V O Y A G E S IMAGINAIRE S, ROM ANESQUES, MERVEILLEUX^ ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES, SÜ I V1S DES SONGES ET VISIONS, ET DES ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOL UME CO NT IE NT; Les Réflexions férieufes & importantes de Robinsoïj Crusoé. T O M E TROISlÈMÏ.  VOYAG E S I MA G I NAI RE S, SONGES.VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornes de Figurcs. TOME TROISIÈME. Première divifon de la première claflè, contenant les Voyages Imaginaires romanefques. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PA R IS> RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXVU.   L A V I E E T L E S AVENTURES SURPRENANTES D E ROBINSON CRUSOÉ, CONTENANT: Sqn retour dans fon Ifle, fes autres nouveaux voyages, & fes réflexions. Traduit de l'anglois. ToME tr.oisiemb.   t DU TRADUCTEUR. V"o i c i enfin 1'énigme des Aventures de Robinfon Crufoé: c'eft une efpèce de Télémaque bourgeois 3 donc le but eft de porter les hommes ordinaires a la vertu & a la fageffe, par des événemens aceompagnés de réflexions. II y a pourtanc quelque chofe de plus dans Fhiftoire de Robinfon que dans les aventures de Té* lémaque; ce n'eft pas un fïmple roman, c'eft plutóc une hiftoire allégorique, donc chaque incident eft un emblême de quelques particularités de la vie de notre auteur. Je n'en dis pas davantage fur ce£ article, paree qu'il 1'a traité a fond luimême dans fa préface que j'ai traduite de PAnglois, &c donc je confeille forc la lecture a tous ces hommes brufques, qui fe font fait une afifeZ ridicule habiTome IIIt A. PRÉFACE  1 P R Ê F A C E tude de fauter tous les difcours préliminaires des livres. L'ouvrage qu'on donne ici au public, Bc qui fair le troifième volume de Robinfon Crufoéeft tour. différent des deux parties précédentes , quoiqu'il tende a un même but. L'auteur y met, pour ainfi dire, la dernière main a fon projet de réformer les hommes, &c de les engager a fe conduire d'une manière digne de 1'excellence de leur nature. II n'eft pas content de leur avoir donné des inftruclions enveloppées dans des fables, il trouve bon d'étendre fes préceptes, & de les donnet' d'une manière directe, afin que rien n'y échappe a. la pénétration du grand nombre de letteurs qui n'ont pas affez de génie pour démêler 1' ame de i'allégorie, du corps qui Pen~ veloppe. II ne faut donc plus s'attendre ici a  du Traductëur. 3 ■Vöir un marinier fans étude, qui conlmunique au public les impreflions que les dirFérens événemens de fa vie ont: faites fur fon efprit, Sc qui les communiqué d'une manière qui caractérife un bon fens deftitüé du fecours des lumières acquifes. L'auteur quitte le mafque dans ce troifième volume, il y parle en philofophe & en hom me de.lettres; il ne raifonne point par fentiment, mais paf principes; il approfondit les matières, il digère fes réfkxions, Sc il s'efforce a en mettre Tévidence dans tout fon joiir» II eft vrai q.u'il n'arïecle pas ce ftyle concis èc fentencieux, par lequel nos auteurs Francois tachent de relever Icurs réflexions Sc leurs caraclères. Vouiant être Utile a toutes fortes d'horhmes, il eft fimplc, uni, familier; c'eft un ftyle de converfation, dénué de tout ornementj Sc propre a faire briller la vérité par fa feule fplendeur naturelle. II eft vrai même qu'il outre un peu quelquefois A ij  4 P R É F A C E cette fimplicité, Sc qu'il donne dans une didtion proverbiale Sc bourgeoife. Heureufement pour lui, fes compatriotes ne font pas Ci délicats la-deflus que les Francais, Sc le vrai couvert de haillons, leur plait infiniment davantage que le mauvais fens, déguifé fous la plus riche parure. La plupart des réflexions qu'on verra ici, ont de la liaifon avec les aventures rapportées dans les deux premiers volumes, Sc 1'on en fera convaincu fans peine par une efpèce de fommaiie que je nVen vais donner ici des difFérens articles traités dans cette cinquième partie. La vie folitaire que Robinfon Crufoé a paffee pendant un fi grand nombre d'annécs dans une ïle déferte, lui donne d'abord occafion de tourner fes penfées fur la folitude Sc fur le véritable ufage I  du Traducteur. 5 qu'on doit en faire. II démontrc parfairemcnt bien 1'extravagance de ces anachorètes qui confondent la folitude utile, avec une privation de la fociété civile, & du commerce des hommes; & il fait voir, par les preuves les plus fortes & les plus fenfibles, que la folitude qui convient a 1'homme, n'eft autre chofe que la fituation calme d'une ame, qui fe rendant indépendante de 1'empire des paffions & des préjugés, fe retire en ellemême & fe pofsède tranquillement au milieu de 1'embarras des affaires. Le lecteur capable de réfléchir, nouvera parfaitement bon & très-jufte tout ce que 1'auteur dit la-defTus; j'ofe en être garant. On aura remarqué fans doute dans les deux premières parties, que Robinfon Crufoé, Ci malheurcux dans tout le cours de fa vie, fujet a tant dedéfaftres, a pourtant ce bonheur confolant de rencontres A üj  6 P R Ê F A C E par-tout des perfonnes d'une grande probité Sc d'une charité généreufe. Telleeft la bonne veuve a. qui il laifle en dépot tout fon bien, en fe féparant pour fa première courfe; tel eft le capitaine Portugais, qui le prend dans fon bord au beau milieu de Ja mer, & qui agit avec lui plutót avec la tendreflè d'un père, qu'avec cettehumanitéqueles hommesfedoivent mutuellement. Une cxpérience fi rare conduit I'auteur naturellement a parler du vrai eara&ère d'honnête homme; il traite cette matière k fond en plufieurs fedionsconfécutives, Sc il entre la-delfus dans un détail qu'il eft très-difficile de trouver ailleurs. II fait voir que la vertu, qu'il appelle honnêteté, 6c que j'ai pris la liberté de nommer quelquefois de la même manière, cöntre 1'ufage veen, confifte dans une charité 6c dans une juftice ;généreufe, Sc qu'elle comprend tous les devoirs de la vie civile; il prouve que Ton. n'eft jamais fur de pofteder cettê  du Traducteur. 7 vertu, que lorfqu'on a écé dans le creufec de 1'adverfité, & dans les plus forres tentacions; qua parler a ia rigueur, il n'y a pas de parfaitement honnêtes gens , même par mi les plus grands faints; 6c que, pourjugerducaradèred'unhomme, il faut examiner toute la fuite de fes a&ions, 64 ne fe pas arrêter a quelques irrégularicés palTagères, qui peuvent avoir pour eaufe une tentation moralement invincible. Cette vérité lui donne occafion de setendre beaueoup fur les jugemens téméraires, & fur la facilité avec laquelle nous nous condamnons les ons les autres, ou pour des fautes apparentes, ou pour des fauteslégères, qui ne détruifentpasle carackère d'un homme. Robinfon Crufoé parle fur ce fujct avec tant de chaleur, qu'il n'eft pas difticile de comprendre qu'il plaide fa propre caufe, 8c qu'il fe croit plus maltraité qu'un autre, par la calomnie & par des jugemens peu charitables. Aiv  8 P R É F A C E L'article fuivant a une relation plus éloignée avec les courfes de Robinfon : il roule fur les vices Sc fur les irrésularités qui fe font glifles dans le commerce civil, Sc fur-touc dans la converfacion. II la confïdère comme le plus grand avantage de la fociété Sc comme une fource féconde de plaifirs auffi innocens que fenfibles. Malheureufement la converfation fe reiTenc de la corruption humaine, qui femble prendre d'age en age de nouvelles forces, Sc 1'auteur trouve bon de réformer ces vices Sc ces irréo-ularicés des entreciens ordinaires fous trois chefs, ia profanation 3 ïobfcurité & le menfonge, J'ofe affiirer qu'il fait fur ces differens arricles plufieurs réHexions, qui, ourre leur jufteue, onc encore les graces de la nóuveaucé. A 1'égard du dernier il laiffe la le menfonge groffier, qui a pour buc de nuire au prochain, Sc. il ne s'artache qu'a ces petites menteries dont on croie fe fervir isnocemment quandon n'en fait  du Trjducteur. § ufage que pour divertir une compagnie Sc pour s'attirer le titre d'homme agréable. Le grand nombre de pays que 1'auteur a parcourus, porte fes réflexions fur Térat oü la religion fe trouve dans 1'univers. II découvre par-tout affez de dévotion extérieure & de zèle pour des idéés qu'on ne comprend pas trop, mais fort peu de vertu & de refpecl pour la divinité. Ce qu'il y a, a. mon avis, de meilleur dans eet article, oü je trouve beaucoup de chofes excellentes, c'eft la defcription que 1'auteur fait d'un jour d'a&ions de graces, qu'il vit célébrer en Angleterre, pour une vicloire fignalée, remportée par les alliés fous le règne de la reine Anne. Des gens qui s'écrafent pour voir Ia reine, l'égiife de faint Paul remplie de perfonnes de routes fortes de conditions, plus' attachées a regarder les gens de qualité qui a^oient fuivi fa rnajcfté , qu'a adrefier des penfées rcconnoiüantes a la  IO P R É F A C E di vinite, des hymnes chancées avec plas dart que de dévocion; des coups de canon ; de I'ivrognerie, des querelles 6c des débauches, font tonte Ia folemnité de ce grand jour, £c la religion n'en eft que le prétexte. Cette recherche eft fujvie d'un paralIele mornfiant entre les peuples chrétiens & les nations payennes 6c mahométanes. L'auteur fait voir combien eft perit le nombre des-premiers, en comparaifon de celui des autres. II croit que jufqu'ici les prophéties qui rangent toute la terre fous la domination de JéfusChtift, ne peuvent pas être cenfécs accomplies. II indiqueaux fouverains chrétiens un moven de fe rendre les inftrumens de la providence divine, pour 1'exécution d'un li grand ouvragc. II les croit capables, par la bonté deleurs troupes, de fe foume'ttre en peu de tems toutes les nations infidelles, 6c il feroic charmé de leur voir  du Traducteur. II prendre ce parti. Ce n'eft pas qu'il ne condamne la perfécution & 1'extravagance d'employer la force pour convertir les hommes efficaccmcnt ; mais il ne trouve point qu'il y ait d'inconvénient a. aller détruire par les armes , 1'empire extérieur du diable, a renverfer les temples & les idoles, a éloignerde cette manière 1'idolatrie des yeux de ces nations maihcureufes, Sc a ouvrir par-la la porte a la prédication de 1'évangile : il voudroit, au refte, que dans une pareille guerre on épargnat le fang autant qu'il feroit poffible, & qu'on traitat les peuples foumis avec jufticé, avec bonté Sc d'une manière a s'attirer leur eftime Sc leur tendrefle. Toutlemondeneferapas, {"urcefüjet,du fentiment de 1'auteur, ni par rapport au droit, ni par rapport a. la facilité del'exécution : mais j'ofe croire que ceux-la même qui ne font pas de cette opinion, avoueronc qu'il a donné a un fèntiment qui leur paroït ïnfoutenable, tout 1'air  12 P R È F A C E de vraifemblancé, donc il peut être fuffepcible. Le ledeur aura facilement remarqué dans couc le cours des avencures de Robinfon Crufoé, qu'il eft d'opinion qu'il fauc refpeder certains preflTcntimcns, certaines imprefïïons, qui femblent déterminer notre volonté, fans que Ia raifon s'en mêle; ce n'eft pas feulefnent, comme on pourroit croire, en qualité de marinier, qu'il foutient qu'il ne faut pas négliger ces fortes de mouvemens: il fait dans eet ouvrage, en qualité de philofophc, une diflertation a part, pour établir fon opinion fur des principes de raifonnement, & fur 1'expérience. Cette difTertation roule fur le devoir d'écöuter ia voix fecrette de la providence. Par écouter cette voix, il entend, i°. étudier attentivement les méthodes dont fe fert la divinité pour conduire les chofes hurnaines, &. tirer de cette étude des redes  du Trjduct'eur. I 3 qui nous^enfeignent a nous procurer certains avantages, Sc a éviter certains malheurs qui femblent nous menacer. 20. II entend par-la recevoir avec docilité des prefféntimens Sc des mouvemens du cceur, dont il ne nous eft pas pofiible de rendre raifon, comme des confeils qui nous font donnés par les intelligences pures, qui ont un commerce incompréhenfible avec les efprits enfermés dans des corps. Toutes ces dilfFérentes fedlions font fuivies par une pièce toute particuliere, intitulée : Vifion du Monde Angélique. Cet ouvrage eft fi fingulier, que je trouve a propos de n'en point indiquer la matière, Sc de laifter la curiofité du lecleur dans toute fa force a cet égard. Tout ce que j'en dirai, c'eft que je fuis fur que les ledteurs feront plus partagés fur cette pièce, que fur toutes les diflertations précédentes, Sc qu'il fera autant admiré  Ï4 PRÉFJCE DU TrJDUCTEUR, des uns, que méprifé des autres. Quot qu'il en foit, je ne douce pas que le public ne recoive avec le même plaifir ce troifième volume, qu'il a recu les autres, dont celui-ci n'eft, pour ainfi dire, que la morale.  RÉFLEXIONS SÉRIEUSES e t IMPOflTANTES d e ROBINSON CRUSOÉ. I N T II ODUCTI O N. Ïl faudroit que j'euïTe fort peu profité de mes courfes & de ma via folitaire, fi, après ce tiflil dé merveilles, qui s'eft écendu fur route ma vie, fétois incapable decommuniquer au pubüc qaelques réflexions, oü l'agrément accompagnac 1'utilité.  tS RÉJLEXION» CHAPITRE PREMIER. De la folitude* On croira fans peine que j'ai fouvertt réfléchi avec une grande variété de penfées fur les circonftances ennuyeufes de cette vie folitaire, dont j'ai donné un fidéle tableau dans les volumes prccédens, & dont le leófceur aura gardé fans doute quelque idéé dans fa mémoire. j'ai douté quelquefois , qu'il fut poiïible de foutenir un pareil état, fur-tout dans le commencement, lorfqu'un changement fi terrible doit faire de profondes imprelïions fnr une imaginarion qui n'y eft pas acoutumce. d'autres fois, j'ai été furpris , qu'une fituation pareille put être une fource de chagrin & de trilteffe. Quand nous jetons un'ceil atrentif fur le théatre de la vie humaine,oü nous jouons tous notre róle, nous voyons diftinótement que la pièce que chacun de nous y repréfentej n'eft, a. proprement pailer, qu'un foliloque. Nous ne jugeons du bonheur & du malheur que felon que les objets touchent nos inclinations naturelle". Chaque chofe roule dans notre efprit par une infinité de mouvemens circulaires, dont notre  be robinson CrÜSOE. 1 7 irotre intérêt propre eft le centre. C'eft notre goüc particulier qui nous fait confidérer ces different érats de la vie comme profpérité & adverfué, fource de joie, ou caufe de cbagrin. Nous en jugeons de la même manière que notre palais décide des mets. Ce qui eft agréable ou chagrinant dans le monde vient moins de la nature même des chofes , que de la conftitution particulière de celui qui les confidère lbus une telle ou telle face. De cette manière , c'eft nous feu'.s que nous cherchons dans le monde entier ; chaque individu humain regarde ce cher moi comme le but de tous fes defus , & 1'on peut dirè avec vérité qu'un homme eftfeulau milieu de la plus grande foule & du tumulte de la vie laplus agitée. Toutes fes refléxions ont un retour perpétuel fur luinième ; il rapporte a lui tout ce qu'il trouve d'agréable , & il fouffre lui feul de tour ce qu'il trouve de chagrinant dans les objets qui Fenvironnent. Nous n'avons rien a démêler avec le chagrin ni avec la joie des auttes hommes, & ces fympathies fecrètes qui femblent nous les faire partager , aboutiflent réellement & nous-mêmes. Nos méditationsTont une parfaite folitude j nous aimons , nous haïflons , nous défirons , nous jouilfons j en un mot , nous exercons toutes nos Tome III. B  ïS RÉFLEXIONS paflions en fecret & dans la retraite ; tout ce que nous en communiquons aux autres , n'eft que pour les porter a entrer dans les vues de nos defirs. Pourquoi donc fe faire une idee afFreufe d'une vie pafte e dans le filence ? & quelle caufe d'affli&ion'A un homme , quand, par la voie de 1'ame , il peut parler a dieu & a lui-même ? Un homme n'eft jamais privé de 1'agrcment de Ia converfation quand il s'efïorce d'être une bonne compagnie pour lui-même , & celui qui ne fauroit entrer dans un agréable commerce avec fon propre individu , eft incapable de jouir comme il faut, du plaifir de la fociété. Pöur la folitude, entendue dans le fens ordinaire , elle n'eft, a mon avis , en aucune manière affbrtie a. la vue d'un homme fage , trèsdifférente, acet égard , de la folitude réelle Sc philofophique. Les idéés que j'ai de la folitude font fort éloignées de-celles qui ont conduit les hommes des premiers fiècles , &c qui conduifent encore plufieurs de ceux qui vivent a. préfent dans des déferts, ou qui fe renferment dans les cellules des monaftères , pour fe retirer du commerce du monde. Je ne vois pas , dans routes ces retraites , une ombre de ce que j'appelle folitude; elles ne répondent a aucune des vues d'une vie folitaire , bien loin de toucher au but  / de Robinson C R u s o i, 19 auquel elles font deftinéesparceux qui en parient li avantageufement. Si jamais retraite pouvoic ptoduire l'efret qu'on en artend , ce devroit être la retraite dans une ïle déferte , qui emporte avec elle une abfence de toute la fociété humaine, & par conféquent une privation abfolue de tous les plaifirs du monde* Mais tout ce que j'ai trouvé dans une vie fi parfaitement retirée, n'étoit pas folitude , excepté la partie quej'en employois a la contemplation des chofes fublimes , & qui étoit très-petir.e, comparée a cette longue fuite d'années, que j'ai été contraint de pafter dans mon déferr. Je puis dire même que rien n'eft plus éloigné de la véritable retraite , que cette retraite involontaire oü j'ai été forcé de vivre , puifque mon ame , du moins pendanr long-tems, n'y étoit pas dans cet état calme qui convient a la folitude. II eft certain que je jouis d'une folitude plus parfaite pendant que j'écris ceci, & que je me trouve dans la ville de Londres , au milieu du plus grand aftemblage d'hommes qu'on puifte rencontrer dans le monde, que n'a été celle dont j'ai joui, pendant les vingt-huit années de moö féjour dans une ïle déferte. Un chrétien peut jouir de tous les aVantages de la folitude la plus auftère, en fe rendant maitre abfolu de fes defirs, & de fon imagination , Bij  2° RÉFLEXIONS ou en cherchaat fa retraite en lui-même ; il era peut jouir fans aucune de ces formalités , de ces auftérités, & de ces mortifications fi édifiantes en apparence -y en un mot, fans vioienter la nature humaine. Procurons-nous une ame véritablement retirée,' une alTiette d'efprit élevée au-deffus du monde. Quand nous y fommes parvenus, il dépend de nous d'être feuls autant de fois que nous le voulons, dans la compagnie la plus bruyante, & dans le plus grand tumulte des affaires. Si nous mettons nos penfées en liberté , fi nous les dégageons du joug des paflions , que nous importent les liaifons oü fe trouve notre corps ? L'a&ivité de 1'ame n'eft-eue pas indépendante du corps , quand nous le voulons , & le corps n'eft-il pas. efclave de 1'ame? Le corps a-t-il des mains pour. agir , des pieds pour marcher , une langue pour parler , indépendammentde 1'entendement & de la volonté , qui font comme les députés de 1'efprit qui nous anime ? Tous les fentimens , toutes Iespaifions, qui pofsèdent, dirigent & agitent le corps, n'ont-ils pas leur féjour dans 1'ame ? Tout ce que nous avons a faire par conféquent, c'eft de maintenir 1'ame dans fa fouveraineté , qui n'a rien a démêler- avec tel ou tel efpace qu'occupe le corps. Les mains, les pieds, la langue , ne font non phis capables de troubler Ic  DE RoBlKSON C R T) S O 1 11 calme de 1'ame, que 1'argent qu'un homme a dans fa bourfe n'eft capable d'en fortir fans fon confentement, pour payer les dettes de fon poffefteur , ou pour fournir a fes befoins. C'eft auffi la liaifon de 1'ame avec les objets extérieurs, fi propre a interrompre fes méditations pieufes, qui fournit le prétexte le plus platifble a ceux qui cherchent les folitudes & les déferts. Mais quel pront en tire la religion la plupart du tems? Un penchant vicieux, quoiqu'éloigné de fon objet , eft toujours un penchant vicieux ; & il eft aufli ciiminel, que s'il agiflbit fur un cbjet préfent. Si, comme nous Fenfeigne notre Sauveur , celui qui regarde une femme pour la convoiter, a déja commis adultère avec elle , il s'enfuit , .que celui qui penfe a une femme pour la convoiter eft coupable du même crime, quoiqu'aulieude s'omir a. les yeux elle ne foit préfente qu'a. fon imagination. Ce n'eft pas en tranfportant le corps d'un lieu dans un autre , qu'on bannit ces fortes d'images du cerveau, ou qu'on leur óte leur force tyrannique-, c'eft en dérobant fon ame a la tentation , & en lui ménageant un pouvoir abfolu fur ce penchant vicieux. Sans cette précaution , ce defir criminel feflemble a de la poudre a canon , qu'cn tient tloignéedu feu j mais qui fera cclater fa violence des qu'on Ten approchera, B iij  Réflexions Tous les motifs qui nous portent vers Ie bien & vers Ie mal, font dans 1'ame même; les objets extérieurs ne leur fervent que de caufes fecondes; & quoique certainement on rende les aftes criminels impraticables , en mettant une diftance entre les defirs & leurs ob|ets , ce n'eft pas-la la route qui mène a 1'innocence. Le crime n'eft pas feulement dans Pafte' même, il eft fur-tout dans le defir de le commettre, & par conféquent cette féparation n'eft rien , & ne produit aucun effet falutaire. On peut commettre autant d'adultcres dans un cloitre oü jamais femme n'entre , que dans tout autre endroit , & il eft apparent que la chofe-arrivé précifément ainfi. •Selon ces principes , Pabftinence du mal në dépend pas entièrement des limites qu'on prefcrit a fes aftions ; mais encore des bornes qu'on donne a fes defirs , puifque c'eft pécher réellement , que de defirer de pécher. L'afte que nous commettrions , fi Poccafion s'en préfentoit, doie être cenfé avoir été réellement commis , & Pon en eft tout aufli refponfable. Quel fecours par conféquent la piétépeut-elle tirer non-feulement des retraites involontaires, mais encore des vceux qu'on fait de propos délibéré de vivre dans la folitude ? Dompter fes defirs vicieux, c'eft Punique préfervatif contre le pêché. Quelques années s'étoient écoulées après mon  de Roïihson Crusoé. 2.5 tetour dans la fociété humaine , quand je commencai & regretter quelques heures folitaires que j'avois paffées dans mon défert: cependant lorfque je réfléchiffois fur le tems mal employé dans ma folitude même , je compris clairement qu'un homme , quoiqu'abfolument feul , peut trouver plufieurs occafions de pécher , & qu'il y a des crimes folitaires , qui exigent de nous la repentance la plus vive. La grandeur & 1'excellence de 1'homme, dans quelques circonftances qu'il fe trouve , coniifte dans fon indépendance par rapport au crime , & il eft évident par 1'expérience , qu'il y a des fociétés plus convenables a une vie réguliere , que la folitude la plus parfaite. Certaines gens foutiennent qu'après la folitude , la bonne compagnie eft ce qu'il y a de meilleur & de plus defirable pour un homme de bien. Je ne faurois être de cette opinion ; &, felon moj, après la bonne compagnie, rien n'eft plus deürable que la folitude. Comme il eft certain que , point de compagnie du tout, vaut mieux que la mauvatfe compagnie , il eft évident que la bonne-compagnie vaut mieux que point de compagnie da tout. Dans la folitude 1'homme n'a commerce qu'avec lui-même , & , felon la remarque d'un philofophe , il n'eft pas trop sür qu'il ne foitpas B iy  a4 RÉFLEXïONS avec fon ennemi ; mais celui qui eft en bonne compagnie , eft toujours convaincu d'êrre parmi fes amis. Le commerce avec des perfonnes pieufes eft une exhortation perpéruelle a. éviter le mal & a s'attacher a une vie réguliere. On voit alors toute la beauté de la religion prendre , pour ainfi dire, un corps j en éclatant par les exemples; fafplendeur répand un jour perpéruel fur la laideur du vice -r en excitant le penchant naturel que nous avons pour l'imitation , elle nous accoutume infenfiblement a'fentir le plaifir que 1'habitude attaché, a la pratique de nos devoirs. Dans une vie toute folitaire nous fommes. ptivés de. tous ces fecours ; il nous- arrivé quelquefois de nous conduire bien ou mal, comme il plart a 1'inconftance de notre humeur qui n'eft que trop fouvent le guide. de nos aótions 8c de nos penfées.Dans la folitude ce n'eft que pan notre propre force que nous refterrons dans certaines limites , nos penfées & nos aótions; rien ne nous foutient dans les efforts qu'il faut faire pour momfier, ou pour guidernos defirs ; nous iommes obligés de tirer tout de nos propres réflexions , qui, privées des lumières d'un ami éciairé, peuvent nous égarer , & nous laifter emporter par la fougue de la paffion , & par h violence du préjugé,.  DE RoBlïïSON CrUSOÉ. 1 $ Par conféquent, fi vous voulez vous retirer du monde, retitez-vous dans le fein d'une compagnie de gens de bien ; que votre retraite foit de bons livres & de bonnes penfées. Ces trois difFérentes retraites fe donneront un fecours matuel pour faciliter les méditations de ceux qui veulent y mettre leur vertu a. 1'abri des tempêtes du monde ; elles rectifieront leurs idéés , & affermiront leur courage contre les attaques de leuts ennemis de dedans & de dehors. Se retirer du monde , dans le fens ordinaire 1 c'eft fe retirer des gens de bien , qui font nos meilleurs amis : fe retirer dans un défert, c'eft abandonner le culte public de -la divinité , & 1'alTemblée des fidèles 5 par conféquent , c'eft prendre un parti contraire i la pratique de plufieurs devoirs que le chriftianifme nous impofe. J'en conclus que Ia folitude dans laquelle on prétend fe jeter dans des vues philofophiques 8c religieufes , pour éviter le danger attaché au commerce des hommes , eft , ou une erreur dans ■ ceux qui fe trompent eux-mêmes, ou une affeétation dans ceux qui veulent en impofer aux autres. Elle ne fauroit Jamais répondre aux vues oü 1'on femble la deftiner,ni nous rendre plus propres, a nous acquitter des devoirs du chriftianifme -, elle eft même réellement contraire au véritable efptit de la religioti.  %6 RÉFLEXIONS Que 1'homme qui veut tirer les avantages véritables de Ia folitude , & qui comprend le fens philofophique de ce mot, apprenne a. fe retirer en lui-même. La méditation férieufe eft 1'effence de la folitude, & il faut la chercher autre part que dans les forêts & dans les cavernes. Un homme qui a fu la trouver, 8c qui s'eft rendu maJtre des occupations de fon ame, aura peutêtre un air fombre & réfervé qui le fera foupconner de quiétifme ; mais ce fera un reproche mal-fondé , dont il fera dédommagé abondamment par la douce férénité de fon ame, dont ceux qui font briller une plus grande gaieté que lui dans tout leur air, n'ont peut-être pas feulement une idée. Une ame véritablement retirée en elle même, eft aufli indépendante des auftérités que du fracas du monde; comme fa vertu n'eft pas détoumée par le tumulte de la vie civile , elle n'eft pas af« fermie par ces fortes de mortifications arbitraires. Quand 1'ame humaine s'attache avec force a quelque fujer important, elle eft en quelqne forte élevée au troifième ciel avec celle de Saint Paul; & un tel homme peut bien dire avec cet apotre : Si c étoit dans le corps, je ne fais ; fi c'étoit hors du corps , je ne fais. C'étoit précifément dans une pareille extafe que j'ai été frappé par ma vifion  DE ROBINSON CrUSOÉ. 27 angélique, dont j'ai joint une partie a cet ouvrage. II eft très-naturel de croire qu'un homme fi fort élevé au-deffus des objets ordinaires de notre commerce, ne fauroit former le moindre fouhait d'en être éloigné ; il fe trouve dans la folitude la plus grande qu'il eft poffible d'imaginer. Par conféquent ne nous chagrinons jamais de l'iir.poiTibilité oü nous croyons nous trouver, de nous féparer du monde \ apprenons a. nous chercher une retraite au milieu du monde même , Si nous y jouirons d'une folitude parfalte, plus convenable a nos véritables defieins, que celle qu'on trouveroit au haut d'une pyramide d'Egypte , ou du pic de TenerifFe. Ceux qui ne font pas en état de fe retirer de cette manière, doivent, pour trouver Ia folitude, non-feulement fe féparer du monde , mais fortir hors du monde ; leur mal eft fans remède. L'homme eft une créature tellement formée pour Ia fociété , qu'on peut dire non-feulement qu'il ne lui eft pas bon d'ètre feul, mais aulfi qu'il lui eft impoflible de 1'être. II eft certain que dans une vie aifée, oü il eft facile de trouver les chofes néceftaires a la fubfiftance, defquelles les faints ne peuvent pas fe pafler , non plus que les autres , 1'efprit a plus de liberté pour fe féparer du monde , que dans une  l8 RÉFLEXIONS folitude ou il eft néceflaire de s'inquiéter pour aller chercher une nourriture peu naturelle parmi les herbes des champs. La retraite philofophique eft véritablement religiën fe & ouverte a tout le monde. Celui qui dit qu'il aime la folitude, mais que les embarras du monde 1'empêchent d'en jouir, fe trompe , ou nous veut tromper; il peut s'en mettre en poffeflion, oü , quand, &: auffi fouvent qu'il le voudra , quels que puiflent être fon état & fes occupations. Ce n'eft pas le manque d'occafions qui peut nous détourner d'une vie folitaire , c'eft le manque de force d'efprit. Si la retraite, qu'on défigne communément par le tetme de folitude , confiftoit uniquement a éloigner fon corps du commerce du monde, ce feroit peu de chofe; & Pon pourröit y parvenir en quittant un lieu oü Pon eft connu, pour aller vivre dans un pays étranger , en s'y accoutumant a une vie retirée , fans faire de nouvelles connoiflances, & en ne fréquentant les hommes qu'autant qu'il feroit néceftaire pour en tirer de quoi vivre. Un anachorète de cette efpèce auroit même plus d'occafions que 1'habitant d'un défert, de jouir d'une folitude véritable , & de la rapporter a. fon véritable but. Dans la folitude dont je viens de parler, un homme polfédant un bien trés-médiocre , n'a  de robikson CrUSQÉ. 1$ autre chdfe a faire avec les hommes , qne de recevoir d'euxles chofes qui lui font nécelTaires , & de leur en payer la valeur. Mais dans une vie errante au milieu des déferts , de laquelle toute la dévotion monachale tire fon origine , il falloit fe donner la peine de chercher la nourriture chaque jour; & excepté le cas oü les anachorètes étoient favorifés par la providence de quelque miracle, ils avoient aflez de peine pour fuftenter leur miférable vie : fi nous en croyons leurs hiftoires , plufieurs d'entr'eux font morts de faim, & un plus grand nombre encore, de foif. Ceux qui avoient recours a cette vie folitaire, uniquement pour mortifier leur chair, & pourfe délivrer de la tentation oü le monde nous expofe, fe fervoient j comme je Fai déja obfervé, d'une rneilleure raifon que ceux qui prenoientpourmotif de leur conduite , un dévouement abfolu a Ia prière & a. la méditation. Les premiers pouvoienc trouver des raifons plaufibles dans leur tempérament. 11 eft certain qu'il y a des conftitutions naturelles qui mènent tout droit au crime , fi les efforts de la raifon ne les en détournent, & qu'il y a peu d'hommes, de quelque heureux naturel qu'ils puiffent être, qui n'aient pas a combattre quelque inclination favorite. Mais il eft certain aufli que la religion chrétienne ne nous enfeigne nulle part d'exercet des  j.a R.ÉFLEXIONS cruautés imprudentes fur notre propre corps, Sc de dompter nos penchans déréglés par la violence d'une auftérité outrée. ' II eft évident, par-la , que de chercher la folitude comme un théatre de jeünes & de macérations propres a dompter les defirs criminels, eft une méthode qui ne nous eft pas enfeignée pat la religion , bien loin de nous être ordonnée comme un moyen de facititer Ia méditation & la prière. Si ces devoirs de la religion ne pouvoient pas être pratiqués d'une manière qui répondit a leur but, fans tenoncer a la fóciété humaine, il eft certain que Ia vie de 1'homme , qui a un befoin fi preffant de cette fociété , feroit extrêmemenc infortunée. Heureulement le contraire eft d'une vérité inconteftable; on peut, avec le fecours de la grace, jouir de toutes les parties qui entrent dans la compofition d'une folitude parfaite, dans les villes les mieux peuplées, dans le tumuhe des converfations, au milieu du fafte de la cour, & même au milieu du bruit des armes : on en peut jouir avec le même calme qu'on cherche dans les fables arides de la Lybie , & dans les forêts d'une ile inhabitée.  DE ROBINSON CrüSOE. JI CHAPITRE II. Essai fur le caraclère d'un honnête homme. Comment ce terme ejl entendu communémeni en l'oppofant a celui de mal-honnête homme. C^u and je fus revenu dans ma patrie , &c que , dans le loifir d'une vie fédentaire , je réfléchis fur les circonftances variées de ma vie errante & vagabonde , la profpérité dont je commencoisalors a jouir, me rappeloit dans 1'efprit, d'une manière très-naturelle, chaque moyen particulier qui avoic contribué a m'en mettre en poffeffion. L'état oü je me trouvois étoit trés - heureux, felon 1'idée qu'on a de la félicité de ce monde : 1'efpèce de captivité que j'avois foufferte dans mon ile , relevoit le goüt de ma liberté , & la douceur en étoit encore augmentée par la grolTe fortune oü, d'une condition audeflous de la médiocre , je me voyois parvenu tout-d'un-coup. Un jour que j'étois occupé a la recherche des caufes qui avoient concouru a. me placer dans cette fituation heuteufe , je remarquai que la providence divine s'étoit fervie, fur-tout en ma faveur , d'un certain caraétère d'honnête homme , que  J2 RÉ'FIEXIONS j'avois eu ie bonheur de rencontrer dans toutes les perfonnes avec qui j'avois eu a faire dans mes défaftres. Dans les autres circonftances de ma vie je n'avois prefque jamais rrouvé dans les hommes que de Ia fcélérateiïe 8c de la fripponnerie , 8c je ne pouvois confidérer, fmon comme une efpèce de miracle , ce caraclère d'honneur 8c de probité qui éclata, fi a propos, dans la conduite de tous ceux dont j'eus befoin dans 1'état le plus défefpéré de mes affaires. Mes réflexions tombèrent d'abord fur la veuve du capitaine, avec lequel j'avois fait mon premier voyage de long cours ; favoir, celui de Guinée \ fur cette femme d'une probité li rare, a qui j'avois confié les deux eens livres fterling que j'avois gagtiées dans cette courfe. Le leéteur fe fouviendra fans doute , que me trouvant dans Ie Bréfd , je lui, écrivis de m'ehvoyer une partie de cet argent. La mort de fon époux 1'avoit laiirée dans un état aflez trïfte, par rapport a. la fortune ; j'étois éloigné, & elle pouvoitcroire, avécprobabilité, que je ne ferois jamais en état de revenir dans ma patrie ; d'ailleurs, je n'avois pas la moindre preuve du dépot que je lui avois mis entre les mains , & par conféquent elle pouvoit me priver de mon bien en toute füreté : mais des occafions fi favorables ne tentérenc  i> e Robinson Crüsoê. 5^ tentèrent pas. même fa probité , non-feulement elle m'envoya en marchandifes lavaleur de cent livres fterling que je lui demandois \ elle eut encore pour mes véritables intéréts des attentions que je n'avois pas exigées d'elle ; elle joignit a ces marchandifes plufieurs chofes qui m'étoient d'une grande néceflité, entr'autres deux bibles, & d'autres livres utiles, dans le deifein, comme elle me 1'a dit enfuite, de me fournir lesmoyens de foutenir ma foi, qui devoit être expofée a de rudes attaques dans un pays plein de payens. L'honnêteté, dans le fens que je 1'emploie ici a ne nous porte pas feulement a payer exaétement a notre prochain ce qui lui eft dü , felon les régies de la juftice. Celui qui mérite véritablement le titre d'honnête homme fe reconnoit débiteur de tout le genre humain ; il fe croit obligé de faire aux hommes, tant pour 1'ame que pour le corps, tout le bien que la providence divine lui donneoccafion de leur difpenfer. Il ne fe conrente pas d'attendre tranquillement ces occafions , &c de s'en fervir avec exaétitude , il fe fait une étude férieufe de les faire naitre; & j'ofe dire que quicQnque n'eft pas capable de cette attention généreufe , n'eft pas un parfaitement honnête homme. * Selon ce principe, je doute fort fi ce titre peut jamais être donné a. un homme intérelTé, touTomc III, G  54 RÉFLEXIONS jours occupé a chercher fes propres avantages, fans avoir le tems de fonger a ceux des aurres. Il me paroit même évident qu'ü ne fauroit être fufceptible de cette vertu; il a beau payer fes dettes, jufqu'au moindre denier, & être, a cet égard , dans i'exa&itude la plus fcrupuleufe , il n'eft pas impoflible que fa juftice ne foit accompagnée de la plus fouveraine injuftice, felon cette maxime, fummum jus eft fumma injuria, le plus grand droit eft quelquefois 1'injuftice la plus grande. Payer exacftement fes dettes , c'efl fatisfaire a une loi femblable a celle qui régie les décifions de nos tribunaux ordinaires ; mais faire a tous les hommes tout le bien dont on eft capable, c'eft fatisfaire a une loi femblable a celle qui régie les décifions de notre chancellerie , oü Pon a autant égard a. 1'équité , qu'a la juftice prife dans fon fens le plus borné. La loi ordinaire n'a point de prife fur nous, fi nous payons nos dettes avec exacftitude , & ceux avec qui nous en ufons de cette manière , ne fauroient former contte nous , deyant les juges de la tetre , aucune plainte fondée : mais devant la cour fouveraine du ciel, un homme pourra nous intenter un procés, fi nous avons manque de lui rendre tous les fer vices qui étoient en notre pouvoir. Ce juge fouverain a étigé dans la confcience de chaque homme ua  B E RoBINSON C R U S O I. 35 tribunal fubalrerne d'équité. C'eft le tribunal de Ia confcience. Si quelqu'un a négligé de payec ces dettes que 1'équité exige de lui, fa confcience dépofecomre fon injuftice, le condamne a pafter pour un mal-honnête homme dans fon propre efprir. S'il s'opiniatre a refufer ce paiement, elle redouble fa févérité , & le déclare rébelle a la nature , ou coupable du crime de leze-confcience. Je me fuis un peu é-tendu fur ce fujet, pour faire rentrer en eux-mêmes certains hommes, quiprennent hardiment le titre-d'honnêtes gens, fous prétexte qu'ils payent leurs dettes avec une exactitude fcrupuleufe , & que perfonne n'a pas un fol a prétendre d'eux. Quoiqu'enfoncés dans une craffe léfine, ils n'amaftent que pour euxmêmes , ils ne penfent pas feulement a la charité & a la bienfaifance qu'ils doivent a tout le genre humain. Les riches doivent être confidérés comme les feudataires du feigneur de 1'univers ; il leur a donné un fief libre avec tout fon revenu, a condition fetdement de payer une rente aux cadets de familie, c'eft-a-dire, aux pauvres. Cette rente confifte en actes de charité & de générofité ; & celui qui refufe de la payer, ne mérite non plus le titre d'honnête homme , que celui qui fait une banqueroate frauduleufe. Cij  J(J RÉFLEXIONS L'idée que je donne ici de 1'avare s'accorde parfaitemenc avec Ie portrait qu'en tracé 1'écritute-fainte, qui appelle 1'avare un homme vilt qui opère l'imqidté; Ifaïe XXXII 6. En quoi confifte cette iniquité ? On le voit dans le verfet fuivant : // rend vide 1'ame de l'ajfamé 3 & fait manquer la boijfon a. celui qui a foif. Pour faire voir que par cet homme vil il faut entendre un avare , il fuffira de citer le verfet 5 du même chapitte : L'homme vil ne fera plus appelé libéral3 &c. En voila aflez, je crois, pour prouver feulement que mon opinion eft fondée fur la parole de Dieu, Sz qu'un homme avaricieux, tout concentré en lui-même , infenfible pour les autres, n'eft pas digne du titre glorieux d'honnête homme. C'eft un feudataire injufte , qui mérite de perdre fon fief, paree qu'il ne fatisfait pas a une condition eifentielle 3 fous laqueüe il lui a été donné. Je finis cette digreffion pour en venir aux autres exemples d'honnêteté dont j'ai été dans mes malheurs 1'heureux objet. Rien n'eft comparable a la conduite du capitaine Portugais a mon égard, & il n'eft pas poffible de fe fervir d'expreffions trop fortes pour en faire 1'éloge : je ne parle pas de la charité qu'il eut de me prendre dans fon vaifleau au milieu de la mer: il eft vrai Oue,fans ce fecours, je perdois ma vie avec mon  de R.obinson CrüSoI. J7 pauvre Xüri. Mais dans le fond, en me rendanc ce fervice important, il ne fit que payer ce qu'il devoit au genre humain en général, fans avoir une intention directe de m'obliger en mon particulier. Ce n'eft pas proprement dans cette action-Ia que brilla 1'honnête homme ; s'il nous avoit lailfés la, c'auroit été un acte de la dernière barbarie, & il auroit paffe au tribunal du ciel, & de fa propre confcience, pour un meurtrier. Refufer de fauver la vie a quelqu'un, quand on. eft le maïtre de le faire , c'eft la lui óter réellement, c'eft un meurtre véritable , dont il faut rendre compte un jour au fouverain juge; car, fi on laiffe un homme dans une fituation oü il doit périr de néceffité, on eft la véritable caufe de fa mort, & fon fang fera demandé a quiconque fe fera rendu coupable d'une négligenee fi cruelle, de quelque prétexte qu'il puiffe pallier fon crime. Mon brave Portugais n'en refta pas la ; après m'avoir fauvé la vie , il me donna le moyen de la conferver , en ne me prenant rien dece que je poffédois, quoiqae, felon le droit pratique parmi les gens de mer , il en fut devenu le légitime pofleffeur, par Ie fervice qu'il venoit de me rendre. II me rendit la valeur de tout ce que j'avois, m'acheta ma barque, me paya même mon petit nègre, fut lequel , dans le foiid , je C iij  j8 RÉfLEXlONS n'avois ancun droit, & fur lequel il s'acquérok une efpèce de propriéré , en lui fauvant la vie : qui plus eft, il ne me demanda rien pour mon parage. Les verfets du prophéte Ifaïe , que j'ai allégués tantót , font füivis d'un paffage remarquable , oiï il dit, que 1'homme libéral, ou généteux , fe foutient par fa libéralité. La vérité de ces paroles paroit évidemment dans ma manière d'agir enfuite avec ce véritablement honnête homme, quand je vins a Lisbonne pour vendre ma plantation dans le Bréfil. II étoit pauvte , &c incapable de me payer ce qu'il me devoit encore , & tout d'un coup il fe vit délivré de fa pauvreté & do fa dette, pair Ie préfent que je lui fis , qui étoit plus que fuffifant pour Ie mettre a fon aife tout le refte de fa vie. Le procédé de cet homme a mon égard fut indubitablement 1'effet le plus accompli d'une véritable & généreufe. honnêteté. II faifit avec ardeur 1'occafion de faire du bien a 1'objet que Ia providence lui offroit, & il reconnut que c'étoit une dette qu'il payoit au créateur, dans la perfonne d'une de fes plus miférables créatures. Que le lecteur me petmette ici de lüi fournir une réflexion qu'on fait affez rarement c'eft une faveur du ciel de fe trouver en état de faire da bien au prochain , & c'eft une faveur du ciel tout  de Robin son Crusoé. au (fi grande de trouver une occafion favorable d'employer les moyens que fa providence a donnés pour cet effet; il faut fe faifir de cette occafion comme de la bénédiclion la plus précieufe , Sc en témoigner la même gratitude a laquelle nous doivent porter les bienfaits les plus fignalés que Dieu nous prodigue. Je pourrois faire mention ici de mon affocié dans le Bréfil, comme auffi de mes deux faóteurs & de leurs fils, qui, par leur intégrité, eurent foin de ma plantation, Sc m'en confervèrent ma part j mais les deux exemples que j'ai allégués me fuffifent pour en faire ia bafe des réflexions que j'ai a faire fur ce fujet. J'ai d'autant plus d'envie de m'étendre un peu li-delfus , qu'après mon retour d'Angleterre j'ai eu de fréquentes difputes fur la vraie honnêteté , fur-tout a 1'occafion d'honnêtes gens qui étoient tombés dans quelque malheur. 11 eft bien vrai que ces fortes de perfonnes peuvent être jetées dans une fituation oü leur caraétère s'éclipfe , ou pour mieux dire , oü il leur eft impolïible de donner des marqués de leur caractère, quinelaiffe pas d'êtré toujours le même, & qui, fans des obftacles ab" folument invincibles, éclateroit dans toutes leurs adtions. ïl arrivé fouvent que ces honnêtes gens terraflés par leurs inforrunes, font traités de faquins par certains hommes, qui, s'ils fe troit- Cry  4° RÉFLEXIONS voient dans Ie même érar, auroient bien de la peine a. ne pas mérirer les reproches qu'ils font avec tant de témérité a des innocens. On a vu dans mon hiftoire, que ma bonne veuve & le capitaine Portugais tombèrent 1 un & I'autre dans une aflez grande paüvreté pour n'être pas en état de me payer ce qu'ils me devoient. Mais leur malheur ne me fit pas concevoir da leur conduite la moindre idéc défavantageufe, paree que j'avois vu que dans les occafions oü il leur avoit été poflible de me faire du bien, ils n'avoient pas marqué feulement un fond de probité, mais encore un fond d'honnêteté généreufe. Ces idéés vagues de certaines gens, m'ont porté a examiner avec attention la nature de la vraie honnêteté, 8c les moyens d'en faire une defcription exade. J'ai jeté fur le papier mes réflexions fur ce fujet, a mefure que les occafions les ont fait name dans mon efprit, & je jes ai relevées de certaines circonftances, dans le defFeiu de les rendre utiles & agréables a la poftérité, Je commencerai par pofer certaines conditions , fous Iefquelles je pré ten ds entrer dans cette matière» La principale fera que j'aurai. la liberté de définir le terme d'honnêteté, afin de iéba/raffer mon fujet de route équivoque,  DE ROBINSON CrUSOÉ. 4* On me permettra, j'efpère, de prendre cette expreffion, non dans Ie fens que lui donne le bel ufage , qui ne lui fait fignifier qu'un certain favoir-vivre , une certaine politefte dans les manières, mais dans le fens qu'elle a généralement dans les difcours du peuple, qui oppofe 1'honnête homme au mal-honnête homme, ou bien au fripon. Mon but eft de parler d'une manière fimple & unie, & conforme a la vertu que je veux dccrire , & dont l'eflence confifte dans une fimplicité parfaite & éloignée de toute affe&ation. Le haut ftyle n'eft pas mon fait j je fuis accoutumé a. une certaine dicftion populaite & commune, qui me rend d'autant plus propre a. traiter cette matière d'une manière convenable. Qu'on ne s'attende pas ici a des difcuflions 5 fcolaftiques ; je n'examinerai point fi Phonnêteté dont il s'agit icij eft une vertu naturelle ou acquife, accidentelle ou inhérente , fi c'eft une qualité ou une habitude. Ce font-la des diftinctions vétilleufes de 1'école, plus propres a embrouiller une matière, qua 1'éclaircir. Mon delfein n'eft pas même de confidérer cette vertu du cóté des liaifons qu'elle peut avoir avec ce que nous devons a la divinité. Il eft sur que de ce cóté-la tous les hommes font nés fcéléracs, voleurs, meurtciers j il n'y a que la pro-  41 RÉFLEXIONS vidence feule qui nous empêche de nous montrer tels dans toutes les occafions. Aucun homme n'eft parfaitement jufte par rapport a fon créateur. Si la chofe étoit poftible , nos confeffions de foi, nos litanies, nos prières, feroient autant d'impertinences & de contradictions ridicules. Mon but n'eft que de tracer un fidéle tableau de cedevoir, autant qu'il a lieu dans la fociété humaine j & qu'il influe dansle négoce, les dépots, la converfation,Tamitié j en un mot, dans routes les circonftances de la vie civile. Gelui qui veut réuffir a bien traiter ce fujet, ne doït pas feulement y conformer fon ftyle, en le mettant dans les limites de la clarté & de la limplicité , & en ne faifant btiller cette vertu que par fa propre lumière; il faut encore qu'il parle d'après fon propre coeur & fes fentimens. II faut être honnête homme pour être en état de peindte le caractère &c les devoirs d'un honnête homme. Une pareille difpofition eft requife dans le leóteur ; s'il Iitavecpattialité, avec prévention, il ne paye pas ce qu'il doit au fujet & a 1'auteur ; il eft mal-honnête homme dans fa leéture; elle ne fauroit d'ailleurs lui être d'aucune utilité; & fi la chofe étoit praticable, je voudrois que le libraire lui rendït fon argent. Certaines perfonnes, peut-être, animées par  deRobinson Crusoé. 43 leur malignité naturelle , diront que le pauvre Robinfon-Crufoé s'eft rendu coupable dans fa conduite, de tant d'égaremens & de tant d'irrégulatkés , qu'il ne doit pas être -dans les difpofitions nécètlaires pour traiter- ce fujet d'une manière convenable. Elles empoifonneront mes inftruétions par le fouvenir de mes fautes , & peutctre de mes infortunes , & fe ligueront avec mes aótions contre mes maximes. Mais qu'elles me permettent de leur dire que ces mêmes égaremens contribuent a. me rendre propre'a inftruire les autres des moyens de s'en garantir , de la même manière qu'un homme qui' fort d'une maladie , devient en quelque forte médecin dans le même genre de maladie. Ajoutez que 1'aveu de mes fautes, qui accompagne par tout mes le^ons, de ces fautes dont il a plu a la providence de me doimer le tems & la force de me repentir, me met en état de recommander efficacement cette droiture de 1'ame que j'appelle honnttaéy &C de redifier les idéés de ceux qui la concoivent de travers duns eux-mêmes, ou dans les autres. Que ces perfonnes apprennent que la malignité eft une fort mauvaife regie de critique j qu'ils deviennent plus équitables, 8c qu'ils imitentladivinité, au tribunal de laquelle celui qui fe fépent de fes péchés fuicèremenr.  44 RÉflexions ne diffère pas beaucoup d'un homme parfaite- ment innocent. Une des meiileures marqués d'un véritable repentir, eft 1'aveu ingénu qu'on fait de fes fautes; c'eft une efpèce de dette que l'honnêteté exige de nous. Ce que cet aveu paroit [avoir de morrifiant pour la vanité, eft abondamment récompenfé par 1'utilité qu'on tire des fautes dont on fe repent. La douleur dont leur fouvenir eft accompagné, fait de fi profondes impreffions fur 1'efprit d'un pénitent fincère, qu'il eft toujours le premier a s'accufer & a. fe reprocher fes foibleffès. II rTa pas befbin de confeils & d'exhortations ; il eft guidé par 1'idée defespéchés, & par-la, il découvre l'honnêteté qui fait la bafede fes fentimens. II y a des gens qui foutiennent qu'il n'eft point neceffaire de confelfer ouvertement fes égaremens & fes extravagances; qu'il y a de lacruauté a exiger une telle confeflion; qu'il vaut mieux mourir que de s'y foumettre, & qu'une grande ame doit la craindre davantage que la mort même la plus affreufe. Mais c'eft une faufte magnanimité, s'il y en eut jamais. Toute mau> vaife honte eft une véritable poltronerie ; &, felon la maxime dun excellent poëte, la véritable bravoure confifte dans la crainte d'une infamie  BE ROBINSON CRUSoi. 4$ réelle. II s'enfuit que les cceurs les plus grands 8c les plus fermes , font préciféraent ceux qui font les plus accefliblesau repentir, & a une confeflion généreufe de leurs fautes. Quel dérèglement d'efprit, de ne pas avoir honte d'une mauvaife action, & d'avoir honte de s'en repentir; de ne pas craindre de pécher, mais de craindre de s'en reconnoitre coupable! Pour moi je foutiens qu'on ne métite pas d'avoir place parmi les honnêtes gens, (i 1'on ne reconnoït pas fes fautes, & fur-tout fi 1'on n'a pa's le courage d'avouer noblement le tort qu'on a fait a fon prochain; c'eft une juftice qu'on lui doit & au fouverain juge du monde. Celui qui veut être honnête homme , doit être affez brave potir ofer dire qu'il a été mal-honnête homme. La chofe eft toujours vraie, comme je 1'ai dit, quand on fe confidère du c.öté de fes relations avec Ja divinité. II n'eft que trop probable encoïe qu'elle eft vraie auffi, quand on refléchit uniquement fur fes relations avec le prochain. Oü eft 1'homme qui peut fe rendre témoignage a. lui-même de n avoir jamais été injufte a. 1'égard des autres, ni dans fes aclions , ni dans fes difcours ? II y a un grand nombre de gens qui prennent hardiment le titre de gens d'honneur, & qi laiftent pas de fe négliger beaucoup fur U  4^ RÉFtEXIONS nier article. La médifance n'eft qu'un badinage pour eux, & ils ne fe fonr qu'un jeu de pronon» cer des fentences injuftes, ou du moins précipitées & peu charitables fur la conduite des autres. Dans quel danger ne fe jettent - ils pas de choquer cette loi fotmelle de Dieu : Tu ne potteras pas faux témoignage contre ton prochain ? Et, avec quelle affreufe hardiefte ne péchenr-ils pas contre cette loi, quand , de propos délibéré, ils débitent comme des vérités, les calomnies les plus atroces ? L'honnêteté , dont j'ai entrepris de parler, ne défend pas feulement ces gcoflières branches du pêché dont la langue peut fe rendre coupable , elle défend encore toutes les infinuations malignes. Les reproches , quoique bien fondés , qu'on fe fait les uns aux autres, fans être portés par la dernière néceffité , choquent la charité comme la calomnie, quoique moindre en degré. II y a une certaine manière de tuer de la langue, qui, confidérée en elle-même , eft tout auffi cruelle que le meurtre formel; & quiconque fe permet ce crime , auffi affreux qu'il eft ordinaire , a le plus grand tort du monde de fe ranger dans la clalfe des honnêtes gens. Le caraótère d'une honnête homme eft parfaitement incompatible avec cette licence criminelie. Mais avant que d'entrer dans ces fortes de détails, il  be RoBINSON CRUSOÉ. 47 fera bon de confidérer mon fujet en général, & d'en examiner la véritable nature. De l'honnêteté ou du caraclère d'honnete homme. en général. 3"'ai toujours remarqué que , quoique rien ne foit plus rare qu'un honnête homme , tout le monde s'attribue ce titre glorieux , & en fait oftentation dans tous fes difcours. L'honnêteté, ainfi que le ciel, eft louée de tous les hommes , & ils croient tous y avoit part. Cette prétention eft devenue fi générale , & elle eft tombée dans un fi grand mépris , qu'on ne fe ferr que d'une phrafe vide de fens, quand, dans le difcours ordinaire, on jure fans y porter la moindre attenti®n fur fa foi, ou fur fon honnêteté j car, dans le fond, ces deux expreflions n'ont qu'un même fens. Ceux qui forment tant de prétenrions fur le titre d'honnete homme , & ceux qui font fonner fi haut la part qu'ils prétendent avoir dans le ciel, fe refTemblenr encore en ce qu'ils comprennent également mal la nature du fujet de leurs difcours les plus ordinaires. La plupart des honnêtes gens prétendus mefurent l'honnêteté a leur intérêt particulier , quoique fort fouvent cet intérct  4? RÉFLEXIÓNS foit incompatible avec le caraétère qu'ils s'aftribuent. L'honnêteté véritable eft une difpofition générale de 1'efprit a Fintégrité ; c'eft un penchant qui nous porte a. agir avec juftice & avec honneur dans toutes fortes de cas , &c a. 1'égard de toutes fortes de pérfonnes, fans aucune exceptiori. Elle eft abfolument indépendante de 1'occafion dé 1'exercer , que 1'on confond la plupart du tems avec elle : elle exifte , quoiqu'il lui foit impoffible d'agir. Elle a deux branches , la juftice & 1'équité, qui s'étendent vers deux différens objets , la dette & 1'honneur. Ou ft 1'on veut, fes deux parties font la juftice exacte & la juftice généreufe. Elle a, pour règle fondamentale , la maxime qui nous défend de faire aux autres ce que nous ne voulons pas que d'autres nous fajfent. L'honnête homme, & 1'homme d'honneur , font, dans le fond , la même chofe, quoique la dernière expreflion paroiffe promettre quelque chofe de plus grand. Le but, de 1'un & de 1'autre , eft de reehercher tout ce qui mérite réellement de la gloire , & d'éviter tout ce qui eft digne de s'attiter une réelle infamie. Le titre d'honnête homme eft la dénomination .la plus glorieufe qu'on puifte donner a quelqu'un. . Sans ce titre, tous les autres font vides & ridi- cüles,  dé Robinson C r u s ö i. 49 fcules, & tant qu'il demeure & un homme, il n'eft pas poflïble de lui en donnet un qui foit réellementignominieux. Ce caraftère rend un homme recommandable a la poftérité, lors même que fes autres qualités Sc fes auttes perfeótions font livrées a un éternel oubli. Sans cette vertu, il eft impofiible dï mériter le nom de chrétien ou de gentilhomme. On peut être pauvre & honnête homme ; malheureux & honnête homme ■; mais il eft contradictoire d'être maWionnète homme & noble, chrétien & mal-honnète homme. Eli Vain conipte-t-on un grand nombre d'illuftres ancêtres : fi 1'on n'imite pas leurs vertus, on y déroge véritablement par le caraétère de malhonnête homme , &il feroit jufte de mettreune barre dans Pécuïïbn d'un fripon d'une naiftance diftinguée, comme on en met une dans celui d'un batard. Quand un gentilhomme renonceaIa Vraie honnêteté, il cefle d'êtte gentilhomme; dès-lors c'eft un véritable faquin , & il mérite d'être traité dans le monde fur ce pied IL Cette vertu caractériftique fait de fi profondes impreffions fur 1'efprit des hommes , qu'elle arrache de 1'eftime i ceux-Ü mêmes qui ne prétendent pas feulement y avoir la moindre parn Ils la recherchent dans les autres , quoiqu'ils ne tachent pas de l'acquérir eux-mêmes, Sc jamais homme n'a eu aiTëz peu de tendreffe poat Torna III. D  5© Réflexions fes defcendans, pour fouhaiter qu'ils fuffent fans cet admirable caraétère. En un mot, la vénération des hommes , pour cette vertu , eft fi univerfelle , que la bénédiétion générale qu'un père donne a fon fils , confifte a prier Dieu de le rendre honnête homme. Cette vertu eft d'une valeur fi généralement reconnue, qu'il paroit en quelque forteinutile de la faire fentir , & 1'on peut dire qu'elle eft la mefure de cette droiture primitive, & de 1'image de Dieu , qui font rétablies dans la créature raifonnable. Le grand inconvénient qui accompagne cette vertu, comme 1'cpine accompagne la rofe , c'eft 1'orgueil. 11 eft difficile de pratiquer les devoirs d'un honnête homme fans en être orgueilleux -y & quoique cette fierté paroiffè avoir du fondement, il eft pourtant certain que l'honnêteté eft en grand danger dans tous les cceurs ou règne une vanité exceffive. II n'y a rien au monde qui doive avoir moins de relation avec 1'orgueil que la vraie honnêteté. C'eft une vertu aifée , unie , naturelle , qui agit fans aucune vue d'intérêt; &, quand un homme fe vante trop de fon honnêteté, je crains toujours que cette qualité ne foit en lui foible 8c languiffante. L'honnêteté eft une plante fort délicate, qui  B E RoBiNSON C R U S O ÈY 5! h'eft pas connue de tous les botaniftes; elle ne fe tnultiplie pas beaucoup dans les endroits ou on la sème. ENe ne croit pas aifément dans un terroir fort gras, & elle fe sèch.e dans un terroif fort maigre , a moins qu'elle n'y ait pris de profondes racines. Dans ce cas la, il arrivé rarement qu'elle foit détruite tout-a-fait. Si elle paroic quelq'iefois accablée de la mauvaife herbe de la pfofpérité , elle fait fe débarraffer de cet obftacle, & quand elle eft tellement abattue par les coups de la pauvreté, qu'on la prendroir pour morte , elle reprend vie au moindre beau tems ; la moindre pluie lui rend toute fa vigueur, &c lui fait produire fa femence. La mauvaife herbe, qui eft la plus pernicieufe , s'appelle fineffe ou fubtilité. Elle cache fi bien cette plante falutaire, qu'il eft fouvent prsfque impoflible de la trouver. D'ailleurs , elle lui reffemblefi parraitement, qu'il eft facile de fe tromper, en la prenanr pour cette admirable fimple» C'eft une efpèce d'honnêteté fauvage ; & j'ai entendu dire a ceux qui en ont femé dans leur propre terroir, & qui en ont fait ufiige dans le commerce de la fociété civile, croyant que c'étoit la plante véritable, qu'il leur en a couté tout leur crédit, &: qu'ils ont ruiné celui de tous ceux avec qui ils avoient affaire. Cette méprife n'eft pas , rare, & c'eft-la la caufe de toutes ces plaintes Dij  JZ RÉFLEXIONS qu'on entend tous les jours contre les faux amis & contre les friponneries qui influent li généralement dans la conduite des hommes. Certaines propriétés de cette véritable plante varient un peu, felon la dirrétence du terroir &C du climat, & cette variété a caufé plulieurs difputes parmi les connoiftèurs des fimples., qui, trompés par quelques apparences , fans entrer dans la nature de la chofe même, appellent fouvent faulfe honnêteté , ce qui ne lailfe pas d'être la véritable. 11 y en a une forte dans ma patrie , qu'on appelle l'honnêteté de la comté d'York, qui diffère alfez de celle qui croit dans les parties méridionales d'Angleterre , je veux dire autour de la capitale. 11 y en a une efpèce en Ecoffe , qui eft extrèmement délicate , & 1'oh en trouve une dans la nouvelle Angleteire, qui ne vaut guères mieux que l'honnêteté fauvage, que j'appelle fubtilité. Quelques voyageurs nous afturent encore qu'ils en ont vu une efpèce dans certaines parties de 1'Afie, & même dans la capitale de 1'empire turc , qui vaut infiniment mieux que tout ce qui en croit dans nos provinces ; c'eft dommage que nos marchands du Levant n'en apportent pas quelque graine , pour effayer li elle peut prendre dans le territoire de la GrandeBretagne. J'avoue que je fuis un peu furpris de cette relation, paree que j'ai toujours été du feu-  de Robinsos Crusoé. s J timent que cette fimple ne oóiffoit jamais mieux que quand on l'arrofoit d'une certaine liqueur appelée religion. C'eft une expédence que j'ai faite rrès-fouvent dans les autres pays, & je m'imagine que c'eft pour cette raifon , que l'honnêteté écoffbife eft d'une fi bonne forte. Je nö faurois dire fi celle que produit la Turquie eft d'une nature encore plus excellente, puifque , dans tous mes voyages, je n'ai jamais mis le pied dans les domaines du Grand-Seigneur. Pour ne pas poüfler trop loin cette allégone, je dirai que les difpntes oü 1'on entre fur la véritable honnêteté font trés - dangereufes a cette vertu même : quand on a lieu de douter fi une chofe eft vertueufe ou vicieufe , il faut qu'elle approche des frontières du vice , & celui qui veut éviter de fe noyer, fait prudemment de ne pas trop s'avancer fur le bord de 1'eau. _ II n'eft pas moins dangereux de voulbir renfermer cette vertu dans les bornes étroites de la juftice humaine. 11 eft certainement bon & jufte de conformer fes aétions aux loix étabhes ; mais ft, cferis toutes fes adHons on croit remplir fes devoirs en fuivant les loix a Ia lettte, on s'expofe a fe rendre coupable de la dureté la plus inhumaine. En fuivant ce faux principe , il eftper^ mis au créancier de faire périr fon débiteur dans k prifon , quoiqu'il foit perfuadé qu'il Ku eft  54 R i f i e x i o n s ixnpoiTible de payer fa detre; il eft jufte de fair© pendre tout malfaiteur , quelles que puiffent être les circonftances qui rendent fon crime excufable ; en un mot , en fe réglant fur certe faufle maxime, un homme fe rendroit incommode a tout le monde ; il deviendroit un tyran , & par conféquent un mil-honnête homme, car Ia cruauté eft parfaitement incompacible avec la véritable honnêteté. Le fouverain légiflateur des hommes a ré Sc s'il le met en prifon ; fort bien, dira mon homme opulent, il 1'a bien mérité  £i RÉFtEXIÖNS qu'il y refte, & qu'il ferve d'exemple aux autres, II fe peur pourtant que ce marchand foit, dans le fond, un aufïi honnête homme que celui qui décide de fa conduite avec tant de témérité. Vous êtes un honnête homme , dites - vous ? qu'eft-ce qui vous en affure ? Vous êtes vous jamais vu dans un état , oü manquant de pain, vous avez préféré une mort apparente a 1'injuftice de vous emparer du pain de votre prochain ? Avez-vous jamais été fur le point d'être arrêté pour dettes, incapable d'appaifer votre créancier, ni par vous, ni par vos amis, fans vous Iaiffer tenter par un dépot dargent que quelqu'un vous avoit confié? Dans cetre firuation, avez-vous mieux aimé fouffrir les dernières indignités que de faire cette brèche a votie caraétère d'honnête homme ? Dieu même a déclaré que la force de la néceffité eft en quelque forte irréfiftibie, & il nous ordonne de ne point méprifer !e voleur , qui eft porté au vol par une difette extréme. Ce n'eft pas que, dans ce cas, le crimechangeabfolument de nature, & qu'il devienne une adion légitime. Ne pas méprifer un tel voleur , c'eft fe fouvenir de fa propre fragilité , fe défier de fes forces, & foupgonner que dans les mêmes circonftances on commettroit peut-être la même action. II s'enfuit qu'il faut laiffer a dieu le jugement de ces fortes de fautes, & les pardonner  DE ROBINSON C R ü S O l. é} par rapport a. nous; en un mot, qu'il faut que nous , qui nous croyons bien fermes fur nos jambes, prenions garde de ne pas romber. Je crois même qu'il eft impoffible a tout homme de ne pas choquer les maximes de la probité. La néceffité abfolue eft au-deffus des forces humaines. Suppofons cinq hommes dans une chaloupe, au milieu de la mer, fans aucune provifion, incapables de réfifter plus long-tems a la faim qui les.dévore. Ils délibèrent enfemble fur leur affreufe fituation, & ils prennent le parti de tuer un d'entr'eux pour fervir de nourriture aux autres. Quel mets pour d'honnêtes gens! de quel cosur peuvent-ils le bénir & en rendre graces a Dieu? Cependant 1'homme du monde le plus délicat fur la vertu, peut être forcé a commettre cette aófcion, quoique lafeule penfée d'un meurtte foit capable de le faire trembler d'horreur quand il fe trouve dans d'autres circonftances. II n'y a ici que la feule néceffité abfolue qui foit capable d'excufer ce crime; il n'y a pas moyen dans le fond de le juftifier. Si 1'on allègue qu'il vaut mieux perdre un feul homme que cinq, je, demande quel droit les quatre qui reftent, ont de fauver leur vie aux dépens de celle de leur compagnon? Par quelle dette cet homme s'eft-il obligé a leur conferver la vie par fa mort? C'eft un vol, c'eft un meurtre, c'eft arracher a cet homme une vie dont  64 RÉFLEXtONS la propriété lui appartenoit inconteftablemeht J c'eft tuer un innocent qui ne Pa mérité par aucun crime. 11 eft vrai que, dans ce cas déplorable, on obferve d'ordinaire une certaine équité; on décide pat le fort, qui fera le malheureux qui doit êrrè facrifié a la confervation des autres , Sc comme ils fe foumettent tous a la décifion du fort, on prétend que, par-la, cette aófcion perd fout ce qu'elle pourroit avoir de criminel. Mais il eft certairi qu'on fe trompe : perfonne n'a le droit de cortfentir a cette décifion, paree que 1'homme n'eft pas autorifé a difpofer de fa vie; en le faifant, il pêche contre ce qu'il doit a la loi Sc a lui-mêmei Celui qui périt de cette manière eft criminel, Sc les autres qui fauvent leur vie d'une manière fi horrible, méritent, dans le fond, d'être pendus pour meurtre. Tout ce qu'ön peut raifonnablement alléguer en leur faveur, c'eft qu'une néceffité abfolue rend, en quelque forte, les plus grands crimes excufables, Sc qu'elle en change la nature. Ces cas d'une nécefiité abfolue font fort rares; mais il y en a un grand nombre d'autres oü la néceffité eft moins urgente, & oü elle doit excufer les fautes, a proportion de fes degrés. Placons notre honnête homme oifif dans une de ces circonftanceS. 