V O Y A G E S /MAG INA IRE S, ROMANESQUES, M E R V E I L L E ü X, ALLÉGOR1QUES, AMUSANS, COMIQUES ETCRlTIQUEs! S U 1 VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CONTIENT: Le Voyage de Campagne, par madame de MüR.at» Le Voyage de Falaise, par Lenoble. JUe Voyage de Mantes , par Bonneval.  V O Y A G E S / MA GINAIRES, SONGES, VISiONS, E T ROMANS CABALISTIQUES, Ornés de Figures. TOME VINGT-NEU VIÈME. HIe Divifion de la première claffe, contenant les Voy ages amufans , comités & critiques. A AMSTERDAM, Etfi trouve a Paris, RUE ET HOTEL SERPENT* M.DCC,, LXXXVIII,  oer ' 1 UNIVERSITEIT van  VOYAGE D E CAMPAGN E. Par madame 0 E MüHA TV   AVERTISSEMENT DE L'ÉD1TEUR des votages imaginaires, Apres avoir fait parcourir a nos le&eurs des régions imaginaires & merveilleufes , nous allons leur offrir de fimples promenades - uniquement propres a leur fervir de délaffemens. Ceft a Faiaife, c'eit k Mantes, ceil a Saint-Cloud, c eft dans les charmantes campagnes des environs de la capitale,, que nous alloris les conduire j &, fans les faire fortir , pour-ainfi-dire, de leurs fojers , nous ne leur promettons pas moins de plaifirsque dans leurs longues courfes. Ce ne font plus des régions imaginaires qm nous allons par- a iv  VÜj AvERTISSEMENT courir ; cependant les ouvrages que nous donnons n'en font pas moins des romans, & même des romans merveilleux, analogues au genre que nous avons adopté, & faifant elTentiellement partie dun recueil de voyages imaginaires. Les héros de ces romans font des voyageurs qui, fans traverfer les mers, m errerdans des terres éloignées & jnconnues, n'en ontpas moins des aventures dignes de piquer la curiofité, ou par des fituations touchantes qui intéreflent le coeur, ou par un badinage agréable qui amufe 1'efprit, La lifte des voyages de ce genre eft longue ; mais le nombre de ceux que nous employerons fera re£èrré dans des bornes très-étroi-  T)e l'Éditeur. ix tes: nous y confacrons ce volume & le fuivant ; ils termineront les voyages imaginaires. Nous commenconspar le Voyage de Campagne , charmante production de madame la comteffe de Muratyconnue par des contes de fées très-agréables, qui lui ont mérité une place diftinguée dans Ie cabhiet des fées. Cet ouvrage ne fert que de cadre a plufieurs contes & hïftoriettes que racontent plufieurs perfonnes raffemblées dans une maiion de campagne. Quelques - uns de ces contes font intéreffans , d'autres font gais & amufans , enfm il en eft de merveilleux; car on y trouve auffi des contes de fées, des aventures de revenans & des fortilèges.  * AvERTISSEMEttT Cctte variété rend ce roman trèspiquant 6> propre a faire a la campagne les amufemens d'une fociété. Nous ne répéterons pas ici ce qui a été dit de madame de Murat dans les notices jointes au cab'uiet des fées ; nous y renvoyons nos lecteurs. Le Voyage de Falaife , qui fuit , eft Fun des ouvrages les plus agréables qui foient fortis de la plume de Lenoble. De la gaieté , de 1'intérêt, des portraits comiques, fans être tropchargés, nous ont paru caraftérifer cette production, qui fut favorablement accueillie dans fa nouveauté , & qui mérite detre également bieit recue aujourd'hui.  D E I.' É D I T E U R. Xj Euftache Lenoble, né a Troyes en 1643 9 de 1'une des meilleures families de cette ville , eft auffi •connu par fes intrigues & fes aventures amoureufes avec la fameufe Gabrielle Perreau, connue fous le nom de la Belle-Epiciere , que par fes produöions littéraires. Nous tracerons rapidement quelques-unes de ces aventures : elles ne font nul honneur a notre auteur ; mais elles font fi publiques, qu'on ne peut, en écrivant fa vie, fe permettre de les palfer fous filence. C'eft dans les prifons, que Lenoble fit la connouTance de cette femme, auffi célèbre par fa beauté, que par la dépravation de fes moeurs. Lenoble y étoit détenu pour malverfations  XÏJ Av ERTISSEMENT dans fa charge de procureur-géneral au parlement de Metz. II j vit & aima la Belle-Epicière. II étoit bel homme, & il ne lui fut pas difficile de réuffir auprès d'une femme de cette efpèce. Leurs amours ne furent point fecrets; les deux amans ménagèrent li peu les apparences, que Lenoble, d'abord défenfeur de fon amante, fut bientót partie au procés, comme complice de foninconduite, &compris dans les condamnations que le parlement prononca contre elie. D'autres crimes attirèrent encore fur Lenoble la vengeance des loix : il fut puni, mais il ne fut pas corrigé. Ayant obtenu la permiffion de revenir en France maWé FArrêt qui ie condamnoit au banniffe^  de l'Éditeul Xlij .ment, Lenoble y a trainé des jours obfcurs & malheureux. Réduit a fubfiiter du produit de fes travaux littéraires, il auroit encore trouvé des reflburces dans fa plume abondante & facile, & dans le.goüt que le public avoit pris pour le ton de critique ou plutót de fatyre qu'il avoit adopté ; mais fon penchant A la diflïpation & a la débauche confuma en peu de tems le fruit de fes travaux nombreux. II mourut dans la misère, en 1711 , agé de 68 ans, On dit que la détreffe de Lenoble étoit telle, que ia charité de Saint - Se verin fut obiigée de faire les frais de fpn enterrement. Quelque trifle qu'ait été la £n de Lenoble, il faut convenir que la fortune n'avoitaucun tort avec lui  XIV Av ERTISSEMENT & que fes malheurs ont été la jufte peine d'une vie déréglée. Pourvu dune des charges les plus importantes de la magiftrature, fes malverfations 1'en font dépouiller ignominieufement. S'il defcend dans les prifons, c'eft pour s'y rendre le complice & le défenfeur du vice. Réduit a vivre des produits de fa plume , il en fait découler avéc abondance le fiel de la fatyre ; 'il entalTe ouvrages fur ouvrages; fon ftyle plak; fes produöions ont un fuccès éphémère, fuffifant pour 'lui procurer une vie aifée; mais Famour de la débauche ne iui permet pas de jóuir de ces avantages, & :lés détruit dans leur foiïrce. Les nombreux ouvrages de eet auteur font aujoufd'hüi , pour Ia  » E L' Ê D I T E U R.~ XV plupart, ignorés. II en eft cependant qui méritent detre di/tingués, tels que Ihifloire fecrette de la conjuration des Pajjy contre les Médlcis; lafauffe comteffe dljamberg; lldegefte, reine de Norwège; les nouvelles Africaines ; le gage touché, & le voyage de Falaife que nous imprimons. Lenoble a auffi donné quelques poénes, dont nous ne citerons que fes fables & les comédies ÜArlequin Efope & des deux Arlequins. Ces deux pièces ont été jouées fur le théatre de 1'ancienne comédie italienne , & font dun bon comique, quoique durement verfifiées. Le Voyage de Marnes par lequel nous terminons ce volume, eft le  xvj AvFRTISSEMENT DE 'l'ËDïTÉUR. meilleur ouvrage dun auteur trèspeu connu, qui Fe nommoit René de Bonneval, & qui eft mort a Paris en janvier 1760. Ce petit roman a de la gaieté, & ne fera pas deplacé a la fuite de ceux que nous venons de donner. Les autres ouvrages que nous connoiflbns de eet auteur, font Mo mus au cercle des Dieux, une critiquedu po'ème delaHenriade, une critique des lettres philofophiques, & des élémens d éducation. VOYAGES  VOYAGE D E CAMPAGNE. PREMIÈRE PART IE, Vous me demandezi madame, le récit dtf voyage que j'ai fait k Sélincourt; il m'a été trop agréable, pour que le fouvenir ne m*eri plaiie pas; toute ma peur eft feulement de lé faire tróp long: mais, puifque vous le voulez exaö, il faut bien \ s'i! vous plaït, qu*i 1'exemple de nos romanciers, je vous apprenné les converfations que nous y avons eues, & les hiftoires qu'on y a dontées, Nous partïmes de Paris au commencement de eet été , la marquife d'Areire , madame d'Orfelis & moi, pour aller paffer deux mok ' A  £ Voyage k la terre du comte de Sélincourt: Ia paix Iaïffant k nos guerriers le loifir de prendre du repos ^rien ne leur paróit plus nouveau 8c plus doux que les plaifirs de la campagne. Vous favez, madame, que cette terre doit une de fes grandes beautés k la rivière de Seine, fur le bord de laquelle elle eft fituée: vous n'ignorez pas auffi qu'elle a des avenues magnifiques, des eaux admirables , de beaux jardins, des bois, dont les rayons du foleil ont peine a pénétrer 1'aimable obfcurité ; que les appartemens du chateau font fuperbes,' tant pour leur grandeur , que pour les meubles dont ils font ornés. Vous favez ericore , madame, que la chère qu'on y fait eft délicate & bien entendue, & que Pordre brille par-tout dans ce lieu délicieux : mais unè chofe dont vous ne vous fouviendrez peut-êtrepas, quoique vous Payiez mieux feu qu'une autre, c'eft que le comte eft très-aimable, qu'il a de grands cheveux blonds £c naturellement frifés, dont la quantité prodigieufe lui defcend jufqua la ceinture ; qu'il a le vifage agréable, & que fon air eft galant & noble ; pour de Pefprit, il en a infiniment; mais il fe rend un peu trop maïtre des converfations; il ne répond pas jufte k la penfée d'autrui; il ne brille que fur la fienne ; il parle trop haut, décide trop librement des réputa-  de Campagne. j tions : toujours perfuadé qu'on ne peut fe tromper en jugeant des chofes au pis, il n'admet guère de vertu que celle qui veut trop paroitre ; fon humeur eft inégale; fouvent moral dans Ia dernière févérité, il paffe en un moment dans un relachement qui étonne ; d'autres fois gai avec excès, il paffe tout d'un coup dans une trifteffe qui ne lui fournit que des objets funeftes : avec tout cela, il plak infiniment. II fut un tems, madame, oii ces louanges, accompagnées des vérités qui les fuivent » n'auroient pas été de votre fout; vous auriez Voulu un portrait fans ombre : aujourd'hui j'ai befoin de ces mêmes vérités, pour vous faire fupporter ce que je dis en la faveur. Puifque j'ai commencé a peindre, je vous dois donner une légère idéé de tous les acteurs, de la fcène. La marquife d'Arcire eft belle, jeune, fpirituelle & douce. Une plus longue peinture vous ennuyeroit, & peut-être que voulant oublier que Sélincourt füc un amant infidèle , vous vous fouviendrez. trop bien que la comteffe eft une rivale préférée. Madame d'Orfelis eft une belle femme, trait pour trait; elle a même beaucoup d'efprit, a ij  4 Voyage maïs fon humeur a de grands rapports avec celle du comte ; & Ci Pamour s'étoit avifé de de les unir, leurs converfations auroient eu un air plus militaire qu'amoureux. Pour moi <, madame, je ne juge pas a propos de me peindre ; vous me connoiffez trop, &C mon hiftoire, que je conterai en racourci, donnera toute Pidée qu'il faut de ma perfonne. Lorfque nous arrivames a Sélincourt, le comte avoit avec lui le chevalier de Chanteuil: c'eft un brun qui a de beaux cheveux, une taille fine , de grands yeux dont le feu fort, comme s'ils étoient allumés; des dents comme des perles, de Phonneur & de la probité; un efprit agréable, une humeur égale & douce ; les paffions toujours vives, & fouvent courtes; mais il a beau être incor.ftant, fa fagefle lui fait ménager la niaïtreffe qu'il a quittée, autant que la favorite. Le duc de. oncle de Sélincourt, qui eft un vieux feigneur très-poli, & quiétoit alors chez le comte , mettoit les dames en droit d'y refter; & nous ne fongeames d'abord qu'a nous ' divertir, On vint au-devant de nous dans les avenues; nous defcendimes a une porte grillée, qui donnoit dans le pare ; toutes les eaux jouoient. Le foleil venoit de fe coucher; c'eft, jk mon gré, le plus beau moment de la jour-  de Campagne. 5 nee: il n'y a pas une petite fleur qui ne jette une odeur aimable, pas un oifeau qui ne chante t les efprits mêmes fe trouvent plus libres que pendant le cbaud du jour. Après nous être promenés jufqu'a nous fatiguer, nous pafsam.es .des ponts qui traver.fenfc de grands foffés pleins d'urte eau vive, pour nous rendre dans le chateau ; chacun choifit fou appartement ; pour moi , je ne voulus qu'une jolie chamhre qui donne fur un parterre d'eau , le plus agréable du monde. Le comte étoit ce jour-la beau comme 1'Amour, & amoureux comme un Efpagnol: la marquife laifibit voir une joie dans fes yeux , dont la caufe n'étoit ignorée de pevfonne de nous. La contrainte fut bannie. On reprit 1'aprè.s - fouper le chemin des jardins: nos amans eurent la le plaifir de fe parler pendant une heure ; & le chevalier perdit fa iiberté en moins de fems. auprès de la belle Or^elis. U n'y eut pas jufqu'a» vieux duc d^ .-.. qui ne7vou!üt entrer ea lice. J'étois défcéuvrée ; & foit par compaffior* ou par goüt, il me dit des douceurs de la vieille cour, qui aurojent pu faire quelque effet, ü j> morceau : » c'eft de-la, mefdames, qu'eft venu ce proverbe. Thibergeau fi bien convié, ne laiffa pas de refufer encore. On le laiffa ën repos le refte du fouper, & quand la table fut levée : fuis - nous, dit 1'un de ces hommes extraordinaires, ou tu pourras t'en repentir. 'les jambes manquèrent a Thibergeau , auffi foien qué Tappétit : mais il rappella tout fon courage , &. fe réfolut k obéir. II les fuivit •jufques dans la cave , oii les fantömes difpa■rurent avec un furieux bruit. Thibergeau fit föniller a 1'endroit oü avoit ceffé 1'apparition , & troüva des tréfors d'un prix infini, & de la vaiffelle d'argent & de vermeil, dont on a même gardé quelques affiettes dans fa maifon , , pour donner plus de poids a la tradition : elle paffe pour conftante dans la province ; &c li c'eft une chimère, il n'y en a pas une autorifée par plus de circonftances propres a la perfuader : il y a même eu un-arrêt è.%  de 'Campagne: tf parlement autenthiquement rendu, poitr adjua Thibergeau la vaiflelle d'argent, dont fes frères lui demandoient le partage. : Le duc s'arrêta a ces mots. En vérité; lui dis-je, monfieur le duc, vous m'avez, fait peur! Je trouvé Thibergeau encore plus brave que madame Deshoulières : mais elle a fon fexe pour elle qui ajoute bien a fa valeur. II étoit fi tard quand j'achevai de parler, que la compagnie fe fépara & fongea a s'aller mettre au lit; je vous dirai en paflant, madame , que je n'entendis rien toute la nuit, & que s'il revient d'ordinaire des efprits dans cette chambre, je ne leur parus pas apparemment digrie dé leur colère. On fe leva fort tard; on dïna délicieufement dans la falie voifine de Forangerie, ou des fontaines entretiennent le frais. Le duc de.... madame d'Orfelis, & ie chevalier jouèrent après le diner une reprife d'ombre , tandis que le comte & la marquife s'entretenoient apparemment de leurs feux : je regardai jouer , & je vis que Chanteuil favorifoit beaucoup madame d'Orfelis , & lui faifoit gagner tous les codilles qu'il pouvoit. On monta enfuite en caroffe pour s'aller promener fur le bord de la rivière.' On vit un bateau couvert de feuilles & de branches de chevrefeuille qui netoit la que  ïS .--Voyage pour nous : on y trouva des carreaux pouf s'affeoir comimodément & de-s rafraichiflemens, un autre bateau fuivoit avec les haut - bois du comte. Vous favez, madame , qu'il en a de très-bons ; c'eft de tous les inftrumens le plus agréable fur 1'eau. On ne fit mettre a bord que lorfqu'il fut tems d'aller fouper ; la troupe fe trouva augmentée d'un homme que vous connoiffez fi peu, qu'il eft a propos de vous faire fon portrait. II eft grand, un peu gros, quoique jeune; fa jambe eft belle, fon air de petit-maitre, hardi, fier, téméraire; il porte une perruque brune, il a de grands yeux noirs, beaux a la perfeftion, le nez un peu aquilin, la bouche aflëz grande, mais rouge & agréable; il a les plus belles dents du monde : il a orné fon efprit de tout ce qui ne lui a coüté ni peine, ni foins : il en a naturellement s & de 1'ima* gination encore au-dela : fa tête étant pleine de comédie, d'opéra & de vers, il fait des ci.tations juftes, &c fait fi bien mettre k profit ces talens, qu'on ne peut s'ennuyer avec lui. Que vous dirai-je enfin, madame ? le marquis de Bréfy eft un homme très-aimabie, Sc fon arrivée fit plaifir k tout le monde. Ma foi, mon ami , dit-il au comte en entrant, la bonne compagnie ni'attire ici; ce lieu me parolt  de Campagne. 17 paroït fort différent des toiles oü nous avons habité les autres années; & pourvu que les dames ne me prennent point en averfion, je n'en partirai qu'avec elles. Sélincourt le recut a bras ouverts, & la marquife en fut regardée bien favorablement; elle n'efi point coquette; en vain lui auroit-il prodigué fes regards, fi le comte par 1'effet de quelque caprice que 1'on ne connut point alors, ne fe fut avifé de me parler quelques jours après fur un autre ton qu'a 1'ordinaire. Je n'y fis d'abord aucune attention ; enfuite 1'expérience du monde ne put me laiffer ignorer, que s'il ne m'aimoit, il voulut du moins me le faire croire; car pendant quelques jours il eut des foins & des applications qu'on n'a guère pour une perfonne indifférente. Je fins amie de la marquife : cette aventure m'embarrafia : fi je vais, difois-je en moi-même, révéler ce fecret a madame d'Arcire, elle fera des reproches a fon amant; il me trouvera indifcrète ou vaine; il me haïra; & la difcorde s'emparant des efprits, chacun fe féparera, & on dira dans le monde, que les femmes ne peuvent vivre enfemble. Je conclus de ce petit raifonnement, que c'étoit a la marquife a s'appercevoir des coquetteries de fon amant, & que je devois écouter les protefiations du comte, fans Iss B  t% Voyage troire & fans les rebuter. Voila un milieu dit*ficile k aftraper ; mais comme j'étois de fang froid , j'y réuiïis parfaitemenn D'autre part * Brefy ignorant les intéréts de nous tous, & n'étant pas d'humeur k fe donner beaucflup de peine pour les dames, fuivit le penchant qui le portoit k vouloir p'.aire k !a marquife ; & la marquife de fon cóté , n'ayant que trop appercu les foins que Sélincourt avoit pour moi , trouva plus commode d'écouter un homme aimable qui lui rendoit des foins * que de faire des reproches a un amant qui la vou-' loit abandonner; peut-être ce parti étoit-il plus de fon goüt, peut-être aufh efpéroït - elle de faire revenir fon infidèle par cette conduite : ce ne feroit pas le premier que ce feeret auroit rappellé* Le chevalier & madame d'Orfelis paroifïbient avoir déja une paffion dans les formes; elle fe contraigpit clans ce commencement, & ne fit voir que le briilant de fon efprit k fon nouvel adorateur, qui en étoit enchanté. Lui, de fa part, ne montrant que fa vivacité, & gardant fon inconffance pour une autre faifon, avancoit confidérablement fes affaires: & vous voyez bien , mada , qu'ils fe trompoient tous deux. Le duc continuoit a me dire des douceurs, fans refpeö aueun de fon neveu, qui n'étoit  BE Ï»AMPAgnè; i| pas bien effrayé de ce rival; il propofoit pourtant des choles affez folides j 6V pour peu qu'ori eÜt eu le cceur intéreïfé, on lui auroit fait faire du chemin, Quelques jours après que le marquis de Bréfy fut arrivé , on alia fe promener dans une forst Voifine ; on y trouva une coilation magnifique j fous une feuiilée galarite ; les haut-bois nous y vinrent trouven Je n'aitoois pas Ie comte ; jé croyois qu'il n'étoit pas fort amoureux'dé moi ; mais ia préférence flattant món amour propre, fa feule apparence me fuffifoit j & j'ayöis ce joukla uri pencharit a lajoie, qui, fi je 1'ofe dire, ne me rendoit pas ennnyeufe* Sélincourt, malgré qu'il en eüt, comrnenéoit' d'être fort Faché de la ïiaifon qu'il croyoit fé fbrmer entre. madame d'Arcire & le marquis | il en redoubloit fes foins auprès de moi; mais a parlernaturellement, fa jaloulie 1'animoit bieri plus" que mes yeux. La marquife, qui avoit un amant a conferver & tm a faire revenir; n'étoit pas fans oecupation ; ii falloit du brillant poufr mettre a bien ces deux entreprifes, auffi n'en éut-elle jamais tant. Pour Bréfy , il n'avoit qu'un objet : mais il en paröifföit fi occUpé \ qu'il ne parut que trop agréable. \ Le vieux duc> q«i me vouloit plaïre, prodigua , pour ainfi dire, Pencens Sc ia politeflfe j B ij  ao Voyage & quoique le chevalier & la belle Orfelis ne forgeaffent guère a nous tous , ils paroiffoient fi contens , qu'on avoit envie de fuivre leur exemple. Dans de telles difpofitions , vous devez juger, madame, que la cqnverfation ne devoit pas languir : il y eut au commencement quelques traits piquans dans la converfation, avec une apparente douceur qui ne permettoit d'y Tépondre que fur le même ton ; mais fur la fin de la collation , le comte me baifa la main , en recevant de moi des fraifes qu'il m'avoit demandées. La marquife me dit en riant, que j'étois apparemment comme madame de dont M. de Buffy dit qifelle n'avoit jamais refufé la main , paree qu'elle ne croyoit pas que ce fut une grande faveur. Cette attaque me fit rougir , car je vis bien qu'elle rouloit fur ce que je n'ai pas la main belle; mais, me remettant promptement: il eft vrai, dis-je en riant aufii, que ma main ne peut faire grand plaifir a baifer ; mais ces converfations fecrettes que vous avez avec M. le marquis, comment les appellez-vous ? II fa ut décider ici, & avouer la faveur , ou renoncer a 1'efprit. Cette repartie embarrafia fort la marquife. Le comte faifit 1'occafion de lancer aufii fon trait, & dit que, felon toutes les apparences, ma-.  de Campagne. %t dame d'Arcire ne renonceroit point a fon efprit , & qu'il n'y avoit point de dame qui n'aimat mieux être foup9onnée d'avoir une paffion , que d'être atraquée par fon efprit ou par fa beauté. Bréfy, qui vit que fa maïtreffe commencoit a s'embarrafTer , vint a fon tecours j 8c lui dit qu'en tout cas, fi ces entretiens étoient une faveur , comme il cn vouloit bien convenir , par 1'agrément qu'on y trouvoit , c'en étoit une fi innocente, que fi elle ne lui en fuifoit jamais de plus grandes, il n'aurok pas lieu de fe vanter de fes bontés» Vous avez un air fi prévenant 8c un mérite fi fupérieur aux autres, lui repartit le comte, qu'en effet madame eft dans fon tort, de n'a.voir pas déja fait plus de chemin ; mais avec un peu de patience, ajouta-t-il flèrement, vous ferez des progrès tels Ah ! inter- rompis-je , monfieur le comte, ne mêlons point d'aigreur a nos railleries; nous ne nous quittons point; rien ne peut être fufpecl dans nos aftions ; ne troublons point 1'innocence de nos plaiftrs ; 8c pour reraettre le calme dans nos efprits, danfons fur le gazon comme les bergères au fon des haut-bois. Le coTnte , honT teux d'avoir marqué de la jaloufie , & voulant en donner a fon tour,.me prit d'un air galant pour aller danfer, 8c tout reprit une face riant& B üj  m Voyage Je fis grand plaifir k madame d'Arcire; ce, n'eft pas que le dépit du comte ne la fït triompher ; mais elle eft fage ; elle craigno.it une, cpierelle entre deux braves gens „ qui auroient pouffé la chofe trop loin. Q.n danfa long tems, &C fort bien, Le vieux duc fit des merveiiles , cabriola même pour me prauver fa fanté. Le bal fiui, on s'aftit en rond ; & comme, la nuit approchpit, & qu'il étoit précifément cette heure oii tout prend une forme indécife, pü les arbres paroiiTcient des géaris, & les hommes des ombres, n.'eft-il pas vrai, dit le duc en me mop trant un gros buiflb.n k quinze, ou vïngt pas de la , que fi vous ét.iez feule , ce, jbuiffon vous paroitro.it un groupe d'eiprits i\ Je conyiens , repris-je, que mesy.eux y pourroient être trompés ; mais je crois avoir affez, prouvc mon affürance, pour h'êirè pas feule, apofirophée fur la p0hrpnn.er.ie. Pour moi, ctj$ madame d'Arcire , j'avoue que j'ai quelquefois^ peur , & que je n'airnérois point k me tro.uver. feule ici. Bréfy lui dit la-dduis quelque chofe, è Poreille : Sélincourt le remarqua ; &. je commencai au pl.us vitè une hifloire pour détourr ner encore des remarques qui auroient pu alles trop loino 0.  be Campagne, 3$ HISTOIRE D' U N F O L L E T pajflionné pour les chevaux. J e vous affure , dis-je, que je fuis hardie fuif les vifions , piirce que je n'en ai jamais eu ; mais je mourrois de mort fubite , fi je voyois. quelque chofe;a moins, ajoutai-je,. que 1'apparition ne fut de la nature de- eelle d'urt homme de ma connoiffance. Ce n'étoit pas un perfonnage fort important ; il voyageoit furun petit cheval blanc , qui portoit auffi fa, vaüfe: quelques affaires 1'obligèrent a féjourne? dans la principale hötellerie d'un bourg.. Le jour qu'il en voulut partir, on na- trouva plus fon cheval dans 1'écurie ;: on le cherchoit de tous ks cötés., lorfqu'on vit parokre fat, tête par la fenêjtpe du grenicr au foin , oit on n'arrivoit que par- une cchelle. L'hóte femit a rire, malgré le chagrin de mon homme qui ne pouvoit deviner pourquoi & comment on avoit- guindé fon p^efroi fi haut. I! fut enfin éclairci du fait ; c'éioit un follet fort fa-< jry.Ux.-r, dans la maifon ,,. fujet a s'entêier 4fe B. lx  24 Voyage certains chevaux. La phyfionomie de celui-ci lui avoit aparemment plü , & les bottes qu'avoit fon maitre lui faifant comprendre qu'il alloit le féparer de fa nouvelle paffion , il avoit trouvé moyen de le mettre en sureté. On pourroit même tirer une petite morale de ceci, &c dire que follet a part, rien n'eft impoffible a 1'amour. Ah ! pour cela , mademoifelle , s'écria le comte , votre morale eft un peu tirée aux cheveux ; car 1'amour tout puiffant qu'il eft , ne pourra jamais , fans diablerie , faire entrer un cheval par la fenêtre d'un grenier au foin. Mais, ajouta-t-il , je vous demande pardon ; je vous ai interrompue mal-a-propos; 1'aventure eft plaifante , quand elle ne feroit pas vraie. Achevez-la , s'il vous plaït. II ne me fera pas difficile , repris-je. L'höte affura le voyageur qu'il falloit quitter les bottes, & prendre 1'air d'un homme établi dans le liet*. Ce confeil fut fuivi; & la même puiffance qui avoit fait monter le cheval au grenier, le fit defcendre a Pécurie. On ne perdit pas un moment ; on lui mit la felle & la bride , & fon maïtre s'en alla bien aife d'avoir dupé 1'efprit: mais ce fut lui-même, qui en demeura la dupe , car le pauvre petit cheval blanc déperit a vue d'ceil pendant quelques jours, & mourut enfin fur la route.  de Campagne. 2,5 Voila , madame , la petite narration que je fis , qui , n'ayant rien en elle d'eftrayant , eft fi véritable, qu'elle ne doit pas laiffer de perfiiader les incrédules. HISTOIRE D'UN FOLLET appdlè Monsieur. L e duc dit, qu'il avoit entendu parler d'un chateau en Touraine , oü il y avoit un follet, qu'on appelloit Monfieur. On n'en avoit jamais pu.voirle vifage ; mais il avoit une grofie chevelure crêpée d'un blond doré , & portoit toujours un habit de taffetas d'Angïeterre, "noir , qui faifoit beaucoup de bruit. Monfieur étoit un goguenard, ajouta-t-il, il alloit tirer les fièges des domeftiques , quand i!s étoient au-tour du feu , & lorfqu'il en avoit fait tomber quelqu'un , il faifoit de longs éclats de nre , & tachoit d'en attraper un autre. II ne s'attaquoit point au maïtre, ni k la mairrefle , pour faire de ces fortes de raiileries, mais il fe promenoit fouvent avec eux & rioit • de tout fon cceur ? quand on difoit quelque  Voyage chofe de divertifTant. On cnif au commence* ment, que Monfieur demandok des prières ; on lm en fit faire de toutes les facons : on fit même venir des capucins. Monfieur fe fit voir a enx ; mais il ne répondit pas un mot a toutes. leurs queflions. Enfin on crut , qu'une ame pure lui ferok rompre le filcnce : le fei gneupdu chateau avoit un fils très-aimable & trèsairoé , qui n'ayant que fept ans , parut fort propre a. leur deffein : il étoit accoutumé a voir Monfieur , 8c n'en avoit nulle frayeur* On lui demanda cependant, s'ïl pourroit bien. coucher feul dans une chambre oii Monfieur pourroit ven.ir ; qu'on lui allumerok des bougies , Sc qu'on. lui donneroit du bonbon. L/cnfant aflura qu'on ne pouvoit lui faire pkis de plaifir. Tout fut executé fuivant le projet ; mais le fuccès en fut tragique. On trouva le petit-homme !e iendemain matin avec une grofTe fiévre & fort abattu. Tout ce qu'on put tirer de lui, fut que Monfieur étoit entrédans fa chambre ; qu'il avoit commencé par éteindre les bougies avec le vent de fon raanteau de. taffetas. L'enfant voulut alors continuer fa narration , mais Ur k;i prit des convulfions fort dangereufes , qui Ten empêchèïcnt. II mourut quelques jours après; fic Mon-. fieur après ce bel explok , n'a plus para. au, chateau de Montifon.  P e Campagne. %j Le duc n'eut pas plutöt fini fa tragique hiftoire , qu'on fe nat a plaindre un père & une Jmère qui ont été caufe de la mort de leur fij$ par une piété mal emendue. Madame d'Orfelis voulut auffi dire fon mot; mais comme elle n'avoit pas ceflé d'écouter Chahteuil, ou de lui parler, je ne pus m'empêcher de rire , ni de lui dire même qu'elle avoit une forte d'efprit comme Céfa.r; & que d'écouter un.homme qui fait plaifir, fansperdre ce que les autr.es difent , me paroiffoit même au-deffus de diöer a quatre fecretaires. Ce fut uneplaifanteriequi m'échappa; car vous favez, madame, que Ia belle O.rfelis eft très-redoutable, tant par fon efprit que par la hauteur. de fa voix j elle rougit, & fe déconcerta un moment; mais c'eft le propre des cornmencemens de pafiio.n , de donner de la douceur • auffi , contre fon ordinaire, elle me répondit, qu'elle ne pouvoit nier , que le chevalier' ayant 1'efprit agréable , elle ne prït plaifir k fa converfation ; mais qu'elle n'oublioit pas, pour cela le refte du monde :. & pour vous montrer que je dis vrai,Je vous con.terai une. aventure ce foir , qui m'a un peu guérie de la peur des efprits; mais il faudra pour cela, ajouta-t-elle en riant, qne je prenne les chofes $6 plus haut, & que je, vous apprenne pref-  Voyage que toute mom hiftoire. J'aurai peut-être Ia maliee de vous ennuyer par un long récit, pour vous punir de la guerre que vous me faites. On 1'afïura qu'elle pouvoit difpofer de nos attentions tant qu'il lui plairoit, fans qu'elle put nous caufer un moment d'ennui. A ces mots, on remonta en carofTe pour fe rendre au chateau de Sélincourt. On fervit le fouper dès que nous fümes arrivés ; & comme nous nous couchions fort tard, on fit une petite baffette avant que d'entendre 1'hiftoire de madame d'Orfeiis.Elle prit enfuite ainfi la parole. H ï S T O I R E DE MADAME D'ORSELIS. "Vous connoiffez ma maifon & ma figurej c'eft un grand foulagement pour celle qui conie fes aventures : mais ce que vous ignorez peutêtre , c'eft que j'ai fait des paffions dès onze ans. II eft vrai que le premier qui s'avifa de me trouver belle, étoit un homme fi fort audeffous de moi, qu'il n'eutjamais la hardiefle de me dire fes fentimens ; mais il fe dépiqua de fon füence refpeclueus par des extrava-    de Campagne. 2^ gances fi oufrées, que la jaloufie lui fit faire quatre ans de fuite , que ma mère fut contrainte de luidéfendre fa maifon , quoique d'aiileurs il fut fort divertiflant. II propofa a trois hommes qu'il croyoitmes amans-, de s'aller battre dans les pays étratigers pour éviter les fuites qu'ont les duels en Frarice depuis le règne de Louis le grand. II y en eut deux qu^ne voulurent pas porterfi loin leur colère, avec qui il fit deux combats, tant bons que rnauvais ; enfin il étoit comme un forcené, & on fit fort bien de le chafïer. Parmi un affez grand nombre d'adorateurs qui fe préfentoient pour le mariage , il y en avoit un qui étcit un homme de qualité , d'efprit , devaleur& de diftindion. Cette conquête flattoit ma vanité. Jamais paflion ne fut fi ardente & fi dtirable que la fienne ; mais il y en avoit un autre jeune 8c beau comme 1'amour , & trèsamoureux aufii. Si le premier avoit eu la figure de celui-ci , ou que celui-ci eüt eu 1'efprit de 1'autre , c'étoit une affaire faite , mon cceur étoit pris;mais comme ils avoient chacun un endroit foible , ou que mon heure n'étoit pas venue, je me contentai de meréjouir les yeux avec 1'un , & 1'imagination avec 1'autre. II fe paffa plufieurs incidens fort extraordinaires, caufés par des amans de tra-  3# Voyage verfe , & par des vues qui prenoient h ma familie fur moh établiflèment, & qui étóient fouvent mal dirigées. Mais je vous feraigracé de ces bagatelles pour en venir a une chofé plus grave. Je fus mariée k feize ans k monfieur d'Orfelis; vous n'ignorez ni fa naiflance , ni fori bien ; mais je ne crois pas que voüs ayez connu fa peifonne, paree qu'il faifoit fon principal féjour en province : il avoit une belle taille i de belles jambes , les dents fort blanches, des cheveufc bruns fort laids, les yeux grands , enfoncés, le regard funefte, le teint jaune 8è bafanné, Ia forme du vifage défagréable , 6z quatré plis marqués dans les joues , comme fi on avoit voulu y faire des fillons: il avoit de 1'efprit 5 mais une triflefle profonde , un penchant a la colère , que fa raifon ne pouvoit modérer: jaloux au-dela de 1'imagination^ foupconneux i porté a croire le mal ; mais avec tout cela fort honnête homme i libéral &: magnifique. I! avoit une p'afïiön effrenéé pour moi , qui lui perfuadoit qu'on ne pouvoit me voir fans m'adorer. Cette idéé mé rendit la plus malheureufe perfonne du monde ;il fut jaloux , non pas depuis le fceptre jufqu'a la houlette ; mais de tout Pefpace qui templit ces deux extrémités; jamais je n'eus  öte Campagne. $t m quart-d'heure de repos: toujours clans Pardeur de fa paflïon ou clans les fureurs de fa jalöuïïe , j'étois contrainte de fouffrir des témoignages de tendreffe d'un horhme que je n'aimois pas, ou d'écouter des reproches que je ii'avois pas mérités. II feroit trop ennuyeuxde VOus direce que j'endurai dans ce rrifie mariage; mais fouffrez que je vous en dife uri train Le chevalier de ...... co!onel de dragons, paffa dans la ville oü j'étois alors avec fon régiment; il me vint voir, cömmeune de celles dont la maifon étoit la meilleure : je ne le connoifiois point; il me préfenta deux de fes capitaines qui étoient de jolis garcons, polis & doucereux. Monfieur d'Örfelis étoit préfent i il fut affez gracieux ce jour-la, il leur offrit k fouper; le chevalier de s'en défendif, & jamais je n'avois recu de vifite qui m'eüt été moins funefte ; mais je n'étois pas deftinée k me coucher fans chagrin. Monfieur d'Örfelis me propofa le foir d'aller chez la gouver* nante : il étoit de fi bonne humeur , que je ne voulus pas le contrarier. On fut furpris d'une pareille débauche ; & on fe mettoit en devoir de jouer quelque reprife , lorfqu'on enten dit un grand bruit, & qu'on vit entrer une troupe de mafques bizarrement habillés?  Voyage maïs en gens du monde , & bien difFéremment de ceux que nous voyons quelquefois; ees mafques avoient a leur fuite tous les violons de la ville , & les hautbois du chevalier qui étoient excellens; cela n'avoit pas méchant air.. L'on ne doute pas des perfonnages; mais ce qu'il y eut de cruel pour moi, ce fut la préference qu'on me donna. La gouvernante n'étoit pas de figure a danfer: il y avoit bien d'autres femmes; & leur dépit ne fut pas moindre que la rage de monfieur d'Orfelis , quand le chevalier me donna la première courante. Je me doutai bien du retour qu'auroit eet honneur; je danfai en tremblant , quoique je ne fois pas naturellement timide , & j'allai prendre monfieur d'Orfelis d'une manière fort obligeante. 11 me dit avec un vifage tout changé , qu'il avoit mal au pied, & me refufa tout net. J'allai honteufement prendre un des mafques, & je revins me placer auprès de monfieur d'Orfelis. Vous êtes bien indulgente , madame , me dit-il , de vous laifler ferrer la main comme on vient de faire„ Moi , monfieur, lui dis-je , ferrer la main ? vous rêvez. II fecoua la tête , & me quitta pour m'aller lorgner du coin de la cheminée. Un de ces jeunes gens qui étoient venus me voir, voyant mon mari loin de moi, vint me conter de  -de Campagne." 3y He ces fadeurs qu'on dit dans ces occafions avec ce petit jargon de marionnette. Surpris de ce que ,e ne répondois rien , il s'écria qu'il etoit bien malheureux d'avoir paffe les mers pour venir tróuver une ingrate. Autre badinene de mafcarade: mais ces mots frappèrent les oredies de monfieur d'Orfelis. II crutque eet homme avoit paffe les mers, comme s'il 1 avoit vu ; & s'approcha de moi: vous preffet-on trop, madame, me dit-il ? Je ne fais , lui dis-je, monfieur, ce que vous vöulez dire' on ne preffe point les femmes comme moi* J'y pourrois mettre ordre en tout cas re' partit-il d'un ton de défi. Oh ! dit le maf ~' d un air rronique , il ne fait pas bon iel pour moi: on m'extermineroit infailhblement. II s'é loigna de moi en difant ces mots. Mon manfentit cette raillerie jufqu'au vif, & je ne fais comment il ne fit point le dom-Qui_ chotte en cette occafion. II fe paiTa encore" d'autres circonfiancesque j'obmets, pour vous dire que , quand nous fumes entrés, je fus traitée comme fi j'avois été trouvée en faute; 6c ce qui mit le comble a fes foupcons , c'eft que ces mêmes gens qui avoient refufé de fouper chez lui, étoient venus è ma porte , favoir fify étois; & n'allèrent chez la gouvernante que lorfqu'on leur eut appris que nous y étions C  54 Voyage allés. Je n'ai vêcu que deux ans avec monfieur d'Orfelis, & je pourrois commencer dès le lendemain de mes nöces 1'hiftoire de fa jaloufie jufqu'au jour qu'il tomba malade pour mourir. Je ne me fouviens pas d'avoir paffé un jöur*heureux avec lui : toujours foupconnée & innocente, les applaudiffemens qu'on me donnoit m'étoient k charge, quand je penfois qu'on en feroit la matière de mes chagrms. Sa maladie fut courte: il ne paria que de moi, dès qu'il fentit les approches de la mort.Son feul regret étoit de me quitter : j'étois jeune , je n'aimois rien. Le fpedacle d'un homme mourant, défarmé de cette fureur qui 1'avoit rendu formidable , ne fe fait point voir impunément k une perfonne qui n'a point le cceur mauvais. Dès qu'il fut mort , je ne le regardai plus comme ce-mari terrible qui m'avoit tourmentée fans fujet & fans mefure. Je le vis comme un homme malheureux , qui agité d'un amour violent , n'avoit pu réfifter a une autre paffion cent fois plus cruelle , que la nalure ne lui avoit donnée que pour fon tourment. Enfin , mefdames, je pleurai, & je fus afiligée trèsfincèrement; des femmes de mes amies qui me vinrent voir dans cette cérémonie lugubre , ou des appartemens tendus de noir ne paroiffent jamais affez fombres, k moins qu'on ne  öe Campagne, ^ sV «frêle col, ces femme*, dis-je, imprudenres au dernier point, fe vinrent réjouir avec moi, de ce que jWs perdu mon tyran Ce fut avec un étönnement étrange qu'elles me vn ent répandre un torrent de larmes : il failt cependant convenir que mon afrlidion ne fut pas longue, & qu'elle fe peut nommer plutotpmé que douleur. j'étois élevée dans des prejugés très-fevères fur ce qui regar de la réputation ; plus je me trouva! jeune , plus mon man avoit été défagréable, plus je crus qu'il falloit garder de mefures. J'étois alors k Parison eft fouvent expofé dans ce lieu, k la tentation de voir trop de monde; je craignois de navoir pas la force de faire toujours fermer ma porte k bien des gens qui s'y préfentoient. Je pns le parti d'aller paffer tout 1'été k une terre de ma familie avec mesfeuls domeftiques Je lifois , je me promenois , j'écrivois k mes amies , je paffois enfin une vie douce dont je ne m'ennuyois point, lorfque j'entendis plu. fieurs nuitsde fuite des bruits au-deffus de ma tête qui ne me parurent pas naturels : c'étoient des coups franpés k diftances égales, c'étoient des courfes précipitées, c'étoit enfin tout ce qu'il talloit pour effrayer une plus hardie que moi ; car j'étois très-poitronne en ce tems-li *e tms pourtant affez bonne contenance pen- C ij  jé Voyage dant quelques jours, & je voulus croïre qué c'étoient des bêtesqui entroientpar lesfenêtres des chambres qui étoient au-deffus de la mienne : ce qui m'étonnoit, c'eft que quand il me venoit compagnie de Paris, le bruit ceffoit , & on ne recommencoit Ie manége nocturne , que lorfque je me retrouvois feule. J'avois quelquefois affez peur; mais je ne fongeois pas pour cela a partir ; & c'étoit apparenv ment a quoi 1'efprit vifoit. Une nuit, nuit la plus terrible de ma vie , j'entendis a la porte qui fermoit mon antichambre , un vacarme fi prodigieux , que j'aurois eu lieu de craindre les voleurs , plutöt que les ames, fi auparayant on avoit donné le fignal par trois coups épouvantables qu'on avoit frappés au-deffus de ma tête ; mes femmes étoient couchées dans une chambre a cöté de la mienne , j'en appellai une qui mouroit de frayeur : j'avois heureufement de la Iumière , fans quoi elle n'auroit pas eu la force de fe lever; je lui ordonnai de rappeller tout fon courage , & de crier au feu par la fenêtre pour faire venir mes gens: le premier qui s'éveilla fut mon cocher , qui vint fous mes fenêtres , armé du croiffant avec quoi on tond les paliffades. On n'a jamais fu pourquoi il s'étoit muni d'une arme orTeniive pour accourir au fecours de  de Campagne.4 37 gens qu'il croyoit dans le feu ; quoiqu'il en foit, je fus un peu raffurée quand j'entendis un homme parler ; la difficulté étoit de le faire entrer: perfonne n'avoit la force d'aller ouvrir la porte du veftibule ; car nous n'étions que des femmes dans le corps de logis : enfin , mon cocher imagina de fe fervir encore de 1'échelle des jardins. 11 monta fièrement, comme s'il fut allé a 1'afiaut. Tandis qu'il étoit fur 1'échelle , le même bruit fe fit k la porte dont j'ai parlé. Ha , ha , dit-il, vous parJez de feu , & ce font des voleurs ; il n'importe, qu'ils viennent, its verront beau jeu. Cette humeur belliqueufe lui étoit infpirée par meslaquais, qui, s'étant habillés a la hate , le venoient foutenir dans cette grande aventure. Ils entrèrent tous par mes fenêtres ; & 1'efprit voulant apparemment briller devant eux , fit trembler avec une rumeur endiablée, une cloifon qui féparoit ma chambre d'une autre. A ce bruit fuccéda un caime profond; mais il ne pafla pas jufques dans mon ame. Elle étoit agitée de la plus violente peur qui fut jamais, tremblante dans mon lit, a peine ofois-je tirer ma tête de defibus ma couverture. Une de mes femmes s'approchoit de moi en me plaignant, & m'afluroit que crainte de m'efFrayer eile n'avoit pas voulu me dire tout ce qu'elle C iij  3§ Voyage avoit vu & entendu; que le bout-de-1'an de monfieur d'Orrelis approchoit , qu'il demandoit apparemment desprières; qu'il avangoit peu a peu fa marche , que peut-être 1'aufre nuit- viendroit il me parler a moi-même , & cent autres vifions qui m'auroient fait rire dans un autre tems , & qui trouvant déja mon imagination triftement frappée , y firent une impreflion qui tenoit du délire. J'ordonnai a mes gens d'aller chercher un abbé qui n'étoit qu'a une lieue de chez moi; il étoit ami de ma familie , & le mien en particulier : j'efpérois un grand foulagement de fes confeils. II arriva peu de tems après ; il étoit déja grand jour. Ah ! mon pauvre abbé , lui dis-je , ne fuis-je pas bien malheureufe ! Les contes d'efprits paffent pour des fables, je fuis choifie pour en éprouver la vérité. Mon air étoit fi affligé, & mon ton fi fanglottant, que j'efpérois du moins un peu de ccnfolation : mais 1'impiroyable abbé fe moqua de moi ; & s'approchant de mon oreille, il m'afiura qu'une de mes femmes avoit infailliblement un amant a Paris qu'elle vouloit revoir. Je le penfai battre a ce difcours. Je ne voulois être ni vifionnaire , ni dupe : je crus pouvoir lui prouver , que les bruits qui s'étoient faits , ne partoient point de forces humaines , & je conclus qu'il fal-  de Campagne. 35 loit envoyer chercher des capucins pour venir veiller dans ma chambre. A cela , il me dit que les prières étoient toujours bonnes. Je defcendis dans une falie, pour n'être pas dans un lieu ou j'avois de fi cruelles appréhenfions. Je dis a la même femme qui avoit crié au feu, qu'elle allat querir de quoi roe coëffer. Eile revint un moment après plus morte que vive ; & fe laifTant tomber a mes pieds : ah ! madame , me dit-elle , je n'en puis plus ; je viens de votre chambre , nous avons fait votre lit, tout étoit propre & arrangé , je remonte dans 1'inftant , je trouve vos matelas , votre lit deplume, votre traverfin de-ca & de-la roulés comme de grands corps morts dans vos couvertures, je vois votre toilette toute renverfée , votre rniroir a bas, la glacé contre terre. Ah! m'écriai-je douloureufement è cette circonftance , il eft donc bien vrai que monfieur d'Orfelis ne veut plus que je me pare, & qu'il me tourmente encore après fa mort par les efrets de fa jaloufie ! L'abbé ne put s'empêcher de fourire ; mais il monta pour voir tout ce défordre : il vit que Ia peinture étoit jufte.Il en fut étonné ; & d'autant plus que la femme qui la lui avoit faite ne lui étoit point du tout fufpecte, & qu'elle 1'affura que perfonne n'avoit monté depuis que ma chambre C iv  Voyage etoit faire. De grandes griffes noires fe trou« verent imprimées fur ma porte; enfin la chofe fut pouffée loin : & comme je n'avois pas trop de tout mon domeftique pour me raffurer , cette autre femme qui m'avoit menacée de la vifion de M. d'Orfelis, me dit encore, qu'affurément je ne devois pas refter dans un lieu ou il viendroit infailliblement me parler. Ce fut envain que 1'abbé me propofa de veiller dans ma chambre, & de fouienir lesapproches de 1'efprit. La mefure de ma peur étoit comblée ; je fis mettre mes chevaux a mon carroffe , je m'en allai a Paris, ou je menai 1'abbé , n etant pas bien füre que 1'efprit ne s'apparüt k moi en chemin. II fe moqua bien de moi, & d'un vceu que je fis d'aller a pied faire un petit pelerinage , pour qu'il plüt a 1'ame de monfieur d'Orfelis de me laiffer en repos.' Dès que je fus arrivée a Paris, 1'abbé qui etoit refté dans la cour, montapour me venir dire qu'il venoitde voir 1'efprit ; que c'étoitun grand gargonbien fait qui courtifoit ama porte certe femme dont j'avois fuivi les confeils. Ce n'étoit pas encore le tems de me faire entendre raifon: j'exécutai mon voeu le lendemain aux dépens de mes pieds. Plufieurs perfonnes k qui je confiai mon aventure , m'ayant foutenu qu'elle n'avoit riea d'effeclif, je commencaj  ia> e Campagne. 41 a déferer a leurs railons, je voulus bien retournero cette terreavec deuxou trois femmes & un homme très-incrédule fur les apparitions: je n'y menai point la femme contre laquelle on avoit quelque foupcon. Tout fut tranquille, pas le moindre bruit , pas le moindre fujet de peur ; ainfi raffurée , je retournai a Paris, je parlai k cette femme en maïtrefTe, convaincue de fon infolence. Elle niaavec hardieffe ; mais comme je n'ai rien vu depuis , & qu'il y avoit des caufes très-naturelles k tout ce que j'avois entendu, j'ai voulu me tenir pour dit , qu'il n'y avoit point d'efprits, & que tout ce qu'on en conté eft faux. C'eft plutót fait , madame, lui dis-je lorfque je vis qu'elle avoit fini fonrécit; mais 011 la peur avoit bien groffi les objets , ou ce que vous entendites étoit fort extraordinaire. Il pourroit bien être, reprit madame d'Orfelis, qu'en effet mon imaglnation prévenue ait un peu exagéré k mes oreilles ce qui me parut ft terrible ; mais cette femme couchant affez près de la porte ou fe fit le bruit, cette porte ayant de gros verroux , les barres des fenêtres étant près de fon lit , dont elle pouvoit difpofer k fon gré, & étant la feule de fang-froid, elle put faire tout ce qu'il luiplüt, fans que perfonne la foupconnat. Ce que dit madame  4* Voyage d'Orfelis eft vrai j dit le comte; 1'amour fait bien faire d'autres entreprifes ; & la peur qui eft dans fon efpèce une paffion auffi forte , ne laiffe point a la raifon le loifir de faire fes fonctions ; & il arrivé fouvent qu'on s'affectionne aux fentimens qu'elle infpire , ainfi qu'Èl de plus agréables: mais , ajouta-t-il, madame d'Orfelis ne nous a rien dit de ce qui s'eft paffe depuis cette lugubre année de deuil; car je ne puis croire que fon cocur faffe ici fon coup d'effai. Vous tirez auffi fur moi, monfieur le comte ? répondit-elle : croyez-vous qu'il ne faüle pas exercer 1'hofpitalité en tout. II ne fuffit pas de nous faire une chère délicate , d'avoir foin de nos plaifirs , d'aller au-devant de tout ce qui peut nous être agréable ; il faut encore ménager une pauvre hoteffe par 1'efprit & par les fentimens: je vous regarde a 1'heure qu'il eft comme un homme qui a bien de la générofité dans 1'ame , &pas la moindre ccmpafiion dans le cceur; mais , ajouta-t-élle en riant , je ne me trouve point aujourd'hui en humeur de me facher, & je vous avouerai que j'ai trouvé en mon chemin un homme qui m'a aimée éperduement , que j'ai aimé de même , que felon les régies cette union ne devoit jamais finir : mais ne m'en 'demandez pas davantage ; car toute ma philofophie ne  de Campagne. 43 po.urroit m'errpêcher cle mêler des emportemens de colère dans mon récit ; & j'ai de plus encore affez de délicateffe pour ne pouvoir entendre fans cbagrb les noms que mérite eet homme par les procédés qu'il a eus avec moi, & que vous lui donneriez infailliblement. La belle Orfelis foupira en achevant ces mots ; & Chanteuilfe fentant frapper au cceur par une douleur qui augmentoit fon amour , dit qu'il feroit injufte de faire de la peine k une dame qui venoit de leur faire un récit agréable , & qui avoit donné 1'exemple au refte de Ia compagnie de conter une partie de fes aventures. Pour moi, ajoutai-je , je le ferai quand on voudra, pourvu que nous alüons nous coucher auparavant. Tout le monde y confer^tit: mais il faut que je vous dife, madame , que pendant tout le fouper Bréfy donna dans Ia belle paffion. La marquife y répondit par une vivacité de regards qui lui fournit de grandes efpérances ; mais pour moi, dont le cceur n'étoit point prévenu , je démê:ai aifément que fa coquetterie n'étoit qu'un moyen pour faire revenir Sélincourt: celui-ci me difoit mille chofes équivoques dont j'aurois pü me faire 1'application ; mais il lui échappoit de tems-en-tems des regards fur madame d'Arcire , dont le dépit étoit le conducteur. Ce  '44 Voyage n'efl pas un fentiment qui annonce rindïfFérence. II me fit le lendemain une déclaration dans les formes : je ne jngeai pas k propos de m'en ofFenfer; mais je lui dis bien fincèrement, que je 1'eftimois trop pour ne lui pas confeiller de retourner a fon devoir ; que je voyois le motif de fes empreffemens pour moi; que je croyois qu'il avoit réuffi ; que la marquife n etoit ni tiéde , ni infidèle ; qu'il devoit ceffer une feinte qui ne pouvoit avoir que de fêcheufes fuites , car , ajoutai-je , ou votre maïtreffe donnera de plus en plus des efpérances au marquis , ou elle vous le donnera pour fucceffeur: fi c'eft le premier, le caractère de Phomme vous eft connu ; il ne les perdra pas fans que fa vanité en fouffre; il inventera une aventure , plutöt que de paroitre avoir été dupé : & fi c'eft 1'autre , vous êtes perdu , comte; car vous aimez éperduement; & vous feriez d'autant plus k plaindre , que vous ne pourriez raifonnablement vous en: prendre qu'a vous. Mais , répliqua-t-il , me trouveriez-vous bien digne de compaflion , fi vous vouliez me confoler ? & n'avez-vous pas tout ce qu'il faut ? Je 1'interrompis a ces mots , pour lui faire voir que madame d'Arcire fe levoit pour paffer dans fon appartement ; que le marquis vouloit 1'accompagner ;  ö E C A M P A C N E. 45 & qu'elle ne le vouloitpas. Je tachai d'obliger Sélincourt a la fuivre; mais il eft glorieux , & nous n'étions pas encore a Ia fin des troubles. Vous ferez fans doute étonnée , madame, que Ie comte fouffrit fi patiemment, en apparence, uri rival dédaré dans fa propre maifon: mais il n'avoit pas abfolument lieu de fe plaindre de Bréfy; ils étoient amis depuis long-tams; il lui avoit fait un myftère de fon attachement pour la marquife : on n'eft point obligé de deviner. Le comte qui véritablemant n'avoit feint de m'aimer que dans les vues que je vous ai dites , & pour donner une forte d'émulation a madame d'Arcire, que le calme lui avoit ötée , n'eut pas fitöt reou la représaille, que le dépit & la gloire fe méïant, il aima mieux continuer a me témoigner de 1'amour , que de faire le perfonnage de jaloux dans un lieu dont il faifoit fi bien les honneurs. Quelques jours après la converfation que j'eus avec lui, on paffa toute 1'après-dïnée dans les appartemens paree qu'il ne fit pas beau. On joua a la baffette, on danfa. II vint une compagnie du voifinage , moitié ville, moitié campagne, quine laiffa pas de nous amufer. Après qu'on eut épuifé les plaifirs ordinaires, on fe jetta dans la converfation : les dames campagnardes qui vouloient nous faire voir qu'elles  4& Voyage avoient les livres a la mode , ne manquèrent pas de la tourner fur les nouveaux contes des Fées, elles en décidèrent a leur manière. II y eut une jeune perfonne qui nous afTura que c'étoit des bagatelles que ces chofes-la , & que pour elles les le&ures férieufes faifoient fes plus grandes délices. Notre petite troupe n'étoit pas trop ignorante: nous voulümes voir quel ufage elle faifoit de ces livres graves ; mais elle nous paria avec une pedanterie fi choquante, des grimaces fi affeöées, & fon érudition avoit tant d'embrouillement, qu'après nous être réjouis de fa fottife autant qu'elle le méritoit, madame d'Arcire avoua qu'elle aimoit paffionnément les contes; qu'elle foutenoit que c'étoit avoir le grand goüt que "de les lire avec plaifir.Ce n'eft pas, ajouta-t-elle , que je n'admette point d'autres leöures ; au contraire, je ne conté celle-ci que comme un amufement: mais il faut convenir que quand ces fortes d'ouvrages font conduits avec 1'ordre que 1'art y met; que les paffions y font tendres , & que Fimagination s'y joue d'un air brillant & délicat; il faut , dis-je , convenir que les heures palTent comme des momens dans cette douce occupation : & qu'a peine le tems feroit-il plus court avec un amant aimé. Le comte avoit grande envie de la contra-  de Campagne; 47 *jer , & le marquis de 1'applaudir ; mais deC tinée comme j'étois è calmer les orages , je pris la parole , pour dire que j'en favois' un depuis long-tems qui avoit autrefois été conté , a un hotel fameux , dans un tems oh 1'efprit étoit un peu plus a la mode qu'a préfent ; qu'il y avoit aiïez d'art dans ce conté ; queft on vouloit j'en ferois part a la compagnie , pourvu qu'on voulütbien me permertre de ne fuivre pas mon texte fcrupuleufement , & que je puffe y mettre quelques embelMemens que j 'y croyois néceffaires. Tout le monde taupa a ma propofition : nous avions notre troupe provinciale pour deux jours; il étoit queftion d'interrompre un peu 1'ennui qu'elle nous caufoit: je pris donc la parole en ces termes: LE PÈRE ET SES QUATRE FILS. CONTÉ. Dans une des parties du monde vivoit un grand feigneur, fatigué du bruit & du fracas de Ia cour : il avoit montré fa valeur & fa niagnificence jufqu'è un age fort avancé. Le defir de revoir quatre fïls qu'il avoit eus d'une  4§ VOYAGÏ femme qu'il avoit fort aimée, qui étoit morté bientöt après la naiffance du dernier, le fit, retourner dans le chateau que fes pères avoient habité, avant que les récompenfes 1'euffent dédommagé de fes fervices. II trouva fes enfans en age de fonger a leur fortune : ils étoient bien faits, ils avoient de 1'efprit; mais le féjour de la campagne leur avoit donné un certain air contraint & timide, dont il n'imagina qu'un moyen pour les en défaire. II les nt venir tous quatre dans fa chambre : il leur dit que fon revenu n'étoit pas affez confidérable pour les rendre heureux; qu'il trouvoit beaucoup d'injuftice a mieux partager 1'ainé que les cadets, puifqu'ils étoient d'un même fang ; qu'il alloit leur donner a cbacun une part de fon bien , leur faire faire a chacun un équipage convenable a leur condition ; & qu'il ordonnoit a fon fils aïné d'aller chercher a faire fa fortune dans 1'Afie; au fecond, d'aller en Afrique ; au troifième , en Amérique, & au quatrième en Europe; que fa fanté étant affez bonne pour efpérer de les voir venir tous plus riches, & encore plus honnêtes-gens qu'ils n'étoient : il leur donnoit rendez-vous dans fept ans ; & que li le ciel difpofoit de fa vie , ils trouveroient tout en fi bon ordre, qu'ils auroient lieu de bénir 6c d'aimer fa mémoire. Les  d ë Campagne, j$ tes quatré fiïs affurêrent un fi bón pète de leurs refpeas & de leur obéiflancc; ils partirent peu de teifls après, & fuivirent leè ordres qui leur étoient prefcrits ! leurs avan^ tures ont été inconnues, mais ils ne manquèrent pas de fe rëndte au bötit de fept ans au chateau de leur père» Hs le trouvèrent én bonne fanté; ce fut une joie fenfible pour ces cinq perfon'nes, de ie revo* après une fi longue abfence :1e peré ^ui avoit nom Mondor j demanda a fon fils aïné qu'on nommoit Haraguan , le récit de fon voyage, & k quoi il s'étoit perfeflionné. II lm avoua avec quelqüe hönte j qu'il avoit cu pour principal ami en Afie un grand Négromancien, & qL1'il étoit devenu très-habile dans eet art; Ceft-a-dire, répartit Mondor, qu'a nomhw Ia chofe par fon nom, vous êtes un peu forcier Et vous, mon fils, dit-il au puïné, vous etes-vous exercé a une fciencé moins fornbre ? SeIgneur, reprit Facinety, je fafe devenu le plus excellent efcamoteur de 1'univers. Joueur de gobelets, ajouta le père : ne fardons point les chofes. Alorsfe tournant vers le troifième parlez k votre tour, lui dit-il, Tirandor* Pour mot, feigneur, je me vante de tirer plus jufte qu'homme du monde. Encore, dit D  5f<$ VOTA G E Mondor,* ceci eft-il un peu plus honorabléj Et vous , ajouta-t il, en regardarit le cadet ? Ah ! feigneur, dit-il en fe jettant a fes pieds, c'eft a moi a vous demander mille pardons : je fuis devenu artifan , fans aucun refpeö pour ma naiffanee ; mais fi la perfeöion diminue ma faute , vous m'en accorderez, lans doute , le pardon. Le trifte père fe mit a rêver profondément; fes yeux étoient tous changés : on voyoit bien qu'il commencoit a fe repentir d'avoir fait voyager fes enfans; mais comme il avoit du courage, il fe remit promptement; & les regardant avec un vifage plus ferain : vous n'avez fans doute pas choifi des ctats dignes de vous ni de moi; mais il faut favoir prendre fon parti, & tacher que 1'ufage que vous en ferez, refHfie ce qu'il y a eu de bas dans ce choix : il y a, ajouta-t-il, dans la forêt voifine de quoi me faire voir fi vous ne croyez point être plus habiles que vous lie Pêtes : en effet, un oifeau qui ne fait fon Bid que tous les cent ans , eft venu le batir cette année fur un de ces arbres : il eft inconnu.a tout le monde ; jamais perfonne ne 1'a trouvé : fi vous m'y menez , dit-il a fon ainé, vous n'aurez pas perdu votre tems en ■Afie. .- . Auffi-tot Haraguan fit quelques cercles avec  be Campagne.' fa baguette magique, Sc fortant avec Mondor, il le conduifit jufte au pied de 1'arbre, oii étoit le nid. Cela n'eft pas mal, dit le père ; mais Facinety, il faut ici faire un tour de* votre métier; montez fur les branches, & allez tirer 1'ceuf de deflbus la mère 'fans qu^elle s'en appercoive. Facinety plus léger qu'un faucon , vola plutót qu'il ne monta;°& dérobant 1'ceuf fans que la mère le foupconnat, il le tint en 1'air au haut de 1'arbre, pour marqué de fa vidoire. Ce n'eft pas affez ' ajouta le père; il faut Tirandor, que vous tinez une flêche fi jufte , que vous caffiez 1'ceuf fans blefler la main de votre frère. Tirandor ne manqua pas fon coup, 1'efpérance de 1'oifeau fut détruite , & eet ceuf tomba en mille pièces. Artidas, continua Mondor, il fai,t ici prouver 1'adreffe de vos mains. Artidas ne tarda pas un moment k rétablir fi parfaitement le bel ceuf, que les yeux les plus clairs-voyans n'auroient jamais pu en remarquer les défauts. Le père parut content des épreuves que les" fils venoient de faire de leur habileté : il Ies ramena chez lui; & leur parlant avec 1'autorité qui fied bien dans un chef de familie vous avez, leur dit - il, choifi de terribles métiers; mais il faut auffi convenir que vous 7 excellez, & qu'il faut qU'un autre thé»tt& Pij  'f i V Ö Y A G fc tfu*un chateau de campagne en foit témoïfli Le roi a perdu Fa fille unique ; el!e étoit plus bi He qu'e le jour, elle avoit dè fefprit^ felle étóit fouhaitéè dè tóus les rois vbifins ttiais fön cceur fembloit ne s'être déterminé pour perfonne : un jour qu'elle fe prömenoifc fur la terraffe du palais , elle appercAi't un dragon-volant d'une grandeur fi prodigieufe , qu'elle VouUit prendre fa courfe pour fe fauveir dans les appartcrnens; mais le dragon qm avoit de bóns yeux, 6c qui malgré Ion poids étoit d'une légèrete incroyable , 1'eut prife éntre fes horribles griffes , avant qu'on eüt pu penfer è fa fiireré. Ce fut une terrible nouvelle póur le roi fon père ; il envoya des troupes de toUs cötés; il fit équipper des flotteS pour parcourir toutes les ïles de la nier; tous fes foins ont été inutiles. 