V O Y A G E S IMA GINAIRES, KOM ANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES, 5 U 1 V 1 S DES SONGES ET VÏSIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQ-UES.  CE VOLUME CONT IE NT; La vie 8c les aventures furprenantes deRoeinson Crusoéi fon retour dans fon ile ; fes autres nouveaux voyages & fes réflexions. Traduit de 1'anglois. tomi s £ c o n d„  VOYAG E S IMAGINAIRE S3 SONGES,VISIONS3 E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME SECOND. Première divifion de la première claiTe, contenanr les Voyages Imaginaires romanefques. A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS3 RUE ET HOTEL SERPENT E, M. DCC. LXXXVII.   LA V I E ET LES AVENTURES SÜRPRENANTES D E ROBINSON CRUSOÉ, CONTENANT: Son retour dans fon ïfle, fes autres nouveaux voyages, & fes réflexions. Traduit de l'angloïs. ToME sbcond.   PRÉFACE DU T RAD V CTE U R. Les deux premières parcies des Avetitures dcRobinjon Crufoéonzèxé figénéralement goücées, qu'onnefauroitdouterdu fuccès des autres. II eft bien vrai que c'cft aiïez le fort des derniers volumes de tomber beaucoup. II eft aifé den crouver la raifoti dans le caraclère même de 1'efprit humain. Si un auteur veuc concinuer un ouvrage de raifonnemenc ou de ficbion, 1'efprit fe lafle, la raifon s'émouÖc, le feu fediffpe, 1'invention fe carit. S'il compofe quelque hiftoire, les événemens qu'il a arrangés dans fon cerveau, lui plaifenc infiniment davancage au commeneemenc de fon travail, que lorfqu'il 1'a déja pouiïe fort loin. Le ftyle eft d'abord dans toute fa beauté, rien ne le gêne; les expreffions naiflent en fouie fous fa plume. II fauc, dans la fuite, décrire des événemens femblables; il s'agit d'épargner au lecteuc Tome II. A  2 P R É F A C E rennui que la nature même a attaché & la répétition. 11 faut donner la torture a fon génie, pour chercher des fynonymes, Sc pour varier les portraits. On ett peu naturel, on le fent; 1'ouvrage commence a plaire moins a 1'auteur lui-même, Sc de degré en degré, plus il devient défagréable a celui qui le compofe, plus il baifle &. devient médiocre ou mauvais. Malgré cette véri té inconteftable, fondée fur la raifon 5c fur 1'expérience, j'ofe avancer que les deuxdernières parties des Aventures de Robinfon Crujoé, n'égalent pas feulement les deux premières, mais qu'ellesles furpafTentde beaucoup. Robinfon Crufoé auteur, femble entrer dans le caractèiede Robinfon Crufoé qui voyage, & qui d'abord grofller, ignorant, pauvre raifonneur,fentfonefpritfe mürirparPage &C par 1'expérience. Dans ces volumes-ci il penfemieux,parlemieux, raifonneplus conféquemment; il écrit d'un ftyle moins embarrafle, plus poli 8c plus conforme au geut des gens d'efprit. II acquiert tcus  DU TRADUCTE V R. 3. ces avantages fans perdre celui de la «aïveté, fans fe jeter dans 1'oftentacion du bel-efprir. Si 1'on trouve dans les premières parties; plufieurs tableaux auffi juftesque vifs, des fentimens fic des réflexions qui doivent répondre aux événemens, 1'on en verra dans les dernières d'une juitefTe &. d'une vivacité infinimenc plus grandes; on en verra de mieux développés & de moins chargés de circonftances pctites èc inutiles. Ce qu'il y a de furprenanc & -d'extraordinaire dans les premières avencures de notre voyageur, pourroic faire croire qu'il n'effc pas poffible que dans fes nouveaux voyages il aic écé fujec a des révolutions auffi éconnantes & auffi merveilleufes que celles qui onc frappé le lecleur dans les premières parciesj &C qu'ici par conféquenr,des événemens plus communs doivent faire naïtre des réflexions plus communes 2c moins fufceptibles d'une 4efcription pathéticjue. A ij  4 P R Ê F A C E Cette apparence eft fort trompeufé; les parties fuivantes Temporten t encore fur les premières pour la variété, pour le nombre &; pour le merveilleux des aventures. Je connois des perfonnes fenfées qui ont été rebutées par le long féjour de notre voyageur dans fon ifle. II leur fembloit qu'elles s'occupoient avec lui des années entières a dreffèr üne hutte, a élargir une caverne §c a faire unepaliffade; elles fe font imaginées qu'elles 1'aidoient pendant plufieurs mois a polir une feule planche, Sc elles fe croyoient auffi emprifonnées dans leur leclure, que le pauvre Robinfon 1'étoit dans fa folicude. Et elles n'ont commencé a refpirer avec notre voyageur, qu'a. 1'arrivée de Vendredi, qui a ranimé leur attention rebutée par des récits trop uniformes. Quoique je croye que c'eft leur faute plutot que celle de 1'auteur, & que ces particularités, petites en elles-mêmes, doivent être intéreiïantes pour tous ceux qui ont  du Traducteur. 5 aCTez d'imagination & de fentimeht pour fe mettre a la place de notre aventurier, & pour s'approprler fa fituation & fes penfées, j ofe leur promettre qu'elles ne rencontreront pas ici une pareille fource s d'ennui & de dégout. Pour les en convaincre, je placerai ici un fommaire fort abrégé des aventures de Robinfon Crufoé, contenues dans cette troiftème êc dans cette quatrième parties. Quoiqu'avancé enage, maitred'unbiea confidérable & peu chargé de familie, Robinfon Crufoé ne pouvant s'accommoder d'une vie tranquille 6c fédentaire, ne refpire qu'après de nouvelles courfes; il n'exécute fon-projet ccpendant qu'après la mort de fa femme; & ayant recu une vifite de fon neveu, qui devoit aller aux Indes, en qualité de capitaine de vaiiTeau marchand, il fe détermine a. 1'accompagner : fachant que le navire doit toucher au Eréfil, &C lui donner par-la. occafion de revoir fa chère Me, il met unc Aüj  6 P R É F A C £ fomme confidérable a acheter, pour f.i Colonie, tout ce dont elle pouvoit avoir bsfoin II y arrivé, après avoir eu par mcr deux aventures auffi furprenantes St décrites d'une manière auffi pathétique „ qu'il eft poffible de fe 1'imaginer. li y voir les Anglois qu'il y avoit laiffés, Sc les Eipagnols qui y écoienc arrivés depuis. Ces derniers lui font un récit touchant de mille fcélérateiTes, Sc deplufieursnoires confpirations que les Anglois avoient formécs contre-cux, Sc des moyens par Icfquels ils avoient été a Ia fin défarmés , & affujens au refte de la Coionie. Ils lui font encore I'hiftoire d'une terrible guerre qu'ils avoient foutenue conrrc les Sauvages , dont a la fin ils avoient pris Sc rendu tributaires une quarantaine, après avoir vu Icurs plantations ruinécs par ces barbares. II trouve dans 1'ile les anglois accóuplés a des femmes fauvages qu'ils avoient été chercher dans une autre ilc 3 par une entreprife auffi téméraire qu'heurcufe dans fa réuffite. II leur fait ccn>  du Traducteur. 7 , tracter, avec Jeurs concubines, des mariages légitimes par le miniftère d'un prêcrc catholique romain, homme forc zélé, Sc d'une dévotion excmplaire; Sc il a la fatisfaction de voir ces fcélérats fe convertir Sc faire des profélytes de leurs femmes. Le vaiiTeau prend la route des Tndes Orientales, Sc relache a Madagafcar, ou un des matelots , tué par les Infulaires , exoite tont Péquipage aen tirer vengeance. La plupart de ceux qui le compofent, débarqnent pendant la nuit, Sc malgré les remontranccs de Robinfon, ils fe jettent fur une petite ville, y mettent le feu Sc maflacrent tous les habitans, fans diftinclion d'age ou de fexe. L'humanité de 1'auteur eft choquée de cette barbarie a un point qu'il la leur reproche dans toutes les occafions; ce qui les irrite telle- ment que„ parvenus a Bengale, ils lc lailTent a terre malgré le capitaine, qui lui fournit une boune fomme d'argenr, un valet Sc un compagnon de voyagc A iv  8 P R Ê F A C E Robinfon y crouve un marchand anglois, s'aüocie avec lui, Sc parcourt routes les cótes des Indes, oü il fait un négoce fort avantageux. Ils achetent un vaifTeau de certains matelors qui fe 1'étoient ap. proprié après la mort de leur commandant. Ignorant cette perfidie, ils s'en croicnt propriétaires de bonne-foi. Ils continuent leur commerce; mais le navire éta'nc rcconnn dans un des ports de Siam, des marchands anglois Sc hollandois les font attaquer par leur chaloupcs, dans le dcTein de les faire pendre, comme pirares, &c ils échappent dc ce dangér par un coup extraordinaire de la providence. N'ofanc entrër dans aucun port fréquente, ils trouvenc fur les cótcs de la Chine, un pilote Portugais qui les conduit vers le nord de eet empire, dans un petit port prefque ineonna : ils y vendenc leurs denrées a leur fatisfa&ion, Sc fe défonc de leur vaifleau ; ils vont voir Nanquin Sc Pekin, la cour du monarque de la Chine, Sc y trouvent une caravane  du Traducteur. 9 de marchands Mofcovités, avec laquelle ils conviennent d'aller par la grande Tartarie, jufques dans la Mofcovie. Ils font attaqués dans leur marche, a dirFérentes reprifes, par de petites armées formées de Tartares, &c parviennent a la fin après plufieurs aventures des plus furprenantes, &C a travers mille difficultés prefque infurmontables , a Tobolsky, capitale de la Sibérie. Robinfon y He amitié avec un prince bannidanscedéfert, èc étanc furie point de partir, il lui offre de le fauver & de le mener avec lui parmi fes domeftiques. Le prince refufe ce parti, &c fait des difcours parfaitement beaux fur le faux bonheur que 1'on emprunte du rang Sc de la richetTe, fur le caraótère de la véritable félicité, èc fur le fecours que la fageffe tire de la retraite Sc d'un état médiocre. II prie pourtant Pauteur de rendre ce fervice a fon fils. L'auteur s'y engage, Sc réfolu de gagner Archangel, il prend des  ïo P R É F A C E routes détournécs, marche avec fon train dont il forme une petice caravanne, &C évite avec foin les garnifons Rufliennes» pour ne point hafarder fon illuftrc compagnon de voyage. Ils font de nouveau attaqués dans un défert par quelques hordes de Tartares Kalmucks, qui, contre leur ordinaire, s'étoicntrépandus jufquesla. Afiiégés dans leur camp par ces barbares, ils fe dérobent pendant J'obfcurité de Ia nuit, Sc gagnent des lieux furs; ils arrivent a Archangel. Ils trouvent dans cc port un batiment de Harnbourg, oü j!s sembarquent. Enfin ils entrent dans J'EIbc, font de grands profits fur leurs marchandifes, vont par rerre. jufqu'en Holiandc, s'y emharquent &c reviennent cn Angleterre : 1'aureur ayant mis dans tous ces voyages dix ans & neuf mois. Cette efpèce de petit extrait ou 1'on n'a touché que les chefs généraux, fera voir fuffifammenc, j'efpère, jufqua quel póint les troifième Sc quacrième parties  du Traducteur. IX xnéritent de s'attirer la curiofité du lecteur. Je ne m'arrêterai pas long tcms a juftifier cerce hiftoire dans 1'efpric de ceux qui continuent a la traiter de fabuleufe. Fable ou non, qu'imporce? Les aventures de Télémaque font fabuleufes auffi : maïs on n'en eftime pas moins ce livre admirable : c'efl: une fable, mais fertjle en moralités excellentes, & plus propre a inftruire, que les véricés les plus certaines. Celles de Robinfon, quoiqu'écrkes d'un autre ftyle Sc dans un autre gout, font pleines auffi de très-bonnes lecons, Sc 1'on fcroit bien d'en profker, au lieu d'examiner avec tanr de févérité, fi 1'on nous débice ici des effets de la providence ou des effets de l'invention. Ce que je puis foutenir pourtant avec uncérité, c'eft qu'il y a de très-honnêces gens, dans nos villes marchandes, qui affiirent avoir vu notre voyageur au retour de fes derniers voyages, avoir mangé avec lui, Sc lui avoir entendu réciter une partie dcsavcn-  11 Préface du Traducteur. tures qu'on voir dans ces deux premiers volumes (i). Quoi qu'il en foit, il n'ejft pas nécefiaire de trop creufer ce fujet : cec ouvrage amufe, & il eft utile; le public feroir, trop heureux, s'il trouvoit le même caractère dans la plupart des livres nouveaux. (ï ) II y a encore plufieurs anglois qui portent le nóm de Robinfon, il eft a préfumer qu'un de ceux-ci a voulti plaifanter en fe faifantpaffer pour le héros du roman.  LA V I E ET LES AVENTURES D E ROBINSON CRUSOÉ. TROISIÈME PART IE. JL'histoirb de ma vie vérifie parfaitement landen proverbe qui dit, qw'un vafe de terre ne perd jamais l'odeur dont il a été d'abordimbu. Après avoir lutté trente-cinq ans avec une variété de malheurs, dont les exemples font fort rares , j'avois joui pendant fept ans de tout ce que 1'abondance & la rranquill'ué du corps & de 1'efprit ont de plus agréable; mon age étoit déja fort avancé ; Sc j'avois appris, par une longue expérience, que  H Les aventwres1 den n'étoit plus propre a rendre rhomme heureux que Ia médiocrité. Qui neut pas cru que f dans cette agréable fituation , ce goütné avec mot pour les voyages & pour les aventures, feroit évaporé avec le feu de ma jeuneiïe, & qua lage de foixante-un ans j je ferois au-deiïus de tous les caprices capables de tirer quelqu'un de fa patrie ? D'ailleurs, le motif ordinaire qui nous détertoin.e a ce parti, ne pouvoit plus avoir lieu chez moi ; il ne s'agifioit plus de faire fortune ; & , a pariet- fagemenc , j'étois dans un état oü je ne devois pas me croire plus fiche par 1'acquifition de cent mille livres de plus j j'avois du bien fuffifamment pour moi Sc mes héritiers : il s'augmentoit même de jour en jour 5 car ma familie étant petite , je ne pouvois pas dépenfer mes revenus, a. moins que de me donner des airs audelfus de ma condition, & de m'accabler d equipages , de domefliques , & d'autres ridicules magntficences, dont j'avois a peine une idéé, bien loin den faire les objetsdemonincünation. Ainfi, le feul parti qu'un homme fage auroir pris a ma place, eüt été de jouir paifiblement des préfens de la providence , & de les voir croïtre fous fes mains. Cependant, toutes ces confidérationsn'avoiem pas la force nécefïaire pour me faire réfifter longtems au penchant que j'avois de me perdre de,  s e RoïISson C r v s o i. 15 ïiouveau dans le monde. C'étoit comme une vcritable maladie; & fur-tout le defir de revoir mon ik, mes plantarions, la colonie que j'y avois laiffée, ne me lairfoit pas un moment de repos ; c'étoit 1'unique fujet de mes penfées pendant le jour, Sc de mes rêves pendant la nuit j j'en parlois rout haut, mcme quand je ne dormois pas, Sc rien au monde ne me 1'otoit de 1'efprit; tous mes difcours fe tournoient teüement de ce cótéla, que ma converfation endevenoit ennuyeufe, Sc je me donnois par - la un ridicule dont je m'appercevois fort bien fans me fsntir en état de i'éviter. Au fentiment de plufieurs perfonnes fenfées , tout ce que le peuple raconte fur les fpeélres & fut les apparitions, n'eft du qua la force de 1'imagination déréglée Sc deftituée du fecours de la raifon ; ces promenades des efprits Sc des lutins , font de pures chimères. Le fouvenir vif qu'on a quelquefois de fes amis , & de leurs difcours , faifit d'une telle maniète 1'imagination dans certaines circonftances, qu'on croit les voir réellement, leur parler, & entendre lëurs réponfes. C'elt ainfi, felon ces habiles gens , que le cerveau frappé peut prendre 1'ombre pour la réalité même. Pour moi je puis dire que jufqu'ici je ne fais point, par ma propre expérieaee, s'il y a véri?  i6 Les aventurês rablement des efprits qui apparoiffent après avoir été féparés des corps : je ne décide pas non plus que ce ne font qne des vapeurs qui offufquent un cerveau malade : mais je fais fort bien que dans ce tems-la j'étois la dupe de mon imagination a un tel point, & qu'elle me tranfportoit fi fort hors de tnoi-même, que quelquefois jepenfois être véritablement devant mon chaxeau , entouré de toutes mes fortifications, Sc voir diftinctement mon efpagnol , le père de Vendredi, Sc les fcélérats anglois que j'avois laifTés dans mes domaines. Je dis plus, je parlois fouvent a ces perfonnages chimériques , & quoiqu'éveillé, je les regardois fixement conime desgens quiétoient réellemenr devant mes yeux. Cette illufion alloit plufieurs fois fi loin, que ces images fantaftiqnes me jetoient dans des frayeurs réelles. Dans un fonge que j'eus un jour , 1'efpagnol & le vieux fauvage me firent une relation fi particulière Sc ü vive de plufieurs trahifons des trois rebelles anglois, que c'étoit la chofe du monde la plus furprenante. Ils me racontèrent que ces perfides avoient fait le projet de maiïacter tous les Efpagnols, Sc qu iis avoient brülé toutes leurs proviiïons pour les faire mourir de faim. C etoient des chofes dont je n'avois jamais entendu parler, Sc qui n'avoient pas une entière réalité; mais que, fur la foi de ce rève , je ne pus m'empêcher pourtant  i>e RóBiüsoS CrüsöI. if boétfmX de croire abfolxxraérit véritables j juf* qiïït ce que je fufle pleinement convaincu ducon-* traire. J'avois rêvé en rncme tems que ; fenfiblei aux accufatiöns des Efpagnols , j'examinois ces fcélérats, & je les cohdamnois a ecre penduS toust trois. On verra en fon lieu ce qu'il y avoit de réel dans cette vifion j- mais quelle que füt la caufe qui me 1'ofFrit a 1'imagination , elle uapprochoitqu© trop de la vérité , quoiqu'elle ne fut pas vraie en toutau pied de la lettres & la conduite de ces diables incarnés avoit été tellemènt abomiuable que , fi a mon retour dans 1'ïle je les Jtyois faie punir de mort, je leur aurois fait juftice, fans pouvoir paffer pour criminel, ni devant Dieu £ lii devant les hommes. Quoi qu'il en foif, je véciïs plufieurs zhnèei dans cette fituation, fans tro'uver le moindre agré-': meur,le moindre plaifire'naucunechofe,a moins qu'elle n'eüt quelque relation a mon bifarre pen-' chant. Mon époufe voyant avec quelle impétucn llté toutes nies idéés me portoieht vers des pro* jets fi déraifonnables , me dit une nuif-, qua fons avis ces mo'uvemens irréfifUbles venoient de la, providence, qui avoit déce"rminé mon retour dms cette ile, & qu'elle ne voyoit rien qui put m'eïl détournerque matendrefie poüreile & pöur mes? e'nfans $ qu'elle étok sure que , fi elle venoit £ inoudr,- je prendrois ce pa-tti fans balancer j mail Tsme li* B  i8 Les aventüres que , la chofe écanr réfolue dans le del , elle feroit au défefpoir d'y mertre un obftacle elle feule.. J'étois Cl attentif a ce difcours , & je la regardois fi. fixeroent q'elle perdit contenance , & qu'elle s'arrêta ecu: court. Je lui demandai pourquoi elie ne continuoit pas n n:e d're tout ce qu'eüe penfoit la-Je'ïus; mais je m'appercus qu'elle avoit le CfEur fi piein , que les iarrnes comméncoient a lui couler desyeux. Parle{ donc, ma chere, lui dis-je, fouhaite^-vous que je men allle ? Non , réponditelle, il s'en faut de beaucoup ; mals fi vous y ctes réfolu , plutot que de vous en détourner, jefuispr2te a vous accompagner , car, quoique je trouve ce parti fort incompatible avec votre dge, & fort mal cjjorti A l'état de votre fortune, fi ia chofe dok être abfolttmcnt,je ne fuis pas d'humeur a vous abandonner ; vous êtes oblige'de le faire , ft ce dejir fi violent vous vient du ciel ; vous ne faurie^ y réfifier fans manquer it votre devoir, & je manquerois au mien,fije ne prenois le parti de vous fuivre. Ces tendres paroles de ma femme diffipèrent Bn peu mes vapeurs, & me firent rcfléchir, d'une manière plus calrne , fur la nature de mon deffein •, je me mis devant les yeux tout ce qu'il y auroit d'extravagantpour un homme de mon age,. de fe précipiter de nouveau , fans aucun motif plaufible , dans les hafards dont j'étois forti fi heureufement, & dans des misères qui auroiens  t) é k Ö 6 I N S Ö N c R ü s o i i 9 été fuivies d'une vie parfairenienr lieureufe / pourvu que moi-même feuffe bien voulu n'y p?S' répandre de I'amertuine. Je confidérai ^ qu'öutre qu'il n'y a que la jeuneffe & la pauvreté capables d'infpirer de pareils deüe'ms , j'avois une époüfe s & un enfant qui alloit bientót être fuivi par un autre;'que j'avois tout ce que jë pouvois defirer , & j'étois aiïèz vieux pour fonger a me féparer pour jamais de ce que j'avois acquis pluröt qu'a s accumulerPour ce qui regarde Yavertijjement intérieur du eïel , auquel ma femme aftribuoit mon deffein 5 je n'en étois pas trop convaincu; & après avoir lutté pettdartt long tems avec la farce de mon imagination, j'en devins enfin le maitre, comme je crois qu'on peut Mie toajours en pareil cas , pourvii qu'on le veuilie fétieufemenr. Je réullïs peu-a-peu a me tranquilli!er par les raifonrtemens dont je viens de faire menr.on \ mais ce qui y contribua le plus , c'eft le deffein que je pris de me dörtner de 1'occupation , &. de me chercher quelques affaires propres a ne me pas laiffer le loifir de livrer mon irnagination a ces idéés capricieules: car je m'étois appercu que jamais mon cefveau n'en étoit rempli que quand j'étois dans 1 oifiveté , & que je n'avois pas fur quoi exerceg l'aótivité naturelle de mon efprih Conféquemment, a cetce nouvelle réfölution 3 Bij  &o Les aventures' j'adietai une- métairie dans Ie comré de Bedford,, dans le deffein de m'y retirer : la maifon étoit johe, & les campagnes quiéroientautour, étoiene fort propres a être améliorées. Rien ne me convenait rnieux, puifque naturellement-j'avois bemco'upde go&c pour 1'agricu-lture & pour cous lesioins qu'il fa ut fe donner pour accroït.re les revcnus d'une terre. LXiilleu-rs, ma maifon de cam-pagne écoit éloignée de la mer; ce qui m'empê-' choit de renouveler mes folies par le commerce de gens de mer', Sc par le récit de tout ce qui re-g.irdoit les pays lointains. M'y étant ctabli avec ma familie, j'achetai des charmes avec tout ce qu'il faut pour cultiver ltsterresj je me fournis de charrettes, d'un charrior, dechevaux,de vaches, de brebis;-& me mettanta ttavailler avec application, je me vis en fix moisde tems un véritable gentilhomme campagnard. Je me donnai tout entier a diriger mes laboureurs , a planter, a faire des enclos, & je crus mener J|a, vie la plus fortunée que la nature puille fournir aimhomme qui, après de longs embarras, cherche un afyle contre de nouvelles infortunes. Je cultivois ma propre rerre ; je n'avois poïntde rentes a payer ; j'étois le matrre de planter , d'arracher, de batir , de jeter bas , comme je le trouvois a propos : tout ce que je recueülois étaic pour moi-même, & toutes mes améütfrati'W  de Robin «on Crusoé. ïï éroient pöur le bien de ma poftérité. Je ne fongeois plus a reprendre le cours de ma vie errante , ëc me trouvanr exewipt de töivt cbagrin , je croyois vécitabferrierit avoir attrapé cette heureufe médiocrité, dont mon père m'avoit (ï fouventfau 1'éloge. Les douceurs que je goutois alors dans la vie, me rappeloient fou.veiit dans 1'efpnt ces vers d'im poe te : E!ois?;né des coers & des viccs, lei, du fiécle d'o'r, jc trouve le deftin. x-a jeuneflc en nos champs eft libre de caprices,( Et la vieiilcflc cft fans chaglin. Je fus troublé dans cette félicité par un feul «coup imprévu de la providence , dont non-feulement le fuiiefte fefiêt étoit irrémédiable , mais dont les confequenoes encore me replongcrenc dans mes fantaifies plus profondéinent que jamais. Cetre funefte difpofition a courir le monde reflemblok chêz moi a. une maladie qui eft dans le fang, & qui, rerenue pendant quelque tems pat les remèdcs, s'empare du corps avec une violence irréfiftible. Le coup dont je parle étoit ia perte de mon époufe, Mon but n'efl: pas ici de faire fon panégyrique , iVen.trer dans le détail de fes bonnes quahtés, & de faire la cour au beau fexe, en compofanr une Jiarangue al'honneur de ma femme. Je cliraifeu- Büj  a Les aventores lemtnt qu'elle étoit Ie foutien de toutes mes at* f-iii.es, le centre de tous mes projets Jl'aufceür de touce ma félicité , puifque par f.i prudence elle m'avoit détourné de 1'exécution de mes delfeius chimériques. Ses tendres difcours avoient fair de plus utiles impreiïions fur moi, qu'autrefois ma propte raifon, les larmes d'une mère , les fagcs préceptes dun père éclairé , & les prudens confeds de mes amis n'auroientété capables d'en faire lur mon efprit. Je m'étois félicité mille fois de m ctre laiiïe gagner par fa douceur & par fon attachement pour moi : & par fa mort je me confidérois comme un homme déplacé dans le monde, privé de tout fecours & de toute confolation. Dans ce tiifte état je me voyois auffi étranger dans ma patrie que je 1'érois dans le Brcfii lorfque j'y abordai; & quóiqu environné de. mes domeftiques, je me trouvois prefque auffi fettl que je 1'avois été dans mon ile. Je ne favois que! parti prendre j je voyois autour de moi rous les hommes occupcs, les uns a gagner leur vie par le travail le plus rude , les autres a fe perdre dans de ridicules vanités , ou a s'abïmer dans les vices les plus honteux, fans atteindre les uns & les aucrcs a la félicité que tout le monde fe propofe pour unique but. Je voyois les riches tomber dans le dégout du plaifir par 1'habicude de s'y Hvrer j & s'umftkx, par leurs débavLiches , un  8E RoBINSOM C R U S O É. ZJ ttcfor fata! de domein: Sc de remords : je voyois ïö pauvre, aa contraire , employer toutes fes farces pour gagner de quoi fe foutenir , Sc rouïarit dans un eerde perpétuel de peines Sc d'inquiétudes, ne travailler que pout vivre , Sc ne vivre que pour travailler. Ces réilexions me iirent reffouvenir de la vie que j'avois inenée autrefois dans mon petit royaume, ou je n'avois feraé qu'autant de bied qu'il ir.'en failoit pour un an , & oü je n'avois pas daigné ramafler de grands tröiipeaux , paree qu'ils ne m'étoient pas néceflaires pour ma nourriture; enfin , oü je lailïbis moifir 1'argent fans i'honorer d'un feul de mes regards pendant plus de vingr années. Si de toutes ces confidérarions j'avois tité le fruit vers lequel la raifon Sc la réflexion me güLdoient, j 'aurois anpris a chercher une félicité parfaite ailieurs que dans les plailirs de cette vie; j'aüvois tourné mes idéés vers une fin fixe oü tend tout ce qui nous arrivé fur la terre , &c k laquelle la vie préfente doit fervir de preparatif j en un mot, jaurois du fonger a un bonheur dont tl eft de notre intérêt de nous afturer la pofTeffion , Sc dont nous pouvons dès-a-ptéfent goüter les prémices. Mais avec mon époufe j'avois perdu mon guidej j ctois co mme un vaüfeau fans gouvernail que les B iv  &4 Les avbnturbs vents balottent adeur gré ; ma tcte s'ouvroit d$ nouveau aux courfes & aux aventures ; rous mes amufemens innocens , mes terres , mon jardin , .pna familie, mon bétail, qui m'avoient donnés uneoccupation fi fatisfaifante, n'avoienr plus rien de piquant pour moi. C'étoit de Ia mufique potje yn homme qui n'avoit point d'oreilles, & des mets pour un malade dégouté & fans appétjr. Cette trifte infenfibilité, pour tout ce qui m'avoie procuré quelque tems auparavant les plus doux piaifirs, me fit prendre 1'e parti d'abindouner U campagne , & de retourner aLondres, Le même ennui m'y accompagna: je n'y avojs aucune affaire; j'y courois 5a & la, fans deftein , comme un homme défceuvré , de qui on pei t dire qu'il eft abfolument inutile parmi rous les t|res créés , & dont la yie &c la mort doivent être également indifférentes pour les autres hommesC'étoit auffi , de toutes les fimations de la vie humaine, celle pour laquelle j'avois Ie plus d'ayerfion, accoutumé comme j'étois depuis ma plus teudre jeunefle a une vie aétive. A mon avis, les pareffeux font la He du genre humain ; auffi je crpyois ma conduite préfente infiniment moins conforme i 1'excellence de ma nature, que celjé Que j'avois tenue dans mon ïle , en employant qn #pis enfkir pour faire une. punctie* commtncepeiit de 1'anuée , mqn.  r e Rosins on C R. v s p i. > 5 »eveu , que j'avois élevé pour la mer , & 1 qut | avois aonné un vaifleau a commander , revHit dun petir voyage qu'il avoit fait i Bilbao , le premier qu'il cut fait en qualité de maitre. Mutant venu voir, il me dit que «mins marchands lui 9voient pcopofc de faire, pour eux, un voynge dans les Indes & a la Clvne ? Eh bien! mon oncle , cominua-t-il , feriez-vous fi mal de vcn;r 3vec moi? je me fais fort de vous faire^ revofr yotre ïle, car j ai ordre de toucher au BréhL Rien, a mon avis, n'eft unc preuve plus fcnfible d'une vje a venir, & de 1'exiftènce d'un monde invifible , qu'un certain concours des caufts fecondes avec les idéés qui nous roulcnt dans i'ef prit, fans que nous les communiquions a perfonne. Mon neven ignoroir parfaltement jufqua qu|i point mon penchant de courir le monde s'étorr. ranimé a & je ne favois rien de men coté de fa nouvelle entreprife. Cependant, lemème matin, fans que je m'attendüTe a fa vifire, je m'érois pccupé a comparer mes defirs avec toutes les circonftanc.es de la conditipn oü je me trouvois , & j'avois pus a la fin la réfolution que voici: Je voulois aller a Lisbonne pour confultermon vieur capitaine pernigais fur mes defteins, & s'ij les irouvoit fenfés^c praticables , je youlois m'af~ fafï d'ime patente qui me permis de peupler R0»  i6 Les avsntuk.es jle , «Sc cl'y emmener avec moi une Colonie. A peine me rus-je fixé a cette penfée, que voila précifément mon hevea qui eiatre , & qui me propofe d'y aller avec lui. Sa propofitiön me jeta d'abord dans une profonde rêverie , & après 1'avoir regardé attentivement pendant une minute : Quel malin efprit, lui dis:je, vous envoye ici pour me fourrer dans la têce cette malheureufe idéé: II parut d'abord étonné de ces paroles: mais s'appercevant cependant que je n'avois pas un fort grand éloignement pour ce projet, il fe remir: Commenc donc, monfieur, me dit il : cette propofitiön cft-elle fi fort a rejete'r? II eft allez naturel, ce me femble, que vous fouhaitiez de re voir vos perits étars, oü vous avez regné autrefois avec plus ie facilité que n'en goutent vos frères les autres monarques. En un mot, le projet répondoit avec tam de juftelfe a la difpofition de mon efprir, que j'y confentis, & que je lui dis que , s'il s'accordoit avec fes marchands , par rapport a ces voyaees , j'étois réfolu a le fuivre, pourvu que je ne fufle pas obligé d'aller plus loin que mon rle. Mais, monfieur, me dit-il, je n'efpère pas que vous ayèz envie d'y être laiiïé & d'y vivre de nouveau a votre vieille manière. Pour dtre tout, répondis-je, ne pouvez-vous pas me reprendre en levenant des Indes? Ilmerépliquaqii'il n'y avék  deRobins. on Crüsoé. if point d'apparence que fes marchands lui permiflent de faire ce détour avec un vailïèau chargé, puifqu'il pouvoic allonger ie voyage de ptüfieafS mois : d'ailleurs, ditil, fi j'avois le malheur de faire naufrage, vous feriez précifément dans la même & trifte ficuacion donc vous vous êtes tiré avec tanc de bonheur. II y avoit beaucoup de bon-fens dans cette objection mais nous trouvames un moyen pour remédier a eet inconvénienr; ce futd'embarquer avec nous toutes les picces formées d'une grande' chaloupe , & quelques charpentiers qui putfenr, en cas de befom , les joindce enfemble, & y donner la dernière main dans 1'Ëe, ce qui me ficihteroit de palfer de - la dans le continent. Je ne fus pas long-tems k prendre ma dernière rétoJutioii , car les importunités de mon neveu s'arrangeoient li bien avec mon ineünation, qu'aucun morif au monde ne fut capable de la contrebalancer. D'unautrecóté, ma femme étant mortc, il n'y avoit perfonne qui s'intérefsat affèz a mes affaires pour me détourner de ce delTein , excepté ma vieille veuve, qui fit tout fon poffible pour m'arreter par la confidération de mon age , de ma fomme, de 1'inutilité d'un voyage fi dangereux , & fur-tout de mes petits enfans. Mais tous fes difcours ne fervirent de rien j je lui dis que mon defir de voyager étoit invincible, & que les  Les avewttjr.es tinpreffions qu'il faifoit fur mon efnrit étoient fi peu commune?, que, fi je reftois chez moi , je croirois défobéir aux ordres de Ia providencr,. Me voyant tellernent affermi dans ma réfolution , elle mit non-feulement fin a fes confeils mii> elle me donna toutes fortes de fecours pour faire mes preparatifs 8c mes provilions , pour régler mes affaires de familie & l'éducation de mes enfans. Pour ne rien négliger a eer égard , je fis mon teftament, & IaiiTcis mes biens en de fi bonnes mains , que j'étois perfuadé que mes enfans ne jperdroient rien de ce cóté-la ,'quelque accident qui put m'arriver ; 8c pour la manièr.e de les élever, je m'en re mis entièrement a ma bonne vetive, a qui je deftinai en même-tems un peff revenu fuffifant pour vivre a fon aife. J'ai vu dans l.a fuiteque jamais bienfait ne fut mieux employé, qu'une ruère ne pouvok pas avoir des foins plus tendres pour fes propres enfans, & qu'ij n'étcit pas poflible de fe conduire avec plus de prüdence, Cette bonne dame vpcur affez long-tems pour me voir de retour , & pourfentir de nouveanx effets de ma reconnoiffance. Mon neveu fut pret a mettre a la voile au commencement de Janvier 1694, & je m'embarquai avec mon fidéle Vendredi dans les Dunes, le 1 § , «yant avec moi, outre n;a chaloupe démontées  É! RoBlNSON' C R C S O' É. i£ une cargaifon confidérable de routes forres dé cfrofes néceflaires pour ma colonie , dans le deflein de tour garder dans le vailïeau , fi je ne uouvois pas mes fujers dans un état conveHable. Premièrement, j'avois avec moi quelques valets , que j'avois envie de laiffer dans mon ïle , & de les y faire travailler pour mon eompte pendant que j'y ferois ; a eux permis d'y refter , ou. de me fuivre quaild je prendrois la réfolution d'en fortir. Il y avoit parmi eux deux charpentiers, un ferruner & un autre garcon forr ingénieux $ qui, quoique tonnelier de fon métier , étoit uit macliinifte univerffl. 11 étoit fort adroit a. faire des rorres, & des moulins a bras pour moudre le bied : de plus , il étoit tourneur & pötier , & capable de faire, dans la perfe&icn , toutes fortes d'ouvrages en bois ou en terre, en un mot , il méritoit fort bien le nom de Factotum , que nous lui donnames. Outre ceux-la, je menois avec moi un tailleur qui, s'étant offert d'aller aux Indes avec mon neveu, en qualité de paflager , confentit enfuite dc s'établir dans ma colonie; c'étoit un garcon fort adroit, & que je trouvai, dans 1'occafion , d'un fort grand fervice , par rapport a plufieurs diofes même éloignées de fon métier ; car, comme  $3 Les aventürès j'ai déja dit, rien n'enfeigne mieuxles mécaniqites que la néceflué. Ma cargaifon , autant que je puis men fouvenir, confiftoit dans un aflez grande quantité de todes , Sc de petites érofFes minces propres a liabiller les Efpagnols , que je m'attendöis de trouver dans mon ïle; & il y en avoit aflez, felon mon calcul , pour les tenir propres pour plus de fep: ans, Si 1'on y ajoute toutes les autres chofes néceflaires pour les couvrir , comme gants, chapeaux , fouüets , bas \ il y en avoit environ pout rrois cents livres leerling, y compris tout ce qu'il falloit pour des lirs, & la batterie de cuifine, pots, chaudfons, & du cuivre pour en faire un plus grand nombre. J'y avois joint a peu pres 500 liv. pelant de fer ttavaillé , comme clous , outils de routes fortes , crochets, gonds , ferrures , &e. Je ne dois pas oublier une centaine darmes a. feu de réferye , moufquets , fufils , piftolets» beaucoup de plomb de tout calibre, & deux pièces de canon de bronze , & comme il m'étoit jmpoffible de prévoir les dangers ou ma colonie pouvoitctre engagéeun jour, j'avois encore chargé le vailfeau d'une centaine de barils de poudre 3 canon , d'épées, de fabres , Sc de plufieurs fers de piqués Sc de hallebardes. Outre cela , je priai mon neyeu de prendre avec lui deux petits canons  t>e RobiNson Crüsoé. $t de ïillac , avec le nombre qu'il lui en falloit, afin de les laifler dans 1'ile , s'il étoit nécelTaire d'y batir un fort Sc de fe mettre en défenfe contre quelque ennemi. Cette précaution n'étoit pourtant pis iautile , comme j'eus lieu de le penfer en y arrivanr, Sc 1'on verra par la fuite de cette hiftoire , qu'il n'en falloit pas moins, fi 1'on vouloit fe maintenir dans la poiTeflion de 1'ile. Ce voyage téuffit beaucoup mieuxquelesautres que j'avois faits par mer, Sc par conféquent je ne ferai pas fort fouyent obligé d'arrcter , par le récit de quelques accidens facheux , le leóleur impatient apparemmentde favoir 1'étatoüfe trouvoit ma colonie. II eft vrai cependam que nous eümes d'abord des vents contraires, Sc quelques autres contre-tems, qui firent durer le voyage plus que je n'avois efpéré. Mon voyage de Guinee avoit été jufques-ia 1'unique dont je fuffe revenu comme je I'avois projeté ; ce qui me fit ctoire que je ferois toujours malheureux dans mes courfes : ma deftinée étoit de n'être jamais content a terte, & d'ayoir toujours des infortunes en mer. Les vents contraires, qui nous poufsèrent au commencement vers le nord , nous forcèrent a entrer dans le port de Gollowart en Irlande , Sc nous y retinrent pendant vingt-trois jours ; mais nous avions eet agrément dans ce petit défaftre.  que les vivre's y étoient aboridant.es , & a börj tóarché j en forte que , bien loin de diminuef iios- provifions, nous eömes occafiori de les augmeneer. J'y fis embarquer pltifiears cöchons &£ veaux, avec deux vach'es, que j'avois delfein y Ü nous avions en un heureuX paffage , de débar-* qtieï dans mon ïle i mais |e fcts obUgé d'en dif-1 pofer autremeiit. Nous rernimes a- la voile le ciriq de Fé'vrief avec un vent fra'is qui ditra pendant plufieurs jours, fans aricurie mauvaife rencontre , excepté aft accident qui vaut bien la peine d■'être rap-* porté dans toutes fes circonftances. Le foir dutingt Février nous vim-es emrer le matelot qui étoit en fentin'elle ; il nous dit qu'il avoit vu de ïain urt éclat de lunïière fuivi d'un coup' de canon';, & immédiatement après , un moufle vinc nous dire que le Bolfem-an en avoit ent-endu un fecond. La-defius ftous montames tous fur le tillacgött', pendant quelques momens, nous n'ententEmes rien j mats peu de minutes après nous découvrimes une grande lumière , & nous conjec-' rtirames de-Ia que c'étoit un grand incendie. Nous crimes d'abord reeours a notre eftime j qui nous fit cohvenir unanimement qu'il ne pouvoit y avoir de ce cöté la aucune tetre dans 1'efpace de cinq cents lieues j car le feu paroifloit k- I'oueft  öe Robin son Crusoé. i'Queft nord-oueft de nous. Nous conclümes deIa, que le feu devoic avoir pi is a qüelque vaiffeau ; les coups de canon qu'on venoitd'entendre nous perfuadèrcm que nous n'en é&ions pas loin, & nous.étions sürs qu'en fuivanc none cours , nous en approchions , paree que de moment a aurre la rlame nous paroifloit plus grande. Cependant , le tems fe trouvoit nebuleux , nous ne pümes rien voir que du feu ; mais une demi-heure après, pouffés par un vencfavorable, quoiqu'auezS petit, & le tems s'étanc un peu éclairci, nous appercumes diftinclement un grand vaiffeau dévoré par le feu , au beau milieu de la mer. Je fus lenfiblement touché de ce rrifte fpectacle, quoiquerienne m'intérefsataüx perfonnes qui éroient en danger , que les liens ordinaires de l'humanité.Ces fentimens de compalTion furenc extrêmement réveillés en moi par le fouvenir de 1 etat oü j'étois, lorfque le capiraine portugais me prit dans fon bord au milieu de 1'océan : érat qui n'étoit pas, a beaucoup prés , auffidéplorable que la fituation oü fe devoient trouver ceux du vaifTeau en queftion , s'il n'y avoit aucun autre batiment qui allat avec eux de conferve J'ordonnai dans le moment qu'on fit feu de cinq canons,. 1'un immédiatement apiès 1'autre , afin de leur* faire favoir qu'il y avo't pres de-la un navire örêc ales fecourir, & qu'ils fiffent leurs efforts pouc Tome II. C  34 Les aventures fe fauver de notre coté dans leur chaloupe ; car quoique nous pufïions voir leur vaiiTeau par le moyen de la llame , il ne leur étoit pas poilible de nous appercevoir a caufe de 1'obfcurité de la nuit. Nous mimes a la cappe pendant quelque tems; & en atteudant le jour , nous laifsames aller le vaiffeau du coté oünous découvrimes lebatiment embrafé : mais pendant cette manoeuvre nous vimes, avec une grande frayeur, quoique nous euflions lieu de nous y attendre , le navirp faurer en Fair , Sc quelques momens après le feu s'éteindre , apparemment a caufe que le refte du vailfeau étoit allé a fond. C'étoit un fpeccacle terrible Sc affligeant, fur - tont par la compailïon qu'il nous donna de ces pauvres malheureux qui devoicnt être tous détruits par les flames , ou bien errer avec leur chaloupe dans le vafte océan; c'eft de quoi les ténèbtes ne nous permirent pas de juger. La prudence voulut pourtant que je fuppofalfe le fecond cas; Sc pour les guider du mieux qu'il me fut poflible , je fis defceudre des lanteines de tous les cötés du vailTeau, Sc tirer le canon pendant toute la nuit, afin de leur faire cannoitre qu'ils n'étoient pas loin de nous. Le lendemain, environ a huit heures , neus découvrimes, par ie moyen de nos lunettes d'ap'proche, deux chaloupes accablées de monde , Sc  be Robin son Crusoé. 35 nous appercümes que ces pauvres gens , ayant le vent conttaire , faifoient force de rames , & que nous ayant vus, ils faifoient toutes fortes de fignaux pout fe faire voir de nous. Nous leur donnames a notre tour le fignal ordinaire de venir a bord , & en même tems nous fimes plus do voiles, pour nous mettre plus a portee. En moins d'une demi-heure, nous les joignimes Sc les laifsames tous eiurer dans le vaiffeau. lis ctoient pour le moins au nombre de ibixante, tant hommes que femmes , Sc petits enfans ^ Sc il y avoit patmi eux plufieurs paflagers. Nous apprimes que le vaifleau fauté en 1'air étoit de trois cents tonneaux , allant de Québec dans la tivière de Canada , vers la France; & le maitre nous raconta au long toutes les particularités de ce défaltre. Le feu avoir commencé par 1'imprudence du timonier, dans la géfole oucabinetoü 1'on mee la boufloïe , les chandelles, Sec. Tout Ie monde étant accouru au fecours , on 1'avoit cru abfolument étemt ; mais 011 s'appcrcut dans la fuite que quelques étincelles étoienrrombées dans certains endroits du vaiffeau , oü il étoit impoiïïble d'atteindre. Deda il avoit gagnc la quitte, d/qü il s'étoit répandu par tont le corps du batimenr avec une telle violence, que nt le travail ni i'in- Cij  ji> Les aventure. s duftrie n'avoicnt été capables de le maïtrifer. Le feul pani qui leur étoit refté a prendre , avoit été d'abandonner le navire : pat bonheur ils avoient deux chaloupes affezgrandes, & un petit efquif, .qui ne leur pouvoit (ervir qu'a mettre des provifions & de i'eaii fraïche, Dans cette fituation, route leur confolation étoit d'être échappés du feu , fans pouvoir efpércr raifonnablement de fe fauver, étanta une.figrande diftance de terre.Le feul bonheur, dont ils pouvoientfe fiatter, écoit de trouver quelque badment en mer qui voulüt bien les prendre lur fon bord. Ils avoient des voiles , des rames , une bou(fole, 8c ils fe préparoient a retourner versTerre-Neuve (i), avec un vent favorable; toutelaprovifion qu'ils avoient, n'étok fufSfante tout au plus que pour les empècher de mourirde faim pendant douze jours , danslequel efpace de tems , s'ils avoient Ie vent favorable, ils efpéroient de venir jufqu'au banc de ce paysla, 6c de s'y foutenir par le moyen de la pêche, jufqu'a ce qu'ils puffent venir a terre 'y mais ils avoient a ctaindre tant de hafards , de tempêtes, de vent contraires , de plutes capables de les engloutir , que, s'ils fe fauvoient, ce ne pouvoic ètre que par une efpèce de miracle. ( i ) Ees Anglois 1'appcllcnt Newfound-Land-  be Robisson Crusoé. 37 Au milieu de leurs délibérations, étant prefque tous défefpérés , ils avoient entendu-avec Wié ioie inexptimable un coup de canon , fuivi de quatrë aatres : leur courage en avoit été tout ranimé , & , conformément a mon intention , ils avoient compris par la qu'ils éioient a la portee d'un vaifTeau qui leur offroit du <"ecours. La-Jelïus ils avoient mis bas les mats & leurs voiles, paree que le vent ne leur permettoit pas de nous aiprocher, & quelque tems- après, leurs , éfpérarices avoient été redoublées , par la vue de nos-lunuères & par nos coups ce canon qui fe fuivoieüi' nar intervalles pendant toute la nuit: ils avoient tiré auffi tr.>is coups de moufquet; mais nousne les avions point entendus a caufe du vèfiï contraire. Ils avoient mis pourtant leurs rames a 1'eau pour s'empêcher du moins d'être emportés par les vents, & afin que nous paffions les approcher plusfacilerae-.- A b fin iis s'étoieht appercus avec une fatisfaclien inexprimable que nous les avions én vue. II m'eft irripoflible de depeindre les gefb'culations furprenantes , les excafës oc les poftures variées avec iefquelles ces pauvres gens exprimoient la joie qu'ils fentoient d'une délivrance fi peu attendue. L'affliftion & la crainte peuvent être décrites affez facilement ; des foupirs , des larmes , des cris, quelques mouvemens de la tere C iij  ?S Lhs aventures & des mains en font route la variété; mais un exces de joie, fur-tout d'une joie fubire , emporte l'homme a un nombre infini d'extravagances oppofécs 1'une a. 1'autre. Quelques - uns. de ces pauvres gens étoient noyés de larmes ; d'aurres } furieux , déchiroient leurs habirs, comme s'ils avoient été dans le plus cruel défefpoir ; les uns paroiifoient fous a lier , ils couroient ca & la, frappoient du pied & fe tordoient les mains; les autres danfoient , chantoient, faifoient des éclats de tire, & poufloient des cris de joie ; ceux-ci étoient tout ftupéfaits , étourdis & incapables de prononcer une parole : ceux-la étoient malades , & fembloient prêts a roaiber en foiblefle. Enfin le moindre nombre faifoit le figne de la croix > & remercioit dieu de fa délivrance. Je ne rapporte pas cette dernière circonftance pour donner mauvaife opinion d'eux; je ne doute pas que dans la fuite ils n'ayent rendu graces au ciel du fond de leur ame : mais ils étoient au commencement fi pailionnés , qu'ils n'étoient pas les maitres de leurs mouvemens & de leurs penfées ; ils étoient piongés dans une efpèce de frénéfie , & il y en avoit peu pat mi eux qui euiïènt alTez de force d'efprit pour être modérés dans leur joie. II fepeut bien que leur tempérament contribuat  pe robinson C r ü S d e. }0 a 1'excès de leurs tranfports ; c'étoient des Francois, peuple plus vif, plus paflionné , & plus propre que tour autre a aller aux extrémités contraires , a caufe du feu qui excite leurs efprits animaux. Je ne fuis pas affez philofophe pour raifonner la-deifus a fond : mais je .puis dire que je n'avois jamais vu une pareille expreflion 4e joie. Rien n'en approche davantage , que les exaavagances oü fe laifla emponer mon fidéle Vendrcdi en trouvant fon pèrc (i) Uc dans le canot; j'avoue encore , qu'il y avoit quelque chofe de femblable dans la furprife du capitaine anglois & del fes deux compagnons que je déhvrai (i) autrefois des mams des traitres qui vouloient les abnndonner dans mon ile ; mais dans le fond, tout cela n'eft pas comparable a te que je remarquai dans cette occafion-ci. II faut obfetver encore , que toutes ces extravagances n'éclatoient pas féparément dans ces Francois , de la manièrej que je 1'ai dépeint. Elles fe fuceédoientrapidement avec toute cette variété dans chaque individu •, celui qui dans un moment paroifloit étourdi & ftupide comme un homme frappé de la foudre, fe mettoit ï'inftant d'après a danfer, a fauter, & a crier comme un fou; tan- (ï) Deuxieme partie. (O V>U. Civ  4° Les Aventvres ' tot il s'arrachoit les cheveux , déchiroit fes habits , & les fouloic aux pieds, comme un habitant des petites-maiions ; tanrot il verfoit un tortent de larmes , le cceur lui manquoit , il tomboit endéfaillance; & onne i'avoit fecouru, la mott auroit fuivi la violence de tous ces mouvemens. 11 n'en étoit pas ainfi de quelques-uns, ou du moindre nombre , mais de prefque tous autant qu'ils étoient, &■ fi je m'en fouviens bien, notre chirurgien fut obligé den faigner une trentaine. II y avoit deux prètres parmi eux , 1'un encore jeune, 1'autre avancé en age • & ce qu'il y a de plus furprenant, le plus vieux étoit le moins fage. Dès qu'il mie le pied fur Ie bord de notre vaifTeau , il tomba tout roide , comme s'il écoit mort. Notre chirurgien mit d'abord en oeuvre des remèdes propres a le faire revenir a lui, étant le feul dans le vaifTeau qui lui crux encore un fouffle de vie : enfuite lui ayant frotté lebras pour le réchauffer, Sc pour y faire venir le fang; il Ie faigna. Le fang ne coula d'abord que goutte' a goutte ; mais il fortit enfuite avec plus d* hberté. Trois minntes après leboi ,'iomme ouvrit les yeux , & dans un quart-d'heure de cems il paria, & fut entièrernent fétabli. Dès que le fang Fut armé } il commenca k fe promener, en nous aOVant qu'il fe portoic bien , Sc le chirurgien '  deRosinsonCrvsoé. 41 trouva bon de lui donner un verre de liqueur cor. diale. Après Un quarc d'heuve d'intervaüe , queloues Francois vinrent dans lachambre ou Ie chirurgien étoic occupé afaigner une femme, difanc que le prêrre avoit abfolument perdu 1'efpnr ; peut-être qu ayant réfléchi avec nop d'attention fur le changement fubit de fon état, cecte t&faxion 1'avoit jeté dans une nouvelle excafe de joie, & fes efprits s'étoient mis a. couler avec trop de rapidité pout que les vailTeaux fulfent capables de les conduire comme il faut: Ut deiïïis fon lang étoit devenu chaud & fiévteux,& certainement il avoit acquisen moins de rien toutes les qualités requifes pour habiter l'hopital des fms. Le chirurgien ne trouva pas a propos de redoubler la faignée ^ mais il lui donna quelque chofe pour 1'alToupir; ce qui opéra quelque tems après, & le lendemain il seveiila également fain de corps Sc d'efprit. Le jeune prctre modéra fes paffions avec une grande fermeté , & nous donna le véritable modèle d'un efprit fenfé , & mastte de lui-mème. Dès qu'il fut a notre bord , il fe profterna pour rendre graces a dieu de fon heureufe délivrance: je fus aflez maiheureux de le rroubler dans cette louable adion , le croyant évanouï. II leva la tere pout me dire d'un air fort ttanquille , qu'il étoit occupé i témoiguer fa recpnnoiifauce i dieu;  41 Les aventures Je vous coiijure, ajouta-t-il, de me petmettre de continuer encore quelques momens, j'aurai Phonneur enfuite de vous remercier comme celui a, qui, après leciel, je fuis tedevable de la vie. J'étois fort vnorrifié de 1'avoir interrompu, 8c rion-feulementje le lahfai en tepos, mais j'empêchai lesautres de ttoublet fa dcvotion. Aptès êttedemeuté dans certe polture pendant quelques minutes,il vint me joindte, & d'une manière tendre &graveen même tems, lesyeux pleins de larmes,il me remercia, & rendit graces k dieu de s'être fervi de moi pour fauver ia vie a rantd'autres mifétables. Je lui répondis que j'étois charmé de lui avoir donné cette occafion de marquer fa reconnoitfance envers dieu, que je n'avois rien fait que ce que la raifon 8c 1'humanité devoient infpirer a tous les hommes , 8c que je croyois devoir de mon coté remercier dieu de ce qu'il s'étoit fervi de moi pour conferver tant de créatures faites a fon image. Aprèscette converfation, eet homme de bien fit tous fes efforts pour calmer les paffions de fes compatriotes , par des exhortations , desprières , des raifonnemens , enfin par tout ce qui ctoir capable de leur faire renfermer leur joie dans les bornes de la modération. 11 réufiit aflez bien avec quelques uns ; la plupart ne fe polTédoient pas allèz pour profiter de fes lecons.  DE RoBINSON CrUSOE. 43 J'ai voulu r^ettre toutes ces particularités pat écrir, pavee que lelectein' pourraapprendre par-la a guider fes paffions. Vn exces de joie empone 1'homme plus loin que les tranfpörrs de la douleur, de Ia colère & de la rage ; & j'ai vu dans cette occafion combien il faut veillet fur ces mêmes paflions, de quelque nature qu'èlles puif:fent être \ puifque les emportemens de -joie ne fonr pas moins dangereux pour nous que les autres mouvemens de cceur s qui paiTent pour les plus dangereux. Nous fümes un pen dérangés le premier jour par 1'extravagance de nos hótes; mais après leur avoir donné des logemens que notie vaiffeau étoit en état de fournir, 8c après qu'ils eurent bien dormi, tout fut ttanquille, &C nous les vlmes tout autres. Ils nous donnèrent toutes les marqués dëreconnoilTance , que les fentimens 5c la politelTe font capables de dicter aun peuple qui natutellemenc donne dansl'excèsdece coté-la. Lecapitaine&im de mes religieux me vinrent voir lelendemain , pourmedire qu'ils fouhaitoientfort de me parler, auflvbien qu'a mon neveu , qui commandoit le vaifleau, afin de nous confulter fur leur fort. Dès que mon neveu fut venu , ils commencèrenr par nous dire , que tout ce qu'ils avoient au monde n'ctoit pas capable de nous récompenfer du fer-  44 Lee aventur.es vice important que nous leur avions rendu. Le capitaine prit alors la parole, & me dit, qu'ils avoient fauvé de 1'argenr, qu'ils avoient dans leuus chaloupes d'autres chofes de prix fauvces desflames a lahate, & qu'ils avoient ordre de nous offrir tout cela, fi nous voulions bien 1'accepcer; qu'ils nous conjuroient feulement de les mettre a terte. en quelque endroit d'oü il leur fut poffible de gagner Ja.France. Mon neveu 'parui? d'abord afTez porté 3 acrepter leurs préfens , quitte a voir après ce qu'il pourroit faire en leur faveur ; mais j'eus affez de pouvoir fur lui pour 1'en detourner , fachant ce que c'eft que d'être'abandonné dans un pays étranger fans argent. Je me refTouvins que, fi le (i) capitaine portugais en avoit ufé de cette manière avec moi , & m'avoir fait achérer fon bienfait de tout ce que j'avois au monde , je ferois mort de faim , d moins que de renrrér dans un efclavage pareil a celui que j'avois fouffert en Barbarie , & peut-êcre pire , puifqu'il n'eft pas trop siVquun Portugais fok un meilleur maitre qu'un Turc. Je répondis donc au capitaine francois , que , fi nous 1'avions fecouru lui & fes geus dans leur (i) Première partie.  DE RoBINSON" CrUSOÉ. 45 •malheur , nous n'avions fait que ce que Fhuma'nité vouloit bien que nous filïions pour notre prochain , & que nous fouhaitions qu'on nous fit de même en parciHe extrémité. » Nous fommes 35 perfuadés, lui dis-je, que vous nous auriez 33 donné la même auiftance , fi vous aviez été »3 clans notre nruation , & nous dans la votre , & 33 que vous nous l'auriez dcnnée fans aucune vue 33 d'intérêt. Nous vous avons pris fat notre bord , 33 monfieur, pourfuivis-je, pour vous conferver, & 13 non pas pour jouir de vos dépouilles ; & je ne 33 trouverois tien de plus barbare , que de vous » meitrea terre après vous avoir pris lespauvres 33 reftes que vous avez arrachés aux Manies: ce » feroit vous fauverla vie pour vous tuer enfuite 33 nous-mêmes; ce feroic vous empêcher de vous » noyer, pour vous faire mourir de faim : ne » croyez donc pas que je permette qu'on accepte 33 la moindre chofe de ce que votre reconnoifj> fance vous porte a nous ofJFrir. Pour ce qui 33 regarde le parti que vous nous propofez de 33 vous mettre a terre , la chofe eft d'une grande >3 difiiculcé : norre vailfeau eft deffmé pour les 33 Indes Orientales , quoique nous nous foyons 33 détournés confidérablement de norre cours 33 du coté de l'oueft, dirigés fans doure parlapro>3 vidence pour vous titer d'un danger fi terri33 ble : nous ne fommes pas les maitrej de chan-  46 Les a-ventur.es » ger notre route de ptopos délibéré , pour. » l'amour c!e vous: mon neveu le capitaine n'en » pourroit jamais rcpondre devant les propriétai» res , a qui il s'eft engagé de continuer fon * voyage , après avoir touché au Bréhl. Tout ce ij qu'il nous eft poffible de faire pour vous , c'eft « de prendre notre route du cöté oü nous pou» von's nous attendre a rencontrer des navires » qui retournent des Indes Occidentales , & de ■> vous ptocuter parda. le moyen de paffer en j> Angleterre ou en France. La premièrepartie de maréponfe étoit fi pleine d'humanicé, & de générofité même, que ces meffieurs ne pouvoient qu'en êtte extrémement fatisfaits : mais il n'en étoit pas ainfi par rapport au refte , 5c les palTagers fur-tout étoient fort confretnés par la crainte d'être obligés d'aller avec nous jufqu'aux Indes Orientales. Ils me conjurèrent que , puifque nous étions tellement dédvés du cöté de 1'oueft avant que de les rencontter, j'eulTe du moins la bonté de fuivte le même cours jufquau banc de Terre-Neuve , oü peut-crre ils pomroient louer quelque batiment pour retoutner au Canada d'oü ils étoient pattis. Je trouvois cette propofitiön raifonnable, & j'étois. fort porté a la leur accorder \ je conlidérois que de trainer tout eet équipage jufqu'aux Indes , ne feroit pas feulement un parri tvifte &  de robinson CrüJOï. 47 infupportable pour ces pauvres gens ; mais qu'il pourroit emièrement ruiner norre voyaee , en faifant unebrêcheirréparable dans nos provifions. Je ne croyois pas d'ailleurs enfreindre le contrat que mon neveu avoir fait avec fes marchands, en me prêtant a un accident imprévu. Certainement ni les loix de la nature, nilesloix révélées ne pourroient nous permettre d'abaudonner a une mort prefqu'inévitable un fi grand nombre de gens, & puifquenous les avions pris a. notre bord, notre propre intérêt, auili-bien que le leur, nous obligeoit a les mettte quelque patt a terre. Je confentis donc a fuivre notre route, comme ils le fouhaitoient, & fi les vents tendoient la chofe impoilible , je leur promis de les débarquer a la Martinique, dans les Indes Occidentales. Le tems cependant continua a être beau avec un vent aflez vigoureux qui refta quelque temsentte le nord-eft, & le fud-eft ; ce qui nous fitmanquer plufieuts occafions d'envoyer nos gens cn Europc. II e!t vrai que nous rencontrames plufieuts vailTeaux deftinés pour 1'Eutope : mais ils avoient lutté fi long-tems avec les vents contraires qu'ils n'osèrent fe charger de palfagers , de peur de mourir de faim tous enfemble. De cette maiiièrenousfümesforcès de pouiTer notre voyage jufqu'a ce qu'une femaine après nous arrivames aux bancs de Terre-Neuve. C'eft - ld que nous  48 Les aVentürés niimes nos Francois dans une baique , qu'il'* avoient louée en pleine mer $ pour les mettre i terte , & pour, de-Ia , les condnire en France , s'il leur étoit poffible de trouver-la affez de provifións peur les avitailler. Le feul paffager francois qui reftaa notre bord, étoit le jeune prêtre , qui ayant appris que notre delTein étoit d'aller aux Indes , fouhaita de faire voyage avec nous , 3c d'être mis a terre fur la cöre de Coromandel. J'y confentis avec plaifir. Cet homme-la me revenoit extraordinairement, & non fans raifon , comme on verra dans Ia fuite. D'ailleurs, quatre matelots s'engagèrent avec nous; c'étoit de braves gtns , qui nous turen e d'un grand fervice. De-Li nous primes la route des Indes Occidentales, en faifant cours du cöté du ftid, &c du fïid-quarr a 1'eft , fans avoir beaucoup de Yenr, pendant une vingtaine de jours. Nous étionsdans cette firuation, quand nous.rencontrames de nouveau de quoi exercer notte humanité furun objet tout auffi déplorable que le premier. Le 19 de Mars 5 , nous trouvant dans la Iatitude fepcentrionale dezy degrés, 5 minutes, & faifant cours fud-efté< fud-eft quart au fud , nous découvrimes un grand vaifTeau venanta nous.Nous ne pumes pas d'abord le voir diftinctement; mais en étanr plus prés, nous appticumes qu'il avoit per du  be robinson CRUSöÉ. 49 perdu le perroquet du grand mar , le mat d'artimon, Sc le beau-pré» II tira d'abord un coup de canon , pour nous faire fa voir qu'il étoit en détrelfe. Nous avions un vent frais nord-nord-eft , £c en peu de tems nous fumes a porrée de 1'arraifonner. Nous apprimes qu'il étoit de Briftol, & qu'il revenoit des Barbades ; mais qu'aux Barbades. mêmes il avoit été jeré hors de la roure , par un furieux ouragan , quelques jours avant qu'il fut prêt a mettre :i la voile ; Sc dans le tems que le capitaine Sc le premier contre-maure étoient a terre : de manière qu'outre la violence de la tempête , il avoit manqué auvailfeau des gens capables de le conduire. II avoit été attaqué par un fecond orage , qui 1'avoit abfolument détouté du cöté de l'ouelt, & réduit dans le trifte état oü nous Ie rencontramés. L equipage s'étoit attendu de découvrit les iles de Bahama , mais il s'en étoit vu éloigné Sc jeté vets le fud-eft , par un vent gaillatdde nord-nord-eft, qui étoit précifément celui que nous avions alors : Sc n'ayanfqu'une voile au grand mat, Sc une autre quarrée artachée a une efpèce de mat d'artimon dreflée a la hate , il n'avoit pas eu le moyen de ferrer le vent; de forte, qu'ils avoient fut tous les efforrs poflibles pour atteindre les iles Canaries. Ce qui mettoit le combie au malheur de ces Tome II. D  50 Les aventures gens , c'efl qu'outre la fatigue que leur avoient donné ces deux tempêtes, ils moutoient de faim. ïl n-e leut reftoit pas une feule once de pain , ou de viande;, depuis plus d'onze jours, & leur feule confolation étoit qu'ils n'avoient pas éntièrement confommé leur eau , & qu'ils avoient encore environ undemi-tonneaudefarine. Pourdu iucre il leur en reftoit abondamment; outre fept barils de rum. Ils avoient dévoré une alfez grande quantité de confirures. II y avoit a bord , comme paffagers , un jeune homme avec fa mère , & une fervante. Croyant le vailleau pvêt a mettre a la voile , ils s'étoient embarqués par malheur le foir avant ce terrible ouragan , & n'ayant plus rien de leurs provifïons parciculières , ils s'étoient trouvés dans une lituation plus déplorable que les matelots , qui, réduits a la dernière extrémité eux -mêmes, n'avoient pas été fufceptibles de compaffion. On peut juger s'il eft facile de décrire la malheureufe lituation oü s'étoit trouvée cette infortunée familie. Peut-être n'aurois-je jamais fu cette patticularité , fi, le tems étant doux & la mer calme , ma curiofité ne m'avoit porté a aller a bord de ce malheureux navire. Le fecond contre-mairre>, qui étoit forcé , dans cette extrémité , de prendre le commandement du vailTeau , étant venu a  DE RoBtNSON CRÜSÖÉ. J I notre bord, m'avoit pariéde ces puTagers, comme de gens qu'il croyoir morts ; il n'en avoit pas entendu parler depuis plus de deux jours, paree qu'il avoit eu peur de s'eli informer , puifqu'il n'étoit pas en état de les foulage'r dans leur mifère, Nous fïmes d'abord tous nos efforts pour donnet a ce malheureux équipage tout le fecours qui nous fut poffible , & j'avois aiffez de pouvoir fut 1'efprit de mon neveu pour Ie potter i les avitailler éntièrement, quand même nous'ïnrions été pat-li dans la néce'Iité d'aller dans tëWirginie, ou fur quelqu'autre cote de 1'Amériqué , faire de nouvelles provihons pour nous-mêmes. Mais heureufement nous ne fümes pas obligés depouffet norre charité jufques-la. Ces pauvtes gens étoient alors èxpofés a ün nouveau danger ; & il y avoit tout a ctaindre de leur gourmandife. Le contre-maitre nous eh amena fix dans fa chaloupe , qui paroiffoient autant de fquélertes , & qui avoient a peine Ia force de remuet leurs rames. Il étoit lüi-même a moitié mort, n'ayant rien. rcfervé pout lui, & s'étant contenté de la même portion, qui avoit été donnée pour la fubfiftance du moindre matelot. Enmettant quelques mets devant'ui, je 1'avertis d'en mangetavec leuteut & avec fobtiété; mais Dij  ji Les aventuR.es a peiue en eut-il mangé trois bouchées qu'il comtmenca a fe rrouver mal. II fut alféz prudent pont s'arrêter d'abord , & notre chirurgien lui prépara un bouillon propre a lui fervir de remède , & c!e nonrriture en même-tems; i! fut mieux dès qu'il 1'eut pris. Je n'oubliois pas cependant fes compagnons', a qui je donnois auffi de quoi manger. Ils le dévorèrent véritablement , étant fi affamés , qu'ils en avoient contraire uneefpèce de rage , qui les cmpcchoit. d'être en aucune manièr^^ajucs d'cux-m.êmes. II y en eutmême deux qtiij'ï^ajisgèrenr avec tant d'avidité que le jour fuivant ils en faillirent mourir. Ce fpectade étoit extrêmement touchant pour moi, & me rappeioit dans 1'efprit la mifère a laquelle je m'attendis autrefois , en mettant le pied fur le rivage de mon ile, fans avoir la moindre provifion , & fans m'appercevoir d'aucun moyen de trouver des vivres pour une feule journée ; expofé d'ailleurs, a cë que je croyois , a fervir bientöt moi-même, de nourriture aux bêtes féroces. Pendant tout le tems quele contre-maitre étoit occupé a me réciter tout le détail de la mifère de 1'équipage , mes penfées rouloient fans difcontinuation fur le fort des trois paffagers, la mère, Ie fils & la fervante , dont il n'avoit rien entendu dire pendant deux jours, & que Ia difette  DE RoBINSON CRUSOÉ. $ $ drtrerne de fes propres gens Favoit forcé a négliger, felonfon propre aveu. Je compris par-la qua ïa fin il ne leur avoit donné aucune nourriture , & jen concluois qu'ils devoient tous trois être morts de faim. Je retins la-deiTus le contre-maitre , que nous appeliions alors le capitaine , a notre bord , avec fes gens pour qüils feprilTent vigueur par de bons aümens ; & fongeant en même-tems a rendre le même fervice au refte de 1'équipage , je fis conduire a leut navire notre contre maitre avec la chaloupe montée de douze hommes , & chargée d'un fac plein de pain , & de fix grofles pièces de bceuf. Notre chirurgien donna o-rdre a mes matelors de faire bouillir cette viande en leur préfence , & de placet des fenrinelles dans la chambredu cuifimer , pour déroruner ces gens affamés de dévorer la viande toure crue , ou de Parracher du pot avant qu'elle fut ctiite comme il faut, & de ne leur en donner d'abord qu'une petite portion. C'eft cette fage précaution qui leur conferva la vie : & fi on avoir été négligent a eet égard , ils fe feroient tués par le moyen de ces mêmes alimens , qui leur étoient donnés pour les empêcher de mourir. J'ordonnai en même-tems a. notre contre-maitre d'aller dans la chambre des palTagers , pour voir dans quel état ils étoient, & pour lètfr Diij  54 Les aventures donner les rafra'chiiTemens néceflaires , s'ils étoient encore en vie. Le chirurgien'Pavent pourvu pour eet effet d'une grande écuelle plein e de fon bouillon préparé , qui avoir fait rant de bien a notre pauvre contre-maitre , & qui , felon lui, étoit capable de les rétablir pat degtés. Peil fatisfait encore de toutes ces mefures , & ayant grande envie de voir de mes propres yeux le trifte fpedacle que ce vailfeau pouvoit me foutnit d'une manière plus vive que ne pourroit jamais le faire aucun técit, je pris avec moi celui que nous appellions alors le capitaine du vaiifeau, & je fuivis nos gens avec fa chaloupe. Je trouvaitoas ces pauvres affamés dans une efpèce de fedition, & prets a arracher la viande du chaudron parforce; mais moncontre-maitre, faifant fon devoir, avoit placé un garde a la porte de la chambre du euifinier voyant qu'ii nefaifoit rien pat fes exhortations, il employa la violence pour faire du biena ces gens endépitd'eux-mêmes. I! ent pourrant lacondefcendance de faire rremper fuffifamment quelques bifcuits dans le pot, & de leur en faire donner a chacun un, pour appaifer un peu la fureur de leur appétit: lesprianr de croire que c'étoit pout leut propre confervarion qu'il ne Je ir en donnoitque peu a la fois. Mais tout cela n'avoitpas été capable de les appaifer: fi je n'y étois  BE ROBINSON CllBSOÉ. JJ pasfurvenu avec leuis propres officiers, & fi a mes exhortations je n'avois pas ajouté la terrible menace de ne leur donner rien , s'ils ne fe tenoient en repos , je crois en vérité qüils auroient forcé la chambre du euifinier , & qu'ils auroient arraché la viande du chaudron. On pouvoit voir partaitement bien dans te cas que ventre affamé n'a point d'oreilles. Nous les appaifames pourtant, & commencant a les mnurir pardegrés , nous leur permimes a la fin de matiger tout leur fon , tk tout alla mieux que je neutje penfé. Pout ia mifère des paffagers, elle étoit tout autrement terrible que celle de 1'équipage. Comme les matelots avoienr eu d'abord peu de chofe pour eux-mêmcs , ils leur avoient donfié des portior.s extrèmc-menr petires j a la fin ils tas avoient r.bfolumenr négligés; de manière que, depuis fix ou lept jours , ils n'avoient eu nen du tout a mangf r , & forr peu de chofe les deux ou trois jours qui avoient précédc. La pauvre mère, a ce que 1'équipage nous rapporta , étoit une femme debomfens& très-bien élevée,qui ayant épargné pour fon fi!s, avec une tendreflé vérirablemcnr matemelle , tout ce qu'elle pouvoit, avoit enfin perdu toutes fes forces. Quand notre contre-maitre entra dans fa chambre , il la vit aflife a tene , appuyée contre un des cotés du Div  5^ Les aventures vdShm , entre deux chaifes liées enfemble, la tête enfoncée entte fes.épaules, & femblable a un cadavre, quoiqu'eile ne fut pas toat-afait morte. II fit tour ce qu'il put pout la faire revenu a elle , & pour lui fortifier le cceur t il lui mit unpeu de bouillon dans la bouche'avec une cuiller ; elle ouvtit les lèvres , & leva une de fes mains; elle s'efforca enfin de parler. Elle enrendit ce qu'il lui difoit; mais en lui faifant figne que ce fecouts venoit trop tatd pour elle, elle lui montta du doigt fon fils , comme fi elle vouloic le prier d'en avoir foin. Touché pourrant d'une pirié extraordinaire pourcette tendre mère , il fit tous fes efforrs pour lui faire avaler un peu de bouillon , & , a ce qu'il crtit, il en fit defcendre dans fon eflomac deux ou trois cmllerées : je doute fort qu'il en fut bien fur : quoi qu'il en foit, il ne prit que des peines inutiles , puifque la nuit d'après elle mourur. Le jeune-homme dont elle avoit confervé la vie aux dépens de la fienne, netoir pas dans une extrémité tout-a-fait auffi grande; il étoit cependant érendu roide dans un petitlit , & fembloita moitié mort. II avoit dans fa bouche une piece d'un vieux gant, dont il avoir mangé le refte. Néanmoins étant jeune , & ayant plus de force que fa mère , Ie contre-maitre réuffita lui faire avaler quelque chofe, 6c il fembla fe ranimer ; mais lorfque  DE R.OBINSON CKUSOÉ. J7 quelques momens après il lui en fit avaler trois ou quatre cuillerées , le pauvre garcon en eut mal au cceur, & les rendit immédiarement après. Pour la pauvre fervante elle étoit route étendue auprès de fa maïtrefTe , comme fi elle étoit tombée en apoplexie •, elle luttoit avec la morr. Tous fes membres étoient tors ; d'une de fes mains elle avoit faifi le pied d'une chaife , & ie tenoit fi fetme qu'on eut bien de la peine a lui faire lacher prife: fon autte brasétoit tout étendu au-deffus de fa tête , & fes deux pieds étoient appuyés avec force contre une table. En un mot, elle fembloit être a 1'agonie ; mais elle n'étoit pas morte. Cette pauvre fille n'étoit pas fenlement affoiblie par Ia famine , & effrayée par la penfée d'une mort prochaine ; mais, comme nous apprimes encore dans la,fuite par les gens du vailleau , elle étoit extrêmement inquierre pour fa maitrefïe , qu'elle voyoit moutante depuis quelques jours, & pour qui elle avoit tout 1'attachement imaginabte. Nous ne favions comment faire avec cette malheureufe fille: car lorfque notre chirurgien, homme favant & expérimentc , lui eut rendu , pour a,infi dire , la vie; il eut une feconde cure a faire par rapporr a fon cerveau, qui paroifToit pendant plufieuts jouts abfolumenr tenverfé. Quiconque lira ce tragique accident, doit fon-  58 Les aventurf s ger qu'il n'eft pas pofhble, quelque humanité que 1'on ait, de faire fur nier ce que 1'on auroit pu faire fur terre , oü 1'on refte quelquefois trois femaines. II s'agitToit ici de donner du fecours a ce malheürcux equipage , mais non pas de refter avec lui ; & quoiqu'il defirar fort d'aller de conferve avec nous pendant quelques jours, cependant nous n'avions pas le lot fit d'attendre un vaiiTeau qui avoit perdu fes mats. Néan moins , lorfque le capitaine nousconjura de 1'aidera dreffer un perroquet au grand mar , & un autre a fon artimon , nous voulümes bien mettre a la cappe pendant trois ou quatre jours. Enfuire après lui avoir donné cinq ou fix tonneaux de boeuf, un de lard , une bonne provifion de bifcuits ,de la farine & des pois , & avoir pns pour paiement ttois caiffes de fucre , une quantité aflez grande de rum , & quelques piéces de huit , nous les quirtrimes en prenant dans notre bord, a leur inftante prière, un prêtre , avec le jeune-homme, la fervanre , & tout ce qui leut appartenoit. Le jeune homme étoit un garcon dedix-fept ans, bien fait , modefte> & fort raifonnable. Il paroiffoit accablé de la mort de fa mère , ayant encore depuis peu perdu fon père dans les Barbades. Il s'étoit adrefle au chirurgien pour me prier de Ie prendre dans mon vanieau , & de ie tirer  de robinson CrUSOÉ. 59 d'avec ceux qu'il appeloit les meurtrievs de fa mère. Aiiili peut-on dire qu'ils 1'étoient en quelque forte; car ils auroient pu épargner de leur ponion quelque petite chofe pour foutenir la vie de cette miférable veuve, quand ce n'auroit été que de quoi l'empêcher de mourir de faim : mais la faim ne connoit ni humanité , ni parenté , ni amitié , ni juftice. Elle eft fans pitié, & incapable de remords. Le chirurgien avoit beau lui mettre devant les yeux la longueur du voyage , qui devoit le féparer de tous fes amis, 8c qui pouvoit le rejeter dans uu auffi rnauvais état que celui dont il venoit de fortir •, il dit qu'il lui étoit indifférent de quelcóté il allat, poutvü qu'il fe féparat de ce cruel équipage, 8c que le capitaine ( c'eft de moi qu'il entendoit pafier, ne connoiflant pas encore mon neveu ), feroit rtop honnête homme pour lui donner le moindre chagrin, après lui avoir lauvé la vie; que pour la fervante, fi elle revenoit dans fon bon fens, elle nous fuivroit volontiers partout, &c qu'elle recevroit comme un grand bienfait la permilhon d'enttet dans notre navire. Le chirurgien me fit cette propofitiön d'une maniére fi parhétique , que je 1'acceptai, & que je les pris tous deux avec tout leur bien , excepté onze picces de fucre, oü il étoit impoffible d'at-  €o Les aventures reindre : mais comme !e jeune-homme en avoit une teconnoiffance, je fis fignet un billet au commandant, pat lequel il s'engageoit d'aller, dès qu'il feroit arrivé a Btiftol, chez ün cetrain M. Roger, parent du jeune-homme, & marchand de cette ville , & de lui donner une lettre de ma part, avec tout ce qui avoit appanenu a la défunte veuve. Mais il eft apparent que toutes ces précautions ont été inutiles;car je n'ai jamais apptis que ce vaifTeau fut arrivé a Briflol. II eft trésprobable,qu'étant fi fort endommagé, & faifant eau de plulieurs cötés, il ait coulc a fond a la première tempète. Nous étions d'abord a la latitude de dix-neuf degrés rrenre-deux minutes, & nous avions eu jufqu'alors un voyage affezheuieux par rapportau tems, excepté qu'au commencement nous avions eu des venrs contraires. Mon defTein n'eft pas de fatiguer le public du récit de quelques incidens peu confidérables , comme changement de vents, ouragans, beau-tems & pluies , &c. Pour m'accommoder a 1'impatiente cutiofué du lecteur, je dirai que je découvris mon ile le 10 Avril 1695. Ce ne fur pas fans de fort grandes difficultés que je la trouvai; j'y étois entré autrefois, & jen étois forti dn cöté du fud-eft vers Ie Bréfil : mais faifant notie route alors entre i'ile & le continent  DE ROBINSON CrüSOE. 6t & n ayant point de carte de cette cöte, ni aucune marqué particuliere a laquelle je ptuTe la reconnoitre , je la vis fans favoir que ce fut elle. Nous croifames pendant long-tems de cóté & d'autre; nous mïmes pied a terre dans plufieuis sles fituées a l'emboucrmre dufleuve Orénoque, mais fans parvenu-a notre but; j'appris feulement, en fuivant ces cotes que j'avois été auttefois dans 1'erreur, en croyanr que la terre que jedécouvrois étoit le continent. C'étoit uneile fort longue, ou plutot une longue fuite d'iles fituëes vis-a-vis du grand efpace qu'occupe 1'embouchure de ce lleuve. Les fauvages qui abordoient de tems en tems a mon ïle , n'étoient pas proprement des caraïbes , mais des infulaires, & d'autres barbaresqui habitoient les lienx lesplus pr oches de moi. je vifitai en vain , comme j'ai dit, plufieurs de ces lies; j'cn tröuvai quelques-unes habitées & d'autres défertes. Dans une , entr'autres , je vis quelques . efpagnols j & je crus d'abord que c'éroient ceux que j'avois fait venir dans mes domaines; mais en leur patlant je fus qu'ils avoient prés de la unepetite chaloupe dans unepetite baie, & qu'ils étoient vernis la pout aller chercher du fel j &C quelques huitres & perles : en un mot, j appris qu'ils n'étoient point de mes fujets, & qu'ils appartenoient-a 1'ile de la Trinité, q.ii eft plas  Les aveni-urés dn coté du nord de dix ou onze degrés de Iatltude. Enfin allant d'une ïle a 1'autre , tantót avec le vaifTeau , Sc tantötavec la chaloupe du vaifTeau francois, qui étoit patfaitement bonne , & qu'on nous avoit cédée avec plaifir, je vins au coté niéridional cle mon ile, Sc d'abord. j'en reconnus toute la figure. je mis auffi-tót mon vaifTeau a 1'ancte dans une rade fute vis-a-vis de la petite baie, ptès de laquelle étoit mon ancienne habitation. Dès que j'eus fait cette découverte , j'appellai Vcndredi , Sc jc lui demandai s'il favoit oü il étoit. II fe mit a regarder fixement pendant quelque tems, Sc puis frappant de joie fes mains Tune contre 1'autre; il s'écria: oui, oui, oh! voila , oh! voila! & montrant du doigt mon chateau, il .commenca a chanter cc a faire des gambades comme un fou : j'avois même bien de Ia peine a 1'empêcher de fautet dans la mer, Sc d'aller a tette a la nlage. Eh bien! Vendtedi, lui dis-je, qu'en dis-tu? ,trouverons-nous quelqu'un ou non ? ton père y ferat-il ? Au nom de fon père,le pauvre garcon, dont le coeur étoir li feniibie , parut tout troublé, & je vis les larmes couier de fes yeux en abondance. Qu'y a-t il donc, Vendredi, lui dis-je? es-tu af-  DE ROBINSON CrUSOÉ. 