11 eft homme d'honneur, Sc pendant la nuit, il ne pourroit fermer les yeux s'il  bt RobiKson G R ï S o É. é\$ s'il devoic la moindre chofe a fon prochain; il foutient même que, fans cette délicateffe, on eft ïndigne de porter Ie nom d'honnête homme. Son père lui a laiffé ün bien trcs-conlldérable ; il en jouifc pendant quelque tems d'une manière tranquille; cependant quelques parens éloignés fortent d'un coin, Sc foirment des prétentions fur tout l'hérirage; ils eii arrêtent les revenus entre les mains des fermiers. Voila. mon homme tout d'un coup dans 1'embarras des affaires Sc dans 1'abime de la chicane; les dépenfes exceffives du procés le privent, en moins de rien , de tout fon argent comptant, Sc fes revenus étant arrètés, il eft hors d'état de pouffer les procédures avec vigueur. La néceffité oü il fe trouve le porte d'abord a faire une légere brèche a fon cara&ère d'honnête homme; il va trouver un ami pour lui emprunter une fomme, qu'il n'eft pas trop perfuadé de pouvoir fi-tót rendre ; il lui dit que fon procés aura bientót urie fin favorable pour lui, Sc qu'alors, ayant 1'ufage libre de fes revenus, il ne manquera pas de reftituer 1'argent qui lui eft abfolument nécêffaire. Il a peur-être cette intention-la; mais, pat malheur, la fentence eft prononcée,il perd fon procés; Sc le titre que fon père prétendoit furie bien qu'il lui a laiffé, fe trouve défedueux; il n'eft pas feulement privé de tout fon héritage, mais il eft encore condamné Tomé III. E  66 Réflexions a reftituer les revenus dont il a joui. II eft abfo- lumentruiné; a peine lui refte-t-il de quoifour- nir aux befoins les plus preftans de la vie, bien loin d 'être en état de rendre 1'argent qu'il a em- prunté. Retournons A préfenta fon voilin le marchand, qu'il a traité de mal-honrïête homme Sc defripon. II a compofé avec fes créanciers, il a été remis en liberté, & il rencontre dans la rue notre gentilhomme réduit a la dernière misère. Comment donc, monfieur, lui dit-il, n'avez-vous pas honte de ne point payer mon coufin, votre vieux ami, qui vous a ptêté fon argent ü généreufement? « Hélas! répond le gentilhomme, il m'eft im» poftible de le payer; j'ai perdu tout mon bien, 55 Sc il ne me refte pas même de quoi vivre Cela fe peut, répliqua Pautre; mais pourquoi avez-vous été aflez mal-honnête pour emprunteï des fommes que vous n'etiez pas fur de pouvoir rendre? «Neme condamnez pas fi vite, répond » le gentilhomme; quand je lui ai emprunté cet >5 argent, j'avois intention de le payer en honnête >5 homme, & je ne doutois pas feulement que 55 le gain de mon procés ne me mït en état de 35 le faire. Mais mes efperances ont été trompées, >5 & quoique j'aie la meilleure volonté du monde, 55 il n'eft pas poffible que mes aclions y répon« dent». Oui, mais vous rn'appeliez fripon Sc  de ROBINSON CrUSgÉ. 6' rrial-honnête homme, die le marchand , quand j'ai perdu mon bien dans les pays étrangers, par des défaftres tout auffi inévitables que ceux que vous avez rencontrés dans la patrie; vous avez dichiré ma réputation, paree que je ne payois pas mes dettes, Sc cependant j'avois auffi grande envie de le faire que vous pouvez avoir a préfent, w Que voulez-vous que je vous dife, répond le s> gentilhomme? J'étois un infenfé, je ne favois jj pas ce que c'étoit que la néceffité; je vous de» mande mille pardons de la témérité de mon !3 jugements). Pouffons la fuppofition encore plus loin. Le négociant compofe avec fes créanciers, & eri partageant ce qui ki refte, dans de juftes proportions, il eft décharge. Induftrieux Sc élevé dans le négoce, il 1'entreprend de nouveau, & peu a peu il rétablit fes affaires; a la fin un heureux voyage, ou ce que les marchands appellent un grand coup, le met entièrement dans fa première fortune. II fe reffouvienrde fes dettes, Sc confervant dans fon ame les principes de l'honnêteté qui lui a toujours été naturelle , il affèmble fes créanciers, & quoiqu'ils ne puiffenr pas 1'y forcer par les voies de la juftice, il leur pays exaétement tout ce qu'il leur devoit encore. D'un autre coté,le gentilhomme voyant fes affaires défefpérées, fort du pays, prend le parci Eij  '6% RÉFtEXIONS des armeSj Sc fe comportant bien, il parvient a être officier. Son mérite le diftingue de plus en plus, & il monte aux poftes les plus éminens; mais enivré par fa fortune, il ne fonge plus aux dettes qu'il avoit contradées autrefois dans fa province \ il s'érablit a la cour, uniquement occupé a fe maintenir dans la faveur du prince, a qui il doit fon élevation, & il fait valoir fon titre d'honnête homme tout autant qu'il 1'a fait dans fa première jeunelfe. Demander qui de ces deux eftle véritable honnête homme, c'eft mettre en problême qui fut le véritable pénitent, le pharifien oftentateur, ou 1'humble publicain. L'honnêteté, femblable a 1'amitié, s'éprouve dans le creufet de Paffli&ion \ Sc ceux qui crient le plus fort contre les malheureux, dont la probité femble fe démentir dans 1'infortune, font d'ordinaire ceux dont la vertu eft la moins capable de foutenir les attaques de 1'advetfité. Agir en honnête homme dans la tranquillité & dans 1'abondance, eft un bien qui procédé d'ordinaire de nas parens, qui nous ont laifle du bien èV de 1'éducation. Mais agir en homme d'honneur dans des circonftances malheureufes, au milieu des chicanes Sc des injuftices dont nous ommes accablés par des parens & par des amis, Sc fur les bords mêmes de la difette, c'eft une bénédiécion qui ne nous fauroit venir que du;  DE RoBIHSOS CR-USOE. &<) ciel, c'eft üne fotce d'efprit que la grace feule eft capable de nous fournir. Dieu ne fait pas un grand mérite l 1'homme d'obferver fes loix tant qu'il le comble de profpérités. Dans le dialogue que le diable eut avec fon créateur touchant Job, il emprunte de-U un argument qui n'eft que trop concluant d'ordinaire: Oui, dit fatan, Job eft homme de bien , cWa chofe n'eft pas furprenantc; tu lui donnés tout ce dont il a befoin;je te fervirois moi-même & je te ferois auffifidlle que Job, fi tu me faifois autant de bien qu'a. lui. Maintenant mets feulement un doigtfur lui, arrete un peu ta main, dépouille-le un peu , & rends-le femblable k un de ceux qui fe courbent devant lui, tu verras qu'il eft tout comme les autres hommes ; & même le chagrin qu'il aura de fes pertes, le portera a te maudire en face. II eft vrai que la conjeéture du diable ne fut pas jufte : mais cependant il y avoit beaucoup de probabilité, & 1'on en peut tirer les conféquences fuivantes: i°. Que c'eft une chofe aifée de foutenir te caraftère d'honnêteté & de droiture, quand un homme n'eft pas embarrafté dans des affaires épineufes & qu'il n'eft pas talonné par la difette* 2°. Qu'il eft tems de prouver qu'on a véritablement le caraótère d'honnête homme, quand on eft accablé par le malheur. E iij  5"° R i F L E X I O N S Un honnête homme, a qui la fortunerit, peut; pat fanfaronnade, conter a tout Ie monde qu'il eft honnête homme : mais un honnête hom.me qm fe trouve dans la misère, a la farisfadkion d'entendre dire par les autres, qu'il eft Un honnête homme. Pour bien entrer dans le véritable caraótère de l'honnêteté, il faut donner quelque chofe a la foibleife humaine, & diftinguer exacTrement entre desaétions paftagères & accidentelles, & entre une pratique conftante. Mon but n'eft pas d'animer les hommes a renoncer fans fcrupule | la vertu, dans Ia néceffité; ce que je veux dire, c'eft uniquement qu'il ne faut pas condamner précipitamment ceux qui, dans des embarras extraordinaires & dansles difficultés les plus prelTantes, fe laitfent emporter a une mauvaife aclion, paree que Ia tentation eft fupérieure a la fermeté de leur ame. Mon but eft de précautionner les hommes contre la précipitation avec laquelie ils imprimenc 'des marqués d'infamie fur Ia réputation de ceux qui, par foibleffie, ou par la malheureufe fituation oü ils fe trouvent, tombem dans des fautes remarquables. Ces cenfeurs téméraires doivent couclure de mes réfiexions , que ces mêmes infortunés, objets de leurs critiques, peuvent fs titer du gouffre oü ils fe font piongés, 8c devenir  de Robinson Cr. usoé. 71 en peu de tems, paj: un repentir fincère, de plus honnètes gens aux yeux de Dieu que les prétendues gens de bien qui les déchirent d'une manière fi impitoyable. 11 faut que je réponde ici a une objecYion fort familière a ces honnètes gens fi prompts a la cenfure. Vous nous parlez , me dira quelqu'un de ces meffieurs-la, de tomber & de fe relever, de pécher & de fe repentir j voici un drble qui m'a attrapé une fomme confidérable. Il me vient chanter qu'il s'en repent , qu'il efpère que Dieu lui a pardonné fon crime , & qu'il y auroit de la. dureté i moi a ne pas ïmiter le grand juge du monde , il eft fort mortifié du tort qu'il m'a fait, &. il m'en demande mille patdons , c'efta-dire, il me prie de lui permettre de ne me pas reftituer mon bien. Qu'eft-ce que tous ces beaux difcours ont de commun avec mon argent ? Qu'il me paye, & je lui pardonnerai de tout mon cceur. Dieu lui fait la grace de ne fe point fouvenir de fon pêché , je le veux ; mais cette bonté de Dieu ne répare pas la perte que la friponnerie de cet homme m'a caufée. Tout ce que ie puis répondre a cette objeaion, c'eft que vous avez raifon , fi 1'homme qui vienr, vous parler fur ce ton peut vous payer, & ne le fait pas • car je fuis perfuadé que chaque faute de cette nature, doit être réparée par la reftitution, Eiv  ?Z RÉF1EXION3 aufïi-bien que par le repentir. Cetre reftitution doit aller auffi loin que s'étend le pouvoir du coupable , & s'il y manque la moindre chofe h cet égard-Id, il n'eft pas poffible que fon repentir foit fincère. Mais fi 1'homme, dont il s'agit, eft abfolument incapable de vous faire la moindre reftitution; ou bien s'il la fait autant qu'il en eft capable , &c s'd vient alors vous tenir les mêmes difcours, vous avez tort, fi vous ne vous y rendez pas, & c'eft lui qui a raifon. II eft honnête homme, quoiqu'il ne fe trouve pas en état de payer les dettes; mais il feroit maWionnête homme, a* coup für, s'il pouvoit vous payer, & s'il ne le vouloit pas; c'eft-la ce qui doit être la règle de votre conduite a fon égard. II y a un nombre infini daccidens capables de précipiter un homme du faïte de Ia profpérité dans un abïme de misères. Quelquefois ce maf. heur a pour caufe fes vices & fa mauvaife con. duite , quelquefois les fraudes & les fourberies des autres; enfin, bien fouvent ce malheur arrivé par des défaftres inévitables, par lefquels la providence divine nous fait voir que le prix de la/ carrière n'eft pas pour ie plus agile, ni la vióboire pour le plus fort, ni la richeffe pour le plus judicieux. Jat du que quelquefois on tombe dans la  deRobinson Crusoé. 73" pauvreté & dans la misère par fes propres vices. L'honnête homme , donr je parle , ne fauroit être miférable de cette manière-la; cette misère eft criminelle elle-même , puifqu'elle a Ie crime pourcaufe. C'eft comme un meurtre qu'on voudroit excufer, paree qu'on 1'a commis dans 1'ivrefle ; ce qui n'eft qu'alléguer un crime pour pallier un autre crime. Telle étoit la misère de J'Enfant prodigue, qui, par des débauches continuelles , avoit diflipé tout fon patrimoine. On peut dire que celui qui eft dans ce cas, & qui ne paye pas fes dettes , agit en mal-honnète homme, paree qu'il auroit pu les payer s'il n'avoit pas donné au luxe & a 1'intempérance ce qui étoit dü a fes créanciers. II y en a d'autres qui tombent dans Fétat le plus trifte , faute d'avoir le génie requis pour bien ménager leurs affaires. Ceux-la peuvent être honnètes gens, malgré 1'imbécillité de leurefprit. Un cceur excellent peut accompagner un efprit de la dernière foibleffe. Je conviens que 1'homme de bien eft véritablement 1'homme fage, pour ce qui regarde la partie la plus effentielle de la fageffe ; favoir, la religion. Mais il arrivé fouvent que Thomme le plus exaófc par rapport aux devoirs de la piété , &c qui aimeroit mieux mourir que de faire de propos délibéré le moindre tort a fon prochain, enveloppe , par un défaut de ju-  74 RÉflbxiöns gement, dans Ia ruïne de fa propre familie , I«s families de plufieurs autres. Mais, me dira-t-on, cet homme-la. eft pourtant inexcufable , il a tort de s'engager dans des affaires qu'il n'a pas I'efprit de ménager; vouloir Ie juftifier, paree que c'eft tin imbécille , c'eft faire la même chofe qu'on vient de condamner dans Partiele précédent, c'eft excufer une faute par une autre. Je ne faurois être de ce fentiment-la. Quand on me demande pourquoi un imbécille entreprend des affaires qui font au-deffus de fa portee , je n'ai rien a répondre, finon qu'il le fait, paree que c'eft un imbécille qui ne connoit pas la portée de fon efprit. Si vous voulez convaincre un homme de fon manque de lumières , il faut commencer par lui donner affez de lumières pour pouvoir en être convaincu, fans cela, il ne fauroit être perfuadé de fa fottife, par cela même que c'eft un fot. II eft naturel de croire dans le fond, qu'aucuti homme n'eft refponfable , ni devant Dieu , ni devant le monde, des talens qu'il n'a point recus. Je n'ai jamais entendu exprimer cette vérité d'une maniète plus forte que par un certain idiot achevé , qu'un gentilhomme de ma connoiffance nourriffoit dans fa maifon. Ce pauvre homme étant au lit de la mort, avoit 1'air extrêmement rêveur, & fe montroit fort ©mbar-  BE ROBINSON CRUSO.É. 7J rafTé fur 1'idée de la more & de 1'éternité qui doit la fuivre. Mon ami fit venir un miniftre auprès de lui, qui, proportionnant fes expreffions a 1'imbécillité du malade , lui expliqua, du mieux qu'il lui fut poflible , les matières dont je viens de parler. Ce pauvre homme qui, pendant toute fa vie, n'avoit pas eu le bonheur de donner une réponfe raifonnable a, la moindre queftion, fe mit a répandre des larmes, en s'écriant: qu'il efpéroit que Dieu n'exigeroit pas dè lui des chofes qu'il ne lui avoit pas donné le jugement de comprendre. Quoi qu'il en foit, par rapport a la diviiiité , qui connoït au jufte les talens qu'elle a donnés a chacun, Sc jufqu'oü peut aller 1'ufage qu'on eft capable d'en faire , j'ofe avancer , comme une vérité inconteftable , qua 1'égard de la fociété civile, un homme ne doit pas être refponfable d'une aétion qui paroit évidemment procéder d'un défaut de jugement. 11 y a d'autres cas, Sc en grand nombre, ou un homme fe voit ruiné d'une manière pure^ ment paffive, ou par des fraudes & des vols, ou par des défiftres extraordinaires ; en un mot, par des caufes indépendantes de fon jugement Sc de fon honnêteté. C'eft de cette manière, que le diable , par la permiftion divine , précipita Job tout d'un coup , de 1'état le plus floriftant, dans !a misère la plu's affreufe. Si dans une telle fitua-  7^ Réflexions tion , caufée par des cataftroph.es inévitables, un homme ne paye pas fes dettes, il y a une extravagance épouvantable a le traiter de mal-honnête homme, a moins qu'on ne veuille foutenir qu'il n'eft jamais permis a. un homme , de quelque manière que ce puiffe être, d'emprunter de 1'argent fur fon crédit; ce qui eft encore de la dernière abfurdité. Cette matière me conduifit aflez naturellement a une petite digreflïon fur les banqueroutes. A mon avis , la crainte de manquer eft la caufe ordinaire qu'un marchand manque. Un négociant voyant que fon crédit eft encore bon, quoique fon fonds foit épuifé , poufle fon négoce avec d'autant plus de vigueur, 6? il s'anime a faire des coups hardis , dans 1'efpérance qu'un heureux voyage, ou quelque circonftance avantageufe , le réconcilieront avec la fortune. Quel que puifle être le fuccès de cette hardiefle, j'avoue que j'y trouve manifeftement un défaut de probité. Un homme qui fait que fon fonds eft épuifé , quoique fon crédit foit encore en fon entier , fait une in juftice palpable quand il contra&e quelque dette ; il fait alors fon commerce aux rifques des autres , & non pas aux fiens propres , puifqu'il n'a plus rien a perdre; par la même raifon, il négocie a fon propre profir, & non pas a celui de fes créanciers; ce qui eft  BE ROBINSON C R V S O E. abfolument contraire a 1'équité. II trompe celui dont il prend 1'argent & qui le hafarde, dans la fuppofition que le fonds de fon débiteur répond a fon crédit. II eft mal-honnête homme , quand même, en cas qu'il vienne a manquer , il payeroit a ce detnier créancier toute la fomme düe ; car il eft certain que fes autres créanciers ont eu, avant le contrat qu'il a fait avec le dernier, un dtoit fur tous fes eftets, chacun a proportion.de ce qui leur étoit du ; par conféquent, s'il ne donne a ceux-ci qu'une portion , & la fomme totale a celui-la, il leur fait une injuftice réelle. Si les hommes confultoient ce principe de droiture, qui eft dans leur raifon , ils verroient qu'il n'eft] permis d'empruntet de 1'argen.t, que lorfqu'on a une certitude morale qu'on fera en état de payer. Emprunter, e'eft promettre de payer ; & promettre abfolument ce qu'on n'eft pas fur de pouvoir tenir, c'eft agir en mal-honnête homme , comme je le prouverai ci-après. Suppofé même que dans la fuite on fe trouve en état de payer , & qu'on paye actuellement, cet heureux fuccès & cet acte de probité ne redrellenr pas ce qu'il y avoit d'irrégulier dans 1'emprunt; on a réellement trompé fon créancier, en lui faifant coutir un plus grand rifque qu'il ne le pen.foit & qu'il ne le vouloit. On lui adonné des idéés fauffes du fonds qui devoit faite la fureté du  7S RÉFLEXIONS paiement ; par conféquent il y a ici manque de probité fur manque de probité, pour ne pas dire fraude fur fraude. Je fais bien que tout le monde n'eft pas de cette opinion, & que la chofe eft pratiquée par bien des geus qui patTent pour gens d'honneur dans le monde. Je fuis für qu'un homme qui me dupe par fon crédit, & qui prend mon argent, quoiqu'il foit perfuadé que , s'il venoit a mourir Ie lendemain, fon fonds ne feroit pas Ie quart de la dette , eft un fripon, quand même il me payeroit par la fuite au terme fixe. Je dis plus, il eft auffi coupable de vol que s'il avoit pillé ma maifon. Le crédit eft 1'opinion généralement recue de l'honnêteté & de la capacité d'un homme, de la volontc, & des moyens qu'il a de payer ce qu'il doit. Dés que le public eft perfuadé qu'une de ces qnalités manque a. quelqu'un, il faut da néceffité que Ie crédit de cet homme commence achanceler. On ne conlie pas volontiers fon bien dun mal-honnête homme, quoiqu'opulent, ni a un pauvre , quelque convaincu qu'on fok de fa probité. Si 1'on fuppofe généralement que je fuis homme d'honneur & en état de payer, & que je contrafte quelque dette, quoique je fache que la dernière fuppofition foit fauffè , la première devient faufTe eu même teros, Eu vain  DE ROBINSON CrüSOÉ. Jf prétend-on que tout le négoce roule fur 1'apparence & fur la répuration, & que par-la tous les négocians font expofés aux mêmes rifques : il eft certain qu'on ne court généralement ce rifque qu'a caufe du grand nombre de mal-honnêtes gens. Rien n'eft plus ordinaire que de confier des fommes confidérables a un homme qui fe prépare a faire une forte banqueroute, quoique fon crédit foit plus brillant que jamais. Mais s'il accepte les fommes qu'on lui offre , il eft malhonnête homme au fuprême degré, paree qu il connoït le véritable état de fes affaires , & qu'il eft convaincu que celui, avec qui il a affaire t eft la dupe de 1'opinion générale. Du cara&ère d'honnête homme s par rapport aux promejfes. Ij a marqué la plus fenfible qu'on puiffe donner de fa probité , c'eft I'accompliffement exad de fes^someffes. La parole d'un honnête homme lui eft la chofe du monde la plus facrée, c'eft un contrat formel. Cette noble exactitude n'eft pas la fuite d'une réfolution qu'il forme a loifir, pour foutenir ou pour augmenter^fa réputation : .c'eft un effet naturel de fon inrégrité. Pour exécutet fes promeffes, il n'a que faire de pofer des  So RÉFLEXIONS principes, & d'en cirer des conféquences ; fou coeur s'y porte de foimême : il fe gêneroit, s'il ne les accompliftoit pas avec la dernière ponctualité. Lorfqu'une fois il a donné fa parole , on peut s'y fier , quand il s'agiroit de la vie même ; il s'expoferoit plutot aux dernières extrémités, que de chercher un lache détour pour fauver fon honneur en fe dérobant a fa'probité. Cette branche de la véritable honnêteté demande la précifion la plus grande; la feuie raifon pour laquelle on peut s'excufer , fi 1'on ne garde pas fa parole, dans le fens le plus propre, c'eft une impuiffance abfolue de le faire* Changer le fens naturel des expreffions, n'accomplir fes prol-Heffes qu'en partie, c'eft une haffelle , c'eft une lacheté, dont un homme d'honneur ne fauroit être capable. Je crois que c'eft le refpeét extraordinaire que nos ancêtres avoient pour leur parole 3 qui les a portés a attacher une fi forre marqué d'infarnie a 1'affront de recevoir un démenti. Dire a un homme qu'il ment, c'eft lui faire le plus cruel reproche , c'eft attaquer direétement fon caractère d'honnête homme. Si le menfonge en gé~ néral eft fi infamant, il doit 1'être a plus forte raifon quand il trompe 1'attente d'un homme( qui fe fie a notre parole. Dans le moment même qu'on  DE ROBINSON CRUSOE. 8 ï qu'on tombe dans cette honteufe lacheté, on déroge , on fouille le fang dont on eft forti, on fe confond avec les faquins les plus méprifables. Ceux qui ont pouffé les idéés du point d'honneur jufqu'a la chimère, foutiennent que le démenti ne doit être donné qu'aux derniers des hommes, qu'a des gens accoutumés a recevoir patiemment des coups de canne. Selon eux, cet affront doit paffer pour fi attoce , & pour fi infupportable dans 1'efprit de tout autre, que celui qui fe hafarde a choquer jufques-la les régies de la politeffe , n'a pas le moindre droit de prétendre qu'on en ufe avec lui felon les régies ordinaires de 1'honneur. On peut le mettre de niveau avec les bêtes féroces, qu'on affomme partout oü oh les trouve. Suivant les régies du point d'honneur , 1'injure que cet homme a faite, en donnant un démenti, doit être lavée dans fon fang. Un militaire qui auroit recu un démenti, & qui ne s'en vengeroit pas , quoique brave d'ailieurs, feroit méprifé de fon corps, & obligé de quitter le fervice. Mon intention n'eft pas de plaider pour ces fortes de maximes extravagantes; je les allègue uniquement pour prouver la vénération générale qu'on a pour la véracité d'un homme & pour fa ponctualité a garder fa parole. Les Francois, Tomc IJl. F  82 RÉPLEXIONS quand ils croyent être attaqués dans leur hon'neur, font d'abord prêts a dire : je fuis homme de parole , & par ces expreffions ils défignent d'ordinaire rout lecaraclèred'un honnête homme. Ils n'ont pas tort; l'exaclritude réfide rarement dans une ame baffe & lache, & par-tout oü elle fe trouve , on peut s'attendre a y découvrir auflï routes les autres branches de la véritable honnêteté. Nos pères mettoient autrefois la parole a. un il haut prix , que la juftice forcoit un homme a payer fur fa fimple promeffe. Mais enfuite un grand nombre d'inconvéniens furent caufe qu'on reP.reignir, par un acte , ces fortes de fentences a la fomme de dix livres fterling. Cependant il rede encore établi parmi nous, qu'une fimple promefte de mariage, fur-tötit fi elle eft confirmée par quelque faveur y oblige un homme a époufer la perfonne a qui il Fa donnée, ou du moins, qu'elle le force a ne pas contraóter un autre mariage. A cet égard, nos loix civiles s'accordent parfaitement avec les loix de 1'équité &c de Fhonneur. On peut a'.léguer un nombre infini d'exemples de 1'hommage que toutes les nations rendent a cette véracité , qui porte les hommes a acquitter kurs promeftes. Rien n'eft plus ordinaire dans la guerre, que de laiifer aller un prifoimier fur fa.  DE ROBINSON CrüSOE. 83 parole , pour avoir foin de fes affaires , ou pouc aller chercher de quoi payer fa rancon. Celui qui feroit aflez lache pour ne point avoir égard a cette parole, & pour ne fe pas remettre entre les mains de fes ennemis , feroit pendu s'il étoit pris de nouveau , & pafferoit pour infame dans 1'efprit de fes compatriotes mêmes. Quand ce ne feroit pas pour 1'amour de la vertu , un homme un peu fenfé devroit plutot rifquer tout, que de déclarer a tout le monde, en violant ouvertement fa parole, qu'il eft un malheureux. C'eft précifémeat la réputation d'un homme de parole, en quoi confifte cette bonne renommee dont parle Salomon. Elle eft meilleure que la vie, dit-il; c'eft un parfum pre'cieux3 & quand un homme l'a perdue une fois , il ne lui refte rien qui mérite d'être confervé. L'unique reflource d'un tel homme , c'eft de s'aller cacher dans quelque coin du monde : car il ne doit pas s'attendre au moindre commerce avec les hommes qui ont une ombre d'honneur. Ceux qui ont le moindre foin de leur réputation, feroient au défefpoir qu'on les vït dans fa compagnie : chacun 1'évite comme s'il étoit peftiféré. II y a certaines gens qui affectent une grande ponchialité dans la manière d'accomplir leurs promefTes, & qu'on ne fauroir pourtant appeler rij  84 ReFLEXIOKS honnètes gens , paree qu'ils donnent dans d'autres vices & dans d'autres irrégularités qu'ils veulent pallier avec cétte feule vertu. Par ce procédé, ils rendent juftice au mérite de l'honnêteté , puifqu'ils la confidèrent comme le mafque leplus beau & le plus propre a cacher les autres difformités de leur cceur. De cette manière, l'honnêteté eft employee , comme 1'extérieur de la religion , pour mafquer unhypocrite , & pour attirer a une ombre de vertu, 1'eftime qui eftdüe a 1'eflence même. Si l'honnêteté n'étoit pas confidérée comme la qualité la plus excellente , On ne s'en ferviroit pas comme du prétexte le plus fpécieux. Auffi faut-il avouer qu'il n'y a certainement pas un moyen plus fut de ménager a unhypocrite le titred'hommede bien , qu'une ponótualité apparente a garder religieufement fa parole. Rien ne lui eft même plus utile. Dès qu'un homme eft aflez habile pout répandre généralement le bruit de 1'inviolabilité de fa parole, il n'y a rien de li pré— cieux qu'on n'ofe lui confier , rien de fi difticile qu'on ne s'engage, avec plailir, a effe&uer en fa faveur. Tout le monde rend hommage au caraótère d'honnête homme; les fcélérats le refpeótent, les imbécilles 1'adorent, & les gens de bien Faiment de la maniète la plus tendre. Pour 1'hypocrire dont je viens de parler, il eft plus dange-  DE ROBINSON C R TJ S O É. '&} teux pour les honnètes gens, que vingt fcélérats reconnus pour tels. Ceux-ci reftemblent a des bancs de fable, prés defquels on a placé un fanal pour éloigner les pilotes, au lieu que 1'hypocrifé eft femblable a une fofte couverte d'herbe, ou a quelque rocher que les ondes dérobent a la vue, au milieu de la mer. Je ne fais que trop iufqu'a quel point ils font pernicieux, & je Fai appris a mes dépens, en me livrant avec trop de conftance , a leurs proteftations de probité. Lieftime que j'ai eue toujours pour cette qualite, la plus précieufe dont le ciel favorife les hommes, n'a fait que me rendre plus propre a être la dupe de 1'image extérieure de cette vertu. A mefure que je me fuis éloigné, a. 1'exemple de bien d'autres, de ce noble principe de 1'intégrité, foit par le penchant vicieux de mon naturel , foit par la fotce de certains défaftres & de certaines tentations, je me crois obligé de confelfer que j'ai été extravagant Sc criminel; j'en demande pardon a mon créateur, & j'en marqué de la confufion a. mon prochain. Je me ferai un devoir d'avouer a mes leófceurs, quels qu'ils puilfent être , que j'ai plus d'une fois deshonoré t'auteur de mon être, Sc avili 1'excellence de ma propre nature , en ne rendant point a ce principe dedroiture, ce que je lui devois, felon le diótamen de ma propre confcience. Je F iij  S(? Réflexi ons Je confeflèingénüement, & je prie ceux qui ont été plus juftes & 1'égard deux mêmes , & de celui oui diftribue aux hommes les penchans & les lumières, de fe réjouir plutót de leur bon- heur, que de triompher de 1'infirmité des autres. Cependant, avant de fe livrer a une/joie fi raifonnable , qu'ils examinent bien fi , en toute occafion, leur conduite a répondu a leurs talens; qu'ils fe perfuadent fur de bons fondemens que leur intégrité eft inaltérable, & en état de foutenir les plus rudes épreuves, oü les peuvent expofer une fortune délabrée, de fortes tentations , & les chagrins les plus v'ifs. Qu'ils ne fe glorifient de rien , s'ils ne fe font pas encore trouvés dans de pareils dangers • qu'ils ne pofent les armes que lorfqu'ils auront remporté la victoire; & quand ils fe verront effeétivement maitres du (fhamp de bataille, aiors je leur rendrai juftice, & je ccnfeflerai qu'ils ont moins befoin de re' pentance que moi Ce n'eft pas que je prétende, comme je 1'ai déja infinué, que ces circonftances malheureufes me juftifient devant Dieu; je veux fimplemene inféret de ce que j'ai dit, qu'elle;. doivent fournir de fortes raifons aux gens raifonnables, de me juger plutót digne de pitié que de reproches, paree que, fi leur intégrité avoit fouffert les mêmes.  de RoBINSON CrUSOE. S? aiïants, ils fe feroient peucètre rendus auffi lachement que moi & que mes femblables. Pour mettre dans tout fon jour la nature de la véritable honnêteté, & pour en titer occafion d'établir quelques régies fondamentales de cette admirable vertu , en volei trois qui me paroiflent dignes de la plus grande attention. ï, On court grand rifque de faire une brêche a fa propre honnêteté, quand on a un grand penchant a relever & a cenfurer les foibleffes des autres, 2. 11 n'eft pas poffible d'être honnête homme, lorfqu'on condamne fon prochain légèrèinent, & fans être perfuadé par de fortes raifons, qu'iï eft •coupable. 3. Quand même les fautes du prochain feroient palpables, un honnête homme doit être potte a les excufer, par le fentiment de fa propre foibleffe. Mais il eft tems de revenir de cette digreffion & de retourner a mon but principal, favoir, a 1'exaditude avec laquelle un homme d'honneur doit accomplir fes promeffes. Je me repréfente ici un négociant qui vient de demander inutilemént de 1'argent a im de fes volfins. Quelle misère! dit-il, je viens de chez monfieur un tel, qui m'avoit promis de me payer J mais autant en emporte le vent : il paffe pour F iV  88 R É F L E. XIONS honnête homme; mais Ia manière dont il me renvoie d'un jour a 1'autre, me fait croire que c'eft un grand fripon; il ne fe fait pas une plus grande affaire de manquer de parole, que de boire un verre de vin; je fuis fur que, dans un mois de tems, il m'a débité cinquante menfonges; & voila encore un des honnètes gens de la ville! Parbleu , fi tous les honnètes gens comme lui étoient pendus, le négoce n'en iroit que mieux. Quoique je n'aie aucune envie de parler pour les gens qui promettent abfolument ce qu'ils ne font pas fürs de pouvoir exécuter, & qui ne fondent leurs promeffes pofitives que fur un certain degré de probabilité, je ne fuis pourtant nullement d'opinion, que tout homme qui ne tient pas ce qu'il a promis, ou qui ne s'acquitre pas de fa parole a point nommé, doit paffèr pour un fripon ou pour un menteur. Dieu foit en aide aux deux tiers des habitansde cette ville, fi une pareille maxime eft recevable. Pour donner des idéés nettes de cette matière, il eft bon de Ia confidérer fous toutes fes différentes faces. D'un coté, quand on promet Ie paiement d'une dette pour un jour fixe, perfuadé que la chofe eft impoffible , ou du moins qu'elle n'eft pas probable, & lorfqu'on ne fait pas tous fes effbrts. néceffaires pour remplir un tel engagement, ü  DE ROBINSON CrüSOÉ. 89 eft conftant qu'on fe rend coupable d'un menfonge prémédité & de fourberie formelle; on mérite de paffèr pour une ame baffe, & d'être confondu avec les derniers des hommes. D'un autre coté, ces fortes de promeffes doivent être confidérées, & par celui qui les fair, & par celui a qui elles font faites, comme foumifes a tous les accidens qui influent généralement fur toutes les affaires humaines, & que la prudence laplus confommée eft incapable d'éviter. De cette manière, fi un homme, qui s'eft engagé a. me payer aujourd'hui, me dit que, par un cas inattendu , il ne fauroit accomplir fa promeffè, mais qu'il me payera, fans faute, la femaine prochaine, je n'ai pas le moindre droit de foupconner fa probité. II n'a pas eu la moindre intention de me tromper', il n'a rien négligé pour me fatisfaire, 8c il lui a été impoffible de prévenir 1'accideni: qui 1'empêche de remplir fes engagemens. Quoiqu'il nait pas limité fa promefle par la reftriction mentionnée, il eft évident qu'il n'eft coupable ni de menfonge ni de fourberie. Si un tel débiteur mérite les noms de menteur & de mal-honnête homme, que ceux qui font innocens & cet égard-la,lui iettent la première pierre; tout autre n'en a pas le droit. II eft vrai qu'il eft naturel de diftinguer ici un  c)o Reflexións cas particulier d'avec une pratique conftante. Jé veux dire qu'il y a de la différence entre une perfonne qui fait valoir fouvent de pareilles raifons de manquer de parole, & entre une perfonne qui ne s'en fert que rarement. On peut plutót foupconner la probité de 1'un que de 1'autre ; mais, dans le fond, ce n'eft qu'un plus grand degré de probabilité, qui ne laiffe pas de pouvoir être trompeufe. Celui qui emploie de bonne foi, a quarante différentes reprifes, les raifons dont je viens de parler, eft plus malheureux que celui qui ne les allègue qu'une fois; jnais il n'eft pas plus coupable, fi ce n'eft pas un crime de manquer de parole de cette manière-la; Sc fi c'eft un crime, celui qui le commet une fois eft coupable, auffi-bien que celui qui le commet quarante fois. Que perfonne ne prenne mes expreffions dé trayers, Sc qu'il n'en tire poinr des motifs pour être prodigue en promeffes inconfidérées. Le fentier dont il s'agit eft gliffant, Sc fi prés de 1'abime de la friponnerie, qu'on y tombe de néceffité, pour peu que le pied gliffe. Il y a plufieurs chofes requifes pour conferver le caraótère d'honnête homme, en manquant de parole. i. Le malheur qui oblige un homme a manquer de parole, doit avoir été imprévu. Sans cela' la probabilité qu'il avoit de remplir fon enga-  de'-Robin son Cacsoi 91 gemene a été mal fondée, & le crime qu'on rrouve, dans fon manque de foi, a été réellement dans la témérité de fa promelfe. 2. S'il n'a pas fait tous les efforts néceffaires pour fe mettre en état d'accomplir fa promelfe, il a tort de dire, mon malheur me rend incapable de garder ma parole; il doit avouer qu'il s'eft mis lui-même dans cette hnpdffan.ee par pareffè, ou par un manque de bonne volonré; ce qui ne fignifie rien , finon, je fuis un mal-honnête homme, j'étois le maïtre d'accomplir ma promelfe , mais je n'ai pas aflez éftïmé le caractcre d'honnête homme pour conferyer ce titre aux dé pens de quelques foins Sc de quelques efforts. 11 faut donc qu'en promettant de payer dans un tems fixe, non-feulement on air une évidence morale de pouvoir le faire , mais encore qu'on foit induftrieux a employer tous les moyens poffibles pour n'y pas manquer. II paroit par-la que la matière eft fort délicate, Sc qu'il n'eft pas fi aifé qu'on le croit d'ordinaire, d'être3a cet égard,parfaiment honnête homme; ce qui me porte a. confeiller aux gens d'honneur, d'éviter, autant qu'il eft poffible, les promeffes abfolues Sc fans condition , non paree que la probité l'exige éffentiellement, mais paree que c'eft un fur moyen de dérober fa réputation aux moindrés apparences du crime.  9 * Réfl-exions A 1'égard de la nature de la chofe même', il eft évident que ces conditions font fous-entendues, & qu'en manquant de parole on eft honnêie homme, quand on a eu véritablement 1'intention de la garder, & que 1'on a fait tous les efforts poffibles pour fe mettre en état de Ia tenir. Du caraclère d'honnête homme, relatif a. certains devoirs particuliers. JL'honnêteté n'eft pas feulement une vertu fimple & aifée, c'eft encore une vertu générale qui s'étend fur routes nos actions. Un homme peut s'attirer juftement des éloges par rapport a une des branches de fa conduite , & mérirer des cenfures tout auffi-bien fondées a 1'égard de quelqu'autre. On peut avoir de la probité dans fon négoce, & être injufte par rapport a fes parensj un fainr en compagnie peut être un diable dans fon domeftique, & il n'eft pas impoffible qu'un obfetvateur religieux de fa parole ne foit peu exact dans les devoirs de 1'amitié. Mais ce n'eft pas la le caraótère d'honnête homme. L'homme d'honneur eft, pour ainfi dire, tout d'une pièce, toute la fuite de fes actions s'accotde d'une manière naturelle aux principes de la probité & de  J)E RoBINSON CrUSOÊ. 93 iequité. La raifon le tient tonjours dans une diftance égale des deux exrrémités entre lefquelles on trouve la vertu. L'honnêteté a différentes relations aux différens devoirs de 1'honime, & je ne comprends pas d'oü vient que cette honnêteté relative occupe fi peu les réflexions des hommes , qua peine on en a une idéé diftinfte. Je ferai mes efforts pour éclaircir ce fujet, en appliquant mes remarques a quelques exemples ordinaires dans la vie civile, afin de les mettre de niveau a la portée des efprits les moins cultivés. Les différentes relations que nous avons avec nos families , nous impofent certains devoirs auxquels nous fommes abfolument obligés de fatisfaire ; en les négligeant on eft aufli mal-honnête homme que fi on refufoit de payer fes dettes ou un contrat formel. Certains devoirs des enfans envers leurs pères , & des femmes envers leurs maris, font changés en quelque forte en devoirs qui regardent dire&ement la divinité. Dieu, qui veut abfolument, pour le bien de la fociété , qu'il y ait de la fubordination parmi les hommes, les a obligés, par des loix expreffes , a s'acquitter de ce qu'il y a de plus iirportant dans ces devoirs. Mais celui qui obéit exa&ement a ces loix, fans fe mettre en peine de plufieurs autres obligations que l'honnêteté  5?4 ( RÉFLEXIONS exige de lui a cet égard , n'a pas examiné cette matière avec aflez d'attention, & il raifonne fur de fort mauvais principes. Un père ne raifonne guères mieux, quand il s'imagiue que certaines obligations de fa part ne doivent pas répondre aux devoirs que Dieu & la nature impofent a fa femme & & fes enfans. II fe trompe encore groflièrement, quand il fe met dans 1'efpric que tout ce qu'il doit a fa familie, fe borne aux foins qu'il eft obligé d'avoir de la fubfiftance de ceux qui le touchent de fi prés. 11 eft vrai que , s'il le négligé , il eft pire qu'uii infidèle ; mais il ne s'enfuit point qu'il eft honnête homme, paree qu'il ne le négligé pas. Sa femme & fes enfans font fes créanciers de plus d'une manière; il faut qu'il s'acquitte de toutes fes dettes a leur égard , s'il veut mériterle titre d'homme d'honneur. Une des plus confidérables dettes d'un père , 3. 1'égard de fes enfans, c'eft I'éducation. Si fon état ou fon peu de lumières ne lui permettent pas de les inftruire lui-même, il doit leur donner des précepteurs : mais cela ne fuflit pas. Il s'agit encore de bien choifir ces précepteurs, d'étudier le génie & le cara&ère des enfans, &c de leur faire apprendre les fciences qui ont rapport a leurs inclinations , &c a leur tour d'efprir. Tel jeune homme, capable de fe diftinguer dans  DE ROBINSON CrUSOE. 95 une certaine profeffion, ne fera que ramper dans une autre , & c'eft faute d'avoir étudié, avec attention, les-caradères 8c les penchans de la jeunefle, que notre ïle eft fi remplie de favans ftupides , pédantefques , qui deshonorent les fciences , & que 1'étude ne fait que rendre plus méprifabies. Ce n'eft pas affez que de prendre • tous les foins imaginables pout faire inftruire fes enfans comme il faut; un père doit être encore le gouverneur en chef de fa familie , veiller fur ies adions de fes enfans , leur donner de bons préceptes, & donner du poids a fes lecons par fon exemple ; on a beau payer ce qu'on doit a fes créanciers, ft on ne s'acquitte pas de fes dettes envers fa familie , on eft indigne du nom d'homme d'honneur. La plupart des hommes ont une idéé impertinente de la véritable honnêteté ; ils ne la confidèrent que comme une vertu de négociant, ou, tout au plus, ils la bornent a ce qui eft jufte 8c injufte au tribunal du juge civil. Ils s'imaginent d'ailleurs qu'il eft fort aifé d'acquérir cette vertu, & qu'il eft encore plus facile de la perdre. D'un cbté 'on peut la conferver avec les crimes de David , quand les fautes font paffagères, & que le fond du coeur continue a être bon ; d'un autre on peut fe flattet en vain de la poffèder, quoiqu'on foit de la dernière exaditude a remplir les  9S Réflexions devoirs de Ia vie civile, que nous impofent les loix pofitives. ün homme paye fes dettes avec Ia plus grande poncrualité , fa parole lui eft facrée ; n'eft il pas honnête homme, homme d'honneur? Si vous le voulez favoir, fuivez-le dans le fein de fa.familie ; Ci vous voyez qu'il tyrannife fa femme, qu'il ait une complaifance d'Héli pour les vices de fes enfans, qu'il négligé de les inftrüire , &c & de les exhorter, c'eft un mal-honnête homme: i! négligé également ce qu'il doit a Dieu, & ce qu'il doit a fa familie. Outre Péducation, la vertu dont je parle exige encore d'autres foins, également importans a un père de familie. Elever fes enfans & les Iaiffer ia , c'eft reftembler aux brüres qui abandonnent leurs petits , dés qu'ils font en état de chercher leur nourritute eux-mêmes. II s'agit encore d'introduire nos enfans dans le monde d'une manière conforme a 1'érat de nos affaires & a leurs inclinations. Ce devoir eft d'une telle imporrance, que bien fouvent la fortune, non-feu!ement, mais encore la bonne conduite des enfans en font entiérement dépendantes. Ne pas inrroduire nos enfans dans le monde , c'eft les ruiner d'une manière négative ; les y inrroduire fans difcernemenr, fans avoir égard a leurs inclinations , a leurs talens , & a letat de nos affaires,  ÖE RoBINSÓN C R tl S O f. 97 affaires, c'eft travailler polïtivement a les rendre ina vous affurer que je fuis Anglois, né clans la 3' Grande-Bretagne; je dois Ie dire a la honre " de mon père, qui,écant né Anglois lui-même, 33 a eu la lacheté de s'unir a une lndienne, quoi33 qu'il dut être perfuadé que les enfans qu'il 33 auroit d'elle, maudiroient a jamais la mémoire 33 d'une aófcion fi lache, &c qu'ils auroient en 3» horreur le nom de leur père, toutes les fois 33 qu'ils y penferoient. Oui, oui, continua-t-il, 33 je fuis Anglois , né d'un légitime mariage, Sc 33 je me croirois heureux fi j'étois plutöt batard, " & mis au monde par la femme la plus débau>3 chée de 1'Europe , par la plus maullade desfer33 vantes. Peut-être mon père, en contraótantcet 33 indigne mariage, a-t-il fatisfait a ce qu'ilde33 voit a fa noire maïtreffe; mais certainement 33 il n'a pas fongé a ce qu'il devoit i fes futurs 33 enfans. Si je n'avois pas , fur le vifage , cette 33 maudite teinture de démon, j'aurois pu me 3> poufTer dans le barreau, ou parvenir a quel33 que dignité eccléfiaftique; mais, a préfent, les 33 études qu'on m'a fait faire, ne fauroient aboutir 33 qu'a. me rendre favant valet-de-chambre. Je 33 ne faurois m'imaginer pour quelle raifon mon 33 père m'a envoyé au collége. II a gatc un bon Gij  100 RÉFtEXlONS ij laquais, en s'efforcant de me donner 1'efprit »j &c les fentimens d'un honnête homme. Puif*? qu'il avoit en vie d'époufer une efclave, il auii, roit agi conféquemment, en prenant la réfo>s lution de n'avoir que des enfans efclaves, 8c » de les élever d'une manière conforme a leuf nahTance. Mais il a mieux aimé me rendre 33 doublement malheureux; il m'a procuré ce w vifage terrible, que vous me voyez, & a pris 33 foin de mon éducation : mais plus il a formé 33 mon efprit, plus il m'a rendu mon fort fen- >3 flble 33. Ce difcours, qui finit par un ruifteau de* larmes, me parut extrêmement touchant, & je crois que je ne 1'oublierai de ma vie, fur-tout paree qu'il fur prononcé par un homme qni me parut le plus judicieux, le plus modefte & Ie plus digne d'eftime. Je finirai, par cette hiftoire, ce que j'avois a dire fur ce fujet, perfuadé que je ne faurois f ajouter rien d'auffi pathétique. J'en conclus, qu'une bonne méthode d'élever les enfans & de les introduire dans le monde, eft une detteréelle, qu'il faut payer abfolumenr, li 1'on a la noble ambition d'avoir place parmi les gens d'honneur. Le même principe d'honnêteté nous oblige de nous acquitter de nos devoirs envers une femme <§c envers un domeftique, a proportion que les  de robinson CRBSoÉ, 1 01 liens qui nous attachent a 1'une & a 1'autre, font plus ou moins étroits. GHAPITRE III. Des Vices qui règnent dans le commerce civils & des Irre'gularhés ordinaires de la conduite des hommes. J, E commerce mütuel des hommes eft la partie la plus brillante de la vie; c'eft un emblême des plaifirs qu'on goütera dans le ciel; car les agrémens dont on jouit dans une bonne compagnie, repréfentent véritablement les délicès qui accompagneront la fociété mutuelle des bienheureux. Le commerce bien entendu & bien dirigé fait cette partiè de la vies qui nè diftingue pas feulement 1'homme de la brüte;, mais 1'homme raifonnable de 1'homme infociable & farouche. Peut-être fuis-je plus fehfible qu'un autre aux douceurs du commerce mutuel, paree qué j'ai fenti le chagrin & la mortifkation d'en êtte privé ; cBpendant j'ai lieu de croirë qué mès. malheurs ne m'ont fait fentir que plus forrement cette vérité, & tous les gens fenfés con» Giij  IO'1 RÉFLEXIONS viennent avec moi, que la fociabilité eft un des caractères diftinétifs d'un être raifonnable. II s'enfuit qu'une des plus grandes bénédi&ions que la providence puifle donner a 1'homme fur laterre; c'eft de lui faire rencontrer des gens de mérite , dont 1'humeur foit confotme a la fïenne. II s'enfuit encore que le meilleur caractère d'un homme, après la piété & la probité , c'eft d'être fociable, & propre a contribuer aux agrémens de la vie civile. Quel charme n'eft ce pas de voir fur le vifage de quelqu'un la bonté de fon naturel qui y brille, la férénité de'fon ame continuellement peinte fur fon front! Quel charme de le voir toujours dans une humeur égale, agréable a luimême & aux autres! fon cerveau eft débarrafte de chimères; & fon cceur libre d'inquiétudes, communiqué fa tranquilliré aux opérations de fon efprit. Un tel homme eft fans cefTe paifible poflelfeur de lui-même; fa vie eft une anticipation fur le bonheur éternel, dont la paix & la tranquillité feront la partie la plus effentielle. Si un tel homme eft acceftible au chagrin , ce n'eft que lorfque la raifon n'eft pas entièrement contente d'elle-même, ou lorfquelle compatit aux malheuts d'autrui : ces paifions violentes &c tumultueufes , qu'on peut confidéter comme les orages de i'ame, lui font entièrement inconnues;  D E R obi w s o n Cru s o i. 103 eu , du rnoins , elles ne font chez lui qu'une bourafquepaffagère. C'eft le feal homme capable d'obferver ce divin précepte de 1'écnture famte, foye-i faché & ne péch&l pas ; & fi jamais il s'abandonne a la colère , elle n'eft excitée que par les inexaditudes qu'il remarque dans fa propre com duiie. Voilace qui s'appelle vécitablement une perfonne fociable, & propre i faire lesdélices d'une compagnie de gens fenfcs ; fa conduite eft plutot a portée de 1'admiration. 11 y a une efpèce de vertu a lui potter envie , &a fentir de la mortification , en cherchant en vain, en foimême, les aimables qualités qu'on trouve dans tout 1'enchainement de fa conduite. Quoique j'aie diftingué d'abord Ie caradère d'un homme pieux d'avec celui d'un homme fociable, paree qu'on peut confidérer une mème perfonne fous ces deux différentes faces, je prie mon ledeur d'être perfuadé que cet homme heureux que je viens de peindre , eft toujours un homme attaché aux devoirs de la religion. C'eft une erreur groffière de s'imaginer qu'une ame noircie par le vice, affaiffée par le crime , balottée par 1'extravagance, peut être fufceptible de ce calme, former fes penfées librés & dégagées, répandre fur les vifages cette férénité , & foutenir 1'humeur dans cet agtément perpétueL G iv a  io4 Reflexions I! faut de néceffité, que dans une ame criminelle, il y ait des intervalles fömbres & ténébretix ; les orages qui naiffent dans la confcience, doivent abfolument couvrir la phyfionomie de nuées obfcures , & quand il fait mauvais tems dans 1'ame, il n'eft pas polfible que la férénité foit dans 1'air du vifage. Le fourire d'un tel homme a quelque chofe de contrahit, qu'il eft facile de découvrir : fon naturel peut le porter a la joie \ mais les remords de fa confcience interrompent fouvent cette joie, au milieu de fa plus grande vivaciré; & il cherchera en vain la piire volupté, elle le luira toujours. Voulez-vous vous convaincre de cette vérité par vos propres yeux ? Examinez, dans une compagnie, un homme coupable de quelque mauvaife a&ion; portez votre attention fur tout fon air; dans les plus grands emportemens de fa joie, vous verrez fouvent qu'un chagrin involontaire s'empare de fon ame , & en force 1'entrée : il s'en appercoir, il en dótourne fa penfée avec violence; mais au milieu d'un grand éclat de rire, ifeft encore interrompu par des foupirs dont il n'eft pas le maitre. La chofe eft réelle , elle ne fimroit être autrement, & je n'ai jamais de ma vie fréquenté un homme vicieux, fans découvrir évidemment en lui ce fymptöme. C'eft une efpèce de refpiration d'une ame a qui  DE ROBINSON CrüSOÉ. Ï05 on né donne pas le tems de fe lailfer perfuader par les principes de la raifon \ ce font les foupirs d'une vertu que 1'on charge de fers, c'eft un foulèvement de 1'efprit cöntre la tyrannie des mauvaifes maximes dont on kti impofe le joug. Dans 1'homme pieux, au contraire, la tranquillité eft fuivie & durable, paree qu'elle eft naturelle. IL' eft toujours de bonne humeur, paree qu'il nörougit pas de lui-même, La bonne humeur conftante & inaltérable, ne fauroit jamais procéder que d'un fonds de vertu, & par conféquent le proverbe , qui veut que le bonheur confifte, d'une manière vague, dans le contentement de 1'efprit, eft auffi mal fondé qu'il eft adopté généralement. 11 deviendra vrai & raifonnable, dès que 1'on fuppofera que cê contentement eft fondé fur une bafe dont un bön fens épuvé puiffe être content; fans céla, ón pene dire qu'un habitant des Petites-Maiföns eft fouvent le plus heureux des hommes, Il chante dans fa prifon, il danfe dans fes chairies; la Va* peur qui !e maitrife, en fait a fon gré, un mimftrê d'état, un princê, un roï. C'eft de cette forte de contentement dont, a ce que 1'öh dit, jouif-. foit autrefois certaine ducheffe, qui s'étoit mis dans 1'efprit qu'elle étoit impétatrice ; fes laquais étoient ar més de javölots & habillcs a 1'antique 't  lOS RÉflEXlONS elle fe faifoit un plaifir de les regarder par une fenêtre fe promener dans cette mafcarade, perfuadée qne c'étoient fes gardes. On la fervoit a genoux, on 1'honoroit du titre de majefté impériale. Pendant qu'on avoit toutes fortes de complaifances pour fa chimère favorite, Sc qu'on 1'amufoit par 1'image de chofes qui n'avoient aucune réalité; elle étoit aflez malheureufe pour êtte hors d'état de potter fes réflexions fur les vérités ou elle avoit le plus grand intérèt. Elle étoit, fous la conduite des tuteurs; réellement miférable; & le tritte objet de la compaflion publique. Le feul contentement qui puifleporter 1'homme a un bonheur digne de 1'excellence de fa nature , doit avoir fa bafe dans les principes de vertu. La fatisfaótion digne de 1'homme eft la paix d'une ame raifonnable. Le dérangement de 1'efprit Sc Ie vice n'ont rien a démêler avec elle. De quelle paix 1'ame peut-elle jouir, quand elle eft dominéé par le crime, qui a pour fes fateüites le trouble Sc l'inquiétude ? La paix ne fauroit régner dans un cceur , quand les remords lui font la guerte, Sc que des defirs extravagans Sc criminels 1'attaquent de tous cótés. Comment 1'efprit peut - il être tranquille , quand au -dela des plaifirs qui s'offrent a. lui ea foule, il découvre  DE ROÏINSON CRUSOÉ. I07 «ne perfpective de malheurs qui 1'empêchent de jouir du préfenc, par des appréhenfions & p£r des craimes, qui ne font que trop bien fondèes ? II n'y a pourtant que cette paix de 1'ame, qui puifle embellir Iaphyfionomie de cet air agréable qui plait tant dans la fociété, & qu'il eft impoffible de contrefaire. Douce paix de 1'efprit, heureux repos de 1'ame, Source des vrais plaifirs, feul & parfait bonheur, Le mortel vous détruic, tandis qu'il vous réclame, Et pour vous acquérir vous bannit de fon coeur. L'avare vous recherche, &, d'un fol efpoir, ivre, Il vous enfevelit dans les goufres des flots; Bien loin de vous trouver, aux troublcs il fe livre Pour amaffer matière a des. troubles nouveaux. Qu'il creufe, afFamé d'or, ces ténébreux ablmes, Oii le ciel 1'a caché par de fages arms; II y ppurra trouver cet inftrument des crimes : Mais la tranquillité ne s'y trouva jamais. Non, pale adora'teur de la ïïche abondance, N'attends pas ce tréfor de fes prodigues mains: De fa corne qui rerfe un ruiffeau d'opulence, Ne vois-tu pas couler des fleuves de cliagrins 5 Sous lc chaume ruftique, on trouve la retraite, Oü 1'aimable repos fe préfente a nos yeux. Mais de foucis ailés une troupe inquiète , Vole autour des lambris des palais orgueilléüi.  IQ8 RÉFLEXION5 L'ambitieux fouvent encenfe par le crime L'autel enfanglanté du criminel honncur, A ïnefure qu'il monte, il fe creufe un abime Dont leffroyable afpeil trouble & gI3Ce fón cceur. Que lepeuple, ébloui d'une apparence vaine, Admire le bonheur de ces fiers fouverains; Portraits vivans dc Dieu,-leur araour ou leur hame Eft 1'arbitre du fort des timides hunuins. Mais rangée Sutour d'eux, leur gardé redoutée, Du pcuple calme en vain les flots féditieux; Elfe n'arrêtc pas dans leur ame agitée, Des defirs turbulens le flux turaultueux. Fhomme inquiet veut fuir le trouble qui 1'agite, Et fous un autre ciel croit trouver le fepos; Mais , trifte compagnon du chagrin qu'il évite j II traine, en tous climats, Ia foufce de fes rnaus» Ettoi, qui fur les pas des fiers héros du Tibres A ta folie valeur immoles 1 equité, En trouvant criminel quiconque ole être libre, Montes de crime en crime a 1'immortalité. Tu mefm-es ta gloire aux malheurs qu'elle caufej. De 1'univers en feu s'élèveton encens; Vois croitre tes Iauriers, plus ta main les arrofè Des pleurs des malheureux, du fang d#s innocens. Scélérat admiré, dont les crimes deviennent* A 1'abri du fuccès, les titres du héros, Dans la route fanglante ou tes fureurs t'cntraïhent^ Dis, moderne Pyrrhus, cherches-tu le repos3  BE RoBINSÖN CRÜSli I©9 Mais apprends que toujours Tinfatiable gloire Aux plaifirs du triomphe arrache les guerriers, Et ne leur fait jamais trouver dans la viftoire Qu'une route Facile a de plus beaux lauriers. Mortel infortuné, rampant fous la chimère, Veux-tu fervir toujours, né pour la liberté? Ton bon fens, du repos eft le dépofitaire, Et 1'arbitre abfolu de ta féjicité. D'un bien toujours futur que 1'attente peu fage Cède au choix d'un bonheur für, préfent, accoftipli; En bornant tes defirs, étend ton héritage. Un defir referré vaut un defir rempli. Oui, va jouir des droits de ton indépendance. De ta feule raifon efclave bienheureux. Dans ta modicité va trouver 1'abondance, Et tire ta grandeur des borues de tes vceux. Alors chrétien (enfé, philofophe intrépide, Tu peux, calme au milieu des orages du fort, Saifir de chaque inftant 1'utilité folide, Et gouter des plaifirs aftranchis du remord. Tu peux, dans Cette paix, doux préfent de la grace, T'élever au-deflus du peuple forcené, Et n'en point diftinguer, fage dans ton audace , Un monarque, du vice efclave couronné. Félicité pour nous jufqu'ici ténébreufe, Bonheur du ciel couvert par des voiles épais! L'ame dans votre fein ne fauroit qu'ètre heureufe. II fufSt, vos plaifirs ont pouir bajfe laTpaix.  IQI •Réfiexions . Ceux"Id fe rrompent groflièrement, qui s'imaginent que la religion & une morale févère, altèrenr la bonne humeur, donnent quelque chofe defarouche i 1'efprit, & renden: 1'homme incapable de conrribuer aux douceurs du commerce. Quelle exrravagance de fe mettre dans 1'efprir, que le vice feul, rend quelqu'un propre ■X briller dans une compagnie! II vaudroit autant foutenir que la joie dépend de la folie ; 1'agrémenr, de 1'impertinence; & la bonne humeur, d'un tranfport au cerveau. Pour moi, je fuis fi éloigné de cette bifarre imagination, que je crois fortement que 1'on ne fauroit être véritablement gai fans être véritablement vertueux : I'efpric même eft aufft compatible avec la religion, que la religion eft compatible avec les bonnes manières. La morale n'eft refferrée dans aucunes Iimires , qui 1'empêchent d'influer fur Jes plaifirs de la fociété. Si elle en bannit les difcours vicieux & indécens, elle augmente par-ld Tagrément de la converfation,bien loin de le diminuer. On remarquera même toujours que Ia joie d'un homme verrueux eft de beaucoup fupérieure a celle d'un homme plongé dans Ie libel tinage : elle eft plus naïve, plus aifée, mieux fuivie, mieux aftortie a 1'homme , en qualité d'homme poli, d'homme fage, & d'homme de bien. Les gens vicieux;  ï> E robinson crusoé. ui n'en difconviennent pas même, quand ils font de fang-froid, & acceffibles a laréflexion. De ce qui rend les hommes incapables de contribuer aux agrémens raifonnables de la fociéte. AvAnt qued'entrer en matière, il ne fera pas hors d'ceuvre de dire quelque chofe touchant les moyens par lefquels les hommes femblent s'efforcer eux-mêmes de fe rendre peu propres a goüter&'a faire goüter les plaifirs d'une föciétéraifonnable. Nous n'en fommes que trop incapables par nos foibleffes naturelles, fans nous procurer d'autres défavantages, pour ainfi dire, de propos délibéré. La feule intempérance, fans laconfidérec comme un vice, eft une efpèce de maladie qui peut nous óter 1'aimable cara&ère d'homme fociable. Elle nous rend farouches, chagrins, triftes & fombres. Je fais bien que des gens dévoués a une bonne chère exceflive, fe vantent quelquefois de leur politeffè, de leurs belles manières, de leur gaieté, & de leur belle humeur. Peut-être auffi les éloges qu'ils fe donnent fi libéralemenr, font-ils fondés pendant un certain tems; mais fuivez-les jufques dans leur vielleffe, vous les verrez difficiles, obftinés, grondeurs, acariat^es. II eft vrai qu'on voit rarement un vieil ivrogne ;  lÜ R ÉFlEXiÖNS ce vice a cette bonne quaüté, entre bien des mauvaifes, qu'il ne fouffre pas que fes efclaves incommcdent löng- tems les honnètes gens : mais s'il arrivé encore quelquefois qu'on voye un jvrogne agé, du moins puis-je dire que je n'ai jamais vu un vieil ivrogne qui fut de bonne humeur. C'eft une chofe fort étrange qu^l y aitdes gens dans le monde affez extravagans pour s'étudier a fe rendre peu fociables. Comment peuvent-ils 'ignorer que la fociabilitê eft le caractère du monde le plus propre a s'attirer 1'eftime 8c famitié des gens du plus folide mérite, & procurer a celui qui lepofsède laplus grandefélicitédont oripuiffe jouir fur la terre ? II y a même des perfonnes qui fe font fait une idéé de mérite i part, 8c qui, fe plaifant dans La fingularhé de leurs manières & de leurs feminiens, fe font un honneur de leur mifantropie, qui n'eft qu'un orgueil impertinent 8c ridicule. Ce n'eft être ni honnête homme, ni homme religieux. Pour mériter ces titres, ilfaut fuivre le précepte de S. Paul, être affable, prévenant, humble, & eftimer chacun plus excellent que foi même. Ce n'eft pas la mifantropie feule qui nous écarté de cette régie fi fage : ce font encore d'autres branches de la vanité 8c de 1'amourpropre qui nous en éloignent: généralement parlant,tous les hommes ont la fottife de fe préférer a  BE ROBINSON CRÜSOÉ. IIJ a tous Jes autres, non-feulement quand il y a quelqu'apparence de vécité, mais même quand la fupériorité des autres fur eux, eft évidente & généralement reconnue. L'eftime qu'on a pour fon propre individu ■> eft d'ordinaire grande a mefure que la bafe en eft petite; 8c en général ceux qui ont du mérite, ont affez de lumières, pour en connoïrre les hornes, 8c pour ne les pas étendre exceffivement, dans leur imagination. Cette vanité outtée eft le plus grand inconvénient du commerce civil; elle déttuit les agrémens de lafociété, auffi-bien que 1'efprit de celui qu'elle domine; elle l'empêche d'éclairer fon ame & de profiter des lumières des autresi Un tel homme, bien loin d'être dans Ia difpofition d'apprendre, fe croit fait expres pour endoclriner les autres. Auffi rerriarque-t-on d'ordinaire la vanité Ia plus exceffive dans les plus grands fous j 1'impertinente eftime qu'ils font de leur habileté, les confirme dans leur folie, & les empêche d'en fortir jamais. Etre convaincu de fa fottife ou de fon ignorance, c'eft ceffer d'être fot & ignorant. Peut-être, me dira-t-on, que 1'extravagance & la vanité peuvent être un grand obftacle aux agrémens du commerce, & le rendre utile a ceux qui en font poffédés, comme elles le rendent choquant 8c défagréable a ceux qui ont affaire avee Jome IJL H  ii4 Reflex r ons ces fous orgueilleux; mais qu'elles ne font tien au fujet que je me fuis propofé; favoir, a ce qu'il y a de vicieux dans la converfation. Je conviens avec ceux qui pourroient me fiire cette objecrion, que, quelquefois, la folie & la vanité peuvent procéder d'une foiblelfe d'efprit naturelle, & par conféquent être moins des difpofitions criminelles, que des difpofitions malheureufes. Mais s'ils font capables de faire quelques rérlexions, ils voudront bien auili m'avouer que bien fouvent, ces défauts ont leur fouice plutot dans le cceur, que dans 1'efprit, & qu'il eft très-poflible, qu'ils dérivent du vice ou de la négligence. Les fous de cette dernière clafle, nele feroient pas, s'ils vouloient bien fe donnet la peine de prêter quelqu'attentiön a leurs idéés & a leurs fentimens, & ils peuvent êtte arrêtés fur le bord du précipice, par de bonnes exhortations. C'eft quelquefois faute d'une attention légere j &c très-praticable par les efprits les plus foibles mêmes, que certains fous, bouffis de vanité, vont, dans leurs aétions, bien plus loin que leur foiblefte d'efprit ne devroit les mener naturellement. Pour le faire fentir, je rapporterai ici une querelle aufti forte que furieufe, & irréconciliable, que j'ai vu arriver entre deux fous orgueilleux : elle venoit de ce que i'un des deux avoit traité 1'autre de fou, quoique malheureufement  de RoBINSÖN CrüSOÉ. i i | il méritat lui-même ce titre dans toute fon étendue. Ils dégainèrent fur le champ; mais étant fépatés pat leurs amis communs, ils fedonnèrent rendez-vous pour fe battre en duel : on en fut averti, & il ne leur fut pas poflible, pendant longtems , d'exécuter leur impertinent deflein. Enfin ayant trompé la vigilance des furveillaris , ils fe battirent de nouveau, & ils futent bleffés tous deux; 1'un en mourut, & 1'autre fut obligé de s'enfuir de fa patrie, fans efpoir d'y retourner jamais. Le premier , avant que de mourir, avoua naturellement qu'il étoit fou; ce qui dirhinuoir fin quelque forte fa Folie : mais il difoit qu'il ne lui avoit pas été poflible de fupporter d'être rraité de fou, par un homme qui étoit infiniment plus fou que lui. Pout l'autre, il avoit une grande opinion de fa propre capacité, & un profond mépris pour la fottife de fon ennemi; vanité qui 1'abaifloit réellement au deflous du caraótère de 1'autte champion. C'eft la feule chofe qui m'empêche de dire qu'ils fe querellèrent abfolument pour rien, le fujet de leut querelle étant une diCpute fur la fupériorité du mérite. J'aurois ici un vafte champ pour m'étendre fur la folie, ranger les fous en différentes claffès, &t dépeindte la beauté variée que toutes ces nuances de déréglement d'efprit doivent répandre dans leur commerce &c dans leur converfarion. Outre Hij  116" RÉ FLEXÏONS le fou, dont parle Salomon, qui eft le fou vicieux & criminel, j'ai rrcuvé trente-fept autres efpèces de folies ,chacune, dans fa forte ,admirablement bien qualifiée, pourpriver la fociété de tout agrément, & pour la rendre ennuyeufe, choquante &C ridicule. J'y ai ajouté difFérens échantillons de leurs difcours, j'ai dépeint leurs fades répétitions, leurs quolibets , leurs mots a doublé entente, par lefquels ils tendent comme des pièges aux gens fenfés, fans rifquer , que rrès-rarement, de manquer leur coup; j'ai décritleurmanière de rire, leursgeftes, leurs grimaces & leurs contorfions, pour s'attirer le titre de dróles de corps , propres a divertir toute une compagnie. Afin de ne pas choquer mes compatriotes, j'ai partagé tous ces catadères d'extravagance entre les nations étrangères, & j'ai dépeint le fou Francois, le fou Efpagnol, Portugais, Ruflien, Chinois, Indien, &c. Mais j'ai réfolu de renfermer tous ces matériaux dans un traité a patt, & je Ie donnerai au public dans une autre occafion. Le fujet que j'ai entrepris de traiter a préfent, eft trop grave & trop férieux, pour 1'incnder de tous ces caracr.ères extravagans. Par Ia converfation dont il feroit utile de bannir plufieurs vices, je n'entends pas ici un cettain babil vain , dont les fous font infiniment plus capables que les gens fenfés. J'entends une conver*  ÏE Romkson Crus o É. 117 fation qni répond 1 la dignité de notre nature, & qui, dirigée par la vertu & par lapohteffe eft propre a faire jouir 1'homme , de la féliate la plus parfaite qui puiiTe lui tomber en partage dans cette vie. Plus cette forte de converfation eft excellente en elle-même, plus les vices qui s'y font Pliffés impercepriblement, méritent d'être mis dans tout leur jour, & expofés a la réflexion U au mépris de ceux qui aiment la vertu & leur propre bonheur. Des Fiets de la converfation en général. Je m'attends ici a une objedion de la part de certains critiques, qui fe font un plaifir de traverfer, par leurs chicanes, ceux qui plaident pour la vertu & pour les bonnes manières. lis me foutiendront,fansdoute,que levice fuppofe 1'adion, & que par conféquent, ce terme n'eft pas applicable au difcours. Pour leur fermer la bouche-, il fera bon, avant que de pafter outre , de défimr ce que j'entends par converfation vicieufe. C eft tme converfation. contraire aux bonnes mceurs , une converfationindigne d'un homme verrueux & raifonnable, ou paree qu'elle eft profane H , contraire a la religion , ou paree qu'elle cheque ia modeftie, ou enfin, paree qu'elle s'eloigne de H.n].  la charité , e„ donnant dans Ia médifance & dans Ia calomnie, A tous ces différens égards, parler eft agir, la profananoneft uneaótion impie ; 1'obfcenité da difcours eft une aófcion immodefte. La force des paroIesÊftrelIe,querhommefaitautantdecrimes de la langue, que des mains; d'ailleurs les idéés JF» entrent dans notre efprit par foreille, font fu,ettes a refter long-tems dans 1'imagination, Pu elles font les impreffions les plus profonde, Quelques-uns des crimes les plus «dieux ne ;r^eCreCOmmiSqUePark ^g-;teleft Ie blafphcme, qm eft un crime de haute trahifon contre a majefté divine; telles font les impréca«ons, les maiédiótions, les menfonges & les calommes , fans parler d'un nombre infihi de petites irrégularités , que la mode autorife, & qui, felon lopinïon ordinaire, ne valent pas Ia peine d'être relevées. Graces a Dieu, après des liècles entiers d'une corruption aufli générale qu'avouée par ceux qui auro,ent dürépnmerle yice, nous voyons dans Ia Grande -Bretagne le crime privé de fes plus fermes foutiens. Notre monarque (i) ne négligé nen pour en détourner fes fujets, & il faut ef. perer, qu'a préfent que Ia guerre eft linie & que (O Le roi Guillaurne.  