V O Y AG E S / MA G INA I RE S, ROMANESQUES, MERVEIL LEU3C, ALLÉGORIQUES,AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES, S U 1 VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES*  CE VOLUME CONTIENT: L'histoire des Sévarambes , peuples qui habitent une partie du troifième continent, communément appellé la terre aujlrale, &c.  V O Y A G E S I MA G_1NAIB.ES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME CINQUIÈME. Première divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaginaires romanefques. A AMSTERDAM, Et fe trouve a Pa ris, RU E ET HOTEL SERPENT E, M. DCC. LXXXVII.   AVERTIS SEMENT DE L'ÉDITEUR. L'histoire des Sévarambes tient un rang diftingué parmi les voyages imaginaires : le plan en efl: fagement concu; & eet ouvrage,qui réunit Ie triple avantage d'inftruire , d'amufer , & d'intéreffer, ne pouvoit manquer d'avoir un fuccès complet : en effet , o.n place 1'hiftoire des Sévarambes parmi nos meilleurs romans philofophiques & moraux : il en a été fait pluiïeurs éditions, & on Fa traduit en plufieurs langues. Le but de Fauteur a été de nous retracer dans les Sévarambes, un peuple de fages; non qu'il ait imaginé des hommes différens des autres , & dépouïilés de paffions. La nature n'a rien a iv  Vil) AvERTISSEMENT fait de particulier pour les Sévarambes: ils font nés avec le germe de tous les vices que nous apportons dans le monde; mais ce germe , étouffé dans fa naiffance par la fage difpofition des loix, ne peut prendre racine dans le cceur de ces peupl.es. C'eft donc a la forme du gouverinent des Sévarambes qu'ils doivent leurs vertus; & 1'auteur, qui eft le légiilateur des peuples qu'il a créés, leur di£te des loix, dont 1'erTet efl d'adoucir leurs mceurs, de diriger leurs paffions, de manière a les contraindre a aimer la vertu , & è la pratiquer. On peut croire que cette forme de gouvernement eft toute nouvelle , & contient des fyftême d'une politique bifarre & impralicable, en conféquence qu'elle n'a pas trouvé par-tout des approbateurs. L'ouvrage en a contraété une forte de i'échereffe, dont 1'auteur lui-même s'eft apper9u, & qu'il a fu corriger, en enïremêlant fes détails politiques de plu-* fieurs épifodes très-intéreflans*  DE l'ÉDITEUR. IX L'article de la religion fe fent plus que les autres de la fingularité des opinions de 1'auteur , & lui a fufcité des traverfes. Non-feulement fon ouvrage a été profcrit en France, mais auffi dans les autres royaumes de 1'Europe, oü on 1'avoit fait connoitre par la voie de Ia tradu&ion. Cette réclamation générale a été moins excitée par le plan de la religion des Sévarambes , que par le tableau que 1'auteur y oppofe de la religion des Stroukarambes , peuples qui occupoient autrcfois le pays des Sévarambes. Peut-être a-t-on cru voir quelque analogie entre l'impofteur Stroukaras, & ce que nous avons de plus refpeclable : on a cru appercevoir quelque reflemblance entre les miracles confignés dans nos livres facrés, & les faux prodiges de ce chef de fecle. Si 1'auteur a eu cette coupable intentron, & qu'il fe foit permis des allufions auffi repréh'enfibles, il a bien mérité les pei«es qui ont été la fuite de fon impru-  X AVERTISSEMENT DE l'ÉdiTEUR^ dente témérité ; nous obfervons même que ces bardieffes, ü propres k révolter ceux qui refpe&ent la religion , n'apportenr, d'ailleurs, aucuh agrément a 1'ouvrage, qu'elles y font hors-d'ceuvre, & nous les avons fupprimées, fans craindre qu'aucun de nos lecleurs puiffe les regretter. Nous ne connoiffons point 1'auteur de l'hiftoire des Sévarambes. On i'attribue, dans les melanges tirés d'une grande bibliothèque, è M. Alletz. Nous n'avons aucuns renfeignemens fur eet auteur, & nous ignorons fi c'eft le même M. Alletz qui ell auteur de l'hiftoire des finges, & d'une multitude d'autres ouvrages , qui font tombés dans 1'oubli.  8 INTRODUCTION A L'HISTOIRE DES SÉVARAMBES. C eux qui ont lüla républiquc dePlaton, 1'Eutopic dc Thomas Morus, ou la nouvelle Atlantis du chancelier Bacon, qui ne font que des imaginations ingénieufes de ces auteurs, croiront „ peut-être , que les relations des pays nouvcllement découverts, ou Ton trouve quelquc chofe de merveilleux , font de ce genre. II ne fatit point condamner la fage précaution de ceux qui ne croient pas aifément toutes chofes , pouxvu que la modération la borne j tnais ce feroit une auffi grande obftination de rejetter , fans examen , ce qui paroït extraordinaire , qu'un manque de jugement, de recevoir pour véritables, tous les contcs que Ton fait fouvent des pays éloignés. Mille exemples fameux confirment ce que 1'on vient de dire } & plufieurs chofes ont autrefois palté pour des vérités conftantcs, que les fiècles fuivans ont clairement decouvert n'être que des menfonges ingénieux. Plufieurs chofes ont auffi paffe long-  xif Introduction. tems pour fabuleufes , qui, dans la fuite des tems, fe font établies comrae des vérités fi conftantes , que celui qui oferoit les révoquer en doute, pafferoit pour un ignorant, un fïupide , & un ridicule. Ne pcut-on pas dire que ce fut par une craffe ignorance, que Virgilius, évêque de Cologne , courut rifque de perdre la vie, pour avoir dit qu'il y avoit des antipodes; c'eft avec auffi peu de raifon, que Chriftophe Colomb paffa pour un vifionnaire cn Angleterre, puis en Portugal, lorfqu'il rapporta qn'il y avoit des terres vers les parties occidentales de Toccident. Ceux qui depuis ont fait le tour du monde, ont claircment vu que Virgilius avoit dit vrai; & la découverte de 1'Amérique a juftifié la relation de Colomb; de forte que 1'on n'en doute pas aujourd'hui, non plus que des hiftoires .du Pérou, du Mexique , & de la Chine, que 1'on piït d'abord pour des romans. Ces pays éloignés, & plufieurs autres qu'on a clécouverts depuis, ont été ignorés pendant plufieurs fiècles des peupfes de 1'Europe, & pour la plupart ne font encore guère bien connus. Nos voyageurs fc contentent de voir feulement les par->  ÏNTRODUCTION. XÜj ties voifines du rivage de la mer , ou ils font leur négoce , & ne fe foucient guère des lieux oü leurs navires ne peuvent aller. Car, comme ce font prefque tous des gens de mer , qui voyagent par la feule vue de 1'intérêt, fouvent ils palfent devant des lies, & même prés des continens, fans fe foucier de les remarquer , fi ce n'eft qu'autant qu'il leur eft néceffaire de les éviter. De - la vient que généralement toutes les lumières que nous avons fur ces terres , font dues au hafard j n'y ayant prefque perfonne qui ait la curiofité, ou les moyens néceffaires pour faire de ces longs voyages, fans autre deffein, que celui de découvrir des pays inconnus, & de fe rendre capable d-en faire de bonnes &: de fidelles relations. II feroit a fouhaiter qu'une heureufe paix donnat aux princes le loifir de s'occuper de pareilles découvertes, & de faire travailler a une chofe fi louable & fi utile , par laquelle ils pourroient, fans une grande dépenfe, procurer un bien ineftimable au monde , faire honneur a leur patrie , & s'acquérir une gloire immortelle. En eftet, s'ils vouloient employer une partie de leur fuperflu, a 1'entretien de quelques gens ha-  xiv Introdüctio^. biks & bons obfervateurs, & les envoyer Cüt les lieux, pour y obferver routes les ohofcs dignes de remarques , & pour en faire des relations ndelles , ils acquerroient une gloire folide, qui rcndroit leur mémoire recommanciable a la poftérité, qui, peut-être même , feroit accompagnée de beaucoup d'autres avantages, capables de récompenfer , avec üfure , la dépenfe qulls auroicnt faite dans une fi louable entreprife. II ne faut point douter que les relations que feroient des gens deftinés a cela, & qui auroicnt été élevés a 1'étudc des fciences & des mathématiques , ne ftüTent beaucoup plus exa&es que celles des marchands & des matelots , la plupart gens ignorans , qui n'ont ni le tems , ni la commodité de faire ces remarques, & qui, communément 3 demeurent long - tems dans des pays, fans obferver autre chofe que ce qui regarde leur trafic. C'eft ce qui paroit principalement dans la conduite des Hollandois j ils ont beaucoup de terres dans les indes orientales \ ils voyagent encorc en mille autres endroits, oü leur négoce les appelle 5 & cependant nous n'avons que quelques relations courtes &c imparfaites des pays mêmes oü ils font  Introduction. xv établis, oü proche defquels leurs vaiffeaux paflent tous les jours. Les iles de la Sonde, & fur-tout celle de Bornéo , qu'on décrit dans les cartes, comme Tune des plus grandes du monde, & qui eft fur le chemin de Java au Japon, n'eft prefque point connue. Plufieurs ont cinglé le long des cötcs du troifième continent, qu'on appelle communément, les terres auftrales inconnues , mais perfonne n7a pris la peine de les aller vifiter pour les décrire. II eft vrai qu'on en voit les rivages dépeints fur les cartes , mais fi imparfaitement, qu'on n'en peut tirer que des lumières fort confufes. Perfonne ne doute qu'il n'y ait un tel continent, puifque plufieurs 1'ont vu, & même y ont fait defcente ; mais comme ils n'ont ofé s'avancer dans le pays, n'y étant portés le plus fouvent que contre leur gré , ils n'en ont pu donner que des defcriptions fort légères. Cette hiftoire , que nous donnons au public , fuppléera beaucoup a ce défaut. Elle eft écrite d'une manière fi fimple, que perfonne, a ce que j'efpère, ne doutera de la vérité de ce qu'elle contient: on remarquera aifément qu'elle a tous les caradtères d'une hiftoire véritable.  xvj . Introduction. L'auteur de cette hiftoire, nommc k capitaine Siden, après avoir demeuré quinze on feize ans dans le pays , dont il donne ici la relation , en fortit de la manière, & par les moyens qu'il raconte lui -même, & vint, enfin , a Smirne , ville de Natolie , ou il s'ernaarqua fur un navire de la flotte hollandoife, qui étoit prête a revenir en Europe. Cette flotte étoit la même que les Anglois attaquèrent dans la Manche, ce qui fut un commencement de la guerre, qui fuivit incontinent après. Tout le monde fait que les Hóllandois fe défendirent très-bien, & qu'il y eut beaucoup de gens tués öt blcffés des deux cötés. Le capitaine Siden , entr'autres , tut bleffé a mort dans cette occafion, & ne vécut que quelques heures après fa bleffure. 11 y avoit alors , dans le même vaiffeau , unmédecin qui étoit venu avec lui, & av'ec qui il avoit fait connoiflance avant de partir : comme ils étoient 1'un & 1'autre habiles & favans, ils curent de grandes converfations pendant leur voyage, qui produifirent entr'eux une eftime St une amitié réciproque, jufque-la que le capitaine Siden, qui faifoit un fecret de fes aventures  Introducti.on. xvij avcnturcs a tout le refte des hommes, paree qu'il ne voüloit pas quun autre.que lui put les publier en Europe, les raconta prefque toutcsaumédccin, en commencant depuis J fon départ dc Hollande, jufqu'a fon arrivée a Smirne. Mais comme Dieu ne lui permit pas dc vivre affez long-tems pour les publier lui-mêmc, quand il fe vit pres de la mort, il donna toutes fes hardes a fon ami, & lui recommanda fes papiers en ces termes. u Mon cher ami, puifque Dieu veut que je ne vive pas autant de tems que j'aurois pu le faire felon le cours de la nature, je me foumets a fa divine volonté, fans murmure, & je fuis pret de remettre mon ame entre fes mains, paree qu'il eft mon créateur & mon Dieu , qu'il a le droit de me la redemander , & d'en difpofer a fon plaifir. J'efpère que, felon fa miféricorde inflnie, il me pardonnera mes péchés, & me fera participant de fa gloire éternelle. Je fuis fur mon départ, & je ne vous verrai plus j mais puifqu'il me refte encore quelques momens de vie, je veux m'en fervir pour vous dire, que je meurs votre ami, & que pour preuve de mon amitié, je vous donne töutceque je pofsède dans leyaifleau. Tornt V. . b  xviij Introduction Vous y trouverez un grand coffre, oü toutes mes hardes font enfermées, avec quelque argent & quelques joyaux. Toutes ces chofes ne font pas dun grand prix ; mais telles qu'elles font, je vous les donne de tout mon cceur : outre ces hardes, eet argent & ces pierredes, vous y trouverez un grand tréfor , c'eft l'hiftoire de tout ce qui m'eft arrivé depuis que je fuis parti de Hollande, pour aller aux Indes, comme je vous Fai fouvent raconté. Gette hiftoire eft dans une grande confiüïon ; elle eft prefque toute écrite fur des feuilles détachées, & en diverfes langues, qui auront befoin d'être expliquées, & d'être mifes dans leur ordre naturel, felon Ie deffein que j'en avois fait moi-même : mais puifque Dieu ne me permet pas de 1'exécuter , je vous en laifTe le foin ; & je vous affure, avec toute la fi'nccrité d'une perfonne mourante, que dans tous mes écrits il n'y a rien qui ne foit très-véritable; ce que peut-être le tems &: 1'expérience feront connoitre quelque jour. »j Ce furent les dernières paroles de 1'auteur, ■ qui, peu d'heures après, rendit fon ame a Dieu , avec une conftance & une réfignation exemplaires 3 &: qui, felon le témoi-  INTRODÜCTIOM. XÏ* gnagc du médecin , fon héritier , étoit un homme bien fait, de beaucoup d'efprit, & dont toutes les manières étoient fages, très-honnêtes & fincères. ,Après fa mort, le médecin examina fes papiers, & trouva qu'ils étoient écrits en latin, en francois , en italien, & en provencal, ce qui le mit dans un grand embarras, paree qu'il n'entendoit pas toutes ces langues i & qu'il ne vouloit pas confieü ces mémoires a des mains étrangères. Ces difficultés , & plufieurs affaires qui 1'ont occupé depuis, ont été caule qu'il a^ négligé jufqu'ici cette hiftoire : mais étant venu de Hollande en Angleterre, depuis la conclufion de la paix entre ces deux nations , il me fit 1'honneur, il y a quelque tems , de me laiifer fes papiers, pouc les arranger , & les traduire en une feulc langue. Je les examinai avec foin , & je trouvai la maticre qu'ils contiennent , fi extraordinaire & fi merveiilcufe, que je n'eus point dc repos avant de 1'avoir réréduite dans 1'ordre & dans la clarté dont elle avoit befoin; me fervant, en cela, de 1'aide & du confeil de celui qui me les avoit mis entre les mains. Au refte, il y abeaucoup d'autres preuves hij  XX ÏNTRODUCTION. qui appuiènt la vérité dè cette relation. Diverfes perfonnes de Hollande, peu de tems après la mort du capitaine Siden, affurèrent le médecin , qu'il avoit fait fon héritier, qu'environ le tems marqué au commencement de cette hiftoire, il étoit parti du Texel'un navire neuf, nommé lc Dragon d'or , freté pour Batavia, chargé dargent, de paffagers, &: d'autres chofes, & qu'on croyoit qu'il avoit fait naufrage , paree que depuis on n'en avoit jamais eu de nouvelles. Depuis que j'ai les papiers entre les mains, & avant de rien écrirc , j'allai mói-même voir M. Van-dam , avocat de la compagnie des Indes, & 1'un des commiffaires envoyés par les états de Hollande, pour faire le traité de commerce avec 1'Angleterre. Je lui demandai des nouvelles de ce vaiffeau, & il mc confirma tout ce qu'on en avoit dit en Hollande a mon ami. Mais le témoignage qui établit le plus fortement la vérité de cette hiftoire , fe tire d'une lettre écrite par un flamand a un gentilhomme francois , t'Que'hant le vaiffeau nommé le Dragon d'or. Cette lettre nTa été mife entre lés mains par le gentilhomme qui la recut, &je crois qu'il fera bon de  Introduction: xxj Finférér ici, après avoir dit fur quel fujet elle fut écrite. Ce gentilhomme m'a dit qu'étant un jour a la promenade avec 1'auteur de la lettre , & venant a parler des Indes 3 oiul avoit demeuré long-tems, il lui dit, qu'une fois il avoit été pouffé par le mauvais tems fur le rivagc de la terre auftrale, en grand danger" d'y périr; mais que par Faffiftance divine, il en étoit heureufement échappé. Un an ou deux après ce récit, notre gentilhomme fe trouvant dans une compagnie ou Fon parloit de ces terres inconnues, il raconta l'hiftoire qu'il avoit apprife du flamand. II n'eut pas plutót achevé fon récit, qu'un gentilhomme de Savoie lui fit plufieurs queftions fur ce fujet , avec beaucoup d'empreffement: & paree qu'il ne pouvoit répondre a toutes ces demandes , que , fuivant ce qu'il en avoit oui dirc , le favoyard le pria d'en écrire au flamand , pour tirer de lui toutes les lumières qu'il pourroit dans cette affaire. II ajouta que fon empreffement venoit de Fintérêt qu'il avoit dans ce vaiffeau, qu'un dc fes parens s'y étoit embarqué 3 & qu'on n'avoitpu en favoir aucune nouvelle, quelque recherche qu'on eüt pu faire : qu'il  xxij Introduction. avoit laifle chez lui une terre, après avoir vendu la plupart de tous fes autres biens , & que fes parens étoient en procés touchant la fucceffion de cette terre, après avoir attendii fon retour pendant plufieurs . années. Ce fut donc k la prière du favoyard que le francois écrivit au flamand, & en reent la réponfe fuivante en francois. Je 1'ai mife ici mot k mot, fans vouloir y rien changer. Selon votre defir, Monfieur, & pour la fatisfaétion de votre ami, je vous dirai que quand j'étois k Batavia , 1'an 1659 , un marinier flamand, nommé Prince, entendant que j'avois été k la cöte de la terre auftrale , me raconta que , quelques années auparavant, il y fit n'aufrage dans un navire neuf, parti de Hollande, nommé le Dragon verd ou d'or, qui portoit quantité d'argent deftiné pour Batavia, &: prés de quatre eens perfonnes, qui toutes 3 ou la plupart, s'étoient fauvées k la dite terre, & tenus fous la même difcipline du maitre, comme ils étoient k bord, & s'étant retranchés , avoient fauvé , entr'autres, la plupart des vivres. Ils firent du débris du naufrage, une pinaffe, jettant le fort pour  Introduction. xxiij huit hommes , dont ledit marinier étoit un, pour aller a Batavia avertir le générai de la compagnie hollandoife de leur défaftre, afin qu'il y envoyat quelque navire-, pourrctirer ceux quiavoient échoués. Cette pinafie , après bien de la peine , étant arrivée a Batavia, le générai en fit auditor partir une frégate, qui étant arrivée fur cette cöte , envoya fa chaloupe & fes gens a terre , au lieu & a la hauteur qu'on lui avoit prefcrits \ mais il n'y trouvèrent perfonne , ni aucun figne qu'il y en eüt jamais eu. Ils rangèrent Ia cóte en divers autres lieux , ou ils perdirent leur chaloupe , & quelques gens , par le mauvais tems auquel cette cöte eft iujette; & ainfi retournèrent a Batavia fans effet. Le générai y renvoya une feconde frégate, qui retourna aufli fans fuccès. On parle diverfement; on dit qu'au dedans du pays , il y a des peuples de grande, taille, qui n'ont rien de barbare , & qui mènent ceux qu'ils peuvent attraper avec eux dans leur pays. Je fus pret pour aller a la hauteur d'environ vingt-fept dégrés; mais comme un calme foudain, qui nous prit durant la nuit, nous fauva du naufrage , aufli une prompte tempête me fit changer  xxiv Introduction. de réfolution, m'eftimant heureux de regagner la mer. Voila tout ce que je puis vous dire : votre ami pourra favoir plus de particularités de ce navire le -Dragon, de ceux de ladite compagnie en Hollande. C'étoit le générai Maët Suycker , qui étoit alors, & qui eft encore a préfent générai a Batavia 3 mais je n'ai ce récit que du marinier. La terre du pays eft rougeatre, ftérile, la córe comme enchantée par les tempêtes, quand on veut aller a terre \ c'eft pourquoi ces frégates perdirent leur chaloupe & leurs biens, & ne pouvant ainfi aborder , il croit qu'ils n'ont pu trouver le véritable lieu j je crois que c'étoit a vingt-trois dégrés, 1'an 1656 ou 1657. Je fuis, Monfieur, Votre très-humble ferviteur, Thomas Skinneb.. A Bruges, ce 28 Oftobre 1672. Le lecteur pourra comparer cette lettre avec la relation de 1'auteur s éc juger, après cette comparaifon, fi dans des matières fi peu connues, on peut avoir un témoignage plus fort que celui-ci, pour établir la vérité de cette hiftoire. HISTOIRE  HISTOIRE DES SÉVARAMBES. PREMIÈRE PARTJE. Ma plus forte paflïon dès mes plus jeunès années, fut celle de voyager. Cette inclinatlon naturelle fe förtifiant avec le tems, je fentois croïtre tous les jours le violent deur que j'avois de voir d'autres pays que celui de ma naiffance. je prenois un plaifïr incroyable a lire des livres de voyage, des relations de pays étrangers, & a tout ce que 1'on difoit des nouvelles découvertes. Mais lWoritè de mes parens, qui me deuinoient a la robe, & manque de moyens néceflaires pour entreprendre des voyages de long cours , furent de grands obftacles a mes defirs; j'éprouvai pourtantquerienne peut s'oppofer avec fuccès au penchantqui nous entraïne vers notre deflïnée. A peine étois-je entré dans ma quinzième Tornt V. ^  £ H 1 S T O 1 R É année,que je fus a 1'armée en Italië, revêta d'un emploi, qui m'y retint prés de deux ans, avant que je puffe retourner dans mon pays , oü je ne fus pas plutót arrivé, que je me vis obligé de marcher en Catalogne, avec un commandement plus confidérable que celui que j'avoisauparavant. J'y fis la guerre pendant trois ans, & je n'aurois pas quitté lefervice, fi la mort imprévue de mon père ne m'eut rappellé, pour prendre poffeffion du bien qu'il m'avoit laiffé, & pour obéir aux ordres de ma mère, qui en mon abfence ne pouvoit fe confoler d'une fi grande perte» Ces confidérations m'obligèrent a retourner dans mon pays, oü les inftances de ma mère me firent quitter 1'épée pour la robe : il fallut s'appliquer a 1'étude du droit, & j'y fis d'affez grands progrès en quatre ou cinq années de tems , pour pouvoir prendre le grade de doaeur. Je fus auffi f e?u avocat en la cour fouveraine de mon pays, degré par oü il faut paffer pour monter aux dignités plus élevées. Après ma réception , je m'exerïai a faire des déclamations, dont j'inventois les fujets; & puis j'en cboifxs de véritables, pour les plaider avec éclat. Comme je ne menégligeois point, je m'acquittai afTez bien de toutes ces chofes pour y acquérir quelque gloire. Je me plaifois dans ces fortes d'exercices^  BES SÉVARAMBES. J oii les jeunes gens aiment a faire briller leur efprit Sc leur éloquence, fans s'occuper de leur fortune. Mais lorfqu'il me fallut defcen-» dre k la pratique du palais, je la trouvai fi épineufe, Sc fi aride, qu'en peu de tems j'en fus entièrement dégouté. J'aimois naturellement la douceur Sc les plaifirs de la vie , avec la franchife Sc 1'honnêteté , Sc j'ctois fi peu propre pour eet emploi, que j'eus un empreffement extraordinaire k 1'abandonner. Dans le tems que je penfois auxmoyens de m'en délivrer, ma mère mourut; fa mort me mit en état de pouvoir difpofer de moi-même Sc de mon bien; Sc d'ailleurs j'en eus un déplaifir fi grand, que toutes chofes me devenant infupportables, je ne délibérai pas beaucoup a quitter mon pays pour un long-temps. Je mis ordre a mes affaires pour exécuter ce deflein. Je me défis de tout mon bien, a une terre prés, que je me réfervai pour retraite en cas de néceffité, la laiffant entre les mains d'un fidéle ami, qui m'en a toujours rendu bon compte, tant qu'il a pu favoir de mes nouvelles. Après cela, je commen$ai a parcourir prefque toutes les provinces du royaume deFrance & m'étant arrêté k Ia fameufe ville de Paris, ce féjour me parut fi charmant, qu'infenfiblement j'y reftai prés de deux années fans m'en éloigner ; A ij  4 HlSTOlRE mais mon premier defir de voyagervenant a fe rallumer ,par uneoccafionque j'eus d'aller en Allemagne,je ne pus y faire un plus long féjour. Je vis donc toute 1'Allemagne , la cour de 1'empereur , & celle des princes de 1'Empire; dela je paffai en Suède & en Dannemark, & puis dans les Pays- Bas, oü je finis tous mes voyages d'Europe,&oüjemerepofaijufqu'en 1655, que je m'embarquai pour aller aux indes orientales. J'entrepris ce pénible voyage , pour fatisfaire la curiofité naturelle , & la forte inclination que j'avois toujours eue de voir un pays dont j'avois oui dire tant de merveilles. J'y fus encore engagé par les preflantes follicitations dun ami, qui avoit du bien a Batavia, & qui devoit s'embarquer pour aller en ce pays-la; je dois encore avouer de bonne foi, que 1'efpoir du profit contribua a m'y déterminre: ces railons furent fi puiffantes fur mon efprit , que m'étant préparé pour ce voyage, je m'embarquai avec mon ami fur le navire nommé le Dragon dor, nouvellement conftruit & équipe pour Batavia. Ce navire étoit d'environ fix eens tonneaux, & de trente-deux pièces de canon , portant prés de quatre eens hommes, tant matelots que paffagers, & de grandesfommes dargent , oü mon ami, nommé Van-de-Nuits , avoit beaucoup d'intérêt.  bes Sévarambes. ? Nous levames 1'ancre du Texel le n'jour d'avril 16 s 5, & avec un vent frais d'eit, nous cinglames a travers le canal, entre la France & l'Angleterre, avec touie la diligence & le lüccès que nous pouvions defirer , ce qui dura jufqu'a la grande mer. Dela nous pourfuivimes notre voyage jufqu'aux Canaries , éprouvant quelquefois 1'inconttance & la variété des ven*s; mais nous n'eümes nulle tempête. Nous primes dans ces iles les provifions que nous pümes trouver , & dont nous pouvions avoir befoin; & nous fuivïmes notre route versies ilesdu Cap- ' Verd , que nous appercumes d'affez loin, oC dont nous approchames fans peine , & fans aucune aventure particulière. II eft vrai que nous vimes plufieurs monftres marins , des poifTons volans, de nouvelles conftellations, Sc d'autres chofes de cette nature ; mais paree qu'elles font ordinaires, qu'elles ont été décrites, & que depuis plufieurs années elles ont perdu la grace de la nouveauté, je ne crois pas en devoir parler, ne voulant pas groffir ce livre de narrations inutiles, qui ne feroient que laffer la patience du lefteur & la mienne. II fuffira donc de dire que nous pourfuivimes heureufement notre voyage jufqu'au troifième degré de latitude méridionale , oü nousarrivames le is iour du mois d'aoüt de la même année 1 ó 5 5. Mais la mer qui A iij  5 HlSTOIRE jufqu'ici nous avoit été très-favorable, commenqa. k nous faire fentir les effets de fon inconflance ordinaire. Environ fur les trois heures après midi, le ciel changea fa douceur 6 fa férénité précédente en nuages épais, en éclairs & en tonnerres, qui furentles avant-coureurs des vents orageux , de la pluie mêlée de grêle , & de la tempête qui fuccédèrent peu après. Aux approches de cette tourmente, les vifages de nos matelots devinrent pales & abattus ; car bien qu'ils euflent le loifir d'amarrer leurs voiles, d'attacher fortement leurs canons, & de ranger toutes chofes comme ils trouvèrent apropos; néanmoins, prévoyant le terrible our'agan qui arriva, ils ne pouvoient qu'en redouter la violence. La mer commen$a d'être agitée, & les vents parcoururent tous les points de la boufTole en moins de deux heures. Notre vaiffeau fut poufTé, tantöt d'un cöté , tantöt d'un autre, tantöt en haut, & tantöt en bas, de la plus horrible manière du monde : un vent nous pov.ffoit en avant, & un autre en arrière ; nos mats, nos vergues & nos cordages fiirent rompus & déchirés, & 1'orage fut fi violent , que la plupart de nos mariniers étant malades, pouvoient k peine ouir & encore moins obéir au commandement. Cependant nos pafTagers étoient tous enfermés fous le  bes Sévarambes; 7 pont, 5c mon ami & moi nous étions couchés au pied du grand mat, extrêmement abattus , & nous repentant tous deux , lui de fon avare defir de gagner , & moi de ma folie curiofité.. Nous fouhaitames mille fois d'être en Hollande, & mille fois nous défefpérames de revoir jamais , ni ce pays, ni aucune autre terre ; car dans eet état, toute forte de pays nous auroit femblé bon. Cependant nos matelots ne s'endormoient pas, & fans négliger aucune des chofes qui pouvoient contribuer a notre falut, ils mettoient en ufage toute leur induftrie & toutes leurs forces, les uns étoient occupés au gouvernail, les autres aux pompes, & par-tout oü la néceflité les appelloit; de forte que Dieu bénifTant leursefForts, ils fauvèrent le navire de la violence de 1'ouragan^qui fe convertit enfin en un vent particulier, & qui fe rendant maitre de tous les autres, nous pouffa vers le fud avec tant de force, qu'il nous fut impoffible de-ne pas courir ce bord. Nous fumes contraints de céder a 1'impétuofité de ce vent, & d'aller malgré nous par tous les endroits oü il nous portoit. Après deux jours.de courfe, le vent changea un peu , & nous écarta vers le fud-eft pendant 1'efpace de trois jours, au travers de brouillards li épais, qu'a peine pouvions - nous, voir les objets a cinq ou fix pas de diftance. Le A.iv,  8 HlSTOlRE fixième jour, le vent fe relacha un peu ; mais il continua toujours ves le fud-eft jufqu'a minuit. A la fin nous fentïmes tout k coup un grand calme, comme fi notre vaiffeau fut tombé dans un étang ou mer morte, ce qui nous furprit extrêmement : deux ou trois heures après le tems s'eclaircit, 8c nous commencames avoir plufieurs étoiles; mais nous ne pümes faire aucune bonne obfervation par leur moyen. Nous jugions en générai que nous n'étions pas loin de Batavia, 8c que nous étions pour le moins a cent lieues de la terre auftrale ; mais nous trouvames quelque tems après , que nous nous étions fort trompés dans nos conjectures. Le feptième jour nous continuames dans ce calme , 8c nous eümes le tems de nous repofer 8c d'examiner toutes les parties de notre navire ; nous trouvames qu'il n'éroit prefque point endom* mage; car il étoit fi fortement bati, qu'il foutint toute la rage des flots fans faire aucune voie d'eau qui put i'incommoder. Le huitième jour il fe leva un vent modéré, qui nous pouffa vers 1'eft, a notre grande joie; car outre qu'il nous portoit vers notre but, il nous délivroit dela craint e d'un plus long calme. Vers la nuit du même jour , le ciel devint obleur , 1'air fe rempllt de brouillards, 8c le vent devint violent, ce qui nous fit craindre une autre tempête. Le brouü-  des Sévarambes. 9 lard continua tout le jour fuivant, qui étoit le neuvième, & le vent ne foufïloit que par fecouffes & par boutades, ce qui nous mettoit en trés grand danger. Sur le minuit le vent changea , devint plus fort, & nous pouffa de nouveau vers le fud-eft avec grande impétuofité; le brouillard s'épaiffiffoit de plus en plus. Sur le minuit le vent étant fort haut, & notre vaiffeau courant avec beaucoup de rapidité , il heurta tout d'un coup contre un banc de fable, lorfque nous le craignionsle moins, & il y dcmeura fi fort attaché, qu'il s'y tenoit fans mouvement, comme s'il eüt été cloué. Ce fut alors que nous crümes être abfolument perdus , & que nous attendions a tout moment de voir notre vaiffeau fe brifer en mille pièces, par la violen ce des vents 6c des flots. Ainfi 1'art & 1'induftrie des hommes étant inutiles, nous eümes recours a Dieu , pour le prier que par fa miféricorde infinie , il exaucat nos voeux, & qu'il nous fit rencontrer le falut, oü nous n'attendions que notre perte. Le matin étant venu, & le foleil ayant diffipé 1'épaiffeur des brouillards, nous trouvames que notre vaiffeau tenoit a un banc de fable proche du rivage d'une ile, oud'un continent que nous ne connoiflïons pas. Cette découverte changea notre défefpoir en efpérance; car quoique cette terre nous fut inconnue,  ro Histoirs & que nous ignoraffions li nous y trouverïons quelque foulagement a nos maux , toute forte de terre étoient agréables a des gens, qui durant pluiieurs jours avoient été li miférablement ballottés fur les eaux entre la mort & la vie» Sur le midi, le tems devint fort clair & fort chaud; le foleil ayant diffipé les brouillards, &C Ie vent perdant beaucoup de fa violence, les fiots perdirent auffi beaucoup de leur agitation. Environ les trois heures après midi, la mer fe retirant du rivage , laifTa notre navire fur un fable limonneux, oü il fembloit être enchaffé dans un endroit qui n'avoit pas plus de cinq pieds d'eau. Ce lieu n'étoit qu'a une portee de moufquet d'un rivage affezhaut, mais pourtant acceffible, oü nous réfolümes de prendre terre, & d'y tranfporter ce que nous avions dans le vaiffeau. Nous defcendimes notre chaloupe , pour eet effet, dans laquelle nous mimes douze denos plus braves hommes, bien armés,que nous envoyamesa terre pour découvrir lepays, & pour choifir un lieu proche du rivage oü nous puffions camper , fans nous éloigner de de notre vaiffeau. Ils n'eurent pas plutot pris xerre, qu'ils examinèrent foigneufement le pays du fommet d'un tertre élevé, qui n'étoit pas loin du rivage: mais ils ne virent ni maifons, ni hameaux, ni rien qui leur put perfuader que  des Sévarambes. ii le pays fut habité; la terre étant fablonneufe , Itérile , & couverte feulement de buiffons 8c de quelques arbriffeaux fauvages, I!s ne purent découvrir ni ruiffeau ni rivière dans les lieuj£ qu'ils voyoient alentour ; & n'ayant pas le tems ce jour-la de chercher plus loin , ils revinrent a nous trois heures après leur defcente, ne jugeant pas a propos defe hafarderplusavant dans un pays inconnu. Le jour fuivant ils retournèrent a terre, avec ordre de nous renvoyer la chaloupe & le canot, pour tranfporter peu-a-peu nos gens hors du vaiffeau. Nous réfolümes auffi de mettre a terre ce que nous avions de plus précieux,&fur-tout, cequi nous reftoit de munitions, qui, par la grace de Dieu, n'étoient point gatées. Tous ces ordres furent exécutés avec tant de foin & de diligence, que le jour d'après notre naufrage nous primes terre avec la meilleure partie de nos provifions les plus néceffaires. Ceux qui étoient defcendus les premiers posèrent le camp fur un terrein élevé, prés de la mer, vis-a-vis de notre vaiffeau, & environ le quarantième degré de latitude méridionale, felon nos meilleures obfervations. Ce terrein les coüvroit du cöté de la terre , & les cachoit aux yeux de ceux qui auroient pu venir du cóté de la mer: de forte que nos fentitinelles pouvant du haut du terrein découvrir  li HlSTOIRE biépais- & fort touffus, & portent diverfes fortes' de fruits, dont fe nourrit un animal femblable au blalrréau, quoique plus gros , dont la chair eft fort délicate, il y en a un grand nombre dans' le bois, ou perfonne n'ofe chafïer que le gourverneur, qui pour eet effet a des meutes de chiens; ceux du pays nomment eet animal Abroufte. Dés qué nous fümes- arrivés a ce bois, nous defcendimes de nos charriots, & nors entrames dans les allées, qui font , comme j'ai dit, de cyprés, mais les plus hauts, les plus droits &C les plus touffus que j'aie -jfamais vm.  Ï0§ Hl STOIRE Aftorbas nous dit qu'on en conpoit quelquefois pour en faire des mats de navire , & qu'ils étoient incomp .rablement meilleurs que les fapins. Nous en avions vu d'afféz beaux prés de Sporounde, mais ils n'étoient pas la moitié figrands que ceux-Ja, ni d'un bois fi ferme & fi ferré. Comme nous nous amufions k conlidérer la beauté de ces arbres, & la manière dont ils étoient rangés, nous ouimes les chiens qui avoient trouvé la cbafTe, & qui la pouffoient vers le milieu du bois, oü il y avoit un lieu fpacieux environné de haies épaiffes. C'eft un endroit oii 1'on chaffe ordinairement les abrouftes ; ils y viennent par divers fentiers qui menent a ce lieu, & ne peuvent fe fauver paree qu'il eft enclos de tous les autres cötés, & ainfi 1'on peut fans obftacle les voir combattre avec les chiens. Nous cöurümes en diligence vers ce Iieu-la, & nous fümes nous pofter fur un petit tertre élevé au milieu de eet endroit, & d'oü 1'on peut voir commodément tout alentour. Nous n'y eümes pas demeuré un demi-quart-d'heure, que nous y vimes entrer deux abrouftes pourfuivis par une trentaine de petits chiens qui les chaffoient, fans pourtant en ©fer approcher, il fuyoient les uns degk, les autres detè, dès que les abrouftes fe tournoient pour fe  des Sévarambes. 109 jetter fur eux. Ces petits chiens font fort adroits, Sc les abrouftes , qui font gras & lourds, les attrapent rarement; i!s font fl bien faits a cette chaffe, & connoiffent fi parfaitement la force de leur ennemi, qu'ils ne s'y expofent qu'autant qu'il eft néceffaire pour les chaffer. Ils pourfuivirent toujours les deux abrouftes & leur firent faire trois ou quatre fois le tour du tertre oh nous étions, jufqu'a ce que les ayant mis hors d'haleine, ces deux pauvres animaux, qui étoient male& femelle, & qui, a ce qu'on nous dit, ne fe quittent jamais , s'acculant 1'un contre 1'autre, fe défendirent pendant une demi-heure contre toute cette meute de chiens, qui faifant un cercle autour d'eux ne leur donnoient aucun repos. Quelquefois ils fe jettoient fur les chiens, & puis revenoient fe porter 1'un contre 1'autre comme auparavant, & fe défendoient ainfi mutuellement. L'un d'eux fe coucha une fois fur fon ventre comme s'il n'eut pu .fe tenir, ce qui enhardit quelques chiens de s'approcher de lui pour le tourmenter; mais il prit fi bien fon tems, que s'élancant fur le plus avancé, il Ie prit par la jambe de derrière, & la lui caffa d'un feul coup de dent; après quoi il Ie déchira avec tant de furie, que je n'ai jamais vu un anirnal plus cruel ni plus enragé. Cela  I-I-O H I S T O I R E fit peur a tous les autres chiens, qui n'ofèrent plus s'appro ch.r, & qui fe tinrent mieux fur leurs gardes, mais ce divertifTement ayant affez duré, on les fit tous retirer, Sc 1'on fit venir a leur place deux grandes bêtes fort fembiables a des l:oups, mais beaucoup plus velus,& d'un poil noir Sc frifé comme la laine des moutons. On les avoit tenus en leffe jufqu'alors, Sc dès que ces Abrouftes les appergurent, ils fe hériffèjrent de crainte, Sc fe mirent a hurler épouvantablement, connoiffant les redoutables ennemis avec qui ils devoient combattre, Sc fentant les approches de leur mort. Ces deux animaux, qu'on appelle Ouftabars, étant lachés, s'avancèrent affez lentement, firent quelques tours autour d'eux, & puis fe jettèrent deflus avec beaucoup d'impétuofité; les autres fe défendirent affez lóng-tems, mais le poil des ouftabars les défendoit contre leurs morfures : de forte qu'après un combat d'un quart-d'heure, les pauvres abrouftes ne pouvant plus fe foutenir de laffitude , & du fang qu'ils avoient perdu, furent tous deux étranglés par les ouftabars, & la chaffe s'acheva de "cette manière. Après ce. divertifTement , Aftorbas nous reconduifit a la ville, ou il nous régala de la ch^ir.des abrouftes.qu'on ayoit tuésj.nous la  des Sévarambes. tit trouvames fort bonne & fort nourriffante, ayant prefque le même goüt que la chair des chevreuils qu'on mange en Europe. Le lendemain Aftorbas nous vint trouver, pour nous dire qu'après le divertifTement de la chaffe, il vouloit encore nous donner celui de la pêche ; il nous pria de nous y préparer fur le foir, & nous prévint qu'il viendroit nous prendre pour cela: il n'y manqua pas; car environ a deux heures après-midi, il vint nous trouver pour nous mener a un grand baffin environné de murailles, qui contient une grande quantité d'eau qu'on y fait venir des montagnes , pour la difperfer clans plufieurs canaux, qui la conduifent en divers endroits de la plaine, qu'on arrofe. Ce baffin eft de figure ovale, &c n'a pas moins de trois milles de circuit; il eft prés de la ville du cöté d'orient", & contient une prodigieufe quantité de poiffons; nous y entrames fur de grands bateaux plats, couverts de toile, peur nous défendre de 1'ardeur du foleil, qui eft très-chaud prés de ces montagnes. Ii y avoit autour des bords de ces bateaux , destrous, ou 1'on mit de longues perches, courbées en are, au bout def quelles étoient des lignes & des hamecons; amorcés de chair crue. Quand nous fümes avancés vers le milieu du lac, on ajufta ces  HZ HlSTOlRE bamecons après avoir mouillé 1'ancre pour faire arrêter ces bateaux; nous vimes des poiffons prefque auffi gros que des faumons, qui s'élancèrent a deux ou trois pieds hors de 1'eau, pour gober la chair qui étoit pendue aux hamecons: mais comme ces poifions ont beaucoup de force, ils tiroient la ligne, faifoient courber les perches bien avant dans 1'eau, & les auroient même rompues, fi elles n'euflent été faites d'un bois très-fort & très-pliant; après s'être débattus long - tems, ils demeuroient enfin pendus a la perche, & fe démenoient dansl'air plus d'un quart-d'heure avant que de mourir. II y en avoit fouvent deux ou trois qui s'élancoient en fair pour attraper la même amorce, & qui s'entre-choquant les uns les autres, s'empêchoient mutuellement de la prendre, lorfqu'ils pouvoient le moins réuffir, le plaifir en étoit d'autant plus grand. Ils avoient les écailles bleues, & les plus gros pèfoient environ fept ou huit livres. Ils font très-fermes , très-délicats, & auffi bons que les truites faumonnées qu'on prend dans le lac de Genève. Nous en primes environ une trentaine en moins de deux heures de tems avec un plaifir extraordinaire; & ce ne fut pas fans étonnement que nous vimes pêcher en 1'air des poifions qui viyent dans 1'eau, Je m'in- formai  des Sévarambes. 113 formai du nom de ce poiffon, &c 1'on me dit qu'il s'appelloit Foftila en langue du pays. Après la pêche du Foftila, nous quittames notre grand bateau pour entrer dans de plus petits, plus légers & plus propres au divertiffement qu'on nous alloit donner, qui n'eft proprement ni pêche ni chaffe, & qui tient néanmoins de tous les deux. II y a du cöté du baffin, ou la terre eft le plus élevée, un endroit ou 1'on voit croitre beaucoup de rofeaux, des joncs & d'autres plantes aquatiques; nous nous avancames vers ce lieu-la, & lorfque nous en fumes k un jet de pierre, nous mïmes dans 1'eau deux animaux un peu plus gros qu'un chat, mais femblables a une Ioutre , fi ce n'eft qu'ils ontle poil d'un gris-blanc, ce qui fait qu'on ne le voit pas bien dans 1'eau, paree que leur . couleur n'en eft pas fort différente. On les appelle Safpêmes; & quand ils font bien apprivoifés, on s'en fert pour prendre une efpèce de canard ou poule - d'eau, qui ne vole jamais loin, paree que fes ailes font fort courtes, & que fon corps eft fort gras; on Pappelle Eboufle.' Les deux fafpêmes ne; furent pas plutót dans 1'eau "qu'ils'nagèrent avec une viteffe incroyable vers les rofeaux, dont ils firent fortir dans un moment dix ou douze ébouftes. Chacun pourfuivit le fien; & ce fut un plaifir extreme Tome V.  1Ï4 Histoirë de voir les tours 6c les fuites de ces oifeaux i qui tantöt fuyoient a demi-vol, tantöt plongeoientdans 1'eau, & puis alloientfe cacherdans les rofeaux, pour éviter les pourfuites de leurs ennemis, qui fans fe rebuter les fuivoient partout, 6c ne leur donnöient aucun relache. Enfin après plufieurs détours, les ébouftes fe laffèrent fi fort, que ne pouvant prefque plus fe remuer , les fafpêmes les prirent au cou, 8c les portèrent encore vivans au bateau de ceux qui les avoient lachés, & qui prenoient foin de les nourrir. Après que ces ébouftes furent pris , Aftorbas en vouloit faire prendre encore davantage ; mais Sermodas ne voulut pas le fouffrir, il dit que c'étoit affez pour une fois; & nous retournames a la ville trés - fatisfaits de eet agréable divertifTement. Le lendemain nous partimes de Sporagoundo, nous marchames a pied jufqu'aux montagnes, 6c nous entrames dans un valon étroit entre deux rochers fort efcarpés a un mille de la ville. A 1'entrée de ce valon, Sermodas nous dit, qu'il . nous alloit mener en paradis par le chemin de 1'enfer. Je lui demandai ce qu'il vouloit dire par-la; il me répondit, qu'il y avoit deux chemins pour aller k ce paradis, celui du ciel & celui de 1'enfer; mais que ce dernier étoit le plus court & le plus commode, & que 1'ex-  des Sévarambes. périence nous feroit connoitre cette véritét Ce difcours nous mit en peir.e & venant aux oreilles de nos femmes; il leur donna de la crainte & de 1'étonnement; nous marchions fans ofer en demander 1'explieation k Sermodas, voyant qu'il n'avoit répondu a nos pré*mières demandes que par un fouris, & qu'il nous avoit renvoyés k 1'expérienCe-. Quand nous fümes plus avaneés dans le valon, nous arrivames en un endroit oü nous remarquames un chemin prefque tout coupé dans le roe; il fallut y monter par cinq ou lix marches, après lefquelles le chemin étoit uni, jufqu'a un jet de pierre de-la , oü nous trouvames d'autres degrés^ & puis d'autres montant ainfi d'étage en étage cinq diverfes fois-} nous nous trouvames alors au pied d'un grand rocher efcarpé, au milieu duquel nous vimes une grande voute très-obfeure, par oü Sermodas nous dit qu'il falloit pafTer pour aller au paradis dont il nous avoit parlé$ & que déja toutes nos hardes y étoient entrées fur des traineaux; II nous fit remarquer en même tems, que fur la main gauche du chemin par oü nous étions venus , il y avoit un fentier uni & faris degrés, fur lequel on faifoit gliffer les tratneaux, qu'on tiroit én haut avec de groffes «ordes par le moyen de certaines roues, que Hij  Ii6 HlSTÓIRE des hommes faifoient tourner. Quand nous fümes arrivés a 1'entrée de la voüte, nous y trouvames deux maifons baties de chaque cöté, d'oü 1'on tira des flambeaux pour nous éclairer dans 1'obfcurité, 6c des capes de toile cirée, doublées de toile de coton, pour nous couvrir 8c nous défendre du froid 8c de Phumidité. Nohs trouvames encore un long traineau k 1'entrée de la voüte, préparé pour tirer les femmes qui étoient groffes, 8c pour ceux qui ne pouvoient marcher, 8c 1'on nous dit qu'il y en avoit plufieurs autres, dans la voüte, préparés pour le même fujet. Tout cela nous donnoit de 1'étonnement; cependant nous étions tous affez réfolus de marcher par-tout oü 1'on voudroit nous mener, 8c de céder k notre deftin: mais nos femmes fe mirent a pleurer comme fi on les eut menées au fupplice: Sermodas en fut fort furpris. Je deroandai quelle en étoit la caufe ; mais pas un de nos hommes ne pouvoit me la dire : ce qui m'obligea d'aller moi-même vers elles, 8c de leur demander quelle étoit la caufe de leur douleur. Alors elles fe mirent k lever les mains au ciel, k fe battre le fein, 8c k me dire que nous allions tous périr, &qu'après avoir échappé a la fureur des des flots, 8c a 1'horreur du défert, oü nous étions menacés de mourir de faim 6c de foif, notre  O E S SEVARAMBE5. \\°f fort étoit bien trifte d'être menés par des en-; droits oü nous jouiffions d'un bonheur apparent, en un lieu d'oü nous devions être précipités dans 1'enfer avant 1'heure de notre mort; &C que tout le bien qu'on nous avoit fait, n'étoit que pour nous mener plus facilement au lieu qu'on avoit deftiné pour notre fupplice. Sermodas qui m'avoit fuivi , entendit leurs plaintes, puis fe tournant vers moi; je vois bien, me dit-il, en regardant nos femmes, d'un air qui marquoit , outre la pitié qu'il avoit de leur foib.teffë, 1'envie qu'il avoit de rire de leur erreur : je vois bien que les pleurs & les gémiffemens de ces pauvres femmes procèdent d'une imagination, dont il nous fera facile de les défabufer: je fuis fiché d'avoir donné lieu k cette opinion, qui leur fait tant de peine, & qui m'a caufé tant de furprife. Je vous ai dit, par une efpèce de raillerie, que je voulois vous mener en paradis par le chemin de 1'enfer; & comme je n'ai pas voulu m'expliquer la-deffus, ni fatisfaire aux demandes que vous m'avez faites., ces pauvres femmes, fans doute, fe font imaginé, que je parlois férieufement, 6c que nous allions vous précipiter dans les enfers, quand elles ont vu la caverne oü nous devons palier: mais pour leur mettre 1'efprit en repos, je veux bien leur expliquer cette enigme, &C leur dire que est Hiij.  TïB HlSTOIRE ■enfer n'eft qu'une voüte, que nous avons faïté pour la commodité du paffage a travers la mon» tagne , & que fi nous ne paflions par-la , il nous faudroit faire un grand détour, & monter jufqu'au fommet. C'eft ce que j'ai nommé le chemin du ciel, comme j'ai appellé ce chemin fouterrein , le chemin d'enfer; voila en peu de mots 1'explication de 1'enigme. Au refte, s'il y a du danger, j'y ferai expofé aufTi bien que vous, & pour votre plus grande fatisfaction, }e ne veux pas que vous le couriez tous enfemble, mais feulement que vous envoyiez avec moi quelques-uns des vötres, qui pourront revenir quand ils auront pafte, pour rapporter a votre monde la vérité de ce qu'ils auront vu. Ce difcours, que je répétai a nos crieufes, calma leurs «raintes : nous fimes leurs excufes a Sermodas, le priant de pardonner a la foiblefle de leur fexe, & de ne pas nous imputer leur faute; que nous fivions regu trop d'afTurances de la bonté de fes fupérieurs, & de la fienne en particulier , pour pouvoir jamais en douter, ni rien craindre de la part de ceux a qui nous devions la vie, & tout ce que nous avions. Je leur pardonne de tout mon cceur, répondit-il, mais je m'en tiens a ce que j'ai déja dit, & je ne veux pas qu'il y ait plus de dix d'entre vous qui pafTent par eet fnfer imaginaire;, qu'ils n'en ayent qui faire i$  bes Sévarambes. 119 defcriptiona quelques-uns de ceux quienauront vu toutes les horreurs: de forte que fans plus contefter, je vous prie de choifir ceux que vous voudrez , pour les envoyer avec moi dans ces lieux fouterreins. Comme je vis que Sermodas étoit réfolu de s'en tenir a fa parole, je pns avec moi Van-de-Nuits, Maurice, Suart, & quelques autres de mes officiers pour Faccornpagner; de forte qu'après nous être couverts de nos capes, nous fuivimes les flambeaux qu'on avoit allumés pour nous éclairer dais la caverne. Elle étoit taillée dans le roe en forme de voüte, 6c pouvoit avoir environ cinq toifes de large par le bas, Sc trois Sc demie de hauteur.. Sur le cöté gauche il y en avoit ia moitié qui alloit en penchant fans aucuns degrés , Sc c'eft-la que 1'on. fait glifler les traïneaux : mais fur la droite il y avoit divers étages unis, oü 1'on montoit par des marches aifées. Nous trouvames en tout vingt-fix de ces étages ; mais avant que de venir a 1'autre bout, environ un mille loin de la fortie, Sermodas nous dit que la voüte étoit faiteparla nature, Sc que 1'a.rt n'y avoit. contribué que pour aplanir le chemin , Sc pour agrandir la caverne aux endroits oü elle fe trouvoit trop étroite. En effet, nous remarquamesque la voüte n'étoit pas fi unie de cecoté-la que de 1'autre, qu'en divers endroits Hiv  120 HlSTOIRE elle s'élargiffoit lort, Sc qu'il y avoit divers glacons de pierre brillans comme du cryrTal, qui fe formoient d'une efpèce de fel qui diflile de la mantagne, qui fe pétrifie en coulant, Sc qui forme diverfes fïgures affez étranges. Cet endroit étoit auffi plus froid Sc plus humide , & nous reconnümes que nos capes nous étoient fort utiles dans ce paffage. Nous trouvames auffi, qu'aux endroits oü la caverne étoit naturelle, elle n'étoit pas fi droite, Sc qu'elle alloit un peu plus en tournant, qu'a ceux oü elle étoit faite a la main. A deux cents pas de 1'iffue , elle s'élargit beaucoup, Sc c'eft Ik que Sermodas nous fit voir divers grands pots de terre, Sc d'autres de métal Sc de verre pleins de. diverfes drogues, qui fervoiem a la médecine, Sc que 1'on fait préparer dans cet endroit, a caufe du froid Sc de 1'bumidité du lieu. De-la nous pour-' fuivimes notre chemin, Sc nous arrivames enfin, a 1'iffue de la voüte, qui n'a pas moins de trois grands milles de long ; nous entrames en même lems dans une fort belle rue de la première ville de Sévarambe, qu'on appelle S.évaragoündo' Elle eft fituée au milieu d'une longue vallée, pleine de belles prairies, Sc contre fendroit de la montagne oü la caverne aboutit; de forte qu'on entre dans la ville , dès que 1'on fort de la voüte fouterrainé.  