V O YA G-E.S I MA G INA LR E S, feOMANESQÜES, MÈRVEILLEUifj ALLÉGORIQUES, AMUSANSj, COMIQUES ET CRITIQÜESi S U 1 VI S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES*  CE VOLUME CO NT 1E NT Le Solitaire anglois , ou aventures merveilleufes de Philippe Quarll , par M. Dorringt©*» Traduit de 1'anglois.  V O Y A G E S IMJGINJIRES, SONGES, VISIONS, et ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures* tome quatrième. Première divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaginaires romanejques. a AMSTERDAM, Etfi trouw a Paris, fcUE et hotel SERPENTE, ^IxTcTlxxxviï.   LE SOLITAIRE A N G L O I S, O u AVENTURES MERVEILLEUSES DE PHIUPPE QUARLL. Par M, DOR RING TON, Traduit de 1'anglois,   AVERTISSEMENT DE L' É D I T E U R> Le fort des romans célèbres a toujours étc de donner nalflance a des fuites ou a des ïmitations; 8c 1'on remarque ordinairement que ces produftions médiocres figurcnt trèsmal a cöté de leurs modèles. II ne faut cependant pas penfer ainlj des Aventures de Phiüppc QuarlL \ quoique ce roman nc foit qu une imitation de Robinfon, 8c que nous ne prétendions établir aucune forte dc comparaifon entre les deux ouvrages, néanmoins nous elpérons que nos lecleurs nous fauront gré d'avoir employé celui-ci. II en: rare, recherché, & mérite d'être diftingué dc beaucoup d'autres imitations de Robinfon. Nous ne connoiflons point 1'auteur de cê roman, qui eft anglois \ nous n'avons également aucuns renfeignemens fur Ie tradufteur : au ftylc de ce dernier, nous le croyons étranger : nous y avons remarqué que notre langue lui étoit pcu familière. Le nom de Dorrington, que 1'on lit en têtc de 1'ouvrage , eft un nom fuppofé ; c eft celui du voyageur que 1'on feint avoir découvert la retraite de notre Solitaire, 8c que 1'on donne pour 1'éditeur du récit dc fes aventures.  Lip 'Vtij De toutes les imitations de Robinfon; celle-ci nous a paru la plus agréable : quoiqtie, nous le répétons , elle foit très-inférieure a fon modèle. L'auteur a traité fon fujet d'une manière gaye ; & il a donné a fon ouvrage un cara&ère original, quoiqu'il ne foit réellement qu'une imitation. L'édition d'aprèslaquellenousimprimons, eft précédée d'une préface que nous avons cru devoir fupprimer. Nous y avons vu, avec peine, que l'auteur y traite avec mépris le roman de Robinfon, qui étoit nouveau alors 5 mais qui n'en méritoit pas moins des égards, tant par le mérite de 1'ouvrage en luituême, que paree que l'auteur y avoit puifé fon fujet & fes idéés les plus hcureufes. L'envie d elever fa produ&ion fur les débris de la réputation de 1'autrc , a pu feulc lui dicler une critique auffi injufte. Dans le furplus de cette préface, lauteur, foüs le nom de 1'éditeur anglois, cherche a donnet a fon roman les couleiirs de la véritc ; & s'efforce de perfuader a fes lecleurs, que les aventures dont il donne 'le récit font véritablcs. Nous n'en croyons pas moins que 1'ouvrage eft un pur roman, dónt Robinfon a donné 1'idée, mais que l'auteur a fu varier &: traiter d'une manière qui lui eft propre. LE  LE SOLITAIRE A N G L O I S. LIVRE f R E M 1 E R, Commtnï on Iroüva M. QuaUlL Defctiptioh At fes habïts, de fa demeure & de fes meubles. Set tntretiens avec les pérfonnes qui le dkouvrinnv. C o mme j'avois conclu les affaires de négoce qui avoient été le but de mort vöyage, & que je n'étois plus arrêté au Mexique , que par les vents contraires , en attendant qu'ils changeaffent, jë ne manquois pas un feul jour d'aller me promenër le long de la mer. Üné fois qu'it faifoit un tems charmant, & que la mer étoit d'un ealme extraordinaire > je partis de grand matin pour faire ma promenade accoutumée ; & je m'accoftai, je ne moyennant un fchelling, tandis que le raaitre du vaiffeau étoit abfent pour un voyage, oü iJ devoit refter quelque tems. Nous voila donc partis. Le poiffon venoit en foule. On auroit dit qu'il s'empreffoit k fe faire prendre, & nous étions de la meilleure humeur du monde. Sur ces entrefaites, notre jeune pilote > qui avoit vu de la lumière entreles pointes du rocher, fe déshabille pour voir ce que c e» toit, & grimpe de rochers en rochers, armé d'un croc pour affurer fes pas. II arriva enfin jufqu'au haut, & paffa de 1'autre cóté , d'oii il revint , en nous appellant avec des cris qiii marquoient fa furprife & fa joie. Meffieurs; Aij  4 Lè SoiïfAi&È MelTieurs, laiffez-lè votrepêche, nous cria-t-ll, il y a ici bien autre chofe k faire: je viens de découvrir une nouvelle tette; jamais le ibleil n'a rien éclairé d'auffi beau. Nous ne nous le fïmes pas dire deux fois» Nótre pêche nous avoit fourni un grand plat de poiffon. Nous attachons la chaloupe k une pointe du rochef, & nous grimpons è 1'endroit oii étoit notre pilote. Nous appercümes en effet une contrée délicieufe , mais en même tems nous nous trouvames dans le dernier embarras, paree qu'il y avoit au pied du rocher un lac d'environ un mille de longueur, & que ni Alvarado, ni moi, ne favions nager. Mais notre guide, qui étoit bon nageur, s'étant jetté dans 1'eau, il fe trouva qu'elle ne lui venoit qu'a la poitrine; de forte que nous y entrames après lui & que nous arrivames k 1'autre rivage, qui avoit environ cinq ou fix pieds de haut. Nous nous trouvames alors dans un pays plat & uni; les prairies étoient d'une verdure charmante ; nous y refpirions une odeur délicieufe comme celle des camomilles ; on y voyoit de toutes parts de grands arbres de diverfw efpèces, dont les uns formoient des allées, & les autres étoient entaffés en bouquets de différente hauteur & grandeur. Lorfque nous fümes dansun endroit oii la difiance des arbres laiffoit un paffage Ubre  Anglois. f a nos regards, nous découvrimes a quelque diftance un bois d'une étendue confidérable, que la nature fembloit y avoir planté pour former cette perfpe&ive enchantée que nous voyïons. Je voulus d'abord avancer pour obf-rver de prés les beautés que 1'éloignement déroboit a ma vue. Alvarado , qui jufqu'alors n'avoit rien remarqué par oü il put juger que le pays étoit habité, me difluada, autant qu'il put, de fuivre ma curiofité , de peur que quelques bêtes faroucbes ne vinflent fe jetter fur nous. Sa précaution étoit fondée; 1'épaifleur du bois donnoit lieu de foupconner qu'il y eut des animaux dangereux. Nous primes donc d'un autre cóté , oü il y avoit de belles allées, & ca & la comme des petits hofquets. Ces. derniers nous paroif» foient compofés de quarante ou cinquante arbres ; mais nous nous appercümes bientöt avec furprife, que chacun venoit d'un feul arbre qui». du milieu de fon tronc, a cinq ou fix pieds de terre, jettoit des branches,lefquellesfe recour* bant en bas, y reprenoient racine, & devenoient de nouveaux arbres, d'oii il en naiffoit encore d'autres. Nous nous promenSmes quelque tems fous ees arbres merveilleux, dont nous découvrimes enfuite un grand nombre, & nous adtnirions enfemble 1'art & la puiüance du maitre  6 ie Solitaire de la nature. Nous remarquames que quelquesuns fervoient de retraite a des finges; leur fuite précipitée nous empêchoit d'en difcerner la couleur: cependant, en avancant, nous vïmes qu'il y en avoit de deux efpèces, les uns avec le dos verd & le refte jaune, & les autresgris fut le dos & le refte blanc: ce qui faifoit des bêtes d'une beauté charmante. A quelque diftance de eet endroit, j'appergus quelque chofe que je pris pour des maifons, & j'en avertis Alvarado. Si cela eft, n'avangons pas, répondit le prudent Efpagnol, qui craignoit qu'il n'y eüt la des fauvages qui recuffent mal notre vifite: il voulut en mêmetems retourner fur fes pas. Je lui dis la-deflus qu'il feroit tems de faire notre retraite , quand nous aurions appercu le danger. Non, il ne fera peut-être plus tems alors, me répondit-il ; fi les malheurs ne fuivent pas toujours les dangers , du moins les dangers font toujours une raifon fuffifante pour craindre les malheurs. Eh bien, è la bonne-heure , repliquai-je ; quand nous verrons les ennemis, nous en ferons a quelque diftance : fuyez alors fi vous le ju^ez k propos : pour moi, j'ai Ie long baton de notre guide, armé de fer k un bout, & garni d'un croc k 1'autre , je ferai Texercice avec cette arme jufqu'a ce que vous foyez en süreté : füi-. vez-moi maintenant,  A N G L O I S. 7 La honte le perfuada mieux que mes difcours: ainfi nous avangames aflez pour remarqner que ce que nous avions pris pour des maifons, étoient comme des treilles compofées d'arbres verds. Je veux bien avouer que je commencai a craindre ce que 1'Efpagnol avoit prédit, Sc que je doutai s'il ne vaudroit pas mieux éviter le péril, que d'aller au-devant. Néanmoins je diffimulai ma crainte , de peur d'augmenter & d'autorifer celle d'Alvarado, qui auroit été ravï d'avoir ce prétexte pour s'enfuir. J'eus beau faire, il s'appercut que je marchois moins vïfe qu'auparavant ; Se concluant d'abord que je voyois quelque chofe qui n'iroit pas bien pour nous , ce ne fut que plaintes & gémiflemens de fa part. Qu'avoit-il a faire de s'abandonner a mes confeils ? Nous payerions bien cher notre impertinente curiofité. Ce que nous voyions refiembloit mieux a des retraites de voleurs, ou a des cabanes de fauvages, qu'a des demeures de chrétiens. Tels étoient les difcours que fa frayeur lui diftoit , &: en même tems nous approchions d'une coliine couverte d'arbres, oü paiflbient quelques animaux que je reconnus être des chèvres, & qu'Alvarado jugea être des bêtgs fauvages, a la viteffe avec kquelle elles s'enfuirent dès cu'elles. nous eurent appercus. Pow A üj  8 11 S0LITAIRE mol, jugeant autrement, j'inférai de leur füire ; que ces treilles n'étoient pas ce que j'avois penfé. Voici comment je raifonnois; fi ces arbres. fervoient de demeure a quelques hommes , les chèvres, accoutumées a voir des créatures de notre efpèce, ne fuiroient pas devant nous; &c fi elles étoient des animaux farouches, elles ne viendroient pas païtre en des endroits que des hommes habitent. II y a quelque apparence que ceci aura été la retraite de quelque folitaire qui y eft mort, ou qui eft allé yivre ailleurs. Comme Alvarado n'avoit encore rien vu de contraire a ce que je fuppofois 3 il commenca a (e rendre „ §C nous continuames notre marche. Lorfque nous fümes k portée de difcerner les, ehofes , nous tombames cjans la dernière furprife. Ce qui (e préfentoit k nos yeux furpaffoit les meilleurs ouvrages de l'art: !a régularité & Je bon goüt y regnoient de toitfes parts, & rieq néanmpins n'y reffembloit a ce qui eft travaillé par les hommes. La nature & le tems paroiflbient (eiUs capables d'avoir bati eet édifice: en un mot, ce n'étoient ni des maifons. ni des cabanes , ni des cahinets de verdure ; c'étoit quelque chofe. qui en ayoit 1'utilité Se IV grément. Après en avoir admiré long-tems les dehorsa fans être interrompu que par le chant harmo-  Anglois. 9 nleux d'une infinité d'oifeaux perchés fur une haie qui environnoit un arpent de terre voifin i nous eümes la curiofité d'examiner les dedans de cette charmante retraite. La première chofe que nous y remarquames, fut qu'elle avoit envirpn neuf pieds de hauteur , & autant eq quarré; les murailles en étoient droites & unies, Ce qui formoit le toit , étoient des feuilles, vertes femblables a celles des müriers, & appliquées les unes fur les autres avec autant de jufteffe & de propreté que les ardoifes dont nous couvrons nosmaifons. Le milieu du toit fe termi^ noit en efpèce de coupole, & étoit couvert de même que le refte. Enfin, a chaque coin du logis, il y avoit un arbre droit comme un cyprès, &{. fans branches jufqu'a la hauteur de douze pieds, ou commengant a nattre , elles répandoient un ombrage délicieux fur le toit, & y faifoient une efpèce de dais ou de berceau: il n'y avoit pas jufqu'a la porte qui ne fut un chef-d'ceuvre, Elle étoit compofée de petites branches d'arbres entrelaffées avec art, & fermée avec un verrouil de bois, qui s'enchaflbit dans une gache de la même matière, Comme elle étoit fermée par dehors, nous. jugeames que le maïtre en étoit forti, ce qui nous donna la hardieffe d'y entrer. Nous apperfümes d/aborcl vis/a-yis de la porte un lit placé  ?o le Solitaire fur la terre y qui étoit polie & nette comme une glacé. On ne devineroit jamais de quoi cette couche étoit faite. La couverture, qui avoit trois pouces d'épais, étoit d'herbes feches qui avoient confervé leur verdure, & qui valoient le coton & la laine pour la douceur & pour la chaleur. Le lit étoit de la même nature & du même ouvrage, excepté qu'il avoit trois fois autant d'épaifleur , ce qui le rendoit auflï mou qu'un lit de pluine; & -defibus, il y avoit un matelas femblable , mais un peu moins maniable. II ne paroiflbit, ni plus de magnificence, ni moins d'induftrie dans le refte des meubles. Imaginez deux planches de chêne, minces & polies, pofées fur quatre pieux enfoncés dans la terre : voila la table. Une chaife mife au prés etoit du même travail que la porte. Dans un coin, a terre, on voyok un petit coffre comme font ceux des matelots. II pendoit a la murailfe une camifolle & des culottes de toile, femblables è celles des mariniers quand ils font a bord. D'un autre cöté, on avoit accroché un habit long & un bonnet, tiffus d'herbes comme la couverture du lit, & épais de la moitié d'un travers de doigt: ce que nous jugeames être un habillement d'hiver. Nous n'avions pu voir par dehors de quoi  A N G L O I Si II cette maifon étoit faite, paree que les feuilles qui la couvroient par-tout, ne laiffoient rien appercevoir que leur verdure. Nous reconniimes, en 1'examinant par-dedans, que c'étoit un amas de plufieurs arbres ferrés les uns contre lesautres, qui formoient.un mur inébranlable & épais d'environ fix pieds. Leurs tiges droites, polies & couleur d'olive, reflembloient k un ouvrage de boiferie ; leurs branches ch:,rgées de feuilles, qui s'étendoient au-deflus de la chambre, fe croifoient & fe confondoient les ünês dans les autres, aidées, fans dpute , par 1'adreffe de l'archite£te: ce qui compofoit un plat-fonds d'une beauté enchantée , & que ia pluie ne pouvoit pénétrer. Je n'avois encore eonfidéré ces chofes qu'en gros : je vouuis enfuite regarder ce qu'il y avoit dans le petit eofFre qu'on avoit laiffé ouvert, & j'y trouvai des feuilles de parchemin: 1'inquiétude &c 1'impatience d'Alvarado ne me laiffèrent pas le loifir de voir ce que c'étoit. II avoit tant de peur que 1'höte ne revint, qu'il fallut förtir d'abord. Pour comble de malheur, en nous en alïant, nous remarquames deux arquebufes k un coin de la chambre, derrière la porte. Ce fpeftacle acheva d'intimider mes deux compagnons, & a dire le vrai, il m'émut un peu moi-même. En efFet, jftfqvi'alors , j'avois cru me trouver dans  Ia folitude d'un Hermite ; mais des armes dans un Keu , oü , en ce cas, j'aurois dü ne voir qu'un crucifix & des images, ne pouvoient guères me laiffer dans cette penfée. Néanmoins, après avoir manié ces deux armes, leur rouille me convainquit qu'elles ne pouvoient avoir fervi de plufieurs années ; de forte que je retombai dans mon premier fentiment, & que je ïesprispour des refies d'un naufrage que lliermite avoit rencontrés par hafard fur un rocher. 1 Je le dis a mes compagnons, qui, toujours en*&és qu'il y avoit a craindre en ce Keu, fe Mtoient d'en fortir, fans vouloir rien regarder dayantage. A la fin, pourtant'; je leur démontrai par tant de raifons, que fi ces armes avoient été deftinées a un mauvais ufage, on les auroit confervées avec plus de foin , qu'ils confenfirent a voir les au tres appartemens qui étoient de Ia même facon & de la même nature, quoique Mtispour des fins diffërentes. Le premier étoit couvert de tous cötés de Ia même forte d'herbe qui croiflbit k terre, Sc qui étoit aufli unie que fi on 1'avoit applanie avec des rouleaux; derrière eet endroit, il y avoit plufieurs loges, comme des chenils, mais nous n'y vimes ni entendimes point de chiens, J'ai oublié de dire que pendant que nous exaHiinions tout, nous avions. mis nojce jeune  A S G t O i S. ij matelot en fentinelle, pour nous avertir au eas qu'il vit venir quelqu'un: ainfi nous entrames fans rien craindre dans cette cabane, qui n'étoit fermée que comme Pautre, & qui fe trouva être une cuifine. Nous y vïmes plufieurs coquilles de différentes grandeurs, que nous jugeames devoir fervir en guife d'affiètes , de plats & autres batteries de cuhine. Quelquesunes étoient ufées par dehors k force d'avoif été fur le feu, mais le dedans étoit d'une extréme propreté. Pour les autres, par dedans St par dehors, elles reflembloient k des nacres de perle. A un bout de la chambre, il y avöit une forte de fourneau, comme on en a dans les grandes cuifines ; k deux ou trois pieds de dif* tance, étoit 1'arre, oü il paroiffoit qu'il y avoit eu du feu depuis peu, ainfi que dans le fourneau ,. vu qu'il y avoit encore des charbons & des Cendres fraïches. Ces chofes me confir-^ mèrent dans la penfée que nous étions dans un hermitage. Alvarado, de fon cöté, voyoit avec plailir des fourneaux oü il avoit cru voir des Hts, & des poélons oü il avoit appréhendé de rencontrer des armes. C'étoient autant de circonftances qui diminuoient la crainte oü il étoit que des fauvages ne vinffent nous mafiacrer. II me difoit luijnême, qu'il ne pouvoit croire qu'il demeurat  14 le Solitaire plufieurs perfonnes dans 1'endroit oii nous étionsj que, s'il y en avoir qui Ment allés dans ie refte de 1'ifle, il falloit qu'ils ne nous euflent pas vus; 8c que d'ailleurs nous aurions du en rencontrer quelques-uns. je fus ravi qu'il m'aidat ainfi lui-même a difftper fes frayeurs, 8c j'en confidérai les chofes avec moins de précipitation. Le premier öbjet de notre curiofité fut plufieurs coquilles couvertes, fur une tablette foutenue par deux batons enfoncés da*ns le mur> qui étoit de gazon. 11 y avoit dans les unes des anchois marinés , dans les autres des moufferons, 8c dans les autres des capres ou autres chofes femblables. Sur nne autre tablette derrière la porte , étoient diverfes fortes de poifibns fecs. A terre, d'un autre cöté, il y avoit deux cofFres ouverts> pleins de poifion falé 8c de viande fumée. Fort bien, dis-je, un höte qui fe conaoit ainfi en mets, 8c qui les aime, ne peut être un barbare. Une feule chofe nous embarrafibit , c'eft que ces provifions paroifioient trop épicuriennes pour un hermite. La-deflus Alvarado me paria de la forte. II y a fix ans que je füis au Mexique, pendant lefquels j'ai été plus de vingt fois au Pérou, 8c jamais je n'ai entendu parler de cette ifle. Teïle eft la djfHculté d'y aborder, que j'ofe afturer que  A N G L O I S. nous fommes les feuls qui aient ofé 1'entreprendre, ou qui y aient réuffi; ainli je luis aflez porté a. conclure, que quelques - uns de ces déterminés flibuftiers qui infeftent nos mers, auront cherché ici un afile, & que la maifon oünous fommes eft celle de leur capitaine, qui aura diftribué fes compagnons dans des caves creufées fous les rochers. II y avoit trop d'apparence, a ce qu'il difoit , pour que je voulufle le démentir. Néanmoins , je combattis fa penfée, de peur qu'il ne voulüt a toute force fe retirer, avant que nous euflions vifité le refte. Je lui répondis que fes conjectures étoient probables , que peut - être aufli elles étoient faufles ; que même , en les fuppofant vraies, il n'en étoit pas moins certain qu'il n'y avoit perfonne auprès de nous qui nous inquiétat; qu'ainfi nous pouvions en liberté entrer dans les autres appartemens. Je Pentrainai en même-tems dans un endroit fermé comme les deux autres, auxquels d'ailleurs il ne. reffembloit nullement, ni pour la facon, ni pour 1'ufage. C'étoit un véritable cabinet de verdure, compofé d'arbres plantés k un pied 1'un de 1'autre , dont les branches entrelaflées d'une manière regulière , formoient plufieurs compartimens agréables, oü il n'y avoit que 1'air qui put entrer. II nous parut de la même  46 le SolïtaIrë hauteur & largeur que la culfine, qui étoit i Pautre bout du logis, tellement que la maifon fe trouvoit entre deux ailes d'une parfaite uniformité. Nous ne pümes douter, k la fraïcheur dë ce lieu, que ce ne fut un afile, dans les jours chauds, contre 1'ardeur du foleil. NoUsy trouvames , fur des planches, des coquilles larges $ profondes, en un mot comme celles de Ia cuifine , dont les unes contenoient du beurre, &t les autres de la crème ou du lait. II y avoit fur' une tablette plufieurs petits fromages, & fur Une autre , ün tefte de racines qui reflembloient k des falfifis, & qui paroiffoient avoir été frites. Ces mets ne pouvoient que nous perfuadef davantage que ce féjour n'étöit point celui d'uri hermite , qui, fans döute , n'auroit pas tant cherché k fatisfaire fon goüt. Ainfi, ne fachanf chez qui nous pouvions être, nous réfolümes de n'y pas demeurer davantage, & d'aller chercher notre pêche, qu'il étoit tems d'apprêter» Comme les arbres qui étoient épais en eet eri* droit , nous auroient empêché de découvrif affez-töt 1'ennemi pour Péviter, nous jugeames a propos d'aller le long des rochers, oü rien ne' pouvoit nous borner la vue. Voila oü nous en étions, lorfqu'un phlegme qui m'embarrafToit Ia poitrine , m'obligea dé touffer avec un bruit qui fut répété je crois, en ving£  A N G t 6 i Si ■ 17 vingt endroits différens du rocher,de vingt différentes manières. II n'en fallut pas davan* tage pour alarmer Ie timide Alvarado * & il alla s'imaginer que c'étöit un fignal que fe donnoient des hommes cachés dans les roes, fans prendre garde a ï'imporïïbilité öii ils auroient été de venir a nous , ayant un grand lac a traverfcr, ce qui nous auroit donné le tems de leur échapper. Voila comme Ia peur" eft faite, elle ne voit que ce qui peut 1'aügmenter, & elle fe repréfënte comme certains des dangers quine font pas même poffibles. Je fis ce que je pus pour le cönvaincre que ce n'étoient que des échös, tk. je rouffai encore avec un bruit, auquel les rochers répondirent de même* La tröiiième fois, ce ne fut plus la même chofe; & une voix différente de la mienne , que j'entendis clairement, ne ma laiffa plus douter" qu'il n'y eüt la quelqu'un qui nous avoif entendus. Mon compagnon devint pale comme la mort: & il n*auroit pas mariqué de prendre la fuite,fila voix n'étoit venue d'un endroit par 011 il falloit pafTer pour nous fauver. Ce fut alors qü*il triompha, felon la ceutitrne des gens peureux , qui font ravis quand le hafard dónne a leurs frayeurs un cerfain air de prudence. Elï bien , monfieur > vous ne m'gvéZ pas vöulu croire , me difoit-il, avec une veix Tornt IV. B  a8 le Solitaire tremblante & mal articulée. Maintenant, je crois que vous êtes convaincu qu'il auroit bien mieux valu nous retirer , que de fatisfaire une curiofité inutile & indifcrette. Que ferons-nous a préfent? En même tems le jeune mouffe fe mit a pleurer, & me dit qu'il voudroit bien n'avoir jamais touché notre argent, que ce petit profit alloit lui coüter bien cher. j'avoue que je n'étois pas moi-même fans émotion, & néanmoins il falloit que j'encourageafTe les autres ,& que je diffimulafTe mes fentimens. Ce n'eft pas la un petit embarras. Cependant je vins k bout de faire bonne mine, ce qui les raffura un peu, après quoi je leur fis voir que le danger étoit égal ,foit que nous attendiffions Fennemi, ou que nous allaflïons k fa rencontre. Nous marchames donc au devant de la voix, & nous avions fait k peine cinquante pas, que nous appergümes , k une grande diftance, quelque chofe de reffemblant a un homme, avec une autre créature, qui fe perdit entre les arbres, avant que nous euffions pü difcerner ce que c'étoit. La-deffus chacun de nous s'en forma des idéés proportionnées aux différens degrés de fa peur. Alvarado vouloit que 1'homme fut un géant, & 1'autre créature, un homme d'une taille ordinaire, tous deux armés de pied-en-cap. Le moufTe, qui appréhendoit  A X G L-0 IS. 19 plttS la mort que Fefclavage auquel il s'étoit accoutumé fous un maitre dur & impitoyable , affuroit avoir vu une ourfe avec fon petit, 8£ s'efforcoit de nous infpirer la frayeur qu'il fentoit, pour la juftifier : nous avions même mille peines a 1'empêcher de fe jetter dans le lac a las page. En un mot chacun croyoit voir ce qu'il appréhendoit davantage. Moi feul, moins alarmé que les autres , je diftinguois mieux les objets, & je croyois n'avoir remarqtié qu'un homme d'une grandeur ordinaire avec un chien: de forte que mes difcours les ébranloient afTez pour les remettre tant foit peu. Enfin , après avoir avancé environ la Iongueur de cent pas, nous revimes les mêmes objets moins éloignés , & dans un endroit 011 aucun arbre ne pouvoit les dérober a notre vue. Alors il n'y eut peur qui tint .* mes compagnons furent obligés de convenir que le géant Sc 1'ourfe s'étoient changés' en un homme ordinaire ; feulement nous ne pümes reconnoitre quel anima! Taccompagnoit, paree qu'il s'élanca fur un arbre dès qu'il nous eüt appercus. Mais, pour 1'homme qui venoit vers nous pas a pas, il fut bientöt a la portée de notre vue. 11 paroiffoit agé ; une longue barbe blanche lui defcendoit fur la poitrine qui étoit nue ; des che-' vêux de la même couleur lui couvroient1 B ij  ÏO LE SOLTTAIRË Jes épaules, & tomboient jufques fur fes reins. Cet extérieur, qui infpiroit plus de refpeft que de frayeur, commencoit a rappeller le courage de mes gens, qui tachèrent de rejetter fur la diftance Terreur oii Tappréhenfion feule les avoit jetés. Cependant le vieillard , qui s'étoit approché affez de nous pour remarquer que nous parlions anglois, laiffa tomber un fagot & une hache qu'il portoit, courut au-devant de moi, & m'embraffa, en difant: mes chers compatriotes, car je vois que vous 1'êtes a votre langage, par quel hafardêtes-vous venus dans un endroit dontl'accès eftdéfendu par mille périls, & oii 1'on ne peut aborder qu'après avoir évité mille fois la mort? Avez-vous donc fait naufrage? Non, graces a Dieu, mon père, lui dis-je, la fimple curiofité nous a amenésici, & le calme extraordinaire qu'il fait 1'a favorifée autant que nous pouvions Ie fouhaiter. .Vousmême, oferois-je vous demander comment vous vous trouvez dans ce défert ? II me répondit que c'étoit par le fecours de la providence, qui Pavoit tiré des portes de la mort pour le placer dans cet afde afluré & paifible. Ceft mon naufrage qui m'a fauvé, dit-il. Ces mots me faifoient croire que des corfaires avoient donné la chaffe a fon navire, & qu'il s'étoit fauvé de leurs mains en échouant contre    A N G L O I 5. 21 ïes rochers. La-deflus, je lui dis que puifqu'il avoit évité la fervitude, il devoit fonger a ibrtir avec nous d'un lieu oü fa vieilleffe demeureroit fans aucun fecours humain, s'il ne faififfoit Poccafion préfente. Vous êtes dans Terreur , repliqua le bon vieillard : quiconque efpère en Dieu, n'a pas befoin des hommes. J'en conviens, monfieur ,• lui repliquai-je. Quoi! ne peut-on avoir de confiance en Dieu qu'en rejetant abfolument Taffübance de fon prochain? Je ne doute point de votre piété, feulement je me défie de la fragilité de la nature, & de Tinfirmité de la vieilleffe, & c'eft ce qui me fait fouhaiter que vous vous mettiez a portee d'être fecouru. Vous pouvezvivre dans le monde fans relacher de votre dévotion , & fans courir rifque que rien la refroidiffe ou la trouble. Le bon homme me fit cette réponfe. Quand je de« vrois être empereur de Tunivers, je ne vous fuivrois pas, & vous-même vous cefieriez d« m'en preffer, fi vous faviez combien je mène ici une vie heureufe & tranquille. Ni habits, ni nourriture, ni commodités, rien ne me manque. Je ne fins point affervi aux modes ni aux tems; j'ai de tout, felon mes befoins & felon mon goüt. Vous voyez , par exemple , mon habit d'été : Thiver , j'en ai qui conviennent a la faifon. Quant a ce qui ef): des vivres ,. je pourrois Büi  22 L E-S O LITAI RE vous dire que j'ai a choifir, viande commune poiflbn ou gibier. Venez diner avec moi, &je parie dix ccntre un , que je vais vous fervir de Ja venaifon , & peut-être un plat de gibier. II nous inena la-deifus dans un bois éloigné d'environ un mille, oü il avoit tendu des pièges en plufieurs endroits d'un taillis , & nous y trouvames unanimal qui rtflemblok a un faon, ■de la grandeur d'un licvre, de la couleur d'un 'renard,&dont les pieds & la tere étoient coihmè ceux d'une chèvre. Ne vous f*avois-je pas bien promis què je vous donnerois de la venaifon, •dit le bon homme ? Voyons maintenant fi j'aurai du gibier. Nous aüarnes en même tems dans un endroit ou pendoit, entre deux grands arbres , un filet au fond duquel il avoit pratiqué une efpèce dé iac qui fe refermbit dès que Toifeau étoit de•dans. II s'y trouva deux oifeaux femblables a une bécaffe , mais de la grandeur & de la couleur d'un faifan. Bon , dit le vieillard, voila du gibier que f ai, fans être obligé d'en ofFrir moins qu'il ne vaut,ni que les volailliers aient juré qu'il leur coüte plus qu'il ne coüte en efFet: voyons è préfent fi noüs aurons du poiffon ; il ne nous en coütera que la peiné de faire environ un demi-mille. Ce n'efi pas la peine, monfieur, lui répondis-je j nous ne fommes que quatre} &  A N G L O I S. 2$ voila des vivres pour vingt perfonnes! fi vous avez envie de manger du poiffon , nous en avons dans notre chaloupe, de 1'autre cöté du rocber. Rien confeillé, repiiqua le vieillard folitaire : nous traverferons un lac, & nous grim-; perons deux fois le long d'un rocher inacceffible, pour attraper avec peine ce que nous pouvons avoir en nous promenant dans des bois délicieux, pendant qu'une infinité d'oifeaux nous réjouiront par leurs concerts mélodieux. A combien de travaux inutiles s'expofe 1'homme I baiffez-vous feulement, regardez & voyez s'il n'y a pas la de quoi faire un paflable repas ? Tandis que nous parlions , nous étions arrivés a un réfervoir abondant en poifibns , & c'eft ce qu'il me montroit. Je me récriai fur fon bonheur, en des termes pleins d'admiration; fur quoi il me dit: vous avez raifon , monfieur , je fuis dans unfecond paradis terreftre, excepté qu'il n'y a ici ni fruit défendu, ni femme quï puiffe me tenter. Je ne pouvois nier que la providence ne le traitat en bonne mère, mais il me fembloit que Tage devoit avoir épuifé fes forces , & je le lui difois. Bon, bon, Page , repiiqua le vieillard en fouriant, je fuis moins vieux qu'a mon arrivée dans ce défert, & néanmoins je n'avois alors que vingt-huit ans ; & if y en a déja cinquante du tems que je parle j B iv  i4 leSolïïairë il eft vrai pourtant que je pourrois paffer pour vieux , fi j'avois vécu comme les autres hommes , qui femblent trouver la mort trop cloignée , tarft ils le hatent de 1'avancer par leurs débauches ; mais je n'ai eu ni occafion, ni envie de le faire. Vous me répondrez, peutêtre, que ft on ne s'appercoit pas encore en anoi du ravage des années , il y paroitra un jour ; & qu'il n'y a pas de conftitution dont le tems n'altère enfin la vigueur. Oui, je 1'avoue, &c j'avoue encore qu'un nombre confidérable de jours qui ont paffe fur ma tête, ne m'ont guères viejlli, paree que je ne les ai point prévenus , ainfi que ces gens qui mettent leur vie en doublé, fi on peut parler de la forte, Si qui font preffés de vivre ; jugez-en par cette Vigueur de poitrine, & tachez de faire mieux, Vous qui vous croyez moins agé que moi. Ladeffus il touffa d'un ton clair & vigoureux, dont mes oreilles retentirent pendant quelques tninutes ; &c j'avouai que je ne me fentois pas capable d'en faire autant. II propofa enfuite qu\m de nous allat prendre une grande pierre environ a deux verges de Pëndroit oü nous éiions, & la lui apportat: il y a apparence que vous y réiiftirez fans peine, continua-t-il, du moins elle ne- femble pas d'une extréme petórtfeur, La ehofe ne me paroiffoit pas faeibi  A N G L O I S. 5jf Cependant, pour faire plaifir a mon höte, je m'offris de rouler jufqu'a lui cette pierre digne des héros d'Homère &c de Virgile. Après avoir eu mille peines a la remuer, je fus enfin obligé d'y renoncer , tandis qu'a ma grande furprife , il 1'enleva de terre , ck la porta , comme en fe jouant, a 1'endroit qu'il m'avoit marqué. Eh bien ! nous dit-il, voyez combien il eft avantageux de vivre loin du monde, &C de ne pas ufer fes forces en les prodiguant 1 Si vous n'aviez pas regu tant d'afliftance des autres hommes , je fuis porté a croire qu'elle ne vous feroit pas néceffaire en auffi peu de tems, qu'il y a apparence qu'elle le deviendra. Allons réparer nos forces par un bon repas; il eft affez tard pour n'avoir plus de tems k perdre. Nous allames fur - le - champ k 1'endroit oii les fagots étoient demeurés, 6c nous en chargeames notre mouffe, après quoi nous primes le chemin de la cuifine. Nous nous mïmes tons a travailler , 1'un faifoit du feu , tandis que 1'autre écorchoit le faon, &Z qu'un troifième plumoit le gibier. Le bon homme nous dit, qu'il étoit faché de ne pouvoir pas nous épargner cette peine; que notre préfence avoit effarouché fon domeftique. Je vois que ce mot vous étonne , continua-t-il; que feroit - ce donc, fi je vous difois, que qelui dqnt jq parle eft ua  ie Solitaire naturel de cette ïle, & qu'elle n'eit, dieu merci, habitée que par moi & par des finges ? Je compns par ce difcours, que ce prérendu val et étoit un finge, le même qui s'étoit fauvé fur im arbre a notre approche , le bon - homme m'avoua que j'avois raifon; & que femblable k fon maitre , ce finge n'aimoit pas la compagnie. Je lui demandai la-defius comment il avoit pu accoutumer cet animal a lui obéir, & a ne pas regretterla liberté, dont il pouvoit aller jouir avec fes femblables. Je vais vous 1'apprendre, me dit le bon folitaire. Je le pris jeune, & je le comblois de careffes, k quoi il témoignoit une extréme fenfibilité; de-la vient qu'il s'efi fait a moi, & qu'il ne voudroit pas me quitter aujourd'hui, quand même il n'auroit pas a craindre d'être chafie par les finges fauvages , ce qui lui arriveroit infailliblement. J'en avois un autre auparavant, ajouta-t-il, je puis dire que la Providence me 1'avoit envoyépour m'aider & pour me divertir; car il n'y a rien qu'il n'eüt PadrefTe de faire , ou pour me foulager dans mes travaux, ou pour difliper 1'ennui de ma folitude. C'eft ainfi que je vécus douze ans, comme je Pai marqué fur mes mémoires ; mémoires que, par parenthèfe, j'aurois faits en forme de journal, fi 1'ordre des jours ne s'étoit échappé de ma mémoire, de forte que je me  Angiois, 27 contente de fêter le fepfième jour, quel qu'il foit, 6e de compter les années par hivers. Au refte, voici, continua-t-il, comment ce finge me tomba entre les mains: un jour que j'avois fait rötir une grande quantité de racines, 6e que je les laifTois refroidir fur la table, je fortis pour aller prendre 1'air, fans fonger a fermer ma porte. Après une promenade d'une heure ou deux, de retour au logis, j'y trouve un finge , que 1'odeur des mets avoit attiré, 6c qui les mangeoit en profitant de mon abfence. Ma préfence le furprit extrêmement, il demeura coi, öe fe contenta de difcontinuer fon repas pour me regarder en face. Cet höte fur qui je n'avois point compté , excita d'abord mon admiration ; en efFet, aucune créature de fon efpèce n'en approchoit pour la beauté: imaginez-vous un dos d'un verd charmant, une tête & un ventre d'un beau jaune, une peau dont Téclat reffembloit a de 1'or bruni; voila, comme étoit fait mon finge. Vous ne fauriez croire quelle envie je me fentis de devenir le maitre de ce bel animal, feulement fon age me faifoit craindre de ne pouvoir jamais 1'apprivoifer , tellement que j'avois déja réfolu de le tenir a la chaine. La-deflus, je me hate de fermer la porte, 6c le finge troublé de fe voir enfermé, commence a chercher de tous cötés  l e Solitaire par oü il pourra s'enfuir: dès que je m'appereuS de fon embarras, je tournaile dos, pour lui donner le tems de fe raffurer, & il fe remit prefque d'abord a manger de ces racines , avec une tranquillité, qui me fit efpérer que je pourrois le rendre familier. J'avois remarqué qu'il etoit venu prendre auprès de moi des racines frites, qu'il aimoit plus que les crues, 8c qui font moins pefantes fur Feflomac , ce qui m'avoit fait avifer de lui en jetter quelquesunes. II témoigna qu'il étoit faché, 8c me fixa quelque tems, comme pour deviner mes fenrimens par mes regards : enfin , voyant que fon actionjie me déplaifoit pas, il fe mit a manger avec un nouvel appétit. J'étois charmé de lui trouver tant de douceur, comme vous pouvez croire: je verfai de Peau dans une coquille,-8c je la misaterre aufli prés de lui que je le pus, fans 1'effaroucher ; le croiriezvous ? Déja familier , il y vint boire hardiment, après quoi il me regarda encore en face, en s'efluyant les babines avec une nonchalance qui vous auroit fait éclater de rire, 8c qui ne fe démentit pas un moment, quoique je fuffe venu auprès de lui ramafler la coquille. Ne doutant plus alors qu'il ne devint bientöt aufli privé qu'un chien, je réfolus de demeurer au logis le refte de la journéa, pour  A N G I O I Si Sjj} Paccoutumer k me voir; je fis avec lui un léger fouper, & j'allai me coucherde bonne heure. Mon finge vint d'abord fe mettre en travers au pied du lit , & s'y tint en repos jufqu'au lendemain matin. Je remarquai, en me levant, qu'il avoit les yeux fur les miens pour obferver mes aftions. Je me hafardai alors a le prendre, il me laifla faire ; je le careffai, je lui donnai a manger, en un mot , je m'appergus qu'il ne me craignoit déja plus. J'avois cependant une affaire prefTante dehors , & mon deffein étoit de 1'enfermer jufqu'a mon retour ; je me trouvai bien embarrafTé quand je voulus fortir : il m'avoit fuivi jufqu'a la porte , & je ne pouvois guères 1'ouvrir , fans courir rifque de le perdre; car bien qu'il fut apprivoifé , notre connoiflance étoit trop récente , pour compter qu'il la préférat au plaifir d'être libre. L'unique chofe qui me ralïuroit, c'efl qu'il ne s'empreffbit pas pour fortir, & qu'il n'avancoit qu'autant que moi, comme s'il eüt voulu me faire entendre qu'il avoit envie , non de s'enfuir , mais de me fuivre. je me hafardai donc a le laifier fortir avec moi, dans la penfée que s'il s'enfuioit, il reviendroit quelque jour, voir un höte chez qui il n'avoit recu que des bons traitemens. Nous voila donc tous deux en campagne,  3& *- e Solitaire lui bien aife , & moi bien embarraffé. J'euS plus de bonheur que je n'avois cru, le fidéle finge m'accompagna & revint de lui - même avec moi. Après une expérience femblable , je ne craignis plus d'en faire mon compagnon de voyage, comme j'en avois fait mon commenfal. Néanmoins, un jour que j'avois befoin de bois menu. pour ma cuifine, comme il falloit paffer prés d'un bois taillis oü gitent plufieurs finges, je n'ofai le mener avec moi, crainte que fes compagnons ne me l'enlevafient. Je pris donc doucement le paquet de cordes, dont je lie toujours mes fagots , & j'tpiai 1'occafion de fortir fans qu'il s'en appercüt. Je ne faurois m'öter de la tête qu'il devina ma penfée, quand je fonge qu'il fe tenoit prés de la porte , jettant les yeux tantöt fur moi, & tantöt fur ce paquet de cordes , comme s'il avoit voulu en avoir un femblable. Toujours veux-je bien vous avouer que le prenant fur ce pied, je lui coupai une partie de ma corde , &c qu'il juftifia ma conduite par la fienne. Nous pafsames dans 1'endroit oü je craignois qu'il ne m'échappat, & il me fuivit toujours pas-a-pas, bien que d'autres finges vinflent fouvent a cöté de lui comme pour 1'emmener avec eux. Ce n'eft pas tout , étant arrivé au bois oü j'avois  A A N G L O I S. *ï contume de couper des branches féches; Iorfque j'en eus abbatu une certaine quantité, je commencai a les coucher en travers fur' la corde , comme quand on veut lier un fagot. Le finge ne m'eut pas plutöt vu travailler, qu'il fe mit p m'imiter avec une vitefTe & une adrefTe qui me furprirent, & il avoit déja fait un grand fagot, que je n'en avois encore qu'un petit: Ie malheur eft qu'après 1'avoir lié, a mon exemple,il ne put foulever la charge qu'il s'étoit deftinée, avec plus de zèle que de prudence. C'étoit un plaifir de voir fon embarras: je crois qu'il tourna bien vingt fois autour de ce fagot, en me regardant en face a cbaque fois, comme pour me prier de 1'aider. Enfin , après m'être aflez diverti des cfforts inutiles qu'il faifoit, je lui donnai mon fagot, qui étoit léger, pour prendre le fien , & le finge ravidu troc, reprit gaiement avec moi le chemin du logis. Alors affuré de ce bel animal, dont la dernière adtionme promettoit & du fervice & du plaifir ; je remerciai la Providence qui me 1'avoit envoyé dans un défert oü je devois aufil peu m'y attendre , puifque les animaux , efFa* rouchés par la vue d'une créature humaine, t'enfuyent d'abord , loin d'être traitables & do' ciles au point qu'il 1'étoit. Aufli je fus heureux  fÈ L Ê SöLITAÏRÊ tant que je le confervai: mais mon bonheur üé dura guères. Mon cher Beaufidèle fut tué paf des finges d'une efpèce différente, un jour qu'il étoit allé feul puifer de 1'eau ; Car c'étoit lui qui m'alloit querir de 1'eau & du bois, &c je n'avóis qu'a lui montrer une corde ou mort fceau, pour lui faire entendre k quoi je voulois 1'employer. En finifiant ce difcours, comme le bon folitaire me parut attendri fur la pèrte de ce finge bien aimé, Punique compagnon de fa folkude, je lui dis que je ne pouvois blamer fes fentimens, quoique fans doute le finge que nous lui avions vu, dut cöntribuer beaucoup k lui eri infpirer d'aiüres. Non j non, monfïeur, il s'ert faut bien , répliqua le vieillard ; il elf vrai que celui dont vous parlez m'accompagne en tout lieu , porte un fagot, puife de 1'eau$ piqué un poulet, tourne la broche, & me rend enfin mille fbrtes de fervices ; ce n'eft pourtant point mon cher Beaufidèle, & d'ailleurs il eft fouvent malheureux dans ce qu'il entreprend a mon exemple. II n'y a que deux jours encore qu'il me donna une preuve de fa maladreffe i aprèi avoir écrit cinq ou fix heures de fuite , je fus obligé de fortir, & je laiffai par mégarde , fur la table, la plurne, 1'encre & Is parchemin que je venois d'employer. J'étols i  Anglois. 