6$ fligé paree qu'il y a apparence que tu verras ton père? « Non, non, non, non, répondit-il, en >3 fecouant la tére, moi ne le voit plus. Eh! que 53 fais-tu mon enfant? lui dis je. Oh! répra33 tit-il, lui morr long-tems, lui beaucoup vieux 33 homme 33. La chofe n'eit pas encore süre , luï dis-je : mais enfin crois-tu que nous trouverons quelqüautre de nos gens ? 11 avoit fans doute les yeux meilleurs que moi : car quoique nous fuffions a une demi-lieue de terre , montrant du doigt la colline qui éroit au-delfus de mon chateau , il s'ccria : moi voir, moi voir beaucoup d'hommes, la, li & la. Je tournai les yeux vers eet endroit; mais je ne vis rien , pas même avec ma lunette d'approche, ce qui venoit prcbablement de ce que je ne 1'avois pas dirigée avec jufteflè. II ne lailfoit pas d'avoir raifon, comme ^e compris le lendemain en examinant la chofe : ils avoient éré cinq ou fix en eet endroit pour voit le vaifTeau ne fachant qu'en penfer. Dès que Vendredi m'eut dit qu'il voyoit des geus, je fis mettre pavillon anglois & tirer deux coups de canon , pour leur faire enrendre que nous étions amis, Sc undemi-quart d'heure après nous vimes une fumée s'élever du coté de la peiite baie. J'ordonuai en ce moment qu'on mis la chaloupe en mer avec un drapcau blanc en fi^ne de paix, &prenant Vendredi avec moi & le jeune prêtre,  <5*4 Les aventures je me fis mettre a terre. C'étoit ce prêtre francois donr j'ai déja fait mention plufieurs fois. Je lui avoit fait un récit exact de la manière dont j'avois vécu dans cette ile, fans oubher aucune particularité, tant par rapport a moi, qu'a I'égard de ceux quej'y avoislaiffés, & cette hiftoire lui avoit donné une fort grande envie de m'accompagner. J'avois de plus feize hommes bien armés dans .ma chaloupe, de peur de rencontrer quelques nouveaux hotes qui ne fuffent pas de mes fujets; mais heureufement cette précaution le trouva- peu néceffaire. Comme nous allions vers le rivage dans le tems que la marée étoit prefque haute, nous entrames tout droit dans une petite baie, &c le premierhomme furlequel je fixai mesyeux,étoit 1'efpagnol a qui j'avois fauvé la vie : j'en teconnus patfaitement bien les traits} pout fon habit, j'en fetai la defcri poon dans la fuite. J'otdonnai d'abotd que tout le monde reflat dans la chaloupe, & que petfonne ne me fuivit a tetre j mais il n'y eut pas moyen de rerenir Vendredi. Ce tendre hls avoit découvert fon père a une fi grande diftance des aurres efpagnols, qu'il ne me fut pas poflible de le voir; & il eft certain que, fi on avoit voulu 1'empêcher d'aller a terre, il fe feroit jetté dans la mer, pour y aller a la nage. A peine y avoit-il mis le pied , qu'il vola du cöté du fauvage avec la  BE ROBINSON CRUSOE. 6$ la vïtefle d'une flèche qu'un bras vigoureux fait fortir d'un are. L'homme le plus ferme n'auroit pas pu s'empccher de jeter quelques larmes en voyant les tranfports de joie oü ee pauvre garcon s'abandonna en joignant fon pète. 11 1'embralfa, le baifa,le prit entre fes bras pour le mettre a terre fur le tronc d'un arbte , le regarda fixement pendant plus d'un quatt d'heure, cemme un homme qui confidère avec éronnement un tableau extraordinaire; enfuite il fe mit prés de lui, le baifa de nouveau, fe remit fur fes pieds, & continua a le regarder avec attention , comme s'il étoit enchanté de le voir. Le lendemain fes tendres extravagances prirent un autre cours. Il fe promena avec lui plufieurs heures fur le rivage , en le tenant par la main, comme fi c'étoit une demoifelle, & de tems en tems il lui alloit cheicher quelque chofe dans la chaloupe, tantör un morceau de fucre , tantót un verre de liqueur , & tantót un bifcuit; enfin touc ce qu'il ctoyoit capable de faire plaifir au bon vieillard. L'après-dïnée il s'y prit encore d'une nouvelle manière : il mit le bondiomme a terre, & commenca a danfer autour de lui avec mille poftures, plusbutlefques les unes que les auttes, & en même tems il lui patloit , & lui racontoit , pout 1© divertir, quelques particulaiités de fes voyages. Tome II. E  GG Les aventur.es En un mor, fi la même tendretTe filiale pouvok être trouvée parmi les chrétiens, on pourroit dirs en quelque forte qu'il n'y a rien de plus inutile que le quatrième commandement. Mais laiirant la route digreffion, j'en viens a la manière dont je fus recu paF les habitans de 1'ile. Je n'aurois jamais fait, fi je voulois raconter en détail toutes les civilités que me firent les efpagnols. Le premier j, que je reconnoiiTois parfaitement bien , 'comme j'ai déja. dit, s'approcha de la chaloupe portant un drapeau de paix,& accompagné d'un de fes compatriotes. Non feulement il ne me reconnut pas d'abord, mais il n'avoir pas feulement la penfée que ce püt être moi , avant que je lui eulfe parlé. Comment! Signor, lui dis-je d'abord en portugais, vous ne me reconnoilTez pas ? II ne me répondit pas un mof, mais donnant fon fufil a fon compagnon, il ouvrit les bras, & vint m'embralTer, en difant plufieurs chofes cn efpagnol dont je n'entendois qu'une partie. 11 me Terra entre fes bras, 6i me demanda mille pardons de n'avoir pas reconnuce vifage qu'il avoit conhdéré autrefois comme celui d'un auge envoyé du ciei pour lui fauver la vie. II difoic encore un grand nombre d'autres belles chofes, que lapoliteife efpagnole fournilToita fon cceur véritablemenc reconnqiifant; & enfuite fe tournant vers fon compagnon, il lui ordonna da    P E ROBINSON CrUSÖÉ. Gj faire venir route la bancie. II me demanda fi j'avois envie de me promenef vers mon chaceau , afin cju'il eut Ie plaifir de m'en remettre en poffeffion, fans avoir lafatisfaction pourtant de m'y monrrer les augmentations & les embeliffemens oü je devois naturellement m'attendre. Je le voulus bien; mais il me fut auffi i'mpoffible de trouver ma demeure , que fi je n'y avois jamais été. lis avoient planté un fi grand nombre d'arbres, ils les avoient arrangés d'une manière fi bifarre, & les avoient placésfi prés 1'unde 1'autre, qu'étantextrêmement crus pendant les dixannées de mon abfence, ils rendoient mon chateau abfolument inacceffible. On n'en pouvoit approcher que par des chemins fi tortueux, que c'étoit un vrai labyrinthe pout tout autre que pour les habitans. Quand je lui demandai, quelle raifon 1'avoit porté a faire tam de fortifications ; il me dit que j'en verrois affez Ja nécefLté , quand il m'auroit donné un détail de tout ce quis'étoit pafié depuis 1'attivée des efpagnols dans mon ïle. << Quoi» qu'alors, pourfuivit-il, je fufle dans une grande jj confternation de votre dcpart, je ne lailfai pas » d'être charmé de votre bonheur; qui vous avoit » procuté fi a propos un bon navire pour vous 53 tirer de ce défert. J'ai eu fort fouvent, continua» t-il, certains mouvemens dans 1'efprit qui me Ei; \  £8 Les avëntüres » perfuadoient que vous y reviendriez un jour; 53 Mais je dois avouer, que rien ne m'eft jamais « arrivé dans le cours de ma vie de plus trifte Sc >3 de plus mortifiant, que d'apprendre votre « départ, quand j'ai conduit ici mes compa» triotes 33. II me dit encore, qu'il avoit une longue hiftoire a nous conter, touchant les trois barbares que j'avoislaiiTés dans 1'ile. Il entendoit par-la les trois matelots féditieux, & il m'alTura que les efpa(Tnols s'étoient trouvés moins a leur aife avec eux, qu'avec les fauvages parmi lefquels ils avoient mené une fi trifte vie, excepté que les premiers étoient moins a craindre a caufe de leur petic nombre. « Mais dit-il, en faifant le figne de » la croix, s'ils avoient été plus nombreux, il 33 yadu tems que nous fetionsdans le purgatoire. » J'efpère, monfieur, ajouta-t-il, que vous ap» prendrez fans chagrin, qu'une néceffité abfolue, ,3 & le foin de notre propre confervation, nous a 33 fotcés de les défarmer , & de nous les afTujettir. » Vous nous pardonnerez cette action alTuré„ ment, quand vous faurez que non feulement „ ils ont voulu être nos maïtres, mais encote ,3 nos meurtriers >3. Je lui répondis, que j'avois déja craint tout, de la fcélératafte de ces drMes, en quittant 1'ile , & que j'aurois fort fouhairé de le voir auparavant de retour avec fes com-  be Robin son Crusoé. £3 pagnons, Sc de les mettre en polfeflion de 1'ile , en leur foumettanc les anglois, comme ils ne 1'avoient que trop mérité; que j'étois ravi qu'ils y euflent fongé pour moi, bien loin d'y trouver a redite, Sc que je ne favois que trop que c'étoient des coquins opiniatres, incorrigibles , Sc capables de toutes fortes de crimes. Pendant ce difcours nous vïmes approcher 1'homme qu'il avoit envoyépour avertir fes compagnons, de mon arrivée. 11 étoit fuivi de onze efpagnols, qua leur habillement il étoit impoffible de prendre pour tels. 11 commenca par nous faite connoitre les uns aux autres ; il fe tourna d'abord de mon mon coté èn me difant: Monfieur, voila quelques-uns de ces gentilshommes qui vous font redevables de la vie, & enfuite il leur dit qui ( j'étois ,8c quelle obligation ils m'avoient. Ladelfus ils s'approchèrent tous Pun après 1'autre, non comme une tronpe de fimples matelots qui voudroient faire connoiffance avec un homme de mer comme eux, mais comme des ambaffadeurs pour haranguer un monarque, ou un conquérant. Toutes leurs manières étoient obligeantes & polies, avec un noble mélange.de gravité majeftueufe, qui donnoit un air de bienféance Sc de grandeur a leur foumilTion même. Je puis protefter qu'ils favoient beaucoup mieux. Eüj  yo Les aventüres leur monde que moi, & que j'étois fort embarraiTé fur la manière de recevoir leurs compiimens, bien loin de me fentir en état de leur rendre la pareille. L'hiltoire de leur arrivée & de leur conduite dans 1'ile eft tellement remarquable; il y a tant d'incidens qui ont de la liaifon avec ce que j'ai rapporcé dans ma première partie , que je ne faurois m'empêcher de la donnet ici route entière avec toutes les particalarités, qui me paroilTent extraordinairement intételfantes. Je m'en vais en lier tous les faits autantque ma' mémoire me le permettra, d'une manière hiftorique , fans troubler davantage la tête du lecleur d'un nombre infirii de dis je, dit-il, répanis-je, répondit-il, qui ne fervent qu'a faire languir la narration. Pour le faire fuccinólement & clairement, il faut que je fa (Te quelques pas en arrière , & que je rappeiLe au fouvenir du lecteur les circonftances dans lefquelles fe trouvèrent ces gens a mon départ de 1'ïle. On n'auta pas oublié peut-être que j'avois envoyé un efpagnol, & le père de Vendredi y que j'avois fauvés tous deux des dents des cannibales', pour aller dans un gtand canot chercher dans le continent les autres efpagnols, &c pour les tranfporter dans 1'ile, afin de les  BE ROBINSON C R V S O É. ?t tirer du trifte état ou ils étoient, & de trquver avec eux le moyen de revenir parmi les chrètiens. Dans ce tems-la je n'avois pas plus de raifons pout m'attendrea. ma délivrance, que je n'en avois vingt ans auparavant, de voit la moindre apparenc c e 1'arrivée d'un vaifTeau anglois, par le moyen duquel je pufie me tirer de ma ttifte fituation. Par conféquent, lorfque mes gensrevinrent, ils ne purent qu'ètre extraordinairement ctonnés en voyant que je m'en étois allé, & que j'avois laifle dans file trois étrangers en pofleflion de tout ce qui m'appattencit: leur furpwfe fut d'autant plus grande , qu'ils s'attendoient a !e partager avec moi. Pour le voyage quavoit fait mon efpagnol avec le pere de Vendredi, il me dit qu'il n'y avoit rien de fort particulier, le tems s'étant trouvé fott doux & la mer calme. Ses compagnons , comme il eft aifc de croire, furent charmés de le revoif j auffi étoit il le principal d'entr'eux , & leur commandant, depuis que le capitaine du vaifTeau dans lequel ils avoient fait naufrage, étoit mort. Ils furent d'autant plus furpris de le voir, qu'ils favoient cu' létoit tombé entre les mains des fauvages , & qu'ils fuppofoient qu'il en avoit été dévoré felon leur affreufe coutume»  7% Les aventur.es L'hiftoire qu'il leur fit de fa délivrance, & de la manière dont je 1'avois poutvu, pourle tranfporrer commodément, leur parut un fonge: leur étonnement étoit femblable, a ce qu'il m'ont dit enfuite, a celui des fils de Jacob, quand Jofeph fe fitconnoïrrea eux ,& leur racontafon élévation dans la cour du roi d'Egypte. Mais lorfqu'il leur montra les provifions qu'il leur apportoit pour le voyage, les armes, la poudre & le plomb, ils furent tités de leur furprife; ilsfe formérent une idéejufte de leur fort, &fitenttous les ptépatatifs néceflaires pour pafler dans mon ïle. Leur premiet foin fut d'avoir des canots , Sc étant obligés de pafler les bornes de la probité, en trompant leurs amis les fauvages, ils leur empruntètent deux grandes barques, fous prétexte d'allet fe divenir en mer , ou d'aller a la pêche. C'eit dans ces canots qu'ils s'embarquètent le lendemahi. 11 ne leur falloit pas beaucoup de tems pour emballer leurs richefles, n'ayant ni bagage, ni habits, ni vivres, ni rien en un mot que ce qu'ils avoient fut le corps , Sc quelques racines dont ils étoient accoutumés de fe fervir au lieu de pain. Mes deux envoyés ne furent abfens en tout que pendant trois femaines, & dans eet intervalle je trouvai 1'occafion de me tirer- de 1'ile,  BE RoBINSON CrUSOÉ. 7$ comme j'ai rapporti au long dans ma première partie , laiüant mon domaine en proie a trois fcéiérats , les plus efFrontés , les plus déterminés, & les plus difficiles a ménager qu'on auroit pu trouver dans tout le monde. Mes efpagnolsne s'en appercurent que trop a leurs dépens. La feule chofe équitable que firent ces coquins, ce fut de donnet d'abord ma lettte aux efpagnols, & de leur mettre mes provifions entre les mams, comme je leur avois ordonné. Ils leur remirent encore un grand écrit très-circonftancié , contenant mes diteétions fur la manière dont j'avois fongé a ma fubfiftance & a mes commodités, pendant mon féjour dans 1'ile. II contenoit la manière dont j'avois fait mon pain, élevé mes chèvres apprivoifées, femé mon bied, feché mes raifins , fait mes pots ; en un mot, toute ma conduite dans cette déplotable fituation. Non feulement ils livrèrent eet écrit aux efpagnols , dont deux favoient auez d'anglois pout en ptofiter , mais ils leur donnèrent toutes fortes de fecours 5 & dans le commencement il regna entre mes deux peuples une alTez grande union. lis partaeèrent d'abord avec eux mon chateau, & vivoient en frères avec les efpagnols, dont le chef avoit déji une idéé de ma manière de vivre ; ce qui le rendoit capable de ménager toutes les af-  74 Lis aventüres faires de la colonie avec le fecours du père de Vendredi. Pour les anglois , ils étoient trop grands feigneurs pour fe mêler d'une occupation fi balTe; ils ne fongeoient qua patcourir 1'ile , a tuer des petroquets, Sc a toutner des tottues; & quand le foir ils revenoient au logis, ils trouvoient le fouper tout ptèt, gtaces aux foins des efpagnols. Geux-ci s'en feroient fort confolés, fi les autresavoient feulementvoulules lailTer enrepos; mais ils n'étoient pas gens a vivre long-tems en paix : ils n'avoient pas la moindre en vie defonger au bien de cette petite république , Sc ils ne vouloient pas fonffrir que les autres les déehargeafient de ce foin ; femblables au chien du jardihier qui ne vouloit pas manget luimè-me, ni pet mettre que les auttes mangealTent. Leurs différens, d'abord peu confidérables, ns valent pas la peine d'être rapportés; mais tout d'un coup la fcélératefie de mes coquins éclata le plus extraordinairement qu'il eft poffible d'imaginer. Ils fe mirent a. faire une guerre ouvette aux efpagnols avec toute 1'infolence imaginable , d'une maniète conttaire a la raifon, a leurs interets, a. la juftice & même au fens commun 5 n'ayant pas feulement le moindre présexte pour pallier la brutalité de leur conduite.  D E ROBINSON C R ü 5 O ï. 7J II eft vrai que je n'en ai fu d'abord toutes les particularités que des efpagnols, qui étoient, pour ainfi dire, leurs accufateurs , & donr le témoignage pouvoit être fufpect; cependant quand j'eus le loifir de les examiner fur tous lespoints de Paécufation , ils n'en ofèrent nier un feul. Mais avant que d'aüer plus löin, il faut que je fuppiée ici a une négligence, dont j'ai été coupable dans ma première panie , en oubbant d'inftruire le leóteur d'une particularité qui a unè grande liaifon avec ce qui va fuivre* Voici ce que c'eft. Dans le moment que nous allions levet 1'ancré pour quitrer mon ïle , il arriva une petite querelle dans le vaifTeau anglois, Sc il étoit fort a craindre que 1'équipage n'en vïnt a une feconde fédition. La chofe en fetoit venus la pcut-être , fi le capitaine, s'animant de tout foft courage , & aflifté de moi Sc de fes auttes amis, n'avoir pris par force deux des plus opiiiiattes, Sc s'il ne les' avoit fait mettre dans les fers, en les menac,ant, comme des fébelles qui retomboient une feconde fois dans le même crime , Sc qui exeitoient les auttes pat leurs difcours féditieux , 'dg les tenir en prifon jufqua ce qu'il les fit pendté en Angleterre. Quoique le capitaine n'eut pas cette intention,  7tJ L I S A V B N T V R E S il efFraya par-la plufieurs matelots coupables de la première mutinetie, & ils perfuadèrent a tout le refte qu'on les amufoit feulement par de bonnes paroles , mais qu'on les metttoit entte les mains de la juftice dans le premier port d'Angleterre oü le vaifleau entreroit. Le contre - maitre en eut vent, & nous en avettit; fut quoi il fut téfolu; que moi qui paflois toujours pour un homme de conféquence, j'irois leur parler avec le contte - maitte, & que je les aflurerois que, s'ils fe comportoientbien pendant le refte du voyage, il ne feroit jamais parlé du palfé. Je m'acquittai de cette commiflïon, & je leur donnai maparoled'honneur, qu'ils n'avoient rien a craindre du refientiment du capitaine. Ce ptocédé les appaifa, fut-tout quand ils virent relachés amon interceilion les deux mutins a qui on avoit mis les fers aux pieds. Cependant cette affaire nous empêcha de faire voile pendant cette nuit, & le vent s'étant abbattu, nous fumes le lendemain que les prifonniers qu'on avoit relachés avoient volé chacun un moufquet, & quelques autres armes, comme aufii apparemment de quoi tirer, & que s'étant gluTés dans la pinace, ils s'étoient fauvés a terre pour fe joindre aux autres mutins, leurs dignes compagnons. Dès que nous eümes fait cette découverte, je  Bi Roüsson CrïssI 7 fis mettre la chaloupe en mer, avec le contremaitre & douze hommes , pour chercher ces coquins 4 mais ils ne fe ttouvèrent pas non plus que les trois autres ; car ils avoient tous fui enfemble dans les bois, dès qu'ils avoient vu approcher la chaloupe. Le contre-maitre étoit fur le point de les punir, une fois pour toutes, de leuts mavaifes actions, en déttuifant la plantation, & en brülant tout ce qui pouvoit les faire fubfifter; mais n'ofant pas le faire fans ordre,il lailTa tout dans 1'état oü il 1'avoit trouvé, & fe contenta de revenir au vaiifeau en ramenant la pinace. Pat cette nouvelle tectue, Ie nombte des anglois dans 1'ile montoit jufqüa cinq : mais les ttois ptemiets étoient li fupérieurs en méchanceté aux nouveaux venus , qu'après avoir vécu deux jours avec eux, ils les chafsèrent de la maifon pour aller pourvoir a leur propre fubfiftance, & pendant quelque tems ils poufsèrent la dureté jufqüa leur refufer la moindre nourritute. Tout cela fe paffaavant 1'arrivée des efpagnols. Quand ceuxci furent venus dans 1'ile , ils fitent tous leurs efforts pour potter ces ttois bêtes féroces a fe réconcilier avec leurs compatriotes, & a les reprendre dans leur demeure, pour faire une feule familie enfemble; mais ces fcélérats ne voulutent pas feuiement en entendte parler.  78 Les aventur.es Ainfi les deux malheureux furent forcés de fiire bande a part; & voyant qu'il n'y avoit que Tindiiftrie & 1'appiication qui fulTent capables de les laire fubfifrer a. leur aife, ils érablirent leur demeure dans la partie feptentrionale de 1'ïle, mais un peu du cöté de Poueft, de peur des fauvages, qui d'ordinaire débarquoient dans liieducoté de 1'eft. C'eft la qu'il* conftruifïrent deux cabanes, 1'une pour eux , 8c 1'autre pour leur magafin, & les efpagnols leur ayant donné du bied pour femer, &c une partie des pots que je leur avois laiffés, ils fe mirent a creufer, a planter, 8c a faire des enclos, d'après le modèle que je leur avois prefcrit; & dans peu de tems ils fe trouvèrent dans une condition alTez fupportable. Quoiqu'ils n'euifent d'abord enfetnencé qu'une très-petite portion de terre , ils eurent alTez de bied pour avoir du pain; & comme un des deux avoit été fecond euifinier dans le vaifTeau, il étoit fort habile a faire des foupes, despuddings, & d'autres mets, autantque leur riz, leur lait & leurjviande pouvoient y fournir. lis étoient dans cette fituation, quand les trois coquins, dont j'ai parlé, les vinrent infulter, uniquementpour fedivertir. Ils leur dirent que c'étoit a eux que 1'ile appartenoit, 8c quele gouverneur leur en avoit donné la poffeffion; que perfonne n'y avoit le moindre droit qu'eux, & qu'ils ne  BB RoBlNSON CrUSOÉ. 79 batiroient point de maifon fur leur tetrein a moins que de leur en payer les rentes, ou que le diable y auroit patt. Les pauvres gens s'imaginèrent d'abord qu'ils vouloient railier; ils leur demandèrent s'ils vouloient entier, pour voir a leur aife les beaux palais qu'ils avoient batis, & pour s'expliquer fur les rentes qu'ils demandoient. L'un, voulanc badinet a fon tour, leur dit que, s'ils étoient les maittes du tetrein, il efpéroit que, s'ils faifoient valoir leurs tertes comme il faüt, ils voudroient bien leur accorder quelques années de franchife, a 1'exemple des autres feigneurs , & il les pria de faire venir un notaire pour drefier un •contrat. Un de mes trois marauds, en jurant & en blafphêmant, répondit qu'ils alloient voit fitoutceci n'étoit qu'une raillerie, & s'approchant d'un feu que ces bonnes gens avoient fait pout apprèter leur diner, il prend un tifon, le jette dans une des cabanes, & y met le feu. Elle auroit été confumée, fi un des ptoptiétaites n'avoit coutu d ce coquin, ne 1'avoit éloigné pat force de fa pauvre hutte, & n'avoit éteint Ie feu en marchant deifus ; encore eut-il bien de la peine a réuffir. Ce fcélérat étoit dans une telle rage, en voyant le mauvais fuccès de fa batbatie , qu'il s'avanca fur celui qui en étoit la caufe, avec une pereke  8o Les aventures qu'il tenoit dans la main, & il Pauroit aiTommé il celui:ci n'avoit évité le coup adroitement. Son compagnon voyant le danger oü il étoit, vint d'abord a fon fecours. Ils faifirentchacun un fufil, & celui qui avoit été attaqué le premier jeta fon ennemi a. terre d'un coup de croiTe, avantque les deux autres fcélérats fulTent a portee, & voyant les deux autres fe préparer a les infulter, ils fe joignirent, & leur préfentant les bouts de leurs f ufiis, ils les menacèrent de leur mettre la bourre dans le ventre, s'ils ne fe retitoient. Les autres avoient des armes a' feu : mais un des honnêtes gens, plushatdi que fon camarade, & défefpéré par le danger oü il fe trouvoit, leur dit, que, s'ils faifoient la moindre mine de les coucher en joue, ils étoient morts, & leur commanda, avec fermeté, de mettre bas les armes. lis n'en firentrien; mais voyant les autres fi déterminés, ils en vinrent aune capitulation, 8c confentirent as'en aller, pourvu qu'on leurlaiflatemportet leut compagnon'bleiTé. II 1'étoit effectivement & dangereufement même ; mais c'étoit fa propre faute. On peut dire que les deux attaqués, voyant leur avantage, avoient eu tort de ne les pas défarmer réellement, comme ils étoient les manies de Ie faire , 8c de ne pas aller enfuite raconter route leur aventute aux efpagnols. Car dans la fuite les trois malheiireux ne fongèrent qu'a avoir leur revanche,  DE R O B I n 5 o 51 CrOSOÉ. 8 1 revanche, & ils le diffimulèrent fi peu, qu'ils ne voyoient jamais les autres fans les en menacer. Ils les perfécurèrent nuit Sc jour, & a différentes reprifes ils foulèrent aux pieds leur bied, tuèrent a coups de fufil trois boucs & une chèvre que ces pauvres gens élevoient pour leur fubfifitance ; en un mot, ils les traitèrent avec tant de cruauté Sc de batbatie , que ceux-ci, poulTés a bout, ptitent la réfolution défefpérée de les combatcre a la première occafion. Dans ce deffein, ils prirent le parti d'aller au chateau oü les ttois coquins demeutoient avec les efpagnols, & de leur livrer le combat en honnêtes gens, en préfence des étrangers. Pour exécuter cette entreprife , ils fe levèrent le matin avant le jour, & s'étant approchés du chaceau, ils fe mirent a appelier les trois fcéiérats pat leuts noms, Sc dirent a un efpagnol, qui leut répondit, qu'ils avoient a leut parler en particuliet, 11 étoit arrivé juftement, le jour d'auparavant, que les deux efpagnols avoient rencontré dans le bois un de ces anglois honnêtes gens, Sc qu'ils avoient entendu de tetribles pkintes fut les affronts Sc les dommages qu'ils avoient te^us de leuts batbates compatriotes, qui avoient ruiné leur plantation, détruit leurmoiffon, &tuéleur, Tomé II. F  Sz Les aventur.es bétail; ce qui étoit capable de les faire mourir de faim , files efpagnols ne les fecouroienr. Ces derniers étant de retour au logis, & fe trouvantatable avec les fcélérats, prirent la liberté de lescenfutet, quoique d'une manière douce 8c honnête. L'un d'eux leur demanda comment ils pouvoientêtte fi cruels & fi inhumains a 1'égard de leurs pauvres compatriotes, qui ne les avoient jamais offenfés, 8c qui ne fongeoient qu'a trouver, de quoi fubfifter; quelle raifon ils pouvoient avoir pour leur en ötet les moyens qui leur avoient couté des travaux fi fatigans ? Un des anglois répliqua brufquemeht que ces gens n'avoient rien a faire dans 1'ile, qu'ils y étoient venus fans permiffion , que la terre ne leur appartenoit pas, 8c qu'il ne foumiroit abfolument pas qu'ils y batilTent, ni qu'ils y filfent des plantations. Mais, feigneut anglois, dit 1'efpagnol d'un ton fott modété , ils né doivent pas moutir de faim. « Qu'ils meurent de faim , &c » qu'ils aillent a tous les diables, répondit 1'an3> glois, comme un vrai barbare.« Ils ne batiront j» ni ne planteront point ici». Que voulez-vous donc qu'ils fafient, feigneut anglois, répliqua est honnête homme? » Ce que je veux qu'ils faf» fent, dit 1'autre animal féroce, qu'ils foifent » nos efclaves, & qu'ils travaillent pour nous »»  t>e Robin son Crüsoé. Sj' Mais quelle raifon avez vous pour attendre cette foumiffion d'eux ? Vous ne les avez pas achetés de votre argent, & vous n'avez pas le moindre droit de les réduiie a 1'efclavage. Le même coquin lui répondit que 111e leur appattenoit a eux ttois > que le gouverneur la leur avoit laiflee, & que perfonne n'y avoit la moindre chofe k dire qu'eux : que, pour le faire voir , ils alloient brüler les huttes de leuts ennemis, & que , quelque chofe qu'il put arriver, ils n'y fouffriroient ni leurs eabanes, ni leurs plantatiohs. S'il eft ainfi, feigneut, dit 1'efpagnol, nous devtions être vos efclaves auuu » Vous avez j> raifon, répliqtta 1'impudertt coquin ; nous i? comptons bien la-deflus , & vous vous en » appetcevrez bientot ». Cet infolent difcours étoit relevé par une centaine d'imprécations placées éloquemment dans les endroits les plus convenables. L'efpagnol fe contenta d'y répondre par un fouris moqueur, &c ne daigna pas feuUment lui dite le moindte mot. Cette converfation cependant avoit échauffé la bile a ces coquins, & fe levant avec fureur, 1'un d'entr'eux (nommé Guillaume Atkins) dit aux autres : allons, motbleu, finilfons avec ces chiens-la; démolilTons leut chateau, & ne fóuffrons pas qu'ils tranchent du maïtre dans nos domaines. Fij  84 Les aventur.es La-deiTus ils s'en allètent tous ttois, chacun armé d'un fufil, d'un piftolet, & d'un fabre, en difant a. demi-bas mille chofes infolentes fur la manière dont ils efpétoient de traiter les efpagnols a leur tour, dès qu'ils en trouveroient 1'occafion. Mais ceux-ci neles entendirent qu'impatfaitement : ils paturent juget feulement qu'il les menacoient pour avoir pris le parti des anglois honnêtes gens. Ön ne fait pas ttop bien ce qu'ils firent pendant toute cette nuit; mais il eft apparent qu'ils parcoururent tout le pays pendant quelques heures, Sc qu'enfin fatigués, ils s'étoient mis a dormir dans 1'endroit que j'appelois autrefois ma maifon de campagne, fans s'éveiller d'aiTez bon matin pour exécuter leurs projets abominables. On fut après que leur but avoit été de furprendre les deux anglois dans le fommeil, de mettre le feu a leur cabane pendant qu'ils y leroient couchés, Sc de les y brfiler, ou de les tuer lorfqu'ils voudroient en fortir pour éviter le feu. La malignité dort rarement d'un profond fommeil , Sc je m'étonne qu'ils n'eurent pas la fotce de fe tenit éveillés pour exécuter leur barbare deifein. Cependant les autres ayant en même-tems réfolu une entreprife contr'eux, mais plus digne ds braves gens que fincendie Sc le meurtte, il  BE RoBINSON C R U S Cr É. 85 arriva fort heuréufement pour les uns Sc pour les autres, que ceux de la cabane étoient déja. en chemin avant que ces coquins fanguinaires vinffent a leur demeure. Quand ils arriverent, ils ttouvèrent la hutte vide. Atkins, qui étoit le plus détetminé , ctia a fes camarades : voici le nid, mais les oifeaux s'en font envolés; que le diable les emporte. La-deiTus ils s'attêtèrent pendant quelques inftans pour deviner la raifon qui pouvoit avoir obligé leurs ennemis de fortir de fi bonne henre, & ils convinrent tous que les efpagnols devoient leur avoir donné connoiflance du danger oü ils adoient être expofés. Après cette coujecture , ils fe donnèrent la main tous trois,, Sc s'engagèrent par des iermens horribles, a fe venger de ceux qui les avoient trabis. Immédiatement après, ds fe mirent a travailler fur les hutces des pauvres anglois , ils les abattirent toutes deux , & n'en laifsèrent pas une pièce entière ; de manière qua peine pouvoit-on connoitre la place oü elles avoient été ; ils en réduifirent pour ainfi dire , en poaffière tous les meubles * Sc en répandirent tellement les débris au long & au large , qu'enfuite ces bonnes gens trouvèrent plufieurs de leurs uftenfiles a. une dernidieue de leur habitation. Après cette expédition, ils arraehèrent tous P iij  8£ Les aventur.es les arbres que leurs ennetnis avoient plantés, 1'enclos dans lequel ils tenoient leur bétail & leur bic; en un mot, ils faccagèrent tout auffi parfaitement qu'auroit pu le faire une horde de rartares. Pendant ce bel exploit les deux anglois étoient allés pout les chercher & pour les combattte pat-tont oü ils les trouveroienr; & quoiqu'ils ne fulTent que deux contre trois, il eft certain qu'il y autoit eu du fang répandu; car ils étoient tous également déterminés , & incapables de s'épargner en aucune manière. Mais la providence fut plus foigneufe de les feparér, qu'ils n'étoient ardens a fe joindre ; car comme ils avoient voulu fè croifèr a deffein, lorfque les trois étoient allés du coté des hüttes, les deux marchoient du cöté du chateau ; & lorfque ces derniers fe furent mis en chemin pour les chercher, les trois étoient revenus du coté de ma vieilie demeure. Nous allons voir dans le moment la différente qu'il y eut dans le procédé des uns & des autres. Les trois revinrent vers les efpagnols la fureur peinte fut Ie vifage, & échauffés de I' expédition qu'ils avoient faite avec tant d'animofitc ; ils fe yanrèrent hautement de leur action , comme fi elle avoit été Ia plus héröïque du monde, $c i'un 4'encr'eux avanwnr fftr un des efpagnols  BE ROBINSON C R U S O i. 87 d'un air arrogant, il lui faifit le chapeau, & le lui faifant pitouetter fur la tête, il lui dit infolemment, en lui riant au nez : Et vous, feigneut, nous vous donnerons la même fauce, fi vous n'avez pas foin d'avoir du refpect pour nous. L'Efpagnol, quoique donx & fort honnête, étoit un homme auffi courageux qu'on puiffe 1'être •, d'ailleurs il étoit adroit & robufte au fuptême degfé. Après avoir regardé fixement celui qui venoit de 1'infulter avec fi peu de raifon , il alla vers lui d'un pas fort grave , & du premier coup de poing il Ie jeta a terre, comme un bceuf qu'on affbmme; fur quoi un autre anglois, auffi infolent que le premier, lui dra un coup de piftolet. II ne le tua pourtant pas, les balles pafsèrent au travers de fes cheveux, mais 1'une lui toucha le bout de 1'oreille & le fit faigncc beaucoup. L'Efpagnol voyant couler fon fang abondamment, crut être bleffe plus dangereufement qu'il ne l'étóitj & quoique jufques-la il eut agi avec toute ia modétation poflible, il commenca a s'échauffer, & crut qu'il étoit tenu de montrer a ces fcélérats qu'ils avoient tort de fe jouer a d'aufli braves gens qu'eux : il arracha le fufil a celui qu'il avoit jeté a terre, & il alloit fidrefanter la cetvelle au coquin qui 1'avoit voula F iv  88 Les aventur.es tuer, quand les autres efpagnols fe montrant, Ie prièrent de ne point tirer fur lui, & fe jetant fur mes dróles , les défarmèrent, & les mirent hors detatde leur nuire. Quand ces marauds fe virent fans armes, & les efpagnols autant animés contr'eux que les anglois, ils commencèrent a mertre de 1'eau dans leur vin, & a les prier avec alTez de douceur de leur rendre leurs'armes. Mais confidérant 1'inimitié qu'il y avoit entr'eux & les deux habitans des hutres, & perfuadés que le meilleur moyen d'empêcher qu'ils n'en viniTent aux mains enfemble , étoit de laifler ceux-ci défarmés , ils leur dir'ent qu'ils n'avoient point intennon de leur faire le moindre mal, &z qu'ils continueroient a leut donner toute forte'd'affiftance , s'ils vouloient vivre pailiblement; mais qu'ils ne trouvoient pas a propos de leur rendre leurs armes, pendant qu'ils étoient animés contre leurs propres compatriotes, & qu'ils avoient même décTaré ouvertement leur delfein de faire efclaves tous les efpagnols. Ces gens abominables , hors d'érat d'entendre raifon & d'agir raifonnablement, voyant qu'on leur refufoit leurs armes, fortirent de eet endroit, la rage dans Ie coeur, & menacant qu'ils fauroient bien fe venger des efpagnols, quoi-, qu'on leur eut océ leurs armes a feu. Mais  BI ROBINSON CrUSOE. 89 ceux-ci méprifant leurs bravades, leur dirent de prendre garde a ne rien entreprendre contte leurs plantations & contre leur bécail; que s'iis étoient aflez hardis pour le faire, ils les tueroient Comme des bêres féroces par tout oü ils les trouveroient; & que , fi après une telle hoftilité , ils tomboient vifs entre leurs mains , ils les pendroient fans quarrier. Ces menaces ne leur firent rien rabattre deleur fureur, 6c ils s'en allèrent jetant feu 6c flames, 6c jurant de la manière du monde la plus terrible. A peine les avoir-on perdus de vue , que voila nos deux autres, tout auffi enragés qu'eux , mais a bien plus jufte titre-, car ayant éré a leur plantatiön , 6c la voyant detruite de fond-en-comble, ils avoient de juftes raifons pour s'emporter contre leurs barbares ennemis. Ils ne trouvèrent que dirficilement le tems de raconter leur malheur aux efpagnols, tanc ceux ci s'empreifoient de les informer de leur propre aventure. II faut avouer que c'étoit une chofe très-extraordinaire de .voir ainfi trois infolens infulter dix-neuf braves gens, fans recevoir la moindre punition. II eft vtai que les efpagnols les méptifoienr, lür-tout après les avoir défarmés, 6c rendu par-la leurs menaces v«ines. Mais les anglois étoient  9o Les aventvres plus animés, & réfolurenc d'eii tirer vengeance , •quoiqu'il en put arriver. Cependant les efpagnols les appaisèrent en leur difant que, puifqu'ils leur avoient óté leurs armes, ils ne pouvoient pas petmettre qu'on les attaquat Sc qu'on les tuat a coups de fufil. De plus, i'efpagnol qui étoit alors comme gouverneur de 1'ile, les affura qu'il leur procureroit une fatiffaction entière. Car, dit-il, il ne faut pas douter qu'ils ne reviennom a nous quand leur fureur aura eu le tems de fe ralentir, puifqu'ils ne fauroient fubfifter fans notre fecours , & nous vous proinetrons en ce cas qu'ils vous fatisferont, a condition que , de votre cöté, vous vous engagiez a n'exercer aucune violence contr'eux, que pour votre propre défenfe. Les deux anglois s'y accordèrent, mais avec beaucoup de peine : les efpagnols leut proteftèrent qu'ils n'avoient point d'autre but que d'empt-cher l'erTüfion du fang parmi eux , & de les rendre tous plus heureux. » Car , dirent-ils, » nous ne fommes pas fi nombreux, qu'il n'y » ait de la place ici pour nous tous', & c'eft » une grande pitié que nous ne puifiions être 55 tous amis w. Ces paroles les adoucirent a la fin éntièrement; ils s'engagèrent a tout ce que les efpagnols voulurent , Sc reftèrent quelques  de Rob in s on Cru'soé, 91 jours avec eux a caufe que leur propre habitation avoit été dérruite. Environ cinq jours après, les ttois vagabonds, las de fe promener & a moitié morts de faim, ne s'étant foutenus que pat quelques ceufs de tourterelles , revinrent vets le chateau, & voyant le commandant efpagnol avec deux autres fe promener fur le bord de la petite baie , ils s'en apptochèrent d'une manière aifez foumife, & lui demandèrent en grace & avec humilité, d'être recus de nouveau dans la familie. Men honnête homme d'efpagnol les recut gracieufement : mais il leur dit qu'ils avoient agi avec leurs propres compatriotes d'une manière fi grofficre , & avec fes gens a lui d'une manière fi brutale , qu'il lui étoit impofiible d'accotder leur demande, fans délibérer la-dellus auparavant avec les anglois & avec les autres efpagnols ; qu'il ailoit dans le moment leur en faire la propofitiön, & qu'il leur donneroir réponfe dans une demi-heure. La faim leur fit paroïtre la conditiën d'attendre une demi-heure hors du chateau, extrêmement dure & n'en pouvant plus, ils fupplièrent le gouverneur de leur faire apporrer un peu de pain, ce qu'il fit : il leur envoya en même tems une groffe pièce de chevreau &: tin perroquet roti,' & ils mangèrent le tout avec un très-grand appétit.  $i Les aventures Après avoir attendu le réiuitat de la délibération pendant la demi-heure ftipulée , on les fit emrer, & il y eut une gtande difpute entt'eux Sc leurs compatriotes qui les accufoient de la ruine totale de leur plantation, Sc du deffein de les affalfiner. Comme ils s'en étoient vantés aupatavant , ils ne purent pas le nier alors. Le chef des efpagnols fit le médiateur, & comme il avoit potté les deux anglois a ne point attaquer les ttois autres pendant qu'ils fetoient défarmés Sc hors d'état de leur nuire , aufli il obligea les trois fcélérats d'aller rebatir les caoanes ruinées, 1'une précifément comme elle avoit été , & 1'autre plus fpacieufe ; a faire de nouveaux enclos, a planter de nouveaux arbres * a femer du blé pour remplir celui qu'ils avoient ruiné : en un mot, a remettre tout dans 1'état ou ils 1'avoient trouvé, autant qu'il leur étoit poffible; car il n'étoit pas faifable de fuppléer exactement au blé qui étoit déja fort avancé , Sc aux arbres qui avoient déja commencé a croitte confidérablement. Ils fe foumirent a toutes ces conditions; Sc comme on leur donnoit des vivres en abondance, ils commencèrent a vivre paihblement, & toute la colonie étoit fort unie. 11 n'y manquoit rien, finon qu'il étoit impofiible de porter les trois vagabonds a travailler pour eux-mêmes.  BE RoBIKSe.N C R U S O É. 93 Néanmoins les efpagnols furent a(fez obligeans pour leur déclarer que, pouivu qu'ils ne troublalfent plus le tepos de la fociété, & qu'ils voulufTeiu ptendre a cceur le bien général de la plantation , ils ttavailleroient pour eux avec plailir, & qu'ils leur permettroient de fe promener a leur fantaifie, d'être auffi fainéans qu'ils le trouveroient a ptopos. Tout alla patfaitement bien pendant un mois ou deux; aptès quoi les efpagnols furent affez bons de leut rendre leurs armes, & de leur donner la même liberté dont ils avoient joui aupatavant. Huic jours après eer acte de générofité de la part des efpagnols, ces fcélérats, incapables de la moindre reconnoiffance, recommencèrent leurs infolences, & fe mirent dans la tête le deffein du monde le plus affreux. lis ne l'exêcutèrent pourtant pas alors, a caufe d'un accident qui mit toute la colonie éga'.ement en danget, &c forca les uns & les auttes a renoncer a tout reffentiment patticulier, pour fonger a leur propre confervation. II arriva pendant une nuit que le gouverneur ou le chef des efpagnols ne put fermer les yeux, de quelque cóté qu'il fe tonmat. II fe pottoit très-bien par rapport au corps, comme il m'a dit ; mais il fe fentoit agité par des penfées tumultueufes , quoique parfaitement éveillé j  94 Les aventürés fon cetveau écoit plein d'images de gens qui fé bactoient Sc qui fe tuoienc les uns les autres. En un mot étant refté quelque tems au lit dans cette inquiétude , & fentant fon agitation redoubler de plus en plus, il fe leva. Comme ils étoient tous couchés fur des tas de peaUx de chèvres , placées dans de petites couches qu'ils avoient dteffées pour eux-mêmes, & non pas dans des branies comme moi, ils avoient peu de chofe a faire pour fe lever. II ne leur falloit que fe dreiTer fur leurs pieds , & mettre un jufteau-cotps & leurs efcarpins, & ils étoient en état de fortit & de vaquer a. leurs affaires. S'étant donc ainfi levés, 1'efpagnol fottit ; mais Fobfcurité 1'empêchoitde rien voir d'une manière diftincle ; d'ailleuts il étoit empêché par les arbres que j'avois plantés , Sc qui, étant patvenus a une gaande hauteur , lui barroient la vue ; de forre qu'il ne pouvoit que regarder en haur Sc remarqter que le ciel étoit ferein & parfemé d'éroiles. II n'entPndoit point le moindre bruir, Sc la-deilus il prit le patti de fe tecoucher. Mais c'étoit encore la meme chofe; il ne pouvoit ni doL-" mir, ni fe tranquilifer 1'efprit; il fentoit ton jours ame également troublée fans en appercevoir la moindre laifon. Ayant fait quelque bruit en fe levant & en fé couchant, en fortanr & en reacrant, un de fes  DE ROBINSON CrUSOE. 9 $ gens s'éveilla , & demanda qui étoit celui qui faifoic du bruit : fur quoi le gouverneur lui dépeignit la firuarion oü il fe trouvoit. Erourez donc, lui dit 1'efpagnol ; de tels mouvemens ne font pas a négliger , je vous en alfure. II y a certainement quelque malheur qui nous pend fur la tête. Ou font les anglois ? poufuivit-il. Il n'y a rien a craindre de ce cöté-la , répondit le gouvetneur; ils font dans leurs huttes. II eft appatent que depuis leur dernière mutinerie les efpagnols s'étoient réfervé mon chateau , Sc qu'ils avoient logé les anglois dans un quartier a part d'oü ils ne pouvoie^' pas venir a eux fans qu'ils y confentifTènt. N'importe , répondit 1'efpagnol ; il y a ici quelque chofe qui ne va pas bien , j'en fuis sur par ma propre expérience. je fuis très-convaincu ajoüta-t-il, que nos efprits ont de la communication avec des efprits dégagés de la marière , qui habitent le monde r-.vïfible , & qu'ils en recoivent des avernffemens avantageux , pourvu qu'ils s'en veuillent fervir, Aüons , dit-il, fottons d'ici, examinons tóüt ; & fi nous n'y trouvons rien qui fmffe ifiér vos appréhenfions j je vous conrera' un- ; rott convenable au fujet , Sc qui vous < . va de la véricé de mon opinion. En un mot, ils ; hft&ntde fut la col'  tfS Les aventwr.es line , d'oü j'avois autrefois reconnu le pays en pareil cas en y monranr par le moyen d'une échelle que je tirois aptès moi, afin de parvenir jufqu'au fecond étage. Comme ils étoient alors en grand nombre dans 1'ile , ils ne s'avisèrenc pas de toutes ces précautions ; ils s'y en furent tout dtoit par le bois; mais ils furent bien furpris en remarquant de cette hauteur une lumière venant de quelque feu , Sc en entendantla voix de plufieurs hommes. Dans toutes les occafions oü j'avois vu les fauvages débarquer dans mon ile , j'avois pris tout le foin imaginable pour leur cacher que 1'ïle étoit habitée; Sc quand ils venoient a le découvrit, je le leur faifois fentir d'une manière alfez rude, que ceux qui s'en échappoienr n'en pouvoient pas donner un récit fort exact, & que les feuls qui m'avoient vu, Sc qui s'en étoient allés en état de le raconter, étoient les ttois fauvages qui , dans notre derniète rencontre , s'étoient fauvés dans iin des ttois canots, 8c dont la fuite m'avoitfort a'larmé. il n'étoit pas poiïïble a ma colonie de favoit fi les fauvages étoient abordés a 1'ïle dans un fi grand nombre, & s'ils avoient quelque delfein contte elle fur le rapport de ces ttois , ou fi c'étoit pat la même taifon qui les y avoit fait venir autrefois. Mais quoi qu'il en foit, il n'y avoit pour elle  B! RoBINSON CrUSOÉ. $7 elle que deux partis a prendre , ou de fe cacher foigneufement & de prendre toutes les melures poflibles pour laiffer ignorer a ces cannibales que 1'ile étoit habitée, ou de tomber fur eux avec tant de vigueur qu'il n'en cchappat pas un feul : ce qui ne fe pouvoit faire qu'en coupanc le chemin a leurs barques. Malheureufem'ent mes gens n'eurent pas cette préfence d'efprit j ce qui troubla leur tranquillité pendant un tems confidérable. On croira facilement que le gouverneur & les deux hommes , furpris de ce qu'ils voyoient, s'en retournèrent dans le moment pour évedler leurs camarades , & pour les mftruire du danger qui les menacoit. Ils prirent d'abord 1'allarme j mais il fut impoffible de leur perfuader de fe tenir clos & couverts, lis foitirenc d'abord pour voir de leurs propres yeux ce dont il s'agidoir. Le mal n'éroit pas grand tant qu'il faifoirobfcur, &ils eurenttout leloifir pendant quelques heures de confidérer les fauvages , par le moyen de la lumière répandue de trois feux qn'ils avoient faits fur le rivage a quelque diftance 1'un de 1'autre. Ils ne pouvoient pas comprendre quel étoic le deffein de ces gens , & ils ne favoient a quoi fe réfoudre eux-mêmes. Les ennemis écoient en giand nombre ; 8c ce qu'il y avoit de plus chagtinant , c'eft que j^bien loin d'être enfemble, Tome II. i*.a G  ^3 Les aventures ils étoient fépatés en plufieurs bandes afTèz éloignées 1'une de 1'autre. Ce fpectacle jeta les Efpagnols dans une terrible confternation ; ils les voyoient toder par-tout, & appréhendoient fort que par quelque accident, ils ne vinlfent a découvtir leur habitation, ou qu'ils ne fulfent afTurés par quelque marqué que le lieti étoit peuplé. lis craignoient fut-tout pour leur troupeau, qui ne pouvoit pas êtte détruit fans les mettre en danger de mourirde faim. 4» Pour pjévenir ce défaftre , ils détachèrent d'a¬ bord deux Efpagnols & trois Anglois, avecordre de chalTèr tout le ttoupeau dans la grande vallée oü étoit ma grotce , & de le faire entrer dans la grotte même s'il étoit nécelfaire» Us réfolurent en même tems, s'il arrivoit que les fauvages s'aifemblarfent tous en une feule troupe , Sc s'éloignalfent de leurs canots , de tomber fur eux quand ils feroient une centaine. Mais c'eft a quoi il ne falloit pas ■s'attendre ; il y avoit entte leurs petires bandes la diftance d'une grande demi-lieue ; & , comme il parut enfuite, elles étoient de deux nations diflérentes. Après s'être arrêtés quelque tems pour délibérer fur le parti le plus sur qu'il y avoit a prendre dans cette conjonóture , il réfolurent d'envoyer le vieux fauvage, père de Vendredi, pout veconnoitre pendant qu'il faifoit encore obfcur  de RoBlNSON CrUSÖE. 99 & pour fe mêler avec eux , afin de favoir leut defTein. Le bon vieillard 1'entreprit volontiers ; & s'étant mis nud comme la main , il partit dans le moment. Aptès deux heures d'abfence , il vint rapporter qu'il avoit trouvé que c'étoient deux partis différens de deux nations qui étöiënt en guerre 1'une contre 1'autre ; qu'ils avoient donné une grande bataille dans leur pays , & qu'ayant fait quelques prifonniers de cöté & d'autre , ils étoient venus pat hafatd dans la même ïle pout faire leur feftin, & pour fe divertir ; que dès qu'ils s'étoient découverts mutuellement, leut joie avoit été exttêmement troublée , Sc qu'ils paroiffoient dans une fi grande rage, qu'il ne falloit pas douter qu'ils ne fe battiffent de nouveau a 1'approche du jour. II n'avoit pas vu d'ailleurs la moindte appatence qu'ils foupconnafTent 1'ile d'être liabitée , & qu'ils s'attenaüTenta. y trouver d'autres gens que leurs ennemis. A peine ce bonhomme eut-il fini fon rapporr, qu'm terrible bruit fit comptendre a nos gens que les deux armées en éroient aux mains , & que le combat devoit être furieux. Le père de Vendredi employa toute fon éloquence a petfuader a nos gens de fe tenir en repos , Sc de ne pas fe montrer. Il leur dit que c'étoit en cela feul que confiitoit leut süreté , que les fauvages ne manqueroient pas de fe G ij  130 Les aventur.es tuet les uns lés autres , & que ceux qui échap.peroientdu combat, s'embarqueroient tout auflitöt. Cette prédiction fut accomplie dans toutes fes circonftances. Mes gens cependant ne voulurent point entendre raifon , particulièrement les Anglois , qui facrifiant leur prudence a leur curiofité , fottirent tous pour aller voir le combat. Ils ne laiffèrent pas. néanmoins de fe fervir de quelque prccaution; & au lieu d'avancer a. découvert pardevant leur habitation , ils prirent un détour par le bois & fe placèrent avantageufement dans un endroit ou ils pouvoient voit tout ce qui fe paffbit fans être appercus, a ce qu'ils penfoient. Mais la fuite fit eroire qu'ils avoient été découverts pat les fauvages. La bataiile cependant étoit auffi terrible qu'opiniatre , & fi je puis ajoutet foi aux Anglois , il paroiffoic dans un des partis une bravoure extraordinaire , une fermeté invincible, & beaucoup d'adreffe a ménager le combat. Il dura deux heures avant qu'on put voir de quel cóté fe déclaretoit la viftoire. Alors la troupe la plus proche des Anglois commenca a s'affoiblir , a fe mettre en défoidre , &c a s'enfuir peu de tems aptcs. Nos gens craignoient fort quequelques-uns des fö'yards ne fe jetaffent , pour fe dérober a la  de Robinson Crus o é. toï fureur de leurs ennemis, dans la caverne qut étoir devant leur habitarion , & qu'ainfi ils ne découvrilTent involontairement que le iieu écoic habité. Ils craignoient bien plus encore que les victorieux ne les y fuiviffent , Sc Ia-deffus ils réfolurent de fetenir avec leurs armes au-dedans du rettanchement, de faire une fortie fur tous ceux qui voudröient entrer dans la caverne, dans1'intention de les mer tous , Sc de les empêcher de donner des nouvelles de leurs découyértes. Leur deffein étoit de ne fe fervir pour eet effec que de leurs fabres , ou des croffes de leurs fufils, de peur de faire du bruit & d'en attirer par-la un plus grand nombre. La chofe arriva précifément comme ils s'y étoient attendus ; trois d'entre les vaincus s'enfuyant de routes leurs forces, & traverfant la baie , vinrent direétement vers eet endroit , ne fongeant a autre chofe qüa chercher un afyle dans ce qui leur paroiiloir un bois épais. La fentinclle de mes gens vint auffi'-töt les averrir , en ajoütant, a leur grande fatisfaclion, que les vainqueurs ne les pourfuivoient pas , & fembloient ignorer de quel coté ils s'étoient fauves, furquoi le gouverneur Efpaghol , trop humain pour foufTrir qu'on rhaffacrat ces pauvres fugitifs, ordonna a. trois de nos gens cle pafler par-deffus la colline , de fe gliffer derrière eux, de les G iij  io2 Les avhntur.es furprendre, & de ies faire prifonniers : ce qui fut fait. Le refte du peuple s'enfuit du cóté de leurs canots , Sc fe mit en mer. Pour les viclorieux, ils ne les pourfuivitent pas avec beaucoup d'ardeur , Sc s'étant tous mis enfemble , ils jetèrent deux grands cris pour célébrer leur triomphe , felon toutes les apparences. Le même jour , a peuprès a trois'heures de 1'après-di'née, ils rentrèrent dans leurs barques , & de cette manière ma colonie s'en vit délivrée , & ne revit pas ces hötes incommodes de plufieurs années. Après qu'ils fe furent tous retirés, les Efpagnols fort-kent de leur embufcade pour aller examiner le champ de bataille. I's y troavèrent a-peu-près «ne rrentaine de morts , dont quelques - uns avoient été tués par de grandes flèches qu'on leur voyoitencoredans Ie corps; mais la plupart avoient perdu la vie par des coups terribles de certains fabres de bois , dont mes gens trouvèrent fcize ou dix-fepr fur la place , avec autantd'arcs & de javelors. Ces fabres étoienr d'une groffeur & d'une pefanteur rerrib'e , Sc il falloit avoir une force extraordinaire pour les manier comme il faUE. La plupart de ceux qui avoient etc tués par ces inftrumens avoient la tête brifée, & , comme 1'on dit, en matmelade. D'autres avoient les jambes ck^les bras caflcs; ce qui marqué clairemenc  DE ROBINSON CkUSOE. 10$ qu'ils fe battent avec la dernière animofité. Nous n'en trouvames pas un qui ne fut roide mort. Ca,r la coutume eft patmi eux de faire tête i 1'ennemi, quoique bleffé, jufqu'a la detnière goutte de leut fang, & les viftorieux ne manquent jamais d'emporter leurs propres bleflés , & ceux d'entre les ennemis que leurs bleffutes empêchent de prendre la fuite. Cet accident apprivoifa mes Anglois , pendant quelque tems : ce fpedacle leur avoit donné de 1'horreur , & ils ttembloient a la feule idéé de ces cannibales, entte les mains defquels ils ne pouvoient tombet fans être tués comme ennemis , &c lans leut fervir de nourriture comme un troupeau de bétail. lis m'avouèrent enfuite que la penfée d'être manges en guife de bceuf ou de mouton , quoique ce malheur ne püt leur arriver qu'après leur mort, avoit alors quelque chofe pour eux de fi effroyable , qu'ils en avoient horreur; & que pendant plufieurs femaines, les images affireufes qui leur rouioient dans 1'efprit, les avoient prsfque rendus malades. lis furent quelque tems de fuite fort' traitables, & vaquètent aux affaires communes de la colonie. Ils plantoient, femoient, faifoient la moiffon , comme s'ils avoient vécu dès-lenr enfance dans ce lieu : mais cette bonne conduite n'eut peint de dutée, & ils prirent bientóc de nouveL  i©4 Les aventur.es les meiures pour fe venger de leurs compatriotes, & fe précipirèrent eux-mêmes dans de grands malheurs. Ils avoient fait trois prifonniers , comme fat d:t: c'étoient de jeunes gens , alertes & robuftes, qui les fervirent enqualité d'efclaves, & qui leur furent d'une grande utilité. Mais ils ne s'yprirenr, pas, pour gagner leur cosur , de la même manière dont j'avois ufé avec Vendredi. Ils négligèrent de les rendre fenfibles a 1'humanité avec laquejle ils leur avoient fauvé la vie. Bien loin de leur donner quelques principes de religion , ils ne fongèrent pas fenlement a les civiüfer, & a leur itifpirer une conduite raifonnable par des inftructions fages &: accompagnées de douceur. Ils les nourriiToient, mais en recompenfe ils les employoient au travaii le plus rude , & ils ne s'en faifoient fervir que par farce. De cette manière ils ne pouvoient pas compter fur eux quand il s'agiroit de hazardet leur vie pour' leurs maitr.es.; au iieu que Vendredi étoit homme a feprécipiter dansje mort cercaine , pour me tirer du danger. 1 Quoi qu'il en foit , toute Ia colonie paroiffoit liee alors par une fincère arnitié ; le péril commun en ayant banni pour un tems ton te animofité partkulière. Dans cette fituatipn, ils fe mirent ansnimement i déiibérer fur leurs intéréts, & la  BE ROBINSON CrUSOÉ. 10$ première chofe qui leur parut digne d'attention , ce fut d'examinet , fi , inftruifs par 1'expérience que le córé de 1'ile qu'ils occupoient étoit le plus fréquente par les fauvages, ilsne feroient pas bien de fe retirer dans un endroit plus éloigné , tout auffi propre a leur fournir abondamment de quoi vivre , Sc ihfiniment plus capable de mettre en süreté leur bied Sc leur bétail. 'Après beaucoup de raifonnemens pour Sc contre ce projet , on réfolut de ne point chan?er de demeure , paree qu'il pourroit arriver un jour que le vieux gouverneur leur envoyat quel-; qu'un de fa part, qui ne pourroit que les chercher en vain, s'ils s'éloignoient de fon ancie'nne demeure ; & qui les croiroit tous péris , s'd voyoit fon chateau détruit: ce qui les priveroit a jamais de tout le fecours que j'aurois la bonté de leur donner. Mais pour leur bied & leur bétail, il tombèrent d'accord de les réculer dans la vatlée ou étoit ma grotte , & oü il y avoit une grande étendue de fort bonne terre. Cependant après y avoir penfé plus murement, ils changèrent de deffein , Sc prirent Ia réfolution de n'envoyer dans cette valléequ'une partie de leur bétail, & de n'yfemet que la moitié de leur bied , afin que , fi par quelque défaftre une partie en étoit détruue , le refte put être hors d'infulte , & leur fournir le moyen de réparer leur pene.  ro<5" Lss atentur.es D'ailleurs ils prirent un parti fort prudent i mon avis , par rapport a leuts prifonniers. Ce fut de leur cacher foigneufement le bétail qu'ils avoient dans cette vallée , & la plantation qu'ils avoient trouvé a propos d'y faire. Surtout ils ne les laifsèrent jamais approcher de la grotte , qu'ils confidéroient comme un afyle sur, en cas d'extreme néceffité , &oü ils avoient eaché les deux batils de poudre que je leur avois laiifcs en partant. , Comme j'avois mis mon chateau a couvett par mi retranchement, & par un bois alTez épais, ils virenc auffi-bien que moi que toute la süteté confiftoit a rietre pas déeouverts, & conféquemment ils réfolurent de rendre leur habitation invifible de plus en plus. Pout eet effet, voyant que j'avois pianté des arbres a une alfez grande diftance de l'entrée de ma demeure , ils fuivirent le même plan , & en couvrirent toute 1'étendue qu'il y avoit entre mon bocage & le cotc de la baie oü auttefois j'avois abordé avec mes radeaux. Ils poufTcrent leut plantation jufqu'a l'endroit marécageux que Ia marée inondoit, fans Iaiffer le moindre lieu commode pout y débarquer , ni la moindre tracé qui put le faire entreprendre. J'ai déja dit que les arbres de cette efpèce croilient en fort peu de tems, & comme ils les  DE ROBINSON CrUSOÉ. I07 plantoient beaucoup plus grands & plus avancés que je ne Pavois fait, n'ayant que le deffein de mettre des pailiflades devant ma fortification , a peine avoientdls été en terre pendant trois ou quatte ans, qu'éranc forr prés 1'un de 1'autre, ils firent une haie impénétrable a ia vue même. A 1'égard de ceux que j'avois plantés , & dont letronc étoit de la groffeur d'unecuiffed'homme ils en mirent un fi gtand nombre de jeunes , & les placèrent fi ferrés , que pour pénétrer par force dans le chareau il auroit fallu une armée entière pour s'y faire une enttée a coups de hache; car a. peine un petit chien auroit-il pu paffer au travers. lis firent la même chofe des deux cötés de mon habitation, & par derrière •, & ils ecuvrirent d'arbres toure la colline , ne fe laiiTant pas a eux-mêmes la moindre fortie , finon par le moyen de mon écheile qu'ils tiroient aptès eux pour monter fut lefecond étage de cette hauteur, précifément comme je m'y étois pris autrefois moi - même. Ainfi, quand 1'échelle n'y étoit pas , il falloit des aïles ou du fortilège pour rendre quelqu'un capable de venir a eux. II n'y avoit rien la qui ne fut parfaitement bien imaginé ; & ils virent enfuite que toutes ces précautions n'avoient pas été inutiles. Je fus convaincu pat-la que, comme la prudence humain»  ioS Les aventur.es eft autorifée par Ia providence divine , ainfi c'efï la direét-ionde la providence qui la met a travailler , 8c Ci nous vcuüons bien en écouter la voix, |e fuis sur que ce feroit le moyen d'éviter un grand nombre de défaftres, auxquels notre négligence eft accoutnmée d'affujettir norre vie. ïls vécurent de cette manière deux années de fuite dans une patfaite tranquillité , fans recevoir Ia moindre vifite de leurs incommodes voifïns, II eft vrai qu'un matin ils eurent une allarme bien chaude. Elle leur fut donnée pat quelque Efpagnols, qui ayant été de fort bonne-heure du cote occidental de 1'ile, oü je n'avois jamais mis Ie pied , de peur d'être découverr, avoient été furpris par la vue d'une vingtaine de canots qui paroiffoient fur le point d'aborder; ils étoient revenus au logis a toutes jambes dans une grande confiornacion , & ils avoient averti leurs camarades du danger qui paroifïbit les menacer. La-defTus ils fe tintent clos 8c couverts, pendant tout ce jour, 8c le jour fuivant , ne fortant que la nuit pour aller a la découverte; mais heureufement pout euxl'allarme étoit faüfle, les fauvages- n'étoient pas débarqués, ils avoient appatemmeiit pouffé plus loin pour exécuter quelqu'autre entreprife. Peu de tems aprcs, ces Efpagnols eurent avec ks trois Anglois une nouvelle querelle , donc  DB RoBINSON CRUSoi I09 Yoici la caufe. Un d'entr'eux , le plus violent de tous les hommes , enragé contre un efclave, de ce qu'il n'avoit pas bien fait quelque ouvrage qu'il lui avoit donné , & qu'il avoit marqué quelque dépit , lorfqu'il avoit voulu ie redreffer , faifit une hache , non pas pour le punir , mais pour le uier. II avoit envie de lui fendre la tête; mais ia rage ne lui permettant pas de bien diriger fon coup , il tomba fur 1'épaule du pauvre homme ; fur quoi un des Efpagnols , croyant qu'il lui avoit coupé un bras , accourut pout le ptier de ne pas maffacrer ce malheureux , & pour 1'en empêcher par force , s'il étoit néceffaire. Ce furieux la-cleffus fe jeta fur 1'Efpagnol lui-mème en iurant qu'il le tueroit en la place du fiuvage; mais 1'autre évita le coup, & avec une pelle qu'il avoir a la main , ( car ils étoient tous occupés au iabonrage , ) il le tetraffa. Un autre Anglois voyanr fon compagnons a rerre , fe rua fur 1'Efpaenol, & lererraifa a fon tour. Deux autres Efpagnols vinrent au fecours de celui-ci, & le troifième Anglois fe rangea du coté des deux autres. Ils n'avoient point darmes a feu , ni les uns ni les autres , mais alfez de haches , & d'autres outils propres a s'aifommer. II eft vrat qu'un des Anglois avoit un fabre caché fous fes habits, avec lequel ilbleffales deux Efpagnols, qui  lio Les aventur.es étoient venus pour feconder leurs compagnons^ La-deffus toute la colonie fut en confufion , & les Anglois furent faits prifonniers tous trois. On délibéra d'abord fur ce qu'on en feroit. Ils avoient déja excité tant de troubles , ils étoient fi futieux, & de plus de fi grands fainéans , qu'ils étoient pernicieux a cette petite fociété, fans lui être en aucune maniete utiles ; d'ailleuts c'étoient des ttaitres & des petfides, a qui le crime ne coütoit rien. Le gouverneur leur déclara overtement, que s'ils étoient de fon pays, ils les feroit touspendre fans quartiet , puifque les loix de tous les gouvetnemens tendent a la confervation de la fociété , & qu'il eft jufte d'en èter tous ceux qui tacbent de la détruire ; mais qu'étant Anglois , il vouloit les traiter avec la plus grande douceur, en confidération d'un homme de leur nation , a qui ils devoient tous la vie , & qu'ils les abandonneroient au jngement de leurs deux compattiotes. La-delTus un de ces derniers fe leva, & pria qu'on le difpenfat de cette commiffion , puifqu'ils feroient obligés en coufcience a les condamner a être pendus. Enfuite il conta comment Guillaurrie Atkins leur avoit fait la propofitiön de fe joindre tous cinq , pour aiïafUner les Efpagnols pendant leur fommeil.  pe Robinson Crus q é. 11 i Le gouverneur entendant une entreprife fi horrible, fe tourna vers le fcélérat qu'on venok d'accufer; comment donc , feigneur Atkins, lui dit-il, vous nous avez voulu affaffiner tous tant que nous fommes ? Qu'avez-vous a répondre a cela ? Ce malheureux étoit fi éloigné de le nier , qu'il en convint effrontément , en jurant qu'il étoit encore dans le même deffein. Mais, Atkins, repric 1'Efpagnol, qu'eft-ce que nous vous avons fait pout métirer un pateil traitement, 8c que gagnetiez-vous en nous maffacrant ? Que faut-il que nous faffions pour vous en empêcher ? Pourquoi faut-il que vous nous mettiez dans la néceiïité , ou de vous tuer , ou d'être tués par vous ? Vous avez grand tort de nous mettre dans cette cruelle fituation. La manière calme & douce dont 1'Efpagnol prononca ces paroles, fit croire a Atkins qu'il fe mocquoit de lui; fur quoi il fe mit dans une telle fureur , que , s'il avoit eu des armes, & s'il n'avoit pas été tetenu par ttois hommes, il eft a croire qu'il auroit tué le gouverneur au milieu de toute ia compagnie. Cette rage inconcevable les obligea a confidérer férieufement quel patti ils prendroient a 1'égard de ces furieux. Les deux Anglois , & 1'Efpagnol qui avoit empêché la mort de 1'eiclave, opinèrent qu'il en falloit pendre un , pour fervir  iii Les aventur.es d'exemple aux autres ; & que ce devoit être celui qui dansle moment avoit voulu faire deux meurrres avec fa hache. II eft efFectivement appatent qu'il avoit eu ce deffein la ; cat il avoit fi cruellement bleffé le pauvre fauvage, qu'on croyoit impoflible qu'il en réchappar. Le gouverneur néanmoins ne fut pas de eet avis la ; il tépéta encore que c'étoit i un Anglois qu'ils étoient tous redevables de la vie , & qu'il ne confentiroit pas i la mort d'un feul, quand ils auroient maffacré la moitié de fes gens. II ajoüta que , s'il étoit affaffiné lui-même par un Anglois, il emploieroit fes dernières paroles a les prier de lui faire grace. II infifta li-deffus avec tant de fotce , qu'il fut inutile de l'en diffuadsr ; & comme d'ordinaire 1'opinion qui tend le plus vers la clémence , prévaut'dans nnccnfeil,quand elle eft foutenue avec vitmeur , ils entrèrent tous dans le fentiment de eet honnête homme. II falloit pourtant fonger aux moyens d'empêcher 1'exécution de la barbare entreprife des criminels , & de délivrer une fois pour toutes cette petite fociété de fes appréhenfions fi bien fondées. On délibéra li- deffus avec beaucoup d'attention , & 1'on convint a la fin unanimement de ces articles. » Qu'ils feroient défarmés, Sc qu'on ne leur » permettroit pas d'avoir ni fufil , ni poudre, » ni  öt RèBissoN Crusoe. tij ni plomb, ni fabte , ni aucune chofe capable t> de nuire. » Qu'il feroit défendu , tant aux Efpagnols >ï qu'aux Anglois , de leur pariet, ou d'avoir le . 0 moindre commerce avec eux. » Qu'ils feroient chalfés pour toujouts de la 'A fociété; permis a eux de vivre, oü, & de » quelle manière ils le ttouveroient a propos. » Qu'ils fe tiendroient toujouts aune certaine >■> diftance du chateau , & que , s'ils commet-» toient le moindre défordre dans la plantation , as le bied, ou le bétail appartenant a la fociété, »» il feroit permis de les tuer comme des chiens, s» par-tout oü on les ttouveroit *. Le gouverneur , dont 1'humanïcé éteit au» deifus de tout éloge , ayant réfléchi fur le contenu de leur fentence , fe tourna du coté des deux Anglois , & les pria de confidérer que ces malheureux ne pouvoient pas avoir d'abord du grain & du bétail ; que par conféquent il falloit leut donner quelques provifions pour ne les pas réduire a mourir de faim. On en convint , & on réfolut de leur donner fuffifamment du bied pour fubfifter pendant huit mois , & pout avoit de quoi femer , afin qu'ils en eulfent après ce temsda de leur crü. On y ajoüta fix chèvres-, qui donnoient du lait, qüatre boucs, & fix chevreaux deftinés en pattie a leur nourritute, &c Jomc IL H  _Ji4 Les Aventures en partie a fervir de commencement a ua nouveau troupeau. On y ajoüta encore tous les outils néceflaires , fix haches , un maillet Sc une fcie; mais a condirion qu'ils s'engageroienc par un ferment folemnel , I ne les employer jamais contre leurs compatriotes, ni contre les Efpagnols , & qu'ils ne fongeroient de leur vie a leur caufer le moindre dommage. C'eft ainê «^i'ils furent chaflés de la fociété » pour aller s'établir a part. Ils s'en allèrent d'un air très-mécontent , fans voulolr prêter le ferment qu'on exïgeoit d'eux avec tant de juftice. Ils dirent qu'ils alloient chercher un endroit pour s'établir , & pour y faire une plantation ; & on leur donna quelque peu de vivres , mais point d'atmes ni d'outils. Qnatre ou cinq jours après ils revinrent de nouveau pout chetcher des provifions , & ils indiquèrentaugouvetneut 1'endrok qu'ils avoient marqué pour y demeurer , & pour y planrer. C'étoit un lieu fott convenable , dans 1'endroit Ie plus éloigné de 1'ile , du coté du notd - eft , peu éloigné de la cöte oü j'avois abotdé dans mon premier voyage , après avoir été emporté par les courans en pleine mer. C'eft-la qu'ils fe batirent deux jolies cabanes fur le modèle de mon chateau , au pied d'une colline déja environnée de quelques arbres de  DE RoBlNSON C K V S 0 È. ïlj plufieurs cotés ; de manière qu'en y p'antant un petit nombre d autres , ils fe mettoient éntièrement a couvert, a moins qu'on ne les cherchaf avec beaucoup de foin. lis demandèrent quelques peaux de chèvies pour leur fervir de Hts Si de couvertures , & elles leur furent données, Etant alors d'une humeur plus pacifique , ils s'engagèrent folemnellement a ne rien entreprendre contte la colonie ; & a cette condidon , on leut donna tous les outils dont on pouvoit fe paffer. On y ajoüta des pois , du millet , Sc du riz, pour femer; en un mot , tout ce dont ils pouvoient avoit befoin , excepté feulement des armes & des munitions. Ils vécurent dans eet état environ fix mois , & ils firenc leur moifTon, qui étoit peu confidérable, paree qu'ayant tant d'autres chofes a faire , ils n'avoient eu le Ioifïr que dedéfricher unfott petit tetrein. Quand ils fe mirent a faire des planches & des pots , ils furent terriblement embatrafTés , & ils ne firent rien qui vaille. Ce fut une nouvelle peine pour eux , quand la faifon pluvieufe vint n'ayant point de cave pout mettte leur gfain a couvert & pout le tenirfec; ce qui faillit a Ie gater abfolument. Cet inconvénient les humilia affez; pour leur faire demander le fecours des Efpagnols, aui Ie leur accordèrent trés - volontiers. Dans Hij  ii£ Les aventures Tefpace de quatre jours ils en creusèrent une dans un des córés de la colline , fuffifamment grande pour mettre leur grain Sc leurs autres provifions al'abri; mais c'étoit peu de chofe comparéea la mienne, fur-rout dans l'état oü elle fut, lorfque les-Efpagnols 1'eurent élargie confidérablement, Sc qu'ils y eurent ajouté pluiieurs appartemens. Environ neuf mois après cette fépatation, il pric un nouveau caprice a ces coquins dont les fuites jointes a celles de leurs crimes paffes , les mirent dans un grand danger, auffi bien que toute la colonie. Fatigués de leur vie laborieufe , fans la moindre efpérance d'une plus heureufe iïtuation pour 1'avenir, ils fe mirent en tête de faire un voyage dans le continent d'oü les fauvages étoient venus: Sc cela pour effayer de faire quelques prifonniers propres a les dccbarger du travail le plus rude. Ce projet n'étoit pas fi mauvais, s'ils s'y étoient pris avec modération ; mais ces malheureux ne faifoient rien fans qu'il y eut quelque crime , ou dans le projet, ou dans ï'exécution. A mon avis, ils étoient fous une efpèce de malédiction du ciel, qui, pour les punir de leurs crimes , leur en laiffoit faire de nouveaux , dontil les chatioit par de nouvelles cataftfophes. Du moins mon fentiment eft que , fi 1'on ne veut pas admettte que des crimes vïlibles s'attiient dans le monde des chadmens vifibles, il efl: difhcile d'accorder ce qui  dj RoBlNSON CrüSoÉ. IÏ7 arrivé dans le monde, avec la jufrice dïvine. Dans 1'occafion dont il s'agit ici , la chofe parut évidemment 5 leur criminelle mutïnerie les engagea dans leurs auttes forfaits ; & les réduifit dans le trifte état oü ils fe ttouvètent dans la fuite. Au lieu d'avoir quelques remords du premier crime, ils yenajoütètent u'aurres, comme , par exemple, la monflrueufe cruauté de bleffer un pauvre efclave , qui peut-être n'avoit pas fait ce qu'on lui avoit ordonné , paree que Ia chofe lui étoit impoiïible , & de le bleffer de manière a. l'eftropierpour toute fa vie. Je ne parle pas de 1'intention de le tuer , dont il eft difticile de douter quand on confidère leur affreux projet de tuer de fangfroid tous les Efpagnols , pendant qu'ils feroienc endormis. Pour reprendre le fil de mon hiftoire, ces trois compagnons en fcélératelTe vinrent un matin a mon chateau , en demandant , avec beaucoup d'humilité , qu'il leur fut permis de parler aux Efpagnols. Ceux-ci le voulant bien , les trois Anglois leur dirent qu'ik étoient fatigués de leur manière de vivre, qu'ils n'éroientpas alTez adroits pour faire les chofes qui leur étoient néceflaires , £c que n'ayant aucun fecours , pour eu venir a bout, ils mouttoient de faim indubitablement ; que fi les Efpagnols leur vouloient permettreda Hh iij  iiS Les Aventur.es prendre un des canots qui avoient fetvi a les tranfporter , & leur donner des armes & des munitions pour pouvoir fe défendre, ils iroient chercher fortune dans le continent, & qu'ainfi ils les délivreroient de lembarras de leur fournir des provifions. Les Efpagnols n'auroient pas été fachés den être défaits ; mais ils ne laifsèrent pas de leur repréfenter chatitablement qu'ils alloient fe perdre de propos détibéré, & qu'ils favoient par leur propre expérience , fans avoir befoin d'un efprit de prophétie , qu'ils devoient s'attendte a mourit de mifère dans le continent. Ils rcpondirent, d'une manière déterminée , qu'ils périroient tous dans 1'iïe : car ils ne pouvoient , ni ne vouloient travailler ; & que s'ils avoient le malheur d'être mafïacrés , ils mettroient par-la fin a toutes leurs misères ; que dans le fond ils n'avoient ni femmes ni enfans qui perdiffent quelque chofe par leur mert ; en un mot,, qu'ils étoient téfolus de pattir , quand on leur refuferoit des armes. Les Efpagnols leut répüquèrent avec beaucoup d'honnèteté , que s'il vouloient fuivre ce deffein abfolument , ils ne permettroient pas qu'ils le fiffent fans avoir de quoi fe défendre ; & que , malgré la difette darmes a feu ou ils  DE RolISSOK CrUSOI. II!) étoient eux-mêmes , ils leur donneroient deux moufquers} un piftoler, un fabre & rrois haches; ce qui étoit tout ce qu'il leut falloit. Les trois aventuriers acceptèrent rome. On leur donna du pain pour plus d'un mois ; auraut de chevteau frais ,r.'üs en ponvoient manger, pendant qu'il feroit bon ; un grand panmer rempli de raifins fecs , un pot rempli d'eau fraiche , & un jeune chevreau en vie. Avec ces provifions ils fe mirent hardiment dans un canot, quoique le patTage fut au moins large de quarante milles d'Angletette. II eft vrai que la barque étoit affez grande pour porter une vingtaine d'hommes ; & pat conféquent, elle étoit plutot embarraflante dans* cette occafion , que trop petite ; mais comme ils avoient un vent frais & Ia' marée favorabte , ils la manièrent aflez bien. Ils avoient mis, en guife de mat, une grande perche , avec une voilé de quatre peaux de chèvres fechées &c coufues enfemble. De cette forte ils quittcrent le rivage de fort bonne grace , & les Efpagnols leurs fouhaitètent un bon voyage fans s'attendre a les revoir jamais. Ceux qui étoient rellés dans 1'ile, Anglois & Efpagnols , ne pouvoient s'empècher de fe felicirer de tems en rems , de la manière paifible dont ils vivoient enfemble , depuis que ces gens H iv  lio. Les aventur.es intrairables s'en étoient allés ; & leur retour: etoit la chofe dit' monde oü ils s'attendoient le moins; quand , après. une abfence de vingt-deux jours , un des Anglois, s'occupant dans fa plantation , appercut tout d'un coup ttois étrangers avancant de leur có.té , avec des armes a feu. D'abord 1'Anglois fe mit a fuk comme le vent, & tout erfrayé il fut dire au gouverneur Efpagnolquec'en étoit fait deux, & qu'il yavoit des étrangers. qui étoient débarqués dans 1'ile , 'fans qu'il put dire quelsgensc'étoient. L'Efpagnol après avoir réfléchi pendant quelques momens x lui demanda ce qu'il vouloit dire par-la ; qu'il ne favoit pas quels gens c'étoient, &que ce devoient être afTurément des fauvages. Non, non , répondit 1'Anglois ; ce font des gens habillés , avec des armes a feu. » Eh bien! dit 1'Efpagnol, de quoi » vous troublez vous donc , fi ce ne font pas des. » fauvages ? ïls font donc nos amis; car il n'y » a point de nation'chrétiénne au monde qui ne » foit plutöt portée a nous faire du bien que du. » mal. -.aiorit'^r;; ■, _ , § ■ > -_r >. _ \ Pendant qu'ils étoient dans cetteconverfation, voiü les Anglois qui , fe tenant derrière les arbres nouveilement plancés, fe metrent a crier de toutes leurs forces. On reconnut d'abord leur vqix, & la première fiu'prife fe aufii - tót place i une autre.  