BE Robinson Cru s o é. n? fes ennemis du dehors lui donnent .quelque repos, il fera tous fes efforts pour abattre & pour détruire eer ennemi domeftique. La reine Marie, dont la mémoire „nous doit être toujours précieufe pour fa piété & pour les modèles de vertu qu'elle nous a tracés dans toute fa conduite, afaitpendant fa vie les plus grands efforts, pour défendre & pour foutenir les bonnes mceurs. Elle a encouragé les magiftrats a punir le vice avec févérité 5 elle les a armés de nouvelle* loix, & il a femblé que la juftice même étoit defcendue fur la terre, pour revendiquer fes propres droits. Cependant les effets falutaires que ces efforts vertueux ont produits, ont été renfermés dans des bomes affez étroites. Ce n'eft pas la faute du fouverain ni du parlement; les loix & les édits ne font pas capables d'effeduer une réforme générale, fi une bénigne influence du ciel ne fe répand pas fur les mceurs de certaines perfonnes, qui, par leur rang, font placées hors de la portée des loix. Ce feroit d'ailleurs quelque chofe d'affez inutile de publier des édits contre les paroles; autant vaudroit établir un afyle contre la foudre. Les bièches qu'on feroit a ces régiemens, feroient fi nombreufes, qu'il faudroit autant de juges que de criminels. Il y auroit autant de tranfgreffeurs de ces loix, que de fujets,_& plufieurs perfonnes feroient obligées^ de paffeï  ï'19' RÉFtEXTONS tous les inftans de leur vie, devant le tribunal des juges. La converfation engénéral a teen une certaine teinture du vice, qui eft dégénérée en agrément , & qui ne fauroit être effacée que par une efpèce de mode, qui, par une heureufe cafcade, defcendït des premiers du royaume jufqu'au peuple. La force n'y fera jamais rien. Quand une paftion devient agréable a un homme, il eft bien difficile de 1'en guérir; il a de 1'averfion pour le remède, par cela même que cette paflion lui plait. Je Ie répète, il n'y a qu'une mode contraire qui puilfe détruire le charme attaché a la mode d'être vicieux. La mode eft jufqu'ki Ia fource de la plupart des crimes,par Ie pouvoir defpotiquequ'elle ufurpe fur les efprits. Veut-elle qu'on donne dans la débauche : vous voyez auffi-tót des gens qui n'y font pas portés par leur naturel, renoncer a Ia pudeur, & rifquer Ia fanté de leurs corps Sc le falut de leurs ames, fimplement pour avoir de belles maniè-res, pour s'attirer Ie titre de jolt homme. Si les petits maïtres de la cour fe font plaifir du blafphême & de Ia profanation , tout le refte fuit Ie torrent. II faut renier fon créateur, & faire profeflion ouverte d'athéifme, pour avoir de 1'efprit Sc du monde. Les marchands Sc les artifans eux-mêmes, pour paroitre éclairés Sc pohs dans les compagnies, exercent leur bel  DE ROBIUSON CrüSOÉ. 111 efprit fur les chofes facrées ; ils s'occupent a fonder les profondeurs des myftères, & cherchent a pénétrer dans les fecrets impénétrables du ciel. La divinité de Jefus-Chrift, la durée éternelle d'une vie a venir, font les fujets ordinaires de leurs difcuffions; ils veulent qu'on leur donne des démonftrations de chofes qui, par leur nature même, n'en font pas fufceptibles, & ils fecroient les plus habiles gens du monde, quand ils s'imaginent qu'il eft impolïible de fatisfaire i leurs demandes exrravaganres.- De cette fource fe repandent en foule les héréfies Sc les opinions les plus bifarres. En voulant découvrir ce qui par foi-mcme eft impénétrable, on fe jette dans le doute; on va même jufqu'a refufer la réalitèacertaines chofes , paree que 1'on n'aura point d'idée, & paree qu'on ne fauroit comprendre la manière dont ces chofës exiftenr. Folie femblable a. celle d'un homme qui a la vue courte, Sc qui nie 1'exiftence de tous les objers oü fes yeux ne fauroient atteindre. La muite eft hors de la portée de leur raifon , & cette fiére raifon s'en venge en nianr ce dogme ; ils depouillent le fils de Dieu de fa divinité , & de fon union hypoftatique avec le père , paree qu'il leur eft impoffibie dc diftinguer les aftions qu'il a faites en fa qua-  *ü Reflexions- lité de médiateur , d'avec celles qu'il a faites en vertu de fa route-puiifance divine. J'ofe regarder toutes ces opinions erronées, qui fe multiplient fi fort dans notre age & dans notre patrie, comme une punition divine que nos compatriotes s'attirent par leur infolence effrénée de profaner les myftères de la religion, par le motif de pafler pour gens d'efprit. Dieu permet qu a force d'avancer des opinions impies quils ne croient pas , & a force de les défendre avecchaleur, ils commencent i s'en perfuader; comme certains menteurs , qui répètent fi fouvent leurs menfonges , qua la fin leur imagination eft incapable de les diftinguer de la vérité. Si la fatuité de nos petits-maitres, fe bornoit au ridicule de 1'ajuftement & du gefte , un homme fage fe contenteroit d'en rire , ou d'en avoir pitié. Mais il eft tems de ramaftèr toutes les forces de 1'efprit & de la raifon, pour Ia combattre & pour la rerrafler , quand on voit que, pour complaire a la mode , des libertins font les derniers efforts d'imagination pour fe rendre criminels au fuprême dégré, par méthode & par fyftême ; quand on voit tous les talens naturels de 1'efprit, tous les talens acquis par Féducation, & tous l$s fecours qu'on peut tirex  DE RoBlNSOtl CrBSOÉ, ïl? jde 1'art , & de 1'étude même, rangés en bataille contre le ciel, & faire une ligue , pour rendre le genre humain plus méchant & plus déteftable» Des Moyens de réformer la converfation. Il n'importe guères, dans le fond, d'examiner avec une exa&itude bien fcrupuleufe les fources d'oü la corruption s'eft repandue fur les difcours des hommes. ii eft infiniment plus important de rechercher, avec foin, les moyens de les débarraffer de tous les defauts qui 1'aviliflent. Du moins feroir-il a fouhaiter qu'on trouvat une méthode füre , pour rendre aflez d'autorité a la vertu & a la tempérance , afin qu'on n'eüt plus le front de les outrager par des difcours infolens Cette entreprife eft d'une très-grande difficulté. Facilis defcenfus averni j Sed revocare gradum fuperafque evadere ad auras, Moe opus, kic labor eft. Virg. JEn. VI. iz6, L'accès a 1'empire des ombres Eft facfe a chacun; Jyiais on ne revient pas de ces demeures fombres Par un eflFort cemmun.  124 RÉFLEXIONS II feroit bien plus facile de trouver une telle méthode , que de la mettre en pratique ; mais on ne peut pas dire cependant que la chofe foit abfolument impoffible ; & , malgré la cónnoiffance que j'ai des bornes de mes lumières, je veux bien pofer ici quelques régies, qui pourroient rendre cette reforme praticable. Cet heureux fuccès dépend, en partie, d'une exécution févère des loix ; nous avons des loix excellentes pour réprimer le vice , & nous en faifons encore,tous les jours, de trés-propres a nous mener au même but; mais toute la force des loix , ronfifte dans 1'exécution , fans laquelle elles perdent toute leur vigueur , 8c non-feulement elles deviennent inutiles & méprifables, mais elles font plus de mal que de bien. \ J'avois d'abord delfein d'inferer ici un traité intitulé : Effai fur l'inut'dité des loix & aM.es du parlement de la grande-Bretagne; mais ayant confideré la chofe plus murement, j'y ai renoncé , pour ne pas meier des traits fatyriques aux reflexions férieufes dont j'ai refolu de remplir cet ouvrage. Je me contenterai de dire ici que la grande defeótuafité de nos loix, confifte dans le manque de loix propres a reformer nos légiflateurs mêmes. Paria, laroue de Ia juftice exécutive, feroit interrompue dans fon mouvement, 8c les édits parviendroient au but, oü naturellement ils doi* vent tendre.  BE ROBINS-ON C B. Ö S O É. 11$ Le fuccès en queftion dépend encore trèscflentiellement de la conduite des gens de condition , que le peuple prend d'ordinaire pour les modèles de fes aótions & de fes manières. Je fais bien qu'il eft beaucoup plus mal - aifé de porter la multitude a l'imiration du mal, qu'a celle du bien. Ce feroit faire un grand pas vers la réforme générale de la nation , que de porrer ceux qu'on nomme d'ordinaire honnètes gens, a confpirer unanimement, pour priver le vice de 1'appui de 1'exemple. Si 1'on pouvoit parvenir a ces deux points , bientot la honte s'attacheroit de nouveau au vice; un homme qui voudroit donner dans 1'ivrelfe , ou dans 1'impudicité , le feroir dans 1'obfcurhé, femblable aux voleurs qui attendent la nuit pour piller les maifons. Si 1'on peut déraciner une fois 1'amour du vice, du cceur humain , la réforme deviendroit inutile ; & comment feroit - il poffible que 1'on continuat a 1'aimer , fi on 1'examinoit de prés , & fi 1'on en faifoit 1'anatomie , pour pénétrer jufques dans fes entrailles ? On verroit bientot jufqua quel point il eft peu convenable a 1'homme, en qualité d'homme , d'honnête homme &c de chrétien. On verroit jufqua quel point le crime eft méprifable, dans le tems même qu'il nous fait jouir de fes plaifirs les plus  RÉFLEXIONS fenfibles; combien il eft pernicieux pour notre fanté , pour notre fortune & pour notre réputation ; & combien il eft propre a nous cortfondre avec les brütes , fur lefquelles nous prétendons avoir de fi grands avantages. Comme la plupart des perfonnes, a qui je parle ici, font des gens qui n'admettent point la religion , ou du moins quj en doutent'j je ne citerai contr'eux aucune preuve de 1'écriture-fainre , ni des effets les plus marqués de la providence. D'ailleurs , je ne me donne pas pour théologien, & patda j'ai du moins cet avantage, que ceux que j'attaque ici, ne m'accuferont ni de pédanterie, ni de fraudes pieufes, & que je ne cours pas le moindre rifque de choquer la mode , qui ne veut rien avoir a démêler avec la bible. Je prendrai la chofe d'un autre biais, & je prierai mes Ieóteurs de confidérer que, quand il n'y auroit ni Dieu ni providence, ni démon, ni vie a venir, il leur fiéroit mal de fe livrer £ 1'ivrognerie , a la débauche , a 1'emportement & a 1'efprit de vengeance. Ces vices font ft peu compatibles avec notre nature , fi irréguliers , fi turbulens ; on y découvre tant de groffiereté, de folie & de fatuité , qu'ils doivent exciter Ie mépris & le dégout dans 1'efprit de tout homme fenfé, pourvu que la mode lui permette d'en juget- d'une manière impartiale.  be RoBINSON Cb-USOÉ. 127 La vertu & les bonnes mceurs fympathifent mieux avec notre nature , 8c ont quelque chofe de plus male & de plus noble , que le vice & I'intempérance : elles repondenr infiniment mieux aux véritables fins de la vie humaine 8c de la focicté , comme auffi de la paix des families & des nations entières. S'il ne s'agiflbit que de faire un choix par les fimples vues de 1'intcrêt & de 1'amour-propre , H faudroït préférer le chemin uni de la verru , aux routes tortueufes & embarraffées du vice. Le vice tend a la confufion , a 1'oppreffion, a la difcorde , a la guerre. La vertu eft difcrète , réglée &c paifible : c'eft le lien Ie plus fur de la fociété ; au lieu que tout homme a tout a craindre , fi fes femblables n'ont ni tempérance , ni retenue. II doit s'attendre a tout moment a êtte volé par le brigand , maffacré j>ar 1'ivrogne , 8c a voir fa femme 8c fes filles, la proie des débauchés. Je pourrois faire ici une digreffion affez utile, pour examiner , fi 1'impudicité 8c 1'ivrognerie ne font pas , pour ainfi dire, les deux irrégularités , mères de tous les vices a la mode. Je ne mets pas au nombre de ces vices, le vol, le rapt 8c le meurtre. S'en abftient-on par la crainte des loix ? Se perfuade-t-on que 1'on peut fe rendre hardiment coupable de 1'ivrogneiie 8c  IzS RÉFLHXIONS de 1'adultère, & qu'il y auroit une cruauté enorme a faire pendre un homme pour ces fortes de bagatelles? Ces ëxcès criminels defcendent avec rapidité de la conduite des grands dans celle du peuple, Sc les fimples gentilshommes ne doivent pas s'imaginer que je les ai exclus de ma cenfure , en mettant les débauches de la populace fur Ie compte de nos Dieux. Les payens avoient des Dieux de différentes claifes, Sc nos gentilshommes peuvent fort bien parler pour des divinités fubaltemes ; ce font des Silenes Sc des Faun.es , Dieux campagnards, qui ne négligent rien pour communiquet leurs vices aux bergers Sc aux laboureurs , qui leur adreflent leurs hommages. De la Converfation avilie par l'athéïfme & par la profanation. J"amais les hommes ne font arrivés a un aufli haut degré de jufteife d'efprit & de lumières, Sc par conféquent jamais il n'ont été auffi capables de glorifier leur créateur , fource de la fageffie, qui eft cértainement la plus grande bénédiclion, dont il puifle favorifer 1'être qu'il a créé a fon image. Quelle horreur n'eft-ce donc pas de  *> E RoBïKSON CrUSOÉ. 11$ 3e ne fe fervir de cette fupériorité de fagefle, que pour infulter la divinité , & pour ménager quelque probabilité a. 1'opinion, qui lui refufe 1'exiftence ? Quel crime que de n'employer ce haut degré de lumières, que pour autorifer la plus noire de toutes les ingradtudes , & pour furpaffer les extravagances les plus fignalées des aveugles payens! Les philofophes les plus fa-; meux ont du moins reconnu une première caufe dont le pouvoir influoit fur 1'univers, Sc dont la fainteté devoit s'attirer 1'hommage & 1'adoration des hommes. Le diable même, le plus grand ennemi de Dieu, Sc qui fouvent s'eft fervi de la ftupidité de certaines nations , pour s'ériger lui-même en divinité , n'a jamais foufflé aux peuples les plus barbares , 1'horrible extravagance de nier 1'exiftence de leun créateur. Il y a de 1'apparence qu'il a eu trop bonne opinion de 1'efprit humain , pour le croire acceifible a une notion fi abfurde Sc fi bifarre. II en eft affez mal payé , puifque nos efprits-forts, irrités-, pour ainfi-dire, du refus qu'il fait de confpirer avec eux pour nier 1'éxiftenee divine, nient encore 1'exiftence de cet ennemi du genre-humain. Rien n'eft plus digne de remarque, que les foibles argumens dont les plus rafiaés d'entre les athées défendent 1'impertinence de leur? Tome III l  I30 RÉFLEXIONS idéés contre les démonftrations fur lefqtielles la nature Sc la raifon fondent l'éxiftence d'un premier auteur de toutes chofes. Quelle torture ne donnent-ils pas a leur pauvre raifon , pour fe perfuader a eux-mêmes une opinion a laquelle leur corps , leur ame , chaque inftant de la vie , l"es raifonnemens mêmes dont ils fe fervent, donnënt continuellement le démenti ? Sur d'autres fujcts , ils raifonnent avec méthode, ils ne veulent admettre qu'une évidence' entière, Sc ne fe rendre qu'aux raifons les plus fortes ; ici ils fe contehtent des plus pitoyables fophifmes, des fuppofltions les plus trompeufes , & des plus miférables fubterfuges ; tout leur eft bon, pourvu qu'ils puiftent parvenir a. s'éblouir d'une fauffe lueur, qui les entretient dans leurs égaremens. Les argumens qui plaident pour l'éxiftence d'une divinité , font en li grand nombre , fi bien mis dans tout leur jour par d'habiles gens, Sc portés jufqu'a. un tel degré d'évidence , qu'il n'eft pas néceflaire de les alléguer ici, puifqu'il n'eft pas poflible d'y ajouter une nouvelle force. On n'a qu'a fouiller dans foi-même , pour trouver les démonftrations les plus inconteftables de cette vérité. Je veux feulement faire quelques demandes a nos athées. 1. Qu'ils me difent avec fincérité, s'ils en  de Robinson Cr as o é. i j.ir fbnr capables, s'il ne leur arrivé jamais, dans !a chaleur même de la difpute , de porter leurs réflexions fur leur propre nature, & de démentir en fecret les fophifmes qu'ils allèguent d'un airtriomphant. Je fais du moins que le cömte de Rochelter , uil des plus fameax docteurs de cette, fcience infernale , reconnut dans fon lit de mort que ces fortes de reproches fecrets lui avoienrété rrès-familierS-, & qu'une efpèce de mouvement convulfif avoit foa-vent accompagne chez: luil'aólion horrible d'atfaquer la majefté divine. ta nature, en tremblaht, rend au ciel fes hommages : Il a d'un fceau divin marqué tous fes ouvi'ages. A l'effacer, 1'i'mpie eft fouvent emprelfé; . . Mais fon cceur en frcmit, & 1'appeüe infenfé. i. Je voudrois demander a 1'atbée le plus intrépide & le plus déterminé, quelle.cenitude il a de fa propofition négative, & s'il ignore les rifques qu'il court, fi , par fa faute , il fe trompe fur un fujet fi important. 11 fuffit d'une étehdue d'efprit médiocre, pour comprendre que, fuppofé qu'il nous fütdifficile de prouver, par des démonftrations formelles, ta prbpoiitioii pofitive , il y a un Dieu , il doit être innriiment plus difficile d'appuyer la propofition négative, fur dés preuves démonftratives. Eft-il d'un homme prudent de lifquer tout fur des fuppofltions incertaines , lij  - ; ' .•• •.' ?_ fi, ■'. e » :• | ;- i . ,~ I34 Réflexions dire un bon-mot. Si ce bon-mot eft fondé en raifon , ils n'y gagnent pas grand'chofe ; & fi ce n'eft qu'une turiupinade eu 1'air, ils perdent tour, Je ne fais pas fi je me trompe \ mais il me femble que, dans les vets infames qu'ds compofent fur ces fujets férieux, il n'y a d'ordinaire rien que de fade & de plat; 1'on diroit que la mufe.n'eft pas auifi athée que le poè'te, & que leur génie, qui eft propre a brillsr fur d'autres matières, fe refufe-a la profanation & au blafphême. I! eft apparent que, dans i'enteiideinent des plus grands libertins , il y a un fentiment fecret de ia divinité , qu'on ne contraint qu'avec peine a feconder 1'imagination dans les infultes, qu'elle machine contre la divinité. J'obfetverai encore que les athées font la plus facheufe efpèce de pédants, & qu'il n'y en a point qui choquent avec plus de fatuité la politeffe & les belles manières. II n'eft pas poflible d'être en compagnie avec un athée, fans voir que toutes fes penfées roulent dans le même eerde de raiheries & de quolibets fances contre Dieu & contre la religion ; tout fon efprit fe concentre dans cet unique fujet, comme dans un tems de contagion toutes les maladies aboutiffenta la pefte. II fait que fes affreufes bouffonneries doivent, de néceffité, être importunes a la plupart  EE ROBINSON C-MSOÏ. IJS de ceux qui les écoutent ; il ne laifle pas; de pouffer fa pointe , Sc vous êtes force de le laifler pariet ou de lui rompre en vifière. H y a des gens tout auffi ridicules que ceux dont je viens de parler, mais moins odieux en apparence, qui daignent avouer qu'il y a un Dieu, pourvu qu'il leut foit permis de regie.: fes attributs ; ils veulent qu'il ait le caradère d un gentilhomme bien élevé Sc d'un bon naturel. Selon eux, il n'a jamais eu le cceur de fouffnr cue fon fils rut crucifié par les Juifs, & il a trop de générofité pour condamner fes créatures a des fupplices éternels. Conformément a ces belles idéés ils font main-baffe fur les dogmes de la repentance & de la foi, Sc fur tous les autres moyens d'être réconcilié a Dieu par Jéfus-Chnft. 11 y a, difent-ils, de bonnes hiftoires dans la bible; mais pour ce qui regarde la vie & les miracles de notre fauveur, ce n'eft qu'une légende affez mal arrangée. Outre ceux-U, nous avons encore une toule d'Ariens & de Sociniens, difciples d'un ancien hérétique , qui forroit toujours de 1'églife des qu'on commencoit a entonner le Gloria Patri, Sc qui s'affeyoit lorfque, dans les prières publiques, il étoit fait mention de la divinité de Jéfus- Chrift. . De telks iniquités j comme s'expnme Job , 1 iv  I3g RÉFLEXIONS devroient être punies par les juges • ce font elles qui ont le plus contribué ï la ruine de nos bonnes mceurs. II n'y a point de méthode qui puifte tendre plus direétemenr a rendre le peuple criminel au plus haut degré, que de le dégager de Ia crainte d'un Être fuprême. Aufli-tör qu'un homme commence a fe perfuader qu'il n'y a point de Dieu, il ne lui refte aucune régie de conduite,: qu'un amour-propre , groflier & brutal. S'il n'y a point de légiflateur fouverain , il n'y a point de loi qu'il faille refpeóter; on n'a qu'a éluder la force des loix civiles, & pour le refte, on peut prendre pour régie fes appétits déréglés, par le feul droit naturel. Quoique nous vivions dans un fiècle oü Ia plus grande impiété a inondé la nation comme un déluge, il eft certain pourtant que la religion eft publiquement profelfée dans notre patrie , que Ie nom de Dieu y eft avoué & adoré, & que le chriftianifme y a les loix pour appui ; rien n'empêche , par conféquent, de fe fervir de ces loix, pour défendre cet établiffement falutaire contre les invafions des athées, des déiftes & des hérétiques , comme 1'ordre, le repos public font défendus contre les attentats des brigands, des voleurs & des aiïaifins. II n'y a pas ia moindre probabilité de réuffir i réformer les ma-urs de la nation, fi on lailfe un  be Robinfon Crü soi 137 libre cours aux maximes qui ont pour but de détacher nos compatriotes des principes de la religion. Quelle fymétrie y a-t-il dans un gouvernement oü le moindre vol eft puni de mort, dans le tems qu'on attaque impunément le Dieu du ciel & de la tetre , qu'on renverfe 1'autorité des livres facrés , qu'on fe joue des dogmes principaux du chriftianifme , de la mort du. fauveur & du falut de 1'ame ? Si un homme s'avife de parler contre les miniftres, ou s'il eft affez hardi pour dire des impertinences au roi, on le met en prifon : mals lui eft-il permis de tenir des difcours féditieux fur la majefté divine, de nier la divinité de fon rédempteur, Sc de lancer des railleries contre le faint-Efprit, dont nous adorons cependant le pouvoir efficace ? Aucune crainte de punition n'arrête cette langue effrénée dans fon inlolence ; ce fera beaucoup , fi quelqu'un de ceux qui 1'écoutent, le prie honnètemeut de mettre des hornes a de pareils difcours. Oir voit-on 1'homme de cour, ou le particulier , foutenir l'honneur de fon créateur , d'une manière proportionnée a la grandeur du lujet? Si dans une compagnie on donne un démenti a. un homme de naiffance, il le prend pour un cruel affront, il s'emporte , cherche querelle a celui qui 1'a offenfé, fe bat avec lui, Sc bien fou-  13 s Réfi-e*ions vent Ie tue. II arrivé même qu'on prend avec Ia même chaleur le parti d'un ami abfent, quand on Ie voit calomnié, & attaqué dans fon honneur. Mais ou^eft 1'honnête homme, qui s'intéreffe affëz dans ta querelle de Dieu , quand un icélérat I'outrage, & donne le démenti a fes attributs, & même a fon exiftence, pourne le pas entendre fans emotion , & fans la moindre envie de punir cette infolence outiée ? Je crois qu'il n'eft pas néceffaire d'avertir ici, que je ne fuis pas d'opinion , qu'il faudroit fe battre pour foutenir la caufe de Dieu; je fuis fur qu'il ne faut jamais le faire que dans une extréme néceffité, que nos loix le défendent, & qu'en cela, elles font conformes a ia volonré divine: j'ai voulu limplement mettre ces deux cas en parallèle , & faire voir qu'il n'y a rien de plus indigne dans notre conduite ordinaire, que d'être jaloux de notre honneur & de celui de nos amis , fans marquer Ie moindre dévouement pour Ia gloire de notre créateur. II me femble du moins qu'il feroit raifonnable, fi 1'on voyoit un fat fe donner des airs de petits-maïtres aux dépens de la divinité , de lui faire lentir fortement qu'on eft choqué de fon infolence, & de le traiter comme un faquin, s'il en marquoit du reffentiment. Rien ne conviendroir mieux a un homme de qualité, que de méprifer, même de punir févèrement un  DE RoBINSON C R Ü S O É. I39 homme qui oïeroit devant lui s'évaporer en plaifanteries blafphématoires fur la religion. Si 1'on continue a. confondre la profanation avec 1'efprit, la crainte de s'attirer des railleries eft capable de rendre les gens efprits-forts., pour ne pas pafier pour des imbécilles. Du Difcours obfcène. Ï/obscénité a quelque chofe de fi bas Sc de fi. choquant, qu'un homme bien né devroit n'en être pas feulement foupconné. Quoique le chevalier Georges Mackenzie 1'ait dépeinte avec fes couleurs convenables d'une manière très-ingénieufe, j'efpère qu'il me fera permis de faire un petit nombre de réflexions fur le même fujet. Ceux qui fe diftinguent le plus a cet égard, font des perfonnes auffi incapables de gouverner leurs langhes, que leurs paffions brutales, qui fe font une efpèce d'honneur de paffer , dans le monde , pour ce qu'ils fout réellemeur. Auffi n'eft-ce pas a eux que j'ai deftiné mes réflexions. Si de pateils gens vouloient parler d'une manière fiige, & conforme a la pudeur, leur imaginatiori feroit dans une contrainte perpétuelle ; ils feroient déplaces; ils fornroienc de leur caraétère , Sc ils auroient eux-mêmes leur  '14° Réflexions' bonne part de 1'ennui, qu'ils donneroient aux autres. Je n'ai donc rien a leur dire; je leur pardonne leur extravagance : mais qu'un homme bien élevé , mêle dans fes difcours des expreffions de la canaille & contraires a la pudeur, c'eft une incongruité, qui me paroit auffi bizarre qu'infup-' portable. Je lahTe-la ce qu'il y a de criminel dans ces fortes de difcours, pour n'examiner que ce qu'il y a d'impoli & d'indécent : mon principal but n'eft pas de confidérer 1'obfcénité comme uu pêché par rapport a Dieu , mais comme grofïïèreté, capable de troubler 1'agrément de la fociété civile; & comme un affront qu'on fait avec infolence a toute une compagnie d'honnêtes gens. Je fais bien que la pudeur, qui nous porte a couvrir nos corps, eft un effet de la chute de nos premiers parens; que c'eft une conféquence du crime, qui a, pour ainfi dire , abatardi notre nature, & que, par conféquent, ce n'eft pas une vertu en elle-même. II n'y a point de partie du corps humain , qui n'eüt pu être expofée a la vue, fi le pêché n'avoit établi une diftinétlon néceffaire entre les unes & les autres. Mais il s'enfuit de-la même, que les difcouts impudiques péchent contre la coutume & contre la bienféance. Pourquoi la langue découvriroit-elle de propos délibéré , ce que la nature ne fauroit  r>b Robinsou C h. u s o e. 141 'expofer a la vue, qu'en rougiffanr, & que la bienféance a condamné aux ténèbres ? Si la pudeur eft la fuire du pêché , fi elle n'eft pas une vertu par elle-même, il faut avouer que le pêché nous a mis dans la néceffité de la confidérer comme une vertu, & que le vice auroit une doublé influence fur nous, fi, par un excès de dérèglement, nous fecouions le jong de la pudeur, que le vice nous impbfe, Celui donc qui permet a* fa Iangue Ia liberté" de dévoiler fans retenue, ce que la honte cache avec tant de prudence, déclare qu'il n'a pas la moindre mortification des maux qui font détivés du premier pêché romme de leur fource, tout comme s'il étoit exempt des malheurs qui ont leur origine dans la chute d'Adam. Cependanc tous les hommes en fentent les triftes influences ,' & s'il y a quelqu'un qui peut fe vanter avec juftice, qu'il ne fent pas dans fon naturel, le moindre penchant au mal, la moindre corruption, c'eft le feul qui peut, couvert de fon innocence,' ne pas remarquer fa nudité , ni celle des autres ; il ne fauroit rien dire d'indécent, & de contraire ala pudeur ; rien ne fauroit s'óffrira fes yeux, qui foit capable de les choquer. Pour ceux qui 'trouvent a prepos de couvrir leur nudité, il eft certain qu'ils n'agiftènt pas confequemment, en la dévoilant par leurs dif?$  Ï42 Réflexiöns cours. S'il y a des aótions que la nature condamne a ia nuit &c aux ténèbres, Sc s'ils ne les comettent eux-mêmes que dans la retraite , pour les dérober d la vue des hommes , quel motif peut les porter a en parler en public? S'ils veulent qu'il y ait de la liaifort Sc un plan dans leur conduite , qu'ils banniffènt de leur bouche les expreffions de cerraines chofes, Sc de certaines a&ions, ou bien qu'ils ne fe falfent pas mie affaire de fe livrer a ces aéfions, a la manière de Diogène y qu'ils en prennent le public pour fpeclateur , & qu'ils mènent leurs femmes Sc leurs maïtreffes aux marchés, ou a la bourfe , pour fe divertir avec elles a la face du ciel Sc de la terre. Qu'on prenne le fcélérat le plus abominable , le débauché Ie plus familiarifé avec 1'obfcenité, Sc qu'on le place en préfence de fa mère, on aura bien de la peine a le porter a tenir fon langage ordinaire, devant celle qui Ta mis au monde. II y a la-dedans quelque chofe qui répugne trop-, pour en croire capable Thomme le pkis infame : cependant.il y a quelque chofe de femblable dans le difcours obfcène en général. Par les expreffions impudiques , on affronte la nature , qui eft la mère.commune des hommes, Sc 1'on en découvre Ia nudité. Je ne compends pas même quel efprit, quel  de RobinsonCrusoé. 14$ agrément 011 peut trouver dans ces paroles malhoniiètes, ni comment on peut les confidérer comme une fource de joie & de plaifirs. Selon 1'idée que les gens du monde ont du plaifir, ii peut y en avoir dans les aótions mêmes dont ces difcours font d'infames tableaux ; mais ce n'eft que par groflièreté & par mauvais goüï, qu'on peut fe déterminer a prononcer & a entendre de pareilles fottifes; c'eft manque d'efprit , c'eft manque de trouver dans fon cocur &c dans fon imagination, des fources de divertiflement, plus convenables a un homme poli & fenfé. Je ne doute pas que les hommes, qui ont toujours quelques raifons pour pallier les chofes les moins raifonnables, ne trouvent encorè ici quelque excufe en faveur de ce dcrèglement d'efprit. Ils me dironr que ces exprefiions ne paroiffentchoquantes, que paree que la coutume les empêche d'être familières , & qu'il n'y a point de crime a exprimer ce qu'il n'eft pas criminel dé faire. Suppofons * avec ces meftieurs, que la feule coutume a donné aux exprefiions dont il s'agit, cette indécence qui choque fi fort les régies de la politefte. La coutume n'eft-elle pas refipeótable ; le confentement unanime des honnètes gens a banni ces termes de la conver-  T44 RÉFtEXIONS fation : poutquoi les rappeler de leur exil, fi 1'on n'y eft porti par des raifons fupérieures a la force de la coutume ? Je pourrois m'étendre davantage fur cette matière , fi mon but n'étoit pas de faire des eftais , plutót que des traités en forme. Des Difcours contraircs a la vérité. on deffein n'eft pas d'entrer dans un grand détail fur tous les péchés compris fous le nora de menfonge. Je fuppofe que tous ceux qui liront cet ouvrage , reconnoirront avec moi que c'eft-la Ie vice le plus fcandaleux qui puifle avilir la nature humaine. Il n'y en a point qui foit d'une auffi grande étendue , & fi fécond en autres vices ; tous les crimes en ont un befoin abfolu; ils ne fauroient s'en paffer quand ils veulent tromper , trahir, voler ou détruire. Le menfonge eft le voile genéral de tout ce qui eft contraire a la vertu; c'eft la peau de brebis fous laquelle le loup fe cache. C'eft la prière du pbarifien, le rouge de la courtifanne, le fard de 1'hypocrite , le manreau du voleur, le fouris de 1'aftaffin. C'eft l'embraffement de Joab , le baifer de Judas ; en un mot, c'eft le vice favori du genre humain, & le caraétère diftinétif du diable. Mais  de Robinson Crusöe. 145 Mais ce n'eft pas-la proprement le fujet que jé me fuis propofé de traiter; rrlón intention n'eft que de parler d'une certaine licence qu'on fe permet de dite des chofes contraires a la vérité* fans avoir deffein de nuire par-la a qui ce foit. On confidère cette liberté comme un badinage innocent devant le tribunal de Dieu & devant celui des hommes ; mais j'efpère faire voir la fauffeté de cette opinion, en confidérahr quelques branches de cette licence incönfidérée. Les conteurs de profeffiou font fort fujets a ce vice ; leur unique but eft de divertir une compagnie & de la faire rire •, vaine fatisfaétion , &C qui he vaut certainement pas la peine que, pour en jouir, on parle contre la confcience, & qu'on! manque de refped a la vérité. U y a des geris qui s'abandonnent fi fort a ces démangeaifons, qu'infenfiblement ils ótent tout crédit a leurs difcours, & que ceux qui les fréquentent ont une incrédulité générale pour tout ce qui fort de leur boucheé 11 arrivé quelquefois que les hiftoires qu'ils débi* tent ont quelque fondement dans la vérité; mais a force d'additions & d'ornemens étrangers, elles parviennent a un volume monftrueux , dont les différentes parties font tellement incompatibles # qu'elles perdent toute probabilité, 8c que fouvent même elles deviennent entièrement eontradisTome IIL &  34^ R É F L E X I O N S toires. Cependanr le conteur eft (i fort chatouillé de la fatisfadion d'en avoir fait un bon conté , cju'il eft aveugle fur les abfurdités dont il a enveloppé le fait, & qu'il attend avec impatience une occafion favorable de le débiter de nouveau effrontément, même devant des perfonnes affez pénétrantes pour en faifir d'abord Ia faufleté. J entendis un jour un homme qui auroit été au défefpoir d'être traité de menteur, racontec une hiftoire dont la vérité feroit abfolument impoflible j néanmoins il affura pofitivemenc 'que c'étoit un fait, & qu'il en avoit été un témoin oculairè. Un cavalier qui étoit a cöté de lui, & qui étoit trop bien élevé pour lui rompre en vifière, le regardant fixement: tout de bon,' monfieur, lui dit-il, avez-vous vu la chofe vousmême? Dc mes propres yeux , répondit 1'autre. Puifque cela eft ainfi, reprit le cavalier, je fuis obligé de vous en croire fur votre parole; mais jepuis vous protefter que je n'en croirois rien,fi je 1'avois vu moi-même. Cette fpirituelle répartie excita un grand éclat de rire dans toute la compagnie , & dévoila mieux le menfonge qu'on venoit d'enteudre , que n'auroit pu faire un démenti dans les formes , qui auroit pu d'ailleurs, donner lieu a une querelle. Cette licence d'altérer les faits pour les rendre plus remarquables, va fouvent filoin qu'il eft dif-  DE R OBINSON GrüSOÉ. 147 ficile de les démêler d'avec la broderie , & quele conteur a de la peine lui-même a fe fouvenir de . laréalité fur laquelle il avoir travaillé d'abord. Par cette pratique générale, il arrivé d'ordinaire qué la même hiftoire rapportée par deux différentes perfonnes qui en ont été toutes deux témoins oculaires , reffemble li peu a" elle-même, qu'il eft. naturel de croire qu'elle roule fur deux faits différens. Ces fortes d'hiftoriens fe familiarifent fi fort avec, leurs propres inventions, qu'ils font eux-mêmes les dupes de leurs chimères, & qu'ils les prennent a la fin pour des vérités. II eft furprenant qu'on ait tant d'indulgence i pour ce tour d'efprit, qui s'occupe uniquement a ces fortes d'inventions. On ne fonge pas qué ces outrages qu'on fait a la vérité,font peu-a-ped dans le cceur une brèche, pat oü 1'habitude de mentir fe peut glilfer avec beaucoup de facilité. Dès qu'une fois on commence a ne pas refpeéter la vérité dans les bagatelles, on court grand ïifque de s'accoutumerakbraver dans les affaires importantes. De cette manière on tend des embüches a. fa propre vertu , dans. le tems qu'on ne fonge qu'a. faire rire une compagnie , ou bien a y caufer un étonnement extraordinaire. C'eft-la 1'unique récompenfe que fe propofent ces conteurs de profeffion; & s'ils arrivent a leut but, ils font Kij  *4S RÉFtEXIOKS contens comme des rois, & ils fe felicitentde Ia fertiJicé de leur imagination. II eft difficile d'affigner a cette coutume la place qu'elle mérite parmi les habitudes vicieufes. S'il y a moins de crime que dans les autres menfonges, il y a en récompenfe infiniment möins de bon fens. Ceux qui mentent, pour tirer de leur crime un gain eonfidérable, s'y abandonnent du moins par un motif qui peut avoir de ia force. Ce motif, il eft vrai, ne les excufe en aucune manière , mais il les fait agir conféquemment & par principe; auffi mentir par forme de divertilfement, c'eft choquer fa confcience pour le feul plaifir de fe rendre fou de propos délibéré. Quel plaifir ! En vérité, ceux qui en font fi charmés mettent leur mauvais fens au-deflous de I'extravagance des habitans des Petites-Maifons. Rien n'eft pourtant plus commun ; il femble que le cara&ère entier de certaines perfonnes eft compofé de contes; point de conteurs qui, en débitant leurs hiftoires, ne donnent des preuves authentiques du vide de leur efprit; femblables a un colporteur, qui va porter fa maigre boutique de maifon en maifon, ils n'ont qu'un petit nombre de contes qu'ils promènent par route la ville, & qui. deviennent a la fin fi ufés, quils montrent la éorde; & qu'ils perdent tout leur luftre.  be R O bi NS ON CrüSOÉ. i 4<) 11 n'eft pas néceffaire d'avertir que tous ces conteurs font prefque tous coupables de la fidion dont je viens de parler; la chofe eft évidente j rarement habillent-ils leur hifteire de la même facon , ils en altèrent même les circonftances les plus ,effentielles : mais ils ont beau faire, cette variété ne les mafque pas fuffifammenr pour leur faire conferver les graces de la nouveauté. J'avoue que les termes me manquent pour bien exprimer la bafleffè de cosur & le dérèglement d'efprir qui règnent dans la conduite de ces pauvres gens , qui péchent fans deffein , fans motif, fans réflexion, Sc qui, bien loin d'avoir un mauvais bur, n'en ont point du tout. Etrange caradère que celui d'un homme qui, fans penfer a mal, affronte la vérité, trompe fes amis, fe décrédire lui-même , Sc n'a pour fruit de fon invention 8t de fes chimères que la gloire de jouer le róle de bouffon , Sc de faire , d'une compagnie ou il fe trouve, un parterre que fês extravagances divertiffent pour rien ! Le meilleur confeil que je puiffe donner a un fou de cette efpèce , eft de continuer a mentir tout fon fou. L'expreffion paroït donner dans le paradoxe ; mais je me crois en état de prouver qu'elle ne s'écarte pas du bon fens. Le feul moyen pour un tel homme de ne plus mentir , c'eft de continuer a mentir de toutes fes forcss Kiij  M» RÉFÏ.EXIONS La qualité eflentielle du menfonge, c'eft d'en impofer; mais il eft impofllble a un menteur, reconnu pour tel , d'en impofer a perfonne ; tous fes difcours , quelque faux qrrïls puiffent être , deviennent des fonds vides, qui ne produifent aucune idee , & ceux qui y attachent Ie moindre fens, font leurs propres dupes. Les conteurs de profefïïon peuvent êtte difrribués en différentes claffes. II y en a qui débitent des hiftoires qui font entièrement dues a leur imagination , & qu'ils forgent pendant quelqueinfomnie, pourfe dédommagerdes rêves dont le défaut de fommeil les privé. Ils gliflent ces fottes d'hiftoires dans la converfation , par cet exorde ordinaire & ufité ; Un jour il y avoit un homme , ou, ily avoit un jour une femme • Sc par ce commencement ils femblent avertir les auditeurs qu'ils vont débiter une fable. D'autres fabriquent dans la même forge de leur invention desfables mieux circonftanciées ,8c par cela même plus imprudentes. Pour ménager du crédit a leurs hiftoires, ils les font arriver a des perfonnages fixes , Sc ils ne manquent jamais de déclarer, dans leur préambule, qu'ils ont connu familièrement 1'homme ou la femme dont il vont parler. II ne faut pas confondre ces fortes decontes avec des paraboles ou des fables allégoriques,  DE ROBINSON CrüSoÉ. IJl qui font d'une nature toute différente. La vérité eft le but naturel de ces fictions , elles tendent a une inftru&ion agréable , & plus propre a fe gliffer dans 1'efprit qu'une morale fèche &c dénuée d'agrément. Telles font les paraboles que 1'on trouve dans les livres facrés ; telles font les Aventures de Télémaque , & telles font encore celles de votre bon ami Robinfon Crufoè. D'autres conteurs , dont j'ai déja pavlé , fe contentent de falfifier la vérité, & d'en faire un mélange monftrueux avec le menfonge tout pur, paree qu'il eft plus propre a trompen Quelquefois on enfevelit des faits vcritables fous tant d'additions & d'ornemens étrangers que le fondement en difparoit entièrement; il arrivé même que ces contes font li fouvent retouches, corrigés, retournés , raccommodés, qu'ils reffemblent a cette vieille galère de Ve* nife, oü 1'on avoit mis tant de planches nonvelles de tems en tems , qu'a la fin il ne lui reft.i rien de fa matière primitive. 11 y a encore une autre claffè de conteurs, dont les fables font pleines de malice & d'affufions propres a noircir la réputation du prochain; mais ils ne font pas de mon fujet ; il ne s'agit que d'une efpèce de diables blancs , pour ainlT dire , qui n'ont aucune malignité clans leurs deffeins, uniquement mauvais, paree qu'ils font. K iv  151 R II [ 1 X I O K s déraifonnables. lis ne font proprement tort qu a eux-mêmes ; femblables a la cigale , qui en mourant de faim , divertit les voyageurs par fon chanr, La converfation de ces gens eft un vide perpétuel; & pour parler le langage de 1 ecriturefainte , la vérité n'eft pas en eux ; i!s la confidèirent comme un objet qui n'a pas la moindre valeur 8c qui ne mérite ni eftime , ni hommage. Ils tournent leurs crimes en raillerie & en divertiftement, ils péchent en riant, & 1'on peut dire qu'ils jouent de leur ame comme d'un violon , pour faire danfer les autres. S'ils font naïtre quelquefois la joie dans une compagnie, c'eft a leurs propres dépens ; ils jouent la comédie pour ceux qui les écoutent, & la tragédie pour eux-mêmes Je ferois bien-aife , que ce que je viens de dire fur ce fujet, füt capable de détourner de cette fotte bouffonnerie ceux qui y donnent, fans perdre abfolument le fens commun , en leur faifant honte de leur impertinent badinage & en toumant leurs réflexions fur fes dangereufes conféquences. Les livres facrés nous ordonnent de parler vérité a notre prochain : ü nous voulons nous mettre au rang des conseurs de profeffion, choifilTons des contes qui  BE R o bi ns on CrUSOÉ. 1$? Ii'ori't pas befoin de fard & de broderies ; & fi nous doutons de leur vérité, difons-le naturellement, pour laiiTer a chacun la liberté d'en croire ce qu'il trouvera a propos. Sans cette précaurion , le mal qu'il y a a débiter des fables, fur le pied des vérités , fe répand au long &aularge, & va debouche enbouche trompet tous ceux qui y prêtent attention. C'eft: en cela précifément que ces contes ont une difv férence eflenrielle avec les fidions allégoriques , qu'on donne d'abord au public fans en dévoiler le fens , pour elfayer la pénétration des Iecteurs. Plufieurs perfonnes peuvent n'en pas fentic le véritable but; mais dés qu'on 1'a une fois développé , l'hiftoire difparoit, pour ainfi dire, & rien ne refte que la morale feule a laqüellè elle avoit fervi d'enveloppe & de voile. 11 en elt tout autrement des contes en quefrion ; leur fauffeté fait toute leur efTence ; la manière dont ils font perpétucs répond a leur invention; ceux qui les tiennent de 1'inventcur , alfurent la vérité du fait avec la mème confiance dont ils en ont été atTurés eux-mêmes. A les entendre parler, on croiroit qu'ils en ont les preuves les plus authentiques, C'eft: ainfi qu'on communiqué une traditión de menfonges a la poftérité ,, qu'on lui en donne en même »ems la matière & le modèle , & qu'on  J54 Réflexïons rend fes de miers neveux complices des afFronts qu'on fait a la vérité. On pourroit m'objeóter, que par les préceptes que je donne ici , je condamne les premiers volumes de cet ouvrage , & que penfant cenfurer les autres , je me cenfure moi - même. Mais je prie ceux qui pourroient me faire objection , de fufpendre leur jugement, jufqua ce qu'ds voyent le dénouement de la pièce , qui découvrira le myftère , & je ne doute pas qu'alors ils n'avouent que 1'ouvrage répond au deffein , Sc que le deffein juftifie 1'ouvrage. wmmamtmitwittsm 1 «y ■«iiiiiiiiiiibi i i. hhhib chapitre iv. E SS Al fur Vétat préfent de la religion dans le monde. T\ J-'ans cette partie de mon ouvrage, que j'ai appelée 1'hiftoire de ma vie , j'ai fait menrion plus d'une fois de ce penchant infurmontable "de mon cceur , oü tous mes defirs aboutiffoient, & qui me portoit fans relache a une vie errante, quoique j'y fuffe continuellementbalotté par les plus facheux accidens , & par les cataftrophes les plus propres a me dégouter de mes courfes.  BE RoBINSON CRUSCÉ. '55 11 y a prefque dans tous les naturels une fougue inconfidérée , qui nous fait fuivre le torrent denos plaifirs par une adion prefque involontaire , & qui nous fait faire un grand nombre de chofes , fans que nous ayons d'autre but, que de nous aflujettir a notre volonté , oupour mieux dire , a nos paffions. En nous conduifant de cette manière , nous ne confulrons pas feulement notre raifon ; & quand nous avons acheyé ces adions indignes d'un être raifonnable, il nous eft impoffible de leur affigner un motif plaufible. En fuivant le fil de mon hiftoire allégorique on peut me fuppofer arrivé, après un long enchaïnement d'incidens , a ce période de la vie humaine, qu'on appelle vieillelfe. On peut fuppofer encore que je compofe cet ouvrage dans cette faifon , oü naturellement chaque homme devroit être capable de faire des réflexiöns judicieufes fur le paffé , de juftes décifions fur le préfent, & des conjedures probablesfur 1'avenir. Au commencement de cet état tranquilie d'une vie reglée , qui eft, a parler fagement, le commencement de ma vie même, je demandai unjourama propre raifon, quelle devoit être naturellement l'occupation d'un vieillard raifonnable ? Je n'eus pas befoin de faire de longues difcuflions pour me répondre , que cetoit ia  1$6 RÉFLEXIONS réfiexion fur les chofes paffées , Sc une attentiort forte Sc ferieufe pour les chofes futures. Ayant partagé en ces deux clafTes les affaires qui demandoient tout mon loifir Sc toutes mes penfées, je commencai d'abord par la première, & quand la matiète accabloit trop mon imagination, je me fervois de la plume pour 1'en décharger de tems en tems; ce qui me mit en état de communiquer au public une grande partie de mes réflexions. Pendant que ces méditations occupoient toutes les facultés de mon ame , je me trouvai un jour , par hafard, chez un ami, ou , parlant d'une manière forr érendue de mes voyages , felon la louable coutume de tous les voyageurs , je remarquai qu'une dame affez avancée en age écoutoit mon récit avec une-très grande attention. Comme je manètai un peu , elle fe fervir, de cet intervalle : je vous prie , monfieur, me dit-elie, permettez-moi de vous faire une queftion. « De tout mon cccur madame , lui => répondis-je; » Sc la-deflus nous entrames dans le dialogue fuivant : La Dame. N'avez vous pas remarqué, monfieur , dans tous vos voyages , ce que les hommes font principalement, & quelle eft leut occupation générale Sc effentielle ? Robinfon Crufoé. En vérité, madame, il n'eft  DE ROBINSON CrUSOE. 157 pas aifé de répondre a une pareille queftion. Les hommes s'occupent de mille différentes manières, felon leur tempérament Sc felon leurs différenres paffions j cette vatiété s'augmente encore a 1'infini, quand on porte fes réflexions fur les différentes parties du monde, Sc fur tant de nations, qui ont chacune leurs coutumes Sc leurs préventions particulières. La Dame. Il me femble, monfieur, avec votre permiffion, que vous ne touchez pas a la queftion que je prends la liberté de vous faite. Je comprends, fans peine, la variété que les différentes coutumes de plufieurs peuples doivent jeter dans un bon nombre de leurs aétions. Ce que je voudrois favoir, c'eft uniquement fi dans la nature de tous les hommes il n'y a pas une fin générale & effentielle, qu'ils fe propofent, qui foit marquée dans toute leur conduite, Sc qui foit comme le centre commun de toutes leurs occupations. Rob. Cr. II me femble, madame, que vous venez d'ajouter une autre queftion a la première, Si qu'elle eft d'une nature différente. La Dame. Quelle eft donc cette queftion , monfieur? Rob. Cr. Si je vous entends bien, vous voulez favoir de moi de quelle manière le genre-humain emploie fon tems. 11 eft ttès-certain, que la grande moitié des hommes ne 1'emploie point a  I58 RÉFLEXIONS ce qu'ils reconnoiffent pour le but principal de leurs occupations.; & par conféquent ces deux queftions font entièrement différentes. La Dame. Je vous prie, monfieur, de ne me pas écarter de mon fujet par vos diftinótions; je parle feulement de ce que les hommes en général reconnoiffent comme la principale fin de la vie humaine, & comme le centre de toutes leurs aótions. Rob. Cruf. Pour vous parler naturellement, madame, je crois que les hommes s'occupent principalement a deux chofes; premièrement, a manger Sc a boire; Sc en fecond lieu , a chercher de quoi manger Sc de quoi boire. Si vous y ajoutez les peines qu'ils fe donnent pour fe nuire les uns aux autres, vous voyez leur principale occupation dans toute fon étendue* La Dame. Fort bien : mais ce n'eft; la que leur occupation animale, qui les confond avec les brutes. Rob. Cruf.- II eft: vrai, madame : fe nourrir Sc chercher de quoi fe nourrir, c'eft 1'occupation qui les met de niveau avec les bêtes; mais leur occupation, en qualitéd'hommes, favoir, celle de fe-détruire les uns les autres, les met fort audeffous des brutes, que leur fiére raifon méprife tant. Les anhnaux, privés de la raifon, ne détruifent jamais leur propre efpèce, Sc ils n'at-  DE RoBINSON CRUSOÉ. 159 taquent les autres que pour affouvir leur faim, 8c pour fe conferver la vie; au lieu que 1'homme, par des motifs infiniment plus bas, fe potte a ruiner 8c a malfacrer fon prochain, & quelquefois fa propre familie. Cette vérité eft parfaitement bien dépeinte dans les vers que je m'en vais vous réciter : Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains, Pour détroutTer les loups courir les grands chemins 2 Jamais, pour s'aggrandir, vit-on dans fa manie Un tigre en faftion partager 1'Hyrcanie? L'ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours? Le vautour, dans les airs, fond-il fur ks vautours ? A-t-on vu quelquefois dans les plaines d'Afrique, Déchirant a 1'envi leur propre république , Lions contre Lions , parens contre parens, Combattre avec fureur pour le choix des tyransJ L'animal le plus fier qu'enfante la nature, Dans un autre animal refpeóte fa figure 5 De fa rage avec lui modère les acces; Vit fans bruit, fans débat, fans noife, fans procés. Un aigle fur ün champ prétendant droit d'aubaine , Ne fait point appeler un aigle a la huitaine. Jamais contre un renard, chicanant unpoulet, Un renard de fon fac n'alla charger Rollet. Jamais la biche en rut n'a, pour fait d'impuiflance , Trainé du fond des bois un cerf a 1'audience. Et jamais juge entr'eux ordonnant le congres, De ce burlefque mot n'a fali fes arrêts.  ISO RÉFtEXIONS On ne connoït chez eux ni placets, ni requêtes i Ni haut, ni bas confeil, ni chambre des enquêtes; Chacun 1'un avec 1'autre en toute füreté Vit fous les pures loix de la fimple équité. L'homme feul, 1'homme feul, en fa fureur extréme Met un brutal honneur a segorger lui-même. C'étoit peu que fa main, conduite par Penfer, Eut paitri le falpêtre, eüt aiguifé le fer; II falloit que fa rage, a 1'univers funefte, Allat encor de loix embrouiller un digefte, Cherchat, pour 1'obfcurcir, des glofes , des dodeurs,' Accablat lequité fous des monceaux d'auteurs, Que 1'équité trouvat fon tombeau dans le code, Et qu'on forcat Thémis a protéger la fraude. La raifon, inftrument des plus affreux exces, Ne fert qu'a rafiner fur nos plus noirs forfaits. Si les brutes au meurtre animent leur courage, Leur faim fert Sc d'excufe, & de borne a leur rage ; Mais d'orgueil, de malice, un projet concerté, Fait en nous, ce qu'en eux fait la nécefïïté. L'altière ambition, la cruelle vengeance, Outragent la foiblefle, oppriment 1'innocence, Et de crimes fi bas, orateurs fpécieux, Nous favons les farder par des noms glorieux. La Dame. Je crois que ce que vous venez de dvte eft véritable; mais tout cela ne fatisfait pas a la queftion. II faut de néceffité qu'il y ait dans le o-enre-humain une occupation, qui foit reconnue pour le but général vers lequel. la fagefte VêUC  DE ROBINSON CRüSOÉ. lSt Vent que nous dirigions notre conduite. II mö paroit qu'il doit y avoir quelque chofe de fixe dans la raifon humaine; un centre commun oü ddiverit aboutir les réflexions & les penchants de tous les peuples. Rob. Cruf. En vérité, madame, je he Ie crois pas. II y a une grande partie du genre-humain, & beaucoup plus grande que noiis ne croyons t dont la nature eft abatardie par une vie fauva°-e & barbare. La fin principale de cette vie, ne paroit confifter fimplemeat que dans 1'occupation de chercher la nourriture, & dans le plaifir d'en faire ufage. Si vous en exceptez la faculté de pailer & 1'idolatrie, il n'y a rien qui diftingue ces nations malheureufes, des bêtes les plus féfoces j leur vie eft précifémènr la même que celle d'un tigre ou d'un lion. La Dame. Je crois pöurtaut qu'on pourroit alléguer plufieuts chofes qui mettent une diffé-* rence entre les bêtes & les fauvages; mais ce n'eft pas la ce dont il s'agit préfentement; 1'occupatioir principale & univerfeüement reconnue pour la véritable fin de la vie humaine, ne confifteroitelle'pas dans la religion? Vous venez de faire mention vous-même de 1'idolatrie qui règne parmi les fauvages, & qu'ils honorent apparemment du titre de religion. Rob. Cruf. Vous avez trop bonne opinion des Tome IIL k  l6z Réflexions hommes, madame; rien n'eft plus difficiie crrre de trouver quelque religion dans le monde j d'un coté, ce n'eft que crafle ignorance j de f autre, ce n'eft que noire hypocrifie. La Dame. II me femble , monfieur, que vous vous étudiez a éluder le fens véritable de ma queftion \ je fais bien qu'une partie du genre* humain eft dévote d'une manière aveugle, & qu'une autre 1'eft d'une manière fcélérate; mais ce n'eft pas la le cas dont il s'agit s je vous demande feulement, fi du moins les hommes ne font pas, eu général, profeffion de reconnoitre la religion pour la fin principale. Rob. Cruf. Mais qu appelez - vous religion % madame? ' La Dame. J'appelle religion un culte adrefle a un Êtrefuprême,aun Dieuconnu ou inconnu, n'importe } poutvu qu'on lui rende hommage , comme a un ètre dont on dépend. Rob. Cruf. Je vous dirai, madame, qu'effeclivement il y a rrès-peu de ïaations aflez ftupides pour ne pas faire profeflion de croire une divinité F un pouvoir fuprême. La Dame. J'en fuis bien perfuadée; mais ce n'eft pas encore véritablement ce dont je voudrois m'informer. J'aurois envie de favoir fi, avec cette idéé d'une divinité, dont tous les peuples font tedevables a leurs lumières naturelles, lis n'en  \ DE RoBINSON CrÜSOÉ. lè} öftt pas une autré dérivée de la même fource, tjui les porte a ün certain culte, a des hommages, a 1'adoration, & fur-tout a la prière. Rob. Cruf. Je crois vous entendre a préfenr^ madame-, vous me demandez fi 1'idée de 1'exiftence d'un Être fuprême, &. 1'idée d'un culte que nous lui devons, ne découlent pas dans 1'efprit du genreduimain, du même principe naturel. La Dame. Voila précifément ma queftion, pourvu que nous entendions tous deux la unemè chofe par le terme de culte. Rob. Cruf. Et moi, j'entends par-la 1'adoration. La Dame. Pour moi, j'y donne un autre fens 5 je crois que ce terme doit fignifiër, fur-tout dans le cas dont il s'agit, la fupplication ou la prière. Rob. Cruf. Hélas! madame, laplus grande partie des Indiens ne corinoiftent dans leur culte, rien que 1'adoratiön. La Dame. Je fuis d'opinion, monfieur, que vous vous trompez j je fuis perfuadée que 1'adoration de ces pauvres gens eft une fupplication réelle. Ne nous avez vous pas dit vous-même qu'ils lèvent leurs mains vers leurs idoles, de peur qu'elles ne leut falfent du mal ? Rob. Cruf. Je 1'al dit, Sc il y a beaucoup d'apparence a cela. La Dame. Votre efclave Vendredi, & les L ij  1^4 RÉFLEXIONS ferames fauvages, dont vous nous avez rapporté 1'hiftoire, ne vous parlèreut ils pas de leur idole Benamuckée, & de leur manière de lui rendre leurs hommages? Rob. Cruf. Sans doute. La Dame. Vendredi ne vous dir-il pas que les vieillards de fa nation monroient des collines pour dire, O ! a leur divinité ? Que veut dire cet O! finon, O! ne nous puniflez pas, ne nous tuez pas ? O! guériffez nos maladies; car vous êtes routpuilfant : O! donnez-nous tout ce dont nous avons befoin ; car vous êtes plein de bonté: O! épargnez-nouscar vous êtes miféricordieux. Je conclus de-la, que toute leur adoration confiftoit dans la fupplication, 8z que 1'hommage qu'ils rendoient aux dirférens attributs divins, aboutilfoient a la ptière. Rob. Cruf. Je tombe d'accord, madame., de tout ce que vous venez de dire; mais quelle conféquence ën titez-vous, & quel eft le but de votte queftion? La Dame. Les conféquences que j'en tire, monfieur, font pour ma propre utilité j elles ne font pas affez importantes pour vous être communiquées, & je n'ai garde de me croire capable de vous inftruire. J'aurois cru que cette judicieufe dame auroit pouffé plus loin cette converfation j. mais elle  de robinson CrüSOÉ. icïj i'évita, & m'abandonna a mes propres rcflexiohs, cjui fonirent en foule du difcours que nous avions eu fur un fujet fi important. La première chofe fur laquelle mes penfées roulèrent, c'étoit 1'examen de la manière dont la religion fubfifte dans le monde ; il n'étoit pas néceffaire de la pouffer bien loin , pour m'appercevoir qu'il y a parmi les hommes plus de dévotion que de religion, plus d'hypocrifie que de véritable culte. De-la mon intention fe tourna , par une tran-^ fltion aflez naturelle, fur mes voyages , & je confidérai avec'la dernière mprtification , que dans toutes les courfes que j'ai décrites dans mes deux premiers volumes , je n'avois prefque pas mis le pied dans un pays chrétien , quoique j'eufle parcouru trois parties du monde. Exceptc le peu de tems que j'ai demeuré dans le Bréfll, oü les Portugais font profeflion de la religion catholique romaine, qu'on peut appeler chretienne , pour la diflinguer du paganifme, je n'ai pas vu un feul pays habité par des chrétiens ; 1'on en fera convaincu , quand on voudra fe rap•peler avec attention mes voyages. lis commenccrent par les cotes de Salé , d'oü je partis , en me fauvant de 1'efclavage. De-la je parcourus la mer Atlantique, ayant les cótes d'Afrique d'un cöté , & les Caraïbes de 1'autre j enfake je vis L iij  K>tT RÉFLEXIONS Madagafcar, Malabar, la Baye de Bengale, Sa matra, Malacca, Siam, Camboye,la Cochinchine , 1'empire de Ia Chine , les déferts du Karakathai , les tartares Mcnguls , les Sibériens , les Samojèdes, Sc je n'eus Ie bonheur de me trouver parmi des chrétiens , que dans la Ruffie noire , a. quatre cm cinq journées d'Archangel. Rien au monde n'eft plus trifte , que d'obferver que 1'ignorance Ia plus groftière & la plus exceffive brutalité font tombées en partage'a tant de millions d'hommes, doués des rnêmes facuhés naturelles que nous, fournis des mêmes talens, & , a plufieurs égards , auffi acceffibles a la conception des chofes les plus grandes, Sc les plus fublimes. Cette obfervation eft fondée, non-feulement par rapport a la religion , mais encore a 1'égard de toutes les fciences & de tous les arts , qui peuvent perfeótionner notre natute , &r contribuer aux agrémens de la vie. II eft difficile de déterminer ce que la fageiïe divine a ttouvé a propos de réfoudre fur le fort de ce nombre infini dames , Sc je n'ai nullement le deftein téméraire d'entrer H-delfus dans de profondes recherches. Je me contenterai de faire une feule remarque : fi, felon 1'opinion de piufieurs perfonnes , Dieu doit leur faire grace dans le jugement a venir ,,-a caufe qu'ils n'ont pas pêché contre Ia lumière faltnaire de  DE ROBINSON CaUSOt. ÏGf Févangile , on peut dire que les ténèbres du paganifme, dont ils ont été enveloppés ,-font plutót une faveur qu'une malédiction. D être né au contraire fous la lumièré de 1'évansile , & élevé dans la connoiflanoe de la volonté relevée de Dieu, ce ne feroit pas une fi grande grace du ciel que nos do&eurs veulent nous le perfuader. Dans le cas fuppofé , le chriftianifme contribueroit, en quelque forre,plus a la damnation des hommes, qu'a. leur falut, & en perdroit un plus grand nombre , qu'il n'en fauve ; ce qui eft une opinión abominable , s'il y en a une au monde. Del'autrecóré, fi toutes ces nations éloigiiées de lafciencedufalut, doivent étre condamnées actre pour jamais privées delapréfence de Dieu , privation, qui conftitue ce qu'il y a de plus affreux dans les fupplices de i'erifér , par quelle méthode la philofophie humaine conciliera-r elle avec la bonté infinie de Dieu , la réfolution de damner des millions d'ames, uniquement pour n'avoir pas cru en celui dont la connoiffance n'a jamais été offerte a leurs lumières naturelles ? H y a de grandes difhcultés de cóté & d'autre , & la prudence veut , que nous fufpendions plutót notre jugement , que de chercher a développer ces myftères impénétrables, & de fapper les fondemens de la religion par L iv  IS* RÉfle-sions des recherches réméraires & infmclueufes. Je reviens d 1'exemple de 1'état dans lequel la xehgion fe trouve patmi les hommes. Je commencerai par les Maures qui habitent Ja Barbarie. Ils font Mahomét-ans , mais de 1'ef- pece ia plus abatardie , & la plus impolie du' monde. Ils font aufli cruels que des bêtes fé- aeDaucnes, iniolens, & aufli vicieux, que la nature le peut perméttre. Les vertus & les bonnes mceurs leur paroiflent fi peu recommandables , qu'ils ne les mettent pas feulement ?u rang des bonnes qualités. Un homme a beau êtrefobre, fage , judicieux , fociable , in, tègre , jufte , il n'en eft pas plus eftimé. La gloire chez ces peuples confifte dans la violence SC dans Ie brigandage. Ils proftituent le titre de grand homme d un homme riche , pofleffeur d'un grand nombre d'efclaves, qu'ils traitent avec la^ dernière dureté. Chaque homme eft Un ^ pet-it prince defpote d part ; il na fe croit pas obligé d la bonté , d la juftice & d la civilité, ni d 1'égard de fes inférieurs, ni d 1'égard de ceux qqi font au-deflus de lui, Sc il fe conduit avec toute la liberté efTrénée A laquelle il eft porté par fes paflions & par fes Caprices. La religion, dans ce pays barbare , eft bornée> par le Bairam, & par le Ramadan, par les-  DE RoBINSON CRUSOE. \6<) jours de fête , & par les jeunes, par la Mofqüée & par les bains. Tout 1'exercice de la dévotion y confifte a lire 1'alcorau , & a fe laver !e corps. La fociabilité y eft enfevelie fous mille courumes féroces & barbares. L'humanité &c la confiance mutuelle y font des chofes inconnues. On ne s'y voit pas , on ne fe ne jamais 1'un a 1'autre. Chaque homme y repréfente une béte féroce , qui détruiroit toutes les autres , fi elle en avoit le pouvoir. Ce que je remarquai dans ce pays me donna cccafion de faire une réflexion a 1'avantage de la religion chrétienne. On peut dire qu'elle eft diftinguée des autres religions par ce cara&ère eflentiel; que, par-tout ou elle a été profeffée, elle a eu toujours la force de civilifer les nations, lors même qu'elle n'a pas eu le pouvoir de les fanctifier. Elle a produit d'heureux effets fur les manières , fur le gouvernement , & même fur le naturel des peuples. Elle les a portés a la pratique des vertus civiles , les a dégagés des coutumes barbares, qui auparavant les avoient abrutis , en faifant couler dans leur tempérament quelque chofe de doux & d'humain ; & les a guidés vers une vie régulière > relevée par les agrémens que la générofité & Ia charité font capables de repandre dans le commerce mutuel des hommes. En un mot cette  17° RÉFIEXIONS religion leur a enfeigné a vivre en êcres raifonnables : elle leur a faic reconnoitre , pour principes de leur conduite, la douceur , la bénignité, 1'humanité, & toutes ces vertus fociales , qui font fi dignes de 1'excellence de notre nature , & fi conformés aux régies érernelles de la juftice & de 1'équité. II eft de la dernière évidence encore, que lorfque Ia religion chrétienne' a été exilée d'un pays , & qu'elle a fait place de nouveau au paganifme & a 1'idolatrie , la barbarie & Ia férocirc y font rentrees d'ordinaire en même tems y le nature! des peuples s'eft alteré tout nufli-tór, les principes de générofité en font fords j ia douceur & la bonté eu ont été effa-* eées , & ces malheureux fe font piongés de nouveau dans la ctuauté & dans le brigandage. On pourroit titer , contre cette remarque, une cbjection de la fageftè, de la politefle, &dela grandeur d'ame des Romains & des Grecs, chez qui 1'étude de la philofophie & un gouvernement fage & bien reglé , avoient rendu familiers les principes de l'honneur & de la vertu. II eft vrai , que la générofiré & fhérojfme, ont brille avec éclat dans ces nations a différens égards. Elies ont été fertiles en perfonnes illujtres, qui ont porté la vertu a fa plus grande fublimité , qui fe font facrifiéeS pour leur patrie,  de ROBINSON CrUSOÉ. ïfH avec tout le zèle, & avëc toute la fermeté imaginables. Les Romains fur-tout fe font fignalés par mille aclions non-feulement héroïques , mais encore humaines , équitables Sc génereufes; ils avoient horreur de tout ce qui eft bas & lache , & ils' trouvoient indigne du nom Romain,,de conferver la vie, même par le moindre détour qui put les éloigner de la pn>biré Ia plus fcrupuleufe. Mais cette objection , bien loin de détruire ce que j'ai avancé, ne fait que le confirmer. Ces Romains, fi grands, fi magnanimes, ne lajffoient pas, malgré les lumières que leur donnoit la philofophie , d'avoir encore des reftes confidérables de barbarie & de férocité. Ils étoient ryrannifés par des coutumes directement contraires a. 1'humanité , témoins leurs fpeébcles , dans lefquels ils expofoient les criminels auï bêtes les plus cruelles , & forcoient des gladiateurs drelfés exprès, a s'égorger avec la dennière fureur. Qu'on ne me dife pas qu'il eft indifférent , de quelle manière on punit des fcéiérats, Sc des gens qui mettent le défordre dans la fociété. Sans alléguer ici, que les malheureux qu'on forcoit a fe maffacrer de cette manière , n'étoient pas toujours des malfaiteurs , je ferai remarquer qu'on fe faifoit un des plus grands  *72 RÉFLEXIONS divertiflemens de ces fpecftacles inhumains. Les dames mêmes , malgré le penchant qu'elles ont a la douceur & a la picié , y afliftoient en foule, & cinquante efclaves, taillés en pièees a leurs yeux, ou déchirés par les lions Sc par les tigres , leur fournilToient un plaifir aflez piquant pour leur tenir lieu d'un bal , ou d'un opéra. "Ce qu'il y a d'afFreux dans cette feule coutume , fait voir aflez qu'il y avoit bien de la différence encore entre les Romains , Sc un peuple adoucï par les bénignes influences de la religion. Ce qui rend la chofe évidente , c'eft qu'aufti-tót que le chriftianifme s'eft introduit chez cette nation , elle eut horreur de cette même cruaute qui faifoit? auparavant fes plus chères délices : fes amphithcatres & fes cirques furent jenverfés > comme leurs ruines nous le rémoignent encore. II doit même parohre clair a des juges impartiaux , que , parmi les chrétiens, ceux dont Ia religion eft la plus conforme aux livres facrés , font plus humains Sc plus fociables que les autres. Dans les pays chrétiens, la douceur & Ie fupport mutuel font infiniment plus remarquables que dans les autres pays , & il ne me . feroit pas difficile de le faire voir au long , par 1'hiftoire & encore par 1'expérience. Je retourne aux Maures de Barbarie, qui  de Robin s'on C r. u s o é. 173 font un exemple vivant de rabatardiffement oü 1'exil de la religion chrécienne d'un pays peut jeter les peuples , qu'elle avoir fair renoncer autrefois a leur naturel farouche , Sc a leur brutalité. J'ai examiné d'alTez prés cette terrible nation," pour être perfuadé qu'elle eft la plus miférable d'entre toutes celles qui couvrenr la furface de la rerre. Une ame grande, fenfible a la compallion & a la charité , y eft abfolument inconnue. La nature y a perdu tout le luftre & tous les excellens avantages qu'elle peut tirer de la religion , & cependant le chriftianifme y a fleuri autrefois pendant plufieurs fiècles. Au fortir de la, je vis les peuples payens d'Afrique , dont plufieurs ne donnent pas la moindre marqué d'un culte religieux , fi j'en puis juger par ceux que je vis a bord de notre aflvire ; car je n'eus pas occafion de leur aller rendre vifite a terre. De-la je m'en fus dans le Bréfil, oü je trouvai les habitans du pays adonnés a un culte d'une fort gtande étendue, qu'ils onr confervé même pendant que les Portugais ont fait leur demeure parmi eux. Ils nont que trop de religion , mais c'eft une religion fanguinaire, eruelle Sc extravagante; ce qu'il y a de plus elfentiel confifte en factifices humains. , en  174 Kéi*lexiöns fortilèges & en cérémonies , qu'ils croienf prc^ pies a invoquer les démons ; en un mot je les eftime fort au-deffous des négres d'Afrique » qui paroiifent être entièrement deftitués de la eonnoiffance d'un être qui mérite les hommages c|es hommes. Pour les Cannibales , dont j'ai fouvent parlé dans mes Volumes précédens, en rapportant les defcentes qu'ils firent dans moliile, a plufieurs reprifes, je ne puis pas donner un compte fort exaób de leur culte religieux. Pour ce qui regarde leur affteufe coutume de fe repaïtre de chair humaine , il faut la confidérer plutot comme une fureur guerrière , que comme une pratique civile, oü 1'on s'abandonne de fangfroid j ce qui paroit évidemment, en ce qu'ils ne mangent jamais que ceux qu'ils font prifonniers dans les combats. Si 1'on vouloit fecouer un moment le joug: qué la coutume impofe a notre imagination tf & examiner cette pratique par la raifon feule, je crois qu'on Ia trouveroit peu différente de ce qui fe pafle dans les armées européennes t pendant la chaleur de l'action , oü il arrivé trèsfouvent qu'on refufe quartier a un ennemi qui jette fes armes , & qui n'eft plus en état de nuire aux vainqueurs. Tuer de tels malheureux^ ou les manger , c'eft a-peu prés la même chofe,  deRobInson C r v s ö É. 175 &- il eft difficile de faire voir une difterence effentielle entre ces deux aótions inhumaines. £xcepté cette habitude choquante , j'ai trouvé ces fauvages auffi propres a être civiiifés qu'aucun peuple du monde. Je paffe aux Indiens, car pour les habirans de Madagafcar , j'en ai vu fort peu de chofe, Sc je crois qu'on peut les comparer aux nègres qu'on trouve fur les cötes de Guinee , excepté qu'ils font un peu plus accoutumés aux manières desEuropéens , par le fréquent commerce qu'ils ont avec eux. Les Indiens, en géncral, font Mahométans ou payens, mais leur culte eft mêlé de tant de coutumes barbares, que le mahométifme même y eft corrompu Sc abatardi. Cette corruption , par rapport aux dogmes ■. influe fur la morale & fur la conduite de ces peuples. Ils fout bien éloi-' gnés de marquer dans leur commerce cette juftice Sc cette intégrité qui font obfervées parmi les Mahométans de 1'Europe , avec lefquels on peut négocier en toute affarance ; au lieu que les Indiens volenr & trompent aittant qu'il leut eft poflible , & qu'ils fe fonq une gloire d'en être crus capables. II eft vrai que dans 1'empite du grand-Mogol il y a une poiueffe extérieure dans route la fotme du gouvernement, Sc que les habitans de  176 RÉFEEXIÖNS Ceïlan font foumis a des loix fort févères. Cê-» pendant quelle difficulté n'y a-t-il pas a négociet avec eux? Leur économie même les porte a la ffaude , &c ils n'ont pas feulement le loilir de porter leurs réfléxions fur les principes naturels de la juftice & de 1'équité. II' eft vrai que les Chinois paftent pour fa* meux par leur fagefle , c'éft-a-dire , qu'ils ont êux-mêmes une opinión li étendue de leurs lumières , que , par une efpèce de honte, on leur en attribue beaucoup plus qu'ils n'en ont réellement. Pour leur rendre juftice , il faut dire que ce font des gens fages parmi les fous , des fous parmi des gens fages. Pour ce qui regarde leur religion, elle eft toute concentrée dans les maximes de Confucius , dont la theologie me paroit une vraie rapfodie de politique, de morale & de fuperftition , fans liaifon, & bien fouvent fans raifonrlemens. On lui feroit trop d'honneur en la confidérant comme un paganifme épuré. A mon avis, il y a des dogmes mieux raifonnés dans la théologie de plufieurs payens de l'Amérique , que dans celle de cette nation , dont on nous débite de li grandes chofes ; & s'il faut croire ce qu'on nous a rapporté du gouvernement de Montézuma, dans le Méxiqne , &des Incas du Pérou , il y avoit dans le culte religieux de leurs  de ROBINSON CrUSOÊ. 