11 y a uh an que la princeffe eft perdue, fans que perfonne ait pu en avoir de nouvelles i fi voits pouvez , ajouta-t-il en parlant è Haraguan , découvrif oii elle eft par la force de votre art, Ce fervice ajoutera infiniment a ceux que j'ai rendus è 1'état dans mes beUes années ; & je vous en verrai citeillir les fruits, avëc töufe la joie d'un tendfe père. Haraguan promit d'exécuter cette belle eritreprifë : on prépara un équipage en très-peu de jours. Mondor  °e Campagne.' j$ '*»ena fa familie è la cour ; il préfenta, ai* ïoi , qui le reent comme up brave &> fidéle fujet qu'il youloij récompenfer& ces ouatre. fils» comme de jeun.es feigneurs de g'-and.e efpérance. Sire, dit Mondor au roi,, votre majefté ne sèche point fes pleur*; leur caufq ne m'eft que trop connue ; je ne piys voit mon roi afïï gé fans tacher d'y tronvtr un re, méde. Er quel remed.e , ripliqua, le roi , pouve., ous.apporter a ma dpu.leur?Je n'a| tien obmis pour retrouver ma fille, ja n'y ai point réufïi, rien ne peut me confoier. Ce ne font pas aufii de yaines plainres , Sire x que jeviens^vous offrir , reprit Mondor; vous voyez en 1'ainé de mes fils un (ujet ca >ab!e de rendre un grand feryice a. fon roi; ordt-nnez feulement qi.'on équippe un va!ff au x & je VOu% promets le-retour de la princ.efïe avanjt deg* mois. Le trifie roi plia les épaules , & regarda, Mondor en pitié mais le vieillard ne te r^ butant point, pn crut qu'éfant homme trés-, fenfé, ij pouvoit en. efet tenir ce qn',1 pro, mettok, On fit donc équipper un vaiffe?u s. Ia familie s'y embarqua, & après ua mois de navigation, on décquvrit une ile cu Haraguan affura qu'étpit la princeffe ; on apperciu tnêmet bien-töt après le monflrueux dragon qui dorSipit fur le bord. de la met, & ia^trifte hallis.  '54 Voyage ( c'étoit le nom de la princeffe ) embarrafTéë*' dans cinquante tours de fa queue qui avoit trois cents aunes de long : elle paroiiToit regarder avec tendreffe & vivacité un jeune pêcheur qui voguoit autour de 1'ile, & qui paroifToit avoir un intérêt preffant a y aborder» mais elle lui montroit le vaiffeau, elle joignoit les mains. Le beau pêcheur dont 1'habit étoit propre & galant, obéhToit a regret a fes ordres : les yeux de ces deux perfonnes découvroient affez leurs fentimens; mais Mondor ne voulant point perdre tems, fit entrer Facinety dans la chaloupe , ordonna qu'on la mït en mer, & lui dit d'aller développer la princeffe de la queue du dragon , tandis qu'il dormoit, & de 1'apporter dans le vaiffeau. Cet ordre qui auroir épouvanté tout autre que eet adroit efcamoteur, trouva en lui une difpofition prompte a faire voir les effets de fon art; il entra dans l'ile &C ertleva la princeffe en fi peu de tems, qu'un éclair ne dure pas moins que cette expédition ; content d'etnporter une fi belle proie, il la pofa dans le vaiffeau, fans que la jeune Ifaline parut fenfible a ce fervice. Le jeune pêcheur cependant faifoit des cris fi percans, que le dragon s'éveilla, & volant jufques deffus le vaiffeau , il effraya toute la chiourme par fon horribk  de" Campagne; ^ Sgure : ce dragon n'avoit qu'un feul endroït Vidnérable, & eet endroit étoit fi petit, qu'a peine une flêche pouvoit-elle y entrer; mais Tirandor en décocha une fi jufte, que Ie monftre fut privé de Ia clarté du jour. II eft vrai que fa mort penfa être funefte a nos voyageurs ; il tomba la tête la première fur le vaiffeau, & le pereant d'outre en outre s il faifoit eau en fi grande abondance , que tout ce que put faire Artidas, ce fut de Ie radouber affez promptement pour n'être pas fwbmergé ; mais il eft vrai que ce fut avec tant d'adreffe qu'on ne vit jamais par ou le dragon avoit paffé. Tous ces évènemens fe paffèrent en fi peu de tems, qu'Ifaline étonnée & confufe , ne favoit avec quelles gens elle étoit. Mondor fe fit connoitre h elle : il lui apprit que c'étoit avec Ia permiflion du roi qu'elle avoit recu fes fervices de fes fils. La princeffe 1'en remercia d'un air mélancolique ; Sc paffant fur le tillac, elle tourna fes beaux yeux du cöté de 1'ïle, comme ayant regret de la quitter.On ne douta pas que le beau pêcheur n'efttpart è fes regrets*: cela paroiffoit pourtant mal afforti; les quatre frites ne pouvoienf eomprendre la bizarrerie d'un tel goüt; iïa ï> iy  4$ V. O Y, A G ( ignoroient que rien n'eft trop éloigné quan$ 1'amour eft entre deux, Haranguan fier de fa profonde fcience,^ fut le premier qui voulut faire valoir le mérite du fervice qu'il avpit rendu a la princeffe ; il en demanda la récompenfe du top d'un homme accoutumé a faire trembler le ténébreux féjour, Sc plus fujet a patier aux démons qu'a une belle princeffe; auffi fut - il jrectV ayec colère. Facinety s'y prit d'une ma» nière plus fubtile : il chercha des détours, il choifit le moment qu'il crut le plus favorable; mais s'il fut écputé avec plus de pa? tience , ce ne fut pas avec moins d'infenfi> bilité. Tiiandor accQut.umé a ne manqiier jamais fon coup, crut n'avoir qu'a paroitre pour vaincre; mais il connut la différence qu'il y a de tirer au blanc , ou d'attrapper un cceur fier & préyenu, Ppur Artidas , fes efpérances n'étoient pas rncindres ; mais il fit fa décla» ration par des démonfirations de mathématique, Ifaline en rit, mais 11 ne fut pas plus heureux que fes frères. On arriya peu après a Ia cour ; le roi étoit fur le port, il appercut fa fille de loin qui fe tenoit deboht»fur le tillac pour fe faire voir : fa trifteffe ne diminua point Ja fenfible joie du roi ; ell^ ne fut pas fitöjf  be Campagne. fj auprès de lui, qu'il la tint embraffée pendant une heure , fans ppuvoir dire une parole; chacnn prenoit part a la joie d'un fi bon père, II ne fe fépara de fa chère fille, que pour rer mercier Mondor Sc fes fils de 1'importance d'un tel fervice, Si pour leur offrir tout ce qui dépendoit de lui , pour marqué de fa Teconnoiffance. Sire, dit hardiment Mondor, nous fommes vos fyjets; mais ma maifon efl: illuftre Sc ancienne ; ce ne feroit pas la première fois qu'un grand roi auroit choifi ua gendre parmi la noblefTe de fon royaurae; decidez, Sire, de mes quatre fils; le zèle qu'ils Ont eu pour votre majefté. eft affez égal, leur mérite 1'eft auffi, & m,on armtié n'agit pas plus pour 1'un que pour 1'autre. Le roi trouva de 1'audace a ces paroles; mais elle ne put lui déplaire; Sc regardant Mondor avec bonté : je croyois lui répliqua-t-il, que des récompenfes partagées entre vosus Sc vos enfans , fuffi.ro.ient pqur vous prouver ma reconnoiffance ; mais piiifque vous confentez qu'un feul feit heureux, j'en fius d'accord : quoique ma f?lle en doive être le. prix , il faudra la confulter auparavant que de choifir ; allez vous repofer 6> gouter a loifir la jpie d'êtr« père de tels enfans. * SueJhoit. Adonis, le bel Adpnjs „ n'eut jamais t&njt 4$.  se Campagne. $ï charmes ; il avoit de grands cheveux noirs comme du jais, de beaux yeux, une bouchë agréable , des denrs merveiüeufes, une taillé parfaite : il jettöif fa ligne avec une grace qui donnoit envie de pêcher; & il étoit fi heureux, qu'il ne la jet'toit point inutilement: fon habit n'étoit que de toile jaune fort fine, & garni de dentelles. U m'appercut corrtme je le regardois dans ma défolation. La magnificence de mes habits , plutöt que ma beauté , attira lans doute fes yeüx. Grande princeffe, mè dit-il, quelle étoile fatale vous a conduite fur Ces bords ? Je lui contai mon aventure : il en parut touché ; il fauta légérement a bord d'un air galant & adroit, mais encore plus empreffé; il alla couper des branches d'arbres; il en corrtpofa une cabane frès-propre ; il prit de la mouffe & des gazons; il m'en fit un petit lit trés-commode ; il le joncha de mille fleurs : il m'affura que le dragon n'étoit cruel qu'a ceux dont il croyoit avöir re5u qiielqu'odtrage ; ÖC il me demanda la permiflion de me venir voir tous les jours. Je la lui accordai fans peine. Le métier qu'il exercoit ne me donnoit aucun mépris pour lui. Quel prince lui pourroit difputer 1'avantage de la beauté, des graces & de IVfprit ? Le dragon ne parut point du refte du jour. Mon beau pêcheur reyint le lendemain  <Ê1 V O Y A G E a la porte de ma cabane, écouter fi j'étois ëveillée. II entra refpeclueufement, dès que je lui eus fait figne qu'il le pouvoit. Avezyous dormi, adorable princeffe, me dit-il? Vos yeux , ces yeux fi dangereux , qui ötent le repos a tous les mortels, ont-ils goüté le charme du fommeil ? Oui, Delfirio , lui dis je, j'ai dormi; & je crois même que quand je ne 1'aurois pas fait, je devrois vous le dire , après les foins que vous avez pris pour me faire un lit commode & agréable. II foupira, & ne répondit rien ; mais il alla a quelques pas de ma cabane prendre d'entre les mains d'un petit pêcheur une grande manne d'ozier, travaillée fort joliment: il 1'ouvrit en ma préfence; j'y vis du linge d'une propreté furprenante, des habits fimples & galans, plus convenables k mon état préfent, que ceux que j'avois alors fur moi, & une toilette avec tout ce qui eft néceffaire pour une femme. Ses foins me parurent dignes d'être récompenfés. Je le priai de fe promener un moment; je me déihabillai pendant ce tems-la ; je mis une des robes qu'il m'avoit apportées ; &c le rappellant bientöt après, je pris toutes mes pierreries, & je les lui préfentai d'un air très-reconnoiffant. II re» cula quelques pas. Je crus d'abord que c'étoit par étonnement; mais un fentiment plus noble  © E C A M P A G N t: £ïj2 lui caufa ce mouvement: il s'indigna de ce qui auroit tranfporté un autre de joie; que vous dirai-je , ma chère Céphife , il me vainquit en générofité , & je lui donnai en récompenfe un portrait de moi, que je portois a mon bras. II le recut comme celui de Venus. Ses tranfports étoient vifs; mais 1'air de grandeur ne 1'abandonnoit jamais, & tout étoit gracieux en lui. Je crus, le premier jour, n'être touchée que pour n'être pas ingrate ; mais je connus , bientöt après , que 1'amour tire fes coups jufte par - tout ; qu'il n'eft point de défert impénétrable a fes traits, & que la différence des conditions n'eft qu'un foible obftacle, quand on aime véritablement. Enfin , je fouffris qu'il me parlat en amant paffionné: je lui répondis prefque de même. II m'apportoit tous les jours de petits repas ruftiques, mais propres & bien entendus: nous les mangions enfemble. Le dragon venoit fouvent dans fon ïle, & ne paroiffoit point faché de notre union; quelquefois il me prenoit doucement avec une de fes griffes, pour me mener avec lui fur le bord de la mer : il y dormoit paifiblement. Delfirio fautoit alors dans fa barque, & chantoit des airs tendres pour me divertir; car il a la voix admirable. Cette vie me paroiffoit fi aimable & fi tranquille, que bien loin de fonger  4>4 V O Y' 'A G fe è mon retour, je n'avois d'autre vue qüe celll de m etablir dans 1'ile. La condition de Delfiric» étoit ce qui s'y oppofoit ; mais a la fin, tachant de me défaire des préjugés, je conclus que je pouvois bien donner la main a qui j'avois donné mön cceur. Delfïrio, de fon cöté , avoit autant de refpecT: que d'amour : il vouloit m'amener a fon but par degré; mais un jour qu'il me vit plus tendre qu'a 1'ordinaire , & que mes yeux lui annOncoiënt fon entière victoire , il fut fi bien profiter des momens, que ne pouvant plus lui réfifter , & fatïguée de me combattre moi-même , jë lui tendis la main ; & la lui ferrant avec ardeur : Delfïrio, lüi dis-je , vous m'aimez , vous connoiffez trop que je vous aime: on ne me tróuvent jamais dans cette ile folitaire ; les dieux feuls feront témoins de notre union, & je ne dois pas crair.» dre leurs reproches, puifqu'ils n ont jamais dédaigné les mortelles, lorfqu'elles leur Ont paru belles. Et que m'importe après tout ^ ajoutaije, du jugement des hommes quand ils fauront mon choix ! De tout 1'univers, je ne veux que vous. Delfïrio, tranfporté d'amour & dejoie, m'embraffa les genoux , & fit tóutes les acfioris d'un homme tranfporté d'une fuprême félicité. Nous primes Neptune , Thétis , & tous les dieux & les déeffes de la mer a témoins de la foi  ö fc Campagne. &j fel que nous allions nous donner: nous nous tournames avec nos regards Vers cèux qui ha» bitent Je brülant Olimpe, & nous eÜmes lied de croire en être entendus, puifque dans la plus beile foirée du monde, nous entendimes un coup de tonnerre a notre droite, & „uè nous vimes la mer s'agher un peu, quoique ton tranquille auparavant. Voila , ma chère Céphife, comme nos nöces furerit célébrées. Nous ne pümès douter que les Amours né s y fuffent trouvés ; car depuis eet heureux jour, nos chaïnes nous ont paru plus fortes * quoique plus légères, & chaque heure a été marquée par quelque nouvelle preuvè d'ar* deur, jufqu'au moment fatal de* notre féparation. Hélas ! le malheureux Delfirio Voulois aborder le vaiffeau dans lequel on m'enleva : il ne douta pas un möment, dès qu'il 1 appercut* du zèle crue! qui Famenok : mais qu'auroit-il pu faire feul & fans armes ? Je meurs de dou~ leur, quand je penfe a la trifle vie qu'il mènë k préfent ; & je crains encore plus qu'il ne goüte Un repos funefte k mon amour. Admire^ Céphife, admire, ajouta la princeffe , k quel point il nvoccüpe eet amour, puifque j'ai omis une circonltance qwi peut feule me juitifier^ puifque mon malheur m*a conduite en un lieu pil je fuis foumife a la eenfure des hommes*'  66 Voyage Dès le lendemain de notre mariage , il m'apprit qu'il étoit fils de roi ; que des prédiclicns difficil.s a comprendre , mais terribles, avoient obligé le roi fon père a 1'éloigner, & a lui faire prendre 1'habit & les occupations d'urt pêcheur ; qu'il avoit de tems en tems des nouvelles du roi fon père , & affez d'argent pour vivre heureux ; qu'il n'avoit plus qu'un mois a refter dans eet état, après lequel il pouvoit revoir fa patrie ; mais qüe , puifqu'une vie tranquille me plaifoit autan't qu'a lui , il n'y retourneroit jamais. Eh bien, madame, dit Céphife après que la princeffe eut ceffé de parler, doutez-vous que votre aimable époux n'aillé dans le royaume de fon père, & qu'il ne vienne enfuite demander a notre monarque un bien qui lui appartient fi légitimement ? Ifaline 1'efpéroit. bien ; mais la crainte ne laiffoit pas de trouver place dans fon ame : elle n'eu't pas long-tems a combattre cette trifte pafiïon. Dès' le lendemain , on eut avis qu'un prince beau comme le jour , fils du roi Papindara, étoit arrivé a la cour pour'développer de grands myftères : c'étoit le charmant Delfirio. II demancla une'audience fecrette au roi: il lui apprit fa naiflance , fon amour & fon mariage avec Ifaline, Son aventure fut crue & admiïee. Le roi, qui étoit très-bbn père, èn penfa  o e Campagne.' é> Éfowir' de joie ; & Mondor , qui étoit gloneux, fut prêt a en mourir de chagrin. Haranguan s'en confola, paree qu'il fut récompenfé magnifiquement, & qu'il eut une des maifons deplaifance du roi père d'Ifaline, pour exercer fa noire fcience. Fancinety efpéra d'efcamoter taht de femmes qu'il voudroit, dans les bras mêmes des amans jaloux. Tirandor, aimant mieux la guerre & la chaffe , que 1'amour , ne daigna pas même fe plaindre: 8z Artidas prit fa difgrace fi fort en gré, qu'il imagina même des jeux & des machines a furprendre les plus ingénieux, pour la célébration des noces de la princeffe , qu'on voulut refaire avec magnificence ; ce fut même Artidas qui inventa les boïtes k double-fonds pour mettre des portraits : il en préfenta une a Ifaline, &C il lui dit que rien ne le pourroit fi bien venger. de Delfirio , que de voir cette boite remplie par un autre portrait que le fien. Ces trois cadets re9urent des graces du roi capables de les dédommager de toute autre perte que de celle de la princeffe. Mondor eut auffi lieu d'être content; & je fouhaite , mefdames, que vous le foyez de moi, après un fi long récit, oü j'ai mis affez de mon invention pour n'être pas bien süre d'avoir réufii. Lorfque j'eus fini mon conté, chacun s'enu Eij  '69 V O Y A G Ë prefik a me donner des louanges que je n'avois1 fans doute pas méritées, & on voulut favoir ce que j'y avois ajouté. Premiérement, répondis-je , je Fai nafré a ma manière ; j'y ai óté une fimplicité qui le rendoit très-court* Toute 1'aventure d'Ifaline & de Delfirio, leurs noms & ceux du refte des acleurs, tout cela eft de moi, & je ne crois pas me vanter beaucoup en 1'avouant: il n'y a point de ce merveilleux qu'on voit dans tous les autres contes de cette efpèce ; mais auffi. efi>il confidérablement plus court. J'ai voulu en retranchef les Fées, pour voir fi je pourrois rendre mes amans heureux , fans le fecours de ces bonnes dames , qui font juftement les dieux de la machine que les.anciens condamnent. Le comte fouiit quand j'achevai ces mots» Je vous allure , me dit-il , que vous placez votre érudition a merveille , & que vous ne lifez pas en vain. Ne vous moquez point de moi, lui repartis-je ; je fuis peut-êtr; auffi redoutable par mes propres penfées , que par cette érudition que vous me reprochez , &C je pourrois me venger de votre raillerie. Sélincourt me demanda grace : la converfation fe rendit générale. Cette même campagnarde qui avoit tant blamé les contes de Fées , me loua de n'en avoit pas mis dans celui du  de Campagne. 6s> dragon : je n'en demeurai pas plus fiére. Le marquis dit que c'étoit une chofe digne de remarqué , que les. meüleurs efprits & les pkis folides , que ces gens qui cenfurent.toutesles bagatelles-, ne pouvoient s'empêcher d'achever une le&use de cette efpèce, dès qu'ils avoient mis les yeux deffus.. Cela vient fans doute.., dit madame- d'Arcire , du merveilleux. qu'on y rencontre , qui fouvent eft bien plus agréable que le vrai. Pour moi, dit madame d'Orfelis , je crois que l'imaginatioo qui. brille de tous cotés dans cesfortes d'ouvrages ,.réjouk eelle du ledteur ; & qu'il n'y a point de fé> vérité qu'elle ne dérida , pour parler ainfi. J'en fais un autre jugement, ajomai-je ; & je fuïs perfuadée, que-le vrai qu'on y démêle, couvert d'un voile agréable , eft; ce qui plaït aux gens fenfés: la vérité eft belle par-tout; mais. préfentez-Ia nue & fans ornement , eüe a queJLque chofe de trop dur(; &C fi le comte me le permet, je vous. ferai fouvenir de eet ancien, qui ayant a dire des vérités fach.eufes, mais uéceffai.res a une répviblique fameufe, fit afletnbier le peuple , pour leur aanoncer triftemenf des ch.ofes triftes on elles-.inênies.. II fit bgillerou fu.ir tous fes auditeurs : &c ce ne fut qu ente fervant d'un? fable , dont I'image n'avoistien. 4e f.unefts x quoique. le fens, fignifiat. la,. % üj.  *]o Voyage même chofe , qu'il raffembla 1'auditoirefugitïf , & qu'il le rendit même plus nombreux. Ce que dit mademoifelle de Bufanfai eft vrai, dit le marquis; mais i! fa ut pourtant avouer, qu'on aime naturellement les chofes furnatutólles. Une marqué de ce que j'avance , eft sq^fd n'y a perfonne qui n'écoute les hiftoires d'efprits , quoiqu'on n'y ajoute point de foi ; &c moimême, ajoutat-il d'un air moqueur , je m'y amufe un peu plus qu'un autre,quoique jel'e croye un pen moins. Notre campagnarde foutint que , fans nier Timmortalité de 1'ame, on ne pouvoit être abfolumcnt incrédule fur ces fortes de chofes. Ceux & celles de fa tronpe appuyèrent fon délire par des raifons oh ils s'embrouillèrent beau coup: enfuite ils pafsèrent aux exemples. Ils nous citèrent mille aventures arrivées dans leurs chateaux qui nous parurent abfurdes, & dont nous attribuames 1'origine au délabrement de'leurs demeure's, & k la foibleffe de leur efprit. Lé duc de ..... avoit gardé un profond lïlence pendant cette tumu'tueufe converfation ; mais fe réveillant enfin : mefdames, dit-il j je ne fuis pas plus fot qu'un autre; on ne me perfuade pas aifément les extravagances qu'on débite fur les ames en peine ; mais quand je vois des gens k bonne tête me dire qu'ils ont vu, je trouvé  de Campagne. 71' qu'il feroit injurieux pour eux, & ridicule & moi, de les traiter de vifionnaires. Tout le monde connoit, ajouta-t-il , mademoifelie de C on iait qu'elle n'a ni petiteffe dans 1'ef- pnt, ni manque de fermere: die m'a pourtant conté elle-même, q.Ainde lesamis partant peur 1 armée , ( vous entendtz , mefdames , ce que veut dire ami en langage de femme; ) eet ami donc, en prenant co; gé d'elte , 1'affura que s'il perdoit la vie cette caimugne , il lui appar.'ïtroit en blanc, fuppofé que Ie ciel lui fit miféricorde , ou dans un feu s'il étoit con- damné. Mademoiftlle de C confentit a cette idéé ; il fe paffa plufieurs mois, pendant, lefquels elle recut trop fouvent des nouvelles de fon ami , pour redouter rien de ftirefte: mais un jour qu'elle lifoit , appuyée fur une petite table , eüe vit une main fans corps., qui pofoit une bc ïte d'or fur cette table : la main difparut. Celle de mademoifelie de C .... prit en tremblant la boite fatale : elle 1'ouvrit 9 & trouva qu'elle renfermoit un cceur, te! que celui d'un cadavre qu'on vient d'ouvrir. L'horreur d'une pareilie vifion lui fit détourner la vued'un autre cöté : elle entendit en mêmetems du bruit dans la cheminée , comme fi le feu y eut été ; & elle en vit defcendre un feufombre Sc bleuatre, qui confumoit un corps E iv  f* Voyage qu'elle ne connut que trop pour celui de fon malheureux ami; la douleur & 1'appréhenfion' la firent évanouir. Une de fes femmes qui étoit è 1'autre bout de fa chambre , & qui n'avoit *ien vu, accourut pour la fecourir , & la fit revenir en peu de momens: elle ordonna des prières fans nombre, quoiqu'elle les crCit inutiles par 1'efpèce de 1'apparition. Elle fut dès le jour même, que eet homme avoit regu un coup niortel k un fiège, dont i! étoit mort peu de jours après; & ia boite & le cceur qui lui font demeurés , ne peuvent laiffer douter de la réalité de cette. aventure. Le marquis fe mit a rire inconfiderémeniQuoi J monfieur le duc , s'éeria-t-il, ce fontla de ces chofes que vous v-pulez qu'on croye ?. ne voyez-vous Pas qu'une imagination frappée par la promeffe de eet ami, étoit capable de lui fournir des vifipns encore plus épouvantables & que pour n'être pas traitée de folie, elle a fait encbaffer le coeur d un de ces anjmaux qui ont les parties nobles faites comme nous , pour donner plus de vraiffembiance k fon récit. Chacun rit de la plaifanterie du marquis ; & fans vouloir rien approfondir , on badina jufqu'au fouper fur diverfes matières. La marquife fut plns viv.e ce foir-la qu'elle n'ay^tt-eTTrnse été : elle ine fit la meilleur-e  be Campagne. 75" mine du monde. Jamais Bréfy n'avoit cru avoir fi avancé, & jamais le comte ne penfa avoir plus de befoin de me mettre dans fes intéréts pour aider k la dépiquer; mais il avoit beau fe contraindre , le dépit fe faifoit voir dans fes yeux; & je craignis plufieurs fois, que malgró eet ancien droit d'hofpitalité , il ne querellat le marquis fur des prétextes légers. La compagnie champêtre s'en alla le lendemain après le diner : le comte ne pouvoit prefque plus fe contraindre ; Bréfy n'étoit pas moins fier ; madame d'Arcire en craignoit les fuites fansy mettre ordre , paree que fa beauté étoit d'autant plus célèbrée , que le trouble augmentoit toujours. Enfin, madame, il feroit étonnantque deux braves gens euffent été jaloux 1'un de 1'autre impunément; mais le comte étoit chez lui, le marquis étoit chez le comte; tous deux obligés a des égards, tous deux glorieux, tous deux préfumant valoir infinirnent pluS que 1'autre ; 1'un armé d'un dépit qui 1'obligeoit k ne pas fe tenir peur ofFenfé , & 1'autre flatté d'une efpérance qui ne lui permettoit pas de s'éloigner : ils fe iicencioient feulement k fe Saneer quelques trans de raillerie ; mais cela n'alloit point jufqu'a ié quereller. II eft vrai que le f omte ayant fait un grand efi>rt fur lu>mêrae,  74 Voyage reprit bientót ie parti de feindre une paftio» pour moi : il propofa le foir urie partie d'aller fouper le lendemain dans une de ces jolies mailons , dont les maitres font «avis de donner les entrees , quand il n'y font pas ; celle-la qui eft a n'a pas un arbre qui ne foit entouré de fleurs; des boulingrins y font de dixfables de différentes couleurs ; les fontaines n'y font ornées que de gazons ; mais la manière dont-ils font tenus les fait préferer aux marbres; les parterres font pleins de. jets- d'eau qui vont toujours; la vue d'une terra (Te qui borne le jardin , eftun tableau dont les points de vue font admirables. Enfin, M. de R.... eft un homme de goüt en toutes chofes , & il n'eft pas moins louable par la fituation qiul a choifie , que pour les ornemens étangers dont il aembeiii fa jolie maifon : ce fut donc en ce lieu que nous choisimes notre promenade. On imagina d'y aller par eau', paree que cette maifon eft précifément fur le bord de la Seine. Les hautbois étoient dansun batteau qui fuivoit le notre: ils étoient 1'un & 1'autre galamment couverts. Le tems étoit merveilleux, toutfembloit refpirer la joie ; Chanteuil & la belle Orfelis laiffoient brillerune joie charmante dans leurs yeux ; Bréiy avoit beaucoup d'amour dan; les fiens; la marquife vouloit y répondre;  de Campagne. 75 le duc de..... mettoit en ufage toutes les gaiantenes de Ion tems pour féduire mo.i cceur , & le comte jouoit a merveille-1'amant déclaré auprès de moi. Vóus favez , madame , que la préference a quelque chofe de doux : j'avois un grand penchant a la joie , &c la converfation qui fut d'abord générale, ne fut afiurément pas mauvaife ; mais infenfiblement i'harmonie des hautbois , & Je bruit de 1'onde , ïnfpirent un petit filence rêveur : & un moment après, d'Orfelis ayant dit quelque chofe bas a Chanteuil, le marquis fec-rut en droit de parler du même ton a madame d'Arcire. Sélincourt en fit autant avec moi , &'le duc qui n'étoit amoureux que pour être de bonne compagnie , alla fe placer a l'autre bout du batteau , dès qu'il me vit occupée par fon neveu : je ne 1'étois pas de forté que je ne m'appercufle que la marquife laifibit échapper des regards fur nous, qui ne prouvoient pas une grande attention a ce que lui difoit fkc'y. Je vis aufii qu'il s'en appercut , & qui lui en marqua du dépit. En vérité , dis-je au comte, vous caufez un furieux défordre dans cette petite fociété: vous aimez la marquife, j'en fuis fure ; - elle n'a le coeur fenfible que pour vous: quel plaifir prenez-vous a vous contraindre , pour me prouver des feux que je crois mal  Voyage allumés, & tourmenter une femme aimable qui vous aime ? Si vous ne vous êtiez point avifés, ajoutai-je en riant, de faire le coquet ma!-a-propos , vous jouiriez en repos dés plaifirs d'un amour tranquille ; & le marquis, qui en arrivant ici, ignoroitnos divers intéréts , & qui me crut en liaifon avec vous, fe feroit peur-être tourné de mon cöté , s'il m'avoit cru hbre : jel'aurois peut-être écouté favorablement : vous feriez a préfent heureux ; au heu que les cartes font brouillées qu'on en dok craindrela cataftrophe, & que le mieux qui en puiffe arriver, c'eft que je refte fans conquêies. Le ton dont j'achevai ce difcours, ne permit pas a Sélincourt de me répondre fort férieufement; auffi après avoir avoué que le calme éternel dans une aventure amoureufe lui caufoit beaucöup d'ennui ,& que quelque prix qu'il lui en put coüter , il aimoif affez quelque peu de trouble, il m'affura qu'il me trouvoit très-aitnable ; mais que le premier motif qu'il avoit eu de s'attachera moi, avoit été de donner de la jaloufie a la marquife ; qu'enfuiie la manière dont elle avoit regu le marquis 1'avok déterminé , ou a la piquer jufqu'au vif pour la faire revenb a lui, ou k iè-, cher a m'aimerftncèrement, pour le dédomraager d'avoir une amante infidèle. Il faut, kn'  be Campagne. 77 repondis-je en riant encore , que vous me croyez bien philofophe , pour m'apprendre ü tranquillement vos motifs d'amour. Si j'étois une femme ordinaire , je deviendrois votre ennemie irréconciliable , rien ne s'excufe fi difficilement, que ce qui attaque la beauté; mais je vous pardonne vos petites rufes de guerre , & je n'en ferai pas moins de vos amies , ajoutai-je en lui tendant la main. Le comte qui étoit galant, baifa la main que je lui tendoisavecun air dereconnoiffance, & accompagna cette adion de quelques mots affez doux. Je jettai par hazard les yeux fur madame d'Arcire dans ce moment ; je vis dans les fiens de 3a jaloufie , de la colère & de la douleur, & je remarquai qu'elle baiffa une grande coëffe qu'elle avoit fur la tête, & qu'elle s'appuya contre le batteau. On arriva peu de tems après. II faifoit fort chaud : on paffa quelques heures dans un grand falon qui donne fur la rivière. Madame d'Arcire eut toujeurs fa coëffe baiffée , & prit pour prétexte qu'elle avoit fort mal a la tête : le marquis fit Pempreffé autour d'elle. Le comte s'en approcha pour lui entémoigner fon chagrin ; mais elle le recut avec cette fierté qui eft toujours une faveur dans une femnae polie: elle fe contraignit pour-  7§ V O Y A G Ë tantpourparler unpeu /chacunfe mit de la con» verfation : mais comme il y avoit de 1'embarras dans la plupart des efprits je m'avifai de fairé fouvemr la compagnie , que 1'on devoit k 1'exemple de madame d'Orfelis, faire une petite hiftoire de fa vie ou du moins en conter quelques traits. On vouloit que je commencaffe ; ]e dis que je n'étois pas en humeur de parler long-tems ; mais je propofai de tirer au fort : il tomba fur le chevalier de Chanteuil, qui prit ainfi la parole. HÏSTOIRE DU CHEVALIER DE CHAN TEUIL. J E ne vous ennuirai pas , mefdames , de tout ce qui m'eft arrivé en ma vie ; cela feroit trifte ou froid: j'ai été fouvent malheureux, fouvent quitté; & quoiqu'on m'aitaccufé d'inconftance, j'appelle avec ral fon de ce jugement, & vous en allez voir une preuve dans une aventure, qui fans être chargée de grands évènemens, eft, pourtant des plus fingulières. II y a quatre ans, qu'après avoir vu longtems une dame comme mon amie, je m'avifai  de Campagne.1 7-9 de 1'aïmer comme une maitrefle. Cette femme que j'appellerai madame d'Arfilly, eft trèsaimable par fa perfonne & par fon efprit, je m'accoutumai a lui trouver des charmes que je ne trouvois plus dans les autres ; fon humeur me paroiffoit douce & egde, la vivacifé de fon imagination lui donnoit du pcnchant a la jaloufïe: ce fut a cette paffion que je dus mon bonheur ; j'avois en vaïn changé de ftyle & de manière auprès d'elle : elle ne pouvoit me regarder que comme un ami. Une belle fille qui alloit fouvent chez elle , & que je m'avifai de louer , la détermina a faire un peu plus de chemin en ma faveur pour ne me pas perdre. Je fus heureux, mefdames, & je puis le dire fans indifcrétion , puifcrue mon bonheur ne confifta que dans la tendreffe de fes fentimens ; mais heureux de la manière du monde la plus charmante. Madame d'Arfilly étoit teridfe , appliquée , fidéle , défiante autant qu'il lefalloit; rienne lui manquoir de tout ce qui met le comble a la féücité. II y avoit trois mois que j'étois le plusfortuné des hommes, & je ne croyois pas qu'il y eut trois jours , lorfqu'il falhit partir pour faire la campagne: trifte devoir ! importune gloire ! que les approches de cette féparation nous furent cruelles! Je vais partir; dis-je un jour a madame d'Ar-  Sa Voyage filly: on ne peut en cette vie goüter des plaifir? durables ! Je vais partir , ajoutai-je , & vous allez refter expofée aux dangers & aux malheurs de Pabfence ; il m'eft doux de penfer que vous partagerez les uns & les autres avec moi. Oui, madame , j'ai la eruauté de fouhaiter que vousfouffriez; mais qui m'affurera, que vous ne vous lafierez point d'un amant qui ne peut être k vos pieds qu'une partie de Pannée ? qui pen-' dant fix mois ne peut faire d'autres vceux pour vous , que ceux qu'on rend a la divinité i Neferez-vous point quelque choix fatal?..^ Ah ! me répondit madame d'Arfilly , arrêtez un difcours qui m'outrage ; je vous ai trop prouvé que je vous aime , pour que les paroles me content quelque chofe. Après cela g elle me dit tout ce qui peut mettre le calme dans un cceur , & je me féparai d'elle plus amoureux que le premier jour< Vous avez bien fait , interrornpit madame d'Orfelis , de nous faire gracedurefte de cette converfation; celles de cette efpèce font toujours trop courtes au gré des amans , & toujours trop longues au gré des auditeurs. L'aigreur de cette interruption impaüenta ie chevalier : je tacherai, dit-il, de me corriger : 1'autorité avec laquelle vous me parlez me fait trop d'honneur; cependant, madame , ajouta- '0M  b e Campagne; gr' 't-ïl , les endroits intéreffans de l'hifioire ne fontguères plus importans; il n'y a ni royaume renverfé, ni bataille gagnée ou perdue , ni ville affiègée. S'il vous faut de ces évènemens, je cours rifque de vous ennuyer ; mais fi Ia fingularité des fentimens a quelque mérite auprès de vous , je pourfuivrai ma narration : trop heureux d'occuper votre attention un moment. Un fourire un peu moqueur qui accomp.-.gna ces dernières paroles , me fit juger qu'il y auroit bien-töt entr'eux de ces quereiles qui augmente 1'amour lorfqu'ell'es font rares & qui le tlétruifent k coup-für quand elles arrivent trop fouvent. Chanteuil reprit aicfi fon difcours: toute la campagne fe paffa en témoignage d'amour réciproque ; & k mon reretour je retrouvai ma maïtreflè plus beile & plus tendre qu'a mon départ ■ jamais on n'a mieux fenti que nous le fitnes le plaifir de fe revoir. Une des femmes de madame d'Arfilly me fit entrer k une heure véritablement un peu indue. On ne s'attendoit a me voir que trois ou quatre jours après : il faut avouer que je fus bien re?u. Après une converfation de trois ou quatre heures , j'allai un peu me parer , pour venir en cérémonie rendre ma Vifite de retour. II y avoit affez de monde, F  Si' Voyage chez madame d'Arfilly : je lui fis un compliment férieux qui penfa lui faire perdre contenance ; elle fut heureufe d'avoir madame de V dont 1'efprit plein de traits lui fournit des prétextes de rire. Une partie de 1'hyver fepafia dans de parfaites délices; je voyois tous les jours ce que j'aimois : une de fes amies nous recevoit fouvent chez elle ; nous avions le plaifir de faire de petits foupers en bonne compagnie, dont on banniffoit la contrainte. Mais rien n'eft ftable fous le foleil; j'avois aimé madame de Vaubry, madame d'Arfilly ne 1'ignoroit pas. Cette dernière fut que j'avois foupé chez 1'autre: c'en fut affez pour m'accufer d'un renouement. Le myftère que je vouhis lui en faire l'irrita ; elle me perfécuta pendant un mois, de reproches mal fondés. Je n'étois plus qu'ami de madame de Vaubry ; mais je ne voulois point la facrifier aux caprices d'une rivale jaloufe fans fujet: je réfolus de la voir toujours de tems en tems, & de m'en cacher comme d'une mauvaife aftion. Mais madame d'Arfilly n'eft pas de celles que 1'on trompe aifément. Une femme a. elle, fut chargée de féduire un de mes gens pour favoir mes marches • il ne fut que trop complaifant. Un jour que nous devions fouper chez cette amie dont je vous ai parlé , on vint  de Campagne. gj avertir madame d'Arfilly que j'avois foupé la veille chez fa rivale ; je n'étois point encore arrivé : un coup de foudre n'eft point pareil a 1'efFet que fit ce récit trop fidéle i elle en fit confidence a fon amie. Je fus condamnéfans appel, & ma maïtreffe me recur tres-mal ; je m'approchai d'eile , je profhai de la liberté que j'avois en ce lieu de lui parler bas ; elle nie répondit deux ou trois de ces monofillabes équivoques, dont les dames fe fervent quand elles font fachées ; j'en fus au défefpoir , le fouper fe paffa fort triflement. Madame d'Arfilly étant d'ordinaire 1'ame de ros plaifirs , on ne put en gouter , paree qu'elle eut tout le foir 1'humeur très-aigre ; j'obtins a peine la liberté de la ramener chez elle. J'y entrai pourtant de fon aveu; ce fut alors qu'elle me dit tout ce que la rage fait dire quand elle eft maïtreffe des fens. Madame de Vaubry y fut traitée en concurrente mortellement haïe. Je 1'affurai de mon innocence; je lui avouai que J avois vu cette femme , mais que c'étoit le procédé d'un honnête-homme, qui ne devoit jamais rompre avec une femme qui avoit été fa maïtreffe , lorfqu'il n'en avoit point de véritable fujet: je pris enfin fi bien le moment heureux , oh un cceur tendre s'adoucit après un violent dépit, que je fis ma paix avec des F ij  #4 V O Y A G E charmes inexprimables. Nous n'eumes plus dé querelles au fujet de madame de Vaubry, paree qu'elle partit de Paris. J'aimois madame d'Arfilly autant qu'on peut aimer ; elle ne m'en devoit guères : nos jours fe palToient dans une paix &C une union qui n'ötoit rien a notre vivacité; car il faut dire a fa louange , qu'avec beaucoup d'efprit , elle a encore une imagination qui la rend une des plus amufantes perfonnes du monde, quand elle eft avec des gens qui lui plaifent. Si nous eümes quelques petites brouilleries , elles ne fervirent qu'a redoubler nos feux. Jufqu'ici, mefdames , vous n'avez vu que des fleurs , voici préfentement les épines: je crus remarquer vers la fin de 1'hyver un peu de tiédeur dans les manières de la charmante d'Arfilly ; elle rêvoit fouvent, elle regardoit a fes pendules 1'heure qu'il étoit: quand je penfois m'en plaindre elle me donnoit de mauvaifes raifons; toujours diftraite ou chagrine , elle trouvoit le fecret de me faire bailler en fa préfence ; alors fa gloire fouffroit. Elle me faifoit une guerre piquante de mon ennui qui m'impatientoit a mon tour : je fortois de chez elle irrité ; & quand j'avois eu le tems de faire réflexion a ce que je perdois fi elle ne m'aiïïioit plus j la rage s'emparoit demon cceur\  de Campagne.' je faifois des aftions que la paffion feule peut faire pardonner. Un jour , le plus cruel des jours de ma vie , j'arrivai chez elle : un léger mal de tête 1'arrêtoit au lit ; elle me regut d'un air a me glacer. Je me mis auprès d'elle, je pris une de fes mains : qu'avez- vous , madame ? lui dis-je : qu'ai-je fait, qu'ai-je penfé qui ait pu vous déplaire ? êtes vous laffe de mon ardeur ? quelqu'un eft-il affez heureux pour occuper ma place? répondez-moi madame,répondezmoi; votre filence me fait envifager toutes fortes de malheurs : le plus affreux feroit fans doute d'avoir un rival préferé ; mais qui eft ce rival > oii peut-il fe cacher ? les yeux d'un amant jaloux ne font-ils point affez clair-voyans ? ah l madame , ajoutai-je, vous me faites mourirl Que voulez-vous que je vous dife ? me ditelle en me regardant avec de grands yeux diftraits qui portèrent jufques au fond de mon ame le trouble & la fureur. Ce que je veux que vous me diliez ? lui repartis-je ; ne vous ai-je point affez expliqué mes allarmes ? Vous n'avez dohc , reprit-elle qu'a prendre votre parti: je vousaimois, je croyois vous aimer toujours ; cependant il ne m'eft plus poffible. Ah ! madame, lui dis-je avec un faififfement de cceur affreux 5 eii-ce vous qui me parlez F iij  ss Voyage ainfi ? qui 1'auroit jamais pu penfer ? d'oïi me vie t une fi cruelle difgrace ? je la regardois en lui parlar-t de la forte , d'une facon a fléchir un tigre : e'le eut même la g'oire de tirer de-, larmes de mes yeux ; mais les fieris demeurèrent fecs : la dureté & 1'indifTérence parurent dans toutes fes aclions : peu touchée de mon défefpoir qui éclatoit avec violence elle me tendit la main , & me dit d'un air a faire mourir de rage : ne vous affligez donc point ainfi , chevalier. Ah ! laiffez-moi , lui dis-je, madame , en repouffant fa main ; je ne veux point de votre pitié , apprenez-moi feulement ce qui caufe votre changemenr. Vous favez , m? dit-elle , que vous m'avez donné une horrib'e jaloufie contre madame de Vaubry ; il y en a que cette paffion anime; pour moi elle me guérit tot ou tard. Quelle joie n'eus-je point a ce difcours trompeur ! j'avois , è mon avis, de quoi lui prouver ma fidéliié ; mais bien-töt me fervant d'un refte de raifon : non , non , madame , lui répondisje; vousne pouvez m'abufer; vous avez connn les fentimens que j'ai pour madame de Vaubry : il s'eft paffe un tems heureux depuis eet orage , ou fCue de mon cceur , je 1'étois auffi du votre. Cruelle , a'outai-je , vous jo gnez ie memonge a la perfidie ! a ces mots je vouius  de Campagne. 87 fbrtir: j'écoutai vainement fi elle ne me rappelloit point; je revins pourl'accabler encore de reproches ; &c fa froideur qui étoit extréme , me faifoit faire des aftions d'enragé. Dès que je fus chez moi, je m'abandonnai a mes divers mouvemens : je fulminai , je tonnai; mais j'aimois toujours avec une ardeur fans égale : '& ma foiblefTe fut fi grande , que je retournai dès le lendemain chez mon infidelle. Je la trouvai belle & parée ; elle me recut fans honte &c fans embarras. Chevalier me dit-elle, vous avez bien fait de revenir; il ne faut point donner de fcène. Si vous aviez ceffé vos vifites , cela auroit donné une nouvelle matière deparler, & maréputation en auroit foufFert. C'eft donc la, m'écriai-je, le foin qui vous occupe, tandis que vous me défefperez ? vous avez mal choifi votre chevalier , madame , ajoutai-je : que m'importe ce qu'on dira de vous ? je mourrai peut-être aujourd'hui. Après cela je me jettai a fes pieds ; je fis des baffeffes outrées , je lui demandai de me tromper par compafïionv Je ne puis, chevalier, me dit-elle, ma fincérité Pemporte toujours fur mes autres fentimens ï taehez a vous confoier , je ne me fens nulle dsfpofitiona vous donner d'aut; es foulagemens, . £« vétké 5 monfieur le chevalier-, interrom». E i.y.  Ss Voyage P« je, madame d'Arfilly étoit une folie, Sc vous un parfait amant dont elle étoit très-indigue. Pourquoi , ajouta la belle Orfelis ? je trouve qu'il faut fuivre fon goüt. II y a de la tyrannie a faire de 1'amour , qui doit être un grand plaifir , une contrainte enntiyeufe & un afTujettiffement qui Ie feroit redouter. Madame d'Arcire ne dit pas un mot ; le comte & le marquis gardèrent un profond filence; le duc dormoit; & Chanteuil nous ayant pné de fufpendre notre jugement jufqu'a la fin , reprit fon difcours ainfi. Quelques jours fe pafsèrent , pendant lefquels je vis rarement madame d'Arfilly; mais portant par-tout ma douleur , j'ennuyois tous ceux avec qui je me trouvois ; fitöt que je voyois feulement la livrée de madame d'Arfilly , il me prenoit des battemens de cceur, qui me duroknt le refle du jour : 1'état étoït violent , il étoit impoiTible qu'il n'y arrivé quelque changement. Onjoua dans ce tems-Ia ttn opéra , oii des gens importans s'intéreffenf. Je m'y laiifai conduire ; je vis de loin madame d'Arfilly fur 1'amphithéatre, vive, gaie, coquette même. Le duc de étoit derrière elle , qui fans doute ne 1'ennuyoit pas. La jaloufie & Ie dépit fe mêlant enfemble , me feent réfoudre a me venger ; & pour ne nas  be Campagne. t$ demeurer en refte , je liai converfation avec une jolie femme qui étoit vis a-vis de mon mfidèle. Elle tourna quelquefois les yeux vers ce nouveau fpeftacle : c'en étoit un pour elle k quoi elle ne s'attendoit pas; & comme les dames ne veulent rien perdre , je remarquai quelque trouble dans fes regards. La perfonne que j'entretenois n'eut pas lieu de me trouver fort fpirituel ; lorfque je lui avois dit quelque douceur a 1'aventure, je regardois malgré moi madame d'Arfilly & fon nouvel amant. Voila donc , difois-je en moimême , la caufe de fon changement: je fais a qui m'en prendre , je fais qui je dois haïr: ah ! reprenois-je , je ne dois ma haine qu'a celie qui me trahit. Vous jugez bien , mefdames , qu'un homme qui parle ainfi en foimême , ne doit pas avoir une converfation bien fuivie ; mais on aimoit autant cela que rien : on avoit peut-être comme moi des raifons pour faire 1'agréable. J'allai le lendemain a la comédie j'y retrouvai madame d'Arfilly; le duc de ne manqua pas de s'y rendre: il fe fit ouvrir fa loge. J'y retrouvai aufii ma maïtreffe de la veille, & je fis contre le mieux qu'il me fut poflible ; j'étois cependant prié ce foir-la d'un fouper oh devoit être madame d'Arfilly, chez une femme qui ne favoit point  9Ö V O Y A G É notre brouillerie : je crus remarquer dans fes difcours & dans fon air une joie affcdlée ; elle rougittoutes les fois que je prononeois le nom de cette femme que le hafard m'avoit fait rencontrer : elle me regardoit quelquefois d'une manière a lui faire avouer ma faute ; mais je fus maïtre de moi jufqu'après le fouper. Chacun fe rangea auprès du feu fuivant fon goüt. Madame d'Arfillly ne me parut point fachée que je me mifTe auprès d'elle : je lui dis des chofes capables d'émouvoir des rochers ; mes yeux étoient pleins de larmes , je m'appereus que les fiens en répandoient k leur tour. Chevalier, me dit- elle, confervez-vous pour moi; excufez ma bizarrerie: il eft vrai que j'ai une funefte paflion dans le cceur ; mais je vous reviendrai un jour: vous êtes honnête homme, je vous eftime, je n'ai qu'un goüt paflager pour celui que vous jugez avec raifon que je vous préfère : encore une fois, ne vous engagez point. Elle étoit ft belle & fi touchante en me par» lant; la honte & les remords,étoient ft bien peints fur fon vifage, que ne pouvant me jetter k fes pieds, je baiffai ma tête jufques fur mes genoux , pour lui rendre graces d'une déclaration fi bizarre, dont la paflion que j'avois pour elle me faifoit contenter. Ah ! madame a  de Campagne. 91 lui dis-je, achevez , rompez des liens indignes de vous. La perfonne du duc de eft aimable : il a de 1'efprit; mais il a des mceurs & des maximes bien étranges : vous vous repentirez un jour de me 1'avoir préferé un moment. Vous favez, interrompit-elle , que la raifon ne règle point 1'amour : je me fuis dit a moimeme , plus que vous ne pouvez me dire ; mais, chevalier , j'aime plus qu'on n'a jamais aimé; plaignez-moi. A ces mots je ne me poffédai plus ; & la regardant d'un air irrité : perdez-vous, madame, perdez-vous , lui disje , je n'y veux plus prendre d'intérêt: vous êtes une copie bien imparfaite de la princeffe de Clèves: votre crime eft plus entier & plus outrageant, & votre remords ne Pégale pas.: goütez avec le duc de des plaifirs dont vous aurez le tems de vous repentir. Laiffezmoi me dégager de vos fers ; ne venez plus avec des manières empoifonneés , me promettre un retour qui ne devra plus m'être agréable , quand votre cceur aura été prophané par 1'image d'un homme tel que le duc de.... auffi-bien ce n'eft que par gloire que vous voulez m'arrêter ; vous voudriez me faire fervir au triomphe de mon rival ; ah ! que plutöt A ces mots 1'ayant vu redoubler  9* Voyage* fes foupirs & fes larmes, je me fentts défarmer * je trouvai fon procédé auffi beau qu'il m'avoit paru extraordinaire, & j'eus la foibleffe quand je la ramenai chez elle , d'y entrer, & d'y refter jufques k quatre heures du matin , fans tirer rien de plus doux que Faffurance d'un retour. Voyez, mefdames, comme on eft fou quand on aime : je fortis content de chez Pinconftante d'Arfilly; je lui trouvai un mérite d'héroïne ; je 1'aimai plus que jamais. J'y retournai le lendemain au foir; mais je la trouvai froide , inquiète ; fes réponfes étoient diftraites; je la querellai avec des tranfports a faire trembler; elle n'en fut point .émue ce jour-la : pleine de fa paflion, & charmée d'avoir vu fon dernier amant plus amoureux qu'a Pordinaire , tout autre objet lui paroiffoit méprifable. Mafureur me fit chercher ma maïtreffe de 1'opéra ; je la retrouvai; je la fuivis en tous lieux. Madame d'Arfilly en fut témoin, car elle ne manquoit ni fpeftacles, ni promenades, pour avoir le plaifir de voir le duc de Quelques jours après, je regus un billet d'elle, que j'ai retenu par cceur. II étoit tel: » Vous voulez donc m*abandonner, & mes » égaremens au lieu de vous donner de la  DE C A M P A G N E.' 9j' fe pïtié , n'ont excité que votre courroux; »> ne pardonne-t-on jamais rien au caprice de » Pétoile ? elle n'a agi que trop bifarrement » fur moi : j'ai été entraïnée a vous faire » une efpèce d'infidélité , oü les yeux feuls » ont eu part, tandis que mon cceur fe con» fervoit a vous.-Mais vous, chevalier, vous v> aimez madame de , paree que vous la » voulez aimer : c'eft de fang-froid que vous » m'offenfez , & j'aurai peut-être la douleur » de vous trouver véritablement engagé, » quand je vous propofe un retour fincère » & durable.» Je fis cette réponfe au billet de madame d'Arfilly. » Ces délicates diftinctions dont je connois » le faux & 1'artifice, ne devroient trouver » en moi qu'un juge févère, prêt a vous » renvoyer a un amant léger & indifcret; » mais je vous aime : ce mot feul juftifiera » ma foibleffe; trop heureux de vous retrou ver, » je me garderai bien de vous faire des re» proches qui rappelleroient 1'idée d'un rival » trop aimé, & j'irai recevoir eet après-dinée » le retour d'un cceur noirci de perfidies, » avec la même foumiffion que fi j'étois dans p mon tort. »  94 V O Y A G É Avouez, mefdames, qlje vous me trouverë bien fou : je 1'étois plus qu'on ne peut fe 1'imaginer; tranfporté de joie, pénétré de reconnoiflance , je courus , je volai aux pieds de madame d'Arfilly : elle étoit plus belle que 1'amour; la rougeur que lui caufoit fa honte, me la fit trouver adorable : ce fut dans ces précieux momens que j'éprouvai qu'il faut paffer par les peines , pour arriver aux plaifirs. Nous jouimes d'une tranquillité qui ne fut troublée que par les difcours étranges que tint le duc de ... fur fa courte aventure avee madame d'Arfilly; & par la liaifon qui fe fit entre lui Si la dame que j'avois abandonnée j ils nous tourmentèrent 1'un Sc 1'autre de toutes les fagons : j'étois fi amoureux,que je fus pret plufieurs fois a me battre pour les intéréts de ma maïtrefle; mais des amis communs arrêtèrënt le cours de nos defleins. Je n'avoisjamais trouvé madame d'Arfilly fi charmante : elle tachoit de fon cóté k effacer des impreflions qu'elle croyoit m'être reftées ; mais je n'étois pas né pour la fixer. Quelques jours avant mon départ pour 1'armée, je la retrouvai dans fes froideurs; je m'en pris a 1'inégalité du fexe : elle eut encore la fincérité de m'avouer que c'étoit une feconde révolte de fon cceur qui fe déclaroit tout de nouveau pour le duc de .... Je me  de Campagne; fentis cette fois-la plus d'indignation & de mépris que de colère; je partis pour 1'armée avec affez de tranquillité, fans prendre la peiné de la quereller : je fus quatre mois fans lui donner de mes nouvelles , & j'aurois pouflé 1'indifférence plus loin, fi je n'avois appris qu'elle avoit eu une furieufe maladie; je me crus obligé de lui en faire compliment : je fus bleffé dans ce tems-la : elle me rendit ma civilité, & a mon retour, je ne fai comment cela fe fit, mais nous renouames une troifième fois : je lui donnai même des preuves de mon attachement, dont toute autre qu'elle auroit été touchée : mais dans cette dernière reprife, fon amour ayant été jufqu'a un certain point , ne put fe foutenir de la même force, & dégénéra comme dans les autres. Je ne fais fi ma paffion étoit ufée, ou fi ma raifon agit; mais je rompis avec elle , fans ceffer pourtant d'être de fes amis 3 & je me mis en fituation de me voir avec plus de gloire dans d'autres cbaïnes que les fiennes. Le chevalier de Chanteuil en achevant fon récit, regarda tendrement madame d'Orfelis, pour réparer ce qu'il lui avoit dit d'un p8J trop dur lorfqu'elle 1'avoit interrompu. Sans mentir , s'écria le comte quand il vit que Chanteuil ne parloit plus, madame d'Arfilly  $5 V O V A G I eft une perfonne bien particuüère; vous avez exercé une patience d'une étrange pratique tandis que vous avez été a fon fervice. Bon, dit madame d'Orfelis , les hommes n'aiment pas 1'uniformité. Si cela eft, ajouta le chevalier, quiconque aura 1'honneur de vous fervir ne s'ennuira point avec vous. II n'y eut perfonne qui ne fourit de voir qu'il commencoit a démêler le caractère de fa nouvelle maïtreffe : elle en rougit de colère ; mais comme elle a bien de 1'efprit & qu'elle ne vouloit pas rebuter un hcmme qui 1'empêchoit de s'ennuyer, elle répondit d'un ton affez badin; & fe tournant vers madame d'Arcire : & vous madame, lui dit-elle , ne nous direz-vous rien de tout ce qui vous eft arrivé? Si 1'on ne commence a vivre, reprit-elle , que lorfque le cceur eft touché, mon hiftoire feroit trop courte. Elle tourna de longs regards vers le marquis en achevant ce peu de paroles, qui ne pouvoient convenir au comte, puifqu'il y avoit deux ans que cette affaire duroit. Elles parurent d'un furieux poids dans la bouche d'une femme raifonnable : Bréfy en demeura comme en-> chanté; le comte en fourit aigrement; & je propofai la promenade pour tirer tout le monde d'embarras. Chacun fe divifa a fa fantaifie : le comte voulut fe promener avec moi j  de Campagne: £7 moi; madame d'Arcire nous xegarda avee trouble ; le chevalier & madame d'Orfelis pafsèrent dans une allee de charmes; Bréfy voulut fuivre la marquife; mais honteufe du difcours qu'elle venoit de faire, & craignant peut-être les remercimens d'un homme qu'elle ne vouloit point qu'il lui eut obligation, elle lui dit que fon mal de tête demandoit du repos & qu'elle ne pouvoit le prandre que feule. 11 refta avec le vieux duc, & je dis au comte que je voulois abfolument m'éclaircir avec la marquife ; qu'elle me croyoit fa rivale; que c'étoit tout le nceud de 1'intrigue; qu'elle deviendroit a la fin tragique, & que je ne ferois point en repos que je ne 1'eufle détrompée. Vous ne connoiffez guère votre fexe, re~ prit-il, fi vous ne comprenez pas que le feul moyen de faire revenir madame d'Arcire, eft de lui caufer de la jaloufie : vous en venez de voir un exemple dans 1'aventure du chevalier. Oui, mais, repris-je , elle me haïra ; je n'ai que faire d'être votre viclime. Allez, me dit Sélincourt en riant, vous ferez comprife dans le traité de paix. En nous entretenant ainfi, nous tournames infenfiblement nos pas vers le bois : je ne 1'avois jamais vü ; & comme il eft délicieux par des fontaines de G  9# Voyage diverfes figures, & par des fiatues de marbre merveilleufes qui en terminent toutes les allées, je parcourus avec le comte une partie de* eet agréable endroit; mais en traverfant d'un, cöté k 1'autre ,' j'appercus la marquife couchée fur un lit de gazon qui tenoit a la paliffade du cöté .oii :nous étions. Venez , comte, dis-je tout bas a Sélincourt, voyez une aventure de roman ; venez voir votre maïtreffe dans une attitude défolée.Il s'approcha en; effet; & regardant au travers de la paliffade, il vit qu'elle badinoit avec une canne dans une fontaine qui étoit a fes pieds, & qu'elle tenoit de 1'autre main un petit portrait, dont il ne put connoïtre les traits, k caufe de 1'épaiffeur des branches. Le vifage de la marquife n'étoit pas tourné vers nous. Je dis au comte, fans craïndre d'être entendue , qu'il allat fe jetter k fes pieds , & qu'une perfonne qui s'écartoit pour venir regarder le portrait d'un amant qui contrefait Finfïdèle, méritoit bien qu'on prit foin de calmer fon cceur. Ah! me ditle comte,cruelle perfonne, oü m'avezvous amené? Vous ne favez pas ma douleur, je fuis plus capable d'aller arracher maintenant la vie k Bréfy ; c'eft fans doute fon portrait qui caufe tant d'application k ma perfide ; «11e n'a jamais eu mon portrait, elle a tou-  de Campagne. ^ jours refufé de le recevoir, elle n'eft fcrupuleufe que pour moi. Je demeurai fort furprife a ces paroles ; & appercevant des tablettes fur le lit de gazon, je les pris a travers les branches le plus fubtilement qu'il me fut poflibie; Le comte s'en faifit d'abord { voici de quoi nous éclaircir, me dit-il. Alors nous nous éloignames doucement de ce lieu ; & feuilletant les tablettes, nous y trouvames ces vers. O vous qui d'un oubli payez ma tendre flamme; Vous quj malgré votre manque de foi, Regnerez toujours fur mon ame , Pour un moment encor' ioüvenez vous de moi. Pour ce moment, oubliez.... II n'y avoit que ce fragment dans les tablettes 'i elles étoient même mouillées en quelques endrolts. Eh bien, dis-je, Sélincourt, n'êtesvous pas hohteux de votre jaloufie ? A qui ces paroles peu vent-elles sadrefTer qu'a vous? Eft-il poffible, interrompit-il impatiemment , que vous puiftiez vous méprendte a une apparence fi groffière ? Madame d'Arcire eft délicate au point, que pour peu que Bréfy vous ait regardée, ou la belle Orfclis , elle aura trouvé matière de fo.upcons & de plaintes. 'Que vous êtesentêtée de vos iugemens, ajoutat-il , en voyant que je n'étois pas bien per- G ij  fröd Voyage fuadée! Ne voyez-vous pas briüer dans cei vers le feu d'une nouvelle paflion ? Le portrait ne doit-il pas vous convaincre ? & la foibleffe de votre fexe vous eft-elle inconnue ? Je ne fais, repris-je, cé que c'eft que tout ceci; je xiy vois que des obfcurités. Et moi, reprit encore le comte, je n'y vois que des clartés trop funeftes a mon amour. Je 1'adore, je ne puis aimer qu'elle, fon prix redouble quand je la perds: Ah ! infidèle, ajouta-t-il d'un ton plus élevé, falloit-il me faire une faveur en venant chez moi pour me donner enfuite Ia mort ? mais je ne mourrai pas le prémier; mon rival que vous me préférez ft injuftement, éprouvera auparavant ma fureur, & je veux vous oter les moyens de me trahir, quand la douïeur m'aura privé du jour. A ces mots, il voulut partir pour aller fans doute chercher Bréfy; mais il le vit paffer avec le duc de.... affez près de-la. Marquis, lui cria-t-il d'un ton altéré , je voudrois vous dire un mot ; monfieur le duc le voudra bien, ajouta-t-il en parlant k fon oncle qui les laiffa aller; mais moi qui craignis mortellement quelque procédé , je m'approchai du duc : je lui dis en peu de mots mes allarmes, & je le chargeai de ne les point perdre de vue. J'ai fu depuis, que le comte en abordant  DE CaMPAONE. 101 Bréfy , lui demanda s'il avoit donné fon portrait a la marquife d'Arcire; mais ce fut d'un air fi fier , que le marquis ne lui répondit pas jufte. II n'eft pas queftion de biaifer, repartit Ie comte , il faut que je iache pofitivement la vérité de ce fait. Je n'ai guère accoutumé d'être queflionné , reprit froidement Bréfy ; les queftions m'importunent plus que Ia morale ne m'endort, & puis je ne crois pas que eet éclairciffement foit néceffaire. II me 1 eft au point, dit le comte , qu'il faut que je 1'aie, ou votre vie a la place. Bréfy répondit, que ce n'étoit guère la mode que les combats, mais qu'il ne la fuivoit que dans les habits, & mettant promptement la main a 1'épée, le comte en fit autant, & il alloit fe pafTer une fcène fanglante, fi le duc qui les avoit toujours fuivis,.ne fut allé fe mettre entre deux i Qlte faites-vous, Sélincourt ? s'écria-t-il d'un air d'antorité qu'il potivoit prendre avec fon neveu, d'oü vous vient cette fureur? avez-vous oubliez les fuites facheufes de ces fortes de combats ? mettezmoi, ajouta-t-il, vos intéréts entre les mains , je les démêlerai d'une facon moins terrible avec monfieur le marquis. L'aöion & le difcours du duc de avoit d'abord arrêré Tardeur des deux rivaux : fa naifTance & fon %e le G iij  ioi Voyage mettoient en droit de faire le maréchal de Fiance. Ils demeurèrent un peu honteux de leur emportement , & le comte , comme le moins maïtre de lui, &z ie plus affligé, rentra dans le bóis au moment que nous allions en fortir la marquife & moi. J'étois.allé la trouver aufïi-töt que j'eus prié le duc de veiller aux aftions de nos amans : je la vis fi occupée de fa rêverie, que le bruit que je fis en arrivant ne 1'en put retirer. Voila le comte, lui dis-je, qui fedéfefpère; .j'appréhende une querelle; il eft avec Bréfy, & c'eft vous, madame , qui caufez tout ce défordre. Moi! dit madame d'Arcire toute effrayée, que m'annoncez vous ? & ce que vous me dn.es, ne doit-il point m etre fufpeéf ? Ce n'eft pas le tems de douter, madame, lui dis-je, ; deux braves gens fe battent peut-être a 1'heure . qu'il eft peur 1'amour de vous, La marquife frémit a ces mots; & courant du cöté oh je ia co.-.dnifoK , nous rencontrames Sélincourt feul-, nr>,is dans une fureur qui le fit .retourner . d'abord qu'il nous appeix it. La marquife le fuivit, Öi lui coupa bien-töt chemin: Oii courezvoi-s? lui dit-ele d'un air doux & languifiant, &i en lui tendant la main jfune facoh graeieufe. Je yais , reprit-il chercher une leconde fois Eréfy, pour le faire moiirir de ma main  de Campagne. 103 ou pour mourir de la fienne. Le duc de... nous a féparés, mais rien ne peut plus m'arréter. Demeurez , lui répondit madame d'Arcire ; votre injuftice eft extreme, vous voulez tuer un homme qui ne vous a point fait de tort dans mon cceur, tandis que je laifle vivre une cruelle amie qui m'arrache le votre. J'étois fi proche de la marquife lorfqu'elle acheva ces mots, que j'ouvris les bras en PembrafTant tendrement. Que nous ferions tous heureux , lui dis-je, fi Bréfy n'a pas plus fait de tort au comte que je vous en ai fait auprès de lui ! Madame d'Arcire eft naturellement bonne & douce : fes Iarmes couvrirent fes joues dans ce moment? & me rendant mes careffes : Ah! ma chère, me dit-elle, que vous m'avez caufé de chagrins! Je voulus lui répondre; mais Sélincourt m'interrompit pour lui demanderl'expli. cation du portrait. Voyez , lui dit-elle en lui donnant la boete qui le renfermoit; voyez injufte que vous êtes, quel rival vous vouliez exterminer! Le comte regardant avec précipitation cette fatale peinture, il reconnut fon portrait fi reffemblant, que fe jettant aux genaux de la marquife , & les embraffant avec ardeur, il eut un faififtement de joie qui ne lui permit de parler de très-long-tems. Vous jugez bien, madame, quel eftet doit produire G iv  l04 Voyage un dénouement pareil : on s'expliqua en mmulte, on s'y dit de ces chofes confufes, qui prouvent mieux que 1'éloquence les fentimens d'une tendre paffion : & après que j'eus appris de la marquife, qu'elle avoit fait faire le portrait de Sélincourt avec un fecret extraordinaire, pour ne lui pas faire une fi grande faveur qne celle de le recevoir de lui; quand j'eus, dis-je, fu cette particularité de fa bouche, je me retirai pour leur laiffer la liberté de parler fans témoins. Ilsrejoignirent quelque tems après Ja compagnie. Le comte s'avanca de bonne grace au-devant de Bréfy, a qui j'avois déja dit une partie de ce qui venoit de fe paffer. ^ Marquis , lui dit-il , une erreur qui me faifoit mourir de rage a cauié tantöt mon emportement avec vous; je n'aime pas naturellement a faire le fpadaflin; mais la tête m'avok tourné : & comme vous êtes un des hommes du monde le plus raifonnable, & fort de mes amis, j'efpère qne cette aventure ferrera les nceuds de notre amitié, au lieu de la détruire. Ma foi, répartit Bréfy , monfieur le comte , je ne vois dans tout ceci que moi de maltraité • vous m'avez querellé, j'ai fervi a vous faire connoïtre a quel point on vous préfère; votre générofité n'eft pas d'une pratique difficile : fliais, ajouta*t-il en riant, fi mon perfonnage  de Campagne. 