des Sévarambes: ut Le gouverneur nommé Comuftas, qui nous vint recevoir k 1'entrée de Sévarambe, nous témoigna de la joie de notre arrivée, & nous mena dans une grande maifon quarrée, comme elles font aSporoumbe. Comuftas étoit un grand homme brun, d'environ quarante ans , & fort bien fait de fa perfonne. II nous demanda oh étoit le refte de nos gens. Sermodas lui raconta ce qui nous étoit arrivé a 1'entrée de la voüte , & la terreur panique de nos femmes, pour n'avoir pas entendu le fens d'une raillerie qu'il avoit faite, & que cela nous procureroit la fatisfadtion de pafTer le refte du jour avec lui. Cette aventure le fit rire, cependant il nous dit qu'il étoit bien aife que Terreur de nos femmes lui eüt procuré le plaifir de nous loger, qu'il nous traiteroit le mieux qu'il pourroit, & qu'il alloit donner des ordres pour nous recevoir, nous & nos gens; qu'en attendant il nous prioit de nous rafraichir, Sc de prendre un peu de repos. II revint peu de tems après, & nous pria de venir diner, ce que nous fimes; après le repas nous envoyames Süart & de Haës k nos gens pour les conduire k Sévaragoiindo , c'eft - a - dire , a la porte ou a 1'entrée de Sévarambe. Car gundo , en leur langage, fignifïe porte ou entrée; & c'eft la rai fon pour laquelle la ville qui eft fituée de ce  !ïii HlSTOlRE cöté-la, s'appelle de ce nom, & 1'autre qui lui eft oppofée Sporagoündo, e'eft-a-dire, la porte ou 1'entrée de Sporoumbe. Après diner Comuftas nous fit promener dans un peth bocage au-deffous de la ville, oü pafte une petite rivière ou une efpèce de torrent, qui allant de 1'orient a 1'occident, précipite fes eaux a travers divers rochers, dont le bruit fait une affez belle cafcade. De ce bocage nous vimes des montagnes fort hautes couvertes de grands fapins, & de tous les cótés du vallon nous voyions aufli des arbres que nous ne connoiflions pas: comme nous étions dans la belle faifon,cesarbres&les eaux qui couloient dans le vallon donnoient une verdure Sc une fraicheur très-agréables.Comuftas nous dit, que fi nous avions Ie tems de demeurer, il nous donner rok le divertifTement de la chaffe aux ours, qu'ils appellent fomouga, & dont il y a grand nombre dans ces bois ; ainfi que d'un autre animal tout blanc, qui approche fort de la nature de 1'ours, & qu'ils appellent erglanta: mais Sermodas le remerciant, lui dit, que nous ne pouvions demeurer que nifqu'au lendëmain,& qu'il le prioit de faire préparer toutes chofes pour notre départ. He bien, dit-il, fi vous n'avez pas le tems de demeurer pour voir la chaffe, vous avez du moins celui de voir la  des Sévarambes. 115 pêche, en attendant la venue de vos gens. Sermodas lui témoigna qu'il feroit bien aife qu'il nous donnat ce divertifTement, & qu'il feroit de la partie. Coniuflas donna fes ordres, & nous mena a un demi-mille au-deffus de la ville, fur le lieu oh la rivière fait la cafcade dont nous avons parlé. II y a plufieurs rochers qui s'oppofent a fon cours, ce qui la fait enfler, & lui fait faire une elpèce de lac oh 1'on peut aller fur des bateaux; nous y en trouvames quatre ou cinq; nous étant mis fur un, avec le gouverneur, nous vimes la pêche d'un petit poiffon fort délicat, qui reffemble a nos truites d'Europe, mais il eft encore plus ferme & de meilleur goüt. On Ie prend avec des cormorans, dont on lie le cou, de peur qu'ils n'avalent le poiffon. On les lSche, & ces oifeaux prenant leur proie, la rapportent dans le bateau. Nous en avions trois, qui dans une heure prirent plus de quinze livres de poiffon. Après la pêche nous retournames a la ville, oh nous trouvames nos gens qui étoient ravis d'être paffés par 1'enfer a fi bon marché. Comuftas les fit loger, & nous pafsames ainfi paifiblement la nuit a Sévaragoündo. Nous nous difpofions a partir de bon matin, quand on vint m'avertir qu'une denos femmes groffes, qui avoit eu beaucoup de fhryeur a la vue de cet enfer prétendu, venoit  3J4 HlSTOIRE de faire une fanfie couche, 8c qu'elle étoit era danger de mourir. J'en avertis Sermodas, qui me dit que cela ne devoit pas arrêter notre voyage, qu'on la laifieroit avec quelques-uns. de nos gens a Sévaragoündo, oü rien ne lui manqueroit, que Comuftas auroit foin de nous la renvoyer quand elle fe porteroit bien, ou de la faire enterrer fi elle mouroit. Après cet ordre,nous entramesdans les charriots qu'onavoit préparés pour notre voyage, 8c nous montames le long de la rivière Sc du vallon jufqu'a un bourg, compofé de quatre quarrés feulement,appellé Dienefté, oü nous primes des chevaux de relais, Sc oü nous nous reposames depuis onze heures jufqu'a deux. Ce bourg eft k quinze milles de Sévaragoündo; fur^la même rivière Sc dans le même vallon, il y en'a unautre qui aboutit k 1'endroit oü ce bourg eft fttué. Nous devions pafTer par - la; fur les deux heures nous remontames en charriot, Sc marchames dix ou onze milles dans ce nouveau vallon, qui eft très-beau Sc très-fertile ; nous y vimes une quantité prodigieufe de troupeaux» 8c nous arrivames enfin au pied d9une montagne oü finit le vallon. Nous y trouvames une petite ville, compofée de quatre quarrés, nommée PiemekéjOÜ nous devions coucher. La montagne oü ce vallon aboutit, n'eft pas fort haute,  des Sévarambes, 125 & montre un rideau uni qui s'é'.ève en talus, mais elle eft bordée des deux cötés de rochers efcarpés, &c prefque inacceffibles. Nous n'y voyions point de pafTage, & nous ne pouvions comprendre comment on pouvoit y monter. Nous n'ouons pas mème le demander a Sermodas, de peur qu'il ne prit notre curiofüé pour un nouveau foupcon. Le lendemain matin Sermodas me demanda fi nous n'aurions point autant de peur de monter au ciel, qu'on en avoit témoigné de defcendre aux enfers; ce qu'il me pria de faire demander k nos femmes: mais comme elles avoient reconnu la foibleffe de leurs premières craintes, & qu'elles avoient été exhortées a nousfuivre par-toutfans répugnance & fans alarme, elles répondirent qu'elles fuivroient Sermodas par-tout oü il voudroit les mener. Cette réponfe le fit fourire, & lui fit dire que, puifque nous étions dans ce fentiment, il nous mèneroit au haut de la monlagne par une voie, qui peut-être nous furprendroit; mais qu'il n'y avoit aucun danger, & qu'il y monteroit le premier. Après cela, il nous fit pafTer par une porte faite dans une longue muraille, qui s'étend d'un cöté du vallon jufqu'a Pautre, proche de la racine du mont. Nous trouvames derrière cette muraille divers grands traineauxattachés a de gros cables, qui  £»$ H I S T O I R E defcendoient du haut de la montagne, oh 1'oii nous dit qu'ils étoient attachés. Ces traineaux contenoient vingt perfonnes chacun, ils étoient bordés de planches raifonnablement élevees, fur-toutfur le derrière, oh 1'on avoit mis des fièges & diverfes cordes pour s'y tenir. Sermodas me dit de choifir ceux que je voudrois mener avec lui dans fon traineau; ee que je n'eus pas plutót fait, qu'il y entra, & nous invita, nar fon exemple , a faire la même chole. Des que nous y fümes entrés, on couvnt la moitié du traineau fur le derrière, d'une toile forte fur laquelle on mit encore des cordes , que 1 on attacha furie bord du traineau; de forte que nous étions hors de tout danger de tomber. Quand cela fut fait, on donna un coup de fifflet, & 1'on tira une petite corde qui alloit vers le haut; aufii-tót nous fenfimes monter notre traïneau'fort doucement. Quand nous fümes vers le milieu de la montagne, nous vimes , par des trous qui étoient pratiqués a cöté du traineau, „n autre traineau comme celui qui nous porton^ qui defcendoit en bas, & qui par fon poids faifoit monter le nötre; car il étoit attaché a 1'autre bout du cable , & nous trouvames que le cable gliffoit a 1'entour d'un effieu roulant, qui étoit fortement attaché au haut de la montagne, Par ce moyen nous montames ce rideau fans a«-  fi e s Sévarambes. Hy enne peine, & fans être tirés ni par des hommes ni par des chevaux, mais feulement par un poids plus grand que le notre, qui en defcendant nous faifoit monter. Quand le traineau qui nous portoit fut monté, nous demeurames au lieu oü il s'arrêta, pour voir monter les autres, qui s'élevèrent tous comme le premier, fans aucun accident facheux. Cependant on nous avoit apprêté, au haut de la montagne, des charriots qui nous portèrent avec grande diligence k travers une plaine, longue d'environ douze milles, jufqu'a 1'autre cöté de la montagne, Cette plaine eft couverte de paturages, oü 1'on voit païtre une infinité de troupeaux, qui y font pendant huit mois de 1'année, puis on les fait defcendre dans les vallons des environs, paree que les neiges rendent cette montagne inhabitable durant cette laifon. Aufti nous n'y vimes ni ville ni village, mais feulement quelques petits hameaux, 6c quelques maifons, pour la commodité des bergers. On 1'appelle en langage du pays Ombelafpo. Quand nous fümes de 1'autre cöté, nous y trouvames des traineaux, femblables a ceux que nous avions eus en montant,& nous nous en fervimes de la même manière pour defcendre dans un grand vallon rond, qu'on appelle en latin Convallis, oü nous trouvames une ville a dix quarrés, nommée Ombelinde,  lig HïSTOIRE Nous y fumes recus fort honnêtement par Se* mudas, qui en étoit gouverneur, & nous y couchames ce foir-la, y étant traités comme nous 1'avions été par-tout ailleurs. Nous n'y remarquames rien d'extraordinaire , linon que les hommes y étoient mieux faits,& les femmes plus blanches & plus belles de beaucoup que tout ce que nous avions vu. Semudas nous dit que nous trouverions 1'armée fur notre chemin, qu'elle étoit campée au pied des montagnes a 1'entrée de la plaine, qu'elle y avoit déja demeuré dix jours, &C qu'elle y feröit encore quelque tems. II nous dit auffi qu'il y étoit arrivé quelque défordre au fujet d'un officier, qu'on accufoit d'avoir négligé fon devoir, & de s'être laiffé furprendre dans un pofte avantageux qu'on lui avoit donné a garder ; qu'un parti des ennemis s'en étoit faifi,&que cela faifoit un fi grand bruit dans 1'armée, qu'il croyoit qu'on puniroitcet officier pour Pexemple, quoiqu'un grand nombre d'amis qu'il avoit s'employaflent pour lui, & que fa conduite pafTée lui eut acquis beaucoup de réputation. Le lendemain nous partïmes de grand matin d'Ombelinde , montés fur des chameaux , qui portoient chacun fix perfonnes dans de certains panniers, ou il y avoit des fiéges pour s'afTeoir. Ces  des Sévarambes. ü9 Ces animaux nous portèrent fort commodément & fort furement au bas d'une montagne par un chemin oblique, qui nous conduifit dans un grand vallon, ou nous trouvames une rivière, affez profonde pour être navigable , quoiqu'elle eüt des chütes facheufes & trop de rapidité. Nous trouvames auprès de la montagne une ville k fix quarrés, nommée Arkropfe t elle eft k fix milles d'Ombelinde, nous j trouvames des charriots prêts pour nous porter k la couchée, qui étoit k treize milles de - la. Après nous être repofés, nous nous mïmes dans nos charriots, &paflant le long de la rivière 8è dela vallée, nous arrivames enfin k une ville nommée Arkropfinde, oh nous devions nous embarquer le lendemain, pour faire par eau le refte de notre chemin jufqu'a Sévarinde. Cette Ville eft fituée au bout d'un large vallon, fur le confluent de deux rivières, comme Sporounde ; elle a des deux cötés plufieitrs hautes montagnes, toutes couvertes de bois; & audela d'une de fes rivières une plaine agréable, ou 1'on voit diverfes villes & divers batimens. La rivière que nous avions vue la première eft beaucoup moindre que 1'autre , & fe perd dans la dernière, au confluent oh la ville eft fituée. Elle coule d'orient en occident, & 1'autre tout au contraire coule doucement de Tome V% j  jjO H I S t O 1 E ! 1'occident a 1'orient; mais quand elles font jointes, elles coulent vers le fud-oueft, & forment un grand fleuve navigable, nommé Sévaringo, qui recoit trois ou quatre grandes rivières avant que d'arriver a Sévarinde. Brafindas , gouverneur d'Arkropfinde , vieillard grave & vénérable, accompagné ce plufieurs perfonnes des plus remarquables de la ville, nous vint recevoir a la porte, & nous mena dans un grand quarré oii nous devions loger. Nous croyions en partir le lendemain; mais deux raifons nous en empêchèrent. La première fut la grande pluie qu'il fit toute la nuit , qui fit tellement enfler la rivière , qu'il étoit impoffible de s'y hafarder fans une imprudence extreme. La feconde, fut la curiofité de voir 1'armée, qui n'étoit qu'a trois milles d'Arkropfinde. Nous fümes auffi bien aifes de voir la ville", qui eft très-belle, & prefque auffi grande que Sporounde. Toutes ces raifons obligèrent Sermodas k nous donner quelques jours de repos a Arkropfmde, oüBrafmdas & fes officiers nous témoignèrent qu'i's feroient bien aifes de nous retenir quelque tems. Cependant le tems fe.remitau beau ,& la lendemain Sermodas voulut fe promener feul avec moi dans le jardin du gouverneur, qui me parut très-agréable. 11 y a plufieurs belles  bes Sévarambes. rfr allées, de beaux parterres couverts de fleurs, & divers baifins Sc jets d'eau extraordinaires, Que vous femble de ce pays , me dit - il, le troitvez - vous agréable? Je lui répondis, que j'en étois charmé, qu'on n'en pouvoit voir de plus beau. He bien, dit -il, je fuis bien aife que vous Ie trouviez a votre gré; mais vous en trouverez de beaucoup plus beaux d'ici a Sevarinde; Sc vous en verrez encore de plus agréables, au-dela de cette grande ville. Nous avons fait un long détour pour y aller, mais nous ne pouvions pas prendre 1'autre chemin, quoiqu'il foit beaucoup plus court, paree que les charriots n'y peuvent pas aller, Sc qu'il n'eft propre qu'aux gens de pied Sc de cheval, k caufe du paffage étroit de certaines montagnes» oh les charriots ne fauroient pafTer ; d'aille'urs il n'eft pas fi agréable que celui que nous avons pns, Sc n'a pas la commodité des rivières. Celle que Vous voyez vers Toccident vient de fort loin , pourfuivit -  des Sévarambes. 155 qui s'étendoit en demi-cercle comme le chceur de nos églifes. Ce fut dans cet endroit que nous vimes Sévarminas élevé fur un haut tröne d'ivoire, & vêtu d'une grande robe de toile d'or. II avoit autour de fa tête une gloire, ou une ombelle faite en rayons, & toute éclatante de diamans & d'autres pierres précieufes : k fes cötés étoient placés deux rangs de Sénateurs vêtus de pourpre , avec une écharpe de toile d'or qui leur pendoit fur 1'épaule. Ils étoient douze de chaque cöté du tröne, & 1'on voyoit au-defTous d'eux un autre rang de trente-fix perfonnages, vêtus dela même manière, excepté que leur écharpe n'étoit que de toile d'argent. Nous demeurames-la quelque tems k confidérer avec étonnement cette affemblée pompeufe, jufqu'a ce que deux perfonnes de celles quï étoient dans le parterre , au-dela d'un baluftre bas, qui fermoit 1'entrée du chceur, vinrent dire k Sermodas de nous faire avancer. Nous marchames trois pas, & fimes une profonde révérence , après on nous fit avancer encore trois pas, & nous nous inclinames jufqu'a terre: alors on nous mena jufqu'a la baluftrade, ounous nous profternames, & baifames trois fois la terre. On fit ranger mes gens derrière moi ; & Van-deNuits & Maurice fe tinrent k mes cötés, quand on nous commanda de nous lever & de nous tenir  ffdi H I S ? O I R E droits fur hos pieds. Sermodas s'avanca tout contre le baluftre, raconta a Sévarminas tout ce qui nous étoit arrivé, & me faifant avancer vers, lui, il me prit par la main, & lui dit que } erois le commandant des autres étrangers.. Alors Sévarminas me fit nn ftgne de la tête, &C me fit dire que rooi & mes gens étioRS les bienvenus dans les états du foleil, èt qu'il étoit fort fatisfait de notre conduite paffée. Qu'il efpéroït que nous ferions toujours de mieux en mieux, & que nous nous conformerions aux ïoïx du pays; qu'en le faifant, nous pouvions, être afiurés de fa prote&ion, de fa bienveillance, & des favorables regards de leur roi glorie.ux , qui voit toutes ehofes , &C& qui rienv n'eft cacbé ; que cependant il nous exhortoit a. ssous eonduire toujours par les ordres de Ser~. modas, auquel il avoit ordonné de nouveau cfavoir un foin tout particulier de nous. Après ces paroles , il nous congédia , fe tenant fur fon tröne , lui & fes affefièurs, jufqu'& ce que nous fümes hors de la falie. On nous; fit fortir du palais au travers d'autres chambres & d'autresgaleries que celles par oy nous avions, pafie, & nous fortimes par le portail oppolé a celui par cii nous étions entrés; nous retour-, names ainfi chez nous au travers de nouvelles, rues, dans le, même. ordre que nous étions venus.  bis Sévarambes. 157 Nous demeurames encore dix jours dans cet état, fans autre occupation que celle de nous divenir •& de nous promene'r de tous cötés * pour voir la ville & les raretés des environs* Mais enfin, Sermodas nous prit un jour ó part* moi, Van-de-Nuits, Devefe & Maurke, & nous dit qu'il étoit tems , après un fi long repos, que nous & nos gens , nous nous livrions a quelque ouvragê , pour nous garantir des manx ohpourroit nous jetter la fainéantife * &l que ïi nous voulions fuivre fon confeil, nous exa^ minerions tout no'tre monde, pour voir de qnoï chacun étoit capable, afin de Pemployer a cC qui lui feroit le plus convenable. Que ce qifül en difoit ne procédoit nullement du déplaifir de les voir vivre fans rien faire , ni d'aucun efpoir de gagner fur leur travail, paree que ce feroit au profil de la nation qui les nourriffbit4 mais plutöt pour leur bien & leur avantage9 & de peur que leur oifiveté ne fut d'un mauvais exemple aux Sévarambes , k qui elle étoit défendue par les loix fondamentales de 1'état. Nous lui repondimes tout auffi-töt que nous ne défirions pas mieux que d'avoir chacun notre emploi, & de faire comme les autres en toutes ehofes; que feulement nous Ie prions d'excufer notre ignórance, jufqu'a ce que nous fuflions mieux inflruits des coutumes & des loix du  158 HlSTÓÏRË pays; que cependant il pourroir nous ordonner ce qu'il lui plairoit, & que nous tacherions de lui obéir en toutes chofes. Hé bien, dit-il, nous vous emploierons tous fans beaucoup vous fatiguer, & fans même vous féparer, vous, vos femmes & vös enfans, pourrez demeurer enfemble tant que vous voudrez, fous le même gouvernement ou vous êtes, Alors fe tournant vers moi, il me dit que j'avois fi bien gouverné mes gens 3 que ce feroit une injuftke de m'öter mon autorité ; & que pour me Ia continuer, Sévarminas me faifoit Ofmafionta, c'eft-a-dire , gouverneur de Yoi~ mafie, oubatiment quarré ou nous étions logés; & que je pourrois choifir entre mes gens tels officiers que je voudrois pour m'aider dans rnon nouveau gouvernement* II ajouta qu'il nous inftruiroit des coutumes & des lóix du pays, & qu'on auroit beaucoup d'indulgence pour excufer les fautes que nous viendrions a commettre par ignorance; mais qu'il nous confeiiloit, afin que nous puiffions vivre avec plus de contentemertt dans le pays, & converfer avec tout le monde, d'en apprendre la langue .j que nous ne la trouverions pas difficile, paree qu'elle étoit fort méthodique & fort régulière* Que pour cet effet,il nous donneroit desmaitres, qui, tous les jours, nous feroient lecon a de  des Sévarambes. is$ certaines heures; que pour nous donner plus de loifir pour nous attacher a cette étude , il ne nous ordonneroit de travailler que fix heures du jour , pendant les premières années, quoique les habitans naturels du pays fuffent obligés d'en donner tous les jours huit au travail. II nous dit de plus , qu'il y avoit beaucoup de fêtes dans 1'année, oü 1'on avoit des fpeöacles & des dlvertiffemens ordonnés pour le public, &c qu'ainh le travail ne feroit pas facheux, étant mêlé de beaucoup de récréa.tibns & de jeux agréables, qui donnoient du relache au corps & a 1'efprit. Quand il fut forti, neus examinames nctre monde, & nous trouvames qu'il y en avoit quelques-uns capables d'exercer les divers métiers qu'ils avoient appris en Europe. Tous les autres étoient gens de marine, mais affez.robuftes, & propres a porter des fardeaux ou k labourer la terre. Nous avertïmes Sermodas, qui nous dit qu'on devoit bientöt pofer les fondemens d'une nouvelle ofmafie proche de la notre, & qu'il y auroit la de 1'émploi pour tout notre monde : que cependant nous euffions k les diftribuer par douzaines, pour mettre un douzenier k chaeune , c'eft-a-dire, un officier qui eut autorité fur eux pour les conduire dans le travail. Que nems 'ïiffions au/S-  -j&S HistbiH foin de régler les affaires du de dans, fans höuè mettre en peine des vivres, des habits , ni des öutils ou inftrumens néceffaires a notre travail i paree que tout nous feroit fourni quand nous en aurions befoin; & afin que nous puifïions laire toute chofes felon 1'órdre établi dans le pays , il nous donna un modèle du gouvernement des autres ofmafies. Selon ce modèle la j je fis Van-de-Nuits & Devefe mes lieutenans j öu derofmafiontas, & je partageaitous les autres par douzaines, établiffant fur chaeune un dou» zenier. Pour la cuifine & les autres offices du logis, nous ne nous en mïmes pas en peine , paree que ne fachant ni le langage ni les coutumes, nous n'aurions pu nous en tiren C'eft pourquoi Sermodas commit £ cela uh févararhbe, nommé Farifta, qui prenoit foiri de tout le ménage j & qui commandoit a nos efclaves; Après avöir ainfi réglé nos affaires, on commen9a de batir 1'ofmafie doht Sermodas nous avoit parlé, & j'y menai tout notre monde pour la première fois. Nous y fümes recus par le maitre architedle, nommé Pofterbas, auquel Sermodas nous recommanda. Celui-ci employa nös gens a diverfes manoeuvres, foit a porter des fardeaux, föit a rouler des pierres, foit k d'autres outrages de cetce nature, oü nous allions  des Sévarambes. t6t . allions travailler tous les jours a des heures réglées. Pour. moi je n'y allois que quand je voulois, j'y envoyois tous les jours un de mes lieutenans , qui,f car c'eft ainfi qu'ils s'appeioient avant fa venue. Je m'attachai encore a la leöure de leurs loix, & a la connoiflance de leur religion Sc de leurs coutumes, dont je rendrai compte du mieux que je pourrai dans la fuite de cette hiftoire , que je commen* cerai par celle de Sévarias, avant lequel tous ces peuples étoient barbares & groffiers, comme le font. encoi e aujourd'hm tous les auftraux de leur voifinage, & je penfe même de tout ce continent. On a écrit plufieurs chofes de ce grand-homm'.; mais je ne parlerai ici que de celles qui ont le plus de rapport k fon étabbflement, ou qui peuvent le mieux faire voir par quels moyens il parvint au degré, de fageffe Sc de vertu pit il étoit déja parvenu a^aü.t fpn arrivée aux terres auftrales. Sans doute les^ malheurs de ia m^iipn,, fes fouffrances &/es voyages n'y contribuèrent pas peu; & 1'on  des Sévarambe s« ié£ Voit rarement beaucoup de iumières daris la fcience du monde , parmi ceux qui ont toujours yécu.è.leur aife chez eux , fans jamais éprouver 'ks rigueurs & 1'inconflarice de la fortune, & la, .malignité des hommes. Sévarias étoit trésFavorifé de la nature; fon éducation fut excellente , & toute différente de celle qaii fe donne en fon pays; fes fouffrances encore, Sc fes voyages, ne contribuèrent pas peu au développement de fon efprit; fi bien qu'il n'y a pas lieu de s'étonner qu'avec tous ces avantagés il put parvenir k urte fi haute fagefle, & qU'il en ait donné des marqués fi éclatantes dans^ le grand théatre oü la fortüne 1'avoit élevé. Quant k la ville de Sévarinde, qui porte fon nom.,. on.peut dire que c'eft la plus belle ville du monde, foit qu'on en jugepar fa fituation^ & le terroir fertile qui 1'environne, ou que 1'on confidère la beauté du climat, & 1'air falubre oü elle eft batse, avec 1'ordre & la magnifkence de -fes batimens, &c la bonne police qu'on y obferve. Elle eft fituée dans une ïle, qui a prés de trente milles de circuit, &c qui fe forme au milieu d'un trés-grand fleuve, oü fe déchargent plufieurs. autres-rivières. Cette ile eft ceinte d'une épaiffe muraille, qui Ia fortifie tout-^ L ij  164 HlSTOIRE 1'entour, de forte qu'il eft prefque impofiible d'y faire une defcente fans la permiflïon des habitans, quand on auroii la plus grande armee du monde. Le terroir en eft extrèmement fertile, & produit une prodigieufe quantité de fruits excellens; toutes les terres d'au - dela du fleuve font aufü d'une merveilleufe fertilité, k plus de vingt lieues a la ronde. L'air y eft extrèmement fain, & le climat fort beau, étant environ au quarante-deuxième degré de latitude méridionale. Elle eft batie au milieu de File, fa figure eft quarrée, & contient, outre fon palais qui eft au centre de la ville, deux cents foixante -fept ofmafies ou batimens quarrés, tous pleins d'habitans. Chaeune de ces ofmafies, qui contient plus de mille perfonnes logées k leur aife, a cinquante pas géométriques de front, & quatre grandes portes oppofées 1'une k 1'autre, avec une grande cour au milieu, remplie de verdure. Ses murailles font d'une efpèce de marbre ou pierre blanche, qui fe polit fort bien, & les maifons ont toutes quatre étages de hauteur. Dans toutes les rues, qui font fort droites & fort larges, on voit des piliers de fer qui foutiennent de larges balcons, fous lefquels on marche k couvert de la pluie & du foleil. Tous ces balcons font g«rnis de beaux yafes remplis  des Sévarambes. 165 de terre, oü croiffent diverfes fleurs & divers arbriffeaux, qui font comme autant de petits jardins contre les fenêtres. Au dedans des ofmafies, tout-a-Pentour de la cour, font de pareils balcons 8c de femblables jardins, 8c de la verdure au milieu de Ia cour, oü Pon voit une fontaine 8c un jet d'eau au centre de la fontaine 8c de la maifon. Cette eau vient du haut du toit, on 1'y fait monter d'ailleurs pour éteindre le feu en cas de néceffité, de - la elle fe diftribue dans les bains, dans divers offices, dans tous les appartemens, 8c enfin dans la fontaine du parterre par divers tuyaux qu'on a mis en plufieurs endroits pour cet ufage. On lave les rues de la ville quand on veut, 8c Pon pourroit y mettre trois pieds d'eau fi 1'on vouloit; ce qui fe voit rarement dans un terrein élevé comme celui-la, 8c qui n'a rien de marécageux. On peut marcher fur les toïts des ofmafies , 8c en faire le tour, comme auffi faire courir 1'eau tout autour. Dans les grandes chaleurs de I'été , on tend des toiles fur les rues auffi haut que les tuiles des maifons, ce qui les rend fraiches 8c fombres, 8c préferve les paffans des rayons du foleil, fi bien qu'on n'y eft prefque pas incommodé de la chaleur. On en fait de même dans les cours, 8c pour cet effet on attaché des poulies aux murailles, oü Pon paffe L iij  r*66, h i s t o i r e des cordes attachées aux tente^ctc par ce moyen on les élève en haut*pour empêcher les rayons du foleil de donner contre les murailles, & de les échauffer. Toutes ces commodités font que bien que 1'été foit fort chaud dans tout le pays, néanmoins il n'eft point incommode dans Sévarmde, & je puis dire que je n'en ai paffe en aucun endroit de 1'Europe oh it fut moins facheux que dans cette ville, oh 1'on voit partout de 1'eau, de 1'ombre, des fleurs & de la yerdure. « \ . ^ Les principaux ornemens de la ville font le palais & le temple du foleil, 1'amphith.éatre & Je baffin, qui eft au bout de 1'ile; mais comme, 1'ile même eft toute environnée de fortes murailles , on la prendroit aifément pour une ^ille. ' 'i ;i • ymsm' [ • i Comme Sévarinde eft fituée au milieu de, %.ette ile, cette ile eft auffi prefque au milieu des terres qui appartiennent è la nation : ' car pn a pour maxime de ne s'étendre qüe peü=. a-peu aux environs de la ville capitale, a mefure que le peuple s'augmente. II eft vrai qu on compte depuis la mer jufqu'aux dernières ofmafies, au-deffous de Sévarinde, Tout le long du fleuve, prés de cent cinquante lieues, la plupart, de ce pays eft habité par les Sévarambes. prefque comme une, ligne; mais fi 1'on  des Sévarambes. i6j prend la traverfe a vingt lieues de chaque cntê de 1'ile, Oh ne voit plus que de grandes forêts, habitées feulement par des lions", desrigres, des erglantes , des cerfs , des bandelis , 8c d'autres bêtes fauvages : ces forêts appartiennent aux Sévarambes, a prés de éinquanf e lieues de chaque cöté de leur capitale, & encore plus loin tout le long du fleuve en tirant vers la mer, & il y a bien quarante lieues èh montant vers Sévaragoündo, qui éft la première ville de Sévarambe, fur le haut dés montagnes en venarit de Sporounde. Tout le pays au-dela des monts fur le rivage de 1'Océan, ou demeuroient autrefois les Preftarambes, n'eft hibité qué jufqu'aux petites iles dii "lac , ou Maurice & fes compagnons furent pris, encore a'eft-ce que fur le cHémin de Sporounde k Sévarinde'j car Sévarias ayant raffemblé tous ces peuples qui étoient difperfés dans les bois, oh ils. ne vivoient que de chaffe, de fruits fauvages, 8c: de quelques légumes, 8c leur ayant appris 'k cultiver la terre a la manière de* notre conti» nent,il leur en fallut beaucoup moins occuper,, paree qu'un arpent bien cultivé leur rendoit plus de fruits que cinquante arpens cultivés k leur marfière. Ils fe ferrèrent donc autour de Sévarinde au commencement, 8c de - la ils fe font peu-a-peu répandus tous aux environs k  ï6B Histoire prés de vingt lieues fur les cötés du fleuve; & a prés de trente au-deffous de la ville, du cöté de la mer du Sud, oü ils s'habituent plus volontiers qu'aux autres endroits, a caufe de la commodité du fleuve & des autres rivières qui s'y déchargent. Ils font fouvent de nouvelles colonies, car ils multiplient beaucoup, & 1'on compte déja dans toutes leurs terres prés de cinq mille ofmafies, ramaffées en villes ou en bourgs, ou difperfées en divers endroits du pays, trois en un lieu, deux en un autre, mais on en voit aufïi de toutes feules. Toutes les terres cultivées y font, comme je 1'ai déja dit, d'un grand rapport, tant par leur fertilité naturelle, que par 1'induftrie des habitans, qui n'en peuvent fouffrir d'inutiies autour de leurs habitations, & qui n'épargnent ni foins ni peines , pour fertilifer jufqu'aux lieux les plus ftériles, fur-tout aux environs de Sévarinde. Pour cet effet, ils ont creufé divers canaux a travers leurs plaines, pour arrofer partout les lieux arides, & d'autres pour deffécher les terres jnarécageufes. II y a deux endroits proche de Sévarinde, ou fe remarquent agréablement, en cela, les effets de leur labeur §£ de leur induflrie. L'un eft a trois milles au-deflbus de Ia ville, Si dans la même ile oü elle eft batie; Fon y vest  des Sévarambes; 169 de tres - belles prairies, & des allées d'arbres fort touffus. / Avant 1'arrivée de Sévarias, ce lieu, préfen-, tement fi beau , n'étoit qu'un marais bourbeux Stpuant, qui ne produifoit que des rofeaux; mais par ie moyen des canaux qu'ils y ont creufés,&de la grande quantité de terre qu'ils y ont portée, ils en ont fait un terrein très-fertile & très-agréable. L'autre endroit eft au-dela du fleuve du cöté d'occident, a fix ou fept milles de laville. Ce n'étoit autrefois qu'une grande plainefabloneufe,ou rien ne croiffoit; mais par le moyen des rivières qu'on y a conduites par des canaux , & par une invention qu'ils ont trouvée de diffoudre le fable, de 1'engraiffer & de le convertir en bonne terre, les Sévarambes ont fait de cette plaine un des plus beaux & des plus fertiles lieux du monde; ce qu'il y a de plus étonnant, c'eft que ces fables, ainfi diffous & engraiffés par les moyens dont ils fe fervent fans prefque aucune peine, au lieu de s'amaigrir par les fréquentes récoltes qu'on en tire, deviennent toujours plus gras & plus fertiles. II ya une irtfinité de terroirs fablonneux dans notre Europe, qui ne fervent a rien , & que 1'on pourroit rendre très-féconds & trés - profitables , fi 1'on avoit cette invention. Je la trouvai fi merveilleufe, que je ne  'tja HlSTOIRB fus jamais content que je n^eri euffe appris le fecret, ce qiii rne! me fut pas fort difficile, d'ahord que j'eus appris la langue du pays, paree que les Sévarambes ^qul rie font guidés par aucune avarice particulière , & qui ne font riches qu'avec 1'état, ne font nul niyftère dés' ebbfes de bétte nature. f efpère de publier cette invention en Europe , fi jamais j'y arrivé % & que j'y trouve des perfonnes affez raifonnables, & affez puiffantes pour vouloir entreprendre de tets ouvrages, oü la dépenfe 'n'eft pas fort grande, & dont les profits ne mangent1 ^ahiais d'être très-confidérables & trèsavantagèux au public & aux particuliers. Après avoir fait une defcription fuccinte de la ville de Sévarinde, comme elle noüa pan.it è notre arrivée, je crois qu'il eft tems de traiter de l'hiftoire des loix & des moeurs, de Sévarambes, en commeneant par la' vie de Sévarias, que j'ai eu le loifir de lire affez fouvent , durant plufieurs années de féjour que j'ai fait dans Sévarambe, & d'y remarquer c"e "qu'il y a' dé plus confidérable, pour de£~cendrè' enfuite a celle de fes fucceffeurs..' :  bes; Sévarambes, 171 TROISIEME PARTIE. ffijlolrc de SÉVARIAS, légijlateurdesSlvarambesr premier vice-roi du foïeil, 6* «//e c/e fes füccejfeurs. Je ferois trop long, fi je rapportois ici tout ce qu'on a écrit de la vie de ce grand-hömrïië \ dont la fagè conduite & les actións "admirables ont fait la matière de plufieurs volumes. J'en choifirai fëulethent les endroits lés piüs feriiar* quables & les' plus' eflêntiels a l'hiftoire dè' peuple heuréux qui croit dëvoir foute fa félicité aux foins & k la prudence de ce légiflateur incomparable. II étoit perfan de nation Sc de fort ancienne origine, puifqu'il defcendoit des parfis, dont oh voit encore plufieurs families dans la Perfe, qu'on diftingue par ce nom, des tartares qui fe font emparés de cet ancien, royaume, Ces parfis, qui font les véritahles priginaires du pays, ont retenu plufieurs coutumes de leurs ancêtres, dont celle d'adorer le foleil & le feu, eft une des principales. lts n ont point embraffé Ie mahométifme , comme lè fophi & fes autres fujets: de forte que Sévarias, étant né parfis, fut élevé dés fa plus tendrg  'IJl HlSTOIRE jeunefië dans la religion de fes peres. II s'appelloit dans fon pays, Sévaris-Ambarcès; étant le aïné d'un feigneur nommé Aleftan'-HofTer Ambarcès , qui parmi ceux de fa religion étoit grand-prêtre du foleil.Le lieu de fa naifiance & de fa demeure n'étoit pas éloigné de cette partie de la Perfe, qui s'étend le long du golfe perfique. Sa familie s'y étoit confervée avec éclat pendant toutes les guerres , malgré les . perfécutions des tartares, jufqu'au tems de cet Aleftan, qu'elle perdit beaucoup de fon ancienne fplendeur , par la malice des puiffans ennemis, que 1'envie lui avoit fufcités. Les Sévarambes comptent le tems par dirnemis, qui contient chacun fept révolutions folaires. Suivant leur fupputation, pour 1'accommoder a la notre , Sévaris naquit 1'an de grace 1395 , & trente-deux ans après il fit fa première defcente dans les terres auftrales; c'eft-a-dire 1'an 1417, qui eft celui ou ces peuples ont établi leur principale époque. Pendant les fix premières années de fa vie , Sévaris fut élevé parmi les femmes du palais de fon père , felon les mceurs & les coutumes de fa nation; mais Aleftan , qui étoit un homme d'efprit, & très-habile dans 1'aftronomie & dans toutes les fciences re5ues parmi les parfis , ayant remarqué dans cet enfant tous les  des Sévarambes. 17$' caractères d'un naturel extraordinaire; qu'il obfervoit & vouloit imiter prefque tout ce qu'il voyoit faire aux autres ; & que même il y réulfiffoit au-dela de tout ce qu'un auroit p» efpérer dans une fi tendre jeuneffe ; il réfolut de cultiver fon efprit avec foin, & de lui donner une éducation proportionnée a 1'excellent génie qu'il faifoit déja paroitre. II fe porta d'autant plus facilement a cette réfolution, qu'il avoit la commodité de Pexécuter par le moyen d'un de fes efclaves, nommé Giovanni, qui ■ étoit homme de vertu, trés-fidéle & trèsfavant. Ce Giovanni étoit vénitien de naifiance , & chrétien de religion ; il avoit déja fervi Aleftan trois ou quatre ans de fuite, avant qu'il lui donnat Ia conduite de fon fils. Quelque tems auparavant il avoit été pris par des pirates, & puis acheté par quelques marchands, qui le vendïrent au grand-prêtre du foleil. II avoit natüreilement de 1'efprit & de la vertu; &c comme dés fes jeUnes ans on avoit eu foin de 1'élever aux belleslettres , il en avoit acquis une connoiffance plus que médiocre, avant que fon malheur lui eut fait perdre la liberté. Ses premiers maitres, qui étoient des gens ignorans ,& grofiiers, ne prirent pas garde k fes bonnes qüalités : mais Aleftan, qui, comme je 1'ai déjè dit, étoit-  ffi .. 2 ü K / . v ;. < „2 ••' >74 . .;,,„,, S TÓIRÉ homme d'efprit-3 connut bientöt le mérite dé fon efclave, & le traita avec tant.de douceur Sc d'hütoanitc, qu'il l'cngagca par une forte ihclinatiön k préféret le fervice d'un ft bon maitrë j a la liberté qu'il lui avoit fouvent offerte, quoi-. qu'il eut une grande envie de le retenir dans fa maifon , pour la conduite de fon fils, Quand Sévaris fut entré dahs la feptième année de fon age j Giovanni prit le foin de fon éducation. Aleftan,, après lui aVoir dpnné toute 1'autorité qu'il faut iun gouverneur, ne lui ordonna pas feulement d'inftruirè fon fils dans les fciences ,8c dans les arts * mais encore de le former k la vertu, fans quoi les lumières de 1'efprit ne font pas feulement inutiles, mais très-dangereufes. II lui remit devant les yeux la douceur avec laquelle il 1'avoit toujours traité ; 8c les marqués particulières qu'il lui avoit fouvent données de fon eftime 8c de fa bienveillance; enfin il lui dit, que pour dernière preuve de .cette eftime, 8c de la, confiance qu'il avoit en lui, il commettoit a fa fage conduite le. plus précieux de tous fes biens, qui étoit fon fils. Giovanni re^ut avec un profond refpedt ces témoignages avantageux de la bonté de fon maitre, Sc s'attacha fi fortement au fer* yice 8c a l'édu,cation jdu ; jeune Sévaris , quei dans peu d'années il lui fit faire des progrès  Ö ES S È V A R A M B E S. 1*^ textraordinaires dans J'étude des belles-lettres, & dans les exercices du corps , mais fur - rout dans la pratique de la vertu. II eff.vrai qu'il trouva un fujet bien difpofé; car outre la douceur naturelle, & l'inclinatipn nonn^te qui pa^ roiffoit dans ce jeune prince.^ifvit bientpt. briller en lui un efprit vif, penetrant & judicieux , accompagné d'une mémoire trèi-heuce qui fe rencontre raremenf. dans un£ même perfonne. II fut fi bien^lpver ces belles, difpofitions, qu'a l'age de feize ans , Sévaris, favoit parfaitement la langue italienne, enten-* tendoit affez bien la latine & la grecque,,^ avoit lu dans toutes ces langues les auteurs qui pouvoient le plus contribuer apolir fo.n efprit, & le confirmer dans 1'amour de la juftice & de ïa fageffe. Óu,tre ces belles qualités de 1'ame, iï avoit toutes les parties du corps néceffaires a un honnête-bomme. [1 étoit bien fait de fa perfonne ; il avoit, outre une taille ricbe, &c un beau vjfage,.uneph,yfionOmie doiue ckmajeflueufe,, qui le faifoit aimer & refpeöer en même tems de tous ceux qui le regardoient, II jouiffoit d'une fanté ferme, & fon corps, robufte & vigOUteux, plein de fqrce & d'agiHté, le fit parfaitement bien réuffir dans tous les exercices qu'on lui fit apprendre, Tant de qualités éminentes le rendoient 1'a-  HlSTOIRE mour de fes parens, 1'admiration & 1'efpérance des parfis , & un objet d'envie aux ennemis de fa maifon. Car la longue, profpérité de fa fa* mille avoit fufcité bien des envieux a fon père , & lui en auroit fufcité beaucoup davantage, fi par fon adreffe & fa modération, Aleftan n'eüt ëtouffé dans leur naifiance , mille mauvais deffeins, que plufieurs, jaloux de fon bonheur, avoient formés contre lui. Mais, quelque fage Scmodéré qu'il tut, il ne put empêcher qu'un feignevir de fes voifins ne lui fit plufieurs infultes , fous prétexte de quelques intéréts qu'ils avoient a démêler enfemble. Comme leur haine s'augmentoit tous les jours par de nouveaux ftijets, ils fe firent enfin une guerre ouverte, & 1'ennemi d'Aleftan lui dreffa diverfes embuches pour le tuer, mais pas une ne réuflit. Ces mauvais fuccès ne 1'empêchèrent pourtant pas de lui en dreflër de nouvelles, jufqueslk , qu'il vint un jour lui-même , accompagné d?un grand nombre de gens armés, attendre Aleftan & fon fils dans un bois, oii ils étoient a la chaffe. Par bonheur unfeigneur parfis, de leurs amis, les y étoit venu rencontrer, quoiqu'on ne 1'eüt pas invité; & comme il avoit mené beaucoup de monde avec lui, il fortifia extrêmement le parti d'Aleftan, qui, fans cela, auroit couru grand  des Sévarambes. 177 grand rifque d'être accablé par le nombre de fes ennemis. Ils ne manquèrent pas de fe jetter fur lui & fur les fiens, une heure après qu'il fut arrivé dans le bois, oü ils ne croyoient pas le trouver fi bien efcorté. Néanmoins, comme ils étoient encore les plus forts en nombre, & qu'ils s'étoient préparés de longue main, ils mirent d'abord les gens d'Aleftan en défordre, & fans doute ils auroient pouffé leur pointe plus loin, fi le jeune Sévaris, accompagné de fon gouverneur & de deux de fes domeftiques, voyant le danger évident oii étoit fon père , n'eüt, avec un courage héroïque & un bonheur extraordinaire, pouffé fon cheval au milieu de fes ennemis, & tué leur chef de fa propre main. La mort de ce chef, & la valeur de ce jeune prince^ jettèrent 1'étonnement & 1'épouvante parmi ces affaffins ; fi bien qu'Aleftan , ayant promptement rallié fon monde pour aller fecourir fon fiis , n'eut pas beaucoup de peine a rompre & a mettre en fuite ceux qui purent échapper a fon juffe reffentiment. Mais la joie que lui donna cette vicloire ne fut pas de longue durée. Elle fe changea bientöt en triifeffe , quand il vint a confidérer les malheurs oü elle pourroit le précipiter lui & fa familie. Son ennemi étoit mort a la vérité, mais Finimitié n'étoit pas éteinte; il avoit iaiffé de Terne F. .  I78 HlSTOIRE puiffans amis dans la cour du Sophi, & dans le pays même, qui devoient apparemment faire tous leurs efForts pour perdre Aleftan & fon fils. Ils étoient tous mahométans, &par conféquent très-capables d'opprimer un prince, qui n'étoit confidérable que dans une religion perfécutée , & auprès d'une nation foumife a la loi d'un cruel vainqueur. Toutes ces confidérations , & fur-tout la crainte de voir périr fon fils , qu'il aimoit plus que fa vie, lui firent prendre la réfolution de 1'éloigner, pour Parracher a la vengeance de fes ennemis. Sans perdre donc beaucoup de tems , il fit venir Sévaris & Giovanni dans fon cabinet; après leur avoir fortement repréfenté le déplorable état de fes affaires, & le danger qui les mena$oit, il dit au gouverneur, que comme fon fils avoit recu de lui fon éducation, & qu'après fon père , il étoit obligé de le confidérer comme 1'homme du monde auquel il devoit le plus de refpect oc de reconnoiffance; auffi, pouvoit-il raifonnablement attendre de lui plus d'affection &C de fidélité que d'aucun autre ; que depuis treize ou quatorze ans qu'il étoit dans fa familie, il avoit donné des preuves fi claires de fon zèle & de fa prudence, que ce feroit pécher contre la raifon & contre la juftice , de ne pas avoir une entière confianceen lui. Que comme, jufqu'alors, il avoit eu la conduite de fon fils,  öes Sévarambes. 179 il étoit jufte qu'il eut encore le foin de fa pér-^ fonne durant le refte de fa jeuneffe ; & qu'enfin les liens qui les attachoient 1'un k 1'autre étoient fi forts, que rien ne devoit les rompre, ni mêmë les relacher. Vous avez, dit-il, fidéle Gióvanni, cultivé jufques ici cette jeune plante, mais vous n'aurez rien fait encore, fi, lorfqu'elle commence k porter des fruits, & a remplir notre efpérance, vous ne la fauvez du danger qui la menace. Je Vous la remets donc entre les mains comme un dépot facré, dont je vous demanderai compte, & que je vous eonjure de teriir cher comme vos yeux. Fuyez ces lieux infortunés, oul'injvïftice opprime 1'innocence, & menez mon fils dans tous les pays de 1'Afie & de 1'Euröpe, oü vous pourrez tous deux vivre en füreté, & jouir du cömmerce des honnêtes genSi J'ai déja donné ordre k tout ce qui vous eft néceffaire pour votre voyage, & je n'attends rien avec plus d'impatience que 1'heure de votre départ. Ce difcours imprévu étonna fort le jeune Sé* Varis, qui ne vouloit point quitter fon père, & defiroit partager avec lui tous les dangers èi toutes les peines, oü les malheurs de fa fortune pourroient le précipiter. Mais toutes fes prièrés furent inutiles, Aleftan voulut être obéi, & meg* ïre fon fils k couvert de 1'orage qui le menaesit, M ij  180 Hl STOIRË Ils partirent donc fecretement lui Sc fon gou* verneur, ne prenant avec eux qu'une feule perfonne pour les fervir dans leur fuite, 8c traverfèrent plufieurs provinces, avant même que leurs ennemis euffent rien appris de leur départ. Cependant Aleftan ayant mis ordre a fes affaires domeftiques, s'éloigna pour quelque tems de fon pays, Sc fe tint caché jufqu'a ce que fes ennemis euffent affouvi leur rage par la ruine de fes maifons, Sc par celle de tout ce qu'il n'avoit pu mettre k couvert. Enfin, après trois ans d'exil, il mériagea un accommodement avec eux; Sc pour quelque fomme d'argent, il fut réfabli dans la poffeflïon de fes biens Sc de fes dignités. Alorsil tourna toutes fes penfées vers fon fils, Sc Penvoya chercher, par un meffager fidéle, a la cour du grand feigneur, oü il s'étoit arrêté après avoir parcouru une bonne partie de 1'Afie. Mais lorfque ce meffager y fut arrivé, les perfonnes a qui on lui avoit ordonné de s'adreffer, lui dirent que Sévaris étoit parti avec fes gens pour aller voir 1'Europe, Sc que depuis fix mois qu'ils avoient quitté 1'Afie , on en avoit eu aucune nouvelle. Après cette réponfe, ce meffager voyant qu'il ne le pouvoit trouver en Afie, réfolut de 1'aller chercher en Europe , Sc particulièrement a Venife, paree que c'étoit lepays de Giovanni. Pour cet effet 3 il prit la route d'lta-  des Sévarambes. i 8 i lie , Sc s'enquit avec un foin extréme des perfonnes qu'il y cberchoit. Mais après une longue Sc inutile recherche , il fut enfin obligé de s'en retourner en Perfe, rapporter a fon maitre le mauvais fuccès de fon voyage. Ces triPces nouvelles touchèrent fenfiblement Aleftan, II s'imagina que fon hls étoit mort, Sc il en concut un tel déplahir, que trois mois après 1'arrivée du meffager, ce père défolé mourut de trifteffe, Sc laiffa fes biens Sc fes dignités a fon fecond fils, plus jeune de quatre ans que Sévaris. Re venons maintenant a ce jeune feigneur, que la providence avoit confervé pour les grandes chofes, dont il fut enfuite 1'inftrument, Sc que, pour cet effet,elle avoit garanti d'une infinité de dangers. 11 avoit quitté la cour du grand feigneur pour aller voir Fltalie, Sc s'étoit embarqué dans un vaiffeau chargé pour Venife, pays de Giovanni fon gouverneur. Ils furent affez maïheureux pour être pris par des corfaircs, qui venant a partager leur butin, les féparèrent malgré les prières Sc les promeffes qu'ils leur faifoient d'une rancon confidérable, s'ils vouloient leslaiffer enfemble, jufqu'a ce qu'ils euffent de quoi les fatisfaire. Giovanni fut ramené en Afie, Sc Sévaris fut envoyé a Naples pour être donné a un marchand de cette ville, qui avoit part aux prifes que faifoient ces corfaires. II n'eut pas Miij  Ï^U HlSTOïRE long-tems demeuré avec ce marchand, que fon mérite fut remarqué par un feigneur de qualité, qui Pacheta pour le donner a un jeune gentilhomme Sicilien, qui devoit bientöt retourner f n fon pays. Ce feigneur s'intérefToit beaucoup dans 1'éducation de ce gentilhomme, paree qu'il étoit fon proche parent, & qu'il n'avoit nipère ni mère. ïl avoit hn-même examiné Sévaris dans les fciences & dans les langues, & avoit reconnu qu'outre un favoir extraordinaire aux perfonnes de fon age , il avoit une beauté de génie & une folidité d'efprit incornparables. Ces belles qualités luiacquirent 1'eftime & Paffedtion de ce feigneur Néapolitain, qui fut affez généreux pour ne le donner fon jeune parent, qu'a condition qu'il lui rendroit fa liberté après trois ans de fervice. Sévaris partit donc pour la Si* cile avec fon nouveau maïtre, qu'il fervit avec beaucoup de zèle & de fidèlité durant Pefpace de deux ans, & fans doute il auroit continué jufqu'au tems qu'on lui avoit prefcrit, fi la malice d'une femme qu'il avoit méprifée ne lui eut fufcité de facheufes affaires, qui penfèrent le perdre , & dont il eut beaucoup de peine a fe tirer, Elle Pavak fauffement aceufé d'avoir voulu attenter a fon honneur, & en avoit fecretement averti fon mari , qui croyant les plaintes de fa fémnie juftes, voulut fe venger de cette injure-.  des Sévarambes. 183 Mais après bien des perfécutions & des peines qu'on fit fouffrir a Sévaris ,a la fin fon innocence triompha de la malice de fes ennemis , &c parut fi clairement, qu'il ne leur refta que la honte d'avoir voulu opprimer un étranger éloigné de fa patrie, & deftitué de parens 6c d'amis.Néantmoins, quelqüinnocent qu'il fut, il ne fe feroit pas facilement tiré d'affaire, fi le feigneur, qui 1'avoit acheté, venant a favoir le tort & la perfécution qu'on lui faifoit, ne fe füt employé pour lui, & ne lui eut fait obtenir fa liberté, même plus d'une année avant qu'on füt obligé de la lui rendre ; & pour comble de bonté, n'eüt ajouté a ce bienfait des récompenfes pour lui aider k fe retirer chez lui. Ainfi, notre jeune affranchi ayant quitté la Sicile, paffa le plus promptement qu'il put en Italië, & fut tout droit k Venife, efpérant d'y apprendre des nouvelles de fon gouverneur, mais tous fes foins furent inutiles. Dela il voyagea prefque par toute 1'Italie, & vit ce qu'il y avoit alors de plus remarquable; après quoi ïi retourna ala cour du grand feigneur, oüil avoit laiffé des amis & de 1'argent. Ce fut la qu'il apprit que fon cher Giovanni étoit efclave en Egypte, ce quil'obligea d'y aller avec toute la diligence poffible pour le tirer d'efclavage, 8c reprendre avec lui le chemin M iv  1^4 HlSTOIRE de la Perfe. II Pen tira, & eut plus de bonheur d.irs ce voyage qu'il n'en avoit eu dans le précédent ; mais la fin en fut fort trifte: car il ne fut pas plutór arrivé en un lieu d'oii il pouvoit apprendre des nouvelles de fon père , qu'il recut • celle de fa mort. Cette mort inefpérée lui caufa une douleur extréme, & le fit réfoudre a ne pas retourner de long-tems chez lui. II dit donc a Giovanni, qu'après avoir vu la Grece , 1'Italie, & la plupurt de 1'Afie du cöté d'occident,ildéfiroit de voir 1'Afie oriëntale , & de pafTer jufques dans les Indes; que, pour cet effet, il le prioit d'aller trouver fon frère , pour lui communiquer fon deffein, & pour tirer de lui ce qui étoit néceffaire pour fon voyage. Giovanni cxécutafes ordres , . & 1'ayant rejoint dans une ville dont ils étoient convenus, ils paffèrerlt tous deux aux Indes , dela aux iles du Japon , &. enfin au royaume de la Chine. Ils eurent, dans tous ces pays , diverfes aventures , ou Sévaris eut occafion d'exercer fa vertu, & oh il acquit cette grande fageffe dont on voit encore aujourd'hui les effets parmi les Sévarambes. Il fut aufti long-tems dans fes voyages d'orient, qu'il avoit été dans ceux d'occident, puis ils'en retourna chez lui, ou il efpéroit fe repofer de toutes fes fatigues durant le refte de fa vie , ne fachant pas que le ciel 1'eüt choifi pour les  des Sévarambes 185 grands defleins , qu'il lui fit enfuite exécuter. Mais il ne 1'avoit fait naïtre avec tant de belles qualités, & n'avoit préparé fon ame par tant d'épreuves & de traverfes, que pour le faire 1'auteur des loix les plus juftes qu'on ait jamais faites, & 1'infirument de la félicité du plus heureux peuple du monde. Quand Sévaris fut arrivé chez lui, il n'entra pasfeulement enpoffeffion des biens de fonpère; il fut auffi recu dans la charge degrand-prêtre du foleil, qui étoit héréditaire dans fa maifon, &c que fon frère n'avoit exercée , durant fon abfence, que pour la lui remettre k fon retour. Or cette charge étant la plus éminente qui füt alors parmi les Parfis, elle faifoit confidérer ceux qui 1'exercoient comme des fouverains, & leur autorité étoit d'autant mieux établie, que les peuples s'y foumettoient volontairement , & croyoient même y être obligés par la religion. Et comme les grandes charges ne font pas feulement honneur a ceux qui les exercent, mais qu'elles en rec,oivent auffi un nouvel éclat, quand ils ont du mérite; Sévaris, qui en avoit infiniment, porta fa prêtrife jufqu'a un degré de gloire &c de majefté, tout k fait fingulier. Sa belle éducation, fes longs voyages & fes adverfités paffées avoient de beaucoup augmenté les lumières naturelles de fon efprit, & lui don-.  