177 leurs peuples bien plus de régulariré & de bienféance, que dans celui des prérendus fages de la Chine. Par rapport au génie des Chinois , il eft fur qu'il éclate Ie plus dans leurs ouvrages mécaniques. Mais fi 1'on y prend garde de prés , on verra fans peine que de ce cótéda même , qui eft leur endroit brillant, ils font fort audelTous des habitans de notre Europe. Pour avoir une idéé jufte de. leur fageflè b il fera bon d'entrer dans un certain détail, &d'en examiner les différentes branches. II eft d'abord certain que leurs lumières ne les ont pas ménés fi avant dans la connoifïance de la religion , qu'ils auroient pu être guidés par les notions naturelles qui conduifirent autrefois les Romains & les Grecs dans la recherche de la vérité. Si ces anciens fages n'avoient pas une idéé exacte de Ia divinité, ils la confidéroient pourtant comme quelque chofe d'immortel , de routpuiffant & d'infiniment élevé au - deffus de 1'homme. Ils la placoient dans le ciel, ils lui accordoient 1'empire du monde , & les images de leurs dieux & de leurs déeffes repréfentoient d'ordinaire des artributs divins & des qüalités dignes de s'attirer notre refpect & notre admiration. Les noms dont ils diftinguoient ces divinités , répondoient aux vues de leurs ftaTomc III. j^j  j78 RÉFLEXIONS tuaires; Jupiter étoit appelé le foudroyant , a caufe de fon pouvoir, 8c Ie père des Dieux & des hommes, a caufe de fon autorité. Vénus étoit adotée pour fa beauté , Mercure pour fon adreffe, Apollon pour fon efprit, pour fa mulique > 8c pour 1'art de la médécine qu'il avoit communiqué au genre-humain j Mars pour fa valeur 8c pour fon intrépidité, 8c ainii du refte. Que trouve-t-on de femblable dans le culte des Chinois , cette nation li célèbre pour fa politetfe & par la grandeur de fon génie ? On la voir fe vautter dans la boue même d'une idolatrie grolïière , & li peu conforme aux principes naturels de la raifon , que cette groffièreté paroit un effet de 1'étude & du rafinement. Leuts idoles, bien loin d'être les images de quelques vertus, ou de quelques qualités eftiinables , ne repréfentent pas feulement la moindre réaliré ; ce font des figures plus que monftrueufes, & dans la compolition defquelles il n'entre pas feulement la moindre partie de quelque animal q^i exifte ; ellés ne repréfentent rien qui puilfe matcher, fe tenir de bout ou voler ; on n'y voit rien qui foit propre a voir , a parler ou a entendre ; tout le motif qu'on paroit avoir eu, en les formant, eft de remplir 1'efprit des fpeétateurs d'effroi & d'horreur. C'eft ainfi que ces gens fi fages adreffent leur culte  DE ROBINSON CRUSOE. I79 a. ce qui s'ofFre a leurs yeux j culre abominable au fuprême degré. Qu'on me permette de donner ici mon opinion fur le culte religieux , tel que la nature peut 1'enfeigner a des hommes qui ne font pas inftruits par une révélation de la véritable nature de Dieu. II me femble que le foleil , la lune, les étoiles, qui étoient adorés par les payensde 1'antiquité , aufli-bienque la repréfen-, tation de cettaines vertus & certaines qualités excellentes, comme la valeur , Ia fermeté , la bienfaifance, 1'efprir, la fagelfe , &c. font des objets infiniment plus naturels d'un culte religieux que les affreufes idoles qu'on adore dans la Chine & dans le Japon. En vain vantet-on les maximes d'état, fur lefquelles la fagelfe de ces nations a fondé la forme de leur gouvernement. En vain veut-on nous donner les plus grandes idéés de leur génie & de leur habileté, tous ces éloges hyperboliques n'empêcheront pas un homme fenfé de trouver leur culte le plus brutal , le plus extravagant, & le plus contraire a la raifon & a la nature, qu'il foit poflible de trouver dans tout 1'univers. Nonfeulement elles fe profternent devant 1'ouvrage de leurs propres mains, mais encore devant des chef d'ceuvres de laideur& de difformité , uniquement deftinés a exciter 1'horreur & 1'effroi Mij  l8o RÉFLEXIONS dans 1'ame de ceux qui les regardent j au lieü que des payens plus fages , fe conformant a la nature , ont toujours donné a 1'objet de leurs hommages , quelque chofe d'aimable 8c de propre a s'attiter du relpett 8c de 1'eftime. Quel titre de pareils gens peuvent-ils avoir pour prétendre au caractère de fagefTe, de politelfe 8c d'habileté , quand ils fe lailfent maitrifer par une idolatrie direótement oppofée au fenscommun, 8c.qu'ils adreifent leur adoration a. ce qu'on peut imaginer de plus méprifable Sc de plus dégoutant? Telle étoit 1'idole que je vis un jour dans un temple , ou plutót dans une chapelle attachée au grand palais de Pékin. Un mandarin, avec fes domeftiques, étoit profterné la face contre terre devant elle. U n'y avoit rien qui repréfentat la moindre partie d'aucune créatute de Dieu; tout en étoit dü a 1'invention humaine, qui s'étoit donné la torture pour produire quelque chofe d'affreux, qu'on ne put pas regarder fans dégout èc fans averfion. 11 s'en trouve une pareille (a moins qu'elle ne foit renverfée par quelque homme de bon fens) dans une chapelle qu'un mandarin Tartare a fait batir dans fon jardin qu'on trouve a une petite diftance de la ville de Nankin. Le peuple y accourt de tous cótés pour adrelfer a cette ftgure monf-  CE R O B I N S O N C R V S O É. lS I trueufe fon aveugle dévotion, Sc comme je fuis en état de la dépeindre exacftement, je me crois obligé d'en donner le portrait a mes le&eurs. Elle avoit quelque chofe qui lui tenoit lieu d'une tête, mais ce n'étoit pas une tête proprement; Sc une gueule de travers qui n'étoit qu'une ouverture large Sc difforme, fans avoir la moindre reflemblance a une bouche d'homme, de quadrupède, d'oifeau ou de poihon. Ce monftre avoit des pieds, des mains, des doigts, des griffes, des jambes, des bras, des ailes, des oreilles, des cornes, le tout placé pêle-mêle, & fans le moindre arrangement; tous ces membres affreux, Sc par la figure Sc par le défordre, étoient attachés a une maffe énorme, plutot qua un corps: je ne fais pas fi elle étoit de bois ou de pierre; mais je fais bien qu'elle avoit une figure a laquelle il étoit impoffible de donner un nom. On pouvoir placet ce monftre a tout hafard, fans lui óter la moindte partie de fes graces. De quelque cbté qu'on le tournat, il étoit également horrible Sc dégoutant, également propre a infpirer de 1'averfion; Sc quand on 1'auroir mis fur la tête, on ne lui auroit pas fait le moindre tort. Je ne 1'ai pas encote dépeint dans toute fa diffórmité; mais fi le leéteur y veut fuppléet par un effort d'imagination, 8cy ajoutér tout ce qu'elle peut lui fournir de plus abominable Sc de plus effrayant, il M üj  l8i RÉFLEXIONS aura une idee d-peu-près jufte de la divinité dc ces fages Chinois, qu'on nous oblige d'admirer malgré nous.IIpeutferepréfenterleursmandarins & leurs plus grands feigneurs, qui lui rendent leurs hommages avec toute la pompe poffible & avéc toute 1'humilité que le Dieu du ciel Sc de Ia terre pourroit exiger de fes adorateurs éclairés. Si du tems que le paganifme fervoit encore de bandeau a la fageffe des Romains, on avoit placé un monftre femblable dans un temple confacré au dieu de la laideur, comme ils en avoient un dédié au dieu de la beauté, on auroit admiré certainement 1'art Sc 1'invention du ftatuaire; mais fous tout autre titre, un tel monftre n'auroit pu paroïtre fur un autel de ces fages pavens, fans s'attirer le mépris & 1'exécration publiques. Rien, a mon avis, n'eft fi capable de faire palier une nation pour ignorante & extravagante au plus haut degté, qu'un pareil travers d'efprit par rapport au culte religieux. Si la plus groflière ignorance touchant 1'idée de la divinité, qui eft fi naturelle a la raifon humaine, n'eft pas capable d'approprier ce caraétère a un peuple; je ne connois rien dans la nature qui nous puifte mettre en droit d'avoir mauvaife bpinion de qui que ce foit. Confidérons encore, a quelques autres égards, la fageffe de cette nation; le gouvernement Sc  peRobinsonCrusoé. i8j les arts font les deux chofes dans lefquelles ceux qui en ont une fi grande opinion en Angleterre, prétendent qu'elle excelle. La forme de fon gouvernement confifte dans une difpofition abfolue Sc tyrannique, qui eft la méthode de gouverner la plus aifée, par-tout oü les fujets,font auffi difpofés a obéir aveuglément, que leurs fupérieurs le font a commander d'une manière impérieufe. De quelles lumières, de quelle prudence, de quels rafinemens de politique a-t-on befoin pour conduire des hommes qui, quand on leur ordonne de fe perdre euxmêmes, verfent quelques larmes efféminées, Sc exécurent enfuite cet ordre fans délai ? Les maximes de politique des Chinois, font admirables parmi des Chinois, il en faut convenir; mais, parmi nous, elles ne produiioient que du défordre Sc de la confufion. Si la même chofe n'arrive pas dans 1'empire de la Chine, c'eft umquement paree que tout ce qu'un mandarin ordonne y pafte pour une loi aufli refpeótable que fi elle venoit immédiatement du ciel, Sc il eft impoflible que 1'exécution ne la fuive de prés; a moins que Dieu ne fafle une efpèce de miracle pour 1'empêcher. Quant a leur manière d'adminiftrer la juftice, rout ce qu'on y peut remarquer, c'eft une décifion prompte, fuivie d'une exécution fans délai; c'eft M ir  lS4 RÉF1EXIONS une obfetvation affez exaóte de la loi du talion * & un foin général d'empêcher les injuftices. Leurs pumtions font cruelles & exceffives, & font mal Proportionnées: ils coupent les mains & les pieds a un voleur, dans le tems qu'ils permettent a un meurtrier de fe racheter du fupplice. Leurs mandarins jugent en dernier relfort dans un grand nombre de cas, tout comme nos ju-es de paix; mais d'ordinaire ils ne fondent leurs jugemens fur aucune loi écrite. Ils n'ont, pour toute règle, que la coutume, la tradition & leurs Fopres lumières, qu'ils ne confultent qu'a la hate, fans fe donner Ie tems de réfléchir & de corriger dans leurs fentences, felon les différentes circonffances des faits, ce qu'il pourroit y avoir de trop févère. Ils ne favent ce que c'eft de mitiger la punition, par la confidération de la fragilité humaine, & de la force des motifs qui ont potté le coupable au crime. J'en viens a la manière dont on prétend qu'ils bnllent dans la mécanïque & dans les arts. J'avoue que je n'y trouve rien qui pui/Te être la bafe de cette haute opinion que les Européens fontprofeffion d'en avoir. Nous ne les admirons, de ce cötédd, que paree que nous les comparons' avec d'autres nations payennes de 1'Afle & de 1'Afnque, que nous trouvons a cet égard plongées dans la plus craffe ignorance. Cette comparaifor,  DE ROBINION C R U S O £. 185] eft certainement avantageufe aux Chinois; mais elle ne devroit pas nous jeter dans un étonnement capable de nous éblouir & de fufpendre en nous la faculté de raifonner. Cette fupérioiité n'eft pas un pur effet du génie de cette nation. 11 faut: confidérer qu'elle habite le continent de 1'Afie, qui, malgré des déferts aftez étendus, lui a pu permettre autrefois le commerce avec les nations favantes & polies, qui habitoient pour lors cette partie du monde; les Mèdes, les Perfes & les Grecs. II y a beaucoup d'apparence qu'ils ont recu les premiers élémens de lamécanique, &C les principes des arts, des Perfes, des Aftyriens & des Ifraëlites, qui, felon 1'opinion la plus commune, ont été tranfportés dans le pays des Parthes, fitué fur les frontières du Karakathai, oa de la Grande-Tartarie, & qui ont du naturellement communiquer aux peuples voifins 1'adreffe oü ils excelloient a. faire toutes fortes d'ouvrages. Si cette conjecture eft fondée, il eft certain qu'il faut s'étonner de la ftupidité des Chinois ; plutot que d'admirer leur génie. Examinons les progrès qu'ils ont faits dans les arts, a proportion de ceux qu'ont fait les peuples de 1'Europe; rien n'eft plus mince. Il eft vrai qu'ils excellent par rapport a quelques ouvrages particuliers dont leur pays leur fournit la matière; mats certaine-;  i86 RÊflexions ment ils n'en font pas redevables a leur génie. A eer égard la même ils font furpalTés par nos artifans ordinaires, dont 1'imitation laiffe loin derrière elle les originaux qui paftent pour les plus grands chef-d'ceuvres. Ils ont la poudre a canon & des armes a feu; c'eft une particularité qu'on fait valoir exrrêmement; il n eft pas certain s'ils ont appris 1'art de les faire des Européens, ou s'ils en font tedevables a leur propre invention; mais il n'importe guères; il fuffit de remarquer que leur poudre, bien loin d'être propre aux opérations d'un fiège, n'a pas feulement la force de tuer un oifeau, a moins qu'ils n'en emploient une grande quantité. Leurs fufils font plus propres a faire parade, qua produire quelqu'effet; ils font pefans, groffiers, mal-faits & défagréables a la vue. Ils ne favent ce que c'eft que des bombes, des carcaftes , des grenades, des mines, &c. Ils font li éloignés de pofféder l'art d'attaquer & de défendre une place, qu'a peine ont-ils une idéé de 1'arr de pointer un canon. Pour la difcipline militaire, ï'exercice, les évolutions, la manière de ranger une armee en bataille, leurs plus habiles généraux devroient venir a 1'école chez le moins habile de nos fergens, qui en fait plus que toute la Chine enfemble. S'ils ont eu 1'ufage de la poudre a canon pendant  DE ROBINSON CrUSOÉ, 18/ tant de fiècles, comme quelques-uns de leurs admirateurs 1'on rêvé, il faut avouer que leur ftupidité eft étonnante; & s'ils ont appris a la faire depuis peu, ils ne fauroient encore excufer la bétife qu'ils ont eue de ne pas perfectionner davantage une invention qu'il eft li facile de portet au même degré oü elle eft parmi les Européens. Paflbns a leur navigation, & convenons que de ce cöté-la ils furpalfent tous leurs voifins > mais ayons trop de juftice pour les compareravec nous. De quelle étendue font leurs courfes, de quelle manière conduifent-ils leurs barques 8c leurs pauvres jonques ? Comment s'y prendroientils pour traverfer avec elles 1'Océan indien, amcricain ou atlantique ? Quels pauvres matelots ontils ! Quels pauvres pilotes ! Y a-r-il rien de plus mal-adroit & de plus groffier que toute leur manoeuvre? Quand on les mêle par néceffité avec nos gens, combien de coups de pied ne s'en attirent-ils pas a chaque moment, par leur défaut d'habileté & d'adreffe ? Ils ne font pas plus habiles dans 1'architedure navale, & ils n'auroient jamais le génie néceffaire pour batir un vaifteau de guerre un peu paffable; j'oferai même aftiuer que toute 1'habileté de tous les habitans de la Chine ne füfÊrölt point pour conftruire un navire comme notre Sou-  *88 RÉflexions verain royal, quand il feroit fur les lieux pour leur fervir de modèle. Je pourrois encore examiner leur génie par rapport a la peinture, a Tart de faire des verres, des horloges, des montres, du ruban, de la dentelle, des bas, &c. & je pourrois faire voir qu'ils n'en favent rien, ou fort peu de chofe, excepté les deux premiers arts, a 1'égard defquels ils nefauroient encore entrer en comparaifon avec nos artifans médiocres. On voit, par tout ce que je viens de dire, que leur grand génie, & tout ce que leur belle imagination a de plus ingénieux, fe reftreint aux porcelaines, dont on eft bien moins redevable a leur adreftè naturelle, qua 1'excellente terre que leur pays leur fournit. Si nous avions Ie même bonheur, il eft indubirable que nous les furpafferions a cet égard, comme nous excellons pardeftiis eux, a tous les autres. Pour leurs manufactures de foie, de coton , d'étoftes d'or & dargent, tout ce qu'on en peut dire, c'eft que nos moindres tiftèrans ne leur cèdent en rien de ce coté-la. Je ne leur rendrois pas juftice, fi je ne difois un mot de leurs cabinets verniftes. II eft certain qu'ils font d'une gtande beauté, grace aux matériaux excellens par lefquels la nature fupplée a leur défaut d'habileté pour la conltrucfion de leurs  de robinson CrüSoL 1S9 cabinets mêmes; il eft conftant que nous les effacons tellement, que nous ne manquons pas d'en envoyer de tout faits, d'Angleterte dans la Chine, pour être verniffés la, Sc pour nous être renvoyés. II ne me feroit pas difKcile d'entrer dans pareil détail par rapport a toutes les branches de leur prétendue habileté; & parda je ferois parfaitement bien voir l'imperfeófcion prefque incroyable de la fagelfe Sc des talens dont ils font fi fiets : mais mon principal but a été de parler de 1'érat oü la religion fe trouve parmi eux; état fi trifte que les plus féroces des fauvages ont un culte moins barbare 8c moins ridicule que n'eft le leur. Cet empire a pour frontière une large étendue de pays de plus de deux milles d'Angleterre. Elle eft en partie fous la domination des Chinois, Sc en partie fous celle des Mofcovites. Mais elle eft habitée partie par les Tartares-Monguls, par ceux de Karakathai, par les Sibériens Sc par les Samoïdes, dont les idoles font a-peu-près aufli hideufes que celles de la Chine, Sc dont la religion eft diótée par une nature brutale Sc entièrement abatardie. Pour en être perfuadé, on n'a qu'a confulter le père le Comte, qui décrit la figure de plufieurs de leurs divinités, Sc les cérémonies dont on fe fert pour leur rendre hommage  RÉF1EXIONS Au refte, cette idolatrie groffière continue jufqu'auprès d'Archangel. C'eft ainfi qu'en parcourant une fi prodigieufe étendue de pays, qui eft trois fois plus grande que le diamètte de la terre, on n'entend pas feulement prononcer le nom du vrai Dieu, excepté par quelques Indiens Mahométans; bien loin d'entendre parler du fils de Dieu, & de la fainte religion qu'il a donnée aux hommes. Le zèle avec lequel .j'ai examiné 1'état de la religion dans les pays oü j'ai voyagé, m'a porté a continuer cette recherche par la leóture, puifqüe mon age n'eft plus propre aux courfes. Le motif qui m'y a porté, eft 1'idée que j'avois qu'il devoit y avoir beaucoup de religion dans les endroits que je n'ai pas vus; puifqu'il y en a fi peu dans ceux ou mon étoile ambulante m'a conduit. Mais ma leóture m'a appris a-peu-près Ia même chofe que mes voyages; favoir, que toutes les nations font prefque dans les mêmes difpofitions a 1'égard d'un culte religieux. Elles ont toutes plus de dévotion pour rendre des hommages a quelque chofe, qu'elles n'ont de curiofité pour examiner la nature de ce qu'elles adorent, & tous les peuples reflèmblent aflez bien aux Athéniens, qui avoient confacré un au tel au dieu inconnu. La chofe paroit forr étonnante; mais on fera convaincu qu'elle eft vraie, fi 1'on veut bien jeter.  DE RoBINSON CRUSOÉ. I J> I les yeux fur les différens objets du culte, devant lefquels les nations fe profternent d'une manière qui femble paffer la fphère de 1'extravagance humaine. Ce qui m'a paru de plus abfurde & de plus bifarre dans 1'idolatrie ufitée dans les pays que j'ai parcourus , c'eft qu'excepté dans la Perfe& dans quelques parties de la grande Tartarie, on s'adreffe aux dieux en baiffant les yeux vets la terre, au lieu de les porter du cóté du ciel. Ce qui m'a fait penfer que, dans 1'idolatrie même, le genre humain s'abatatdiftbit de plus en plus, & que les travers d'efprit modernes alloient plus loin , en matière de religion , que les extravagances des anciens. Les payens modernes ne placent pas leurs dieux d'ordinaire parmi les aftres, a 1'exemple des Grecs Sc des Romains, Sc ne leur affignent pas leur féjour au-deffus des nuées; mais ils les cherchent parmi les brutes, Sc fis en affemblent dans leur imagination des patties différentes, pour faire, après ce modèle, des idoles monftrueufes qu'ils adorent pour leur hideufe diffbrmité. De ces deux fortes d'idolatrie, 1'ancienne eft, felon moi, infiniment préférable a la moderne. On peut excufer, fur-tout, a mon avis, celle des Perfes qui adreffoient leurs hommages au  i5>i' RÉFEEXIONS foleil. Ori ne fauroit nier que dans cet aftre admirable il n'y ait quelque chofe de grand, de divin & de propre i s'attirer le refpeét des hommes, & a follicker, pour ainfi dire, 1'adoration de ceux qui, uniquement guidés par la nature, vivenr dans 1'ignorance du vrai Dieu. Le foleil eft le père du jour & 1'auteur de la vie. II femble la donner a. tout le monde végétatif, & par fes influences bénignes, il anime, en quelque forte, la vie raifonnable; il paroit fi fort contribuer a Ia confervation de tous les êtres qui font autourde nous, qu'on pourroit foupconner qu'il a contribué a leur création. II paroit évidemment pa-r les hiftoires, que les principaux adorateurs de cet aftre, favoir, les anciens Perfes , étoient autrefois la nation la plus éclairée du monde, & ce caraótère paroit même, ce me femble, dans leur idolatrie. Ce culte paffa apparemment jufqu'aux nations voifines; du moins on prétend que la ftatue que Nabuchodonofor fir dreffèr, pour être adorée par tous fes fujets , avoit le foleil dans la main droite, &que c'étoit proprement alarepréfentation de cet aftre magnifique, qu'il vouloit forcer tant de peuples a rendre hommage j d'ou il s'enfiiivroit que les Aflyriens avoient la même vénération pour le foleil, que les Perfes. Nous appreaons encore dans nos livres facrés, que  DE ROBINSON C R U S O É. I9J que plufieurs nations adoroient toute 1'armée des cieux; ce qui eft bien plus naturel Sc plus approchant du culte adrefle au vrai Dieu , que dJadorer les animaux les plus vils Sc les plus difformes, Sc même les images & les repréfentations de ces animaux. Ce que neus remarquons d'approchant de la vérité dans cette idolatrie ancienne , ne peut que nous infpirer les réflexions les plus mortifiantes. Il eft vrai qu'elle étoit pleine d'abfurdités, & qu'on n'y pouvoit découvrir qu'un foible refte , une ombre de la connoiflance du vrai Dieu, qui avoit éié répandue au commencement du monde par toute la race humaine. Cependant ces abfurdités ne font rien en comparaifon.de certaines opinions Sc de certaines pratiques qu'on remarque a préfent parmi plufieurs nations qui font profefïion de fuivre dans leurs fentimens & dans leur conduite, les plus pures lumières de 1'évangile. Combien d'opinions contradiéboires n'admettent elles pas? Dans combien d'occafions n'agiflent-elies pas d'une manière diredement oppofée a leurs principes Sc a leur profeffion ? Avec quelle fureur, des chrétiens qui renferment tout le chriftianifme dans ce nom, ne fe öamnent-ils pas les uns les autres, pour une diffcrence d'opinions ou de cérémonies très-fouTomc III. N  ÏJ?4 R É H I SIONS vent peu importantes, pendant qu'ils admettent les mêmes dogmes efientiels, & qu'ils efpèrent tous le même falut? De quel fanatifme plufieurs d'entr'eux ne mêlent-ils pas les dogmes d'une religion toute raifonnable, & dans quelles abfurdités n'embóurbent-ils pas leur dévotion ? De quelles ayeugles fuperftitions ne l'obfcurcilTent-ils pas? lufqu'a quel point leur zèle n'eft-il pas quelquefois enragé 8c furieux? 11 y en a qu'un prétendu amour de Dieu 8c de religion , rend cruels 8c barbares; comme fi le chriftianifme nous dép.ouUloit de 1'humanité, & qu'enfervant un Dieu de miféricorde, dont les compafiions infinies font i'unique but de nos efpérances , nous érions obligés de nous montrer inhumains 8c impitoyables envers notre prochain. En trayerfant le Portugal, je me trouvai jufteraent a Lisbonne, dans le tems que finquifition tenoit Ion 1 it de juftice, ce qu'onappelle^fo-cfo-yè'. . Ce fujet a été traité fort au long par différens auteurs, & il faut convenir que plufieurs catholiques romains mêmes, Pont dépeint avec fes. véritables couleurs; auffijie prétends-je pas écrire ici une hiftoire de 1'inquifition, ni entrer lti-deffus dans une controverfe; je. veux rapporter uniquement un fait.  DE RöBINSON C R Ü S 0 É. 1 £J | On mena a la grande églife tous les criminels eh proceffion. II en parut d'abord huit habillés de robes & de bonnets decanevas, oü étoient dépeints tous les tourmens de i'enfer imaginab!es: on y voyoit des diables qui rotiftoient 8c qui fricafloient des corps humains; toüt cela étoit relevé par des dammes & par tout ce qui eft capable de donner une idéé horrible des fuppli* ces des damnés. Ceux qui étoient vérus de ces habits épouvantables, étoient huit perfonnes malheureufes, deftinées a êtrebrülées, fans favoir au jufte le crime qui leur attiroit un fi rude chatiment. Ori difoit qu'ils avoient manqué de refpeót a. la fainte églife & a" la vierge, ce qui fuffifoir pour exécuter cette cruelle fentence. II y en avoit un qui difoit qu'il étoit bien aife d'être brülc, 8c 8z qu'il aimoit infiniment mieux mourir que retourner aux prifons de i'inquifition, oü il avoit fouffert mille morts chaque jour. J'appris que parmi ces huit, il y aVoit plufieurs juifs , dont lé plus grand crime étoit d'être extrêmement riches, & quelques chrétiens qui feroient échappés de la cruauté de leurs juges, s'ils n'avoient pas été extrêmement pauvres. Un fpectacle fi horrible me donna mauvaife opiriion de ces inquifiteurs; ils ne méritentpas Ni;  1^6 RÉPLEXIONS le nom de chrétiens, & il y a plufieurs pays catholiques oü 1'on ne fouffre pas 1'établiflement de ce tribunal abominable. J'ai vu 8c lu un grand nombre d'autres exemples de 1'extravagance 8c de la barbarie de ceux qui font profeffion de la religion chrétienne, & je puis protefter qu'il y a des opinions & des coutumes recues par des nations entières, qui feroient horreur aux payens. Ces fentimens & ces pratiques font tellement propres a donner du fcandale, qu'il faut avoir un grand attachement pour ce qu'il y a d'effentiel dans le chriftianifme, pour ne s'en pas prendre a cette religion même, de la conduite de ceux qui la profeffenr. Que les véritables amateurs de cette fainte religion ne s'ofTenfent pas de ce que j'ofe rapporter ici quelques échantillons de plufieurs de ceux qui fe font une gloire de porter le nom de chrétiens ; mon intention n'eft, en aucune manière , de jeter un air de fcaudale fur la religion même; je ne veux que faire rentrer en eux-mêmes ceux qui Ia deshonorent par leurs fentimens & par leurs aetions. . Je crois que je ne m'éloignerai pas de mon deffein en copiant ici les paroles d'un homme ttès judicieux qui, a fon retour de la Turquie, trav.erfa plufieurs pioviuces de 1'Italie, 8c fit une  deRobinsonCrusoe. 197 attention patticulière fur tout ce qu'il y a de remarquable dans les états du papé. «« Lorfque j'étois en Italië, je paffai par le » patrimoine de faïnt Pietre, oü il eft naturel de „ croire que la religion doit être dans toute fa » pureté & dans tout fon éclat. » A Rome on peut admirer les habits relt,> gieux Sc les cérémonies de la religion dans » toute leur magnificence. Le pape Sc les cardi„ naux fe promènent par la ville avec une fainte „ gravité. lis foutiennent avec un grand fafte la » dignité de leurs titres Sc de leurs charges. » Rome amisal'interditdes royaumes entiers, „ Sc en a fait fermer les églifes, uniquement s> paree qu'ils ne payoient pas quelques droits : » elle poulfe encore le fcrupule jufqu'a pürifiec r> par le feu les indévots. » L'inquifition fit bruler, pendant que j'étois„ la, deux hommes, pour avoir parlé en termes „ peu honorables de la fainte vierge.J'avois réfolu „ de ne plus faire la moindre recherche touchant » la religion des Italiens, quand, par hafard, jé „ rencontrai un Quiétifte, qui me dit que toute „ la religion devoit être imérieure, & que tous » fes devoirs étoient concentrés dans la médita„ tion & dans la prière éjaculatoire. 11 invectiva, ,•> avec aigreur, contre la manière dont tout le ,s cleraé de 1'Europe fait une £fpèce de comédie - N iij  198' Refiexions » de la religion. L'Italie, felon lui, étoit un » théatre ou les eccléfiaftiques donnoient aux » fpeétateurs un opéra magnifique, en machines; » en un mot, il paria judicieufement fur la » religion des autres : mais quand il en vint au » détail de la fierine, je n'y rrouvai rien qu'un » fquelette difforme , tellement enveloppé de » ténèbres, & enfoncé dans les cavernes les plus » fombres de fon ame, qu'il me fut impoffible » de m en former une idéé diftincfce; ce n'étoit que » méditation fans culte, dogmes fans ptatique , » réflexion fans réforme, zèle fans connoilfance; » & tout ce que je pus apprendre de lui, c'eft » qu'en Italië fa religion eft incognito ». Cette idéé de la religion des Italiens eft exactement conforme avec celle que m'en ont donné d'autres voyageurs, & par conféquent je dois la croire jufte, quoique je n'en fois pas convaincu par mes propres fens. La religion des Polonois n'eft pas moins digne de la plus forte cenfure : j'ai eu 1'honneur de voyager avec un gentilhomme de ce pays-Li, qui m'a donné une relation très-détaillée de tout ce qu'il y a de remarquable dans la religion de Ja Pologne & de la Mofcovie. Dans la Pologne , a ce que j'ai appris de lui, règne la plus grande confufion , & dans l'état & dans 1 églife 5 & malgré leurs guerres perpé-  be Rounsok Cncsoi 199 tuelles , les Polonois foiit d'aufii grands perfécuteurs, qu'il eft poflible d'en trouver dans le monde, il eft vrai qu'ils ont une fi grande tolérance pour les juifs , qu'a Lamberg , & dans la Kiovie , on en compte plus de trente ftiffe. Bien loin d'être perfécutés, ils y jouiflent d'un grand nombre de privileges & d'exemptions, quoiqu'ils refufeiit £ Jéfus-Chrift le titre & la dignité de meflie. Mais il eft certain aufli qu'ils marquent une ardeur déteftable a perfécuter les proteftans, & a détruire les églifes , par-tout oü ils fonr les plus forts. Ces proteft.^s cependant ne font pas martyrs de la vérité, quoiqu'ils fouffrent les dernières mifères pour 1'amour des dogmes qu'ils admettent. On les appelle Sociniens , & leur maitra Lélius Socin a répandu fi univerfellement fes erreurs par tout ce pays , qu'il y a dans toute cette vafte étendue un grand nombre de perfonnes , qui ne reconnoiffent Jéfus-Chrift que pour un homme de bien , envoyé au monde pour inftruire les hommes , & non pour les racheter par tM fang , & pour les fancViner par fon efprit. Pour ce qui regarde la divinité du Saint-Efprit, ils ne daignent pas feulement s'en mettre 'en peine. Après avoir rendu compte de la croyance &C de la dcvotion des peuples qui fe foümetténf N iv  a 1 'églife catholique romaine , il ne fera pas Ws de propos, ce me femble, de dire quelque chofe des chrétiens de 1'églife grecque. U y a dans 1'empire du Czar de Mofcovie, un prodigieux nombre d'églifes de bois; 8c peut-être que 1'on pourroit dire dn bien de la religion de ces pays-la , fi les prêrres n'y paroifioient pas être de la même matière. Lepeuple y eft, en général, d'une dévotion extraordinaire , & rien ne feroit plus louable, fi cette difpofition n'étoit pas accompagnée de la plus craffe ignorance qu'il foit poffible de rencontrer dans aucun paysoü 1'on faitprofellion *,! chriftianifme. En traverfant ces vaftes états , j'ai trouvé que Jéfus - Chrift y étoit fi peu honoré en comparaifon de faint Nicolas , qu'on eft forcé d'en concdure que la religion y eft entièrement engloutie par la fuperftition. Ce qu'il y a de plus déplorable , c'eft que la conduite du peuple , en matière de religion , y eft fondée fur uneopimatreté fi outrée , pêché originel de cette nation , qu'il eft abfolument inutiie de fonger d réformer fes abus les plus extravagans. Peut-être aura-t on de Ia peine a me croire quand jedirai qu'il n'y a pas dans 1'univers entier un peuple plus groftièrement ignorant que les Mofcovites, & plus exceflivement entier dans fes opinons ; mais on en tombera d'accord, fi  de Robijisoü CuusoÉ. aox 1'on veilt bien prêtet attention a L'hiftöire fuivante, atteftée par un grand nombre de perfonnes , dont la probité ne fauroit être revoquée en doute. Après la bataille de Nerva , oü le roi de Suède Charle XII. defir. une grande armée de Ruffes, il entra dans leur pays avec fes troupes viótorieufes , & , felon toutes les appatences , fes foldats y commirent d'affez grands défordres. Les Mofcovites , qui fe trouvoient alors dans 1'ctat le plus pitoyable , ne manquèrent pas d'avoir recours aux prières: j'en ai oui quelqueunes; mais le nom de Dieu n'y eft pas mentionné feulement; faint Nicolas y tient la place du créateur du ciel & de la terre, Sc 1'on peut juger de la teneur de toutes , par celle-ci: O toi! notre protecteur perpétuel dans nosmïfères , tout puiffant faint Nicolas , quel crime ayons-nous commis , Sc qu'elle offenfe t'avonsnous faite dans nos facrifices , dans nos génufléxions , nos révérences, & nos aótions de grafces , pour que tu nous aies abondonnés de cette manière ? Nous avons déja fait plufieurs efforrs de dévotion, pour t'appaifer A & pour obtenir ton fecours contre des ennemis & desdeftruóleurs rerribles, infolens , intrépides & funeux , lorfque , comme des lions, des ours Sc autres bêtes féroces qui ont perdu leurs petits , ils nous ont  201 Réfiexions afïaillisd'une fi cruelle manière. Nous favons bien qu'ils n'ont pas pu réuffir fans Ie fecours des enchantemens, dans les entreprifes qu'ils ont faires contre nous , qui fommes ton peuple , & qu'ils nous ont pris & tués par milliers , quoique nous nous fuffions retranchés d'une manière imprenable pour defendre ton faint nom. Nous te prions derechef, ö faint Nicolas ! de vouloir être notre champion , de porter notre étendard , & d'être avec nous dans la paix, dans la guerre, & dans toutes occafions oü nous aurons befoin de ton affiftance. Protège-nous & 1'approche de la mort, contre cette troupe horrible & tyrannique de forciers, & chafTe les loin de nos frontières , en les punilTant felon leurs mérites. . ^e mc "ontdnterai de donner ce feul échantillon de la dévotion des Ruffes , & je paffe d 1'état oü la religion fe trouve parmi les proreftans. Je fuis dans 1'intention d'en rendre un compte impartial, & par-ld je me flatte qu'il fera exact. II y a certainement une grande différence entre la religion dont nous venons de parler, & celle de certains chrétiens réformés de 1'Allemagne, appelés Luthérjens. Cependant c'eft papifme', & ce n'eft point un papifme ; ils n'ont poin-t de tranftubftantiarion, mais ils ont une confubftantiation d Ia place. Leur fervice diffère de la  DE RoBINSON Cu-USOE. 2.CJ rnefle ; mais ce qui y manque, eft rempii pac ie bruit des violons, des hautbois, des trompetres & des timballes; ce qui me fait croire que li dans le luthéranifme on n'eft point dans le cas de tomber dans le catbolicifme, on y eft en danger au moins de donner dans la fuperftition. Pourlapiété qui fait 1'eflence de la religion, je n'en ai pas trouvé de fort grandes marqués parmi ceux de cette feite , & c'eft pourtant la. le but principal de mes recherches'; j'entends par religion , moins les dogmes qu'on fait profeffion d'admettre , & 1'attachement qu'on a pour urie certaine confeflion de foi , qu'une conduite qui repond aux maximes de la religion qu'on a adoptce. Qu'eft-ce que c'eft qu'une religion qui n'influe pas fur la pratique ? Je ne contredis pas le fentiment de certaines perfonnes qui pretendent qu'une véritable religion ne fauroit fubfifter, fi elle n'eft pas fondée fur des principes raifonnables & certains. Ce n'eft pas-la ce dont il s'agit ; il n'eft queftion que de ces chrétiens dont la doctrine peut être faine effentiellement, mais qui , malgré leur orthodoxie , donncnt dans le déréglement, & négligent les devoirs de la piété. En un mot, mon deffein n'eft ici que d'exaininer la religion du cóté de la pratique. Je  *04 RÉFtEXIONS trouve une efpèce de théorie prefque par-tour; au Iieu que la piété ne fouffre prefque nullepart a mon examen. La cenfure équitable & judicieufe doit tomber fur-tout furlanégligencedes hommes par rapport acette partie de la religion. Unpeuplea qui Dieu n'a pas accordé la bénédidion de le connoitre , eft plus digne de compaffion que de reproches, Sc ce feroit faire une fatyre qui retomberoit, fur fon auteur , que de faire le bel-efprit fur la flupidité des négres , Sc fur 1'ignorance dans Iaquelle ils vivent de la doctrine falutaire de 1'Evangile. Mais fi 1'on s'efforc.oit a mettre dans tout fon jour la brutalité des chrétiens habitans des Barbades & de la Jamaïque , qui, bien loin de fe donner la peine d'inftruire les fauvages, les méprifenr affez pour leur refufer le baptême, on feroit une fatyre jufte & fenfée. J'en reviens aux luthériens, dont j'ai confidéré de prés la conduite dans plufieurs cours & dans plufieurs villes d'Allemagne. Ces cours fe piquent de galanterie Sc de magnificence, juf quauntel point, & avec tant de paffion , qu'elles femblent vouloir effacer toutes les autres nations. Ils ont tant d'attachement pour ce rien appelé pompe } qu'ils y concentrent toutes leurs afFections, Sc qu'il n'eft pas poflible qu'ils aient 1%  DE ROBINSON CrüSOÉ. 205 lóKk de fonger a des objets que les gens fenfés trouvent infiniment plus dignes des foins d'un être raifonnable. La première chofe qu'on facrifie dans ces pays a 1'oftentation & a 1'envie de parokre , c'eft la iiberté des fujets, qui par la conftkution du gouvernement , ou fimplement par la coutume , font foumis au pouvoir defpotique du prince, & qui font obligés de fournir non - feulement rout ce qu'ils peuvent épargner, mais encore tout ce qu'ils ont, aux penchans d'une cour entièrement dévouée au plaifir & au fafte. Par tout ce que j'ai pu remarquer de la manière de vivre des princes & des fujets , les derniers paroiffent être créés exprès pour les prémiers. 11 en eft ainfi dans tous les états de l'Allemagne; c'eft un joug que la coutume impofe aux peuples, & qu'ils femblent fubir fans contrainte. Le defpotifme y eft monté a un tel point, que les coffres des fouverains y font comme le réfervoir général , vers lequel coulent tous les tréfors du pays , & d'oü ils fe répandent de nouveau. De la même manière que tout le fang du corps paffe dans un certain tems parle cceur, tout 1'argent du pays paffe , une fois par an , par les mains des tréforiers du prince. Je ne fais pas trop bien fi la pauvreté & la mifère font fort propres a infpker de la dévotion a  icS rèflexions ceux qui en fonr accablés ; mais je fais bien que fi Ia piétc eft compatible avec le luxe, le fafte , 1'oppreflion & la tyrannie , ii n'eft pas impoffibie qu'il n'y ait beaucoup de religion dans les cours dont1 je parte. 1! eft vrai que Pécriture fainte parle avec éloge de Ia magnificence du plusfage roi qui ait jamais gouvetné le peuple de Dieu ; mais elle s'exprime la-deflus d'une manière qui dépeint moins la gloire du monarque , que 1'état floriffmr de fes fujets , qui étoit un efFet'des foins paternels que ce prince fe donnoit pour les rendre heureux. Elle nous dit que Salomon avoit rendu a Jérufalem 1'or & 1'argent auffi comrnun que les pierres des mes ; expreffion la plus forte dont ilfoitpoflible de fe fervir, pour donner nne grande idéé de la félicité d'une nation. J'ai entendu dire que le roi de Prufle ( i ) fe faifoitune gloire d'imiter ,de rout fon pouvoir, la conduite du grand roi d'Ifraël.Ses propres fujets le publient par-tout, & tous leurs difcours font templis des qualités généreufes & véritablement royales de ce prince. Il éroit un pèrefi tendre de fes fujets , qu'il appliquoit tous fes foins a faire fleurir leur commerce & leurs manufac- • tures, & a augmenter leur nombre , en donnant Qï) Aïcufdu roi regnant.  DE ROBINSON CrüSQE. 207 des privileges aux étrzngers qu'il crcyoit capables d'encourager fon peuple, Si de le rendre plus induftrieux. Bien loin de fonger a les opprimer, il écoutoit toujours leurs griefs , & ne manquoit jamais d'y remédier, des qu'il en étoic inftruit. En un mot, on voyoit briller dans route fa conduite le caractère augufte & aimable d'un prince fage■, jufte Sc débonnaire ; ce qui fait voir que , malgré cette forte de gouvernement, dont la forme eft ty rannique, un roi peut n'être pas un tyran. C'eft la une heureufe exception a la règle générale; mais ce cas particulier n'empéche pas que la conftitution du gouvernement, qui eft a-peu-près la mème dans toutes les cours du nord , quelle qu'en puifle être la religion dominante , ne foit direéfemenroppofée aux véritables fins de la monarchie , qui n'a été introduite danSjle monde , que pour le repos & pour la profpéritè des peuples. On remarque cette vérité généralement dans toute 1'Allemagne, oü la magnificence des cours Sc la profpéritè des fujets reflemblent aux deux hémifphères du monde , dont 1'un eft brillant Sc lumineux, a propordon que 1'autre eft fombre & obfeur. Comment peut-on fe flatter de trouver la religion dans un pays oü le peuple doit être miférable, afin que les grands feigneurs aient  20S RÉFLEXIONS un équipage pompeux ; oü les fujets font force s de mourir de faim , afin que le prince fade gémir fa table fous mille mets inutiles ; oü ils doivent foupirer , afin qu'il fe divertifle; en on mot, oü le peuple doit contribuer jufquafon néceflaire, non pour la défenfe de la patrie, ni pour des efforts extraordinaires qui puifient mettre une nation en état de réfifter a un puitfanc ennemi , mais uniquement pour foutenir le - faire , le luxe , 1'ambition & 1'extravagance du fouverain ? 1 Cette réflexion n'eft que trop confirmée par Ia manière de vivre des eccléfiaftiques de ces pays luthériens. Ils font prodigienfement jaloux de leur hiérarchie ; ils craignent a la mort une nouvelle reformation , ou plutót une reformation pouffée plus loin, perfuadés que , comme elle a porté un coup mortel a 1'églife catholique romaiue, elle pourroit bien encore faire le même ener fur leur gouvernement eccléfiaftique. C'eft pour cette raifon qu'ils mettent, pour ainfi dire , tme paliifade devant 1'églife , pour en éloignerles aurresproreftans, & qu'ils femblent crier a pleine gorge : loin d'ici ; car nous fommes plus faints que vous. De-la nait leur zèle perfécuteur contre les aurres réformés. qui ne conviennent pas de tous leurs principes, & qui cependant ne rëfuferoient pas de faire un même corps avec eux. Ce  r>.e Robinson Crusoe. tög Ce zèle les rcsige , les perfécute a leur tour. Leur cceur eft toujours rempll cle troubles Sc d'agitation ; il eft inacceffible a ia charité ; &C comment la religion peut-elle fixer fon féjour dans une ame d'oü la charité paroit banniexDour jamais ? Par conféquent ce n'eft pas encore fous ce climat, que je trouve cette religion dont je cherche les traces avec tant d'empreflement." J'ai voyagé moi même dans le cceur de la Frartce , comme on le voit a la fin de mon premier volume , depuis les Pyrenees jufqu'a Touloufe , & de-la par Paris jufqu'a Galais. Dans toute cette'étenduedepays, j'ai trouvé Ie peuple fi gai , & en même tems fi miférable , que je n'ai pas fu qu'elle idéé j'en devois avoir. La pauvreté des gens du commun étoit telle , que naturellement toutes leurs penfées devoient rouler fur les moyens de porter leur fardeau, & que route leur dévotion fembloit devoir aboutir a demandet au Ciel leur pain quotidien. Cependant, grace a leur heureux naturel \ ils rioient toujours; on auroit dit qu'ils alloient a 1'églife en danfant, & qu'ils en revenoienten chantant. L'état de la religion n'eft pas mieux dans ma patrie. Quelque tsmsaprès mon retour en Angleterre , lorfque j'étois le plus occupé a continuer, par la leéture , la recherche de la religion , que j'avois commencée par mes voyages, on ordonna Tome III, Q  HO RÉFLEXIONS en Angleterre une aótion de graces publique SC folemnelle pour une viftoire obtenue par les Anglois Sc par les alliés a... 11 n'eft pas néceffaire de défigner Pendroit ou fe donna la bataille , Sc d'en marquer le tems. Ces circonfrances font étrangères au recit que je vais faire de cette folemnité. La nouvelle qu'on m'en donna me mit en extafe, Je 1'ai trouvée a la fin , dis-je en moimême , cette religion ; & ce qui me charme le plus , c'eft qu'après l'avoir cherchée en vain dans les pays étrangers , je la rencontre dans ma propre patrie. La-deftus j'admirai mon extravagance de ne m'être pas épargné une recherche fi pénible , en commencant mon examen par 1'Angleterre, & je me reprochai d'être femblable a la plupart des voyageurs, qui fe fatiguent le corps Sc 1'ame pour fe repaitre de ce qu'il y a de curieux Sc de remarquable chez les étrangers , fans fe mettre en peine de tout ce qu'il y a de digne d'attentïon dans le lieu de leur nailfance. Je 'ne manquai pas de prendre la réfolution " d'aller voir , a quelque prix que ce fut, cette pieufe cérémonie, Sc comme les préparatifs en étoient prodigieux , je demandai a mes amis en quoi elle devoitconfifter principalement ; perfonne ne fut capable de' m'ea infttuire , paree  de ROBINSON CruSOE. 211 que de mémoire d'homme , on n'avoit pas cclc— bré une pareille fère dans la grande-Bretagne* Tout ce qu'on m'en put dire, c'eft que ce feroit quelque chofe de fort beau , que la reine y affifteroit eile-même avec toute la noblefie, Sc qu'il ne s'étoit rien vu de pareil depuis 'le règne de la reine Elifaberh. J'étois tavi de plus en plus par ces magnifiques promeffes , & mon imagination fe rempiilfant des idéés des folemnités relfgieufes qu'on avoit célébrées autrefois chez les nations dévouces au culte de la divinité , je ne m'attendois a rien de moins grand que la pieufe magnificence avec laquelle Salomon avoit fait la dédicace du temple , Sc que la féte de réformation qui avoit été célébrée fqus le roi Jofias. Eu un mot, j'efpérois voir'des-cérémonies dont la pompe ne feryiroit que d'ornemeht d une véritable piété. Ce qui me choquoit un peu , c'étoit d'apprendre qu'on rt'avoit jamais folemniféun pareil jour depuis la reine Èlifabeth. Je me mis d'abord dans 1'efprit que la mode du pays ne permettöit qu'aux reines feules de publier un jour dadion de graces ; mais cette penfée ne me fatisfit pas entièrement, Sc pour contenter , ld-deffus ma curiofité, je feuilletai pendant affez long-tems nos hiftoires'; mais j'"y cherchai en vain la raifon s de cette particularité. Je m'adreflai d la fin d un O ij  lil RÉFLEXIONS vieux royalifte , qui avoit autrefois fervi dans les troupes du malheureux roi Charles: il me dit que rien ne lui éroit plus facile que de donner la raifon-de ce qui m'embarralfoit fi fort. Depuis la reine Elifabeth, continua-t-il, jufqu'a nos jours, on n'a point adrefleaDieu d'actions de graces folemnelles, paree qu'il n'y a point eu de bénédictions publiques qui puflent en être le motif. Quelles vióboires la nation a-t-elle remportées depuis ce tems-la , excepté deux ou trois , obtenues par le roi Guillaume en Irlande ? On n'en a point témoigné de reconnoiflance pubüque envers le ciel, paree qu'on étoit trop occupé , & que d'ailleurs ces avantages étoient contrebalancés par des pertes' que nous foutfrions dans d'autres pays. Cette raillerie étoit piquante , mais il n'y avoit que trop de vérité, EHe ne m'empêcha pas néanmpins d'ayqir une trés-grande idéé de la gravité 8c de la dé/otion férieufe que je m'attendois a voir écl'ater dans la joie même qui devoit accompagner cette aclion de graces. Cette efpérance me porta d m'alfurer d'une place hors de 1'églife 8c dans 1'églife même, pour pouvoir remarquer chaque partie de cette folemnité. Le jour arriva enfin , & je crus d'abo.rd que ee fpettacle paiferoit mon attente, quand je vis une troupe. innombrable de perfonnes qiü fs  deRobinson Crusoé. zij preffoient pour entrer dans le temple avec une ardeur que ma charité ftupide me fit prendre po'ur le zèle le plus eftimable. Je confidérois que le but de toute cette foule devoit être de rendre graces au ciel d'une vidoire qui promettrfit a la patrie la paix & la profpéritè, & j'en concluois que j'allois voir échter une joie femblable a celle des Ifraélites, quand, parvenus jufqu'au rivage , ils virenr les Egyptiens qui les pourfuivoient, engloutis par la mer avec leurs chevaux & avec leurs charriots. Je ne doutois pas qu'on n'entoniiat des cantiques pareils a ceux que chanta Moïfe . dans cette occafion , & que 1'on ne les entonnat avec la même piété fervente. J'en fus bientot défabufé, & je remarquai, en moins de rien, que la reine, avec la dixième partie du peuple, alloit fervir de fpedacle aux neuf autres patties, & que c'étoit-li ou aboutifloit tout le flux & reflux inquiet de cette prodigieufe multitude. Quand fa majefté atriva aü veftibule du temple , & qu'elle defcendit du carrofle, le peuple, au lieu de crier Hofanna! béniefoit la reine qui vient au nom du Seigneur, ne cria quaufccours , au meurtre! On fe fouloit aux pieds les uns les autres, & 1'endroit ou la reine venoit de pafler, reflembloit a un champ de bataille. On y voyoit des monceaux entaffés de femmes Oiij  il4 RÉflexions & d'enfans qu'on venoic d'arracher de la pgflfc & qui fembloient pouifer les derniers foupirs* Je m'adreifai a quelques-uns de ces malheureux, pour leur demander ce qui les avoit portés a fe jeter inconfidérément au milieu de cette fouleils metépondirent tous, d'une même voix, que' c etoit pour voir la reine, comme les autres. Cette réponfe me confirma dans 1'opinion que le feul but de cette fête folemnelle,. du moins hors de 1'églife, étoit de voir fa majefté. J'efpérai pourtant que dans le temple même, les chofes auro.ent une route autre face, & je fuS occupei, la place que j'y avois louée, & qui me coutoit trois bonnes guinées tout au moins. II m'arriva juftement d'être placé au milieu des fieges qui étoient remplis des eccléfiaftiques qui devoient célébrer la gloire de Dieu, par le JeDeum, & par des antiennes. Je me faifois un plaifir de regarder leurs vêtemens & tout leur air; j'y trouvois de Ia graviré, de la bienféance • & quelque chofe de conforme i cette efpèce de ' tnomphe religieux : je m'attendois i les voir s acquuter de leur emploi avec la même gravité qui etoit ordinaire autrefois aux Lévites, qui fonnoient de Ia trompette dans le tems que le peuple poulfoit des cris vers le ciel pour louer Dieu. Mais il me fut impoffible de refter long-rems dans cette opinion; je v>s ces perfonnages, li .  lesUes dom elles é.oie« accomp.gnee . Je» ll.deho„tePoureax>&iemedIs.^ pelsje fuis ve„a ici. Ou peuvemfeea* eJ qui doivent Être la bouche de tont Ls Ggnalés qu'il vient dobtemr du cel? fclDlfsleten,s.qnerétois„ec„Pendecette * rénexion, 1'otgne entonne le Te Deum. Dans le tTrnentmëme tous roes geus fe «vent, comme s'ils venoien, de tecevoir «ne «^«^ haut, & fe mettent i célébrer la glotre de Dun des antiennes toutes «leftes, chantees avee beaucoup fins de graces que de devouon. Au milieu de cette mof.que, ejtecatee avec tout 1'art imaginatie, je me croyois prefque en;::La„slecW,&ieco.nme„cois|metecc™- cilier avec toute la folemmté, quand) en tus *-  1,6 RÉflexions tournc par le bruir de pf.s de cent pièces de «non, aceompagné da tintnmarre d'un grand nombre de tambours & des huzza du peuple, dom !e brnit fe joignoit d Ia mélodie du Te Dcum. Je ne comprenois pas la raifon de tout ce fracas, & je ne m'en mettois guère en peine; il me femblott feulement qu'jl h> avoir pas beaucoup dbarmonie, & qu'il n'accompagnoit pas trop bien les voix & les inft rumens, qui chatouilloient fi agreablement mes oreilles, en portant mon ame a la devotion. Heureufemenr cette diflonnance ne dura pas long-temSj & le fervice fut continue d'une manière rranquiüe. Quand 1'antienne fut achcvée, & cm'on en fut venu a d'autres parties du fervice, je ne voulus plus turner Ies Y™* vers lesmefïïeurs quicompofoientle chceur, & dont les manières & les difcours m'avoient donné quelque fcandale. J'ai- ' ma! mieux les jeter fur la foulé qui m'environ"oit, pour voir fi je n'y pourrois pas découvrir quelques perfonnes véritablement religieufes dans 1'air defquelles fuffenc peints les ravilTemens & les extafes de leur ame. Hélas! c'étoit par-tout la mème chofe, I'unique occupation des dames étoit de regarder quelque cavalier pfils agréable a leurs yeux que Jes autres; & les meffieurs faifoient leur feule affaire d'attacher leurs regards fur quelque dame diftin-uée  te Robin sok Crusoé. 117 par fes agrémens. L'étoile 'Sc la jarretière dun beau jeune feigneur, riche dans fes ajuftemens, tout brillant de joyaux, Sc caraóbérifé par fon ruban bleu, détoürnoient les yeux d'un fi grand nombre de femmés de leur livre de prières, que les marguilliers auroient bien fait de faire fortir fa grandeur de 1'églife, afin qu'il ne troublat plus le fervice, Sc qu'il ne dérobatpas auTout-Puiflant les hommages dont il devoit êtte le feul objet. Pour la reine, c'étoit l'étoile polaire du jour: plus d'yeux étoient fixés fur elle, qu'il n'y en avoit d'élevés vers le ciel, quoique la deftination particulière de ce jour fut d'adrefler uniquement fes penfées a la divinité. Tout ceci, dis-je en moi-même, eft extrêmement beau; mais je n'y découvre pas la moindre religion. Je prie le ciel de me titer fain & fauf de cette foule, Sc je lui promets que je n'afiifterai plus a une fête qui ne paroit être ordonnée que pour fe moquer de la divinité. Quel ridicule empreflement! le peuple ne peut-il pas aller voir la reine dans fon palais, ou 1'on peut jouir de ce bonheurfans peine? Faut-il qu'il vienne ici pour profaner le temple de Dieu, & pour faire une idole de fa fouveraine? J'avoue que j'étois dans une grande colère, & contre les fpectateurs, & contre toute la cérémonie même. Dans cette difpofuion d'efprit, je fis plu-  ü8 réflexions fïeurs autres réflexions fatyriques fur tout ce qui venoit de frapper mes fens; mais je ne les communiquerai pas au Ieóteur; il feroit trop facile d'en faire 1'application, & le pauvre Robinfon Crufoé n'eft pas d'humeur a défobliger qui que ce foit. La fin de cette fainte journée éroir encore plus extravagante que tout le refte; 1'action de gtaces étoit paflee de 1'églife au cabaret; au lieu de la décence d'un triomphe religieux, on ne vit que le triomphe d'une indécence irréligieufe, & les antiennes & le Te Deum firent place aux fufées, aux feux de joie, a 1'ivrelfe Sc aux coups de baton. Ce n'eft pas mon affaire d'examiner jufqu'a quel point la divinité fe plak a toutes ces actions bruyantes, qu'on baptife du nom d'a&ions de graces folemnelles; c'eft a ceux qui y fontintéreffés a faire la-deffus les réflexions les plus férieufes. Des differens Sentimens en matière de religion. Il n'eft poflible qu'a la divine fageffe feule de favoir pourquoi quelques parties de la religion qu'elle nous a révélées,& qui doivent régler nos opinions Sc les hommages qu'elle eiige de  DE robinson CrüSOÉ. XI9 nous, font exprimées dans des termes fufceptibles de différentes interprétations, Par quelle taifon faut il que le culte que nous devons a Dieu, ne foit pas un point auffi clair dans le détail, qu'en général; Sc que tous les hommes, perfuadés qu'il faut rendre des hommages au maitre du ciel Sc de la terre, foient pourtant fi éloignés de convenir de la manière. dont il faut s'acquitter de ce devoir indifpenfable? Comment eft-il polïible que 1'efprit infaillible de Dieu, qui eftl'unique guide qui nous conduit vers Ie ciel, fouffre que quelques-uns de fes préceptes n'offrent pas a 1'efprit un fens unique , qui frappe tous les hommes de la même manière ? Si toutes les maximes de la religion, anfii-bien celles qui regardent Ia doctrine que celles qui concernent les mceurs, avoient été expofées d'une manière fi claire, que tous les hommes de tous les fiècles & de tous les pays en euffent du former la même idéé , alors, comme il n'y a qu'une porte de falut oü tous les hommes efpèrent d'arriver, il n'y auroit qu'une feule & unique route a prendre; ce qui auroit óté au genre humairi mille fources de difcordes cruelles Sc indignes de la religion. Tout ce que nos foibles lumières nous permettent de dire fur un cas fi embarraiTanc Sc fi  Zl° Réflexions mortifiant, c'eft qu'il a plu d Dieu, qui eft la fageffe & la juftice même, & qui ne fait rien qui nefoic.jufte & fage, d'en ordonner autremenr, & de confondre par-ld la foible fagefte des hommes, qui peuvent dire a cet égard, comme i celui des tems & des faifons, perfonne ne le fair. A préfent, dans cet état d'incertitude oü nous nous trouvons, il arrivé que deux hommes, croyant au même Dieu, profeflant une même foi, fe confiant dans le même fauveur, & tendant vers la même fin, ne peuvent pas s'accorder fur la manière d'aller vers le ciel, d'adorer ce Dieu, & de mettre leur confiance dans ce fauveur; ils n'ont pas la même idéé de Dieu, du ciel, du fauveur, ni d'aucun article de la religion chrétienne. II eft vrai que les différens degrés de lumières naturelles & acquifes, font en partie caufe de ces différentes conceptions; & il n'eft pas poflible que les hommes dirigés dans leurs recherches par des guides plus ou moins éclairés, voyent tous les objets dans un même jour. Ce n'eft pas tout; il arrivé très-fouvent qu* ceux qui ont le même degré de lumières, n'ont pas les mêmes difpofitions du cceur, & qu'ils n'ont pas pour la vérité un amour égaiement pur & impartial. Trois hommes, par exemple, exa-  be ROBINSON CrVSOÉ. 211 minent quelle noticm ils doivent avoir de la trinité, ou de quelqu' autre dogme fondamental, Sc tous trois confultentla-deffus 1'écritute fainte. Le premier lit, avec une efpèce d'attention, tous les paflages qui y ont du rapport; mais préoccupé de la première idéé qu'il s'en étoit fortnée , Sc a laquelle il a juré fidélité, pour ainfi dire, il force chacun de ces paffages a fe confórmer exaétement avec cette idéé chérie. De cette manière il ne peut que fe confirmer dans fon fentiment, il lui paroit fi clair Sc fi inconteftable, que les preuves les plus fortes ne le porteront jamais a y renoncer, & qu'il lui eft impoflible d'avoir bonne opinion de tous ceux qui concoivent la chofe d'une autre manière. 11 les traite d'ennemis obftinés de la fainte doctrine, dignes d'être chaifés de 1'églife, Sc d'être privés de la communion; en un mot, il ne croit pas qu'ils méritent la moindre charité. Un autre confulte les livres facrés dans la même vue & dans de .femblables difpofitions ; il examine les mêmes paffages, & il en concoit des notions diteftement oppofées a celles que 1'autre y a cru puifer; chaque texte lui femble donner a fon opinion une nouvélle évidence, un nouveau degré de certitude; fon fentiment lui paroit fi bien fondé , fi certain Sc fi inconteftable , qu'il ne comprend pas qu'on puifte en embraffer un  !Utfe fanS S'aVeu§ier ^ propos déhbéré , 8c «reennemUéclarédei'ordrodoxie Le troiüème parcourt les mêmes paffages, uni- quemenr polir la forme5& fans femert0re;Cr . n:ement enpeinedVti.ouver k . ** a,fe WW favoir vu un peu ce dont il mm q-Ique ie fuccasdefonexamen r -actemenralW.fférence avec laquelie il fa commeHce,&qu'Ilfokauffi ft^fc opinions qu'il 1'étoir auparavanr. Ces trois hommes feuls font capables de temphr des provinces entières de cbmroverfes. .Les deux premiers fe rencontrent par hafard & ie croyant également ,ürs de leur fair 3 ils font également decififs, égaIement portés 1 foutenir leur fennment avec la pIus grande avec la aermère opiniW. Les argumens font b.entotplaceauxinvedivesjilss'emporrent^e donnenc des marqués de mép*is, fe ^t> fe damnenr,& contractant une haine morrelle 1 un contre 1 Wre , ils fe perféCutent avec ftt*** . Le rroifième , qui n'a pas daigné feulement fa..re les efforts nécefïaires pour s'inftruire i fond de k queftion, & pour fe fentiment fixe,femoque de 1'un & de 1'autre • ^Ues traite de chrétiens enragés, qui fodéehuem pour un ctogme qui n'eft pas néceffaire aufalut,  DE ROBINSON CrUSOE. lij & dont il n'eft pas poflible d'avoir une idee claire Sc diftinde j a fon avis , ce font des fous qui fe battent fur des chimères, ou bien fur des queftions qui ne fauroient êtte décidées que dans le ciel. C'eft ainfi que les deux premiers viennent a fe haïr Sc a fe petfécuter, dans le tems que le troifième les méprife Sc les tourne en ridicule. Si les hommes pouvoient difterer en opinions avec humilité , ils différeroient encore d'une manière charitable ; mais quoique cette manière d'embrafler des opinions oppofées foit praticable dans les affaires politiques Sc civiles , elle ne fauroit jamais 1'être dans la religion. Il femble qu'elle doive néceffairement payer rribut a une intempérance de 1'ame, que 1'on confond avec le devoir , & qu'on honore du beau nom de zèle. C'eft ce zèle malheureux qui, comme une fièvre chaude , produit la rage Sc la fureur dans le cceur de fes efclaves; ce qui a fait dite a 1'ingénieux Auteur de Hudibras : Les fots humains, ivres & fous de zèle , Combattent avec pafTion Pour madame religion, Comme les bretteurs pour leur belle. Ce n'eft pas-U la deftince des chrëtiens fëafc , quoiqu'ils y foient foumis d'une manière toute  214 RÉFLEXIONS particuliere. Le zèle eft ordinaire a rous ceux qui font profeffion d'avoir un grand attachement pour ce qu'ils confidèrent comme la religion véritable. Les Perfans, & les Turcs fe haïffènt mortellement a caufe de leur opinion différente touchanr les fucceffeurs de Mahomet. Autrefois une pareille haine régneit parmi les Genrils Sc les Juifs, Sc 1'on fait qu'un monarque Affyrien fut affez perfécuteur pour jeter dans une fournaife ardente ceux qui refufoienc de fe proftemer devant l'image qu'il avoit érigée pour être lobjet du culte de toutes les nations qu'il voyoic foumifes a fa puiilance. Dans 1'eglife primitive, rien n'étoit plus familier que les perfécutions , fous lefquelles on tachoit de faire périr les chrétiens : chrïjiianos ad leones _> « jetez les chrétiens aux lions »., étoit un cri qu'on entendoit prefque tous les jours. Quand les chrétiens fe virent délivrés de toutes ces cruautés barbares par ie grand Conftantin 3 ils ne.jouirent guères de cette tranquillité , & leur ptopre zèle les empêcha d'en gouter long-tems les douceurs. L'Arianifme s'éleva au milieu d'eux, & partagea 1'empire en factions , & 1'églife en fchiftnes. Sous deux règnes confécutifs, les Ariens perfécutèrenr les orthodoxes; Sc les ^rthqdoxes3 a leur tour, perfécutèrenr les Ariens avec-, la même fureur dont tout le corps des chrétiens  ■de Robinson Cru soi 225 chrétiens enfemble avoit été perfécuté peu d'années auparavant par les payens. Depuis ce tems-la jufqu'a no's jours la perfécution a toujours régné dans les différentes fecles, a mefure que leur zèle étoit foutenu par leur pouvoir. Nous voyons encore dans tous les pays du monde une haine mortelle entre les catholiques & les proteftans, & fi les premiers oht porté leur fureur trop loin, les derniers ne peuvent pas dire néanmoins qu'ils n'ont jamais rendu perfécution pour perfécution. Combien de fang fa guerre n'a-t-el!e pas répandu dans 1'Europe au fujet des différentes fe&es qui pattageoient 1'Allemagne, jufqu'a ce que tous ces troubles furent appaifés par la pacification générale de Weftphalie , lorfque les proteftans ayant remporté les plus grands avanrages , obtinrent 1'établiffement de leur religion & la liberté de confcience dans toute 1'étendue de 1'empire? Depuis cette époque, le corps proteftant, délivré de fes ennemis étrangers, s'eft abandonné a un zèle qui i'a rongé lui-même. Les Luthériens & les Calviniftes fe font perfécutés les uns les autres, la charité s'eft retirée d'entr'eus , &c jufqu'au tems préfent les Luthériens ne petmettent pas aux reform és évangéliques, (c'eft ainfi qu'ils appellens les Calviniftes) Tome IIL P  226" RÉFLEXIONS de faire dans leurs villes 1'exercice de leur religion; qui plus eft, ils refufenr d'être enterrés dans les églifes luthériennes. J'évite de parler de 1 'état oü Ia. religion fe trouve a cet égard dans ma patrie 3 Sc d'examiner les divifions malheureufes qu'il y a entre les Anglois & les EcolTbis , les épifcopaux & les presbytériens , la haute-égüfe Sc les non-conformiftes. Je me contenterai de dire qu'il eft évident que foute cette difcorde a fa fource dans la négligence des uns a s'inftruire foigneufement de la. vérité , Sc dans l'opiniatreté des autres a vouioir appuyer la vérité par la force. Si tous les hommes vouloient feulement répondre a leurs lumières par leur conduite , cv ne pas renoncer a la vertu Sc a la charité pour 1'amour des dogmes, il feroit fort probable que nous nous trouverions un jour dans le ciel. Je confidère toutes les femences de la difcorde en matière de religion , comme la mauvaife herbe que fatan sème parmi le froment. L'on peut remarquer que , quoique les Aftyriens aient perfécuté les Juifs, Sc les Romains, les Chrétiens, néanmoins dans le pays oü le diable a fu fe ménager un culte divin, la perfécution eft trèspeu en vogue. Le diable jouit la d'une domiuation paifible , Sc il eft bien-aife d'en éloigner  BE RoBINSON CkuSOE. 