105 n'eft pas avantageux, il faut du moins ie foutenir avec fermeté. A ces mots, il embraffa de tout fon cceur Sélincourt. Madame d'Arcire qui ne pouvoit plus faire un fecret de fatendrefte après un tel éclat, avoua, en rougiffant, qu'elle eltimoit le comte a un point, qu'elle ne feroit nulle difficulté de prendre avec lui un engagement pour toute fa vie. Puis fe tournant vers le marquis : Ne me fachez point mauvais gré, lui dit-elle, de vous avoir un peu trop amufé; le dépit & la jaloufie font quelquefois bien faire pis; & puis il n'y a pas grand mal qu'on en ait ufé une fois avec vous, comme vous en avez ufé avec tant d'autres. Bréfy qui vit que cette intelligence n'étoit pas 1'ouvrage d'un jour , & qu'elle alloit devenir férieufe , prit fon parti en galant homme qui n'eft pas trop en droit de fe facher. La déclaration que venoit de faire la marquile, ne pouvoit être qu'agréable a fon amant & au duc de Elle eft belle, jeune 6c riche , il n'y a rien de mieux afforti. Votre vengeance approche,madame, ilsferont mariés dans peu de tems. Vous voyez, madame, que nous avons donné dans le grand, pendant notre voyage, & que nous ne nous fommes pas toujours amufés è la bagatelle : j'aurois bien voulu pouvoir en-  io6 Voyage tonner Ia trompette , pour vous conter cette aventure :EUe eft tragique au moins , madame, quoiqu'il n'y ait pas eu de lang répandu ; mais je n'aime pas a prendre des tons que je ne pnifle foutenir. Dès ce jour-la Bréfy m'adreffa fes vceux ; ainfi je n'étois pas deftinée a 1'oifiveté : II eft gloriën* ; il me dit de petites chofes de fon attachement auprès de madame d'Arcire, qui me prouvèrent, ou qu'il eft fort vain , ou que les femmes font bien du chemin quand elles veulent rappeller un amant par la jaloufie. N'allez pourtant pas, madame , porter vos idéés trop lom ; mais des coquetteries me parpiffent toujours trop dans 1'exacr.e fidélité: Ne condamncns cependantperfonne, on y pourroittomber a fon tour; & puis ma morale eft fort ma' placée; car le comte retrouva de nouveaux charmes dans la marquife ; & comme le marquis de Bréfy eft fort aimable , je 1'écoutai avec cornplaifance , ft ce ne.fut alors avec tendreffe. Nous ne quittames qu'a regret, & le plus tard que nous pümes, l'aimable maifon oii nos amans s'étcient raccommodés : nous nous remimes en bateau , quoique ce fut en remonfant, pour nous en éloigner moins vite ; la nuit étoit merveilleufe; nous n'arrivames qu'au jour.  de Campagne. 107 II y en avoit déja quelques-uns, que nous vivions tous dans une grande union, a la réferve de Chanteuil & de madame d'Orfelis , qui mêlèrent un peu trop de troubles a leurs plaifirs, lorfque le comte nous propofa de chaffer Ie lendemain. Le tems étoit propre pour cette partie : une pluie avoit un peu abattu Ia ponffière & adouci les ardeurs du foleil; nous avions tous des habits de cbafie , galants & magnifiques : Sélincourt avoit une bonne meute pour le cerf, & des chevaux merveilleux. Je ne fuis pas une cavalière bien déterminée ; mais je me t;ens de bonne-grace : & fi je n'avois pas eu un cheval ardent outre mefure, je me ferois aflez bien tirée d'afraire : mais i! n'eut pas Gtttt entcndu ce bruit confus & agréable des chiens, des cors & des piqueurs, qu'il m'emporta devant tous les chaffeurs; & laifiant Ie cerf & la chafie, il m'enfonca dans -le bois fur la droite, avec une fougue que je n'eus pas ja force ou l'adrefie d'arrêrer. Je me tins a l'argon de toute ma force ; & j'aurois pu ratrapper 1'étrier , & me raiïermir après cette première bourafque, fi une branche d'une grolfeur confidérable ne m'efit donné un coup dans le Vifage , qui me fit une douleur horrible , a laquelle je ne pus réfifier, §c dont la violence ffle fit même tomber. Mes cheveux qu'on avoil  ioS Voyage ajuftés avec art s'embarrafsèrent dans cette branche : j'en eus beaucoup d'arrachés avec une extréme douleur, mon chapeau étoit k vingt pas de moi; je faifois des cris percans, lorfque j'appercus Bréfy qui venoit k mon fccours de toute la vitefle de fon cheval : il avoit fuivi mes pas én véritable chevalier, des qu'il avoit vu mon défordre; mais il n'avoit pu me couper chemin , paree que mon cheval alloit tout au travers du bois : il arriva comme mon mal étoit a fon plus hant point. Ah! mademoifelie, me dit-il, quel funefte accident! Que'je fuis malheureux, de n'avoir pü le prévenir! II avoit un air fi affligé en parlant ainfi, & il voyoit avec tant de chagrin mes cheveux pendans k la funette branche , que je lui en eus une véritable obügatlon. Vous avez fait ce que vous avez pu , Iai dis-je : eet accident-ci eft de ceux qu'on ne peut prévoir ; il faudroit véritablement être ftoïcienne, pour foutenir que ce que je fens k 1'heure qu'il eft, n'eft pas de la douleur. Ma philofophie ne va pas fi loin, ajoutai-je en riant; mais je m'en fens pourtant aflez pour remonter a cheval, fi vous voulez bien me rendre mon chapeau qui eft dans les brofiailles. Je ne fai, me répondit-il, fi je dois vous rendre ce fervice : Voici un endroit folitaire très-propre  »e Campagne. t09 5 vous déclarer des fentimens que vous me connoiffez déja. Gardez-vous bien, interrompls-je promptement, de prendre un moment fi malheureux pour une telle déclaration: 4 faut être dans une fituation gaie & tranquille pour écouter de femblables chofes fans colère; 6 i'ai connu un de mes amis , qui n'échoua auprès de fa maïtreffe que pour avoir mal pns fon tems. Bréfy vit bien que je badinois ; ü alla chercher mon chapeau, il rajufta mes che' veux, il me donna de 1'eau de la reine d'Honerie pour mettre fur les égratignures que j'avois' au vifage : & donnant vingt coups de gaule a mon cheval qui ne s'étoit point éloigné il monta deffus, après m'avoir aidé a monter fur le fien, qu'il me garantit plus fage que 1'autre. Nous rejoignïmes Ia chaffe, & j'eiis Ja gloire de me trouver encore a la mort du cerf, malgré 1'état oh j'étois. Chacun vint audevant de moi pour prendre part è eet accident ; je fus louée plus que je ne méritois de mon intrépidité. II reftoit encore tant de jour lorfque la chaffe futfinie, que le comte propofa d'aller a une maifon délicieufe, l une demi-lieue d'oii nous étions alors. Celleci a des eaux admirables, tant platies que jailhffantes: nous ne crümes pas 35 trouver d'autres plaiiirs que ceux de la promenade : mais Ie  fió Voyage eomte dont la paflion étoit renouvellée , ne manquoit aucune occafion de marquer la joie vive qu'il fentoit de fa réunion avec fon aimable maitrefl"e. Eri approchant d'un labyrinthe, nous entendimes accorder des inft.rumens, & en même-tems une belle voix chanta les paroles qui füivent : En quelque lieu que brillent vos beautés, Vous captivez les libertés: Un cceur deffdus vos' loix adore fon martyre. En vain le mien voulut fe lévolter ; Plus foumis que jamais , il revient fous l'empirè Seul glorieux , feul doux a fupporter. La marquife nè put douter que ce ne fut une galanterie du comte, elle lui dit quelque chofe tout bas. Une autre voix auffi belle que la première , chanta un autre air : il y eut un chceur mérv'êifleiï'x, & tout cela nous parut un enchantément: mais nous fümes après que Sélincourt avoit fait venir d'excellens muficiens de Paris, dont on n'étoit éloigné que d'une très-petite journée; qu'il avoit fait les paroles, & qu'un homme des plus habiles pour la ccmpofition avoit fait les airs. On trouva enfuite une table ccuverre de tout ce qui peut fatisfaire le goüt : elle étoit au pied des belles cafcades de cette maifon. Jamais les efprits ne furent fi difpofés a la joie; Sz  d e Campagne. in jamais on n'eut un plaifir plus parfait • H „e fut point troublé; on attendit pour s'en rejourner, que la lune fut levée : elle retardoit beaucoup, mais on ne s'ennuyoit pas. On fe promena en attendant dans une allee fi fombre que le foleil en fon midi ne peut y darder fes rayons qu'a la dérobée. Nous étions trop bonne compagnie, pour que 1'obfcurité püt épou vanter aucun de nous : & nous ne fongions qu'a nousréjomr, lorfque nous vïmes la figure d'un jardinier en camifole blanche, qui marchoit quelques pas devant nous , dans une des contre-allées. Sélincourt 1'appella, pour favoir ce qu'il faifoit fi tard dans les jardins;:le jardinier ne répondit nen , & difparut. 1 Nous courümes tous pour le chercher dans le bois; ce fut inutilement. 1.1 reparut un moment après; pour le coup, dïmes-hous, vous ne nous écbapperez pas; &nous allames fort vïte dans ia contre-allée, avec auffi peu de fuccès. Le fantöme Jardinier. nous fit -faire ce manége jufqu'a quatre fois : nous en denreurames furpns,^ fans en être effrayés : & on nous a dit depuis, qu'il arrivé fouvent d'avoir de ces vifions dans ce lieu, qui a autreföis appartenu a un mmiftre fameux. Je vous dis, madame ce que ,'ai vu; & fept perfonnes peu fufcepl tuks de prévention , ne sSm'agbëift guère  ii2 Voyage une pareille chofe, fi elle n'eft véritablement fondée. Nous étions fi éloignés de la peur , que nous reftames encore du tems dans le même endroit. II feroit trifte, leur dis-je, que cette figure de jardinier eütle mêmepouvoir, qu'une demoifelle qui fe fait voir dans un canton de la Normandie , & qui fait voyager les gens jufqu'a les rendre malades, & quelquefois pis. Comment, dit madame d'Arcire , eft-ce une fable que vous nous contez } Non vraiment repris-je; je 1'ai entendu dire a des perfonnes dignes de foi. Cet efprit a une figure de femme bien faite , toujours montée fur un bon cheval. On ne 1'appelle que la demoifelle dans le pays. Un pauvre curé, dont la monture étoit enclouée, eut affaire dans le village voifin; il y alla a pied; le chemin n'étoit pas long : il rencontra la demoifelle, qui 1'égara fi bien, qu'on eut dit qu'il avoit marché fur 1'herbe de fourvoiement. II retrouva fa maifon quand il plut a la voyageufe : mais il y arriva fi las & 1'efprit fi troublé, qu'il fe mït au lit avec une groffe fièvre. II affura que i'inhumaine demoifelle rioit de trés-bon cceur, quand elle voyoit un homme hors de mefure : le tranfport lui monta au cerveau, Sc il mourut en trois jours. Oh!  de Campagne. ,ij Öh! pour cela, mademoifelie , dit Ie duc de.... vous êtes auffi cruelle que cette femme d'avoir fait mourir le pauvre curé. Que vous auroit-il coüté de lui conferver la vie? ie vous affure, repris-je, monfieur le duc, que je n'en étois point du tout la maïtreffe. J'ai entendu conter cette hiftoire a une abbeffe de mérite , que je nommerois bien, fi ©n m'y forcoit; & qUi étant dans le pays lorfque cette aventure arriva, doit fans doute en être crue. Chacun demeura très-fcandalifé d'un efprit fi meurtrier. Le marquis me demanda fi la demoifelle mettoit fa jambe fur 1'arcon : Ne vous moquez point, lui dis-je, des gens qui s'égarent : que lavez-vous fi la route que vous tenez k préfent eft fure ? II y a des demoifelles qui font quelquefois faire plus de chemin qu'un follet; car il faut bien que c'en foit un. Bréfi voulut répondre : mais le comte qui étoit dans fon envie de parler 1'interrompit „ pour dire qu'il n'étoit point trop incrédule, & que s'il avoit k fuivre une fede de philofophes, ce feroit celle des cabaliftes. Je fai bien , ajouta-t-il, qu'ils ne font pas a la mode , & qu'il faut dire : vive Defianes, pour donner dans le grand gont : mais les bons cabaliftes croyent avee foumiffion les chofes qui prouvent H  ïi4 Voyage 1'immortalité de 1'ame; ik ils ont avec cela bien de bonnes raifons phyfiques, qui prouvent la poflibilité des apparitions. Le marquis qui vit que la converfation s'alloit tourner fur le ton moral, qui faifoit tomber le comte dans la trifteffe, nous avertit que la lune étoit levée il y avoit déja quelques tems, & qu'il falloit en profiter. On fuivit fon avis; on monta dans les caroffes, que le comte avoit fait venir, & nous retournames au lieu de la fcène* Quelques jours après, un vieil abbé d'un efprit affez agréable, amena une femme qui aimoit Bréfy a 1'adoration : nous apprïmes cette circonfiance dès le même foir, par fes manières & le chagrin qu'elle marquoit dès qu'il me difoit un mot. Elle étoit amie de Sélincourt, auffi bien que le vieil abbé, qui fortoit d'une grande maladie, êc qui venoit achever d'être malade en ce lieu, comme le coufin Chonchon chez monfieur Bernardi Nous timesdès le lendemain une promenade ^ a quelques lieues de Sélincourt: nous nous trouvames madame de Talmonte ( c'étoit le nem de cette femme ) 8c moi dans le caroffe du marquis : il n'y avoit point de flrapontin | il fe mit entre nous deux; & comme fon penchant le faifoit fouvent tourner de mon cöté4 la jaloufe Talmonte le pouffoit rudement du  de Campagne; ii5 tonde : j'en fentois Ie contre-coup , & je riois de tout mon cceur de 1'air dont Bréfy recevoit ces témoignages de tendreffe. Elle i la voix. aïfez belle : tant que le chemin dura elle ne fit que chanter eet air de Bellerophon \ qu£ commence par ces paroles : Malgré tous mes malheurs, je feroïs trop heureufe Si les mépris pouyoient guérir 1'amour, Vous favez , madame , qu'on rejouoit cel opera : mais elle s'en feroit fóuvenüe de bieri plus loin, pour 1'applrcation qu'elle en vouloit faire. Elle fe gatoit la poitrine k force de chanter pathétiquemeht, fi on peut parler ainfi\ Le marquis y répondoit mal ; mais je crus" remarquer peu de tems après qu'elle avoit fa revanche. Je ne fai s'il eft de ceüx qui font touchés de 1'amour qu'on leur témoigne, oii fi le peu d'efpérance que je lui donnois lui fit accepter quelque parti plus folide : mais je vis madame de Talmonte affez contente d'elle & de lui; & elle crut avoir une furieufe f/u* périorité fur moi, quoique je paruffe toujours la belle paflion du marquis. il he faut point vous mentir, madame, je feritis qu'il ne m'étoit point indifférent : le pèu de foins qu'il i-endoit k cette femme , ne laifla pas de m'inP .portuner j & je réfolw u«e petite, vengeangf H ij '  f l5 V O Y A G Ê qui me réuffit, comme je vous le dirai bien«» tot, D'autre part, le vieil abbé fentit dans ce lieu renahre fes jeunes défirs ; il affura madame de Talmonte qu'elle trouveroit un cceur a fcn fervice quand il lui plairoit. Vous jugez bien comme il fut recu : ellè en fit de même des plaifanteries. L'abbé en fut outré de colère; il démêla Pintrigue de 1'ingrate, & la perfécuta de railleries, tant qu'elle refta avec nous. Le marquis qui n'en étoit point amoureux, & dont la difcrétion n'eft pas extréme, entra dans tout en homme las de trop de témoignages d'ardeur, & fe réfolut k me faire un aveu de fes foibiefles & des égaremens de Talmonte. Je ne lui en fis aucuns reproches : mais un foir que nous étions fous un berceau de cbevrefeuilles, & qu'on me fit fouvenir de la promeffe que j'avois faite, de Conter quel1ques-unes de mes aventures, je faifis cette occafion , & je pris la parole en ces termes: Je ne fuis pas trop fage , mefdames, de m'embarauer a vous dire ce que je devrois mé cacher a moi-même : il n'eft guère féant a une demoifelle d'avouer qu^elle a eu le cceur touché : quoique fes fentimens ne foient p>öirtt fortis de i'exafte bienféance, c'eft toujours trop d'en avoir fenti de femblables : mais heureufement je n'ai pas affaire a des juges  de Campasne. fcropfévères, continuairje en fouriantj;& je vous cauferojs trop crcnnui, fi je ne vous faifois un récit que de mon indlfférence. J ai donc aimé, mefdames, un homme trés* airnable , au moins il me fembloit tel-, 6c peutêtre cela n'eft-il pas encore trop paffé : ii avoit acquis des droiis fur mon cceur en affez peu de tems, paree que fa paffion m'avoiê paru fort fincère. A.peine favoit-il encore l'in» dination que j'avois pour lui, que je me vis traverfée par une de ces femmes qui ne fe rebutent pas aifément, 6c dont les mceurs n'étant pas fort févères ,.croyent qu'il eil permisde faire beaucoup pour conquérir un cceur* rebelle. Cette femme-ci n'étoit pas laide; elle avoit même quelque efprit. Akandr-e; car vous vouLez--hien que je nomme du premiee nom qui me vient dans l?efprk ,. un homme dont je veux faire le véritable portrait ; Alcandre donc foutint fans foibleffe les premiers aflatits de fa nouvelle amante -..il en railloit d'un airoffenfant : c'étoit a mes pieds qu'il venoife dhercher un afyle contre fes pourfuites. Je ne lui témoignai rien de ce qui fe paffoit dan& mon cceur : je laiffois, marquer de la jaloufiea une rivale , qui naturellement devoit- ent avoir plus que moi; 6c je faifois ma fatyre k moi- même., quand je m'ep üirprenois le moindjr% Kiij  8jS Voyage mouvement { mais les hommes n'ont quHiné fertaine mefiire de conftance. II faut, madame , que je m'interrompe, pour vous dire que le marquis ouvrit de grands yeux en m'écoutant, comme s'il eut pu péfiéirer plutot la fin de cette aventure; balancé, entre la crainte d'avoir un rival aimé, 1'efpéïance d'être le héros de I'aventure, & la, douleur de m'avoir déplu, il ne favoit quelle contenance tenir. Je jouiffois avec plaifir de fon trouhle, & je continuai ainfi mon récit. Voila, mefdames , un commencement d'ayenture , dont fans doute vous n.e deyinez pas le dénouement. Alcandre n'eut pas été quatre jours près de fa nouvelle maïtreffe, que le yemords de fon infidéüté le tourmenta vivement; il eut recours a un aveu fincère de fa faute. II me le vint faire avec tant d.'apparence de repentir, que je lui pardonnai une légèreté, qui le rendra peut-être moins fujet a d'autres; mais comme j'en avo.is fouffert & que je voulois un peu de vengeance pour mon foulagement , je choifis ma rivale pour fon objet plutot que mon amant. Je contai a cette femme fa propre hifioire & la mienne fous des noms inconnus : elle en changea de couleur; mais j;e ne fai fi fa conduite fut meilieure. Pour Alcandre , iL me parut fi content quand j'a-  e>e Campagne. ïig>, chevai ma narration, que je me fus bon gré de 1'avoir tenu en fufpens, & de voir que jet n'avois pas fait un mauvais choix.. II faut avouermadame, que je fus bieti méchante de conter ainfi devant cette femme un trait qui devoit lui faire tant de honte %■ mais pardonnez-le moi, j'y eus trop de plaifir». pour être capable d'en avoir du fcrupule. Elle ne favoit comment prendre une telle allégorie :. elle mordoit fes lèvres % elle fe rengorgeoit 3 elle ouvroit la bouche pour parler ; mais. des regards d'intelligence qu'elle vit entre le marquis & moi, lui fïrent voir qu'elle n'étoiï pas la plus. forte : & la pauvre femme outrée de rage ,, nous dit en foupantqu'elle vouloit s'en retourner Ie lendemain. L'abbé n'étoit pas. d'humeur a fuivre fes caprices, & principale-» ment celui-la ; mais cette femme qui fe fouvenoit d'avoic entendu dire k Bréfy qu'il avoit un>. tour k faire a Paris, fe tourna de fon. cöté, &£ lui demanda d'un tonoutré & fuppliant tout en* femble, s'il ne voudroit pas bien lui faire le plaifir de 1'emmenet. Ma foi non, madame, fuirépondit-il ; j'ai encore un peua faire en ce lieu. L'air dont il dit ce peu de mots fut fi plaw fant, que nous fitnes tous. un éclat de rire quï; aeheva de déconcerter Pamante défolée. Sélin^. cout.t qui étoit chez lui 9 fe crut obligé. k. re-- Biy  U9 Voyage prendre le premier fon fërieux: il la pria de reflex encore quelques jours. Je conjurai le marqufc de ne la pas refufer. II me répondit en plaifantant, & Talmonte n'aima pas trop mon.intercefTion; mais comme je trouvois plaifant de faire durer cette fcène, je preffai tant Bréfy, qu'enfin il fe fentit piqué de 1'empreffementque 1'avois de 1'envoyer avec une rivale, & qu'il s'engagea a Ia ramener. En effet, ce fut Véritablement d'une facon qui ne devoit pas beaucoup la fatisfaire; elle ne laiffa pas d'en triompher. Et puifque je me fuis engagée a vous dire naïvement tout ce qui nous eft arrivé, je n'euspas fi-töt réufli dans mon entreprife, que je m'en repentis. Bréfy vint auprès de moi: vous l-avezvoulu, mademoifelie, me dit-il, je remenerai madame de Talmonte, je partirai, fi l'on veut, avec elle. Je m'étois flatté par la fin de votre récit, que je ne vous étois pas indifférent au point de me livrer a une pareille aventure ; mais ou vous m'avez voulu tromper , ou je me fuis trompé moi-même. Vous ne ferez livré qu'^ ce que vous voudrez, lui répondis-je en rianr, quoique je n'en euffe guère d'envie: on n'eft foible que quand on veut. Ah! mademoifelie , reprit-il, quand on a le cceur un peu fenfible * on craint tout; 6k je vois bien que vous avez plus d'amour prop're que de tendreffe. Laiffez-  de Campagne. m moi, lui dis-je alors: je ne fai d'oii vient que je vous fouffre me parler fur ce ton-la; mais, repris» je, je ne dois m'en prendre-qu'a moi : une folie que j'ai imaginée pour me moquer d'une extravagante , vous a fait comprendre des chofes a quoi je ne penfois pas. L'air dont je dis ces dernières paroles, de-f voit obliger inhniment Bréfy, ou 1'offenfer mortellement. Je ne fus point quel effet elles avoient produit fur lui ; mais le lendemain je recus un billet de ma mère qui me demandoit a Paris pour une cérémonie è laquelle elle foubaitoit que je me trouvaffe, & elle me demandoit de 1'aller trouver inceffamment dans 1'équipage d'une de ces dames, avec une femme qui me fervoit. Le marquis, qui avoit eu le tems de faire réflexion pendant la nuit k tout Ce que je lui avoisdit, & qui étoit affez prévenu de fon mérite, ne douta pas que ce 'ne fut le dépit qui m'eut fait parler. II m'en fut gré , Sc tacha de me perfuader de partir avec Talmonte Sc lui. De mon cöté , j'en mourois d'envie , 6c j'avois pour moi 1'ordre de ma mère : je me fentois du goiit pour Bréfy; c'étoit même un parti fort proportionné pour moi, Cela pouvoit devenir une affaire férieufe ; mais j'avois fenti un chagrin fi piquant de ce qu'il avoit obéi a mes paroles plutot qu'a mes  %tt Voyage fentimens , que je ne voulus pas me démentin II fe mit a mes genoux pour me conjurei de lui accorder cette grace ■ il me propofa , fi je la lui refufois, de refter avec nous & de ne donner que fon carroffe a Talmonte ; mais. je fus inéxorable , bien fikhée pourtant de 1'étre. On eft bien bizarre , madame , quand on fait tant que d'être un peu touchée ; car vous voyez bien que je ne favois précifément ce que je voulois. Enfin le moment du départ arriva, j'eus. encore a foutenir plufieurs aflauts» Madame d'Arcire me difoit que j'étois folie; Sélincourt me plaifantoit; le chevalier & madame d'Orfelis, qui étoient alors affez bien enfemble , condamnoient mon procédé. La pauvre Talmonte faifoit pendant ce tems la un trifte perfonnage ; mais 1'efpérance d'en faire bien-tot un meilleur la confoloit d'avance. Elle eut même le courage- de foutenir une dernière tentative du marquis pour me faire partir , ou pour m'obliger a con-. fentir qu'il d°nieurat. II étoit déja dans fon carroffe avec elle ; il appella un valet de chambre a lui qui étoit a cheval; il me 1'envoya pour favoir ma dernière réfolution. AHez, mademoifelie , me dit le comte , allez, vous. reviendrez dans deux jours ; vous fatisferez madame votre mère > vous obligerez Bréfy y  be Campagne. iaj & vous vous épargnerez le chagrin que vous allez avoir dès qu'ils feront a cent pas d'ici. Je fentois déja la vérité de cette prédiaion • mais je fus ferme jufqu'au bout, & je mandai fièrement, qu'il étoit fuperflu de faire tant de pas inutiles. Je donnai une lettre è un de fes gens, par laquelle je mandois a ma mère que je ne me portois pas trop bien , & que je la pnois de me pardonner fi je ne lui obéiffois pas. II eft vrai, madame , qu'il me prit un dia-? grin extréme dés qu'ils ne furent plus a portée de revenir: j'en fouffris cruellement, & d'autant plus que je voulus me contraindre & que je le fis fi bien qu'on m'accufa plutot d'infenfibilité que de foibleffe : mais è vous a qui je ne cache rien , j'avoue que je paffai deux mauvaifes nuits ; elles furent pourtant encore plus douces que les journées , paree qu'au moins je ne me contraignois pas. Je pafferai légèrement fur ces deux jours d'abfence, on fe promena , on jo.ua , & le troifièmeon vitarriver le marquis. Je ne faurois If'ien vous dire laquelle fe fit le mieux fentir. dans mon cceur, de k joie ou de la honte ; ce fur un mélange, confus qui ne laiffa pas d'avoir fa douceur. Bréfy avoit toute lardèur 4'une véritable pafïïo» , & toute la dccilité  ïi4 Voyage d'un homme un peu coupable. On nous regardo:t d'une facon k me faire perdre patience mais enfin o- eut pitié du marquis, & on lui laiffa qu^ques momens pour s'expliquer avec moi. Nous nous raccommodSmes donc , madame, ou plutót nous commencames notre intelligence ; car jufqu'a 1'arrivee de madame de Talmonte, je ne croyois pas avoir fait tant de chemin : tant il eft vrai que la jaloufie "détermine. Bréfy me paria fur le ton qu'il faut prendre avec une fille de qualité qui eft fage , mais qui n'étant point un enfant , veut connoitre fon mari avant que de 1'époufer. Je me fuis laiffé aller au plaifir qu'on a de parler de 4bi, &c je ne vous en dirai plus rien qu'en paftant , jufqu'a la fin de notre voyage. Sélincourt continuoit k goüter la félicité Ia plus parrfaite : il pria madame d'Arcire d'ar chever les vers qu'elle avoit commencés dans fes tablettes; elle le fit fur le champ , aufii ne vous afiurerai - je pas qu'ils foient fort bons. O vous qui d'un oubli pavei ma tendre flamme, Vous qui j maigré votre manque de foi, Régnerez toujours fur mon ame , Pour un moment encor fouvenez.vous de moi, Pour ce moment, oubliez la bergère  © e Campagne. Qui depuis quelques jours captive votre cceur, Sans que mon fier dépit éteigne mon ardeur, Sans que 1'amour étouffe ma colère. Si vous 1'employez bien ce moment précieux, Vous reviendrez a moi, mota amour m'en affure. Ailleurs , pour les appas , vous pourrez trouvsr mieuxj Mais ou trouverez-vous cette tendrefle pure , Dont Fexcès feul fait la méfurê ? Ah ! Tircis, feule fous les cieux, Je puis, fans blefier 1'innocence, Voas donner des plaifirs par mes foins, ma conftance» Durables & déiicieux. II y a la un peu de vanité, dit madame d'Arcire en rendant les tablettes ; mais les poëtes font accufés d'être vains. Cependant, je réponds que je n'avance rien que je ne puiffe fontenir. Oui, charmante perfonne lui répondit Sélincourt en lui rendant mille graces, vous êtes la feule avec qui je puiffe vivre heureux. Vous jugez bien , madame, qu'une converfation har ce ton-la peut être longue fans être ennuyeufe ; auffi ne la finirent-ils que lorfqu'on vint leur dire que Pon s'alloit mettre k table. Le chevalier & madame'd'Orfélis étoient auffi dans un plein calme; & j'écoutois fort volontiers tout ce que Bréfy vouloit me dire. Le bon duc même ne laiffoit pas de contribuer aux plaifirs; il cherchoit a m'être agréa« fele , Sc fon amour n'étoit point encore affez  tï6 VOVAGÊ violent pour le rendre jaloux; & les rivaux jufques-la ne lui avoient donné qu'une légèré émulatiön , fans jaloufie. Nous avions encore du tems a paffer chez Sélincourt: il cherchoit tous les johrs de nouveaux plaifirs ; il nous 'en propofa un , qui ne pouVöit s'appeller ainfi, que par la fingularité des perfonnages qu'il vouloit nous faire voir. Nous étions tous dans cette difpofition a la joie qui rerid tous les .objets ou plus aimables , ou plus ridiculés qu'ils ne font. On dina un jour de bonne heure, pour avoir plus de tems. Nous partïmes dans deux carroffes, Si nous arrivames après une heure de ehemin } près d'un chateau a pont-levis;- II eft vrai que cela étoit affez inutile , paree que les foffés étoient prefque comblés. Madame de Richardin maïtreffe. de ces lieux t logeoit dans un petit corps trèsmal fait, une ame qui vifoit a 1'élevation : tout ee qui repréfentoit la nobleflè la faifoit treffaillir de joie. II fallut mettre pied k terre , avant que de paffer le pont , paree que la porte étoit fi baffe & fi étroite, que de mémoire d'homme on n'y avoit vu paffer aucune voiture. L'envie de rire nous prit dès Ia cour : le b^timent eft k 1'antique , avec quantité de tours. Mais 1'incomparable madame de Rij chardin en failbit encore batir de nouyelles f  de Campagne. ïty pour ajouter a 1'antiquité , & pour perfuader qu'elle defcendoit des anciens poffefTeurs de ce chateau. Ce n'étoit pas une chofe aifée a per* fuader: elle & fon mari 1'avoient acheté depuis deux ou trois ans: ils avoient même ajouté è a leur nom le de & le din , qui privé de ces ornemens , n'étoit plus que Richard, nom qui qui avoit été impofé au père de monfieur de Richardin , paree qu'il étoit en effet un marchand fort riche. Sélincourt nous renditcompte a la hate de ces partieularités. Nous composames nos vifages pour faire notre entrée en gens fenfés : mais nous pensames perdre contenance, quand hous vïmes venir monfieur de Richardin au-devant de nous. C'étoit un petit homme noir & fee, avec des cheveux plats, un habit de pinchina , des fouliers cirés en pantoufles > & une cravate de tafetas noir , paree que fa femme difoit que cela lui donnoit unair guerrier. Mademoifelie de Richardin fuiVoit fon père : elle eft deux pieds plus haute que lui, & pouvoit faire un beau piquier dans les Gardes-Francoifes : elle eft grofie a proportion ; fa peau eft d'un rouge brun , & fa voix, eft un fauffet , par ordre de fa mère , pour lui donner un air plus jeune. A peine étions nous revenus de la furprife qu'un tel abord nous avoit caufé , que nous appereumes la  ixS Voyage véritable madame de Richardin couchée fur un lit de repos , dans le fond de la falie , habülée d'une robe de chambre gris-de-lin Sc argent. Cette attitude ne pouvoit cacher une boffe qui occupe fon cöté droit. Son vifage eft long, étroit 6c pointu ; fes yeux font petits 6c creux, fa bouche plate , 6c toute fa perfonne eft faite d£ fa5on a faire rire des gens plus graves que nous. Ses cheveux étoient ce jour-la relevés d'un air de portrait, pleins de rubans or 6c vert. Ses mains qui font grandes Sc féches , étoient chargées de bagues; & elle avoit une croix plus propre a mettre au chevet d'un lit , qu'a pendre au col. II me prit une telle envie de rire , Sc je vis dans les yeux de toute notre troupe quelque chofe de fi plaifant, que je recus un foulagement confidérable» d'un faux-pas que fit le duc de ... qui, après 1'avoir fait chanceler , Penvoya a quelques pas de nous mordre la pouffière. On courut a lui pour voir s'il n'étoit point bleffé ; mais il n'en avoit eu que la peur: Sc alors nous primes ce prétexte pour rire de toute notre foree. Madame de Richardin en fit fort bien fon devoir, 6c nous montra fes dents fort noires & très-longues , qui achevèrent de la rendre fi ridicule , que nous fümes oonfirmés dans le deflein  b e Campagne. 119 deffein de la rendre tout-a-fait folie. II n'y avoit qu'un pas k faire ; fon amour propre eft complet , on lui fait tout croire a la faveur de la louange. J'eus la hardieffe de foutenir qu'elle avoit 1'air auffi grand qu'une déeffe , ou même que madame la princeffe de Conti. Bréfy affüra, qu'è peine dans tous les fiècles paffés on pourroit trouver une beauté digne de lui être comparée. Vous jugez bien que la pauvre Hélène qui n'en pouvoit mais , fut citée en cette occafion. Pour moi, dit Sélincourt , qui fuis affez heureux pour connoïtre madame de Richardin avant vous , j'ai toujours cru que Vénus ne pouvoit approcher de fes charmes. Mais a qui trouverons-nous des mains, reprit madamé d'Orfélis , pareilles a celles que nous voyons ? j'ai toujours oui dire, reprit madame de Richardin , en faifant des mines incomparables , que je les ai affez faites comme celles de la reine-mère , qui les avoit fans doute lés plus belles de fon royaume. Je fuis affez vieux, dit le duc , pour les avoir vues fouvent: elles n'approchoient pas des vöttres. Et les pieds, interrompit Chanteuil en voyant qu'elle en allongeoit un long & plat, chauffé d'un bas de foie vert a coin d'or , Sc d'une mule argent & gris-de-lin; & les pieds, ré» I  ï?o Voyage peta-fil, Thétis en eut-elle jamais de femblabies ? La petite folie pendant ce tems-lè , regardoit le marquis avec une extreme attention: c\'t';it un regard digne d'être peint. On ne fa.t fi fa figure lui plut davantage que celle des autres , ou fi fa louange étoit plus de fon goüt, mais il eft certain qu'il fut préferé , & qu'après nos flatteries tumultueufes , ce fut alui qu'elle adreffa la parole. On m'a toujours flattée, ditelle , de quelque beauté : on ne m'a difputé ni 1'air ni les graces ; mais , monfieur, une grande créature que voila, ajouta-i- elle en montrant fa fille , a rendu quelquefois ma jeuneffe équivoque; cependant, telleque vousla voyez, elle n'a que dix ans: j'ai été mariée a douze, & je 1'eus la première année de mon mariage; mais une figure comme celle-la fait toujours tort, & il y a mille fortes de gens qui me croyent trente ans accomplis, paree qu'elle eft ma fille. Votre fille, madame, s'écria Bréfy en riant comme un fou ! cela ne peut-être : mademoifelie paroït votre grande-mère. Je lui demande pardon de ma fincérité ; mais peut-on être maïtre de fes paroles lorfqu'on ne 1'eft plus de fon cceur ? il acheva ces mots en la regardant avec des yeux languiflans: la pauvre per  de Campagne. tjt feite femme en rut pénétrée. Nous la vïmes fe lever a notre grand étonnement; car fa figure étoit encore bien plus irrégulière fur fes pieds que deffus un lit. Venez, monfieur le marquis , lui dit-elle , venez , paffons dans mon cabinet, je veux vous faire voir mon portrait lorfque je fus mariée ; & j'ai auffi quelques petits ouvrages en vers qui vous prouveront que mon efpnt n'en doit guère a ma perfonne. Le pauvre Bréfy n'eut plus en vie de rire a cette terrible propofition ; & prenant 1'air le plus poli qu'il lui fut poffible: jecrois, madame, lui dit-il , que ces dames feront ravies de vous fuivre. Ces dames font les maïtreffes, reprit-elle ; venez toujours. Mais , madame , lm dit-il a demi-bas, monfieur de Richardin, que dira-t-il? Monfieur de Richardin ,'interrompit-elle impatiemment, n'a pas accoutumé de me gêner ; il parle avec monfieur le duc de leurs premières campagnes. II étoit vrai qu'ils avoient lié converfation; mais elle n'avoit garde de rouler fur laguerre ; le pauvre monfieur de Richardin n'en avoit jamais fu qne ce qu'il en avoit appris dans la gazette. La manière dont madame de Richardin Ie prenoit, ne permit pas au marquis de fe faire prier dayantage, ilfallutla fuivre. Nous demeu- lij  i$i Voyage rames dans une furprife étrange de la manière d'agir de ce petit monftre. II n'y avoit pas un demi quart-d'heure que le pauvre Bréfy étoit avec fa nouvelle conquête, quand nous 1'entendimes faire des cris de forcenée. Nous courümes a la porte du cabinet , & nous vimes le malheureux Bréfy aflis dans un fauteuil avec un fort bon vifage , mais dans une immobilité qui contre-faifoit PévanouifTement: la petite défefperée courut auprès de lui & s'empreffa de le fecourir. II fe leva brufquement , en nous faifant des excufes de 1'état oii il paroiffoit devarit des dames , & affura qu'il étoit affez fujet a ces accidens. Madame de Richar. din demanda des rafraïchiflémens pour lui : on crioit a pleine tête , perfonne ne paroiffoit. Pourquoi n'avez-vous pas de fonnettes, lui dit le duc ? c'eft , reprit-elle , que mes aïeux , qui, fans vanité étoient d'affez grands feigneurs , n'en avoient point, & qu'on doit toujours avoir des valets-de-chambre a portée de répondre. Vous voyez, ajouta Bréfy, que les valets-de-chambre font fautifs , & que les cris que fait mademoifelie votre fille n'avancent rien. Ah ! monfieur le marquis, repritelle, je vois bien que vous me condamnez a avoir des fonnettes : j'en aurai demain af-  de Campagne. 133 furément. Pendant ce tems , la pauvre fille couroit tout le chateau , car elle & fon père craignoient fort monfieur de Richardin ; il vint a la fin une femme-de-chambre halée 8c honteufe , demander ce qu'on vouloit. Madame de Richardin fit en vain un grand vacarme , pour qu'on trouvat fes valets-dechambre & fon maitre d'hötel: il n'y en avoit jamais eu dans la maifon ; & ia malheureufe femme-de-chambre ignoroit autant la fignifieation de ces noms-lii , qu'Andrée de la comteffe d'Efcarbagnas ignore celui de la foucoupe. Elle ouvroit de grands yeux , &c ne répondoit pas un mot: madame de Richardin fe répondit a elle-même , qu'ils étoient apparemment allés a une ville prochaine pour des provifions qu'elle avoit ordonnées , & ajouta qu'on apportat la collation telle qu'on la pourroit avoir. On vitbien-tót après la même femme accompagnée d'un petit laquais vêtu de rouge , 1'un & 1'autre chargés d'un paté de lièvre , & d'une grande jatte de lait. Mettons-nous a table: dit hardiment la maïtreffe du chateau ; une autre fois on fera mieux. Vous ferez peut-être furprife, madame, qu'une femme habillée a la campagne d'un habit argent & gris-de-lin , coëfFée en cheveux & Iiij  >»34 Voyage avec des pierreries , fut fi mal en domeftïque i & ne fit pas meilleure chère ; mais telle efl notre héroïne : elle nepargne rien pour tout ce qu'elle etoit la de voir embellir, & ne fe foucie point de tout le reffe. On fe mit a table ; mais ce ne fut pas pour manger : il faut pouitant en excepter monfieur de Richardin & fa fille , qui , charmés de voir madame de Richardin occupée , mangeoient en gens affamés , qui vouloient profiter de Poccafion. Lorfque la collation fut otée , je propofai de jouer a de petits jeux; car je ne pouvois être férieufe. Chacun imagina un jeu a fa mode; mais, madame d'Arcire dit que , fi on vouloit faire unproverbe, elle feroit une des acfrices. On y confentït : nous nous attroupames pour nous concerter fur la manière dont il falloit le jouer. Quand nous fümes convenus de tout, nous trouvames qu'il ne nous falloit que quatre aöeurs. Ce fut moi, madame qui ouvris la fcène avec le duc, qui eut la complaifance d'être des nötres. II repréfentoit le valet du chevalier: j'étois la fuivante de la marquife , qui dans la pièce devoit être une vieille amoureufe : la fuite vous inflruira du refte. Imaginez-vous donc % s'il vous plait, que vous me voyez a la place  de Campagne; 13 y de la Beauval, & le duc de a la place de la Thorillière. J'eus nom Catos ; le cue eut nom Champagne; la marquife s'appella madame de Vieiliardis, & Chanteiul fe nommoit lïmplement le chevalier. I iv  *3ö V O Y A C E , ACTEURS, Madame DE VIEILLARDIS. LE CHEVALIER. CATOS. CHAMPAGNE,  de Campagne. 137 P R O V E II B E. C a t o s. IVÏonsieur Champagne, franchem'ent vous avez un maitre fort téméraire : croit-il dire impunément des douceurs k madame de VieilJardis ? Elle prend feu plus plus aifément qu'une autre. Son mari eft fon ferviteur très-obéiffant -, il ne ionge pas k la contrarier; &, quand il le hafarderoit, ce feroit peine perdue : elle a une pente k 1'amour, que foixante ans, & vingt héritiers qu'elle a donnés a la maifon de Vieillardis , n'ont fait qu'augmenter jufqu'ici. Champagne. Oh ! je le crois bien, mademoifelie Catos : j'ai toujours entendu dire aux connoifleurs, que 1'amour augmente en vieilliffant dans le cceur des femmes; ce feroit une belle chofe, s'il en étoit autant des hommes ; mais, malheureufement, cela n'eft pas ainfi ; & cela iait que les vieilles amoureufes ne trouvent des amans que Pargent a la main. Catos. Oui; mais madame de Vieillardis croit avoir été faite par les Graces, & que 1'ouvrage de  n8 V o t a g e ces déeffes-la ne fe gate point. On 1'eneenfe tous les jours a brille-pourpoint pour fe moquer d'elle ; & fon amour-propre lui garantit bon tout ce qu'on lui dit fur ce ton la. Champagne. Avouez, mademoifelie Catos, qne c'eft une terrible machine que la femme, Sc que Catos. Taifezvous, Champagne, je n'aime pas la phyfique ; mais , dès que j'entends parler de machines, je m'enfuis, ou je me houche les oreilles. Champagne. J'avois pourtant bien quelque petit difcours phyfique a vous faire, Sc les mouvemens que je fens dans mon cceur, me ferviroient a vous prouver que Catos Oh 1 encore une fois, taifez - vous, auftlbien voici madame. Madame de Vieillardis. Bon jour, mon pauvre Champagne : oh eft ton maitre aujourd'hui ? Champagne. Madame, je le croyois auprès de vous : il faut qu'il ait des affaires bien confidérables?  de Campagne 139 quand il s'en fépare un moment. Auffi a-t-i! grande raifon; belle & jeune comme vous êtes, ou pourroit-il être mieux } Madame de Vieillardis. Hélas ! mon pauvre ami, les hommes font bizarres. II eft vrai que je fuis belle : c'eft une chofe affez vifibie ; & quand on n'a que trente ans, je crois qu'on peut encore paffer pour jeune. Catos, a part. Sa fille en a pourtant quarante-cinq. Madame de Vieillardis. Que dis-tu , Catos ? Catos. Je dis, madame , que mademoifelie votre fille a le plus grand tort du monde d'en paroïtre quarante-cinq. Madame de Vieillardis. Et fy, Catos , ne parions point d'elle ; c'eft une chofe que je n'ai jamais compriie , quand je la vois de la figure dont elle eft; car enfin, encore une fois, je n'ai que trente ans au plus; c'eft une vérité conftante. Mais j'appercois le chevalier. Approchez , approchez , petit fri-_ pon ; on ne vous a vu d'aujourd'huü  i4° Voyage le Chevalier. J'en fuis le premier puni, madame, puifque je ne vous ai point vne ; c'eft une abfence cruelle : & quand on rentre chez vous, on eft toujours fi ébloui des nouvelles graces qu'on vous retrouve, 8c du brillant de vos yeux, qu'on fent bien qu'il n'y a que 1'habitude qui puiffe faire foutenir 1'un & 1'autre. .Madame de Vieillardis. On eft pourtant aflez gracieufe pour vous: on tache a tempérer ce qu'il peut y avoir de trop éclatant dans les regards ; mais 1'amour y ajoute des feux , quand on en retranche les éclairs. le Chevalier. Et toujours de 1'efprit de plus en plus, madame ! Trop heureux de contempler k tous momens vos beautés, 8c de goüter les charmes de vos divines converfations ! Mais ne me refufez pas votre belle main,, pour m'aflurer que vous ne me retrancherez jamais la liberté de vous voir. Madame de Vieillardis. Tenez , Chevalier : vous peut - on refufer quelque chofe ? le Chevalier, en baifant la maïh de madame Vieillardis. Quelle main J Qui peut être, a 1'heure qu'il  de Campagne. fij eft, auffi heureux que moi ? Mais voila une bague dont je fuis jaloux : elle a le plaifir da toucher vos doigts: elle n'y reftera pas affurément; & je vais la faire paffer dans les miens, pour la punir de trop de douceurs qu'elle a goütées. Madame de Vieillardis. Petit badin, allez, je vous la donne: elle eft de deux eens piftoles; mais c'eft une bagatelle, & j'ai a vous entretenir en particulier de chofes plus intéreffantes. Paffons dans mon cabiner. Le chevalier, a Champagne, en senallant. Ah ! Champagne, je meurs de peur. Champagne, riant. A votre avis, mademoilelle Catos , de quoi madame de Vieillardis va-t-elle entretenir mon maitre ? Catos. Oh ! mais que fai-je ? de mariage, peutêtre ; peut-être auffi de phyfique. Champagne. Comment, de mariage ! & n'a-t-elle pas un mari ? Catos. Oui, mais elle croit toujours qu'il va mou-  \jaai V o y A g é rir: enfin ce fera toujours de quelque chofë comme cela qu'elle fentretiendra. Madame de Vieillardis. Catos, Champagne , au fecours ; de 1'eau de la reine d'Hongrie, du vinaigre. Catos. Eh , mon Dieu ! qu'eft-ce que tout ceci ? Madame de Vieillardis. Ce pauvre garcon m'aime avec une délica teffe fi parfaite, qu'au feul aveu que je lui ai fait de la paflion que j'ai pour lui, il s'eft évanoui a mes pieds. Catos. Oh ! ce n'eft que cela ! je croyois que tout étoit perdu. Je ne m'étonne pas de ce mal fubit; il n'y a perfonne qu'une telle déclaration ne fafle tomber de fon haut. Madame de Vieillardis. Je vais chercher d'un élixir excellent contre les foibleffes. Champagne. Monfieur , fortez ; il n'y a ici que mademoifelie Catos &c moi. le Chevalier. Mafoi, fans mon évanouiflement f je ne fais  de Campagne.' 145 Ce que je ferois devenu. On ne m'y ratrappera de ma vie. Champagne. Parbleu , monfieur, je vous trouvois aufii fort téméraire, d'aller effuyer un tête-a-tête avec une dame de Vieillardis. le Chevalier. Vraiment , j'en avois aflez peur : mais un diamant de deux eens piftoles , qne j'avois fait fi fubtilement paffer de fon doigt au mien , méritoit quelque complaifance. Mais je ne rifquerai plus de ces aventures-la. Catos. Ma foi , monfieur, partez donc : car elle efi allee querir d'un elixir propre a réparer les forces. II ne vous feroit plus permis après cela de vous évanouir nne fecönde fois. le Chevalier. Adieu, Catos; je fuis pour éviter fon retour. Catos. La vieille fera bien'furprife, quand elle ne trouvera plus 1'évanoui J Madame de Vieillardis, revenant. Catos, oü eft le Chevalier ? Catos. Nous 1'avons fait revenir, madame ; & auffi-  M4 V o y a g è tót il eft parti avec fon Champagne, qui a bien de la peine & le trainer. II eft li honteux de eet accident, qu'il dit qu'il n'ofera plus fe préfenter devant vous. Madame dè Vieillardis. Hélas ! le pauvre enfant, qu'il a le cceur bon ! Voila une bouteille, ma chère Catos , que je ne donnerois pas pour cent mille écus. II n'aura pas fitöt pris une goutte de la liqueur qu'elle renferme , qu'il fera guéri. Appellemoi quelqu'un, pour que j'envoie favoir de fes nouvelles , en attendant que mes chevaux foient a mon carroffe, pour aller moi-même m'en informer. Fin du Proverbe. Toute autre que la Richardin nous auroit fait jetter par les fenêtres après eet infolent proverbe ; mais elle, süre de fa jeuneffe & de fa beauté, fut la première a blamer la Vieillardis, & a dire qu'il n'y avoit rien de fi affreux qu'une vieille amoureufe. Bréfy devina notre proverbe, qui étoit: N'aille au bois qui a peur des feuilles. II ne paroiffoit plus a fa maladie ; car il rioit très-inconfidérément. Madame de Richardin lui dit qu'il n'étoit guère obligeant, d'avoir tant de gayeté dans le moment  de Campagne. 14^ ment qu'il alloit la quitter. II 1'affura qu'il la reviendroit voir le lendemain ; & nous partimes, après avoir affez pris de ce plaifir pour n'y revenir de notre vie: car, comme vous favez, madame , le peu de momens oü le ridicule réjouit, efi fuivi d'un extrêfne ennui, quand on continue d'en être témoins. Nous nous retrouvames mieux k Sélincourt, après cette promenade. Que nous y fumes bien pendant quelques jours ! & que les fureurs d'amour du vieux duc vinrent mal-a-propos troubler un fi doux calme ! II eft vrai qu'eiles font bonnes k quelque chofe ; & que fi je n'avois plus k vous apprendre que des félicités, le refte de mon voyage vous paroitroit bien fade. Tandis que nous étions dans cette inteliigence , dont je viens de vous parler, & que le duc n'en étoit encore qu'a dccouvrir s'il y avoit quelque myfière entre le marquis & moi, nous cherchions tous les jours des promenades nouvelles & des plaifirs nouveaux, pour diverfifier nos plaifirs. J'ai toujours aimé les raiffeaux : on nous dit qu'il y en avoit un a un quart de lieue de chez Sélincourt, le plus joli du monde, & dont la fource, qui fortoit d'un rocher, étoit couverte de grands arbres. On réfolut d'y aller le lendemain ; on trouva les branches de ces arbres courbées en berceau ,& entou- K  t4& Voyage rees de cnaïnes d'ceillets, de fleurs d'oranges & de jafmins. Des fièges de gazon très-propres régnoient tout autour du berceau; & les bords de la fource étoient garnis de foucoupes de criftal & de porcelaine chargées„ de loutes fortes d'eau* , de liqueurs & de glacés. Des corbetl'es reinplies de figues, d'abricots & de pêches , d'une beauté parfaite , féparoient les foucoupes: & cela faifoit un effet fi joli & fi brillant, que notre étonnement nous empêcha long-tems de manger. Quelle eft la fee, dis je en arrivant en ce lieu qu'on avoit rendu ü aimable ; quelle eft la fée favorable qui prend ainfi foin de nos plaifirs ? C'eft plutot un enchanteur, ajouta le duc , ne doutant pas que ce ne fut le comte qui faifoit cette galanterie a la marquife. Qu'importe , dit Bréfy ; il eft bien sur qu'on n'a pas envie de nous empoifonner : c'eft, peut- être , le dieu de la fontaine , ajputa-t-il en riant ; car je ne vois pas beaucoup de clomeftiques pour fervir les dames. Cela eft très-bien entendu, dit Sélincourt; je voudrois en être 1'inventeur. II eft vrai, reprit le chevalier, que la chofe eft fimple ; mais qu'elle a un air fort galant. Les dam?sprirent quelques taffes de crème glacée, en louant cette petite décoration. La belle Orfelis étoit fachée de connonre que ce n'étoit pas Chanteuil. La  t d è Campagne. \^ marquife eut voulu en être redevable h fort amant. Le cceur me difoit que c'étoit le marquis, & cela fe trouva vrai. il avoit chargé dé ce fóin un valet-de-chambre a lui, qui enten-» doit fort bien ces fortes de chofes, & qui les exécuta comme je viens de vous le dire. Quand nous eünus pris de ces liqueurs, & hiangé des früits qui étoient excellens & d'une beauté fiirprenante, la converfation devint fort vive & fort agréable. Le proverbe joué chez la Richardin nous a fait prendre du goüt pour cette forte de divertiffement. Nous en jouames un au bord de la fontaine, & les jours fuivans quelques autres a Sélincourt. Je ne les mettrai point ici, paree que ce feroit interrompre trop long - tems ma narration. Fin de la première Partie.  148 Voyage SECONDE PARTIE. C^ uand nousfümes retournés a Sélincourt, on fe fouvint qu'il y avoit plufieurs de nous qui n'avoient pas fatisfait a la loi que nous nous étions impofée , de conter quelques-unes de nos aventures ; on me fit grace en faveur de la folie que j'avois inventée pour chagriner madame de Talmonte ; & , dans la vérité , j'aurois eu peu de chofe a dire : ce fut le duc d qui ce foir-la remplit fon devoir. II prit la parole ainfi: Si j'avois k vous faire le récit de ma vie depuis que je fuis au monde , il faudroit, mefiieurs , y palier une partie de la votre. Je veux feulement vous diie une aventure qui m'efi arrivée avec une fort jolie femme , il y a ttois ou quatre ans. J'étois déja fort vieux ; mais 1'amour n'a nul refpecl pour la vieilleffe ; au contraire , il fe réjouit fouvent k la rendre ridicule. J'étois en commerce d'amitié avec une femme de beau'coup d'efprir, qui donnoit dans la philofophie ; je faifois moi-même le philofophe j'étois un cenfeur févère des plus jeuncs amans : enfin je ne fais comment on pouvoit me fouffrir. Cette femme, que j'apptllerai madame'de Fercy, devint amie  de Campagne. 149 d'une autre qu'on nommoit madame de Rantal: cel!e-ci n'étoit point philofophe : la nature lui avoit départi beaucoup de fes dons ; elle étoit jeune, agréable , gracieufe , fpirituelle ; fa raifon & fes réflexions lui tenoient lieu de philofophie ; elle fe moquoit fouvent de nos vaines difputes; &, quand madame de Fercy vouloit 1'engager a lire Defcartes &C a fe meier dans nos conteftations: lprfque je vous aurai vu convenir de quelque chofe, lui difoit-elle, non-feulement je lirai Defcartes , mais je ne lirai plus autre chofe ; mais comme je vois que vous ne cor.venez point de vos opïnions après vous être prefque querellés, & que chacun donne le fens qu'il veut a des chofes qui devroient être süres, vous me permettrez de m'en tenir a ma philofophie naturelle , & de ne point perdre mon tems & ma poitrine avec vous autres. Oh ! voila une belle philofophie, reprenoit madame de Fercy ; quel en eft le fruit ? Je vais vous le dire , clifoit madame de Rantal: premièrement, jamais je ne me laiffe amufer par refpérance, au point d'être bien fachée quand mes entreprifes ne me réuffiffent pas. Je ne recois pas tout-a-fait les biens & les maux du même vifage ; car je crois que cela tient plus de 1'infenlibilité que de la philofophie ; mais les uns ne me caufent point K ü]  ïfo Voyage de grands mouvemens de joie , & les autres, n'ont guère la force de m'affliger extrêmement? je jouis du bien préfent, fans vouloir pénétrer dans un avenir toujours obfcur & incertain; je me contente d'une fortune médiocre, quoi-; que j'en croye mériter une plus grande , & que je fache bien que je n'en ferois pas un mauvais, ufage: je ne demande de mes amis, que ce que je ferois pour eux, & je me fatisfais encore de beaucoup moins; enfin, de toutes les parties de la philofophie , je n'admets que la morale, mais lelie que je Ia trouve dans ma tête & dans mon cceur, fans le fecours de Fétude : j'aime mieux apprendre , dans mes leclures, des faits qui m'amufent, que de m'ennuyer avec des livres abflraits, qui ne me rendroient pas plus fage ni de meilleure compagnie , ck dont la fcience eft fort incertaine. Voila une femme parfaite, difoit alors madame de Fercy en fe moquant de fon amie : nous dïfputions fans ceffe contre elle ; elle en rioit & nous ne la perfuadions point. Pendant toutes ces converfations, je fentois diminuer en moi cette févérité que l"?.ge & 1'étude m'avoient donnée. Je trouyöis. bien de 1'efprit a madame de Rantal; fa figure étoit aimable: elle ne fongeoit point a me plaire ; mals une certaine politeffe charmante, dont la nature Fa douée ? flattoit mon cceur de quel-  r> n Campagne. i poit. Le chevalier de Fercy regardoit madame de Rantal, & elle lui rendoit fes regards; il naifioit entr'eux un amour qui fut d'abord fort myftérieux , & je crus remarquer qu'une de leurs raifons pour être fi difcrets , étoit la préfence de madame de Fercy, qui n'étoit point indifférente pour fon beau-frère. Cette découverte me mit au défefpoir , & je m'en retournaia Paris avec la jaloufie de plus Sc 1'efpé-r rance de moins. Rien ne rend un homme plus malheureux. Je voulus pourtant tenter encore le cöté de 1'intérêt. Madame de Rantal n'étoit pas riche ; elle aimoit la magniScence. Je crus que cette voie me feroit faire plus de chemin ; mais j'avois affaire a une femme qui avoit une pafïkm , Sc fi peu attachée a fes intéréts, qu'elle auroit donné la couronne de 1'univers pour voir fon amant avec plus de liberté. Je cherchai a me venger ; je révélai le fecret de leur amour a madame de Fercy, qui ne le foupconnoit que trop: elle eft plus redoutable qu'une autre quand elle eft fachée : fa rivale eut a fouffrir ; fon beau-frère fut tourmenté; css traverfes augmentèrent la paifion  Ï56 Voyage de ces deux amans, & nous trouvames feulement, la jaloufe Fercy Sc moi, le fecret de nous rendre très-malheureux, en rendant les autres fort miférables. Vous voyez , mefdames , que je ne fuis pas glorieux, & que j'avoue librement les rigueurs qu'on a eues pour moi. Vous n'avez pas trop bien fait, lui dis-je, quand je vis qu'il avoit fini: il n'y a rien qui détermine tant que les exe«iples; Sc telle qui fe feroit fait honneur de votre efclavage, fi vous aviez été heureux dans celui-la, feroit, peut-être , honteufe de réparer votre infortune. Le duc fentit cruellement cette plaifanterie : je le vis, Sc j'eus le tems de m'en re~ pentir. II n'étoit plus le maitre de contenir fes mouvemens ; il commenca dès ce jour-la k ne me point quitter, Sc Bréfy ne put me parler un moment. II s'appercut, le lendemain, que nous étions fort importunés de lui : il falloit quelqu'un pour épancher fon cceur ; ce fut a madame d'Orfelis qu'il fit confidence de fes chagrins. II y avoit un jour ou deux qu'elle étoit brouillée avec le chevalier. Son caraclère naturel Sc fon manque d'occupation lui firent compofer des chanfons contre madame d'Arcire Sc contre moi. II y en avoit aufii contre elle pour ne fe pas rendre fufpecte. Le duc de.**..  de Campagne. 157 les recut comme un paquet. arrivant de Paris. Nous y étions fi maltraitées , Sc on donnoit des couleurs li terribles a notre féjour chez le comte , que Ia marquife vouloit en partir dès le lendemain : mais je lui repréfentai qu'il ne falloit pas s'en aller un moment plutot ; qu'il étoit plus prudent de méprifer Ie poëte, que de paroitre le craindre. Et puis , ajoutai-je , je ne doute pas que ce ne foit un tour de notre vieux duc & de madame d'Orfelis : ils feroient trop contens de nous chaffer d'un lieu oü nous ne devons plus être que peu de tems. Croyezmoi, madame , demeurons, Sc faifons contre. En effet, nous recümes a notre tour des chanfons, oü le duc étoit traité comme il le méritoit, Sc oh la belle Sc malicieufe Orfelis n'étoit pas épargnée. Sélincourt étoit trop amoureux de madame d'Arcire , pour ne nous pas abandonner fon oncle. Le marquis , qui n'étoit pas naturellement endurant , ne s'embarraflbit plus des afïïduités du vieux duc ; Sc il ne manquoit point de le venir interrompre dès qu'il venoit me parler. Un foir que tout étoit affez calme entre nous, nous engageames madame d'Arcire a nous dire quelque chofe de fes aventures; car, lui dimes-nous, il faut un peu favoir avec qui on a affaire, quand on vit enfemble. Elle y confentit, Sc com-  158 VOYAGE ttiene> de cette forte le récit que nous lui demandions. J'étois fort jeune lorfque M. d'Arcire commenca a faire paroitre de 1'inelination pour moi. II me regarda d'abord comme un parti convenable ; mais , bientót après , il m'aima véritablement , &c voulut m'obtenir de mon cceur , plutot que de mes parens; II avoit bien de 1'efprir, & fa figure étoit noble & agréable^ II avoit un certain air que donne la bonne compagnie , & qu'on ne connoït point parmi les gens du commun. II me plaifoit extrêmement ; je ne lui en voulois rien témoigner; mais dix ans qu'il avoit plus que moi lui avoient acquis une expérience qui ne lui permettoit pas de s'y tromper. II démêloit avec un plaifir fenfible les mouvemens d'un jeune cceur qui nd pouvoit lui réfifter. II avoit deffein de devenir mon époux ; il ne négligeoit rien pour me prouver refpeftueufement fon amour, & pour m'obliger a y répondre. Ma mère , qui voyoit fon attachement, n'en auroit point été fachée, s'il avoit déclaré fes intentions ; mais il ne lui en avoit pas encore parlé, & j'avois fouvent des réprimandes fcvères, de le fouffrir me dire; tout bas quelques mots. Je 1'aimois; je 1'avoue : il étoit cependant content de connoitre cette vérité, &c il fe paffoit de mes difcours. Je  de Campagne. 159 ir'avois pas la hardieffe de lui répondre. II fe paffa un an dans ce lilence de ma part. Infenfiblement le monde me rendit plus affurée. Je lui dis quelques mots , qui mirent le comble k fon bonheur. II avoit un efprit infinuant, dont il n'étoit pas pofïible de fe parer. Ma mère lui vouloit en vain interdire ces vifites. II lui parloit d'une manière , que , fans lui rien dire de pofitif, il la laiffoit dans des efpérances qui lui fuffifoient. Lorfqu'il étoit abfent, il lui écrivoit: il lui étoit même permis de m'écrire auffi, pourvu que ce fut dans le même paquet. Sa manière d'écrire étoit badine, & il avoit beaucoup d'imagination. Nous allames faire urr voyage k une terre de ma familie, dans une belle province. Chacun s'empreffa è nous divertir , & nous fümes d'une fête chez un de mes parens, qui dura huit jours. II y avoit fouvent des chaffes ; on y danfoit ; on y faifoit bonne chère ; on y jouoit k divers jeux; la liberté y étoit entière, & la compagnie affez bonne , quoique nombreufe. Nous fortions de diner un jour , lorfqu'on apporta a ma mère un paquet de lettres de M. d'Arcire. II étoit k cent lieues de-la, attaché par fon devoir. II nous mandoit, d'une manière fine, la douleur qu'il avoit de ne pouvoir être ou nous étions. C'étoit fon pays riatal ; il n'y auroit rien eu d'étrange quand on 1'y auroit vu. J'avois une  160 Voyage lettre a part, que je pris aptès qu'on en eut fait le&ure : tk comme ii écrivoit bien , & qu'on lit plus d'une fois ce qui vient des gens qu'on aime , je paffai dans le jardin avec une de mes amies, avec qui je la relus. Comme j'étois dans cette occupation, j'entendis quelque bruit. Un peu-après , je m'entendis nommer par une femme qui couroit vers nous avec un homme que je connus bientöt pour M. d'Arcire. Qui n'a point eu de ces furprifes, n'a jamais fenti de vrais plaifirs. Imaginezvous une jeune perfonne , dont le cceur étoit tendre , charmée de lire une fimple lettre, chagrine d'un éloignement qui lui retardoit la joie de voir fon amant, & qui, dans eet inftant même, le voit devant fes yeux. Je ne fais encore fi votre imagination vous fournira des idéés qui approchent de ce que je fentis dans ce moment agréable. Je rougis ; je devins pale ; je fus ernbarraflée ; je baiffai les yeux; & je ne dis pas un mot. Je ne crois pas blefier la bienféance , en avouant les fentimens que j'ai eus pour un homme que j'ai époufé ; mais il faut entendre le refte. 