titant de la foule, lailfoient fur la neige les traces de leur fang. Voyant pourtant que le refte ne fe retiroit pas, je me reffouvins d'avoir entendu dire que les bêtes les,plus féroces même étoient effrayces du cri des hommes, & conféquemment j'ordonnai a tous mes compagnons d'en poulfer un de toutes leurs forces. Je vis par-la que cette opinion n'étoit pas fi mal fondée; car dans le moment ils commenccrent leur retraite, & après que j'eus fait faire une feconde décharge fur leur arrière-garde, ils prirent le galop pour s'enfuir dans les bois. Leur fuite nous donna le loifir néceffaire pour rechargernos armes tout en chemin faifanr; mais a peine eumes-nous pris cette précaution , que nous entendimes dans le mème bois, du coté gauche, mais plus en avant que la première fois, des hurlemens encore plus effroyables. La nuit s'approchoit cependant, ce qui mettoit nos affaires en plus mauvais état, fur-tout quand nous vimes paroïtre tout en même tems tfois troupes de loups , 1'une a la gauche,  $n Les aventures Taurre derrière nous , êc la troifième a notre front; de manière que nous en étions prefque environnés. Néanmoins comme ils netomboient pas d'abord fur nous, nous jugeames a propos de gagner toujours pays, autant que nous pouvions faire avancer nos chevaux , ce qui. n'étoit tout au plus qu'un bon trot, a caufe des mauvais cbemins. De cette manière , nous découvrimes bientot Ie défilé pat lequel il falloit paffer de néceffité, & qui étoit au bout de Ia plaine , comme j'ai déja dit; mais étant fur le point d'y entrer, nous fümes furpris par la vue d'un nombre confus de loups qui faifoient mine de voukoir nous difpurer le paffage. Tont d'un coup nous entendimes d'un autre coté un coup de fufil, & dans le même inflant nous vimes un cheval fellé 8c bridé fortir du bois 8c s'enfuir comme Ie vent , ayant a fes trouffes feize ou dix-fept loups qui devoient bien-tót I'atteindre , puifqu'il étoit impoffible qu'il foutmt encore long-tems une courfe fi vigoureufe. En nous avangant du coté de 1'ouverture dont ce cheval venoit de fortir, nous appercumes les cadavres d'un autre cheval & de deux hommes fraichement dévorés par ces bêtes enragées, 1'un defquels devoit être néceffairement celui a qui  de Robin son CrusoÉ. 52.5 nous avions entendu tirer un coup de fufil; car nous en trouvrmes un décharge a terre auprès de lui, & nous le vimes lui-même tout défiguré, la tête &z le haut de fon corps ayant été déja rongés jufqu'aux os, Ce fpecracle nous remplit d'horreur , & nous ne favions pas de quel cóté nous tourner, quand ces abominables bêtes nous forcèrent a prendre une réfolution , en avancant fur nous de tous cótés au nombre de trois cent tour au moins. Par bonheur nous découvnmes tout prés da bois plufieurs grands arbres abattus, apparemment pendant 1'été, pour fervir a la charpente. Je placai ma petite troupe au beau milieu, après lui avoir fait mettre pied a terre , & je 1'arrangeai en forme de triangle devant le plus grand de ces arbres qui pouvoir lui fervir de rempart. Cette précaution ne nous fut pas inutile; car ces loups endiablés nous chargèrent avec une fureur inexprimable & avec des hurlemens capables de faire dreffer les cheveux, comme s'ils tomboient fur une proie alfurée; & je crois que leur rage étoit fur-tout animée par la vue des chevaux que j'avois fait placer au milieu de nous. J'ordonnai a mes gens de tirer de la même manière qu'ils avoient fait dans la première rencontre , & ils 1'exécutèrent fi bien qu'ils firent tomber un bon nombre