33 a peine dehors, que voila mon imitateur maladroit qui fe met a Pceuvre , barbouiüe ce que j'avois fait, & grifonne de même une dixaine de feuiiles, en obfervant toujours de !es remettre amefuredans moncoffre, comme il avoit remarqué que je faifois d'ordinaire. Mon retour 1'empêcha, par bonheur , de continuer fon ouvrage,cependant il megara, en unquart d'heure, cequim'avoit coüté fix mois k écrire, & je n'ofai même lui témoigner mon refTentiment, ni le battre, perfuadé que ma vengeance n'auroit pas réparé fa faute, outre que j'aurois peut-être perdu cet animal que je regretterois a préfent. Je lui demandai la-defïïis comment il en étoit devenu le maitre. Par une rencontre imprévue , me répondit - il. J'avois cherché long tems un fucceffeur a Beaufidèle, & j'avois perdu mes peines , paree que les finges de cette ïle n'abandonnent jamais leurs petits d'un pas , tant ils les aimentpaffionnément ;k moins qu'en jouant enfemble,ils n'entrent dans un endroit oii nichent des finges d'une autre efpèce : alors les mères n'ofent les fuivre, & on pourroit attraper les petits, fi on fe trouvoit affez a tems auprès d'eux. Mais la chofe eft prefque impoffible ; car les vieux finges étranglent d'abord ces jeunes, & c'eft ce qui les empêcha Tornt IV. C  34 LE Solitaire de fe multiplier, fans quoi les herbes & les fruits de file ne fuffiroient pas pour leur nourriture. J'avois donc renonce a mon deffein , lorfque ,il y a environ huit ans, j'allai me promener fous un bouquet d'arbres oü les fmges verds fe retirent ordinairement. Tandis que je m'amufois a confidérer avec plaifir la beauté de leurs couleurs & la vivacité de leurs mouvemens, je vis, a quelque diftance, un finge gris tomber du haut d'un arbre, pourfuivi par un finge d'une autre efpèce. Je cours d'abord fur le champ de bataille, j'arrache le vaincu des pattes du yainqueur, qui lui avoit déja enfoncé les dents & les ongl,es dans la gorge , je lui ouvre le gofier , qui étoit fermé prefque tout-a-fait, & je remarque avec joie qu'il commeneoit a refpirer affez librement. Je fus charmé de ce hafard, qui me donnoit un finge que j'avois cherché tant de tems inutilemenr. Je me hatai de porter chez moi le pauvre animal, je lui donnai du lait chaud , je le couchai fur mon lit, en un mot, j'eus en deux ou trois jours la fatisfadtion de le voir parfaitement guéri, & les bons traitemens que je lui ai faits depuis , font caufe qu'il efl aujourd'hui d'une grandeur peu commune pour fon efpèce: néanmoins, encore une fois , ce n'eft pas mon Beaufidèle. Outre qu'il a le malheur d'être de  A N G L O t S. j . la race qui m'a tué ee bel animal, il n'en a ni la beauté, ni 1'adreffe-; d'aiUeurs, il n'y a point de jours qu'il ne me divertiffe par les fantaifies plaifantes dont il s'avife. II faut que je vous en entretienne > en attendant le diner , fi vous voulez bien avoir la bonté de prendre part a 1'unique chofe qui me réjouiffe dans mon défert, & confidérer qu'un rien eft précieux a un homme placé dans une fituation comme la mienne. Nous lui témoignames qu'il nous feroit plaifir, & Ü reprit la-parole en ces termes : Comme ce finge m'aime a la folie, & qu'il m'aecompagne toujours , en quelque endrojt que j'aille; i| m'avoit vu fouvent regarder dans mes filets \ s'il n'y avoit point quelque oifeau de pris. Un jour^que j'étois occupé k écrire , il fe mit dans la tête d'aller feul faire la même chofe : il y trouve un oifeau, le plume tout en vie, & me Tapporte , défiguré & mécónnoiffable, comme vous pouvez vous 1'imaginer. Jamais chafTeur ne fut plus content de fa capture. La pauvre béte ne favoit que faire pour me témoigner fa joie d'avoir réuffi avec tant d'adrefie ; c'étoit des cris, des geiles , des mouvemens a faire mourir de rire : cependant, 1'oifeau qu'il avoit Mché, prit la fuite , & le laiffa dans un étonnement, qui M donna a lui* même une av'ance G ij  36 Le Solitaire confidérable. Lorfque mon finge fut revenu tm peu de fa furprife,il pourfuivit fa proie avec une vitefie incroyable, & 1'attrapa avec bien de la peine ; leur ccmbat dura un bon quart d'heure. Enfin, 1'oifeau n'en pouvant plus, le coucha devant fon vainqueur, qui me le rapporta fur-le-champ, avec cette précaution qu'il le tint toujours par une cuiflé , jufqu'a ce que . je lui eufle coupé la gorge. Une autre fois , il me divertit encore beaucoup, mais d'une autre manière. Un matin, de bonne heure , que j'étois occupé dans ma cabane, il fort fans que je m'en appercoive, &: demeure dehors pendant un tems aflez confidérable. Craignant pour lui le fort de fon préoeceffeur , j'allai le chercher auprès de mes filets , oü je favois qu'il faifoit de fréquens voyages. Il y étoit en effet, bien occupé avec un oifeau de la même efpèce que celui que nous avons, qui fe défendoit avec autant d'adrelTe que de courage. Les deux champions étoient k - peu - pres de la même grandeur , 1'oifeau frappoit le finge de fon bec , tantöt aux oreilles, tantöt k h cuifle, tantöt aja queue, tantót aux pattes de devant : mais c'étoit peine perdue; le finge le tenoit par une duffe, & lui donnoit des coups de patte fur le dos pour le faire tomber, 1'étourdir & le  A N G L O I s. 37 plumer enfuite k fon aife. Cependant , mon chafTeur éut beau faire, 1'oifeau fatigué du combat lui échappa, & fe fauva dans les brouflailles, oü il auroit été perdu pour moi , fi je ne m'érois d'abord jetté deffus ; ainfi finit cetre aventure. Le bon vieillard s'étoit appergu, pendant qu'd parloit, que le diner étoit prefque prêt. II nous emmena fur-le-champ dans fa falie , & coüvrit la table , tandis que notre moufle ( prenoit garde au roti. La nappe , compofée d'un morceau de voile -, étoit un peu ufée, mais propre ;• trois coquilles, d'une médiocre grandeur , nous fervoient d'afliettes , qu'on auroit prifes pour des nacres de perle. Meffieurs, je n'ai point d'autres plats, nous dit notre höte; fi vous pouvez vous réfoudre k manger dans des coquilles , vous trouverez qu'elles He gatent point les mets. Je lui répondis , que je préférois un fervice pareil k la vaiffelle d'argent, & que peut-être aucun prince en Europe n'avoit un buffet aufli curieux & aufli propre. Pour aufli curieux , oui, répliqua le vieillard ; dWileurs , je doute qu'il y en ait de plus» propre. En même tems, nous nous mimes a table, lui fur fa chaife , oü nous le forcames de s'affeoir , & nous, fur fon cofFre.. Le premier plat étoit une foupe , dont C iij  3^ le Solitaire Podeur délicieufe excitoit mon appétit. Deux coquilles de moules nous tenoient lieu de cuillières, a FEfpagnol & a moi, tandis que le folitake mangeoit avec une cuillière, qu'il avoit fake lui-même, & que nous n'avions point voulu prendre , quoiqu'il nous en priat infiamment. Jamais je n'ai goüté , ni au Pontaque (i) ,ni aiüeurs , de ibupe comparable a la PÖtre, On y avoit mis une moitié de netre faon plufieurs fortes d'herbes, qui ont un goüt comme les artichaux, les afperges & le felleri, des racines frites au lieu de pain grille, qu'on auroit prifes pour des chataignes, & des pois verds d'une douceur extraordinaire. Je ne pus m'empêcher de dire, en me récriant fur 1'excellence de cette foupe,que c'étoit bien dommage que 1'accès d'une pareille ile fut fermée par la nature comme elle Petbit, La nature prodigueici ce qu'on lui arrache ailleurs, continuai-je; il faut labourer, femer, moiffonner en Europe : ici la terre p'révient votre travail, & fe plak k aller au-devant de vos vceux, Quel heiireux féjour , s'il y avoit des habitans J Quel heiueux féjour, dkes-vous,interrompk le vieillard? dites plutót, quel malheureux féjour ne ferok-ce pas, s'il étoit habité J Maintenant il eft (?) Auberge fameufe de Londres,  Anglois. 39 exempt des maux dont abondent vos villes célèbres & peuplées. On n'a que des louanges &c des aftions de graces arendre k la nature, paree qu'elle ofFre ici, de fon plein gré, ce qu'elle ne vend en Europe qu'a Pinduftrie & au travail. Aufli quelles injuftices ne lui faites-vous pas dans vos difcours? Si un homme eft adonné k quelque vice , vous dites que c'eft un effet de fa nature, au lieu que c'en eft un dë la corruption de fon cceur ; car fi nous fommes pervers, ce n'eft pas k la nature qu'il faut s'en prendre, mais a nous - mêmes; c'eft par notre propre far.te qu'elle a perdu, & fon innocence originelle, & fa première" indulgence pour les hommes. Au refte, ces pois que vous m'avez paru admirer font bien du cru du pays, mais ils viennent d'ailleurs, & i!s font un fruit dont la Providence a récompenfé mes peines. J'ai labouré le terrein, le ciel a fourni la femence, la nature Pa nourrie, & le tems Pa Fait croitre. Avec fept pois & trois féves, j'ai recueilli afTez degraine en quatre années de tems pour enfemencer une grande pièce de terre , de forte qu'aujourd'hui j'ën ai une abondante provifion, & j'en réferve encore pour les femailles. En achevant ces réflexions, comme nous ne mangions plus de foupe , le vieillard alla luimême porter le refte k notre mouffe , qui étoit C iv  4o Le Solitaire dans la cuifine, & revint chargé d'un plat de bouilli, avec des huïrres, fervi dans une coquille propre & profonde. A ce fervice , fuccéda le roti compofé du refte de notre faon, avec quelques coquilles de diverfes fortes de marinades délicates , dont je n'avois jamais goüté en ma vie, parmi lefquelles il y avoit des moufferons d'un goüt & d'une couleur qui paffe tout ce que je puis dire. Le bon vieillard nous dit qu'ils ne croiffoient qu'en un feul endroit de 1'ïle , & qu'il y en avoit remarqué de trois grandeurs, les uns qu'il marinoit , les autres qu'il étuvoit, & quelques autres qui avoient plus de quatre pouces, qu'il grilloit en guife de cótelettes de veau. Je lui répondis qu'autant ils étoient délicieux, autant ils étoient inutiles, vu 3a bonté des mets, qui n'avoient pas befoin d'affaifonnement qui les relevat. Vous avez raifon , monfieur, repliqua le Solitaire: le roti auroit pu fe paffer de moufferons , mais vous ne pouvez vous paffer d'appétit pour le gibier qui nous refte : voila pourquoi je vous les ai préfentés. En même tems il nous appbrta les oifeaux qu'il avoit trouvés dans fes filets, &£ nous preffa, d'un air gracieux, d'en goüter. Nous ne pouvions réfifter a des inftances aufli honnêtes; nous nous rencimes donc a fes prières: aufli je puis protefter que, de la vie, je n'ai rien mangé  A N G L O I S. 41 qui méritat mieux qu'on prefsat fon höte. C'étoit un fumet, une couleur , un goüt exquis ; il ne fembloit pas que nous eufïïons rien mangé, k voir avec quel appétit nous expédiames ce gibier. Le deffert vint enfuite. II confiftoit en un petit fromage que le vieillard avoit fait luimême, & qui lui donna occafion de nous raconter comment il attrapoit les gazelles , du lait defquelles il le compofoit. Ce fujet 1'enga-gea dans des réflexions fenfées fur la conduite miraculeufe de la providence, fur les obligafions étroites que nous avons k Dieu, fur les grands motifs qui nous portent k 1'aimer & k le fervir, fur la tranquillité qui nait d'une confcience pure, & fur le tréfor ineftimable d'être content de fon état. II vint k examiner les différens caraöères des hommes, & donna de grandes louanges aux parens qui infpiroient, de bonne heure , des principes fages & vertueux k leurs enfans. C'eft ce qui le conduifit k louer ces perfonnes pieufes d'entre nous, qui ont fondé des écoles pour les enfans des pauvres, au lieu de pourvoir k leur fubfiftance, perfuadées que le premier article preiToit davantage, & qu'il étoit moins dlfücile d'arriver au fecond. Je ne vous ai encore fait aucune queftion touchant 1'Angleterre, continua le bon vieil-  42 le Solitaire lard ; ce n'eft pourtant pas que j'aie oublié ma chère patrie; quoiqu'il y ait cinquante ans que j'en fois forti, elle eft toujours préfente a ma mémoire, & rien de ce qui la touche ne m'eft indifférent. Je m'intéreffe même a fes rois, bien que je me croie pour toujours affranchi de la puiffance desprinces. Quel eft donc celui qui la gouverne ? Je lui répondis qu'il s'appelloit George; qu'il étoit moins le maitre que le père de fes fujets •; qu'il favoit allier la clémence avec Ia juftice , encourager la vertu, exterminer le vice , & faire fleurir la religion. A ces mots, le bon homme ne put cacher fa joie. Que Ie ciel béniffe ce pieux fouverain, s'écria-t-il avec tranfport ! Puiffe fa poftérité régner long-tems fur le tröne de la Grande-Bretagne ! Puiffe ce royaume fe rendre digne de fes rois , par une obéiffance & une fidélité qui effacent enfin le fouvenir honteux & exécrable de fes rébellions paffées ! En même tems, il remplit une coquille que nous vuidames tour-atour a la fanté du roi & de la familie royale, & a la profpérité de Péglife. Ainfi hnit un repas délicieux & une converfation aufli agréablé qu'inftruclive. Je mourois d'envie de favoir comment Ie Solitaire étoit venu dans cette ile, & par quel fecret il avoit fu défendre fa fanté contre les.  A N G L O I s. 43 fatigues & contre la vieilleffe : je pris, a la fin, la liberté de le lui demander. Pour mon hiftoire, le refte du jour ne fuffiroit pas pour vous la raconter, me dit-il ; je vous la donnerai avant votre départ, écrite de ma propre main. Ces mémoires ont occupé mon loifir, & peut-être lerviront-ils a égayer le votre. Quant a ma vigueur dont vous paroiffez furpris, ma recette eft courte & facile, & je veux bien vous en faire part, mais je crains que vous n'en puiffiez faire ufage. Elle confifte en trois chofes: des exercices fains, des repas fobres, & une vie pure. Si vous avez affez de force pour vous réduire a cette diète x vous ménagerez votre fanté, vous épargnerez votre bourfe, &, pour comble de bonheur, vous conferverez de tous les biens le plus précieux , je veux dire votre ame. Encore une fois , j'appréhende bien que les féduöions du monde, & des paffions, ne vous empêchent de fuivre ce falutaire régime, car elles feront toujours auprès de vous pour vous nuire. J'ofe donc vous recommander les maximes fuivantes. L'honneur que vous me faites de me demander des confeils, juflifie la liberté que je prends. Faites que le monde vous aime, mais ne 1'aimez pas affez pour vous fier trop a lui. N'accablez point vos amis de bienfaits, de peur de fatiguer leur reconnoiffange.  44 Solitaire Nc confumez ni votre vigueur, ni vos biens dans les pkifirs des femmes, fi vous ne voulez y pcrdre encore Phonneur. Ne confiez point a une femme les fecrets que vous ne voulez pas déclarer a tout le monde. Ne faites point de contrats dans la joie étourdie & tumultueufe qu'infpire le vin. Vous agiriez alors avec une candeur & une générofué qui hcnoKroienttrop votre fiècle, pour honorer beaucoup votre prudence. Quiconque joue, rifque de fe ruiner, ou de ruiner un autre. Le premier eft d'un homme imprudent, & le fecond d'un méchant homme. II y a peu d'honneur k s'expofer fur des fondemens sürs , & peu de fageffe k s'expofer au hafard. t Enfin travaillez de telle manière k acquérir des richeffes, que vous ne vous les reprochiez jamais ; &i faites-en un tel ufage , que perfonne ne vous les envie. Je remerciai le vieillard de ces fages lecons , qu'il me donna par éc-rit, fur Pinflante prière que je lui en fis. J'étois charmé de fa fageiTe, de fa civilité , & de fon bonheur. J'aurois volontiers paffé le refte de mes jours avec lui, ft la vieilleffe avancée de mon père & de ma mère ne m'avoit demandé des foins & des confolations que jé ne pouvois ni ne devois leur refu-  A N G L O I S. 4B l ë Solitaire naturel doux lui faifoit appréhender de tomber fous la direöion d'un maitre dur, violent & fans égards , comme il avoit ouï dire que la plupart étoient. Cependant, comme il faifoit déja des réflexions qui furpaffoient la portée de fon age, il fentit que c'éroit une néceffité de fe foumettre a fa mauvaife fortune, & chercha lui-même un maitre dont 1'humeur lui convint, fans fe foucier fi le métier qu'il pourroit faire étoit avantageux ou non. Son choix tomba fur un ferrurier voifin & ami de fon père, qui lui avoit témoigné plufieurs fois qu'il 1'aimoit, & a qui il le donna en qualité d'apprentif. lts s'accordèrent d'abord enfemble on ne peut pas mieux. Le maitre étoit humain & patiënt: 1'apprentif étoit adif, docile , exact: & adroit; tout alloit a charmer pour Pun & pour 1'autre. Quarll n'étoit pas fait pour jouir long-tems d'un bonheur tranquille. Son maitre ayant répondu pour un de fes amis qui avoit fait banqueroute , fut mis en prifon, fes effets faifis, & Quarll réduit a retourner de nouveau chez fa mère au bout d'un an. Ce fut un coup funefte pour ce jeune garcon, qui comptant toujours de rentrer chez fon maitre , dont on fe flattoit que les affaires feroient bientöt rétablies, fe trouva, en attendant, abandonné k lui-même parmi une foule  Anglois; 99 d'enfans propres a le corrompre : néanmoins il auroit peut-être f911 réfifter aux mauvais exemples qu'ils lui donnoient. Un jour qu'il jouoit avec eux dans la rue, un voleur nommé Jacques Turner s'amufa quelque tems a Pexaminer,& jugea , a fon adreffe , qu'il pourroit lui être utile dans fes vols. Quarll étoit habillé d'une manière qui témoignoit fon indigence , &c qui faifoit penfer qu'on le gagneroit fans peine : le voleur ne perdit pas 1'occafion favorable. Quarll, échauffé k force de courir & de fauter , courut k une fontaine voifine, ou Turner 1'arrêta par le bras, en lui difant: veux-tu te tuer, mon fiis ? Tu meurs de chaud, & tu veux boire de 1'eau froide ! crois-moi, allons-nous en k quelque pas d'ici, & je te donnerai de la bierre douce excellente. Le pauvre gargon fe lailTa conduire a un méchant cabaret, dans une ruelle mal propre & fombre. Turner lui fait avaler d'abord une quarte de bierre ; il en vient une feconde que Quarll boit de même: enfin la liqueur lui monte k la tête, & il s'endortfur le doflier du banc oii il étoit afïis. Le voleur fe croyant alors affuré de lui, le laiffa dormir k fon aife , &c 1'enferma a clef, en défendant qu'on 1'éveillat, ou qu'on le laifsSt fortir avant fon retour. II alla enfuite prcparer toute chofe pour le deffein qu'il avoit formé de G ij  ïoo le Solitaire voler cette nuit même unrichemarchand. Quarlt dtvoit être le principal inftrument de cette entreprife, & voici comment: Turner avoit médité de faire un trou dans la maifon, & d'y introduire, par ce moyen, le jeune Philippe , qui lui auroit ouvert la porte par-dedans, croyant ouvrir au neveu du logis, qu'un oncle dur & fauvage laiffoit coucher dehors, quand il ne revenoit pas d'affez bonne heure pour fermer la boutique. Lorfqu'il crut avoir mis ordre a tout , il retourna au cabaret, oii il trouva Quarll éveillé & inquiet au dernier point, de voir qu'il étoit nuit. Le pauvre gargon n'eut pas plutöt appercu Turner, qu'il lui demanda la permiflion de s'en aller chez fa mère, qui ne fauroit ce qu'il étoit de venu, & qui le gronderoit de ne s'être pas rendu au logis de meilleure heure, comme il avoit coutume. Ce n'étoit pas la le compte du voleur. II employatoutes fortes d'artifices pour amufer cet enfant. D'abord il fit venir un fouper qui parut délicieux a Quarll, défaccoutumé, comme il étoit, de manger de bonnes nourritures, depuis qu'il n'étoit plus en penfion, & qu'il ne fubfifloit que des maigres pronts de fa mère. II lui conta enfuite des hiffoires. 11 lui infinua en même tems, qu'il demeuroit chez un oncle qui avoit la dureté de le laiffer quelquefois  Anglois. ioi feoucher danslarue, pour 1'obliger de rentrer au logis avant la nuit ; que cependant il s'en moquoit; qu'il avoit un fecret pour tromper Pexattitude de ce vieux bourru : mais qu'il appréhendoit bien que, cette nuit, la chofe ne réufsit pas avec le même bonheur. Quarll, qui avoit eu une peine extréme a retenir fes harrnes tandis que Turner lui décrivoit les feintes rigueurs de fon parent, lui demanda, d'un air emprellé, pourquoi il craignoit plus qu'a Pordinaire. Je vais vous Papprendre, répondit le fourbe. Tandis que vous dormiez , j'ai entendu dire qu'un domeftique que j'ai mis dans ma confidence , eft tombé malade de la petite vérole , & qu'il eft au lit, avec une grofte fièvre. Ne pouvez-vous donc pas vous confier a quelque autre , repliqua le fimple & crédule Philippe ? Pour moi, je vous donnerois mon lit de bon cceur, fi je favois comment rentrer moi-même chez ma mère, ear elle fe couche de bonne-heure, paree qu'il flut qu'elle forte dès le matin. Non, dit Turner: cependant ne vous inquiétez point, je faurai bien vous procurer un bon lit.. C'eft ainfi que ce malheureux abufoit de Pinnocence & de !a crédulité de Quarll. Avant qu'il fortït pour exécuter fon projet , on vint hx mettre. k roain fur k collet, pour un vol G üj  ïoi le Solitaire confïdérable, qu'iï avoit commis la nuit précédente dans Lime-Street, & Quarll fut pris avec lui. On juge aifément que la jeunelfe & la phyfionomie de ce dernier le firent relacher fans peine : il en fut quitte pour une réprimande févère que les juges lui rirent, & pour quelques avis de prendre mieux garde a 1'avenir dans quelle compagnie il s'engageoit. Turner fut pendu. . Néanmoins cette aventure ne laiffa pas de faire un tort irréparable a Quarll, qui n'étoit encore que dans fa quinzièmeannée. Les uns lui reprochoient d'avoir été boire avec un voleur qu'on venoit de pendre: il y en avoit même qui le foupconnoient d'avoir quelques liaifons avec de méchantes gens. Chacun fe défioit de lui & le fuyoit. Sa mère elle-même craignoit que la mifère ne le perdit un jour, comme elle en a perdu tant d'autres, qui avoient des inclinatior.s vertueufes, & qui fe font pbngés, pour vivre, dans des défordres qu'ils déteftoient. Elle fongeoit avec douleur qu'elle n'avoit pas le moyen de i'entretenir, & que le ferrurier demeuroit toujours en prifon, fans apparence d'en fortir de long tems. Dans cette extrêmité fêcheufe , elle s'avifa de le recommander a quelques dames chez qui elle travaiiloit, & auxquelles elle ne «temandoit pour lui qu'un lit & la nourriture.  A M G L O I S. 103 Le malheur qu'il avoit eu de comparoitre devant un juge de paix avec un voleur reconnu pour tel le fit rejetter de chacune, Si Quarll avoit eu 1'ame portee au mal, ou que de bonnes inftruétions ne l'euffent précautionné contre le vice, il étoit dans une fituation a le mettre au défefpoir, d'oiiil n'y a plus qu'un pas jüfqu'au crime ; cependant fa vertu 8c le ciel le foutinrent dans cette circonflance dangéreufe, il réfolut de chercher fur mer une fortune, qu'il n'efpéroit plus trouver dans fa patrie. Ce deffein affligea fa mère : elle ne pouvoit confentir a s'arracher d'auprès d'un fils, qui faifoit fes délices, & fur lequel elle avoit fondé de meilleures efpérances; néanmoins elle fe rendit enfin èt fes raifons, elle lui donna fa bénédiction maternelle, lui fouhaita toutes fortes de profpérités, & lui dit adieu, les larmes aux yeux. Voila fix fois, lui dit-elle ; c'eft tout ce que je pofféde: Va-t'en a Sainte-Catherine, j'efpère que tu y rencontreras quelque capitaine de vaiffeau, qui voudra bien te prendre a fon fervice, en qualité de valet de chambre, ce qui eft l'unique condition dont tu fois capable a ton age : peut-être qu'après avoir fait quelques voyages, tu te trouveras en état de vivre autrement, & de mettre a profit les fciences que tu as apprifes. Era achevant ce difcours, elle le baifa encore une G iv  I©4 *■ E SOLITAÏRE fois, & fe rendit chez une dame oü elle tra? vailloit, tandis que fon fil$ s'en alla è Sainte Catherine, oü la providence lui préparoit ua maitre. C'é'Éoit un capitaine de vaiffeau qui allok mettre è la voile, pour les Indes Orientales. La phyfionpmie de Quarll le charma d'abord : il lui demanda le premier s'il vouloit s'engager. avec Jui pour le fervir. Quarll ravi a fon tour de 1'offre & desmanières du capitaine, y confentit fur le champ; feulement, il demanda la permiffion d'aller chez fa mère, lui annoncer cette nouvelle. Le capitaine ne fe contenta pas de lui accorder cette grace, il lui donna encore une. pièce de trente fois, après avoir écrk fon nom & fa demeure, & lui avoir commandé de revenir le trouver d'abord a une auberge qu'il lui défigna, fanss'embarraffer de prendre, ni habitf ni linges. Quarll n'avoit été depuis long-tems auffi gai qu'il le fut alors. II fe hate de courir chez fa mère, de lui raconter tout, de donner fon argent, & de dire adieu; il lui tardoit d'être auprès de fon nouveau maitre : il s'en faïloit peu que les eareffes de fa mère ne lui paruffent importunes en ce moment. Enfin elle fe fépara de. lui pour la feconde fois, en Parrofant de fes Iarmes, & en le reco.mmancI.ant au ciel, qui yenoi^  Anglois. ie? de le fauver des tentations périlleufes , oü elle craignoit que la mifère extréme & les mau-? vaifes compagnies ne le fiffent tomber k la, firn Philippe, aceoufumé depuis fon enfance k demeurer ailleurs que chez fa mère, fentit moins qu'elle la douleur de la féparation. Plein de fon voyage, il courut au rendez-vous que lui avoit marqué le capitaine, qui le comptoit prefque perdu, & qui dans la joie de le revoir, Péquipa fur le champ de pied en cap. Ilspartirent, quelques jours après pour une courfe de trois ans. Durant la navigation, la phyfionomie & la douceur de Quarll lui concilièrent l'affe&ion de Péquipage, & chacun fe fit un plaifir de lui rendre fervice k fa manière. Les pilotes lui enfeignoient la marine: les matelots lui apprenoient la manoeuvre; en un court efpace de tems, il devint un bon marinier, auquel il ne manquoit qu'un peu plus d'expérience. Dès que fon maitre le fut , illui donna 1'office & la paye de fous pilote , pour le premier voyage qu'ils feroient. Le vaiffeau remit a la voile pour les Indes Orientales au bout de trois femaines, & ils revinrent chargés richement en moins de trois années. Le retour de ce navire mis dans les gazettes, comme a, Pordinaireréveilla un certain nom|re. de. qes charitables nymphes de Drury*  lot? le Solitaire Lane, * qui ont dévoué leurs charmes au fervice du public. Elles s'en vont au port de Grayefend ,bien perfuadées que des gens de mer condamnés depuis long-tems a un jeune rigoureux, n'épargneroient rien pour le rompre. Ils étoient déjadans un cabaret a bierre,oii ils dépenfoient d'avance avec une imprudente facilité ce qu'ils n'avoient pas encore recu, & ce qu'ils avoient gagné par de longs travaux. Dès qu'ils appergurent les belles dames qui avoient quitté Londres pour venir au devant d'eux; 1'amour Sc la vanité de faire paroïtre leurs richeffes, achevèrent de leur öter ce que 1'yvrefTe leur avoit laiffé de raifon. Celles - ci profitèrent de leur fogife pour n'en pas faire elles-mêmes, & commencèrent, enperfonnes habiles, par fonder les poches de leurs amans,oii elles remarquèrent avec douleur un vuide affreux auquel elles ne s'étoient pas attendues : néanmoins elles fe remirent, en apprenant qu'ils n'avoient pas encore reen leurs gages. La-deffus , chacune fe faifit de celui qu'elle put; on fait venir de la bierre fur nouveaux frais , on boit a Ia fanté des belles, la joie ranime la converfation, & enfin chacun fe retire peu-a-peu avec fa maitreffe. * Quartier de Londres rempli de femmes débauchées.  Anglois. 107 II ne reftoit que Quarll, qui n'avoit ofé prendre part a ces plaifirs, & dont 1'air timide & férieux annoncoit 1'innocence. II fe trouva dans le dernier embarras, lorfqu'il fe vit feul avec une jeune nymphe, qui avoit jetté les yeux fur lui en entrant, ck qui avoit attendu exprès le départ des autres pour le faire tomber dans fes piéges. Elle Fagaca d'abord par des regards tendres & vifs: on eut dit enfuite qu'elle rougiffoit de fa foibleffe; elle foupiroit, fes yeux étoient pleins d'une douce langueur, on voyoit je ne fais quoi de niodeite & de pudique en apparence dans fes manières. Enfin elle s'approcha de Quarll avec un embarras affeclé, & lui dit des chofes obligeantes fur la folitude oü ils étoient demeurés , fur fa bonne mine , fur le danger qu'elle couroit avec un jeune homme comme lui, qui pouvoit abufer de Foccafionimpunément, fur mille chofes en un mot dont il n'y a que ces fortes de femmes qui puiffent s'avifer. On n'avoit jamais fait 1'honneur au cceur de Quarll de 1'attaquer avec autant de charmes. Sa maitreffc étoit jeune, belle, bien faite;elle avoit des manières engageantes, & je nefais quoi qui ne fentoit point lafale débauche oü elle vivöit. Ces qualités Féblouirent fans peine: il auroit cru faire wn crime, que de la confondre avec celles de fa  i©8 l e Solitaire compagnie. II lui répondit avec un refpe£t auquef elle n'étoit pas accoutumée, il lui paria de manage, la propofition fut acceptée, & un aumónier de vaiffeau qui logeoit dans Pauberge en fit la cérémonie. Tout fut achevé en moins d'une heure, Le premier foin des nouveaux mariés, fut d'aller chercher une petite chambre, oü ils puffent établir les prémices de leur ménage , en attendant qu'on payat Quarll. Cependant ils fe réjouiffoient enfemble fans fonger a 1'avenir* Quarll fe croyoit affez heureux d'avoir une femme auffi parfaite. Elle a fon tour, outre le plaifir d'avoir un mari jeune, beau & robufte , comptoit en recevoir bien-tót la paye, & re» gardoit d'ailleurs comme un grand avantage de fe voir un mari, dont 1'ombre la mettroit a couvert, & de la juftice, & des galans brutaux. Mais fes efpérances furent renverfées par le Kiauvais état oü fe trouvèrent les marchandifes en déchargeant le vaiffeau. En un mot, on vit qu'il avoit fait une voie d'eau, &C 1'équipage deraeura redevable aux marchands, dont il efpéroit recevoir trois années de gages. Cetinconvénient dérangeabeaucouples affai^ res de Quarll. D'un cöté, il ne vouloit plus retourner fur mer dont il étoit dégouté, & de 1'aiK Üfe, il ne favoit a quel métier il fe mettroit  A N G L Ö i S. ÏOf 5kngleterre. Dans cet embarras, il confulta fa Femme, a qui il dit qu'il avoit encore quelque argent, dont fon capitaine lui avoit fait préfent a diverfes reprifes; que c'étoit affez pour le conduire a Londres: qu'ils verroient la ce qu'il y auroit k faire. Elle entra dans cette raifon , fans lui dire la fienne, qui étoit 1'efpérance de rappeller fes anciennes connoiffances , dès qu'on la iauroit revenue. Les voila donc partis, chargés de deffeins & légers d'argent. Ils arrivèrent un après-midi a Londres, oü pour première difgrace, Quarll apprit que fon maïtre ferrurier étoit mort. Comme fa femme connoiffoit mieux la ville que lui, elle fe feroit mieux tirée d'affaire, fi elle n'avoit craint d'être mal recue par fes anciens hötes, chez qui elle n'avoitlaiffé que deméchans meubles 6c de groffes dettes: néanmoins la nuit approchoit, 8t il n'y avoit pas de tems k perdre. La nécefiité qui eff la mère des inventions en fournit une k la femme de Quarll. Après avoir délibéré quelque tems en elle» même, elle réfolut de retourner a fon dernier logis, oü elle fe flattoit d'être bien venue, quoi" qu'elle s'y fut endettée confidérablement, paree que 1'höteffe chez qui elle avoit demeuré quinze jours lui feroit fans doute bon vifage, pour ratrapper une fdmme qu'elle avoit crue perdue pour toujours. Elle le dit a Quarll, lui défigne  IIO LE SOLITAI RE 1'endroit, & trouve la vieille höteffe furprife Sc joyeufe de la recevoir, comme elle 1'avoit efpéré. Elle lui raconte qu'elle avoit époufé un pilote , qui revenoit d'un voyage de trois ans, 6c dont les gages devant être payés incefiamment, la mettroient en état d'acquitter ce qu'elle lui devoit ; elle ajoute qu'elle compte acheter ou louer une maifon jolie 6c commode, pour faire quelque commerce: enfin, elle lui raconte je ne fais combien d'hiftoires, dont fes pareilles ne manquent jamais, quand il s'agit d'endormir quelqu'un. II n'en falloit pas tant pour tromper la bonne femme, qui fe croyant affurée de fon argent 6c d'un bon Iocataire , pria la dame de ne point prendre d'autre logis que le fien, oü elle lui procureroit toute forte de commodités, 6c oü on la ferviroit a crédit auffi bien que fi elle payoit comptant. Celle-ci ne s'en défendit qu'autant qu'il le falloit pour mieux jouer fon coup. Elle alla chercher fon mari, qui fut regu a bras ouverts, 6c régalé d'abord d'une pinte d'Aile, (i) qui étoit ce que la vieille avoit de meilleur chez elle.Une feconde pinte fuccédaa la première, on but a la fanté des nouveaux venus, on s'échauffa au jeu, quatre autres pintes furent tirées 6c a (i) Bierre douce aü il n'entre point de hcubion.  Anglois. 'm demi vuidéespar rhöteffe aux dépens de Quarll, qu'elle le mit a féliciter fur fon heureux mariage avec une perfonne aufli accomplie. C'étoit un plaifir de Fentendre réciter les louanges de cette dame; elle 1'avoit connue, qu'elle n'étoit encore qu'un enfant. Ses parens étoient des gens diftingués qui avoient eu du malheur : elle étoit un prodige de vertu , ainfi que de beauté. Le panégyrique ne finit point, tant que la bierre dura. Cette vie continua quinze jours ;la vieille donnant toujours a crédit, la femme de Quarll payant de belles promefles, & Quarll fe défefpérant quand il fongeoit au trifte quart d'heure oü il faudroit donner de 1'argent. A la fin, il réfolut de prévenir 1'orage qui commeneoit h gronder fur fa tête, en s'engageant dans les gardes a pied. On fait que ces régimens font la retraite de ceux qui ne peuvent plus en trouver ailleurs, &t qu'il y entre beaucoup de petits marchands , dans la vue de fruftrer leurs créanciers par la proteftion d'un colonel avare, auquel ils laiflent enfuite leur paye pour être exempts du fervice. Par-la fe poids retombe tout fur les foldats effectifs , qui fe voyent obligés de faire feuls le fervice , fans avoir "jamais un moment dont ils' puiffent difpoiër pour eux-mêmes. Néanmoms la  iü le Solitair! providence,toujours favorable k Quarll,fut lui procurer dans ce corps même de quoi le confö» Ier de fes maux. Un foir fur les dix heures ^ qu*il avoit monté la garde pour un autre, & qu'il étoit en faétion ala porte du pare, prés de Chelfea; la folitude & 1'obfeurité 1'enhardirent k chanter pour diffiper la mélancolie qui le rongeoit. J'ai dit cidevant qu'il avoit une trés-belle voix 8c qu'il favoit la mulique en maïtre. Un colonel du régiment vient k paffer fur ces entrefaites, 8c s'arrête pendant quelques minutes pour 1'entendre. Quarll qui fe croyoit feul, commence un nouvel air, qu'il fe mit enfuite a fifler avec une déiieateffe 8c une douceur qui furprenoient; Le colonel ne put s'empêcher en ce moment de fe découvrir k Quarll. II lui fit des reproehes, fur ce qu'ayaht une auffi belle voix, avec une méthode auffi favante, il s'abaiffoit a fifler. Je vous en prie, mon camarade, chantez eneore, eontinua* t-il; une voix comme la votre ne doit pas être pour vous feul. Quarll répondit avec modeftie a ces complimens, 8c voulut fe défendre d'obéir: enfin cédant de bonne grace aux prières inftantes du colonel, il recommenga le même air, qu'il chanta avec encore plus de foin 8c de jufleffe (que la première fois. L'officier charmé, Sc connoifleur, le pria de vouloir bien entrer dans  Anglois» ïïj? tlaris fa compagnie, & lui donna cinq chelings, avec ordre de venir le trouver le lendemain fur leshuitheures du foir,aCharing-Croff,dans une eertaine auberge,oii il n'auroit qu'a demander le colonel Beonguard. Quarll ne manqua pas d'aller au rendez-voitsi Le colonel 1'y attendoit impatiemment avec dix Ou douze officiers, qui le recurent d'une manière obligeante. D'abord on le fit mettre a table , & on fervit un fouper magnifxque, oü on but en abondance du meilleur Pontac qu'il y eut a Londres. On pria enfuite Quarll de chanter 1'air du jour précédent. Après s'en être un peu défendu, il obéit d'une manière qui charma la compagnie , & qui furprit le colonel lui-même. On fe mit la-deffus a faire 1'éloge de la Mufique, 8c qnelques-uns de la compagnie foutinrent même que fes charmes étoient préférables a ceux del'a» mour, pour éprouver un jeune officier d'entre eux qu'ils favoiënt être amoureux k la fureur. Ce feigneur étoit de Ceux dont 1'amour remplit feul le cceur, qui ne trouvent aimable que celle qu'ils aiment, qui n'approuvent que ce qu'elle approu» ve, qui ne jugent, & qui ne fentent que par elle» Sur ce qu'on s'appereut,que ce parallele le cha* grinoit, le colonel pria Quarll de chanter quel-» que chofe a la louange de 1'amour, pour réparer 1'injure qu'une profane comparaifon venoit dê Terne IV* H  iïsj. le Solitaire lui faire. "Quarll s'en acquitta d'un air oii la paflion éroit peinte avec tant d'adreffe, que 1'officier lui fit préfent fur le champ d'une demi - guinée. D'autres demandèrent enfuite des chanfons, 1'un a la louange de la mufique, 1'autre k celle du vin, 1'autre a celle de quelque autre chofe, & Cjuarll fit ce qu'on voulut avec une complaifance &un art, qui luiméritèrentdesapplaudifïemens» Une bonne partie de la nuit s'étoit paffée de la forte, & Quarll avoit plu généralement, moins encore par fa voix, que par fon efprit & par fa politeffe ; lorfque les convives fe propofèrent les uns aux autres de lui rendre fervïce, en lui procurant des écoliers' pour apprendre k chanter. En même-tems, un ger.tilhomme de la compagnie avant une fceur qui vouloit apprendre, il lui écrivit une lettre, pour la prier de ne prendre point d'autre maitre que celui qu'il lui envoyoit, &c il promit k Quarll un habit complet, & prefque neuf. Les autres fuivirent cet exemple: 1'un fit préfent de bas de foie au nouveau muficien, 1'autre lui donna des chemifes fines èz de belles dentelles, un troifième lui offrit une épée d'argent. II ne lui manquoit plus qu'un chapeau, car il n'avoit pas befoin de perruque, avec de grands cheveux blonds & frifés comme les fiens; un de ces meflieurs lui en offrit un qu'il n'avoit qu'a yenir prendre le lendemain. Ilsne,  Anglois. 