V O Y A G E SENTIMENTAL, EN FRANCO   V O Y A G E S IMAGINAIRE $, SON GES, VISION S, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME VINGT-HUJTIÈME. Quatrième divifion de la première clalTe, contenant les Voyages amufans , comiques & crïüques. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RÜE ET HÖTEL SERPENTEé M. DCC. LXXXVJII.  /v Os. DER ' 1 UNIVERSITEIT VAN X^Ej^X  YOYAGES IMAGIN AIRES, ROMANESQTJES, MER VEILLETJX, ALLÉG ORIQTJES , AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. SUIVIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CO NT IE NT: Le Voyage Sentimental, enFrance, du do&eur Sternej Le Voyage de Chapeele & Bachaumont; Le Voyage de Paris , en Limousin , par La Fontaine; Le Voyage de Languedoc §l de Provence, par Lefranc de Pompignan; Le Voyage de Bourgogne, par M. Bertin; Le Voyage de Beaune, par Piron; Le Voyage de Didier de Lormeuil , par M. Berquin ; Un Fragment d'un Voyage dlEspacne, par M. de la Dixmerie.  AFER TISSEMENT DE L'É D I T £ U R *>ES rOYAGES IMA GIN AIRES* No us ccmmencons cetre daflè par un ouvrage charmant qui a joui de Ia plus grande répuradon en Anglererre, & donc ia traduction na pas eu moins de fuceès parmi nous. Ce font des obfervations phüofophiques, critiques & morales fakes parun voyageurqui neparcourtle monde que pour etudier les hommes: cei eft ie f^oyage fentimentaU N. Stertie, auteur de eer Ouvrage qu'ü pobüa fous le nom fjppofé du docleur Yorick, eft mort depuis quelques années en Anglererre, ïl avoit, difent quelquesUns, lagaieté de Rabefais, d'aurresiecomparent k Scarron, ^bus penfons comme -les premiers; les ouvrages de Srerne W A  2 Afertissement remplisdeplaifanteriesquelquefoisunpeti chargées,maisaccompagnéesderéflexions profondes fur les erreurs & les foibleffes de 1'humanicé. On dit que l?attteur ctoic lui-même d'une bifarrerie peu commune qui fe manifelioit jufques fur Ion exterieur. Nous ne connoiffbns de lui que 1c Voyage fentimental que nous imprimons, & la vie & les opinions de Triftram Shandy : ces deux ouvrages font récemment traduits en francois. Nous nous fommes bornés a un très* petit nombre de voyages amufans. Ce genre d'ouvrages ne pouvoit être exclus de notre recueif', mals d'un autre c6té il ne devoit point y occuper trop de place; c'eft une forte de poéfie fugitive qui ne tient que foiblement aux voyages imaginaires. Nous ne donnerons donc que fept de ees voyages, dont le nombre eft d'ailleurs  D E L'É D ï T Ê Ü R. 3 confidérable; mals en nous prefcrivanc des börnes auffi étroites, nous avons mis d'autant plus de févénré dans nocre choix. II n'eft aucune des pièces que nous employons, qui ne foit un vrai chef-d'oeavre. Le voyage de Chapelle & de Bachaumm qui a fervi de modèle k cette efpèce de voyage, doic naturellement les précéder tous. Tout ie monde connoïc le mérite de eet te charmante produdion : la première de ce genre dans hotte langue & qui a confervé Ci long-tems une fupériorité tranfeendante fur toutes les imications qu'elle a produites en foule. ClaudeEmmanuelIhuillier,plusconnu fous le nom de Chapelle, eftle principai auteur de ce voyage. II étoit flls naturel de Francois Lhuiliier, maïtredes comptes. II eft né a Paris en 1616\ & s'eft li vré de bonne heure au goüt (qui 1'a toujours dominé) d'une vie molle & voluptueufe. Chapelle Ai;  4 Jfertissement. étoit un aimable épicurién, qui par fon enjouement & les graces naturelles de fon efprit, faifoit les délices de la fociété; maïs cette foeiéte n a jamais été pour lui qu'un cercle d'amis. La contrainte étoic ce qu'il abhoroit le plus, Sc jamais il ne vojuiuts'aflujetcirarienquimïtlamoindre entrave a cette liberté dont il faifoit fon idole. Nous ne répéterons pas ici üne foule d'anecdotes vraies ou fauffes que racontenc ceux qui ont écrit fa vie, elles tendent toutes a peindre 1'amabilité, la franchife, lenjouêment Sc la pbilofophie de Chapelle. II eft mort agé d'environ foixante-dix ans, lailTant, avec le voyage que nous imprimons, des poéfies fugitives qui, de fon tems, étoient les meilleures en ce genre, Sc lui ont acquis beaucoup de célébrité. Francois le Coigneux de Bachaumont a eu quelque part a ce voyage; il étoic  DE L' É D I TE U R. 5 d'une familie illuftre dans Ia robe Sc fils d'un Prélidenr a mortier au Parlement de Paris: il eft né en 1,624, Sc étoit lié d'ami- tiéavec Chapelle; unefympathie degoüts & de plaiilrs, une analogie de talens entte ces deux poé'tes a du cimenter cette ami- tié. Bachaumont fit cependant des ré- flexions plus férieufes que fon ami fur la vie voluptueufe qu'il avoit menée : on prétend qu'il changea beaucoup dans fes dernières années, Sc que la religion occu- poit alors tous fes foins. II mourut en 1702, age de foixante dix-huit ans. II fuffit de dire que Ie Voyage qui fuit elt du célèbre la Fontaine3 pour quetouc autreéloge ne nous fok plus permis : nous nous flattons que nos Iecleursay rrouve- ront les graces naïves Sc inimitabies qui caradérifent ce poëte , Tun des princi- paux ornemensdu Paraaflc francojs,. Jean de la Fontaine eft né a Chaceati- Aiij  6 Afertzssement Thierry en ióix. II entra d'abord chez les Pères de 1'Oratoire, maïs il y refta peu; 1'indolence naturelle de fon caractère laifla lone-tems fon talent enfeveli : il ne fe doutoit pas lui-même que la nature 1'eüt fait poëte, lorfque la lecture d'une ode de Malherbe réveilla chez lui un feu quin'étoitquecaché Sc qui n'attendoitque 1'occafion d'écloi-re & de fe développer. Dès ce moment nos meilleurs auteurs anciens Sc modernes occupèrent tout fon tems. Nous ne redirons point tout ce qu'ont écrit les différens auteurs de fa vie, notre intention n'étant que de donner une légere notice, il nous fuffira de dire qu'il eft peu d'auteurs qui fe foient peints dans leurs ouvrages avec autant de vérité. Outre les fables Sc les contes de ce poëte qui font connus de tout le monde, on a de lui des poéfies fugitives, parmi lefquelles on diilingue la tradu&ion ou plu-  D E L'Ê D I T E U R. 7 tot rimitation des Amours de Pfyché 6c de Cupidon, épifode de TAne d'or d'Apulée. La Fontaine efl: mort en 1695, agé de foixante-quatorze ans. Le voyage de Languedoc & de Provencey par Lefranc de Pompignan, efl: 1'imitation la plus heureufe de celui de Chapelle,, êc celle qui jufques-la approchoit le plus de fon modèle. George Lefranc de Pompignan eft né. en 1709 : fesquerellesavec Voltaireêclesinjures quecelui-cilui aprodiguées-, n'onc fait aucun tort a la réputation de Pompignan,, & ne lui ont point ravi la place qu'il occupe , a jufte titre, parmi nos. poëtes les plus. diftingués. Ses poéfies ïacrées ne le cedent qua celles du grand Roufleau,, & fa- tragédie de Didon fufEc feule pour ie mettre au nombre de nos meilleurs poëtes dramatiques. Le voyage. que nous imprimons prouve qu'il- avqit A'vt  8 -drERTISSEMENT auffi des talens pour la poéfielegére;avec autant de titres pour mériter nos fuffrages, Pompignaa n'a poinc a craindre les attaques de fes ennemis. L'Acadëmie Francoife 1'a admis dans fon fein en 17. & la hrtérature a perdu eet illuftre académicien en Octobre 17S4. Le voyage de Bourgogne de M. le Chevalier Bertin, efl: une autre imitation da voyage de Chapelle, qui égale au moins celle de Pompignan, & que Chapelle luimême n auroit pas défa vouée. Nous faifons encore voyager nos lecteurs en Bourgogne; t'efl: I Baune que nous les conduifons, 8£ nous leur donjons la compagnie du charmant auteur de ia Méiromame; nous n'avons pas a craindre qu'ils y prennene de lennui 6c quïs nous reprochenr de leur faire faire une feconde fois ce voyage. Aicjds Pirons.né a Dijon en 1685,, eft  'D E L' È D 1 T E V R. 9 ï'un des pcè'res les plus gais 6c les plus fpirituels de norre fiècle; il s'tft exercé dans tous les genres avec fuccès; fes épigrammes furcout 1'ont fait connoïtre avantageufemenc & 1'cnt rendu redoutable a cette foule de critiques qui s'emp-eflènt d'attaquer les jeuhes écrivains, & parviennent fouvent a étoufFer leurs talens; mais ce qui a mis le fceau a la réputation de Piron, eft /a Méiromaniè, 1'une des meilleurs comédies qui aient paru depuis Molière : ce poëte eft mort en Févrièr T773 > %é de quatre-vingt quatre ans.' Le petit voyage qui fuit eft dun autrfe genre : e'eft un chef-d'oeuvre de eraces & une peinture charmante de 1'enfance, eet age heureux que plufieurs regardent eomme le vérirable age dor. Didkr de Lormmil, enfant de huk a dix ans, fait un voyage, & envoye a fa foeur unepetire relation de fes courfes, de fes aventures  ïo Afertissement de l'Êditevr. 6c de fes obfervations, écrite avec cette naïveté qui caractérife fon age, 6c que M. Berquin a fu parfaitement faifii\ On termine les voyages amufans par un Fragment de Voyage de M. de la Dixmerie. Nous avons déja employé de eet effcirnable littérateur, une agréable riction :. 1'iJLe Taciturne 6c l'ijle Enjouée : on ne trouvera pas moins de gaieté 6c de phiLafophie dans fon voyage d'Efpagne*  VOYAGE SENTIMENTAL, EN FRANC E. PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE PREMIE R. Je pars et j'arrivé. « Cette affaire, dis-je, eft mieux réglée en » France ». Vous avez éfé en France, me dit le plus poli. -ment du monde & avec un air de triomphë, Ia perfonne avec laquelle je difputois Il'eft  Ï2 V O Y A G B faien furprenftnt, dis-ja en moi-même., que Ia. navigation de vingt-un milles puiffe donnertant de droit a un homme Je les examinerai Ce projet fair auflitót celTer la difpute < Je mie rerire chez moi Je fais un paquet d'une demi-douzaine de chemifes, d'une culotte de foie noire Je jette un coup-d'ceil fur les manches de mon habit j je vois qu'il peut paffer Je ( prends une place dans Ia voiture publique de Douvres. J'arrive. On^me dit que le paquebot part le lendemain matin a. neuf heures. Je m'erabarque; & a trois heures après midi, je mange en France une fricafiée de poulets, avec une telle certitude d'y être, que,, s'il m'étoit arrivé la nuit fuivante de mourir d'indigeftion, Ie monde entier n'auroit pu fufpendre 1'efFec du droit d'aubaine. Mes chemifes, ma culotte de foie noire, mon porte-manteau, le tout auroit appartenu au roi de France, & ce petit portrait que j'ai fi long-tems porté, & que je t'ai fi fouvent dit, ma Lifette, que j'emporterois avec moi dans Ie tombeau : hélaïï que feroit-il devenu? On me 1 auroit arraché du cou...... En vérité, c'eö: être peu généreux, que de fe faifir des effets d'un imprudent étranger, que la poltrefle & la civihté de vos fujets engagent a parcourir vos états Par le ciel, fïre, le trait n'eft pas beau. II ne convient pas au monarque d'un peuple fi honnète, & dont la délicateflè des  S e n t i m e n T a l. ij fentimens eft fi vantée par-tour, den agir ainfi avec moi, qui ne defire autre chofe que de le con- noïtre & de me famiiiarifer avec lui „ A peine ai-je mis le pied dans vos états, , CHAPITRE II, C A L A I S. Sensation-S. T J E dinai. Je bus, pourl'acquit de ma confcienee; qnelques rafades a la fanté du roi de France, i qui je ne voulois point de ma! 3 je 1'honorois 8c refpeótois, au contraire, infiniment, a caufe de fon humeur afFable & humaine; & quand cela fut fair, je me levai de table en me croyant d'un pouce plus grand. Non dis-je, la race des Bourbons eft bien éloignée d etre cruelle Ils peuvent fe laiffer furprendre; c'eft le fort de prefque toiis les princes; mais il eft dans leur fang d etre doux & modérés. Tandis que cette vérité fe rendoit fenfible a mon ame, je fenrois fur ma joue un épanchement d'une efpèce plus délicate, une chaleur plus douce & plus propice que celle que pouvoit produire le vin de Bourgogne que je venois de boire, & qui coütoic au moins quarante fols la bouteilje.  14 > V O Y A G B Jufte dieu! mecriai-je en donoairt un coupdö pied dans mon porte - manteau, qu'y a-t-il donc dans les biens de ce monde pour aigrir fi fort nos efprits, & caufer des querelles fi vives entre ce grand nombre d'affectionnés frères qui ff trouvent ? Lorfqu'un homme vit en paix & en amitié avec hs ailtres, Ie plus pefant des rriétaux (i) eft plus léger qu une plume dans fa main. II tire fa bourfe, la tient ouverte, & regarde autour de lui, comme s'il cherchoit un objét avec lequel il pourroit U partager. C'eft précifément ce que je cherchois...„ Je fentois toutes mes veines fe dilater; le battement de mes artères fe faifoit avec un concert admirablej toutes les puhTances de la vie accompliifoient en moi leurs mouvemens avec la plus grande facilité; & la précieufe la plus inftruite de Paris, avec tout fon matérialifme, auroit eu de la peine a me reconnoitre 8c a m'appeler une machine, ..... Je fuis perfuadé, me difois-je a moi-mêmej que je bouleverferois fon Credo. Cette idéé, qui fe joignit a celles que j'avois,' éleva en moi, dans ce moment, la nature auffi haut qu'elle pouvoit monter J etois en paix avec tout le monde auparavant, & .cette penfée (i) Lor.  S E N T I M E N T A 1.' 15 iacheva de me faire conclure le même trairé avec moi-même. Si j'étois a préfent roi de France, me difois-je-, quel moment favorable a un orphelin, pour me demander, malgré le droit d'aubaine, le portemanteau de fon père! m ""' "",lr*,r ',»*■ i»«m»^. avoit rien d agreable ai de rebutant, que ce que le caractêre & lexpreffion rendoient tel. Sa taille, au-delfts de la médiocre, étoit un peu raccourcie par une courbure ou un pli qu'elle faifoit en avant; mais cetoit 1 attitude d'un moine qui fe voue d Part de mendier & i tout prendre; telle qu'elle fe préfente en ce moment a mon imagination, elle gagnoit plus qu'elle ne perdoit a être ainfi. II fit trois pas en avant dans la chambre, mit la mam gauche fur fa poitrine, & fe tint deböut avec un baton blanc dans fa main droite. II me détailla les befoins de fon convent, & la pauvreté de fon ordre. .. II Ie fit d'un air fi naturel, fi gracieus, fi humble, qu'il falloit que j'eulfe été enforcelé pour n en être pas touché Mais la meilleure raifon qüe je puilfe aIIeVuer demoninfenfibilité, eelt que jetois prédéterminé a ne lm pas donner un fou. B  t» v O Y A G 1 CHAPITRE IV. CAUSE DE REPENtlR. Il eft bien vrai, W dis-je, pour répondre a une élévation de fes yeux qui avoit terminé fon discours; il eft bien vrai Je fouhaite que le ciel foit propice a ceux qui n'ont d'autre reflource que Ia diarité publique; mais je crains qu'elle ne foit pas aflez zélée pour fatisfaire a toutes les demandes qu'on lui a faites a chaque inftant. A ce mot de demande il jeta un coup-d'ceil léger fur une des manches de fa robe.... Je fentis •toute 1'éloquence de ce langage. Je 1'avoue, dis-je, ■un habit groflier qu'il ne faut ufer qu'en trois ans, Sc un ordinaire apparemment fort mince je 1'avoue, tout cela n'eftpas grand'chofe : mais encore eft-ce dommage qu'on puifle les acquérir dans ce monde avec auffi peu d'induftrie que votre ordre en emploie pour fe les procurer. II ne les obtient qu'aux dépens des fonds deftinés aux aveugles, aux infirmes, aux eftropiés & aux perfonnes agées.... Le captif qui, le foir en fe couchant, compte les heures de fes afflidions, languit après une partie de cette aumóne a laquelle il afpire Que n'êtes-vous de 1'ordre de la Merci, au lieu d'être  S E N T I M E N T A L. T_ ^ celui de Saint Francois? Pauvre comme ie (uis Vous voyez mon porte-manteau, il eft léger; mais' d fe feroK ouvert avec plaifir, pour contribuer k janyonner des malheureux Le moine me T*Maisfurtout> ajWje,les infortunésde notre propre pays exigent la préférence, & pen -^desmilliersfurlesrivagesdema atrieü ; fit un-dement de tête, plein de cordialité, T *mbl0K me dire q« la misère règne dans tous les coms du monde, auffi bien que dans fon convent. . ... Mais, „oUS difti„guons, lui dis-je en pofant la main fur la manche de fa robe, dans 1 mtention de répondre i fon fig„e de tête, nous diftmguons, mon bon père, ceux qui ne defirent d avoir du pain que par leur propre travail, d avec ceux qm, au contraire, ne veulent vivre qu'aux depens du travail des autres, & qui, en ^ dant Ie neceftaire pour 1'amour de Dien, nont dautre plan de vie que de 1 acquérirpar le moyen de leur oifivete & de leur ignorance. . • Le pauvre francifcain ne répliqua pas. . Un rayon de rougeur traverfa fes pues, & fe diffipa dans un clin-dodl • fi fembloit que la nature épuifée nelmfourmiToitpointdereirentiment. du momsil nen fit pas voir. II laifTa tombèr fon baton blanc fur fon bras, fe baiffa avec réfignation fur fes deux mams, & fe retira. Bij  25 V o Y A e a CHAPITRE V. l' UTtLITÉ DES AVOCATS. Il neut pas fi-tót fermé laporte, que mon coeut me fit un reproche de dureté. Je voulus, a trois fois différentes, prendre un air de fans-fouci, mais ma tranquillité ne revenoit pas. Tout ce que je lui avois dit de défagréable fe préfenta de nouveau a mon imagmation. Je fis réflexion que je n'avois d'autre droit fur ce pauvre moine que de le refufer, & que c etoit une peine aflez grande pour lui, fans y ajouter des paroles dures. Je me rappelois fes cheveux gris; fa figure, fon air honnête, fe retracoient a mes yeux, & il me fembloit 1'en- tendre dire : quel mal vous ai-je fait? Pour- quoi me traiter ainfi? En vérité, j'aurois, dans ce moment, donné vingt francs pour avoir un avocat H m'auroit trouvé des raifons pour concilier tout cela Cependant je me confolai un peu...... Je me fuis mal comporté, me difois-je Mais ne vais-je pas courir le monde ? Je ne fais que commencer mes voyages Japprendrai, par la fuite, a me mieux conduire.  il CHAPITRE VI. La desobligeante a Calais: J 'avois remarqué qu'un fiomme mécontent de liu-meme, étoit dans une pofition d'efprit admirable pour faire un marché. II me faifoit une voiture pour voyager en France; les piérons font mal reeus dans les auberges. J'appercus des chaifes dans Iacourderiaötellerie,&jedefcendisdemachambre pour en acheter ou pour en louer une. Une vieille defobligeante, qui étoit placée dans le coin le plus recule de la cour, me frappa d'abord les yeux, & je fautai dedans : je la trouVai affez commode, elle me plat, & je fis appeler M_ ^ ^ ^ lh°teIIerie Mais M. Deffein étoit allé a vepres. Cela me facha un peu : j'auroxs fait tout de fmte mon affaire J'allois defcendre lorf- que,'appercus Ie moine de 1'autre cöté de la cour, caufant avec une dame q„i venoit d'arriver a 1'auJe ne vouIois pas qu'ils me vifent: je tirai le ndeau de tafetas. Mais que faire dans une defobhgeante? parbleil, me voiü bien ^ barrafe, disje; j ai envie d'écrire mon voyage : qui m empêche den faire ici la préface ?.... Je tirai de ma poche ma plume fans fin, & je „re mis i eenre, Blij  li Voyage CHAPITRE VII. PrÉFACE DANS LA DÉ S OBtlG^eante. «Fe ne doute point qu'il n'y ait des philofophes, pénpatéticiens ou autres, il n'importe, qui n'aient obfervé que la nature, de fa propre autoriré, avoit mis des bornes au mécontentement de fhomme; pour moi, je 1'ai remarqué, & j'ai cru voir qu'elle avoit agi pour lui de la rrianière la plus commode & la plus favorable : elle 1'a, en effet, obligé a. travailler pour obtenir fes aifances, & pour foutenir les revers de la fortune dans fon propre pays. Ce n'eft que chez lui qu'elle 1'a pourvu d'objets les plus propres a participer a. fon bonheur, oü a fupporter une partie de fes peines; fardeau qui, dans tous les ages & dans toutes les contrées, a roujours paru trop pefant pour les épaules d'une feule perfonne. II arrivé quelquefois, malgré cela, que nous pouvons étendre notre bonheur au-dela. des limites de notre patrie; mais 1'embarras de s'exprimer, le manque de connoiffances, le défaut de liaifons, la difFérence qui fe rrouve dans ,1'éducation , les mo2urs, les coutumes, tout cela forme tant de difficultés, nous trouvons rant d'obftacles a communiquer nos fenfations hors de notre propre fphère, qu'il eft prefqu'impo'ïïble de les furmonter>  SENTIjMENTAL. 23 II s'enfuit dela, que la balance du commerce fentimental eft toujours contre celui qui fort de chez lui. Les gens qu'il rencontre lui font acheter, au prix qu'ils le veulent, les chofes dont il na guère befoin; ds prennent rarement fa converfa- tion en échange pour la leur, fans qu'il y perde & il eft forcé de changer fouvent de correfpondans, pour tacher d'en trouver de plus équitables. On devine aifément tout ce qu'il a a fouffrir. Cela me conduit a mon fujet, & fi le mouvement que je fais faire a la défobligeante me permet d'écrire, je vais développer les caufes qui excitent a voyager. Les gens oififs, qui quittent leur pays natal pour aller chez les étrangers, ont leurs raifons; elles viennent de 1'une ou de 1'autre de ces trois caufes générales: Infirmirés du corps, Foibleffe d'efprit, Néceffité inévitable. Les deux premières caufes renferment ceux que 1'orgueil, la curiofité , la vanité , une humeur fombre, excitent a. s'expatrier; & cela peut être combiné & fubdivifé a 1'infini. La troifième claffe offre une armée de pélerinss ou plutöt de martyrs. C'eft ainfi que voyagent, fur 1'obédience d'un fupérieur, les moines de toutes les couleurs. C'eft ainfi que les coupables vont Biv  *4 Voyage chercher le chatiment de leurs crimes; & vous; heureux enfans de familie, aimables libertins, n'eft-ce pas auffi de cette manière que vous faites des voyages auxquels vous êtes forcés par des parens barbares, qui s 'érigent en perturbateurs de vos plai- firs? Mais, qu'ai-je fait?.... Re'parons promptement cette faute: j'ai oublié une autre claffe. On ne peut, dans un ouvrage de la nature de celui-ci, obferver trop de délicateffe & de précifion, pour ne point confondre les caractères. Les hommes dont je veux parler ici, font ceux qui traverfent les mers, & féjournent chez les étrangers, dans 1'idée d'y faire fortune , ou de dépenfer moins que chez eux. L'imagination la plus vive ne pourroit fe retracer la variété de leurs prétextes. Peur-être s'épargneroient-ilsbeaucoup de peines inutiles en reftantdans leur pays Mais cette réflexion n'empêche pas leurs elfaims nombreux de fe répandre; & comme leurs raifons de voyager ne font pas auffi uniformes que celles des autres voyageurs, je les diftinguerai feulement fous le titre de fimples voyageurs. Et voici comme je divife le cercle entier des voyageurs : Voyageurs oififs, Voyageurs curieux, Voyageurs menteurs, Voyageurs argueilleux;,  SENTIMENTAL.' Zf Voyageurs vains, Voyageurs fombres. Viennent enfuite: Les voyageurs contraints, les moines, les bandits, &c. Les voyageurs innocens & infortunés, Les voyageurs fimples. Enfin, s'il vous plaïc, le voyageur fen timental, ou moi-même qui ai auffi voyagé Je vais rendre compte de mes voyages; & fi Ton me demande pourquoi je les ai fairs, je n'ai rien de caché pour vous, mon clier leóteur. Je les ai fairs par néceffité, & par Ie befoin que j'avois de voyager aurant que tout autre. Je fais que mes obfervations font d'une tournure différente que celles des écrivains qui m'ont précédé, & que j'aurois peut-être pu exiger pour moi feul une niche a part; mais en voulant attirer 1'attention fur moi, ce feroit empiérer fur les droits du voyageur vain, & j'abandonne 1'autre prétention jufqua ce qu'elle foit mieux fondée que fur 1'unique nouveauté de ma voiture. Mon le&eur fe placera lui-même comme il voudra dans le catalogue. II ne lui faut, s'il a voyagé, que peu d'étude & de réflexion, pour fe mettre dans le rang qui lui convienr. Ce fera toujours un pas qu'd aura fait pour fe connoitre; & je parierois, malgré fes voyages, qu'il s'appercevra qu'il a cgn-  iS" Voyage fervé quelque teinture de ce qu'il étoit avant qu'il ne les commencat. L'homme, qui, le premier, tranfplanta des ceps de vigne de Bourgogne au cap de Bonne-Efpérance, ne s'imagina pas, fans doute, quoique Hollandois , qu'il boiroit au cap du même vin que ces ceps de vignes auroient produit fur les cóteaux de Beaune & de Pomar...... II étoit trop phleg- matique pour s'attendre a pareille chofe; mais il étoit au moins dans 1'idée qu'il boiroit une efpèce de liqueur vineufe, bonne, médiocre, ou tout a fait mauvaife. II favoit que cela ne dépendoit pas de fon choix, & que ce qu'on appelle hafard devoit décider du fuccès. Cependant il en efpéroit la meilleure réuffite : mais M. Vanmynher, par une confiance tröp préfomptueufe dans la force de fa tête & dans la profondeur de fa difcrétion, auroit bien pu voir renverfer 1'une & 1'autre par les fruits de fon nouveau vignoble, & devenir la rifée du peuple. II n'auroit pas été le premier cultivateur des cèteaux, qui, pour prix de fes foins, eüt montré fa nudité. II en eft de même d'un pauvre voyageur qui fe hilfe dans un vaiffeau , ou qui court la pofte a* travers les royaumes les plus policés du globe, pour s'avancer dans la recherche des connoiffances & des perfeclions. On peut en acquérir en coiuant les mers & k  S E N T I MENTAL. 17 pofte dans cette vue ; mais c'eft mettre a la loterie. En fuppofant qu'on obtienne ainfi des connoifTances utiles & des perfe&ions réelles, il faut encore favoir fe fervir de ce fonds acquis avec précaution & avec économie, pour le faire tournet a profit. Malheureufement les chances vont ordinairement au revers & pour 1'acquifition & pour 1'application. Cela me fait croire 'qu'un homme pourroit vivre tout auffi content dans fon pays, fans connoiffances & fans perfections étrangères , furtout fi on n'y avoit pas abfolument befom des unes & des autres. Je tombe en défaillance quand j'obferve tous les pas que fait un voyageur curieux, pour jeter les yeux fur des fpectacles & des découvértes qu'il auroit pu voir chez lui. Eh! pourquoi tant de peines &de fatigues, difent en duo Don Quichotte & Sancho-Panca r Le fiècle elt fi éclairé, qu'a peine il y a quelque pays, ou quelque coin dans 1'Europe, dont les rayons 'ne foient pas traverfés ou échangés réciproquement avec d'autres. Les rameaux divers des connoiffances reffemblent a. la mufique dans les rues des villes d'Italie; on participe gratis a fes agrémens. Mais il n'y a pas de nation fous le ciel, & Dieu, a. qui je rendrai compte un jour de eet ouvrage, Dieu eft témoin que je parle fans oftentation ; il n'y a pas , dis-je , une nation fous le ciel qui foit plus féconde dans les genres variés de la  i8 Voyage littérature...» ou 1'on fêce plus les fciences..;.. ou on puifle les acquérir avec plus de sureté oü les arts foient plus encouragés & plutót portés a leur perfeóbion..... ou la nature foit plus approfondie ou le génie foit mieux foutenu par la variété des efprits & des caractères Oü allez-vous donc, mes chers compatriotes ? Nous ? dirent-ils, nous ne faifons que regardec cette chaife. Votre très-humble ferviteur , leur dis-je en fautant dehors & en ótant mon chapeau. L'un deux, qui étoit un voyageur curieux, me dit qu'ils avoient envie de favoir d'oü venoit ce mourvement'qu'ds avoient remarqué dans la chaife. C'étoit , comme vous voyez , 1'agitation d'un homme qui écrivoir une préface Je n'ai jamais entendu parler , dit 1'autre qui étoit un voyageur fimple , d'une préface écrite dans une défobligeante..... Elle auroit peut-être été plus chauder ment faite, lui dis-je, dans un vis-a-vis Mais un Anglois ne voyage pas pour voir des Anglois Je me retirai dans ma chambre.  S E N "T I M E N T A L. 14) CHAPITRE VIII. Un 1'rêté pour un rïndu. J" E marchois dans le long corridor; il me fembloit qu'une ombre plus épaiffe que la mienne en obfcurcifloit le paffage : c'étoit effecHvement M. Deffein, qui, étant revenu de vêpres, me fuivoit complaifamment, le chapeau fous le bras, pour me faire fouvenir que je 1'avois demandé. La préface que je venois de faire dans la défobligeante , m avoit'dégoüté de cette efpèce de voiture, & M. Deffein ne m'en paria que par un hauffemént d'épaules, qui vouloit dire qu'elle ne me convenoit pas. Je jugeai auifitót qu'elle appartenoit a quelque voyageur idiot, qui 1'avoit lailfée a la probiré de M. Deffein, pour en tirer ce qu'il pourroit. II y avoit quatre mois qu'elle étoit dans Ie coin de la cour; c'étoit le point marqué oü, après avoir fait fon tour d'Europe, elle avoit dü revenir. Lorfqu'elle en partit, elle n'avoit pu fortir de la cour fans être raccommodée; elle s'éroit depuis brifée deux fois fur le Mont-Cenis. Toutes ces aventures ne 1'avoient pas améliorée, & fon repos oifif dans le coin de la cour de M. Deffein, ne lui avoit pas été favorable. Elle ne valoit pas  '3ö Voyage beaucoup , mais encore valoit-elle quelque chofe..: Peut-être étoit-elle a quelque perfonne brouillée avec la fortune Et quand quelques paroles peu- vent foulager la misère , je détefte 1'homme qui en eft avare Je dis aM. Deffein, en appuyant le bout de mes doigts fur fa poirrine : en vérité, fi j etois a votre place, je me piquerois d'honneur pour me défaire de cette défobligeante; elle doit vous faire des reproches toutes les fois que vous en approchez. Mon Dieu! monueur, dit M. Deffein, je n'y ai aucun intérêr Excepté, dis-je, 1'intérêt que des hommes d'une certaine rournur'e d'efprit, M. Deffein, prennent dans leurs propres fenfa- tions Je fuis perfuadé qu'iin homme qui fent pour les autres auffi bien que pour lui-même Mais, M. Deffein, je vous connois auffi bien que fi je vousavois vu toute ma vie Vous vous dé- guifez inutilement; je fuis perfuadé que chaque nuit pluvieufe vous fait de la peine Vous fouf- frez autant que la machine J'ai toujours obfervé , lorfqu'il y a de 1'aigredoux dans un compliment, qu'un-Anglois eft en doute s'il fe fachera, ou non. Un Francois n'eft jamais embarraffé. M. Deffein me falua. Ce que vous me dites eft bien vrai, monfieur, dit-il, rnais je ne ferqis dans ce cas-la que changer d'inquié-  sentimental. 51 tude 8c avec perre. Figurez-vous', je vous prïes mon cher monfieur, fi je vous vendois une votcure qui tombat en lambeaux avant d etre a la moitié du chemin, figurez-vous ce que j'auroïs 1 fouffrir de la mauvaife opinion que j'aurois donnée de moi a un homme d'honneur, & de m y être expofé vis-a-vis d'un homme d'efprit. La dofe étoit exaótement pefée au poids que j'avois prefcrit; il fallutque je la priffe.... Je rendis a M. Deffein fon falut, &, fans parler davanrage de cas de confcience, nous marchames vers fa remife, pour voir fon magafin de chaifes. CHAPITRE IX. Dans la rue a Calais. JLjE globe que nous habitons eft apparemment une efpèce de monde querelleur. Comment, fans cela, 1'acheteur d'une auffi petite chofe qu'une mauvaife chaife de pofte, pourroit-il fortir dans la rue avec celui qui veut la vendre dans des difpofitions pareilles a celles oü j'étois? II ne devoit tout au plus être queftion que d'en régler le prix, Sc je me trouvois dans la même pofition d'efprit; Je regardois mon marchand de chaifes avec les  j2 Voyagé fnêmes yeux de colère, que fi j'avois été eii che-» min pour aller au coin de Hyde-Parc me battre en duel avec luL Je ne favois pas trop bien manier 1'épée, & je ne me cröyois pas capable de mefurer la mienne avec celle de M. Deffein..... mais cela n'empêchoit pas que je ne fentiffe en moi les mouvemens dont ön eft agité dans cetre efpèce de fituation Je regardois M. Deffein avec des yeux percans Je les jetois fur lui en profil.enfuite en face II me fembloit un Jüif.... un Turc... Sa perruque me déplaifoit.i... J'implorois tous mes dieux , pour qu'ils le maudiffent Je le fouhai- tois & tous les diables Le coEur doit-il donc être en proie a toutes ces émotions pour une bagatelle? Qüeft-ce que c'eft que trois ou quatre louis qu'il peut me faire payer detrop?...Paffion bafle! medis-je,enmeretournant avec la précipitation naturelle d'un homme qui change fubitement de facon de penfer Paffion baffe, vile ! tu fais la guerre aux humains : ils devroient être en garde contre toi....* Dieu m'en préferve, s'écria^t-elle en mettant la main fur fon front & je vis, en me retournanr, la danie que le moine avoit abordée dans la cour Elle nous avoit fuivïs fans que nous nous en fuffions appèrcus. Dieu vous conferve ! lui dis-je, en lui offrant mon bras Elle avoit des gants de foie noire.  SENTt.MENTAL.' 33 noire, qui étoient ouverts au bout des pouces & des doigts.... Elle accepta mon bras fans facon, & je la conduifis a la porte de la remife. M. Deffein dit plus de cinquante fois : le diable emporte les clefs !.... II ne trouvoit pas la bonne. Nous étions auffi impatiens que lui , de voir cette porte oiiverte; & nous étions fi attentifs a.lobftacle, que je pris la main de la dame fans prefque m'en appercevoir. La clef ne fe trouva point, & M. Defièin nous laiffa enfemble , la main de la dame dans la mienne, & le vifage tourné vers la porte de la remife, en nous difant qu'il feroit de retour dans cinq ou fix minutes. Un collóque de cinq ou fix minutes dans une pareille fituation , fait plus d'effet que s'il duroit cinq ou fix fiècles le vifage tourné vers la rue. Ce que 1'on fe dit, dans ce dernier cas, ne vient ordinairement que dêf accidens qui arrivent au dehors Mais quand les yeux ne font point dif- traits, & qu'ils fe portent fur un point fixe, le fujet du dialogue ne vient uniquement que de nous-mêmes Je fentis 1'imporrance de la fituation Un moment de filence après le départ de M. Deffein y eüt été fatal La dame fe feroit infailliblement retournée Je commencai la con- verfation fur le champ. Je n'écris pas pour excufer les foibleffes de mon ectur Un voyageur doit être fidéle dans fes C  34 Voyage récits.... Je vais donc décrire toutes les tentations que j'éprouvai dans cette occafion.... On me dira peut-être que je les décris avec trop de fimpli- cité Pourquoi mettrois-je du fard a ce qui n'en a point eu? CHAPITRE X. La porte de la remise a Calais ]F'a i dit que je ne voulois pas fortir de la défobligeante, paree que je voyois le moine en conférence avec une dame quivenoit d'arriver, & j'a* dit le vrai Cependant je n'ai pas dit tout le vrai; 1'air , la figure de la dame me retenoient aurant que lui. Je foupconnois qu'il lui rendoit compte de ce qui s'étoit paffé entre nous Cela m'humilioit.... J'aurois fouhaité que le moine eüt été dans fon couvent. Lorfque le cceur devance le jugement, il épargne au jugement bien des peines... Le mien m'affura qu'elle étoit d'une bauté d'Ange.... La beauté mérite qu'on y faife attention Mais un objet fait oublier 1'autre..... Je tirai le rideau de taffetas, j'écrivis ma préface; & la dame & fa beauté s evanouirent: je ne fongeai plus a elle. .|... Mais 1'impreffion qu'elle avoit faite fur,moi;  SENTI MENTAL. revint auffitöt que je la rencontrai dans Ia rue. L'air franc & en même rems réfervé, avec lequel. elle me donna le bras, me parut une preuve d'édu ' cation & de bon-fens. Je fenrois, en la condui fant, je ne fais quelle douceur autour d'elle, qui répandoit la tranquillité dans tous mes efprits. Bon Dieu, me difois-je, avec quel plaifir on meneroit une pareille créature avec foi autour du monde! Je n'avois pas encore vu fon vifage , mais qu'ïmporte ? Son porrrait étoit achevé avant d'arriver a la remife. L'imagination m'avoit peint -route fa tête, & fe plaifoit i me faire croire quelle étoit auffi bien une déeffie que fi je 1'euffe retirée du fond du Tibre... O magicienne! tu es féduite, & tu nes toi-même qu'une friponneféduifante... Tu nous trompes fepr fois par jour avec tes portrairs agréables, res images.riantes. ..■ cependant tu les fais avec tant de graces, ils font li charmans..., tes peintures font fi brillantes, qu'on a du regret de rompre avec toi. Lorfque nous fümes prés de Ia porte de Ia remife, elle öta fa main de devant fon vifage, & fe laifla. voir.... C'étoit une figure a-peu-près de vingt-fix ans ..., une brune claire, piquante, fans rouge, fans poudre, & accommodée le plus fimplemenr. A 1'examiner en détail, ce n'étoit pas une beauté; mais fes attraits, dans la fituation Ci;  3 qui, en certain pays de 1'Europe, exige plus d'énergie, ne fe plaint en France que par cene expref fion.... Mais dans une aventure oü il entre quelque chofe de dépitant, comme lorfque le bidet s'enfait en laiiTant Lafleur étendu par terre dans fes grofles bottes , alors vient le fecond degré ; on fe fert de pc-fte! Pour le troifième..... Oh! c'eft ici que mon coeur fe gonfte de compaffion, quand je fonge a ce qu'un peuple auffi poli doit avoir fouffert pour qu'il foit forcé a s'en fervir... ^ PuiiTance qui délie nos langues & les rend éloque.ntes. dans la douleur, accorde-moi des termes décens pour exprimer ce fuperlarif, & , queI que foit mon fort, je códerai a la nature ! .. . Mais il n'y a point de ces termes décens dans Ia kngue £sncqife,.., Je pris mon pard, je formai  S E N T I M E N T A L. 73 la réfolutión de prendre les accidens qui m'ar-» riveroient avec patience & fans faire d'exclamation. Lafleur n'avoir pas fait cette convention avec lui-même. H &iyït le bidet des yeux tant qu'il le put voir Et 1'on peut s'imaginer, fi 1'on veur, dès qu'il ne le vit plus, de quelle expreffion il fiq ufage pour conclure la fcène, II n'y avoit guère de moyens , avec des bottesfortes aux jambes, de rattraper un cheval effarouché. Je ne voyois qu'une alternative; cetoit de faire mouter Lafleur derrière la chaife, ou de 1'y faire entrer.... II vint s'aflèojr a cöté de moi , & dans une demi-heure nous arrivames a Ia pofte de Nampoiu\ CHAPITRE X XjV I, L' A N E MORT. V o 1 c 1, dit-i!, en rïrarit de fon biffac le refte d'une croüte de pain [ voici ce que tu aurois partagé avec moi fi tu avois vécu.... Je croyois que eet homme apoftrophoit fon enfant.... Mais c'étoit a fon ane qu'il adrëfioit la parole , & c'étoit le même ane que nous avions vu en chemin, & qui avoit eté fi fatal a' Lafleur,... II paroiifoit le  74 Voyage regretter fi vivement , qu'il me fit fouvenir des plaintes que Sancho-Panca avoit fakes dans une occafion femblable. Mais eet homme fe plaignoit avec des touches plus conformes a. la nature. II étoit aïfis fur un banc de pierre a la porte. Le panneau & la bride de 1'ane étojent a cöté de lui: il les levoit de tems en tems, & les Iaiffoit enfurte tomber..., puis les regardoit fréquemment en levant la tête..... II reprit enfuite fa croute de pain, comme s'il alloit la manger Mais aprèsl'avoir tenue quelque tems a la main, il la poft fur le mords de la bride en regardant avec des yeux de defir Farrangement qu'il venoit de faire, & il foupira. La fimpücité de fa douleur affembla une foule de monde autour de lui; & Lafleur s'y mêla pendant qu'on atteloit les chevaux. Moi, j'étois refté dans la chaife, & je voyois & j'entendois pardeiTus Ia tête des autres. II difoit qu'il venoit d'Efpagne , ou il étoit allé du fond de la Franconie , & qu'il s'en retournoit chez lui. Chacun étoit curieux de favoir ce qui avoit pu engager ce pauvre vieillard a entreprendre un fi long voyage. Hélas! dit-il, le ciel m'avoit donné troisfilsj c'étoient les plus beaux garcons de toute 1'Allemagne. La petite vérole m'enleva les deux ainés.. Le plus jeune étoit frappé de la même maladie ; je  SENTl MENTAL. 75 craignis auffi de le perdre, & je fisvccu, s'il en revenoit, d'aller par reconnoiiTance en pélerinage ' a Sainr-Jacques de Compoftelle. La, il s'arréta pour payer un tribut a la nature & pleura amèrement. II-continus.... Le ciel, dit-il , me fit Ia faveur daccepter la condition , & je partis de mon ■hameau avec Ie pauvre animal que j'ai perdu.... II a partiapé a toutes les fatigues de mon voyage: 11 a mange ie meme pain que moi pendant route la roure... -y enfin , il a eré mon compagnon & mon ami. Chacun prenoit part a la douieur de ce pauvre homme. Lafleur lui offrit de 1'argent II dir qu'il n en avoit pas befoin. Hélas! ce ri'eft pas la valeur de I ane que je regrette , c'eft fa pene..... J'étois affuré qu'il m'aimoir. ... II leur raconta 1'hiftoire d'un malheur qui leur étoit arrivé en paffant les Pyrénées.... Ils s'étoient perdus & avoient été féparés trois jours 1 un de 1'autre : pendant ce tems, 1'ane l'avoit cherché autant qu'il 'avoit cherché 1'ane, a peine purent-ils manger fun & 1'autre qu'ils ne fe fuffent retrouvés. Vous avez au moins une confoiation, lui dis-je. dans votre pene; c'eft qlie je fuis perfuadé que vous lui avez été un tendre maitre. Hélas! dit-il, je Ie croyois ainfi pendant que le pauvre animal vivoit; mais a préfent qu'il eft mort, je crains que  -j6 \ o y a g e la fatigue de me porter ne Fait accablé, & que je ne fois refponfable d'avoir abrégé fa vie Quelle honte pour les hommes, me dis-je en moi-même! fe croyent-ils indignes de s'entr'aimer au moins autant que ce pauvre homme aimoitfon ane? CHAPITRE XXVI I. L e Postillon. Cette. hiftoire m'afFecta; le poftillon n'y prit pas garde", & Ü m'entraina fur le pavé au grand galop. Le voyageur, qui bride de foif dans les déferts fablonneux de FArabie, n'afpire pas plus vivemene au bonheur de rrouver une fource que mon ame afpiroit après des mouvemens tranquiiles... J'aurois fouhaité que le poftillon eut parti moins vïte; mais au moment que le bon pélerin achevoit fon hiftoire, il donna de fi grands coups de fouet ïfes chevaux, qu'ils partirent comme fi le dieu qui poüffoit ceux d'Hyppolite, eut été a leurs trouffes. Pour Famour de Dieu, tui criois-jei allez plus döücémënt \ mais plus je criois, plus il exciroit fes chevaux. Que le diable t'ëmpörte donc, lid dis-je! Vous verrez qu'il continuera dallet vite  SENTIMENTA1. 77 jufqu'a. ce qu'il me niette en colère Enfuite il ka doucement pour me faire enrager. II n'y manqua pas. II arriva a une hauteur, Sc fut obligé d'aller pas a pas. Je m'étois faché conrre lui..., je m'étois faché enfuite contre moi-même pour m'être mis en colère... Un bon galop, dans ce moment, m'auroit fait du bien... Mais... Allons un peu plus vke, mon bon garcon, lui dis-je... Je voulois me rappeler 1'hiftoke du pauvre Allemand & de fon ane; mais j'en avois perdu le fil, Sc il me fut auffi impoffible de le retrouver, qu'au poftillon d'aller le tror. Hé bien! que rout aille a 1'a venture; je me fens difpofé a faire de mon mieux , & tout va de travers. La nature, dans fes tréfors, a toujours des lénitifs pour adoucir nos maux. Je m'endormis, & ne me réveillai qu'au mot d'Amiens qui frappa mon oreille. Oh! oh! dis-je en me frottant les yeux..., c'eft ki que ma belle dame doit venk.  7s Voyage CHAPITRE XXVIII. résolution. Jf'eu s a peine prononcé ces mots, que le comte de L... & fa fceur pafsèrent dans leur chaife de pofte; elle me fit un falut de connoiffance , mais avec un air qui fembloit fignifier qu'elle avoit quelque chofe a me dire. Je n'avois effectivement pas encore achevé de fouper , que le domeftique de fon frère m'apporta un billet de fa parr; elle me prioit, le premier matin que je n'aurois rien a faire a Paris , de remettre la lettre qu'elle m'envoyoit a madame de r... Elle ajoutoit qu'elle auroit bien voulu me raconter fon hiftoire , & qu'elle étoit bien fachée de n'avoir pa le faire.., mais que fi jamais je paflois par Bruxelles, & que je n'euffe pas oublié le nom de madame L... elle auroit cette fatisfaótion. Ah! j'irai vous voir, charmanre femme, dis-je en moi-même, rien ne me fera plus facile; je n'aurai qu'a rraverfer lAllemagne, la Hollande en revenant d'Italie. Et que m'en coütera-t-il de plus d'aller en Brabant ? a. peine y a-t-il dix poftes; mais il y en auroit mille..., je les franchirois toutes. Quelles délices, pour prix de tous mes  SENTI MENTAL ytJ voyages , de participer aux incidens d'une trifte hiftoire que la beauté, qui en eft le fujet, raconte elle-même!... Quelle félicité de ia voir pleurer! c'en feroit une plus grande encore de tarit la fource de fes larmes; mais fi je ne parviens pas a la deifécher, n'eft-ce pas toujours une fenfation exquife d'eifuyer les joues mouillées d'une belle femme, affis a fes cètés pendant toute la nuit & dans le filence ? II n'y avoit certainement point de mal dans cetre penfée; j'en fis cependant un reproche amer & dur a mon cosur. J'avois roujours joui du bonheur d'aimer quelque belle; ma dernière flamme éreinte dans un accès de jaloufie , s'étoit rallumée depuis rrois mois aux beaux yeux de Lifette, & je lui avois juré qu'elle dureroit pendant tous mes voyages... Et pourquoi diffimuler la chofe? Je lui avois juré une fidélité éternelle; elle avoit des droits fur tout mon cceur. Partager mes affections, c'étoit diminuer fes droits.., les expofer, c'étoit les rifquer... Et qui pouvoit m'aifurer qu'il n'y auroit point de perte ? Et alors, Yorilc, qu'aurez-vous a répondre aux plainres d'un cceur fi rempli de confiance, fi bon, fi doux?... N'eft-il pas irréprochable?... Non, non, dis-je en m'interrompant moi-même, je n'irai jamais a Bruxelles... Mais mon imagination, cependant continue a fe promener... En-  Sa Voyage chanterefle!... ah ! cefle de m'offrir tesiüufions.., elles font heureufement diffipées. Je ne vois plus que ma Lifette ; je me rappelle fes regards au demier moment de notre fépararion; dans ce moment oü 1'ame, a force de fentir, ne nous permertoit pas d'exprimer notre adieu par le mot même. Et n'eft-ce pas la ton portrait, ma chère Lifette? N'eft-ce pas toi qui me 1'as attaché au cou avec ce ruban noir ? Je rougis en le fixant. Je voulus le baifer..., & je n'ofai en approcher mes lèvres. Cette tendre fleur doit-elle fe flétrir jufques dans la racine ? &c qui en feroit caufe? N'eft-ce pas moi, au contraire, qui ai promis que mon fein feroit fon abri ? Source éternelle de félicité, m'écriai-je en tombant a genoux! foyez témoin avec tous les efprits céleftes, que je n'irai point a Bruxelles, a moins qu'il ne fallüt pafler par-la pour gagner le ciel, öc que Lifette n'y vïnt avec moi. Le cceur, dans des tranfports de cette nature, dit toujouts ttop, malgré le jugement. CHAPITRE  sentimbntal. 