VOYAGES IMAGINAIRES, ROMANESQÜES, MERVEILLEUXj ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ETCRITIQUES* S Ü 1 VI S DES SONGES ET VISIÖNS, - È T D E S ROMANS CABALISTIQUES*  CE VOLUME C0NT1E NT: X.ES MÉMOIRES DE GAUDENCE OE LUQUES.  VOYAGES / MA GINAIRES, SONGES, VXSIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES, Ornés de Figures. TOME SIXIÈME. Première divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaginaires romanefques^ A AMSTERDAM, Et ft trouvt a Paris, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXVII.  r DER T- UNIVERS!TBtT > VAN  MÉMOIRES D E GAUDENCE D E L U Q U E S.   AVERTISSEMENT DE V É D I T E U R. Gaudence de Luques, hérW ce roman , eft dans les fers de 1'inquifïtion de Bologne. Obligé de rendre un compte de fa conduite, qui le juftifie auprès de ce tribunal févère , il s'en acquitte avec une candeur intéref-' fante ; & ne peut mieux diffiper les foupcons injurieux que 1'on avoit fait naitre fur fa religion & fes mceurs , qu'en faifant le récit naïf de fa vie, & en donnant 1'hiftoire d'un peuple inconnu a tout 1'univers. C'eft cette hiftoire , qui eft la partie la plus confidérable & la plus effentielle du roman , qui le range parmi les voyages imaginaire^ ; & , comme les mceurs , les loix , le gouvernement & les babitudes de ce peuple, quoiqu'ex* a tv  Vd} AVERTISSEMENT, traordinaires, ne paffent pas les limites de la vraifemblance, 1'ouvrage doit être mis dans la claffe des voyages purement romanefques. On trouvera beaucoup d'analogie entre les Mezzoraniens & les Sévarambes. L'un & 1'autre peuple eft une nation douce, fage, & oü la civilifation eft portee a un dégré encore plus haut que chez tous les peuples connus. Ils font, les uns & les autres , adorateurs du feu : élément vif & pur, qui, a des yeux peu inftruits, préfente une image fenfible de la divinité , & peut facile-. ment furprendre leurs hommages. C'efl: au milieu des déferts de 1'Afrique , qu'il plait a 1'auteur de placer ce peuple nou-? veau; mais il lui crée un fol k fa guife, On doit être étonné que ces climats ^rides & brulans renferment dans leur fein une étendue confidérable de pays oü règne la température la plus douce, la terre fertile y produit, non-feuie-ment tout ce qui eft nécefTaire & la, v'w.  AVERTISSEMENT. ix maïs tont ce qui peut contribuer a la jendre agréable & commode. Cette fuppofition , quoique invraifemblable , étoit néceffaire i eft-il poffible d'imaginer une nation douce , heureufe & ciyilifée , fur une terre aride & ingrate? Si 1'on en croit 1'auteur, 1'antiquité ,de fa nation imaginaire remonte aux tems les plus reculés , & date de plus loin que les annales des Chinois, II faudroit être de mauvaife liumeur pour critiquer cette fuppofition du romancier, & y attacher quelques idéés fufpeftes. II ne promet point , dans un roman , d'obferver 1'exattitude chronologique ; & ce n'eft pas dans une pure fi&ion , qu'il veut attaquer des vérités que fon ouvrage ne contrediroit, qu'autant qu'il feroit vraiment hiftorique. Laiffons donc les Mezzoraniens jouir dun printems éternel au milieu des feux de la zone torride; laiflbns4es fe vanter d une antiquité beaucoup plus haute que celle que nos livres faints donnent a la créa-  * AVERT1SSEMENT. tion du monde : 1'une & 1'autre nétion eft également permife au romancier, & n'attaque ni la religion , ni la phyfique. Nous connoiffons une première édition de ce roman, donnée en 1746 , föus le titre de Mémoires de Gaudemio di Lucca ; mais nous imprimons d'après une feconde édition faite fous le£ yeux & par les foins de M. Dupuy Demportes, Cette feconde édition eft de 1754.  