de Robin s on Crusoé. ui Oncommeii9a a s'étonner d'un fi prompt retour, dont il étoit impoffible de deviner la caufe. Avant de les faire entref , on trouva bon de les queftionner fut 1'entkoit oü ils avoient été & farce qu'ils y avoient fait. lis réponditent en peu de mots , qu'ils avoient fait le paffage en deux jouts de tems ; qu'ils avoient vu fur le rivage oü ils avoient deffein d'aborder , une prodigieufe quantité d'hommes qui paroiffoient allarmés de les voir , & qui fe préparoient a les recevoir a coups de flèches & de javelots , s'ils avöient ofé mettre pied - a. - tetre ; qu'ils avoient tafé les cótes du coté du nord, 1'efpace de fix ou fept lieues, & qu'ils s'étoient appercus que ce que nous prenions pour le continent, étoit une ïle ; que bientót après ils avoient découvert une autre ile a main droite du cóté du nord , & beaucoup d'autres du coté de 1'oueft ; &z qu'étant réfolus d'aller a. terre a quelque prix que ce fut, ils étoient paffes du cóté d'une de ces iles occidentales , Sc y avoient débarqué hardimenr; qu'ils avoient trouvé le peuple fort honnête & fott fociable , 8c qu'ils en avoient recu plufieurs racines & quelques poiffons fecs; les femmes paroiffoient difputer aux hommes le plaifir de leur fournir des vivres, qu'elles étoient obligées deporter fut leur tête pendant un afféz long chemin, Ils reftèrent la. quatre jours, & demandèreiu  ïi2 Les aventuk.es par fignes , du mieux qu'ils purenr , qu'elles Eations il y avoit la aux environs. On leur fit entendre que c'étoient des peuples cruels , habitués a manger les hommes ; mais que pout eux, ils ne mangeoient ni hommes ni femmes, excepté les prifonniers de guerre, dont la chair leur fournoilïbit un feftin de ttiomphe. Les Anglois leur demandèrent de la même manière quand ils avoient eu un pateil feftin. IJg firent comprendre qu'il y avoit deux mois, en étendantlamain du cóté de lalune , & montrant deux de leurs doigts. Ils y ajoutèrent que leur grand roi avoit deux eens ptifonniers qu'il avoit fairs dans une bataille , & qu'on les engraifioit pour le feftin prochain. Les Anglois parurent la-deffus fort curieuxde voir ces prifonniers; mais les fauvages les entendant mal , s'imaginèrent qu'ils fouhaitoient d'en avoit quelques-uns pour les manger ; & montrant du doigt le couchant & enfuite 1'orient, ils leur firent entendre qu'ils leur en apporreroient le lendemain. Ils tinrent leur parole , & leur amenèrent cinq femmes & onze hommes, dont ils leur firent préfent; de la même manière que nous amenons vers quelque port de mer, des bceufs&des vaches pour avitailler un vaifleau. , Quoique mes fcélérats euffentdonné dans notre ïle les plu? grandes marqués de barbarie, 1'idée  de robinsön CrUSOÉ. 12$ feule de manger ces prifonniers leur fit horreur. Le grand nombre de ces pauvres gens étoit embarralTant: cependant ils n'ofèrent refufer unpréfent de cette valeur \ c'auroit été faire un cruel affront a cette nation fauvage, lis fe déterminèrent enfin al'acceptet, & donnèrenr en rccompenfe a ceux qui le leur avoient fait une de leurs haches, une vieille clef, un couteau & cinq ou fix balles de fufil, qui leur plaifoient fort, quoiqüils en jgnoraffent 1'ufage. Enfuite les fauvages liane les pauvres captifs les mains derrière le dos , les portèrent eux-mêmes dans le canot. Les Anglois furent obligés dequirter le rivage dansle moment, de peur que, s'ils fuffentreftés a tette la bienféance ne les eut forcés a tuer quelques-uns de ces pauvres gens , a les mettre a la broche , & a prier a diner ceux qui avoient eu la générofitéde les pourvoirde cette belle provifion, Ayanr donc pris congé des gens de 1'ile, aveq toutes les marqués de reconnoiffance qu'il eft poffible de faire par fignes, ils remirent en mer, & s'en retoutnèrent vers la premrer'ê ik , ou ils donnèrent la liberté a huk de leurs prifonniers , ttouvant le nombre qu'ils en avoienc trop grand pour ne leut êtte pas a charge. Pendant le voyage , ils fitent de leur mieux pour lier quelque commerceavec leurs fauvages; mais il fut impoffible de leur faire comprendre  ij-4 Les aventur.es quelque chofe. Ces gens s'étoient fi fortemenc mis dans 1'efprit qu'ils alloient bientöt fetvit de pature a leurs pófTefieurs , qu'ils croyoient que tout ce qu'on leur difoit, & tout ce qu'on leur donnoit, tendoit uniquement a ce trifte but. On commenca d'abord par les délier ; ce quï leur fit pouflèr des cris terribles , fur-tout aux femmes, comme fi elles avoient déja le couteau fous la gorge. Car, a s'en rapporter aux coutumes de leur pays, ils ne pouvoient qu'en conclute qu'on les alloit égotger dans le moment. Leurs appréhenlions n'étoient guères moindres quand on leur donnoit a manger. Ils s'imaginoient que c'étoit dans le deffein de conferver leur embonpoint pour les manger avec plus de volupté. Si les Anglois fixoient les yeux par ticulièrement fur quelqu'une de ces miférables créatutes, celui fur qui ces regards tomboient s'imaginoit tout auffi-tót qu'on le trouvoit le plus gras & le plus. propre a être mis en pièces le premier. Lors même qu'ils furent arrivés a notre ïle , & qu'on les ttaitoit avec beaucoup de douceut, ils s'attendoienc tous les jours, pendant quelque tems, a. fervir de diner ou de föuper a leurs maittes. Lorfque les trois aventuriers eurentfinile merveilleux journal de leur voyage , le gouverneur leur demanda oü étoient leurs nouveaux domeftiques. Et ayant apptis qu'ils les avoient amenés,  »e ROBINSON CrVSOE. 115 'dans une de leurs cabanes, & qu'ils venoient expres pour demander des vivres pour eux , il léfolutde s'y cranfporter avec tous les Efpagnols, Sc les deux Anglois honnêtes , en un mot avec toute la colonie, fans oublier le père de Vendredi. Ils les ttouvèrent dans la hutte , tousliés ; car leurs maitres avoient jugé néceffaire d'ufer de précaution , de peur que , pendant leur abfence, ils nepriffent le parti de fe fauver avec le canor, Ils étoient affis a terre, tout nuds comme la main. II y avoit trois hommes agés d'environ trente a trente-cinq ans, tous bien tournés , & ayant la mine d'être adroits Sc robuftes. Le refte confiftoic en cinq femmes, parmi iefquelles il y en avoit deux de trente ou quarante ans , deux de vingtcinq ou vingt-fix ans, Sc une gtande rille bien faire de feize ou dix fept ans: elles étoient routes bien proportionnées pour la taille & pour les traits , mais d'une couleut un peu tannée : il y en avoit deux, qui , fi elles avoient été parfaicement blanches, auroient pü palfer pour de belles femmes a Londres même : elles avoient quelque chofe d'extrêmement gracieux dans 1'airdu vifage, Sc toute leur contenance étoir fort modefte : ce qui fut fur-tout remarquable après qu'on les eut habiiiées, quoique dans le fond leurs habits ne  n£ Les aventur.es fufTënt guères propres a relever les agrémens da beau fexe. La vue de toutes ces nudités parut pécher extrêiïiement contre la bienféance , particulièrement.aux Efpagnols , qui , outre leur modération, leur intégrité & la douceur de leur naturel, fe diftinguoient encote par leur modeftie ; d'ailleurs ils avoient toute la pitié poffible de ces pauvres gens , les voyant dans la plus trifte fituation, & dans la plus mortelle inquiérude qu'on puiffe s'imaginer , puifqu'ils s'attendoient a chaque moment a être rrainés hors de lacabane pour être aiTommés , & pour fervir d'un mets délicat a leurs maicres. Pourtacherde les tranquillifer, ilsordonnèrenc au vieux fauvage, père de Vendredi , d'aller voir s'il en connoiiToit quelqu'un , & s'il entendok quelque chofe a leut langage. Le bon-homme le fit, les regarda fort attentivement, maisn'en reconnut pas un feul. II avoit beau parler , perfonne ne comprit rien a fes paroles ni a fes fignes, excepté une des femmes. C'en ctoit affez pour répondre au but des Efpagnols , & pour les aiTurer que leurs maïrres étoient chrétiens , qu'ils avoient en horreur les feftins de chairhumaine,& qu'ils pouvoient êtte surs qu'on ne les égorgeroit pas.  BE robinsön CruSOE. 12/ Dès-qu'ils en furent inftruits , ils marquèrenc une joie extraordinaire par mille poftures comiques toutes différentes; ce qui faifoit voir qu'ils étoient de différentes nations. La femme qui faifoit 1'office d'interprète eut ordre de leur demander s'ils vouloient bien être efclaves , Sc travailler pour les hommes qui les avoient amenés pour leur fauver la vie: fur quoi ils fe mirent tous a danfer, Sc a prendre 1'un une chofe , 1'autre une autre , & a les portet vets la cabane , pout matquer qu'ils étoient prêts a rendre a leurs maitres toutes fortes de fervices. Le gouverneur , craignant que ces femmes ne donnalTènt occafion a de nouvelles querelles, Sc peut êtte a quelque effufion de fang, demanda aux trois Anglois ce qu'ils avoient réfolu de faire de ces perfonnes , & s'ils avoient ïntention de les employet comme fervantes ou comme femmes ; 1'un & 1'autre , répondit un d'eux : » Je ne pté» tends pas vous en empêcher, répar tit 1'Efpagnol; 3' vous en êtes les maitres : mais je crois qu'il eft » julte , pout évitet des défotdres, que vous 33 n'en preniez chacun qu'une feule, Sc que vous 33 vous y teniez fans avoit aucun commerce avec 33 les autres. Je fais bien que je ne fuis pas qua»3 lifié pour vous marier légitimemeut \ mais il » me paroit raifonnable qüe , pendant que vous 33 ferez ici, vous viviez avec la femme qui vous  12 8 Les avxhtures » fera tombée en partage, comme fi el!e étoit j> réellement votre époufe, & que vous ia main» » teoiezv comme telle , en 1'empêchant de fon » coté d'avoit aucun commerce fcandaleux avec j> tout autte homme. » Cette propofitiön leur parut a tous fi jufte Sc fi équitable , qu'ils 1'acceptètent fans la moindre difficulté. Les trois Anglois fe ttouvètent même d'une humeur aflez douce alors; ils demandèrent aux Efpagnols s'ils n'avoient pas envie d'en prendre quelques-unes pour eux. Ils répondirent tous que non. Les uns dirent qu'ils avoient des femmes en Efpagne; & les auttes, qu'ils n'avoient pas envie de fe joindre a des femmes qui n'étoient pas chrétiennes : en un mot, ils déclatèrent tous qu'ils avoient la confcience trop délicate pour avoir le moindre commerce avec elles : ce qui eft un exemple d'une vertu fi rigide, que je n'en ai pas rencontré un pareil dans tous mes voyages. Enfin,lescinq Anglois convinrentd'en prendre chacun une, & ainfi ils vécurent d'une manière toute nouvelle. Les Efpagnols Sc le pète de Vendredi continuèrent a demeurer dans ma vieille nabitation , qu'ils avoient élargie confidérablement en dedans. Ils avoient avec eux les trois efclaves qui avoient été pris, lorfque les fauvages s'étoient donné bataille : c'étoit - la , pour ainfi dire la capitale de la colonie , dont les autres tiroient  DE RoBINSON CrUSOÉ. ii9 tïroienr des vivres , Sc toutes fortes de fecours, felon que la nécefïicé 1'exigeoit. Beut-être n'y a-t- il rien de plus merveilleux dans toute cetre hiftoire , que la facilité avec laquelle fe fit lo choix des femmes dont j'ai parlë , parmi ces cinq compagnons prefque tous également infolens, Sc difEciles a. gouverner. II eft étonnant fur tout qu'il n'arrivat pas que deux s'attachaffènt a la même perfonne , puifqu'il y en avoic deux beaucoup plus aimabïes que les autres. Il eff vrai qu'ils trouvèrent un affëz bon biais pour éviter les querelles; car, ayant mis les cinq femmes enfemble dans une des huttes , ils s'en furent tous dans 1'autre, & tirèrent au fort a qui choifiroit le premier. Ce qu'il y a encore de plus particulier , c'efc que celui a qui il échut de choifir ayant tous les autres , étant entré dans la cabane oü fe trouvoient ces femmes toutes nues , il prit celle qui paffoit avec raifon pour la moins agréable de toutes , puifqu'elle étoit la plus laide Sc la plus vieille , ce qui excita de grands éclats de rire parmi les quatre auffi-bien que parmi les Efpagnols. Mais il raifonnoit mieux qu'eux tous, Sc comprit que dans ce choix il ne falloit pas feulement avoir égard a 1'agrémenc , mais encore au fecours qu'ils pouvoient tirer de leurs femmes dans 1'économie de leurs affaires ; Sc effeétiveTomt II. I  ijo Les aventgr.es ment le fuccès le juftifia, & fa femme fit 'voir qu'elle étoit la meiileure, Sc la plus utile de toute la troupe. L'affaire n'éroit pas tout-a. fait auffi divertiffante pour les pauvres prifonnières; car loriqu'elles fe virent de cette manière toutes enfemble , Sc qu'on les venoit chercher une a une , leurs anciennes frayeurs fe renouvellèrent avec plus de force, &: elles crurenr fermement que le momen: detre dévorées étoit venu alors. Conformément a cette terrible prévention , lorfque le premier matelot entra pour emmener la plus vieille , les aurres poufsèrent les cris les plus lamentables, cV envitonnèrent leur pauvre compagne pour 1'emhraifer, & prendre congé d'elle. Elles le firenr avec de fi grands rranfports de douleur , qu'elles auroient touché le cceur le plus dur, Sc il fut impofiible aux Anglois de les tirer de 1'opinion qu'on les alloic tuer fans délai, jufou'a ce qu'on eut fait venir le père de Vendredi, qui leur apprit que les cinq hommes avoient volonré d'en prendre chacun une pour en faire fa femme. Lórfque cette cérémonie fut faite, & que la frayeur des nouvelles mariées fut un peu appaifée , les Anglois fe mirent a travailler; Sc aidés par les Efpaenols , ils batirenr en peu d'heures cinq noiivelies cabanes pour y loger , les autres  Ï)Ë RoBlNSON C R U S Ö I, I 3 I étant, pout ainfi dire , toutes remplies .de leurs meubles , de leurs ourüs, &l de leurs provifions. Les trois vauriens avoient choili 1'endroit le plus éloigné, & les deux autres le plus voifin de mon chateau ; mais les uns & les auttes vets le nord. de file •, de manière qu'ils continuèrent a faire bande a part, & qu'il y avoit dans mon ïle le commencement de trois villes différentes. Pour remarquer ici combien il eft difficile aux hommes de pénétrer les fectets de la providence divine, il arriva juftement que les deux honnêtes gens eurent en partage les femmes qui avoient le moins de mérite : au lieu que les trois fcélérats , qui n'étoient bons a rien , incapables de faire du bien aux auttes, & i eux mêmes; en un mot, qui ne valoient ptefque pas la peine d'être pendus , échurent a des femmes adtoites, ditigentes, induftrieufes, & patfaitement bonnes ménagères, je ne veux pas dire par-la que les autres fulfent d'un mauvais naturel ; elles étoient toutes cinq également douces, patientes, tranquilles & foumifes , plutot comme efclaves , que comme. femmes. Je veux feulement faire entendre queles deux dont il s'agit ici, étoient moins habiles que les autres , moins laborieufes & moins propres. Je dois faire ici encore une remarque a 1'honnenr d'un efprit appliqué , & a la honte d'un naturel pareifeux & négügent. Lorfque j'allai voir lij  jji Les aventor.es les différcntes plantations , & da manière dont chaque petire colonie les méiWgeoit, je trouvai que celle des Anglois, honnèces gens, furpaflbit tellemenc celle des trois vauriens, qu'il n'y avoit pas la moindre compataifon a faire. Il eft vrai que les uns Sc les auttes avoient culrivé autant de tetre qu'il étoit néceflaire pout y femet du bied fuffifamment j mais d'ailleurs , tien n'étoit plus aifé que de remarquer une trés-grande différence dans la maniète dont chaque petite colonie s'y étoit prife pour rendre les terres fertiles, Sc pout les enfermet dans des enclos. Les deux honnêtes gens avoient planté autour de leur cabane une quantité prodigieufe d'arbres qui la rendoientinacceflible , St qui en cachoient la vue, Sc quoique leur plantation eut été deux fois ruinée, la ptemiète fois par leurs propres compatriotes, Sc la feconde par les fauvages, comme on va le voir, tout étoit rétabli déja. Sc aufli floriffant que jamais. Leurs vignes étoient arrangées comme fi elles étoient nées dans le pays ou elles font d'otdinaite , Sc les raifins en étoient aufli bons que ceux de 1'ile, quoique leurs vignes fuflênt beaucoup plus jeunes que celles des autres pour les raifons que je viens d'alléguer. De plus, fis s'étoient fait une rettaite dans le plus épais du bois, ou par un ttavail aflïdu ils s'étoient creufé une cave qui leur fervit extrêmemnt dans la fuite  DE ROBINSO» CS-USCÊ. 13* pour y cacher leur familie, quand ils furent attaqués pat les batbates. lis avoient plarité tout autour un fi grand nombte d'arbres, quelle étoit inaceeffible, finon par de petits chemins qu'ils étoient feuls capables de ttouver. Pour les trois vauriens , quoique leur nouvel établiflement les eut fott civilifés , en comparaifon de leur brutalité paffée, Sc qu'ils ne donnaden! plus de fi fortes marqués de leur humeur mutine Sc querelleufe, il leur reftoit toujouts un des caraótères d'uncceur vicieux , je veux dire la parede. Il eft vrai qu'ils avoient femé du bied, Sc qu'ils avoient fait des enclos; mais ils avoient parfaitement vcrifié ces paroles de Salomon : Jepajfai dans la vigne du parejfeux, & elle étoit toute couverte d'épines. Quand les Efpagnols vinrent pour voir la moiffon de ces trois Anglois, ils ne ia purent découvrir qua peine , a travers les mauvaifes herbes. Il y avoit dans leur haie plufieuis trous , que les boucs fauvages y avoient faits pour manger les épis, Sc quoiqu'ils les euffent bouchés comme ils 1'avoient pu, cela s'appeloit fermer 1'écurie après que le cheval a été volé. La plantation des deux autres , au contraire , avoit par-tout un air d'application & de fuccèsOn ne découvroit pas une mauvaife herbe entre leurs épis , ni la moindre ouverture dans leur haie Us vérifioient eet autre paffage de Salomon ; liij  ij4 Les aventtjr.es La maïn diligente enrichit : tout germoit, tout ctoifToit chez eux : ils jouifloient d'une pleine abondance ; ils avoient plus de bétail que les autres, plus de meubles , plus düftenfiles , & eu même tems plus de moyens de fe divërtir. II eft vrai que les femmes des trois premiers étoient très-propres, très-adroites , qu'elles ménageoient parfaitement tout ce qui regardoit 1'économie inférieure , & qu'ayant appris la manière Angloife de faire la cuifine, d'un des deux autres Anglois qui avoit été fecond euifinier du vaifleau , elle's donnoient fort proprement a manger a leurs maris; au lieu qu'il avoit été impoffible d'y drelTer les deux autres femmes ; mais en récompenfe, le fecond euifinier s'en acquittoit rrès - bien luimême , fans négliger aucune de fes autres occupations. Celle des trois autres n'étoit que d'aller roder par toute 1'iie , de chercher des ccufs dc tcurtereiles , de pêcher & de chafler; en un mot, ils s'occupoient a. tout, excepté a ce qui étoit nécefTaire. En récompenfe, ils vivoient comme des gueux 5 au lieu que la manière de vivre des autres étoit agréable & aifée. J'en viens a préfent a une fcène tragique différente de tout ce qui étoit arrivé auparavant a la colonie & a moi-même; en voici le récit fidéle & circonftancié. II atriva un jour, de fort bon matin , que cinq  DE ROBINSON CrüSOÉ. tf$ ou fix móts p'eins de fauvages abordèrent fans doute dans la vue ordinaire de faitS quelque feftin. Cet accidenr éruit devenu fi f.uniher a la colonie , qu'elle ne s'en mettoit plus en peine , Si qu'elle ne fongèoit qua fe tenir cachée , perfuadée que , fi elle n'étoit pas dccouvene par fes fauvages, ils fe rembarqueroient dès qu'ils auroienrmangé leurs provifions, puifqu'ils n'avoient pas la moindre idéé des habitans de i'i'e. Celui qui avoit fait une pareille dccouverte fe conrentoit d'en donner avis l toutes les difVérenres plantations , afin qu'on fe tint clos Sc couvert en placant feulement une fentinelle pour les avertvr du rembarquement des fauvages. Ces mefures étoient juftes, fans doute : mais un défaftre imprévu les rendit inutiles, Sc fariltt êrre la ruine de toute la colonie, en la découvrant aux barbares- Dès que les canots des fauvages eurent remis en mer, les Efpagnols fortirent de leurs niches, & quelques-uns d'entre eux eurent la curiofité d'aller examiner le lieu du feftin. A leur grand étonnement, ils y trouvèrent trois fauvages.. étendus i terre, Sc erifevetis dans un profond fommeil •, apparemment ils s'étoient tellement remplis de leurs mets horribles, qüils s'éroient mis a dormir comme des bétes , fans vouloir fe lever ïorfque leurs compagnons avoient 1 iv  i}6 Les aventüres été prêcs a parcir : ou bien ils s étoient peut-êtreégarés dansles bois, & ils n'étoient pas venus affez d tems pour fe rembarquer avec les autres. Quoi qu'il en foit , les Efpagnols en étoient fort embatfalfés , & le gouverneur, confulté fur eet accident , étoit tout auffi embarraifé que les autres. Ils avoient des efclaves autant qu'il leur en falloit , & ils n'étoient pas d'humeur a tuer ceux-ci de fang-froid. Les pauvres gens ne leur avoient pas fait le moindre tort, & i[s n'avoient auc.un fiijet de guerre légitime contre eux qui put les autorifer a les traitet en ennemis. Je dois rendre ici cette jufHce a ces Efpagnols, que , malgré tout ce qu'on raconte des cruautés que cette nation a exereces dans le Mexique & dans ie Pérou, je n'ai de ma vie vu, dans aucun pays_, dix-fept hommes, de quelque nation que ce fut, fi mndeftes , fi modérés , fi vertueux , fi civils & d'un fi bon naturel, lis n'étoient pas fuf. ceptibles de Ia moindre inhumanité, ni d'aucune paffion violente , & cependant ils avoient tous une valeur extraordinaire , & une noble fierté. La douceur de leur tempérament, & I'empire qu'ils avoient fur leurs paffions , avoient fuffifamment paru dans la manière dont ils s'étoient conduits avec les ttois Anglois; & dans ce cas - ci , ils donnèrem la p!ils belle preuve  DE RoBINSON CrüSOÉ. 1J7 imaginable de. leur humanité & de leur juftice. Le parti Ie plus naturel qu'il y avoit a ptendre , c'étoit de fe retirer , 3i de donner par - la le tems a ces Indiens de s'éveillet & de fortir de 1'ile \ mais une circonftance tendoit ce parti inutile. Ces pauvres gens n'avoient point de barque, & s'ils fe mettoient a roder par 1'ïle, ils pouvoient découvrirles plantations, & par-la, caufer la ruine de la colonie. La - deffus , voyant que ces malheureux fauvages continuoient toujoilrs a dormir, ils réfolurent de les èveiller 8c de les faite prifonniers. Ces pauvres gens furent exttèmement futpris quand ils fe virent faifis & Hés , & ils furent agités d'abord pat les mêmes craintes qu'on avoit remarquées dans les femmes de nos Anglois, car il femble que ces peuples s'imaginent que leur courume de manger les hommes eft génétalement tépandue pat toutes les nations. Mais ou les délivra bienrot de ces frayeuts , & on les mena , dans le moment même , a une des plantations. Pat bonheur on ne les conduifit pas a mon chateau ; ils furent d'abord menés a ma maifon de campagne , qui étoit Ia ferme principale , & enfuite on les tranfporta a. 1'habitation des deux Anglois.  138 Les aventur.es La , on les fir travailler, quoiqu'iis n'euflenc pas grand'chofe a. faire pour eux : & n'y prenant pas garde de fi prés, paree qu'ils n'en avoient guères befoin , ou qu'ils les trouvoient incapables de bien apprendre le labourage, ils s'appercurentun jout qu'un des trois s'étoit échappé, & quelque 'recherche qu'on en fit, on n'en entendic plus pariet dans la fuite. Toutce qu'ils purent croirequelque tems aprè?, c'eft qu'il avoit ttouvé le moyen de revenir chez lui avec les canots de quelques fauvages qui, par les motifs ordinaires , avoient fait deux mois après quelque féjour dans 1'ile. Cette penfée les erfraya extrêmement; ils en conclurent, avec beaucoup de raifon que, fi ce dróle revenoit patmi fes compattiotes, il ne manqueroitpas de les informer que 1'ïle étoit habiréet Pat bonheur il n'avoit jamais été inftruit du nombre des habitans, & de leurs différentes plantations. II n'avoit jamais vu ni entendu 1'effet de leurs armes a feu , Sc ils n'avoient eu garde de lui découvrir aucune de leurs retraites , telle que ma grotte dans la vallée , & la cave que les Anglois s'étoient cteufée eux-mêmes. La première certitude qu'ils eurent de n'avoir que trop bien conjecturé, c'eft que deax mois aptès, fix canots templis chacun de fept, huit, ou dix fauvages, vinrent tafer la cóte fepten-  DE ROBINSON C R V S O É. I J 9 trionale de 1'ïle , oü ils n'étoient jamais venus auparavanr, & qu'ils y débarquèrent une heure après ie lever du foleil , a un mille de diftance de 1'habitation des deux Anglois, oü avoit demeure 1'efclave en queition. Si toute ia colonie s'étoit trouvée de ce cóté-la, le mal n'auroit pas été gtand ; & , felon toutes les apparences., aucun des ennemis n'auroit échappé. Mais il n'étoit pas polïible h deus hommes d'en repouflér une cinquantaine, & de les combattre avec fuccès. Les deux Anglois les avoient découverts en mer a. une lieue de diftance , & pat conféquent il fe palfa une grolfe heure avant qu'ils ruffent a terre \ & comme ils avoient débarqué a un mille de leur habitation , il leur falloit du tems pour revenir jufques-hL Nos pauvres Anglois , ayant toute la raifon dmaginable de fe croire trabis, prlrent d'abord rle parti de garotter les deux qui leur reftoient,' & d'ordonner a ,dei,x des trois autres qui avoient été emmenés avec les femmes, & qui avoient donné a leurs maïties des marqués de leur fidélité, de conduite dans la ca*e fufdite les deux nouveaux venus avec les femmes, & tous les meubles dont ils pouvoient fe charger. Ils leur commandèrent encore de tenir la ces deux fauvages pieds & poings liés jufqu'a nouvel ordre. Enfuite- voyant tous les fauvages débarqués  140 Les aventur.es venir droit du cóté de leurs huttes, ils ouvrirent leur enclos, oü leuts chèvtes apprivoifées étoient gardées : ils les chafsèrent toutes dans les bois, auffibien que les chevreaux, afin que les ennemis s'imaginaffent qu'ils avoient été toujouts fauvages, Mais 1'efclave qui étoit leur guide , les avoit trop bien inftruirs pour en être les dupes; cat ils continuèrent leur marche directement vers la demeure des deux Anglois. Après que ceux - ci eurent mis de cette manière en süreté leuts femmes & leuts uftenfdes, ils envoyèrent le ttoifième efclave qui étoit venu dans 1'ile avec les femmes, vers les Efpagnols, pour les aller avertir au plus vite du danget qui les menacoit, & pour leur demander un prompt fecouts. En même tems ils ptirent leurs armes & leurs mnnitions , & fe retitètent dans le même bois oü étoit la cave qui fervoit d'afyle a leurs femmes. lis s'arrêtètent a quelque diftance deda, pour voir, s'il étoit poffible, le cbemin que ptendroient les fauvages. Au milieu de leur retraire , ils virent d'une colline un peu élevée toute la perite armée de leurs ennemis approchet de leurs cabanes, & un moment après ils les virent dévorées des flames de tous cotés , ce qui leur donna la plus cruelle mortification. C'étoit pour eux une perte irrépa» rab'e , du moins pour fort long-tems.  DE RoBINSON CrUSOE. I4I Us s'arrètèrent pendant quelque-tems fur cette petite colline, jufqu'i ce qu'ils virent les fauvages fe répandre par-tout comme une ttoupe de bètes féroces , & rodant pout trouver quelque burin , fur-tout pour décerrer les habitans , dont il étoit aifé de voir qu'ils avoient connoiffance. Cette découvette fit fentir aux Anglois qu'ils n'étoient pas en süreté dans le lieu oü ils fe trouvoient, paree qu'il croit fort naturel de penfer que quelques-uns des ennemis enfileroient cette route; & dans ce cas , ils auroient pu y venir en trop grand nombre pour pouvoir leur réfifter. Pour cette raifon, ils trouvèrent i propos de pouffer leur retraite une demi-lieue plus loin ; s'imaginant que plus les fauvages fe répandroient au long Sc au large, Sc plus leurs pelotons feroient petits. lis firent leur première halte a 1'entrée d'une partie du bois fort épailfe , oü fe trouvoit le tronc d'un vieux arbre fort touffu Sc éntièrement creux. Us s'y mirent run Sc 1'autre , réfolus d'attendre Ia révénement de toute cette trifte aventure. Us ne s'y étoient pas tenus long-tems, quand ils appercutent deux fauvages s'avancer tout droic de ce cóté li, comme s'ils les avoient découvetts & les alloient attaquer j & i quelque diftance ils en virent trois autres, fuivis de cinq autres en-  ( 141 Les aventur.es core , & tenant tous la même route. Outre ceuxla , ils virent- a une plus grande diftance feot aurres fauvages qui prenoient un chemin différent , car toute la troupe s'étoit répandue dans 1'ile , comme des chaffeurs qui battent le bois pour faire lever le gibier. Les pauvres Anglois fe trouvèrent alors dans un grand embarras , ne fachant pas s'il valoit mieux s'enfuir, ou garder leur pofte; mais après une coatte délibération , ils confidérèrent que fi les ennemis continuoient a roder par-tout de cette manière , avant 1'arrivée du fecours , ils pourroient bien découvrir Ia cave , ce qu'ils regardoienr comme le dernier des malheurs, lis réfolurent donc de les atrendre ; & s'ils éroienr attaques par une troupe trop forte , de monter jufqu'au hautde 1'arbre , d'oü ils pouvoient fe défendre tant que leurs munitions clureroient , quand même ils fe trouveroient environnés de rous les fauvages qui éroient débarqués , a moins qu'ils ne s'avifaffent de mettre le feu k 1'arbre. Ayant pris ce parri, ils confidérèrent encore s'il feroit bon de faire d'abord feu fur les deux premiets, ou s'ils attendroient la venue des trois pour féparer ainfi les premiers d'avec les cinq qui fuivoient les trois du milieu. Ce parti leur pat ut le meilleur, & ils réfolurent de laiffer palier les deux premieis, k moins qu'ils ne vinffent les at-  de RoBlNSON CrUSOÉ. I43 taquet. I!s furent coniirniés dans cette réfolution par le procédé de ces deux fauvages qui prirenc un peu du cöré de 1'arbre , en avancant vers une autre parrie du bois; mais les trois & les cinq qui les fuivoient, continuèrent leur chemin direótement vets eux , comme s'ils avoient été inftiuits du lieu de leut retraite. Comme ils fe fuivoient tous 1'un aptès 1'autte t les Anglois qui ttouvoient bon de ne tirer qu'un a un, crurent q«"il n'étoit pas impofEble d'abattre les trois premiers d'un feul coup. La deffus celui qui devoit tirer le premier , mit ttois ou quatre balles dans fon moufquet, & le pla^ant dans un trou de 1'arbre trés - propre a. aflurer le coup , il atrendit qu'ils fuffent venus a trente veiges de diftance pour ne les pas manquer. Pendant que 1'ennemi avancoit, ils virent diftinctement , parmi les trois premiers , leur efclave fugitif, & ils réfolurent qu'il n'écbappetoir, pas, quand ils devroient tirer 1'un immédiatement après 1'autre. Ainfi, 1'un fe tint pret pour ne le pas manquer, fi par hafard il ne tomboit pas du premier coup. Mais le premier fa voit vifet ttop jufte pout perdre fa poudre; il fit feu , & en toucha deux de la bonne manière. Le premier tomba roide mort , la balie lui ayant paffé tout au ttavers de la tcte, Le fecond , qui étoit Tefclaye fugitif s  144 Les aventur.es avoit la poittine percée* d'outre en otjtre , Sc tomba pat tetre , quoiqüil ne fut pas tout - afait mott; pour le troifième , il n'avoit qu'une légère bleffure a 1'épaule , caufée apparemment par la même balie qui étoit paffée pat le corps du fecond. Cependant , effrayé mortellement t il s'étoit jeté a terre , en pouflant des ctis & des hurlemens épouventables. Les cinq qui les fuivoient, plus étonnés du btuit, qu'infttuits du danger , s'arrêtèrent au commencement. Les bois avoient rendu le bruit mille fois plus terrible par les échos qui le rendoient de toutes patts , & les oifeaux fe levant de tous cbtés , y mêloient toutes fortes de ctis, chacun felon fa différente efpèce. En un mot, c'étoit ptécifément la même chofe que lorfque la première fois de ma vie j'avois tiré un coup de fufil dans 1'ile. Cependant, voyant que tout étoit rentré dans le filence, & ne fachant pas de quoi il s'agiffoit, ils s'avancèrent fans doute fans donner la moindre marqué de crainte ; mais quand ils furent venus a 1'endroit oü leurs pauvres compagnons avoient été fi maltraités, ils fe prefsèrent tous autout du fauvage bleffé , & lui patloient apparemment, en le queftionnant touchant la caufe de fon malheur , fans favoir qu'ils étoient expofés au mème dangen II  Bt PvOBlNSON CRUSOÉ. I45 II leur répondit, fans doute, qu'tin éclat de feu , fuivi d'un affreus coup de tonnerre , dcfcendu du ciel, avoit tué deux de fes camarades , Sc l'avoitblefTé lui-même. Cetteréponfe du moins étoit fort naturelle; car, comme il n'avoit vu aucun homme ptès de lui , & qu'il n'avoit jamais entendu un coup de fufil, bien loin d'en connoitre les terribles effets, il lui étoit difficile de faire quelque autre conjeclure la-deffus. Ceux qui le queftionnoient étoient certainement aufli ignorans que lui; fans cela, ils ne fe feroienc pas amufés a examiner , d'une manière fi tranquille, la deftinée de leurs compagnons, fans s'atcendre a un fort pareih Nos deux Anglois étoient bien fichés, comme ils m'ont dit, de fe voir obiigés de tuer tant de pauvres créatures humaines , qui n'avoienr pas la moindre idéé du péril qui les menacoit de fi prés j cependant, y étant forcés par le foin de leut propre confervation , &c les voyant tous, pour ainfi dire , fous leur pouvoir , ils réfolurent de leur lacher une décharge générale ; car le premier avoit tout le tems néceffaire pour recharger fou fufil. Us convinrent enfemble des différens cocés oü ils viferoient pout rendte 1'exécution plus terrible , &c faifant feu en même tems, ils tuèrent 8c blefsèrent quatre de leur troupe , &c le cinquicme , cjuoiqüil ne fut touché en aucune maTomé II. K  X\G Les aventures nière, tombaa terre , avec le refte , comme mort de peur ; de manière que nos gens s'imaginèrent les avoir totts tués. Cette opinion les fit fortir hardiment de 1'arbre fans avoir rechargé, ce qui étoit une démarche fort imptudente ; & ils furent bien étonnés , en apptochant de 1'endroit, d'en voir quatre en vie , parmi lefquels il y en avoit deux blelfés afiez légèrement, & un autre fain Sc fauf. Cette découverte les obligea a donner deffus avec la crofle du fufil. Us dépéchèrent d'abord 1'efclave qui étoit la caufe de ront ce défaftre, Sc un autre qui étoit blelfé au genou. Enfuite le fauvage qui n'avoit pas recu la moindre bleffure, fe mit a genoux devant eux, tendant fes mains vers le ciel, Sc par un murmure lamentable, & d'auttes fignes aifés a comprendre , il demanda la vie ; pour les paroles qu'il prononeoit, elles leur étoient abfolument inintelligibles. Ils lui répondirent pat fignes , de s'afleoit au pied d'un atbre, & un des Anglois ayant par hafard fur lui une corde, lui lia les pieds & les mains , Si le laiffant la dans cette fituation, ils fe mirent 1'un Sc 1'autre aux rrouffes des deux premiers , avec toute la vivacité poffible , craignant qu'ils ne découvrilfent la cave qui cachoit leurs femmes , Sc tout le bien qui leur reftoit. Us les eurent en vue une f©is} mais a une grande dif-  de R.OBIKSON CrüSG'É. I47 tahce. Ce qui leur plaifoit fort pquttant, c'étoit de les voit traverfer une vallée du cöté de la mer, par un chemin qui étoit tout a-fait a 1'oppofite de la cacliette pour laquelle ils craignoient fi fort. Satisfaits de cette découvette , ils s'en retoursièrent vers 1'arbre ou ils avoient laiffé leur prifonnier; mais ils ne 1'y trouvèrent point. Les cordes dont il avoit été lié , étoient a tetre au pied du même arbre , & ils crurent qu'il avoit été trouvé & délié par les autres fauvages. Us étoient alors dans un auffi grand embarras qu'aitparavant, ne fachant quelle route prendre ni oü étoit 1'ennemi , ni en quel nombre. Ladeffus ils ptirent le parti de s'en aller vets Ia cave , peur voir ff tout y étoit en bon état, 8c pour calmer la frayeur de leurs femmes qui , quoique fauvages elles-mêmes , craignoient mottellemeiit leuts compatriotes, paree qu'elles connoiffbient patfaitement leur naturel. Y étant attivés , ils virent que les Indiens avoient été dans le bois, 8c fort prés de 1'endroit en queftion , mais qu'ils ne 1'avoient pas déterré. 11 ne faur pas s'en étonner ; lés arbres y étoient fi touffus & fi ferrés, qu'il n'éróit pas poffible d'y pénétrer fans un guide qui connut les ehemins; &, comme nous 1'avons vu , celui qui conduifoit les Indiens étoit la-deffus auffi ignorant qu'éuXi Kij  148 Les aventu-r.es Nos Anglois trouvèrent donc toutes chofes comme ils le fouhaitoient; mais leurs femmes étoient dans une terrible frayeur : dans le même tems ils virent arriver a leur fecours fept Efpagnols : les dix autres, avec leurs efclaves & le père de Vendredi , avoient fait un petit corps pour défendre la ferme, que j'appelle ma maifon de campagne , & oü ils avoient leut bied & leur 'bétail; mais les fauvages ne s'étoient pas étendus jufques-la. Ces fept Efpagnols étoient accompagnés de 1'efclave que les Anglois leur avoient envoyé , & du fauvage qu'ils avoient laiffé lié au pied de 1'arbre. Hs virent alors qu'il n'avoit pas été délié par fes compagnons , mais bien par les Efpagnols, qui avoient été dans eet endroit, oü ils avoient vu fept cadavtes , & ce pauvte malheureux, qu'ils avoient ttouvé bon d'emmener avec eux. 11 fut pouttant néceffaire de le lier de nouveau , & de lui faire tenir compagnie aux deux qui étoient reftés, lorfque le troifième , auteut de tout le mal , avoit fait fon efcapade. Les prifonniers commencèrent alors a leur être a charge, & ils craignoient fi fort qu'ils n'échappaffent , qu'ils réfolurent une fois de les tuer tous , perfuadés qu'ils y étoient contraints par 1'amour qu'ils fe devoienta eux-mêmes. Le gouverneur efpagnol ne voulut pouttant pas y confentit, & ordonna, en attendant mieux , qu on  deRobtnsonCrusoé. 149 les envoyat | ma vieille gcotte , dans la vallée , avec deux Efpagnols pour les garder & pour leur donner la nourriture néceffaire. On le fit, & ils reftèrent - la toute la nuit fuivante , lies & garottés. Les deux Anglois voyant les troupes auxiliaires des Efpagnols, en fureot fi fort encoutagés , qu'ils ne voulurent pas. en refter-la; ils prirent avec eux cinq Efpagnols j & ayant a eux tous , cinq moui ■ quets, un piftolet, & deux batons a deux bouts, ils pattirent auffi- tót pout aller a, la chaffe des fauvages. Ils s'en furent du cóté de 1'arbre, oü ils avoient d'abord fait tête aux fauvages , & ils virent fans peine qu'il en étoit venu d'autres depuis ce cems-la , & qu'ils avoient fairs quelques efforts pour emporter leurs compagnons qui y avoient perdu la vie, puifqüen ayant traïné deux affez loin de-U, ils avoient été obligés de fe défilter de leur entreprife. De-la ils avancèrent vers la colline qui avoit été leur premier pofte , & d'oü ils avoient eu la mortificafion de voir leurs maifons en feu. ïls eurent le dépbdfir de les voir encore toutes fumantes , mais ils ne découvrirent aucun de leurs ennemis. Us réfolurent alors d'aller , avec toute la précaution poffible , vers leurs plantations ruinéesmais en chemin faifant, étant 3 portee de voir le Kiij  ï 50 Les aventures rivage de Ia mer, ils virent diftinctement les fauvages empreffés a fe jeter dans leurs canots pour fe retirer de cette ile , qui leur avoit été li fatale, Ils furent d'abord fachés de les laiffer partb fans les faluer encore d'une bonne décharge ; mais en examinant la chofe avec plus de fangfroid , ils furent ravis d'en être quitres. Ces pauvres Anglois étant ruinés alors pour la feconde fois, Sc privés de tout le fruit de leur travak, les autres s'accordèrent tous a les aidec a relever leurs habitations , Sc a leur donner tous les fecours poffibles. Leurs ttois compatriotes mêmes, qui, jufquesda , n'avoient pas marqué la moindre inclination pour eux, &c qui n'avoient rien fu de toute cette affaire, paree qu'ils s'éroienc établis du coté de 1'eft, vinrent offrir leur afliftance , Sc travaiüèrent pour eux pendant plufieurs jours avec beaucoup de zèle. De cette maniète , en fort peu de tems, ces pauvres Anglois furent de nouveau en état de fubfifter par eux mêmes. Deux jours après, la colonie eut la fatisfaftion de voit trois canots des Indiens portés fur le rivage, & prés de-la , deux hommes noyés; ce qui fit croire , avec beaucoup de fondement, que les ennemis avoient eu une tempête en mer, ês 9ue quelques-unes de leurs barques avoient  'deRobinsonCrusoé. 151 éré renverfées ; cela étoit confirmé pat mi ven: violent qu'on avoit fenti dans 1'ile , la nuit même d'après le dépatt des ennemis. Cependant, fi quelques-uns étoient péris pat la tempête, il en reftoit affez pout infotmer leurs compattiotes de ce qu'ils avoient fait, & de-ce qui leur étoit arrivé , & pour les potter a une feconde entreprife , oü ils pourroient employee affez de forces pour n'en avoir pas le démenti. 11 eft vrai qu'ils n'étoient pas en état d'ajouter des particularirés fort elfentielles au récit que leur guide avoit fait des habitans, Us n'avoient vu eux-mêmes aucim homme; & leur guide étant mott, il n'étoit pas impoffible qu'ils ne commencaffent i révoquer en doure la fidélité de fon rappott. Du moins rien ne s'étoit offert a eux , capable d'en confirmer la véricé. Cinq ou fix mois fe pafsèrent avant qu'on entendit parler dans 1'ile de quelque nouvelle entteptife des fauvages; & mes gens commencoient a efpérer que les Indiens avoient oublié leuts malheureux fuccès, ou bien qu'ils défefpéroientde les réparer, quand tout a-coup ils futent attaqués par une flotte fornddable de tout au moins vingt-huit canots remplis de fauvages armés d'arcs Sc de flêches, de maflues , de fabres de bois & d'autres pareilles armes. Leur nombre étoit fi grand, qu'il jeta tqu;e K. iv  15 - Les Aventures la colonie dans la plus terrible conrternatiorr, Comme ils débarquèrent vers Ie foir dans la partie oriëntale de 1'ïle, nos gens eutent toute cette nuit pour coafulter fur ce qu'ils avoient a faire. Sachant que leur süreté avoit confifté éntièrement a n'êtte pas découvets „ ils crurent qu'ils y étoient portés alors par des motifs d'autant plus forts, que Ie nombre de leurs ennemis étoit plut grand. Conformément a cette opinion , ils réfolurent d'abord d'abattre les cabanes des deux Anglois, & de renfermer le bétail dans Ia vieille grotte; car ils fuppofoient que les fauvages tireroient tout droit de ce cóté-la, pour jouer encore Ie même jeu, quoiqu'ils fuffent abordés a plus de deux lieues de l'hahitation de ces deux Anglois infortunés. Enfuite ils emmenèrent fout Ie bétail qui étoit dans ma vieille maifon de campagne, & qui appartenoit aux Efpagnols ; en nn mor. ils otèrcnt, autarit qu'il fut poffible, tout ce qui étoit cap >le de faire croire 1'ïle habitée. Le jour • après ils fe poftèrent de bon matin, avec toutes leurs forces , devant la plantation des deux Anglois, pour y attendte 1'ennemi de pied ferme. 1A chofe arriva précifémenc comme ils 1'a'fWai conjecturé. Les fauvages lailfant leuts  DE Ro BIN 3 ON CltUSOÉ. I$J canots pres de la cóce oriëntale de 1'ile , s'avancèrent fur le tivage , diredement vets le lieu en queftion , au nombre d'environ deux cent cinquante , felon que nos gens en pouvoient juger. Notre armee étoit fort petite en comparaifon-, & , ce qui étoit le plus fac-heux , il n'y avoit pas de quoi lui foumir fuffifamment darmes. Voici le compte des hommes : Dix-fept efpagnols, T7 Cinq anglois, J Le père de Vendredi, Trois efclaves venus dans 1'ile avec les femmes fau¬ vages , & qui s'étoient montrés fort fidèles, . . . J Trois autres efclaves qui fervoient les efpagnols , . . l_ Nombre total, Pout armer ces combattans, il y avoit : Onze moufquets, . 11 Cinq piftolets, $ Trois fufils de chaffe , ? Cinq fufils que j'avois ótés aux matelots mutins en les défarmant, S Deux fabres, * Trois vielles hallebardes, __5 Nombre total, 22. Pour en tirer tout 1'ufage poffible, ils ne don  154 Les aventur.es nèrent point d'atmes a fea aux efclaves; mais ils les atmèrent chacun d'une hallebarde , ou d'un baton a deux bouts, avec une hache, Chaque combattant eutopéen en prit une aulTi. II y avoit encore deux femmes qu'il ne fut pas poffible de détourner d'accompagner leurs maris au combat. On leur donna les arcs & les flêches que les Efpagnols avoient prifes des fauvages a la bataille qui s'étoit donnée dans 1'ile, il y avoit quelque tems, entre deux différentes troupes d'Indiens. On donna encore une hache a chacune de ces amazones. Le gouverneur efpagnol, dont j'ai déja. patlé fi fouvent, étoit généraliffime ; & Guillaume Atkins, qui, quoiqu'un terrible homme quand il s'agitioit de commettre quelque crime, étoit cependant plein de valeur, commandoit fous lui. Les fauvages avaneèrent fur les nötres comme des lions; &c ce qu'il y avoit de facheux , c'eft que nos gens ne pouvoient pas titer le moindre fecours du lieu ou ils étoient poftés, excepté que Guillaume Atkins , qui, dans cette occafion rendit de gtands fervices, étoit caché avec fix hommes derrière quelques brouffailles, com'mé d'une garde avancée, avec ordre de laiffer pafler les premiers des ennemis, de faire feu enfuite au beau miiieu de la troupe, ëc de fe retirer aptès, avec toute la promptitade  BE RoBINSON CrUSOÉ. 1 5 5 poffible , en faifant tin détour dans le bois pour fe placer derrière les Efpagnols , qui avoiens une rangée d'arbres devant eux. Les fauvages s'avancant pat petits pelotons fans aucun ordre , Atkins en laiffa paifer une cinquantaine, tk voyant que le tefte faifoit une trouoe auffi épaiffe que dérangée , il fit faire feu a trois de fes gens qui avoient chargé tous leurs fufils de fix ou fept balles, a peu prés du calibre d'un piftolet. 11 n'eft pas poffible de dire combien ils en tuèrent & blefsètent; mais leur furprife & leur conftemation n'eft pas exptimable. Ils étoient dans un étonnement & dans une frayeur tetrible d'entendre un bruit fi inouï, & de voir leurs gens tués & bleffés, fans en pouvoir découvrir la caufe; quand Atkins luimême & les trois autres firent une nouvelle décharge dans le plus épais de leur bataillon; & en moins d'une minute, les ttois premiers ayant eu le tems de charget de nouveru leurs fufils , leur donnèrent une ttoifième décharge. Si alors Atkins & fes gens s'étoient tetités immédiatement, commeon le leur avoit otdonné, ou fi les autres avoient été 1 portée de continuer le feu, les fauvages étoient défaits indubitablemenr ; car la conftemation dans laquelle ils étoient, venoit principalemenr de ce qu'ils,  jjS Les aventures s'imaginoientque c'étoi'entles dieux quilestuolent par le tonnerre & par la foudre. Mais Guillaume Atkins s'atrêtant-la pout recharger de nouveau, les tira d'erreur. Quelques-uns des ennemis les plus* éloignés , le découvrirent, & le vinrent prendre par derrière, & quoiqu'Atkins fit encore feu fur ceux-la deux ou trois fois,& qu'il en mat une vingtaine, il fut cependant bleffé lui-même; un de fes gens anglois fut tué a coup de flèches, & le même malheur arriva quelque tems après a un Efpagnol, & a un des efclaves qui étoient venus dans 1'ile avec les époufes des Anglois. C'étoit un garcon d'une bravoure étonnante ; il s'étoit battu en défefpéré , & il avoit dépêche lui feul cinq ennemis, quoiqu'il n'eüt d'autres armes qu'un baton a deux bouts & une hache. Nos gens étant prefles de cette maniète-la, & ayant fourfert une perre fi confidérable , fe retirèrent vers une colline dans le bois , & les Efpagnols, après avoir fait ttois déchatges, firent la rettaite auffi. Le nombre des ennemis étoit tertible, & ils fe battoient tellement en défefpérés , que, quoiqu'il y en eut une cinquaijtaine de tués & aurant de bleffés au moins, ils ne laiffoient pas d'enfoncer nos gens fans fe mettre en peine du danger, & leur envoyoient conrinuellement des nuées de flèches. On obferva même que leurs  DE R.03INS0N C R U S O É. i 5 7 blefles, qui étoient encote en état de combattte, en devenoient plus furieux , Sc qu'ils étoient plus a craindre que les autres. Lorfque nos gens commencèrent leur retraite , ils laifsèrent leurs morts fur le champ de bataille, Sc les fauvages maltrauèrent ces cadavres de la manière du monde la plus cruelle , leur caffant les bras, les jambes Sc la têce, avec leuts maffues & leuts fabtes de bois, comme de vrais barbares qu'ils étoient. Voyant que nos gens s'étoient retirés, ils ne fongèrent pas a les fuivre; mais s'étant rangés en cercle, felon leur coutume, ils poufsèrent deux grands cris en -figne de vi&oire. Leur joie fat pourtant modérée , peu après, par plufieurs de leurs blefles, qui tombèrent a terre , Sc qui perdirent la vie a force de perdre du fang. Le gouverneur ayant retiré fa petice armée fur un teitre un peu élevé , Atkins; tout blellé qu'il étoit, fut d'avis qu'on matchat, & qu'on donnat de nouveau avec toutes'les forces unies Mais le gouverneur lui répliqua : « Seigneur Atkins , j> vous voyez de quelle manière défefpérée leurs » bleffés combattant; lailfons-les en repos jufs> qu'ademain; tous ces malheureux feront tous » roides de leurs bleffures, ils feront trop af» foiblis par la perte de leut fang, pour en venir  *$8 Les aventur.es » aux mains de nouveau , Sc nous aurons meil- « leur marché du refte ". C'eft fort bien dit a vous, feigneur , répliqua Atkins, avec une gaiété brufque ; mais patbleu il il en feta de moi précifément comme des fauvages ; je ne ferai bon a rien demain, & c'eft pour cela que je voudrois recommencer la danfe pendant que je fuis encore échauffé. « Vous parlez j> en btave homme, feigneut Atkins , tépartie » 1'Efpagnol , & vous avez agi de même; vous » avez fait votte devoir, & nous nous battrons » pour vous demain , ft vous n'êtes pas en état jj d'être de la partie. Attehdons jufqu'a demain, j> je crois que ce fera le parti le plus fage< >» Néanmoins , comme il faifoit un fort beau clair de lune , & que nos gens favoient que les fauvages étoient dans un grand défotdre , courant confufément de cóté öc d'autte, prés del'endroit oü étoient leurs morrs & leurs blelfés, ils réfolurent de tomber fur eux pendant la nuit, petfuadés que s'ils pouvoient donner une feule décharge avant que d'être découverts, leurs affaires iroient bien. L'occafion étoit ttèsfavorable , car un des Anglois , prés de 1'habitation duquel le combat avoit comtnencé, favoit un moyen süt pour les furprendte. 11 fit faire a nos gens un déEour dans le bois, du cóté  be R o 81 NS ON CrUSöÉ. ij») de 1'oueft, puis tournant da cóté du fud , il les mena fi pres du lieu oü étoir le plus grand nombre des fauvages , qu'avant d'avoir été vus, ou entendus, huitd'entre eux fitent une décharge fur les ennemis avec un fuccès terrible. Une demi-minute après , huit autres les faluèrent de la même manière, & répandirent parmi eux une fi grande quantité de gtoffe dragée , qu'il y en eut un grand nombre de tués & de Heffes; Sc, pendant tout ce rems-Ia., il ne leur fut pas poffible de découviir d'oü venoit ce catnage , Sc de quel cèté ils devoient fuit. Les nöttes ayant chargé leurs armes de nouveau, avec toute la promptitude poffible, fe partagèrent en trois ttoupes, réfolus de tombet fut les ennemis tous a. la fois. Dans chaque petite ttoupe il y avoit huit perfonnes, car ils étoient en tout vingt-quatte , fi 1'on compte les deux femmes qui, pour le dire en paffant } combattitent avec toute la fureur imaginable. Us partagèrent les atmes a feu égalément i toutes les troupes , comme auffi les hallebardes Sc les batons a deux bouts. Us vouloient laiffer les femmes derrière ; mais elles dirent qu'elles étoient réfolues de mourir avec leurs maris. S'étant mis ainfi en bataille , ils fottirent du bois en pouffant un cri de toutes leurs forces. Les fauvages tintent tous fetme ; mais ils étoient  iSo Les aventures dans la dernière confternation, en enrendant nos gens poulTer leurs cris de trois diffétens cótés. Ils étoient affez courageux pour nous combattte s ils nous avoient vus, & êffedtivement, dès que nous approchames , ils titèrent plufieurs flèches, dbnt 1'une blefla le pauvre père de Vendredi, mais pas dangereufement. Nos gens ne leur donnèrent guère de tems, & fe ruant fur eux, après avoir fait feu de trois cótés différens, ils fe mêlèrent avec eux , & a coups de crofles, de fabres, de haches & de batons a deux bouts, ils remuèrent fi bien les mains , que les ennemis fe mirent a hurlet affreufement & a s'eufuir , 1'un d'un cóté & 1'autre de 1'autre , ne fongeant plus cju'a fe dérober i des ennemis fi terribles. Nos gens étoient fatigués de les aflommer , & il ne faut pas en êtte furptis , puifque dans les deux aétions ils en avoient tué ou bleffé mortellement cent quatte-vingt tout au moins. Les autres faifis d'une frayeut inexprimable, couroient par les collines & les vallées avec toute la rapidité que la peut pouvoit ajouter a leur vïtefle naturelle. Comme nous ne nous mettions guère en peine de les pourfuivre, ils gagnèrent tous le rivage fur lequel ils avoient débarqué ; mais ce n'étoit pas la encore la fin de leur malheur, car il faifoit cette nuit un tetrible vent qui, venant du cóté  de Robin s o n CrusoÉ. cóté de la mer, les empéchoit de quitter le rivage. La tempête continua pendant toute la nuit, Sc quand la matée monta, leuts canors furent pouiïés fi avant fut le riyage , qu'il auroit fallu une peine infinie pour les remetttre a flot, Sc quelques-uns en heuttant contte le fable, ou les uns contre les auttes , avoient été mis en pièces. Nos gens, quoique charmés de leur viétoire , eurent peu de repos tout le refte de la nuit; mais s'étant rafraichis du mieux qu'il leur étoit poffible , ils prirent le parti de marcher vers cette pattie de 1'ile oü les fauvages s'étoient tetités. Ce deffein les forca de paffer au travers du champ de bataille, oü ils virent plufieurs de leurs malheureux ennemis encore en vie , mais hors d'efpérance d'en revenir : fpeétacle défagréable pour des cosurs bien placés, car une ame véritablement grande, quoique forcée par les loix naturelles a déttuire fes ennemis , eft fott éloignée de fe réjouir de leurs malheurs. II ne leur fut pas néceffaire de s'inquiéter a 1'égard de ces pauvres fauvages , car leurs efclaves eurent foin d'en finif les misètes a grands coups de haches. Ils parvinrent enfin a un endroit oü ils vitent les teftes de 1'atmée des fauvages qui confiftoit encore dans une centaine d'hommes. Us étoient Tams II, L  i6i Les aventures affis d terre, Ie menton appuyé fur les genoux ,' & la tête foutenue par les deux mains. Dès que nos gens furent éloignés d'eux de Ia diftance de deux porties de moufquet, le gouverneur ordonna qu'on tirat deux moufquets fans balles pour leur donner 1'allarme , & pour voir leur contenance. II avoit envie de découvrir paria s'ils étoient d'humeur a fe batcre encore , ou s'ils étoient éntièrement découragés par leur défaite. C'eft felon ce qu'il découvriroic qu'il vouloit prendre fes mefures. Ce ftratagême réuffit; car dès que les fauvages: eurent entendu le premier coup , & qu'ils virent le feu du fecond, ils fe Ievèrent fur leurs pieds avec toute la frayeur imaginable , & ils s'cnfuirent vers le bois , en faifant une lorre de hurlement que nös gens n'avoient pas encore entendu jufques-la, & dont ils ne purent pas dévinet le fens. D'abord nos gens auroient mieux aimé que le tems eut été ttanquille, & que leuts ennemis euffent pu fe rembatquer; mais ils ne confidéroient pas alors que leur retraite put êtta la caufe d'une nouvelle expédition , & qu'ils feroient peut-ctte revenus avec des forces auxquelles il n'auroit pas été poffible de réfifter , ou bien qu'ils auroient pu revenir fi fouvent, que la colonie , uniquement occupée a les repouffera auroit été obligée de pétir de faim.  DE ROBINSOH C R V S O f. Guillaume Atkins qui, malgré fa bleffure , n'avoit pas voulu quitter la pattie , donna le meilleut confeil de tous ; il étoit d'avis de fe fervif de la frayeur des ennemis pour les coupeï d'avec leurs batqües, Sc pour les empêcher de regagner jamais leur patne. lis confultcrent long-tems la-deffus; quelques" uns s'oppofoient a cette opinion , craignant que 1'exéeution de ce ptojet ne poufsat les barbares défefpéics a fe cacher dans le bois, ce qui forceroit les nötres a leur donner la chaffe comme £ des bêtes féroces, les empêchetoit de travailler , pour ne s'occuper qua garder leur bétail Sc leurs plantations, & les fetoit vivre daüs des inquiérudes continuelles. Atkins tépondit qu'il valoit mieux avoir af-faire a cent hommes qu'a cent nations , Sc qu'il falloit abfolument détruire , & les canots, Sc les ennemis, s'ils vouloient n'ètre pas détruits euxmêmes; en un mot, il leur montra fi bien 1'utilité de fon fentiment, 'qu'ils y enttèrent tous. Ils mirent aufli-tot la main a 1'ceuvre, & ayant ramaffé du bois fee, ils effayèrent de mettre quelques-uns des canots en feu j mais ils étoient trop niouillés. Néanmoins le feu en gata tellemenc les parties fupérieures, qu'il n'étoit plus poffible de s'en fervir. Quand les Indiens eurent remarqué Ie deffein Lij  i<5*4 Les aventures de nos gens, quelques-uns d'entr'eux fortirent du bois , & s'approchant , ils fe mirent a genoux, en criant: Oa , Oa , Waramoka , & en prononcanr quelques autres paroles , dont les noties ne purent rien entendre ; mais comme ils étoient dans une pofture fuppliante , les cris qu'ils pouffoient étoient deftinés , fans doute , a prier que 1'on épargnat leurs canots , & qu'on leut permit de s'en retourner. Mais nos gens étoient alots abfolument perfuadés que 1'unique moyen de conferver la colonie étoit d'empêcher qu'aucun des fauvages ne retoutnat chez lui; perfuadés que s'il en échappoit un feul, pout aller raconter la trifte aventure de fes camarades, c'étoit fait d'eux. Ainfi , faifant figne aux batbates qu'il n'y avoit point de quartier pour eux, ils poufsèrent leut pointe, en détruifant toutes les barques que les tempêtes avoient épargnées. A la vue de ce fpectacle , les fauvages qui étoient dans le bois fitent des hurlemens épouvantables , que les nötres .enrendirentdiftinclement, & enfuite ils fe mirenc a courir dans 1'ile comme des hommes qui avoient perdu 1'efprit. Ce qui ttoubla beaucoup nosgens, indéterminés fur ce qu'ils devoient faire pour fe délivrer de ces miférables. Les Efpagnols même , malgré toute leur prudence , ne cpnfidéroient pas qu'en portant ces  DE ROBINSON CrUSOÉ. fauvages au défefpoir , ils devoient placer des gardes a après de leurs plantations. 11 eft vrai qu'ils avoienr mis leurs troupeaux en süreté , & qu'il étoit im poffible aux Indiens de trouver la capitale de 1'ile ; je veux dire mon vieux chateau , non plus que ma grotte dans la vallée; mais malheureufement ils déterrèrent la grande ferme , la mirent toute en pièces, ruinèrent 1'enclos & la plantation qui étoit a 1'entour , foulèrent le bied aux pieds, arrachèrent les vignes, & garèrent les raifins qui étoient en maturhé; en un mot, ils firent des dommages inc-ftimables, quoiqüils n'en profitalfent pas eux-mêmes. Nos gens étoient, a la vérité , en état de les combartre par-tout oü ils les trouveroient; mats ils étoient fort embattaffes fur la manière de leur donner la chaffe. Quand ils les ttouvoient un a un, ils les poutfuivoient en vain ; ils trouvoient aifément leur sureté dans Ia vïteffè extraordinaire de leur pieds; & d'un autre coté , nos gens n'ofoient pas aller un a un pour les furprendre, de peur d'être environnés & accablés par le nombre. Ce qu'il y avoit de meilleur , c'eft que les fauvages n'avoient point d'armes; leurs ares leur étoient inütilés, faute de flèches & de matériaux , pour en faire de nouvelles; & ils n'avoient aucune arme' tranchante parmi toute leur troupe. L iij  i66 Les aventures L'extrémité a laquelle ils étoient réduits étoit certainement déplotable ; mais la fituation dans laquelle ils avoient mis la colonie, n'étoit guères meilleure. Car quoique nos retraites fuffent confervées, nos provifions étoient ruinées pour la plupart; notre moiflbn étcit détruite , & la feule reffource qui reftoit étoit le bétail qui étoit dans la vallée, pres de la grotte , un petit champ de bied qui étoit auffi de ce cöté la , & les plantations de Guillaume Atkins & de fon camatade ; car 1'autre avoit perdu la vie dans la première aftion, par une fièche qui lui avoit percé la tête fotis Ia temple. II eft a remarquer que c'étoit le même fcélérat inhumain qui avoit donné eet affreux coup de hache au pauvre efclave, & qui avoit ptojeté enfuite de faire main-baffe fur tous les Efpagnols. A mon avis, ces gens furent alors dans un cas plus trifte que je n'avois été depuis quejem'avifai de femer du millet & du riz, & que je commeiïfjai a réuffir a apprivoifer des chêvres, Us avoient dansles indiens une centaine de loups dans 1 ïle, qui dévotoienttout ce qu'ils pouvoient trouver, & qu'il étoit impoffible d'atteindre. La première chofe dont ils putent convenir dans eet embatras, c'étoit de pouffer les ennemis vers le fud-oueft, dans 1'endroit le plus reculé de 1'ile, afin que fi d'autres fauvagey abordoient  „E ROBINSON CRUSOÉ. \6j dans ces entrefaites, ils ne poffent pas découvrir ceux-ci. lis réfolurent eneore de les haraffer contiauellement, d'en tuer autant qu'ils pourroient pour en diminuer le nombre , Sc s'ils pouvoient réuffir a la fin, de les apprivoifer, de leur enfeigner a femer, & de les faire vivre de leur propre travail. Confotmément a ces réfolutions, il les poutfuivirent avec tant de chaleur , Sc les effrayèrent rellement par leurs armes a feu , dont le feul bruit faifoit tombet les indiens a terre , qu'ils s'éloignoienr de plus en plus; leur nombre diminuoit de jour en jour, & enfin ils furent réduits l fe cacher dans les bois Si dans les cavemes, oü plufieurs périrent miférablement de faim , comme il parut dans la fuite , par leurs cadavres qu'on trouva. La mifère de ces pauvres gens remplit les nótres d'une généreufe compaffion, furtout le gouverneut efpagnol, qui étoit 1'homme du monde qui avoit le cceur le rnieux placé Sc le plus digne d'un homme de naidance. II propofa aux autres de tacher de prendre un des fauvages pour lui faire entendre 1'inrenriou de la colonie, & pour 1'envoyer parmi les fier.s, afin de les faire venir a une capirulation , qui affurat les fauvages de la vie, & la colonie du repos qu'ils avoient perdu depuis ' la dernière invafion. L i?  Lhs avbntures Ils furent affez long-tems avant de pouvoir parveniraleur but;mais enfin la difette les ayant affoiblis, on en faifit un. II étoit au commencement tellement accablé de fon malheur, qu'il ne voulut ni manget ni boire ; mais voyant qu'on le traitoitavec douceur, & qu'on avoit Phumanité de lui donner ce qu'il falloit pour fa fubfiïtance, fans lui faire le moindre chagrin, il revint de fes frayeurs, & fe tranquillifa peu-a-peu. On luiamena lepère de Vendredi, qui entroic fouvenc en converfation avec lui, & qui 1'affuroic de ï'intention qu'on avoit, non-feulement de fauvetla vie a lui Sc a tous fes compagnons, mais encore de leur donner une partie de 1'ile, a condition qu'ils fe tiendroient dans leurs propres limites, fans en fortir jamais pour caufer le moindre dommage a la colonie. II lui promic auffi qu'on leur donneroit du grain pour enfemencer destetres, & qu'on leur fourniroit du pain, en attendant qu'ils fufient en état d'en faire pour eux-mêmes. De plus, il lui ordonna d'allee parler a fes compatriotes, Sc de leur déclarer que, s'ils ne vouloient pas accepter des conditions fi avantageufes, ils fetoient tous détruits. Les malheureux fauvages, extrêmement humiliés par leur misère, & réduits au nombre d'environ trente-fept, recurent cette propofirion fans balancèr, Sc demandèrenr qu'on leur donnat quelr  DE ROBINSON C R U S O É. I 9 ques alimens. La-deffus douze efpagnols & deux anglois bien armés, marchèrent vets 1'endrcit oü les indiens fe crouvoienc alors, avec trois efclaves Sc le père de Vendredi. Ces derniers leur portoient une bonne quanriré de pain, quelques eateaux de riz féché au foleil Sc trois chevreaux en vie. On leur ordonna de fe placer au pied d'une coHine pour manger enfemble; ce qu'ils firent aveo toutes les marqués poflibles de rcconnoitfance, Sc dans la fuite ils fe montrèrent les obfervareurs les plus religieux de leur parole, qu'il eft poffible de trouver parmi les hommes. Ils ne fortoieut jamais de leur tetritoite que quand ils étoient obügés de venir demander des vivres Sc des confeils pout diriger leut plantation. C'eft encore dans ce même endroit qu'ils vivoient quand je fuis rentte dans 1'ile, Sc que je leur ai rendu une vifite. On leur avoit enfeigné a femer du bied, a faire du pain, a traire des chèvres, &c & rien ne leur manquoir que des femmes pour faire bientót un peuple dans les formes. On leur avoit afligné une partie de 1'ile bordée de rochers par derrière, Sc de la mer par-devant. Elle étoit fituée du coté du fud-eft, Sc ils avoient autant de tetres fertiles qu'il leur en falloit; elles étoient étendues d'un mille Sc demi en largeur, Sc d'environ quacr© en longueur.  jjo Les aventures Nos gens leur enfeignèrent enfuice a faire des pelles de bois , comme j'en faifois autrefois pour moi-mëme, Sc firent préfent a toute la troupe de douze haches Sc de trois couteaux; avec ces outils ils facilitoient leur ttavail & vivoient avec toute la tranquillité Sc avec toute 1'innoceuce qu'on pouvoit dcfirer. Après la fin de cette guerre, la colonie Jouit d'une tranquillité parfaite, par rapport aux fauvages, jufqui ce que je revins la voir deux années après. Les canots des fauvages ne lailfoient pas d'y aborder de tems en tems pour faire leurs repas inhumains; mais comme ils étoient de différentes nations, & qu'ils n'avoient apparemment jamais entendu parler de ce qui étoit artivé aux autres, ils ne firent aucune recherche dans 1'ile pour trouver nos fauvages; Sc quand ilsl'auroient fair, c'auoit été un grand hafard s'ils les avoient trouvés. C'eft ainfi que j'ai donné un récit fidéle Sc complet de tont ce qui étoit arrivé de confidérable a. ma colonie pendant mon abfence. Elle avoit extremement civilifé les indiens, Sc leur rendoitdefréquentes vifires; mais elle leur défendoit, fous peine de la vie, de la venir voir a leur tour de peur d'en être trahie. Ce qu'il y a de remarquable encore, c'eft que nos gens avoient enfeigné aux fauvages a faire  DE Ro BI NS ON CrUSOÉ. %JX des paniers & d'autres ouvrages d'ofier : mais bientót ils avoient furpaffc leuts maitres. Ils favoient faire , en ce genre, les chofes du monde les plus curieufes, des tamis, descages, des tables, des gardes-mangers , des chaifes, des lits, &c. étant exttêmement ingénieuxdès qu'on leut avoit une fois donné 1'idée de quelque chofe. Mon arrivée fut d'un grand fecours a ces pauvres gens, puifque je les pourvus abondamment de couteaux, de cifeaux , de pelles , de bëches, de pioches; en un mot de tous les outils dont ils pouvqient avoir befoin. Us s'en fervirentbientót avec beaucoup d'adreffe, & ils eurent afléz dinduftrie pour fe faire des maifons entières d'un tiffud'ofier; ce qui, malgré fon air comique, étoit d'une grande utilité contre la chaleur & contre toutes fottes de vetmines. Cette invention plus tant a mes gens, qu'ils firent venir les fauvages, pour faire la même chofe pour eux ; & quand je fus voir la colonie des deux anglois, leurs huttes parurent de loin a mes yeux être de gtandes ruches. Pour Guillaume Arkins, qui commencoit a devenir fobre, induftrieux, appliqué, il s'étoit fait une tente d'ouvrage de vanier, qui paffoit 1'imagination. Elle avoit cent vingt pas de circuit; les murailles en étoient auffi ferrées que le meilleur panier; elles confiftoient en ttente-deux compartimens fort épais,  I 171 Lés aventur.es & de la haureur'de feptpieds.il y avoit au milieu une autre huttequi n'avoit pas au-deü devingtdeux pas de contour. Elle étoit beaucoup plus forte Sc plus épaifle que la tente extérieure; la figure en étoit octogone, Sc chacun des huit coins étoit foutenu d'un bon poteau. Sur le haut de ces poteaux, il avoit pofé de grandes pièces de même ouvrage, jointes enfemble pat des chevilles de bois; ces pièces fervoient de bafe a huit fohves qui faifoient Ie döme de tout le batiment,& qui étoient parfaitement bien unies, quoiqu'au lieu de clous, il n'eut que quelques chevilles de fer qu'il avoit trouvé moyen de faire avec de la vieille ferraille que j'avois laiiTée dans 1'ïle. Certainement ce dröle faifoit voir une grande induftrie dans plufieurs chofes ou il n'avoit jamais eu occafion de s'appliquer. II fe fit non-feulement une forge, avec deux foufflets de bois & de forr bon charbon , mais encore une enclume de médiocre grandeur, dont il avoit trouvé la niatière dans un levier de fer, ce qui lui donna le moyen de forger des crochets,des gaches de ferrure, des chevilles de fe:, des verroux Sc des gonds. J'en reviens a fon batiment: après avoir drelfé le döme de fa tenre intérieure, il remplit les vides entre les folives, d'ouvrages de vahiét  be R O BIN S ON CrüSOÊ. I7J auffi-bien tiffus qu'il fut poffible, Il le couvric d'un fecond tiffiu de pailie de riz ; & fur le teut il mit encore des feuilles d'un certain arbie, fort larges; ce qui rendoit tout le toit auffi impénérrable a la pluie, que s'il avoit été couvett detuiles, ou d'ardoifes: il fit tout cela lui-même, hotmis 1'ouvtage de vaniet, que les fauvages avoient tifTu pour lui. La tente extérieure formoit comme une efpèce de galerie couverte, & de fes trente-deux angles de folives s'étendoient les poteaux qui foutenoient le döme, & qui étoient éloignés du circuit, de l'efpace fi.e vingt pieds ; de manière qu'il y avoit entre les murailles extérieures & intérieures, une promenade large de vingt pieds a peu prés. II partagea tout 1'intérieur en fix apparremens par le moyen de ce même ouvrage de vanier, mais plus proprement tifTu & plus fin que le refte. Dans chacune de ces fix chambres de plain pied, il y avoit une potte, pat laquelle on enttoit par la rente du milieu, & une autre qui donnoit dans la galerie exrétieute, qui étoit auffi partagée en fix pièces égales , non-feulement propres a fervir de retraite, mais encore de décharge. Ces fix efpaces n'emportoient pas toute la circonférence, 6V les autres appartemens qu'il y avoir dans la rente extérieure, étoient arrangés de la manière que voici. Dès qu'on étoit entré  Ï74 LïS AVENTÜRÊS par la porte de dehors, on avoit tout droit devant foi un petit pafTage qui menoit a la porte de la maifon intétieure ; a chaque cöté du paflage il y avoit une mutaille d'ouvrage de vanier, avec une porte par oü 1'on entroit dans une efpèce de magalïn large de vingt pieds & long de quarante , Sc deda dans un autre un peu moins long. De manière que dans la rente extérieure il y avoit dix belles chambtes, dans fix defquelles on ne pouvoit entrer que par les appartemens de la tente intérieure , dont elles étoient, pour ainfi dite, les cabinets. Les autres quatre, comme je viens de dire, étoient de grands magafins, deux d'un cöté, 5c deux de 1'autre du paflage qui menoit de la potte de dehors a celle de la maifon intérieure. Je crois qu'on n'a jamais entendu parler d'un pareil ouvrage de vanier , ni d'une hutte faite avec aurant de propreté 5c d'arrangement. Cette grande ruche fervoit de demeure a ttois families j favoir , a celle d'Atkins , de fon compagnon , Sc de la femme du troifième Anglois qui avoit perdu la vie dans la dernière guerre , Sc qui avoit laifls fa veuve avec ttois enfans fur les bras. Les autres en usèrent patfaitement bien avec cette familie , 5c lui fournirent, avec une charité libérale , tout ce dont elle avoit befoin, da  beRobinson Crusoe. ijf grain, du lait, des raifins fecs , &c. S'ils tuoient un chevreau, ou s'ils trouvöient une tortue, elle en avoit toujours fa part; de manière que tous enfemble ils vivoient aflez bien, quoique, comme j'ai déja dit, il s'en fallür de beaucoup qu'ils n'eufTent la même application que les Anglois qui faifoient une colonie a part. II y avoit une particularité dans la conduite de tous les Anglois , que je ne dois pas palier fous filence. La religion étoit une chofe abfolument inconnue parmi eux. Il eft vrai qu'ils fe faifoient fouveuir aiïez fouvent les uns les autres, qu'il y avoit un Dieu, en jutant a la manière des gens de mer; mais cette efpèce d'hommage qu'ils tendoient a la divinité , étoit fort éloigné d'être un acte de dévotion, & leuts femmes , pour être mariées a des chrétiens , n'en étoient pas plus éclairées. Ils étoient eux-mêmes fort ignoians dans la religion, & par conféquent fort incapables d'en donner quelque idéé a leurs femmes. Toutes les lumières qu'elles avoient acquifes pat le mariage , c'eft que leurs maris leur avoient enfeigné a parler 1'Anglois palfablement , comme aufli a leurs enfans, qui étoient environ au nombre de vingt, & qui apptenoient a s'énoncer en Anglois, dès qu'ils étoient en état de former des fons articulés, quoiqu'ils s'en acquittaflent d'abord d'une  ïjd Les aventures manière aflez butlefque , aufli - bien que leurs mères. Parmi tous ces enfans , il n'y en avoit pas un qui pafsan 1'age de fix ans quand j'arrivai. A peine y en avoir-il fept que les Anglois avoient mené ces dames fauvages dans 1'ile. Elles étoient toutes fécondes , 1'une plus , 1'autre moins ; celle qui étoit tombée en pattage au fecond euifinier du vaifTeau , étoit groffe alors pour la fixième fois ; il n'y en avoit pas une qui ne fut douce, modérée , laborieufe, modefte & prompte a fecoutir fes cofnpagnes ; elles étoient fur-tout exrtêmement foumifes a leurs maitres , que je ne puis appeler leurs maris que très-improprement. II ne leur manquoit plus rien que d'être inftruires dans le chriftianifme, &c mariées légitimement: elles y parvinrent bientöt pat mes foins , ou du moins par une conféquence de mon arrivée dans file. Ayant donné ainfi l'hiftoire générale de la co* lonie, & pareillement des cinq rébelles Anglois, il me refte a entter en quelque détail touchant les Efpagnols , qui conftituoient le corps le plus puiflant de mes fujets , & dont Thiftoite eft remarquable par des particularités dignes d'attention. Ils m'informèrent, dans plufieurs de nos converfations, de la fituation oü ils s'étoient tiouvés patmi  bi Robinsoji Grusoé. 