'lS6 HlSTOIRE noient des avantages peu communs aux orientaux. Auffi tous ces grands avantages, joints a Ia nobleffe de fon extraction , a Péclat de fes dignités & a la grandeur de fa fortune, lui aquirent bientöt, parmi les Parfis, une réputation de prudence 6c de fageffe, qui le faifoit confidérer beaucoup au-dela de tous ceux qui 1'avoient précédé. On le venoit confulter de toutes parts fur les affaires les plus épineufes, 6c il donnoit des avis, ou rendoit des jugemens fi fages 8c fi équitables, que tout le monde en étoit fatisfait. Deux ou trois ans après fon retour, il furvint un grand différent entre le maitre d'un navire 8c un marchand du pays, dont le jugement lui fut déféré. Le marchand, d'un «öté, fe plaignoit que les mariniers qu'il avoit employés pour tranfporter des marchandifes aux Indes, 8c pour en rapporter d'autres de ce pays-la, s'étoient mal acquittés de leur commiffion. II ajoutoit qu'après l'avoir engagé a faire une grande dépenfe, 8ff avoir confommé beaucoup de fes denrées, ils étoient enfin revenus fans achever le voyage, 8c lui alléguoient des raifons chimériques, in» ventées a plaifir, pour le fruffrer de fon bien. Les mariniers, au contraire , pour fe juftifieir de cette accufaticjn, foutenoient qu'ils avoient  des Sévarambes. 187 été pouffés par la tempête vers les rrrers du midi, au-dela defquelles ils avoient trouvé un pays habité , oü ils avoient été contraints de demeurer durant 1'efpace de feptouhuit mois, avant que d'en póuvoir revenir ; que pendant leur féjour dans cette terre inconnue, ils s'étoient vus obligés de fe défaire d'une partie de leur cargaifon pour fubfiftef, & pour fe munir des chofes néceffaires pour leur retour. Sévaris entendant parler d'une nouvelle découverte vers le fud, ou 1'on croyoit alors qu'il n'y eüt que des mers , interrogea ces matelots en particulier fur un fujet fi furprenant & fi nouveau, & apprit qu'en effet la tempête les avoit jettés fur un grand pays vers le midi. Et comme il leur fit plufieurs demandes fur tout ce qu'ils avoient pu remarquer dans cette nouvelle terre; ils firent les réponfes fuivantes. Qu'ils y avoient vus des hommes & des femmes d'une taille extraordinaire : mais qui d'ailleurs étoient fort bien faits, & de plus fort doux & fort traitables; qu'ils en avoient reeu , dans leur néceffité , toutes les chofes néceffaires & la vie, pendant le féjour qu'ils avoient fait parmi eux , & qu'on ne leur avoit fait aucune injure , dans leurs biens ni dans leurs perfonnes; que ces peuples habitoient dans des hutes & des cakan.es; qu'ils. alloient tout nuds, & ne cou-  iSS HïSTOIRE vroient que les parties du corps que la nature enfeigne de cacher; que les femmes y étoient fort belles, même fans 1'aide des ornemens , & qu'on leur en avoit fourni daffez aimables, auffi bien que des vivres Sc des logemens; que les hommes n'avoient que des arcs & des flêches , ou de grands batons pour toutes armes, 6c qu'ils étoient fortadroits a tirer de 1'arc; que la chaffe étoit leur exercice le plus ordinaire, & que leur pays étant trés-bon, Sc leur climat très-beau , ils y pourroient vivre heureux, a leur manière , fi la cruelle guerre que leur faifoient les habifans d'un autre pays au-dela de certainesmontagnes , n'eüt troublé leur tranquillité. Ces matelots ajoutèrent qu'ils avoient compris que les caufes de cette guerre venoient de quelques différens de religion; que ceux de pardela les mocts avoient innové dans le culte du foleil, dont ils étoient tous adorateurs, Si qu'ils faifoient la guerre a ceux-ci, paree qu'ils ne vouloient pas recevoir leurs innovations, ni approuver les cérémonies fuperftitieufes, que les autres avoient mêlées au culte de ce grand aftre. Sévaris étant perfuadé,par le témoignage unanime de ces matelots, que cette rélation étoit véritable,quelque furprenante qu'elle parut,fe fentit touché d'un defir curieux d'aller lui-même voir cette nouvelle terre. Pour cet effet il engagea, par  des Sévarambes. 189 des bienfaits & par des promeffes, tous ces mariniers a fon fervice; &, pour faire cefTer les plaintes du marchand, il leur donna de quoi le dédommager. Après cela il mit tous fes foins a recou vrer les chofes néceffaires pour fon voyage, & fit enfin équiper deux navires, outre celui des matelots qu'il avoit engagés. Quelque tems après il partit fous leur conduite, avec un affez bon nombre de foldats qu'il avoit choifis entre ceux des Parfis qui voulurent fuivre fa fortune. Ils furent fort long-tems en mer, contraints d'effuyer beaucoup d'orages avant qu'ils puffent arriver a ce pays nouvellement découvert: mais enfin ils y arrivèrent heureufement. Avant que de mettre lui-même pied a terre , il y fit defcendre ceux de fes matelots qui favoient le mieux s'expliquer en la langue du pays. II leur ordonna de faire entendre a ces peuples qu'un fidéle mimftre du foleil, qui oifroit facrifice a ce grand aftrepour plufieurs de fes véritables adorateurs, étoit arrivé fur leurs cötes avec des forces fuffifantes pour les défendre contre tous leurs ennemis, quoique le nombre de fes foldats ne füt pas grand : mais qu'étant armés des foudres du ciel, ils étoient capables de diffiper les armées les plus nombreufes. Eneffet, il avoitbienprévuqueparle moyen de rartillerie, & des autres armes a feu dont il  I^O HlSTOIRÉ avoit eu foin de fe munir, il ne manqueroit pas de repandre la terreur parmi tous ces peuples ignorans , qui n'en connoiffoient point 1'ufage, & qui n'en avoient pas même oui parler. Dans cette vue, il en avoit apporté tout autant que le nombre & la grandeur de fes vaiffeaux 1'avoit pu permettre, quoiqu'il eut bien eu de la peine pour en recouvrer t paree qu'en ce temps-la 1'ufage n'en étoit pas encore commun dans la Perfe. Mais comme il avoit de fort bonnes correfpondances dans le royaume de la Chine , oü 1'invention de 1'artillerie étoit dès-lors ancienne, quoiqu'elle füt nouvelle ailleurs, il en avoit fait venir de ce pays-la. Cependant les gens qu'il avoit envoyés a terre, oü ils étoient déja connus, ne manquèrent pas d'y exécuter fes ordres, & leur propofition ayant été examinée, on la trouva trop avantageufe pour ne pas Ia recevoir. Ainfi trois jours après 1'arrivée des Parfis fur leurs cötes, les principaux du peuple avec une grande fuite de gens armés de flêches & de batons, vinrent vers le rivage , portant des préfens de leurs meilleures viandes , & de leurs meilleurs fruits, pour les offrir a Sévaris, &c pour le prier de mettre pied a terre. II reent quelques-uns de leurs chefs dans fes vaiffeaux,  DES SEVARAMBE-S. 191 dont ils admiroient la grandeur & la fabrique, & les y traita avec tant de douceur & de bonté, qu'il acquit leur eftime & leur amitié dés la première entrevue. Enfuite ayant appris qu'il y avoit un port commode fur ces cötes, ily fit conduire fa petite flotte , pour la mettre h couvert des tempêtes qui pourroient furvenir. Ce port étoit juftement la baie que nous découvrïmes, & prés de laquelle nous transférames notre camp ; de forte que Sévaris fuivit la même route que nous , quand nous montames vers Sporounde. II eft vrai qu'il y entra du cöté du foleil couchant, oü 1'embouchure eft plus large , & plus commode, que du cöté du levant, par oü Maurice entra dans ce grand lac. Avant que de faire fa defcente, Sévaris prit toutes les précautions qu'il falloit prendre, &C ne voulut pas imprudemment fe commettre avec des gens dont il ignoroit encore les mceurs & les coutumes. Pour être donc a couvert de toutes fortes d'infultes, il fe campa dans une petite ile proche du continent, vis-a-vis de Siden-bourg. Ce fut la que pendant quelques jours, il recut les vifites & les hommages des peuples d'alentour, auxquels il fit entendre fes canons, pour leur imprimer la crainte Sc le refpeét. Le bruit épouvantable de ces ma-.  J02 HlSTOIRË chines inconnues , leur caufa tant d'étonne- ment & d'admiration, qu'ils fe perfuadèrent facilement, que les Parfis étoient envoyés du foleilpour leur délivrance, & qu'ils en avoient apporté les foudres pour la punition de leurs ennemis. Quand Sévaris fe fut bien informé des mceurs de ces peuples, il trouva qu'ils vivoient en commun , & qu'ils étoient diftribués par grandes families, chaeune defquelles avoit une efpèce de gouvernement particulier; que néanmoins, pour leur confervation mutuelle , ils élifoient tous les ans un capitaine générai , auquel chaque familie envoyoit un certain nombre d'hommes armés , qu'il menoit a la guerre contre les montagnards , leurs ennemis, quand ils defcendoient dans la plaine pour les attaquer ou pour ravager leur pays. Aurefle, il trouva que felon le rapport de fes matelots , ces peuples alloient tous nuds, & qu'ils couvroient feulement les parties que la pudeur défend de nommer, de la dépouille des animaux qu'ils tuoient a la chaffe; qu'ils fe nourriffoient principalement des fruits des arbres, de diverfes racines qu'ils plantoient, & d'une efpèce de légume qu'ils prenoient foin de cultiver, Sc dont ils avoient de très-grandes rccoltes. Que d'ailleurs la pêche, la chaffe des cerfs  des Sévarambes. 19 j cerfs & celle des bandelis faifoit leur exercice le plus ordinaire , & que tous les ans ils offroient au foleil^ les prémices de tous leurs fruits. Sévaris, s'étant ainfi fait inftruire des mceurs de ces peuples, qu'il trouva très-conformes a fes fentimens, & ayant pris toutes fes précautions , crut qu'il étoit de fon intérêt & de fa gloire de fe fignaler au plutöt par quelque action guerrière contre les ennemis. Pour cet efFet, il fe fit montrer les lieux par ou ces barbares defcendoient toiis les ans de leurs montagnes dans les plaines, & fit faire des retranchemens, oü il mit plufieurs pièces d'artillerie, & un bon nombre de moufqueftaires. II avoit amené de Perfe fix eens hommes, ou environ, tous braves & fort adroits, qu'il arma d'épées, de piqués & de moufquets. II y avoit un bois au-dela de fon retranchement, dans lequelil pofa cent de fes Parfis ,&deux eens Preftarambes , ou habitans du pays. Dans un autre bois encore plus avancé vers les montagnes, il mit une pareille embufcade, & fe tint lui-même avec le refte de fes gens dans fon nouveau retranchement. III avoit fait faire dans un lieu fort étroit, afin que fon artillerie fit un plus grand effet contre les barbares dans leur paflagé. Quand il eut ainfi dif-  194 HlSTOIRF. pofé fes gens, il envoya un grand parfi de Preftarambes pour donner 1'allarme aux ennemis jufques dans leurs montagnes, & leur ordonna de feindre une fuite, quand les autres viendroient pour les repouffer, afin de les attirer dans fes embufcades. Ceux-ci étant entrés chez les Stroukarambes, (car c'eft ainfi qu'ils nommoient les montagnards leurs ennemis ) fe jettèrent fur quelques-unes de leurs habitations, oh ils mirent tout a feu & a fang. ,Cette infulte allarma fort cette nation fiére , qui n'avoit pas accoutumé d'en fouffrir de pareilles, quoique tous les ans elle en fit de femblables aux Preftarambes. Ils s'affemblèrent donc de toutes parts pour repouffer la violence par force , & vinrent enfin, au nombre de dix ou douze mille, fondre fur le parti qui les avoit infultés, & réfolurent de les pouffer jufqu'au rivage de la mer, &c de les exterminer tout a fait. Les autres les voyant venir , prirent la fuite, felon les ordres de Sévaris, & les attirèrent infenfiblement devant 1'artillerie, qui prenant fort bien fon temps , fit -une décharge fi terrible fur eux, & leur donna tant d'épouvante , que , tout en défordre, ils prirent la fuite vers leurs montagnes. Mais leur confternation fut encore plus grande , quand ils tombèrent dans les autres embufcades qu'on  dés SëvArAmbës. i 91 kur avoit dreffées. Alors ils crurent que les fötidres du ciel étoient laneées fur eux de toutes paris, & qu'elles les pourfuivoienten tous iieux^ ce qui aeheva de les djfperfer. Dans cette confufion 6c cette déroute générale , les Preftarambes qui étoient a leurs trouftes avec la moufqueterie des Parfis, en firent un horrible carnage, 6c vengèrent, dans ce jour, les injures 6c les violences qu'ils avoient fouvent fouffertes de la part de ces barbares, Ils en tuèrent plus de trois fniïle , Sé en firent prefque autant prifonniers ; après qüoi ils s'en retournèrent triomphans k leurs demeures * 6c témoignèrent leur refpecl 6c leur feconnoiffanee è Sévaris 6c a fes gens, que' depuir cette viftoire ils commencèrent a regarder comme leurs libérateurs 6c leurs dieux tutélaires. II regut leurs hommages avec beaucoup de modérafion, Sc leur fit' eomprendfe" qu'ils devoient donner la gloire de cètte actionj au grand dieu de la lumière, qiii avoit. envoyé les Parfis pour les défendre 6c les protéger. II ajouta qu'il étoit raifonnable6c de ïéur devoir, de lui faire un facrifïce folemnel, pour le remercier de 1'heureux fuccès qu'il avoit donné a leurs armes. Cette pieufe exhorfation ayant été recifé? 'és tout le monde, on fit incontinent élév#" &ij  i(j6 H I S "T Ö I R E uh autel dans le champ de bataille, & Sévaris s'étant vêtu de fes habits facerdotaux les plus riches & les plus éclatans, & ufant de cérémonies pompeufes, offrit au'foleil les armes & les dépouilles des ennemis. A ce facrifice , il en ajouta un autre de parfums, dont 1'ufagé étoit alors ignoré des Preftarambes , qui, pendant cette aftion, étoient remplis de refpe6t'& d'admiration, a Ja vue d'un facrifice, dont 1'éclat &.la inagnificence furpaffoit de beaucoup la fimplicité des leurs. Après cet ade de piété &c dé reconnoiffancé, Sévaris reprit le chemin de fon camp , que dans peu de jours dela, il fit transférer h 1'une des ïles du lac de Sporaskompfo, auprès defquelles Maurice fut pris dans fa pinaffe 'quand ' ilalloit a ladécouveftè dü pays. Ce lieu'étoït plus fur & plus commode que celui ou il étoit auparavant, & meme beaucoup plus prés des montagnes, & dans une diftance raifonnable de la mér.Iln'y fut pas plütöt é tab li, qu'il renvoya deux de fes vaiffeaux en Perfe , fous la conduite de Giovanni, aüquel il donna ordf e d'amener autant de Parfis qu'il en pourröit engager a fon fervice : outre cela , il lui dit de porter tout ce qu'il jugeroit nécefiaire pot'ir un folide établifiement; Ö£ fur toutes choks il lui brdonna de "he "parler de leiir 'ave'atuje  des Sévarambes. 197 qu'aux Parfis qu'il pourroit obliger a le fuivre. II ajouta qu'il falloit leur recommander le fecret, paree qu'il étoit a craindre que les ufurpateurs de la Perfe, pour 's'oppofer a leurs defieins, ne les empêchaffent de fortir du pays, & d'aller demeurer dans cette nouvelle terre, qu'il fembloit que la providence leur eut donnée, pour y rétablir 1'ancienne fplendeur des véritables Perfans, & le vrai culte de 1'aftre du jour. Giovanni ayant recu ces ordres, fe mit en mer avec un vent favorable, cinglant vers la Perfe, oü, dans peu de tems, il arriva heureufement. Cependant ceux des Stroukarambes , qui étoient échappés du cotnbat, étant de retour chez eux, y jettérent tout le monde dans une extréme confternafion, par le récit qu'ils leurx firent de la bataille , oü la foudre (difoient-ils) avoit fait un horrible carnage de leurs gens. La renommee porta bientöt cette nouvelle au-dela des mpnts, parmi les Stroukarambes , habitans du plat pays, oü Sévarinde eft préfentement fituée. Une aventure auffi extraordinaire fit grand bruit parmi eux, & ne manqua pas de leur caufer un merveilleux étonnement. Elle leur fit même craindre, par avance, un chatiment pareil a celui de leurs voifins ; & cette crainte facilita beaucoup les entrepnfes N iij  19$ HlSfÓIRE de Séyarfc, lorfque fortifié d'un nouveau fe« cours de Parfis, il porta jufques dans leurs plaineS fes armes viétorieufës, Durant 1'abfence de Giovanni, il fut élu Capitaine générai de tous les Preftarambes; après quoi s'occupanta reconnoitre leur pays , & k faire un dénombrement de leur nation, il trouva qu'elle confiftoit en plus de trois eens mille ames, hommes, femmes & enfans compris. Or , comme ces peuples vivoient en communautés, Cju'üs étoient expofés aux eourfes de leurs voifins , qui vènoient tous les ans défoler leurs frontières; ils ufoient d'une grande économie , & faifoient toujours des amas de gsains pourdeux öu trois ans. Pour les conferver , ils creufoiênt de grands trous dans la terre, & lesrecouvroient enfuite fi adroitement, qu'il étoit fort difficile k leurs ennemis de les découvrir. Sévaris fit ouvrir plufieurs de ces magafins, 6^ en fit tranfporter les grains k 1'ile du lac, oh 11 avöit transféré fon camp , afin que dela ïl en put commodément tirer pour fes divers ufages. Quand il eut ainfi pourvu a la fubfiftance m m troupes, il fit entendre aux Preftara«bes, que c'étoit peu que d'avoir défait les ennemis fur la frontière, s'ïls ne fongeoient I les aiier attaquer dans leur pays même; èc  des Sévarambes. 199 s'üs ne fe mettoient en devoir de les fubjuguer tout a fait, pour s'affurer la paix , & pouvoir vivre tranquillement chez eux; qu'ils ne jomroient jamais d'un parfait repos , tant que leurs voifins feroient en état de les troubler , & que 1'expérience du paffé leur étoit une preuye fenfible de ce qu'ils devoient efpérer a lavenir. Outre ces raifons folides, il leur dit; que s'ils avoient quelque généreux reffentiment des outrages qu'ils avoient fi fouvent foufferts de la part de leurs ennemis , ils feroient leur dernier effort pour en tirer reparation, & pour fe venger des ravages &des cruautés que ces peuples farouches avoient depuis longtemps exercées fur leurs ancetres, & fur eux. 11 ajouta qu'il croyoit que tous Les avantages que leurs ennemis avoient remportés, venoient plutót de leur multitude que de leur valeur; mais qu'a 1'avenir leur grand nombre ne ferviroit qu'a rendre les viöoires des Parfis & des Preftarambes plus eclatantes ; & que le fuccès de la dernière , & la faveur de leur dieu glorieux , qui pour cet effet leu» avoit prêté fes foudres, leur promettoit une conquête facile & affurée. Ce difcours toucha fort les Preftarambes leur infpira une nouvelle ardeur, &redoqbla 1'impatient deur qu'ils avoient de fe veog» N 5V  10O HlSTOIRE de leurs ennemis. D'une commune voix, ils prièrent Sévaris de les mener au combat, lui promirent de le fuivre par-tout oü il voudroit les conduire, & lui jurerend qu'ils n'avoient point de plus forte paffion que celle de vaincre ou de mourir avec lui. II loua leur courage & leur générofité, & les afïura que dès que le renfort, qu'il attendoit tous les jours, feroit arrivé , il les meneroit k la guerre. Quelque tems après, Giovanni revint de Perfe en Preftarambe, qui étoit alors le nom du pays, que préfentement on nomme Spo-f ïoumbe, conduifant avec lui plus de mille Parlis armés, & pourvus de routes chofes néceflaires pour la guerre. II avoit pris jfoin d'engager a fa fuite tout autant de macons & de charpentiers qu'il avoit pu, & d'apporter tous les inftrumens propres a batir & a remuer la ierre, Avec ce nouveau renfort, Sévaris réfolut de paffer les montagnes, dès que les neiges feroient fondues; & fit, pour eet effet, tous les préparatifs néceffaires pour cette expédjtion. Depuis la vi&oire obtenue, il avoit pris föin de faire apprendre 1'exercice des armes aux plus adroits jeunes hommes des Preftarambes, dans la deffein de les mener avec fes  DES S E V A R A M E E S. 111 Patfis", & d'en former un bon corps d'iatanterie, quand il aiuoit des armes pour leur donner. On lui avoit amené de Perfe une c'mquaataine de bons chevaux, qu'il lui furent fort utiles ; ce qui fut caufe qu'il renvoya fou-. vent fes vaiffeaux pour en apporter davantage, afin d'en pouvoir faire des haras darts Prefta-' rambe. Dès que la faifon fut propte , & qu'il eut pourvu h la fubfiftance de fes troupes , il fe mit en campagne avec toute fon armee, qui fe trouva forte de huit mille hommes erFeclifs , dont il y en avoit plus de trois mille qui portoient des armes è feu. II fe fervit des prifonniers qu'il avoit faits après le combat , pour porter fes vivres & trainer fon artillerie, qiu ne confiftoit qu'en petites pièces de campagne faciles a trainer. Et comme les prifonniers étoient de grands & piüffans hommes pour la plupart, .ils portoient le bagage ou trainoient le canon prefque aufïi bien que des chevaux. Sévaris ayant ainfi bien difpofé toutes chofes , fuivi de fon armée, il prit fon chemin vers les montagnes. Le bruit de fa marche y avoit déja porté une fi grande terreur , que tous les habitans des lieux par oii il devoit pafier, avoient abandonné leurs habitations. Sans trouver donc d'autres obftacles que ceux des chemins, il  MlSTOlRE traverfatout le pays jufqu'auxplaines de Stroukarambe. Ce terroir, qyi naturellement efttrè> beau&très-fertile, lui pluttant, qu'il réfolut de s'y établir, s'il pouvoit une fois fubjuguer les peuplesquil'habitoient.Il forma auffi le deffein d'y transférer la meilleure partie de la nation des Prelïarambes , dont le pays n'étoit ni fi bon ni ii agréable que celui-ci. La marche foudaine de fon armee furprit extrêmement les habitans des plaines, maïs elle ne les étonna pas tant, qu'ils ne s'attroupaffent en divers endroits , k deffein de le combattre. Dans moins de quinze jours, ils affemblèrent plus de vingt mille hommes, qui étoient réfolus de 1'attaquer, & qui fe moquoient de ceux qui leur difoient que les Parfis lancoient les foudres du ciel. Ils traitoient cela de menfonge , & d'un prétexte adroit dont leurs voifins s'étoient fervis pour couvrir la '«fronte de leur défaite. Dans cette confiance , ils s'avancèrent vers 1'armée de Sévaris, qui s'ctoit campée k cöté d'un bois tout auprès d'une grande rivière , & qui, de peur d'être attaqué dans fon camp , 1'avoit fortifié par les endroits oii les ennemis y pouvoient entrer. II avoit fur la main droite le grand fleuve, que de fon nom on a depuis appellé Sévaringo; furlagauche, le bois le mettoit a couvert de  DES SEVARAMBES. 203 leurs infultes, & par derrière il fit faire une profonde tranchée depuis le fleuve jufqu'au bois, dont il fit abattre plufieurs arbres, qui étant couchés en travers, en défendoient fortement 1'accès, Pour la tête du camp , il ne la fortifia que de fon artillerie, & ne voulut pppofer aux ennemis que la vigilance & la yaleur de fes foldats. Quand il les vit affez prés pour leur donner bataUle, il mit tous les Preftarambes, qui n'étoient armés que de flêches &C de batons, a la tête de fon armée. II leur commanda d'aller au-devant des ennemis, de les attaquer les premiers , de foutenir quelque tems le combat, & enfin de céder peu-a-peu , jufqua ce qu'ils les euffent attirés tout auprès de fon artillerie ; ce qu'ils obfervèrent ponc* tuellement. Les barbares ne voyant d'abord que des Preftarambes , qu'ils avoient accoutumé- de vaincre, 6c dont les armes étoient femblables aux leurs , les re?urent avec beaucoup de courage , & méprifant le petit nombre de leur armée , ils crurent pouvoir facilement les accabler par leur multitude. Ceux-ci, de 1'autre cóté, voyant qu'ils avangoient vers eux avec beaucoup d'ardeur,leur cédèrent peu-a-peu le terrein, iufqu'a ce qu'ils les eurent attirés prés du canon. Alors ils s'ouvnr^it tout d'un  204 H.ISTOIRE coup felon les ordres de Sévaris, Sc ce fut dans eet inftant que 1'artillerie cornmenca de foudroyer les ennemis, & que la moufquerie des flancs redoublant le feu , en fit une fi horrible boucherie, qu'il en tomba plus de cinq eens dès la première décharge. Le bruit épouvantable du canon, & la mort fi fubite de tant d'hommes, réprima d'abord 1'ardeur des barbares , & puis les confterna fi fort, que jettant bas les armes, ils prirent tous la fuite & fe renversèrent les uns fur les autres, ce qui caufa leur entière défaite.Dans ce défordre, les. Preftarambes les chargèrent vigoureufement, en tuèrent un grand nombre, & nefe relachèrent point qu'ils ne les euflent tout-afait difperfés. Le defir de vengeance qui les animoit, les fit pafier même au-dela des hornes d'un reffentiment ordinaire , & contrevenir aux ordres de Sévaris, qui leur avoit commandé de ne plus tuer d'ennemis, dès que la vifloire feroit affurée : mais malgré cette précaution , il y eut cinq ou fix mille hommes de tués dans cette bataille , & plus de trois mille de pris ; les miférables reftes de cette grande armée trouvèrent leur falut dans la fuite. Après cette défaite , tous les habitans de ces plaines fin-ent perfuadés que les Parfis por-  BES SEVARAMBES. 205 toient avec eux les foudres du ciel, & que le rapport des morstagnards étoit véritable; deforte qu'ils en furent faifis de crainte & d'étonnement. Dans un temps li favorable a fes deffeins, Sévaris ne manqua pas de profiter de leur confternation. Après donc qu'il eut fait un nouveau facrifice au dieu de la lumière, il marcha plus avant dans leur pays tout le long du fleuve, fans trpuver aucuneréfiftance, paree qüe les ennemis fuyoient toujours devant lüi, Sz quittoient leurs demeures pour fe cacher dans les forêts. Quand il ne trouVa plus rien qui lui ofat réfifter, il réfolut'de gagner ce peuple par la douceur. Dans cette vue , dès qu'il fut arrivé vis-a-vis de 1'ile oü préfentement Sévarinde eft fituée, il y fit fon camp , & le fortifia, pour dela pouvoir , en toute fureté, traiter avec eux, &c leur perfuader d'accepter la paix. Mais afih qu'ils vinffeht la demahdér eux-mêmes, il fit élargir plnfieurs de fes prifonniers, après les avoir traités fort humainement. II leur of donna de dire a leurs compatriotes, qu'il n'étoit pas venu pour les détruire, ni les chaffer de leur pays, mais feulement' pour les chatier , & caufe des cruautés qu'ils avoient exercées'für les Prelfera-mbes.; II ajouta que le foleil les prenoir dëformais fotis fa proteöion y-'&~qu.iHes y prefr-  to6 HistöiRÈ droit auffi luimême , s'ils vouloient fe fou* mettre, fans répugnance , aux loix de ce dieu de tous les hommes, dont il étoit le prineipal miniflre iel-lias. Cet expediënt produifit bientöt 1'effet que Sévaris en avoit attendu ; car, dans moins de huit jours, onlui envoya desdéputés detoutes parts pour lui demander la paix aux conditions qu'il voudroit la leur donner. II leur en fit de très-raifonnables, & ne leur prefcrivit d'abord que quelque tribut de grains , de frtiits & d'aut-res provifions pour la fubfiftance de fon armée,Enfuite illeur dit qu'une autrefois,quandils auroient plus de loifir , & qu'ils fe connoitroient mieux les uns les autres , ils pourroient faire de nouveaax traités. Les Stroukarambesquï n'efpéroient pas d'en être quittes a fi bon; marché , fe foumirent volontiers a des conditions fi douces portèrent au camp des Parlisune grande abondance de toutes les chofes néceffaires a la vie; Peu de j-ours après la conclulïon' de cette" paix, Sévaris prit une partie de fes gens , $C laiflant le gros de fon armée dans le camp , fous Ie commandement de Giovanni, il alla reeounoitre le pays d'alentour a plus de dix lieues k la ronde; il en revint enfuite fort fatisfait, §C 4e plus en plus confirmé dans la réfolution de  DES SEVARAMBES. 2.O7 s'y établir,parce qu'il le trouvoit beaucoup meilleur que celui des Pre,ftarambes. Mais comme il ne pouvoit y faire un folide établiflement fans y batir quelque ville, il avoit autant fait ce voyage pour y chercher une affiette commode, que pour la curiofité de voir la campagne. Les habitans de ces plaines demeuroient alors dans des hutes & des cabanes, Sc n'avoient jamais vu, ni même oui-parler de batimens de pierre, de manière qu'on ne pouvoit trouver parmi eux des gens qu'on put employer a de tels ouvrages. II eft vrai que parmi lesParfis il y avoit des macons & des charpentiers, mais le nombre en étoit fi petit, qu'ils n'auroient pu de l©ngtems achever aucun grand édifice, fans 1'aide de plufieurs mains. Néanmoins on crut que fi 1'on entreprenoit quelque chofe d'éclat & d'un ufage public, on pourroit avec le tems tirer de grands fecours des gens du pays, & qu'en attendant on feroit venir de Perfe tout autant d'ouvriers qu'on en pourroit tirer. Pour avoir donc un fujet fpécieux de les employer, Sévaris leur dit qu'il avoit ordre du foleil de leur déclarer de fa part, qu'il vouloit qu'on lui batit un temple dans le pays, & que, s'ils obéiffoient a eet ordre avec un zèle refpe&ueux, il les beniroit déformais de fes plus bénignes influences; mais que fi tout au contraire, ils refufoient d'obéir a fes  2.o8 HlSTOÏRE commandemens, il détourneroi-t d'eux fes re* gards favorables, & les affligerort de mille calamités. Cet ordre fut regu de tout le peuple avec beaucoup de joie & de refpecT:. L'on envoya de tous cötés pour découvrir des carrières , d'oii l'on put tirer les matériaux néceffaires pour ce batiment. On en trouva en deux Ou tróis endroits vers les montagnes, & fort près'dufleuvé, mais, faute de bateaux, on n'auroit pulesporter bien loin , outre que les lieux oü on les trouvoit n'étoient pas fi bëatfx ni fi commodes, qu'utfe 'ifle qu'il y avoit au milieu du fieuve. On avóit i éfolu de batir dans cette ifle , tant a caufe de la beauté du lieu , qui étoit très-agréable & trèsfertile , que pour la force de fa fituation natu* relle. Mais pour venir a bout de ce deffein, il •falloit y faire tranfporter des pierres, & cela paroiffoit très-difficile. Néanmoins le hafard, ou plutöt le bcnhcur deSévaris, leva cette difficulté; car comme il fe promenoit fur une montagne qui s'éievoit vers le bout de 1'ifle oppofé au courant de l'eau,& que, pour prendre ie frais, il ■fut entré dansun aritre qui s'y trouvoit, il obferva que cette montagne étoit d'un certain rócher _blanc fort facile a tailler, & dont on fe pourroit fervir commodément pour les édificès qu'il avoit projettés. De cette découverte il prit adroi'tement occafion de perfuader aux Sirouka- ïambes  des Sevarambes. 10g> rr.mbesque le foleil lui avoit révélé, que, dans Tïle même , il trouveroit les matériaux néceffaires a la conftruciion de Ion temple. En efFet onreconnut par 1'exaöe recherche qu'on en fit enfuité, que cette montagne étoit pleine d'une efpèce de marbre , qu'il y en avoit de plufieurs couleurs , ö£ qu'en divers endroits de 1'ïte it croiffoit de grands ccdres & d'autres arbres de haute futaie fort propres pour la charpente du grand édifice qu'on y vouloit élever. Prélentement il ne refle plus rien de ces rochers, paree qu'on les a tous employés a batir la ville.de Sévarinde, iï bien que 1'ïie eft toute unie , Sc n'a que fort peu de penchant, vers le courant du fleuve, du cöté d'en bas. Sévaris tra$a lui-même le lieu oii l'on devoit pofer les fondemens du temple , & des plus anciennes maifons qu'on y; voit aujourd'hui. Cependant quoiqu'il fut occupé a ces batimens, il ne lailToit pas de tenir la main a fes autres affaires. Premiérement il eut foin de fe bien aflurer du paffage des montagnes ; enfuite il fit un grand amas de vivres, pour en avoir a 1'avenir une plus grande abondance , il ordonna aux Stroukarambes, de iemer diverfes fortes de grains qu'il avoit fait venir de Perfe. 11 fit faire quantité de bateaux, & en montra Tufage a ces peuples qui ne fe fervoient aupaTomc F. Q  210 HlSTOIRE ravant que de petits canots faits d'écorces d'arbre. Après cela Sévaris exhorta plufieurs des Preftarambes a quitter leurs demeurespour s'établir avec lui dans leur ancienne patrie ; & pour les y attirer plus facilement , il leur dit qu'il avoit effacé de fon efprit toutes les penfées de s'en retourner en Perfe. De tems en tems, il venoit des Parfis, auxquels fes heureux fuccès étoient déjÈt connus,& qui, voyant comme renaitre en lui la fplendeur & 1'ancienne gloire de leur nation, prefque efFacée dans leur patrie, venoient a 1'envi ofFrir leurs fervices a ce reftaurateur du nom perfan. Dans le commerce qu'il avoit avec les Stroukarambes, Sévaris s'attacha fort k remarquef leurs inclinations , leurs mceurs , leurs loix & leurs coutumes. II fit auffi de grandes remarques fut leur langue , & 1'appritesi fort peu de tems. Par la recherche exaöe qu'il fit de toutes ces chofes, il trouva que c'étoit des gens naturellement fpirituels , &c qui avoient plufieurs femences de générofité, bien que leurs moeurs fuffent alors groffières ; ils vivoient a-peu-près comme les Preftarambes, par grandes families ou communautés, & quand la néceffité de leurs affaires le demandoit,ils choififlbient des chefs pour leur adminiftrer la juflice, ou pour les mener a la guerre ; ils puniflbient févérement  DES SEVARAMBES, 211 le larcin, paree que tous leurs biens étant a découvert, il étoit fort facile , & qu'on pouvoit par-la leur caufer de grandes pertes. Quant au manage , ils le pratiquoient d'une manière qui lui déplut extrêmement , & qu'enfuite il tacha d'abolir. Comme ils vivoient tous par grandes families , ils joimïoient en commun des biens & même des perfonnes qui dépendoient de leur communauté.Ils ne fé faifoient nul fcrupule d'époufer leurs propres filles & leurs propres foeurs , & ce melange inceftueux ne leur fembloit point criminel; au contraire, ils en avoient une idéé toute différente delanötre,& croyoient qu'il étoit plus honnête de prendre en mariage une perfonne de fon fang , que de s'affocier avec un étranger.Ils ne laiffoient pourtant pas de s'allier fouvent avec leurs voifms , & de recevoir leurs filles chez eux , mais les gallons ne for* toient jamais de leur familie. Celui qui époufoit une femme en étoit réputé le feul mari, & le père des enfans qu'elle lui donnoit; mais il n'en étoit pas le feul poffeffeur, car il étoit permis a tous ceux de la familie qu'elle voudroit recevoir , d'en jouir auffi librement que celui qui 1'avoit époufée , qui avoit auffi le même droit fur lesfemmes des autres: mais fi queiqu'une de ces femmes fe proftituoit a un étranger, on regardok fon aöion comme un crime énorme , 8c O ij  212 HlSTOIRE on la puniffoit de mort. On puniflbit auffi les hommes qui fe mêloient avec les femmes de leurs voifms; dans chaque communauté on choififfoit de tems en tems un chef §£, d'autres officiers pour le gouvernement économique de la familie, oii les vieilles gens étoient les plus honorés après ces magiftrats. Ce chef, avec fon confeil, avoit puiffance de vie & de mort fur tous ceux qui dépendoient de fon autorité , & difpofoit fouverainement des biens & des perfonnes de fes fujets. On ne pouvoit fortir de la familie, ni contraöer aucune alliance fans fa permiffion , & chacun étoit obligé d'obéir a fes ordres. Pour le gouvernement de toute la nar tion , on envoyoit des députés de chaque communauté ; tous enfemble compofoient le grand confeil, qui affiitoit le général dans toutes les délibérations publiques, & c'eft ainfi que ces peuples étoient gouvernés. Pour ce qui efl de leur langue, Sévaris trouva qu'elle étoit douce, méthodique , & fort propre a la compofition , quoiqu'elle fur bornée , & n'eüt pas beaucoup de termes, paree que les notions de ces peuples •étoient feulement des chofes communes , 6c qu'ils ignoroient alors les fciences &c les arts que les Parfis leur ont enfeignés , depuis qu'ils fe font mêlés avec eux. II s'appliqua fort a 1'apprendre, Sc comme il en favoit déja plufieurs 3  DES SEVARAMBES.' 21 3 qu'il étoit habile & pénétrant, & que d'ailleurs il avoit une mémoire fort heureufe, dans peu de tems il y fit de fi grands progrès, qu'il fe faifoit facilement entendre aux Stroukarambes & aux Preftarambes, qui n'avoient qu'urie même langue, quoique les dialeöes en fuffent diffcrens. Ces derniers vivoient è-peu-près de la même manière que les premiers , a la réferve des mélanges inceftueux dont nous avons parle, qu'ils avoient en grande horreur. Ils difoient que cette coutume s'étoit introduite chez leurs ennemis, par 1'exemple de quelqnes-uns de leurs voifins , qui habitoient les parties méridionales du pays , tirant vers le pöle antar&ique, pour parler a notre manière. Ils ajoutoient que cela s'étoit fait depuis qu'ils s'étoient féparés , ( car autrefois ils ne faifoient tous qu'une même nation ) par les perfuafions d'un infigne impofteur. dont ils portoient alors le nom, qui les avoit fafcinés, avoit corrompu leurs bonnes coutumes, & caufé mille maux a tous les habitans de ces contrées,qui, avant lui,étoient appellés Séphirambes. Cependant les murailles du temple s'avancoient tous les jours , & quoique d'abord elles n'euffent pas tous les ornemensdel'archite£lure, elles ne laiffoient pas d'être belles & folides, &5 Sévaris en régla ft bien le corps , que dans, la O iij  214 HlSTOIRE iuite il fut facile de les embellir. Il traca tout alentour de ce temple le delTein d'une nouvelle ville, & en accommoda les édifices aumodèle du gouvernement qu'il fe propofoit d'établir parmi ces peuples. II en avoit fait le projet depuis qu'il avoit reconnu le pays , qu'il s'étoit informé de leurs coutumes, & depuis que le fuccès de fes armes lui faifoit raifonnablement efpérer d'acquerir fur eux une autorité fouveraine. Quand le temple fut achevé, il invita les principaux de la nation a la folemnité de fa dédicace, &pratiqua dans cette rencontre toute Ja magnificence & tout le fafte extérieur dont il put s'avifer pour donner de 1'éclat a cette a£tion. II avoit fait venir de Perfe fes femmes & fes enfans, fi bien qu'il auroit pu fe palier des femmes du pays; mais comme chez les Perfans, la polygamie étoit permife, il crut , qu'en bon poJitique , il devoit fe faire des amis par de nouvelles alliances avec les Preftarambes & les Srroukarambes. Dans cette vue, il époufa la fille d'un des principaux de ces premiers, & quelque tems après la nièce d'un des chefs des derniers , qu'il avoit honoré de fa confiance & de fon amitié. II obligea auffi. fes Parfis d'en faire autant , & cette conduite lui fut fort avantageufe, en ce qu'elle affermit beaucoup fon autorité , & que ces alliances lui fervirent puilTamment, lorf-  d r. s Sevarambes. 115 qu'il s'agit de fe faire déclarer chef de toutes ces nations. Cependant le nombre des Parfis & des Preftarambes qui lui obéiffoient s'étoit extrêmement accru, & s'augmentoit tous les jours; de forte que par leur moyen ilfe voyoit de plus en plus enétat de fe faire craindre par tout le pays. II les exercoit fouvent a la difcipline militaire , & le refte du tems, il les employoita batir & a travailler a la terre,qui, étant cultivée a la manière des nations polies , rapportoit infiniment plus qu'elle ne faifoit par la culture des fauvages. Il avoit fait venir de Perfe des chevaux , des boeufs, des chameaux , & plufieurs autres animaux qu'il n'avoit point trouvés dans la terre auftrale ; mais il y en avoit auffi trouvé beaucoup d'autres que nous ne connoiffons point dans notre continent , &fur-tout les bandelis, dont nous avons fait la defcription dans la première partie de cette hiftoire: -c'eft une efpèce de cerf, dont on voyoit dès-lors en ce pays-lat de grandes troupes , qui paiffoient dans les forêts. Sévaris en fit prendre quelques-uns dans des filets , & en ayant bien confidéré la taille , la force & le naturel, il crut qu'on pourroit f acilement les apprivoifer & les dompter, ce qui réuffit felon fa penfée. II en fit donc prendre tout autant qu'il put, défendit qu'on en tuat de Oiv  2-IÖ HlSTOlRE jeunes , & promit aux auftraux des récompenfe pour tous ceux qu'on lui amèneroit. Ils avoient accoutumé de les tuera coups de traits , & d'en manger la chair , qui eft auffi bonne que celle des cerfs. Dans peu de tems, il en recouvra un affez grand nombre , qu'il fit dreffer, & s'en fervit enfuite utilement, tant pour le charroi & les attelages , que pour un corps de cavalerie qu'il forma de ces bandelis, & des chevaux qu'on lui avoit amenés d'Aiie. Dans trois ans de tems il fit toutes ces chofes ; & quand il vit que le temple étoit prefque achevé , qu'il avoit outre cela déja batiquatre grandes mailbns carrées, qu'il appella ofmafies , c'eft-a-dire communautés , dont chacune pouvoit contenir mille perfonnes ou environ; qu'il avoit fait cultiver Fifle & le pays d'alentour, enforte qu'il en tiroit une grande abondance de vivres pour en remplir fes magafins; alors il crut qu'il ne devojt plus difFéïer de fe faire .élire chef de toutes les nations qu'il avoit foumifes. Pour ceteffet, il inffitua une fête folemnelle en 1'honneur du foleil, &c voulut qu'on la célébrat tous les ans , & qu'on y fit des facrifices , des feflins& des réjouiffances publiques. II y convia les principaux des Preftarambes &des Stroukarambes, & comme il les vit tous de bonne humeur , & pleins d'admiration pour la magnificence de la fête, il leur fit  des Sevarambes. 2*7 propofer , par un de leurs commandans nommé Hoflrebas , d'élire un chef de toutes les deux nations , auquel on donneroit une autorité fouveraine pour les gouverner & pour les défendre. Comme eet Hoflrebas avoit beaucoup de crédit, & qu'il étoit apfuyé de tous les alliésdes Parfis, fa propofition fut bien recue , & d'un confentement univerfel , on déféra 1'honneur de la royauté a Sévaris; il le refufa d'abord, & dit qu'il ne pouvoit pas accepterune dignité fi éclatante , fans premièrement confulter le foleil, dont il étoit le miniftre, & fur la volonté duquel il devoit régler toutes fes aöions ; que pour eet efFet, s'ils ie trouvoient a propos, il lui offriroit un facrifice de parfums , pour prier ce grand aflre de les diriger & les conduire dans une affaire fi importante, & leur faire connoitre de queüe manière ils devoient agir dans cette rencontre, lis acquiefcèrent tous a ce fentiment modefte & raifonnable, & le fuivirentau temple , ou il offrit des parfums au foleil, & lui fit a haute voix cette oraifon , ou plutöt ce panégyrique , devant toute 1'afTemblée. Le ftyle en eft un peu poétique , & dans plufieurs endroits, ony peut remarquerune cadence & quelquestranfpofitions qu'on ne fouffre que dans les vers ; mais paree que cela ne s'efi: nas fait fans deffein, & que d'ailleurs ce roulement  ilS Histoire de paroles dans un tel fujet, touche mïeux le cceur qu'une profe plate & dirrufe, je n'ai pas cru devoir m'en éloigner. Peut-être que cette manière d'écrire ne fera pas du goüt de tout le monde, & que les vers entiers, avec les tranfpofitions fréquentes qu'on y trouvera prefque par-tout, donneront lieu aux cenfeurs d'exercer leur critique ; mais les perfonnes éclairées} qui connoiflent la force de la poéfie, en jugeront, je m'affure , tout autrement; fur-tout quand elles feront averties que Sévaris, qui étoit fortverfé dans les poètesgrecs & latins, cultivoit beaucoup Ia poëfie. Un grand poë'te nommé Kodamias , c'eft-adire,efpritdivin, 1'a depuis mife en vers méiriques. On verra, fur la fin' de cette relation, 1'hiftoire de ce fameux poëte , qui, par beaucoup d'autres ouvrages excellens, s'eft acquis parmi les Sévarambes, une réputation a-peu-près femblable k celie que s'acquirent autrefois Homère & Virgile chez les Grecs & les Romains; mais de tous fes écrits, iln'en eft point que ces peuples regardent avec plus d'eftime & de vénération que 1'oraifon du foleil, paree qu'elle contient en abrégéce qu'il y a de plus effentiel dans leur rehgion, & que d'ailleurs eet excellent poëte a fiuvi dans fes vers, autant que fon art le pou-  DES SEVARAMBES. 21^ voit permettre , les penfées de Sévaris, qui, comme nous 1'avons déja dit, le prononca devant le peuple en la manière fuivante. Oraifon dc Sévaris au foleil. « Source féconde de lumière & de vie, bel aftre qui brillez d'un éclat fans pareil, & dont nos foibles yeux ne fauroient foutenir les divins regards; nous ne voyons rien de fi glorieux que vous, ni rien de fi digne de notre admiration, lorfque nous jettons la vue de tous cötés, fur les objets charmans que vous feul nous rendez vifibles. Vous êtes fouverainement beau par vous-même ; vous embellifiez toutes chofes, & rien ne peut vous embellir. Tout ce que les corps lumineux foumis a votre empire ont de brillant & de fplendeur, ils 1'empruntent de vos rayons. Ce font ces beaux rayons qui peignent les lambris des cieux & les nuages de Fair de mille couleurs difterentes; ce font eux qui dorent le fommet des montagnes & la vafte étendue des plaines; ce font eux qui, chaiTant les noires ombres de la nuit, fervent de guide a tous les animaux ; ce font eux enfin qui leur font voir tous les objets que vous éclairez. Vous êtes infiniment aimable & rien n'efl aimable lans vous: rien ne peut étaler fes charmes fans  'HO H I S T O ï ft E 1'aide de votre clarté. Lorfque vous commen~ cez a paroitre fur notre horifon,toutes chofes fe réjouiiTent de votre venue 8c rompent leur morne filence pour vous faluer a leur réveil. Vous arrachez leshumains appefantis dans leurs couches d'entre les bras du frère de la mort, comme pour leur annoncer une nouvelle vie. Mais quand, au foir, vous leur ötez votre lumière pour la porter end'autreslieux, ils font d'abord enveloppés d epailTes ténèbres , images du tripas , qui leur feroient infupportables, s'ils ne fe confoloient du doux efpoir de votre retour. Quand votre corps lumineux s'obfcurcit & s'éclipfe au milieu du jour, les mortels en paliffent comme vous, & leurs cceurs font faifis de crainte 8c d'épouvante, Mais la joie & 1'allégrefTefuccedent bientöt a leur crainte, lorfqu'ils vous voient hors de travail. Vous parcourez Timmenfe voute des cieux d'une courfe rapide 8c fourniffez tous les ans votre vafre carrière pour nous marquer les tems & les faifons d'un mouvement jufte & réglé. Lorfque vous approchez de nous , toutes chofes fe renouvellent & prennent un éclat nouveau. La nature, comme perclufe par les neiges & les glacons, rompt fes liens & fes chaïnes a 1'aide de votre chaleur vivihante. Alors la terre fe couvre de verdure', & vous la parfemez de  DES SEVARAMBES. 221 fleurs & la rempliffez de fruits, que vous müriffez paf vos douces influences pour en nourrir les animaux des champs , les oifeaux du ciel &c les poiffons des eaux. C'eft de votre bonté célefte qu'ils tirent toutë leur fubfirtance comme ils en ont recu la vie. Vous êtes 1'ame du monde, puifque vous animez toutes chofes & que rien ne peutfe mouvoif fans vous. Lorfque vorre chaleur divine nous abandonne, incontinent fuccèdent les froides horreurs de la mort , & tous les animaux c effent de vivre quand ils ceffent de vous fentir. Leur ame n'eft qu'un rayon de votre lumière incorruptible , & lorfque vous retïrez ce rayomdu corps terreflre oü il étoit enfermé, ce corps fe corrompt, fe diffipe Sc retourne dans fon néant. Quand vous vous éloignez de nous, felon 1'ordre des faifons, tout fent les facheux effets de votre élbignement; tout fe ternit; tout devient trifte , & la terre fe couvre de deuil. Vous étendez vos bienfaits fur tous fes habitans ; mais vous ne favorifez pas également tous les peuples &C toas les climats. Quelques-uns n'ont qu'un foible ufage de votre chaleur 6c de votre lumière , &c lè voient le plus fbuvent piongés dans les horreurs de longues &c noires ténèbres, & dans les rigueurs des hivers, oü ils languiffent & foupirent dans 1'attente de votre retour. Ils ont des  ili HlSTOIRE preuves très-fenfibles que vous êtes la fource de tous les biens, ou du moins le canal favorable par oü coulent jufques a eux les bienfaits & les graces du grand être qui vous foutient, & dont vous êtes le miniftre glorieux. Mais ceux qui, comme nous, jouiffent d'un plus doux afpeö de vos yeux, voient roujours leurs champs couverts de fleurs & de fruits, &. vous doivent auffi bien plus d'amour & de reconnoiffance. Vous nous rendez tous les matins la la lumière que vous nous ötez tous les foirs; &c fi quelquefois des humides vapeurs de la mer, vous formez des nuages épais qui nous cachent votre face lumineufe, ce n'eft que pour les réfoudre en pluies rafraichilTantes & en douces rofées, qui engraiflent & fertilifent nos plaines & nos cöteaux. Mais li votre bienfaifance eft adorable & s'étend ainii par-tout, votre colère n'eft pas moins a craindre & ne fe fait pas moins fentir en tous lieux ; car lorfque notre ingratitude & nos crimes vous ont irrité contre nous, vous avez cent verges pour nous chatier, & pour nous faire éprouver les effets de votre juftice. Quelquefois vous convertiffez votre chaleur bénigne , qui fait croïtre & mürir nos fruits , en feux ardens qui les haviffent &c les brülent. D'autres fois vous changez les douces rofées  DES SEVARAMBES. 