AVERTISSEMENT Imptimé en tête de l'édition de if$4* Les Mémoires de Gaudence de Luques, que 1'on préfentc aujourd'hui au public, font, e» partie, dépouillés de ces ornemens de littérature, fouvent plus propres a éblouir 1'efprit , & a corrompre le coeur , qu'a éclairer 1'uri, & a former Tautre : ils ont tonte la fimplicité de 1'hiftoirc , & -la fidélité de la tradu&ion : ils font traduits de 1'italien, comme on peut le voir dans la préface qui fuit, &: qui a para abfolument néceffaire. J'ai enfin recouvré les cahiers qui furent égarés a la douane de Marfeille, lorfque 1'on vifita les cofFres du premier éditeur. II étoit Anglois. Je liai connoiffance avec lui a Paris, en 1743 : il étoit homme de lettres, & d'une profonde érudition. Pour. faire 1'éloge de Tétehdue de fes connoiffances , il fuffit de dire qu'il avoit entrepris, avec fuccès, la tradu&ion de V Encyclopédie Angloife. II joignoit, a fes connoiffances profondes, un coeur droit, beaucoup de politeife, & un cara&ère excellent. Je laffe mon lec»  x£ JirERTÏSSEMENT. sreüF ma&re de jager dc 1'idéé avantageufe que J en donne, lorfqtfli lira Ie tralt ds géraéroiité qu'il verra dans Ia fuite de eet avemfïêmmt. Jral formé mon coeur a la gjatkudb. Je ne me plais point a imker ces geüs qui roogiiïènt d'être obligés , & dont ia reconnorfance eftmnëtte ; la mienne ne ceffir Jamais de parler^ li die n'eft pas toujonrs en pmf&ice dagir, Qu'on ne penfe pas que je veoïlfe glïffer ici mon éloge. Ce ièrtfiment ne me coüte rien : on fait que Ie mérite d'nne aóHon dépend néceffairement dc Ia qualtté de Ia vi&oirc qu'on remporte: point de gfoïre oü il n'y a point de combat: c'eft ma pMIofophie, eft-elle bonne, ou mauvaifè > La déciiion ne me fcra point changer. Je ne reconnois mr ces matières d'aotre tribunal que mon coeur ; lui feul jiigecn premier & en dernier refTort. Je reprends mon éditeur, que je commencois de iacrifier a mes intéréts. On fait combien les Anglois font fcrupuïeux & déücats dans le choix des amis ; ils portent fou. vent Ia fonde dans Ie coeur d'un homme avant que d'y placer leur confiance. Cette fageffe , qui eft le fruit d'une mure ré- . nexionj rend, il eft vrai, 1'amitié très-rare en Angleterre ; mais elle la rend folide &c in-  AFERTISSEMENT, xi§ Violabk. Après qu'il irfeut éproavé, il sac jugea digne de la fiènne. II rac coramnniqi» la copie des mémoires de Gaudmte M Luques, & voülut m'aiïbcier au dc&m qu'il forma d'en faire la tradaflaon pour ks mettre-au jour. Mon amour-propre ma toujours fait rechercher le commerce des gens favans. Cc fentiment ne meilied pomt t un jeunc-homme, il eft le ferment de fes talens, ainfi c'eft atort, que 1'on croit accufer uné perfoane de vanité, comme d'ua défautc'eft, au-contraire, vanter toutesks difpofitions qu'elle a aux vertos nécd&RS pour le bkn de la fociété (i> Dcla 1'errcut de ceux qui confondent ce principe excellent, avec 1'orgueil. L'amitié de 1'éditem- me flattoit infiniment 5 il étoit a la tête d'un ouvrage fur kquel le monde favant tenoit les yeux ouverts: j'acceptai fon offrc, quoique je ne fiaffe que médiocrement verfe dans la langue italienne : auffi ne m'étoiv je engagé qu'a purger fa tradu&ion dt*s fautes & des anglicifmes qui lui échapperoient. Le long féjour que je fus obligé de faire a Verfailks, m'empécha de rempltr mon (1) L'auteürlTEËpr^ Loix fait fentir la 0£~ rence extréme qu'on doit mettre entre orgueü & vanué.  xiv AF'ERTISSEMENT. engagement: il donna ces mémoires pendant mon abfence. Obligé d'abandonner le projet de 1'encyclopédie par des raifons qu'il convient de paffer fous filence, il repafla en Angleterre ; après m'avoir chargé de 1'édition, il m'écrivit plufieurs lettres. La tradudion de celle qui fuit peut n'être pas inutile au le&eur. Monsieur, «Je fais que je vous dois beaucoup, pour 33 les foins que vous vous êtes donnés (1). 33 Vous avez concu de moi une idéé avan» tageufe • & qui me flatte infiniment ; » permettez que je vous en marqué ma re» connohTance. Vous m'écrivez, monfieur, » que vous êtes affligé de vous voir dans 33 rimpuiflance de vous acquitter envers 53 moi; vous continuez, en me priant de » vous accorder encore quclquc tems. Se 33 peut-il que vous ayez oublié les expref33 iions de 1'amitié, au point de prier ! Souf33 frez ce reproche ; il part du fond de mon 33 caraétère , & mon caractère ne devroit 33 pas vous être inconnu. Si je ne vous ren33 voie point certain papier, foyez perfuadé 33 qu'il m'eft impoffible: je 1'ai jetté au feu (0 Pour lf débit de$ Mémoires de Gaudejice.  