115 s'en tïnrent pas a ces marqués de générofké; chacun lui donna un écu avant de fe rerirer, & le colonel ajouta a tant de graces celle de lui donner fon congé, en le prianr feulement de revenir au rendez-vous dans huk jours. Cette aventure heureufe & imprévue tranfporta a tel point le pauvre Quarll, qu'il ne prit point garde au danger qu'il y avoit pour lui de retourner chez fa vieille höteffe, qui ne manqueroit pas d'éclater en injures, quand elle le verrok avec un habit de foldat aux gardes, elle qui le croyoit rendu k fon vaiffeau pour recevoir fes gages. II ne fongeoit qu'au plaifir d'étaler aux yeux de fa femme les préfens que la fortune venok de lui faire: jamais il ne s'étoit vu autant d'argent , & il ne fongeoit qu'a cet argenr. Dès que la vieille le vit dans cet équipage terrible, pour des créanciers, elle pouffa un cri épouvantable, la rage s'alluma dansfoname, elle chargea Quarll d'injures, elle fe jetta fur fa femme qui étoit venue au bruit, eile lui arracha fa coëffure & les chèveux, elle lui donna cent coups de poing, elle la traita comme la dernière des créatures, & enfin elle la jetta, elle & fon mari a la porte, étonnés & confus au dernief point d'une tempête auffi inopinée. Néanmoins Quarll fe remit, fan£ beaucoup de peine. II confidéra que c'étoit une chofe qui dt- H ij  u6 le Solitaire voit arriver un jour ou 1'autre, & il fut ravi d'en être quitte k auffi bon marché, d'autant plus qu'il fe trouvoit par ce moyen décharge du foin de la payer. II n'y avoit plus rien qui 1'inquiétat, que d'être k une telle heure dans la rue, & fans logis. Mais il s'avifa par bonheur d'une certaine cave dans Charing-Croff, qu'on ne fermoit point pendant la nuit, & oii il avoit été plufieurs fois. 11 y conduifit fa femme, après lui avoir appris fa nouvelle fortune, excepté qu'il ne lui dit rien des habits qu'on lui avoit promis , & qu'il fe contenta de la prier de chercher quelque appartement qui convint mieux k ce qu'ils alloient être 1'un & 1'autre. Jamais on n'a vu un changement auffi fubit dans une femme. La fienne qui s'appelloit Sally 1'aimoit dans le fond, la mifère 1'avoit jettée dans le défordre, & elle y vivoit, faute de pouvoir en fortir. Dès qu'elle apprit que le crime ne lui étoit plus néceffaire, elle réfolut d'y renoncer pour jamais, & de n'être plus qu'a celui qu'elle aimoit. II étoit a peine jour, qu'elle s'en va chercher une chambre. Quarll fe rend un peu après aux endroits qu'on lui avoit indiqués, pour recevoir les diverfes pièces de fon équipage, qui fe trouvèrent par hafard faites comme pour lui-même. De-la il paffe chez un perruquier, oii il achève  Anglois. 117 <ïe fe mettre fur le bon air. La dame pour laquelle il avoit une lettre de recommandation , venoit de fe lever quand il arriva chez elle; elle lui fit mille honnêtetés ; ils prirent du chocolat enfemble ; elle s'accorda avec lui, pour une guinée par mois : ce qui eft le prix ordinaire ; 6c elle lui donna une guinée d'avance , fans compter qu'après 1'avoir'entendu chanter , elle lui procura fur le champ deux écolières dé fes amies. II eft mal aifé d'exprimer la joie que ces heureux commencemens infpirèrent a Quarll, qui avoit toujours fouhaité de fe tirer de la baffeffe oü fa naiffance 1'avoit confiné. II retourne a la hate dans la cave oü il avoit pafte la nuit, 6e oü fa femme avoit ordre de fe rendre ; il y avoit déja long-tems qu'elle 1'attendoit. Les habits magnifiques de Quarll, le lui firent méconnoïtre ; il la prit d'abord par la main , Sc lui demanda ce qu'elle avoit fait pendant la matinee ; elle le repouffa rudement, en le priant de fe mêler de fes affaires, 6c de la laiffer en repos. Le ftlence de Quarll, qui étoit un effet de fa furprife , donna le loifir a Sally de le regarder en face ; elle reconnut , avec une émotion mêlée de joie, que c'étoit fon cher époux ; en même tems, elle devint pale comme la mort, 6c fe trouva mal. Imaginez- vous quel fut le H üj  H* l e Solitaire trouble de Quarll, qui ne concevoit point d'oii venoit cette ajtération. II embraffe Sa,Hy 5 il pleure ; il lui demande fi elle fe trouve mal; enfin elle revint a elle , & lui dit, ah mon cher, puis-je être mal, lorfque je te vois auffi bien ! Je te reconnois maintenant. Oui, je t'ai trouvé un appartement: tu feras toujours dans mon coeur; mais il faut que je fois fans ceffe dans tes bras; je ne puis vivre fans te voir. En achevant cette tendre converfation , ils burent un verre de liqueur, payèrent leur höte & s'en allèrent au nouveau logis qu'elle avoit loué, qu'ils meublèrent avec une propreté & une firnplicité qui marquoient leur bon goüt. Sally jufqu'a ce moment avoit ignoré, & les plaifirs, & les peines de 1'amour : celui dont elle avoit toujours fait profefiion , neft que 1'ombre du véritable. Elle commenca alors un noviciat de tendreffe innocente & pure; le tems ne la fervoit jamais a fon gré, & tardoit trop è; lui ramener fon époux , ou fe hatoit trop de le tirer d'auprès d'elle. Elle ne fongeoit qu'a cet époux bien-aimé; elle s'empreffoit a prévenir fes fouhaits ; elle fe faifoit un plaifir de lui préfenter, lorfqu'il y penfoit le moins, ou quelque mets qu'elle avoit remarqué qu'il aimoit, ou un meuble dont il avoit témoigné avoir envie. Lui, a fon tour, paroifioit moins m mari qu'un  Anglois. 119 amant, & faifoit, pour rendre Sally heureufe, tout ce qu'il devoit a une femme vertueufe , tendre & complaifante. Telles furent les douceurs qu'ils goütèrent pendant fix mois ou environ. La réputaiion de Quarll augmentoit de. jour en jour-, & hii donnoit de nouvelles écolières ; fa femme s'attiroit 1'eüime des dames du voifinage ; ils vivoient dans une commode & tranquille médiocr-ité. H femble que le ciel ne leur avoit psocuré tant de plainrs, que pour leur faire fentir- mieux le coup qu'il leur préparoit. Un matin, en été, Sally fachant que fon mari aimoit beaucoup les fleurs & la verdure , étoit allee a Coven-Garden enacheter quelques pots, pour garnir les fenêtres & une cheminée, avant qu'il füt de retour au logis ; elle eut le malheur derencontrer dans la rue un chevalier. Ce Seigneur étoit celui qui avoit abufé , le premier , de fa jeunefTè , & avec qui elle avoit entretenu long-temsun commerce fecret, dansTefpérance qu'il 1'épouferoit, comme il le lui avoit promis; il 1'avoit abandonnée enfuite indignement, & elle avoit été réduite, pour vivre, a fe plonger une honteufe proftitution. Dès qu'elle reconnut l'auteur de fes malheurs & de fes crimes, elle voulut fe détourner pour n'en être pas appercue, & pour s'en épargnar; Hiv  'ï20 t e Solitaire Ia vue a elle-même. Elle eut beau faire ; il Fappergut, &l'arrêtant par la main avant qu'elle put Péviter, il lui fit quelques complimens. La haine, la crainte , Phorreur du crime, mille paffions différentes faïfirent le cceur de Sally en un moment ; fon trouble étoit extréme; elle ne pouvoit prononcer une parole. Cependant le chevalier, dont la paflïon fe ranimoit a la vue des charmes que la fale débauche avoit ótésa Sally, & qu'une vie innocente lui avoit rendus, effayoit de fe flatter que le défordre oü ïl la voyoit, étoit produit par la joie & par la furprife de le rencontrer. En même tems , il arrête un carrofle de louage , 1'y fait entrer, & s'y place avec elle , fans qu'elle fente, ni ce qu'il faifoit , ni quel defTein il pouvoit avoir. Enfin le mouvement de la voiture lui fit recouvrer un peu fes efprits, & elle fe vit avec frayeur & indignation auprès d'un homme qu'elle déteftoit. Elle fe crut perdue en ce moment ; elle jette un cri terrible, qui affemble, dans un inflant, je ne fais combien de monde autour du carrofle. Le chevalier lui protefle qu'il n'avoit d'autre deffein que de la conduire Chez une amie, & lui remontre k quel danger ïl Pexpofe en s'oppofant a fes intentions qui n'avoient rien que d'innocent. Par bonheur pour lui, ils étoient alors prés d'une rue oü il  ï n s i o i s: pi1i Pavoit entretenue pendantuntems confidérable.' La-deffus, il s'avifa de mettre la tête a la portière, & de dire a ceux qui environnoient le carrofle, que cette dame étoit fa femme, qu'elle venoit de verfer, & que la frayeur dont elle n'étoit pas encore revenue, étoit la feule caufe du cri qu'elle venoit de j etter. On le crut; le monde fit place, & le cocher avanca vers 1'endroit qu'on lui avoit marqué. En allant, le chevalier donnoit a Sally mille marqués d'une paflion violente; il remercioit la fortune de lui avoir rendu une perfonne qu'il aimoit plus que fa vie ; il protefloit que la mort feule pourroit déformais le féparer d'elle. Quoique ces tendres expreflions ne fuflënt plus écoutées qu'avec mépris par Sally, a qui elles rappelloient 1'imprudente facilité avec laquelle elle s'étoit repofée fur la foi de femblables difcours : néanmoins , diflimulant fon indignation, elle affetta une tranquillité dont elle ne jouiflbit pas; & elle fe contenta de lui répondre qu'il ne pouvoit plus y avoir de liaifon entre eux, puifqu'elle étoit mariée. Mariée, interrompit le chevalier ! Quoi donc , ne m'apparteniez-vous pas ? Avez-vous dü paffer dans les bras d'un autre, tandis que je vivois encore ? Ah perfide, ofes-tu me rappeller tes anciens fermens , reprit Sally en verfant des  iis l e Solitaire Jarmes amères ? Comment ne roagis-tu point d'employer encore ces mêmes termes qui féduifirent ma crédule vertu ? Fourbe & ingrat que tu es, meurs de confufion d'avoir perdu d'honneur une rille innocente & fimple, & de 1'avoir laiffée enkii". i-r> proie a la misère & au défefpoir. Le chevalier lui répondit, les larmes aux yeux, qu'il reconnoifioit la juftice de ces reproches, & qu'il s'cfforceroit, par une conduite refpeöueu.fe & tendre, de lui infpirer a 1'avenir des fentimens moins défavantageux d« fa perfonne. II lui fit en même tems des fermens affreux , qu'il lui feroit toujours fidéle. Sally feignit d'y ajouter foi, dans 1'efpérance que ne fe défiant point d'elle, elle trouveroit aifément une occafion de lui échapper. Sur ces entrefaites, le carrofle arrête , &z ils defcendent devant la maifon oü elle avoit demeuré long-tems avec le chevalier. La porte étoit ouverte, & la maïtreflë du logis y rentroit juftement. Sally fe laifla emmener doucement dans une chambre, de peur que fa réfiftance ne trahit le deflein oü elle étoit de s'enfuir: deflein dans lequel elle comptoit de faire entrer 1'höteffe fans peine, quand elle lui auroit appris qu'elle étoit mariée. .Cette indigne femme feignit de ne la pas entendre, & fortit pour k laiffer feule avec le chevalier, fe flattant de  Anglois. 123 rattraper par ce moyen une penfionnaire, avec laquelle elle avoit gagaé beaucoup la première fois. La pauvre Sally s'appercut, avec frayeur, da danger oü elle étoit expofée. El!e étoit feule, livrée k un homme que la palïïon rendoit capable de tout eritreprendre, enfermée dans un appartement fur'le derrière de la maifon, & environnée de tous cótés de grands jardins, oii perfonne ne pouvoit entendre fes cris. Dans cette extrémité, elle réfolut de périr plutöt que de fe rendre aux défirs impurs de fon amant. Elle faifit le moment qu'il ne fongeoit qu'a lui exprimer la grandeur de fon amour par tout ce qu'une paffion violente peut imaginer de termes vifs & forts. Elle fe jette tout-a-coup fur fon épée, & en tourne la pointe contre fa, poitrine, pour fe fauver au moins en mourant, du crime ou on vouloit la précipiter. Par bonheur, le chevalier remarqua cette acfion, & lui faifit le bras affez vite pour i'empêcher d'exécuter cette barbare réfolution. O ciel ! que prétendez-vous, faire , mademoifelle, lui dit-ïl? Me mettre en liberté, puifque tu me la refufes lachement , répondit - elle. En achevant ces mots , il lui prit une forte convulfion qui dura quelques minutes, &c qui futfuivie, coup-furcoup, de plufieurs autres , pendant 1'efpace de  \%4 1 e S öx tïïïs e trois heures entières. Ellele trouva enfuite dans une extreme foibleffe, & on défefpéra de fa vie le refte de fa journée. Le chevalier étoit au défefpoir de Pavoir emmenée malgré elle, & il auroit bien voulu favoir oü elle demeuroit, afin qu'on put la rendre a fon mari: mais comme elle n'éroit en état ni d'entendre ni de parler, 1'hóteffe eut ordre de lui préparer a la hate le meilleur appartement du logis, & de la mettre dans un lit bien baffiné, & on fit venir un médecin, qui reconnut la caufe de fon mal au battement déréglé du pouls. 11 lui ordonna une faignée pour remettre les efprits en mouvement, ce qui fut fait fur le champ, & qui procura un fommeil tranquille k la malade. Cependant Ie chevalier ne s'éloignoit pas un feul inftant du lit, oü il attendoit avec une inquiétude mortelle quelle fuite auroit ce mal. Le lendemain matin, Sally qui avoit recouvré fes forces & fa raifon, graces au repos qu'elle avoit goüté, ne fe vit pas plutöt dans un lit étranger, & fans fon mari, qu'elle jetta un cri de furprife, qui fit craïndre pour elle une feconde rechute. O Dieux, par quel enchantcment fuis-je ici, s'écriat-elle ! quels tyrans m'ont arrachée des bras de mon époux ? que vois-je , continua-t-elle, en jettant les yeux fur le chevalier, par qui elle  Anglois. '125 ne fe fouvenoit plus d'avoir été enlevée le jour précédent ? ah ! je ne m'étonne plus de mon défaftre. Indigne raviffeur, me voici encore dans tes piéges, & tes violences auront faitfans doute cette fois- ci ce que tes artifices avoient fait la première. Tandis qu'elle parloit de la forte avec une émotion extraordinaire, le chevalier étoit a genoux auprès du lit, &c mouilloit de fes larnies une main de Sally, que fon agitation empêchoit d'y prendre garde. II lui raconta ce qui s'étoit paffé le jour d'auparavant: il lui demanda pardon de 1'indignité avec laquelle il 1'avoit abandonnée, & lui promit de répa'rer fa faute a Pavenir. Vous vous fouvenez des fermens que je vous faifois alors, ajouta-t-il; je les renouvelle aujourd'hui, & je prends Dieu k témoin, que je les accomplirois d'abord, fi je pouvois le faire fans crime : je me contente donc pour le préfent de vous affurer cinq eens livres de penfion viagère, jufqu'a ce que vous puilïïez par la mort de votre époux, devenir la maitreffe légitime de ma perfonne, & de mes biens. Confidérez k loifir le prix de cette offre; j'irai attendre votre réfolution dans une chambre voifine. Un préfent auffi généreux marquoit tant de paffion dans le coeur du chevalier, qu'il réveilla celle de Sally pour lui, 6c qu'elle oublia la haine  1*6 le Solitaire «ternelle qu'elle lui avoit jurée. Elle cherchoit elle-même a le juftifier, pour juftifier fon retour auprès de lui : elle tachoit de fe perfuader qu'il n'étoit coupable de rien a fon égard. II n'y avoit que fa propre confcience, dont les remords la retenoient. Elle fe reprochoit la trahifon qu'elle méditoit cohtré un mari qu'elle aimoit, & qui méritoit fa tendreffe par celle qu'il lui témoignoit. Elle auroit bien voulu ne perdre ni ce mari, ni fon amant, & accorder la vertu avec la fortune. Quand on commence a balancer entre le devoir & 1'intérêt, il eft bien rare qu'on ne penche enfin du cöté du dernier, & qu'il n'étonffe les cris d'une confcience qui fe révolte; c'eft aufti ce qui arriva a Sally. Elle fe repréfenta que Quarll ne pourroit qu'avoir une mauvaife öpinion de fa vertu, ft de retour chez lui, elle lui contoit ce qui lui étoit arrivé, & cette dernière raifon la fit décider en faveur du chevalier. Ce feigneur fit venir en même tems un notaire qui dreffaun a£le tel que Sally pouvoit le fouhaiter: il lui fit acheter des habits magnifiques, du linge, des coëffures, des rubans; fur Ie champ elle fe vit dans un deshabillé fuperbe. Enfin, ma chère vous êtes maintenant toute a moi, lui dit le chevalier; donnez a 1'heure qu'il eft radreffe de votre mari, afin que je lui renvoie vos nippes,  Anglois. ïif qui font Ia feule chofe qu'il puiffe prétendre de nous : Sally fit ce que fouhaitoit fon amant. Ii écrivit auffitöt la lettre fuivante, que Quarll a toujours confervée, & qui lui fut rendue par un commiffionnairè. Monfeur, comme vous pourrie^ être inqulet dè ne pas revoïr celle qui s'eji donnet a vous en qualité de femmt, quoiqudle fut la miennt aupara~ vant, je vtux bien vous apprendre que je m en fuis rejfaifi comme d'un bieri qui m appartenoit; nt vous donne^ donc pas la peine inutile d'en faire des perquifitions ,jefaurai mieux la garder cette fois-ci que l'autre. Contente^- vous £ avoir fes habits, puifqut 'vous nave^ aucun droit fur fa perfonne. Je fuis pour vous fervir.R.S. Quarll avoit paffe la nuit & Ia matinee dans une inquiétude qu'on ne peut exprimer : mille penfées funeftes fe préfentoient fans'ceffe a fon efprit. Auroit-on enlevé Sally? Des voleurs 1'auroient- ils maffacrée & jettée dans la Tamife ■? II ne favoit a quel foupgon s'arrêter , & il étoit comme un homme hors de lui - même. En un mot, ii étoit réduit h ne pouvoir diffiper fes frayeurs , qu'en s'imaginant que Sally s'étoit enfuie avec quelque amant, &c il lui fembloit qu'il auroit été moins malheureux, s'il l'avoit fgu en vie, de quelque marüère que ce püt être.  ïlS LE SOLITAÏRÊ Lorfque le paquet Sc la lettre arrivèrent ches lui,il étoit occupé a courir de café en café, pour s'informer fi on n'avoit entendu parlef d'aucun accident, Sc on n'avoit pu lui apprendre rien qui put éclaircir fes doutes le moins du monde. A fon retour au logis, il trouva ce qu'on venoit d'y apporter, il n'y avoit qu'un moment, Sc que fon hötelfe avoit recu en fon abfence. Son impatience lui fit d'abord ouvrir le paquet: quelle fut fa douleur, lorfqu'il y remarqua jufqu'a la moindre pièce, les habits, que fa femme avoit portés le jour qu'elle étoit difparue. Le fatal paquet lui tomba des mairis, Sc il demeura quelque tems comme un homme frappé du tonnerre: enfin pouffant un profond foupir, Sc les larmes aux yeux, ah! fans doute, ma chère Sally s'efl noyée ellemême , secria-t-il: voila une lettre qu'elle m'aura écrite auparavant. Ah Sally , infortunée Sally, moins infortunée que moi, comment ai-je pu foupconner ta fidélité a mon égard? Toi a ton tour, quelle raifon avois-tu d'aimer mieux mourir que de vivre avec moi! Jamais un mari a-t-il témoigné autant de tendreffe a fa femme ? N'importe, je lirai ta lettre, en confidération de la main qui me 1'a écrite, quand même j'y devrois trouver un fujet éternel de douleur Si de défefpoir. C'eft  A n g ii ö i §» li0 C'eft ain-fi qu'il parloit feul, 8e tout haut, fans s'apppercevoir de ce qu'il faifoit; fa furprife & fa trifteffe redóublèrent , lörfqu'il eut Öuvert la lettre, & qu'il en eutlu le contenuj il ne faVoit s'il dormöit ou s*il veilloit i il s'efforgoit de fe perfuaderque la douleur avoit troublé fes fens, oü que la lettre ne lui étoit pas adreffée. L'indignitë de la conduite de Sally le fit revenir bientöt a lui-même ; il confidéra qu'il perdoit, par un hafard, une ferrime rpA lui étoit venue par un autre hafard , & il réfo» hit de ne s'engager plus dans un état aufii ina Certain que le mariage» Pour cet effet, il change de logis,' Sé va s'éta» blir dans un quartier oü perfonne nê le connoifToit, afin de pouvoir y paffer pour garcom li y avoit un an qu'il jouiffoit d'une paix tranquille & d'une pleine liberté, lörfqu'il époufa , pour fon malheur, une perfonne qui avec beaucoup de vertil, n'étoit rien moins que propre è rendre un mari heureux. Voici ce que c'étoit» Après avoir été élevée depuis fon ënfance chez une dame, dont lés deux filies apprenoienf a chanter de Quarll, elle y étoit devenue fille de chambre, dès qu'on Favoit crue en age d'en faire les fonöioras. Sa nlaitreffe contenté de fa fidélité Sc de fes fervices, fe mit en tête de lui chercher un bon parti, Sc crut avoir trouvé Tornt IV. I  130 le Solitaire ce qu'elle cherchoit dans la perfonne de Quarll, dont les mceurs lui avoient toujours paru douces Se règlées. Elle en paria d'abord a la demoifelle , qui fe fentoit une véritable inclination pour Quarll, Se qui remercia la dame, en lui promettant d'en paffer par oü il lui plairoit. Elle s'adreffa enfuite a Quarll, Sc lui propofa 1'affaire , avec trois cents livres fterling, argent comptant. L'offre d'une pareille fomme ébranla la réfolution de Philippe : il, fpngea que celle qu'on lui propofoit étoit jeune Se belle, Sc qu'elle lui avoit témoigné plufieurs fois beaucoup d'égards. Ces motifs le déterminèrent , Sc la bonne dame poufia les chofes avec tant de zèle , qu'en moins d'une femaine, il fe vit demandé , promis Sc marié. Ils demeurèrent le premier mois dans la maifon de la dame qui leur y avoit donné un appartement pour tant qu'ils vivroient. La nouvelle mariée fe trouva trop gênée dans un endroit oü elle étoit obligée, par reconnoiflance, a une déférence particulière pour fa bienfaitrice : d'ailleurs, elle auroit fouhaité de vivre avec certains airs de grandeur qu'elle n'ofoit prendre fous les yeux d'une perfonne qu'elle avoit fervie. Elle ne faifoit pas attention a la médiocrité de fa fortune, Sc a la grandeur des dépenfes  Anglois. 131 oii la jetteroit un ménage tel qu'elle fe propofoit de 1'avoir. Quarll eut la foibleffe de fe rendre a cette folie envie; il loua une jolie maifon, il la meubla au gré de fa femme, & il lui donna une fervante & une fille de chambre, 11 n'eft pas néceffaire de dire qu'un début auffi impertinentne pouvoit qu'épuifer les fonds & les revenus de Quarll. Au bout de quelques mois, il lui fallut réformer fon train, & renvoyer la fille de chambre, qui ne fervoit qu'a augmenter fon indigence & 1'orgueil de fa femme. Mademoifelle Quarll, bieflée par ce coup d'autorité , devint fujette k des vapeurs, qui coütèrent plus k fon mari, que n'auroit fait 1'inutile domeftique dont il s'étoit débarraffé. II fallut faire venir un médecin, qui profita de la feinte maladie de la dame, & qui fut lui en donner une véritable. Chirurgiens, apothicaires , charlatans, gardes - malades , tout fe mit de la partie. Quarll cependant ne favoit quel parti prendre avec fa femme, qui s'étoit prefque rétablie a la fin, en dépit des remèdes. II fentoit bien qu'il y avoit plus d'imagination ou de malice que de réalité dans les maux dont elle fe plaignoit fans ceffe , & il voyoit la néceffité de fe roidir contre fes mauvaifes humeurs: d'un autre cóté, il ne falloit pas non plus brufquer un cerveau auffi malade, & heur-  Ï3i i- E SOIITAÏ R I ter de front fes imaginations ambitieufes. Ü prit Ik - defTus le parti de les flatter en lui propofant d'aller paffer quelque tems a la campagne. Son deffein étoit de retrancher ainfi fa dépenfe, Sc de fe délivrer d'une compagnie défagréable tant que 1'été dureroit. Elle accepta d'abord cette propofition, ravie de pouvoir fe donner un air de grandeur parmi fes voifines & fes amies, en faifant, comme les grands, qui fe retirent d'ordinaire dans la province jufqu'^ la fin de 1'automne. Quarll fut charmé du fuccès de cet artifïce; après s'être informé auffi vite qu'il lui fut poffible de quelque endroit éloigné & folitaire, oh les vivres fuffent a bon marché , il s'en alla en pofte dans la province d'York , oii on Pavoit adreffé chez un bon vieux payfan: il le trouva feul avec fa femme Sc fa fille. Le vieillard avoit amaffé, par fes travaux Sc par fa frugalité , un petit fonds dont il vivoit a fon aife Sc en repos: fa maifon étoit propre, agréable, commode, éloignée de toute forte de voifins, & affez grande pour loger encore quelques furvenans. Le bon-homme, bien aife d'avoir penfionnaire dont la compagnie le divertiroit dans fa folitude, demanda peu de ehofe pour la penfion ,*& Quarll lui en paya d'abord un quartier d'avance.  'Anglois. 133 II ne s'agiffoit plus que de trouver quelque moyen pour retenir la dame dans cette campagne déferte,& Quarll s'y étoit préparé d'avance, bien perfuadé qu'elle ne pourroit fupporter long-tems un féjour auffi contraire a fon inclination; il dit donc au payfan, que fa femme étoit d'une humeur agréable, qu'elle avoit un défaut, qui pourtant ne pouvoit être a charge a perfonne : que c'étoient des vapeurs qui n'aboutiffoient qu'a lui faire éviter la compagnie. Ah , ah , je vous entends, répondit le bon homme; elle a la maladie des femmes de qualité : laiffez-la feulement venir chez moi; elle a'y manquera de rien. Oui, mais il y a autre chofe encore, reprit Quarll; elle s'ennuiera de demeurer dans la même place ; elle voudra retourner a Londres ; elle vous priera de 1'y laiffer aller; elle vous en prefTera ; elle cherchera 1'occafion de vous échapper, li elle voit que vous ayez envie de la retenir; le mieux feroit de ne la point contredire en face , & de veiller de prés fur elle , fans faire femblant de rien. N'ayez pas peur, monfieur , interrompirent les bonnes gens, elle ne fera jamais un pas feule. A propos, feroit-elle femme è fe défaire elle-même ? Non, repliqua Quarl 1, vous pouvez en süreté la laiffer feule dans & I iij  »34 le Solitaire chambre ; elle eft auffi amoureufe de la vie que de la liberté : ii fiiffira de prendre garde qu'elle ne s'enfuie. Je dols vous avertir encore. d'une autre circonflance. Vous faurez que fatolie fera deyouloir m'écrire lettres fur lettres, quand elle verra qu'elle ne peut tromper votre vigilance ; je vous prie , par cette raifon , de ne lui point donner de papier , fi ce n'eft dans les commencemens, une ou deux fois: après quoi, obfervez fi elle vous dit des injures, ou fi elle fait des menaces; car c'eft une marqué cerraine, fi elle le fait, qu'elle eft dans un accès de fon indifpofition. Au refte, quant a la nourriture, elle eft un peu délicate; mais je vois que vous avez de la volaille en abondance : elle s'en accommodera parfaitement. Oh, pour cet article , je vous en répond, ihterrompit la vieille payfanne, nous avons, Dieu merci, un bel étang ; vous yoyez des poules dans la bafle-cour : pour la viande de boucherie, il n'y a que deux ou trois lieues d'ici a la ville , & nous avons une bonne voiture : ainfi madame n'aura qu'a choifir a fantaifie.. Dès que Quarll eut conclu fon marché, il retourna en pofte a Londres pour prendre fa femme , qui avoit formé mille projets de grandeur, &c qui brüloit d'aller briller dans la pro-  A (i C L O 1 S, 135 vince , puifqu'elle ne pouvoit plus le faire a la ville. La première chofe qu'elle fit fut de demander fi la maifon étoit belle, les meubles magnifiques, & les voifins de bonne compagnie. Quarll n'avoit garde de dire que non. II lui dépeignit, avec tant de vivacité , les agrémens de ce féjour, qu'elle prépara d'abord fon équipage pour partir dès le lendemain , & qu'avant la nuit, elle avoit fait fes provifions d'eau-de-vie de Nantes, de ratafia , de café, de chocolat, en un mot de mille chofes dont on a befoin pour régaler le beau monde a la campagne , & qu'on n'y trouve point. Ils partirent le jour fuivant, &c la dame fut de la meilleure humeur du monde : mais comme ni la maifon 011 elle alloit, ni les meubles, nile voifinage, ne répondoient a ce qu'elle efpéroit, & a ce que fon mari lui avoit conté, il pnt fes mefures pour arriver dans la nuit, afin qu'elle ne put rien appercevoir qui la détrompat. Les bonnes gens vinrent la recevoir felon leurs ordres, & la traitèrent avec des marqués d'un grand refpea. Voila ce qu'il falloit a 1'orgueil de mademoifelle Quarll, qu'on n'appelloit que madame. Un bon fouper que le mari avoit commandé a fes dépens, acheva de lui mettre 1'efprit en repos. Iiv  Ï3*5 *■ e Solitaire Le lendemain, dès la petite pointe du jour; Quarll prit congé d'elle, fous prétexte qu'il avoit déja perdu fix jours, & que fes écoliers 1'abandonneroient , s'il différoit davantage k revenir. C'étoit peut-être ce qu'elle fouhaitoit. Quoi qu'il en foit, comme un mari aufli attentif n'étoit rien moins que néceflaire a fes plaifirs & k fon luxe , elle ne le preffa pas beaucoup de refter encore quelques jours , & il la laiffa au lit pour achever de mettre fes charmes en état de paroïtre. II partit fur le champ, après avoir recommandé fortement aux hötes de mademoifelle Quarll de ne point choquer fes fantaifies, de ne la point laiffer fortir feule, & furtout d'empêcher qu'elle ne retournat k Londres: ce qu'il ne doutoit point qu'elle n'eüt bientöt envie de faire, Lorfque Quarll fut parti, ils s'attachèrent, avec un foin extraordinaire, a gagner les bonnes graces de leur nouvelle hötefle , qui, flattée des égards qu'ils lui témoignoient, garda la maifon ce jour-la, pour jouir, a fon aife, d'un fpeclacle aufli délicieux pour fon ambition. Tout changea dès le lendemain. Mademoifelie Quarll ayant envie de fe promener , Ia fille du ïogis s'offrit a 1'accompagner, & lui montra les dehors de leur maifon , leurs terres , leurs troup«mx? leur étang, enfin tout ce qui appartenoit  Anglois: 137? è fon père; car il n'y avoit ni maifons, ni rien autre chofe aux environs. Imaginez-vous qu'elle fut la furprife de 1'orgueilleufe époufe de Philippe , qui s'étoit crue jufqu'alors dans une jolie maifon, Sc qui fe figuroit être enviroUnée d'un voifinage poli Sc gracieux, avee lequel elle pourroit briller Sc fe divertir. Elle ne put diffimuler fa colère ; elle fe répandit en injures contre fon mari avec tant d'emportement, que la payfanne, effrayée, crut qu'elle tomboit dans un de fes accès, Sc courut a la hate au logis pour avertir fon père Sc fa mère. Ceux-ci ne furent pas moins épouvantés de Fair furieux de la dame. Son vifage étoit d'un rouge enflammé, les yeux lui fortoient de la tête, Sc les paroles s'étouffoient dans fa bouche. Craignant quelque chofe de pis, ils la prirent, 1'un par un bras Sc 1'autre par 1'autre, Sc la portèrent ainfi chez eux, plus qu'ils ne 1'y conduifirent. Leur deffein étoit de la mettre d'abord au lit. Madame Quarll prenant cette action pour une marqué de leur refpecl: Sc de leur affection pour elle, leur dit que ce n'étoit pas la peine ; qu'elle n'avoit rien a leur reprocher, Sc que leur maifon convenoit a leur condition Sc h leur fortune; que c'étoit contre fon mari feul qu'elle s'emportoit de la forte ; qu'elle ne lui pardonneroit jamais de Favoir conduite dans un en-  138 le Solitaire droit auffi difproportionné a fa naiffance & a fon rang , dont il étoit affez inftruit. La-deffus, elle leur demanda du papier & de 1'encre. Les bonnes gens , qui n'en avoient point, &c qui avoient ordre de ne rien négliger pour la fatisfaire durant les premiers jours, font partir auffitöt, a cheval, un jeune berger, pour en aller chercher dans la ville prochaine. Ils la laiffent feule pendant ce tems dans fa chambre, & fe retirent dans leur cuifine, pour ïaifonner fur cette étrange maladie, dont ils avoient reconnu que Forgueil étoit la feule caufe. M. Quarll a mis leur converfation au long dans fes mémoires, &je me fuis fait un fcrupule de les fupprimer, quoiqu'elle me paroiffe être moins d'eux que de lui. La voici donc telle qu'il Fa laiffée. Cette dame a été élevée dans une ville oü 1'excès du plaifir & du luxe font les feules routes qu'on connoiffe pour arriver a la félicité. Qu'ils font bien éloignés de leur but! Leur vie eft une fuite continuelle d'inquiétudes; Fenvie de fe diftinguer, & la jaloufie , compagne inféparable de la vanité, achèvent de les rendre malheureux. Loin que cette dame manque ici du néceffaire, elle a même le fuperflu en abondance ; & il ne tiendroit qu'a elle d'être heureufe, fi elle favoit renoncer a Forgueil qui la  Anglois. 139 dévore, pour s'accoutumer a Ia précieufe medio crité , qui feule procure un bonheur pur & tranquille. Que notre condition elf préférable k la fienne ! Que les plaifirs de notre folitude font folides, au prix de ceux dont les grands jouiffent dans les villes riches & peuplées! O heureufes campagnes, höteffes de la joie innocente & véritable! On méconnoït ici la débauche, les querelles, les modes, le luxe, 1'envie, 1'amour du vin, les juremens affreux, & les blafphêmes contre le Dieu tout-puiffant, qui font leur féjour dans les cités floriffantes. La providence fournit a nos befoins en abondance; en un mot, fes préfens furpaffent nos vceux & nos mérites. Les oifeaux au plumage peint de diverfes coureurs femblent, en voltigeant de bofquets en bofquets, célébrer leur auteur par leur ramage harmonieux, que les échos des montagnes couvertes de fleurs répétent aux fertiles vallées.. Tout retentit ici des louanges du Dieu toutpuiffant , & on ne trouve que parmi nous la vraie félicité. Autant que la compagnie de nos. moutons & de nos bceufs eft préférable a une fociété d'hommes que la figure humaine diftingue feule des brutes, autant notre folitude Femporte fur le féjour des villes. Nous ne connoifiions notre bonheur qu'a demi avant 1'arrivée de cette dame; maintenant 1'ambition ou  %4é le Solitaire le plaifir nous folliciteroient en vain d'abandonner nos campagnes fertiles & fortunées. Nous fommes perfuadés que les richtfles ni le luxe ne peuvent procurer' la fatisfaclion Sc le contentement. Après cette converfation qui leur avoit prefque fait oublier leur höteffe, la maitreffe du logis alla dans fa chambre, ou elle la trouva Jïaignée de Iarmes, Sc exhalant fa fureur en infures contre Quarll. La bonne femme effaya de lui remettre 1'efprit par des paroles douces Sc confolantes. Les paroles ne faifoient rien a ce maal; cinq ou fix verres de ratafia opérèrent avec plus de fuccès. Mademoifëlle Quarll ne les eut pas plutat avalés, qu'elle tomba dans une efpèce de langueur & d'affoupiffement, Sc qu'elle fut obligée de fe mettre au lit, oü elle repofa affez bien une heure ou deux, Elle fe réveilla néanmoins d'auffi mauvaife humeur qu'auparavant, & fit un bruit étrange fur ce qu'on lui refufoit une plume , de 1'encre du papier comme a une prifonnière. Ii fallut que la bonne payfanne lui dit qu'on 1'avoit crue encore couchée, Sc qu'on n'avoit ofé troubler Je repos de madame. Ces humbles excufes Sc, la vue de ce qu'elle avoit de mandé, appaisèrent la tempête , & fa colère fe tourna toute contre Quarll , k qui elle éqrjvit d'abord Ia lettre  Anglois. *4S' fiüvante , que les bonnes gens mlrent a la pofte. - Indigne mari, vous avier^peur ,fans doute, qsi& mon indijpofidon ne me fit pas mourir >afft\ vttt^ puifquc , fous le faux pret ex te de me faire pre&ist l'air, vous m'ave^attirie dans un cachot, oü la melllture conjlitution ne pourroit tenir. 11 tiy a ici aucune créature raifonnable a qui on puljfe parlcr9 & je ne. vois que de fupides payfans, dom la jigwre ef tout ce qu'ils ont d'un peu faimain. Je vous as prie donc : hdte^-vous de venir me chercher, ou bim attende^-vous d tout ce quune femme ojjmfèe pemi faire iclattr de reffentiment, dès que je ferai m Londres , oü j'irai sürement dans quelques jours ^ quandje devrois faire le voyage nudspieds. Marie Quarll.1 Quarll qui s'étoit attendu a quelque lettre fur ce ton de la part de fa hautaine époufe, quand elle auroit appercu le piége oii elle étoit tonv bée, avoit préparé la réponfe fuivante. Ma chère, fi forgueil & la vanitè vous ont gdtè Fefprit, ce nejl pas d dire que je doive avoir la folie: complaifance de hater ma ruine pour vous plaire. Faites donc attention a votre naiffance, d ma cond'uion & d notre fortune , autant que j'en fais aux confeils de maraifon, Je fuis sur que vous ne fdufer  I4i le Solitaire pas mauvais gré de votre voyage d votrefoigneux mari. Philippe Quarll. II écrivit enfuite au Payfan & a la Payfanne pour les remercier du foin qu'ils prenoient de. fa femme, & pour leur recommander de ne lui donner plus de papier, puifque cette complaifance ne fervoit qu a la rendre moins fage. II les prioit encore de prendre garde plus que jamais qu'elle ne s'évadat. Enfin il leur promettoit de payer leurs peines en homme reconnoiffant. II avoit joint a une lettre auffi obligeante une paire de beaux bas verds & des gands couleur d'orange, dont il faifoit préfent a la fille de la maifon. Cette honnêteté fit tant de plaifir a ces bonnes gens, qu'ils en rédoublèrent leur attention a veiller fur mademoifelle Quarll. II n'en fut pas de même de la lettre qu'elle recut; au lieu d'en tirer des lecons utiles & néceffaires pour elle, a peine put - elle fe réfoudre k la lire jufqu'a la fin , elle s'abandonna a des excès de rage incroyables, el?e déchira la leltre enpièces, elle accabla fon mari d'injures atroces. Le malheureux! le fcélérat! le fourbe! s'écrioit- elle. Que je faffe attention a ma fortune! eh qu'auroit il fait fans le bien que je lui ai apporté en mariage, Scdont il abufe pour me  Anglois. 