213 du ciel en pluies impétueufes & en grêles bruyantes qui détruifent les richeffes de nos arbres & de nos guerets. Vous tournez les douces haleines des zéphirs en tourbillons & en orages redoutables. Vous entaffez les nues obfcures les unes fur les autres; vous élevez des brouillards épais pour nous dérober votre lumière , & au lieu de vos regards propices, vous envoyez des éclairs terribles, & faites gronder le tonnerre épouvantable pour nous repro cher nos forfaits & pour nous avertir de votre jufte courroux. Quelquefois vous lancez vos foudres redoutables & en frappez les arbres les plus orgueilleux & les monts les plas fuperbes, pour faire voir aux mortels que vous pouvez abattre tout ce qui s'éleve & qui s'enorgueiüit, & que, fi votre bonté ne retenoit votre colère, vous écraferiez les impies & les rebelles qui n'adorent point votre divinité. Pour nous qui fommes affemblés dans votre temple pour vous rendre nos vosux &C nos hommages , & pour faire fumer vos autels, nous rcconnoiffons que c'efi a vous feul que nous devons 1'être & la vie, & tous les biens que nous poffédons, comme le refte des hommes. Mais nous fentons que nous fommes obligés de vous révérer d'une manière toute particulière, paree que vous nous avez fait &t nous faites  224 HlSTOlRE tous les jours des faveurs 6c des graces que vous ne faites point aux autres peuples de la terre. Vous nous avez prêté vos foudres terribles pour foumettre nos -ennemis, 6c nous donnez des lumières 6c des connoiffances utiles & agréables dans la vie, que vous n'avez départies qu'a nous. Vous nous iriftruifez dans nos affaires les plus importantes, quand nous avons recours a vos oracles facrés, & faites réuffir nos entreprifes, malgré les obflacles les plus difficiles a furmonter. Enfin vous nous-faites connoitre de quelle manière nous devons régler notre adoration, 6c les marqués extérieures de notre refpe£treligieux,afin que nousne faffions rien qui vous déplaife ni qui foit contraire au véritable culte de votre divinité. Pour eet effet vous nous conduifez comme par la main, dans vos routes Iumineufes & aflurées , pendant que les autres hommes s'égarent dans les fentiers obfeurs & incertains de leurs vaines imaginations. Les uns fe font des idoles foibies & impuiflans , & les autres fe forment de vains fantómes pour adorer en eux les folies penfées de leurs efprhs. Mais nous, qui fommes guidés par des lumières plus limples, plus pures 6c plus naturelles, nous adorons un dieu vifible & glorieux , dont nous connoiffons la puiffance , 6c dont nous éprouvons tous les jours les graces & les bont és. Veuillez,  dés Sevarambes. zij Veuillez , ö diviue lumière , les répandre toujours fur nous, 6c diffiper les nuages 8c les ténèbres qui pourroient obfcurcir 6c féduire notre raifon. Mais paree que d'elle-même eilé eft trop foible & trop bornée , nous avons recours a vos divines clartés, dans le ehoix que nous devons faire d'un chef 6c condu&eur capable de nous gouverner felon votre volonté. Si c'efi votre plaifir de nous en donner un,faites, ö bel aflre, qu'il ait toutes les qualités que demande un empioi fi reievé, afin qu'il nous guide 6c nous ferve d'exemple dans toutes nos aftions, qu'il nous protégé contre nos ennemis ; qu'il faffe fleurir parmi nous la paix , la juftice 6c toutes les vertus; enfin, qu'il fache nous inftruire dans le culte 6c le refpeö que nous vous devons rendre ; afin que vous étant toujours agréables , 6c ne faifant rien qui puifTe attirer votre colère, nous jouifïions a jamais de' vos douces influences , 6c des témoignages da votre bonté particulière Cette oraifon, que Sévaris prononca avee beaucoup de zèle, toueha le coeur des affiftans , & leur fit concevoir une haute effime pour la piété de ce prince : mais ils furent agréablement furpris, quand dès qu'il eut achevé de parkr, ils oüirent une douce harmonie vers la voute"  2l6 HlSTOIRE du temple, qui fembloit venir de loin & s'approcher peu-k-peu. Lorfqu'elle fut affez prés, on entendit la voix charmante d'une femme ou d'un jeune garcjon, qui après avoir chanté quelque tems fort mélodieufement, dit a toute 1'affemblée, qu'il étoit envoyé de la part du foleil pour leur annoncer que ce dieu glorieux avoit écouté •leur prière, qu'il avoit recu leur facrifice, &C même jetté les yeux fur 1'un d'entre eux pour 1'élever en dignité au-deffus des autres. Mais qu'il ne vouloit pas que ce fut en qualité de ïoi , paree que nul mortel n'éfoit digne de "commander fouverainement a un peuple qu'il avoit choifi entre tous cèux de la terre, pour être fes fujets & fes vrais adorateurs ; qu'il vouloit lui-même être leur monarque, comme il étoit déja leur dieu; afin qu'ils fe gouvernaffent entièrement felon fes loix; qu'il leur en donneroit de très-juftes Sc de très"-exprefTes par les mains de celui qu'il avoit choifi pour fon lieutenant dans la monarchie , comme il 1'avoit auparavant élevé au fuprême degré de la prêtrife; que la perfonne dont il avoit fait choix, étoit fon grand-prêtre Sévaris , qu'il déclaroit publiquement avoir élu pour fon lieutenant; & qu'enfin il leur ordonnoit de le recevoir en cette qualité pour lui obéir k Favenir, k lui & a fes fucceffeurs, felon les céleftesloix qiulinf-  DES SEVARAM'BES. llf pireroit lui-même a cc miniftre , qu'il avoit choifi pour être 1'interprête de fes volontés, &c le difpenfateur de fes graces. Après cette harangue, on oüitune harmonie plus douce encore que la première, qui fembloit s'éloigner peu-a-peu, jufqu'a ce qu'on ne 1'entendït plus. Cependant le peuple étoit dans une profonde admiration, &: croyoit en effet que c'étoit une voix du ciel qui leur avoit annoncé la volonté de leur dieu. Ils lui obéirent fur le champ, d'autant plus volontiers, qu'ils voyoient que ce roi glorieux avoit pris pour fon lieutenant celui qu'ils avoient voulu choifir pour leur fouverain,&,qu'a cette grace,il ajoutoitl'honneur éclatant de vouloir lui-même les gouverner, & prendre un foin tout particulier de leur nation. Sévaris fut donc recu du peuple en qualité de vice-roi du foleil , & les principaux de fes fujets lui rendirent hommage & lui jurèrent fidélité. Je trouve fa conduite, dans cette rencontre , fort remarquable & digne de fon efprit & de fa prudence ; car il ne fit pas feulement comme ont fait plufieurs grands légiflateurs , qui, pour autorifer leursloix, difoient les avoir recues de quelque divinité: mais de plus il fit dire au peuple par une voix du ciel ( comme on lui fit accroire) quelle étoit la volonté de sleur P ij  2i8 Histoirë dieu. II crut auffi que, refufant 1'autorité fuprême & 1'attribuant toute au foleil, le gouvernement qu'il avoit deffein d'établir parmi ces peuples, feroit plus ferme 8c plus refpefté ; 8c que luimême , devant être le lieutenant Sc 1'interprête de ce glorieux monarque, il feroit beaucoup plus honoré 8c mieux obéi que s'il recevoit fon autorité des hommes mortels. II aimoit fort la mufique , 8c 1'entendoit paffablement : ce qui me perfuade que , lorfqu'on batit le temple , il fit faire dans la voute quelque vuide fecret pour y mettre la fimphonie dont nous venons de parler, 6c qu'il avoit quelque invention pour faire que les fons femblaffent s'approcher 6c s'éloigner enfuite. Néanmoinsle commun peuple des Sévarambescroit, encore aujourd'hui, que la voix qui annonca la volonté du foleil a leurs ancêtres, venoit de fa part, 8c que Sévaris fut choifi par 1'ordre de ce grand aftre. Mais prefque tous les gens d'efprit avec qui j'ai converlé familiérement a Sévarinde, m'ont avoué qu'ils croyoient que ce n'avoit été qu'une adreffe de leur légiflateur pour donner plus de poids 6c d'autorité k fon gouvernement. Cela paroït encore par la conduite des Parfis de ce tems-la , qui faifoient accroire aux Auftrauxque le foleil leur avoit enfeigné les arts qu'ils leur portèrent de notre continent, & qu'il les honoroit d'une  DES SEVARAMB E_ S. révélation particuliere. Sévaris en dit autant lui-même dans fon oraifon a eet aftre, quand il le remercie des dons & des graces, qu'il dit n'avoir départis qu'a lui & a fes fujets. Les Stroukarambes, felon le génie de leur langue, qui ajoute la terminaifon as au nom des perfonnes élevées en dignité, appellèrent Sévaris Sévarias. Ils changèrent auffi le nom de leur pays , que les Preftarambes appelloient alors Stroukarambe en celui de Sevarambe, joignant les premières fyllabes du nom de ce prince a la diöion arambe , qui en leur langue fignifie pays, contrée ou patrie. Ils en avoient fait autant du nom de Stroukaras, qui fignifie fourbe ou impofteur, en haine de eet ancien ennemi de leur nation:mais ceux qui l'avoient recu pour leur chef, & qui enfuite lui rendirent des honneurs divins 1'appelloient Omigas , & de fon nom s'appellèrent eux-< mêmes Omigarambes. Mais quand ces deux peuples furent réunïs fous 1'autorité de Sévaris, ils s'appellèrent Sévarambes, & c'eft encore aujourd'hui le nom de toute cette nation. Sévarias étant enfin parvenu a fon but principal, & fe voyant revêtu de 1'autorité fouveraine, s'appliqua fortement k faire cultiver &C embellir le pays, a compofer des loix pour les faire enfuite recevcir a fes nouveaux fujets, ü Piij  1^0 HlSTOIRE fut quelque tems en balance fur le choSx des divers modèles de gouvernement que lui & Giovanni s'étoient propofé. Le premier projet qu'ils firent, étoit de divifer le peuple en diverfes claffes, dans 1'idée qu'ils eurent d'abord de partager les terres > & d'en laiffer la propriété aux particuliers, a 1'exemple de prefque toutes les nations de notre continent. Tous les Parus étoient pour ce partage, & l'on fut fur le point de diftribuer la nation en fept clatTes fubordonnées les unes aux autres. La première devoit être des laboureurs & de tous ceux qui travaillent a la terre. Dans la feconde on devoit ranger tous les gens qui exercent des métiers mécaniques, comme les mafTons, charpentiers, tilïerans & leurs femblables.' La troifième devoit contenir ceux qui travaillent a des arts plus fubtils &C plus ingénieux , comme font les peintres, les brodeurs, les menuifiers & autres tels artifans. Dans la quatrième devoient être compris les marchands & les revendeurs de toutes fortes de denrées ou ynarchandifes. Les riches bourgeois, les gens de lettres, & tous ceux, qui exercent les arts libéraux, devoient compofer la cinquième. Les fimples  DES SEVARAMBES. 23 l gentilshommes devoient être rangés dans la fixième ; & enfin la feptième & la plus honorable devoit être celle des feigneurs diverfement quaüfiés. Dans le partage des terres y on en devoit réferver une bonne partie pour 1'entretien ordinaire de 1'état; & dans les occafions extraordinaires, chaque claffe devoit contribuer felon fon rang & fes moyens, fans que perfonne pütjouir d'aucune exemption ou prr vilëge particulier ; paree qu'il femble injufte, & tout a fait contraire a la droite raifon, que ceux qui font membres d'un état, qui font protégés par lesloix, & qui joniffent des avantages de lafociété, ne contribuent en rien au foutien de cette fociété, pendant que les autres font accablés de tailles & d'impöts. Le feul domaine du prince en devoit être exempt, & tous les fujets devoient également contribuer aux dépenfes publiques, chacun felon fon rang &C felon fa puiffance, dans une égale diftribution. Mais afin qu'ils reconnufTent perpétuellement 1'autorité du fouverain, & qu'ils fe fiffent tous une habitude de lui payer tribut, on avoit deffein d'impofer fur chaque perfonne parvenue k 1'age de vingt ans, une taille modique &C an.nuelle, qu'on auroit nommée capitation. Outre cela,tous ceux qui feroient parvenus a la jouiffance légitime de biens & de richeffes jufqu'a Piv  &31 HlSTGIRE «ne eertaine valeur limitée par les loix, & qui suroient voulu monter a un degré plus haut, devoient être obligés de payer a. 1'état une fomme d'argent, felon les régiemens qu'on au-i Koit faits pour ce fujet. Chaque clafle auroit éié diftinguée par des habits différens , afin que les inférieurs ne pulfent jamais ufurper les honneurs, & qu'ainfi chacun tint fon rang & fa dignité. II y devoit avoir divers autres régiemens dans ce projet, dont je penfe que Giovanni étoit le véritable auteur. Mais Sévarias s après avoir examiné ce modèle de gouvernement & quelques autres qu'on lui avoit propo(és, les rejetta tous & en fit un lui-même, in-? comparablement phis jufie & plus excellent que tous ceux qu'on a pratiqués jufqu'ici: car comme il avoit une prudence &i une fageffe fingulières, il fe mit a rechercher &a examinetavec foin les caufes desdiflentions,desguerres & des autres maux qui aéfligent ordinairement les hommes & qui défolent les peuples & les rations. Dans cette recherche il reconnut que les malheurs des fociétés, dérivent principalement de trois grandes fources, qui font 1'orgueil, 1'avarice & 1'oifiveté. L'orgueil &z 1'ambition portent la plupart des hommes a vouloir s'élever au-dèïïiis des aiitres pour les maïtrifer, & rien ne nouni|  DES SEVARAMBES. 135 tant cette pafficm que les avantages d'une extraöion illuftre dans les lieux oii la nobleffe eft. héréditaire. L'éclat d'une haute naiffance éblouit fi fort ceux qui 1'ont rsqa des mains de la fortune, qu'ils en oublient leur condition naturelle pour n'attacher leur efprit qu'a ce bien extérieur , qu'ils ne doivent qua leurs ancêtres & non k leur propre vertu. Ils s'imaginent le plus fouvent, que les autres hommes leur doivent être foumis en toutes chofes, & qu'ils font nés pour leur commander, fans confidérer que la nature nous a faits tous égaux, & qu'elle ne met point de différence entre le noble & le roturier ; qu'elle nous a tous affujettis aux mêmes infirmités; que nous entrons dans la vie les uns comme les autres ; que les richeffes ni la qualité ne fauroient ajouter un moment aux jours des fouverains, non plus qu'a ceux de leurs fujets; & qu'enfin la plus belle dirtindion qu'il puiffe y avoir entre les hommes eft celle qu'ils tirent des avantages de la vertu. Pour remédier donc aux défordres que produit 1'inégalité de la naiffance, Sévarias ne voulut pas qu'il y eüt d'autre diftinaion entre fes peuples que celle des magiftrats & des perfonnes privées; & que parmi ces derniers 1'inégalité de 1'age décidat feule de 1'inégalité du rang. Et ^omme les richeffes Si la propriété des  234 • HlSTOIRE biens font une grande différence dans la fociété civile, & que de-la viennent 1'avarice, 1'envie, les exrorlïons, & une infinité d'autres maux; il abolit cette propriété de biens, en priva les particuliers, & voulut que toutes les terres & richeffes de la nation appartinlTent proprement a 1'état, pour en difpofer abfolument, fans que les fujets en pulTent rien tirer que ce qu'il plairoit au magiftrat de leur en départir. De cette manière, il bannit tout-a-fait la convoitife des richeffes, les tailles, les impörs, la difette & la pauvreté, qui caufent tant de malheurs dans les diverfes fociétés du monde» Depuis ï'établiffement de ces loix, tous les Sévarambes font riches, encore qu'ils n'ayent rien en propre. Tous les biens de 1'état leur appartiennent, & chacun d'eux fe peut eftimer auffi heureux que le monarque du monde le plus opulent. Si dans cette nation un fujet a befoin de quelque chofe nécefTaire k la vie, il n'a qu'a la demander au magiftrat qui la lui accorde toujours. II n'eft jamais en fouci pour fa nourriture, pour fes habits, ni pour fon logement, pendant les divers degrés de fon age ; ni même pour 1'entretien de fa femme Sc de fes enfans , quand il en auroit des centaines & des milliers. L'état pourvoitatout cela, fans exiger ni tailles, ni impörs; & toute la nation vit dans une heureufe  DES SEVARAMBES. 13f abondance & dans un repos affuré fous la conduite du fouverain. Mais paree que le magiftrat qui eft la tête du corps politique a befoin des autres membres pour en tirer de 1'aide & du fecours, & que d'ailleurs il eft bon de les exercer de peur qu'ils ne fe rébellent dans 1'aife & les plaifirs, ou ne s'amolliffent dans 1'oifiveté, Sévarias voulut donner de 1'occupation a tous fes fujets 5 &C les tenir toujours en haleine par un travail utile Sc modéré. Pour eet effet, il partagea le jour en trois parties égales, & deftina la première de ces trois parties au travail, la feconde au plaifir, & la troifième au repos. II voulut que tous ceux qui feroient parvenus jufqu'a un certain age, & que les maladies, la vieilleffe, ou d'autres accidens ne pourroient juftement exempter de 1'obligation des loix, travaillaflent chacun huit heures du jour^ qu'ils cmployaffent le refte du tems, ou dans leXdivertiffemens honnêtes & permis, ou dans le fommeil & le repos. Ainfi la vie fe paffe avec beaucoup de douceur, les corps font exercés par un travail médiocre, & ne font pas ufés par une fatigue immodérée. Les efprits font agréablement occupés par un exercice raifonnable, fans être accablés par les foins, les chagrins & les foucis. Les divertiffemens & les plaifirs qui fuccèdent au travail  ï$6 HlSTOIRE récréent Sr raniment le corps 8c 1'efprit, & lë repos enfuite les rafraichit & les délaffe. De cette manière, les hommes étant occupés au bien, n'ont pas !e tems de fonger au mal, 8c ne tombent guères dans les viees oii les porteroit 1'oifiveté , s'üs ne la chaffoient par des occupations honnêtes. L'envie qui vient des trois fources dont nous avons parlé , exerce rarement fa rage parmi ces peuples, & leur cceur n'eft ordinairement échaufFé que d'une noble émulation qui nait de 1'amour de la vertu, & du jufte defir des louanges que mentent les bonnes aetions. Sévarias n'eut pas beaucoup de peine a faire recevoir fes loix k fes nouveaux fujets : car outre qu'elles étoient autorifées de la Divinité, elles ne s'éloignoient pas beaucoup de leurs coutumes , car (comme nous 1'avons déja dit) ces peuples vivoient en communautés, 8c n'avoient prefque rien en propre. Quand nous viendrons è parler du gouvernement desSévarambes d'aujourd'hui, nous en ferons un détail plus exacl;; pour le préfent, nous nous contenterons d'en dire ici quelque chofe en gros. Quoique ce grand légiflateur ait lui-même pofé les fondemens des loix & de Fadminiftration publique, néanmoins il n'a pas fait tous les règlemens qu'on voit aujourd'hui parmi les SévarambeSj,  besSevarambes. 237 ayant laiffé a fes fucceffeurs 1'autorité de changer, d'ajouter 6c de diminuer felon les occurrences, ce qu'ils trouveroient k propos pour ie bien de la nation. Mais il leur a très-expreffément défendu de rien ordonner de contraire au droit naturel, ou aux maximes fondamentales de 1'état, qui font de conferver fur toutes chofes un gouvernement héliocratique, c'eft - a - dire , de ne pas reconnoïtre d'autre fouverain que le foleil, & de ne recevoir d'autres loix que celles qu'il auroit infpirées k fon lieutenant 6c a fon confeil. De n'admettre k la vicc-royauté, que celui que le foleil aura choifi d'entre les principaux miniftres de 1'état; ce qui fe fait par le fort, comme nous le ferons voir ci-après. De ne pas fouffrir que la propriété des biens tombe en aucune manière entre les mains de perfonnes particulières ; mais d"en conferver 1'entière poffeffion k 1'état, peur en difpofer abfolument. De ne pas permettre qu il y alt de rang ni de dignité héréditaire ; mais de conferver avec foin i'égalité de la naiffance, afin que le feul mérite puiffe élever les particuliers aux charges publiques. De faire refter la vieilleffe , 6c d'accoutujner de bonne heure les jeuaes gens a honorer  23 8 HlSTOIRE ceux qui leur font fupérieurs en age & eft expérience. De bannir 1'oiliveté de toute la nation, paree que c'eft la nourrice des vices 8c la fource des querelles 8c des rebellions, 8c d'accoutumer les enfans au travail 8c a 1'induftrie. De ne point les occuper a des arts inutiles 8c .vains, qui ne fervent qu'au luxe 8c k la vanité, quine font que nourrir 1'orgueil, 8c qui engendrant 1'envie 8c la difcorde , détournent les efprits de Pamour de la vertu. De punir 1'intempérance en toutes chofey, paree qu'elle corrompt le corps 8c 1'ame, 8c fait tout le contraire de la vertu oppofée, qui les conferve 1'un 8c 1'autre dans un état tranquille 8c rnodéré. De faire valoir les loix du mariage 8c les faire obferver aux perfonnes adultes, tant pour la propagation de 1'efpèce 8c 1'accroiiTement de la nation , que pour éviter la -fornication , 1'adultère, 1'incefte 8c d'autres crimes abominables, qui détruifent la juftice 8c troublent la tranquillité publique. De prendre un foin tout particulier de 1'éducation des enfans, 8c de les faire adopter par 1'état dès qu'ils ont atteint la feptiéme année de leur age, pour leur apprendre de bonne hëürè robéiffance aux lois que le terme fatal qui finit leur deftinée, doit auffi terminer la votre. Gonfidérez férieufement quel eft le poids de la couronne , de qui vous la tiendrez êc k qui vous ferez obligé d'en rendre compte. Faites réfh-xion fur le bonheur du règne précédent: voyez quel exemple vous aurez a fuivre, & quel exemple vous devez donner. Les fon&ions delavice- Q iy  HlSTOIRE soyauté ou vous êtes appellé font toutes grandes & relevées ; elles demandent une application férieufe , un efprit droit, un courage intrépide, une conftance inébranlable & une prudence extréme. Je ne doute point que vous n'ayez. toutes ces qualités, puifque le dieu lumineux qui nous éclaire, qui voit & qui fait toutes chofes , vous a préféré a tous fes autres fujets pour vous faire fon premier miniftre. Souffrez néanmoins que je vous dife , que dans la conduite d'un état, il y a deux chemins qui menent a des fins bien différentes. Le premier eft celui des bons princes, & 1'autre eft celui des tyrans: J'un conduit tout droit a la gloire, & 1'autre mène a 1'infamie. Les tyrans lacbent la bride a leurs paffions , & s'abandonnant au mauvais penchant de leur cceur, ils détruifent toujours par leurs vices les ouvrages de leur prudence, Ils penfent rarement a 1'auteur de leur puiffance; ils fongent peu au compte qu'ils ont a lui en rendre, & ils ne confidèrent jamais que plus les effets de fa juftice font Ients, plus fes jugemens font redoutables. De-la vient que leur domination eft odieufe, leur fin le plus fouvent tragique , & leur mémoire toujours déteftée. Les bons princes, au contraire, ne fe conti uifent que par les lumières de la droite raifon; iïs fe font une règle inviolable de hur devoir  SE V ARAMEES. I49 & fuivant par-tout les confeils d'une jufte prudence , ils affermiffent leur tröne fur des fondemens que rien ne fauroit ébranler. On les aime pendant leur vie ; on les regrette après leur mort, & le fouvenir de leur règne, eft toujours cber & précieux a la poftérité. Bienloin de croire que vous puiffiezbalancer un moment fur le choix de 1'une de ces deux routes, je fuis perfuadé que vous avez déja fait une généreufe réfolution d'imiter la conduite des bons princes, avec autant de foinque vous avez réfolu de fuir les maximes des tyrans. Votre devoir, votre honneur & votre intérêt particulier vous y obligent indifpenfablement; & de plus, je vous y exhorte de la part de celui ' dont vous devez être la vivante image dans eet état. II nous a donné des loix dont il vous fait aujourd'hui le dépolïtaire, Pinterprête & 1'exécuteur ; ces loix font les décrets d'une fageffe , quin'étant pas fujette au changement, n'en veut point fouffrir dans les conftitutions fondamentales de ce royaume. Refpeétez le principe d'oii elles viennent; prenez garde de n'y rien changer, & ne manquez pas de punir la témérité de ceux qui voudroient profaner les ordonnances facrées du foleil, par le mélange impur de leurs imaginations. Ufez du pouvoir abfolu que ces Ipix vous donnent pour faire exercer la juftice,  2

3ns. Phiftoire de Sévarias §£. de fes fuc»  DES SEVARAMBES. 2.63 ceffeurs, j'ai donné un tableau racourci des loix de ces peuples, & fait voir quelles étoient les principales maximes de leur gouvernement. Je pourrois ici m'étendre plus loin fur cette matière, & décrire tous les régiemens & toutes les ordonnances qui ont été faites par les vice-rois du foleil depuis Sévarias jufques a Sévarminas, a préfent régnant; mais comme un pareil détail feroit trop long & trop ennuyeux, je me contenterai d'en dire ici ce qu'il y a de plus remarquable. Ce gouvernement eft monarchique, defpctique Schéliocratique au premier chef, c'eft-adire, que la puiffance & 1'autorité fuprême réfide enun feul monarque ; que ce monarque eft feul maitre & propriétaire de tous les biens de la nation, & que c'eft le foleil qu'on y reconnoit pour roi fouverain & pour maitre abfolu. Mais en confidérant Padminiftration de 1'état de la part des hommes, on trouvera que eet état eft une monarchie fucceffive & defpotique, mêlée d'ariftocratïe& de démocratie. Cela paroit en ce que le vice-roi , qui feul repréfente le monarque & le feigneur, n'eft pas .feulement élevé a cette dignité par le chpix du foleil, mais auffi par Féleöion.du grand confeil, &x par celle du peuple 1 car lorfqu'il s'agit d'dire un vice-roi, le grand confeil choifit. de fon Riv  HlSTOIRE propre corps quatre perfohnes qui tirent au fort, & celui de ces quatre a qui la figure du foleil échet, efl par-lè déclaré chef, comme par le choix de ce bel aftre. Tous ceux qui font élevés aux offices, le font , premièrement par le choix du peuple dans chaque ofmafie , jufques a la charge d'ofmafiontesjou coenobiarque;mais quandunhomme eft parvenu k ce rang, il eft membre du confeil généra!, & a voix délibérative & négative pour l'ofmafie qu'il repréfente. Au commencement, quand la nation étoit peu nombreufe, ces ofmafiontes étoient du confeil ordinaire; mais quand elle s'augmenta, on les fit tous du confeil général, & l'on en prit un pour le confeil ordinaire, qui repréfentoit quatre ofmafies, dans la fuite il en repréfentoit fix , & préfentement ilen repréfente huit. De ces huiteniers qu'ils appellent brofmafiontes, on choilit ceux qu'on veut faire fénateurs ,felon le tems de leur réception ; ainfi le plus ancien d'entr'eux remplit la place du fénateur nouvellement décédé; je dis le plus ancien en office, car on n'y regarde pas a lage. Ces fénateurs font préfentement au nombre de vingtien fatisfaire leur paffion; mais trois chofes les en ëmpêchent ordinairement, favoir la rigueur des loix, la rareté des occafions, Sc le foin qu'on prend de marier bientöt les jeunes gens; comme nous avons dit ailleurs. Toutefois ces raifons font bien fouvent moins puiffantes que leurs impatiences amoureufes, comme il arriva trois ans après notre établilTement a Sévarinde , a quelques jeunes amans trop amoureux, pour attendre avec patience leur ofparénibon, qui leur fembloit trop long-tems k venir. C'étoit deux jeunes hommes , dont 1'un s'appelloit Bémiftar & 1'autre Panfona. Le premier avoit une fceur nommée Bémifte, qui lui reffembloit parfaitement, & qui n'avoit qu'un an moins que lui. Ils étoient d'une même taille; ils avoient un même fon de voix; enfin, jamais deux perfonnes ne fe reltemblèrent mieux. Dans 1'ofmafie de Bémifte , étoit une fille fort belle, nommée Simmadé, dont Bémiftar étoit éperduement amoureux, & qui s'en étoit fait aimer. L'amour de ces deux perfonnes fit naitre de Pamitié entre Bémifte & Simmadé ; celle-ci s'attachant k 1'autre, paree  302 HlSTOIRE qu'elle étoit fceur de fon amant, & 1'autre a celle ci, paree qu'elle étoit maitreflè de fon frère : fi bien qu'ayant lié une lorte d'amitié , elles étoient prefque toujours enfemble , &C fur-tout la nuit; car étant fi bonnes atnies , elles avoient fait enforte de n'avoir qu'une même chambre & un même lit. Bémifte étoit aimée de Panfona, & 1'aimoit auffi de fon cöté , & cette même raifon avoit obligé fon amant de lier une auffi étroite amitié avec fon frère, que Simmadé avoit liée avec elle : de forte qu'ils logeoient & couchoient auffi enfemble , & fe faifoient conridence de leur amour. Par le moyen de Bémiltar, qui pouvoit librement entretenir fa fceur , Panfona avoit fouvent le bonheur de voir fa chere Bémifte , & de lui dire tout ce qu'il vouloit en préfence de fon frère; & celui-ci étoit bien aife de la compagnie de eet amant de fa foeur, afin qvi'il parlat avec elle , pendant qu'il entretiehdroit fa chere Simmadé. Ils avoient de ces entretiens le plus fouvent qu'il étoit poffiblc. Ils fentoient tous les jours augmenter leur amour, par les témoignages mutuels qu'ils s'en donnoient les uns aux autres, & cela caufoit en eux des ardeurs & des impatiences qu'ils avoient beaucoup de peine a retenir. Ils faifoient fouvent dés vceux pour 1'arrivée du  des Sevarambes. 303 jour heureux , qui devoit mettre fin k leurs peines; mais ce our tardoit trop long tems pour des amans , dor.t les jeunes cceuis étoient épris d'une paffion violente. Bémiflar étoit le plus bouillant & le plus emjorté de tous; (on impatience lui mit dans 1'efpnt un expediënt pour fouiagcr fapeiie, en trompant la vigilance des gardes de Pofmafie , oü fa maïtreffe demeuroit. 51 s'imagina que s'il pouvoit perfuader a fa foeur de changer d'habit avec lui, & de venir coucher avec Panfona, il pourroit facilement occuper fa place dans le Ut de Simmadé. Dans cette penfée, il confulta fon ami, qui, n'étant pas plus fage que lui, & qui ayant moins a rifquer , le pouffa tout autant qu'il put dans ce deffein. Etant tous deux dans un même fentiment, la difficulté étoit d'y faire auffi entrer les filles. Ps trouvoient cela fort difficile ; mais enfin ils réfolurent de 1'entreprendre , & d'en venir a bout, s'il étoit poffible. Après cette réfolution , ils firent tous leurs efforts pour féduire ces innocentes filles, & animèrent fi bien leurs difcours &C leurs perfuafions , que dans un mois de tems , ils les firent confentir a. leur deffein amoureux. Ils prirent fi bien leur tems, un jour foleinnel, auquel tout le monde étoit occupé a la célébration de la fête , que le frère & la fuuir  504 HlSTOIRE changèrent d'habit, &, par ce moven, de demeure 8c de logement. Ainfi Panfona eut Pentière jouiffance de Bémifte, Sc Bémiftar celle de fa chere Simmadé; après quoi,.quand la folemnité, qui dura fept jours, fut fur fa fin , ils rechangèrent d'habit j Sc ainfi chacun d'eux retourna chez foi, fort content 8c fort fatisfait, d'avoir, tout a fon aifê, joui de fon amour, Mais comme les chofes violentes font rarement de durée,le feu de Pempofté Bemiftar s'éteignit par la jouiffance , &C s'alluma pour urt autre. Pendant qu'il avoit demeuré avec fa maïtreffe, il avoit converfé librement avec plufieurs autres filles de Pofmafie, entre lefquelles il ert avoit vu une nommée Ktalipfe , en qui il lui fembloit avoir trouvé beaucoup plus de charmes que dans Simmadé, dont il commenca a fe dégoüter trois jours après en avoir joui. II diffimula pourtant fes fentimens, Sc ne fit paroitre a fa maïtreffe aucun relachement. Dans toutes les occafions qu'il put avoir de parler a Ktalipfe , il tacha de s'infinuer dans fa bienveillance, avant que de fortir du lieu ou elle demeuroit. Cependant, il s'enquit avec foin qui étoient les amans de cette fille, Sctrouva qu'elle en avoit trois ou quatre , entre lefquels il y ert avoit un qu'elle préféroit a tous les autres. II fit connoiftance avec lui le plutót qu'il put, lui fit  DES SÉVARAMBES. 305 fit confidence de fon amour avec Simmadé, fans pourtant lui rien dire de ce qui s'étoit paffé dc particulier entr'eux, & lui fit connoitre que, par le moven de fa fceur, il pourroit fort avancer fes affaires auprès de fa maïtreffe. L'autre, qui ne demandoit pas mieux, le prit au mot, & le pria de gagner Bémifte en fa faveur, afin qu'elle lui rendït de bons offices auprès de Ktalipfe. Dès que Bémiftar eut recu eet ordre, qu'il avoit lui - même recherché, il ne manqua pas de recommander fes affaires a fa fceur, & de Fobliger d'en parler a Ktalipfe. Celle-ci écouta volontiers tout ce qu'on lui difoit en faveur d'un homme qu'elle aimoit déja: fi bien qu'elle prit Bémifte en fort grande amitié. Elles étoient trés fouvent enfemble, & Simmadé en auroit pu concevoir de la jaloufie , fi elle n'cüt été de la confidence. Et comme c'eft la coutume des jeunes filles de coucher fouvent enfemble quand elles s'aiment, &C qu'elles demeurent dans une même ofmafie, Ktalipfe voulut quelquefois partager ce bonheur avec Simmadé,& changer de lit avec elle, pour parler plus commodément de fon amour avec Bémifte, qui cependant avertiftoit fon frère de tout ce qui fe paffoit, afin qu'il en put inftruire 1'amant de fon amie. Le rufé Bémiftar, ravi de voir les chofes vennes au point oh il avoit bien prévu qu'elles arriTome V» y  306 HlST£>IRE veroient, exhorta la fceur de coucher fouvent avec Ktalipfe, de s'inhnuer bien avant dans fon amitié, & de rendre a fon ami tous les bons offices qu'elle pourroit. Elle, qui ne nénétroit pas dans les deffeins de fon frère , fit en cette rencontre tout ce qu'elle put pour fervir celui qu'il lui recommandoit; elle y réuffit fi bien , que Ktalipfe eonc^ut pour lui un amour fort fincère, mais en même tems fort chafte & fort pur, dans la vue de 1'époufer. Le jeune homme, qui reconnut bientöt les bons offices que Bémiftar Sc fa fceur lui avoient rendus , ne pouvoit affez leur en témoigner fa reconnoiffance, Sc conhïmoit, de plus en plus , fa maitreffe dans 1'amitié qu'elle avoit pour Bémifte. Cependant les quatre heureux amans attendoient, avec impatience , qu'il vïnt une autre folemnité pour favorifer une feconde entrevue, & la fête de 1'ofparenibon, qui dure cinq jours a Sévarinde, n'étant pas éloignée,ils efpéroient, qu'elle favoriferoitautant leursdeffeins qu'avoit fait la fête précédente. Mais les efpérances que leur donnoit la commodité de cette folemnité, avoient des fins fort différentes; car le rufé Bémiftar n'en attendoit pas moins que la jouiffance de Ktalipfe, Sc ne regardoit la poffeffion de Simmadé , que comme un moyen pour parvenir au principal but de fes defirs. Pour don&  DES S Ë V A R A M B E S. 307 y arriver plus furement, il obligea fa fceur foit par prières, foit par menaces, de perfuader a Ktalipfe de recevoir fon amant, qui avoit trouvé, difoit-il, un moyen affuré de venir de nuk dans fa chambre fans être appercu, ni même foupconné , tant que la fête dureroit. Bémifte , felon les ordres de fon frère, ne manqua pas de prendre la meilleure occafion qu'elle put trouver; car, après avoir rendu a Ktalipfe une lettre de fon amant, fort tendre Sc fort paffionnée, Sc vu qu'elle en avoit le cceur touché, elle crut que c'étoit le tems le plus propre pour lui faire la propolition de le recevoir. Elle la fit donc avec toute PadrelTe dont elle étoit capable, mais ce fut fans aucun fuccès. Ktalipfe lui témoigna d'abord de 1'horreur pour ce deffein , lui dit qu'elle ne facrifieroit jamais fon honneur a fa paffion, Sc que, fi elle ne pouvoit pofféder fon amant par des voies légitimes, elle renoncoit a fa poffeffion. Peu après elle lui fit voir quelles feroient les fuites funeftes d'une entreprife fi téméraire, Sc lui dit que, fi une autre qu'elle lui avoit fait une pareille propolition , elle Pen haïroit toute fa vie. Elle ajouta, qu'elle commencoit fort a douter de la fincérité de fon amant, puifqu'il avoit pu douter de fa vertu, Sc que cela lui faifoit voir clairement, qu'il n'étoit pas fi honnête homme qu'elle Pa> Vij  308 HlSTOIRE voit cru. Bémifte voyant la colère de cette Alle, crut qu'il falloit tourner la chofe adroitement pour ne pas rcmpre avec fon amie; fi bien que prenant un autre air, fe mettant a rire, & puis la baifant 6c 1'embraffant étroitement, elle lui dit ', qu'après cette preuve qu'elle venoit de lui donner de fa vertu, elle avoit fujet de 1'aimer plus que jamais; qu'elle n'avoit fait cette propoiition que pour Péprouver; que fon amant n'y avoit point de part, 8c qu'elle lui confeilloit de perfifter dans ces nobles 8c généreux fentimens, fans jamais prêter 1'oreille a rien qui put être contraire a fon honneur ou a fon devoir. A tout cela elle ajouta que, fi fon amant avoit eu feulement la penfée de 1'employer dans aucun deffein illégitime,elie ne lui pardonneroit jamais unetelle offenfe. Ces difcours artificieux appaisèrent entièrement la fincère Ktalipfe, & la converfation finit par de nouvelles affurances d'eftime 8c d'amitié. Peu de jours aprés, Bémifte fit favoir a fon frère ce qui s'étoit paffe entr'elle & Ktalipfe , 6c lui donna le chagrin de voir fon deflein avorté, 6c fes efpérances prefque éteintes: car il fe propofoit d'entrer la nuit dans le lit de Ktalipfe fous le nom de fon amante, 8c de tromper ainfi cette innocente 6c vertueufe fille. Mais, malgré ce mauvais fuccès, il neperdit pas tout-a-fait 1'efpérance d'en venir a bout  DES SEVARAMBES. Jöfljj parquelquautremoyen.il ne preffa donc plus fa fceur, que de 1'entretenir toujours dans fon amitié, & attenditle plus patiemment qu'il put, 1'arrivée de la folemnité. Enfin elle arriva, il ne manqua pas de changer d'habit avec fa fceur, & d'aller coucher avec Simmadé; mais les careffes qu'il lui faifoit étoient toutes feintes, & fi elle y eüt pris garde de bien prés, elle auroit ailément pu connokre qu'un autre objet qu'elle , captivoit le ceeur de fon amant; mais comme elle ne le foup^onnoit de rien, & qu'il favoit bien déguifer fes fentimens, elle le crut toujours fidéle. Cependant il lui demanda comment il fe ménageroit avec Ktalipfe, qui, le prenant pour fa fceur , le preffoit de venir quelquefois coucher avec elle , de quoi il auroit peine a fe défendre , fi elle continuoit. Cela fit rire Simmadé, de voir fon amant réduit a la néceffité de refufer une fi belle fille. II faifoit femblant d'en rire auffi; mais la troifième nuit, a-yant pris fon tems quand Simmadé étoit endormie , il lui mit dans les narines d'une certaine drogue afiez commune en ce pays-la, qui la plongea dans un trèsprofond fommeil ; & lorfqu'il la fentit ainfi endormie, il fe leva , & fortant de fa chambre, il s'en alla heurter a celle de Ktalipfe qui en étoit fort proche. Cette fille prenant fa- Viij  310 HlSTOIRE voix pour celle de Bémifte, lui oüvrit d'abord la porte , & Bémiftar étant entré j il la pria de dire a fa compagne d'aller occuper fa place au lit de Simmadé , paree qu'elle la vouloit entretenir fans témoin. Et comme dans de pareilles rencontres, elles étoient déja aceoutumé d'en ufer ainfi , il fe vit bientöt feul avec Ktalipfe , & dans fa chambre, & dans fon lit. Alors fe fentant dans un lieu li propre a contenter fes defirs, il voulut fe rendre pofleffeur de cette belle perfonne ; mais dès qu'elle appercut qu'elle avoit un homme entre les bras, s'imaginant qu'il avoit contrefait la voix de Bémifte , pour venir ainii lui voler ce qu'elle avoit de plus cher, elle fit de fi hauts cris, que dans peu de tems elle eüt alarmé toute Pofmafie. On vint promptement k fon fecours ; mais avant que perfonne fut arrivé,Bémiftar s'étoit évadé hors de fa chambre, & s'étoit fourré parmi la multitude des femmes qui venoient de tous cötés, les unes avec des flambeaux k la main, & les autres avec des armes. On demande a Ktalipfe quelle étoit la caufe de fes cris, & pourquoi elle étoit fi effrayée. Sa compagne revint de la chambre de Simmadé, qui, feule de toute Pofmafie dormoit encore d'un profond fommeil, & la prenant par la main: ma chere airües lui dit-elle, qu'eft- ce qui yous eft  desSevarambes. 311 donc arrivé depuis que je vous ai quittée, 6c d'oü vient cette grande émotion, 6c 1'étrange alarme que je vois ? Parlez, ma cbère, 6c faites•nous connoïtre la caufe de vos cris 8c de vótre frayeur. A toutes ces demandes, Ktalipfe ne répondoit rien: mille différentes penfées lui occupoient 1'efprit; il lui fouvint de la propofition que lui avoit fait Bémifte quelque-tems auparavant, de recevoir fon amant, s'il la venoit trouver dans fa chambre. Elle s'imagina que n'ayant pu avoir fon confentement dans ce deffein , il 1'avoit entrepris fans lui en rien dire, croyant venir facilementa bout d'elle, quand il la tiendroit entre fes bras. La penfée d'une entreprife fi téméraire, lui donnoit d'abord dé 1'indignation ; mais , un moment après , Paffe ction 6c la pitié fe mêlant enfemble , lui faifoient envifager cette aftion, comme un effet de 1'amour violent que fon amant avoit pour elle; fi bien que, dans ce moment, elle fe repentoit d'avoir fait du bruit, & s'accufoit de ne s'être pas défendue autrement que par des cris. Le chagrin qu'elle en avoit étoit d'autant plus grand, qu'elle voyoit que fes cris avoient caufé une étrange confufion dans 1'ofmafie , ce qui expofoit fon amant a des peines 6c des chatimens très-févères , 6c la rendoit elle-même, le fujet des difcours 8c des railleries de toute la Viv  312 HlSTOIRE nation. Ces réflexions étoient fort raifonnables.; mais elles venoient un peu trop tard, & elle ' eut beau garder le filence pendant qu'elle étoit encore toute éperdue, il falloit enfin dire la caufe de fes cris. Sa compagne lui demanda ce qu'étoit devenue Bémifle , 6c dit a toute la compagnie , comment elles avoient cbangé de lit. On la va chercher dans la chambre de Simmadé , qui dormoit encore, qui étoit toute feule, Sc qui ne répondoit nullement aux demandes qu'on lui faifoit. On 1'appelle, on la tire, on la pince pour 1'éveiller, mais elle dort toujours. La-deffus quelques filles vont crier qu'elle étoit morte , Sc cela donne une nouvelle alarme , pire que la première. On lui tate le pouls, on lui met la main fur le cceur, & on Ia trouve pleine de vie, mais dans un profond affoupHTement. On en demande la caufe, 8c l'on trouve enfin dans fes narines la drogue que Bémiftar y avoit mife. Cela donne un nouveau fujet d'étonnement, & perfonne ne favoit qu'en juger, lorfqu'on apporte d'un certain efprit, qu'elle n'eutpas plutot fenti, qu'elle revint de fon aiToupiflement. On peut facilement s'imaginer quelle fut la furprife de cette fille f quand a fon réveil, au lieu de fon amant» elle vit tant de femmes aurour d'elle, qui lui faifoient des queftions, 6c qui difoient cent  des Sevarambes. 313 chofes ou elle ne comprenoit rien. Elle crut d'abord que toutes fes intrigues étoient découvertes, & que fon amant avoit été trouvé dans fon lit. Cette penfée & le remord de fa confcience, joints a la foibleffe que lui avoit caufé la drogue qui Favoit affoupie, lui donnèrent une fi vive douleur qu'elle en tomba dans une profonde & dangereufe pamoifon. Ce nouvel accident étonna bien des gens, & donna lieu h de nouveaux difcours. Mais pendant qu'on lui donne fecours , retournons a 1'innocente Ktalipfe , qui ne pouvant plus garder le filence, & fongeant enfin qu'il valoit mieux perdre fon amant que fon honneur, dit tout haut qu'un homme, qu'elle ne connoiffoit pas, étoit entré dans fa chambre fous le nom de Bémifte, dont il contrefaifoit la voix , & qu'il avoit voulu lui faire violence, ce qui l'avoit obligée a crier au fecours. Cette confeffion étant faite devant la gouvernante de 1'ofmalie, elle fit auffi-tötredoubler la garde des portes, & appelier Bémifte. On la cherche de tous cötés', on fait retentir fon nom par toute 1'ofmafie, mais elle ne fe trouve point; on trouve bien fes habits, mais on ne peut trouver fa perfonne, quelque diligence qu'on faffe; après Fa voir long-tems cherchée en vain, on fait venir toutes les filles, on les examine toutes, mais on ne trouve point de  314 HlSTOIRE gar$on parrni elles-. Cela fait qu'on parle diverfement de Ktalipfe, 6c qu'on doute de ce qu'elle avoit dit ; mais elle perfifte 6c affure qu'un homme avoit voulu la forcer dans fon lit. Lkdeffus on cherche de nouveau par tous les coins de 1'ofmafie, fans négliger aucun endroit, mais inutilement, on ne trouve point d'homme, 6c Bémifte ne fe trouve pas non plus. Cependant le jour étant venu , quelques filles qui avoient fait deffein de febaigner, entrent dans le bain 6c trouvent la feinte Bémifte,qui, après avoir fait quelque tems le plongeon, fut enfin contrainte de reprendre fair 6c de s'expofer a leur vue. Ces filles Payant reconnue, en avertiffent la gouvernante, qui fe vient faifir de fa perfonne, 6c qui,l'ayant vifitée, trouva,fans beaucoup de peine, de quel fexe étoit le galant, qu'on reconnut pour être le frère de Bémifte. Cependant Simmadé étoit revenue a elle, 8c Ktalipfe ayant fu que c'étoit Bémiftar qui 1'avoit voulu furprendre, découvrit les pratiques de fa fceur,6c dit a la gouvernante, qu'elle avoit voulu lui perfuader de recevoir fon amant dans fon lit, fans doute dans le deffein d'y introduire fon frère. La deffus on entra dans un jufte foupcon de toute 1'intrigue; & bien que le prifonnier ne voulut rien confeffer, on envoya vifiter fa chambre, 8c on y trouva  DES SEVARAMBES. 3 15 la veritable Bémifte couchée avec l'on amant» On les examina tous trois touchant Simmadé , mais ils ne voulurent jamais i'accufer , & elle auroit pu paffer pour innocente , fi elle ne fe fut accufée elle - même, & n'eüt confefïé fa faute a ceux .qui 1'examinoient. On envoya querir la juftice; mais avant que de lui mettre Bémiftar entre les mains, les filles de 1'ofmafie lui déchirèrent toute la peau a coups de verges. Cette aventure fit grand bruit k Sévarinde, & l'on en feut bien-töt toutes les particularités. Peu de tems après ces infortunés amans furent publiquement fouettés autour du palais, & Ktalipfe fut vifitée , mais onla trouvapure; ce qui donna beaucoup de joie k fon amant, qui, 1'époufa quelque tems après , & qui, je penfe, vit encore heureufement avec elle. Voila comme quelquefois 1'amour fe joue de la vigilance des gardes les plus févères, & porte les amans aux entreprifes les plus hazardeufes. Tout le monde n'obéit pas également aux loix, quelques douces &c raifonnables qu'elles paroiffent être, & par tout on trouve des gens qui n'en appréhendent pas tant la févérité, qu'ils aiment la paflion aveugle qui les porte k les violer, malgré la rigueur des cbatimens qu'elles ordonnent. LesSévarambes divifent le tems comme nous-  3*6 H-istoire par années ou révolutions folaires. Ils Ie fnbdivifent auffi par mois ou révolutions lunaires & par demi révolutions : car ils ne comptent point par femaines. Les trois premiers jours de la nouvelle lune & les trois premiers après qu'elle eft dans fon plein, font des jours de fête chez eux; ils ne travailient que trois heures du matin, & le refte du jour fe paffe en réjouiffances. On voit, dans leur pais, prefque tous les inftrumens de mulique connus dans notre continent, & quelques autres que nous n'avons pas. Ils ont retro uvé 1'invention des hydrauliques qu'avoient autrefois les grecs &c les romains, que nous avons perdues, & fe vantent même d'y avoir beaucoup ajoüté. Quoi qu'il en foit, il eft certain que leurs hydrauliques ou orgues d'eau font incomparablement meilleures que celles ou l'on ne fe fert que du vent. Leurs airs & leurs chanfons ont quelque chofe de fi majeftueux & de fi charmant tout enfemble , que ce n'étoit pas fans raifon, que Maurice trouva leurs concerts beaucoup meilleurs que les nótres. Ajoutez a cela, qu'étant plus robuftes & plus puiffans que nous, ils ont auffi la voix plus male & plus éclatante. De plus, ils fuivent les regies de la poëfie métrique , qui eft infiniment plus forte & plus énergique que nos barbares vers rimés, comme nous le  BES SEVARAMBES. 317 dirons ailleurs. A tous,ces avantages on peut ajouter que , lorfqu'on trouve dans la nation quelque enfant qui a la voix excellente , on 1'inftruit dès 1'age de fept ans, & on le confacre au foleil , pour être Pun des chantres qui chantent les hymnes qu'on a compöfées a. fa louange. Pour la peinture , la fculpture , la gravure ; la broderie &c tous ces autres arts qui font plus pour la curiofité que pour ï'utilité, ils ne font point exercés par le peuple, mais il y a des lieux oü, des perfonnes choifies, & qui excellent dans tous ces beaux arts, travaillent pour les ornemens publics. On n'y voit guères de caroffes , de chaifes, ni de litières, a moins que ce ne foit pour des gens malades, ou des officiers agés. Les maladies y font en petit nombre , & peu de gens en font attaqués , fi ce n'eft de quelque fièvre ou de quelque pleuréfie, qui viennent de trop grande abondance de fang, ou de quelque exercice trop violent. Leurs maifons font fi bien percées & fi bien aérées , & ils y vivent fi proprement, que cela ne contribue pas peu k leur fanté ; comme auffi leur manière de vivre fobre & reglée, leurs exercices moderés, & la falubrité de l'air qu'ils ïsefpirent, & des viandes dont ils fe nourriffent.  3 i 8 H X S T O I R E Auffi ne font-ils guères incommodés de médeeins & d'apothicaires, quoi qu'il y en ait d'établis par le magiftrat; mais ils font grand cas des chirurgiens. Ceux-ci font principaiement employés a embaumer les corps de magiftrats illuftres qui ont bien mérité du public , & ils y font fi adroits, que j'ai vu de ces corps erabaumés depuis plus de cent ans, qui fembloient encore être vivans, fans que 1'air leur nuifit aucunement, quand on ouvroit les caiffes oü ils font enfermés. Pour le refte du peuple , on brüle leurs corps quand ils font morts , & l'on recueille les cendres de quelques-uns dans des urnes , a la manière des anciens romains. Quand ils brülent un corps, ils croyent que la fumée en emporte les parties les plus fubtiles vers le foleil, tk qu'il n'y a que les plus terreftres, qui demeurent dans les cendres. De la manière dont on exerce la jujlice, parmi les SèvarambiS. Comme ils n'ont rien en propre, on ne voit jamais de procés civil parmi eux. II n'y a que des caufes criminelles, qui font jugées par les ofmafiontes, lorfque le fait a été commis dans leur jurifdiöion. Chaque juge eft- affifté par fes deux lieutenans, & par trois vieiljards du  DES SE V ARAMEES. 3 T 9 lieu, que le criminel a la liberté de choifir. Si le crime a été commis par des gens, ou contre des perfonnes qui demeurent dans des ofmafies différentcsj la caufe eft portée devantun bofmafionte & les ofmafiontes intereffés, qui tous enfemble jugent fouverainement, fi ce font de petits crimes ; mais les plus grands fe jugent devant un brofmafionte & fes huk affiftans, & l'on peut en appelier devant eux, pour les affaires confidérables. Dans les crimes d'état, les caufes font portées devant un févarobafte &c douze affiftans, tous brofmafiontes ; & fi le fait eft fort extraordinaire , on le plaide devant le vice - roi même & fon confeil. Les accufés peuvent eux-mêmes plaider leur caufe, ou employer quelqu'un de leurs amis qui fache mieux plaider qu'eux. J'ai fouvent affifté aux tribunaux pour voir la décifion des caufes, & leur manière de les juger, qui eftaffurémentfort digne de louange, tant a caufe de la patience & de la modération desjuges, que du refpeö & de la vénération qu'on a pour eux. On n'y entend point ces crieries & ce tumulte qu'on fait en Europe dans les cours ou l'on décide les procés. Tout fe fait ici avec un filence & un ordre merveilleux, & rarement arrive-t-il, qu'on y rende des jugemens iniques, comme on fait le plus  3-0 HlSTOIRË fouvent parmi nous, oii 1'ambition , 1'avarice 8c Penvie corrompent 1'efprit des juges, 8c leur font prononcer des fentences contraires k 1'évidence du droit, & aux lumières de la raifon. Néanmoins la pafïion règne par tout oii il y a des hommes, Ia différence n'eft que du plus au moins, 6c la faveur ou la rufe 1'emporte Men fouvent fur la juftice 8c 1'innocence. Cela me parut un jour k la ville d'Arkropfinde, k 1'occafion d'une fentence que prononca un juge Bommé Nérélias, dans une caufe qui lui avoit été déférée. Un jeune homme fort honnête 8c fortfavant dans les mathématiques, 8c fur tout dans la partie de cette fcience qu'on appelle mécanique, avoit trouvé 1'invention de faire monter 1'eau jufques k une hauteur prodigieufe, par le moyen d'une machine qu'il avoit imaginée , 8c dont il croyoit quel'effet feroit infaillible. Mais comme il ne voulut que perfonne fut cette affaire , jufques k ce qu'il la demontrat en public , au tems qu'on diftribue le prix de la gloire a ceux qui ont fait quelque chef-d'ceuvre, il fut obligé de s'adreffer a un homme de fa connoiffance , qui avoit l'art de parfaitement bien peindre au crayon. II lui fit connoitre le befoin qu'il avoit de fa main pour repréfenter fur le papier la machine qu'il avoit imaginée, 8c le pria  DES SeVARAMBES. 3 21 pria de travailler pour lui» Ce que 1'autre lui promit de faire & de crayonner inceffamment fa machine, felon le modèle qu'il lui en donnerolt. Le mathématicien ayant tiré cette promeffe , donna au peintre une partie desfigures qu'il avoit groffièrement tracées de fa propre main, & le pria de les peindre au net avant que la folemnité des prix fut arrivée. Après eet engagement, il fe paffa beaucoup de tems, pendant lequel, foit par mallce ou par faineamife , le peintre ne travailla prefque point a 1'ouvrage qu'il avóit entrepris, ce quilaffala patience du mathématicien,& 1'obligea de lui demander fes modèles , & de fe facher contre lui de ce qu'il lui faifoit perdre le tems & le moyen'de remporter le prix entre ceux de fon art. Mais le peintre fe mocqua de fes plaintes , &c après 1'avoir long-tems amufé en vaines promeffes , lui dit enfin qu'il ne vouloit pas lui rendre fes originaux , s'il ne jettoit un de fes ennemis , du pont d'Arkropfmde , dans le fleuve. II voulut exiger cela de lui, paree que ce mathématicien étoit un homme d'une force prodigieufe. Cette demande furprit ce jeune homme, paree qu'elle étok^ injufte & bizarre ; la crainte pourtant qu'il eut de ne pas avoir fon ouvrage pret dans le tems qui lui étoit néceffaire, fit qu'il donna faparole au peintre de faire ce qu'il lui deman-* Tome V* X  lit H i s, t o i it e doit, pourvü qu'il achevat, dans dix jours, Foitvrage qu'il avoit entrepris pour lui. L'autre en tomba d'accord , & le défir de faire un affront a fon ennemi, par le moyen d'une tiercé perfonne, fans s'expofer lui-même au danger, fit qu'il travailla fans ceffe, k 1'ouvrage qu'il avoit commencé long-tems auparavant, fi bien qu'il 1'acheva dans le jour qu'il lui avoit promis. II le fit enfuite favoir au mathématicien , & lui offrit de lui donner tout ce qu'il avoit fait pour lui, s'il vouloit exécuter la promeffe qu'il lui avoit faite de jetter fon ennemi dans lefleuve. Bien que le mathématicien vit fa malice & fa lacheté, il ne laiffa pas de lui confirmer la parole qu'il lui avoit déja donnée, & le pria feulement, de trouver un moyen pour attirer fur le pont, la perfonne qu'il devoit jetter dans le fleuve. Le peintre ne manquapas d'en cbercher 1'occafion, & 1'ayant trouvée,il mena fon champion fur le pont, ou fon ennemi regardoit quelque exercice qu'on faifoit dans Peau. II le jriontra au mathématicien, qui le prit au milieu du corps, après lui en avoir déclaré la caufe , &, malgré toute la réfiftance qu'il put faire , il le précipita dans la rivière, & demanda fes papiers au peintre , qui les lui rendit incontinent. 