AVER T IS SE MENT. xv » un inftant après 1'avoir recu. La véritablc ss amitié détefte les engagemens inventés ss par la défiance. Ma lettre vous déchargera >s donc, s'ïl vous plait, d'une obligation qui ss me paroït vous inquiéter. ss Vous êtes affez généreux pour me parsj donncr ma petite perüdie ; les conftruc33 tions vicieufes qui me font échappées, 8c ss que vous auriez chatiées fi j'avois attendu ss votre retour, m'en ont affez puni: je ne ss dois qu'a 1'indulgence du public, a 1'ori33 ginalité du fujet, & a vos mouvemens, ss la confommation de 1'édition. ss J'ai appris, avec plaifir, que vous vous ss prépariez a en donner une feconde. Je fais ss que vous avez recouvré les cahiers que ss j'avois égarés ala douane de Marfeille, 8c 33 que vous devez ce bonheur a Texaditude ss d'un négociant de cette ville: je vous en 33 félicite. Je fuis perfuadé que ce qui en ss fait le fujet, eft très-intéreffant , & qu'il 33 le deviendra encore plus par la facon ss dont vous manierez les matières qui y ss font traitées. 33 J'ai retrouvé , dans mes papiers , un ss cahier qui vous fera plaifir ; il contient ss une aventure de Gaudence ; ellc eft affez ss intéreflante pour mcrjter une place dans  xx>j AFERTISSEMENT. ia 1 editionque vousallez en faire. Marquez35 moi, je vous prie , li, dans les cahiers ii retrouvés, vous n'avez point vu celui qui 55 traite du dépériffement de la Mezzora35 nie. Cet article doit être affez inftrucüf. 55 Je ne doute pas que vous ne relifiez 55 tout 1'ouvrage avec beaucoup de foin : 55 j'ofe me natter que vous m'accorderez ce 55 plaifir 5 c'eft une dette dont vous m'ac5> quittcrez envers le public. Paffez la limè 55 &£ 1'épongë fur tout ce qui vous paroïtra 351'exiger. Obfervez fur-tout, monfieur, de 35 mettre en titre Gaudence dc Luques : lè 33 titre eft en francois dansl'original, comme 55 vous pourrez le voir: vous devez cetté 55 fidélité au public\ « Vous m'avez cru philofophe, & fupé45 rieut a tous les événemens : vous laiffer 55 plus long-tems une fi grande idéé de moi, 55 feroit unvéritable larcin; je n'aime a jouir 55 que de ce qui m'apparticnt. Apprenez » donc ma foibleffe, & foutenez-moi de 55 vos confeils. Les déiagrémens qu'on m'a 55 donnés en France touchant 1'ouvrage que .5 j'avois entrepris, m'ont tellement péné55 tré, qu'ils ont influé confidérablement fur 55 mon caraétère, encore plus fur nia fantés 35 Je détefte tout ce qui m'environne 3 & je J3 me  AVERT1SSEMENT. mi} "53 me détefte moi-même : ce n'eft pas fans '3 raifon J car je fuis 1'ctrc le plus détcftable » qu'il y ait dans toute la nature. J'attends '3 ma fin avec tant d'impatience, que je lutte 33 depuis long-tems contre le defir de ter33 miner mes inquiétudes ; mais je fais que 33 mon exiftence n'eft qu'un dépot dont je 33 dois rendre compte a celui qui me 1'a 33 confié : ce principe arrête ma main ', Sc 33 foumet mon coeur &: ma raifon. D'ail?3 leurs, je fens que je dépéris infenfible'3 ment. J'entrevois déja le jour oü je '3 tomberai dans une nuit éternelle , fi m$ 33 foumiffion auxdécrêts du ciel ne me rend '3 digne de cette lumière pure, qui ne finit '3 point. Adieu , fouvenez - vous toujours 33 de votre ami. Rappellez-vous fans ceife ; 33 que vous pouvez en trouvér de plus puifl 33 fant, mais non de plus fidéle. Je fuis plus 33 a vous qu'a moi - même 33. Milt s.' La tradudion des cahiers retrouvés n'eft pas fi fervüe que celle du refte de 1'ouvrage: nous avons cependant porté toute lattention convenable pour ne pas nous écarter de 1'original: mais on fait que chaque larigue a fon génie : vouloir traduire littérale- Tornt fi, ^  xviij A VE RTISSE M E N T. ment , c'eft déflgurer 1'original par une mauvaife copie. On a enrichi cette édition de figures deflinées & gravées par des maïtres dont le nora feul fait 1'éloge. II y a beaucoup de cahiers & de paragraphes, dont le premier éditeur n'avoit point jugé a propos dedonnerla tradudion: on n'a point cherché a en découvrir la raifon : quelle quelle foit, le public nous en tiendra quittes. Nous avons feulement affedé de donner , dans chaque endroit du livre oü ces cahiers , ces paragraphes fe trouvent, des éclairciffemens convenables. II eft jufte de prévenir le public par un aveu , dont il tiendra sürement quelque compte. Mon tems ne m'appartient point; j'ai été obligé de facrifier les intéréts du public, & par' conféquent les miens , aux devoirs d'un état gênant. II m'a été impoffible de fuivre rimprefllon de 1'ouvrage ; je ne puis m'acquitter envers mon leéteur que par un errata. II ne falloit pas moins qu'une circonftance fi intéreflante , pour me perfuader que tout hommc qui n'eft pas maitre de fon tems. peut être pauvre , dans le feia même des richefTes.  