177 parmi les fauvages. ILs me direnr naturellement qu'ils n'avoient pas fongé feulemenr a chercher dans l'mduftrie quelque fecours contre la misère; £c que , quand même , iis auroient été fi forr ac■cablés par le fardeau de leurs inforrunes, fi abïmés dans le défefpoir , qu'ils s'éroienr abandonnés nonchalamment a la réfolution de fe laiffer mourir de faim. Un homme fort grave 8cfort fenfé d'entre eux, me dir qu'il fentoit hien qu'ils avoient eu tort; puifqti'un homme fage , au lieu de fe lailfer entrainer a. fa misère , doit tirer du fecours de tous les moyens que lui oflre la raifon, pour adoucir le malheur préfent, & pour fe préparer une délivrance enrière pour 1'avenir. La douleur , con* tinua-t tl, eft la paffion du monde la plus infenfée 5c la plus inutile ; elle ne roule que fur des chofes paffées , qu'on ne peut rappeler , 8c qui, d'ordinaire, font fans remède; elle ne fe ronrne prefque jamais du coté de 1'avenir ; &c bien loin de nous faire réfléchir fur les moyens de finir nos malheurs , elle y met le comble, au lieu de les rendre fupportables. La-dellus il m'aliégua un proverbe efpagnol qu'il m'eft impoftible de citer mot a mot, mais dont j'ai fait le proverbe que voici : Errc troublé dans le troüblc, C'eft rendre ie trouble doublé. Tome IL  178 Les aventures 11 porta enfuite fes réflexions fur toutes les commodités que je m'étois auttefois procurées dans ma folitude , & fur les foins infatigables par lefquels, d'un état plus trifte que le leur n'avoit jamais été , j'en avois fu faire un plus heureux que n'étoit le leur dans le tems même qu'ils fe ttouvoient tous enfemble dans 1'ile. II me dit encore qu'il avoit remarqué avec étonnement que les Anglois avoient plus de préfence d'efprit dans l'inforturie , que tout autte peuple qu'il eut jamais rencontré ; & que fa nation , & la Portugaife, étoient les gens du monde les plus maiheureux quand il s'agifloit de lutter contre 1'adverfité ; puifqu'après avoir fait inutilement les efforts ordinaires pour fe tirer du malheur , leur premier pas étoit toujours le défefpoir , fous lequel ils refloient affaiffés , fans avoir la force d'efprit de former le moindre deffein propre a mettre tin a leurs calamités. Je lui répondis qu'il y avoit une grande différence entre leur cas & le mien, puifqu'ils avoient été jetés a terre fans aucune chofe néceffaire pour fubiifter. Qu'en effet, mon malheur avoit été accompagné de ce défavantage , que j'étois feul • mais qu'en récompenfe , les fecours que ia providence m'avoit mis entre les mains en poulTant les débris du vaifTeau fi prés du rivage , auroient été capables de ranimer le courage de l'homme  RE ROBINSON C.RUSOÉ. Ï79 du monde le plus foible. Seigneur, téfétii 1'Efpagnol , fi neus avions été dans votre iituation , nous n'aurions jamais rité du vaifTeau la moitié des chofes utiles que vous fütes en tirer ; nous n'aurions jamais eu 1'efprit de faire un radeau pour les porter a terre , ou de le faire aborder a 1'ile fans voiles & fans rames. Nous ne nous en ferions pas avifés tous enfemble , bien loin qu'un feul d'entre nous eut été capable de 1'entreprendre & de 1'exécuter. Je le conjurai la-ddFus de mettre des barnes & fes complimens , & de continuer le récir de leur embarquement dans 1'endroit oü ils avoient fi mal paffe leur tems. 11 me dir que malheureufement ils étoient abordés dans une ile oü il y avoit du monde fans ptovifions, & que s'ils avoient été affez fenfés pour remettre en mer, & aller vers une ile peu éloignée de-la., ils auroient trouvé des provifions fans habitans. Que les Efpagnols de 1'ile de la Trinité y ayant été fréquemment, n'avoient rien négligé pour la remplir de boucs & de cochons; que d'aiileurs, les tourtcrelles & les oifeaux de mer y étoient dans une fi grande abondance , que s'ils n'y avoient pas trouvé du pain , du moins ils n'anroient jamais pu manquer de viande. Dans 1'endroit oü ils avoient abordé , au'contraire , ils n'avoient eu que quelques herbes & quelques racines fans goüt & fans fuc , dont la charité des fauvages  i?o Les aventur.es les avoit pourvus, encore fort fobtement, paree que ces bonnes gens n'étoient pas en état de les nourrir mieux ; a tnoins qu'ils n'euffent voulu avoir part a leuts fefHus de chair humaine. Les Efpagnols me firent encore le récit de tous les moyens qu'ils avoient employés pour civilifer les fauvages, leurs bienfaiteurs, & pour leur donner des feminiens & des coutumes plus raifonnables que ceux qu'ils avoient hérités de leurs ancêtres; mais tous leuts foins avoient été inutiles. Les fauvages avoient ttouvé fort étrange que des gens qui étoient venus la, pout chercher de quoi vivre , voululfent fe donnet les airs d'inftruire ceux qui leut procuroient de quoi fubfifter ; felon eux, il ne falloit fe mèler de donner fes idéés aux gens , que quand on pouvoit fe paffer d'eux. Les Efpagnols avoient été expofés fouvent a de terribles extrérnirés , érant quelquefois abfolument fans vivres. L'ile oü Ie malheur les avoit portés , étoit habitée par des fauvages indolens , tk par conféquent plus pauvtes & plus miférables que d'autres peuples de cette même partie du monde. En récompenfe , ceux-ci étoient moins barbares & moins cruels que ceux qui étoient plus a leur aife. Mes Efpagnols trouvoient pourtant dans la trifte fituation oü ils avoient été , une démonf-  BI ROBINSON C R V S O ï. l8ï tration évidente de la fageffe & de la bonté de la providence qui diuige les événemens. Car fi, animés par la misère & par la difette qui les accabloient , ils avoient cherché un pays plus abondant, cette précaution même les auroit détournés de la route de fe délivrer par mon moyen. Les fauvages , a ce qu'ils me racontèrent encore , avoient voulu , pour prix de leur hofpitalité , les conduite avec eux a la guerre. 11 eft vrai qu'ils avoient des armes afeu, & s'ils n'avoient paseu le malheur de perdre leurs munitions, nonfeulement ils auroient été en état de rendre des fervices confidérables a leurs hótes, mais encore de fe faite refpeder par leurs amis & par leurs ennemis. Mais n'ayant ni poudre ni plomb , obligés pourtant de fuivre leurs bienfaiteurs dans les combats , ils y étoient plus expofés que les fauvages eux-mêmes. Us n'avoient ni arcs, ni flèches, & ils ne favoient pas faire ufaga de ces fortes darmes que leurs amis auroient pu leur fournir. Ainfi , ils étoient foicés a refter dans rinadion , en batte aux dards des ennemis, jufqüa ce que les deux armées fe ferraffent de prés. Alors, effeétivement ils étoient d'un grand fervice. Avec trois hallebardes qu'ils avoient, & avec leurs moufquets , dans le canon defquels ils mettoient des morceaux de bois pointus au lieu de bayonnettes, ils rompoient quelquefois des bataillons M i ij  i§z Les aven.txtr.es entiers. II ne laiflbit pas d'arriver fort fouvent , qüenvironnés par une grande multitude d'ennemis , ils ne fe fauvoient d'une grêle de flèches que par une efpèce de miracle. Mais enfin, ils avoient fu fe garantir de ce danger, en fe ccuvrant tout le cotps de larges boucliers de bois couverts de peaux de certains animaux fauvages dont ils ne favoient pas le nom. Un jour cependant le malheur avoit voulu que cinq d'entr'eux fuflent jetés a. tetre par les maflues des fauvages , ce qui avoit donné. occafion a 1'ennemi d'en faire un prifonnier; c'étoit précifément 1'Efpagnol que j'avois eu la fatisfaéfcion d'arracher a la cruauté de fes vainqueurs. Ses compagnons 1'avoient cru mort dans le commencemenr; mais en apprenant qu'il avoit été pris, ils auroient hafardé volontiers leur vie tous , tant qu'ils étoient, pour le délivrer. Dans le tems que ces Efpagnols avoient été tertafles , les autres les avoient renfermés au milieu d'eux fans les abandonner , jufqüa ce qu'ils fuflent revenus a eux-mêmes. Alors, faifant tous enfemble un petit bataillon , ils s'étoient fait jour au travers de plus de mille fauvages renverfant tout ce qui s'oppofóit a eux , & procurant a leurs amis une victoire entière , mais peu fatisfaifante pour eux-mêmes par Ia perte de leut compagnon.  DE Robinson Crus o i 183 On peut juger pat-la , quelle avoit été leur joie en revoyant leur ami qu'ils avoient cru dévoré par les fauvages , la plus mauvaife efpèct d'animaux féroces. Cette joie étoit parvenue au plus haut degré, pat la nouvelle qu'il y avoit prt de-la un chrétien affez humain pour former te deffein de finir leurs malheurs ,& capable de 1'exécutet. Ils me firent encore la defcription la plus pathétique de la futprife que leur avoit donnée le fecouts que je leur avois envoyé ; le pam , fur toute chofe , qu'ils n'avoient pas vu depuis tant d'années. Ils 1'avoient béni mille & mille fois , comme un aliment defcendu du ciel, & en le goütant ils y avoient trouvé le plus reftautant de tous les cordiaux. Plufieurs auttes chofes que je leur avois envoyées pour leur fubfiftance , leur avoient caufé a-peu-prés le mëme raviffement. Mes Efpagnols, en me faifant ce récit, trouvoient des termes pour exprimer leurs feminiens-, mais ils n'en avoient point pour donner une idéé de la joie qüavoitexcitée dans leur ame la vue d'une barque & de pilotes tout prcts a les titer de cette ïle malheureufe , & a leur faire voir le lieu & la perfonne defquels ce fecours leur étoit venu. Us me dirent ieulement que les exrravagances oü les avoit portés uns délivrance fi peu . M iv  1S4 Les aventur.es attèndue, n'avoient été guères éloignées d'une véritable frénéfie ; que leurpaffion , qui étoufFoit 'prefque toutes les facultés de leur ame , s'étoit frayé plufieurs routes différentes, pour éclater dans 1'un d'une celle manière , dans 1'autre d'une manière route oppofée ; que les uns s'étoient éyanoüis, que les autres avoient pleuré, Sc que quelques uns étoient devenus pour un tems abiolumenr fous. Ce portrait me toucha beaucoup , & me rappela les tranfports de Vendredi en rencontrant fon père ; ceux des Francois qui s'étoient fauvés a bord de leur navire embrafc; ceux de eet équipage que mon fecours avoit empêchés de mourir de faim , & fur-tout la manière dont j'avois été faifi (noi-même , en quirtanr le déferr dans lequel j'avois vécu pendant vingt-huit ans. C'eft ainfi que d ordinaire nous nous inréredbns aux fenttmens d'autrui, aproportion que nous y reconnoifTons nos propres fentimens. Ayant donné ainfi une idéé de 1 etat ou je trouvai ma colonie , il eft tems que j'entre 'dans le détail de ce que je lis pour elle, & de la firuarion oü je la iaifïai en fortant de 1'ïle. Ces gens étoient perfuadés, aufli bien que moi, qu'ils ne feroient plus importunés par les vifires des fauvages , & que süs revenoient , ils étoient en état «è? les repoufler, quand ils feroient deux fois plus  de robinsqn CrUSOÉ. 185 nombreux qn'auparavant. Ainfi , il n'y avoit rien a craindre de ce cotéla. Un point plus impottant que je traitai avec 1'Efpagnol , que j'appele gouverneur , c'étoit leur demeure dans 1'ïle. Mon intention n'étoit pas d'en emmener un feul avec moi: auffi n'étoit-il pas jufte de faire cette grace a quelques-uns, Sc de laiffer la les autres, qui auroient été au défefpoir d'y refter, fi j'euffe diminué leur nombre. Je leur dis donc a tous que j'étois venu pour les écablir dans 1'ïle, Sc non pour les en faire fortir ; que dans ce deffein , j'avois fait des dépenfes confidérables, afin de les pourvoir de tout ce qui étoit néceffaire pour leur fubfiftance , Sc pour leur süreté : que de plus , je leur amenois des perfonnes non - feulement propres a augmenrer avantageufement leur nombre , mais encore a leur rendre de grands fervices , étant artifans , & capables de faire pour la colonie mille chofes néceflaires qui lui avoient manqué jufqu'a préfent. Avant de leur livrer tout ce que j'avois apporté pour eux , je leur demandai a chacun , 1'un après 1'autre , s'ils avoient abfolument banni de leur ccsur leurs anciennes animofités, &c s'ils vouloient bien fe toucher dans la main les uns aux autres, pour fe promettre une amïcié étroite,  i8cT Les avsntures Sc un attachement fincète pour 1'intérêt commun de toute la fociété. Guillaume Atkins répondit d'une manière gaie & cordiale, qu'ils avoient eu affez de malheurs pour devenir modétés, & aflez de difcofdes pour devenir amis ; que pour fa part il promettoit dc vivre Sc de mourir avec les autres ; que, biet» loin de nourrir quelque haine contre les Efpagnols , i! avouoit qu'il avoit mérité de refte tout ce qu'ils avoient fait a. fon égatd , 5i que s'il avoit été a leur place , & eux dans la fienne , ils n'en auroient pas été quittes a fi bon marclié y qu'il étoit prêr a leur demander pardon, s'ils le vouloient, de fes folies Sc de fes brutalités ; qu'il fouhaitoit leur amitié de tout fon cceur , & qu'il ne négligeroit aucune occafion de les en convaincre; qu'au refte, il étoit content de ne pas re voir encore fa patrie de vingt ans. Pour les Efpagnols, ils dirent qu'en effet ils avoient dans le commencement défarmé & exilé Atkins Sc fes compagnons, a caufe de leur mauvaife conduite, & qu'ils s'en rapportoient a moi, s'ils 1'avoient fait fans raifon : mais qu'Atkins avoit marqué tant de bravoure dans la grande bataille contre les fauvages, & qu'enfuite il avoit donné tant de marqués de 1'intérêt qu'il prenoit dans toute la fociété , qu'ils avoient oublié tout  de ROBINSON CrüSOÉ. 187 le pafte, & qu'ils le croyoient auffi digne d'être fonrni darmes & de tout ce qui lui étoit néceffaire que tout autre ; qu'ils avoient déji fait /oir jufqu'a quel point ils étoient fatisfaits de lui , en lui confiant le commandement fous leur gouverneur; qu'ils avoient parfaitement, lui & fes compagnons , mérité leur confiance par tout ce qui peut potter les hommes a fe fier les uns aux autres; enfin , qüüs embraffbient avec plaifir 1'occafbn de m'affurer qu'ils n'auroient jamais d'autre intérêt que celui de toute la colonie. Sur ces déclararions qui paroiffoient pleines de franchife & d'amitié , je les priai tous a diner pour le lendemain; & véritablement j e leur donnai un repas magnifique. Pour le faire préparer, je fis venir a. terre le euifinier du vaifTeau & ion compagnon , &c je leur donnai pour aide le fecond euifinier qui éroit dans 1'ïle- On apporta du vaiffeau fix pièces de bceuf, & quatre de potc , une grande jatte de porcelaine pour y faite du punch , avec les ingtédiens néceflairesdix bouteilles de vin rouge de Bordeaux , & dix bouteilles de bière d'Angieterre. Tout cela fut d'autant plus agréable a mes convives, qu'ils n'avoient taté de tien de pareil depuis bien des années. Les Efpagnols ajoutèrent a nos mets cinq chevreaux entiers , que les cuifiniers firenr rotir, &' dont on envoya trois bien couverts dans le  *88 Les aventures vaifTeau, afin que 1'équipage fe régalat de viande fraidie dans le tems que mes infulaires faifoient bonne chère des provifions falées du vaif feau. Après avoir goüté avec eux tous les plaifirs innocens de la tabie , j'e fis porter a terre toute la cargaifon que j'avois deftinée a mes gens; & pour empêcher qu'il y eut des difputes fur le partage, j'ordonnai que chacun prit une portiou égale de tout ce qui devoit fervir a. les vêtir pour lors. Je commencai par leur diftribuer autant de toile qu'il leur en falloit pour avoir quatre chemifes, & j'augmentai enfuite le nombre jufqu'a fix, a l'inftanre prière des Efpagnols. Rien au monde n'étoit capable de leur faire plus de plaifir; il y avoit fi long-tems qu'ils n'en avoient porté , que 1'idée même leur en étoit prefque fortie de la mémoire. Je deftinai les étoffes minces d'Angleterre , dont j'ai parlé ci-deffus, a leur faire faire a chacun un habit en forme de fourreau; croyant eet habillement libre & peu ferré , le plus propre pour la chaleur du climat. J'ordonnai en même tems qu'on leur en fit de nouveaux dès que ceuxci feroient ufés. Je donnai a peu prés les mêmes ordres pour ce qui regardoit les efcarpins, les fouliers , les bas, &c les chapeaux. II m'eft impoffible d'exprimer la joie 8c la fac  de RoBINSON CrUSOE. l8j) tisfaétion qui éclatoient dans 1'air de tous ces pauvres gens, en voyant le foin que j'avois pris de leur foutnir tant de chofes utiles & commodes. Ils me dirent que j'étois leur véritable père, & que, tant que , dans un endroit fi éloigné de leur partie , ils autoient un correfpondant comme moi , ils oublieroient qu'ils éroient dans un défert. La-defTus ils déclarèrent tous qu'ils s'engageoient a ne jamais abandonnei 1'ile fans mon confentement. Je leur préfencai enfuite les gens que j'avois emenés avec moi, fur tout le tailleur, le ferru*rier, les deux charpentiers , &c mon artifan univerfel qui leur étoit d'une plus gtande utilité qu'aucune chofe au monde. Le tailleur, pour leur marquer le zèle qu'il avoit pour eux , fe mit d'abord a ttavailler, &avec ma permiiïion , il commenca par leur faire a chacun une chemife. En même tems il enfeigna aux femmes la manière de manier 1'aiguille , de coudre & de piquer, & les employa même fous lui a faire les chemifes de leurs maris & de rous les autres. Pour les charpentiers , il n'eft pas néceffaire de dire de quelle utilité ils furent a ma colonie. Ils mirent d'abotd en pièces tout mes meubles groffiers, & firent en leur place, en moins de rien 5 des tables fort propres, des chaifes , des chalits, des buffets, Sec,  1«?0 LES AVENTURE5 Pour leur faire voir de quelie manière la nature avoit produit mes artifans, je menai mes charpentiers voir Ia maifon d'Atkins. lis m'avouèrent tous deux qu'ils n'avoient jamais vu un pareil exemple de 1'indufhie humaine : 1'un des deux, même après avoir rêvé pendanr quelques momens, fe tournant de mon cöré : En vérité , dit-il, cette homme na pas befoïn de nous , il ne lui manque rien que des outils. Ce mot me fit fouvenir de produire ceux que j'avois apportés; je diftribuai a chaque homme une bêche, une pelle & un rateau , afin de fuppléer par Ia a la charme & a la herfe. Je donnai encorea chaquepetire colonie a part, unepioche, un leviet, une grande hache, Sc une fcie , en leur permettant d'en prendre de nouveaux du magafin général, dès qu'ils feroient ufés ou rompus. J'avois menéavec moi a terre le jeune homme dont Ia mère étoit motte de faim , & la fervante auffi. C'étoir une jeune fille douce, bien élevée Sc pieufe , & fa conduite charmoit tout le monde. Elle avoit vécu fans beaucoup d'agrément dans le vaifTeau oü il n'y avoit point d'autre femme qu'elle ; mais elle s'ctoit founufe a fon fort avec beaucoup de réfignation. Quand elle vit i'ordre qui regnoir dans mon ile , & fair flor.ilTant qui y éclatoir par-tout , confidérant qu'elle n'avoit aucune affaire dans les Indes orieutales , elle me  »b Robin son Crüsoé. 191 pvia de la lailTer dans 1'ïle , & de 1'agtéger comme unmembre de ma familie. Le jeune homme me fit la méme prière, Sc j'y confentis avec plaifir4 Je leur donnai un petit terrein , ou 011 leur fit trois tentes, entourées d'ouvrages de vanier , conlïruites a la manière de la maifon d'Atk'.ns. Ces tentes étoient liées enfemble d'une telle manière, que chacun avoit fon appartement, Sc que celle du milieu pouvoit fetvit de magafin Sc de falie a manger pour 1'ufage de 1'un & de 1'autre. Les deux Anglois trouvèrent a propos de changec de demeure , & d'approcher davaatage de ces nouveaux venus. C'eft ainfi que 1'ïle refta toujouts partagée en trois colonies. Les Efpagnols , avec le père de Vendredi Sc les premiers efclaves , étoient toujours dans mon vieux chateau fous la collme , lequel devoit paffer pour la capitale de mon empire a fort jufte titre. lis 1'avoient tellement étendu, qu'ils y pouvoient vivre fort au large , quoiqu'entièrement cachés, & je fuis sur qu'il n'y eur jamais au monde une perite ville dans un bois fi parfairement a Fabri de toute inlulte. Mille hommes auroient parcouru toute 1'ïle pendant un mois entier fans la trouver, a moins que d'être averris qu'elle y croit réellement. Les arbres qui 1'entouroient étoient fi ferrés , Sc leurs branches étoient tellement enttelacées les unes dans les autres,  ijii Les aventur.es qu'il auroit fallu les abartre pour voir le chitèaU i d'ailleurs , il étoit prefque impoflible de découvrir les deux petixs chemins par lefquels les habitans eux mêmes entroient &c fortoient. L'un étoit tout au h'aüt de la petite baie , a plus de deux eens verges derrière 1'habitatibn j 1'autre , encore plus caché, menoit par-defius Ia colline, par le moyen d'une échelle , comme je 1'ai déja. dit plus d'une fois. Ils avoient planté encore au-dellus de la colline un bois fort épais d'un acre d'étendue, oü il n'y avoit pas la moindre ouverture, excepté une fort pë'tite entre deux arbres, par laquelle on entroit de ce cóté-il. La feconde colonie étoit celle de Guillaume Atkins, de fon compagnon, & de la familie de leur camarade défunt, du jeune homme & de la fervante. Dans celle-11 demeuroient encore les deux charpentiers, & le ferrurier qui étoit d'autant plus utilea tous les habitans, qu'il étoit encore bon armurier, & capable par conféquenc de tenir toujours en bon état les armes a feu. Ils avoient. avec eux mon artifan univerfel qui valoit vingt autres ouvriers lui feul. Ce n'étoit pas feuiement un garcon forr induftrteux , mais encore fort gai &Ndiverti(fant, en forte qu'on trouvoit chez lui 1'agréable & 1'utile. Avant que de fortir de mon royaume j'eus la fatisfaction de ie matter avec la fer?ante qui étoit une fille de mérite.  BI RöïIHSOH GrUSO-ï, 195 mérite. Enfin , la troifième colonie étoit célle des deux Anglois honnêtes gens. A propos de manage, je ne dois pas négliger de rapporter ici les converfations que j'eus dans Tile avec mon religieux francois fur les mariages des Anglois. II eft certain que c'étoit un catholique romain, & il eft a craindre que je ne choque les proteftans en parjant avantageufement de fon cara&ère & de fa piété. Non-feulement c'étoit un papifte , mais un prêtre , & un prêtre francois. Ces qualités pourtant ne doivent pas m'empêcher de lui rendre juftice ; c'étoit un homme fobre , grave , &c, du cóté de la morale , véritablement chrétien. Sa charité étoit exemplaire, & toute fa conduite propre a fervir de modèle aux gens de bien. Perfonne ne doit trouver a redire , je crois, aux éloges que je lui donne malgré fa profeflion , 8c fes principes , fur lefquels il fe trompoit a mon avis , & peut - être encore au fentiment de plufieurs de mes lecteurs. La première converfation que j'eus avec lui, après qu'il eut confenti a me fuivte dans les Indes, me plut extraordinairement. La religion en étoit le fujet, &c il m'en paria avec toute Ia modération & la politelfe imaginables. Monfieur , me dit il, en faifant le figne de la croix , vous ne m'avez pas feulement fauyé la Tome IL N  •j94 Lïs 'a'vehtuRï^ vie par la bénédiction du ciel, mais vous m'ave^ permis encore de faire ce voyage avec vous. Vous avez été affez obligeant pour me confidérer comme votre ami , & pour me permettre de vous pariet avec franchife. Vous voyez par mon habit de quelle religion je fuis , &jepuis deviner la votre par votre patrie. Mon de voir eft fans doute de faire , en toute occafion, tous les efforts poffibles pour porter les hommes dans le fein de 1'églife catholique, & de leur donner la connoiffance de la religion que je crois la feufe véritable. Maiscomme je me confidère ici comme un de vos domeftiques; vos bienfaits, les régies de la civilité Sc de la juftice même me forcent a ne rien faire fans votre permiffion. Ainfi , moafieur, je ne prendrai jamais la liberté d'entrer en difpute fur quelque point de religion, touchant lequel nous n'avons pas les mêmes fentimens , a moins que vous ne le trouviez a propos. Je lui répondis que je trouvois dans fa conduite autant de prudence que de modération j qu'il étoit vrai que j'étois de ceux qu'on ttaite d'hérétiques dans fon églife , mais qu'il n'étoic pas le ptemier catholique romain avec lequel j'avois lié converfation , fans m'empottet a ces ttanfpotts de zèle qui ne peuvent que tendre ces fortes d'enttetiens gtofiiers Sc inutiles : qu'il pouvoit être perfuadéque fes fentimens »'altéreroiene  DE EtofclNSON C H O S O L Ï95 Jamais rien dans 1'eftime que fes bonnes qualités m'avoient donnée pour lui, & que, s'il arrivoit que nos converfations fur ces fortes de matières , produififTent quelque mécontentement, j'aurois foin que ce ne fut pas ma faute. II me répattit que , felon lui, il étoit aifé de bannir la difpute de toutes nos converfations ; que ce n'étoit pas fon aflaire de vouloir convertir ceux avec qui il parloit, & qu'il me prioit de le confidérer dans nos entretiens plutót comme un honnête-homme, que comme un religieus ; que fi je voulois lui permettre quelquefois de parler avec moi fur des matières de religion, il le feroit très-volontiers , & qu'alors il étoit perfuadé que je fouffrirois avec plaifir qu'il défendit fes opinions le mieux qu'il lui feroit poffible 5 mais que fans mon confentement il ne tournejroit jamais la converfation de ce cóté-la. II me dit encore qu'il étoit réfolu de ne rien négliger , & en qualité de prêtre , & en qualiré de fimple chtétien, de tout ce en quoi il pourroit contribuer a 1'utilité de 1'équipage , & a 1'intétêt général du vaifTeau ; & que s'il ne pouvoit pas ptier peut-être avec nous, ni nous avec lui, il auroit du naoins la confolation de prier pour nous dans toutes fortes d'occafions. C'étoit la le tour de nos entretiens ordinaires, Nij  ic)6 Les aventures ie trouvois dans ce religieux non-feulement un homme bien élevé , mais encore un cceur bien placé , & , fi j'ofe le dire , du bon-fens, & une grande érudition. II me fit un récit très-diverciffant de ia vie, Sc des événemens extraordinaires donc elle avoit été comme tiffue. Parmi les aventures nombreufes qu'il avoit eues pendant les deux années qu'il avoit employées a voyager, la plus remarquable, a. mon avis, étoit fa dernière courfe , dans laquelle il avoit été forcé cinq fois de changer de ■vaifleau ; fans que jamais aucun des cinq füt parvenu a 1'endroit pour lequel il avoit été deftiné. Son premier delfein avoit été d'allet a SaintMalo , dans un vaifleau prèt a faire ce-voyage : mais forcé par les mauvais tems d'entrer dans le Tase le navire avoit donné contre un banc , Al & 1'on avoit été obligé d'en oter toute la cargaifon. Dans eet embarras il avoit trouvé uu vaifleau prèt a faire voile pour les iles Madères. II s'y étoit embarqué , mais le maitre n'étant pas un fort excellent marinier , & s'étant trompé dans fon eftime , avoit laiffé dériver fon navire jufqu'a Fial , oü, par un heureux hafard, il avoit trouvé une bonne occafion de fe défaire de fa marchandife qui confiftoit en grains. Ce bom  de Robinson Crusoé. 197 heur 1'avoit fait réfoudre a ne point allet auxMadères , mais a charget du fel dans 1'ile de Mai, & a s'en allet de-la vers TerreNeuve. Dans cette conjonfture mon religieux n'avoit pu que fuivre la deftinée du vaifleau, & ,1e voyage avoit été lieuteux jufqu'aux bancs, oü 1'on prend le poiffon. Renconttant la un vaifleau francois, deftiné pour Québec, dans la rivière du Canada, & de-la pour la Martinique, pour y apporter des vivtes, il avoit cru trouver l'occafion d'exécuter fon premier deffein. Mais après être arrivé a Québec, le mairre du vaifleau étoit mort, &le vaifleau n'étoit pas allé plus loin. Se voyant traverfé de cette manière , il s'étoit mis dans le vaifleau deftiné pour la France, qui avoit été confumé en pleine mer, & nous 1'avions recu a bord d'un vaifleau deftiné pour les Indes otientales. C'eft ainfi qu'il avoit échoué tout de fuite en cinq voyages, qui étoient, pour ainfi dire, les parties d'une feule courfe, fans parler de ce qui lui arriva dans la fuite. Pour ne pas faire de trop longues digreflions fur les aventutes d'autrui, qui n'ont point de relation avec les miennes, je reviens a ce qui fe pafla dans mon ile , par le moyen de mon religieux» Comme il étoit logé avec nous pendant tout le tems que je fus dans Pïle, il me vint voit un matm N iij  i9? Lis avsntwr.es que j'avois réfolu d'aller vifuer la colonie des Anglois , qui étoit dans 1'endroit le plus éloigné de 1'ïle. II me dit avec beaucoup de gravité, que depuis quelques jours il avoit attendu avec impafience 1'occalion de m'entretenir, efpérant quece qu'il avoit a me dire ne me déplairoit pas, paree qu'il tendoit a mon deffein général, la profpérité de ma colonie, &pour y attirer les bénédiótions du ciel, dont jufqüici elle ne jouiffoit pas autanc qu'il 1'auroit fouhairé. Sur pris de la fin de fon difcours, je lui répondis d'une manière aflez précipitée : <• comment » pouvez-vous avancer, monfieur, que nous ne jj jouiffons pas des bénédiótionsdu ciel, nous a\ " qui il a accordé des fecours fi merveilleux, &c >■> une délivrance fi peu attendue, comme vous « avez pu voir, par le récit que je vous en ai » fait >3 ? S'il vous avoit plu me répliqua-t-il d'une maniète auffi prompte que modefte, d'attendre la fin de mon difcours, vous n'auriez point eu lieu de vous lacher contre moi, & de me croire aflez dépourvu de fens , pour douter de 1'affiftance miraculeufe dont Dieu vous a favorifé. J'efpère, par rapport a vous, que vous êtes en état de jouir des faveurs du ciel, paree qu'effeclivement votre deffein eft extrêmement bon; mais  Dl RoïlNSON CRBSeÉ. I99 quand. il feroit encore meiüeur, il peut y en avoic parmi vos gens dont les aétions n'ont pas la même pureté. Vous favez que dans l'hiftoire des enfans d'Ifraël, un feul Achan, éloigna la bénédiction de dieu de tout le péuple, & lirrita tellement, que trente-fix ifraélites, quoiqu'ils n'euffent point de patt dans le crime, furent robjet de fa colète &c defa vengeance. Son difcours me toucha fort, & je lui dis que fon raifonnement étoit jufte , & que fon deifein me patoilloit fi fincète, & fi plein de piété, que > moitifié de 1'avoit interrompu , je ne pouvois que le prier de vouloir bien continuer. Perfuadé que ce qu'il avoit a me dire demandoit quelque tems, je 1'avertis de mon intention d'aller yoir les plantations des Anglois, & je lui ptopofai de m'y accompagner , & de m'expliquer fes vues ert chemin faifant. II me répondit qu'il y confentoit avec d'autant plus de plaifit, que ce qu'il avoit ame dite regardoit ces mêmes Anglois. La-deffus nous ncusmïmesen chemin je le conjurai de me parler avec toute la franchife poffible. Avant que d'en venir a mon fujet, me dit-il, vous me petmetttez bien , monfieur, de pofer ici quelques principes, comme la bafe de tout mon difcours. Quoique nous dirférions dans quelques fentimens particuliers, tout ce que j'ai a Niv  i©o Les aventures vous dire, feroit fans fruit, fi nous ne nous accordions point dans les principes généraux. Je fais bien que malheureufement nous n'ad-' mettons pas tous les mêmes dogmes, dans le cas même dont ils'agit; mais il eft certain que nous ne pouvons que tomber d'accord de certaines vérités primitives. Nous croyons 1'un & 1'autre qu'il y a un dieu, 8c que ce dieu nous ayant donné des regies pour y conformer notre culte & notte conduite, nous ne devons pas nous hafarder de propos délibéré a 1'offenfer, en négligeant ce qu'il nous commande , ou en faifant ce qu'il nous défend. D'ailleurs, quels que foient les points particuliers de nos religions, nous admettons tous comme une vériré inconteftable,que d'ordinaire la bénédidtion du ciel ne fuit point la tranfgreffion volontaire & audacieufe de fes loix. Tout bon chrétien,par conféquent, eft obligé de faire tous fes efforts pour tirer de leur lérhargie criminelle tous ceux qui vivent fans fe mettre en peine de connoitte dieu & fes loix. Vos Anglois fontproteftans ; mais quoique je fois catholique, leurs opinions différenres des miennes ne me déchargent pas du foin que je dois avoir de leurs ames, 8c je fuis obligé en confcience de ne rienépargner pour les faire vivre aufli éloignés qu'il eft poflible d'une inimitié cuverte avec leur  de Robinson C r u s o é. 201 créateur, furwout fi vous me permetrez de me mêlet d'une affaire qui vous regarde direcftement. II me fut impofïible jufquesda de dévinerfon but; je ne laiffai pas pourtant de lui accorderfes principes, de le remercier de 1'intérêt qu'il vouloit bien prendre a ce qui nous regardoit, & de le prier d'entrerdans unplus grand détail, afin que je puffe comme un autre Jofué j éloigner de nous la chofe maudite. Eh bien! monfieur, dit-il, je prendrai donc Ia liberté que vous voulez bien me donner. II y a ici trois chofes ,ce me femble , qui doivent mettre une barrière entre vos efforts, & les bénédicftioiis du ciel, & que je voudrois voir éloignées pout 1'amour de vous & de vos fujets. Je fuis fur, monfieur, que vous ferez de mon fentiment dès que je les aurai nommées, fur-tout quand je vous aurai convaincu qu'il eft aifé de venir a bout de tous ces obftacles , a votre grande fatisfaftion. Premièrement, monfieur, continua t-il, vous avez ici quatre Anglois qui fe font cherché des femmes parmi les fauvages, & qui en ont eu plufieurs enfans, fans s'être mariés felon les loix de dieu & des hommes: par conféquent ils doivent être confidérés comme yivant jufqüici dans i'impureté. Vous me repondrez, monfieur, que dans tëtte occafion , il n'y avoit aucun ecciéfiaftique  201 Les Aventures pour préfïder a la cérémonie requife pour un mariage légitime, & qu'il n'y avoit pas même de 1'encre, du papier & des plumes pour drefferun contra: de mariage & pour le figner; je fuis inftruitmêmedece que le gouverneur Efpagnol vous a raconté des conditionsfouslefquelles ila permis que cetre liaifou fe fir. Mais la précaution qu'il a prife de les faire choifir & de les obliger a s'en tenir chacun a une feule & même femme , n'établit point un mariage légitime , puifque le confentement des femmes n'y eft point entté, Sc que les hommes fe font accordés feulement pour éviter les inimitiés & les querelles. D'ailleurs, 1'effence du mariage, pourfuivit-il', ne confifte pas feulement dans le confentement mutuel de 1'homme & de la femme , mais encore dans une obligation formelle & légale, qui force 1'une & 1'autre des parties conttactantes a, fe reconnoitre toujours dans les qualités d'époux Sc d'époufe. Elle engage 1'homme a s'abftenir de toute autre femme, tandis que le premier contrat fubfifte, & de pourvoir la fienne, auffi-bien que fes enfans, de tout ce qui leut eft néceffaire autanc que fes facultés peuvent le lui petmettre. Ce contrat obhge la femme a remplir de fon coté les mêmes ou de femblables conditions. Pour les hommes en queftion , rien ne les empêche de fe fervir de la première occafion  BI RöBINSON CrUSOÉ. 20J pour abandonner leurs femmes & leurs enfans, pour les laiffer dans la misère, Sc pour en époufer d'autres. Peut-on dire, monfieur, continua-tjl , avec une grande chaleur, que la gloire de dieu ne fouffre pas d'une liberté fi peu légitime? Croyez-vous, que tant que cette licence fubfiftera, la bénédi&ion du ciel accompagnera vos eftorts, quelque bons qu'ils pmffenr être en euxmêmes, & dans votre intention? N'eft il pas toujours certain, que ces gens qui font vos fujets, Sc éntièrement foumis a votre volonté, vivent par votre permiflion dans une fornication ouverte? ' J'avoue que je fus frappé de la chofe, dès que les argumens de mon religieux m'eurent ouvert les yeux fut fon énotmité; je compris d'abord qu'il auroit été aifé de laprévenir, malgré 1'abfencede toute perfonne eccléfiaftique. Ilnes'agiCfoit que de faire de vive voix un contrat, devant des témoins, de le confirmerpar quelque figne , donton auroitpu convenir unanimement,&d'engager & les hommes & les femmes a ne s'abandonner jamais, & a veiller conjointement fur leurs enfans communs: Sc aux yeux de dieu, c'auroit été fans doute un mariage légitime; par conféquent il y avoit eu une négligence impardonnable , a ne pas fonger a un expédient fi facile. Je ctus fermer la bouche a mon prêtre, en  204 Les aventures lui difant que tout cela s'étoit paffé pendant men abfence, & que ces gens avoient déja vécu li longtems enfemble, que fi leut liaifon mutuelle ne méritoit que le nom de fornication, la chofe étoit fans remède. Je vous demande pardon de ma ftanchife , me répliqua-t-il ; je vois bien que vous avez raifon de foutenir que vous ne fauriez être coupable de tout ce qui s'eft fait ici pendant votre abfence ; mais ne vous flattez pas, je vous prie, de ne point être dans. une obligation abfolue de réformer tout ce qu'il y a d'indécent & d'illégitime. Que le paffé foit imputé a qui il vous plaira : tout ce qu'il y aura de défecftueux pour le futur fera a votre charge , paree que vous êtes le maitte vous feul de mettre fin a tout ce qu'il y a de criminel' dans cette affaire. J'avoue a ma honte que je fus aflez ftupide pour ne pas encore comprendre mon religieux, & pour m'imaginer que fon deffein étoit de m'obliger a les féparer; & je lui répondis , que fi je prenois de pareilles mefures, ce feroit le vrai moyen de bouleverfer toute la colonie. Non, non, monfieur, me répartit-il, étonné de ma méprife; mon deffein n'eft pas que vous fépariez ces couples, mais que vous les faffiez époufer légitimement; & puifqu'il feroit difïicile de leur faire goüter ma manière de les marier,  bi Robin s o n C r. u s © é. 20$ quoique valable felon les loix de votre patrie , je vous crois qualifié devant dieu & devant les hommes pour vous en acquittet vous-même , pat un contrat écrit, lïgné par les hommes Sc par les femmes, devant tous les témoins qui peuvent fe trouver dans 1'ile. Je ne doute pas qu'un pareil mariage ne paflat pour légitime chez tous les peupïes de 1'Europe. J'étois furpris de trouver dans fon difcours tant de vétitable piété, un zèle fi fincère , & une impartialité fi généreufe pout les intéréts de fon cglife, enfin une fi gtande atdeur pour le falut de ces perfonnes , qu'il ne connoilfoit pas feulement, bien loin d'avoir la moindre relation avec elles. Je puis dire que je n'ai jamais vu une charité plus grande Sc plus délicate. Prêtant fur-tout attention a ce qu'il avoit dit touchant 1'expédient de les matier moi-même, dont je connoiffois toute la validité, je lui dis que je tombois d'accotd de tout ce qu'il venoit de dire, que je le remerciois de fa charité généreufe, & que je ferois la propofitiön de cette affaire a mes Anglois: mais que je ne voyois pas qu'ils duffent trouver le moindre fcrupule a fe faire matier par lui-même, fachant que la chofe feroit aufli valable en Angletetre, que s'ils étoient matiés pat un prêtre Anglican. On verradans h fuite comment fe pafla route cette affaire.  1&6 LïS AVEMTURE» Je Ie preffai enfuite de m'expliquer fon fecond grief, en le remerciant de mon mieux fur les lumières qu'il m'avoit données fur Ie premier article. II me dit qu'il le feroit avec la même candeur, perfuadé que je ne le trouverois pas mauvais. Cette feconde cenfure avoit pour objet la négligence inexcufable des Anglois, qui ayant vécu avec leurs femmes 1'efpace de feptannées, leur ayant enfeigné a parler & a lire 1'anglois, & leur voyant de la pénétration & du jugement, n'avoient pas fongé a leur touchet un mot de la religion chrétienne, de 1'exiftence d'un feul dieu, & de la manière de le fervir, bien loin de les en inftruire a fond, & de les défabufer de la groffière abfurdité de leur idolatrie. II traita cette négligence de crime atroce; dont non-feulement ils auroienta rendrecompte devant le tribunal de dieu ; mais que peut-être par une jufte punition , ils ne trouveroient plus occafion deréparer; dieu leur pouvant arracher ces femmes, dont, pour ainfi dire , il leur avoit commis le falut. Je fuis perfuadé, continua-tdl, avec beaucoup de ferveur, que s'ils avoient été obligés de vivre parmi les fauvages , d'entre lefquels ils ont tiré leurs femmes , ces idolitres auroient pris plus de peines pour les engagcr dans le cake du diable,  BB ROBIWSÓN C R B S O i 10?, qu'ils n'en ont pris pout donner a leurs prifonniers la connoitïance de dieu. Quoique nous ne foyons pas de la même religion , monfieur, pourfuivit-il, cependant en qualité de chtétien, nous devons être ravis de voir les efclaves du démon inftruits des ptincipes généraux du chriftianifme, de les voir admettre un dieu, un rédempteur ,une réfurre&ion, & une vie a venir; dogme ou nous foufcrivons rous. Ils feroient du moins alors plus prés de la véritable églife,' qu'a préfent, qu'ils font une ptofeffion ouverte de 1'idolatrie &c du culre du diable. Ne pouvant plus réfifter a Ia eendrede que la vertu éclairée de eet honnête homme m'infpiroit pour lui, je le ferrai entte mes bias avec paffion. « Combien n'ai-je pas été éloigné, lui » dis-je , de bien connoitre ce qu'il y a de plus » effentiel dans les vertus chrétiennes, qui cons> fiftent a aimerl'églife de Jéfus-Chrift, & le falue sj duprochain'. En vérité j'ai ignoté jufqu'ici le » caraeftère d'un vrai chrétien ». Ne patlez pas ainfi , mon cher monfieur, me répondit-il, vous n'êtes point coupable de toutes ces négligences. « II eft vrai, répliquai-je,mais jen'ai pas pris ces ,> fortes de chofes a cccur, comme vous ». II eft tems encore de remédiera tous ces inconvéniens , réparcit-il; ne foyez pas fi prompt a. vous condamner yous-même. « Mais que ferai-je , lui  aoS Les aventures. w dis-je ? vous favez que mon dépattne faurok » être difFéré >■>. Hé bien! me répondit il, voulez^vous me petmettre de parler a ces pauvres gens ? * De tout mon cccur , lui dis-je , &c „ je ne négligerai rien pour appuyer de mon auto33 rité tout ce que vous leur direz 33. Par rapport acela , répliqua-t-il, nous devons les abandonner a la grace de Jéfus-Chrift, Notre devoir fe borne a les inftruire, a. les exhorter, a les encourager; fi vous vouiez bien me laiüer faire, & fi le ciel daigne bénir mes foibles efforts, je ne défefpère pas de porrer ces ames ignorantes dans le fein du chriftianifme, 8c de leur faire embraffer les articles fondamentaux , dont nous convenons tous; j'efpère même d'y réuffir, pendant que vous ferez encore dans 1'ile. Je le priai alors de paffer au troiiième article, fur lequel il s'étoit offerr de m'éclaircir. Cet^ arricle eft de la même nature , me dit-il. 11 s'agit de vos pauvres fauvages, qui font devenus vos fujets, pour ainfi dire, par le droit de la guerre. C'eft une maxime qui devroit êtte recue de tous les chrétiens, de quelque fede qu'ils puiflent être, que la connoiffance de notre fainte religion doit étre étendue par tous les moyens poflibles, 8c dans toutes les occafions imaginables. C'eft fut ce principe que notre églife envoye des miiïionnaires dans la Perfe, les Indes , la Chine,  DE ROBINSON CrUSöÉ. 20ê? C li ine , & que nos prélats même s'engagent a des voyages dangereux, & a demeurer parmi des barbares & des meurtriers, pour leur donnet la cohnoiflEauce de dieu, & pour les.porrer dans le fein de féglife chrétienne. Vous avez ici toute prête Pöccafiori d'une pareille charité; vous pouvez détoürner de l'idolarrie trente-fix ou trentefept pauvres fauvages, & les conduire a la connoiffance de dieu , leur créaieur & leur rédempteftr. Pourriez-vous négliger un pareil moyen d'exercer votre piété, Sc de faire une bonne oeuvre-, qui vaut la peine qu'un chrétien y employé tout le tem's de fa vie ? Ces paroles me rendoient inuet d'étonnement, & j'étois charmé de voir devant mes yeux un vèritable modè'e du zcie chrétien , quel.s que puffent être les fentimens particuliers de eet homme de bien. J'avoueque jamais pareille penfée ne m'étoit venue dans 1'efprit, & fans lui j'aurois été peut-être incapable toute ma vie d'en avoir de femblables. Je regardois ces fauvages comme de vi's efclaves., dont nous aurions pu nous fervir en cette qualité', fi nous avions eu de quoi les employer; & donr, faure de cela, nous ne devions fongcr qu'a nousdéfaire , en les tranfporrant ailleurs, quand ils n'aurcient jamais revu leur patrie. La confufion de mes penfées dura long-tems Toins II. O  2IO L.E S AVENTURES fans que je fuffe en état de répondre un mot a fon difcours y il remarqua mon défordre , & me regardant d'un air férieux : Je ferois au défefpoir, me dic-il, d'avoir laché la moindre expreffioji qui put vous offenfer. " EfFectivement, lui « répondis-je , je fuis en colère, mais c'eft contre >3 moi-même. Je fuis confus de n'avoir jamais 33 formé quelqu'idée la-deffus, & de ne favoir « pas a quoi pourra fervir la no'tion que vous 33 m'en donnez a préfent. 33 Vous favez, continuai je , dans quelles cir33 conftances je me trouve. Le vaifTeau , dans 33 lequel je fuis , eft deftiné pour les Indes : 33 il eft équipe par des marchands parriculiers, 33 & ce feroit une iujuftice criante de 1'arrêter 33 plus long-tems ici, fachant que les provifions >3 que confomme 1'équipage , & les gages qu'il 33 tire, jettent les marchands dans des dépenfes 33 inutiles. II eft vrai que j'ai accordé de pouvoir »3 demeurer douze jours ici, & fij'y demeure plus 33 longrems, de payer trois livres fterling par jour. 33 II ne m'eft permis même d'allonger de cette 33 mauière-la mon féjour dans 1'ile", que de huit >3 jours. II m'eft impoffible par conféquent d'en,» treprendre un deffein fi lcuable , a moins que >3 de foufïrir qu'on me laiffé de nouveau dans 33 lile -y & de m'expofer, fi le vaifTeau réuffit mal 33 dans le voyage, a refter ici toute ma vie, apeu  BE ROBINSON CrÜSOÊ. 2 11 » prés dans le mt-me état dont la providence m'a >i tké d'une manière fi miraculeufe ». H m'avoua qu'il m'eu coüteroit beaucoup fl je voulois exécuter cette enrreprife;' mais il s'en rapportoit a ma con'.cience , fi Se f dut d'un fi grand nombre d'ames ne valoir pas la peine que je hafardafle tout ce que j'avois dans le monde. N'ayant pas lecceur aufli touché de cette vérité que lui; « je conviens, monfieur, lui dis je, que 33 c'eft quelque chofe de très-glorieux que d'êrre 33 un inftrumenr dans la main de dieu, pour 33 converrir trenre-fept payens a la connoiflance 33 de Jefus-Chrift. Mais vous êtes un eccléfiafj3 tique, votre vocation particulière vous porte » naturellement de ce cótédi , Sc je m'étonne ,3 qu'au lieu de m'y exhorter, vous ne'fongic-z sj pas vous-mème a 1'entreprendre. A ce difcours il s'arrèra rout court, fe placa devant moi, Sc me faifant une profonde révérence ; jerends graces a dieu Sc a vous, monfieur, me dit-il, de me donner pour une ceuvre fi excellente , une vocation fi manifefte. Si vous croyez être difpenfé cl'y mettre la main par la fituation oü vous vous trouvez, Sc fi vous voulez bien vous en fier a moi, je m'y mertrai avec la plus grande fatisfaóftion, Sc je me croirai dé-tommagé de tous les malheurs de mon tnfte voyage, en me voyant employé dans un deffein fi glorieux. O ij  212 Les.aventures Pendant qu'il difoit ces chofes, je découvrois dans 1'air de fon vifage une efpèce d'extafe; fes yeux brüioient d'un feu nouveau , fes jouesétoienr rouges, &c cette couleur alloit & venoit, comme on le voit arriver a un homme agïté par différentes paffions. Je me tus pendant quelque tems, faute de trouver des termes propres a exprimer mes fentimens; j'étois extraordinairement furpris de voir dans un homme tant de .zèle & tant de candeur , & un zèle qui s'élevoit fi fort ata-deffas de la fphère du zèle ordinaire des gens de fa profefiion , & même de tous les jmtres chrétiens. Arès avoir rêvé quelque tems, je lui demandai férieufement s'il parloit tóut de bon , & s'il étoit réellement réfolu de s'enfermer dans ce défert pout lerefte.de fa vie, peut-ëtre unniquement pout entreprenare la converfion de ces gens, & s'il éroit capable de s'y hafarder , fans aucune efpérance certaine de réuflir dans cette entreprife. Qu'appeilez-vons fe hafarder , me répliquat-il vivement ? dites-moi, je vous prie, dans quelle vue'croyez-vous que j'aye pris la réfolution de vous fuivre dans les Indes ? « Je n'en fais rien j) lui dis-je; a. moins que ce ne foit pout aller » prêcher Févangile aux Indiens ». Vous devinez jufte, me répondir-il ; & fi je puis converrir ces trente-fept hommes a la foi de Jéfus-Chrift,  DE RoBINSON CrüSOÉ. 21 J penfez-vou$ que je riiauraï pas bien employé mon tems quand je devrois être entetré ici ? Le falut de tant d'ames ne vaut pas feulement toute ma vie, mais encore celle de vingt autres de ma profeffion. Oui, oui, monfieur, je bénirois toujours Jéfus-Chrift & la faiïite Vierge, fi je pouvois êcte le moindre inftrument du falut de tant d'ames, quand je ne devrois jamais revoir ma patrie. Mais puifque vous voulez me faire llionneur de m'employer a ce faint ouvrage, ce qui me portera a prier pour vous tous les jours de ma vie j j'efpère que vous ne me refuferez pas une feule grace que je vous demanderai; c eft de me laiffer Vendredi, afin de me feconder , & de me fervir d'interprète \ car vous favez que fans un pareil fecours il m'eft impoffible d'entrer en convetfation avec ces pauvres gens. Je fus fort troublé a. cette demande , ne pouvant pas me réfoudre a me féparer de ce fidéle domeftique , pour plufieurs raifons. II avoit été mon compagnon dans tous mes voyages, nonfeulement il étoit plein de franchife , mais il m'aimoit avec toute la tendtefïe poffible, & j'avois réfolu de faire quelque chofe de confidérable pour fa fortune , s'il me furvivoit, ce qui étoit trèspréfumable. D'ailleurs, comme je lui avois fait embraffer la religion proteftante, il auroit couru Oiij  xi4 Les aventures rifque de ne favoir plus a quoi s'en tenir, fi 1'on avoit taché de lui donner d'autres idéés; bien perfuadé que, quelque chofe qu'on put lui dire, il ne fe mertroit jamais dans 1'efprit, que fon b-m maitre étoit un hérétique , & devoit être damné. De nonvelles inlirudtions auroient pu être le yrai moyen de le faire renoncer a fes principes , & de le rejecer-dans 1 idolatrie. Unepenfée, qui me vint tout d'un coup , me Uanquüli'a; je déclarai a mon religieux que je ne pouvois pas dire avec finccrité, que j'étois prêt a ine défaire de Vendredi, par quelque motif que ce put être , quoique naturellement je ne duffe pas me faire une affaire de facrifierun domeffique a cette charité a laquelle il facrifioit fa vie même; que ce qui m'en détournoit le plus étoit la perfuafion oü j'étois que Vendredi ne confentiroit jamais a me quitter, & que je ne pouvois pas Py forcer fans une injuftiee criante, puifqu'il y auroit une dureté affreufe a éloigner de moi un homme qui avoit bien voulu s'engager folemnellement a ne m'abandonner jamais. Cette réponfe 1'embarraffa fort; il lui étoit impofiible de communiquer fes penfées a ces pauvres fauvages , pour qui fon langage étoit auffi barbare que le leur Péroit pout lui. Pour remédier a eet inconvénient, je lui dis que le pèie de Vendredi avoit appris 1'efpagnol, qu'il  Dl RoBINSON C R U $ O É. i I 5 Fentendoit auffi lubmême, & que par conféquent ce vieillard pouvoit lui fervir d'interprète. II fut fort fatisfait de cette ouverture; 8c rien n'étoit déformais capable de le détourner de ce deffein j mais la Providence donna un autre tout a cette affaire, & la fit réuffir par un autre moyen. Quand nous fümes venus a Fhabitation des Anglois, je les fis tous affembler, & après leur avoir mis devant les yeux tout ce que j'avois fait pour leur rendre la vie agréable , dont ils témoignèrent une grande reconnoiffance, je commencai a leur parler de la vie fcandaleufe qu'ils menoient; je leur dis qu'un eccléfiaftique de mes amis y avoit déja fait rcflexion , & qu'il traitoit leut conduite de criminelle & d'impie. Je leur demandai enfuite , fi en conttactant ces infames liaifons, üs étoient déja mariés, ou non? Ils me répondirent que deux d'entr'eux étoient veufs, 8c que les trois autres étoient encore garcons. Ie continuai a leur demander, s'ils avoient pu en confcience avoir un commerce avec ces femmes, les appeller leurs époufes, & procréer des enfans d'elles, fans être mariés légitimement ? Ils me répondirent, comme je m'y étois bien attendu, qu'il n'y avoir eu perfonne pour les marier; mais qu'ils s'étoient engagés devant le gouverneur, a les prendre en qualité d'époufes O iv  Les aventur.es 'légitimes; & que , felon eux , dans les circonftances oü ils fe trouvoienc alors, ce mariage écoic auffi légitime que s'il avoir été contraire devanc un prêtre, & avec toutes les formalités requifés. Je leur répliquai que , fans doute , ils éroient mariés réellement par rapport a Dieu qu'ils étoient obligés en confcience , de regarder leurs prifonnières comme leurs légicimes époufes: mais que n'éranr pas mariés felon les loix humames, ils pouvoient, s'ils vouloient, fe moquer d'un pareil mariage, & abandonner leurs femmes & leurs enfans ; ce qui mettroit leurs malheureufes families dans un état déplorable, deftituées de bien & d'amis : que pour cette raifon , je ne pouvois rien faire pour eux, i moins que d'être convaincu de la bonté de leuts intentions ; que je ferois obligé de tournet toute ma charité du cöté de leurs enfans. Je Jeur dis encore, que s'ils ne m'affuroienrpas qu'ils éroient ptêts a époufer ces femmes, je ne pouvois pas les laiffer enfemble dans une liaifon criminelle & fcandaleufe, qui devoit indubirablement éloigner d'eux la bcnédiélion de Dieu, Atkins, ptenant alors la parole pour tous les auttes , me répondit , qu'ils avoient autant d'amour pour leurs femmes, que fi elles étoient nées dans leur patrie , & que rien ne les porteroit jamais a les abandonner; que pour lui en  de Robin son Crusoé. 217 particulier, fi on lui ofFroit de le ramener en Angleterre , & de lui donner le commandement du plus beau vaifTeau de guerre de 1'armée navale, il le refuferoit, a moins qu'on ne lui permic de prendre fa familie avec lui-, & que s'il y avoit un eccléfiaftique dans Ie vaifTeau , i! femarieroit dans le moment de tout fon cceur. C'étoit-la juftement oü je Pattendoisj le prêtre n'étoit pas avec moi alors, mais il n'étoit pas loin. Je répondis a Atkins , qu'efTeétivement j'avois un homme d'éghfe avec moi, que je les voulois faire marier le lendemain , & qu'il n'avoit qu'a délibérer la-defTus avec fes camarades. Pour moi, je n'ai que faire de délibérstion , je fuis prêr, fi Ie miniftre eft prêt de fon cóté ; & je fuis fur que tous mes compagnons font de men fentiment. Je lui dis que mon ami, le miniftrë , éroit francois , & qu'il ne favoit pas un mot de la Iangue angloife ; mais que je m'offrois a lui fervir d'inrerprète. 11 ne fongea pas feulement a me demander s'il étoit papifte ou proteftant; ce que j'avois extrcmement craint. La-defTus nous nous féparames, je fus rejoindre mon prêtre, & Atkins alla délibérer fur cette affaire avec fes camarades. Je communiquai au religieux la réponfe que mes gens m'avoientdonnée , & je le ptiai de ne  aiS Les aventures leur en parler que quand 1'afFaire feroic en état d'être conclue. Avant que je puffe encore m'éloigner de leur plantation, ils vinrent me trouver tous en corps, & me dirent .qu'ils avoient mürement confidéré ma propofitiön ; qu'ils étoient ravis que j'eulïe un homme d'églife avec moi; & qu'ils étoient ptêts, dès que je le trouverois bon , a me donner la fatisfaction de fe marier forniellement : car ils étoient fott éloignés d'avoir la moindre envie de quitter leurs femmes, & ils n'avoient eu que des intentions droites, en les choififfant. LadefTus je leur ordonnai de me venir trouver tous le lendemain , & d'inftruire leurs femmes , en attendant, de la nature d'un mariage légitime , qui devoit les affurer de leurs maris, & leur brer la crainte d'en être abandonnées , quelque chofe qui put arriver. II ne fut pas difficile de faire comprendre cette affaire aux femmes, & de la leur faire goürer. Ils he manquèrent pas de venir le lendemain a mon appartement; & je trouvai a propos alors de produire mon homme d'églife. 11 n'avoit ni 1'habit d'un miniftre Anglican, ni celui d'un prêtre francois. II étoit habillé d'une foutane noire, liée d'une efpèce d'écharpe , ce qui lui donnoit affez 1'ait d'un miniftre habillé a. la légète.  DE RoBINSON CRUSOÉ. Z i 9 D'ailleurs, ils n'en doutèrent point dès qu'ils virent fa gravité , & le frrupule qu'il fe faifoit de matier ces femmes avant qu'elles fuffent baotifées, Sc qu'elle; euffenr embraffé la religion chrérienne. Cette délicateffe de confcience leur donna un refpeét extraordinaire pour lui. Pour moi, je commencai a craindre qu'il ne poufsat fes fcrupules aflez loin , pout ne les pas matier du tour; j'avois beau 1'en vouloir détourner , il me réfifta avec fermeté , quoiqüavec modeftie; Sc enfin il tefufa abfolument d'aller plus loin , avant d'avoit preffé la-deffus les hommes Sc les femmes. J'avois peine d'abord a y confentir; mais enfin j'en tombai d'accord, paree que je voyois la fincérité de fon intention. 11 leur dit d'abord que je 1'avois inftruit de leur fituation Sc de leur deffein, qu'il defiroit fort de 1'accomplir , Sc de les marier, comme ils le fouhaitoient ; mais qüavant de le fiure, il devoit abfolument avoir une converfation férieufe avec eux. Selon les loix formelles de la fociété , leur dit-il , vous avez vécu jufqu'ici dans un commerce illicire, & il n'y a qu'un mariage légitime, ou une féparation qui puifïê mettre fin a votre conduite crimiuelle. Mais il y a encore une autre difficulté , qui regarde les loix du chriftianifme; & il ne m'eft pas permis de marier des chrétiens a des fauvages, 'a des  220 Les aventures idolatres , a. des payennes qui n'onr point recu le baptème: je ne vois pas que vous avez ie tems de petfuader vos femmes de Te faire baptifer, Sc d'embraffer le chriftlanifme, dont eües n'ont jamais peut-ene enrendu palier j ce qui rend leur baptême impoffible. Je crois, conrinua-t-il , que vous êres d'affez mauvais chrériens vous-mêmes, que vous avez peu de connoilTance ce Dieu , & de fes voies : par conféquent , je crains fort que vous n'ayez pas dit gtand'chofe la-deffus a vos pauvres femmes. II m'eft impoffible, cela éranr, de vous marier, fi vous ne me prometrez de faire tous vos efforts pour perfuader vos femmes d'cmbralfer norre fainte religion , & de les inftruire felon votre pouvoir ; car il eft abfolument contraire aux principes de Tévangile , de lier des chrériens a des fauvages ; & je ferois au défefpoir de me charger la confcience d'une pareille affaire. Bon Dieu ! dit Guillaume Arkins , comment enfeignerions - nous la religion a nos femmes ? Nous n'y entendons rien nous-mêmes; d'ailleurs fi nous leur allions parler de Dieu, de J. C. du Ciel & de 1'Enfer, nous les ferions rire feulement, Sc elles nous demanderoient fi nous croyons tout cela nous-mêmes ? Si nous leurs répondions que nous fommes perfuadés que le ciel eft pour les  DE ROBINSON CrUSOÉ. 221 gens de bien , & que 1'enfer doit êcre Ie partage des méchans , elles nous demanderoienc quel feroit notre fort, de nous qui croyons toutes ces chofes, & qui fommes de fi grands vauriens, Eh! Monfieur, en voila plus qu'il n'en faut pour les dégoütet de notre religion , aufli röt qu'elles en entendront pader. 1! faut avoir de la religion, fi 1'on vent inftruire la-deffus les autres.» Atkins, lui rcpondis-je » je crains bien que rout ce que 5% vous venez de dire ne foit que trop vrai ; » mais cela n'empêche pas que vous ne puif. 53 fiez donner quelques idees de religion a. 55 votre femme ; vous pouvez lui dire , qüil 55 y a un Dieu & une religion meiileure que la 53 fienne-, qüil y a un Étre fouverain , qui a fair 55 tout & qui peut détruire tout; qu'il récompenfe 55 les bons, qu'ilpunit les méchans, & qu'il nous » jugera rous felon notre conduite. Quelque 33 ignorant que vous foyez, la nature elle-même 35 doit vous avoir enfeigné ces vérités , & je fuis 33 sur que vous en êres pleinement convaincu. Vous avez raifon , dit Atkins ; mais de quel front dirai je tout cela a ma femme? Elle me dira d'abord qu'il n'y a pas un mot de vérité en tout cela. s» Pas un mot de vérité ! lui répliquai-je bruf33 quement 33; que prérendez - vous dire paria? Oui , monfieur, répliqua - t-il, elle me  til Les aventures dira que tout cela ne fauroit être, & qu'il eft impofiible que dieu foic jufte dans fes récompenfes , & dans fes punitions, puifque je ne fuis pas puni & livré au diable . depnis long-tems, moi qui ai donné tant de marqués de méchanceté a" ma femme même , & X toutes les perfonnes avec qtd j'ai eu quelque commerce. Elle ne comprendra jamais comment dieu peut me laiifer vivre encore , après avoir toujours agi d'une mamère direcTemenr oppofée a ce que je lui dois repréfenter, comme L vertu , & comme !arè"ie de mes aclions. » Certainement, Atkins, lui dis-je , je crains » b;en que vous n'avez raifon»'; & en me tournant alors du cöté de mon „eccléflaftique , fort impatient de favoir le réfultat de notre entretien, je lui communiquai les réponfes de Guillaume. Ecoutezdonc, monfieur , me dit-il, dires a Atkms que je fois un moyen sur de ie rendre un excellent prédicareur pour fa femme , c'eft de fe convertir lui-même; car il 'faut être vérirablemenc repenrant pour prêcher avec fruit la repentance. S'il peut regarder fes péchés palfés avec une verita'ole contrition , il feta mieux qualifié pour convertirfa femme que qui quece puilfe êtré. II fera propre alors a lui perfuader, que dieu eft un jufte jnge , par rapport au bien & au mal; mais que c'eft un Etre miféricordieux , donc Ia bonté & la  pe robinson CrUSOÉ. 22} patience infinie different la punition dn coupable, pour lui donner le tems d'avoir recours a fi grace; qüil ne veur pas la mort du pécheur , mais qu'il fe repente & qu'il vive ; qu'il fouffre même que les fcélérats les plus abominables profpètent longtems dans leurs mauvais defTeins , & qu'il en réferve lecharimenr jufqu'd la vie a venir ; que c'eft une preuve évidenre d'une vie future , que fouvent les gens verrueux ne recoivent leur récompenfe , ni les méchans leut punition , que dans 1'autre monde. Cette réflexion lui donuera une occafion naturelle d'enfeigner a fa femme le dogme de la réfurrection & du dender jugament. Encore un coup , qu'il fe repente lui-mëme, & je lui fuis garant de la convetficn de fa femme. J'expliquai tout ce difcours a Atkins, qui 1'écouta d'un ait fott férieux, & qui en parut exttêmement touché , ne pouvant fouffrir qu'avec peine que j'allaffe jufqüa la fin. Je fais tout cela, monfieur, me dit-il, & je fais plus encore ; mais je n'ai pas 1'effronrerie de parler la-deffus a ma femme, fachant que dieu , ma confcience , & ma femme même , témoigneront que j'ai vécu jufqu'ici, comme fi je n'avois jamais entendu patler de dieu , d'une vie future, ou de queiqu'autre matiète femblable. Pout ce que vous dites touchant ma converfion , hélas!.... La-  224 Les aventures deffus il potiffa de profonds foupirs, & je voyois fes yeux fe rempür de larmes, Ahy! monfieur , reprit-il , c'eft une affaire faire., il n'en faut plus parler. » Une affairefaite, » Atkins, lui dis je! Qu'entendez-vous paria»? Je fais bien ce que j'entends parda, me réponditil; je veux dire qu'il n'en eft plus tems, & cela n'eft que trop vrai. Je tracluihs au prêtre mot-a mot ce qu'Atkins venoit de di're , & ce religieux zélé , qui malgré lesopinions parrfculières de foncgüfe, avoit tant de foin du falut d'autrui , qu'il feroit abfurde de croire qu'il fut indifférent fur le lien propte, ne pur s'empêcher de verfer quelques larmes. Mais s'crant remis , il me pria de demander a Atkins, s'il éroir bien aife que le tems de. fa converfion fut paffe , ou bien s'il en étoit touché , & s'il fouhaitoit fincèrement de fe trompet la-deffus. Quelle demande , dit Atkins avec beaucoup de paffion ! Comment eft-il poffible qu'un homme foit content de fe trouver dans un état qui ne peut finir que par des peines érernelles ? Je fuis fi éloigné d'en avoir de la joie , que je crains bien que le défefpoir ne me porre un jour a me coupc-r la gorge pour mettre fin a la crainte qui me donne de fi mortelles inquiétudes. . Le religieux, a qui je rapportai les triftes pa- roles  £>e Rdbinson C r u s 6 i. ü| tofes du pauvre Atkins, demeura penfif' pendant quelques momens : mais revenant bientöt de fa tnéditation ; s'il fe trouve véritablement dans cette fituation, me dit-il. affutez-lë qu'il a encore le tems de fe convettir , & que Je uw - Chrift fépandra la repentance dans fon ame. Dites-lui en même tems, que perfonne n'eft fauvé que paf % mérité , & par la mort de Jefus-Chrift, qui lui donne accès au tróne de Ia grace , & que par conféquent il n'eft jamais trop tard poür ceiix qui y recourent fincèrement. Penfe-t-il qu'un pécheuf foit jamais capable de fe mettre, par fes crimes, hors de la portée de la miféricorde divine ? Diteslui encore , je vous prie, que quandil feroit vrai que la grace de dieu lalfée , pour aiiifi-diré, de s'offrir fi fouvent en vain , fe rëtire qüelquefois éntièrement d'un pécheur obftiné, il n'eft jamais tatd pouttant pout 1'implorer ; & que les minifties de 1'évangile ont un ordre général de ptêcher la grace au nom de Jefus-Chrift , 1 tous ceux qui fe repentent fincèrement. Atkins m'ayant écoutéavecattention, & d'une manière rtès-férieufe , ne répondit rien; mais il me dit qu'il alloit patler d fa femme ; & iï fe retira dans le moment même. J'adreffai cependant les mêmes difcours aux autres , & jeremarquai qu'ils étoient tous ignorans, jnfqu'a la ftupidité, dans les matières de la religion, comme jé Tome ƒ/, p  n6 Les aventures 1'érois lorfque je quittai mon père pour aller cou» rir le monde. Cependant ils m'écoutèrent tous d'un air très-attentif, & ils me promirent fortement de parler a leurs femmes , & de ne négiiger rienpourleur faire embrafler le chriftianifme. Quand je rapportai leur réponfe au prêtre, il me regarda en fouriant, & en fecouant la tête : Nous qui fommes les ferviteuts de J. C. dit-il, nöus ne pouvons qu'inftruire , & exhorter-; & quand les gens recoivent nos inftructions &c promettent de les fuivre , nous avons fait tont ce que nous fommes capables de faire, & nous fommes obligés de nous contenter de leurs promeffes. Mais croyez-moi, monfieur , conrinua-t-il, quelsque puiftent êrre les crimes paffes de eet Atkins , je penfe que c'eft Ie feul de la troupe qui fe repent lincèrement. Je ne défefpère pas des auttes, mais je ctois eet hommeda vétitablement touché des égatemens de fa vie pafiée. Je fuis sur que quand il pariera de religion a fa femme , il commencera par fe convertir lui même : car on n'apprend jamais mieux , que quand on s'efforce d'enfeigner aux autres; & j'ai connu un homme d'une très-mauvaife conduite , & qui n'avoit qu'une notion ttès fuperficielle de la religion, qui devint un parfaitement bon chrétien, en s'attachant a la converfion d'un Juif. Si ce pauvre Atkins commence une fois a parler a fa femme,  pe ROBINSON CrOSOÈ. 217 de Jefus-Chrift , je parierois ma vie , qu'il fera fenfiblement touché de fes propres difcours, Sc fe repentira téellement ; ce qui póurroir avoir de trés-bonnes fuites. Cependant fur la promeiTe que les autres Anglois lui firent, de travailler a la converfion de leurs femmes , il les maria , en attendant qu'Atlcins vint avec la fienne. II étoit fott curieux de favoir oü ce dernier s'en étoit allé ; & fe tour-, nant vets moi; Je vous conjure, me dit-il, fortons de votre labyrinthe , pout nous promener ; je fuis perfuadé , que nous ttouverons quelque part ce pauvre Atkins en converfation avec fa femme , Sc occupé a lui enfeigner quelques dogmes de la religion. Je le voulus bien , je le menai par un chemin qui n'étoit connu que de moi, oü lesatbres étoient tellement épais qu'il étoit difftcile de voir de dehors ce qui fe paffoit oü nous étions- Quand nous fümes venus au coin du bois , nous vïmes Atkins Sc fa femme aflïs a 1'ombre , & engagés dans Ia converfation la plus fétieufe. J'en avertis mon religieux , Sc nous les conudérames pendant quelque tems avec attention , pour juger de leurs difcours par leurs attitudes. Nous vimes qu'il lui montroit du doigt fucceflivement le foleil, tous les cotés du ciel, la terre , la mer, les bois, lui-même Sc fa femme-,  4 ll& - LE'S^AVENTUR-ÉS Vous le vo.yez', 'me Hit'Ie prêtre , il lui fait un fermon , il 'lui-dit, felon toutes les apparences, que notre dieu a fait • le ciel , la terre , la mer, &c. Immédiatement après , nous le vimes fe lever, fe jeter a"genou-x , & tendre fes deux mains vers le ciel ; nous fuppofames qu'il parloit tout haut ; mais nous étions trop loin pour en rien entendre. Après avoir refté dans cette poftute une demi-minute, il fe remit 'auptès de fa femme, Sc recommenca a. 1'enttetenir. Nous la vimes fort attentive , fans favoir fi elle parloit a fon tour , ou non. Pendant que fon mari avoit été « genoux, j'avois vu de groifes larmes couler fut les joues du prêtre , & moi-même j'avois eu routes les peines du monde a m'empêcher de pleurer. Ce qui nous chagrina beaucoup , c'étoit 1'impoffibilitéd'entendrequelques'expreflionsdefaprière. Néanmoins nous ne voulumes pas approcher dav'antage , de peur de 1'interrompre , Sc nous nous conrentames de certams geftes qui nous faifoient alTez comprendre le fens de la converfation. S'étant afïis de nouveau auprès d'elle, comme j'ai déja dir, il continua de lui parler d'une manière trés pathétique; il 1'embraifoir de tems en tems avec padion. D'autres fois nousle voyions tirer fon mouchoif, elfuyerles yeux de fa femme", Sc la baifer de nouveau avec un tranfporr extra-;  r> e RoBiNSéN- Cru s óf. '22.9 ordinaire. • Nous - Té vimes enfuite fè' ;levec tout d'un coup , lui donnet ■ la '-ma'iii ', 'pour- fë lever auffi -y Sc 1'ayant menée a' quelques pas de-la, fe m'ettrëa genoux avec elle, Sc y demeurer pendant quelques mintites. A ce fpedaclev mon ami-né fut plus lè maitr-e de fon zèlè7 ll-s%cria a haute voix: O faint-Paul, faint-Paul, les voil'd qui prient Dteü ènfemblë! J'eus peur qu'Atkins ne lenténdit , Sz je le con)urai dé fe'iïiödêfér pendant quelques momens , afin que noüs'Lpuffions voir la ffivd'urie fcène fi touchante. Jamais je n'en avois vu de plus propre a émouvoïr le ccenr , Sc en même tems da plus agtéable. Mon prêtre fé re'tiftt:ën èffèr; mais il marqua par fon air'!, une êxtafé'de joie , de vóir cette pauvre payenne , prête a entter dans riotre fainte reltgiöfir Tantor il •pleür-'èft7; -tantoc il faifoit des prlères jaculatöirès'pour rendre graces a Dieu d'iuie preuve fi manifefte du fuccès mervéllleux de nos delfeins ; quelquefois il levoit les mains versie ciel, tantot il faifoic le figne de la ctoix , tantot il parloit touc doucement , Sc quelquefois haut , Sc fes actions de graces étoient tantèt en latin , Sc tantót en francois , Sc fouvent les'pleürs étouffoient fa voix , de manière que ce qüil difoit, ne reffembloit pas a des fons ar-tkulés. Je le cotijurai de nouveau de fe -rtanquillifer Piij  f30 Les a venture s afin que nous puiffions exarnjpe%^emble avec acceiuion tout ce qui fe paffoit fous nos yeux. La fcène n'étoit pas encore finie, Sc après qu'ils fe furent relevés, nous vimes encore -Atkins adreffer laparolea fa femme, avec toutes les mar-, ques d'une très-grande ferveur. Nous conjecfurames par fes geftes, qu'elle étoit fott touchée de fes difcours; elle le voit les mains, les ctoifoit fur fa poitrine, & fe mettoit dans plufieurs autres'attitudes convenables a un cceur touché, & a un efprit attentif Tout cela conr tinua pendant un demi-quart d'heure , & enfuite ils s'en allèrent-, de forte qu'il fallut mettre - lades hornes a natte curiofité. ■ [ Je me fervis de eet intervalle pour pariera mon religieux, &pour lui dire que j'étois charmé de ce que nous venions de voir; que bien que je ne fuffe pas fort crédule fur ces converfions fubites, je croyois pourtant qu'il n'y avoit ici que de la fincérité, quelle que put être 1'ignorance Sc de 1'homme , & de la femme ; & que j'attendois une heureufefin d'un fi heureux commencement, » Que fait-on, dis-je, fi ces deux fauvages, par la s> voie de l%üVuóbion & del'exemple, n'influe»> ront pas fur la converfion de quelques autres » ? De quelques auttes ! me répondit-it précipitamment : oui, de tout autant qu'il y en a. riez-vous-eu a moi, fi ces deux fauvages (car Je  D E R O B I N s e N G R U S O É- J i mari n«rI'a été guères moins que la femme ,) fe rendent a Jefus-Chtift , ils ne ceffèront jamais de s'attachet a. la converfion des auues. Car la véritable religion eft communicative, & celuiqüt eft devenu téellement chrétien , ne lailfera pas unfeulpayen dans l'erreur,s'ilefpère 1'enpouvoir tirer. Je lui avouai que fon tentiment étoit fondé fur un principe très-chrétien , & que c'étoit une pteute d'un grand zèle , & d'un cceur fort généreux ». Mais, mon cherami., lui dis-je, vou„ Ibz-vous bien me permettre . de vous faire ici „ uuefeule difficulté ? Je ne trouvé. rien a dire „ contre; la fervenr que vous marquez , pouc * tranfporter ces gens du fem du paganifme , « dans celuidela religion chrérienneMnais quelle » I confolarïon en pouvez-vous tirer , puifque , » felon vous, ils feront toujours hors des limites « de 1'églife. catholique , fans laquelle vous „ croyez qu'il n'y a point de falut ? Convertis s> a la religion proteftante., ils pafferont chez» vous pour hérétiques, auffi darnnables que les :> payens eux-mêmes. II me répondit ainfi avec beaucoup de candeur & de charité chrétienne: monfieur, je fuis catholique , prêtre de 1'Ordre de faint-Benoit, & j'admets tous les dogmes de 1'Eglife Roroaine; mais je .vous dis, fans la moindre envie de vous complL menter , & fans confidérer la fituation dans P iv  %3i Les avemtur.es iaquelleje me trouve ici, que je ne vous^ègarde, pas comme un homme abfolument exclus de la grace de Dieu. Je ne ditai jamais , quoique je fache qu'on le ctoit généralement parmi nous , que vous ne fauriez être fauvé j je n'ai garde de borner aflez la mifcricorde de Jefus-Chrift, pour m'imaginer que vous ne fauriez être porté dans lenfein de 1'églife par des voies qui nous fonc inconnues, & je fuis sur que vous avez la même eharité pour naus : Je prie continuellemenc que vous puiffiez rentrer dans 4'églife par des enemins dont je laiffé le choix a 1'Être infiniment fage. En attendant vous confeftèrez , je crois, qu'en qualké de catholique , je puis faire une différence eoniidérable entre un proteftant & un payen ; entre quelqu'un qui invoque le nom de Jefus , quoique. d'une manière que je ne juge pas conforme a la véritable foi, Sc un fauvage, un barbare , qui ne connoïc ni dieu, ni chrift,: ni rédempteur. Si vous n'êtes pas dans les limi* tes de 1'églife, vous en êtes plus prés, du moins, que ceux quin'en ont jamais entendu parler. C'eft par cette raifon que je me réjouis en voyant eet homme qui s'étoit livré a toutes fortes de crimes,' adrefter fes prières au fauveur , quoique je ne le croie pas parfairement eclairé ; perfuadé que dieu, dont toute bonne oeuvre procédé, achevera €glk-ei en le menant un jour a la connpiüanc§  de Robinson Cros öi 2.35 entière dé la vérité; & s'il' réuffit a 'infpirer la religion chrétienne a. fa pauvre-femme , je ne faurois jamais croire qu'il périra lui-même. Ma joie eft donc fondée quand je vois quelqu'un approcher de la véritable églife ,. quoiqu'il n'y entre pas auffi-tot que je le fouhaiterois. Ilfaut s'en fier, pour la petfection de ter ouvrage , a Dieu qui 1'acheveta lorfqüil le trouvera a propos.' Je,ferois. charmé , je vousprotefte, fi tous les fauvages reffembloient a cette bonrie femme , dulTent-ds être d'abotdtous proteftans; & je ctoirois fermementque Dieu, ayant commencé a illuminerleur efprit, leura-ecorderoit de plus en plus les lumières' d'en haut, &t les .feroit entrer a la fin dans le fein de fon 'églife. J'étois furpris.de la fmcérité de cepieuxpapifte, a mefure que j'étois convaincupat la force de fon raifonnement; & je me mis d'aborddans 1'efprir, que fi une pareille modération étoit générale parmi les hommes , nous pourrions être toiis chrétiens catholiques , quelle que put être la différence de nos fentimens particuiiers, & que eet efprit de charité nous conduiroit bientót tous, aux mêmes principes. Comme il croyoit qu'une pateille tolérance nous rendroit tous catholiques, je lui dis que je m'imaginois que fi tous les membres de fon églife étoient capables d'une cjaatfiré pareille, ils feroient bientot tous protef-  1J4 Les a v e n t v r z » ; lans: nous brifarnes-la, car nous'rfentris&s^&ai» dans la controwerfe. Je.vouks-p^tmaJKJ'ën^söat'flèr pn .pealfwr-Ji tbiérancet, Sc le prenant par ia main j >rMfiS(te " ami 5 lui dis-je , j'approuve forc ce que, jeoa* >» vénez'de-dire j mais cemmerneot fi- vous &'Ji"prêchiez nne pareüle doctrine en LTpagne ou » en tralie, vous n'éviteriez jamais les griffes de » Knquifitiön ». •> ïï ,-j.-..v ■ Ceia pourroit bien êtrej me dit- il^raass je ne-crois pas qu'une .parèiiles'ijffiaMittÉ-ientfe j»S peuples mc-illeurs chrériens : un eacèsik jchariic ne'paffera jamais chez moi;psoainhéDéfie£'! c liïqla ",; Commè Atkins' Sc fa femhïè nfóooiarir' 'pies dans eet endroir, nous n'avioiisi aacinne raiafe-JÏ pburnóas y arrêter. Nouisfleviames donc (ur Hbs* pas, Sc nous les.trouvarnesi déja qai ;3qq©$: aftendoient. Quand je les vis , |e demandai aa pï/êfife s'i'I tröuvoit a propos que nous leur décotivr'iflfoss que nous les avions vus dansle bófqaet?! Ce n'étoit' pas-la fon ayis; il vouIoit'iierconv,er:-: fèt^ryiaveé'A-tkins , pour voir ce qu'il nousdiroit de 'fon propre mouvement. La-deffus nous les* fimss entrer , fans permettre que perfoimey'fot; qüe'-hbus -rrois ,-& voici quel fut notre entretien: Robinson Crusoè. Je vous prie, Atkins»  Ö£ ROBINSON C K. Ü S 0 É. Z J 5 dites-moi quelle éducation avez-vous cue ? de quelle prof effion étoic, votre père.? „ Guillaume At~kins. U,n plus honnête homme que je ne ferai de ma vie ; c'ctpit m eccléfiaftique, monfieur. R. Cr. Quelle éducation vous a-t-il don- liée ? . ; . ., . ' t .'. . G. At. II n'a rien négligé pour meuportet alavertu; mais j'ai méprifé fes préceptes'êk fes réprimandes , c®mme une véritable:i>ê§fb ffiroce que j'étojs. , ... 6 jQV >h HWj smruoo R. Cr. Salomon dit effedivement , que celui qui méprife la corredion eft femblabie aux bêtes. . . . Hófa'k i^f-isl at: euov G. At. Hélas ! , monfieur , .-,ja-;:n'iü ssérfipie trop femblable aux bêtes les plus eruelles.., .pjjiCr que j'ai aflaffmé mqnpropre père. Ah.! niqn Dieu! monfieur, ne parions plus de-cela yj'ai tué mo_q propre père.;: ,: ;, • e -r tamoa. inon bnr.i mais, Guillaume , lui dis-je, d'oü vient que, s> précifément dans ce moment-ci, vos péchés « vous touehent d'une li grande force ? G. At. Hélas! monfieur, vous m'avez mis a un ouvrage qui ma percé le cceur. Je viens de parler, avec ma femme , de Dieu , & de la religion , afin de lui faire goüter le chriftianifme ; & elle m'a fait un fermon elle-même, qui ne me fortira jamais de 1'efprit, tant que je vivrai. R. Cr. Ce n'eff^ pas votre femme qui vous a prêché, moncher Atkins; mais votre confcience vous a infpiré a vous-même les argümens dont vous vous êtes fervi. G. At. II eft vrai , monfieur, ma confcience me les a infpirés avec une force a laquelle il m'a été impoffible de réfifter. R. Cr. Informez - nous , Guillaume , de ce qui vient de fepaffer entte vous &votte femme j j'en fais déja quelque chofe. G. At. Ah ! monfieur , il ne m'eft pas poffible de vous en rendre un compte exact -y quoique j'en foispénétré, je ne faurois pourtant trouver des termes pour m'expliquer comme il faut; mais qu'impotte dans le fond? il fuffit que j'en fois touché, & que j'aie pris une ferme réfolution de réformer ma vie. R. Cr. Mais encore , Atkins, dites-nous-j  d E R.o BïNSOK CrUSOE. 