11 ne les eut pas plütot ferrés , qu'il lui dit, que, puifqu'après Favoir tenu long-tems  DES SÉ V ARAMEES Jij en fufpens par de belles paroles, il avoit enfin exigé de lui un fervice qui le rendoit Finftrument de fon injufte vengeance , il n'étoit pas moins raifonnable qu'il fe fervit de fes propres forces, pour fatisfaire fon jufte reffentiment; Alors fans tarder davantage, il prit le peintre & lejetta dans le fleuve, lui difant d'aller tenir compagnie a 1'autre, qui méritoit moins que lui le traitement qu'il avoit recu. Le fleuve Sévaringo eft fort large & fort profond, & les ponts d'Arkropiinde ne font pas fort hauts; ce qui fit que ces deux hommes que le mathématicien y avoit jettés , ne fe fir&nt aucun mal, Sc fachant tous deux bien nager, ils n'auroient couru aucun rifque de fe noyer, s'ils ne fe fuffent pris 1'un 1'autre dans 1'éau ou ils avoient été jettés prefque dans un même tems &c dans un même endroit. Le premier attaqua le peintre, 1'ayant atteint a la nage, ÓC ne voulut pas porter plus loin les effets de fa vengeance. II fe fit donc un 'combat fort extraordinaire entr'eux : & fi quelques gens n'y fuffent accounts avec des bateaux pour les féparer & les tirer de 1'éau , 1'un des deux , y auroit fans doute été noyé. L'ennemi du peintre 1'avoit déja pris par les cheveux , lui avoit donné plufieurs coups furie vifage, & 1'alloit étoufTer dans Peau , quand ces uaïeaux lui arrachèrent ce miférable des mams* Xij  324 HlSTOIRE & les tirèrent tous deux a terre , pour les mener enfuite en prifon, jufques a ce que la juftice connüt de leur différend. Cependant le mathématicien , après avoir vu qu'on les menoit devant le juge , s'y en alla auffi. lui-même, & fut envoyé en prifon avec eux. A quelque tems de la , les trois criminels furent appelles en jugement devant ce Nérélias dont nous avons parlé, qui, s'étant laiffé prévenir, condamna le mathématicien & celui qu'il avoit jetté le premier dans Peau, a fix mois d'emprifonnement, & déclara le peintre innocent, quoiqu'il fut le plus coupable. Lorfqu'il prononca ce jugement, le mathématicien eut beau lui repréfenter la vérité du fait, & juftifier Fennemi du peintre, qui étoit tout-a-fait innocent, il ne voulut pas feulement Pécouter,ni entendre les témoins qu'il avoit ammenés avec lui. Ce Nérélias étoit un homme affez éclairé & bon juflicier, quand il n'étoit pas prévenu ; mais la moindre perfonne qui alloit le folliciter & lui recommander fa caufe avant le jugement, étoit mieux écoutée que tout autre ne Pétoit enfuite dansl'audience. O.utre cela ,il avoit une maxime très-fauffe dans fes jugemens , c'eft qu'il foutenoit plütot les efclaves &c les gens fans honneur , que les perfonnes de mérite. Cela s'étoit vu en diverfes fentences qu'il avoit données; mais comme  DES SEVARAMBES. 315 c'étoit dans des affaires moins éclatantes que celle-ci,il n'avoit jamais été chatié de fes injuftes décifions. 11 étoit fantafque 6c bourru; & fur le irïoindre fujet, condamnoit ceux qui avoient eu le malheur de lui déplaire , quelque jufte que fut leur caufe. Le mathématicien, qui étoit homme de cceur & de probité, fut extrêmement irrité de 1'injuftice qu'on lui avoit faïte, &C tourna toute fa colère contre fon injufte juge , dans Fefpérance de s'en vengerquelque jour, s'il en pouvoit avoir 1'occafion. Cependant il fut obligé de fubir la fentence , paree qu'il n'en pouvoit appeller qu'aux cenfeurs , lorfqu'ils feroient leur cenfure, ce qui fe fait publiquement de trois en trois ans, & alors il n eft pas feulement permis a ceux qui ont fujet de fe plaindre de Pinjuftice des juges, de porter leurs plaintes devant eux; mais il leur eft même enjoint de le faire. II crut donc qu'il valoit mieux attendre un tems fi favorable a fon deffein, que de faire du bruit &C des plaintes inutiles.Le tems de cette cenfure n'étoit pas loin, & comme elle fe fait par des Sévarobaftes, dans la ville &l dans rous les fièges de juftice de la campagne , il ne doura point que ces grands miniftres n'examinaflent fa caufe avec plus de juftice & d'exactitude que n'avoit fait Nérélias, qui s'étant laiffé prévenir par quelques amis du pein-  3*6 HlSTOIRE ' tre, ne 1'avoit pas feulement écouté, Sc 1'avoit même traité inrjignement, fans répondre que par des regardsde mépris, accompagnés deménace, au refpeft & a la foumiffion qu'il lui avoit témoignés, quand il lui avoit demandé audience, Heureufement pour lui, un févarobafte qui étoit homme d'efprit 8c grand amateur des fciences Sc des beaux arts, fut envoyé cette année a la ville d'Arkropfinde pour y exercer la cenfure. Le mathématicien lui fit fes plaintes contre Nérélias, & en fut favorablement écouté ; il lui montra même quelques pièces de fon deffein, que le févarobafte approuva fort, quoique Nérélias, fans favoir aucunement examiné, 1'eut traité de chimérique Sc de confus. Plufieurs autres perfonnes ayant joint leurs plaintes k celles du mathématicien, les cenfeurs furent fort irrités contre ce juge inique , qui avoit été fi déraifonnable que de condamner des gens, fans examiner leur caufe, &fans vouloir même les écouter , ce qui, parmi ces peuples, paffe pour la plus grande des injuftices , &c c'eft plus pour cela que pour toute autre chofe qu'on punit un juge. Nérélias fut appellé devant les cenfeurs, & en leur préfence le mathématicien, qui étoit un fort honnête homme , & qui ne manquoit pas d'éloquence, prouV» C[u'U avoit avancé contre lui; de forte  I) F. S S r. V A R A M B E S. 317 que Ncrrclïas, tant pour la fentence injufte qu'il avoit dorraée dans cette caufe, que pour pluli. urs autres mauvais jugemens,fut démis de fa charge , réduit a. la condition de vivre en homme privé, & expofé è la haine & au mépris de tout le monde. Mais il ne vêcut pas long-tems dans eet état; car, ne pouvant fupporter la douleur &c la honte de fa démiffion, il en perdit le repos & le jugement; & enfin , par un jufte défefpoir, il fe précipita du pont d'Arkropfinde, dans le fleuve, au même endroit oii le mathématicien avoit jetté le peintre , & fon ennemi. Mais il n'en fortit pas comme les autres: car s'étant abandonné au courant de l'eau, il en fut étouffé avant qu'on put 1'en tirer, &finitainfi fa vie. Voila comment le ciel punit les crimes des juges iniques , & fait voir par de févères chatimens qu'il n'eft rien qui lui déplaife plus que les aöions de ceux qui abufent de leur autorité pour opprimer les innocens. J'étois dans la ville d'Arkropfinde lorfque les cenfeurs examinèrent la fentence de cè Nérélias, & j'entendis peu de tems après , raconter a Sévarinde quelle avoit été fa fin malheureufe. On ne punit jamais de mort, a moins que ce ne foit pour quelque crime énorme ; mais on condamne a plufieurs années d'emprifonnement, felon la qualité du crime. Dans ces prifons on Xiv  3*8 HlSTOIRE eft obligé de travailler beaucoup , & l'on y eft fouvent chatié, &, de tems en tems, les coupabies font promenés dans les mes, pour y être publiquement fouettés autour du palais, & puis ramenés en prifon, jufques a ce que le tems ordonné pour leur chatiment, foit expiré. Quand je demandois aux Sévarambes pourquoi on ne punifToit pas les crimes, de mort, ils me'difoient qu'il y auroit de l'inhumanité & de la folie a le faire : de 1'inhurnanité a faire mourir un concitoyen , &i lui óter ce qu'on ne peut pas lui dom ner;&de la folie, a détruire une perfonne qui peut expier fon crime par des fervices utiles au public, Ils ajoutoient qu'on punit affez un criminel, quand on le fait travailler long-tems dans une prifon, oü il ('ouffre une. longue mort, & d'oü on. le tire de tems en tems, pour montrerl'exemple aüx autres, & leur mettre fouvent devant les yeux la punkion qu'on fouffre pour les crimes qu'on a commis. Ils difoient encore qu'on avoit trouvé par expérience, que les hom-, pies craignoient plus ces longs chatimensqu'une mort prompte qui les tiroit tout d'un coup de leurs. misères. On envoye fouvent les mek faiteurs travailler aux mines, d'autres fois on les garde dans les raaiföns de corre&ion , felon qmon 2 befoin de les employer, Tou.t le monde a la permiflion de mener ce*»  DES SEVARAMBES. 319 lui qu'il accufe devant le magiftrat, pourvu que ce foit une perfonne privée , & qu'on fe rende prifonnier avec lui; & fi 1'accufé neveut pas le fuivre & qu'il ne foit pas allez fort pour 1'y contraindre, tout le monde eft obligé de lui prêter main forte dès qu'il crie. Sévariaflei fomls antai. C'eft a dire on viole, on défobéit aux loix de Sévarias. Dès qu'on entend ces mots , on court de toutes parts pour arrêter Paccufé , qui rehd, par cette défobéiflance, fon affaire plus facheufe qu'elle n'étoit auparavant. Voila, en abrégé, comment on exerce la juftice parmi ces peuples, oü l'on n'eft pas long tems a décider les caufes, paree qu'il n'y a ni gain ni profit a les tirer en longueur. De lx milice des Sèvarambcs. Bien que cette nation n'ait jamais de guerre, elle ne laiffe pas d'être toujours armée , de s'éxercer perpétuellement aux armes, & d'en faire un de fes principaux emplois. Dès le jour qu'un garcon ou une fille, ont été adoptés par 1'état, ce qu'on fait lorfqu'ils ont atteint lage de fept ans, on leur aprend a manier les armes, & c'eft un de leurs exercices journaiiers, jufqu'a 1'age de quatorze. Alors on leur enfeigne un métier; mais cependant on les oblige a faire  3'i° H I S T O I R E 1'exercice durant quelques heures dans-tous les jours de fête, dont il y a fix dans chaque mois, autre plufieurs grandes folemnités dans 1'année. Aux jours de fêtes ordinaires, ils s'exèrcent chacun dans fon ofmafie feulement; mais aux fêtes folemnelles, on fait des revues générales, & chacun eft obligé de s'y trouver, k moins qu'il n'ait quelque excufe légitime pour s'en difpenfer. Ce n'eft pas feulement les hommes qui s'exèrcent aux armes, les femmes s'y exercent auffi depuis lage de quatorze ans , jufques a celui de quarante-neuf, après quoi tous font exempts des devoirs de la milice. De plus toute la nation eft divifée en douze parties, Tune defquelles eft toujours en armes &c fert trois mois a 1'armée ; car cela fe fait tour-a-tour, fi bien que de trois en trois ans, tous ceux qui ne font pas exempts du fervice , font obligés de fervir trois mois a 1'armée, qui fe tient aux champs, & qui campe comme fi elle avoit des ennemis a combattre. On aura pu voir quel eft 1'ordre de leurs armées dans la première partie de cette relation , oii j'en ai affez amplement fait Ia defcription.Préfentement,j'ajouterai qu'il y a toujours quatre armées dans Sévarambe, & deux dans Sporoumbe, deux defquelles font toujours oppofées Tune a 1'autre, & tachent de fe furprendre comme s'ils étoient effeöivementenne-  des Se varambes. 331 mis., &l la riguear de la difcipline y eft auffi ponftuellement obfervée , que s'il y avoit une véritable'guerre. Outre cela ;on tire de chaque tribu un nombre de foldats pour aller aux mines garder les fortereffes qu'on y batit du tems de Sévarkimpfas , qui fubjugua une nation des Stroukarambes, qui avoit été affez hardie pour faire des courfes dans fes états. Ceiix qui font énvoyés a la garde de ces fortereffes, y demeurent toujours fix mois; après quoi on les relève, & ils s'en retournent chez eux ; cela leur arrivé une fois en douze ans feulement. Mais s'il y avoit une véritable guerre, alors quelques-unes des armées , qui font,'en campagne , feroient obligées de marcher. Outre ces armées, il y a tous les jours, trois mille hommes a la garde du palais du vice-roi, deux mille d'infanterie & mille de cavalerie : mais les femmes font exemptes de ce fervice , comme auffi de celui des mines. Chaque gouverneur a encore , fa garde particulière, proportionnée a la grandeur de fon gouvernement, & ainfi la douzième partie de ceux qui ne font pas exempts de la milice , eft, tous les jours, aöuellement en armes. Pour Pentretien de ces armées, on a des chariots & des munitions de bouche & de guerre , de 1'artillerie & tout ce qui eft néceffaire dans ces occafions ? ou l'on fatigue autant les foldats  33* Histoire que fi la guerre étoit véritable. Tous les généraux font du grand confeil d'état, & fi 1'orf n'eft févarobafte, on ne peut commander une armée. Les lieutenans généraux font tous brofmafiontes; & pour les autres officiers on les cboifit indifféremment d'entre le peuple. Ds ont une jurifdiöion militaire, mais il eft permis aux officiers fupérieurs d'appeller du jugement du général, a celui du vice-roi dans de certaines caufes. Ils divifent leurs foldatefque en trois corps, favoir celui des gens mariés qui vont enfemble, celui des filles, & celui des garcons. Ces corps font partagés en régimens dedouze eens perfonnes, ces régimens en douze compagnies de cent perfonnes chacune, & ces compagnies font diftribuées en douzaines, fur chacune defquelles il y a un douzenier. II y a auffi deux cinquanteniers clans chaque compagnie , & ce font les officiers inférieurs. Les fupérieurs font deux enfeignes , deux lieutenans & deux capitaines , tous fubordonnés les uns aux autres , enfuite les colonels qui font auffi deux dans chaque régiment , & les officiers généraux. Quant k la mer, ils y ont auffi des vaiffeaux de diverfes grandeurs , dont quelques uns font toujours armés. Au lac de Sporafcompfo, ils ont trente ou quarante Yaifleaux ou galères,  DES SEVARAMBES. 333 prêtes a mettre en mer, quand il plaita 1'amiral, qui eft toujours du nombre des févarobaftes. II y a deux amiraux , 1'un fur le fleuve Sévaringo, & 1'autre fur les mers de Sporounde. On voit fur le fleuve, un nombre prefque infini de batimens , grands ou petits , qui dépendent de 1'amiral. Ils fervent a la pêche ; ou pour tranfporter les denrées de tous les cötés du fleuve qui eft fort long & fort profond , & qui recoit plufieurs rivières navigables, avant que d'arriver a la mer. II s'y décharge a prés de cent lieues au deffous de Sévarinde, & cette mer eft une mer intérieure, qui, comme l'on croit, n'a point de communication avec l'ocean, & qui s'étend jufques au deffous du pole antarclique, ce qui, jufqu'ici, nous a été inconnu.I'en ai bien oui parler a des Sévarambes, qui avoient navigé fort loin dans cette mer, & qui en difoient des chofes étranges. Premiérement ils difoient que le fleuve Sévaringo fe déchargeoit dans un bras ou détroit de cette mer, qui s'avance plus de fix - vingts lieues entre les terres, &i qui, en des endroits, n'a pas plus de quatre ou cinq lieues de large, mais qu'il alloit toujours en s'élargiffant vers la grande mer, jufques a un certain endroit oii il fe rétréciffbit encore entre deux bautes montagnes, & n'avoit pas plus de deux lieues de large, Ils ajou-  334 K i s t ö i r é toient que, dans ce détroit, Lis avoient remafqué une efpèce de flux & reflux comme dans Pocean, mais qu'il n'étoit pas fi fort. Qu'au déla de ce détroit ,1a mer s'élargiffoit de tous cötés, & qu'ils y avoient vu diverfes ifles couvertes d'arbres; que ces ifles & les rivages de la mer &c du canal étoient, en divers endroits, habitéespar des peuples groffiers& fauvages, qui véritablement adoroient le foleil, Ia lune & les étoiles; mais que les erreurs de Stroukaras étoient recues parmi plufieurs d'entre eux. Nous parierons tantöt de eet importeur célébre dans ces parties du monde , quand nous viendrons auchapitrede la religion desSévarambes; lis ajoutoient encore que dans ces mers], on trouvoit des monftres &C des poiffons fort différensde ceux de 1'ocean, & que le canal avoit une quarïtité prodigieufe de ces poiffons, dont quelques - uns des habitans des rivages tirent leur principale nourriture. Que d'ailleurs leur pais eft fort bon &z la terre fort grafie, de forte qu'elle leur pourroient rendre beau coup de fruits s'ils avoient 1'induftrie de la cultiver. La première fois que les Sévarambes allèrent a la décx>uverte de ces mers, ce qui fut fur la fin du régne de Sévarias , Us furent attaqués par un fort grand nombre de ces barbares qui vinren,t a eux dans leurs canots oC qui fe voih  des Sevar'ambes. 33 ^ lurent emparer de leurs navires, mais 1'artillerie & la moufqueterie venant a. jouer fur eux, ils en furent li épouvantés, qu'ils fe mirent tous en fuite, & n'ont jamais depuis ofé les attaquer. Au contraire, ils viennentrendre leurs foumilïions k tous les vaiffeaux qu'ils voient palTer prés de chez eux , & leur portent des préfens. Ils vont tout nuds, quoique dans 1'hiver ils fe couvrent des peaux, des bêtes qu'ils tuent k la chalfe, qu'ils rendentfort fouples, par le moyen de la cervelle de ces mêmes animaux , dont ils fe fervent pour les accommoder. II font plus ou moins grofïiers, felon qu'ils s'approchent ou s'éloignent du foleil; mais on trouve dans des ifles fort avancées dans la mer , des habitans barbares avec qui les Sévarambes n'ont jamais pu lier de commerce affuré. Ces ïles font plufieurs en nombre, prefque en vue les unes des autres , & s'étendent en long vers le pole k plus de cent lieues loin du rivage. Quelques - unes 'font paffablement grandes, mais la plupart n'ont pas plus de neuf ou dix lieues de diametre, & d'autres beaucoup moins. Du tems de Sévariftas on alla fort avant dans cette mer , èc jufques bien prés du pole , fans y trouver aucunes glacés, bien qu'il y en eüt fur les rivages en des endroits beaucoup plus prés du foleil. Depuis ces tems-la , on a paffé par déla le pole  33<5 Histoirë même, fans courir aucun rifque. L'on a trouvé que la mer y étoit beaucoup plus calme que proche les rivages , quoi qu'elle y eüt une efpèce de flux & réflux, &, en quelques endroits, des courans affez rapides, mais qui n'étoient pas dangereux , & qui, au contraire, fe font trouvés fort utiles pour la navigation, en de certaines occafions. La curiofité feuie a porté les Sévarambes a découvrir ces mers ; car ils n'en tirent pas de grands avantages; leur gouvernement étant tel, qu'ils ne fe foucientnullement du commerce des autres nations, & ils n'ont entrepris cette navigation que pour fatisfaire leurs efprits. I's en tirent pourtant beaucoup de criftal de roche, & de fort belles perles qu'on prend en de certaines ifles de cette mer. Un pilote nommé Chicodan , avec qui j'avois fait amitié & qui m'entretenoit fouvent de fes voyages, me fit voir plufieurs peries qu'il avoit apportées de ces pays-la, oü elles font fort communes, & m'en donna fept fort groffes & fort fines , que j'ai depuis portées en Afie , & que j'ai vendues pour des fommes confidérables. Néanmoïns celui qui me les donna n'en faifoit pas plus de cas que nous ferions ea Europe, de bracelets de verre» Avant mon départ de Sévarinde, Sévarminas avoit defléin d'envoyer des vaiffeaux pour découvrir  DÈS S E V A K. A M B E S. 337 découvrir entiérement cette mer, qui eft fort grande, & qu'on croit n'avoir aucune comrnunication avec Pocéan , fi ce n'eft par des conduits fouterreins. Pour faciliter ces voyages, ils ont bati des fortereffes, en divers endroits du canal; & même dans quelques-unes de ces ifles fort avancées dans la mer. Aux lieux oü le froid eft véhément, ils ont fait des maifons fort épaiffes fous la terre, & les ont voutées par le haut , fi bien que par ce moyen les efclaves ou les criminels qu'ils y envoient ne fentent prefque point 1'incommodité du froid , encore que fouvent leurs maifons foient couvertes de neige; car, fous ces voutes, il fait une chaleur temperée , même au milieu de 1'hiver. II y a de 1'apparence qu'étant fi bien pourvus des chofes néceffaires , pour une découverte, ils découvriront avec le tems toute cette mer. J'ai demandé fouvent auxSévarambes, pourquoi ils ne fe rendoient pas maïtres de tous les rivages du fleuve & du canal jufques a la mer.' lis me répondoient qu'ils en feroient les maïtres quand ils voudroient , & qu'ils 1'étoient déja, par le moyen de leurs frégates, de leurs galiotes , & de quelques forts qu'ils ont fur le rivage ; mais que pour les terres , ils ne s'en foucioient pas, paree qu'ils n'en avoient pas Totne V, Yt  538 HïSTOIRÉ encore befoin. Qu'ils croyoient néanmoins que leur nation venant a s'augmenter comme elle fait tous les jours , ils feroient enfin contraints d'étendre leurs colonies plus loin du cöté de cette mer , &c de s'emparer, peu-a-peu, de tous les rivages du fleuve. Toutefois que cela fe feroit infenfiblement , lors feulement que la néceflïté les y forceroit; car autrement ils ne le feroient pas; paree qu'une des principales maximes de leur gouvernement , eft de ne point ufurper le bien d'autrui, mais plutöt de 1'acheter, comme ils ont fait le terrein oü ils ont bati leurs forts. Les naturels habitans du pays, le leur ont vendu pour du vin & pour des étoftës , & autres marchandifes. ( Le fleuve Sévaringo eft fi grand & fi profond, que depuis Arkropfinde jufques a la mer, il n'y a point d'endr-oit oü il n'ait plus de quinze pieds d'eau , lors même qu'elle eft la plus baffe. Son cours eft fi lent & fi doux, qu'en divers endroits , il eft difficile de remarquer le courant de Peau. Cela vient de ce qu'il paffe au travers d'une plaine de plus de cent lieues de longueur, & fort unie tout le long du fleuve , bien qu'en d'autres endroits , on y voie plufieurs buttes ou petites collines. A trois lieues au deffous de 1'ifle oü Sévarinde eft fituée, une grande riyière , qui vient des mon-  fofes Sevarambes. lagnes qui regardent 1'orient, fe jette dans le fleuve Sévaringo a öt le rend fort large & fort profond. J'ai oui dire qu'il recoit plufieurs aulres rivières avant que d'entrer dans lattier, & qu'a fon "embouchure, il a plus de fix lieues de large. En eet endroit on dit qu'il y a de grands ferpens, qui viennent quelquefois dévorer les pauvres Auftraux dans leurs canots $ s'ils ne s'en donnent de garde. De la cour du vice-roi du foleil» Ce prinee demeure dans le palais magnifiqüè dont nous avons déja parlé, oii tous les févarobaftes demeurent auffi, pour pouvoir plus commodément 1'affifter dans fes confeils. Le nom> bre de fes officiers & de fes 'domeftiques eft médiocre ; mais fi on y comprend toutes les families des fénateurs, qui font les principaux de fa cour, on y trouvera qu'elle eft fort nom* breufe. Tous les brofmafiontes le vont fervir tour-a-tour, &Z s'en font un grand hönneuri Les officiers de 1'état font bornés dans le nombre de leurs femmes & de leurs domeftiques * excepté le feul vice-roi, qui n'eft point limité; c'eft pourtant fa eoutume dé ne prendre pas plus de douze femmes, a Pexemple de Sévarias^ qui n'excéda jamais ee nombre. Celle qu'il Yij  34° HïsTöiRË époufe Ia première, après fon élévation a Vertè pire, eft la plus confidérée , & on la regarde comme la véritable vice-reine , s'il m'eft permis de parler ainfi. Elle doit être du fang de Sévarias; caron a voulu faire Phonneur a ce grand homme, d'élever fur le tröne quelque femme de fa race, puifqu'il n'avoit pas voulu rendre 1'empire héréditaire a fa familie par les males. Toutes les autres femmes gardent le nom qu'elles portoient avant leur mariage, avec la feule addition de la fyllabe es, ou de la feule lettre s, fi leur nom eft terminé en e ; mais celle-ci porte le nom du vice-roi, &, felon cette coutume , celle qui règne aujourd'hui étant femme de Sévarminas, s'appelle Sévarminés.Les femmes de tous les autres officiers ont auffi leur nom en es; mais la première qu'ils ont époufée, porte elle feule le nom de fon mari, & quand elle meurt, la feconde le prend, & ainfi de fuite. Lorfqu'il fe trouve dans la nation quelque fille d'une beauté extraordinaire , on la fait voir au vice-roi, qui la prend pour lui s'il veut, & s'il ne la veut pas, il la donne a celui de fes fénateurs qu'il veut obliger par ce préfent, pourvu que le nombre des femmes qu'il doit avoir ne foit pas complet. Chacun de ces fénateurs ou févarobaftes en peut avoir jufqu'a huit,les brofmafiontes jufqu'a eincj  DES SEVARAMBES. J.-41 & les ofmafiontes jufqu'a trois. Ils peuvent encore avoir autant d'efclaves concubines que de femmes mariées, mais cela fe voit rarement. Les officiers inférieurs en peuvent avoir deux, & autant d'efclaves; mais les gens du commun n'en peuvent avoir qu'une & une concubine, en cas que la femme foit ftérile. Et fi 1'efclave étoit ftérile auffi, ils la peuvent changer pour une autre. II eft auffi permis a tous les hommes de changer de femme avec leurs concitoyens, pourvu qu'ils en conviennent tous deux, &C que les femmes y confentent; & cela fe pratique fouvent, quand ils ne peuvent s'accorder enfemble. Mais cela ne fe fait qu'entre perfonnes d'un même rang; car les femmes n'ai-ment pas a prendre un homme inférieur a leur premier mari. S'ils ont eu des enfans avant leur féparatlon, qui foient au-deflbus de 1'age de fept ans, la femme les prend avec elle , & les élève jufqu'a ce que 1'état les adopte. Mais il arrivé rarement que ceux qui ont eu des enfans, fe féparent, quoiqu il leur foit permis par les loix, Cette féparation même ne fe fait jamais fans quelque efpèce d'infamie; car tout le monde a mauvaife opinion de ceux qui rompent un lien auffi fort qu'eft celui des enfans communs a la femme & au mari. Ce fortes de féparations font beaucoup plus Yiij  34^ H ï 5 T O I r E* communes parmi les officiers que parmil e cömmun peuple ; paree qu'ayant plufieurs femmes, leur amour partagé, n'eft pas fi fort que lorfqu'il fe conlerve enrier pour une feule perfonne. II n'eft pas permis aux filles de fe marier avant 1'age de dix-huit ans, ni aux garcons avant celui de -vingt & un; &, de 1'autre cöté, ces loix défendent aux veuves qui ont atteint 1'age de foixante ans , & aux hommes qui ont paffe celui de foixante-dix,de contraöer de nouvelles noces. Maisfiun homme de eet age, eft fort,robufte Sc d'une conftitution a ne pouvoir fe paffer de femme , on lui donne une efclave pour concubine. Pour fubvenir au befoin qu'on a d'un grand nombre de ces efclaves, on a impofé un tribut d'enfans a quelques nations voifines , & on en achete des autres nations, qui, quelquefois, font bien aifes de fe défaire de leurs enfans, quand ils en ont plus qu'ils n'en peuvent nourrir; Sévarminas mange en public aux jours de fête de tous les mois, & dans toutes les grandes folemnités, il fait ces fortes de repas dans une grande falie garnie en haut, & de tous cötés de grandes pièces de cryftal, qui, comme des miroirs, multiplient les objets, & font un effet merveilleux. II eft affis au bout d'une longue table, avec fa. femme Sévarminés, & aux  6ES SETiEAMBES; 343 cötés de la table font affis les févarobaftes, qui font fervis par des brofmafiontes, 8c ceuxci font aidés par des ofmafiontes, qui fe tiennent derrière eux 8c leur donnent les viandes qu'ils doivent mettre fur la table. Toute la vaiffelle dont on garnit la table , eft de pur or maffif, 8c pendant que le vice-roi dïne, plufieurs concerts de mufique jouent, pour lui donner du plaifir. 11 fe promène quelquefois en public dansles rues de Sévarinde , ou dans les champs d'alentour, ob il y a un très-beau jardin procbe du fleuve. Ce jardin eft un des plus agréables jardins du monde, foit a caufe de la beauté du climat, foit par la fertilité de la terre, foit enfin par la commodité des eaux qui 1'arrofent 8c qui rembelliffent. II eft de figure quarrée, 8c n'eft point environné de murailles , mais il eft ceint d'un profond foffé plein d'eau claire, 8c d'un nombre prodigieux de toutes fortes de poiffons de rivière 8c d'étang. Ce foffé aboutit au fleuve, qui borde le jardin d'un cöté, 8c qui coule contre une longue terraffe foutenue d'une forte muraille , comme eft celle dont toute 1'ile eft environnée.Tout le terrein de ce jardin après d'un mille de diarriètre, 8c pour le moins trois de circuit, y comptenant les foffés; voici en peu de mots comme il eft ménagé. Yiv  344 Histoirë Premièrement, quand on y va de Sévarinde ; on paffe dans de grandes aüées d'arbres touffus dont la plus grande, qui eft celle du milieu' aboutit k la porte du jardin. De chaque cöté de cette porte, règne un bStiment d'environ trente pieds de hauteur , de fix-vingts de large, & de cent pas de long , bordé fur le haut dune belle baluftrade faite de marbre de diverfes couleurs, & diftinguée, de diftance en diftance, de ftatues élevées fur des piédeftaux. On en trouve une femblable du cöté du ïardin, qui borde le haut de ce bariment, & qui ne cède en rien a la première. Entre ces deux baluftradres , on voit un grand efpace pave de grandes pierres couvertes de verdure en des endroits, & de fable en d'autres, diftingue par compartiment, ornés de diverfes caiffes, oü font plantés des arbres nains, & divers pots oü croiffentplufieurs fortes de belles fleurs Tout cela eft diftingué, de tems en tems, par des ftatues & de petites fontaines qui arrofent & embelbffent ce jardin k fleurs. C'eft une efpèce de belvedère, qui, règnant fur le jardin, eft un Heu tres-commode pour en découvrir facilement toutes les beautés. Au-deffous de ce belvedère , il y , diverfes grottes & divers appartemens fFais , ok reau CQule de toutes quand onla veut faire couier. Sousla baluftrade  des Sevarambes. 34? dont nous avons parlé, on voit, par- dehors & par-dedans, de grands portiques oü l'on peut commodément fe promener a 1'ombre, a toute heure da jour ; paree que, lorfque le foleil luit d'un cöté, 1'autre cöté eft a couvert de fes rayons. Quant au jardin, il eft tout difpofé en allées, en parterres, & en compartimens quarrés, diftingués d'arbres, de fontaines, de ftatues & de fleurs. On y voit des berceaux touffus, un labyrinthe, & fur le fond , de petits bois de cèdre , de palme , de lauriers, d'orangers, & de divers autres arbres qui font un bocage fort tOuffu , fort frais, & fort agréable. Mais ce qu'il y a de plus merveilleux,&fur quoi je m'étendrai le plus, fans m'araufer a décrire les autres particularités, eft le mont d'eau qu'on voit au centre de ce jardin. Ce mont fait enfigure de pain de fucre a cent cinquante coudées de hauteur , & cinquante de diamètre. II eft creux dans le milieu comme un cone de carton , & dans cette concavité l'on voit les vaftes tuyaux , qui fervent a conduire 1'eau vers le fommet du mont, & vers tous fes cötés. Au dehors &c tout alentour du mont, font divers petits étages difpofés dans une diftance convenable les uns des autres pour retenir 1'eau , & pour faire des napes Sc des cafcades. Au fommet du mont, eft le baffia  34^ HïSTOIRË ou réfervoir, oü tombe toute 1'eau, que par le moyen des tuyaux on conduit fort haut, oh elle eft enfin pouiTée dix ou douze pieds dans • Fair de la groffeur de trois hommes. De-la elle tombe dans le baffin, & puis fe diftribue également de tous les cötés du mont, & le couvre fi bien de fon cryftal mouvant, qu'on ne voit rien du batiment, & le tout refftmble è une montagne d'eau. Outre les tuyaux qui aboutiflent au fommet du mont, il y en a une infinité de plus petits , qui aboutiflent a fes COtés,, & par le moyen deiquels on rend le mont tout hériffé de jets d'eau que l'on dirige en haut, en bas, a cöté & de la manière qu'on Veut, ce qui fait un effet admirable. Sévarminas aujourd'hui règnant, a fait fairs ce bel ouvrage, qui eft dans fon genre le plus admirable qui foit au monde. On y a mêlé 1'utihté au plaiiir; car de ce mont élevé (oü l'on a fait venir 1'eau d'une rivière qui eft au-dela du fleuve, &c qu'il a pris de loin fur des hauteurs), on ne tire pas feulement tous les jets d'eau qui arrofent & embelliffent le jardin, mais on en fait auffi conduire une bonne partiè a Sévarinde, pour la commodité de fes hsbw tans. Ce mont eft entouré d'un beau canal, qui fert a conduire fes eaux qui en rombent, jufques dans le grand baffin qui eft au bout de 1'ile,  DES S E V A R A M B E S.' 34f 'dans lequelfe font les exercices qui regardent la marine. Les tuyaux dont onfefert pour con^ duire les eaux jufqu'au mont, ne font ni de. pfomb ni de cuivre, mais d'un autre métal qui tient un milieu entre ces deux la, & qui nous eft inconnu en Europe , quoiqu'il foit fort commun a Sévarinde. Les ftatues & les piliers que nous primes d'abord pour du bronze, font faits de ce métal, il en a prefquela couleur, mais il n'eft pas tout-a-fait fi dur , il eft auffi beaur coup plus ferme que le plomb, & d'un bien meilleur ufage. II ne fe rouille jamais, & , a la réferve de 1'or, il n'y a point de métal qui dure fi long-tems. Qn 1'appelle en langue du pays plocajlo, &l'on s'en fert a divers ufages, avec beaucoup d'utilité. Quand le vice-roi fe va divertir dans ce jardin, & que la chofe eft publique, il s'y fait potter dans un charriot tout éclatant d'or & de pierres précieufes, foivi de plufieurs autres charriots ,& d'une partie de fes gardes , mon^ tés fur des chevaux & fur des bandelis. Quelquefois il va lui-même a cheval, fur-tout quand il fort de la ville ; mais quand il va k 1'amphithéatre, des hommes 1'y portent ordinairement fur leurs épaules, a couvert d'un dais fort riche &Z fort éclatant. Cet amphithéatre eft k un mille au-dcffus de  $ A$ H I S T O I R E Sévarinde, & proche du lieu d'oii l'on a tiré la pierre dontil eft conftruit. C'eft le batiment le plus gigantefque qui foit peut-être au monde „ & dont les murailles font les plus folides , étant faites de pierres d'une prodigieufe grandeur. II eft de figure ronde, & a deux cents pas de circuit au-dehors, & cinquante de diamètre audedans. Le parterre eft tout entouré de piliers ,d'une longueur & d'une groffeur prodigieufes pour en foutenir la voute, qui eft fort haute > & qui eft auffi percée, en divers endroits, de grandes fenêtres vitrées de cryftal, par ou vient un fort grand jour au milieu du parterre. Tout alentour de ces piliers, règne une autre voute fort fpacieufe, foutenue d'autres grands piliers plus bas, & encore une autre voute plus baffe autour de celle-la. Toutes ces voutes font éclairées par des fenêtres extérieures, élevées les unes fur les autres. Au-dehors & fur ces voutes il y a une grande terraffe , par laquelle on monte tout-alentour de 1'amphithéatre, jufques bien haut vers le fommet, après quoi on monte jufqu'au faite par un cheminpavé, entrecoupé de diverfes marchesou degrés, qui aboutiflent a une grande plateforme, bordée tout-alentour d'une belle baluftrade. Cette plateforme eft fi haute, que de-la on découvre fort loin dans la plaine, comme fi l'on étoit fur une montagne.  O E S S E V A R A M B E S.' 349 'Au milieu de cette plateforme, on a élevé un globe de cryftal, qui n'a pas moins de douze pieds de diamètre. Ce globe eft creux au-dedans & percé par le haut & par le bas, & le trou «Ten-bas eft affez grand pour le paffage d'un homme , qui la nuit de toutes les fêtes folemnelles y allume un grand fanal pour illuminer le globe, lequel étant illuminé, fe voit de fort loin, & reffemble a la lune quand elle eft dans fon plein. J'admirai fort ce globe prodigieux, qui eft tout d'une pièce, & je m'étonnai qu'étant de cryftal, on 1'eüt pu faire fi grand; mais on me dit qu'on avoit a Sévarinde le fecret de fondre le cryftal, comme nous fondons le verre, & que même, on le maniok plus facilement. On entre dans 1'amphithéatre par quatre grandes portes; au-dedans font divers fièges, & trois galleriesl'unefur 1'autre, qui contiennentune prodigieufe quantité de monde. On y voit plufieurs belles ftatues, & divers autres ornemens d'architefture, dont la defcription feroit trop longue & trop ennuieufe. On voit a douze pas de 1'amphithéatre une ceinture de muraille de vingt pieds de haut, & au-dedans de cette muraille , en divers endroits, on a bati des tanières oh l'on tient diverfes bêtes farouches, qu'on fait entrer dans 1'amphithéatre, par des paffages pratiqués jufqu'au parterre, quand on les y veut  3 "■• des SevarAmöes. 355 rol , qui Fut grand architefte, embellit Cé temple de tous les ornemens de l'architeciure $ & le rehdit beaucoup-plus beau qu'il n'étoit a'uparavant : mais tous les 'ornemens qu'il y ajouta n'étoient que de pierre, paree que dé fon tems les métaux étoient encore ra^ës dans le pays. II fit faire une baluftrade de marbre póur féparer le chceur du refte du parterre , '&t fit mettre, du cöté de 1'autel; une repréfentatiori du foleil en marbre jaune, & de 1'aütre cöté une grande ftatue de marbre blané, pour repréfenter la patrie, Comme eft celle quê'nous vïmes a Sporounde , & dorit nous avöns fait Ia defcription. il fit auffi fairë trois rangs de galleries 1'uhe fur 1'autre , pönr-y placer une partie du peuple , ajoutant a cela plufieurs aüffês* chofes i dont une partié fe voit encore, Sc dóni plufieurs ont été changées depuis. Sévarkhémasj qui fut le fixième vide-rol, St qlii fut grand'naturalifte , enrichit beaucoup le temple , par le moyen des mines qu'il tröuva de fon tems, & dont il tira beaucoup de riches métaux. II fit changer la baluftrade de marbre , qui féparoit lë choeür du refte dit templé, & eh fit mettre une d'argent maffif. II fit mettrê' alitour du globe lumineux de cryftal que Sé^' variftas avóit fait mettre k 1'un des cötés dé 1'aiitel, au lieu de la fepréfentation en niarbfë Zij  5*6 HïSTOIRE jaune,une grande plaque d'or taillée en rayons, parfemée de diamans & autres pierres précieufes. 4 un prix ineftimable, & qui rendent un éclat, merveilieux. Le globe de.cryftal du temple de Sévarinde eft beaucoup plus grand, & plu* radieux que celui de Sporounde , & jette une lumière beaucoup plus forte & plus éclatante. 'A 1'un des cötés de 1'autel, on voit la ftatue de Sévarias en or, inaffif, & de 1'autre celle de Sévarkomédas, ion fucceffeur. A coté de ces deux , on voit Ia ügyre de, tous les. autres vice-rois qui ont régné depuis , chacun felon fon rang, &(. toutes ces ftatues font faites de pur or & de grandeur naturelle. Sur le milieu de 1'autel, entre le globe lumineux. & la ftatue ,, on ne voit qu'un voile noir , comme au,templede Sporounde, A cöté des-murailles, tout alentour du choeur, on voit de grands tableaux en huile, oü font repréfentés tous les vice-rois, avec les aftions les plus raémorables qu'ils aient faites. Ces repréfe ntations font faites par emblêmes ou par portraits naturels. Dans le premier tableau , on voit Sévarias; recevant de la> main, du foleil les foudres du ciel, & le livre des loix qu'il a depuis laifféaux. Sévarambes. On y voit la repréfentations des deux batailles qu'il gagna fur les Strouka?rambes, & la manière dont il fut éieyé aii.  DES S E V A R A M B E S. gouvernement par Pordre du ciel, & quelques autres pafegés remarquablës de fa vie. Aü fécond, oü voit Sévarkhomédas rece* Vtet k iivre de ïa loi des ïnains de Sévarias : on le Voit enfuite faifant conftruire le tornbeau de ce grand prince t qu'on a bati a 1'un des cötés du temple. Daris tin autrë endroit , on le Voit occupé a faire conflruine les porfts de Sévarinde, è faire batir des ofmafies, Èc k ordonner plufieurs chófés qui fe firent de fon tems. Dans le troifième, on voit Sévarbrontas avet une épée nne a la main droitë , & unè équerre & un compas a 1'autre , pour repré-^ fentér la guerre qu'il ent contre les partis rebelles , & fa grande connotffance dans Parebiteöure. On voit dans le même tableau , la repréfentation de plufieurs autres chofes rêmarquables que fit ce prince. Dans le quatricme, on voit Sévardumifias lïrant fon épée a demi hors du fourreau, 8c une main fortartt dis ciel qui lui retient lê bras ; ce qui repréfente le deffein qu'il avoit eu de fconquérir quelques pays voifins ; mais qu'il en avoit été empêcbë par les loix célelies de Sévarias. On le voit auffi faifant des facrifiees , & inftituant de nouvelles cé-. témonies, Ziij  IfS H I S | O I E E Dans le cinquième paroït Séyariftas, plus jeune & plus beau que tous fes prédécefTeurs, D'un cöté, l'on voit le grand amphithéatre qu'il fit conftruire, ck de 1'autre le palais qu'il fis achever. On voit encore plufieurs repréfen|atjons des chofes éclatantes qu'il fit durant (on règne, entr'autres , le portrait d'une jeune, fille , admirablement belle , qu'il tient par la. main, ayant k fes pieds un jeune homme couehé par terre , avec un poignard dans le fein. Je demandai ce que ce portrait vouloit dire s &Z l'on me raconta 1'hifloire fuivante , que je lus. enfuite tout au long dans la vie de ce, prince. II y avoit k Sévarinde, du tems de Sévariftus , un jeune homme nommé Foriftan, qui devint amoureux d'une fille nommée Caléni.So Dès 1'age de quatorie ans , elle avoit une beauté extraordinaire , qui la faifoit admirer. de tous ceux qui la regardoient. Avec tant de charmes , on peut bien s'imaginer qu'elle, pe rpanquoit pas d'amans; mais Foriftan fut Ie, premier qui lui paria d'amour, & qui lui fit préfent_de fon coeur. II eut plufieurs rivaux, qui^ dans la. fuite, en firent de même;mais comme, il 3v0.it parlé le premier, qu'il étoit des. mieux faits &c des plus. paffio.nnés , auffi avoit-il la, meiileure place dans le ceeur de fa belle maj*  bes Sevarambes. 359 treffe. Leur paffion & leur beauté croiffanfc avec leur age, tous les amans de Calénis en concevoient de la jaloufie contre Foriftan , qui» nonobftant fa conduite modefte, avoit néanmoins une fecrette joie de fe voir préféré k tous fes rivaux. Il attendoit, avec impatience, le jour heureux qui devoit finir fes peines, par la poffeffion du bel objet qui 1'avoit charmé , & ne s'attendoit guère aux" malheurs qui travérsèrent le repos de fa vie, & qui faillirent a le perdre, avant qu'il parvïnt au moment heureux qui, dans la fuite , couronna tous fes. travaux. Un jour de folemnité , qu'on faifoit une grande partie de chaffe, il accompagna fa maitreffe'6e fes amies a la forêt. Elle étoit jnontée fur un band-elis blanc comme la neige % & brilloit avec les habits de chaffe, comme un foleil. Tous fes amans 1'admiroient dans eet équipage, & fentoient augmenter leur amour ;, mals ils fentoient, en même tems,redoubler leurenvie, quands ils voyoient qu'elle favorifoit, de fes plus doux regards le bienheureux Foriftan. Un , entr'autres, nommé Cambuna , jeune homme violent, qui ne fupportoit-qu'avee peine le bonheur de fon rival, étoit toujours auprès d'elle, autant pour donner- di* chagrin a Foriftan , que pour ma-rquer fa-paffion. | Gdé-nis. Ge jour-la ks. j-haffèurs troyvèrent Z isr  $6o HlSTOÏRE dans un endroit de la forêt une troupe d'erglantes, qui font une efpece d'ours blancs , beaucoup plus aglles que les ours ordinaires. La chaffe tournant de ce cöcé-la tout le monde y accourut, & , entr'autres, Ia charmante Calénis , fuivie de fes amans. On pouffa les erglantes avec beaucoup d'ardeur, & l'on en bleiTa plufieurs è coups de traits , dont quelques-uns furent tués; mais ceux qui n'avoient été que légérement bleffés, devenoient plus furieux par leurs bfeffures, &. déchiroient prefque fout ce qui fe préfentoit devant eux. ïl y en eut un de ceux-ia qui, venant vers Ia troupe ou étoient Calénis & fes amans , renverfoit ce qu'il rencontroit, & auroit pu déchirer cette belle perfonne, fi Cambuna, qui fe trouva commodément polté , neut pouffé fon cheval contre lui, & n'eüt, pour quelques momens, arrêté la furie de eet anima], Mais dans ce ehac, il fut fi niaiheureux, què fon cheval fe renverfa fur lui , &c Terglante alloit fe lancer fur Calénis, que fon bandelis avoit jettée par ferre , fi Foriftan, qui ne la quittoit point, ne lui eüt mis fon épée dans le corps jufqu'a la garde, & ne feut abattu mort a fes pieds, li s'étoit jetté a bas de fon cheval x quand il avoit vu le danger oh étoit fa maitrefiè, 8c cette prévoyance la fawva elle & Camhungu  de s Sevarambes. 3 teftable. Pour Pame des méchans , on croit qu'au fortir du corps, elle en va occuper un autre , dans des lieux plus éloignés de la face lumineufe du foleil , & qu'elle eft long-tems reléguée dans les pays froids, parmi les neigs» & les glacons, jufqu'a ce que , venant k s'anander, elle approche toujours de ce bel aftre, ou elle eft, enfin, réincorporée comme celle des juftes, quand elle a été purgée de fes vices & de fa corruption. Ils croyent auffi, que Pame des bêtes paffe d'un corps k Pautre, mais ils ne croyent pas, comme Pithagore , que Pame d'un homme puiffe paffer dans le corps d'une béte, ni celle d'une béte dans le corps d'un homme; ce qui fait que les Sévarambes ne font point de difficulté de tuer les bêtes pour fe nourrir de leur chair. Nous faifons ordinairement, une diftinöion entre les animaux raifonnables & irraifonnables, mais ils ne reconnoiffent point ce partage; car ils croyent que tous les animaux, qui ne viennent que par la voie de la génération, & qu'on appelle des animaux parfaits, ont une certaine mefure de raifon, plus grande ou plus petite, felon que leur ame eft plus pure ou plus groffière. ïls croyent que ces ames émar  des Sévarambes. 391 nent auffi du foleil; mais qu'étant mêléés de 1'air & des autres élémens, elles ne font pas fi pures, ni fi durables que celles des hommes, qui approchent plus qu'elles, de la nature des efprits , & qui , par conféquent, font d'une «onfiftance plus forte , & capables d'une plus longue durée. Les opinions font fort partagées fur ce fujet: mais tous ne laiffent pas de recónnoïtre que la religion de 1'état eft fort raifonnable, & perfonne ne fait difficulté d'affifter aux affemblées publiques , aux facrifices , aux hymnes & aux cantiques divers qu'on chante a la louange du foleil. Les feuls defcendans de Giovanni, qui font chrétiens , font feae a part, & n'y veulent point affifter; car ils appellent idolatrie, ce que les autres nomment culte religieux. Ceux - ci font en fort petit nombre , & ne font pas , même , fort bons chrétiens , car ils ont des opinions fort particulières, & qui ne font guères conformes aux dogmes de la fainte églife catholique. Premièrement , ils ne croyent pas que Jefus-Chrift foit Dieu, de fa nature; mais feulement par aiïomption, ou par affociation a la Divinité, &C difent qu'avant qu'il eut pris la nature humaine , pour travailler au myftère de notre rédemption, il n'étoit qu'un ange „ B b iv  39* Histoire mais leplus excellent de tous les anges, k qtu Dieu avoit donné toute plénitude de grace, 1'avoit élu pour fon fils, & choifi, entre tous fes compagnons, pour le faire 1'inftrument du falut des hommes, & pour 1'affocier èfon empire. Que, pour eet effet, il lui avoit donné la verge defer, pour vaincre fes ennemis, pour abaiffer la puhTancè de 1'enfer, & pour triompher, avec fes élus, du diable, du monde, & de la chair. Mais ils nient qu'il fut Dieu éternellement, aparte, ame, comme on parle dans les écoles; & affirment que , de fa propre nature, il n'étoit qu'un ange créé, & que, depms qu'il s'eft fait homme, il eft Dieu auffi, par Ia volonté de Dieu, qui lui a donué toute puhTancè au ciel & en la terre , 1'a adopté pour fon hls, d'une manière toute fpéciale, & lui a dit de s'affeoir k fa droite, pour marqué de 1'autorité dont il l'a revêtu. Ainfi, ces pauvres. hérénques tachent d'appuyer leur erreur par ces vains raifonnemens, & nient le très-facré myftère de laTrinité, oule concoivent d'une maffière fort différente de celle des bons cathohques : car , outre qu'ils nient la divinité. éternelle du fils de Dieu, ils difent que, par le Samt-Efprit, on ne dok entendre que 1'accord qui eft enrre Ie père & le fils, & Ia vemi. qui procédé de ces deux, pourla régénératioa,  des Sévarambes. 393 des fldèles, pour le foutien de 1'églife, & pour le gouvernement du monde. Quant au refte, ils croyent prefque tout ce que croit 1'eglife romaine, comme le purgatoire, la prière pour les morts , 1'invocation des faints , le mérite des ceuvres, & plufieurs autres doctrines de 1'églife catholique : mais ils ne croyent pas au très-facré myftère du faint facrement de 1'autel, & difent que ce n'eft qu'une cérémonie infti' tuéepar Jefus Chrïft, feulement pour nous faire fouvenir de la croix , & des promeffes qu'il a faites a tous ceux qui croiroient en lui, &t qui tacheroient de fuivre le bon exemple qu'il a laiffé aux hommes , pour y régler leurs mceurs, & y conformer leurs aöions. C'eft-la lefentiment qu'ils ont de lafainte Euchariftie; en quoi, fi je ne me trompe, ils font femblables aux calviniftes, & autres hérétiques que nous avons en Europe. Néanmoins ils célèbrent extérieurement, la mefle, a peu-prés de Ia même manière que nous ; & ils ont retenu prefque tous les ornemens & les cérémonies de 1'églife catholique Sc romaine. Ces chrétiens auftraux, que, du nom de leur fondateur, nous pouvons appeller Giovannites, ont, du moins, cela de bon, qu'ils honorent fort le pape, & difent unanimement, qu'il eft le plus grand de tous les évêques chrétiens, & le vraj fucceffeur de  394 Histoïre faint Pierre: mais ils difent auffi que tous les chrétiens ne font pas obligés de lui obéir, bien qu'il foit de leur devoir de le refpecïer. Quelques-uns aflurent, néanmoins , qu'ils ne feroient pas fichés de le reconnoitre pour chef de leur églife , s'ils pouvoient tirer quelque affiftance de lui pour PaggrandilTement de leur fefte, dans les terres auftrales, mais qu'ils concoivent que cela elf prefqu'impoffible, tant a caufe du grand éloignement, que des loix des Sévarambes, qui ne veulent point divifer Pautorité en fpirituelle & temporelle, comme les chrétiens, & qui ont uni ces detix jurifdiétionsr en une 'feule perfonne. Le nombre des Giovannites n'eft pas de plus de dix ou douze eens dans toute la nation , & ils demeurent prefque tous a Sévarinde, dans une ofmalie qu'on leur a donnée pour y demeurer enfemble , & pour prier Dieu a leur mode, fans trouble & fans inquiétude. Ils ont une efpèce d'évêque, & quelques prêtres fous lui, qui font les fonctions de leur religion parmi eux : ils les honorent beaucoup , & leur rendent des refpeös dignes de leurs offices. Ceux-ci font les feuls qui fuyent les affemblées, & les facrifices qu'on offie au foleil, mais ils ne fe font point de fcrupule d'affifter a la fête de Khodimbafion; paree que, dilent-ils, elle eft inftituée en Phonneur  bes Sévarambes, 395 du vrai. Dieu. Je demandai quelquefois aux prêtres Giovannites, s'ils n'avoient pas taché de convertir quelques - uns des Sévarambes a ,1a foi catholique , a quoi ils me répondirent, qu'ils 1'avoient fouvent tenté, mais fans aucun fruit, paree que ces peuples ont tant de zèle pour 1'adoration du foleil, & s'appuyent ft fort fur la raifon humaine, qu'ils fe moquent de tout ce que la föi nous enfeigne, fi elle n'eft foutenue par la raifon. Selon cette maxime, ils trouvent fort étranges les faints myftères de notre religion, & traitent de ridicule tout ce qui furpaffe leur entendement obfeurci, & leur efprit ténébreux. Ils fe moquent des miracles, Sc difent qu'il n'y en peut avoir que par des caufes naturelles , quoique les effets qu'elles produifent foient étonnans, & paffent pour des prodiges a notre égard: mais qu'a 1'égard de la nature, tout fe fait dans un ordre réglé , felon les difpofitions qui fe trouvent dans les chofes naturelles. Enfin , ces prêtres concluoient que la converfion de ces pauvres infidèles , étoit prefqu'impoffible ; & que , fi Dieu ne faifoit quelque grand miracle parmi eux, pour confondre leur raifonnement, & vaincre leur infidélité , il n'y avoit pas lieu d'efpérer qu'aucun d'eux voulut jamais embrafier la foi chrétienne. Ces mêmes prêtres  39<» Hisxoire ajoutent qu'ils favoient de Giovanni, par tra'dition, que, nonobftant la grande vénération qu'avoit Sévarias pour le foleil, il ne laiffoit pas de fort honorer Moïfe & Jefus-Chrift, & de confelTer que c'étoient, du moins, de grands hommes 3 qui avoient laifTé de belles loix & de beaux préceptes, & taché d'infpirer, aux gens de leur tems, 1'amour & le culte du vrai Dieu, pour les tirer de leur idolatrie brutale. II difoit, de plus, que la morale de Jefus-Chrift étoit excellente dans notre continent, pour y corriger nos mceurs corrompues , & qu'elle fembloit avoir quelque chofe de divin, en ce que, par 1'efpérance de la réfurreftion, & plufieurs autres bonnes docfrines, elle tendoita une très-bonne fin , qui eft d'adoucir Ia fierté des hommes, de vaincre leurs paffions les plus farouches , & d'établir la piété, la juftice , la tempérance & la charité. Mais il traitoit la religion de Mahomet de profane & de fenfuelle; & difoit qu'elle portoit a 1'ignorance, au vice & a la cruauté ; qu'elle avoit pour principe, la tyrannie, la perfécution & 1'infidélité ; &c que ceux qui en étoient les principaux feclateurs,. n'étoient qu'un corps, ou une faftion de gens avares, cruels & ambitieux, qui fe fervoient du faux mafque de la religion, pour s'aggrandir dans le monde, pour y gouverner les peuples.  