11 eft donc vrai que ce voyage en pofte , précipité comme celui d'un courrier, flatta ma vanité & mon cceur. Je fus cependant fi bien maïtreffe de moi, qu'au mi-  de Campagne. j6i lieu d'une grande compagnie, oü régnoit Ia liberté, malgré le plaifir que je fentois,, & le plaifir extreme que M. d'Arcire avoit de me parler , j'évitai fa converfation avec tant de foin , qu'en quatre jours qu'il refta dans cette maifon avec nous , il n'eut pas la douceur de me dire un mot en particulier. Mes raifons pour garder cette conduite étoient qu'un homme qui arrivoit fi promptement dans un lieu dont il connoiffoit a peine le maitre, faifoit un trait de paffion vive , dont je ne manquerois pas de paroitre 1'objet, puifqu'il ne connoiffoit particulièrement que ma mère & moi. Vous voyez que j'étois une perfonne fenfée, & que je penfois affez jufte. On n'en devina pas moins fon fecret ; mais au moins je ne pus être accufée d'être de moitié. Monfieur d'Arcire fe fervoit d'un autre Iangage qui lui étoit permis : il me regardoit avec ardeur ; & cherchant dans mes yeux la caufe de ma févérité , je ne fais s'il la devina , ou fi une certaine joie douce qu'il voyoit briller dans mes aftions , lui fit conjeöurer qu'il n'étoit point maf avec moi. Mais après avoir bien fait des tentatives inutiles , il fe contenta de me dire des chofes gracieufes dans divers jeux auxquels on s'amufoit. II propöfa les proverbes. C'eft en ce lieu que j'ai appris L  tSi Voyage a y jouer: il étoit un acteur merveilleux; &z il difpofoit fi bien ceux qu'il jouoit, que j'avois toujours des applications a me faire. Je ne puis paffer fous filence une hiffoire qu'il nous conta un jour que chacun fut obligé d'en faire une: elle eft affez extraordinaire pour être contée ; & c'eft un fait conftant qui eft venu a la connoiffance de bien des gens. Voici comme il la conta. J'arrive du fond du Bourbonnois , comme vous favez, mefdames: Comminge y a fait un tour pendant que j'y étois ; c'eft de luimême que je tiens ce que jevais vous dire. II voyageoit dans le Berry , & prenoit fouvent des chemins de traverfes. II arriva un fok dans une mauvaife hötellerie oü il étoit connu, & oü on auroit voulu le recevoir bien; mais les lieux s'y oppofoient , & le peu de logement de la maifon étoit occupé par des gens qu'on n'ofa déloger ; il ne reftoit qu'une chambre baffe toute des plus incommodes, avec un cabinet a cöté , oü on dreffa un mauvais lit pour un ami de Comminge qui voyageoit avec lui. Ils foupèrent enfemble , il faifoit froid , on alluma un grand feu; & comme ils vouloient partir fort matin , un valet-de-chambre de Comminge mit de la iumière dans fa cheminée: voila juftement,  de Campagne; r^ mefdames, comme on commence toutes les hiftoires d'efprit. Les deux amis s'endormirent comme s'ils euffent été fur des matelas admirables. A peine Comminge avoit-il commencé fon premier fomme , que fon ami cria de toute fa force: Comminge , Comminge, quelque chofe m'étrangle. Comminge qui étoit dans fon premier fommeil, répondit peu de chofe, & fe rendormit auffi-töt; ce ne fut pourtant pas de forte que 1'inquiétude ne le réveillat peu de tems après. II appella fon ami ; il ne lui répondit point. II alla prendre de la lu»mière, & entra dans le cabinet oh étoit eet ami malheureux. Mais quel fut fon étonnement, quand il le trouva fans pouls & fans mouvement, & pris a la gerge par un homme mort chargé de chaines I Le fpeöacle étoit horrible. Comminge fit de grands cris pour appelier du fecours. Le maitre de la maifon vint en bonnet de nuit , la lampe de la cuifine a la main , & fut bien furpris quand il vit eet accident. On chercha des remèdes pour 1'ami de Comminge auparavant que d'approfondir le myflère. On courut éveiller le barbier du village pour le faigner. On apporta un miroir pour voir s'il refpiroit encore. On connut qu'il n'étoit pas mort: oh arracha difficilement le mort qui le tenoit bien ferme; L ij  164 Voyage & lorfque 1'on vit que les remèdes faifoient leur effet , Comminge apprit de 1'höte que c'étoit fon valet d'écurie, qui depuis peu de jours avoit un tranfport au cerveau qui le rendoit furieux ; qu'on 1'avoit enchainé dans 1'écurie ; qu'apparemment il avoit brifé fes chaines ; qu'il avoit paffé par une petite porte qui communiquoit de cette écurie dans le cabinet , & qu'il étoit venu expirer fur le lit du malheureux voyageur. Voilk, mefdames, la vérité de ce fait, qui eft a mon fens , bien plus terrible que tout ce qu'on conté des efprits: car ceci eft réel; 1'illufion des fens n'y a point de part. L'ami de Comminge guérit en quelques jours , il avoua qu'il n'avoit jamais eu une fi grande peur. Et pour moi, je crois bien que rien ne peut être fi épouvantable , que le tems qui préceda fon évanouiffement. Voitè comme monfieur d'Arcire finit fa petite narration. Toutes les femmes avoient penfé mourir de peur, & fe trouvèrent fort foulagées que ce fut un mort plutot qu'un efprit. II me refte a vous dire que nous reftames encore un jour dans le lieu oü nous étions , & que nous primes après le chemin de la terre de ma mère ; M. d'Arcire eut la permiffion de nous y fuivre : il eut un peu fa re-  de Campagne. 165 vanche alors; car n'étant plus obfervé, je pris la liberté de 1'écouter & de lui répondre. II alla voir fa familie qui étoit a une journée de nous. Ma mère avoit auGi dans ce canton une parente qu'elle alla voir ; cette parente étoit laide , & fa jeuneffe étoit paffée: elle avoit une paflion pour monfieur d'Arcire trèsvive , & alors très-malheureufe ; je crois pourtant que dans des tems d'oifiveté, il s'en étoit amufé , il aimoit a. fe voir aimé; mais la manière dont il la traitoit devant moi n'étoit pas attirante; fon air & fes dilcours étoient toujours ironiques : elle en étoit au délèfpoir dans le fond de fon cceur; mais elle a de 1'efprit & de la diffimulation : elle parloit a ma mère en faveur de monfieur d'Arcire , qui ne lui avoit pourtant point fait confidence de fes defleins ; mais elle vouloit s'infinuer auprès de ma mère , & marquer a monfieur d'Arcire qu'elle 1'aimoit délicatement. Pour chercher enfuite a fe venger de moi, elle inventa des intrigues entières, dont elle me fit 1'héroïne ; c'étoit d'un ton de compafüon pour une aimable fille de fes parentes qui s'alloit perdre par cette conduite : elle exhortoit en même-temps monfieur d'Arcire a m'époufer , afin , difoit-elle , de me retirer d'un pas fi gliffant. Elle eut d'abord le pouvoir de lui faire fentir le poignard L iij  ï6ê V Ö Y A G È qu'elle enfoncoit avec tant d'art; mals 11 voulut s'éclaircir de ces accufations , & les trouva fi fauffes , qu'un jour comme elle tachoit encore a lui donner de mauvaifes impreflions contre moi, & qu'elle ajoutoit des prières pour 1'engager a rh'époufer. Oui , madame, lui ditil,je 1'épouferai votre aimable parente; mais ce rie fera pas pour établir cette réputation que vous déchirez fans ceffe ; ce fera pour couronner la vertu d'une fille a qui on ne peut rien reprocher. Un coup de foudre n'eft point pareil k 1'eftet que causèrent de fi terribles paroles; elle en fut confondue ; & malgré cette pernicieufe femme qui mouroit d'amour &c de fureur, j'épcufai monfieur d'Arcire peu de tems après que je fus retournée è Paris , & nous avons paffé enfemble des jours três-heureux: il eft vrai que depuis qu'une mórf très-cruelle me Pa enlevé, je n'ai pu m'empêcher dans une affaire qui fe préfenta , de faire fentir a cette amante maltraitée , que je favois tout ce qui s'étoit paffé entr'elle & monfieur d'Arcire. Ce ne fut pasun léger chagrijn pour elle • car elle joue la dévote, & rien ne pouvoit lui déplaire davantage que ce qui me perfuadoit le contraire. Madame d'Arcire acheva fon récit, & nous la remerciames töUs du plaifir qu'elle nöus avoit donné. II n'y  de Campagne.' 167 avoit que le comte, dont la tendrefTe, ou la bizarrerie , ne pouvoit s'accommoder d'un prédéceffeur fi parfaitement aimé ; mais ce fut un nuage qui fe diffipa bien-töt. Le lendemain , madame de Richardin vint nous rendre notre vifite : elle étoit tout en couleur de rofe; fon mari avoit un bufle &C une plume verte , il lui donnoit la main gravement en écuyer; le petit laquais rouge lui porta fa robe jufqu'au milieu de la gallerie ou nous étions alors , & fa grande fille avoit une petite grifette fimple & brune. Nous la recumes comme la reine de Cythère; Bréfy fe jetta k fes pieds , & Paffura qu'il n'avoit pas eu un moment de fanté depuis qu'il étoit revenu de chez elle, & que c'étoit ce qui 1'avoit empêché de lui rendre fes devoirs. Bréfy n'ayant pas répondu k madame de Richardin avec toute la tendreffe qu'elle s'étoit imaginée qu'il devoit avoir pour elle, elle recommen^a plufieurs fois k lui parler fur le même ton ; mais remarquant que loin de fe contraindre, il lui répondoit avec un fouris moqueur: allons nous-en , dit-elle en fe levant brufquement, on ne fait pas ici recevoir les perfonnes comme moi. Monfieur de Richardin , qne Sélincourt avoit entretenu pour faire les honneurs de chez lui , fut fort furpri; du prompt départ L iv  *öS Voyage de fa femme ; mais il fe difpöfa a lui obéir. Cependant Sélincourt qui jugea bien que le chagnn de madame de Richardin étoit fondé fur Pipdifférencc de Bréfy , s'approcha d'elle , & lui propofa de faire collation avant que de partir. Madame de Richardin le refufa avec ' un air colère ; & fuivie de fa grande fille Sc de fon mari, partït avec beaucoup de diligence. Dès que la Richardin fut dans fon carroffe , un reffe d'efpérance , ou un repentir de Pextravagance de fa fortie , la fit feindre d'etre malade: qu'on arrête , dit-elle a fon mari, je me trouwe fort mal. Le pauvre homme n'ofa s'öppófer k Une volonte accoutumée a détermirrer la lienne ; il defcendit avec fa petite époufe ; & 1'appuyant d'un cöté , &L fa fille de 1'autre , ils revinrent nous retrou'ver. Lc fpeciacle nous parut nouveau , & la petite Richardin évanouie , ou plutot en jouant le röle, nous caufa un tel éclat de rire , que le comte fut obligé de nous faire taire , pour remplir fon devoir de maitre de maifon. On pofala malade fur un fopha ; fon mari & fa fille fireht les affligés : cela importuna madamede Richardin; elle avoit fes defléins , & elle leur dit d'un ton a les faire trembler : allez vous-en, laifTez-moi en repos , jé ne fuis pas en état d'aller coucher a mon chateau.  de Campagne. 169 Nous fiimes fort furpris de cette réfolution ; c'étoit Faffaire de tout le monde , chacun imagina un moven d'en empêcher 1'exécution : madame de Richardin me fait bien de 1'honneur, dit Sélincourt; mais j'ai peur que mille chofes lui manquent ici dans un mal auffi preffant que le fien : nous avons des femmes fi mal-adroites, ajouta la marquife , qu'une perfonne aufii délicate que madame , s'en trouvera peut-être mal fervie : ce n'eft pas-la la difilcuUé , continua Bréfy : je lui fervirois volontiers de valet-de-chambre ; mais, ajoutat-il en baifiant la voix , oh la mettrez-vous ? vous' favez les bruits étranges qu'on entend dans eet appartement , qui feul feroit digne d'elle. Pour moi , dit Sélincourt , en entrant parfaitement dans la penfée du marquis , j'ai voulu une nuit faire le brave; mais je crus que tous les diables étoient déchaïnés dans eet appartement. Quelque avantage que 1'on eut ici d'avoir madame de Richardin , j'ai une confidération pour elle qui m'empêche de vouloir acheter ce plaifir au prix des frayeurs qu'elle pourroit fentir. Ces difcours fe tenoient d'un ton difcret qui ne laifibit pas de s'entendre , & qui fit 1'effet que nous fouhaitions. Des efprits , s'écria madame de Richardin! Des efprits, ajouta-t elle , en criant  170 Voyage de toute fa force ! qu'on appelle monfieur de Richardin , & que je parte tout-a - 1'heure. Afors ouèliant fa maladie , elle fe mit a courir vers la cour : heureufement fon mari & fa fille n'étoient pas preffés de partir, & s'amufoient a faire collation. Chacun étant ravi de la peur de cette femme , courut après elle pour la reconduire. Ces efprits lui avoient troublé Ie fien h un point, qu'elle nous refufa le falut, & qu'elle fauta fort légèrement dans fon carroffe. Dès que nous en furnes défaits , nous repaffames tous fes dcfauts; fon orgueil, fa préfomption , fon ridicule, fes paffions ; mais nous conclümes que rien en elle n'étoit en fi ha ut point que la peur , puifqu'elle lui avoit fait oublier fes prétendus maux , ou déranger fes vues amoureufes. A vez-vous vu, dit la marquife, Ia frayeur peinte fur fon vifage au premier mot du marquis? Quand elle auroit vu effectivement les efprits dont il parloit , qu'auroitelle pu faire de pis ? Eneffet, dit alors Bréfy, Ia fimple idéé lui a donné le coup mortel. Ma foi, dit Chanteuil , fi madame de M . n'avoit pas eu plus de courage qu'elle, B.... n'eut jamais été heureux. Quoi! dit la marquife , vous favez une hiftoire d'efprit , & vous nous 1'avez jufqu'ici cachée? J'ai cru ,  de Campagne. 171 reprit Chanteuil, que perfonne n'ignoroit cette aventure. Le comte ajouta , qu'il y avoit c!u moins peu de gens qui ne la fuffent.Pour moi, repliqua madame d'Arcire , je n'en ai jamais entendu parler. Madame d"Orfélisen dit autant. J'avouai que je la favois parfaitement; & nous obligeames le chevalier a nous la dire. Voici comme il s'en acquitta. M étoit un brave homme, qui s'étoit fait diffinguer dans une troupe illuftre; B étoit fon ami; mais il devint amoureux de fa femme , & le rendit jaloux : il ne ceffa pourtant pas de le voir , pour ne point donner de fcène au public ; mais lorfqu'il mourut, il pria madame de M de ne lui faire jamais occuper fa place. Madame de M ne promit rien ; fes larmes la fuffoquèrent , & fon deffein n'étoit pas de s'engager dans une chofe , dont le cceur doit être le maitre. Son mari mourut donc fans être fur de fon fait. B qui étoit fortamoureux , & qui n'étoit point haï , confola bien-tot 1'aimable veuve : ils fe promirent de s'époufer au boutdel'an, & gcütèrent pendant cette année les premiers charmes de l'efpérance. Quand le tems de leur bonheur fut arrivé , ils réfolurent de fe marier fans bruit , & fans autres témoins que leur amour , & quelques domeftiques. L'heure  i7* Voyage de la cérémonie fut marquée a minuit , & ces amans au coin de leur feu , fe difoient de ces chofes quin'ennuyent jamaiv, lorfqu'une fille de madame de M qui n'avoit que fept ans, &c qui étoit près d'eux , s'écria : ah! voila mon père. Madame M tourna latête,&ne le vit que trop. B homme de bon efprit, & d'une intrépidité connue dans de plus grands dangers, regarda , & vit la même chofe. II fe leva , & mit 1'épée a la main , & s'avanca fur le phantome. Le phantöme paroit des deux mains , fans beaucoup s'embarraffer de cette pourfuite , qui ne pouvoit lui faire de mal. B > 1'interrogea» 1'efprit demeura muet ; & fe glifia fort fubtilement derrière un rideau de fenêtre. B--y courut, leva le rideau , & n'y trouva plus rien. J'ignore s'il n'eut point quelque mouvement de frayeur ; mais fa paffion lui auroit toutfaitfurmonter.il preffa vainement madame de M de le rendre heureux , malgré 1'ap- parition. Elle mouroit de peur ; les dernières paroles de fon époux la frappèrent dans ce moment d'une telle forte , que fans expliquer fon intention , elle retarda fon mariage avec B quoiqu'on lesattendita 1'églifec Cette aventure fut publiée. B qui crut avec raifon, qu'il eft aufii ridicule de nier un fait  de Campagne. 17J que d'être vifionnaire, convint avec tous fes amis de la vérité de celui-ci ; & ce ne fut qu'avec le t%ms que madame de M fe détermina a fe remarier. Cette union n'a pas laiffé d'être heureufe par la fuite. Des gens plus poltrons , ou moins amoureux , auroient obéi a 1'ordre tacite de 1'ame de M & auroient eu bien des plaifirs de moins. Cette hifloire nous effraya un peu; les perfonnages font gens raifonnables , Sc difficilement les croiroit-on capables des foibleffes qui fournifTent les vifions. La marquife & madame d'Orfelis raifonnèrent fort fur cette hifloire, qui fans doute eft fort furprenante ; & le comte , le marquis & le chevalier affurèrent , qu'il n'y en avoit pas un d'eux qui ne voulut bien foutenir une telle aventure pour obtenir une belle perfonne, dont ils feroient amoureux. Le lendemain du départ de la Richardin ; ayant été toute la journée fans importuns , je pris ce tems pour demandera Bréfy le récit qu'il nous avoit promis de quelques-unes de fesaventures. Voici comment il s'en acquitta. 11 y a trois ans , mefdames , que trompé par le dépit & croyant n'avoirplus d'amour, je rae trouvai a 1'opéra auprès d'une jolie femme que je ne connoifiois point; elle me parut  174 Voyage fi brillante par le feu de fon efprit, que des beautés parfaites qui étoient k deux pas d'elle, n'attirèrent mes regards, que pour regarder enfuite avec plus de plaifir une perfonne fimplement agréable , mais qui me plaifoit infïniment ; je crois pouvoir dire que je ne lui déplus pas : elle fut fenfible aux louanges que je lui donhai. Un de mes amis voulut m'entraïner dès que 1'opéra fut flni : je lui dis de partir tout feul ; j'attendis que la foule fut diffipée, 8c je réfolus de faire connoiffance avec madame d'Arbure; elle fe nommoit ainfi. Je la trouvai le lendemain a la comédie ; je lui parlai plus long-tems que le jour précédent: fes yeux brilloient d'un feu vif Sc touchant; je ne parlai plus que d'elle , je lui donnois toutes les louanges que 1'on donne aux perfonnes que 1'on aime: cela lui revint , elle m'en fut gré ; elle ne me voyoit plus fans un trouble qui prouvoit fa modeftie 8c fes fentimens. Je me préfentai un jour fur fon paffage pour lui parler en fortant de 1'opéra ; mais un homme lui donnoit la main. Je ne pusl'aborder , 5c je remarquai avec un plaifir fenfible qu'elle avoit de Pattention k me regarder. Je favois que j'avois un rival depuis long-tems : ce ne font pas toujours les plus a craindre ; mais celui-la étoit a redouterpar  de Campagne. ryy les égards qu'elle avoit pour lui. J'écrivis un billet, dont jechargeaiun demesgens , homme intelligent s'il en fut jamais fur ces fortes de chofes, & duquel je me fervois lorlque je me mêlois d'être amourei'x : ne te vas pas tromper , lui dis-je en lui donnant mon billet, ne le mets qu'entre lesmains de madame d'Arbure. Vous me croyez donc un fot, me répondit-il: oh ! monfieur, je fais fort bien de qui il faut fe garder. Et de qui ? repris-je , pour voir jufqu'ou alloient fes connoiffances. 11 me ncmma juftement mon rival. Va , lui dis-je , va , tu en fais trop pour ne pas faire ton devoir. 11 ne voulut en effet jamais donner mon billet a une femme-de-chambre qui ne vouloit pas le laiffer entrer dans la chambre de fa maïtreffe , paree qu'elle étoit au lit. Son obftination lui donna les entrées ; il donna la lettre en homme expérimenté : & lui ayant dit mon nom , il vit que madame d'Arbure la lifoit en rougiffant : elle contenoit a peu près ces paroles: » Si les effets que vous avez produits fur mon cceur ont caufé quelque trouble dans le votre, jene céderois pas ma félicité aux dieux. Vous dirai-je , madame , tout ce que je penfe i ï« me flate de pouvoir afpirer a cette gloire,  176 Voyage Ne me fachez point mauvais gré d'une vanité qui prend fa fource dans mes délïrs , & confirmez-moi, s'il fe peut, ce que j'ai cru voir dans vos beaux yeux ». L'aimable madame d'Arbure me répondit en ces termes : »Tl n'y a point dans votre lettre un certain naturel que j'y voudrois voir : vous êtes brouillé avec une maïtreffe indigne de vous, véritablement, mais dont vóus ne laiffez pas d'être enchanté. Je ne fuis point peut-être deftinée k rompre ce charme : ce n'eft, fans doute , que pour vous dépiquer , que vous tachez k troubler mon cceur, & ce cceur ne laiffe pas de 1'être, malgré mes réflexïons ». Elle avoit raifon , mefdames : j'aimois une coquette , s'il en fut jamais ; je 1'ai bien reconnu depuis: mais en ce tems-lè je la regardois comme une déeffe : je ne voulois que la facher par un air d'engagement avec une jolie femme : & fi madame d'Arbure me plaifoit plus qu'une autre , il s'en falloit bien qu'elle ne me fït oublier mon infïdèle. Je ne laiffois pas d'être bien content de fa réponfe: je la fis fuivre 1'après-dïnée : je fus qu'elle étoit dans une maifon ou je pouvois aller. Je  © e Campagne. iyj le ne manquai pas de m'y rendre : elle ne douta pas que cette vifite ne fut pour elle : je ne lui laiffai guères ignorer. Tandis que la maïtreffe du logis parloit a dartres gens , j'eus la hberté de lui dire en peu de mots 1'attention que j'avois a la chercher. Nous reftames enfuite feuls avec la dame qu'eile etoit venue voir: i! fallut que la converfdtion fe paffat entre nous trois : elle fut fi vive & fi aimable de la part de ma nouvelle maïtreffe , que je me crus dans ce momenttrès amoureux & trèsfortuné. II étoit tard quand nous nous féparames : je la remis dans ion carioffe ; je la priai de fe trouver le lendemain a 1'opéra ; elle me le promit , & j'eus le plaifir de voir le lendemain qu'elle me tint parole. Le jour fuivant, je me rendis chez madame d'Arbure a quatre heures après midi : elle étoit feule ; on alla m'annoncer ; elle vint audevant de moi. Pourquoi venez-vous, me ditelle ? ne vous avois-je pas dit hier de ne pas venir ? II eft vrai, lui dis-je d'un air de confiance , que vous me 1'avez défendu , mais j'ai cru être affez malheureux par cette défenfe , fans augmenter mes chagrins , en vous obéiffant exaftement. Ma réponfe étoit afiéz impertinente , j'en conviens ; mais madame d'Arbure n'y fit pas de réflexion. Que dirai- M  17§ V O Y A G Ë je , reprit-elle , fi quelqu'unvoustrouveici? je ferai fort embarraffée : on ne vous y a jamais vu; perfonne ne vous y amène ; on fera des commentaires fur cette vifite. Eh bien, lui dis je , rien n'eft plus aifé que de vous tirer de eet embarras. Je vais renvoyer mon carroffe: ordonnez que votre porte foit fermée a tout le monde. L'expédient parut d'une prudenceadmirable:ons'enfervit,ck je reftai jufqu'au foir avec la charmante madame d'Arbure. On ne .peut s'ennuyer avec elle : c'eft 1'imagination la plus brillante , & les expreffions les plus vives qu'on puiffe avoir. Elle a , même un air de modeftie, qui ajoute infiniment aux chofes tendres qu'elle dit; & on croit toujours qu'elle en eft a fa première paffion. Je la vis ainfi pendant quelques jours : mais la fatalité de mon étoile me conduifit dans un lieu oiTmon autre maïtreffe me rengagea fi bien , que non-feulement j'eus la foibleffe de me racommoder avec elle ; j'eus encore 1'injuftice de lui conter mon aventure , & de la rendre maïtreffe du fecret d'une femme cent fois plus aimable qu'elle. Je vous avoue mes torts, mefdames: je vis moins fouvent madame d'Arbure : elle fe douta de la caufe de ce changement: elle s'en plaignit avec tendreffe , mais inutilement. Elle me demanda fes  ö e Campagne. tj^ lettres : je les lui rendis auffi-töt. Voila déja un trait de légéreté dans ma vie. En voici un qui ne lui en doit rien. II revint a madame d'Arbure , que j'avois été indifcret: on lui en dit même beaucoup plus que je n'en avois dit. Elle voulut un éclairriff?ment de moi : je le lui donnai, tant bon que mauvais. Elle me parut cette fois-hi plus aimable que jamais: je la voulus appailer;je connoiffois Pafcendant prodigieux que j'avois fur fon cceur: il n'y en eut jamais un pareil; mais elle eft fiére , & je n'y gagnai rien. Je partis peu de tems après pour 1'armée. Ma maïtreffe qui avoit entendu dire que les abfens ont toujours tort, fe brouilla avec moi avant mon départ. Je partis de Paris, perfuadé qu'il falloit oublier cette infidèle. L'oifiveté de la campagne, qui fut grande cette année-la , me fit réfoudre d'écrire a madame d'Arbure. Je le fis d'abord comme un homme qui fe repent fincèrement de fes mauvais procédés : elle me répondit en femme qui me faifoit graee. J'écrivis enfuite d'un ftyle d'ami: elle entra fort dans le parti que je lui propofois d'être mon amie. Ses lettres étoient charmantes : Pamitié y étoit peinte avec des couleurs dont 1'amour même auroit pu être jaloux. J'étois en colère contre cette femme qui m'avoit quitté : je crus fentir M ij  ï8o Voyage de bonne foi de la paflion pour madame d'Arbure. Mes lettres commencèrent a être plus terdres. Elle me pria de ne la point troubler dans la réfolution qu'elle avoit faite , de ne me regarder que comme fon ami. Elle me remeiU-itdevant les yeux 'a manière dont j'en a\ois ufé avec elle; & fiViffoit par me dire, que mon.arritié la tducheroit plus que 1'ardeur d'un autre ; & que mon amour , s'il lui donnoit des plaifirs , feroit fuivi de peines trop cruelles. Ces chofes-la ne font point rebutantes : il y avoit une certaine grace dans toutes fes paroles qui paffoit jufqu'a mon cceur. Je puis même vous montrer une de fes lettres qui m'eft reftée , & qu'elle m'écrivit en ce tems-la. A ces mots , le marquis la tira de fa poche , & il lut ces paroles. » Que vous ai-je fait , pour en vouloir toujours a mon cceur , fans vous fentir digne de le pofféder , ni capable de le conferver long-tems ? Ne favez vous pas a quel point le votre eft néceffaire a ma félicité ? vous faut-il encore une marqué de ma foibleffe, pour achever votre triomphe ? je ne vous ai que trop aimé : je vous 1'ai marqué affez vivement; vous me facrifiates. Toute ma haine fe tourna vers ma rivale: toute ma tendreffe  be Campagne. 181 Vous refla; je vous l'avoue , a ma honte, je n'ai pas ceffé un moment cle vous aimer : mais que voulez-vous faire de eet aveu ? un facrifice , peut-être , a cette nouvelle Fée , qui vous retient dans fes encbantemens. Ah ! que plutot je meure, que de confentir a un renouement qui m'attirera un nouveau fupplice. Je ne veux plus entendre parler de vous ; oubhez jufqu'a mon nom. Mais , que gagnerai-je , a me priver de la douceur de vous voir 8c de recevoir de vos nouvelles? qu'importe comment je perde la vie ; ne mourraije pas , fi je ne vous vois plus ? Nous trouvames tous cette lettre fort tendre. Le marquis reprit ainfi la parole : je fus touché de cette lettre ; je lui mandai tant de chofes; je 1'affurai fi fort d'un amour conftant; je lui peignis fi bien le plaifir que j'aurois a la voir, qu'elle ne put réfifter davantage a un homme pour qui elle fe fentoit un penchant infurmontable. Nous nous écrivimes tous les jours pendant le refte de la campagne. Je lui envoyai mon portrait ; elle m'envoya le fien : je fentois avec tranfport approcher mon retour ; je me rendis chez elle deux heures après mon arrivée. Ses tranfports 8c les miens ne fe peuvent décrire. Je fus quinze jours 1'homme le plus heureux de 1'univers. Elle aban- M iij  ri8z Voyage donnoit tout le refte du monde pour ne voif que moi. Ma félicité étoit trop charmante : j'appris que mon autre maïtreffe étoit occupee par deux ou trois jeunes gens. J'allai chez elle une après-foupée , dans la feule vue d'étonner fes amans, par 1'apparition d'un amant autrefois aimé. Mais je ne fais comment 1'amour s'en mêla : mes rivaux me quittèrent la place: 1'infidèle me demanda pardon ; je me raccommodai avec elle , & je quittai encore une fois la tendre , la fpirituelle , la divine madame d'Arbüre. Je lui écrivis une pièce d'éloquence , pour juftifier le bizarre penchant que j'avois pour une femme que j'avouois lui être fcrt inférieure. Madame d'Arbure fentit tout ce que le dépit a de plus affrepx : mais fa tendreffe pour moi , & fa douceur naturelle firent qu'elle ne m'écrivit que ce qu'une douleur fenfible eft capable d'infpirer a la plus aimable de toutes les maïtreffes. Je me fais mon procés a moi-même, je me le fis même dès te tems-la ; mais j'étois en effet enchanté , fans que perfonne eut le pouvoirde finir 1'aventure» J'ai recu depuis vingt témoignages de paffion de la part de madame d'Arbure : elle a fait ce qu'elle a pu pour fe conferver mon arnitié : mais foit honte, foit bizarrerie, je n'y ai point répondu. J'ai rompu depuis avec fa rivale; j'ai  de Campagne: i$f eu des amufemens fans paflion; il faut convenir que cela n'eft pas trop agréable. Enfin je fuis revenu des folies de ma jeuneffe , Sc je ne me trouve que trop capable d'une manière d'aimer cent fois plus touchante , Sc que jufqu'a pré? fent je ne connoiffois pas. Le marquis finit ainfi fon récit ; les exemples de fa légéreté me causèrent quelques mouvemens de chagrin ; mais je les caebai avec foin. On raifonna fur les aventures de Bréfy : Sélincourt fut ce foir-la d'une humeur charmante , il nous propofa d'aller le lendemain a 1'opéra s il nous dit qu'il avoit déja envoyé des relais en trois endroits de la route ; qu'on reviendroit le même jour. II faifoit un tems merveilleux 8c un beau clair de lune ;^ nous trouvames que ce feroit une folie affez réjouiffante. Madame d'Orfelis qui fe piqué quelquefois d'être dans la droite raifon , repréfenta que nous nous en allions dans peu de jours , &Z que ce feroit un empreffement hors de fa place. Madame d'Arcire Sc moi, nous nous récriames fur fa févérité ; Chanteuil qui de tems en tems lui revenoit, pour éviter la prefcription, lui en fit la guerre; elle fe rendit , Sc fans nous en lever plus matin qu'a 1'ordinaire , nous partimes , 8c nous arrivames un quart-d'heure avant que 1'on commencat 1'opéra. Nous y M iv  ^4 Voyage trouvames beaucoup de nos amis qui nous crurerit de retour , & qui furent le lendemain I nos porres. Nos gens qni n avoient point été averris de ce petit voyage , crurent qu'ils ïêvoient , quand ils leur dirent qu'ils nous avoient vus. Nous repartimes après 1'opéra : & avec nos relais , nous arrivames avant ciinuit a Sélincourt, Le lendemain nous priames 'le comte de nous dire , comme les autres , quelques^imes de fes aventures ; il confentit è fubir cette loi : voici comment il s'cn acquitta. ■ II y a quelques années, mefdames, qn'étant a' Fontainebleau , je renouvellai connoiffance avec une femme chez qui j'avois été plufieurs •fois lorfqu'elle étoit fille, & que j'avois perdne tle vue depuis. Je la retrouvai plusaimable que jamais; il me parut qu'elle me revoyoit avec plaifir; Je contribuai a la divertir pendant qu'elle fut a Fontainebleau; je lui donnois la main a la comédie ; je la menois promener; mon équipage étoit a fon fervice ; je lui difois de petits ■riens tout bas, qu'elle écoutoit myfiérieufement, Un de mes amis, qui avoit échoué auprès d'elle, ne laiffoit pas de m'y rendre fervice , paree qu'il avoit befoin de moi, & qu'il fait bien que ce lont cenx dont on a le plus de re connoiffance; elle me voyoit un courtifan fi afiidu auprès du  de Campagne. 18$ rol ( car vous favez, mefdames , que je ne manquois a aucun de mes devoirs) qu'elle me iavoit un gré infini de ce que je faifois pour elle , & du tems que je lui donnois: lorfque je manquoisau coucher pour être plus long-tems auprès d'elle , elle s'en applaudiffoit, & c'étoit-!a fon endroit fenfible. Enfin, quand elle partit pour une de fes ferres, j'étois déja affez b:en auprès d'elle. Je lui écrivis; je me rendis chez elle dès qu'elle fut de retour a Paris : les autres vifites lui paroiffoient longues; elie ne comptcit que moi parmi une foule de gens qui la voyoit; je lui remarquois une inquiétude charmante quand il arrivoit quelqu'un pendant ma vifite; elie avoit fans ceffe les yeux fur moi, pour voir fi je ne me préparois point a m'en aller. II faut que j'avoue que j'avois quelquefois Ia maüce de prendre congé d'elle , quoique je n'euffe point affaire aiileurs; c'étoit en cette occalïon oü fon cceur fe déclaroit: elle avoit, difoit-elle, un mot a me dire; ce mot n'étoit rien, c'étoit feulement pour m'arrêter. Cependant je n'avois point encore de véritables preuves de cette tendreffe qui me charmoit; je lui en faifois fouvent mes plaintes, mais je n'avancois rien. Une femme de fes amies , belle, bien faite & des plas rcjouiffantes, s'avifa de me vouloir du bien , lcrfque j'étois dans la fituation dont je viens de vous parler*>  i86 Voyage La crualité me fiéroit mal; je répondis affez bierï a cette femme, quoiqu'en effet j'aimaffe cent fois mieux madame de Sardife. J'allai plufieurs fois chez fa rivale ; elle le fut, elle en penfamourir de douleur. Elle s'en plaignit a moi d'une facon a me faire repentir de mon infidélité. Voila r madame , ce que c'eft , lui dis-je, que de faire languir trop long-tems un amant malheureux ; il prend ce qu'il trouve en fon chemin; mais fi j'étois fur de votre cceur , je quitterois tout le refte du monde. Madame de Sardife m'aimoit véritablement: j'eus lieu d'être content d'elle : elle mit des graces a mon bonheur qui y ajoutoient infiniment; elle a une modeftie adorable, & elle avoit une application parfaite a tout ce qui pouvoit me prouver fa tendrefle. Je me crus au-deffus de la fortune ; j'étois charmé d'avoir fait cette illuftre conquête : elle favoit le prix de ce qu'elle faifoit pour moi; & jugean trop bien de ma reconnoiffance , elle n'avoit point voulu ceffer de voir madame d'Ardanne , crainte de paffer pour jaloufe auprès d'elle. J'avois été long-tems fans aller chez cette dernière ; elle prit fon tems que fon amie parloit a quelqu'un pour m'en faire des reproches; je lui promis d'y aller le lendemain. II s'en falloit bien qu'elle n'eüt la délicateffe de madame de Sardife : elle s'accommodoit même de fa  de Campagne. 187 concurrence , pourvu qu'elle crut la balancer dans mon cceur. Mais madame de Sardife m'avoit défendu d'aller chez elle. C'étoit le prix qu'elle avoit mis k fes bontés. Cette aimable femme , après avoir fait des vifites, paffa chez fa rivale pour Ia mener auxTuileries. Mon carroffe étoit a la porte : elle le vit avec nn battement de cceur & un défefpoir qu'on ne peut exprimer. Un de fes gens étoit déja parti pour favoir fi elle vouloit defcendre. II fallut defcendre effectivement; la chofe étoit découverte ; il n'y avoit pas moyen de reculer. Madame d'Ardanne ne fe déconcerta point en montant en carroffe. Pour moi , j'étois pale comme un criminel , & je n'ofai dire qu'un mot a madame de Sardife. Je crois que leur converfation fut froide tandis qu'elles furent feules : je les allai bientöt rejoindre. Un de mes amis amufa madame d'Ardanne , pendant que je tachai d'appaifer madame de Sardife. Pourquoi me traitez-vous ainfi, lui dis-je en voyant qu'elle ne me difoit rien ? Que vous ai-je fait ? Ce que vous m'avez fait ! repritelle 'es yeux mouillés de larmes: ce que vous m'avez fait ! répéta-t-elle. Efl - il befoin de vous le dire? Que ne m'en a-t-il point codté pour vous attacher a moi ? Vous m'avez conduite par le chemin de la jaloufie dans un la-  i8S Voyage byrinthe dont je ne puis plus fortir. Je vous* aime plus que ma vie : j'ai tout fait pour vous le prouver. Je ne vous dernande pour récompenfe que de ceffer de voir une femme : je vous y retrcuve peu de tems après, & peut-être y ailez-vous tous les jours ; & quand vous n'y auriez été uu'aujourd'hui, ajouta-t-elle, c'en eft trop pour que je ne vous abandonne pas a votre inficléliré, & que je ne vous voye de ma vie. Non, madame, non, lui dis-je, vous ne me traiterez point ainfi. J'ai eu tort: mais cette femme me prie de 1'aller voir; elle a eu des bontés pour moi , ou feroit la politeffe de le lui refufer ? De la politeffe , reprit-elle avec précipitation! elle eft bien placée-ia. Ah ! Sélincourt, i! vaut mieux être incivile qu'inconfiant. Je priai, je preffai, fans pouvoir cbtenir ma grace ce jour-ia : mais je i'eus peu après , aux conditions de ne jamais voir madame d'Ardanne chez elle. Madame de Sardife, qui a de la probiié , ne'crut pas qu'on en put manquer pour elle , après les fermens que je lui en fis: & comme cette femme la divertiffoit, &C qu'elle vouloit tablier a lui cacher notre tendreffe , elle Ia mettoit fouvent de fes parties. Un homme de fes amis voulut lui donner une fète a Samt-Cloud : elie me propofa d'en être; mon de v oir me demaadoit a Verfailies a 1'heure  d e Campagne. 10*9 ide cette promenade : jé lui fis entendre raifon Ja-deffus. II eft vrai que fachant que madame d'Ardanne en devoit être , je paffai chez elle un moment. On lui efiayoit un habit : il y avoit plufieurs femmes autour d'elle. Elle me dit tout bas, que puifque je n'allois point a SaintClóüd , elle fe difpenferoit d'y aller , paree qu'elle s'y ennuyoit trop. Je fus fi peu chez elle , que je n'eus pas le tems de m'afleoir; car j'avois peur d'une découverte.Un moment acres que j'en fus forti, madame de Sardife arriva, & defcendit brufquement de carroffe pour monter chez madame d'Ardanne. Celle-ci qui craignoit que fes femmes ne parlaffent de moi, courut au-devant toute déshabillée, & fe plaignit d'un mal de tête qui 1'empêchoit cle faire la partie. Quelques jours après , on en propofa une pour aller a une belle maifon des environs de Paris. O.itre ces deux dames, il y en avoit encore une , & deux hommes , qui ne nous quittoient guère. Il y en eut un qui, en nous en allant, nous fit un récit très-fidèle d'une intrigue qu'il avoit avec une veuve fort riche, & nousavoua qu'elle le faifoit fouvent fuivre , paree qu'elle étoit fort jaloufe. En arrivant a la porte du lieu ou nous allions, il vit fon^carrofié attelé de fix chevaux , qui arrivoit prefque en même tems que nous. II fit un cri d'étonnement, &  t » • "ï '*$ V O V A G E nous dit avec émotion, qu'il étoit fans doute découvert. Nous 1'exhortames a prendre courage , & nous nous enfoncames d'un cöté oü nous penfions être hors d'iniulte. En eet endroit, nous vinmes au bord d'une fontaine ; & par une diftraflion épouvantable , je dis a madame d'Ardanne, que c'étoit-la 1'habit que je lui avois vü effayer il y avoit peu de jours. Madame de Sardife, attentive a toutes mes paroles, n'entendit que trop celles-la, quoique 1'autre eut coupé court. Elle me regarda d'une manière qui me déconcena, & nous reffames trois perfonnes affez embarraffées. Les autres., qui n'étoient point au fait, tachoient a réiabür la converfation; mais bientöt tout changea de face. Un objet digne de notre attention parut tout-a-coup k nos yeux ; Pamante de notre ami, dans une de ces chaifes que des hommes trainent, le gros R. . . . dans une autre, des femmes derrière, plufieurs hommes qui fermoient la troupe, compofoient enfemb'.e un véritable fpeétacle : car nous étions dans un bas, & cette appareil paffoit fur une terraffe. La jaloufe veuve qui ne cherchoit que fon amant, ne Peut pas plutot appercu parmi nous, qu'elle fit arrêter fa chaife pour en defcendre. Courez k votre devoir, lui dimes-nous ; allez donner la main k votre Andromaque : elle  de Campagne. 191' étoit faite précifément de même avec fes longs vêtemens de deuil. II y courut; il y vola; mais il fut fort mal recu. Retournez, lui ditelle, perfide ; retournez auprès de madame de Sardife: je ne voulois que vous y voir, Sc me voila trop fatisfaite. L'indifcrétion de la dame & fa fureur ne lui permirent pas de baiffer fa voix; au contraire, elle prononca ces terribles paroles d'un ton éclatant; Sc, s'appuyant fur les bras d'une de fes femmes , elle chercha l'épaiffeur du bois en véritable héroïne défolée; cependant, madame de Sardife rougit. Je crus, dans ce moment, que la veuve avoit raifon, &c je ne doutai pas que je ne fuffe trompé. L'amant chaffé, qui ne fuivoit cette femme que par intérêt, remit a faire fa paix a un autre jour, &c vint d'un air galant prier ma maïtreffe de rendre le difcours de la veuve prophétique. madame de Sardife demeura embarraffée ; k peine étoit-elle revenue de 1'éronnement & de Ia douleur ou eet entretien 1'avoit jettée.Elle avoit a foutenir les propos d'un homme qu'elle n'aimoit pas, & qui pouvoient la rendre fufpecte k un qu'elle aimoit. Je n'en fis pas un jugement pareil alors : je la regardois comme une perfonne qui m'avoit trompé , & je fus bien fort quand elle me voulut faire des reproches. C'eft bien a vous,madame, lui dis-js, a vousplaindre  x 9 Voyage de quelque chofe, vous qui me donnez un rival fi méprifable. Nietes vous point honteufe , continuai-je, de ce qui vient de vous arriver? J'avoue, me répondit elle, que s'il y avoit le moindre fondement a ce que vous me reprochez , je ferois plus dans mon tort que vous. Mais eet homme ne fonge point a moi; je ionge encore moins a lui : & vous n'avez faifi cette occafion de vous plaindre, que pour éviter les marqués d'une jaloufie juftement fondée. II faut que je paffe en juftifications un tems que j'avois deftiné a vous accabler de reproches. Alors, mefdames, elle me fit fi bien voir quelle étoit fa conduite , que je ne pus me déréndre de lui demander pardon. Et vous, me dit-elle, Sélincourt, comment vcus y prendrez-vous pour m'appaifer ? Ah! madame , lui repondis-je , ne parions que de paix ; amniftie générale , je vous prie. C'efl k dire, reprit-elle, que vous me pardonnerez de n'a voir point tort, &t qu'il faut que je vous pardonne les vötres. J'y confens, ajouta-t-elle, en me tendant Ia main ; mais plus de madame d'Ardanne ; car a la troifième fois vous feriez perdu. Je le lui promis, & je lui tins parole. Notre promenade s'achevaavec autant d'agrément, qu'elle avoit commencé avec trouble. La veuve digéra fes chagrins, Öt fe racommoda le lendemain , k ce que.  de Campagne: i9j que nous avons feu. Nous eümes long-tems un amour très-calme, madame de Sardife & moi. II n'y eut précifément que les petits orages néceffaires pour réveille - une pafïion j & nous n'-avons ceffé de nous aimer, que paree que tout finit, & qu'il n'eft point d'amours éternelles. L'hiftoire de Sélincourt nous parut affez agréable. Dès qu'elle fut finie, nous nous féparames, quoiqu'il fut encore d'affez bonne heure, pour aller le lendemain dès le matin faire notre dernière promenade dans une maifon qui a été fuperbe autrefois, & dont les reftes font encore très-beaux. Nous nous y promenames fi longtem^s , que la nuit nous y prit. II n'y avoit point de flambeaux. Le comte propofa pour, tout expédient, un mauvais cabaret en pleine campagne , ou a peine avoit-on le couvert, Nous nous fimes prefque un plaifir de paffer, mal une nuit, tant la diverfité a de charmes. On nous faura demain gré de notre mauvais" vifage, dis-je bas a madame d'Arcire; & tel croira que c'eft le chagrin de le quitter, qui ne fongera pas au mauvais gïte. Nous y allames en effet, & nous nous y divertïmes, paree que nous avionsl'efprirdans cette agréable fituation oh tout le perte a la joie. Le chagrin de fe féparer ne nous furprit qu'au réveil d'un N  ï$4 Voyage de Campagne. ïéger fomme, que la fatigue nous avoit faifc faire. Nous partïmes ce même jour pour revenir a Paris. Je vous allure que cc fut avec regret; car il eft certairi que la campagne eft faite pour i'amour : moins occupés, moins diffipés qu'ailieurs, on s'y aime plus tendremenf Me voici donc arrivée a la fin de mon voyage. Le comte & la marquife doivent dans peu de jours s'unir pour jamais. Mes parens font d'accord avec Bréfy, & notre mariage fe fera inceflamment ; Madame d'Orfélis & le chevalier de Chanteuil cherchent tous deux fortune. Le duc eft dans la lefture de Sénèque, pour fe confoler des malheurs de 1'arnour. Et moi, madame , je fouhaite de tout mon cceur de ne vous avoir point ennuyée par un récit affez long, & qui n'a été compofé que de chofes peu imnortantes. fin du voyage de Campagne.  V O Y A G Ë D E FALAISE; Par L E N O B L E.   V O Y A G E DE FAL AI SE, NOUVELLE DIVERT1SSANTÉ* PREMIÈRE PARTJE. Le tranchant des ferpes avok fait tomber le fruit des vignes dans les paniers, & les cuves= exhaloient de toutes paris les vapeurs dli vinnouveau, c'eft-a-dire en profe commune que les vendanges étoient faites lorfque Cléante tn'engagea d'exécuter un voyage que neus. avions réfolu depuis plus de deux mois. J'étois fatigué des bourafques de ma mauvaife fortune, rébuté de 1'ingratitude de ceux dont j'avois attendu le plus de fecours & dont j'ert avois le moins re$u , & je voulois effayer fi un autre air pourroit diffipper mes chagrins & mefaire trouver dansladiverfité des objets de q-uoa me défennuyer,. N iij  ^98 VOVAGE J'avois décharge mon coenr de ce qui étoit capable de 1'inquiéter, & ne penfan t qu'a 1'amufer de tont ce qui poin oit innocemment le divertir, je me propofai ce voyags cornrne un moyen sur de trouver ce que je cherchois. C'éante'qui avojt le même défir étoit beau£oup plus jeune que moi, & par conféquent plus difpoféareffentirencorelesatteintesdespaffions, jl étoit bien fait, 6i avoit un efprit plailant &C doux, cependant il n'étoit rien moins qu'heureux en amour, a ce qu'il difoit, non pas qu'il eut toujjours trouvé des cruelles, mais paree qu'il n'avoit jamais rencontré une maitreffe de bonne foï; |k les mauvais fuccès qu'il avoit eus dans la pltir part de fes procés le faifoient également peller ipantre la jupe &c contre la robe. II avoit a Ealaife un vieil oncle bénéficier 5s bon buveur, dont il efpéroit une ample lucceflion, &: comme il avoit jufques-la vêcu en neven, c'eft a-dire en jeune homme qui ne me*» fure pas fort régulièrement fa dépenfe a fon revenu, fes fonds étoient fort entamés, & depuis long-teras il avoit formé le deffein d'aller cn perionne fommer fon oncle de permettre enfin qu'après une longue patience il put joindre a fes autres qualités ceile de fon héritier effeöif. C'eft ce qui nous détermina a prendre not^e ïoute du cöté de la Normandie., & nous mon*  [de F a t a i s e. r<;9 tÉtmes dans fon caroffe en mettant deux chevaux de. louage devant les deux fiens, & ne nous chargeant que d'argent & de bonne humeur, Nous n'avions plus que deux jourrtées a faire pour arriver a Falaife, lorfqu'étant defcendus» a foleil couchant, dans une hötellerie, & nous étant allés promener fous des arbres qui faifoient vis-a-vis la porte un aflez agréable couvert, nous vlmes venir par un chemïn de traveHe au petit pas un cheval maigre & boïteux fur lequel étoit une figure d'homme qui nous obligea de le conlidérer avec attention. II avoit la tête envel'oppée d\in tapabor a 1'Angloife, fait d'un gros baracan, un furfout de toile cirée nous empêchoit de voir l'ét&ffe dont il étoit vêtu, des guètres de même matière couvroient fes deux jambes, qui fe babn$oient par compas, l'urte fur un étrier & i'\-rotre fur une corde ; un chapeau attaché (ans étui a 1'arcon droit de la felle fervoit de eon^e-poids au fac de nuit qui pendoil- a gauche , & une petite malie qui couvroit en partie la maigreur de lacroupe del'animal, fervoit d'arc-boutant aus. reins du cavalier. Mais ca qui redoublok notre attention , c'efc que eet homme en marchant parloit d'une vois £ haute & avec des geftes fi zmmês , que nous 1'aiuionspris pour 1e curé.du vülagequi répetoit N w  100 VOYAGÏ fon pröne, fi paffanf devant nous fans que füts enthoufiafme ceffat, nous n'euffions reconnu que c'étoit des vers de comédie qu'il récitoit. Dans eer équipage il enira dans 1'hótellerie ; & comme la nouveauté du fpeclacle qu'il nous avoit donné nous mettoit en pointe de curiofité fur fon chapitre, nous voulümes affifkr a fa defcente, & nous étant güffés fous la porte de cöté & d'autre de fa monture, il s'arrêta touï couri, & fe mit a crier d'un ton grave. A moi, garr'ons : qu'on fe dépêche , £*a , la main , qu'on me mette a pié ; Mais fur-tout bonne avoine , avec litière fraiche A mon Pégafe eftropié Ce début fuffit pour nous faire comprendre que le Parnaffe nous avoif du fond de fes petites-maifons bombardé un poëte ; un valet d'écurie Ie décrocha de fon cheval du mieux qu'il put, & le mit a terre, & après lui tout 1'attirail dont il étoit enveloppé. Comme nous étions réfolus de ne perdre,tant que notre voyage dureroit,aucuneoccafion de nous divertir, nous jettÉmes nos plombs fur eet original, & pour le mettre hors d'état de noits refufer de venir fouper avec nous, nous retinmes tout ce qui fe rrouva dans une cuifine auffi mal fournie qu'étoit celle oü nous nous trouvions,  D E F A L A I S E. 10Ï Après que ce nouveau débarqué eut pris fur un banc quelques momens de repos, une fervante groffe, courte , noire & camarde , prit fout fon bagage , le conduifit dans une chambre , & nous entendïmes qu'en montaat 1'efcalier il lui difoit en chantant. Petit faec , aimable colombe, Tendron qui me perce le cceur, Au beau feu de tes yeux joins un peu de douceur," Ou je fuccombe Sous ta rigueur. En achevant fa cbanfon il voulut embraffer la fervante; mais foit qu'elle fut plus fage que la condition ne le porte, foit qu'elle s'appercut qu'on la pouvoit voir, eile le repouffa dun coup de coude fi violent, que le poëte faifant deux pas en arrière , & fon pied manquant fur le premier degré, il fe vit emponé jufqu'au bas par le poids de fon harnois, & défit en un moment tout ce qu'il avoit fait avec bien de la peine. Parbleu , dis-je a mon ami, ou je me trompe fort. ou eet homme a tout-a-la-fois deux folies dans la tête , les vers & 1'amour : tant mieux dit Cléante, il en fera plus propre a nous réjouir. II fe releva cependant, & rementa dans fa chambre en rimant des imprécations que nous  bo% V O Y A G E ne pumes ouir ; mais fi-tót que nous crumes fa bile appaifée nous y entrames, &l'invitames a fouper avec nous. Nous eümes moins de peine k lier cette partie que nous ne le croyions, non-feulement paree qu'un peu d'encens dont les poëtes font naturellement fort frians nous infinua bien-töt dans fes bonnes graces, mais paree qu'outre les deux qualitésque nous avions déjareconnues, ilJ avoit encore celle d'aimer beaucoup a ménager fa bourfe, & de fe faire un grand plaifu* de bien boire aux dépens d'autrui. La démangeaifon qu'il avoit de fe produire a des hommes dont il croyoit 1'efprit fort inférieur au fien, nous épargna la peine de lui demander fon nom & fes qualités, & toute Ia converfation du repas fut employée a nous apprendre qu'il étoitmonfieur de laBourimière, gentil-homme du Vexin - Normand , ék 1'un des plus illuftres poëtes de la France; & que fi fes ouvrages n'avoient point encore paru, c'eft que la jaloufie de fes confrères du Parnaffe , qui accablent le public d'impertinences modernes, avoit été jufqu'a ernpêcher tous les libraires de s'enrichir de leur impreffion. Nous ne fümes paslong-tems fans reconnoitre que nous avions deviné jufte en lui croyant le timbre £|lé; cependant au travers des faillks.  BE FALAISE; 10 f de fon cerveau dérangé, nous ne laiffions pas d'appercevoir qu'il avoit de 1'efprit, beaucoup» de leöure, & qu'il étoit un fort jufte critique des mauvaifes compofitions des autres. II nous dit qu'il alloit a Caen par Falaife pour une affaire importante, qu'il voulut d'abord nous cacher; mais comme il n'y a point de queftion qui tire mieux que le vin le fecret des coeurs, a force de choquer & vuider avec lui le verre, nous découvrimes qu'il étoit extrêmement amoureuxd'une jeune Cauchoife , qu'il prétendoit emporter fur tous fes rivauX a force de fonnets & de madrigaux comptant. Je 1'aime, dit-il, mais d'une paffion mille fois plus violente que toutes celles que la Calprenède & Scudéri ont données è leurs héros imaginaires. 11 n'y a rien que je n'aie fait pour lui plaire , & cependant a ce mot il fit un grand foupir, &c quitta fon verre pour effuyer avec le bout de fa ferviette quelques larmes que nous vimes couler de fes yeux, c'eft ce qui nous obligea de le preffer davantage de ne nous point cacher la caufe de fa douleur. Ses pleurs étant effuyés, il reprit fon verre ^ & nous regardant fixement tous deux , il le vuida , & en le rendant au laquais. nous dit que,puifque nous prenions la route de Falaife  *°4 V O Y A © Ef oii il vouloit pafler, que fon cheval étoit eftropié, & que notre ftrapontin étoit vide , il monteroit le lendemain avec nous dans notre caroffe, & qu'il paieroit fa place par le récit de fon aventure. Sur cette parole on ravitailla la table d'un fromage, & de quelques bouteilles qui nous fervirent a poufiër notre poëte jufques fur les confins du fommeil, & les approches qu'il en fentit 1'a/ant obligé d'aller chercher fon lit, il s'y mit , & s'y affoupit pour quelques heures. Le foleil étoit encore éloigné de rhorifon & la Bourimière auroit dit que fon avant-courière au front de rofe & aux pieds d'or n'aVoit pas encore ouvert la barrière a fes chevaux, lorfque nous entrames dans la chambre de cepcëte; nous !e trouvames éveillé & compofant, a ce qu'il nous dit, un fonnet de condoléance a fon cceur ; mais en nous voyant il le laiffa imparfait, fe leva de fon fiège, Sc vint déjeuner comme un homme qui avoit parfaitement bien digéré fon fouper. II donna enfuite les ordres pour renvoyer fon cheval, & montant avec nous en caroffe, après quelques petits préliminaires que la civilité demandoit de part & d'autre , il attendit que nous euffions touffé, craché , & fait filence , & commenca de la forte le récit qu'il nous avoit promis.  b E F A L A I S Ê.' 'X0f AVENTURES DE LA BOÜRIMIÉRE. Je vous ai dit mon nom, & que j'étois gentilhomme, je fuisperfuadé que vous m*en croyez fur ma parole, quoique de malins efprits me difputent cette qualité , paree que mon père, pour rétablir 1'ancien luftre de fa familie appauvrie, fe fit procureur au Pont-de-l'Arche, mais cinquante mille écus qu'il m'a laiffés en dépit de 1'envie, & que mes poules & mes pommes ont feu doubler,démentent tout ce que mes ennemis en peuvent dire. Je n'ai que cinquante ans, & il y en a vinot qu'étant a Caen, je revins un foir fort tard dans rhötellerie oh je m etois logé a deux pas d'un des premiers magiftrats de la ville; comme la nuit étoit fort obfeure & que je n'étois pas a jeun , je donnai des pieds dans je ne fais quoi, & tombai tout étendu le nez fur quelque chofe qui fe mit a crier, & comme dans ce moment le guet arrivoit d'un cöté & !e magiftrat de 1'autre avec un flambeau, je vis que j'étois tombé fur un enfant expofé dans une È F A L A I S E. 209 ment pour elle fous des noms empruntés la divertiffoient, comme elle en ignoroit le fecret, ils ne produiibient rien dont mon amour fe put flatter. Enfin la violence de cette paffion trop renfermée dans mon cceur, m'accabla tellement, que je tombai dangereufement malade. L'on ne peut concevoir les foins qu'eut de moi Virginie, & la douleur fenfible dont elle fut touchée. Elle ne quittoit point le chevet de mon lit > mais elle ne s'appercevoit pas que plus elle s'approehoit de moi, plus mes peines fecrètes redoubloient ma flèvre. Enfin le mal vint au point qu'on défefpéra de ma vie, & ne doutant pas moi-même que je ne fuffe arrivé k fon terme,je crus que dans cette conjon&ure & prêt a lui laiffer tous mes biens , je pouvois lui apprendre & ce qu'elle étoit, & la véritabie caufe de ma mort. Je pris donc un moment qu'elle étoit feule dans ma chambre , Sc lui ayant commandé de la fermer, je lui mis entre les mains un papier par lequel en peu cle mots, 6c fans la nommer ma fille, je lui donnois tout mon bien. Elle le lut, fe tournant vers moi les yeux mouillés de larmes. Pourquoi , mon père , dit-elle, pourquoi vous inquiéter d'une difpofition inutile, la nature & la loi n'y on£ O  lïO V O Y A G E elles pas affez pourvu, vivez, & ne penfez qu'a vous guérir. Ah! Virginie, repris-je alors avec un foupir, tant que j'ai vêcu vous avez connu un père, mais connoiffez au moment de fa mort un amant qui perd pour vous la vie, & qui ne vous Pa jamais donnée. Ce peu de mots 1'ayant jettée dans une furprife qui lui öta la parole, je continuai, & lui expliquai fa naiffance, le hafard qui 1'avoit mife entre mes mains, mes foins & mes tendreffes pour elle, mon amour, les raifons de mon filence , & enfin la caufe de ma mort. Je tirai même de deffous mon chevet la petite croix de diamans attachée au ruban que je trouvai fur elle, afin qu'elle la confervat pour lui aider a retrouver peut-être un jour fes parens, mais quoique ce fut une marqué vifible de la vérité de tout ce que je lui difois, elle y trouva néanmoins, ou elle voulut y trouver fi peu de vraifemblance, qu'elle prit mon difcours pour 1'effet d'un tranfport au cerveau, & pour 1'imagination creufe d'un efprit égaré. Ainfi me jugeant plus malade que je ne 1'avois encore été, fa tendreffe la pouffa a m'embraffer en me mouillant le vifage de fes larmes. Quelle fut la palpitation de mon cceur en ce moment! Je l'embraffai de toutes mes  33 E F A 1 A 1 S E i M£1 forces, & je crois que j'aurois expiré dans eet état, fi elle ne m'eüt quitté pour aller ouvrir la porte a mon médecin. Elle lui conta ce que je lui avois dit, & le médecin l'attribua comme elle a la violence de la maladie ; mais il lui dit que pour aider ü me guérir, fi je continuois dans eet égarement, elle devoit feindre de correfpondre k mes imaginations, &c après avoir concerté avec elle cette réfolution, il s'approcha de moi. Comme rien ne m'avoit plus accablé que Ie poids de mon fecret, je me trouvois tellement foulagé de m'en être ouvert, que le médecin. en fut furpris, il me tenoit le pouls qui lui paroiffoit plus mode ré, lorfque Virginie s'approcha & s'affit fur mon lit; mais 1'émotion que fon approche me dxjnna lui parut fi fenfible , qu'il ne douta point de la paffion que j'avois concue pour elle. Cependant il avoit trouvé le véritabie fecret de me guérir par le confeil qu'il avoit >donné a Virginie , & la feinte qu'elle fit de me croire & de flatter ma paffion, me rendit bien-tót ma fanté parfaite. Mais quel fut fon étonnement ? lorfqu'après ma guérifon elle vit que je perfiftois a lui dire les mêmes chofes qu'elle avoit attribuées a la violence de ma maladie, & que de fens  irï V O Y A G E froid je lui propofai de 1'époufer & de lui affurer tout mon bien. Elle ceffa les feintes dont elle m'avoit amufé, & me dit qu'elle avoit porté avec trop de plaifir le nom de ma fille pour ceffer de 1'être, que jamais elle n'épouferoit que celui que je lui donnerois; mais que quand je ne ferois pas véritablement fon père, 1'idée publique qu'on en avoit concue fuffifoit pour 1'engager k conferver précieufement le nom que j'avois bien voulu lui donner, & pour éloigner de mon cceur des fentimens dont les feules ombres faifoient murmurer la nature. Comme le pas le plus difiicile étoit franchi par la déclaration d'un amour que j'avois fi long-tems caché, je crus que le tems pourroit détruire 1'obftacle que je trouvois dans fa réfiftance ; je commencai donc k lui parler en véritabie amant, & a effacer peu-a-peu 1'idée qu'on avoit qu'elle fut ma fille; je voulus même qu'elle m'accompagnat k Paris dans un voyage que je fus obligé d'y faire, de crainte que mon abfence ne favorifat les, vues de quelque rival ; mais plus je m'effort^ois de lui plaire comme amant, plus je la trouvois inébranlable; & fans faire aucun progrès fur fon cceur, je vis bientöt que je n'opérois autre chofe que de lui caufer dans le public un préjudice irréparable.  DE F A L A I S E. 11$ J'avois un neveu, qui fans cette fille auroit été 1'unique héritier de tous mes biens; il en avoit beaucoup de fon chef qu'il ne devoit pas moins a une adroite banqueroute de fon père, qu'a une grande fucceffion qu'il avoit eu la fubtilité d'envahir au préjudie-e des véritables héritiers , en débaptifant un homme mort, 6c le fuppofant fon parent. C?eft celui que le Pont-de - 1'Arche a aujourd'hui pour fon premier juge, 6c qui eft affez connu dans toute la contrée fous le nom de M, de la Camardière. Je doute qu'il y ait un homme dans le monde plus entêté que lui de fon propre mérite , quoique fort mincé ; la maffe de fon gros corps eft toute enflée de cette prévention , 6c le defir de paroïtre même dans fon air extérieur élevé au-deffus des autres, i'oblige a tenir fa tête d'un droit qui le fait paffer pour une ftatue fur un piedeftal lorfqu'il ne fe remue point, ou rire de fes allures fingulières lorfqu'il marche. Prévenu de fon mérite, de fon bien , 8c de 1'autorité de fa charge, il s'étoit mis en tête d'aimer Virginie auparavant que ma maladie m'eüt engagé a lui déclarer mon amour, 8c fe perfuadoit que rien n'étoit capable de faire ohftacle a fes defirs,; mais plus il avoit pré. O iij  '214 *^f' O Y A G E fumé de facilité a gagner le cceur d'iine eow~ fine, & d'un oncle, moins il y avoit trouvé de difpofitions, foit par 1'averfion naturelle que .Virginie avoit concue contre lui, foit par la paffion fecrète que j'avois pour elle. Tant que je ne m'étois point déclaré j'avois eu dans 1'antipatie de cette fille, & dansun feint fcrupule T un fondement plaufible pour me difculper du refus que je lui faifois de 1'agréer pour gendre , &C les artifices que j'ernployois en fecret auprès de Virginie pour fomenter fon averfion , trouvoient dans fon efprit des difpofitions fi conformes a mes intentions , que je la voyois tous les jours augmenter au-dela de ce que je pouvois défirer. Mais enfin lorfque rétabH dans une fanté parfaite je cornmenc^i a me déclarer ouvertement, & a publier même que Virginie n'étoit point ma fille , la Camardière n'eut pas de peine a reconnoitre par quel motif je n'avois pas voulu écouter fa demande , & comme il étoit auffi brutal &C vindicatif qu'il eft orgueilleux & vain , il crut que ranéantiffement de ma qualité de père m'ótoit toute 1'autorité que j'avois fur elle , & il ne douta point qu'en peu de tems il ne 1'emportat fur un rival qu'il jugeoit auffi peu redoutable que moi, II fe voyok dans la fleur de fon age 3 au lieut  DE FALAISE: 2T5 que je penchois a la vieilleffe, outre que fa quallté de magifrratlui donnoit un grand crédit, Pefpérance de 1'union de mes biens aux fiens le flattoit d'un effet prompt 6k viclorieux fur 1'efptit d'une fille fans naiffance, & qui fe voyoit privée des biens fur lefquels elle avoit jufquesIk compté. Mais la Camardière comptott Iui-même fort mal , car outre que la tendreffe que j'avois pour Virginie m'avoit fait prendre la réfolution , ou de lui affurer tous mes biens en Pépoufant ou de les lui laiffer un jour comme k une fille que mon cceur avoit adoptée; plus il croyoit que 1'état nouveau dans lequel elle fe trouvoit la porteroit k 1'écouter , plus il la voyoit obftinée dans la haine qu'elle avoit pour lui. Le mauvais fuccès de fes défirs le brouilla entièrement avec moi, & encore plus lorfqu'il vit que je 1'emmenois k Paris , mais ce n'étoit pas le plus grand de mes chagrins , & j'étois bien moins affl'gé de -cette rupture que du peu de progrès que je faifois fur le cceur de Virginie. Je languis & je foupirai inutilement plus de deux mois depuis mon retour de ce petit voyage , & enfin un jour que je la preffois le plus d'accepter & mon cceur & ma O iv  V O Y A G E main & tous mes biens, au milieu des plus teödres expreffions de refpeft qu'on puiffe attendre d'une fille, elle me parut encore plus inebranlable que jamais ;j'en fusvivement piqué, & je lui dis qu'étant fur que mon neveu P'étoitpour elle qu'un objetd'horreur, il n'étok pas poffible qu'elle rejettat avec tant d'obftinatiop le parti avantageux que je lui propofois 3 fifon cceur n'avoit pas d'ailleurs quelque engagement, & que par toutes les bontés que j'avois eues pour elle je la conjurois de m'en faire avec ffanchife un aveu qui ferviroit peut-être a me guérir. A ce mot je vis une rougeur monter fur fon vifage , qui ne me confirma que trop dans 1'idée fuiiefte qui me donnoit déja de 1'inquiétude, je la regardai fixementi, & lus dans fes yetix une langueur mêlee d'une pudeur modefie qui au travers de fon fdence m'en difoit affez. Je la preffai plus vivement , ék lui dis que, fi elle croyoit devoir taire fon fecret & le bonheur d'un rival a un amant trop intéreffé pour ne s'en pas affliger, que du moins elle le confiat a la difcrétion d'un père qui 1'avoit fi tendrement élevée , k ce mot elle fit un foupir; quelques larmes coulèrent de fes yeux qu'elle baiffa, Óz fans me regarder elle me dit;  DE FALAISE. 