P R É F A C E DE L' É D 1 TE Ü R j- Imprimée en tête de F édition de zj4êi IL eft naturel de croire que Ie leéteur fera cuneux d'être inftruit de deux cbofes touchant ces mémoires: la première , comment ce manufcrit a pü voir le jour, a caufé du pröfond fecret avec lequel tout fe fait dans Finqui-* fïtion i la feconde , comment il eft tombé entre les mains du tradufteur* Rien n'eft plus jufte que de le fatisfaire. Ce manufcrit a été envoyé par lé fe« cretaire de, 1 inquifition de Bologne aü favant M. Rhédi , bibliothéquaire de Saint-Marc k Venife , fon ami intime & fon correfpondant , avec une rela* tion de la facon dont on a arrété l'auteur, comme on le verra par la lettre du fecretaire a M. Rhédi. Cette lettrê fait non-feulement connoitre plufieurs particularités cufieufes de 1'examen du bij  XX P R É F A C E. prétendu criminel, ( car on 1'avoit arrêté comme tel, quoiqu'on ne put rien prouver contre lui j ce qui fit qu'on le traita avec plus de douceur qu'on n'a coutume d'en éprouver de la part de ce terrible tribunal), mais elle fera voir auni, que , loin d'agir par paflion , comme plufieurs 1'en ont accufée , 1'inquifition procédé avec beaucoup de prudence & de circonfpection dans fon intérieur, quoique tout ce qui s'y paffe , fok enveloppé d'un voile impénétrable a ceux qui ne font pas de ce corps. Cependant la mort d'un pape , & le changement des officiers , qui en eft prefque toujours une fuite naturelle , a pu faire que les inquifiteurs fuffent moins fur leurs gardes: c'eft ce que le fecretaire femble vouloir infinuer au commencement de fa lettre. Au refte , il ne pouvoit lui arriver aucun mal, en cas qu'il fut découvert, d'autant plus qu'il écrivoit a un ami de la même religion que lui , & a un prêtre ; car  P R È F A C E. xxj M. Rhédi 1'étoit; & la lettre même en fait foi. Quant a la feconde queftion, le lecteur faura que 1'éditeur tient ce manufcrit de M. Rhédi même , qui étoit Fornement de fon églife, de fon état & de fon pays , & un des hommes les plus favans de fon fiècle ; il aimoit & eftimoit les gens de lettres , quoiqu'étrangers ou d'une opinion différente de la fienne. Cette facon de penfer , li digne de 1'homme , pouvoit venir , en partie , de ce qu'on refpire, a Venife, un air plus libre que dans le refte de 1'Italie. L'inquifition n'a rien a démêler dans les terres des Vénitiens; quoiqu'ils foient catholiques romains , 1'état n'y admet aucun tribunal indépendant du fien. D'ailieurs , comme ils font tous commer$ans , ils font obligés d'avoir des égards pour toutes fortes de perfonnes , de quelque religion qu'elles foient, & fur-tout pour les étrangers. L'éditeur , qui avoit déja fait le b Hf  xxij P R Ê F A C E» voyage d'Italie, avoit lié une éfroitè amitié avec M. Rhédi : cette amitié étoit cimentée par le goüt qu'ils avoient 1'un & 1'autre pour les lettres & pour les antiquités, & par plufieurs fervices qu'ils s'étoient rendus réciproquement. Dans. le dernier voyage qu'il fit a Venife avec une perfonne de la première diftinétion , qui aimoit autant que lui cette vüle , il y refla plus de quinze mois ; de forte qu'il eut tout le tems de s'entretenir avec fon favant ami, Un jour qu'ils fe promenoient en-< femble dans,la grande bibliothèque de Sain>Marc, M. Rhédi, voulant recon. noitre quelques plaifirs qu'il avoit reeus de fon ami , ouvrit la porte d'un petit cabinet oü étoient fes curiofités; & , fe tournant vers 1 edkeur de eet ouvrage << Signor amïco, lui dit - il en fouriant, * & fa\ montrant un manufcrit, voici « une curiofité que je fuis bien sur * que vous n'avez jamais vue , & dont $ vous n'avez peut-être jamais entend^  P R Ê F A CE. xxüj » parler : c'elt la vie d'un homme qui » eft aftuellement