des Sévarambes. 397 ïgnorans , comme s'ils étoient des bêtes, & pour en faire autant d'efclaves & d'inftrumens de leur avarice, & de leur orgueil. "C'eft ainfi que Sévarias parloit des Mahometans &c de leurs femblables, & il ne faut pas s'en étonner; car, outre les bonnes raifons qu'il avoit en général, de parler ainfi d'eux, il étoit porté particulièrement, a les haïr, paree qu'ils s'étoient emparés de la Perfe, & que fes ancêtresi, & lui, avoient long tems fenti les efrets de la tyrannie & de la cruauté qu'enfeigne leur religion. Ils difoient, de plus , que Giovanni, leur fondateur, avoit fait tous fes efforts pour lui perfuader la religion chrétienne , & la lui faire embraffer, mais qu'il n'en avoit jamais pu venir a bout, paree que fon intérêt mondain & fes vains raifonnemens s'étoient trouvés des obftacles infurmontables; qu'au refte, il étoit ennemi capital de 1'idolatrie payenne , qu'il traitoit de ridicules toutes les fables des Grecs, & difoit qu'ils avoient farci le culte du vrai Dieu, qui, au commencement, étoit fort fimple, de mille fictions extravagantes Sc fuperftitieufes, qui choquoient en toute manière, non-feulement la vérité, mais auffi le bon fens Sc la raifon commune. Et, c'eft pour cette raifon qu'il en défendit la leef ure, & Ie récit a fes. fucceffeurs Sc a fes peuples, efti-  398 HlStÖIRÈ mant que cela ne feroit que corrompre les bonnes mceurs, & remplir les efprits d'idées extravagantes. II appelloit auffi fables & eontes de vieille , tout ce qu'on dit des lutins, des fées, des magiciens & des forciers , & difoit que ces opinions s'étoient établies parmi les hommes, par les rufes & les fineffes de quelques-uns, qui, abufant de la crédulité & de 1'ignorance des efprits foibles, leur avoient fait accroire toutes ces rêveries pour les captiver, & dominer fur leurs confciences, par la crainte de ces phantömes inventés h plaifir. Ses fucceffeurs ont fuivi fes fentïmens, &, dans toute cette nation , on ne fait ce que c'eft qu'enchantemens, fortiléges, & apparitions. Néanmoins ils en ont vu dans les nues; car du tems de Sevarkimpfas, on appercut a Sporounde, la figure de plufieurs vaiffeaux, repréfentant une flotte, qui fembloit aller a toutes voiles au milieu des airs. Cette apparition allarma beaucoup de gens , & donna même de la crainte aux magiftrats , qui crurent que cela leur annoncoit la venue de quelque armée navale qui pourroit ravager leurs cotes. Sur cette croyance, on fit marcher deux armées de Sévarambe aSporoumbe, & l'on fit équiper tous les vaiffeaux qu'on put, pour défendre ]e pays, au cas qu'il fut attaqué par quelque na-  des Sévarambes. 399 tion étrangère; mais après avoir ufé, pendant deux ans , de cette précaution , Sc vu qu'il n'arrivoit rien de ce qu'on avoit craint, la crainte ceffa, Sc l'on ne paria plus de cette apparition. Néanmoins-les fa vans, cherchant les caufes naturelles d'un phénomène fi étonnant, raifonnèrent long-tems la-deffus, fans en pouvoir deviner la véritable caufe. Vingt ans après on vit encore une autre apparition de vaiffeaux en Fair, qui fembloient être agités de la tempête , Sc on crut même en voir périr quelques-uns; ce qui fournit un nouveau fujet d'étonnement, Sc donna lieu aux gens de lettres, de philofopher comme auparavant; mais ce fut avec auffi peu de lumière que la première fois. Enfin , comme on n'en parloit prefque plus , il vint un vaiffeau de Perfe , qui rapporta plufieurs jeunes hommes qui avoient été voyager dans notre continent, Sc qui, dans le pafrage, avoient été accueillis d'une tempête, oh ils avoient penfé périr, juflement dans le tems qu'on avoit vu Papparition a Sporounde. Quelques - uns d'entr'eux ayant comparé le tems Sc la manière dont on racontoit ce phénomène , avec Porage qu'ils avoient effuyé , Sc les navires de Pair avec une flotte de vaiffeaux d'Europe, qu'ils avoient rencontrée fur Ia mer, un peu avant la tempête, conclurent  4©o Histoirë que ce qu'on avoit vu dans le ciel, n'étoit qu'une image de ce qui fe paffoit alors fur Pocéan, & que les objets inférieurs fe pèignent quelquefois dans les nues, comme dans des miroirs, qui, faifant une efpèce de réfraftion, portent les images qu'elles recoivent, dans quelqu'endroit de la terre oppofé a Fangle de la lumière, qui portoit ces objets. Cette explicationfut généralement recue, comme trèsvraifemblable , & diflipa toutes les penfées myftérieufes qu'on avoit eues fur ce fujet: de forte que les Sévarambes ne craindront plus, a 1'avenir, de pareilles apparitions, s'il en arrivé k Sporounde ou ailleurs. II eft vrai que cette ville, étant fimée k une diftance raifonnable de la mer, dans un pays de plaines, & au-deca des hautes montagnes de Sévarambe, femble être bien placée pour voir fouvent de femblables fpeélacles, &, fur-tout, depuis que les Hollandois & les autres nations de 1'Europe , font de fi fréquentes navigations vers les Indes orientales, vers la Chine &c vers le Japon. II y a de Papparence que tant d'apparitlons d'arméescombattantes qu'on a vues fort fouvent en Europe, & oü l'on diftinguoit de 1'infanterié & de la cavalerie, des enfeignes & des étendards, yenoient de la même caufe, & que dans le tems que  des SeVARAMU es. 4ÖÏ queiesnués nous montroient toutes ces images, elles les recevoient de quelqu'autre endroit ou étoient alors les véritables corps qu'elles repréfentoient en l'air. Chacun en croira ce qu'il lui plaira; pour moi je penfe que les Sévarambes ont du moins fait un jugement raifonnable fur cette matière-, & qu'iln'y a pas tant de myftères que le commun peuple s'imagine. Mais quoique les Sévarambes ne Croient plus rien de. myflérieux dans ces apparitions, ils ne laiffent pas de croire qu'il y a au- deffus de la baffe région de 1'air. des fubftances aëriennes que nous ne voyons pas, paree qu'elles font d'une matière fi fubtile, que ros yeux groffiers ne les peuvent appercevoin, II y a même a Sévarinde une feéte de gens qui fe vantent d'avoir eu du commerce avec les habitans des régions élémentaires, qu'ils difent être en très-grand nombre, & qu'ils peuvent fe rendre vifibles parle moyen de 1'air condenfé qu'ils prennent dans la baffe région, & dont ils fe font une efpece d'habit quand ils veulent fe faire voir. Mais plufieurs traitent cette opinion de ridicule & de chimérique, & ceux qui la foutiennent de gens qui ont Pimagination bleffée, ou qui veulent débiter leurs réveries, fous le pré* texte de ce commerce prétendu. On dit même que le premier auteur de cette fefte , étoit defcendu d'un des prêtres de Stroukaras, dont notts tornt K Cc  401 HïSTOÏRË avons déja parlé, qui, parle moyen d'une pierfe merveilleufe qu'il avoit eue de père en fils , de* puis eet infigne impofteur , fe rendoit le vifage refplendiflant, comme s'il eut été irradié d'une lumière célefte.Il n'ofa pas dire, comme Stroukaras, qu'il eut du commerce avec le foleil, paree que la religion, que Sévarias avoit établie, étoit contraire a fes deffeins ; mais il dit qu'il converfoit familièrement avec des peuples de la région élémentaire, & qu'il étoit quelquefois tranfporté dans les airs, oii il goütoit, avec eux, des plaifirs infiniment plus doux que tous ceux qu'on goüte fur la terre. Pour donner du crédit a fes réveries, il fe fervöit , a 1'exemple de Stroukaras, de cette pierre merveilleufe, & la mettoit k labouche, ce qui le plongeoit, peu-apeu , dans un fi grand affoupiffement, qu'il fembloit être mort pendant une heure ou deux. Après ce tems il s'éveiltoit, & k mefure qu'il fe levoit de terre, on voyoit éclater fur fon vifage une lumière comme divine,qui éblouifioit tous ceux qui le regardoient, de forte qu'ils ne pouvoient foutenir fes regards. Alors il leur difoit que fon ame avoit été tranfportée dans les airs parmi ces peuples élémentaires, oii il avoit joui de plaifirs inénarrables dans leur fociete* Par le moyen de cette pierre , il s'acquit une réputarion de fainteté parmi ceux qui n'avoient  dès Sévarambes. 403 'pas encore tóut-a-fait abandonné la religion dè 'Stroukaras, & établit parmi eux 1'opinion qué plufieurs ont encore ; qu'il y a des peuples élémentaires qui converfent quelqüefois avec les hommes, & qui font d'une fubftance plus pure & plusfpiritueile que la notre. Mais du tems de Sévariftas, on découvrit cette fourbe : car comme eet impofteur étoit dans un profond af* foupiffement,un Sévarambe, qui, pour découvrir la vérité, avoit fait femblant d'être un grand zélateur de fa dö£ttine, appereut la pierre qu'il avoit a la bouche, la prit & 1'emporta avec lui; après qdoi eet impofteur ne put plus exercer fes preftiges; & 1'ön trouva , par expérience \ que la vertu fecrette de cette pierrè caufoit eet affoupiffement & puis cette lumière dans lesyeux & fur le vifage de töus ceux qui la mettoient a la bouche. On tient que Stroukaras s'en fervit le premier, & que de-la il prit occafionde s'ériger, premièrement, en prophéte, dans la fuite, d'afpiret a 1'autorité fuprême. Cependant , quoique 1'impofture de celui qui s'en fervoit pour perfuadera fes feétateurs qu'il avoit du commerce avec une nation célefte, eut été découverte>elie ne laiffa pas de conferver fon crédit parmi eux, paree qu'ils avoient été remplis de cette croyance dès leur plus tendre jeuneffe, & qu'elle leur étoit agréable, en ce qu'elle leur C cij  404 HïSÏÓÏRË promettoit une félicité éternelle parmi ces peu* pies élementaires, auxquels tous ceux qui auroientune vive foi, devoient être agrégés après leur trépass  j> E S S É V A R A M B E S'. 40f CINQUIÈME ET DERNIÈRE PARTIE. Lorsque Sévarias Sc fes parfis abordèrent aux terres auftrales, ils virent bien que les habitans de ce continent adoroient le foleil, mais ils ne les trouvèrent pas tous d'accord dans la manière delefervir. Au contraire, ils étoient divifez par des opinions différentes, qui avoient caufé de longues guerres que les Stroukarsmes avoïent faites aux Preftarambes. Ces dernit-'s fe vantoient d'avoir retenul'ancien culte du foleil, dans fa pureté, 8c accufoient les autres d'avoir innové 8c mêlé, dans la religion, les rêveries d'un faux prophéte , nommé des fiens Omigas, 8c par eux Stroukaras, c'eft-a-dire, impofteur. Aprèsla mort de Stroukaras, onle révéra comme unDieu, on huoffrit desfacrifices; 8c ,lorfqu'on trouvoit quelque grande difficulté , foit dans la religion, ou dans le gouvernement de 1'état, on le prioit de defcendre du ciel, pour déclarer lavoie qu'on devoit prendre, Pour eet effet, on faifoit entrer un prêtre dans un grand arbre creux, 8c , de la , ce prêtre répondoit, comme un oracle, a toutes les demandes qu'on lui faifoit, comme fi c'eüt été Stroukaras. P.ès qu'il fe trouvoit quelque belle fille dans C c iij  H I S T O I R E la nation, les prêtres ne manquoient pas de fa demander, & de periuader k fes parens, qu© le fils du foleil avoit jetté des regards favor rables fur elie, 8c que, pour la rendre un vaiffeau de fainteté, il daigneroit bien defcendre du ciel pour s'unir a elle 8c cueillir la première fleur de fa jeuneffe (car c'eft ainfi qu'ils s'exprimoient.) Ils ajoutoient que, fi la fille 8c fes parens avoient une véritable foi, 8c que , s'ils recevOient cethonneur éclatant, avec tout le refpecl 8c toute 1'humilité convenable en une telle occafion, le divin Stroukaras ne manqueroit pas de remplir la vierge d'un fruit facré , qui porteroit la bénédicfion du ciel a toute la familie. Qué fi cette vierge, ainfi fanflifiée, enfantoit un garcon, il feroit 1'un des prêtres ' qui offrent des facrifices au bel aftre du jour; & qu'au contraire , fi elle concevoitune fille , cette fille feroit fainte, 8c 1'homme qui 1'épouferoit, quand elle feroit parvenue k 1'état du mariage, fe pourroit vanter d'être gendre du divin Stroukaras , 8c petit-fils du foleil. Qu'une alli ance fi illuftre feroit accompagnée de plufieurs autres avantages, outre le fuprême bonheur qu'auroit la fille de ié voir unie a un Dieu. Le peuple crédule 8c fuperflitieux ajoutoit fi facilement foi k toutes ces belles promefles, qu'il n'y avoit point de pères ni de mères qui ne i'eftimaffent heureux d'avoir mis au mpndê  des Sévarambes. 407 une fille , dont la beauté plaifoit au divin fils du ibleil. Cette perfuafion faifoit que de tous les endroits du païs,on menoit au temple que Stroukaras avoit fait conftruire au milieu d'un bocage , les plus belles filles qu'on pouvoit trouver, pour les offrir & les confacrer a Stroukaras. Quand les prêtres prenoient quelqu'une de ces filles., il lui faifoient quitter fes habits prophanes pour lui en donner de facrés, après qu'elle avoit été lavée dans un bain compofé de plufieurs herbes aromatiques. Le jour qui précédoit la nuit dans laquelle Stroukaras la devoit vifiter , on faifoit des facrifices , accompagnés du chant de divers cantiques , afin qu'il defcendït du ciel, & qu'il vint prendre pofléflion de i'humble & fainte pucelle , qui lui avoit confacré fa virginité, A cette impofture , inventée pour fatisfaire leur concupifcence , ces prêtres en ajoutoient une autre, pour exercer leur cruauté , contre ceux qui les défobligeoient, ou dont les lumières leur étoient fufpeöes. Ils demandoient ces miférables, de la part de Stroukaras, pour être immolés a la colère du foleil, lorfque les péchés du peuple 1'avoient irrité contre eux,, comme ils leur faifoient accroire; & 1'uaique moyen ( felon leur dire) d'appailér le courroux de eet aflre > étoit d'égorger ces C c iv  4°& H:isToiRE. malheureux, pour laver, dans leur fang , les. crimes de la nation, 8c pour fe conferver la faveur de Stroukaras. Le fils de eet impofteur- régna Pefpace de quelques armées après lui; mais, venant è mou-, rir d'une mort fubite , il n'eut pas le tems de nommer un fucceffeur.. Cela mit les prêtres dans une étrange divifion, 8c faillit a les perdre tous, paree qu'ils nepouvoient s'accorder touchant la, fucceffion. Depuis ce tems- la , les temples fe multj-, plièrent. beaucoup, 8c Stroukaras fe trouvoitè tous, tou,t a la fois, 8c rendoit des réponfes, enun même moment, dans plufieurs endroits dft> férens, 6c fort éloignés les uns des autres ; perfonne n'ofant plus s'oppofer a 1'autorité des prêtres du bocage, ils purent, tout a leur aife , faire croire au peuple, crédule 6c fuperftirieux, tout ce qu'ils lui voulurent perfuader. fls ne trouvoient point d'obftacles a leurs deffeins, 6c les plus fages 6c les plus éclairés de la. nation , quoiqu'ils connuffent affez leursimpof-i tures, étoient ceux qui s'y oppofoient le moins 6c qui prencient les premiers le parti de fe taire, plutdt que de s'attirer leur haine 6c de s'expofer a leur cruauté. Cependant ils fouffrirent unedifgrace fenfible al'occafion d'une fille, qui briila leur temple,  des Sévarambes." 40$ & qui fut caufe de la perte de plufieurs d'entr'eux. Les preftarambes ont auffi confervé cette hiftobe , dans laquelle ils étalent le courage , & la fermeté de deux de leurs martyrs > qui fe donnèrent volontairement la mort pour einder les deffeins & les efforts de leurs ennemis. Ils racontent cette hiftoire a peu prés de cette manière. Hiftoire D'JhixomÉ. & de DlONlSTAR. D u tems du feptième fucceffeur de Strouka^ ras, étoit une familie illuftre, qui ne demeuroit pas loin du temple du bocage, & qui confervoit Tanden culte du foleil, quoique politiquement elle eut fait femblant d'approuver les innovations de eet impofteur. II fe trouvoit dans cette familie une jeune fille nommée Ahinomé , qu'on avoit deftinée k un jeune homme de la même familie, nommé Dioniftar , paree qu'ils étoient dignes 1'un de 1'autre, & que, dès leur tendre enfance,on avoit remarqué entr'eux une inclination mutueHe, qui uniflbit étroitement leurs coeurs & rendoit leurs défirs conformes, Leur pafïion prenoit tous les jours de nouvelles forces, & ils n'auroient pas tardé iong-tenis a confommer, par l'himen,un amoiu:  4*° HlSTOIR E qu'ils fentoient depuis leur plus tendre jeu-" neffe-, fi les fceurs ainées d'Abinomé, n'euffent été des obftacles a 1'accompliffement de leurs, defirs, Elles n'étoient point mariées, & la coutume du pays ne permettoit pas aux cadettes de fe marier, avant que leurs ainées fuffent pourvues. Ces difficultés , que rien ne pouvoit; furmonter que le tems & la patience, faifoient fouvent foupirer les deux amans; Ahinomé avoit atteint déja fa vingtième année, avant qu'aucune de fes fceurs ainées fut engagée dans le mariage; mais enfin la première fe maria peu de tems après, & on parloit déja de célébrer les nöces de la feconde, qui devoient être fuivies de prés par celles d'Ahinomé, fi fon malheur n'en eut autrement ordonné; car, dans le tems qu'elle efpéroit le plus d'être bien-töt unie avec fon amant, fon deftin, contraire a fes defirs, voulut qu'un des prêtres du bocage devint éperdument amoureux d'elle,fans lui en rien témoigner, paree qu'il crut que 1'unique moyen de jouir de fa perfonne , étoit de la demander pour Strouka-ras, felon la coutume recue depuis long-tems. Elle n'étoit pas extraordinairement belle ; fa bonne mine, & fon efprit, faifoient la melk leure partie de fa beauté* II eft vrai qu'elle. étoit paffabjernent bien. faite, qu'elle avoit UA  des sevaramees. 4 < ï air viril Sc majeftueux, & faifoit paroïtre dans fes difcours Sc dans fes aclions tant de bon fens Sc de probité , que ces qualités la rendoient plus aimable que la délicateffe du teint Sc des traits ne le fait fur plufieurs beautés fades, qui ne lont propres qu'a regarder, Son amant étoit un jeune homme fort, robufte Sc courageux s doué d'un efprit folide Sc d'une fermeté d'ame extraordinaire. La conformité de 1'humeur de fa maïtreffe avec la fienne, étoit un fort lien pour unir leurs cceurs, outre la longue habitudc, qu'ils avoient faite enfemble, qui les lioit encore plus étroitement 1'un a 1'autre. Le prêtre, qui étoit devenu amoureux d'Ahinomé, favoit, avec tout le monde, le deffein qu'ils avoient, depuis long-tems , de fe marier ; Sc , craignant que, s'il ufoit de delai, leur mariage ne fe conr fommat, & qu'il ne fe vit privé pour jamais de 1'efpoir de pofféder Ahinomé , il réfolut de mettre tout en ufage pour prévenir le malheur qui le menagoit. II communiqua donc fon deffein a fes compagnons, implorant leurs fecours dans une occafion oh il s'agiffoit de fa mifère ou de fonbonheur.il leur perfuada, fanspeine, de s'employer pour lui ; ils réfblurent tous, d'un commun accord, de députer trois de leur corps vers ie père d'Ahinomé, pour la demander, au nqm de Stroukaras, auquel ils difoient qu'elle  %li HlSTO-ÏRE avoit le bonheur d'avoir plu. Le père parut furpris de cette demande inopinée , & fut fur le point de les refufer; mais „co nfidérant qu'il ne feroit pas le maitre de fa fille, qu'on le forceroit a la céder au fils. prétendu du foleil, & que cette violence feroit fuivie de la ruine de * fa maifon , il leur répondit prudemment qu'Ahinomé étoit, dès long-tems , engagée aDionifiar , mais qu'il ne doutoit pas. qu'elle ne fit céder la pafiion qu'elle avoit pour ce jeune homme, a fon devoir; & qu'elle ne préférat 1'honneur éclatant d'être unie a une perfonne divine, au plaifir de pofféder un homme mortel. II ajouta qu'il croyoit qu'elle fe porteroit d'autant plus facilement a 1'obéiflance qu'elle devoit aux ordres du ciel , qu'elle pourroit, dans la fuite, époufer Dionifiar. Que néanmoins, comme c'étoit une jeune fille dès longtems engagée avec lui, fur le point de 1'époufer, il fe pourroit faire que eet ordre inopiné lui causat de la furprife & de la douleur , qu'il leur demandoit donc quelques jours pour la difpofer a robéiflance. Cette réponfe modérée'fatisfit extrêmement les députés, qui lui accordèrent dix jours de tems pour faire réfoudre fa fille aconfacrer fa virginité au divin Strouka^ tas. Peu de tems après, le père adroit fitdnfenfiblement connoitre a fa fille & a fon amant ,  DES SevARAMBES. 4Ï3 lè pitoyable état oii leur mauvaife deftïnée les avoit précipités. Toute la familie en frémit, mais les deux amans en devinrent comme furieux. Dioniftar fut fur le point d'aller dans le bocage malfacrer tous les prêtres qu'il y trouveroit. Sa maitreffe ne fit pas moins paroitre d'emportement, &jura, devant fon père, fes frères tk. fon amant, qu'elle fouffriroit les plus cruels tourmens, & la mort même la plus épouvantable, avant qu'elle confentït a une pateille infamie. Les plus réfolus de fes parens louèrent fa réfolution , & arretèrent entr'eux que, par adreffe ou par force, il falloit éluder les deffeins des prêtres lafcifs qui vouloient faire d'Ahinomé un inftrument de leur déteftable luxure. Après que les premiers mouvemens dé leur colère furent paffes, & qu'une efpèce dé calme leur eut fuccédé, ils confultèrent entr'eux fur les moyens de fe tirer adroitement de cette affaire; après plufieurs avis donnés de part & d'autre , on prit enfin le confeil d'un ami de Dioniftar , comme le meilleur qu'on pouvoit fuivre dans le péril éminent qui les mena$oit. II dit que, proche de fa demeure, il avoit découvert un antre fecret dans un rocher, au pied duquel paffoit la rivière du valoa qui, dans eet endroit,étant fort profonde, rendoit le rocher prefque inacceffible de ce cöté-  414 HlSTOïRÊ la. II ajouta que le hazard lui avoit décoitVeft ce lieu fecret; car étant fort adonné a la pêche, & ayant une adreffe particuliere a plonger &£ a prendre le poiffon avec la main dans les trous ou il fe retire fouvent, il étoit allé un jour au pied du rocher ou étoit eet antre; qu'en plongeant, il avoit trouvé dans 1'eau une grande ouverture dans le roe oh il avoit paffé & vu de 1'autre cöté , & dans la montagne , une grande voute naturelle éclairée par un autrè trou élevé au deffus. de la rivière environ la hauteur de quatre hommes; que la euriofité 1'avoit porté a voir tous les endroits de cette voute, & qu'il avoit trouvé qu'elle étoit fort grande , & que, du cöté de la montagne, on en pouvoit fortir pour entrer dans un petit terrein prefque rond , environné de rochers efcarpés & inacceflïbles de tous les autres cötés; que , dans ce terrein qui pouvoit avoir environ un jet de pierre de diametre, il avoit trouvé plufieurs arbres, les uns pourris, les autres dans leur force, & les autres encore jeunes* II ajouta que 1'eau de la rivière entroit fort avant dans un cöté de la voute fouterreine , d'oii fortoit une fource extrêmement froide oh il avoit pris grande quantité de poiffon , & que c'étoit, pour cette raifon, qu'il n'avoit jamais parlé de ce lieu a qui que ce fut, de crainte  des Sevaram~beS, 415 tju'on ne partageat avec lui la pêche agréable qu'il y faifoit fouvent, ou qu'on n'interromptt les douces réveries qu'il entretenoit quelquefois dans ce lieu frais & folitaire. Après avoir fait la defcription de eet antre & des commodités qu'on y trouvoit, il confeilla a Dioniftar, & k fa maitreffe , de s'y retirer & promit de leur fournir abondamment toutes les chofes néceöaires a la vie, s'ils pouvoient fe réfoudre a vivre, quelque tems, dans cette folitude, jufques k ce qu'ils puffent paffer les montagnes, & fe retirer en Pieftarambe. Ce confeil fut approuvé de toute 1'aiTemblée , & fur-tout de la courageufe Ahinomé , qui dit qu'elle fe banniroit volontairement de la fociété des hommes, pour demeurer dans eet antre, & dans les lieux les plus affreux, pour éviter 1'infame commerce des prêtres qui vouloient jouir d'elle fous un prétexte fpecieux de religion & de piété; qu'elle étoit donc prête de fe retirer dans ce lieu fecret, pour y finir le refte de fes jours , quand même fon amant n'auroit pas le courage de 1'y accompagner. Ce difcours fit rougir Dioniftar, qui, d'un ton emporté, hii répondit fur le champ, qu'elle lui faifoit tort de douter de fon courage & de fa conftance; qu'après les preuves qu'il lui avoit données de fon amour 6i de fa fïdélité, cette penfée lui étoit  %T6 HlSTOlRÈ injurieufe, & qu'il feroit honteux a un homme d'avoir moins de fermeté qu'une femme , furtout dans Une occafion oü elle en faifoit tant paroïtre pour 1'amour de lui. Finiffez tous ces reproches , interrompit brufquement celui qui leur avoit donné le confeil. Vous êtes bien contens 1'un de 1'autre > fongez feulement aux moyens d'exécuter votre réfolution. Enfuite on tomba d'accord de fe fauver, dans trois jours, a la faveur de la nuit , & que cependant 1'ami de Dioniftar partiroit inceffamment poitr aller préparer la retraite de ces amans. Cependant le prêtre, amoureux d'Ahinomé, reprochoit continuellement a fes compagnons, le peu de foin qu'ils avoient eu de fatisfaire fa paftion, & leur repréfentoit le danger oü il étoit de perdre, dans un fi long efpace qu'on avoit donné au ère de fa maitreffe, la première fleur de fa virginité, fans quoi il ne fe foucioit pas de la pofféder, & de profiter des reftes dégoütans de Dioniftar, qu'il croyolt qu'elle préféreroit a tout autre. Ses foupcons étoient d'autant mieux fondés, qu'il étoit averti que cette fille , & toute fa parenté , n'approuvoient qu'en apparence, la religion de Stroukaras. 11 dit toutes ces raifons aux autres prêtres, & fut fi bien les animer, qu'ils le fuivirent, avec une bonne efcorte de leurs fatellites, aulogis de  des Sévarambes.' 417 de fa maitrefTe, pour la demander a fon père, dans le tems qu'elle fe préparoit k la fuite. Ils environnèrent la maifon , & dirent k ceux qui leur demandèrent la caufe de ce procédé, que le tems, qu'ils avoient donné au père, étant trop long, le divin Stroukaras en avoit témoigné de la colère, & leur avoit commandé, fous de grandes peines, de lui amener, en toute diligence, la vierge dont il vouloit prendre poffeflïon. On eut beau raifonner la - deffus, ils ne donnèrent k la fille que trois heures pour fe préparer, pendant lefquelles, elle eut le tems de dire a fon amant, qu'il devoit être affuré de fa fïdélité, qu'elle mettroit le feu au temple du Bocage, au premier vent qu'il feroit, & que , fi , dans ce moment, il la venoit fecourir, avec fes amis, & favorifer leur retraite , elle iroit par-tout avec lui. Prenez ce parti, Dioniftar, luidit-elle, puifque c'eft le feul qui vous refte, retenez votre colère, ufez de prudence & de jugement, & foyez affuré que , tant que je vivrai, je ne vivrai que pour vous, & que la mort la plus terrible,me fera cent fois plus douce qu'une vie impure & criminelle. Après ces paroles, elle employa le tems qui lui reftoit, k s'ajufter, pour être après conduite au temple, & prit une forte réfolution de fi bien diffimuler fes Yéritables fentimens, que Tome F, D d  4*8 HlSTOIRE les prêtres ne puffent aucunement découvrir fes deffeins. On la conduifit au Bocage avec la pompe ordinaire en de pareilles occafions; elle fut recue dans le temple, & logée de la manière qu'on y logeoit les autres, & fit paroitre extérieurement, par fon vifage & par fes difcours , qu'elle étoit fi fatisfaite de 1'honneur que le divin Stroukaras lui faifoit, que tous les prêtres crurent, en effet, qu'elle fentoit une véritable joie en fon cceur. Le prêtre , fon amant, le crut, comme les autres, & fut ravi de la voir dans une difpofitionquifurpaffoitfesefpérances. 11 s'applaudit de fes bons fuccès, & ne refpiroit que Pheure & le moment d'aflbuvir fa brutale pafïion, avec une perfonne qu'il aimoit éperdument; mais, comme il falloit, pendant quelques jours, obferver les cérémonies accoutumées dans de pareilles occafions, il fut obligé d'attendre qu'elles fuffent achevées, pour jouir enfuite de fa charmante Ahinomé. 11 mit donc un frein a fes defirs, jufqu'au jour que le vieux directeur , la vint avertir de fe venir préfenter a 1'autel, pour folliciter le divin Stroukaras de vouloir defcendre du ciel, pour prendre poffeflïon de fa perfonne. Alors Ahinomé lui répondit, avec une langueur affeclée , qu'elle ne foubaitoit rien tant , que de fe voir unie  DES SÉVARAMBES. 419 avec le divin fils du foleil; mais que, pour fon malheur, elle n'étoit point en état de le recevoir, a caufe de 1'infirmité commune a toutes les perfonnes de fon fexe: que, pour eet effet, elle lui demandoit encore quelques jours de délai, jufqu'a ce que fa perfonne fut pure, & plus digne de recevoir fon célefle amant. Cette réponfe, que le vieux directeur entendit fort bien , lui fit obtenir le tems qu'elle demandoit, pendant lequel, elle réfolut de mettre le feu au temple, & de mourir, plutöt que de confentir aux fales defirs de ces impofleurs. Cependant Dioniftar ayant affemblé utl nombre affez confidérable de fes fidèles amis, n'attendoit que le fignal, dont il étoit convenu avec fa maitreffe, pour fe jeter fur les prêtres, & pour Penlever de vive force, s'il ne pouvoit le faire autrement. Elle ne manqua pas, dans une nuit obfeure , de mettre le feu a fon lit, & a deux autres endroits du temple. Le ciel favorifa fi bien fon entreprife, qu'un vent, qui s'étoit levé quelques heures auparavant, comme Ahinomé avoit fort bien remarqué , porta les Hammes par tous les endroits du temple. L'alarme fut extraordinaire parmi les prêtres^ quelques-uns furent brülés dans'leurs lits, avant que d'en pouvoir fprtir; les autres en forti- Ddij  '4io HrsTOiR E rent tout xmds, 8c fe fauvèrent dans le Bocage pleins de crainte 8c d'étonnement. Les plus réfoïus, tachèrent d'éteindre les flammes, qui réduiloient en cendres une grande partie de ce batiment de bois , 8c qui, malgré les efforts de ces gens, en purgèrent, dans peu d'heures, les impuretés dont il étoit fouillé. Plufieurs coururent aux portes de la paliflade, les ouvrirent 8c crièrent au fecours; 8c, pendant cette confternation, Ahinomé fe fauva dans les champs, fans être appercue d'aucun d'eux. Cependant Dioniftar 8c fes amis furent les premiers qui fe préfentèrent aux portes, fous prétexte d'y yenir pour éteindre le feu. II chercha par-tout fa maitreflè, 8c ne la trouvant pas, il croit qu'elle a péri dans Pincendie. Alors la fureur s'empare de fon ame, il exhorte fes amis de paroles 8c d'exemples , 8c tue, a coups de maflue, tous les prêtres qu'il peut rencontrer. Le maffacre fut terrible, 8c 1'auroit été beaucoup plus, fi Ahinomé, qui favoit bien que fon amant ne manqueroit pas de la venir chercher, 8c qui, s'étant cachée derrière un arbre, Pavoit vu paffer avec fa troupe, 8c fe faifir des portes de la paliflade, ne fe fut enfin avancée pour dire, a quelques-uns de fes compagnons , qu'elle étoit fortie du Bocage, 6cqu'elle n'attendoit que fon amant, pour fe fauver avec.  DES SÉVARAMBES. 411 tui. On en avertit le furieux Dioniftar, qui, a cette nouvelle, ramaffe fes gens, fort de la paliflade, & va prendre fa maitreffe au lieu oü elle Pattendoit. Quand ils furent tous enfemble , ils fe fauvèrent au travers des bois, & marchèrent, avec toute la diligence poflible, vers le lieu oü ces deux amans devoient faire leur retraite, laiflant les prêtres, qui avoient échappé a leur jufte reffentiment, dans une confternation extréme. Le jour, qui parut après cette nuit affreufe, fit voir le trifte ravage que les Hammes avoient fait dans le temple , & grand nombre de prêtres que Dioniftar & fes compagnons avoient facrifiés a leur vengeance. Avant que d'entrer dans la paliflade, ils avoient pris foin de fe frotter le corps & le vifage d'un certain limonnoir, qu'ils avoient préparé, pour eet effet, & qui les déguifoit fi bien, qu'ils reffembloient plutót a des diables, qu'a des hommes. Les prêtres , qui s'étoient fauvés, fe fouvenoient bien d'avoir vu ces hommes effroyables, affommer tous ceux qu'ils rencontroient devant eux; mais leur confternation & le déguifement, danslefquels ils les avoient vus, ne leur avoient pas permis d'en reconnoitre aucun. Cependant tous les peuples des environs s'étoient affemblés vers le Bocage , 5c en conüdéroient le trifte fpe&acle, Dd iij  H I T O I R E fans pouvoir deviner la caufe d'une li terrible calamité. Chacun en raifonrjoit k fa mode; mais enfin, le foin, que le père d'Ahinomé avoit pris de répandre, parmi eux, que c'étoientdes démons qui avoient fait ce ravage, fut 1'opinion la plus recue parmi le peuple. Mais les prêtres, s'étant remis de leur étonnement, ne raifonnoient pas de cette manière, ils examinèrent toutes chofes avec foin, & foit par foupcon, ou par quelques conjecïures bien fondées , ils conclurent enfin qu'Ahinomé Sc fon amant, qui ne paroiflbient plus, étoient la caufe de leur malheur. Ils fe fortifièrent dans cette croyance, & pleins de cette penfée, ils envoyèrent des ordres vers les montagnes de Sporoumbe, pour en faire foigneufemeut garder tous les paffages, & faire arrêter Dioniftar & fa maïtreffe, s'ils alloient de ce cöté-la, pour pafler a Sporoumbe." Cependant,cette courageufe fille & fon généreux amant, ayant trouvé toutes chofes prêtes, dans 1'antre dont nous avons parlé, s'y reiirèrent fecrètement, &, avec 1'aveu de leurs parens, ils y confommèrent leurs longues &fidèles amours. Ils n'avoient de commerce avec perfonne, qu'avec celui qui leur avoit indiqué & préparé le lieu, qui ne manquoit pas de leur fournir, de tems en tems, tout ce qui  DES SÉVARAMBES. 4*? leur étoit néceffaire. Ils vécurent, de cette manière, pendant 1'efpace de cinq ans, lans jamais fortir de leur antre, & ils ne laiffcient pas de vivre heureux dans leur folitude , puifque Dioniftar faifoit confifter tout fon bonheur dans la jouiffance de fa fidéle Ahinomé , & qu'elle mettoit toute fa félicité dans la poffeffion de fon cher Dioniftar. Ils fe firent, peu-apeu , une habitude de vivre feuls, qui leur parut ennuyeufe dans la première année ; mais qui fut adoucie, dans la fuite, par les fruits que produifit leur amour. Ils eurent tous les ans'un enfant, & Ahinomé s'occupoit, avec plaifir , k les nourrir & k les élever, pendant que fon mari s'exercoit k cultiver le petit terrein découvert, qui étoit prés de leur caverne, & dont nous avons déja parlé. Il en avoit défriché la terre, y avoit femé diverfes fortes de légumes, & des herbes nourriffantes; & il tiroit des arbres, qu'il y avoit trouvés, tout le bois qui lui étoit néceffaire. La rivière & la fource de 1'antre leur fourniffoient une grande quantité de poiffon, ce qui, avec ce qu'on leur portoit, de tems en tems du dehors, les faifoit vivre dans 1'abondance, avec toute leur familie. Ils avoient fait une grande hute, fort commode , dans ce lieu découvert, pour pour ne pas être obligés de demeurer dans la D d iv  4*4 HlSTOIRE voute fouterreine, dont 1'humidité & 1'obfcurité, n'étoient ni auffi agréables, ni auffi faines, que ce lieu découvert, oü ils refpiroient le grand air. Les commodités de ce lieu , & la proximité de leurs parens, dont ils pouvoient fouvent apprendre des nouvelles, leur en firent trouver le féjour agréable; ils ne fongèrent plus a paffer les montagnes, pour fe retirer a Sporoumbe, &z ils réfolurent de demeurer le refte de leurs jours dans cette aimable folitude, oü, fans doute, ils auroient pu vivre heureux, fi la fortune , envieufede leur bonheur, n'en eut interrompu le cours, parl'accident qui leur arriva, cinqans après leur retraite. Quelques jeunes - hommes , extrêmement adonnés a la chaffe d'un certain animal, nommé dans ce pays Dariéba, qui eft un efpèce de chat fauvage, mais dont la chair eft fort délicate & la fourrure fort riche, en découvrirent un grand nombre fur les rochers efcarpés, dans lefquels étoient 1'antre & le terrein oh Dioniftar & fa familie s'étoient retirés. Le defir de tuer ces animaux, obligea ces jeunes gens a grimper fi.tr ces montagnes, prefqu'inacceffibles, dans Pefpérance d'y faire une bonne chaffe. lis y montèrent donc , &, dans la pourfuite de ces animaux, ils vinrent prés du lieu oü étoit le terrein enfoncé de Dioniftar, d'oü ils virent  DES SÉVARAMBES. 42j fortir de la fiimce, fans voir aucun feu. Cela leur caufa de 1'étonnement, 8c leur donna la curiofité de rechercher la caufe de cette fumée, 8c de s'approcher du lieu d'oü ils la voyoient fortir. Ils s'en approchèrent donc, 8c virent, du haut d'un rocher, ou ils étoient montés, le feu que Dioniftar Sc fa femme faifoient dans leur terrein enfoncé, pour y faire cuire leur viande. Ils les confidérèrent long-tems, fans en êtrevus, 8c fans faire debruit, puis ils allèrent raconter, chez eux, la découverte qu'ils avoient faite d'un homme, d'une femme, 8c de leurs enfans, qui vivoient feuls, entre ces rochers efcarpés, fans qu'ils puffent comprendre comment ils avoient pu defcendre dans un lieu fi enfoncé, 8c qui paroit inacceflible. Ce rapport fit du bruit parmi les gens du pays , plufieurs voulurent voir eux-mêmes , ce qu'ils avoient oui rapporter aux autres, 8c il y alla tant de gens, qu'il y en eut quelques-uns qui reconnurent Dioniftar 8c Ahinomé. Les prêtres ne furent pas long-tems, fans être avertis de cette découverte, qui raluma en eux le defir de venger, fur ces pauvres amans, 1'injure faite a leur temple 8c a leur fociété. Ils ramafsèrent donc les zélotes les plus fcélèrats , qu'il y eut parmi leurs feüateurs , & allèrent afliéger, de tous cötés, le terrein ou l'on avoit découvert  '42<5 HlSTOIRE nos deux amans. Mais, comme Ie lieu étoit inacceffible , a caufe de fa profondeur , & de laroideur dèsrochers dont il étoit environné, tout ce qu'ils purent faire, fut de leur tirer quelques flèches, du haut en bas, qui, fans leur faire aucun mal, les avertirent feulement du danger ou ils étoient dans ce lieu découvert; cela les obligea de fe tenir fur leurs gardes, & de fe retirer dans 1'antre prochain 9 pour éviter les efforts de leurs ennemis. Cependant les prêtres, fongeant nuit & jour a leur vengeance, inventèrent une machine , faite de racines d'arbre, liées enfemble, pour faire defcendre des hommes dans le terrein que Dioniftar fembloit avoir abandonné, mais ils ne le purent faire, fans que lui & fa femme ne s'en appercuffent; ce qui les obligea de fonger a leur défenfe. Quand ils virent qu'on defcendoit cette machine, dans laquelle on avoit mis cinq hommes armés, ils fe cachèrent derrière un petit rocher, proche du lieu ou ils devoient'defcendre, &, lorfqu'ils les virent a Ia portée de leurs arcs, ils les percèrent en 1'air a coups de traits, & achevèrent de les tuer , quand ils furent tout a fait defcendus. La généreufe Ahinomé, avec un courage viril, feconda merveilleufement bien fon mari, & lui aida , fans fe relacher, a détruire tous  dës Sévarambes. 427 "ceux qui tentèrent la defcente du iieu , fur de femblables machines. Ces vains efforts mirent les prêtres dans une rage extréme; ils exhortèrent leurs gens a faire une entreprife plus vigoureufe que les premières, a ne pas fouffrir qu'un homme & une femme impies triomphaffent d'un grand nombre de perfonnes pieufes, qui vouloient venger 1'injure faite a leurs autels ; &, pour les émouvoir davantage , ils ne manquèrent pas de leur promettre la faveur de Stroukaras, & les récompenfes céleftes qu'il donne a ceux qui 1'aiment, & qui le fervent. Ces exhortations &C ces promeffes, réveillèrentle zèle de plufieurs perfonnes, qui s'offrirent volontairement, pour entreprendre tout ce qu'on leur commanderoit; fi bien, qu'il fut réfolu qu'on feroit un grand nombre de ces machines, mieux défendues que les premières, Sc qu'on les feroit defcendre toutes, a la fois, dans la penfée que, Dioniftar & fa femme ne pouvant pas être par-tout, il ne leur feroit pas poftible d'empêcher la defcente de tant d'ennemis, & qu'ils feroient enfin obligés de fe rendre , ou de fe tuer eux-mêmes. Ce projet futexécuté , felon la réfolution qu'on en avoit prife, & Dioniftar, qui 1'avoit déja bien pré vu , &c qui s'y étoit préparé, voyant defcendre  fa® HlSTOIRE tant de machines, a la fois , fut contraint de fe fauver dans fon antre, dont 1'entrée étoit fort étroite, & qu'il boucha tout-a-faït, quand il eut abandonné fori terrein. II fe fervit pour cela, de groffes pierres & de grandes pièces de bois, il en avoit fait provifion, pendant que fes ennemis fe préparoient a donner le grand affaut, qui les rendit maitres du terrein enfoncé. Quand ils furent defcendus, & qu'ils crurent prendre nos fidèles amans, pour les facrifier a la vengeance des prêtres, ils furent bien étonnés , lorfqu'après les avoir cherchés long-tems, parmi les arbres & les rochers, ils ne les purent trouver nulle part. Ils rte fe rébutèrent pourtant pas, &, faifant une plus exacfe recherche , ils reconnurent enfin le trou par lequel ils s'étoient fauvés dans la caverne. Ils tachèrent de le percer, mais, comme ils n'avoient point d'inftrumens propres pour un tel travail, ils fe contentèrent de laiffer quelques - uns de leur troupe dans le terrein, & fe firent remonter fur la montagne , pour faire rapport aux prêtres de toute la diligence qu'ils avoient faite , & raifonner, avec eux , fur les moyens propres a faire réufïïr leur deffein. Ceux-ci voyant que leurs ennemis leur étoient encore échappés cette fois, & que le trou ,  DES SÉVARAMBES. 419 par lequel ils avoient paffe, les avoit mis a couvert des tourmens qu'ils leur préparoient, ils conclurent, après plufieurs raifonnemens , qu'il falloit qu'il y eut, dans la montagne, quelqu'antre oü ils s'étoient retirés, & que peutêtre ils avoient d'autres iffues que celle qu'on avoit trouvée dans le terrein enfoncé. Dans cette penfée, ils ordonnèrent k un grand nombre de leurs zélotes, de faire une recherche exaöe au tour de la montagne, ce qui fut fait dans peu de jours; mais on ne put trouver aucun endroit, par oü l'on put entrer dans la caverne. Cela donna lieu de croire qu'il n'y avoit pas moyen d'y entrer, a moins que d'enfoncer ce trou; & que, fi l'on ne pouvoit 1'ouvrir, on feroit périr de faim Dioniftar & fa femme, dans leur tanière. On envoya donc plufieurs hommes dans le terrein enfoncé, qui, k coups de lèviers , tachèrent d'ouvrir le trou que Dioniftar avoit bouché ; mais il y avoit mis tant de pierres, & tant de pièces de bois en travers, qu'il ne fut pas poffible de faire un paffage pour entrer dans la caverne ou ils s'étoient mis a couvert de leur violence. On réfolut donc, après plufieurs vains efforts, de tenir une garde continuelle devant le trou, & d'affamer ces infortunés dans leur antre, s'ils ne vouloient fe rendre k difcrétion.  43ö Histoirë Cependant, Dioniftar & fa femme prévoyant que leurs vivres ne dureroient pas longiems , jugèrent bien qu'ils ne pourroient jamais échapper des mains dé leurs ennemis, qui leur feroient fouffrir les tourmens les plus horribles , s'ils pouvoient devenir maitres de leurs perfonnes. Ils concurent auffi, qu'ils ferviroient au triomphe des prêtres orgueilleux & impitoyables; & cette penfée les afffigeoit plus que celle de la mort même. II leur reftoit encore quelque efpérance, que leurs amis les viendroientfécourir, mais quand, après avoir pafte quelques jours dans cette attente, fans que perfonne vint, & ils virent de 1'ouverture élevée, qui donnoit jour a 1'antre du cöté de la rivière , plufieurs de leurs ennemis, qui faifoient continuellement la ronde au tour de leurs rochers, pour empêcher leur évafion, ils cefsèrent d'eipérer, & fe réfolurent a la mort. Heureufement pour eux, le père d'Ahinomé avoit retiré chez lui tous leurs enfans, k la referve du plus jeune, qui téroit encore. Le falut de leurs enfans les confoloit extrêmement; ils confidéroient que ces précieux fruits de leur amour échapperoient k la rage de leurs ennemis, & qu'ils vivroient en eux-mêmes, après leurs trépas, malgré leur fort, qui tran-  DES SÉVARAMBES. 431 choit le fil de leur vie a la fleur de 1'age. Ils en déplorèrent fouvent la rigueur; mais, voyant qu'il n'y avoit point de remède, après s'être donné cent témoignages réciproques d'amour Sc de tendreffe, ils formèrent la généreufe réfolution de mourir, plutöt que de tomber én la puiffance de leurs ennemis, Sc de les braver en mourant, en leur reprochant leurs crimes Sc leurs impoftures. Dès qu'ils eurent pris cette réfolution, ils fongèrent aux moyens de Pexécuter, ce qu'ils firent de cette manière. Nous avons dit que 1'antre , ou ils s'étoient retirés, étoit éclairé, du cöté de la rivière, d'une grande ouverture, élevée au-deffus de 1'eau, environ de lahauteur de quatre hommes. Sur le bord du trou, qui lervoit de fenêtre a la caverne , le rocher s'étendoit de tous cótés, Sc faifoit une efpèce de plate-forme. Dioniftar Sc fa femme choifirent eet endroit-la, pour en faire le théatre de la fanglante tragédie qu'ils avoient réfolu de jouer, en préfence de ceux qu'ils pourroient attirer k ce funefte fpeftacle. Selon leur deffein, ils portèrent, fur cette plate-forme, tout le bois qu'ils avoient de réferve , Sc le difposèrent en cercle, dans la penfée de fe brüler au milieu du feu qu'ils y devoient allumer. Alors ils fe tinrent au mi-  432 H ISTOIH lieu de ce cercle, après avoir coupé quelques buiffons, qui les pouvoient cacher a la vue de ceux qui paffoient fur 1'autre cöté de la rivière , qui n'étoit pas large en eet endroit , quoiqu'elle y fut trés - profonde. Dès qu'ils virent paroitre des gens, ils ne manquèrent pas de les appeller, & de les prier de venir jufques fur le bord de 1'eau , vis-a-vis du lieu oii ils fe tenoient debout. Trois ou quatre de ceux qui faifoient la ronde autour de ces rochers, fe voyant appellés, s'y arrêtèrent, & Dioniftar leur dit, que c'étoit en vain qu'ils cherchoient a le prendre, puifque la caverne oii il demeuroit étant inacceffible, elle le mettroit toujours a couvert de leurs efforts, tant qu'il s'opiniatreroit a fe défendre; mais qu'il croyoit, qu'il valoit mieux entrer en traité ; que pour eet effet il les prioit d'avertir les prêtres de la réfolution qu'il avoit faite de fe rendre a eux plutöt que de fe voir enfermé dans fon antre pendant tout le cours de fa vie. Dites-leur, ajouta-1 - il, que j'ai des cbofes très-importantes a leur communiquer , èc que , quand ils les auront apprifes, je ne doute pas qu'ils ne me re$oivent en grace, malgré les injures que je leur ai faites. Je les prie donc de venir, en auffi grand nombre qu'ils pourront, afin qu'ils foient eux-mêmes témoins des  des Sévarambes; 435 des chofes que je veux faire en leur préfence, & devant tout le peuple qui les accompagnera. Après ce difcours, ceux qui 1'avoient écouté ne manquèrent pas d'envoyer avertir les prêtres de cette aventure , 8c d'appeller un grand nombre de leurs camarades pour garder le rivage, vis - a - vis du lieu d'oü Dioniftar leur avoit parlé. Les prêtres ayant recu cette nouveile, ne manquèrent pas d'envoyer quelques uns de leur corps, avec ordre de leur parler le plus doucement qu'ils pourroient, 8c de leur dire que pourvu qu'ils fuffent repentans de leurs fautes i on ne leur en remettroit pas feulement la peine, mais que même on les recevroit en grace. Ces envoyés s'acquittèrent exaélement de leur commiffion , promirent plus qu'on ne leur demandoit, 8c firent tous leurs efforts, pour perfuader a Dioniftar de fe fier k leurs promeffes, 6c de fe remettre entre leurs mains. II fit femblant d'approuver leur confeil, 6c leur dit que, ft dans deux jours ils revenoient avec tout leur corps, il leur diroit, en préfence du peuple, des chofes fort importantes, 6c leur feroit connoitre fa dernière réfolution. Les prêtres, fuivis d'une grande multitude de gens, ne manquèrent pas de s'y trouver au jems affigné, 6c Dioniftar les voyant tous affetnTomé Vu, E e  334 ' HlSTOIRË hlés, fur le bord de la rivière, vis - k - vis de fa caverne , fe montrant avec fa femme & i'enfant qu'elle alaitoit, leur demanda une paifible audience , laquelle ayant obtenue , il leur tint un dlfcours concji a-peu-près en ces termes. « Je m'eftime heureux, dans mon infortune, de voir monfouhait accompli. Depuis quelques jours j'avois un defir extréme de vous voir affemblés, au lieu ou vous êtes maintenant, pour vous dire mes penfées avec liberté, & je conjeéhire, par votre lïlence, que vous me donnerez aujourd'hui la favorable attention que vous m'avez promife,& dont je tacherai de profiter , pour vous faire connoitre mes véritables fentimens & ma demière réfolution. J'adreffe mon difcours k tous ceux de cette afiemblée, mais principalement k vous, prêtres &c facrificateurs, qui gouvernez le peuple, & qui, en particulier, avez plus de fujet de me haïr que les autres , paree que je vous ai le plus outragés. Nous vous confefibns ingénuement, ma femme &moi, qu'elle mit le feu k votre temple, & que j'affommai de ma main plufieurs de vos compagnons. Cette injure ne doit-elle pas exciter votre colère contre nous? Mais, puifque nous fommes encore a couvert de 1'orage, fufpendez votre vengeance pour  des Sévarambes. 435 'quelque tems, & quand nous aurons achevé ce difcours, vous ferez infailliblement véngés»-. » Avant qu'on vöulut faire violence a ma tmïtreffe Ahinomé, nous vivions, el!é 8c mói, avec tous ceux de notre familie , dans ie repos & la tranquillité, fans nous mêler des affaires d'autrui. Nous vous laiïfions gouverner le peuple 3 votre fantaifie, fans feulement prönoncer une parole qui vous put offei fer, 8c nous n'afc tendions tous deux, que 1'heureux moment qui nous devoit unir enfemble par le lien d'un lé* gitime mariage. Ce tems defiré qui devoit finir nos peines, étoit prefque arrivé , 8c toutes chofes étoient difpofées pour l'accompiiffement denos voeux, lorfque vous vïntes völontairement troubler notre joie, 8ï tourner nos douces efpérances en un furieux déiefpoir. Vous vïntes, au nom de Stroukaras, demander Ahinomé, pour m'arracher ma maïtreffe, 6c pour la priver de fon amant. Cela fe pouvoit-il faire fans une violence extréme, 6c doit-on s'étonner, après cela, que nous ayions fait tout ce que la rage nous pouvoit infpirer dans une telle occafion ? Y a-t-il des gens d'honneur 6c de courage qui euffent moins voulu faire , & pouVez - vous jufternent nous en blamer ? Je faisbien que vous couvrirez votre procédé du voile de la religion , 8c que vous me direz que , lorfqu'il s'agit E e ij  43*5 HlSTOIRE d'obéir aux ordres d'un Dieu, il n'y a point de raifon qui ne doive céder; -que la juftice, 1'équité, le fang, 1'amitié , ni 1'amour même, quelque légitime qu'il foit, ne doivent mettre aucun obftacle aux ordonnances du ciel. Ce raifonnement eft plaufible, & je ne veux point le réfuter; mais qui m'affurera qu'un ordre contraire a la raifon, ada juftice & a Phonneur foit un ordre du ciel ? Vous abufez de la religion & de la crédulité des gens fimples, pour aflbuvir votre infame luxure. Sous un mafque de piété, vous avez exercé votre barbarie contre ceux qui n'ont pas voulu recevoir vos impoftures ? » Comme il alloit pourfuivre, les prêtres a. qui ce difcours ne plaifoit pas , & qui en craignoient les conféquences , élevèrent un tumulte parmi le peuple, & commandèrent k leurs plus zélés feclateurs de percer k coups de traits eet impie harangueur, qui, après avoir commis tant de crimes , ofoit encore raifonner contre les miniftres de la religion. Ces zélotes, prompts k obéir k ce commandement, bandèrrent incontinent leurs ares, pour tirer des flêches contre Dioniftar & fa femme, qui voyant leur deffein, fe retirèrent dans leur antre, &c s'y tinrent a couvert de leurs traits, pour en fortir quelque momens après. Ils employèrent ce peu de tems, k fe couper les veines des bras  des Sévarambes. 