de nos ennemis par la  5M Les aventures première décharge; mais il étoic néceffaire de faire na feu concinuel , car ils venoienr fur nous comme des diables , ceux de derrière poulfant en avant les premiers. Après nocre feconde décharge, nous les vime? s'arrêter un peu, & j'efpérois déja que nous en ferions bientót quittes; mais j'étois bien trompé. Nous fümes encore obligés de faire feu deux fois de nos piftolets, &c je crois que dans ces quacre décharges nous en tuames bien dix-fepc ou dix-huic, en bleffanc plus du doublé de ce nombre. J'aurois écé forc fiché de faire tirer notre dernier coup fans la demière nécelficé : je fis donc venir mon valec anglois, (car Vendredi étoit occupé a charger mon fufil & le fien,) je lui ordonnai de prendre un corner a poudre , & de faire une rrainée fur 1'arbre qui neus fervoit de rempart, & fur lequel les loups fe jetoient a rout moment avec une rage épouvantable. II le fit fur le champ, & dès que je vis nos ennemis rnontés fur 1'arbre, j'eus juftement le tems de mettre le feu a ma traïnée, en lachant delfus le chien d'un piftolet déchargé : tous ceux qiu fe trouvoient fur 1'arbre furent grillés par le feu, dont la force en jeta fept ou huitNparmi nous » que nous dépéchames en moins de rien : pour les autres, ils écoient fi effrayés de cette lumière  DE RoBINSON C R Ü S O E. 515 fubite augmentée par 1'obfcurité de la nuit » qu'ils commencèrent a fe retirer un peu. La-deffiis je fis faire fur eux la démière, décharge, que nous accompagnames d'un grand cri qui acheva dé les mettre entièrement en fuite. Enfuite nous fimes une fortie 1'épée a la main fur une vingtaine d'eftropiés, & en les taillardant nous fimes en forte que leurs hurlemens plaintifs contribuatfent a épouvanter les autres qui avoient regagné les bois, Nous en avions tué tout au moins une foixan-» taine , & fi c'avoit été en plein jour , nous eu aurtons bien dépêché davantage : cependant le champ de bataille nous reftoit, mais nous avions encore tout au moins une lieue a faire, & nous entendions encore de tems en tems un bruit affreux dans les bois. Nous crümes même plus d'une fois en voir prés de nous , fans en être bien surs, a caufe de la neige qui nous éblouifloit les yeux. Après avoir marché encore une heure dan9 de pareiiles inquiétudes , nous arrivames au bourg oü nous devions paffer la nuit. Nous y trouvames tout le monde fous les armes, paree que la nuit d'auparavant un grand nombre de loups, & quelques ours , y étoient entrés , Sc leur avoient donné une allarme bien chaude, qui les obligeoit a fe tenir continuellement en  $ió Les aventures! fentinelle , & fur-tout pendant la nuit, afin dé défendre leurs- troupeaux , & de fe défendre eux-mêmes. Le jour aprèsnotre guide étoit fi mal, & les membres ou il avoir été blelfé étoient tellemenc enflés , qu'il lui fut impoffible de nous fervir davantage : ainfi nous fümes obligés d'en prendre un autre pour nous conduire jufqu'a Töuloufe. C'enVia que nous trouvames, au üeu d» montagnes de neige & de loups , un climat chaud & une campagne riante & fertile. Quand nous contames notre aventure , on nous dit que rien n'étoit plus ordinaire que d'en avoir de femblables au pied des montagnes , ftxx-rout quand il y a de la neige ; ils étoient fort furpris de ce que nous avions trouvé uit guide aflez hardi pour nous mener par cette route dans une faifon fi rigoureufe , & que uöus avions été heureux de fauver notre vie de la fureur ds? tant de loups affamés. Quand je leur fis le récit de notre ordre de bataille, ils nous blamèrent fort de nous y être pris de cette manière , & ils étoient convaincus que les loups avoient redoublé leur rage acaufe des chevaux que nous avions placés derrière nous, & qu'ils avoient confidérés comme une proie qui leur étoit due< A leur avis, il y avoit cinquante a parier contre «n que nous auiions été détruits, fans le, ftrara-  de Roeinson Crusoe. 