227 routes fortes de troubles; il ne fouhaite aucune invbcation , il eft intéreffé a laifTer les chofes fur le même pied. Mais dès qu'on parle d'avoir d'autres Dieux devant fa face, jl cherche d'abord a prévenir ce malheur en femant la divifion parmi ceux qui pourroient renverfer fon empire ; car il a de commun avec les autres monatques le defir de régner feul. J'entrerois ici dans un détail d'une étendue exceflive, fi je voulois feulement faire un dénombrement des différentes fedt.es qui fe font répandues dans nos royaumes; dès que deux perfonnes différent fur la moindre opinion, quelque peu importante qu'elle foit, dans le moment, «omme faint Paul &c faint Pierre , ils fe réfiftent en face 1'un a 1'autre , & ils portent la difpute , & la difcorde , qui en eft une fuite prefque néceffaire, auffi loin qu'elles peuvenr aller. Ce n'eft pas-la proprement le fujet que j'ai réfolu de traiter a préfent j je n'examinerai pas non plus pourquoi il y a plus de différences marquées dans les fentimens qui regardenr Ia religion, que dans les opinions qui concernent toute autre matière, ni pourquoi les difputes fur ces fortes de points font pouffées avec plus de chaleur que toutes les autres, & caufent des haines plus irréconciliables. J'aime mieux Pij  il8 RÉFLEXIONS examiner pourqaoi les querelles religieufes font plus fréquentes chez nous que claris les auttes pays. Certainement nous avons une manière toute particulière de porter jufqu'aux derniers excès ces fortes de diffénfions. La chofe eft évidente, puifque le nombre des fectes différentes eft li grand dans notre patrie, qu'il n'y en a pas tant, a beaucoup prés, dans tous les pays proteftans enfemble. La folution la meilleure & la plus charitable que je puiife donner a cette difficulté, eft une efpèce de compliment pour mes compatriotes, Sc j'ofe avancer que nous ne fommes partagés en xtant de différentes communions, que paree que nous fommes plus dévoués a. la religion que tous les autres peuples; je veux dire qu'en général nous nous faifons une occupation plus férieufe de pénétrer dans 1'effence même de Ia religion, & d'en examiner la nature Sc les principes; nous pefons plus attentivement les raifons de tous les partis, Sc nous nous intéreffons plus tendrement dans les intéréts du ciel Sc de nos ames. Nous pénfons avec raifon que rien ne nous eft plus important que la religion, & qu'il eft de notre plus grand intérêt de diftinguer , a cet égard , la vérité d'avec Terreur, Sc de nous mettre dans une pleine certitude Sc dans une ferme con-  DE Robinson CrusoÉ. "9 viétion,-par rapport aux points fondaméntaux. Ce n'eft que ce dévouement extraordinaire pour la religion, qui nous rend jaloux de la vente qui nous fait pouffer la fermere jufqu a l obfttnation , & qui nous empêche de foumettre norre jugemenfaux décifions du clerge comme il arrivé dans d'autres pays oü les peuples examinent avec plus d'indifférence ce quon les oblige de croirè. &oü ils paroiffent fe mettre peu en peine de la certitude de leurs opinions. Je fais bien que des étrangers fe mettent dans 1'efprit que la plupart de nos querelles rehg.eufe* viennent de ce que nous fommes.plus emportes & plus furieux que les autres nations , plus décififs & plus ptécipités dans nos jugemens, moins charitables, moins patiens & plus fiers de notre propre autorité. Cette raifon eft, a mon avis, aufli faufle qu'elle nous eft defavancageufe. La véritable caufe de cet inconvemenc eft, comme je 1'ai déja dit, que nous fommes moins indifférens que les autres peuples pour les vérités de la religion j nous ne nous contentons pas d'ün examen fait a la légere, nous ne nous rendons pas a la faufTe lueur d une fubtilité fcolaftique, dont on fe fert pour applanir les difficuhés les plus épineufes, Nous voulons des raifons folides, des folutions tirées de la nature même des fujets : nous fommes Piij  230 Réflexions férieufement cccupés d chercher les principes de norre foi dans leur véritable fource; & fachanc que Iecnture fainte eft la grande régie de nos opinio,,, &de notre conduite, nous y avons recours pour juger par nous-mêmes de la véri, taWe nature des fujets dontil nous importe tant dette bien inftruits. Nous navons pas aflez de oathohcifme pour nous foumettre aux décifions d un pretendu juge infaiiüble, ni affez de cté» duhte pour acquiefcer a celles de notre c!er*é Peut être allons-nous d 1'excès de ce cêré-Ia nous fions-nous trop d nos propres interprétations même d 1'égard de certaines matières ur lefquelles nous n'avons cu quelquefois ni les talens ni Ie loifir néceffaire de nous inftruire. Voiid ce qui me paroït la véritable caufe de Ia ferveur outrée de nos controverfes, & di ce grand nombre de différentes branches dans lefquelles nos fchifmes nous ont divifés, II V a des perfonnes qui veulent qu'on atrribue cetinconvénientd 1'affreufeconfufion quirégnoit dans la grande-Bretagne pendant les fanglantes guerres civiles qui durèrent depuis 1'an i^o jufqu'd &dlaliberté qu'eurentnos com¬ pagnons, durant ces troubles arTreux, de profeffer ouvertement toutes fortes d'opinions. Mais cette fohuion ne farisfait pas d la difïïcuké: la  DE Robinsom CrusoÉ. ijl queftion eft de favoir pourquoi, ayanr la libercé de profeffer routes fortes d'opinions, qui devroir être donnée k tous les hommes,ils s'en font fervis piul que les autres peuples, qui en jouilfent auffi, pour fe féparer en un nombre mfim de feéfces. C'eft-la le véritable état de la queftion , &je crois en avoir donné la feule folunon qui fotte de la nature du fujet même. Une autre difficulté , qui vaut bien aufli Ia peine d'être examinée avec attention , roule fur les remèdes qu'U feroir poflible d'employer contre cette maladie de la religion. Pour aller a la fource du mal, certaines gens pourroient nous confeiller moins d'attachement pour la religion , afin d'avoir moins de difputes fur fes diffarens points i mais ce remède feroit pire que le mal. U vaut infiniment mieux avoir toujours prelent a 1'efprit le véritable but de la religion, l'humilité & la charité. Ces vertus nous infpireroient de la modération, & fi elles n'étoient pas capables de diminuer le nombre de nos feftes, elles nous porteroienr, du moins, k nous conduite dans nos difputes en gens polis & en chrétiens. Si Ion entroit dans les controverfes avec u« efpnt de paix , avec un cceur tranquiüe , avec une tendteffé fraternelle pour ceux qui n'ont pas prccifément les mêmes idéés que nous , il arnveroir ttès-fouvent que les mêmes principes de raifon, P iv  232 RÉFLEXIONS " qm font communs a tous les hommes, les porteroient aux mêmes conféquences. II eft fort apparent même que, dans ces cas, une grande variété dans les opinions ne produiroit qu'un petit nombre defedes, & que plufieurs fentimens qui paffèroient dans notre efprit pour erronnés, ne nous obligeroient pas a nous féparer en différentes communions. J'avoue qu'il paroit y avoir quelque chofe de rebutant dans ce que je foutiens ici, favoir que notre attachement pour la religion, qui va plus loin que celui des autres peuples, eft iorigine du grand nombre de nos, fedes , & d'une efpèce d'efprit de perfécution qui les anime les unes & les autres. II eft trifte encore de devoir foutenic que nous , qui avons fi peu de religion , en avons encore plus que les autres nations chrétiennes : heureux li notre fupériorité a cet égard étoit d'une plus grande étendue! Elle eft affez grande pour nous rendre plus capables que les autres peuples, de nous haïr les uns les autres, & il s'en faut de bien des degrés qu'elle foit affez grande pour nous lier avec nos compatriotes par les plus tendres liens de la charité mutuelle. Le dégré de notre amour pour Ia religion n'eft qu'un trifte milieu entre le chrétien éclairé & pleinement convaincu de la vérité de fes fentimens par un examen raifonnable , & le  de ROEINSON CrüSoÉ. 2jj chrétien indifférent & plein d'une malheureufe fécurité par rapport a fes plus grands intéréts. Je n'en dirai pas davantage, & je crois que ce que j'ai avancé fur ce fujet, eft fuffifant pour donner une idéé de 1'origine de nos opinions variées a. 1'infini fur les matières de la religion.' On me demandera peut-être encore oü pourfont fiöir nos fatales diffenfions fur ces fujets importans. J'y poiirrois répondre de plufieurs rnanières très-mortifiantes , furtout fi j'avois envie d'entrer dans de fertains détails; mais j'aime mieux rendre ma réponfe aufli générale & aufli charitable qu'il m'eft poflible. J'efpère que toutes ces querelles finiront dans le ciel. C'eft-la que fe termineront toutes ces animofités fi contraires a la douceur & a 1'efprit de 1'évangile. C'eftda. que nous donnerons la maiu a plufieurs pécheurs réconciliés avec Dieu , dont nous abhorrons ici la fociété. C'eft-la. que nous embrafferons ce publicain, qui a été 1'objet de notie mépris. C'eft-la que nous verrons ce cceur froiffé , que nous avons accablé ici par nos cenfures, par nos reproches & par nos invedives, entièrement guéri pas le baume de Galaad , par le fang de notre rédempteur. Nous verrons alors qu'il y a eu d'autres brebis que celles de notre bercail; qu il y a eu d'autres  4J4 RÉFLEXIONS routes vers le ciel que celles dont nous avons exclu les hommes; que plufieurs de ceux que nous avons excommuniés, ont été recus dans la communion de J. C. & qu'un grand nombre de ceux que nous avons placés a la main gauche du fouverain juge , ont un rang a fa dtoite. Nous verrons alors la plupart des fecTres fe réunir & fe réconcilier enrièremenr. Le zèle mal entendu n'exercera pas fon empire fur les ames , & ne nous jettera plus dans le plus funefle aveuglement ; nous n'accuferons plus d'hypocrifie une vertn pute & fmcère , & nous n'accorderons plus les honneurs de Ia véritable piété au fard impofteur d'un phariféïfme adroitement ménagé ; chaque objet fera mis dans fon vrai jour; du premier coup-d'ceil on en connoïtra la valeur réelle ; perfonne n'aura Ia moindre envie de tromper, & perfonne ne fera fujet a être la dupe de 1'impofture. Dans ce féjour heureux de paix & de concorde, nous réparerons, par la plus vive tendreffe, tout ce que nous aurons fait & même penfé d'injurieux a notre prochain ; nous nous féliciterons mutuellement de notre commun bonheur , & nous louerons a jamais la bonté divine, qui a recu en grace ceujf que nous avions rejetés , & qui a afïïgné dans la joie éternelle  deRobinsonCrusoé. 2.5 5 une place a ceux a qui, clans 1'excès de notre orgueil, dans notie difette de charité, nous en avions ferme 1'entrée. Combien d'a<5tions dont nous n'avions conlidéré que 1'extérieur , öc que nous avions comdamnées fur un examen fuperficiel, n'y verronsnous pas récompenfées par ce juge infaillible qui fait démèler les intentions les plus fecrettes du cceur ? Plufieurs opinions qui nous paroiftent ici damnables , fe trouveront parfaitement orthodoxes. Plufieurs notions qui, par nos décifions téméraires, s'étoient offertes a notre efprit, comme contradictoires , nous paroïtront alors confiftantes avec elles-mëmes & conformes a. la religion émanée de la fontaine de vérité, , Alors tout 1'embarras que nous donnent a préfent les idéés des chofes invihbles ceffera entièrement, la doctrine dé 1'immutabilité des décrets divins paroitra parfaitement compatible avec la liberté de la créature raifonnable; on verra que ces décrets font (tables & certains, & que cependant c'eft avec fruit que les fidèles ont adreffé au ciel leurs prières, pour éviter des maux, pour s'attirer des bénédiétions, pour obtenir pardon , & pour détoumer les fléaux qui fembloient déji prêts a les accabler. Si quelqu'un me demande pourquoi tous ces différens fi fcandaleux ne peuvent pas finir avaut  RÉFLEXIONS fe tems oü nous ferons tranfportés dans le féjour de la paix, je lui réponds qu'ils prendroient effectivement fin fur la terre , fi les hommes étoient fortement convaincus que toutes ces animofités finiront dans le ciel. Mais de la manière dont les efprits font faits, il n'eft pas pofiible que cette conviótion foit générale. Les vérités les plus grandes & les plus éviderates ne font pas fur 1'efprit de tout homme des impreflions proportionnées a a leur force 8c a leur poids, 8c par conféquent je ne vois pas le moindre .degré de probabilité dans I'efpérance de voir finir ces malheureufes difc cordes, avant que nos ames foient dégagées de la matière & débarraffées des préjugés 8c des paffions. II y a encore un autre moyen de réconcilier les efprits divifés fur des points de Ia religion , &c la providence s'en eft fervie rrès-fouventpour réparer les brèches qu'un zèle mal-entendu avoit faites a la charité chrétienne. Ce moyen a été toujours fort efficace ; mais c'eft un remède amer qui ne fait fon effer que de la manière Ia plus douloureufe. On en conviendra facilement quand j'aurai dit que c'eft la perfécution. La force de ce remède a bien paru dans 1'églife primitive , oü Ia plus grande harmonie regnoit pendant tout le tems qu'elle a fouffert fous 1'inhumani.té des emperetus payens. S'il y avoit quelques opinions  DE ROBINSON CrüSOÉ. 237' différentes, elles n'éclatoient pas par le fchifme ; on s'écrivoit des lettres les uns aux autres pour s'inftruire mutuellement d'une manière paifible, charitable & fraternelle ; & 1'on nommoit quelquefois des arbitres pour décider de ces fortes de différens. On ne favoir pas ce que c'étoit que d'excommunier des églifes entières, pour quelque vétilie touchant la manière de célébrer la paqüe, & pour la queftion, s'il faur rebatifer les pénitens. Toute cette lie de la religion etoit confumce dans la foumaife de la perfécution ; la fureur des tyrans retenoit les efprits dans Thumilité chré-tienne; les fouffrances communes refferroient les liens de la charité, & tout le zèle fe concentroit dans la noble fermeté d'effuyer plutot les dernières misères, que de renoncer aux engagemens qu'on avoit pris avec le fauveur du monde. On a vu la même chofe dans la Grande-Bretagne, au commencement de la réformation. L'évêque Ridley , &c 1'évêque Hooper, 1'unépilcopal, & 1'autre presbytérien. ou peu s'en faut, ayant eu des différens, qu'ils avoient poulfés avec la dernière chaleur , & s'étant réfiftés 1'un a 1'autre en face, comme faint Paul & faint Pierre, fe réconcilièrent dès qu'ils fe virent menacés du martyre. Leurs difputes finirent a la vue du bucher qui les devoit mettre en cendres; ils comprirent  *jS RÉfLEXIGNS qu'il étoit poflible a 1'un & a 1'autfe d'avoir ün dévouement généreux & fincère pour les vérités les plus importantes de la religion, fans être du même fentiment fur quelques rites , & fur quelques cérémonies extérieures; ils s'écrivirent des Iettres confolantes , & ils devintent confefleurs également zélés, & rmrryrs de la même religion, qu'ils avoient en quelque forte deshounorée & troublée, en fe cenfurant mutuellement avec une véhémence , qui n'étoit pas proportionnée a la petitefle des fujets qui y avoient donné occafion» Que tous ceux qui font capables de réfléchir artentivement fur un remède fi rude, fe reflouviennent que les chrétiens rurhulens, qui ont été .réconciliés par la perfécution, ont toujours trou vé, dans leur conduite paflée de puiflans motifs de fe demander pardon 1'un a 1'autre. Plus ils avoient échauffé leut zèle par leurs paffiorts , plus ils avoient choqué les devoirs de la charité par leurs cenfures 6c par leurs reproches, & plus ils fe fonr attachés 1'un a 1'autre par les liens de la tendreffe fraternelle; marqué certaine, que ce n'éroit ni leur raifon ni leur piété qui leur avoient infpiré leurs emportemens , & que toutes les eontroverfes pouflees avec chaleur fur des points qui, dans 1'efprit même de ceux qui difputent,  DE RoBINSON C R ü S O I. 239 ne paflent point pour fondamentaux, ne fetvent a Ia fin qu'a couvrir de honte ceux qui s'y font livrés inconfidéfément. De l'Excellence merveilleufe de la religion, & de la Vertu négative. ÏjE langage de la vertu négative, eft le même que celui du phatifien de 1'évangile; feignenr, je re rends graces , &c. Elle n'a pour hur qu'une criminelle & ridicule oftentation; c'eft une poupée habillée richement & avec magnificence : mais, dépouillée de tous ces afliquets, ce n'eft qu'une groilière figure de bois, uniquemeut propre a amuler les enfans & les fous. C'eft i'unique bafe des efpérances d'un hypocrite; c'eft un mafque qu'on voudroit faire prendre pour un caractère réel. On ne s'en pare d'ordinaire que pour trcmper les autres ; mais a coup sur, nous fommes toujours, par fon moyen, nos propres dupes. La vertu négative ne diftère pas beaucoup du vice pofitif, fur-tout chez ceux qui s'en fervent de propos délibéré comme d'un mafque pour en impofer aux autres, ou comme d'un brouillard pour s'aveugler eux mêmes. Si quelqu'un de ceux qui font dans ces triftes cas, vouloit bien examiner avec attention la véritable nature de la fitua-  24° RÉFLEXIONS tion oü 11 fe trouve, & Ia foible bafe fur Iaquelle il fonde la tranquillké de fon efprit, il verroit qu'il n'eft pas poflible de s'imagirier une difpofition plus malheureufe pour fortir de ce monde , & pour comparoïtre devant le tróne di/fouverain juge. Pour en être perfuadé, on n'a qua réfléchir fur 1'oppofition qu'il y avoit entre le phariiïen de Pévangile, & Ie publicain , qui étoit 1'objet de fon plus profond mépris. Nos gens a vertu négative ont une parfaite reflemblance avec le premier dans toute leur conduite ; toujours occupés des vices & des crimes d'autrui, toujours prêts a fe féliciter de ne pas donner dans les mêmes exces. Mon voifin eft un ivrogne; un de mes fermiers eft un voleur; un tel jure comme un damrté; un rel richard fe plak dans la profanation & dans le blafphême; le commiflaire de notre quartier eft un athée; un tel fcélérat eft devenu voleur de grand chemin; un tel petit-maitre de la cour poufle Ia débauche jufqu'aux derniers exces. Pour moi, tout enveloppé de ma vertu négative, je vis d'une manière fobre, régulière & retirée ; je fuis véritablement honnête homme & homme de bien , je ne m'empare du bien de perfonne ; perfonne ne m'a jamais entendu jurer, jamais un mot fcandaleux n'eft forti de ma bouche; j'ai toujours foin d'éviter dans mes difcours la profanation  be Robinson Cr vso e. 141 nation & 1'obfcénité , & 1'on me voit les dimanches dans mon banc a 1'églife. Seigneur, je te remercie de ce que je ne fuis ni débauché, ni voleur, ni aifaffin. Suppofons que tous les éloges que ce faint homme fe prodigue de cette manière , foient véritables ; il n'y gagne pas grand chofe, a mon avis; il vaudroit mieux pour lui qu'il fut coupable d'une de ces habitudes criminelles, & même de toutes enfemble , que de fonder une fécurité malheureufe fur fon inaction, qu'il confond avec les devoirs les plus eflentiels du chriftianifme. La plupart des fcélérats favent jufqu'a quel point ils font criminels; de tems en tems leur confcience leur reproche les horreurs de leur conduite, & ils rendent quelquefois hommage a Ja vertu par des remords paffagers. Dans 1'état oü ils fe trouvent, il eft trés-poflible que leur confcience-fe réveille tout-a-fait & les porte a une repentance fincère , dont la vivacité foit propor•tionnée a 1'énormité de leurs crimes. II eft vrai que bien fouvent Dieu, libre diftributeur de fes graces , traite ces fcélérats avec Ia dernière rigueur; que, pour les punir, il leur permet de fe livrer a des forfaits nouveaux, & qü'ij les arrête a la fin dans leur carrière criminelle, par une mort qui ne leur donne pas le loifir de réfléchir fur leur trifte fituation ; par conféquent lapréférence Tome III, O  24* R » F I E X I O N S que je leur donne ici fur un homme négativement vertueux , ne doit animer perfonne a fe jeter a corps perdu dans un gouffre de crimes. Qu'ils confidèrent encore que ceux de cette malheureufe clalfe d'hommes, qui fe répentent de leurs aótions affreufes, ne s'en répenrent d'ordinaire que tard , & qu'ils ne font portés a fe jeter devant le trone de grace, que par la plus déplorable adverfité , & fouvent même par 1'appareil du dernier fupplice. Cependanr, quelque coupables qne puiffent être ces malheureux, il eft certain qu'en péchanr, ils fjnt perfuadés qu'ils péchent, & qu'ils font dans un état ou de forres exhortations peuvent les porter a un repentir vif & fincère. Le chrétien négatif, au contraire, eft plein de lui-même, fatisfait de fa fainteté; s'il penfe a quelque devoir de la religion , c'eft lorfque de tems en tems il fe jette a genoux peur remercier Dieu de ce qu'il n'a befoin ni de fa proteótion, ni du fecours de fa grace. Ce léger hommage qu'il paye a la divinité, eft un opium qui acheve de 1'endormir dans la fécurité. 11 y a de 1'apparence qu'il ne fe réveil-» lera jamais de cette profonde léthargie, qu'elle 1'accompagnera dans le paffage de cette vie a 1'éternité, & qu'il ne fe défabufera de fa fainteté prétendue , que lorfqu'il fe verra environné de cette lumière pure , qui découvre la nature véri-  DE RoBINSON CR.USOE. 24J table 8c la valeur réelle de toutes chofes. C'eftda qu'il verra trop tard qu'il n'a rien négligé pour fe duper foimême, & qu'enfermé par fon propre orgueil dans un épais nuage de vertus négatives , il a ttavaillé a. fe déttuire pofitivement & a fe précipiter dans un gouffre de malheurs étetnels dont la réalité ne lui fera que trop fenfible. Qu'on fe perfuadé une fois pour toutes, que je ne fonge ici qu'a tracer un caracftère, & que je n'ai pas la moindre intention de 1'appliquer a qui que ce foit; la matière eft trop grave & trop mor^ tifiante pour me fournir un fujet de fatyre licencieufe. Je ptie feulement ceux qui font capables de fentir que c'eft leur caradtère que je dépeins, de fe titer au plus vïte d'une fituation fi dangereufe , 8c je conjure les perfonnes qui font menacées par leur vanité d'être jetées contre cet écueil, dë 1'éviter, en prenant 1'humiliré pour leur pilote. J'ai remarqué qu'un nombre de perfonnes tombent dans ce malheur par la fatisfaótion exceffive que leur donnent les éloges de leur prochain , 8c 1'idée .avantageufe de leur caradtère, qu'ils voient établie dans 1'imagination de ceux qu'ils fréquentent. II eft vrai que dans plufieurs une bonne réputation eft un baume précieux, 8c un bien préférable a la vie même; mais alors c'eft une bonne réputation fondée fur un mérite réel, Q ij  H4. RÉFLEXIONS dans la vertu, qui eft la feule fource légitime eb la réputation : autrement, ce n'eft qu'une courtifane fardée qui cache un amas de maladies & de corruption fous un air de fraïcheür & de fanté. . Dans un fiècle auffi abatardi que le notre , il vaut mfiniment mieux , avec un cceur pur & innocent , être le but général de la catomnie des. hommes, que de s'en attirer les fauffes louanges par un mérite fuperficiel. Qu'importe dun homme de bien de fe voir méprifé par une populace méprifable, pourvu qu'en jetant les yeux fur luimême, il y trouve de quoi fe confoler , & qu'en les tournant vers le ciel, il y découvre le centre de toutes fes efpéranees ? Hic murus aheneus ejlo, (Vj7 fanfare fibi, nidld paliefcere culpd. Hor. Le fage eft dans 1'indépendance Des difcours du peuple malin : Son merite & fon innocence L'entourent comme un mur d'airain. Il»eft vrai qu'il faut une fermetéinvincible, & un courage infini pour fourenir généreufement les mépris & lescalomnies du public; j'aimerois mieux pourrant que ce fut-ld mon fort dans le monde , ( pourvu que je paffe jouir de la fatis-  'de Robinson C r D s o i 24.5 iadion elfentielle a la vertu & au témcignage d'une bonne confcience), que d'être du nombre de ces gens a vertu négative, que tout le monde careffe par des éloges flatteurs ; mais qui font . vides de tout mérite, & que leur vanité abime dans des illufions perpétuelles. Leur feul plaifir, leur fatisfadion la plus vive , confiftent a dctourner leurs yeux d'eux-mêmes , & a s'aller chercher dans 1'imagination d'autrui, pour y carelfer 1'idée chimérique de leur caradère. Dans le grand jour que la providence a. deftinï pour expofer a la lumière les fecrets les plus cachés des cceurs, nous verrons toutes les idéés que nous avons les uns des autres, parfaitement redifice;, nous aurons tout le loifir de découvrir la fauifetc & la témétité des jugemens que nous avons formés des caradères du prochain; nous verrons couronnés d'une gloire permanente plufieurs de ceux que notre précipitation a condamnés a la honte & aux ténèbres érernelles; nous verrons plus d'un hypocrite fardé, qui traite ici les autres de publicains, & qui leur dit : retire - toi d'ici, car je fuis plus faint que toi, dépouillé de fon mafque de fainteté, envier le triomphe de ceux qui avoient été 1'objet de fon orgueilleux mépris. Voila une fource féconde de confolations pour rhomme de bien, dans le tems même que fes en-  M Reflex ï ons nemis , comme s'exprime David , grincent de:; dents contre lui 3 & l'ont en dérifwn. Bienheureux le mortel dont la vertu fublime Sait fe mettre au-defTus d'une frivole eftime; II voit dun ceil content des riches infenfés, A labri du bonheur, par la foule encenfés, Tandis qu'armant fon cceur d'un généreux courage, II foutient, du vil peuple, outrage fur outrage, II jouit, en fecret, de la tranquillité, Que répand en fon aèiu 1'aimable piéné; Et, fans placer fon nom au temple de roémoire, II trouve, en fa vertu, la fource de fa gloire. Ainfi 1'aftre du jour, lorfque, de toutes parts, . Ses feux font abforWs par les plus noirs brouillards, A travers ces vapeurs acliève fa carrière Et fait fe couronner de fa propre lumière. Bien fouvent des éloges qu'on donne libéralement a cette efpèce d'honnêtes-gens qui font Ie fujet de ce difcours, ne font que des éloges négatifs; mais comme ces fortes de louanges font incapables de donner une fatisfaótion réelle a des perfonnes qui rénéchiffent un peu, il eft certain auffi, que la vertu négative n'a pas la force néceftaire pour foutenir une ame accablée fous le poids d'un mépris uhivérfel. II eft plus malhèureux de donner du fcandale que de s'attirer de la calomnie. Le premier a pour bafe des fautes véntables, &lafeconde attaque toujours 1'inno-  de Robinson Crus 14? cence; rien ne donne du fcandale, que ce qui eft faux. Pour fe fortifier conrre les attaques du mépris général de tout un peuple , il faut pouvoir fe retrancher dans une vertu réelle 6c folidè •il faut qu'on fe fente foutenu par la juftice & par 1'intégrité. 11 n'y a qu'un fond de mérite dont on puiffe tirer du fecours, quand on a le malheur de paffee pour n'avoir dans le caractère rien qui ne foit vicieux. Je ne veux pas dire par-la qu'il faut être parfait, pour ne pas plier fous de telles attaques, qu'il faut n'être pas coupable de la moindre exrravagance 5c du moindre foible. Si certe fuppofition étoit vraie , oü feroit 1'homme qui put temr ferme contre la mauvaife réputation ? La perfection n'eft pas compatible avec norre malheareufe nature ; la véritable manière dont les autres doivent juger de nous, & dont nous devons jueer de nous-mêmes, c'eft de prendre garde au tiflu général de nos aótions , a la fuite entière de notre conduite , Sc 1'on peut hardiment fe croire honnête homme , malgré quelques fautes qu'on trouve par intervalles dans toute la rrame de fa vie. Comme chaque bonne aótion ne nous met pas en droit de nous arroger le titre d'homme de bien , chaque extravagance, chaque mauvaife aótion parriculière ne nous doit pas faire pafter non plus ni dans 1'efprit des autres, ni dans notre Qiv  'MS RhiEiio» s propre efprit, pour un mal-honnête homme Si pour un fcélérat. Cette règle eft tellement certaine que, fi elle ne devoit pas être admife, les plus grands faints dont les livres facrés nous parient n'auroient été que des miférables, & 1'homme de bien ne feroit qu'un être de raifon, qu'une chimère. Entrons un peu plus avant dans le caractère du chrétien négatif, & diftinguons la conduite qu'il tient en public, d'avec fa manière de vivre quand il eft dans le particulier. II eft vrai qu'il n'eft pas ivrogne, mais il eft enivré de 1'orgueil qu'il tire de la réputation qu'il s'eft wnagée d'être un homme tempérant & fobre. Ii eft bon voifiji, il eft 1'arbitre & le pacificateur des querelles qui s'élèvent dans les autres families; mais c'eft un tyran infupportable dans fon propre domeftique. Jl fe donne en fpedacle dans les lieux deftinés au fetvice divin; mais jamais il n'entre dans fon cabiner pour adrelfer la fes prières a celui qui le voit en fecret. II eft tout brillant de cette charité qui ne fert qu'a 1'oftentation; & s'il fait fes aumónes en fecret, c'eft d'une manière a faire publier par toute la ville qu'il fait des aumönes en fecret. II s'acquitte avec la plus grande ardeur des devoirs qui nous font prefcrits dans Ja feconde rable du décaJogue, mais il ne fe met point en peine de Ia première. II affede un air de piété &  T)E ROBINSOU CrüSOË. £49 'de dévotion, pour que les hommes y prennent garde & 1'admirenr; mais fon ame n'a pas le moindre commerce avec Dieu. Il ne fait qu'a peine ce que c'eft que. la foi, Ia repentance , & cette retraite d'une ame qui s'unit a la divinité par la méditation. En un mot, c'eft un homme parfaitement régulier dans les circonftances extérieures de la religion, mais i'eftence lui en eft parfaitement étrangère. Quelles idéés un tel homme eft - il capable de former des heures qu'il a mal employees , Sc du reflux de tous les inftans de fa vie dans ce goufre du tems, 1'éternité ? Eft-il en état de connoïtre la valeur du tems , Sc d'y répondre par 1'utilité d'une réflexion férieufe & folide? Sait-il proportionner 1'aétivité naturelle de fon ame y comme un homme qui en devra un jour rendre compte? Hélas ! c'eft-la la moindre de fes inquiétudes; il eft trop occupé de fon mérite & de fa réputation pour former de femblables penfées. 11 s'eft fi fonement mis dans 1'efprit qu'il eft irréprochable de toute manière, qu'il croit inutile de porter fa méditation fur un jugement a venir, Sc fur une éternicé. Un homme, dont toutes les penfées font enflees de fon cher individu , de fon précieux moi, peut ii tirer fon ame de ces bornes étroitesj 8z fe  15° Réflexions donner carrière fur une durée éternelle, fujet li immenfe & fi inconcevable? S'il le pouvoit, s'd étoit en état de former quelque idéé d'une via future , il lui feioit impoffible de continuet a s'abandonner a l'aiioupifiement voluptueux oü il s'eft jeté pat la grande opinion qu'il a de luimême. Le moyen de fe mettte dans 1'efprit que , dans le coutt efpace de cette vie, qui n'eft qu'un moment réel, comparé a Tétemité, on puifte faire quelque chofe qui mérite une félicité qui ne fauroit être bornée par le rems ? Si toutes nos aótions les plus verrueufes ne font pas proportionnées a cette récompenfe infinie, rien n'eft plus abfurde que de croire s'en rendre digne par 1'inaótion d'une vertu négative. C'eft a la vue de l'éternité, par conféquent, que tour 1'orgueil du pharifien doit difparoitre ; la vertu négative , la vertu réelle même, ne font rien ici; notre bonheur érernel ne fauroit avoir pour fa fource qu'une bonté infinie, qui, pour nous récompenfer , fe confulte elle-même , & qui, fans avoir égard a notre mérite, fe proportionne a fa propre grandeur. Être jugés felon nos ceuvreSj fi 1'on entend ces expreflions alalettre , ne fignine qu'être condamnés. Heureufement nousne ferons jugés que par la fincérité de notre repentance , qui fera récompenfée , non pas a  de ROBINSON CrUSOÉ. 15 i proportiori de fon mérice réel, mais a prdportiou de la boncé divine , & du mérite innhi de JéfusChrift. Je le répète: 1'éternité n'eft pas un fujet propre a s'attirer les réflexions d'un homme a vertu négative. II eft trop étendu pour une imagination deflechée par 1'amour - propre, &£ quand cette éternité fe préfentera un jour a fon efprit défabufé, elle fera aufli peu la fource de fa confolation, qu'elle aura été 1'objet de fes penfées. Cette idéé de 1'éternité m'échauffe 1'efprit & le remplit tout d'un coup d'un fi grand nombre d'images, qü'il m'eft itnpoflible de ne me point livrer a une digreflion fur une marière fi noble. Si le fujet ne déplait pas a mes lecteurs, ils me pardonneront fans peine 1'écart qu'elle me force de faire. L'ÉTERNITÉ. Sujet effrayant & fublime, Dont l'immenfité me confondl Goufre, oü 1'efprit fe perd, inconcevable abime, Quelles couleur? te dépeindrontJ Du tems, qui pafle, mer profondcl Tout age fort de toi, tout fiècle y doit finir: Tombeau futur de notre mende! Source des mondes a venirl  %'0 Réflexions' Finir, commenter, mourir, vivre, S'arrêter, diiferer, pourfuivre, Ne font chez toi que mots vides de fens; Tout incident de la nature, Les tems paffes, 1'exiftence future, En toi3 comme en un point, concentrent leurs inftms. Heures & jours, femaines, mois, années, L"un fur 1'autre accumulez-vous, Courez remplir vos deftinées, Par votre nombre étonnez-nous. Quelle fuite prodigieufe! En vain 1'algèbre ingénieufe Dans ce calcul veut t'ablmer; Mais qu etes-vous au prix de la durée immenfe, Dont vous tirates Ia naÜIance? Vous ne fauriez feulement 1'entamer. Ces nobles faits, fruits des coeurs intrépides, Périront avec les héros. Mille réflexions brillantes & folides Suivront leurs auteurs aux tombeaux. Cette immortalité, dont leur ame eft fuperbe, N'eft, auprès de I eternité., Que ie moindre ruifTeau, qui, fe trainant fur 1'herbe, Se perd dans 1'océan oü fon cours 1'a porté. Durables monumens, orgueilleux maufolées, En vain vos fondemens & de marbre & d'airain, Prétendent-ils porter aux races reculées, La gloire ou bien 1'orgueil du Grec & du RomainJ  t> E ROBINSON CRÜSOÉ. 2.5$ Vous paflerez tous, comme une ombre. . L'éternité dans fa nuk fombre, 'De mille êtres paffes cahos trifte & confus, Confond ce qui n'eft point, avec ce qui n'eft plus. Eh! pourquoi donc avec tant de foiblefle Te livres-tu, mon ame, a ton affliction? Pourquoi, d'une langue traitrefTe, Crains-tu la perfécution ? Attache-toi, fans trouble, a la fagefle auftère; Méprife un moment de misère; Perce de 1'avenir le voile redouté : Que de tes douleurs la durée A 1'infini foit mefurée; Crois que ce qui finit n'a jamais exifté. Que du fouveiain bien la folide efpérance, T'arme d'une noble conftance, Bientot tu recevras, de 1'immortalité, La fuprême félicité, Et la véritable exiftence. Je reviens a mon homme a. vertu négative , Sc je veux Ie fuppofer un moment capable de porter fa vue fur la vie a venir. II ne la fauroit contempler fans horreur Sc fans la plus grande inquiétude; femblable a. Felix, gouverneur de la Paleftine, quand faint Paul lui paria des vertus chrétiennes Sc du dernier jugement. Ce romain , fi je fais bien développer fon caractère, doit avoir été un de ces fages négatifs dont le paganjfme  M4 RÉtFEXIONS abondoit, & cependant les 'paroles de faint Paul le firent friflbnner. Quoique je ne me piqué pas d'êrre grand théologien , voici comme je crois qu'il faut expüquer ce paffage. Feiix étoit fansdoute un philofophe, auffi bien qu'un homme mis au premier rang par la faveur de fon mairre. Le refpeól qu'il avoit pour les Dieux, en quoi confiftoit parmi les fages payens prefque toute la religion, 1'avoit porté a la juftice & a la tempérance, comme a une conduite qui devoit être récompenfée par la félicité des ChampsEhfées; car généralement les payens alors penfoient que les Dieux étoient les rémunérateurs de la vertu. Mais quand 1'apotre entra en converfation avec lui fur les grandes vérités de notre religion , il ne lui fut pas difEcile de le défabufer de la haute idéé de fon propre mérite. II lui fit voir qu'il n'eft pas poflible que Ia divinité nous foit redevable par la pratique de la vertu; qu'une vie fobre & rempérante porre fa récompenfe avec foi, en procurant a 1'homme un corps fain & toutes les. difpofitions néceffaires pour jouir comme il faut d'une félicité préfente. II lui prouva qu'un bonheur érernel & fans bornes ne pent avoir pour fource que la bonté illimitée d'un Dieu , qui , malgré fa juftice offenfée par nos crimes, a établi un tribunal de grace, ou Jéfus-Chrift, que faint  BI RoBINSON CRUSOÉ. 2JJ Paul prêchoit, affignera une gloire érernelle a ces cceurs froiftés, qui, fe condamnant eux-mêmes, & fe repentant vivement de leurs péchés, ont recu 1'efprit d'adoption , qui feul eft capable de les unir a leur rédempteur. Certainement Felix ne pouvoit que tternbler a la vue de ces vérités mortifiantes ; il vit fans doute , que fa tempérance , fa juftice & toute fa philofophie, quand elles auroientéré d'une étendiie infiniment plus grande , ne devoient être d'aucun poids , devant le ttibunal de la juftice éternelle, & que , bien loin de lui attirer des récompenfes, elles n'étoient pas capables de 1'arraclier aux plus grands fupplices. Quelle érrange idéé devoit avoir de Dieu ce pharifien qui entra dans le temple avec le publicain pour adrefter fes prières a la divinité! II eft remarquable qu'il y entra d'un air affuré, fans avoir le moindre dedein de pofer quelque' oftïande fur 1'autel, ou de faire un aveu de fes péchés, en faifanr quelque facrifice ; du moins les livres facrés ne font mention , dans cet endroit, ni de viótime, ni de prêtre. II n'avoit pasbefoin de tout cet attirail fuperflu; ce faint homme n'avoit commis rien qui dut 1'exciter a demander pardon a. Dieu; il n'approchoit de 1'autel que pour folder fes comptes avec la divinité, 8t pour lui montrer qu'il étoit tout au moins quitte'  Réflexions avec le ciel. Semblable a cet autre pharifieu j dont il eft parlé dans 1'évangile, il raconta i Dieu que , dès fa jeuneflè , il avoit rempli route la loi; il en rend graces d'une manière cavalière, & il s'en retourne chez lui avec toute la tranquilüté qu'une fainteté parfaite doit répandre dans une ame. Pour le pauvre publicain, que cet hypocrite avoit méprifé , & qUi étoit refté en arrière , n'ofant approcher du lieu faint, il fit un perfonnage bien différent. II eft vrai que , par un principe de devoir, il avoit d'abord réfola d aller au temple ; mais quand il vit ce batiment . fuperbe , féjour de la divinité & repréfentation vive de fa gloire , frappé d'une horreur religieufe , il centra dans fon cceur, & n'ayant pas, pour fe raffurer, la moindre reffource dans une vertu négative, ni dans quelques aótes de piété extérieure , il s'arrête tout court; il n'a pas le courage d'entrer dans eer augufte lieu, il porte fa réfiexion fur - fes péchés , & profondément humilié par le trifte état de fon ame, il baiffe fes yeux vers la terre, dans ie tems qu'il élève fon ame vers le ciel, avec une foi vive, accompagnée d'une fincère repentance : feigneur , dit-il, ayez pitié de moi, miférable pécheur. La confeffion des péchés, la foi, la repentance , 1'humilité , le plus profond refpeót pour Dieu;  DE ROBINSON CrUSOÉ. I57 Dieu ; en un mot, toutes les vettus chrétiennes, étoient jointes dans ce feul aóte ; auffi ce feul acte de piété lui obtint-il grace devant le tribunal de la divine miféricorde. Il s'en retourna juftifié. Le pharifien, au contraire , rentra dans fa maifon avec la même vanité; en un mot, avec cette même vertu orgueilleufe, qui mettoit le comble a fes péchés. De quelles couleurs grandes & nobles 1'écriture fainte ne dépeint-elle pas par-rout la foi & la repentance, ces deux vertus qui fe tiennent toujours par la main & qui font inféparables ? Jamais les livres facrés ne nous parient de la foi, fans en tracer un portrait propre a lui attirer notre admiration & notre amour. Cette vertu eft la pierre angulaire de tout Tédifice du chriftianifme ; elle guide bc elle tient le chrétien dans fon voyage par ce monde , & elle 1'introduit dans cette vie ou elle n'aura plus lieu; en un mot, la foi eft 1'effence & la bafe de toute la religion que 1'évangile nous enfeigne. La véritable religion a eu trois différentes bafes | en trois périodes différens : mais ces trois régies effentielles ont eu toujours le même but; fivoir, la vie, ou le bonheur éternel. La première règle fur donnée a Adam dans le paradis terreftre ; les termes en étoient : abfienei-vous, & vivq. Tome III. R  a5^ RÉFLEXIONS La feconde fur prefcrite aux enfans d'Ifraël, lorfqu'üs recurent la loi de la main de Dieu j ejle étoit exprimée ainfi : faites 3 & vive\. Enfin la troifième eft la règle fondamentale de Jéfus-Chrift, dont tous les préceptes aboutiflent au commandernent que voici : croye\} & La foi fait par conféquent toute la fubftance -de la doctrine évangélique , elle établit notte juftice , ou plutót elle nous approprie la juftice de notre rédempteur; c'eft le grand & I'unique moyen de participer aux mérites de JéfusChrift , & de nous aflurer 1'effet de toutes fes promeffes. Si ce que je viens de dire eft une vérité conftante, qu'il eft impoiiïble de révoquer en doute a tous ceux qui admettent la divinité de 1'évan- . gile, dont toutes les parties concourent a s'établir, quelle confolation peut-elle apporter a un chrélien négatif? Il n'y a pas plus de religion négative dans le fyftême de la foi, qu'il y a de foi dans le plan d'une religion négative. Conduifons a préfent vers fon lit de mort un chrétien négatif , vide d'idées véritables &: fenfées de la religion , & plein d'idées fauffes de fa vertu. Suppofons qu'il enrre en converfation fur fon état avec un homme vertueux, qui conftcdffe fe véutable efpiit de 1'évangile. Si ces  be RöBïNSON CrUSOÉ. frömme pieux conforme fes difcours a cet efpric de la relknori chrétienne , Sc s'il 'tiré par - la le moribond de fes nctións favorites , il remplic fon efprir de confufiort & fon cceur de rroubles ; il Lui tient un langage a-peu-près incompréhenfible. Le tnalade ne fait plus oü il en eft. Dès qu'il ne peut pas nager fur les veftiges de fes vertus négatives, il fe noye dans le moment même. II arrivé auffi quelquefois qu'un malheureux de cette efpèce rejette de pareils raifon-* nerhens, qui font tout-a-fait étrangers a fa manière de concevoir les chofes les plus intéreffantes, Sc qu'il fe tient collé a fon orgueil fondé fur une foible bafe. II eft femblable a ce noble Polonois, qu'on exécuta, il y a quelque tems , pour avoir aftaffiué un gentilhomme Anglois; quand le miniftre lui parlóit de la repen-< tance, & du mérite infini de Jéfus-Chrift t il répondoit, qu'il étoit d'une des plus illuftres families de fa patrie , & qu'il efpéroit que Dieu auroit quelques égards pour un homme de fa nailfance* De quelle manière fe conduira un eccléfiaftique pieux Sc railonnable, quand il s'agira de prier Dieu poür un de ces orgueilleux pécheurs, qui, dans peu de momens, doit comparoitrè devant le ttone du maitre du monde ? Dira-t-il ? Seigneur , recois dans töa ciel 1'ame de cet Rij  3-6o RÉFLEXIONS honnête homme ; il n'a été ni ivrogue ; nï adultère , ni blafphémateur ; il a donné des marqués de juftice & de charité, il a fait du bien i fon prochain : jamais il n'a fait tort i perfonne de propos délibéré , & il n'a point donné dans ces irrégularités exceffives, que la mode du fiècle autorife. Seigneur y ayez pitié de cet homme vertueux , de ce chrétien fi digne des récompen fes que vous avez attachées a la pratique de la piété. Une femblable prière ne feroit que le confirmer dans fa fituation déplorable; un miniftre bien inftruit dans les devoirs, de fa charge, plein de zèle pour la gloire de Dieu & pour le falut des* hommes , s'y prendra d'une autre manière , il ne négligera rien pour découvrir a ce pauvre pécheur, qu'il a travaillé pendant toute fa vie a fe jeter dans une agréable, mais dangereufe illufion. 11 lui fera fentir qu'il n'a rien de recommandable dans lui-même , & qu'il n'eft qu'un pauvre ver de terre, donr 1'unique reffource eft de fe jeter avec humiliré entre les mains du fauveur, dont les miféricordes font infinies. Dans ce trifte période de la vie , la vertu négative doit faire naufrage, pour que le pécheur foit fauvé.  £> E RflJIHSON CrUSOÉ. 26*1 CHAPITRE V. Be la néceffité d'écouter la voix de la Providence. Les hommes ont une parede naturelle qui les empêche d'examiner a fond ce qu'ils fe doivent a eux-mêmes & a la divinité. C'eft une étude dans laquelle nous n'entrons qu'avec répugnance, & nous fommes charmés d'y rencontrer quelque diftlculté confidérable , qui nous fournifle une raifon plaufible d'arrêter tout court nos recherches. Par la il arrivé que les hommes les plus capables de réuflir dans cet examen , fe trompent fur la nature des devoirs de la religion , & qu'ds fe contentent de quelques notions fuperficielles , ce qui les privé des avantages confidérables qu'ils pourroient tirer d'un examen plus foigneux & plus ptofond. Ils s'imaginent qu'une connoiffance générale des principes de nos devoirs, fufficpour leur enfeigner le chemin du falut, fans fe mettre en peine de tous les fecours qu'une recherche pouffée plus avant leur pourroir donner, pour applanir & pour rendre plus agréable ie fentier étroit qui mène a la félicité éternelle. Riij  Réflexions Salomon étoit d'une opinion bien différente; quand il ordonna aux hommes de crïer pour ta fagejfc> & d'élever (a voix pour l'intelligence , de creuferpour elle comme pour de Vargent, & de la chercher comme un tréfor caché. II eft certain que fon but étoic de parler de la connoiffance de la religion, qui eft la feule falutaire, Pour en être perfuadé, on n'a qua confulter les paroles fuivantes , par lefquelles ce fage roi anime les hommes a ces recherches utiles Alors, dit-il, vous comprendrei la cr^inte dufeigneur , & vous trouverei la connoiffance de Dieu. Pour moi je crois forrement que c'eft pour nous un devoir indifpenfable, dans Ia carrière .que nous avons a courir dans ce monde, de tacher de pénétrer dans routes les panies de la rehgion , qui font prpportionnées aux bornes d'un efprit fini. S'arrêter dans ces recherches utiles, a caufe de quelque difficulté quis'applaniroit devant une attention plus forte, c'eft refiW bier au parefleux de Salomon, Pour fe dérobec au travail, ü dit, qu'il y a un lion dans les mes \ & qu'il fera tués'il'fort de fa maifon. De la même. manière, celui dont 1'imaginationgroific les difficultésdel'examen, pour ayoir une occafion de s'en difpenfer, fe forge des chimères qui 1'effrajent, afin d'avoir un motif plaufible pour fe  BE ROBINSON CrUSOÉ. fivrer * fon indolence, & pour refter dans les ténèbres qui 1'environnent. Animons-nous par conféquent a la recherche de toutes les chofes qui regardent la religion , & dont la divinité ne nous a pas défendu Texamen. Il eft vrai qu'il y a des myftères dont la connoiflance appartient a Dieu feul, & dans lefquels nous ne fautions nous efforcer a pénétrer fans la hardiefte la plus céméraire; aufli fuis-je fortement réfolu i les refpefter ici, & k ne pas toucher au voile qui les couvre. Heureufement la divinité, par une fagefle digne de fa nature , a rendu impoflible la connohfance de rout ce qu'elle nous a défendu d'examiner; c'eft en vain que nous voudrions ne pas lui obéir a cet égard Ce manque de refped pour fes ordres feroit parfaitement infruótueux pour nous. C'eft-la une marqué de la bonté de Dieu, aufli-bien que de fa fagefle, & nous devons lui rendre grace de ce que, par les commandemens qu'il nous a donnés la-deflus, il nous a épargné des peines inutiles. Notre fort eft infiniment plus heureux de ce cóté-la que celui d'Adam j il voyoit devant fes yeux 1'arbre de fcience, comme pour le renter oontinuellement par fa beauté, & en même tems il lui étoit défendu d'y toucher, fous peine de ia vie. Pour nous, graces a la bonté divine, nous Riv  *6"4 Réflexions pouvons manger dn fruit de tous les arbres qui font plantcs d notre vue, & ceux auxquels il ne nous eft pas permis de porter une main audacieufe, font éloignés de nos yeux, Sc hors de notre portee. J'ai intention d'entrer dans la recherche la plus délicate dont les matières de la religion puiftentêtre fufceptibles. Pout y réuflir, il fera néceftaire de rammeneer par applanir toutes les difficultés, autant qu'il fera poflible, par expliquer exadtement tous les principes, par définir les expreflions, en un mot, par pofer une bafe inébranlable. II eft bon que , dans la conception d'un fujet fi peu familier avec 1'imagination des hommes Sc avec la manière ordinaire de raifonner, ils ne foient arrêtés par aucune obfcurüé qui puifte les effrayer & les empêchet de me fuivre dans mes réflexions. II s'agit dans ce difcours du devoir d'écouter la voix de la providence, & je fuppofe d'abord que je parle a des perfonnes qui admettent les deux principes dont dépend toute la religion; favoir, i°. Qu'il y a un Dieu, première caufe' & premier moteur de toutes chofes, qui donne letre a tout ce qui exifte, Sc dont, par conféquent le pouvoir eft fupérieur a celui de tous les autres êtres; 2°. Que cette puiftance éternelle gouverne tout ce qu'elle a créé.  de robikson CR-USoÉ. zó"5 Pour éviter ici des diftin&ions inutiles fur la perfonne de la divinité qui a créé proprement Tunivers, & fur celle dont l'emploi particulier eft de veillera la connoiflance des chofes créées , je me contenterai de prier mes leóteurs de lire avec attention le verfet 6 du pfeaume XXXIII, qui óre tout lieu a ces fortes de chicanes, en attribuant 1'ceuvre de la création a toute la tri* nité. Par la parole du feigneur les .cieux ont été faits; & par le fouffle de fa bouche , toutes leurs armées. La parole, c' eft Dieu le rils; le feigneur , c'eft Dieu le père, & le fouffle de fa bouche , c'eft Dieu le faint-efprit. Ayant fuppofé de cette manière que mes lecteurs admettent un Dieu, créateur du ciel & de laterre, je ne crois pas avoir befoin d'un plus ' long préambule, avant que d'établir les deux propofitions fuivantes. i°. La caufe première gouverne par fa fageffe tout ce qu'elle a créé par fa puiftance. z°. La providence fait éclater un foin particulier pour i'homme, fa dernière , mais fa plus excellente créature. La religion naturelle prouve la première de ces propofitions d'une manière inconteftable. De 1'idée que la nature nous donne de la prefcience» de la fagefle, de Ia bonté & de la juftice de Dieu, la providence générale fok par la confe-  166 Réflexions quence la plus néceflaire. Si nous admettons tous ces attributs divius , comme il Ie faut abfolu, ment, dès que nous admettons l'éxiftence d'un Dieu, il nous eft impoffible de croire que Tunivers n'eft pas foutenu & dirigé par la mème vertu qui 1'a. riré du néant. II feroir abfurde au fuprême degré de concevoir un Dieu qui, par fa puiffance infinie, a créé le monde , qui le laiflè-Ia, fails entrer dans les intéréts de fa fagefle , qui eft la mème chofe que fa providence, fans avoir aflez d'amour pour fon ouvrage, pour en vouloir conferver 1'ordre & "'harmonie, & pour foutenir la fubordinarion des caufes fecondes , qui eft comme la vie de tout ce tout ce qui a été créé. La religion révélée ne nous fait pas voir, avec moins d'évidence, le foin que Ia divinité prend d'une manière toute particulière de 1'homme,, 1'ornement de la création. Révoquer feulement en doute cette propofition, c'eft rejeter 1'autorité de la révélation divine. C'eft en faveur de 1'homme que 1'ordre & 1'harmonie font confervés parmi les autres créatures, que les pays font habitables, que les fruits& la chair des animaux font nourriflans> & que les fimples ont une vertu médicinale. Il femble que toute la terre foit fon héritage, uniquement deftinée a fon urilité, 6c entièrement  DE ROBINSON CRUSOÉ. ±6j foumife a fon pouvoir : il en eft comme le viceroi; ou bien on peut le confidérer comme le feudataire de celui qui en eft le feigneur abfolu. Or le moyen de comprendre , fans tomber dans 1'abfurditc de lier enfemble des idéés abfolument incompatibles, que Dieu ait abandonné le monde a la conduite de 1'homme, fans ditiger d'une manière toute particulière celui qu'il a rendu dépofitaire de fon pouvoir fur les chofes créées ? J'appelle done Providence cette fageffe divine ; par laquelle il conduit non feulement les chofes créées pour les befoins de 1'homme, mais par laquelle encore il influe fur 1'homme même, Sc le dirige dans routes fes opérations. Je laifte a certains philofophes a faire des diftinftions fpécifiques de la providence divine, & a examiner la manière dont elle agit; je n'entrerai point dans toutes ces fubtilités de i'école ; il fuflira de donner ici une définition de ce que j'appelle Providence. C'eft cette aótivité de la puiftance, de la fageffe, de la juftice Sc de la bonté de Dieu, par laquelle il gouverne non-feulement les évènemens, mais encore les moyens qui y conduifent, & les dirige a l'utilité de 1'homme , fa créature favorite. Cette idéé me paroit claire Sc nette, & je crois qu'il eft fupeiflu de mettre notre efprit X  i6"8 RÉFLEXIONS la torture pour développer la manière dont cette adivité influe fur les chofes hümaines, & la raifon pour laquelle elle fe ferr d'une telle méthode & non d'une telle autre ; c'eft a nous a refpecter la providence comme le droit de Dieu ; c'eft a nous a en obferver la conduite, a nous y foumettre & a obéir a fes ordres. 11 ne feroit pas hors d'ceuvre de mettre ici dans tout fon jour la bonté de Dieu, qui paroit d'une manière fi marquée dans 1'intérêt particulier que la providence prend dans tout ce qui concerne les créatures humaines •, mais cette efpèce de digreffion pourroit remplir prefque tout 1'efpace que j'ai deftiné , dans cet ouvrage, au principal fujet que j'ai promis de traiter. D'ail- . leurs la vérité que je viens d'indiquer, a tant de connexion avec ma matière ; qu'elle fe développera , comme d'elle-même , a mefure que je répandrai de ia lumière fur notre de voir indifpenfable d'écouter la voix de la providence. Le motif le plus grand qui nous doive porter a prêter cette attention religieufe a la voix de la providence, c'eft qu'elle eft déterminée d'une manière route particulière a nos avantages, Sc qu'elle y détermine toutes les caufes fecondes. La pratique de ce devoir n'eft pas extrêmement facile; rien n'eft plus fréquent chez les hommes que d'inteipréter de travers les effets  BE ROBINSON C R U S O É. 20"$) les plus vifibles de Ia providence, & les plus propres a frapper; par conféquent il n'eft pas furprenant qu'on prenne fi peu garde a cette voix de la providence, qui nous parle d'une manière moins éclatante, ou qu'on n'y donue pas le véritable fens. Une marqué certaine que les hammes ne font que trop fujets a interpréter les effets même les plus fenfibles de la providence , c'eft que certaines gens , perfuadés que rien n'arrive dans le monde fans le concours de Dieu, rendent ia providence divine refponfable de leurs folies & de leurs extravagances. Un étourdi qui fume du tabac dans un magafin a poudre, s'en prendra a la providence de ce que rour le batiment faute en 1'air-, un autre qui laifte pendant la nuit fa maifon ouverte , la chargera de la perte de fes meubles ou de fes marchandifes. Il n'eft pas poffible de rien imagi.ner de plus abfurde & de plus ridicule : de cette manière , un brigand & un meurtriér pourroient rejeter leurs crimes fur ia providence qui gouverne toutes chofes. Je ne m'amuferai pas, pour le préfent , a réfuter ces erreurs groffières : mon but eft ici d'inftruire les leóteurs de quelques particularités délicates qui concernent la providence, & fa méthode de gouverner le monde , & qui valent bien la peine d'occuper notre attention.  IjÓ RÉFLEXIONS S'il y a des gens qui chargent grofFièrertieht li providence de certaines chofes oü elle n'eft pas engagée d'une manière directe, il y en a d'auttes qui donnent dans une erreur encore plus dangereufe, & qui refufentde voir la providence dans les évènemens oü elle fe' fait fentir de la manière du monde la plus directe & la plus mahifefte. Ces fortes de gens-la femblent fe faire un plaifir de s'aveugler. Si la providence guide & dirige le monde réellement, fi de 1'enchainement de certaines circonftances elle fait la caufe des évènemens , fi d'ailleurs le but général de la provi-^ dence eft de diriget le gouvernement du monde a 1'avantage particulier de 1'homme; en un mor, fi 1'on admet les deux propofitions que j'ai établies comme la bafe de mort difcours, il en faut inférer cette conféquence néceftaire; que c'eft pour nous un devoir indifpenfable de prêter la plus forte attention a. la voix fecrette de cette - providenceé Par faire attention a la Voix de la providence , j'entends en étudier la véritable fignification dans chaque particularité de chaque événement, & apprendre a eonnoitre les vues de la providence dans tout ce qui arrivé, & la manière dont nous devons y répondre de notre cóté. Si un homme fe voyoit en danger de périr dans un vaifleau fra-* safle par un orage, & fi la providence offroit i  CE ROBXNSON CRÜSOÉ. 27I fa vue une chaloupe qui avancat de fon cöté, il feroit inutile de lui faire eonnoitre que ce feroit fon devoir de faire comprendre a ceux de la chaloupe par des fignaux réitérés la trifte fituation ou il fe trouveroit. S'il étoit aflez ftupide pour négliger un moyen fi naturel de fe fauver, il eft certain qu'il n'auroit pas la moindre raifon imaginable d'accufer la providence de fa mort \ c'étoic a lui a écouter la voix de la providence, & a faifir 1'occafion qu'elle lui offroit de fe tirer du péril. L'homme fe rend quelquefois coupable d'une certaine rébellion contre la providence, & il fe précipite de propos délibéré dans des malheurs qu'elle n'eft pas obligée d'empêcher par des miracles. Celui qui fe jette dans une rivière pour fe noyer, qui fe pend a un arbre, ou qui fe cafle la tête d'un coup de piftolet, mourra indubitablement en dépit de toutes nos idéés fur les décrets éternels de Dieu, &c fur tout ce qui concerne la providence. Elle n'eft pas obligée, comme je 1'ai déja dit, d'empêcher ces malheurs d'une manière directe & irréfiftible : elle peut livrer un tel homme a fa déteftable fureur, fans faire 'la moindre brèche a. fon pouvoir fouverain & abfolu. Quoique la providence ait déterminé que les évènemens doivent être enchaïnés aux caufes par une néceffité indipenfable, elle ne laiffe pas, dans  IJl RÉFLEXIONS un très-grand nombre de cas, de nous permettre la liberté d'appliquer au bien, ou au mal moral, les circonftances ou nous nous trouvons. 11 ne nous eft pas poflible de limiter ces cas, ni de comprendre de quelle manière la providence agir a cet égard ; mais il nous fufEt de favoir que , dans ces cas la, nous fommes des agens parfaitement libres; fi nous ne reconnoilfons pas la vérité de ces principes, en vain nous adrefle-r-on des exhortations pour nous porter a la vertu , & pour nous détourner du vice, & rien n'eft plus indigne de la juftice divine, que de nous propofer des punitions & des récompenfes. Les promefles & les menaces ne font que des expreflions vides de fens, fi 1'homme eft un agent néceflaire, & s'il n'a pas le pouvoir de fe déterminer d'une manière libre vers ce qui s'offre a fa raifon, comme fon véritable intérêr. Je fuis fortement convaincu que tous les évènemens font entièrement foumis aux ordres de Ia providence : mais je ne faurois croire que les êtres raifonnables y foient foumis d'une manière purement paflive , & qu'il leur foit impoflible de profiter des avertiflemens que le ciel leur donne fouvent pour les exciter a fe précautionner contre les défaftres qui femblent leur pendre fur la tere. 1'homme prudent prévoit le mal & il fe cache; comment feroit-il fon profit de ce qu'il prévoit, s'ii  DE RoBINSÖN C K. Ü S O É., 273 c'il n'avoit pas Sa liberté de fe déterminer luin.ême? Bien fouvent 1'horrime prudent prévoit le mal, en prenanr garde a certains avertiffemens intérieurs , qui le déterminent a fe cacher & a fe dcrober ans malheurs qui le menacent. Ce font piécifément ces avertiiTemens fecrets qui. font le fujet de ce difcours; c'eft-la cette voix de la providence que je veux enfeigher a 1'homme d'écouter. Je fuis d'opinion qu'il faut placer la providence a la tête du monde invifible, tout de même que nous lui accordons le gouvernement du monde vifible. 11 eft vrai que j'abhorre la notion fuperftitieufe & cabaliftique d'un eertain monde d'ëtres invifibles , qu'on partage en différentes claffes, & dont j'aurai lieu de parler au long dans un autte traité. Néanmoins je fuis fortement' perfuadé que la main de Dieu, qui gouverne ce monde cotporel, doit diriger auffi le monde invifible des intelligences fpirituelles, & que deda elle peut nous envoyer des mélfagers , qui, d'une manière directe ou indirecte, pendant le fommeil ou pendant que nous veillons, par des preftèntimens ou par des fonges , nous donnent des avertiflemens qui peuvent nous être d'une grande utilité, fi nous les écoutons, & li nous nous en fervons pour pré voir le mal, & pour nous cachet Tome III S-  174 RÉFLEXIONS J'avoue qu'on peut me faire ici une objeétion a laquelle il m'eft impoffible de donner une folution fatisfaifante Sc fblide t fi ces avertiiTemens , dira-r-on, font un effet de la providence , qui a une intention férieufe de nous protéger, pourquoi font-ils fi imparfaits, fi myftérieux Sc fi obfcurs, qu'il eft quelquefois impoffible a un homme fenfé d'en deviner le fens , & que, par conféquent, il n'eft pas coupable s'il n'en profite pas? II m'eft impoffible , j'en conviens , de rrouvet aucun principe par lequel on puiffe applanir cette difliculré. Ce myftère me paroit de la même nature que ces paroles qu'une main invifible écrivit fur la muraille dans le célcbre feftin du roi Balthazar. Par quelle raifon ces paroles furenr-elles écrites dans un caraétère que perfonne ne pouvoit déchiffrer, Sc dont le fens auroit été apparemmentinconnu a jamais, fiunprophéte ne les avoir expliquées, Sc n'avoit donné par-la a ce malheureux roi 1'unique moyen d'apprendre par ces caraöères,lafunefte cataftrophe qui le menacoit ? Quoique les bornes de notre raifon nous rendent ce myftère impénétrable, ilrefte pourtant certain, que c'eft pour nous un devoir indifpenfable d'étudier, avec Ia plus grande application, ces avertiffemens fecreti „ & de ne rien négliger pour en pénétrer le véritable fens; il refte certain qu'après  d E R O BINSON CrüSOE. 275 avoir fait tous nos efforts pour réuffir dans cet examen difficile , nous devons nous conformer avec exndtitude a 1'ordre que ces avertiffemens femblent contenir , & ne point négliger cette voix fecrète de la providence. Pour donner une idéé un peu plus nette de ce devoir , il ne fera pas hors d'ceuvre de tracer ici le portrait d'un homme qui écoute avec attention cette voix fecrète. Un tel homme eft fortement convaincu de la direcHon fouveraine & générale de la providence fur toutes les créatures; il eft perfuadé , qu'en qualité d'être raifonnable, ileft foumis a cette providence d'une manière route patticulière, que c'eft a elle qu'il doit fon exiftence & fa confervation , Sc qu'il n'eft pas contraire a la majefté d'un Dieu, infiniment puiffant, bon Sc fage , de veiller fur la moindre chofe qui concerne 1'homme, qu'il a fait a fon image. Par une conféquence naturelle de certe idéé générale , il croit fermement que la providence s'intérelfe dans toutes les particularités qui lui arrivent, Sc qu'il eft de fon utilité de faire réflexion fur tous les effets de la providence qui font a. fa portée, pour voir s'il lui eft pofïïble d'en tirer quelque avantage. Quiconque fe livre a la diftraétion a cet égard, négligé fes propres intéréts, puifqu'il lui eft impoffible de favoir ü les effets de la providence Si]  276" RÉFLEXIONS auxquels il ne daigne pas prêter une attention religieufe , ont quelque liaifon avec fon bon-, heur. C'eft une vérité reconnue de tous les gens de bien , que rien ne nous arrivé fans la volonté ou fans la permiffion de Dieuy & que par conféquent tout homme qui a pont foi - même un amout éclairé, ne doit jamais être dans une indolence ftupide fur les effets de la ptövidence ou il pourroit être intéreffé. S'il eft certain, comme notre fauveur nous 1'affure, qu'aucun cheveu ne tombe de notre tête, fans la volonté de notre père célefte, il eft süt auffi qu'aucun cheveu ne doit tomber de notre tête fans que nous portions nos yeux fur ce père célefte, dont la volonté influê dans un événement fi peu important en apparence.. Comme je prends ce paffage dans fa véritable étendue , & que j'entends par-la que le moindre incident de la vie humaine n'arrivé pas fans la volonté active de notre père célefte, qui la dirige, ou fans fa volonté paffive qui la fouffre, je prends auffi la conféquence que j'en tire dans la même étendue , & j'en conclus , que rien ne nous fauroit arriver de li mince en apparence, que nous ne foyons dans 1'obligation d'attacher notre vue fur notre père cHefte, de nous foumettre a fa volonté, & d'en écudier le fens pour le tourner  peRobinsonCrusoè. 177 i notre profit. Celui qui négligé ce~devoir, méprife la providence. Mon unique deffein eft ici d'exciter les chrétiens d une attention perpétuelle 8c refpecWe pour la direftion de la providence , fur-tout par rapport k leurs affaires particulières. Je fonge a les animer i une obéiffance parfaite 8c conftante pour les ordres de cette providence. Je veux les porter k en attendre 1'iffue avec réfignation; en „n mot, k écouter foigneufement la voix fecrète de Dieu , afin qu'ils y puiffent conformer leur conduite. C'eft un point d'une extréme déhcatefle de déterminer fi cette voix fecrète influe dans les augures, les fonges, les apparitions, & les preffentimens. II femble en quelque forte que ce font-la les moyens par lefquels le monde invifible fe communiqué avec le monde vifible, 8c dont les intelligences pures fe fervent pour avoir commerce avec les efprits enfermés dans les corps. Cependant il faut traiter ce fujet avec la plus grande précaution , & fonger férieufement a ne rien avancer, i cet égard , qui donne dans Ie fanatifme, 8c qui deshonore la providence dun Dieu infiniment fage. Le fentiment des gens de bien dans tous les fiècles a été, qu'il ne falloit pas négliger entièrement ces fortes d'avertiffemens de la providence S üj  t l7% RÉFLEXIONS divine. Mais comme ils ne prefcrivent aucune régie fixe pour limiter nos réflexions & notre conduite a cet égard, je trouve bon d'imiter une fi fage réferve. Je me contenterai de dire, que comme la certitude de 1'aftronomie patoïc par le calcul exact des éclipfes , la certitude du commerce des efprits avec les hommes fe prouve par les évènemens qui ont fouvent répondu, avec la derniere precmon, aux avertilfemens qui avoient été donnés par les moyens extraordinaires que je viens d'indiquer. Certe expérience pofée comme inconteftable , je ne vois pas cómment la providence , qui s'intérefle avec un foin fi particulier a tout ce qui nous regarde , n'influeroit pas dans cette communication que nous avons par ces moyens avec le monde invifible. Mais je n'ai garde de déterminer jufqu'a quel point va cette influence de la fage diretftion de Dieu. Toutes les fois que la providence fait fentir d'une manière manifefte, qu'elle influe dans ces fortes d'avertiflemens fecrets, je me crois obligé d'y faire réflexion, & j'exhorre les autres hommes a fuivre cette même route. Je leur dirai pourtant qu'il faut examiner de prés la nature de ces avertiflemens, & ne poinr prêter attention a ceux qui n'ont pas un caractère propre a nous petfuader quïls nous viennent du ciel, & qu'ils font dirigés felon nos vcritables intéréts.  