3f CHAPITRE XXIX, La lettre. .La Fortune n'avoit pas favorifé Lafleur; ,il n'avoit pas été heureux dans fes fairs de chevalerie, & depuis vingt-quatre heures, a peu prés, qu'il étoit a mon fervice, rien ne s'étoit offert pour qu'il püt fignaler fon zèle. Le domeftique du comte de L..., qui m'avoit apporté la lettre, lui parut une occafion propice, & il la faifit. Dans 1'idée qu'il me feroit honneur par fes attentions, il le prit dans un cabinet de 1'auberge, &le regala du meilleur vin de Picardie. Le domeftique°du comte, pour n'être pas en refte de politeflé , 1'engagea a venir avec lui a 1'hötel. L'humeur gaie & douce de Lafleur mit bientöt tous les gens de la maifon a leur aife vis4-vis de lui. II n'étoit pas chiche, en vrai Francois, de montrer les talens qu'il poffédoit, & en moins de cinq ou fix minutes üprir fon fifre, & la femme dechambre, le maïtre d'hotel, le cuifinier, la laveufe de vaifTeHe, les laquais, les chiens, les chats, tout, jufqua un vieux finge, fe mit auffitöt a danfer. Jamais cuifine n'avoit été fi saie. Madame de L..., en pafTant de 1'appartement F  ti Voyage de fon frère dans le fien, furprife des ris & du bruit qu'elle enrendoit, fonna fa femme de chambre pour en favoir la caufe; & dès qu'elle fut que c'étoit le domeftique du gentilhomme Anglois, qui avoit répandu la gaieté dans la maifon en jouant du fifre, elle lui fit dire de monter. Lafleur, en montant les efcaliers, s'étoit chargé de mille complimens de la part de fon maitre pour madame, ajoutant bien des chofes au fujet delafanté de madame; que fon maitre feroit au défefpoir, fi madame fe trouvoit incommodée par les fatigues du voyage , & que monfleiir avoit recu la lettre que madame lui avoit fait 1'honneur de lui écrire... Et fans doute il m'a fait 1'honneur, dit madame en interrompant Lafleur, de me répondre par un billet?... Elle lui parut dire cela d'un ton qui annoncoit tellement qu'elle étoit füre du fait, que Lafleur n'ofa la détromper... II trembla que je n'eufle fait une impolitelfe, peut-être eut-il peur auffi qu'on ne le regardat comme un fot de s'attacher a un maitre qui manquoit d'égards pour les dames ; & lorfqüelle lui demanda s'il avoit une lettre pour elle : O! qu'oui, dit-il, madame. II mit auffitot fon chapeau par terre, & faififfant le bas cle fa poche droite avec la main gauche , il commenca k chercher la lettre avec fon autre.main ... II fit la xriétöfë recherche dans fa poche gauche : diable J  SËNTlMENTALi fc£ öifoit-il. Enfuite il chercha dans les poches de fa veile & même de fon gouifet: pefte!... Enfin il les vida toutes fur le plancher, oü il étala un col fde, un mouchoir, un peigne, une mêche de fouer, un bonnet de imit... II fegarda entre les bords de fon chapeau, 8c peu s'en fallut gu'd ne placat la Ia troifième exclamation; mais fon étöurdeneenprit la place. Excufez, dit-il, madame, ü faut que j'aie laifEé la lettre fur la table de 1'au' berge. Je vais courir la cherdher, 8c je ferai de retour dans trois minutes. Je venois de me lever de table quand Lafleur entra pour me conter fon aventure. II me fit naïvebiërif Ie rëht de toute 1'hiftoire , & il ajoura 'M fi moniieur avoit par hafard oublié de fépondre a la lettre de madame, il poUvoit réparer cette faute par tout ce qu'il venoit de faire.., finoia que; les chofes refteroient comme elles éröienc d abord. Je n'étois pas fur que I'étiquette m'obli^t de repondre ou non; mes cheveux ne fe font pas blanchis dans 1'étude de cette loi. Mais un démon même n'auroit pas pu fe facher contre Lafleur C etoit fon zèle pour moi qui 1'avoit fair a&ïr SV étort-d mal prls ? me jetoit-il dans un embarras S> i>on cceur n'avoit pas fait de faute... Je ne crois ?as que je fuffe obiigé decrire... Lafleur avois Fii  $4 V O V A « E cependant Fair detre fifatisfait de lui-mêmeï que... Cela eft fort bien, lui dis-je, cela fuffit... II fortit de la chambre avec la vitefle d'un éclair, &: m'apporta prefqu'auffitót une plume , de 1'encre & du papier... II approcha la table d'un air li gai, fi content, que je ne pus me défendte de prendre la plume. Mais qu'écrire ? Je commencai & recommencai. Je gatai inutilement cinq ou fix feuilles de papier.... Je n'étois pas d'humeur a écrire. Lafleur, qui s'imaginoit que 1'encre éroit trop épaiffe, m'apporta de 1'eau pour la délayer. II mit enfuite devant moi de Ia poudre & de la cire d'Efpagne; tout cela ne faifoit rien. J'écrivois, j'effacois, je déchirois, je brülois, & je me remettois a écrire avec auffi peu de fuccès. Pefte de Fétourdi!... me difois-je a moi-même a voix bafle... Je ne peux pas écrire cette lettre— Je jetai de défefpoir la plume a terre. Lafleur, qui vit mon embarras, s'avanca d'une inanière refpeómeufe, & en me faifant mille excufes de la liberté qu'il alloit prendre , il me dir qu'il avoit dans fa poche une lettre qui pourroit peut-être me fervir de modèle. Un tambout de ion régiment l'avoit écrite a la femme d'un capo-  SENTIMIlflAl, gj Je ne demandois pas mieux que de ie contenrer. Voyons-la, lui dis-je. II tira alors de fa poche un petir porte-feuille rempli de lettres & de billets doux. II dénoua la corde qui le lioit, en tira les lettres, les mit fur la table , les feuilleta les unes après les autres, & après les avoir repaffées a deux reprifes différentes, ils'écria: Enfin, monfieur, c'eft celle-ci! II la déploya, la mit devant moi, 8c fe retira a trois pas de la table pendant que je la lifois. Fiij  8^8 Voyage LETTRE (i). M.ADAME, «Je fuis pénétré de la douleur la plus vive, 3> & réduit en même tems au défefpoir, par ce m retour imprévu du caporal qui rend notre entre" vue de ce foir la chofe du monde la plus impof» fible. - » Mais vive la joie! & toute k mienne fera de « penfer a vous. » L'amour n'eft rien fans fentiment. « Et le fentiment eft encore moins fans amour. » On dit qu on ne doit jamais fe défefpérer. » On dit auffi que M. le caporal monte la garde » mercredi : alors ce fera mon tour. » Chacun a fon tour. » En attendant,,vive; famour! & vive la ba^a5' telle! s> Je fuis, Madame, Avec tous les fentimens les plus refpeétueux & les plus tendres, tout a vous. Jacques Roe. ( i) Cette lettre eft en francois dans l'onginal.  s e N t i m e n t a l. S7 II n'y avoit qu'a changer Ie caporal en comte. ne point parler de monter la garde le mercredi. La lettre, au furplus n'étoit ni bien nimal. Ainfi, pour contenter le pauvre Lafleur qui trembloit pour ma répuration, pour la fienne & pour fa lettre, j'habiilai ce chef-d'oeuvre a ma guife. Je cachetai ce que j'avois écrir. Lafleur le porta a madame de L..., & nous parrimes le lendemain matin pour Paris. CHAPITRE XXX. Paris. Xj'agréable ville, quand on a un bel équipage , une douzaine de laquais & une couple de cuiiiriiers! Avec quelle libercé, quelle aifance on y vit! Mais un pauvre prince , fans cavalerie, & qui n'a pour rout bien qu'un fantaflin, fait bien mieux d'a'oandonner le champ de bataille & de fe confiner dans le cabinet, s'il peut s'y amufer.. J'avoue que mes premières fenfations, dès que je fus feul dans ma chambre, furent bien éloignées d'être aufli flatteufes que je me 1'étois figuré— Je m'approchai de la fenêtre, & je vis a travers les vitres une foule de gens de toutes cou- ' Fiv  SS Voyage leurs qui couroient après le plaifir; les vieillards avec des lances rompues & des cafques qui n'avoient plus leurs mafques; les jeunes, chargés d'une armure brillante d'or , ornés de tous les riches plumages de l'orient, & joutant tous en faveur du plaifir, comme les preux chevaliers faifoient autrefois dans les tournois pour acquérit de la gloire & de 1'eftime. Hélas! mon pauvre Yorick, m'écriai-je, que fais-ru ici ? A peine es-tu arrivé que ce fracas brillant teJettedans le rang des atömes. Ah! cherche quelque rue détournée, quelque profond cul-defac, oü 1'on n'ait jamais vu de flambeau darder fes rayons, ni entendu de carroffè rouler.... C'eft-la oü tu peux paffer ton. tems. Peut-être y trouveras-tu quelque grifette qui te le fera paroïtre moins long. Voila les efpèces de coteries que ru pourras fréquenter. Je périrai plutot, m'écriai-je en tirant de mon porte-feuille la lettre que madame de L.... m'avoit chargé de remettre. J'irai voir madame de R... , & c'eft la première chofe que je ferai.... Lafleur ?... Monfieur. Faires venir un perruquier... Vous donnerez enfuite un coup de vergette a mon habit.  sentimentae. 89 CHAPITRE XXXI. La Perruque. XjE perruquier entre; il jette un coup d'oeil fur ma perruqüe, & refufe net d'y toucher. C'étoit une chofe au-deffus ou au-delfous de fon art. Mais comment donc faire, lui dis-je?... Monfieur, il en faur prendre une de ma facon; j'en ai de toutes faites.... Voyons. II fortit & rentra prefqu'auffitèt avec cinq ou fix perruques. Celle-ci vous va a merveille.... Oui. Eh bien! foir.... Mais je crains, mon ami, lui dis-je que cette bouclé ne fe foutienne pas Vous pour- ric-z, dit-il, la tremperdans lamer, elle tiendroir. Tout eft grand a Paris, me difois-je. La plus grande étendue des idéés d'un perruquier Anglois, n'auroit jamais été plus loin qu'a lui faire dire: Trempez-la dans un feau d'eau. Quelle différence! c'eft comme le tems a 1'éternité. Je 1 avouerai, je détefte toutes les conceptions froides & phlegmatiques, & toutes les idéés minces & bornées dont elles naiflent; je fuis ordinairement fi frappé des grands ouvrages de la nature, que, fi je le pouvois, je n'aurois jamais d'objets de comparaifon que ce ne fut pour le moins une  c)0 Voyage montagne. Tout ce qu'on peut dire du fublimeFrancois, a eet égard, c'eft que fa grandeur conlifte plus dans le mot que dans la chofe. La mer remplit, fans doute, 1'efprit d'une idéé vafte; mais Fans eft fi avant clans les terres, qu'il n'y avoit pas d'apparence que je priffe la pofte pour aller a cenr nulles de la. faire 1'expérience dont me parloit le perruquier. Ainfi le perruquier ne me difoit rien. Un feau d'cau fait, fans contredic, une trifte figure vis-a-vis de la mer; mais il a 1'avantage d'ètre fous la main, & 1'on peut y tremper la bouclé en un inftant Difons le vrai. L'expreffion francoife exprime plus qu'on ne peut faire. C'eft du moins ce que je penfie après y avoir bien réfléchi. Je ne fais fi je me trompe , mais il me femble que ces mihütiës' font des marqués beaucoup plus fures & beaucoup plus diftincrives des caraótères nationaux, que les affaires les plus importantes de rëtat, oü il n'y a ordinairement que les grands qui agiffent. Ils fe reffemblent & parient a. peu pxès de même dans toutes les nations, & je ne donnerois pas douze fois de plus pour avoir le choix entr'eux tous. Le perruquier me difoit qu'il vouloit que ma perruque- fït fa réputation, & il refta fi long-rems a 1 accommoder, que je trouvai qu'il étoit trop  SENTIMENT AL. pi tard pour aller chez madame R... porrer ma lettre.... Cependant, quand un homme eft une fois habillé pour fortir, il ne peut guère faire de réfiexions feneufes. Je pris par écrir le nom de 1'hötel de Modène , oü j'étois logé, & je fords fans favoir oü j'irois.... J'y fongerai, dis-je, en marchanr. CHAPITRE XXXII. L E P O U L S. Xjes petites douceurs de la vie en rendent la durée moins ennuyeufe & plus fupportable. Les graces , ia beauté difpofent a 1'amour, elles ouvrent la porte & on y entre infenfiblement. Je vous prie, madame, d'avoir la bonté de me dire par oü il faur prendre pour aller a 1'opéra-comique. Très-volontiers, monfieur, dit-elle, en quittant fon ouvrage. J'avois jeté les yeux dans cinq ou fix boutrques, pour chercher une figure qui ne fe renfrogneroit pas en lui faifant cette queltion. Celle-ci me plut & j'entrai. Elle étoit affife fur une chaife baffe dans le fond de la bourique, en face de Iaporre, & brodoir des manchettes. Très-volontiers, dit-elle, & elle fe  91 V O Y A S E leva d'un air fi gai, fi gracieux , que fi j'avois dépenfé cinquante louis dans fa boutique, j'aurois dit : cette femme eft reconnoiflante. II faut tourner, monfieur, dit-elle, en venant avec moi a la porte, & en me montrant la rue qu'il falloit prendre, il faut d'abord toutner a votre gauche— Mais prenez garde..., il y a deux rues; c'eft la feconde.... Vous la fuivrez un peu, & vous verrez une églife; quand vous 1'aurez paffée, vous prendrez a. droite, & cette rue vous conduira au bas du Pont-Neuf qu'il faudra paffer.... Vous ne ttouverez perfonne alors qui ne fe fafte un plaifir de vous montrer le refte du chemin— Elle me répéta tout cela trois fois avec autant de patience & de bonté qu'elle me 1'avoit d'abord dit; & fi des tons & des manières ont une fignification (& ils en ont une fans doute, a moins que ce ne foit pour des coeurs infenfibles), elle fembloit s'intérefler a ce que je ne me perdiflé pas. Cette femme , qui n'étoit guère au-deflus de 1'ordre des grifettes, étoit charmante; mais je luppofe que ce ne fut pas fa beauté qui me rendit fi fenfible a fa politefle. La feule chofe dont je me fouviennebien, c'eft que je la fixai en lui difant combien je lui étois obligé. Je réitérai mes remercimens autant de fois qu'elle m'ayoit inftruit. Je n'étois pas a dix pas de fa porte , que j'avois  SENTIMENTAt. 53 ©ublié tout ce qu'elle m'avoit dit.... Je regardai derrière moi, & je la vis qui étoit encore fur fa boutique, pour obferver fi je prendrois le bon chemin. Je retoutnai pour lui demander s'il falJoit d'abord aller a droite ou a gauche.... J'ai tout oublié, lui dis-je. Eft-il poifible, dit-elle en founant. Cela eft très-poflible, & cela arrivé toujours quand on fait moins d'attention aux avis que 1'on recoit, qua la perfonne qui les donne. Ce que je difois étoit vrai, & elle le prit comme toutes les femmes prennent les chofes qui leur font dues. Elle me fit une légère révérence. Attendez, me dit-elle, enmettantfa main fur mon bras pour me retenir; je vais envoyer un garcon dans ce quartier-la porter un paquet: fi vous voulez avoir la complaifance d'entrer, il fera prêt dans un moment, & il vous accompagnera jufqua 1'endroit même. Elle cria a fon garcon , qui étoit dans 1'arrière-boutique , de fe dépêcher, & j'entrai avec elle. Je levai de deffus la chaife ou elle les avoit mifes, les manchettes qu'elle brodoit; elle s'affit fur une chaife baffe , & je me mis a cóté d'elle. Allons donc, Francois, dit-elle. Ne vous impatientez pas, je vous prie, monfieur , il fera prêt dans un moment. Et pendant ce moment, je voudrois, moi, vous dire mille chofes agréables pour toutes vos politeffes. II n'y a perfonne, qui ne  94 Voyagé puiflè, parhafard , faire une acrion qui annoncé un bon naturel; mais quand les actions de ce genre fe multiplient, c'eft I'effet du caractère &c du tempérament. Si le fang qui paffe dans le cceur eft le même que celui qui coule vers les extrémttés, je fuis fur , ajoutai-je en lui foulevant le poignet , qu'il n'y a point de femme dans le monde qui ait un meilleur pouls que le vötre.... Tatez-le, dit-elle en tendant le bras, & auffitot je faifis fes doigts d'une main , & j'appliquai fur 1'artère les deux premiers doigrs de mon autre main. Que ne paffiez-vous en ce moment, mon cher ami! Vous m'auriez vu en habit noir & dans une attitude grave, auffi attentivement occnpé a ccmpter les battemens de fon pouls , que fi j'eufie guetté le retour du flux & du reflux de la fièvre. \ ons auriez ri, mais peut-être auffi m'auriez-vous möratifé— Hé bien! je vous aurois laiffe rire fans m'inquiéter de vos fermons.... Croyez-moi, mon cher cenfeur, il y a de bien plus mauvaifes ocaipations dans le monde que celle de tater le pouls d'une femme.... Oui..., mais d'une grifette?... & dans une boutique toute ouverte?... Eh! tant mieux. Quand mes vues font honnêtes, je ne me mets point en peine de ce qu'on peut dire.  S E N T I M E N T A t; <, 5 CHAPITRE XXXIII. L E mari. J'avois compté vingt battemens de pouls, & je voulois aller jufqtfa quaranre, quand fori marl parut a 1'improvifte, & dérangea mon calcul. C'eft 111011 mari> dit-elle, & cela ne faitrien. Je recommencai donc a compter. Moniïeur eft fi complailant, ajouta-t-elle, qu'en pafTant pri's de chez nous, d eft venu pour me tater le pouls. Le mari ota fon chapeau, me falua & me dit que je lui faifois trop d'honneur. II remit auffitöt fon chapeau & s'en alla. BonDieu! mecriai-jeen moi-même, eft-ilp0ffible que ce foit-la fon mari ? Une foule de gens favent fans doute ce qui pouvoit m'autorifer i faire cette exclamation, & ils vont fe fikher de ce que je vais 1'expicfuer £ d'autres.... A la bonne heuré. Un marchand de Londres ne femble être avec fa femme qu'un tout, un individu dórit ünëpartie brille pat les perfeótions de 1'efprit & du corps, & 1'autre en pofsède auffi qui ne font pas moins utdes. lis uniffènt tout cela, vont de pair & qiu-  9 Voyage drent 1'un avec 1'autre, autant qu'il eft poflible a un mari & a une femme de s'accorder. Mais ce n'eft pas ainfi que vont les chofes a Paris. La puiffance légiflative & exécutrice de la bourique n'appartient point au mari, c'eft 1'empire de la femme, & le mari, qui n'y paroit qu'en étranger, y paroit rarement. II fe tient dans 1'arrière-boutique ou dans quelque chambre obfcure, toutfeul, dans fon bonnet de nuit. Fils ruftique de la nature, il refte au milieu des hommes , tel que la nature 1'a formé. Les femmes, par un babillage & un commerce continuel avec tous ceux qui vont & viennent , font comme ces cailloux de toutes fortes de formes, qui, frottés les uns contre les autres, perdent leur rudeffe & prennent quelquefois le poli d'un diamant.... Cepaysn'a rien de falique que la monarchie. On y a cédé tout le refte aux femmes. Comment trouvez-vous, monfieur, le battement de mon pouls, dit-elle ? II eft auffi doux, lui dis-je en la fixant tranquillement, que je me 1'étois imaginé— Elle alloit me répondre ; mais Francois, en entranr, dit que le paquet de gants étoit fait. Ou faut-il le porrer ?... A propos, dis-je, j'en voudrois avoir quelques paires. CHAPITRE  senti mental. 97 CHAPITRE XXXIV. Les g a n t s. A belle marchande fe iève, paife derrière fon comptoir, avèint un paquer & le délie. J'avance vis-d-vis d'elle : Iesgants étoient rous erop larges; elle les mefura fun après l autre fur ma main, cela ne les appetiffoit pas. Elle me pria den eflayer une paire qui ne lui paroüToit pas fi grande que les autres.... Elle en ouvrit un, & ma main y gliffa tout dun coup.... Cela ne me convient pas, dis-je en remuant un peu la tête. Non, dit-elle en faifant le même mouvement. E y a de certains regatds combinés, qui, par le mélange des différentes fenfations que donnenr les humeurs, le bon-fens, la gravité, la fortife, & toutes les autres affections de fame, expliquent plus fubrilement ce qu'on a a dire, que tous les langages vatiés de la tour de Babel ne pourroient 1'exprimer.... Ils fe communiquent & fe JÊffifa fent avec une telle promptitude, qu'on ne fait auquel des deux attribuer ce qu'üs ont de bon ou de dangereux.... Pour moi, je laüfe a meffieurs les dilfertateurs le foin de groffir de ce fujet leurs agtéables volumes.... II me fuffit de répéter que G  5>' V Q Y A G E les gants ne convenoient pas Nous repliames tous deux nos mams dans hos bras, en nous appuyant fur le comptoir. II éroir fi érroit, qu'il n'y avoit de place entre nous que pour le paquet de gants. La jeune marchande regardoit quelquefois les gants, enfuire la fenêtre, puis les gants..., & jetoit de tems en tems les yeux fur moi Elle ne difoit mot, & je n'étois pas difpofé a rompre le filence— Je fuivois en tout fon exemple. Mes yeux fe portoient tour a tour fur elle, & fur la fenêtre & fur les ganrs. Mais je perdis beaucoup dans toutes ces attaques d'imitations. Elle avoit des yeux noirs, vifs, qui dardoient leurs rayons a travers deux longues paupières de foie, & ils étoient fi percans, qu'ils pénétroient jufqu'a mon cceur Cela peut patoïtre étrange... mais je ne m'étois interdit que le voyage de Bruxelles— Ah! Lifette! Lifette ! N'importe, dis-je en prenant fur le champ ma réfolution..., je vais m'accommoder de ces deux paires de gants. On ne me les furfit pas d'un fou ,'■& je fus fenfible a ce procédé. J'aurois voulu qu'elle eüt demandé quelque chofe de plus , & j'étois embarraffé de pouyoir le lui dire— Croyez-vous, monfieur, me dit-elle en devinant mon embarras, que je voudrois demander feulement un fou de trop a  s e n t i m e n t a l. 'ga un étranger..., & furtout a'ah étranger donc la politeffe, plus que le befoin des gants, 1'engage a prendre ce qui ne lui convienr pas, & a fe fier a moi? Eft-ce que vous men auriez cru capable?... Moi! non, je vous affiire. Mais vous? 1'auriez fait, que je vous 1'aurois pardonné de tout^mon cceur... Je payai, Sc en la faluant un peu plus profondémentque cela n'eft d'ufage, je la quittai, Sc le garcon, avec fon paquet, me fuivit. CHA.PITRE XXXV. La traduction. On me mit dans une loge oü il n'y avoit qu'un vieil officier. J'aime les militaires dont les mceuts font adoucies par une profeffion qui développe fouvent les mauvaifes qualités de ceux qui,font méchans. J'en ai connu un que la mort ma enievé depuis long-tems; mais je me fais un plaifir de le nommer; c'étoit le capitaine Shandy, Ie plus cher de tous mes amis. Je ne puis penfer a la douceur & a 1'humanité de ce brave homme, fans verfer des larmes, 8c j'aime, a caufe de lui, tout le corps des vétérans. J'enjambai fur le champ les deux bancs quiétoient derrière moi, pour me plaeer a ebté de fofficier qui étoit dans la loge. -Gij  IQO V O Y A S E II lifoit attentivement une petite brochure qui étoit probablement une des pièces qu'on alloit jouer. Je fitsa peine affis qu'il óta fes lunettes, les enferma dans un étui de chagrin , & mit le livre & 1'étui dans fa poche. Je me levai a demi pour le faluer. Qu'on tnFduife ceci dans tous les langages du monde : en voici le fens. cheroit tenoient leurs lunettes fur le nez.... C'eft lui fermer la porte de la converfation : ce j> feroit le traiter pire qu'un Allemand ». Le vieil officier auroit pu dire tout cela a haute voix, & je nel'aurois pas mieux entendu.... Je lui aurois, a mon tout, traduit en francois lefalut que je lui avois fait; je lui aurois dit « que j'étois 35 très-fenfible a fon attention , & que je lui en j> rendois mille graces ». II n'y a point de fecret qui aide plus au progrès de la fociabilité, que de fe rendre habile dans cette manière abrégée de fe faire entendre. On gagne beaucoup a pouvoir expliquer en rermes intelligibles les regards, les geftes & toutes leurs différentes inflexions. Je m'en fuis fait une telle habitude, que je n'exerce pfefque eet art que machi-  SENTIMENTAL. IOI nalement. Je ne marche point dans les rues de Londres, que je ne traduife tout du long du chemin, & je me fuis fouvent trouvé dans des cercles dont j'aurois pu rapporter , quoiqu'on n'y eur pas dit quarre mots, vingt converfations difTérentes, ou les écrire fans rifquer de dire quelque chofe qui n'auroit pas été vrai. Un foir que j'allois au concert, comme je me préfeutois a la porte pour entrer, la marquife de F... fortoit de la falie avec une efpèce de précipitation, & elle étoit prefque fur moi que je ne 1'avois pas vue. Je fis un faut de cóté pour la hafter paffer. Elle fit de même & du même cóté, & nos têtes fe touchèrent.... Elle alla auffitot de 1'autre cóté, Sc un mouvement involontaire m'y porta, Sc je m'oppofai encore innocemment a fon paffage.... Cela fe répéta encore malgré nous jufqu'au point de nous faire rougir.... A la fin je fis ce que j'aurois du faire dés le commencement; je me tins tranquille, Sc la marquife paffa fans difficulté. Je fentis auffitot ma faute, & il n'étoit pas poifible que j'entraffe fans la réparer, autant qu'il feroit en mon pouvoit. Pour cela je fuivis des yeux la marquife jufqu'au bout du pafiage. Elle tourna deux fois les fiens vers moi, & fembloit marcher de facon a me faire juger qu'elle vouloit faire place a. quelqu'autre qui voudroit paffer.... Non, non, dis-je, c'eft-la une mauvaife tradudtion. Elle G iij  IQ"ï V ® T A G i a droit d'exiger que je lui falie des exéufes, & 1'efpace qu'elle laiffe n'eft que pour me donner la facilité de lui en faire.... Je cours donc a elle & lui demande pardon de 1'embarras que je lui avois caufé, en lui difant que mon intenrion étoit de lui faire place.... Elle dit qu'elle avoit eu le même deffein a mon égard..., & nous nous remerciames réciproquement. Elle étoit au haut de 1'efcalier, & ne voyantpoint d'écuyer prés d'elle, je lui offris la main pour la conduire a fa voiture.... Nous defcendïmes 1'efcalier en nous arrêtant prefque a chaque marche, pour parler du concert qu'on alloit donner, & de notre aventure. Elle étoit déja. dans fon carrofie que nous en parlions encore. J'ai fait fix efforts différens, lui dis-je, pour vous laifler pafler..'.. Et moi, j'en ai fait autant pour vous lailfer entrer.... Je voudrois bien, lui dis-je, que vous en fifiiez un feptième.... Très-volontiers, dit-elle en me faifant place. La vie eft trop courte pour s'occuper de tant de fonnalités.... Je montai dans la voiture, & je 1'accompagnai chez elle... Que devint le concert? Ceux qui y étoient le favent mieux que moi. Je ne veux qu'ajouter que la liaifon agréable que je formai, me fit plus de plaifir que fi 1'on m'eut payé un million pour ma traduction.  sentimental. i©j CHAPITRE XXXVL L e n a i n. J"e n'ai jamais oüi dire que quelqu'un, fi ce n'eft une feule perfonne que je nommerai probablement dans ce chapitre, eüt fait une remarqué que je fis au moment même que je jetai les yeux fur le parterre. Je ne me fouvenois même pas trop qu'on 1'eüt faite, Sc le jeu inconcevable de la nature , en formant un fi grand nombre de nains , m'en frappa plus vivement. Elle fe joue, fans doute, de tous les pauvres humains dans toüs les coins de 1'univers; mais a Paris il femble qu'elle ne mette point de borrtes a. fes amufemens.... La bonne déeffe paroit auffi gaie qu'elle eft fage. J'étois a 1'opéra - comique, mais toutes mes idéés n'y étoient pas renfermées, & elles fe promenoient dehors comme ü j'y avois été moimême.... Je mefurois, j'examinois tous ceux que je rencontrois dans les rues : c'étoit une taclie mélancolique, furtout quand la taille étoit petite..., le vifage très-brun, les yeux vifs, le nez long, les dents gatées, la machoire de travers.... Je fouffrois de voir tant de malheureux qüe la force des accidens avoit chaffés de la claffe oü ils G iv  Is4. Voyage devoient être, pour les connaindre a faire nombre dans une autre.... Les uns, a cinquante ans, parouToient a peine être des enfans par leur taille; les autres étoient noues, rachitiques, boftus, ou avoient les jambes torfes. Ceux-ci étoient arrêtés dans leur croüTance, dés lage de fix ou fept ans, par les mains de la nature; ceux-la relfembloient a des pommiers nains, qui, dés leur première exiftence, font voir qu'ils ne parviendronr jamais a la hauteut commune des autres arbres de la même efpèce. Un médecin voyageur diroit peut-être que tout cela ne provient que de bandages mal faits & mal apphqués.... Un médecin fombre diroit que c'eft faute d'air; «Sc un voyageur curieux, pour appuyer ce fyftême, fe mettroit a mefurer la hauteur des maifons, le peu de largeur des rues, & la petiteffe extréme des bouges oü, au fixième ou feptième étage , les gens du peuple mangent & couchent enfemble. M. Shandy, qui avoit fur bien des chofes des idéés fort extraordinaires, foutenoit, en caufant un foir fur cette matière, que les enfans pouvoient devenir fort grands lorfqu'ds étoient venus au monde fans accident; mais, ajoutoit-il en plailantant, le malheur des habitans de Paris eft d'être fi étroitement logés, que je m'étonne qu'ils y trouvent affez de place pour faire même leurs  SENTI MENTAL I05 enfans.... Auffi que font-ils? des nens; car n'eftce pas ainfi, après vingt ou vingt-cinq ans de tendres foins Sc de bonne nourriture , qu'on doit appeler une chofe qui n'eft pas devenue plus haute que la jambe?... M. Shandy, qui étoit toujours très-laconique, en refta-la, & il ne dit rien des moyens qu'il y auroit de rendre les hommes plus géans que nains. Je n'en dirai rien moi-même.... Ce n'eft pas ici un ouvrage de raifonnement, & je m'en tiens a la fidélité de Ia remarqué qui peut fe vérifier dans toutes les mes Sc dans tous les carrefours de Paris. Je defcendois un jour de la place du Palais Royal au quai du Louvre, par la rue Froidman-' teau; j'appercus un petit garcon qui avoit de la peine a paffer le ruiffeau, Sc je lui tendis la main pour 1'aider. Quelle fut ma furprife en jetant les yeüx fur lui! Le petit gatcon avoit au moins quarante ans... Mais il n'importe, dis-je.., quelqu'autre bonrie ame en fera autant pour moi, quand j'en aurai quatre-vingt-dix. Je fens en moi je ne fais quels principes d e-» gards Sc de compaffibn pour cette portion défectueufe & diminutive de mon efpèce.... Ils n'ont ni la force ni la taille pour fe pouffer & pour figurer dans le monde.... Je n'aime point qu'on les humilie..., Sc je ne fus pas fi-tót affis a cóté de mon vieil officier, que j'eus le chagrin de voir  ic<5" Voyage qu'on fe moquoit d'un boffu au bas de Ia loge ou nous édons. II y a entre 1'orcheftre & la première loge de cóté, un efpace ou beaucoup de fpectateurs fe téfugient quand il n'y a plus de place ailleurs. On y eft debout, quoiqu'on paye auffi cher que dans 1'orcheftre. Uu pauvre haire de cette efpèce s'étoit gliffé dans ce lieu incommode. II étoit entouré de perfonnes qui avoient au moins deux pieds & demi plus que lui, & le nain boflu fouffroit prodigieufement \ mais ce qui le gênoit le plus , étoit un homme de plus de fix pieds de haut, épais a proportion, Allemand par deftus tout cela, qui étoit précifement devant lui, & lui déroboit abfolument la vue du théatre & des acteurs. Mon nain faifoit ce qu'il pouvoit pour jeter un coup-d'ceil fur ce qui fe pafloit; il cherchoit a profiter des ouvertures qui fe faifoient quelquefois entte les bras de 1'Allemand & fon corps; il guettoit d'un cóté, étoit a 1'affut de 1'autre; mais fes foins étoient inutiies ; 1'Allemand fe tenoit maffivement dans une attitude carrée; il auroit été auffi bien au fond d'un puits. Fatigué enfin de ne point voir, il étendit en haut très-civilement fa main jufqu'au bras du géant..., & lui conta fa peine.... L'Allemand tourne la tête, jette en bas les yeux fur lui comme Goliath fur.David.L.., & fans fentiment fe remet dans fa fituation.  SENTIMENTAL. I07 Je prenois en ce moment une prife de tabac dans Ia tabatière de corne du bon moine.... Ah! votre efpnt doux & poli, mon cher P. Laurent, & ejfu eft fi bien modelé pour fupporter & pour foLiffrir, auroit prèté une oreille complaifante aux plaintes de is pauvre nain!... Le vieil officier me vit lever les yeux avec émotiofi en faifant cette apoftrophe, & me demanda ce qu'il y avoit. Je lui contai 1'hiftoire en trois mots, en aioutant que cela étoit inhumain. Le nain étoit poufie a bout; & dans les premiers rranfports, qui font communément déraifonnables, il dit a 1'AlIemand qu'il couperoit fa longue queue avec fes cifeaux..,. LAllemand le regarda froidement , & lui dit qu'il étoit le maitre , s'il pouvoit y atteindre. Oh! quand 1'injure eft fuivie de 1'infulte, tout homme qui a du fentiment , prend le parti de celui qui eft offenfé, rel qu'il foir..., & j'aurois volontiers fauté en bas pour aller au fecours de ropprimé.... Le vieil officier le foulagea avec beaucoup moins de fracas.!.. II fir figne a la fentinelle, & lui montra le lieu oü fe paffoit la fcène. La fentinelle y pénétra.... II n'y avoit pas befoin d'explication, la chofe étoit vifible.... Le foldat fit reculer 1'Allemand , & placa ie nain devant lépais géant.... Cela eft bien fait, m'écriai-je en  io8 Voyage frappant des mains.... Vous ne fouffririez pas une chofe femblable en Angletetre, dit le vieil officier. En Anglererre, monfieur , lui dis-je , nous fommes tous affis a notre aife II voulut apparemment me donner quelque fadsfadtion de moi-même, & me dit: Voila un bon mot.... Je le regardai.., & je vis bien qu'un bon mot a toujours de la valeur a Paris.... II m'offrit une prife de tabac. C H A P I T R E XXXVII. La r o s e. M o n tour vint de demander au vieil officier ce qu'il y avoit.... J'entendois de tous cótés crier du parterre : Haut les mains M. 1'abbé, & cela m'étoit tout auffi incompréhenfible, qu'il avoit peu compris ce que j'avois dit en parlant du moine. II me dit que c'étoit apparemment quelqu'abbé qui fe trouvoit placé dans une loge, derrière quelques grifettes, & que le parterre 1'ayant vu, il vouloit qu'il tint fes deux mains en l'air pendant la repréfentation.... Ah! comment foupconner, dis-je,qu'un eccléfiaftique puiffe être un filou? L'officier fourit..,  SENTIMENTAt: IO9 &, me parlant a 1'oreille, il m'ouvrit une porte de connoilTance dont je n'avois pas encote eu la moindre idée. Bon Dieu! dis-je en paliffant d'étonnement, eft-il poffible qu'un peuple fi rempli de fentimens, ait en même tems des idéés fi étranges, & qu'il fe démente jufqu'a ce point?... Quelle groifièreté! ajoutai-je. L'officier me dit : c'eft une raiilerie piquante qui a commencé au théatre contre les eccléfiaftiques, du tems que Molière donna fon Tattuffe.... Mais cela fe pafte peu-a-peu avec le refte de nos mceurs gothiques.... Chaque nation, continuat-U , a des raffinemens & des grolfièretés qui règnent pendant quelque tems , & fe perdent par la fuite.... J'ai été dans plufieuis pays , Sc je n'en ai pas vu un feul ou je n'aie trouvé des délicateffes qui manquoient dans d'auttes.... Le pour Sc le contre fe trouvent dans chaque nation II y a une balance de bien & de mal par-tout; il ne s'agit que de la bien obferver. C'eft le vrai préfervatif des préjugés que le vulgaire d'une nation prend contre une autre— Un voyageur a 1'avantage de voir beaucoup & de pouvoir faire le parallèle des hommes Sc de leurs mceurs, Sc par-la il apprend a favoir vivre & a nous entte-fouffrir. Une tolérance réciproque nous engage a nous en-  11 o Voyage tr'aimer.... II me fit, en difant cela, uneinclina- tion & me quitta. II me tint ce difcours avec tant de candeur & de bon-fens, qu'il juftifia les impreffions favorables que j'avois eues de fon caraétère.... Je croyois airher 1'homme..., mais je craignois de me mé- prendre fur 1'objet II venoit de tracer ma facon de penfer propre.... Je n'aurois pas pu 1'exprimer auffi bien ; c'étoit la feule différence. Rien n'eft plus incommode pour un cavalier, que d'avoir un cheval entre fes jambes, qui dreffe les oreilles & fait des écarts a chaque objet qu'il appercoit; cela m'inquièteforr peu.... Mais j'avoue franchement que j'ai rougi plus d'une fois pendant le premier mois que j'ai pa'fie a Paris, d'entendre prononcer de certains mots auxquels je n'étois pas accoutumé. Je croyois qu'ils étoient indécens & ils me foulevoient.... Mais je trouvai le fecon'd mois qu'ils étoient fans conféquence & ne bleffoient point la pudeur. Madame de R..., après fix femaines de connoiifance, me fit 1'honneur de me mener avec elle a deux lieues de Paris, dans fa voiture On ne peut êtte plus polie , plus vertueufe & plus modefte qu'elle dans fes expreffions.... En revenanr, elle me pria de tirer le cordon Avez-vous be- foin de quelque chofe ? lui dis-je Rien que  sentimental. 1 i £ de...., dit-elle.... Une prude auroit déguifé la chofe, fous le nom de fon pètit tour. Ami voyageur, ne troublez point madame de R j & vous, belles nymphes, qui faites les myftérieufes, allez cueillir des rofes, effeuülezdes fur le fentier oü vous vous arrêterez Madame de R nen fit pas davantage.... Je 1'avois aidée a defcendre de carrofie, & j'euffe été le prêtre de la chafte Caftalie, que je ne me ferois pas tenu dans une attitude plus décente & plus refpe&ueufe prés de fa fontaine. CHAPITRE XXXVIII. La Femme-de-Chambri. C E que le vieil officier venoit de me dire fur les voyages , me fit fouvenir des avis que Polonius donnoit a fon frère fur le même fujet; ces avis me rappelèrent Hamlet, & Hamlet retraca a ma mémoire les autres ouvrages de Shakefpear. J'entrai, en retournant, dans la boutique d'un libraire, fur le quai de Conti, pour acheter les ceuvres de ce poëte Anglois. Le libtaire me dit qu'il n'en avoit point de complettes. Comment ? lui dis-je, en voila un exemplaire fur votre comptoir.  \ iix Voyage Cela eft vrai, mais il n'eft pas a moi.. ., c'eft M. le comte de B qui me 1'a envoyé ce matin de Verfailles pour le faire relier. Et que fait M. le comte de B.... dece livre? lui dis-je. Eft-ce qu'il lit Shakefpear ? Oh ! dit le libraire , c'eft un efprit fort... , il aime les livres anglois; & ce qui lui fait encore plus d'honneur * monfieur , c'eft qu'il aime auffi les Anglois. En vérité, lui dis-je , vous parlez fi poliment, que vous forceriez prefque un Anglois, par reconnoilfance, a dépenfer quelques louis dans votre boutique. Le libraire fit une inclination , & alloit probablement dire quelque chofe, lorfqu'une jeune fille d'environ vingt ans, fort décemment mife, & qui avoit l'air d'être au fervice de quelque dévote a Ia mode, entra dans la boutique, & demanda les Egaremens du cceur & de 1'efprit. Le libraire les lui donna auffitot: elle tira de fa poche une petite bourfe de fatin vert, enveloppée d'un ruban de même couleur... . Elle la délia, & mit dedans le pouce & le doigt avec délicateffe , mais fans affeclation, pour prendre de 1'argent, & paya. Rien ne me retenoit dans la boutique, & j'en fords avec elle. Ma belle enfant, lui dis-je, quel befoin avezvous des egaremens du cceur ? A peine favez-vous encore que vous en aye? un... , jufqu'a ce que 1'amour  SENTI MENTAL. II 3- l'amour vous fait dit, ou qu'un berger infidele lui air caufé du mal.... Dieu m'en garde ! réponditelle. Oui, vous avez raifon. Votre cceur eft bon, & ce feroit dommage qu'on vous le dérobat.... C'eft pour vous un tréfor précieux II vous donne un meilleur air que fi vous étiez parée de perles & de diamans. La jeune fille m'écoutoit avec une attention docile, & elle tenoit fa bourfe par le ruban. Elle eft bien legére, lui dis-je en la faifilfant.,., & auffitot elle 1'avanca vers moi.... II y a bien peu de chofe dedans, continuafje. Mais foyez toujours auffi fage que vous êtes belle, & le ciel la remplira.... J'avois encore dans la main cinq ou fix écus que j'avois pris pour acheter Shakefpear 5 elle m'avoit tout-a-fait laüTé aller fa bourfe, & j'y mis un écu. Je 1'enveloppai de ruban , & je la lui rendis. Elle me fit, fans parler, une humble inclina* tion... Je ne me trompai pas a ce qu'elle. figni- fioir C'étoit une de ces inclinations tranquilles & reconnoiftantës, oü le cceur a plus de part que le gefte. Le cceur fent le bienfait, & le gefte exprime la reconnoiifance. Je n'ai jamais donné un écu a une fille avec plus de plaifir. Mon avis ne vous auroit fervi a rien, ma chère, fans ce petit préfent.'... Mais quand vous verrez 1'écu, vous vous fouviendrez de 1'avis Nallez pas le dépenfer en rubans.... H  H4 Voyage Je vous allure, monfieur, que je le conferverai..., & elle me donna la main— Oui, monfieur, je le mettrai a part. Une convention vertueufe qui fe fait entre homme Sc femme, femble fancf ifier toutes leurs démarches II étoit déja tard, Sc faifoit obf- cur; malgré cela , comme nous allions du même coté, nous n'eümes point de fcrupule d'aller enfemble le long du quai de Conti. Elle me fit une feconde inclination en partant; Sc nous n'étions pas encore a vingt pas, que, croyant n'avoir pas affez fait, elle s'arrêta pour me remercier encore. C'eft un petit tribut, lui dis-je, que je n'ai pu m'empêcher de payer a la vertu Je ferois au défefpoir fi la vertu de la perfonne ne répondoit pas a 1'hommage que je viens de lui rendre.... Mais 1'innocence, ma chère , eft peinte fur votre vifage Malheur a celui qui efiayeroit de lui tendre des pièges! Elle parut extrêmement fenfible a ce que je lui difois.... Elle fit un profond foupir Je ne lui en demandai pas la raifon, & nous gardames le filence jufqu'au coin de la rue Guénégaud, oü nous devions nous féparer. Eft-ce ici le chemin, lui dis-je , ma chère, de 1'hotel de Modène ? Oui..., mais on peut y aller auffi par la rue de Seine.... Eh bien! j'irai  SÈNTiMÊNTAl. l i £ donc par la roe de Seine , pour deux raifons j d'abord, paree que cela me fera plaifir, & enfuire pour vous accompagner plus long-tems. En vérité, dit-elle, je fouhaiterois que 1'horel fut dans la rue des Saints-Pères C'eft peut- être la que vous demeurez ? lui dis-je. Oui, monfieur , je fuis femme de chambre de madame de R.... Bon Dieu, m'écriai-je, c'eft .précifément la dame pour laquelle on m'a chargé d'une lettre a Amiens. Elle me dit que madame de R.... attendoit efréétivement un étranger qui devoit lui remettre une lettre, & qu'elle étoit fort impatiente de le voir Eh bien ! ma chère enfant, dites- lui que vous 1'avez rencontré. Affurez-la de mes refpeéls, & que j'aurai 1'honneur de la voir demain matin. C'eft au coin de la rue Guénégaud que nous difions tout cela.... Nous étions arrêtés La jeune fille mit dans fes poches les deux volumes qu'elle venoit d'acheter , Sc je lui prétai pour cela mon fecours. Qu'il eft doux de fentir la finefle des fils qui lienr nos affections ! Nous nous remïmes encore en marche & nous n'avions pas fait ttois pas, qu'elle me prit le bras.... J'allois le lui dire , mais elle le fir d'ellemême avec une fimplicité peu réfléchie, Sc fans fonger qu'elle ne m'avoit jamais vu.... Pour moi, Hij  nS Voyage je crus fentir fi vivement en ce moment les influences de ce qu'on appelle la force du fang, que jé la fixai pour voir fi je ne pouvois pas rrouver en elle quelque reflemblance de familie.... Eh ! ne fommes-nous pas , dis-je, tous parens ? Arrivés au coin de la rue de Seine , je m'arrêtai pour lui dire adieu. Elle me remercia encore , & pour ma politeffe, & pour lui avoir tenu compagnie. Nous avions quelque peine i nous féparer.... Cela ne fe fit qüen nous difant adieu deux fois. Notre féparation étoit fi cordiale, que je 1'aurois fcellée , je crois, en tout autre lieu , d'un baifer auffi fain , auffi chaud que celui d'un apótre. Mais a Paris les baifers ne fe donnent guère, du moins publiquement, qu'entre femmes , & qu'entre hommes Je fis mieux; je priai Dieu de la bénir. CHAPITRE XXXIX. Le passe-port. De retour a 1'hótel. Lafleur me dit qu'on étoit venude la part de M. le lieutenant de pohce, pour s'informer de moi.... Diable , dis-je , jen fais la raifon 5 & il eft tems d'en informer le lec-  SENTI MENTAL. I ï 7 reut. J'ai omis de mettre cette partie de l'hiftoire dans 1'ordre qu'elle eft arrivée Je ne 1'avois pas oubliée..., mais j'avois penfé, en écrivant, qu'elle feroit mieux placée ici. J'étois parti de Londres avec une telle précipitation , que je n'ayois pas fongé que nous étions en guerre avec la France. J'étois déja. arrivé a Donvres , déja. je voyois, par le fecours de ma lunette d'approche, les hauteurs qui font aü-dela de Boulogne, que 1'idée de la guerre ne m'étoit pas plus venue a 1'efprit, que celle qu'on ne pouvoit pas aller en France fans pafle-port Aller feulemenc au bout d'une rue, & m'en retourner fans avoir rien fait, eft pour moi une chofe pénible. Le voyage que je commeneois étoit le plus grand effört que j'eufle jamais fait pour acquérir des connoiffances, & je ne pouvois fupporter 1'idée de retourner a Londres fans remplir mon projet On me dit que le comte de FI.... avoit loué le paquebot.... II étoit logé dans mon auberge , j'étois légèrement connu de lui, & j'allai le prier de me prendre a fa fuite. II ne fit point de difficulté : mais il me prévint que fon inclination a m'obliger ne pourroit s etendre que jufqu'a Galais, paree qu'il étoit obligé d'aller de - la a Bruxelles.. Mais', arrivé aCalais , me dit-il, vous pourrez, fuis crainte aller a Paris. Lorfque vous y ferez , vous cherchereK des amis poi-r pourvoix a votre süreté. M.. le-' Hd|  nS Voyage comte, lui dis-je, je me tirerai alors d'embar- ras Je m'embarquai donc, & je ne fongeai plus a 1'afFaire. Mais quand Lafleur me dit que M. le lieutenant de police avoit envoyé , je fentis dans 1'inf- tant de quoi il étoit queftion L'höte monta prefqu'en même tems pour me dire la même chofe, en ajoutant qu'on avoit lïngulièrement demandé mon paffe-port. J'efpère, dit-il, que vous en avez un... . Moi ? ISon , en vérité, lui dis-je, je n'en ai pas. Vous n'en avez pas ? & il fe retira a trois pas, comme s'il eüt craint que je ne lui communiquaffe la pefte ; Lafleur, au contraire , avanca rrois pas avec cette e-fpèce de mouvement que fait une bonne ame pour venir au fecours d'une autre Le bon garcon gagna tout-a-fait mon cosur.... Ce feul trait me fit connoitre fon caractère auffi parfaitement que s'il m'avoit déja fervi avec zèle pendant lept ans; Sc je vis que je pouvois me fier entièrement a fa probité & a fon attachement... Milord ! . .. s'écria l'höte..., mais fe reprenant auffitot, il changea de ton Si monfieur, dit-il, na pas de paffe-port, il a apparemment des amis a Paris qui peuvent lui en procurer un.... Je ne connois perfonne, lui dis-je avec un air indifférenr. Hé bien! monfieur, en ce cas-la , dit-il, vous pouvez vous attendre i vous voir fourrer a Ia  sentimenta1. lij Baftille,, ou pour le moins au Chatelet.... Oh! dis-je, je ne crains rien : le roi eft rempli de bonté, il ne fait de mal a perfonne.... Vous avez raifon, mais cela n'empéchera pourrant pas qu'on ne vous mette a la Bafhlle demain matin.... J'ai loué , repris-je, votre appartement pour un mois, & je ne le quitterai pas avant le tems, quand le roi même me le diroit.... Lafleur mm me dire a. 1'oreille : monfiem, mais perfonne ne peut s'oppofer au roi.. .. Parbleu ! dit l'höte, il faut avouer que ces meffieurs Anglois font des gens bien extraordinaires -y & il fe retira en gromelanr. CHAPITRE XL. Le sansonnet. Je ne montrai tant d'aflurance a l'höte, que pour ne point chagriner Lafleur. J'affectai même de paroitre plus gai pendant le fouper, & de caufer avec lui d'aurres chofes. Paris & 1'opéra- comique étoient déja pour moi un fujet inépuifable de converfation. Lafleur, fans que je le fuffe, avoit attflt vu le fpecraele , & il m'avoit fuivi en fortant jufqüa la boutique du libraire. II ne m'avoit quitté ce vue que quand il appercut que je caufois avec Hiï  120 Voyage la jeune fille, & que j'allois avec elle le long du quai. Les réflexions qui lui vinrent fur cette entrevue, 1'empêchèrent de me fuivre. II pritle chemin le plus court pour revenir a 1'hotel, & il avoit appris toute FafFaire de la police avant que j'arrivaffe. II neut pas fi-töt oté le couvert, que je lui dis de defcendre pour fouper.... Je me livrai alors aux plus férieufes réflexions. fur ma fituation. Oh ! c'eft ici mon cher ami, qu'ü faur que je vous rappelle la converfation que nous eumes enfemble ,, prefque. au moment de mon départ. Vous faviez que je netois pas plus chargé dar* gent que de réflexion. Vous me demandates com- bien j'avois. Je vous montrai ma bourfe Eh ! mon cher ïorick, tu t'embarques avec fi peu de chofe !... Tiens, tiens , augmente tes guinées detoutes celles que j'ai..,. Mais j'en ai aflez des miennes.... Je t'affure que non. Je connois mietix que roi Ie pays oü tu vas voyager. Cela peut être, maïs je ne fuis pas comme un autre. Je ne ferai pas rrois jours a Paris fans faire quelqu'étourderie qui me fera mettre a la Baftille, oü je vivrai un ou deux mois entièrement aux dépens du roi Oh ! j'avois réellement oublié cette reflource, me dires-vous féchement.... Levènemcnt dont j'avois badiné , alloitprobabïement fe réafifer.  