145 tenir enfermée dans un vilain trou ? il n'en aura pas long-tems le plaifir : je prétends qu'on aille tout a 1'heure retenir ma place au coche pour demain; j'irai a Londres déchirer cet indigne mari en pièces. L'höteffe étoit affez fachée qu'on méprisatainfi en fa préfence, fa maifon. Néanmoins regardant ces emportemens comme un effet des vapeurs, elle ne s'amufa point a faire valoir un logis , qui bien que viewx & un peu bas, étoit grand, commode & gai, & le meilleur qu'il y eut a un mille a la ronde. Au contraire, feignant de paffer condamnation, elle répondit qu'elle étoit fichée de ne pouvoir la loger mieux: que pour ce qui étoit d'envoyer arrêter une place au coche, il n'étoit plus tems, & que le coche feroit parti avant qu'un meffager put arriver a la ville: qu'a la pre-mière occafion, qui feroitla fe maine fuivante,on n'oublieroit pas de fe tenir prêt a exécuter fes ordres, qu'en attendant, elle n'avoit qu'è commander, qu'on lui obéiroitavecrefpeót,& qu'on lui procureroit avec plaifir ce qui lui plairoit. La réponfe fk les déférences de la bonne femme rarnenèrent un peu 1'orgueillenfe bourgeoife, & elle parut affez tranquiile le refte de la femaine. Ses acces revinrent bien-töt, lorfqu'elle vit la femaine fuivante qu'on avoit, oublié fa com-  Ï4| iE Solitairs miffion; que celle d'après, le mauvais tems n'a-ï voit pas permis d'aller a la ville; & une autre fois que les places s'étoient trouvées prifes, ou que Ie coche nê pouvoit partir paree qu'il n'y avoit pas affej de monde. Voyant alors que c'é-toientdes excufes afrectées pour la retenir en cet éndroit, elle réfolut d'aller elle-même faire fort meffage, & demanda feulement qu'on lui donnaï quelqu'un pour lui fervir de guide. Ses hötes le lui promirent fans peine; la chofe n'en réuflit pourtant pas mieux: tantöt le bon homme avoit affaire k la maifon : tantöt fa femme étoit malade: tantöt ils n'ofoient envoy er leur fille a caufe des voleurs , c'étoient toujours de nouveaux prétextes. Cependant il s'étoit paffé ainfi plufieurs rnois^ & il ne venoit point de nouvelles de Londres* Elle ne douta plus que ce ne fut la un tour de fon mari, pour fe débarraffer d'elle en payant feule»1 ment fa penfion, & fes hötes lui apprirent même qu'il en avoit déja donné le premier quartier, avec promeffe de continuer fur ce pied pendant fort féjour, qui pourroit bien durer autant que fa vie. La-deffus elle forma le projet d'aller feule k la ville voifine, bien perfuadée qu'elle ne manqueroit pas de rencontrer des gens, qui 1'y conduiroient en chemin faifant. Par malheur pour elle, les bonnes gens avoient été avertis  Anglois. i^y avertis d'avance, &c depuis le matin jufqu'au foir ils fe tenoient auprès d'elle, fans' lui laiffer faire un pas feule hors du logis. Dans cette extrêmité facheufe pour fa vanité, & n'efpérant plus fortir de fa prifon, puifque fes lettres même étoient interceptées avant qu'elles puffent parvenir a fes amis, elle entra dans une rage inconcevable contre fes hötes, qu'elle regardoit comme les complices de la perfidie & de la cruauté de fon mari. Jamais de la vie on n'a dit autant d'injures avec autant d'éloquence & en aufli peu de tems qu'elle le fit: heureufement pour les bonnes gens, des efforts de cette violence ne pouvoient durer long-tems. Elle fe trouva épuifée au dernier point, & il lui fallut recourir a fon grand fpécifique, c'eft-adire k plufieurs verres de ratafia , qui tranquillifèrent fes efprits, & qui 1'obligèrent de fe mettre au lit, oü elle repofa quelques heures. A fon réveil, elle fit réflexion que fes emportemens ne rendroient pas fa condition meilleure, qu'au contraire fes gardiens deviendroient enfin des geoliers impitoyables. En même tems elle réfolut de fe faire des amis de fes hötes, afin que fi elle ne pouvoit fe mettre en iiberté, au moins fa prifon fut moins refferrée & moins rigoureufe. Elle fit violence a fon humeur hautaine, & aux emportemensqui lui étoient ordinaires, elle deIV. K  le Solitaire vint fatnilière , douce, complaifante. Ses höte* a leur tour ne purent affez marquer leur furprife & leur joie d'un changement auffi foudain & auffi grand; ils ne doutèrent pretque plus du rétabliffement de fa fanté & de fon efprit: ils s'appliquèrent a chercher les occafions de 1'obliger. C'étoient des deux cötés des complaifances & des égards qui s'étendoient a tout. Mademoifelle Quarll avoit trop de pénétration, pour ne pas remarquer la crédulité des bons payfans , & trop de fineffe pour n'en pas profirer. Elle conclut donc , que comme fon mari les avoit trompés en la faifant paffer chez eux. pour folie, elle n'auroit qu'a affecter une extréme douceur pour les tromper une feconde fois, & pour rétablir la réputation de fon bon fens. Elle feignit, dans cette vue, de commencer a fe porter mieux; elle ne ceffoit de les remercier des fervices qu'ils lui avoient rendus avec tant de zèle durant fon indifpofition ; elle fe plaignoit d'avoir été affez maiheureufe pour chagriner Se incommoder des perf>nnes auffi obligeantes. Ils lui répondoient qu'ils étoient affez payés de leurs peines, fi elles avoient contribué a fa guéi ifon. En un mot, on eut dit que ce n'étoient plus les mêmes perfonnes , tant ils étoient changés les uns & les autres. Les bons payfans , que fes hauteurs 8c les reproches  Anglois. 147' avoient aliénés d'abord , ne concevoient pas comment une perfonne aufli fiere & anfii méchante étoit devenue tout-a-coup aufli fjciable & aufli gaie. Dans les commencemens, ils n'ofoient 1'abandonner, de peur qu'elle ne fe défit elle-même. Maintenant, ils la laiffoient moins feule encore , tant fa compagnie leur plaifoit, depuis qu'elle témoignoit fe plaire en la leur. II n'y a rien dont des gens de leur forte puffent s'avifer , qu'ils ne fiffent avec joie pour difliper fa mélancolie , ou pour prévenir une rechüte. Ils lui contoient de ces luftoires bur-; lefques dont on abonde a la;campagne: ce que. leur curé avoit fait, les tours plaifans du rneünier de la paroiffe , qui étoit un drö'e de corps;' les revenans, les forciers étoient la mat; ére de leurs difcours , qu'elle leur payoit en lemblable monnoie,par des hifroires plaifantes arrivées a Londres. D'autres fois, ils la menoient promener dans leurs vergers, ou dans leur jardin ; une autre fois , c'étoit le plaifir de la pêche qu'ils lui procuroient. Cette vie dura un bon mois, & fans doute elle auroit duré encore davantage, s'il n'avoit tenu qu'aux hótes demademoifelle Quarll. Mais, laffe de fe faire une violence qui ne fervoit qu'a refferrer fes liens, & qui étoit caufe qu'on ia gardoit mieux que jamais, elle recourut a une autre tule. Kij  ,i4& £ e Solitaire II y avoit dans la maifon un valet nommé Thomas, jeune, vif, éveiïlé, & qui avoir un teint vermeil, de beaux cheveux blonds, & plus d'efprit 8c de politeffe qu'on n'en devoit attendre de fa condition : d'ailleurs, amoureux , hardi, fait aux intrigues galantes , obligeant au dernier point , 8e de plus charmé de mademoifelle Quarll, dès le premier moment qu'il l'avoit vue. II n'avoit qu'un feul défaut, 1'obfcurité de fa naiffance & la baffeue de fa condition; uéanmoins 1'adroite époufe de Quarll jetta les yeux fur lui, & elle eut raifon. On en va juger par l'hifioire de ce jeune homme. Né a Londres de parens obfcurs & pauvres, qui ne pouvoient lui faire apprendre de métier, il fut obligé d'entrer dans la fociéte ancienne 6c honorable des laquais, 8c eut pour première maïtreffe une dame veuve , ou il apprit tout ce qui étoit néceffaire dans fon état. Elle étoit dans la grande dévotion , 8c alloit deux ou trois fois par jour £ 1'églife , oh il falloit qu'il 1'accompagnat. Tant de grayité le dégoüta d'une maifon aufli oppofée k fes inclinations, 8c il aima mieux entrer chez un jeune feigneur. La , fes talens commencèrent k briller 8c k le diftinguer. Son maitre , grand coureur d'aventures , regarda comme un tréfor un garcon auffirufé, auffi difcret, auffi prompt, auffi pro-  Anglois; 149 pre enfin a faire un Mercure accompli. Bientöt le valet fut le confident du maitre, fon favori, le premier miniftre de fes affaires de cceur.Tout paffoit par les mains de Thomas; il ne manquoit jamais de faire lever le gibier, tant fut-il caché; & il falloit qu'une vertu fut bien obftinée , fi elle ne fe rendoit en peu de jours, quand il lui prenoit fantaifie de 1'attaquer par les formes. Ces qualités 1'élevèrent au comble de la fortune. Chéri de fon maitre, admiré de fes compagnons, adoré des dames fuivantes, toujours en belles nippes , & bien en argent, il ne lui manquoit rien pour être heureux. La fortune ne l'avoit comblé de fes faveurs, que pour lui faire fentir mieux le rude coup qu'elle lui préparoit. Le maïtre de Thomas, qui aimoit a changer de plaifirs, eut envie un jour d'aller a une fête de village, pour y choifirquelque fiile dont les charmes ruftiques reveillaffent fon appétit. Pour, cet effet, il fe déguife en gentilhomme campagnard , équipe de même fon laquais , avec quï il vouloit partager cette aventure y & s'en va avec lui, a cheval, jufqu'a une ville voifme du village, qui étoit a dix milles de fes ten-es. Ils y laifsèrent leurs ckevaux & leurs bottes dans une auberge, & allèrent, en fe promenant» au lieu du rendez-vous. La campagne aux env^ K iij  >,5s<3 le.Solitaire rons étoit femée de compagnies qui fe divertiffoient k différens jeux. Dans un endroit, étoie.-.t des lutteurs qui fe mettoient en fang pour une paire de gants , qui étoit le prix. Dans un autre , des payfans te diiputoient un chapeau ga; ni de rubans , a grands coups de Mton, avec Ut e garde d'ofier. Une troifième bande fe réjouiffoit d'une autre mamère non moins fanglante. . Ces 'eux n'^nt du goüt, ni de Thomas, ni de fon maitre , dès qu'ils eurent fatisfait leur curiofité, ce dernier demanda k 1'autre oii étoient donc les filles pour 1'amour defquelles ils .avoient fait le voyage. Attendez , nous les verrons tout è 1'heure, répondit Thomas; j'entends déja le bruit qu'elles font en jpuant; il n'y a .qu'ale fuivre. En effet, ils les trouvèrent atTez prés de Ik fous un döme fpacieux , appellé grange en langue vulgaire , oii ils étoient a peine entrés, que Thomas dit a fon maitre : eh bien! monfieur, ne vous 1'avois-je pas bien dit? Vous avez ici des belles de toutes couleurs & de toutes tailles; il n'y en a pas une dont le petit bec mignon & amoureux ne follicite la préférence. Allons, choififTez : quel fera le tendron k qui vous jetterez le mouchoir ? Pour moi, je meurs d'envie que vous ayez fait un choix , pour en faire un k mon tour. Je ferai des mi-  Anglois. rades, répondit le gentilhomme : avant que je quitte ma nymphe , j'en aurai fait une déeffe. A ce compte , repliqua Thomas, je ferai de ma bergère une nymphe. Tandis qu'ils s'entretenoient de la forte , ils étoient comme deux faucons qui guettent leur proie, incertains fur celle qu'ils attraperont dans leurs ferres. Les pay^ans les regardoient la bouche béante , avec de grands yeux, fans pouvoir comprendre ce qui leur amenoit ces deux étrangers. A la fin, un violen de village racla , fur Ion mélodieux inftrument, le fignal de la danfe.A l'inftant,les jeunesfillesfe lèvent toutes , chacun prend fa chacune, & les- deux gentilshommes préféntent leurs fervices a deux jolies payfannés qui les acceptent avec joie, fans fe douter de leurs coupables intentions. Le malheur voulut que le maitre prit la- fille fur qui Thomas avoit fait tomber fon choix, & ce fut la fatale caufe du défaftre de ce dernier. Je ne décrirai point les fauts peians & les contorfions ridicules des danfeurs, les rudes baifers qu'ils donnoient k leurs compagnes, les errorts peu fincères de celles-ci pour les éviter. On fait de refte comme ces fortes de têtes fe paffent. II n'y avoit que Thomas & fon maitre qui demeuroient, pendant ce tems-la, comme deux ftatues , & dont la fotte timidité faifoit rire les Kiv.  'ï?a t e Solitair? > payfans. Par bonheur, Thomas s'en appefcuf; & remarqua que fa compagne étoit de mauvaife humeur: la-deffus, il fe mit k la careffer, & la fille fe défendoit en riant. Le maïtre , a fon exemple, fe jette fur deux ou trois filles , les baife, les chiffonne, & fait des éclats de rire aufli grofliers que qui que ce foit de la compagnie. En même-tems , Thomas montre fa légéreté par des fauts d'une hauteur prodigieufe, & cbferve de retomber toujours fur les pieds de quelqu'un , pour divertir la compagnie , qui ïioit a n'en pcuvoir plus, excepté la perfonne piétinée: encore falloit-il, par complaifance pour les rieurs, qu'elle fit femblant de rire. Tant de bonne humeur & d'aöivité ne pouvoient que les faire pafler pour d'aufli facétieux compagnons qu'il y en eut a dix milles k la ronde : on ne ceflbit de les admirer & de les louer. Les deux gentilshommes , fatigués de tant de gloire, réfolurent de fe dérober aux applaudiffemens, & le firent entendre k leurs maitrefles, qui confentirent è les fuivre, avec une innocence digne d'un meilleur fort. Arrivés k Pauberge ou ils avoient laifle leurs chevaux , ils font apprêter un bon fouper, &, en attendant , ils verfent a tous momens du vin aux deux belles , dans le deflein de les enivrer, s'il étoit poflible. La compagne de  Anglois; 155 Thomas, jeune & éveillée, ne refufoit jamais de vuider fon verre; au lieu que 1'autre, douce & férieufe , ne buvoit que rarement & a petits coups. Sur ces entrefaites, le maitre, échauffé d'amour & de vin, fit quelques tentatives , que fa compagne rejetta d'un air qui redoubla la pafïïon de Thomas. Néanmoins ils ne fe rébutèrent ni 1'un ni 1'autre. Le fouper vint enfuite , & un peu après, les deux filles demandèrent a fe retirer, fur ce qu'il commensoit a fe faire nuit. Le maitre le refufoit d'un ton abfolu. Thomas, qui comptoit faire fon coup en chemin faifant, confentit de remmener fa compagne: ce que 1'autre n'eut pas plutöt entendu, qu'elle demanda a partir en même tems. Non, vous n'en ferez rien, répondit le gentilhomme, qui attendoit ce moment pour demeurer feul avec elle, & Famener a fes fins. Demeurez feulement, je vous promets qu'il ne vous arrivera point de mal dans ma compagnie, Sc que le chevalier Thomas, que vous voyez, & moi, vous ramenerons au logis. II n'y avoit point de réponfes honr.êtes k faire k un compliment pareil: ainfi elle fut obligée de fe réfoudre a attendre le retour de Thomas. Celui-ci fut a peine hors de la ville avec la jeune payfanne, qu'il attaque la place, qui fe rend d'abord a difcrétion , & dont il prend  154 le Solitaire. pofleflion avec une facilité qu'il n'avoit pas attcndue. Je ne fais par quelle bizarrerie de 1'efprit humain-, les plaifirs touchent peu quand ils ne content guères. Thomas fe hata de retourner a 1'auberge, moins content de la bonne fortune qu'il avoit eue , que chagrin de celle que fon maitre lui avoit enlevée, 8e qu'il réfolut de lui enlever a fon tour. 4 fon arrivée, la jeune payfanne les fomma, lui & fon maitre , de tenir leur parole , & de la conduire chez elle , faute de quoi elle fauroit bien s'en aller feule : ce n'étoit pas le compte de Thomas. II la pria inftamment d'attendre pour le moins qu'il eut bu un coup, & qu'il fe fut un peu délaffé de la traite qu'il venoit de faire ; qu'a cette condition , il étoit pret a tout faire , 6c qu'il lui donneroit fatisfaöion. Elle y confentit avec peine. La - deffus le maitre, perfuadé que Thomas agiiToit a bonne intention, prend fa montre , fe léve avec précipitation , 6c s'écrie avec une feinte furprife , qu'il a prefque laiflé paffer 1'heure d'un rendez-vous, qu'il eft obligé de partir fur-le-champ : qu'il eft bien faché d'abandonner cette demoifelle, mais qu'un départ aufli brufque ne rompra point leur nouvelle connoiffance , & qu'il lui rendra vifite dans peu de jours. Qu'en attendant 3 il lui demande  Anglois. excufe de fon impoliteffe, & que le chevalier Thomas voudra bien prendre la peine de la remettre au village. Celui - ci comprenant ce que fignifioient ces termes , fortit d'abord pour conduire fon maitre , qui le chargea de mener la jeune fille k une certaine maifon k trois miiles de-la, qu'ils connoiffoient tous deux, & il monta fur-le champ k cheval pour s'y rendre lui - même. - Thomas ne pouvoit recevoir de commifïïcn qui lui fit plus de plaifir. Dès que fon maitre fut parti, il fait le fiège de la place , & employé a-la-fois contre elle le vin & les careffes. Celle - ci fe défend long - tems avec un courage intrépide, & recourt a la fin a demander une ceflation darmes. Thomas tient bon, & continue de la preffer avec une nouvelle vigueur, bien perfuadé qu'il faudra enfin qu'elle batte la chamade & qu'elle demande quartier. Cependant la nuit devient fombre &noire, il n'y a plus de maifons ouvertes, les portes mêmes de la ville font fermées, & la pauvre fille, moitiéde gré , moitié de force, promet, en rougiffant , de paffer la nuit dans 1'auberge'. Après avoir gagné un point auffi important, le refte ne devoit rien coüter , & Thomas étoit au comble de la joie. Sur le champ, il fit apprêter un lit, & y conduifit fa maitreffe,  ïj é '£ e Solitaire; qui, accablée de vin & de fommeil, faifoiï encore quelque refus, que fes regards languiffans démentoient. Enfin, après avoir balancé quelque tems entre Fenvie & la peur , elle s'abandonna aux defirs de Thomas , qui la prit par la main pour 1'aider a monter. L'aubergifte, qui étoit un vieux routier, parut alors, & dit pour la forme a Thomas: Je compte, monfieur, que cette demoifelle eft votre femme; car je ne voudrois pas pour un empire qu'il fe pafsat rien de deshonnête dans ma maifon. Oui, oui, bon-homme, c'eft mon époufe, répondit Thomas, tandis que la pauvre fille continuoit de monter, en fe cachant le vifage de honte. II n'y avoit pas une heure qu'ils étoient feuts dans leur appartement, lorfque le gentilhomme inquiet de ne les voir point, retourna a 1'auberge pour s'informer de ce qu'ils étoient deve» nus. L'höte lui dit qu'ils étoient au lit. Au lit, interrompit Ie gentilhomme? Oui, monfieur, répliqua l'aubergifte: comme il étoit avant dans la nuit, ils ont pris lit chez moi, je les y ai laiffés enfemble. Ce difcours fut comme un coup de foudre pour le maitre de Thomas: la colère étoit peinte dans fes yeux, & il étoit d'un rouge enflammé, qui témoignoit fa fureur ; diflimulant fa pafïion, il demanda froidement oh ils étoient, paree qu'il avoit une affaire im»  Anglois. 157 portante a communiquer a ce gentilhomme, & que la chofe ne pouvoit fouffrir le moindre retardement. L'höte qui ne fe doutoit de rien, le conduifit a la chambre de ces heureux amans; il heurta a la porte, en difant au chevalier Thomas, que le monfieur avec qui il avoit foupé étoit de retour pour une affaire, dont il vouloit lui faire part. Par bonheur, il ne s'étoit pas deshabillé; connoiffant 1'humeur violente de fon maitre, qui ne manqueroit pas de faire éclater fon jufte refTentiment,il ouvre la fenêtre fans dire un mot, Se faute dans le jardin , d'oii il fe fauve par-deffus les murs dans la campagne, en courant comme nn homme qui a Pennemi a fes trouffes, & fans regarder derrière lui une feule fois. Enfin, n'en pouvant plus, Sc fe croyant hors de danger, il s'afïit dans un champ , oü il fe mit a faire de triftes réflexions fur fon aventure, jufqu'è ce que la fatigue Sc le chagrin Paffoupirent infenfiblement. Son réveil, qui ne tarda guère, nefut pas moins facheux : Pimpoffibilité oü il étoit de retourner a Londres , la colère de fon maitre, devant qui il n'ofoit plus fe montrer, après le vilain tour qu'il lui avoit joué, la manière indigne dont il avoit féduit Sc deshonoré deux jeunes filles, belles Sc vertueufes, Ie défaut d'argent oü il fe trouvoit 3  fjS ie Solitaire ces penfées 1'accabloit toutes a-la-fois, Se il ne pouvoit s'empêcher de reconnoitre que fon malheur étoit une jufte vengeance du ciel. II fe promena jufqu'a la pointe du jour, en rêvant fur ces chofes, fans favoir ni que faire ni oü aller. Sur ces entrefaites, une bande de faucheurs qui vint a paffer, lui fit fonger, que s'il pouvoit s'affocier avec eux, ce feroit un moyen de gagner quelque argent pour vivre , Se pour fe conduire a Londres. II fe joignit k eux , leur demanda d'oü ils venoient, & oü ils alloient, Se ils répondirent qu'ils venoient de Londres , & qu'ils alloient au nord de 1'Angleterre. Cette réponfe , qui déconcertoit fes projets , lui fit de la peine, Se il demeura quelque tems incertain fur le parti qu'il prendroit. La rmsere le preffant, il réfolut d'accompagner les faucheurs, dans la penfée qu'il trouveroit peut-être quelque chofe de meilleur fur la route, Se il le dit a fes futurs camarades. Ceuxci qui le voyoient habillé en homme de condition, crurent qu'il rail'oit, Se lui répondirent en gjëns qui entendoient raillerie, qu'ils feroient bien aifes d'aller avec un brave garcon comme lui, mais que fans doute il ne cherchoit qu'a rire, Se qu'ils feroient de lui un affez mauvais ouvrier. Non, non, mes amis,  Anglois; 1^9 je vois bien que mon équipage vous trompe, leur rép mtlit- il ; je vous protefte que mes intentio; s (ont lincères . & que le mauvaïs état de mes affaires me réduit a chercher du travail pour vivre. Eh bien , notre cher , vous en trouverez, lui dirent-ils; le maitre chez qui nous allons de ce pas a befoin de gens , Sc il ne manquera pas de vous louer. La chofe réuffit en effet comme ils le lui avoient fait efpérer. Le fermier qui les eraployoit, n'eut pas plutöt entendu iademande, Sc feu ce qui 1'obligeoit de la faire , qu'il le prit a foü fervice , en lui permettant d'aller feaer dès le même jour, s'il vouloit. Sur cette promeffe, Thomasjoyeux d'avoir trouvé cette reffource, envoya quelqu'un lui acheter une fourche k la ville, Sc débuta le lendemain dans fon nouveau métier, dont il s'acqukta praifamment, comme on peut s'imaginer. De cet endroit, il a'lla de village en village avec fes camarades ; il s'accommodoit en tout a leurs manières, & il s'attira leur amitié par la douceur Sc par la gayeté de fon humeur. II vivpit de la forte , fans chagrin & fans inquiétude , & il ne penfoit plus ni k fon maitre, ni k Londres , lörfqu'il tomba chez le fermier cii logeoit mademoifelle Quarll. Celui-ci, qui avoit befoin d'un valet, lui offrit d'abord de le prendre  t6o le Solitaire en cette condition. Thomas y confentit, après avoir un peu balancé. Le voila donc, de feneur, devenu valet de payfan. Six mois après, la femme de Quarll arriva dans cette maifon, oii fa beauté réveilla les inclinations de Thomas , pour la galanterie, qu'il croyoit atToupies pour toujours. Par malheur, dans une condition aufli baffe que la fienne, il n'ofoit s'adreffer k une dame qui le portoit aufli haut, jufqu'a ce qu'il fe préfentat une occafion favorable. II fe contentoit de lui témoigner une extréme complaifance, & de fe faire difKnguer par les petits fervices qu'il s'empreffoit k lui rendre. Elle a fon tour s'échappoit queluuefois, jufqu'a dire en fa préfence, qu'elle lui trouvoitune phyfionomie au-deffus de ce qu'il paroiffoit être. Thomas crut alors que le tems étoit venu de fe déclarer. II avoit eu fouvent la liberté de Pentretenir en particulier, & lui avoit raconté des hiftoires divertiffantes. Un jour fe trouvant feul avec elle , il lui conta la fienne propre, & il s'appercut avec joie qu'elle fe féiicitoit de cette confidence: elle, de fon cöté, faifant réflexion fur 1'adreffe de Thomas, &c le croyant un homme propre k mettre k fin toutes fortes d'entreprifes , réfolut d'en faire Pinflrument de, fa delivrance. Dès le lendemain,  A N G L O ï S. iöf dëmain, comme elle étoit par hafard encore feule, elle le prie de venir paffer quelque tems auprès d'elle, 8c de la divertir par fes contes plaifans, fous prétexte qu'elle étoit d'une mélancolie infupportable 6c accablante. Thomas accourt, il la plaint de 1'état oü il la voit. Ah! vous ne connoiffez qu'une petite partie de mes chagrins, dit-elle en 1'interrompant: vo\is me croyez en penfion chez ce laboureur ; non, vous vous trompez, j'y fuis prifonnière, ort m'y garde a vue , 6c je n'appercois autour de moi que des brutes, ou des hommes auffi ftupides que les brutes. Je vous allure que ce traitement me rendra a la fin aufli folie que mes hötes me croyent, graces' au foin obligeant que mon indigne mari a eu de les en prévenir, afin qu'ils ne me laifïaffent pas échapper; il y fera attrapé, 6c je ne fuis pas une femme, ou bien il me verra en peu de jours a Londres, prête a lui rendre le mal qu'il m'a prêté. Le rufé Thomas 1'écoutoit avec une feinte indifférence, de peur qu'elle ne devinat combien il 1'aimoit, 8c qu'elle n'osat plus s'abandonner k fa conduite. Enfin , lorfqu'elle eut ceffé de parler, il lui dit qu'il la mettroit en liberté, dès la nuit fuivante, fi elle le fouhaitoit, 6c qu'il la conduiroit lui-même k Londres elle lui demanda ayec vivacité comment il s'y Tornt IFt L  iéi Le Solitaire prendroit. Oh, la chofe eft aifée, répondit* il i je mettrai une échelle fous votre fenêtre, & je prendrai ce que vous avez deffein d'envoyer è Londres, que je donnerai en garde k un bon ami que j'ai dans le voifinage: enfuite vous def cendrez par cette échelle, & je vous menerai a la ville prochaine , dont nous ne fommes qu'a cinq ou fix milles , & la nous louerons deux places dans le coche de Londres, une pour vous & une pour moi : vous voyez bien que la chofe ne peut manquer. Thomas trouvoit dans cette aventure un doublé avantage; en premier lieu, une occafion de fafisfaire fon amour fur la route ,& en fecondlieu,unmoyen de rerourner a Londres, fans qu'il lui en coutat quoi que ce foit. La dame, a fon tour, qui croyoit que la pitié feule le faifoit agir , ne voyoit rien qui dut la détourner de fuivre le confeil de Thomas: feulement elle auroit voulu avoir plus de tems devant elle, pour difpofer toutes chofes a loifir , de peur que fa précipitation n'inquiétSt fes hötes, & qu'ils ne miffent obftacle a fes delfeins. Enfin , il fut conclu qu'on remettroit cette affaire a un jour dont en convint. Ce jour-la, jour attendu des deux parties avec une égaleimpatience, Thomas monta par une échelle dans la chambre de la dame, dont  Anglois; $63 ïl déménagea les paquets en un inftant & les iriit a couvert chez fon ami. II revint enfüitë prendre la dame elle-même, qui, joyeufe dé fe voir enfin au moment de quitter cet en» nuyeuxféjour, fort paria fenêtre, & eommenc» è defcendre le long de 1'échelle: mais peu aecoutumée a de pareilles entreprifes , & d'ailleurs la craihte d'être furprife, la faifant trop fe hziter, elle pofa mal le pied, tomba a terre* & entraïna 1'échelle avec elle. Thomas qui prévoyoit les conféquenees de cet accident, prit la fuite,& laiffa èla demoifelle le foin dé fe relever comme elle pourroit : cependant 1'échelle en fe renverfant, avoit caffé les vitres de la chambre, ou le laboureiü couchoit &c lé bruit l'avóit réveille én furfaut. II fe léve auffitöt pour voir ce que c'étoit, & appercoit la fenêtre dé mademoifelle Quarll ouverte; & un hoiiimé qui s'enfuyoit au travers de la cour: en mêmë tems, il crie au méurtre, au voleur, arrête; fes gens alarmésfe lèvent précipitarrtment j 1'un fè faifit d'une fourche, 1'autre d'un fourgon j uri autre de quelque autre chofe que le hafard lui préfente, tandis que le bon hommë fe met k leur tête, armé de fon fufil de chaffe, & les Conduit dans tous les eöins de fa maifon pöur chercher les voleurs, obfervant de n'avancer qu'a vee précaution,de peur de furprife. Lorfqu'Ü9 Lij  164 le Solitaire furent a la chambre de la demoifelle, après Favoir appellée plufieurs fois, fans en recevoir de réponfe, ils crurent qu'elle avoit été affaffinée, ils enfoncèrent la porte pour s'en éclaircir, mais ils ne virent point dans la chambre la perfonne qu'ils y cherchoient, & ils fe regardèrent les uns les autres avec un étonnement aufli comique qu'on le puiffe imaginer. A la fin, comme ils avoient fureté jufques dans les moindres coins du logis, ils s'enhardirent k paffer dans Ia cour, ou, en jettantlavue de tous cötés, ils appercurent, fous une échelle, quelque chofe de femblable k des habits de femme. Le vieillard y fut le premier, il éloigna 1'échelle, & il trouva que ces habits couvroient une femme qui reffembloit affez a mademoifelle Quarll, & qu'il reconnut a la fin pour cette demoifelle elle-même, qui paroiffoit comme morte de fa frayeur ou de fa chüte. Ce fut alors un nouveau fujet de furprife parmi la bande ruftique. Le bon laboureur fe perfuadoit que les voleurs étoient entrés dans fa maifon , qu'ils avoient mis un baillon k la demoifelle , & qu'enfuite ils 1'avoient jettée par la fenêtre. Oui, mais comment auroitelle fes habits, difoit un autre ? Elle devoit être alors au lit ; je gagerois que le diable Fa pouffée k fe jetter par la fenêtre, & que  Anglois. 165 c'eft lui que vous avez vu traverfer la cour avec tant de viteffe. Ils difputèrent de la forte pendant quelque tems: enfin le réfultat fut qu'on porteroit la demoifelle dans fa chambre, ce qui fut fait d'abord; après ils allèrent continuer leur vifite, tandis que la maitreffe du logis &C fa fille deshabillèrent mademoifelle Quarll , la mirent au lit , 81 pafsèrent la nuit a la veiller. Lorfque Ie bon-homme crut avoir fait une recherche fuffifante, il ordonna a fes gens de paffer en revue devant lui, pour voir combien il avoit perdu de monde dans cette grande affaire, & trouvant Thomas de moins, il demanda ou il étoit allé, & s'il avoit couché cette nuit au logis ? On lui dit qu'il avoit découché, & que peut-être il étoit allé voir quelque belle. Quelque belle, reprit le laboureur! eh bien , il na qu'a y demeurer , fans remettre jamais les pieds chez moi ; que fais - je en effet, fi ce n'eft pas lui qui a envoyé les voleurs, & s'il n'étoit pas lui-même avec eux? Qu'il revienne feulement; il n'en fera pas aufli bon marchand, que peut-être il 1'efpère. C'eft ainfi que le bon homme parloit avec une agitation extraordinaire. Thomas n'avoit garde de venir s'expofer a l'effet de fes menaces : il fit fon pront de cette aventure,6c difparut, fans Liij  l e Solitaire qu'on en ait jamais entendu parler depuis.; Dès que mademoifelle Quarll fut reyenue h elle, Sc qu'elle eut recouvré la parole , elle avoua comment la chofe s'étoit paffee, rejettant le blame fur fon mari. , qui ne 1'avoit conduite dans cet endroit , que pour I'y faire mourir de chagrin, a ce qu'elle difoit. Le fermier écriyit a M. Quarll cette aventure , dont il lui raconta fidellement jufqu'aux moindres particularités, en ajoutant qu'il y avoit peu d'apparence que fa femme en revint. Une lettre femblable ne pouvoit lui faire beaucoup de plaifir. Néanmoins il réfolut, Sc de ne la point relacher, Sc même de la laiffer quelque tems fans habits , fuppofé qu'elle fe rétablit, perfuadé qu'il ne pourroit mieux mortifier fon orgueil que par ce moyen. II récrivit donc au laboureur , qu'il Ie prioit de nerien négligerpour la guérifon de fa, femme, Sc pour prévenir des malheurs femblables a celui qui venoit d'arriver,. qu'il lui envoyeroit des habits dans quelques jours, & qu'il les' payeroit en même tems, de leurs peines & de leur zèle, Mademoifelle Quarll fe trouva mieuxau bout d'un mois , & on en informa fon mari, qui crut bien faire de la, laiffer encore un mois fans habits , dans la penfée que le défaut de parure la  Anglois. 167 puniroit mieux qu'un mois de maladie. II fe trompa cette fois-ci; elle fut trois mois a fe remettre de fa chüte, & elle étoit encore au lit, lörfqu'il lui envoya des habits magnifiques, qui lui rendirent en partie 1'amitié de fa femme, & qui contribuèrent a la guérifon de fon efprit &Z de fon corps. Les bonnes gens, qu'elle avoit fouvent rebutés par les injures dont elle les accabloit, virent ce changement avec joie, & en prirent occafion de lui repréfenter fon bonheur. Ils lui remontrèrent qu'elle avoit en abondance les chofes néceffaires a la vie, & même celles qui ne fervent que pour le luxe, & que d'ailleurs elle n'étoit plus fous la fujetion d'un mari, dont elle auroit été obligée de fupporter, avec patience, les mauvaifes humeurs. Ces remontrances furent appuyées par 1'arrivée foudaine &r imprévue de diverfes fortes de liqueurs, que Quarll envoyoit a fon époufe, avec un quartier de fa penfion. Vers le même-tems, la faifon étoit devenue charmante , & le féjour de la campagne étoit riant & délicieux. Ces raifons la firent réfoudre a attendre en cet endroit la chüte des feuilles , & k remettre jufques-la fon voyage de Londres, au cas que fon mari ne vint pas la chercher lui-même. Qr^ c'eft ce qu'il ne fongeoit pas a faire l L iv  is* le Solitaire jouiflant a fon aife des plaifirs libres du célibat; depuis qu'elle étoit a la campagne, la préfence d'une femme lui auroit été importune, &il refferroit de jour en jour les liens qui la retenoient loin de lui, par les lettres qu'il écrivoit au laboureur, accompagnées de préfens pour fa fille ou pour fa femme. Sur ces entrefaites, une nouvelle difgrace lui fit fentir qu'il n'étoit pas né pour être heureux en Angleterre. Quarll s'étant défait de fon ménage , alla Iqger chez une couturière, qui avoit beaucoup d'occupation , & qui paffoit pour riche. C'étoit une perfonne feule, affez jeune, paffablement johe , mais d'un orgueil infupportable. De-li venoit qu'elle n'étoit pas encore mariée, paree qu'un marchand lui paroiffoit au-defious d'elle, & qu'elle fe croyoit au-deffous d'un homme de* condition, de forte que ne pouvant trouver un mari, elle avoit concu une haine mortelle pour tous les hommes. Elle eut a peine vu M. Quarll, beau, bien fait, jeune, fpirituel, & d'une profeflion qui 1'approchoit des perfonnes diftinguées, qu'elle fe fentit réconciliée avec les hommes, & qu'elle ouhlia le deflein oii elle avoit été de ne fe marier jamais. Elle fouhaitoit feuJement que par quelques galanteries pour elle, il juftifiSt tant foit peu la foibleffe qu'elle fe fen. toit pour lui; & dans cette vue, elle lui mar-  Anglois. 169 quoit des égards extraordinaires, & des complaifances infinies , afin de lui faire fentir fon devoir. Quarll ne voyoit, ni n'entendoit rien de ce qui avoit 1'air d'un engagement férieux: deux fois de fuite malheureux mari, & délivré a peine d'une femme incommode, il n'avoit aucune envie de s'expofer a un malheur femblable. Ainfi, la pauvre amante fut obligée d'aller conter fon martyre, & de demander confeil a une vieille demoifelle qui logeoit dans la chambre voifine de Quarll, & qu'une longue expérience avoit inftruite a fonds de la politique amoureufe. Elle ne fe trompa point dans le choix de fa confidente. On fait que celles qui ont fervi long-tems 1'amour,-finiffent d'ordinaire leur vie en fervant la paflion de leurs jeunes compagnes, a*peu-près comme les vieux plaideurs qui, ruines par leurs propres procés, le mettent enfuite, pour vivre, a folliciter ceux des autres. La demoifelle fe chargea donc avec joie de perfuader Quarll, & épia 1'occafion de lui parler : on ne pouvoit le faire que le matin avant qu'il fortït, ou le foir lörfqu'il rentroit a la maifon, & elle le fit pourtant dès le lendemain matin, Elle avoit ouvert fa porte, qui étoit vis-avis celle de Quarll, tellement qu'il ne pouvoit fortir qu'elle ne le vit. Dès qu'il parut, elle 1'en-  17© Le Solitaire gagea è venir prendre avec elle une faffe de chocolat, & i! avoit a peine commencé, qu'elle fit un bruyant éclat de rire , qui le furprk au dernier point. Vous vous étonnez de ce que je ris, lui dit-elle un moment après, & en faïfant femblant d'avoir bien de la peine a reprendre fon férieux : vous ferez comme moi, monfietir, quand je vous aurai dit de quoi il s'agif. Sacbez donc que notre ennemie des hommes eft devenue amoureufe, mais amoureufe, comme on ne 1'eft point, amoureufe è la folie, amoureufe a ia fureur, amoureufe enfin è faire pitié» Qui eft donc cette ennemie des hommes, madame , demahda Quarll ? Quoi! vous ne la confeotóei pas, répondit Padroite intriguante? vraiwent c'eft la mairreiTe du logis. La pauvre pe« tite, quand j'y fonge, elle qui a refufé tant de fcctis partis : mon Dieu ! qu'elle pouvoit faire de marwges avantageux 11\ n'a temi qu'a elle de roulcr en carrofle. Mais il n'y avoit poin« dtirmme affez bon pour mademoifelle. L'un avoit ceci , 1'autre avoit cela, tous avoient quelque chofe qui lui déplaifoit : il eft vrai qu'elle vaut bien la peine qu'on la recherche* \ous favez qu'elle n'eft ni défagréable , ni mal faire , ce qu'on voit d*elle eft la moindre partie de fes charmés : jamais on n'a vu une jambe aufli fine,, ni un pied aufli mignon &  Anglois. 171 auffi beau. Pour la peau , il n'y a point de femme qui puilTe le lui difputer, pour la délicateffe & la blancheur : d'ailleurs, elle a des qualités excellentes, Sc il y en a une entr'autres qui paffe pour la principale chez bien des gens, je veux dire de Pargent; elle en a en quantité. Je vous 1'avoue, je meurs d'envie de favoir quel eft 1'heureux mortel, en faveur de qui elle difpofera de fes charmes: il faut que ce foit un ange; car il s'eft préfenté des hommes accomplis parmi fes amans, & je fais qu'elle trouvoit des défauts h tous.Ne voyez-vous point d'homme venir chez elle} s'il en vient quelqu'un , ce fera fans doute celui dont elle eft ferué ; car elle n'a jamais affaire qu'a des femmes. En vérité, je ne prends point garde a ces fortes de chofes , repliqua Quarll; d'ailleurs vous le favez, made» moifelle, je fuis abfent des journées entières, & a mon retour je ne fonge guères qu'a prendre du repos. Eh bien ! moi, j'en ai fait mon. affaire , dit la demoifelle; cependant je ne vois jamais ici d'autre hommé que vous: feriez--VQUS; donc celui qui a fléchi ce coeur infenfible & re> belle è 1'amour ? Moi, madame, répondit Quarll { n'appréhendez rien de femblable : une perfonne qui a rejetté plufieurs partis confidérables, ne s'amufera pas a briguer la tendreffe d'un mufi-> cien. Que favez-ïvous, dit la fine vieille? Piffiar  ^72 tï Solitaire gination fait les amans, & le deftin les maris: peut-être eft-ce votre fort d'époufer cette belle. Si j'étois a votre place, je lui ferois ma cour,, & j'oferois gager que vous ne perdriez pas vos peines: fongez que c'eft une jolie fille, qui a de bonnes pratiques, une maifon bienmeublée, & des coffres bien garnis. Voila une belle occafion de faire votre fortune , & on n'en trouve pas fouvent de femblables, quelque mérite qu'on puiffe avoir. Quarll ne favoit que répondre. La fituation de fes affaires 1'obligeoit d'accepter ce que fa .condition luiimpofoit lanéceflité derefufer. Ses pratiques lui échappoient, fes revenus étoient incertains, fa dépenfe étoit toujours la même , c'étoient autant de fortes raifons pour lui faire accepter cette offre. Par malheur il avoit une femme, & cette femme étoit un grand obftacle; mais elle étoit hors de la vue du public, & on pouvoit la regarder comme morte civilement, tant qu'on payeroit bien fa penfion, ce que le mariage en queftion mettroit Quarll en éfat de faire, quand même il demeureroit fans aucun écolier. Enfin, il prit le parti de répondre qu'il n'ofoit afpirer k une condition aufli charmante & aufli douce. C'étoit ou 1'adroite médiatrice Pattendoit: elle lui promit en même-tems fes fervices, & il prit congé d'elle pour aller vaquer  Anglois. 