437 & des jambes, & puis ayant pris des tifons ardens, ils en mirent tout-alentour du bucber rond qu'ils avoient préparé, èc fe jettant dedans en préfence de la multitude, ils leur firent voir le fang qui ruiffeloit de leurs veines coupées. Ce fpeöacle affreux appaifa le murmure du peuple , attira fes regards & fon attention , & la généreufe Ahinomé prenant ce moment, comme le feul qui lui refloit a vivre, paria aux prêtres & au peuple. Dans fon difcours , elle approuva tout ce qu'avoit dit fon mari, reprochant aux uns leur orgueil, leurs impoftures &C leur infame luxure, & exhortant les autres a ouvrir enfin les yeux,& a. ne plus fouffrir qu'on abusat de leur fimplicité, pour les rendre les inftrumens des vices & de 1'ambition de ceux qui, fans autorité légïtimef s'étoient rendus les maitres de la nation, contre toutes les maximes, anciennes, & les louables coutumes de leurs ancêtres. Enfuite elle prit fon enfant, lui coupa les veines en leur préfence , après quoi elle &Z fon mari, enfemble, firent mille imprécations contre leurs ennemis, & leur dirent que la mort leur fembloit douce, puifqu'ils mourroient unanimement enfemble , comme ils avoient vécu, & qu'ils avoient le plaifir de braver leurs tyrans, de leur reprocber leurs crimes & leurs impoftures, & de triompher de. E e in.  V 43^ HlSTOlRE leur malice & de leur cruauté. Qu'ils avoient la douce confolation de n'être point tombés, entre leurs mains, & d'avoir fi bien pourvu a leurs affaires, que leurs ennemis ne pourroient exercer leur rage que fur un peu de cendre qui refferoit du corps de deux perfonnes qui mouroient martyrs de la raifon & de la vérité, Après éela, ils s'embrafsèrent tous deux , fe couchèrent doucement fur le bucher , & fe tenant étroirement liés enfemble , ils fentirent couler leur vie avec leur fang^, & demeurèreni dans cette pofture, jufqu'a ce que les flammes qu'ils avoient ailumées , euffent réduit leurs corps en cendres.' Ce fpedacle horrible fit diverfes impreffions fur 1'efprit du peuple; quelques-uns des plus ïy. ormables furentfextrêmement touchés de l'attion de ces deux martyrs, de la force de leurs raifons, & de la fermeté avec laquelle ils avoient méprifé la mort, pour ne pas renoncer a leurs véritables fentimens, & pour ne pas iomber en la puiffance de leurs ennemis. Les autres, moins éclairés, nlayant pour toute règle que les préjugés de leur éducation & fes fentimens de leurs conducfeurs, expliquèrent tout autrement cette aventure, & trai-s tèrem Dion:ftar & Ahinomé d'impies, obftinés, dans kur trreur, quoique/d'abord. ils e.ufjen.1  DES SÉVARAMBES. 439 été touchés de leur aaion généreufe, ou plutót, héroïque. Cependant les prêtres n'osèrent exercer aucune cruanté fur les parens des défunts, ils avoient peur de fe. rendre odieux a tout le monde, & de ruiner tout-a-fait leur réputation déja fort ébranlée, par divers événemens contraires a leurs intéréts & a leur autorité; fi bien que depuis ce tems-la, ils fe gouvernèrent avec plus de modération qu'ils n'avoient fait auparavant. Les Preftarambes ont confervé, de père en fils, la mémoire de eet événement remarquable, & regardent Dioniftar Sc Ahinomé comme deux illuftres martyrs de la vérité , pour laquelle leurs ancêtres fe virent bannis de leur patrie, après avoir fouffert les perfécutions que leur avoit fufcitéesl'ambitieux Stroukaras. II y en a même qui vont tous les ans, vifiter le rocher oh Ces deux perfonnes généreufes perdirent la vie, Sc le refpeft qu'on a pour leur mémoire rend ee lieu vénérable. Quand Sévarias fubjugua ces peuples , il trouva vingt-quatre ou vingt-cinq temples oit Pon adoroit 1'impofteur Stroukaras , fans en compter plufieurs autres qui fubfiftent encore parmi les nations voifines qu'il ne foumit pas k fes loix, & qiüperfiftent encore dans leur fuperftition. £c iv-  44° HlSTOIRÈ Les Preftarambes qui Pavoienr fuivi dans fes conquêtes, Pui contèrent toute cette hiftoire, qu'ils avoient apprife de père en fils, & le prièrent de faire fes efforts, pour tirer d'erreur ces pauvres peuples abufés. II leur promit d'y mettre la main, le plutöt qu'il pourroit; mais il leur fit comprendre en même tems, que dans un deffein de cette nature, il falloit ufer de beaucoup de prudence, de peur d'effaroucher ces peuples aveuglés dans leurs vaines fuperftitions. Après donc qu'il les eut conquis, qu'il eut bati le temple du foleil, dont la magnificence leur donnoit beaucoup plus d'admiration que les bocages de Stroukaras ; qu'il eut inftitué des cérémonies pompeufes, accompagnées de voix & d'inftrumens de mufique; qu'il eut été choifi par le foleil même, pour être le chef de ces peuples , & Pinterprête de fa volonté ; & que, par fes loix juftes & fes adions vertueufes, il fe fut acquis un très-grand crédit parmi eux; alors il commencaa combattre les impoftures de Stroukaras. Les raifons folides qu'il employa, accompagnées de la force de fes armes & de fes foudres,dont ils avoient éprouvé les funeftes effets, firent beaucoup d'impreffion fur 1'éfprit des principaux d'entr'eux, & leur firent, en partie, «onnoitre les impoftures de Stroukaras. Maisce  des Sévarambes. 441 qui acheva de les mettre au jour, & de diffiper 1'erreur de ces peuples, ce fut le foin que pnt Sévarias de furprendre les importeurs fur lefait, quand ils rendoient leurs oracles, des arbres creux oü ils fe cachoient. II prit donc fon tems dans une fête folemnelle, &c entrant tout d'un coup a main armée dans les temples, au moment qu'on y rendoit les oracles, il attrapa les faux prophètes dans leurs cachettes, & les expofant k la vue du peuple, il leur fit confeffer, devant tous , leurs tromperies & leurs impoftures. Après cela toutes les perfonnes raifonnables furent entièrement défabufées; fi bien que dans toutes les terres de fa domination , on abbatit les temples &c les bocages de Stroukaras, & le culte religieux, qu'on lui rendoit publiquement, y fut tout-a-fait aboli. Ce ne fut pas pourtant par-tout, car encore aujourd'hui les nations voifines des Sévarambes perfiftent dans leur idolatrie. Revenons maintenanta celle des Sévarambes mêmes, qui quoique moins groiTière & moins oppofée a la raifon naturelle, ne laiiTe pas d'être une véritable idolatrie, en ce qu'ils rendent au foleil, qui n'eft qu'une créature, desrefpedts religieux , qui ne font dus qu'au créateur. L'exercice public de la religion ne fe fait qu'aux jours de fêtes ordinaires, qui font les  442 HlSTOlRE tw'is premiers jours de la nouvelle lune, Sc les trois premiers après qu'elle eft venue jufqu'a foa plein. En ces jours, on ne fait que quelques facrifices de parfums que les prêtres ordinaires öffrent au foleil, Sc qu'ils accompagnent de quelques hymnes , après quoi le refte du jour fe paffe en jeux, en danfes Sc autres divertiffeKiens. Mais les fêtes folemnelles font ce qu'il y a de plus éclatant dans la religion, & ou elle parott dans fa plus grande pompe. ïl y en a fix , toutes différentes dans leurs fins Sc dans leurs vfages ; favqir, le khodimbafion, 1'érimbafion , le févarifion, 1'ofparenibon , 1'eftricafion Sc le nemarokifton. Nous les décrirons toutes Tune après 1'autre. On ne célèbre ces fêtes que dans les temples qu'on a batis dans les grandes villes , comme aSévarinde, a Sporounde, a Arkropfinde, aSporoumé, Sc aquelques autres qui ont chacune ieur reffort particulier, & le peuple de la campagne s'y affemble, pour affifter a une partie de la fête, après quoi chacun fe va réjouir chez foi. Au temple de Sévarinde, il y a prés de quatre cent prêtres qui officient tour a tour; Sc dans les autres temples, il y en a plus ou moins, felon la grandeur des lieux. Le vice-roi eft le premier de tous, & comme leur fouverain pontife; &, dans toutes les folemnités, c'eft lui qui offre le premier facrifke. Chaque gouverneur des villes  des Sévarambes. 443 ©ïi il y a un temple, en fait autant, & puis les autres prêtres font le refte. Paffons maintenant, a la defcription de ces fêtes folemnelles, Di U fête du grand dieu, appellèe Khodimbajion* Nous avons déja dit que Sévariftas avoit infthué le khodimbafion felon Pidée de Sévarias, qui en avoit dit quelque chofe, mais qui ne s'en étoit pas clairement expliqué, Cette raifon avoit été caufe que fes fucceffeurs, jufqu'a Sévariftas, n'en avoient pas ofé entreprendre 1'inftitution, Mais ce prince 1'établit fans fcrupule, & le vit célébrer plufieurs fois avant fa mort. II ne fe fait que de fept en fept ans, au commencement de chaque dirnemis, au tems que le foleil touche au figne de la balance,& qu'il faitl'équinoxe du printemps, qui a notre égard eft celui de 1'automne. Les cérémonies de cette grande fête durent fept nuits confécutives, & fe font en la manière fuivante. Dès que le foleil eft couché on cuvre le tenvr ple, qui eft tout tendu de noir, & dont le globe lumineux, avec tous les autres ornemens, font cachés, en forte qu'on ne les voit point du tout, durant la fête, Les prêtres, qui font tous vêtus de noir, couvrent leurs vifages d'un crêpe de k même couleur '; 0? le vice- roi.n'eft diftingué  444 Hïstoïre des autres que par une efpece de rochet blanc qu'il porte fur les épaules. Dans eet équipage il marche vers 1'autel, oü l'on ne voit qu'un petit globe couvert d'un crêpe noir, qui en offufque la lumière, Sc ne lailTe paroïtre auxyeux qu'une foible lueur. Tous les févarobaftes Sc les prêtres, qui doivent fervir cette nuit, le fuivent, tenant en main, des flambeaux allumés. Dès qu'il entre dans le chceur , il fait une profonde révérence, Sc puis, en s'avancant toujours, il en fait une autre jufqu'a ce qu'il foit au pied de 1'autel. Lail s'arrête avec toute fa fuite, qui fetient derrière lui, & quand les prêtres ont caché leurs flambeaux , il fe couche fur des carreaux noirs, tenant le vifage en bas, Sc les deux mains jointes fur la tête. Les autres en font autant, & ils fe tiennenttous dans cette pofture, pendant 1'efpace de deux heures, dans un filence profond. Quand ce tems eft expiré, on entend la voix éclatante d'un cornet, qui les avertit de fe lever Sc de fe tenir fur leurs genoux. Un prêtre prend alors un des flambeaux allumés qu'on avoit caché, Sc le donne au vice-roi, qui, le prenant de la main, fe léve fur fes pieds, Sc, s'approchant de 1'autel,ilyallume quelque bois aromatique, qu'il y trouve tout prêt pour le facrifice. Quand ce bois eft enflammé, il y jette des gommes Sc des parfums (car, parmi les Séva-  des Sévarambes. 44$ rambes, on ne fait jamais de facrifice fanglant); & puis fe mettant a genoux, il prononce a haute voix 1'oraifon qui fait: Oraifon du grand Dieu. Khodimbas, ofpameroftas, famotradeas, kamedumas, karpanemphas, kapfimunas, kanaeroftas, perafimbas, proftamproftamas. Ce font les épithètes qu'ils donnent a Dieu en leur propre langue, & dont voici a-peu-près le fens, avec le refte de 1'oraifon. Roi des efprits, qui comprenez tout, qui pouvez tout, qui êtes infini, éternel &C immortel, invifible, incompréhenfible, feul fouverain, &C fêtre des êtres. Nous,aveugles mortels, qui vousentrevoyons fans vous bien voir , qui vous connoiffons fans vous bien connoitre,& quinéanmoins croyons vous devoir adorer; nous venons ici au milieu desténèbres qui nous environnent, pour vous rendre nos vceux &c nos hommages. Toutes chofes ici bas, nous parient journellement de vous, Sc nous fónt admirer votre grandeur &C votre fageffe ; & ces aftres innombrables', que durant la nuit nous voyons briller fur nos têtes, nous témoignent affez, par leur mouvement jufte & réglé, que c'eft votre main toute puif-  44^ Histoirè fante qui les guide & qui les foutient. Mals le brillant aftre du jour, qui nous échauffe & qui nous éclaire , ce divin foleil, par le miniftère duquel vous nous communiquez tous les biens que nous recevons , eft le miroir le plus éclatant oh nous puiffions contempler votre gloire & votre providence éternelle. C'eft lui qui , par fa lumière célefte, développantles fombres voiles de la nuit, nous fait voir les ceuvres merveilleufes de vos mains. C'eft lui qui nous échauffe & qui nous vivifie , & c'eft lui, enfin, par qui nous recevons tous les effets de votre bénéficence divine. Auffi, vous Pavez établi pour être votre lieutenant dans la partie de Punivers qu'il meut, qu'il échauffe , & qu'il éclaire de fes rayons, agiffans, ardens & lumineux» Vous avez foumis plufieurs vaftes globes a fon empire, & nous fommes, par votre volonté, du nombre de ceux qu'il anime. Vous nous 1'avez donné pour Dieu vifible & glorieux, &c il a voulu être notre Dieu propice & favorable, nous choififfant, entre tous les peuples de la terre, pour être fes fujets & fes vrais adorateurs* Pour eet effet, il nous a donné des loix, & nous a prefcrit le culte qu'il veut que nous lui rendions, & ainfi nous favons comment nous le devons fervir, paree qu'il nous Pa révélé. Mais vous, ö fouverain Dieu des Dieux, öpuiffance>  des Sévarambes 447 ïnfinie! vous êtes invifible & tout-a-fak incompréhenfible, Toutes chofes nous annoncent que vous êtes, mais rien ne peut nous expüquer votre nature , ni nous dire votre volonté, ce qui nous eft un argument très-clair & très-feitfible, que vous ne voulez pas que nous vous cherchions plus loin que dans vos ceuvres admirables, puifque vous n'avez pas voulu vous donner autrement a connoïtre a nous. Auffi, toute connoïffance &C toute lumière n'eft qu'ignorance & que ténèbres auprès de votre lumière divine & incompréhenfible , & plus nous méditons pour vous connokre, & moins nous devenons favans. Nous voyons des gouffres infinïs entre notre foibleffe & votre puiffance, & Ia confidération de votre grandeur abimeroit nos ames dans le néant, fi vous ne nous fouteniez par votre mifericorde. Nous tomberions dans un défefpoir, qui nous feroit perdre la raifon que vous nous avez donnée, fi vous ne nous difiez, par elle, qu'il n'eft pas poffible que la créature comprenne le créateur, ni la chofe finie, ce qui n'a point de hornes. Dans eet humble fentiment, nous nous mettons le doigt fur la bou* che; & fans vouloir témérairement pénétrer dans les myftères profonds de votre divinité, nous nous contentons de vous adorer dans 1'iniérieur de nos ames. Mais paree que les corps  448 H I S T O I R E oü vous les avez enfermées font auffi 1'ouvragê. de vos mains, nous croyons qu'ils doivent, comme elles, avoir part au culte que nous vous , rendons, 6c montrer extérieurement aux hommes , 6c notre relpect, 8c notre vénération intérieure. C'eft pourquoi nous avons , felon nos foibles lumières, inftitué cette fête folemaelle, pour être un témoignage de Phonneur que nous vous rendons, 6c pour avertir de leur devoir .ceux, qui, par ignorance ou par ingratitude, pourroient palier tout le cours de leur vie, fans élever.leurs penfées jufqu'a vous. Veuillez, ö bonté infinie! recevoir le facrifice de nos cceurs, 6c les devoirs exrérieurs que nous ofons vous rendre , de la manière que nous avons jugé la plus décente, la plus humble, 6c la plus refpecmeufe. Faites que la fumée de notre facrifice aille jufqu'a vous, qu'elle vous follicite ue nous pardonner tous nos crimes, 6c de répandre tous les jours, fur nous, vos graces 6c vos faveurs divines, afin que nous puiffions toujours vous adorer 6c vous célébrer a jamais. Après cette oraiion on tire les flambeaux allumés qu'on avoit cachés, 6c la mufique fe fait entendre de tous les endroits du temple, par plufieurs cantiques mélodieux, ce qui étant achevé, le vice-roi fort du temple de la même manière qu'il y étoit entré, 6c donne lièu , par fa  des Sévarambes, 4491 fa retraite & par celle de tous fes auditeurs, k Xine feconde célébration. Elle fe fait, par le prémier Sévarobafte, qui fait, dans une feconde: alfemblée d'autre peuple, les mêmes térémdnies Sc la même oraifon que le vice-roi a fakes avec la première congrégation. Après la feconde , il s'en 'fait encore une troifième, Sc puis plufieurs autres, qui ie fuccèdent conthnuellement 1'un'e a 1'autre pendant 1'efpace de fept jours, jufqu'a la fin de la fête. Durant cette folemnité il fe fait, eh divers ek» droks de la ville , des affemblées de fa vans, qui parient de la Divinité, chacun felon fes fentimens, & fouvent on y fait des controverfes fameufes, oü les beaux efprits oht de belles occafions pour faire voir au public les fruits de leurs études, Sc la beaüté de leurs génies. Je me trouvai un jour, a 1'une de ces affemblées, oü un homme trés - favant Sc fort éloquent, nommé Scromeuas, fit un long Sc grave difcours , touchant la conftitutión du monde univerfel ^ la naiffance de notre globe; 1'origine des animaux, le progrès des fciences humaines, Sc le c'ulre religieux que les hommes ont établi parmi ëuX. Pour le premier chef, il dit que le grand imonde étoit éternel Sc infini, & qu'on le dèvoit confidérer comme matérie*, ou comme Tome V° Ff  45° HlSTOIRE fpirituel; que la matière & 1'efprit qui 1'anime, étoient inféparablement unis enfemble, quoique ce fuffent deux chofes diftinöes, comme le corps & 1'ame dans les animaux. Que eet efprit avoit une vertu formatrice, parlaquelle il opéroitperpétuellement, dans tous les corps, en mille facons différentes , & fe peignoit en racourci, dans toutes les créatures; qu'il agiffoit avec intelligence ; que tous fes ouvrages particuliers avoient un rapport merveilleux a 1'idée du grand-tout , & qu'il ne faifoit rien en vain, quoiqu'il femblat a notre foible raifon , que quelques - unes de fes produdions fuffent vicieufes, irrégulières & monflrueufes. II ajouta, que la vertu formatrice de eet efprit , étant répandue par tous les corps, elle y agiffoit diverfement , & qu'elle fe plaifoit a une admirable variété. Que, felon ce principe , elle, aimoit a quitter des corps pour, paffer dans d'autres, & que cela étoit la caufe de la deftru£tion & de la naiffance de certains compofés, de la mort & de la vie; que fes ouvrages avoient des proportions différentes, puifque , quelquefois , elle formoit des globes entiers, Sc qu'enfuite elle agiffoit dans chacun. de ces globes , &c s'y peignoit, en racourci, de mille manières. Que , dans la diffolution des corps, il n'y avoit que leur fojrme qui-  des Sévarambes. 4^1 pérït, pour en prendre une nouvelle, fans qu'il fe perdït'f ïen de leur matière. Que Pefprit qui Fabandonnbit ne périffoit point non plus, mais qu'il alloit öpérer dans d'autres fujets. Ce dofteur appuyoit fon raifonnement de Pautoriré de Pythagore, de Platon, 8c de plufieurs autres grands philofophes , tant Grecs, Arabes , qu'Indiens , qu'il difoit avoir été de fon opinion , du moins dans la plus grande partie. II ajouta'que le monde univerfel étoit compofé d'un nombre infini de globes différens dans leur proportion , leur mouvement, leur fituation, leur ufage 8c leur fin'. Qu'il y avoit auffi des foleils k 1'infini, qui étoient comme autant de fou'rces de vie 6c de ïumière pour éclairer 8c pour animer les globes, que la providence avoit placés dans 1'étendue de leur fphère, 6c qu'ils étoient comme fes lieutenans dans la conduite du grand tout. Que nul de ces globes n'étoit éternel, quoiqu'ils fuffent d'une très-longue durée , avec la différence du plus oU du moins, felon le dégré de leur excellence, 6c de leur folidité, même que tous, fans exception , avoient eu un commencement , 8c devoient avoir une fin comme les autres corps inférieurs. Que la providence ne foufFroit la diffolutiori des uns 8c la naiffance des autres, que dans les divers tëms qu'elle avoit ordoii- F f ij  45* Histoui nés, afin que le grand tout ne fit aucune perte* & ne foufTrït aucune violence. Enfin, qu'il en étoit de même a légard des globes , que des diverfes efpeces des animaux, dans lefquelles on voit tous les jours périr les individus, fans que , pour cela , 1'efpèce périffe, paree qu'il en naït d'autres, pour remplir la place de ceux qui meurent. Après avoir ainfi parlé du monde univerfel, il tomba fur le difcours de notre globe , en particulier, Stil dit qu'il avoit eu un commencement comme tous les autres , & que, comme eux, il auroit une fin, mais que les termes de fa durés , n'étoient connus d'aucun homme mortel; que les opinions des hommes étoient partagées, touchant le tems de fa naiffance, les uns le faifant plus ancien, & les autres plus nouveau; que lesËgyptiens lui avoient donné, de leur tems, jufqu'a quatorze ou quinze mille ans d'antiquité ; que les brames des indes orientales lui en donnoient prés de trente mille, &C que les Chinois comptoient quatorze ou quinze mille ans, dans 1'ordre de la fucceffion de leurs rois; mais que, pour lui, il ne croyoit pas que notre globe fut fi ancien. Qu'il trouvoit la fupputation des Juifs plus plaufible, en ce qu'elle s'accordoit mieux avec les progrès des fciences & des arts; & que, bien qu*il y;  DES SÉVARAMBES. 4^ eut fur la terre, des peuples préfentement auffi barbares que leurs ancêtres le pouvoient être il y a quatre mille ans, néanmoins il ne laiffoit pas d'eftimer cette dernière fupputation , comme la plus probable , paree qu'il f-, mbloitf que les corps d*s animaux aliotent toujours ert diminuant, fo.t a 1'égard de la ftature , foit a Fégard de la force & de la fanté. II dit que cela fe remarquoit, principakment dans les nations malignes & diflblues, comme étoient la plupart des peuples de TAfie, de 1'Europe & de 1'Afrique, qui, k la vérité, étoient des gens fort barbares, quoïqu'ils fe cruffent fort polis, paree qu'ils faifoient confifter la politeffe en des apparences extérieures, en quoi elle ne confifte point en effet; que la véritabte politeffe ne confifte pas dans quelques difcours, affeaés, dans quelques modes bizarres, & dans quelques fimagrées extérieures; mais dans Ja juftice, dans Ie bon gouvernement, dans 1'innocence des mceurs, dans la tempérance, Sedans 1'amour Si la charité que ks hommes doivent avoir ks uns pour les autres. Que,. fe plus fouvent , le jhis habik &- k plu* adroit de tous les hommes, étoit un barbare, s?il n'étoit jufk, bienfeifant , charitable , &• modéré , Si que ks lumières de fon efprk n'ét.oientqu'une fcuffe keur qui ne fervoit qA. TR ('\\'t  454 Hist.oue l'ébIouir,& le faire tomber dans Ie précipice. Que les nations mal gouvernées, étoient aveugles, & que la véritable gloire des princes & des magiftrats, confifte dans la bonne conduite & dans le bon gouvernement de leurs fujets, dans une jufte diftribution des récompenfes & des peines. Pour 1'origine des animaux, Scromenas dit qu'elle étoit inconnue aux hommes, auffi bien que le tems de la naiffance des globes; que , néanmoins, ft l'on pouvoit fe fonder fur del conjeöures vraifemblables, il y avoit lieu de ci oire qu'au commencement de chaque globe, U providence avoit créé un couple de tous k* ;'-Ima«x parits dont elle le vouloit remphr, & que de ce couple, comme d'une fource, -kees s'étoient accrues par les voyes de [s génJration. Qu'il eftimoit beaucoup en cela, nion de Moïfe v& qu'il la regardoit comme, bi plus probable & la mieux fondée en raifon. Que , pour les autres, globes qui font partie du monde univerfe} , comme le notre, perfonne ne favoit quelb étoit Pcconpmie de la nature , dans ces grands corps , & qu'ainfi on n'en pouvoit parler fans témérité; qu'il nous iuffifoit de raifonner fur les chofes que nous voyons fur notre terre , & d'y admirer , en milk endroits, les merveilles de la fageffe di-  DES SÉVARAMBES. 455 vlne; que, comme ïl y avoit diverfes efpèces d'animaux dans les différens élémens, 6c dans. les divers climats de notre globe , il fe pouvoit faire auffi que Dieu eut peuplé les divers globes particuliers d'animaux de différentes efpèces, qui n'auroient rien de commun avec, ceux que nous voyons parmi nous; qu'il faifoit toutes chofes pour fa gloire , & que ce n'étoit pas a nous a vouloir, témérairement, pénétrer dans les fecrets de fa providence* Qu'entre tous les animaux qu'il avoit créés ici bas , il avoit donné a 1'homme de grands avantages, qu'il n'avoit pas voulu départir aux autres, & que ces dons & ces graces étoient différens dans leur mefurej & dans leur efpèce; que, néanmoins, 1'homme étoit un animal mortel & périffable comme les autres, & qu'il ne devoit pas s'enorgueillir de biens dont la poffeffion eft courte & incertaine. 11 ajouta, que c'étoit une haute folie, en plufieurs perfonnes , de s'imaginer que le ciel, la terre & tous les aftres lumineux que nous voyons briller fur nos têtes, n'aient été créés que pour 1'ufage particulier des hommes , cÖmme fi la providence n'avoit pas de fin plus noble , ni plus relevée , que celle de plaire a de miférables vers de terre : enfin, il dit , fur la vanité de ces fortes de gens, des chofes fi mortifiantes, F f iv  45^, H I S T O I R E que Ie plus habile de nos prédicareurs r^ea, auroit pas pu dire davantage pour humilier un/ picheur fpper.be, qui cferoit s'élever contre Die u. De Ik il paffa au difcours de Porigine & des progrès des fciences & des arts , fur quoi il dit des chofes fort curieufes , en faifant voir. biftqriquement, tout ce que les écrivains, les, plus célèbres , de diverfes nations , en ont écrit. II cita plufieurs auteurs Chinpis & Branies, comme auffi les Juifs, les Grecs, & les Arabes, & fit voir que phtfieurs belles connoiifances, qu'on avoit autrefois s'étoient perdues, mais qu'il efpéroi.t qu'elles feroient réfablies , avec te tems , par le foin & par, 1'induftrie des Sévarambes, qui en avoient déja rétabli quelques-unes , & qui pouvoient réuffis; dans ce deffein , beaucoup mieux qu'aucune autre nation du monde , a caufe de leur excellent gouvernement, & du foin qu'on pre, noit d'envoyer, de tems en tems, un nombre? fuffifant de perfonnes habiles, pour voyager chez les nations les plus polies de notre. continent , & pour y apprendre tout ce qu'elles jugeroient digne de la curiofité de leur na7 tion. II finit par un difcours fur la religion & culte qu'on doit è la Divinité fuprême, & dj*  DES SÉVARAMBES. 457 beaucoup de chofes affez étranges qu'il n'eft pas convenable de rapporter ici. Scromenas finit fon difcours, qui dura plus d'une heure, Sc auquel tout le monde prêta une attention tres-favorable. J'eus de la joie de voir qu'un païen eüt, en tant de chofes , Une fi bonne opinion de Moïfe , Sc de quelques croyances dont les chrétiens font profeffion, quoique j'approuvaffe peu ce qu'il avoit dit touchant la religion. Mais ma joie ne fut pas de longue dur.ée, & elle fe convertit bientöt en trifteffe , quand, un moment après que ca dofteur eut parlé, j'entendis un de mes gens qui dit tout haut, que lui, 8c cinq ou fix de fes compagnons , étant convaincus de la force du raïfonnement de Scromenas, ils vouloient embraffer la religion des Sévarambes. Morton 1'Anglois, efprit changeant Sc faaieux , fut celui qui me paria de cette manière. II s'étoit préparé k me faire eet affront, pour fe venger de quelque chatiment que je lui avois fait fouffrir avec juftice; Sc pour eet effet, il avoit, de longue main, engagé Scromenas k compofer ce long difcours, pour pouvoir renoncer a la religion chrétienne avec plus d'éclat, Sc fous une belle apparence de piété. Je m'oppofai, tant que je pus, k ce changement; je lui reprélentai fon d.evoir, a Uü Sc k fes compagnons, avec toute.  458 Histoire la douceur imaginable; mais toutes mes raifon* & mes remontrances ne puüent amolir leur; coeur endurci , & infidèle k leur Dieu & k leur relig.cn. Ils renoncèrent publiqnement au chnftiamfme , pour embraffer la religion des Sévarambes, & tachèrent de juftifier leur iniidei.te par beaucoup de vains raifonneraens. Je fis tous mes efforts pour les ramener, & pour empêcher le mauvais effet que leur exemple pourroit produire; mais, lorfque je vis qu'il ny avoit rien k efpérer de leur part, je ne pus m'empêcher de m'emporter contr'eux, & de leur dire que c'étoit une malédiéKon de Dieu, tombée fur leur tête, qui leur avoit öté 1 entendement. Que leur opiniatreté & celle de leurs ancêtres leur avoit attiré ce malheur, & qu'il ny avoit pas lieu de s'étonner de voir q«e les enfans de ceux qui s'étoient élevés contre la fainte églife catholique, tombaffent dans un fens réprouvé, & renongafTent, enfin, au chnftiamfme, que leurs pères avoient partage en plufieurs feeks, envenimées contre la religion ancienne , orthodoxe , catholique & romaine, hors laquelle il n'y a point de falut. Ils fe mocquèrent de mes reproches, comme ils avoient fait de mes exhorrations, 8c je fus enfin, contraint de me taire, & de les laiffer vivre a leur mode. Mais je me confervai en-  des Sévarambes. 45? tièrement, par la grace de Dieu, dans la foi de 1'églife, & j'efpère d'y vivre & d'y mounr, fans que rien foit capable de me détourner de la foi de Jefus - Chrift, ni de 1 obéüTance, que tous les vrais chrétiens doivent a fon vicaire. De PErimbafion ou fête du foleil. Cette folemnité fe fait tous les ans, & commenceau jour que le foleil touche le tropique du cancer, qui fait notre folftice d'été, Sc notre plus long jour: &, tout au contraire , le plus court, èTégard des auftraux. Trois jours auparavant, on éteint tous les feux de la nation, jufqu'a ce qu'on ait du feu nouveau, tiré des rayons du foleil. Cela feroit fort incommode dans un pays froid , au milieu de 1'hiver; mais outre que Sévarambe eft un pays chaud, on s'y prépare fi long-tems auparavant, que 1'mcommodité n'en eft pas grande. Les trois premiers jours de cette fête , fe paffent en facrifices de parfums, & en cantiques triftes & mélancholiques, par lefquels ces peuples femblent regretter 1'éloignement du foleil, & le fólliciter de re venir vers eux pour leur rendre fa chaleur & fa lumière, qui femblent les vouloïr abandonner, & pour rallumer,  4&> HlSTOIRE de fes nouveaux rayons, les feux qui font partout éteints. Si le foleil luit clair, &fans nuages, Ie jour d'après le folftice, ce qui arrivé le plus fouvent dans ce beau climat, on allume a fes rayons, avec des miroirs ardens, quelques matières combuftibles , qu'on fourre k 1'un des cotés d'un grand bucher, ou brandon , qui fe fait dans la cour du temple. Le feu couve dans cette matière, pendant quelques heures, & puis, fur la runt, il embrafe tout le bucher, ce qui fait une grande ftamme, oh tout le monde vient alfumer des lampes qu'on porte enfuite dans toutes les ofmafies; c'eft amfi qu'on recouvre du feu nouveau pour toute cette année, au lieu de celui de la précédente, qu'on avoit éteint par-tout. Mais s'il arrivé qu'il pleuve, ou que le foleil foit couvert de nuages , alors le commun. peuple , croyant qu'il eft en courroux, lui offre des facrifices, & lui chante des cantiques lugubres. Us les continuent jufqu'a ce que eet aftre diffipant les nuages, paroiffe avec tout fon éclat, & foit affez fort pour rallumer leurs feux éteints. lïs lui rendent alors des adions de graces, &. l'on fait p*r tout des réjouiffances publiquesSs avec des jeux & des fpeöactes de diverfes fortes , jufqu'a la fm de la fête, qui ne dure Qrdinairement que cinq jours. Je ferois trop,  DES SÉVARAMBES. 4^1 long fi je voulöis rapporter ici toutes lés cérémonies de cette folemnité ; c'eft pourquoi j'ai préféré de n'en parler que fuccinöement,& dire, en peu de paroles, ce qu'elle a de plus remar quable. Du Sèvarijion, Le févarifion eft une autre grande folemnité qu'on obferve tous les ans, a la mémoire de ï'arrivée de Sévarias Sc de fes parfts, k la terre auftrale. Le vice-roi, 8c tous les officiers, s'y trouvent, avec leurs habits les plus éclatans. Üs offrent des facrifices de parfums au foleil, 8c le remercient de la grace qu'il fit autrefois a leurs ancêtres , de leur envoyer Sévarias, armé de fes foudres , pour vaincre fes ennemis , pour les tirer de leur ignorance groffière , leur donner les loix, les choifir pour fon peuple, Sc rendre leur nation la plus heureufe du monde. Ils paffent enfuite aux éloges de Sévarias & fes fucceffeurs, repréfentent les batailles qu'il remporta furies Stroukarambes, parient des loix 8c des beaux préceptes que ce prince leur laiffa, avant que dë mourir, 8c louent fa bonté , fa prudence 8c toutes fes vertus. Enfuite, ils paffent aux louanges de fes fucceffeurs', & prient enfin le foleil de leur donner toujours des vices-rois, qui tachent  4<3i HlSTOIRE d'imiter, s'il eft poffible, & même de furpaffer leurs prédécefTeurs en vertu & en bonheur. Cette fête ne dure que quatre jours, qui fe paffent tous en réjouiffances, fans mélange de rien de trifte ou de lugubre. De rOfparenïbon, ou folemnité du mariage. L'ofparenibon eft une autre fête folemnelle, qu'on célèbre quatre fois 1'an , de trois en trois mois. Sévarias I'inftitua de fon tems, & la vit célébrer pendant tout le refte de fa vie.. Je ne m'arrêterai pas a la décrire ici , 1'ayant déja fait ailleurs, felon la manière que je la vis a Sporounde, qui eft la même que celle de Sévarinde, avec cette feule différence, qua caufe de la grandeur de Sévarinde & de fon reffort, elle y dure cinq jours , & qu'elle n'en dure que trois dans les autres villes. La pompe de Sévarinde eft auffi plus grande que celle des autres lieux , & tout s'y fait avec beaucoup plus d'éclat & de magniflcence, fur-tout, quand le vice-roi époufe quelque femme, ce que j'ai vu faire deux fois. Alors la fête a quelque fpeöacle & des cérémonies particulières, pour 1'honneur du premier magiftrat , & tous les grands officiers de 1'état font obligés d'y affifter,ce qui produit un merveilleux concours  DES SÉVARAMBES. 463 de peuple a Sévarinde. II y a cette différence entre le fouverain & fes fujets , qu'il choifit lui-même la femme qu'il veut époufer, au lieu que les autres hommes font choifis par leurs femmes. Pour tout le refte, il n'y a que peu, ou point de différence entre lui & les gens du commun, en ce qui regarde les cérémonies du mariage. Du Stricajion. Le ftricafion, ou 1'adoption des enfans, fe fait auffi de trois en trois mois , & ne dure que trois jours. Dès que les enfans ont atteint Page de fept ans , & que la fête eft venue , les pères & les mères les mènent au temple , & font favoir a un prêtre , commis pour cela , Ie jour de leur naiffance. Ce prêtre les met tous en ordre, felon leur age, & en porte la lifte au ftricafiontas, oufurintendant des écoles, qui eft un grand officier dans 1'état , & du corps des févarobaftes. Celui - ci les appelle tous par leur nom, felon le tems de leur naiffance , & les mène vers 1'autel, ou il leur fait faire la révérence trois fois au voile noir, deux fois au globe lumineux , & une fois a la patrie. Enfuite il les mène vers le vice-roi, ou celui des févaboraftes qui le repréfente; & lui dit , au nom des pères & des mères des en-  4&4 Hisiou! fans, qu'ils les viennent confacrer au foleil SS a la patrie. La-deflus le vice-roi defcend de fon tröne, & offre un facrifice de parfums au foleil^ le priant de recevoir, au nombre de fes enfans & de fes fujets, cette tendre jeuneffe qu'on lui confaere; de leur accorder fa faveur & fa proteéïion, afin qu'ils le fervent * a 1'avenir i comme ont fait ceux qui les ont mis au monde; qu'ils le reconnoiffent pour le père commun de tous lés hommes , & pour leur Dieu & leur roi en particulier. Après cette prière, on fait avancer les pères & les mères, qui, prenant leurs enfans par les cheveux, & leur tournant le vifage vers 1'autel, après les avoir baifés au front * coüpentj avec des cifeaux, les cheveux qu'ils tiennent de la main gauche; puis, frappant 1'enfant doucement fur la tête , ils lui difent : Erimbas projla phantoi, c'eft-a-dire , que le foleil foit ton père & ta mère. On les mène enfuite en des lieux deftinés a leur rafer la tête, puis on les ramène au temple, oü l'on chante des hym* nes a leur fujet, & c'eft tout ce qui fe fait le premier jour. Le jour fuivant, on leur oint la tête d'une huile aromatique; le troifième, on les lave & on leur donne des robes jaunes; enfin, après quelques facrifices, cérémonies & réjouiffan- ees,  des Sévarambes. 465 ces, cm les diftribue en diverfes ofmafies, pour , y être inftruits & élevés. Du Némarokijlorii Le némarokifton , ou la fête des prémices » eft mobile , & commence au printems , dès qu'on a des fruits mürs, qu'on offre au foleil, en reconnoifiance de la nourriture qu'il donne aux hommes &C k tous les animaux , en faifant fructifier la terre, & müriffant tout ce qu'elle produit. Le vice-roi, ou fon lieutenant, offre ces premiers fruits en facrifice , & les fait brüler fur 1'autel, devant tout le peuple 4 durant trois jours confécutifs , auxquels on voit plufieurs danfes , & autres réjouiffances publiques. On offre , après cela , de tous les fruits, ceux qui font le plutöt mürs, pendant lix ou fept mois, a mefure qu'on en peut avoir; mais cela fe fait par les prêtres feulement k diverfes reprifes, &l le peuple ne s'y trouve pas, k moins que cela n'arrive aux fêtes lu* naires, qui font, comme je 1'ai déja dit, les trois premiers jours de la nouvelle lune, & les trois premiers après fon plein. Ce font la toutes les fêtes Sz folemnités qu'obfervent les Sévarambes, & pendant lefquelles ils fe réjouiftent & fe repofent de leur jr Tomi F. Gg  HlSTOIRE travail; ainfi, mêlant le labeur, la joie & le repos, fucceffivement 1'un k 1'autre, la vie leur paroit douce & agréable, & n'eft pas accompagnée de foins , d'ennuis & de chagrins, comme elle 1'eft parmi nous. Cela fait qu'ils la paffent heureufement, & vivent long-tems en fanté, dans 1'ufage modéré des biens & des plaifirs, dont Pabus eft toujours funefte k ceux qui vivent dans Pintempérance & Ia fainéantife.Pai fouvent affifté a la célébration de toutes ces fêtes, plus par un motif de curiofité, que par aucun zèle de religion , m'étant toujours confirmédans la catholique, nonobftant Pexemp\e de quelques-uns des nötres, qui embraffèrent le culte du foleil, & abandonnèrent malheureufement le chriftianifme, par foibleffe ou par complaifance , quoiqu'il n'y eut nulle néeeffité , & qu'il nous fut permis de prier Dieu k notre mode , dans notre afmafie, fans aucun empêehement: car les Sévarambes ont pour principe & pour maxime fondamentale, de n'ufer d'aucune violence en matière de religion, mais d'attirer les hommes aleur culte, par le feul exemple & par la feule perfuafion, eftimant que chacun doit être libre dans. fes fentimens, & que la force peut bien faire des hypocrites , mais non pas de véritables conyertis.  b i § Sévarambes. 467 Voila ce que nous avons cru devoir rapporter de la religion des Sévarambes, de leurs fêtes folemnelles, Sc de leurs principales cérémonies , en quoi confifte leur culte religieux; fans nous amufer a un détail trop recherché, qui feroit plus ennuyeux qu'utile Sc agréable. Maintenant nous dirons quelque chofe du langage de ces peuples, fans auffi nous étendre trop fur ce fujet; notre deffein n'étant pas d'en faire une grammaire, mais feulement un petit tableau racourci, qui puiffe montrer 1'excellence 5c les avantages qu'il a fur toutes les autres langues de 1'Afie ou de 1'Europe. De la langue des Sévarambes, La politeffe des mceurs produit ordinairement celle des langues , fur-tout quand elles ont des fondemens naturels, fur lefquels on puiffe facilement batir, fans en changer le premier modèle , quand il eft une fois bien établi. C'eft ce que Sévarias comprit trés-bien au commencement de fon règne; car , prévoyant que , par fes loix, il rendroit les mceurs de fes peuples douces & réglées, il crut qu'il leur faudroit une langue conforme & leur génie , Sc par le moyen de laquelle ils puffent exprimer leurs fentimens Si leurs penfées, d'une manière Ggij  '468 HistoiRE auffi polie que leurs coutumes 1'étoient. II ex* celloit dans la connoifiance des langues; il ert poffédoit plufieurs, & connoiflbit parfaitement leurs beautés Sc leurs défauts : dans le deffein donc d'en compofer une très-parfaite, il tira de toutes celles qu'il favoit, ce qu'elles avoient de beau Sc d'utile, Sc rejeta ce qu'elles avoient d'incommode Sc de vicieux : non qu'il en empruntÉt des mots, car ce n'eft pas ce que je veux dire; mais il en tira des idéés & des notions , qu'il tacha d'imiter Sc d'introduire dans la fienne, les accommodant a celle des Stroukarambes, qu'il avoit apprife, Sc dont il fit le fondement de celle qu'il introduifit parmi fes fujets. II en retint tous les mots, toutes les phrafes Sc tous les idiömes, qu'il trouva bons, fe contentant d'en adoucir la rudeffe , d'en retrancher laftiperflaité, & d'y ajouter ce qu'il y manquoit. Ces additions furent fort grandes; car, comme les Stroukarambes étoient, avant lui, des peuples grofiiers, ils avoient peu de termes, paree qu'ils n'avoient que peu de notions; ce qui rendoit leur langue fort bornée, quoique d'ailleurs elle füt douce Sc méthodique, Sc capable d'accroiffement Sc de politeffe. Sévarias fit faire un inventaire de tous les mots qu'elle contenoit, Sc les fit difpofer en  des Sévarambes. 4^9 ordre alphabethique , comme les didionnaires. Enfuite il en remarqua les phrafes & les idiomes, & puis il enretranchace qu'il y trouva d'inutile , & y ajouta ce qu'il y crut néceffaire; foit dans lesfons fimplesou dansles compofes, foit dans les diaions, foit enfin dans la fyntaxe ou arrangementdes mots & desfentences. Avant lui, les Auftraux ignoroienttout--a-faitl'art d'écnre, & n'admiroient pas moins, que les Améncains, 1'ufage des lettres & des écrits, ce qui ne fervit pas peu aux Parfis, a leur perfuader que le foleil leur enfeignoittous les arts, qu'ils avoient apportés de notre continent,& qu'il fe communiquoit a eux d'une manière toute particulière. Sévarias inventades caradères/pourpeindre tous les fons qu'il trouva dans leur langue, & tous ceux qu'il y introduiilt. II leur apprit a écrire par colonnes, commencant, par le haut de la page ; & tirant, en bas de la gauche a la droite en bas, a la manière de plufieurs peuples del'orient. 11 difiingua , comme nous, les lettres en voyelles 6c confonnes , après avoir inventé quarante figures, qui expriment prefque tous les fons de la parole vocale, & qui ne laiffent pas d'être toutes diftinaesles unes des autres. 11 inventa plufieurs mots, dont il etabht riffage ou cette variété de fons fe remarque clai- Ggnj  47° H i s t o i a e rement, afin que les enfansappriffent, de bonne heure a former toutes fortes d'artlculations, & a rendre leur langue flexible & capable de prononcer tous les mots, fans peine & fans difficulté. Auffi cela fait que les Sévarambes d aiijourd'hui, apprennent facilement k prononcer les diftions de toutes les langues qu'ils étudient, & qu'ils en viennent facilement k bout. Ils ont dix voyelles, & trente confonnes toutes diffinaes, d'oü procédé , dans leur langue , une merveilleufe variété de fons, qui la rendent la plus agréable du monde. Ils bnt accommodé ces fons a la nature des chofes qu'ils veulent exprimer, & chacun d'eux a fon ufage & fon caracïère particulier. Les uns ont un air de dignité & de gravité; les autres, font doux & mignons, II y en a qui fervent k exprimer les chofes baffes & méprifables, & d'autres , les grandes & relevées , felon leur pofition, leur arrangement & leur quantité. Dans leur alphabet, ils ont fuivi 1'ordre de la nature, commen5ant par les voyelles gutturales; puis viennent aux palatiales, &|SnhTent par les labiales. Après les voyelles, viennent les confonnes, qui font trente en nombre, qu'ils divifent en primitives & dérivées. Ils fubdivifent encore les dérivées, en sèches & «n mouillées; &, k 1'égard de 1'organe, quia  dis Sévarambes. 47* le plus de part dans leur prononciation, ils les diftinguent toutes en gutturale», palatiales, nafales , gingivales, dentales & labiale* La première figure qu'ils mettent apres les vovelles, eft une marqué d'afpiration, qm vaut autant quel'efprit apre des Grecs, ou que notre k afoirle. Enfuite viennent les confonnes gutturale s , lesPalaltiaes,les dentales; & pms les autres, defcendant toujours vers les labiales , felon 1'ordre de la nature. De ce grand nombre de fons fimples, ils en compofent leurs fyllabes, qui fe font par le mélange des voyelles & des confonnes en quoi ils ont fort étudié la nature des chofes qu'ils tSchent d'exprimer, par des fons conformes; ne fe fervant jamais de fyllabes longues & dures, pour exprimer des chofes douces &c petites, ni de fyllabes courtes & mignardes, pour repréfenter des chofes grandes , fortes ou rudes, comme font la plupart des autres nations , qui n'ont prefque point d'egard a cela, quoique 1'obfervation de ces regies faffe la plus grande beauté d'une langue. Ils ont plus de trente diphtongues ou triphtongues, toutes diftindes, qui font encore une grande vanete de fons, & qui fervent fouvent a ladiftindion des cas dans les noms, & des temps dans les verbes. La plupart de leurs mots fimffent par G g iv.  47* Histoiré des voyelles, ou de confonnes feciïes, &lor£ qtfon en voit de rudes, ce n'eft que pour expnmer quelque rudeffe dans la chofe fignifiée, ce qui fe fait f0lIVent tout exprès, fur-tout dans les piefces d'éloquence. Ils ont trois caracleres pour chaque voyelle, afin d'en marq«er la quantité; & ils les divifent toutes en ouvertes, en direcres & enfermées, pour montrer la nature des accens qu'on y doit pofer. Jamais ils ne mettent le circonflexe, que fur les lettres Iongues & ouvertes; ni le grave, que fur celles qui fe prononcent en fermant la bouche, & qui fuppriment ou abaiffent la voix. L accent aigu'fe met indifféremment fur toutesj ielon la nature du mot. Hs ont des marqués pour les divers tons & les différentes inflexions de la voix, comme nous en avons pour 1'in- terrogation & pour 1'admiration. Mais ils vont bien plus ioin . car & Qnt des notes . ^ Fefque tous les tons qu'on donne a la voix dans la prononciation. Les unes fervent pour expnmer la joie, les autres la douleur , Ia co» lere, le doute, 1'affurance & prefque toutes les autres paflions. Leurs diftions font la plupart difiillabes & triffillabes, quand elles font firaples; mais, dans la compofition, elles font plus Iongues, quoique beaucoup moins ennuyeufês. que les grecques,qui fouvent excèdentles rè-  des Sévarambes. 473 gles de la médiocrité , Sc qui font d'une Iongueur incommode. Sévarias inventa plufieurs adverbes de temps, de lieu, de qualité, 6c plufieurs prépofitions, qui, fe joignant aux noms & aux verbes, en expriment merveilleufe ment bien les différences 6c les propriétés. La déclinaifon des noms fe fait par la différence des terminaifons de chaque cas, k la manière des Latins , ou par le moyen de certains articles prépofitifs , comme nous faifons, ou par tous les deux enfemble; mais alors cela eft emphatique, & on ne fe fert de cette manière de décliner , que pour exprimer fortement quelque chofe. Les genres des noms, font trois, le mafculin, le féminin Sc le commun. La terminaifon a, eft propre au mafculin ; e, au féminin; & o , au commun. Dans les augmentatifs, onaffede la lettre ou, qui, le plus fouvent fignifie dédain 8c mépris, Sc , dans les diminutifs, on affeae la lettre u, qui fignifie mépris Sc dédain; mais e & i, fignifient gentilleffe & mignardife ; ainfi,pour défigner un homme^, dans le terme ordinaire, ils difent amba, fi c'eft un grand homme vénérable, ils difent ambas ; mais, fi c'eft un grand vilain, ils difent amkou 6c ambous, quand c'eft un vilain infigne. Dans la diminution, ils difent ambu, s'ils veulent figni-  474 Histoire fier un petit malotru; maïs, s'ils veulent dénoter un joli petit homme, ils difent ambè; & quand il eft infigne en bien ou en mal, ils y ajoutent la lettre s, ce qui fait ambus &c ambés. De même , ils appellent une femme embé, dans le terme ordinaire; &, felon les diverfes fignifications , que nous venons d'expiiquer, ils 1'appelleront embés, embou, embeou, embeous, embeu , embues, embei&c embsis. Ces diverfes terminaifons fervent encore k exprimer la haine , la colère, le mépris, 1'amour , 1'eftime & le refpeft, felon 1'ufage qu'on en veut faire. Les nombres font deux, le fingulier & le pluriel, qui, ordinairement eft diftingué du fingulier, par Paddition de la lettre i ou n. Ainfi , amba fait au pluriel ambai ; embï, fait embei; &, dans le commun , ero, lumière, fait eron , lumières. ^Mais, quand on veut exprimer le male & la femelle , tous deux en un mot, ou qu'on doute du fexe de quelque animal, alors on dit amboi, qui fignifie 1'homme & la femme, ou phantoi, le père & la mère ; car phanta , veut dire père , & phenté, mère. Dans les verbes, ils obfervent auffi trois genres, qui font voir le fexe de celui, ou de celle qui parle, & ces verbes s'augmentent , ou fe diminuent, comme les noms. Ainfi, pour fignifier aimer, ils difent, a 1'in-  des Sévarambes. 475 fimtif,ermanai, quand c'eft unhomme quiaime; fi c'eft une femme , ils difent ermanèi; & fi ce n'eft ni male , ni femelle , ou fi c'eft tous les deux enfemble, ils difent ermanói. Dans tous les temps 5c les perfonnes, ils obfervent auffi cette différence, 6c ont toujours égard au genre de la cbofe qui parle ou qui agit. Par exemple, un homme, qui dit qu'il aime, dit trmana; une femme, ermané; Sc unechofe neutre ou commune , dit ermano; ce qu'on pourra voir dans toutes les perfonnes du temps préfent de 1'indicatif, dans 1'exemple fuivant. Au Mafculin. Ermana', ! Ermanach, Ermanas, J'aime. Tu aimes. 11 aime. Ermanan, Ermana'chi, Erman'fi, Nous aimons. Vous aimei. j Ils aiment. Au Feminin. Ermané, ] Ermanech, Ermanés, J'aime. Tu aïmes. Elle aime. Ermanen, Ermênchi, Ermenfi, Nous aimons. Fous airne^. Elles aiment. Au Commun. E'rmano, Ermanoch, Ermanos, J'aime. Tu aimes. U ou elle aime. Ermanon, Ermon'chi, Ermön'fi, Kous aimons. Vous airne^. IU ou elles aiment.  