SENTIMENTAL. 121 Mais, foit folie, indifférence , philofophie, opmiatreté , ou je ne fais quelle autre caufe, j'eus beau réfléchir fur cette affaire, je ne pus y penfer que de la même manière dont j'en avois parlé au moment de mon départ. La Baftille!... Mais ia terreur eft dans le mor... Et, qüon en dife ce qu'on voudra, ce mot ne fignifie autre chofe qu une tour..., & une tour ne veut rien dire de plus qu'une maifon dont on ne peut pas fortir.... Que le ciel foit favorable aux goutteux !... Mais ne font-ils pas dans ce cas deux fois par an?... Oh ! avec neuf francs par jour, des plumes, de 1'encre, du papier & de la patience , .on peut bien garder Ia maifon pendant un mois ou fix femaines fans fortir. Que craindre quand on n'a poinr fait de mal ?... On 'n'en fort que meilleur & plus fage.... II feroit a fouhaiter que toutes nos imprudences tournaffent auffi favorablement; c'eft gaguer, au iieu d'être puni. La tête pleine de ces réflexions, enchanté de mes idéés & de mon raifonnemenr, je defcendis dans la cour pour prendre l'air. Je détefte, me difois-je , les pinceaux fombres, & je n'envie point 1'art trifte de peindre les maux de la vie avec des couleurs auffi noires. L'efprit s'effraie d'objers qu'il s'eft groflis, & qu'il s'eft rendu horribles a lui-mème j dépouillez-les de tout ce que vous y  IZZ iV O Y A G E avez ajouté..., on n'en fair aucun cas.... Je fais cependant, continuai-je, que la Baftille eft un défagrémenr.... Mais ötez - lui fes rours, comblez les folfés, ouvrez fes portes, figurez-vous que ce n'eft fimplement qu'un afyle de contrainte, & fuppofez que c'eft quelque infirmité qui vous y retïènt y alors le mal s'évanouit, & vous le fouffrez fans vous plaindre.. . . Je rne difois tout cela, quand je fus interrompu , au milieu de mon foliloquc, par une voix qui fe plaignoit de ce qu'on ne pouvoit fomr. Je regardai lous la porte cochère.... Je ne vis perfonne , & je revins dans la cour, fans faire la moindte attention a ce que j'avois entendu.... Mais a penie y fus-je revenu, que la même voix répéta deux fois les mêmes expreffions.... Je levai les yeux, & je vis qu'elles venoient d'un fanfouuet qm étoit renfermé dans une petite cage.... Je ne peux pas fortir , je ne peux pas fortir..., difoit le fanfonner. Je me mis a contempler 1'oifeau. Plufieurs perfonnes pafsèrenr fous la porte, & il leur fit les. mêmes plaintes de fa captivité, en volant de leur cóté dans fa cage.... Je ne peux pas fortir.... Oh F. je vais i ton aide, m'écriai-je , je te ferai fortir, coüte qu'il coute.... La porte de la cage étoir du cóté du mur ; mais elle étoit fi fortement entrda?-  SENTIMENTAL. IZJ cëe avec du fil d'archal, qu'U étoic impoftible de 1'ouvrir fans mettre la cage en morceaux J'y mis les deux mains. L'oifeau voloit d'un endroit a 1'autre II paf- foit fa tête ai travers le treillis, & y preffoit fon eftomac, comme s'il étoit impatient Je crains bien, pauvre petit captif, lui difois-je, de ne pouvoir te rendre la liberté Non..., dit le fanfonnet, je ne peux pas fortir...., je ne peux pas fortir... . Jamais mes affections ne furent plus tendrement agitées.... Jamais dans ma vie aucun accident ne m'a rappélé plus promptement mes efprits diffipés par un foible raifonnement. Les notes netoient proférées que mécaniquement y mais elles étoient fi conformes a la nature, qüelles renversèrent en un inftant tout mon plan'fyftématique fur la Baftille ; & , le cceur appefanti, je remonrai 1'efcalier avec des penfées bien différentes. de celles que j'aVois eues en defcendant Déguife-toi comme tu voudras, tranquille efclavage, difois-je , ru n'es qu'une coupe anière; & quoique des miiiions de mortels, dans tous les fiècles, aient goüté de ta liqueur, tu n'en es pas moins défagréable. C'eft toi, ö charmante déelfe l que tout le monde adore en public ou en fecrer y c'eft roi, aimable liberté, qui es délicieufe, Sc qui le feras toujours jufqu'a ce que la nature foit chan-  ï24 Voyage gée Nulle teinrure ne peut ternir ta robe de neige.... II n'y a point de puiflance chimique quï puiïïè changer ton fceptre en fer.. .. Le berger qui jouit de tes faveurs , eft plus heureux en mangeant fa croüte , que le monarque, de la cour du- quet il eft exilé Ciel! m'écriai-je en tombant a genoux fur la dernière marche de 1'efcalier , accorde-moi, avec la fanté , la liberté pour compagrie.. ■, '8c ver-fë des mitres fur la tête de ceux qui les ambitionnent...! c h .a p i t r e x l i. Le captie. Ïj'idée du fanfonnet en cage me fuivit jufquc dans ma chambre Je m'approchai de la table , & , la tere appüyée fur ma main , toutes les peines d'une pnfon fe réfracèreat a mon efprit J'étois difpofé a réfféghir, & je donnai carrière a mon imagmation. Je commeneai a. confidérer combien il y avoit de rodlions d'ames qui gémiftoient dans 1'efclavage.... Mais cette peintüre, quelque touchante qu'elle fut, ne ranprochoit pas aflez les idéés de la Éitöation oü j'étois, & la multitude de ces triftes giouppes ne faifoit que me diftraire... .  S E N T I M E N T A L. I ?. 5 Je me repréfentai donc un feul captif renfermé dans un cachot.... Je ie regardai a travers de fa porte grillée, pour faire fon portrait k la faveur de la lueur fombre qui éclairoit fon trifte fouter- rem. Je confidérai fon corps a demi-ufé par i'ennui de 1'artente & de la contrainte, & je fentis cette efpèce demaladie de cceur, qui provient de 1'efpoir différé.... Je le vis, en 1'examinant de plus prés, prefqu'entièrement défiguré : il écoir pale & miné par la fièvre.... Depuis rrenre ans fon fang n'avoit point été rafraichi par le vent oriental II n'avoit vu ni le foleil, ni la lune pendant tout ce tems.... Ni amis, ni pareus ne lui avoient fait entendre les doux fons de leurs voix d travers fes grilles.... Ses enfans.... Mon cceur commenca d faigner.... Je détournailes yeux... , & un inftanc après jjyi nation fe le repréfenta affis fur un peu de padie dans le coin le plus reculé du cachor. C'étoit alternativement fon lit & fa chaife... . H avoit la main fur un calendrier, qu'il s'étoit fait avec de pedis batons, oü il avoit marqué par des entailles les tnftes jours qu'il avoit paffés dans eet affreux féjour.... 11 prit un de ces petits batons, & avec un clou romllé, il ajouta, par une autre entadle, un autre jour au nombre de ceux qui étoient paffés.... J'obfcijrciifois le peu de lumière qu'il  HÓ Voyage avoit.... II leva des yeux langoureux vers la porte.. •, fecoua la tête, & continua fon funefte travail. Ses chaines, en mettant fon petit baton fur le ras des autres, fe firent entendre.... II poulfa un profond foupir.... Son ame étoit toute remplie d'amertume.... Ciel ! ó ciel'. m'écriai-je en fondant en larmes.... Je ne pus foutenir 1'idée de eet affreux tableau Je me levai en furfaut.... J'appelai Lafleur, & je lui ordonnai d'avoirle lendemain matin un carroffe de remife a neuf heures précifes— J'irai, dis-je, me préfenter directement a M. le duc de C— Lafleur [m'auroit volontiers aidé a me mettre au lit Mais je connoiffois fa fenfibilité, & je ne voulus pas lui faire voir mon air trifte & fombre: je lui dis que je me coucherois feul. CHAPITRE XLIL Anecdotes. J E montai dans mon carroffe a 1'heure indiquée. Lafleur fe mit derrière , Sc je dis au cocher de me mener a Verfailles lè plus grand ttain qu'il pourroit. Le chemin ne m'offrit rien de ce que je cherche  SENTIMENTA'L. IXf ordinairement en voyageant. Jepourrois pourrant, auffi bien qu'un autre , donner la defcription de Chaillot, dePaffy, des Bons-Hommes, de Sevre, de Viroflay, & des autres endroits que j'ai vus en courant.... Mais j'aime mieux remplir le vide par 1'hiftoire abrégée de mon fanfonnet. C'eft un abrégé hiftorique qu'il y aura de plus.... Qu'y faire ? Milord L atrendoit un jour que le vent de- vintfavorable, pour paffer deDöuvres ï Calais... Sou laquais, en fe promenant fur les hauteurs, attrapa le fanfonnet avant qu'il püt voler. H lemic dans fon fein , le nourrir, le prit en affe&ion , & 1'apporta a Paris. Son premier foin, en arrivanr, fut de lui acheter une cage qui lui coüta vingt-quatre fois. II n'avoitpas beaucoup d'affaires; &pendant les cinq mois que fon maïtre refta d Paris , il apprit au fanfonnet les quatre mots auxquels j'ai tant d'obligation. Lorfque Milord partit pour 1'Italie, fon laquais donna le fanfonnet & la cage d l'höte, mais fon petit patois, en faveur de la liberté, étaiit étranger on ne faifoit guere plus de cas de ce qu'il difoit *lue de lui Lafleur offrit une bouteille de vin d l'höte, & l'höte lui donna le fanfonnet & la cage. Jel'emportaiavecmoi, & lui fis revoir mon Pa?s natal Je racontai fon hiftoire au lord  s 2.8 Voyage A & le lord A me pria de lui donner 1'oifeau Quelques femaines après il en fit préfent au lord B ; le lord B le donna au lord C ; 1'écuyer du lord C le vendit au lord D pour un fcheling, & le lord D le donna au lord E & mon fanfonnet fit le tour de la moitié de 1'alphabet parmi les Milords. De la chambre des Pairs il paffa dans la chambre des Communes , ou il ne trouva" pas moins de maïtres ; mais comme tous ces mefifieurs vouloient entrer dedans , & que le fanfonnet , au contraire, ne demandoit qu 'a fortir, d fut prefque auffi méprifé a Londres qua Paris.... Voila fouvent ce que produit la manie de ne pas penfer comme les autres Plufieurs de mes le&eurs ont aflurément entendu parler de lui , & fi quelqu'un par hafard fa vu , je le prie de fe fouvenir qu'il m'a appartenu.... Je ne 1'ai plus , mais je le porte pour cimier de mes armoiries Que les héros darmes lui tordent le cou , s'ils 1'ofent..... CHAP1TRE  SENTlMENTAl. chapitre xliil Le placet. Je ne voudrois pas , quand je vais impiorer la protection de quelqu'un , que mon ennemi vït la iituation de mon efprit C'eft cette raifon qui fait que je fuis osdinairement mon propre pro- tedeur Mais c'étoit par force que je m'adref- fois aM. le ducde C } ft c'eutété une action dechorx,je ne 1'aurois pas faite autrement, du moins, a ce que je m'imagine, que toutes les autres. Combien de formes de placets de la tournure la plus hafle ne me vinrent-elles pas dans 1'idée pendant tout le chemin ? Je métitois d'aller a la baftille pour chacune de ces tournures. Arrivé ala vue de Verfailles, je voulus m'occu- per a raflembler des mots, des maximes J'effayai de prendre des attitudes, des tons pour tachet de plaire a M. le Duc. Bon ! difois-je, j'y fuis: ceci fera 1'affaire. Oui, tout auffi bien qu'un habit qu'on lui auroit fait fans lui prendre la mefure. Sot , continuai-je , en m'apoftrophant , ne vous étudiez pas tant. Ce n'eft pas en vous-même qu'il faut prendre ce que vous avez a dire I  ij© Voyage Voyez M. le duc de C , obfervez fon vifage..., vous y lirez fon caraótère ; remarquez fon attitude , Sc le premier mot qu'il vous dira vous fera faifir le ton qu'il faut prendre. Vous compoferez fur le champ votre harangue, de 1'affemblage de toutes ces chofes; elle ne pourra lui déplaire, c'eft lui qui en aura fourni les ingrédiens. Ehbien, dis-je, je voudrois déja avoir fait ce pas. Lache! un homme n'eft-il donc pas égal a un autre fur toute la furface du globe ? Cela eft ainfi dans un champ de bataille Pourquoi cela ne feroit-il pas de même face-a-face dans le cabinet ? croyez-moi, Yorick , un homme qui ne prend pas cette noble affurance , fe manque a lui-même, fe dégrade , & dément fes propres ref- fources Si vous vous préfentez au duc avec la crainte de la Baftille dans vos regards & fur toute votre phyfionomie , fbyez affuré que vous ferez renvoyé a Paris en moins d'une heure fous bonne efcorte Ma foi, dis-je, je le crois ainfi Ehbien! j'irai au duc avec teute 1'affurance & toute la gaieté poffible Vous vous égarez encore, me dis-je. Un cceur tranquille ne tombe pas dans des extrêmes , il fe pofsède toujours A merveille! oh ! c'eft de cette dernière facon qu'il faut que je paroiffe.  S E N T I M E N T A L. 1 Mon carroffe rouloit alors dans les cours, & quand il s'arrêra, je me rrouvai, par la lecon que je venois de me donner, auffi calme qu'on peut 1'être. Je ne montai 1'efcalier ni avec eet air craintif qu'ont les victimes de la juftice , ni avec cette humeur vive & badine qui m'anime toujouts quand je te vais voir, Liferte. Dès que je parus dans le falon , une perfonne vim au devant de moi Je ne fais fi c'eft ]e maitre d'hötel ou le vaietde chambre , peut- êtire éroir-ce quelque fous-fecrétaire ; elle me dit que M. leduc de C travailloit. J'ignore,lui dis-je, comment il faut s'y prendre pour obtenir audience.....; je fuis étranger, &, ce qui eft encore pis dans la conjondfure des affaires pré- fentes, c'eft que je fuis Anglois Elle me répondit que cette circonftance ne rendoit pas la chofe plus difficile Je lui fis une légère incli- nation Monfieur, lui dis-je , ce que j'ai a communiquer a M. le duc eft fort important.... Ilregarda auffitöt de cóté & d'autre, pour voir apparemment s'il n'y avoit perfonne qui püt en averrir le miniftre. Je retournai a lui Je ne veuxpas, Monfieur, lui dis-je, caufer ici de mé- Pnfe >ce n'eft pas pour M. le duc que 1'affaire dont j'ai a lui parler eft importante, c'eft pour mo1 5 °h! c'eft une autre affaire dit-il. Non, Monfieur , repris -je , je fuis sur que c'eft h I ij  131 Voyage même chofe pour M. le duc Cependant je le priai de me dire quand je pourroi» avoir accès. Dans deux heures , dit-il. Le nombre des équipages qui étoient dans la cour, fembloit juftifier ce calcul Que faire pendant ce tems- la? Se promener en long & en large dans une falie d'audience, ne me paroiffoit pas un paffe-rems fort agréable. Je defcendis, & j'ordonnai au cocher de me mener au cadran bleu. Mais tel eft mon deftin — , il eft rare que j'aille a 1'endroit que je me propofe. CHAPITRE XLIV. Les petits patés. JFe n'étois pas a moitié chemin de 1'auberge, qu'une autre idéé que celle d'y aller me vint a 1'efprit. Je tirai le cordon , & je dis au cocher de me promener par les rues, pour voir la ville. Cela fera bientöt fait, ajoutai-je , car je fuppole qu'elle n'eft pas grande Elle n'eft pas grande! Par- donnez-moi, Monfieur , elle eft fort grande , & même fort belle. La plupart des feigneurs y ont des hótels.. Oh ! oh! A ce mot d'hö- tels , je me rappelai tout-a-coup le comte de B dont le libraire m'avoit dit tant de bien £h poutquoi n'irois~je pas chez un homme qui a une  SENTIMENTAL. 133 fi haute idéé des livres anglois, 8c des Anglois mêmes? Je lui raconterois mon aventure, & peut- être Je changeai donc d'avis une feconde fois , a bien compter même, c'étoit la troi- fième. J'avois eu d'abord envie d'aller chez madame de R , rue des Sainrs-Pères J'avois chargé fa femme de chambre de 1'en avertir Mais ce n'eft pas moi qui régie les circonftances , ce font les circonftances qui me gouvernent. J'appercus de 1'autre coté de la rue un homme qui porroit un panier, & paroiffoit avoir quelque chofe a vendre Je dis a Lafleur d'aller lui demander ou demeuroit le comte de B J^afleur vint précipitamment & avec un air qui peignoit la furprife ; il me dit que c'étoit un chevalier de Saint-Louis qui vendoit des petits patés... Quel conté ! lui dis-je ; cela eft impoflïble. Je ne puis , Monfieur , vous expliquer la raifon de ce que j'ai vu , mais cela eft ; j'ai vu la croix 8c le ruban attachés a la boutonnière J'ai jeté les yeux fur le panier , & j'ai vu des petits patés, & il y en a trop pour qu'ils ne foient pas a vendre. Unrel revers, dans lavie d'un homme, réveille dans une ame fenfible un aurre principe que la curiofité Je 1'examinai quelque tems de dedans mon carroffe Plus je 1'examinois, plus je le voyois avec fa croix & fon panier , 8c plus mon efprit & mon ccxur s'échauffoient Je liij  Voyage defcendis de la voiture, & je dirigeai mes pas vers lui. II étoit entouré d'un tablier blanc qui tomboit au-deffous de fes genoux. Sa croix pendoit audeflus de la bavette. Son panier , rempli de petits patés, étoit couvert d'une ferviette ouvrée. II y en avoir une autre au fond; & tout cela étoit fi propre, que 1'on pouvoit acheter fes petits patés auffi bien par appétit que par fentiment. II ne les offroit a perfonne, mais il fe tenoit tranquille dans 1'encoignure d'un hotel , dans 1'efpoir qu'on viendroit les prendre. U étoit agé d'environ cinquante ans. , d'une phyfionomie calme, mais un peu grave Cela ne me furprit pas. Je m'adreffai au panier plutót qua lui Je levai la ferviette, & pris un perit paté , en le priant, d'un air touché , de m'expliquer ce phénomène. II me dit en peu ds mots qu'il avoit paffe fa jeuneffeaufervice, & qu'il avoit obtenu une compagnie & la croix....., mais qu'ayant été réformé après la précédente guerre, il n'avoit pu avoir d'emploi dans celle-ci, & qu'il fe trouvoit dans le monde fans amis, fans argent, & fans autre bien que fa croix II me faifoit pitié: mais il gagna mon eftime en achevant ce qu'il avoit a me dire. Le roi eft un prince auffi bon que généreux...., mais il ne peut récompenfer ni fculager tout le  SENTIMENTAL. 135 monde ; mon malheur eft de me trouver de ce nombre Je fuis marié , ma femme que j'aime, & qui m'aime , a cru pouvoir mettre a profit le petit talent qu'elle a de faire de la parifferie, & j'ai penfé, moi, qu'il n'y avoit point de déshonneur a. nous préferver tous deux des horreurs de la difette } en vendant ce qu'elle fait. Je priverois les ames fenfibles d'un plaifir, fi je ne leur racontois pas ce qui arriva a ce pauvre chevalier de Saint-Louis huit ou neuf mois après. II fe tenoit ordinairement prés de la grille du chateau. II fut remarqué par plufieurs perfonnes qui eurent la même curiofité que moi , & il leur raconta la même hiftoire avec la même modeftie qu'il me l'avoit racontée. Le roi en fut informé. II fut que c'étoit un brave officier qui avoit eu 1'eftime de tout fon corps , & il lui donna une penfion de quinze cents livres. Aimable bienfaifance! fur quels cceurs n'as-tu pas des droits ? Je n'ai jamais racontéce trait, qu'il n ait fait verfer des larmes de fenfibilité. Peuple heureux ! heureux fouverain ! J iv  136 V O Y A G H CHAPITRE XLV. L' É P É E. 1E fus auffi vivemenr touché d'une hiftoire qui arriva a Rennes, pendant le tems que j'y étois. Je ne fais point quelles étoient les caufes qui avoient mfenfiblement miné la maifon d'E en Bretagne. Le marquis d'E avoit lutté avec bea ucoup de fermeté contre les adverfités de la fortune. II avoit encore montré avec quelque éclat ce qu'avoient été fes ancêtres Mais il fe trouva enfin forcé de fe condamner a 1'obfcurité : a peine avoit-il de quoi vivre Ses deux fils fembloient lui demander quelque chofe de plus que le pur foutien de la vie, & il croyoit qu'ils méritoient un meilleur fort. II avoit effayé de la voie des armes, mais inutilement...... Pour les avancer dans cette carrière , il falloit faire des dépenfes qui étoient au-deftus de fes moyens. Le peu de bien qui lui reftoit, exigeoit 1'économie la plus exadfe. II n'y avoit donc pour lui qu'une reffource, & c'étoit le cornmerce Mais n'étoit-ce pas fietrir pour toujours la racine du petit arbre que fon orgueil & fon affect-ion vouloient voir refleurir ? Heureu-  SENT! MENTAL. 137 fement que la Bretagne a confervé le privilege de fecouer le joug de ce préjugé. II s'en fervit. Les érats étoient affemblés a Rennes. Suivi un jour de fes deux fils, il parut au rhéatre, 8c fit valoir, avec dignité, la faveur d'une ancienne loi du duché, qui, quoique rarement réclamée, n'en fubfiftoit pas moins dans toute fa force. II óta fon épée de fon cóté. La voici, dit-il, prenez-la; foyez-en lesfidèlesdépofitaires, jufqu'acequ'unemeilleure fortune me mette en état de la reprendre & de m'en fer vir avec honneur. Le préfident accepta lepée Le marquis la vit dépofer dans les archives de fa maifon , & fe retira. II s'embarqua Ie Iendemain avec toute fa familie pour la Martinique Une appli- catipn affidue au commerce pendant dix-neuf ou vingt ans, & quelques legs inattendus de branches éloignées de fa maifon, lui rendirent de quoi foutenit fa noblefle, & il revint chez lui pour réclamer fon épée. J'eus le bonheur de me trouver a Rennes le jour de eet événement folemnel; c'eft ainfi que je 1'appelle. Quel autre nom pourroit lui donner un voyageur fentimental ? Malheur a ceux pour qui ces fcènes font indirférentes! Le marquis tenant par la main une époufe refpeótable, parut avec modeftie au milieu de 1'alfemblée. Son fils ainé conduifok fa fixur  138 V O T A G E Le cadet étoit a cóté de fa mere. ..... Un mouchoir cachoit les larmes de ce bon pet e. Le lilence le plus profond régnoit dans toute i'affemblée Le marquis remit fa femme aux foins de fon fils cadet & de fa fille, il avanca fix pas vers le préfident, & lui redemanda fon épée. On la lui rendit. II ne feut pas fi-tót, qu'il la tira prefque toute entière hors du fourreau C'étoit la face brillante d'un ami qu'il avoit perdu de vue depuis quelque tems II 1'examina atrentivemenr, comme pour s'affurer que c'étoit la même II appercut un peu de rouille vers la pointe , il la porta plus prés de fes yeux, & je vis tomber une larme fur 1'endroit rouillé. Je trouverai, dit-il, quelque autre moyen pour 1'óter. II la remit dans le fourreau , remercia ceux qui en avoient été les dépofitaires, & fe retira avec fon époufe , fa fille & fes deux fils. Je lui enviois fes fenfations.  sentimental. 139 CHAPITRE XLVL MoYEN de se nommer. J'entrai chez M. le comte de B fans effuyer la moindre difficulté. II feuilletoit les ouvrages de Shakefpear qui étoient fur fon fecrétaire, & je lui fis juger, par mes regards, que je les connoiflois. Je fuis venu, lui dis-je, fans introducteur, paree que je favois que je trouverois dans votre cabinet un ami qui m'introduiroit auprès de vous. Le voila, c'eft le grand Shakefpear , mon divin compatriote Efprit fublime, m'écriai-je, fais-moi eet honneur-la! Le comte fouritdela fingularité de cette manière de fe préfenter U s'appercut, a mon air pale, que je ne me portois pas bien, & me pria auflitöt de m'afteoir. J'obeis, & pour lui épargner des conjectures fur une vifite qui n'étoit certainement pas faite dans les régies ordinaires, je lui racontai naïvement ce qui m'étoit arrivé chez Ie libraire, & comment cela m'avoit enhardi a venir le trouver plutót que tout autre , pour lui faire part du petit embarras oü je m'étois plongé. Quel eft votre -embarras? me dit-il avec un air d'inquiétude.  140 V o y a g ï Je lui dis de quoi il s'agiffoit. Mon hóte ï ajoutai-je, M. le comte, m'affure qüon me mettra a la Baftille. Et vous craignez que cela ne vous arrivé? Je ne crains rien, lui dis-je; je fuis au milieu du peuple le plus poli de 1'univers; & ma confcience me dit que je fuis intègre Je ne fuis point venu pour jouer ici le röle d'efpion, ni pour y obferver les ornemens ou la nudité de la terre, & les Francois font trop honnêtes & trop généreux pour me faire du mal. Le comte rougit & rit de mon difcours Ne craignez rien, dit-il Moi ? non, monfieur ; d'ailleurs je fuis venu en riant depuis Londres jufqu'a Paris, & je ne crois pas que M. le duc de C foit aflez ennemi de la joie pour me renvoyer en pleurs. Je me fuis adreffé a. vous, M. le comte, ajoutai-je en lui faifant une profonde inclination, pour vous engager a le prier de ne pas faire eet aéle de cruauté. Le comte m'écoutoit avec un grand air de bonté ...... fans cela j'aurois moins parlé II s'écria une ou deux fois : cela eft bien dit Cependant la chofe en refta-la., & je ne voulus plus en parler. II changea même de difcours; nous pariames de chofes indifférentes , de livres, de nouvelles, de politique, des hommes..., & puis des femmes  SENTIMENTAI." 141 Que Dieu bénifTe tout le beau fexe ! lui dis-je; perfonne ne 1'aime plus que moi. Après tous les foibles que j'ai vus aux femmes, & toutes les fatyres que j'ai lues contr'elles, je les aime encore.... Je fuis fermement perfuadé qu'un homme qui n'a pas une efpèce d'arfeótion pour elles toutes , n'en peut pas aimet une feule comme il le doit. Eh bien! Monfieur 1'Anglois, me dit gaiement le comte, voyons. Vous n'êtes pas venu ici, ditesvous, pour efpionner les ornemens ou la nudité de la terre , ni celle de nos femmes, apparemment ? Mais fi par hafard vous en trouviez quelques-unes fur vorre chemin, qui fe préfentafient ainfi a vos yeux, dites-moi, la vue de ces objets vous effraieroit-elle? II y a quelque chofe en moi qui fe révolte a. la moindre idéé indécente. Je me fuis fouvent efforcé de furmonter cette répugnance, & ce n'eft qu'avec beaucoup de peine que j'ai hafardé de dire , dans un cercle de femmes, des chofes dont je n'autois pas ofé rifquer une feule dans le tête-atête, m'eüt-elle conduit au bonheur. Excufez-moi, M. le comte, lui dis-je; fi un pays auffi floriffant ne m'offroit qu'une terre nue , je jeterois les yeux defius en pleurant Pour ce qui eft de la nudiré des femmes, continuai-je en rougiffant de 1'idée qu'il avoit excitée en moi, j'obferve fi fcrupuleufement 1'évangile, je matten-  142- Voyage dris tellement fur leurs foibleiïès, que fi j'en trouvois dans eet état, je les couvrirois d'un manteau, pourvu que je fuife comment il faudroit m'y prendre Mais, je 1'avoue, je voudrois bien voir la nudité de leurs coeurs , & tacher,' a travers les différens déguifemens des coutumes, du climat, de la religion & des mosurs, de modeier le mien fur ce qu'il y a de bon C'eft pour cela, M. le comte, que je fuis venu a Paris, Sc que je n'ai pas encore été voir le Palais Royal, le Luxembourg , la facade du Louvre Je n'ai point acheté le catalogue des ■ tableaux, des ftatues, des églifes : tout être humain eft un temple pour moi, & j'aimerois mieux y diftinguer les traics originaux, les légers coups de pinceau qui s'y trouvent, que de voir le fameux tableau de la transfiguration de Raphaël. L'envie de connoïtre les hommes m'a amené en France , & me conduira probalement plus loin C'eft un voyage tranquille que le cceur fait a la pourfuite de la nature & des fenfations qu'elle fait éprouver , Sc qui nous portent a nous entr'aimer un peu mieux que nous ne faifons. M. le comte me dit des chofes fort polies a ce fujet. Mais a propos, continua-t-il, favez-vous, monfieur, que je fuis faché contre Shakefpear, de ce qu'en me faifant faire connoiffance avec  S E N T I M E N T A L. vous i il ne m'a point dit qui vous étiez ? II eft li remplide fes vaftes idees, qu'il a oublié de vous hommer , & vous voila dans la néceflité de vous nommer vous-même Rien ne m'embarrafle plus que d etre obligé de dire qui je fuis Je parle plus aifément d'un autre que de moi-même; & quand je fuis forcé d'en dire quelque chofe, je fouhaite toujours pouvoir le faire en un feul mot. Je crois qu'on n'a jamais affez-tót fint quand on parle de foi. J'eus ici une fort belle occafion d'être laconique fur mon compte. Shakefpear étoit fous mes yeux. Je me fouvins que mon nom étoit dans la tragédie d'Hamlet ; je cherchai la fameufe & ridicule fcène des Foffoyeurs, au cinquième acte; & pofant le doigt fur le nom d'Yorick , M. le comte, regardez Eh bien? je vois qu'il } a la Yorick Précifément, & Yorick, c'eft moi. II importe peu de favoir fi la réalité de ma perfonne avoit effacé ou non de 1'efprit du comte 1'idée dufquelette du pauvre Yorick, ou par quelle magie il fe trompa de fept ou huit fiècles Les Francois concoivent mieux qu'ils ne combinent.. Rien ne m'étonne dans ce monde, & encore moins ces efpèces de méprifes Je me fuis avifé de faire quelques volumes de fermons, bons ou mauvais; &r uu de nos évêques, dont  144 Voyage je révère (Tailleurs la candeur & la piété, me difoit un jour, qu'il n'avoit pas la patience de feuilleter des fermons qui avoient été compofés par le bouffon du roi de Danemarck. Mais, monfeigneur, lui dis-je , il y a deux Yorick. Le Yorick dont vous parlez, eft mort & enfeveliil y a huit fiècles , il fleuriffoit a la cour d'Horwen- dillus L'autre Yorick n'a brillé dans aucune cour, & c'eft moi qui le fuis II fecoua la tête. Mon dieu'. monfeigneur, ajoutai-je, vous voudriez donc me faire penfer que vous pourriez confondre Alexandre le Grand, avec 1'Alexandre dont parle Saint Paul, & qui n'étoit qu'un chau- dronnier ? Je ne fais, dit-il, mais n'eft-ce donc pas le même ? Ah! fi le roi de Macédoine, lui dis-je, monfeigneur , pouvoit vous donner un meilleur évêché, je fuis bien sur que vous fauriez le diftinguer de 1'artifan qui augmenteroit la batterie de votre cuifine Le comte de B tomba dans la même erreur. Vous êtes Yorick! s'écria-t-il Qui je le fuis Vous? Oui, moi-même. Bon dieu ! dit-il en m'embraffant, c'eft Yorick. II mit auffitot le volume de Shakefpear dans fa poche, &c me laiffa feul dans fon cabinet, CHAPITRE  SENTIMENTAt. 145 CHAPITRE X I V I I, Passe-tems. T J E ne pouvois pas concevoir pourquoi le comte de Bétoit for" fi précipitamment, ni pourquoi il avoit mis le volume de Shakefpear dans fa P°che>mais des myftères qui s'expliquent d'eux-mêmes par la fuite, ne valent pas le tems que 1'on perd a vouloir les pénétrer II yaloit mieux lire Shakefpear Je pris un des volumes qui reftoit, & je tombai fur la pièce intitulée -.beaucoup de bruït, & de fracas pour rien; 8c du fauteuil oü j'étois aflis, je me tranfportai fur le champ a Melfine; je m'y occupois fi fort de don Pèdre, de Benoit, & de Béatrix, que je ne penfois ni a Verfailles, ni au comte, ni au pafle-port. Douce flexibilité de 1'efprit humain! avec quel charme il fe livre d des illufions qui adoucilTent les triftes momens de 1'attente & de 1'ennui! .... II y a long-tems que je n'exifterois plus ' fi je n'avois erré dans leurs plaines enchantées , Pès que je trouve un chemin trop rude pour mes pieds, outtop efcarpé pour mes forces, jele quitte pour chercher un fentier velouté & uni, que K  I4& V O Y A G I rimagination a jonché de boutons de rofes. J'y fais quelques tours, & j'en reviens plus robufte & plus frais Lorfque ce mal m'accable , & que ce monde ne m'offre aucune rettaite pour m'y fouftraire, je le quitte, & je prends une nouvelle route J'ai une idéé beaucoup plus claire des Champ-Elyfées, que du ciel; je fais comme Enée, j'y entre pat force Je le vois qui rencontre 1'ombre trifte de Didon abandonnée, qu'il cherche a reconnoitre Elle 1'appercoit & fe détourne en fdence de 1'auteut de fa misère & de fa honte Mes fenfations fe perdent dans les fiennes, & fe confondent dans ces émotions qui m'arrachoient des larmes fur fon fort pendant ma jeuneffe. Le tems qu'on paffe ainfi n'eft pas inutile L'inquiétude que 1'on prend du mal des autres, adoucit les peines qu'on reflent foi-même, & donne a la raifon le loifir de venir a notre fecours Je fais bien que je n'ai jamais pu diffiper une trifte fenfation, qüen excitant en moi une 'autre qui fut plus douce & plus agréable. J'allois finir de lire le rroifième aóte, lorfque le comte de B entra, tenant un papier a la main Vcila, me dit-il, votre paffe-port.., M. le duc de C me 1'a accordé fur le champ. Un homme qui rit, dit-il, ne peut pas être dangereux. Pour tout autre que le bouffon du  S E N T I M E N T A 1. 147 roi, je n aurois pu 1'avoir de plus de deux heures... Mais, M. le comte, lui dis-je, je ne fuis pas Ie bouffon du roi Mais vous êtes Yorick ? Oui Et vous riez, vous plaifantez? Je ris, je plaifante ; mais je ne fuis point payé pour cela... C'eft toujours a mes propres frais que je m'amufe... II y a long-tems, M. le comte, que nous n'avons eu de bouffons a la cour. C'eft fous le feul règne licencieux de Charles II, que le dernier parut. Nosmosurs, depuis ce tems fe font fi épurées , nos grands feigneurs font fi défintéreffés, ils ont tant de zèle pour 1'honneur & la profpérité de la patrie, nos dames font fi mpdeftes, fi réfervées, fi chaftes , fi dévotes Ah! M. le comte , un bouffon n'auroit pas un feul trait de raillerie a décocher Oh! pour cela, s ecria-t-il, voila du perfifflage. CHAPITRE XLVIIL DlGRESSION. IjE paffe-port étoit adreffé a tous les gouverneurs, lieutenans - commandans, officiers généraux & autres officiers de juftice ; & M. Yorick, le bouffon du roi , & fon bagage , pouvoient voyager tranquillement. On avoit ordre de les Ki;  148 Voyage Iaiffer paffer fans les inquiéter J'avoue cependant que le triomphe d'avoir obtenu ce paflepott me paroiffoit un peu terni par la figure que j'y faifois Mais quels biens dans ce monde font fans mélange! Je connois de grave théologiens qui vont jufqu'a foiitenir que la jouiflance même eft accompagnée d'un foupir, & que la plus déücieufe qu'ils connoiflent , fe termine ordinairement par unè émotion convulfive. Je, me fouvins d'un paffage du favant Bevoriskius, dans fon commentaire fur les générations d'Adam. II étoit au milieu d'une note, lorfque deux moineaux, qui étoient fur le bord de fa fenêtre , intetrompirent le fil de fa généalogie, & la lui firent couper par une digreffion. « Cela eft étrange! s'écrie-t-il, mais le fait n'en 55 eft pas moins vrai. Ils me troubloient par 55 leurs careffes J'eus la curiofité de les 55 matquer une a une avec une plume, & le » moineau male , dans le peu de tems qu'il n m'autoit fallu pour finir ma note, réitéra les 35 fiennes vingt-trois fois Sc demie. 33 Que le ciel répand de bienfaits fur fes créatutes! 3> ajoute Bevoriskius>3. Et c'eft le plus grave de tes frères, 6 malheureux Yorick, qui publie ce que tu peux copier ici fans rougir! Mais cette anecdote ne m'appartient pas, Sc n'a  s E H T I M E X I A I,' I49 rien de commun avec mes voyages. : . Je demande deux fois , deux fois excufe de cette digreflion. CHAPITRE XLIX. Caractère s. E H bien! me dit le comte, après qu'il m'eut donné le paffe-port, comment trouvez-vous les Francois ? On peut s'imaginer qu'après avoir recu tant d'honnêtetés , je ne pouvois répondre a cette queftion que d'une manière forr polie. Paife pour cela, dit le comte ; mais parlez franchement: trouvez-vous dans les Francois cette politeffe marquée, dont on leur fait honneur par-tout ? Tout ce que j'ai vu, lui dis-je, me confirme dans cette opinion Oh ! oui, dit le comte, les Francois font polis. Jufqu'a 1'excès, répartis-je. A 1'excès ? Ce mot le frappa, & il me dit que j'entendois sürement par-la plus que je ne difois. J'eus beau lui alfurer que non; il infifta Vous ne voulez pas tout dire , mais point de réferve , parlez avec franchife. K iij  *5° Voyage Je crois, M. le comte, lui dis-je, qu'il en eft des quelbons que 1'on fe fait dans la fociété, comme de la mufique; on a befoin d'une clef pour répondre aux unes , comme pour régler 1'autre. Une note exprimée trop haut ou trop bas, dérange tout le fyftême de 1'harmonie Le comte de B me dit qu'il ne favoit pas la mufique, & me pria de m'expliquer de quelque autre facon Une nation civilifée , M. le comte , lui dis-je enfin , rend le monde fon tributaire. La politeffe en elle-même, ainfi que le beau-fexe, a d'ailleurs tant de charmes, qu'il eft honteux den dire du mal Je crois cependant qu'il n'y a qu'un feul point de perfection oü 1'homme puiffe arriver S'il le paffe , il change plutót de qualités qu'il n'en acquiert Je ne prétends pas marquer par-la a quel degré cela fe rapporte aux Francois fur le point dont nous parions Mais fi jamais les Anglois par- venoient a cette politeffe qui diftingue les Francois , ils ie perdroient peut-être pas en même tems cette politeffe du cosur, qui engage les hommes a faire plutót des actes d'humanité que de pure civilité y mais ils perdroient au moins ce caractère original & varié, qui les diftingue les uns des autres, & de tout le refte du monde. Je fouillai dans ma poche, & j'en tirai une douzaine defchehngs, qui avoient été frappés du  S E N T I M E N T A t. 15Ï tems de Guillaume d'Orange, & qui étoient unis comme le verre : ils pouvoient fervir a éclaircir ce que je venois de dire. Voyez, M. le comte , lui dis-je en les jetant devant lui Jur fon bureau, On ne peut pas les diftinguer. .. Ils ont paffe dans tant de mains, que 1'empreinte en eft abfolument effacée. Les Anglois font comme les anciennes médailles que 1'on conferve. Ils fe font tenus féparés des autres hommes, & ils ont conferyé le même fil que la fine main de la nature leur a donné Ils ne font pas fi agréables : mais en revanche la légende en eft fi vifible, que vous jugez du premier coup- d'ceil, de qui eft 1'effigie & la foufcription Mais les Francois , M. le comte Je crus m'appercevoir qu'il craignoit que je n'en diffe beaucoup de mal; les Francois, dis-je, ont tant d'excellentes qualités, qu'ils peuvent bien fe paffer de celle-la. II n'y a point de peuple qui foit plus fidéle a fon roi, plus généreux , plus brave, plus fpirituel , plus agréable. Je ne leur trouve qu'un défaut; c'eft d'êtte trop férieux. Mon Dieu! s'écria le comte en fe levant avec furprife Mais vous plaifantez, dit-il Je mis la main fur ma poitrine, & 1'affurai gravement que c'étoit mon opinion Le comte me dit qu'il étoit mortifié de ne pouvoir refter, pour voir comment je m'y prendrois  152. V O Y A 6 E pour juftifïer cette idee. II étoit obligé de fortir dans le moment, pour aller diner chez le duc de C Mais, j'efpère, me dit-il, que vous ne trouverez pas Verfailles trop éloigné de Paris, pour vóus empêcher d'y venir diner avec moi.... Vous ne direz peut-être plus alors que les Francois font trop férieux. En tous cas 3 nous verrons comment vous foutiendrez la thèfe Mais prenez-y garde , vous avez 1'opinion du monde entier a combattre Je promis au comte d'avoir 1'honneur de le voir avant de quitter Paris, & je me retirai.  sentimental. i 5 j SECONDE PART I E. CHAPITRE PREMIER. La tentation. jf E revins auffitot a Paris. Le portier me dit qu'une jeune fille, qui avoit une boite de carton , éroit venueme demander un inftant avant que j'arrivaffè. Je ne fais , dit-il, fi elle s'en eft allée ou non. Je pris Ia clef de ma chambre , & je trouvai dans 1'efcalier la jeune fille qui defcendoit. C'étoit mon aimable fille du quai de Conti. Madame de R 1'avoit envoyée chez une marchande de modes, a deux pas de 1'hötel de Modène: je ne 1'avois pas été voir, & elle lui avoit dit de s'informer fi je n'étois déja plus a Paris , & en ce cas, fi je n'avois pas laifle une lettre a fon adreffe. Elle monta avec moi dans ma chambre , pour attendre que j'euffe écrit une carte. C'étoit une belle foitée de la fin du mois de Mai. Les rideaux de la fenêtre, de taffetas ctamoifi, étoient tirés 1'un contte 1'autre Le foleil fe couchoit, &  154 Voyage il réfléchiflbit une fi belle teinture fur le vifage charmant de la jeune beauté , que je crus qu'elle rougifloit Cette idéé me fit rougir moimême Nous étions feuls , & cette circonf- tance me donna une feconde rougeur, avant que la première fut diifipée. II y a une efpèce agréable de rougeur qui eft a moitié criminelle, & qui provient plutöt du fang que de 1'homme lui-même Le cceur 1'envoie avec impétuofité, & la vertu vole a fa fuite ; mais ce n'eft pas pour la rappeler, c'eft pour ren- dre Ia fenfation plus agréable Elle vient en compagnie , je ne la décrirai pas Je fentis d'abord quelque chofe en moi qui n'étoit pas conformea la lecon de vertu quej'avois donnée la veille fur le quai de Conti; je cherchai une carte pendant cinq ou fix minutes, quoique je fuffe que je n'en avois point...... Je pris une plume , je la laiffai tomber;' ma main trem- bloit, le diable m'agitoit. Je favois auffi bien qu'un autre qu'il s'enfuiroit ën lui réfiftant; mais il eft rare que je lui réfifte , de peur d'être bleffé au combat , quoique vain- queur , j'aime mieux , pour plus de süreté , céder le triomphe ; & c'eft moi-même qui fuis, au lieu de le faire fuir. La jeune fille s'approcha du fecrétaire , oü je cherchois fi inutilement une carte.... Elle ramafta  SEN TIMENTAL.' 