175 a fes affaires en ville, tandis que la vieille dame feroit celles de fon coeur a la maifon. Elle ne manqua pas de courir chezl'amoureufe couturière lui rendre compte de fa commiffion, & Quarll fut a peine de retour dans fa chambre , qu'elle 1'y fuivit pour lui dire qu'elle avoit de bonnes nouvelles a lui apporter; que la rougeur de la dame lui avoit découvertfon fecret; qu'il étoit 1'amant aimé; & quelle qui parloit, le rendroit bientöt heureux, II lui répondit qu'elle avoit été le premier mobile de fon bonheur, & qu'il comptoit qu'elle voudroit bien y mettre la dernière main. Fort bien, dit-elle; en ce cas, je vous promets que dimanche prochain votre mariage fera une affaire faite. La-deffus elle lui fouhaita le bon foir. La vieille demoifelle étant devenue la feule directrice de cette affaire, en preffa 1'accompliffement avec ardeur, & les deux amans furent mariés le jour qu'elle avoit dit. Quoique tout fe fut paffé en fecret, la joie de la nouvelle mariée publia fon fecret, & les compagnies remplirent bientöt fa maifon, qui fut pendant un mois le féjour de la joie, & pendant une année entière celui de la tranquillité &c du bonheur. La paix avoit fermé la porte, & 1'abondance règnoit au-dedans : mais le deffin , toujours ennemi de Quarll ne permit pas qu'il fut long-tems heur  *74 E SotiiAiU i-eux; & Pamour, auteur de fa félicité, devlht celui de fon infortune. En un möt, fa femme devint jaloufe, c'efVa-dire, qu'elle de vint malheureufe, & qu'elle le rendit malheuretix lui-même, Êtoit-il abfent, elle étoit fur les épines; étöit-Ü au logis , elle croyoit qu'auprès d'elle il regrettoit quelque maitreffe qu'il venoit de quitter* Souvent il lui échappoit des expreffions sigres, que fon mari, impatienté , lui rendöit avec ufure, & qui chafsèrent enfin la paix de la maifon. Cependant le mari & la femme perdoient chaque jour quelques chalands, & négligeoient le peu qui leur reftoit, Le mari alloitailleurs dif* fiper fa mélancolie, tandis que la femme noyoit fonchagrin,au logis, dans les liqueurs, de forte que 1'argent diminuoit, & les dettes augmentoient. Le mercier & le marchand de foie, que la demoifelle avoit bien payés auparavant, & qui n'avoient reeu qu'un feul paiement depuis fon mariage, s'imaginant que c'étoit la faute du mari, d'autant qu'elle en paroiflbit mécontente, cturent qu'il étoit trop jeune pour une femme fur le retour, ékquil diflipoit, par de folies dépenfes, ce qu'elle avoit amaffé par fes travaux & par fon économie. Ainfi, ils 1'arrêtèrent un beau jour, lörfqu'il y penfoit le moins; & fans lui faire favoir quoi que ce foit, de peur qu'il ne rmt dg  Anglois. J75 cöté ce qui reftoit encore a fa femme, Sc qu'il ne fe cachat enfuite. Quarll s'étoit engagé en fecret dans les gardes, pour fe mettre a couvert des créanciers importuns,que quelqu'une de fes femmes pourroit lui attirer un jour ou 1'autre. 11 fut obligé de le déclarer pour fortir de prifon, Jugez de ce que devintForgueilleufe couturière, lorfqu'elle apprit qu'elle étoit mariée k un homme d'une pareille condition , elle qui avoit regardé , comme au-deffous de fon mérite, des honnêtes marchands Sc bien a leur aife. Dans la violence de fon indignation Sc de fa fureur , elle part du logis comme une furie, jurant fes grands dieux, qu'elle ne demeureroit pas avec un vil fantalTin, & elle lailfe Quarll dans la dernière confulion4 Le pauvre homme ne favoit oü il en étoit, & s'efforcoit de fe flatter que fa femme reviendroit le trouver , lorfqu'elle feroit revenue a ellemême. Le lendemain matin au lieu d'elle, arrivèrent des fergens quifaifirenttout ce qu'ilavoit, a la pourfuite d'un tapiffier, & il fut obligé de fe retirer dans un autre quartier, oü il paffa trois mois fans entendre parler de fa femme. II fe crut alors délivré pour toujours de cette incommode compagnie , Sc il fe réjouiffoit du malheur qui favoit arraché du piège, piège funefte oü il ne concevoit point comment il avoit  tj6 l é Solitairè pu fe laiffer prendre tant de fois. Quel homme a jamais été auffi malheureux que moi, fe difoit-il enlui-même ! trois femmes en trois ans, & trois femmes qui, avec des caraótères aufli différens, ont fu me faire fouffrir les mêmes maux! La première étoit une impudique, dont un heureux malheur me défit. La feconde étoit une créature órgueilleufe, pareffeufe & pauvre, dont je me fuis débarraffé par un ftratagême. II ne me manquoit plus qu'une prude & une jaloufe: le deftin m'en a fait préfent, Sc je 1'ai gardée jufqu'a ce que fon orgueil m'en avoit délivré; mais, Dieu merci, je fuis en liberté, & je ferai enforte de la conferver: c'eft ainfi qu'il formoit de fortes réfolutions de ne fe marier jamais. La deftinée lui réfervoit encore une quatrième femme , qui devoit feule lui caufer plus de chagrin que les trois autres enfemble, & le mettre en danger de la vie. Un foir qu'il divertiffoit fon colonel & fes amis, dans 1'auberge oii ils avoient coutume de fe rendre une fois par femaine, 1'hóteffe, qui fe trouvoit alors parmi eux , fit de grands éloges de fa fcience &c de fa voix, & la compagnie en prit occafion de propofer un mariage entr elle & lui. Quarll paffoit dans Ie monde pour garcon , & elle étoit veuve : il étoit d'ailleurs vif, bien fait, jeune, qualités qui font de fortes im- preffions  Anglois; 177 preffions fur le fexe, & particulièrement fur les veuves. L'höteffe en fut touchée : elle avoit alors plus de quarante ans, Sc elle auroit mêié volontiers fes années furnuméraires avec celles d'un jeune époux: c'eft ce qui lui fit prendre le parti de répondre en plaifantant, que M. Quarll avoit fans doute déja fait un meilleur choix, Sc qu'il n'accepteroit point leur propofition. Un meilleur choix, interrompit un de ces melïïeurs! c'eft ce que je nie. Une jolie femme, une maifon de belle apparence Sc bien achalandée, une cave garnie comme il faut de bons vins, & des coffres bien remplis, fans doute, que peutil y avoir de meilleur ? Je dis qu'il n'aura point d'autre femme que vous: allons, madame, au bonfuccèsde ce mariage : en même-tems il lui porta cette fanté, qui fit Ia ronde, & on pria Quarll de chanter quelque chofe qui eut rapport au fujet. Quarll, qui penfoit qu'on ne parloit de la forte que pour rire, commencoit a fouhaiter que la chofe eut une iffue férieufe, & que cette ccmédie finit comme les autres, par un mariage. La vue d'un établiffement avantageux avoit diffipé fahainepour les femmes , Sc il fongeoit qu'il lui falloit un parti femblable pour remédier a fon indigence, indigence que la nécefïité de paroirre avec éclat augmentoit tous les jours. II faiiit Tornt IV. M  iy% lè Solitaire donc 1'occafion en habile homme, il chanta un air tendre que 1'höteiTe pouvoit s'appliquer, & 1'embralTa en galant épris de fes charmes. Cette liberté plüt a la veuve; elle dit, en riant: je ne fais en quoi M. Quarll excelle davantage, ou a faire le galant, ou k chanter. La compagnie en prend occalion de lui répondre, qu'il faut qu'elle achète M. Quarll; que c'eft un homme impayable ; qu'elle ne trouvera pas toujours de pareils marchés. Quarll, de fon cöré, la preffe fi vivement, que la pauvre veuve ne fait plus que dire. Eh bien ! madame, je parlerai pour vous, reprit le colonel; fachez donc, M. Quarll, que madame, ici préfente, a pour vous une véritable tendreffe, & qu'elle confent a partager fon bien & fon lit avec vous, li vous avez pour elle les mêmes fentimens: j'attends votre réponfe. Quarll protefta auffitöt que rien au monde ne pouvoit lui faire plus de plaifir; la veuve donna fa parole en rougiffant; la compagnie fut témoin, & Faffaire fut faite & conclue dès le lendemain. Ce mariage demeura fecret pendant une femaine ; & pendant ce tems, ceux qui avoient conduit 1'intrigue, firent de grandes dépenfes dans 1'auberge, pour encourager les nouveaux inariés, dont les pratiques augmentoient de jour en jour.  A N G L O ï S. 179 Cet heureux début fembloit promettre a Quarll une vie tranquille & agréable. II aimoit fa femme, elle 1'aimoit; ils avoient du crédit chez les marchands; leur cave a peine remplie fe vuidoit d'abord : mais ce bonheur devoit s'évanouir avec la même rapidité qu'il étoit venu. Un jour qu'il fortoit de chez lui, il eut le malheur d'être appercu de fa troifième femme, qui paffoit par hafard devant fon nouveau logis. 11 avoit alors un habit neuf qui relevoit fa bonne mine, & qui ralluma , dans le cceur de 1'orgueilleufe femelle, une patnon que le dépit y avoit mal éteinte; elle fentit, en ce moment, qu'elle 1'aimoit plus que jamais, &c qu'elle ne pouvoit vivre fans lui. A la vérité, un refte d'orgueil combattoit encore , mais 1'amour eut enfin la vief oire; & elle alla droit a la taverne d'oü il fortoit , s'imaginant que ce pourroit bien être un endi^it ou on le connoitroit affez pour lui dire oü illogeoit. La cabaretière étoit alors dans fon comptoir. Dès qu'elle appercait cette demoifelle, dans un défordre qu'on remarquoit fans peine, elle lui en demanda la caufe ave cun empreffement obligeant. Je voudrois fa voir oü demeure ce monfieur qui fort, répondit la couturière: ici même, dit la cabaretière , c'eft mon mari. A ces terribles mots, la pauvre délaiffée tomba de fon M ij  180 le Solitaire haut, comme une perfonne frappée de lafoudre, & demeura long-temps é vanouie, & fans donner aucun figne de vie. La cabaretière qui s'étoit mis d'abord dans 1'efprit que cette demoifelle étoit une maïtrelTe de Quarll, & qui favoit regardée avec fureur, comme une rivale odieufe, fentitla pitié naitre dans fon cceur, au-lieu de la colére que fes foupcons y avoient allumée. Un amour auffi vif & auffi tendre n'eft pas d'une femme de mauvaife vie, fe difoit-elle a ellë-même, je ne faurois la blamer d'aimer mon mari: au contraire je la plains, elle n'a fait que ce que je fais moi-même. En même-tems^ elle fe fait apporter un verre d'eau fraiche , oü elle mêle quelques goutes d'eau de corne de cerf, dont elle fait prendre k la demoifelle: celle-ci recouvre un peu après fes efprits, & s'écrie, li je n'avois pas été alTez méchante pour 1'abandonner, il n'auroit jamais fongé a fe féparer de moi. Ces expreffions changèrentlafcène en un moment. L'oflicieufe cabaretière devenue une rivale furieufe de 1'étrangère, qu'elle regardoit comme une concubine qui vouloit lui dérober les carelfes de fon époux, repouiTa la main que 1'autre lui tendoit d'un air gracieux. Malheureufe, veux-tu a ma vue m'enlever mon mari, lui dit-elle, d'un ton & avec des yeux oü la rage  Anglois. jSi étoit peinte ? celle-ci lui répondit, qu'elle étoit la femme de Quarll, & Ie prouva fur le champ par le certificat de fon mariage, qu'elle avoit heureufement dans fa poche. Ce fut alors un nouveau changement de décoration. L'hóteffe furprife a fon tour au dernier point, demeura quelque tems commemuette, & ne reprit la parole que pour s'écrier avec tranfport qu'elle étoit la véritable femme de Quarll, & que celle qui 1'avoi't abandonné, méritoit bien qu'il 1'abandonnat de même. Vous avez raifon , interrompit la couturière , je n'ai pourtant fait ce crime , que vous me reprochez, qu'après y avoir été pouffée par un dépit violent, qui me fert d'excufe en quelque facon, & qu'après avoir trouvé qu'il n'étoit pas tel que je me 1'étois figuré. Ah, je vous entends,répliqua la cabaretière; vous êtes diflicile a contenter, a ce que je vois, puifque vous 1'avez laiffé comme n'étant bon a rien; que voulez-vous maintenant faire de lui ? Une raillerie auffi piquante mit la demoifelle hors d'elle-même ; elle fortit de la taverne , en menacant, & fon mari, & celle qui le lui avoit ufurpé, & qui prétendoit encore défendre une ufurpation auffi injufte. II étoit alors affez tard, & elle favoit qu'il avoit coutume de rentrer au logis, vers ces M iij  i8i ie Solitaire heures; elle va donc 1'attendre dans une auber•* ge, qui étoit de 1'autre cöté du marché, & ü vient a paffer un moment après, & s'entend appeller par elle. Je n'ai que faire de dire combien une rencontre auffi imprévue, & auffi facheufe troubla le pauvre Quarll; il auroit bien voulu échapper; mais elle ne le perdoit point de vuea elle étoit réfolue a tout pour le ravoir, & elle fe difpofoit même a courir après lui, paree qu'il ne venoit pas affez vite au gré de fon impatience, E»fin Quarll connoiffoit 1'humeur emportée de la dame, & craignant qu'elle ne lui fit des reproches, qui auroient porté le bruit de fon mariage de 1'autre cöté de la rue, & jufques chez fa quatrième femme, il fe hata d'aller atii devant d'elle. II commenca par lui reprocher 1'abandon malicieux de fa maifon & de fon mari, pour s'éparsner a lui-même les déclamations violentes & & ' amères , qui autrement ne lui auroient pas manqué. Eh bien , mademoifelle, vous êtes contente, lui dit-il: fans doute, qu'après avoir trouvé a propos de me planter la, vous vous êtes pourvue d'un époux qui vous convienf mieux : je vous. en félicite, 8c je n'envie point fon fort. Une femme moins vive auroit éclaté , a un compliment pareil, contre le mariage adultère  Anglois. iSj de fon mari, mariage dont elle n'étoit que trop certaine. Ce qu'elle avoit fait n'étoit qu'ime faute, mais 1'aüion de Quarll étoit un crime. Cependant, comme les reproches n'auroient fervi qu'a empêcher une réconciliation qu'elle fouhaitoit ardemment, elle réprima les fougues qui lui étoient naturelles, elle fe jetta aux pieds de Quarll, elle lui demanda pardon les larmes aux yeux, en lui promettant de réparer fa faute par une meilleure conduite, & en prenant le ciel k témoin de fa chafteté depuis qu'elle avoit eu le malheur de 1'abandonner. Quarll né compatifTant &C tendre, fe laiffa fléchir a fes larmes, il la releva, & elle s'abandonna dans fes bras, faifie de joie & de douleur. Quarll fe trouvoit dans un embarras inexprimable; d'un cöté, on 1'attendoit au logis pour manger, & il craignoit que fon retardement ne fit foup^onner quelque chofe a la cabaretière: de 1'autre, la pauvre couturière le conjuroit en pleurant & en foupirant de venir fur le champ ia voir chez elle; il ne pouvoit lui refufer cette marqué de complaifance, fans s'expofer a un éclat qui auroit découvert fon doublé mariage: il lui promit donc ce qu'elle fouhaitoit, & elle envoya fur le champ chercher un carrolfe de louage. Sa quatrième femme inquiéte de ce qu'il ne M iv  'j?4 l e Solitaire revenoir point al'heure accoutumée, étoitalors a la porte, & regardoit de tous cötés fi elle ne 1'appercevroit pas. Dans ce moment j elle le reconnut, lörfqu'il donnoit la main a fa dame, pour la mettre dans le carrofle. Imaginez-vous un faucon qui fond fur fa proie, telle fut la cabaretière a ce fpedacle. Elle court fur fon mari, & le tire par la bafque du jufte-au-corps, pour 1'empêcher de monter en carrofle. Le pauvre Quarll, dans le défordre oü le jette cet accident inopinë' rentre dans 1'auberge d'oü il fortoit, & elle Py fuit avec une impétuofité que la pafïïon feule pouvoit lui donner, lailTant dans Ie carrofle Pinfortunée couturière, que cette nouvelle fur-' prife avoit fait évanouir pour la feconde fois. Pendant ce tems-la, le cocher qui attendoit fon monde avec impatience, entra dans 1'auberge , pour demander que fon monfieur fe hatat, fans quoi il voulöit qu'on le payat póur attendre. Tu n'as qu'A t'en aller, on n'a pas befoin de toi, lui dit la quatrième femme de Quarll. Et que ferai je donc de la demoifelle qui.eft dans mon carroiTe,reprit-il ? elle fe trouve mal, & vous ne feriez que votre devoir de lui donner quelque fecours, ou de m'apprendre du moins en quel endroit je dois la mener. Menela au diable, fi tu veux, interrompit la cabaretière, en le quittant pour retomber fur Quarll,  Anglois. 'iSj Parbleu, vous pouvez 1'y conduire vous-même, dit le cocher: vous en favez le chemin, je vous attraperai bien. En même-tems, ilretourna a fon carroffe, & fecoua la demoifelle évanouie , jufqu'a ce qu'elle fut un peu revenue : alors il lui dit, écoutez mademoifelle, on m'a commandé de vous mener au diable, mais vous êtes affez grande pour y aller toute feule: ne trouvez donc pas mauvais que je vous plante ici pour reverdir; pour moi, avec votre permiflion, je m'en vais. Par bonheur pour la pauvre demoifelle, elle fe trouvoit auprès de la boutique d'une mer«ière, ou on lui permit de fe repofer &£ de reprendre fes efprits. II y avoit a peine trois minutes qu'elle y étoit, lorfqu'elle vit fortir fon mari, réconcilié avec fa nouvelle femme , &c la traitant avec de grandes marqués de complaifances; ce fpecfacle acheva de la mettre en fureur., Aimant mieux le voir pendu qu'entre les bras d'une autre, elle alla incontinent faire fa plainte devant un juge de paix , & Quarll dès le foir fut conduit a Newgate. La feffion eut tant d'occupation par le grand nombre des cfiminels, que Quarll fut renvoyé a la fuivante avec plufieurs autres ; de forte qu'il fe trouvoit en prifon au tems qu'il avoit coutume de payer la penfion de fa feconde  iSó tï Solitaire femme au Laboureur. Ce n'étoit pas un médiocre embarras pour lui. II n'ofoit confier cet argent a aucun de fes amis, de peur qu'ils ne demandaffent ce qu'il en avoit affaire, & comment il fe trouvoit intrigué avec un fermier; il s avifa de s'adrelTer a un homme qui venoit fouvent vifiter un prifonnier. Celui-ci fe charge avec joie de la commiffion, & ne la fait point; les bons villageois qui étoient toujours payés d'un quartier d'avance, ie trouvent en arrière, ce qui, joint aux preffantes importunités de leur höteffe, les détermina k la laiffer aller k Londres. Elle n'y fut pas plutöt arrivée, qu'elle s'lnforma de 1'infortuné Quarll, dont on lui apprit a la fois 1'emprifonnement & le crime. Cette nouvelle n'aigrit pas peu fa colète. C'étoit, fans doute, pour contrafter ce fcandaleux mariage , qu'il 1'avoit confinée è la campagne, fe difoit-elle. Elle étoit réfolue de Ie pourfuivre felon la rigueur des loix; elle ne pouvoit comprendre qui pouvoit être 1'honnête perfonne qui avoit fait mettre ce malheureux en prifon. La-deffus, elle alla confulter fes amis, qui lui confeillèrent de laiffer ignorer a Quarll, qu'elle fut en ville, jufqu'è ce qu'on lui fit fon procés; qu'alors elle fauroit qui ptoit le demandeur contre lui , & qu'elle feroit maitreffe de fe joindre aux pourfuites.  Anglois; l87 La tempête , qui groffiffoit fur la tête du pauvre Quarll, étoit plus que fuffifante pour 1'écrafer , lorfque de nouveaux nuages vmrent s'y joindre encore , & augmenter le penl. Pour parler fans figure , Sally , première femme de Quarll, avoit été abandonnee par le Chevalier, qui s'étoit marié, peu de tems après leur réconciliation , avec un parti confidérable. Dès qu'elle apprit que fon man étoit a Newgate , elle courut lui rendre vifite. La douleur de Sally & la furprife de Quarll étoient égales, & leur ötoient la voix a tous deux. A la fin, Quarll qui avoit une jufte raifon de la regarder comme la première caufe de fes difgraces, éclata contre elle en reproches amers. Sally lui raconta les larmes aux yeux 1'hiftoire de fon enlévement, & plaidafa caule avec tant d'éloquence , qu'elle réveilla Pamour de Quarll pour elle. En un mot, ils fe réconcilierent fur le champ, & ne fe féparèrent qu'aprés s'être embraffés mille fois, avec des marqués d'une tendreffe parfaite. " Sally que la libéralité du chevalier fon amant avoit mife en état de faire des libéralités a fon. tour, fournit k Quarll de 1'argent & tout ce dont il avoit befoin, tant qu'il fut k Nevgate, elle paffoit avec lui les journées entières , elle ne pouvoit fe féparer de lui : on auroit dit a  t e Solitaire fon abfltteinent que c'étoit elle qui étoit Ia priionniere & 1'accufée. Wque les feffions recommencèrent, Quarll ayant été appellé le premier a la barre, on Int les chefs d'accufation portés contre lui, & il demanda qu'il Id füt permis dg prendre ^ conieil, ce qu'on lui accorda. La couturière préienta alors fa requête, portant que le prifonJier feroit obligé de vivre avec elle, ou de lui faire une penfion alimentaire, comme étahr fa Femiere femme. A ces mots, celle qui avoit cte confinée k la campagne, s'écria que c'étoit a elle que ce titre étoit dü, & le prouva par fon certificat de mariage. Ce ne fut pas tout • Sally voyant qu'on difputoit avec tant d'ardeur le nom de première femme de Quarll, crutpouvoir faire Ia même chofe , puifqu'elle ne feroit que maintenir fon droit, & que peut être laffaire tourneroit k 1'avantage de 1'accufé. Elle s'ad, dreffe donc aux juges en ces termes. Meffeigneurs, je n'avois deffein que de paroitre ici comme fpedlatrice, qui s'intéreffe par compaffion au fort d'un accufé. Mais puifque ces femmes fe difputentun titre qui n'eft dü k aucune dentre elles, je me crois obligée de le reclamer comme m'appartenant. Comment il n'eft aecufe que d'avoir deux femmes,'& en vcilè quatre, dirent les juges avec une furprife qu'on  Anglois. 189 peut bien s'imaginer! bon, bon, meffeigneurs, vous n'êtes pas au bout, dit un vieillard févère d'entre eux. Si la vérité fe fait connoitre, vous verrez qu'il a pour le moins une demi-douzaine de femmes, fa phylionomie m'en convainc ; ces jeunes hommes beaux , délicats &C efféminés charment les femmes, elles les admirent, elles ne leur peuvent rien refufer : j'ai dit qu'on lui trouveroit une demi - douzaine de femmes; mais je me rétracte : ce fera grande merveille s'il n'y en a que cinquante fur fon compte. Sally qui avoit cru rendre fervice a Quarll, s'appercut alors avec doulaur qu'elle avoit fait le contraire de ce qu'elle vouloit, &c elle auroit donné volontiers une bonne fomme pour retirer fa parole. Pour comble d'affliöion, les juges lui dirent qu'elle étoit devenue demandereffe , & qu'il falloit qu'elle pourfuivit Quarll. On ne fauroit exprimer le regret dont elle fe fentit failie en ce moment. Par bonheur le confeil de Quarll s'apper$ut du défordre oü elle étoit, & en pénétra la caufe : ainfi pour la mettre fur les voies de détruire fa propre dépofition , il lui dit, madame, je doute fort que vous puiffiez prouver ce que vous avez avancé; produifez-nous donc votre certificat, je vous en prie, autrement vous ne fauriez nous faire  I90 LE SoLlTAIRË de tort. Sally joyeufe de cette ouverture, ré* pondit, qu'elle n'avoit point de tel papier, réiblue de paffer plutöt pour une malhonnêté femme que de perdrë fon cher Quarll. Je m'en doutois bien, dit le confeil. Ce n'eft rien, ce n'eft rien, répliqua le juge, dont j'ai déja fait mention, elle peut avoir égaré ou perdu ce certiheat; dites*moi, oü avez-vous été mariée , madame ? Mónfeigneur, a Chatham, je crois, répondit-elle, d'un air décontenancé. A Chatham , dites-vous, interrompit le confeil! Ah, ah, ce fera un mariage de ma* telot, conclu le verre k la main, un mariage de rencontre, un de ces mariages en vertu defquels la femme s'en tient k un mari jufqu'a ce qu'il fe rembarque, après quoi elle redevient la femme du public. Vous voyez, meffeigneurs, quel eft le poids d'une pareille accufation.Oui, oui, je vois bien que li cette demoifelle eft fa première femme, il n'eft pas fon premier mari, répondit le vieux juge. Je conclus qu'elle foit mife hors de cour &c de procés. Vous, madame, venez-vous auffi pour un mariage marin, dit-il, a la feconde femme de Quarll ? en vérité, mónfeigneur, je ne fais ce que c'eft qu'un tel mariage, répondit-elle d'un air dédaigneux; ce que je fais, c'eft que Miladi Firebraff & mefdemoifelles fes filles, chez qui je  A N~6 L O I S. demenrois alors, m'ontvü marier dans la paroiffe de faint Martin. Cela étant, vous deviez 1'empêcher de tromper une autre femme, in* terrompit le juge. Eh, comment 1'aurois-je fait, mónfeigneur, lui dit-elle ? j'étois prifonnière è la campagne chez un bon vieux laboureur, oü le traïtre m'avoit conduite, fous prétexte de me faire prendre 1'air pendant un mois ou deux. Son delTein étoit de m'y laiiTer toujours, & il avoit fait accroire k mes hötes que j'étois folie , paree que je me plaignois de mes indifpofitions, de forte que les bonnes gens me gardoient fans ceffe a vue comme une criminelle. L'imagination eft excellente, dit le juge. Oui , mónfeigneur, crièrent je ne fais combien de femmes, qui étoient venues en foule pour entendre la fentence d'un Quakre, accufé d'avoir enlevé une fille agée de cin' quante ans; ce fera auffi un merveilleux encouragementpour d'autres maris, fi on ne punit celui-ci a la rigueur. Quoi donc I une] pauvre femme n'ofera-t-elle être indifpofée, qu'elle n'en ait Ia permiffion de fon mari, & fera-t-il endroit de la confiner k jamais dans une province , pour époufer k fon aife k Londres celle qu'il lui plaira ? les juges embarraffés de ces clameurs, furent obligés de promettre que les femmes, pourroient k 1'avenir être malades &  *9S LE Solitaire fe plaindre comme elles le jugeroient a pro* pos, fans que les maris puffent y trouver k redire, moyertnant que les maris a leur tour auroient droit de ne les careffer qu'autant qu'ils le voudroient. Cette réponfe calma la fureur des femmes. Cependant plufieurs amis particuliers de Quarll avoient follicité fes juges qui, la plupart, étoient leurs parens; & il n'avoit plus contre lui que ce vieux magiftrat, auquel perfonne n'avoit ofé s'adrelTer. Les trois femmes, alors préfentes, ayant prouvé leurs mariages, on demanda au prifonnier ce qu'il avoit a dire pour fa propre défenfe. Son confeil 1'avoit averti que fa feconde femme étoit revenue de la campagne, & s'étoit portée accufatrice contre lui; & il lui avoit appris ce qu'il devoit dire. Voici donc comme il paria aux juges. Meffeigneurs, ma feconde femme étant devenue folie, & fes égaremens 1'excluant de la fociété humaine, je fusobligé de lui chercher une retraite, ainfi qu'on fait pour lés perfonnes en pareil cas. moi, folie, s'écria la-deffus la feconde femme de Quarll , avec une furie qui plaidoit contre elle-rrrême ! on luiimpofafilence fur le champ, & Quarll reprit la parole en ces termes: Meffeigneurs, je crus que je ne pouyois choifir de féjour plus faki & plus agréable que  Anglois.' ïyf que la campagne, & ma femme approuva mon choix, paree qu'il flattoit 1'ambition qu'elle a d'imiter les grands feigneurs, qui vont d'ordinaire paffer 1'été dans leurs terres; je 1'y mis en penfion chez un honnête laboureur, qui eft k fon aife , 8e qui a une maifon jolie 8c propre. Oh! oui, une jolie maifon, interrompit encore 1'acariatre époufe de Quarll! dis, dis un chenil, ou une étable. Quarll continua de la manière fuivante: Meffeigneurs, je lui ai procuré,' en cet endroit tout ce qu'elle pouvoit fouhaiter, Se il n'a pas tenu k moi qu'elle ne füt contente; j'en prends a témoin fon höteffe, qu'elle a amenée ici elle-même. Le confeil de Quarll , affez inftruit par ce qu'il venoit d'entendre, prit la parole en cet endroit , 8c dit aux juges: plaife k vos feigneuries, meffeigneurs ,puifque par fa folie Encore ma folie, s'écria la demandereffe ! Meffeigneurs , je vous prie que cette bonne femme, chez qui j'ai demeuré un an, foit prife a ferment, 8c qu'elle déclare fi, dans tout ce tems, elle a remarqué en moi les moindres fymptömes de folie. Ecoutez dit la première, je vous ai vu bien fouvent des vapeurs; pour ce qui eft d'être folie, enragée, comme ces meflieurs le difent, je ne m'en fuis appercue qu'une fois. Meffeigneurs, vous 1'entendez, dit la-deffus le prifonnier; je vous prie Tornt IK. N  >94 le Solitaire qu'on faffe la le&ure d'une lettre qu'elle m'écrivit huit jours après fon arrivée a la campagne , & vous jugerez enfuite fi j'ai fait tort a cette demoifelle. La requête fut oftroyée , & la lettre lue. La vieille fermière fut touchée au dernier point de voir quel mépris on y témoignoit pour fa maifon & pour fa perfonne. Ma maifon ne me femble pas fi vilaine, dit la bonne femme: je veux bien gager qu'on n'en trouveroit pas une aufli belle & aufli riante a dix milles a la ronde ; &C quant k la chamhre qu'on vous y avoit donnée, ihadame, il n'y a point de dame de bon fens qui ne s'en fut contentée, &qui n'eüt même été furprife de trouver quelque chofe d'aufli propre k la campagne. Je fuis obiigée d'en convenir avec votre mari; pour le mien & pour moi, madame, qu'avons-nous donc pour que vous nous compariez a des bêtes brutes ? Jamais on n'a traité perffonne avec autant d'humanitéque nous 1'avons fait. Vous dites que vous étiez prifonnière, cependant on ne vous a jamais enfermée, & vous avez toujours eu la liberté de vous promener dans nos terres, tant qu'il vous a plu. Seulement on ne vouloit pas vous laiffer aller k Londres, comme vous 1'avez effayé plufieurs fois ; eft-ce la de quoi tant fe plaindre ? Le confeil de Quarll prit la balle-au-bond, Si  Anglois. 195 propofa aux juges de décider fi la demanderefle étoit dans fon bon fens. Tous convinrent que non , excepté le malin vieillard qui leur demanda , d'un ton aigre , fi la folie d'un homme ou d'une femme, folie dont il y avoit peu de gens mariés qui n'euffent leur part, grande ou petite , mettoit la partie fenfée en droit de contracteer un fecond mariage, & enfuite un troifième. La feconde femme n'étoit pas folie , continua-t-il. Non, mónfeigneur , répondit le confeil , elle a quitté malicieufement la maifon de fon mari; elle en a été abfente fix mois entiers , & il eft certain qu'on ne Pauroit jamais revue', fi elle n'avoit trouvé par hafard une occafion de le chagriner. Ce font la de foibles raifons, in•terrompit le vieux juge. Le fait eft clair: Quarll eft coupable felon les loix de la nation; il doit fubir les peines qu'elles impofent a fes femblables. Si fa majefté britannique juge a propos de lui faire grace , je n'ai rien a dire. Pour moi, je ne puis que le condamner. En même-tems il réfuma les preuves & les préfenta aux juges, qui prononcèrent que Quarll avoit mérité la mort. Sally, qui étoit alors auprès de lui, n'eut pas plutot entendu cette terrible fentence, qu'elle tomba évanouie, & qu'il fallut 1'emporter hors de 1'affemblée. Les trois autres femmes de Quarll fortirent enfuite, en fe N ij  'tyè le Solitaire reprochant les unes aux autres qu'elles étoient la caufe de fa mort, & en fe chargeant d'imprécations réciproques. Sally, un moment après, re vint trouver le prifonnier, &t retournaavec lui en carolTe a Newgate, oü elle paffa la nuit entière. > Le lendemain au matin, par fon confeil, iHüe fit donner de 1'encre, du papier & une plume, & il écrivit la lettre fuivante a fon colonel. Monseigneur, J'ai re$u hier ma fentence de mort. Je n'ai que faire de dire d votre grandeur quel ejl mon crime. II riy a perfonne dans Londres qui fignore. Cependant jofe encore implorer votre bonté dans ma funejie fituation. II ejl vrai que je ne mérite point du tout la grace que je vous demande , vous m'ave^ dé/a comblé de tant de bienfaits , que je ne méritois pas davantage , que fofe encore mettre ma vie entre vos mains. Si notre clément fouverain Charles Second vous l'accorde, je n'en ferai ufage que pour vous tèmoigner ma vive reconnoiffance. Je fuis, avec un parfait dévouement, d votre fervice , Mónfeigneur, Votre infortuné ferviteur, Philippe Quarll. Sally , charmée de pouvoir être utile k fon cher Quarll, courut porter la lettre au Colo-?  A n g t o i Si 197 hel, qui 1'affura qu'il n'oublieroit rien pour fervir 1'infortuné prifonnier. Les termes que la reconnoiffanceSela joie di&èrent aSally, achevèrent d'attendrir ce feigneur. Elle fe hata de retourner k Newgate , pour apprendre cette nouvelle a fon mari. II lifoit alors avec beaucoup d'attention, la tête appuyée fur fa main, les larmes aux yeux, & dans une pofture a exciter la' compaffion, elle demeura quelque-tems a le regarder: voyant qu'il demeuroit immobile, 8c dans un accablement qui paffe 1'imagination J elle s'approcha doucement pour lui parler. Cette voix chérie le tira de cette efpèce de léthargie ; il regarda Sally d'un air ou la douleur Sc la tendreffe étoient également peintes, Se il ne put lui dire une feule parole. Sally, pénétrée jufqu'au fond de 1'ame, fondit en larmes a ce fpeftacle , & fe laiffa tomber dans les bras de Quarll, en le conjurant de concevoir de meilleures efpérances, & d'écouter les bonnes nouvelles qu'elle lui apportoit. Eh! quelles bonnes nouvelles peut recevoir un homme dans ma fituation, interrompit-il? Y a-t-il quelque chofe qui puiffe relever un.homme que le ciel accable ? Ne fuis-je pas le rebut de la providence ? N'ai-je pas été malheureux depuis mes premières années? Non, non,ma chère Sally, je ne dois plus fongerqu'a mourir, 6c je ne fongerois plus a autre chofe , N iij  'tcfi L E S O LI T A I R E fi vous n'étiez venue partager mes malheurs1 avec autant de tendreffe. Sally, ma chère Sally, c'eft votre compaffion pour moi qui me rend malheureux; fans elle, j'aurois quitté avec plaifir un monde ou la rnauvaife fortune m'a perfécuté conftamment.Oh! pourquoi vous ai-je vue dans ces derniers momens, chère Sc infortunée Sally? Que dites-vous de derniers momens, interrompit Sally ? il vous refte encore plufieurs années a vivre. Votre colonel m'a donné fa parole de remuer ciel & terre pour vous tirer d'oü vous êtes. Je n'ofe me flatter qu'il réufliffe , répondit Quarll. Mais fi j'obtiens ma grace, j'irai achever mes jours loin de FAngleterre , oii j'irai trainer une vie malheureufe Sc traverfée fans ceffe. Cependant le colonel faifoit les derniers efforts pour fauver Quarll, qu'il aimoit véritablement. Dès que Sally fut partie , il fit mettre les chevaux au carrofle, pour aller chez milord Danby, qui avoit alors beaucoup de crédit a la cour, & dont il étoit Fami intime. Son excellence alloit fe lever ; lörfqu'il appercut le colonel: eh! mon cher, qui t'amène fitót, lui dit-Ü, vienstu déjeuner avec moi ? Le colonel lui dit de quoi il s'agiffoit. Voila qui eft bien, répondit le lord, je te donne ma parole d'honneur que je ferai ton affaire ; déjeünons auparavant. Le colonel y corifentit avec plaifir, &.courut  A N G L O I Si 'ÏQty fcnfulte a ia prifon, pour affurer Quarll qu'il n'y demeureroit pas long-tems. Le pauvre malheureux étoit feul, & dans la même attitude oü Sally Favoit trouvé la première fois. Allons , mon cher , fortez de cet abattement, lui dit le colonel, je viens de quitter le lord Danby,' qui m'a promis d'obtenir votre pardon. Quarll fe jetta en même-tems aux pieds de ce générenx feigneur , & lui marqua fa reconnoillance par un attendriffement qui 1'exprimoit mieux que toutes fortes de termes. Pendant ce tems-la, Sally ne demeuroit pas k ne rien faire : elle étoit allée acheter une magnifique pièce d'argenterie, pour en faire préfent au recorder, afin qu'il fit a fa majefté un rapport favorable de Quarll. Cette follicitation eut fon effet; & quelques jours après le roi accorda, au lord Danby, la grace de Quarll, auquel le colonel fe fit un plaifir de 1'apporter lui-même. Quarll fe vit a peine en liberté , qu'il réfoJot d'abandonner FAngleterre, & qu'il le dit k la tendre Sally. D'abord elle s'cfFor9a de le diffuader de cette entreprife : mais voyant qu'elle n'y pouvoit réuffir , elle demanda qu'au moins elle put 1'accompagner dansl'exil, auquel il étoit obftiné a fe condamner. II eut beau remontrer qu'elle avoit tort de vouloir s'affocier aux difgraces d'un homme qui ne fembloit né que pour Niv  fouffrir • elle lui répondit que la mort feule pour*; roit déformais 1'arracher d'auprès de lui, & elle convertit en argent les biens que le chevalier lui avoit donnés. Sur ces entrefaites: Quarll ayant oui dire qu'il partoit dans peu un navire pour les mers du fud , qui a fon retour toucheroit aux Barbades, & que le capitaine avoit été premier pilote du Mtiment fur lequel lui Quarll avoit fait fes premiers voyages,il alla le trouver, pour lui demander une place dans fon vaiffeau. Cet officier ne Feut pas plutöt entendu par Ier, qu'il fe reffouvint de 1'avoir vu quelque part, & il le reconnut a la fin pour le même garcon de Cabine , qui étoit devenu enfuite fon fous-pilote. II ne pouvoit concevoir d'oii venoit le changement avantageux qu'il remarquoit dans fa perfonne ; fes habits étoient magnifiques; fes manières polies, & fon air auffi relevé que fa fortune. A la fin il lui demanda s'il n'étoit pas M. Quarll, & d'oii lui venoit cette bonne fortune. Oui, je fuis Quarll, monfieur, répondit celuiei. Qu'appellez-vous bonne fortune ? Mon cher monfieur , je vois bien que vous jugez des hommes par les apparences & par 1'extérieur ; vous perfferiez bien autrement , fi vous conïioiffiez les hommes comme moi, & que vous feffiez inffruit de mes malheurs.  Anglois; ast La-deflus ïl lui raconta fes aventures, qui tirèrent les larmes des yeux du capitaine. Je vous plains de bon cceur, lui dit cet officier: cependant je ne fais fi, dans mes courfes maritimes, je n'ai pas fouffert plus que vous. Depuis notre féparation , j'ai fait deux fois naufrage ; une fois fur les cötes de Guinée , oii je perdis mon vaiffeau , mes marcbandifes & mon équipage, a la réferve de cinq hommes; 6c 1'autre fois fur les cötes de France. Voici comme la chofe arriva: nous revenions des indes orientales, lörfqu'il s'éleva une tempête violente qui nous rejerta des cötes de France fur celle de Bifcaye, oü nous jettames 1'ancre pour caréner notre navire , que la tempête avoit fort endommagé. Environ a minuit, lorfque nous étions a peine arrivés, un nouvel ouragan rompit nos cables & nos mats, enleva nos ancres, 6e nous rejetta fur une autre cöte, oü notre vaiffeau fe brifa, avec perte de la cargaifon entiére ; heureux encore de ce que perfonne n'y périt: cependant j'ai oublié ces défafirps, & je ne regrette plus ce que j'ai perdu; je compte que nous aurons une navigation agréable. Puifque vous voulez vous établir aux Barbades, oü je dois paffer, je ferois d'avis que vous mifiiez votre argent en drap Sc en ouvrage de fer, qui font de bon débit en cet endroit.  ïïS'ï ie Solitaire Quarll le remercia de cet avis, & alla trouVer Sally pour lui rendre compte de ce qu'il avoit projetté; elle confentit d'abord a tout. Son mari court fur le champ acheter les marchandifes que le capitaine lui avoit confeilié de prendre , & les fait porter a bord, oii i! fe rend peu de jours après avec Sally. Le vaiffea» met. è la voile ; tout promettoit a Quarll un heureux voyage , & une vie paifible & délicieufe : il n'étoit pas encore oii la providence vouloit le conduire.La tendre & malheureufe Sally tomba malade & mourur. Quarll, accablé de ce coup terrible, ne vouloit ni dormir ni manger ; la mort étoit 1'uniqye bien après lequel ilfoupiroit: la vie lui paroiffoit infupportable depuis qu'il avoit perdu celle qui la lui faifoit aimer. Le capitaine faifoit tout Ce qu'il pouvoit pour diffiper fa mélancolie, & rien n'y fervoit; le tems adoucit un peu fa douleur ; & de nouvelles difgraces la lui firent a la fin prefqu'oublier. II y avoit un mois qu'ils ne faifoient que louvoyer ; le vent ayant changé fout-a-coup, Sc étant devenu contraire , ils furent obligés de de ietter 1'ancre: le malheur voulut que, tandis qu'ils attendoient, dans cette fituation , que le vent changeat,ils furent appercusd'un corfaire, qui leur donna la chafïe depuis le yendredi a  A N G L O I S. 