2J 9 en quelque chofe; par oü avez-vous entamé k converfation ? Le cas eft tout-a-fait extraordinaire certainement ; fi votre femme vous a porté a une réfolution fi louable , elle vous a fait effëctivement un excellent fermon. G. AT. J'ai débuté par la natute de nos loix fut le mariage , qui tendent a lier ï'homme & la femme par des nceuds indiffolubles. Je lui ai fait entendre que fans de pareilles loix, 1'ordre ne pouvoit pas être maintenu dans la fociété'; que les hommes abandonnetoient leurs families, & qu'ils fe mcleroient confuférrtenr avec d'autres femmes ; ce qui embrouilleroit toutes les fucceffions, & rendroit tous les héritages incertains. R. Cr. Comment ! Guillaume , vous parlez comme un dodeur en droit. Mais avez-vous pu lui faire comprendre ce que c'eft qu'héritages & families ? Les fauvages n'en ont pas feulement une idéé, a ce qu'on dit, & fe marient fans aucun égard pour 1'alliance. On m'a afluré même que parmi eux les frères fe marient avec leurs fceurs , les pères avec leurs filles , & les rils avec leurs mères. G. At. Je crois , monfieur , que vous êtes mal informé; ma femme m'a dit au moins, que fa nation abhotre de pareils mariages ; & que dans les degrés de parenté , dont vous venez de faire mention , ils ne fe marient jamais, quoiqu'ils ne foient pas auffi fcrupuleux que nous , peut-être, pat rapport aux degrés plus éloignés.  t-H-o Les avent. ttres R. Cr. Eb. bien ! que vous répondit-elle I G. At. Elle me dit , qu'elle trouvoit ces loix fort bonnes , qu'elles étoient meilleutes que celles de fon pavs. R. Cr. Mais lui avez - vous expliqué ce que c'étoit ptoprement que le mariage ? G. At. Oui, & c'eft par-la. qu'a commencé notie dialogue. Je lui ai demandé fi elle vouloit etre mariée avec moi a notre maniète ? Quelle manière, me dit -elle ? Je veux dire, répliquai-je, la manière que Dieu a établie pour le mariage, Cette réplique donna lieua la converfation la plus particulière que jamais mari eut avec fa femme. * Voici le dialogue a''Atkins & de fa femme, précifément de la manière que je l'ai écrit fur le champ, a. mefure qu'il me le communiquoit. La Femme. Établie pat Dieu? Comment? vous avez donc auffi un Dieu dans votre pays ? Guillaume Atkins. Sans doute , ma chère, Dieu eft dans tous les pays. La F. Point du tout , votre Dieu n'eft pas * Tout ce que dit la femme dans ce dialogue, eft en fort mauvais anglois; j'aurois pu I'imiter en francois, comme j'ai fait dans le premier volume, en pareil cas; mais je ne l'ai pas trouvé a propos, par ce que la raatière eft féneufe , & que ce mauvais langage y répandroit quelw que chofe de trop badin;  De Robin son Crusoü. 241 dans mon pays ; nous n'avous que legrand vieux Dieu Benamuchée. G. At. Hélas! ma pauvre enfant, je ne fuis pas aflez habile pour vous expliquer ce que c'eft que Dieu. II eft dans le ciel, il a fait le ciel èc la terre, & tout ce qui s'y trouve. i/f.Comment! vous avezle grand Dieu dans votre pays , & vous ne le connoiflez pas ? vous ne fadorez pas ? Cela n'eft pas poffible. G. At. Cela eft pourrant certain , quoique nous vivions fouvent comme s'il n'y avoit point de Dieu dans le ciel , & que fon pouvoir ne s'étendit point jüfqu'a la terre. La F. Mais pourquoi Dieu le permet-il ?Pourquoi ne vous fait-il pas vivre mieux ? G. At. C'eft notre propre faute. La F. Mais vous dites qu'il eft grand , qu'il a un grand pouvoir , qüil peut vous tuer , s'il veut; pourquoi ne vous tue-t-il pas, quand vous ne le fervez pas , Sc que vous faites du mal ? G. At. II eft vrai qüil auroit pu me tuer il y a long-tems , Sc que je devrois m'y attendre ; car j'ai été un homme indigne de vivre; mais il eft miféricordieux , Sc il ne nous punk pas toujours quand nous Ie mérirons. La F. Eh bien ! n'avez vous pas remercié votre Dieu de'fa bonté pour vous? G. At. Hélas ! je l'ai remercié aufli peu Tornt II. O  x^i Les aventures de fa miféricorde, que je l'ai craint pour fon pouvoir. La F. Si cela eft, votre Dieu n'eft pas Dieu ; je ne faurois le croire. II eft grand, il a du pouvoir , & il ne vous tue pas quand vous le fachez ? G. At. Faut - il donc, ma chère, que ma mauvaife conduite vous empèche de croire en Dieu ? Qde je fuis malheureux! Je fuis chrétien, & mes crimes empêehentlespayensde le devenir! La F. Mais comment puis-je croire que vous ayez la-hauc un Dieugrand & fort, &c que cependant vous ne faites point de bien ? 11 faut donc qu'il ne fachepas ce que vous faites. G. At. Vous vous trompez : il fait tout, il nous entend, il voit ce que nous faifons, il connoic nos penfées , quoique nous ne parlions pas. . La F. Cela ne fe peut pas , il ne vous entend pas jurer, & direa tout moment, Dieu me damne. G. At. II entend tout cela affurément. La F. Mais oü eft donc fon grand pouvoit ? G. At. II eft miféricordieux ; c'eft tout ce que jepuisvous dire, & c'eft cela qui prouve qüil eft le véritableDièu.ïl n'a point de pafïion comme .les hommes, & c'eft pour cette feule raifon que fa colère ne nous confume pas , dès que nous péchons contre lui.  t) | RoBlNSON C R U S O É. 24$ () UA TRIÈME PARTIE. A. tkins nous dit qu 'il étoit rempli d'horreur, en difant a fa femme que dieu voit &c entend tout, & qu'il connoït nos penfées les plus fecrettes; en fongeant que, malgré cette vérité, il avoic ofé faite un fi grand nombre de mauvaifes actions. La F. Miféricordieux! que voulez-vous dite par la ? G. At. 11 eft notre créateur^& notre père. II a pitié de nous & nous épargne. La F. Quoi! il n'eft pas en colère contre vous \ il ne vous tue pas quand vous faites du mal? II n'eft donc pas bon lui-mêmej ou il n'a pas beaucoup de force. G. A t. II eft infiniment bon , ma chère femme , infiniment grand & capable de nous punir. Fort fouvent même il donne des exemples de fa juftice & de fa vengeance , en faifant périr les pécheurs au milieu de leurs crimes. LA F. II ne vous a pas tué pourtant; il fmt donc qu'il vous ait averci qu'il ne vous tueroic pas, & que vous ayez fait un accord avec lui;, de pouvoir fiire du mal, fans qu'rl foic eu co- Qij  t44 Lks aventures lère contre vous , comme contie les autres hommes. G. A t. Bien loin de-la , mon cceur , j'ai pêché hardiment pat une fauiïe confiance en fa bonté; & il auroit été infiniment jufte, en me détruifant, comme il a fouvent déttuit d'autres pécheurs. LA F. II eft donc bien bon a votre égard ; qu'eft-ce que vous lui avez dit pour 1'en remercier ? G. At. Rien, ma pauvre femme; je fuis un indigne fcélérat, rempli de la plus neire ingratitude. La F. Mais vous dices qu'il vous a fait: que ne vous a-t-il fait meilleut?. G. A T. II m'a fait comme il a fait tous les autres hommes; mais je me fuis corrompu moimême ; j'ai abufé de fa bonté ; & je fuis patvenu a ce comble de fcélératelfe par ma propre faute. La F. Je voudtois que vous fiffiez en forte que Dieu me connut: je ne le facherois pas, je ne ferois point de mauvaifes chofes. G. At. Vous voulez dite, ma chère, que vous fouhaiteriez que je vous fiffe connoirre Dieu , cat Dieu vous connoit déja, & il n'y a pas une feule de vos penfées qui lui foit inconnue. La F. II fait donc aufti ce que je vous dis  »E R O BIN S ON CRUSOE. 145 a préfent ? II fait que je fouhaice de le connoitre ? Hélas! qui pourra faire en forte que je connoilfe celui qui m'a faite? G. At. Ma chère, je fuis au défefpoir de n'être pas en état de vous éclairer la-deffus : c'eft lui feul qui doit fe faire connoitre i vous : je m'en vais le ptier de vous enfeigner humême, & de me pardonner de m'être rendu indigne & incapable de vous inftruire. C'eft la-deffus qu'Atkins, pénétré de douleur de ne pouvoir pas fatisfaire la defir ardent qu'avoit fa femme de connoitre Dieu , s'étoit jeté a genoux, pour prier 1'efprit faint d'illuminer eet efptit ténébreux par la connoiffance falutaire de 1'évangile; de lui pardonner fes péchés k lui-même; & de vouloir bien fe fervir d'un auffi indigne inftrument pour la converfion de cette malheuieufe payenne. Après avoir été profterné en terre pendant quelques momens, il s'éroir remis auprès de fa femme , & la converfation recommenca de la manière fuivante. La F. Pourquoi vous êtes-vous mis a genoux? Pourquoi avez-vous parlé? Que figmfie tout cela? G. At. Je me fuis mis a genoux, ma chère femme, pour m'humilier devant celui qui m'a fait ; je lui ai dit Oh ! comme vos vieillards  Les aventures font au faux dieu Benamuchée; je veux dire que, je lui ai adreffé mes prières. La F. Et pourquoi avez-vous dit: Oh f G. A t. Je l'ai prié d'ouvrir les yeux de votre entendement, afin que vous puifiieZ le connoitre & lui être agréable. La F. Peut-il faire cela encore ? 1 G. At. Sans doute, il peut faire -tout; rien ne lui eft impofiible. L a F. Et il entend tout ce que vous lui dites ? G. At. Certainement. 11 nous a ordonné de le prier-, avec promelTe de nous écouter, & de nous accotder ce que nouï lui demanderions. La F. Tl vous a ordonné de le prier! Quand vous 1'a-tril ordonné? Ou vous 1'a-t-il ordonné ? 11 vous a donc parlé lui-même? G. At. Non, ma chère, il ne nous a point parlé lui même; mais il s'eft révélé'a nous de différentes manières. 11 a parlé aucrefois a quelques fainrs hommes, en termes fort clairs; & il les a dirigés par fon efprit, pour raiTembk-t toutes fés loix dans un livre. La F. Je ne vous comprends pas. Oü elt ce livre ? G. At. Hélas'! ma pauvre femme, je n'ai pas ce livre ; mais j'efpère que je lé trouverai *in jour, & que je vous -enfeignerai a. tó lire,  DE ROBINSOK GRUSOE. 247 (C'eft dans cette occafionque nous l'avions vu embraffer fa femme avec beaucoup de tendteffe , mais en même tems avec beaucoup de chagrin de fe voir fans bible). LA F. Mais comment me ferez-vous comprendre que Dieu lui-même a enfeigné a ces hommes a faire cc livre ? G. At. Par la même règle par laquelle nous favons qu'il eft Dieu. LA F. Hé bien! par quelle règle, par quel moyen favez-vous qu'il eft Dieu ? G. At. Paree qu'il ne nous ordonné & ne nous commande rien qui ne foit bon & jufte , rien qui ne tende a. nous rendre parfaitement bons & parfaitement heuteux, & par ce qüil nous défend tout ce qui eft mauvais en foimême , ou mauvais dans fes conféquences. LA F. Ah! je voudtois bien comprendre tout cela ; je voudrois bien voir tout ce que vous venez de dite. 11 enfeigne tout ce qiu elf bon, il défend tout ce qui eft mauvais , ii rccempenle le bien & il punit le mal; il B fait tout, il donue tout, il m'entend quand je lui dis Oht É ne me tuera pas fi je fouhaite d'être bonne i fi je veux faire du mal il peut me tuer, mais il peut m'épargner auffi, & ü eft pouttant le grand Dieu. Eh bien ! je crois qüil eft le grand Dieu *, je veux lui dire Oh avec vous, mon cher. Q iv  24s Les aventures C'eft ce difcours qui fur-tout avoit touché le coBur d'Atkins. II s'étoit mis d genoux avec fa femme pour prier Dieu tout haut de lïlluminerde fon faint-efprit; & de faire en force par fa providence, qu'il put trouver une bible, afin de la lire avec fa femme, & de la faire parvenir par-ld a la connoiflance de la véritable religion. Parmi les autres difcours qu'ils tinrent enfuite de cette prière , fa femme lui fit promettre, puifque, de fon propre aveu, toute fa vie n'avoit été qu'une fuite de péchés propres d provoquer iacoleie de D.eu, de la réformer, & de ne plus irriter Dleu de peur qu'il ne fÜt óté du monde, & qu'elle ne perdït patld Te moyen de connoitre mieux la Divinicé 5 enfin de peur qu'il ne fut éternellemenr miférable lui-même, comme il lui avoit dit que les méchans feroient après leur mort. Ce récit nous toucha beaucoup 1'un & 1'aucre mais fur-tout le jeune religieux. D'un cóté il etoit extafié de joie; mais de 1'aucre, il étoit cruellement mortifié de n'entendre pas 1'anglois, pour pouvoir parler lui-même d cette femme qui avoit de fi excellentes difpofitions. Revenu de fes réflexions, il fe tourna vers moi en me difant qu'il y avoit plus d faire avec cette femme que de la marier. Je ne Ie compris pas d'abord; mais il s'expliqua, en me difant qu'il croyoic qu'il falloit la bnptifer,  DE ROBINSON CrüSOÉ. 249 J'y confentis , & lui, voyant que je me hatois d'en orclonner les préparatifs : Patience, monfieur, me dit-il, mon fentiment eft qu'il faut la baptifer abfolument; fon mari Pa fait réfoudre a* embraffer le chriftianifme, il lui a donné des idees juftes de 1'exiftence d'un Dieu , de fon pouvoir, de fa juftice &c de fa clémence ; mais il faut que Je fache, avant que d'aller plus loin, s'il lui a dit quelque chofe de JefusChrift , du falut qu'il nous a ptocuté par fa mort, de la foi, du faint-efptit, de fa réfurreétion, du jugement dernier & de la vie a venir. J'appelai la-deffus Atkins, & je le lui demandai. II fe mit a pleurer en difant qu'il en avoit dit quelque chofe, mais fort fupetficiellement; qu'il étoit un homme fi criminel, Sc que fa confcience lui reprochoit avec tant de force fa conduite impie, qu'il ttembloit a la feule idéé que la connoiffance que fa femme avoit de fa mauvaife vie ne lui donnar du mépris pour tous ces dogmes factés Sc importans ; mais qu'il étoit sut que fon efptit étoic tellement difpofé a recevoir les impreffions de toutes ces vérités, que fi je voulois bien lui en parler, je viendrois facilement a. bout de 1'en perfuader, Sc que je n'y perdrois pas mon tems ni mes peines.  250 Les aventures Ld-deflus je la fis venir, & m'étant placé entr'elle Sc le prêtre , pour fervir de truchement, je le priai d'entter en matière. II le fit, Sc je fuis perfuadé que dans ces derniers fiecles, jamais prêtte papifte ne fit un pareil fermon : aufTi lui dis-je que je lui ttouvois toutes les lumières , tout le zèle , Sc toute la fincérité d'un vrai chrétien, fans aucun mélange des erreurs de fon églife , & qüil me paroiifbit femblable aux évêques de Rome, avant que 1'églife Rpmaine eut ufurpé Ia fouveraineté fur les confciences. Pour abréger , il réuffit a porter cette pauvre femme a embraffer la connoiifance du fauveur , &■ de la rédemption , non - feulement avec furprife &.ayec étonnement , comme elle avoit recu d'abord les notions de Dieu,, & de fes attributs \ mais encore avec joie, avec foi , Sc avec un degré de lumière qu'on auroit de la peine a s'imaginer , bien loin de pouvoir en donner une idéé jufte. Quand il fe prépara a la baptifer , je ie priai de s'acquitter dè cette cérémonie avec quelques précautions, afin qu'on ne remarquat pas qu'il fut catholique ; ce qui autoit pu avoir de mauvaifes conféquences , Sc caufer des divifitms parmi tous ces gens, qui n'avoient encore que de foibles idéés fur ces fortes de matières. II me répondit que , comme il n'avoit pointlade cbapeile con-    DE RoBINSON C R U S O É. 2JÏ facrée , ni les autres chofes néceflaires aux formalités de fon églife , il s'y prendroit d'une telle manière que je ne remarquerois pas moimême qüil étoit catholique , li je n'en avois pas été infltuit auparavant. 11 tint fa paroLe, Sc après avoir pronopcé aflez bas quelques paroles latines, il jeta tout un plat d'eau fur la tête de la femme , en difant tout. haut , en francois ; Marie, ( car en qualité de fon parrain je lui donnai ce nom-la, a la ptière de fon mari,") je te baptife au nom du Père, du Fils & du Saint-? Efprit. ü ■ . - ! 11 n'étoit pas poffible de deviner par-Ia dé quelle religion il étoit. II eft vrai qu'il lui donna enfuite la bénédiction en latin ; mais Atkins s'imagina que c'étoit du francois , ou bien il n'y prit pas garde du tout. Gette cérémonie étant achevée, il la maria , & fe tournant enfuite du coté d'Atkins , il i'exhorra d'une manière très-pathétique , non-feulement a perfé'vérer dans-Jes bonnes difpofitions , mais encore a répoudre par une fainte vie , aux lumières qui venoient d'être répandues dans fa confcience. II lui dit qu'il feroiten vain profellion de fe repentir, fi achieliement il ne renoncoita tous fes crimes. II lui repréfenta que,- puifque Dieu lui avoit fait la grace de fefervit de lui, comme d'un inftrument pour la^conyerfion de fa femme;, il  *52 Les aventbr.es devoit bien prendre garde de ne pas deshonorer cette faveur du ciel ; & que s'il fe négligeoit ladeffus , il pourroit voir une payenne fe fauver , & 1'inftrument de fon falut rejeté. H y ajouta un gtand nombre d'autres excellentes lecons , & les recommandant 1'un & 1'autre a la bonté divine , il leur donna fa bénédiétion de nouveau ; fe fervant toujours de moi comme de fon interprète , c'eft ainfi que finit toute la cérémonie. Je puis dire que ce jour-la a été le plus agréable que j'aie paffe de ma vie. Pour mon religieux , il n'étoit pas encore a bout de rous fes pieux delfeins ; fes penfées conrmuoient toujours a rouler fur la converfion des trente-fept fauvages , & il feroit refté de tout fon cceur dans l'ile pour y travailler ; mais je lui fis voir que fon entteprife étoit imptaticable , &c que je trouverois peut-êtte un moyen de la faire réuflir fans qu'il fut befoin qu'il s'en mêlat. Ayant ainfi réglé les affaires de mon ile, je me préparois a retourner a bord du vailfean , quand le jeune Anglois que j'avois tiré du bariment affamé, vint me dire qu'il avoit appris que j'avois un eccléfiaftique avec moi; que, par fon moyen, j'avois marié les Anglois fotmellement avec les femmes fauvages ; il ajouta qu'il favoit un autre mariage a faire entre deux chrériens , qui pourroit bien ne m'être pas défagréable.  DE RoBINSON CrüSOÉ. 2. 5 J Je vis d'abord qu'il s'agiffoit de la fervante de fa défunte mère , qui étoit la feule femme chrécienne qui fut dans 1'ile. La-deffus je l'exhortaia ne pas faire une chofe de cette importance pré* cipitamment , & feulement pour adoucir Ia folitude oü il fe devoit trouver dans 1'ïle. Je lui dis que j'avois fu de lui-même , & de la fervante , qu'il avoit du bien confidérablement, & des amis capables de le pouffer dans le monde ) que d'ailleurs cette fille n'étoit pas feulement une pauvre fervante, mais que fon age n'étoit pas proportionné au fien, puifqüelle pouvoit bien avoir vingr-fept a vingt-huit ans , au lieu qu'il en avoit a peine dix-huit; que par mes foins il pouvoit bien-töt fortir de ce défert, & revenir dans fa patrie, oü certainement il fe repentitoit de fon choix précipité , ce qui les rendroic dans la fuite malheureux 1'un & 1'autre. J'allois en dire d'avantage , quand il m'interrompit en fuurianr, pour me dire avec modeftie , que je me trompois dans ma conjecture, &c qu'il n'avoit rien de tel dans 1'efprit, fe ttouvant dans des circonftances affez ttiff.es, pour n'y pas mettte encore le comble par un mariage mal afforti; qü'il étoit charmé de mon deffein de le faire retoutner dans fa patrie ; mais que mon voyage devant être de longue haleine , felon toutes les apparences, &c très-hafardeux , il ne me  254 L'ïS AVENTURES demancloir, pour route grace, par rapport a lui, que de lui donnet quelques efclaves, 8c tout ce qui étoit néceffaire pour établir une plantation ; que de cette manièreda i! attendroit avec patience Poccafion de retourner en Angleterre , perfuadé que, quand j'y ferois revenu , je ne 1'oublierois pas. Enfin il me dit qu'ilavoit envie de me donner des lettres pour fes pareus, afin de les informer des bontés que j'avois eues pour lui, & de 1'endroit ou je 1'avois laiffé, & il me promit que dès que je le ferois fortir de 1'ile , il me céderoit fa plantation , de quelque valeur qu'elle put être. Ce petit difcours étoit fort bien arrangé, pour un garcon de eet age , & il m'étoit d'autant plus agréable qüil m'affuroit pofitivement que le matiage enqueftion ne leregardoit pas lui-même. Je lui donnai toutes les affurances poffibles de rendre fes lettres , fi je revenois fain &c fauf en Angleterre , de n'oublier jamais la facheufe fituation dans laquelle je le iaiffois, &d'employer tous les moyens poffibles pour 1'en tirer. J'étois fort impatient cependant de favoif de qtiel mariage il avoit voulu parler , & il m'apprit qu'il s'agiffoit de Sufanne, (c'étoit le nom de la fervante) 8c de mon artifan univerfel. J'en fus charmé aupied de Ia letcre, paree que le parti meparoiifoit très-bon de coté Sc daurre. j'ai déja donné le caraclère dn jeune homme.  DE robinson CrUSOE. 25$ Pour la fille, elle étoit modefte, douce & pieufe; elle avoit du bon fens , & aflez d'agrément ; elle parloit bien , & a propos , d'une manière décente & polie, toujours prète a répondre quand il falloit, & jamais elle n'étoit précipitée a fe mèler de ce qui ne la regardoit pas ; elle avoit beaucoup d'adrefle pour faire toutes fortes d'ouvrages , & elle étoit fi bonne ménagère, qu'elle auroit pu être la femme de charge de toute la colonie. Elle favoit parfaitement bien fe conduire avec des perfonnes d'un certain rang, &t par conféquent il ne lui étoit pas mal-aifé de plaire a tous les habitans de 1 ile. Nous les mariames ce même jour , & comme je lui tenois lieu de père dans cette cérémonie , je lui donnai aufli fa dot; car je lui affignai a elle-même & a fon époux un efpace de tetre aflez confidérable pour en faire une plantation. Ce mariage, & la propofitiön que le jeune homme m'avoit faite de lui donner en propre une petite étendue de terrein , me firent penfer a partager toute 1'ile aux habitans , afin de leuróter toute eccafion de querelles. J'en donnai la commiifion a. Atkins, qni étoit devenu grave , modéré , bon ménager ; en un mot qui étoit alors un parfaitement honnêtehomme , rrès-pieux, fort attaché a la religion,  x^G Les Aventures & , fi j'ofe décider d'une affaire de cette nature, vérirablement converti. II s'acquitta de cette commifiion avec tant de prudence , que tout le monde en fut fatisfait, & qüils me prièrent tous de tatifier le partage par un écrit de ma main. Je le fis dreffer tout auffitót, & en fpécifiant les limites de chaque plantation , je leut donnai a chacun un dtoit de poffeiïion pour eux, 8c pour leurs héritiers , ne me réfervant que le haut domaine de toute 1'ile , 8c une redevance pour chaque plantation , payable en onze ans , a moi, ou a celui de mes héritiers qui, venant la demander, produiroit une copie authentique du préfent écrit. A 1'égard de la forme du gouvernement 8c des loix, je leur dis qu'ils étoient auffi capables que moi de prendre des mefures utiles la deffus, & que je fouhaitois feulement qu'ils me promiffent de nouveau de vivre enfemble comme bons amis &c bons voifins. II y a encore une particularité que j'aurois tort de paffer fous filence. Comme tous les habitans de mon ïle vivoient dans une efpèce de république , & qu'ils avoient beaucoup a faire , il paroiffoit ridicule qu'il y eut trente-fepc fauvages refégués dans un coin de. 1'ile, a peine capables de gagner leur vie, bien loin de contri- buet  ï) s Robinson Crus o é. 2.57 buer a 1'utilité générale. Cette confidétation me fit propofer au gouverneut Efpagnol , d'y aller avec le père de Vendredi, & de leur offrir de fe joindre aux autres habitans, afin de plantet pour eux-mêmes , ou bien de fervir les autres, pour lanourriture & 1'enttetien , en qnalité de domeftiques , & non pas en qualité d'efclaves. Car je ne voulois pas abfolument permettre qu'on les réduisk a 1'efclavage ; ce qui auroit été contraire a la capitulation qu'ils avoient faire en fe rendanr. lis acceptètent la propofitiön de grand coeut , & quittèrent leurs habitarions dans le moment même. II n'y en eut que trois ou quatre qui prirent le parti de cultiver leurs propres terres , tous les autres aimèrent mieux être diftribués dans les différentes families que nous avions établies. Toutes les colonies fe réduifoient alors a, deux. II y avoit celle des Efpagnols qui demeuroient dans mon chateau, & qui étendoient leut plantation , du cöté de 1'eft , tout le long de la petite baie , jufqu'a ma maifon de campagne. Les Anglois vivoient dans le nord-eft de 1'ile , oü Atkins & fes camarades s'étoient établis dès le commencement , & ils s'étendoient du coté du fud & fud-oueft , derrière la plantation des Efpagnols. Chaque colonie avoit encore a fa difpofition une aflez grande étendue de terre en Toms II. R  258 Les aventwr.es friche , qu'elle pouvoit cultivet en cas de befoin^ en fotte que, de ce cóté, il n'y avoit aucunfujet de jaloufie & de difcorde. On avoit laiffé défette la partie oriëntale de 1'ïle, afin que les fauvages puffenc y aller &C venir a leur ordinaire , & on avoit réfolu de ne fe point mêler de leurs affaires , s'ils ne fe mêloient pas de celles des habitans. II ne faut pas douter qu'ils n'y vinffent fouvent, comme ils avoient fait autrefois , mais je n'ai jamais entendu dite qu'ils aient enttepris la moindre chofe contte mes colonies. II me vint alots dans 1'efprit , que j'avois fait efpérer a mon religieux que la converfion des trente-fept Sauvages pouvoit fe faire fans lui, d'une manière dont il feroit fatisfait. Je lui fis fentir que cette affaire étoit en bon train, & que ces gens étant ainfi diftribués parmi les chrétiens, il feroit facile de leur faire goütet les ptiucipes de notre religion , pourvu que chacun de leurs maïtres voulüt bien faire tous fes effotts pout y réuffir. 11 en convint; mais, dit-il, comment les porterons-nous a y travailler avec application ? Je lui répondis qu'il falloit les y engager, en les afremblant tous , ou bien en leut allant patier a. chacun en particulier. Ce fecond parti lui parut le plus convenable; &c la-deffus nous partageames  x> e RöfciNSON C r ys o f. 15"9 l'ouvrage entre nous. Il entreprit d'aller voir les Efpagnols, qui éroient tous papiflies , dans le tems que j'irois adreffèr mes exhortations aux Anglois, qui étoient tous proteftans. Nous leur recommandames aux uns & aux auttes, ttès-fort, de ne point faite entrer, dans les inliruótions qu'ils donneroient aux fauvages, aucune diftinction entre les catholiques & les proteftans , & de fe contenterde leur apprendreles principes générauxde la religion chrétienne, comme 1'exiftence de Dieu , le mérite de Jefus-Chrift, Sec. Ils nous le promirent , & ils s'engagèrent même a ne parler jamais enfemble de controverfe. En venant a la maifon, ou a la ruche d'Atkins, je vis , avec plaifir , que la jeune femme de mon machinifte , Sc 1'époufe d'Atkins, étoient devenues amies intimes, &c que cette petfonne pieufe avoit perfedionné l'ouvrage que 1'époux avoit commencé.Quoiqu'il n'y eut que quatre jours d'écoulés depuis le baptême de la femme d'Atkins , elle étoit déja devenue fi bonne chrécienne , que je n'ai de ma vieentendu parler d'une converfion li fubite , & pouffée li loin en fi peu de tems. II m'étoit venu juftement dans 1'efprit , le même matin que je méditois cette vifite , qu'en leut laiflant tout ce qui leur étoit nécefiaite, j'avois oublié de leur donner une bible; en quoi je confefle que j'avois moins de foins pour eux, Rij  ±6o Les avbnturi» que rna bonne veuve n'avoit eu autrefois pout moi, en m'envoyant trois bibles tk un livte de communes prières , avec la cargaifon de cent livres fterling , qu'elle eut le foin de me faire renir dans le Bréfil. La charité de cette pauvte femme eut un effet plus étendu qu'elle n'avoit ptévu ] cat ces bibles fetvitent alots d'inftrudtion & de confolation ï des gens qui en faifoient un meilleur ufage que je n'en avois fait alors moi-même. J'avois une de ces bibles dans ma poche , en arrivant a la maifon d'Atkins , oü je remarquai que les deux femmes venoient de parler enfemble , fur des matières de religion. Ah ! monfieur, dir Atkins dès qu'il me vit , quand dieu veut fe réconciliet avec des pécheurs , il en fait bien trouver les moyens. Voila ma femme qui a trouvé un prédicateur nouveau \ je fais que j'étois aufli indigne qüincapable de mettre la main a un pareil ouvrage ; & voila cette jeune femme qui paroït nous êtte envoyée du ciel. Elle eft en état de converrir toute une ïle pleine de fauvages. La jeune femme rougit a ces mots, 8c fe leva pour s'en aller; mais en la priant de demeuter, je lui dis qu'elle avoit enttepris un deffein excellent , & que je fouhaitois de tout mon cceur que le ciel voulüt bénir fes foins. Nous contimfames fur ce fujet, pendant quel:  DE ROÏINSON CR.USOÉ. l6l que tems, Sc ne voyant pas qu'ils euflent aucun livre , je titai ma bible de mapoche.» Voici du » fecours que je vous apporte , Atkins, dis-je, & je ne doute point que vous ne le receviez „ avec plaifir ». Le pauvre homme étoit fi furpris de ce préfenr,que, pendant quelques minutes, il fut incapable de prononcer un feul mot. Mais s'étant remis de fon ttouble , il prit lelivte avec reipec~fc, & fe tournant du coté de fa femme: Ne vous ai-je pas dit, ma chère , lui dit-il, que, quoique dieu foit la-haut, dans le ciel, il peut entendre nos prières ? Voici le livre que je lui ai demandé , quand nous nous fommes mis a genoux enfemble dans le bofquer; dieu nous a entendus , il nous 1'a envoyé. Après avoir fini ce difcours, iltomba dans de fi gtands tianfports de joie , qu'au milieu des aófcions de graces qüil adrelfoit au ciel, il verfoit un ruifleau de larmes. Sa femme étoit dans une futptife extraordinaire , & elle étoit prête a tomber dans une erreur , oü perfonne de nous ne s'étoit attendu. Elle croyoit fermement que dieu avoit envoyé ce livre direftement du ciel, a la prière de fon mari , & elle prenoit pour un préfent immédiat ce qui n'étoit qu'un effet équivalent de la providence. II ne tenoit qua nous de la confirmer dans cette penfée , mais la matière me parut trop férieufe pour permertre que la bonne perfonne Riij  a<»i Les aventures tombat dans une illufion fetnblable. Je m'adreffat donc a la jeune femme, en lui difant, qu'il n'en falloit point impofet la-deffus a notte nouvelle convertie, Sc je laptiai de faire fentir a fon amie, qu'on peut dire avec vérité que dieu répond a. nos prières , quand nous recevons de fa providence, d'une manière naturelle, ce que nous lui avons demandé, & que nos prières ne tendent jamais a exiger de dieu des miracles. La jeune femme s'acquitta parfaitement bien, Sc avec un heureux fuccès, de cette commillion y par couféquent il n'y eut aucune fraude pieufe dans toute cette affaire, & dans le fond, en employer dans une telie occafion , me paroittoit la chofe du monde la plus inexcufable. J'en reviens a la joie d'Atkins , qui étoit inexprimable; certainement jamais homme ne fut plus reconnoiffant de quelque préfent que ce puiffe être, qu'il 1'étoit du don que je lui fis de cette bible , & jamais homme ne fe téjouit d'un don pareil, par un meilleur principe. Après avoir été un des plus grands fcélérats de 1'univers, il établit pat fon changement cette maxime certaine; que les pères ne doivent jamais défefpéret du fuccès des inftructions qu'ils donnent a leurs enfans , quelqu'infenfibles qu'ils y paroiffent êrre. Si jamais dieu trouve bon dans la fuite de toucher le cceur de ces fortes de gens, la  nE Robissön Ciiusoi 265 force de 1'éducation fe faifit de nouveau de leur ame, 8c les inftrudtions qu'ils onr recues dans leur première jeuneffe , opèrenr fur eux avec tout le fuccès imaginable. Les préceptes qui ont été endormis, pour ainfi dire , pendant longtems fe réveillent alors , Sc produifent des effets metveilleux. , . II en étoit ainfi du pauvre Atkins. 11 n'étoit pas des plus éclairés ; mais voyant qu'il étoit appelé a inftruire une perfonne plus ignorante que lui, il ramaffoit toutes les lecons de fon pète qu'il pouvoit fe rappeler, 8c il s'en fervoit avec beaucoup de fruit. II fe reffouvenoir fur-tout avec force de ce que fon père lui avoit dit fur 1'excellence de la bible, quirépandit fur des families Sc fur des nations entières les bénédiótions du ciel; vérité dont il n'avoit jamais compris 1'évidence que dans cette occafion, oü voulant inftruire des payens 8c des fauvages , il ne pouvoit fe pafler du fecouts des oracles divins. La jeune femme étoit bien aife aufli de voir cette bible, pour le grand befoin qu'elle en avoit alors. Elle en avoit une, comme aufli fon jeune maïtre , abord du vaifleau, parmi les autres hardes qu'on n'avoit pas encore portées a terre, mais il lui en falloit une pout s'en fervir d'abord. ]'ai déja tant dit de chofes touchant cette jeune R iv  2^4 Les aventures femme , que je ne faurois mempêcher d'en rapporter encore une particularité fott remarquable & fort inftruétive. J'ai raconté ci-deffus a quelle exttémité elle avoit été réduite quand fa maitreffe mourut de faim , dans le malheureux vailfeau que nous avions rencontré en pleine mer. Caufant un jout avec elle fur la facheüfe fituation oü elle s'étoit trouvée alors, je lui demandai fi elle pouvoit me donner une idéé de ce qu'elle avoit fenti dans cette occafion, & me faire comprendre ce que c'eft que mourir de faim, Elle me dit qu'elle ctoyoit qu'oui , Sc voici comme elle me détailla toute cette defcriprion. Après avoir fouffert beaucoup pendant prefque tout Ie voyage, par la difette des vivtes, il ne nous refta rien a la,fin qu'un peu de fucre , un peu de vin Sc un peu d'eau. Le premier jour que je n'avois pris aucune nourriture, je me trouvai, vers le foir, un grand vide dans 1'eftomach , avec de grandes douleurs j & a 1'approche de la nuit, je me fentis fort endormie, Sc je ne ceffai de bailler; ayant pris un verre de vin, je me mis fur un lit; & ayant dormi environ trois heures, je me trouvai un peu rafraïchie. Après avoir veillé trois auttes heures , environ les cinq heures dn matin, je fentis les mêmes  DE RoBIKSOK CrUSOÉ. l6$ douleurs d'eftomach, & je voulus dormir de nouveau: mais il me fut impoffible de fermer les yeux, étant fort foible& ayant de grandsmauxde cceur \ ce qui continua pendant le fecond jout avec beaucoup de variété; tantót j'avois faim, & tantót j'avois mal au crxur, avec des naufées, comme une petfonne qui a pris un vomitif. Je me remis fur le Ut vers le foir, ayant pris un verre 'd'eau pour toute nourriture-, m'étant endotmie, je revois que j'étois dans les Barbades , que j'y trouvois le marché rempli de toutes fortes de vivres, que j'en achetois copieufement, & que je dinois avec ma maitreffe avec un trés-grand appétit. A la fin de ce rêve, je crus mon eftomach auffi rempli que fi j'avois diné réellement, mais quand je fus reveillée, je me trouvai dans une exttême inanition,'& comme fut le point derendre 1'ame. Je pris alors notre dernier verre de vin, j'y mis du fusre, paree qu'il y a quelque chofe de nourriffant; mais n'ayant rien dans mon eftomach fur quoi le vin put opérer, tout 1'effer que j'en tirois confiftoit dans quelques fumées défagréables , qu'il m'envoyoit au cerveau , Sc 1'on m'a dit qu'après avoir vidé ce verre , j'avois été pendant long-tems comme une perfonne qui ne fent rien , par un excès d'ivreffe. Le troifieme jour , après avoir paffé toute la nuit dans des fonges fans liaifon, en fommeil-  i66 Les aventur.Es lanr , plutot qu'en dormanc, je m'éveillai, en fentant une faim enragée ; & je ne fais pas , fi j'avois été mère, & que j'euiïè eu un de mes enfans avec moi , fi j'aurois eu aflez de force d'efprit pour n'y pas mettre les dents. Cette rage dura environ ttois heures, pendant lefquelles j'étois aufli futieufe, ace que m'a dit enfuite mon jeune makte , que ceux qui le font le plus dans 1'hópital des fous. Dans un de ces accès de frénéfie , foit par un mouvement extraordinaire du vaifleau , ou que le pied me glifsat, je tombai a terre, 6V je me heurtai le vifage contte le lit de ma maitrelfe , ce qui me fit fortir le fang abondammentdunezj a mefure que le fang couloir, ma tage diminuoit, aufli-bien que la faim qui en étoit la caufe. Mes maux de cceur & mes naufées revinrent enfuite \ mais il me fut impoflible de rendre , puifque je n'avois rien du tout dans 1'eftomach. Aflbiblie pat la perte du fang, je m'évanouis , & 1'on me crut motte , mais je tevins bientöta moi, fouffrant des douleurs d'eftomach , dont il m'eft impoflible de vous donner une idée. A 1'approche de la nuit je ne fentis qu'une faim terrible , avec des defirs de manger, que je m'imagine avoir été femblables aux envies d'une femme groflè.  ©e Robinson CrusoI. 2.^7 Je pris encore un verre d'eau avec du fucre ; mais mon eftomach incapable de retenir cette douceur , rendit le tout dans le moment même ; ce qui me fit prendre de 1'eau pure qui me refta dans le corps. La-defTus je me mis au lit, en prianr dieu de route mon ame, qu'il lui plut de me délivrer d'une vie fi malheureufe ; & me tranquillifant par 1'efpérance d'être bientótexaucée , je parvins a fommeiller pendant quelque tems. M'étant réveiliée, je me crus mourante, ayant la tête toute accablée par les vapeurs qui s'élevoient de mon eftomach vide. Je recommandai alors mon ame a dieu, en fouhaitant fort que quelqu'un abrégeat mes fouffrances, &C me jetat dans la mer. Pendant tout ce tems, ma maitreffe étoit couchée auprès de moi, comme une perfonne expirante; mais elle foutint fa misète avec plus de courage & de patience que moi, &, dans eet état, elle donna fa dernière bouchée de pain a fon fils, qui ne voulur la prendre qu'après des ordres redoublés de fa mère, & je fuis perfuadé© que ce peu de nourriture lui a fauvé la vie. Vers le matin , je me rendormis, & mon fommeil étant diffipé de nouveau,je fentis une envie extraordinaire de pleurer, qui fut fuivie par un autre violent accès de faim. Je me levai toute furieufe, §C dans le plus déplorable état qu'on  Lis AVinturis pnifTe s'imaginer : fi j'avois trouvé ma maitteffe morte , je crois fort que j'aurois mangé unmorceau de fa chair avec autant d'appetit que Ia viande de quelque animal deftiné a nous fervir de nourritute. Deux ou trois fois je voulus arracher un morceau de mon propre bras; & voyant le baffin dans lequel j'avois faigné le jour d'auparavant, je me jetai deflus, Sc j'avalai le fang avec précipiration , comme fi j'avois eraint qu'on ne me 1'arrachat des mains. Cependant dès que je 1'eus dans 1'eftomach, la feule penfée m'en remplit d'horreur, Sc elle bannit ma faim pour quelques momens. Je pris alors un autre verre d'eau qui me rafraïchit Sc me tranquillifa pendant quelques heures. C'étoitM Ie quattième jour , Sc je reftai dans eet état jufques a la nuit; alots dans 1'efpace de quatre heures je fus fujette fucceiïivementa tous le différens accès que la faim m'avoit déja caufés; j'étois tantöt foible , tantot accablée d'envie de dormir , tantót tourmentée de violents maux d'eftomach , tantót pleurant, tantót enragée, Sc mes forces diminuèrent cependant d'une manière extraotdinaire. Je me couchai de nouveau, n'ayant d'autte efpérance que de mourir avant la la fin de la nuit. Je ne fetmai pas 1'ccil pendant toute cette nuit, & ma faim étoit changéc en une maladie conti-  DI ROBINSON CrüSOÉ. Z69 nuelle; c'étoit une affreufe colique caufée pat les vents , qui s'étoient fait un paffage dans mes boyaux vides, & qui me donnoient des tran-. chées infupportables. Je demeurai dans ce trifte érat jufqu'au lendemain matin, que je fus furprife&troubléepar les cris & les lamentationsde mon jeune manie , qui m'apprit que fa mère étoit morte. N'ayant pas la force de fortir da lit, je levai un peu la tête , & je m'appercus que madame refpiroit encore, quoiqu'elle donnat fort peu de fignes de vie. J'avoisalors des convulfions d'eftomach épouvantables, avec un appetit futieux, & des douleurs que celles de la mott feule peuvent égaler. Dans cette affreufe fituation j'entendis les matelots crier de toutes leuts forces , une voile , une voile ! lis fautoient, & coutoient pattout le vaiffeau comme des gens qüi avoient pet du 1'efprit. J'étois incapable de me levet du lit: ma pauvre maitreffe 1'étoit encore plus, Sc mon jeune maitre étoit fi malade , que je m'attendois a le voit expirer dans le moment. Ainfi il nous fut impoflible d'ouvrit la porte de notre chambre , Sc de nous informer au jufte ce que vouloit dite tout ce vacatme. II y avoit deux jours que nous n'avions parlé a qui que ce fut de 1'équipage. La detnière fois qu'on nous étoir venu voir, on nous avoit dit qu'il a'y avoit plus un morceau de pain  27° Les aventures dans tout le vaifleau , & les matelots nous ont avoué dans la fuite qu'ils nous avoient et us tous morts. Nous étions dans eet état affreux, quand vous nous envoyates des gens pour nous fauver la vie, &; vous favez mieux que moi-même quelle étoit notre fituation.quand vous vïntes nous voir. C'étoient la a peu-près les propres paroles de cette femme, & il me femble qu'il n'eft pas poffible de donner une defcription plus exacte de toutes les circonftances oü fe ttouve une perfonne ptête a moutif de faim. J'en fuis d'autant plus petfuadé, que le jeune homme me rapporta apeuqarès les mêmes particulatités de 1'état oü il s'étoit trouvé. II eft vrai que fon récit étoit moins détaillé & moins touchant y aufli y a-t-il de 1'apparence qu'il avoit moins foufferc, puifque fa bonne mère avoit prolongé fa vie aux dépens de de la fibrine , & que tout ce que la fervante avoit eu de plus que fa dame pour foutenir une misère fi affreufe , avoit été la force de fon age & de fa conftitution. De la manière que ce fait me fut rapporté, il eft cerrain que fi ces pauvres gens n'avoient pas rencontré notre vaifleau ; ou quelqu'autre , ils auroient tous péri en peu de jours, a moins qüe de s'ctre mangés les uns les auttes. Ce trifte expédient même n'auroit pas fervi de gtand'chofe ,  dB Robinson Crusoe. 27 r puifqu'ils étoient éloignés de terre de plus de cinq cents lieues. 11 eft tems de finir cette digreffion , Sc d'en revenir a la manière dont je réglois toutes les affaires dans mon ile. 11 faut obfetver ici que, pour plufieurs raifons, je ne jugeai point a propos de parler a mes gens de la chaloupe que j'avois eu foin d'embarquer par piéces détachées, dans 1'intention de les faire joindre enfemble dans file., J'en fus détoutné d'abord en y arrivant, par les femences de difcorde qui étoient répandues parmi les différentes colonies , perfuadé qu'au moindre mécontentement on fe ferviroit de la chaloupe pour fe féparer les uns des autres ; peutêtre auffi en auroient-ils fait ufage pour pirater, Sc de cette manière, mon ile feroit devenue un nid de brigands , au lieu que j'en voulois faire une colonie de gens modérés Sc pieux. Je ne voulus pas leur laiffer non plus les deux pièces de canon de bronze , ni les deux petites pièces de tillac , dont mon neveu avoit chargé le vaiffeau , outre le nombre ordinaire. Je les crus fans cela affez forcs Sc affez bien armés pour foutenir une guerre défenfive , Sc mon buc n'étoit nullement de les mettre en état d'entreprendre des conquêtes; ce qui ne pouvoit que les. précipitef a la fin dans les derniers malheurs. Pour toutes ces raifons , je laiffai dans  Les aventures Ie vaifTeau, & la chaloupe , & 1'artillerie; dans le deflein de les leur rendre utiles d'une autre manière. Voila tout ce que j'avois a dite de mes colonies que je quittai dans un état floriffant, & je revins a bord le . . . . de ... . après avoit été vingt-cinq jours dans 1'ile , &c promis a mes gens , qui avoient ptis la réfolution d'y refter jufqüa ce que je les en titaffe , de leur envoyer du Bréfil de nouveaux fecours , fi j'en rrouvois quelque occafion. Je m'étois engagé fur-tout a leut faire avoir quelque bétail, vaches , moutons , cochons , &c.; car pour les deux vaches & le veau que j'avois fait embarquer en Angleterre , la longueur de norre voyage nous avoit obligés de les tuer au milieu de la mer, n ayant plus de quoi les nourrir. Le jour fuivant nous fitnes voile après avoir falué les colonies de cinq coups de canon , Sc nous vinmes dans la Baye de Tous-les-Saints, dans le Bréfil, en vingt-deux jours de tems, fans renconcrer rien qui fut digne de remarque, excepté une feule patticulatité. Le ttoifième jour, apiès avoir mis a la voile, la mer étant calme , & le courant allant avec force vers 1'eft-nord-eft , nous fümes quelque peu enttainés hors de notre cours , & nos gens criètent jufqu'a trois fois: Terre du cöté de  t> £ Robin s on C r ü s o é, ijj de i'eft; fans qu'il nous fut poffible Se favoir li c-étoit le conrinent ou des lies. Ve ts le foir nous vimes la mer, du cöté de la terre, toute couverte de quelque cliofe de noir, que nous ne pümes pas diftinguer; mais notre contremaitre étant monté dans le grand mat, avec une lunetre d'approche , fe mit a. crier que c'étóic toute une armée. Je ne favois pas ce qu'il vouloit dire avec fon armée, & je le traitai d'extravagant. « Ne vous fachez pas, Monfieur, » dit-il , c'elt une armée navale, je vous 5> en réponds. 11 y a plus de mille canors , & » je les vois diftinérement venir tout droic » a nous. " Je fus un peu furpris de cette nouvelle, auffi-bien que mon neveu le capitaine , qui avoit entendu raconter dans 1'ile de fi rerribles chofes de ces fauvages , & qui n'ayaiit jamais été dans ces mers, ne favoit qu'en penfer. 11 s'écria deux ou trois fois , que nous devions nous attendre a, être dévotés. J'avoue que voyant la met calme , & le courant qui nous portoit vers le rivage, je n'érois pas fans frayeur. Je 1'encourageai pouttant, en lui confeillant de laiffer tomber 1'ancre aufli-tot qüil verroit inévitable d'en venir aux mains avec ces Barbares. Le calme continuaiit, & cette flotte étani Tome IL S  274 Les aventures forc proche de nous , je commandai qu'on jetat 1'ancre , & qu'on ferlatles voiles; j'affurai en même tems 1'équipage qu'on ne devoit rien ctaindre , finon qu'ils ne mifTent le feu au vaiffeau , & que pour les en empêcher, il falloit remplir les deux chaloupes d'hommes bien armés, & les attacher de bien prés, Pufie a la poupe, 8C 1'autre a la proue. Cet expédient ay*an't été approuvé, je fis prendre a ceux des chaloupes un bon nombre de feaux, pour éteindre le feu que les Barbares pourroient s'efforcer de mettre au-dehors du navire. Nous attendimes les ennemis dans cette pofturé , & bientót nous les vimes de prés; je ne crois pas que jamais un plus terrible fpeclacle fe foit offert aux yeux d'un chrétien. 11 eft vrai que le contte-maitre s'étoit fort trompé dans fon calcul: au lieu de mille canots, il n'y en avoit a-peu-près que cent vingt-fix ; mais ils étoient tellement chargés, que quelquesuns contenoient jufqüa dix fept perfonnes , &C que les plus petits étoient montés de fept hommes tout au moins. Us s'avan§oient hardiment, & paroiffoient avoit le deffein d'environner le vaiffeau de tous cötés : mais nous otdonnames a nos chaloupes de ne pas permettre qu'ils approchaffenc trop.  bk RoBinson Cr sisoi 17^ Cet ordre même nous engagea, contre notie intention , dans un combat avec ces Sauvages. Cinq ou fix de leur plus grands canots approchèrent tellement de la plus grande de nos chaloupes , que nos gens leur firent figne de la main de fe retirer, ils le comprirent fort bien, &ilsle firenr; mais tout en fe retirant, ils lancèrent une cinquantaine de javelotscontre nous Sc bleffèrent dangereufementun de nos hommes. Je criai pouttant 3 ceux des chaloupes de ne point faire feu, Sc je leur fis jeter un bon nombre de planches pour fe couvrir contre les flèches des fauvages, en cas qu'ils vinffent a en tirer de nouveau. Environ une demi-heure après, ils avance-tent fur nous en corps du coré de la poupe , fans que nous puflions d'abord deviner leut deffein. lis apptochèrent affez pour que je vide fans peine que c'étoient de mes vieux amis, je veux dire de ces Sauvages avec lefquels j'avois été fouvent aux mains. Un moment après ils s'éloignèrent de nouveau , jufqu'a ce qu'ils fuffent tous enfemble directemeut oppofés a un des córés de notre Navire , Sc alors ils firent force de rames pour venir a nous. Ils approchèrent fi fort, effedivement, qu'ils pouvoient nous entendre parler j Sc la-deffus je commandai a tout 1'équipage de fe tenir en repos, jufqu'a ce qu'ils tiraffenc Si)  Les aventures leurs flèches une feconde fois, mais qu'on tint le canon tout prêr. En même-tems j'ordonnai a Vendredi de fe mettre fur le tillac, pour les arraifonner, Sc pour demander quel étoit leur deflein. Je ne fais pas s'ils i'entendirent , mais je fais bien que cinq ou fix de ceux qui étoient dans les canots les' plus avancés , nous montrèrent leur derrière tout nud, comme s'ils nous vouloient ptiet gracieufement de le leur baifer. Si c'étoit feulement une marqué de mépris, ou fi par-la ils nous défioient, Sc donnoient le fignal aux autres, c'eft: ce que j'ignore; mais immédiatement après, Vendredi s'écria qu'ils allóient tirer; Sc malheureufement pout le pauvre garcon^, ils firent voler dans le vaifleau plus de trois cent flèches, dont perfonne ne fut blefle que mon 'fidéle valet lui-même , qui a mes yeux eut le corps percé de trois flèches , ayant été le feul qui fut expofé a leur vue. La douleur que me caufoit la perte de ce vieux compagnon de tous mes ttavaux , me potta a un violent defit de vengeance. J'ordonnai d'abord qu'on chargeat cinq canons a cartouche Sc quatre a boulets, Sc nous leur donnames une telle bortiée , que le fouvenir leur en eft refté cettainement pendant toute leut vie. Us n'étoient éloignés de nous que de la  deRobinsonCrusoê. 177 moitié de la longueur d'un cable , Sc nos canonniers vifèrent fi jufte, que quatre de leurs canots furent renverfés , felon toutes les apparences, d'un feul & même coup de canon. Ce n'étoit pas le fot compliment qu'ils nous avoient fait, qui avoit excité ma colère & mon reflentiment , nous n'en comprenions pas le fens , Sc tout ce que j'avois réfolu de faire , pour les punir de leur impoliteiïe , c'étoit de les effrayer, en tirant quatre ou cinq canons chargés feulement de poudre. Mais voyant la décharge furieufe qu'ils nous faifoient fans raifon , Sc la mort du pauvre Vendredi, qui méritoit fi bien toute mon eftime & toute ma tendtefle, je crus êtie en droit devant Dieu Sc devant les hommes, de repoulfer la force par la force, Sc j'aurois été charmé même d'abimer tous leurs canots. Quoi qu'il en fok, notre bordée fit une exécution teirible ; je ne faurois dire précifémenc combien nous en tuames ; mais il eft cettain que jamais il n'y eut dans une mulckude de gens une pareille frayeur Sc une conftemation femblable. II y avoit treize ou quatorze de leurs canots tant brifés que renverfés, & coulés a fond , Sc ceux qui les avoient montés. étoient tués en pattie, Sc en pattie ils tachoient de fe fauver a la nage. S iij  278 Les aventurf.3 Les autres étoient hors de fens , a force d'être efFrayés , & ne fongeoient quas'éloigner, fans fe mettre en peine de leurs camarades , dont les canots avoient été coulés a fond , ou ruinés par notre canon. Leur perte , par eonféquent, doit avoir été confidérable. Nous n'en primes qu'un feul, qui nageoit encore dans la mer une heure après le combat. Leur fuite fut f; précipirée, que dans ttois heures ils furent abfolument hors de la portée de nos yeux, excepté trois ou quatre canots qui faifoient eau, felon toute apparence , Sc qui ne pouvoient pas fuivte le gros avec la même rapidité. Notre prifönnier étoit tellement étourdi de fon malheur, qu'il ne vouloit ni parler , ni manger , Sc nous crümes tous qu'il fe vouloit laiffer mourir de faim. Je trouvai pouttant un moyen de lui faire revenir la parole , en faifant femblant de le faire rejeter dans la mer , Sc de le remettre dans 1'état oü on 1'avoit trouvé , s'il vouloit s'obftiner a garder le filence. On fit plus , on le jeta effeéfivemgnt dans la mer, & 1'on s'éloigna de lui. II fuivit la chaloupe en nageant, Sc y étant rentte a la fin, il devint plus traitable, Sc commenca a parler, mais dans un langage dont perfonne de nous ne pouvoit pas entendre un feul mot.  beRoiiwjoh CRUSoi. 179 Un vent frais s'étant levé, nous remïmes a la voile , tout le monde étant chatmé de s'étre tiré de cette affaire, hormis moi, qui étois au défefpoir de la pette de Vendredi , & qui aurois fouhaité de retourner a 1'ile pour en tirer quelqu'autte propre a me fervir; mais c'étoit une chofe impoflible, & ij f"lolt fuivre notre route. Notre prifonnier cependant commencoit a comptendre quelques mots anglois, & a s'apptivoifet avec nous. Nous lui demandames alors de quel pays il étoit venu avec fes compagnons ; mais il nous fus impoflible d'entendre un mot de fa réponfe. 11 parloit du gofier d'une manière fi creufe & fi érrange , qüil ne paroiffoit pas feulement former de fons articulés, & nous crumes tous qu'on pouvoit parfaitement bien parler cette langue la avec un baillon dans la bouche. Nous ne pümes pas remarquer qüil fe fervit des dents , des lévres , de la langue , ni du palais: fes paroles reffembloient aux différens tons qui fortent d'un cor de chaffe. II ne laifla pas a quelque-tems de-la d'apprendre un peu d'anglois , & alors il nous fit entendre que la flotte qui nous avoit attaqués , avoit été deftinée par leurs rois pour donner une grande bataille. Nous lui demandames combien de rois -ils avoient donc ? 11 dit qu'ils étoient Siv  23o Les aventuris cinq nations , qu'ils avoient cinq rois , & que leur deffein avoit été d'aller combattre deux nations ennemies. Nous lui demandames encore par qualle raifon ils s'étoient approchés de nous ? Et nous fümes de lui que leur intention n'avoit été d'abord que de contempler une chofe auffi merveilleufe que notre vaifTeau le leur avoit paru. Tout cela fut exprimé dans un langage plus mauvais encore que ne Tavoic etc celui de Vendredi, quand il commenca a s'énoncer en anglois. II faut que je dife encore un mot ici du pauvre garcon , du fidéle Vendredi. Nous lui rendimes les denïiers honneurs, avec toute ia folemnité poffible; nous le mïmes dans un cercüeil, & après Tavoir jeté dans la mer, nous primes congé de lui par onze coups de canon. C'eft ainfi que finit la vie du meilleur & du plus eftimable de tous les domeftiques. Continuatie notre voyage avec un bon vent, nous découvrimes la terre, le douzième jour après cette aventure, au cinquième degré de latitude méridionale: c'étoit la partie de toute 1'Amérique qui s'avance le plus vers le nord-eft. Nous fïmes cours vers le fud quarc a 1'eft, en ne perdant point le rivage de vue pendant quatre jours , ala fin defquels nous doublamesk cap Saint-Auguftin , & ttois jours «prés  BE robinsos CbCUSoÉ. 2.31 nous kiflames tomber 1'ancre dans k baye de Tous-les-Saints , 1'endroit d ou étoit venue toute ma bonne &c ma mauvaife fortune. Jamais i! n'y étoit venu de vaifleau qui y eut moins d'affaites, & cependant nous n'obtinmes qu'avec beaucoup de peine d'avoir la moindre correfpondance avec les habitans du pays; nt mon aflbcié , qui faifoit dans ce pays une trés-belle figure, ni mes deux faéteurs , ni le btuit de la manière miraculeufe dont j'avois été tiré de mon défert, ne me purent obtenir cette faveur. Mon aflbcié, a la fin ,- fe fouvenant que j'avois donné auttefois cinq-cents moidores au prieur du monaftère des Auguftins , Sc deux cents aux pauvres, obligea ce religieux d'aller parler au gouverneur , Sc de lui demander k permiflïon d'aller a terre, pour moi, le capitaine, & huit autres hommes. On nous 1'aecorda , mais a condition que nous ne débarquerions aucune denree, Sc que nous n'emmenerions perfonne de-la, fans une permiiiion exprefle. ils nous firent obferVer ces conditions avec tant de févérité , que j'eus toutes les peines du monde i faire venir a terte trois balles de draps fins, d'étoffes &c de toiles que j'avois appottés exptès pour en faire prêfeht I mon aflbcié. C'étoit un homme ttès-gcnéreux, & qui  Lej aventures avoit de fort beaux fentimens, quoique, tout comme moi, il eüc d'abord peu de chofe. Sans favoir que j'euffe le moindre defïein de lui faire un préfent, il m'envoya a bord, du vin & des confitures , pour plus de trente moidores, & il y ajouta du tabac , & quelques belles médailles dor. Mon préfent n'éroic pas de moindre valeur que le fien , Sc lui devoit être très-agréable 5 j'y joignis la valeur de cent hvres fterling en mêmes marchandifes; mais dans une autre vue, & je Ie priai de faire drefïer ma chaloupe , afin de 1'employer pour envoyer a ma colonie ce que je lui avois promis. L'arTaire fut faite en fort peu de jours , & quand ma barque fut toute équipée, je donnai au pilote de telles inftruétions pour trouver mon ile , qu'il étoit abfolument impoflible quil la manquat; aufli Ia trouva-t-il, comme j'ai appris dans Ia fuite , Par les lectres de mon afTbcié. En moins de rien , elle fut chargée de la cargaifon que je deftinois a mes gens, Sc un de nos matelots , qui avoit été a terre avec moi dans 1'ile, s'offrit d'aller avec la chaloupe , & de s'établir dans ma colonie , pousrvu que j'ordonnaffe, par une lettre, au gouverneur Efpagnol3 de lui donner des habits, du terrein.  © E RoBINSON CHUSOÉ. 28 J & des outils néceflaires pour commeneer une plantation : ce qu'il entendoit fort bien , ayant été planteur auttefois a Mary-Land, Sc aufli boucanier. Je l'encourageai dans ce deffein, en lui accordant tout ce qu'il me demandoit, Sc en lui faifant préfent de 1'efclave que nous avions pris dans la dernière rencontre ; & je donnai ordre au gouverneur Efpagnol de lui donner une portion de tout ce qui lui étoit néceffaire , égale a celle qui avoit été diftribuée aux autres. Quand la chaloupe fut prête a mettte en mer , mon affbcié me dit, qu'il y avoit la un planteut de fa connoiffance , fort brave homme, mais qui avoit eu le malheur de s'attiret la difgrace de 1'églife. Je n'en fais p.is trop bien la raifon, me dit-il; mais je le crois hérétique dans le fond du cccur, & il a été obligé de fe cacher pour ne pas tomber entre les mains de 1'inquifuion. II feroit charmé de trouver cette occafion d'échapper avec fv femme Sc avec fes deux filles , & fi vous vorder lui donner le moyen de fe faire une plantation dans votre ile, je lui donnerai quelque argent pour la commencer ; car les officiers de 1'inquifition ont faifi tous fes effets , & il no lui refte rien , que quelques meubles Sc deus  284 Les aventures' efclaves. Quoique je haifTe fes principes y ajouta-1 - il, je ferois faché qu'il tombat entre leurs mains ; car il eft certain qu'il fetoit brülé tout vif. J'y eonfentis dans le moment, Sc nous eachames ce pauvre homme avec toute fa familie dans notte vaifTeau, jufqu'a ce que la chaloupe fut prête a pattir 3 Sc alors nous y mimes toutss fes hardes , & nous 1'y menames lui-même dès qu'elle fut fortie de la baye. Le matelot qui avoit pris le même parti > fut charmé de fe voir un pareil compagnon, ils étoient a~peu-près également riches, ils avoient les principaüx outils néceflaires pour commencer une plantation , & voila tout. Néanmoins ils avoient avec eux quelques plantes de. cannes de fucre, avec les matériaux pour en tirer de Tutilité, Zr. Ton m'afluroic que le planteur Portugais, prétendu hérétique , entendoit parfaitement tout ce qui concerne cette forre de plantation. Ce que j'envoyois de plus confidérable a mes fujets , confiftoit en ttois' vaches a lait, cinq veaux, vingt-deux porcs, trois ttuies pleines, deux cavales , Sc un cheval entier. Outre cela, pour faire plaifir a mes Efpagnols , je leur envoyois trois femmes Portugaifes , en les priaut de leur donner des époux , &'■  DE ROBIHSON C.RU5ÖÉ. lSj de les traiter avec douceur. J'aurois pu leur en faire avoir un plus grand nombre; mars je favois que mon Portugais perfécuré avoir avec lui deux files en état de fe marier, puifque les autres avoient des femmes dans leur patrie. Toute cette cargaifon arriva en bon érat dans 111e , & 1'on croira fans peine quelle y fut recue avec plaifir par mes fujets , qui, avec cette addition , fe trouvoient alors au nombre de foixante ou foixante-dix , fans les petits enfans, qui étoient en grande quanrité , comme j'appris enfuite au retour de mes voyages, par des lettres que je re* s a Londres , pat la voie du Portugal, II ne me refte pas ummot a dire a préfent de mon ile , & quiconque lira le refte de mes mémoires fera fort bien de n'y fonger plus , & de s'attacher éntièrement aux folies d'un vieillard qui ne devient pas plus fage, ni pat fes propres malheurs , ni par les malheurs mêmes d'auttui ; d'un vieux imbécille , dont les paflions ne font pas amorties par quarante ans de mifère & de difgraces , ni farisfaites pat une profpérité fliü furpafle fes efpérances mêmes. Je n'érois non plus obligé d'aller aux Indes, qu'un homme qui eft en liberté , & qui n'eft  i%G Les aventures pas coupable d'un crime, n'eft obligé d'aller au géolier de Neuwgate, pour le prier de Peufermet parmi les autres prifonniers, «Sc de le laifTer moiuïr de faim. Puifque j'avois une fi grande tendrefle pour mon ïle, j'aurois pu prendre un perit vaiffeau pour y aller direclemeut , j'aurois pu encore le charger de tout ce que j'avois embarqué dans le vaifTeau de mon neveu le capitaine, & j'aurois pu prendre avec moi une patente du gouvernement, pour m'afTurer la propriété de mon ile, en la foumettant au haut-domaine de la Grande-Bretagne. J'aurois pü y transporter du canon, des munitions , des efclaves, des planteurs 5 j'aurois pu y faire une citadelle au nom de 1'Angleterre , & y établit une colonie flable &c floriflance. Enfuite , pour agir par principe , & en homme fage , je devois m'y fixer moi-même , renvoyer mon petit navire bien chargé de bon riz, comme il m'étoit aifé de le faire en fix mois de tems, & prier mes correfpondans de le charger de nouveau de tout ce qui pourroit ctre urile & agréable a mes fujets. Malheureufement je n'avois pas des wies fi raifonnables , je n'étois pas touché des avantages confidérables que j'aurois pu trouver dans uh pareil établiffement ; j'étois polfédé feulement par un  DE ROBINSON CRUSOÉ. 1%J démon aventurier, qui me forcoit a courir le monde, limplement pour courir. II eft vrai que je me plaifois forc a êcre le bienfaiteur de mes fujets, a leur faire du bien par ma propre auroriré, fans dépendre d'aucun fonverain; enfin a repréfenrer ces anciens patriarches, qui étoient les rois de leurs families. Je n'avois pas des deffeins plus étendus; je ne fongeois pas même a donner un nom a 1'ile ; mais je Tabandonnai comme je 1'avois rrouvée, napparrenanr propremenc a perfonne, & fans établir aucune forme de gouvernement parmi mes gens. Quoique, en qualité de père & de bienfaireur , j'euffe quelque intluenee fut leur conduite, je n'avois pouttant fur eux qüune autorité precaire, & ils n'étoient obligés de m'obéir que par les régies de la bienféance. Paffe encore , fi j'étois tefté avec eux; les affaires auroient pu prendre un bon train : mais comme je les plantois la pour reverdir, fans remettre jamais le pied dans 1'ile, tout devoit tombet nécefTairement dans le défordre. C'eft ce qui arriva précifément, a ce que j'appris dans la fuite, par une lettre de mon aflocié , qui y avoit envoyé de nouveau une chaloupe. Je ne recus cette lettre que cinq ans après qu'elle avoit été écrite , & je vis  3. BS Les aventures que les affaires de ma colonie ne faifoient que des progrès très-chétifs; que mes gens étoient forc las de refter dans eet endroit y qu'Atkins étoit mort; que cinq Efpagnols s'en étoient allés; que quoiqu'ils n'eulfent pas recu de grandes infulces de la part des Sauvages, ils ne laiffoient pas d'avoir eu quelques petits combats avec eux. Enfin, qu'ils 1'avoient conjuré de m'écrire que je me fouvinffe de jna prorneffe de les tirer de la , & de leur procurer le plaifir d'aller mourir dans leur patrie. Mes courfes & mes nouvelles difgraces ne me laiffèrent pas le loifir de me fouvenir de eet engagement , ni de toute autre chofe qui concernat 1'ile ; 8c ceux qui veulent favoir Ie refte de mes aventures, n'ont qu'a me fuivre dans un nouvelle carrière de folies & de malheurs: ils pourronr du moins apprendre xparda , que bien fouvent le ciel nons punit en exaucant nos dehrs8c qu'il nous fait trouver les plus grandes afflidtions en fatisfaifant nos vceux les plus ardens. Que par conféquent aucun homme fage ne fe flatte de Ia force de la raifon, quand il s'agit de choifir un genre de vie. L'homme eft un animal qui a la vue bien courte. Les paffions  de Robin sou Cru séi t%j pafïlons ne font pas fes meilleurs amis, Sc fes penchans les plus vifs font d'otdinaire fes plus mauvais confeillers. Je dis tout ceci en réfléchiffartt fut le defit impétueux que je m'étois fenti dès ma plus tendre jeuneiïe , de courir tout le monde, Sc fur les malheurs oü m'a précipité ce penchant fi naturel qui paroiffoit être né avec moi. 11 m'eft aifé de vous rapporter d'une manière hiftorique 9 Sc de vous faire comprendre les effets de ce penchant avec les circonftances qui 1'ont, pour ainfi dire, animé Sc fait agit ; mais les vues fecrètes de la ptovidence, en permettant de fuivre aveuglément des penchans fi bizarres , ne fauroient être comprifes que par ceux qui onc pris 1'habitude de confidérer avec attention les voies de cette providence, & de tirer des conféquences pieufes de la juftice de Dieu, Sc de nos propres égaremens. Mais je me fuis affez étendu fur le ridicule de ma conduite; il eft tems d'en revenir a mon hiftoire. Je m'étois embarqué pour les Indes, Sc j'y fus. II faut pouttant que j'avertiffe ici, qu'avant de continuer ma courfe, je fus obligé de me féparer de mon jeune eccléfiaftique, qui m'avoit donné de fi fottes preuves de fa piété. Trouvant la un navire pret a faire voile pour Lisbonne , il me demanda petmilTion de s'y emTome II. T  i5>o Les aventures barquer; c'eft. ainfi qu'il paroilfoit prédeftiné 1 n'achever jamais fes voyages. J'y confentis, ik. j'aurois fait fagement , de prendre le même parti. i Mais j'en avois ptis un autre, & le ciel fait tout pout le mieux. Si j'avois fuivi ce prêtre, je n'aurois pas eu un fi grand nombre de fnjets d'être reconnoiffant envers Dieu, & 1'on n'auroit jamais entendu parler de la feconde partie des Voyages & Aventures de Robinfon Crufoé. Du Bréfil, nous allames tout droit, par la mer Atlautique , au cap de Bonne-Efpérance : notre voyage, jufques-la, fut paffablement heureux, quoique de tems en tems nous euffions les vents contraires , & quelques tempêtes ; mais mes grands malheurs fur mer étoient finis , mes difgraces futures devoient m'arriyer par terre, afin qu'il parut qu'elle peut nous fervir de chatimenr auiïi-bien que la mer, quand il plaït ainfi au ciel, qui ditige a fes fins les circonftances de toutes 1 ;s chofes. Comme notre vaifleau étoit uniquement deftiné au commerce, nous avions a bord un Infpecleur, ou Super- Cargo, qui en devoit régler tous les mouvemens, après que nous ferions arrivés au cap de Bonne-Efpérance. Tout avoit écé confié a fes foins & a fa prudence , & il n'étoit limité que dans le nombre de jours qu'ij  be Robin sou Crusoé. 291 falloit refter dans chaque port. Ainfi je n'avois que faire de m'en mêler; ce Super-Cargo Sc mon neveu, le capitaine, délibéroient entt'eux fur les différens partis qu'il y avoit a ptendre. Nous ne nous arrétames pas plus long-tems au cap, qu'il le falloit pour prendre de 1'eau fraiche Sc les autres chofes qui nous étoient néceflaires, Sc nous nous hatames, autant qüil fut poffible, pour arriver a la cóte de Coromandel, paree que nous étions informés qu'un vaifleau de guerre francois de cinquante pièces, avec deux grands vaifleaux marchands, avoient pris la route des Jndes. Je favois que nous étions en guerre avec les Francois , Sc par conséquent je n'étois pas fans apptéhenfion : heuteufement ils allèrent leur chemin, fans que nous en ayions entendu parler dans la fuite. Je n'embarraflerai pas ma narration de la defcription des lieux, du journal du voyage, des variations de la bouflole , des latitudes , des mouflbns, de la fituation des potts, Sc d'autres particularités qui rendent fi ennuyeufes les relations des voyages de long cours, Sc qui font fi inutiles a ceux qui n'ont pas deffein de faire les mêmes courfes. 11 fuffira de nommer le pays Sc les ports oü nous nous fommes arrêtés, Sc de dire ce qui nous y eft arrivé de remarquable. Nous tou- Tij  291 Les aventures chames d'abord a 1'ile de Madagafcar; le peuple y étoit féroce & traitre, rrès-bien armé d'arcs & de lances, dont il fe fert avec beaucoup de dextérité. Cependant nous y fümes fort bien ; pendant quelque tems les habitans nous traitèrent avec civilicé, & pour des babioles que nous leur donnames , comme des couteaux , des cifeaux, &c. ils nous apportètent onze jeunes boeufs, affez petits, mais gras & bons : nous en deftinames une partie pour notre nourriture, pendant le tems que nous devions nous arrêterla , & nous f imes faler le refte pour la provifion du vaifTeau. Nous fümes obligés de demeurer la quelque tems, après nous être fournis de vivres, & moi, qui étois cuiieux de voir de mes propres yeux ce qui fe paffoir dans tous les coins de Tunivers oü la providence me menoit, je vins a terre aufïi-töt qu'il me fut poffible. Un foir nous débarquames dans la partie oriëntale de file, & les habitans, qui y font en gtand nombre , fe prefsèrent autour de nous, & d'une certaine diftance ils nous confidétèrent avec attention. Toutefois, étant traités d'eux jufquesda fort honnêtement, nous ne nous crümes pas en danger: nous coupames feulement trois branches d'arbres que nous plantames en terre a quelques pas de nous; ce qui non-feuleenent dans ce pays-la eft une marqué de paix &c  bi Robimson Cruso£. d'amitié, mais qui porte encore les infulaires a faire la même chofe de leur coté , pour indiquer qu'ils acceptent la paix. Dès que cette cérémonie eft faite, il ne leur eft pas,permis de paffer vos branches, & vous ne fauriez pafler les leurs, fans leur déclarer la guerre. De cette manière, chacun eft en sureté derrière fes limites, & la place qui eft entre deux fert de marché, & de coté & d'autre on y trafique librement. En y allant, il n'eft pas permis de porter des armes, Sc les gens du pays même , avant que d'avancer jufques-la, fichent leurs lances en terre, mais fi on rompt la convention, en leur faifant quelque violence, ils fautent d'abotd fur leurs armes, Sc tachent de repoufler la force par la force. 11 arriva un foir que nous étions venus a terre, que les infulaires s'aflemblèrent en plus gtand nombre que de coutume , mais tout fe pafla avec la civilité ordinaire. Us nous apportètent plufieurs provifions qu'ils troquèrent contte quelques bagatelles , & leurs femmes mêmes nous fournirent du lait & quelques racines, que nous recumes avec plaifir; en un mot tout étoit paifible, Sc nous réfolümes même de pafler la nuit a terre dans une hutte que nous nous étions faire de quelques rameaux. Je ne fais par quel preflenriment je n'étois pas fi content que les autres de refter toute la nuit Tiij  iif4\ Les aventures g terre, & fachant que notre chaloupe étoit a 1'ancre a un jet de pierre du rivage, avec deux hommes pour la garder, j'en fis venir un a tetre pour couper quelques branches , pour nous en couvrir dans la chaloupe; & ayant étendu la voile, je me couchai delïus, a 1'abti de cette verdure. Environ a deux heures après minuit, nous entendimes des ctis terribles d'un des mariniers, qui nous prioit au nom de Dieu de faire approcher la chaloupe, fi nous ne voulions pas que tous nos gens fulTent maffactés; en même tems j'entendis cinq conps de fufil , qui furent répécés deux fois immédiatement après ; je dis cinq coups , car c'étoitda le nombte de toutes les armes a feu qu'ils avoient. On voit affez, par Ia néceffité oü ils furent de tirer fi fouvent, que ces batbares ne font pas fi effrayés de ce bruit, que ceux avec qui j'avois eu affaire dans mon ile. M'étant réveillé ên furfaut par tout ce tumulte, je fis avancer la chaloupe, 8c voyant trois fufils devant moi, je pris la réfolution d'aller a terre avec mes deux matelots, Sc d'affifter nos gens attaqués. Nous füme-s prés du rivage en moins de rién, mais il nous fut impoffible d'exécuter notre deffein, car nos matelots, pourfuivis par trois ou quatre cents de ces barbares, fe jetèrent dans  BS ROBINSOV CrüSSÉ. 