155 ma plume , &c m'offrit de me tendre le cornet; & cela d'une voix li douce, que j'allois 1'accepter; cependant je n'ofai pas. Mais, ma chère, je n'ai point de carte, lui dis-je , pour écrire. Qu'importe? écrivez, dit-elle naïvement, fur telle autre chofe que ce foit. Ah! je fus tenté de lui dire , je vais donc 1'écrire fur vos lèvres Mais je fuis perdu, me dis-je , fi je fais cela. Mon enfant, je n'écrirai poinr. Je la pris par la main , & la menai vers la porte en la priant de ne point oublier la lecon que je lui avois donnée Elle promit de s'en fouvenir, & elle fit cette promefle avec tant d'ardeur , qu'en fe retournant elle mit fes deux mains dans les miennes II étoit impoflible, dans cette fituation , de ne les pas ferrer; je fouhaitois les lahTer aller, & je les rete- nois encore Je ne lui parlois point, je rai- fonnois en moi-même Laction me faifoit de la peine, mais je tenois toujours les mains fer- rées Je voulois finir ce combat en les quit- tant, & je le recommencois. Mes genoux s'entrechoquoient , mon fang treflailloit. Le lit n'étoit qua deux pas de nous Je lui tenois encore les mains , & je ne fais com- ment cela arriva , je ne le lui dis pas , je ne 1'y attirai pas , je ne penfois pas même au  i$6 Voyage litmais nous nous trouvames tous deuxaffis fur le pied du lit. II faut, dit-elle que je vous montre la petite bourfe que j'ai faite ce matin pour mettre votre écu...... Elle la chercha dans fa poche droite qui étoit de mon cóté , & la chercha pendant quelque tems. Elle la chercha dans fa poche gauche, & ne la trouvant point, elle craignoit de 1'avoir perdue... Je n'ai jamais attendu une chofe avec autant de patience. Enfin elle la trouva dans fa poche droite, &elle me dit en la tenant du bout de fes doigts : la voila. Elle étoit de taffetas vert, doublé de fatinblanc piqué , & n'étoit pas plus grande qu'il ne falloit pour contenir 1'écu qui étoit dedans. Elle étoit joliment faite, Sc elle me la mit dans la main. Je la tins dix minutes fur fon tabliei Je regardois la bourfe. Mes yeux fe jetoient quelquefois de cóté , mais ils rencontroienr plus fouvent ceux de la jolie fille. J'avois un col pliffé, dontquelques fils s'étoient -tompus. Elle enfila fans rien dire une aiguille , & fe mit a le racommoder Je prévis alors tout le danger que couroit ma gloire Sa -main, qu'elle faifoit pafler fur mon cou , en gardant le filence , agitoit les lauriers que mon imagination avoit placés fur ma tête, & ils étoient prêts a tomber. La bouclé d'un de fes fouljers    SENTIMÏNTAL. I 57 s'étoit défaite en marchant Voyez , dit-elle, en levant fon pied, j'allois la perdre, fi je ne m'en étois pas appercue Je ne pouvois pas faire moins, en reconnoiftance du foin qu'elle avoit ptis de raccommoder mon col, que de rattacher la bouclé , & de lever 1'autre pied , pout voir fi les boucles étoient placées 1'une comme i'aucre Je le fis un peu trop brufquement& la belle fille fut renverfée Et alors —.. CHAPITRE IL La conquête. ET alors ? ü vous, dont les mains froides & les casurs glacés peuvent vaincre ou mafquer les paflions par le raifonnement, dites moi quelle faute commet un. homme a les reJfentir ! Comment fon efprit eft-il refponfable envers 1'Emanateut de tous les efprits, de la conduite qu'il tient quand il en eft agité ? Si la nature, en tiftant fa toile d'amitié , a entrelacé dans toute la pièce quelques fils d'amour & de defir , faut-il déchirer toute la toile pour les en arracher ? Oh ! chatie de pareils ftoïques, grand maitre de la nature ! m'écriois-je en moimême En quelqu'endroit que tu me places  158 VOYAGB pour éprouver ma vertu, quel que foit le péril oü [e me trouve expofé , quelle que foit ma fituat-ion, laiffe moi fentir les mauvemens des paffions qui appartiennent a 1'humanité Et fi je lesgou- verne comme je le dofs, j'aurai route ma confiance en ra juftice C'eft toi qui nous a foimés..... Nous ne nous fommes pas faits nous-mêmes. Je n'eus pas fi-tót adreffé cette courte prière au ciel, que je relevai la jeune fille. Je la pris par la main, & la conduifis hors de la chambre Elle.. M. de..., fermier général, me fit une foule de queftions fur nos taxes.... J'entends dire, me dit-il, qu elles font confidérables.... Oui , lui dis-je en lui faifant une profonde révérence ; mais vous 8e* vriez nous donner le fecret de les recueillir, & il rre pria a fouper dans fa petite maifon. On avoit dit a la vicomtefle de G... que j'étois  SENTIMENTAL. l3y un homme d'efprit.... Madame la vicomteffe étoit elle-même une femme d'efprit; elle bmloit d'impatience de me voir & de m'entendre parler.... Je ne fus pas plutót affis, que je m'appercus que la moindre de fes inquiétudes étoit de favoit que j'euffe de 1'efprit ou non.... II me fembla qu'on ne m'avoit laiffé entrer que pour que je fuffe qu'elle en avoit.... Je prends le ciel a rémoin que je ne defferrai pas une fois les lèvres; & madame de G... exigea que je fuffe de fa fociété. Madame de F... affuroit a tout Ie monde qu'elle n'avoit jamais eu avec qui que ce foit une converfation plus inftruclive que celle qu'elle avoit eue avec moi. II y a trois époques dans 1'empire d'une dame d'un certain ton en France... Elle eftcoquette... puis déifte... &c enfin dévote. L'empire fubfifte toujours, elle ne fait que changer de fujets. Les efclaves de 1'amour fe font-ils envolés a 1'apparition de fa trente - cinquième année , ceux de 1'incrédulité leurfuccèdent; viennent enfuite ceux de 1'églife. Madame de F... chanceloit entre les deux premières époques; fes rofes commencoient a fe faner, & il y avoit cinq ans au moins, quand je lui rendis ma première vifite, qu'elle devoit pencher vers le déifme, & je m'en appercus bienrót. Elle me fit placer fur le fofa ou elle étoit, afin de patier plus commodément & de plus prés fur  lS6 \' O Y A G E la religion ; & nous n'avions pas caufé quatre minutes, qu'elle me dit: pour moi, je ne crois a rien du tout. II fe peut, madame, que ce foit votre principe; mais je fuis sur qu'il n'eft pas de votre intérêt de détruire des ouvrages extérieurs auffi puiffans. Une citadelle ne réfifte guère quand elle en eft privée.... Rien n'eft fi dangereux pour une beauté, que d'étre déifte...., & je dois cette dette a mon crcde , de ne pas-vous le cachc-r. Eh! bon Dieu, madame, queis ne font pas vos périls? II n'y a que quatre ou cinq minutes que je fuis auprès de vous.,., & j'ai déja formé des defieins : qui fait fi je n'aurois pas renté de les fuivre, fi je n'avois été perfuadé que les fentimens de votre religion feroient un obflacle a leur fuceès ? Nous ne fommes pas des diamans , lui dis-je en lui prenant la main; il nous faut des contiaintes, jufqu'a ce que lage fe glife fur nous & nous les donne.... Mais, ma belle dame, ajourai-je eu linbaifint la main que je tenois..., il eft encore trop tót,... Le tems n'eft pas encore venu. Je peux Ie dire.... Ie patfai dans tout Paris pour avoix conyexti madame de F... Elle rencontra D... & 1'abbé M.... & leur aflura que je lui en avois plus dit en quarre minutes en faveur de. la religion révélée., qu'ils n'en avoient écrit contr'eile dans tcïite leur Encyclopédie.... Je ras enregjftré furie  S E N T I M E N j' A t. x87 champ dam la coterie de madame de F... qui différa de deux ans 1'époque déja commerjcée de fon déifme. Je me fouviens que j'étois chez elle un jour; je tachois de démontrer au cercle qui s'y étoit formé, la néceffité d'une première caufe.... J'étois dans Ie fort de mes preuves , & tout le monde y étoit attentif, lorfque le jeune comte de S... me prit myftérieufement par la main.... II m'attira dans le coin le plus réculé du falon , & me dit tout bas.... Vous n'y avez pas pris garde..., votre folitaire eft attaché trop ferré..., il faut qu'il badine..,. Voyez le mien..,. Je ne yous eu dis pas davantage; un mot, Yorick, fuffït au fage... Et un mot qui vient du fage fuffit, M. le comte; & M. le comte m'embraffa avec plus d'ardeur que je ne 1'avois jamais été. Je fus auffi de 1'opinion de tout le monde pendant rrois femaines. Parbleu ! difoit-on, ce M. Yorick a, ma foi, autant d'efprit que nous.... II raifonne a meryeille, difoit quelqu'autre. On ne peut être de meilleure compagnie , ajoutoit quelqu'un. J'aurois pu a ce prix manger dans. toutes les maifons de Paris, & paffer ainfi ma vie au milieu du beau monde..... Mais quel métier! j'en rougiffois. C'étoit jouer le róle de 1'efclave ler plus yil y tout fentiment d'honneur fe révoltoic contre ce genre de yie..,. Plus les fociétés dans lef-  i88 Voyage quelles je me trouvois étoient élevées , Sc plus je me trouvois forcé de faire ufage du fecret que j'avois appris dans le cul-de-fac de fopéra - comique.... Plus la coterie avoit de réputation , & plus elle étoit fréquentée par les enfans de 1'art, & il falloit les furpaffer pour plaire.... Et je languiffois après les enfans de la nature. Une nuit que je m'étois vilement proftitué a une demi-douzaine de perfonnes du plus haut parage, je me trouvai incommodé.... J'allai me coucher. Je dis le lendemain de grand matin a Lafleur d'aller chercher des chevaux de pofte , & je quittai Paris & les bons amis que 1'adulation m'y avoit donnés. CHAPITRE XIII. Histoire de Juliette. J" E voulois voir la Bretagne, & j'avois des raifons, pour paffer par la Loire.... Peut-être y rencontrexois-je la charmante Juliette. Je n'ai jamais fenti jufqu'a préfent 1'embarras que caufe 1'abondance : mais quel fpe&acle pour un voyageur, quand il traverfe la Tóuraine dans le tems des vendanges, lorfque la nature verfe fes bienfaits fur le cultivateur laborieux, Sc que tout le monde eft dans la joie ! Que ces cöteaux fi itiians  sentimental. & fi agréables de la Lone, font différens de ces campagnes fombres que nous traverfons en Anglererre ! Je donnerois tous les palais de f Univers Pour y avoir une cabane couverte de chaume: mais cefl:a une condition, maLifette; je voudrois que tulhabitaffes avec moi. Quel tavifiement pour -on cceur en fatfant ce voyage ! La mufique 1 c^que pas battoit le tems au travail j & tous fes enfans porroient leurs grappes , en danfant, au F-eiTom Mes fenfanons n ont jamais été fi vives US !VentU1'es a toutes les poftes ou jé m arretois ' Jufte ciel! quelle ample matière eft fous ma fiette, va me prendre la moitié de ce qtu me refte r sTa'"'k v1 ^ m> Skandy ]-oie connue Fès d Ambozfe- & fhlftoire de caK m tunee, dont iefpnt étoit égaré, m'avoit fenfiblementarfeéte.... J'étois au relais de veuves , & je ne pus réfifter au defir que j'avois de favoir de fes au village ou demeuroienr fes pareus. J'avoue qlle ^qu ^ en ^ ^ ^ figure, ala recherche des avenrures mélancoliques... Maïs je ne fais comment cela arrivé... Je ne fuis jamais plus convaincu qu'il exifte en moi une ame  li,0 V O Y A c r. que quand je me trouve au milieu des accidens fa-» neftes. La vieille mère virit m'ouvrir la porte, & fa phyfionomie me conta route 1'hiftoire avant qu'elle oüvrit la bouche. Elle avoit perdu fon mari... II étoit mort, un mois auparavanr, de chagnrt de voir legarement de 1'efprit de fa fille Juliette. Elle avoit d'abord craint que eet événement n'eüt dérangé le jugement qui lui reftoit j mais elle étoit, au contraire, un peu revenue a elle-même... Elle me dit qu'elle étoit toujours inquiéte : hélas! dit elle en pleurant, ma pauvre fille rode quelque »art autour du village. Pourquoi mon pouls bat-il langoureufenient pendant que j'écris ceci ? Et pourquoi Lafleur, dont le coïur ne fembloit tourné qua la joie, paflar-il deux fois le dos de fa main fur fes yeux pendant que la femme nous parloit ? J'avois dit au poftillon de condüire la chaife a Amboife. Lorfque nous n'en étions plus qu'a une demi-lieue , dans un petit fentier qui menoit a un clos de yigne , j'appercus la pauvre Juliette aflife fous un faule. Son coude étoit appuyé fur fes genoux, & Ia tête fur fa main... Un petit ruiffeau couloir au pied de 1'arbre... Je dis a Lafleur de gagner la ville, & d'ordonner le fouper... Elle étoit habillée de blanc , & a-peu-prés  s E N T I M E N T A !. . j comme mon ami me 1'avpu dépeinte, fi ce „Vft que fes cheveux, quand il Ia vit, étoient retenus Fr un refeaux de foie, & qu»e„ ce moment e'le les avoit épars & flottans. Elle avoit auffi aioüté i pat^dcïus fon épaule, tomboit ^ fa 4tur & fufpendon fon chalurneau... Sa chèvre lui avol eté auffi anfidelle que fon amant, & e«e avoit ± la place, un petit chien qu'elle tenoit en le-Te avec une petite corde attachée a fon bras... Je re-^daï le cmen , & elle le tira vers elle... Tu ne jeraspas,Silvio,dit-elle.Jelarixai,&jevis,aux larmes qui couloient de fes yeux pendant qrfdfc Foferoit ces mots, qu'elle peafoi: bs \ £ peie qua fon amant Sc i fa chèvre öjbi ?VOi-M eté inconftans. 1 Je m'affis auprès d'elle, & elle me permitd'eC %erfes pleurs avec mon mouchoir... J'effiiyai les mtens a mon tour..., & |e femis en ^ des ^_ «ons qui ne pouvoient certainement provenk daucune combinaifon de la matière & du ^ vement. ' - °h ! je fuis afruré ^ j'ai une ame. Les maténalffieS,&tous les hvres donr ils ont infeété t monde, ne pourront jamais me convaincre dö contraire.  Ï9Z V O Y A G k CHAP1TRE XIV. Suite de l'histoire de Juliette. Tttt tptte étoit un peu revenue a elle. Je lui •Ümomlai ft elle fe fouvenolt d'un grand homme pale 8c maigre qui s'étoit affis entt'elle & fa chèvre, il y avoit deux ans... Elle me dit qu'elle avoit eu 1'efprit fort aliéné dans ce tems , mais que cependant elle s'en fouvenoit par deux circonftances; 1'une, qu'elle voyoit bien, puifque je venois la voir , que ce monfieur étoit touché de fon fort; & 1'autre, paree que fa chèvre lui avoit dérobé fon mouchoir, & qu'elle l'avoit battue pour cela. Elle 1'avoit retrouvé & lavé dans le rüifleau, & 1'avoit confervé depuis dans fa poche , pour le lui rendre jamais fi elle le revoyoit... II me 1'a promisi-demi, ajouta-t-elle : elle tira auffitot le mouchoir de fa poche pour le montrer...Elle l'avoit enveloppé dans desféuilles de vignes qu'elle renouveloit de tems en tems, & qui étoient liées avec un ofiet... Elle le déploya, & je vis qu'il étoit marqué d'une S dans un des coins. Elle me raconta qu'elle avoit été depuis ce temsda a Rome, qu'elle avoit fait une fois le tour de l'éslife Saint Pierre.. • •, qu'elle avoit trouvé 5 fon  S E N T I M E N T A I. I?3 fon chefnin toute feule a travers de 1'Apennin' qu'elle avoit traverfé toute la Lombardie fans argent les chemins pierreux de la Savoie fans fouliers. Elle ne fe fouvenoit point de Ia manière dont elle avoit été nourrie,, ni comment elle avoit pu fupporter tant de fatïgue : mais Dieu, dit-elle, tempère le vent en faveur de 1 agneau nouvellement tondu. Et tondu au vif! lui dis-je. r. ,. Ah hfi tu étois dans mon pays, oü j'ai un petit hameau, ie t'y menerois, je re mettrois a 1'abri des accidens.. Tu mangerois de mon pain, tu boirois dans ma coupe, j'aurois foin de ton Silvio Je te chercherois & te ramenerois quand tu füccomberois a res écarts & i tes foibleffes..... Je dirois mes prières quand le foleil fe coucheroit & mes prières faites , tu jouerois ton chant du' foir fur ton chalumeau L'encens de mon facnfice feroit plus agréable au ciel , quand xl feroit accompagné de celui d'un ccrur douloureux Je fentois la nature fondre en moi, en difant tout cela, & Jnliei;te voyan£ que je ^ mouchoir déja trop mouillé pour m'en fervir voulut le lavet dans le ruilfeau Mais oü lê ferois-tu sècher, ma chère enfant? Dans mon iein, dit-elle, cela me fetoit du bien. N  ,M Voyage Eft-ce que ton ccsut reiTént encore des feux; ma chère Juliette ? Je touchois-la une corde fur laquelle étoient tendus tous fes maux Elle me fixa quelques momens avec des yeux en défordre, puis; fans rien dire, prit fon chalumeau, & joua une hymne a la vierge..... La vibration de la corde que j'avois rouchée , celfa Juliette revint a elle, laifla tomber fon chalumeau, & fe leva. Ou vas-tu , ma chère Juliette? lui dis-je. Elle me dit quelle alloit a Amboife. Eh bien, allons enfemble. Elle me prit le bras, & alongea la corde pour laiffer a fon chien la facilké de nous fuivre avec plus de liberté. CHAPITRE XV. Les a d i e u x. No vs arrivames a Amboife : les places & les mes étoient pleines de monde : on y attendoit, pour la première fois, madame la duchefle de.... Sa bienfaifance y avoit devancé depuis long-tems fon arrivée, & la joie étoit peinte fur tous les Vifages-, le plaifir refpirok dans tous les cceurs....  S E N t I M E N T A U ty* Oh ! vertu, vöila quels font tes charmes! tu mfpires 1'alégrelTe par-tout cü tu te montres. Nous nous trouvames au milieu de la foule emPrelfée. Juliette en étoit connue , & je vis qu'elle lnterefibit tout le monde a fon fort: je m'arrêSÖ pour lui faire mon adieii. Juliette n'étoit pas grande, mais elle étoit bieu faue. L'affiiction avoit fait impreffion fur fa phyfionomie Elle avoit un air délicat, Sc tout ce que le cceur peut defirer en une femme... Ah ! fi elle pouvöit recouvrer fon bon fens, Sc fi les traits de ma Lifette pouvóient s'effacer de moh elprit, Juliette ..... oui, elle mangeroic dë ^iori pain, elle boiroit dans ma coupe...... Je ferois plus, elle feroit fècue dans mon fein ... elle feroit ma fille, ou tout ce qu'on peut être de plus cher. Adieu, fille infortunée. ïmbibe 1'huile Sc le vin que la cómpamon d'un étranger verfe en paifant fur ta blelTure L ette qui t'a créée peut feul la guénr. Nij  l96 V o y a o e CHAPITRE XVI. La Touraine. Je comptois fur les fenfations les plus jpyeufes, en parcourant ce pays charmant au milieu des vendanges Mais je n'étois pas fufceptible den éprouver. Les fcenes de gaieté qui fe préfentoient a mes yeux d chaque pas, ne m'en infpiroient point..... Mon imagination me rappeloit fans ceffe Juliette, alfife d'un air. trifte & penfif au pied de fon faule, & je me trouvois prés d'Angers, que fon attitude mélancolique n'étoit.pas. encore efïacée de mon efprit. ' Charmante fenfibilité! fource inépuifable denos plaifus les plus parfaits, & de nos douleurs les plus cuifantes! tu enchaines ton martyr fur fon lit . de paille, ou tu 1'élèves jufqu'au ciel. Source étérnelle de nos fenfations! c'eft ta divinité qui me donne ces émotions..... Mon ame, dans certains momens funeftes & maladifs , languit dans la nonchalance, & s'eftiaie de la deftrudion du corps qu'elle anime Mais ce ne font que des pa- roles pompeufes Je fens en moi que cette deftruótion doit être fuivie des plaifirs & des foins les plus doux. Tout vient de toi, grand émanateut de ce monde! c'eft toi qui amollis nos cceufs,  sentimental. I97 & nous rends compatiftans aux maux d'autrui. C'eft par toi que mon ami tire les rideaux de nion lit quand je fuis languiffant, qu'il écoute mes plaintes, & cherche a. me confoler. Tu fais paffer miplnnof^ic ^of« A~„r^ .—,.,„rr: j t> „ j„. -|uv.vjUi,iuij >_\.lli_ uuui.1. L.<_»iiijjtiiiiuii muis 1 dlllC Ctfcl patre groffier, qui habite les montagnes les plus apres: il s'attendrit quand il trouve égorgé un agneau ciu troupeau de Ion voiiin . Je lai vu dans ce moment, fa tête appuyée contre fa höulette, le contempler avec pitié Ah! fi j'étois arrivé un moment plutöt , s'écrioit - il. Le pauvre agneau perd rout fon fang, il meurt, & fon cceur en faigne. Que la paix foit avec toi, généreux Berger f Tu t'en vas tout affligé , mais le plaifir balancera ta douleur, car le bonheur entoure ton hameaui ' Heureufe eft celle qui le partage avec toi! heureux font les agneaux qui bondiffent autour de toi! CHAPITRE XVII. Le souper et les graces. 3"E voulois aller voir un de mes anciens amis, qui s'étoit retiré dans' une petite ville d'Anjou, a fix lieues, a. droite d'Angërs. Le chemin eft bien difticile pour la pofte, me dit-on....... Monfieur fe connoit en difficultés, dit Lafleut Venez toii- Niij  jours..... Un fer fe détaeha d'un pied, de devant du cheval de brancard , dans un chemin pierreux. Le poftillon defcendit & le nut dans fa poche. A pgine avions-nous fait une Heug, que le fer de 1'autre pied fe détaeha auffi, & il n'y avoit pas moyen d'aller plus Jöin, fans courir le rifque de faire blaffer 1$ cheval. II falloit au moins lui donner un poids plus léger, §c je defcendis. J'appercus utïe maifon i quelques pprtées de fufil du chemin , & je dis au poftillon de m'y fuivre. L'air de la raaifon & de tout ce qui 1'entouroit ne me fit point regretter moii défaftre. C'étoit une jolie ferme entourée d'un beau clos de vigne. II y avoit d'un cqté un potager rempli de tout ce qui pouvoit entretenir 1'abondance dans la maifon d'un payfan , & de 1'autre un petit bois qui pouvoit fpurnir de cha.uffa.ge Je laiffai au poftillon le foiii de s'arranger, & j'entrai tout droit dans la maifon. La familie étoit compefée d'un vieillard a cheveux blancs, de fa femme , de leurs fils , de leurs gendres, de leurs femmes, & de leurs enfans. Ils alloient fe mettre a table pour manger le.ut foupe aux- lentill^s. Un gros pain de froment occupoit le milieu de la tahle, & une. houteille de vin, a chaque bout, promettoit de la joie pendant Ie repas : c'étoit un.feftin d'amour & d'amitié.  SENTIMENTAt. X99 Le vieillard fe léve auffitot pour venir a ma rencontre , & m'invite , avec une cordialité refpe&ueufe, a me mettre a rable. Mqn cceur s'y étoit mis dés le moment que j'étois entré. Je m'affis tout de fuite comme un des enfans de la familie, & pour en prendre plutot le caractère, j'empruntai le couteau du vieillard, & je coupai un gros morceau de pain. Tous les yeux, en me voyant faire, fembloient me dire que j'étois le bien-venu, & qu'on me remercioit de la liberté que j'avois prife. Etoit-ce cela, ou disde moi, nature , étoit-ce autre chofe qui me failoit paroïtre ce morceau fi friand ? A quelle magie étois-je redevable des délices que je goütois en buvant un verre de vin de cette bouteille, & qui femble encore m'affecter le palais? Le fbuper étoit de mon goüt: les graces qui le fuivirent en furent encose plus. Le fouper fini, le vieillard donne un coup fur la table avec le manche de fon couteau. C'étoit le fignal de fe lever de table & de fe préparer a danfer. Dans l'inftaiir, les femmes & les filles courent dans une chambre a cóté pour arranger leurs cheveux, & les hommes & les garcons vont a la porte pour fe laver le vifage, & quitter leurs fabots pour prendre des fouliers. En trois minutes toute la troupe eft prête a commencer le bal fur Niv  2.00 V O Y A G *E une petite efplanade de gazon qui étoit devant Ia cour. Le vieillard & fa^femme fortent les derniers. Je les accompagne & me place entteux fur un petit fofa de verdure. Le vieillard, dans fa jeunelfe, avoit fu jouer aflèz bien de la vielle, & il en jouoit encore paffablemenr. La femme 1'accompagnoit de la voix; & les enfans & les perits-enfans danfoient..... Je danfois moi-même, quoiqu'affis Au milieu de la feconde danfe, & a quelques paufes dans les mouvemens oü ils fembloient tous lever les yeux, je crus entrevoir que cette élévation étoit 1'effet d'une autre caufe que celle de la fimple joie..... . II me fembla., en un mot, que la religion étoit mêlée pour quelque chofe dans la dame. .... Je ne 1'avois jamais vue s'engager dans ce plaifir, & je commencois a croire que c'étoit i'illufion d'une imagination qui me trompe conrinuellement, lorfque, la danfe fime, le vieillard me dir i monfieur, c'eft-la ma cómatae; dans toute ma vie, j'ai toujours eu pour régie , après fouper, de faire fortir ma familie pour danfer & fe réjouir; je m'imagine que le contentement & la gaieté de 1'efprit font les meilleures efpèces de graces qu'un homme comme moi, qui n'eft point inftruit, puifle rendre au ciel. Ce femieiït peut être même auffi les meilleurs des plus favans prélats, lui dis-je.  s e n t i m e n t a l. 20i CHAPITRE XVII L Le cas de délicatesse. L y a, entre la petite ville oü j'allois & Rennes. des chemins prefque impraticables par les hauteurs, les defcenres, les ruifleaux & les fondrières qu'on trouve en certains endroits. Adieu alors a\rous les mouvemens rapides & précipirés! II faut voyager avec précaution; mais il convient mieux aux fentimcns de ne pas aller fi vïte. Je fis marché avec un voirurier, pour me conduire auffi lentement qu'il voudroit, dans cette traverfe difficile. Les habitans en font pauvres, mais patiens , tranquilles, Sc doués d'une grande probité. Cliers villageois , ne craignez rien! le monde ne vous enviera pas votre pauvreté, tréfor inépuifabie de vos fimples vertus. Nature! parmi tous tes défordes, tu es encore favorable a la modiciré que tu fournis. Au mdieu des grands ouvrages qui t'environnent, tu n'as laiffié que peu ici pour la faux Sc Ia faucille mais ce peu eft en süreté, il eft prorégé Le plus fort n'envahit rien au plus foibie, Heureufes les demeures qui font ainfi mifes d 1'abri de la cupidité &de l'envie! Que le voyageur fkigué fe plaigne, s'il veut,  ZQl V O Y A fi E des détours & des dangers de vos routes, de vos collines pïerreufes , de vos fondrières, & des obftacles de toute efpèce qui 1'arrêtent dans fon chemin Moi, mes chers amis, j'aime a voyager parmi vous. Les habitans d'un village voifin avoient travaillé rout le jout a rendre praticable unendroitou nous arrivames. Nous n'aurions pu y pafier la veille, & ils avoient encote pour deux heures d'ouvrage II n'y avoit point d'autre .remède que d'attendte avec patience. La nuit, qui étoit pluviëufe & orageufe, s'approchant 3 le voiturier fut obligé de s'arrêter dans la feule hótellerie qu'il y avoit dans le village. Je 'pris auffitot poffeffion de ma chambre a coucher L'air étoit devenu très-froid; je fis faire bon feu, & je donnai des ordres pout le foupet Je remerciois le ciel de ce que les chofes n'étoient pas pires_, lorfqu'une dame & fa femme de chambre arrivèrent dans 1'auberge. II n'y avoit pas d'autre chambre a coucher dans la maifon que la mienne; & 1'hoteffe les y amena fans facon, en leur difant qu'il n'y avoit qu'un gentilhomme Anglois . ..., qu'il y avoit deux bons lits, & qu'il y en avoit un troifième dans le cabinet a cbté Mais a la manière dont elle parloit de ce ttoifième lit, il auroit prefque autant valu qu'elle n'en eüt point eu Elle ajouta qu'elle ofoit avancer que le monfieur feroit de fon  S E N T I M E N T A l. 10) mmu pouf arranger les chofes 5 & moi, pour «e pas tejiir la dame en fulpens, je lui dis que je fe:ois tout ce que je pourrois. Mais cela ne vouloir pas dire que je la rendrois la maitreiTe abfqlue de ma chambre J'en étois encore propriéraire , & j'avois le droit d'en faire les honneurs. Je priai donc la dame de s'alfeoir; je la placai dans le coin le plus chaud ; je demaudai du bois; je dis a 1'hóteffe d'aug. menter le fouper, & de ne point oublier que je hd avois recommandé de donner le medleur vin. La dame ne fut pas cinq minutes auprès du feu qu'elle jeta les yen* fur les lits. Plus elle les regardoit, Sc ph}S fon mquiétude fembloit s'augmenter. J'en étois mortifié, & pour elle Sc pour moi. & je n'étois peut-être pas moins em« barralfé qu'elle. C'en étoit affez, pour caufer eet embarras, que les hts fuiTent dans la même chambre..... Mais ce qui nous troubloit leplus, c'étoit leur pontion. JU étoient parallèles Sc fi proches \'m de 1'autre, qu'il n'y avoit de place entre les deux que pour rnettre une chaife Ils «'étoient guère plus éloignés du feu. Le manteau de la cheminée, d'un cóté, s'avancoit fort avant dans la chambre, &avec une groffe poutre, de 1'autre, d formoit une efpèce d'alcove qui n'étoit point du tout favorable a la délicatere de nos fenfations  Z04 Voyage D'ailleurs les lits étoient fi étroits, qu'il n'y avoit pas moyen de fonger a faire coucher la femme de chambre avec fa maïtrefle. Si cela avoit été faifable, 1'idée qu'il falloit que je couchaffe auprès d'elle, auroit gliffé plus aifément fur 1'imagi- nation. Le cabinet n'étoit pas confolant : il étoit humide, froid; la fenêtre en étoit a moitié brifée, il n'y avoit point de vitre...., le vent y fouffloit, & d étoit fi violent, qu'il me fit toufler quand j'y entrai avec la dame pour le vifiter.... L'alternative oü nous nous trouvames réduits, étoit donc fort inquiétante. La dame facrifieroir-elle fa ianté a fa délicatefle, en abandonnant le lit a la femme de chambre, ou la femme de chambre prendroit-elle le cabinet, en laiflant la dame expofée aux entreprifes qu'un joli minois peut fuggérer a un étranger? Le cas n'étoit pas aifé a réfoudre. La dame étoit une jeune Nantaife, d'environ vingt-cinq ans, dont le teint 1'auroit difputé a 1'éclat des rofes. La femme de chambre étoit Jilaifoife , vive, lefte, & n'avoit pas plus de vingt ans. Ces circonftances augmentoient les difttcultés, & le poids qui accabloit nos efprirs, n'étoit pas allégé par la délicatefle que nous avions de ne pas nous communiquer 1'un a. 1'autre ce que nous fentions dans cette occafion.  sentimental. zoj Le fouper vint &nous nous mimes a table. Je crois que fi nous n'euffions pas eu de meilleur vin que celui qu'on nous donna, nos langues auroient été liées jufqu'a ce que la néceffité nous eüt forcés de leur donner de la liberté Mais la dame avoit heureufement quelques boureilles de bon vin de Bourgogne dans fa voiture, &c elle envoya fa femme de chambre en chercher deux Peu a peu nous nous fentïmes infpirés d'une force d'efprit fuffifante pour pariet au moins , fans réferve, de notre fituation; nous 1'examinames de rous cótés pendant plus d'une heure, pour tacher de trouver quelque heureux moyen de régler la chofe Enfin, après l'avoir retournée dans rous les fens, nous convïnmes de nos articles; & peut-être n'a-t-on jamais fait un traité de paix qu'on ait exécuté plus teligieufement des deux cbrés. Voici le notre. Article premier. Comme de droit la chambre a coucher appartient a monfieur, & qu'il croit que le lit qui eft le plus ptoche du feu eft le plus chaud, il le cède a madame. Accordé de la part de madame, pouvu que les rideaux des deux lits, qui font d'une toile de coton prefque tranfparente, & ttop étroits pout bien  io6 Voyage fermer, foient attachés d 1'öüverture avec des épingles, ou même entièrement coufus avec une aiguille & du fil, afin qu'ils foient cenfés former une barrière fuffifante du coté de monfieur. Article II. II eft demandé de la patt de madame, que monfieur foit enveloppé toute la nuit dans fa robe de chambre. Refufé, paree que monfieur n'a pas de robe de chambre, 8c qu'il n'a dans fon porte-manteau que fix chemifes & une culotte de foie noire. La mention de la culotte de foie noire fit un changement total dans eet article. On regarda Ia culotte comme un équivalent de la robe de chambre. II fut doncconvenuque j'aurois toute la nuit ma culotte de foie noire. Article III. II eft ftipulé de la part de madame, que dès que monfieur fera au lit, &C que le feu & la chahdelle feront éteint's, monfieur ne dira pas Un feul mot pendant toute la rtuit. Accotdé, a condition que les ptières que monfieur fera, ne feront pas regardées comme une infraction au traité. II n'y eut qu'un poiftt d'oublié. C'étoit la  SENTIMÏNTA1." 107 manière dont la dame Sc moi nous nous désha- billerions Sc nous nous mettrions au lit II n'y avoit qu'une manière de le faire; & le le&eut peut la deviner Je prorefte que fi elle ne lui paroit pas la plus délicate Sc la plus décente qu'il y ait dans la nature, c'eft la faute de fon imagination....., Enfin nous nous couchames : je ne fais fi c'eft la nouveauté de la fituation , ou quelqu'autte chofe, qui m'empêcha de dormir, mais je ne pus fermer les yeux Je me tournois rantót d'un cóté, tantót de 1'autre , & cela dura jufqu'a deux heures du matin, qu'impatienté de tant de mouvemens inutiles, il m'échappa de m'écrier : ó mon Dieu! Vous avez rompu le ttaité , monfieut, dit avec précipitation la dame, qui n'avoit pas plus dormi que moi Je lui dis que non, en fourenant que ce n'étoit qu'une exclamation Elle voulut que ce fut une infraóïion entière du traité... Et moi, je prétendois qu'on avoit prévu le cas par le troifième article. La dame ne voulut pas cédet, & la difpute affoiblit un peu fa barrière J'entendis tomber par tetre deux ou rrois épingles des rideaux. Sur mon honneur, madame, ce n'eft pas moi qui les ai détachées, lui dis-je en étendant mon bras hors du lit, comme pour affirmer ce que je  z»8 Voyage sentimentai. difois , & j'allois ajouter que pour tout 1'or du monde , je n'aurois pas voulu violer 1'idée de décence que je Mais la femme de chambre, qui nous avoit entendus, & qui craignoit les hoftilités, étoit fortie de fon cabinet, & s'étoit gliffée doucement dans le paffage qui étoit entre le lit de fa maïtrelTe & le mien; & en étendant le bras, je faifis la femme de chambre, 8c... . &c. &c. &c— Mais, honni foit qui maly penfe. Le jour parut, & nous n'eumes point a rougir de nous voir. Nous partimes : je gagnai Rennes; & la dame & fa femme de chambre allèrent oü elles voulurent.... Fin du Voyage fentitnental. VOYAGE  V O Y A G E DE CHAPELLE E T DE BACHAUMONT. o   V O Y A G E E>E MESSIEURS DE BACHAUMONT E T CHAPELLE C' e s t en vers que je vous écris , Meflïeurs les deux frères, nourris Auffi bièn que gens de la ville : voit-on plus de perdrix En dix jours chez vous, qu'en dix mille Chez les plus friands de Paris. Vous vous attendez a l'hiftoire De ce qui nous efr. arrivé, Depuis que, par le long pavé Qui conduit aux rives de Loire, Nous partïmes pour aller boire Les eaux don: je me fuis uouvé Oi;  111 VOYAGE DE ChAPELLE AlTez mal, pour vous faire croire Que les deftins ont réfervé Ma guérifon & cette gloire Au remède tant éprouvé, Et par qui, de frakhe mémoire, Un de nos amis s'eft fauvé Du baton a pomme d'ivoire. Vous ne ferez pas fruftrés de votre attente , & vous aurez, je vous allure, une afTez bonne relation de nos aventures j car M. de Bachaumont, qui m'a furpris comme j'en écrivois une mauvaife, a voulu que nous la fiffions enfemble, & j'efpère qu'avec 1'aide d'un li bon fecond, elle fera digne de vous être envoyée. Chapelli. Contre le ferment folemnel, que nous avions fait M. Chapelle & moi, d'être fi fort unis dans le voyage, que toutes chofes feroient en commun, il n'a pas laiffé, par une diftinótion philofophique, de prétendre en pouvoir féparer fes penfées j & croyant y gagner, il s'étoit caché de moi pour vous écrire. Je Tai furpris fur lefait, & n'aipu fouffrir qu'il eut feul eet avantage: fes vers m'ont paru d'une manière fi aifée , que m'étant imaginé qa'il étoit bien facile d'en faire de même, Quoique malade & parefleux, Jc n'ai pu m'empêcher de mettre Quelques-uns des miens avec eux : Ainfi le refte de la lettre 1 Sera 1'ouvrage de tous deux.  ET DE BACHAUMONT. 2 I J Bien que nous ne foyons pas rout a fait aiïurés de quelle facon vous avez traité notre abfence; & li vous méritez le foin que nous prenons de vous rendre ainfi compte de nos actions , nous ne laiffons pas néanmóins de vous envoyer le récit de rout ce qui s'eft pafle dans notre voyage, fi particulier, que vous en ferez aiTurément fatisfait. Nous ne vous ferons pas fouvenir de notre fortie de Paris; car vous en fütes témoins, & peut - être même que vous trouvates étrange de nevoir fur nos vifages que des marqués dun médiocre chagnn : il eft vrai que nous recümes vos embrafTemens avec aifez de fermeté , & nous parumes fans doute bien philofophes Dans les aflauts & les alarmes, Que donnent les derniers adieux; Mais il fallut rendre les armes En quittant tout de bon ces lieux , Qui pour nous avoient tant de charmes, Et ce fut lors que de nos yeux Vons euffiez vu couler des larmes. Deux petits cerveaux deiTéchés n'en peuvent pas fournirune grande abondance 5 aufli furent-elles en peu de tems efïuyées, & nous vïmes le Bourgla Reine d'un ceil fee. Ce fut en ce lieu que nos pleurs cefsèrent, 8c que notre appétit s'aiguifa : mais 1'air de la campagne 1'avoit rendu fi grand Oiij  214 VoyAge de C h a p e l 1 ï dès fa naüTance , quil devint tout a fait prelfant vers Antoni, & prefqu'infupportable a Lonjur meau. 11 nous fut impoffible de paffer outre , fans 1'appaifer auprès d'une fontaine , dont 1'eau paroiffoit la plus claire & la plus vive du monde : La deux perdrix furent tirées\ D'entre les deux croütes dorées B'un bon pain roti, dont le creux Les avoit jufques-la ferrées, Et d'un appétit vigoureux Toutcs deux furent dévorées, Et nous flrent mal a tous deux. Vous ne croirez pas aifément que des eftomacs auffi bons que les nótres aient eu de la peine a. digérer deux perdrix : voila pourtant, en vérité, la chofe comme elle eft.- Nous en fumes toujours incommodés jufqu'a Sainte-Euverte , oü nous couchames deux jours après notre départ , fans qu'il arrivat rien qui mérite de vous être mandé. Vous favez le long féjour que nous y fimes, & vous favez encore que M. Boyer , dont tous ~les jours nous efpérions 1'arrivée , en fut la caufe. Des gen? qu'on oblige d'attendre , & qu'on tient il long-tems en incertitude , ont apparemment de méchantes heures. Mais nous trouvames moyen den avoir de bonnes dans ia converfation de M. FEvêque d'CMéans, que nous avions rhonneur  ET DE BacHAUMONT! 'CIC de voir afTez fouvent_, & dont 1'entretien eft tout a fait agréable. Ceux qui le connoiflent vous auront pudire que c'eft undes plus honnêtes hommes de France, & vous en ferez entièrement perfuadés , quand nous vous apprendrons qu'il a L'efprit & 1'ame d'un d'Elbaine, C'eft-a-dire, avec la bonté, La douceur & 1'honnêteté D'une vertumale & romaine, Qu'on refpedle en 1'antiquité. Nos matinées fe pafloient le plus fouvent fur les bords de la Loire, & quelquefois nos après-dinées, quand la chaleur étoit plus grande , dans les routes de la forêt qui s'étend du cöté de Paris. Un jour, pendant la canicule , a 1'heure que le chaud eft le plus infupportable , nous fumes bien furpris d'y voir arriver une manière de courrier aflez extraordinaire, Qui, fur une mafette outrée, Bronchant a. tout moment, trotoit: D'ours fa cafaque étoit fourrée, Comme le bonnet qu'il portoit; Et le cavalier rare étoit Tout couvert de toile cirée, Qui, fondant par-tout, dégoutoit_ Ainfi 1'on peint dans des tableaux Un Icare tombant des nues, Ou 1'on voit dans 1'air épanduès Oiv  ZIÓ VOYAGE de ChAPELLE Ses ajles de cire en Iambeaux, Pat 1'ardeur du foleil fondues, Cheoir autour de lui dans les eaux. La comparaifon d'un homme qui tombe des nues , avec un qui court la pofte, vous paroitra peut-être bien hardie j mais li vous aviez vu le tableau d'un Icare, que nous trouvames quelques jours après dans une hötellerie , cette vifion vous feroit venue comme a nous , ou, tout au moins , vous fembleroit excufable. Enfin, de quelque facon que vous la receviez , elle ne vous fauroit paroïtre plus bizarre que le fut a nos yeux la figure de ce cavalier, qui étoit par hafard notre ami d'Aubeville. Quoique notre joie füt extréme dans cette rencontre , nous n'osames pourtant pas nous hafarder de rembrafler en 1'état qu'il étoit j mais fi-tót Qu'au logis il fut retiré, Débotté, frotté, déciré, Et qu'il nous parut délafle , II fut, comme il faut, cmbrafle. Nous écrivïmes en ce terris-la, comme après avoir attendu 1'homme , que vous favez , inutilement, nous réfolumes enfin de partir fans lui. II fallut avoir recours a Blavet pour notre voiture, n'en pouvant trouver de commode a Orléans. Le jour qu'il nous devoit arriver un carrofle de Paris,  ST DE BachAUMONT. 217 nous recümes une lettre de M. Boyer , par laquelle il nous ailuroit qu'il viendroit dedans, & que ce foir-la nous fouperions enfemble. Après donc avoir donné les ordres néceflaires pour le recevoir, nous allames au-devanc de lui. A cent pas des portes parut, le long desgrands chemins, une manière de coche fort délabré, tiré par quatre vilains chevaux, & conduit par un vrai cocher de louage. Un équipage en fi mauvais ordre ne pouvoit être que ce que nous cherchions, & nous en fümes bientót aiïlirés, quand deux perfonnes qui étoient dedans, ayant reconnu noslivrées , firent arrêter: Et lors fortit avec grands cris Un béquillard d'une portière, fort bafané, fee & tout gris, Béquillant de mêmc manière Que Boyer béquille a Paris. A cette démarche, qui neut cru voir M. Boyer ? & cependant c'étoit le petit Duc avec M. PoteL lis s'étoient tous deux fervis de la commodité de ce carrofle , 1'un pour aller a la maifon de M. fon frère, auprès de Tours, & 1'autre , a quelques affaires qui 1'appeloient dans le pays. Après les civilités ordinaires , nous retournames tous enfemble a la ville , oü nous lümes une lettre d'excufe , qu'ils apportoient de la part de M. Boyer,  il8 VöYAGE DE ChAFILH & cette facheufe nouvelle nous fut depuis confirmée par ces Meffieurs. Ils nous alTurèrent que, nonobftant la fièvre qui 1'avoit pris malheureufement cette nuit-la, il n'eüt pas laifle de partir avec eux , comme il 1'avoit promis, fi fonMédecin, qui fe trouva chez lui, par hafard, a quatre heures du matin , ne 1'en eüt empeché. Nous crümes , fans Deaucoup de peine , que puifqu'il ne venoit pas après tant de fermens, il étoit almrément Fort malade, & prefqu'aux abois; Car on peut, fans qu'on le cajolle, Dire, pour la première fois , Qu'il auroiü manqué de parole. II fallut donc fe téfoudre a marcher fans M. Boyer. Nous en fümes d'abord un peu fachés, mais, avec fa permiffion , en peu de tems confolés. Le fouper préparé pour lui, fervit a légaler ceux qui vinrent a fa place, & le lendemain , tous enfemble, nous allames coucher a Blois. Durant le chemin, la converfation fut un peu goguenarde; auffi étions - nous avec des gens de bonne compagnie. Etant arrivés, nous ne fongeames d'abord qua chercher M. Colomb. Après une fi longue abfence , chacun mouroit d'envie de le. voir: il étoit dans une hótellerie avec M. le préfident le Bailleul faifant fi bien 1'honneur de la ville,  ET DE BacHAUM ONT. iln qua peine nous put-il donner un moment pour 1'embrafier ; mais le lendemain , a notre aife , nous renouvelames une amitié qui, par le peu de commerce que nous avions eu depuis trois annéesfembloit avoir étéinterrompue. Après mille queftions faites toutes enfemble, comme il arrivé ordinairement dans une entrevue de fort bons arms, qui ne fe font pas vus depuis long-tems , nous eümes, quoiqu'avec un extréme regret, la curiofité d'apprendre de lui, comme de la perfonne la plus inftruite : & que nous favons avoir été le feul témoin de tout le particulier , Ce que fit en mourant notre pauvre ami Blot Et fes moindrcs difcours, & fa moindre penfée. La douleur nous défend d'en dire plus d'un mot: II fit tout ce qu'il fit d'une ame bien fenfe'e. Enfin , ayant caufé debeaucoup d'autres chofes, qu'il feroit trop long de vous dire , nous allames enfemble faire Ia révérence a fon Alteifè Royale, & de-la diner chez lui, avec M. & Madame la préüdenre le Bailleul. La, d'une obligeante manière, D'un vifage ouvert & riant, II nous fit bonne & grande chèrc, Nous donnant, a fon ordinaire, Tout ce que Blois a de friand.  220 VoYAGE SI CHAPELLB Scm couvert étoit le plus propre du monde : il ne fouffroit pas fur la nappe une feule miette de pain. Des verres bien rincés de toutes fortes de figures , brilloient fans nombre fur fon buffer, & la glacé étoit tout au tour en abondance. En ce lieu feul nous bumes frais; Car il a trouvé des merveilles Sur la glacé & fur les banquets , Et pour empêcher les bouteilles D'être a la merci des laquais. Sa falie étoit préparée pour le ballet du foir; toutes les belles de la ville priées; tous les violons de la province ralfemblés j & tout cela fe faifoit pour divertir Madame le Bailleul. Et cette belle préfidente Nous parut (ï bien ce jour-la, Qu'clle en devoit être contente. AlTurément elle effa^a Tant de beautés qu'a Blois on vante. Ni la bonne compagnie, ni les divertilfemens qui fe préparoient, ne purent nous empêcher de partir incontinent après le diner. Amboife devoit être notre couchée ; & comme il étoit déja tard, nous n'eumes que le tems qu'il falloit pour y pouvoir arriver. La foirée s'y paffa fort mélancoliquement dans le déplailir de n'avoir plus a voya-  ET DE BACHAUMONT. ZZ1 ger fur la levée & fur la vue de cetce agréable rivière, Qui, par le milieu de la France , Entre les plus heureux cöteaux, Laiffe en paix répandre fes eaux, Et porter par-tout 1'abondance Dans cent villes & cent chateaux, Qu'elle embellit de fa préfence. Depuis Amboife, jufqu'a Fontallade j nous vous épargnerons la peine de lire les incommodités de quacre méchans gites , & a nous le chagrin d'un fi facheux relTouvenir. Vous faurez feulement que la joie de M. de Lulfans ne parut pas petite, de voir arriver chez lui des perfonnes qu'il aimoit li tendrement j mais, nonobftant la beauté de fa maifon , & fa grande chère , il n'aura que les cinq vers que vous avez déja. vus: Ni les pays oü croit 1'encens, Ni ceux d'ou vient la calfonnade, Ne font point pour charmer les fens,. Ce qu'eft 1'aimable Fontallade Du tendre & commode Lulfans. II ne fe contenta pas de nous avoir li bien recus "chez lui, il voulut encore nous accompagner jufqu'a Blaye. Nous nous détournames un peu de notre chemin, pour aller rendre rous enfemble nos devoirs a M. le marquis de Jonfac, fon beau-  222 VOYAGE DE CtlAIELLÏ frère. Un compliment de part & d'autre décida la vifite , & de toutes les offres qu'il nous fit, nous n'acceptames que des perdreaux & du pain tendre. Cette provifion nous fut afTez nécefTaire, comme vous allez voir : Car entre Blaycs Sc Jonfac, On ne trouva que Croupignac. Le Croupignac eft très-furrefte; Car le Croupignac eft un licu Oü fix mourans faifoient le refte De cinq ou fix eens que la pefte Avoic envoyés devant Dieu; Et ces fix mourans s'étoient mis Tous fix dans un même logis. Un feptième, foi-difant prêtre,, Plus peftiféré que les fix, Les confeffoit par la fenêtre, De peur, difoit-il d'être pris D'un mal fi facheux & fi traïtre. Ce Heu fi dangereux & fi miférable fut traverfé brufquement j & n'efpérant pas trouver de village, il fallut fe réfoudre i manger fur 1'herbe, oü les perdreaux & le pain rendre de M. de Jonfac furent d'un grand fecours. Enfuite d'un repas fi. cavalier, continuant notre chemin , nous arrivames a. Blaye j mais fi tard, & le lendemain nous en partïmes fi matin, qu'il nous fut impoffible d'en remarquer la fituation qu'avec la clarté de>  ET de BacHAUMONT. ±zj': ëtoiles: le montant, qui commencoit de trèsbonne heure , nous obligeoit a cette diligence. Après donc avoir dit mille adieux a Lufians , & recu mille baifers de lui, nous nous embarquames dans une petite chaloupe, & voguames longtems avant le jour : Mais fï-töt que, par fon flambeau, La Iumière nous fut rendue, Rien ne s'offroit a notre vue Que le ciel & notre bateau, Tout feul dans la vafle e'tendue D'une affreufe campagne d'eau. La garonne eft effe&ivement fi large depuis qu'au bec des landes dAmbefle elle eft jointe avec la Dordogne, qu'elle reflemble tout a fait a la mer ; & fes marées montent avec tant d'impétuofité, qu'en moins de quatreheures nous fimes Ie trajet ordinaire, Et vïmes au milieu des eaux, Devant nous paroïtre Bordeaux, Dont le port en croillant refferre Plus de barques & de vailfeaux Qu'aucun autre port de la terre. Sans mentir , la rivière étoit alors fi couverte que notre félouque eut bien de la peine a trouver une place pour aborder. La foire , qui fe devoit tenir dans peu de jours, avoit attiré cette grande  224 VoYAGE de ChAPELLE quantité de navires, & de marchands qixafi de toutes fortes de hations , pour charger les vins de ce pr.ys j Car ce facheux & rudc port, Eu cette faifon, a la gloire De donner tous les ans a boire | Prefqu'a tous lés peuples du nord. Ces Meffieurs emportent de la tous les ans une effroyable quantité de vins ; mais ils n'emportent pas les meilleurs : on les traite d'Allemands, & nous apprfmes qu'il étoit défendu non-feulement de leur en vendre pour enlever , mais encore de leur en lailïer boire dans les cabarets. Après être defcendus fur la grève, & avoir admiré quelque tems la lituation de cette ville, nous nous retirames au chapeau - rouge, oü M. Taleman nous vint prendre auffirót qu'il feut notre arrivée. Depuis ce moment, nous nous retirames dans notre logis pendant notre féjour a. Bordeaux, pour y coucher. Les journées fe palfoient toutes entières, le plus agréablemenr du monde , chez M. 1'intendant j car les plus honnêtes gens de la ville n'ont pas d'autre réduit que fa maifon. II n'y a pas un homme dans le Parlement, qui ne foir ravi d'être de fes amis : il a rrouvé même que la plupart étoient fes coufiins, & on le croyoit plutot le premier préfident de la province , que 1'intendant. Enfin,  ET DE B A C H A U M O M Ti 225' Enfin, il eft toujours le même que vous 1'avez vu ; hormis que fa dépenfe eft plus grande: mais pour madame llntendante , nous vous dirons en feeree qu'elle eft tout-a-fait changée. Quoique fa beauté foit extreme, Qu'elle ait toujours ce grand teil bleu, Plein de douceur & plein de feu, Elle n'eft pourtanc plus la même : Car nous avons appris qu'elle aime, Et qu'elle aime bien fort le jeu. Elle qui ne conoiffoit pas autrement les cartes paffe maintenant des nuits au lanfquener. Toutes les femmes de la ville font devenues joueufes pour lui plaire; elles viennent régulièrement chez elle pour la divertir , & qui veut voir une belle affemblée,n'a qua lui rendre vifite. Mademoifelle Dupin fe trouve la toujours bien a propos pour enrretenir . ceux qui n'aiment point le jeu. En vénté , fa converfation eft fi fine & fi fpirituelle, que ce ne font pas les plus mal partagés. C'eft-la que MM. les Gafcons apprennent le bel air & la facon de parler -y Mais cette agréable Dupin, Qui, dans fa manière, eftunique, A 1'efprit méchanr & bien fin; Et fi jamais gafcon s'en piqué, Gafcon fera mauvaife fin. P  22 Vas, tu nes qu'un quartier d'hiver De quinze ou vingt malheureux drilles, Ou 1'on peut a peine trouver Deux ou trois miférables filles Auffi mal-faines que ton air i Vas, tu n'eus jamais rien de beau, Rien qui mérite qu'on le prife; Bien peu de chofe eft ton tableau, Et bien moins que rien ton églife. . L'aPoftrophe eft un peu violente, ou 1'imprécation un peu forte • mais nous pafsames dans cette étrange demeure deux journées avec tant de chagrin, qu'elle en eft quitte a bon mardié. Enfin les eaux s'écoulèrent, & nos chevaux n'en ayant plus que jufqu'aux fangles, il nous fut permis de fortir. Après avoir marché trois ou quatre lieues  i44 voyage DE ChAIIHÏ dans des plaines toutes noyées, & paffé fur de mé chantes planches, un torrent qui s'étoit fait de 1'égoüt des eaux, large comme une nvière, Beziers, cette ville fi p£Of*e & fi bien fituée, nous fit voir un pays auffi beau, que celui dont nous partions, étoit vilain. Le lendemain , ayant traverfé les landes de Saint Hubety, & goüté les bons mufcats de Loupian, nous vimes Montpellier fe préfenter a nous, environné de ces plantades & de ces blanquettes que vous connoiflez. Nous y abordames a travers mille boules de mail; car on joue-la le long des chemins a la chicane. Dans la grande rue'des parfumeurs, par ou 1'on entre d'abord, 1'on croit être dans la boutique de Martial, & cependant Bien que de cette belle ville Viennent les meilleures fenteurs, Son terroir en mufcat fertile Ne lui oroduit jamais de fleurs. Cette rue fi parfumée conduit dans une grande place, oü font les meilleures hbtelleries. Mais nous fümes bientot épouvantés, De rencontrcr en cette place Un grand concours de populace; Chacun y nommoit d'AlTouci. II fera brulé, Dieu merci, Difoit une vieille bagafle : Dieu veuille qu'autant on en falie A tous ceux qui vivent ainfi'.  