'ÏÓ*J quatre heures du matin, jufqu'au famedi füivant a dix heures du foir. Cétoit fait d'eux, lorfqu'une tempête obligea les ennemis de les abandonner , & de fonger a leur propre füreté. Pendant ce tems la le navire Anglois s'éloigna , & fe mit le vent-arrière avec tant de bonheur, que trois femaines après il dépaffa le cap deHorn. Le vent changea en cet endroit & tourna au fud, & ils eurent enfuite un calme tout plat qui dura deux jours, au bout defquels le vent fauta au fud-oueft. Ils allèrent mouiiler a ur.e ile, dont perfonne de Péquipage ne favoit le nom , & ils y paffèrent quatre jours a fe rafraichir : ils y trouvèrent du bois , de 1'eau , des oifeaux de mer & des veaux marins. Ils en partirent avec un vent de fud , & allèrent trafiquer fur les cötes du Pérou, du Chili & du Mexique. Le port d Aquapulco fut le dernier ou ils abordèrerft; ils en étoient fords avec un vent frais de nord-nord-eft. II y avoit a peine un jour qu'ils étoient en mer, que le vent devint fud-oueft, &c commenca a foufller avec force. Deux jours ap-ès, la mer étant devenue haute, & le navire faifant déja eau de toutes parts , il s'éleva , pour achever, une horrible tempête, qui dura un jour &c deux nuits. Ils remarquèrent alors qu'ils étoient entre plufieurs rochers, & qu'il n'y avoit aucune ap-  ïö4 Solitaire parence de s'en retirer; leur grande vergue- né pouvant leur fervir, paree que l'orage avoit embarraffé les cordages du navire. Quarll , hardj & vif,faute en mêmt-tems fur le pont, & grimpe au grand mat, la hache k la main, pour couper ce qui embarraffoit la manoeuvre de la grande vergue. Tandis qu'il étoit occupé a cet ouvrage, un coup de mer pouffa le vaiffeau contre un écueil avec tant de violence , que du choc Quarll fut jetté fur la cime d'un rocher, d'oii un inftant après il vit périr tout ce qu'il y avoit de gens & de denrées dans le navire. II y paffa une nuit effroyable , battu fans ceffe des flots de la mer, qui furent mille fois fur le point del'entrainer, s'il ne s'étoit tenu ferme, & comme accroché aux pointes de ce roe. Par bonheur le jour parut enfin, & le foleil réchauffa Ie pauvre Quarll, qui mouroit de froid , & dont les habits degoütoient de tous cötés: il grimpa d'abord au haut du rocher, oü il étendit fes habits pour les fècher, puis il prit un peu de repos. Ce fommeil bien que profond ne Ie délaffa point: le danger d'oü il venoit d'échapper occupoit encore fon ame ; & la mort, dont il avoit été proche, étoit toujours préfente a fon imagination ; ainfi, après avoir dormi quelques heures, il fe réveilla d'une foibleffe épouvantable, n'ayant rienmangé depuis trente-lix  Anglois. 105 heures: néanmoins il fe traina jufqu'a fes habits, qui n'étoient pas encore fecs, & qu'il tourna de 1'autre cöté, après quoi il fe rendormit pour la feconde fois. Toujours plein des images funeftes que la dernière tempête avoit imprimées dans fon cerveau, il fongea qu'il s'en élevoit une feconde , & que les flots fecouoient fon vaiffeau avec une violence extraordinaire: il tomboit des nues des torrens de feu & de pluie, & la mer fembloit vomir des flammes. II ne favoit que faire dans cette affreufe fituation, lorfqu'appercevant une terre peu éloignée , il effaya de s'y rendre; il n'ofoit fe fier aux flots de la mer, qui lui fembloit être un vafte étang d'huile bouillante, & au prix de laquelle il lui paroiffoit meilleur de fauter de rochers en rochers. II entreprit donc de fe fauver par cette voie; & déja il étoit fur le rivage, lorfqu'un monftre épouvantable s'approcha, les yeuxétincelans,& la gueule béante pour le dévorer. A ce fonge affreux il fe réveilla en furfaut, & il attendoit a chaque moment que quelque béte farouche vint le déchirer en pièces; il fe remit peu-a-peu, & reprit fes habits, qui avoient eu le tems de fe fècher : il regarda enfuite du cöté de la mer. Quel fpedfacle effroyable ! Des morgeaux de mats & de cables; des coffres qui  ao6 £.e Solitaire flottoient; des planches rompues; des corps morts ; voila les feuls objets qui fe préfentèrent k fes yeux. II fe retourna de 1'autre cöté , &c appercut quelque chofe de non moins terrible, c'eft-a-dire, un défert, oii il ne pouvoit attendre que la faim , la foif & la mort. Saifi de terreur & de défefpoir, il regarda encore Ia mer, oii voyant furnager les cadavres de fes compagnons, que les flots pouffoient contre les rochers; ah ! que n'ai je péri comme vous, s'écria-t-il, j'ai partagé avec vous les terreurs de la mort : pourquoi n'ai-je point partagé aufli le repos qu'elle procure ? mais j'ai tort de me plaindre , & je devrois au contraire rendre graces a la providence qui, en me fauvant, m'a donné le tems de fonger a mon arae, Cette dernière penfée ranima fes efpérances & fon courage , il fe réfigna aux foins du feigneur, & grimpa au fommet d'un autre rocher, d'oii il appercut une contrée qui lui parut fertile & délicieufe. Dieu foit loué, s'écriat-il, en fe jettant a genoux, les mains levées vers Je ciel; je ne périrai point fur le rocher flérile oij la mer m'a pouffé; en même-tems, comme le ciel étoit ferein, & qu'il ne faifoit plus qu'autant de vent qu'il en falloit pour rafraichir Pair, il s'effor^a de defcendre au pied du rocher.  Anglois; Ï07 LIVRE TROISIEME. Defcription de la manière merveilleufe dont Philippe Quarll fe fauve. Vie étrange quilmène. Secours miraculeux que la providence lui donne. Evenemens extraordinaires durant fon féjour dans tile. Arrivé de 1'autre cöté du rocher, il y trouva un lac étroit, qui le féparoit de la terre & qu'il paffa a gué, en tenant fes habits entre fes bras. II alla enfuite reconnoitre l'ile, ou il ne vit que des linges & des animaux de différente efpèce, dont il n'avoit jamais entendu parler, fans aucune tracé d'hommes : cette découverte n'étoit rien moins qne confolante. Accablé de trifleffe & de fatigue, & n'en pouvant plus de faim, ilfe coucha dansun bocageépais, dont la fraicheur 1'invitoit au fommeil. Des fonges facheux vinrent encore le troubler; tantöt il rêvoit qu'il luttoit contre les flots , & qu'il faifoit des efforts prodigieux pour attraper une planche ,que les vagues lui arrachoient avec un bruit épouvantable , dès qu'il avoit eu le bonheur de s'en faifir: tantöt il fe croyoit a cheval fur un mat, qu'il difputoit contre les ondes, qui 1'engloutiffoient a la fin, D'autres fois il lui fem-  Z08 t E SOLITAIRE bloit qu'il voyoit autour de lui une foule d'horo» mes, dont les uns imploroient fon afliflance, & périffoient dans le moment ; tandis que les autres, déja noyés, étoient pouiTés par les Yagues contre les écueils. Tout autre que Quarll feroit tombé dans Ie défefpoir. Cependant il eut la force d'effayer encore fi la providence 1'avoit condamné a la mort, 8e il parcourut une partie de l'ile, qu'il trouva envirónnée de rochers, Sc bordée d'un petit lac qui étoit guéable en divers endroits. II profita de cette commodité , pour grimper fur un rocher , qui commandoit l'ile Sc la mer, Sc il regarda long-tems s'il ne découvriroit point de navire. A la fin n'appercevant rien du tout, 8c la nuit s'approchant infenfiblement, il defcendit dans l'ile, ou il grimpa fur un arbre de peur que les bêtes féroces ne Ie dévoraffent pendant qu'il dormiroit. La il rendit de nouvelles graces au feigneur, qui 1'avoit fauvé du naufrage, 8c ü tomba dans un fommeil profond 8c tranquille. II fongea alors qu'il voyoit d'excellent poifibn enquantité, qu'un cuifinier 1'empêchoit de goüter, lui difant d'en aller pêcher lui-même. II lui répondit qu'il avoit fait naufrage, 8c qu'il n'avoit ni lignesni filets. Eh bien! retourne donc a 1'endroit oü tu as penfé périr, répliqua le cuifinier,  Anglois. 209 fcuifinier ï tu y trouveras ce que tu cherches Le pauvre Quarll n'ignoroit point que ces fortes de rêves font ordinaires a ceux qui s'endorment avec 1'eftomac vuide: comme on cher* che toujours afe flatter , ou pour mieux dire, paree que la providence lui infpiroit cette penfée pour le fauver , il fe mït dans 1'efprit que ce fonge avoit quelque chofe de miraculeux & de divin , & il remonta fur le rocher ou il avoit été jetté lorfque fon navire échoua. II n'y fut pas long-tems, que 1'air vif de la mer le fit tomber en foibleffe, & lui fit rendre le refte de la hoürriture qu'il avoit prife il y avoit trois jours. Pour le coup il crut que le ciel ne 1'avoit réfervé feul, entre tant d'hommes, que pour lui faire mieux fentir 1'amertume de la mort, en punitïon de fes crimes pafies; & il fe trainoit avec peine le long du rocher, réfolu d'aller mourir dans l'ile, lörfqu'il entendit dans un creux un bruit foudain quil'arrêta; C'étoit uné borue qui avoit prés de fix pieds de long, & qué la dernière tempête avoit jettée en cet endroit. Un homme condamné'a mort, & arrivé au lieu de Pexécution, ne fent pas plus de joie lörfqu'il entend crier grace, que Quarll en fentit a la vue de ce poiflbn . qui alloit lui fauver la vie. Après avoir remercié le ciel, qui le déliyroït par ce bienfait inopiné des portes de la Tornt IV, Q  üo le Solitaire mort, il défit fes jarrerières, & les paffa au travers des ouies du poiffon, qu'il tira a lui autant que fa foibleffe put le lui permettre. Son bonheur ne fe borna pas a ce commencement. En confinuant fon chemin, il trouva quantité d'huïtres, de moules & de coquillages, que la mer avoit difperfés en divers endroits du rocher. II s'aflit a terre, & ouvrit quelques coquilles avec fon couteau, qui lui rendirent la vie pour ainfi dire: en effet, fes efprits étoient épuifés a un point extraordinaire, & fa tête pleine d'idées funeifes ; & peut-être qu'a moins d'un fecours auffi prompt, il feroit tombé fans forces au milieu du chemin , fans pouvoir profiter de fa pêche. Ce peu de nourriture ranima fes forces, il reprit fon poiffon, & remplit fes poches de fel, que la chaleur du foleil durciffoit dans les concavités du rocher. Avec cette provifion, il fe rend a 1'endroit oü il avoit paffé la dernière nuit, ramaffe des feuilles fèches, fait du feu avec fon couteau & un caillou, & grille a la hate un gros troneon de fa morue, qu'il dévore plutöt qu'il ne le mange. Son eftomac afFoibli par un long jeune, ne pouvoit fupporter tant de nourriture : furchargé k 1'excès de ce poiffon, harraffé d'ailleurs de 1'avoir porté ou traïné auffi long-tems, il eut recours au remède des malheureux, qui n'en ont    Anglois ui point d'autres, c'eft-a-dire, au fommeil. Son lommeil fut encore troublé par un fonge effrayant: Quarll rêva qu'un monftre terrible Sc d'une grandeur prodigieufe le pourfuivoit, ÓZ que n'en pouvant plus de laffitude, il étoit forcé de fe |'etter a terre pour reprendre haleine. En ce moment il parut une vieille dame , dont 1'air grave & majeffueux infpiroit le refpeft, & a la vue de laquelle le monftre s'enfuit d'abord. La force & la voix revinrent un peu après a Quarll; & il fe profterna aux pieds de fa libératrice, en la priant de lui permettre de la reconduire chez elle , afin qu'il fut a qui il avoit obligation de la vie. Elle lui répondit qu'elle n'avoit point de demeure fixe, & qu'on la trouvoit toujours k la porte des pauvres, oii fon occupation étoit d'allifter ceux que perfonne n'afliftoit; que du refte elle ne prêtoit point fon fecours aux perfonnes oifives &C négligentes: qu'il prit garde de marcher toujours dans le droit chemin, & de ne point tomber dans un défefpoir criminel: qu'elle étoit toujoursprête a aider ceux qui avoient befoin d'elle. Elle difparut en mêmetems, 6c il paffa le refte de la nuit dans un fommeil tranquille & profond. Le lendemain de grand matin il fe releva fain, frais & plein de courage ; li ce n'eft qu'il étoit encore troublé de fon rêve, qu'il regardoit O ij  112 LE SOLITA IR È comme un préfage de quelque danger terrible & prochain. Enfuite, comme ilne voyoit point è quoi comparer la vieille dame qui lui avoit apparu en fonge, il conclut que ce qui Feffrayoit étoit une infpiration de la providence, qui 1'avertiiToitfous la figure de cette femme vénérable, que c'étoit elle qui 1'avoit délivré d'une mort inévitable, felon toutes fortes d'apparences, & qu'il ne devoit défefperer jamais du fecours célefte , en quelqu'extrémité qu'il fe rencontrat, puifque Dieu lui promettoit de ne Pabandonner jamais. Cespenfées confolantes remplirent fon ame de joie & de recoiinoiffance; il crut ne devoir rien négliger pour fe tirer d'un lieu ou il avoit a craindre le befoin de toutes chofes: ce n'eft pas qu'il ne comptat qu'il pourroit y fubfifter de poiffon, pendant un tems, environné de la mer Comme il étoit. Mais qui eft-ce qui lui fourniroit des habits, un lit, une maifon pour s'y mettrea couvert corttre le froid? pourroit-il réfiéer aux rigueurs de 1'hy ver fans ces fecours ? pourroit-il enfin parvenir a avoir la moindre de ces chofes , a moins que ce ne fut par un malheur femblable è celui qui 1'avoit jetté dans cette ile , malheur auquel il fouhaitoit ardemment que perfonne ne fut jamais expofé»' , ■ ÜÖJj .,: . [„ jg ; :- Telles étoient les réflexions de Quarll, réfle-  Anglois, 213 xions qu'il interrompoi't fouvent par des retours tendres & afféftueux vers la providence, dont ïl fentoit que la bonté propice 1'avoit fauvé par un miracle. Enfin , fe laiffant conduïre au fonge qu'il avoit eu, il remonta fur le rocher pour voir s'il ne découvriroit point quelque navire , auquel il put faire un fignal, 6e qui vint le délivrer. Le vent qui étoit afiez bon , ehtretenoit fes efpérances, 6e il fè flattoit toujours qu'11 auroit plus de bonheur 1'heure fuivante, qu'il n'en avoit eu la précédente. La nuit approchant, il jugea qu'il feroit mieux de remettre fes découvertes au jour fuivant , qui feroit peut-être moins malheureux, & il retourna dans Fendroit oir il avoit paffé la nuit. La , comme il mouroit de faim, il fit griller unfecond troncon de fa morue, 6c étendk le refte fur de larges feuilles vertes, oii ii répandit force fel, pour empêcher que le poiffon ne fe gat&t, après quoi ii fe co.ucha fous un arbre , ainfi qu'il avoit fait la nuit précédente, paree qu'il avoit été mal a fon aife celle d'auparavant , fur 1'arbre fur lequel ii' s'étoit perché. Comme il" avoit föngé fans cefTé, pendant la journée, aux iaeommodités qu'il auroit, felon toute apparence, a effuyer dans cette ile , s'il étoit contraint d'y paffer 1'hiver, il fe forma, de fes craintes, un fonge qu'il a jugé-digne d'infé- O iij  ii4 i-e Solitair t rer parmi les autres. II lui fembla qu'il fe trotlvoit dans une place fpacieufe, pavee de morceaux de grêle d'une grandeur prodigieufe, & environnée de hautes rnontagnes de glacé, d'oü il fortoit un bruit femblable a celui du bois qui éclate. A une des extrémités de cet endroit, il appercut un vieillard qui reffembloit au Tems, comme on. le peint d'ordinaire, au milieu de plufieurs monceaux de neige & de grêle, qu'il étoit toujours occupé a groffir. A cöté de lui, étoit une dame d'une beauté fingulière. Son teint, fes traits , fa taille, tout raviffoit. Ce qu'il y avoit de furprenanr, c'eft qu'elle-avoit fix mamelles , d'une rondeur & d'une blancheur qui paffent 1'imagination , & que ces mamelies relevoient fes charmes , au lieu qu'elles auroient fait difparoitre ceux d'une autre. La préfence de cette excellente beauté réchauffa fon fang, que la froideur du lieu avoit glacé ; & il etTaya de s'approcher de cette aimable perfonne. Chaque pas qu'il faifoit audevantd'elle, fembloit lui infpirerune nouvelle vigueur; il fentoit en lui-même un changement incroyable ; il n'étoit plus le même homme, & cette révolution redoubloit le defir qu'il avoit d'approcher de la perfonne dont s'écouloient ces efprits bienfaifans. II fut arrêté tout-a-coup par le vieillard, qui jetta fur lui un regard terrible s  Anglois. ii^ & tacha de 1'arrêter par fes menaces. II ne pouvoit comprendre ce qu'une perfonne auffi belle avoit a démêler avec un vieillard auffi facheux, & il les confidéroit 1'un après 1'autre avec un étonnement dontil ne revenoit point; lörfqu'il remarqua que la dame demandoit quelques graces au vieillard en faveur d'un grand nombre de toutes fortes de créatures qui 1'attendoient a quelque diftance. II rejetta fes prières d'un air fee. Importune des nouvelles inftances qu'elle lui faifoit, il s'enfonca dans la montagne de glacé, & laiffa tomber un grand glacon qui en ouvrit 1'entrée. II en fortit au rhême inftant une créature qui avoit la figure d'un homme, dont la taille monftrueufe & le vifage difforme ex'citoit la frayeur. Ses joues , qui étoient d'une largeur exceffive lui pendoient des deux cötés fur le menton, qui étoit d'une longueur extraordinaire, & oü elles faifoient 1'effet de deux veffies vuides; fon ventre étoit a-peuprès comme fes joues. Ce monftre étoit a peine forti, que le vieillard, chagrin , lui commanda de chaffer la belle dame & fa nombreufe fuite: ce que 1'autre exécuta fur le champ avec une cruauté digne de fon maitre , en lui jettant des monceaux de neige , qu'il favoit durcir en les touchant. Quarll étoit demeuré feul, & il regardoit cette fcène avec frayeur &c avec fur-. Oiv  ïï6 le Solitaire prife. Le. vieillard, indigné , jetta fur lui ü$ Èegard qui le gla?a jufqu'au fond de 1'ame: malbeureux ! ofes-tume défier, lui dit-il ? Je t'enfevelirai fous les montagnes de neige, dont je me fuis contenté de détacher de petits mon-. céaux, pour mettre les autres en fuite. Quarll, effrayé, s'enfuit & fe réyeilla en furfaut. II ne manqua pas de faire des réflexions fur fon r.êve. Depuis mon naufrage, mes fonges ont toujours eu quelque chofe de myftérieux, fe difoit-il ; celui - ci, fans doute, a aufli fa fignifkation. Le vieillard eft le tems qui amafle de la glacé & de la neige pour Fhiver & cette belle femme doit être la nature, qui , tendre & compatiflante , intercède pour' les créatures vivantes, qui font, fon ouvrage. Et quant aux refus 9ruels du vieux homme, &. a les manières rudes, c'eft un préfage du rude hiver auquel je ferai expofé, fi je ne prends quelques rnefures d'aflez bonne heure. O ciel £ faut-il que 1'homme, feul d'entre les créatures s qui ait uns ame raifonnable & immortelle , foit celui qui a le plus a fouffrjr ? Mais j'éciatte en plaintes injuftes ; les maux que 1'homme effiiye font les fruits de fon pêché, j'accepte.donc cespeines comme une jufte pu» nition. de mes. crimes; je me foumets humblefflent aux décrets du ciel j je le remercie.  Anglois; m'avoir averti k tems, j'en profiterai fi je puis, pour me mettre k couvert des maux qu'il m'an* nonce, II fongea alors k fe batir une maifon. Comme il n'avoit, pour tout inftrument, qu'un couteau, qui ne pouvoit lui être d'un grand ufage E en cette rencontre, il s'avifa d'aller dans cet endroit des rochers oii il avoit fait naufrage , , pour voir s'il ne trouveroit rien dans les débris de fon navire, dont il put fe fervir. Pour cet effet, il coupe une longue branche d'arbre, defcend le long du rocher, entre dans 1'eau,^ au - deflus de laquelle paroiiToient plufieurs pointes d'écueils , & y avance jutqu'au menton , en S'appuyant fur cette branche, & en tÉtant avec les pieds & avec les mains % de toute parts. Deux heures fe paffent dans. cette occupation ; il perd, & fon tems, fa peine; il ne découvre rien, pas même une ancre, un mat, ou une vergue ; tout eft enfeveli au fond des eaux; & il en conclut que le vaiffeau aura été englouti dans quelque abime inacceffible* II revenoit de cette pénible &C inutile re^ cherche, affligé ainfi qu'on peut fe Pimagir ner ; lörfqu'il fe. reffouvint qu'au moment de fön naufrage , il tenoit une hache, qui ne pouvoit manquer d'être dans quelque endroi$  li8 le Solitaire du rocher oii il, avoit été jetté. II y courut d'abord, & apperc^it, au pied de ce rocher , quelque chofe qui flottoit fur 1'eau, & qüi reffembloit au manche d'une hache. C'étoit elle en effet. II s'en refaifit avec joie, reprend fes habits, & rentre dans l'ile, oh il avoit deffein d'abattre quelques arbres pour fe faire une cabane. II remarqua, fur ces entrefaites, certains arbres dont les branches fe recourbant vers la terre, s'y changent en racines, qui produifent de nouveaux arbres; il crut qu'il ne pouvoit trouver rien de meilleur pour fon deffein ; & il employa le refte de la journée k déraciner ce qu'il lui en falloit. Le lendemain matin , après avoir fait fes dévotions accoutumées, il alla chercher un endroit agréable & commode, pour y élever une cabane. II marcha plufieurs heures de fuite, &£ ne put rien trouver qui fut plus a 1'abri des vents froids, que le lieu ou il avoit déja paffé quelques jours, qui étoit au milieu de l'ile , & que 1'épaiffeur des arbres mettoit k 1'abri des vents d'eft& du nord.Cette découverte le fit réfoudre k y fïxer fon féjour. D'abord il arracha quelques arbres aux environs, & éclaircit un efpace de terrein d'environ douze pieds en quarré, obfervant de laiffer un arbre a chaque coin, & d'y planter les jeunes arbres qu'il avoit déracinés le  Anglois; ngj jour précédent, a fix pouces 1'un de 1'autre, excepté dans 1'endroit oü devoit être la porte. Lorfque la clöture fut faite, il plia les branches d'en haut, & les entrelaca les unes dans les autres, afin qu'elles ferviffent de toit ; après quoi il prit de groffes branches, qu'il dépouilla des petits rameaux qui y étoient attachés, & qu'il paffa de même entre les arbres qui compofoient le mur de fa nouvelle maifon. Après y avoir travaillé quinze jours avec bien de la peine. Maintenant que j'ai une maifon , dit-il, & que je ne crains plus ni la pluie , ni la grêle , qui eft-ce qui me garantira du froid ? Si je couche fur la terre nue, la gelée la durcira , & je dois m'attendre a la fièvre, a la colique, au rhumatifhie , enfin a je ne fais combien de maux qui font 1'effet du froid , & dont je mourrai après avoir fouffert long-tems. Tandis qu'il étoit dans cet embarras , il alla voir s'il n'appercevroit point quelque navire. II fe promenoit, plein de ces triftes & fombres penfées , lörfqu'il remarqua k terre une forte d'herbe qui croiffoit autour de certains arbres, & qu'il n'avoit jamais vue nulle part. Dieu foit béni, dit-il en ce moment: j'ai trouvé de quoi me faire un lit pour le tems que la providence m'a condamné a demeurer dans cette ile.  420 le Solitaire II ne laiflbit pas de regarder.de toutes partï' s'il ne verroit point quelque navire. Enfin, las d'attendre inutilement, il alla couper de cette herbe , dont il avoit ,tant befoin , & il Pétendit a terre pour la faire féchere tandis que le foleil étoit encore chaud. Cet ouvrage Ie tint le refte du jour & une partie du lendemain , paree qu'il n'avoit qu'un petit couteau pour faire tant de chofes. II en vint enfin a bout ; il ne s'agiffoit plus que de trouver fourche pour étendre cette herbe convenablement, 6c pour la remuer & la retourner. L'ingénieufe néceflité lui fournit bientöt ce qu'il lui falloit. Une grafie branche d'arbre devint, par fon induftrie , une fourche paffable entre fes mains. Tandis qu'il étoit occupé a eet ouvrage , il appercut, a quelque diftance, des finges qui arrachoient des racines, dont ils mangeoient une partie, & dont ils emportoient le refte. II s'imagina d'abord qu'elles feroient bonnes a rnanger , paree que ces animaux friands ne mangent que de ce que les hommes mangent. Comme il avoit remarqué les feuilles qu'ils avoient a la gueule, il ne lui fut pas difHcile de trouver ces racines, & il en arracha , en. \tn moment, une quantité fuffifante, qu'il porta dans fa cabane, oh ii les fit rötir dans les cendres comme les chataignes.  Anglois. %a ïl trouva en effet qu'elles étoient un mets excellent; Sc il remercioit la providence qui lui avoit fourni ce pain délicieux, lörfqu'il vit, environ a un pied de lui, une tortüe qui rampoit lentement a terre. Dieu foit loué, s'écria-t-il tout baut, dans un tranfport de joie extraordinaire , paree qu'il commencoit a ne pouvoir plus fupporter la morue. En même tems il tourna la tortüe fur le dos, póur empêcher qu'elle ne s'enfuit, Sc Courut chercher fa hache , pour la couper en morceaux. II defiina 1'écaille épailfe a lui fervir en guife de caflerole , Sc 1'autre a lui tenir lieu de plat; enfuite il fit cuire un gros troncon de 1'animal même. On fait qu'on n'en mange guères qu'è Fextrémité Sc dans une difette exceffive, paree que cette nourriture donne le flux de fang. Las & dégoüté de la morue, il fe hafarda de manger de fa tortüe, Sc lui trouva un goüt approchant du veau marin, qui lui fit un plaifir extréme, paree que, depuis long-tems, il n'avoit goüté de viande fraïche. Pourvu de la forte de divers mets, Sc de divers uftenfiles pour les préparer , il pouvoit manger, tour-a-tour, du roti, du bouilli, de la viande, du poiffon, des racines : mélange qui n'adouciflbit pas médiocrement fes chagrins, II y avoit une autre chofe qui 1'in-  %iz le Solitaire commodoit au dernier point. Voyant qu'il n'y avoit nulle apparence qu'il put de long-tems fortir de cette ile, il auroit bien voulu y rendre fon féjour auffi commode qu'il étoit poffible , & il lui falloit un lit pour cet effet. II ramaffa donc 1'herbe qu'il avoit fait fécher, & la trelfa en guife de nattes. II coupa enfuite un bon nombre de Mtons , d'environ deux pieds de longueur , qu'il enfonca en terre, dix fur chaque rangée , a quatre pouces ou environ 1'un de 1'autre, & fit ainfi deux rangées éloignées de fix k fept pieds : ce qui faifoit la longueur de fa natte. II 1'attacha alors aux batons des quatre coins; après quoi, il la piqua avec de la petite ficelle, de même que 1'on fait les paillaffes des lits, ou les paillaflbns des fenêtres. ne s'en tint pas a cet ouvrage ; il coupa une longue branche d'arbre, avec laquelle il battit , fa natte pour la faire renfler, & fe procura, de cette manière, un lit chaud & commode, d'autant plus que cette herbe étoit molle & cotonneufe. L'heureux fuccès de ce travail, qui dura un mois , encouragea Quarll a en commencer un autre. II lui falloit des couvertures; car il craignoit les rigueurs de 1'hiver, bien qu'il fit encore affez chaud, & que fes malheurs 1'eufTent «ndurci a la fatigue. II profita de la faifon favo-  Anglois. rable pour couper de cette herbe, dont il avoit compofé ion matelas, & il en natta deux couvertures , 1'une épaiffe & ferrée pour 1'hiver , & 1'autre légère pour 1'été. II ibngea enfuite k fe faire une table & [une chaife. A cette fin, il coupa plufieurs branches d'environ quatre pieds de long, & les enfonca jufqu'a une certaine profondeur dans la terre , en obfervant qu'elles fiffent un quarré parfait, & que celles des quatre coins fe terminaffent, par le haut, en fourches, après quoi il fit un deffus de table d'ouvrage a vanier. II fe fabriqua une chaife auprès de fa table, avec la même induftrie & a-peu-près de la même manière. II avoit ainfi un meuble complet,, mais il s'en falloit beaucoup que ce fut tout ce qui lui fembloit néceffaire. J'ai une maifon pour me mettre a 1'abri des injures de 1'air, difoit-il, voici un lit pour délaffer mes membres accablés du travail de la journée ; mais ou eft la nourriture dont j'ai befoin ? J'ai fubfiffé, prés d'un mois, de poiffon, graces a une tempête effroyable, qui fit périr tant de monde , & qui me procura ce fecours pour me fauver. Maintenant, voila qui eft fait: je ne puis plus compter que fur quelques racines , nourriture foible , dont je ferai bientöt dégoüté a mourir. Que. deviendrai-je alors ? II fe reprenoit enfuite en  Ü4 L E SOLITAIRË ces termes: la providence m'a confervé feul entre tant de perfonnes ; ainfi je fuis obligé, par reconnoiffance, d'apporter de grands foins è conferver une vie que le ciel a trouvée digne des fiens.Puifque je n'ai prefque pius dé poiffon, je dois donc m'accoütumer peu-a-peu a vivre des racines que mon ile produit en abondance, & faire durer autant qu'il fe pourra ce qui me demeure de ma morue. Les mets délicats Sc exquis ne doivent pas être regrettés d'un hommé qui doit regarder comme une grace fingulière de vivre encore Sc de vivre libre. Si je fuis condamné 'a mener ici une vie rude Sc laborieufe, en récompenfe , je me repofe tant qu'il me plaït; ce que j'ai n'eft expofé a 1'avarice d'aucun mortel, Sc je n'ai d'autre maitre que Celui qui eft le maitre du monde. Pouvois-je acheter tróp cher cet avantage ? Ces penfées lui firent trouver moins dur Pétat de vie auquel la providence 1'avoit condamné ; Sc il réfolut de faire fa provifion des racines excellentes qu'il avoit découverteSé Pour cet effet, il coupe un morceau de bois, en fabrique une efpèce de pioche pour les déterrer plus a fon aife , Sc va dans un endroit , öii il aVoit remarqué qu'elles croiffoient en quantité. C'étoit juftement un quartier rempli de finges., Dès qu'ils l'appercurent, ils defcendirent des arbres  Anglois; 115 arbres en foule, & firent les mêmes cris que s'ils avoient voulu le dévorer. II avoue qu'il craignit d'abord leur fureur , & qu'eniuite il fut fur le point de fe jetter fur eux, la hache a la main, pour les tailler en pièces. II ne demeura pas long tems dans ces fentimens. II fe repréfenta que ce feroit ajouter la barbarie a 1'injuftice, que de malfacrer ces animaux ; qu'il étoit naturel a toute créature vivante de veiller a fa propre confervation ; que , puifqu'il étoit obligé, par fes difgraces, de leur enlever une partie des racines delïinées, par Ia nature , pour leur fubfiftance , il devoit chercher a en planter quelques-unes pour lui dans un endroit éloigné d'eux, & ne point tuer de pauvres bêtes qui ne faifoient rien que de jufte en le menacant. Cependant il demeuroit immobile pour ne point effaroucher les finges. Lorfqu'ils virent qu'il ne leur faifoit aucun mal, ils s'en allèrent è la picorée , & remontèrent enfuite fur leurs arbres, ce qui lui faciüta le moyen d'arracher, a fon tour , quelques racines pour lui , qu'il ramaffoit par petits tas, a mefure qu'il en avoit une mainpleine. Ils ne tardèrent pas a remarquer ce qu'il faifoit, & a defcendre des arbres oü ils s'étoient cachés entre les feuilles ; & ils lui dérobèrent le fruit de fa recherche,tandis qu'il Tome IV. P  aiS le Solitaire étoit occupé a déraciner ailleurs. II fallut donc qu'il fe contentat, pour cette fois, d'en emporter autant qu'il pouvoit en tenir dans fes poches. II réfolut de prendre, le lendemain, quelque chofe oii il en put ferrer davantage , & fe leva de grand matin pour faire cette emplette , craignant que ces malicieux animaux ne le prévinffent & ne cachaffent leur proie. Faute de. fac, il en fit trois, un.de fon jufte au-corps, qu'il bou'tonna pardevant, & dont il ferma les manches avec des épingles ; un autre de fa chemife, & un troifième de fon haut-de-chauffe. Le voüa donc nud comme la main , dans la campagne, fon paquet fous un bras, & fa pioche a la main, heureux de ce qu'il faifoit encore une chaleur modérée. II coramenca par jetter, au-deflbus des arbres oii nichoient les finges , quelques-unes des racines qu'il avoit ramaflees le jour précédent', & qu'il avoit gardées exprès pour amufer ces animaux, au cas qu'ils vinfient interrompre fon travail. II eut la joie & la furprife de voir que ces finges, qui étoient furieux la veille , le laiffoient faire fa provifion a fon aife, fans fonger même k fe jetter fur les tas qu'il laiflbit derrière lui, a une diftance confidérable, & a leur portée. Ces marqués de refpeft, furprenantes dans des brutes, lui firent faire de profondes ré-  Anglois. 2.2^ ÏÏexions fur ce qui en pouvoit être la caufe. Seroit-ce que ces animaux, abtifés par un peu de reffemblance , me prendroient pour un des leurs, difoit-il en lui-même ! la hauteur de ma taille & la couleur de ma peau mettent trop da différence entre 1'efpèce humaine & la leur, pour qu'ils puiiTent s'y tromper ; ce doit être un refte, du refpeft que la nature infpira aux animaux pour 1'homme fon chef- d'ceuvre. En me voyant dans le même état oii fut créé Adam le roi des animaux, & non point déguifé pae mes habits comme les autres hommes, ils ont fenti cette vénération profonde, qu'ils auroient toujours confervée pour nous, fans le pêché qui nous obligea de cacher la beauté de nos corps fous des vêtemens. Faute de fentir cette vérité , les hommes tirent vanité de leurs habits , bien qu'ils foient pour eux un fujet éternel de honte, qu'ils les expofent a la rifée les uns des autres , qu'ils augmentent leur pauvreté, & qu'ils les faflent dépendre des animaux, dont ils empruntent la peau , le poil, & la laine. Pour moi, puifque j'ai remarqué d'oii venoit 1'antipathie de ces animaux, voila qui eft fait: je marcherai toujours nud , jufqu'a ce que la rigueur de la faifon me force a faire autrement. Cette manière d'agir convient h ma fttuation préfente, P ij  n8 le Solitaire " En raifonnant de la forte, il avoit arraché affez de racines pour en planter environ deux Scres de terre , & il retournoit a fa cabane , laiffant derrière lui une bonne quantité de racines , qu'il avoit déterrées pour ces pauvres animaux, qui 1'avoient toujours regardé faire fans en toucher une feule en fa préfence. Dès qu'il fut chez lui, ii choifit un efpace de terrein prés de fa demeure , & fe mit a le labourer du mieux qu'il lui fut poffible , avec fa pelle. Cet ouvrage Foccupa environ vingt jours, au bout defquels, le champ pret & les racines plantées, il implora la bénéditlion divine fur fon travail. II réfolut alors de vifiter l'ile mieux qu'il n'avoit encore fait: pour cet effet, armé d'un long baton , il s'en alla au lac qui fépare la terre du rocher, & qui environne l'ile de toutes parts, comme un foffé qui fait Pence'mte d'une place, & qui coule le long de fes murailles. U y trouva de toutes parts de nouveaux fujets d'adm'iration. A fa main gauche, étoit un rempart d'une pierre folide, embelli, par la nature, de diverfes figures que Part ne fauroit imiter : quelques • unes repréfentoient une ville, des amas de maifons, & des clochers difperfés ca & la. Dans un autre endroit, on auroit juré qu'il y avoit un efcadron de gens  Anglois. 22^ de guerre, rangés en bataille. A quelque diftance de la, les triftes reftes d'unfuperbe édifice ruiné par la longueur des tems , faifoient regretter aux fpeöateurs la décadence d'un ouvrage auffi magnifique. On croyoit voir ailleurs une ville déferte & tombant en ruine. Plus loin, il fembloit qu'on voyoit de grands quartiers de niontagnes entatTés les uns fur les autres, comme pour former une tour d'une hauteur prodigieufe. A main droite, des objets non moins délicieux réjouiftbient la vue : on appercevoit un beau pays couvert d'herbe qui reffembloit a la camomille. Ca &C la étoient des bofquets qui pouvoient procurer une fraicheur charmante. En certains endroits , il y avoit des forêts compofées de grands arbres , dont la fituation irrégulière & la hauteur diitérente avoient cet air champêtre qui fait tant de plaifir , paree qu'il eft 1'ouvrage de la nature. Tandis qu'il fe promenoit en admirant ces merveilles , comme il n'étoit pas accoutumé k marcher nud , il s'enrhuma un peu , & il lui arriva d'éternuer vis-a-vis d'un rocher , oü fa voix retentit avec ce bruit qu'on peut entendre dans nos cathédrales , &C fut auffitöt répétée plufieurs fois en divers endroits. Charmé d'avoir trouvé cet écho , il 1'effaya a diverfes r^pdfes, avec un p'aifir P iij  230 le Solitaire fingulier, & réfolut de le faire fervir k chanter avec lui les louanges du Dieu tout-puiffant, deux fois par jour. II continua enfuite fa promenade : mais k trois ou qüatre eens pas de la, après avoir tourné autour d'un endroit oü le rocher s'avancoit beaucoup dans l'ile , il fut arrêté encore par une produöion admirable de la nature. C'étoit une grande pierre qui fortoit du rocher, d'oü elle s'étendoit au-dela du lac ; elle reffembloit k un homme , & de fa poitriné tomboit une eau pure, claire & douce comme du lair. Ce n'étoit pas encore tout: en la regardant de front, elle repréfentoit un de ces morceaux antiques d'architedture , que les anciens élevoient au-deffus des fources; vue de 1'autre cóté , on auroit juré que cette eau fortoit des nafeaux d'un hippopotame. Ces figures, auffi différentes les unes des autres, & aufli convenables a un endroit pareil , lui infpirèrent la curiofité de voir comment elles étoient formées. II remarqua que les chofes que la facade repréfentoit, fervoient k former les figures des cötés, felon qu'elles étoient alkmgées ou accourcies dans les différens points de vue. Satisfait la-deffus , il prit garde , avec etonnement, que le baffin de la fontaine, éloigné d environ cinq verges de la fource , & n'ayant  Anglois; 231 guères que neuf piecls de largeur, ne débordoit d'aucun cöté, quoique 1'eau y tombat fans ceffe de la groffeur du poignet, &C qu'il ne vit aucun endroit par oü elle put s'écouler. II en rechercha long-tems la caufe , & ne trouva rien qui le contentat; il conjeflura que les eaux fe déchargeoient ailleurs par quelque conduit fouterrain , & reprit le chemin de fa eabane pour fe repofer. Après avoir fait ainfi le tour de l'ile, qu'il jugea être de figure oblongue, & avoir de circonférence environ dix ou onze milles, il réfolut d'employer le lendemain a en aller vifiter 1'intérieur. II étoit déja affez tard; il fe mit a genoux, pour fe recommander a la providence, comme il avoit coutume de faire les matins &C les foirs , après quoi il fe jetta fur fon lit. Je ne fais comment, dès qu'il fe vit a couvert de la faim & du froid, fes plaifirs pafies lui revinrent dans 1'efprit, & il s'afïligea de les avoir perdus pour toujours. Ces triftes penfées firent évanouir les efpérances qu'il avoit fondées fur Ie fecours célefte , & ébranlèrent la confiance avec laquelle il fe repofoit fur les tendres foins de la providence. La mort lui paroiflbit préférable a la fombre folitude oü il fe voyoit plongé pour le refte de fes jours ; il s'endormit dans ces triftes réflexions ; mais de$ P iy  le Solitaire fonges terribles le punirent de cette ingratitude. Les maux de fa vie paffee vinrent de nouveau affïéger fon imagination; fes quatre femmes fe repréfentèrent, Tune après 1'autre, a fon efprit; j! s'imagina être encore abandonné de la première , effuyer 1'orgueil impertinent & ruineux de la feconde, être expofé aux fonpcons in commodes de la troifième, & , è peine marié avec Ia quatrième, perdre tout-a-coup les efpérances qu'il avoit concues de ce mariage, & être plongé dans un cachot. Les rigueurs de fa prifon , fes craintes, fes allarmes, fon procés, la fureur de fes femmes, fa condamnation, la vue effrayante du fupplice prochain, tout fe retrace alors a fes yeux. Cependant il a le bonheur d'échapper k Ia mort, & ce n'eft que pour être amené en efclavage dans un pays brülant. La, le corps a demi-nud, il eft obligé de travailler fans ceffe les journées entières, courbé fur un fable aride & enflammé ; un maitre dur & impitoyable vient a chaque moment regarder fi fon travail avance , & le punir s'il n'avance pas affez ; il n'y a pas jufqu'a la nourriture qu'on lui donne, qui ne foit pour lui un^uveau genre de fupplice , tant elle eft maüvaife & dégoutante. Au fort de ces peines, il s'écrie : ah ! que n'ai-je £m mes déplorables jours par la main du bourreau ! une mort honteufe & cruelle étoit préférable k !a vie que le deftin m'a laiffée.  Anglois. 