2 5 k. mer avec précipitation pour venir a nous. Ils n'étoient que neuf en tout, n'ayant que cinq fufils; il eft vrai que les auttes étoient armés de piftolets & de fabres, mais ces atmes leur avoient été dün fon petit ufage. Nous en fauvames fept avec bien de k peine ,' patmi lefquels il y en avoit trois bfen blefles. Pendant que nous étions occupés a les faire entrer , nous étions tout aufli expofés qüeux, car ils nous jetèrent une grêle de darcis ; & nous fümes obligés de barricader ce coté de la chaloupe avec nos bancs Sc quelques pknches qui s'y trouvoient par un pur hafard , ou, pour mieux dire, par un effet de k providence divine. Cependant, fi 1'affaire étoit arrivée en plein jour, ces gens vifent fi jufte , qu'ils nous auroient: percés de leurs flèches, a moins de nous tenir éntièrement a couvett. ÏLa lumïère dé la lune nous les faifoit voir peu diftincïement, pendant qu'ils faifoient volet une quantité de dards dans notre barque. Cependant, ayant tous rechargé nos fufils, nous fimes feu deflirs, & leurs ctis nous firent aflez- comprendre que nous en avions bleflé plufieurs. Cela ne les empêcha pas dé refter fur le rivage en ordre de bataille jufqu'au matin, fans doute dans la vue d'avoir meilleur marché de nous, dès qu'ils pourtoient nous voir. Pour nous, nous fümes forcés de refter dans T iv  i$6 Les aventures eet état, fans favoir comment faire pour lever 1'ancre & pour faire voile, ne pouvant pas y réuffir fans nous tenir debout; ce qui leur auroit donné autant de facilité pour nous tuer, que nous en avons d'abattre un oifeau qui eft fur une branche, Tout ce que nous pümes faire, ce fut de donner au vaifTeau des fignaux que nous étions en danger, & quoiqu'il füt z une lieue de-la, mon neveu entendant nos coups de fufil, & voyant par fa lunette d'approche que nous faifions feu du coté du rivage, comprit d'abord toute 1'affaire, & levant Tancre au plus vïte, il vinc auffi ptès de nous qu'il fut poffible. il nous envoya de-la 1'autre chaloupe, avec dix hommes j mais nous leur criames de ne pas approcher, en leur apprenant notre fituation. Alors un de nos matelots prenant le bout d'une corde , & nageanc entre les deux chaloupes, de manière qu'il étoit difficile aux Sauvages de 1'appercevoir, vint a bord de ceux qui étoient envoyés pour nous tirer de ce danger. La-deffus nous coupames notre petit cable , & laiflant I'ancte, nous fümes tirés par 1'autre chaloupe, jufqu'a ce que nous fuffions hors de la portée des flèches. Pendant tout ce' tems nous nous étions tenus couchés derrière notte barticade. Dès que nous ne fümes plus entre le vaifTeau  vi Robikson Ciivsoi 197 & le rivage , le capitaine donna une bordée terrible aux barbares , ayant fait charger plufieurs canons a cartouche, & 1'exécution en fut affreufe. Quand nous fümes revenus a bord , & hors de danger, nous eümes tout le loifir néceffaire pour examiner la caufe de tout ce tintamarre , & de cette rupture fubite de la patt des fauvages. Notre Super-Cargo , qui avoit été fouvent de ce coté-la , nous affuta qüil falloit abfolument qu'on eut fait quelque chofe pout ittiter les Sauvages, qui, fans cela, ne nous auroient jamais attaqués, aptès nous avoir recüs comme amis. La méche fut a la fin découverte , & 1'on apprit qu'une vieille femme s'étant avancée au-dela de nos branches, pour nous vendre du lait, avoit eu avec elle une jeune ■fille qui nous apportoit auffi des hetbes &c des racines; un des matelots avoit voulu faire quelque violence a la jeune fille ; ce qui avoit fait faire un terrible bruit a la vieille , qui en étoit peut-être la mère , ou la parente. Le matelot néanmoins n'avoit pas voulu lacher prife , mais il avoit taché de mener la fille au milieu d'un bocage, hors de la vue de la vieille ; celle - li s'étoit retirée la-deffus, pour aller inftruire de eet affront fes compattiotes, qui dans 1'efpace de trois heures avoient affemblé toute cette armée. Un de nos gens avoit été tué d'un coup de javelot dè« le commencement, dans le tems ^  aoS Les aventures qu'il fortoit de la hutte faite de branches. Toiïs les autres s'étoient tités d'affaire , excepté celui qui avoit été la caufe de tout ce malheur, &c qui paya bien cher le plaifir qu'il avoit goüté avec fa noire maitrefle. Nous fümes aflez long-tems a favoir ce qu'il étoit devenu, cependant nous voguames deux jouts Ie long du rivage avec notte chaloupe , quoique le vent nous exhortat a paitit, & nous fitnes toutes fottes de fignaux pour lui faire connoitre que nous 1'attendions ; mais toute cette peine fut inutile ; nous le crümes perdu ; & s'il avoit fouffert lui feul de fa fottife, le mal n'auroit pas été fort confidérable. Je ne pus cependant me fatisfaite la-deflus, fans hafarder d'aller une feconde fois a terre, pour voir li je ne pourrois rien découvrir touchant le fott de ce malheuieux. Je réfolus de le faire pendant la nuit, de peur d'effuyer une feconde attaque des noirs. Mais je fus fott imprudent en me hafardant de mener avec moi une troupe de mariniers féroces, fans m'en être fait donner le commandement; ce qui m'engagea , malgré moi, dans une entteprife aufli malheureufe que criminelle. Nous choisïmes, le Super-Cargo & moi, vingt des plus déterminés garcons de tout 1'équipage „ & nous débarquames dans le même endroit oü  de ROBINSON CrUSOÉ. I99 les Indiens s'étoient affemblés , quand ils nous avoient attaqués avec tant de fureur. Mon deffein étoit de voir s'ils avoient quitté le champ de bataille , & d'en furprendte quelques - uns, s'il étoit poffible, afin de les échanger contre le matelot en queition, fi par hafard il vivoit encote. Etant venus a tetre , fans aucun bruit , a dix beutes du foir, nous partageames nos gens en deux pelotons, dont je commandai 1'un , & le boifeman 1'autte. Nous ne vïmes ni nentendimes perfonne d'abord , & nous nous avancames , en laiffiant quelque diftance entte nos deux perits corps.Vers 1'endroit oü 1'aótion s'étoit paffee nous ne découvrimes rien , a caufe des ténèbres; mais quelques momens après notre boffeman tomba a terre , ayant donné du pied contf e un cadavte. La-deflus il fit halte j ufqua ce que je 1'euffe joint, 8c nous réfolümes de nous arrètet-la en attendant le lever' de la lune qui devoit venir fur 1'horifon en moins d'une heure de tems. C'eft alois que nous découvrimes diftinftement le carnage que nous avions fait parmi les Indiens; nous en vimes ttente - deux a terre , parmi lefquels il y en avoit deux qui refpitoient encore. Les uns avoient le .bras emporté, les auttes la jambe, Sc les autres la tête, 8c nous fupposames qu'on  $QQ LïS AVENTURES avoit emporté ceux qui avoient été blefles, 5c qu'on avoit efpété de pouvoit guérir. Après avoir fait cette découverte, j'étois d'avis de retourner a bord; mais le bofleman me fit dite qu'il étoit réfolu , avec fes gens, d'aller rendre une vifite a la ville oü ces chiens d'Indiens demeuroient, & me fit prier de 1'y accompagner, ne doutant point que nous n'y puflions faire un butin confidétable , & avoir des nouvelles de Thomas Jeffery ; c'étoit-la le nom du matelot que nous avions perdu. S'ils m'avoient demandé permiflion de tentet cette entteprife, je fais bien que je leur aurois ordonné pofitivement de fe rembarquer ; mais ils fe contentèrent de me faire favoir leur intention, & de me prier d'être de la partie. Quoique je fufle combien un tel deflein, oü 1'on pouvoit petdre beaucoup de monde, étoit ptéjudiciable a un vaifleau dont 1'unique but étoit d'aller négocier, je n'avois pas 1'autorité néceffaire pour détourner le coup; je me contentai de leur ref ufer de les accompagner, & j'ordonnai a ceux qui me fuivoient de rentrer dans la chaloupe. Deux ou trois de ces derniers commencèrent d'abord a murmurer contre eet otdre, a dire qu'ils vouloient y aller, en dépit de moi, & que je n'avois aucun commandement fur eux0  S> E RoBINSON Cr.US0É. JOI Allons Jean , s'écria 1'un , veux - ru y venir ? pour moi j'y vais certainemenr. Jean répondit qüil le vouloit bien. 11 fut fuivi d'un autre, Sc celui-la d'un autre encore ; en forte qu'ils m'abandonnèrent tous, hormis un feul que je priai inftamment de refter. Il n'étoit demeuté dans la chaloupe qüun feul mouffe; ainfi il n'y avoit . que ce matelot, le Super -Cargo Sc moi, qui retoutnames vers la chaloupe , oü nous avertïmes les autres , que nous refterions pour la garder, Sc pour en fauvet autant qu'il nous feroit poffible. Je leur répétai encore, qu'ils entteprenoient le deffein du monde le plus exttavagant, Sc qu'ils poutroient bien avoir la même deftinée que Jeffery. Us me répondirent en vrais mariniers , qu'ils agiroient prudemment , Sc qu'ils me garantiffoient qu'ils en viendroient a bout a leur honneur. J'avois beau leur mettre devant les yeux les intérêtsdu vaifleau, & que leur conduite étoit inexcufable devant Dieu & devant les hommes, c'étoit comme fi j'avois patlé au grand mat du navire ; ils me donnèrent feulement de bonnes paroles, Sc m'affurèrent qu'ils feroient de retour dans une heure au plus tatd. La ville des Indiens n'étoit, a ce qu'ils me ditent, qu'a un demimille du rivage; mais ils trouvèrent qu'elle étoit cloignéé de plus de deux grands milles.  3©z Les aventures C'eft ainfi qu'ils s'en allèrent tous , & quoique leut entreprife fut extravagante au fuprême degré il, faut ayouer pourtant qu'ils s'y prirenc avec toute la précaution poffible. Ils étoient tous patfaitement bien armés ; car, outre un fufil ou «n moufquet, ils avoient chacun un piftolet &c une baïonnette : quelques - uns s'étoient munis avec cela de fabres , & le boffeman & deux autres avoient des haches d'armes. D'ailleurs ils étoient poutvus tous enfemble de treize grenades , en un mot jamais gens plus hatdis & mieux armés n'entteprirent un deffein plus abominable & plus extravagant, Quand ils s'en allèrent, ils n'étoient animés que par le defir du butin, & pat 1'efpérance de trouver de 1'or, mais une circonftance oü ils ne s'attendoient pas , les remplit de 1'efprit de vengeance, & les changea tous en autant de diables incatnés. Etant arrivés a un petit nombre de maifons indiennes, qu'ils avoient prifes pour la ville même , ils fe virent fort éloignés de leur compte, puifqu'il n'y avoit-la que treize huttes , & qu'il leut étoit impoflible de favoir la fïtuation & la grandeur de la ville qu'ils avoient deffein de faccager. lis délibérèrent long - tems fans favoir quel parti prendte. S'ils attaquoient ce hameau, il falloit égorger tous les habitans fans qu'il en  I)e R.OBINSON CrüSOÉ. 305 échappat un feul , pour donner 1'alarme a la ville, ce qui leur attireroit route une armée, Sc s'ils laifloient ces gens-la en repos , il étoit abfolument impoflible de trouver le chemin de la ville , Sc d'exécuter leur beau projet. Us choifirent pourtant ce dernier parti, réfolus de chercher la ville le mieux qu'il leur feroic poffible. Après avoir marché quelques momens, ils trouvèrent une vache attachée a un arbre , Sc ils réfolurent d'abord de s'en faire un guide. Voici comme ils raifonnèrent ; Ia vache appartient ou au hameau, ou a la ville. Si elle eft déliée, elle cherchera fon étable fans doute. Si elle retoutne en atrière , nous n'avons rien a lui dire , elle nous eft inutile abfolument; mais li elle va en avant, nous n'avons qu'a. la fuivte; elle nous menera indubitablement ou nous voulons être. La-deflus ils coupèrent la corde , &. virent avec plaifir Ia vache marchet devant eux. Pout abréger, elle les mena tout droit vers la ville , qu'ils virent compofée a-peu-près de deux cents cabanes , dont quelques-unes contenoient plufieurs families. Ils y trouvèrent un profond filence , Sc tout le monde endormi tranquillement comme dans un endroit qui n'avoit jamais été expofé aux attaques de quelques ennemis. Us tinrent alors un nouveau confeil de guerre, Sc ils réfolurent de  304 Les aventus.es fe partager en trois corps, de mettie le feu a trois maifons, dans les trois différentes parties du bourg , & de faifir & gatotter les gens a me* fure qüilsfortiroient de leurs maifons embrafées. Si quelqu'un leut réfiftoit, leur parti étoit tout pris. Au refte le pillage étoit leur grand but, 8c ils étoient bien réfolus de s'en acquitter avec toute 1'ardeur imaginable. Ils trouvètent bon cependant de commencer par vifiter toute la ville, fans faire le moindre bruit, afin d'en examiner 1'étendue , & de juger de-la fi leur deffein étoit praticable ou non. Après cette précaution, ils fe déterminèrent bardiment a tenter fortune , mais tandis qu'ils s'animoient les uns & les auttes, les ttois qui s'étoient le plus avancés , fe mirent a crier tout haut , qu'ils avoient trouvé Thomas Jeffery; ce qui fit coutit tous les autres de ce coté - la. Ils trouvèrent effeétivement ce malheureux, a qui on avoit coupé ia gorge; il étoit nud & pendu par un bras. Il y avoit prés de - la une ^maifon indisnne , ou fe trouvoient plufieurs des prmcipaux de la ville, qui avoient été dans le combat, 8e dont quelques - uns avoient été bleffés. Nos gens virent qüils étoient éveillés, puifqu'ils parloient enfemble; mais il étoit impoflible d'en favoir le nombre. Le fpeótacle de leur camarade égorgé donna aux  Dl ROBINSON GRVSÖÉ. jojj aux Anglois une celle fureur , qu'ils jurèrent de fe venger , & de ne donner quartiet aaucun In-> dien qui tomberoic entre leurs mains: dans le moment même ils mirent la main a Pceuvre, Comme les maifons écoient balfes Sc toutes coa» vertes de chaume, il ne leur fut pas difficile d'y mettte le feu , Sc en moins dün quan d'heure touce la ville brüloit en quatre ou einq différens endroirs. Ils n'oublièrenr pas fur-tout Ia cabane oü fe trouvoient les Indiens éveillés, dont je viens de faire mentiom Dès què le feu commenca a y prendre, ces pauvres gens effrayés cherchèrent la porte pour fe fauver y mais ils v rencontrèrent un danger qui n'étoit pas moindre, Sc le boffeman en tua deux de fa propre main avec fa hache darmes. La maifon étane grande , Sc remplie de gens , il ne voulut pas y enttet pour en achever le maffacre; mais il y jeta une grenade, qui les effraya d'abord, & qui, en crevant enfuite, leur fit poulfer les cris les plus lamentables. La plupart des Indiens qui fe trouvoient dans cette maifon furenr tués ou Heffes par la gre->nade , excepté deux ou trois , qui voulurent de nouveau fortit par la porte, oü ils furent recus par le boffèman , & par deux autres la baron* nette au bout du fufil, & mifétablement niaffacrés. Il y avoit dans la maifon un autre appa*» Terne IL V  jocï- Les aventores tement plus reculê óü fe trouvoit le roi, ou le capitaine général de cette ville, avec quelques autres. Nos gens les forcèrent d'y refter jufqu'a ce que la maifon confumée par les dammes , leur tombat fut la tête , & les écrafat. Pendant toute cette éxécution, ils ne titèrenc pas un feul coup de fufil, ne voulant éveiller le peuple qu'a mefure qu'ils étoient en état de le dépècher ; mais le feu fit fortir les Indiens du fommeil affez vïte , ce qui forca les Anglois a fe tenir enfemble en petit corps ; 1'incendie ne ttouvant que des matiètes exttêmement combuftibles , fe répandit en moins de rien au long & au large, & rendit les rues entte les maifons prefque impraticables. 11 falloit pourtant fuivre le feu, pour éxécuter eet affreux deffein , avec plus de füreté, & dès que la (lamme faifoit fortir les habitans hors de leurs maifons, ils étoient d'abord affommés par ces furieux,'qui, pour tenir leur rage en haleine, ne faifoient que crier les uns aux autres de fe fouvenir du pauvre Jeffery. . Pendant tout ce tems-la j'étois dans de fort grandes inquiétudes ; pafticulièrement quand je vis 1'incendie, que 1'obfcurité de la nuit me faifoit paroïtre , comme s'il n'étoit qu'a quelques pas de moi. D'un autte cöté mon neveu, le capitaine , qui avoit été éveillé par fes gens, voyant ces nam-  re RoElNSON CrUSOÉ. )OJ mes, en fut dans une furprife extraordinaire •, il n'en pouvoit pas deviner la caufe , Sc il craignic fort que je ne fuffe dans quelque grand danger , aufli-bien que le Super-Cargo. Mille penfées lui rouloienr dans 1'efprit , Sc enfin, quoiqu'il ne put qu'a peine tirer plus de monde du vaitfeau , il réfolut de fe jeter dans 1'autre chaloupe , & de venir a. notre fecours lui-même avec treize hommes. 11 fut fort étonné de me trouver avec le SuperCargo dans ia chaloupe , accompagnés feulement d'un feul matelot Sc du moulfe. Quoiqu'il fut fort aife de nous voir fains Sc faufs, il étoit trés - imparient de favoir ce qui fe pafloit a 1'égard des autres. La (lamme s'augmentoit de moment a autre , & nos gens ayant commencé a fe fervir de leurs armes a feu, les frëquens coups de fufil que nous entendions ne pouvoient que nous donner la plus grande curiofité pour une affaire oü nous étions fi fort intéreflës. Le capitaine ayant pris fa réfolution-, me dit qu'il vouloit aller donner du fecours a fes gens, quelque chofe qui en pür arriver. Je tachai de 1'en détourner par les mêmes raifons que j'avois employees contre les autres; je lui ailégüai le foin qu'il devoit avoir de fon vaifleau, 1'intérêt des propriétaires , la longueur du voyage , Sic. Sc je m'offrois d'aller reconnoitre avec les Vij  $o§ Les aventur.es de x hommes qui m'étoient reftés , pour décou> vrir, de quelque diftance, quel devroit être probabiement l evenement de cette affaire , & pour Ten venir infotmer au plus vite. C'étoit parler a un fourd ; mon neveu étoit auffi incapable d'entendre taifon que tout le refte. il vouloit y aller, me dit-il, & il étoit faché d'avoir laiffé plus de dix hommes dans le vaiffeau. 11 n'étoit pas homme a laiffer périr fes gens, faute de fecours \ il étoit réfolu de leur en donner quand il devroit peidre le vaifleau , & la vie même. Dans ces circonftances, bien loin de perfuader ]e capitaine de refter-la, je fus obligé Je le fuivre. II ordonna a deux hommes de s'en retourner a bord avec 'la pinaffe, & d'aller chercher encore douze de leurs camarades , dent fix devoient garder les chaloupes , pendant que les fix auttes marcheroient vers la ville. De cette manière il ne devoit refter que feize hommes • dans le vaifleau , dont tout 1'équipage ne confiftoit qu'en foixante-cinq hommes , defquels deux avoient été tués dans la première aétion. Ces ordres étant donnés , nous nous mimes en marche j & guidés par le feu, nous allames tout droit vets la ville. Si les coups de fufil nous avoient éronnés de loin, nous fümes remplis d'horreur quand nous fümes prés de-la par  DB Robinson CKVSöi. ,a9 les cris des malheure*x habitans , qüon rraitoit d'une manière fi affreufe. Je n'avois jamais été préfent au fac dune ville i j'avois bien entendu parler de Drogkeda €n Irlande , oü Oliviet Cromwel avoit fait maffacrer tout le peuple , hommes, femmes & enfans. J'avois vu la defctiprion de la prtfe de Magdebourg par le cbmte de Tilly , & du maffacre de plus de vingt-deux mille perfonnes de tout fexe, & de tout age; mars je navois vu rien de pareil de mes propres yeux j & *\ m'eft impoflible d'en donner une idéé, ni d'exprimer les terribles impreffions que cette aóhon abominable fit fur mon efprit. Parvenu jufqüa la ville , nous ne vïmes aucun moyen d'entrer dans les mes \ nous fümes donc obligés de la cotoyer , & les premiers objets qui s'offrirent a nos yeux, étoient les ruines, ou plutbt les cendres d'une cabane , devant la* quelle nous vimes, a la lumière du feu, les cadavres de quatre hommes, & de trois femmes & nous ctümes en découvrir quelques autres au milieu des flammes. En un mot nous appercumes d'abord les tracés dune aftion fi barbare, & fi élöignée de 1'humanité , que nous crumes Itopoffible que nos gens en fuffent les auteurs; nous les jugeames tous dignes de la mon la plus cruelle , s'ils en étoient effeótivemem coupables.  }io Les aventures L'incendie cependant alloit toujours en avant, & les cris fuivoient le même chernin que le feu; ce qui nous mit dans la plus grande conftemation ; quand nóus vimes , a notte grand étonncment, trois femmes mies, poulïant les cris les plus affreux , s'enfuir de notre coté, comme fi elles avoient eu des ailes : feize ou dix-fept hommes du pays fuivoient la même route, ayant a leurs troufles trois ou quatre de nos bouchers Anglois , qui ne pouvant pas les atteindre firent feu fur eux , & en renversèrent un tout prés de nous. Quand les pauvres fuyards nous découvrirent, ils nous prirent pour un aurre corps de leurs ennemis, & firent des hurlemens épouvantables , fur-tout les femmes , perfuadées que nous allions les maffacrer dans le moment. Mon fang fe glaea dans mes veines , quand je vis eet affreux fpeótade, & je crois que fi nos quatte matelots étoient venus jufqu'a nous, j'aurois fait tirer deffus. Cependant nous nous mïmes un peu a 1'écart, pour faire, comprendre aux pauvres Indiens qu'ils n'avoient rien a craindre de nous. La - deffus ils s'approchèrent, fe jetèrent a terre , & en levant les yeux au ciel, ils fembloient nous demander , par les tons les plus lamentables , de vouloir bien leur fauver la vie. Nous leur fïmes comprendre que c'étoit-la  DE ROBINSON C B- U S O É. J1I notre deffein ; fur quoi ils fe mirent tous dans un petit peloton derrière un retranchemenr. Dans ces enrrefaires j'ordonnai a. mes gens de fe tenir tous enfemble , Sc de n'attaquer perfonne , mais de tacher de faifir quelqu'un des Anglois, pour apprendre de quel diable ils étoient poffédés , Sc quelle étoit leur intention. Je leur dis encore, que s'ils rencontroient leurs camarades engagés, ils tachaffent de les faite retirer, en les affurant que s'ils reftoient la jufqu'au jour, ils feverroient environnés de cent mille Indiens. La-deffus je les quittai, Sc fuivi feulement de deux hommes, je me mis patmi les pauvres fuyards que nous avions fauvés. C'étoit la chofe du monde la plus trifte a voir; quelques - uns avoient les pieds tout gtillés a force de courir par le feu. Une des femmes étant tombée en pafïant par les dammes avoit le corps a moitié roti , Sc deux ou trois hommes avoient plufieurs coups de fabre fur le dos Sc fur les cuiffes j un quatrième , percé de part en part d'un coup de fufil, rendit 1'ame a mes yeux. J'aurois fort fouhaité d'apprendre les motifs de eet abominable mafTacre; mais il me fut impoflible d'entendre un mor de ce qu'ils me difoient y tout ce que je pus comprendre par leurs fignes, c'étoit qu'ils étoient auffi ignorans la- V iv  5ii Les aventur.es defllis, que je letoïs moi-même. Cette horrible entreprife m'effraya tellement que je réfolus a la fin de retoürner vers mes gens , de pénétrer dans la ville au travers des Hammes , & ds mettre fin a cette boucherie, a quelque prix que ce fut. Dans le tems que je communiquois ma réfolution a mes gens, que je leur ordonnois de me fuivre, nous vimes quatre denos Anglois, avec le bofTëman a leur tête , eourir comme des furieux par-defifus les corps de ceux qu'ils avoient tués. lts étoient tout couverts de fan» Sc de pouiïïère ; nous leur criames de toutes nos forces de venir a nous j ce qu'ils firent dans le moment. Dès qne le boffèman rious apper^ut, il pouiïa nn cri de triomphe, charmé de voir arriver du fecours. Ah! mon brave capitaine, s'écriat-il , je fuis ravi de vous vojr ; nous n'avons pas encore a moirié fait avec ces diables, avec ces chiens d'enfer ; j'en tuerai autant que le pauvre JefFery avoït de cheveux 3 la tête ; nous avons juré de n'en épargner pas un feu!; nous voulons exterminer toute cette abominable nation. La deffus il fe remit a eourir tout échauffé & tout hors d'haleine, fans nous donner le tems de lui dire un mor. Sliflö» crianï de toutes mes forces ; arrê te K  DE ROBINSON CrüSOÉ. JIJ barbare, lui dis-je; je re défends, fous peine de la vie, de toucher davantage a un feul de ces pauvres gens ; ii tu ne t'arrêtes , tu es mort dans le moment. Comment donc ! monfieur , répondit-il, favez-vous ce qu'ils ont fait ? Si vous voulez voir la raifon de notre conduite , vous n'avaz qua approeher. La-detTus il nous montra le malheureux Jeffery égorgé & pendu a un arbre. J'avoue que ce fpeftaele étoit capable de me porter a approuver leur vengeance, s'ils ne 1'avoient pas pouffée fi loin, & je me remis dans 1'efprit ces paroles que Jacob adrefla autrefois a fes fils Siméon & Lévi: maudite foit leur colère, car elle a été féroce; & leut vengeance, car elle a été cruelle. Le trifte objet que nous venions de voir me donna dans le moment de nouvelles affaires ; car mon neveu & ceux qui me fuivoient, en concurent une rage aulfi diflicile a modérer que celle du boueman & de fes camarades. Mon neveu me dit qu'il craignoit feulemenc que fes gens ne fuffent pas les plus forts, & qu'au refte il croyoit qu'il ne falloit pas faire, quartier a un feul de ces Indiens , qui tous avoient trempé dans un fi abominable meurtre, & qui avoient mérité la mort, comme des aOaffins. Sur ce difcours, huk des demiers venus  314 Les aventures volèrent fur les pas du bofleman, pour mettte la derniere main a ce cruel attentat ; & moi, voyant inutile tout ce que je faifois pour les modérer, je m'en revins trifte & penfif, ne pouvanr plus foutenir la vue de «e meurtre, ni des malheureux qui tomboient entre les mains de nos barbares matelots. J'en étois accompagné que du Super-Cargo, & de deux autres hommes , & j'avoue qu'il y avoit bien de 1'imprudence a moi de retourner ■ vers nos chaloupes ?avec fi peu de monde. Le jour approchoit, Sc 1'alarme qui s'étoit lépandue par tout le pays , avoit raflemblé prés du petit hameau une quarantaine d'Indiens armés de lances, d'arcs & de flèches.. Heureufement j'évitai eet endroit en allant tout droit au rivage j quand nous y arrivames, il étoit déja plein jour \ nous nous mimes aufli-tót dans la pinaffe ; Sc , après être venus a bord, nous la renvoyames, dans la penfée que nos gens pourroient bien en avoir befoin pour fe fauver. Je vis alors que leTeu commencoit a s'éteindte Sc que le bruit cefloit; mais une demi-heure après j'entendis une faive de fufils: j'appris dans la fuite } que nos gens 1'avoient faite fur les Indiens qui s'étoient attroupés pres du petit hameau. Ils en tuèrent feize ou dix-fept, Sc  e>£ ROBINSOM CrUSÖÉ. J15 mirent le feu a leurs cabanes; maïs ils épargnèrent les femtnes & les enfans. Lorfque mes gens s'approchoient du rivage avec la pinafle, ceux qui venoient de faire cette affreufe expédition commencoient a paroitre , fansaucun ordre , répandns ca & la ; en un mot dans une telle confufion , qu'ils auroient pu être défairs facilement par un très-petit nombre de gens déterminés. Heureufement póur eux ils avoient jeté la terreur dans tout le pays, & les Indiens étoient fi effrayés par une attaque fi peu attendue, qu'urie centaine de leurs braves gens n'auroient pas attendu de pied ferme fix de nos matelots. Aufll , dans toute l'aófcion , il n'y en avoit pas un feul qui fe défendït. Ils étoient tellement étonnés du feu d'un coté, & de 1'attaqne de nos gens de i'autre , que dans 1'obfcuricé de la nuit ils ne favoient de quel cóté fe tournet. S'ils fuyoient d'un cöté > ils tomboient dans un de nos petits corps: & s'ils retournoientfur leurs pas , ils en rencontroient un autre; la mort fe préfenroit a eux de toutes parts. Au(fi dans toute cette affaire aucun de nos gens ne recut le moindre mal, excepté deux , dont 1'un s'étoit brülé la main, & dont I'autre s'étoit fait une entorfe au pied. J'étois fort en colère contre tout l'équipage,  jïtf Les aventüres mais fur-tout contre mon neveu Ie capfraine, qui avoit non-feulement négligé fon devoir, eti hafardant le fuccès de rout le voyage , dont le foin.lui avoit été commis , mais encore en animant la fureur de fes gens plutót que de la calmer. II répondit a mes reproches avec beauconp de refpeót, en difant que la vue de Jeffery égorgé d'une maniète fi ctuelle , l'avoit furieufement paffionné ; qu'il n'auroit pas dü s'y laifier entrainer en qualité de commandant duvaiffeau, mais qu'en qualité d'homme, il avoit été incapable de raifonner dans cette occafion. Pour les, matelots, comme ils n'étoient pas foumis a mes ordres , ils fe foucioient fort peu fi leur expédition me déplaifoit ou non. Le Iendemain nous remimes a la voile , Sc par conféquent nous ne fümes rien de 1'etTet qu'avoit produit dans ce peuple 1'aéHon barbare de notre équipage. Nos gens différoient dans le calcul qu'ils faifoient de ceux qu'ils avoient tués ; mais on pouvoit juger a-feu-près par leurs différens rapports } qu'ils avoient fait périr environ cinquante perfonnes, hommes, femmes Sc enfans. Pour ce qui regarde les maifons, il n'en étoit pas échappé une feule de 1'incendie. Ils avoient lai(Té-la le pauvre Jeffery, paree qu'il étoit inutile de 1'emporter avec eux ;  be Robin s on CrvsoÉ. 517 ils 1'avoient feulement détaché de 1'arbre , 011 il avoit été pendu par un bras. Quoique nos gens cruflent leur a&ion forc jufte, je n'étois tien moins que de leur fentiment, Sc je leur dis naturellemenr que Dieu ne béniroir poinr notre voyage , & qu'il les puniroir du fang qu'ils avoient répandu , comme d'un maiTacre exécrable ; que véritablement les Indiens avoient tué Jeffery; mais qu'il avoic été 1'aggrefTeur , qu'il avoit violé la paix , en abufant d'une fille qui étoit venue dans notre quartier fur la foi du traité. Le bolTeman défendit fa caufe , en difant que, quoique les nótres femblallent avoir violé la paix, il étoit pourtant certain que les Indiens avoient commencé la guerre , en tirant leurs flèches fur nous, & en tuant de nos gens, fans aucune caufe raifonnable; que, trouvant 1'occafion d'en tirer raifon, il nous avoit été petmis de le faire , & que les petites liberrés que Jeffery avoit prifes avec la jeune Indienne , n'avoient pas mérité qu'on 1'égorgeat d'une fi cruelle manière; que par conféquent ils n'avoient rien fait que punir des meurtriers ; ce qui étoit permis par les loix divines & humaines. Qui ne croiroit qu'une pareille aventure nous eüt detournés de nous liafarder encore a rerre parmi des payens. &: des barbares? Malhea-  518 Les aventures reufement les hommes ne deviennenc fages que par leurs propres difgraces, & jamais leur expérience ne leur eft d'un fi grand ufage , que quand elle leur coute cher. Nous écions deftinés pour le golfa de Perfe, & de-la pour la cöte de Coromandel ; & notre buc n'ctoit que d'aller en paiïant a Suratte. Le principal defTein du Super-Cargo regardoit la baye de Bengale , & s'il ne trouvoit pas occafion d'y faire fes affaires , il devoir aller a la Chine & revenir a Bengale a fon retour. Le premier défaftre qui nous arriva fut dans te golfe de Perfe , ou cinq de nos gens étant allés a terre fur la cóte qui appartient a l'Arabie , furent tués ou emmenés comme efclaves par les gens du pays. Leurs compagnons ne furent point en état de les délivrer , ayant afTez a faire eux-mêmes pour fe fauver dans la chaloupe. Je leur dis naturellement, que je regardois ce malheur comme une punition du Ciel. Mais le boffeman me répondit avec chaleur , que j'aurois bien de la peine a juftifier mes cenfures £c mes reproches par des paffages formels de récritnre , & il na'allégua celui ou il eft dit, que ceux fur qui étoit tombée la tour de Silé, n'avoient pas été plus grands pécheurs que les autres Galiléens. Je confefle que je ne trouvai  ©E ROBINSQN C R U S O É. 3Ï9 rien de folide a lui répliquer, fur-tout paree que , parmi ceux que nous venions de perdre, il n'y en avoic pas un feul qui eüt trempé dans le malTacre de Madagafcar, je me fervois toujours de cette expreffion , quelque choquante qu'elle füt pour tout 1'équipage. Les fermons fréquens que je leur faifois fur ce fujet, eurent de plus mauvaifes conféquences , pour moi que je n'avois cru. Le boffeman , quï avoit été le chef de cette entreprife , m'étanc venu joindré un jour, me dit d'un ton fort léfolu, que j' avois grand tort de remettre toujours cette affaire fur le tapis, té de m etendre en reproches mal fondés & injurieux; que 1'équipage en étoit fort mécontent, & lui fur-tout, fur lequel j'avois le plus tiré 5 qu'étant feulement un paffaget, fans aucun commandement dans le vaifleau , je ne devois pas m'imaginer que j'eufle le moindre droit de les infulter , comme je faifois continuellement. Que favons-nous», continua-t-il, fi vous n'avez pas quelque deffein contre nous dans 1'efprit, & fi ufi jour, quand nous ferons de retour en Angleterre, vous ne nous appelerez pas en juftice pour cette aótion? Je vous prie, monfieur, plus de difcours fut cette matière; fi vous vous mêlez encore de ee qui ne vous regarde point, je quitte le  3io Les aventures vaifTeau, plutot qne de fouffrir vos cenfureS perpétuelles. Après 1'avoir écouté avec patience, je lui dis , qu'a la vérité le maffacre de Madagafcar , que je n'appelerois jamais autrement , m'avoit toujours fouverainement déplu , Sc que j'en avois parlé libremént, fans pourtant appuyer davantage fur lui que fur un autre ; qu'il étoit vrai que je n'avois aucun commandementdansle vaiffèau, mais auffi que je n'avois jamais prétendu y exercer la moindre autorité , & que je n'avois fait feulement que dire mon fentiment avec franchife fur les chofes qui nous concernoient tous également; que je voulois pourtant qu'il fut que j'avois une part confidérable dans la charge du navire , & qu'en cette qualité j'avois un droit inconteftable de parler encore avec plus de liberté que je n'avois fait jufqu'alors, fans être obligé de rendre compte de ma conduite, ni a lui, ni a qui que ce fut. Je lui tins ce difcours avec afTez de fermeté ; & comme il n'y repliqua pas grand chofe , je crus que c'étoit une affaire finie. Nous étions alors dans Ie port de Bengale; Sc ayant envie de voir le pays , je m'étois fait mettre a terre, quelques jours après notre arrivée, avec le Super-Cargo, pour nous divertir pendans  DE ROBINSON GrUSOÉ. JÜ; pendant quelques heures. Vers le foir, dans le rems que je me préparois a retoürner a bord , un de nos mariniers vint me dire dë ne pas prendre la peine d'aller jufqu'au rivage* puilque les gens de la chaloupe avoient ordre de ne point ramener. Surpris de'ce compliment infolent, èommê d'un coup de foudre-; je demandai a eet homme qui lui avoit donné ordre de me dire une pareille fottife ? Et ayant appris que c'étoit le boffeman, je dis au meffager qu'il n'avoit qu'a rapporter a celui qui 1'avoir envoyé , qu'Ü s'étoit acquitté de fa commiilion , & que jö n'y avois rien repondu. t J'allai d'abord trouver le Super-Cargo s 8c lui racontant toute Phiftoire , je lui dis qug je prévoyois quelque mutinerie dans le Vailfeau & je le priai de s'y transporrer dans quelque barque indienne, pour informer le capitaine de ce qui venoit de m'arriver. J'aurois bien pu m'épargner cette peine; car 1'affaire étoit déja faite a bord du navire. Le bolTeman , le canonnier, & le charpentier j en un mot tous les officiers fubalternes, dès qu'ils m'avoient •vu dans la chaloupe , étoient montés fur le tillac , 8c avoient demandé 3 parler au eapitaine* Comme le boffeman étoit un homme qui parloit fort-bien, c'étoit lui qu'on avoit chargé Tome IL X  jii Les aventures du foin de faire la harangue. Après avoir répété toute la converlation que nous avions e^ue enlemble, il dit en peu de mots au'capitaine, qu'ils étoient bien-aifes que j'euiTe pris, de mon propre mouvement, le parti d'aller z terre, puifque, fans cela, ils m'y auroient obligé ; qu'ils s'étoient engagés a fervir dans le vailfeau fous fon commandement, &c qu'ils étoient dans fintention de continuer a le faire avec la plus exacte fidéiité; mais que, fi je ne voulois pas quitter le vailfeau de bon gré, & fi, en ce cas,il ne vouloit pas m'y forcer , ils n'étoient pas d'avis d'aller plus loin avec lui, & qu'ils abandonneroient tous le vailfeau. En pronon^ant ce dernier mot, il fe tourna du cöté du grand mat, ou tous les matelots étoient aflemblés, qui fe mirent autli-tot a. crier d'urie feule voix , oui tous , tous. . Mon neveu étoit un homme de courage, & d'une grande préfence d'efprit; quoiqu'il fut très-furpris d'un difcours fi peü attendu, il répondit d'une manière calme, qu'il prendroit l-'affaire en confidération; mais qu'il ne pouvoit rien réfoudre la-delfus, avant de m'avoit pjirlé. 11 fe fervit alors de plufieurs raifonnemens pour leur faire voir 1'injuftice de leur propofition, mais en vain; ils fe donnèrent tous la mam  ce RoBINSQN CrüSOÉ. $1} en fa prcfence , en jurant qu'ils iroient tous a terre, a moins qu'il ne leur promit pofitivement qu'il ne fouffriroit pas que je remiffe le pied. dans le vaiffeau. C'étoit quelque chofe de bien dur pour lui, qui m'avoit de fi grandes obl'igations, & qui ignoroit de quelle manière je prendrois cette affaire-la. II crut pouvoir détourner le coup d'une autre manière ; & le prenant fur un ton fort haut, il leur dit, avec beaucoup de fermeté que j'étois un des principaux intérelTés dans le vailfeau , & qu'il étoit ridicule de vouloir me chaffer, pour ainfi dire, de ma propre maifon; que s'ils quittoient le navire, ils payeroient cher cette défenion , s'ils étoient jamais affez hardis pour remettre le pied en Angleterre •, que , pour lui, il aimeroit mi'eux rifquer tout le fruit du voyage , & perdre le vaiffeau , que de me faire un pareil affront &c qu'ainfi il? n'avoient qu'a prendre le parti qu'ils jugeroient a propos. II leur propofa enfuite d'aller a terve lui-même avec Ie boffeman , pour voir de quelle manière on pourroit accommoder toute cette affaire. Ils rejetèrent unanimement cette propofiticn, en difant qu'ils ne vouloient plus avoir rien a faire avec moi , ni a terre , ni a byrd du vaiffeau, & que fi j'y renrrois, ils éroient tous X ij  jï4 Les aventures réfolus d'abandonner le navire. Eh bïen! répliqua le capitaine , fi vous êtes tous dans cette intention ; j'irai parler a mon oncle tout feul. II le fit, & il vint juftement dans le tems qit'on venoit de me faire le complimenc ridicule dont j'ai parlé. J'érois ravi de le voir; car j'avois craint qu'ils ne remprifonnaffent, & qu'ils ne s'en allalfent avec le navire : ce qui m'auroit forcé a demeuter-la feul, fans aigent , fans hardes, Sc dans une fituation plus terrible que celle ou je m'étois troüvé autrefois dans mon il*. Heureufemenr ils n'avoient pas poulfé leur infolence jufques-la Sc lorfque mon neveu me raconta qu'ils avoient juré de s'en aller tous fi je rentrois dans le vailfeau, je lui dis de ne s'en pohu embarraffer, Sc que j'étois iéfolu de refter a terre; qu'il eüt foin feulement de me faire apporter mes hardes & une bonne fomme d'argent, Sc que je trouverois bien le moyen de revenir en Angleterre.. Quoique mon neveu füt au défefpoir de me laiiTer-la, il vit bien qu'il n'y avoit pas d'autie parti a prendre. Il retourna a. bord Sc dit a ces gens , que fon oncle avoit cédé aleur importunicé, Sc qu'on n'avoït qua m'envoyer mes hardes. Ce difcours calma tout eet orage; 1'équipage fe rangea a fon devoir j il  o e Robisson Cnusei 315 n'y eut que moi d'embarfaiTé , ne fachant quel patri prendre. Je me trouvois tout feü'l dans 1'end'roit Ie plus reculé du monde, étant éloigné de l'Angletetre de plus de trois mille lieues, qae quand j'érois dans mon ile. 11 eft vrai que je pouvois revenir pat terre , eri patfant par le pays da Grand-Mogol jufqua Suratte ; de-la je pouvois aller par mer jufqu'a Baifora , dans ^le golfe perllque , d'öü je pouvois vénit avec les caravanes par les déferrs de l'Arabie , jüfqu a Alep & a Sanderon. De la il m'etoit facile de me uanfpotter en France par Htalie': routes ces courfes mifes enfernble , faifoieiit Ie dfamètré entier du globe , & peut-êrre davautagé. 11 y avoit encore un autie parti a prendre, c'étoit d'attendre quelqués vailfeaitx angloi's qui, venïnt d'Achin dans 111e de Sumatra, devoient palfer a Bengale ; mais comme j'étois venu la fans avoir rien a démêler avec la compagnie angloife des Indes oriemales , il m'auroit été diflïcile d'en fortir fans fon confentement, qu'il m'étoit impomble d'obtenir, Snort par une grande faveur des capitaines de les vaideaux, ou des facteurs deda compagnie, & je n'avois pas la moindre relation, ni avec les uns, ni avec les autres. X üj  $i6 Les aventur.es Pendant que j'érois dans eet embarras , j'eus le plaifir charmant de voir partir le vaiileau fans moi; ce qui pent-être n'étoit jamais arrivé auparavant a un homme qui fut dans une firuation comme la mienne , a moins que 1'équipage ne fe fut révolté , tk n'eut mis a terre ceux qui ne vouloient pas confentir a leur mauvais deuein. Ce qui me confoloit un peu, c'eft que mon neveu m'avoit laifle deux domeftiques, ou pour mieux dire, un domeftique & un compagnon. Ce dernier étoit le clerc du bouriier du vailfeau, & I'autre étoit le propre valet du capitaine. Je pris un bon appartement chez une femme Angloife, oü logeqtent plufieurs autres marchands Anglois, Franaois & Juifs Italiens. J'y Pus parfaitement bien accommodé ; & pour qu'on ne put pas dire que je ptenois mon parti trop précipitamment, j'y reftai pendant neuf mois pour confidérer mürement par quel moyen je pourrois m'en revenir chez moi le plus commodémenr, &avec ,1e plus de fureté. j'avois avec moi des marchandifes d'Anglelerre d'une affez grande valeur ; outre une bonne fommedargent, mon neveu m'avoit lailïé mille pièces de huit, & une lettre de crédit d'une fomme beaucoup plus confidérable , que j'étois le maitie de cirer, fi j'en avois befoin ; en forte.  de robinson crüsöé. j ï-7 que je ne courois pas le moindre rifque de manquer d'argent. Je me défis d'abord de mes marchandiles trèsavantageufement, &, fuivant 1'intention que j'avois déja eue en commencant le voyage, j'achetai une belle partie de diamans ; ce qui réduifit mon bien dans un petit volume, qui ne pouvoit point m'embarraffer pendant le voyage. Après avoir demeuré-la affez long-tems, fans goüter aucune des propofitions qu'on m'avoit faites touchant les moyens de retourner en Angleterre, un marchand Anglois, qui logeoit dans la même maifon , & avec qui j'avois Hé une amitié étroite, vint un matin dans ma chambrè. Mon cher pays, me dit-il , je viens vous communiquer un projet qui me plaït fort, & qui pourroit bien vous plaire aulfi, quand vcus 1'aurez confidéré avec artention. Nous fommes placés, continua-t-il , vous par accident, & mol par mon propre choix , dans un endroit du monde fort éloigné de notre patrie ; mais c'eft dans un pays oü il y a beaucoup a gagner pour des gens comme vous & moi qui entendons le commerce. Si vous voulez joindre mille livres fterling a mille auttes que je fournirai , nous louerons ici le premier vaiffeau qui nous accommodera: vous ferez capitaine & moi marchand, & nous ferons le voyage de la Chine. Pourquoi, Xiv  |i8 Les aventur.es monfieur, refferions-nous ici les bras croifés ? Tout roule, tout s'agite dans le monde : tous les cotps terreftres & céleftes font occupés; par quelle raifon demeurerions-nous dans une lache oifiveté ?. II n'y a , pour ainfi-dire , des fainéans que parmi les hommes , & je ne vois pas qu'il foir nécelïaire que nous foyons de cette méprifable clafTe. Je goütai fort cette propofition , d'autant plus qu elle me fut faite avec beaucoup de marqués d'axnitié & de franchife. L'incertitude de ma fituation contribua beaucoup a m'engager dans Ie commerce, qui n'éroit pas naturellement I'élément qui me fut le plus propre : en récompenfe, Ie projet de voyager touchoit la véritable corde de nves inclinations, & jamais une propofition d'aller voir une partie du monde qui m'étoit inconnue, ne pouvoit m'être faite mal-a-propos. Quelque rems s'écoula avantque nous puflions trouver un navire qui nous agréat, & quandnous 1'eümes rrouvé , il nous fut fort difficile d'avoir des matelots Anglois, autant qu'il nous en fallok pour diriger ceux du pays que nous pouvions trouver fans peine. Bientör pourtant nous engaTgeames un contre-maitre, un boffeman & un canonnier, tous Anglois, un charpentier Hollandois , & trois matelots Portugais , qui fuffifoient pc»,i'.r avoir 1'ceil fur nos. mariniers Indiens*  be Robinson C r, ü s o i 319 II y a tant de relations des voyages qui ont été faits de ce cöté-la que ce feroit une chofa fort ennuyeufe pour le leóteur , de ttouver ïci une défcription exacte des pays ou. nous relachames , & des peuples qui les habitent. Il fuffira de dire que nous allames d'abord 4 Achin, dans l'ile de Sumatra, & de-la a Siam , oü nous troquames quelques- unes de nos marchandifes contre de 1'opium & contre de 1'arac; fachant que la première de ces marchandifes fur-tout eft d'un grand prix dans la Chine , particulièrement dans ce tems-la , ou ce royaume en manquoir. En un mot, dans cette première courfe , nous fiimes jufqu'a Juskan ; nous fimes un tresbon voyage, oïi nous employames neuf mois , & nous retoumames a Bengale, fort contens de ce coup d'elfai. J'ai obfervé que mes compatriotes font fort furpris des fortunes prodigieufes que font dans ces pays-la les officiers que la compagnie y envoie, & qui y gagnent, en peu de tems, foixante, foixante-dix, & quelquefois jufqu'a cent mille livres fterling, Mais la chofe n'eft pas furprenante pour ceux qui confidèrent le grand nombre de ports ou nous avons un libre commerce oü les habitcns cherchent, avec la plus grande ardeur , tout ce qu» vient des pays étrangers, & , qui plus eft,  jjo Les Aventures ou 1'on peut acheter un fi grand nombre de chofes qu'on peur vendre ailleurs, en y faifanc un profit très-confidérable. Quoi qu'il en foit , je gagnai beaucoup dans ce premier voyage; j'y acquis des lumières pour faire de plus gros gains; & fi j'avois eu quelque vingtaine d'années de moins, j'y ferois refté avecplaifir, bien sur d'y faire ma-forrune: mais j etois plus que fexagenaire ; j'avois des richeffes fnffifamment, & j'étois forti de ma patrie moins pour acquérir des tréfors , que pour fatiffaire a un defir inquiet.de roder par tout le' monde. C'eft avec bien de la jaftice que j'appelle ce defir inqüiet; car quand j'étois chez moi, je n'avois point de repos que je ne fulfedans quelque courfej & quand je courois j'étois impatient de re voir mon pays. Ainfi le gala me touchoit fort peu , puifque j'étois riche , & que narurellement je n etois pas avare ; je crus donc n'avoir guères profité par ma courfe , & rien ne pouvoit me déterminer a en entreprendre d'autres, que le defir de voir de nouveaux pays; mon oeil étoit femblable a celui dontparle Salomon , qui n'étoit jamais raflafié de voirj & mes voyages , bien loin de me contenter, ne faifoient qu'animer ma curiofité pour d'autres voyages. J'étois venu dans une partie du monde, dont j'avois entendu parler beaucoup , & j'étois réfolu d'y voir tout ce  DE ROBINSOH CRUSOÉ. 33I qu'il y avoit de plus remarquable , pour pouvoit dire que j'avois vu tout ce qui méritoir d'être vu dans le monde. Mon compagnon de voyage avoit des idees toutes différentes des miennes. Je ne le dis pas pour faire comprendre que les fiennes étoient ies moins raifonnables; au contraire, je conviens qu'elles étoient plus juftes & mieux atforties aux vues d'un marchand, dont la fagette confifte a s'attacher aux objets les plus lucratifs. Cet honnête-homme ne fongeoit qu'au folidei & il auroit été content d'aller & de venir tou-* jours par les memes chemins & de loger dans les mêmes gïtes, comme un cheval de pofte i pourvu qu'il y eüt trouvé fon compte, felon la phrafe marchande ; au lieu que j'étois un vrai aventurier , a qui une chofe déplaifoit dès qua je la voyois pour la feconde fois. D'ailleurs , j'avois une impatience extraordinaire de me voir plus pres de ma patrie , & je ne favois comment faire pour me procurer cette fatisfaction. Dans le tems que mes délibérations ne faifoient que me rendrê plus irréfplu , mon ami, qui cherchoit toujours des occupations nouvelles, me propofa un autre voyage vers les iles d'oü 1'on tire les épiceries , afin d'y charget une cargaifon entière de clous de girofle. Son intention étoit d'aller aux iles Manilles , oü les  35* Les aventur.es Hollandois font le principal commerce , quotqu'elles appartiennent en partie aux Efpagnols. Nous ne trouvames pas a propos cependant d'aller fi loin , n'ayant pas grande envie de nous hafarder dans des endtoits oü les .Hollandc/is ont un pouvoir abfolu , comme dans l'ile de Java, dans celle de Céylan , &c. Tout ce qui retarda le plus notte courfe, c'étoit mon irréfolucion ; mais, dès que mon ami m'eut gagné, les préparatifs furent bientöt faits. N'ayant rien de meilleur a. faire, je trouvois dans le fond que eourir ca & la, dans 1'attente d'un profi't auffi grand que fur, donnoit plus de fatisfaction que de refter dans 1'inaction 5 qui étoit, felon mon penchant naturel , 1'état le plus trifte Sc le plus malheureux de la vie. Je m'y réfolus donc; nous touchames a l'ile de Bornéo , & a plufieurs autres dont j'ai oublié le nom -y Sc notre voyage,. qui ne réuilït pas moins bien que le premier , ne dura en tout que cinq mois. Nous vendimes nos épiceries , qui confiftoient principalement en clous de girofle, Sc en noix de mufcade, a des marchands de Perfe , quï vouloient les emporter avec eux dans le Golfe Perfique ; nous y gagnames cinq pour un , & par conféquent nous y fïmes un profit extraordinaire.  be Robin son Crusoé. 33$ Quand nous fimes nos comptes , mon amï me regarda avec un fourire : Eh bien ! me diti!, en infultant a mon indolence naturelle, ceci ne vaut il pas mieux que d'aller' eourir de cóté Sc d'autre , comme un fainéant, & d'ouvrir de grands yeux pour voir les extravagances des payens ? « Pour dire la vérité, mon ami , lui s> répondis je , je commence a être un profélite » du commerce; mais permettez - moi de vous » dire , continuai-je , que fi un jour je puis me » rendre maïtre de mon indolence , tout vieux: » que je fuis, je vous lafferai, a force de vous » faire eourir le monde avec moi; vous n'au,1 rez pas un moment de repos, je vous en j» réponds. >» Peu de tems après notre retour , un vaiffeaa Hollandois de deux cents tonneaux, a-peu-près," arriva a Bengale; il étoit deftiné a aller vifiter les cótes , & non pas a paffet & repaffer d'Europe en Afie , Sc d'Afie en Europe. On nous débita que tout 1'équipage étant devenu malade , Sc Ie capitaine n'ayant pas allez de gens pour tenir la mer , le navire avoit été forcé de relacher a Bengale; que le capitaine ayanr gagné auez d'argent, avoit envie de retourner en Europe , & qu'il avoit fait connoltre qu'il vouloit vendre fon vailfeau. J'eus le vent, de cette affaire plutot que mon  354 Les avuntures affocié, & ayant grande envie de faire eet achat, je coiu'tis au logis pour 1'eu informen II y fongea pendant quelque tems ; car il n'étoit nullement homme a précipiter fes réfolutions. Ce batiment eft un peu tröp gros , me dit-il; mais cependant il faut que nous 1'ayons. La-deffus nous achetames le vaiffeau , nous le payames , & nous en primes poffeffion ; nous nous réfolumes a en garder les matelots pour fes joindre a ceux que nous avions déja ; mais töut d'un coup ayant recu chacun , non leurs gages , mais leur portion de Pargent qui avoit été donné pour le navire-, ils s'en allèrent. Nous rie fumes pas , pendant quelque tems , ce qu'ils étoient devenus , & nous apprïmes a la fin qu'ils avoient pris tous la route d'Agra, lieu de la réfidence du Grand-Mogol ; que de-la ils avoient deffein d'aller a Suratte , afin de s'y embarquer pour le Golfe Perfique. Rien ne m'avoit fi fort chagriné depuis longtems , que de ne les avoir pas fuivis; une telle courfe , dans une grande compagnie , qui m'auroit procuré en même tems & du diverriffement & de la furetc , auroit été mon vrai balor. D'ailleurs , j'aurois vu le monde-,'& en même tëms j'aurois approché de ma- patfie : mais ce' chagrin paffa peu de jours après, quand je fus quelle forte de Meflieurs cétoient que ces'Hol-  be Robin s os Cnusoi. 33$ landois. L'homme qu'ils appeloient capitaine n'étoit que le canonnier. Ils avoient été attaqués a terre par des Indiens qui avoient tué le véritable commandant du vaiffeau, avec'trois matelots. La-deffus ces dtóles, au nombre de onze, avoient pris la' réfolution de s'en aller avec le vaiffeau. Ils 1'avoient fait, après avoir laiffé en effet a terre le contre - maïtre & cinq hommes , dont nous aurons occafion de parler dans la fuire. Quoi qu'il en foit, nous crümes avoir un bon droit pour la poffeffion du vaiffeau , quoique nous fentiffions bien que nous ne nous étions pas informés aflez exaótement du ritre de ces malheureüx, avant que de faire le marché. Si nous les avions queftionnés comme il falloit, ils fe feröient coupés , felon toutes les apparences ; ils feröient tombés en contradiction les uns avec les autres , & peut - être chacün avec foi-même. Il eft vrai qu'ils nous montrèrent un tranfporr, oü étoit nommé un Emmanuel Cloofterhooven • mais je m'imagine que tout cela étoit fuppofé : cependant , dans le tems que nous fitnes le marché , nous mavions aucune railon de les foupconner. Nous voyant maïtres d'un fi grand batiment, kous engageames un plus grand nombre de ma-  3j6 Lis a v i n t v r é s telots Anglois & Hollandois , & nous nous dé-' terminames a uri fecond voyage du cöté du fud vers les lies Philippines & Mölucques , pour chercher des clous de girofle. Pour ne pas arrêter long-tems le lecteur fur' des chofes peu dignes d'attention, ayanr encore tant de chofes remarquables a lui racónter, je dirai en peu de mots que je paffai fix ans dan9 ce pays a négocier avec beaucoup de fuecès , & que la dernière année je prls , avec mon alfocié, le parti d'aller dans notre vailleau faire un tour vers la Chine, après aVoir acheté dn riz dans le royaume de Siam. Dans cette courfe, étant forces par les vents contraires d'aller & de venir pendant quelque tems dans les détroits qui féparent les ïles Mölucques , nous ne nous en fümes pas plutöt débarraffés ; que nous appercümes que notre navire s'étoit fait une voie d'eau, & quelque peine que nous priflions 3 il nous fut impoffible de dccouvrir oü c'étoit. Cet inconvénient nous obligea de chercher quelque porr , & mon affocié , qui connoifloir ces pays mieux que moi, confeilla au capitaine d'entrer dans la rivière de Cambodia. Je dis le capitaine ; car ne voulant pas me charger du commandement de deux Yailfeaux, j'avois établi pour mon capitaine de celui-ci  ce RoBINSON CrUSÓÉ. J celui - ci notre contre - maitre M. Thomfon. La rivière dont je viens de parler eft au Nord du golfe qui va du coté de Siarn. Pendant que nous étions 11 , & que nous allions tous les jours a terre pour avoir des rafraïchiflemens , il arriva un matin qu'un homme vint me parler avec empreffemenr. C'étoit un fecond canonnier d'un vaifTeau des Indes anglois , qui étoit a 1'ancre dans la même rivière 5 prés de la ville de Cambodia. 11 me paria anglois s monfieur, me dir-il , vous ne me connöifTez pas * & cependant j'ai quelque chofe a vous dire quï vous touche de prés. Le regardant attentivement, je crus d'aborel le connoitre j mais je me trompois. « Si cette » affaire me regarde de prés $ lui repondis-je » fans que vous y foyez intéreffé , qu'eft-ce * qui vous porte a me la communiquer ? » J'y fuis porté, répartit-il, par le grand danger qui vous pend fur k tête, fans que vous en ayez la moindre connoiffance* » Tout le danger oü je crois être, lui » répliquai-je, c'eft que mon vaiiïeau a fait j> une voie d'eau; mais j'ai deffein de ie n mettre fur le coté pourtacher de ladécouvrk)». Monfieur, monfieur me dit - il , fi vous êtes fage , vous ne fongerez point a tout cela , quand vous faurez ce que j'ai a vous dire. SavezTome IL Y  338 Les aVenturis vous que la ville de Cambodia n'eft pas fort .loiij d'ici , & qu'il y a prés de-la" deux gros Vailfeaux anglois & trois hollandois ? Eh bien 1 « qu'eft-ce que cela me fait, lui tépondis je? » Comment ! Monfieur , -répartit-il , eft-il de la prudence d'un hommequi cherche des aventures, fcommevous, d'entrerdans un port fans examiner auparavant quels vailfeaux peuvent être a 1'ancre, Sc s'il eft en état de leur faire tête ? Vous favez bien, je m'imagine , que la partien'eft pas égale. Ce difcours ne m'étonna point du tout, paree que je n'y comprenois rien; je dis a mon homme qu'il s'expliquar plus clairement; & que je ne voyois aucune raifon pour moi de craindre les vailfeaux des compagnies angloife Sc hollandoife , puifque js ne fraudois point les droits, & que je ne faifois aucun commerce • défe-ndu. Fort bien, monfieur, me dk-il , en fouriant d'un petit air aigre-doux , fi vous .-vous croyez en fïïreté , vous n'avez qu'a refter ici; je fuis mortifié pourtant de voir que yoiti fécurité vous fait têjeter un avis falutaire. Soyez perfuadé que , fi vous ne levez 1'ancre dans le moment, vous allez être attaqué par cinq chaloupes remplies de monde , & que fi 1'on vous prend, on commencera par vous pendre comme un pirate , quitte a vous faire votre procés après. j'aurois cru, monfieur,  DE RoBINSON CrUSOÉ. Jj^ qu un avis de cette importance m'auroit procurc ü'né meilleure réceptiön que celle que Vous me faites. « Je n'ai jamais été ingrat 4 lui dis-je* sa pour ceux qui m'ont rendu fervice; itiais il i, eft abfolument impoffible de comprendre le » motif du deffein que } felon vous , oü a » pris contre moi» Cependant je veux profitet « de vos confeils, & puifqu'on a formé un i» projet fi abominable contre moi, je m'en é vais dans le moment , 8c je donnerai »3 ordre qu'on mette a la Voile , fi on a bouché »j la voie d eau, ou fi elle ne nous empêche >> pas de renir la mer. Mais, monfieur, faudra,3 t-il que je pfenne ce parti la fans favoir cettë ,3 affaire a fond, & ne pourriez-vous pas mg si donner quelques luiiiières la-deffus ? Je n'en fais qu'une partie s me dit-il j mais j'ai avec moi un marinier Hollandois , qui pourroit vous en iriftruire, file tems le petmettoit. Vous ne fauriez 1'ighorer'entiêrement vous-même \ car vöici ce dont il s'agit. Vous êtes allé avec le vaiffeau a Sumatra 4 oü le capitaine a été tué avec ttois de fes gens pat les infulaires, 8c vous vóüs en êtes allé avec' le vaiffeau pour exercer la piraterie. Voila la bafe de toute cette affaire , 8c 1'on vous exécutera eii qualité de pifate ,, fans beaucpup de fagoii. Vous favea bien que les vaiffeauS Yij  340 Les avintürss marchands n'en font pas beaucoup avec les écumeurs de mer, quand ils les ont en leur pouvoir. « Vous parlez bon anglois i préfent, lui » dis-je, & je vous remercie. Quoique nous » n'ayons aucune part dans le crime dont vous » venez de parler, & que nous ayons acquis » la propriété du vailfeau par les voies les >i plus légitimes , je veux pourtant prendre >• mes précautions pour éviter le malheur dont 3» votre difcours me raenace. 31 Piendre vos précaurions, monfieur , me répondit-il brufquement ! vous vous fervez d'une expreflion bien foible. La meilleure précaution ici , eft de fe mettre au plus vïte a 1'abri du danger. Si vous vous intérelfez a votre propre vie, & a celle de tous vos gens, vous leverez 1'ancre fans délai , dès que 1'eau fera haute; vous profiterez alors de toute la marée, Sc vous ferez déja bien loin en mer , avant qu'ils puilfent defcendre jufqu'ici. lis doivent fe fervir de la marée comme vous 5 & comme ils font a. vingt milles d'ici, vous les devancerez de deux bonnes heures, Sc s'il fait un vent un peu gaillard, leurs chaloupes n'oferont pas vous donner la chaffe en pleine mer. « Monfieur, lui dis-je , vous me rendez »» un fervice tr;s-important; que voulez-Yous  vi Rob in sou Crusoé. 34Ï „ vous que je fade pour vous en témoigner „ ma reconnoiflance » ? Vous n'ètes pas peutêtre alfez convaincu de la vérité de mon avis , me répondit-il, pour avoir téellement emne de m'en récompenler. Cependant, fi vous parlez férieufement, j'ai une propofition a vous faire. On me doit dix-neuf mois de paye dans le vailfeau, avec lequel je fuis vehtt d'Angleterre, & ü en eft dü fept a mon camarade le Hollandois ; fi vous voulcz nous les payer, nous fuivrons votre fortune fans vous tien demander deplus, Grien ne s'offre qui foit capable de vous convaincre de k vérité de mon avis; Sc ft le contraire arnve 3 nous vous laifferons le maÜre de nous récompenfer comme vous le trouverez a propos. J'y topai d'abord, Sc dans le moment même je mé fis mener au vailfeau avec eux. A peine en érois-jë approché que mon-atfocié , qui étoit refté i bord, monta fur le nllac, & ma cria que la voie d'éau verrok d ètre bouchée. Dieu en foit loué , lui dis jé; mais qu'on léve- 1'ancre au plus vite; «• Et pourquoi „ donc, me répondit-il ? que vOutez vous dire „ paf-la? » Point de queftions , lui répliquat je ; que tout équipage mette la mam a 1'ceuvre , & qu'on léve lancfe dans le moment, fans perdte une feule minute. r Yiij  341 Les Aventures Quoiqu'il fut extrêmement furpris de eet ordre, il ne lailfa pas d'appeler le capitaine, & de le lui communiquer ] & quoique la marée ne füt pas encore tout-a-fait haute , favorifés d'un vent frais qui venoit de terre , nous ne laiffames pas de mettre a la voile. Je fis venlr enfuite mon affocié dans la hutte; je lui dis tout ce que je favois de cette hiftoire , les deux nouveaux venus en racontèrent le refte. Comme ce récit demandoit du tems , un des matelots vint dire , de la part du capitaine, que cinq chaloupes fort chargées de monde nous donnoientla chafie ; ce qui nous fit voir évidemnient que 1'avis que nous avions reou n'étoit que trop bien fondé. La delfus je fis aflembler tout 1'équipage, & je ï'inftruifis du delfein qu'on avoit formé de prendre notre vailfeau , & de nous traiter tous comme des pirates; & je leur demandai s'ils étoient réfolus a fe défendre. Ils répondirent tous avec allégreffe, qu'ils vouloient vivre & mouriravec nous, Comme j'étois du fentiment qu'il falloit fe battre jufqu'a notre dernier foupir, je voulus favoir du capitaine ce qu'il falloit faire pour nous défendre avec fuccès. 11 me dit qu'il feroit bon de tenir les ennemis en refpecf avec notre artillerie , tant que nous pourrions; qu'enfuite il falloit leur dpnner des bannes falves de mouf-j  de Robinson Cr u s o é. 343 queterie,& fi , malgré tout cela , ils approchoient da vaiffeau , le meilleur parti feroit de „onsterker fous le tillac , qu'il leur feroit peutêtre impoffible de mettte en pièces, faute d outüs „éceflakes. Nous donnames en même tems ordre au canonnier de placerprèsdugouvernail deux.pièces chargéesa cartouche, pour nettoyer le tillac en cas debefoin } & dans cette pofture nous attendlmes les chaloupes , gagnant toujours la haute mer a 1'aide d'un vent favorable. Nous voyions diftinctement les chaloupes a quelque d.ftance de nous; elles étoient extrêmement grandes , montéesd'un aombrede gens, & elles faifoient force de voiles pour nous atteindre. U y en avoit deux, que, par nos lunettes d'approche, nous reconnümes pour angloifes, qui devancpient de beaucoup les autres.&gagnoienc fur nous confidérablement. Quand nous les vïmes fur le point de nous atteindre, nous ■marnes un coup de canon fans boulet pour leur donner le fignal qae nous voulvons entrer en conférence avec eux , & en même tems nous mimes pavillon blanc. lis continuoient toujours a nous fuw vre, en mettant au vent toutes les voiles quiis avoient; 6c quand nous les vimes a portée, nous mimes pavillon rouge, & leur marnes un coup de canon a boulet. Yiv  344 Les Aventures Us ne laifsèrent pas pour cela de pouffer leur pointe, & les voyant aiïez prés de nous pour leur parler avec une tromperte pariante, nous les arraifonnames, en les avertifTant qu'il leur en prendroit mal s'ils approchoient davantage. C'étoit parler i des fourds ; nous remarquames qu'ils faifoient tous leurs efforts pour venir fous notre poupe, & pour attaquer le vailfeau par-la. La-deffus , perfuadé qu'ils fe fioient fur les forces qui les fuivoient , je fis pointer fur eux, & les voyant vis-a-vis de notre bord, je leur fis tirer cinq coups de canon, un defquels emporta toute la poupe de la chaloupe Ia plus éloignée , ce qui forca les matelots a baiffer routes les voiles, & a fe jeter tous du coté de la proue de peur d'aller a fond. Ce mauvais fuccès nempêcha pas ceux de la chaloupe la plus avancée d'aller toujours leur chemin. Dans le tems que nous nous préparions a* donneri celle-li fon fait a part, une des trois qui fuivoient, s'en fut tout dtoit a celle qui venoit d'être mife dans un fi pitoyable état, & en tira tous les hommes. Cependant nous arraifonnames pour la feconde fois la chaloupe Ia plus avancée, en lui offrant une trève pour parlemenrer & pour être informés de la raifon de leur procédé. Point de réponfe encore; elle tacha fetilement de gagner notre poupe; fur quoi norr©  e E Robinson CrusoÉ. 345 canonnier, qui entendoit fon métier a merveille, lui tira encore deux coups de canon; ils manquèrent 1'un & 1'aucre, ce qui porta ceux de la chaloupe a poulfer un grand cri en tournant leurs bonnets a 1'entour de la tête. Le canonnier s'étant préparé de nouveau , en moins de rien fit feu fur eux avec plus de fuccès, & quoiqu'il manquat le corps de la chaloupe , un des coups donna au beau milieu des matelots, & fit un effet tetrible. Trois autres coups que nous leur arames immédiatement après, mirent prefque routen pièces, & leur emportèrent le gouver„ailavec une pièce de larrière , ce qui les mit. dans un grand défordre. Pour les achever, notre canonnier fit encore feu fur eux de deux autres pièces qui les accommodèrent fi bien, que nous vimes la chaloupe»fur le point d'aller a fond , Sc plufieurs matelots déja dans l'eau. La-defi"us je fis d'abotd armer la pinalfe que nous avions#enue, jufques-la, tout prés du vaiffeau, & je donnai ordre i nos gens d'empêcher nos ennemis de fe noyer, d'en prendre autant qu'ils pourroient, & de revenir avec eux a bord dans le moment; car nous voyions déja les autres chaloupes avancer fur nous avec toute la vitefie polfible. Nos gens fuivirent pondtuellement mes ordres, Usen prirent trois , parmi lefquels il y en  J4 Les aventures avoit un fur le point de fe noyer , que nous eümes bien de la peine a faire revenir a lui. Des que nous les eümes a bord, nous fimes force de voiles pour gagner la haute mer, & nous vimes que , quand les trois dernières chaloupes avoient joint les deux autres , elles avoient trouvé a propos d'abandonner la chaffe. Délivré d'un fi grand danger, oü je n'avois pas le moindre lieu de m'attendre , je réfolus de changer de cours, & d'óter par-la le moyen a qui que ce fut, de deviner oü nous avions deffein d'aller. Nous courümes donc du cóté de 1'eft , hors de la route de tous les vailfeaux européens. N'ayant plus rien a craindre alors, nous queftionames nos deux nouveaux venus fur les motifs de toute cette entreprife qu'on avoit faite contre nous, & le Hollandois nous en découvrit tout le myftère. II nous dit que celui qui nous avoit vendu le vaiffeau n'étoit qu'un fcélérat qui s'en étoit emparé, après que le capitaine (dont il nous dit le nom, fans que je m'en puiffe fouvenir a préfent) eut été tué par les infulaires avec trois de fes gens. Il avoit été lui-même de eet équipage-la & s'étoit échappé des mains des barbares , s'étant jeté dans un bois avec trois autres, &.il avoit été obligé de s'y cacher quelque tems. Enfuite il s'étoit fauvé lui feul d'une ma-  de Robissos Crüsoé. 347 nlère miraculeufe , en abordant a la nage la chaloupe d'un vaiffeau hollandois qui revenoit de la Chine, 8c qui s'étoit mis a. 1'ancte fur cette cote pour faire aiguade, Quand il eut été quelque tems a Batavia, il y arriva deux hommes de ce vajlfeau qui avoient abandonné leurs compagnons'fÉhdant le voyage: ils avoient rapporté que le canonnier qui s'en étoit enfui avec le navite, 1'avoit venduaBengale a une troupe de pirates qui, s'étant mis a croifer, avoient déja pris un batiment anglois & deux hollandois très-richement chargés. Cette dèmière partie du difcours nous embarralTa fort , quoique nous en connulfions toute la faufleté ; nous vimes évidemment que, fi nous étions tombés entte les mains de ceux qut venoient de nous donner la chaffe fi chaudement, c'auroit été fait de nous. Envain aurionsnous défendu notre innocence contre des gens fi tetriblement prévenus , qui auroient été nos accufateurs Sc en même tems nos juges, Sc dont nous n'aurions du attendre que tout ce que la rage peut infpirer Sc faire exécuter a des hommes qui ne font pas maitres de leurs paffions, Cette confidération fit croire a mon aflocié; que le meilleur parti pout nous étoit celui de retourner a Bengale , fans toucher a aucun port, Nous pouvions nous juftifier la fans peine ,  34^ Les avintur.es en faifant voir oü nous avons écé quand le navire en queftion y étoit entté, de qui nous 1'avions, & de quelle manière; & li ParTaire avoit étédébattue devant les juges, nous écions sürs de n'être pas pendus fur le champ , Sc de recevoir enfuite notre fentence. Je fus d'abord'^de 1'opinion de mon affocié, mais je la rejetai, après y avoir fongé plus murement; puifque nous nous trouvions de I'autre coté du détroit de Malacca, nous ne pouvions tetourner a Bengale , fans eourir les plus grands dangers. Le bruit de notre crime prétendu Sc de la mauvaife réception que nous avions faite a nos aggrelfeurs , devoit avoir donné 1'alarme par tout; & nous devions être guetés en chtmin par tous les vailfeaux anglois & hollandois. Dailleurs, notre retour auroit eu tout Pair d'une fuite, & il n'en falloit pas davantage pour nous condamner fur 1'étiquette du fac. Je communiquai ces réflexions a 1'Anglois qui nous avoic découvert la confpiration contre nous, & il ne les trouva que trop folides. La-deffus nous réfolümes d'aller chercher la cote de Tunquin, Sc de-la celle de la Chine, en pourfuivant notre delfein de négocier , de vendre quelque part notre vaiffeau, & de nous en retourner avec quelques batimens du pays. Ces mefures nous parurent les meilleures pour  » e ReiiHiOM Crusoe. J49 notre süreté, & nous fimes cours notd nord-eft, en nous mettant plus au large de cinquante lieues , que n'étoit la route ordinaire. Ce parti nous jera dans quelques inconvéniens. A cette hauteur nous trouvames les vents plusconftammentcontraires, venant d'ordinaire de 1'eft nord-eft, ce qui devoit faire durer treslong tems notre voyage ; & malheureufemenc nous étions affez mal pourvus de vivres. D'ailleurs il y avoit a craindre que quelques-uns des vailfeaux dont les chaloupes nous avoient attaqués, & qui étoient deftinés pour les mêmes endroits, n'entraffent dans ces ports avant nous , ou que quelqu'autre navire, informé de tout ce qui venoit de fe palTer , ne nous pourfuivit avec toute 1'opiniatreté poflible. J'avoue 'que j'étois dans une tres - facheufe fituation , & que je me croyois dans les circonftances les plus défagréables oü je me fulfe trouvé. Je n'avois jamais commis le moindre acte frauduleux, bien loin de mériter le titre de voleur ou de pirate. Toute ma mauvaife conduite, depuis ma jeunefle, avoit confifté a être mon propre ennemi, & c'étoit la première fois de ma vie que j'avois couru rifque d'être traité comme un criminel du plus bas ordre. J'étois parfaitement innocent j mais il ne m'étoit pas poflibU  Les Avénture s de dcnner des preuves convaincantes de moti1 innocence» Mon affocié me voyant abïnlé dans üne pfo^ fonde inélancolie , quoiqu'il eüt été d'abord auffi embarralfé que moi, commenca a me donner courage ; & me faifant une exacte defcription des différens ports de cette cöre, il me dit qu'il étoit d'avis de chercher un afyle dans la Cochinchine, ou dans la baie de Tunquin, d'oü nous pouvions gagner Macao, ville qui avoit autrefois appartenu aux Portugais s & ou il y avoit encore un bon nombre de families euro* péennes , & fur-tout des miffionnaires qui y étoient venus' dans 1'intention de fe tranfportef de-la dans la Chine. Nous nous en tïrinïes a cette réfolution; & après un voyage fort ennuyeux , dans lequel hoüs foumimes beaucoup par la difette des vivres, nous découvrïmes la cote de Cochinchine, & nous primes lö parti d'entrer dans une petite rivière oü il y avoit pourtant affez d'eart pour notre batiment, réfolus de nous informer bu par terre, ou par le moyen de notre pinaffe \ s'il y avoit quelques vailfeaux dans lés purts d'aIentoun La précaution que nous avioiis piife d'entref' tkns cette petite rivière , nous tira d'affaire fort  35 e ROBIHSON CrUSOE. }$t neureufement. Quoique nous ne viffions pas d'abord de vaiffeaux dans la baie de Tunquin , cependant le lendemain matin nous y vïm'es entrer deux vaiffeaux hollandois, & un autre fans couleurs, que nous primes pourtant pour hollandois auflï, paffa a deux lieues de nous, faifant cours vers la cote de la Chine. L'après-dinée nous appercümes encore deux batimens anglois qui prenoient la même route. Ainfi nous étions bien-heureux d'êrre cachés dans eet afyle , dans le tems que nous étions environnés de tous Votés , par un li grand nombre d'ennemis. Nous n'étions pas pourtant tout-a-fait a notre aife.; le pays oü nous étions entrés, étoit .habité 'par les gens les plus barbares qui étoient voieurs, non-feulement de.naturel, mais encore de profeffion. Dans le fond, nous n'avions rien a faire avec eux , excepté le foin de chercher quelques proviiions. Nous ne fouhaitions pas d'avoir avec eux le moindre commerce ; néanmoins nous eümes bien de la peine a nous défendre de leurs infultes. La rivière oü nous étions, n'étoit diftante que de quelques lieues des demières bornes feptentnonales de tout le pays, & en cotoyant avec notre chaloupe, nous découvrimes la pointe de tout le'royaume au nord-eft, oü s'ouvre la grande baie de Tunquin. C'eft en fuivant les cóces de  35* Les aventüres cette manière, que nous avions découvert les vaifféaux ennemis , dont nous étions environnés de tous cotés. Les habitans de 1'endroit oü nous nous tvouvions, étoient précifement, comme je I'ai déja dit, les plus barbares de toute cette cote, n'ayant aucun commetce aVec aucun autre peiiple, Sc ne vivant que de poilTon, d'huile Sc de vivres les plus groffiers. Une marqué évidente de leur barbarie exceflïve, étoit l'abominable coutume qu'ils avoient de réduire en efclavage tous ceux qui avoient le malheur de faire naufrage fur leur territoire , &■ nous era vimes bientot un échantillon de la manière finvante. J'ai obfervé ci-deffus que notre navire s'étoit fait une voie d'eau au milieu de Ia mer, fans qu'il nous eut été pofüble de la découvtir. Quoiqu'elle eüt été bouchée d'une manière aufli peu attendue qu'heureufe , dans f inftant même que nous al'lions être affaillis par les chaloupes artgtoifes Sc hollandoifes , cependant n'ayant pas tiouvé le batiment auffi fain que nous 1'aurions bien voulu, nous réfolümes d'en tirer tout ce qu'il avoit de plus pefanr, Sc de le mettrefur le coté pour le nettoyer, Sc pour trouver Ia voie d'eau , s'il étoit poflible. , Conformément a cette réfolurion, ayant mis d'un feul cöti les canons & tout ce qu'il y avoit de  DÈ RoBINSON CrUSOÉ. J J $ de plus pefant dans le vaiffeau, nous fitnes de notre mieux pour le renverfer, afin de pouvoir venir jufqu'a la quille. Les habicans qui n'avoient jamais remarqué rien de pareil, defcendirent auili-töt vers le ri* vage, 8c voyant le vaiffeau reuverfé de ce cöté-la, fans appercevoir nos gens qui rravailloient dans les chaloupes 8c fur dés échafaudages du coté qui leur étoit oppofc, ils s'imaginèrent d'abord que le batiment avoit fait naufrage, & qu'en échouant, il étoit tombé fur le coté de cette manière. . . .. Dans cette fuppofition , ils vinrent , environ trois heures après, ramer vers nous avec dix ou douze grandes barques montées chacune de huic hommes , réfolus, feloii toutes les apparences, de piller le vailfeau , &c de mener ceux de 1'équipage qu'ils trouveroient vers leur roi, ou capitaine ; car nous n'avons pa rien apprendre de la forme de leur gouvernement: cè qu'il y a de für , c'eft qu'en ce cas-la 1'efclavage étoit une chofe a Iaquelle nous devions nous attendre. Etant avancés du coté du vaiffeau , ils fe mirent a ramer tout autour & ils nous découvrirent travaillant de toutes nos forces a la quille & au cöcé du navire pour le nettoyer, pour le böucher 8c pour lui donner le fuif Au commencement, ils ne firent que nou* Tomé IL Z  3 54 Les aventur.es contempler avec attention , fans qu'il nous fut poffïble de deviner leur deffèin. Cependant, a tout hafard, nous nous fetvimes de eet intervalle pour faire enrrer quelques-uns de nos gens dans le vaiffeau , afin que de la ils donnaffent des armes Sc des munitions a ceux qui travailloienc pour fe défendre en cas de befoin. 11 fut bientót tems de s'en fervir; car après avoir confulté enfemble pendant un qnart-heure, & conclu apparemment que le vaiffeau devoic avoir échoué, & que nous ne travaillions que pour le fauver, ou pour nous fauver nous-mêmes ,par le moven de nos chaloupes , dans lefquelles ils nous voyoient porter nos armes, ils avancèrent fur -nous comme fur une proie certaine. Nos gens les voyant approcher en fi grand nombre , commencèrent a s'effrayer ; ils étoient dans une affez mauvaife pofturepour fe défendre, 6c ils nous crièrent de leur ordonner ce qu'ils devoient faire. Je comman'dai d'abord è ceux qui étoient fur 1'écliafaudage de tacher de fe mettre dans le vaiffeau au plus vite , Sc a ceux qui étoient dans les chaloupes , d'en faire le tour Sc d'y entrer auffi. Pour nous qui étions a bord , nous fimestous nos efforts pour redreffèr le batiment. Cependant ni ceux de l'échafaudage, ni ceux des chaloupes ne purent exécuter nos ordres, paree qu'un moment après, ils eurentles  de RoBlNSON CRUSoÉ. 355 barbares fur les bras : déja deux de leursbarques avoient abordé notre pinalfe, & fe faifiifoient de- nos gens comme de leurs prifonniers. Le premier fur qui ils mirent la main étoit un Anglois, garcon aulli brave querobufte : il avoit un moufquet a la main •, mais au lieu de s'en fervir , il le jeta dans la chaloupe ; ce que je pris d'abord pour une imprudence, qui alloit jufqu'a la ftupidité : mais il me défabufa bientöt j car il prit le drole qui 1'avoit faifi, par les cheveux , & 1'ayant tiré de fa barque dans la notre , il lui coigna la tête contre un des bords de la chaloupe, d'une telle force, qu'il lui en fit fottir la cervelle dans le moment. En même tems un Hollandois, qui étoiti cóté de lui, ayant pris le moufquet par le canon, en fit le moulinet de fi bonne grace, qu'il tetraffa cinq ou fix des ennemis qui vouloient fe jeter dans la chaloupe. Ce n'en étoit pas affez pour repouffer trente ou quarante hommes, qui fe jetoient avec précipitation dans la pinaffe, ou ils ne s'attendoient a\ aucun danger, & oü il n'y avoit que cinq hommes pour la défendre. Mais un accident des plus burlefques nous donna une victoire complette. Notre charpentier fe préparant a fuivre (i) & £ ( 1) Enduire de fuif. Zij  Les aventures goudronner le dehors da vaiffeau: venoit dé faire defcendre dans la pinaffe deux chaudrons, 1'un plein de poix bouillante , & I'autre de poix-refine, de fuif, d'huile, & d'autres matières femblables. L'aide du charpentier avoit encore dans la main une grande cuillier de fer, avec laquelle il fournitfoir aux autres cette liqueur chaude , & voyant deux de nos Cochinchinois entrer du cóté oü il étoit, il les arrofa d'une cuillerée de cette matière, qui les forca a fe jeter a la mer, mugiffant comme deux taureaux. C'eft bien fait, Jean , s'écria la - deffus le charpentier; ils trouvent la foupe bonne, donneleur-en encore une écuellée : en même tems il coutt de ce cöté-la avec un de ces torchons qu'on attaché a un baton pout laver le vailfeau, & le trempant dans la poix , il en jette une fi grande quantité fur ces voleurs, dans le tems que Jean avec fa cuillier la leur prodigue libéralement, qu'il n'y eut pas un feul homme dans les trois barques ennemies , qui ne fut miférablement grillé. L'effet en étoit d'autant plus grand & plus prompt, que ces malheureux étoient prefque tout nuds, & je puis dire que de mes jours je n'ai entendu de cris plus affreux, que ceux que poulTèrent alors ces pauvres Cochinchinois. C'eft une chofe digne de remarque , que,  DE ROBINSON C R U S O É. 357 quoique la douleur faffe poulfer des ais a tous les peaples du monde , cependant ces cris fout tout aaffi différens que leurs différens langages. Je ne faurois mieux nommer le fon qui frappa pour lors nos oreüles, qu'un heurlement, Sc je n'ai jamais rien entendu qui en approchat davantage, que le bruit affreux quefkent ces loups qui vinren: m'attaquer autrefois dans le Lauguedoc- Jamais victoire ne me fit plus de plaifir; nonfeulement paree qu'elle nous déliyra d'un danger qui, fans eer expediënt, auroit été tres-grand; mais fur-tout paree qu'elle fut remportée fans répandre de faug , & fans tuer perfonne , excepté celui a qui notre Anglois avoit calfé la tête contre le bord de la chaloupe. J'aurois été au défefpoir de faire périr ces malheureux , quoiqu'en défendant ma propre vie ; paree que je favois qu'ils n'avoient pas la moind.ee notion de rinjuftice qu'ils commettoient en nousattaquant. Je fais que Ia chofe, étant néceffaire , auroit été jufte , paree qu'il ne peut pas y avoir de crime a fe défendre : mais je crois que la vie a bien de l'amertume, quand on s'eft ven gé en tuant fon prochain , & j'aimerois mieux fauffrir d'affez grandes infultes, que de faire périr mon aggreffeur. Je penfe même que tous ceux qui refléchiffent & qui connoiffenr le prix de rhuma.