dans 1'inquilition de » Bologne, écrite par lui-même : il 7 » rend compte d'un pays qui eft au » milieu des vaftes déferts de 1'Afrique, » dont les habitans ont vécu inconnus » a toute la terre , plus de trois mille » ans. Ce pays eft inacceffible de toute » part, a 1'exception du feul chemin par » lequel on y a conduit notre voyageur. » Les' inquifiteurs font fi perfuadés de » la vérité de fon récit, qu'ils lui ont » promis fa liberté, s'il veut fe charger » d'y conduire quelques miffionnaires, » pour précher 1'évangile a un peuple » nombreux , qui felon lui, a plus » de connoiffance que jamais nation » payenne n'en a eue , plus même que »> n'en ont les Chinois , de la religion » naturelle , & de la morale la plus » pure. En mon particulier , j'aurois eu » beaucoup de peine a croire ces mé» moirés , ii le fecretaire de 1'inquiii» tion5 qui (comme il eft: aifê de juger b iv  xxiv P R É F A C E. * par le pofte qu'il occupe), n'eft point « un homme a qui on en hnpofe faci» lement, ne m'eüt affuré qu'il étoit » préfent, & a 1'examen de 1'auteur , » & lorfqu'on 1'a arrêté. C'eft lui qui * m'a envoyé cette copie de la vie de » eet homme , écrite par ordre des in- * quiftteurs; &, en même tems, il m'a » rendu compte du fujet pour lequel on s'eft affuré de lui, & de la facon » dont on 1'a arrêté. Le fecretaire me » marqué qu'il vivoit depuis quelque » tems a Eologne , oü il exerecit la >> médecine , & fe faifoit appeller Gau» dence de Luques , qu'il dit être fon » véritable nom : .ce qui eft confirmé " ». par le lieu de fa naiffance , le nom » de fes parens , le tems de fon efcla» vage, &c. On lui avoit quelquefois » entendu dire , d'un air myftérieux , » qu'il avoit des fecrets extraordinaires, » & qu'il favoit un pays dont la reli» gion & les ufages étoient inconnus k » tout le monde. Ces difcours , nou-  'P R £ F A C £. xxv » veaux aux oreilles des Italiens, furent » caufe que 1'inquifition le fit arrêter; » & , par des moyens que ce tribunai » fait employer, on Fobligea a faire » Fhiftoire de fa vie , qui eft la chofe la » plus furprenante que j'aie jamais vue. » Cet homme fputient la yérité de ce 5» qu'il dit, avec une fermeté furprenante. » II eft homme de lettres, a beaucoup » de bon fens; & , a ce qu'il a femblé » aux inquifiteurs, (qui font des juges » pénétrans) , paroit homme de bonnes » mceurs. II fe dit très-zélé pour la re» ligion catholique romaine, & allure »' 1'avoir toujours été ; c'eft une raifon » qui engage les inquifiteurs k le traiter avec douceur. Mais je ne veux point ?> anticiper le plaifir que vous aurez en » en lifant ce cahier. » M. Rhédi remit en même tems la lettre du fecretaire & le manufcrit a 1'éditeur, qui, 1'ayant parcouru pendant quelques momens , fut fi frappé de la nouveauté de la chofe} qu'il demanda a M. Rhédi la  xxvi P R £ F A C E. permiffion d'en prendre une copie: ce que M. Rhédi lui accorda. C'eft ainfi que 1'éditeur a eu ce curieux manufcrit, dont la tradu&ion, a ce qu'il efpere , fera autant de plaifir au public , qu'il en a pris a lire 1'original. On ne fauroit révoquer en doute le caraólère de Gaudence , & 1'éditeur connoit affez celui des Italiens, pour ne pas s'être laifle tromper. La traduction eft fidéle & littérale , autant qu'il eft pofiible. Voila ce que 1 editeur a cm devoir dire a fon le&eur. On fe flatte que le public prendra plaifir a lire des mémoires , oü Ton a moins cherché a 1'éblouir par les traits brillans d'une imagination féconde, qu'a 1'inftruire d'un pays jufqu'alors ignoré , par une peinture fimple & naïve du caraéf ère & des mceurs de fes habitans. La vérité , même fans ornemens, a des droits fur i'efprit & fur le cceur des hommes , que ne peut balancer la fiction la plus ingénieufe : 1'une n'a befoin  P R Ë F A CE. xxvl] d'aucun fecours étranger pour plaire, elle n'a qua fe montrer a nos yeux telle qu'elle eft : 1'autre tire toute fa beauté du merveilleux de 1'art avec lequel ils font amenés, des fituarions heureufes , de la vivacité des images , de la noblefle des expreflions, & d'une agréable variété dans le ftüe : mais toutes ces qualités ne font que de brillantes cou~ leurs