217 penfez vous que j'aurois 1'ingratitude de rejetter la fortune que vous me propofez , puifqu'elle feroit votre fatisfaöion, fi je pouvois Faccepter ? cette idéé que le monde avoit concue en me croyant née de vous , ne m'empêcheroit pas detre votre époufe, & de vous donner cette marqué de la reconnoiflance que je dois a vos bontés , puifque je fuis convaincue que je ne fuis point votre fille ; mais puifque vous voulez que je vous 011 vre mon cceur avec confiance , fac.hez «• • • ace mot elle fe tut; & deux ruiffeaux de larmes interrómpant fes paroles , je la preffai, en lui ferrant les mains er.tre les miennes , d'achever de m'ouvrir fon fecret , & 1'affurant qu'elle ne pouvoit le mieux dépofer, elle refia quelque tetris clans le filence ; & enfin baiffant les yeux qu'elle venoit de lever fur moi: pourquoi , drt-elle, m'avez-vous obligée de vous accompagner a Paris, & permis de voir les Tuileries. Mais fi je fuis a votre égard la plus ingrate de toutes les filles , j'en fuis affez punie par l'oubli d'un infidcle que je crus trop légèremeüt. Une retraite que j'ai réfolue punira ma crëdulité ; & tout ce que je demande a la-tendreffe que vous avez eue jufqu'ici pour moi, c'eft vófre confentement pour cette retraite , & qu'une petSre penfion que vous m'accorderez m'en ouvre la porte.  21$ V O Y A G E Quelle fut ma furprife en apprenant de fa propre bouche que j'avois un rival aimé ; & un rival indigne par fa perfidie, de me-iupplanter dans le cceur de celle que j'aimois plus que moi-même. Je ne pus tirer d'elle aucun autre éclairciffement de 1'aventure qu'elle avoit eue avec ce rival, & j'employai inutilement trois mois de foupirs & de foumiffions pour obliger cette aimable fille a oublier un infidèle , fans pouvoir gagner autre chofe que d'altérer mon efprit a force d'amour. La Camardière cependant continuoit fes batteriespour faire brèchea fa réfiftance ; & après une infinité d'efforts, qui n'aboutirent k rien , il crut que j'étois le feul obfiacle k fon bonbeur , & prit une des plus indjgnes réfolutions qu'on puiffe imaginer , & qu'il fonda fur le grand crédit & la facilité que lui donnoit- 1'autorité de fa charge. Car, fi peu qü'on ait pratiqué le monde , on ne peut ignorer combien dans les petites villes cette autorité devient 1'inftrument de la paffion de ceux qui 1'ont en niain , & que 1'épée de la juftice qu'on leur confïe fert plus k leur vengeance particulière , qu'a celle des loix violées. La Camardière avoit deux vues, 1'une d'obüger Virginie k condefcendre au défir qu'il avoit de 1'époufer , en me mettant hors d'état de  DE FALAISE. 219 potivoir être jamais fon époux , & 1'autre de m'öter la liberté de difpofer de mon bien en faveur de cette fille , ck par-ia s'affurer ma fucceffion ; & pour venir a bout de ce doublé projet par une feule voie, il employa la partie pub;ique, dont il difpoloit abfolument. C'étoit rhomme de France le plus mal fatfant & le plus intéreffé, & qui feperfuadoit qu'on ne lui avoit mis en main fon emploi, que pour la défolation du genre humain ; cependant auffi fourbe qu'hypocrite , & qui ne promettoit jamais avec plus d'emphafe fes fervices que quand il vouloit étrangler; il mit donc eet homme en mouvement contre moi , pour demander qu'il lui fut permis de prouver que Virginie étoit une fille batarde que j'avois eue d'une perfonne qu'un vceu faint avoit féparée du commerce du monde , &c que par un fcandale effroyable je voulois époufer. Sur le projet de cette aöion , il n'eut pas de peine a faire apofter quelques témoins corrompus , dont notre climat eft affez fertile, & de faire ordonner fur leur dépofitition, qu'elle me feroit ötée &c renfermée ; & ce complot fut tenu fi fecret entr'eux , & ménagé avec tant de diligence , que Virginie fut enlevce & mife dans un convent , dont la Camardière étoit le maïtre , avant que je fuffe averti qu'on informoit.  aiO V O Y A G E L'autorité de mon rival fit qu'on ne me permit, ni de la voir, ni de lui donner aucunes de mes nouvelles; & la fupérieure, entre les mains de qui on 1'avoit remife , la faifoit obferver avec tant d'exaöitude , qu'on ne put d'abord m'informer de fon deftin. Mon neveu cependant, après avoir fait agir fes émiffaires fur un efprit qu'il croyoit intimider , &c qu'il fe flattoit de réduire par cette oppreffion, la vit lui-même; &, après lui avoir brutalement expliqué 1'excès de fa paffion , & fuperbement exagéré les avantages de Phonneur qu'il vouloit lui faire, lui propofa de la faire reconnoïtre pour ma fille légitime, ou de quelque autre, tel qu'elle voudroit, pourvu qu'elle voulüt confentir qu'il 1'épousat, finon qu'elle alloit être reconnue pour ma fille batarde, mais d'une manière qui lui permettroit a peine de recevoir des alimens. Mais une fi infame propofition ne fit que redoubler 1'horreur qu'elle avoit pour lui, & la porter a rejetter avec plus d'averfion fes pourfuites. Tandis que deux mois s'écoulèrent en efforts inutiles de la part de ce perfécuteur, Virginie trouvoit, dans cette rigoureufe captivité , des confolations qu'elle devoit a Ia fermeté de fon ame & a 1'adreffe de fon efprit ; elle 1'avoit doux &£ infinuant ; & fa conduite faifant ad-  ©e Falaise. iit mirer fa vertu, elle y eut bientöt acquis de bonnes 6c fincères amies ; 6i, entr'autres, elle gagna fi abfolument le cceur de la fage Félicie , Tune des principales du couvent, qu'après lui avoir confié tous fes fecrets, 6c 1'avoir touchée d'une véritabie compaffion, elle en re9ut tous les bons offices imaginables. Cette amie fincère 6c folide fit donc, pour adoucir 1'amertume de fes peines, tout ce qu'elle put; 6c ce fut par fon moven, qu'étant inftruit de toutes chofes , je lui fis paffer de mes nouvelles, 6c tous les fecours dont elle avoit befoin. II y avoit deux mois qu'elle étoit dans ce couvent, 6c j'étois allé a Rouen pour obtenir un arrêt contre cette injufte oppreffion , lorfque Virginie, qui s'étoit acquis beaucoup plus de liberté qu'elle n'en avoit d'abord, fe promenant un foir, après le foupé, dans le jardin avec Félicie , elle lui dit qu'elle vouloit lui conter un fonge qu'elle avoit fait la nuit précédente. J'ai, dit-elle, fongé que je pleurois enchaïnée au pied d'urt arbre, tandis qu'un dogue aboyoit comme prêt a me dévorer. Je me fuis enfuite imaginée que mes chaïnes s'étoient tout-a-coup rompues, 6c que, dans la crainte de ce dogue, j'étois montée fur 1'arbre; qu'en même tems  212. V O Y A G E mon amant infklèle avoit paru, qui, écattant ce dogue , m'avoit donné la main, & conduite dans la plus belle maifon de Caen , & dans une chambre magnifique, oii une femme m'avoit revêtue d'habits fuperbes, & mis fur ma tête un chapeau de fleurs. Ah ! ma fille, lui dit Félicie, que ce fonge s'accorde mal avec la facheufe nouvelle que j'ai a vous donner. Je viens d'apprendre en fecret, que cette nuit on doit vous livrer a la Camardière , qui, tandis que la Bourimière eft è R'ouen , a complotté de vous faire enlever, pour vous conduire dans un lieu dont il foit encore plus le maitre que de ce couvent; cependani il femble que votre fonge vous augure une prochaine liberté, la reconnoiffance de vos parens , Ie retour d'un amant infidèle , & la fin de vos infortunes, & que tout fe doit accomplir a Caen ; mais , pour vous y conduire & rompre vos chaïnes, il faudroit que le ciel fit un miracle que je ne puis prévoir, & dont je ne vois aucune apparence. Quoi! dit Virginie , cette nuit on doit me livrer k mon perfécuteur ! Ah , chère Félicie, que me dites-vous ! La mort me feroit mille fois moins terrible que de tomber entre fes mains. Elles parloient de la forte, lorfque ? dans  BE FALAISE. 223 le bout du jardin , elles appercurent une brêche qui venoit de fe faire par un éboulement de pierres, dont la poudre obfcurciffoit encore 1'air. Voila , dit Félicie , voila, ma chère Virginie , le commencement du fuccès de votre fonge , Sc un heurenx augure pour le refte. Vos chaïnes fe rompent d'elles-mêmes, Sc le ciel vous offre 1'unique moyen que vous ayez de vous arracher au dogue qui vous abuye; le ciel parle trop ouvertement pour ne le pas écouter: montez fur 1'arbre, c'effa-dire, fur les ruines de cette muraille ; fortez ; Sc, G. vous me croyez , rendez-vous au plus vite k Caen : vous favez le couvent dont ma foeur eft fupérieure ; elle vous y recevra a bras ouverts, Sc la lettre que je lui écrirai vous devancera. Laiffez-moi conduire le refie ; le jour va finir, ne perdez pas un moment ; allez, vous ne manquez pas ici d'amies fldèles pour guider Sc pour couvrir vos premiers pas. Virginie ne balanca point fur une réfolution que le hafard favorifoit fi k propos; elle embraffa Félicie ; leur adieu fut auffi tendre , qu'il fut court; & , après avoir pris de promptes mefures pour une correfpondance affurée, elle fortit par la brêche ; Sc , du même pas, fut fe rendre chez une amie d'une fidélité süre, Sc qui, 1'ayant fait auffitót monter dans fa chaife  114 V O Y A <5 É roulante, 1'emmena , pendant toute la nuit * dans une maifon de campagne qui n'étoit qu'a trois lieues du Pont-de-l'Arche, d'oü , après uil peu de repos , elle lui fournit tout ce qui lui fut néceffaire pour, fe rendre a Caen. Félicie fut couvrir avec tant d'adreffe le fecret de cette évafion , qu'on ne s'apper9ut de 1'abfence de Virginie, qu'au moment que la Camardière envoya , furie minuit, un carroffe pour 1'enlever : on la chercha de tous cötés ; & comme on ne la trouva point, & qu'on ne s'étoit point encore appergu de la brêche, la furprife de la fupérieure, qui avoit promis de Ia livrer, fut terrible. Mais elle n'approcboit pas de la fureur & des emportemens de la Camardière, lorfqu'il apprit que fa maitreffe ne fe trouvoit point dans le couvent; il accufoit la fupérieure de 1'avoir trahi, de concert avec mói, & lui fit les menaces les plus indignes. Cependant Félicie m'écrivit a Rouen , & m'informa de tout ce qui s'étoit paffé ; & Virginie ne fut pas plutöt a Caen, & recue fous un autre nom dans le couvent dont la fceur de fon amie étoit fupérieure, qu'elle m'écrivit, & m'apprit 1'endroit de fa retraite. La Camardière ignora fa route , & perfonne ne douta qu'elle ne fut retournée chez moi. L'on  DE FaLAISE. 225 L'on attribaa même a mon induftrje la brêche qui n'étoit qu'un coup du hafard, & l'on me menaca de m'en faire une affaire importante; mais on ne put ricn trouver qui fut capable d'en fonder ^accufation. Amfi, après avoir obtenu du parlement de Rouen Les défenfes néceffaires pour arrêter ia vexation de mon rival , j'ai paffe chcz moi, oü j'ai feu qu'il avoit appris 011 étoit Virginie, & en même tems jen fuis parti pour me rendre a Caen , & pour y favoir les dernières réfolutions de cette aimable fille , pour laquelle je fens tous les jours creitre ma pafTiGn , & avec .tant de violence, que j'acheverai de perdre 1'efprit, fi je ne la trouve plus feniible a mon amcur. La Bourimière , qui pendant ce récit avoit confervé tout le bon-fens qu'il avoit apporté au monde , finit fon hiftoire par une foule de foupirs capables de fufFoquer un gofier plus étroit que le fien ; il les accompagna de larmes; & le trouble que cette paffion caufoit a fon cerveau ayant animé fa fougue poétique, il rima * fur fon infortune, durant un quart d'heure, de la manière du monde la plus pitoyable , je veux dire, la plus capable d'exciter de la eompaffion dans des efprits qui au- P  11$ V O Y A G E roient été plus dlfpofés que les nötres a s'affliger des peines d'autrui, & a le plaindre. Mais, comme je ne penfois qua rire, je n'étois fenlible k fes pleurs, a fes foupirs & a fa poéfie défolée , que pour m'en divertir. Je m'appercus cependant qu'il avoit encore plus d'efprit que je ne lui en avois cru , & connus que fi 1'économie de fa tête fe trouvoit dérangée , ce n'éloit que par la violence de Famour qu'il avoit pour Virginie. Je ne m'étonnai pbint de fes boutades; mais je fus furpris de voir que Cléante, pendant, ce récit, avoit perdu une partie de fa belle humeur , & qu'il ne rioit point d'auffi bon cceur que je 1'aurois fouhaité. Au contraire, il tomba dans une langueur fombre , qui me faifoit connoïtre que fes idéés promenoient ailleurs fon efprit, & qu'il étoit bien moins avec nous, qu'avec quelqu'objet abfent qui 1'occupoit. Les reproches que je lui en fis, le forcërent de s'en détacher, ou du moins de feindre un peu plus d'attention ; & notre poëte , qui fe joignit a moi pour lui en faire la guerre , fe mit dans la tête que le portrait qu'il avoit fait de Virginie, en avoit rendu Cléante amoureux, & , devenant jaloux de fa propre imagination , il le regardoit prefque comme un rival. Ces idéés nous fournirent affez de matière  DE FALAISE. ilf pour animer Ia converfation jufqu'au premier débarquement qui fe fit fur les deux heures après midi, dans la maifon de campagne d'un homme un peu parent de Cléante, & qui fe trouvoit fur notre route. C'étoit une de ces efpèces de gentilshommes redoutables au gibier du pays par leur fuül, aux payfans par leur chicane, & k leur curé par leur correfpondance avec un official , de tems en tems régalé d'un lièvre ou de quelque perdrix. II étoit d'une taille médiocre , grand parleur, dévot k outrance, louche, & toujours vêtu moitié ville & moitié campagne. Sa femme , groffe & rouffe , étoit orgueilleufe comme une dame de village qui n'a jamais rien vu de plus relevé que fon procureur-fifcal; & toute fon occupation fe réduifoit a la multiplication des individus dont fa baffe - cour étoit peuplée, & k faire valoir fa grange & fon grenier, donnant cependant les noms dex baron , de chevalier & d'abbé k trois marmouzets qu'on auroit plutötpris, k leur décoration, pour ceux qui gardoient les brebis & les cöchons , que pour fes enfans. Mais, outre toutes les qualités provinciales dans ^ lefquelles excelloient M. & madame d'Argiville , on pouvoit mettre 1'avarice pour la principale , &c c'étoit entr'eux un combat Pi;  *l8 V O Y A G E perpétuel a qui fe furpafferoit dans la (brdidité de i'économie. Cléante , qui n'avoit jamais vu ce coufin que dans une méchante affaire qu'il eut a Paris, pour un beau - frère affaffiné dans un bois , & dont il aida fort a le tirer, m'avoit fait une grande fête du régal qu'il fe flattoit d'y recevoir , fur les empreflemens avec lefquels ce campagnard 1'avoit invité de Palier voir; & fur ce qu'il lui avoit dit de fa maifon & des plaifirs qu'il fe préparoit de lui donner , s'il pouvoit une fois le tenir dans fon chateau , il ne croyoit pas moins trouver qu'une maifon & des jardins enchantés, avec une table délicieufe, & fur-tcut le plus excellent vin du monde. Cependant nous arrivames ; & , étant a la porte , nous cherchions de toutes parts a nous informer oü étoit le chateau d'Argiville, lorfqu'un homme figuré en vrai valet de charrue, fe difant, tantót cocher, tantöt chaffeur, &c tantöt le cuifinier de monfieur, nous dit, en beaucoup de difcours, que nous étions dans la maifon que nous demandions. Notre carroffe y entra donc au travers d'un vafte théatre de fumiers , fur lequel un grand nombre de poules , d'oifons & de cochons jouoient la première fcène de notre comédie ;  DE FALAISE. lle) & , en avancant, nous vïmes de !oin un petit garcon vêtu de treillis, qui, al'afpe&de notre équipage , entra & reparut auffi-töt vêtu d'un jufte-au-corps fait de la dépouille d'un vieux biljard ; & fe trouvant a notre defcente, il nous dit, comme ceLa, que monfieur étoit a la chaffe au bout du clos, & madame au moulin , & qu'il alioit fonaer la cloche pour les avertir de notre arrivée. Ce laquais, dont le fervice étoit , fans doute, partagé entre !a maïtreffe & les dindons, nous quitta : la cloche en même tems fonna; & monfieur le baron, fUs aïné, ayant changé fes fabots en fouliers, nous vint faire le compliment dont il étoit capable ; & nous ayant fait entrer dans un taudis honoré du nom de falie , ck fait affeoir fur des fièges dont on ne connoiffoit plus 1'habit, nous vïmes enfin arriver du moulin madame d'Argiville, &, un peu de tems après , le mari, ayant un grand & vieux lièvre attaché fur fes hanches. Les complimens furent copieux de ia part de nos hotes; car c'eft la chofe dont on manque le moins en province. Je ne fais, dit M. d'Argiville, de quoi je pourrai vous régalec a foupé ; j'avois, il y a huit jours, les meilleurs perdreaux du monde, & fix bouteilles d'un vin qui ne fe pouvoit payer ; mais vous Fiij  *3° V O Y A G E nous prenez dans un moment facheux. Nous ferons cependant ce qui nous fera poffible; buvons un coup , & puis nous ferons un tour de promenade , tandis que mon cuifinier fera fon devoir. Vïte , ma femme, qu'on tue des poulets. Pendanttous ces longs & inutiles préambules, le petit perroquet employa demi-heure a mettre fur la table une méchante nappe, un pain bis, un couteau, & deux verres rincés a la Defpréaux; & nous ayant enfuite voituré du cellier une cruche d'une boiflbn moitié vin & moitié lie , nous ne pümes en corriger 1'acidité par Pabondance de Peau que nous y mêlames, & la fdim & la foif que nous avions ne put janaais, non plus que les complimens de notre höteffe, nous forcer a boire un fecond coup. Cette préface nous fut d'un mauvais augure pour le foupé, & la promenade ayant fervi d'intermède, la cloche, fur les fept heures, nous avenit que la table fe fervoit. Nous revinmes donc dans la même falie & 1'idée que nous avions concue du repas ne fut point trompée, puifque neus trouvames que d'un cóté la table étoit couverte d'un plat d'étain fort ténébreux, fur lequel étoient juchés deux poulets choifis entre les plus décharnés de la baffe-cour , au millieu defquels préfidoit la moitié poftérieuje  DE FALAISE, 131 du vieux lièvre roti; & toutes cestrois pièces étoient piquées a gros traits, d'un lard auffi jaune qu'il étoit odorant; & vis a-vis, par fort mauvaife fymétrie , on avoit fervi de 1'autre coté, dans une terrine, le devant du même lièvre en civet, dont la fnmée nous portoit au nez les vapeurs mêlces de 1'ail & des navets qui en relevoient 1'affaifonnement. Le curé, qui avoit été invité a cette fête extraordinaire , & a qui la crainte faifoit garder de grandes mefures avec le feigneur, avoft apporté deux pains d'offrande un peu moins bis que celui du gentilhomme, & deux grandes cruches d'un vin moins aigre, & moins au bas que celui dont nous avions goüté. Cléante étoit dans un dépit mortel, de m'avoir conduit dans une fi méchante auberge, & nous aurions moins tenu table , fi notre poëte & le curé, qui renvoya deux fois a fa cave , ne fe fuffent défiés a boire , & fi, après que leurs têtes furent un peu échauffées, ils n'euffent mis fur le tapis des queftions politiques , dont la contefiation faillit plus de quatre fois a les brouiller , mais qu'une rafade appaifoit auffi-töt. Enfin , lorfque ce fefiin , qui finit par des poires , des noix & du fromage , nous eut permis de nous retirer, nous donnames nos Piv  V O Y A G E ordres pour quitter , dès la pointe du jour, un fi bon gïte ; & conduits par nos hötes dans une chambre k deux lits , auffi bons que le repas avoit été fuperbe , ils nous y laifsèrent;' &c «otre poë'te , mieux rempli que nous, s'y ccucha & s'endormit. t Mais Pour Cléante & moi, qui, fur le chapitre du matelas, étions un peu plus délicats que la Bourimière, au lieu de nous coucher, nous defcendimes dans le jardin ; & • après nous être fait une efpèce de divertiffement d'un régal fi contraire k celui dont nous nous étions flattés, je fis infenfiblement tomber le difcours fur le changement d'humeur qu'il avoit témoigné en écoutant 1'hiftoire de la Bourimière, & fur eet air trifte qui 1'avoit tout-d'un-coup nfeveli dans la langueur. Cléante, qui n'avoit rien de caché pour moi, fit un foupir, & m'avoua que ce que la Bourimière avoit dit de Virginie, avoit réveillé dans fon efprit le fouvenir d'une aventure qui lui étoit arrivée , il y avoit quelque tems , avec une perfonne qu'il ne connoiffoit point, & dont il n'étoit point connu ; qu'il avoit concu pour cette fille 1'amour du monde le plus vif & Ie plus tendre ; que cette paffion s'étoit fortifiée dans fon cceur, paree qu'il avoit cru en être aimé; que les chofes même avoient  de Fa l a i s e: 133' été fur le point de fe pouffer beaucoup plus loin, puifque le rendez - vous avoit été pris pour fe faire connoïtre 1'un & Paufre; mais qu'un accident fatal Payant forcé de manquer a ce rendez^vous, jamais il n'avoit vu depuis cette aimable fille, ni pu favoir qui elle étoit; qu'elle ignoroit auffi le nom, la fbrtune, & la qualité de fon amant ; que ce n'eft pas qu'il s'imaginat que Virginie eüt rien de commun avec cette fille ; mais enfin , que tout ce que la Bourimière en avoit conté , avoit, je ne fais par quels refforts, rendu toute la vigueur a une paffion qu'il effayoit d'étouffer. Mais, ajouta-t-il, puifque nous ne voulons point dormir , qu'il fait un tems le plus doux du monde, & que la Iune en fon plein femble nous inviter k nous repofer a fa clarté, mettons-nous fur ce fiège que voici, & je vous conterai cette petite aventure. Je confentis avec plaifir k ce que voulut mon ami; nous nous afsïmes fur un banc au piëd d'un orme; & Cléante me voyant prêt k 1'écouter, me paria de la forte :  '354 V O Y A G E AVENTURE DE CLÉANTE. 5 I vous me connoiffiez moins, je commencerois par vous dire que quoique jufqu'ici j'aie paffé dans le monde pour un homme qui {e laiffeprendrefacilement aux attraits d'une belle, il y a cependant peu d'hommes plus difficiles 6 plus délicats en amour, ou, pour vous parler plus nettement, je n'ai prefque jamais aimé, quoique, par une habitude qui femble commune a toute la jeuneffe, le defir de m'amufer, & de ne pas paffer pour un jeune homme fans bonne fortune , m'ait livré a plufieurs aventures, les unes plaifantes, & les autres qui m'ont coüté beaucoup de chagrin. Mais 1'amour eft malin ; &, après avoir longtems fouffert qu'un homme fe fuppofe amant fansreffentir une véritabie paffion, il fe venge, & 1'engage d'aimer tout de bon, lorfqu'il penfe le moins a s'engager : c'eft 1'état oii je me trouve ; 6c le feu dont je brüle pour une inconnue, me punit bien févérement de toutes les paffions que j'ai feintes. "Vous connoiffez , fans doute, Céphife, la femme de ce gros marchand en magaün, qui  DE FA1AISE. 13f fe fait un plaifir de lui donner un des meïlleurs équipages de Paris. Vous favez qu'elle paffe dans fon quartier pour un modèle achevé de pruderie & de retentie, & qu'i trente-deux ans, traïnée dans ce bon carroffe, elle porte des manches plus longues , & des coiffures plus courtes qu'aucune femme de cinquante. II n'y a perfonne qui, fur fon air, fa phyfionomie , fes difcours, & les careffes qu'elle fait a fon mari, ne pariat pour le front de eet époux ; mais qu'il faut bien connoïtre le fond des gens, avant que de hafarder fur les dehors un pari de cette délicateffe. Vous ne croiriez donc pas, fi je ne vous Ie «lifois , que ce modèle de prude prit, je ne fais par quel endroit, ou feignit prendre un amour violent pour le jeune Florimond mon ami, quï ne s'en fut pas plutöt apperc;u par les avances qu'elle lui fit, qu'il m'en confia lefecret, non-feulement paree qu'il n'a jamais eu rien de caché pour moi, mais paree qu'il avoit befoin d'un ami pour avoir prérexte de fe dérober facilement aux yeux d'un vieil oncle qui Pobfervoit plus exaftement qu'il ne vouloit, & qui me le confioit affez librement. Je 1'accompagnois donc fouvent a leursrendez-vous; &c fitöt que je les voyois prêts a fe joindre, j'ayois la prudence de les laiffer dans  V O Y A G E une entière liberté; & leur rendez-vous étoit ordinairement aux Tuileries , fur les neuf heures du foir. Un jour que nous Pattendions dans Pallée qu'elle lui avoit indiquée , après que nous nous fümes long-tems promenés, nous l'appergümes venir de loin , accompagnée d'une fille , dont la jeuneffe & la beauté ne fervoient pas k lui donner du luftre. Elles s'avancèrent , & nous étant joints tous quatre vis-a-vis de 1'amphithéatre, elle feignit d'avoir quelque chofe d'important k dire a Florimond , & dit a celle qui 1'accompagnoit, de 1'attendre un moment dans eet endroit, &c en même tems elle s'écarta avec mon ami. Cette manière familière me fit faire un jugement peu avantageux k la jeune & belle perfonne qu'elle laiffoit feule avec moi fi tard , & dans un endroit fi commode pour les aventures brufques. L'humeur enjouée qui me porte naturel/ement au plaifir , m'engagea a lier avec elle une converfation que j'ouvris d'abord fur le pied de mes fauffes idéés ; mais je fus bientöt détrompé : je trouvai une fille auffi modefte & fpirituelle , qu'elle étoit jeune & brillante ; &C changeant tout-d'un-conp en refpeci 1'enjoué'ment exceffif par lequel j'avois débuté, je louai  DE F A 1 X T S E." I37 férieufement toutes les qualités aimables que je découvris dans cette inconnue ; Sc infenfiblement, foit qu'elle trouvat mon efprit & mes manières au goüt de fa vertu , foit que ce fut 1'effet d'une fyrnpathie qui agiffoit fur elle en même-tems que fur moi, elle me dit mille chofes plus obligeantes que je ne les méritois , Sc porta fa complaifance jufqu'a me témoigner que fon amie lui avoit fait un plaifir fenfible de la laiffcr avec moi. Queïque long que fut le rendez-vous dè Céphife Sc de Florimond, ils revinrent nous joindre beaucoup plutöt que je ne le defirois. La converfation générale fut courte, Sc i'on fe fépara, mon ami étant, a ce qu'il me dit, très-fatisfait, Sc moi plus frappé au cceur que je ne 1'avois été de ma vie. Je paffai le refte de la nuit Sc le jour fuivant dans des impatiences mortelles du rendez-vous que Céph;fe avoit donné pour le lenclemain au même endroit, Sc j'étois fort réfolu d'y expliquer, dans les formes, a mon inconnue , la paffion que je fentois véritablement pour elle, &C d'effayer d'apprendrê qui elle étoit ; car, dans une première entrevue, la décence n'avoit pas permis a mon amour naiffant une curiofité qui auroit paru trop irccivile. Le lendemain, nous nous rendimes tous pref-  238 V O Y A G E que en même tems au même lieu. Florimond emmena Céphife 011 il lui plut; & mon inconnue s'étant affife fur le gazon , je me jettai a fes pieds un genou en terre ; Sc y reftant, malgré tous les efforts qu'elle fit pour m'obliger de quitter cette pofture : Non , charmante inconnue , lui dis-je ; non , laiffez-moi le plaifir de lire dans vos regards fi vous en avez un peu de me revoir. Avez-vous fongé un moment a moi, tandis qu'éloigné de vous , je n'en ai pas paffé un feul fans penfer a vous? II me femble , répondit-elle , qu'hier je vous expliquai affez le plaifir qu'on avoit de s'entretenir avec vous, pour vous faire compréndre qu'on ne vous oublie pas fi aifément. Que je fuis heureux , lui répliquai-je , fi j'ai pu occuper votre fouvenir, quand même ce ne feroit pas avec l'inquiétude que le votre m'a donné. Ah ! belle inconnue , pourfuivis-je, pourquoi me faites-vous voir tant de mérite , tant d'efprit §£ tant de vertu ? Et peut - on vous connoïtre, & ne pas reffentir pour vous tous lés plus tendres mouvemens de 1'amour 1 Jé la regardois tendrement en prononcant ces paroles, pour lire dans fes yeux 1'effet qu'y produiroit ce mot; & fans lui donner le tems tje me répondre quelque chofe qui fut contraire a mes defirs: Oui, belle inconnue, continuai-je,  DE F A L A I S E. 231 il ne m'eft pas poffible de vous taire que la paffion que j'ai pour vous eft la plus fincère que vous ferez jamais naïtre. J'ajoutai toutes les expreffions les plus fortes & les plus tendres pour lui perfuader cette vérité ; & fi elle ne répondit pas a mon ardeur avec toute 1'émotion que je pouvois defirer, j'eus du moins 1'avantage de connoïtre que tout ce que je lui difois ne l'offenfoit point, & que , fi fon cceur ne fe rendoit pas, il étoit du moins ébranlé. Je goütois donc, dans une fi douce converfation, un bonheur qui ne fe peut exprimerj Sc plus je 1'entretenois, plus j'étois charmé de fon efprit; mais j'effayois en vain de tirer d'elle quelque chofe qui me put inftruire, ou de fon nom , ou de ce qu'elle étoit, Sc j'en fus auffi peu éclairci que la première fois. Nos amans revinrent dans le tems que j'avois encore mille chofes a dire; mais il fallut fe féparer, Sc attendre deux jours a fe voir, paree que Céphife avoit des obftacles qui 1'empêchoient de venir le lendemain.. II faut aimer avec autant de violence que j'aimois, Sc fe croire aimé comme je me flactois de 1'être , pour comprendre toute 1'inquiétude dont je fus agité durant ces deux jours. La crainte de manquer un fuccès que je regardois déja comme indubitable , Sc 1'impatience de  >40 V O Y A G Ë revoir celle fans laquelle je ne pouvois plus vivre, me faifoient compter tous les momens. J'écrivis dix lettres, & les brülois k mefure cpt'elles étoient écrites, foit qu'elles ne me paruffent pas répondre a 1'excès de ma paffion, foit que 1'impoffibilité de les envoyer me fit voir ma folie ; & plus je cherchois tout ce qui pouvoit diminuer mon inquiétude, plus elle s'augmentoit. Enfin le jour du rendez-vous arriva, Sc j'eus le bonheur d'entendre cette balie inconnue m'avouer que fi je 1'aimois véritablement, elle n'ayoit pas un moindre penchant pour moi; , pas n'efl-on point capable de faire pour » Cléante ? Jugez de 1'excès de la paffion que » j'ai pour vous , puifqu'elle me fait trahir » votre ami, Sc qu'elle m'expofe a être trahie « moi-même, fi vous avez de plus grands » égards pour eet ami que pour une femme »> qui vous aime plus que tout le monde en»> femble ». Quel fut mon étonnement en lifantce billet ? quandunefi honteufe démarche de cette fauffe prude ne m'auroit pas donné pour elle tout le mépris qu'elle méritok , la paffion que j'avois pour 1'inconnue , 6c Famitié fincère qui me lioit avec Florimond , fuffifoient pour m'en infpirer de Faverfion. Cependant, quoique je plaigniflë mon ami d'être tombé en de fi mauvaifes mains , j'avois trop de cceur pour lui facrifier ce billet; Sc excufant 1'aveuglement de 1'amour , je réfolus de diffimuler toute 1'horreur que j'avois concue de cette aftion , 6c de tacher par des voies douces, è détourner cette infidèle de la trahifon qu'elle Vouloit faire a mon ami. Ce fut pour moi un furcrok d'inquiétude ,  DE F A L A I S E. 243 qui avec celle de mon amour, m ota Ie fommeil. Je paffai la nuit a rêver fur la conduite que je devois tenir dans une rencontre fi délicate ; Sc m'étant levé , je commer^ai quatre billets pour répondre au fien; & enfin je me preffois d'en achever un pour ne pas perdre 1'heurede mon rendez-vous qui s'approchoit, lorfque je vis une femme en habit fort négligé , entrer dans ma chambre ; Sc la regardant plus attentivement , je connus que c'étoit Céphife. Oii allez-vous, madame , lui dis-je ; 011 allez-vous ? Je n'ofe vous dire ce qu'elle me répondit, ni 1'entretien qui fut la fuite de fa première réponfe. Si fa lettre étoit d'un emportement peu pardonnable a lamodeftie du fexe , tout ce qu'elle me dit pour m'expliquer la violence de fon amour fut beau coup audela: j'yrépondis comme un véritabie ami de Florimond , Sc comme un homme dont !e cceur avoit pris une autre attaché; Sc Pimpatience oü me mettoit 1'heure de mon rendez-vous irritant 1'averfion qu'elle méritoit , tantöt j'allois jufqu'a la brufquer , pour 1'obliger de me laiffer en repos, & tantöt attribuant mon impatience Sc ma mauvajfe humeur a des affaires domeftiques , je feignois de flatter fa paffion pour 1'exciter a remettre k un autre tems a nous Q ij  244 V O Y A G E expliquer ; mais toute mon induffrie ne put l'empêcher d'être prés de deux heures dans ma chambre ; & enfin voyant que je 1'allois ab« fölument laiffer chez moi, elle fortit, auflimal fatisfaite que je 1'étois du contre-tems de fa vifite. Mais admirezla bizarrerie du fort: ce même jour Florimond ayant fu que le mari de Céphife étoit parti dès le matin pour la campagne , s'avifa d'aller chez elle pour la voir , & arriva dans le moment qu'elle venoit de fortir feule , & a pied : une jaloufie foudaine le prit; & comme il eft extrêmement vif dans fes réfolutions , il fe mit fur fa pifte , 1'appercut, la fuivit de loin % & la vit entrer chez moi. II ne douta point qu'il n'y eut entre notts. ïine fecrette intrigue concertée pour le trahir ; & comme il s'étoit mis en fentinelle pour obferver quand elle fortiroit, la longueur prodi^ieufe de fa vifite a une heure fi extraor-' dinaire le confirma dans fon idéé , & donna a fa bile toutle tems de s'aigrir. Ainfi réfolu de fe venger contre moi de la perfidie qu'il en croyoit recevoir ; lorfque Céphife fortit, il fe cacha , & la laiffa paffer; mais me voyant fortir un moment après a pied , & fans lacuais, il Vint droit a moi , & me criant ,  j)e Fauise; 245 » ah traitre ! il faut que tu meures ». II mit I'épée a la main, & m'obligea de me mettre en défence; je connus bien fon erreur, mais fon attaque étoit trop vive pour m'amufer a le défabufer. Je fus, du premier coup bleffé a la cuiffe, mais dans la chaleur cette plaie n'empêcha pas que, confervant plus de jugement que lui, je ne Ie défarmaffe. Voila le fujet de ce démêlé que j'eus, & dont jamais perfonne n'a pénétré la vérité : on me porta chez moi plus bleffé que je v t le croyois, & dela on me fit paffer par ''apr_ rière chez un de mes amis, tandis qu' on tjra de mon coffre les voies les plus cour fes p0ur faire paffer eet accident pour Vm affaffinat qu'un inconnu avoit médité coi i{re moi.Ainfi vous êtes le feul au monde^ iq^j fachiez q*Ae c'eft Florimond qui m'att'Jkquai Vous jugez bien que, mon rendez-vous fut manqué ; j'ignorois qui étoit , & oii étoit mon inconnue ; &t lorfqu'au bout d'un mois ma plaie me p trimt de fortir , je fus inutilement la che^eher de toutes parts ; elle n'a plus paru, è mes yeux : & comme il ne lui étoit difficile de décoiwrir par Céphifeou, par Florimond, qui j'étois, & que ma hle-ffuw avoit fait affez de bruit ; le filence dans. lequelfon amour s'eft évanoui ? me fait affez.  a.46* V ö Y A G Ê connoitre , ou qu'elle ne m'aimoit point, ou qu'une infidélité me 1'a enlevée. Mais fi eet incident , & la perte de Pinconnue , qu'il m'avoit caufée , redoubloient tous les jours 1'horreur que j'avois pour Cépbife , je voyois avec chagrin augmenter fa paffion. J'avois défabufé Florimond , fans néanmoins perdre cette perfide dans fon efprit, & notre amitié s*étoit aifément renouée plus forre que jalnais, mais elle rompit avec lui de la manière du monde la plus dure, croyant que ce ficrifice me rendroit plus traitable , &: que n'ayëi plus a combattre 1'obftacle des iütv-rt-ti de mb'n ami , j'entrerois plus facilement' dans-fes défïrs, mais mon cceur n'étoit plus libre, & la voie qu'elle avoit prife pour y arriver étoit trop odieufej & trop coupable pour m'exciter- au moindre penchant. M is a mefure que mon averfion croiffoit pour elle, le cruel amour que j'avois pour une infkiè'e que je ne connoiffois point, me dévö'oit de plus en plus ; je fuyois 1'une partout, & je cberchois par-tout 1'autre. J'ai paffe prés de cinq mois dans ce doublé tourment, & ce n'eft pas moins pour m'éloigner de 1'une ; que pour tacher d'oublier 1'autre , que je fais ce voyage»  DE FALAISE. 247 Cléante flnit de la forte le récit de fon aventure, qui, par 1'infidélité de Céphife, le brulque emportement de Florimond, & le filence de 1'inconnue , nous fournit une ample matière de réfléchir , Sc de raifonner fur le peu de folidité qu'on trouve dans 1'araour que les femmes nous témoignent , fur 1'aveugiement de la jaloufie , Sc fur 1'inconftance de la jeu» neffe , Sc après toutes nos réflexions; mais, lui dis-je , mon cher Cléante , eft-il poffible que , pour avoir vu trois fois une fille , dont vous ne favez ni le nom , ni le bien , ni la naiffance ; ni qui plus eft la réputation , Sc qui ne 1'avez connue que paree qu'elle accompagnoit une perfide , vous qui vous dites fi délicat en amour , vous en ayez pris pour elle un affez violent pour vous déterminer a la vouloir époufer ; & pour ne la point oublier après rindifférence qu'elle a eue pour vous jufqu'a vous négliger comme vous voyez qu'elle a fait ? II y a , me répondit Cléante , des mérites fi victorieuss , & les refforts fecrets de l'amour agiffent avec tant de force Sc de puiffance, qu'il ne faut point que vous vous étonniez, ni de la paffion loudaine que j'ai concue pour la plus aimable , &c la plus fpirituelle fille de ia terre , ni de ma conftance malgré foa oubii, Je me flatte même Qiv  24$ V O Y A G E quelquefois jufqu'a chercher dans mon efprit des excufes a fon filence : & quand je confidèrede quellemanière bizarre le hafard rompit le rendez-vous qu'elle m'avoit donné, je me perfuade que d'auffi bizarres rencontres peuvent me 1'avoir enlevée , 8c que , comme elle me fait , fans doute , 1'injuftice de me croire volage furce que malgré moi j'ai manqué a la parole que je lui avois donnée ; je lui en fais peut-être une auffi grande de la croire inconftante. C'eft ainfi, lui dis-je , que les amans fe flattent toujours : cependant vous cherchez a Foublier, & vous ne le cherchez que paree que vous la croyez infidèle. pui , dit Cléante , mais plus je fais d'eflorts pour arriver a eet oubli , moins j'en viens è bout ; 8c comme 1'amour fe repaït fouvent de chimères 8c de vifions, je m'imagine toujours que quelque aventure fingulière me la rendra : je n'ai pu même ouir ce que ce poëte nous a conté de Faventure de Virginie fans 1'appliquer a la mienne ; 8c quoique je ne fois pas affez fou pour me flatter que 1'une foit 1'autre, le malheur de cette fille , & les plaintes qu'elle fait d'avoir trouvé un infidèle , m'ont dn moins appris que je ne fuis pas le feul que 1'amour rend infortuné»  DE FALAÏSE. 149 Nous, nous promenames enfuite en parlant de chofes plus indifFérentes; & la pointe du jour approchant, nous remontamesa la chambre de la Bourimière , pour 1'arracher des bras du fommeil. Nous le trouvames levé , & déja la plume a la main , & a la clarté d'une lampe qu'il avoit été chercher il remplilïbit un fonnet fur un canevas de boutsrimés. Ah de grace ! nous dit-il , en nous voyant entrer , laiffez-moi un petit moment en repos, je n'ai plus qu'un tercet a remplir de ces bouts-rimés , qui m'ont été envoyés par une célèbre académie fort amoureufe de ces fortes de pièces, & je ne ferai point de bonne humeur que je n'aie paffé ma colère en décochant la pointe d'un fonnet fur la cohue prodigieufe d'un nombre innombrable d'avortons qui ont 1'audace de s'ériger tous les jours en auteurs, & qui croyent qu'il eft libre aux anes de monter fur le parnaffe , paree que les anciens ont placé un cheval fur la croupe de cette montagne. Cette boutade de notre poëte nous réjouit; & pour ne le point interrompre, nous defcendimes pour aller mettre en mouvement nos valets, afin que notre équipage fut pret pour ledépart , & nous le laifsames dans une entière liberié ; mais nous étion^s a peine def-  ajo V O Y A G E cendus , qu'il nous rappella par la fenêtre , cn nous criant de venir au plus vite fervir de remueufe au nouveau-né dont il venoit d'accoucher. Comme nous favïons que les poëtes font d'un courroux implacable contre ceux qui refufent de prêter attention aux ouvrages qu'ils veulent montrer , & que rien ne les met en meilieure humeur que les applaudiffemens , nous reniontames avec toute la diligence poffible. Mais au milieu du limacon de bois , a qui par honneur je veux biendonnerle nom d'efcalier , nous trouvames notre höte , dont les complimens auffi longs que fon fufil , & auffi mal affd'fonnés que fon civet , nous arrêtèrent. La Bourimière cependant crioit ,& nousappelloit d'une voix auffi forte que celle d'un Iman , qui du haut d'un minaret appelle les Turcs a la Mofquée. Nous quittames donc notre höte qui defóendoit , dit-il , pour ordonner Ie déjeuner , & montant au plus vite auprès de notre poete , il nous lut avec emphafe ce fonnet.  DÉ FALAISE. 151 SONNET De bouts p rimis fur les tnauvais auteurs. Aux pieds du Mont- Patnafle , une fale Gargouille Forme un égoüt puant 011 rampe 1' Efcarbot C'eft - Ia que Phébus voit un poë An„- toit point que ce ne fut 1'ouvrage de fon neveu. Nous montames dans une chambre oü l'on nous apporta pour diner tout ce qui fe put trouver de plus propre a nous confoler de la mauvaife chère que nous avions faite chez Je coufin de Cléante , mais k peine étions nous hors de table , que dans une chambre qui n'étoit féparée de Ja notre que par une cloifon d'ais entre-ouverts , & couverts d'une méchante bergame , nous entendimes entrer du monde , dont un qui prit un ton de maïtre, & plein de courroux , dit aux autres : il faut que vous foyez de Mcb.es coquins , de vous être laiffé battre trois par deux hommes, & enlever ce qui vous étoit confié. Contez-moi donc , vous la Verdure , de quelle manière la chofe s'eftpaffée , car ce coquin de la Pierre ne fait ce qu'il dit. Ce préambule avoit trop de rapport k Paven-;  fy$ V O Y A G Ê ture de Virginie , pour ne pas exciter notre curiofité , & la Bourimière nous ayant affuré que c'étoit le fuperbe la Camardière qui avoit parlé; nous prétames, avec un profond filence, 1'oreille a ce qu'ils diroient. Mon camarade a dü vous avoir dit, répondit un de ceuxque nous jugeames valet de 1'autrè , que 1'archer la Foffe , qui a été tué, ayant en main 1'arrêt dont vous 1'aviez fait porteur, & s'étant revêtu d'une robe en véritabie huiffier du parlement , nous prit pour recors, la Pierre & moi, que fuivant vos ordres nous nous rendimes tous trois dès avant hier au foir a Caen, a la grille du couvent oii Virginie s'étoit cachée , & qua la requête de votre oncle nous y donnames k la fupérieure copie de eet arrêt, avec commandement de nous la délivrer. Elle nous remit au lendemain matin, & hier dès cinq heures y étant retournés, le firatagême réuffit; on crut que c'étoit la Bourimière qui la retiroit, & oo nous la mit entre les mains. Virginie monta avec plaifir dans le carroffe qae nous lui avions préparé , & nous la conduisïmes hors desportes , oü une chaife pour elle, & trois chevaux pour nous, nous attendoient : nous fuivïmes la route que vous nous aviex donnée , & jufqu'au diné elle de- meura  DE F A L A j S !, ij7 meura dans Terreur ; mais enfin a force de nous interroger de chofes fur lefquelies nous n'étions pas préparés, elle commenca a fe défier de nous; & confirmée que c'étoit un ftratagême de votre part , le refus qu'elle fit de cöntinuer fa route nous ayant obligés d'employerla violence , la FolTe qui étoit le mieux monté , la prit devant lui für fon cheval , tandis que la chaife nousfuivoit toujours ;& malgré fes cris nous n'étions plus qu'a une lieue du chateau oii vous nous attendiez , lorfque fur la fin du jour deux hommes bien montés pafsèrent auprès de nous. Le noni dont elle appella le mieux fait de ces deux cavaliers, & les cris qu'elle fit, 1'engagèrent de ! mettre 1'épée a la main ; & foutenu de 1'autre , il vint a nous , prit un ton fier, & nous menaca de la mort fi l'on ne mettoit bas cette fille. A cette menace , nous mïmes la Pierre & moi le piftolet è la main pour faire ferme , tandis que la Fofle emportant Virginie s'échappoit a toute bride : mais ces deux cavaliers ayant efiuyé nos deux coups , fondirentfur nous avec tant d'impétuofité , que n'ayaht pas le loifir de porter la main au piftolet qui nous reftoit , nous fümes forcés de lacher le pied & d'enfiler une autre route que la FofTe R  15$ V O Y A e t pour attirer ces cavaliers , mais notre rufe rté réuffit pas ; il nous laifsèrent , & s'attachant a celui qui emportoit la proie , ils ne furent pas long-tems fans 1'atteindre; le mieux monté le joignit; & d'une hauteur d'oü je ne pouvois pas lui donner fecours, je vis la Foffe percé d'un coup d'épée qui lui paffa d'un flanc a 1'autre , ék tomber mort d'un cöté de fon cheval, tandis que Virginie tomba évanouie de 1'autre. Vous jugez bien que nous n'étions pas en état de leur arracher cette proie. Ainfi tout ce que nous pümes faire , c'eft que je vous dépêchaimon camarade pour aller vous rendre compte de notre infortune , tandis que je pris foin d'obferver les démarches de nos raviffeurs ; & c'eft par ma vigilance que vous avez fu ce matin qu'elle étoit partie dans cette même chaife qui nous fuivoit, & qu'elle a pris la route de Falaife. 11 falloit périr reprit 1'autre , plutöt que d'abandonner votre proie ; mais fi elle m'eft échappée , elle n'eft pas loin ; je fuis fur fa route , & je la joindrai a Falaife. Qu'on bride mes chevaux auffi-töt qu'ils auront mangé. Sur ce récit que nous ouimes mot a mot, nous ne pouvions douter que celui qui parJoit ne fut la Camardière , & que Virginie  BE F A L A I 5 E. ±i>$ h'eiit été enlevée de fon cóuvent de Caen, par Je tour de foupleffe qu'on venoit de conter» Mais quoiqu'inftruits d'une aflion fi noire , & portés a fervir la Bourimière & Virginie, il n'étoit pas aifé de prendre une réfolution qui fut tout enfemble , & fage & fure» Si nous euffions voulu prendre la voie de Ia violence, il ne nous auroit pas été difficile de les accabler , puifqu'ils n'étoient que trois ; mais la Camardière , tout coupable & tout fcélérat qu'il fut, étóit un juge ; & nous n'étions pas en droit de 1'aller attaquer de fang» froid , & de nous attribuer 1'autorité de lê punir, Nous aurions bien voulu pouvoir le deVancer a Falaife , pour prévenir ce qu*il pouvoit y entreprendre en y arrivant devant nous , mais il étoit a cheval , & nous dans un carroffe , ce qui rendoit notre défir d'une difficile exécution. La Bourimière outre cela , foit qu'il fut naturellement poltron comme un poéte de cinquante ans, foit qu'il eut des raifons particulières , nous dit qu'il étoit a-propos que fon neveu ne le vit point. Enfin, après avoir bien raifönné , Cléante qui entroit plus que moi dans tout ce qui regardoit Virginie, fit appelier fon cocher, Rij  160 V O Y A G Ë lui commanda de faire en forte que les chévaux des trois cavaliers qui venoient d'arriver, fuffent hors d'état de marcher. La chofe eft facile , dit le cocher , & il y en a déja un qui ne fe peut foutenir : il defcendit auffi-töt, & tandis que les nouveaux venus mangeoient, & qu'un de nos laquais étoit en vedète , il fit avec 1'autre fon opération; un clou mit celui de la Camardière fur la litière, & une piqüre a un nerf fit le même effet fur 1'autre. Cependant notre carroffe fut prêt; la Bourimière enveloppé , entra dedans fans qu'on le vit, & nous partimes pour continuer notre route , dans le tems que les valets de la Camardière entroient dans 1'écurie pour y brider les chevaux. Cléante avoit laiffé un laquais Gafcon fort adroit, pour lui rendre compte du fuccès de fa malice, & avoit pris la précaution delouer pour lui 1'unique cheval de felle qui étoit dans ce bourg , non-feulement pour en öter a la Camardière la commodité , mais afin que ce laquais put le fuivre , & oblèrver fa marche pour nous en inftruire. C'eft de lui que nous apprïmes les emportemens fougueux qu'il eut a la vue de l'état oü étoient fes chevaux. Ceux qui avoient  BE FALAISE. 2ÖI amené Virginie étoient retournés , & ceux qu'elle avoit pris avoient épuiféle village rainfi après avoir confumé plus d'une heure a chercher les moyen les plus prompts pour fe rendre a Falaife , il n'en trouva point d'autre que de laiffer un de fes valets pour amener le lendemain au petit pas fes chevaux eftropiés , & de faire cependant atteler une charrette oü fa preftance magiftrale s'emballa pour être menée par une lieue de traverfe , dans un endroit oü il put prendre des chevaux de pofte. Mais comme celui qui devoit conduire la voiture favoit mal cette route de traverfe , le laquais Gafcon de Cléante montant a cheval dit la favoir parfaitement , & pour peu de chofe s'offroit k fervir de guide. Sa bonne volonté fut acceptée & payée d'avance , & il les mena fi bien , que les ayant promenés k contre-pied jufqu'a la nuit , & enfourné la charrette dansun bois , il s'échappa , & vint le lendemain nous en rendre comptea Falaife, oü nous étions heureufement arrivés. Je dis heureufement , & en effet , on ne pouvoit faire une route avec plus de fuccès ; le tems fut admirable , &l notre entretien roula pendant deux heures fur les moyens de prévenir les violences de la Camardière, & de le faire chatier de fon entreprife : Cléante R jij  2^2 V O Y A G E promit a la Bourimière Pappui de fon oncle; qui avoit un frès-grand crédit au parlement de Rouen , & lui dit que dès qu'il feroit k Falaife il falloit chercher Virginie , la mettre en lieu fur , lui faire faire une plainte fur fon enlèvement, & fe conduire enfuite felon Poccafion, Notre poëte , durant cette converfation , avoit de tems en tems des faillies d'amour & de poéfie , qui nous faifoient pamer de rire; il nous dit quantité de vers amoureux qu'il avoit faits pour Virginie ; & ce fonnet entr'autres , fur ce qu'il ne la pouvoit oublier malgré fes rigueurs, me plut fi fort, que je le retins. SONNET, Sur la rigueur d'une inhumalne quon ne peut oublier. Que ton traitre poifon me caufe de fuppÜces, Serpent toujours caché fous d'agréables fleurs \ Que tu me fais payer par d'amères douleurs, Tout ce qu'un taux efpoir me peignoit de délices ! Je ne t'ai point offert, Amour, de facriflces, Que je n'aye arrofé tes autels de mes pleurs , Et tes funeftes feux , par des fentiers trompeurs, Ne m'ont enfin conduit qu'a d'affreux précipices. Squs 1'empire d'lris, & qhargé de fes fers 3  DE FALAÏS É. lêf Que de maux effuyés, que de tourmens foufferts, Sans pouvoir amolir le cceur de 1'inhumaine ! Je me vois au tombeau tout vif enféveli. Ciel, fais qu'en eet enfer, pour adoucir ma peine , Je rencontre du moins le fleuve de 1'Oubli. Quoique les vers de notre poëte amoureux, &C un peu fou , nous donnaffent du plaifir , ce ne fut pas néanmoins le plus grand que nous eümes. Car , comme nous étions prêts d'entrer a fa guibraye, Sc que nos chevaux un peu recrus tiroient du flanc , nous vïmes de loin venir derrière nous au grand trot trois cavaliers , que nous primes d'abord pour la Camardière Sc fes deux valets ; mais lorfqu'ils purent être facilement difcernés , Cléante qui les regardoit attentivement , fit tout-a-coup un grand cri , Sc dit,non, je ne me trompe pas , & voila notre ami Florimond; c'eft luimême; c'eft lui ; oü va-t-il; & fa mère feroit-elle morte a Caen ? II avoit a peine achevé , Sc crié a fon cocher d'arêter , que ces trois cavaliers joignirent le carroffe , Sc que Florimond ayant reconnufon ami i defcendit de cheval pour 1'embraffer. Cléante penfa rompre d'impatience la portière ; Sc s'étant défemballé pour donner plus de liberté a fes embraffemens , ils fe firent 1'un a 1'autre vingt queftions a la fois R iv  tf>4 • V o y a g e fans répondre a pas une : Florimond demanda' s'il y avoit place pour lui dans le carrolTe , afin qu'il put s'entretenir avec nous pendant le refte du chemin jufqu'a Falaife ; mais comme il falloit une place pour lui , & du moins la valeur d'une autre pour fes bottes, la Bourimière s'offrit de monter fon cheval, & de fburnir par ce moyen , de quoi loger le cavalier botté. Cet échange fait, les embraffades , dont j'eus ma part, fe renouvellèrent dans le carroffe , tandis que les chevaux obéiffant avec peine aux coups de fouet, continuèrent leur marche: & enfin 1'embarras des complimens étant un peu débrouillé , les convulfions civiles appaifées , & les efprits fitués de manière qu'oa pouvoit faire des queftions par ordre , & en efpérer réponfe , Cléante demanda a Florimond ce qui 1'amenoit en Normandie , & s'il avoit pu quitter les couliffes de 1'opéra. Vous voyez, dit Florimond, cegros homme de bonne mine que je n'ai pas voulu vous préfenter , ni vous a lui; vous ne devineriez jamais que c'eft un amant de cinquante ans que je mène k ma mère qui en a quarante-fix ; & qui 1'attend a Falaife , pour le conduire & Caen oü il la doit époufer. L'époufer ! dit Cléante , je n'aurois jamais  DE Falaise. It5«f imaginé qu'un homme de vingt-fix ans , auffi. fpirituel, & auffi fage que Florimond, put s'avifer de mener un mari a fa mère. La chofe efi a la vérité nouvelle , dit Florimond , mais il faut vous en dire le fujet. Ma mère eft, comme vous le favez , une des plus riches femmes de Caen : mon père tréforier de France , la laiffa veuve a vingt-trois ans, n'ayant que moi pour fils unique , qui n'en avois pas quatre. Cet officier que je vous nommerai monfieur d'Olinville , étoit alors capitaine de cavalerie , homme de naiffance Sc de mérite, Sc dont les terres ne font qu'a douze lieues de Caen. II aima ma mère a la fureur; elle 1'aimoit avec paffion; & dès lors il auroit 1'épouf ée , fans une affaire cruelle dans laquelle un de fes amis 1'embarraffa , Sc pour laquelle il fut forcé de fortir du royaume, fans apparence de pouvoir jamais y rentrer : cependant , après avoir fervi long-tems chez les étrangers , oü fa valeur 1'a pouffé jufqu'a être officier général: enfin, fes amis, fon mérite, Sc vingt ans d'abfence lui ont rouvert la porte du royaume; Sc étant de retour , comblé de gloire , Sc avec des biens confidérables , fes anciens feux pour ma mère fe font réveillés; il 1'a vue , Ö£ foit qu'il y eut dès lors entr'eux quelqu'en-  166 V O Y A G Ë gagement qui les ait empêchés de penfer I d'autres liens, foit que madame de Florimond n'ait pas trouvé d'occafión a fon gré ; elle eft toujours reftée veuve durant 1'abfence de monfieur d'Olinville. II lui a donc propofé a fon retour un mariage fort avantageux; elle m'en a écrit comme y ayant confenti , & m'a ordonné de me rendre inceffamment auprès d'elle, & de prendre en paffant ce gentilhomme dans 1'une de fes terres, pour venir enfemble k petit bruit terminer toutes chofes , ajoutant qu'il y avoit une claufe très-importante k régler par le contrat, pour prévenir de grandes difficultés, & pour laquelle il étoit néceffaire que je fois préfent. Je ne puis imaginer ce que ce peut être : car a 1'égard du bien de mon père, j en fuis en poffeffion , & ne lui demande rien; & pour le fien , elle en eft maïtreffe fuivant que la coutume lui permet d'en difpofer. Je vois même que monfieur d'Olinville défire lui faire de fort grands avantages, Cléante dit a Florimond qu'il prenoit k cette aventure toute la part que fon ami voudroit, & que fes complimens fur cela étoient comme ceux qu'on doit faire k un homme fur la mort d'une femme ; c'eft-a-dire , ou de condoléance |  DE FALAISE. lf>f ou de conjouiffance , fuivant que 1'accident plait ou déplaït au mari. Après que eet article fut épuifé , Florimond s'adreffant a Cléante : II faut, lui dit-il , que je vous apprenne une autre aventure affez bizarre , qui m'eft arrivée hier au foir comme j'allois a Olinville, & dans laquelle vous avez beaucoup plus de part que vous ne penfez. Moi! dit Cléante. Vous-même, reprit Florimond. Ecoutez : Je n'étois plus qu'a dernilieue d'Olinville, & le foleil fe couchoit, lorfque je rencontrai trois fcélérats qui enlevoient une fille dont les cris m'arrêtèrent, paree qu'elle me nomma ; je ne pus cependant la reconnoïtre dans la première émotion que me donna ce fpecTacle; mais quand elle m'auroit été inconnue, 1'état ou je la voyois, fon fexe & fes cris auroient fuffi pour m'exciter a la fecourir. Je 1'entrepris donc, appuyé de mon fèul valet-de-chambre , qui eft un des plus déterminés gabons que je connoiffe. Nous effuyames deux coups de piftolet, dont 1'un me frifa légérement 1'épaule ; mais deux de ces infames ayant laché le pied , je joignis 1'autre qui emportoit fa proie , & qui aima mieux fe laiffer tuer que de la quitter. Nous favons, lui dis-je, cette aventure,  i68 ■ V o y a <5 e mais nons ignorions que ce fut k vous que cette fille eut cette obligation. Nousfavons même davantage, dit Cléante, puifque nous connoiffons celle a qui vous avez rendu ce fervice important. Je ibis donc bien aife , reprit Florimond , que vous ayez reconnu la jeune & belle com- pagne de la perfide Céphife. Quelle furprife pour Cléante ! Quoi! s e- cna-t-il, Virginie que vous avez tirée des mains de ces infames raviffeurs ! cette Virginie dont nous avons tant ouï parler depuis deux jours ! c'eft cette même perfonne qui accompagna trois fois Céphife aux Tuileries! Elle-même, dit Florimond, & je ne m'en remis 1'idée qu'après le fervice que je lui ai rendu : je 1'entretins , & le tems que j'employai auprès d'elle ne fe paffa de fa part qira s'informer qui vous étiez , & a répéter k chaque moment, qu'elle étoit la fille du monde la plus infortunée ; & , fur tout ce qu'elle ma dit, je puis répondre que vous ne lui êtes pas indifférent, quoiqu'elle m'ait parlé avec une difcrétion admirable. J'aurois bien voulu la conduire moi-même k Falaife ; mais il m'étoit impoffible dans la fituation ou je me trouvois ; je n'ofai même la mener chez le beau-père que je n'avois jamais vu, & je pris  DE FALAÏSE. 169 le pafti de charger mon valet-de-chambre de la rendre oii elle voudroit aller, & de ne la point abandonner qu'elle ne le renvoyat, 8c de ne la laiffer manquer de quoi que ce foit. II auroit été difficile de concevoir tous les mouvemens dont le cceur de Cléante étoit agité. Son amour pour un objet qui ne lui étoit plus inconnu , redoubla ; 1'efpérance renaiffoit dans fon cceur ; mais il fe fentoit doublement jaloux de la Bourimière , qu'il ne pouvoit pourtant haïr, 8c de la Camardière, contre lequel il étoit animé d'un courroux terrible ; 8c enfin il ne pouvoit affez témoigner de reconnoiffance au libérateur de fa maitreffe. Toutes ces paffions différentes éclatoient tout-a-la-fois dans tout ce qu'il difoit, & furtout il fentoit une impatience inconcevable d'être k Falaife pour y chercher Virginie, fe jetter a fes pieds , lui demander pardon de 1'injuftice qu'il lui avoit faite de la croire infidèle , 8c la défabufer de 1'opinion qu'elle pouvoit avoir de fon inconftance. Nous achevames, dans cette agitation, ce qui nous reftoit de chemin ; & enfin nous attrapames Falaife , réfolus d'y exécuter des chofes bien plus importantes que celles que  iJO V 8 Y A 6 I nous avions préméditées en partant de Parisi Mais pour en conter le fiiccès, &C tout ce qui fe paffa dans le féjour que nous y f imes , jl eft bon de prendre ici un peu d'haleine , tandis qu'on débride nos chevaux chez le vieil & riche oncle de Cléante. Fin dt la première partu*  de F a l a i s e. 171 SECONDE PARTIE. Le valet de chambre de Florimond qui avoit efcorté Virginie, étoit venu au devant de lui hors de Falaife , pour lui rendre compte du fuccès de fa commiffion; il lui dit que cette aimable fille ayant defcendu dans une hötellerie, 1'avoit chargé d'un million de complimens pour fon libérateur, & lui avoit dit qu'éiant obligée de fe dérober aux violences d'un perfécuteur, elle alloit chercher un afyle chez une de fes amies, & qu'en même tems elle 1'avoit quitté, fans vouloir permettre qu'il 1'accompagnat. Cléante qui 1'écoutoit avec attention, & qui croyoit qu'on lui alloit apprendre ou étoit fa maitreffe, vit avec chagrin qu'il ne devoit point flatter fon impatience du plaifir de Ia voir dès ce même jour : il fonda néanmoins 1'efpérance de la retrouver bien - tot fur la même impatience qu'auroit Ia Bourimière de la découvrir, & dans cette penfée il réfolut de ne pas permettre que ce poëte fe féparat de nous, ni qu'il logeat ailleurs que chez fon oncle. Cette fcène finiffoit en avancant toujours , lorfqu'a cent pas de la porte, nous trouvames  27a V O Y A G E un équipage que madame de Florimond envoyoit au devant de monfieur d'Olinville & de Ion fils ; c'eft ce qui 1'obligea de nous quitter pour aller faire a fon beau-père les honneurs de cette commodité ; & après que nous nous fümes embraffés, il monta dans le carroffe de fa mère, & la Bourimière vint reprendre la place qu'il lui avoit cédée. Cléante qui ne jugeoit pas a propos que ce poëte le connüt pour fon rival, ne lui dit rien de tout ce que Florimond nous avoit appris , & 1'engagea feulement a venir defcendre avec nous chezle bon-homme, monfieur 1'abbé de Long-repas fon oncle, 1'affurant qu'on r.e pouvoit lui faire un plus grand plaifir que de lui mener bonne compagnie , & fur - tout des perfonnes d'efprit, & en difant ce mot , il ferra la main de la Bourimière. II n'en falloit pas davantage pour le faire treffaillir d'orgueil & de joie; je tacherai , lui dit le poëte, de payer mon écot, & je vous trouve 1'un &c 1'autre fi fort a mon gré, que je me voue inféparablement a vous tant que je ferai obligé de refter a Falaife. Cléante qui fe fentoit plus intéreffé que jamais a ménager eet efprit avide de louanges, ouvrit fa grande boëte a 1'encens, & lui dit les chofes du monde 'les plus capables. de le chatouiller > je  B E FALAISE. 