-. Z iij  358 Les aventures nité, font de mon fentiment. J'en reviens a mon hiftoire. Pendant cette bataille comiqne , nous avions, mon affocié & moi, li bien employé les gensque nous avions a bord , que le vailfeau fut enfin redrelfé. Les canons étoient déja remis dans leurs places., & le canonnier me pria d'ordonner a ceux de nos chaloupes de fe retirer, paree qu'il vóuloit faire feu fur les ennemis. Je lui dis de n'en rien faire, & que le charpentier nous en délivreroit bien fans le fecours du canon ; j'ordonnai feulement au cuifinier de faire chauffer une autre chaudronnée de poix. Mais heureufement nous n'en eümes que faire ; les pauvres diables étoient fi mécontens de leur premier alfaut, qu'ils n'avoient garde d'en tenter un fecond. D'ailleurs, ceux qui écoient le plus éloignés de nous, voyant le vaiffeau redreffé & a flot, commengoient apparemment a fentir leur méprife, &, par conféquent, ils ne trouvoienc pas a propos de poulfer plus loin leur deffein. C'eft ainfi que nous nous rirames d'affaire d'une manière divertiffante , Sc ayant porté i bord , quelques jours auparavant, feizebons cochons gras , du riz , des racines , & du pain, nous réfolumes de remettre en met i> quelque prix que ce fut, perfuadés que , le jour d'après, nous nous trouverions environnés d'un fi grand  „ombre de Cochinchinois , que nos chaudrons auroienr de la peine a fournir a tous leurs befoins. Le mème foir donc nous reportames toutes nos affaires dans le vaiffeau , Sc le lendemam naatin nous fumes en état de faire voile Nous trouvames bon néamoins de nous temt a 1 ancre i quelque diftance, ne craignant pas les ennemis, paree que nous étions en bonne pofture pour les attendre. Le jour fuivant, ayant acheve tout ec que nous avions a faire i bord, & voyant aue nos voies d'eau étoient parfaitement bouchées , nous mlmes a la voile. Nous aunons fort fouhaité d'entrer dans la baie de Tunquin pour favoir ee qu'étoient devenus les vailïeaux hollandois qui y avoient été; mais nous y avions vu entter plufieurs auttes batimens depuis peu, Sc par conféquent nous n'osames pas nous y hafarder Nous fitnes donc cours du cèté du nordeft vers Hle Formofa, ayant auffi grand peur de rencontrer quelque vaiffeau anglois ou hollandois , qu'un vaiffeau marchand europeen voguantdanslaMéditerranée, a peur de rencontrer un vaiffeau de guerre d'Alger. Nous flmes d'abordcours nord-eft, comme fi nous voulions aller aux iles Mamlies , ou aux iles Phüippines, afin d'être hors de route des yaxf- < „ Sr Ptifnire nous tonrnames feaux europeens, Sc eniuite nuus Z iv  |6o Les aventure? vers le nord jufqu'a ce que nous vinffions art vingr-deuxième degré trois minutes de latir tude, & de cette manière nous arrivames a 1'ile, Pormofa. Nous y mimes a 1'ancre pour prendre de 1'eau fraiche & d'autres provifions; nous en fümes fournis abondamment par le peuple, qui nous fit voir beaucoup d'intégrité dans tout Ie commerce que nous fitnes avec lui. Peut être ces bonnes manières & cette probité font-elles dues au chriftianifme qui a été autrefois planté dans cette ile par des miffionnaires Hollandois. Ce qui confirme une remarque que j'ai toujours faite, touchant la religion chrétienne, par-tout ou elle eft recue ; qu'elle y produife des effets fanchfians, ou non , elle civilife les nations , 8t du moins elle réforme leurs manières. De la nous continuames a faire cours du coté 'du nord, en nous tenant toujours a une diftance égale des cótes de la Chine; & de cette, manière nous pafsarnes pardevant tous les ports oü les vailfeaux européens font accoutumés de relacher, bien réfolus de faire tous nos efforts, pour ne pas tomber entre leurs mains. II eft sur quefi cemalheurnous étoitnrrivé, fur-tout dansce pays-la, nous étions perdus , & j'en avois telle- . ment peur, en. mon particulier, que j'aurois mieux aimé me ttouver entre les gaffes de 1'inquifition.  DE RoBINSON C R U S O ff $G\ Etant parvenus alors a la latitude de crentetrois degrés, nous réfolümes d'entrer dans le pre^ mier port que nous trouverions, & pour eet effeJ; nous avangames du coté du rivage. Nous n'en étions qu a deux lieues quand une barque vint a notre rencontre, avec un vieux pilote Portugais, qui voyant que notre vaiffeau étoit europeen, venoit pour nous offdr fes fervices.. Cette offre nous fit plaifir, & nous le primes a bord. Sur quoi , fans demander oü nous avions envie d'aller, il renvoya fa barque. Nous étions alors les maitres de nous faire mener oü nous le trouvions bon , & je propofai au bon vieillard de nous conduire au golfe de Nanquin, qui eft dans la partie Ia plus feptentrionalè de la cote de la Chine. II nous répondit qu'il connoifloit fort bien ce golfe ; mais qu'il étoit fort curieux de favoir ce que nous y voulions faire. Je lui dis que nous avions envie d'y vendrc. notre cargaifon , & d'acheter a la place des porcelaines, des roiles peintes,des foies crues & des foies travaillées , &c. II nous répondit, qua ce compte , Ie meilleur port pour nous auroit été celui de Macao , oü nous aurions pu nous défaire de notre opium très-avantageufement, & acherer des denrées de la Chine a auffi bon marché qu a Nanquin,.  |6i Les aventures Pour mettre fin au difcours de notre pilote, qui étoit fort circonftancié, nous lui dimes que nous n'étions pas feulement marchands, mais encore voyageurs ; & que notre but étoit d'aller voir la grande ville de Pekin, Sc la cour du fameux monarque de la Chine. Vous feriez donc fort bien , répondit-il, d'aller vers Ningpo, d'oü par la rivière qui fe jette la dans la mer, vous pouvez gagner en peu d'heures le grand canal. Ce canal qui eft par-tout navigable, paffe par le cceur de rout le vafte empire chinois , croife toutes les rivières, Sc traverfe plufieurs collines par le moyen de portes Sc d'échelles, & s'avance jufqu'a Pekin , parcourant une étendue de deux cent foixante-douze lieues. « Voila qui eft fort bien , feigneur Portugais, 3» lui répondis-je ; mais ce n'eft pas cela dont il » s'agit: nous vous demandons feulement fi vous 53 pouvez nous conduire a Nanquin , d'oü nous >3 puilfions enfuite aller facilement a la cour du 53 roi de la Chine II me dit qu'il le pourroit faire fort aifément, & que depuis peu un vaiffeau hollandois avoit pris précifément la même route. Cette circonftance n'étoit guètes propre a me plaire, & j'aurois autant aimé rencontrer le diable, pourvu qu'il ne fut pas venu dans une figure ttop effrayante, que des vailfeaux hollandois qui, négociant dans ces pays, font beau-  J5 Ê ROBINSON CRÜSOÉ. coup plus gros & mieux équipes que n'étoit ls notre. Le vieillard me tronvant csnfterné au feul nom d'un vaiffeau hollandois, me dit que nous ne devions pas être alarmés de ce qu'il venoit de nous dire, puifque les Hollandois n'étoient point en guetre avec notre nation. « 11 eft vraia » lui répondis-je ; mais on ne fait pas de quelle » manière ces gens-la nous traiteroient, dans » un pays oü ils font hors de la juftice ». Il n'y a rien a craindre , répartit-il; vous n'êtes point pirates, & ils n'attaqueront point des marchands qui ne cherchent qu'a faire paifiblement leurs affaires. Si, a ce difcours rout mon fang ne me monra pas au vifage , c'eft apparemment paree que la nature avoit ménagé quelque obftruction dans quelque vailfeau pour en arrêter le cours. J'étois dans un fi grand défordre, qu'il n'étoit pas poffible que notre Porrugais ne s'en appereüt. Monfieur , me dit-il, il femble que mon difcours vous fait de Ia peine; vous irez oü vous le trouverez a propos, & foyez sur que je vous rendrai tous les fervices dont je fuis capable. li is eft vtai, feigneur Portugais, lui répondis-je; 33 je fuis dans une alfez grande irréfolution tou33 chant la route qu'il faudra prendre , paree que 3> vous venez de parler de pirares ; je fouHaite  3 & que 1 equipage en eft affez » foible ». Vous pouvez dormir en repos la-deffiis, me dir-il; aucun pirate n'a paru dans ces mers depuis quinze ans ,„excepté un feul qu'on a vu il y a environ un mois, dans la baie de Sianv; mais il eft sur qu'il a-tiré du coté du fud; d'ailleurs ce n'eft poinr un vaiffeau fort confidérable & propre a ce métier. C'eft un vaiffeau marchand avec lequel 1'équipage s'eft enfui, après la mort du capitaine qui a été tué dans l'ile de Sumatra. « Comment, dis-je, faifant femblant de ne =•> rien fayoir de cette affaire, ces coquins ont-ils » tué leur propre capitaine ? » Je ne peux pas dire, répondit-il, qu'ils lont maffacré euxmêmes: mais comme dans la fuite ils fe font rendus maittes du vaiffeau, il y a beaucoup d'apparence qu'ils 1'ont ttahi, & qu'ils 1'ont iivré a la cruauté des Indiens. « A ce compte-la, dis-je, « ils ont autant mérité Ia mort?, que s'ils 1'avoient » maffacré de leurs propres mains ». Sans doute, répartit le bon vieillard ; auffi feront-ils punis felon leur mérite , s'ils font rencontrés par les Anglois, ou par les Hollandois j car ils font tous  DE robinsqn CrüSOÉ. 3| convenus enfemble de ne leur point donner de quartier, s'ils tombent entre leurs mains. Je lui demandai la-dèffus comment ils pouvoiënt efpérer de rencontrer ce pirate, puifquil n'étoit plus dans ces mers. On 1'afTure , reprk-il; mais ce qu'il y a de certain , c'eft qu'il a été dans la rivière de Cambodia s & qu'il y a été découvert par quelques Hollandois qu'il avoit killes i tetre en fe rendant maitre du vailfeau. II eft certain encore que quelques marchands Anglois Sc Hollandois qui fe trouvoient alors dans la même rivière , ont été fur le point de le prendre. Si leurs premières chaloupes, continua-t il, avoient été fecondées comme il faut par les autres, il auroit été pris indubitablement; mais ne voyant que deux chaloupes a pottée, il fit feu deffus, St les mit hors d'état, avant que les autres fulfent a portée; il gagna enfuite la haute mer , & il ne fut pas poffible aux chaloupes de continuer a le pourfuivre. Mais on a une defcription fi exade de ce batiment, qu'on le reconnoitra fans peine par-tout ou on le trouvera , Sc 1'on a réfoïu unanimement de faire pendre a la grande vergue, le capitaine, Sc 1'équipage, fi jamais on peut s'en rendre maitre. «Comment! dis-je, ils les exécuteront fans » aucune formalité ? lis commenceront par les » faire pendre, Sc enfuite ils leur feront leur  %GG Les aventurès *> procés»? Bon! Monfieur, me répondit-il j de quelle formalité voulez-vous qu'on fe ferve avec de pareils fcéléracs ? ii fuffic de les jeter dans la mer , pour s'épargner la peine de la pen- daifon : ces coquins-la n'aurontque ce qu'ils mé- ritent. Voyant que le vieux Portugais ne pouvoit pas quitter notre bord, &c nous faire le moindre mal, je lui dis vivement; » Voila juftement la j* raifon pourquoi je veux que vous nous meniez » a Nanquin, & non pas a Macao , ou a quelque j> autre port fréquente par les Anglois & par les 3> Hollandois. Sachez que ces capitaines dont » vous venez de parler, font des infolens bc des » étourdis qui ne faveur pas ce que c'eft que la 9 juftice, & qui ne fe conduifent, ni felon la » ioidivine, ni felon la loi naturelle. Ils font ;> affez inconfidérés pour fe hafarder a devenir » meurtriers , fous prétexte de puuir des vos> leurs , puifqu'ils veulent faire exécuter des » gens fauffement accufés; & pour les traiter » en criminels, fans fe donner la peine de les » examiner & d'entendre leur défenfe. Dieu me « fera k grace peut-être de vivre affez long» tems pour en rencontrer quelques-uns dans y> des endroits oü 1'on pourra leur apprendre -*> de quelle manière il faut adminiftrer k juf» tice. j*  q£ Robinson Crusoé. 367 La-deffus je lui déclarai naturellement, que le vaiffeau oü il fe trouvoit , étoit juftement celui qu'ils avoient attaqué avec cinq chaloupes , d'une manière auffi lache que mal conduite. Je lui contai en détail comment nous avions acheté notre navire de certains Hollandois, & comment noüs avions appris dans la fuite que c'étoient des coquins qui s'étoient enfuis avec le vaiffeau , après que leur capitaine avoit été affaffiné pat les Indiens de Sumatra ; mais je 1'affurai que , de dire que eet équipage s'étoit mis a pirater, c'étoit débiter une fable inventée a plaifir ; que nos ennemis auroient fagement fait de creufer cette affaire , avant que de nous attaquer ; & qu'ils répondvoient devant Dieu du fang qu'ils nous avoient forcés de répandre. Le bon vieillard fut extrêmement furpris de ce técit, & nous dit que nous avions raifon de ne pas vouloir aller du cóté du nord. 11 nous confeilla de vendre notie navire dans la Chine , & d'en acheter ou d'en batir un autre. Vous n'en trouverez pas un fi bon que le votre, ajouta-t-il; mais il vous fera aifé d'en avoir un capable de vous ramener a Bengale avec vos gens & avec vos marchandifes. Je lui dis que je profiterois de fon confeil de tout mon cceur, dès que je pourrois trouver un batiment a ma fantaifie , & un marchand pour  Les aventures le mien. II m'affura qu'il y auroit a Nanquin des gens de refte , qui feröient ravis d'acheter notre vailfeau \ qu'une jonque chinoife fuftiroit pour m'en retourner, & qu'il me trouveroit fans peine des gens qui m'acheteroient 1'un, & qui mé vendroient I'autre. « Mais, lui dis-je, vous dites que notre vaiffeau » fera indubïtablement reconnu , & par confés> quent fi je prends les mefures que vous mé » confeillêz , je puis jeter par-la d'honnêtes gens » dans un terrible péril, & être Ia caufe de leur »> mort. II fuffita a ces capitaines de trouver Ie 3> vaiffeau, pour qu'ils fe mettent dans 1'efprit j> qu'ils ont trouvé au'fli les cfiminels, & qu'ils » maffacrent de fang-froid des gens qui ft'oric » jamais fongé a les offenfer >?i Jë fais le moyeri de prévenir eet inconvénient, me tépondit le bon vieillard; je connois les conimandans de tous ces vailfeaux, & je les verrai quand ils palferont par ici; je ne manquerai pas de leur faire connoitre leur erreur , & de leur dire que 3 quoiqu'il foit vrai que le premier équipage s'en eft allé avec le navire, il eft faux pourtant qu'il s'en foit jamais fervi pour exercer la piratérié. Je leur apprendrai fur-tout , que ceux qu'ils ont attaqués dans la baie de Siam , ne font pas les mêmes gèns 'y mais que ce forit d'honnêtes mafchands qui ont acheté le vaiffeau de quelques fcélérats3  dè robikson CrUSöI, ^GCf fcélérats, qu'ils en croyoient les propriétaires. Je fuis perfuadé que du moins ils s'en fieront affez a moi, pour agir avec plus de précaution qu'iis n'avoient d'abord projeté. Eh bien , lui dis-je , fi vous les rencontrez , voulez-vous bien vous acquitter d'une commiffion que je vous dcnnerai pour eux ? Oui-da , me répondit-il, pourvu que vous mê la dunniez par écrit, afin qu'ils voient clairement qu'elle vient de vous, & que je ne 1'ai pas forgée de mon chef. La-deffus je me mis a leur écrire, & après avoir détaillé toute 1'hiftoire de 1'artaque des chaloupes que j'avois étéobligé de foutenir , Sc développé la fauffeté des raifons qui les avoient pouffés a me faire cette infulte, dans le deffein de me traitet avec toute 1'inhamanicé poffible , je finis en les affurant que , fi j'avois le bonheur de les reconnoitte jamais en Angleterre, je les en payerois avec ufure, a moins que les Ioix de la patrie n'eulfent perdu toute autorité pendant mon abfence. Le vieux pilote lut & relut eet écrit a différentes reprifes, & me demanda fi j'étois pret a foutenir tout ce que j'y avancois, Je lui dis que je le foutiendrois tant qu'il me refteroit un fol de bien, & que j'étois très-fur de trouver une occafion de faire repentir ces Meffieurs de la précipitation de leur cruel deffein. Mais je neus Tomc IIT. Aa  J70 Les aventures point occaiion d'envoyer le Portugais avec cette lettre; car il ne nous quitta point, comme on le verra dans la fuite. Pendant ces converfations , nous avangions toujours du coté de Nankin , & après treize jours de navigation , nous mimes a 1'ancre au fud-oueft du grand golfe, oü par hafard nous apprimes que deux vaifleaux hollandois venoient de palier, & nous en conclümes qu'en continuant notre route , nous tomberions infailliblement entre leurs mains. Après avoir confulté fur ce terrible inconvénient avec mon alfocié, qui étoit aulTi embarralfé que moi, & auffi réfolu fur le parti qu'il falloit prendre , je m'adrelfai au vieux pilote pour lui demander s'il n'y avoit pas prés de - la quelque baie ou quelque rade oü nous puffions entrer, pour faire notre commerce particulier avec les Ghinois, fans être en danger. II me dit que fi je voulois aller du cóté du fud , 1'efpace d'environ quarante-deux lieues, j'y trouverois un petit port nommé Quinchang, oü les miffionnaires débarquoient d'ordinaire en venant de Macao , pour aller prêcher dans laChinelareligion chrétienne , & oü jamais les vailfeaux européens n'entroient: qu'étant la, je pourrois prendre des mefures pour le refte du voyage; que dans le fond ce n'étoit pas un endroit fréquenté par les marchands,  de Robin son Crusoé. 371 excepté dans certains tems de 1'année qu'il y avoic une foire , oü les marchands Japonois venoienE fe pourvoir de denrées de la Chine, Nous convinmes tous de faire cours vers ce port, dont peut-ëtre j'orthographie mal le nom, Je 1'avois écrit avec ceux de plufieurs autres endroits» dans un petit mémoire que 1'eaua garé malheureufement par un accident; je me foaviens forr bien que les Chinois & les Japonois donnoient a ce petit port un nom tout différent de celui que lui donnoit notre pilote Portugais , & qu'il le prononcoit Quinchang. Le jour après que nous fümes fixés a cette réfolution , nous levames 1'ancre , n'ayant été que deux fois a terre pour prendre de 1'eau fraiche , & des provifions , comme racines , thé a riz , quelques oifeaux , &c. Les gens du pays nous en avoient apporté en abondance , pour notre argent , d'une manière fort civile & fort intègre. Les vents étant contraires , nous vóguames cinq jours entiers avant que de furgir 1 ce port; nous y entrames avec toute la fatisfaótion imacinable. Pour moi, quand je me fentis fur terre , j'étois plein de joie & de reconnoiffance envers le ciel, & je réfolus, auffi-bien que mon affocié , de ne jamais remettre le pied dans ce malheureux navire , s'il nous étoit poffible de nous défairs Aai}  37* Les aventur.es de nos marchandifes , quand ce feroit d'une manière peu avantageufe. Je ne faurois m'empêcher de remarquer icï que de toutes les conditions de la vie , il n'y en a aucune qui rende un homme fi complettement miférable, qu'une crainte continuelle. L'éctiture fainre nous dit, avec beaucoup de raifon , que la peur fert de piége a fhomme. C'eft une mort perpétuelle , & elle accable tellement 1'efprit, qu'il eft inacceflible au moindre foulagemenr ; elle étouffe nos efprits aniniaux , &c abat toute cette vigueur naturelle , qui nous fourient dans des affliótions d'une autre nature. Mon imagination , qui en étoit faifie d'une manière affreufe, ne manquoit pas de me repréfenter le danger bien plus grand qu'il n'étoit réellement; elle me dépeignoit les capitaines Anglois & Hollandois comme des gens abfolument incapables d'entendre raifon, & de diftinguer entre des fcélérats & d'honnêtes gens, entre une fable inventée pour les tromper , & entre 1'hiftoire véritable &c fuivie de nos voyages 5c de nos projets. Rien n'étoit plus facile pour nous, dans le fond, que de faire voir clairement a torste perfonne un peu fenfée , que nous n'étions rien moins que des pirates. L'opium & les autres marchandifes que nous avions a bord , prouvoient clairement que nous avions été i Bengale,  r»ï Robin son CausoÉ. 573 & les Hollandois qui, a ce qu'on difoit, avoient les noms de tous ceux de I'autre équipage , devoient remarquer , du premier coup-d'ceil, que nous étions un mélange d'Anglois , de Portugais & d'Indiens, parmi lefquels il ne fe trouvoit que deux Hollandois. En voila plus qu'il ne me falloit pour convaincre le premier capitaine qui nous auroit rencontrés, de notre innocence & de fon erreur. Mais la peur , cette paffion auffi aveugle qu'inutile , nous remplit le cerveau de trop de vapeurs , pour y laiifer une place a la plus grande vraifemblance. Nous regardions route cette affaire du mauvais cóté ; nous favions que les gens de nier Anglois & Hollandois , & particulièrement les derniers , étoient fi animés au feul nom des pirates qui s'étoient échappés de leurs mains, en ruinant une partie des chaloupes qu'on avoit envoyées pour les prendre , que nous étions perfuadés qu'ils ne voudroient pas feulement nous entendre parler , & qu'ils prendroient pour une preuve convaincante de notre crime prétendu , la figure du vaiffeau qu'ils connoiffoient partaitement bien, & notre fuite de la rivière de Cambodia. Pour moi., j'étois affez ma propre dupe , pour m'imaginer que , fi j'étois dans leur cas, j'agirois tout de même, & que je taillerois Aa iij  374 Les aventures tout 1'équipage en pièces, fans daigner écouter fa défenfe. Pendant que nous avions été dans ces inquiétudes , mon affccié & moi, nous n'avions pas pu fermer 1'ceil fans rêver a des cordes & a des grandes vergues: une nuit, entr'auttes, fongeant qu'un vailfeau hollandois nous avoit abordés , je fus dans une telle fureur que , croyant affommer un matelot ennemi, je donnai un coup de poing contre un pilier de mon lit, d'une telle force , que je m'écrafai les jointures ; ce qui me fit eourir rifque de perdre deux de mes doigts. Une chofe qui me confitma encore davantage dans 1'idée que nous ferions maltraités par les Hollandois , fi nous étions dans leur pouvoir, c'eft ce que j'avois entendu dire des cruautés qu'ils avoient fait elfuyer a mes compatriotes a Amboine, en leur donnant la torture avec toute 1'inriumanité poffible : je craignois qu'en faifant fouffrir les douleurs les plus cruelles a quelques-uns de nos gens, ils ne leur filfent confeffer des crimes dont ils n'étoient pas coupables , & ne nous puniffent comme pirates , avec quelqu'apparence de juftice. La charge de notre vaiffeau pouvoit leur fournir un puiffant motif pour prendre des mefures fi inhumaiues, puifqu'elle valoit cinq mille livres fterling.  DE ROBINSON G R V S © É. j7j Pendant tout le tems que durèrent nos frayeurs, nous fümes agités fans relache par de pareilles réflexions, fans confidérer feulement que les capitaines de vailfeaux n'ont pas ('autorité de faire de telles exécutions. II eft certain que , fi nous nous étions rendus a quelqu'un d'entr'eux, & s'il avoit été affez hardi pour nous donner la torture , ou pour nous mettre a mort, il en auroit été puni rigoureufement dans fa patrie. Mais cette vérité n'étoit pas fort confolante pour nous : un homme qu'on maffacré , ne tire pas de grands avantages du fupplice qu'on fera fouffrir a fon menrtrier. Ces frayeurs ne pouvoient que me livrer a de mortifiantes réflexions fur les différentes particularités de ma vie paffée. Après avoir pafte quarante ans dans des travaux &c des dangers continuels, je m'étois vu dans le port vers lequel tous les hommes tendent , une opulente tranquillité; & j'avois été affez malheureux pour me plonger de nouveau, par mon propre choix,dans des inquiétudes plus grandes que celles dont je m'étois tiré d'une manière fi peu attendue. Quel chagrin pour moi, qui, pendant ma jeuneffe , avois échappé a tant de périls , de me voir dans ma vieilleffe expofé, par mon génie aventurier, a perdre la vie fur une potence, pour un Aaiv  376 Les Aventures crime pour lequel je n'avois jamais eu le moin- penchant, bien loin d'en être coupable ! Quelquefois des penfées pieufes fuccédoient a ces confidérations chagrinantes ; je me mettois dans 1'efprit , que fi je tombois dans ce malheur que je craignois fi fort, je devois confidérer ce défaftre comme un effet de la Providence, qui, malgré mon innocence dans le cas préfent , pouvoit me punir pour d'autres crimes , & que j'étois obligé de m'y foumettre avec humilité, de la même manière que fi elle avoit trouvé a propos de me chatier par un naufrage, ou par quelqü'autre malheur qui eüt du rapport avec ma vie errante. 11 m'arrivoit encore affez fouvent d'être excité par ma crainte, a prendre des réfolutions vigoureufes; je ne fongeois alors qua combattre jufqu'a la dernière goutte de mon fang, plutöt que de me laiffér prendre par des gens capables de me maffacrer de fang froid, II vaudroit encore mieux pour moi, difois-je en moi-même , d'être pris par des fauvages , & leur fervir de nourriture, que de tomber entre les mains de ces gens, qui peut-être feront ingénieux dans leur cruauté , & qui ne me feront mourir, qu'après m'avoir déchiré par la torture la plus violente. Quand j'ai été aux mains avec  DE ROBINSON C R U S O É. 377 les Anthropophages , c'étoit toujours dans le deffein de me battre jufqu'a mon dernier foupir ; par quelle raifon ferois-je plus lache , quand il s'agit d'éviter un malheur plus terrible ? Quand ces fortes de penfées avoient le deffus dans mon imagination , j'étois dans une efpèce de fièvre , Sc dans une agitation, comme fi j'étois réellement engagé dans un combat opiniatre ; mes yeux brilloient , Sc le fang me bouillonnoit dans les veines; je réfolvois alors fermement, fi j'étois obligé d'en venir la, de ne jamais demander quartier, Sc de faire fauter le vaiffeau en fair quand je ne pourrois plus réfifter , afin de laiffer a mes perfécuteurs fi peu de butin, qu'ils n'auroient garde de s'en vanter. Plus nos inquiétudes avoient été grandes pendant que nous étions encore en mer , Sc plus nous fümes charmés quand nous nous vimes a terre. A cette occafion mon affocié me raconta , que la nuit d'aupatavant, il avoit rêvé qu'il avoit un grand fardeau fur les épaules, Sc qu'il le devoit porter au haut d'une colline ; mais que le pilote Portugais 1'avoit levé de deffus fon dos, & qu'en même tems, au lieu d'une colline , il n'avoit trouvé qu'un terrein uni Sc agréable. Ce fonge-la étoit plus fignificatif que les rêves ne le font d'ordinaire ; nous étions véritablement comme  578 Les aventures des gens qu'on venoit de décharger d'un pefant fardeau. Dès que nous fümes a terre, notre vieux pilote, qui avoit cóhcu beaucoup d'amitié pour nous , nous trouva un logement & un magafin, qui dans le fond ne faifoient enfemble que le même batiment. C'étoit une petite cabane jointe a une hntte fpacieufe , le tout fait de cannes & environné d'une paliffade de ces grandes cannes , appelées bambous dans les Indes. Cette paliffade nous fervoit beaucoup pour mettre nos marchandifes a 1'abri de la fubtilité des voleurs , dont il y aune aflez grande quantité dans ce paysda. D'ailleurs, le magiftrat du lieu nous accorda, pour plus grande füreté, une fentinelle qui faifoit la garde devant notre magalin, avec une efpèce de demipique a la main. Nous en étions quittes, en donnant a cette fentinelle un peu de riz &c une petite pièce dargent; ce qui ne montoit, tout enfemble, qua la valeur de trois fols par jour. II y avoit déja du tems que la foire dont j'ai parlé étoit finie : cependant il y avoit encore dans la rivière trois ou quatre jonques chinoifes , avec deux batimens japonois, chargés de denrées, qu'ils avoient achetées dans la Chine; Sc ils n'avoient pas fait voile jufqu'alors, paree que les marchands étoient encore a terre.  deRobinsonCrüsoé. 379 Le premier fervice que nous rendit notre pilote, ce fut de nous faire faire connoiflance avec trois miiïionnaires, qui s'étoient arrêtésla quelque tems pour convertir les habitans du lieu. Il efi vrai qu'ils avoient fait de leurs profélytes une affez plaifante forte de chrétiens; mais c'étoitda. leur affaire, & non pas la notre. Parmi ces meffieurs il y avoit un prêtre Ftancois , fort joli homme, de bonne humeur, d'une converfation fort aifée. II s'appeloit le père Simon, Sc fes manières étoient bien éloignées de la gravité de fes deux compagnons, qui étoient, 1'un Portugais, Sc I'autre Génois. Ils étoient d'une grande auftérité, Sc fembloient prendre exrrèmement a cceur 1'ouvrage pour lequel on les avoit envoyés, occupés continuellement a s'infinuer dans 1'efprit des habitans , Sc a trouver moyen de lier converfation avec eux. Nous avions le plaifir de manger fouvent avec ces religieux, Sc d'apprendre par-la leur manière de prècher 1'évangile aux payens. II eft certain que ce qu'ils appeloient la converfion des Chinois, étoit fort éloigné de mériter un titre fi ma« gnifique \ tout le chriftianifme de ces pauvres gens ne confifte guères qua favoir prononcer le nom de Jéfus-Chrift, adire quelques prières adreffées a la Vierge & a fon Fils, dans un langage qui leur eft inconnu, Sc i faire le figne de la croix.  '380 Les aventures Cette craffe ignora'nce de ces prétenclus convertis, n'empêche pas les milïïonnaires de croire fermement que ces gens iront tout droit en paradis , & qu'ils font eux-mêmes les glorieux inftrumens du falut de leurs profélytes; c'eft dans 1'efpérance d'un fuccès fi merveilleux, qu'ils hafardent de grands voyages, qu'ils fubiffent le ttifte fort de faire un long féjour,parmi ces barbares, Sc qu'ils s'expofent a une mort accompagnée des tourmens les plus cruels. Pour moi, quelque mauvaife opinion que j'aie de leur manière de convertir les payens, je croirois pourtant manquer de charité, fi je n'avois pas une haute idéé du zèle qui les porte a entreprendre un pareil ouvrage, au milieu de mille dangers & fans la moindre vue d'un intérêt temporel. Le religieux Frangois nommé le père Simon, avoit ordre de s'en aller a Pékin, ou réfide le grand empereur de la Chine, & il n'étoit dans cette petite ville que pour attendre un compagnon, qui devoir venir de Macao pour faire ce voyage avec lui. Je ne le rencontrois jamais qu'il ne mè prefsat d'aller avec lui, en m'affurant qu'il me montreroit tout ce qu'il y a de grand & de beau dans tout ce fameux empire, & fur-tout la plus grande ville de 1'univers; une ville, felon lui, que Londres & Paris mis enfemble ne ponrroie.nt égaler.  Be Robinson C r u s o e. 381 Cette ville eft effeétivement grande, penplée: mais comme je regarde ces fortes de chofes d'un autre ceil que ces gens qui fe jettent d'abord a corps, perdu dans 1'admiration, je dirai dans la fuite quelle eft mon opinion de ce célèbre Pé-: kin. Je reviens au père Simon. Un jour que nous dinions enfemble; & que nous étions tous de fort bonne humeur, je lui fis voir quelque penchant a 1'accompagner dans fon voyage, & il nous preffa fort, mon affocié & moi, de prendre cette réfolution. D'oü vienc donc, père Simon, lui répondit mon affocié, que vous fouhaitez fi fort notre compagnie? Vous favez que nous fommes hérétiques, & par conféquent vous ne fauriez nous fréquenter ni trouver le moindre plaifir dans notre commerce. « Bon, « répondit-il, vous pouvez devenir catholiques « avec le tems; mon occupation ici eft de con» vertir les payens; que fait-on fi je ne réüffirai >j pas a vous convertir auffi»? Oui-da, mon père, lui dis-je! ainfi donc garre les fermons pendant tout le chemin. « N'ayez pas peur, ré» pliqua-r-il, je ne vous fatiguerai pas par mes » fermons : notre religion n'eft pas incompatible » avec la politeffe : d'ailleurs, nous nous regar» dons, dans un pays fi éloigné, comme compa» triotes, quoique vous foyez Anglois & moi » Fangois; pourquoi ne pourrions-nous pas nous  3§i Les ayenturës » confidérer mutuellemenc comme chrétiens , « quoique vous foyez huguenors &c moi cathoj> lique? Quoi qu'il en foit, ajouta-1-il, nous jj fommes tous honnêtes gens, 8c fur ce pied-la n nous pouvons parler enfemble, fans embarraf35 fer nos converfations de difputes fur la relii> gion 33. La fin de fon difcours me parut fort feufée; 8c me rappela dans 1'efprit ce bon religieux duquel je m'érois féparé dans le Bréfil. 11 eft certain pourtant que le caraétère du père Simon n'approchoit pas de celui de mon jeune prêtre. 11 eft vrai que dans fes manières il n'avoit rien qui deshonorat fa profelfion ; mais on ne lui remarquoit pas ce fond de zèle, cette piété exacte, ni cette affeclion pour le chriftianifme, qui éclatoient fi fort dans la conduite de I'autre. Quelque preflantes que fuffent fes follicitations, il ne nous étoit pas poflible de nous j laiffer aller fi-tót; il falloit premièrement difpofer de notre vaiffeau & de nos marchandifes; ce qui étoit affez difficile dans un endroit oii il y avoit fi peu de commerce : un jour même je fus renté de faire voile pour la rivière de Kilam, & de monter jufqu'a la ville de Nanquin; mais j'en fus detoumé par un coup inartendu de la providence, qui fembloit commencer a s'intéreffer a nos affaires. J'en conclus que je pouvois efpérer  BE RoBINSON CRUSoé. jSj de revenir un jour dans mapatrie, quoique je n'euflë pas la moindre idee des moyens dont je pouvois me fervir pour 1'entreprendre. 11 me fuffifoit, pour me promettre cette fatisfa&ion, de remarquer que quelque lueur de la bonté divine fe répandit fur nos entreprifes. Voici ce que c'étoit. Un jour notre vieux pilote nous amena un marchand Japonois, pour voir quelles fortes de marchandifes nous avions. 11 nous acheta d'abord notre opium , Sc le paya fort bien, Sc fur le champ, partie en or , que nous prenions felon Ie poids, partie en petites pièces monnoyées du coin de fon pays, Sc partie en lingots d'argent de dix onces a peu ptès. Pendant que nous faifions ce négoce avec lui, il me vint dans 1'efprit que ce même marchand pourroit bien encore nous acheter notre vailfeau, & j'ordonnai a notre interprète de lui en faire la propofition. 11 ne la regut qu'en hauffant les épaules; mais il nous revint voir quelques jours après, amenant avec lui un des miffionnaires, pour lui fervir d'interprète, Sc pour nous communiquer la propofition qu'il avoit a nous faire. II nous dit qu'il nous avoic payé une grande quantité de marchandifes, avant que d'avoir la moindre penfée de nous acheter notre vailfeau, & qu'il ne lui reftoit pas affez d'argent pour nous en donner le prix; que fi je voulois y laiffèr les matelots, il le loueroit pour  384 Les aventures un voyage du Japon; que la il le chargeroit de nouveau pour 1'envoyer aux iles Philippines, après en avoir payé ie fret, & qu'après le retour il 1'acheteroir. Non-feulement je prêtai 1'oreille a cecre propofition, mais mon humeur aventurière me mit encore dans Pefprit d'être moi-même de la partie, de m'en aller aux iles Philippines, Sc de Ia vers la mer du fud. La-deffus je demandai au marchand s'il avoit envie de louer le vailfeau jufqu'aux iles Philippines & de le décharger la. II me dit que la chofe n'étoit pas poffible, mais qu'il le déchargeroit dans le Japon, quand il feroit de retour avec fa cargaifon. J'y autois topé, fi mon affocié, plus fage que moi, ne m'en avoit pas détourné, en me repréfentant les dangers de la mer, 1'humeur perfide & traitteffè des Japonois Sc celle des Efpagnols des iles Philippines; plus perfide & plus traitreffe encore. La première chofe qu'il falloit faire avant que de conclure notre' marché avec le Japonois, c'étoit de demander au capitaine Sr. a 1'équipage, s'ils avoient envie d'entreprendre cette courfe. Dans le tems que nous en étions occupés, jerecus une vifite du jeune homme , que mon neveu m'avoit donné pour compagnon de voyage. II me dit que cette courfe promettoit des avantages ttèsconfidérables, Sc me confeilloit fort de 1'entreprendre; mais que, fi je n'en avois pas envie, il me  DE ROBINSON CRUSOE. }8£ itie prioit de le placer dans le vaiffeau comme marchand; ou en telle autre qualité que je le trouverois a propos ; que s'il me trouvoit encore en vie a fon retour en Angleterre , il me rendroit un compte exaót de fon gain , & que je ne lui donnerois que la part que je voudrois. Je n'avois pas grande envie de me féparer de lui, mais prévoyant le grand avantage oü ce parti devoit conduire naturellement, & le connoiffant pour un jeune homme auffi propre a j réuffir, que qui que ce fut, j'avois du penchanc a. lui accorder fa demande. Je lui dis pourtant que je voulois confulter mon affocié fur fa propofition, & que je lui donnerois une réponfe pofitive le lendemain. Mon affocié, a qui j'en parlai d'abord , s'y prêta très-généreufement; il me dit que je favois bien que nous regardions tous deux notre navire comme acheté fous de mauvais aufpices, ëc que nous n'avions pas envie de nous y rembarquer; que nous ferions bien de le céder aü' jeune homme s a condition que, fi nous le revoyions en Angleterre , il nous donneroit la moitié des profits de fes voyages , & qu'il garderoit I'autre moitié pour lui. Je n'avois garde d'être moins généreux que mon affocié , qui n'étant pas, comme moi, inTome IL B b  3§S Les Aventurés dre encore mieux des rayons du foleil , il avolé Fait placér un grand parafol, qui ne repréfentoit pasmalundais, & par conféquerit qui contribuoit beaucoup a rendre ce fpeftacle pompeux. II étoit renvetfé dans un grand fauteuil qui avoit de la peine a contenir le volume de fa groffe corpulence , & il étoit fervi par deux efclaves femelles , qui apportoient les plats. II y en avoit encore deux autres du mêmefexe, qui s'acquittoient d'un emploi que peu de gentilshommes Européens voudroient exiger de leurs domeftiques. L'une lui mettoit la foupe dans Ia bouche avec une cuillier, pendant que I'autre tenoit 1'affiette, & ramafloit les bribes qui tomboient de Ia barbe & de Ia vefte de taffetas de fafeigneurie . Ce noble cöchori croyoit au-dëffous de lui de fé fervir de fes propres mains , dont nos Rois font ufagedans de pareilles occafions, plutèt que dé fe laiffer approcher par les doigts de leurs do' meftiques. Je ne pouvois m empêcher de reflécbir fur les peines ridicules oü 1'orgueil des hommes les jette, & fur 1'embarras oü un homme qui a Ie fens commun, fe doit trouver quand il fe fent nn penchant malheureux pour la vaniré. Fatigués enfin de voir la fatuiré de ce pauvre animal qui s'imaginoit que nous étions extafiés d'admi-ration, dans le tems que nous le regardions d'un  de Robin sok Crusoé. 395 eeil de pitié & de mépris , nous continuarnes notre voyage: le feul père Simon s'arrêta-la encore quelques momens, curieux de voir de prés les mets dont ce gentilhomme fe bourroit la bedaine avec tant d'oftentation. Il nous rapportiqu'il y avoit gouté, & que c'étoient des ragouts dont un dogue anglois voudroit a peine appaifer fa faim. C'éroit un plat de riz bouilli, dans lequel il y avoit une grolfe gouffe d'ail & un petit fachet rempli depoivreverd,& d'uneautre plante qui relfemble a du gingembre , qui a 1'odeur dn mufc & le goüt de moutarde : tout cela étoit étuvé avec une petite pièce de mouton fort mai'gre. Voila tout le diner que eet animal offroit en fpe&acle auxpalfans, dans le tems qu'outre les quatre fervantes, on voyoit encore a une certaine diftance de la table , quatre ou cinq efclaves males , tout prêts a exécuter les ordres de fon excellence. Si leur table étoit plus mauvaife que celle de leur maitre, il eft certain qu'ils n éïoient pas trop bien nourris. Pour notre mandarin, il faut avouer qu'il y avoit plus de réalité dans la magnificence dont il faifoit parade. Il étoit refpeété comme un roi, &: toujours tellement entouré de fes gentilshommes & de fes officiers, que je ne pus jamais le voir qu'a une certaine diftance. 11 eft vrai que dans tout fon équipage il n'y'  4°o Les aventurès" avoit pas un feul cheval qui me parut meilféur que nos chevaux de fomme ; mais ils étoient fi. bien cachés de couvertuies & de harnois, qu'il ne me fut pas poffible de remarquer s'ils étoient gras ou maigres. Tout ce qu'on en voyoit, c'étoit les pieds & la tête. Débarraffé alors de toutes les inquiétudes qui m'avoient fi fort agité, je fis gaiement tout ce voyage , & ce qui augmenta ma belle humeur, c'eft que je l'achevai fans eftuyer la moindre cataftrophe i excepté qu'au patfage d'une petite rivière, mon cheval romba & me jeta au beau milieu de 1'eau. Elle n'étoit pas fort profonde, mais je ne laiflai pas de me mouiller depnis les pids jufqu'a la tête, ce qui gata abfolument le petit livre fur lequel j'avois écrit les noms des peuples & des villes dont je voulois me fouvenir. Nous arrivames a la fin a Pekin; je n'avois d'autre domeftique que le valet que mon neveu m'avoit donné, & qui étoit un fort bon garcon. Toute la fuite de mon aflocié confiftoit auffi dans un feul garcon qui étoit notre compatriote. Nous avions encore avec nous le vieux pilote Portugais qui avoit envie de voir la cour chinoife, & que nous défrayames pendant le voyage, pour nous en fervir en qualité d'interprète. Il entendoit fort bien la langue du pays, parloic boa  pe Robin son Crusoé. 40I bon francois, & même il favoit affez d'anglois pour fe faire entendre. Ce bon vieillard nous fut d'une grande milité, & il nous donna mille marqués de fon affedfion. A peine avions - nous paffe une femaine a Pékin, qu'il nous vint parler en riant de tout fon cceur. Ah ! feigneur Anglois, me dit - il , j'ai Ia meilleure nouvelle dn monde a vous donner. Je lui répondis que dans ce pays-la, je ne m'attendois pas a des nouvelles fort bonnes ni fort mauvaifes. Je vous affure, reprit-il, qu'elle eft fort bonne pour vous, quoiqu'elle foit bien mauvaife pour moi. Vous m'avez défrayé dans un voyage de vingt- cinq journées, & vous me laifferez retourner tout feul, fans vaiffeau, fans cheval & fans argent? Pour abréger, il nous dit qu'il y avoit dans la ville une grande caravane de marchands Mofcovites & Polonois; qu'ils fe préparoient a rerourner chez eux par la grande Ruffie ; qu'ils avoient réfo'u de partir dans cinq ou fix femaines de-la, & qu'il ne doutoirpoint que nous ne nous Jervifïlons d'une occafion fi favorable. J'avoue que cette nouvelle me fit un fenfible plaifir. Une joie inexprimable fe répandit dans mon ame, & m'empêchaj pendant quelques momens, de répondre un mot au bon vieillard : Enfin étant revenu de cette extafe, je lui demandai Tomc IL C c  401 Les aventures comment il favoit ce-qu'il venoit de rapporter,' s'il en étoit bien sur. Très-sür, me répondit-il ; j'ai rencontré dans la rue, ce matin, une de mes vieiiles connoiffances; c'eft un Arménien qui eft venu d'Aftracan , dans le deffein de s'en aller a Tunquin oü je 1'ai vu autrefois; mais syant changé de fentiment, il veut aller avec cette caravane jufqu'a Mofcou , Sc de-la. il a envie de defcendre le Volga pour retourner a Aftracan. « J'en fuis charmé , lui dis-je ; mais je ■ „ vous prie de ne vous point affliger d'une chofe » que je regarde comme un grand bonheur pour 33 moi. Si vous vous en retournez tout feul a 33 Macao, ce fera votre propre faute». La-deifus je confultai mon alfocié fur 1'ouverture qu'il venoit.de nous donner, Sc je lui demandai fi ce parti 1'accommoderoir. II me dit qu'il feroit tout ce que je trouverois bon; qu'il avoit fi bien érabli fes affaires a Bengale , & lailfé fes effets en fi bonnes mains, que, s'il pouvoit mettre ce qu'il venoit de gagner dans ce fecond voyage, en foies de la Chine, crues Sc travaillées, il fe-feroit un plaifir d'aller en Angleterre, d'oü il pourroit retourner aifement a Bengale avec les vaiffèaux de la compagnie. Etant demeurés d'accord la-delfus, nous réfolümes de prendre le vieux pilote avec nous, s'il vouloit, Sc de le défrayér jufqu'a Mofcou, ou  t) É R O B I S S O H C R V S Ö L 4O3 jufqu'en Angleterre. Si nous n'avions pas eu envie de lui donnet" quelqu'autre récompenfe, nous n'aurions pas mérité par-la de pafTer pour généreux. II nous avoit rendu des fervices confidérables, non-feulement fur mer, mais encore a. terre, oü il s'étoit intéreffé dans nos affaires avec toute l'affeótion imaginable. Le feul plaifir qu'il nous avoit fait, en nous amenant le marchand Japonnois, nous avoit valu un profit de plufieurs centaines de livres fterling.Ainfi, lui faire du bien, n'étoit que lui rendre juftice. Nous réfolümes donc de lui faire préfent d'une petite fomme en or monnoyé, montant, a-peu-près, a la valeur de loixante-quinze livres fterling, & de Ie défrayer, lid & fon cheval, s'il vouloir nous accompagner: nous le fouhaitions de tout notre cccur, paree qu'il pouvoit nous être très-néceffaire en plufieurs occafions. Nous le fïmes venir pour lui communiquer notre réfolution. Je lui dis qu'il s'étoit plaint de la néceffiré de s'en retoutner tout feul, mais que j'étois d'avis qu'il ne retournat point du rout, que nous avions réfolu d'aller en Europe avec la caravane , & de le prendre avec nous , s'il avoit envie de nous fuivre. Le bon homme fecoua la tête a cette propofition ; il nous dit que Ce voyage étoit bien long, qu'il n'avoit point d'argent pour en foutenir les frais3 ni pour fubfifter dans 1'en-* Cc ij  404 Les aventüres droit oü nous ie ménerions. Je lui répondis que je le croyois bien, & que c'étoit pour cela même que nous avions réfolu de faire quelque chofe pour lui, afin de lui faire connoïtre que nous étions fenfibles aux fervices qu'il nous avoit rendus, Sc que fa compagnie nous étoit agréable. La- deffus je 1'informai du préfent que nous avions deffein de lui faire, Sc je lui dis que, par rapport aux frais du voyage, nous Pen déchargerions entièrement, & que nous le conduirions a nos dépens, ou en Mofcovie ou en Angleterre, felon qu'il le trouveroit bon; a condition feulement que , s'il mettoit Pargent que nous lui donnerions en marchandifes, il les tranfporteroit afes propres frais. II recut ma propofition avec des tranfports de joie, Sc répondit qu'il nous fuivroit au bout du monde, fi nous voulions; & la-deffus nous préparames tout pour le voyage, ce qui nous coüta plus de tems que nous ne Pavions d'abord cru. Heureufement la même chofe arriva aux autres marchands de la caravane, qui, au lieu d'être prêts en cinq ou fix femaines, eurent befoin de plus de quatre mois, avant que d'être en état de pai^ tir. . ' » Ce fut au commencement de Février, vieux ftyle, que nous fortïmes de Pékin. Mon affocié Sc le vieux pilote étoient allé faire un tour en-  DE RoBlNSON CrüSOÉ. 405 femble, vers le petit port oü nous étions entrés, pour difpofer de quelques marchandifes que nous y avions laiffées; Sc, dans eet intervalle, j'allai avec un marchand Chinois que j'avois connu a Nanquin, acheter dans cette ville quatre-vingt-dix pièces de beau damas, avec environ deux eens autres pièces d'étoffes de foie , parmi lefquelles il y en avoit qui étoient rayées d'or, une affez grande quantité de foies crues, & d'autres denrées du pays. Tout cela étoit déja arrivé a Pékin avant le retour de mon affocié, & eet aehat nous coütoit la fomme de trois mille cinq eens livres fterling. Pour charger toutes ces marchandifes, jointes a une alfez grande quantité'de thé Sc de belles toiles peintes, il nous falloit dix-huit chameaux, outre ceux qui devoient nous porter; nous avions deux chevaux de main, Sc trois pour porter nos provifions; de manière que notre équipage confiftoit en vingt-fix, tant chameaux que chevaux. La caravane étoit grande •, elle étoit compofée, fi je m'en fouviens bien, d'a-peu-près trois eens bètes de charge , Sc d'environ cent vingt hommes parfaitement bien armés Sc préparés a tout événement : car comme les caravanes orientales font fujettes aux attaques des Arabes, celles-ei le font aux infultes des Tartares, qui ne font pas pourtant C c iij  4oc* Les a'vehtüres fi dangereux que les autres, ni fi cruels, quand ils ont le deffus. Nous étions de plufieurs nations différentes : ir,a;s les Mofcovites faifoient le plus grand nombre. II y avoit du moins foixante habitans de la ville de Mofcow, parmi lefquels il fe trouvoit quelques Livoniens; &, ce qui nous faifoie grand plaifir, cinq Ecoffois, gens riches & trèsverfés dans les affaires qui regardent le commerce & les voyages. Après que nous eumes fait la première journée, nos guides, qui étoient au nombre de cinq, appelcreht tous les marchands & tous les paffagers, excepté les valets, pout tenir un grand confeil, felon la coutume de toutes les caravanes de ce pays. Dans cette affemblée , chacun donna une petite fomme pour en faire une bourfe commune , afin de payer le fourrage 8C d'auttes chofes dont on pouvoit jourriellement avoir befoin. On y régla rout le voyage; on nomma des capitaines & d'autres officiers pour nous commander, en cas que nous fuffions attaqués, 8c tous ces régiemens ne fe firent pas par autotité, mais par un confentement unanimè de tous les voyageurs , qui étoient tous également intéreffés dans le bien commun de la caravane. La route de ce cóté-la eft un pays extréme-  DE RoBlNSON C.RUSOB. 407 ment peuplé : il y a furtout un grand nombre de potiers habiles, qui préparent la belle terre, dont on fait ces vafes fi eftimés dans tout le monde. Au milieu de la marche , notre vieux Portugais, qui avoit roujours quelque chofe a dire pour nous divertir, vint me joindre, en me promettant de me faire voir la plus grande curiofité de toute la Chine, qui me convaincroit, malgré tout le mal que je difois tous les jours de ce pays, qu'on y voyoit ce qu'il étoit impoffible de voir dans tout le refte de 1'univers. Après s'être long-tems laifle tirer 1'oreille pour s'expüquer plus clairement, il me dit que c'étoit une maifon de campagne toute faite de terre de Chine. « A d'autres, lui dis-je : „ la chofe eft aifée a comprendre; toutes les „ briques qu'on fait dansce pays-ci, font de terre „ de Chine, & ce n'eft pas un grand miracle. „ Vous n'y êtes pas, répondit-il: de terre de „ Chine, de véritable potcelaine. Cela fe peut, » répliquai je : de quelle grandeur eft-elle, cette „ maifon -la? Si nous pouvons 1'emporter avec „ nous dans uneboïte, fur un chameau, nous „ 1'achererons volontiers, fi 1'on veut s'en dé„ faire. Sur un chameau ! répartit le vieux pilote, „ en levant les mains vers le ciel: c'eft une maifon „ oü demeure une familie de trente perlonnes. Voyant qu'il parloit férieufement, je fus fort C c iv  40S Les aventur.es curieux d'aller voir cette merveille, & voici ce que c'étoit. Tout le batiment étoit fait de charpente & de platre; mais le plarre étoit réellement de cette même terre dont on fait la porcelaine. Le dehors, qui étoit expofé a la chaleur du foleil, étoit verniffé, d'une blancheur éclatante, peint de figures bleues, comme les grands vafes qui viennent de ce paysda, & auffi dur que fi le tout avoit été cuit au four. En dedans, toutes les murailles étoient compofées de carreaux darcis au four, & peints, a-peu-près de la même grandeur que ceu*'qu'on trouve en Angleterre & en Hollande, & ils étoient tous de laplus belle porcelaine qu'on puiffe voir; la peinture en étoit charmante, variée par différentes couleurs mêlées d'or; plufieurs de ces carreaux ne faifoient qu'une même figure; mais ils étoient joints enfemble par du mortier de la même terre, avec rant d'art, qu'il étoit difficile de ne les pas prendre pour une feule & même pièce. Les pavés étoient de la même matière, & auffi drus que les pavés de pierre qu'on trouve en plufieurs provinces d'Angleterre, fur-toutenLincolnshire, Nottinghamshire & Leiceftershire; cependant ils n'étoient ni peints, ni durcis au four, excepté dans quelques cabinets, oü ils étoient de ces mcmes petits carreaux qui couvroient les murailles. Les caves,  DE ROBIKSON C R U S O Ê. 40} en un mot toute la maifon étoit faite de la même terre; & le tok étoit couvert de carreaux de porcelaine d'un noir fort luftré & btillant. C'étoit a la lettre une maifon de porcelaine, & fi je n'avois pas été en marche; j'étois homme a m'arrêterla plufieurs jours, pour en examiner toutes les patticularités. On me dit que dans le jardin il y avoit des viviers dont le fond èc les cótés étoient couverts de la même forte de carreaux; & que, dans les allées, il y avoit de parfaitement belles ftatues de porcelaine. On feroit une grande injuftice aux Chinois, fi on n'avouoit pas qu'ils excellent dans ces fortes d'ouvrages; mais il eft sur, en même tems, qu'ils excellent dans les contes borgnes qu'ils débitent fur leur induftrie a eet égard. Ils m'en ont dit des chofes fi peu vraifemblables, que je ne veux pas me donner la peine de les rapporter. J'en donnerai pourtant ici un échantillon. Ils m'ont affuré qu'un de leurs artifans avoit fait tout un vailfeau de porcelaine, avec tous fes agrès, mats , voiles, cordages, & que ce navire fragile étoit affez grand pour contenir cinquante perfonnes. Pour rendre la chofe plus touchante, ils n'avoient qua ajouter qu'on avoit fait. le voyage du Japon avec ce vailTeau; j'y aurois ajouté foi tout de même qu'au refte; car, je crois fort qu'ils eu ont Eiemi bien ferré.  '4io Les aventur.es Ce fpectacleextraordinaire me retint Ia, deux heures après que la caravane étoit déja pafTée ; ce qui porta celui qui commandoit ce jour-la , a me condamner a une amende de trois fchellings 'a-peu-près; 8c il me dit que , fi la même chofe m'étoit arrivée a trois journées au-dela de la muraille, au lieu que nous étions a trois journées en deca , il m'en auroit coüté quatre fois autant, 8c que j'aurois été obligé d'en demander pardon Ie premier jour de confeil général. Je promis d'être déformais plus exact, 8c j'eus lieu dans la fuite d'obferver que 1'ordre de ne fe pas éloigner les uns des autres, eft d'une néceffité abfolue pour les caravanes. Deux jours après, nous vimes la. fameufe muraille qu'on a faite pour fervir de boulevart aux Chinois, contre les irruptions des Tartares. C'eft alfurément un ouvrage d'un travail immenfe \ cette muraille va même , fans aucune néceffité, par-deffus des montagnes & des rochers qui font impraticables d'eux - mêmes , & beaucoup plus difficiles a forcer que la muraille même, dans les autres endroits. Elle a un millier de milles d'Angleterre d'étendue, a ce qu'on prétend ; mais le pays qu'elle couvre n'en a que cinq eens , a le compter fans les détours qu'on a été obligé de faire en batiffant fa muraille ; elle a vingt - quatre pieds de hau-  deRo'binson Crüsoé, 411 teur , Sc amant d'épaiffeur en quelques endroits.' Pendant que la caravane paffoit par une des portes de cette efpèce de fortification, je pouvois examiner ce monument fi fameux pendant une bonne heure , fans péchet contre nos régiemens; j'eus le loifir, par conféquent, de le contempler de tous cètés, autant que pouvoit porter ma vue. Notre guide Chinois , qui nous en avoir parlé comme d'un des prodiges de 1'univers, marqua beaucoup de curiofué pour favoir mon opinion. Je lui dis que c'étoit la meilleure chofe du monde contre les Tartares. II n'y entendit point de malice , Sc prit cette expreffion pour un compliment fort gracieux; mais notre vieux pilote n'étoit pas fi fimple. II y- a du caméléon dans vos difcours, me dit-il.« Du caméléon ! luirépondis-je; qu en-' » tendez-vous par-la ? » Je veux dire, reprit-il, que le difcours que vous venez de tenir au guide paroit blanc quand on le confidère d'ici, & noir quand on le confidère de-la : que c'eft un compliment d'une manière, & une fatyre d'une autre. Vous dites que cette muraille eft bonne contre les Tartares ; vous me dites par-la a moi, qu'elle n'eft bonne que contre les Tartares feuls. Le feigneur Chinois vous entend a fa manière, Sc il eft content \ '6c moi je vous entends i la mienne, & je mis content auffi. « Mais ai-je grand tort, dans » votre fens, lui dis-je ? Croyez-vous que cette  Les avevtures » belle muraille foutiendroit les attaques d'une » bonne artillerie , & de bons ingénieurs ? N'y » feroit - elle pas, en dix jours de tems, une * brèehe alfez grande pour y entrer en bataille o rangée 5 ou bien ne la feroit-elle pas fauter en »e fair avec fes fondemens, d'une manière a faire » douter qu'il y eut jamais eu une muraille dans ?> eet endroit » ? Nos Chinois éroient fort curieux de favoir ce que j'avois dit au pilote, & je lui permis de les en infrruire quatre ou cinq jours après , .étant alors, a-peu-près, hors de leurs frontières , Re fur Ie point de nous féparer de nos guides. Dès qu'ils furent informés de 1'opinion que j'avois de leur belle muraille , ils furent muets pendant tout le refte du chemin qu'ils avoient encore a faire avec nous, & nous fümes quittes de toutes leurs belles hiftoires touchant la grandeur & la puiffance chinoife. Après avoir palTé ce magnifique rien , appelé la muraille de la Chine , femblable a-peu-près a celle que les Romains ont faite autrefois dans le Northumberland, contre les invafrons des Pides, nous commen^ames a trouver le pays affez mal peuplé; on peut dire même que les habitans y font en quelque forte emprifonnés dans les places fortes, paree qu'ils n'en ofent fortir qu'a peine , de peur de devenir la proie des Tartares qui  DE RoBlNSON CrUSOÊ. 4Ï J volent fur les grands cnemins a main armee , &c a qui les habitans ne pourroient rc'fifter en rafe campagne. je commencai alors a remarquer parfaitement bien la néceffité qu'il y avoit a ne fe pas cloigner dós caravanes , en voyant des troupes entières de Tartares roder autour de nous. Ils approchoient affez de nous pour que je puffe les examiner a mon aife , & j'avoue que je fu'.s furpris qu'un empire conime celui de la Chine, air pu être conquis par des faquins auffi miférables que 1'étoient ceux qui s'offroient a mes yeux; ce n'étoit que des bandes confufes, fans ordre, fans difcipline, & prefque fans armes. Leurs chevaux font maigres, &c a moitié morts de faim , mal dreffés; en un mot, ils ne font bons a rien. j'eus 1'occafion de remarquer ce que je viens de dire, le premier jour, après avoir paffe la muraille. Celui qui nous commandoit alors nous permit , au nombre de feize, d'aller a la chaffe de certains moutons fauvages qui font affurément les plus yifs & les plus alertes de toute leur efpèce. Ils courent avec une vueffé étonnanteJ, mais ils fe fatiguent aifément •, &C quand on en voit, on eft sur de ne les pas eourir en vain : ils paroiffent d'ordinaire une quarantaine a la fois ; & comme de véritables moutons , ils fe fuivent toujours les uns les autres.  414 Lés avent.ürës Au milieu de cette chaffe burlefque nous rencentrames plus de quarante Tartares. Si leur but étoit d'aller a la chaffe des moutons , comme nous, ou s'ils cherchoient quelque proie, c'sft ce que j'ignore ; mais dès qu'ils nous dccouvrirent, un d'entr'eux fe mit a fonner d'une efpèce de cor, dont Ie fon étoit affreux. Nous fupposames tous que c'étoit pour donner le fignal a leurs amis de venir a eux, & cette fuppofition ne fe trouva pas fauffe; car , en moins d'un demi-quart d'heure , nous vimes une autre troupe , tout auffi forte, paroitre a un demi-mille de nous. Heureufement il y avoit parmi nous un marchand Ecoffois , habitant de Mofcow , qui, dès qu'il entendit le cor , nous dit qu'il n'y avoit autre chofe a faire que de charger brufquement cette canaille fans aucun délai, & nous rangeanc tous fur une même ligne , il nous demanda fi nous étions prêts a donner. Comme il vit que nous étions réfolus de le fuivre , il fe mit a norre tête, & s'en fut droit a eux. Les Tartares nous regardoient d'un ceii hagard, ne fe nïettant point du tout en peine de fe ranger dans quelqu'ordre ; mais dès qu'ils nous virent avancer , ils nous lachèrent une volée de leurs flèches, dontheureufement aucune ne nous toucha. Ce n'eft pas qu'ils euffent mal vifé ; mais ils avoient tiré d'une trop grande diftance j leurs  »E RoBINSON C R U S O É. 4I J Secties tombèrent juftement devant nous , & fi. nous avions été plus prés d'eux, d'une vingtaine de verges , plufieurs de nous auroient été tués, ou du moins bleffés. Nous fïmes d'abord halte ; & quoique nous fuffions affez éloignés de cette canaille , nous furies feu fur eux, & nous leur envoyames des balles de plornb , pour leurs flcches de bois. Nous fuivimes notie décharge au grand galop , pour tomber fur nos ennemis le fabre a la main , felon les ordres de notre courageux Ecoffois. Ce n'étoit qu'un marchand, mais il fe conduifit dans cette occafion avec tant de bravoure, & avec une valeur fi tranquille , qu'il paroiffoit être fait, pour les exploits militaires. Dès que nous fümes a portée de ces miférables , nous leur lachames nos piftolets dans la mouftache, & immédiatemenr après nous mïmes flamberge au' vent; mais nous aurions pu nous épargner cette peine , puifque nos faquins s'en» fuitent avec toute la confufion imaginable. C'eft ainfi que finit notre combat, oü nous n'eümes d'autre défavantage , que Ia perte des moutons que nous avions pris a la-chaffe; nous n'eümes ni morts ni bleffés; mais du coté des Tartares, il y en eut cinq de tués ; pout le nombre des bleffés je n'en puis parler; ce qu'il y a de cectain, c'eft que la feconde tronpe qui étoit venue  4 te? Les aventurës au bruit du cor, effrayée de nos armes a feu , ne fut nullement d'humeur a center quelque chofe contre nous. II faut remarquer que cette actiori fe paffa dans le territoire des Chinois ; ce qui empêcba fans dóute les Tartares de pouffer leur pointe avec la même opiniatreté que nous leur avons remarquée dans la fuite. Cinq jours après, nous entrames dans un grand défert que nous traversames en trois marches. Nous fümes obligés de porter notre eau avec nous dans des outrcs , & de camper pendant les nuits, comme j'ai entendu dire qu'on le fait dans les déferts de 1'Arabie. Je demandai a qui appartenoit ce pays-la , 5c Ton m'apprit que c'étoit une efpèce de lifière qui n'étoit proprement a perfonne , étant une pattie de la Karakathie ou grande Tartarie ; mais que cependant, on la rangeoit en quelque forte fous les domaines de la Chine; que les Chinois pourtant ne prenoient pas le moindte foin pour la garantir contre les brigandages , & que par conféquent c'étoit le plus dangereux défert du monde, quoiqu'il y en aic de bien plus étendus. En le traverfant, nous vimes, a plufieurs reprifes, de petites troupes de Tartares -y mais-ils fembloient ne fonger qu'a leurs propres affaires, fans vouloir fe meier des notres ; & pour nous, nous trouvames bon d'imiter est homme qui , rencontrant  de Robinsou Crüsöé. 417 fencontrant le diable en fon chemin, dit que, fi fatan n'avoit rien a lui dire , il n avoit rien a lui dire non plus. Un jour, néanmoins, une de ces bandes affez forte nous ayant approchés de fort prés, nous examina avec beaucoup d'attention, en délibérant apparemment fi elle nous attaqueroit ou non. La* delfus nous fimes une arrière - garde d'enviroil quarante hommes tout prêts a étriller ces coquins de la belle manière , & nous nous y arrêtames jufqu'a ce que la caravane eüt gagné le devant d'une demi-lieue. Mais nous voyant fi réfolus, ils firent la retraite, fe conrentant de nous faluer de cinq flèches, une.defquelles eftropia un de nos chevaux d'une telle manière, que nous fümes obligés de 1'abandonner. Nous marchames enfuite pendant un mois pat des routes qui n'étoient pas fi dangereufes, & pat un pays qui eft cenfé être encore du territoire de la Chine. On n'y voit prefque que des villages , excepté quelques petits bourgs fortifiés contre les invafions des Tartares. En arrivant a un de ces bourgs , fitué a-peu-près a deux journées de la ville de Naum , j'avois befoin d'un chameau. II y en a quantité dans eet endroit, auffi-bien que des chevaux, & on les y amène , paree que les caravanes qui paffent par-la fréquemment, en achetent d'oidinaire. La perfonne a qui je m'aTome IL Dd  Les aventures drelfai pöur -ttouver un bon chameau , s offrit a me 1'aller chercher; mais, comme un vieux fou , je voulus lui tenir compagnie. II fallut faire deux lieues pour arriver a eet endroit, oücesanimaux font a 1'abri des Tartares , paree qu'on y a mis une bonne garnifon. Je fis ce chemin a pied, avec mon pilote Portugais , érant bien aife de me divertir par cette petite promenade, & de me délaffer de la fatigue d'aller tous les jours a cheval. Nous trouvames la petite ville en queftion fituée dans un terrein bas Sc marécageux , environnéed'un rempart de pierres mifesles unes fur les autres, fans être jointes par du mortier, comme les murailles de nos pares en Angleterre: elle étoit défendue par une garnifon Chinoife qui faifoit la garde a la porte. Après y avoir acheté un chameau qui m'agréoit, nous nous en revinmes avec le Chinois qui conduifoit Ia béte ; c'étoit celui qui 1'avoit vendue. Mais bientöt nous vimes venir a nous cinq Tartares a cheval, deux defquels attaquèrent notre Chinois , Sc lui ótèrent mon chameau , dans le tems que les trois autres nous tombèrent fur le corps X mon pilote Sc a moi, nous voyant pour ainfi dire fans armes , puifque nous n'avions que nos épées qui ne pouvoiént pas nous fervir beaucoup contre des cavaliers. Un de ces gens , comme un vrai poltron;  rit Rósinsó» CRilsoi 419 atrêta fon cheval tout court , dès qu'il mö vil tirer nion épée •, niais, en mème tems, un fecond m'attaquant da coté gauche , me pórta uh coup fur la tête, dont je ne fentis rien du tout , finon lorfqu'étant revenu a möi, & me ttouvant a terre tout étenda, je me troüvai extrêmement étoardi, fans en comprendre la caufe. Dès que mon brave Portugais me vit tombet , il tira de fa poche un piftolet dont il s'étoit niuni i tont hafard , fans que j'en fuite rien , non plus que les Tartares, qui nous auroiént laiffés en repos s'ils avoient pu le foupconner. II s'avahca hardimerlt fur ces maraüts, & faifitraiit le bras dé celui qui m'avoit porté le coup, il le fit pancher dë fon coté & lui fit fauter la cërveüë.Dans le même moment tiran t üri cimeterre qu'il avoit toujours l fon cotéj il joignit I'autre qui s'étoit arrêté d'abord devant moi, & lui porra ün coup de toütes fes forces : il manqua 1'homme j mais il blefla le cheval a la tête , & la pauvre béte devenuë furieufe par la douleur j einporta a travers champs fon maitre qui ne pouvoit plus lë gouverner, mais qui étoit trop bon cavalier pour ne s'y pas ieuir. A la fin pourtant le cheval s'érant cabré , le fit tomber, & fe rerlverfa für lui. Sur ces enttefaites , le Chinois a qui öh avoit arrttché le chameau, & quin'avoitpoidt darmes, eourut de ee cöté-la , & voyant que le Tartara' Ddij  4" Les aventures renverfé avoit a fon cóté un vilain inftmment qui reffembloit affez a une hache darmes , il s'en faifit, Sc lui en caffa la tête. Mon brave vieillard cependant avoit encore fur les bras un troifième Tartate, Sc voyant qu'il ne fuyoit pas, comme il avoit efpéré, & qu'il ne 1'attaquoit pas non plus , comme il avoit craint, mais qu'il fe tenoit immobile a une certaine diftance, il fe fervit de eet intervalle, pour recharger fon piftolet. Dès que le brigand appercut eet inftrumenr, qu'il prit peut-être pour un fecond piftolet tout chargé, il crut qu'il ne faifoit pas bon la pour lui, s'enfuit au grand galop, Sc laiffa a mon champion une vidtoire complette. Dans ce tems-la, je commencai a revenir un peu a moi , & je me trouvai précifément dans 1'état d'un homme qui fort d'un profond fommeil, fans pouvoir comprendre pourquoi j'étois a terre, ni qui m'y avoit mis : quelques momens après je fentis des douleurs , mais d'une manière peu diftincle ; je portai la main a mon front, & je l'en tirai toute fanglante : enfuite j'eus une grande douleur de tête , & enfin ma mémoire fe rétablir , Sc mon efprit fut dans le même état qu'auparavant. Je me relevai d'abord avec précipitation , Sc je me.faifis de mon épée, mais je ne trouvai plus d'ennemis : je ne vis qu'un Tartare mort  DE R O BIN SON CRUSOÉ. 4ZI prés de moi , & fon cheval qui s'arrètoit tranquillement auprès du cadavre de fon maitre •, &C plas loin j'appercus mon libératèur , qui, après avoir examiné ce que le Chinois avoit fait avec le Tartare renverfé fous fon cheval, revenoit vers moi, ayant encore le fabre a la main. Le bon vieillard me voyant fur pied, courut a moi, & m'etnbraffa avec des rranfports de joie; il m'avoit cru mort-, mais voyant que j'étois feulement bleffé , il voulut examiner la plaie , pour voir fi elle n'étoit pas dangereufe. Ce n'étoit pas grand'chofe heureufement, & je n'en ai jamais fenti la moindre fuite, après que le coup fut guéri , ce qui fe fit en deux ou trois jours de tems. Nous ne tirames pas un gros butin par cette viótoire , nous y perdïmes un chameau en y gagnant un cheval ; mais ce qu'il y eut de remarquable , c'eft que , quand nous fümes revenus a la caravane , le Chinois qui m'avoit vendu le chameau , prétendit recevoir le paiement. Je n'en voulus rien faire , & il m'appela devant le juge du village , oü la caravane s'étoit arrêtée. C'étoit comme un de nos juges de paix ; & pour lui rendre juftice, je dois avouer qu'il agit, avec nous, avec beaucoup de prudence &d"impartialité. Après nous avoir écoutés 1'un & I'autre, il demanda gravementau Chinois, qui avoit amené Dd ïij  4&2. Les aventures le chameau 5 & de qui il étoit le valet ? « Je r\§ » fuis valet de perfonne ; dit-il, 8c je n'ai fait »> qu'accompagner 1'étranger qui a achetélecha33 meau. Qui vous en a prié? répliqua le Juge, 33 C'eft eet étranger lui-même, répattit le Chi33 nois Eh bien ! dit-il, vous étiez en ce temsla le valet de 1'étranger , & puifque le chameau a été livré a fon valet, il doit être cenfé avoir été livré au maitre„ Sc il eft jufte qu'il le paye. II n'y avoit pas un mot a répondre a cette décifion : charmé de voir eet homme établir 1'état de la queftion avec tant de jufteffe , 8c raifonner fi conféquemment, je payai le chameau fans contefter , & j'en fis chercher un autre : on peut bien croire que je m'épargnai la peine d'y aller moi-même ; mon argent perdu 8c ma tête caffée , étoient deux lecons fuffifantes pour m'infpirer plus de précaution. La ville de Naum couvre les frontières de la Chine ; on 1'appelle une fortification , 8c c'en eft une effectivement, felon la manière de fortifier les places dans ce pays la. J'ofe affurer même que plufieurs millions de Tartares qu'on peur ramaffet de la grande Tartarie, ne feröient jamais en état d'en abattreles murailles a coups de flèches.Mais appeler cette ville fortifiée , par rapport a. notre ■manière d'attaquer les places, ce feroit fe rendre  de ROBINSON CrUSOÉ. 4I3 ridicule pour ceux qui entendent un peu le métier. Nous étions encore a deux journées de cette place , comme j'ai dit, quand nous fümes joints par des couriers qui étoient envoyés de tous cótés fur les routes, pour avertir tous lesvoyageurs &c toutes les caravanes de s'arrèter, jufqu'a ce qu'on leur eüt envoyé des efcortes , paree qu'un corps de Tartares de dix mille hommes s'étoit fait voir a trente milles de I'autre cóté de la ville. C'étoit une fort mauvaife nouvelle pour nous; il faut avouer pourtant que le gouverneur qui nous la fit donner , agiffoit noblement, & que nous lui avions de très-grandes obligations , d'autant plus qu'il tint parfaitement bien fa promelfe. Deux jours après nous recumes de lui trois eens foldats de la ville de Naum, & deux eens d'une autte garnifon chinoife , ce qui nous fit poulfer hardiment notre voyage. Les trois eens foldats de Naum faifoient notre front, & les deux eens autres 1'arrière-garde : pour nous, nous nous mïmes fur les aïles, & tout le bagage de la caravane marchoit dans le centte. Dans eet ordre , prêtsa nous battre comme il faut, nous crü~ mes être en état de partager le péril avec les dix mille Tartares; mais quand nous les vimes paroitre le lendemain , les affaires changèrent de face d'une étrange manière, Ddïv  424 Les aventures Au fortir d'une petite ville nomméeChangu, nous fümes obligés de très-grand matin de paffee mie petite rivière, & fi les Tartares avoient eu le fens commun , ils auroient eu bon marché de nous , en nous attaquant dans le même tems que la caravane étoit paffee , Sc que 1'arrière garde étoit encore de I'autre cóté ; mais nous ne les vïmes pas feulement paroicre. Environ trois heures après , étant entrés dans un défert de quinze ou feize milles d'étendue , nous appercumes par un grandnuage de pouffière que 1'ennemi n'étoit pas loin, Sc un moment après nous les vïmes venir a nous au grand galop. La-deffüs les Chinois qui faifoient notre avantgarde , & qui, le jour auparavant, avoient fait extrêmement les braves , firent voir une fort mauvaife contenance , en regardant a tout moment derrière eux : ce qui eft un figne certain que le foldat branie dans le manche. Mon vieux pdote en avoir fort mauvaife opinion aufli-bien que moi. Seigneur Anglois , il faut encourager ces dróles-la , me dit-il, ou nous fommes perdus; ils s'enfijiront dès que nous aurons les Tartares fur les bras, 33 Je le crois comme vous , lui répondis-je , 33 mais que faire pour empêcher ce malheur »s ? Mon avis feroit , répliqua- t-il , qu'on placat cinquame de nos gens fur chaque alle de ce corps  deRobinsonCrusoe. 4i$ de Chinois-, ce renfort leur donnera du courage, & ils feront braves en compagnie de braves gens. Sans me donner le tems de lui répondre, je fus joindreau grand galop notre commandanr du jour , pour lui communiquer ce confed. 11 le goCita forr , & dans le moment même il Pexécuta, & il fit un corps de réferve du refte de nos gens. Dans cette pofture, nous continuames notre marche, en laiffant les deux eens auttes Chinois faire un corps a part, pour garder nos chameaux, avec ordre de détacher la moitié de leurs foldats, pour nous donner du fecours, s'il étoit néceffaire. Un moment après , les Tartares furent affez proches de nous pour donner. lis éroient en trèsgrandnombre, & je n'outrepoint, en difant qu'ils étoient dix mille tout au moins. lis commencèrent par détacher un parti pour nous reconnoitre & pour examiner notre contenance. Les voyant paffèr pardevant notre front, a la pottée du fufil, notre commandant ordonna a nos deux ailes d'avancer tout d'un coup avec toute la viteffe poffible , & de faire feu deffiis. On le fit, fur quoi ces Tartares fe retirèrent pour rendre compte apparemment de la réception que nous venions de leur faire, a laquelle le refte devoit s'attendre. Nous vïmes bien que la manière dont nous les avions falués, n'étoit pas de leur gout. lis firent  4l6 XSS AVENTURES halte dans Ie moment , Sc après nous avcjijrcon.fidérésattentivementpendant quelques minutes, ils firent demi-tour a gauche , & ils nous quittèrent fans faire la moindre rentative. Nous en fumes charmés j car s'ils avoient pouffé leur pointe avec vigueur , il nous auroit éré impoffible de réiifter long-tems a toute cette armée. Etant arrivé deux jours après a la ville de Naum on Naun , nous remérciames le gouverneur du foin qu'il avoit eu la bonté de prendre de nous, & nous fmies, a nous tous, une fomme de deux eens écus , pout en faire préfent a notre efcorte Chinoife, Nous nous repofames la un jour entier. On peut dire qu'il y a une garnifon en forme dans certe ville. Elle eft du moins de neuf eens foldats, & on 1'y a placéa paree qu'autrefois les frontières de 1 empire mofcovite en étoient beaucoup plus proches j mais depuis , le Czar a trouve bon d'abandonner plus de deux eens lieues de pays , comme abfolument inutile & indigne d'être confervé , fur-tout a. caufe de la grande diftance oü Naum eft du cceur du pays , Sc de la difficulté qu'il y a a y envoyer des rroupes. Cette diftance eft en effet très-grande , puifque nous avions encore du moins fix cens-foixantedix lieues a faire , ayant que de venir fur les frontières de Ia Mofcovie.  T)E ROBINSON CRUSOE. 4*7 Après avoir quitté Naum, nous eümes a paffe* plufieurs grandes rivières , & deux terrible* déferts , dont 1'un nous coüta feize jours de marche. C'eft un pays abandonné, comme j'ai dit, & qui n appartient a petfonne. Le vingt- trois Mars, nous arrivames fur les terres de la Molcovie , & fi je m'en fouviens bien , la première ville que nous rencontrames de jurifdidhon du czar, eft appelée Argon: elle eft fituée a 1'oueft d'une rivière du même nom . Je me vis arrivé avec toute la fatisfaftion poffible , en fi peu de tems , dans un pays chrétien , ou du moins de la domination dun prirce chrétien; je n'étois pas le maitre de mes tranfports de joie. 11 eft vrai, felon mon opinion, que fi les Mofcovites méritent le titre de chre• tiens , c'eft tout au plus; mais du moins, üs fe font une gloire de potter ce nom , & ds font même fort dévots, | leur manière Jefuis perfuadé que tout homme qui voyage par le monde, comme moi, & qui feroit capable de quelques réflexions , fentiroit avec force, que c'eft une grande bénédiótion du ciel, d'être né dans un pays oü le nom de Dieu & du Sauveur eft connu, & non pas parmi des peuples livres pat malheur aux plus groflières Ulufions, des peuples qui rendent un culte religieux aux démons, qui fe proftemenc devant lebois 6c devant Upierre ,  4*8 Les aventur.es Sc qui adorent les élémens, les monftres & les plus vils animaux, ou du moins, qui en adorent les images. Jufqu'ici nous n'avions paffe par aucune ville qui n'eüt fes pagodes & fes idoles, Sc bü le peuple infcnfé ne profanat 1'honneur du a la divinité, en le rendanc a 1'ouvrage de fes propres mains. Nous étions arrivés, du moins alors, dans un pays , oü 1'on voyoit Ie culte extérieur de la religion chrétienne, oü 1'on fléchiffbit lesgenoux au nom de Jéfus-Chrift, & oü le chriftianifme paffbit pour la véritable religion , quoiqu'elle y fut déshonorée par la plus craffe ignorance. J'étois charmé d'en remarquer au moins quelques traces, & dans 1'extafe de ma joie, je fus trouver ce brave marchand Ecoffbis , & donr j'ai fait plufieurs fois mention, pour meier ma fatisfa&ion avec la fienne; & le prenant par Ia main : « le ciel en foit béni, lui dis-je: nous » avons le bonheur de nous* trouver parmi des » chrétiens». Ne vous réjouiffèz pasfi vite , me répondit-il en fouriant: ces Mofcovites-ci, font d'affez étranges chrétiens; ils en ont le nom tout au plus, Sc vous n'en trouverez guères la réalité , qu'après un bon mois de marche. «Tout au moins, reptis-je, leur religion vaut » mieux que le paganifme, Sc que le culte qu'on » adreffe au diable ». II eft vrai, me dit-il, mais  DE ROMNSON CRUSOÉ. 