qui charment d abord les yeux ; mais qui perdent beaucoup cle leur prix dés que 1'on voit qu'elles font appliquées fur un mauvais fond. La fictiora n'eft heureufe , n'eft agréable , n'eft charmante , qu'autant qu'elle a de reffemblance avec la vérité : c'eft un faux diamant qui jette un grand éclat 5 mais on n'y remarque point, ft j'ofe m'exprimer ainli , une infinité de petites étincelles qui femblent, a chaque inftant, fortir du véritable diamant. La première ne paroit être a la nature, que ce que 1'autre eft a 1'art: or, c'eft dans une hiftoire fidéle , que 1'on trouve , a tous  Wxni} P R Ë F A C E'. momens, cette précieufe iumière qui nous approche des tems les plus reculés, & des pays les plus éloignés. Ces mémoires ont la force de l'hiftoire. Le traduéteur efpère donc , fans trop de préfomption , qu'ils ferout goütés de tous ceux qui préfèrent le folide aux frivolités que sèment dans le monde une foule de petits auteurs obfcurs. II ne lui refte donc plus qua fe plaindre , & le public, des feuilles qu'il a malheureufement perdues en chemin, ou a Marfeille, lorfqu'on a vifité fes effets a la douane.  XXIX LETTRE Du Père F. Alisio de Sancto I v O R l O y fecretairé de l'inquijition de Bologne , a M. Rhédi, , bibliothéquairedeSaint-Marc a Venife, dans laquelle il lui rend compte des motifs qui ont porti Finquijition cl faire arrêter Ga udence. M ONSIEUR, La crife (i) a&uelle des affaires, qui occupe tant de monde de projets & d'intrigues, me fournit 1'occafion de vous faire mille remercimens du beau préfent que vous avez envoyé a un homme qui vous étoit déja attaché par 1'amitié &c la reconnoiffance la plus fincère. (i) II faut qu'il veuille parler de la mort du pape , ou de quelqu'autre événement extraordinaire dans i'état eccléfiaftique^  iïxx L Ê f f Ê. Êi Le cabinet & les autres curiofités me fbh{ parvenues, & font voir qu'on n'a point le bonheur d'obliger M. Rhédi, fans en être récompenfé au centuple. La pauvreté de notre état (i) ne me permet pas de vous offrir rien. qui approche de Ia magnificence de votre préfent; mais auffi rien ne peut modérer le defif que j'ai de vous témoigner ma feconnokTance, Pour vöus en convaincre, & vous prouvefen même tems que la pauvreté même peut avoif fes richeffes, je vous envoye , par le porteur, 1'hiftoire d'un homme dont la vie a rempli nos inquifiteurs de fiirprife & d'étonnement. II y a environ deux ans qu'il eft dans 1'inquifition de cette villes nous avons mis tout en oeuvre pour favoir au vrai ce qu'il eft; & nous ne pouvons rien trouver contre lui, a moins qu'on ne Ie déclare coupabie fur le rapport des chofes prefque incroyables, qu'il nous fait. Notre premier inquifiteur 1'a obligé d'écrire fa vie, & de rendre compte, de la manière la pius fuccinöe, de tout ce qui lui eft arrivé, Sc 1'a menacé en même tems , que fi on y trou* voii des fauffetés, il auroit lieu de s'en repen- (i) Le fecretaire étoit dominicain ; eet ordre eft oiaure de 1'inquifmon.  L E T T R E. xxxj tir. ïl nous conté les chofes les plus étonnantes d'un des plus beaux pays du monde, fitué au milieu des vaftes déferts de 1'Afrique , & inacceffible , fi ce n'eft par un feul chemin , qui paroit auiïi extraordinaire que le pays même auquei il conduit. Je fais que vous avez une connoiflance univerlelle de 1'antiquité, & que vous aimez les curiofités de cette efpéce; ainfi je vous envoye une copie du manufcrit, dont je vous prie de me dire votre fentiment ; je vais vous snftruire de tout ce que je fais fur le chapitre de celui qui en eft le fujet. Environ trois ans avant qu'il fut arrêté par Tinquifition, il avoit loué une jolie maifon k Bologne , & s'y étoit établi en qualité de médecin , après avoir paflé , pour la forme, paf quelques légers examens, & avoir payé fa receptiën , comme font tous les étrangers. II dit que fon nom eft Gaudence de Lucques, que fa familie eft originaire de Lucques, mais qu'il eft né a Ragufe : il eft très-bel homme, grand & fait a peindre ; il a 1'air noble & un abord qui previent en fa faveur. 