27J* je croïs même que leurs complimens n'auroient pas ceffé, fi nous n'euffions enfin trouvé la maifon de Tonele, dont nos chevaux avoient un extréme befoin, Nous mimes donc pied a terre dans la cour du bon-hornme , dont un vieux domeftique, a face vcrmeille 6c bien nourrie, nous dit que monfieur Tabbé , en attendant monfieur fon qevett, prenoit fur les matelas d'un lit de falie, un peu de repos pour fe préparer a mieux fouper avec lui, & avec deux ou trois de fes amis qu'il avoit invités. Monfieur Tabbé de Long-'-epas, oncle de Cléante , étoit un bon gros homme de foixante &c cinq ans, qui avoit joint a hüit mille livres de rente de patrimoine deux bons bénéfices qui lui en donnoient fix, toutes décimes, don gratuit, &f autres charges payées; fa prudence avoit réglé fa dépenfe , de manière que le bout de Tan irouvoit le bout de fon revenu ; mais comme il étoit ennemi de Tinquiétude; il avoit pris foin, dès le commencement de la vie , d'avoir toujours dans fon cofFre une année d'avance. La tranquillité d'ame qui réfultoit de cette précauiion , & ia fondation qu'il avoit faite a perpétuité chez lui d'une bonne table affaifonnée de joie & de liberté, n'avoient pas permis a Tage de diminuer fon  274 V O Y A G E embonpoint; & a mefure que les rofes du printems s'étoient effacées fur fon vifage, celles de 1'automne que le pinceau de Bacchus y avoit fubftituées, empêchoient que la vivacité de fon teint ne s'amortit. Après 1'amour qu'il fe portoit a lui-même , celui qu'il aimoit le plus au monde, c'étoit fon neveu; il n'avoit point d'autre héritier; mais il ne falloit pas qu'il fongeat a lui rien demander , tant qu'il auroit du goüt au palais , & de Tappétit a 1'eftomac ; du refte c'étoit un homme franc, & a qui l'on ne pouvoit faire un plus grand plaifir que de trouver fon vin bon, & d'applaudir a la délicateffe des ragouts que faifoit maitre Jacques fon cuifinier. On peut juger que dans cette difpofition d'efprit de notre höte , nous tombions en meilleure auberge que celle de monfieur d'Argiville, nous ne voulions point qu'on troublat fon fommeil digeftif, quoiqu'il fut prefque 1'heure du foupé , mais il avoit donné des ordres contraires, & ce vieux valet le fit avertir que nous étions débarqués. II regut Cléante avec de li grandes expreffions de joie, que j'attribuai a ce mouvement quelques petites larmes qui coulèrent de fes yeux, quoique depus j'aie reconnu qu'elles n'étoient qu'une fubtile diftilation d'un efprit vineux*  t) e F a t a i s i: 17 ff alambiqué dans fes pruneiles. Cléante auffi-töt nous préfenta , moi comme fon ami intime, &c la Bourimière comme bel-efprit. Nous eumes lieu d'être contens de la récer*i tion „ & Cléante auroit été le plus fatisfait des hommes, fi Vimpatience de voir Virginie ne 1'avoit intérieurement agité; la Bourimière n'avoit pas moins d'inquiétude , mais il n'étoit pas poffible de quitter notre höte, outre que fes amis étant arrivés , les complimens recömmencèrent , & ils n'étoient pas encore finis lorfqn'on vint avertir qu'on avoit fervi. Comme nous n'étions pas de ces aventuriers que les auteurs des romans font voyager &C vivre fans jamais repaitre; jé dois dire que nous bümss & que nous mangeames parfaitement bien, Nous étions fept, tout ce qu'on nous donna étoit d'élite, les viancles fucculentes, & fervies tomme fes gens de bon goüt fe plaifent è les mariger, c'efi-a-dire, pilat a plat. Un monürueux ^\oysu , k moitié abïmé dans un ragout merveilleux , fut la bafe folide de !a bonne chère< il fit place au fecond plat chargé'des plus Manches & des plus tendres poulardes que" fourniffe la Normandie ; des.lapreaux vinrent après , les plus fins qui ayent jamais frappé mon odorat, 8c on ne les'öta, S ij  Sr78 V o y "a © i que pour donner a notre appétit déja mort, \ë déplaifir de ne pouvoir plus s'exercer qvTavec langueur fur des perdreaux d'un. fumet exquis. Chaque plat avoit fes différentes falades trèspropres, & nous penfions avoir terraffé tous nos ennemis, lórfqu'un paté flanqué de quatre petits ragouts dé la main .fine de maïtre Jacques nous fit regretter de n'avoir plus de place k tien loger. Ce repas étoit abreuvé d'un vin de Champagne très-net & très-délicat, &C dans des verres qui auroient pü y laifier voir un atöme ; mais ce qui nous charmoit, c'étoit un fur - tout de bon vifage,-fui lequel brilloient tout enfemble la joie & la franchife. Notre poëte s'en donnoit des mieux, mais heureufement fes faillies ne franchirent point les bornes ; paree qu'il penfoit; moins a Virginie , qu'aux bouteilles qu'on décoëffoit, &C qu'ayant trouvé en regard diamétral un chanoine qui fe piquoit de triompher en impromptus; il s'en rit entr'eux un petit combat, qui nous divertit d'autant plus que notre höte paroiffoit y prendre plaifir. Tant de fervjees avoient donné une grande étendue au repas , & le deffert qui le vint encore allonger, nous trouva moins difpofés ,^ déranger les fruits qu'a les louer; la conver-  BE F A £ A I S H ^pf: fation y devint plus bruyante qu'elle n'avoit été a 1'aloyau, toutes les voix étant montées d'une o&ave, & enfin deux bouteilles de liqueurs excellentes, & frappées a propos d'une pointe de glacé, furent le couronnement du feftin. On quitta la table , chacun prit congé , & 1'oncle eut fes raifons pour ne fonger plus qua fe mettre au lit, tandis que fes amis fe retirèrent comme ils purent, Sc qu'une graffe 8c vieille furintendante de la maifon nous conduifit aux dortoirs qui nous étoient préparés," Sc fe retira dès qu'elle nous y eut mis, & qu'elle nous eut fait apporter le vin du chevet dont nous n'avions aucun befoin. Comme nos chambres fe communiquoient,, fi-töt que nous fumes feuls, la Bourimière qui peut être tant qu'il fut a table avoit peu fongé a Virginie, s'avifa de s'en fouvenir, & avant que de s'enfevelir dans fon lit, il vint nous prier d'être prêts a fortir avec lui dès la pointe du jour, pour 1'aider k la déterrer; c'étoit juftement ce que défiroit Cléante, & comme nous étions perfuadés que la Camardière n'étoit pas encore a Falaife , puifque le Gafcon n'étoit pas de retour; nous lui promimes d'être debout auffi • tot que lui pour, 1'accompagner. L'inquiétude amoureufe de Cléante ne lui S iij  fcyS V O Y A G E permit pas de fermer 1'ceil, & il me fit lever dansle tems que la Bourimière ronfloit encore; nous 1'éveiilames, & au lever du foleil nous fortimes tous trois pour nous donner bien de la peine & fort inutilement, puifque quelque diligence que nous fiffionspendant deux heures, ll nous fut impoffible d'avoir aucune nouvelle de ce que nous voulions apprendre. La Bourimière en faifoit éclater un merreilleux chagrin, quoiqu'il fut afluré que ce n'étoit point pour fe dérober a fes yeux que Virginie fe cachoit avec tant de précaution , & Cléante qui n'avoit pas moins de déplaifir n'ofoit le produire aux yeux de fon rival, de crainte que la découverte de fon amour ne lui fit prendre des mefures qui auroient dérangé tous fes projets. Après cette recherche inutile dans les lieux oii il efpéroit la trouver , notre poëte nous quitta pour alter voir quelques - uns de fes amis; mais pour Cléante &r moi avant que de retourner chez Tonele, nous fümes pourrendre vifite a Florimond qui fortoit lui-même pour venir nous voir; il nous apprit que dès le foir les articles de mariage de fa mère avoient été ügnés, qu'il étoit tiès - fatisfait de M. d'Olinville, &que cetarticle important n'étoit qu'une vifion qui apparemment n'auroit aucun effet,  DE F A L A I S E; *79i puifque ce n'étoit autre chofe qu'un aöe, par lequel madame de Florimond en le declarant fon héritier unique de plus de cent mille écus de bien qu'elle poffédoit, le chargeoit de donner fur ces biens cent mille livres , en cas qu'il y eut des enfans de M. d'Olinville & d'elle. Voilé , lui dis - je, une grande précaution pour une femme qui court a cinquante ans , elle pouvoit, ce me femble, attendre qu'elle eut des enfans pour faire elle - même cette difpofition. Elle prend, dit Florimond, toutes fes mefures &£ parle comme fi elle en avoit. C'eft apparemment, dit Cléante , 1'envie qu'elle a d'en faire; cette idéé nous fournit la matière de parler de ces paffions que 1'age n'amortit point, & qu'on porte fou vent jufqu'au tombeau: nous engageames enfuite Florimond de venir diner avec nous, pour aller rendre après le diné nos devoirs a madame de Florimond, &C complimenter M. d'Olinville fur fa bonne fortune ; il confentit a ce que nous defirions „ & nous dit que fa mère pour déclarer fon mariage conclu , donnoit ce même foir ü fouper a fon futur époux & a quelques - uns de fes amis; que le lendemain eet amant lui donnoit le divertiffement d'un bal. que le jour S iv  V O Y A G E fiüvant on ïroit k Caen pour achever les cérimonies de ce mariage; & qu'il nous retenoit pour prendre part k tous ces plaifirs. Cléante le promit pour lui & pour moi. mais è CQn. dition que la Bourimière en feroit, paree qu'il avoit des raifons pour ne le Pas quitter de vue. Ce fut dans ce moment que nous vïmes arnver le Gafcon , qui nous appercevant fur la place, defcendit de cheval, & vint rendre compte k Cléante du tour qu'il avoit joué a Ia Camardière pour le mettre hors d'état de nous prévenir. Nous Ióuames fon adreffe, & Cléante 1'ayant envoyé fe rafraïchir , il y avoit bien une demi-beure que nous nous promenions fous la halle, en raifonnant fur les moyens de découvrir la retraite de Virginie, lorfque nous apperctimes trois cavaliers avec un poftillon a leur tête , qui piquoient a grands coups d'éperon des chevaux fort fatigués. Celui qui avoit une fïgure de maïtre , étoit un grand homme épais d'environ trente-cinq ans, & qui, portant fa tête en arrière & fon corps en avant comme s'il eut monté un cheval de manége fous Duplefïïs , fe tenoit fur fa mazette de pofte avec la même gravité, qu'un cadi qui préfide k fon audience fe tient entre les bras de fon grand fauteuil de bois doré.  DE FALAISE. 281 Maïs Florimond n'eut pas plutöt jetté 1'oeil fur le plus grand des deux valets qui le fuivoient, qu'il le reconnut pour celui des deux raviffeurs de Virginie , dont il avoit effuyé le coup de piftolet, & qui par fa fuite avoit évité le fort d'un de fes camarades : il ne fut pas fur cela difficile de juger que cette épaiffe ftatue de chair qui les précédoit , étoit le véritabie la Camardière, Sc en effet c'étoit lui. Si Cléante avoit fuivi fes premiers mouvemens , il ne t'auroir pas laiffé defcendre dans Fhötellerie qui étoit vis-a-vis de nous , lans tirer une prompte vengeance des outrages que Virginie avoit recus de lui; mais fa prudence arrêta 1'impétuofité de fon reffentiment, Sc il fe contenta de faire déguifer & de lui attacher comme une mouche fon autre laquais, qui pour être Picard n'en favoit pas moins que le Gafcon, avec ordre d'examiner toutes fes démarches & de Pen informer exacfement. Cléante avoit donné tous fes ordres a fon efpion , Screvenoita nous, lorfqu'une femme très-bien faite , très-propre , & mafquée 1'aborda , Sc fans fe démafquer lui dit qu'une perfonne qui avoit des raifons pour ne pas paroïtre , défiroit Pentretenir fur une affaire importante , qu'il n'avoit qu'a lui donner la  V o y a g e main, & qu'elle le conduiroit oü elle étoit,. Comrne 1'amour cherche toujours a fe flatter , Cléante s'imagina que cette ambaffadrice étoit 1'amie chez laquelle Virginie fe cachoit, & dans cette penfée nous ayant prié de 1'attendre en nous promenant , il donna la main a cette femme , volant avec elle fur les aïles de 1'amour , par toutes les petites rues détournées par lefquelles elle le conduifit jufques chez elle, oü dans un cabinet qui étóit au fond d'un jardin , au lieu de rencontrer Virginie , il trouva Céphife. Cette emportée avoit fu fon départ , &C la route qu'il avoit prife ; comme fon rnari étoit allé en campagne pour un tems coniidérable , elle avoit pris cette occaf:on pour venir troubler les plaifirs de notre voyage. L'on peut s'imaginer quelle fut la furprife de Cléante , & tout ce que fit dire a Céphife une paffion a laquelle elle s'étoit aveuglémentabandonnée ; mais elle le trouva mille fois plus froid & plusinébranlable que jamais, & toutes fes avances outrées, ne fervirent qu'a la faire d'autant plus haïr, que eet amant fe voyoit plus prés de retrouver Virginie. La fec :ne entr'eux fut vive & facheufe par les refus & 1'averlïon del'un, & par 1'amour effréaé &c les violens dépits de 1'autre. Cléante  DE FAtAlSE. l8j ne fe vit jamais ni fi outré , ni fi impatient de finir une converfation ; ne voulant pas porter Céphife a des éclats qui pouvoient avoir de dar.gereufes fuites , il effayoit tout ce que 1'honneur & la raifon peuvent faire imaginer de plus propre a tirer une femme de 1'égarement. Mais voyant qu'il ne faifoit qu'irriter une paffion qui ne vouloit p'usrien écouter, il rompit brufquement avec elle , &c s'en debarraffant du mieux qu'il put, il vint nous rejoindre , en laiffant fes rcgrets & fa bile amoureufe s'évaporer en menaces. Nous le vimes de retour auffi plein de courroux &c d'inquictude qu'il étoit parti rempli de joie & d'efpérance, & nous ayant en peu de mots conté fon aventure , midi fonna , qui nous avertit que 1'heure du diner de monfieur i'abbé s'approchoit, &C comme il auroit été incivil de le faire attendre , nous reprimes la route de fon logis , & ayant rencontré la Bourimière qui avoit achevé fes vifites, nous rentrames tous enfemb'.e chez le bon-homme , & nous le trouvames en robe-de-chambre dans fa cuifine , qu'il vifitoit plus régulièrement que fa bibliothèque. I! embraffa Florimond que Cléante lui préfenta , & la Coupé étant a fon gré affez mitonnée il fit fervir , & nous donna k diner  V O Y A G E comme fi nous avions oublié le fouper de la veille. Nous nous ménageames cependant pour pouvoir faire honneur a celui de madame de Florimond , & dès que nous pümes honnêtement quitter un homme qui prenoit tant de foins a nous régaler , Florimond nous conduifit- chez fa mère. Nous eümes bien-tót rempli la cérémonie de notre vifite , & nous étions déja fortis la Bourimière & moi , tandis que Cléante arrêté fur la porte avec Florimond qui nous avoit reconduits , lui parloit encore de Céphife , lorfqu'une efpèce de fef vante 1'aborda, & 1'ayant tiré a part , lui dit qu'elle avoit ordre de la part d'une dame de lui remettre une lettre qu'elle ti'ra , & qu'elle lui préfenta. Cléante étoit fi plein de 1'idée odieufe de Céphife , que croyant que ce billet venoit de fa part , non-feulement il ne voulut point le prendre , mais pour affaifonner fon refus de tout ce qui pouvoit le rendre plus piquant, il y aiouta quar.tité de chofes fort dures, & qui marquoient le mépris qu'il faifoit de celle qui 1'avoit chargée de cette commiffion. L'ambaffadrice s'en retourna fort défolée , & remporta fon billet ; nous avions oui la Bourimière & moi tout ce qu'il avoit dit , &c avancant toujours doucement , nous fui-  DE F A L A I S E. l$f Vions de lóin cette méffagère qui marchoit devant nous, tandis que Cléante parloit encore a Florimond , lorfque j'apperc^is tomber le billet que notre ami avoit rebuté. II eut été de 1'ordre d'en avertir la méffagère ; mais ma curiolité 1'emporta fur la règle, & 1'ayant ramaffé, je le mis dans ma poche, pour la lire avec Cléante , fi-töt que nous ferions feuls. L'occafion s'en préfentabien-töt. Nousfümes faire un tour de promenade , & un ami du poëte nous 1'ayant enlevé , je tirai ce billet, & quelque refus que fit Cléante d'y prêter attention, je le forcai malgré lui de confentir que je le luffe , & 1'ayant ouvert , nous y trouvames ces paroles. » Efè-ce un fonge ? eft-ce une vérité ? eft-ce » vous-même , infidelle , que j'ai vu ? &c » quel hafard après fix mois vous fait-il paroitre » oü je fuis ? Oui, perfide , c'eft vous-même; » mais il m'auroit été bien plus doux de ne » vous jamais revoir , que d'avoir eu le fpecr> tacle odieux de voir ma rivale entre vos » mains. Ce n'eft point un rapport, ce font » mes propre yeux qui ont été les témoins de » fon triomphe, de votre joie , & de mon » malheur. Que pourriez-vous me dire , par-.  2$S V O Y A G E »-jure, pour excufer votre infidélité ? hélas! » je ne ferois que trop prête a me laiffer dé» tromper s'il étoit poffible , & quoique je » ne duffe jamais penfer a vous, il me femble » qu'il manque a la vengeance que je médite » le plaifir de vous reprocher a vous-même » votre perfidie , & que je vous condamnerai » avec plus de juftice & moins de regret lorf» que je vous aurai entendu. Vous pouvez >» donc fuivre cette fille qui vous conduiraoii » je fuis , & oü je n'ai plus que trois heures >> a refter. C'eft le dernier entretien que veut v avoir avec un perfide la trop conftante Vir» ginie ». Quelle fut la douleur , ou plutöt Ie défefpoir furieux de Cléante ! de quelles exécrations ne chargea-t-il point Céphife d'être caufe du pas imprudent qu'il venoit de faire. Malheureux ! difoit-il , que ne va point croire Virginie, non feulement du refus de fa lettre , mais du mépris indigne que j'ai eu la fureur d'y ajouter ! II joignoit a cette douleur la perte d'une occafion fi favorable de la voir & de la détromper , & fuccomboit au chagrin mortel de penfer qu'il s'étoit peut-être mis en état de ne la retrouver jamais. Je mêlai tout le fang-froid de ma philofo-  DE FALAISE. 287 phie , a toute la chaleur de ma rhétorique , pour calmer les agitations de fes tranfports, & lui faire comprendre que puifque Virginie 1'avoit véritablement aimé, e!le 1'aimoitencore, qu'ainfi fa juftification n'étoit point défefpérée, & que le tems que fon billet marquoit n'étant pas écoulé , 011 pouvoit encore laretrouver, qu'on ne pouvoit douter que ce ne fut de quelque fenêtre qu'elle 1'avoit vu paffer le matin avec cette femme qui 1'étoit venu chercher de la part de Céphife , & qu'il falloit de-la conclure qu'elle étoit dans une maifon fur la route qu'il avoit tenue. II goütoit affez mes raifons, mais par malheur cette femme 1'avoit conduit par tant de détours & de petites rues, qu'il lui étoit impoffible de les retrouver , & c'eft ce qui le mettoit au défefpoir. Nous réfolümes cependant de nous débarraffer de la Bourimière ! en lui donnant un rendez-vous pour 1'heure du fouper , 6c d'aller enfemble feuls , & au hafard, chercher dans toutes les rues par lefquelles il pourroit fe figurer d'avoir paffé ; mais a dire le vrai, nous avions trés peu d'efpérance de trouver ce que nous ailions chercher. Nous avions battu & rebattu quantité de rues fans fuccès, malgré toutes les précau-  l8§ V O Y A G E tions exa&es que nous prenionspour n'échappei* aucune luniière , & la nuit étoit prefque fermée , lorfque dans le tournant d'une rue nous rencontrames cette même figure épaiffe d'homme, que nous avions vu defcendre de cheval ; il étoit fuivi non-feulement des deux valets qui étoient arrivés avec lui , mais d'un autre qui avoit ramené fes chevaux eflropiés. C'étoit donc en effet le gros la Camardière, fuivi d'une forme de va!et-de-chambre , &£ efcorté des deux coupe-jarets, dont il s'étoit fervi pour fon expéditiondu couvent de Caen , & quoique 1'obfcurité commenc^ta confondre les objets, ils ne laifsèrent pas de reconnoïtre Cléante pour être le maïtre du Gafcon qui les avoit maücieufement égarés , & qui apparemment avoit fait enclouer leurs chevaux ; de forte que la Camardière qu'ils en informèrent voyant que nous n'étions que deux, & qu'ils étoient quatre , & fe fiant fur 1'avantage du nombre , mit 1'épée a la main , &c revint fur nous. Quoique 1'attaque fut prompte & imprévue, nous fümes néanmoins bien-töt en défenfe , & la vigueur , raclreffe& le courroux, fuppléant a 1'inégalité de la partie , nous nous battïmes d'une manière qui les étourdit , & qui les faifoit déja molir , iorfqu'au bruit du combat  DE FALAÏSE 1?^' combat, & de la voix dont nous nous animions , du monde arriva de toutes parts, & en affez grand nombre pour nous féparer ; mais aux premiers qui parurent, la C?mardière qui avoit trouvé plus de réfiftance qu'il n'en attendoit, & qui ne vouloit pas qu'on le reconnüt, lacha le pied, & fe retira fort vite emmenant un de fes affaffins bleffé. Mais quelle fut la furprife de Cléante, lorfque parmi ceux que ce bruit avoit attirés , il vit paroitre fur une porte voifine une femme de quaranteans, accompagnée de deux jeunes perfonnes , & qu'a la ckrté d'une chandelie qu'une fervante tenoit auprès d'elle , il en reconnüt une pour être fa chère Virginie ; il fit un cri en 1'appercevant , mais en mêmetems elle rentra avec les autres, & la porte fut fermée. Nous ne nous trouvames point blefles, & Cléante ayant été reconnu pour le neveu d'un homme qui étoit univerfellement aimé, il n'y eut perfonne qui ne nous offrït fon témoignage contre la mauvaife aclion de ces affaffins; mais Cléante penfoit a d'autres chofes qu'a fe venger par les voies de la procédure, ik. fe croyoit au contraire fort obügé & 1'attaque de fon rival , puifqu'elle lui avoit fait fi heureufement découvrir le réduit de Vir= gilde. T  29© V O Y A G E L'heure de fe rendreehez madame.de Flor rimond approchoit ; mais Cléante avoit trop d'intérêt de profiter de la découverte qu'il avoit faite ; &Z fi-töt que le monde que ce bruit avoit affemblé fut écouïé , il me dit qu'il ne prétendoit point s'éloigner qu'il n'eüt eu avec Virginie un éclairciiïement qui put le juftifier , & dans ce deffun,nous frappames a la porte oü nous 1'avions vue entrer. Mais , foit qu'elle appréhendat que la Camardière ne la déterrat, & ne lui fit denouvelles violences, foit qu'elle eut le cceur trop irrité du mépris outrageux de Cléante , il nous fut impoffible de faire ouvrir; £k nous eümes pour toute réponfe au travers de la porte , que tout le monde étoit forti par celle du jardin ; ainfi tout ce que nous pümes faire , ce fut d'apprendre le nom de la rue, & que la maitreffe de la maifon s'appelloit madame de la Boiffière , & Cléante crut que c'étoit toujours gagner quelque chofe , que d'avoir découvert par quel endroit il pourroit donner de fes nouvelles a Virginie. Ainfi nous nous en retournames après avoir attaché une fentineile a portée de vue de cette porte, pour obferver tout ce qui fortiroit. Cet ordre donné, nous nous rendimes chez madame de Florimond , & le foupé n'étant  de F a l a i s e, 201 pas encore en état d'être fervi , Cléante s'enferma dans Ia chambre de fon ami, écrivit k Virginie cette lettre. » Je ferois un fecond crime fi je n'avouois » pas qu'on ne peut être plus coupable que je » le fuis d'imprudence, mais non pas d'infidé» lité: j'ai refufé votre lettre avec mépris, paree » que je ne la croyois point de vous, mais d'une » main que j'ai en horreur. La fortune moins » aveugle que moi, 1'a fait tomber entre mes » mains , &m'afait connoïtre mon erreur, &c » a quel point je vous ai offenfée. Mon amour, » belle Virginie , eft toujours , & n'a jamais » ceffé d'être le même. Les apparences vous » ont trompée; mais il faudroit plus de tems » pour vous expliquer toutes les circonfiances » des infortunes qui vous ont fait prendre pour » un infidèle le plus conftant de tous ies amans. » Ne me condamnez point fans m'entendre * » ma vie ou ma mort dépendent de vous ; ne >> perdez pas un amant qui ne vit que pour » vous, qui ne penfe qu'a vous, qui n'aime » que vous. II eft malheureux ; il eft impru» dent: mais il n'en fut jamais un plus fidéle }> que «Cléante ». II ferma cette lettre, en mit 1'adreffe k Vir-  ïtjï V O Y A G E ginie; & 1'ayant enfermée fous une enveloppé qui s'adreffoit a madame de la Boiffïère, il chargea le valet-de-chambre de Florimond de la por ter, & de ne point revenir qu'il ne 1'eüt remife a fon adreffe. La comrniffion fut exécutée comme Cléante le foufiaitoit ; & eet ambaffadeur introduit ayant rendu lepaquet, re vint peu de tems après nous dire que Virginie étoit encore chez fon amie; mais qu'il avoit vu un carroffe attelé a la porte de derrière du jardin, & tout prêt k partir. Madame de la Boiffière chez qui Virginie s'étoit retirée , étoit une riche veuve, mère de deux filles , dont 1'une , parfaitement belle , étoit auprès d'elle, & 1'autre étoit religieufe dans le couvent de Caen, d'oii Virginie avoit été enlevée par la malice de la Camardière. Cette aimable fille ne favoit point que la Bourimière fut a Falaife; le mépris que Cléante avoit fait de fon billet l'avoit outrée au dernier point ; & ayant vu la Camardière , les perfécutions qu'elle en avoit revues, lui en faifoient appréhender de nouvelles ; ainfi elle avoit pris le parti de fortir au plutöt de Falaife , & de retourner a Caen dans le même Couvent, d'oii elle favoit bien qu'un fecond itratagême ne 1'enleveroit pas.  DE FALAISE. 29$ Elle avoit donc réfolu fon départ, & le carroffe étoit prêt; mais cette dame lui ayant rendu la lettre de Cléante , elle tomba toutd'un-coup dans une incertitude fi grande, &C fon efprit fut tellement balancé entre fon dépit & fon amour, qu'elle ne put fe réfoudre k partir ; ainfi elle refta , dans 1'efpérance que le repos de la nuit donneroit a fon cceur une tranquillité qui 1'aideroit a fe déterminer mieux que dans le trouble dont elle étoit agitée. Nous foupames cependant fans informer la Bourimière de notre découverte , de crainte que fa jaloufie ne fit obftacle aux deffeins de Cléante. Ce poëte ,. tant que le repas dura ,, réjouit beaucoup madame de Florimond qut aimoit extrêmement tout ce qui partoit de la vivacité de 1'efprit. II lui rima vingt.impromptus. fort plaifans , & entr'autres, comme il vit qu'après lui avoir fervi une groffe trulfe,,elle s'effuya les doigts , il lui dit: Iris, ne craignez point que vos doigts foient falis i Quand, fur une truffe fi noire , Yous porter une main plus branche que les lys j. C'eft un globe d'ébène misDans des cerchss d'yvoire. II fe retint enfuite pour faire I'épithalame de fon mariage ; tk fa gaieté augmentant at T iij  ^94 VOYAGE chaque coup qu'il buvoit, il fe leva foudaïnement fur la fin du repas, tenant une rafadé a la main , & porta folemnellement a M. d'Olinville la fanté de Virginie. Chacun la but avec la cérémonie qu'exigea notre poëte ; & les éloges merveilleux qu'il en fit, & fur lefquels la politique nous faifoit garder, a Florimond, a Cléante & a moi uri profond fi'ence, obligèrent enfin M. d'Olinville de s'informer qui étoit cette aimable fille. C'eft ma maitreffe , répondit la Bourimière* Elle m'aime extrêmement, & cependant elle ne m'aime pas comme je-le voudrois; je fais mon poffible pour être fon époux , & elle fait le fien pour m'obliger a refter fon père. Elle eft ou je fuis, & je ne la puis trouver; elle ne connoït point mon rival, &c ce rival, fans être connu , me fupplante ; en un mot elle eft ma fille , &c elle ne 1'eft point. Vous nous donnez , dit Florimond, une énigme difficile a développer, & je ne puis comprendre qu'elle eft votre fille, & qu'elle ne 1'eft point; a moins que feue votre femme ne 1'ait dérobée. Vous ne touchez point au but, dit la Bourimière ; & la-deffus, après avoir préparé fa narration par un coup qu'il but , il conta de quelle manière il avoit trouvé cette fille; les  DE FALAISE. 2.95' foins qu'il avoit pris pour 1'élever , & la tendreffe qu'il avoit toujours eue pour elle ; 6c comme madame de Florimond lui témoignoit une grande attention , & lui faifoit une infihitë de queftibns fur les circonftances de fort aventure , il lui fit un abrégé de toute l'hiftoire qu'il nous avoit contée , & la pria de 1'aider a découvrir 1'endroit oü elle fe" tenoit cachce. Je fuis fi fenfible a votre aventure, dit madame de Florimond , & vous m'infpirez une fi grande tendreffe pour Virginie , que je vous promets, pour M. d'Olinville & pour moi, de joindre a vos foins 'toute notre induftrie , pour vous en faire faveur au plutöt des nouvelles, & qu'en quelqn'endroit qu'elle foit, ou de Falaife ou de Caen , nous la déterrerons : une fille avec tant de beauté & de mérite ne peut pas être fi long-tems cachée. Chacu.n lui promit la même chofe, mais dans des vues bien différentes de celles qu'il avoit ; &, fur ces affurances, flatté de la revoir bientöt, il but & rima jufqu'a la fin du repas. On promit a M. d'Olinville de mafquer pour fon bal; &, après qu'on eut pris congé, nous nous retirames chez le bon-homme, oü 1'efpion dit en entrant, a Cléante , que Virginie étoit indubitablement reftée chez fon T iy  V O Y A G £ amie, Sc que la voiture qü'on lui avoït tenue prête jufqu'a dix heures k la porte du jardin, avoit été renvoyée, Cléante s'étoit fait un capital, que la Bourimière ne fiit point inftruit de tout ce que nous avions appris; & , comme il s'arrêta dans notre chambre , nous avions une impatience extreme qu'il fe retirat dans la fienne, & qu'il allat fe mettre au lit pour nous laiffer en liberté, Mais lorfque la barque d'un poé'te a pris le courant du babil, & qu'il s'eft mis dans la tête de donner 1'effor a fa verve , il n'efl pas facile de le congédier fi on ne le brufque; & c'eft -Ce que nous ne voulions pas faire. II fallut donc malgré nous avoir la patience d'effuyer tout ce qu'il voulut nous dire ; il nous fit le plan de deux ou trois comédies fort plaifantes, dont il avoit le projet dans fa tête, Bt qu'il promettoit d'exécuter fitöt qu'il feroit débarraffé de fon inquiétude amoureufe ; il lious récita différens fonnets & madrigaux; & s'étant étendu copieufement fur le ridicule que 1'amour donne a la vieilleffe, il fallut, pour le contenter, que je priffe copie d'une tradudfion qiTil avoit faite autrefois de cette ode d'H irace, dans laquelle il fait une fatyre fi agréable de la paffion de Parnoureufe &i vieille  de FalaiseÜ 297 Lycé. Nous étions, a la vérité, fort peu en humeur de gouter fa poéfie ; cependant je 1'écrivis par complaifance comme la voici, en lui demandant s'il la dédioit k 1'épithalame de madame de Florimond. Lycé, mes vceux font exaucés; Te voila vieille enfin ; tes beaux jours font paflés i Et tu te crois encore aimable; Pour belle tu t'ofes montter; On te voit rire , folatrer, Et. d'un air effronté , choquer le verre a tablei Le vin t'échauffe-t-il les fens ! Tu tSches d'exciter, par d'impudiques chants i L'amour qui fuit ta voix tremblante ; II te fuit, & court chez Philis, Repofer fur fon teint de lys, Et feconder les airs dont elle nous enchante.' Quand les chênes ne font plus verds , Le zéphire paffe outre, & , volant au travers , Rit de leur tête dépou'llée : Ainfi l'amour, avec mépris, Fuit en voyant tes cheveux gris . Ta ride qui 1'effraye , & ta dent enrouillée.' L'or & la pourpre des habits , L'éclat des diamans, & le feu des rubis , Ne te rendent point ta jeuneffef' Et ce que 1'age a dévoré ^ Ne peut plus être réparé Par les vains ornemens qui fardent ta vieilleiTe^  lcjS V O Y A G E Que font devenus tes attraits Cés heureufes couleurs, ces yeux vifs, ce teint frais, Ce pied fin qui m'enlevoit Tams ? Que te refte-t-il des beautés Dont mes fens étoient enchantés , Et qui ne refpiroient qu'une amoureufe flamme i Iris qui me tint fous fa loi , Iris a peine étoit plus charmante que toi ; Ta beauté balancoit la fienne ; Mais ce bouton fut tót cueilli; Elle eft morte, & n'a point vieilli, Et par-la fa difgrace eft moindre que la tienne. Vieille corneille, que le fort Réferve ades chagrins plus triftes que la mort, Apprends ce que tu dois attendre : Tu vis, afin qu'en tes vieux ans , Mille chauds &jeunes amans Se raillenrd'un flambeau qu'on voit réduit en cendre; Voila, dis-je a la Bourimière, le plus joli épithalame qu'on puiffe faire pour une vieille qui cherche a fe remarier; mais il ne convient point du. tout k madame de Florimond. Ce fut fa dernière importunité, fur laquelle ayant attendu 6c re?u nos complimens; enfin il nous laiffa libretf, &C Cléante en mêmetems me communiqua le deffein qu'il avoit d'aller faire une petite patrouille k Fltalienne autour du logis de fa maitreffe. II étoit minuit „  de Falaise. 199; la luhe claire , 8c 1'infulte que nous avions recue avant le foupé , ne me permit pas de le laiffer aller fans que je Faccompagnaffe; il prit auffi fes deux laquais munis de bonnes épées 8c de bons batons, 8c s'étant chargé d'une guitare dont il jouoit parfaitement bien, nous partimes fous 1'efcorte de 1'amante d'Endymion , 5c tirames droit oii fon cceur le conduifoit. Nous marchions du cöté de 1'ombre pour n*être point appergus; & nous n'étions plus qu'a cinquante pas du logis de Virginie, lorfqu'a la clarté de la lune 8c du cöté qu'elle donnoit, nous vïmes fes fenêtres ouvertes, 8c une perfonne qui difpofoit fa voix a chanter; c'èft ce qui nous obligea d'arrêter, 8c de prêter filence. Et auffi - tot nous entendïmes thanter ces paroles. CHANSON. Oui, Tyrfis , oui, j'ai cru que til manquois de foi Et mon cceur fuccomboit fous fa douleur mortelle. Ah ! fi mon amant eft fidéle , 11 n'eft plus de douleurs pour moi. Cléante qui avoit oui chanter une fois Virginie aux tuileries, n'eut pas de peine a reconnoïtre fa voix, 8c fi-töt qu'elle eut ceffé, comme il tenoit fa guitare prête, il joua  3otf V o y a g e d'une délicateffe admirable le même air fur lequel elle avoit chanté , & lorfqu'il Peut achevé il le doubla, & accompagna de fa guitare ces paroles qu'il venoit de retourner. CHANSON. Non , Philis , non, jamais je ne manquai de foi , Soyez , foyez fenfible a ma peine mortelle. Ah ! fi mon amante eft fidéle, Elle prendra pitié de moi. Virginie ne pouvoit nous voir dansl'ombre ; elte ne favoit point que Cléante jouat de eet inftrument qu'elle touchoit elle - même fort délicatement, & comme elle aimoit avec paffion la mufique, elle avoit prêté une fort grande attention; mais elle eut bien-töt reconnu fon amant dès qu'elle entendit de quelle manière jufte il avoit retourné fes paroles, & pour lui faire comprendre qu'elle 1'avoit fort bien entendu ck reconnu, elle chanta fur un autre air ces autres paroles. CHANSON. Ah ! Tyrfis , dis-tu vrai , Quand tu te dis fidéle ? Ton amante en peut-elle Rifquer le dangereux eflai ? Brülerois-tu pour moi d'une flamme éternelle ! Quand tu te dis fidéle , Ah! Tyrfis, dis-tn vrai ?  DE F A L A I S Ei fbt Cléante fit la même manoeuvre qu'il avoit déja faite, & après avoir pincé le même air fur fon inftrument, il le doubla pour accompagner ces paroles. CHANSON. Oui, Philis , je dis vrai, Quand je me dis fidéle. Rien n'égale mon zèle: On ne rifque rien a 1'efiai. Mon amour eft conftant, ma flamme eft 4ternelle; Quand je me dis fidéle, Oui, Philis, je dis vrai. Cléante prit plaifir a répéter plufieurs fois la fin de ces paroles, paree que Virginie dès la première répétition joignit fa voix a la fienne, & faifant un Duo, ils chantèrent enfemble. Mon amour eft conftant-, ma flamme eft éternelïe. Quand je me dis fidéle, °uL»{ pSiLV}i? dis vraï- Après .rees paroles, Cléante crut pouvoir paroitre, & nous lailfant dans les ombres qui nous cachoient, il s'avanca fous la fenêtre de Virginie, qui lui fit tous les reproches que peut faire une amante qui ne cherche que les rnoyens de juftifier fon amant.  V O Y AG E Mais comme Pendroit & 1'heure étoient peu propres a pouffer un long entretien, & que la fille de fon amie étoit dans la même chambre, puifqu'elle s'étoit montrée tandis que Cléante jouoit, Virginie lui dit de fe retirer ; qu'elle avoit quelques mefures a garder oii elle étoit; mais elle Pavertit que comme le lendemain elle devoit fe mafquer pour le bal de M. d'Olinville , elle n'éviteroit pas 1'occafion de pouvoir le joindre pour 1'éclairciffement qu'elle defiroit de lui. Et en même tems elle ferma fi brufquement fa fenêtre , que nous jugeames que fon amie étoit fans doute entrée dans fa chambre , & qu'elle ne vouloit pas en fa préfence continuer cette converfation. Cléante vint nous rejoindre fort fatisfait de fon expédition amoureufe ; & nous nous en retournames très contens par une autre route que celle que nous avions prife pour y venir. Nous avions déja marché quelque tems par une petite rue qui ne fervoit qu'a donner des iffiies de commodité k différens jardins, lorfque nous en vïmes un des plus grands, dont la pofte étoit entr'ouverte ; & nous ne parumes pas plutöt, que deux hommes qui en étoient affez proche prirent la fuite ; cette démarche nous fit imaginer que c'étoient des voleurs qui vouloient par-la s'introduire dans la maifon ;  DE F A L A I S E. maïs Cléante en paffant , ayant mis la tête a cette porte entr'ouverte , y vit une fïgure d'homme toute femblable a la Camardière , avec une femme , qui Te promenoient enfemble, & qui parloient avec beaucoup de chaleur. Ils venoient de paffer la porte , & ne pouvoient plus nous voir , paree qu'ils marchoient le dos tourné le long d'une petite allee de charmille. Mais comme Cléante ouït prononcer le nom de Virginie , il nous fit refter pour demeurer maïtres de la porte, & en écarter ceux qui avoient pris la fuite en cas qu'ils vouluffent s'en rapprocher, & s'étant glifie fans bruit dans le jardin, il mareba visa-vis de ces deux perfonnes , ayant la paüffade entre deux, & reconnut que c'étoit effectivement la Camardière avec Céphife. Ayant donc prêté 1'oreille avec attention, II ouït que cette emportée difoit a 1'autre: n'en doutez point, vous dis - je , mon coufin, je fors de chez madame de laBoiffière, comme je vous 1'avois promis ; j'ai donné a la fervante ce que vous m'avez mis entre les mains , & vous pouvez comptcr que Virginie y eft. encore. Mais , dit la Camardière, qui peut 1'avoir empêchée de partir ? Comme vous m'aviez affuré qu'elle partiroit, toutes mes mefures étoient fi bien prifes malgré le peu  304 V O Y A G Ë de tems que j'avois eu , que je n'aurois pas affurément manqué mon coup. Je ne puis le deviner , dit Céphife , 1'avis étoit jufte , & le carroffe pret; mais l'on n'a pu me rendre raifon de la caufe de ce changement. Tout ce que je fais, c'eft que Cléante 1'aime a la fureur ; c'eft avec lui que vous avez eu la rencontre dont vous m'avez parlé. II en eft aimé ; c'eft le rival que vous devez craindre, plus que le vieux la Bourimière. J'en fuis perfuadé , reprit la Camardière, & 1'endroit oü je 1'ai rencontré me juftifie affez leur intelligence; mais , puifque vous me marquez une fi furieufe colère contre lui, vous en ferez bientöt vengée & moi auffi , &c mon adrefie a fi bien difpofé toutes chofes, qu'il n'échappera pas demain au piège que je lui tends. Dans le moment qu'il difoit ces paroles , ils fe trouvèrent tous trois vis-a-vis d'une ouverture ; & Cléante ne pouvant retenir 1'impétuofité de fon reffentiment contre un rival auffi perfide qu'infolent, il fe montra tout-a-coup, mit 1'épée a la main, marcha droit k la Camardière ; & , fe mettant en pofture de le charger: tu n'as pas ici tes affafuns , lui dit-il, défends-toi, 8c tache d'échapper a ma ven- geance,  D E F A L A I S Éi geance, fi tu veux qüe je n'échappe point a ces pièges que tu me tends. Céphife, éperdue de fe voir découverte par Cléante dans le complot infame qu'elle méditoit avec la Camardière , prit la fuite du cöté du logis, Sc le laiffa feul démêler la fufée ; mais, au lieu de fe mettre en défenfe, il ne fongea qu'a prendre la fuite du cöté de la porte. Cléante le fuivit; Sc 1'ayant atteint: tu fuis, lache , lui dit-il, paree que tu ne te vois pas quatre contre deux. II le faifit alors , Sc «e voulant pas le percer comme il auroit pu, il lui arracha de la main une groffe canne, Sc lui en donna tant de coups fur les oreilles & fur les épaules, qu'il le laiffa tout étendu fur. la place. Les cris que fit ce lache mettoient en mouvement tout ce qui étoit dans le logis; mais Cléante emportant fa canne, le laiffa dans le jardin, dont il ferma la porte dès qu'il en, fut forti; Sc voyant qu'au bruit qu'avoit fait la Camardière , fes deux fentinelles, qui s'étoient écartées, revenoient, il détacha fur eux fes deux laquais, qui les mirent en état de ne pouvoir rien reprocher a leur maïtre. Céphife étoit parente de la Bourimière Sc de fon neveu, Sc c'eft ce qui, dans Paris , avoit donné k Virginie fa connoiffance , Sc 1'avoit engagée de 1'accompagner aux Tui- Y  306 V O Y A G E ïeries ; elle avoit fort aifément découvert l'amour que Cléante avoit pris pour cette jeune coufine, & ce fut 1'aveu qu'elle lui en fit qui, par un caprice bizarre & affez ordinaire aux fëmmes , la porta a vouloir enlever un amant k celle qui lui faifoit, avec tant de facilité , la confidence de fa paffion. Le rendez-vous de Cléante & de Virginie ayant manqué par les incidens de la vifite de Céphife & du combat de Florimond , cette jeune fille fut, dès le lendemain , obligée a un départ irnprévu avec la Bourimière , fans avöir pu s'informer qui. ctoit Cléante ; & en effet elle ne 1'apprit qu.e de Florimond, après qu'il Feut retirée des tnains de fes raviffeurs. Cependant la Camardière étant arrivé k Falaife, oü Céphife étoit dès le jour précédent , il rencontra par hafard cette parente ; & lui ayant fait part du fujet de fon vóyage , il la trouva très-difpofée , par fon intérêt propre, a le férvir. Elle avoit donc en fa faveur déterré Virginie ; & comme leurs différens amours les portoient également a traverfer Cléante , ils s'é-toient unis pour les complots qu'ils tramoient dans ce jardin, & qui furent rompus par cette aventure. II étoit plus de deux heures lorfque nous  de falaise. 307 rentrames ; je mé mis auffiköt au lit ; mais Cléante, rempli de fa paffion, ne put fe réfoudre d'entrer dans le fien , qiTaprès avoir écrit a Virginie une lettre qu'il vouloit lui envoyer le lendemain matin, & qui étoit con$ue en ces termes: « Votre cceur étoit-il de concert avec le » mien, tandis que votre voix s'uniffoit a celle »» qui vous expliquoit mes véritables fenti» mens ? Quelle heureufe nuit, belle Virginie, » fi je puis me flatter que vous ctes enfin dé» trompée ! Ne prenez point pour des ehan» fons celles que vous avez ouïes ; je fuis dans » une impatience qui ne fe peut exprimer, de » 1'occafion favorable que j'attends ce foir, » pour effacer le refte des ombres qui pour» roient encore troubler ma félicité. Je la w mets k vous apprendre que je vous aime » d'une conftance au - deffus de toutes les » épreuves, & k vous faire avouer que fi Vir» ginie a quelque fenfibilité, on ne peut être » plus fidéle que 1'eft «Cléante». Après que Cléante eut écrit cette lettre, foit qu'il voulüt me la montrer avant que de 1'envoyer , ou y ajouter quelque chofe; au Ueu de la fermer, il la mit dans fon porte- y ij- I  308 V O Y A G E feuille toute ouverte, Sc le laiffa fur la table; puis s'étant mis au lit, les fatigues qu'il avoit eues pendant la journée 1'enfevelirent dans un profond fommeil. La Bourimière cependant fe leva de trèsbonne heure ; Sc étant entré dans notre chambre , Sc nous voyant encore endormis, comme les poëtes font naturellement de francs furcts de pörte-feuilles, il ouvrit celui de Cléante ; & y trouvant cette lettre toute dépliée, il Ia Jut. Quelle furprife pour lui, d'apprendre touta-la-fois qu'il avoit un rival du mérite de Cléante , que ce rival avoit vü Virginie, qu'il avoit chanté avec elle, qu'il fk flattoit d'en être aimé , Sc que le même foir il devoït la voir encore , & lui parler! mais ce qui redoubloit fon étonnement & fon dépit, c'étoit le myftère que Cléante lui avoit fait de la découverte dé Virginie , Sc de cette entrevue. II remit donc la lettre , defcendit & s'informa avec tant d'adreffe de tout ce qu'avoit fait Cléante, qu'il apprit fans beaucoup de peine , qu'il avoit paffe deux heures dehors , au liéu de fe coucher; que nous avions arrêté vis-a-vis de chez madame de la Boiffière ; qu'on y avoit chanté Sc joué de la guitare , Si que cette ayenture avoit été terminée par  DE FALAISE. 30^ des coups de canne èc de baton , dont on avoit régalé le dos épais d'un juge du Pont-dsPArche , & les deux valets. Ihflruit donc de toutes ces circonflances, il ne douta pas que Virginie ne fut chez madame de la Boiffière, & nous laiffant Cléante & moi endormis, il courut chez elle ; & s'étant fait connoitre a cette fage veuve, elle le conduifit elle-même a ta chambre de Virginie, en fit fortir fa fille , & le laiffa feul avec elle. Virginie , qui ne croyoit point ïa Bourimière a Falaife , fit ëclater fa joie par toutes les marqués les plus vives qu'elle lui' en put donner, 8c fes tranfports exprimoient tout-ala-fois, de la manière du monde la plus tendre, & fon zèle & fon refpeö ; lorfque ce poëte , prenant un vifage altéré de dépit & de cbagrin : eh bien ! Virginie , lui dit - il, ce n'eft donc plus un amant inconnu qui m'enlève votre cceur ; c'ert eft un nouveau: avouez que les hlles fe laiffent aifément furprendre , &Z qu'elles font bien volages .' Cléante arrïva avanthier avec moi, il vous vit hier fur ce que je lui ai conté de vous; &, dès le même jour, vous êtes éprife pour lui ; vous lui parlez ; vous lui faites connoitre votre paffion ; vous ehantez avec lui, & vous lui donnez ce foir des rendez-vous. Ah , Virginie , encore coup 9 Yiii  3Ï0 V O Y A G E que les filles font volages, & que leur cceur tient a peu de chofe! Cléante n'avoit point voulu faire favoir k Virginie que la Bourimière étoit a Falaife; & quoique ce poëte eut toute la journée couru la ville, elle n'avoit point eu occafion , ni de 1'appercevoir , ni d'apprendre qu'il fut arrivé. Mais, étonnée que, d'un cöté, Cléante lui eut fait ce myftère, &, de 1'autre , que la Bourimière , venu avec lui, fe trouvat inftruit de fa paffion, elle ne pouvoit attribuer cette connoiffance qu'è quelque confidence indifcrète. Elle étoit donc fort en peine de quelle manière elle répondroit; mais enfin , s'étant toutd'un-coup généreufement déterminée a ne lui plus cacher un fecret dont elle lui avoit déja donné une légère idéé: ceux , lui dit-elle, qui vous ont inftruit de l'amour que Cléante a pour moi, ont dü vous avoir appris que c'eft cette même paffion dont vous.exigeates en père la confidence ; & vous pouvez vous fouvenir de quelle manière je me plaignis alors du voyage que vous me fites faire a Paris, des promenades que je fis avec Céphife au Tuileries, & de 1'oubli d'un amant que j'accufois d'une infidélité qu'il n'eut jamais. Je vous avouerai donc, continua-1- elle , que c'eft ce même Cléante que j'avois vu, &  de Falaise. 311 que , fans favoir ni fon nom, ni fa qualité , je pris pour lui un penchant fi fort, que mon cceur en eft devenu incapable de toute autre imprefiion. Elle lui conta enfuite de quelle manière elle 1'avoit vu aux Tuileries , & le refte de fes aventures qu'il ignoroit ; lui dit que c'étoit Florimond qui Favoit fauvée des mains de fes raviffeurs ; que c'étoit de lui qu'elle avoit appris qui étoit Cléante ; & que le hafard les ayant amenés dans un même endroit, il fembloit que le Ciel les y eut exprès conduits, pour les détromper des fauffes idéés qu'ils avoient prifes, & pour ferrer les Hens d'un amour inviolable. La Bourimière écoutoitavec toute la douleur d'un rival fupplanté ce que lui difoit Virginie. 11 redoubla tous fes efforts , pour lui faire comprendre 1'avantage qu'elle tireroit de le préférer a un jeune homme prefque ruiné, qu'elle étoit fans autre bien que ce qu'elle pouvoit attendre de fa bonté; mais toutes fes paroles , toute fa paffion , toutes fes careffes ne purent ébranler un cceur qui étoit a Cléante , & fans rien diminuer de 1'ardeur avec laquelle elle 1'aimoit comme fon père; elle lui dit en un mot , que fi elle étoit affez infortunée pour n'être jamais a Cléante r elle ne feroit jamais a perfonne > Viv  31* V O Y A G E & qu'elle iroit le refte de fes jours au fond d'une retraite , gémir de n'avoir eu ni le mérite ni le bien néceffaire pour le pofTéder. Et moi, dit la Bourimière , piqué de fon obfiination , fi vous refufez d'être ma femme , je prétends conferver fur vous toute Pautorité d'un père ; vous ne ferez jamais a ntön rival, & je veux que vous partiez tout-a-l'heure pour Caen. Peut être que quand vous ferez féparée de 1'objet, votre paffion perdra fa force, & que la railon vous fera réfléchir fur les avantages que je vous propofe. Virginie avoit un fi grand refpecf pour la Bourimière, qu'elle ne fe feroit point oppolée a cette réfolution , fans 1'engagement dans lequel elle étoit avec madame de la Boiffière de fe mafquer le foir avec elle & fa fille pour le bal. C'eft le prétexte qu'elle prit pour le porter a différer ce départ jufqu'au lendemain ; elle ne 1 auroit pas cependant obtenu , fi madame de la Boiffière elle-même ne fut entrée dans ce moment, qui , fachant le fujet de cette conteftation , acheva de gagner la Bourimière , & enfin après avoir lui-même réfléchi que eet éclat de chagrin jaloux feroit mal expliqué , il defendit a Virginie de découvrir a Cléante ni eet entretien , ni la réfolution prife pour ce voyage de Caen, &  DE F A L A I S E. 313 après avoir été prendre toutes fes mefures pour pouvoir dès le lendemain matin exécuter fon projet; il revint chez le bon-hornme , & ne dit ni ne fit aucune chofe qui put donner le moindre foupcon qu'il eut vu cette lettre, mais bien réfolu dans le cceur d'obferver de fi prés Cléante , qu'il ne put joindre au bal Virginie, ni avoir avec elle aucun entretien particulier. Nous nous levames cependant Cléante & moi , & fa lettre ayant été fermée , après qu'il me Feut fait voir , un de fes laquais la porta a Virginie qui la recut, & lui fit cette réponfe. >» Un ordre auquel je dois un profond ref» peet , me défend de vous découvrir mille » chofes importanr.es : mon penchant foutient » fur ce filence forcé un combat qui m'eft bien « dur. Pourquoi votre paffion eft-elle connue » d'autres que de moi? & ne pouviez-vous » vous abftenir d'en faire confidence a celui » que la forfune m'a donné pour père , Sc » la bizarrerie de mon fort pour amant. Je » crains qu'il ne laiffe ce foir de grands obf»> tacles a 1'entretien dont nous nous flattons; » comme c'eft vous qui vous les êtes fufcités, » c'eft a vous a chercher les moyens de les  3 '4 '. V o y a g e m vaincre ; pour ce qui eft de moi , pourvo * que vous me faffiez connoitre que vousne » m'avez point été infidelle, croyez que rien » ne vous ötera jamais le cceur de la fidelle Virginie. Cléante par cette réponfe , & par les affurances qu'il y trouvoit d'être aimé de Virginie, fe vit au comble de fon bonheur; mais Jt ne pouvoit comprendre comment la Bourimière avoit pu être informé d'un amour qu'on lui cachoit avec toute 1'exadtitude poffible. II me fit voir ce qu'on lui mandoit , & me conjura de joindre mes foins pour 1'aider a vaincre les obftacles que le poëte voudroit apporter k Fentretien qu'il efpéroit le foir avec Virginie , & je lui donnai fur cela des confeils que le hafard fit parfaitement bien réuffir. Cependant les coups de canne n'avoient caufé fur le corps de la Camardière, que de larges & douloureufes contufions, & fa colère jaloufe n'en fut que plus animée a la vengeance que fa lacheté méditoit. Céphife d'autre cöté » outrée de la découverte de fon complot, en devint encore plus ferme dans 'la réfolution qu'elle avoit prife d'öter Virginie a Cléante , & de la mettre au ponvoir de fon coufin ;  DE FALAISE. 315 ainfi comme elle n'avoit fui que pour fe dérober aux yeux d'un amant dont les mépris la défoloient, elle s'étoit contentée de fe mettre a couvert dans le premier endroit qu'elle avoit rencontré ; mais fi-töt qu'elle n'ouit plus que la voix du battu , elle vint le rejoindre , & 1'ayant conduit dans fa chambre , & étuvé toutes fes contufions , tandis que les domeftiques couroient a demi-mis le jardin . pour chercher celui qui n'y étoit plus , ils pafsèrent le.refie de la nuit a concerter enfemble tout ce qu'ils prétendoient faire. La Camardière vouloit fatisfaire tout-a-Iafois deux paffions, fon amour & fon courroux , c'efl-a-dire , fe rendre maitre de Virginie , par un enlèvement qu'il avoit déja manqué trois fois , & venger par une infulte fanglante , a bel affaffinat comptant, les coups qu'il avoit rec;us de fon rival. II fe réferva feul le projet & la conduite de cette vengeance ; mais il communiquoit avec Céphife, dont il avoit befoin, les; moyens d'exécuter eet enlèvement, & voici la manière dont elle prétendoit en venir a bout. Après que , par 1'intrigue d'une fervante elle eut découvert que Virginie éitoit chez madame de la Boiffière , elle avoit vu cette veuve en vifite férieufe , fous un prétexte  3 rS V O Y A G E qu'elle n'avoit pas eu de peine a inventer ; puifqu'elle 1'avoit autrefois connue a Caen d'oiï elle étoit. Mais com ne Virginie fe caehoit avec exaótitude paree qu'elle ne favoit point que la Bourimière ni Cléante fuffent a Falaife , elle n'avoit point vu cette coufine ; elle réfolut donc qu'elle retourneroit une feconde fois la voir fur 1'heure du diner , fous prëtexte qu'on venoit de lui apprendre que Virginie étoit chez elle , ne doutant point que te commerce qu'elle" avoit eu a Paris avec elle, ne la pdrtat k la voir avec plaifir; & qu'alors 'elle tnurneroitfi adroitement leschofes , qu'elle fe mettroit de leur partie pour fe mafquer, & que fe chargeant de la conduite de fa cöufine, comme madamede la Boiffière fe chargeroit de celle de fa fille , elle trouveroit fort facüement le moyen de la détourner dans un endroit oii la Camardière pourroit s'en rendre le maitre, &C que c'étoit enfuite k lui k prendre: de fi bonnes mefures , que rien ne put faire obfiacle k 1'exécution de fon projet. Céphife accomplit chez madame de la Boiffière , a.vec autant de rufe que de fuccès , ce qu'elle -venoit de promettrea la Camardière ; elle s'y rendit; elle y fut agréablement recue, & Virginie qui ne connoiffoit point fon efprit fourbe , & qui n'avoit garde de pénétrer  D E F A L A ï S E.' 31.7 dans fes trahifons , fe fit un extreme plaifir de recevoir celle qu'elle avoit vue prefque, feule a Paris , & qui lui avoit fait naürel'oc-. cafion de connoitre Cléante. Ce ne fut qu'embraffemens, ouvertures de cceur , confidences fmcères d'un cöté fuiffes de 1'autre. On la retint a diner , &C elle fe fit prier & preffer pour la mafcarade qui étoit le feul but de fa vifite. Le déguifementj fut propofé de manière que,, Virginie & Marianne qui étoit la fille de; madame de la BjMG fiére , étant de même %e fèh de.même taille, feroient. en Bohémienne^ , &c madame dé lab Boiffière & Céphife en Aftroiogues , &. que chaque Aftrologue donneroit la main a une Bohémienne. Les chofes, ainfi. arrêtées , Céphife , fous prétexte.de fefournir de quelques ajuftemens, fortit pour jufques fur le foir , mais ce fut pour voir la Camardière , i'inftruire de tout, & difpofer les chofes pour lui livrer Virginie , qu'elle tiendroit par la main a la defcente du carroffe, après qu'elle auroitlaiffé paffer madame de... Ia .Boiffière qui tiendroit fa fille. De notre cöté , nousn'étions pasen moindremouvement pour nous préparer a la mafcarade. Notre poëte. qui, fous une diffimulation profonde , & dont on ne Pauroit pas cru ca-  JlS V O Y A G E pable, cachoit tout ce qu'il avoit appris, & le defTein qu'il avoit formé de partir le lendemain matin , ne vouloit point abandonner de vue Cléante , & fe mit de la partie. Ort délibéra de quelle manière l'on mafqueroit , & l'on réfolut de prendre des habits de Scaramouches, qu'on trouva fort propres pour notre déguifement ; mais pour tromper la vigilance avec laquelle nous ne doutions point que la Bourimière ne s'attachat a obferver Cléante ,' les chofes furent par mén confeil difpofées de manière, que le laquais Gafcon de Cléante qui étoit de même taille que fon maïtre, s'habilleroit fecrétement de même que nous , & que dans le moment qu'on voudroit partir, il prendroit fubtilement la placé de Cléante, qui au plus vite fe déguiferoit d'une autre manière pour fe rendre 'feul &t libre au bal, tandis que notre poëte tiendroif fes yeux attachés fur le laquais, & qu'on le détourneroit de tous les endroits oü feroit Cléante. Virginie fut avertie de ce doublé déguifement , afin qu'elle put aifément reconnoïtre fon amant, &c elle prit le foin de nous avertir par la même voie qu'elle feroit déguifée avec Warianne en Bohémiennes , & toutes deux d'une parure fi femblable , qu'il feroit im~  O E F A L A I S E. jTj, pcffible de les dérnêler ni k leur taille , ni k leur habit ; mais que pour fe diflinguer, Marianne attacberoit fa croix de diamans avec ün nibau or Sc couleur de feu , &; qu'elle attatheroit la fienne avec fon ruban or Sc bleu. Dans ces difpofitions, chacunar.ten.doit avec une merveilleufe impatience 1'heure du bal; Céphife Sc la Camardière pour 1'exécution de leurs complets , Cléante Sc Virginie pour tacher de s'entretenir une fois avec liberré , 8c la Bourimière pour les épier , rompre leurs mefures, 8c partir dès Ie lendemain pour 1'emmener k Caen. La Camardière qui n'épargnoit rien pour venir | bout de fes entreprifes > avoit des efpions qui lui rendoient comptedes démarches de Cléante , & on Favoit averti qu'il devcit être déguifé en Scaramouche avec la Bourimière & moi , 8c comme je fuis d'une taille fort pleine , norre poëte d'une fort petite , 8c que Cléante étoit grand 8c délié , il n'étoit pas difficile de le dérnêler entre les deux autres Ainfi la Camardière ayant réfolu de lui faire rendre avec ufure les coups qu'il avoit recus, pofta k la porte de madame de Florimond, chez qui fe donnoit le bal , un de fes valets avec trois autres affaffins, armés de bons bi-  320 VOïAGE tons, & très-bien payés pour remplir cette glorieufe expédition; & réferva fes deux autres valets avec lui-même , & un carroffe prêt pour enlever Virginie. Le, ban-homme, monfieur 1'abbé de LongRepas, nous avoit régalés felon fa coutume , c'eft-a-dire parfaitement bien; & voyant que 1'heure du bal s'approchoit , il nous avoit laiffé toute la liberté de nous y préparer. La chofe fut bien-töt faite , & nous étant habillés, nous fimes fort aifément 1'échange du laquais contre le maitre , & Cléante ayant pris au plus vite un autre habit qu'il tenoit prêt, il nous dévanca , & fe rendit bien plutot. que nous chez Florimond. Nous montames donc en carroffe la Bourimière , le Gafcon & moi, 8c étant arrivés a la porte Sc defcendus., j'étois déja entré dans la cour , & le poëte fur la porte , tandis que le Gafcon étoit arrêté dehors pour un petit befoin , lorfque les quatre affaffins de la Camardière le prenant pour Cléante , fondirent tous enfembie fur ce. laquais , ck le chargèrent fi brufquement a coups de baton, qu'il ne put porter fa main droite a une épée qu'il tenoit fous fon bras gauche. .. Au bruit que caufa cette infulte , la Bourimière entra vigoureufement dans la cour , foit  \ be Falaise. 