ET DE BaCHAUmoNT. 245 La curiofité de favoir ce que c'étoit, nous fit avancer plus avant, tout le bas étoit plein de peuple, & les fenêtres remplies de perfonnes de qualité. Nous y connümes un des principaux de la ville, qui nous fit entrer auflitöt dans le logis. Dans la chambre oü il étoit, nous apprimes qu'effeftivement on alloit brüler d'Afiouci, pour un crime qui eft en abomination parmi les femmes. Dans cette même chambre nous trouvames grand nombre de dames, qu'on nous dit être les plus polies , les plus qualifiées, & les plus fpirituellés de la ville, quoique pourtant elles ne fufïent ni trop belles, ni rrop bien mifes. A leurs petites mignardifes , leur parler gras, & leur difcours extraordinaire , nous crümes bientöt que c'étoit une alfemblée des précieufes de Montpellier; mais bien qu'elles fifTent de nouveaux efforts a caufe de nous, elles ne paroifloienr que des précieufes de campagne, & n'imitoient que foiblement les noties de Paris. Elles fe mirenr expres fur le chapitre des beaux efprirs 3 afin de nous faire voir ce qu'elles valoient par le commerce qu'elles ont avec eux. II fe commenca donc une converfation afièz plaifante: Les anes difoient que Ménage Avoit l'air Sc I'efprit galant; Que Chapelain n'étoit pas fage; Que Coftaid n'étoit pas pédant. Qüj  %4[6 VóYAGE DE ChAPELIE Les autres croyoient M. de Scudéry Un homme de fort bonne mine, Vaillant, riche, & toujours bien mis; Sa foeur, une beauté divine, Et Peliffon, un Adonis. Elles en nommèrent encore une rrès - grande quantité , dont il ne nous fouvient plus. Aprés avoir bien parlé de fi beaux efprits, il fut queflion de juger de leurs ouvrages. Dans 1'Alaric & dansle Moïfe, on ne loua que le jugement & la conduite 5 & dans la Pucelle, rien du tout j dans Sarrafin , on n'eftima que la lettre de M. Menage y & la préface de M. Peliffon fut traitée de ridicule :. Voiture même paffa pour un homme groflier. Quant aux romans, Caffandre fut eftimé pour la délicateffe, de la converfation j Cyrus & Clélie, pour la magnificence de 1'expreflion, & la grandeur des évènemens. Mille autres chofes fe débiteren! , encore plus furprenantes que tout cela ; puis , infenfiblement la converfation tomba fur d'Affbuci, paree qu'il leur fembla que 1'heure de 1'exécution approchoit: une de ces dames prit la parole, & s'adreffant a. celle qui nous avoit parij la principale & la maïtrefle précieufe : Ma bonne, efl-ce celui qu'on dit Avoir aucrefois tant écrit,  ET DE BACHAUMONT. 247 Même compofé quelque chofe, En vers, fur la métamorphofeï II faut donc qu'il foit bel-efprit. Auffi 1'eft-il, & 1'un des vrais, Reprit 1'autre, & des premiers faits; Scs lettres lui furent fcellées Dès leurs premières affémblécs : J'ai la lifte de ces meffieurs, Son nom eft en têtc des leurs. Puis, d'une mine férieufe, Avec certain air affeété, Penchant fa tête de cóté, Et de ce ton de précieufe, Lui dit, ma chère, en vérité, C'eft dommage que, dans Paris, Ces meffieurs de 1'académie, Tous ces meffieurs les beaux-efprits Soient fujets a telle infamie. L'énvie de rire nous prir fi furieufement qu'il nous fallur quitter, & la chambre, & le logis,. pour en aller éclater a notre aife dans l'hótellerie.. Nous eümes toutes les peines du monde a. palTer dans les rues a caufe de 1'affluence du peuple ; La, d'hommes 011 voyoit fort peu; Cent mille femmes animées,. Toutes de colère enflammées, Accouroient en foule en ce lieu Avec des torebes allumées. Elles écumoienr toutes de rage, & jamais on Qiv  248 VoYAGE de ChAPELLE n'a rien vu de fi rerrible; les unes difoient que c'étoit trop peu de le brüler ; les autres, qu'il falloit 1'écorcher vif auparavan'r j & toutes, que , fi la juftice voulok le leur livrei, elles inventeroient de nouveaux fupplices pour le tourmenter. Enfin, L'on auroit dit, a voir ainfï Ces bacchantcs échevelces, Qu'au moins ce M. d'AfTouci Les avoit toutes violées; Et cependant il ne leur avoit jamais rien fait. Nous gagnames avec bien de la peine notre logis, oü nous apprïmes en arrivant qu'un homme de condition avoit fait fauver le malheureux j & quelque rems après, on nous vinr dire que toute la ville étoit en mineur, que les femmes y faifoienr une fédition , & qu'elles avoient déja déchiré deux ou trois perfonnes , pour être feulement foupconnées de connoïtre d'AfTouci. Cela nous fit une très-grande frayeur, en vérité , Et de peur d'être pris aurti Pour amis du fieur d'AfTouci, Ce fut a nous de faire Gille : Nous fümcs donc afTez prudens Pour quitter d'abord cette ville, Et cela fut d'afTez bon fens. Nous nous fauvons donc comme des criminels  ET DE BachAUMONT. 1^ par une porte écartée, & prenons le chemin de Maffiliargues, efpérant de pouvoir arriver avant la nuit d une demi-lieue de Montpellier. Nous rencontrames notre d'AfTouci avec un page afTez joh, qui le fuivoir ■ en deux mots il nous conta fes difgraces, auffi n'avions-nous pas le loifir d'écouter un long difcours , ni de le faire. Chacun donc s'en alla de fon cóté , lui fort vïte , quol-, qua pied, & nous afTez doucement, a caufe que nos chevaux étoient fatigués. Nous arrivames avant la nuit chez M. de CauvifTon, qui penfa mourir de rire de notre aventure; il prit le foin, par fa bonne chère, & par fes bons lirs , de nous' faire bientót oublier ces fatigues. Nous ne pümes, < étant fi proches de Nifmes , refufer i notre curiofué, de nous détourner pour aller voir Ces grands & fameux batimens Du pont du Gar & des Arènes, Qui nous reftent pour monumens Des magnificences romaines : lis font plus entiers & plus fains, Que tant d'autres reftes fi rares, Echappés aux brutales mains De ce déluge de barbares Qui furent les fléaux des humains. Fort fatisfaits du Languedoc, nous primes afTez vite la route de Provence, par cette grande prai-  ZJO VOYAGE DE CHAPELLE rie de Beaucaire, fi célèbre pour fa foire; & ie même jour nous vimes de bonne heure Paroitre fur les bords du Rhone Ces murs pleins d'illuflres bourgeois, Glorieux d'avoir autrefois Eu chez eux Ia cour & le tróne De trois ou quatre puiftans rois. On y aborde par Cette hcurevrfe & fertile plaine Qui doit fon nom a la vertu Du grand & fameus capitaine, Par qui le fier Dunois battu, Reconnut la grandeur romaine. Nous vimes, pour vous parler un peu moins poétiquement, certe belle & célèbre ville d'Arles qui, par fon pont de bareaux nous fit paffer de Languedoc en Provence : c'eft alTurémeur y entrer par Ia plus belle porte.. La fituation admirable de ce lieu y a prefqu'attiré route la noblelfe du pays, & les dames y font propres , galantes & jolies , mais fi couvertes de mouches qu'elles en paroiflent un peu coquettes. Nous les vimes toutes au cours, oü nous fümes, faifanr fort bien leur devoir avec quantité de meffieurs afTez bien faits. Elles nous donnèrenr lieu de les accofter , quoicu'inconnus; & fans vanité , nous pouvons dire  ET DE B A C H A U ï,[ O N T. - 2.5 ï qu'en deux heures de converfation nous avancames aife nos affaires, & que nous fitnes peur-être quelques jaloux. Le foir on nouspria d'une aflemblée, on traita plus favorablemenr encore; mais avec tout cela , ces belles ne purent obtenir de nous qütme nuit; êc le lendemain nous en partimes , & traversames avec bien de la peine La vafte & pierreufe campagne, Couverte encor de ces cailloux Qu'un prince, revenant d'Efpagne, Y fit pleuvoir dans fon courroux. C'eft une grande plaine, route couverte de cailloux efFedivement jufqu a Salon, petite ville, & qui n'a pas d'autres raretés que le tombeau de Noftradamus. Nous y couchames, & nous n'y dormimes pas un moment, d caufe des hauts cns d'une comédienne, qui s'avifa cette nuit d'accoucher, proche de notre chambre, de deux petits. comédiens. Un tel vacarme nous fit monter £ cheval de bon matin • & cette diligence fervit i nous faire confidérer, plus i notre aife, en arrivant a Marfeille , cette multitude de maifons qu'ils appellent baftides, don: route la campagne voifine eft couverte. Le grand nombre en eft plus, furprenant que k beauté ; car elles font toutes fort petites & fort vilaiues. Vous ayez tant ouï parle.r de Marfeille, que de vous en entretenir pré.  252 VoYAGE de ChAPELII fentement, ce feroit répéter les mêmes chofes, & pent-être vous ennuyer: Tout Ie monde fait que Marfeillc Eft riche, illuftre, & fans pareille Pour fon terroir & pour fon port; Mais il vous faat pari er du fort, Qui, fans doute, eft une merveille : C'eft Notre-Dame de la Garde, Gouvernement commode & beau, A qui fufHt, pour route garde, Un fuilfe avec fa hallebarde, Peint fur la porte du chateau. Ce fort eft fur le fommet d'un rocher prefque inacceffible, & fi haut élevé, que s'il commandoit a tout ce qu'il voit au-delTous de lui, la plupart da genre humain ne vivroit que fous fon plaifir : Aufli voyons-nous que nos rois En connoiffent bien 1'importance; Pour le confier, ils ont fait choix Toujours de gens de conféqucncc, De gens pour qui, dans les alarmes, Le danger auroit eu des charmes, De^gens prêts a tout hafarder, Qu'on eut vu long-tems commander, Et dont le poil poudreux eüt blanchi fous les armcs. Une defcription magnifique qu'on a faite autrefois de cette place, nous donna la curiofité de j'aller voir. Nous grimpames plus d'une heure  ET DE BachAUMONT." 253 avant que d'arriver d 1'extrémité de cette mpntagne, oü 1'on eft bien furpris dene trouver qii'une méehante mafure tremblante, prête a tomber au premier vent. Nous frappames i la porte; mais doucement, de peur de la jeter par terre; après avoir heurré long - tems , fans entendre même un chien aboyer fur la tour , Des gens qui travailloient la proche, Nous dirent: meffieurs, la-dedans On n'entre plus depuis long-tems: Le gouverneur de cette roche, Retournant en cour par le coche, A, depuis environ quinze ans, Emporté la clef 'dans fa poche. La naïveté de ces bonnes gens nous fit bien rire, furtout, quand ils nous firent remarquer un écriteau, que nous lümes avec affez de peine, car le tems 1'avoit prefqu'effacé: Portion du gouvernement A louer tout préfentement. Plus bas en perits caraclères, II faut s'adreffer a Paris , Ou chez Conrart le fecrétaire, Ou chez Courbé, 1'homme d'afFaire De tous meffieurs les beaux efprits. Croyant, après cela, n'avoir plus rien de rare  J54 VoYAGE de ChAPELIE a voir en ce pays, nous le quittames fur le champ j & même avec emprefTement, pour aller goüter des mufcats a. la Ciotat. Nous n'y arrivarnesj>ourtant que trop tard, paree que les chemins font rudes, & que, paiTant par Caffis , il eft bien difflcile dè ne s'y pas arrêrer i boire. Vous n'êres pas alïurémenr curieux de favoir de la Ciotat , Que les marchands & les nochers La rendent fort conlïdérable : Mais pour le mufcat adorable, Qu'un foleil proche & favorable Confit dans les brülans rochers : Vous en aurez, frères très-chers, Et du meilleur fur votre table. Les grandes affaires que nous avions en ce lieu, furent achevées auffitbt que nous eümes acheté le meilleur vin : auffi, le lendemain vers midi, nous nous acheminames vers Toulon. Certe ville eft dans une fituation admirable , expofée au midi, & couverte du feptentrion» par des montagnes élevées jufqüaux nues, qui rendent fon porr le plus grand & le plus sür qui foir au monde. Nous y trouvames M. le chevalier Paul , qui, par fa charge, fon mérire, & par fa dépenfe, eft le premier & le plus confidérable du pays : Ceft ce Paul, dont l'expéïienca Gourmande la mer & le vent,  ST de BacHAUMONT. 255 Don: le bonheur & la vaillance Rendent formidablc Ia France A :ous les peuples du levant. Ces vers font auffi magnifiques que fa mine ; mais , en vériré , quoiqu'elJe air quelque chofe de fombre , il ne kifTe pas d erre commode , doux & tout-a-fait honnête. II nous régak dans fa caffine, propre, êc fi bien enrendue, qu'elle femble un perk pakis enchanté. Nous n'avions trouvé jufque-k que des oliviers de médiocre grandeur, & dans des jardins : 1'envie den voir de gros comme des chênes, & dans le milieu des campagnes, nous fit aller jufqu'a Hières. Que ce lieu nous plut ! qu'il eft charmant» & quel féjour feroit-ce que Paris fous un fi beau climar! Que c'eft avec plaifir, qu'aux mois Si facheux en France, & fifroids, On eft contraint de chercher l'ombre Des orangers, qu'en mille endroits On y voit, fans rang & fans nombre, Former des forêts & des bois! La, jamais les plus grands hivers N'ont pu leur déclarer la gucrre : Cet heureux coin de 1'univers Les a toujours beaux, toujours verts Toujours fleuris en pleine terre. Qu'ilsnous ont donné de mépris pour les nötres, dont les plus confervés & les mieux gardés ne doi-  l$6 VOYAGE DE ChAPELLE vent pas être, en comparaifon, appelés des orangersj ' Car ces petits nains contrefaits, Toujours tapis entre deux ais, Et contraints fous des cafemates, Ne font, a bien parler, que vrais Et miférables culs-de-jattes. Nous ne pouvions rerminer notre voyage par un lieu qui nous laifsat une idéé plus agréable: auffi., dès le moment, ne fongeames - nous plus qua rerourner a Paris. Norre dévotion nous fit pourrant détourner un peu, pour aller a. la SainreBeaume. C'eft un lieu prefqu'inacceffible, & qu'on ne peut voir fans eftroi: c'eft un antre dans le milieu d'un rocher efcarpé de plus de quatre-vingt toifes de haut, fait aflurément par miracle; car il eft bien aifé de voir que les hommes N'y peuvent avoir travaillé , Et 1'on croit, avec apparence, Que les faiuts efprits ont taillé Ce roe, qu'avec tant de conftance La fainte a fi long-tems mouillé Des larmes de fa pénitence ; Mais fi, d'une adrefle admirable, L'ange a taillé ce roe divin, Le démon cauteleux & fin En a fait 1'abord effroyable, Sachant bien que le pélerin Se donneroit cent fois au diable, Et fe damneroit en chemin. Nous  £T DE BACHAUMONT. Z'yy Nous y montames cependant avec bien de Ia peine, par une horrible pluie, &, par Ia grace de Dieu , fans murmurer un feul mot: mais nous ny fümes pas plutöt arrivés, qu'il nous prit une exrrême impatience d'en fortir, fans favoir pourquoi. Nous examinames donc afTez brufquement la bizarrerie de cette demeure, & nous nous inftruisimes , en un moment, des religieux, de leur ordre,de leur coutume, & de leur manière dé rrairer les palTans > car ce font eux qui les recoivent, & qui tiennent hótellerie : L'on n'y maiigc jamais de chair, L'on n'y donne que du pain d'orge, Et des oeufs qu'on y vend bien cher. Les moines hideux ont de l'air Des gens qui fortent d'une forge : Enfin, ce lieu femble un enfer, Ou, pour le moins, un coupe-gorge; L'on ne peut être fans horreur Dedans cette horrible demeure, Et la faim , la foif & la peur Nous en firent fortir fur 1'heurc. Bien qu'il füt prefque nuit, & qu'il fit ie plus vilain tems du monde, nous aimames mieux hafarder de nous perdre dans les montagnes, que de demeurer a la Sainte-Baume. Les reliques , qui fonr a Saint-Maximin, nous portèrent bonheur, & nous y, firent arriver avec I'aids d'un guide , R  AJJ VöVAtSl Dt CbAPEU! fans nous y être égarés, mais non pas fans y être mouillés. Auffi, lé lendemain, la matinée s etant paflee toute entière en dévotion, c eft-a-dire, a faire toucher des chapelets a quantité de corps faints, & a mettre d'alTez grolTes pièces a tous les troncs , nous allames nous enivrer d'excellente blanquette de Négreaux, & de-la coucher a Aix. C'eft une capitale fans rivière, & dont tous les dehors font fort défagréables, mais, en récompenfe, belle & afTez bien batie, & de bonne chère. Orgon fut enfuite notre couchée, lieu célèbre pour tous les bons vins; & le jour d'après, Avignon nous fit admirer la beauté de fes murailies. Madame de Caftellane y étoit, a qui nous rendimes vifite auflitöt, le même jour, qui fut Ie jour des morts. Nous la trouvames chez elle en bonne compagnie ; elle n'étoit pas, comme les auttes veuves, dans les églifes a prier Dieu: Gar, bien qu'elle ait 1'ame aflez tendrc Pour tout ce qu'elle auroit chéri, On auroit peine a la furprcndre Sur le combeau de fon mari. Avignon nous avoit paru fi beau , que nous voulümes y demeurer deux jours pour 1'examiner plus a loifir. Le foir que nous prenions le frais fur le bord du Rhbne, par un beau clair de lune, nous reficontrames un homme qui fe promenoit, qui  ET r>E BaCHAüMONT." ijp nous fembloit avoir de l'air du fieur d'Aflouci. Sorf manreau, qu'il portoit fur le nez, empêchoit qu'on ne le put bien voir au vifage : dans cette incértirude, nous primes la liberté de 1'accofter, & de lui demander: Eft-ce vous, M. d'AfTouci? Oui ceftmoi, meffieurs : me voici, N'ayanc plus, pour tout équipage, Que mes vers, mon luth Sc mop pags; Vous me voyez fur le pavé, En défordre, mal-propre & fale : Auffi je me fuis efquivé, Sans emporter paquets, ni malle : Mais enfin, me voila fauvéj Car je fuis en terre papale. II avoit efFectivement avec lui Ie même page quenousluiavionsvu lorfqu'il fe fauva de Montpelher, & que 1'obfcurité nous avoit empêchés de difcerner. II nous prit envie de favoir au vrai ce que c'étoit que ce petit garcon, & quelle belle qualité 1'obligeoit a le mener avec lui; nous le queftionnames donc alle* malicieufement, lui difant: Ce petit garcon qui vous fuit, Et qui, derrière vous fe gliffie, Que fait-il? En quel exercice, En quel art 1'avez-vous inftruit» II fait tout, dit-ils'il vous duit, U eft bien a vet» fervige.  %èC VOYAGE Dl CHAPtUÏ Nous le remerciames lors bien civilement, ainfi que vous euffiez fait., Sc ne lui répondimes autte chofe, Qu'adieu, bon foir £c bonne nuit: De votre page qui vous fuis, Et qui, derrière vous fe glifle, Et de tout ce qu'il fait auffi, Grand merci, M. d'AfTouci: D'un fi bel ofTre de fervice , M. d'AfTouci, grand merci. Notre lettre finira par un bel endroit, quoiqu'elle foit écrite de Lyon. Ce n'eft pas que nous n'ayons encore a vous mander des beautés du Pont-Saint-Efprit, des bons vins de Condrieux Sc de Cóte-rorie; mais en vérité, nous fommes li las d'écrire, que Ta plume nous tombe des mams,' outre que nous voulons avoir de quoi vous entretenir, lorfque nous aurons le plaifir de vous revoir.' Cependant Si nous allions tout vous déduire, Nous n'aurions plus rien a vous dire; Et vous faurez qu'il eft plus doux De caufer, buvant avec vous, Qu'en voyageant, de vous écrire. Adieu les deux frères nourris, Auffi bien que gens de la ville, Que nous aimons plus que dix mille Des plus aimables de Paris.  et de BachacmgntI i6' V O Y A G E que je pourrois rencontrer dans le Limoufin : ils nous furent tous favorables. Je crois toutefois qu'il fuffira que je les paye en chanfons, car les bceufs du Limoufin font trop chers , & il y en a qui fe vendenr cent écus dans le pays. Etant arrivés a Richelieu , nous commencames par le chateau, dont je ne vous enverrai pourtant la defcription qüau premier jour. Ce que je vous puis dire en gros de la ville, c'eft qu'elle aura biéritót la gloire d'êrre le plus beau village de 1'univers; elle eft défertée petit-a-petit, a caufe de 1'inferriliré du terroir, ou pour être a quatre lieues de toute rivière & de tour paffage. En cela fon fondateur, qui prétendoit en faire une ville de renom, a mal pris fes mefures , chofe qui ne lui arrivoit pas fort fouvenr. Je m etonne, comme on dit qu'il pouvoit tout, qu'il n'a pas fait tranfporrer la Loire au pied de certe nouvelle ville , ou qu'il n'y ait pas fait palier le grand chemin de Bordeaux. Au défaur, il devoit choilir un autre endroit, & il en eut auffi la penfée; mais 1'envie de corifacrer les marqués de fa naifiaftce, 1'oblioea de faire batir autour de la chambre oü il éroir né. Jl avoit de ces vanités que beaucoup degens blameront, & qui font pourtant communes a tous les héros, témoin celle-H d'Alexandre le Grand, qui faifoit killer, oü il paffbir, des mords & des brides plus grands qu'a 1'ordinaire s afin que la  EN LlMOUSIN. 2.07 poftérité crut que trii & fes gens étoient d'autres hommes, puifqu'ils fe fervoient de fi grands chevaux. Peut-être auffi que landen pare de Pdchelieu, & les bois de fes avenues, qui étoient beaux, femblèrent a leur maitre dignes d'un chateau plus fomptueux que celui de fon patrimoine; & ce chateau attire a la ville, comme le principal fait 1'acceflbire. Enfin, elle eft, a mon avis, Mal fituée, & bienbatie; On en a fait tous les logis D'une pareille fymétrie. Ce font des batimens fort hauts; Leur afpecï vous plairoit fans faute : ' Les dedans ont quelques défauts; Le plus grand, c'eft qu'ils manquent d'hóte. La plupart font inhabités, Je ne vis perfonnc en Ia rue, II m'en déplut; j'aime aux cités Un peu de bruit & de cohue. J'ai dit la rue, & j'ai bien dit; Car elle eft feulc & des plus droites : Que Dieu lui donne le crédit De fe voir un jour des cadettes. Vous vous fouviendrez bien & beau, Qu'a chaque bout eft une place Grande, carrée, & de niveau; Ce qui, fans doute, a bonne grace.  2^8 Voyage en Limoïïsin, C'eft auffi tout, mais c'eft affez, De favoir fi la ville eft forte, Je m'en remets a fes foffés, Muis, parapets, remparts & porte. Au refte, je ne vous faurois mieux dépeindre tous ces logis de même parure , que par la Place Royale : les dedans font beaucoup plus fombres, vous pouvez croire, & moins ajuftés. J'oubliois a vous marquer que ce font des gens de finance & du confeil, fecrétaires d'étar & autres perfonnes attachées a ce cardinal, qui ont fait faire ces batimens, pour la plupart par complaifance, & pour lui faire leur cour. Les beaux-efprits auroient fuivi leurs exemples, fi ce n 'étoit qu'ils ne font pas grands édificateurs, comme dit Voiture; car d'ailleurs ils étoient tout pleins de zèle & d'afïection pour ce grand miniftre. Voila. tout ce que j'avois a. vous dire touchant la ville de Richelieu. Je remets la defcription du chateau a une autre fois, afin d'avoir plus fouvenr occafion de vous demander de vos nouvelles , & pour ménager un amufement qui vous doit faire pafier notre exil avec moins d'ennui. Fin du Voyage en Limoufin.  V O Y A G E DE LANGUEDOC E T DE PROVENCE, PAR LEFRANC DE POMPIGNAN;   V O Y A G E DE LANGUEDOC E T DE PROVENCE. PREMIÈRE LETTRE A M ***, k 24 Septembre 1740. C/est donc très-férieufement, madame, que vous demandez la relation de none voyage i vous la voulez même en profe & en vers, C'eft un marché fait, dites-vous, nous ne faurions nous en dedire. II faut bien vous en croire; mais croyez auffi que jamais parole ne fut plus légérement engagée. Je fnis sur Que tomt homme fenfé rira D'une entreprife fi fallcte; Que peitonne ne nous lira.  J02 V O Y A 6 E Oiï que celui qui la fera, A coup sur trèsTfort s'ennuira, Que vers & profe on fïffiera : Et que, fur cette preuve-la, Le régiment de la Calotte Pour fes voyageurs nous prendra. Quoi qu'il en puifle arriver, le plus grand malheur feroit de vous déplaire. Nous allons vous obéir de notre mieux ; mais gardez-nous au moins le fecret : un ouvrage fait pour vous ne doit être mauvais qu:'incognito. v Comme ce n'eft pas ici un poëme Epique, nous commencerons modeftement par Caftelnaudary, & nous n en dirons nen. Narbonne ayant été le premier objet de notre attention, fera aufïï le premier artide de notre itinéraire. N'y eüt-il que ces anciennes infcriptions qu'a fi fort refpedtées le tems, cette Narbonne méritoit un peu plus d'égards que n'en ont eu les deux célèbres voyageurs. Nous pouvons attefter qu'il n'y plut, ni n'y tónna pendant plus de quatre heures , &c que jamais le jour ne fut plus ferein que lorfque nous en partïmes : Mais, vu le local enterré De li Cité primatiale, Nous croyons, tout confidéré, Que quand la faifon pluviale,  DE LiANGUEDOjC. 30 j Au milieu du champ labouré, Ferme la bouche a la cigale, Toutes les eaux ont conjuré D'environner bon-gré, mal-gré, La ville archiépifcopalej Ce qui rend ce lieu révéré Un cloaque beaucoup trop fale, De quoi Chapelle a murmuré, Mais d'un ton (i peu mefuré Qu'il en réfulte un grand fcandale, Au point qu'un prébendier lectré De 1'églife collégiale, Nous dit, d'un air très-affuré, Que ce voyage célébré N'étoit au fond qu'ceuvre de balie, Et que Narbonne, qu'il ravale, Ne 1'avoit jamais admiré. Le fait, madame, eft vrai a. la lettrej a. telles enfeignes, que le dofte prébendier fe delfaifit en notre faveur, avec une joie extréme, de 1'oeuvre de ces meffieurs, qui luiparoirTent de très-mauvais plaifans. Ce n'eft pas, au refte, le feul plaifir qu'il nous eüt fait : ce généreux inconnu nous avoit menés au palais archiépifcopal, admirer les antiquités qu'on y a recueillies. Par fon crédit, nous vïntes toute la maifon, grande, noble, claire même, en dépit de ce qui la devroit rendre obfcurej mais on a logé un peu trop haut le Primat d'Occitanie. Nous ayions enfuite fuivi  304 VoyAge notre guide a la métropole , qui fera une fort belle églife, quand il plaira a Dieu & a'ux états de faire finir la nef. Quant a. ce tableau fi dénigré par 1'oeuvre fufdit, MM. de Narbonne le regrètent tous les jours, malgré la copie que M. le duc d'Orléans leur en laüTa libéralement, mais qu'ils rrouvent fort médiocre, quoique le Lazare y foit peut-être auffi noir que dans l'original. Nous reprimes notre chemin, & parcourümes gaiement les chauflees qui mènent a Béziers. Cette ville efl:, pour fes habitans, un lieu célefte, comme il eft aifé d'en juger par un pafïage latin d'un de leurs auteurs, dont je vous fais grace. La nuit nous ayant furpris avant d'y être arrivés, nous fümes tentés d'y coucherj Mais fachant par tradition Que dans cette agtéable ville j Pour le fou de chaque faifon Très-prudemment chaque maifon A foin d'avoir un domicile; Et craignant pour mon compagnon, Qui pour moi n'étoit pas tranquille, Nous criames au poftillon Au plus vite de faire gille. Ce fut donc a. Pézenas que nous allames chercher notre gite. II étoit tard quand nous y arrivames : les portes étoient fermées. Nous en fumes fi piqués, que nous ne voulümes point y entrer, quand  de LanGUEDOC. JoJ quand on les ouvrir le lendemain matin : mais que nous fümes enchamés des dehors! il n 'en eft pas de plus rians y ni de mieux cultivés. Quoique Pézenas n'aic pas de pvoverbe latin en fa faveur, au moins que je connoiftè, fa fituation vaut bien celle de Béziers. La chauflee qui commence après les cafemes du roi, & fur la beauté de laquelle on ne peut trop fe récrier, ne dura pas autant que nous aurions voulu. Elle aboutit a une route afTez fauvage, qui nous conduifit a Vallemagne, lieu pauablement digne de la curiofité des voyageurs. Prés d'une chaïne de rochers S elève un monaftère antique : De fon églife très-gothique, Deux tours, efpèces de clochers, Ornent la facade ruftique. Les échos, s'il en eft dans ce trifte féjour, D'aucun bruit n'y frappent 1'oreille} Et leur' troupe oifive fommeille Dans les cavernes d'alentoür. Dépêche, dis-je ï un poftillon de quatre-vingts ans, qui changeoit nos chevaux; 1'horreur me gagne. Quelle folitude ! c'eft la Thébaïde en raccourci. Allons, 1'abbé, ni vous, ni moi n^ commer9ons avec les Anachorètes. Eh ! de par tous les diables, ce fon'- des Bernardins, s ecria Ie maitre de la pofte , que nous ne croyions pas fi prés de nous. Or vous faurez que ce bon homrne y,  3C5 V O Y A G 1 pouvoit faire la différence d'un Anachorèté Sz d'un Bernardin; car il avoit fur un vieux coffre, a cöté de fa porte} quelques centaines de feuillets de la vie des pères du défert, rongés des rats. Si vous voulez diner, ajoutat-t-il, entrez } on vous fera bonne chère. Nos tnoines font de bons vivans, L'un pour 1'autre fort indulgens; Ne faifant rien qui les ennuie, Ayant leur cave bien garnie : Toujours repofés & contensj Vifitant peu la facriftie : Mais quelquefois les jours de pluie , Prkns dieu pour tuer le tems. II eft vrai qu'ils avoient profité de cette matinée-la, qui étoit fort fombre Sc fort pluvieufe ; pour dépêcher une grand'mefle. Nous gagnames le cloïtre. Croiriez-vous, madame, qu'un cloïtre de folitaires fut une grotte enchantée ? Tel eft pourtant celui de 1'abbaye de Vallemagne : je ne puis mieux le comparer qua. une décoration d'opéra. II y a furtout une fontaine qui méritèroit h pinceau de 1'Ariofte : elle reffemble, comme deux gouttes d'eau, a la fontaine de Tamoiir. Sur fept colonnes, des feuillages Entrelacés dans des berceaux, Forment un döme de rameaux Dont les délicieux ombrages  P E L.ANGUEDOC, 507 Font goüter dans des lieux fi beaux Le frais des plus fombres bocages. Sous cette voute de cerceaux, La plus heureufe des Naïades Répand le criftal de fes eaux Par deux différentes cafcades. Au pied de leur dernier baffin, Un ftère, garcon très-capable, Entouré de flacons de vin , Placoit le buffet & la table. Tout auprès un diner dont la fuave odeur Auroit, du plus mince mangeur, Provoqué la concupifcence, Term fur des fourneaux a fon point de chaleur, Pour difparoïtre attendoit Ia préfence De quatre Bernardins qui s'ennuyoient au chceur. Dans ce moment, nous enviames prefque le fort de ces pauvres religieux : nous nous regardions de eet air qui peint fi bien tous le? mouvemens de 1'ame, Chacun de nous appliquoit ce qu'il voyoit a fa vocation particuliere; & nous nous devinions fans nous parler. L'abbé convoitoit 1'abbaye : Pour moi qui ne penfois a Dieu, Ah 1 difois-je, fi dans ce lieu Je trouvois Iris ou Sylvie...... Car voila les hommes ; ce qui eft un fu/et d'édification pour les uns, eft un objetdefcandalc Vij  308 V O Y A G E pour les autres. Que de morale a. débiter la-deflus! prenons congé de notre délicieufe fontaine, elle nous a menés un peu loin. O fontaine de Yallemagnel Tlots fans celfe renouvelés; La plus agréable campagne Ne vaut pas vos bords ifolés. II n'y avoit plus qu'une pofte pour arriver k Loupian, Ueu célèbre par fes vins , dont nos devanciers voulurent fe mettre a portée de juger; leurs imitateurs, en ce point feul, nous nous y arrêtames j mais 1'année, nous dit-on, n'avoit pas été bonne. L'hotefle entreprit de nous dédommager avec des huitres d'un goüt inférieur a celles de 1'Océan. Remontés en chaife , nous nous livrions & 1'admiration que nous caufoit la beauté du pays; Quand deux gentilles demoifelles, D'un air agréable & badin, Qui n'airnoncoit pas des cruelles, Nous arrétèrcnt en chemin. Elles nous dèmandèrent des places dans notre chaife pour aller jufqu'au village prochain, qui eft le lieu de la pofte. L'abbé fut impoli pour la première fois de fa vie , il les refufa inhumainement; & je fns obligé, malgré rfioi, dltre de ïnoitié de ion refus.  de LaNGUEDOC. 3O9 Nous commencions- alors k cotoyer 1 etang de Thr.u, qui fe débouche dans le^golfe de Lyon par le port de Cette, & par le paflage de Maguelonne. II fallut defcendre, en faveur de mon compagnon, qui voyoit, pour la première fois, les campagnes d'Amphitrite , & qui vouloit contempler a fon aife Ce valïe amas de flots, ce fuperbe élément, De 1'avengle fortune image naturelle, Comme elle féduifant, & perfide comme elle : Afylc des forfaits, noir féjour des hafards, Théatre dangéreux du commerce & de Mars, Des plus rares tréfors fource avare & féconde , Et 1'empire commun de tous les rois du monde. Nous arrivames enfin a Montpellier. Cette ville n aura rien de nous aujourd'hui, madame; & vous vous paflerez bien de favoir, qu'après nous être fait d'abord conduire au jardin royal des plantes , qui pourroit être mieux entretenu, & avoir parcouru légèrement, au retour, tout ce que 1'on eft dans 1'ufage de montrer aux etrangers , nous vïnmes avec empreflement chercher un excellent fouper, auquel nous étions préparés par le repas frugal que nous avions fait a Loupian. La matinée du lendemain fut employée a vifiter laMoflon & la Verune. Les eaux & les promenades de celle-ci, ne mentent guère moins de curiofiré Viij  V O Y A C E que la magnificerice de la première, oü il y a des beautés royales; mais oü, fans être difficile a 1'excès, onpeut ttouver quelques défauts, auxquels a la vérité le feigneur chatelain eft en état de remédier. Nous nous hatames après cela de gagner Lunel, öu nous fümes accueillis par M. de la...., major du régiment de Duras, qui commandoit dans ce quartier. II nous donna un auffi bon fouper que s'il nous eüt attendu : 1'abbé en profka médiocrement. II quitta cette bonne chère Pour une devote action, Que ceux de fa profefllon Ne font pas trop pour 1'ordinairc» Ce fat, je crois, fon bréviaire Qui caufa fa défertion. Notre convive rhilitaire Partagea mon affliétion. Mais comme en toute oceafion La providence débonnaire Cömpenfe, d'une main légere, Plaifir & tribulation; La retraite de mon confrère Groffit pour moi la portion D'un vin de Saint-Emilion, Qu'a Lunel je n'attendois guère. y Une partie de la nuit fe pafla joyeufement a table. Nous nous féparames de notre höte a huic  DE LaNGUEDOC. 3iï heures du matin; & nous coummes a Nifmes pour y admirer ces ouvrages, fi fupérieurs aux ouvrages modernes, dignes de la poéfie la plus majeftueufe j en un mot, les chef-d'ceuvres immortels dont cette cité, autrefois fi confidérable, a été enrichie par les Romains. Les arènes s'appercoivent d'auflï loin que la ville même : Monument qui tranfmet a la poftéiité Et leur magnificence & leur férocité. Par des degrés obfcurs, fous des vofites antiques, Nous montons avec peine au fommet des portiques. La, nos yeux étonnés promcnent leurs regards Sur les reftes pompeux du fafte des Céfars. Nous contemplons 1'enceinte oü 1'arène fouillée Par tout le fang humain dont elle fut mouillée, Vit tant de fois le peuple ordonner le trépas Du combattant vaincu qui lui tendoit les bras. Quoil dis-je, c'eft ici, fur cette même pierre, Qu'ont épargné les ans, la vengeance & la guerre, Que ce fexe fi cher au refte des mortels, Ornement adoré de ces jeux crinlinels, Venoit, d'un front ferein & de mcurtres avide, Savourer a loifir un fpectacle homicide L C'eft dans ce trifte lieu qu'une jeune beauté, Ne refpirant ailleurs qu'amour & volupté, Par le gefte fatal de fa main renverfée Déclaroit fans pitié fa barbare penfée. Et conduifoit de 1'oeU le poignard fufpendu Dans le flanc du captif a fes pied6 étendu. Viv  V O Y A G E Des voyageurs font des réflexions a propos de tout. J'avoue, madame, que la tbade eft un peu férieufe. Je vous en demande pardon. La vue d'un amphithéarre-romain a réveillé en moi des idéés tragiques. Ce feroit ici le lieu de vous donner quelqu'idée des autres antiquités de Nifmes. La Tour-Magne, le temple de Diane, & la fontaine qui eft auprès, ont dans leur ruïne même quelque cHofe d'augufte; mais ce qu'on appelle la Maifon-Quarrée , édifice qu'on regarde comme le monument de toute 1'antiquité le plus confeirvé, frappe & fixe les yeux des moins connoifTeurs. On trouve a chaque pas des basreliëfs & des mfcriptions j les aigles romaines , plus ou moins entières, fe voient par-tout. Enfin, par je ne fais quel enchantement, on s'imagine, plus de treize cents ans après 1'expulfion rorale des Romains hors des Gaules, fe trouver avec eux, habiter encore une de leurs colonies. Nous en féjournames plus long-tems a Nifmes. Un jour franc nous fuffit a. peine pour tout voir & revoir. Ce tems, d'ailleurs, graces a M. d'A , ne pouvoit être mieux employé; il ne nous quitta point j & 1'on ne fauroit rien ajout.er a. la réception qu'il nous fit. Or donc, prions la providence Dc rlacer toujours fur nos pas  DE LanGUEDOC. 313 Le Languedoc & Ia Provence, Et furtout meffieurs de Duras s Rencontre douce & gtacieufe Pour les voyageurs leurs amis, Autant qu'elle feroit facheufe Pour les bataillons ennemis 1 II nous reftoit Ie pont du Gard. Notre curiofiré, excitée de plus en plus, nous fit quitter le chemin de la pofte. Après une infinité de détours tortueux, nous nous trouvames fur les bords du Gardon, ayant en perfpedive le pont, ou plutöt trois ponts 1'un fur 1'autre. Pour vous peindre le pont du Gard, II nous faudroit employer 1'art Et le jargon d'un architedte : Mais nous penfons qua eet égard, De notre couple trop bavard La fcience vous eft fufpe&e. Auffi, fans courir de hafard, Notre mufe très-circonfpeéle Ne fera point de fol écart Sur ces arches qu'elle refpc&e, Qui, fans doute, périront tard. Ici, madame, 1'admiration épiaifée fait place a une furprife mêlee deffroi. II nous falkit plufieurs heures pour confidérer ce merveilleux ouvrage. Imaginez deux montagnes féparées par une rivière, & réunies par ce triple pont, oü la hardiffe le  JI4 VüYAGE difpute a. la folidité. Nous grimpames jufque fur 1'aqueduc , que nous traversames prefqu'en rampanr d'un bout a. 1'autre, Offrant un culte romanefque A ces lieux dérobés aux Coups De la barbarie arabefque; Et même cchappés au courroux De ce pourfendcur gigantefque, Qui des Romains fut fi jaloux, Que fa fureur détruifit prefque Ce que le tems lailToit pour kous j. Examinant a deux genoux Un débris de peinture a frefque, Et d'un oeil anglois ou tudefque Dévorant jufqu'aux cailloux. Puis quittant a. regret, quoiqu'avec une forte de confufion, un monument trop propre a nous convaincre de la fupériorité fans bornes des Romains, nous pourfuivimes notre route, & ne fümes plus occupés, après cela, que du plaifir de revoir bientot un ami fort cher, que nous allions chercher de fi loin. Cette idéé flatteufe fut le fujet de notre converfation le refte de la journée. Sur le foir, 1'approche de Villeneuve fit diverfion a notre entretien. Du haut de la montagne d'ou nous l'appercumes, cette jolie ville paroït être dans la plaine, quoique fur une cöte fort élevée. La beauté du payfage Sc la largeur du Rhone forment  de Langvidoc. 3*1 j Ie point de vue le plus furprenant & le plus agréable. C'eft ici que du Languedoc Finit Ia terre épifcopale : A l'autre rive, fur un roe, Eft Ia citadelle papale, Q'ie, fous la clef pontificale Les gens de foutanne & de froc Défendroient fort bien dans un ehoc, Avec une ardeur fans égale, Contre les troupes de Maroc, La mer leut fervant d'intervalle. Nous pafsames les deux bras du Rhöne^ & nous arrivames a Avignon , au milieu des cris de joie, & des acclamations d'un peuple immenfe. N'allez pas croire que rout ce tintamarre fe fit pour nous: on célébroit alors dans cette ville 1'exaltation de Benoit XIV; les fêtes duroient depuis trois jours. Nous vïmes la dernière, & fans doute la plus belle. Nos yeux en furent éblouis : L'art, laricheffe, 1'ordonnance Avoient épuifé Ia fcience Des décorateurs du pays. Au milieu d'une grande place, Douzc fagots mal affemblés, D'une nombreufe populace Excitoient les cris redoublés.  *%ïi V O Y A G ï Tout autour cinquante figures, Qu'on nous dit être des foldats, Pour faije ceffer k fracas, Vomiffoient un torrent d'injures; Mais, de peur des égratignures, lis crioient, & ne bourreient pas. Alors les canons commencèrent : Le commandant, vêtu de' bleu, Aux fufilliers qui fe troublèrent, Permit de fe remettre un peu. Puis leurs vieux moufquets ils Ievèrent Trente-quatre firent faux-feu, Et quatorze, en tirant, crevèrent. Si perfonne ne fut tué, Ou, pour le moins, eftropié Par cette comique décharge, C'eft. un miracle, en vérité, Qui mérite d'être attefté : Mais nous primes foudain le Iarge, Voyant que 1'ajguazil major Vouloit faire tirer encor. Nous entrames en diligence Au palais de fon excellence Monfeigneur le vice-légat. C'eft-la que pour Rome il préfide, Et c'eft dans fa cour que réfide Toute la pompe du comtat. D'abord, ni lanterne ni lampe, La nuit, n'éclaire 1'efcalier : Il fallut, pour nous appuyer, A tatons, du fer de la rampe 3  DE L A N G V E D O C. 317 L'un & 1'autre nous étayer. Aprèsavoir, al'aventure, Fait, en montant, plus d'un faux-pas, Nous trouvons une falie obfcure, Oii, fur quelques vieux matelas, Quatre fuilfes de Carpentras Ne buvoient pas 1'eau toute pure, Mais rien de plus ne pümes voir. Un vieux prêtre entr'ouvrant Ia portc D'un appartement alfez noir, Dit: allons vite, que 1'on fortej Tout eft couché : meffieurs, bon foir. Notre ambalfade ainfi finie, Nous revjnmes a notre hotel; Od Dieu fait quelle compagnie D'une table affez mal fervie Dévora le régal cruel. La maitrelfe, d'ailleurs polic i Pour nous expres avoit trouv.é Un de ces batteurs de pavé, Vrais doyens de melfageric, Sur le front defquels eft gravé Qu'ils ont menti toute leur vie. II venoit de palfer les monts. Mon bavard, fans qu'on le femonce; Faifant Sc demande & réponfe, Parle d'églifes, de ürmons, De conlïftoires, d'audiences, De prélats, de nonains, d'abbés," De moines & de iigisbés; D.e rhiracks & d'indulgeacesj ■ i  '5l8 VoYAGË Du doge & des procurateurs, Des francs-macons & des trembleurs} De 1'opéra, de la gazette, De Sixte-Quint, deTamerlanj De Notre-Dame de Lorette, Du férail & de Kouli-kan ; De vers Sc de géométrie, D'hiftoire, de théologie , De Verfailles, de Pétersbourg, Des conciles, de la marine, Du conclave, de la tontine, Et du fiège de Philisbourg. II partoit pour Ie nouveau monde. Mais de fureur je me levai, Et promptement je me fauvai Comme il faifoit déja. fa ronde Dans les plaines du Paraguay. J'arrive enfin au domicile Qui, jufqu'au retour du foleiï, Sembloit, au moins, pour mon fommeii M'affurer un commode afylc; J'y fus auffitöt infeclé Par I'odeur d'un fuif empefté, Refte expirant de la bougie Dont avec prodigalité Toute cette ville ébaubie Ornoit portail &r galerie En 1'honneur de fa fainteté, Je n'en fus pas quitte pour ce vilain parfum : un nuage de coufins me tint compagnie toute Ia  DE LaNGUEDOC.' 31 £ nuit; ce qui me rappela fort défagréablement un certain voyage d'Horace, dont la relation vaut un peu mieux que celle-ci. Cependant 1'aurore vermeille Répand fes feux fur 1'horizon. Je me léve, 1'abbé s'éveille, J'entends le fouet du poftillon ; Ce fut pour moi bruit agréable. Adieu donc, ville d'Avignon, Ville pourtant très-refpectable , Si, daas tes murs très-curieux, Qui va voir faire 1'exercice, Rifquoit moins fa vie ou fes yeux, Et qu'un bon ordre de police Mit rous les conteurs ennuyeux Dans les prifons du faint office. Rien de plus beau que Pentrée du Comtat par le Languedoc : rien de plus charmant que lafortie d'Avignon par la Provence. Des deux cötés d'un chemin comparable a ceux du Languedoc, règnent des canaux qui le traverfent en mille endroits. LaDurance enfournit une partie : les autres viennent de Vauclufe. Le criftal tranfparent des uns, 1'eau trouble des autres, font démêler aifément la différence de leurs fources. De hauts peupliers, femés fans ordre, y défendent du foleil, dont 1'ardeur commence a  '3 te V o y A g v. être extréme. On touche a la province du royaume la plus méridionale. La Durance, qu'on paiïè a Bompar, nous fit entrer infenfiblemenr en Pro- vence. D'arides chemins, une chaine de montagnes, des oliviers pour toute verdure : telle eft la route qui nous conduifit a Aix , grande & belle ville qui vaut bien un article a part. Nous vous le réfervons, madame, pour le fecond volume de eet ouvrage mémorable. Ici, finira, en attendant, le bavardage du couple d'anciens voyageurs, qu'un fecond palïage de la Durance fit enfin arriver au terme de leurs courfes, au chateau de M C'eft de ce brülani rivage Dont I'ardente aridité OfFre le pin porre bocage, Un défert pour payfage, Par les torrens humeftés : Lieu ou 1'oifeau de catnage Difpute au hibou fauvage D'un roe la concavité : Un chêne détruit par 1'age Noir théatre de la rage De plus d'un vent redoute, Oii 1'époux peu refpe£té D'une déeffe volage, Forge par n\aint alliage Les  2>s Lakgüeboc; tzi Les traitsde la déité, Qui, d'un fourcil irrité, £tonne, ébrahle, ravage L'univers épouvanté. Mais laiflbns ce radota»e De ce lïeu très-peu flatté j J'ofe vous ofFrir 1'hommage D'un mortel peu dans 1'ufage De trahir la vérité. Si réunir tout üifFrage, Sans 1'avoir follicité : Si noblefle fans fierté, Agrément fans étalage, Raifon fans auftérité, Font un unique affemblage; Ces traits, votrc heureux partage, Honorcnt 1'humanité. Hélas! Ia naïveté De ce compliment peu fage; Doit vous plaite davantage Qu'un difcours plus apprêté, Dont le brillant verbiage Manque de réalité. Si de ma téraérité J'ai cru cacher le Iangage Sous 1'aufpice accrédité De Pagréable voyage Qui, par fameux perfonnagej Va vous être préfenté, Pardonnez ce badinage , Voyez mon humilité: X  3 Ü V Ó Y A G E De 1 eclat d'un fauis: plumage, Je ne fais poiiit vanité , La modeftie, a mon age, N'eft commune qualité. On vous ment fur M madame Ia comtefTe. L'auteur , très-véridique d'ailleurs, s'eft égayé fur la peinture qu'il fait de lui & de fes états : il vous donne, pour un défert affreux , un féjour auffi beau qu'il foit poffible d'en trouver dans un pays de montagnes: Car nous lifons dans des chroniques, Qui ne font pas encore publicjues , Qu'autreFois le bon roi René, Dans eet afyle fortuné Faifoit des retraites myftiques. On voit même un canal fort net, Ou, fans taffe ni gobelet, Ce roi buvoit 1'eau vive & pure, Dont la fralcheur Sc le murmure L'endormoient dans un cabinet Formé de fleurs Sc de verdure : Et de nos jours une beauté, Qui n'étoit rien moins que bigotte » Avec une foeur peu dévote , Y chercha 1'hofpitalité. C'étoit Ia fugitive Hortenfe , Laquelle, nous dit-on ici, Sur les rives de la Durance, Ne pour«halToit pas fon man".  