233 Tel fut fon rêve ; & il fe réveilla, conlterné a un point, qu'il fut quelques minutes avant de pouvoir s'affurer que c'étoit un rêve. Enfin, ayant rappellé fes efprits, il fit réflexion que le fupplice auquel, en dormant, il s'étoit cru condamné, étoit en effet celui qu'il auroit fubi, fans 1'interceflion de fon colonel, ou, pour mieux dire, fans la bonté de la providence. II fe jetta enfuite a genoux, les larmes aux yeux, pour demander pardon a Dieu de fon ingratitude , & le prier de lui continuer fa proteöion; & il réfolut de ne jamais changer d'état de vie. Vous avez fauvé mes jours, feigneur, s'écria-t-il dans un tranfport de reconnoiffance: ils vous appartiennent; je vous les confacre ; les embarras ou les plailïrs du monde ne refroidiront plus mon zèle pour votre fervice; & les heures qui s'écouleront entre celles que j'ai deflinées k la prière , je les pafferai a contempler les ceuvres merveilleufes de vos mains dans 1'univers. En même tems, il fe leva pour aller confidérer les dedans de l'ile, que fes occupations ne lui avoient pas encore laiffé le loifir de voir. II trouva que c'étoit un terrein plat &C uni, couvert, de tous cötés , d'un gazon fin ou d'herbes émaillées de fleurs, L'ile raifonnoit, en mille endroits, du ramage mélodieux d'une  .2.34 t e Solitaire. infinité d'oifeaux, dont le plumage réjouiubïe la vue par fes couleurs vives & variées. lei étoit un bouqüet d'une vingtaine d'arbres d'une hauteur prodigieufe & d'un verd charmant. La on voyoit un bofquet délicieux , formé d'un feul arbre , dont les branches, parvenues a une certaine longueur, fe replioient & rentroient dans la terre, pour y chercher leur nourriture, ou cornme pour foulager le tronc qui la leur avoit donnée jufqu'alors ; & de ces branches , devenues des racines, foitoient de nouveaux arbres , dont les branches fécondes reproduifoient ailleurs des arbres femblables. En fe promenant de la forte , & en admirant les beautés de ces lieux, il prontoit auffi du tems pour prendre comme des échantillons des diverfes efpèces d'herbe qu'il croyoit bonnes a manger. II fe trouva auprès d'un étang qui avoit a-peu-près deux eens verges de long, & cent cinquanre de large. De grands & beaux arbres étendoient leurs branches fur fes eaux , autour defquelles régnoit une bordure charmante , entremêlée de gazon & de fleurs par Ia nature, qui fembloit avoir voulu imiter Part en ce lieu , & Pavoir deftiné a Pufage des hommes. II remarqua avec joie , au travers de fes eaux pures & claires, une infinité de poiffons de diverfes figures & couleurs, qui fem-  Anglois. 235bloient'fe jouer dans ce cryftal net & franquille. Les cieux foient loués , dit-il, vuici du poiffon d'eau douce pour me délaffer du poiffon de mer. II quitta cet étang, pour paffer dans 1111 autre endroit oü il trouva de nouveaux iujets d'admiration: c'étoit un bois fpacieux qui fembloit être le féjour de la paix & du plaifir. II fe promena long tems autour , & il jugea qu'il avoit deux milles ou environ d'étendue. II eut quelque envie d'y entrer, mais il n'ofa s'y hafarder , dans la crainte d'y rencontrer des bêtes féroces dont il pourroit devenir la proye. Après s'être recommandé a la providence , il s'enhardit a. • y entrer, & fe trouva au milieu de plufieurs allées, dont quelques - unes fembloient avoir eté plantées au corcleau ; elles étoient bordées d'arbres de piment, qui répandoient une odeur délicieufe. Ici & la, étoient des bouquets d'arbres nains , qui fervolent d'afile k des animaux de diverfes efpèces. A cette vue, il ne put s'empêcher de s'écrier: la nature n'a pas fait cette ile pour demeurer déferte , fans doute elle la réfervoit pour être 1'heureux féjour de quelqu'un que le ciel voudroit favoriïer. Les néceflités de la vie ne font pas des feules chofes qu'on y trouve, elle fournitdes plaifirs en abondance ; les maifons des rois  236 le Solitaire même n'ont rien d'auffi agréable. Seigneur , vous a qui je dois tant de biens, infpirez-mói la reconnoiflance qui vous eft due , ou, pour mieux dire , redoublez-la. Sur ces entrefaites, la faim & la laffitude 1'obligèrent de retourner au logis , oü il fit cuire un morceau de fa morue, avec quelques racines, &c bouillir les herbes qu'il avoit apportées. Quant a ces dernières, elles fe trouvèrent toutes de différens goüts , & toutes excellentes. Quelques - unes avoient le goüt des artichauts, d'autres celui des afperges, d'autres celui des épinards. Cette nouvelle efpèce de nourriture excita en lui de nouveaux fentimens de reconnoiflance. Que puis-je fouhaiter davantage, s'écria-t-il ? Je fuis feul maitre d'une contrée fertile , qui produit, en abondance, viandes communes , gibiers , poiflbns d'eau douce & de mer; les herbes Sc les racines y font d'un goüt excellent; il n'y a point d'eau dans le monde qui égale celle que je bois. En un mot, il ne me manque que la pompe & le luxe , c'eft-a-dire, qu'un attirail inutile & incommode. Je n'aurai , ni une table fervie par un habile cuifinier, ni des matelas garnis d'ouate molle&fine: mais auffi je n'aurai point cesmaux qui font le fruit de la délicateffe & de la mollefle: lago.itte, !e manque d'appétit, lesmaux  A N G l O I S, 237 de tête, cette foibleffe de corps, qui rendent les riches plus a plaindre que les pauvres. En faifant ces réflexions , il s'avifa qu'il étoit plus de midi, & réfolut d'aller, 1'après-dinée, de 1'autre cöté du rocher, pour voir la mer & pour chercher des huitres. II s'arma d'un grand baton pour fe conduire, & pour fouiller dans les creux du roe, & prit fa culotte, qu'il boutonna , pour lui fervir de fac. Etant arrivé a un endroit du rocher oh il n'avoit pas été encore, il y vit, a quelque diftance, quelque chofe qui reffembloit a de la toile , & qui fe trouva être la grande voile d'un navire avec un morceau de la vergue. Voila les triftes effets de Pambition & de 1'avarice des hommes, dit-il a la vue de ce fpetlacle. Non contens de ce que la nature nous donne, nous courons les mers a travers mille dangers , pour lui arracher de nouveaux biens, qui ne fauroient nous rendre heureux. Heureux celui qui fait faire ce que Dieu veut, &c vouloir ce que Dieu fait: c'eft le comble de la fageffe & de la félicité. II reconnut alors , k une de fes jarretières, qu'il avoit employée, faute d'autre chofe, pour attacher la voile en divers endroits, que ce qu'il voyoit étoit un refte de fon naufrage, & non pas une pièce du naufrage de quelqu'autre. II fe mit enfuite a déchirer la voile en pièces ,  2.38 i- e Solitaire ïl en fit plufieurs rouleaux pour les porter avec moins de peine, & s'en alla chercher des huitres dans les creux du rocher. II avoit a peine fait quarante pas, qu'il trouva dans un endroit enfoncé du rocher, une cailfe que la violence de la dernière tempête y avoit jettée. Ce qu'il voyoit étoit toujours pour lui un fujet de,réflexions utiles. O mon Dieu, que je vous ai d'obligations, s'écria-t-il ! arrivé dans cette ile inaccefiible fur les aïles de la providence, & porté entre les bras de la mort, je fuis maintenant dans une heureufe & tranquille abondance des feuls biens qui font néceflaires a 1'homme. Quand même ce cofFre feroit plein d'or ou de diamans, je fuis audeflus de ces faux biens , ils ne fauroient me fervir ; je le prendrai, puifque votre providence me 1'envoie : peut - être pourrai - je 1'employer a foulager quelque infortuné qu'un malheur femblable au mien pouffera dans mon ile. En même tems il voulut le lever pour Temporter dans fa cabane ; mais 1'ayant trouvé troD pefant , il fe contenta de prendre quelques pièces de la voile , avec une petite quantité d'huitres, & il alla chez lui prendre fa hache pour ouVrir le coffre. Des habits &c du linge furent la première : chofe qu'il y rencontra ; il les rejetta comme  Anglois. 239 ïiiutiles pour lui; il trouva enfuite un rouleau de plufieurs feuilles de parchemin timbre. Ceci étoit deftiné a devenir 1'inftrument des loix, & peut-être de Finjuftice , dit-il en lui-même : pour moi, j'en ferai un meilleur ufage , & j'y écrirai les miféricordes du feigneur ; ainfi ces mêmes feuilles qui auroient été peut-être la ruine de quelques perfonnes, deviendront un recueit de lecons utiles pour bien des gens. Au fond de la caiffe, étoit un barillet d'eau-de-vie, un fromage de Chefier , une bouteille de cuir pleine d'encre, un paquet de plumes & un canif. Césderniers meubles lui firent plaifir, paree que, deftitué de livres, il fe trouvoit en état d'en faire un lui-même , qui lui rappelleroit, dans fes vieux jours, les aventures de fes premières années. Pour le brandevin & le fromage, il héfita s'il s'en chargeroit, craignant que 1'ufage de ces drogues , qu'il avoit oubliées , ne lui fit fouhaiter d'en avoir encore davantage : ce qui étoit déformais une chofe impoffible. 11 les prit enfin, réfolut de ne s'en fervir que dans les befoins preffans, pour les faire durer davantage , & en même-tems pour ne s'y accoutumer point trop. Lörfqu'il eut chez lui ces différens meubles, il fe mit ai rédiger fon journal , qu'il pouffa • depuis fa huitième année jufqu'au 15 de fep-  240 i. e Solitaire tembre de 1'année 1675, <ïu'^ trouva ce coftre.' On en a déja vu la première partie. En voici maintenant la feconde^ S'étant rappellé , dans la mémoire, un de fes fonges , qui 1'avertifToit de fe précautionner contre les rigueurs de 1'hiver prochain, 6e la faifon étant déja avancée , il ramaffa une bonne quantité de broutilles 6c de racines , environna les dehors de fa maifon d'un mur de terre graffe, 6c le couvrit, par en-haut, de ces broutilles, pour le garantir de Fhumidité. A cet ouvrage , il en fit fuccéder un autre qui n'étoit guères moins néceffaire. Comme il trouvoit de tems en tems des huitres 6c autres coquillages fur le rocher, il conftruifit un pont fur le lac pour le traverfer en hiver, fans être obligé de le paffer a gué , comme il avoit fait durant l'été. Ces deux chofes 1'occupèrent trois jours entiers. Le dix - huit feptembre au foir, comme il s'étoit retiré dans fa hutte, après avoir mis la dernière main au pont, qu'il avoit compofé de deux troncs d'arbres qui s'étendoient d'un rivage du lac a 1'autre, avec plufieurs branches moins groffes, bien ferrées enfemble , couchées deffus en travers, il s'éleva tout - a - coup un orage épouvantable , accompagné d'éclairs continuels 6c de tonnerres dont les échos du rocher augmentoient.  A N G 1 O i s; 241 sugmentoient le bruit en le répétant en mille endroits. Dans ces triftes momens , oü !a folitude redoubloit fa frayeur , le pauvre Q.iarll auroit bien voulu être a portee des fecoürs humains, 6e peu s'en falloitqu'il ne commencat a fe défier de la providence. C'eft ainfi qu'il paffa une nuit qui lui parut d'uue longueur extréme. \ Le lendemain, le foleil fe leva pur & ferein ; Sc fa chaleur acheva de diffiper les reftes de. 1'orage. Quarll charmé du retour de cet aftre, Sc de Ia lérénité du tems , fe leva pour aller voir s'il ne pourroit point découvrir les ravages de cette tempête, il ne vit rien qui ne le réjouit autant qu'il 1'étonna. Ellè n'avoit fait de mal qu'aux habitans de la mer, c'eft a-dire, que les flots agités par le vent avoient jetté k terre en quantité des merlans, des maquereaux, des harengs Sc d'autres poiflbns grands Sc petits, fans compter je ne fais combien de coquillages d'efpèces différentes ; c'étoit la 1'unique dommage. On peut bien juger que notre Solitaire n'en témoigna pas beaucoup d'aflliction: au contraire , après avoir remercié Dieu , qui employoit en fa faveur jufqu'aux orages , qui font tant de tort aux autres hommes, il prit autant de poiflbn qu'il en pouvoit embraffer pour le porter chez lui, 6c re vint chercher le Tomc IV. Q  242. l e Solitaire refte a diverfes reprifes: il n'y eut pas jufqu'aux coquiilages qu'il ne fut mettre, k profit. II deftina les uns k lui fervir de cafferolles & de poëlons, les autres a lui fervir de plats & d'afliettes, &C les derniers k lui tenir lieu de fceaux pour conferver c\e 1'eau , ou pour mettre fon poiffon dans l'd faumure, en un mot, en 1'efpace d'un jour , il fe vit fourni de provilions &t de vaiffelAe autant qu'il lui en falloit. Cependant, n'en pouvant plus de tant de voyages, qu'il lui avoit fallu faire, pour apporter le poiffon dans fa cabane, ce qui lui avoit pris une journée entière; il s'aflït fur fa chaife, 8c remarqua le barillet de brandevin couché a terre k cöté de lui. D'abord fa foibleffe le tenta d'en prendre quelques gouttes dont il avoit befoin pour fe remettre de fa laffitude ; la réflexion qu'il fit fur les dangereux effets de cette liqueur, le fit balancer quelque tems, & il n'y eut que la nécefïïté preffante qui 1'emporta a la fin. II ne put éviter le malheur qui arrivé k tant d'autres , ce qu'il ne vouloit boire que comme un cordial/lui parut en 1'avalant une liqueur agréable, une goutte 1'invita a en boire une autre, le plaifir que cette boifTon lui caufoit lui en fit oublier la nature ; enfin le pauvre Quarll, qui depuis prés de trois mois n'avoit bü que de 1'eau, étourdi de la force du bran-  Anglois. 245 devin , s'endormit avec le barillet fur fa cuiffe, d'oü il roula a terre, & fe répandit jufqu'a la dernière goutte. On peut juger combien le pauvre Solitaire en avoit pris, puifqu'il ne fe réveilla que le foir d'un autre jour, fans pouvoir juger s'il avoit dormi vingt-quatre heures ou quarante - huit heures. La première chofe qui le frappa, fut la perte de fon eau-de-vie, dont il fe réjouit enfuite, après avoir fongé que cette liqueur lui auroit peut-être fait un jour plus de. mal que de Peny vrer fimplement: il ne fe confola pas de même d'avoir oublié 1'ordre des jours de la femaine. Cet accident fut caufe qu'il ne put continuer fon journal, il fe réduifit a lui donner la forme de mémoires; il s'appercut, en outre, qu'il ne pourroit obferver le jour du fabbat , puifqu'il ne favoit plus quand il arrivoit. Fatale liqueur, que m'as-tu fait faire, s'écria t-il ? c'eft toi qui donne lieu chaque jour a tant de débauches, de meurtres, de blafphêmes. Mais j'ai tort de m'en prendre a toi. L'eau-de-vie prife avec modération ranime le coeur affoibli, elle réveille les efprits languiffans, elle réchaufre le fang glacé , elle rend k 1'eftomac fa vigueur épuifée , elle eft utüe en diverfes fortes de maux, foit extérieurs, foit intérieurs. C'eft ma faute d'avoir abufé de cette Q ij  'a44 LE Solitaire eau bienfaifante: puifque j'ai trop écouté ma fenfualité, je confacrerai le jour marqué par mon pêché au jeune & a la prière, & il fera pour moi le jour du fabbat. J'efpère que je ne ferai point un crime en agilTant de la forte, d'autant plus qu'il n'eft rien moins que certain que le jour de fabbat, inftitué par Péglife, foit le même que Dieu confacra au repos après la création. II fe rendit enfuite en cet endroit oii le rocher étoit plein d'échos , & paffa le refte du jour a leur faire répéter les louanges de Dieu , ainfi qu'il avoit réfolu de le faire exaftement deux fois par jour. Le lendemain matin, après avoir mangé une tranche de fromage de Chefter, avec quelques racines qui lui fervoient de pain, il fe mit a faler fon poiffon, dont il mit a part ce qu'il crut pouvoir manger frais, Sc fit fécher le refte, excepté ceux qu'il laiffa tremper dans la faumure: ce furent fes derniers travaux de cet été. Comme 1'hiver approchoit, Se que le tems devenoit froid 8e humide , ne pouvant plus aller fe promener , il employa fon loifir a embellir fa vaifielle;, c'eft-a-dire, fes coquilles, II y en avoit qui égaloient les nacres de perles pour la beauté ;il les lava Se les polit, afin  A N G L O I Si I45 qu'elles ferviffent d'ornemens k fa cabane , autour de laquelle il les rangea fur des appuis d'ofier entrelaffé comme étoit fa chaife : ces ouvrages, qui prennent beaucoup de tems lans donner beaucoup de peine , étoient ce qu'il lui falloit pour paffer 1'hiver; en effer, il en eut bon befoin, car les vents impétueux & prefque continuels, la neige, la grèle, la gelée ; tout contribua k rendre cette faifon infupportable ; & il fallut même qu'il fit un balai de bruyères pour détourner la neige de fa maifon, qui, autrement, en auroit été fort endommagée. Imaginez-vous quelle fut fa joie lorfque le foleil commenca un peu k réchauffer fair , & a ranimer la nature comme engourdie par le froid. II profita des premiers beaux jours pour fortir de la prifon oü 1'hiver 1'avoit condamné, pour réveiller fes efprits, qu'une vie auffi fédentaire & auffi renfermée faifoit comme croupir. Après avoir paffé quelque tems k confidérer la verdure naiffante du gazon & des arbres, & k écouter le ramage mélodieux d'une infinité d'oifeaux de diverfes efpèces, il lui prit envie d'aller voir la mer. Je ne décrirai point les divers objets qui le frappèrent; je parlerai feulement d'une baleine que le vent avoit jettée fur le rocher. Elle étoit d'une grandeur extraordinaire, & elle étoit  246 n Solitaire morte faute d'eau; il trouva qu'elle avoit plus de trente verges de longueur, & qu'elle étoit grofle a proportion. Une infinité de petits'poiffons nageoient autour d'elle, ckfembloient fe réjouir de fa mort. C'eft ainfi que les fujets opprimés fe réjouitTent de la chüte d'un tyran, dit-il en lui-même ; combien a-t-il fallu que ce monftrueux animal ait dé voré de ces petits poiffons pour parvenir k une groffeur auffi énorme ? En même tems, il coupa quelques tranches de la baleine, qu'il jetta aux poiflbns , en leur difant: nourriflez-vous aujourd'hui d'un monftre que vous avez nourri tant de tems, & enfuite il alla chercher des huitres dans les concavités du rocher. J'ai déja dit, que dans fes courfes il avoit toujours un long baton , pour affiirer fes pas' fur le rocher, &c pour fouiller dans les trous qu'il y remarquoit. II trouva, par le moyen de cet inftrument , un trou dans lequel il y avoit plufieurs huitres : il ne s'agiifoit plus que d'avoir un inftrument pour les prendre , car il n'ofoit, par le froid qu'il faifoit, fe hafarder k entrer dans 1'eau, &c les ramaffer avec la main. D'un autre cöté,fes uniques outils étoient un couteau & une hache, qui ne pouvoient lui rendre en cette occafton le fervice dont il avoit befom, c'eft-a-dire, lui fervir apercer tin trou  Anglois. 147 clans une planche, pour en faire un rateau ou une pelle. Par bonheur , après avoir bien remarqué Pendroit ou étoient les huitres, il s'avifa de fon coffre , 'dans le couvercle duquel il y avoit un nceud. Sur-le-champ, il retourne chez lui, détache ce couvercle, fait fauter le nceud a grands coups de hache, &C y ajufte le bout d'un long baton; avec cette nouvelle efpèce de pelle, il détacha une grande quantité d'huitres qui lui fournirent des plats pour plufieurs repas, & qui fervirent de fauce a d'autres mets. Jufqu'a préfent, on a vu que le poiffon n'avoit pas manqué au Solitaire Quarll, & qu'il avoit été a même de choifir entre les poiifons d'eau douce, & les poiffons de mer. Gette nourriture le dégoüta & Faffoiblit a la fin a un point extraordinaire. Ce n'eft point qu'il manquat de viande dans fon ile, il y avoit affez d'oifeaux Si d'animaux dans le bois, & il ne doutoit point qu'ils ne fuffent bons a manger ; mais il fe faifoit un fcrupule de les tuer. La nature les avoit placés la hors de la portée des hommes : ne feroitce pas violer un afyle facré que d'y aller leur arracher la vie ? II fe repréfentoit enfuite que toutes ces chofes avoient été créées pour 1'ufage de 1'homme, & qu'il n'y avoit point de crime at mettre k pront les bienfaits de la providence; Q iv.  248 Le Solitaire Ces dernièresraiions.le détenninèrent a prendre quelques - uns -de ces animaux ; voici un nou . el embarras': il n'avoit ni chiens de chaffe» ni fufif, &: il n'avoit aucun moyen de s'en procurer. II fe reflbuvint alors des piéges qu'il avoit .Vu faire en Europe pour attraper des lièvres, & il réfolut d'en faire de femblablés avec quelques-unes des cordes qu'il avoit trouvé attachées a la grande voile du vaiffeau. Ce fut bienlot une affaire faite , & les lacets furent tendus dèsle foir, dans les endroits par oü il jugea que les bêtes devo ent paffer. Impatient de favoir fi fon entreprife avoit réuffi, il fe leva le lendemain de bonne heure, pour aller examiner fes filets, il trouva dans un d'eux un animal qui reffem'bloit a un faon, de couleur fauve, les pieds & les oreilles comme un renard, & de la grandeur d'un grand lièvre. Charmé de cette heureufe chaffe , il ouvrit d'abord la gueule de l'animal , pour voir de quoi ii fe noürriffoit, & vit avec plaifir qu'il ne mangeoit que de 1'herbe , paree qu'il ne pouvoit ■ fouffnr !a chair des animaux qui vivoient de la chair des autres. Sa ;oie 6c fa reconnoiflance envers Dieu égalèrent l'envie qu'il avoit d'attraper une pareille proie, & il ia porta d'abord dans fa cabane, oinl remarqua, en i'ouvrant, que c'étoit une  Anglois. 14^ femelle, & qu'elle avoit trois petits. La perte de quatre anhnjuix morts en même tems, lui fit de la peine, & il réfolut dé ne tuer a 1'avenir que des males : il fit enfuite une broche d'une branche longue Sc menue, & fit rotir un quartier de fon faon. II rapporte, dans fes memoires, qu'il n'a jamais mangé, ni avec autant d'appétit, ni avec autant de plaifir, foit que ce fut un efret de la nouveauté feule, ou que cette chair fut réellement un mets tendre & déiicat. Quoi qu'il en foit, après avoir fait un repas délicieux , & avoir rer.du graces a Dieu de ce dernier bienfait, il fe mit k faire des filets, oü il put prendre les animaux en vie. Pour cet effet, il effila quelques pièces de fa voile, & des fils qu'il treffa enfemble au lieu de ficelle, il compofa plufieurs filets de quatre pieds en quarré, qu'il tendit en divers endroits, en impiorant la bénédidlion célefte fur fon travail. II fe paffa plufieurs jours fans qu'il prif rien , &il fut une femaine entière fans viande , au grand détriment de fon eftomac : réfigné aux ordres de la providence, il ne fe p'aignit pas de fon malheur, & il attendit avec patience que le ciel voulüt lui envoyer quelque chofe. Une après dinée , tems ou il ne s'avifoit pas d'aller examiner fes filets, paree qu'ils étoient  250 £e Solitaire trop vifibles alors pour que le gibier allat s'y jetter, il alla fe promener dans le bois pour en prendre la dimenfion, & paffa par hafard auprès d'un de fes filets. II y trouva deux animaux de la grandeur d'un chevreau de fix femaines, d'un poil brun clair, les cornes droites &C polies, la figure d'un cerf, les membres bien proportionnés, &une touffe de poils fur chaque épaule & fur chaque hanche. II vit avec plaifir, a la petiteffe de leurs cornes, qu'ils étoient encore jeunes, & réfolut d'apprivoiler ceux qifil pourroit prendre déformais : cependant il emporta ceux-ci, dans 1'efpérance d'en faire un repas excellent; il avoit concu de fauffes efpérances. Arrivé chez lui, il remarqua que ces deux animaux étoient des gazelles, & que de plus c'étoient deux femelles; a 1'inftant, quoiqu'elles fuffent trop jeunes pour avoir des petits, & qu'il eut un véritable befoin de viande, il renonca au deffein de les tuer. II les attacha avec des cordes au-dehors de fa loge, & au bout de deux mois, le foin qu'il avoit eu d'elles, les apprivoifa a tel point, qu'elles le fuivoient partout comme des chiens. Cette nouveauté n'augmenta pas peu le plaifir qu'il goütoit dans fon ile. Une autre chofe, qui le réjouit encore davantage, fut fheureux changement de fa cabane ; elle fe eouvroit  Anglois. ï,jr alors de feuilles vertes par - dehors & par - enhaut, graces aux arbres dont il 1'avoit compofée, qui avoient repris racine , & pouffé un grand norrfbre de jeunes branches. Dans Fefpérance que 1'été prochain, il n'y auroit plus de vuides entre ces arbres, il renverfa le mur de gazon, dont il 1'avoit environnée & couverte, pour fe garantir du froid durant 1'hiver. II ne s'en tint pas a ce que la nature faifoit d'elle-même pour embellir fon féjour. Encouragé par la vue des beautés naiffantes de cette maifon, oii il n'avoit cherché d'abord qu'un fimple abri, il fe mit a en arrofer les arbres & a les élaguer, afin qu'ils cruffent daVantage, & il eut la fatisfaction de voir qu'en trois années de tems, ces plants formèrent un mur ferré & épais d'environ fix pouces, couvert en-dehors de feuilles couchées les unes fur les autres, & faifant par-dedans le même effet qu'une boiferie de bois d'olivier. Logé ainfi par fes foins & par le fe cours de la nature , non - feulement mieux qu'il n'avoit efpéré , mais encore mieux que les rois mêmes, dans un lieu qui étoit chaud en hiver, frais en été , & agréable a la vue, il crut devoir travailler a y ajouter de nouvelles commodités. Pour cet effet, a fix pieds de fon palais ruftique, il marqua une place de douze pieds  i E SOLITAIRE de long & de hüit de large , pour y élever une cuiiine. Je ne m'amuferai pas a raconter comment il i'a batit; il y employa les mêmes matériaux & la même méthode que pour fa maifon , il n'y eut que Pintérieur de différent. II commenca par y creufer un trou dans la terre a une petité diftance du mur, & il en fit un fourneau, comme on en voit chez les grands feigneurs, ou dans les cuifines confidérables. Dans un autre endroit, ayant pris trois pierres plattes , qui avoient huit ou neuf poüces de largeur,& un pied de long , il en placa deux debout, a deux pieds de diftance , & vis-a-vis 1'une de 1'autre , & pofa la troifième de même entre deux. II s'avifa enfuite de faire, & d'attacher aux troncs d'arbres de fa demeure des tablettes d'ouvrage a vanier, quirègnoient le long de la cuifine, toutes a la même hauteur, & y mit fes coquilles , pour y fervir ala fois d'ornemens & de meubles. Cet ouvrage fini, il alla voir le champ qu'il avoit planté, & trouva que les racines étoient déja de la grofteur d'un oeuf. La vue de fes gazelles, qui avoient pris leur accroiflement, lui fit aufli beaucoup de plaifir. Ces animaux avoient la taille haute &majeftueufe des cerfs,&la démarche légère Sd noble des chevaux. Tout concouroit ainfi a le rendre heureux, 6: il ne pouvoit  A' N G L O I s: %jj ïe laffer d'admirer la providence, qui le combloit de tant de biens: il n'y avoit plus qu'une chofe qui pouvoit lui devenir préjudiciable , c'étoit de manquer d'habits pendant 1'hiver ; car les fiens une fois ufés, il ne devoit pas compter qu'il en retrouvat jamais d'autres , &c héanmoins on juge bien qu'il'lüi étoit impoffible de s'en pSffer, au moins durant les grands froids. Voici I'invention que la néceffité lui fuggéra ; il defit la doublure de fes habits , dans 1'intention d'en porter d'abord le deffus pendant 1'hiver, & puis de fe réduire a la doublure, pour s'endurcir peu-a-peu la peau, & s'accoutumer enfin par degrés a marcher toujours nud. II étoit occupé a cet ouvrage , & découfoit la doublure de fa culotte, lörfqu'il envittomber fept pois & trois féves, qui avoient été cachés long-tems dans un coin de la poche, fans qu'il s'en appercut. C'étoit la une trouvaille auffi heureufe pour lui qu'imprévue; car l'ile ne produifoit point de ces fortes de légumes, &on ne fe défait guères des goüts qu'on a contraöés dans fa patrie, quelques mets qu'on puiffe rencontrer ailleurs; d'un autre cöté, il n'y avoit pas, dans ce que le hafard lui avoit fait rencontrer , de quoi contenter toutes fes fantaifies. II les garda pour les planter, perfuadé qu'avec le travail, le tems & la bénédi&ion du  354 Le Solitaire ciel, ils lui produiroient un jour des récoltes abondantes. II paffa le refte de 1'été k fe promener dans l'ile, a arrofer les arbres de fa demeure, k farcler le champ oü croiffoient fes racines, & k tendre fes filets,oü il tomboit de tems-en-tems quelques gazelles ou quelques chevreaux, qui fervoient k le délaffer du poiffon qu'il trouvoit d'ordinaire fur le rocher, après qu'il avoit fait de grands vents. Un autre de fes divertiffemens confiftoit k aller voir la mer trois ou quatre fois par femaine. Quelquefois il y voyoit de grandes baleines, qui fe pourfuivoient les unes les autres, & qui jettoient des torrens d'eau par les narines & par les ouies. D'autres fois c'étoient des dauphins, qui fe jouoient par troupes fur les flots. II y avoit des poiffons d'une grandeur monftrueufe, dont les uns reffembloient a des taureaux, les autres a des chiens, k des chevreaux , a des lions, & qu'on ne trouve point ailleurs.Les grands pourfuivoient les petits pour les dévorer, & quelques-uns de ces derniers cherchoient leur afyle k une hauteur confidérable dans 1'air, d'oü ils retomboient au fond de 1'eau, dès que leurs ailerons étoient fecs. Le mauvais tems, & des orages effroyables, fuccédoient d'ordinaire k ces plaifirs, & le pauyre Quarll retournoit chez lui, pénétré de  Anglois. 255 trifteffe, en fongeant au danger que plufieurs hommes couroient alors fur la mer. Un jour, qu'après avoir été plufieurs heures fur le rocher, il ailoit faire fes dévotions accoutumées, & palToit auprès de 1'étang, comme il avoit coutume de faire deux ou trois fois la femaine, il fit réflexion que depuis fon arrivée, il n'y avoit jamais vu de jeunes poiffons; il en conclut qu'il y avoit quelque animal qui les dévoroit. En effet, au même inftant, il vit s'élever de deffus 1'eau un grand oifeau, qui s'envola avec un poiffon dans le bec, qu'il ne pouvoit avaler a caufe de fa groffeur.Si la diftance ou il étoit & les ailes du raviffeur 1'empêchèrent d'en difcerner la couleur Srla figure, du moins il eut la fatisfa&ion de voir qu'il ne s'étoit pas trompé. En même tems, il fe mit a fonger comment il pourroit attraper cet oifeau defirucleur. II ne pouvoit y employer des filets, paree qu'il les lui auroit fallu ronds & affez grands pour cou» vrir la furface entière de 1'étang, ce qui étoit impofïible, & que de moindres ne pouvoient lui fervir ; 1'oifeau allant fans doute a la pêche, tantöt dans un endroit & tantót dans un autre. II auroit bien voulu avoir un fufil, & c'auroit été le plus sur ; la grande difficulté étoit de favoir pii le prendre. II s'avifa la-deffus qu'un are pour-  '%^6 le Solitaire roit bien faire fon affaire; un autre embarras fuccéda au premier. 11 y avoit dans fon ile affez de bois pour éxécuter fon projet ; mais il n'avoit pour outils qu'une hache & un couteau : cependant un are étant le feul inftrument dont il put fe fervir, il prit une branche d'if, arbre dont il avoit vu fouvent faire des ares, & il fe mit a en fabriquer un comme il put, de fix pieds de long. Le même if lui fournit des flêches, qu'il durcit & redrefla au feu, & a un bout defquelles il attacha des morceaux de parchemin , pour tenir lieu de plumes. II ne lui manquoit plus que 1'adreffe néceffaire, adreffe qu'on n'acquiert qu'a force de s'exercer fouvent, & qu'il n'avoit par conféquent pas il 1'acquit dans Pefpace de quinze jours, en tirant a un blanc d'environ trois pouces en quarré, a la diftance d'environ cinquante pas. Alors, sur de fon fait, ou a-peu-près, il alla vers 1'étang, L'oifeau carnaftier y arrivé peu de tems après, & fe perche fur le bord, tournant tantöt d'un cöté & tantöt de 1'autre, pour obferver s'il ne fe préfenteroit pas de poiffon a fon gré ; a la fin il fe plonge dans 1'eau, & en refibrt avec un poiffon dans le bec.Le nouvel archer faifit ce moment, lance fa flêche, le blefte entre les deux ailes, & le voit tomber mort de 1'autre cöté de 1'étang. Vous pouvez bien  Anglois. bien juger qu'il ne fut pas peu aife de cet heureux fuccès, dans un art qu'il exercoit pour la première fois. Lörfqu'il eut 1'oifeau entre fes mains, & qu'il en eut vu le beau plumage, il fe voulut prefque du mal d'avoir tué un animal que la nature fembloit avoir pris plaifir d'embellir. Chaque plume étoit de couleurs changeantes, & diftinguée des autres plumes par une bordure de la groffeur d'un fxl, oü le rouge, 1'aurore & le verd fe mêloient avec tant d'art, qu'on ne pouvoit marquer oü commencoit chaque nuance : les cötes des plumes étoient d'un beau bleu, & les plumes mêmes, couleur de perles, femées de taches d'un jaune clair. Le delTous du ventre & de lapoitrine reffembloient a la gorge d'un pigeon, la tête étoit couleur de pourpre , le bec couleur d'or bruni, les ergots comme le bec, & les yeux femblables a deux rubis environnés d'un cercle d'or: la tête, la gorgede corps entier Pauroient fait prendre pour tincigne, fi un cigne étoit auffi beau, & que cet oifeau n'eüt pas été d'une grandeur entre une moyenne oye & un canard. Quarll lui ouvrit le corps, pour lui arracher les inteffins, la graiffe, le fang , en un mot tout ce qui Pauroit fait pourrir, en empêchant qu'il ne féchat, &c enfuite il le fit fécher le mieux qu'il lui fut poffible , après quoi ayant rempli la peau d'herbes Tornt IV. R  258 le,Solitaire odoriférantesdefféchées, il le fufpendit dans un endroit de fa cabane. Au refte , le bonheur avec lequel il avoit abbattu cet oifeau, lui avoit infpiré du goüt pour 1'exercice de 1'arc ; &c depuis cet heureux effai, les heures qu'il ne donnoit pas a la prière & a 1'ouvrage , il les employoit a tirer au blanc; ce qui le faconna bientöt a tel point, qu'il ne manquoit guères a quarante ou cinquante verges de diftance un but de la groffeur d'un pigeon. II en fit un jour 1'expérience fur un aigle d'une grandeur prodigieufe , qui venoit fouvent voltiger au-deffus de 1'endroit oü paiffoient fes chevreaux & fes gazelles; il la tua de la feconde fleche qu'il lui lan^a. Lorfque le tems fe mit un peu au froid, & que le vent devint piquant, il fut obligé de mettre quelques habits, fa peau n'étant pas encore affez endurcie pour s'en paffer. Son premier foin •fut de pourvoir alors k fes gazelles; il leur fit, derrière fa cuifine , une loge avec des branches , qu'il enfonca en terre environ a deux pieds du mur de la cuifine, ou il les attacha par leurs extrémités fupérieures. II paffa enfuite d'autres branches moins épaiffes entre celles qui compofoient le mur de cette nouvelle écurie, 6c y ajouta du gazon pour tenir lieu de tuiles ; il laiffa fenlement les deux bouts ouverts, afin que  A' N G L O I 3. 2,59 ces animaux puffent entrer Sc fortir, Sc qu'ils ne refpiraffent pas un air concentré. En mêmetems il y étendit une bonne quantité d'herbes , qu'il avoit fait fècher exprès pour leur fervir de litière; il ne fe négligeoit pas lui-même. II recueillit une quantité confidérable de racines pour lui & pour fes gazelles; ce qui, avec le poiffon dont il avoit fait fécher une partie Sc falé 1'autre , lui fit paffer doucement 1'hiver, qui fut auffi rude que le précédent, quoique moins orageux. Le printems fuivant, fes gazelles apprivoifées s'enfuirent dans le bois, Sc revinrent pleines quelque tems après. Leur maitre fut doublement charmé de revoir des animaux qu'il avoit cru perdus, Sc de les revoir en un état qui lui promettoit un jour une baffe-cour bien fournie : la-deffus il prépara ce qu'il leur falloit pour mettre bas leurs petits , Sc alla examiner enfuite fa nouvelle plantation. II trouva que fes racines étoient devenues auffi groffes que celles qui croiffent fans culture : fes pois Sc fes fèves lui parurent dans un état qui ne promettoit pas moins. II profita du beau tems pour labourer une efpace de terre , ou il avoit réfolu de les planter a mefure qu'ils croitroient. II en remercia Dieu avec une tendre Sc vive reconnoiflance , dont il fut recompenfé bientöt par de nouveaux biens, R ij  ï6o leSolitaire En remuant ce champ il déterra diverfes fortes de racines, dont il y en avoit de grolTes comme des carottes, qui lui parurent bonnes è manger ; il en rompit quelques-unes qui fe caffèrent net, ce qui le confirma dans fon préjugé. Leur odeur agrécble y contribua encore; il hafarda enfuite d'en gcüter. Les unes avoient un goüt fuc é, & les autres un goüt fort & apre comme la moutardelle. It dtftinoit déja ces dernières a lui tenir lieu d'épices, perfuadé plus qu'a dt.mi, qu'ayant un bon goüt & une odeur agréable , elles ne lui feroient pas de mal. Après avoir labouré fon champ, il réfolut de faire cuire un éch.-intillon de chacune , comme étant le meilleur expédient pour bien juger de leurs qualités; il n'y en eut pas une qu'il ne trouvat d'une bonté extraordina re. Les unes avoient un geüt de panais, les autres de carottes, les autres de bettes franches, & chacune en fon efpèce étoit beaucoup au deffus de celles d'Ang'eterre , auxqueiles elle reffembloit par le goüt, quoique !a figure &c la couleur ne ftiffent rien moins que les mêmes; les unes étant bleues, les autres noires, les autres rouges , & quelquesunes jannes. II fe mit d'abord a labourer quelques pièces de ttrre, oü il planta ces diverfes racines, chacune apart, après ayoir remercié Dieu qui les  Anglois. '2.61 lui avoit données, & avoir imp'oré fa protection fur fon ouvrage. Son bonheur ne fe borna pas la. La providence 1'avoit fburni en abondance de viande, de poiffon, d'herbes, & de diverfes fortes de racines; il trouva, pour comble de joie, que fes fept pois en avoient produit mille, & fes trois feves une centaine. Reconnoiffant, & ravi de cette grande multiplication, il mit fa récolte en réferve, pour la planter de nouveau, quand la faifon feroit venue^ Les gazelles avoient mis bas; 1'une avoit eu quatre petits, & 1'autre trois: cette nornbreufe familie lui fit d'autant plus de plaifir, qu'il étoit fur déformais de ne pas manquer de viande, au lieu qu'auparavant il avoit couru fouvent ce danger, paree qu'il ne prenoit que peu de chofes dans fes filets. II fit donc fon compte de fe nourrir de deux de ces petits tant qu'ils dureroient,& de réferver les cinq autres, parmi lefqueis étoit un male. De ce dèrnier il en fit 1'étalon de fes femelles, afin que quand elles feroient en rut, elles ne couruffent pas dans les bois, ou il craignoit qu'elles ne reftaflent une bonne fois pour toutes. Les mères avoient du lait' excellent & en quantité , par le foin qu'il avoit toujours eu de leur fournir les herbes qu'il favoit qu'elles aimoient, §£ d'y mêler de tems en tems des racir Riij  aóz le Solitaire nes grillées, dont ces animaux étoient avides: aufli, leurs petits devinrent d'une graiffe extraordinaire en trois femaines de tems. II en fit rötir un qu'il trouva d'un goüt & d'une délicatefle, dont ni les agneaux, ni les cochons de lait, ni les faons n'approchent, & qui lui dura prés d'un mois, par le moyen du poiffon dont il mangeoit de tems en tems. II fe préparoit a tuer de même 1'autre gazelle : au moment qu'il s'apprêtoit a faire cette expédition, Sc qu'il s'amufoit a voir jouer enfemble ces jolis animaux, qui font d'une légèreté & d'une vivacité fans égale, deux grandes aigles, auxquelles il ne prenoit pas garde, s'abattirent tou.tTa-coup fur le male, qu'ils enlevèrent a fes yeux , avec une des femelles qu'il vouloit élever. II voulut d'abord courir a fon are; mais avant qu'il 1'eut pris, les aigles étoient bien loin de fa portée, Sc il eut la douleur de perdre ces animaux fans pouvoir fe venger. II avoue qu'il s'en fallut peu que cette aventure ne lui coütat des larmes: aufli il fongea d'abord a prévenir un pareil malheur è 1'avenir. C'eft pourquoi, comme il n'avoit pas toujours fon are a la main, il réfolut de faire un filet, Sc de 1'attacher entre les arbres, oü iï jugeoit que les aigles avoient coütume de venir. On entroit alors dans 1'hiver, & cette faifon fut humide Sc venteufe, de forte qu'il ne  Anglois. 