3it foit qu'il ne jugeat pas a propos de s'expofer a partager une grêle , dont 1'orage tomboit d'une furieufe abondance , foit qu'il fe réjouit peut-être intérieurement de eet accident de fon rival ; mais pour moi je fortis 1'épée a.la main , & fecondé d'un valet de Monfieur d'Olinville , qui étoit a la porte , je chargeai fi k propos ces affaffins , qu'ayant coupé le vifage au premier fur lequel je tombai , ils prirent foudain la fuite a la Ikeüf de nos deux épées , Sc ayant relevé le Gafcon qui étoit par terre, je le dégageai de la recette onéreufe qu'il faifoit pour fon maitre. Mais dans le même tems que cette fcène violente fe jouoit a la grande porte de ce logis, Céphife pour exécuter ce qu'elle avoit promis k la Camardière ne fut pas plutöt déguifée avec fes trois compagnes, qu'elles montèrent toutes quatre en caroffe, & fe rendirent a la porte de derrière du même logis, fuivant les mefures qu'elle avoit prifes avec fon coufin. Un laquais qui étoit k elle , Sc qui les éclairoit, éteignit le flambeau dès qu'elles furent vis-a-vis de la porte qu'on leur ouvrit, Sc madame de Ia Boiffière étant entree avec 1'une des Bohémiennes a laquelle elle donnoit la main, Céphife au beu d'entrer avec 1'autre qu'elle tenoit auffi, tira la porte Sc la ferma, X  31i V O Y A G E & eliveloppée en même tems de trois öit quatre hommes , elle feignit qu'on l'enlevoit eile-même, & priant celle qu'elle tenoit de ne la point abandonner; elle 1'obligea de monter avec elle dans urt carofie qui fe trouva prêt, le'cocber en même tems pouffa fes chevaux & les mena en diligence a la pofte du même jardin oh Cléante avoit la veille tróuvé Céphife avec la Camardière, d'oii leur deffein étoit de paffer au travers de la maifon pour rompre les voies a ceux qui les auroient voulu luivre,' & prendre une nouvellevoiture quiles attendoit de 1'autre cote. La Bohémienne avoit été li furprife de eet enlèvement, ignorant li c'étoit pour elle oü pour Céphife, & Pexécution en fut fi foudaine , qu'elle n'avoit prefque pas eu la force de crier ni de parler; & fes raviffeurs étoient dans une fi grande émotion du coup hardi qu'ils venoient d'entreprendre, qu'ils ne reconnurent que dans la maifon de Céphife qu'ils avoient enlevé Mariane au lieu de Virginie. En efFet dans 1'obfcurité qu'avoit foudainement caufée le flambeau éteint, Virginie & Mariane en defcendant de caroffe s'étoient mêlées, de manière que madame de la Boiffière au lieu de prendre fa fille prit Virginie , &t que Céphife qui croyoit la tenir, prit Mariane & la livra k la Camardière.  O E F A L A I S E. jM Leur étonnement fut terrible lorfqu'en enirant dans la maifon , & a la lümière qu'on leur apporta , ils découvrirerit cette méprife. Cependant madame de la Boiffière avoit traverfe la petite cour , & monté üne partie dé de l'efcalier par lequel on la conduifoit, fans' s'appercevoir qu'elle n'étoit point fuivie de Céphife; mais s'étant tout-a-coup retournéë & ne la voyant point, elle 1'attendit longtems j s'imaginant qu'urt befoin l'avóit retenue dans la cour; enfin 1'impatience la prit, & s'adreffant è Virginie qu'elle prenoit pour Mariane ; defcendez la-bas , ma fille , lui ditelle ^ 8c voyez ce qu'elles font. Virginie en fe démafquant répondit qu'elle y alloit, & 1'autre ne Feut pas plutöt reconnue qu'une inquiétude de mère la faifit, & qu'eile defoendit elle-même avec Virginie; mais ne trouvant perfonne ni a la pórte , ni dans la cour, ni même le caroffe qui les avoit amenées, elle tömba dans une furprife égale a fa colère. Une lionne a laquelle on vient d'enlever fon petit, ne fait pas des cris plus horribles que ceux que fit cette mère défolée lorlqu'elle ne trouva pas fa fille , & è fes cris monfieur d'Olinville , Florimond j & enfuite madame fa mère, & Cléante étant venus, fuivis a la file de la plupart de ceux qui étoient déja affem- X ij  32.4 V O Y A G E blés, & la cour étant tout-a-coup éclairée de quantité de lumières; madame de la Boiffière toute en pleurs conta le fujet de fa douleur , & dit que fa fille avoit difparu avec Céphife, fans qu'elle fut ce qu'elle pouvoit être de- venue. Tout étoit dans une furieufe émotion; Florimond qui connoiffoit le mauvais caraöère de Céphife , n'en paria pas comme d'une perfonne a qui l'on dut confier une jeune fille ; chacun s'efforc;oit de confoler la mère , on 1'environnoit de toutes parts, & l'on dépêchoit de tous cötés du monde pour en découvrir quelque chofe. Cependant Cléante s'étant tiré de la foule, & ayant appergu Virginie démafquée & féparée du gros, il la joignit, & lui dit qu'on ne pouvoit pas trouver une occafion plus favorable pour réclairciffement qu'elle défiroit, & que tandis que 1'aventure de fon amie occupoit tout le monde, elle pouvoit lui accorder ce moment précieux pour le fuivre dans un petit jardin dont 1'entrée étoit a cöté de eet efcalier, & dont Florimond lui avoit confié la clef, qu'ils poutroient la en toute liberté s'entretenir , fi elle.vouloit bien s'y rendre, & qu'il alloit lui en ouvrir la porte. Virginie fouhaitoit avec trop de paffion est  DÉ FALAISE. 315 éclairciffement pour en perdre 1'occafion , &£ le départ dont elle étoit menacée pour le lendemain matin, étoit encore un puiffant motif pour ne pas refufer a fon inquiétude amoureufe un moment qui ne fe trouveroit peut - être jamais; ainfi elle le fuivit, & tous deux étant entrés dans le jardin dont ils refermèrent la porte fur eux, ils furent s'affeoir fous un petit berceau qui étoit dans le fond. Ce fut la que Cléante après mille affurances de fa fidélité, lui conta la paffion honteufe que Céphife avoit eue pour lui, le combat de Florimond qui avoit rompu leur rendez-vous, fa bleffure, la rencontre de Céphife a Falaife, & enfin tout ce qui pouvoit être capable d'effacer entièrement les fauffes impreffions qu'elle avoit prifes de fon infidélité. 11 n'étoit pas difficile de perfuader un cceur qui ne demandoit qu'a être détrompé. Virginie de fa part i'informa de tout ce qui pouvoit luimarquer la violence de fa paffion, lui apprit tous les combats qu'elle avoit foutenus contre celle de la Bourimière, & lui marquant enfin & ce qu'elle étoit, & 1'état auquel elle fe trouvoit fans biens & fans naiffance, & ainfi fans proportion avec lui, & fans apparence qu'il dut penfer a 1'époufer, elle 1'affura qu'elle 1'aimeroituniquement jufqu'a fon dernier fcupir; X iij  3*6 VOYAGE mais que pour ne pas le rendre malheureux par une alliance qui lui feroit trop onéreufes & que fa familie n'approuveroit jamais , elle avoit réfolu une retraite qui 1'arracheroit a tout le monde, fans jamais 1'arracher a celui qui avoit toutes fes inclinations. Cléante fe jetta a fes pieds, lui dit tout ce que 1'ardeur la plus vive peut infpirer ; lui expüqua férieufement 1'état de fes affaires, qui ..éjpient pour le préfent affez médiocres; mais que 1'efpérance de h fucceflion d'un oncle quj 1'airnpit cordialement lui paroiffant infaiilible , il po.uvoit 1'affurer qu'il en auroit toujours affez pour 1'un & pour 1'autre; qu'il m lui demandoit que fon cceur & fp main , fans pucun bien &c fans autre efpérance que d'en être éternellement aimé, & qu'il les préféreroit a toutes les richeffes de la terre. Vous pouvez croire , dit - elle , qu'étant pbligée de rompre pour vous avec eelui qui ïufqu'ici m'a feryi de père, je ne puis plus rien attendre de lui fi-tó.t qu'il vous verra le maïtre de ma deftinée , & qu'ainfi ie ne puis vous donner autre chofe que ce cceur & cette main que yousmedemandez; je vous les dcnne donc, mon eber Cléante, ajouta-t elle en lui tendant la rnuin, xiproque. lis. fe levèrent en même tems 6Y forfirent tous deux clu jardin pour voir fi madame de la Boiffière avoit appris quelques nouvelles de Mariane., ü Elle venoit de rentrer toute feule, & fort émue, & tout le monde retourné dans la falie prêtoit attention au récit qu'elle faifoit. Elle leur avoit dit que Cépbife , par une trahifoa indigne de fon fexe, &/ de ia cor.fianee qu'oa avoit eue a fa faufie pruderie % 1'avoit livrée a un homme . qui lui étoit incormn, qu'elle n'avoit pas cru d'gbord être l'objet & la vidime de eet enlèvement ; mais que les difcours. du Raviffeur auquel elle ne répondoit rien Favoienfbien-tot détrompée. Qu'on Favoit conduite k U porte d'un. jardin dans. une. maifon x ix>ai& X iv.  3 2. 8 V O Y A G E que Céphife & eet homme n'eurent pas plutot vu fon vifage a la clarté-qu'on avoit apportée, que paroiffant tout-a-coup interdits, elle reconnut dans 1'émotion de leur vifage leur furprife, que s'étant enfuite long tems parlé en fecret, eet homme 1'avoit enfin abordée, & fait de grandes excufes, mais fort mal digérées de 1'infulte qu'elle venoit de recevoir, ajoutant qu'il s'étoit trompé, qu'elle devoit pardonner a fen erreur , & qu'elle pouvoit remonter librement dans le même caroffe qui 1'avoit emmenée, & qui la remettroit dans le même lieu oh l'on 1'avoit prife; mais que Céphife ni lui ne pouvoient pas fe réfoudre a 1'accompagner, de forte que dans eet état elle avoit cru n'avoir pas d'autre parti a prendre que celui de remonter en caroffe & de venir rejoindre fa mère. II ne fut pas difficile k Cléante de juger que c'étoit une nouvelle entreprife de la Camardière fur Virginie, & que le feul hafard avoit fait avorter comme les autres. II détefla la méchanceté de Céphife, & réfolut de fe venger k la première occafion de toutes les fourbes de ce rival, mais d'une manière plus forte qu'il n'avoit encore fait, & fon courroux redoubla même lorfque je lui appris 1'infulte dont il »voit été 1'objet, & fon Gafcon la vi&ime.  deFalaise: 31$ Cette aventure par le tumulte qu'elle caufa , mit une étrange confufion dans les difpofitions du bal, & avoit empêché qu'on ne le commencat ; mais il en furvint une autre beaucoup plus importante, Sc qui caufa une bien plus étrange furprife dans tous les efprits. Virginie étoit fortie du jardin oh elle avoit paffé une derai-heure avec Cléante dans un tête-a-tête qui avoit fini fes inquiétudes, & déterminé fes réfolutions ; elle remonta dans la falie, Sc voyant Mariane de retour qui achevoit de conter fon aventure, elle ne put s'empêcher, par la tendreffe qu'elle avoit pour elle, de fendre la preffe Sc de 1'aller embraffer. Cléante étoit entré prefqu'en même-tems que Virginie, Sc comme il croyoit qu'après les paroles qu'elle venoit de lui donner, il pouvoit fe difpenfer des mefures qu'il avoit jufques-la gardées avec la Bourimière ; il fe tenoit démafqué, Sc embraffoit Florimond, en lui rendant compte a 1'oreille du fuccès de fon entrevue, lorfque notre poëte, qui depuis une heure s'étoit rendu 1'inféparable efpion du faux Cléante, reconnut le véritabie, Sc fe voyant trompé par un fïratagême qui ne pouvoit que renfermer un grand myftère, il ne douta point que Virginie ne vïnt de lui accorder eet entretien qu'il redoutoit fi fort, Sc que par toutes fortes  33» V O Y A G E de moyensil vouloit empêcher.- La joie même qu'il appercut fur le vifage de fon rival, lui fit augurer un conientement qui le mettoit au défefpoir. II ne confulta donc plus que les mouvemens impétueux de fa jaloufie , & fe détachant avec dépit du Gafcon & de moi, il courut a Virginie , Ia prit par le bras, Sc la retirant des embraffemens de Mariane, tandis que madame de Florimond étoit allée donner quelques ordres; ah! Virginie , lui dit-il, cruelle Virginie, c'eft m'infulter trop ouvertement, je ne puis être plus long-tems le témoin de ma honfe & de la félicité de mon rival ; fuivez-moi, & que je n'aie plus la douleur de vous voir ici. • D-epuis que je fuis au monde , répondït :Virginie , je vous ai révéré comme le doit une véritabie fille, j'aurai jufqu'a la mort les mêmes •refpecfs pour vous, mais pouvez-vous forcer inion cceur, Sc croyez-vous qu'il me foit ,poffible de regarder comme amant celui que j'honore comme mon père ? <' Ah ingratel dit la Bourimière, fi l'amour que vous avez'pour Cléante ne vous aveugloit pas , vous n'auriez pas recours a ce nom imaginaire de fille pour vous défendre de répondre a ma paffion, & refufer d'être mon époufê. Je ne puis vous nier, répliqua Virginie, ce  ■DE FALAISE. 331 que vous favez déja; & afin que vous foyez ïnformé de ce que vous ignorez encore, fachez que Cléante n'a pas-feulement mon cceur, mais que je viens de lu.i donner ma foi, & que telle que.foitma defïinée, rien ne peut mempêcher d'être a lui. Je fuis fachée que vous me forciez a une déclaration fi publique, mais les chofes font réduires a un point que je ne puis plus me difpenfer de vous les apprendre, Tandis que la Bourimière & Virginie parJoient de la forte en préfence de quantité de perfonnes qui les écoutoient; Cléante qui voyoit fesantérêrs en de bonnes mains pour les défendre, gardoit le filence & fourioit de tems en tems avec Florimond qui venbit d'apprendre de lui ce qui s'étoit paffé dans le jardin. ; Mais dans le même tems madame de Florimond étant rentrée, & au bruit de cette conteftation s'approchant de Virginie qu'elle n'avoit point encore vue , elle n'eut pas plutót porté fes yeux fur une croix de diamans qu'elle vit attachée au devant de fa gorge , & fufpendue a un ruban or & bleu ; que portant la main deffus , & faifant paroïtre fur fon vifage une émotion extraordinaire, elle regarda fort attentivement Pune & 1'autre. Vous regardez , madame , lui dit Virginie ; tout ce que j'ai jamais eu de ceux qui «font  331 V O Y A G E donné la vie , & qui ne m'ont pas crue digne qu'on prit aucun foin de moi. A ces mots, madame de Florimond la regardant fixement , Sc voyant fes yeux auffi grands r auffi brillans , & de même couleur que ceux de monfieur d'Olinville , qui les avoit parfaitement beaux , ck joignant a toutes ces marqués ceque la Bourimière avoit compté la veille , elle fit un cri , &c 1'embraffant , ah Virginie ! dit-elle , feroit-il bien poffible que vous fuffiez cette même fille , qu'une femme a laquelle feule je me con6ois , eut la cruauté d'expofer après que votre naiffance fecrete , & la difgrace de votre père m'eurent mife a deux doigts de la mort , & öté toute la liberté de penfer a vous ? Puis fe tournant vers la Bourimière , voila donc cette même Virginie dont vous nous parliez hier , &c que vous trouvates il y a vingt ans a Caen, avec cette même croix ; & ce même ruban ? C'eft elle-même , dit la Bourimière, & non-feulement elle avoit ces marqués que vous avez fi-töt reconnues; mais je conferve précieufement chez moi la corbeille dans laquelle elle fut expofée , & tout ce qui 1'enveloppoit. Ce fpedfacle jetta toute 1'affemblée dans une furprife étonnante ; Florimond qui étoit pré-  de Falaise. 333 fent, fe voyoit tout-a-lafois , & contre fon attente , pourvu non-feulement d'un beaupère , mais d'une fceur de vingt ans, qui rempliffoit le cas de Paft e que fa mère lui avoit fait figner ; cependant 1'intérêt ne 1'empêcha point de prendre toute la part poffible h la joie de fa mère , qui ne fe pouvoit laffer d'embraffer une fille qu'elle avoit pleurée , qu'elle avoit fouhaitée, & qu'elle retrouvoit dans une conjonfture fi heureufe. Monfieur d'Olinville, a qui cette nouvelle fut portée dans une chambre voilïne oitil étoit allé, accourut, & reconnut Iui-même la croix & le ruban , & ne douta point que cette fille ne fütle fruit de fes premières amours avec madame de Florimond , & de la promeffe réciproque d'un mariage que 1'affaire cruelle qui lui furvint Favoit empêché d'exécuter; il embraffa donc Virginie, & ayant enfuite embraffé la Bourimière, il 1'affura d'une éternelle reconnoiffance des foins qu'il avoit pris de fon éducation , & de Pen récompenfer. Je fuis, répondit la Bourimière , affez récompenfé de tous mes foins par la joie fenfible que j'ai de ce qu'elle retrouve fes véritables parens. Je fais bien que la naiffance illuftre que la fortune lui rend aujourd'hui ,  334 V © Y A G È & les grands biens qu'elle doit attendre de vous & de madame fa mère , 1'élévent fi fort au-deffus de moi, qu'ils ötent a mon amour tout 1'efpoir dont il pouvoit fe flatter lorfque je ne lui voyois ni bien ni naiffance ; mais fi cette difproportion me force a étouffer une paffion qu'elle n'a jamais voulu écouter , & qui m'a prefque rendu fou, elle n'étouffera jamais la tendrefie de père que je veux toute ma vie lui conferver , & dont elle reffentira des effets plus puiffans qu'elle ne croit. II n'y eut perfonne dans i'affemblée, qui ne vint témoigner a Virginie par fes embr-affemens Ie plaifir général qu'on reffentoit d'une fi heureufe reconnoiffance ; mais le feul Cléante, joyeux du bonheur de fa maïtrefie , trembioit qu'il ne fut fatal a fon amour. II voyoit fon aimable Virginie aiitant aüdeffus de fes biens , & même de toutes ies efpérances , qu'il s'étoit vu au-deffus d'elle lorfqu'ils s'étoient promis une foi réciproque; II n'ignoroit pas qu'elle entroit fous la puiffance d'un père & d'une mère dont fa deftinée alloit dépendre , & qui auroient pour fon éta-> bliffement des vues bien plus élevées , il efperoit néanmoins, & fur 1'amitié de Florimond , & fur la fincérité d'ame de la géné-  de FalaiSe. 335 reufe Virginie , qui avec tant de tendrefie && tant de bonté venoit de lui donner fa foi & fa parol e. II ne lui fit donc qu'en tremblant fon com-> pliment de conjouiffance fur fa nouvelle qualité , & lui dit tout bas : Cléante ne vous perd-il point, lorfque d'heureux pareris vous retrouvent. Non j Cléante, dit' Virginie, non, mon cceur eft au-deffus de la fortune, j'étois a vous avant que le ciel m'eüt rendu k mes parens , & je ne ferai point leur fille , que vous rue foyez leur gendre. Florimond , qui voyoit bien fur le vifage de Cléante , que la crainte de perdre Virginie troubloit la joie qu'il devoit avoir de fon bonheur , s'approcha d'eux , & fe doutant bien de ce qu'ils fe difoient tout bas , il prit la main de fa loeur & celle de Cléante, les mit 1'une dans 1'autre , & s'adreffant a lui ; j'ai été, lui dit-il, comme votre ami, le confident de votre paffion , mais a préfent comme frère, je prétends en être le protecleur, & je' vous promets que Virginie ne fera jamais de mon confentement a d'autre qu'a vous. En difant ces mots, & fans quitter les deux mains qu'il tenoit, il fe tourna vers M. d'Olinville & madame de Florimond occupés a ré-  V O Y A G E pondre a une infinité de complimens qu'on leur faifoit fur le mérite & la beauté de Virginie, & il leur dit : le ciel vous rend une fille &C k moi une fceur, & elle nous feroit encore inconnue fi je ne 1'avois pas moi-même retirée des mains de fes raviffeurs ; je ne prétends pas jn'être acquis par-la quelques droits fur elle au-deffus des vötres; mais je ne pourrai goüter le plaifir de poffeder une fceur fi aimable , fi vous rendez le meilleur de mes amis le plus défolé de tous les hommes. Cléante, ajouta-t-il, eft un homme de mérite , & mon plus intime ami ; il aime ma fceur d'une paffion fi généreufe , que fans biens & fans naiffance il 1'aurolt élevée a 1'honneur d'être fon époufe , il en eft aimé avec paffion; vous n'ignorez. ni 1'un ni 1'autre quels font les effets de l'amour fur deux cceurs qui en font vivement pénétrés , puifque Virginie eft ellemême le fruit de votre amour ; je vous demande donc a 1'un & a 1'autre, que le bonheur de ma fceur ne faffe pas deux infortunés. M. d'Olinville très-riche , & madame de Florimond très-ambitieufe , formoient déja fur cette fille des projets de quelque alliance illuftre dans la province ; c'eft ce qui fit qu'ils ne répondirent pas a Florimond de la manière  be Falaise. 337 nière qu'il efpéroit; ils ne le rebutèrent pas néanmoins par un refus , mais M. d'Olinville lui dit qu'une affaire de cette importance n'étoit pas d'une nature a être précipitée , qu'il étoit bon de reprendre haleinefur 1'émotionque cette aventure venoit de leur donner , que la première chofe qu'ils avoient a faire , c'étoit d'accomplir leur mariage pour affurer 1'état de Virginie , qu'enfuite on pourroit écouter tout , & qu'on verrok quels égards on auroit pour le mérite de Cléante , pour les bonnes intentions de Florimond, & pour le penchant de Virginie. La Bourimière étoit préfent , qui , après avoir attentivemcnt écouté ce que difbit M. d'Olinville , prit la parole , & par une faillie , a laquelle qui que ce foit ne fe feroit attendu ; il n'y a pas une heure , dit-il en le regardant , que vous êtesle père de Virginie, & il y a vingt ans que je le fuis, ainfi je prétends avoir quelque voix en chapitre pour fon mariage ; je connois Cléante pour un des plus honnêtes hommes du monde , & fon oncle eft bien la meilleure pate de vivant qui foit fous le ciel. Qu'aurez-vous a dire fi 1'oncle affure a Cléante fa fucceffion ? & je fuis perfuadé qu'il ne le refufera pas. Quoi qu'il en foit, je vous déclare, moi, que j'ai concu Y  338 Vb'T X GÉ une eftime fi fingulière pour Cléante ~, que pour' exécuter le deflèin que j'ai toujours eu d'affurer tous mes biens k Virginie , que j'aime comme ma vraïe fille ; & pour priver mon Indigne neveu d"une fucceflion qu'il ne mérite pas, j'adcjpte ces deux amans pour mes enfans ; & que je Ieurdonnerai tout mon bien, qui monte è plus de cent mille écus,pour en jouir après ma mort , pourvu que vous confentiez a leur mariage.; fi la propofition vous plait, parlez ? Tandis que M. d'Olinville & madame de Florimond, furpris de cette propofition , fe regardoient comme pour le confulter réciproquement , Cléante & Virginie embraffèrent tour k tour la Bourimière, & lui dirent tout ce que leur amour put leur faire imaginer de plus tendre & de plus reconnoiffant, & anfuite Virginie s'étant jettée aux pieds de d'Olinville , lui dit , qu'elle étoit forcée de lui déclarer que non-feulement elle aimoit Cléante d'un amour qui feroit éternel, mais qu'ils s'étóïent engagés réciproquement leur foi d'une manière fi abfolue, & avec des fermens fi inviolables, que s'il ne 1'époufoit point, elle étoit rélolue cfentrer dès ie lendemain dans un couvent ob elle étoit attendue , &Z que jamais elle n'en épouferoit d'autre.  be Faiaise: 33$ Cette déclaration appuyée des empreflemens de Florimond , k qui toute 1'affemblée fe joignit en faveur de ces deux amans , ébranla M. d'Olinville, & madame de Florimond s'étantrendue la première , le porta enfin elle-même a confentir a ce mariage. Cléante voulut fe jetter a leurs pieds pour les remercier, mais ils Pembraffèrent 1'un & 1'autre, & lui fireitf toutes les careffes poffibles. Cependant dès que j'eus oui la Bourimière , je crus qu'il étoit k propos de fonder le bon* homme pour ne point perdre des momens fi précieux ; ainfi je prisun carroffe a la porte, conrus chez l'oncle de Cléante que je fis éveiller , & lui ayant en peu de mots compté cette aventure merveilleufe & en quel état étoient les chofes , je le trouvai très-difpofé k faire tout ce^qui pouvoit contribuer a 1'établifiëment avantageux de Cléante. II aimoit tendrement le neveu , & s'étant au plus vite habillé , il monta en carroffe avec moi, & nous arrivames chez madame de Florimond dans le tems que tout venoit d'être conclu. Le bon-homme leur déclara qu'il étoit prêt d'affurer k fon neveu la fucceffion entière de tous fes biens , & que dès a-préfent il lui donneroit pour cinq mille livres de rente de Yij  34° V O Y A G E bons contrats. Et la Bourimière promit auffi de tenir la parole qu'il avoit donnée , & il la tint en effet. Tout étoit dans une joie inconcevable , & Ia Bourimière fe préparoit a faire , difoit-il , les plus beaux vers du monde , fur une aventure dans laquelle il n'avoit pas la moindre part ; mais afin que toute la familie participat è ce plaifir, Florimond entretenant la fille de madame la Boiffière , trouva que fa beauté étoit foutenue de tant de douceurs , que , comme elle étoit d'ailleurs fille unique , & un très-bon & très-riche parti , il ne trouva aucun obftacle a la réfolution foudaine qu'il prit de 1'époufer, Sc d'ajouter ce mariage aux deux autres qui étoient déja conclus. Ainfi, le tems c'u bal s'étant paffé fans que Fon pensat a danfer , on fervir entre deux & trois heures une magnifique collation qui étoit toute préparée ; on mit la Bourimière a la première place de la table , comme celui a qui l'on avoit toute 1'obligation du bonheur de Virginie; il anima la joie comme par ure infinité de faillies divertiffantes, on but, on rit , & l'on ne manqua pas d'y parler de la conduite infame de la Camardière , & de la violence téméraire de toutes fes entreprifes.  DE FALAISE. 341 Onles jugea très-coupables, & Florimond vouloit que Cléante le pourfuivit , pour lui faire faire fon procés; mais la Bourimière dit, que tout méchant qu'il fut , c'étoit fon neveu ; que , comme il avoit 1'ame auffi intéreffée que lache & perfide, il feroit affez puni par la privation de fa fucceffion ,.& que 1'abandonnant & Céphife auffi a leurs remords & k leur malheureufe defiinée , il ne falloit penfer qu'i tout ce qui pouvoit nous faire plaifir a tous. A ce mot, il prit un verre & nous mit tous en train de chanter ; on tint table jufqu'a la pointe du jour, & Fon prit heure fur le foir, pour paffer tous les contrats chezlebon-homme, qui donna un fuperbe fouper a toute la compagnie ; & afin que qui que ce foit ne put être mécontënt de tout ce qui s'étoit paffé , il voulut que Cléante comptat au Gafcon autant d'écus qu'il avoit recu de coups de baton pour lui , & dont il feroit cru a fon ferment jufqu'au nombre de cent, & en même-tems il prêta les deniers k fon neveu pour le payer. II voulut même le lendemain fe rendre avec tous les autres k Caen , peur être préfent a la célébration des trois mariages qui fe firent touta-la-fois devant une afluence prodigieufe d'affiftans, qui pranoient un plaifir fingulier de Y iij  §f4* VOYAGE ÖE F Ai Ai SE. Voir Virginie tout en un même jour mife fouS le drap de fes père & mère , pour être légitiméê & fous le drap avec Cléante, pour en être Pépöufe. fin du voyagé dé Fdlaifê,  VOYAGE D E M A N T E S. Par Bonneva l.   VOYAGE D E M A N T E S. chapitre premier. Riflexions fans fuite fur ce qui a donné Lieu au rejle. De tous les tems, il y a eu des originaux. Les mêmes , quant au fond, la forme feule a changé. Les bonnes gens dont je me propofe de tracer les ridicules, reffembloient. par leurs travers k ceux d'k préfent. Inhabiles k les cacher, ils n'avoient pas befoin d'impudence pour les foutenir, quand ils fe voyoient découverts. Alors on rougiffoit encore. Avouer fa faute en bégayant, c'étoit commencer k réparer fes torts. Depuis le départ de la pudeur, tout a bien changé de face.  34(5 v o y a o ê Partifan né du plaifir , cédant au torrent des pafïions, je ne pouvois manquer de me trouver au même titre des contemporains de mon libertinage : c'étoit marchandilë mêlée , comme on le verra dans la fuite ; Sc je d;>is au hafard le bonheur de m'en rappeller la mémrire fans être obli^é d'en rougir. Que de gens en voudroient pouvoir dire a.itant ! Le f u enir des écarts de la jeuneffe nous couvre fouvent de honte, Sc nous fuyons avec autant d'empreffement les compagnons de nos plaifirs paffes , que nous les recherchions autrefois. Qu'il importe ou non de lë fkvoir, j'ai pris naiffance au fond d'une province éloignée de la capitale. Ou? II m'importe beaucoup que l'on 1'ignore, Si l'on faura pourquoi. ■ Echappé de la férule, j'abufai des premiers momens de ma liberté pour me livrer avec excès aux plaifirs, d'autant plus attrayans, qu'ils étoient nouveaux. La raiforï, dont la force n'étoit fondée qüe fur la théorie de la volupté , pouvoit-èlle être une barrière afïez foftë pour arrêter la fougue de mes defirs ? Le dégout des plaifirs a, peut-être, fait autant de fages que les réflexions les plus prévoyantes, fur-tout quand on vous les fait faire fur des chofes que l'on ne vous fait entre voir que pour vous détourner de les c'on*  de Mantès. 347 noïtre. Le feu de Page me fit fouhaiter de les approfondir ; 11 me falloit des reffources pour fatifaire mon goüt; elles étoient légères : mon père me paroiffoit trop économe ; il me faxoit a fon tour de prodigalité : nous avions tort tous les deux , a regarder les chofes d'un certein cöté ; je 1'ai fenti depuis. Pour arrêter le cours de mes caravanes, le papa réfolut de m'envoyer a Paris ; il efpéroit, en me dépayfant & flattant mon amour-propre d'un établiflement honorable , que le travail qu'il me faudroit faire pour m'en rendre digne, écarteroit entièrement les idéés de diffipation qui lui paroiffoient fi oppofées a celles qu'il avoit pour mon avancement & la fatisiaclion de fa vanité. Les progrès de fon commerce n'avoient fervi qu'a lui faire fentir la prétendue baffeilè de fon état; il vouloit fe dédommager, de la contrainte oii 1'avoit réduit 1'uniformité de fa fituation avec fes confrères. La première charge de judicature devoit Pen venger; il me falloit mettreen état de lapofféder.LesrichelTes applanirent la difEculté ; mais les richefïes ne nous fauvént du fifflet, qu'autant que le favoir en juftifie Pemploi: on m'en fit fentir 1'importance, & je courus me ranger fous la conduite d'un procureur de Paris , qui s'étoit attiré la vénération de la familie, & celafondé, comme  348 V o y A g e prefque toutes les réputations , plutót fur le hafard que fur le favolr, a moins que l'on n'appelle fcience le méchanifme de 1'etat. Que l'on foit ignorant, que l'on paffe même pour ne pas avoir d'efprit au dire de certains appréciateurs, c'eft en avoir , & du meilleur, que d'avoir Pefprit de fon métier. On n'eft pas eftimé dans Ia fociété , il eft vrai, mais on a 1'effe'ntiel. L'efprit qui convient dans cette fociété, eft Feiprit de tous les hommes en générai ; ordinairement fuperficiel, mais eftimable quand on fait 1'allier avec le favoir de la place que l'on occupe. Je m'appercois que je me débats de l'efprit au fujet du plus borné de tous les procureurs , quant a l'efprit de fociété. Combien de fes pareils fe font piqués , & fe piquent d'en avoir, qui fe rendent plus ridicules. Que l'on ne s'ennuye pas de mes digreffions, fi elles ne fatisfont pas mes lefteurs ; & je le dis , malgré tout mon amour propre , s'il fe trouve des lècfeurs d'un ouvrage que l'on ne doit qu'a mon oifiveté , qu'ils fe préparent ces leöeurs k de plus grandes digreffions. Mon goüt, peutêtre , pourra changer par intervalle. Au refle , cömme j'écris par facade, on peut me lire de même.  DE MANTES. ^ CHAP1TRE ft Départ, arrivêc , projets. A MON départ, mon père fe jufijfia amicalèinent du paffe, en m'aliéguant des raifons dont les pères ne manquent jamais en pareilles rencontres. II me fit une peinture de tous les périls que j'aüois braver, en homme qui les avoit vus de prés. Je promis de profiter de fes confeiis , & lui ai tenu parole en homme plus heureux que fage. A mon arrivée, je {ongeai férieufement a me mettre en état de remplir les devoirs de la charge qu'on me deftinoit: elle demandoit une etude profonde de la chicane, pour en favoir dérnêler les détóurs. Un travail continuel auroit pu m'accabler. Mon efprit, qui s'y foutenoit plus par raifon que par goüt, demandoit du relache. Le cceur revendiquoit fes droits ; il lui falloit de I'amÏÏ- fement; au moins les fens entroienï pour leur part dans eet arrangement. Faire l'amour au-dehors, je fentis combien mon tems m'étoit précieux. Pour mettre tout d'accord, èk n'être point diflrait dans mes occupations, ie réfolus d'adreffer mes vcen-v *  350 Voyagï la fille du procureur, par convenance d'abord, ou fi l'on veut, par une efpèce de reconnoiffance qui n'eft que trop d'ufage dans le monde envers ceux qui nous obligent. Mademoifelle Hugon recut mes petits foins avec plaifir , &c fans s'effaroucher du but que je paroiffois me propofer. Dans une fituation égale des deux parts , tout dépendoit de 1'occafion pour remplir nos vues. Après s'être montrée fous les plus beaux dehors, la perfide s'écbappoit au moment que nous croyions la faifir, J'étois préparé a tout événement, & dans Vage oii la témérité rend fouvent heureux. Si j'euffe rencontré dans ma petite maitreffe un peu plus de réfolution, nous aurions profité d'inftans courts, a la vérité, qui font d'autant plus précieux , que leur peu de durée ne nous laiffe que les moyens d'efquiffer le plaifir. Le fouvenirde cesinflans Sd'efpoir d'enretrouver de pareils rempliffent Pimagination de peintures voluptueufes, prefque égales au plaifir, fi elles ne le furpaffent quelquefois. Je rencontrai , malheureufement pour moi, une fille toute neuve : la bonne volonté n'étoit pas ce qui lui manquoit : les defirs la dévoroient ; mais le vent d'une mouche la faifoit trembler.  ï) É M A N f E S'j jjj1 CHAPITRE III. Motifs du voyage. L'automne nous fut plus favorifble que le printems : M. Hugon, le plus laborieux & le plus apre des procureurs, fe trouvant, par un excès de travail, prefque fans aifaire , fe détermina, pour la première fois, a quitter fon étude pendant les vacances, & en aller paffer le tems auprès d'une nièce qui réfidoit aux environs de Mar.tes. Soit pour obliger fa nièce, ou par un principe d'économie, vu 1'inaaion préfente il fe rendit a ces follicitations. Inviter un bourgeois a venir a la campagne, c'eft inviter toute la maifon , les animaux n'en font pas même exempts. On mit deux clercs & la fervante a la porte ; les clefs du corps-de-logis qu'occupoit M. Hugon , furent dépofées chez un huiffier, fon voifin & fon intime. On me propofa d'être du voyage comme une chofe fur laquelle on avoit compté. J'y taupai d'autant plus volontiers, que j'efpérai tirer un grand avantage de la liberté dont on jouit a la campagne pour triompher des irréfolutions perpétuelles de mademoifelle Hugon. Nous voila donc un beau matin emballés dans la grande cariolle de  / 351 Voyage Saint-Germain. M. Hugon, madame fa chèré époufe, mademoifelle Hugon, le petit Hugon fon frère , Dépêches , maitre - clerc & fidéle Ecuyer de madame Hugon , & moi, fans oublier plufieurs facs de nuit, & autres paquets très-embarraffans; item, deux chiens qu'il fallut mettre du voyage ; un gros caniche, le bienaimé de madame Hugon : notre maitre-clerc fe chargea du foin de fa conduite : je m'emparaï d'un petit guerdin dont on avoit fait préfent a madetnoiielle Hugon depuis quelques jours; plus, une grande cage de perroquet, & un perroquet dont les cris perc^ns nous étourdirent jufqu'au pont de Neuilly, oü la voiture arrêta. Aux cris du perroquet, du jappement des chiens qui le fecondoient par intervalle, & aux propos de deux femmes dont nous effuyames a ce fujet la mauvaife humeur , fuccéda une fcène capable d'attendrir un lefleur facile a émouvoir, fi ma plume étoit affez éloquente pour la lui rendre. CHAPITRE  P e M a n t e s. 35$ C H A P I T R E IV. Combat de Neuilly. Les deux femmes è qui la compagnie des chiens & du perroquet avoit tant déphi, fautèrent k bas de la voiture a 1'aide d'un gros garcon boulanger qui leur tendit les bras. Notre maitre-clerc préfenta 1'épaule è madame Hugon ; j'enlevai la petite Hugon, lui faifant faire demi-tour è gauche. Le petit Hugon donna du pied en terre ; & M. Hugon en le grondant, & voulant fe débarraffer de tous les paquets que nous avions obligeamment diftribués autour de lui, penfa fe caffer le col. Nos mitronnes , après avoir bu un coup de chaque main , alloient pour monter dans une charrette qui les attendoit a quatre pas , lorfqu'un diable de fiacre qui paffa dans le moment, s'avila , par une malice naturelle k ces meffieurs, d'embarraffer fon effieu dans la roue de la charrette. H 1'emmenoit grand train a reculons. Legjrcon dont j'ai parlé ci-deffus s que le haiard ramenoit fur la porte du cabaret, s'élanca au fecours de fon pauvre limonier; il le raffura en le prenant a la bride; & ne voulant pas céder a fon adverfaire, fit faire a fon tour la même manoeuvre Z  354 Voyage au fiacre. Le carroffe culbuta ; des cris fourds apprirent aux fpectateurs que la voiture renferinoit des gens mal a leur aife. Inutilement le jetta-t-on au-devant des chevaux qui trainoient le carroffe ; les paifibles animaux demeurèrent comme immobiles, fans cependant paroitre effrayés du défordre. Le fiacre, tout bouillant de colère , & outré de fa défaite , defcendit le fouet haut, en mena9ant le mitron. Les deux champions s'accablèrent d'injures; 1'air retentit de tous les mots propres en pareille occafion. Un coup de fouet bien déployé, qui envelonpa les jambes nues du mitron , fut le fignal du combat le plus fanglant. Les deux parties s'accrochèrent, après avoir ii&M réciproquement aux plus fiers coups de poing que l'on lancat jamais. Une des mitronnes voulut les féparer; après avoir attrapé des coups des deux cótés , elle alla en culbutant rejoindre fa camarade , & toutes deux fe mirent a miauler en chorus. Les uns ricient; les autres applaudiffoient: chaque paffant reftoit comme ftupéfait, & formoit le cercle. Les deux champions fe bourroient fans mot dire; plus les témoins augmentoient, plus leur vigueur fe renouvelloit. Un croc en jambe, un tour de rein, les fit rouler enlembre fur la pouffière. A eet afpeft, nous fortimes de 1'admiration que nous avoit  de Mantes. 355 caufé la facon dont ils avoient mefuré leurs armes, & l'on courut, comme de concert, a des baquets plein d'eau que l'on leur verfa fór le corps pour les pouvoir féparer. Nos athlètes entraïnés chacun de leur cöté, on fe reffouvint de la voiture. J'appercus en ouvrant la portière une affez jolie jambe , avec un bas vert & un foulier couleur de rofe; on m'aida a retirer une jeune fille, & cependant avec toute la décence que l'on püt obferver avec des jupes fans deffous-defious. Suivit un jeune homme qui avoit un ceil poché, & un autre femme a tête chauve, a qui, vifite fake, on ne trouva que cinq ou fix boffes. Le fiacre fut la première viflime du jeune homme , qui débuta par lui appliquer vingt coups de canne, d'un bras vigoureux & difpos ; fe retournant comme un éclair vers le mitron , qui le regardoit avec plaifir, il lui en diftribua autant. La juftice rendue, l'on prévint les efFets d'un emportement qui n'étoit plus tolérable ; on fe jetta a la traverfe, & la jeune demoifelle nous aida h calmer la furie du jeune homme. La vieille, qui, pendant la dernière expédition , s'étoit remife avec cinq | üx verres de ratafia, voulut auffi entrer en lice ; & commencint par des apofirophes qui la décélèrent, 'elle Zij  356 V o y ag e alloit renouvellër la querelle , fans deux capueins qui arrivèrent a propos pour tétablir la tranquillité par kur exhortation. Les boulangères entraïnèrent leur mitron, qui ne ceffoit de faire des grimaces & des .geftes. Bien battu, bienpayé, le fiacre très-fatisfait de fa courfe, remontant de fang-froid fur fon fiège , s'en retourna prefque en triomphe. CHAPITRE V. Reconnolffance. Pan sé, effuyé , rafraichi, chacun fe mit en devoirde continuer la route. Les capucirfs nous honorèrent de leur prélence ; la foit-di.fante mère , la jeune fille & fon prétendu mari montèrent auffi dans la voiture. A vingt pas de la, un inconnu demanda place : ce que le cocher lui accorda fans nous confulter. 11 monte, s'affeoit a une portière , nous falue ; le cocher touche, & nous trottons. Bien cahotés, bien preffés & mourans de chaud, on propofa de baiffer les portières. maudit expediënt, qui nous mit en proye a un t conflit d'odeurs infoutenables. Je 1'avoue, les capucins devinrent intérieurement les yicfimes de ma mauvaife humeur.  de Mant e s. y Ê M A "N T E S.' 36*1 Mademoifelle Hugon & moi nous occuppions 1'autre portière, après avoir pris une légère part a cette aventure, nous employames nos yeuxa un meilleur ufage. Mademoifelle Hugon, comme je 1'ai déja remarqué , étoit de ces fiHes auxquelles il pèfe furieufement de 1'être dans la dernière exaflitude. Elle avoit dix-neuf ans, fon tempéramment étoit formé, & la chagnnoit de plus en plus depuis notre connoiffance: une taille courte & ramaffée , de la gorge jufqu'au menton , & des yeux qui, agités dans ce moment par la fituation de fon ame, poffédoient eet attrait qui fait tant faire de folies. Les gens qui ont vêcu m'entendent. Neus étions a la gêne , un geile nous eut trahi ; les regards ne s'élancoient qua la,dérobée, Pexpreffion en étoit plus vive : on fe frottoit furtivement le bout des doigts, faveur unique dont 1'inftant formoit le prix; ce que c'eft que la contrainte! loin de s'en plaindre, on devroit la chérir; elle fait fouvent valoir , ce que fans elle on n'auroit pas recherché. Après avoir effuyé maints quolibets, nous arrivames, & chacun gagna lauberge felon fon goüt; nous nous rendimes a celle que l'on nous avoit indiquée dès Paris.  362 V O Y A G E CHAPITRE VI. Réception a. Saint - Gcrmain. XJtf filence morne régnoit dans toute la maifon ; Ia maitreffe nous recüt d'un air abattu , les fervantes avoient la phyfionomie renfrognêe ; 1'höte jufoit quand nous entrames , ces carognes de filles nous portent toujours malheur , difoit - il , fans oublier plufieurs expreffions dont ces fortes de gens font feuls en poffeffian. C'eft affez pleurer bégueule, le mal eft fait, prends-le en patience ; la bégueule pleuroit avec grace , elle en devenoit plus inféreffante ; les larmes' ne vont pas a toutes les femmes; auffi quand elles leur fiaient, elles 'en font plus dangereufes. Qui nous vient la, dit 1'höte, en nous appercevant, un perroquet, des chiens, des femmes, des enfans; bonne pratique : eh catau, margot, alertes donc, que faites - vous les bras croifés, menez ces dames k la chambre verte. Nous fuivons Catau & Margot pour aller reconnoitre notre logement. En montant je demandai la caufe du vacarme; oh! vraiment, dit 1'une , c'eft une hiftoire : je n'ai pas le tems de la faire; voila la chambre , c'eft ce qui nous refte , choififlez.  de Mant e s. 363 Quatre lits a colonne en occuppoient les quatre coins; madame Hugon après les avoir bien tatés, les trouva fort mauvais; M. Hugon prit occafion des quatre lits pour lui dire avec ce tón de mauvais plaifant, qu'il s'étoit rendu li naturel : oh ! narbleu , tu coucheras avec moi Babet, pour le coup , il n'y a pas moyen de s'en dédire. Toujours de vos coq a~l'ane , mon mari, vous êtes incorrigible : coucher deux? le beau projet! il me faut une chambre a deux lits pour moi & pour ma fille, ou je garde celle-ci, nous dit-el!e, s'il n'y en a point d'autre; arrangez-vous, & tout de fuite ; allons donc , meffieurs , quelle jeuneffe eft-ce ia? Defcendez , n'avez-vous pas une langue ? qu'en voulez - vous faire ? Pour vous, mon mari, plus de chanfons , elles m'ennuyent. Mérote, lui dit M. Hugon , fur quelle herbe avez-vous marché? Oh ! mérote, écoutez-le, il a tout dit. Je les laiflai aux prifes; 5i faififfant 1'occafion de mettre a c-.xécv.üon un projet qui me paroiffoit bien cor.cu , j'allai, fuivi de Dépêches, notre Maitre - Cierc , m'adreffer a 1'hötefi'e, comme me parciffant plus accommodante ; n'auriez vous pas d'autres lits? lui dis-je , en 1'abordant, onles paiera ce qu'il faut. Comment d'autres lits? ceux-la font bons, il ne loge ici que ce qu'il y a de mieux. Vous êtes donc bien  .5^4 Voyage dirficiles? Ces dames "font fatiguées , repris-je» Fatiguées !ne diroit-on pas? elles viennent de Paris; voyez, qu'elle peine. Faites comme il vou.s plaira, je n'en ai point d'autres, a moins que monfieur , dit - elle , en montrant un abbé qui entroit, ne veuille vous céder fa chambre. De quoi eft-il queftion, répartit l'abbé en nous faluant? D-'obliger des dames, repüquai - je , peu faites a voyager; je vous entende, monfieur , ma. chambre eft a leur fervice, mais je doute qu'elles gagnent au change. Au change, dit F'höteffe , pour un abbé de campagne vous ête? cionc bien dclicat. Point de querelle, marnan Poitiers, reprit l'abbé , je cède ma chambre ; je ne puis mieux faire , mais meffieurs, proeurez-moi 1'honneur de faluer ces dames ; en qualité de voyageur, peut-être voudront-elles. me permettre de fouper avec elles. Si le chemin s'adonne du même cöté , ce fera pour com» meneer h lier la connoiffance. Nous allons a Mantes , lui repliquai-je, • «Et puis un coup de fufil laché a vingt pas troubla l'entretien. Madame & mademoifelle Hugon s'évanouïrent; le procureur & fon rils gagnèrent Poiffy fans débrider; Parrivée de deux chaffeursnous raffura ; on fit revenir madame Hugon , les bouteilles furent vifitées ; heureufement que nos poliflbns ne s'effrayoient pas du bruit, fans cela le bagage nous feroit tombé fur les bras» En vérité , dit madame Hugon , après s'être fortifié le cceur , il eft bien difgracieux d'être expofé comme cela au milieu d'une forêt. Oh ! voila qui eft fini, je ne voyage plus. Eh mais! ou eft donc ce M. Hugon , que je le gronde? a Poiffy sürement, dit le prieur ; la peur Pa pris; il alloit a tire dÜailes , Sifon fils 1'imitoit; nous lesrejoindronsbien-tot. Allons, madame , a ce détour , nous découvrons Poiffy. Madame Hugonnefe faifoit plus trainer, lafrayeur Si le vin la ranimèrent. Nouvel affaut; que vois-je , s'écria-t-elle, des cavaliers qui viennent a nous a bride abattue : ah l voila un jour bien malencontr'eux; nous fommes perdus * meffieurs: ma fille, point de réfiftance , la vie,. dit-elle ,en fe jettant a genoux au beau milieu, du chemin;levin dont elle avoit pris unpeu; Aa iv  37^ Voyage plus que de raifon, 1'empêcha de s'appercevoir que ces cavaliers étoient de Ja maréchauffée ; ils nous entourerent: miféricorde , s'écria madame Hu^on ; comment, madame , de quoi eft-ii queftion ? Enfans ferrez de prés , les chevaux pensèrert la fouler aux pieds ; le prieur mit le brigadierau fait de 1'aventure; M. Hugon étoit la caufe de 1'algarade : tour de badaud, dirent-ils , en nous quittant , & éclatant de rire. Badaud , dit madame Hugon , qui s'étoit un peu remife pendant le récit du prieur ; voyez un peu ces vifages qui raifonnent comme leurschevaux; enont-ils? c'eftrimer $a,alIons, allons, je ne vous laverai pas mal la tête, monfieur Hugon. Un orage qui nous menacoitfondit fur notre troupe en fuccès. Madame Hugon ne cria plus, mais elleheurla , devinez comme. Nous arrivames tout trempés & bien haraffés de tant de fcènes.  d e M a n T e s. 37? CHAPITRE X. Arrivée a Poiffy. Hijloire du Prieur. IVIadame Hugon étoit rendue , elle demanda un lit en entrant dans 1'hötellerie ; ne fouhaitez-vous pas vous rafraichir auparavant, dit 1'höte , vous me paroiffez avoir autant hefoin d'un verre de vin que d'un lit. Que par!e-t-il de rafraichiffement ce fot la , dit madame Hugon ; me fait-on entrer ici pour m'infulter ? II s'exprime mal , dit le prieur, mais fon intention eft bonne ; faites nous monter du meilleur , notre maitre , & qu'on nous allume un grand feu. Ma foi , dit 1'höteffe , fi les termes vous choquent, on n'y fauroit que faire ; fachez-vous fi vous voulez , encore faut-il donner le tems de baffiner vos lits ; voila bien de quoi fe gendarmer , c'eft une pluie d'automne, que ne veniez-vous en carroffe , cela ne vous feroit pas arrivé; eft-ce ma faute? L'on étendit les jupes & les manteaux devant un grand feu , qui , fecondé de quelques verres de vin de Mantes, acheva de nous refaire. Madame Hugon ne fachant a qui s'en prendre , paffa fa mauvaife humeur fur fort fils & fon mari. Un bateiier offrit fes fervices,  178 Voyage onles accepta pour partir apès la dinée. Madame Hugon s'écria que l'on vouloit fa mort; après bien des paroles inutiles , elle fe rendit a nos inffances , elle avoit befoin de repos; fa fille refta auprès d'elie ; Delpêcbes , M. Hugon & fon nis allèrem falie un tour a la ciwfine ; ie foleil étant venu a reparoïtre , re prieur & moi nous fortimes pour nous promener en attendant le dïné. Nous nous mïmes a 1'ombre de quelques faules d'oii nous découvrions ce Poiffy fi fameux par fes conférences & la naiffance d'un de nos rois , qui ne nous offroit alors qu'une retraite de pêcheurs que l'on ne connoit aqjourd'hui que par fes marches ; la décadence des lieux amena infenfibiement a celle de la fortune des hommes ; moi, qui vous parle , dit le prieur , j'en fuis un exemple bien furprenant, & il a fallu toute la force de mon efprit pour fupporter les revers que j'ai effuyés. Ce début excita ma curiofité , & je le priai inftamment de la fatisfaire. Volontiers , me dit-il, je céde avec plaifir a votre impatience ; c'eft adoucir fa douleur que d'en expofer la caufe , &C l'on flatte les malheureux quand on les engage a faire le récit de leur intortune ; puis il commemja de la forte. La fortune de mon père a été caufe de tous  T> E M A N T E S.' 37^ nos malheurs ; il avoit recu le jour de pareus aifés, bons laboureurs de père en fils, & qui demeuroient depuis long-tems dans un bourg auprès de Meulan. Mon grand-père coq de fon village , ayant garde deux airies pour le labour , defiina par prédileflion mon père fon cadet a la prêtrife. Les payfans croyant attirer le bonheur dans leur familie , quand ils peuvent confacrer aux autels un de leurs enfans , mon père fut envoyé a Rouen pour faire fes études ; il réuffit affez bien, mais il fit de plus grands progrès dans le libertinage : au tems prefcrit il ne voulut point entendre parler de féminaire; mon grand-père fut outré de voir fes projets renverfés ; envain le fit-il revenir auprès de lui, il lui fut impoffible de rien gagner fur un jeune homme plein de paffions impétueufés ; remontrances , correcfions , peines perdues , mon père nc fe rendit a rien. Enfin , pouffé a bout après avoir tenté virigt moyens clifFérens , mon grand père chaffa fon fils de la maifon : je vous défends , lui dit-il , de ne vous jamais renommer de moi ; je vous abandonne a votre mauvais fort, & vous renonce pour mon fils ; mon père fort déforienté s'adreffa vainement a la familie , chacün avoit lemot,&!ui fermaimpitoyablement la porte en le chaffant avec mépris , & feignant de  3?o Voyage le méconnoïtre. Un laboureur des environs fut le feul qui lui tendit les bras , Sc 1'accueillit dans fon défafire ; quelques jours après, de concert avec mon grand-père, il offfit de lui donner de quoi paffer dans les iles. Mon père accepta 1'offre , elle lui parut fa reffource unique, il fe réfolut d'en proflter ; la févérité dont on ufoit, lui fit une fi grande impreffion , qu'elle le changea tout-a-coup ; malgré toutes les promefles de ne rien négliger pour réparer fes fautes , il ne put obtenir de tomber aux genoux de fon père; le bon-homme tint bon, Sc fe contenta d'augmenter fous main la pacotille. Dix ans paffés fans recevoir de fesrtouvelles, mon grand-père ne préfumant pas que ce fils revint jamais , établit fes autres frères en conféquence ; on le mit au rang de ces libertins dont on n'entend plus parler. Plufieurs années après, le bruit fe répandit que le feigneur du village dont mon grandpère étoit fermier principal , avoit vendu fa terre avec toutes fes dépendances fans aucune réferve ; le contrat de vente avoit été paffe a Meulan. Mon grand-père impatient de voir arriver fon nouveau maitre, Sc de renouveller fes baux dans la crainte d'être traverfé, alloit monter a cheval pour s'informer a Meulan de  de M ante & fa dlemeure. Quand il appercut un équipage a fix chevaux, qui, loin de prendre le chemin du chateau , venoit en droiture a la ferme. Un valet-de-chambre précédoit Ia voiture de cent pas , il lui annon^a fon nouveau feigneur ; mon grand-père courut chapeaubas k la portière pour lui préfenter fon premier hommage. Quelle eft fa furprife ? il voit fortir du carroffe un homme magnifiquement vêtu , qui fe jettea fes genoux & les embraffe. Monfieur , s'écrie mon grand-père, c'eft moi, votre fermier, qui dois être aux vötres. Mon père, mon cher père, lui répond fon fils , car c'étoit lui-même : de quel ceil voyez-vous eet enfant qui vous a caufé tant de chagrins ? II va mourir k vos pieds fi vous ne lui rendez toute votre tendreffe. Ah mon fils , mon cher fils , dit ce bon vieillard tranfporté de joie , & le tenant étroitement ferré entre fes bras; c'eft donc toi que je revois! fans un prompt fecours, le pèi e & Ie fils tomboient embraffés. La nature ufa amplement de fes droits , ils vtrsèrent des larmes de joie , le père prodiguoit careffe fur careffe , & le fils avec des tranfports qu'on ne fauroit exprimer, baifoit & rebaifoit les mains de fon père. La familie qui accourut auffi-töt, fut témoinde laplus tendre desreconnoiffances, & partagea leurs plaifirs Sc leurs larmes ; les  3§i Voyage domefiiques en eurent plus d'attachement &t de rerpeö pour leur maitre. Mon père vit tous fes parens du même ceil; mon pardon o'ntenu, leur dit-il, il ne me refte plus qu'a faire votre bonheur ; c'eft le premier ufage que je dois faire de mes richeffes pour mieux cimenter ma fortune. Ses biens étoient immenfes , il fatisfit Ion humeur généreufe , & dor.na a chacun de quoi vivre dans une honnête aifance. Mon père preffa fon fils de fe marier , vous le d'irai-je a ma honte ? voila Fépoque.de nos malheurs. Mon père céda d'autant plus volontiers aux inftances du fien , qu'il étoit devenu éperdüment amoureux de la fille d'un gentilhomme du yoifinage , alliance fortable pour foutenir mon père dans une charge dont il s'étoit revêtu , & convenable au gentilhomme a qui il ne reftoit qu'une carcaffe de chateau ; &C beaucoup de préfomption de fa naiffance. Sa fille éievée dans fes principes , fit un effort fur elle-même en faveur des grands biens cue mon père poffédoit; mon père 1'aima de bonne foi , elle ne put long-tems fe contenir, & fit éclater tout le mépris qu'elle reffentoit p'our une alliance auffi difpróportionnée felon elle : mon grand-père voulut la ramener avec  DE MANTËS^ douceur ; 011 le traitaavec tant de durelê, que le pauvre homme en mourut de faififfement, ne prévoyant que trop ce qui alloit arriver. Délivrée de la préfence importune d'un controleur qui lui étoit fi fort a charge , ma mère fe livra a toutes les folies qui lui pafsèrent par la tête ; foit par foiblefle oupouracheter la paix , mon père acquiefca a toutesles fa naifies de fa femme; cette complaifance ne la fatisfit oas , & les nouveaux perfonnages qu'elle introduifit a fon gré, achevèrentde lui rendre mon père odieux; il devint pour elle un objet de mépris ; les marqués les plus infultantes qu'elle lui en donna, le conduifirent au tombeau. Elle eut Padreffe de fe racommoder avec lui dans les derniers momens de fa vie , & fe rendit maitreffe abfolue de nos deffiné'es. Nous étions quatre enfaus de ce mariage mal afforti , trois gabons & une fille ; mon père nous recommanda une obéiffance aveugle : méritez par-lè, nous dit-il, dans fes derniers inftans; méritez de jouir de la fortune que je vous laiffe, votre mère en peut difpofer a fon gré; il comptoit en vain fur les promeffes d'une maratre. A peine eüt-il fermé les yeux , qu'elle rompit tout commerce avec la familie , & nous amena a Paris pour rempür fes vues. Un mariage dont elle s'étoit flattée comme d'ur»  384 Voyage" rnoyen sur pour fe réhabiliter , s'en alla en fumée : elle fe donna bien des travers a ce fujet. Celui qui les occafionna , fut le premier a la tympanifer , n'ayant pu réuffir dans toutes fes prétentions. 14 a péri miférablement , je 1'ai fu depuis; quelle fatisfaftion ! Hélas! je je n'ai pu m'empêcher de le plaindre. Mais, monfieur, je ne m'appercois pas qu'en abufant de votre complaifance letemss'écoule, & nous impatientons peut-êtrela pétulante, madame Hugon. Allons rejoindre notre compagnie ; vous apprendrez a loifir un enchainemënt de malheurs , auxquels vous daignez vous intéreffer par cette fenfibilité naturelle a tous les honnêtes gens. Par politeffe le prieur ne me taxa pas de curiofité. Je fouhaitois de favoir la cataftrophe , mais il fallut fe rendre •a fes raifons. Je lui fis promettre de renouer Pentretien k la première occafion. CHAPITRE XI. Querelle de chiens. 'Nous regagnions tranquillement 1'hötellerie, le prieur & moi, & ne nous attendions pas k de nouvelles fcènes. Un tas de gens affemblés paroifToit affièger la maifon, Nous per^a- mes  T) E MANTES. 3gj mes Ia foule , & étant parvenus jufqu'a Ia la porte , a 1'aide de nos coudes , dont nous diftfibuames des coups libéfaïement k droite & a gauche, nous trouvames cette porte gardée par deux archers, qui nous repoufsèrent brufquement au premier abord. Le prieur leur eu demanda la caufe. ? Venez-vous augmenter le tumulte, nous dirent-ils ? Ce n'efi pas notre intention , répondit le prieur , nous voulons feulementrejoindre notre compagie pour diner, & partir après. Votre compagnie reprit un des archers: ah , ah , fi cela eft ainfi, entrez, entrez , ce fon de nos gens fans doute. Vous paierez les pots caffés , la peine du juge & notre falaire : foyez les biens vernis ; ils nous faifirènt fur le charrip , & nous poufsèrent endedans. J'appercus en entrant les officiers dn lieu qui verbalifoicnt fur la table de cuifine. Les buches k demi brülées avoient roulé k quatre pas de latre. Les cendres étoient toutes éparpillées, cafferollés renverfées, ragouts fur le plancher , broches, lêcheirittes & autres inftrumens de cuifine enmonceau. L'höte avoit la tête caffée , le fang en ruiffeloit encore. L'höteffe crioit k tue tête , fes enfans miauloient; & un homme acculé dans un coin par les fervantes , tenant un grand chien par le collier, juroit parïnteryalle. Trois baffets char- Bb'  3S6 Voyage gés du foin de faire aller le tourne-broche, que je n'aurois pas imaginé être prefque les auteurs du défordre , la queue entre les jambes obfervoient un profond filence ; nous nous regardions le prieur Sc moi, fans favoir k quoi attribuer ce tapage. Le juge , juché fur le billot de cuifine , s'adreffant k nous d'un ton magiftral , vos noms Sc qualités, meffieurs. Le prieur voulut s'informer pourquoi. Répondez k la juftice, lui dit-on , Sc précifément. Qui êtes-vous , & comment vousappellez-vous? Le prieur de Belle montre répondit mon compagnon ; au nom du prieur, le juge quitte fon air févère, fe laiffe couler de fon fiège , s'avance les bras ouverts, Sc en 1'embraffant le tire a 1'écart Sc me fait figne de m'approcher. Eh, quoi ! M. le prieur c'eft vous , dit le juge le bonnet k la main ; mille pardons , je ne vous ai pas d'abord reconnu dans le trouble oii nous a mis tout ce qui vient d'arriver. Par quelle aventure vous trouvez-vous comprisdans cette affaire ? Raffurez-vous, Sc foyez perfuadé que je perdrois plutöt ma charge que de vous caufer la moindre peine ; ces gens - ci me font dévoués, Sc quelque argent fuffira pour accommoder le tout. Vous ne me remettez pas fans doute, j'ai pourtant l'honneur de vous appar-  ® e Mast !i, jty ï*mr, nnoiffoit le chemin , & que pouvant 1 icilemeriC  de Mantes. 397 arriver avart eux , nous annoncerions fon arrivée. Le petit Hugon nous fuivit: je pris ma petite maïtreffe par-deffous le bras , &C nous dceampames au plus vite, crainte d'un contreordre. Tant que l'on put nous appercevoir , nous allions grand train; au détour de la ferme, nous rallentïmes notre marche. Le petit dröle m'embarraffoit; je pris mon parti fur le champ,' & je réfolus d'enivrer mon futur beau-frère : Jean m'avoit indiqué un village fur la gauche ; cela nous écarta de deux grandes lieucs ; je feignis d'être fort ëtonné en 1'apprenant; mademoifelle Hugon fit la fachée, fon petit frère en rit & s'en moqua. C'eft fur moi que tombera tout le blame , dis - je a mademoifelle Hugon ; il eft prés de midi; le meilleur parti a prendre eft de diner ici, & nous repofer en attendant la fraicheur. Le petit Hugon avoit de qui tenir pour la gourmandife. L'idée d'un repas ou il efpéroit d'avoir fes coudées franches , lui fit trancher du grand gar$on; il gronda fa iceur qui fembloit ne pas fe rendre a mes raifons , & tint plufieurs propos puérils, que je ne manquai pas d'appuyer ; elle mouroit d'envie de fe rendre, & le fit en apparence avec bien de la peine. Allons, madame , du vin frais, dis-je en entrant dans 1'auberge , & Ie déjeüné le plus prompt. Le vin fit tout 1'effet  '39& Voyage que je m'étois promis ; a peine eümes - nous mangé un morceau , que nous nous trouvames débarraffés de notre furveillant. C'eft un enfant, il a eu chaud, le vin 1'a furpris, dis-je a 1'höteffe; que l'on en ait foin ; le fommeil réparera tout: voyez ce que vous pourrez nous donner : nous attendrons ici que la chaleur foit paffee; il n'y a pas bien loin d'ici a Blémicourt ; & c'eft - la ou nous voulons nous rendre. Tranquillifez-vous, me repliqua 1'höteffe , en partant au déclin du jour, vous y ferez de refte. J'ordonnai le repas auffi fin & auffi délicat que l'on peut 1'efpérer dans une hötellerie de village. C'étoit un repas de noce, dont l'amour devoit faire les honneurs, & nous tenir lieu de parens, amis, témoins , & de toute cette ennuyeufe fequelle que de pareils feftins entraïnent. En attendant que l'on fut en état de nous fervir, nous gagnames le fond du jardin, dans 1'efpoir d'y trouver ce que nous cherchions depuis long-tems. II étoit partagé par plufieurs treilles, dont une partie formoit par intervalle des berceaux fort touffus. L'höteffe me parut phyfionomifte ; point d'incommode néceffaire ne vint nous mterrompre de fa part. Mademoifelle Hugon, dont toutes les réfo-  é s Mantes. 399 ïutions étoient prifes, me fuivit fans héfïter ; nous nous établïmes a 1'ombre du berceau le plus éloigné. Je 1'avoue , je n'ai jamais connu de fille plus pénétrante ; elle comprit dès 1'infiant ce que je prétendois lui enfeigner. Après ce qui fe fent mieux qu'on ne Pexprime, nous fümes obligés d'appeller le fommeil a notre fe cours. L'höteffe vint elle-même nous réveiller; nous nous mimes joyeufement a table; & après un repas des plus prompts, ou les yeux firent prefque tous les frais de Ia converfation, il fallut partir; 1'heure preffoit; je payai, & promis de revenir pendant mon féjour. L'höteffe m'en remercia : elle m'a été utile comme on 1'apprendra. Le petit Hugon étant rétabli, nous nous remimes en marche. CHAPITRE XIV. Atrivée a Blémicourt. Nous tardames peu a gagner Blémicourt; le chemin nous fut bien enfeigné, & rien ne nous portoit a le manquer: madame Hugon avec fa compagnie ne nous ayant pas trouvés au chateau, y répandit 1'allarme. Elle redoubla de moment en moment ; tous les mannnts du  ^oo Voyage hameau furent envoyés a la quête. L'un d'eux que nous rencontrames dans une efpèce d'avenue, fe doutant avoir trouvé ce qu'il cherchoit, nous aborda avec empreffement: M. & madame , nous dit-il, vous êtes'fans doute les perfonnes dont on eft inquiet chez madame de Blémicourt. Vraiment la groffe madame, qui eft arrivée ce matin, fait un beau tapage, elle ae va pas mal vous laver la tête ; ( Sc fans attendre notre réponle), ie vais vite lui dire que vous voila ; cela la fera bien aife. Nous nous fommes écartés , m ecriai-je , comme il doubloit le pas. Oh vraiment, cela fe voit de refte, me répondit-il tout en courant; mais n'allez pas prendre a gauche , fuivez-moi, vous y ferez bientör. Le petit Hugon tacha de le joindre ; pdur nous, fans aller fi vite , nous nous donnames le tems de concerter les excufes que'je me chargeai de faire ; je raffurai ma petite maïtrefTe : comme nous nous étions concertés, madame de Blémicourt vint a notre rencontre, fuivie de toute la compagnie. Vraiment, monfieur, me dit-elle , vous nous avez fort allarmés. Oh ! je ne vais pas mal les ajufter, dit madame Hugon: cette petite coureufe-la , en s'adreffant a fa fille , je voudrois bien favoir ce que cela a fait toute la journée ! Le petit Hugon lui coupa la parole. Oh dame!  de Mantes. 