11 paroït avoir environ cinquante ans ; il abeaucoup de bon fens, & parle facilement & avec éloquence, quoiqu'il ait un accent un peu étranger, ce qui provient, k ce qu'il dit, de ce qu'il a vécu tant  xxxij L E T T R E. de tems dans des pays étrangers. II parle prefque toutes les langues orientales , & outre la médecine qu'il fait affez bien, il n'ignore prefque aucune partie des fciences. Nous avons envoyé a Ragufe & a Lucques pour nous informer de lui ; mais jamais nous n'avons pu trouver qu'il eüt été connu dans ces endroits. II nous en a donné la raifon dans fa vie, comme vous le verrez: quelques-uns feulement k Ragufe fe fouvenoient qu'il y avoit environ vingt-cinq ou trente ans , un négcciant de ce nom demeuroit dans cette ville; mais on apprit d'eux qu'il avoit été ou perdu fur mer, ou pris par des corfaires , & qu'on n'avoit plus entendu parler de lui. Vous favez, monfieur, que rien n'échappe aux yeux de 1'inquifition , & qu'elle veille les étrangers , fur-tout, de très-près. Aufïi fïïmesnous attentifs a toutes fes démarches, dès le moment qu'il s'établit a Bologne; mais comme nous procédons toujours avec autant de juftice que de prndence, nous ne pümes trouver aucun fujet de 1'arrêter. II vivoit aufïï régulièrement que ceux de fa profefïion ont coutume de vivre: il eft vrai qu'il ne s'étoit fait méder cin que pour dire qu'il faifoit quelque chofe : il n'alloit guères voir d'e malades, mais il fe faifoit  IE TT RE. ~xxly faifoit confuker chez lui pour quelques fecrets extraordinaires qu'il prétendoit poüeder, & ne rendoit de vifites qu'aux dames, dont il étoit fort recherché. Elles difoient qu'il avoit quelque chofe de fi doux & de fi attrayant dans la converfation, qu'il n'étoit pas poflible de ne pas 1'aimer. G'efi eet amour que toutes les fem* mes avoient pour lui, qui fit naïtre nos premiers foupcons: nous craignimes qu'il n'inculquat des feminiens dangereux a ce fexe, fi cré-. dule quand il aime. II profefioit la religion catholique-romaine , dont il paroifioit bien inflruit, & , pour un médecin , il parloit avec beaucoup de refpeft da' nos faints myftères : ainfi nous ne pümes pas 1'attaquer de ce cöté-la. II vivoit honnêtement plutöt qu'avec magnificence. Nous vïmes, en plufieurs occafions, que 1'argent que tous les hommes adorent , étoit ce dont il fe foucioit le moins , & nous' crümes qu'il avoit quelque reffource cachée. Sa maifon étoit meublée avec propreté , ily avoit 1'honnête nécefiaire , mais rien de fuperflu. II avoit deux laquais a livrée , & un valetde-chambre, qui, étant de cette ville, ne favoit pas plus que nous les affaires de fon maïtre. Une dame agée demeurok avec lui; nous avons Tome VI, c  Sxxlv L Ë T f R Ê. cru d'abord qu'elle étoit fa femme, maïs nöüs nous fommes trompés ; elle eft étrangère, 8£ il paröit avoir beaucoup de refpecl pour elle : la femme-de-chambre de cette dame eft étrangère auffi; il y avoit encore une vieille fervante , qu'il avoit prife a Bologne. Toutes ces femmes font dans 1'inquifition , mais il ne le fait pas. Cette dame étrangère, qui parle fi mal Pita* lién qu'a peine pouvons-nous entendre un mot de ce qu'elle dit, a un air très-diftingué, Sc des xeftes d'une beauté parfaite. Je me flatte que le récit de toutes ces circonftances vous amufera , loin de vous ennuyer; il y a quelque chofe de fi extraordinaire dans eet homme, que je crois ne devoir rien pafier fous filence de ce qui le regarde. Nous avons tenu, dans notre inquifition , plufieurs confeils a fon fujet; nous avons mis tous nos émiflaires en campagne, fans pouvoir rien découvrir ni réfoudre fur le parti que nous de* vons prendre. Nous avons recherché quelles correfpondances il a dans les pays étrangers t & ordonné au maïtre des poftes de nous en-" voyer toutes fes lettres , que nous favons ouvrir Sc refermer fans qu'on puïffe s'en appercevoir ; mais il ne lui en eft venu que trois j  L E T T R E. xxxy> etant la première eft au fujet d'une rente de quatre mille écus qu'il a fur la banque de Gems ; 8c les deux autres font d'une dame dé votre ville (Venife), que nous favons être la fameufe courtifans qui fe fait nommer Flaviila. Nous voyons, par la dernière lettre de cetté femme , qu'il lui a donné de très-bons confeils, & qu'il a gagné fur elle