de Languedoc. jij Voila ce que c'eft que ce lieu fi fort défigüré par fon feigneur. Que ne peut-on vous faire cdnnoïtre auffi, teÜe qu'elle eft, la dame du chateau! cette entreprife paffe nos forces : II eft difficile de bien louer ce qui eft véritablement louable. Peindre madame la marquife de M c'eft peindre la douceur, la raifon, les bienféances & la vërtu même. Oh, pour cette fois, taifons-nous! Dieu vous garde, aimables époux Que chacun chérit & révère! De notre long itiné'raire L'ennui rctombera fur nous, S'il n'a le bonheur de vous plaire. SECONDE LET T RE A M***t le 28 Oclobre 1740. T imaginiz trois voyageurs, Et qui pourtant ne font menteurs , Qu'une voiture délabrée, Par deirx maigres cheyauxrirée., Pendant trois jours a fracalfés, Difloqués, meurtris & verfés Jufqu'a certain lieu plein d'ornièrcs, Oii leldits chevaux morts de faim, Malgré mille coups d'étrivièfes,  V O Y A 6 E Se font arrêtés en chemin, Nous faifant clairement comprendre Qu'ils avoient affez vöyagé; Que de nous ils prenoient congé , Et qu'ils nous prioient de defcendre. Jugez done, après ce cadeau, De quel air, fans feu ni manteau, Par une nuit très-plüvieufe, Notre troupe, fort peu joyeufe, Traverfant a pied maint cöteau, Au bout d'une route fcabreufe , Parvient enfin jufqu'au chateau. Peignez-vous, dans cette aventure, Trois têtes dont la chevelure, Diftillant 1'eau de toutes parts, Imite affez bien la figure Des Scamandres Sc des Saugars. Voila, madame , le portrait au naturel d'un marquis fort aimable, d'un fénateur qui ne peut fe louer lui-même, paree qu'il tient la plume, & d'un joli cavalier de Saint-Jean de Jérufalem. Nous arrivons; & mon premier foin, dans 1'attirail que je viens de vous décrire, eft d'obéir a. vos ordres. Ma première gazette a eu le bonheur de vous plaire : je vais rifquer la feconde, avec 1'aide de mes compagnons. Demain nos mufes fepófées, Erakhes, yermeilles Sc frifées, Mettront d'accord harpes Sc lüt, Et vous payeront leur tribnt.  be Lang u. e d o e. 32$ 24 Qctobre 1740. Nous voici bien éveillés, quoiqu'il ne foit que midi. L'attelier eft prêt : nous commericons fans préambule. Viélimes de notre curiofité, nous partmies le rj de ce mois. La defcription de notre équipage paroït propre a être placée dans un ouvrage fait uniquement pour vous amufeiv Toi qui crayonnes en pafte], Viens, accours, mufe fubalterne; Peins-nous partans d'un vieux chatel,. Plus fiers que gendarmes de Bernc 1 Et toi railleur uni.vcrfel, Dieu poliflon, je me profternc Devant ton agréable autel! Ton influcnce me gouveme : Père licureux de la baliverne, Prête a ma mufe ce vrai fel, Donttu fus enrichir .Miguel ,: Et privqr tout auteur moderne. Tel qa'en fortant de Tobofo , ^ Le fieur de la Trifte-Figure, Piquantfans- fucccs fa- monture Malgré les confeils de Sancho, Couruc-, fuivanr fon veaigo , Aux moulins fervir de monture s De mime,, ere pksufc voiture, Cbacun de:neus criant, ha, I10,. Xiij,  ll<3 V O Y A G E Bravant & chüte & meurtriffure, Voulut faire trotter Clio. Pour moi, trop foible par nature, J'ofai , chétivS créature, Me plaindte autrement qu'ira petiq. Soit refpeét de la prélature, Ou devoir de magiftrature, Nul autre n'ofa faire écho. L'abbé feul perdit 1'équilibte : Mais avant que d'en venir la, Pour fe défendre en homme libre, II tendit veine, nerf & fibre; Mais fa bete, enfin, 1'entraïna. Nous n'eumes que la peur de fon accident i II fut s'en tirer a merveille, Et troqua fon maudit bidet Contre une bete a longue oreille, Qui n'eft ni lièvre, ni baudet. Les Efpagnols, gens, felon eux, fort fages, eftïment infiniment ce genre de monture, & l'abbé, pourroit certifier qu'ils n'ont pas tort. Quoi qu'il en foit, 1'équipage que je viens de vous détaiiler, nous conduifit au chateau de k Tour, d'Aigues , monument, dit-on, de 1'amour & de la folie. Le nom feul des deux ouvriers Ne préviendra pas pour 1'ouvrage j. Ce couplq n'eft pas dans 1'ufage De fuivre des plans réguliers;  be Languedoc. 527 Et ce feroit fottife pure De les prendre pour nos macons, S'il falloit, par leurs aétions, Jueer de leur architedture. Mais ils ont eu le bon fens de choifir un babile architeóte, pour batir la maifon de la tour, D'autres vous en feroient une brillante defeription : plus; d'un voyageur vous parleroit de 1'efplanade qui eft au-devant de la principale porte, des foftës profonds , revêtus de pierres, & pleins d'eau vive , dont le chateau eft environné d'une faeade eftiniée des connoifleurs; enfin , d'une fort belle tour carrée x qui s'élève au-deffus de deux grands corps de logis, & qu'on aflure avoir été conftruite par les, Romains, Ma mufe, en rimes refèvées, Pourroit vous tracer dans fes vers, Des bofquets bravans les Invers. Sur des voutes fort élevées : Tels qu'aux dépéns dé fes fujets, Jadis une reine amazone En fit planter a Babylone, Sur le faïte de fon paleis». LaifTons ce détail a deux peintres d'architectiire & de payfages, ou a des faifeurs de romans i.mais vous: ne ferez. peut-être pas fachée de. favoir a qui k Rrovence eft redevable de ce batimeat, qui fait Xiv  $2» V O Y A G t une des curiofités de cette province : c'eft au baron de Sental. Ce gentilhomme 1'avoit deftiné pour être 1'habitation d'une princeflè, dont les aventures ne font pas ignorées. Or ce baron de Sental Tut épris d'une héroïne Qui lui donna maint rival, Voyageant en pélerine, Tantöt bien, & tantöt mal:. Villageoife ou citadine, Promenant fon cceur banal, De la cour de Catherine, A quelqu'endroit moins royal. Cette dame de mérite Fut la reine Marguerite; Non celle a 1'efprit badin, Qui des tendres amourettes Des moines & des nonnettes A fait un recueil malin, Mais fa nièce tant prónc-e , Dont notre bon roi Henri fut, pendant plus d'une année, Le très-afBigé mari; Et qui, plas qu'une autre femme, Porta gravé dans fon ame Le commandement divin De 1'amour pour le prochain. ' On trouve dans mille endroits du chateau les diiffres de Ia reine Sc du baron, accompgnés de  be Languedoc. 329 trois mots latins que je vais vous citer en qfiginal, pour faire parade d'érudition : Satiabor, ciim apparuerit. $i j'ofois vous rraduire ce latin, vous avoueriez, madame , qu'il dit beaucoup en peu de pai-oies. Au demeurant, la gentiüe prLncciTc Ne vit jamais ce lieu fi beau; Et le baron, qui 1'attendoit fans ceffc, En fut pour les frais du chateau. En quittant la tour, nous primes une route quï nous conduifit dans un pays afTez bizarre pourexercer le pinceau d'un voyageur. Au fortir d'un précipice, oü nous courümes une efpèce de danger, nous entrames dans un chemin refièrré entre deux, montagnes efcarpées. Ce défilé s'élargit dans quelques endroits, & devient alors auffi agréable que ie vallon le plus cultivé. On découvre de rems cn tems, a travers les ouvertures du rochel, des emplacernens qui refTemblent a/Fez k degrandex cours de vieux chateaux , entourées de haute.? munülles. Du tems des chevre-pieds cornus, Les Sylyains, les Faunes velus Habitoient ce réduit fauvage. C'eft-la qu'au jour du carnaval, Silène & Pan donnoient le bal Aux Driades du voifinage.  |3° V O Y A G E Ce lieu n'eft plus aulïl profané : des miffion-^. naires zélés y ont fait graver de toutes parts, fur ies arbres & fur les pierres, des paffages tirés de Fécriture, & de petites fentences propres a édifier les paffans. Nous nous trouvames le foir aux portes d'Apt. Saviez-vous , madame , qu'il y eut une ville d'Apt ? & favez-vous ce que c'eft que la ville d'Apt ? Nous ferions fort embarraffés de vous Ie dire. Lorfque nous y fommes entrés, Les cieux n'étoient point éclahés Par la lune ni les étoiles : Er quand nous en fommes fortis, L'aurore & 1'époux de Procris Etoient encore dans les toiles, Tout ce que nous pouvons faire en faveur de la ville d'Apt, c'eft de la fuppofer grande, belle, peuplée, riche & bien habitée : car, en bonne poiitique, il faut vanter les pays oü 1'on voyage. Nous arrivatr.es, cette même matinee, iVau^clufe. C'eft un de ces lieux uniques, oü la natiire a voulu fe fmgularifer. II paroit avoir été fait exprès pour la mufe de Pétrarque. Ce fameux valton eft terminé par un demi-cercle de rochers d'une prodigieufe élévation,. & qu'on diroit avoir été taillés perpendiciüairement. Au pied de cette maffe  de Languedoc. 331 énorme de pierres, fous une voute naturelle , que fon obfcurité rend effrayante a la vue, fort d'un gouffre dont on n'a jamais trouvé le fond, la rivière appelée la Sorgue. Un amas confidérable de rochers forme une chanlfée au-devant, mais a plufieurs toifesde difhnce de cette fource profonde. L'eau paffe ordinairement par des conduits fouterreins, du baffin de la fontaine, dans le lit oü elle commence fon cours; mais, dans le tems de fa crue, qui arrivé, nous dit-on, aux deux équinoxes, elle s'élève impétueufement au-deffus d'une efpèce de mole, dont un voyageur géometre auroit mefuré la hauteur. La, parmi des roes entafles , Couverts d'une moufle verdatre, S'élanceut des flots courroucés, D'une écume blanche & bleuatre. La chüte & Ie mugiflement De ces ondes précipitées, Des mers par 1'orage irritées Imitent k fténiiiTement. Majs bientót, moins tumultueufe a. Et s'adouciflant a nos yeux, Cette fontajne mcrveiHeufc N'eft plus im torrent furieux, Lc long des campagnes fkuries., Sur k fable & fur les cailIouxs Elk careife ks prairies Avcc un murmure plus doux.  $}i VOYAGI Alors elle foufFre fans peine Que mille différens canaux Divifent au loin, dans la plaine.» Le tréfor fécond de fes eaux. Son onde toujours épurée, Arrofant Ia terre altérée , Va fertilifer les fillons De la plus riante contrée Que le dieu brillant des faifons , Du .haut de la voute afurée, PuilTe cchauffer de fes rayons. Le chemin qui nous mena du village a Ia fontaine, eft un fentier étroit & pierreux, que la. curiofité feule peut rendre praticable. Les pieds délicats de Laure devoient fouffrir de cette promenade , & le. doux Pétrarque n'avoit pas peu de peine a la foutenir. Mais ce fenrier, tont efcarpé qu'il terrible y Sans doute amour 1'adoucuToit pour eux 5 v Car nul chemin ne paroit raboteux A deux amans qui voyagent enfcmble. Après avoir affez examiné la fontaine , nou& Iivrames le chevalier & 1'abbé a la merci de notre guide. Nous avions apercu une grotte. dans un angle de Ia montage : nous criimes que les deux héros de Vaucl:ufe pourroienr bieiv y avoir laiffë quelque tracé de leurs amours. Depuis 1'aventure d'Enée & de Sidon ; toutes les gtottes font  de Languedoc. 333 fufpeótes. Celle-ci, dillons-nous, a peut-être rendu Ie même fervice a Laure 8c a. Pétrarque. Au moins y trouverons-nous quelque chanfon ou quelque fonnet : le bon homme en mettoit par-tout. En faifant ces réflexions, nous parvinmes, non fans peine, a 1'entrée de ia caverne. Nous y entrevïmes auffitót une figure humaine, qui s'avaneoit gravement vers nous > La barbe longue, la peau bife, Un gros volume dans les mains, Une mandille noire & grife, Et le cordon autour des reins. C'eft, dunes-noBS, un folitaire Qui pleure ici fes vieux péchés: Bon jour, notre révérend père ! Vous voyez dans votre tanière Deux étrangers qui font fache's D'intetrompre votre prière. ! Qu'eft-ce donc, infolens ? Eh quoi! Eft-ce ainfi qu'on me rend vifite? Ofez-vous, fans palir d'effroi, Prendre pour un coquin d'hermite, Un perfonnage tel que moi? Je fuis . . . , Nous avions oublié, madame, de vousdemander an profond fecret fur cette hilloire :• on nous traiteroit de viiionnaires. Nous vivons dans un Cècle d'incrédalité, ou les apparitions ne font pas  ■554 V O Y A G E forrane : cepehdant > foi de voyageurs, rien nel! plus vrai que eelle-ci. Je Tuis, nous dit d'un air rigide, Ce vieillard au maigre menton, Le contemporain de Caton, Des Gaulois 1'oracle Sc le guide i Le grand prêtre de ce canton; Pour tout dire, enfin, un Druïde. Vous un Druide, monfeigneurl Reprimes-nous avec grand peur. Ne foyez plus fcandalifée, madame, de ce mouvement de crainte : 1'idée feule de rencontrer des Druides dans la forêt de Marfeille, fit trembler l'armée de Céfar. Ne vous mettez pas en colère, Illuftre évêque des Gaulois, Que votre grandeur débonnaire Nous pardonne pour cette foist Demeurez en fanté parfaite Dans votre lugubre retraite ; Nous n'y retournerons j; ma's : Et n'allez pas vous mettre en tête De nous réferver pour Ia fetè De votre vilain Teutatès. Le pontife fe mit a rire : Allez, je ne fuis pas méchant; Je connois ce qui vous attire, Et vous aurez contentement.  t> e Languedoc, Vous faurcz, fans palfer la barque, ( Ouï'onentre privé du jour, Comment Laure & tón chcr Pétrarque j Dans ce délicieux féjour, Plus contens que reine & monarque* A pctit bruit faifoient I'amour. Ses prome/Tes ne furent vaines; II fit un cercle,ily tourna. Par trois fois lolympe tónna; Le rocher entr'ouvrit fes veines; Et par des routes fouterraines, Un tourbillon nous entraïna. Cette opératïon magique nous conduifit au p us beau beu que 1'imagination puifTe fe fi^urer Une N7mP^> avertie fans doute par le fianal vint nous recevoir. ö 3 Teint frais, ceil vif, bouche vermeille, Ün bouquet de fleurs fur le fein, Chapeau de paille fur 1'oreille, Et tambour de bafque a la main. Venez, dit-elle : cetafyle, Que vous n'habiterez jamais, N'eut, dans fon enceinte tranquille, Qu'un feul couple damans parfaits.' Toujours heureux, toujours fidèles, Laure & Pétrarque dans ces lieux' Dans leurs carenes mutuelles Ont fait cent fois envic aux dieur.  jlct VoYAGE Mais déja votre ame eft éniue De 1'imagc de leurs plaifirs : L'amour exauca leurs defirs Par-tout ou s'étend votre vuc. . Tantót au pied de ce cöteau, Prés de ces ondes qui jaillüTent : Souvent fous eet épais berceau Que ces orangers embelliifent; lei, quand le flambeau du jour De fes feux bruloit la verdure : Plus loin, quand la nuit, a fon tour , Venoit rafraichir la nature. Lifez en caraöères d'or, Sur ces portiques, fur ces marbres, Ces vers plus expreflifs encor Que ceux qu'Angélique Sc Médor Gravoient enfemble fur les arbres. Eh quoi! dimes-nous avec furprife, font-ee-la ces chaftes amours dont le poëte Italien rious berce dans fes fonnets & dans fes chanfons ? Et que deviendta la moralc Que, dans fes triomphes pieux, Sa mufe, en vers rsligieux, Avec emphafe nous étalel Elle eft toujours bonne pour la théorie, repliqua notre conduclrice; d'ailleurs il y a plus de quatre cents ans que Pétrarque & Laure s'aimoient. C'étöit alórs la mode de fe taire : Un  DE LANGUED O-C. $37> Un indifcret n'auroit pas été cru; Et dans ce fïècle, le myitère Pa/Tok hautement pour vertu. On évitoit les mouvemens extrêmes, Les vaiiis difcours, les ctlacs imprudens. Pour amis & pour confidens, Deux jeunes cceurs n'avoient alors qu'eux-mêmes; Pétrarque, enfin, favoit jouir tout bas: Favorifé fans le faire connoïtre, Et d'autant plus heureux de 1'être, Qu'on croyoit qu'il ne 1'étoit pas. Fakes votre profit de cela, continua-t-elle, s'il en eft encore tems. Adieu; pour des mortels vous avez eu une alTèz longue audience d'une Nymphe : retournez rejoindre vos camarades, & ne dites au, moins que ce que vous avez vu. A ces mots nous fümes enveloppés rl'un image qui nous reporta d'un clin d'ceil a Vauclufe, Nous remontames a cheval. Notre voyage dans les plaines du Comtat, ne fut, de notre part, qu'un cri d'admiration. Les canaux tirés de la Sorgue, nous fuivoient partout, & nous répétions continuellement comme en chceur d'opéra : Lieux tranquüles, oiides chéries, Nymphe aimable, flots argentés! Ranimez I'émail des prairies Fontaine! vos rives fleuries, Y  JjS V O Y A G E Ces arbres fans celfe humeclés, Séjour des oifeaux enchantés, Nous rappellent les bergeries, Lieux autrefois fi f téquentés , Et dunt les touchantes beautés Ne font plus qu'en nos fêveries. Nous aurions voulu nous arrèter a. Lille, le tems ne nous le permit pas. Nous eümes cependant le loifir d'en conlïdérer la délicieufe fituation. C'eft un terroir que la nature & le travail fe difputent 1'honneur d'embellir. La Sorgue, qui dans tout fon cours ne perd jamais fa couleur ni fa puréreté, enveloppe entièrement la ville de fes eaux. C'eft, dit-on, dans. fes murs célèbres, Que le malin fut autrefois Faire gliffer dans le harnois D'un poëte entendant ténèbres, D'un fol amour le feu grégeois. C'eft en effet a Lille que Pétrarque vit, pour la première fois , a Foffice du vendredi faint; 1'héroïne que fes vers ont rendu immortelle : nous fommes même perfuadés que la beauté du pays a eu autant de part a fes retours rréquens, que la conftanee de fa paflïon. On ne peut rien imaginer de plus féduifant que cette partie  £>e Languedoc. fsti du Comtat : des champs fertiles, planrés comme des vergers, des eaux tranfparentes, des chemins bordés d'arbres : Tel fut fans doute, ou peu s'en faut Le lieu que la main du très-hauc Orna pour notre premier pèrej Jardin, ou notre chafte mère, Par le diable prife en défaut, Trahit fon époux débonnaire; Par quoi ce doyen des maris Vit fes jours doublement maudits , Et murmura, dit-on, dansl'ame, D'être chaffé du paradis, Sans y pöuvoir laiffer fa femme. Nous fümes coucher a Cavaillon, & nous y arrivames affez de bonne heure pour pouvoir parcourir les promenades & les dehors de la ville, qui font agréablement ornés. Le lendemain il fallut nous réfoudre a quitter eet admirable pays t nous en fortïmes en paffant la Durance, & ce fut en mettant le pied dans le bateau, qu'irn de nous entonna pour les autres : * Adieu, plaines du Comtat, Êeaux lieux qua la Sorgue arrofej Adieu : mille fqis béat Ce mortel qui fe repofe Dans votre charmant ctat! Loin de 1'orgueilleux éclat Yij  '540 V O Y A G E Qui fouvent aux fots impofe; Loin de la métamorphofe Du fermier Sc du prélat, Tout eft foumis z fa glole, Hors le bon vice-légat Qu'il doit refpeéter pour caufe. Le foleil couchant nous vit arriver a Aix. II f eüt, ce jour-la, deux entrees remarquables dans cette ville; celle d'un cardinal & la notre. Vous jugez bien, après la peinture du départ de M ... , qu'il y avoit de la différence entre nos équipages , & ceüx de 1'éniinence. M. le cardinal d'Auvergne venoit de faire un pape, & nous, de rendre vifite aux Druides & aux Nymphes. Un quart d'heure de grotte enchantée vaut bien fix mois de conclave. Quoi qu'il en foit, le même inftant nous raffembla tous i Aix : nous y entrames par ce cours fi renommé, Que les balcons Sc pórtïqüës De vingt hotels magnifiques Ornent en divers endroits. Ces iieux, dit-on, autrefois Etoient vraiment fpécifiqucs Pour rendre plus prolifiques Les moitiés de maints bourgeois ; Mais, maintenant moins Gaulois, lis favent mieux les rubriques : Et les maris pacifiques Recoivent 1'ami courtois Dans les foyers domeftiques,  de Languedoc. 341 Quelques arbres inégaux, Force bancs, quatre fontaines, Décorent ce long enclos Oü gens qui ne font pas fots, De nouvelles incertaines, Vont amufer leur repos. Voila une affez mauvaife plaifanterie , que nous vous livrons pour ce qu'elle vaut. A parler vrai, la capitale de la Provence eft également au-deffus de la critique & de la louange. Nous i'avons vue dans un tems oü les campagnes font peuplées aux dépens des villes : mais nous avons jugé de ce qu'elle doit être, par la maifon de M. & de madame de T qui occupent les premières places de la province, 8c qui font fairs 1'un 8c 1'autre pour les remplir au gré des citoyens & des étrangers, Le ciel, de plus, mit un effaim de belles Dedans ces murs qu'on ne peut trop vanter : Si Dieu les fit, ou tendres, ou cruelles, Sur ce point-la je ne puis vous citer Difcours, chanfons, chroniques, ni nouvelles j Fors que pourtant je dois vous attefter, Sur le récit de maint auteurs fidèles, Que point ne faut féjourner avec elles, Si 1'on ne veut long-tems les regretter. Auffi, madame, primes-nous notre parti en Yiij  J4i V O Y A G S gens de précaution : nous ne demeurame's que deux jours & demi a Aix. Nous voici enfin a Marfeille. C'eft une de ces villes dont on ne dit rien pour en avoir trop a. dire. Elle ne refTemble point aux autres villes du royaume. Sa beauté lui eft particulière. Ses dehors même Sc fes environs ne fonr pas moins finguliers: c'eft un nombre infini de petites maifons qui n'ont, a la vérité, ni cour, ni bois, ni jardin, mais qui compofent, en total, le coup-d'ceil le plus riant qu'il y ait peut-être au monde. Que 1'afpect de ce port eft frappant! Telles jadis, en fouveraines, Occupoient le tröne des mers, Cartage & Tyr, puiffantes reines Du commerce & de 1'univers. Marfeille, leur digne rivale, De toutes parts, a chaque inftant, Recoit les tributs du couchant Et de la rive oriëntale, Vous y voyez, foir & matin, Le Hollandois, le Levantin, L'Anglois fortant de ces demeures Ou le laboureur, 1'artifan N'ont jamais vu, pendant trois hcurïs, Le foleil pur quatre fois 1'an; Le Lapon qui nait dans la neige, LeMofcovite, le Suédois, Et l'habitant de la Norwegc, Qui foüfHe toujours dans fes doigts.  de Languedoc. 345 La, tout efprit qui veut s'inflruire, Prend de nouvelles notions. D'un coup d'ceil, on voit, on admire, Sous ce millier de pavillons, Royaume, républiqne, empire; Et 1'on diroit qu'on y refpire L'air de toutes les nations. M. d'H...., intei! nt des galères, chez qui nous dïnames le lendemain de norre arrivée, nous fit voir, dans le plus grand détail, les parti'es les plus curieufes de 1'arfenal. La falie darmes eft fort belle; ce font deux grandes galeries qui fe coupent en croix. Les murailles en font revêtues d'efpaliers de fufils & de moufquetons. D'efpace en efpace s'élèvent avec fymétrie des pyramides de fabres, d'épées, de bayonnettes d'une blancheur éblouiffante. Les plafonds font décorés, d'un bout a 1'autre, defoleils compofés de même, c'eft-a-dire, de rayons de fer. On a mis, aux extrémités de la falie, dé grands trophées de tambours, de drapeaux & d'érendards, qui paroiffent gardés par des repréfentations de foldats armés de toutes pièces. Ces Iieux oü repofent les dards Que Ia mort fournit a la gloire, OfFrent erifemble a nos regards L'horrible magafin de Mats, Et le temple de la Victoire. Yiv  344 V o y A s e Après le diner, M. d'H...., dont on ne peut trop louer 1'efprit, le goüt & la politefle, nous prêta fa chaloupe pour aller au chateau d'If, qui eft a. une lieue en mer. Les voyageurs veulent tout voir. Nous fümes donc aa chateau d'If; C'eft un lieu peu recréatif, Défendu par Ie fer oifif De plus d'un foldat maladif, Qui, de guerrier jadis adtif, Eft devenu garde pafllf. Sur ce roe taillé dans le vif, Par bon ordre on retient captif, Dans 1'enceinte d'un mur mauïf, Efprit libettin, coeur rétif Au falutaire correclif D'un parent peu perfuafif. Le pauvre prifoncier penfif, A la ttifte lueur du fuif, Jouit, pour feul foporatif, Du murmure non lénitif, Dont 1'élément rébatbatif Frappe fon organe attentif. Or, pour être mémoratif De ce domicile affliclif, Je jurai, d'un ton expreflif, De vous le peindre en rime en if. Ce fait, du roe défolatif Nous fortïmcs d'un pas hatif, Et rentrames dans notre efquif, En répétant d'un ton plaintif: Dieu nous garde du chateau d'If',  de Languedoc. 34^ Nous regagnames le port i 1 'enrrée de la nuit, fort fatisfaits, fi ce n'étoit du chateau d'If, au moins de notre promenade fur mer. C'eft ici que 1'abbé nous quitta. Nous devions partir pour Toulon avant le jour, & lui pour la petite ville de Sallon, ou il a dü préfenter fon oft'rande & la notre au tombeau de Noftradamus. II y eut de 1'attendriiTement dans. notre féparation. Adieu , difions-nous fans ccffe, Ami flncère & flatteur, Héros de délicateife, Dont le liant enchantcur Fait badiner la fageife, Fait raifonner la jeuneife, Et parle toujours au cceur. Cependant nous eftuyames nos larmes : il alla fe coucher, & nous allames palTer la nuit a table, chez le chevalier de C„. La route de Marfeille i Toulon n'auroit rien de diftingué , fans le fameux village d'Ollioules. Ce fut la, Comme cent plumes 1'ont écrit, Que la pénitente aux ftigmatcs, Régala les nonnains béates Des beaux miracles qu'elle apprit. Dans ce métier qui fut fon maitre ? Point n'importe de le connoitrc :  34^ V o y a g i Quant a ce pauvre directeur, Qu'on menacoit de la brülure, Hélas! il n'eut jamais 1'allure D'un forcier ni d'un enchanteur. Quelques accidens de voyages nous empêchèrent d'arriver de bonne heure a Toulon. Le lendemain, notre premier foin fut d'aller vifiter le pare. Neptune a bati fur ces rives Le plus beau de tous fes palais; Et ce dieu 1'a conftruit expres Pour fon tréfor & fes archives. On y voit encore le trident Dont il frappa 1'onde étonnée, Alors que 1'aquilon bruyant Et fa cohorte mutinée Firent, fans fon confentement, Larmoyer le pieux Enée. Mais ce qui plus nous étonna, C'eft qu'on y voit les étrivières Dont il chatia les rivières, Quand Garonne fe révolta; Fait que 1'on ne connoilfoit guères, Lorfque Chapelle 1'attefta. Notre pégafe eft un peu foible pour vous tranfporter dans ce magnifique arfenal: 1'air de ia mer appefantit fes ailes. Le port de Toulon eft entièrement tait de main  de Languedoc. 347 d'homme : la rade eft, dit-on, la plus belle & la plus füre de 1'univers. L'immenfe étendue des magafins, & 1'ordre qui y eft obfervé étonnent & touchent d'admiration. La corderie feule, qui eft un batiment fur trois rangs de voutes, a ... toifes de long. Vous nous en croirez aifément, fi, après tanr de merveilles, nous vous difons que le roi paroit plus grand la qua Verfailles. Le jour fuivant, nous fumes nous raflafier du coup-d'ceil ravifïant des cótes d'Hyères. II n'eft pas de climat plus riant, ni de terroir plus fécond; ce ne font par-tout que des citroniers & des orangers en pleine terre. Le grand enclos des Hefpérides Préfentoit moins de pommes d'or Aux regards des larrons avides De leur éblouiffant tréfor. Vertumne, Pomène, Zéphire, Avec Flore y regnent toujours : C'eft 1'afyie de leurs amours, - Et le tróne de leur empire, Nous apprimes a Hières, car on s'inftruit en voyageant, 1'effet que produifent dans 1'air les carelTes du dieu des zéphirs, & de la déefle des jardins. Vous favez, madame, qu'en appfochant du pays des orangers, on refpire de loin le parfum que répand la fleur de ces arbres. Un Cartéfien "attribueroit peut-être cette vapeur qdoriférante au  '348 V o v a g e reffort de Pair; & un Newtonien ne manqueroit pas den faire honneur a 1'attraction. Ce n'eft rien de tout cela: Quand, par la fraicheur du matin, La jeune Flore réveillée Recoit Zéphire fur fon fein, Sous les branches & la feuillée De 1'oranger & du jafmin, Milles rofes s'épanouuTent; Les gazons plus frais reverdilfent: Tout fe ranime; & chaque fleur, Par ces tendres amans foulée , De fa tige renouvelée Exhale une plus douce odeur. Autour d'eux voltige avec grace Un efTaim de zéphirs légers : L'amour les fuit, & s'embarralfe Dans les feuilles des orangers. Zéphire, d'une ame enflammée, Couvre fon amante pamée De fes baifers audacieux : Leur couche en eft: plus parfumée; Et dans eet inftant précieux, Toute la plaine eft embaumée De leurs tranfports délicieux, Le lever de Faurore & le coucher du foleil font ordinairement accompagnés de ces douces exhalaifons. Les jardins d'Hières ne font pas moins utiles qu'agréables, II y en a un, entr'autres, qu'on  de Languedoc. 343 dit valoir communément, en fleurs & en fruits, jufqu'a vingt mille livres de rentes, pourvu que les brouillards ne s'en mêlent pas. Nous revïnmes coucher le même jour a Toulon j le lendemain nous préparoit un fpeófacle admirable. Nous ailames, dès le matin, dans le pare, pour voir lancer a la mer un vaiffèau de guerre de quatre-vingt pièces de canon. Cette maflè terrible n'étoit plus foutenue que par quelques pièces de bois , qu'on nomme en terme de marine, épontilles. On les ote fucceffivement: elle porte enfin , fur fon propre poids, dans un lit de madriers enduits de graifle : un homme alors, fort lefte , abat un pieu qui retient encore le navire. Au bruit des cris per^ans qui s'élèvent dans l'air3 La machine s'ébranle, & fond comme 1'éclair, Tout s'éloigne, tout fuit : de fa route enflammée, Le matelot tremblant refpire la fumée. Le rivage afFaifTé femble rentrer fous 1'eau ; L'onde obéit au poids du rapide vailfeau. La mer, en frémilfant, lui cède le paifage; II vole, 8c lui les liocs que fa chüte partage, De fes liens rompus difperfant les débris, S'empare fièrement des goulfres de Thétis. Ainfi, quand fur los pas d'un héros intrépide, La Grece menacoit les bords de la Colchide, Des arbres de Dodone entrainés fur les mers, L'arfemblage effraysnt étonna Tunivers.  'Ijo V o y a g e De fes antres obfcurs en vain l'arFreux Borée Accourut en furie au fecours de Nerée : Le vaifleau, fier vainqueur & des vents & des flots, Accoutuma Neptune au joug des matelots. Après cela, madame, quelque part qu'on (aki il faut fermer les yeux fur tout lerefte, & partir; c'eft ce que nous fimes fur le champ , quoiqu'avec regret. Nous quittions M. le chevalier de M..., non pas notre compagnon de voyage, mais fon frère aïné , jeune marin de vingt-trois ans, quï joint a beaucoup de favoir & d'expérience dans fon métier, le caraótère le plus doux & le plus aimable. II avoit été pendant trois jours notre patron. Je me difpofois a. vous ébaucher fon portrait j deux importuns qui fe croient en droit de faire les honneurs de fa modeftie, paree qu'ils font fes frères, m'arrachent la plume des mains. Heureufement pour vous , madame , nous n'avons plus rien a. conter. Nous partons de M...; mardi prochain. J'aurai 1'honneur de vous aflurer moi-même , dans peu de jours, de mon tréshumble refpect, & de vous préfenter Un mortel qui de vos fuffrages Depuis long-tems counoit le prix; Le compagnon de mes voyages, Et 1'apollon de mes écrits. Je fuis, &c.  be L a n g v e b ö c; Vous avez cru Ia befogne finie : Voici pourtant une apoftille en bref; Ou bien en long, dont j'ai 1'ame marrie. Si, par hafard, quelque méchant génie Vous déroboit ce fruit de notre chef, Pour lui caufer en public avanie, Ce qui pourroit nous porter grand méchef; Avertiffons tout leéteur débonnaire Que ce n'eft pas voyage de long cours ; Et qu'en dépit du cenfeur très-févère, Qui ne comptoit ni quarts d'heures, ni jours; Très-fort le tems importe a notre affaire. Fin du Voyage de. Languedoc.  VOYAGE  VOYAGE DE BOURGOGNE, PAR M. BERTIN. Z   VOYAGE DE BOURGOGNE, A M***. A toi, mon camarade au Parnalfe, a Cythère, A Verfailles, comme a Paris, Camarade enrólé fous la triple bannière Du Dieu qui verfe la lumière Et de Bellonne & de Cypris. A toi, galant mi/fionnaire, Libertin envoyé, par notre aimable cour, Chez les bons habitans d'une rive étrangère, Pour les convertir a 1'amour, Pour leur prêcher la bonne chère, Et leur apprendre, quelque jour, L'art de jouir, qu'ils ne connoiflbient guêre. A bord d'un gros vaifleau, qu'on nomme le Volant, Qui cingle vers Melun, ou les cötes d'Auxerre, Au fond d'un antre obfcur, qu'un feul rayon éclaire, Zrj  356 Voyage La gaïté fur le front, & 1'ceil étincellant, Je vais de tes anus tracer 1'itinéraire : Commencons par tremper notte plume légere Dans les flots écumeux d'un nedar pétillant. Nous avons appareillé aujourd'hui 15 Septembre 1774, de la Rade du Port Saint-Paul, ton frère, la G... & moi. Nous avons avec nous le nècne Lazare , fripon fuivant 1'armée. Nous faifons rome vers la Bourgogne, oü le plaifir de la chaüe nous appelle : je ne fais fi la traverfée fera longue, mais il vente bon frais. Les zéphirs ont enflé nos voiles frémiffantes, La rive fuit a nos regards; Le vaifTeau vole & fend les ondes écumantes, Et déj'i de Paris décroiffent les remparts. Si nous les perdons de vue, nous en fommes bien dédommagés par le fpeétacle charmant des bords de la Seine. Je ne connois point de plus agréable payfage, & fi j'avois mes crayons, je ne manemerois pas de le deffiner. La, c'eft un fertile cöteau, Baigné des premiers pleurs de la naiifante aurore, Oü d'énormes raifins, que la pourpre colore, Font ployer mollement le flexible rameau; La, des arbres taillés, la des bois fans culture ; lei, le fommet d'un chateau; Plus loin, le toit fumeux d'une cabane obliure,  de Bourgogne. 357 Defcendent fur les flots fe peindre en miniature 5 • Et fur les bords de ce tableau Toujours mouvant, toajours nouveau, Que déroule a mesyeux la fuperbe nature, J'appercois encore un troupeau Broutant les fleurs Sc la verdure, Tandis que fon berger, penché vers 1'onde pure, S'abreuve, a deux genoux, dans Ie creux d'un chapeau. II faut, mon cher ami, que je te donne une idéé de la cage ou nous fommes enfermés. L'autre pont eft occupé par des moines, des catins, des foldats, des nourrices Sc des payfans 5 & je crois être a bord de ces navires chargés d'animaux pour Saint-Domingue, ou pour la Louifiane. Le tillac eft embarraffé de cordages, & d'ailleurs le temps ne nous permet pas de nous y promener. On n'a pour reflource que fix efpèces de cahutes enviées Sc follicitées comme un gros bénéfice : graces a nos cocardes, nous en avons obtenu une en dépit d'un tapageur, curé de fon métier, qui raffiégeoit depuis matines j nous y avons donné 1'hofpitalité a deux femmes, 1'une vieille, l'autre alfez jeune. Celle-ci eft efcortée d'un homme qui eft a coup s'dr fon amant ou fon mari: je ne peux pas encore prononcer. Ceci, par exemple, mérite bien d'être écrit a. cinq mille lieuesj car il eft rare de nepas. diftinguer ces animaux-la du premier coup d'ceil. Jufquapréfent, ces dames ne nous ont rien fourni Z iij  5 5 5 V O Y A G ï d'intéreflant. Donnons-leur le temps de fe reconnoitxe y nous y reviendrons fi elles en méritent la peine. J'abandonne la plume, pour obferver encore mon modèle, & pour mieux affortir les couleurs qui feront nécelTairement bigarées dans la copie, comme elles le font dans 1'original. Le vent eft toujours nord-oueft. II paroit décidé que le jeune dieu de Délos ne nous montrera pas aujourd'hui fa blonde chevelure. Plus amoureux qua 1'ordinaire, il ne veut pas encore abandonner le lit de Thétis. J'en fais mon compliment a la belle déelTe, & ne puis pas me réfoudre a gronder fon amant: a fa place j'en ferois tout autant. Cependant il fait froid, & il rombe de temps en temps une pluie très-fine, qui m'a obligé deux fois de defcendre du gaillard, pour me replonger dans la cabane. Le foleil ne paroiflant pas, nous n'avons point pu prendre hauteur. Sur les neuf heures, nous eümes connoiffance de Choify. Sous ces ombragcs foljtaires, Au fond de ces bofquets fleuris, Qu'a fouvent quittés & repris L'effaim des voluptés légères, On voit encore queiques débris Du temple oii 1'on fait, dans Paris, Qu'autrefois la belle Cypris Eut fes trépieds & fes myftères. \ 'C'eft-la, qu'entouré des amours  be Bourgogne, 355 Dont il fut 1'apötre fidéle, Le deffervant de la Chapelle, Gentil Bernard, dans fes beaux jours, Inftruifoit, dit-on, fa bergère, Mettoit 1'art d'Ovide en chanfons, Et le foir, couronné de lierre, Etoit payé de fes lecons Dans les bras de fon écolière Nous fümes rentés de vifirer les ruines du temple , & d'y faire un petit pélérinage; mais il s'éleya tout-a-coup un vent de terre, qui repouffa notre vailTeau au large, Nous déjeunames , en fuyant de Choify, avec des tartelettes, que les naturels du pays apportèrent a. bord : nous y joignïmes de beaux raifins colorés, d'excellentes poires de Crezanne, & une bouteiüe de mon vieux vin de Sainte-Marie. Le mauvais temps continue : nous fommes raffëmblés dans la cabane. Ton frère lit la confeffion charmante du comte de.... la G«..., le roman comique; & moi, je te griffonne, comme je puis, fur mes genoux, cette épïtre, interrompue fouvent par les chanfons a boire de quelques compagnons ivrognes. La plus jeune de nos femmes ouvre fes grands yeux noirs pour me voir écrire, & me prend fans doute pour le diable qui, chemin faifant, ajoute un nouveau chapitre a fon grimoire. L'autre eft occupée, depuis deux heures, a elfuyer & 3, 7' ir  Jij© V O Y A G l vanter, fans qu'on 1'écoute, certain tableau poudreux, dont elle doit décorer fon falon de campagne , & qui repréfente a peu prés une bergère dans un bocage. Pour 1'empêcher de tarir fur les éloges , nous lui avons perfuadé, en notre qualiré de connoiffeurs, que la tête étoit de Rubens; Ia gorge, du Carrage ; les bras, de Michel-Ange; & les draperies, de Scipion 1'Africain. Tu ris, peut-être, mon cher ami, de voir ainfi les jeunes difciples de Chaulieu, avides de tout voir & de tout connoitre, quitter cette agréable maifon du marais, s'arracher a leur doux train de vie, & choififfant de préférence 1'équipage de Scuderi, fe faire un amufement de ce qui feroit le fupplice des autres hommes. Que nous voudrions te polTéder ici! toi, qu'un deftin jaloux promène fur les mers, aimable fuccelïeur d'Ovide, exilé comme lui parmi les Gêtes. Que nous regrettons ta gaité fage, ta douce philofophie, nos difputes fur le fel attique, qui n'en étoient pas dépourvues , & le plaifir que nous goütions a. t'entendre, lorfqu'affis a. table parmi nous, les portes fermées, & le front couronné de rofes, Tu chantois tour-a-tour L'art d'aimcr, 1'art de plaire, Et Corine & Glycère, Et le vin & 1'amour! Je jette un coup d'ceil dans rentiëpout: j'apper-  de Bourgogne. cois, a la même place, le même moine buvant avec la même ardeur, mais non pas de la même bouteille. Son cerveau me paroit déja bien offufqué de la vapeur des raifins d'Orléans. Le CéIeftin n'avoit pas befoin de cette feconde enveloppe ; fon ame avoit aflez de peine a percer le crane dur & rond dont elle eft encroütée. Les laqnais jouent, les mariniers jurent, & le céleftin boit encore. Sur les deux beures après-midi, nous doublames le Cap de Corbeii, nous vïmes en paflanr, a 1'aide des lunettes, les fuperbes magafins oü 1'ón entaffoit ci-devant les grains mouillés & mélangés, pour la commodité du public. Cet afped nous rappela naturellement les petites providons que nous avions faites. Le confeil s'aflembla, & il fut décidé que nous dïnerions : je fins bien aifë de te dire que ce point fut difcuté avec la même importance, que lórfqu'il s'agit dans un coup cie veiit de relacher a Rio-janeiro. Une planche fur nos genoux, Voila notre table dreffée : Par-deffus, la feuille de choux Tient lieu de nappe damafféc. D'abord, un énorme paré Préfente fes flancs redoutables, Bien & dument empaqueté Dans un long difcours fur le-s fablcs,  3Ó*t V O Y A 6 E Et dans 1'ode a fa majefté. Ge paté fut cuit par Lefage, Par ce patiffier fi vanté, Dont le beau nom fera chanté Pat les gourmands du dernier age, Si mes rimes ont 1'avantage D'aller a 1'immortalité. A mes yeux, cependant, Lazarc le découvre, L'honneur du premier coup eft long-tems difputdj Mais P s'en faifit : d'un bras précipité, Sous fon acier tranchant, il le prefle, 1'entr'ouvre, Et voila, par la brèche, un fauxbourg emporté. Auffitót nous crions : viétoire! Les fronts rayonnent de gaité; Et pour célébrer notre gloire, On fait jaillir les flots d'un nectar velouté, Qu'aux preffoirs d'Haut-Brion 1'on foule expres pour boire, A 1'ouverture d'un paté. Déja d'un oeil avide, on fonde, 1'on regarde : Cher ami, quel plaifir nouveau'. La, difparoït une poulatde Sous deux couches de godiveau; lei, le timide perdreau Se tapit, par inftinct, fous fa coiffe de barde, Pour éviter encore, ou trompet le couteau. Mais rien n'échappe a notre appétit indomptable. Dépourvus de fourchettes, je m'imagine qu'on auroit pu très-plaifamment nous peindre, preflant du pouce une cuifle ou une aile de poulet fur un morceau de pain, taillé en forme d'affiette»  de Bourgogne. 36"j Nos fpe&ateurs devoient bien s'amufer de notre ngure; nous ne penfions certainement point a eux; ie paté nous occupoit trop férieufement. La garniture eft dévorée, On fouille dans tous fes recoins; On mine les contours de fa croüte dorée. Si 1'on a beaucoup bu, 1'on n'a pas mangé moins. Enfin , j'entends gémir la cloifon qui chancelle; Les murs épais font renverfés, Les débris tombent difperfcs. L'édifice s'écroule : ö difgrace mortelle! Nos jeux & nos plaifirs\ avec lui font paffes. Comme je finis eet article de mon journal, j'apprends qu'il eft aufli queftion d'un paté dans le voyage de Chapelle & de Bachaumont, que je n'ai point lu depuis long-temps. Je fuis bien perfuadé que leurs vers valent mieux que les miens } mais je doute fort que leur paté füt auffi bon que le notre; & voila précifément ce dont je fuis très-jaloux. L'effentiel eft d'en avoir un cuit par Lefage, de le manger avec appétit, & de le digéïer infolemment: après cela, Le vers, pour 1'exprimer, arrivé comme i! peut. Depuis trois heures les vents ont changé, & les nuages fe font dillipés : je ne croyois pas que  36*4 VoYAGB le fok d'un jour auffi trifte dut être auffi beau. Déja, dans nos riches campagnes, Tous les objets font ranimés; Le foleil dore les montagnes, Et brife dans les flots fes rayons enflammés. Plein d'une ardeur impatiente , Ce dieu, glacé par les frimats, Va, dans les bras de fon amante, Récliauffer jufqu'au jour fes membres délicats. Secouant leur crinière bumide, Ses dociles courfiers, par fa voix avertis, S'élancent, Sc, d'un pasrapide, Précipitent fon char au palais de Thétis. A propos de courfiers, j'ai oublié de te dke que nous en avions quatre affez vigoureux pour nous trainer. Us rirent le long du rivage une corde attachée au grand mat; & ce font-la nos vents les plus favorables. La galiote prend ordinakement fes zéphirs dans le Limoufin; cette manoeuvre grotefque m'oftïe de rems en tems un fpeóracle digne du pinceau de Vernet. Les chevaux s'arrêtent quelquefois , la corde traïne & difparoït fous les flots; qu'un coup de fouet alors fillonne leurs flans poudreux & les remette au grand rrot, la corde.vole & court fur Tonde jailliflante, comme le feu fur une trainée de poudre j & vous la voyez fe tendre en frémiflant. Cette peinture eft d'une  DE BOURSOGNE. }6} grande vériré j & je voudrois bien que Ie tems me permïr de Ia mettre en vers auffi exafts que la profe peut 1'être ; mais j'en fms détourné par «u objet plus riant & plus faciie. Un elfaim léger d'hirondelles Rafant la furface de 1'eau, L'effleure obliquement du fommet de fes aïles, Se relève & s'envole aux branches d'un ormeau' Aux beaux jours du printems, fous fon feuillage anrique, Ce rendez-vous fut indiqué; On vient tenir, au jour marqué, Les états de Ja république. On décide que les frimats Ne tarderons pas a paroitre. La peuplade s'exile en de plus doux climats Et quitte, en gémiffant, les champs qui lont vu naïtrc Ver, les fables brulans, oü s'impriment tes pas, Ami, 1'oifeau prudent s'envolera peut-être; II verra ce beau ciel, ces vallons fortunés' De pêches, de citrons, en tout tems couronnés Toi-même, il te verra, fous un palmier fauvaré, Lailfant couler pour moi les plus aimables vers! ' II te verroit dans fon paifage! .... Mon cceur eft.agité de mouvemens divers; Je le fuis encore dans les airs, Et voudrois être du voyage. Le refte de Ia foirée ne nous offrit rien d'intérefTant. Nous nous promenames furie tülaciufquaufouper, qui hVaffez frugal, paree q«enous  3iJ(j Voyage étions bourrelés de remords d'eftomac. Vers minuit nous eflayames de dormir, mais cela nous fut impoflible. Nuit affreufe , nuit épouvantable s qui me donnera des pinceaux pour te peindre des plus noires couleurs? Les hommes & les femmes pele-mêle fur des bans dans 1'entrepont, les dragons jurant & buvant tour-a-tour, & entremêlant pieufement les Pfeaumes de David aux cantiques de Grécourt. Morphée na répandu fes pavotsque fur les ivrognes, il a dédaigné la cabane des honnêtes-gens; & puis, dites en beaux vers bucoliques, que ce dieu defcertd dans les cabanes, efcorté des fonges aimables , & de 1'oubli plus aimable encore de nos peines & de nos ennuis. Enfin, fur les quatre heures dumatin, on ene; Terre, fur 1'avant. O toi, qui du naufrage Préfervas nos beaux jours! Toi, qui, dans un nuage, Fis briller ton préfage, Et réglas notre cours! Sur ces bords folitaires, Souris a nos myftères, O reine des amours! Les flambeaux étincellent Sous des myrthes fleuris : Déja lesvins ruiflellent; Les convives chancellentj  ï>e Bourgogne. 