47^ HlSTOÏRE Hs obfervent cette différence de genres, par les terminaifons, dans tous les temps Sc les modes des verbes, Sc fe fervent auffi de la dimimition Sc de Paugmentation, comme dans les noms. Ainfi ermanoüi, fignifie aimer groffièrement; ermanui, aimer peu Sc mal; trmanti, aimer un peu, mais joliment; Sc ermané, encore plus mignonement. Mais, pour aimer beaucoup Sc noblement, ils difent ermandffai. Pour fignifier un amateur, ou celui qui aime ; ils ajoutent, da, de, ou do a Pinfinitif. Ainfi ils diront, pour unhomme.qui aime, ermanaida; pour une femme, ermaneidi; Sc, pour le genre commun, ermanoido. Ils ont trois fyllabes, donr^ par Paddition d'une, on forme auffi des participes dans tous les temps de 1'indicatif. Ainfi ermanada , que , par abreviation , ils écrivent ermanda, fignifie une perfonne, qui aime préfentement. Ermancha Sc ermanfa, font de la feconde Sc de la troifièmë perfonne, Sc , au pluriel, on dit, ermandi, ermanchi, & ermanfi. Au féminin, on change Va final en e, Sc au commun en o. Sc ainfi, Pon dit ermandé, ermanché, ermanfé; qui font leur pluriel en ei; Sc les neutres en o , font le leur en on , ermando, trmandon, Sc ainfi des autres. Ils n'ont qu'une conjugaifon ainfi variée, par  des Sévarambes. genres, par modes , par temps, par perfonnes & par participes; mais, dans cette feule con. jugaifon , ils ont plus de variété de terminaifons, que nous n'avons dans toutes les nötres; &; dans toute cette langue, il ne fe trouve pas un feul verbe irrégulier , ce qui la rend fort facile a ceux qui veulent 1'apprendre. Le nom verbal, qui fignifie 1'aöion du verbe, fe forme de 1'infinitif, par 1'addition de la fyllabe pfa, pfe, ou pfo : ainfi ermanaipfa , fignifie 1'amour, csu Pafte d'aimer, d'un homme; ennaneipfé, celui d'une femme ; & ermanoipfo, celui du neutre , ou commun aux deux fexes. Tous les verbes adifs fe peuvent changer en palfifs, en y ajoutant la prépofition ex , fi le verbe commence par une confonne, comme falbontmi, commander, ou, fi vous ajoutez ex, vous ferez exalbontrai, être commandé; mais, s'il commence par une voyelle , on n'ajoute que Yx , comme ermanai, aimer; xermanai, être aimé, ainfi des autres; ce qui change la fignification aftive en paflive, dans tous les modes, dans tous les tems des verbes, & dans tout ce qui en dérive. Prefque tous les verbes neutres recoivent la prépofition dro , fur-tout quand ils ne font pas de plufieurs fyllabes. Ainfi Jlamai, qui fignifie être, fait le plus fouvent dofiramai , qui veut auffi dire, être, exifter.  47$ H~i s t o i r i Tous les verbes tranfitifs recoivent Ia prépofition di ou dis, comme difcatai, courir; iifotirai, voler rapidement; dinuferai, courir vire ; mais ces prépofitions fignifient un mouvement rapide, au contraire de dro, qui fignifie un mouvement lent & tardif; comme drocambai, venir lentement; drocatai, courir lentement; drofembai, parler lentement; mais difemibai, veut dire parler vite. Ils ont plus de cent prépofitions, qui fignifient Ia diverfe manière d'agir, & qui contiennent plus de fens dansun mot, que nous n'en pouvons exprimer en une ligne entière. La langue grecque, toute belle qu'elle eft, n'approche pas de celle-ci, en énergie, ni en douceur, & ne repréfente pas Ia moitié fi bien le mouvement des chofes, ni leurs diverfes manières & propriétés: ce que je pourrois aifément faire voir, fi je voulois m'étendre fur ce fujet, & faire une grammaire de cette langue; comme peut-être je ferai quelque jour, fi j'en ai le loifir & la commodité. Ils ont des verbes imltatifs , des incheatifs , de ceux qu'on appelle nmitumia, & inttndmtia., qui font tous marqués par des prépofitions qui leur font propres, & par le mouvement lent, rapide ou modéré des fyllabes, doht ils font compofés. Cela fait que cette  DES S E V A R :A M S E S.' 47<) langue eft la plus propre du monde, pour la poéfie niétrique. Elle eft encore fort commode pour les poëtes & les orateurs; car elle a beaucoup de termes fynonymes dans les notions communes, fi bien que pour dire une même chofe, on a fouvent cinq ou fix mots différens; les uns lortgs, les autres courts , & les autres d'une Iongueur médiocre. Les uns font compofés de longues fyllabes , les autres de brèves, & chacun a fon mouvement différent. Leurs poëmes font tous en vers métriques, comme les poëmes grecs & latins, qu'ils ont imités; mais leurs vers font beaucoup plus beaux,&plus capables d'émouvoirles paflions. Ils les adaptent toujours au fujet qu'ils traitent, & fe moquent des poëtes, qui difent des bagatelles en vers héroïques, & en termes empoulés, Scfatiguent 1'oreille, avec leurs éxamètres perpétuels. Je voulus une fois, dans une compagnie de beaux efprits, parler de nos vers rimés, & les comparer aux vers métriqnes, pour voir ce qu'ils en diroient; mais ils traitèrent cela de ridicule & de barbare, difant que les rimes ne faifoient que gêner le bon fens & la raifon, & qu'elles ne produifoient rien qui put émouvoir les paflions, ni donner de la grace & du mouvement aux vers. Ea effet, je ne trouve rien de plus ridicule  4§0 HlSTOIRE que les rimes, quoique de grandes nations , d'aiileurs affez polies, en foient affez entêtées, pour en faire leurs délices , comme les petits efprits, font les leurs des pointes & des équivoques. II me femble que ces vers rimés font un certain carrillon, a peu prés femblable aux -clochettes, qu'on pend a la cage ronde d'un écureuil, qui les fait fonner, en fe roulant dans fa prifon, & qui, fe répondant les unes aux autres,rendent une mélodie qui n'eft agréable qu'a 1'écureuil, ou aux enfans qui paffent. Gar quel homme raifonnable voudroit s'y amufer, ou 1'écouterplus d'une fois ?. Nos rimes, a mon avis, ne font pas plus agréables dans les vers, & je ne les trouve pas moins groffières que les clochettes dont je viens,de parler , qui , du moins, ont cela de commode , que, fi elles ne plaifent pas aux gens d'efprit, elles ne choquent pas le bon fens & la raifon , comme font les rimes, dans prefque tous les poëmes ou l'on s'en fert. Y a-t-il rien de plus ridicule, que de faire parler en rime, comme on fait dans diverfes comédies, une harangère, un favetier, un payfan, un petit enfant, &c telles autres perfonnes. Eft-il rien de plus abfurde , que de vendre, d'acheter, de plaider, de boire , de manger, de fe battre, de faire fon teftament, & de mourir en  des Sévarambes. 481 en rimant ? Et ce qui eft encore plus ridicule que tout cela, eft de vouloir que, fur le théatre, dans un changement de fcène, celui qui étoit abfent, & qui n'avoit pas entendu les dernières paroles qu'on avoit dites, avant qu'il arrivat, rirne avec le dernier vers qu'on a prononcé, comme s'il 1'avoit oui, & qu'on lui eüt donné le tems de chercher. une rime pour y répondre. Certainement tout homme de bon fens , qui fera réflexion fur ces abfurdités, ne pourra qu'admirer J'aveuglenlent de mille beaux efprits, qui fe lahTent entraïner a 1'eftime fotte & vulgaire , que l'on fait des rimes, & dira , avec moi, que c'étoit avec beaucoup de raifon , que les Sévarambes, a qui j'en parlai, les traitèrent d'invention groffière & barbare. On pourra dire que, dans les vers métriques, on repréfente toutes fortes de gens & de caraclères, auffi bien que dans les vers rimés , qui même ne font pas fi difficiles a compofer; a quoi je réponds que, pourvu qu'on fache varier le genre des vers, felon la nature du fujet qu'on traite , il eft difficile de remarquer, que ce foient des vers métriques , & qu'on les prend plutót pour une profe harmonieufe, qui émeut 8c qui touche les paflions, que pour un vain arrangement de mots qui ne font que choquer les oreilles délicates, comme font les Tome Vt H h  482 H I S T O I R Ë Vers rimés avec leurs chütes & leurs retours; fans force & fans mouvement. Auffi, l'on ne voit guère que nos poëmes faffent beaucoup d'effet fur le coeur, &, fi quelquefois ils en font, cela ne vient que de la beauté des penfées &c de 1'élégance des exprefïïons, & non pas, du mouvement des pieds. Au contraire , j'ai! vu des poëmes a Sévarinde, qui, quoique fort médiocres, pour ce qui eft de Fefprit, ne laiffoient pas de fembler merveilleux., quand ils étoient récités ou chantés. j'y ai.oui chanter une ode fur les vicloires que Sévarias obtintfur les Stroukarambes, qui eft, a la vérité, pleine d'efprit & de belles penfees; mais qui n'a pas Ia jmoitié tant de force, quand on la lit tacitement, que quand on 1'entend réciter ou chanter. Alors elle ravit & tranfporte 1'ame, & touche fi bien les paflions, qu'on n'eft pas maitre de foi-même. On y repréfente fi bien le combat, lebruit des foudres de Sévarias, 1'étonnement des barbares, les cris & les hurlemens des mourans & des bleffés, & la fuite des vaincus , qu'il femble qu'on voie unebataille réelle. Mais ce qu'il y a de plus admirable , c'eft que le feul mouvement des pieds, fans les paroles,avec les notes de la mufique, fur lefquelles on les chante , produitent dans le cceur, prefque tous les mouvemens qu'y produit le poëme entier,*  DÈS SÈVARAMEÈg ^g^, C'eft une chofe ordinaire aux muficiens de cê pays-la, de faire des effets tout différens dans un- même chant. Quelquefois ils excitent Ia joie , la colère , la haine, le mépris & même la fureur; Sc, incontinent après, ils calment. ces paflions, & leur font fuccéder la pitié , 1'amour , la trifteffe, Ia crainte, la douceur &C enfin le fommeil: & tout cela vient principalement, de la force des vers métriques. Je crois qu'on n'aura pas de peine a croire cette vérité , puifqu'autrefois les grecs faifoient tout cela, bien que leur langue n'y fut pas, de beaucoup, fi propre que celle des Sévarambes, qui ont enchéri fur eux, & fur tous ceux qui les ont précédés. Dansles langues groflières, comme font celles qu'on parle aujourd'hui en Euröpe, Sc prefque par - tout ailleurs, on a une certaine manière fcrupuleufe d'arranger les mots, en mettant le nominatif devant le verbe, & 1'accufatif après, d'oii dépend fouvent le fens des' phrafes & des fentences , paree qu'on n'a pas une diftinftion claire & nette dans les déclinaifons & dans les conjugaifons. Au commencement, les latins en ufoient de même, paree que leur langue étoit groffière, comme le font, encore aujourd'hui, celles de la plupart des nations; mais enfuite, comme ils fe Hhij  484 HlSTOI RE polirent, ils changèrent la difpofition de leurs mots, & la rendirent plus libre dansles vers & dans la profe; bien que cela portat quelque obfcurité dans le difcours , a caufe de la reflémblance de quelques-uns de leurs cas, dans les rimes, & de quelques perfonnes des tems, dans les modes des verbes. Néanmoins, ils préférèrent la douceur & la cadence , a la clarté de 1'oraifon, & confultèrent plutöt Poreille que les régies de la grammaire naturelle. Les Sévarambes en font autant, mais c'eft avec beaucoup plus de fuccès, car ils arrangent leurs mots comme il leur plaït, fans apporter de 1'obfcurité dans leurs ouvrages, paree que dans leur langue tous les cas des norns, & les perfonnes des verbes , ont de différentes terminaifons, Sc ne font point d'équivoque, comme dans le grec& dans le latin, ce qui la rend très-claire & très-facile. 11 ont même plus de cas Sc plus de modes que ces nations anciennes, &i leur langage eft beaucoup plus diftincf, non-feulement k caufe des termes qui dérivent les uns des autres, & des prépofitions qui marquent précifément, & fans confufion, les diverfes aöions,& les qualités des chofes. Toutes ces raifons, & le foin qu'ils prennent tous d'apprendre les principes de la grammaire, font qu'ils parient mieux, & s'expriment plus  des Sévarambes. 485 nettement qu'aucune nation dn monde, d'oü l'on peut conclure, qu'ils nous paffent autant en beauté de langage, qu'en innocence & en politeffe de mceurs, & qu'ils font, a la religion prés , 'les plus heureux peuples de la terre. Mais , outre les avantages naturels de leur langue fur celle des autres nations, les beaux efprits qui Pont cultivée , ont extrêmement contribué a fon embelliffement, &, fur-toutun poëte auquel, a caufe de fon grand génie , ils ont donné le nom de Khodamias, c'eft-a-dire, efprit divin. C'eft lui qui a compofé la belle ode dont nous avons déja parlé, & qui, tant par eet ouvrage incomparable, que par plufieurs autres pièces excellentes, s'eft acquis parmi les Sévarambes, une réputation égale a celle qu'Homere & Virgile s'acquirent, autrefois, parmi lesGrecs & les Romains. Son ftyle eft pur , clair & naturel, fes penfées juftes & fpirituelles, & le mouvement de fes vers li merveilleux, qu'il eft impoflible de les entendre, & de ne pas fentir la pafïion qu'il veut émouvoir. On peut dire de lui, qu'il étoit véritablement népoëte, puifque dès fa plus tendre jeuneffe , il faifoit des vers qui furprenoient les meilleurs efprits de fon tems. A Page de vingt ans, il fit une pièce de théatre , qui fut admirée de toute la nation , & qui ne lui acquit pas feulement Hhiij  HlSTOXRE la réputation de grand génie , mais qui lui fit auffi remporter, fur fes rivaux, une victoire fignalée, qui fur fuivie de la poffeffion d'une belle perfonne , qu'il aimoit éperdüment. Je crois que le récit de cette aventure ne fera pas défagréable au lefteur , puifqu'elle eft affez fingulière pour mériter fon attention. HISTOIRE DE BALSIMÉ, Sous le règne de Sévarkhémas, il y avoit a Sévarinde une jeune fille nommée Balfimé, qui, par fa beauté, fe faifoit admirer de tous ceux qui la connoiffoient. Elle avoit toutes les graces que la nature peut donner a une femme. Avec la beauté du corps, elle pofiedoit toutes celles de 1'ame & de 1'efprit, & il fembloit que le ciel ne 1'eüt formée que pour faire voir en elle fon chef-d'eeuvre le plus achevé. Si la naiffance eut pu ajouter quelque chofe a tous ces grands avantages, dans un pays oü l'on n'en fait point de cas , Balfimé auroit autant furpaffé toutes les filles de Sévarinde par la nobleffe de fon extracticn , qu'elle les furpafioit en mérite & en beauté, car elle étoit du fang de Sévarias du cöté de fa mère, & avant qu'elle eut atteint fa dix-huinème année, fon père fut élevé a lg  des Sévarambes. 487 charge de vice-rei du foleil, fous le nom de Sévarkimpfas, qui, fur fes vieux ans, réfigna 1'empire a Sévarminas , aujourd'hui règnant. Bien que félévation de ce prince donnar un nouveau luftre k toute fa familie, néanmoins elle arrêta tout court la fortune de Ba'fimé qui, pofTédant tant de charmes, n'auroit pas manqué d'être donnée au vice-roi, s'il n'eüt pas été fon père. Elle fe vit donc privée, pour jamais, de 1'efpérance de mor.ter fur le tröne, & réduite k la néeeffité de fe contenter d'un fujet. II eft vraique, ff, d'un cöté, la fortune de fon père fut un obftacle k la lïenne, de 1'autre elle lui procura une autre efpèce de bonheur, qui fut caufe du grand éclat que fon mérite &C fes aventures firent, & font encore aujourd'hui parmi les Sévarambes, qui repréfentent fouvent fur le théatré les afnóufs de cette belle perfonne avec Khodamias. Avant que ce poëte eut, par fes ouvrages, mérité ce nom glorieux , il s'appélloit Franofcar : il étoit né dans Sévarinde &c dans la même ofmafie, oit Balfimé avoit commencé de voir le jour ; ft bien qu'ils s'étoient vus, dès leur plus tendre enfance , & quoique 1'amour n'eüt point encore de part k leurs jeux & a leur familiarité, on remarqua pourtant que Franofcar , avant 1'age de fept ans, avoit un penchant naturel pour la H h 'w\  4^8 HlSTOïRE petite Balfimé, qui n'avoit que deux ans moins que lui. L'abfence ni 1'éloignement ne purent changer cette inclination; car après fon Stricafion, & qu'il eut été mis dans une autre ofmafie que celle oh il étoit né, pour y être élevé parmi les autres jeunes garcons de fon age, toutes les fois qu'il lui étoit permis d'aller rendre fes refpeös k fon père & k fa mère, il ne manquoit pas de vifiter Balfimé, & de lui apporter quelque préfent de fleurs ou de fruits. II y avoit, dans une autre ofmafie, un jeune garcon nommé Néfrida, qui étoit a-peu-prés de fon age. Ce Néfrida avoit, comme Franofcar, de 1'inclination pour Balfimé, avec qui on le faifoit fouvent chanter; car il avoit une voix admirable, & elle 1'avoit prefque auffi belle que lui. II, étoit mieux fait de fa perfonne que Franofcar, quoique 1'un Sc 1'autre n'euffent rien d'extraordinaire dans leur mine, & qu'ils fuffent tous deux d'une taille affez médiocre. Mais dans leur tendre enfance , Néfrida fembloit être le plus aimable des deux, k caufe des charmes de fa voix, qui lui attiroient 1'amour de toute fon ofmafie. Dès qu'il eut atteint 1'age de fept ans, il fut adopté par 1'état, comme tous les autres enfans; mais a caufe des avantages de fa voix, il fut élevé parmi ceux qui étoient deftïnés l chanter au temple du foleil 3 les hymnes qu'on  des Sévarambes. 489 fait a la louange de ce bel aftre. Balfimé changea, comme lui, d'ofmafie, quand fon Stricafion fut arrivé, fi bien qu'ils ne fe voyoient que rarement, & Néfrida n'ayant pas pour elle une auffi forte inclination qu'avoit Franofcar, il ne s'empreflbit pas tant pour lui aller rendre vifite, & pour lui apporter des préfens. Les premières années de leur enfance fe pafsèrent ainfi innocemment, fans que 1'amour fe mït de la partie; mais quand Balfimé fut parvenue a fa quatorzième année, & que fa beauté, qui croiffoit tous les jours, Peut fait admirer de tout le monde, mille cceurs commencèrent a foupirer pour elle, & Franofcar & Néfrida ne furent pas feuls a la rechercher. Perfonne n'ofa fe déclarer ouvertement jufqu'a ce qu'elle eut quinze ans accomplis; paree qu'avant eet age on ne permet pas aux filles d'écouter les déclarations d'amour , ni aux garcons de leur en faire; mais malgré la févérité des loix, 1'amoureux Franofcar crut qu'il ne falloit pas perdre de tems , ni fouffrir qu'un autre fe déclarat avant lui. Pour eet effet, il fongea aux moyens de parler de fa paffion a fa belle maïtreffe, dé la meilleure grace qu'il pourroit, pour prévenir tous fes rivaux, & s'établir dans fon cceur, avant aucun autre, fachant bien que les premières impreffions font ordinairement les plus fortes,  49° HlSTOIRE & que 1'honneur de fe dire le premier de fes amans, lui donneroit un grand avantage pardeffus tous fes concurrens. II avóit «marqué, depuis long-tems, qu'a vee une beauté merveilleufe & des fentimens généreux, Balfimé avoit 3'efprit délicat, & qu'elle aimoit fort la politeffe j & comme ces qualités font d'elles-mêmes. fort aimables, elles avoient autant contribué k 1'eftime & a 1'amour qu'il avoit pour elle , que tous les autres charmes de fa perfonne. II avoit même prévu qu'il 1'emporteroit fur fes rivaux, par le moyen de fes difcours polis & de ft s beaux ouvrages, & cette confidération fit qu'il s'attacha avec beaucoup plus d'application, qu'il n'auroit peut-être fait, è 1'étude des belleslettres. Mais quand il fut.que fa charmante maïtreffe avoit une paflïon extréme pour la belle poéfie, qu'elle y avoit du naturel, & que même elle fe mêloit quelquefois de faire des vers , il ne douta plus de la viftoire , & il s'appliqua feulement aux moyens de la remporter avec éclat. C'eft la coutume des jeunes gens de toute Ia nation des Sévarambes, de faire fouvent des affemblées publiques,pour le divertiffement, & fur-tout aux jours qu'on célèbre 1'ofparenibon y ou les folemnités du mariage. On s'y exerce a divers jenx, & principalemeut a ladanfe, paree  des Sévarambes. 49* qu'elle eft plus propre aux deffeins galans qu'aucun autre exercice, & que, contribuant beaucoup a la lanté & a la bonne difpofition du corps, les loix ne 1'cnt pas feulement permife, mais 1'ont même commandée. On y-tient donc fouvent le bal, foit dans les champs d'autour des villes , ou dans les grandes falies des ofmafies, deftinées a eet ufage. C'eft-la qu'on fait fouvent des affemblées de toutes fortes de gens, mais fur-tout des filles & des garcons a marier, qui peuvent ouvertement y parler d'amour, & ceux qui s'en acquitttent le mieux , font ordinairement les plus loués , paree que ces affemblées fe font plus po ar cela , que pour aucun autre deffein. Si quelque jeune amant a le don de bien danfer ou de bien chanter, ou s'il a 1'efprit de compofer quelque bel ouvrage k la louange de fa maitreffe ,il le peut faire paroitre dans ces occafions; & bien que cette liberté donne fouvent de la jaloufie aux intéreffés , ils n'oferoient la témoigner publiquement, paree qu'on y agit fans malice , &C avec une franchife &C une fimplicité, qu'on ne voit nulle part ailleurs. Franofcar avoit un coufiu, qui, ayant paffé fa dix-huitième année, fe trouvoit fouvent, dans ces affemblées, pour y faire une maitreffe ,& tacher d'acquérir les bonnes graces de celle qu'il trouveroit la plus  HlSTOIRE a fon gré. II étoit bien fait de fa perfonne, il avoit de la franchife & du courage autant que tout autre, mais un efprit médiocre. C'étoit la le partage du parent de Franofcar; c'eft pourquoi il 1'employoit quelquefois pour faire des vers & des chanfons a la louange des filles dont il vouloit acquérir les bonnes graces, ce qui ne lui réuftiflbit pas; car bien que ces vers fuffent fort jolis, qu'on fit femblant de croire qu'ils étoient de fa facon,& qu'on prit plaifir a les lui faire réciter, néanmoins perfonne ne le croyoit affez habile pour les avoir compofés, paree que fes difcours n'en foutenoient nullement le caraclère. On fit long-tems des recherches pour en découvrir le véritable auteur, mais ce fut en vain; car Franofcar fe cachoit fi bien, & tenoit le commerce qu'il avoit avec fon coufin, fi fecret, qu'on ne put jamais s'en appercevoir. Comme il étoit fort jeune, & que les marqués qu'il avoit données de fon efprit n'avoient paru qu'a fes précepteurs,on ne penfa jamais qu'il fut Pauteur de tous ces petits ouvrages, oii brilloit une pointe & une netteté d'efprit, qu'on ne pouvoit jamais attribuer a fon coufin, quoiqu'il s'en fit honneur, & fe vantat de les avoir fairs. Un jour de folemnité, & dans une ofmafie oii devoient fe trouver beaucoup de jeunes gens, entr'autres la fceur  des Sévarambes. 493 aïnée de Balfimé , Franofcar donna le pörtrait en vers de cette jeune beauté, a fon coufin, pour le Ure devant la compagnie , quand il verrok 1'occafion favorable. Celui - ci prit affez bien fon tems, & lut eet ouvrage devant 1'affemblée , avec un fuccès merveilleux. Tout ce qu'il avoit fait voir auparavant n'étoit rien, en comparaifon de ce portrait. On y voyoit briller tant d'efprit & de poiiteffe, & la charmante Balfimé y étoit fi naïvement dépeinte, fous le nom de Labfinemis, que ceux qui la connoiffoient s'écrièrent tous a-la-fois, c'eft la vive peinture de la jeune Balfimé. Cet ouvrage fut admiré de tout le monde, & l'on tacha, plus que jamais, d'en découvrir le véritable auteur, mais on ne put reuffir dans cette recherche. La charmante perfonne qui étoit Poriginal de ce portrait, ne manqua pas d'être avertie de ce qui s'étoit paffé dans cette affemblée, &, comme elle étoit'fort fenfible a la gloire, elle fe fentit agréablement flattée de celle que lui avoit procuré cette aventure. Elle fouhaita paffionnément de connoïtre 1'auteur d'un ouvrage, qui faifoit fi publiquement éclater les charmes de fa beauté , avant même qu'elle fut parvenue a fa perfe&ion. Franofcar, qul ne manquoit pas d'efpions, fut dans peu de tems tout ce qui fe pafioit dans fon ame, öc voyant que 1'occafion  494 HlSTOIRÊ étoit telle qu'il avoit fouhaitée, il lui envoya; dans un bouquet de fleurs, un ouvrage en vers, qui repréfentoit fi bien 1'état de fon cceur & de fa paffion, Sc lui déclaroit fon amour en des termes fi tendres & des paroles fi rouchantes, que la jeune Balfimé ne put s'empêcher d'en être touchée, & de concevoir une eftime toute particulière pour un amant, qui lui faifoit fa déclaration d'une manière fi délicate & fi glorieufe pour elle. Mais , paree qu'elle n'étoit pas d'un êge a recevoir fes foins , elle fe contenta de favoir qu'il Paimoit, 6c qu'il étoit le véritable auteur de fon portrait en vers, fans qu'elle le déclarat a perfonne, & fans même témoigner k Franofcar qu'elle en eut aucune connoiffance. Cependant Néfridas, fon autre amant, fe fentit touché d'une efpèce de jaloufie, de voir qu'un autre que lui eut fi publiquement obligé Balfimé, & fait voir 1'efiime Sc la paffion qu'il avoit pour elle, avant qu'il lui fut permis de fe déclarer. II vitpar cette conduite, qu'il avoit un rival redoutable, & qui,felon toutes les apparences, lui difputeroit fortement le cceur du bel objet qui les enflammoit tous deux. Mais comme ce rival ne paroiflbit pas, 6c qu'il s'imagina que perfonne n'étoit fi avant que lui dans 1'eftime de Balfimé, a caufe de leur longue familiarité,ilfe flatta de eet efpoir, qu'elie ne  des Sévarambes,' 495 lui préféreroit perfonne, quand il lui auroit dit ouvertement la tendre paffion qu'il avoit pour elle. Lt pour faire voir qu'il prenoit beaucoup de part k fa gloire, & qu'il n'avoit poinfi de plus forte envie, que celle d'y contribuer de toute fa puiffance , il mit le portrait que fon rival avoit fait d'elle, en mufique, & le chanta d'une manière fi raviffante, dans une affemblée, oiii'on difputoit de la gloire de bien chanter, qu'il gagna hautement le prix qu'on y defhncit au vainqueur. Après cette vicloire, oü les muficiens les plus fameux de Sévarinde furent vaincus par ce jeune homme; il fut porté fur un. char de triomphe, de 1'amphithéatre, au templedu foleil auquel il offrit un facrifice de par-fums, felon la coutume, puis il fe fit porter k 1'ofmafie, oü demeuroit Balfimé , & mit k fes pieds le prix qu'il avoit gagné, pour lui témoi-gner publiquement fon eftime & fon amour. Ce facrifice éclatant remplit toute la ville , & dans peu de tems toute la nation de la renommée de Balfimé : tout le monde y parloit de fon bonheur, de fa beauté, & avant fa quinzième année, elle effacoit déja toutes les belles de fon tems. Le vice-roi même la voulut voir, tout agé qu'il étoit , & fouhaita , vraifemblablement d'être plus jeune pour la pouvoir pofféder. Peu de tems après elle entra dans fa quin-\  496 HlSTÖIRE zième année, & fe vit dans la liberté de fouffrir tous ceux qui lui rendroient des foins , &C de choifir entr'eux celui qui fe rendroit le plus digne de fon eftime. Franofcar & Néfrida , comme fes premiers amans , crurent que perfonne ne pouvoit raifonnablement leur difputer le cceur de leur belle maitreffe, mais ils fe trompèrent tous deux dans leurs conjeftures; car après avoir vu rejetter un grand nombre de pretendans, enfin il en vint un qui penfa lesperdre tous deux. C'étoit un jeune-homme le mieux fait de fa perfonne qu'il y eut dans toute la nation,& qui,par les avantages du corps, fembloit être le feul digne de 1'incomparable Balfimé. Dès le moment qu'il parut a fes yeux, elle fut furprife de fa bonne mine, & ne put s'empêcher de Paimer; fi bien que dans un inftant il fit plus de progrés dans fon jeune cceur, que les deux autres n'en avoient fait dans deux années de recherche &C de fervice. Ils s'en appercurent bientöt 1'un & 1'autre , &C ce fut alors que le poëte & le muficien commencèrent a fentir les épines d'un amour, dont ils n'avoient encore vu que les rofes. Cela fit qu'ils s'unirent fortement tous deux pour ruiner leur rival; mais tant que leur maitreffe ne le connut que de vue, tous leurs efforts furent inutiles. Pendant quelque tems elle ne fongeoit qu'a  dès Sévarambes. 497 qu'a lui, elle ne parloit que de lui, Sc rien ne lui plaifoit que lui; & voyant qu'il ne s'empreffoit pas affez pour lui rendre des foins , elle en foupira, elle en gémit, & fi la pudeur ne 1'eüt retenue , elle Paüroit été trouver ellemême, pour lui découvrir fon amour. Tels furent les commencemens de fa paffion, a Utquelle fon nóuvel amant ne répondoit que froidement; ce qui la mettoit au défefpoir, Sc lui fit d'abord croire qu'il aimoit ailleurs , ou qu'il ne 1'eftimoit pas affez. Dans cette penfée, elle fit tous fes efforts pour découvrir fes intrigues: mais, après une exafte recherche , elle reconnut enfin que ce bel homme, qu'elle Sc plufieurs autres filles aimoient éperdument, n'étoit qu'un beau corps fans ame , qui aimoit toutes celles qui lui témoignoient de Pamitié, & qui étoit toujours pour la dernière qui lui parloit. Balfimé , qui faifoit beaucoup de cas de 1'efprit &qui en avoit infiniment, futextrêmement mortifiée, quand elle connut que fon nouvel amant en avoit fi peu , Sc cette connoiffance contribua beaucoup a modérer 1'ardeur qu'elle avoit pour lui: mais elle ne fut pas capable d'effacer de fon ame toutes les impreffions que fa bonne mine y avoit faites. Dans eet état, elle fe voioit également parTomc V. Ii  49§ HlSTOIRE tagée enfre fes trois amans: 1'un la captivok par fa bonne mine, 1'autre par les charmes dè fa voix , & le troifième par ia douceur de fes paroles pleines d'efprit bc de poiiteffe. Quelquefois les plaifirs qu'elle prenoit avec tous les trois fuccèdoient 1'un k 1'autre, & il arrivoit qu'après qu'elle avoit fatisfait fes yeux fur le vifage du premier, elle fe laiffoit ravir 1'oreille aux divins concerts du fecond, & enfin, lorfqu'elle commencoit a fe laffer de ces deux , elle foupiroit pour la converfation ingénieufe de Franofcar, en qui elle trouvoit des charmes dont fon efprit ne fe laffoit jamais, Elle étoit d'autant plus fenfible k ces plaifirs, qu'elle uniffoit en fa perfonne les trois grands avantages qui les rendoient confidérables, & ce n'étoit pas fans chagrin qu'elle voyoit partagées en trois hommes différens , les qualités qu'elle auroit bien voulu trouver en un feuf amant. Cependant le vice-roi , venant k mourir , toute la nation fut occupée du choix d'un fucceffeur ; & le fort étant tombé fur le Sévarobafte Kimpfas, père de Balfimé, il fe vit élevé fur le tröne du foleil, & fut nommé, Sévarkimpfas. Cette haute dignité donna un nouvel éclat k toute fa familie , dans un autre pais que  i) e s 'Sévarambes. 499 dans Sévarambe, elle auroit pu détruire les efpérances des trois amans de Balfimé : mais, quoique cette éle&ion infpirat k nos trois amans un nouveau refpecf pour leur maitreffe , bien loin de les éloigner du doux efpoir de la pofféder , elle les délivroit de la crainte que la mort du dernier vice-roi leur avoit donnée ; car ne fachant pas qui lui devoit fuccéder , ils avoient eu tous trois , & fur-tout 1'amoureux Franofcar , une jufte appréhenfion que le nouveau lieutenant du foleil, ufant de fon droit & de fon autorité , ne leur ravit pour jamais le bel objet de leur amour. Mais quand iT virent que le père de Balfimé devoit régner, toutes leurs craintes fe diffipèrent de ce cöté-la, & ils n'eurent plus rien k vaincre que 1'irréfolution de leur aimable maï-f treffe.Franofcar & Néfrida, quoique rivaux, fe connoiffant depuis leur enfance, ayant tous deux du mérite & s'étant vus prefque ruinés par le troifième amant de Balfimé, s'étoient fortement unis, & vivoient dans une étroite amitié , fans fe porter aucune envie, chacun des deux fouhaitant de voir heureux fon ami par la jouiffance de fa maitreffe, s'il ne la pouvoit pofféder lui-même. Ils agiffoient tous deux de concert en diverfes rencontres ; &, lorfque le poëte avoit compofé quelque bel ouvrage, li ij  $00 MtSTOlRË le muficien ne manquoit pas d'y ajouter les charmes de la mufique. Et comme ils étoient tous deux, chacun dans fon art, les plus excel* lens de toute la nation, ils remportoient toujours les prix deftinés au plus habile poëte , & au plus excellent muficien. Cela flattoit a^réablement la belle Balfimé , dont les louamges voloient de toutes part-s avec éclat dans les beaux ouvrages de ces deux génies extra* ordinaires. Ils convinrent tous deux d'en compofer un a la louange du nouveau vice-roi, & d'acquerir par la fon eftime & fa faveur; ce qu'ils firent d'une manière fort éclatante : car , comme dans ces occafions, tous ceux qui ex^cellent dans les belles - lettres, & dans les beaux arts , ont accoutumé de fe furmonter eux-mêmes,powr s'acquerir 1'eftime du fouverain & de toute la nation , & pour gagner , par quelque beau chef-d'oeuvre , la récompenfe qu'on donne au mérite, ces deux illuftres rivaux vainquirent hautement tous ceux qui osèrent leur difputer le prix de la gloire. Franofcar mit en beaux vers 1'oraifon du foleil, que Sévarias avoit autrefois faite en profe, & Néfrida la chanta fi mélodieufement, que tous ceux qui Pouirent en furent ravis. Ils ajoutérent a cette oraifon 1'éloge du nouveau viceroi , & le louèrent de fi bonne grace, qu'ils  des Sévarambes. 501 acquirent,l'un & 1'autre, fon eftime & fa faveur, Après cela, ils furent menés de 1'amphithéatre au temple fur un char de triomphe, & quand ils eurent, felon la coutume, offert au foleil un facrifice de parfums, ils fe firent porter chez Balfimé , 6c tous deux lui offrirent les prix qu'ils avoient remportés, Ces tèmoignages éclatans de leur paffion la flattoient agréablement, 6c lui infpirant quelque mépris pour fon autre amant , qu'elle voyoit vivre fans gloire , la faifoient pencher peu-a-peu vers. ces deux-ici, bien que de tems en tems la bonne mine du premier , f it le principal objet de fes défirs. Elle fiotta de cette manière , fans pouvoir k déterminer , jufques. au tems ordonné par les.loix, pour fe déclarer en faveur d'un feul amant , a 1'exclufion de tous les.autres. Franofcar 6c Néfrida , qui regardoient ce jour comme celui qui devoit décider de leur bonne ou mauvaife fortune , s'unirent plus fortement que jamais , pour faire exclure leur rival, &c pour faire déclarer 1'irréfolue Balfimé en faveur du poëte 011 du muficien. Franofcar compofa dans cette vue un pocme qu'il appella le prix du mérite , 6c, par la faveur de fes amis., il obtint un ordre du vice-roi pour faire repréfenter cette piècepar fes perfonnes iutéreffées. Balfimé devoit être li iij.  JOï HlSTOIRE la récompenfe du vainqueur & devoit-elh> même juger du mérite des aöeurs. Toute la pièce rouloit fur les avantages de la mufique & fur la gloire de la poéfie & du bel efprit; ïes trois amans y jouèrent chacun fon röle, èc Franofcar leur fournit, de bonne foi, tout ce qu'on pouvoit dire , a 1'avantage de leur fujet. Le premier, qui étoit auffi bien fait qu'un jeune homme le puiffe être, paria avant les deux autres, & dit de fi belles chofes a fa maitreffe, que, s'il eut eu le don de les prononcer de bonne grace , & d'animer fes paroles, par les geil es & par le ton de la voix, on croit qu'il auroit emporté , dès la première attaque , un cceur qui étoit déja tout difpofé a le choifir : mais comme il avoit peu d'efprit , il dit les chofes d'une manière fi fade & fi peu animée , qu'elles perdirent toute leur force dans fa bouche , & donnèrent a fon juge le défir d'écouter fon fecond amant. Celui - ci prenant ce tems favorable , chanta devant fa maitreffe, avec tant de grace & fit fi bien éclater les avantages de fon art par fes paroles , par fes gefles & par les charmes de fa voix, qu'il effaca de 1'efprit de Balfimé prefque toutes les impreffions que fon rival y avoit faites. Au muficien fuccéda le poëte , qui dit des chofes fi fpiritueUes a la louange de la poéfie j  DES S E V AR A'M BES. 503 qu'il ravit tous les affiftans. H fit enfuite un difcours a fa maitreffe pour lui repréfenter fon amour, fa conftance & fa fidélité, & lui peignit fi bien la grandeur de fa paffion , que ftr laiffant enfin toucher k fes prières & perfuader k fes raifons; & voyant que le vice-roi, & tout le peuple faifoit des acclamations en faveur de Franofcar, elle lui donna la main en figne de préférence. Enfuite elle monta avec lui fur le char de triomphe , alla de 1'amphithéatre au temple, d'oït, après^qu'ils eurent fait leur facrifice a 1'aftre de la lumière, ils fe firent porter dans tous les principaux endroits de la ville ,ou, de tous cötés , ils entendirent les acclamations & les applaudiffemens du peuple. Peu de tems après, le jour de leur ofparenibon étant arrivé, ils furent tous deux unis par les liens d'un légitime mariage. Franofcar, après avoir gagné pendant dix ans tous les prix de la poéfie, compofa la belle ode dont nous avons parlé a la louange de Sévarias, & mérita, par eet ouvrage incomparable, le nom glorieux de Khodamias, c'eft-a-dire, efprit divin ; il monta dans la fuite de degré en degré, jufqu'a la dignité de Sévarobafte, & quand la belle Balfimé eut perdu le premier éclat de fa jeuneffe & de fa beauté, & les charmes de fa voix, elle reconnut mieux que jamais que li iv  5°4 Histoire les avantages de 1'efprit étant plus folides & plus durables que ceux du corps, méritent auffi de leur être préférés. Voila 1'hiftoire des amours du poëte Khodamias, fi fameux parmi les Sévarambes & de la belle Balfimé, dont la mémoire ne fe per~ dra jamais, & qui vraifemblablement paffera de père en fiis dans toute la poftérité, tant que la langue des Sévarambes & le prix du mérite fait par Franofcar dureronr. On repréfente cette pièce de cinq en cinq ans, & je 1'ai vue moimême repréfenter deux fois avec un plaifir extréme. Après avoir rendu compte de ce que j*ai jugé Ie plus digne de remarque dans cette heitreufe nation, il ne me refte qu'a dire quelque chofe de la manière dont nous vécümes dans notre ofmafie, pendant tout le tems que je demeurai k Sévarinde; & des moyens dont je. me fervis enfuite pour quitter ce pays & pour. paffer en Afie. j'ai déja dit qu'on nous avoit logés tous enfemble dans une ofmafie, & qu'on m'en avoit fait Ofmafionte, que la plupart de mes gens étoient employés aux batimens, que quelques-uns avoient des offices dans le logis qui les occupoient, & qu'ainfi chacun travallloit k des heures réglées dans 1'empioi qu'on lui avoit donné, Nous avions auffi des femmes  des Sévarambes. 50$ efclaves, car pour les libres il ne nous étoit pas permis d'en avoir, excepté celles que nous avions amenées de Hollande. Nous eümes plufieurs enfans d'elles, & nous les élevames jufqu'a 1'age de fept ans; après quoi, par une grace fpéciale , ils furent adoptés par 1'état comme ceux des Sévarambes. Mais cela ne fe fit pas fans difficulté, Sévarminas affembla fon confeil fur cette ma* tière , & la cbofe fut débatttte de part & d'autre. Les uns difoient que nous étions étrangers Si unè génération maligne ; que nous étions petits de flature & d'une foible conftitutibn , &c qu'il n'étoit nullement convenable de nous mêler avec les Sévarambes, de peur que ce mélange de notre fang avec le leur, n'y apportat du changement &. de la corruption. Ceux-qui étoient [Jour nous, difoient au contraire que, bien que nous fuffions étrangers, nos enfans ne 1'étoient pas, puifqu'ils étoient nés dans le pays & fous la proteftion des loix; & que ce feroit faire une injuftice a ces pauvres innocens, & les priver de leur droit naturel , que de les féparer des autres. Ils ajoutoient que nos mceurs avoient été paffablement bonnes, depuis que nous avions vécu parmi eux, & que nous nous étions fort bien accomtnodés aux coivtumes du pays; que ven-  5°6 HlSTOIRE tablement nous étions foibles & petits, mais que la plupart de nos enfans étant nés dans Sévarinde, de mères fortes & robuftes, ils fembloient déja promettre qu'ils deviendroient un jour grands, puiffans & vigoureux comme elles. On difoit d'ailleurs que, puifqu'ils étoient élevés parmi les jeunes gens de la ville, il y avoit lieu d'efpérer qu'ils recevroient comme eux les mceurs & les habitudes honnêtes du pays. Qu'on avoit heureufement fait cette expérience dans les Parfis, lors même que 1'Etat étoit encore tout nouveau & peu affuré, quoiqu'ils fuffent plus confidérables que nous en nombre & en autorité. Qu'ainfi il n'y avoit rien a craïndre du cöté de nos enfans ni de notre fang, paree que la plupart des hommes n'étoient méchans qu'a caufe du mauvais gouvernement de leur pays, & |les mauvais exemples qu'ils y voyoient dès leur enfance. Sermodas plaida fortement notre caufe, & la gagna; fi bien que nos enfans furent recus & adoptés par 1'état, comme les autres, fans aucune différence. II eft prefque incroyable combien Ia conftitution de nos corps changea dans trois ou quatre ans de tems, par la fobriété, par 1'exercice modéré, par les divertifièmens que nous mêlions a notre travail, ou par le peu de  des Sévarambes. 507 fouci que nous avions des chofes de la vie. Nos hommes 6c nos femmes rajeünirent prefque tous, 6c devinrent beaucoup plus forts 6c plus vigoureux qu'ils n'étoient auparavant. Quelques-unes de nos Hollandoifes qui n'a- \ voient jamais pu avoir des enfans en Hollande, devinrent fertiles a Sévarinde. Nous vivions fans chagrin Sc fans fouci , Sc ne fongions qu'a nous divertir, quand nous avions fini notre travail. La danfe , la mufique, ia promenade, les fpeöacles publics que nous voyions de tems en tems, Sc tous les autres divertiffemens qui font en grand nombre en ce pays-la, nous occupoient agréablement & rendoient joyeux & fociables les plus mélancoliques d'entre-nous. Au commencement nous eümes prefque tous la fièvre, 8c même quelques-uns en moururent, mais après cela nous nous portantes le mieux du monde , 8c il fembloit que •cette maladie eut confommé toutes les mauvaifes humeurs de notre corps. Nous converfions familièrement avec les Sévarindiens, qui, au commencement, ne pouvoient fe tenir de rire, quand ils voyoient quelques petites gens que nous avions parmi nous , 8c quand ils leur entendoient prononcer leur langue Hollandoife, qu'ils comparoient au langage des ehats Sc des chiens. lis nous  5C8 HïSTOlRE faifoient plufieurs queftions touchant notre continent, nous demandoient fi notre pays étoit auffi beau que le leur, fi les hommes & ks femmes y étoient tous batis comme nous, a quoi ils ajoutoient plufieurs autres queftions de cette nature. Après cela, ils. exaltoient les loix & les coutumes que Sévarias leur avoit laifiees, & concluoient que toutes les . autres nations étoient miférables & aveugles auprès de la leur; en quoi ils avoient fans doute raifon. Ils nous traitoient avec beaucoup de douceur, & pour moi j'étois fort civilement recu parmi les plus grands, & je converfois falfil lièrement avec eux. J'étois même queiquefois introduit chez le vice-roi avec qui j'ai eu trois ou quatre converfations, ce qui me faifoit beaucoup confidérer Sc me donnoit entrée chez tous les magiftrats. Queiquefois j'ailois a la chaffe avec eux, Sc j'y menois quelques«ns de mes gens, entr'autres Van - de-Nuits, qm s'étant malheureufement trouvé devant un ours qu'on avoit bleffé, fut déchiré par eet ammal furieux avant que de pouvoir être fecouru. Cet accident nous caufa une grande affllction È tous, & principalement è moi, qui 1'aimois beaucoup, Sc qui le regardois comme le plus fidèlede tous mes amis, Sc le plus digne de mon amitié. 11 laiffa deux. femmes Sc cinq  DES SÉVARAMBES. 5Ö9 enfans, qui, a ce que je crois, font encore en vie. t II y avoit un certain Sévarobafle, nomme Calfimas, qui me prit en amitié, & qui me faifoit fouvent aller chez lui, oü il me faifoit même manger a fa table. II avoit voyagé en Perfe, dans les Indes & dans la Chine, mais il n'avoit jamais été vers 1'occident de notre continent ; & comme il étoit fort curieux d'en favoir des nouvelles, & que j'étois plus capable . de lui en dire que pas un de notre compagnie, il fe plaifoit fort a s'entretenir avec moi, & me contoit a fon tour ce qu'il avoit remarqué dans fes voyages, & les aventures qu'il avoit eues. Queiquefois il nous venoit voir a notre ofmafie, & fouvent il me menoit a la campagne pour prendre le divertiffement de la chafïe, de la pêche, & des, autres plaifirs des champs. Cette fami'iarité fréquente me fit acquérir fon amitié, de forte que j'étois un de fes plus grands favoris. Ce fut auffi par fon moyen que j'obtins permiffion de retourner en Europe, ce qui nous - avoit déja été refufé. Car après avoir demeuré prés de quinze ans dans ce pays-la; un violent defir de revoir ma patrie s'empara de mon cceur, malgré .toute ma raifon. J'y réfiftai fort long-tems, mais voyant qu'on alloit envoyer.  5t0 Hrsf oire un vaifleau en Perfe , oii Pun des enfans de Calfimas devoit s'embarquer, je ne pus plus arrêter Pimpétuofité de mes defirs, & je ne fongeai qu'aux moyens de les fatisfaire. Le conflit qu'il y avoit eü long-tems entre mon cceur & ma raifon, avoit fait impreffion fur mon corps, j'en avois maigri, & mon humeur affez gaie, étoit devenue fombre & mélancoHque. Calfimas s'en appercut, & m'en demanda la caufe. Je tachai quelque tems de ]a lui cacher, mais enfin je fus contraint de la lui dire ingénument fur la promeffe qu'il me fit de me fervir dans mon deffein. Quand il fut le fujet de mon chagrin, il tacha de 1'adoucir par plufieurs bonnes raifons : mais ayant appris que je m'en étois objeaé de femblables, a moi-même, fans pouvoir vaincre ma paffion, & que mon efprit s'oppofoit vainement aux mouvemens de mon cceur; il me promit de faire pour moi ce qu'il pourroit, afin d'obtenir du confeil Ja Iiberté de m'en retourner, fous promeffe de revenir avec la femme & les enfans que j'avois laiffés en Hollande , comme je le lui faifois accroire, pour avoir un jufte prétexte de revenir en Europe. II eft bien vrai que c'étoit mon véritable deffein, & que, depuis que je fuis en Afie, je fens croïtre en moi le defir de retourner a Sévarinde, pour y palTer le refte  DES SÉVARAMBES. 5 ï S «le mes jours, quand j'aurai fatisfait au violent deur que j'ai de revoir ma patrie, & d'y prendre avec moi une perfonne qui m'eftfort chere , fi je la trouve encore en vie. Et mon defir eft d'autant plus jufte & raifonnable, qu'outre les avantages de ce pays, j'y ai laifle trois femmes & feize enfans, qui, a ce que je crois, vivent tous encore, & que'je n'aurois pas laifle pour un moment, fi 1'envie de joindre a leur nombre le premier fruit de mes amours ne m'y eut ■forternent follicité. Cependant Calfimas voyant les apprêts qu'on faifoit pour envoyer des gens en Perfe, & fachant que la paflion de faire ce voyage s'augmentoit tous les jours en moi, fit tous fes efforts pour obtenir du vice-roi la permiflion que je demandois. II y trouva beaucoup de difiicultés, & la chofe n'auroit jamais réufli, comme il me le fit comprendre depuis, fi on Peut mife en délibération dans le confeil. Mais il parace coup, & fut fi bien toucher le cceur de Sévarminas, qu'a fa prière & par un mouvement de pitié qu'il eut pour moi, il me permit de m'embarquer fecrètement avec le fils de Calfimas & fes compagnons, après m'avoir fait promettre de revenir & de ne point parler de leur nation aux peuples de notre continent. Dans le même tems que nous devions partir,  H I S T O I R E il y avoit des vaiffeaux prêts pour aller faire de nouvelles découvertes dans la mer intérieure, dont nous avons déja parlé. Je fis accroire a mes gens que je voulois aller faire un voyage dans cette mer par pure curiofité, & laiffant mon lieutenant Devefe a ma place; je pris congé d'eux, non fans beaucoup dé larmes & de foupirs. Mes femmes s'opposèrent tant qu'elles purent a mon deffein, mais voyant que j'étois inébranlable, elles fe confolèrent dans 1'efpérance de mon retour. Je partis donc de Sévarinde 1'an 1671, & avant que de paffer les montagnes, j'allai voir le vallon de Stroukaras dont j'ai déja fait la defcription. Enfuite ayant repaffé les montagnes par oü nous étions venus, j'arrivai a Sporounde avec ma compagnie, oü j'avois pour principal ami le fils de Calfimas, nommé Bakinda , jeune homme d'environ trente ans, fort fage & fort prudent. A Sporounde je vis quelques-unes de mes anciennes connoiffances, comme Carchida qui s'appelloit alors Carchidas, a caufe de la nouvelle dignité de Derofmafiontas , qu'il avoit acquife dans Sporounde. Albicormas étoit mort deux ans auparavant, après avoir réfigné fon gouvernement au Sévarobalïe Galokimbas, que le vice-roi avoit envoyé pour gouyerner a fa place.  BES SÉVARAMBES. 513 place. Bénofcar demeuroit encore dans les ïles, & avoit 1'emploi qu'avoit Carchida lorfque hous y paffames la première fois. Quand nous eümes demeuré quelques jours a Sporounde, nous defcendimespar eau jufqu'au lac de Sporaskompfo, oü nous trouVames un vaiffeau d'environ trois eens tonneaux qui nous attendoit. Nous y montames , moi vingt-cinquième, outre 1'équipage; &C notre navire fut remorqué par trois galiotes jufqu'a.la mer; car il faifoit un fi grand calme que nous ne pouvions nous fervir de nos voiles. Nous ne fortimes pas par la baye oü Maurice étoit entré, mais par un autre canal tirant fur Porient, qui mène tout droit du lac a la mer. L'océan étoit fort calme quand nous y entrames, & nos ga* liotes furent obligées de nous remorquer plus de vingt lieues en mer avant que nous pufiions trouver du vent. J'appris qu'elle étoit toujours calme dans cette faifon pendant un mois ou deux, mais que tout le refte de 1'année elle étoit pleine d'orages & de tempêtes tout le long de ces cötes. Deux jours après le départ de nos galiotes, il fe leva un petit vent de ludoueft,qui, fe rafraichiffant peu-a-peu, nous pouffa vers la haute mer fans aucune violence, quoiqu'avec affez de force & de viteffe, durant 1'efpace de cinq jours, Au fixième, il ceffa Tome V. K. k  514 Histoire de fouffler, & nous fümes obligés de pfendrê un autre vent de cöté, qui nous pouffa pendant fept ou huit jours vers le lieu oii nous tendions. Alors nous nous fervimes encore d'un autre vent,& ainfi changeant de tems en tems, nous arrivames enfin fur les cötes de Ia Perfe, foixante-huit jours après notre départ de Sporounde. La nos voyageurs fe dlflribuèrent de deux en deux & prirent tous des routes diverfes, après être convenus du tems de leur retour. Par bonheur Bakinda & fon camarade, nommé Fonifcar, après avoir changé de nom , & pris des noms Perfans, tirèrent du cöté d'occident, & je les accompagnai jufqu'a Hifpahan, ville capitale de la Perfe. Après y avoir demeuré quelque tems avec eux, je leur demandai congé pour faire mon voyage d'Europe. Je Pobtins fans peine, fi bien que profitant de 1'occafion de la caravane, je me mis en chemin pour continuer mon voyage. Je vis en paffant toutes les villes qui étoient fur notre route, dont je ne parlerai point ici, paree que plufieurs en ayant fait la defcription depuis long-tems, elles font connues de tous les curieux. Pour abréger donc un difcours qui pourroit être ennuyeux , je me contenterai de dire qu'enfm j'arrivai a la ville de Srnyrne en bonne  DES SÉVARAMBES. 515 fanté, oü j'efpère de m'embarquer bientöt dans la flotte de Hollande qui doit partir au premier jour. Voila ce que nous avons tiré des mémoires du capitaine Siden, que nous avons mis dans le meilleur ordre qu'il nous a été poffible , fans y rien ajouter que ce qui étoit néceffaire pour lier les matières & leur donner une forme d'hiftoire, que l'on put lire fans peine dansun livre entier, & non pas en fragmens comme nous les avons trouvés. II y a quelque lieu de croire que Tauteur étoit incertain s'il la publieroit ou non, paree que fes papiers étoient plus écrits en forme de mémoires pour fon ufage particulier, que pour un ufage public. Et cela paroit d'autant plus , qu'il n'y a pas fpécifié toutes cbofes comme une hiftoire le demanderoit, & qu'il a abrégé certains endroits ch il femble qu'il auroit du s'étendre davantage, & paffé fous filence plufieurs chofes qu'il auroit fallu décrire dans une hiftoire exafte & complette. II promet même en certains endroits d'expliquer des chofes dont il ne parle plus enfuite , comme des épithètes du foleil, & quelques autres matières. Néanmoins il en dit affez pour en faire un corps d'hiftoire tel que nous le donnons au public Kkij  5I(5 HlSTOIRE Nous efpérons gue le leöeur en fera content, puifque c'eft tout ce que nous lui avons pu donner, & que peut-être il y trouvera du plaifir & de l'utilité. Fin du cinquieme volume.  51? TAB L E DES VOYAGES 1MA GIN AIRES. TOME CINQUIEME. HlSTOIRE DES SÉVARAMBES. Avertiffement de l'Editeur, page Intrgduclion, xj Hiftoire des Sévarambes, première partie , i Seconde partie, 80 Tro'ifteme partie, hiftoire de Sévarias, ijï Oraifon de Sévarias , 219 Khomédas , deuxieme vice-roi du foleil, 245 Brontas, troifteme vice-roi du foleil, 255 Dumiftas, quatrieme vice-roi du foleil, 2 5 6 Sévariftas, cinquieme vice roi du foleil 3 258 Khêmas ,fixième vice-roi du foleil, 260 Kimpfas ,feptième vice- roi du foleil, ibMinas, huitième vice-roi du foleil, 262 Des loix , mozurs & coutumes des Sévarambes £aujourd?hui, ib. De t éducation des Sévarambes, 277 Quatrieme partie : des mceurs & coutumes particulier es des Sévarambes, 280  5«« De la manière dom on exerce la juftice parmi les Sévarambes, ^ j g /