429 vous faurez, qu'excepté les foldats Ruffiens qui font dans les garnifons, tout le refte du pays, jufqu'a plus de trois eens lieues d'ici, eft habicé par les payens les plus ignorans & les plus déteftables de 1'univers. li avoit raifon, & j'en fus bientöt témoin oculaire. Nous étions alors dans le plus grand continent qu'il y ait dans le monde entier, fi j'ai la moindre idéé du globe : du coté de 1'eft, nous étions éloignés de la mer de plus de douze eens milles ; du 'coté de 1'oueft, il y en avoit plus de deux mille jufqu'a la mer Baltique, & plus de trois mille jufqu'au canal qui eft entre la France & la Grande-Bretagne. Vers le fud, la mer de Perfe & des Indes etoit diftante de nous de plus de cinq milles; & vers le nord, il y avoit bien huit eens milles jufqu'a la mer Glaciale. Si 1'on veut en croire quelques géographes, il n'y a aucune mer du coté du nord-eft, &c ce continent s'étend jufques dans 1'Amérique; cependant je crois être en état de faire voir par de fortes raifons, que leuropinionmanque du vraifemblable. Quand nous fumes entrés dans 1'empire mofcovite, nous n'eümes, avant que d'arriver a quelque ville confidérable, qu'une obfervation a faire; favoir que toutes les rivières qui courent vers 1'eft , fe jettent dans le grand fleuve Jamour ou Gamour, qui, felon le cours naturel, doit  4]ó Les A venture s' porter fes eaux dans la mer Oriëntale ou Océarc' chinois. On nous débite que Ferhbouchure de1 ce fleuveéft fermée par une efpècede Joncs d'une1 grandeur terrible, ayant trois pieds de circonférence , & plus de vingt de hauteur. Pour dire mon fentiment la-deffus avec franchife, je crois que c'eft-la une fable inventée a plaifir. La na-vigation de cecóté-la eft abfolument inutile , puifqu'il n'y a pas le moindre commerce; tout le pays par oü paffe ce fleuve eft habité par des Tartares , qui rte fe mêlenc que delever du bétail; il n'eft pas apparent par conféquent, que la fimple cufiofité ait jamais porté quelqu'un a defcendre ce fleuVe, ou a monter par fon embouchure , pour pouvoir nous en apprendre des nouvelles. 11 refte donc évident, que courant vers 1'eft * & entrainant avec lui tant d'autres rivières, il doit fe répandre de ce cóté-la dans 1'Océan. A quelques lieues du cóté du nord de ce fleuve, il y a plufieurs rivières confidérables \ dont le cours eft auffi direótement feptentrional , que celui de Jamour eft orienral. Elles vont toutes porrer leurs eaux dans le grand fleuve nommé Tanar, qui a donné fon nom aux Tartares les plus fêptentrionaux , qu'on appelle Tartares Mongul, qui, au fentiment des Chinois, font les plus anciens de tous les différens peuples qui  deRobïnsonCrusoé. 43 ï portent le même nom > & qui, felon nos géographes , font les Gogs Sc Magogs Aonz il eft parlé dans 1'écriture fainte. Toutes ces rivières prenant leur cours du coté du nord, comme j'ai dit, prouvent évidemment que le pays dont je parle , doit encore être borné au nord par 1'Océan feptentrional, de manière qu'il n'eft nullement próbable que ce continent puiffe s'etendre de ce cóté-li jufques dans 1'Aménque, & qu'il n'y ait point de communication entre 1'Océan du Septentrion, ScdeTOrient. Je ne me fuis ft fort étendu la-deffus, que paree que j'eus alors 1'occafion de faire cette obfervation, qui eft trop curieufe pour être paffee fous filence. De la rivière Arguna, nous avancames a petites journées vers le cceur de la Mofcovie , trèsobligés a fa majefté Czarienne du foin qu'elle a pris de faire batir dans ces pays autant de vilies qu'il a été poffible d'y en placer,' & d'y mettre des garnifons qu'on peut comparer a ces foldats ftationnaires, que les romains pöftoienta'utrefois dans les endroits les plus reculés de leur empire, pour la süreté du commerce, & pour la commodité des voyageurs. Dans toutes ces villes, que nous rencontrames en grand nombre fur notre route, nous trouvames les gouverneurs & les foldats tousRuflïens &chrétiens. Leshabitansdu  4Ji Les aventures pays au contraire étoient des payens qui facri-* fioient aux idoles, Sc qui adoroient le foleii, la lune, les étoiles, Sc toutes les armées du ciel, comme s'exprime 1'écriture-fainte» Je puis dire même, que c'étoient les plus barbares de tous les payens que j'ai rencontrés dans mes voyages, excepté feulement qu'ils ne fe nourrilfoient point de chair humaine , comme les fauvages de 1'Amérique. Nous vimes quelques exemples de leur barbarie, entre Arguna Sc une ville habitée par des Tartares Sc des Mofcovites mêlés enfemblè, &c nommée Nortjïnskoi. Elle eft fituée au milieu d'un vafte défert, que nous ne pumes traverfer qu'en vingt jouts de marche. Arrivé a un village voifin de cette ville, j'eus la curiofité d'y entrer : Ia manière de vivre de ces gens, eft d'une brutalité aftreufe. Ils devoient faire ce jour-Ia un grand facrifice; il y avoit fur le tronc d'un vieux arbre une idole de bois, de la figure la plus terrible ; Sc fi 1'on vouloitdépeindre le diable de la manière la plus effrayante Sc la plus hideufe, on ne pourroit jamais fe régler fur un meillenr modèle. La tête de cette belle divinité ne reftembloit a celle d'aucun animal que j'aie jamais vu, ou dont j'aie la moindre idee. Elle avoit des oreilles auffi grandes que des cornes de bouc, des yeux de la grandeur d'un écu, un nez femblable a une corne de  DE RoBlNSON CRUSOÉ. 43 J de bélier, & une gueule comme celie d'unlion, avec des dents crochues, les plus aifreufes qu'on puiffe s'imaginer. Elle étoic habillée d'une manière proportionnnée a fon abominable figtire. Son corps étoir couvert de peaux de mouton , avec la laine en dehors, & elle avoit fur la tête un bonnet a la Tartare , armé de deux grandes cornes; fa hauteur étoit environ de huit pieds ; enfin ce n'étoit qu'un bufte fans bras & fans jambes. Cette ftatue monfttueufe étoit érigée hors du village , & quand j'en approchai, je vis devant elle feize ou dix-fept créatures humaines : je ne pouvois dire fi c'étoient des hommes ou des femmes ; car ils ne diftinguenr point du tout les fexes pat 1'habillement. Ils étoient tous étendus le vifage contre terre , pour rendre leurs hommages a cette hideufe divinité, & ils étoient tellement immobiles, que je les crus d'abord de la même matière, que 1'idole. Pour m'en éclaircir, je voulus en approcher davantage; mais je les vis tout d'un coup fe lever avec la plus grande précipitation du monde , en poulfant les hurlemens les plus épouvantables, femblables a ceux d'un dogue; 8c ils s'en allèrent tous, comme s'ils étoient au défefpoir d'avoir été troublés dans leur dévotion. A une petite diftance de 1'idole, je vis une efpèce de hutte toute faite de peaux de vaches Tomé II, E e  434 Les aventuk.es Sc de montons déféchées, a la porce de laquelte j'appercus trois hommes que je ne pouvois prendre que pour des bouchers. Ils avoient de grands coftceaux a la main,-& je vis au milieu de cette tente trois moutons Sc un jeune taureau égorgés. II y a de 1'apparence que c'étoient des vi&imes immolées a ces monftres de bois, que ces trois barbares étoient les piêtres Sc les facrificateurs , & que les dix-fept que j'avois interrompus dans leur enthoufiafme dévot , étoient ceux qui avoient apporté les vi&imes, pour fe rendte leur Dieu favorable. J'avoue que la groffièreté de leur idolatrie me choqua plus qu'aucune autre chofe de cette nature que j'aie vue de ma vie. J'étois mortifié au fuprême degré , de voir la plus excellente créature de Dieu, a qui, par la création, il a donné de fi grands avantages fur les autres animaux, a qui il a donné une ame raifonnable , capable d'adorer fon créateur, Sc de s'en attirer les faveurs les plus glorieufes, s'abatardir affez pour fe profterner devant un rien, qu'il a rendu lui-même terrible. J'étois accablé de douleur en eonfidérant ce culte indigne, comme un pur effet d'ignorance, changé par le démon lui-même en une dévotion infernale, pour s'approprier un hommage , &c une adoration qu'il envie i la divinité, a qu.v feule elle appartjent.  i) ï Robin s on- Crus o è. 43$, - Quoique 1'illufion de ces pauvres gens füt fi. balie & fi brutale, que la nature même paroit devoir en avoir de 1'horreur , elle n'étoit pas moins réelle; j'en voyois des preuves inconteftables de mes propres yeux, & il ne m'étoit pas poflible d'en douter en aucune maniète. Dans cette fituation d'efprit, mon étonnement fe tourna en une efpèce d'indignation & de rage. Je poulfai mon cheval de ce cóté-la, & d'un coup de fabre, je coupai en deux le bonnet du monftre, dans le tems qu'un de nos gens faifit la peau de mouton, &c 1'arracha du corps de cette effroyable idole. Cet effet de notre zèle fit, dans le moment même, poulfer des crisarfreux par-tout le village, & bien-tot je me vis environné de deux ou trois eens de ces habitans, du milieu defquels je me tirai au grand galop , les voyant armés d'arcs &C de flèehes; bien réfolu pourtant de rendre une feconde vifite a 1'objet diabolique de leur honteufe adoration. Notre caravane refta trois jours dans la ville, qui n'étoit éloignée du village en queftion que de quatre milles. Elle avoit deffein de s'y pourvoir de quelques chevaux , a la place de ceux qui étoient morts, & .qui avoient été eflropiés par les mauvais chemins , Sc par les grandes &C longues marches que nous avions faites dans lö dernier défert. [' Ee ij  4j(> Les aventures Ce retardement me donna le Ioifir d'éxécuter mon projet, que je communiquai au marchand Ecoffois de Mofcow , qui m'avoit donné des preuves fi convaincantes de fon intrépidité. Après 1'avoir inftruit de ce que j'avois vu , &i de Pin-5 dignation avec laquelle j'avois confidéré un effer fi horrible de 1'abatardiffement oü pouvoit tomber la nature humaine, je lui dis que, fi je pouvois feulement trouver quatre ou cinq hommes rcfolus & bien armés, j'avois delfein d'aller détruire cette abominable idole , pour faire voir clairement a fes adorateurs, qu'incapable de fe fecourir elle-même, il lui éroit impoffible de donner la moindre affiftance a ceux qui lui adrelfoient leurs prières & qui s'en vouloient attirer la proteétion par leurs facrifices II fe moqua de moi, en me difant, que mon zèle pouvoit venir d'un bon principe; mais que je n'en pouvois pas attendre raifonnablement de fruit, & qu'il ne pouvoit pas comprendre mon but. « Mon but, lui répondis-je , » eit de venger 1'honneur de Dieu, qui eft » infulté , pour ainfi dire, par cette idolatrie « infernale ». Mais , répartit il comment vengcrez-vous par-la 1'honneur de la divinité , fi ces tnalheureux font incapables de comprendre votre intentiofl , & fi vous n'ères pas en état de la leur expliquer , faute d'entendre leur langage ; öc  DE ROBINSOK CrUSOE. 437 quand même vous feriez capable de leur en donner quelque idéé, vous n'y gagneriez que des coups j car ce font des gens déterminés , fur-tout quand il s'agit de défendre les objets de leur fuperfHtion. « Nous pourrions le faire de nuit, lui dis-je , » & leur laiffer par écric les raifons de notre » procédé ». C'eft bien dit, me répliqua-t-d; fachez, mon cher ami, que , parmi cinq peuples entiers de ces Tartares , il n'y a perfonne qui fache ce que c'eft qu'une lettre, ni qui puiffe lire un mot dans fa propre langue. « J'ai pitié de leur ignorance, repris - je ; „ mais j'ai pourtant très-grande envie de mettre » mon projet a exécution; peut-être la nature elle-même , quelque dégénérée qu'elle foit en » eux, leur en fera tirer des conféquences, & » leur fera voir jufqu'a quel point ils font extra» vagans, en adreffant leur culte a un objet fi 9 méptifable Ecoutez donc, monfieur , me dit-il : fi votre zêle vous porte a cette entreprife avec tant d'ardeur, je crois que vous êtes obligé en confcience de 1'exécuter : je vous prie pourtant de confidérer , que ces nations fauvages ont été affujetties, par la force des armes, a 1'ëmpire du Czar de Mofcovie. Si vous réuffiffez dans votre projet , ils ne manqueront point de venir paf Ee iij  458 Les aventuris milliers s'en plaindre au gouverneur de Norcfinskoi, & demander fatisfa&ion. S'il n'eft pas en étar de la leur donner , il y a a parier deux contre'un, qu'ils exciteront une révolte générale, & qu'ainfi vous ferez la caufe d'une guerre fanglante , que fa majefté Czarienne fera obligée de foutenir contre tous les Tartares. ' Cette confidétation calma pendant quelques momens le tranfport de mon zèle ; mais bien-töt après elle m'anima avec la même force a la deftructionde cette idole, &, pendant tout le jour, cette idéé me roula dans 1'efptit. Sur le foir, le marchand Ecolfois me rencontra par hafard , en me promenant hors de la ville; & m'ayant tiré a 1'écait pour me parler : Je ne doute pas, me dit-il, que je ne vous aie détoumé de votre pieux deffein; j'avoue pourtant que je n'ai pas pu m'empêcher d'y rêver, &c que je n'ai pas moins d'horreur que vous, pour cette infame idolatrie. « A vous parler naturellement, lui » répondis - je , vous avez réufli a me détourner 33 mais je Fai toujours dans 1'efprit, & je crois >» de 1'exécution précipitée de mon projet ; » fort que , s'il m'eft poffible ; je le mettrai « en oeuvre, avant que de quitter eet endroit, »» quand je devrois être livré a ces barbares , »» pour appaifer leur fureur *>. Non, non, me répliqua-t-il, il n'y a rien a craindre de ee cóté-la j  deRobinsokCrusoi. 439 le gouverneur n'auroir garde de vous livrer a leut rage-, ce feroic en quelque forte être lui-même votre meurtrier.« Eh! comment croyez-vous que » ces malheureux me traiteroient, lui dis-je»? Je vous dirai, répartit-il, comment ils ont traité un pauvre Ruffien qui les avoit infultés dans leur culte honteux, comme vous avez envie de faire. Après 1'avoir eftropié avec une flèche, pour le rendre incapable de s'enfuir, ils le mirent nud comme ma main , le posèrent fur leur idole; Sc 1'ayant environné de toutes parts, ils tirèrent tant de flèches dans fon corps qüil en fut tout hériflé; enfuite ils mirent le feu au bois de routes ces flèches, Sc de cette manière ils 1'offrirent comme un facrifice a leur divinité.« Etoit-ce la * mème idole, lui dis-je »? Oui, me répondit-il, c'étoit juftement la même. La-deffus je lui^ fis 1'hiftoire de ce qui étoit arrivé a mes Anglois a Madagafcar, qui, pour punir le meurtre dun de leurs compagnons, avoient faccagé toute une ville Sc exterminé tous les habitans, & je lui dis qu'il feroit jufte qu'on fit de même a ceux de eet abominable village , pour venger la mort de ce pauvre chrétien. II écouta mon récit fort attentivement: mais quand il entendit parler de traiter de même les gens de ce village, il me dit que je me trompois fort en croyant que le fait füt' arrivé la; que E e ir  440 LÉS AVENTt7R.ES c'étoit a plus.de cent milles de ce village, Sc qae les gens du pays étoient accoutumés a porten jeur idole par toute la nation. Eh bien ! « lui » répondis-je , il faut donc que 1'idole foit punie » elle-même de ce meurtre , & elle le fera, fi le » ciel me lailfe vivre feulement jufqu'a demain » matin ». Me voyant abfolument déterminé a fuivre ma réfolution , il me dit que je ne 1'exécuterois pas feul, qu'il me fuivroit, & qu'il prendroit pour troifième un de fes compatriotes , fort brave homme ; il fe nommoit le capitaine Ricardfon , Sc m'affuroit qu'il k'avoit pas moins d'horreur que moi, pour des coutumes auffi diaboliques que celles 'des Tartares. 11 1'amena, & je lui fis un détail de ce que j'avois vu, & de mon projet. La-deffus nous réfolumes d'y aller feulement nous trois , puifque mon affocié, a qui j en avois fait la propofition, n'avoit pas trouvé a propos d'être de la partie. II m'avoit dit qu'il feroit toujours pret d me feconder, quand il s'aguoit de défendre ma vie; mais qu'une pareille avenrure n'étoit nullement de fon goüt. Nous ne dcvions donc êtte que nous trois, Sc mon valet; & nous primes la réfolution de n'exécuter notre entreprife qu a minuic, & de nous y prendre avec toute Ia prccaution Sc avec tout le feeree imaginables.  DE RoBINSON CrüSOE. 441 Cependant , en y. penfant plus mürement, nous trouvames bon d'attendre jufqu'a la nuit fuivanie , paree que dans ce cas la caravane devoir parrir le matin même après 1'action : ce qui empêcheroit le gouverneur de donner fatisfadtion a ces barbares a nos dépens, puifque nous ferions déja hors de fon pouvoir. Le marchand Ecoflois, qui étoit auffi ferme dans fa réfolution , qu'il fe montra dans la fuite brave en 1'exécutant , m'apporta un habit de Tartare, fait de peaux de mouton : avec un bonnet, un are & des flèches. Il s'en pourvut auffi, de même que fon compagnon, afin que ceux qui nous verroient , ne puffent jamais favoir quelle forte de gens nous érions. Nous pafsames toute cette nuit a faire plufieurs compofitions de matièf es combuftibles, de poudre & canon , d'efprit-de vin & d'autres drogues de cette nature. Nous nous en munimes pour la nuit deftinée a 1'entteprife; nous primes avec nous un pot rempli de poix-réfine , & nous fortimes de ia ville environ une heure après le foled couché. II étoit a-peu-près onze heures , quand nous arrivames a 1'endroit en queflion, fans que nous puffions remarquer que le peuple eut la moindre appréhenfion touchant leur idole. Le ciel étoit couvert de nuages , néanmoins la lune nous  441 Les aventures donnoit affëz de lumière pour nous faire remarquer que 1'idole étoit précifément dans le même endroit, & dans la même pofture oü je 1'avois vue auparavant. Les gens du village dormoient tous, excepté dans Ia tente oü j'avois apper$u les trois prêtres, que j'avois pris d'abord pour des bouchers: nous entendïmes cinq ou fix perfonnes parler enfemble j nous jugeames par la, que , fi nous mettions le feu a cette divinité de bois, on ne manqueroit pas de eourir fur nous pour en empêcher Ia deftruétion; ce qui ne pourroit que nous embarraffer exttêmement. Enfin nous primes le parti de Pemporter, & de la brüler autre part: mais quand nous commencames a vouloir y mettre la main , nous la trouvames d'une fi grande pefanteur , que fotce nous fut de fonger a un autre expédient. Le capitaine Ricardfon étoit d'avis de mettre le feu a lahutte, & de tuerles Tartares, a mefute qu'ils en fortiroient; mais je n'en tombai pas d'accord , & j'étois du fentiment qu'il ne falloit tuer perfonne, fi nous pouvions Péviter. Eh bien! dit la-deffus le marchand Ecoffois, je vous ditai ce qu'il faut faire; nous tacherons de les faire prifonniers, de leur lier les mains fur le dos, & de les forcer a être fpeftateurs de la deftruétion de leur infame Dieu. Heiuetifement nous avion* fur nous une affez  BE ROBINSON CRUSOÉ. 44$ bonne quantité de la même corde , qui nous avoit fervi a lier nos feux d'artifice; ce qüi nous détermina a attaquer d'abord les gens de la cabane , avec auffi peu de bruit qu'il nous feroit poffible. Nous commencames par frapper a la pqrte, ce qui réuffit précifément, comme nous 1'avions efpéré. Un de leurs prêtres venant poue ouvrir , nous nous en faisimes d'abord , lui mimes un baillon a la bouche, afin qu'il n'appelat point au fecours •, nous lui liames les mains Sc le menames devant 1'idole oü nous le couchames a terre, après lui avoir encore lié les pieds. Deux de nous fe mirent enfuite a coté de la porte, en attendant que quelqu'autte fortit, poür favoir ce qu'étoit devenu le premier; Sc quand ils fe virent trompés dans cette attente, ils frappèrent de nouveau tout doucement; ce qui en fit venir deux auttes a la même porte; Sc nous les ttaitames précifément de laTnême manière qué leur compagnon; nous les accompagnames tous trois jufqu'auprès de 1'idole, oü nous les placames a terre a quelque diftance 1'un de I'autre. Quand nous revinmes fur nos pas, nous en vimes deux autres venir hors de la tente , Sc un troifième qui s'artêtoit a la porte; nous mimes la main au collet aux deux premiers, fur quoi le troifitme s'étaRt reciré en pouffant de grands  444 Les aventures cris, le marchand Ecoffois le fuivit de prés, Sc prenant une des compofitions que nous avions fakes, propre a ne répandre que de la fumée, & de Ia puariteur, il y mie le feu, & la jeta au milieu de ceux qui y reftoient encore. En même rems 1'aurre Ecoffois Si- mon valet ayant déja lié les deux Tartares 1'un a I'autre, les con.luifirent vers 1'idole pour voir fi elle leur apporteroit du fecours, & ils nous vinrent rejoindre a toutes jambes. Lorfque 1'efpèce de fufée que nous avions jetee dans la cabane 1'eut tellemeüt rëmplie de ftimée, qu'elle avoic prefque fuffoqué ces pauvres ma'Iieureux, nous y en jetames une d'une nature trés-différente , qui donnoit de la lumière, comme une chandelie ; nous la fuivimes , Sc nous.n'apperCjü nes que quatre perfonnes, deux hommes, a ce que nous ctümes, & autant de femmes, qui apparemment s'étoient occupés aux préparatifs de quelqu'un de leurs facrifices diaboliques. Ils nous parutent mortellement effrayés; ils trembloient comme la feuille , & la fumée les ■ avoit tellement étourdis , qu'ils n'étoient point en état de dire Ie moindre mot. Nous les primes &. les liames comme lesautres, avec Ie moins de bruit qu'il fut poffible, Sc nous nous haiames de les faire fortir de la tente , paree qu'il ne nous étoit pas poffible de fouffrir davan-  P E ROBINSON CrUSOE. 44$ tage cette fumée épaiffe & puante ; en un mot nous les placames aüprès de leurs camarades, devant leur divinité, Sc tout auffi-töt nous mimes la main a 1'ceuvre ; nous commencames par répandre fur 1'idole, Sc fur fes magnifiques vèremens, un bonne quantité de poix-réfine, & de fuif mêlé de foufre; enfuite nous lui remplimes la gueule, les yeux & les oreilles de poudre a. eanon; nous lui mimes des fufées dans fon bonnet, & nous la couvrimes toute, pour amfi dire, de feux d'artifice. Pour faciliter encore davantage notre deffein , mon valet fe fouvint d'avoir va auprès de la rente un grand tas de foin & de paille ; il s'en fut de ce cóté-la avec le marchand Ecoffois, & ils en apportèrent autant qu'il leur fut poffible. Tout étant préparé de cette manière , nous déliames nos prifonniers, leur ótames les badlons de la bouche, les placames vis-a-vis de leur dieu monftrueux , Sc enfuite nous y mimes le feiil Un quart-d'heure fe paffa a-peu-près avant que le feu prit a la poudre que nous lui avions mife dans la, bouche , dans les yeux & dans les oreilles ; en s'allumant elle fendit prefque toute la flatue , la défigura tellement, que ce n'étoit plus qu'une maffe informe. Peu contens encore de tout ce fuccès , nous 1'enrourames de notre paille, Sc  '44^ Les avbntvr.es perfuadés qu'elle feroit abfolument confumée en moins de rien, nous commencames a. fonger a nous retirer; mais Ie matchand Ecoffois nous en détourna, en nous alfurantque , fi nous nous enallions, tous ces pauvres idolatres fe jeteroient dans le feu, pour y ètre confumés avec leur idole. Nous réfolumes donc de nous arrêter, jufqu'a ce que la paille füt toute brülée. Le lendemain nous fimes fort les occupés, pat mi nos compagnons de voyage, a tout préparer pour la marche, Sc perfonne ne pouvoit foupconner que nous euffions été autre parr que dans nos lits , puifqu'il n'eft rien moins que naturel de eourir la nuit quand on prévoit une journée fatigante. Mais i'atTaire n'en refta pas la; le jour après une grande multitude de gens Yint, non-feulement du village , mais encore de tous les lieux d'alentour aux portes de la ville , pour demander au gouverneur Ruffien fatisfaétion de 1'outrage qui avoit été faic a leurs prêttes , Sc au grand Cham-Chi-Thaungu ; c'eft-la le terrible nom qu'ils donnoient a la plus diffbrme divinité qu'on puiffe trouver dans tout le paganifme. Le peuple de Nortfinskoi fut d'abord dans une grande conftemation d'une vifite fi peu attendue, qui leur étoit fake par plus de trente mille per-  de Robinson CrüsoI. 447 fonnes , qu'ils prévoyoient devok s'augmenter en peu de jours jufqu'au nombre de cent mille ames. Lè gouverneur Ruffien leur envoya des gens pour tacher de les appaifer , & leur donna les meilleures paroles imaginables ; il les aflura qu'il ignoroit abfolumenc toute cette affaire, & qu'il étoit fur qu'aucun foldat de la garnifon n'avoit été hors de la ville pendant toute la nuit; que certainement cette violence n'avoit pas été commife par fes gens, & qu'il puniroit exemplairenaent les coupables , s'ils pouvoient les luï indiquer. Ils répondirent avec hauteur que tout le pays d'alentour avoit trop de vénération pour le grand Cham-Chi-Thaungu, qui demeure dans le foleil, pour détruire fa ftatue; que perfonne ne pouvoit avoir commis ce crime , que quelque mécréant de chrétien, & que pour en cirer raifon ils lui annoncoient la guerre aufïï-bien qua tous les Ruffiens, qui n'étoient tous que des chrétiens &c des mécréans. Le gouverneur diffimula 1'indignation que lui donnoit un difcours fi infolent, pour n'être pas la caufe d'une rupture avec ce peuple conquis , que le Czar lui avoit ordonné de traicer avec douceur & avec honnêteté. 11 continua a les traiter d'une manière très-civile j &C pour détoumer leur reffentiment de delfus fa garnifon,  \ 448 Les aventur.es il leur dit que ce matin la même une caravane écoit fottie de la ville pour s'en aller dans la Ruffie j, que c'étoit peut-être quelqu'un de ces voyageurs, qui leur avoit fait eet affront, Sc qu'il enverroit des gens, pour tacher de le découvrir s'ils vouloient fe conrenter de ce procédé. Cette propofition fembla les caltner un peu, Sc pour leur tenir parole, le gouverneur nous envoya quelques-uns de fes gens, qui nous inftniifivent en détail de tout ce qui venoit d'arriver, en nous infinuant que, fi quelqu'un de la caravane avoit donné occafion a cette émeute , il feroit bien de s'échapper au plutót, Sc que, coupables ou non , nous agirions prudemment, en pouffant notre marche avec toute la viteffe poffible, pendant qu'il ne négligeroit rien pour amufer ces barbares, jufqu'a ce que nous fuffions hors d'infulte. Cette conduite du gouverneur étoit certainement des plus obligeantes; mais quand on en inftruifit toute la caravane, il n'y euc perfonne qui ne fut parfaitement ignorant de toute 1'affaire ; Sc nous fümes précifément ceux qu'on foupconnale moins. On ne nous fit pas feulement la moindre queftion la-deffus. Néanmoins celui qui commandoit alors la caravane profita de 1'avis du gouverneur, Sc nous marchames pendant deux jours Sc deux nuits , fans nous arrêter prefque,  b e Robin són Grusóé. 44$ prefqüe , afin de gagner Jaraverta , une autirè Colonie du Czar de Mofcovie , oü nous ferions en furetéi Je dois obferver qne la ttoifième marché deVöit nous faire entrer darts un grand défert, qui n'a poiat de nom , & dont je parieral plas au löng dans fon lieu. Si daris cette ciirconftance nons nous y étiohs trouvés, il eft: vraifemblable, comme on va le voir4 que nous auriöns été tous détruits. La feconde journée après la deftrucTion de 1'idole, un nuage de pouffière, qui paroiffoit z une grande diftance derrière nous, fit croire a quelques-uns de la caravane, que nous étions pourfuivis. Ils ne fe trompoient pas. Nous n'étions pas loin du défert Sc nous avions pafte pat un grand lac , appelé Schaks-Ofer , quand nous appercumes un grand corps de cavalerie de I'autre cóté du lac, qui tiroit vers le nord, pendant que nous marchions vers 1'öueft. Nous étions ravis qu'ils euffeiit pris ün cóté dü lac , au lieu què nous avions pris 1'autré, fort heureufemént pour nous. Deux jours après nous rte les vimes plus; car s'imaginant qu'ils nous fuivoient toujours eommé a la pifte , ils avoient poufte jufqu'au fleuve Udda. 11 eft fort large Sc fort profond, quand il s'étend plus vers le nord ; mais dans 1 endroic oü nous le vimes, il eft fort étroit Sc guéable; Le troifième ils virent leur méprife j ou bieri Tornt IL Ff"  45-o Les aventur.es en les inftruifit du véritable chemin que nous avions pris, & ils nous pourfuivirent avec toute Ia rap'ulité imaginable. Nous les découviimes environ au coucher du foleil , & nous avions, par hafard, choifi un endroit pour camper, fort propre a nous y défendre. Nous étions a 1'entrée d'un défert de cinq. eens milles de lougueur, & nous ne pouvions pas nous attendre a trouver d'autre ville pour nous fervir d'afyle, que Jaravena qui étoit encore a deux journées de nous: nous avions dans le lieu ou nous étions plufieurs petits bois , & notre camp étoit par bonheur dans un palfage alfez étroit, entre deux bocages peu étendus, mais extrêmement épais , ce qui di'minuoit un peu la crainte que nous avions d'être attaqués cette même nuit. Il n'y avoit que nous quatre qui favions au jufte pourquoi nous étions pourfuivis; mais comme les Tartares Monguls ont la coutume de parcourir le défert en grandes troupes j les catavanes fe fortifient toujours contre des camps volans de voleurs de grands chemins, & ainfi nos gens ne furent pas furpris de fe voir pourfuivis par cette cavaletie. Non-feulement nous étions campés entre deux bois, mais notre front étoit encore couvert par un petit ruiifeau, de manière que nous ne pouvions être attaqués qua notre arrière-gaide. Peu  DE RÖBINSON CrÜSÖÉ. 4j* cöntens encore de rous ces avantages naturels de notre pofte, nous nous Broes un rempart devane nous de tout notre bagage , derrière lequel nous rangeames fur une même ligne nos chameaux & nos chevaux, & par derrière, nous rtous couvrimes d'un abattis d'arbres. Nous n'avions pas encore fini cette efpèce de fortification , que nous eumes les Tartares fur les bras, Ils ne.nous attaquèrent pas brufquement comme nous 1'avions cru, ni en voleurs de grand chemin. Ils commencèrenc par nous envoyer rrois députés pour nous dire de leur livrer les coupables qui avoient infulté leurs prêtres & détruit par le feu leur dieu ChamChi-Thaungu, afin qu'ils fuflent brülés , pour expier leur crime ; & ils nous dirent que, fi on leut accordoit leurjufte demande, ils fe retireroient fans faire le moindre mal au refte dc la caravane, finon qu'ils nous brüleroient tous tant que nous étions. Nos gens furent fort étourdis de ce compliment-, ils fe regardèrent les uns les autres pour examiner fi quelqu'un ne découvriroit pas, par fa contenance , qu'il étoit particulièrement intéreflé dans cette affaire. Mais celui qui avoit fait le coup s'appelóit Perfonne* La-deffus le commandant de la caravane fit affurer aux députés qu'il étoit trés perfuadé que les coupables n'étoient Ff ij  452 'Les aventures pas dans notre camp, que nous étions tous des marchands d'une humeur paifible , & que nous ne voyagions que pour les affaires de notre commerce ; que nous n'avions pas fongé a leur faire le moindre chagrin ; que par conféquenc, ils feröient bien de chercher leurs ennemis autre part, 8c de ne nous pas troubler dans notre marché , ou bien que nous ferions tous nos efforts pour nous défendre 8c pour les faire repentir de leur entreprife. Ils furent fi éloignés de croire cette réponfe fatisfaifante', que le lendemain , au lever du foleil, ils approchèrent de notre camp pour le forcer; mais quand ils en virent 1'affiette, ils n'osèrent pas nous venir voir de plus pres, que de I'autre cóté du petit ruitfeau qui couvroit notre front. Las ils s'arrètèrent en nous étalant une fi terrible multitude , que le plus brave de nous en fut effrayé. Ceux qui en jugèrent le plus modeftement , crurent qu'ils étoient dix mille tout au moins. Après nous avoir confidérés pendant quelques momens , ils poufsèrent des hurlemens épouvantables en couvrant l'air d'un nuage de flèches. Nous nous étions heureufement affez bien précautionnés contre un pareil orage ; nous nous cachames derrière nos balots., 8c fi je m'en fouviens bien, aucun de nous ne fut bleffé.  DE RoBINSON CrUSOÉ. 4< 3 Quelque tems après nous les vïmes faire un mouvement du coté droit, & nous nous attendïmes a être attaqués par derrière, quand un Cofaque de Jaravena, qui étoit dans le fervice mofcovite , &c qui étoit un fin dtóle , s'approchant du commandant de la caravane , lui dit que s'il vouloit il fe faifoit fort d'envoyer toute cette canaille vers Siheilka ; c'éroit une ville éloignée de nous de plus de cinq journées, du cóté du fud. Voyant que le commandant ni demandoit pas mieux , il prend fon are & fes flèches & fe met a cheval. S'étant féparé de nous , du cóté de notre arrière-garde, il prend un grand détour, & joïgnant les Tartares ^en qualité d'exprès , qui leur venoit donnac des lumières fur ce qu'ils cherchoient a découvrir, il leur dit que ceux qui avoient détruic ChainChi-Thaungu, s'en étoient allés du cóté de Siheilka, avec une caravane de mécréans, dans la réfolution de brüler encore SchaUEfa», le dieu des Tartares Tonguois. Comme ce garcon étoit une efpèce de Tartare lui-même, & qu'il parloic parfaitement bies leur langage, il ménagea fi' bien fon hiftoite-, qu'ils y ajoutèrent foi, fans la moindre difficulté. Dans le moment même, ils s'en allèrent a toute bride, & trois heures après nous n'en vïmes plus un feul, nous n'en entendïmes plus parler , Ft ü[  454 Les aventures & nous n'avons jamais fu s'ils poufsèrent jufqu'a -Siheilka, ou non. Après nous être tirés de ce danger, nous marchames en süretc jufqu'a la ville de Jaravena, oü il y a une garnifon mofcovite, & nous y reftames pendant cinq jours pour nous refaire de la farigue que nous avions effuyée dans nos 'dernières marches, pendant lefquelles nous n'avions pas eu le loifir de fermer 1'ceil. De-la nous entiames encore dans un affreux déferr, que nous ne pümes traverfer qu'en vingt-trois jours. Nous nous étions foürnis de quelques rentes , pour paffer les nuits plus commodément, & de feize charriots du pays, pour potter notre eau & nos provifions. Nous en tirions encore un grand fervice; pendant la nuit ils nous tenoient lieu de retranchement, étant atrangés tout autour de notre camp; en forte que, fi les Tartares nous avoient attaqués , fans une fupériorité exceffive du nombre, nous aurions pu les repouffer fans peine. Dans ce défert, nous vimes un grand nombre de ces chaifèurs qui fourniffent tout le monde de ces belles foutrures de fables & d'hermiues. Ils font, pour la plupait Tartares Monguls , &c bien fouvent ils attaquent de petites caravanes ; mais la notre n'étoit pas de leur gibier; auffi n'eii avbns-nous jamais vu de troupes entières.  deRobinsonGrusoé. 45S J'aurois été fort curieux de voir les animaux dont ils tirent ces peaux précieufes; mais il me fut impolfible de p.uvenir a mon but; car ces meffieurs n'osèrent pas approcher de nous , & c'auroit été une grande imprudence k moi de me fép.u-erde la caravane pour les aller voir. Au fortir de ce défert, nous entrames dans un pays affez bien oeuplé, & rempli, pour ainfidire, de villes & de chareaux, oü la Coura établid'es garnifons pour la süreté des caravanes, & pour défendre le pays contre les courfes des Tartares, qui, fans cela, rendroient les chemins fort dangereux. Sa majefté Czarienne a donné des ordres fort précis aux gouverneurs de ces places, de ne rien négliger pour mettre les marchands & les voyageurs hors d'infulre , & de leur donner des efcortes d'une fortereffe a I'autre, au moindre bruit qui fe répaudroit de quelque invafion des Tartares. Conformémenc a ces ordres, le gouverneur d'Adinskoy , a qui j'eus. 1'honneur de rendre mes devoirs , avec le marchand Ecoffois qui le connoiffoit, nous offrit une efcorte de cinquante hommes jufqu'a la garnifon prochaine , h nous croyions qu'il y eüt le moindre danger dans la route. * Je m'étois imaginé pendant tout le voyage , que olus nous approcherions de 1'Europe, & plus Ffiv  45 Les aventIjrés nous rrouverions les gens polis, & les pays peur piés ; mais je m'étois forc trompé a ces deux egards, puifque nous avions encore a traverier Je pays des Tartares Tonquois, oü nous vïmes les inêmes marqués d'un paganifme barbare , & même des marqués encore plus groflières que celles qui nous avoient fi fort choquésauparavanr. II eft vrai qu'étant entièrement affujettis par les Mofcpvites, & miettx tenus en bride que les autres , ils n'étoienr ni fi infolens , ni fi danger reüx que les Monguls ; mais, en récompenfe ,• nous vïmes très-clairement qu'ils ne le cédoient a aucun peuple barbare de l'univers,en groffièreté de manières, en idolatrie -. & en nombre de divinnés. Ils font tous couverts de peaux de bêtes fauvages , auffi-bien queleurs maifons; & il n'eft pas poffible de diftinguerun homme d'une femme, par 1'habit, ni par 1'air. En rems d'hiver, quand toute la terre eft couverte de neige , ils vivent dans des fouterreins diftingués en plufieurs différentes cavernes. Sr les Monguls avoient leur Cham-Chi-Thaungu pour toute la nation, ceux ci avoient des idoïes en chaque tenre & en chaque cave. D'ailleurs ils adoroient le foleil, les étoües, la neige , 1'eau, en un mot tout ce qui offroit a leur efprit quelque chofe de merveilleux; & comme leurcraffe sgnorance leur fait trouver dufurprenantpar-tout.  S> e Robinson C r u s 0 é. 457 ÏI n'y a prefque rien qui ne foit honoré de leurs facrifices. II ne m'arriva rien de particulier dans toute cette étendue de pays , dont les bornes étoient éloignées du défert dont j'ai pailé en dernier lieu j de plus de quatre eens milles. La moitié de ce terrein peut bien pafferpour un-défert auffi, & nous fumes obligés de voyager pendant douzo jours , fans rencontrer ni maifon , ni arbre , Sc de poner avec nous notre eau, Sc nos autres provifions. Après nous être tirés de cette folitude , nous parvinmes en deux jours de marche a la ville de Janezay , fituée prés d'un grand fleuve du même nom. On nous dit-la, que ce fleuve fépare 1'Europe "de 1'Afie ; de quoi nos faifeurs de cartes géographiques ne tombent pas d'accord. Ce qu'il y a de certain, c'eft qu'il borne vers Forïent 1'ancienne Sibérie, qui ne fait qu'une province du vafte empire des Mofcovites , quoiqu'elle foit plus grande que toute 1'Allemagne. Je remarquai que dans cette province même,le paganifme Sc 1'ignorance la plus brutale ont partout le deffus , excepté dans les garnifons ruffiennes. Toute 1'étendue de terrein entre le fleuve Oby & le fleuve Janezay, eft pei;plée de payens, & de payens auffi barbares que les Tartares les  4S5 Les avent. üres plas recutés, & même que les fauvages les plus hrutatix.de I'Afie &c de 1'Amérique. Jepris la liberté de dire a tous les gouverneurs Mofcovites , que j'eus 1'honneur d'entrecenir , que ces pauvres payens, pour être fous le gouverRement d'une nation chrétienne , n'en font pas plus prêts a embraffer le chriftianifme. lis ine répondirent prefque tous', que je n'avois pas tort -y mais que c'étoit une affaire qui ne les regardoic pas. Si le Czar , difoient-ils , avoit envie deeonvertir fes fujetsSibériens, Tonguois & Monguls, il devroit envoyer pour eet effet des eccléfiaftiques , & non pas des foldats; & pnifqu'il s'y prend d'une autre manière, il eft naturel de croire que notre monarque fonge plus ai rendre fes peuples foumis a fon empire *, qua en faire des chrétiens. Depuis le fleuve Janezay, jufqu'a t'Oby , il nous fallut traverfer un pays abandonné en quelque forte: ce n'eft pas que le terrein foit iugrat, Sc incapable d'être cultivé 5 il n'y man que que des habitans & de 1'induftrie. A le confidérer en lui-même , c'eft un pays très-agréable, & trèsfertile ; le peu d'habitans qu'il contient confifte entièrement en payens , fi vous en exceptez ceux qu'on y envoie de la Ruffie. Je dois obferver en paffant, que c'eft.jufternent dans ce pays  dé Robin sok Crusoï. 459 iïtué de 1'un Sc de I'autre coté de 1'Oby, que font eiivoyés en exil les crirainels Mofcovites, qui ne font point co idamnés a mort; &c il leur eft prefq» de vous1 faire une feule queftion. S'il vous étoit 35 entièrement libre de fortir de cette folitude, » & de mettre fin a votre exil, vous en ferviriezA vous >3 ? Monfieur, me répondit-il, votre queftion eft fubtile , & ü faut faire quelque diftinótion trèsexaéfe pour y répondre jufte. Je vais pourtant vous fatisfaire, avec toute la candeur dont je fuis capable. Rien au monde ne feroit aftez fort pour me tirer de mon exil, que les deux motifs fuivans; la farisfaction de voir mes parens, & Ie plaifir de vivre dans un climat un peu plus modéré. Mais je puis vous protefter que fi mon fou-  DE RoBlNSON CrUSOÉ. \6<) verain vouloic me remettre dans la pompe de fa cour, éV dans 1'embarras qui accompagne 1'autonté d'un miniftre , je n'abandonnerois pas ces lieux fauvages, ces déferts , ces lacs glacés, pour Ie faux brillant de la gïoire & de la richeffe , ni pour les plaifirs, ou pour mieux dire , les foliës du courcifan le plus favorifé du prince. "Mais, monfeigneur, repris-je, peut-ètre „ n'ètes-vous pas feulement banni des plaifirs de „ la cour, de 1'autorité & des richeffes dont vous „ avez joui autrefois, il fe peut que vos biens » foient cunfifqués , que vous foyez privé de » quelques-unes des commodkés de la vie , & „ que vous n'ayez pas affez largement de quoi „ fubvenir aux befoins d'un état médiocre ». Vous ne dévinez pas mal, me répliqua-t-il, fi vous me confidérez en qualité de prince , comme je le fuis réellement : mais fi vous me regardez fimplement comme une créature humaine, confondue avec le reffe des hommes, vous comprendrez facilement que je ne faurois tomber dans la difette , 4 moins que d'être attaqué par quelque maladie durable. Vous voyez notre manière de vivre ; nous fommes ici cmq perfonnes de qualité ; nous vivons dans la retraite , & d'une manière convenable a des exiles : nous avons fauvé tous quelque chofe des débris G g üj  47° Lis aventur.es de notre fortune, ce qui nous exempre de la fatigue de notre fubfiftance par la chaffe. Cependant les pauvres foldats qui fe trouvent ici, & qui courent les bois pour prendre des renards & des fables, font au large autant que nous. Le travail d'un mois leur fournit tout ce qui leur eft néceffaire pour une année enticre. Comme nous dépenfons peu, nos befoins font petits, & il nous eft aifé d'y fubvenir abondamment. Je m'érendrois trop fi je voulois rapporter toutes les particularités de 1'entretien que j'eus avec eet homme véritablement grand. II y fit voir un génie fupérieur , une grande connoiffance de la véritable valeur des chofes, & une fageffè foutenue par une noble piété. II n'étoit pas difficile de fe perfuader que le mépris qu'il avoit pour le monde étoit fincère , & 1'on verra dans la fuite de mon hiftoire, que ces apparences n'étoient pas ttompeufes. J'avois déja été la pendant huit mois dans un hiver extrêmement obfeur, & d'un froid fi exceffif, que je n'ofois pas me hafarder dans les rues fans être enfoncé dans les fourrures , Si fans même avoir devant le vifage un mafqüe qui en fut doublé. II n'y avoit qu'un trou pour la refpiration, & deux autres pour me donner la liberté de voir & de diftinguer les objets. Pendant  be ROBINSON CrUSOÉ. 471 trois mois, nous n'eümes que cinq heitres de jour; ou tout au plus fix, & le refte du tems il auroit fait une obfcurité abfolue , ft la terre n'avoit pas été couverte de neige. Nos chevaux étoient confervés fous terre, & les trois valets que nous avions loués pour avoir foin de nous & de nos bêtes, fouffrirent fi fort de la faifon, que, de tems en tems, il fallut leur couper quelque doigt, ou quelque orteil, de peur que la gangrène ne s'y mit. II eft vrai que nous étions fort chaudement dans Ia maifon , nos murailles étoient épailfes , les fenêtres petites & doublés. Les vivres ne nous manquoient pas ; ils confiftoient principalement en viande de renne féchée, en bifcuit fort bon , en poiflon fee, en mouton, & en chair de buffle , qui eft un fort bon manger , a peu prés du goüt du bceuf. Notre boiflon étoit de 1'eau mèlée d'efprit-de-vin, au lieu d'eau-de-vie : quand nous voulions nous régaler , nous avions , au lieu de vin, de 1'hydromel qui étoit admirable. D'ailleurs, les chaifeurs qui ne lailfoieut pas de battre les bois , quelque tems qu'il fit, nous apportoient, de tems en tems, du gibier fort gras & d'un goüt excellent; ils nous fournifloient aufti quelquefois de grandes pièces d'ours , qu'on mange la comme une venaifon excellente mais nous n'y Ggiv  472 les aventures trouvions pas grande délicate/Te nous autres Anglois. Ce qui nous venoit fort d propos , c'eft que nous avipns avec nous une grande provifion de the parfaitement bon , dont nous pouvions régaler nos amis. Eu un mot, i tout prendre, il ne nous manquoit rien pour vivre agréablement. Nous étions entrés dans le mois de Mars ; les jours commencoient d s'allonger , & Ie froid d de venir fupportable : plufieurs voyageurs faifoieiu déja les préparatifs néceffaires pour partir en trameau; mais pour moi, qui avois pris une réfolution d'aller a Archangel, & non pas vers la Mofcovie & vers la mer Baltique, je ne fis pas Ie moindre mouvement, perfuadé que les vaiffeaux qui viennent du Sud ne partent guères pour cette partie du monde qu'au mois deMai, ou au conv mencemeutde Juin, & que parconféquent, fi j'y arnvois au commencement d'Aoüt , j'y ferois ayant qu'aucun vaiffeau fut pret pour Ie retour. Ainfi je vis partir devant moi tous les voyageurs & tous les marchands qui avoient, dans le fond, raifon de me dévancer.Il arrivé, toutes les années, qu'ils quittent la Siberië pour aller en partie a Mofcow, & en partie d Archangel, pour y débiter leurs fourrures, & pour acheter, a la place, tout ce qui leur eft néceffaire pour affortir leurs magafins : ils ont huit eens milles d faire pour  DE ROBINSOH CHUSOÉ. 47J revenir chez eux , & par conféquent il faut qu'ils fe dépêchent. Je ne commencai a emballer mes hardes & mes marchandifes qua la nn de Mai, & pendant que j'étois dans cette occupation, je me mis a penfer a tous ces exilés qu'on laiffe en liberté dès qu'ils font arrivés en Sibérie. Ils peuvent aller par-toat oü ils veulent, & j'étois fort furpris de ce qu'ils ne fongeoient pas a gagner quelqu'autre partie du monde, oü ils pourroient vivre plus a leur aite, & dans un meilleur climat. • Mon étonnement celfa dès que j'eus propofé ma difficulté au prince dont j'ai fait déja plufieurs fois mention. Voici ce qu'il me répondit: II faut confidérer d'abord , monfieur, 1'endrok dans lequel nous fommes , & en fecond lieu, la fituation oü nous nous trouvons. Nous fommes environnés ici, nous autres exilés , de barrières plus fortes que des grilles & des verroux. Ducoré du nord, nous avons une mer innavigable, oü jamais vailTeau ni chaloupe ne trouva paffage} & quand nous aurions quelque navire en notre poffeilïon , nous ne faurions de quel coté faire voile. De toute autre part nous ne faurions nous fauver qu'a travers une étendue de terrein appartenant a fa majefté Czarienne , d'environ trois cent qua-rante lieues. II eftabfolumentnécenakede fuiyre  '474 Les aventures les grandes routes frayées par les gouverneurs des provinces , & de paffer par des villes oü il y a garnifon ruffienne; en iuivant les chemins ordinaires, nous ferions découverts indubitablement ; & en prenant des routes détournées, nous ne faurions manquer de mourir defaim. Par conféquenc il eft certain qu'on ne fauroit former une pareille entreprife, fans fe rendre coupable de la plus haute extravagance. Cette feule réponfe me réduiiït au lïlence , & me fatisfit pleinement. Elle me fit parfaitement bien comprendre que ces exilés étoient auiïi-bien emprifonnés dans les vaftes campagnes delaSibérie, que s'ils étoient refièrrés dans la citadelle de Mofcow. Cette conviótion ne m'empêcha pas de me mettre dans 1'efprit que j'étois en état de titer ce grand homme de fa trifte folitude , ni d'en former le deffein , quelque dangereux qu'il put être pour moi-même.Un foir,je trouvai 1'occafion de lui expliquer mes penfées la-deffus, & de lui en faire la propofition. Je lui repréfentai qu'il m'étoit fort aifé de 1'emmener avec moi, puifqu'il n'étoit gardé de perfonne, & que j'avois réfolu de m'en aller a Archangel & non a Mofcow : que, dans cette route, je pouvois marcher avec mon train, en guife d'une petite caravane, & qu'ainfi je ne ferois pas obligé de chercher des  DE ROBINSON CRUSOÉ. 475 gites dans les garnifons ruffiennes; mais que je pourrois camper toutes les nuits ou je voudrois j que, de cette manière , je pouvois facilement le conduire a Archangel, le mettre en süreté a bord d'un vaiffeau anglois oü hollandois , Sc le mener avec moi dans des pays oü perfonne ne fongeroit a le pourfuivre. Je l'affurai, en mème tems,que j'aurois foin de lui fournir, pendant tout le voyage, tout ce dont il auroit befoin , jufqu'a ce qu'il fut en état de fubfifter par lui-même. II m'écoura avec grande attention, & pendant tout le tems que je parlois, il me regarda fixement; je pus voir même par fon air, que ce que je lui difois le mettoit dans la plus violente agitation. Sa couleur changeoit a tout moment, fes yeux paroiffoient tantöt vifs , tantot éteints , Sc fon cceur fembloit flotter entre plufieurs paffions oppofées. II ne fut pas d'abord en état de me répondre. S'étant enfin un peu remis j état malheureux , s'écria-t-il, que celui des pauvres mortels, quand ils ne fe précautionnent pas, avec toute 1'attention poffible,contre tous les dangers qui menacent leur foible vertu ! Les.aótes de 1'amitié la plus fincère peuvent devenir pour eux des pièges, Sc avec la meilleure intention du monde , ils deviennent les tentateurs les uns des autres. Mon cher ami, continua-t-il, d'un air plus calme, il  47^ Les aventuk.es y a tanc.de défintéreffement dansroffre que vous me faites, que je connoitrois fort peu le monde fi je ne m'en étonnois paSj & que je ferois le plus ingrat des hommes, fi je n'en avois toute la reconnohTance poffible. Mais parlez-moi naturellement , avez-vous cru que le mépris que je vous ai fait voir pour le monde étoit fincère , &c que je vous ai découvert le fond de mon ame, en vous affurant que, dans mon exil, je m'étois procuré une félicité fupéiieute a tous les avantages qu'on peut emprunter de la grandeur & des richeffes ? M'avez-vous cru vrai, quand je vous ai protcfté que je refuferois de rentrer dans la condition brillante oü je me fuis vu autrefois a la cour de mon maitre ? M'avez-vous cru honnêtehomme , ou m'avez-vous pris pourun de ces hypocrites qui fe dédommagent de leur mauvaife fortune, par une fauffe oftentation de piété & de fageffe ? II s'arrêta-la, non pas pour attendre ma réponfe , mais paree que 1'agitation de fon cceur 1'empêchoit de pourfuivre. J'étois plein d'admiration pour les fentimens de ce grand homme, & cependant je ne négligeai rien pour 1'y faire renoncer. Je me fervis de quelques argumens pour le porter au deffein de fe retirer de fa trifte fituation 5 je tachai de lui faire confidérer'ma  de Robinson CrusoÉ. 477 propofition, comme une porte que le ciel ouvroit a fa liberté, & comme un ordre qu'il recevoit de laProvidence, de fe mettre dans un état plus agréable, & de fe rendre utile aux autres hommes. Que favez-vous, me répondit-il , fi au lieu d'un ordre de la Providence , ce n'eft pas plutot une rufe du.démon , qui, dans ma délivrance , offre a mon ame I'idée d'une grande félicité, uniqueinent pour me faire tombet dans un piège, &pour me porter a eourir moi-même a ma ruïne ? Dans mon exil, je fuis libre de toute tentation , de retourner a ma miférable grandeur-, & fi j'étois libre , peut - être 1'orgueil, 1'ambition , 1'avarice & la fenfualité, dont la foutce n'eft jamais entièrement tatie dans la nature humaine , m'entraineroieht de nouveau avec impétuofué. Alors eet heureux prifonnier redeviendroir, au milieu des douceurs d'une liberté extérieure , Tefclave de fes fens & de fes paffions. Non , non , mon cher monfieur, il vaut bien mieux que je refte dans mon exil, banni de la cour , & exempt de crimes, que de me délivrer de cette vafte folitude , aux dépens de la liberté de ma raifon , aux dépens d'une félicité éternelle , fur laquelle je fixe a préfent mes yeux, & que je pourrois perdre fi j'acceptois vos offres obligeantes. Je fuis  478 Les aventüres un homme foible., naturellement fujet d la tyrannie des paffions : ne me tirez pas de mon heureufe défiance; ne foyez pas en même tems mon ami & mon tentateur. Si j'étois furpris de fon difcours précédent, celui la me rendit abfolument muet. Son ame luttoit d'une telle force contre fes defirs , éc contre ce penchant naturel a tout homme , de chercher fes commodités , que , quoiqu'il fit un tems extraordinairement froid, il éroit tout en eau. Voyant qu'il avoit grand befoin de fe tranquilhfer, je lui dis, en peu de mots, qu'il feroit bien de confidérer cette affaire a loifir , 8c d'une manière calme , & la-deffus je m'en retournai chez moi. Environ deux heures après , j'entendis quelqu'un a la porte de ma chambre, 8c lorfque je me levois pour 1'ouvrir, il m'en épargna la peine; c'étoit le prince lui-même. Mon cher ami, me dit-il, vous m'aviez prefque perfuadé ; mais la réflexion eft venue a mon fecours ,8c je me raffermis abfolument dans mon opinion, ne le trouvez pas mauvais, je vous en prie. Si je n'accepte pas une offre auffi obligeante & auffi défintéreffée que la votre , fi je la refufe , ce n'eft pas faute de re'connoiflance; j'en ai toute lagratitudepoffible, foyez-en sur. Mais vous ne voudriez p3s que je  DE RpBINSON C E. U S O É. 479 me rendiffè malheureux \ vous avez trop de bon fens, pour ne vous pas réjouir de la viótoire que j'ai remportée fur moi-même. « J'efpère , monfeigneur, lui répartis-je, que » vous êtes pleinement convaincu qu'en rejetant » le parti que je vous propofe, vous ne défo33 béiffez pas a Ia voix du ciel ». Monfieur , me dit-il, fi cette propofition m'avoit été faite par une direótion particuliere de la Providence , une direétion toute pareille m'auroit forcé al'accepter, 8c par conféquent, j'ai lieu de croire que c'eft pat foumiffion a la voix du ciel que je refufe un parti fi avantageux en apparence. Vous allez vous féparer de moi, & fi vous ne me laiffez pas entièrement libre , du moins vous me laifferez homme de bien 8c armé contre mes defirs, d'une fage précaution & d'une timidité prudente. Je ne pouvois que tomber d'accord de la fageffe de fa réfolution, en lui proteftant néanmoins que mon but avoit été uniquement de lui rendre fervice. II m'embraffa la-deffus avec une action tendte & paffionnée , & m'affura qu'il étoit convaincu de la puretde mes intentions , 8c qu'il feroit charmé de m'en pouvoir témoigner fa reconnoiffance. Pour me faire voir que fes proteftations étoient fincères, il m'offrit un magnifique préfent de fables, & d'autres fourrures de  4S0 Les aventur.es prix. J'avois de la peine a me réfoudre a les accepter d'un homme qui éroit dans une malheureufe fituation ; mais il ne voulut point être refufé , & pour ne le pas défobliger, force me fut de prendre un préfent fi magnifique. Le jour après j je lui envoyai mon valet avec un préfent de thé, a quoi j'avois joint deux pièces de damas de la Chine, & quelques petires pièces d'or du Japon, qui ne pefoient pas fix onces en tout par conféquent, il s'en falloit bien que mon préfent n'égalat le fien , qu'a mon retour en Angleterre je trouvai de la valeur deplus de zoo 1. fterling. Ilaccepta le thé, une pièce de damas, & une feule petite pièce d'or marquée du coin du Japon, qu'il ne prit fans doute que comme une curiofité; &z me renvoyant le refte , il me fit dire qu'il feroit bienaife d'avoir une converfation avec moi. M'étant venu voir la- deffus, il me dir que je favois ce qui s'étoit paffé entre nous, & qu'il me conjuroit de ne lui en plus parler; mais qu'il feroit bien aife de favoir fi, lui ayant fait une offre fi généreufe, je ferois d'humeura rendre le même fervice a une perfonne qu'il me nommeroit, & pour laquelle il s'intéreffbit de la manière la plus tendre. Je lui répondis natureüement, que je parlerois contre ma confcience fi je difois que j'étois  DE RoBINSON CRUSOÉ. 481 j'étois pree a faire autaric pour un autre que pouc lui, pour qui je fentois un profond refpect Sc la plus parfaite eftime. Cependant, continuai-je, fi vous voulez bien me nommer la perfonne en queftion, je vous répondrai avec franchife, SC fi ma réponfe vous déplait, j'ofe efpérer que vous ne m'en voudrez point de mal. 11 me dit qu'il s'agiffoit de fon fils unique que je n'avois jamais vu , Sc qui fe trouvoit dans la même condition que lui, éloigné de Tobohki de plus de deux eens milles; mais qu'il trouveroic le moyen de le faire venir, fi j'étois difpofé a lui accorder cette gtace. Je n'héfitai pas un moment y je lui dis que j'y confentois de bon cceur , & que ne pouvant pas lui montrer a lui-même jufqu'a quel point je le confidérois , je ferois charmé de lui en donner des marqués dans la perfonne de fon fils. Le lendemain il envoya des geus pour aller chercher le jeune prince , Sc il atriva trois femaines après, amenant avec lui fix ou fept chevaux chargés des plus riches fourrures , dont la valeur montoit a une fomme très-confidérable. Ses valets conduilïrent les chevaux dans la ville , en laiffant leur jeune feigneur a quelque diftance de-la y mais il entra la nuit incognito dans la maifon, Sc fon père me le préfenta. Dans Tomé. II. H h  481 Les aventuk.es le même moment nous concertames tout pour notre voyage, Sc nous en réglames les prépa- ratifs. J'avois troqué, dans cette ville, une partie de mes marchandifes des Indes contre une bonne quantité de fables, d'hermines, de renards noirs, & d'autres fourrures de prix. Ce que j'avois donné en échange, confiftoit fur-tout en noix mufcades, &c en cloux de girofle, & dans la fuite je me défis de ce qui m'en reftoit a Archangel, oü j'en tirai un meilieur parti que je n'aurois pu faire a Londres. Ce commerce plut fort a mon affocié , qui étoit plus avide de gain que moi , Sc dont Ie négoce étoit plus le fait, qu'il n'étoit le mien. II fe félicitoit fort du parti que nous avions pris de refter fi long-rems dans la Sibérie , a caufe des prorits confidérables que nous y avions faits. C'étoit au commencement de Juin que je partis de cette ville fi éloignée des routes ordinaires du commerce, qu'elle ne doit pas faire grand bruit dans le monde. Notre caravane étoit extrêmement petite , puifqu'elle ne confiftoit qu'en trente chameaux en tout. Tout cela paffoic fous mon nom, quoiqu'il y en eüt onze dont le jeune prince étoit propriétaire. Ayant un fi gros équipage , je devois avoirnaiurellement un bon nombre de domeftiques', par  DE ROBINSON CrUSOÉ. 48} conféquent, ceux du prince pouvoient bien paffee pour les miens. Ce feigneur , lui-même . prit le tirre de mon maïrre-d'hótel , ce qui apparemir.ent me fit prendre pour un homme d'importance : mais cette vanité me chatouilla fort peu. Nous fümes obligés d'abord de paffer le plus grand & le plus défagréable défert que j'aie rencontré dans tout le voyage. Je 1'appellé le défert le plus défagréable , paree qu'en plufieurs endroits, le terrein eft marécageux, & fort inégal en plufieurs autres. Tout ce qui nous en confoloit, c'étoit la penfée que nous n'avions rien a craindre de ces brigands de Tartares qui ne palfent jamais 1'Oby , ou du moins trés - rarement. Cependant nous fümes fort ttompés dans ce calcül-la. Le jeune prince avoit avec lui un trés - fidéle domeftique Mofcovite , ou plutót Sibérien, qui, connoiffant parfaitement bien tout ce pays , nous conduifit par des routes particulières, pour éviter les villes qui font fur les grands chemins, comme Tuinen , Soly-Kamskoy , & plufieurs autres : il favoit que les gamifons Rufliennes qui sy trouvent , obfervent avec une exacVt'tude trèsfcrupuleufe, 1'ordre qu'elles ont d'examiuer les voyageurs , pour voir fi quelque exilé de marqué ne s'aviferoit pas de fe glifler dans le cceur de la Mofcovie. Hhij  484 Les aventur.es Les mefures que nous primes ne nous expofoienc pas a de pareilles recherches ; mais d'un aucre córé, elles nous forcoient a faire tout notre voyage par le défert, Sc a camper toutes les nuits fous nos tentes; au lieu qu'en paffant par les villes, nous aurions pu jouir de toutes les commodités imaginables. Le jeune prince fentoit fi bien les défagrémens oü ma bonté pour lui m'engageoit, qu'il ne vouloit pas confentir de camper toutes les fois que nous nous trouvions prés de quelque ville. II fe contentoit de coucher lui-même dans les bois avec fon fidéle valet, & il favoit nous rejoindre dans les endroits oü nous étions convenus de 1'attendre. Nous entrames dans 1'Europe en paffant la rivière appelée Karna, qui, dans eet endroit, fépare 1'Europe de 1'Afie. La première ville européenne qu'on renconrre de ce coté-la , s'appelle SolyKamskoy, c'efl-a-dire , la grande ville fur le fleuve Karna. Nous crümes voir lalepeuple mieux poli dans fa manière de vivre, dans fes habillemens , & dans fa religion j mais nous nous troni-pames. Dans le défert que nous avions a traverfer, & qui, de ce cbté-la, n'a que deux eens milles d'étendue , quoiqu'il en ait fept eens dans .d'autres endroits, nous trouvames les habitans peu différens des Tartares Monguls. Ils dounent  BE ROBINSON COSOK. 485 dans un paganifme tout auffi gtoffier que les fauyages de 1'Amérique. Leurs bourgs & leurs maifons font pleines d'idoles , & leur manière de vivre eft entièrement barbare, excepté dans les villes & dans les villages qui en font proches, oü 1'on trouve des chrétiens qui fe difent de 1'églife grecque , mais qui ont mêlé leur religion devant de cérémonies fuperftitieufes qui leur reftent de leur ancienne idolatrie, qu'on prendroit leur culte plutot pour un fortilège que pour un culte chrétien. En traverfant cette vafte folitude, aptès avoir banni toute idéé de danger de mon efprit, comme je 1'ai déja infinué , je courus rifque d'être maffacré , avec toute ma fuite , par une troupe de brigands 5 je n'ai jamais pu favoir quelles gens c'étoient, fi c'étoit une bande d'une efpèce de Tartares appelés Qftiacbi , ou fi c'étoient des Monguls répandus au dela des bords de 1'Oby, ou bien fi c'étoit une troupe de chaffeurs de la Sibérie , qui s'étoient affemblés pour prendre une autre proie que des fables & des renaris- Ce que je fais parfaitement bien , c'eft qu'ils étoient tous a cheval, qu'ils étoient armés d'arcs & de flèches, ik que quand nous les rencontramespour ï' ^m;^fms . ils étoient a peu prés au nombre 1 .1 Li.„„. Ao none in ¬ de quarante-cinq. US approeuc^». ^ ^  486 Les aventures qu a deux différentes reprifes , & nous environnant de tous cotés , ils nous examinèrent avec une trés-grande attention. Enfuite ils fe poftèrent juftement dans notre chemin, comme s'ils avoient eu envie de nous couper le paffage. La-deffus, n'étartt en tout que feize perfonnes, nous placames devant nous nos chameaux ,' tous fur une même ligne , afin d'être plus en état de repouffercette canaille; ayant fait halte,nous envoyames le valet Sibérien du prince pour les reconnoïtre. Son maïtre y confentit de bon cceur, d'autant plus qu'il craignoit que ce ne fut une troupe de Sibériens , détachce expres pour 1'attraper dans fa fuite , & pour le ramener par force. Ce brave domeftique s'avanga de leur coté ; Sc fe tenant a une certaine diftance, il leur paria dans tous les différens dialectes de la langue Sibérienne , fans pouvoir entendre un feul mot de ce qu'ils lui répondoienr. Cependant il comprit, par leur aétion, & par plufieurs fignes qu'ils lui faifoient, qu'ils tireroient fur lui s'il avoit la hardieffe d'approcher davantage. II re tourna ladeffus fur fes pas, pour venir faire fon rapport, fans avoir grand'chofe a nous dire , finon qu'il les croyoit Kalmucks ou Circaffiens par leurs habits, & que, felon toutes les apparences , il  DE Robin son C k 9 5 f 4?? devok y en avoir la plus grande quantkérépandue dans le défert, quoiqkd n eutjama. entendu dire auparavant que ces barbares fe fuffent fi forr avancés du cbte du nord; C etoit une trifte confolation pour nous 5 mais ü ny avoit point de remède. II v avoit a notre gauche , a un quart de miLe de nous, & tout prés de la route, un peut bofauet , ok les arbres étoient extrêmement fetres , l je confidérai d'abord qu'il falloit nous avancer iufques-U , & nous y fortifier le mieux qu il nous feroit poffible. Nous devions néceiTairement gaonet par-la un doublé, avantage : les branches eoaiifes Sc cntrelacées nous mettroient i couvert des flèches de nos ennemis, & ils ne pourroient jamais nous attaquer en corps. A parler francheInenc , c'étoit le vieux pilote Portugais qui m en fit d'abord venir la penfée. Ce bon-homme avoit cette excellente qualité qu'il confervoit toujours fon fang-froid dans le pétil 5 & > paM* « toujours le plus propre a nous donner de bons confeils & i nous infpirer du courage. Nous exécutames d'abord ce projet avec toute Ia diligence poffible , Sc nous gagnames le pent bois en queftion, fans que les Tartares ou les briaands filTent le moindre mouvement pour nous en «npècher. Quand nous y fümes arrivés , H h iv  4§S Les avektures nous trouvames, a notre grande fatisfaclion, qne c*étoit un terrein marécageux , & qu'il y avoit d'un coté une grande fource d'eau qui fe répandoit dans une efpèce de petit lac , & qui, a quelque diftance de-la , étoit jointe par une autre fource de la même grandeur. En un mot, nous nous vïmes juftement auprès de la fource d'une rivière confidérable qu'on appelle Writska. Les arbres qui croiifbient a 1'entour de cette fource, n'étoient qu'environ au nombre de deux eens; mais ils étoient fort ferrés, comme j'ai déja dit, & revêtus d'un branchage extrêmement touffu; enforte que, dès que nous nous vïmes les maïtres dé ce boengè , rious nous crümes hors de danger, a moins que nos ennemis nemilfent pied a terre pour nous attaquer. Pour nous rendre encore cette entreprife plus diflicile , notre vieux Portugais s'avifa de couper de grandes branches & de les lailfer pendre dans les arbres, ce qui nous environna comme d'une fortificarion fuivie. Nous nous tïnmes-la en repos, pour voir ce que les ennemis entreprendroient contre nous : mais ils ne firent pas le moindre mouvement pendant un efpace de tems confidérable. Enfin a peu-près deux heures avant la nuit, ils vinrent direótement a nous, 8c quoique nous ne nous en  DE ROBINSON CRÜSOÉ. 489 fuffions pas appercus , nous trouvames que leur nombre étoit fort augmenté, Sc qu'ils étoient du moins qnatre-vingt cavaliers , parmi lefquels nous crumes remarquer quelques femmes. lis n'étoient éloignés de nous que d'une demiportée defufil, quand nous tirames un feul coup fans balie, en leur criant en même tems, en langue ruflïenne , ce qu'ils vöuloient, & qu'ils euffent afe retirer. Comme ils ne nous entendoient pas, ce coup ne fit que redoubler leur fureur. Ilsavancèrent a toute bride du coté du bois, fans s'imaginer que nous nous y fuffions fi bien barncadés, qu'il étoit abfolument impoffible de s'y faire un paffage. Notte Portugais, qui avoit été notre ingénieur , étoit auffi notte capitaine. II nous pria de ne faire feu , que lorfque nous verrions 1'ennemialademi-portée du piftolet, afin^que nous fuffions sürs de nos coups. Nous lui dïmes de nous en donner le fignal , & il tarda fi longtems , que quelques-uns des ennemis n'étoient éloignés de nous que de la longueur de deux piqués quand nous fimes notre décharge. Nous vifames fi jufte, ou pour mieux dire , la ' providence dirigea fi bien nos coups , que nous en tuames quatorze , fans compter les chevaux , & ceux qui n'étoient que bleffés; car nous avions tous chargé nos armes de deux ou trois balles tout au moins.  45?o Les aventur.es lis furent terriblement étonnés cl'une décharge fi peu attendue, & fe retirèrent a plus de deux eens verges de nous. Nous eümes , dans eet intervalle , non-feulementle tems de recharger nos fufils, mais encore de faire une fortie & de faifir cinq ou fix chevaux , dont les maïtres avoient apparemmenrperdu la vie. Nous vimes facilement que nos ennemis étoient Tattares ; mais il ne nous fut pas poffible de voir de quel pays ils étoient , ni par qael motif extraordinaire ils s'étoient avancés jufques-la. Environ une heure après ils firent un fecond mouvement pour nous attaquer 5 & ils furent reconnoitre notre petit bois de toutes parts , pour voir s'ils n'y pouvoient pas trouver un autte paffage ; mais remarquant que nous étions prêts a leur tenir tête de tous cótés , ils fe retirèrent de nouveau , & pour nous , nous primes la réfolution de nous tenir la clos & couverts pendant toute la nuit. Nous dormimes fort peu , comme on le croira fans peine , & nous paffames prefque toute la nuit a nous fortifier davantage , & a barricader tous les endroits par lefquels les ennemis pouvoient Ieplus facilement venira nous, fans négliger de pofer par-tout des fentinelles, & de faire une garde exacte. Dans cette pofture nous attendimes le jour  de ROBINSON CrUSOÉ. 491 avec impatience; mais il nous fit faire une découverte fort défagréable. Les ennemis , que nous croyions dé,couragés par la réception qu'ils avoient recue, s'étoient augmentés jufqu'au nombre de plus de trois eens , &. ils avoient dreïTé dix ou douze tentes- ou huttes , comme s'ils avoient ptis la réfolution de nous affiéger. Ils avoient placé ce petit camp dans la plaine, a un quart de lieue de nous. Nous fumes tous fort confternés de cette vue, & j'avoue que, pour moi, je me crus perdu , avec tout ce que j'avois de richeffes avec moi. Quoique cette dernière perte eüt été confidérable , ce n'étoit pas celle-la qui me touchoit Ie plus; ce qui m'effrayoit davantage", c'éroit Ia penfée de tomber entre les mains de ces barbares, a la fin d'un fi long voyage , après avoir écliappé a tant de dangers , &c furmonté des difficultés fi grandes & finombreufes; de périr a la vue du port, pour ainfi dire, & dans le moment même que je m'étois cm dans une entière fureté. Pour mon affocié , fa douleur alloit jufqu'a la rage ; il protefia que la perte de fes biens, & celle de fa vie, lui étoient égales ; qu'il aimoit mieux périr en combattant, que de mourir de faim, & qu'il fe défendroit jufqu'a la dernière goutte de fon fang. Le jeune ptince , qui étaifauffi brave que le  4572. Les aventures plus vaülant guerrier de l'univers, étoit auffi du fentiment qu'il falloit fe battre jufqu'au dernier fouffle de vie, & le vieux pilote croyoir que, de Ia manière que nous étions poftés, nous pouvions faire tête a nos ennemis & les repoulfer. Tout le jour fe paffa de cette manière , fans que nous puffions parvenir a une réfolution fixe. Vers le foir, nous appercumes qu'un nouveau renfort étoit venu aux Tartares : ce qui nous fit croire qu'ils s'étoient féparés en différentes bandes, pour roder par-tout, & pour chercher quelque proie, & que les premiers avoient détachéquelques- uns des leurs, pour donner avis aux autres du butin qu'ils avoient découvert. Craignant que le lendemain ils ne fuffent encore plus forts , je me mis a queftionner les gens que nous avions amenés avec nous de Tobolski, pour favoir d'eux, s'il n'y avoit pas quelque route détournée par laquelle nous pouvions échapper a ces canailles pendant la nuit, & nous retirer vers quelque ville , ou bien trouver quelque part une efcorte pour nous conduire a travers le défert. Le Sibérien , domeftique du prince , nous dit que, li nous aimions mieux leur échapper que les combattre, il fe faifoit fort de nous tirer de Ia pendant la nuit , par un chemin qui alloit du  DE ROBINSON CRBSof. 49? coté du nord vers. Petrou , & de tromper indubitablement les Tartares , qui nous tenoient comme affiégés. 11 ajouta que , malheureufement, fon feigneur lui avoit protefté qu'il vouloit fe battre, Sc non pas fe retirer. Je lui répondis, qu'il avoit mal pris les expreffions de fon maitre , qui étoit trop fage , pour vouloir fe battte fimple.ment pour avoir le plaifir de fe battre , & qui, quoiqu'il eür déja donné de grandes marqués de fon intrépidité , ne voudroit pas réfifter avec dix - fept ou dix-huk hommes, 4 cinqou fix eens Tartares , fans y être contraint par une néceffité inévitable. Si vous favez réellement, ajoutai-je, un sür moyen de nous tirer d'icifains Sc faufs, c'eft 1'unique parti qu'il y a a prendre. Il me répliqua, que li fon feigneur vouloit le lui otdonner , il confentoit i perdre la tête s'il n'exécutoit pas le projet dont il s'agifloit. II ne fut pas difficile de porrer le jeune prince 4 une réfolution fi fenfée; il donna a fon domeftique'les ordres nécelfaires, Sc dans Ie moment même, nous préparames tout pour faire réuflir cette entreprife falutaire. Dès qu'il commenca a faire obfeur, nous allumames du feu dans notre petit camp, en prenant nos mefures pour le faire durer pendant  494 Les aventures toute Ia nuit, afin de faire croire aux Tartares que nous y étions encore; & auffi-tót que nous vïmes paroïtre les étoiles que le Sibénen avoit marquées pour notre départ, nos bêtes decharge étant déja en état de marcher, nous fiiivïmes norre guide qui ne confultoit que 1'étoile polaire, pour nous mener par ce pays, dont une grande partie ne confiftoit qu'en plaines. Après avoir marché^ vigoureufement pendant deux heures, nous vïmes que 1'obfcurité commencoit a difparoïtre, & qu'il faifoit plus clair .qu'il n'étoit néceffaire pour norre deffein : la lune fe levoit, ce qui nous auroit été fort d'éfavantageux, fi les Tartares s'étoient appercus de notre retraite. Heureufement ils en furent les dupes, & nous arrivames Ie matin a fix heures, après avoir fait quarante milles de chemin , & eftropié plufieurs de nos bêtes', a. un village appelé Kerman^inskoy , oü nous nous reposames, fans enrendre dire la moindre chofe de nos ennemis, pendant tout le jour. Environ deux heures avant la nuit, nous nous remïmes en marche & nous reftames en chemin jufqu'au lendemain huit heures du matin. II nous fallut paffer une perite rivière appelée Kir^a A pour arriver a un grand bourg bien peuplé s  CE RoBINSON CRUSOÉ. 495 habité par des Ruffiens, Sc nommé Opmots. C'eft-la que nous nous délafsames pendant quelque tems • nous y apprimes que plufieurs hordes de Tartares Kalmucs s'èroienr répandues dans le défert, mais que nous n'en avions plus rien a craindre, ce qui nous donna une très-grande fatisfaótion. Nous reftames-la cinq jours entiers, tant pour goüter quelque repos, après des marches fi farigantes, que pour nous y fournir de quelques chevaux, dont nous avions grand befoin. Nous avions les obligations les plus elfentielles 'au brave Sibérien, qui nous avoit conduits jufquesla; Sc mon affocié & moi, nous lui donnames la valeur de dix piftoles, pour le récompenfer de eet important fervice. tJne autre marche de cinq jours nous mena aVeuflima, fur la rivière de Witzogda, qui fe jette dans laDwina, & de la nous vinmes a Lawrenskoy, le 3 de Juillet. Nous goutions-la le plaifir de voir la fin d'e notre voyage par tërre, puifque nous étions fur le bord de la Dwina, fleuve navigable , qui nous pouvoit conduire en fept jours a Archangel. Nous y louames deux grandes chaloupes pour notre bagage, Sc une efpècede barge fort commode pour nous-mèmes; nous nous embarquames le 7, Sc nous arriyames  498 Les 'a v e n. t u r e s, &c. de Janvier 1705, dix ans & neuf mois après mon départ d'Angleterre. Je me trouve a préfent dans ma patrie , bien réfblu de ne plus me fatiguer, en cherchant des aventutes par le monde; il eft tems que je me prépare a un voyage plus long que tous ceux que je viens de décrire. Pendant une vie de foixantedouze ans, variée par tin fi grand nombre de différentes révolutions , j'ai appris fuffifamment k connoïtre le prix de la rettaite & le bonheur ineftimable qu'un homme fage doit trouver a. finir fes jours en paix. Fin du fecond Volume.  499' TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRES. TOME SECOND. ROBINSON CRUSOÉ. Préeace du Traducteur, page i AVENTURES DE ROBINSON CRUSOÉ. Troisieme partie, 15 quatrieme partie, Fin de la Table.