26 j ponvoit guères aller a fes promenades ordinaires: il fe tint donc renfermé chez lui, & employa fon loifir auprès de fon feu a compofer des filets affez forts pour arrêter des aigles. Le printems fuivant, après les avoir finis, & attachés entre certains arbres, il alla examiner fa nouvelle plantation, qu'il trouva dans un état floriffant. II courut d'abord en témoigner fa reconnoiflance k Dieu , dans le rocher aux échos, oü il n'avoit pu aller de tout 1'hiver. Tandis qu'il y étoit occupé a rendre graces des douces efpérances que Dieu lui faifoit concevoir par ces heureux commencemens, il fongea que peutêtre fes gazelles feroient entrées dans le clos, dont la haie n'étoit pas encore affez épaiffe , ck qu'elles dévoreroient ce qui étoit le motif de fes dévotions préfentes. Cette penfée lui donna des diltraftions&des inquiétudes, dont il voulut envain fe défemlre,pour ne penfer qu'au Seigneur, k qui il venoit rendre hommage : il eut beau faire , elles revenoient fans ceffe, & il crut enfin qu'il y auroit de la folie de s'expofer pour fatisfaire une fimple dévotion, k perdre quelque chofe d'auffi important que fes pois & fes fèves 1'étoient pour lui. II s'en alloit donc, méditant encore en lui-même fi ce n'étoit pas la raifon qui devoit diriger la religion , lörfqu'il apper$ut fes gazelles quis'efforcoient d'entrer dans RLv  afy l e Solitaire fon champ, ou fans doute elles y auroient pénêtré s'il n'étoit venu affez a tems pour les chaffer, La-deffus il fe mit a boucher avec foin les trous de fa haie, & a fortifier les endroits foibles, travail qui fut fuivides mêmes exercices de déyotion que ceux qui 1'avoient précédé. Le lendemain matin, il crut qu'il étoit tems d'examiner fes nouveaux filets ; il y trouva en effet deux oifeaux femblables a des canards, mais une fois auffi grands, & beaucoup plus beaux. Le male, qui étoit reconnoiffable a une plume qu'il avoit fur la queue, étoit couleur de canelle fur le dos, la poitrine d'un bleu pers, le ventre d'une orange foncée, la gorge verte, la tête couleur de pourpre, & les yeux, le bec & les pieds rouges. La femelle avoit les mêmes couleurs, mais pales & foibles, au prix de celles du male. Quoique ce ne fut point la la proie qu'il cherchoit, il ne fut pas faché d'un troc qui lui donnoit d'auffi beaux oifeaux, a la place des aigles carnaciers qu'il avoit envie de prendre. Seulement il fentoit quelque fcrupule d'öter la liberté a des créatures que la nature fembloit avoir pris k tache d'embellir: il fe difoit enfuite k lui - même, que ces animaux ayant été créés pour 1'ufage de 1'homme, en les entretmm pour fon plaifir, il ne feroit rien que d§  Anglois. i6j conforme au but de la création, & que d'ailleftrs ils auroient la même liberté dont il jouiffoit, puiiqu'ils auroient l'ile entière pour prilon. Lüdeffus il leur attacha les alles, &C les mit dans 1'étang , auprès duquel il placa des paniers entre les branches des arbres qui environnoient 1'eau. II leur portoit chaque jour des racines grillées ou bouillies , les inteltins des poilfons , &C des autres animaux dont il avoit mangé auparavant la chair. Cette attention les accoutuma a cet endroit, &l ils s'y multiplièrent bientöt d'une manière qui le paya de fes foins &c de fa peine. II en fut de même de fes cinq gazelles; elles firent feize petits. La récolte de fes pois & de fes fèves fut abondante k proportion, & il s'en trouva cette fois-ci affez pour enfemencer une grande pièce de terre 1'année fuivante.Imaginezvous quelle fut fa fatisfaöion , & par conféquent fa reconnoiflance envers le ciel. II réfolut de faire fervir les jeunes gazelles a fa nourriture , & de n'en réferver qu'une pour têter les mères, afin que confervant leur lait, il put les traire pour fon ufage. Comme elles avoient beaucoup de lait, en peu de tems il s'en vit affez pour en tirer la crème , qu'il employoit dans fes fauces au lieu de beure, & pour faire de petits fromages du refte, & il fe trouva même, eu  i66 le Solitaire quelque facon, embarraffé de fon abondance. En effet, il ne favoitprefqu'oii mettre tant deprovifions, paree' que fa cuifine ne lui paroiffoit pas un endroit propre pour ces fortes de provifions, a caufe de Podeur forte que fon poiffon falé y répandoit. C'eft ce qui 1'engagea a batir une laiterie de 1'autre cöté de fa maifon, de la même fbrrne & grandeur, & dans la même fituation que Ia cuifine, tellement que fon palais champêtre fe trouva ainfi placé entre-deux ailes , d'un ouvrage & d'une figure uniformes. II eft aifé de fentir combien ce nouveï édifice ajoutoit a la beauté de fa demeure. Des qu'il fut achevé, il fe mit a faire des fromages, comme il l'avoit vu pratiquer en Hollande, excepté qu'au lieu de preffure dont il manquoit, il employa de la graine de moutardelle, qu'il ju-, geoit devoir faire le même effet, étant d'une nature auffi chaude. II ne lui manquoit plus que de quoi mettre durcir fon fromage ; il le trouva bientöt. Avec fa hache il fit, dans 1'écorce d'un arbre , une entaille d'environ dix-huit pouces de circonférence , & une autre au-deffous d'environ fix pouces. Enfuite il fendit ce cercle, 1'ouvrit doucement avec fon couteau, 1'enleva ainfi de deflus 1'arbre , & en compofa autant de cerceaux qu'il crut néceffaire pour la quantité de fa pate, après quoiil les lia fortement avec  Anglois. 267 de la ficelle , de peur qu'ils ne s'ouvriffent. Son dernier ouvrage fut d'y mettre fa pate égouter. II femble que cette augmentation de biens devoit mettre le comble a fa fatisfaöion, & il eft vrai qu'il en remercia Dieu, avec la pieufe lenfibilité qui lui étoit ordinaire. Par un effet de 1'avidité du cceur humain, pour qui des biens nouveaux font une nouvelle fource de defirs, il reconnoït qu'il laiffa échapper les plaintesfuivantes. Que les cieux foient loués, dit-il un jour; il n'y a point de prince dont le bonheur foit égalau mien ; j'ai une maifon folide, belle & commode. II n'eft point de forte de bons vivres dont je n'aie abondamment, fans qu'il m'en coüte que quelques travaux, qui fervent a. me délaffer de mon oiftveté. Je jouis d'une paix que rien ne troublé, & je goüte des plaifirs k couvert de la cenfure: je fens cependant qu'il manque encore quelque chofe a mon bonheur: un compagnon diminueroit mes chagrins, & augmenteroit ma fatisfaftion. Que j'aurois de joie , fi quelqu'im partageoit avec moi le plaifir de voir & d'admirer tant de merveilles que la nature a cachées ici au refte de 1'univers! II rc-ula ces penfées dans fa tête le refte du jour, & il raconta qu'il fe dit a lui-même, en allant fe coucher , plüt a Dieu que mon ame füt enfévelie dans un long  2öS le Solitaire fommeil,& que je puffe laiffer écouter de la forte les reftes ennuyeux de ma vie ! II s'endormit dans cette facheufe difpofition, & il fit une nuit orageufi-, dont le bruit contribua encore a augmenter le troublé & 1'agitation v de fon ame. Aufli k peine avoit-il ferme les yeux, que fes penfées de la journée lui revenant en foule dans 1'efprit, il iongea que le bruit du bonheur, dont i! jouiffoit dans ce féjour folitaire , s etoitrépandu de tous cótés; que plufieurs princes avoient formé la-defllis des préteritions fur fon ile, &c que cette querelle avoit été terminée par une guerre fanglante. Le vainqueur envoya alors un gouverneur dans fa nouvelle eonqiiête, & cegouverneur y vint accompagné des financiers. On inventa d'abord des taxes, on créa des impöts , on leva des capitations, on exigea des contributions. Ce ne fut pas tout; le pauvre Quarll fut chaffé de fa maifon par le gouverneur, qui vint s'y établir. Le folitaire, qui ne 1'étoit plus, mais aufli qui n'étoit plus heureux, indigné de ce traitement injufle , s'écria tout en dormant: ö Dieu l que vous me puniflez bien de mon ing. atitude, & du dégout que j'ai témoigné pour la folitude oii votre bonté m'avoit placé: Ne devois-je pas être con~ tent de vivre dans une ile dortt j'étois le maitre? La-deffus il entendit un grand bruit qui le ré»  Anglois. 269 veilla. Encore plein de fon rêve, il crut que c'étoit une proc'amation, & il s'écria: courage, appefantiffez encore mon joug par de nouveaux édits , je 1 ai bien mérité. Lörfqu'il fut tout-afait éveillé, le bruit continuant encore, ils'appercut avec joie que ce qui venoit de lui arriver n'étoit qu'un fonge : en même-tems il fe leva, Sc cour ut a 1'endroit d'oü venoit le bruit, qui étoit a quarante ou cinquante verges de-la. On ne devineroit jamais ce qui faifoit ce vacarme : c'étoit un grand nombre de finges, de deux efpèces différentes, qui fe battoient les uns contre les autres, fans qu'une efpèce fe mêlat jamais avec 1'efpèce ennemie, comme s'ils avoient eu le mot de ralliement. Après qu'il eut long-tems admiré leur ordre de bataille, comme le combat continuoit avec la même vigueur, il s'avanca pour voir ce qui en étoit le fujet. A fon approche les combattans fe retirèrent a quelque diftance, &. laiffèrent entr'eux une efpace de terrein, qui étoit couvert de grenades, que le vent avoit abattues- pendant la nuit; ces fruits étoient la caufe de leur guerre, & le prix de leur viöoire. L'arrivée de Quarll ayant procuré une trêve entre ces animaux , & tous fe tenant immobiles en fa préfence, il réfolut de faire fes efforts pour les porter a la paix. Ainfi, comme leur différent venoit de ces fruits, aux-  rjo le Solitaire quels les deux efpèces avoient le même droit, il en fait deux portions égales, porte 1'une d'un cöté &C 1'autre de i'autre , & fe retire enfuite un peu a quartier, pour voir 1'effet du parti qu'il avoit pris : la chofe réuffit felon fon intention & fes fouhaits. Les finges s'approchèrent de Ia part qui étoit auprès d'eux, Sc chacun fe chargea de fruits, fans que qui que ce foit branlat pour y mettre obftacle. C'eft ce qui lui donna cafion de réflechir fur les querelles toujours frivoles, & fouvent injuftes des princes ; querelles qui caufent néanmoins des guerres fanglantes , & qui deviennent fatales a la meilleure partie de leurs fujets. Si les rois agiffoient avec autant de raifon que ces animaux, combien de fang & d'argent épargneroient-ils, difoit Quarll en lui-même ? mais 1'ambition eft-elle capable de modération ? exiger d'elle des bornes, ce feroit vouloir cöncilier la folie avec la fageffe. II alla enfuite rendre graces a Dieu, dans fon rocher , de ce qu'il étoit a 1'abri des maux qui avoient été 1'objet de fon rêve, & de cet oratoire il fe rendit a fes pois & a fes fèves, qu'il trouva dans un état qui lui promettoit qu'il pourroit manger cette année du fruit de fes travaux. Ces bienfaits de la providence le firent avifer de lever un plan de fon ile, & de dreffer une efpèce de papier terriër, pour reccnnoïtze  Anglois. 271' quels biens il tenoit de Dieu, & a quelles conditions il les tenoit. Volei ce dernier morceau. i°. Une ile belle & délicieufe, plantée de grands & beaux arbres, avec des bofquets charnians en divers endroits, formés par la nature même ; produifant des racines & des plantes d'un goüt exquis, auffi bien que des pois & des fèves ; ayant un magnifique étang rempli de toute forte de poiffons, & une forêt fpacieufe pleine de gibier excellent. Item. Une maifon commencée par mon travail,achevée parle tems , & embellie paria nature, qui 1'entretient a fes frais & dépens. Item. Les terres, autres appartenances de cette maifon, & les meubles qui y font. Les chofes fufdites font tenues noblement, fans nulle dépendance d'aucun prince mortel, & partant libres de toutes tailles, impöts & exaclions, & de plus gardées par la nature, fous la prote&ion de la providence, de qui je reconnois les tenir aux conditions fuivantes. Que quiconque aura le bonheur d'être établi par elle dans ce féjour fortuné, ira matin & foiraucöté oriental de cette ile fansy manquer, a moins que le mauvais tems ou d'autres accidens ne 1'en empêchent, & que la , dans 1'oratoire aux échos, il rendra fes hommages ck ac-  i*7* l e Solitaire tions de graces a Dieu, celui qui a fait &c qui gouverne toutes chofes. Qu'il obfervera religieufement le feptième jour , & le confacrera au fervice divin , depuis le lever du foleil, jufqu'a fón coucher; ayant foin, pour cet effet, de préparer la veille les provifions néceffaires. Qu'il ne manquera point, quand il aura fait vin grand vent 5 d'aller voir de tous cötés, fur les bords de la mer , s'il n'y a point quelque malheureux qu'il puiffe fecourir. Qu'il ne tuera de bêtes qu'autant qu'il lui en faudra pour fa nourriture, & qu'a cette fin il ira chaque jour examiner fes filets, mettant en liberté les animaux qu'il y trouvera de furplus. Qu'il entretiendra toutes chofes dans le même ordre , & avec la même propreté qu'il les a trouvées. Enfin, qu'il labourera la terre chaque année, & qu'il n'oubliera pas d'y femer ou d'y planter les graines ou plantes néceffaires a fa fubfiflance. Après avoir écrit ce mémoire au bas de fa carte, il foupa, fit fes prières ordinaires,, & fe mit au lit, ou fon fommeil fut aufli tranquille que fon ame. Le jour fuivant il alla vifiter fes filets, & celui en particulier qu'il avoit tendu pour les aigles. II trouva, dans ce dernier, un oifeau de la groffeur d'un coq d'inde, & de couleur  A N G L Ö I Ss I7I couleur d'un faifan , excepté la queue, qui ref< fembloita celle d'urie perdrix. Comme il ne paroiffoit a aucune marqué que ce fut un oifeau de proie, il avoit quelque regret de le tuer: mais n'ayant pas goüté de viande depuis d'une femaine entière, il céda a fon apétit , fit cuire 1'oifeau, & le trouva d'un goüt approchant du faifan, fi ce n'eft que fon gibier étoit plus gras , plus fucculent & plus tendre* On peut bien penfer qu'unê pröie aufli bonn© ne pouvoit que lé réjouir beaucoup. NéanmoinS il auroit mieux aimé prendre les aigles qui lui avoientenlevé fes gazelles: comme il défefperóit d'y réuftir avec fes filets, qui avoient été tendu9 en vain pendant un tems confidérable, il réj folut d'empêcher du moins que Ces oifeaux ne fe» multipliaffent, puifqu'il ne pouvoit les détruirei II laifla donc la fes pièges pour d'autres animaux , &C alla chercher les nids d'aigles , de röj chers en rochers , perfuadé qu'il en trouveroit, paree que c'étoit le tems de la ponte de ces oifeaux. II en dénicha en effet plufieurs, & emporta les céufs dans fa cabane, dans le deffein! de les employer k je ne fais quel ufage. Un étant venu k tomber & Èt fe cafièr , il remarqus qu'il étoit comme ceux des poules-d'inde, ce qui lui donna la curioftté d'en faire bouillir unt autre pour le manger; il y trouva le même göM$ Tornt IK $  174 le Solitaire qu'a un ceuf de cigne. Cette découverte lui procura un doublé avantage : elle diminuoit lenombre des animaux carnaciers qui auroient pu lui enlever fon troupeau, &c il avoit en même-tems un nouveau genre de vivres. II vécut quinze ans de cette manière, toujours content, jouilTant d'une bonne fanté , ne manquant jamais a fes exercices de religion 7 fe délaffant de fes travaux , tantöt par d'autres travaux moins pénibles, & tantöt par des promenades agréables ; en un mot, fatisfait de fon fort, & ne penfant plus au refte des hommes , que pour les plaindre , ou pour fe féliciter de vivre féparé d'eux, &c dans une liberté qui leur eft inconnue. Un jour qu'il faifoit un tems délicieux, & que 1'air étoit pur & tranquille , il s'aflit fur le rocher , & prit plaifir a confidérer les flots fe pourfuivant fans ceffe, & roulant les uns fur les autres: véritable emblême des ambitieux, qui , toujours ennemis entr'eux , oppriment tour-a-tour leurs rivaux , & en font opprimés. Tandis qu'il tiroit, de ce fpecfacle, des réflexions fur la vanité des honneurs après lefquels 1'ambition foupire, & fur le bonheur qu'il avoit de n'être plus dans un monde ou elle règne feule, il appercjut un vaiffeau a une diftance coafidcraole. Jamais il n'avoit vu rien de  Anglois. ^ pareil depuis fon naufrage. Funefte invention de Favarice des hommes, dit-il en lui-même ! L'arche, qui fut le premier modèle d'une habitation flottante , avoit été deftinée k la confervation de Fefpèce humaine ; les funeftes copies qu'on en a tirées, 1'expofent tous les jours a la mort. Béni foit le ciel qui m'a placé dans cette ile ! Jamais je n'entrerai dans ces fortes de batimens, quelque chofe qui puiffe arriver; quand je pourrois, a ce prix, devenir maitre de Funivers. Cette réfolution ne le tint pas long-tems. Les gens du vaiffeau 1'avoient découvert avec leurs lunettes d'approche ; & ils lui envoyèrent une chalouppe avec deux hommes pour le prendre, dans la penfée que c'étoit quelqu'un qui ayant fait naufrage en cet endroit, avoit befoin dë fecours. A Fapproche de ce batiment, il fentjf fon cceur palpiter , & il fe trouva dans un défordre extraordinaire. II ne favoit lui-même s'il devoit efpérer ou craindre ; tantöt il étoit ravi,' lörfqu'il fongeoit qu'il fe préfentoit une occafion de revoir fa patrie, & de vivre avec des hommes; tantöt il lui fembloit qu'il ne pourroit jamais renoncer k la folitude paifible & innocente oh fon bonheur Favoit conduit. Cependant il céda enfin k 1'envie deretourner chez fes $oncitoyens, JJ oublia les réfolutions qu'il avoit S fj  2j6 l e Solitaire formées cent fois, de demeurer toujours dans fon ile, & qu'il venoit de renouveller un inftant auparavant; il ne fe fouvint plus des plaifirs qu'il y avoit goütés ; il ne penfa plus qu'a 1'Angleierre : & il fe repaiffoit de vaines efpérances. La cbalouppe ne put approcher de lui, a caufe des rochers fans nombre qui étoient fous 1'eau: ïl ne put lui-même aborder a Ia chalouppe au travers des précipices. En un mot, après de longs & inutiles efforts des deux cötés, les gens de la chalouppe fe retirèrent k leur vaiffeau, en donnant des marqués d'une rage extraordinaire , par le ton de leur voix , & Pair de leur vifage. Lörfqu'il les vit difparoïtre, & avec eux, 'fes efpérances, il fe trouva dans un abatteanent difficile k bien repréfenter. Après avoir abandonné la providence, qui ne 1'avoit jamais abandonné, k qui pouvoit-il s'adreffer déformais ? Avoit - il droit d'attendre quelque chofe du ciel dont il avoit méprifé les bienfaits , par une ingratitude criminelle ? De qui implorerai-je donc le fecours, s'écria-t-il alors, pénétré d'une vive douleur ? La terre ne fauroit m'en donner, & je n'ofe en demander au ciel. O maudite foibleffe ! pourquoi t'ai-je écoutée * N'avois-je pas été affez & trop de tems parmi les hommes ? Etois-je las de mon bonheur  Anglois.' 177 En même-tems il voulut fe jetter dans la mer; & il s'étoit déja levé ponr accomplir cette funefte réfolution, lörfqu'il fortit de 1'eau un monflre d'une grolTeur prodigieufe , qui s'avan?a vers lui en ouvrant une gueule fanglante , & en lui jettant des regards terribles. Cette vue refroidit fon courage , & il craignit la mort lörfqu'il la vit paroitre fous une figure a laquelle il ne s'étoit pas attendu. Je puis bien me condamner moi-même, dit-ii; mais la vengeance n'appartient qu'a dieu feul, qui ne rejette point les larmes des pénitens, & que mon défefpoir a offenfé. La-deffus, il deftina au jeune & a la prière le jour anniverfaire de fa faute, & retourna chez lui , ou il paffa le refte de la journée a chanter les pfeaumes pénitentiaux , jufques bien avant dans la nuit, qu'il alla fe coucher. La fatigue qu'il avoit eue Ia veille a grimper de rochers en rochers pour arriver a la chalouppe, Ie chagrin qu'il avoit fenti de ne faire que des efforts aufli inutiles que pénibles, les remords vifs dont il étoit pénétré, & enfin 1'inanition de fon eftomac, tour contribua d troubler fon fommeil. Des fonges facheux 1'agitèrent fans ceffe. Les dangers & les maux de fa vie paflee fe repréfentèrent a fon S iij  27® le Solitaire imagination : ce monftre afFreux fur tout, qu'il avoit vu fortir de 1'eau, lörfqu'il étoit fur le point de s'y précipiter, ne fortoit pas un moment de fon efprit, & 1'image du danger glacok encore ion fang. Enfin , il fe leva, fatigué-du fommeil, plus qiul ne 1'avoit été des travaux du jour précé- . dent, & la tête encore pleine de 1'image de ce monftre. C'eft ce qui lui fit faire des réflexions fur 1'énormité de 1'homicide de foi-même, qu'il avoit été pres de commettre, & fur la bonté de la providence, qui Ten avoit détourné par la vue de cet objet effroyable. A genoux, &'les larmes aux yeux, il demanda d'abord pardon au ciel, & lui rendit graces de 1'avoir préfervé, malgré Ion mgratitude, de la mort temporelle & éternelle, qu'il alloit fe procurer a lui-même. II chanta enfuite unpfeaume d'aöions de graces, & prit un peu de nourriture, pour fortifier fes* efprits, affoiblis par la fatigue, par la crainte Se par le jeune. L'image du monftre de la veille ne ceffoit de fe J'epréfenter è fon imagination : c'eft pourquoi ii refolut de le defliner, afin que toujours préfent a fes yeux, cet objet lui devjnt, & plus familier, Sr moins effroyable. Jamais on n'a vu rien de femblable a cet animal monftrueux, Imaginez-  ANGLOIS. 279 vous une groffe tête comme celle d'un lion, ai-mée de pointes femblables a celles du porcépic; fix cornes, deux comme celles des gazelles , deux comme celles des chevremls, Sc deux recourbées en arrière; de grands yeux étincellans, des nafeaux ouverts comme ceux d'un cheval indompfé; la gueule d'un lion ; des défenfes comme celles d'un fanglier , ou comme les dents d'un élephant; des lerres comme celles d'une aigle ; des écailles comme celles d'un crocodile ; une taille peu différente, de celle d'une baleine. Voila a peu prés quel étoit ce monftre. On auroit dit que la nature avpit voulu raffembler en lui tout ce qu'il y a de terrible dans ces bêtes farouches. Quarll attacha ce portrait a une des muraüles de la maifon, afin que toujours devant fes yeux, il lui rappellat fans ceffe le vceu qu'il fit de ne travailler jamais a fortir de fon ifle, quelque occafion qui put fe préfenter, ou quelque avantage qu'on lui offrit, Sc qu'en même-tems il Ie fit reffouvenir de la manière miraculeufe dont dieu l'avoit délivrs de la mort. Depuis ce tems-la, oubliant pour toujours le monde , il donna a fes vceux les mêmes bornes , que la nature avoit données k fon ifle , Sc il y couloit des jours heureux Sc tranquillesün nombreux troupeau de gazelles paiffoit au- ■ S iv  ago l e Solitaire tour de fa maifon , & Ie divertiffoit dans fafo» litude, II ne pouvoit fe promener nulle part . qu'il n'entendit le ramage harmonieux d'une infinité d'oifeaux. Chaque endroit lui offroh; de nouveaux fujets de plaifirs. Sa table étoit couverte de mets abondans, variés & délicats, Sa maifon étoit devenue un palais. En un mot, dans eette douce fituation , ü fe croyok un nouvel Adam, maitre abfolu dans fon féjour, n'ayant rien k fouhaiter, II n'y avoit plus quxine chofe qui lui faifoit de la peine : c'eft que fes habits s'étaqt u.fés , & 1'hiver appro-. ehant, il feroit obligé de marcher nud pendant Je froid, ce qu'il lui étoit impofhble de faire» quelque chofe qu'il eut faite pour s'endurcir la peau, La-deffus , il penfa qu'un habit compofé des: mêmes herbes que fes couvertures, ne pourroit être que chaud & mollet. En même-tems % »1 fe met k couper fes maténaux, & fe fabrb. que a force de tems, d'induflrie & de peine ,une efpèce de robe de chambre longue & large, a vee Hin bonnet de la même forte. 'Cet ouvrage lui ï'éuiïit a merveilie, & il ne tarda pas a en avoir' befoin, L'hiver vint pas -è- pas, M tomba de la neige en quantité, il falloit qu'il balayat deux ou trois fois par jour les dehors de (a, majfpn , de peur que la neige ne tombat fur f©A  Anglois. z$ï plancher; c'étoit la même chofe, quand il étoit obligé de fortir: en un mot, la faifon fut incommode au dernier point, Sc il fe trouva ré* duit a demeurer enfermé un tems confidérablfe dans fa cabane, oü il y étoit enfeveli fous la neige, Le retour du printems le mit enfin en liberté, Sc il fembla a Quarll qu'il rcffufcitoit, lörfqu'il commenca a pouvoir fe promener , felon fa coutume: mais quel trifte fpettacle pour lui!. Le premier jour qu'il étoit allé regarder la mers'étant aflis fur la pointe du rocher au nord-oueft, il vit au-deffous de Uü quelque chofe qui reffembloit a un grand arbre creux, dont les deux extrêmités étoient bouchées avec de la poix, Sc le milieu qu'on avoit fendu d'un bout a 1'autre, étoit tenu ouvert parle moyen d'un gros morceau de hois planté en travers, II fe rappella d'abord 1'idée des canots , avec lefquels les Indiens naviguent fur leurs riviè' res Sc fur leurs lacs, Sc il s'imagjna que des Californiens, voilins de fon ifle , étoient venus la vifiter au nombre de deux , ou peutêtre qu'il n'en étoit venu qu'un feul , leurs canots ne pouvant guères. tenir qu'un homme qu d'eux. Comme ces peuples font pour 1'ordinaire de grands voleurs , jufques - la qu'ils ne s'épargnent pas même les uns les autres , il  zti l e Solitaire fe hita de retourner chez lui, pour mettre en füreté ce qu'il avoit: il n'étoit plus tems, ils avoient déja été dans fa maifon , oh ils avoient dérobé les habits qu'ils avoient trouvés dans le coffre, & ceux qui étoient pendus derrière fa porte, paree qu'ils étoient de beaucoup trop petits pour lui : il ne s'en étoient m'ême pas tenus a ce vol qui ne 1'auroit gnères chagriné; ils avoient encore emporté fes coquilles , fon are, fes fleches, Sc jufqu'a 1'oifeau de proie, qu'il avoit confervé avec tant de foin. Cette pe'rte lui étoit trop fenfible , pour qu'il négligeat, ou de la réparer, ou de s'en venger. Sur le champ, il courut au bord de la mer, armé d'un long baton, dans 1'efpérance d'attraper les voleurs avant leur départ, il s'y prit trop tard, Sc ils étoient déja a une demi - lieue en mer, lörfqu'il arriva : cependant ils ne profitèrent pas du larcin. II s'éleva tout a coup un vent affez fort, la mer devint rude, le canot verfa avéc tout ce qu'il y avoit dedans, Sc les Indiens furent fur le point de périr eux-mêmes. Ils relevèrent leur batiment, avec une adreffe Sc une vitefTe qui paflént 1'imagination, Sc en un moment Quarll les vit difparoitre. Privé ainfi de fes meubles les plus précieux,  'Anglois; 285 il ne perdit pourtant pas courage, & il alla fe promener au nord - eft du rocher, pour voir s'il n'y appercevroit point quelques effets d'un orage, qu'il avoit fait la nuit précédente. II n'y fut pas plutöt, qu'il vit a quelque diftance quelque chofe de femblable a un grand coffre, mais fans couvercle, ce qui lui fit juger que c'étoit le refte d'un naufrage. La-deffus , pénétré de douleur , il ne put s'empêcher de s'écrier : jufqu'a quand, malheureufe avance , entraineras-tu les hommes au milieu des périls ? La nature n'a-t-elle pas fourni a chaque nation & a chaque contrée les chofes qui leur étoient néceffaires ? Qu'allons-nous donc chercher de plus au travers des mers, c'eft-a-dire, au travers de 1'empire de la mort ? Tandis qu'il déploroit ainfi le fort de ceux qu'il croyoit engloutis en cet endroit, il appercut deux hommes defcendre le long du rocher, avec chacun un paquet fous le bras, & jetter leur charge dans ce qu'il avoit pris pour un coffre : ils pouffent enfuite cette machine dans une place, ou 1'eau avoit plus de profondeur , & la ils s'embarquent, armés tous deux de longs crocs,avec lefquels ils s'éloignent du rocher, pour regagner leur chalouppe , qu'une avance du rocher cachoit a la vue de Quarll, auffi bien que le navire auquel la  a??4 Solitaire chalouppe appartenoit. Le pauvre Solitaire nz douta plus a ce fpeöacle que ce ne fuffent fes meubles qu'on emportoit. En effet, ces fcélérars avoient pillé fa maifon indignement, & dérobé jufqu'a fes couvertures, fon matelas, & fa longue robe d'hiver; en un mot, ils ne lui avoient rien laiffé, de ce qui pouvoit être a leur ufage. La perte de tant de chofes dont il ne pouvoit fe paffer 1'affligea au dernier point, & il ne put retenir fes larmes : fa confiance en Dieu lui releva bientöt le courage. J'ai tort de me laiffer abattre, dit-il, en lui-même, la providence qui m'avoit donné ces biens, ne peut-elle pas me les rendre, & réparer même ma perte avec ufure ? j'ai par bonheur 1'été devant moi, il ne me faut paé plus de tems pour me rendre les meubles qu'on m'a enlevés. Ces réflexions le tranquillifèrent a un tel point, qu'il alla jufqu'a tachc-r de juftifier ceux qui lui avoient fait ce vol. Selon lui, ces voleurs devoient être les mêmes hommes , qui avoient eu la charité un an auparavant de vouloir le fauver de fon ifle. Comme ils n'avoient pu alors en venir a bout, ils étoient revenus pour faire de nouveaux efforts en fa faveur, & fon abfence leur avoit fait juger, ou qu'il étoit mort, ou qu'on 1'avoit tiré de fon ifle. Ainfi il, n'y.  ANGLOIS. 285 avoit point de mal a eux d'avoir pris des meubles qu'ils jugeoient n'être d'aucun ufage dans i'ifle; il fouhaitoit même qu'ils fuflent les garder mieux qu'il n'avoit fait. II avoit fait environ un demi mille de chemin , pour aller couper les herbes, dont il avoit befoin pour fe faire un lit & des habits; lörfqu'il appercut les mêmes hommes qui venoient vers 1'étang. Le ciel foit loué, dit-il en lui-même ; a préfent qu'ils voyent que je fuis encore dans I'ifle , &c que je ne veux pas en fortir, ils me rendront mes meubles, dont ils fentent bien que je ne faurois me paffer. En même-tems, il alla au-devant d'eux , lorfqu'ils venoient de lui voler fes deux vieux canards, qui ne pouvoient s'enfuir comme les autres, paree que leurs aïles étoient attachées; il vit avec douleur qu'on lui déroboit ainfi le meilleur de ce qui lui appartenoit. Comme il croyoit encore qu'ils n'étoient venus que pour lui rendre fervice, au lieu de leur marquer quelque colère, il fe répandit en remercimens affeftueux fur leur bonne volonté, & leur dit que fatisfait & content dans fon ifle,il avoit fait vceu de n'en fortir jamais. Juftement , ceux a qui il parloit étoient des FranCois, & des pêcheurs, c'eft-^-dire des gens k qui la poüteffe eft inconnue : comme  2.85 le Solitaire ils n'entendoient point cë qu'il difoit, ils fe mirent a lui rire au nez , & continuèrent leur chemin vers fa maifon, oii ils avoient vü des gazelles, qu'ils comptoient prendre aifément, ayant remarqué qu'elles étoient apprivoifées. Dès qu'ils approchèrent, les jeunes prirent la fuite, efFrayées de voir d'autres hommes que leur maitre, & encore des hommes habillés : pour les vieilles que Quarll avoit élevées lui-même, apprivoifées & familières, comme elles I'étoient, loin de s'enfuir a 1'approche des étrangers , elles vinrent au-devant de ces voleurs, qui leur paffèrent des 'cordes entre les cornes, & les emmenèrent avec eux, malgré les infïantes prières de Quarll. II fut percé jufqu'au fond du cceur de voir eniever des animaux, qui, comme pour le payer de ce qu'il les avoit nourris avec tant de foin, le fuivoient en quelque endroit qu'il allat,& diiïïpoieht fouvent fa mélancolie. Les larmes lui tombèrent des yeux, il fe jetta a genoux devant ces pirates , il eut recours a tout ce qu'il put imaginer de termes touchans ; en un mot , bien qu'ils n'entendiffent pas'fes expreffions, s'ils n'avoient eu plus d'inhumanité que les Cannibales qui fe dévorent les uns les autres, ils auroient été attendris des geftes & de la pofture de Quarll. Ces malheureux fe,  Anglois. 287 moquèrent de fa douleur, & entraïnèrent rudement les deux gazelles, qui fe retournoient de tems en tems vers leur maitre, comme fi fenfibles a cette barbarie, elles avoient voulu implorer fon fecours. Ce fpeöacle a la fin 1'aigrit a tel point, qu'il fut tenté plufieurs fois de fe jetter fur les voleurs avec un long baton, & de leur arracher leur proie avec la vie, mais il fe fentit toujours arrêté par la réflexion fuivante. Détruirai-je une créature femblable a moi, pour ratraper des animaux, & des animaux encore qui m'ont laiffé une nombreufe poftérité, & des animaux qui ne me coütent rien! qu'ils s'en aillent donc ces méchans avec ce qu'ils ont, 6c qu'ils foient traités comme ils le méritent. Sur le champ, il s'en alla lui-même d'un autre cöté, déplorant tour a tour, tantöt fon malheur, & tantöt le trifle fort de fes chères gazelles, qui alloient être privées de la liberté qu'il leur avoit toujours laiffée, ou peut-être même de la vie. Voici bien autre chofe. Ces pêcheurs avoient mis leur butin en füreté, & revenoient vers lui, avec des cordes a la main. Que leur faut-il donc encore, dit Quarll, étonné au dernier point de leur méchanceté ? N'ontils pas tout ce qu'ils fouhaitent ? veulent-ils auffi. enlever ma maifon, ou bien ont-ils quel-  2§s Lè Solitaire que deffein fur ma perfonne ? Je ne le leur coHa feillerois nullement, ils n'auroient pas auffi bort marché de moi que de mes gazelles. En raifonnant de la forte, il jettoit fur eux des regards menacans, & remuoit une efpèce de maffue, dont il étoit toujours armé. Les co^ quins qui avoient envie de le lier, & de Pemmener avec eux, ne jugèrent pas a propos de fe mettre a la portée d'un homme armé & ré^ folu comme Quarll, & ils fe retirèrent a quelque diftance, pour délibérer enfemble fur les moyens de le faifir : Quarll ne leur en laifla pas le loifir. Il court fur eux, la maffue a Ia main, les met en fuite, & les pourfuit un tems confidérable : les fripons s'étoient féparés pour le fatiguer a force de le faire courir: la nuit approchant, outre que le vent commencoit a devenir fort, ils craignirent de ne pouvoir plus fe retirer , s'ils attendoient davantage, &C ils fe jettèrent dans leur chaloupe , qui les conduifit au vaiffeau de 1'autre cöté du rocher. Comme leur départ étoit tout ce qu'il fouhaitoit , il rendit graces a Dieu de fa délivrance, & emporta chez lui fon pont, qui avoit favorifé Parrivée de ces corfaires, réfolu de le remettre feulement chaque fois qu'il vou» drok  Anglois. i%4 dröit aller voir ia mer. II fe mit enfuite a manger Un peu de racines & de fromage, & alla fe toucher dans la loge, cjtii étoit demeurée vacante par la perte des deux vieilles gazelles. La litière de ces animaux étant de la mêmé herbe que fon matelas , il ne pouvoit y dormif que chaudement & rflóllenlent, & il fe promettoit un fommeil tranquille ; mais les chagrins de la journée vinrfent lui öter le repos de la nuit. II avoit fans ceffe les voleurs francoii devant les yeux , & il crut les voir en fonge cmmener fes chères gazelles j auxquelles ils paffoient entre les cornes une corde \ qu'ils auroient mérité d'avoir eux-mêmes au col. Cette barbarie alluma fa colère , & il levoit déja fort baton pour les affommer, lörfqu'il remarqua qu'il étoit changé en une maffue d'Herculet Cette métamorphofe étonnante lui donna lè loifir de réfléchir fur le crime qu'il méditoir. Pour recouvrer ces animaux bien-aimés^ tuerai-je un homme, dit-il en lui-même! pourrois-je jamais réparer mon crime ? Le plaifir de revoir mes gazelles vaut-il la paix du cceur , cè bien ineflimable, dont je ferois privé a jamais ? La-deffus, il réfolut de laiffer échapper ces malheureux , qui difparurent è Pinflant même, & emmenèrent fes canards &s 6c fes gazelles. II tomba alors dans une proTome IV, T  lop L E S I T A I R E fonde mélancolie , &'il ie rappella avec regret les momens agréables, que ces animaux lui avoient fait paffer plufieurs fois. Tout-a-coup, il lui appartit une dame dont l'air étoit grave, la phyfionomie belle, mais froide, habillée d'une longue robe couleur de pigeon, effilée en plufieurs endroits, & couverte en d'autres de pièces de diverfes couleurs. Tandis que cette apparition 1'étonnoit au dernier pfeint, ne crains rien , lui dit la dame , je ne viens pas pour te prendre quelque chofe , mais au contraire peur te rendre ce qu'on t'a pris. Charmé de paroles, il chercha d'abord fes gazelles chéries, & les autres chofes qu'on lui avoit enlevées: ne voyant rien, il crutque ce qui venoit de fe paffer dans fon efprit étoit 1'efFet de quelques vapeurs, &c il retomba dans la rêverie , d'oii la préfence de la dame 1'avpit retiré. Alors, elle 1'interrompit pour la feconde fois, en lui difant de la regarder en face. Je le veux bien, madame, dit-il, en jettant les yeux fur elle : mais je ne fais, ni qui vous êtes,. ni ce que vous me voulez. Eh bien, je f apprendrai 1'un & 1'autre, répondit-elle. Je fuis la patience , celle contre qui le monde entier s'armeroit, fans pouvoir troubler fa tranquillité : ce que je promets de te rendre eft la fatisfaöion , que tu a's perdue, paree que tu t'étois  Anglois» 191 attaché a des biens indigncs de ton eftime. En finiffant ces mots, elle difparut, & il fe réveilla. Cette dernière partie de fon rêve attira d'abord fes réflexions; il reconnut qu'il avoit eu tort d'attacher fon cceur 'a des biens frivoles , jufqu'a perdre fon repos en les perdant, lui a qui la providence avoit laiffé tout ce qui lui étoit néceffaire. II réfolut de fe foumettre déformais avec réfignation a la volonté de dieu, quelque fujet de chagrin qui put lui arriver. Enfin, il s'aèqhita de fes dévotions ordineires , Sc alla déjeuner dans fa cuifine a pour aller fe promener enfdite. Tandis qu'il mangeoit, il entendit en Fair un bruit qui fembloit venir d'un grand nombre de corbeaux, de comeilles & d'autres oifeaux femblables, & qui s'approchoit k chaque inftant. II vouloit fortir de fa cabane pour voir ce aue c'étoit; il en fut empêché parl'arrivée imprévue d'un grand oifeau , qui paffa par-deflus fa tête , & vint chercher un afyle chez lui. II rentra d'abord pour regarder cet oifeau, dont la beauté le remplit d'admiration. Le plaifir de voir une créature auffi charmante , lui öta la curiofité de favoir d'oü venoient les cris défagréables de ces animaux, cp'il jugea être des oifeaux de proie, qui Tij  Iqz le solitairë avoient pourfuivi celui-ci. Ce nouvel höte , fatigué peut être des efForts qu'il avoit faits pour fe fauver, fe tenoit en repos devant Quarll, & lui donnoit !e tems de l'examiner a loifir, comme pour le payer de lui avoir prêté un •afyle. Jam sis on n'a vu rien d'auffi raviffant : il étoit de la grandeur 6: de la forme d'un cigne, fa tête éfoh faite de la même manière, hors que le bec étoit moins long , moins large , & d'un rouge de corail; il avoit les yeux comme ceux d'un faucon, la tête d'un bleu célefte,ornée d'une touffe de plumes couleur d'or; la gorge & une partie-du col d'un beau blanc de lait, parfemé de petites taches noires, &C environné d'un Cetcle couleur d'or; le dos & le deffus du col d'un beau cramoifi tacheté de pourpre; les pattes & les ergots de la même couleur que le bec; la queue femblable h. celle d'un coq d'Inde, compofée de fix rangées de plumes, toutes de différentes couleurs, Après que le Solitaire Peut admiré qtielque tems, il mit devant lui quelques pois grilles, des racines röties , un peu d'eau dans une coquille , & fe retira pour le laiffer boire & manger a fon ahe. Ce bel oifeau ne fe vit pas plutöt feul, qu'il prit tout ce qui lui convint, & s'avanca vers la porte d'un pas tranquille, comme auroit fait un oifeau domeftique. Quarll,  Anglois. 295 qui étoit dehors, délibera long-tems s'il le retiendroit ou non. Son inclinatien pour cet admirable oifeau le portoit tour- a tour , tantót a un parti, & tantót a 1'autre; il ne pouvoit fe réfoudre, ni a le laiffer alkr , ni a lui óter la liberté , que 1'oifeau fembloitlui avoir confiée. Enfin , la géncroiité i'emporta dans fon éfpi it» & le décida a le laiffer fortir. A 1'inuant 1'oifeau s'avanea lentemer.t dehors, regarda QaarLl quelque tems, & s'envola a une hauteur confidérable, vers le nord-oueft. II ne fe paffa rien de remarquable ie refte dé 1'année. 11 employafon loifir a réparer fes pet tes, k fe faire des habits, des matelats & des couvertures , a traire fes chèvres & fes gazelles , du lait defquelles il faifoit du fromage , & è prendre du gibier dans fes pièges. L'hi ver s'étoit écoulé dans fes occupations, fans qu'il s'en fut prefque appercu. Le printems fuivaat, les mariniers frarcois , qui avoient fans doute tak de 1'argent de leurs pr-ifes, rentrèrent dans 1'ifie en grand nombre , réfolus d'emmener avec eux- le Solitaire, & mmüs d'arm-es, de cordes % d'outils , ck de bateaux plats, pour naviguer fur les eaux baffes : mais la providence , tou-v jours attendve