3s7 On invoquc Cypris; Et du creux des valides, Les forêts ébranlées Répondent a nos cris. Après avoir ainfi acqukté nos vceux dans le port de Montereau , chacun fe fit avec fa ferviette un bonnet de nuit dans le goüt de la Farre, & nous nous hvrames aufommeil, étendus fur des chaifes autour de la table. Ce doux repos ne dura guère : nous fumes révedlés en furfaut par un grand brnit a la porre, & nous vïmes entrer en même tems un homme fee & décharné, a 1'ceil cave, au front ehauve, affublé d'un habit nok boutonné jufqu'a la ceinture, en flottant au-deffus du jarret. Meffieurs, dit-il, après s'être incliné profondément, meffieurs, Mol, les yeux fermés a demi, Sans écoutef le perfonnage, Sur un coude mal affermi Laiflant retomber mon vifage, Je lui dis, encore endormi : Par eau, vous arrivez, je gage : Dépofez-Ia votre bagage, Bon foir, couchez-vous, mon ami; Demain nous rirons du voyage. II ne s'agit pas de cela , meffieurs, je fuis Vadms Vaffius. A ce nom, je me frottai les paupières, & je le regardai en face fans favoir fi je  36"8 Voyage veillois ou fi je rêvois encore. Pardonnez, ajoutat-il, a mon empreffement; mais il ne fera pas du que vous aurez féjourné dans cette ville, fans que j'aie eu le bonheur de vous pofieder. Je raflemble ici prés, dans une maifon agréable & commode, 1'éiite des jeunes auteurs, qui, fur mes pas, abandonnent au printemps la capitale , pour venir dans ces lieux étudier la nature. Jaloux de vos fuffrages, ils vous attendent dans mon laboratoire: venez , & nous vous régalerons d'une héroïde admirable. Le commencement de la période nous avoit fait rire -y mais la fin nous parut trop férieufe. Nous nous regardames tous avec des yeux de colère & en froricant le fourcil: puis, reprehant tout-a-coup un vifage ferein,on lui repréfenta, d'une commune voix , que , malgré nos defirs , il nous étoit impolfible de nous arrêter, que nos voitures étoient déja prêtes, & que nous édons attendus plus loin. Mais le perfide avoit tout prévu. Sans fe payer de nos excufes, il vole, demande main forte , & dans 1'inftant , nous nous trouvons tous enveloppés par fa brigade littérairej tous, jufqu'a Lazare, qu'ils prirent dans la mêlée pour un connoiffeur. On nous faifit, on nous entraine, & déja la féance eft ouverte. On voit la ralfcmblés les plus rares efprits, kólM antsur, par le coché, arrivé de Paris, Editeurs  de Bourgogne. Edireuis d'almanaclis, ou dont la plume obfcurc, Tous les iriois, d'une énigme enrichit le Mercure. ï-'un d'euxj nonchalamment fur un coude appüyé, Etale a nos regards un rouleau déployé, Tonlfe & crache trois fois, puis nous dcmande giace, Llt le titre des vers, puis donne la prcface; Nous peint de fa beauté la taille & Ie fouris, Puis entonne aigrement un bouquet pour Iris, Que 1'arriour, comme on fait, a cueilli pour fa fête, Et dont Ia trifte odeur déja monte a la tête. \adius d'applaudir & de s ecrier : que de fineflè dans ce trait-la! que de gaïté dans celui-ci! queUe fraicheur! quelle harmonie! voila bien U molk at que facetum! L'auteur, fous les laurlers, coürboit un front modefce; Et compofant fa voix, fon regard & fon geftc, Sembloit encor fe plaindre a fes pales rivaux, Du talent malheutcux qui trouble leur repos. Pour nous, confentant très-volontiers qu'on le placat z cóté d'Horace, pourvu qu'on nous laifsac fortir , nous nous précipitames dans 1'efcalier, 1'un fur l'autre, au rifque de nous caffer vingt fois le cou, Sc continuames notre route, promettant bien aux die.ux de ne plus voyager par la galiote d'Auxerre pour nous inftruire, Sc de ne palier déformais que de nuit a Montereau. Nous arrivames, fur les cinq heures du foir, a Branay. Nous trouvames a. la porte du chateau ' Aa  i^o Voyage une vinota'me de payfaris armés de carabines antiques & rouiliées , qui n avoient pas vu le jour depuis nos guerres civiles. Dès qu'ils nous virent paroicre , ils fe rangèrent en baraille , ayant le conciërge & le garde-chaffe a leur tête , & nous faluèrent d'une triple décharge de moufqueterie. Le feigneur nous attendoit fur le perron du veftibule : il nous reent avec cette politelïe franche & libre que tu lui connois; & après tous les complimens ordinaires, nous joignïmes les dames, qui, la ligne en main , affifes le long du eanal, prenoient le plaifir de la pêche. Elles jetèrent un cri en nous voyant, & nous firent deux ou trois queftions, fans attendre la réponfe, & puis cmq ou fix autres Sur les importantes cjuerelles Du Rufle & du fier Ottoman, Sur le fcandale de nos belles, Et les intrigues du moment, Sur nos profondes bagatelles, Nos modes, & le parlement Qui paffe, & qui revient comme elles. Nous allions les fatisfaire , & leur donner même le répertoire des pièces tombées, qu'elles ne nous demandoient pas, lorfqu'un objet nouveau vint les diftraire , & bientot le foleil fe couchant a travers les arbres, & 1'air devenu plas  i> e Bourgogne. f}| Froid, nous avertirent de regagner le falori, oü hous reeumes lm bon nombre de vifites & de complimens. D'abord, M. leSéne'chal, A 1'air capable, an rhaintien fa-ge, Suivi du procureur fifcal^ Et des notables du village > Vint au manoir feigneurial Nous ennuyer felon l'ufage. ïl fallut nous mordre les cinq doigts, bou. nous empêcher de rire de fa harangue, &pourne pas hu éclater au nez. La fcène heureufement changea tout-a-coup : le, plus jolies filles du ^ ton, propremenc vêtues, nous offrirent toutes les fleurs &tous les fruits de 1'automne, étalés dans des corbeilles, & fe retirèrent, en rougifTant, tres-contentes,&denous, &d'elles, c'eft-a-dire ■ applaudies & embraffées; Enfin les parties étoient arrangées , & l'on fe mettoit au jeu, lorfqu'on annonca le curé, qui a toujours beaucoup de peine d arriver, mêmMe dermer. Ce pafteui-, a bon droit; goutteux, Et s'en accufant avec grace, Eft un de ces reclus heureux, Qui, nayantpas recu des cieux Le talent & le goüt d'Horace, Plus frais que lui, digérant mieux, Buvaiit le champagne a la glacé, A aij  jyZ V O Y A G 6 Ari-ondiflebt leur faintcté Au fonds d'un riche benefice, Et fans entcndre leur office, Ga»nent gaiment 1'éternité. On continue de jouer, ou, pour mieux dire, on fit en'rager le bon curé jufqu'au fouper; on lui fit croire enfuite que la guerre étoit déja déclarée, & qu'il étoit fort queftion de lui dans le conclave. On fe livra a toutes les folies d'une imagination échauffée par la malvoifie : on rit beaucoup, tout le monde fut aimable; & vers minuitonfe fépara en formant des projets pour le lendemain. Se mettre au lit & a table de bonne heure , en fortir le plus tard qu'il nous eft poffible , nous promener & ne rien faire : voila le doux emploi du tems, voila notre unique occupation depuis que nous fommes a Branay, & Dieu fait fi j'en Êus jamais d'autres! Parmi les divinités qui embelliftent ces paifibles retraites, on diftingue madame de... a fa taille élégante, a fa longue chevelure, mais fur-tout a 1'efprit dont fon ceil érincelle; & c'étoit précifément la feule qui ne fut pas initiée dans nos myftères. Soit par légèreté, foit par caprice, foit que 1'extrême defir que nous lui témoignions de les lui révéler , combatnt celui qu'elle avoit elle-même d'y être admife, elle affeftoit pour eux la plus grande «révérence. On avoit elTayé plufieurs fois a Paris de la perfuader:  de Bourgogne. 37$ mais Je moyen, je m'en rapporte a nos doóteurs, le moyen de convertir un incrédule qui vous déconcerte par un bon mot? Comme je lui dönnois le bras, au retour de la chafTe , je faifis Ie moment ou fon ame'me parut plus mélancolique, & 1'allée plus fombre. Eh bien, madame, lui dis-je avec douceur, il eft donc décidé que vous ne ferez jamais des notres ? A propos , me réportdkelle, mais cela pourroit bien m'arriver, fans qu'on pütmele reprocher. Vous exigez tapt de qualirés! — Vous les avez toutes. — Non , point du tout: on dit qu'il faut faire — ce que vous avez feit jufqüici -y il feut plaire f & cela vous eft trop fecile. Je ne vous parle pas d'y joindre un fentiment plus doux. II femble iiicornpatible avec la gaïté imperturbable que je vous connois, & d'ailleurs, nous n'en fommes point-la, Reptéfentez-vous madame, une douzaine de jeunes militaires, dont le plus agé ne compte pas encore cinqluftres, tranfplantés, la plupart, d'un autre bémifphère y unis entr'eux par la plus tendre amitié , paffionnés pour tous les arts & pour tousles talens,,faifant de lamufique, griffbrmanr quelqjie&as des vers T pareffeux, délicats- & voluptueux par excellence j, pafTant Fhiver a Paris, & la belle faifon dans leur délicieufe vallée de Feuillaucourt, L'un& l'autre afyle eO: nommé par mx la'. Caferng > ceft-la- qüaknant & buvant- tour-a- \x iij,  J74 V O Y A C, £ tour, ils mettent en pratique les lecons d'Ariftipe & d'Epicure. Enfin, madame, qüon appelle cetrs fociété charmante 1'ordre de la Caferne ou de Feuillancour, le tkre n'y fait rien, la chofe effe tout : c'eft toujours 1'ordre qui difpenfe le bonheur, & les. autres ne promettent que la gloire. Tout Ie monde alors fe joignit a moi, & Fon acheva de décider madame de... qui balancoit encore, Tout fut ordonné dans Finftantpour fa réception. La cérémonie fe fit avec toute Ia pompe que les circonftances permettoient; le tróne étoit préparé au fond d'une longue galerie, foutenu par des colonnes de verdure , ou s'entortilloit fe dbeyre-< feuillë. Nous crumes entrer dans le temple même de Ia divinïté que nous révérons. Lorfque chacun eut pr-is fa place , en ma qualité de chancelier, je donnai Faccolade a. la nouvelle chevalïère, & lui dis, en lui remettant le thyrfe & la couronne :■ Lc chanccüer- de la Caferne, Qu'on vit fieurir cliez les latins,. Qvide, ainfi que Ie moderne, Vous eut admis a fes feftins :, Vous euffiez verfé le Falerne Aux plus aimables libertins. Sanne, croyez-moi, dont vous prenez la place, Inftruite par le dieu du goöt, Paroiffoit, avec moins de t^race, Tont ignorer^ en fachant tout.  de Bourgogne. 375 ©tri , vous rccütcs en partage: Sa beauté, fon cfprit & fon humeur volage,. Scs talcns enchantcurs, & fes défauts plus doux : Elle fut peut-être, cntrc nous, Pour les jeunes Romains plus facile & moins faeej Mais voila le feul avantaTC Qu'au parallèle on lui don-ne fur vous. Je ne cloure pas, rnon cher ami, que ce petir (événement ne foit pour toi un des plus ihtéreffmr de notre voyage. Je ne te parle pas du banquet qui la fuivi, & du feu d'artiEce qui 1'a couronné. Un feu dartifice eft peu de chufe, fur-tout auprès de celui qui roule en ce moment fur nos têtes avec un fracas épouvantable. Le filence & 1'obfcunté de la nuit rendent encore plus horribles la lueur des éclairs & le bruit de la foudre. J'entens d'ici les cris de nos dames, qui, tremblantes dans leurs Hts , conjurent les dieux de refpeéler leurs graces & leur jeunefïe, Pour mof, que rien n'ébranle-, & quf,- d'une arne- ésrale,.. Regarde les enfers: & Ia barque fatale, Je t'écxis, en riant, d'un flryle parefleux, Et fouvent un bon mot. étincelle en mes jcux.. Cependant le vent redouble, &: je cra'ws blenr qu'il nous empêche de repofer cette nuit. C'eft , un malheur , par exemple , contre lequel je me fens moins afferrrii, & dont je me confolerai plus A a iv  57^ Voyage de Bourgogne. difficilement. Je donne a tous les diables Eole , fon antre, & les polTédés qu'il renferme. Dans mon foyer, Pan, en groncfant, murmure, Tel que fairain vomiffant un bonkt; L'autre, de loin, me frifant le collet, En fifre aigu fait firrler ma/errure. Le vent glacé, qui traïne les hivers, Bat mes volets, & fait trembler la vitre : Le vent plus fier, qui foulève les mets, Si j'abandonnc un moment mon pupitre, En tournoyant, emporte mon épitre, Et mon efprit, & ma profe, &. mes vers. Tout cela m'avertit de finir. Adieu, mon cher ami, reviens bien vite a. la Caferne; & puifTes-tu, dégouté des voyages, n'en faire plus qu'im, mais éternel, de Paris a Feuillancour, & de Feuillanceur a Paris! lis naltront ces paifiblcs jours, Jours confacrés a Ia pareffe, Et dont la fceur de la fageffe, La moile infouciance, embellira le cours'. Plus de clairons, ni de tambours, Dont le fön guerrier nous éveille, Plus deleftes brigands, aux uniformes courts, Qui viennent, au galop, le bonnet fur 1'oreille, De nos vaftes patés échancrer les contours, Et boire la liqueur vermeille Que nous avons mis en boutcille Pour de plus fins gourmets que MM. les Pandouts. Fin du Voyage de Bourgogne.  V O YA G E DE BEAUNE, PAR P I R O N.   VOYAGE DE BEAUNE, A D R E S S É A M. JEANNIN, par p i r o n. De Dijon, le i.o Septeaibrc 1717. Monsieur, Supra dorfum meumfubrhavsruntpeuatans inyt&. tatem, &prolongaverunt. Pfa!. ng. cn deux mots , le réfultar du voyage, fatal dont vous avez fait Ie premier pas avec moü Je. trouve une lettre de M. Michel, qui flnit pat  3S3 V O Y A ö 2 ces mors : » Si jamais vous avez a paffer Beaune, » n'y paflez , mon cher qu incognito, &c croyez» mai». Chacun me renouveloit eet avis \ mais on ne peut tenir contre fa deftinée \ j'ai toujours voulu croire les Beaunois plus fcrupuleux fur le chapitre de I'hofpitalité , a 1'égard furtout d'un enfant d'Apollon. Je mc fuis perfuadé, dans toutes fes provinccs, Qu'Aretin fut jadis très-refpecté des princés : J'efperois de ces peuples encor plus de bonte'. Pardonncz, diere épaule, a ma créduüté. Je n'ai pu foupconncr mon ennemi d'un crime : Malgré lui-même, enfin, jse 1'ai cru magnanum. Touc aura fa place; il ne faut pas commencer par la peroraifon. Vous favez ce qui m'arriva jufqu'a notre féparation, rien que d'honorable, rien que d'heureux. Voici le refte. II n'eft pas befoii* de vous dke que vous me laifsates a la grande juftice. A peine m'avicz-vous quitté, que je fus accofté- du vieux curé de Vongeols :- nous liamcs enfemble un entretien qui me I.afffa palfcr trois ou quatre heures fans chagrin •, il roula fur les dogmes de la foi, Et nous jouf.rr.es Firn Sc Tautre róle de notre état : Meffire Jean faifoit fapóti-e^ Et ntoi je faifois Kagoftat-  DE J3 E A V N E. Dabord !a difpute paifiblc Se fit raifon contre raifou; Mais bieniót on changea de ton, Et le combat devint tetrible. Je redoublai mes argumens : Dépourvu de raifonncmens, Notre homme s'enfuit dans la bible, Et fait la fon retranchement. Je cours après, je viens, j'alfiège; Mais notre furieux ca'fardj Derrière le facré rempart, S'écrie : indévot, facrilège. Ses yeux, au défaut du latin, Lui fervoient de privilèVe. Je prelfe, on capitule enfin. Ah! le bel apótre de neige : Sa voix commencoit a bailfer, Et fa foi, déja confondue, Paroiifoit prête a s'écüpfer, Quand j'eus un peu de retentie. Dieu, que je crains, me fit cefferj Mais, fans ma peur de 1'offenfer, Ma foi la lance étoit perdue. II commencoit a laifTèr la partie, & a demander quarrier par un lache éloge , quand , pour 1'honneur de Dieu, je démafquai mon fophifme; nous fïmes la paix au premier cabaret de Vougeols, Sc nous nous quittames. Je ne laiflai pas de le regretter j je reftois avec une compagnie taci-  jSi Voyage turn»..*! Les courfes de nuit font déja fi ennuyeu- fes ! Celle-la, furtout, avoit je ne fais quoi de plus trifte, de plus trouble que les autres. Du haut de la voütc azurée, La maïtreife d'Endymion A peine éclairoit d'un rayon Notre marclie mal aflurée : La nuit d'un vafte crêpe environnoit fes feuxj Tout, jufqu'a la verdure, étoit noir a nos yeux; Aucun ruiifcau voifin, de fon tendre murraure;, N'égayoit les triftes palfans; Des oifeaux de mauvais augure Les cris funèbres & percans Jetoient 1'effroi dans la nature. Les prélages facheux, noirs enfans de la nuit, Me la rendoient encor plus lugubre & plus noirc. J'eus des preffentimens de je ne fais quel briüc, Et vous verrez, par ce qui fuit, Si je ne devois pas les croire. Pour comble d'incommodité, n'alla-t-il pas tombet une pluie défefpérée ! Vous favez quel vernis cela donne aux horreurs de 1'obfcurité. Chacun maudit rinftant oü il étoit forti de Dijorf. Moi feul, inébranlable, je gageai contre le ciel d'être de bonne humeur. En efTet ma gaité fe maintint contre la tempête & 1'orage qui dura feulement jufqu'aux portes de Nuits oü je repris  » E B E A U N E. 5Sj des forces; je ne refpirois quedéfordre &z remueménage. Malheur a qui s'avifoit de dormir a mes cotés. Pour animer tout le monde je fis cette chanfon que je chantai fur 1'air de Jocon.de. A moi, garcon, vïte, grand trait, Verfe a toute Ia bande • A toi Pontoir, a toi Marêt, A Ia fanté de Lande. Pour favourer ce jus fi bon, Que le pays nous donne, Que ce cou n'cft-il auffi long Qu'on a 1'oreille a Beaune! II eft tel endroit oü une chanfon du Pont-neuf 1'emporte fur celles du Palais Royal; chacun voulut favoir la mienne ; on la répéta pendant deux heures d gorge déployée. Au bout de quelque tems la ftation finit & nous partimes, voulant nous rendre d Beaune de bonne heure : je fis ces trois dernières lieues moins gaïment que les premières. Mes amours me remontèrent en cervelle a la barbe de toute la philofophie ; il fallut s-y hvrer; je foupirai Je nï'élbignai pour être *eul .. Unhomme, tel qlie je 1'avois éré juff aI°rS' fam°k forc imP°»uné 5 la vive image dun bonheur palTé, le preiTentiment, la prl voyance de 1'avenir, indubitablement plus funefte arreterent toutes mes réflexious. Pour en adou'  3?4 V O V A G 1 ck 1'amertume, je m'amufai a compofer cette ode élégiaque. Mufe, 3e mon amour la voix eft dédaignée; Tu ne pourras jamais prévenir ton malheur: Lame, laifle parler mon cceur; Et, li tu veux fervk ma flammc infommcc, Remets ta lyre a ma douleur. Si tu veux qu'on fe rende aux cnnuis qui me prelfent, II me faut cette voix dont le fon doulonreux- Fléchit les enfers rigoureus : Le cceur de 1'infïdèle a qui ces cris s'adrelfcnr, N'eft pas moins inflcxible qu'eux. Mais pourquoi la fléchir; fervèz plutót ma rage : Dieu vengeur du parjure, accablez de vos coups Un cceur a qui le crime eft doux. Arrêtez, qu'ai-je dit', je revois une image Qui fait tomber tout mon courroux. La trahifon n'a rien enlevé de fes charmes : Jaloux de plus en plus du fort de mes rivaux, Mon amour cnxt avec mes maux; Mes yeux, mes triftes yeux, au travers de mes larmes, Lui ttouvent des appas nouveaux. Mais retournons è ma narration. Entte mille défauts , j'ai celui de vouloir trop intérefler les gens a mon malheur. L'aurore, comme dit le pompeux père-le Moine , avoit déja.chafle la nuit avec fon fouet de pourpre, & ouvert la porte au jour avec une clef de vermeil. Quand  DeBeAüNE. 385 Quand on appereut le poulec Du plus haur clocher de la ville, Oü la Parque, un peu trop habile, a penfé couper le filet Des jours de votre humble valet. A 1'afpect de ce redoutable haras, mon cceur battit comme celui de 1'infortuné Regulus, quand, a fon retour, il découvrit les tours de Cartage; mais il n'étoit plus tems de reculer. Après avok doncarboré le pavillon blanc, c'efU-dire, après avoir épanoui les couleurs de Dijon fur mon chapeau,; entrai tterement fur les terres ennemies, en me recommandant a la dame de mes penfées. Quoiqu'il ne fut que cinq heures, 1 efpoir du fpectacle faifoit déja fourmiller les rues de monde. Me voyant au milieu de ce peuple amafTé, j'-avois 1'orgueil & la malice De me prendte pour un Ulyfle Entrant a la cour de Circé. L'air du pays me furprit; il m echappa deux ou trois traits qui avoient 'bien le goüt du terroir. Comme c'eft fête a Beaune le Dimanche aumbien qu'ici, je voulois entendre la mefTej je demandai aux paflans fi on la difoit le matin. On me répondit par un éclat de rire qui me réveillaj Bb  Voyage mais ce fut pour une deuxième chüte plus lourde que la première. Ma mère, auprès de qui je me rendis , m'ayant dit que j'étois bien halé , je répondis qu'il avoit fait un foleü de diable toute la nuit. Le fecond éclat de rire que cette bêtife occafionna, me fit tenir fur mes gardes. Le génie abrutiffant de Beaune, m'avoit déja fait avaler unairempoifonné. J'eus bientot trouvé du remède; je courus purger mon efprit a 1'hotel des Trois-Maures, oü je trouvai les médecines fi bonnes , que j'en avalai quinze ou vingt fans les rendre. Muni d'un bon déjeüné je fus a ma toilette, & de-U a je ne fais quelle églife; du moins fais-je bien que la providence avoit pris de fi bonnes mefures, que rel qui s'y trouva pour y lorgner, fut contraint d'y prier Dieu, Non pas qu'il y manquat de femmes; Tout en étoit rempli depuis la porte au choeur : Mais c'eft qu'en vérité ces dames Auroient eftrayé Jean-fans-Peur. Mes yeux, qui par-tout galopoient, N'en rencontroient que d'effroyables; Et fans le bénitier oii leurs mains fe trempoient, J'aurois cru que c'étoiënt des diables. Je crois qu'elles furent bien fcandalifées de la dévotion d'une centaine de jeunes gens qui les  D E B E A u N E> environnoient: on ne les gratifiapas dune diftrac"on, & jamais Dieu neut, a des mefies d'onze heines & denne, des cceurs moins partagés. N'allezpas nrer de-la conféquence contre tout lepeuple de Beaune : la laideur ny eft pas générale comme la beufe. On trouve de la fleur & du fon dansunfac de farine; mais, ma foi, je penfe quon l avojt bien ótée, & que le diable avoit emporté la fleur, & Dieu le fon. En fortant de-H un vteux ami de mon père memporta chez lui pour y diner. • Le buffer étoit prêt, & ]a nappC étoit mife : L'höte m'y régala du mieux. Süitout je vous dirai qu'a ce repas mes yeux Furent plus heureux qu'a 1'églife. On m'avoit mis Vis - a - vis Une pucelle a blonde treffe, Dont 1'air aimable & langui/Tant Redoubloit ce charme innocent Que nous voyons a la jeuneffe. Dc fes grands yeux tendres & mornes II tomboit des regards, dont la douce pudeur Ent fait fortir, Cat mon honneur, L'ame des capucins des bornes. Je me plus devant elle a parler de I'amour; Je peignis les douceurs d'une vive tendrelfe ,; , D'une rupture, d'un retour Et d'une innocente careffe. Enfin, je mis fi bien les plaifirs dans leur jour, Bbij'  388 Voyage Que j'en vis foupirer ma convive adorable. Peut-être difoit-elle, en jugeant de mes feux Par la vivacité de ces portraits heureux : Ah! qu'il fait bien aimet, que n'eft-il plus aimable l Je voudrois le rendre arrroureux. Depuis deux heures de féance , nous ne iongions guères a dire graces, quand, tout-a-coup, Exoritur damorque virüm, dangorque tubarum. Chacun court de la table a la fenêtrej moifeul,1 pour voir de plus prés, je voulus defcendre dans la rue; auffi rien ne m'échappa; je puis même dire que je vis une fois plus quun autre. Ce tintamarre annoncoit 1'ouverture du prix ou les chevaliers de dix villes marchoienc en bel ordre. Ceux de Chaumont, comme les plus étrangers, avoient le pas: nos Dijonois fuivoientj üs voulurent, en palTant vers moi, m'emmener avec eux, me difant a 1'oreille qu'ils m'avoient entendu menacer. Je m'excufai opiniatrèment de les fuivre , fous prétexte que j'étois fans épée. Quant auxmenaces, je leur dis: Allez, je ne crainspas leur ïmpuiflant courroux; Et quand je ferois feul, je les baterois (i ) tous. L'ordre de la marche entraina ces honnêtes im- (i) AUufion au mot bdtcr.  DE BeAUNE. 389 portuns, &m'endélivra. Chalons, Saulieu, Clagny, Nuits, Sémur & deux autres villes dont j'ai oublié les noms, parurent après. Les chevaliers de Beaune parurent enfin fous la livrée verte. Dès que j'en fus appereu, mon nom courut de gueule en gueule, & vola par les airs. On porta, d'un bout de la troupe a l'autre, la main fur le cimeterre ; en un mot j'en vis briller quarante a mes yeux, dont toutes les pointes fe tournèrent de mon cóté. Vous me croyez perdu, tant s'en faut. Toutes ces pointes baiflees avec letendard m'honorèrent d'une falve militaire , qu'au milieu de tout ce vacarme je recus, d'un air tranquille & reconnoiflant, le bonnet au poing , le corps incliné, 1'index de la main droite fur la bouche, promettant par ce figne de ne rien dire. J'eus tenu ma promeflè , fi la jeunefle outrecuidée qui fuivoit ces bons & loyaux chevaliers, n'eüt rompu ce traité de paix. Ces roflignols , la plume fur l'oreille , le fufil fur lepaule, marchoient cinq a cinq; & comme le ruifleau du milieu de la rue couloit abondamment, chaque foldat du milieu , pour ne pas rompre fon rang , marchoit dans la pofture du colofle de Rhodes. Je ne pus m'empêcher d'en plaifanter avec ceux qui m'entouroient. La fuperbe infanterie me fit une déchatge de regards foudroyans que je payai d'un fourire de mauvais augure : nous ne nou-s f imes pour lors Bbiij  35>a Voyage aucun mal. Tous ces coups-la & ce fpeclacle finirent. Le torrent curieux m'eritraina au but oü s'alloit difpurer le prix. Un feuillage agréable, arfez bien ajufté, Formoit un long rang de portiques Servanc de face a quantité De loges frêles & ruftiques : Deux longs ais fur chacune appuyés par les bout-:, Trembloient fous le poids des bouteilles; Et, danfant au fon des gloux-gloux, Des chantres a 1'entour y brifoient les oreitles. Tandis que, fur un noir éloigné de cent pas, Mars, las d'enfanglanter la terre, Et frappant les échos du bruit de fon tonnerre, Signaloit a nos yeux 1'adrefle de fon bras. Cependant, parmi le fracas Des pots, des verres & des armes, Dans les beaux yeux amour étalant fes appas, Livroit au fond des coeurs de tetribles combats Et caufoit de vives alannes. II n'eft que d'être crotté pour affronter le bourbier. Ma paffion ne m'en laiflant pas a craindre d'autres, je laiflois hardiment courir mes yeux de belle en belle! Au plus fort de mon attention , une jeune Beaunoife , fortie de Dijori depuis quinze ou feize mors, & que j'y avois vue I'intime de ma couline , me reconnut & m'aborda pour me demander comment elle & moi nous  deBeaune.' 301 nou»portie-lis. Je ne répondis rien a ces queftions frivoles ; Sed graviur gemitus imo de peBore ducens. Je fuis trahi, lui dis-je, vous ne voyez plus en moi que le refte de votre cruelle amiej elle ëft infidelle , elle me tue. Que votre préfence me rappelle d'heuiëux momens perdus pour jamais ! Cette nouvelle Pétonna plus que ma douleurj.mais ma douleur la facha plus que cette nouvelle. Je tachois de goüter les avis obligeans qu'elle voulut me donner, fur une perte qui lui déplaifoit moins qu'a moi. Mais mon malheureux cceur chéiit fon efclavagé, Et ne veut pas qu'on le foulage : Je ne fais que la mort, trop lente a m'arriver, Qui puilfe en arracher 1'image • Qu'un trop fidele amour a pris foin d'y graver. Tout fe plut a. m'arriver. LaifTez dire les amans. Vous allez voir que j'eus la plus belle occafion du monde pour aller en l'autre, fans avoir voulu en profiter. La rencontre de cette 'fille me laifla dans une rêverie dont les devifes , environnées de guirlandes me tirèrent. La première que je vis étoit morte; du moins fon corps étoit féparé de fon amej cela s'appelle, ce me femble, être mort. Deux arquebufes peintes en fautoir avoient pour Bbiv  Jtjl V O Y A G fi légende : Licet divifa, tendunt eodetn. Entendant, par ces mots, que les différentes troupes de chevaliers, quoique divifées, tendoient au même but. Cette penfée s'offre par les armes , dont les bouches font dirigées, Tune a 1'orient, l'autre a. 1'occident. Je palfois aux autres, quand il fallut m'abandonner a. une troupe d'étrangers & d'amis qui m'emmenèrent pour boire ; vie qui dura jufqu'a fept ou huit heures du foir, que je les quittai pour aller fouper avec d'honnêtes gens qui m'attendoient. En palTant par la grand'rue, je vis un ane arrêté, auquel j'attachai ime belle ttellè de ruban vert, en lui difant: Marche au but. Les témoins, qui n'étoient pas de Beaune, en rirent; mais j'ai fu que les citadins en avoient juré vengeance : en 1'attendant, je foupai comme un roi. Avant d'en être a la chanfon, Je fis bien trotter 1'échanfon. Pour fatisfaire enfin les dames, Au fon du hautbois nous dansarnes : Enfuite, pour fermer le divertiffement, Je racontai nonchalemment Les merveilleux effets de la bague enchantét. Voila bien des mouvemens pour une journée que devoit fuivre une nuit alfez fatigante : auffi me difpenfai-je d'aller aux feux d'aftifice qu'on tiroit aux buttes avec une décharge d'artiilerie.  DE B E A U N E. ^3 Après fept ou huk heures de fommeil , je fus réveille par les inftrumens de guerre qui rappeloient les chevaliers au pas. Les plaifirs recommencèrent avec le bruic des armes. Que fert-il de vous les fpécifier ? Sans un efprit pareil au vótre, . Puis-je de nouveau* traits dépeindre un fecond joür, Que je vis couler, comme l'autre, Dans les plaifirs du vin, des jeux & de 1'amour. Sauter, manger, chanter & boire, Refauter, remanger, rechanter, Ce fut toujours la même hiftoire. Je m'informai du feu de la veille avec quelques Beaunois, qui me dirent que le bruit'fdu canon avoit donné un beau fpedtacle; que le feu des ferpentins avoit brülé les épitaphes. Ce jour-ld, je fus rraité fplendidement aux Pères de 1'Oratoire , en confidération d'un frère que j'ai chez ces meffieurs. Ils mWitèrent a venir le lendemain d des thèfes que leurs jeunes penfionnaires foutenoient fur 1'hiftoire romaine. II m'en pafia un trair par 1'ëfpnt, qui me fit faire cette épigramme fur les aneries fi célèbres & fi ordinaires de la maifon de ville de Beaune. Pour conful a Rome autrefois D'un cheval Ie Sénat fir clioix;  354 Voyage Ainfi le rapporte Suétone. Après un tel événement, Je ne m'étonne nullement Qu'on ait vu lï fouvent un ane maire a Beaune. Extrema gaudii lucius occupat. Voici le commencement de mes infortunes. J'en précipiterai le cours pour vous moins ennuyer, fi je vous fuis indifférent, & vous chagriner moins, fi vous m'aimez. Je m'avifai, fur les dix heures dufoir, d'aller a la comédie. La première & la meilleure fcène que j'eus , fut la réponfe d'un Beaunois du bel efprit a qui je demandai quelle1 pièce on jouoit. Les fureurs de Scapin , me ré pondit-il. Je croyois, repris-je, que c'étoit les fourberies d'Orefte. A ce mot, qui fut hébreu pour lui, nous entrames dans le parterre. J'y fus bientót reconnu d'une troupe de jeunes bourgeois qui fe carroient fur la fcène , auffi fiers que quand on les étrille. Ils m'envoyèrent cent quohbets, & je n'y répondois que trop, quand les comédiens, qui commencèrent, nous obligèrent a. finir, au grand regret des rieurs. Tel eft le lièvre, tel on le tue ; c'eft-a-dire, que la pièce fut jouée pitoyablement. Cependant, comme il y a bien des coups donnés dans cette farce, elle emporta 1'applaudiffement général. Un petit-maïtre de Beaune , de ceux qui m'avoient entrepris avant la pièce, en-  de Beaune. thoufiafmé de la fcène du fac, cria : Paix donc, on n entend rien. Ce n'eft pas fiuite d'oreille , lui répartit-on du parterre. Tous les ofFenfés alors jurèrent ma perte. La pièce finie , ces braves coururenr m'attendre au pafTage : i peine eus-je le nez a 1'air, que me voila relancé de vingt ou trente épées nues. Je ne pus fi bien faire, querje ne rn'en vifTe bientöt environné. Je n'avois qu'une canne, m <ï«'après un moment de forte réfiftance, je jetai * contre terre pour défarmer cette meute afïamée , & fauver ma carcaffe. Mais lorfque je vis qu'on nemen faifoit pas plus de quartier, donnant l ton & a travers de quinze ou vingt épées nues, j efluyai la moitié des coups; j'efquivai & difparus. Me voila donc feul, l 1'abri de 1'orage , avec un coup de pointe très-léger dans Ie flanc. Minuit fonnoit, les rues étoient calmes & défertes, la fenè y donnoit i plomb. La queftion étoit de regagner mon logis : je marchois pas i pas dans 1'ombre, je le voyois enfin- déja je riois de mon aventure , quand je vis tous mes gens venir a moi flamberge au vent. II faliut encore fuir ou mourir- je retournai doncgaiement les talons, & j'eus a peine un peu d'avance, que je m'arrêtai pour les complimentei- fur leur grand courage, & leur averfion pour les duels. Mes difcours redoublèrent leurcourfe j leurcourferedoublalamienne:  396' V O Y A G K je me fis bientót perdre de vue, & je commencois a refpirer j mais Admirez avec moi le fort dont la pourfuite Me fait tomber alors au piège que j'évite. Je me trouvai , pour la troifième fois, bec a bec avec mes chafTeurs. S'imaginant alors que je volcigeois autour d'eux pour les braver , ils firent plus d'efforts pour m'atteindre que jamais. Pour me dérober a la troupe De mes laches perfécuteurs, Pégafe, auteur de mes malheurs, Que ne me tendois-tu la croupe 1 C 'étoit fait de moi. Je n'efpérois plus m echapper : pourfuivi, prelfé, prefqu'atteint d'une légion d'épées, au travers de rues inconnues, dont les détours me remettoient incelfamment au milieu de mes rivaux; fans fecours, fans armes, je fongeois plus a dire le libera que le Utatus fum 3 8c je faifois, hélas! de bien triftes réflexions, quand je me vis fecouru d'une des plus fortes mains que mon ange eüt pu me choifir. Une jeune demoifelle, plus aimable que 1'amour, regardant par une fenêtre, & me voyant a. la tête de tant d'épées, cria qu'on alloit m'aflaiTmer. Un homme 8c un frère, regardant par une fenêtre du haut , lui di-  de Beaune.' j^y rent d'ouvrir la porte ; elle le fit. Je la vis, j'entrai, & j'offris mes aétions de graces a 1'efcouade, puis me laifïai mener dans une chambre oü 1'on . me fit coucher. Le matin, cherchant par la maifon, pour remercier avant den forrir , d'appartement en appartement j'entrai dans celui oü étoit couchée ma belle libératrice. J'approchai du lit dont elle avoit ouvert le rideau au bruit que j'avois fait, pour lui témoigner ma reconnoiflance. Qu'elle étoit belle! je ne fais fi la reconnoiflance lui prêtoit de npuveaux charmes a mes yeux :j Mais jamais a ma belle ingrate Je ne vis un teint fi vermeil. La fraïcheur d'un profond fommeil Attendriifoit 1'éclat de fa peau délicate; Enfin, la toile de fes draps NoircüToit auprès de fes bras. Ses yeux bleus & touchans brilloient d'un feux célefte; Mes regards fur fa gorge allumoieiit mon efprit Qui, fe gliffant au fond du lit, Sembloit me découvrir le refte. Belle & rare conjonóhire pour un efprit romanefque, qui aime a mettre tout Cyrus dans un compliment. Je fis Ie mien Ie plus précis & Ie plus énergique que je pus. Mes adieux rinis, je courus a mon logis, oü je trouvai ma mère qui me fit partir fur le champ en litière (a Beaune on dit fur la litière). Voila, monfieur, l'hjftoke fidéle  3r>3 Voyage que tout Ie monde fait & commente a fa fantaifie. Un petit nombre de beaux efprits ne m'en eftime pas moins j d'autres plus fimples, me plaignentj d'autres me blament, quoiqu'après tout Je trouve qu'il eft honorable De me voir haï dans un lieu Oü 1'anerie eft eftimable : Car, comme enfin, fans plaire a Dieu, Je ne 'faurois déplaire au diable; De même, quand vous me chaffez, Illuftres citoyens de Beaune, II me femble que c'eft afliz Pour me faire entrer en Sorbonne. Mes facheux fupérieurs ne peuvent me cacher leur mauvaife humeur, ni moi le chagrin qu'elle me caufe. J'ai le courage de vous écrire, c'eft-adire, de me confoler. Je le fais,'enfin, unique douceur, premier plaifir que mon cceur ait gouté depuis treize jours. II eft tems qu'il prehne fin. Je m'y fuis trop abandonné : Revenez, fombre ennui, c'eft affez vous fufpendrc; Peut-être je me fuis damné En tardant trop a vous reprendre. N. B. « Le manufcrir qui me fournit cette » pièce, ajoute que les chevaliers de Farquebufe >s de Beaune, ayant gagné en 1715 le prix de dix » compagnies, Piron, qui habitoit alors fa patrie,  D E B E A V N E. » tourna les Beaunois en ridicule dans une ode » burlefque. QL1inze mois après, les Beaunois ren» dirent leurpm:Piron, malgré fes amis, vdulut » être témoin de ces nouvelles fêtes, & y efiuya » 1'aventure qu'on vient de lire. Les colénques » Beaunois, n ayant pu l'aiïaffiner, firent en vers » une plate complainte fur fa fuite, qu'ils lui » envoyèrent. Piron leur répliqua „ : Brave & favant peuple de Beaune, Fils de Phoebus & de Bellone, Qui fuivez ces dieux tour a tour : Glorieux des exploits célèbres Que vous fites dans les ténèbres , Vous les produifez donc au jour. Chanfon digne de vos écoles 1 Le fujet, 1 air & les paroles, Tout y reffent le nom Beaunois. Pour nous la rendre encor plus belle, Que ne pouviez-vous, avec elle, Envoyer ici votre voix! De la part d'un de vos libraires, J'en ai recu cent exemplaires j J'en attends encore un envoi. M'en euffiez-vous donné dix mille, lis ne pourroient être inutiles, Et j'en ferois un bon enrploi. Lorfque, fans verge & fans épée, Sur ma carcalfe conftipée  400 Voyage de Beaune. Je vis briller cent glaives nusj Jc lc raconte a votre gloire, Vous me fitcs vcnir la foire; Vous me deviez des torclie-culs. Hic meta laborum. VOYAGE  VOYAGE DE DIDIER DE LÖRMËUIL, PAR M. BERQUIN. Cc   VOYAGE DE D I D IER, PAR M. B E R Q TJ I N. I E T T RE DE DIDIER DE LÖRMEUIt a Juliette sa s * DlDlU D£ LoRMEüU. 4Is? TROISIÈME LETTRE DE DIDIER DE LORMEÜU Juliette T J-L n'eft pas étonnant, ma chère fceur, qu'on fc tw fi leftemenc du récit d'un voyage, oü Ion na euaffiure qu'a des bêtes a petites cornes ou a lorres oredles, a un étourdi qui cafie les vitres, «Sc d un poli/Ton qui vous jette des pierres. Si tu appelles cela des aventures , je ne fais quel titre afTez magnifique tu trouveras pour les miennes. D'après ce qui m'eft arrivé, pour n'avoir traverfé qu'un village, tu peux juger aifément de ce que j'aurois eu a te raconter dans une plus longue expédition. Je commence d coire que, du tems des chevaliers errans, j'aurois pu fairë une brillante figure fur ce globe, & chanter msi-même mes hauts faits ' de peur que perfonne ne s'avisat de ne les pas célébrer a ma fantaifie. ; En voici un petit échantillon que je foumets intrépidement d ta cenfure; ou plutót je t'engage pour tes plaifirs, d le lire avec foin, pourneperdré aucune de fes rares beautés. Ddii  4zo Voyage JOURNAL DE MON VOYAGE. No u s roulions depuis un quart d'heure en filence dans notre voiture, avec la même vïteiTe que les nuages qui couroient fur nos têtes. Je bénilTois la mémoire de celui qui, le premier, inventa cette manière agréable de nous tranfporter d'un endroit a l'autre, fans éprouver de fatigue, en attendant qu'on perfedionne le projer de nous voiturer encore plus doucement par les airs, dans unbateau volant, ou fur des ballons. L'afped de la campagne furprit enfuite ma penfée. Tous les arbres étoient dépouillés de leur parure : a peine y reftoit-il quelques feuilles jaunes ou rougeatres, qui n'attendoient que le moindre fouffle du vent, pour devenir fon jouet. Les tendres accens du roffignol, le concert joyeux des pincons & des fauvettes ne remplilToient plus les bocages: on n'entendoit que les cris glaphfans des corbeaux & des corneilles qui fuyoient a tire d'aile, effrayés par le bruit de la coignée du bücheron. Au lieu de ce grand rideau de verdure, qui préfentoit de toutes parts la richcffe & la gaieté, on ne découvroit, i travers les têtes chauves des arbres, que des chaumières i demi-ruigtes, & des villages enveloppés de fumée & de brouillards. Des femmes occupées  de Didier. de Lormeuil. 421 a ramafier des branches de bois mort, quelques laboureurs traïöarit la herfe fur leurs guérets, des ramiers fauvages qui cherchoient, dans 1'épaifleur du chaume, les grains échappés aux glaneufes, étoient les feules créatures vivantes qu'on appe^üt de loin en loin fur les champs. Rien ne confoloit nos regards attriftés, que les jeunes femences déja verdoyantes, qui s'élevoient de la terre pour annoncer lefpoir d'une heureufe récolte. Nous fïunes tirés de Ia rêverie oü nous plongeoit ce fpeéfacle mélancolique, par les mouvemens extraordinaires que nous vimes faire foudain a notre cocher. Sa rediugotte étoit glilfée de fon fiège fur 1'une des petites toues, qui 1'emportoit autour de fon eilieu, comme des ailes de moulin a vent; après bien des tours, il vint a bout d'en faifir une manche, & la riroit a lui de toutes fes forces, en criant d'une voix enrouée : O ma redingotte! ma redingotte! Je me jetai précipitamment a la portière pour regarder; mon chapeau tomba, & je me mis a crier : ö mon chapeau! mon chapeau! Geoffroi, de fon pofte, entend nos lamentations, & fe penche : fon bonnet fourré lui échappe. U ne crie point : 6 mon bonnet! mon bonnet! mais, en voulant le ratrapper dans fa chüte, il fe renverfe lui-même a terre de toute fa longueur. Heureufement pour le malheureux, que ce fut dans un large & profond. bourbier bien douillet; Ddiij  Voyage ear, autrement, jene fais ce qui feroit arrivé de & vie, au moins de fon nez, de fes dents & de fon menton. II n'avoit fallu qu'une minute pour toutes ces cataftrophes. Mon papa étoit le feul qui, dans toute cette bagatre, n'eüt pas perdu 1'efprit; il bailfa la glacé de devant; 8c faififTant les rênes dans les mains du cocher, il arrêta les chevaux. Le cocher defcendit, & dégagea de 1'efiieu fa redingotte : mais quelles furent fes triftes doléances, lorfqu'il vit au milieu de la taille un grand trou, par oü fa tête énorme auroit pu palier avec toute la frifure d'un petit-maitre! Geoffroi, de fon coté, avoit la bouche li empatée, qu'il ne pouvoit articuler un feul mot. O ma fceur! li tu 1'avois vu, fous ce mafque, effayer de rire pour me tranquillifer fur fa culbute! II ne faifoit qu'éternuer, cracher, & fe frotter, avec les mains, les genoux & les coudes. Son habit, autrefois tout vert, ne 1'étoit plus que par derrière : il avoit 1'air d'une perruche grife, a. demi-doublée de perroquet. II tetourna quelques pas en arrière, pour chercher fon bonnet de peau de renard : par bonheur qu'on y avoit laillé tenir la queue de 1'animal, pour figurer en forme de panache. C'eft elle qui le fit découvrir, 8c qui fervit a le repêcher de 1'ornière profonde ou il s'étoit englouti. II fallut le tordre & le retordre, pour qu'il put 1'emporter fous fon bras. On rattrapa auffi mon chapeau, a  de Didier de Lormeüil. 4ïj qui le vent faifoit faire mille fauts périlleux eri avant &c en arrière : mais il ne perdit rien a toutes ces cabrioles; au contraire , il y gagna une épaiffe calotte, qu'il a fu conferver en partie, a la barbé de toutes les broffes de ia maifon. Quand nous fümes remontés dans la voiture,' & que tout fut rétabli dans Ion premier ordre aurour de nous, il fut d'abord queftion de faire de la philofophie fur toutes ces difgraces. Mais après en avoir effayé de la plus férieufe, il nous vint' dans 1'efprit que le parri le plus fage étoit peutêtre de prendre la chofe gaiement. Mon papa tira de fa poche des confolations pour le cocher. Dé mon cöté je vis bien que Geoffroi n'étoit en peine que de fon bonnet, paree que 1'habit étoit de la livrée de la maifon. Je lui fis un figne qui le remit de belle humeur, & tout le monde continua la route comme fi rien ne fut arrivé. Nous étions prés d'entrer dans un vdlage, lorfque nous appercumes un vieux foldat affis fur une pierre au bord du chemin. II avoit une de fes jambes pliée en arrière fous lui, & l'autre, qui étoit de bois, toute roide, & tendue en avant. A fa gauche étoit une longue béqtülle, a fa droite un grand chien noir. Mon papa, qui fait profeffion d'aimer les foidats les mieux eftropiés, le falua d'un air de bienveillance, & me donna une pièce de vingt-quatre fois, pour la jeter, en paflant, dans fon chapeau • ce que je Ddiv  4M Voyage fis, fans me vanter, avec beaucoup d'adrefle. La voix de fa reconnoiflance fut fi haute, qu'elle réveilla une femme de très-mauvaife mine, qui dormoit, tout prés de la, fur un tas de paille. Elle fe mit a courir après notre voiture, & 1'atteignit au moment ou nous en defcendions pour entrer dans 1'auberge. Ah! monfieur, dit-elle a mon papa, vous placez bien mal vos charités! Si vous donnez de fi belles aumónes a un vieux ivrogne, que ferezvous pour une brave femme, comme je la fuis, qui n'a pas bu de vin depuis dix ans? Mon papa, dont 1'efprit s'étoit occupé de bien des chofes dans eet intervalle, ne fongeoit plus a 1'invalide, & la regardoit d'un air étonné. Oui, oui, monfieur, reprit-elle, c'eft de ce vieux ivrogne de foldat que je parle. J'ai bien entendu comme il vous remercioit pour une pièce de vingr-quatre fois que le petit monfieur lui a jetée de votre part. Je gagerois qu avant la nuit, il 1'aura toute bue en eau-de-vie: & puis n'avez-vous pas vu ce grand chien noir qu'il a toujours a. fon coré? Un mendiant nourrir un chieh! N'eft-ce pas voler d'autres malheureux? Finilïéz , lui réppndit mon papa d'un ton févère : pourquoi me dhe du mal d'un homme qui a befoin , comme vous, de ma pitié ? S'il aime un peu 1'eau-de-vie , je le pardonne a un vieux foldat. Tandis que nous fommes affis a notre aife au coin du feu, il faut que ces braves gens fup-  de Didier de Lormeuil. 