PB ROBINSON CRUSOE. 179 Si, dans certains cas, nous fommes obligés de faire attention 1 la voix de la nature & i «Ue des députés invifibles qui nous font envoyes du monde des efprits, il eft évident que nous deyons beaucoup plus écouter la voix de la providence , quand elle nous parle d'une manière plus dl- Je le répète , le monde eft goaverné par le même pouvoir qui 1'a tiré du néant, & la providence de Dieu eft aufli digne d'admiration que fa toute-puiffance. Or, dans tout le cours de cette providence , rien ne mérite plus nos profonds refpeéts que cette voix fecrète, qui, d'une manière myftérieufe , nous inftruit des caufes qui doivent naturellement produire tels ou tels effets. Celui qui écoute cette voix de la providence, fe foumet aux ordres de la divinité , &t refpeéfce avec admiration les merveilles qui éclatent dans fa manière de gouverner 1'univers, comme celles qui btillent dans fa puiffance infinie. Si les évènemens font du reffort de la providence , auffi-bien que les caufes qui les produifent , rien ne doit ètre plus digne de nos réflexions les plus férieufes, que la liaifon qui paroit évidemment entre les évènemens &c les civconltances qui concourent a les faire naitre. U faut être indolent jufqu'a la ftupidité , & n'avoir pas dans 1'efprit la moindre adivité qui nous puilfe Siv  z3° Réflexions porter a I'obfervation des chokes remarquables ; pour ne fe pas plaire a déc uvrir Ia liaifon qu'il y a entre ce qui arrivé dans Ie monde, & la fa, geffe fuprême , qui ménage toutes les caufes fecondes qui influent dans les évènemens d'une ' manière directe. Quand, par exemple, des punt, tions éclatantes fuivent de prés des crimes éclatans, 8c quand des forfaits nationaux font punis par des punnions nationales, ne faut il pas être de la dernière ftupidité pour ne pas fentir que c eft la juftice divine qui fe déclare d'une manière route particuliere? Toutes les circonftances d'un evenement confpirent, pour ainfi dire , d nous ' en faire découvrir Ia caufe , & nous fermerions les yeux d une vérité fi palpable ? En vérité, ce feroir marquer un profond mépris pour la divinité, & négliger nos propres intéréts par lapareife la plus crimineJle. Le concours de plufieurs évènemens répand du jour fur leur caufe , & la méthode dont le ciel fe fert pour produire un certain événement, eft une règle par laquelle noas pouvons juger de' 1'erfer qui doit fuivre les marqués d'une méthode toute femblable, Celui qui n'écoute point cette vojx de la providence, eft föurd d 1'inftruclion & comme 1'infenfé de Salomon, il hak Ia fcience; Une réflexion attentive peut nous découvrir fans beaucoup de peine, fi Ie ciel approtfve, oj  DE RoBINSON Cfc-USOÉ. l8i eondamne, une errtrépiifè que noiis avons formée ; nousvoyons par des marqués év.dentes, fi leciel favorife ou traverfe les mefures que nous prenons pour y réufiïr. Rarement nous arrivera-t-il de neus tromper la - delTus, fi nous comparons les chofes préfences avec les chofes paffées, & fi nous examinons ia conduite ordinaire de Dieu avec les hommes. Faut-il être fort habile pour deviner de quelle main partent ces exemples de la punition la plus févère , qui fuit fouvent, dans Pinftanr même, ces imprécations horribles & infernales qu'on regarde comme des traits de la rhétorique moderne ? Un homme impie a Paudace d'appeler Dieu a rémoin d'une faufleté qu'il eft de fon intérêt. de faire pafler pour une vérité : il fouhaite que, s'il ment, le ciel le frappe d'aveuglement, de furdité & même de la mort. A peine a-t-il iaché cette parole abominable , qu'il eft exaucé ; il devient fourd , muet, ou aveugle , ou bien ii tombe roide morr. Quoi ! cette punition ne marque-t-elle pas, de la manière la plus forte, la réalité d'une providence ? N'eft-ce pas une voix du ciel qui crie directement que Dieu eft jufte , &C qu'il hait les ouvriers d'iniquité ? Celui qui ne Teutend pas doit être bien fourd; & mille fois pis que fourd celui qui Tentend & qui la mé[nfe. Ces fortes de fupplices marqués refiem»  i.8i RiptixiONS blent a certaines punitions rerribles Sc ttfltées parmi les hommes, a 1'égard de certains criminels diltingués , Sc moins deftinés a faire fouffrir des miférables, d'une manière proportionnée a leurs forfaits , qu'a effrayer les fpeótateurs, & a les détourner de femblables fureurs. La providence divine, toujours difpofée a nous protéger, & a nous guider au bonheur , fe fert de mille moyens différens pour nous faire fentir la conduite qu'elle attend de nous dans certains cas embarraffans; Scil ne nous eft pas difficile , par cela même , de remarquer que fon intention eft de nous faire trouver notre devoir dans une religieufe attention a ces exprelfions fenfibles de fa volonté. S'il m'eft permis de parler ainfi, notre ame a Ia vue bien courte; elle ne découvre qu'a peine les objets qui font a quelque diftance, bien loin de pénétrer dans leur véritable' narure. Mille exemples nous le font voir tous les jours, & cette mortifiante expérience doit nous enfeigner que , pour percêr le voile qui couvre les évènemens futurs , nous devons faire ufage de routes les lumières Sc de tousdes fecours que nous pouvons tirer d'une attention continuelle fur les évènemens paffes, Sc fur la manière dont ils ont éré produits. II eft certain que cette manière d'agir nous feroit d'une utilité extraordinaire pour nous  de ROBINSON CrUSOÉ. 2.8 $ débarraffer des difKcultés qui nous empêchent de prendre le parti le plus falutaire. Si nous prenions exactemenr garde a chaque circonftance de tour ce qui arrivé , & fi nous nous en formions 1'habitude, nous n'aurions pas befoin , pour nous conduire dans les cas les plus embarraffans , d'un fecours plus dangereux & plus efFrayant , comme celui qu'on tire deS fonges, des vifions, & en général du commerce des intelligences pures. Urr^cavalier de mes amis ayant un jour un voyage a faire du cóté du nord de 1'Angleterre , tomba malade deux fois de fuite , précifément le même jour qu'il avoit deftiné pour le commencer ; il prit fagement ces traverfes pour des avertiiTemens du ciel , &c quoique de fortes raifons duifent le déterminer a fuivre fa première réfolution, il y renonca. Peu de jours après fa femme mourur •, ce qui lui fit fentir que rien n'avoit été plus utile pour lui que d'être dans fa maifon , & de pouvoir prendre garde a fes affaires dans une conjonófcure fi défagréable. Les Romains avoient quelques idéés confufes du devoir d'ccouter la voix de la providence , comme onle voit par ladiftinfbion qu'ils faifoient entre les jours heurenx & malheureux. L'écrirure fainte même ne s'éloigne pas de cette pratique, & elle remarque fur-tout le jour que les enfans  184 RÉFLEXIONS d'Ifraël étoient forcis d'Egypte. Lorfqu'elle en fait m ention, quatre cent trente ans après cette heureufe délivrance , elle dit ( i), précifément dans ce même jour ils fortirent d'Egypte. Elle parle de plufieurs autres jours comme de jours malheureux •, 1'homme prudent fe taira dans ce tems ; c'eft un tems malheureux. Nous voyons que la divinité ne reftreint pas feulement les aótions des hommes, mais encore fes propres aótions, a cerrains tems & a cerrains jours; ce qu'elle ne fait fans doute que pour nou$ le faire remarquer & pour nous en faire tirer de 1'inftruótion. Mon but principal n'eft pas ici de réfléchir fur certaines révolutions qui font arrivées dans les families , ou dans toute une nation, & qui portent les hommes a marquer certains jours comme heureux & d'autres comme malheureux. Mon intention eft plutot de faire remarquer de quelle manière la providence difringue certains jours par des révolutions extraordinaires, & y attaché un caractère de bonheur & de malheur, pour faire fentir forrement aux hommes la différence qu'il y a entre les aótions qu'elle approuve, & celles qu'elle n'approuve point. Par-la les hommes appellent 1'imagination (i ) Exod XII, v. 4ii 42.  DE RoBlNSON' CS-USOÊ. iSj au fecours de la raifon, ils apprennent a former 1'idée la plus forte du crime ou du mérite qu'il y a dans leurs aótions ; ils le lifent dans Ia punition ou dans la récompenfe dont la juftice divine a voulu qu'elles fuflent fuivies, Sc donc 1'image fe retrace dans le caraétère d'adverfité ou de profpéritè, attaché a. 1'anniverfaire des jours ou ces aótions ont été faites. J'ai vu plufieurs recueils de ces marqués de la providence arrivées dans certains jours, dont les unes regardoient des families particulières, Sc les autres des peuples entiers. On en a vu plufieurs exemples dans la guerre dénaturée entre le roi-&: fon parlement, dont la mémoire doit être a jamais en exécration a la poftérité la plus reculée. Par exemple, le même jour dii mois Sc de 1'année que le chevalier Jean Hotham eut 1'infolence de fermer les portes de la ville de Hul a fon fouverain, Sc de lui en empêcher 1'entrée, il fut mis a mort par ordre du même parlement dont il avoit foutenu les intéréts par une aótion fi indigne. D'une femblable manière , le malheureux roi Charles premier recut la fentence de mort du confeil qu'on appelle la haute cour de juftice , le même jour du mois qu'il avoit eu la foibleffe de figner la fentence du comte de Strafford , qu'on pouvoit regarder comme fon bras droit. il eft remarquable encore  286 RÉFLEXIONS que le même jour que le roi Jacques II étoit fur le tröne, en dépit de l'acèe d'exclufion, il fuc déclaré par le parlement, déchu de fa dignité royale , Sc la couronne fut pofée fur les têtes du prince d'Orange & de fon époufe. Ces fortes d'évènemens font comme autant de fentences tacites que la providence prononce contre cerraines actions, afin que les hommes en recoivent des imprefïïons fortes & durables., Sc qu'ils écoutent avec refpeót Sc avec frayeur cette voix du ciel qui parle d'une manière fi redourable. La providence parle encore de la manière Ia plus forte Sc la plus fignificative dans les délivrances fignalées, par lefquelles elle tire quelquefois les hommes d'un danger éminent, dans le tems qu'ils ne pouvoient plus compter fur la moindre reffource. Cette voix nous appelle alors a la reconnoiffance, & a bénir a jamais cette mam forte Sc ce bras étendu, par lefquels la bonté divine a bien voulu nous protéger & nous fauver contre toutes les apparences. Cette voix du ciel qui éclate dans ces délivrances inattendues, nous prêche la repentance de la manière la plus énergique, nous enfeigne a nous précautionner a 1'avenir par une conduite prudente & vertueufe contre les dangers oü nous avons^té précipités par nos extravagances, & d'oü nous n'avons pu  DE RoBlNSON CrUSOE. iZj ètre tirés que par une puiffance Sc une bonté infinies. Ces délivrances ne font pas rares, Sc il n'y a point d'homme, qui tourne fes yeux avec attention fur fa vie paffee, qui ne doive fe fouvemr d'un grand nombre de cas ou il fe feroit plongé dans un abime de misères, fi la providence n'avoit veillé pour lui avec plus de foin que n'a fait fa propre prudence. Malheureufement les réflexions de cette nature font fort rares, &, faute de tirer, par leur moyen, du profit des révolutions de fa vie paffee, & de répéter a foi-même cette voix de la providence, on fe précipite dans des malheurs plus grands, fans trouver de nouveau le inême fecours. Chaque jour nous rencontrons des occafions oü la providence nous parle avec toute la force imaginable ; rantót en nous protégeant par une afiiftance inattendue, pour nous exciter a la reconnoiffance, Sc tantot en nous préfentant des périls Sc des embarras, pour nous apprendre a marcher avec prudence Sc avec circonfpedion, Sc pour nous portet a ptendre garde a chaque pas que nous faifons dans le' chemin raboteux de cette vie. Ceux qui fe laiffent réveiller de leur léthargie dangereufe par cette voix pathétique 5 Sc qui fe difpofent a en fuivre les ordres, recueillent dor-  iSS RÉFtEXIONS dinaire, dans le moment même, Ie fruit de leut attention, en fe tiraht des plus grandes difficafres , tandis c|ue ceux qui ferment Toreille d ces avertiiTemens paternels, font punis de leur ftupide indolence. ; Je fais bieri qu'on paliie dette maiheureure fe* curité , en prétextant une cönfiance entière fur cette providence même qu'ort infulte par c.tte conduite. Cette cönfiance n'eft, dans le fond, qué 1'indoience ra plus dangereufe, &C ceux qui ofent en faire oftentation, fe démentent a chaque moment. Il eft certain qu'il faut confier a la providence lés moyens que nous avons de fubfifter} mais cette vérité n'empêche pas un homme de bien ttavailler avec application a, fe procurer, & a fe conferver ces moyens. De la mème maniète nous devons nous repofer fur la providence, de la confervation de notte vie, fans négliger toute la précaution néceffaire, pour éviter les dangers, & fans méprifer les avertiflemens que la bonté divine nous donne, dans le deffein de nous faire veiller a cette même confervation. Si nous ne les recevons pas avec le plus profond refpect, & fi nous n'en tirons pas les avantages qu'ils nous offrent, nous devons juftifier la providence divine , & nous accufer nous-mêmes des cataftrophes que notre féciuité nous attire. Rien n'eft plus criminel, a mon avis, qu'une négligeuce  de Robinson Crusoé. 289 négligence générale de ces avertiflemens; c'eft une efpèce d'athéifme pratique, ou du moins un mépris formel de Dieu, & un outrage perpétuel fait a cette bonté infinie, qui s'offre elle-même d'avoir fbin de tout ce qui nous regarde. Un tel homme recoit des faveuts du ciel, fans fonger d la fource dont elles dérivenr; il en recoit des chatimens, fans aller jufqu'au légiflateur fouverain, qui eft jaloux de la fainteté de fes loix; il n'eft ni reconnoiflant a. Ia vue des bénédiótions de Dieu, ni fenfible aux marqués de la colère célefte ; fa ftupidité eft égale dans la profoérité &: dans 1'adverfité , comme s'il étoit hots de la fphère de la providence, & comme fi Dieu étoit hors de la fphère de fes réflexions; en un mot, il eft précifément dans une difpofition diamétralement oppofée a celle que je recommande ici, & qui doir faire 1'eflentiel du caractère d'un homme qui prête attention a la voix de la providence. Cette voix parle quelquefois d'une manière fi intelligible, qu'il eft prefque impoffible de ne pas comprendre le fens de ce qu'elle nous dit. Lorfque le prince de Vaudemont commanda 1'armée des Alliés en Flandre, la même campagne quele roiGuillaumeaffiégea &pritNamur, quelques ttoupes eurent ordre de marcher du cbté de Nieuport pour faire une diverfion, &c Tomc III. X,  ijio Réflexions pour attirer de ce cötédd le comte de Montal 3 qui commandoit un camp volant auprès de Mehirt, & qui, fans cette diverfion, auroit pu fe joindre au duc de Villeroi, qui étoir. a la tête de la grande armée des ennemis. On avoit ordonné aux foldats, fous peine de la vie, de ne pas s'éloigner du camp, & de ne point pillerles payfans. La raifon de cette févérité étoit, que les vivres n'étoientpas abondans dans 1'armée , Sc que, fi on n'avoit pas protégé les gens du pays, ils s'en feroient allés avec leurs provifions; ce qui auroit pu réduire nos troupes a la plus grande difette. Malgré des ordres fi précis, il arriva que cinq foldats Anglois s'éloignèrenr du camp & fe mirent a courir le pays. Ils furent attaqués, prés d'une ferme, par un bon nombre de payfans, qui s'étoient mis dans 1'efprit qu'ils avoient pillé une maifon; ce que pouttant ils n'avoient pas fait. Les foldats connoiflant 1'humeur impiroyable des payfans, qui épargnent rarement les gens de guerre, quand ils les trouvent a l'écart, £e défenditent avec vigueur , eurent le delfus , & mirent leurs ennemis en fuite, après en avoir tué deux. Irrités par cette injufte attaque, ils fqrcèrent la porte de la ferme, dont j'ai parlé, Sc maltraitèrent alfez ceux qui y demeutoient. Après avoir chaffé ceux de la maifon, ils fe  T) V. RöBÏNSON C R Ü S O i. ijl* mirent I fourrager; mais ils y trouvèrent peu de chofe, excepté une grande quantité de pommes, dont ils réfolurent de fe régaler. Ayant chauffé le four, ils étoient occupés a y faire rotir des pommes, quand les payfans qui avoient fui, & qui favoient que les Anglois n'éroient qu'au nombre de cinq, vinrent les artaquer de nouveau, affiilés de plufieurs de leurs voifins. Ils furent vidorieux a leur tour, tuèrent deux Anglois, & firent prifonnier un troifième, que, par une inhumanité des plus barbares, ils jeièrent dans ie four, oü il fut étouffé. Les deux autres Anglois échappèrenr : mais a peine étoient-ils revenus au camp, qu'ils furent mis aux arrêts, & menés devant le confeil de smerre, non pour avoir maraudé, car on n'en avoir point la moindre preuve, mais fimplement pour s'être écartés de leur régiment contre les ordres du général. \ Ils furent condamnés tous deux a perdre la vie j mais le jour qu'il s'agiffoit d'exécuter cette fentence, le général ayant envie d'en fauver un, ordonna qu'ils tiraflent au forr. On fait qr.e cela fe fair d'ordinaire parmi les gens de guerre, en jetant des dés fur un tambout, & qu'on exécute celui qui a amené le plus ou le moins de points, felon que la chofe a écé téglée auparavant. Dans lecas dontil s'agit ici, c'étoit le plus grand nomjjre Tij  2J>1 RÉFLEXIONS de points, qui devoit condamner un des coupables. Quand les deux malheureux furent menés devant la fatale caifle, celui a qui on donna les dés, les jeta d'une main tremblante, & voyant deux fix fur le tambour, il fe mit a fe tordre les mains, & a donner toutes les marqués de défefpoir-, mais fa joie fut tout aufli vive, qu'avoit été fa douleur, quand il vit fottir les mêmes fix de la main de fon camarade. L'officier, qui devoit aififter a. Texécution, étoit fort furpris d'un cas fi extraordinaire, & ne favoit prefque quel parti prendre •, mais ayant des ordres pofitifs, il ordonna aux deux foldats de recommencer; ils le firent, & , au grand étonnement des fpectateurs, ils jetèrent chacun deux cinq. La-deffus les gens de guerre qui avoient été détachés pour conduire le malheureux au fupplice, fe mirent a. pouffer de grands cris, en difanr qu'il falloit las fauver 1'un & 1'autre. L'officier, dont j'ai parlé, étant un homme fenfé, avoua que la chofe étoit extraordinaire, & qu'il paroilfoit y avoir quelque chofe de divin j il crut qu'il étoit de fon devoir de fufpendre Texécution, & de confulter, fur un cas fi particulier, le confeil de guerre, qui étoit juftement affemble alors. Ceux qui compofoienr ce confeil ordonnèrent, après une müre délibération, qu on  C E R O B I N S O N C R U S O ï. 2-93 donneroit dautres dés aux deux coupables,& qu'on les feroir tirer de nouveau, lis le firent avec le même fticcès que les autres fois, & Ton vit fur le tambour deux fois de fuite deux quatre. L'officier, mille fois plus furpris encore qu'auparavant, s'en rerourna au confeil de guerre, qui, étonné au fuprême degré d'une chofe fi éloignée du cours ordinaire de la nature; & croyant y trouver du miracle, réfohu de fufpendte 1'exécurion, jufqu'a ce qu'on eüt confulté le général. Ce feigneur, étant inftruit de toute 1'affaire, fit venir Les deux Anglois, & leur ayant fait conter tout ce qui leur étoit arrivé dans leur courfe , il leur pardonna en fe fervant des expreffions fuivantes:;W3 dans des casfiextraordinaires, aprker attention a la voix de la providence. . Pendant que nous fommes dans cette vie imparfaite, oü nous connoiffons fi peu le monde invifible , il feroit fort avantageux pour nous d'avoir une connoiffance jufte, fans aucun mélange d'idées fanatiques & fuperftitieufes, de la manière de profiter des direótions qui nous viennent'd'en-haut. t II a plu a Dieu, dans fa fageffe, de renfermer dans des bornes beaucoup plus étroites, les avertiiTemens qu'il nous donne a préfent, que ceux qu'il donnoit autrefois a fon peuple, d'une manière immédiate; mais je n'oferois dire que ce Tiij  JjH 'RÉFLEXIONS commerce de Dieu, avec i'homme, a ceffé abfolumenr. Les livres facrés font mention dans un grand nombre de paffages, de ce commerce immédiat, & des ordres que la divinité prefcrivoic autrefois aux hommes par des voix forties du ciel, ou par le moyen des anges, ou bien par celui des fonges, des vifions. Dieu ne fe fervoit pas feulement de ces avertiffemens directs, par rapport aux affaires publiques, mais encore a 1'égard des affaires des parriculiers. C'eft ainfi que Dieu eft apparu a Abraham, a Loth, a Jacob, & qu'il a député des anges a plufieurs perfonnes, comme a Manoab & a fa femme, a Zacharie, d la fainte Vierge & aux apótres. A d'autres, il a parlé par des fonges, comme au roi Abimelech, au prophéte Balaam, a lepoufe de Ponce-Pilate, a Hérode, a Jofeph, &c. On étoit fi perfuadé, que toutes ces différentesfortes de voix venoient du ciel, d'une manière miraculeufe, que les prophètes , qui s'en fervoienr pour annoncer au peuple les ordres du ciel, commencoient d'ordinaire leurs prophéties par ; ainfi a dit le feigneur. II n'eft pas frfrprenaiit que ces fortes de voix ne fe falfent plus entendre parmi nous; les évangéliftes bc les apotres nous ont donné, de la part de Dieu, une voix plus fure & plus claire, une parole plus étendue & miem? développéej nous fomincs les maitres de Ia con-  BE RoBIKSOH Cr«SOÉ. 295 fulter, & mème il eft de notre devoir d'y prèter une attention continuelle. Cette parole, d'ailleurs, eft foutenue de la grace de celui qui nous a dit: je fuis avec vous jufqua la fin du monde, & par conféquent nous fommes bien éloignés de perdre quelque chofe a ce changement d'économie , pourvu que nous prenions une forte réfolution d 'obéir aux ordres facrés qui nous ont été donnés par cette voix célefte. Je me fuis un peu étendu fur cet article pour payer l'hommage que tout chrétien doita laperfeétion falutaire de la révélation évangélique . accompagnée de la direétion de 1'efprit de Dieu, qui, par rapport a toutes les chofes qui concernent le falut, nous mène en toute vérité. Nous n'avons pas befoin, dans notre vie fpirituelle, d'un commerce direét avec la divinité; ce n'eft pas auffi de cette efpèce de vie que je parle;* je n'ai ici en vue que la vie civile, & je foutiens, qua cet égard, la voix immédiate du ciel fe fait encore fouvent entendre par différens moyens, & qu'il eft de norre devoir d'y prendre garde. Nos théologiens les plus éclairés diftinguent deux voix de Dieu, dont 1'une parle dans fa parole, & 1'autre dans fes ouvrages ; & 1'étude de la dernière ne le cède guère en mitité a celle de 1'autre. T iy  'iJX? RÉFLEXIONS On peut étudier cette dernière parole de Dïea de deux manières, ou dans les ouvrages de création, qui nous rempliflènt d'admiration, d'étonnement, de refpect & de piéré, ou dans les effets de fa providence, dont la variété infinie nous offre une fource continuelle d'inftruéfions auffi agréables qu'importantes. II eft certain que rien n'eft plus digne de 1'exceilence de notte nature, & plus capable de nous procurer les plus grands avantages, que de nous appliquer férieufement a. cette étude; je conviens qu'elle eft difScile & épineufe, & qu'il faut Tentreprendre avec Ia plus grande prudence, avec la plus fage circonfpeótion. II eft fi difficile de ne fe point égarer dans cette route, que des gens éclairés, & pieux mème, abhorrent cette entreprife, comme uniquement propre a porter les hommes foibles a la fupetftition & a 1'enthoufiafme, & a remplir les têtes de cerraines vapeurs mélancoliques. Je ne nie point que 1'on ne puiffè faire un mauvais ufage de 1'idée que je donne ici, & que je crois parfaitement bonneen elle-même. Prefcrire aux hommes un devoir général, en leur impofant la néceffité de fe conduire par leurs propres lumières dans le détail, c'eft mettre des cerveaux foibles en danger de donner dans les plus hautes extravagances, de répandre un air ridicule fur  DE ROBINSON CrüSOÉ. 297 le? chofes les plus graves Sc les plus fublimes, Sc de confondre leurs imaginarions abfurdes avec les effets refpedtables de la providence. Je laifferai-la tous ces fujets; non que je croye qu'il n'y f aille jamais faire attention : mais je penfe qu'il eft impoffible de prefcrire, a cet egard, des régies sures Sc infaillibles ; j'aime mieux me bomer a certains incidens, a certaines circonftances extraordinaires , dont la vie de chaque homme eft pleine, Sc qui paroiflenr avoir une relation route particuliere avec lui, ou avec fa familie. Par prêter attention a la voix du ciel, quï éclate dans ces incidens, j'entends en faire un ufage digne d'un chrétien, Sc en apprendre a fe conduire d'une manière prudente & circonfpecte', j'entends par-la, refpe&er les avertiffemens qui paroiffent nous venir d'en haut & adorer, dans tout ce qui nous arrivé , la fainte volonté de notre créateur, fans jamais 1'accufer d'injuftice , & fans fe révolter jamais contre fes ordres. Enfin j'entends par écouter cette voix, comparer les différens incidens de notre vie les uns avec les autres, &c tirer de cette comparaifon des régies utiles, 6c de fages lecons pour notre conduite. J'aliéguerai pour exemple le commencement de ma propre hiftoire. Un jeune homme quitte la maifon de fon père, en meprifant fes' avis' Si  20§ RÉFLEXIO NS fes exhortations tendres & raifonnables, il n'a point d'égard pour les ptières & pour les larmes d'une mère qui fait tous fes efforts pour le rerenir. Il fe met en mer, mais au commencement de fa première courfe il eft arrêté par un naufrage, il ne fe fauve d'une mort prefque certaine que par le moyen d'une chaloupe qui vient au fecours de 1'équipage*, a. peine y a-t-il mis le pied, qu'il voitle navire d'oüil fort couler a fond. De quelle manière ce jeune homme devroir-il fe conduire? N'eft-il pas obligé d'écouter cette voix de Ia providence , qui lui dit, de Ia maniète la plus claire, qu'il ne doit point pouffer plus loin fon deffein criminel, qu'il faur qu'il retourne dans le fein de fa familie, & qu'il fuive les confeils de fes parens, s'il ne veut pas fe précipiter dans un gouffre de malheurs. Cependant ce fils rébelle négligé cet avis falutaire du ciel, Sc il en eft puni par une vie qui n'eft qu'un tiffu de cataftrophes. Un homme de ma connoiffanee, qui avoit cprouvé plufieurs des incidens, que j'ofe appeler avertiflemens du ciel, les avoit entièrement négligés , & s'étoit moqué ouvertement de ceux qui en étoient plus frappés que lui. II avoit pris un appartement dans un village prés de Londres oü il cherchoit mauvaife compagnie, ou du moins oü il lui étoit foit difHcile d'en trouver de bonnes.  de robinson CrUSoÉ. *99 La providence divine, qui fembloit s'intéreffet dans fa conduite, dirigea les chofes de telle manière, que, dans certe maifon, ou dans le chemin qu'il devoit prendre pour y arriver, il eut roujours quelque rencontre défagréable. II fut plufieurs fois attaqué par des brigands, deux fois il romba malade en voulant y aller, & prefque toujours fes affaires prenoienr un mauvais tour, pendant qu'il fe divertiflbit dans ce village avec les compagnons de fes débauches. Ses amis ne négligeoient rien pour lui faire faire des réflexions fur tous ces défaftres, 8i pour 1'en faire conclure que Ie ciel 1'avertiflbit de ne plus mettre le pied dans ce fata' endroit; il méprifa leurs confeils, i fon ordinaire, & dès que fes affaires ou fa fanté étoient rétablies, fes paflions l'enn:aïnoient vers fes dangereux amis. Un jour qu'il é;:cir eu chemin, il fut prodigieufement furpris par un coup de tonnerre effroyable qui tomba prés de lui; ce phénomène fit de plus profondes impreflions fur fon efprit, que tout ce qui lui étoit arrivé auparavant de plus capable de le détourner de fes courfes; il retourna a la ville dans le deffein de profiter de cette voix du ciel, & de ne jamais remettte le pied dans cette fatale maifon. Peu de tems après il vit Ia fageffe du parti qu'il avoit ptis; un incendie terrible ruina de fond en comble  JOO R É ï t E X I O N S la maifon en queftion, & la plupart de fes amis furent confumés par les dammes. On fe formeroit une idéé très-fauffe Sc très-abfurde de la conduite de la providence a 1'égard de la créature raifonnable, fi 1'on fe mettoit dans 1'efprit que chaque circonftance d'un événement eft déterminée d'une manière fi néceffaire Sc fi inévitable, que rien n'en fauroit détourner le coup , Sc que, par conféquent, ces fortes d'averriflemens du ciel font inutiles, incompatibles avec la nature mème de la providence. Une opinion fi bifarre, bien loin de donner une notion fubiime de la certitude des décrets, difputeroit la fouveraineté a la providence divine, elle oteroit a Dieu le privilège d'être un agent libre, & elle feroit démentie par Pexpérience continuelle de 1'homme, qui, dans la variété des incidens qui lui arrivent, découvre parfaitement, & laliberté de Dieu, Sc la liberté de 1'homme. Un nombre confidérable de maux qui femblent nous pendre fur la tête, .nous font ptédits d'une manière fi claire, que, par cela même , nous trouvons les moyens de les éviter, & quand nous les avons évités , nous pouvons juger qu'en verru des décrets éternels ils ne devoient pas nous arriver, Sc que nous les éviterions par notre prudence. Ceux qui fuppofent une chaine néceffaire Si  DE R.OBINSON CrUSOE. , 30! invariable de caufes Sc dévènemens, femblenc priver la providence divine du gouvernement préfent de ce monde, Sc ne lui pas killer la moindre occafion de le diriger d'une manière conforme a fa fageffe. II me femble qu'on forme une idéé fort nette de 1'immutabilité de la fageffe Sc de la puilfance du créateur, quoiqu'on la fuppofe dans une liberté abfolue de conduire aótuellement le cours des caufes naturelles & des évènemens qu'elles produifent; il fuffit , a mon avis , pour l'honneur d'une divinité immuable, que les incidens communs de la vie foient laiffés a la difpofition de cette vertu divine, que nous appelons providence , pour en ordonner comme elle le trouve a propos , fans déranger le fyftême des caufes fecondes, & les régies du mouvement. Cette idéé me paroit bien plus naturelle que cette notion, qui attaché, pour ainfi dire, les mains de la puilfance divine a un faifceau de caufes & d'effets, de manière qu'elle ne fauroit produire ni permettre que ce qu'elle a produit ou permis de toute éternité. Avouons, fi 1'on veuf, que nous ne pouvons pas comprendre 1'immutabilité de la natute, Sc des aótions de Dieu, Sc qu'il nous eft abfolument impoffible de la concilier avec cette variété de la providence , qui, dans toutes fes aótions, nous  J02 Réflexions paroït dans une liberté entière & parfaire de former tous les jours de nouveaux deffeins } de tourner les évènemens d'un tel ou dun tel cöté, comme il plait a fa fouveraine fageffe : qu'en fuivroitdl? Peut-on conclure de ce que nous ne faurions concilierces chofes, qu'elles font abfolument incompatibles ? II vaudroit autant foutenir que la nature de Dieu eft entièrement incompréhenfible. paree que nous ne la comprenons pas, & que , dans la nature , tout phénomène oü nous ne pénétrons point, eft impénétrable. Oü eft Ie philofophe qui ofe fe vanter qu'il comprend la caufe qui fait tourner vers Ie pole une aiguille aimantée , & la manière dont la vertu magnétique eftcommuniquéeparunfimpIeattouchement?Qui ■me dira pourquoi certe vertu ne peut être Communiquée qu'aufer, & pourquoi 1'aiguillene s'artache pas a Por, a 1'argent, & aux autres métaux ? Quel commerce fecret y a-t-il entre I'aimant & le pole du nord, & par quelle force myfténeufe 1'aiguille qu'on y a frottée fe tourne-t-elle du coté du pole du fud, dés qu'on a paflé la ligne équinoxiale ? Nous ne comprenons rien a ces opérations de la nature : cependanr nos fens nous affurent, de la manière du monde laplus inconteftable , de la réalité de ces opétations. A moins que de ponffer le fcepticifme jufqu'au plus haut degté d'abfurdité, nous devons avouer.qu'il n'y  DE ROBINSON C R 1 S O É. Joj a rien de contradictoire dans ces phénomènes, quoiqu'il nous foit impoffible de les concilier enfemble; & qu'ils font compréhenfibles, quoique nous ne les comprenions pas. Pourquoi notre fageffe ne nous engage-t-elle pas a fuivre la même méthode de raifonner par rapport a 1'objet de la queftion? II eft naturel de croire que, malgré cette apparence de changement que nous découvrons dans les aótes de la providence, malgré ces deffeins qui paroiffent fe détruire mutuellement, & s'élever 1'un fur la rnine de 1'autre, rien n'eft plus certain & plus réel que 1'immutabilité de la nature & des décrets de Dieu. Qu'y a-tdl de plus téméraire que d'alléguer la foibleffie & la petite étendue de la raifon, comme une preuve contre 1'exiftence des chofes? Rien n'eft plus bifarre que de raifonner jufte fur les bornes de notre efprir, par rapport aux objets finis de la phyfique, & de ne point faire attention a la nature de notre ame, quand il s'agit des opérations d'un être infirii, fi fupérieur a nos foibles lumières. S'il eft donc raifonnable de croire que Ia providence divine eft libre dans fes aétions , & que, dirigée par fa propre fouveraineté, elle fuif, dans Ie cours ordinaire des chofes humaines, les méthodes qu'elle trouve a propos, c'eft notre devoir de lier un commerce étroit avec cette partie  JQJ. RÉFLEXIONS activede la providence, qni influe direétement dans norre conduite , fans nous embarraflèr 1'efprit de vaines difcudions fut la manière dont cette providence influe dans nos affaires, Sc fur le but qu'elle fe propofe. En entrant dans cette correfpondance avec cette vertu aótive de la fagefle de Dieu, nous devons en examiner les voies, autant qu'elles paroilfent acceflibles a. notre pénétration, Sc a nos recherches; nous devons prèter la même attention a fa voix fecrète, que j'ai déji eu foin de décrire, qu'a cette voix claire & forte, qui nous parle dans les évènemens les plus propres a nous frapper. Quiconque ne fe fait pas une étude férieufe de pénétrer dans le fens de cette voix fecrète, qui s'offre a fon attention, fe privé , de propos délibéré, d'un grand nombre de confeils utiles, Sc de fortes confolations, dont il fent fi fouvent le befoin, dans la carrière qu'il doit courir dans ce monde. Quelle confolation n'eft-ce pas pour ceux qui écoutent cette voix, de voir a chaque moment, qu'un pouvoir invifible & innniment puilfant, fe fait une occupation de les conferver Sc de ménaget leurs intéréts! Avec cette attention religieufe , il n'eft pas poflible de ne fe pas appercevoir de cette proteótion; il n'eft pas poflible de  beRobinsonCrüsO!;. 305 de réfléchir fur les délivrances inattendues que tour homme rencontre dans la variété des incidens de la vie humaine, fans voir évidemment qu'il ne le doit point a fa propre prudence, mais uniquemenr au fecours efficace d'une puiiTance infinie, qui le favorife, paree qu'elle 1'aime. La manière dont nous voyons des évènemens heureux pour nous, produirs par les caufes les plus effrayantes , & qui fembloientnous préfager les plus grands défaftres, eft une marqué certaine, non-feulement qu'ils font dirigés par une caufe fuprême , qui eft 1'arbitre abfolu des caufes Sc des effets , mais encore , que cette caufe aime Sc protégé la créature raifonnable. Dans cette occafioh nous devons répondre a des bienfaits fi marqués , & qui nous furprennent d'une manière fi agréable , par une joie pieufe, & par une vive reconnoiffance; mais quand cette même vertu de Dieu , qui gouverne le monde, femble fe déclarer contre nous , nous fommes dans une obligation tout auffi indifpenfable , de nous alarmer de la colère de notre créateur & de nous courber avec humilité , avec douleur, & avec un vif repentir , fous la main qui nous chatie pour notte amendement. Comme il eft jufte de faire ces fortes de réflexions fur la conduite de Dieu avec 1'homme, par rapport aux différens accidens de la vie, il Tome III, y  306 RÉFLEXIONS eft raifonnable de prendre garde a la méthodé avec laquelle la divinité ménage un nombre infini de circonftances, afin d'en rirer des régies, par lefquelles nous puiflions éviter le mal & nous procurer le bien. II y a des gens qui fe liyrent a une indolence o-énérale fur tous ces objets importans, & qui privent par la la divine providence d'une grande partie des hommages qui font düs a fa bonté infinie pour nous. II y en a encore d'une clafte plus' abominable , qui, frappés de délivrances merveilleufes ou de terreurs fubites , regardent lesunes fans reconnoiffance pour leur créateur, Sc les autres fans refpecl pour fa majefté redoutable. Ils font ingénieux au contraire a. fe forger quelqu'autre objet, pour lui payer 1'hommage de 1'amour Sc de la crainte. S'il leur arrivé -du bien, ils en cherchent la caufe dans les efp aces imaginaires; la profpéritè leur vient, ils ne favent pas comment, ou c'eft par un heureux hafard. Ce font-la des tetmes entièrement deftitués de fens ; c'eft le langage d'un fujet féditieux , qui ne veut pas reconnoitre 1'empire de fon maitre Sc de fon roi. S'ils tombent dans quelque malheur, c'eft bien pis encore •, ils tombent dans une rébc-llion ouverte Sc dans le crime de haute-ttahifon. Non contens de ne point reconnoitre leur dépendance du fouverain être , ils fe foumettent a  de R OBINSON CrUSOÉ. JOf 1'empire du diable , Pennend de la gloire de Dieu Sc le rival de fa puiflance. 11 y a quelques années que j'eus le défagrémenr d'avoir pour compagnon d'un petit voyage ^ deux de ces hommes coupables de rébellion contre la providence divine. Après avoir été féparés de moi pendant quelques journées, ils me rejoignirent a un certain gite , & ils me racontèrent une aventure qui leur étoit arrivée pendant le tems qu'ils avoient été féparés de moi. Ils me dirent que, dans le chemin de Huntington a Londres , fe trouvant dans les allées qui font entre Huntington Sc Caxton , 1'un futarrêté pendant une demi-heute par fon cheval, qui, en bronchant, s'étoit fait du mal a un pied , & que dans cet intervalle il avoit été attaqué Sc dépouillé par dés brigands, pendant que fon camarade, ayant continué fon chemin, fanss'informer de ce qu'étoit devenu fori compagnon , avoit échappé a ces fcélérats qui avoient poüifé a toute bride a travers les champs dü coté de Cambridge» Eh ! comment avez-vous été fi heureux que d'échapper a ces coquins, dis-je, au premier? je ne fais, me répondit-il, le hafard voulut que je ne regardaffe pas derrière moi, quand le cheval de monfieur broneha, & par bonheur je n'ai rien vu de route 1'affaire. Hafard , bonheur 4 voila les caufes de la déliyrance de ce fage mor-'  "JOS RÉFLEXIONS tel ! II fembloit réalifer ces chimères expres i pour priver la providence de 1'honneur qui lui étoit du pour une proreótion fi vifible. N'eft-ce pas une infamie horrible pour un chrétien , de mettre a la place du maitre du monde une idole plus indigne de notre culte, que celles des Chinois, dont j'ai donné la defcription. II eft vrai que ce font des monftres horribles , uniquement propres a effrayer 1'imagination; mais du moins c'eft quelque chofe, elles ont une exiftence réelle •, au lieu que hafard, fort, bonheur, font des fantómes a qui on prête une faufte exiftence, exprès pour ne pas s'acquitter de fes devoirs envers 1'exiftence fuprême par qui tous les autres êtres exiftent. A quelque degté d'extravagance que les hommes portent la bifarrerie de leurs idéés, j'avoue que je n'ai jamais renconrré un exemple pareil de honteufe &c tidicule ingraritude. Mais s'il y avoit dans le difcours de ce premier un travers d'efprit impertinent au fuprême degré, je trouvai dans le langage de 1'autre une impiété fi abominable , que j'en fus effrayé. Après avoir écouré cette extravagante relation, je me tournai vers celui qui avoir éré volé, en lui demandant de quelle maniète cette malheureufe aventure lui étoit atrivée. Que fais-je moi, me dit il, j'étois un peu en arrière, moa  DE ROBINSON CRUSOB*. 3 09 cheval broncha par hafard, & Ü lui fut impoffible de marcher pendant quelques momens. Monfieur ne laiffoit pas d'aller toujours fon chemin , quand le diable, qui ne dort jamais, m'envoya ces trois marauds qui m'arrêtèrent & me mitent nud comme la main. C etoit le hafard qui avoit fait broncher fon cheval; mais c'étoit par la dire&ion du diable, que les voleurs de grand chemin 1'avoient dépouillé. J'avouerai volontiers que ces brigands, par leur profeffion même, étoient au fervice du diable, & qu'ils imitoient leur maitre en courant ga & la, pour chercher de la proie. Mais je fais bien auffi que c'étoit un pouvoir fupérieur a celui du démon, qui avoit livré ce voyageur entre les mains de ces ferviteurs de 1'enfer. On peur prouver cette vérité d'une manière inconteftable, par la phrafe dont fe fert 1'écriture-fainte, en patlant des homicides, qui font faits fans mauvaife intention , Sc comme 1'on parle , d'une manière cafueüe ; Exod. ch. XXI, v. 13. nous voyons ces paroles, fi un homme ne tend point des embuches a un autre , & que Dieu le livre entre fes mains j c'eft-a-dire fi un homme n'a pas intention d'óter la vie a un autre, mais s'il le fait pourtant par imprudence, ou par un accident , qu'il n'a pas été le maitre de prévoir. Viij  jlÖ * RÉF1EXI0NS On voit par-la que c'eft la providence divins qui dirige de pareils malheurs, & qu'un homme tué par un cas imprévu, eft un homme que Dieu a livré entre les mains d'un autre. Ce n'eft pas a nous a rechercher ici par curiofité, quelle raifon porte la divinité a caufer des malheurs de certe nature. Si nous n'y découvrons pas une punition évidente, nous n'avons qu'a fuppofer que la providence ne fair rien d'indigne de Ia fageffe Sc de la juftice de Dieu. De quel front un homme ofe-tdl mettre fur le compte d'un hafard malheureux, ou du diable, ces évènemens que Dieu lui-même attribue a fa providence ? Quelle ridicule audace n'y a-t-il pas a fe fervir d'expreftions vides de fens, pour fe détourner de 1'amour & de la crainte qu'oa doit a la bonté & a la juftice du créateur ? Pour faire fentir encore plus fortement a ces impies 1'extravagance criminelle de leurs difcours & de leurs penfées, il fera bon d'alléguer un autre paffage très-propre a éclaircir celui que je viens de citer. Voici ce que nous lifons au chap. XIX du D-eutéronome , v. 5. Quand un homme entre dans la forêt avec fon prochain pour couper du bois , & que fa main leve fa hache pour porter un coup, fi la hache glijfe fur l'écorce & tombe fur la tête de fon prochain , qu'il en meure, il s'enfuira dans une de ces villes f & il vivra. C&  „b Robin s o n Cru s oi. 3" font-ld ces fortes d'accidens que Dieu veut qu'on attribue a fa providence, & certainement ils ne font pas d'une nature differente du malheur qui étoit arrivé a mon compagnon de voyage. La manière dont fon cheval bleffé 1'avoit arrete juftement le tems qu'il falloit pour être rencontré par des voleurs qui piquoient a travers les champs, apparemment pour faire quelqu autre. expédition, auroit du lui faire penfer que toutes ces circonftances avoient été menagées par la prXidence pour le chatier & pour lui faire fentir qu'il étoit dépendant de fon créateur. 11 etoit de fon devoir de recevoir ce chatiment avec une pieufe mortification-, comme fon compagnon , que fon inattention pour fon camarade avoit derobé a un malheur femblable, étoit obhgc de répondre a cette délivrance, par une graruuae vive & fincère. . Malheureufement la conduite de ces etouvdis n'a pas un caradère de fingularité , & je crois qu'il y a fort peu de mes ledeurs qui n'aient vu de pareils fentimens expnmés par un femblable la»gage- , ,., 11 eft vrai, d'un autre cote, qud y a un nombre confidérable de perfonnes qui ne fe rendent pas coupables de 1'horrible impiété de méprifer la providence, & d'en attribuer les effets refpedablesau hafard, ou bien au démon. Mais ilne  ilx Réflexions fuffic pas d'éviter un crime fi groffier, pour être dans la difpofitiou que j'ai pour but principal de recommander ici., II y a une auffi grande différence entre reconnoitre les opérations de la providence, Sc prêter attention a fa voix fecrète , qu'il y a entre admettre 1'exiftence d'un Dj£u, & obéir a fes ordres. Ecouter la voix de cette providence , c'eft prendre garde de prés i chacune de fes opérations qui femblent nous concerner d'une manière particulière; c'eft remarquer avec attention s'il n'y a pas quelque chofe capable de nous prefcrire des régies de conduite, fi elles ne contiennent pas quelques avertiffemens pour nous détournerd'undanger, ou fi elles n'indiquenr pas certains moyens de nous procurer quelqu'avantage; fi elles ne nous rappellenr pas dans 1'efprit quelque chofe que nous ayons négligé de faire , ou quelque faute donr nous nous fommes rendus coupables ; enfin fi elles ne nous offrent pas quelque marqué de la juftice divine qui ait relation a un crime qui y foit proportionné. II n'eft pas difficile d'appercevoir la différence effentielle qu'il y a entre les avertiffemens de la providence, quand on y fait 1'attention qu'ils méritent, & entre ceux qui nous viennentdes efprits qui nous font députés du monde invifible. tes derniers indiquent le mal d'une manière ob-  1>E ROBINSON CrüSOÉ. 3 IJ fcure, & ne font pas accompagnés d'ordinaire despréceptes néceffaires pour nous le faire éviter; mais les premiers , quoiqu'ils nous foienr donnés par une voix qui n'eft gueres éclarante, nousenfeignent, la plupart du tems, les moyens de forrir de 1'embatras qu'ils nous font découvtir ; fouvent même ils nous prennent , pour ainfi, dire, par la main, pour nous faire prendre des mefures juftes, & ils convainquent notre raifon de la néceffité qu'il y a a s'en fervir. En vain ajouterois-je a ce petit nombte de préceptes un ample recueil de faits, pour les appuyer par la force des exemples; la diverfité des opérations de la providence eft infinie ; elles varient felon les circonftances patticulières oü fe trouve chaque individu humain, & par conféquent chaque homme, attentif comme il faut aux incidens dont fa vie eft pleine, doit fe former des régies particulières , pour profirer de mes principes généraux. S'il en fairun bon ufage, il trouvera, dans les avenrures de fa vie, un grand nombre de motifs qui le porreronta regarder vers le ciel, a regarder autour de lui, & a jeter les yeux fur fon propre cceur. i°. Les effets de la providence font regarder les hommes en haur, quand ils reconnoiffent la clémence de Dieu qui les épargne, fa bonté qui pourvoit a leurs befoins, la puiffance dont il fe  314 RÉFLEXIONS fert pour les protéger & ponr les tirer des dangers , & la juftice qui les chatie , & fous laquelle ils doivent s'humilier avec la plus profonde douleur. i°. Les effets de la providence nous engagent a regarder autour de nous, quand, dociles aux avertiiTemens du ciel, nous prenons les prècautions néceffaires pour évirer les malheurs, ou pour les foutenir avec une fermeté chrétienne. 30. Ils nous font jeter les yeux fur notre propre cceur, quand nous cherchons en nousmêmes les mauvaifes difpofitions qui nous attirent ces chatimens de Dieu, &c quand, devenus fages par ces défaftres, nous formons le deffein de nous en repentir, & de réformer notre conduite. Voila, en peu de mots, ce que j'appelle écoutet la voix de la providence.  BE RoBINSON CrUSOÉ. 315 CHAPITRE VI. Z?E laproportion qu'ily a entre le Monde Chrétien, & le Monde Payen, X'ai déja. touché cetre matière dans mes recherches a 1'égard de i'état oü la religion fe trouve dans le monde. Mais, après avoir fifti ces arricles, il m'eft venu encore dans 1'efprit un bon nombre de réflexions, que je crois trop inftru&ives & trop curieufes pour ne les pas commumquer a mes leéfceurs. Quand nous examinons le globe terreftre d'une manière géographique , que nous en parrageons toute 1'étendue en degrés & en lieues, nous en voyons une bonne partie fous le gouvernement des princes chrétiens, ou du moins dépendance de leur commerce & de leurs colonies. Je n'oferois dire néanmoins que cette vue me découvre un accompliffément abfolu de cette prophétie , qui promet au royaume de JéfusChrift un empire fur routes les nations jufqu'aux boutsdela tetre. Je crois pouvoir dire, fans profanation , que nous pouvons efpérer que Dieu ne nous obligera pas de prendre ainfi fes promeffes au rabais.  3*6 RÉFLEXIONS Je fuis perfuadé que Dieu, toujours fidéle dans fes promeffes , fera voir un jour aux chrétiens un rems heureux,,oü la connoiffance de Dieu couvrira toute la terre, comme les eaux couvrent le fond de. ia mer; oü le remple du feigneur fera ouvert vers les quatre vents; oü la montagne de fa maifon fera exaltée au-defliis du fommet des autres montagnes, & oü tous les peuples s'emprefferont d'y entrer; enfin oü Ia religion chrétienne fera 1'églife dominante de tout 1'univets. Dans une race d'hommes auffi charnelle & aufli mondaine que celle-ci, je pafferois peut-être pour un efprit vifionnaire fi j'entreprenois de commenrer ces paffages; ainfi , fans m'ériger en mterprète de l'écriture fainte, je me contenterai de profiter moi-même des lumières que je puis avoir la-deflus. On aimera mieux fans doute que je faife quelques réflexions fur les chofes préfentes, dont on peut examiner la réaliré par Ie feul fecours des fens, & que je Iaifle les évènemens fururs a la libre difpofition de celui qui a réglé les chofes paflees, 8c qui feul a une idéé jufte de 1'avenir. Mon but principal efl de parler dans ce difcours de la proportion géométrique qu'on peut obferver fur le globe entre 1'efpace de la terre qu'occupent les peuples chrétiens, 8c celui qui eft  DE ROBINSON CrüSOÉ. 3 ij habité par les peuples qui profeflènt un aurre culte. En examinant ces pays occupés par les chrétiens , je me bornerai a ceux oü leur religion eft dominante 8c nationale , fans prendre garde aux autres fectes qui peuvent être mêlées patmi eux. De cette manière je rendrai mon calcul aufli avanrageux pour eux qu'il fera poflible. Je ne me mêlerai pas de diftinguer les chrétiens en différentes clafles, & de ne donner ce titre qu'a ceux dont la religion épurée & conforme è. 1'écriture - fainte, paroit mériter feule d'être appelée chrétienne. On voudra bien me permettre de donner ce nom glorieux a 1'églife romaine, Sc de n'être pas moins favorable a 1'églife grecque , quoiqu'elle foit extrêmement chargée de coutumes fuperftitieufes & batbares , fur-tout dans la Géorgie , dans 1'Arménie, comme aufli fur les frontières de la Perfe 8c de la grande Tartarie. La religion grecque n'eft pas moins mêlée d'abfurdités groflières dans 1'empire du Czar de Mofcovie , oü a peine prononce-t-on le nom de JéfusChrift , bien loin d'avoir une idéé exa&e de fa perfonne, de fa nature & de fa dignité. En donnant de cette manière le nom de chrétien a tous les peuples chez qui la religion de Jéfus-Chrift eft dominante , fans avoir égard aux différentes fectes & a leurs fubdivifions, on peut  Reflexions mettre dans cetEe claffè les nations qui habiteiit les pays fui vans : 1. En Europe, il y a 1'AIlemagne , la France * 1'Efpagne, 1'Iraüe, la Grande-Bretagne, le Danemarck, la Suede,- la Mofcovie, la Pologne, la; Hongrie, la Tranfylvanie ,■ la Moldavië , & Ia Walachie. 2. En Afie, 1'on trouve la Georgië & PArménie; 3. En Afrique , le chriftianifme n'eft nulle' part national (1), & il n'eft prof ede que dans quelques bureaux de marchands Européens. 4. Dans 1'Amérique, il n'y a que les colonies fuivantes des peuples de 1'Europe. 1. Celles des Efpagnols dans Ie Mexiquè, dans' le Pérou, fur les cótes du Chili, de Carthagène & de Sainie-Marthe, a Buenos-Ayres,& prés de la rivière de la Plata.- 2. Celles des Portugais dans Ie B'réfil. 3. Celles de la nation Brirannique fur les cotes. de 1'Améfique , depuis Ie golfe de la Floride' jufqu'au Cap- Breton , vers I'embouchure du golfe de Saint-Laurent ou de Ia grande rivière de Canada j au'xqueïles il faut ajo'ut'er les petites (1 ) II cfl: furprenanc que 1'autcur oublie 1'Abyflinie1». «ctte grande partie de 1*Afrique y peuplée de chrétiens.-  DE ROBINSÓN CrUSOÉ. $10 colonies qu'elle a dans la Terre-Neuve , & prés de la baye de Hudfon. 4. Celles des Francois fur la rivière de Canada Sc fur le grand fleuve Mifliffipi. 5. Celles des Anglois, des Francois Sc des Hollandois dans les iles Caraïbes. On voit parda que le fiége du chriftianifme eft principalen:ent en Europe. Cependant fi, en mefnrant fur le globe cette partie du monde, nous jetons les yeux fur fes contrées les plus feptentrionales, que le froid exceflif rend prefque inhabitables, comme la Laponie , Petzota, Candora , Obdora , le pays des Samoïedes , Sc une bonne partie de la Sibérie, nous n'y rrouverons guères que des payens. On peut dire de même de certains défetts, qui ne font pas exttêmement peuples du ebté de 1'Orient, vers les frontières de Perfe. Quoique cette étendue de terrein dépende de 1'empire du Czar de Mofcovie, les habitans en général ne font guidés dans leur culte que par les coutumes barbares d'un paganifme groffier. Si de-la nous nous tournons du coté du fud, nous devons féparer de 1'Europe chrétienne tous les Tartares Européens , comme ceux de Circaftie , de Crimée , de Budziack. De plus, il faut tirer une ligne de la petite Tartarie jufqu'a la mer Adriatique , pour retransher des états chré-  ■JIÓ RÉFLEXIONS tiens tous les pays qui dépendenr de 1'empïrd Turc : & de cette manière il ne reftera guères pour le chriftianifme, que les deux tiers de cette partie du monde dont il s'agit ici. Si 1'on vouloit en foufttaire encore la Laponie Suédoife & la Norwégienne, avec les parties les plus orientales, & les plus méridionales de la Mofcovie, de 1'autre coté du Wolga, qui s'étendent jufqu'a la grande Tartarie, nous verrions qua peine une moitié de 1'Europe refteroit pour le chriftianifme. Le Czar de Mofcovie, dont les fujets ont une religion telle que je 1'ai dépeinte , eft feigneur d'une fi grande étendue de pays , que ceux qui 1'on examinée avec attention, foutiennent qu'elle égale la moitié de 1'Europe. Mais parmi les nations qui lui font foumifes , il y en a plufieurs qui font rnahométanes, ou payeunes. Cependant puifque ces peuples font gouvernés par un prince chrétien , je veux , felon le plan que j'ai d'abord dreffé, donner le nom de pays chrétien a tout ce vafte efpace; & felon ce calcul on peut donner a-peu-près au chriftianifme les deux riers de 1'Europe. En récompenfe, je fuis d avis qu'il ne faut pas compter un feul chrétien dans les trois autres parties du monde, excepté les Arméniens & les Géorgiens dans 1'Afie. Ceux qui fe trouventdans le continent de 1'Afrique, font en fi petit nombre, qu'ils  DE RoBINSON CrüSOE. Jli qu'ils ne peuvent prefque point entrer én ligne de compte. Ils ne confiftent qu'en quelques marchands qui réfident dans les villes qui font fur les córes de la mer Méditerranée, comme Ale^ Xandrie, le Grand-Caire, Tunis, Tripoli, Algerj on doit ajouter encore les bureaux qu'ont les Anglois & les Hollandois fur la cóte de Guinée, fur la cote d'Or, fur celle d'Angola, & au Gap de Bonne-Efpérance; mais tous ces chrétiens ne vont pas, felon le calcul qu'en ont fait de trés» habiles gens , au nombre de cinq mille , excepté pourtant les efclaves chrétiens qui fe trouvent a Salé, a Alger , a Tunis, & a Tripoli, mais qui nji font pas, a beaucoup prés , auffi nombreux que les premiers; II faut avouet qu'il y a une quantité confidérable de chrétiens dans l'Amérique ; Dieu fait jufqu'a quel point ils méritent ce nom, de quelque nation qu'ils puilfent être, Francois, Anglois, Hollandois ou Efpagnöls , ils ont la religion fort peu a cceur j a peine en ont-ils une idéé fuperficielle. II y a des parties de l'Amérique entièrement affujetties aux nations Européenrtes , qui ont prefque abfolument détruk les gens du pays, & par conféquent, felon mon plan,ces contrées doivent palfer pour chrétiennes< Mais qu'eft-ce que c'eft que leur nombre en eomparaifon deshabitans naturels de cette grande Tomé III, %  jiZ RÉFLEXIONS partie da monde , qui a tiois fois plus d'étendue que notre Europe , & dans laquelle il y a un nombre infini de peuples inconnus , oü ni les Efpagnols , ni les Francois, ni les Anglois n'ont jamais pénétté? Témoins ces villes peuplées & ces nations nombreufes que le chevalier Fautier Raleig dit avoir rencontrées dans fon voyage fur le fleuve Oronooque, Sc doiit| il y en a qui fe vantent d'être compofées de plus de deux millions d'ames. Témoin cetre foule de peuples répandus de Tun Sc de 1'autre coté de la rivière des Amazones; & le vafte efpace de pays qui eft entre ces deux fleuves , Sc qui s'étend plus de quatre eens milles en largeur , Sc tout au moins feize eens en longueur, fans compter fon étendue du ebté du fud, Sc du ebté du fud - eft, vers le Bréfd , ce pays fi riche , fi fertile & fi peuplé, Sc dans lequel, felon 1'idée qu'on nous en donne, il doit y avoir plus d'habitans qu'on n'en trouve dans toute la partie de 1'Europe occupée par les chrétiens. II n'y a rien la de furprenant •, c'eft le principal pays de l'Amérique oü les Efpagnols n'onr jamais mis le pied , Sc oü fe font retirés les peuples qui ont été effrayés par leurs armes, Sc par le bruit de leurs cruaurés. 11 eft tellement fortifié de larges rivières , de baies difficilesa pafler, Sc de courans rapides & dangereux ; il eft fi bien défendu par le nombre des habitans, par la cha-  de Robin sonCrusoé. jzj leur du climat, par les montagnes, & par d'autres remparcs naturels, que jamais les Efpagnols n'ont ©fé former le deffein de fe 1'affujettir. 11 eft aifé de comprendre par la, que le nombre des chrétiens en Amérique doit être très-peu de chofe, en comparaifon de cette foule de peuples qui occnpent tout ce vafte terrein, fur-tour fi 1'on y ajoute les nations qui doivent habiter le inord, defquelles on ïi'a pas encore fait la découvertei Les colonies de la nation Britannique font beaucoup mieux peuplées a proportion, que celles des Efpagnols, qui occupent un terrein beaucoup plus étendui Celles que nous avcns dans le nord de 1'Amétique, contiennent plus de trois eens mille ames, fi 1'on y renferme la Nouvelle-Écofïe, la Noüvelle-Angleterre, la Nouvelle-Yorck , la Nouvelle- Jerfey, la Penfylvanie oriëntale & occidentale, la Virginie, la Caroline, &c. Toutes ces colonies font étendues fur la cöte depuis la ladtude de trente-deux degrés jufqu'a celle de quaranre-fept; ce qui fait a-peu-près fept centr cinquante miiles en longueur-; Mais il faut confidérer qu'une grande pattie de ce pays eft fort maigrement peuplée, & que du coté de 1'oueft fir largeur eft très-pëu de chofe. Excepté quelques plantations clans la Virginie , dans le pays apelé Raphanoe, & dans un pecit nombre d'autres en- Xij  "(2.4 RÉFLEXIONS drcits, on ne voit rien a cent milles dans les terres, que des déferts & d'épaifles' forèts, dont les habitans fe font retirés, apparemment plus avant dans le pays, pour évker leurs ennemis, les chrétiens. De cette manière toutes ces colonies, quelque confïdérables qu'elles foient, n'occupent qu'une langue de terre fort étroire fur les cotes de la mer, & lesplantations des Anglois ne fontguères éloignées de plus de vingt milles de 1'Océan, ou de quelque rivière navigable ; & 1'on peut dire encore que cette langue de terre n'eft pas extrêmement habitée* fur-tout depuis la NouvelleAngleterre jufqua la Nouvelle-Yorck & jufqu'a Annapolis, & depuis la Virginie jufqu'a la Caroline. Ainfi toutes ces colonies enfemble, quand on y joindroir celle des Francois en Canada, n'occupent qu'un point de terrein , en comparaifon de cette vafte étendue de pays qui eft i 1'oueft & au nord-oueft de ces mêmes colonies jufqu'a la mer du fud, & qui eft remplie dunt nombre prodigieux de grandes nations, qu'on ne connoit que par les relations confufes que nous en ont donné d'autres peuples Américains. Si nous féparons la partie feptentrionftle de l'Amérique de tout" ce-.que les Efpagnols pof-fcèdenr fous le nom de 1'empire du Mexique, &C de tout ce que les Anglois ont occupé, nous  de R.obïnson CrUSOÉ. ? 15 tfouverons un pays fort peuplé , autant qu'on peut juger par les courfes qu'on a fakes dans quelques-unes de fes parties, Sc beaucoup plus grand que toute 1'Europe. Dans cette étendue de terrein je ne mets pas feulement en ligne de compte les pays les plus avancés vers le pole , Sc prefque inhabkablés par le froid exceflif. 11 n'eft pas poffible d'en trouver la fin , Sc il eft indnbkable que c'eft un même continent avec les parties les plus feptentrionales de PAfie, ou du moins, qu'il ne doit y avoir entre deux qu'un petit détroit facile a paffer par les hommes & par les bêtes. Sans cela, il eft très-mal-aifé de rendre compre de la manière dont cette grande partie du monde a été peuplée. Quoi qu'il en foit, ce continent d'une grandeur prodigieufe eft fans doute habité par plufieurs miUions d'hommes, enveloppcs des ténèbres de 1'idolatrie Sc du paganifme, adorateurs ignor-ans Sc aveugles du foleil, de la lune, des étoiles , des montagnes, Sc même du diable. Pour ce qui regarde la connoilfance du vrai Dieu & de la doctrine de 1'évangile , les Américains n'en ont jamais entendu parler jufqu'a 1'arrivée des Efpagnols dans l'Amérique. Je dis plus r a préfent même que les chrétiens font mêlés avec eux , on ne voit guères que leur idolatrie fok beaucoup dimkmée, fi ce n'eft par les ravages Xüj  }lé RÉFLEXIONS épouvantables que les Efpagnols ont faits partout oü ils ont mis le pied, & par la cruauté avec laquelle ils ont détruit les idolatres au lieu de les convertir. On peut en juger par la relatior» qu'en donnent leurs propres écrivains, qui affurent que ceux de leur nation ont maflacré plus de foixante 8c dix millions de ces pauvres Indiens. Sans cette barbarie affreuftè, l'Amérique feroit encore dans le même'état oü elle fe trouvok, il n'y a guères qu'une centaine d'années (ij, quand tout ce continent ctendu prefque d'un pole a 1'autre, avec toutes les iles donr il étoit environné , & avec ce prodigieux nombre d'habkans, étoit entièrement dévoué au culte du diable. II y a beaucoup d'apparence que cette abominable religion , qui a duré jufqu'a ce que Fernand Cortes, fameux capitaine de Charles - Quint, débarqua dans le golfe de Mexique , a eu la vogue chez tous ces peuples depuis le commencement du monde , ou du moins depuis que la terre a été peuplée de nouveau par Noé & par fa familie. II eft vrai que nous avons entendu dire des chofes rerribles de la fureur donr les Efpagnols ont exterminé des nations entières par le fer & (i) A compter du sems oü Robinfon écrivoit ceci.  de Robinson Cru soe. 5^7 par le feu \ mais comme mon fentimenr eft que nous devons attribuer tout ce qui arrivé dans le monde i la diredion de la providence, je regarde les malheurs de ce peuple comme uneftet de la vengeance divine , dont les Efpagnols n'ont éte que les inftrumens. Certainement ces nations avoient bien mérité les chatimens les plus rudes, puifque par 1'inftigation du diable elles avoient pouffé leur horrible coutume de facrifier des hommes, a un rel excès, qu'il étoit tems que le ciel attêtat cette barbarie, qui auroit détruit i la fin, des nations entièrespar une boucherie continuelle. On peut juger de 1'énormité de ces facrmces par le feul temple confacré a la grande idole Viztlipuztli, dans la ville de Mexique, ou par ordre du roi Montézuma, on immoloit chaque année vingt mille perfonnes, & dont les murailles étoient couvertes d'un pied de fang caillé , qu'on y jetoit apparemment pour obferver quelque rit de cette religion infernale. La juftice divine trouva bon, a la fin, de mettre des bornes a toutes ces abominations , en effacant ces peuples de deffus la furface de la rerre, par le moyen d'une nation étrangère , qui détrulfit leur idolatrie en renverfant les temples des idoles, & en taillant en picces tous les habitans, fans refpeder ni fexe ni age. Cette nation, quoiqu'elle Xiv  '3*8 R é f t ï x i o m s commit un crime affreux par ce maffacre , doit pourtant être confidérée , a cet égard, comme un inftrument dont Dieu trouvoit a propos de fe fervir pour exterminer des peuples qui avoient comblé la mefure de leurs iniquités, & qui étoient indignes d'être au nombre des vivans. II eft fort apparent que , quand Dieu extermina tant de peuples payens par les Ifraëlites, Moïfe, Jofué & les enfans d'Ifraël, ne furent pas moins accufés d'inhumanicé pour avoir rafé les villes & détruit les peuples , fans épargnet le bétail & les arbres frukiers, que le font les Efpagnols pour les maiïacres qu'ils ont faits en conquérant le Mexique. ^ On peut deviner 1'idée horrible qui s'étoït répandue de tous cótés , de la barbarie des Ifraëlites par la fuite de tous les peuples d'alentour, qui fe hatèrent de chercher un afyle dans d'autres parties du monde. Les premiers fondateurs de Carthage, a ce que nous difent les hiftoires, étoient quelques Phéniciens, ou plutót Cananéens, qui, long-temsavantl'époque de la fable de Didon s'étoient éloignés de leur pattie , & étant arrivés fur les cóces d'Afrique , trouvèrent bon d'y barir une ville. La vérité de ce fait eft prouvée par une colonne de pierre, qu'on a découverte a une petite diftance de Tripoli, & ou 1'on a trouvé gravés ces mots en caraét.èro?  de Robinson Crüsoê. 319 phéniciens , nous fommes de ceux qui s'en font fuis de devant la face de Jofué le brigand. La différence qu'il y a pourtant entre la conduite des enfans d'Ifraël & entre celle deS Efpagnols, c'eft que Jofué eft juftifié, par les ordres pofitifs qu'il avoit recus de la bouche de Dieu même , de mettre tous ces peuples a 1'interdit j au lieu que les Efpagnols n'ont exterminé les nations les plus abominables de la terre que par une direétion fecrète de la providence , qui ne fauroit jamais fetvir d'excufe aux crimes des hommes. J'en reviens d mon calcul. Quoique les Efpagnols, a qui je veux bien donner le titre glorieux de chrétiens, fe foient mis en poiïeliion de 1'empire du Mexique 8c de celui du Pérou , 8c qu'ils y aient exterminé plufieurs millions d'hommes , le nombre des habirans naturels cependant étoiï fupérieur de beaucoup a. celui des maitres de ces pays ; qu'on ajoute encore a. ces derniers, les Indiens qui n'ont du chriftianifme que la fimple dénomination , tous les Portugais du Bréfil,tous les Anglois & Francois qui fe font établis dans le nord ; en un mot, qu'on mette enfemble tous les chrétiens • qui fe trouvent dsns l'Amérique, ils ne pourront pas contrebalancer une feule nation payenne ou mahométane de 1'Europe. Prenons, paj: exemple,  JJO RÉFLEXIONS les mahométans qui habitent fur les borcls du Pont Eux in , le pays qu'on appelle la petite Tartarie; Heft certain qu'ils font fupérieurs en nombre a tous les chrétiens de l'Amérique. Par conféquent, on voit fans peine que je ne fais pas le moindre tort a 1'étendue du chriftianifme, en fuppofant qu'il n'y a pas un feul chtétien dans l'Afrique, dans l'Amérique Sc dans 1'Afie, excepté les Géorgiens & les Arméniens, acondition que , de 1'autre coté , on confidère comme pays chrétiens toutes les contrées de 1'Europe, foumifes a des princes qui fonr profeflion d'adhérer a Ia religion de Jéfus-Chrift. Voila un compte jufte, mais mortifiant, de 1'étendue du chriftianifme dans le monde. Si les fouverains les plus puiffans de 1'Europe y faifoient une férieufe réflexion, il eft vraifemblable qu'ils fongeroient a trouver quelque moyen pour rendre les autres pays du monde acceffibles a la foi. Je ne fuis nullement d'opinion que la guerre puifte être une méthode légitime & raifonnable de convertir les hommes; mais puifqueles monarqueschrétiensde 1'Europe, malgré leur petit nombre, font fi fort fupérieurs aux autres fouvetains du monde, par rapport a la bonté des ttoupes & a Part de faire la guerre, il eft certain qu'ils pourroient préparer la voie a la religion de Jéfus-Chrift, fi un intérêt commuo  de Robinson CrusoÉ. 