401 dame! ma chère mère, fi vous favlez en vé- Tiens, fripon, lui repliqua-t-elle en lui appliquant deux foufflets, cela t'apprendra une autre fois a les fuivre : pour vous, monfieur, c'eft bien ma!honnête de nous mettre dans des tranfes pareilles. Mademoifelle Hugon eut recours aux larmes, & je juftifiai refpectueufement notre retard, comme j'en étois convenu. L'on fe contenta de mes excufes; M. Hugon même fe mêla du raccommodement; madame de Blémicourt nous prit fous fa protection ; & Ia paix faite, on gagna la mafure antique & recrepie, dont les dedans me parurent affez commodes. On n'attendoit que nous pour fe mettre k table ; madame de Blémicourt me placa k cöté d'elle; je fis 1'aimable; mes faeons ne lui déplurent pas ; tout fe paffa gaiement, & Pefcapade fut oubliée. Les dames étoient fatiguées ; elles fe retirèrent de bonne heure. Le prieur & moi nous pafsames dans le jardin pour jouir de la promenade au clair de la lune. Vous êtes un méchant garcon, me dit - al; doit-on inquiéter fes amis de la forte ? Je vous félicite, au refte , de la facon dont on a pris la chofe. Ne vous y rifquez pas une autre fois, pu fachez bien prendre vos mefures. La caufe Ce  4oi Voyage du retardement eft comme je 1'al expofé, lui repartis-je très-naïvernent. Je fuis difpofé a vous croire, je le fuis trop a être votre ami, pour penfer autrement, me dit-il ; croyez-moi , fi vous n'êtes pas abfolument votre maitre, foyez fage. Vous m'embarraffez, prieur ; ft vous êtes plus fincère que curieux , nous en refterons-la. Soit, me dit-il , profitons de la promenade c'eft ma folie , &C le calme qui règne pendant la nuit me la rend plus agréable. A propos, lui dis-je , vous me devez, feriez-vous d'humeur a vous acquitter ? Vous me prenez par mon foible , repliqua-t-il, affeyons-nous fur ce banc, je vais achever de vous conter mes malheurs & mes folies; puiffiez-vous tirer quelque profit de 1'exemple. C H A P I T R E X.V. Suite de thifioire du prieur. 3VF A mère* comme je vous ai dit, s'étoit donnée bien des ridicules ; elle fe fervit du manteau de la dévotion pour en cacher les . traces. Que cette dévotion mal entendue nous a caufé de maux ! elle donna 1'entrée de la maifon a des gens qui achevèrent de bouleyerier notre fortune. Pour plaire a ma mère a'  de Mantes. 403 ayant connu fon foible , ils U fhttèrent, & mirent tout en ufage po tr fatisfaire fa vanité: tandis qu'ils tiroient des i'o.nirK'S réeües, ils repaiffoient fon e/prit de g a .deurs imaginaires. Mon frère aïné Ói ma fceur furent éievés auprès d'elle. Mon iecond frère & moi, nous fumes confmés dans une penfion : k peine avions-nous atteint 1'age de prendre un parti, que l'on nous fignifia que nous devions nous deiriner a l'églife. Les idees chimériques de ma mère devoient déferminer notre voeation ; mon frère & moi ne nous fentions aucun penchant pour eet état, nous pliames cependant fous le joug , efpérant paf-la, avoir un peu plus de liberté. En effet, nous n'eümes pas plutöt arboré le petit colet, que l'on nous introduidt dans le monde. Je fis alors connoiffance d'une perfonne dont le fouvenir trouble encore ma tranquillité. Hclène , je ne vous Ia ferai connoitre que par fon nom de fille, Hélène venoit fouvent fous la conduite d'une tante , dans une maifon oü l'on n>'avoit donné accès. Je ne 1'eus pas plutöt vue, que je 1'aimai è Ia folie : c'étoit ma première inclination. Je dis adieu a toutes les places dont on ne ceffoit de m'entretenir. Que les premières imprcffions font dangercufes I Je ne fdngéai qu'a Cc ij  ^04 Voyage trouver les moyens de détruire les projets que l'on faifoit pour mon avancement. Mes affiduités me firent parvenir au point de tirer un aveu que je ne déplaifois pas. Ce petit colet étoit un obftacle , il paroiffoit infurmontable. Je formai un deffein que je ne pus mettre a exécution. L'on veilloit fur mes démarches, & dans la crainte de me trouver trop engagé quand on voudroit difpofer de moi, l'on m'annonc,a que je ne devois plus chercher a la voir. La tante d'Hélène, que mes parens intimidèrent, me fignifia eet ordre de la manière la plus dure. L'on eut beau m'éclairer de prés: vaine précaution , les miennes étoient trop bien prifes. Une fille-de-chambre que j'avois fu mettre dans mes intéréts, me ménagea une entrevue. Ma paffion y parut dans fon plus beau jour ; que de raifons fpécieufes en apparence ne me fournit-elle pas en ce moment ? Hélène, féduite par l'efficacité de mes larmes, & encore plus par la paffion que je lui avois infpirée , me promit de me fuivre. Je ne me rappelle qu'en tremblant les fuites du projet qu'elle nous avoit fuggéré; que de regrets, fi nous 1'euffions rempli! Nos biens , nos rangs étoient fortables; nous croyons qu'un coup d'éclat tireroit de nos parens un confentement que nous n'efpérions avoir d'eux  de Mantes. 40^ qu'a ce prix. Hélène eut été la viftime du reffentiment de mes parens; la honte de cette démarche en feroit rejaillie plus fur elle que fur moi, & j'aurois eu les remords en partage. Un • cceur délicat ne peut jamais fe pardonner d'avoir perdu fa maitreffe de réputation : vu 1'inflexibilité de mes parens, voilé 1'abime ou je 1'aurois précipitée. Le crédit de leurs connoiffances n'auroit pas manqué de me tirer d'affaire, & ma maitreffe eut été déshonorée. Un heureux incident rompit les mefures que nous avions prifes. Je 1'appelle ainfi, puifqu'il m'épargna des chagrins que j'euffe envifagés comme plus grands encore que ceux que la perte d'Hélène m'eüt caufé. II faut d'abord que vous fachiez que ma mère avoit facrifié la meilleure partie de fon bien pour faire entrer ma fceur dans une familie dont elle a été Ia rifée & le jouet tant qu'elle a vécu. Mon frère ainé eut un régiment ; il fit cent fottifes, fruit de la mauvaife éducation qu'il avoit recue. On les répara a force d'argent; grande reffource des fots quand ils font riches. II fallut néanmoins vendre Ie régiment. On s'avifa d'une charge a la cour; il y a de certains fujets k qui Pagrément d'y être coüte bien cher. Je regarde ce pays-la comme un couvent, oü certaines perfonnes Cc iij  4oö Voyage payent beaucoup , afin d'y pouvoir recevoir gratis , pour ainfi dire , !es gens de ta'ent. Epuiiëe par tant de dépenfis, ma mère voulut s'emparer de la légitime de men frère & de la mienne. Selon les premières d.ipofitions de mon père , cette légitime étoit confidérable : pour nous en priver & nous réduire a la penfion la plus mociique , elle abufa du pouvoir qui re lui avoit été confié qu'en cas de déiobéiffance, qu'elle interprêta a fon avamace. On nous dit pofitivement qu'il falloit nous préparer a prendre les ordres; malheureuiement nous avions entrevu les charmes fi féduifans de ce monde pour qui n'en connoit pas le tuf. Nous réfiffames : confeils amicais , dévotes infinuations, repréfentations des plus graves, menaces;tout fut inutiïe, notre opimatreté en devenoit plus grande; on la tra.ra de ré . olte, & un ordre fupérieur que l'on furprit, nous renferma a titre de libertinage dans une maifon de force. Nous voila donc déshonorés, deshérités & privés de la liberté, pour fatisfaire 1'orgueil de 'a plus injufte de toutes les femmes. Pour ravoir cette liberté qui nous tenoit tant a cceur, nous réfolümes en étourdis, mon frore & moi d'efcalader les murs du jardin de notre prifon, oii l'on nous permettoit quel-  de Mantes." 407 quefois de nous promener fur le foir. Mon frère fut plus heureux que moi , il grimpa k 1'aide d'une paliffade , & fe laiffa gliffer fans accident de 1'autre cöté. Je montai après lui, une barre q^i rompit fous moi, me fit retomber dans le jardin: je me caffii la cuiffe & ne put ^'e fuivre : mon frère s'évada. Attiré par mes cris, l'on vint me relever; en dépit du peu de foins que l'on y apporta je me rétablis entièrement. J'étois las de tant de fouffrances; je fis ce que l'on exigeoit de moi, & paffai de ma prifon dans un Séminaire. Mon frère aïné étoit mort pendant le cours de ma maladie ; ma fceur avoit auffi perdu la vie fans laiffer d'héritiers. Après des procés k llnnrü , pour ravoir vainement la dot, ma mère mourut : j'appris tout ce détail en fortant du féminaire. La nouvelle de ma mort que l'on avoit répandue, & les follicitations en conféquence, déterminèrent Hélène k remplir les vues de fes parens.. Un gentilhomme 1'avoit recherchée en mariage depuis mon abfence % ayant perdu tout efpoir elle fe réfolut d'obéir ; moi qui avois facrifié ma liberté, je fus affez injufïe pour lui voviloir mal d'avoir difpofé de la fienne. Une jaloufie déplacée m'infpiroit ce fentiment : c'étoient les reffes d'une paffion, que les exercices &C les méditations de mon étatn'avoient pu éteindre» Cc iv  4oS Voyage Je cherchaï k revoir Hélène; & quel étoit mon but? De 1'accabler des reproches les plus vifs, elle qui les méritoit li peu ; mais elle évita toutes les occafions de m'entretenir , & dans une vue bien plus fage, puifqu'elle ignoroit mon deffein, elle empêcha fans doute que nous ne tombaffions dans l'abyme,ou infailliblement nous nous ferions précipités. J'employai vainement tous les moyens pour me procurer le plaifir de la voir; Hélène refufa conftamment de m'en donner la fatisfacfion. Une fièvre lente qui la minoit depuis 1'inftant de fon mariage la mit au tombeau au bout de deux ans. Sa mort fembla me rendre la liberté de 1'ame, fi fouhaitable dans les gens de mon état. Je m'armai de tout ce qu'une piété folide me put fournir contre les premiers mouvemens de la douleur; & grace au ciel, je fuis parvenu k la vaincre. J'ai fait plus : j'ai appris a refpecter la mémoire d'une mère, dont je n'ai éprouvé que des rigueurs. Api ès avoir recueilli les reftes d'une fortune délabrée; je rn'habituai a Mantes, ayant obtenu un bénéfice auprès de cette ville. Enfin mon frère que je cherchois envain, me donna de fes nouvelles de Lyon, ou il avoit toujours demeuré depuis notre féparation. J'y volai; notre première entrevue fut arrofée de nos larmes, Nous nous aimions dès Penfancej  de Mantes. 409 & Ia cónformité de nos malheurs n'avoit pas peu contribué a refferrer les nceuds du lang. Ce fut pour moi un grand plaifir de le revoir; je 1'avoue, & cela au moment que je défefpérois d'y parvenir. Je le trouvai marié avec la fille d'un négociant fort accommodé. Je crus leur apprendre la nouvelle de la mort de ma mère & celles de nos ainés. C'eft la nouvelle de la mort de cette femme impérieufe qui vous a fait recevoir des miennes, me dit mon frère : tant qu'elle a vêcu, j'ai trop redoute fon pouvoir tyrannique pour découvrir mon afyle. Voila donc le fruit de toutes fes prétentions chimériques, les idoles de fon ambition en font devenues les viöimes, une éducation plus fage, un autre état; nous les aurions peut- être encore. Je fuis Ie feul qui ai eu le bonheur de fe fouftraire a fa vengeance; pour toi, tu n'as pu échapper. C'eft notre mère, lui répliquai-je; nous lui devons toujours affez pour tirer le rideau fur toutes fes aaions : oui dit-il, n'y penfons plus. II me raconta enfuite que la peur qui l'avoit fait éloigner de Paris, le conduifit fur le chemin de Lyon, dont il prit la route fans la moindre reffource, après avoir vendu le peude hardes qui le couvroient; il tomba dans la dernière mifère. II entra dans Lyon, dans un équipage affreux, la faim chaffa  4io Voyage' fa honte. II offrit de rendre les fervices les pUts vils : que ne fait-on pas quand il faut du pain? Un marchand a qui fa phyfionomie revint, le retira chez lui, & 1'ayant fait habiller le prit pour fon domeftique. Tant de- douceurs inefpérées lui firent bien-töt perdre de vue la fituation dont il fortoit. La fille de la maifon étoit fort aimable. Mon frère concut de l'amour pour elle , les foins qu'un domeftique peut fe permettre, des attentions & du refpecf , furent les premières marqués de fon attachement; il eft bien flit, & d'une figure agréable ; il-s'appercut que fes prévenances ne déplaifoién.t pa?:, il redoubla de zèle, en attendant le moment favorable pour fe déclarer. ïl ne tarda pas k venir. Un particulier en dinant chez fon maitre, paria de ma mère, & la peignit avec dës'traits peu avantageux : on peut dire ce que l'on en penfe, pourfuivit il; elle vient de mourir ; mon frère m'a avoué qu'il treffaillit de joie. La réflsxion en modéra 1'excès, & me faifant fentir la faute que je commettois, me dit-il, il eut beau me Paffurer , je préfumai facilement que le premier mouvement avoit prévaln. Je lui en repréfentai toute Phorreur; il en convint avec moi, & ne chercha plus k s'excufer. Mon frère fe fit connoitre au marchand pour  u e Mantes: |i'ï Ce qu'il étoit; beaucoup d'excufes du marchand eiife rjtranchant fur fon ignorancc. Reproches obligeants au fu ei du peu de co:;fiance, offre de fervice réalifés a 1'inftant même; & (ans beaucoup d'examen , le marchand reent fa demande pour fa fille , & le traita commè fon gendre; k mon arrivée je preffai la conclufion , & après les avoir mis en poffeffion de la meiileure pa: tie de mes biens, je me fuis borné k 1'ufufruit d'une rente fufHfante pour un homme qui tient légèrement k la fociété. Ma belle-fceur & fon mari doivent me venir voir ces vacances , je ferois charmé de leur procurer votre connoiffance, peut - être ne ferez vous pas faché de lier amitié avec cux. Pardonnez - moi la longueur des détails, les gens qui font dans le même cas fe plaifent trop k defcendre , & abufent fouvent de la cornpiaifance que l'on a a les écouter. II faudroit s'être trouvé dans ie'même cas pour leur par don her facilement. Pour moi je fouhaite que vous pr.iffiez toujours regarder pareille chofe conme un roman. Mille graces d^e Pattenfibn que vous avez bien voulu prêtera" mes difcour.e. Nous nous fouh.aitames.un grand bon foir, &C chacun de nous gagna fa chambre.  CHAPITRE XVI. cup. Je comptois dormir Ia grace matinee : je comptois mal; au lever de 1'aurore on fit un bruit du diable k ma porte, je fus contrahit de me lever pour voir ce que l'on vouloit de moi. Qui m'a donné des pareffeux comme cela, s ecrioit-on , en frappant de plus belle : alerte jeuneffe, tout le monde efi aux champs. Eft-ce que l'on dort k la campagne ? Ah vraiment ! vous n'y êtes pas. Je reconnus, en ouvrant, M. Babouin notre marchand de Mantes, qui nous avoit quittés la furveille. Je ne manque pas k ma parole, me dit-il en entrant, & en me fautant au cou; je fuis ponduel k remplir ma promeffe. Eh dame, me voila! C'eft bien'moi. Allons, habillez-vous, nous irons chercher du gibier, je viens de le dire a ces dames, que j'ai été embraffer dans leur lit. Savez-vous que cette petite demoifelle Hugon eft bien appétiffante. Dieu me pardonne , fi je n'ai pas envie d'en faire ma leconde : car je fuis veuf depuis trois mois, afin que vous le fachiez. Ma femme ne m'a laiffé qu'un enfant malingre qui mourra Voyage  se Mantes: 4T3} bien-töt, & mes affaires font bien faites; on ne peut m'inquiéter pour Ie bien , 8c fans vanité j'ai un bon commerce : que nous menons-Ia; vantez. Faites cette affaire-la, vous monfieur , a moins que : voyez-vous. Je ne fai pas vos idéés, je n'en fuis pas moins votre ferviteur. Son projet me furprit 8c me fit rire par réflèxion; fon flux de paroles m'empêcha de lui répondre; nous en difcourerons plus amplement, continua-t-il; 8c puis arrivé qui plante. Je m'habillai promptement 8c nous defcendïmes & la cuifine pour joindre ceux qui nous attendoient en déjeünant. Je trouvaï le prieur 8c trois grands meffieurs en habits de chaffe. On me les préfenta comme voifins, amis du logis; gentilhommes de création, 8c chaffeurs déterminés de profeffion. La connoiffance fe fit avec un refte de paté 8c quelques bouteilles de vin. M. Hugon voulut être de la partie; on lui chercha des armes. Oh! point de fufil, dit-il, il y a fi long-tems que je n'ai manié de 9a; car nous autres gens de Paris, nous n'allons a Ia chaffe qu'a la vallée. Si fait parbleu, je me trompe; on m'a mené une fois a 1'affut au lapin dans le pare de Vincennes. Je fus ma foi deux grandes heures couché a plat-ventre par un brouillard des plus épais : auffi j'y;  r4M Voyage gagnai une colique qui m'en dégoüra pour toujours ; je vous park de loin, nous étions jeunes dans ce tems-la ; mais cela ne me fait pas peur, je veux être des vötres; &C puis j'irai bien a !a chaffe fans fufil, cela me promenera d'autant : notre chaffe fut des plus malheureufes. Ces tireurs que l'on m'avoit tant prönés épouvar.tèrent quelques lièvres qui nous moiitrèrent le derrière. A trois quarts de lieue de la maifon une pluie affreufe nous furprit, elle fut paff. b'cment longue : bien nous en prit de nous réfugier dans une cenfe. Pour le coup j'y larfia* ma liberté; la nièce du Metayer me tourna la cervelle dans le moment : c'eft 1'inftant le plus critique de ma vic ; & fans un événement favorable , j'aurois payé cher ma fólié. Nous demandames des ceufs frais, j'aidai a la belle Colette a les dénicher; je ne la trouvai ni offenfée, ni furprife des pctites Lbertcs que je prenois avec elle ; cependant fon air honteux & modeïte tout enfemble m'en impoia : je fus la dupe , de 1'air innocent qu'aiTeüoit fi paifaitement la jeune fermière, je k pris bonnement pour la fille la plus fimple & la plus ingénue; & commenc^nt a aimer ventablement, je fentis des remords qui modérèrent ma vivacké; ainfi je réfolus de traker Êérieufement la chofe.  DE MA NT E S. 41J C'étoit une de ces petites phifionomies chiffonnées qui n'en font que plus extravagant.es. Ses cheveux étoient noués en touffe fur fa tête ; un chapeau de paille mis négligeamment de cöté & rattaché par-deffous le menton; un petit cotillon blanc, une jufte de foie, une colerette qui au moindre mouvement laiffoit échapper une gorge naifïante. L'air naïf", deux beaux yeux, teint frais, & de ces propos dont on ne fent le prix que quand on aime. Tout contribua a ma défaite, & je me crus affervi pour jamais. L'orage ceffé, nous reprimes Ie chemin du chateau. Je regardai tendrement Colette, qui demeura fur fa porte tant qu'elle put nous appereevoir; j'augurai bien de cette facon, & me promis de tourner fouvent mes pas de ce cöté. Comme nous étions prêt de rentrer, M. Hugon nous dit qu'il voyoit une compagnie de perdrix dans un champ de farafin : chacun ouvroit les yeux & ne voyoit rien: on le plaifanta. Parbleu, meffieurs, j'en fuis fi für, que fi elles ofent m'attendre, nous dit-il, en s'emparant d'un fufil, j'en tirerai parti. Notre homme prend un fentier qui conduifoit au farafin. II avance k petits pas, & fe croyant k portée , lache fon coup fur cinq k fix canards domeffiques qui ne s'attendoient pas k pareille au-  Voyage bade. A moi, s'écria M. Hugon; Je les ai manqués, mais ils n'iront pas loin. Nous nous mimes a entourer la pièce de farafin le fufil bande; mais en nous rapprochant les uns des autres , quelle fut notre furprife de voir des barbotteux qui rendoient les derniers foupirs. On félicita M. le procureur fur fa chaffe, & nousle chargeames dugibier en 1'accompagnant en triomphe. Un payfan a qui les canards appartenoient, vint tout courant en demander le paiement. II fallut débourfer, & nous les mimes au plus haut prix, au grand regret de notre nouveau chaffeur, qui jura de ne tirer de fa vie. Nos dames étoient levées & venoient en fe promenant au - devant de nous. Je leur fis un détail trés - circonftancié des hauts faits de M. Hugon; mon récit lui attira de nouveaux complimens qui redoublèrent fa mauvaife humeur. Le colombier & la baffe-cour fuppléèrent au gibier, fans oublier les canards que l'on mit a toute faufle; a la campagne 1'appétit affaifonne tous les mets & les fait trouver excellens. Nos chaffeurs en fourniffoient la preuve : qu'ils étoient expéditifs! ils me ravirent en extafe. De la table qui dura long-tems, l'on paffa a de petits jeux. On donna des gages, on  de Mantes.' 4i7, on impofa des péniiences; madame de Blémicourt en impofa une, ce fut de faire fur ie champ une hiftoire pour amufer la compagnie. Celui qui tenoit les gages montra un vieux couteau a gaine , il s'éleva un murmure agreable en faveur de celui a qui il appartenoit. Je fuis charmé d'avoir fi bien rencontré, dit la Blémicourt, .puis s'approchant de mon oreille : vous allez convenir que la province a fes beaux efprits auffi bien que votre Paris, Je n'en ai jamais douté , lui répliquai - je : je me mis k confidérer le perfonnage : c'étoit un de nos chaffeurs, un grand homme fee , qui tira d'un air fuffifant un vieux brouillorl de la poche de fon furtout. C'eft du nouveau | nous dit-il, & vous conviendrez, j'ofe le croire, que vous n'avez jamais rien entendu de pareil. II y a environ quatre-vingt ans que cette hiftoire parut avec unmanteau gothiq,e ; mais je 1'ai rhabillée de manière a la faire paffer pour neuve. Dd  4*8 Voyage CHAPITRE XVII. Convcrfat'wn. ^L'ïant déroulé fon papier , notre homme tira d'un dcffus d'almanach qui hu fervoit d'étui, «ne vieille paire de lunettes qu'il effuya a diferles' reprifcs. Après les avoir bien affurées, eommencons par le titre, nous dit-il. Oh oui ! fe titre , répartit madame Hugon : c'eft fort feien.'C-eft ce qui fait toujours juger d'un ouvfag'e. Le parfait ccuyzr, mes dames, voila fe- 'tïire, poufuivit notre campagnard , d'un toto nafal. 'Le parfait écuyer , que vous en femble ? Le parfait écuyer, dit M. Hugon ; j?ai vu cela quelque part. Je ne lis cependant jamais. Eh ! cui vraiment, je 1'ai vu afHché aux coins des rues. On m'a même expliqué ce que c'étoit, car je fuis curieux. Ah! monfieur, feriez-vous 1'auteur de ce livre-la : je ne fais pas de quel livre vous voulez parler, répondit le campagnard , j'en ai compofé plufieurs ; mais a moins que l'on ne m'ait dérobé mes manufcrits, je se crois pas qu'aucun ait vu le jour : a préfent le goüt eft fi fingulier, que le beau qui eft toujours fimple & dépouillé d'ornemens fuperflus, n'eft pas ce que Ton  »e Mantes. 4, recherche le plus. Ma fci je ne fais ce cue vous vpulez me dire , répliqua M. Hueon ■ «aispourlelivre dont je vous parle, il traite' » ce que Pon m'a dit, de la facon dont on' monte a cheval, dont on dreffe les chevaux • quefe.s-,e? enfin on y parle de tout cela.' Eh non! répondit M. Deboifcaré c'étoit le nom du perfonnage, eh non, monfieur» c'eft une métaphofe. Une mé.aphorelje ne vous entends point, reprit M. Hugon. Un titre allégonque dit notre auteur. Auffi peu 1'ua qu» 1'autre, répartit Ie procureur; ces termes-lï me font inconnus & nous n'en employons jamais de pareils, je n'ai pas lu au refte tous les procés - verbaux , ils s'y pourroient bien trouver, & j'en ai vu d'auffi finguliers Trève a vos digreffions , dit madame de Blémicourt. Difgreffions, ehque diable eft cela, répondit M. Hugon. Auffi mon mari vous parlez comme un avocat, dit madame Hugon vous ne finiffez point. Ne vous ai-je pas répété cent fois, que rien n'étoit fi ennuyeux que de vous entendre bavarder è tout propos. Vous avez raifon ma femme, répartit M.~Hugon voila qui eft fini. Je ne dis plus mot de Üoute la We. Vous nous faites - la une grande menace : vraiment , répondit madame Hugon on y perdra beaucoup. On y perdra ce que' Dd ij  420 V O ï A G & l'on y perdra, dit M. Hugon, mes paroles en valent bien d'autres, je ne tire pas de mauvais argent de mes écritures. Oh! le voila fur fes écritures , répliqna madame Hugon, nous n'a° vons qu'a nous bien tenir. Eh! paix donc ma femme, lui dit-il, paix, refped a la compagnie & attention a Monfieur. Vous ailez entendre comme il va parler de chevaux : felon ce que l'on m'a dit, cela doit être fort amufant, & je m'apprête a bien rire; commencez monfieur, commencez : je ne vous interromprai pas. Je commence dit Boifcaré ; mais c'eft k condition que l'on me laiflera continuer tout d'une haleine. Ah ! mon Dieu , lui dit madame Hugon; c'eft pour vous étouffer, ne vous y jouez pas : eh non ! reprit Boifcaré , qui commencoit a fe facher, c'eft une métaphore. Auffi, dit madame Hugon, que n'avertiffez-vous, on ne s'attend point a cela; tout d'une haleine, une métaphore. Au moins, vous remarquerez, meffieurs, nous dit M. Hugon, que ce n'eft pas moi qui parle. Corbleu, dit Boifcaré, qui que ce foit je quitte la partie; tous de concert obfervèrent un profond filence; & il commen?a comme on peut le voir dans le chapitre fuivant.  »e Mantes. 411 CHAPITRE XVIII. Le parfait écuyer. SI le défir infatiable d'entaffer connoiffance fur connoiffance a été funefte k ceux qui s'en font laiffé féduire , la volupté inépuifable dans fes recherches n'a pas caufé moins de maux a fes feflateurs. Prêtez , je vous prie, une grande attention au commencement: car il renferme toute la morale dont on peut profiter en écoutant cette hiftoire. C'eft-a-dire , que la morale eft au commencement , dit madame Hugon , que Boifcaré pétrifia d'un coup-d'ceil, ces paftions fi néceffaires pour nous rendre la vie agréable , deviennent-les inftrumens de nos malheurs , quand nous ne favons pas fagemenf leur impofer un frein , & les empêcher de paffer le but qu'il nous fuffit d'atteindre pour jouir autant qu'il eft en notre pouvoir d'une félicité parfaite. Cette phrafe eft un peu longue , mais elle renferme un trés-grand fens. Ce feroit 1'affoiblir, répartit judicieufement madame de Blémicourt, que d'öter un de fes membres. Un de fes membres , dit madame Hugon , avec vivacité, je ne favois pas que Dd iij  4ii Voyage les phrafes euffént des membres, je m'imaginois... Eh ! c'eft par métaphore , reprit Boifcaré. Foin de la métaphore , je m'y trompe toujours , dit la Hugon. Boifcaré continuat. De toutes les victimes de la curiofité , je n'en ai pas trouvé qui méiitat mieux de 1'être qu'un jeune médecin , dont je vais vous raconter 1'aventure. Après avoir mérité d'endoffer la robe du vénérable Rabelais , il vint faire montre de fon favoir dans la bonne ville de Paris. Bientöt on n'entendit parler que de fes cures merveilleufes. Chacun couroit en foule chercher fa guerifon auprès de lui ; Sc fa réputation furpaffa de beaucoup. celle de fes devanciers; la nouveauté autant que fon mérite perfonnel, lui procura ce concours prodigieux de malades de toute efpèce. C'étoit è qui pourroit obtenir un moment d'audience , fon étoile , fon exacfitude , fa fagacité , & la prudence le tirèrent avec honneur de toutes fes entreprifes. L'amour de la patrie fit chercher les rnoyens de fixer ce phénomène en ce féjour pour le bien de la fociété. II étoit gar£on , & il n'y eut perfonne qui ne recherchat fon alPiance. Le père préfentoit fa fille la plus aimable avec une riche dot. L'oncle vouloit fe dépouiller en faveur de fa nièce. Le frère fe  de Mantes. 413 relachoit de fes droits, pourvu qu'il préférat fa fceur. II n'y eut point de tuteur, qui n'offrït de rendre le compte plus ciair, fi le choix tomboit fur fa pupille. Entre mille, un heureux; Aüdor, bourgeois opulent, 1'emporta fur tous fes rivaux. La beauté , la jeuneffe & ce que notre médecin mettoit au-deffus, 1'ingénuité de la charmante Laure, lui firentremporter la victoire. Le nouvel Efculape vouloit une époufe qu'il put former a fa fantaifie, &C_ ayant trouvé fon fait 5 il ne tarda pas a conclure le mariage. Le voila donc poffeffeur du plus beau préfent de la nature. Dans quel détail voluptueux n'entre-t-il pas ! Les proportions d'un corps moulé fur celui des Graces , lui faifoient admirerla texture de 1'ouvrage , rien n'échappa a fon avide curiofité. Mais quelle fatisfaction peuvent procurer les tranfports de l'amour le plus ardent quand ils ne font pas rendus avec la même vivacité ? a peine notre jeune médecin étoit-il revenu de 1'yvreffe de fes fens, qu'il fe trouvoit entre les bras d'une ftatue froide & infenfible. Le marbre le plus dur vaincu par des caufes auffi preffantes fe feroit plutot animé que la jeune Laure. Mais , dit madame Hugon, je n'entends pas cela. Je penfe que , ah l M. je vous demande excufe : Boifcaré continuant ; immobile &C Dd iy  %H Voyage toute honteufe elle n'ofoit dire une feule parole , & la pudeur dans 1'inftant même du plus beau défordre ranimoit 1'incarnat de fesjoues, & lui fermoit les paupières. Notre docteur, chagrin d'un plaifir imparfait, en témoignoit fa mauvaife humeur a fa jeune époufe ; ainfi 1'homme au fein du bonheur fe plaint encore de fa deftinée : quel mari'n'eüt pas envié la fituation de celui-ci! Quel bien , le plus avare n'eüt-il pas donné pour en jouir ! tant la trop grande fenfibilité de leur époufe leur eft k charge. La mauvaile étoile du médecin le fit paffer des plaintes aux reproches, & aux reproches les plus durs, auffi déraifonnables qu'ils étoient déplacés. Laure avoit recours aux pleurs: fon époux attendri & ranimépar fes larmes, cherchoit envaina rendre Laure plus fenfible: nouveau fujet de mauvaife humeur quiterminoit la fcène la plus tendre. Eh ! reveillez-vous donc mon mari , dit madame Hugon, en le pouffant; il femble que vous.... qu'eft-ce qu'il y a , dit M.Hugon, en fe frottant les yeux ? Ah ! ma foi pardon monfieur, j'écoutois avec tant d'attention , que cela m'a un peu affoupi ; mais cela eft bien beau; il étoit donc queftion d'une ftatue qui étoit animée fans 1'être: c'eft comme qui  » £ Mantes: ^ airoit le Auteur automate. Voyez fi je dors , n'eft-ce pas que j'y fuis ? c'eft trop fort , dit Boifcaré , je n'y puis plus tenir: heureufement 1'arrivée de nouveaux perfonnages 1'empêcha d'éclater. CHAPITRE XIX. Quelles étoient les per/onnes annoncées. E H ! voila ma belle-fceur & mon frère qui viennent a nous, fi je ne me trompe , dit le prieur ; mais je ne remets, pas bien le monfieur qui les accompagne ; je crois cependant le connoitre. Ils étoient k vingt pas de nous : le prieur couruta fa belle-fceur & 1'embraffa; nous profitames de 1'exemple , & madame Hugon de 1'occafion, pour donner & recevoir de ces gros baifers bourgeois, que l'on entend de vingt pas. Madame de Blémicourt fit fort bien Ie honneurs de chez elle , & fe félicita d'avoir privé, par un heureux hafard , fon voifin le prieur du, plaifir de recevoir une compagnie auffi aimable. II fut décidé que le prieur nous les laifferoit quelques jours , & que nous irions le vifiter enfuite. Le prieur me fit faire conaoiflance avec fa belle-fceur  4?.5 Voyage. , & fon frère. Le cavalier qui les avoit accompagnés, me regardoit fixement , il me cherchoit & moi de même ; nous ne pouvions nous rappeller oü nous nous étions vus. N'eftce pas M. que j'ai appercu avec vous dans la forêt de S. Germain , dit-il au prieur ? Dans Ia forêt de S. Germain, repliqua le prieur ? nous n'avons pas eu 1'honneur de vous y voir: vous ne vous en feriez pas fait honneur, répartit le cavalier. Vous rappellez-vous, continüa-t-il, eet homme lié & garotté , qu'un des archers vous dit avoir été arrêté par méprife , a ce que prétendoit le prifbnnier } C'étoit moi: eh I par quel bonheur , dit le prieur vous êtes-vous tiré de leurs mains? La chofe eft fimple, répondit-il , je fuis connit de M. votre frère ; je m'étois joint a lui pour avoir le plaifir de vous voir. La maréchauffée nous a arrêtés k S. Germain k notre arrivée, paree que je reffembleparfaitementaunhomme que l'on fait paffer pbur Faffaffin d'un gentilhomme de notre province. Votre frère qui fait la vérité du fait, & qui fait de plus que ce n'eft pas moi, m'a fuivi jufqu'a Rouen. II, a vu fes amis , & n'a pas eu de peine a prouver mon innocence. Bien m'e'n a pris cependant, d'avoireu votre frère avec moi; fans lui je ne m'en ferois pas tiré fi facilement. Vollik  de Mantes. ^vj un cavalier , dit-il, en me montrant, avec lequel je me fens porté d'inclination a faire connoiffance. Sa phifionomie me plaït, & s'il eft auffi prompt que moi a fe déterminer, nous ferons bien-töt des plus intimes. Je répondis comme je devois a fes avances ; le prieur qui avoit eu le tems de s'informer de fon frère , quel étoit ce cavalier , fe rapprocha de nous enfouriant. Eh bien!mon cher baron, vous voila donc prêt a vous lier avec M. ? c'eft aller bien vite , lui dit-il. C'eft mon défaut , répondit le baron ; je me prends de goüt facilement; je l'avoue, quand on me revient, je crois que l'onpourrafympatifer avec moi; je juge des autres par moi-même ; j'ai le cceur fur les lèvres; je me livre avec franchife ; le premier mouvement me détermine ; les honnêtes gens doivent-ils héfiter a fe connoitre & a s'aimer ? D'ailleurs , ne nous avez-vous pas dit que M. étoit votre ami ; il ne peut 1'être fans que vous l'eftimiez , & votre eftime eft mon excufe , fi je 1'aime. Je ne pus dérnêler en ce moment ce qui fe paffoitdans mon cceur. L'amour-propre étoit-il flatté de tant de prévenances ? A-t-il été le feul a m'engager a y répondre ? Oui fans doute , j'ignorois dequoi il étoit queftion ; j'en étois , comme on dit, k cent lieues. On fait ordi-  4*8 V © y a 6 i nairement connoiffance avec trop de précïpitation. Cela eft bien dangereux; c'eft un des grands écueils de la fociété ; bien loin de m'être funefte, je n'ai eu lieu que de me féliciter de cette connoiffance. M. deLifle, frère du prieur, fit beaucoup de guerre au baron qui fe défendoit avec tant d'efprit, que madame de Blémicourt en fut enchantée. Je m'apper$us qu'il lui revenoit beaucoup. La dame étoit prompte k s'enflammer , le baron s'en eft amufé quelque tems, Sc 1'a abandonnée dans le moment le plus critique. La conclufion du roman devoit-elle me regarder ? CHAPITRE XX. Suite dn parfait êcuyer. M onsieur de Boifcaré, par fon attention a gefticuler avec fon manufcrit, nous fit affez connoitre qu'il ne vouloit point fe relacher des droits que notre fotte curiofité lui avoit donnés fur nous ; pour nous en déb'arraffer, je fus le premier a 1'inviter k continuer fa ledture. M. Sc madame Hugon, s'imterrompant k 1'envi 1'un de 1'autre, cherchèrent envain k mettre les nouveaux venus au fait de ce que l'on leur avoit déja Ui. Le baron  de Mantes. 42.9 rit beaucoup de leur galimathias, & engagea Boifcaré a recommencer. II le fit, & Boifcaré donnoit carrière a fon imagination libertine, la rcflexion m'en fait fupprimer la peinture ; il fuffit de favoir que l'on lui prodigua des éloges qu'il ne dut qu'a 1'ufage établi de gater les auteurs par ignorance , ou par malice. CHAPITRE XXI. Ce que ton verra. Je n'avois point oublié la petite Colette, il me falloit un prétexte pour autorifer mes abfences,jeprévoyoisqu'ellesferoientfréquentes.Je m'érigeai en chaffeur ; & afin de ne pas manquer de gibier , je courus chez l'höteffe ou j'avois célébré mes nöces clandeflines avec la petite Hugon , pour concerter avec elle comment je pouvois faire pour m'en procurer. Quel bon vent vous amène chez moi , me ditelle , vous ennuyeriez-vous déja k Blémicourt? Tant s'en faut, lui répondis-je;tout m'y plaït; mais j'ai des raifons pour fairefemblant de m'en écarter, fous prétexte de la chaffe : j'ai jetté les yeux fur vous, & me fuis flatté que vous ne refuferie.z pas de me feconder. De quoi s'agit-il ; & que puis-je faire pour vous obliger,  43° Voyage me dit-elle ? Je Tuis humaine Sc des plus traltables , tout le monde me connojt fur ce piedla dans le canton: il faut me procurer , en payant, une certaine quantité de gibier , que je viendrai prendre tous les matins. J'ai votre affaire , foyez tranquille , me dit l'höteffe ; mon coufin eft un des plus alertes braconniers du canton, Sc fi vous en \ oulez dès aujourd'hui vous n'en manquerez pas. Bjn , lui dis-je, il eft tout au plus cinq heures , Sc je vais battre le buiffon jufqu'a dix. Eh oui , battre le buiffon: adieu le beau monfieur : du vin frais au retour; & voila pour le déjeuner, lui dis-je, en lui jettant de Fargent. Mais voyez un peu quelles facons : allez toujours Sc comptez fur moi. Je gagnai Ia ferme ou j'efpérois trouver Coleife. En effet, je la rencontrai a deux pas ; ou allez-vous belle Colette, lui dis-je en 1'abordant ? Porter les ordres de mon oncle k fes ouvriers, qui font la-bas vers ce taillis. Me feroit-il permis de vous accompagner ? Oh! monfieur, me répondit-elle, la candeur peinte fur le vifage , que diroit-on de voir un monfieur accompagner comme cela une fimple payfanne ? Voyez-vous , monfieur , il ( y a des yeux aux champs comme k la viflé , Sc de malignes gens. On prend fouvent tout  de Mantes. 431 ca mauvaife part; & fi Ton rapportoit que Fon m'a vue avec vous , aucune de mes camarades ne voudroit plus fe trouver en ma compagnie. Quoi , vous quitter ü-tot , lui dis-je ? II le faut bien, me dit-elle : du moins que je baife cette main, avant que de partir. Eh ! monfieur , ne fauriez-vous partir fans cela? Non, belle Colette, je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez accordé cette faveur. Tenez, donc , je ne fais qui me porte a ne vous pas refufer; fi je fais mal , au moins ne vous en. fachez pas contre moi ; je fens que cela me cauferoit bien du chagrin : vous reverrai-je demain , lui dis-je , en retenant la main que jebaifois ? Finiffez donc , me dit-elle ; voila mon oncle; s'il s'eflappercu de quelque chofe , il me grondera & vous en ferez la caufe ; elle s'échappa, & je regagnai le logis de mon obligeante höteffe. Voila de quoi régaler vos dames , s'écria-telle , d'auffi loin qu'elle m'appercjut; elle me préfenta fon coufin. Je fus bientöt d'accord , & il n'a pas manqué de me tenïr ma provifion prête tous les jours. Je retournai au chateau très-fatisfait: mademoifelle Hugon vint a ma rencontre ; elle s'étoit levée de grand matin , dans 1'efpérance que nousirions faire un tour de promenade enfemble ; elle voulut fe facher , elle croyoit en avroir Ie  43* Voyage droit. Je ne voulus pas la brufquer; & 1'ima* gination remplie de Colette, je mis tout en ufage pour la calmer : j'y parvins. Nous revenions tranquillement, quand Baboin parut. Je ne fais ce que eet homme-la m'a fait, me dit-elle , je ne le puis fourfrir; nous fommes trop prés pour 1'éviter, lui dis-je ; écartons tout foupcon de notre intelligence. Baboin nous joignit : je crois, dieu me pardonne , que nos jeunes gens fe font l'amour , dit-il en nous abordant. J'ai rencontré M. par hafard & je ne vois pas qui peut vous porter a me tenir un pareil propos , lui dit-elle, d'un ton fort fee. Mon dieu que vous êtes revêche ma belle demoifelle , repliqua-Baboin, je ne prétends pas vous facher fi j'en parle ; quoique je n'aie pas lieu d'être jaloux, vous êtes affez aimable pour que je le devienne. Que veut-il dire avec fa jaloufie ? c'eft bien a vous qu'il conviendroit d'en avoir ; je vous ai déja répété que vos propos d'amour , de jaloufie & de mariage, m'ennuyoient beaucoup. Laiffez-moi tranquille; vous ne pouvez mieux faire, nous dit-elle, en s'en allant ; eh, bon dieu ! elle eft bien de mauvaife humeur ; elle m'avoit embraffé 1'autre jour de fi bon cceur , que j'avois concu de 1'efpérance. Je vous en ai touché quelques mots ; mes intentions font bonnes;  B E M A N T E S.' 435 bonnes; qu'a-t-el)e donc ? boa lui ffpartisje, ne fayez-vous pas ce qu'ont les fil es quand elles fout d'age a être mariées ? Ah ! vous avez raifon , dit-il, il leur manque toujours quelque chöfe. Oh ! bien , bien , il ne tiendra pas a moi qu'elle ne foit bien tót contente. J'en veux parler, & dès aujourd'hui ; qu'en dites-vous ?. Ma foi je vous le confeille, lui dis-je : quitte k être refufé , repliqua t-il ; qui ne demande rien, n'a rien : en tout cas je n'en mourrai point. Vous avez raifon , lui dis-te ; mais je fuis chargé, avancons. Ah ! vraiment , je n'y prenois pas garde ; me répondit Baboin; diable, votre carnacière eft bien pleine: comme vous y allez, il n'y a qu'a vous laiffer faire. Dame excufez , quand on a l'amour en tête, on ne croit que cela; qui auroit dit cela de moi ? j'ai pourtaot qnarante-cinq bonnes années fur la tête. Je ne 1'aurois pas cru , lui dis-je , a vous voir le teint fi frais & fi fleuri. Sans flatterie me trouvez-vous bien, me dit-il ? Au mieux repliquai-je. Dame , c'eft que je n'ai jamais été Iibertin , me répondit-il: voyez-vous , je n'ai connu que la défunte ; cela fait votre éloge, lui repliquai-je. Oh ! je ne vous parle pas de ma jeuneffe , me dit Baboin ; elle a paffé fi yite , & puis mon pére s'eft haté de me ma- Ee  434 VoyaGï rier. Diable , il favoit ce qui en étoit lui,5£ j'aurois eu de qui tenif; mais mon commerce m'a toujours fi fo. t occupé, que je n'ai paS eu ie tems de fonger a la bagatelle : vöus avez fort bien fait, lui dis-je , car la bagatelle nous mène bien loin ; c'eft ce que m'a toujours dit mon oncle le chanoine, repliqua Baboin. La bagatelle 1'avoit rendu li vieux lui , qu'a cinquante ans il en paroiffoit quatre-vingt-dix , voyez-vous. Que cette bagatelle change bien les gensJ Mademoifelle Hugon avoit annoncé mes fuC* cès; l'on vint au-deva.it-pour m'en féliciter. Ma fqj c'eft a faire a vous, me dit M. Hugon. Oh ! pour aujourd'hui nous ne mangerons pas de canards, lui répondis je. Ne me parlezplus de ces vilalns canards , répliqua-t-il , je les ai encore fur le cceur. CHAPITRE XXII. Atmngnninu j e partageai mon tems de facon , que je donnois les premiers momens du jour a Colette, le refte de la matinée a la petite Hugon , & 1'après dinée aux amufemens de la fociété : je devenois plus amoureux de la petite fermière;  D 2 M A -N T t li elle ne manquoit pas de m'attendré ; tous !es matins elle paroiflbit me voir avec un nouveau plaifir ; mais a peine étions-nous ènfeifia ble quirlques inftans , qu'elle trouvoir de nouveauxprétextespourmequitter..] 'étoisenchantë de fa retentie , je voulus m'émanciper ; mais enVain &c dans 1'idée que je m'étois formée dê cette petite fille , je ne fais pas de quoi j'aurois ete capable. Le prieur me pröpofa un jovir de m'accompagner a la chaffe ; je refufai affez légérement \ il fentit qu'il y avoit dn myftère ; fon frère &c le baron m'en firent la guerre ; je leur donnai d'affez mauvaifes défaites. Le baron fuf-tout , qui ne ceffoit de melutiner^ Voulut abfolument être le dépofitaire de mes fecrets ; je fus contrahit pour m'en débarraffer, de lui faire de fauffes confïdences; il ih'épia > & étant au fait , je fus obügé dé convenir de tout. II me fit des reproches de mon peu de eonfiance , & m'engagea infenfiblement k hu ouvrir mon cceur; II parut en agir de même avec moi; il fe dépeignit comme un homme qui s'étoit donné bien des travers en fe livrant a fes paflions. Sa jeuneffe, felon lui, avoit été des plus orageufes. Lesréflexions qu'il me fit faire k cette occafion me parurenf très-fenfées. C'eft un mauvais tems k paffer \ me dit-il, tous leshommesen font-la; heureux Ee ij  436 Voyage celui qui fait profiter de fes fautes. Al'ons J je veux être votre mentor ; mais foyez fincère. Je lui fis le détail de ma fituation; je lui avouai mon amour pour Colette , & mon commerce avec la petite Hugon : il me dit qu'il ne manquoit que de faire la conquête de la Blémicourt; elle m'a fait biendes avances, me dit-il; mais n'étant pas d'humeur d'y répondre ; j'ai fait la fourde oreille. Un motif bien fingulièr lé faifoit agir ; j'ai été bien étonné quand je 1'ai découvert: a propos de la Blémicourt , la connoiffez-vous ? pas autrement, lui dis-je. Eh quoi 1 faut-il qu'un nouveau venu foit plus au fait que vous , me dit-il ? je ne vous ai précédé que de quelques jours , lui répondis-je. Eh bien! me dit le baron , j'ai fait paffer madame Hugon fur le compte de fa nièce, je louois beaucoup la Blémicourt & té» moignois combien j'étois fatisfait de la facon dont elle nous avoit recus. Ma nièce a cela de bon , m'a-t elle dit; elle ne fe méconnoït pas; elle fe fouvient toujours d'ou elle eft fortie. Son grand-père étoit fermier, afin que vous fachiez; ii s'étoit établi dans le Maine ,. & avoit fi bien pris l'efprit du pays , qu'il avoit autant de bien en procés qu'en fonds de terre; pour fe venger des torts que la chicane lui avoit faits, il fit M. Hugon fon fils, & mon  de Mantes. '437 mari , procureur ; &c le père de la Blémicourt huiffier. M. Hugon a affez bien profité; pour 1'huiffier , il a eu du malheur ; fa fortune prenoit un affez bon train , mais on 1'a defferyi: il fut interdit; & pour réparer fon ir.terdicfion , il travailla fous le nom de tant d'autres , .que 1'exccs de fes occupations Fa mis au torribeau. C'étoit un grand fujef;& il a été fort regretté. Sa fille s'eff. établie lingère au bas,du palais, en mémaire de fon cher père. Sa boutique étoit le rendez-vous des beaux efprirs: cela a fervi a cultiver fon efprit , & a fait tort a fon commerce. M de Blémicourt en fit connoiffance ; elle fut lui plaire ; & fe trouve aujourd'hui par fa mort ufufruitière de ce chateau. Je fuis bien inftruit, comme vous voyez ? me dit le baron ; auffi tót que je m'étabiis dans. un endroit , je m'attachea connoitre mes originaux. Je vous charge de tirer de Boifcaré ce qu'il peut être lui-même 5c ce qu'il fait de la Blémicourt , depuis fon féjour en ce pays; nous nous aiöuferons faute de mieux. II ne faut point de vu;de dans la vie ; les momens cü l'efprit & le cceur demandent div reiache , doivent être employés a la curiofité.. Au refte, continua-t-il, chargez-vousde m'acquitter en vers la Blémicourt ; fes importu- Ee iij  43^ Voyage fnnités me deviennent a charge; c'eft un fervice d'ami que je vous demande , & dont je vous tiendrai compte quelque jour ; en tout ceci j'ai mes vues; je prétends vous faire goüter du dérangement , pour que votre époufe future ne foit pas dans le cas de fe plaindre de vous. Quand les premiers feux de la jeuneffe font paffes , on goüte mieux le plaifir. qu'il y a de s'attacher au même objet. On eft revenu du frivole avantage de la variété ; paffer d'un objet a 1'autre eft la reffource des. gens dont le goüt eft épuifé; que leur fituation eft trifte ! 1'ennui les rcnge. Je vous parle une Iangue que vous n'entendez pas a préfent; un jour viendra oii je m'expliqueraï mieux ; adieu , j'appercois Baboin qui vient implorer , fans doute , votre fecours pour fon futur mariage. Ne le traverfez pas , croyez moi ; il eft d'un galant homme de procurer un êtabüffement a 1'objet qu'il aime. On ap» pelle cela un procédé ; '& il eft trop bieo. ftabli pour ne pas s'y conformer.  de Mantes! 43$ CHAPITRE XXI I L Mariage a la mode; Ij'imp atiënt Baboin ne tarda pas a me joindre : les chofes font plus avancées que vous ne croyez au moins , me. dit-il en m"ar bordant: j'en ai gliffé deux mots k madame de Blémicourt; elle eft d'avis d'en parler a 1'inftant même; la voila qui entraine M. & madame Hugon. M. le prieur qui fait mes intentions ? eft auffi de la. partie ; & je vkns en raifonner avee vous , & vous prier d'appuyer ma propofition. On ne manquera pas, de vous demapder confeil. Madame deBlémicourt peut beaucoup ; mais on n'a pas trop de tout le monde. Eh 1 mais a propos ; favez-vous bien que vous lui plaifez k cette madame ? Je m'en fuis appercii, moi qui vous parle. A. quoi donc , lui dis-je ? Oh ! vous faites le difcret,. reprit Baboin. Eh 1 Ik r la, nousvoyons clair ; pendant tout le repas elle n'eft occupée que de vous ; vous faites tottr jours femblant de ne regarder que mademoi-. felle Hugon , vous paroiffez tout occupé d'elle» Sc tout cela je fais bien pourquoi ;. vous fer-s yez la dame k fon goüt; j'ai toujours entend.^ E.e, i.y  44ö Voyage dire qu'elle aimoit le myftère ; elle vaut lé peine que l'on la ménage ; on ne trouve pas toujours un chateau en état , & un revenu auffi clair. Au refte ce font vos affaires; revenons aux miennes : je vous promets de m'y empioyer de tout mon pouvoir , lui dis-je: que Ia petite Hugon vous fera obligée , me répondit Baboin. C'eft un établiffement tout fait , que vous lui procurez ; il me faudra auffi un peu d'honneur. Ces gens de Paris veulent de cela quand ils marient leurs filles en province. Qu'a cela ne tienne ; je luis déja marchand ; je fais la banque quelquefois ; j'ai une charge d'huiffier; quoique je ne 1'exerce pas , c'eft toujours un titre ; je pourrai la troquer contre quelque autre chofe ; avec un peu d'aide de la familie , je pourrois bien devenir maire ou bailli d'un endroit ici prés. II n'y a que les harangues qui m'embarrafferoient ; croiriez vous que je n'ai jamais pu dire , par cceur, deux mots de fuite , & fi je ne parle pas mal quand je m'y mets. Tout e dit-elle, en me donnant un petit coup fur la joue. La chaife a été toute mon occupation 4 madame h lui repondis-je; enaffecïant beaucoup' d'ingénüité; la nuit m'a furpris, j'ai été trori heureux de trouver un afylë dans je he fai quel hameau , dont je fuis forti au lever de 1'aurore; Je vous Ie paffe pour cette föis > continua-t-elle j dorénavant jë ne veux point que IWn decouche \ fouvenez-Voüs-ën, jë vous prie, & ne fn'expofez plus a paffer de nuits auffi triftes que la dermère; qüe d'inquiétudes que vous m'avez d-onné, tout le móndë a pu s'appërcevoir du\ défordre ou j'étois; valez-vous tous les cha^ grihs qüe votre abfence m'a fait éprouver* Voyez commë il recoit tout cela, dit-elle J s'appercevant que jë baillöis; Mille pardons a lui dis-je, en me temèttant. Le fömmeil nVac* table malgré mol, & j'ai toutes Iès peines du monde a le vaincre, L'ennui y avoit autant de part que la fatigue que je pris pour eScufe; Cela *ft décidé, dit-elle , je ne veuX plus que vöus alliez a cette irmudite chaffe; elle vous donna ög ij  4é8 Voyage vin air mauffade qui ne me revient point, erf» tendez-vous. Allez-vous repofer, & venez mé trouver demain a mon lever. Quel ordre! je promis, mon bonheur dépendoit demonexactitude è le remplir. C H A P I T R E XXXI. Dèpart. 3VfoN premier foin en m'éveillant fut de me dérober au plus vite; j'allai tirer Colette de l'inquiétude cii je préfumois qu'elle devoit être plongée. Quelle abfence pour deux amans nouvellement unis , qu'un intervalle de douze heitres ! Mon retour diffipa fes craintes ; Sc ce qu'il y a de plus expreffif confirma les fermens réciproques d'être 1'un a 1'autre a jamais; pour fe mettre a Pabri des recherches de l'oncle, Sc des pourfuites du marquis, je jugeai qu'il valoit mieux que Colette, déguifée en payfan, paflat quelque tems chezle braconnier,dansunhameau plus proche de Blémicourt, jufqu'a ce que je puffe trouver un prétexte pour m'en retourner a Paris former 1'établiffement que je me propofois. Je payai le fecret de l'höteffe; le braconnier par de nouvelles libéralités me fut acquis; le.tout arrangé, je partis fur le champ , & me  de Mantes. 469 rendis a 1'appartement de madame de Biémiccmrt, elle m'avoit déja fait chercher. Quel homme, dit-elle, en m'appercevant, jamais en place; avez-vous déja oublié ma défenfe? Je me fuis fait un devoir, lui répliquai-je, de me foumettre avenglément a vos ordres; ne voulant pas troubler Votre fommeil, j'étois allé faire un tour de promenade; jamais la campagne ne m'a paru plus belle! 1'idée du bonheur que j'y goüte m'entretenoit dans une rêverie agréable, qui m'afait porter mes pas plus loin que je ne m'étois propofé. Le fripon, dit-elle en fouriant, qu'il fait donner un bon tour a toutes fes excufes! bien différentes des femmes, qui font confifter leur plaifir a tromper, j'aime k 1'être; entretenez toujours mon erreur, &c me dérobez ce qui ponrroit la détruire. Je crains a tout moment de vous perdre, je fens que je n'y furvivrois pas. Quelle femme, difois-je en moi-mëme. que n'eut-elle été Colette , ou que n'en eüt-elle eu les agrémens, je me ferois fait confcience de la tromper; mais auffi je pouvois lui dire,' comme on le répète a tant d'autres dans un fens différent. Mon excufe eft dans vos yeux» fi je fuis encore dans votre fouvenir , compenfez tout madame de Blémicourt, vous me rendez juftice, nous n'étions pas faits 1'un pour 1'autre. Gg üj  00, Voyage Que ne promet-on pas, quand on reffent uq yéritahle amour! que ne promet-on pas, quand pn a des raifons indifpenfables a feindre! Les fermens les plus forts avoient été employés^ pour perfuader k Colette que je n'épargnerois yien pour m'affurer fa poffeffion. Je fis plus encore pour me débarraffer de la Blémicourt, & en tirer les fecours qui m'étoient fi néceffaires, L'aclion n'eft pas louabie, mais quand la mode. en paffera-t-elle } J'éblouis la dame par mes exagérations, elle étoit trop aveuglée pour en fentir le ridicule, L'Amour eft la clef du coffre-fort ^ j'avois déja fait connoiffance avec lui; la 'Blémicourt me preffa de fi bonne grace, qtie je me laiffai vaincre; j'y pris une fomme affez fuffifante, pour. ne pas me mettre dans le cas de la récidive du contrat qu'il me fallut faire. Mes délirs étoient au comble, j'étois affuré de Colette, 1'image du bonheur que je me figurois., la préfence de. Ia bienfaitrice qui me le procuroit; tout con= eourut a rendre ma reconnoiffance éclatante. Je comptois refter quelques joius encore, pour amener le dénouement; je ne (avois comment m'y prendre , les réflexions ne m'en fourniffoient aucun moyen. Le hafard me fervit; une lettre de mon père me tira d'embarras ; il me marquoit de retoiu;ner k Paris fur le champ.  de Mantes. 471 pour affaire preffante; un parent dont il me donnoit 1'adreffe,. devoit me mettre au fait pour agir en conféquence de fes ordres. Je mon-» trai ma lettre, & quelques raifons que l'on pufe me dire , je fixai mon départ au lendemain. Babouin me témoigna combien il étoit mortifié de ne me pas voir un des témoins de foa bonheur. La petite Hugon voulut m'arrêter, je me fis honneur de la circonfiance; elle fut la dupe de ma prétendue fenfibilité, jelui devois, les apparences. La Blémicourt re$ut mes adieux toute en larmes. Boifcaré me fit préfent de fes. ouvrages ,, le prieur m'affura de fon amitié que je mettois bien au-deffus. Je parti chéri de la Blémicourt, regretté de la petite Hugon; mais. au grand eontentement de fa mère , qui vitmoa éloignement avec bien du plaifir, ainfi que le maitre-clerc. Pour M. Hugon, je fuis sur qu'il ne regretta que la penfion qu'on lui faifoit pour moi. Je 1'ai affez pratiqué pour en jugep moi-même. Après mainte embraffade, je volai è Mantes. rejoindre Colette, oü le braconnier, inffruiü de 1'incident, s'étoit chargé de la conduire.. u  Voyage C H A P I T R E XXXII. Qui tin a la fin. Je paffe la mauvaife nuit que nous effuyames dans la flótte, efpèce de galiote qui remonte de Mantes a Poiffy; Pincident des nourrices que je pris pour un tas de linge fale, Ia peur que me fit une d'elle en fé retournant comme j'appuyois mon pied fur fa croupe; les cris des nourriffons qui nous étourdirent a diverfes reprifes,' Pinquiétude que me donnoit mon nouveau domeftique. , que je conduifis enfin heureufement jufqu'a Paris. Les details du petit ménage me procuroient chaque jour de nouveaux agrémens; il faut y avoir paffé pour fentir le plaifir que l'on y goüte. race aux bontés de la Blémicourt, j'étois en état de me fatisfaire. Colette, dont je devenois amoureux de pjus en plus, me parut méritep que je me donnaffe des foins pour fon éducation. Avant d'introduire les maïtrc6 , j'augmenfai le train. Je m'avifai d'une femme-de-chambre : meiible critique en pareille fituation, 1'entreienen eft k charge; & mais, c'étoit une  de Mantes. ^75 efpèce de compagnie ; je crus qu'il étoit même de la décence de 1'introduire. Colette en fut flattée, cependant fes talens ne tardèrent pas a fe développer: ia femme-de-chambre ne fe contenta pas de les admirer, elle fit fentir a Colette, combien il étoit fatisfaifant d'en faire ufage; on m'en fit la propofition: par amour propre je topai; je repris quelques liaifons qui me mirent a même de contenter Colette & ma vanité, je ne tardai guère a fentir ma faute. Chacun rechercha ma connoiffance, & voulut cultiver mon amitiéc Ah! Blémicourt, que votre argent vous a bien vengé! il m'a fait de ces admirateurs autant d'envieux de mon fort. Alors la femme-de-chambre jouaun grand röle. Plus adroite qu'intéreffée ', elle m'inflruifoit des offres , j'allois a 1'enchère , je vis bientöt la fin de mes frnances, il me fallut céder la place Colette m'honora de fes regrets. Belle confolation! Un jour que j'allai diffiper mon chagrin , je rencontrai le prieur; je fuis charmé de vous voir, j'ai bien des chofes a vous apprendre, me dit-il. D'abord votre familie eft fort irritée ; mais tranquillifez - vous, j'ai tout calmé par 1'mcident que vous allez fiivoir. Le baron m'a inftruit de vos menées, il ne vous a pas perdu de vue, gens apoftés ne vous quittoient pas.  474 Voyage C'eft lui qui vous a fufcité tant de rivaux|; enfin, ïï eft parvenu k vous faire prendre votre parti; mais êtes-vous guéri? je le crois, lui dis-je. Vous foupirez encore, repliqua-t-il; venez avec moi, & voyons s'il n'y auroit point de remède; tout en marchant, il m'apprit que ce prétendu baron étoit une veuve fort aimable ; elle avoit été recherchée par un gentilhomme de fes voifins, qui, voyant qu'elle ne vouloit pas 1'écouter, s'étoit déterminé a 1'enlever, efpérant qu'elle n'oferoit, après un coup d'éclat, lui refufer fa main. Son projet manqua, la veuve en eut vent; elle fe déguife en homme, & va au nom de fon frère lui en demander fatisfattion; elle fe bat, le bleffé, & s'enfuit. Le frère & Ia fceur étant jumeaux & fe reffemblant parfaitement, il ne la reconnut. Etant a toute extrêmité, il donna tous fes biens a Ia fceur en pardonnant au frère. La juftice a voulu prendre connoiffance du fait; mais l'on a prouvé que , depuis quelques mois, le frère étoit a fon régiment , nommément les jours qui ont fuivi & précédé le combat; on Ta traité d'imaginaire , & les pourfuites ont ceffé. C'eft dans 1'intervalle que la veuve déguifée, & fous le nom du baron, eft venue me joindre avec mon frère Sc fon époufe; elle fut arrêtée; mon frère étant en pays de connoiffance 1'a tirée facilement d'af-  p e Mantes. faire, en faifant connoitre fon fexe. A propos , j'ai vu Colette & fon époux; ils font enfin ma-? riés, & font le meilleur ménage du monde; mon amour pour la veuve, les épreuves que l'on m'a fait fubir avant que d'y répondre , n'ayant nulle relation avec le voyage que je pi'étois propofé d'écrire , je n'entterai pas dans ces détails, II fuffit au lecfeur le plus curieus de favoir que j'époufai la veuve; 8c qu'après, avoir rendu 1'emprunt fait a la Blémicourt, j'oubliai tout le refte. BénnTant le fort de m'étre |iré heureufement de toutes les efcapades. F 1 Af.  TABLE DES VOYAGES IMA GIN AIR ES CONTENUS DANS CE VOLUME. AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEl/R , page vij VOYAGE DE CAMPAGNE. Première partie , i Mijloirc de madame Deshoulieres & de Grosblanc, 7 Mifoire de Thibergeatt, ï 2 Mïfiloire d'unfollet paffionne pour les chevaux, 23 Miffioire d'un follet appellé Monjieur, 2 5 Hiftoire de madame d'Orfelis , 28 père & fes quatre fils , conté , 47 Bipoire du cheraller de Chanteuil , 78 Pmverbe, 137 Seconde partie , 148 ' VOYAGE DE F A L A I S E. Première partie , 197 Aventures de la Bourimière , 205  TABLE. 477 'Aventures de Cléante, , , „ Seconde partie , 27i VOYAGE DE MANTES. €hapitre premier. Réfiexions fans fuite fur ce qui a donné lieu au refe , 34^ chap. IL Départ, arrivée, projets , 349 Chap. III. Motifs du Voyage , 3 51 Ch ap. IV. Combat de Neuilly , 353 chap. V. Reconnoiffdnce , 3^5 Chap. VI. Réception d Saint-Germain, 362 Chap. VII. Hiftoire de Lolote , 366 Chaf. VIII. Grande nouvelle, 36^ C h ap. IX. Pajfage de la forêt , 3 ?Q Chap. X. Arrivée a Poiffy. Hiftoire du Prieur, 377 chap. XI. Querelle de chiens , 384 chap. XII. Les batelets, yCj t Chap. XIII. Inténjfant pour F auteur , 396 Chap. XIV. Arrivée a Blémicourt, 3^9 Chap. XV. ia/Ve de rhiftoire du prieur, 402 Chap. XVI. c/w/c, 4I2r Chap. XVII. Converfation, 4I§ Chap. XVIII. Ze parfait écuyer, 421 Chap. XIX. Quelles étoient les perfonnes annoncees, 425  4?8 f A B L É. Chap. XX. Suite du parfait écuyer, 41$ chap. XXI. Ce qüe Von verra , 419 chap. XXII. Arrangement, 434 chap. XXIII. Mariage a la mode, 439 chap. XXIV. Hiftoire de Boifcaré, 443 Chap. XXV. Situation , 449 chap. XXVI. Evenement fingulier , 451 Chap. XXVII. Eclairajjement, 455 »-> _ wtrm ■ , /"._...• j... J, v>nAr. aatuk v^-^ '~ jvir-i ment, 4fi5 Chap. XXIX. Raccommodément, 460 Chap. XXX. Z.£5 adieux de Blémicourt > 465 Chap. XXXI. ÏEtyró* , 468 CliAP. XXXII. Qui tin a fa fin, 471 Fin de la Table»