425 portent le vent, la nelge, la pluie, toutes les rigueurs de 1'fiiver : il n'eft pas furprenant qu'ils aient recours a une boiflbn qui les réchauffe, & qu'ils s'y accoutument. Pour fon chien , c'eft peut-être 1'unique attachement qu'il ait dans le monde • c'eft fon compagnon fidéle, Ie feul ami qui prenne part a fes bonnes ou mauvaifes journées. En acfieyant ces mots, il lui donna , fans la regarder, une pièce de-deux fois. Elle la recut d'un air dédaigneux, & s'en retourna en grognant tout le long du chemin. Cette vilaine femme m'avoit donné de l'luimeur. Je fuis bien faché , dis-je £ mon papa , que vous 1'ayez fecourue de Ia moindre chofe. Dire des injures a ce pauvre foldat, Sc lui envier votre aumöne ! il faut être bien méchant! Tu as raifon, mon fils, me répondit-il: celui qui veut émouvoir ma pitié envers lui, aux dépens d'un autre, ne fait qu'exciter mon indignation. Cependant je la vois dans Ie befoin, Sc j'oublie fon mauvais naturel ; elle en eft aftèz punie par elle-même. Sans la méchanceté de fa laiïgue , je lui aurois donné autant qu a lui. Pendant ce dialogue, 1'aubergifte nous avoit conduits dans une chambre , dont une croiféë s'ouvroit fur le chemin que nous avions parcouru , & l'autre , fur la cour de 1'auberge. En attendaiit qu'on nous apportat le diner, je me mis a la fenêtre. Le premier objet que j'apercus , ce fut la vieille  jLtS Voyage femme qui vénoit de s'afleoir au pied d'un ormeau tout prés de la maifon : elle tiroit de fa poche une petite bouteille de vin, dont elle fe mit a boire d'un grand courage. j'appelai mon papa, •& je la lui fis remarquer : il m'impofa filence, de peur qu'elle put nous entendre. Au même inftant nous vïmes au loin le vieux foldat qui yenoit vers nous, appuyé fur fa béquille , & fuivr de fon chien noir. Auffitot que la vieille femme 1'apercut, elle fit rentrer précipitamment la petite bouteille dans fa poche. Nous fumes curieux d'entendre leur entretien. La bonne mère ! hu dit 1'homme a mouftache , en 1'abordant, eft-ce que vous voulez coucher-la fans diner ? Vous n'avez donc pas faim d'aujcurd'hui ? Oh! ce n'eft: pas la faim qui me mariqüe, répondit-elle d'un1 ton pleureur; c'eft de quoi manger. Bon : s'il ne tient qu'a cela, répliqua-t-il, j'en ai pour nous deux. Alors , s'étant affis auprès d'eile, il fit glifler de delfiis fon dos un vieux havrefac, & en tira un morceau de pain noir, avec un bout de cervelat bien enveloppé dans du papier, qu'il lui préfenta. II ne garda pour lui qu'un peu de pain' &defromage : encore, i chaque morceau qu'il mangeoit, en donnoic-il i fon chien , qui s'étoit mis par derrière, & qui tenoit fa tête appuyée fur fon épaule , de 1'air de la plus intime fafmliarité. Pendant leur repas, la méchante viedle    de Didier de Lormeuii. 427 tourna la converfation fur la dureté des voyageurs» & dit que ce monfieur qui venoit d'arriver £ 1'auberge , ne lui avoit donné que deux liards. Cela ne peut pas être, répondit 1'honnête guerner : il m'a Fair d'un bien brave homme. Apparcmment qu'il ne lui reftoit dans fa bourfe que de lof, qu'il ne pouvoit pas changer. Voyez ce qu'il m'a fait jeter par fon fils, une pièce de vingtquatre fois; la voild. II n'en tombe pas fouve^nt do ce calibre dans mon chapeau. Mais ne foyez pas en peine, vous en profiterez comme moi : je ne fais pas être heureux tout feul. Un bon repas demande un coup de vin; je n'en ai pas fait couler aujourd'hui dans mon efiomac, malgré Ie froid falé qu'il fait ; mais ma pauvre bourfe étoit li plate, que je j'aurois enfilée dans le trou d'une aiguille. La voila devenue rondelette a préfent, & je fuis en état de dëpenfer aujourd'hui fix folsj trois pour vous, trois pour moi: Ie refte fera pouJ d'autres rencontres. Ailons , la bonne mère, donnez-moi la main : il fe leva d'un air jovial, en difant ces mots. La méchante vieille fe mie i faire le bon valet • elle lui préfenta officieufement fa béquille, & carefia fon chien. Je crois que je 1'aurois battue pour cette.noire fauffèté. Ils s'acheminèrent enfemble vers 1'auberge , tandis que nous ailions nous pofter a la fenêtre qui donnoit fur la cour. Nous yimes bientötle foldat fe faire  418 Voyage donnet une roquille de vin, & deux petits verres, dont il remplit 1'un pour fa convive. Elle 1'avala d'un ttait. . Mon papa ne put contenir plus longtems fon indisnation. Fi! la déteftable créature , cria-t-il a. haute voix ! Ils levèrent tous deux la tête : la femme pouffa un cri en nous reconnoifTant; mais le foldat n'en patut point déconcerté : Mon bon monfieur, ciia-t-il a mon papa, vous voyez comme nous nous régalons a. votre fanté. Petmettez que je vous la porte, continua-t-il, en otant fon chapeau, celle de monfieur votre hls auffi: je n'oublie perfonne, fi petit qu'on foit, quand c'eft d'honnêtes gens. Grand bien vous faffe, 1'ami! lui répondit mon papa. Vous avez un cceur tel que je les aime : tout pauvre que vous êtes, vous favez obliger. Voici de quoi vous fouvenir encore de nous , ( en lui jetant un écu fur la table) : mais , pour ceux qui boivent le vin d'un brave homme qu'ils vïennent de calomnier lachement La méchante femme n'en attendit pas davantage ; elle fe retira la tête baiffëe, dans une extréme confufion. Pendant notre diner, I'hóte nous raconta que le brave foldat, nommé Thierry, avoit fervi trente ans •, qu'il n'avoit quitté les armes que par une fuite du malheur arrivé a. fa jambe, & qu'il avoit les certificats les plus honorables de tous fes officiers. C'eft lui, continua-t-il, qui main-  de Didier de Lormeui-l. 429 tient le bon ordre & la paix dans le village : fes mouftaches grifes en impofent encore aux vagabonds. Tout le monde fe feroit un plailir de lui donner du pain, s'il vouloit le prendre; mais il n'en recoit point, qu'il ne Fait mérité par quelque fervice , comme des menages d'une paroifte a l'autre, dont il s'acquitte avec autant d'intelligence que de fidélité. Je 1'aurois mis en colère, fi j'avois refufé de prendre fon argent pour le verre de vin qu'il vient de boire. 11 prétend que je dois vivre avec tout le monde des profits, de monétar; & que fi je lui donnois quelque chofe, je ferois obligé de le portet fur le compte d'un autre; ce qui ne feroir pas jufte. Tous les matins, il va de bonne heure, avec une hotte de cailloux fur les épaules, remplir les ornières faites la veille fur le chemin; Vous avez dü remarquer comme il eft bien entretenu : il ne demande jamais rien; mais il n'eft guère de voyageurs habitués fur la route, qui ne lui donnent quelque chofe au paiTage; & il le prend en confcience, paree qu'il croit 1'avoir gagné. L'hiver, quand le froid eft trop rude, il vient faire des fabots d'enfans au coin de ma cheminée, & il les donne pour rien a ceux qui ne font pas en état de le payer, de peur qu'ils ne s'enrhument. Seulement il les fait danfer devant lui pour fa peine. Ehbien! mafceur, que dis-tu de ce bon Thierry?  4?e V o r A G 2 Ce dernier trait de fon hiftoire ma fait tant de plaifir, que je lui ai commandé pour toi une paire de fabots, que je prendrai a mon retour. Comme tu es trop généreufe, & d'ailleurs trop loin de lui, pour le payer en gambades : je me charge, a ton intention, de le folder en monnoie de meilleur aloi. Je veux lui en donner fix francs, afin que le cadeau foit plus digne de t'étre préfenté. Ils ne te feront pas inutiles pour courir eet hiver dans le jardin. Si je ne craignois que mon journal n'eut déja fatigué ta patience, j'aurois vraiment bien d'autres hiffoires a te raconter. Je te dirois comme, chemin faifant, je mis a fin une grande aventure, par un moyen dont le feigneur don Quichotte, malgré toute fa bravoure, n'auroit jamais eu 1'efprit de s'avifer. Tu vas croire, peut-être, d'après ce début, qu'il y avoit un enchanteur, ou tout au moins, un géant dans la querelle, & qu'il s'agifloit de la deftinée de quelqu'illuftre princeiTe, & d'un grand royaume a reconquérir. Eh bien, non, ma chère Juliette! ce n'étoit qu'une petite dindonnière aux prifes avec un petit chevrier, pour défendre une petite pomme. qu'elle venoit de cueillir. Après m'être informé gravement de la caufe de ce duel, je pris, comme tu le devines fans peine, la dé>fenfe du plus foible, mais en paroles; car heureufement pour le fort, je n'avois ni lanee, ni  de Didier de Lormeuii. 431 rondache; d'ailleurs, il faut auffi te dire qu'il étoit de tournure a roder, malgré toutes ces armes, le pauvre chevalier. Je vis tout de fuite que le perfonnage d'un Salomon, ou d'un Titus, alloit beaucoup mieux a ma taille, & je terminai le combat au grand contentement des deux champions, en partageant entr'eux les reftes du paté que maman nous avoit donné pour la route. Je pourrois encore te repréfenter la détrelTe d'un malheureux lièvre que nous vïmes courir a travers les champs, pourfuivi par une meute de chiens & de chafleurs. Le pauvre animal, après les avoir mis vingt fois en défaut par fes crochets dans la plaine, étoit grimpé fur la pointe d'une roche pendante tout-a-pic fur des précipices. Un chien furieux 1'apercut dans cette dernière retraite, & eut 1'audace de le forcer.' Je les vis fe précipiter 1'un & l'autre, & rouler enfemble tout déchirés Mais cette peinture eft trop cruelle, n'eft-ce pas? J'aime mieux toffrir des images plus douces, en te parlant de la joie que notre arrivée inattendue a fait naitre ici dans toute la maifon. Si tes plaifanteries malignes ne m'avoient pour jamais détrompé de 1'idée que j'ai voulu prendre quelquefois de mon mérite, je me croirois un homme important, a la manière dont je fuis fêté. II eft plus modefte de croire que je fuis redevable de ces regards au fouvenir que 1'on  431 V o y A G t a confervé de ta vifite de 1'année dernière, & jè mets tout mon orgüeil a te devoir ma confidération. Voila, ma clière fceur, le récit peut-être un peu trop dé taillé de mes diverfes aventures. La plus périlleufe eft celle oü je me fuis engagé,pour te plaire, en eflayant de te les décrire : je n'aurois jamais cru en venir a. bour. Je ne veux point te faire valoir mon travail: je me flatte cependant que tu m'en faurois quelque gré, fi je te difois que 1'on me fonne depuis un quart-d'heure, pour goüter des beignets qui fe refroidiflent a m'attendre. Je ne crois pas que Phéroifme de 1'amitié fraternelle puiflè aller guère plus loin. Adieu, ma chère Juliette : jé vais me divertir ici le mieux qu'il me fera poffible, pour que tu me trouves plus gai, quand je retournerai prés de toi. C'eft une attention délicate dont tu dois fentir tout le prix, & qui te prouve le tendre attachement avec lequel je fuis pour toujours ton frère,' Didier de Lormeuil. DERNIÈRE  öh Didier de Lormeuil. 435 DERNIÈRE RÉPONSE DE JULIETTE DE LORMEUIL A S O N F R E R E. T v Av o 1 s toujours ouï dire que rien ne fervoit, comme les voyages, a former 1 efprit : ta relation vient de men donner une preuve , k laquelle jerois bien loin de m'atrendre. Qui jamais; eüc penfé qu'un petit écolier de rhétoriquè, comme toi, fe crüt déja.philofophe, pour avoir fait fix lieues! Tu me difois, dans ta première lettre, que tu dêftinois le- récit de ton voyage a la poftérité : lorfque tu voudras 1'envoyera fon adreflè, je me charge de faire le deffiaxie quelques eftampes pour I'accompagner. Ta defcription de la cam* pagfié, dans cette -triftefaifon, me fournira le fujer d'un payfage d'automne très-pittorefque. L'opifiiat-re cocher qui, fans bouger de fon fiège, tiraille par la manche famalheureufe redingotte; le pauvre Geoffroi fe relevant tout confus de fon bourbier, mon petit étourdi de frère, tête nue ala portière' fuivant des yeux fon chapeau dans fes pirouettes \ voila rrois drèles de figures a peindre , tandis que' mon papa, toujours üdèle i fon cara&ère de- pru- Ee  iii \ O Y A G I dence, fera le contrafte de mes originaux; en mÜht les rênes, & arrêtant 1'attelage. 1 u penles bien que je n'oublierai pas le diner fous 1'orme de la méchante femme & du vieux foldat. Quelle bonne phyfionomie je veux donner a ce brave Thierry, & 1 fon chien noir, mangeant amicalement fur fon épaule! Enfin, je terminerai ma galerie par la fcène de la dindonnière & du chevrier. Mon frère fera peint, comme tu te le repréfentes toi-meme, jugeant gravement leur querelle, & les mettanr d'accord avec des bribes de. paté. II eft vr.ai que je ne mettrai au-deflous ni lé nom de Salomon ni celui de Titus, que .'ra ne fais pas la pioindrefagcan iri tedonner avec ta modeftie ordinaii-e-j mais. bien celui du nouvea'u Saneho-Pansa,; qui ne laiflèra pafcde te ..faire égalemeutdlonneur, car je n'ai gu&e'vu^dahs ma, vie* de perfonnage d'un plus grand fens. •«"./.'-:c . . Comme je me fiatte que tu neivoudras jamais être en refte avec moi, je t'abandonh'e auffi mon voyage, pour en tirer tels fuj.ets d.e,deffin qu'il te plaira d'y trouver. Je crorsqirdsipflurfoifint faire rxè^naturellement. le pendant deroüens. 5aK'alloisijèpas oublier de te faire mes remer^rmenspouEiesdjolis fabots dela'facande Thierry £ Comme. je ,iöï:in£ fens pas én étafc 'd<$l répondre a wn cadeau fi maguifique j jat\permer^ ;que je te  de Didier de Lormeuil. 435 paye a mon retour, comme il fe fait payer des pauvres enfans du village: je répère, a. eet effet, un nouveau pas de rigodou. Je fuis infiniment touchée du foin que tu prends pour me conferver ta gaïté. Je te prie de croire que je fuis capable de la même délicatelTe. Adieu, mon cher Didier, nous fommes, je penfe, a deux de jeu pour la malice. Je ne veux 1'emporter fur toi, que par les fentimens d'une plus tendre amitié. Juliette de Lormeuil. Fin du Foyage de Didier de Lormeuil. Ee ij   FRAGMENT DUN VOYAGE D'E SPAGNE, PAR M. DE LA DIXMERIE. E e iij   FRAGMENT D'UN VOYAGE D' E S P A G N E. D e s voyageurs concentrés dans un même vailTeau, n'ont rien de mieux a. faire, que de fe voir fouvent. Toni & Lucile fe lièrent de la manière la plus intime avec un Efpagnol nommé don Tellès; c'étoit un homme de quarante ans, qui parloit d'un ton fimple, même en parlant fa langue, & en parlant de lui. II voyageoit depuis plufieurs années, & avoit parcouru, en obfervateur, 1'Italie, 1'AUemagne, la France Sc 1'Angleterre. II retournoit dans fa patrie, abfolument délivré du joug de 1'orgueil Sc de la prévention. II étoit même très-inftruit, Sc fe bornoit k ne pas fe croire un ignorant. Toni aimoit, il cherchoit fa préfence Sc fon entretien. II fe plaifoit furtout' a le queftionner en ce qui concernoit 1'Efpagne. Ee iv  44® Voyage Vous vous adrelTez bien, lui dit un jour don Tellès, tout autre de mes compatriotes pourroit ne vous répondre que pour vous tromper; je ne vous tromperai pas. Vous allez viliter une nation peu jaloufe qu'on la vifite , & qui fe confine chez elle comme vos anciens nobles fe confinoient dans leurs chateaux. Un Efpagnol voyageur eft regardé parmi nous comme un échappé de 1'ordre des chevaliers erransj & s'il nous reftoit un Michel Cervantes, je ne ferois pas furpris de me voir un jour travefti en nouveau don Quichotte. Nous fuyons autant la communication, que les autres la cherchent. On peut même dire que nous prenons d'affez bonnes mefures pour qu'on ne vienne pas nous chercher. Notre pays offre peu de commodités aux voyageurs. Nos hotelleries n'en ont que le titre : on y paye fort cher le foin de s'y fervir & de fe nourrir foi-même. Notre accueil eft flegmatique & prefque infultant ; car il y a peu de diftance de 1'air de dignité a l'ait d'infulte. Si pourtant vous avez le courage de fupporter ces premières épreuves , peut-être en ferez - vous dédommagé par la fuite. L'Efpagnol d'une certaine dafïè eft peu affable, mais généreux. II promettra difficilement, mais il tiendra ce qu'il apromis; il ne s'agit que de le déterminer, 11 feroit même 1'homme le plus laborieux, s'il pcuvoit une fois fe livrer au travail.  »'E S P A G N I. 441 On ne pent, dit alors Toni a don Tellès, que bien préfumer de votre nation, quand on a pu vous voir & vous entendre. On ne partage point des défauts qu'on peint avec tant de vérité Sc de défintéreflement: & j'airne a croire qu'une grande partie de vos compatriotes font dignes de vous imiter. J'ai, reprit don Tellès, le bonheur d'être né curieux : cette curiofité rn'infpira le goüt des voyages. Ce fut en comparant les autres nations avec la mienne, que j'appercus ce qu'il faudroit reéhfier en elle. Sans cette utile comparaifon, j'aurois moi-même encore tous les défauts que je viens de fronder : un peuple, qui dédaigne tous les autres peuples, & qui s'eftime infiniment luimême, conferve auffi précieufement fes vices que fon orgueil. Et les femmes, demanda Lucile, ont- elles auffi leur petite portion d'orgueil ? Cette portion, répliqua don Tellès , vaudroit bien la notre, fi la nature n'y eüt pourvu jufqu'a un certain point. II eft encore d'ufage parmi nous de fe plaindre des ngueurs de fa belle; mais on ne s'en plaint guère aujourd'hui que par ufage. Ce fut dans des entretiens a-peu-près de cette niture, que nos voyageurs employèrent une parrie du trajet : il ne fut troublé par aucun accident, fmon que Lucile étoit très-fatiguée en débarquant  V O Y A 6 E a. Oviédo, port de la province des Afturies. Ce fut une raifon pour s'y arrêter quelque tems : don Tellès y avoit auffi quelques affaires, & de-la. il devoit fe rendre a Madrid. "Notre couple voyageur , qui voyageoit fans but, étoit également décidé a voir la capitale d'Efpagne. Tous trois furent charmés de ce que leurs arrangemens ne les féparoient pas, & s'accordoient li bien avec leur mclination. N'oublions pas de dire qu'il y avoit eu, lors du débarquement, une petite difcuffion entre Toni & le capitaine du vaiffeau : celui-ci avoit abfolument refufé la rétribution du paffage de Toni &: de Lucile. Cela ne me regarde point, difóit-il': je me fuis arrangé avec M. Wolf; c'eft a. vous a vous arranger avec lui. Quelques inftances qu'on put lui faire, il perfifta dans fon refus; il rejeta de même toute efpèce de préfent. Toni s'en tint donc au projet de dédommager Wolf a la première occafion : il le fit auffitót qu'elle fe préfenta; mais il n'en fut pas moins fenfible a ce procédé amical & généreux. Je vois bien, difoit-il, que tout homme a fon foible, comme il a fes vertus; de même que chaque nation a fes défauts, comme elle a fes avantages. II ne faut rien omettre dans la balance, quand on veut pefer ces objets avec tquité. Don Tellès , qui étoit un homme confidé-  d' E s V A g n i. 443 rable dans 1'Efpagne, setoit arrangé pour rentrer dans Madrid d'une manière convenable a fon état. Nos voyageurs traverfoient avec lui, dans fa voiture, les montagnes des Afturies : ils fe rendirent a Léon, ville qui donne fon nom a un royaume. Voici , difoit don Tellès a fes compagnons de voyage , voici le berceau de la nouvelle monarchie efpagnole. Ce fut dans les montagnes des Afturies, que fe refugièrent les Efpagnols qui ne voulurent point être efclaves des Africains : ils fondirent fur eux des montagnes , & leurarrachèrent cette première dépouille, qui fut fuivie de beaucoup d'autres. On fera toujours étonné, difoit Toni a don Tellès, d'y voir plus de royaumes que dans tout le refte de 1'Europe. Je viens de vous en dire la raifon, dit 1'Efpagnol : toutes ces couronnes nous rappellent un tems d'efclavage; il fallut reconquérir 1'Efpagne pièce a pièce , & chaque lambeau qu'on arrachoit aux Africains, s'érigeoit auffitót en royaume particulier : eux-mêmes en fondèrent quelques-uns qu'ils n'ont pu conferver. Ainfi , quoique les Maures n'exiftent plus parmi nous, les traces de leur domination s'y voyent encore : de même que le droit romain, qui régit encore une partie de la France, annonce qu'elle fut autrefois 1'efclave des Romains.  444 Voyage Ce n'eft pas tout, ajouta don Tellès : 1'Efpagne avoit plus fait que de reconquérir fes pofTeffions; elle avoit conquis des fujets. Ses tyrans Africains étoient devenus fes efclaves , & cette conquête en valoit bien une autre pour elle; mais ellene crut pas devoit la conferver. On chafTa d'Efpagne les feuls hommes laborieux que 1'Efpagne renfermat; elle eut 1'avantage de n'être plus habitée que par des Efpagnols, & le défavantage d'avoir très-peu d'habitans. Pour moi, ajouta Lucile, en fouriant, je regrète les Maures. On dit que, fans eux, 1'Europe feroit moins galante : on ne peut être femme fans leur favoir gré d'une telle inftitution. Nos voyageurs éprouvèrent plus d'une fois ce que don Tellès avoit dit du défagrément de voyager en Efpagne : plus d'une fois ils fe couchèrent fans lit, & foupèrent de ce qu'ils avoient apporté. L'extrême gairé de Lucile afïaifonnoit ces mauvais repas, & lui faifoit tout fupporter avec patience. Le grave don Tellès rioit de fes faillies, Sc fouvent elle faifoit oublier a Toni les raifons qu'il avoit de s'afïliger. De plus, comme il étoit né obfervateur, fes yeux Sc fon efprit s'occupoient de tout ce qui venoit les frapper. II jetoit un regard de compaffion fur les vaftes plaines qü'il traverfoit ; il étoit toujours étonné qu'un fi beau pays He fut, pour  r>' E s p a e n e. ainfi dire, qu'un beau défert. Voila , difoit don Tellès, les triftes fruits de 1'indolence & des préjugés qu'on nous reproche. Nous dédaignons tous les arts uriles, & parriculièremenr le premier & Sc leplus urile de tous, 1'agriculture. Chez nous, 1'emploi le plus noble du tems eft de ne 1'employer a rien; & plus un homme eft parfaitement inutile, plus il fe croit recommandable. Nous épuifons les mines du nouveau monde, pour payer 1'induftrie de nos voifins; nous ne fommes que leurs tributaires, 8c nous reffèmblons au Midas de la fable, qui périt pour avoir eu le malheur de tout métamorphofer en or. Nos voyageurs s'arrêtèrent quelques jours a Salamanque, ville connue par fon univerfité , 8c par quelques-uns de nos romans, Ce qui les détermina a s'y arrêter, c'eft qu'ils y trouvèrent un traiteur Francois, chez lequel on trouvoit a coucher & a vivre. Ils furent moins heureux a Ségovie, -renommée par fes laines & fon aqueduc. Ils fe plurent beaucoup a Valladolid, ville très-agréable par elle-même; & grace encore a un traiteur Francois, ils y féjoumèrent avec agrément. Le voifinage de Madrid, & les affaires de don Tellès, les appeloient dans cette capitale de toute 1'Efpagne. II en eft, difoit don Tellès a. nos voyageurs, de la fortune de certaines villes, comme de celle de certains hommes, le hafard y entre pour beaucoup.  44^ Voyage Tolède étoit la capitale de la nouvelle Caftille : Charles-Quint, après une maladie , voulut aller prendre 1'air a. quelques lieues de-la. II trouva que eet air lui avoit été favorable, & il y fixa fon féjour. De-la, 1'origine de Madrid, celle de fon accroiffement, de fa fortune, & de la figure que ■ cette ville fait aujourd'hui dans le monde. Ils s'arrêtèrent a 1'Efeurial, oü la cour n'étoit point alors. L'Efcurial eft un beau palais adapté a un beau couvent; car le palais femble avoir été conftruit pour le couvent, & non le couvent pour i Je palais. Tous deux furent batis par Philippe II, en mémoire de la bataille de Saint - Quentin. C'étoit un vceu qu'il avoit formé durant cette bataille; ce qui fit dire par un Francois, a. ce roi même, qu'il falloit que fa majefté eüt une belle peur pour fe réfoudre a faire un vceu 11 difpendieux. , Enfin, notte fociété ambulante arriva a Madrid. Les murailles de cette ville font cpnftruites de cailloux : ce qui fait dire hyperboliquement aux Efpagnols, que les murs de Madrid font de feu. On pourroit ajouter qu'alors les rues de cette ville n'étoient pas même des chemins; leur malpropreté en eüt fait autant de cloaques, fi 1'apreté du foleil y fouffroit rien d'humide. Pour les traverfer fans dégoüt, il eüt faliu au moins être privé de deux fens; 1'odorat & la vue. Don Tellès. ne voulut point quitter fes com-  »' E S f A G N I. 447 pagnons de voyage. II avoit fon hotel, Sc de plus il avoit encore'fa mère par qui eet hötel étoic habité. Rien n'empêchoit que, Lucile ne put 1'habiter avec décence. II falloit qu'elle & Toni cédalTent aux invitations de 1'Efpagnol généreux.' Ils furent inftallés chacun dans un appartement commode, & ne, tardèrent poinr a. reconnoïtre que don Tellès avoir étudié, en France, un point qu'on y regarde comme un des points capitaux du favoir-vivre, les petits-foins. Don Tellès recut, Sc rendit beaucoup de vifites; mais il ne négligea. point fes hotes. II s'attacha a leur procurer tous, les amufemens que Madrid* pouvoit leur oifrir. Ces amufeniens,.étoient peu variés : a peine fe fouvient-on qu'il air exifté un théatre dans Madrid. Cette nation, qui eut de bonnes comédies avant que, nous euffions même.' de bonnes farces, ne. produit plus maintenant ni farces, ni coiT^dies1?Q_uelques courfes a cheval, quelques combats d'un ..homme contre un taureau, forment.aujourd'hiu leurs amufemens de prédilection; mais ce dernier amufement devienrfouvent funefte a qeux qui s'y livrent. Nos voyageurs vifitèrent. d'abord les édificej^publics : on rebatiflbit alors le palais du roi, dev.enu depuis un très-beau palais , • - , 1 l£l ils virent les autres monumens, ceux du moins .*' ' "f.--1 ;Jü' 3U3D flo r~..\. ■ qui peuvent menter ce nom , & en particulier le fameux pont bad (uf le, ï^céharèjs. On a dit de  44§ Voyage ce pont, qu'il ne lui manquoit rien, excepté une rivière. Ce qu'un voyageur trouve le plus difficilement dans Madrid, c'eft de la fociéré. Don Tellès en avoit déja prévenu fes hötes. Vous en aurez cepehdant, difoit 1'Efpagnol 1 Lucile; mes compatriotes défavoueront tous 1'ufage recu, lorfqu'ils connoirront, en vous voyant, tout ce que eet ufage leur feroit perdre. Ce qu'il avoit prévu, arriva; & d'ailleurs il' jouiftbit d'une tonfidération qui refluoit nécefTairement fur ceux qu'il préfentoit comme fes amis. En peu de tems, nos jeunés voyageurs furent plus recherchés qu'ils ne defiroient l'ètre. Lucile trouva beaucoup d'admirateurs, & ne fir point de jaloufes : les femmes la louoient & la craignoient. On fait que la grande affaire des dames Efpagnoles, c'eft 1'amour : 1'ufiige Sc leur propre penchant leur font une loi de s'éh occuper : mais' le même ufage prefcrit aux amans des formalités bien minutieufes. L'amour ne marche en Efpagne qu'a la fuite de la galanterie, Sc fouvent 1'éclat de 1'une nuit aux projets cachés de l'autre. II faut paroitre authentiquement amoureux, pour ofer faire entendre qu'on 1'eft, & même le paroitre encore , quand on a cefTé de 1'étre. Au refte, le caradère national fe plie merveilleufement' a.J toutes ces épreuves. Ce qu'un jeune Efpagnol redoute  »' E S P A G g E. 44„ redoute le plus j c'eft de paroitre indifférent, lors hiêrrie qu'il eft le moins amourèux; II faut avouër auffi que les dames Êfpagholes font très-capables d'infpirer des paffions réelles. Prefque toutes font intéreffantes, plufieurs font trés-belles, malgré leur teint un peu brun. Une petite ftature, mais une taille fine, des yeux pleiiis de feu, les plus beaux cheveux, les plus belles mains, & certain air paffionné qui anime toute leur perfonne; tout eet erifemblei dis-je, laiffe peu de reffburces d 1'itidifférence j il faut ou les fuir ou les chercher. Elles favent 4 d'ailleurs , donner d leur teint tin éclat qu'il ne tient point de k nature; C'eft d elles que le beau fexe doit 1'invention de la cérufë & du carmin. ^ Elles abufent un peu de la découverte; maii combieh n'en abufe-t-on pas ailleurs, fans avoir eu, comme ëlles, le mérite de 1'irivention J Lucile, qui n'en faifoit aucun ufage, & qui navoit nul befoin den ufer, paroiffoit urie efpèce de phénomène au milieu d'elles, Ce n'étoit pas même Ie feul avantage qui la fit remarquer : chaque jour elle recueilloir de nouveaux fuffrages; mais ce qui la touchoit le plus, c'étoit les égards qü on avoit pour elle dans fa nouvelle demeure. La mère dè don Tellès avoit le même caraétère que fon fils* fans avoir même eu befoin de le perfeeïionner par des voyages, Elle goüta beaucoup Lucile, & la Ff  45O V O Y A G E prévint fur tour ce qui pouvoit la flatter. D'ailleurs, 1'arrivée de don Tellès attiroit chez lui une forte d'affluence; & Lucile, qui vivoit a la francoife, ne fe rendoit pas inacceflible aux regards. C'en fut' affez pour que 1'affluence redoublat : c'en fut auffi plus qu'il n'en falloit pour qu'une foule de jeunes cavaliers Efpagnols recherchaflent 1'amitié de Toni. On ne parloit dans Madrid que de la jeune Francoife : on 1'invita dans les meilleures maifons, & la curiofité, dans cette circonftance» 1'emporta fur la dignité. Six femaines s'écoulèrent dans ces fortes de defcriptions; &, durant eet intervalle, Lucile eut la gloire de faire plus d'un inconftant parmi la nation qui fe piqué le plus de conftance. Mais Toni , toujours fans y prétendre , la rendoit infenfible a tout autre hommage. On étoit furpris qu'elle n'accueillït ni ne rebutat perfonne. Un de ceux qui paroiffoient en être les plus étonnés, & même celui qui s'y intéreffoit le plus , étoit don Eftevan , jeune homme qui joignoit a la hauteur caftillane 1'impétuofité francoife. II ne put foutenir long-tems Faffronr de n'être pas diftingué par-defliis tous fes rivaux : il en chercha la caufe, qui , felon lui, ne pouvoit pas être naturelle. Enfin, il crut s'apercevoir que Lucile regardoit Toni tout autrement qu'on ne regarde un frère; que fes yeux étoient plus animés que  r>' E s i' a g n ê. #a| he ies anime 1'amitié fraternelle; & il en conclut ■ que ces noms de frère & de fceur n étoient qu'un mafque pour couvrir leur intrigne. Tout autre eüt pris fon parti d'après cette découverte i notre Efpagnol n'en devint quë plus adif &plUs jaloux; il n'eh fut auffi que plus maltraité. Dès-lors il défefpéra de plaire jamais a Lucile, & ü bortia fes foins a fe venger d'elle. II fe détërmina même d faire fervir a fa vengeance ün des principaux expédiens que la galanterie caftillane -empirie pour fe manifefter. On fait qu en Efpagne tout jeune cavalier doit donner une férénade, chaque nuit, d cëllè qu'il aime, ou a ce défaut, d celle qu'il n'aime pas. Cet ufage eft auffi ancien que la domirtation des Mauresj & il ha point fini avec elle, On s'y piairifc fouveht de rigueurs qu'on n'a point éprouvées, On y vante une ardeur föuvent ttès-amortie. Quelquefois on y fait d fa belle de tendres reproches; mais on ne s'étoit pas encore avifé de lui chanter des injures. Don Eftevan eut, d eer égard , 1'honneur de 1'invention. Il fe piquok d'avoir du talent pour les vers, talent malheuren* lorfqu'il n'eft que médiocre, & prefque toujours funefte lorfqu'il eft fatyrique. On peut dire, en adoptant 1'expreffion vulgaire, qu'il chanta pouille i Lucilej au fon de la guitare. II lui reprocha tou? Ffij  4^1 V O Y A G É ce qu'il foupcpnnoit, «Sc du ton d'un homme qui Sie fe borne point a. des foupcons, Lucile ne fut pas moins furprife qu'indignée 'd'une telle férénade : elle reconnut facilement la voix de don Eftevan s qu'elle avoit plus d'une fois enrendue a pareille hetirej elle ne trouva de diftérence que dans 1'expreffion des paroles. Toni étoit lui-même logé fur la rue. II fe couchoit toujours affez tard, quoiqu'il neut point de férénades a donner, II entertdit celle qu'on donnoit a Lucile, Sc quelques mots lui ayant choqué 1'oreille, il redoubla d'attention; alors il diftingua facilement une foule d'inve&ives lyriques, Sc ne confultant que fon indignation, il prend fonépée, Sc 1'inftant d'après il eft dans la rue, L'Efpagnol chantok encore, quand le Francois 1'aborda 1'épée a la main. Défends-toi! lui cria celui-ci d'un ton furieux. Don Eftevan quitta fa guitare pour prendre fon épée : les muficiens qui 1'accompagnoient s'enfuirent felon 1'ufage, & les deux champions commencèrent entr'eux un combat trop vif pour être lon étranger, en pareil cas, clevoit être mis fous la prcn tettion publique, Ainfi, les follicitations de dona Padilla ne purent lui obtenir ia vengeance qu'elle efpéroir. Elle fe reftreignit, enfin, k demander que celui qui 1'avoit privée d'uo hls unique, n'habirar pas les lieux d'oü il 1'avoit fait difparoïtre, Epargnez-moi, difoit-elle, en fe jetant aux pieds de la reine, 1'horreur de me rencontrer avec 1'auteur de mon défefpoir : s'il lui eft permis d'habiter les lieux que j'habite, fouffrez que je m'en exüe pour jamais, II étoit difïïcile a la reine de fè refüfér a cette demande; c'eft-a-dire, de préférer 1'abfence d'une de fes favorites a celle d'un étranger. Mais Toni avoit prononcé lui-même fon-exil avant qu'on le demandat. Tout étoit difpofé pour fon départ, tandis qu'on ne décidoit pas encore s'il devoit partir. Don Tellès regrettoit cette féparation; mais il en fentoit iui-mème la néceftité! il offrit aux deux fugitifs un afyle dans une de fes terrës", en, ajoutant qu'il s'y retireroit avec eux. Toni, quoique ïrès-fenlible a cette offre généreufe, ne crut point devoir i'accepter. II ne voulut pas que perfonne s'exilaE poirr lui, ni changer fon exil en une prifon,, .11 avoit cette inquiétude d'efpnt qui ti,enr a celle du ccsur» Ce n'eft point la folit-u.de qni conyient k ün c.ur agité ; qmconque. eft obligé de fuir un.  D-ksPAGNE. 455 objet qui. 1'intéreiTe vivement, dok encore plas fe fait lui-même. C'eft dans le tulmulre des veyages, qu'il trouve a fe diftrake du malheur qui le réduit a voyager. Ce fut au milieu d'une des belles nuits fi communes en Efpagne, que nos jeunes aventuriers quittèrent Ia capitale de cette contrée. Don Tellès les accompagnoit. Ils n avoient quitté fa refpeóbble mère qu'en pleurant avec elle, & ils- s'efForcoient de le détourner du foin qu'il vouloit prendre de les accompagner jufqu'a leur embarquement. Leur deflein, d'ailleurs, étoit de vifiter le refte de 1'Efpagne, puifqu'il n'y avoit que la capitale qui leur fat interdke. Mais ce. fut un motif de plus pour don Tellès de leut fervir de guide.. Je veux, difoitxl, vous fauver autant qu'il dépendra de moi,. ï'ennui d'un voyage que mes concitoyens vous obhgent d'entreprendre.. Vous feriez encore a Madrid, fans limprudence d'un Efpaghol; fouffrez qu'un autre Efpagnol vous dédommage, autant qu'il le pourra, du défagrément de n'y être plus* D'ailleurs, c'eft une contrée abfolument inconnue, que vous allez parcourk: 1'intérieur de 1'Efpagne n'eft guère plus connu aux autres nations de I'Europe, que 1'intérieur de 1'Afrique, Je vous en at dit. les. raifons,. & elles fuffiroient feules pour me diéter ce que je dois faire, fi mon penchant ne me le dictoit pas encore mieux» Ffiv  '45 Ö V O Y A G 15 II fallut que Toni & Lucile cédalTent a Fem^ preiTement de eet homme généreux. On prit le chemin de Tolède, ville mal fituée pour ceux qui 1'habitent, & même pour ceux qui neveulent que la vinter; elle eft conftruite fur le penchant d'une montagne. On vante Fétendue de fa principale églife, 8c les tichelles- -de fon archevêque : elle renferme aufli un chateau royal, rebati par CharlesQuint. Ce que le jeune Francois y remarqua le plus, c'eft une machine hydraulique, inventée long-tems avant celle deMarly, & beaucoup moins complïquée. Elle confifte, d'abord, en une roue creufe & tournante, qui élève & jette Peau du Tage dans un canal füpérieur, d'oü une autre roue ïa jette dans un canal plus élevé, Sc toujours ainfi par progreifion, jufqu'a ce qu'elle arrivé dans un grand baflin fitué au fommet du chateau; de-la elle fe diftribue dans le palais & dans la ville, Cere machine fur Pouvrage de quelques Italiens. Lucile & Toni étoient curieux de voir Séville i papitale de PAndaloufie ; c'eft une des villes d'Efpagne dont la renommée parle le plus. Nos voyageurs prirent fur la droite, en quittant Tolède, Sc virent une partie de 1'Eftramadure. II y a peu de belles routes en Efpagne, mais il n'y en a prefque point de rnauvaifes. Quant aux autres difficultés qui peuvenï rebuter les voyageurs, les notres en étoient prévenus; elles font les mêmes dans toute  d' E s p a g N e. 457 i'Efpagne : ils favoient, dis-je, que quiconque ne traïneroit pas avec foi tout fon néceiTaire, feroic réduir a voyager comme les Pélerins de Saint-* Jacques de Compoftelle, Ils arrivèrent au milieu d'une prairie délicieufe : des animaux de différente efpèce y étoient rafTernblés; des bergers, des bergères s'y exercoienr a dirférens jeux. Ce n'étoient point les bergers de Fontenelle; mais c'éroient a. peu pres ceux de Théocrite. Lucile fe récrioit fur l'agrément de ce tableau, & fur Ja beauté de cette plaine. Ce n'eft point une plaine, reprit don Tellès en fourianr, c'eft un pont, Cela ne fe peut pas, répliqua-t-elle, je n'apercois pas même de rivière. C'eft, pourfuivit-il, que ce pont a, pout le moins, une lieue de largeur : jamais les Romains n'en conftruifirenE de pareil; aufïï eft.ce la nature qui a bien voulu le conftruire. Don Tellès, après s'être unpeu amufé de 1'étonnement de la jeune Francoife, lui donna le mot del'énigme. C'eft, lui dit-il, que la Guadiane, rivière qui traverfe cette contrée, fe perd rout-a-coup dans la terre. Mes compatriotes, qui animent tout, comme faifoient les anciens Grecs, difent que la Guadiane fe cache ainfi par la honte qu'elle a de le céder en grandeur au Guadalquivir. Sans doute, ajouta-t-il, que cette honte fe diffipe; car ce ieuv^ reparoit a quelques milles par-dela, §c pourfuit fièrement fon cours jufqu'a la mer.  45 8 Voyage lis s'arrêtèrent a Alcantara : c'eft une ville qui dolt i fon pont toute fa célébrité. II a prés de fept cent pieds de long fur environ trente de largeur, & eft éïevé de deux eens peids fur le Tage qu'il traverfe, II fut conftruit fous le regne de Trajan, qui étoit né dans cette contrée. Une petite chapelle taiilée dans le roe, a 1'entrée de ce pont, étoit autrefois dédiée a eet empereur du monde; elle I'eft maintenant a. Saint-Julien-le-Pauvre. Parvenus dans 1'Andaloufie & fur les rives du Guadalquivir, nos voyageurs furent frappés d'un autre genre de fpeótacle. Tout le rivage de ce fleuve eft bordé d'oïiviers & d'agréables maifons de campagne. On dit que fon fable eft quelquefois mélé d'or; mais les richefles qu'il promène cèdent a. celles qui l'environnent. C'eft un fpeótacle délicieux,& qui tempère, dans tout voyageur, 1'impatience d'atriver a Séville y fi 1'on en croit cependant le proverbe efpagnol: qui n'a point vu Séville', na point vu de merveiiles, & cette exagération n'eft point trop outrée. Cette ville en impofe aux regards, & par fa fituation, & par la multitude de fes.édifices publics. Elle eft riche par fon commerce; mais on ia croiroit pauvre, vu le nombre de fes hopitaux i elle en renferme jufqu'a cent vingt 3. tous bien batis & bien pourvus. Le nombre de fes couvens eft encore plus confidérable. On leroit, dis-je, tgnté de croire qu'autrefois Séville ne fut  b' E s i a g n e, 459, peuplée que de moines, de fous Sc de néceffi- Leprincipal temple de Séville eft regardé comme un chef-d'ceuvre gothique,& fa cifadelle, comme la plus forte de toute 1'Efpagne. Les palais que cette ville renferme, annoncent qu'elle fut autrefois habitée par des föuverains., & quelques-uns de ces palais font aujourd'hui occupés par de fimples négocians. L'aqueduc de Séville eft aufïïplacé, par les Efpagnols, au nombre de leurs merveilles: ils difent, en manière de pointe, que c'eft un pont fur lequel paffe 1'eau. Nos curieux reftèrent huit jours a. Séville, Sc trouvèrent de quoi les remplir agréablement. ïl n'en falloit pas moins pour voir en détail ce qui les avoit frappés par 1'enfemble. Au bout de ce tems, ils prirent Ie chemin de Grenade, & parvinrenr au pied d'un rocher fameux chez les Efpagnols : c'eft la roche des deux amans, A peine dom Tellès 1'eut - il nommée a fes deux compagnons, qu'ils eurent envie de Ia vifiten. Vous, n'y verrez rien, leur dit-il, finon une croix plantée fur la cime du roe, Sc d'autres a. fes pieds : mais, voici pourquoi cette roche a coruervé un non> qui vous intéreiTe. Le royaume dg. Grenade étoit encore fous la domination des Maures,.& ils combattoienr pour s'y maintenir, comme. nous com~ kttions. pour les en duffer,, Ils firent prifonnieiv.  '4<ïo V o y a g a dans cette bataille, un jeune homme remarquablc par fa bonne mine. Le roi de Grenade en fut frappé; il le fut encore davantage des autres qualités que le prifonnier polTédoit ; il brifa fes fers \ mais il Ie retint auprès de fa perfonne, Sc bientót il lui laifla une trés-grande autorité dans fon palais. Le prince avoit une fille a qui le jeune étranger piaifoit encore plus qu au prince lui-même : 1'Efpagnol s'en apercut, & , en bon Efpagnol, il n'y fut point infenfible; mais, non content de plaire, il voulut convertir. II eut alTez d'afcendant fur fa maitreiTe, pour en faire une chrétienne, & ellemême eut affez de définréreffement Sc de réfolution pour fe déterminer a fuir avec lui : c'eft ce qu'ils effeótuèrent, Malheureufement on s'en apercut prefqu'auflitót: ils furent pourfuivis, Sc obligés d$ fe réfugier fur cette montagne. Enfin, prêts a être pris, ils montèrent fur la cime du roe; & la, en s'embraflant pour la dernière fois, ils fe précipitèrent & moururent enfemble de la même chu'te, I^a dévotion efpagnole a confacré ce martyre volontaire par les croix que vous voyez; 1'antiquité galante n'eut pas manqué d'ériger en ce même lieu un temple a 1'amour.. Ce récit avoit fortement affeclé ceux qui 1''écoutoient. Lucile en devint trifte & rêveufe ; Toni fongeoit a la fermeté de ces deux amans , Sc il en conduc-it qu'il vaut encore mieux mourir avec  b' E S P A G K E, 461 celle que 1'on aime, que de vivre pour en être féparé. Quant a don Tellès, il avoit trop d'expénence pour être furpris de 1'état oü il les voyoit, II 1'attribuoit a la fenfibilité li naturelle a leur age, Ou bien a des fouvenirs que cette fenfibilité rendoit encore plus preflansé Après un alfez mauvais gite lios voyageürs parvinrent a Grenade : ce fut autrefois la ville capitale du royaume qui portoit ce nom, & ce royaume fut le dernier occupé en Efpagne par les Maures. Ce furent auffi eux qui batirenr Grenade, & bientöt elle devint la plus grande ville d'Efpagne. On y comptoit jufqu'a foixante mille maifons. II feroit difficile d'y trotiver aujourd'hui un pareil nombre d'habitans. Elle fut conquife par les Efpagnols fous le règne de Ferdinand & d'Ifabelle, qui la décorèrent d'une églife cathédrale, & qui voulurent que cette églife devïnt leur tombeau. Les autres grands édifices que cette ville renferme, avoient été conftruits auparavant par les Maures. Ceux dont 1'enrichit leur roi Bulhar, étoient fi magnifiques & fi difpendieux, qu'on le foupconna d'avoir trouvé ce qu'on nomme aujourd'hui la pierre Philofophale. Grenade eft regardée comme la plus grande ville de route 1'Efpagne : fon circuit eft de plus de quatre lieues; fes murs fon flanqués de plus de mille tours armées de leurs crénaux. II eft vrai  4£i Voyage qu'on s'occupe très-peu de leur entreuen : Grenade a le fort de ces vieux monumens qu'on ne veut ni détruire ni réparer. Nos obfervateurs derriëurèrent deux jöurs dans cette ville. Toni admiroit la beauté du local Sc la Fertilité du fol. II ne demande qu'a produire, difoit don Tellès; mais ori ne lui demande prefque rieii. Vous voyez cette foule prodigieufe de figuiers i c'eft un des fruits les plus communs de ce cantom Les Maures le prouvèrent a un de nos anciens roiss Pour 1'engager a lever le fiège de Grenade, ils lui envoyèrent douze muiets chargés de figues, Sc chaque figue étoit garnie d'ün doublé dücafc. Interrogez votre cceur, belle Lucile4 ajouta 1'Efpagnol en fouriant : ne le fentez^-vous pas un peuému? Je crois que oui, reprit-elle fur le même ton. C'eft, ajouta don Tellès, que nous voici dans le véritable berceau de la galanterie. Voyez-vous cette grande place ? Elle a fervi de champ de bataille aux plus anciens tournois qu'ait vu 1'Efpagne. Ces galeries, qui 1'environnent, fervoient d'amphithéaxre aux belles qui préfidoient a. ces jeux; elles enflammoient 1'émulation , Sc couronnoient les vainqueurs : elles étoient tout enfemble, & les objets Sc les arbitres de ces divertiflemens. Les Maures étoient perfuadés que ce qu'on peut faire de mieux fous un fi beau ciel, c'eft de faire 1'amour. Grenade étoit devenue pour eux un fecond paradis  r>' E s i> a g n s. de Mahomet, & ils placoient l'autre précifémenc au-deiTus de cette ville. Je ne fais, répliqua Lucile, mais il me femble qu'on a traité les Maures rrop rigoureufement: un peuple qui s'occupe fi bien a faire 1'amour, ne s'occupe guère k troubler un état. C'eft mon avis, ajouta 1'Efpagnol: d'ailleurs les Maures n'étoient pas moins laborieux que galans. Nous avons cru pouvoir les remplacer d'un coté, «maïs nous fommes loin de les imiter de l'autre, C'eft ce que nos voyageurs n'eurent pas de pein» k vérifier en quittant Grenade. La campagne étoit prefque déferte & inculte i il faut, pourainfi dire, aller jufqu'a Valence pour voir un certain nombre' d'hommes raiTemblés. Valence eut auflï 1'honneur d'ètre capitale d'un royaume, & de lui donner fon nom. C'eft, de toute 1'Efpagne, la ville qui pafte pour avoir la meilleure police inférieure, & les régiemens les plus fages. Elle eft d'ailleurs très-bien décorée, d'une fymétrie agréable : auffi les Efpagnols 1'ont-ils nommée par excellence la Belle. Cette ville eft arrofée par le fleuve Turia. Ea peu deprofondeur, mais fes eaux font d'une pureté admirable. Son rivage eft toujours couvert de verdure; les bois qui lenvirohnent, font toujours garnis de feuillèS; c'eft ce qui fait dire aux Efpagnols, que les habitans de Valence ont, dans toutes les faifons, les mains pleines de fleurs. Va-  46 Chap. XL VI. Moyen de fe nommer, Chap. XLVII. Pajfe-tems, ,4J Chap. XLVIII. Digreffwn, I4/ Chap. XLIX. Caracïère, SECONDE PARTIE. Chapitre premier. La tentation , pages 153 Chap. II. Za conquête, r Chap. III. Le myfiere , I5§ Chap. IV. Ze c^j- 196 Chap. XVII. Lefouper & les graces, 197 Chap. XVIII. Le cas de délicatejfe, 201 Voyage de Chapelle et de Bachaumont, 211 Voyage de Paris en Limousin, Par la Fontaine. Première Lettre a madame de la Fontaine, 265 Seconde Lettre a. la même, 270 Troijïème Lettre a. la même, 280 Quatrième Lettre a la même, 290 Voyage de Languedoc et de Provence, Par Lefranc de Pompignan. Première Lettre , 301 Seconde Lettre, 323 Voyage de Bourgogne, par M. Benin, 355 Voyage de Beaune, par Piron, 379 Voyage de Didier de Lormeuil, Par M. Berquin. Lettre de Didier de Lormeuil a. Juliette fa fceur, 403 Reponfe de Juliette, 406 Seconde Lettre de Didier, 412  bes C h a p i t r je s. 47! ReponfedeJuRette, pages ^. Journal de mon voyage, Troifième Lettre de Didier Ti 3 4*9 Journal de mon voyage, Dernière réponfe de Juliette, ^ ? Fragment dun voyags d'Eïpagne, Par M. de la Dïxmerie, Fin de Ia Table.