527 gême de la traïnée de poudre, de laquelle je m'étois avifé, Sc fans le feu continuel que nous avions foin de faire; ils ajoutoient encore que nous aurions couru moins de danger fi nous étions reftés acheval, & li, de cette manière, nous avions tiré fur eux, paree que voyant les chevaux montés, ces animaux n'ont pas la contume de les confidcrer fi facilement comme leur proie ; qu'enfin fi nous avions voulu mettre pied a terre, nous aurions bien fait de facrifier nos chevaux, paree que , felon toutes les apparences , c'eft fur eux qu'ils fe feroient tous jetés , en nous lailfant tous en repos , nous voyant en grand nombre Sc bien armés. Le danger auquel nous venions d'échapper étoit véritablement terrible ; j'avoue que j'en étois plus frappé que d'aucun autre que j'euffe couru de ma vie, & que je m'étois cru perdu abfolument en voyant deux ou trois eens de ces bètes endiablées venir a nous la gueule béante, fans que je puffe trouver aucun lieu de refuge pour me mettre a 1'abri de leur fureur. Je ne crois pas que j'en perde jamais 1'idée, Sc déformais j'aimerois mieux faire mille lieues par mer, quand je ferois sur d'elfuyer une tempête toures les femaines, que de traverfer encore une feule fois les mêmes montagnes. Je ne dirai rien de 'mon voyage par k trance,  5 2.S Les aveNtürês puifque plufieurs autres ont infiniment mieii^ parlé de fout ce qui concerne ce pays, que je ne faurois le faire. Je dirai feulement que, fans m'arrêter beaucoup, je paffai de Toulon a Calais par Paris, & que j'arrivai a Douvres le 11 de Janvier, après avoir effuyé un froid prefque infupportable. J'étois parvenu alors au Centre de mes defirs.,ayant avec moi tout mon bien, & voyant toutes mes lettres de change payées fans aucun délai. Dans cette heureufe fituation , je me fervqis de ma bonne veuve comme de mon confeiller privé; fes bontés pour moi étoient animées Sc tedoublées par la reconnoitfance , Sc elle ne trouvoit aucuil foin trop embarratTant, m aucune peine trop fatiguante, quand il s'agilfoic de me rendre fervice. Aufïï avois-je une fi par- • faire confiance en elle, que je croyois tous mes effets en sureté entre fes mains ; & certainement pendant tout le tems que j'ai joui de fon amitié , je me fuis cru heureux d'avcir trouvé une perfonne d'une probité fi inaltérable. J'étois déja réfolu d lui laiffer la direction de toutes mes affaires , & i partir pour Lisbonne , pour fixer ma demeure dans le Bréfil , quand une délicateffé de confcience m'en vint détourner. J'avois réfléchi fouvent, Sc fur-tour pendant ma vie folicajre, fur le peu de sureté qu'il t  x> i Robinson G r u 8 o i 529 'y^aavivre dans la religion catholiqne romainej & je favois qu'il m'étoic impoftible de m'établic dans le Bréfil lans en faire profeflion, & que d'y manquer ne feroic autre chofe que m'expofec a fouffrir le martyre entre les cruelles mains rle 1'inquifition. Gette coiïfidération me fit changer de fentimentj & prendre le paiti de refter dans ma patrie , fur-tout fi j'étois alTez heureux pour trouver le moyen de me défaire avantageufement de ma plantation. Dans cette intentïoiï, jccrivis a mon vieux ami de Lisbonne, qui