33 1 les porcoic a unir leurs forces. ils feroient en état, dans ce cas, non feulement de hannir le paganifme du monde en trés-peu de tems, mais encore de détruire 1'empire de Mahomet, en ruinant Ia puilfance du grand feigneur &C da fameux monarque des Perfans, Je ne crois pas donner dans 1'hyperbole, en foutenant que nos foldats font tellement fupérieurs a préfent d ceux des Turcs, que fi les monarques chrétiens, après la bataille de Belgrade , avoient envoyé au prince Eugène quatrevingt mille hommes de vieilles troupes, & qu'ils les euffent pourvus de vivres & dargent, paria mer Adriatique & dans 1'Archipel, ce général auroit été capable de chalfer les mahomérans de 1'Europe en deux ou trois campagnes, de prendre Conftantinoble, tk de ruiner de fond en comble 1'empire des Turcs. Une conquête fi importante , & en mème tems fi légitime , n'auroit-elle pas donné a. la religion chrétienne une excellente occafion de fortir de fes bornes, &c de s'étendte confidérablement ? Le roi d'Efpagne pourroit duffer de leurs nids , avec la même facilité, ces fils de 1'enfer , les habitans d'AIger , de Tunis & de Tripoli, avec les autres corfaires mahométans qui occupent la même cète , & relever de leurs ruines les fièges fameux de Tertullien & de faint Cyprien.  3Ji RÉFLEXIONS Que dirons - nous du grand Czar de Mofcovie , ce prince fi glorieux êc fi entreprenant? Ne pourroit-il pas , étant affifté, comme il faut, des monarques du nord, fes voifins, qui ont a leur difpofition les meilleures troupes de 1'univers, marcher avec une armée invincible de trois cent foixante mille fantaffins , & de cent foixante mille cavaliers , en dépit des forêts & des déferts, a la conquête du célèbre empire de la Chine ? Cette fiére nation , malgré fes forces innombrables , malgré les refforts prétendus de fa politique rafinée, malgré fa difcipline militaire dont elle fe vante avec tant d'oftentation , auroit bien dé la peine a fe défendre contre une telle armée. Je fuis fur qu'elle ruineroit toutes les armées réunies de ce vafte empire avec moins de peine que n'en eut Alexandre avec fes trente mille Macédoniens, a détruire 1'armée de Darius, forte de fix cent quatre-vingt mille combattans. Ce proiet n'eft nullement ridicule & impraticable \ je fais bien qu'il faudroit faire un chemin de plus de trente milles d'Angleterre ; mais quand une armée ne trouve pas d'auttes obftacles que la longueur de la route, elle les fur mon te avec moins de peine qu'on ne fe 1'imagine. II y auroit une autre difiSculté qui paroit d'abord plus terrible, c'eft de trouver des vivres  »E ROBINSON C R V S O É. }}$ pour cette armée dans certe longue marche a travers des déferts. Mais un prince auffi puiffant que le Czar, Sc maitre defpotique d'un fi prodigieux nombre de fujets , ne trouveroit-il pas affez de gens pour'conduire a des lieux marqués une quantité fuffifante de toutes fortes de provifions ? II me femble que d'entreprendre de gareilles expéditions devroit paroitre aux princes chrétiens un acte de charité pour tant de milliers d'ames plongées dans les plus funeftes ténèbres , & qu'ils devroient fe croire heureux d'être des inftruxnens entre les mains de la providence, pour accomplir les promeffes du fauveur, en plantant la religion chrétienne parmi les mahométans Sc parmi les payens , & en foumettant tout Punivers a Jéfus-Chrift, fon véritable roi. Je fuis bien sur que, de cette manière, ils ne pourroienr pas planter réellement la religion dans 1'ame des infidèles. La force ne fauroit ouvrir une route a la paix évangélique.Il faut que les foldats du roi du ciel trouvent occafion de faire des conquêtes. Mais il ne s'agit que de frayer le chemin a la prédication de la parole de Jéfus-Chrift , Sc de rendre les payens & les mahométans acceffibles au miniftère de 1'évanoile. Si alors les prédicateurs ne réuffiffent .pas, malgré tout leur zèle & tous leurs ertorts, Sc  $54 RÉFLEXIONS que les infidèles continuenc a s'attacher avec opiniatreré a leurs erreurs groffières, les princes chrétiens & les rhiniftres de 1'évangile aurorit fait leur devoir; & fi les ennemis de notre foi reftent dans leur malheur , ce fera leür propre faute ; mais je ne crois pas qu'une fi mauvaife réuffire foir fort a craindre. Que la force des armes banniffè -feulement de la face de la terre le diable & Mahomet, qu'on ne negligé rien pour répandre dans leurs empires les vérités falutaires du chriftianifme, & qu'on y inftruife les peuples avec douceur & avec charité-, il eft probable qu'en peu de tems le fuccès tépondra aux efforts, & que 1'érude de la véritable religion deviendra 1'étude favorite de tout le genre hum-tin. Je m'attends ici a une objection affez forte de la part de certaines gens , qui fe font toujours un plaifir de rraverfer les meilleurs deffeins par leurs difficultés. De quelle manière , diront-ils les chrétiens, tels qu'ils font a ptéfent, peuvent-ils fe mettre dans 1'efprit de convertir les infidèles a la religion de Jéfus-Chrift, dans le tems qu'ils ne conviennent pas les uns avec les autres de points fondamentaux de cette religion ? Elle eft tellement divifée en différentes fectes, & chaque fecte eft fujette a tant de nouveiles fubdivifions, qu'il eft impoffible de s'accorder fur les articles dontil faudroit inftruire les payens, & les maho-  be Robin sou C r u s o é. 335 rnétans. D'aillems il y a fi peu de charité parmi ces chrétiens fi malhenreufement divifés, que plufieurs d'entr'eux aimeroienr mieux fe déclarer pour Mahomet, que de contribuer a la propagation d'une doctrine qu'ils condamnent comme hérétique. Les membres du corps proteftant fe feroient une affaire capitale de ne pas fouffrir que par une telle conquête le paganifme s'acquit de nouvelles forces, & les catholiques romains regarderoient comme un devoir auffi effentiel 1'extirpation du proteftantifme, qu'ils confidèrent comme une héréfie damnable , que de ruiner le paganifme & le culte adreffé au démon. Je ne fais que trop, que, même de ptoteftans a. proteftans , les divifions fur les matières de Ia religion chrétienne font pouffées a un tel excès de fureur, par un zèle deflitué de charité , que s'ils ne fe traitenr pas les uns les autres d'adorateurs du diable, ils ne laiffent pas d'appeler fouvent les fentimens oppofés a leurs principes, des héréfies abominables , des doctrines du démon , & qu'ils fe perfécutent mutuellement avec une rage égale a celle dont autrefois les payens furent animés contre les chrétiens de 1'églife primitive. Témoins ces abominables violences qui ont régné parmi les presbytériens & les épifcopaux dans 1'Ecofle &c dans le nord  3}6 RÉF'LEXIONS" de l'Irlande, qui ont fouvent éclaté en oiiet'res' mielies , dont les dammes n'ont jamais été éteintes que par le fang des deux partis. Témcins encore ces perfécutions fanglantes, ces malfacres , & ces autres aclions barbares qui ont été, parmi les chrétiens , les effets d'un zèle aveugle pour leur religion. Dans fon établiffement elle ne fut pas plantée par le fer , & arrofée de fang, & par conféquent il n'y a rien au monde de plus contraire aux intentions de fon fondateur, que de forcer fes frères, par ces moyens cruels & violens , a embrafler quelque opinion particulière. Quoique je tombe d'accord de toutes ces triftes vérités , je n'y trouve point une raifon qui doive nous faire négliger le devoir indifpenfable de tacher de nous foumettre les peuples idolatres, dans la vüe d'extirper le culte du diable, qui nonfeulement eft 1'ennemi de Dieu & de la véritable religion, mais qui eft le deftruéteur des hommes en général & de leur félicité future , en faifant tous fes efforts pour les retenir dans Terreur & dans Tignorance^ Je crois qu'il faut diftinguer extrêmement entre forcer les gens a embralfer tel on tel fentiment en matière de religion , & ouvrir les portes a la religion, pour lui ménager un paftage vets les  DE RoBINSON CRÜSOÉ. 33/ jes nations infidèles. Dans ie premier de ces partis fe trouve ane violence incompatible avec ia nature même de la religion, dont toute la force confifte dans la perfuafion & dans la manière de développer 1'évidence qui eft elfentielle a toutes les vérités qui doivent être a la portee de touc le monde. Le fecond parti, au contraire, ne tend qu'a délivrer les hommes de la violence par laquelle le démon maitrifeles efprits, pour les éloigner de la feule religion véritable. Ainfi , il ne s'agit ici proprement que de déclarer la guerre au démon lui même, afin de détruire 1'injufte tyrannie qu'il exerce fur tant de nations , & de les rendre acceftibles a la doctrine des vérités évangéliques. Le but d'une telle guerre ne feroir, en un mot, que d'oter les chaiues de la fervitude a. la volonté des hommes , & de mettre leur raifoa en liberté de difpofer de leurs opinions , afin qu'ils fulfent en état de profiter de la prédication de la religion chrétienne. S'ils refufent de 1'écouter, ou s'ils la recoivent avec la docilité néceffaire , c'eft ce qui n'entre point dans mon fujet, & qui n'a point une liaifon néceffaire avec les efforts qu'il eft de notre devoir de faire, pour réuffir dans une fi noble emreprife. Ce feroit toujours faire beaucoup que de détruire i'empir® Tams III, Y  33^ RÉFLEXIONS temporel du diable, & de ruiner cette puiflance, qui eft armée continuellement contre )a lumière en faveur de 1'ignorance la plus opiniatre. C-itte guerre me paroit jufte & légitime ; -Stil elle étoit exécutée avec toute la modération poflible, bien loin d'être cruelle , ce feroit l'aéte de charité Ie plus grand qu'il feroir poflible de faire en faveur de ces malheureux & de leurs poftérités. On peut en juger par ce qui eft arrivé a notre propre patrie. Suppofons que jamais ni jules-Céfar, ni quelqu'autre général Romain , n'eut je té la vue fur Ia conquête de laGrande-Bretagne , ou bien qu'elle n'eut été attaquée que long-tems après que la religion chrétienne fut répandue fur la furface de la terre *, il eft vrai que la nation Britannique auroit pu recevoir, a la fin , cette fainte religion, avec les aurres peuples feptentrionaux ; mais il eft vrai aufli qu'elie auroit été enfevelie dans les ténèbres du paganifme plus long-tems de trois fiècles qu'elle ne 1'a été , & que , dans ce cas , plufieurs milliers de perfonnes, qu'on a vues difciples zélés de Jéfus-Chrift , & dont plufieurs ont prouvé leur foi par le martyre, atiroient été privées, dans le fein du paganifme de leurs ancêtres, des glorieux ayantages attachés a la doctrine de 1'évangile.  deRöbinson Caüsoê. j^ Je fais bien que cette invafion des Romains dans la Grande - Bretagne étoit une entreprife cruelle , injufte & ryrannique; qu'elle étoit contraire au droit naturel, & 1'effet d'unè ambition cnminelle. Cependant, il a plu a la divinité d» faire fortir de cette violence la marqué la plus précieufe de fa bonté paternelle pout nous, puifque notre efclavage extérieur a fervi a nous affranchir de bonne heure de la fervitude de Terreur , & a. nous faire embraffer la doctrine falutaire de 1'évangile. C'eft ainfi que le ciel fait tourner les plus mauvais deffeins que les paflions infpirent aux hommes, vers le but de fa providence, & en tirer des effets direótement oppofés a Tintention de ceux qui ttavaillent a Texécution de ces def-' feins. Ces fortes de gens font criminels , dans le rems même qu'ils procurent au genre humain les avantages les plus précieux. II n'en feroit pas de mème des monatques chrétiens , s'ils uniffoient leurs forces , dans Tintention religieufe d'obliger les infidèles d'ouvrir une porte a ia religion chrétienne , & de lui rendre leurs oreilles & leurs cceurs acceffibles. II eft naturel de croire que la providence accorderoit k cette entreprife pieufe, des fuccès du moins affez favorables pouc introduire dans le monde infidèle une connoif Y ij  3 4° RÉFLEXIONS fance générale du chriftianifme. Pour ce qui regarde la pofïibilité de le porrer enfuite a embraffer telles ou telles opinions particuliètes , c'eft ce qui n'entre pas dans le fujer que je me fuis propofé de traiter. On ne doit pas s'imaginer ici que ce que je viens de dire autorife les différentes feétes des chrétiens a. fe perfécuter les unes les autres , & a contraindre ceux qui ne font pas de leur fentiment a entrer dans le fyftême qu'elles croient le feul conforme a la volonté révélée de Dieu , comme fi toutes les brebis de Jéfus-Chrift devoient être du même bercail. Je trouve une grande différence entre employ er la force pour réduire au chriftianifme des payens & des fauvages, & entre forcer ceux qui font déja. chrétiens , d'embraffer telles ou telles opinions particulières. Quand il feroit jufte & légirime de fe fervïr de la voie des armes, pour obliger les idolatres a eonnoitre & a adorer JéfusChrift , je ne laifferois pas de rrouver une in juftice criante dans une guerre que des proreftans déclareroient a leuts adverfaires pour les faire renoncer a leurs chimères & a leurs inftitutions humaines en faveur du chriftianifme épuré. Ce n'eft pas que j'approuvafle, en aucune manière , une guerre qu'on feroit aux payens, pour  Dl ROBINSON CRÏSOI 341 les forcer A embrafter notre religion.. Je voudrois qu'on tachat de les vaincre par les armes , afin de dérruire leurs idoles, & d'enfevelir leur idolatrie fous les ruines de leurs' temples; mais je trouverois fort déraifonnable de les perfécuter & de les punir , s'ils s'opiniatroient a ne point croire en Jéfus-Chrift. Si 1» foi, comme 1'écrirure nous 1'enfeigne , eft un don de Dieu, par quel principe de religion pouvons-nous punir des malheureux, pour ne point faire ufage d'un don , donc il ne plait pas au ciel de les favorifer ? 11 s'enfuit, a plus forte raifon, qu'il n'y a rien de fi contraire a la religion chrétienne, que la violence dont fe fert une fedte de chrétiens , pour impofer a une autre lè jougde fes fentimens particuliers. II me femble qu'il ne fera pas hors d'eeuvre de dire ici un mot de la malheureufe coutume qui règne parmi plufieurs chrétiens, de maltraiter de paroles ceux qui n'ont pas les mêmes idéés qu'eux fur quelques articles de la religion. C'eft une maxime que les rabbins ontlaiffée a leur poftérité par tradition, qu'il ne faut pas tourner en ridicule les Dieux des payens. Mais nous fommes bien éloignés d'une fi fage difcrétion, puifque nous accablons tous les jours nos frères de fatyres, de noms injurieux, & d'indignes fobriquets-, Yüj  34* RÉFLEXIONS paree qu'ils n'adorenr pas le même Dieu précifémenr a notre manière. Comment eft-il poflible que nous nous mettions dans 1'efpric, que dans la calomnie , dans les reproches & dans les pafquinades , il n'y ait pas une déteftable efpèce de perfécution ? Pour moi je m'imagine que la perfécution de la langue égale prefque en cruauté la perfécution qui fe fait par le fer & par le feu. Salomon compare certaines paroles a des coups d'épée, & David eftfi fenfibie aux difcours injurieux de fes ennemis, qu'il fait fouvent, fur ce fujet, les plus triftes exclamations. Ils mom affiégé, dit- il, deparoks de haïne ; & dans le même Pfeaume : il fe couvre d''imprécations comme d'un habit. Je conviens que je m'écarte de mon fujer, en étendant mes réflexions touchant la perfécution de la langue , plus loin que fur les matières de la religion. Mais puifque des remarques utiles ne font, aproprement parler, jamais hors de faifon, on me pardonnera la digreflion oü j'ai envie d'entrer. , Dans rous mes voyages , je nai pas vu un pays autre que i'Angleterre, oü non-feulement les différentes fecfes , mais encore les différentes factions, fe font un fi grand plaifir de choquer la charité, & de fe déchirer de la manière du monde  n s Robinson CrusoÉ. 343 la plus cruelle, pour des fautes que la foibleife humaine dev roit rendre excufables. Nous prenons un fi grand gout a cenfurer , & l condamner c eux qui n'embraffent pas nos fentimens , de quelque nature qu'ils puiffent être, que nous ne bnderions pas notre langue quand nous verrions la rume de h nation toute prête a fortir de nos diffenfions malheureufes. J'ai vu quelquefois , parmi mes compatnotes , des gens éclairés & vertueux tomber dans le malheu^ de fe tromper auffi-bien fur la religion, que fur les vrais intéréts de la patrie ; je les ai vus pouffés infiniment plus quils n'avoient d'abord deffein d'aller, par la haine farouehe & «nplacable de ceux dont ils avoient abandonné le parti. J'ai vécu affez long-tems pour voir ces mêmes perfonnes, revenues de leur égarement, faire un aveu public & fincère de leur faute, & en c*t moigner le repentir le plus vif Mais je n'ai jamais vu qu'on eüt affez de charité pour leur pardonner leur erreur , & pour fe réconcüier avec eux. , Peut-être que le fècle, dans lequel j'ai vecu , n'eft pas un rems propre pour 1'exercice de la charité, & que les ages futurs feront plus fertiles en bons chrétiens; peut-être auffi cet inconvément eft-il ménagé par la providence, pour ré- Yiv  344 RÉFLEXIONS pandre , par norre dureté, plus de jour fur la miféricorde de Dieu, & pour faire fentir fortemenc aux hommes, qu'ils font les feules créatures qui ne favent pas pardonner. J'ai connu un fort honnête homme qui, défabufé d'un parti qu'il avoit embraiTé avec imprudence , fans rien commettre , pour cela, de contraire au chriftianifme & aux bonnes mceurs, retourna vers fes vieux amis , leur fit un aveu touchant de fa foibleffe, & leur en demanda pardon de la manière du monde la plus pathétique. Mais ils ne lui répondirent que par des railleries, Sc en infultant a. fa foumiffion 3 comme a une marqué caraótériftique d'une ame baffe & lache. II ne fe rebuta pas par une réception fi mal- honnête & fi outrageanre; il demanda pourquoi ils n'agiffoient pas avec lui, comme avec un pécheur pénitent, en fe confotmant a ia régie que Dieu prefcritaux hommes, &-qu'il pratique lui-même. Une lecon fi fage ne les roucha point; ils lui réphquèrent que le ciel pouvoit lui pardonner, s'il le trouvoit a propos , mais qu'ils ne le feroient jamais; 8c enfuite ils racontèrent au premier venu tout ce qui venoit de fe pafler, comme un fujet de railleries & de turlupinades. II eft vrai qu'en même-tems des perfonnes fages Sc venueufes trouvoient que, par cette cou-  m Robinson C r u s o é. 345 duite , ils ne faifoient que fe déshonorer euxmêmes , Sc mettre dans un plus grand jour la gloire de celui qu'ils rebutoient avec une dureté li indigne. Ce que je rapporte ici me touche d'une manière trop fènfible, pour ne pas m'y étendre davantage. On ne peut oppofer , a une férocité li barbare , que la patience chrétienne , qui eft, a mon avis, l'unique méthode de triompher même du mépris général du genre humain. Non-feulement elle nous confole, en répandant dans notre ame une paix fecrète qui ne fauroit être troublée par tous les embarras du dehors , mais elle eft propre encore a dompter , avec le tems, la fureur des hommes; il n'eft pas poffible. qu'ils n'ouvrent jamais les yeux fur un atcachement conftant & fincère k la vertu , par lequel on fait voir que , malgré quelques égaremens paffagers , on a toujours eu un fond inaltérable de probité , & un vérirable caraétère d'honnête homme. Si un chrétien fe conduit de cette manière, il n'eft pas croyable que Ia juftice fouveraine permettte qu'il foit toujours accablé fous le poids d'une mauvaife réputation & du mépris public. C'eft le pauvre Robinfon Crufoé vieilli dans l'afflidtion, abattu continuellement par des cenlüres Sc par des calomnies, mais fortiüé par des  34^ RÉFtEXIONS fecours intérieurs , qui ofe prefcrire ce remède contre les cris Sc contre les reproches d'un peuple précipité dans fes jugemens. La patience jointe a un devouement fincère pour la vertu , & a une foumiilion refpectueufe pour la providence divine , eft la feule chofe capable de rétablir la réputation d'un homme , & de le juftifier dans 1'efprit de fes ennemis les plus opiniatres. S'il ne réuflir pas par ce moyen, il aura du moins la fatisfaétion de fe rendre juftice a lui - même , de méprifer ceux qui n'ont ni charité ni politefte , Sc de les abandonner a leurs paffions & a leur rage, qui fe puniflent elles-mêmes par les troubles qui les accompagnent. C'eft cette penfée qui m'oblige a m'approprier en quelque forte certains vieux vers faits par le fameux George Withers, dans le tems qu'il étoit emprifonné dans la tour. C'étoit un gentilhomme qui aimoit la poéfie , & qui avoit été fi malheureux a changer plufieurs fois de parti dans les guerres civiles d'Angleterre» qu'il avoit été mis a la tour, tantöt par une des facfions , Sc tantot par 1'autre. II y avoit été emprifonné par le roi, par Ie parlement, par 1'armée , & paree parlement poftiche que Cromwel avoit mis a la place de celui qu'il avoit chaftè. II me femble qu'il fut encore traité de la même ma-  de robinsqn CrVSOÊ. 3 47 nière par le général Monck, en forte que, par une deftinée toute particulière , il éroic toujours du parti qui avoit le delfous. Volei les vers que j'ai en vue: Aux ordres du public d'un faux éclat furpris, 3e fus toujours rebelle; ' Mais notre mutuel mépris Finit notre querelle, ;:. ,. ; . w.y» tiö sïïu dc siiiïq : feu prudent, mais naïf, j'eus toujours le deffeia De fervir ma patrie. Aime-t-elle un efprit libre de flatterie : Elle ine donnera du pain; Sinon, la paix de 1'ame eft un charmant feftin , Qu'elle voudroit me dérober en vain. 11 eft tems de mettre des bornes a ma digref* fion , & de revenir a mon fujer principab J'ai parlé d'un projet qui conviendroitau Czar ce puilfant maitre de cette grande étendue de pays connue dans le monde fous le nom de 1'empire de Ruflie , & qui fait prefque une huirième partie du monde. J'ai fait voir évidemment, ce -me femble, qu'un tel projet n'a rien de criminel,  34-8 RÉFLEXIONS & qu'il n'y a pas la moindre teinture de perfécution dans le deffein de faire une guerre de cetre nature , uniquement pour ouvrir un paflage a la religion de Jéfus-Chrift. Si tous les princes chrétiens qui emploient a préfent fi mal leurs forces , & dont bien fouvent le but eft de fe perfécuter les uns les auttes, vouloient agir de concert, & joindre leurs armes contre le paganifme & contre le culte du diable, il y a grande apparence que dans un feul fiècle toute la partie abrutie du genre humain auroit appris a fléchir les genoux devant le Dieu de vérité, & qu'ils béniroient 1'heureufe violence qui auroit produit pour eux les effets de laplus farvente charité. Une femblable entreprife ne pourroit pas manquer d'un heureux fuccès, 'a moins que la juftice divine n'eut réfolu de tenir les hommes encore plus long-rems dans les ténèbres de Terreur & de Tignorance , paree que la coupe de leurs abominations n'eft pas encore pleine. Quoi qu'il en puiffe arriver, il y auroit pour les princes chrétiens , lieu d'efpérer dans un tel projer le concours puiffant du ciel, infiniment plus que Iorfqu'ils plöngent le fer dans le fein de leurs frères, & qu'ils répandent des fleuves de ce fang chrétien , pour des raifons auffi frivoles que celles  BE ROBINSON C R V S O É. 349 qui ont rempli 1'europe de funérailles pendant plus de trente années confécutives, Je pourrois defcendre ici dans un plus grand détail, & remarquer que, file terrein que les chrétiens occupent fur le globe, eft fi peu de chofe en comparaifon de la vafte étendue qui eft habitée par les infidèles, le nombre des vrais chrétiens eft encore bien moins proportionné a celui des chrétiens de nom. Il y a un nombre infini de gens qui s'honorent hardiment de ce titre glorieux , quoiqu'ils connoiftent a peine 1'écorce du chriftianifme, & qu'ils n'aient pas la&oindre envie d'en favoir davantage. Le nombre des vrais chrétiens ne fera jamais connu d'une manière certaine. Ce n'eft pas une queftion d'arithmétique; les vrais chrétiens font fi fort mèlés avec les faux dans ce monde; & ces derniers attrapent I'art d'imiter les autres fi bien , qu'il eft ttès - difhcile de ne s'y pas tromper. Nous ferons fans doute dans une grande furprife , le jour du jugement dernier, quand nous verrons plufieurs de nos contemporains que notre zèle avoit condamnés aux ténèbres éternelles, deftinés par le fouverain juge du monde a vivre auprès de la fource des lumières. La charité, de la manière dont elle eft exercée dans le  35° Réflexions monde , eft fi fort dépendance de nos foibleffes , de notre orgueü, de la haute opinion que nous avons de nous-mèmes, & de la témérité de nos jugemens, que d'ordinaire elle fuit des guides aveugles, & qu'elle forme touchant les chofes , & rouchant les perfonnes, des idéés fort éloignées de leur valeur réelle. 11 n'y a point de maxime générale qui puiffe régler notre conduite a cet égard, fi ce n'eft ce paffage de 1'éctiture fainte, qui nous ordonne de croire, en route humilité, chacun plus excellent que nous. Maxime, pour le dire en paffant, qui eft très-difficile dans la pratique. I Que le nombre des vrais chrétiens foit plus ou moins grand, felon qu'il plait a celui qui feul eft le maitre de planter le chriftianifme dans le cceur; c'eftda un fujet hors de la fphère de norre curiofité & de nos recherches. 11 nous eft impoffible de faire des chrétiens ; mais nous pouvons & nous devons ouvrir la porte a la prédication de 1'évangile aux payens; c'eft-la le feul moyen qui puiffe donner occafion a la véritable religion de s'étendre. Les habiles gens du monde donnenr la torture a leur efprir, concentrent tous leurs efforts Sc réuniffent toute leur invention, pour former des projets, & pour faire faire des foufcriptions,  BE ROBINSON CrüSOÉ. JJl afin d'avancer & d'augmenter la navigation & le commerce. Mais on traiceroit de projer chimérique & du plus grand de tous les bubbes ( i) le plan de faire foufcrire pour dix ou douze rnillions deftinés d équiper des flotres, & de fournir des armes pour abattre le paganifme, & pour feconder des miffionnaires prêts a ne rien négliger pour communiquer aux payens la doctrine falutaire de 1'évangile. Une telle entreprife néanmoins feroit extrêmement avanrageufe aux peuples qui 1'entreprendroient, & a la nation qui en feroit le but. Par des conquêtes de.cette nature, la religion chrétienne feroit dominante en fort peu de tems chez plufieurs peuples fauvages & idolatres, & le nombre des fujets de Jéfus-Chrift feroit bientot doublé. Voila la croifade que je prêche, & je foutiens que ce feroit une guerre tout auffi légitime qu'aucune de celles qui ont été entreprifes depuis la création du monde,. Elle procureroit une gloire immortelle aux conquérans, & les plus précieufes bénédictions aux peuples vaincus. II me feroit ( i ) Le commerce des act.ions n'a que trop fait connokre Ia fignification de ce terme anglois.  3j2 Réflexions aifé de former, felon ce plan général, différens projers de la même nature pour les différens monarques chrétiens, & je pourrois les fonder fur des principes fi sürs que, fi on vouloit férieufement fonger a les exécuter, il eft très-vraifem'blable qu'ils auroient tout le fuccès qu'on en poutroit efpérer. Malheureufement des divifions très-cloignées ' de 1'efprit du chriftianifme ont été toujputs un obftacle invincible a la propagation de la religion de Jéfus-Chrift. Des guerres contraires, nonfeulement a la charité chrétienne, mais encore au droit naturel, occupent tellement les fouverains de 1'europe , que je ne m'attends pas d les voir, dans ce fiècle corrompu , s'animer mutuellement a faifir 1'occafion de reuffir dans ces entreprifes glorieufes dont je viens de tracer le olan. J'ofe me perfuader pourtant qu'on veria un jour routes les puiffances chrétiennes , dociles a une infpiration du ciel , joindre leurs forces pour réullir dans des deffeins fi glorieux. Alors la faciliré qu'on trouvera a foumettre ces royaumes d'Afrique, répandra de la honte fur 1'indolence des générations paffées, qui aurortt négligé une occafion favorable. Une pareille guerre étant légitime de toutes les manières, cc a tous les différens égards fous lefquels  Dl R O ! J n s ï n" G RB s O i' 3 5 % lefquels 011 peut la confidérer, il ine femble qu'il feroit trés-naturel de diriger la victoire a l'extirpation de 1'erreur Sc de la fuperftition. Puifque c'eft Dieu feul qui eft 1'éternel des armées , & qui donne la victoire, rien n'efl: plus raifonnable que de ne vouloir vaincre que dans 1'intention de s'intérefler a fa gloire , en étendanc ie royaunie de Jéfus-Chrift. Ces vérités font fenfibles Sc évidentes •, mais malheureufement elles ne font pas d'une nature a faire de fortes impreiïions, tant que d'autres motifs de faire la guerre & la paix excerceront uirpouvoir abfolu fur les efprits. Je le répète, rien n'eft plus jufte , plus praticable & plus facile, que les projets que j'ai propofés. Mais je doute fort que nous trouvions dans rtotre fiècle, & dans d'autres fiècles fuivans, le zèle qui feroit néceffaire pour entreprendre & pour exécuter heureufement des deffeins fi grands Sc fi g'orieux. Pour engager les hommes dans cette guerre pieufe, il faudra que le ciel lui-mème fonne la trompette, Sc que deslégions d'anges defcendent pour fe liguer avec les fouverains de la terre, animés par une infpiration divine a réduire tout 1'univers fous 1'empire de Jéfus-Chrift. Certaines gens prétendent que le tems oü ce grand ouvrage Torna III, Z  J54 RÊJIEXIONS DE RoBINSON CrüSOÉ. doit s'achever n'eft pas loin; mais je n'en ai rien entendu dire , ni dans mes voyages fur cette terre, ni dans la vilion qui nf a tranfporté dans le monde invifible. F I N.  VISION. DU MONDE ANGÉLIQUE. Jx Faut ëcre rorternent occupé de ce que 1'on eft adtuellement , & de Téfat dans lequel on fa trouve dans ce monde , pour ne jamais tourner fes réflexions vers ce que 1'on doit être un jour. Le féjour, la compagnie & 1'occüpatioii que nous atirons dans la vie d venir valent bien la peine , ce me femble, d'exciter notre curiofité , & de nous engager a porter nos recherches fue des fujets qui nous regardent de fi prés* Je crois que Ia raifon la plus forte qui. peut avoir interrampu dans ces fortes de recherches ceux qui y étoient enrrés , & qui peut en avoir détoumé d'autres , qui ne s'en étoient pas encore mis en peine , confifte en certaines notions chimériques, & en certaines idéesqdeines da Z'4  35^ Vision fanatifme., qu'on a données au public fur des matières li graves, li importantes, & li dignes de norre attention. Comme je ne négligé rien pour me former des idees juftes fur ces fujets, je ferai tous mes efforts pour en parler d'une manière claire 6c diftincte, & je me fais fort de n'en rien dire qui foit confus, mal digéré , 8c uniquement propre i rendre plus épaiffes les ténèbres qui empêchenc les hommes de pénérrer dans ces fujets fi éloignés de nos conceptiens ordinaires. Je ne donnerai pas la torture a mon efprit, pour déterminer la place lixe du ciel & de 1'enfer : ce n'eft pas que je ne fois trés ■ perfuadé qu'il doit y avoir un lieu détetminé qui recevra nos ames au fortir du corps. Si nous devons exifter après cette vie, il faut bien que nous exiftions quelque paft. On voit par un grand nombre d'exemples rapportés dans les évangiles, que , du tems que. Jéfus-Chrift commenca a prêcher fa doctrine , ceux fur qui elle faifoit des imprefiions plus fortes étoient d'une ftupidité. qui pafte 1'imagination. Cette craffe ignorance dura encore long-tems après la mort de notre fauveur •, ce qu'il eft aifé de voir par les difcours que tirirent enfemble les deux difciples qui alloient a Emmaiis. Pendant bien du tems encore ils eurent  du Monde Angélique. 357 des notions fort bifarres du royaume de JéfusChrift , & des dignités qu'il devoit procurer a fes favoris ; témoin la prière que lui fit la femme de Zébédée > de mettre un de fes fils a fa main droire , & 1'autre a fa main gauche. C'étoit a-peu-près comme fi la femme demandoir pouc 1'un de fes enfans la charge de fecrétaire d'état, & pour 1'autre celle de chancelier , perfuadée que fa follicitation étoit proportionnée a la faveur oü elle voyoit fes fils auprès de leur maitre. La frayeur qu'eurent les apótres de ce qu'ils prenoient pour un efprit, venoir de la même fource , frayeur fi grande qu'elle leur öta 1'ufage des fens Sc de la raifon. Si Ia moindre liberté d'efprit leur étoit reftée, ils fe feroient réjouis de la vue d'un ange , Sc auroient prêté une attention religieufe a. ce qu'il avoit a. leur dire de la part du ciel, ou bien ils auroient prié le maitre des efprits de les faiwer de la malice du démon ; fnppofé qu'ils euftenr cru que c'étoit 1'apparition d'un efprit infernal. Heureufement pour eux ils ne reftèrent pas long-tems piongés dans une ignorance fi funefte, Sc les lumières vives qu'ils recurenr du ciel, chafsèrent bientot de leurs ames toutes ces notions abfurdes. Tout ce que je prétends inférer de ce que je viens de dire, c'eft que dans ce tems-la c'étoit Z üj  3 5^ Vision. une opinion généralement recue, que les efprits fe mcloient des affaires hnmaines. Le peuple de . Dieu, mftruit par Dieu lui-même, ne trouvoic rien dans les livres du vieux teffament qui fut capable de 1'en défabufer; il y voyoit au contraire un grand nombre de paffages propres a le confirmer dans ce fentiment ; telle étoit , entre autres, une loi expreffe contre ceux qui avoient un efprit familier , c'eft-a-dire , contre ceux qui avoient un commerce particulier avec un des mauvais efprits habieans du monde invifible, dont il eft queftion ici. En vain certaines perfonnes qui fe plaifent dans leur incrédulité , donnent-elles la rorture a leur incrédulité , ainfi qu a leur imaginarion , pourdécréditer 1'hiftoire de 1'enchanterefle d'Endor, qui fit paroïtre d Saul un vieillard femblable au^ prophéte Samuel. Ce fait eft rapporté dans l'écnture fainte d'une manière fi circonftanciée, qu'il faut s'aveugler de propos délibéré, ll 1'on n'y découvre pas que les apparitions des efprits ne font point incompatibles avec la nature & avec la religion. Cette hiftoire attribue même a cette femme 1'art que les Américains appellent Paw-Wan, c'eft-a-dire, de conjurer les efprits, & de les forcer a parler aux hommes. L'efprit de Samuel paroit effeótivement, il pro-  do Mondf. AngÉiique. 359 phétlfe & ptéctit au roi routes les malheureufes particularités de la cataftrophe terrible qui devoit lui arriver le jour fuivant. Cet efprit qui apparut alors a Saul, devoit Être, k mon avis, un bon efprit qu'on appeloit YAnge d'un homme, comme il paroit par ce que difoir cette fervante des ades des apotres , en voyant devant la porte Pierre forti miraculeüfement de la prifon. Si 1'on prend la chofe de cette manière, elle confirme mon idéé touchant le commerce des efprits purs, avec les efprits enfermés dans des corps, & touchant les avanrages que les hommes peuvent retirer d'un tel commerce. Ceux qui prétendent que ce fut un mauvais efprir, doivent fuppofer en mème tems que Dieu peut fefervirdu diable comme d'un prophéte, mettre dans la bouche du menfonge les vérités qu'il trouve bon de révéler aux hommes, 8c fouffrir qu'il prêche aux rranfgreffeurs de fes loix la juftice des chatimens qu'il a réfolu de leur infliger. 3e ne fais pas de quel biais ces interprètes fe ferviroient pour fauver tous les inconvéniens d'une telle opinion. Pour moi je ne yois pas qu'il convienne a la majefté divine de prêter a Satan fon efprit de vérité, & d'en faire un prédicateur & un prophéte. Quand j'étois dans ma folitude, mon imagination étoit connnuellement pleine des idéés Ziv  J6"0 Vision d'efprirs & d'apparitions, Sc fur-tout lorfque je fortois de ma caverne au clair de la lune, qui me faifoit prendre chaque brouffaille pour un homme& chaque arbre pour un homme a cheval. Ma frayeur donna tant de force a cette prévention, que pendant long-tems je n'ofois' fOrtir de nuit , ou du moins regarder derrière moi, quand une grande néceffité me forcoit de quitter mon antre. J'étois alors auffi fermement perfuadé qu'il y avoit de la réalité aux iimfions que je me faifois a moi-mème, que je fuis convaincu que ce n'étoient que les effets d'une imagination frappée Sc d'un efprit hypocondriaque. Cependant, pour faire voir au4ecteur jufqu'a quel point peut aller ia force de 1'imagination, Sc pour Ie faire juger fi , dans mes circonftances', Ia plupart des hommes n'auroient pas donné dans des chimères femblables, il ne fera pas inutile que je lui faffe ici un rédt un peu détaillé de certains phénomènes qui me troublèrent extrêmement , Sc qui me remplirent d'inquiétudes affreufes. Le premier objet qui m'infpira ces fortes d'idées , fut Ia vieille chcvre que je trouvai mourante dans la caverne oü j'étois entré. Ce fait eft vrai, j'en affure le public; n'importe daqs quelendroit du monde il foit arrivé, Sc il vaut bien la peine que je rapporte dans toute leur  bh Monde Angelique. 361 fuire les différens effets qu'il produifit fucceflivement fur mon imagination. Quand je fus d'abord arrêté par le bruir que fit eer animal moribond, fa voix me parut en tout femblable a celle d'un homme; je la trouvois même articulée , quoiqu'il me fut impofïible de former un fens des différens fons. Ii étoit trèsnaturel pour moi d'en inférer que j'entendois puler , mais que c'étoit dans un langage quï m'étoit inconnu. S'il m'étoit poffible de décrire avec exaótitude la fituation oü je me trouvai alors, je 1'entteprendrois volontiers; je dirai feulement qu'a cette voix inattendue, tout mon fang fembla s'arrêter comme glacé dans mes veines. Une fueur froide découla de tout mon corps, toutes mes jointures, comme les genoux de Balrhafar, fe choquèrent les unes les autres, & mes cheveux fembloient fe drefler fur ma tête. Ce n'eft pas tout; après les gémiffemens de cet animal, qui n'étoit, comme je le vis après, qu'une manière languiffante de bêler, j'entendis deux ou trois foupirs qui reffembloient aufli naturellement a ceux d'une créature humaine, qu'il eft poflible de fe l'imaginer. Ces foupirs ,accomp'agnés de la lumière qui fortoit des yeux de ce pauvre animal, me confirmèrentdans ma frayeur, & la portèrenr au plus haut degré. Cependant, comme je fai dit dans mon premier volume, j©  Vision ramaffai aflez de courage pour vaïncre cerre craïnte puérife, & pour rentrer dans ia caverne, dont ma peur tn avoit chaflé, avec un morceau de bois brulant, en guife de flambeau, qui me fit découvrir, d'une manière fort agréable pour moi, qu'il n'y avoit rien que de naturel dans tont ce qui avoit fait de fi terribles impreflions fur mon efprir. Néanmoins cette frayeur, quoiquecalméeparla découverte de fa véritable caufe, me lailfa une certaine difpofuion, & certaines traces dans le cerveau qui ne pafsèrent pas vke, & que je ne fus de long-tems effacer, malgré tous mes efforts de raifonnement. Les vapeurs que ma crainte chimérique avoit fait monter dans mon cerveau, ne purent pas être fi bien abattues , qu'a la moindre occafion elles ne reprilfent la mème route. Depuis ce tems-la, non-feulement je vis, mais encore, s'il m'eft permis de m'exprimer de cette manière, je fentisdes apparitions, & je les fentis d'une manière aufli diftinóte qu'il eft poflible de fentir les chofes les plus réelles. En un mot, je me trouvai dans un état femblable a la fituation mélancolique ou m'avoit mis autrefois, pour un rems confidérable, le veftige d'homme que j'avois vu fur Je rivage dans la partie feptentrionale de mon ïle. Dans cette trifte prévenrion je n'enteudois  du Monde Angelique. 3 6"j jamais !e moindre brait de pres ni de loin, fans treifaillir, & fans m'atrendre a 1'arrivée du diable; chaque arbrifleau qui paroiflbir fur une colline oü je ne me fouvenois pas de favoir vu auparavant, me fembloit une figure humaine, & je prenois chaque vieux tronc pour un fpedre. Ma raifon ne pouvoit pas gagner un empire abfolu fur les vapeurs qui m'accabloient le cerveau. Le dérèglement de mon imagination étoir devenu une maladie dans les formes; il m'éroir auffi impoffible de m'en guérir par le raifonnement, qu'au plus grand philofophe de fe tirer de la fièvre par le moyen de la rcflexion. Je ne •revins entièrement de cette indifpofition malheureufe, que lorfque j'eus le bonheur de trouver mon fidéle Vendredi, dont 1'agréable compagnie fit fortir toutes ces rêveries de mon imagination. Avant que de quitter ce fujet, je ne ferai pas mal de donner quelques confeils, fondés fur ma propre expérience, a ceux qui font aflez malheureux pour être en proie a. leurs propres chimères, & aux fantomes qu'une noire mélancolie engendie dans le cerveau. Je les exhorte C aufli heureufes, que les premières avoient été fujettes aux ttoubles & a la misère. 11 m'eft impoffible , par conféquent, de me mettre dans 1'efprit, a 1'exemple de plufieurs perfonnes qui fe font un mérite de leut incrédulitéa que tous les fonges ne font que des fantömes d'imagination,formésde 1'affemblage confus des idéés qui ont roulé dans notre cerveau le jour précédent, & je ne faurois découvrir une époque fixe qui fépare les fonges dignes de notre attention , de ceux qui ne doivent pafier que pour des chimères. Je n'ignore pas que d'habiles gens ont ofé Torne III. A a  37° Vision déterminer cette époque, & la confondre avec celle qui a mis fin aux inftitutions cérémoniales données au peuple Juif, & aux tems typiques , qui n'ont été que les ombres de ce qui devoit arriver fous Ia nouvelle loi. Ils s'imaginent que toutes les manières dont il a plu a Dieu de révéler fa volonté fous le vieux teftament, doivent avoir cefie dans le même période , étant devenues entièrement fuperflues par cette révélation claire & fimple qui nous a été donnée dans 1'évangile , & qui a été fecondée par 1'envoi du faint-efprit. Ils croient prouver par-la, avec la dernière évidence, que dès-lors les fonges ont du perdre toute leur figniScation & tout leur poids; mais , par malheur pour eux, 1'écriture-fainte eft directement oppofée a cette opinion, quelque vraifemblable qu'elle puilfe être. Pour le faire fentir, il fuffit d'alléguer & de développer un peu ce qui eft dit touchant le fonge qui porta Ananias a travailler a la converfion de faint Paul, & touchant celui qui engagea Corneille, ce dévot cenïtenier d'Ancioche , a recevoir la doctrine de fainr ïPierre ; deux exemples qui font voir d'une manière démonftrative que les fonges fignificatifs. ont furvécu a 1'ancienne loi. Le premier de ces faits nous eft rapporté aux acles des apcires , IX, 10. II y avoit a. Harnas un certain difciple nomméAnanias, a. qui le feigneur  ÖÜ MoND! AngÉLIQÜÉ. $Jl dit en viflon } &c. Ec it dit dans le f. 14. Of Saulavoit vu en vifion un perfonnage nommé Ana^ nias. On trouve le fecond exemple dans les mêmes a6les,X. 3. lo.èc 11. Nous voyons d'abord dans le f. 3. que Corneille Ie centenier vit en vifwri un ange de Dieu 3 que dans le ir. 30. il décrit comme un homme revêtu d'un vêtement refplendiffant. Dans le f. 1 o. il dit que faint Pierre tomba. dans un ravijfement ou dans une extafe. Je fuis perfuadé qu'on m'accordera fans peine qu'ici, parvi/fo/z, ou ravijfement, on ne fauroit eritendre qu'un profond fommeil, & que , lorfqu'on nous dit que dans cette extafe il vit les cieux ouverts» 1'écriture ne nous veut faire comprendre autre chofe, finon que les cieux ouverts furent repréfentésafon imagination par le moyen d'un fonges je ne crois pas qu'il y aitun feul interprète qui s'imagine que les cieux furent réellement ouverts dans ce tems-la. Ilfautptendre fans doute de la même manière les voix que ces différentes perfonnes enrendirent Sc qui leur fignifièrent les ordres de Dieu. J'en puis inférer, par conféquent, que lé commerce de la divinité avec les hommes, par le moyen des vifions, ou des fonges , n'a pas fini avec 1'économie de 1'ancienne loi. II faut par conféquent, pout me prouver 1'abfurdité de mon opinion, m'alléguer quelqu'autre époque. Si Pon ne fait pas quand les fonges figni-, Aaij  372- Vision ficatifs & di.gn.es d'attention ont pris fin, conv ment peut-on favoir qu'ils n'exiftent plus? &t quel droit avons-nous de tejeter toutes les vifions qui s'offrent a nóus pendant le fommeil ? Je ne foutiens pas abfolument qu'il n'y a point a préfent une plus gtande quantité de fonges illufoires qu'il n'y en avoit; peut-être le diable a-t-il gagné un plus grand afcendant fur 1'imagination des hommes modernes. Je ne veux pas le nier, quoique je ne découvre pas la moindre preuve propre d mettre ce fentiment hors de conteftation , & d faire voir qu'au commencemenr des temps évangéliques , le cerveau des fidèles doit avoir été plus libre que le notre, des rêveries deftituées de fens. Qu'il en foit tout ce que 1'on voudra , il reftera toujours certain qu'il n'eft pas poflible de fixer une pareille époque, & qu'il n'y a pas un mot dans 1'écriture fainte qui nous défende d'y prêter attention. Le feul paflage qui paroit avoir quelque rapport avec ce fentiment, eft celui oü les frères de Jofeph femblent tourner les fonges en ridicule par le fobriquet de fongeur ou de rèveur y qu'ils lui donneiit. Gen. XXXVII. 19. voyei; le fongeur vïent: & f. zo. Tuons-le & jetons-le dans un puits , pour voir a quoi aboutj.ront ces fonges. Voila des difcours qui ne reflemblent pas mal a ceux de nos efprits-forts modernes j mais 1'effet  du Monde Angéxique. 373 fit bien voir Pabfurdité de ces railleries & la rémérité des jugemens de ces frères dénaturés. Les prédiótions qui étoienr contenues dans les fonges de Jofeph furent toutes accomplies, & pröuvèrent qu'il n'eft: rien de plus sur que les infiuences du ciel dans les chofes humaines , opérées par le moyen des fonges. La maxime que je me propofe pour me conduire a eer égard , peut être expofée en très-peu de paroles. Je fuis d'avis qu'il ne faur rien outrec fur ce fujet, & que , s'il ne faut pas chercher un fenSjindifféremment dans tous les fonges, il ne faut pas non plus les méprifer tout-a-fait les uns comme les autres. Je me fouviens d'avoir entendu une difpute poufTée avec aflez de chaieur, fur cette matière, par deux perfonnes de ma connoiflance, dont Pune étoit d'églife& 1'autre laïque; mais c'étoient des gens reconnus pour très-pïeux & fort attachés a la religion. Le dernier foutenoit qu'il ne falloit jamais avoir égard aux fonges. Selon lui, il n'étoit pas poflible de leur afligner aucune origine qui put les rendre refpectables; ce n'étoient que des fantómes de 1'imagination, &c il falloit donner dans une efpèce d'athéifme, pour en reconnoitre i'autorité. II fe faifoit fort de le prouver par des argumens inconteftables, fondés fur les premiers A a iij  ?74 Vision principes de la vérité, & de faire voir que, de Jes attribuer au commerce da monde 'mvïfibk avecle monde vifible, c'étoit donner dans la chimère, & fuppofer des ümbes & un purgatoire avec les docteurs de 1'églife romaine. Voici les raifons dont il fe fervoït pour prouver ce qu'il venoit d'avancer : i. Si les fonges nous venoient de quelque èt.re fupérieur a nous en prefcience, les avertiffemens que nous en pourrions tirer feroient plus directs 8c moins enveloppés de ténèbres ; ils n'exprimeroient pas les chofes par des allégories, par des embiêmes & par des figures obfcures & imparfaites. Quel motif pourroit porter des intelligences pures a fe moquer du genre-bumain par des énigmes ridicules? Quel plaifir trouveroientrelles anous faire tatonner après le mot de ces énigmes, dans des cas oü il faut périr quelquefois, fi on eft aflez malheureux pour les expliquer mal ? Rien ne feroit moins charitable 3 un efprit pur> que de nous donner des avertiflemens dont le fens fut prefque impénétrable, 8c qui ne fiflent que nous inquiéter, fans nous infi. truire du mal qui nous menace. 2. Suppofons qu'on développe parfaitement le fens de ces oracles intérieurs, de quoi nous fervira notre pénétration, fi, en nous indiquant le mal, ils ne nous inftruifent pas des moyens effi-  t> u Monde A n g é l i q u e. 375 caces de le prévenir? lis ne nous kis fourniuent pas, je vis clairement 1'abfurdité des notions modernes, qui font de toutes les planètes autant de mondes habitables, Sc je ne doute pas que je ne la faffe roucher au doigt & a 1'ceil ï mes lecTome IIl.  jSó* Vision teurs, fans leur impofer la néceffité de faire le niëme voyage. Par un monde habitable, j'entends un corps qualifié pour contenit & pour faire fubfifter des hommes 8c des animaux; dans ce fens, on peut êtte fur qu'il n'y a aucune planèce telle , excepté feulement la lune. Mais qu'eft-ce que la lune pour mériter le nom de monde? C'eft un petit terrein toujours couvert de brouillards, & guères plus grand que la province d'Yorck. D'ailleurs, fi, abfolument parlant, une créature humaine pouvoir y vivre, ce ne feroit que d'une vie trifte, languiffante & prefque infupporrable. J'efpère que vous m'en croirez volontiers, fi je vous dis qu'en paftant par-li je n'y vis ni hommes, ni femmes, ni enfans; j'entends par-la que je ne découvris pas la moindre raifon propre a me faire croire que ce petit corps fut habité. Pour ce qui regarde les autres planètes, j'ofe foutenir que la chofe eft abfolument impoffible, 8c je m'en vais le faire voir en détail, en les examinant toutes felon leur rang. Saturne, la planète la plus éloignée du foleil , qui eft le cencre de tout ce fyftème, eftun globe d'une vafte étendue, froid 8c humide au plus haut degré. La lumière n'y eft pas auffi vive en plein jour, que chez nous la plus grande obfcurité, dans un tems ferein, & fuppofons que ce  ©ü Monde Angéliqüe. 387 foit ün corps de la même nature, & compofé des mêmes élémens que notre terre, le froid terrible doit rendre fes mers d'airain Sc fes campagnes de fër; je veuxdire, qu'une glacé éternelle les döic rendre, les unes Sc les autres, d'une terrible dureté, comme le font les parties de notre monde qui font fous le pole feptentrional, pendant le iolftice d'hiver. Quel homme, ou quel autre ani•Inal pourroit habiter cette planète , froide i 1'excès, a moins qu'on ne veuille fuppofer que Dieu ait formé les hommes pour les climats, Sc non pas les climats pour les hommes : ce qui me paroit abfolument infoutenable. Toutes les notions qui tendent a faire de Saturne une terre habitable, font contraires a la nature, & incompatibles avec le fens commun. Cette planète eft dans une fi prodigieufe diftance du foleil, qu'elle n'a pas la quatte-vingt-dixième partie de la chaleur Sc de la lumière, dont nous jouiffbns ici, de manière que le jour le plus clair n'y reffemble qu'a nos belles nuits qui ne font éclairées que par les étoiles, & qu'il y fait toujours quatre-vingt-dix fois plus froid que chez nous pendant les hivers les plus rigoureux. Jupiter eft beaucoup moins éloigné du foleil & 1'air y doit êtte par conféquent bien plus tempéré; mais cette différence, quelque confidérable qu'elle foit, n'eft pas affez grande pour B b ij  388 V i s i o n nous perfuader que ce foit un monde habitable* Cette planète na que la vingt-feptième partie de Ia lumière & de la chaleur qui éclaire & qut échaüffe notre terre; ainfi le plus grand jour n'y relfemblë qu a notre crépufcule; fa chaleur eft incapable de faire plaifir dans 1'été, Sc fon hivet doit être d'un froid auquel aucun corps humain ne fauroit réfifter. Mars, fi 1'on en veut croire les philofophes de 1'antiquiré, eft une planète pleine de feu Sc de •vivicité, Sc par rapport a fon mouvement, Sc par rapport a fes influences; cependant il n'a que la moitié de notte lumière, & le tiers de notre chaleur; d'ailleurs, comme Saturne eft une planète froide Sc humide, celle-ci eft chaude Sc sèche. L'intempérie de 1'air y eft fi grande, qu'il eft impoffible que des hommes 1'habitent, a caüfe de fon manque de lumière, Sc de 1'humidité requife pour rendre fes campagnes fertiles. Des obfervatiohs incönteftables nous font voir qu'il n'y a jamais ni pluie, ni vapeuts, ni rofée, ni brouillards. FéhusScMercure font dans 1'extrémité oppofée; elles détruiroienr les hommes Sc les animaux par un exces de lumière Sc de chaleur, comme les autres par leurs rénèbres continuelles & par leut froid exceffif; par conféquent, il eft évident que toutes les planètes ne font nihabitées, ui habi-  * v Monde A n g é 11 q v e. 3 $9 tables. La terre feule a la température néceflaire pout faire fubfiitet les hommes & les animaux ° Vision de pénétrer dans certe partie du ciel qui s'ouvre a 1 induftrie des feuls aftronomes, c'eft faire un grand pas pour arriver un jour dans la partie la plus éloignée,oü les meilleures lunettes d'approche ne fauroienc atteindre. Si je prétends qu'on fe trompe groflièrement en croyant les planètes habitables , il nefaut pas qu'on en infère que tout 1'efpace que j'ai parcouru foit un défert deftitué de toutes fortes d'habitans, Bien loin de la, cet efpace même eft juftement le monde des efprits, ou du moins un de ces mondes habités par des intelligences pures. C'eft la que je vis clairement que Satan eft le prince de lapuiffance de l'air. II eft exiié dans ce vafte défert, foit pat fa propre inclination, pour être a portée de troubler Dieu dans la dire&ion des chofes humaines , & pour épier deda 1'occafion de faire du mal aux hommes , dont la félicité excite en lui la plus maligne envie , felon Ie fentiment de notre célèbre Milton ; fok que ce pofte lui ait été affigné par un décret éternel de la divinité, qui , par des motifs inconnus a 1'homme , 1'a deftiné a être le centateur perpétuel du genre humain. Je n'ai pas poufté aflez loin mon voyage pour^être bien inftruit de ces fortes de fecrets, dont la fource eft bien plus élevée au-deiïus de nous, & ou 1'imagination même ne fauroit atteindre  DU MoNDE AngÉlIQUE. 39I Je trouvai que Satan a placé la fon camp, Sc qu'il y tient fa cour. Les légions qui 1'entourent, prêtes a exécuter fes ordres, font innombrables, Sc par conféquent, il ne faut pas s'étonner qu'il exerce fon empire dans toutes les parties du monde, Sc que fes deffeins foient pouffés avec chaleur Sc même avec fuccès, non-feulement dans chaque pays, mais encore dans chaque individu humain. Ce fpeétacie me donna une jufte idéé de la manière dont le diable mérite le nom de ten.' tateur 3 Sc me fit pénétrer dans un fecret que je n'avois pas fu bien développer auparavant. Je compris que ce prince de l'air n'eft pas capable de faire la moitié du mal dont il plalt aux hommes de le charger. 11 eft vrai qu'il emploie, pour nous nuire, toute la dextérité, toutes les rufes , Sc tous les ftraragêmes imaginables , & qu'il eft fecondé dans fes mauvaifes intentions par le miniftère d'un nombre infini de ferviteurs. Il eft vrai encore que rien n'égale fa vigilance & fon attention pour bien exécuter fes noirs projets Mais fon pouvoir n'eft pas fi grand pourtant que nous voulons bien nous 1'imaginer; ee pouvoir fe borne a nous tendre des piéges, mais il ne fauroit nous forcer d'y donner , & nous pouifer au crime d'une manière irréfiftible. On ne fauroit 1'accufer juftement que d'exercer fon adrefte Sc Bbiv  $9*- Vision fon induftrie pour nous rendre le crime aimable * mais fi nous ne dévoilons pas les fantómes qu'il fait fi bien akifter, & fi nous donnons tere baiffée dans ces apparences trompeufes, c'eft notre propre faute , & nous devons nous en prendre a nous-mêmes. 11 agit avec nous comme , au commencement du monde , il a agiavecEve; il tache de nous perfuader que ce que nous avions réfolu de ne pas faire n'eft pas un pêché , ou dn moins, que ce n'eft pas un pêché auffi grand que nous nous 1'étions imaginé. C'eft a ces opérarions de Satan que 1'écriture-fainte fait allufion , en parlant des confeils du diable, de la fubtilité du malin , & des em~ büches qu'il nous tend. Mais accufer le démon de nous pouffer dans le crime par force & par violence , c'eft lui faire une injuftke criante. Les péchés que nous commettons ont leur fottr-ée véritable dans notte penchant naturel vers le mal. On remarque dans tous les humains une inclination pour le vice , & une efpèce d'averfion pour la vertu : que ces difpofitions leur foienr innées, ou qu'elles leur viennent de quelqu'aiure manière, c'eft ce que je ne déciderai pas; il c-ft fur toujours que nous les avons, & que c'eft - li le diable qui nous tente de la manière la plus efficace. L'écrirure-fainte eft fojmelle la-deftus.,  du Monde AngÉlique. 393" puifqu'elle nous dit quun homme eft teute 3 qu&ni U eft emporté'par fes propres convoitifes. J'en reviens a mon voyage extatique: fi je pouvois remarquer fans peine , que Satan nétoit pas obligé a de grands efforts d'efprit & de politique rafinée pour gouverner ces peuples, il me fu^ trés aifé de voir qu'il trouvoir d'afféz grandes diflicultés pour faire réuiïïr fes projets dans les heureux pays oü règne le chriftianifme- II n'agit pas la par des armées formelles, commandées par fes généraux , il tache de faire fes affairesparmi nous, par le moyen de fes efpions &c de les agens , qui nous attaquent chacun a part d'une manière cachée , par des rufes , par des iniinuations adroifes , & par des piéges qu'ils favent ouvrir fous nos pas. Malheureufement ces difficultés ne toutnent bien fouvent qu'a fa gloire, & il fait les furmonter en redoublant fon indufrrie, & en inventant tous les jcurs de nouveaux ftratagêmes. II ne manque pas de fujets zélés pour les mettte en pratique, ils y font employés par millions , & a peine y a-t-il parmi nous urt homme, une femme ou un enfanr, qui n'ait fon diable particulier, qui le guette , & qui tache de le faire donner dans le panneau. Je vis encore , comme d'un feul coup d'ceii , la manière dont ces mauvais efprits exercent leur pouvoir , jufqu'a quel point il s'étend , quels obf-  39ê Vision tacles ils onc a furmonter, & quels autres efprits s'oppofent a la réuffite de leurs abominables deffeins. Je m'en vais ranger routes ces découvertes dans des claffes féparées, & les développer en auffi peu de mots qu'il me fera poffible : mes lecreurs n'ont qu'a. fe laiffer guider par les expériences qu'ils feront d 1'avenir, pour donner plus d'étendue a chacun de ces articles. Je parlerai d'abord des bornes qu'il a plu a la divine providence de donner a la puiffance du diable. 11 faut favoir premièremenr que, quoiqu'il ait a fon fervice un nombre infini de miniftres fidèles, qui ne négligent rien pour exécuter fes projets, il n'y a pas feulement un nombre égal, mais infiniment plus grand, d'anges & de bons efprits, qui, armés d'un pouvoir fupérieur, veillent d'un lieu beaucoup plus élevé fur fa conduite, & font tous leurs efforts pour faire échouer fes machinations. Cette découverte fait encore voir plus clairement qu'il ne fauroit rien faire que par fubtilité &c par rufe , foutenues d'une vigilance & d'une attention exttaordinaires; puifqu'il a la mortification de fe voir a tout moment arrêté & traverfé dans fes delfeins paria prudente aétivité des bons efprits , qui ont ie pouvoir de le chatier, & de le matiner, comme un homme fait a un méchant dogue, qui guette les palfans pour fe jeter fur eux.  du Monde AngÉeique. 395 Il fuit de-la que le diable ne peur rien faire a force ouverte y il n'eft pas le maitre de bieder, de tuer, de détruire. S'il avoit ce pouvoir, le pauvre genre humain meneroit une vie bien trifte, 8c feroit obligé d'être continuellement dans les plus mortelles appréhenfions. Je dis plus 5 il n'a pasle pouvoir de gater les fruits de la terre, ni de caufer des féchereffes, la difette 8c la famine. On a tort encore de s'imaginer qu'il eft en état de tépandre dans 1'air des vapeurs contagieufes, capables de produire la pefte, & la mortalité. Avec un tel pouvoir, il auroit bien-tot dépeuplé le monde, & forcé Dieu a créer une nouvelle race d'liommes, s'il vouloit avoir fur la terre des créatures capables de Flionorer par un culte religieux. Je pourrois faire un traité en forme, en donriant ici un fyftême complet de la politique de Satan, & un corps de fa philofophie; mais je me contenterai d'en indiquer quelques régies fondamentales, 1. Une de fes grandes vues eft de faire palfer dans 1'efprit des hommes des maximes de iiberré, 8c des defirs de rébellion contre leur créateur &c leur maitre. Il tache de leur perfuader, qu'il eft injufte de les faire naitre avec certains penchans , 8c de leur défendre de s'y livrer; de mettre dans leurs fens des fources de plaifir, 8c de les menacer de fon indignation, s'ils ofent puifer dans ces  39*f> Vision fources. II leur fait croire, qu'un Dieu qui les feroit naitre avec les inclinations les plus fortes pour certains plaifirs, & qui leur enfeigneroir en même tems que de donner un libre cours a ces penchans naturels , c'eft fe précipiter dans les plus funeftes malheurs, ne feroit que leur tendte des piéges dans la nature même de leur corps 8c de leur ame; ce qui feroit incompatible nonfeulement avec fa bonté, mais encore avec fa juftice. i. II s'efforce a les faire conclure de-la, que les idéés qu'on veut nous donner d'une punition éternelle, ne font que de vains fantómes donror» veut nous effrayer. Selon fa morale, il eft abfurde de penfer qu'un Dieu jufte voudroit punir par des fupplices infinis des péchés paftagers & des offenfes nnies. II feroit indigne de fa majefté de prendre garde a. chacune de nos aótions, & de nous faire rendre compte de chaque petite irrégularité de conduite. Cet être qui a de fi grandes difpofitions a la bonté & a la miféricorde, & qui dirige 1'univers entier vers notre bonheur , doit cerrainement nous permettre de jouir des plaifirs qu'il nous prépare lui-même, Sc de nous y abandonner fans la moindre crainte. 3,. Comme il eft naturel de croire que le diable peut faire des progrès dans la fcience du mal & s'y perfeétionner 1'efprit, auffi-bien que les  cü Monde Angelique. 597 hommes, j'ofe afllirer qu'il a appris depuis peu a" infpirer aux hommes une notion vague de la non-exiftence d'une divinité ; mais il ne fauroit réuflir a faire goüter cette doótrine, qua ceux qui, ayant donné un libre cours a leurs paflions , ont pris 1'habituded'accommoder leurs raifonnemens aux intéréts de leurs defirs criminels. Je dirai ici, en paflant, que j'appris, dans mon voyage, la manière dont ces miniftres de Satan s'y prenoient pour fouffler le crime a quelqu'un. Suppofé qu'une perfonne foir enfevelie dans un profond fommeil; un autre n'a qu'a approcher la bouche a 1'oreille du dormeur, & lui dire quelque chofe affez doucément pour ne le pas éveiller; il eft fur qu'il lui fera naïtre des rêveries qui rouleront fur le fujet dont il lui aura parlé. Comme je fais par expérience que ce fait eft certain, je fuis fur qu'une grande partie de nos fonges vient de cette manière de chucheter du diable, qui nous fouffle dans 1'oreille les fujets criminels fur lefquels il veut que notre efprit travaille pendant le fommeil. Je fuis perfuadé encore que ces fins infinuateurs peuvent produire le même effer fur nous, dans le tems que nous fommes éveillés. Ce que je viens d'avancer me conduit réellement aux injpirations t qui ne font autre chofe,  39^ Vision a mon avis , que des difcours qui nous fonè imperceptiblement foufïlés dans 1'oreille, ou par de bons anges qui nöus favorifent, ou par ces diables injinuateurs, qui nous guettent continuellemenc, pour nous .faire donner dans quelques pièges. L'unique manière de diftinguer les auteurs de ces difcours , c'eft de prendre garde a la nature de ces infpirations , & d'examiner fi elles tendent a nous. porter au bien ou au mal. C'eft de ces infinuateurs feuls , que nous peuvent venir ces paftions dont nous ignorons la caufe , ces crimes qu'on peut en quelque forte appeler involontaires, & ces fimples defirs qui frappen! aufli fortement 1'imagination, que fi ou y fatisfaifoit d'une manière effecftive & réelie Comment arrive-t-il que notre efprit s'exerce dans le plus profond fommeil fur des objets vicieux, quand nous n'avons pas frayé le chemin a ces fortes de rêves , par des difcours & par des penfées qui pourroient y avoir du rapport? D'oü vient qu'indépendamment de notre volonté, notre cerveau fe remplit d'idées agréables, ou terribles, également propres a exciter en notre cceur des mouv.emens criminels ? II eft certain qu'on ne fauroit attribuer tous ces phénomènes qu'a Pinftigarion de ces démons infinuateurs s qui approchent de 1'oreille d'un homme endormi,  du Monde Angélique. 399 ou éveillé, & qui font paffer dans fon cerveau les idees les plus dangereufes, & les plus capables de le détoutner de la vertu. M. Milton j dont 1'imagination étoit encote plus enfoncée, que n'a été la mienne, dans les abïmes de 1'empire du diable, fur-tout quand il a décrit le palais de Satan appelé Pandemonium , eft exaélement du fentiment que je foutiens ici. II nous repréfente Eve endormie dans fa hutte , accompagnée du démon , qui , joint a fon oreille, fous la forme d'un crapaud , lui infpire des rêveries qui font d'affez fortes impreftions fur fon efprit, pour la faire pécher le jour d'après, contre la feule défenfe qu'il avoit plu k Dieu de faire a nos premiers parens. Eve, remplie de ces fonges, fair 1'ofEce du diable auprès de fon époux , &, par une relation funefte, elle fait pafter dans fon efprit les mêmes images qui lui avoient donné un fommeil li inquiet.. Quoique la penfée de cet illuftre auteur puifte être prife pour 1'effet de 1'invenrion poétique , elle eft très-propre, étant bien dirigée , a nous donner uue notion jufte des fonges, & a nous faire comprendre qu'il ne faut pas les confidérer tous égalemenr comme un aflbrtiment fortuïc d'idées. Elle nous infinüe qu'on peut y trouver quelquefois des avertiiTemens piopres a nous  400 Visies faire évicer un défaftre, 8c a nous diriger verS quelque bonheur , & que bien fouvent on / remarque des infinitations du diable, qui tendent a nous porter au crime., en rempliffant notre cerveau d'images qui étouffent notre raifon 8c qui éveiilent nos penchans vicieux. Cette dernière efpèce d'lnfpiration, non-feulement doir nous rendre attentifs a en prévenir 1'effet ordinaire , mais encore elle doit exciter en nous le repentir, fi notre ame s'y eft prétée avec complaifance , & fi elle a fouffert que ces images dangereufes gagnaflent pendant quelques momens le deffus fur les principes de la raifon, qui nous attachent a la fageffe. J'ai déja obfervé que les bons efprits occupent une région particulière; mais elle eft au-deffus de notre portée , & placée infiniment plus haut que ne s'écendent les limites de 1'empire de Satan. Tout ce que j'ai pu conclute de cette vifion, c'eft que Ie commerce des bons & des mauvais efprits avec nous fe fait de la même manière. Comme il a plu a Dieu de garantir les hommes de la vue du démon dans toute fa difformiré naturelle, il a voulu aufli qu'il ne fut permis aux anges que rarement, fur-tout dans ces derniers fiècles , de nous apparoïcre fous la forme glorieufe qui leur eft propre. Nos ames, dans le tems  r> u Monde A n g e l i q u e. 40 i rem's qu'elles font enveloppées de la matière, ne pourroienr pas fourenir une vue fi merveilleufe & fi brillante, ni fe familiarifer avec ces intelligences céleftes a moins que , par une efpèce df miracle & par un effer de la puiffance immédiate de Dieu, elles-n'en foient rendues capables. D'ailleurs, fi le commerce de ces efprhspurs avec nous fe faifoit d'une manière aifée 8c naturelle, Sc qu'il leur fut permis, en converfant familièrement avec nous , de nous communiquer toutes leurs lumières, Dieu déchireroit par-la, pour ainfi dire , le voile que fa bonté 8c fa fageffe ont placé entre nous Sc Ja connoiflance de 1'avenir ; il nous rireroit de ces ténèbres de I'ignorance, qui fonr le plus grand bonheur de notre vie , 8c fans lefquelles elle nous feroit infupportabie. 11 vaut infiniment mieux pour nous, qu'un voile épais nous cache ce monde invlfible, auffibien que la conduite de la providence par rapport a 1'avenir. La bonté -divine paroïr même en ce que le commerce des efprits Sc les avertiiTemens qu'ils nous donnent , font effeétués d'une manière allégorique, par des infpirations Sc par des fonges, Sc non pas d'une manière directe, claire Sc évidente. Ceux qui fouhaitent une vue plus diftinéfe des chofes futures ne favent pas Tome III. Q c  4öi Vision ce qu'ils fouhaitent, Sc fi leurs vceux étoient exaucés, ils trouveroient peut être leur curiofité cruellement punie. Une Egyptienne, a qui une dame de mes amies demanda un jour de vouloir bien lui dire fa bonne aventure, la tefufa tout net; je vouS conjure , madame , lui dit-elle, de ne me pas demander ce dont vous feriez au défefpoir d'être inftruite. Cette téponfe marquoir beaucoup de bon fens, & de probité dans une perfonne dont la profeflion étoit d'attraper quelque argent , en amufant la curiofité du peuple par des Jjeux communs exprimés d'une manière équivoque Sc fufceptible de toutes fortes d'interprétations. Les oracles de Delphes Sc d'autres lieux fameux, oü fans doute le diable répondoit luimême aux queftions des hommes, dans le tems que Dieu lui donnoit une plus grande liberté qu'il ne lui enaccorde a préfent, étoient exprimés avec des ambiguités toutes femblables; quelquefois ce n'étoient que des échos des demandes qu'on faifoit a la prétendue divinité. Devons-nous craindre en mer les rochers & 1'oragcJ Echo, rage. Le Piirtlisefl a ck«yal, faut-il combattre ou fftUJ Echo, fuir.  DU Mo ND E AnGELIQUE. 405 On fe contenroit des ces fortes de réponfes , & , quel que fut 1'évènement, les hommes fuperftirieux Sc crédules prenoient la peine de juitifier les Dieux a force de commentaïres, Sc fecondoient ainfi la fouberie des oracles. Il n'étoit pas permis au diable, a qui je crois certainement qu'il faut attribuer ces prophéties ambigues, de répondre d'une manière plus nette Sc plus cathégorique; Sc les épailTes ténèbres qui cachoient 1'avenir , n'étoient pas didipées par des réponfes équivoques. Il y a, a mon avis, une témérité impie 3 vouloir former une idéé exacfe du ciel Sc de 1'enfer, Sc a aller, a cet égard, au-dela de ce que nous en rapportent les livres facrés. Ils nous dépeignent plutöt la fimarion ou nous nous y ïrouverons , que les endroits mêmes ; & ils affurent que ce fonr ces chofes qui ne font point entrees dans le- ceeur de 1'homme. Nous devons nous contenter de 1'idée générale qui fait confifter le ciel dans la faveur de Dieu , Sc 1'enfer dans la privation étetnelle de fa grace. La face du feigneur forme par-tout les cieux; Et, fans elle, 1'enfer fe rencontre en tous lieus. Voila. tout ce que nous en favons \ toutes ïifions qu'on nous débite au-dela, font de purs Cc ij  404 Vision romans engendrés dans une imagination déréglée, par un efprit malade & fanatiqne; on en découvre 1'extravagance dans prefque toutes les defcriptions qu'on avoulu nous donner du ciel ;on y batir des palais rour d'or accompagnés de jardins magnifiques , 8c 1'on y place des hommes rout brillans de pierres précieufes. Toutes ces beautés imaginaires font fi fort au-deflbus de la gloire réelle du féjour de la félicité , qu'elles font incapables de faire la moindre impreflion fur un efprit qui fait s'élever feulement d'un petit nombre de degrés au-deffus de la matière; c'eft rout au plus nous dépeindre le paradis que 1'alcoran promet k fes crédules feétateurs ; c'eft faire un ciel pour les fens, qui font vils 8cméprifables en comparaifon de notre ame, qui doit trouver dans le ciel une félicité conforme a la grandeur 8c k 1'excellence de fa nature ; toutes ces defcriptions font tellement au-'deffus d'un paradis fpirituel, qu'il m'eft auffi difKcile d'exprimer jufqu'a quel point elles font imparfaites., qu'il m'eft diflicile de trouver des expreffïons affez fortes pour donner une idéé du véritable ciel. II eft de la dernière évidence qu'il eft impoffible de faire une pareille defcription ; le feul moyen que nous avons de nous former 1'idée d'une chofe qui nous eft incönnue, 8c qui né  du Monde A n g i t i q u e. . 405 fauroit frapper nos fens, eft de lui prètet la forme de ce que nous connoiffons. Qu'eft-ce qui frappe nos fens, dont nous puiffions emprunter 1'idée de Dieu, ou du ciel? Quelle image avons-nous dans 1'efprit 5 capable de nous faire juger de 1'érat des bienheureux & de la gloire éternelle ? Nous n'avons qua arrêter la fougue de notte imagination; tous fes efforts font inutiles a cet égard ; il nous eft impoffible d'y réuffir , il y a du crime a 1'effayer. Mon voyage eft fini ici, & je viens a quelques moyens plus ordinaires & plus familiers de découvrir le commerce que nous avons avec les habitans du monde invifible. Un de ces moyens confifte en certains preffentimens que nous fentons dans notre ame, &c qui nous dirigent'a faire ou a ne pas faire une certaine chofe, fur-tout dans le tems que notre efprit, balancé par des morifs d'une égale force, fufpend fes féfolutions. Je fuis convaincu de la réahté &C de 1'utilité de ces avertiffemens fecrets, & par les remarques que j'ai faites fur ce qui m'eft arrivé amói-même, & par mes réflexions fur les incidens oü des perfonnes de ma connoiffance ont été fujettes. Un de mes amis fe trouvant éloigné de Londres d'environ deux lieues, y fut vifué par *i gentilhomme, qui, après avoir diné avec lui, Cciij  4° V i s i o jjr le pria inftamment de vouloir bien aller avec lui k cette capitale du royaume. Comment donc! lui répondit rrion ami, ma préfènce y eft-elfe néceffaire ? Nullement , lui répliqua 1'autre, vous n'y avez aucune affaire que je ïache, & jê ne vous prie de faire cette courfe que pour avoir la fatisfaótion de jouir plus long-tenas de votre compagnie. La-deffusilceffadelepreffer, & n'ën paria plus ; cependant mon ami fentit dans fon cceur un preffèntiment des plus forts : il luifembloitqu'il entendoit une voixqui lui difoit, continuellemcnt, allei cl Londres, alle^ a Londres ; il impofa fdence i cette voix fecrète, a plufieurs différentes reprifes; mais elle s'obftma a lui répéter toujours les mêmes paroles. Voyant qu'il n'étoit pas le maitre de fe défaire de ce preffèntiment, il remic fon ami fur le même fujet. Je vous conjure , lui dit il, de me dire naturellement s'il v a quelque* chofe a Londres qui demande ma préfence ; avez-vous eu quelque raifon particulière pour me prier de Vöus y accompagner ? » En aucune » manière, lui répondit 1'autré; j'ai vu depuis » peu toute votre familie que j'ai trouvéè en » rrès-bon état, 6V qui ne m'a pas dit un mot » qui puiffe me perfuader que votre retour y » foit néceffaire ». La-deflus mon ami tacha de nouveau de s'óter cette penfée de 1'efpric; mais il avoit beaa, faire, cette voix ne lui laiffoit point  Du Monde Angélique. 407 de repos, & il croyoit entendre a tout moment, aller a Londres. II en prit a la fin la réfolution , & a peine fut-il entré chez lui, qu'il y trouva une lettre, & qu d apprit que des gens l'étoient venu chercher pour une affaire qui devoic lui valoir plus de.mille livres fterling, & qu'il auroit manquée , feloii toutes les apparences , s'il ne s'étoit trouve chez lui ce même jour. Aprés des expériences auffi claires que cellesla, qu'y a-t il de plus naturel pour des perfonnes raifonnables, que de ne pas négliger des preffentimens d'une pareille force , & de s'en laiffer 'guider dans des affaires qui, fans eux , auroient paru indifférentes & d'un fuccès doutéux? N'y a-t-il pas toütes les apparences imaginables , que ces fortes de voix ne font que les murmures de quelque intelligence bienfaifante, qui veut ce que nous fommes incapables de voir, & qui fait des chofes cachées a notre péné'tratiöh ? Je connois une autre perfonne qui s'eft fait toujours une règle d'obéir a ces forces d'avemffemens; elle m'a fouvent déclaré que, quand elle les écouroit avec docilité, elle s'en trouvoit bien , &c qu'elle n'avoit jamais mairqué de réuffir mal, quand elle les avoit négligés. Elle me fapporca, entr'autres, un cas trés-particulier, dans lequel elle s'étóit tirée d'une affaire très-épineufc , en fediri- Cciv  V I 5 I O N geant conformément i un de ces confeils & crets. Ayant eu le malheur de déplaire k ceux qui étoient alors 4 Ia tête du gouvernement, elle fut pourfuivieenjuftice.Perfuadéequeleparti qu'elle avoit embralfé étoit fort difgracié 4 Ia cour, elle n'ofa pascourir le rifque de fe défendre en propre perfonne, & trouva 4 propos de fe cacher. Sa fituation étoit des plus facheufes, & pour éviterla fureur de fes ennemis, elle ne voyoit d autre parti k prendre, que de quitterle royaume; ce qui devoit la priver de fa familie & lui faire perdrefa charge. Elle ne fcvoïta quoi fe téibudre »,tous les amis qui lui reftoient dans fon malheur, lui confeilloient unanimement d'éviter les mains de la juftice, laquelle, quoique Ie crime donr elle étoit chargée ne füt pas capita! , la menacoit d'une ruine entière.Dans ces triftes circonftances, un matin qu'elle s'étoit réveill'ée, Sc qu'une foule de penfées chagrinantes rentroient dans fon efprit, die Wc avec force dans'fo0 ame, une efpèce de voix qui hfi difoir, écriverIcurune lettre. Cette voix étoit fi intelligible & fi naturelle, que, fi die n'avoit pas été certaine d'être leule, elle auroir cru que ces paroles étoient prononcées par quelque créatute humaine. Pendant plufieurs jours elles h,i furent répé-  du Monde Ans-élique. 405? tées a chaque moment; enfin fe promenant dans la chambre oü elle s'étoit cachée, reropliede penlées fombres & rnélancoliques , elle les entendit de nouveau, & elle répondit tout haut, a qui vouk\vous donc quej'e'crive? Sc la voix lui répltqna fur le champ, e'crive^ au juge. Ces mots lui furent encore répétés a différentes reprifes, & ia portèrent enfin a prendre la plume & a fe mettre en état de compofer une lettre , fans avoir dans 1'efprit aucune idéé néceffaire a fon deffein; mais dabitur in h&c hora , Sec. Les penfées Sc les expreffions ne lui manquèrent pas ; elles coulèrenr de fa plume avec tant d'abondance & avec une fi grande facilité, qu'elle en fut dans le plus grand étonnement, Sc qu'elle en concut les plus fortes efpérances d'un heureux fuccès. La lettre étoit remplie d'une fi grande force de preuves , Sc d'une éloquence fi pathétique, que, dès que le juge 1'eut examinée avec attention , il lui fit dire de fe confoler, Sc qu'il feroit tous fes efforts pour la tirer d'affaire. II tint fa. parole en honnête homme, Sc il eut affez de crédit pour remettre mon malheureux ami en liberté, Sc dans le fein de fa familie. Après s'être convaincu de la réalicé de ces avertiflemens, on pourroit me demander d'ou ils peuvent nous venir. J'ai déja infinué , que cela defoit être des voix fecrètes de quelques  41» V ï s i o n intelligences bienfaifantes qui fe communiquent a notre ame fans le feeours des organes. Il ne faut pas s'imaginer pourtant, que ce commerce fe fait indépendamment de la diredtion de cette puiffance qui gouvetne le monde invijïble auffi bien que le monde corporel. De combien le féjour de ces efprits, qui s'intéreffent de cette manière a ce qui nous regarde, peut être éloigné de nous, & par quelles routes ils font entrer ces preffentimens dans notre ame , & jufqu'a quel point s'étend leur relation avec nous? c'eft ce que je n'ai pu découvrir, au plus fort même de mon extafe. J'en reviens auxprejfentimens qui me paroiffënt plus dignes d'attention, que toutes les autres branches du commerce que nous pouvons avoit avecle monde invifible, paree qu'ils tendent le plus directement a nous faire éviter des maux, & a nous porter d la recherche de quelque bien. Je puis dire d'une manière trés - pofitive, que je n'ai jamais négligé ces forres de preffenrimens, fans avoir lieu de m'en repentir , &c qu'il fuit de la nature & du fujet même, que vraifemblablement la chofe doit atriver aux autres hommes. Jamais je n'ai, pour ainli-dire, impofé filence d ces voixfecrètes, que je ne fois tombé dans quelque malheur ; & jamais je n'y ai prêté 1'oreille , ftns m'en trouver bien.  du Monde Angélique. 411 Puifque ces avertiiTemens röulent fur 1'avenir, & que nous voyons par une expérience conftante qu'ils font juftifiés par 1'évènerftent, ils prouvent avec la plus grande évidence qu'ils ptocèdent de quelques ètrès plus éclairés que nous; j'en conclus qu'il eft de notre devóit dé profiter dè leurs lumières, qui font fi fort fupérieures aux nótres , Sc de noüs en fer'vir pour éviter le mal, & pour nous procurer les avantagës que cette intelligente a la bonté de noiis indiquèr. Je ne fauröis m'empëcher d'appuyer cette vérité par un autre exemple encore , qui me paroit répandre beaucoup de jour fur ce fujet. Ün foir une dame de mes amies eut dans 1'efprit un preffèntiment fi fort que la nuit la maifon oü elle fe trouvoit feroit brülée , qu'elle ne put Te réfoudre, pendant quelque tems , a fe mettre au lit. Quoique ce preffèntiment lui roulat continuellement dans 1'efprit, elle troüva bon d'y réfifter, & a la fin elle fe coucha; mais elle ne put jamais s'en rendre maitreffë , & cette penfée lui caufa des frayeurs fi grandes & fi continuelles, qu'il lui fut impoffible de fermer 1'oeil. Elle avoit fait affez eonnoitre ce qui fe paffoit dans fon efprit aux gens de la maifon pout les alarmer extraordinairemenf, i's examinèrent tous les appartemens du hauten bas, & ils eurent tout le foin imaginable de bien ëteiridre le feu Sc  4ii Vision les chandelles, dans toutes les chambres. En un mot, ils prirent de fi grandes précautions, que naturellement il leur devoit paroïtre impoffible que leur frayeur eüt le moindre fondement. Jufques la. tout alioit bien, & la dame dont je parle avoit fatisfait a une partie de fon devoir \ mais elle auroit bien mieux fait de ne fe pas coucher; car dans le reins que Ion faifoit toutes ces perquifitions1'incendie commencoit déja, quoique les Hammes ne paruffent poinr encore. Environ une heure après que toute la familie fe fut mife au lit, la maifon qui étoit juftement vis-a-vis étoit toute en feu; & un vent vigoureux qui donnoit précifémenr de ce cbtéda, avoit déja rempli celle oü demeuroit cette dame, de fumée & de dammes. La rue étoit extrêmement éfroite, & fi par bonheur cette petfonne n'étoit pas reftée éveillée par fa frayeur, elle auroit été étouffée dans fon lit avec tous les gens de la maifon. Cependant elle n'eut que le tems de fe lever a la hate, & d'avertir les autres du danger qui les menacoit. Ils fe fauvèrenr rous d'une mort fi terrible; ils n'eurent que le tems de gagner la rue: car un denai-quart-d'heure après le feu prenoit déja a toutes les parties de la maifon. On me demandera peut-être ici pourquoi le même efprir bienfaifant, qui avoit indiqué le feu n'avoit pas donné une plus grande étendue a  t»u Monde'Ansélique. 41 j fa bonté pour cette dame? Pourquoi ne lui découvrir il pas la fource dn danger? Je réponds que moins ces avertiiTemens font développés, 8c plus ils doivent exciter notre attention 8c notte vigilance, 8c que nous devons plutót fonger a en tirer rons les avantages pofübles, que de donner la torture a. notre efprit, pour pénétrer dans les raifons de leur peu d'étendue. Ce qu'on peut pourtant s'imaginer la-deffus de plus raifonnable , c'eft que ces efprits nous donnent, dans ces occafions, toutes les lumières qu'ils font en état de nous donner, 8c qu'ils nous difent ce qu'ils favent, ou du moins tout ce que leur maitre & le nótre leur permer de nous communiqué! : s'ils n'avoient pas un deffein réel 8c fincère dé nous favorifer, 8c de nous garantir du malheur qui nous pend fur la tête, ils ne nous diroient rien du rout; 8c par conféquent fi 'leurs avertiffemens rie font pas plus étendus & mieux développés , il eft certain qu'il ne doit pas être en leur pouvoir de nous en donner de plus utiles. Voici encore un autre exemple qui ne mérite pas moins 1'attention du leéteur. Un de mes amis ayant envie de s'en aller a la Nouvelle-Angleterre , il fe préfenra juftement deux navires qui étoient prêts a faire ce voyage , 8c les deux maïtres le follicitoient également de  4*4 Vision vouloir bien venir a leur bord; en qualité de paffager. II me dit qu'il étoit fort indéterminé fur le choix , que les vailfeaux paroiflbient également bons, & que les capitaines étoient 1'un & 1'autre honnêtes-gens & mariniers très-expétimentés. J'étois alors fortrempli de mes idéés fur les preffentiuaens, & je le priai de s'examiner avec attention , & de voir s'il n'y avoit pas dans fon cceur quelque mouvement fecret qui le déterminat a prendre plutbt 1'un de ces batimens que 1'autre. Il me répondit que jufqu'a ce jour - ld il rfavoic rien fenti de pareil. Quelque tems après ayant rencontré par hafard un des capitaines, il conclut fon marché avec lui, il apprêta tout pour pouvoir s'embarquer au premier jour; mais depuis le moment qu'il avoit drellé le contrat, & même dans 1'inftanc qu'il le fignoit, il fentit dans fon cceur un mouvement violent qui fembloit le diffuader de fe fervir de ce navire. 11 me vint voir quelques jours après, pour me communiquer ces mouvemens de fon cceur , qui acquéroient de plus en plus de nouvelles forces, & je me crus obligé en confcience de lui confeiller de ne poinr prendre ce batiment, & de s'accorder plutót avec 1'autre maitre. Après qu'il eut pris cette réfolution, il me vint voir de nouveau pour me dire qu'il s'étoit degagé avec le premier capi-  dü Monde Angélique. 4t $ taine, mais qu'il fentoit une averfion bien plus; grande encore pour 1'autre vaifleau, Sc qu'il ne pouvoir pas s'bter de 1'efprit qu'il périroit, s'il s'en fervoit pour faire le voyage projeté. La-deffus je le priai de patienter un peu, Sc de me dire dans quelque rems, il ce preffèntiment continuoit toujours. Quelques jours après il me rendit une nouvelle vifite, Sc il me dit qu'il ne pouvoir fonger qu'avec la plus mortelle frayeur a faire le voyage dans 1'un ou dans 1'autre de ces navites, & que néanmoins il avoit des raifons trés-fortes & trés - preffimtes, pour ne pas remettre cette courfe a un autre tems. Quoiqu'il n'y eut que ces deux vaiffeaux prêts a partir pour la Nouvelle-Angleterre, je le conjurai de ne s'y pas hafarder, & je réullis a lui perfuader que ces appréhenlions procédoient des avernffemens de quelque intelligence bienfaifante , mieux inftruite de 1'avenir que lui., & portee a lui faire éviter quelque grand défaftre. Je lui prouvai qu'elles ne pouvoienr pas avoir leur fource dans la malice de quelque mauvais efprit , puifqu'en empêchant fon voyage, le démon ne pouvoit avoir aucun but conforme.a. fes intentions otdinaires \ Sc par conféquent ii étoit de fou devoit d'obéir a cette voix fecrète, qui tachoit de le détourner du deffein de fe fervir d'un des vailfeaux en queftion. En un mot, je fecondai li  4tó" V i s i o n hien les mouve'mens He fon cceur, qu'il prit la réfblution de différer fon voyage jufqu'a 1'amice prochaine, Sc il vif bientör qu'il avoir pris le bon parti, & que ce preiïentiment avoit été caufé dans fon ame par un efprit qui le favorifoit. Un de ces batimens fut pris pat les Turcs, & 1'autre périt avec tout 1'équipage, ayant été coulé a fond, felon toutes les apparences , en pleiiie mer, puifque, depuis fon départ des cotes d'Angleterre , on n'en a jamais ênrendu parler. Je pourrois remplir un volume entier de pareils fairs également inconteftables ; mais je crois ri'avoir pas befoin d'un fi grand nombre d'exemples pour appuyer une vérité que la raifon prouve avec tantd'évidence. Je coriclurai feulement de tout ce que je viens de dire, quèl, puifque nous fentons des preffentimens qui font vérifiés par 1'ëxpériènce, il faut de'néceffité qu'il y air des efprits inftruits de 1'avenir ; qu'il y a un féjóur pour les efprits, oü les chofes futures fe développent a. leur pénétratiön , que nous ne fautions mieux faire que d'ajouter foi aux nouvelles qui nous viennent de fa". Le devoir de prêtër attention a ces prelfentimens , n'eft pas la feule conféquence qn'ón puiiTe ■tirér de cette vérité; il y en a d'autres qui peuvent nous être d'une utilité très-confidérabléi i°. Elle nous explique la nature du monde des efprits , Sc  ru Monde AngÉlique. 417 & nous proave la certitude de 1'exiftence de notre ame après la morr. 20. Elle nous fait voir que la direcfion de la providence par rapport aux nommes, öc aux évènemens futnrs , n'eft pas auffi cachée aux habitans du monde fpirituel, qu'elle 1'eft a nous. 3°..Nous en pouvons conclure que la pénétration des efptits dégagés de la matière eft d'une bien plus gtande étendue que celle des efprits renfermés dans des corps , puifque les premiers favent ce qui nous doit arriver, lorfque nous 1'ignorons abfolument nous mêmes. La perfuafion de 1'exiftence d'un monde d'efptits nous peut être utile de plufieurs différentes manières; nous fommes les maïtres fur-tout de tirer de grands avantages de la certitude oü nous fommes, qu'ils favenr dévoiler 1'avenir, & nous communiquer les lumières qu'ils ont la-deffus, d'une manière qui nous fait veiller a notre conduite, éviter des malheurs, fonger a nos intéréts, & même attendre la morr, d'une ame ferme, & d'un efprit préparé a la recevoir avec conftance & avec une fermeté chrétienne. Si nous daignions prêter 1'attention néceffaire a tous ces objets, & en faire un ufage convenable, ce feroit un moyen fur d'étendre la fphère de nos lumières, & de nous faire raifonner avec jufteffe fur la véritable valeur des chofes. Je ferois bien faché d'autorifer , par ce que Tom III Dd  41S Vision j'avance ici, les imaginations creufes de certains hypocondriaques qui font affez extravagans pour attacher tellement leurs penfées fur le monde des efprits , que ce monde lui même lui paroit être dd même caractère , & qui font alfez imbéaltes, pour prendre pour la voix des intelligences_, puresy les ais de chaque hibou & les hurlemens de chaque chien. C'étoit fur de pareils principes d'extravagance que les devins de 1'antiquité tiroient les régies par lefquelles ils prétendoient trouver 1'avenir dans le vol des oifeaux, & dans les entrailles des victimes. Rien au monde n'eft plus impertinent, felon moi, que de fuppofer que les intelligences donc je parle, qui font capables de nous communiquer leurs lumières par le moyen aifédes prejfentimens tk des fonges } aienc befoin de la voix d'un chien , ou d'un chac-huant, pour faire paftèr leurs idees dans 1'efprit des hommes. Ce feroit nous donner le démenti a nous-memes, & donner certaines bornes a leur commerce avec nous : d'ailleurs nous favons par expérience que ce commerce eft parfaitement libre ; ce feroit fuppofer encore que le monde brute ik deftitué de raifon, auroit une liaifon plus étroite avec le monde invijiblc, que nous-mêmes; ce qui eft la.chofe du monde la plus abfurde. Tout ce qu'on peut alléguer pour fiuiver cette bizarre hypothèf*, c'eft que les créatures inani-  d u Monde Angeliqüe. 419 mees entrent dans cette correfpondance d'une manière involontaire , & que c'eft plutót une pcjj'cjjion, qu'une infpïration. J'avoue qu'il n'eft pas abfolument impoffible que les habitans du monde fpirhuel aient le pouvoir de fe fervir des organes des brutes, pour nous donner des avertiflemens , & pour nous inftruire de 1'avenir; mais je nie abfolument que les animaux privés d'intelligence puiflent parvenir, par ce commerce , a un plus haut degré de lumières que nous, II eft vrai que 1'ane de Balaam vit 1'ange qui fe tenoit au milieu du chemin , armé d'une épée flamboyante, dans le tems que le prophéte lui-même ne 1'appercut pas. Mais la raifon en eft claire, 1'ange étoit réellement au milieu du chemin ; 1'épée flamboyante, qu'il tenoit a fa main , caufa une frayeur réelle a cet animal, & ce ne fut que par un miracle, que les yeux du prophéte furent frappés d'un affez grand aveuglement, pour 1'empccher de voir ce fpeóhcle formidable. Je tacherai de débrouiller cette influence des brutes fur nos idéés d'une manière conforme a la raifon. Le voifinage des efprits dont je parle , par rapporr a nous, & la fatisfaótion qu'ils trouvent a. veiller fur nos intéréts, rendenc cette matière fort aifée , a mon avis. Il eft trés poflible, il eft Ddij  4*o Vision même très-naturel, qu'ils aient le pouvoir d'effrayer les brutes par des apparitions aflez horribles , pour les forcer a pouffêr des cris, & a faire des hurlemens dans certains endroits , 8c dans certaines circonftances , qui ont des relations affez étroites avec des perfonnes, ou avec des families, pour donner a ces cris quelque chofe de mervetlleux, & pour leur en faire tirer un fens qu'ils puiiïent mettre a profit; mais il n'y a pas le moindre principe ni dans la philofophie, ni dans la religion , qui puiiïe nous perfuader qu'il foit pollible aux brutes d'avoir , par le moyen de la vue ou des autres fens, une prefcience de 1'avenir relative a eux-mêmes ou aux hommes. La matière peut agir fur des chofes vifibles; mais la matière ne fauroit exercer fon activité fur des objers immatériels, & par conféquent, un animal privé de raifon nefautoic découvrir un efprit; fon entendement ne fauroit pénétrer jufqu'a 1'avenir, 8c concevoir 1'éternité, ni toutes les idéés fublimes qui concernent la vie future. Quoiqu'il foit poflible, comme je viens de le dire, que les intelligences pures fe fervent quelquefois du monde deftitué de raifon, 8c qu'elles en tirent des députés 8c des agens, pour nous communiquer leurs idéés, je ne comprends pas qu'ils puiffent avoir befoin de ces fortes d'inftru*  t>u Monde Angelique. 411 mens, & je puis protefter que pendant tout le voyage que j'ai fait dans le monde invifible, je n'ai jamais vu qu'ils en Effent le moindre ufage. C'eft encore paree que nous raifonnons de travers fur ce monde invifible, que nous mettons fur le compte du diable un grand nombre d'iucidens abfolument fortuits ; dont il ne fait rien , bien loin d'en être 1'auteur ; bien des orages s'excitent dans 1'air, fans quil s'en mêle, Sc plufieurs bruits troublent notre repos pendant la nuit, fans qu'il y conrribue. Si Satan & fes {tippet* pouvoient exercer Ia dixième partie du pouvoir que no.us leur attribuons fur 1'air 8c fur les élémens, nous verrions toutes les nuits nos maifons confumées par le feu , ou renverfées par des ouragans, nos campagnes inondées & nos villes détruites-, en un mot le monde ne feroit pas habitable. Heureufement la puiffance du démon a des bornes plus étroites; &, comme jé 1'ai déja dit, quelque puiffant qu'il foit, quelques défordres qu'il excite parmi nous, il ne laiffe pas d'être enchainé, & de n'être pas en érat de faire la moindre chofe de hautedutte, 8c fans la permiffion de fon créateur. Je pourrois faire mention ici d'un nombre prodigieux de diables chimériques dont on nous parle tous les jours, & qui fe plaifent a badiner avec nous, aéteindre nos chandelles, a renverfer Dd iij  411 V I S I O H les chaifes, a calTer les vïtres, a tirer les rideanx, 6c a faire une fumée qui fent le foufre &c le falpêtrê. II n'y a pas beaucoup d'apparence que le diable air une grande provifion des ingrédiens qui enrrenr dans la compofition de la poudre i canon , & j'ofe vous alïurer qu'il n'a pas la moindre difpoficion a la joie & a la bouffonnerie. Toutes les farces dont nous le faifons facteur, ont leur origine dans les fimtaifies d'une imagination déréglée, ou dans quelques cas fortuïts, donr nous ne devinons pas d'abord la raifon. J'ai eiitendu parler d'une maifon fréquentée dans la province d'Efiex , oü, felon qu'on le dcbitoit, un diable , un efprit,un revenantouun fpectre, fe rendoit régulicremenr toutes les nuits dans un appartement oü il faifott un tintamarre terrible, femblable a des coups de marteau ou de maillet, & cela pendant deux ou trois heures confécutives. II arriva a Ia fin , qu'en fouillant dans un vieux cabinet, on y trouva par' hafard le maillet avec lequel le diable aimoit tant a fe divertir : on ne manqua pas de 1'oter de-la, pour empêcher eet efprit de s'en fervir 'encore d troubler le fommeil de toute 'la maifon; mais Ia huit fuivante il fit uh II épouvantable rnpage , enragé de ne plus rroiiVer i'inftrument chéri dé fes poliffonneries, que les gens de la maifon , plus importunés que jamais, trouvèrent a propos.  buMohïb Angelique. 41? •de remettre le mailier dans le même lieu ou ils 1'avoient trouvé. Depuis ce temsda le diable fut très-ponóhiel a venir fe divertir par ce moyen la, & s'occuper pendant deux ou trois heures chaque nuit a frapper de toutes fes forces fur tout ce qu'il rencontroit de plus capable de faire retentir toute la maifon. J'ai vu moi-mëme la chambre & le maillet, & j'ai logé dans cette maifon ; mais je n'y ai pas entendu le moindre bruit , foit qu'on laifsat le diable en pofTeflion de fon cher mailler, foit qu'on trouvat a propos de Poter de cet appartement. 11 eft naturel de croire que 1'efprit connoiffoit trop bien fon monde pour troubler le repos d'un étranger, dans une maifon dont il devoit aider a faire les honneurs. Cette maifon paffoit pour ttès-fréquentée dans tout le pays d'alentour ; on n'en douroit en aucune manière. La feule difficulté confiftoit a découvrir le but de tout ce fracas, qui paroifloit n'avoir rien de comraun avec les deffeins ordi* naires du démon, qui doit naturellement avoit trop d'affaires pour perdte fon tems d'une manière li puérile. On vit a la fin que tous les raifonnemens qu'on avoit faits la-delfus étoient fort inutiles, puifqu'ils rouloient fur une chofe qui n'avoit aucune réalité : on remarquaqu'a trois ou quatre Ddiv  4*4 Vision maifons de-11, il y avoit un finge, qui ayant par hafard trouvé le moyen de fe giilfer dans certe chambre , ne manquoit pas d'y venit toujours 1 minuic, de s'y divertir avec le maillet, & de s'en retourner enfuite ftanquillement chez fon maitre. Si 1'on ne faifoit pas mille fois de pareilles découvertes, on ne manqueroit pas de faire au diable l'injuftice de le croire capable de venir s'amufer pendant des nuits entières a faire de pareilles poliflbnneries qui feroient donner Ie fouet a un page. C'eft-la ce qu'il faut pour détromper le vulgaire de cette opinion abfurde qu'il a dés occupations du diable. Pour ceux qui ont pénétré comme moi dans la région habitée des mauvais efprits , ils n'ont pas befoin de pareilles preuves. lis favent trop bien que le diable a des affaires d'une plus grande importance, pour s'amufer a ces fortes de fadaifes. Si le démon étoit capable d'une telle petiteffe d'efprit, 1'écriture fainte ne nous avertiroit pas fi fouvenr de nous précautionner conrinuellement contre fes rufes, par Ia vigilance & par Ia fobriété , Sc elle ne nous le repréfenteroit pas comme un lion rugiffant qui épie, fans fe donner le moindre relache, 1'occafion de nous dévcrer. Tous ces avertiflemens nous font voir avec toute 1'évidence poflible, qu'il eft toujours aux  du Monde A n g é 11 q. u e. 425 a'guets , qu'il nous donne continuellemcnt la chaffe , pour ainfi dire , & qu'il fait fon unique eccupation de nous rendre des pièges : ce qui ne fauroit lui laiffer le rems de jouer les farces auxquelles le vulgaire croit qu il fe divertil de tems-en-tem.s. On s'attend peut-être ici d me voir traiter Ie fujet des apparitions, & répandre des lumières fur cette matière hériffce de mille difficultés , tc enveloppée de ténèbres de toutes parts. On verroit fans doute avec plaifir mon fentiment fur la queftion : fi les ames dégagées des corps peuvent venir vifiter le monde vifible , prendre différentes figures detres corporels, & fe fervir de certains bruits rrpc _-0 .„„ 11 y avoit un jeune homme, entr'autres, qui fréquenroit leurs déteftables afiemblées, mais qui, comme il 1'a dit dans la fuite, étoit plutót parmi eux, qu'il n'étoit un d'entr'eux. Cependant il ne s'étoit que trop livré a leurs fophifmes, tk quoiqu'il fut le fujet perpétuel de leurs rurlu- pinades, paree qu'il ne pouvoit pas renoncer entièrement a 1'idée d'une divinité , il n'avoit pas laiifé de fe familiarifer de plus en plus avec le fentiment contraire, & de faire de grands progrès dans Vathéifme. Un jour que ce jeune homme étoit forti pour fe rendre a leur fociété infernale, fans fe foucier de plufieurs images noirs & épais, qui fembloient être au~de(Ius de fa tête, il fut arrêté  du Monde Angeliqub. 43$ dans la rue par une grande pluie; elle étoit fi terrible, qu'il fut obligé de fe mettre a 1'abri pendant aflez de tems. Tandis qu'il attendoit avec iunpatience la fin de cette pluie , il fut furpris par un coup de foudre extraordinaire , dont la flamme lui frifa tellement le vifage, qu'il en fentic la chaleur; ce qui lui donna une terrible frayeur. Un moment après, comme il eft naturel, il entendit uil fi affreux coup de tonnerrc , qu'il lui fit dreffer les cheveux de la tête. La pluie cependant continuoit, & 1'obligeoit a refter dans le même endroit, ou il eut tout le loifir néceffaire de réfléchir fur fa conduite. Oh veux-je , aller 3 fe difoit-il a lui-même? Dans quel deffein fuis-je forti de chct-moi? Pourquoi ai-je été obligé de m'arrêter ici ? D'ok vient cette pluie, cette foudre& ce tonnerre fi épouvantables ? Et quelle peut en être la caufe? En même tems fon efprit fut frappé, comme d'un fecond coup de foudre, par cette penfée : s'il étoitpoffible qu'ily eut un Dieu, que deviendrois-je? Effrayé de cette idéé, il fort brufquement de 1'endroit oü il s'étoit caché, Sc nonobftant la continuation de la pluie , L' vole par la rue pour regagner fa maifon, en répétant mille fois :je ne yeux jamais revoir ces gens-la. Quand il fut de retour dans fa chambre, il s'abandonna aux penfées les plus douloureufes, ,& aux plus triftes fituations. A quelles idéés me Ee ij  I 43ö" Vision fuis-je livré } dit-il! J'ai eu l'info lente témérité de nier 1'exiftence de l'Etre qui ma créé ; je me fuis ri du pouvoir de ce Dieu , dont les flammes viennent de fe faire fentir a mon vifage, 6' qui auroient pu me confumer} ft fa miféricorde 3 dont j'ai abufé fi long-tems > n'avoit pas intercédé pour moi. Que je fuis un abominable fcélérat! Pendant qu'il étoit dans cette méditation accablante, il regut la vifite d'un de fes plus proches parens, homme éclairé & pieux, qui lui avoit fouvent parlé de la manière la plus forte , touchant le crime horrible dont il s'étoit rendu coupable avec tant d'incoutidération. Le jeune homme, donr le corps fouffroit du défordre de fon ame, avoit été contrahit de fe mettre au lit. Ce monfieur le vit dans ce trifte état; il appercut avec plaifir la vive douleur avec laquelle fon parenr fongeoit aux déréglemens de fa vie paffee, & il ne négligea rien pour adoucir fes inquiétudes, & pour lui donner les confolations qui lui étoient fi néceffaires. Le pauvre étudiant, également malade de corps & d'efprit, étoit accablé de tant de penfées , qui fembloient fe combattre , qu'il eut befoin de quelques momens de folitude pour calmer le trouble de fon cceur par de férieufe? réflexions. Son parent y confentit volontiers, & en arcendant que le penitent fut en état de raifonner avec lui, avec  du Monde Angélique. 457 plus de tranquilliré, il fe retira dans 1'antichambre avec un livre. Dans cec inrervalle un autre étudiant vint frapper a la porte ; c'étoit un des membres de la fociété dont je viens de faire mention : il ne venoit pas pour rendre vifite a fon camara.de , mais uniquement pour le prendre en palfant, afin de le mener dans leur horrible aflemblée, Avant que d'ouvrir la porte , le cavalier qui lifoit dans 1'antichambre, eur la curiofité de regarder par le rrou de la ferrure •, non-feulement il te reconnut, mais il le reconnut pour un des fuppors de la fociété des athées. Comme il autoit été au défefpoir de voir fon parem interrompu dans une méditation dont il avoit lieu d'efpérer des effets très-falutaires , il n'avoit mille envie que cet ami dangereux en approchaf, il ne fit donc qu'ouvrir la porte a peine, d'une manière qui ne permettoit pas a 1'autre de diftirguer fes traits, & a travers de cette ouverture il Tui dit dune manière pathétique : Ah! mon cher monfieur, daes a tous nos camarades dcfe repentir,c'royei-moi, ily a un Dieu, je vous en fuis garant. La-defïus il lui ferma la porte au nez d'une manière brufque, le planta la, fans attendre fa réponfe, & rentra dans la chambre de fon parent, qui avoit été tellcment enfeveü dans fes ré- E e iij  433 Vision flexions, qu'il n'avoit pas entendu Ie moindre bruir. Celui qui avoir frappé a Ia porre , étoit un des prmcipaux chefs de cette troupe ; c'étoit un garcon qui avoit beaucoup de génie & de grands talens, dont, gaté par Ia compagnie qu'il fréquenroit, il ne fe fervoir que pour fe plonger plus avant dans fes affreufes erreurs, & pour leur donner plus de vraifemblance. Le petit nombre de paroles qu'il venoic d'entendre le rroubla > comme il en coiivint après, & le remplit d'une fecrète horreur; il defcendit les degrés dans Ia plus grande confufion de penfées qu'on puiife s'imaginer; &, fans favoir ce qu'il faifoir, d prit une rue pour une autre , & s'écarta du chemin qu'il devoit prendre pour fe rendre a faffemblée. Ce qu'on lui avoit dit faifoit de fortes impreffions fur fon imagination, & en même tems i! étoit choqué, autant qu'il fe peut, de la manière incivile dont on venoic de le rebuter , ne doutant point que ce ne füt fon ami lui-même qui lui avoit fermé la porte au fiez. Quelquefois il s'en mettoit en colère comme d'un affront forme!, & prenoit la réfolution de revenir fur fes pas pour en favoir le motif, & pour en demander fatisfa&ion ^ njais il en fut  du Monde AngÉlique- 43 9 détourné toutes les fois par ces paroles qui lui revenoient dans 1'efprit, malgré lui, il y a ij» Dieu ; & il ne pouvoit pas s'empècher de fe demander : fi cela étoit, que devicndrois-je ? Hélas! fe rcpondit-il, fi cela eft , een eft fait de ■ moi; n'ai-jeFas déclaré la guerre & cette notion ? traité tous ceux qui la foutenoient cTcfprits foibles^ & de fanatiques ? Ces penfées pourrant ne lui reflèrenr pas long-tems dans 1'efprit \ il eut aifez de force pour diiïiper le trouble de fon cceur, & quelque démon lui infpira apparemment le delfein de ne pas entrer ld-delïïis dans un trop grand examen de fe livrei a fa belle humeur ordinaire. Cette réfolution 1'appaifa pendant quelque tems; la dureté qu'il avoit contractie par 1'habirude de fe forririer contre 1'idée d'un Dieu , fembla reprendre le delTus dans fon ame, & il fe remit dans le chemin qui conduifoit a fon alfemblée diabolique. Ce calme pourtant ne dura pas long-tems; ces mots, ti y a un Dieu, revenoient toujours dans fon imagination , & commencèrent de nouveau a 1'efTrayer; il fe fouvint encore que fen ami y avoit ajouté : dites-lc a nos camarades ; j'en fuis garant. La delfus il eut la curiofité irréfiftible de retourner vers le nouveau converti , pour lui demander quelles nouvelles découvertes il pouvoir. Ë e i.v  44o Vision avoir faites, pour changer tout d'un coup de fentiment, & pour fe convaincre fi fortement d'une chofe que peu d'heures auparavant ii avoit traitée de chimère. La pluie continuoit toujours cependant, Sc dans ce moment, elle devint ii forte, que 1'étudlanten queftion fe trouvant auprès d'une boutiquede libraire, trouva bon de s'y arrêter pendant quelque tems. II vint un jeune homme de fa connoiffance qui s'amufoit a lire. C eroit un écolierdelamêmeuniverfité, qui avoit de tout autres principes que celui dont je viens de parler. II étudioit en théologie,* fe diftinguoit parmi fes compagnons , par fojlapplication , fa piété & fes bonnes mceurs. Après les complimens ordinaires qu'il eft inutile de répéter, il fe mit a parler a 1'oreille a I'athée. Pour ne pas fatiguer 1'efprit du lecfteurpar de contmuels du-il} rêpliqua-t-il3 Sec. je rangerai leur converfation en forme de dialogue, en décnvant, par manière de renvoi, 1'état oii ils fe trouvèrent a mefure qu'ils pouftbient Ieurentretien. L'Etudiant. Q land vous êtes entré, je venois juftement de prendre ce vieux livre que voicimaïs en vouiant lire un petit dialogue, j'ai jeté les yeux, par hafard, fur un quatrain qui fe trouve fur Ie dos de la page du ritre, Sc je vous  du Monde AngÉiique. 441 avoue que ces vers rrront fair penfer a vous. L'Athée. A moi? Sc pourquoi, s'il vous plair? L'Etudiant. Je m'en vais vous le dire dans le moment (1). Suivez-moi. L'Athée. Eh bien! parlez. 'L'Etudiant. C'eft que ce quatrain me fembloit forr propre a réveiller la raifon d'uh miférable athée. L'Athée. Voyons ce beau quatrain. L'Etudiant. Je le veux bien, pourvu qu'il me foit petmis de vous regarder en face pendant que vous le lirez. L'Athée. A quoi bon cette cérémonie? L'Etudiant. Je ne vous le montre qu'a cetre condition-la, L'Athée. Eh bien! je m'en paffèrai. L'Etudiant. Voici une autre condition; venez, touchez-la-, vous le verrez, fi vous voulez me promettre de le lire rrois fois de fuite. L'Athée. Voila. ma main, j'accepte le parti. L'Etudiant. Je veux tenir votre main pendant tout ce tems-la, pour des raifons que je vous dirai après. (1 ) lis s'en vont cn'iinble dans une chambre.  ■441 Vision L'Athée. Que de facons (i)! Un Dieu, le ciel (i), 1'enfer, font peut-être des fables! Ce doute calme-t-il des efprits raifonnables? Examine, ou, trop tard difTipant ton- erreur, L'afFreufe vérité te remphra d'horreur. L'Etudiant. Eh bien! qu'en dites-vcuis? L'Athée. Je m'en vais vous le dire tout-a1'heurej mais permettez-moi de vous demander auparavant par quelle raifon vous m'avez ferré la main. L'Etudiant. N'avez-vous pas fenti quelque émotion en prónoncant ces paroles : un Dieu, 1'enfer? L'Athée. Quelle émotion? que voulez-vous dire par-la? L'Etudiant. Ne le niez pas, vous en avez fenti; j'en fuis témoin moi-même. L'Athée. Témoin de quoi, s'il vous plait? L'Etudiant. Je fuis témoin que votre propre confcience vous dément, quand vous avez 1'impiécé de nier 1'exiftence de ce Dieu qui vous a créé : il vous a été impoffible de me le cacher; je m'en fuis très-bien appercu en vous ferrant la main. ( i ) ïl lit. ( 2) L'Etudiant lui ferré la main pendant qu'il lit.  nu Monde A n g é l i q u e. 445 L'Athée. Vous plaifantez, je crois; vous avezId une belle méthode de pénétrerlesconfciences, & de juger de ce qui fe paffe dans 1'efprit des gens! Vous pourriez bien vous tromper , monfieur 1'habile homme, & vouscourez grandrifque d'être un faux témoin. L'Etudiant. Avouez la dette, mon cherami; vous tachez en vain de vous déguifer : vous venez de trahir les fentimens les plus fecrets de votre cceur; je le fais, j'en fuis convaincu. L'Athée. J'ai trahi mes fenrimens! que voulezvous dire par-la? Vous êtes bien obfcur dans vos expreffions. L'Etudiant. Ne vous ai-je pas dit que je voulois vous regarder en face pendant que vous feriez la leéture? J'ai pénétré dans votre ame par vos yeux'effarés. Je vous ai vu palir en prononcant le mot de Dieu : tous vos traits ont marqué de 1'horreur quand vous avez prononcé le terme de ciel. Cette horreur venoit du fentiment que vous aviez que ce ciel n'étoit pas pour des impies. N'ai -je pas fenti que les jointures de vos doigts trembloient quand vous avez lu le mot d'enfer. L'Athée. C'étoit donc-la la raifon pourquoi vous avez voulu me tenir la main pendant que je lifois ? 'L'Etudiant. Vous 1'avez devine ; j'étois perfuadé qu'elle me découvriroit ce que je cher-  444 Vision chois. J'ai toujours penfé qu'un athée fentoit un enfer au dedans de lui, dans le tems qu'il ofoit braver 1'enfer, dont les impies doivent un jour effuyer toutes les horreurs. L''Athée. Votte manière de parler feroit feule capable d'effrayer quelqu'un ; mais dites-moi, je vous prie, comment pouvez-vous parler d'une manière fi décifive d'une chofe fur laquelle il eft impoffible d'avoir la moindre certitude? L'Etudiant. Je vous conjure de ne pas accumuler pêché fur pêché; confeffez-moi naturellement que ma découverte eft véritable. L'Athée. Eh! mêlez-vous de vos affaires, monfieur (i). Depuis quand êtes-vous mon père confeffeur, s'il vous plak? L'Etudiant. Ne vous fachez pas contre un de vos amis, qui ne cherche que votre bien; ou du moins profitez de ce qu'il vient de vous dire, & fachez-vous rant qu'il vous plaira. L'Athée. Le moyen de profiter de ce que vous dites! Tout cela eft fi vague & fi général, que je n'en concois pas le but. L'Etudiant. Le but de tout Ce que je vous ai dit, eft de vous faire éviter un malheur éternel. Les vers que je vous ai fait lire m'ont paru fi con- (i) If niarque ici quelque dépit.  du Monde Angélique. 445 tormes a votre fituation, que je fouhaitois que vous les vilïiez, avant même que la providence vous eut envoyé dans cette boutique. Je m'imaginois que cette réflexion fur 1'athéifme, étoit li naturelle 6c fi forte, qu'étant fecondée par la voix fecrète de cet Être, qui feul peut toucher le cceur, elle pourroit être un bon moyen pour ouvrir les yeux de votre entendement. L'Athée. Que voudriez - vous donc que je viffe? L'Etudiant. Quelque chofe que vous voyez déja en partie, j'en fifisfur -y quoique je m'appercoive que vous luttez de rour votre pouvoir contre une vérité dont vous fentez toute la force. L'Athée. Expliquez-vous clairement a la fin ; qu'eft-ce que c'eft que ce quelque chofe dont vous me patlez? L'Etudiant. J'entends par-la le fens du quatrain que vous venez de lire \ & que vous commencez a voir que peut - être y a - t - il un Dieu , un ciel, un enfer. L'Athée. Que fais-je? (1) Peut-être bien. L'Etudiant. Je remarque avec farisfaétion que votre cceur commence a être touché; le doute (1) L'Etudiant voit paroitre quelques larmes dans les yeux de fon ami.  44^ Vision doit être le chemin de l'examen & de la convicdon. Les deux derniers vers que vous avez lus, font rrès-propres a vous y porter. Examine, ou trop tard diiïlpant ton erreur, L'aflreufe vérité te rcmplira d'horreur. L'Athée. Comment voulez-vous que je m'y prenne pour examiner ces fortes de chofes? L'Etudiant. Ce n'eft pas ce dont il s'agit a préfent ; il me fuffit de vous mettre dans la difpofition d'examiner. Je ne veux que vous perfuader d'écouter la voix de votre propre confcience. Si vous le faites avec attention &c avec impartialké, vous prononcerez d'abord votre fentence vousmême vous conviendrez que vous êtes coupable. L'Athée. Coupable! de quoi ? L'Etudiant. D'avoir agi contre les lumières de la nature, de la raifon , .& même du fens comrcun; d'avoir renié un Dieu dont vous refpirez 1'air, a qui apparrient Ia terre fur laquelle vous marchez; un Dieu qui vous donne la nourriture & le vêtement ; un Dieu donc la bonté vous fait vivre, & dont un jour ia juftice vous jugera. L'Athée. Je ne nie pas rour cela abfolument; je vous 1'ai déja. dit, je n'en fais rien : il n'eft pas tout-a-fait impoffible qu'un Dieu cxif.*.  du Monde Angélique. 447 L'Etudiant. Ofez-vous dire que vous n'en connoiflez que la poflibilité ? Ah ! mon cher monfieur, ceffèz de réfifter a la force d'une vérité fi importante. Croye^-moi 3 il y a un Dieu t\ je vous en fuis garant. L'Athée. Vous m'effrayez. L'Etudiant. Vous n'avez pas tort d'être effrayé. L'Athée. Vous ne me comprenez pas \ ma frayeur vient de toüte autre caufe que celle que vous penfez. Je fuis frappé d'un étonnement extraordinaire , & vous ne le feriez pas moins, fi vous étiez a- ma place. L'Etudiant. Comment donc? Expliquez-vous. L'Athée. Dites-moi, je vous prie , avez-vous été aujourd'hui dans quelque endroit oü 1'on air prononcé les mêmes paroles que vous venez de me dire d'un ron fi ferme ? L'Etudiant. Non pas, que je fache. L'Athée. Quoi! n'étiez-vous pas dans lachambre de monfieur notre ami commun, il y a environ une demi-heure ? L'Etudiant. Je n'y ai pas mis le pied depuis un mois entier. II y a déja du tems qüe je cefie de de voir , & que je ne fréquente point du tout ceux qui font de cette bande. L'Athée. Tout de bon, ne 1'avez-vous pas vu aujourd'hui? Mais quand vous 1'avez vu lader-  44^ Vision nière fois , ne vous a-r. il pas dit ces mêmes paroles, ou bien ne les lui avez-vous pas dites? L'Etudiant. Je ne 1'ai pas vu , vous dis-je,' chez lui depuis plus d'un mois. La dernière fois que je le vis, c'étoir dans une compagnie oü vous fütes vous-même, & oü vous tïntes des difcours fi iuipies & fi pleins de blafphêmes, fecondé par votre digne ami, que je pris la réfolurion d'évirer votre compagnie : c'elt le fouvenir de ces mêmes difcours, qui m'a fait penfer a vous, en lifant ces vers. II me femble qu'ils devroient vous conduite a la découverte de la vérité, & que naturellement il faut que vous vous petfuadiez que la providence vous a envoyé ici pour y recevoir cet avertilfement falutaire. L'Athée. A vous parler franchement, il y a quelque chofe de fumaturel dans tout ce qui m'eft arrivé cette après-dïnée. L'Etudiant. Si vous vouliez bien m'en communiquer toutes les particularités, je pourrois vous en dire mon fentiment. Mais vous voyefc bien qu'il m'eft impoffible de les deviner. L'Athée. Ne me queftionnez pas davantage; il dóit y avoir dans la nature un Dieu ou un diable; j'en fuis convaincu (i). ( i) 11 a 1'ceil égaré, & tout fon air marcjue de 1'étoniiement 8c de la frayeur. L'Etudiant.  du Mom de Angélique. 449 L'Etudiant. Ils exiftent 1'un & 1'autre, mon cher ami, foyez-en, für$ mais calmez les troubles de votre efprit, je vous en conjure ; ne regardez pas cette vérité avec horreur : "cju'elie vous foit plutöt une fource de confolation & d'eipérance. L'Athée. II faut de néceffité que 1'un ou 1'autre de ces êtres fe foit mêlé de ce qui m'eft arrivé aujourd'hui. C'eft un jour bien extraordinaire pour moi. L'Etudiant-. Si les incidens dont vous parlez ont quelque relation avec ce que je viens de vous dire , il vous feroit peut-être utile de m'en faire le récit; peut-être cette ouvetture de cceur fervira-t-elle a. tranquillifer les penfées qui femblent exciter tant de trouble dans votre ame. Vous ne fauriez jamais vous ouvrir a une perfonne qui s'intéreffe avee plus, de zèle dans tout ce qui vous regarde , quoique peut être elle n'ait pas 1'habileté néceffaire pour vous procurer tout le bien qu'elle fouhaite. L'Athée. J'étoufferois, fi je ne vous le racontois pas (1). L'Athée. Dices-moi a préfent , je. vous en ( 1 ) Ici il lui dit tout ce qui lui étoit arrivé a Ia porte d* la chambre de fon ami, & il lui raconte qu'il y avoit entendu les mêmes paroles qui venoient de le frapper lï fort j enfuite il continue ainfi ; Tornt IJL Ff  45° Vision conjure, quel être peut vous aveir poufles run & 1'autre, a me dire précifément les mêmes mots ? L'Etudiant. Qu'en penfez-vous vous-même? parlez-moi franchemenr. L'Athée. II me femble que ce doit être Ie diable, s'il eft vrai qu'il exifte. L'Etudiant. Le diable ! Quoi ! vous pouvez vous mettre dans 1'efprit, que le diable prêche la repentance. Songez-y férieufement ; je vois a tout votre air que ce que je viens dë vous dire vous touche 8c vous faifit. Eft dl naturel que Ie diable nous infpire 1'un & 1'autre , de travailler a votre converfion ? Eft-il naturel qu'il veuille vous convaincre de 1'exiftence de Dieu ? Y at-il rien de plus directement contraire a fes intéréts, que d'établir cette vérité dans 1'efprit des hommes ? L'Athée. Vous avez raifon; je ne faurois qu'en tomber d'accord. L'Etudiant. Il faut pourtant qu'a un feul égard je plaide la caufe du démon; il eft certain qu'il n'a jamais pouifé le crime & 1'extravagance aux mêmes excès ou vous les portez vous autres. II a eu fouvent 1'infolence de s'criger en divinité , & de fe faite adorer de certains barbares aveuglés par la plus groiïière ignorance, a la place du vrai Dieu : mais il n'a jamais été allez  du Monde AngéIique. 451 impudent pöur nier 1'exiftence de fon Créateur ; c'eft Un crime d'invention humaine , enfant favori du bel efprit moderne. Les efprits-fbrts 1'ont engendré pour donnér une libercé entière a leurs iiiclinations vicieufes, & pour fe débarraffer de. 1'idée affreufe d'un jugement a venir. On peut dire qu'd cet égard ils 1'ont emporté en méchanceté fur le diable mème. L'Athée. Je crains bien que vous ne difiez Ia vérité. . L'Etudiant. Allons , mon chef ami , faites quelques efforts de plus, pout vous mettre en état de profiter de la vérité que vous venez de découvrir. ■ L'Athée. Le moyen d'en profiter, quand on a poufTé I'impiéré aux derniers excès ? L'Etudiant. Souvenez-vous, je vous prie, de ce que Saint Pient dir a Simon le magicien. L'Athée. Qu'eft-ce qu'il lui dit, s'il vous plait? L'Etudiant. Repcns-toi donc de ta rnalice, & pr'ie 'Dieu, afin que, s'il eftpojfible, lapenfiée de ton cceur te foit pardonnée. L'Athés. Cela ne me regarde pas : les derniers vers de votre quatrain le prouvenr évidemment; Trop tard diflïpant mon erreur, L'affreufe vérité me donne de 1'horreur. L'Etudiant. Souvenez-vous, de gtace, que Ff ij  452 Vision vous avez dit tantot, que les paroles dont il eft queftion doivent venir de Dieu ou du Diable. L'Athée. Eh bien! que trouvez - vous la de relatif au cas dont il s'agit ici ? L'Etudiant. Ne m'avez-vous pas avoué qu'elles ne pouvoient pas procéder du démon? L'Athée. Mon fort en eftdl plus heureux , fi elles viennent d'un Dieu dont je me fuis fait un ennemi irréconciliable ? L'Etudiant. Suppofé qu'elles viennent de Dieu s & qu'il les a infpirées a. deux hommes, qui ne s'étoient pas donné le mot pour cela ; pouvez-vous croire qu'un êtte infini en bonté, & en fageffe, vous ordonneroit de vous repentir, s'il étoit trop tard pour le faire ? s'il étoit votte ennemi irréconciliable, s'intérefferoit-il a votre falut ? Non , non, mon ami; il en eft tems encore. Vous croyez que c'eft Dieu qui vous a parlé par ma bouche, & par celle de notre ami : vous n'avez qu'a 1'écouter, ne point endurcir votte cceur, faire tous vos efforts pour mettre fes avertiffemens a profit. L'Athée. Vous avez une force de perfuafion , & laquelle il m'eft impoffible de réfifter. L'Etudiant. Je fais feulement fortit la perfuafion de vos propres lumières. L'Athée. Je fuis convaincu a préfent que je fuis un monftre d'impiété.  du Mond eAngeii que. 45? L'Etudiant. Parlez-moi a cceur ouvert; eft-ce la premièr/e fois de votre vie que vous vous fentez cette trifte conviótion? L'Athée. Je vous avoue que routes les fois que j'ai prononcé des blafphêmes , & que j'ai foutenu les opinions affreufes que mes amis m'onr communiquées, j'en ai frémi moi-même, mon fang s'eft glacé dans mes veines , & j'ai regardé ce que je venois de dire avec horreur. ^ °L'Etudiant. Je vous protefte que j'ai fenti trembler votre main quand vous avez lu ces paroles, Dieu, le Ciel, l'Enfer. L'Athée. Je le confefTe, & je vous dirai que j'ai treflailli en prononcant cet affreux terme , peut-être. Mon cceur me répondit d'abord que ce n'étoit pas un peut-être, que ces chofes étoient réelles, & qu'elles ne pouvoient qu'exifter. L'Etudiant. La confcience ne manque jamais de plaider la caufe de celui qui 1'a établie dans notre ame comme fa vice-reine. L'Athée. C'eft un terrible plaidoyer pour moi, & je n'en dois attendre que le plus affreux fuccès. L'Etudiant. Non, non, ce plaidoyer ne fera que vous convaincre de la vérité, & votre repencance en fera le fuccès, a ce que j'efpère. L'Athée. La repentance n'eft pas toujours la fuite de la conviétion. VEtudiant. Vous devez bien diftinguet ici Ffiij  454 Vis,om entre les fentimens qui vous viennent du ciel & ceux qui ont leut fource dans 1'enfer, entre la vo,x de Dieu & la voix de Satan. La première vous porte a Iapénitence, & la dernière vous mipire le défefpoir. L'Athée. Le dcfefpoir me paroit ètre une confequence naturelle de 1'athéifme qui bannit d* nos penfées la feule puifTance capable de nous garantir de cette fituation afïreufe. L'Etudiant. D'autant plus devez-vous admirer la bonté de cet ètre qui ne veut pas être bannt de votre ame , & qui vous avertit de vous repentir par des moyens fi extraordinaires. Vous avez été fon ennemi déclaré , un athée ,'un b'afphémateur; il ne fe rebute pas par les efforts que vous avez fairs pour vous perdre. Saint Pterre renia Jéfus-Chrift jufqu'a trois fois • même il confirma fon impiété par des fermens: mais dans le moment le Seigneur jeta les yeux fur lui, & Saint Pierre fe repentir. L'Athée. Mon crime eft plus horrible que celui de Saint Pierre. L'Etudiant. Vous voyez pourtant que le ciel vous appelle a la repentance. L'Athée. Er vous, vous êtesappelé a être l'inf, trument de ma repentance; il n'y a pas moyea de réfifter a vos preuves. L'Etudiant. Ainfi foit-flj plut a Dieu que je  du Monde A n g é l i q u e. 45 S Fufïe 1'inftrument d'une fi bonne ceuvre! Je le croirois prefque, rant je trouve de chofes furprenantes dans tout ceci. L'Athée. Je n'y vois rien que d'extraordinaire: qu'eft-ce qui m'a déterminé a entrer dans cette boutique ? . , L'Etudiant. Et qu'eft-ce qui m'a détermine, moi, a venir ici, a faifir ce livre, i jeter les yeux fur ces vers, a vous en faire 1'applkation , & a rechercher votre entretien,dont j'avois tant d'horreur? Rien de plus furprenant que ce concours de circonftances. L'Athée. Par quelle diredion fuis-je juftement venu ici dans ce moment la? Pourquoi mes diftraétions m'ont-elles détourné fi i- propos du chemin que je devois prendre p#ur aller a ma fociété? (i) Cettainement ily a un Dieu, j'en fuis convaincu, j'en fuis pénétré; il eft contradictoire qu'il n'exifte pas L'Etudiant. 11 n'y a rien de plus certain, & d eft indubitable qu'il a ménagé ce concours extraordinaire de circonftances, pour vous tirec de vos égaremens. L'Athée. II y a encore ici d'autres myftères a développer; je voudrois bien que vous votuuf (i) II dit ces paroles en kvant les mains au ciel. ¥ f iv  45« V i i r o n fiéz me faiyre a ia chambre de notre ami Monj,eUL"'e ne doilte pas que quelque chofe d extraordinaire ne lui foit arrivé auffi. L'Etudiant. De tour mon cceur (i). L'Athée. Eh bien! notre ami, vous n'êtes plus dans cette humeur brufque oü je vous ai trouvé, quand je vous ai vu la dernière fois? vous me ferez une meilleure réception , j'efpère? LeMalade. Véritablement, quand je vous vis Ia dernière fois, j'étois poifédédu diable , comme vous Tétiez auffi ; mais j'ai bien réfolu de ne jamais remettre le pied dans cet horrible endroir, L'Etudiant. De quel horrible endroir parlezvous ? LeMalade. Vous ne favez que rrop ce que je veux dire; je frémis quand je fonge d cet endroit, & encore plus quand je penfe a ia compagnie quisVaffembIe;je voudrois bien pouvoir vous perfuader de n'y pas retourner non plus. Pour moi, & fi Dieu veut continuer a me foutenir par fa grace , j'aimerois mieux être brülé tout vif, que de fréquenter encore de fi abominables gens. (O lis vont'enfemblea Ia chambre de I'Etudiant qai avoit été R fort effrayé par un coup de tonnerre; ils fe trouvent dans une grande %itation, mais, aflez porté a s'cntretenir avec eux,  du Monde Angélic^ue. 457 L'Etudiant. Je fuis charmé , monfieur, du changement que je remarque en vous ; votre ami que voici , eft dans les mêmes fentimens , ik je ptie Dieu de vous y conferver 1'un Sc 1'autre. L'Athée. Je vous prie de me communiquer les mctifs de ce changement; je ferai toujours furpris comment vous avez pu travailler a ma converfion, jufqu'a ce que je fache les motifs de- la votre. Le Malade. Ma converflon vient direótement du ciel. La lumière qui environna faint Paul fur le chemin de Damas ne le frappa point plus vivement que celle qui m'a ébloui cette après-dinée. 11 eft vrai qu'elle n'étoit pas accompagnée de quelque voix du ciel; mais je fuis fur qu'une voix fecrète a parlé eflicacement a mon ame; elle m'a fait comprendre que j'étois expofé a la colère de ce pouvoir, de cetre majefté, de ce Dieu que j'ai renié auparavant, avec toute 1'irnpiélé imaginable. L'Etudiant. Hé! je vous prie, monfieur, racontez - nous toutes les particularités d'une fi grande merveille ; il n'y a rien qu'on ne puifle favoir, felon toutes les apparences. Le Malade. Je le ferai très-volontiers, &c je  458 Vision crois même qu'il eft de mon devoir de ne vous «n rien cacher (i). L'Athée. A 1'heure qu'il eft, je ne m'étonne plus de ce que vous m'avez dit a votre porre , lorfque je venois vous prendre pour vous mener a notre fociété. Le Malade. Qu'eft-ce donc que je puis vous avoir dit ? L'Athée. Quoi! il ne vous fouvient pas de ce que vous m'avez dit, quand j'ai heutté a votre chambre il y a environ deux heures ? Le Malade. Vous avez heurté a ma chambre , & je vous ai parlé , moi ? L'Athée. A quoi fert-il d'en faire myftère? J'ai raconté toute 1'hiftoire a notre ami que voici : Le Malade. Je ne fais pas ce que vous voulez dire. L'Athée. N'en faites pas le fin, je vous en prie : je ne fuis plus choqué de votre compliment; je vous en rends graces plutót, & je le confidère comme un difcours qui vous a été infpiré par le ciel. Je puis même vous affurer qu'il a fervi i introduire dans mon ame le flambeau de la vé- (i) II fait ici le récit de tout ce qui lui étoit arrivé ca voulant aller a 1'alTembléc.  du Monde Angéeique. 459 rité, qui ne s'éteindra jamais , a ce que j'efpère. Le Malade. Je crois , mon cher ami, que vous parlez férieufement : & vous m'obligerez en croyanr que je parle de même , en vous affurant que je n'entends rien a tout ce que vous venez de me dire. L'Athée. Comment! vous ne m'avez pas vu i la porte de votre chambre après cette grande pluie. Le Malade. Je vous protefte que non. L'Athée. Quoi! n'êtes-vous pas venu m'ouvrir vous-même? Ne m'avez vous pas parlé? Et enfuite ne m'avez-vous pas fermé la porte d'une manière fort brufque. Le Malade. Non pas aujourd'hui; j'en fuis trés-sur. L'Athée. Suis-je éveillé? L'êtes-vous, monfieur? Vivons-nous tous tant que nous fommes ? Avons-nous notre bon-fens, 8c favons-nous ce que nous difons? Le Malade. Eh! je vous prie, monfieur, r'ireznous d'un embarras qui me furprend inhnimenr. L'Athée. Je vous dirai que très-affurément j'ai été a votre porte cette après-dinée a trois heures» j'y ai frappé , vous m'êtes venu ouvrir vous-  4<*o Vision même; j'ai voulu vous parler, vous m'avez in- terrompu (i). Le Malade. Soyez für qne ce n'eft pas moi qui vous ai parlé ; c'étoit certainement quelque voix du ciel : je n'ai été a la porte de ma chambre qua deux heures cet après-midi, quand je fuis rentré chez moi. Depuis ce moment, j'ai été toujours dans mon lit, ou dans mon cabinet, toujours occupé de mes réflexions & fort indifpofé (z). Ce n'eft pas encore la la fin de cette hiftoire ; mais je m'érendrois trop en voulant en rapporter toures les particularités; j'en ai dit aflez pour fatisfaire a mon but, & pour en rirer des conféquences qui ont du rapport a mon fujet. i. On voit ici une preuve évidente , que 1'exiftence d'un Dieu eft tellement imprimée dans notre ame, qne 1'athée le plus endurci eft incnpable de l'en effacer entièrement. La nature y répugne j & quand il s'efforce de la braver, le mouvement de fon propre fang lui donne le démenti. ( i ) Ici il lui raconte tout ce qui lui étoit arrivé avec le parent de fon ami, qu'il avoit pris pour fon amj lui-même j les réflexions que les paroles dont j'ai fait mention, avoient • fait naïtre dans fon efprit, &c. (i) lei 1'athée devieót pale 5c vmbe en foiblcfTc.  Du Monde A n g i t i q u e. 461 2. Nous Voyons dans cette hiftoite jufqua quel point 1'imagination peut être frappée par un pouvoir inconnu , qui fait faire un furprenanc affemblage d'un grand nombre de circonftances qui concourent a produire eer effet; rout tendoic a perfuader a ce jeune homme, qu'il avoit vu une apparition , & qu'il avoit entendu une voix du ciel, quoiqu'il n'y eut pas la moindre réalité; il étoit tellement furpris d'entendre fon ami lui proteftet que ce n'étoit pas lui qui eüt patlé , qu'il en devoit conclure néceffairement que c'étoit un mejfager de Dieu qui lui avoit ouvert , & qui 1'avoit exhotté a la repentance. L'agitation que cette idéé excitoit dans fou cceur étoit la caufe de fa défaillance fubite, & cepeudant il n'y avoit rien que de naturel dans tout ce qui lui étoit arrivé. II ne faut pas douter que plufieurs apparitions, dont on prétend avoir été témoin oculaire, & qui ont produit les meilleurs effets , n'aient été d'une même nature, & n'aient tiré de mème leur origine , d'une méprife heureufe. II eft bon pourtant d'obferver que , quand mème nous découvririons de pareilles erreurs , nous ferions très-mal d'effacer les premières impreffions qu'elles auroient faites dans nos efprits. Plufieuts voix peuvent nous venir de la part de Dieu , fans defcendre du ciel immidiarernent.  46z Vision C'eft ainfi que les enfans qui crièrent Hófanna k notre fauveur, accomplirent, fans ie favoir, les écntures, qui avoient prédit qu'il feroit glorifié" par la bouche des enfans, & des nóurrijfóns. Celui qui a créé , & qui dirige toutes chofes, peut tellement ménager les circonftances, qu'il en forte des inftrudtions aufti utiles pour nous, & auffi efficaces, que ft elles nous étoient données d'une manière miraculeufe. C'eft ainfi qu'il faut Confidérer les deux perfonnes qui dirent les mêmes paroles k notte athée , & les vers qui avoient frappé lefprit de 1'étudiant, juftement lorfque fon impie camarade entta dans la boutique du libraire, pour fe mettre k 1'abri de la pluie II faur juger précifément de ce concours de circonftances, comme du coq qui chanra quand faint Pierre renia fon maitre. II n'y avoit li rien que de naturel; il eft très-ordiuaire qu'un coq chante k 1'approche du jour: mais ce qu'il y avoit de merveilleux, c'eft que cet animal concouroit a accomplir la prédiction que le rédempteur avoit faite k ce difciple, qui avoit trop préfumé de fes propres forces. En un mot, des accidens pareils font d'une grande force pour nous convaincre de 1'influence de la providence divine dans les affaires humaines, quelque pecites qu'elles foiem en appa-  » u Monde Ancelique. 46$ tence •, de 1'exiftence d'un monde invifible, Sc de la réalité du commerce des intelligences pures avec les efprits enfermés dans des corps. J'efpère que je n'aurai rien dir, fut cette matière délicate, qui foit propre a faire donner mes leóteurs dans des fantaifies abfurdes Sc ridicules. Je puis protefter, du moins, que je n'en ai pas eu le deffein, Sc que mon intention a été uniquement d'exciter dans les cceurs des hommes des fenrimens refpeófcueux pour la divinité, Sc de la docilité pour les avertiffemens des bons efprits qui s'intéreflent a ce qui nous regarde. Fin du troifième Volume,  4^4 T A B L E DES vo yages ima gina i re's'. tome t r o i s i è m £» ROBIN SON CRUSOÉ. Préeace du Traducteur, page t RÉFLEXIONS DE ROBINSON CRUSOÉ. introduction, jr Chapitre premier. De la folitude. \6 Chapitre II. EssAi fur le caraclère d*uri honnête homme. Comment ce terme ejl entendu communément, en Foppofant a celui de maU honnête homme, ^ t Chapitre III. Des Vices qui règnent dans le commerce civil, & des Irrégularités ordinaireJ de la conduite des hommes, j0i Chapitre IV. Ess Al fur t'état préfent de la religion dans le monde, ij^ Chapitre V. De la néceffité d'écouter la voix de la Providence, Chapitre VI. De la proportion qu'il ya entre le Monde Chrétien & le Monde Payen, 3 1 5 Vision du Monde Angélique, jjj Fin de Ia Table.