me répóndit qu'il trouveroit la aifément le moyen de vendre ma plantation; qu'il jugeoita propos, li j'y confentois, de 1'offrir en mon nom aux deux héritiers de mes facteurs qui étoient riches j & qui, fe trouvanr fur les lieux, en connoiflbient parfaitement la valeur; que, pour lui, il étoit fur qu'ils feroient ravis d'en faire 1'achar , & qu'ils m'en donneroient du moins quatre ou cinq mille pièces de huit au dela de ce que j'en pourrois tirer de tout autre. J'y confentis, & 1'affaire fut bientöt réglée; car huit mois après, la flotte du Bréfil étant revenue en Portugal, j'appris par une lettre du vieux capitaine que mon offre avoit été acceptée , & mes facteurs avoient envoyé a leur correfponTome I. LI  j3o Les aventx/Res dant a Lisbonne 330,000 pièces de huit pout payer le prix dont on étoit convenu. Je ne balancai pas un moment a figner les conditions de la veiïte , telles qu'on les avoit drelTées a Lisbonne, & en ayant renvoyé 1'acte a mon vieux ami, il me fit renir des lettres de change de la valeur de 318,000 pièces de huit, pout le prix de ma plantation, a condition qu'elle refteroit chargée du paiement de cent moidores par an, tant que le vieux capitaine vivroit, &c de cinquante pendant la vie de fon fils. C'eft par-li que je finis les deux premières parties de Phiftoire d'une vie fi pleine de révolutions, qu'on pourroit 1'appeler une marquetcrie de la providence, On y voit une fi grande variété d'aventures, que je doure fort qu'aucune autre hiftoire véritable en puilTe fournir une pareille. Elle commence par des extravagances qui ne préparent le lecteur a rien d'heureux, bc elle finitpar un bonheur, qu'aucun événement qu'on y trouve.ne fauroit promettre. On croira indubitablement que , fatisfait d'une fortune fi fupérieure a mes efpérances, je n'étois pas homme a vouloir m'expofer a de nouveanx hafirds : mais, quelque raifonnable que puiffe être ce fentiment,on fe trompe. J'étois accoutuuaé a un-e vie ambulante, je n'avois  cs Robinsov Crtjsoe. sji point de familie', & quoique riche, je n'avois pas fait beaucoup de connoiffances. 11 eft vrai que je m'étois défait de ma plantation dans le Bréfil; mais ce pays m'étoit encore cher ; j'avois fur-tout un defir violent de revoir mon ïle, & favoir fi les Efpagnols y étoient arrivés, & comment des. fcélérats que j'y avois laiffés étoient avec eux, Je n'exécutai pas pourtant ce deffein d'abord , & les confeils de ma bonne veuve firent affez d'effet fur mon efprit, pour me retenir encore fept ans dans ma patrie. Pendant ce tems-la, je pris fous ma tutelle mes deux neveux , fils de mon frère : 1'aïné avoit quelque bien , ce qui me détermina a 1'élever comme un homme de familie, & a faire en forte qu'après ma mort il eut de quoi- foutenir la manière de vivre que je lui faifois prendre. Pour 1'autre, je le confiai' a un capitaine de vaiffeau,, & le trouvant, après cinq années de voyages, fenfé, courageux &c entreprenant, je lui confiai un vaiffeau a. luimême. On verra dans la fuite que ce même jeune homme m'a engagé dans de nouvelles aventures malgré mon age qui devoit m'en détcurner. Je m'étois marlé cependant d'ane manière avantageufe & fatisfaifante , &c je me trouvois père de trois enfans; favoir, de deux gabons LI ij  ifi Les aventures 'une fille; mais ma femme étant morte, mon neveu, qui revenoit d'un voyage fort heureus en Efpagne, excita par fes importunités mon inclination naturelle de courir, & me perfuada de m'embarquer dans fon vaiffeau, comme un marchand particulier , pout aller négocier aux: Indes orientales. J'entrepris ce voyage 1'an 1694.. Dans cette courfe je n'oubliai pas de rendre vihte a ma chère ile. J'y vis mes fuccetfeurs fes Efpagiiols, qui mé donnèrent 1'hiftoire entièrede leurs aventures, & de celles des fcélérats que j'y avois lahTés. J'appris de quelle manière ils avoient infulté les Éfpagnols, & de la néceffité oü ces derniers avoient été de les foumettre par force , après avoir vu que c'éroit la feule manière de vivre en repos avec eux. Si on a ajouté a. ces circonftances les nouveaux ouvrages qu'ils avoient faits dans 1'ïle, quelques batailles qu'ils avoient été forcés de donner aux fauvages du continent, qui avoient fait plufieurs defcentes fur leur rivage , & une entreprife qu'ils avient exéeutée a leur tour fur les terres de leurs ennemis, oü ils avoient- fait prifonniers cinq hommes & onze femnjes , qui^avoient déja , a mon arrivée, peuplé 1'ïle d'une vingtaine d'enfans : fi on raiTemble, dis-je, toutes ces particularités , on verra que fi leur hiftoke éteit écure, elle uc feroit pas moins ciirjeufe que la miemie..  de robinson GrUSOÉ. Jjj Je quittai 1'ïle après y avoir féjourné une vingtaine de jours, & j'y lailfai une bonne quanrité de provifions nécelfaires, qui confiftoient fur-tout en armes, poudre, plomb, habits & outils ; j'y lailfai encore un cliarpentier & un forgeron que j'avois amenés d'Angleterre avec moi. J'avois trouvé a propos encore de partager 1'ïle a rous les habitans, & je 1'avois fait a leur fatisfaction, quoicjue je me fulfé réfervé la propriété Sc la fouveraineté de tout, Sc que je les euuè engagés a ne pas abandonner ce nouvel étiblilfement. Je m'en fus de-ü dans le Bréfil, d'oü j'envoyai. une barque vers 1'ïle avec de nouveaux habitans, parmi Iefquels il y avoit fept femmes propres pour le fervice & pour le manage, 11 quelqu'un en vouloit. Je promis en même tems aux anglois de leur envoyer des femmes de leur patrie, une bonne cargaifon de tout ce qui leur étoit néceffaire , pourvu qu'ils voululfent s'appliquer de tout leur cceur a faire des plantations, & dans la fuite je leur ai tenu parole; auffi devinrent-ils fort honnêtes gens, après qu'on les eüt mis fous le joug, Sc qu'on leur eut affigné leurs portions a part. Je leur envoyai encore du Bréfil cinq vacbes, dont trois étoient pleines, avec quelques cochons, Sc je trouvai  5^4 Les aventures, 8c c. tout cela forc multiplié retournant dans 11de une feconde fois. Je ponrrois bien entrer un jour dans un détail plus particulier de tout ce que je viens de toucher légèrement, Sc y ajouter 1'hiftoire d'une guerre nouvelle qu'eurent les habitans de mon 51e avec les cannibales. On y verroit de quelle manière ces fauvages entrèrent dans 111e au nombre de crois eens , &c comme ils donnèrenc deux barailles a ceux de ma colonie , qui dans la première ayanr eu du dedbus , perdirenc trois hommes, mais qui dans la fuite, une tempête ayant abimé les eanots des ennemis , avoient ttouvé le moyen de les détruire tous par le fer ou par la famine , & étoient ren trés de cette maniète dans la polfedion tranquille de leurs plantations. Tous ces évènemens , joints aux aventures que j'ai eues pendant dix ans, pourroient faire plufieurs volumes dignes de Pattention du public. Fin du premier Volume..  Ï5Ï T A B L E DES VOYAGES ÏMAGINAIRES. TOME PREMIER. ROBIN SON CRUSOÉ. A ^vertissement de lediteur3 page I Préface du Traducleur3 11 Préface de Robinfon Crufoé'3 17 AVENTURES DE ROBINSON CRUSOÉ, Première partie, 27 Seconde partie 3 271 Fin de la Table.