de renoncef a la viè qu'elle menoit. Comme nous ne prenons pas co.nnoiffance des intrigues amoureufes, nous ne penfames plus k lui pendant qüelque tems, d'autant plus que nous avions a examiner urï homme foupconné d'être juif, Sc efpiori du Turc. D'ailleurs les bons confeils qu'il avoit donnés a la courtifane, joints k ce qu'il étoit déja d'un eertain age , nous firent cróiré què , dans le fond , il n'y avoit pas gfand'chofe k redire entre lui &c les femmes, mais qu'étant médecin, elles 1'honoroient, comme dit 1'é* criture, proptcr neceffitaiem. i Les jeunes dames fembloient cependant 1'aimer plus que les autres; il fe comportoif, k leur égard , avec plas de douceur & dé pöliteffe, que de marqués d'amour, & paroifioit avoir les mêmes égards pour toutes en général s enfin les perfonnes de la première diftin£tiön , de 1'un & de 1'autre fexe, fe plaifoient extrê* t ij  'psxxyj L E T T R E. mement dans fa compagnie, & peu-a-peu il fe faifoit aimer de tout le monde. A mefure qu'il gagnoit leur confiance, il s'ouvroit avec plus de liberté : il n'avoit montré d'abord que des facons aifées & une grande politeffe ; mais on s'appercut , après 1'avoïr fréquenté quelque tems, qu'il poffédoit prefque toutes les fcien.ces , & qu'il avoit un génie lupérieur en tout. Nous employames des gens propres a s'infinuer chez lui, &qui devoient, dans la fuite, le confulter, comme un ami, fur plufieurs points délicats: mais il avoit tant de préfence d'efprit, & paroifioit en même tems parler avec tant de fincérité & tant d'art , qu'ils avouèrent être encore novices en comparaifon de lui. S'ifs parloient politique , il difoit,• fagement, qu'il ne convenoit pas aux gens de fon état de fe mêler des affaires des princes, ni de voulóir approfondir ce qui fe paffe dans leur cabinet. Slon faifoit tomber la converfation fur la religion, il paroifioit en être trës-bien inffruit pour un homme de fon état; & rien ne fortoit de fa bouche , qui ne fut parfaitement conforme a la foi catholique : il témoignoit même, pans toutes les occafions beaucoup de refpeft pour 1'autorité de 1'églife. Les plus clair-voyans  L E T T R Ë. xxxyïj n'en étoient pas moins perfuadés qu'il fe cachok fous de beaux dehors. Enfin un jour quë quelques-uns de nos efpions lui parloient des ufages & des mceurs des pays étrangers; il leur dit qu'il connoiffoit un pays, dans une partie du monde extrêmement éloignée, oü les habitans, quoiqne payens, avoient une connoiffance des loix de la nature & des bonnes moeurs, plus parfaite que les chrétiens les plus policés. Ce difcours nous fut rapporté fur le champ, Sc interprêté comme un trait fatyrique contre la religion chrétienne. Comme il eft homme de beaucoup d'étude , il luiéchappa, un autre jour, quelques mots en faveur de raftrologie judiciaire , que vous favez , monfieur, être un crime capital chez nous. Nous avions prefque réfolu de le faire arrêter, lorf-* qu'un accident qui furvint, nous y détermina' tout-a-fait. Deux des plus belles femmes de Bologné étoient devenues amoureufes de lui, fok paree qu'il eft réellement bel homme, ou par un caprice du fexe, affez porté pour tout ce qui eft nouveau, & qui' vient de loin; fok que ces dames cruffent que le fecret feroit plus fur avec un etranger, &c qui de plus étoit médecin , ou enfin qu'il eüt employé quelque amulette ou> c iij  xxxviij L E T T R E. charme pour fe faire aimer d'elles. Leur paffion devint fi violente , que 1'tme des dames , croyant fa rivale plus favorifée qu'elle , & jjaloufe autant qu'une italiennepeut 1'être/réfolut de fe venger. Pour eet effet, elle fit'courir le bruit que c'étoit un homme dangereux, qu'il avoit de coupables fecrets pour s'attacher Jes cceurs;& que du moment qu'elle 1'avoit vu, jl lui avoit paru un homme extraordinaire. Elle ajoüta qu'elle 1'avoit fouvent trouvé tracant fur du papier des cercles & des ngures qui avoient 1'air de conjurations. Les amis de la dame eurent foin d'inftruire nos pères de ce qui fe .paffoit; ainfi nous réfoïümes de 1'arreter, n'eüt-ce été que pour favoir qui il étoit , & pour découvrir fes fecrets. Une autre raifon qui nous engagea a nous afiurér de fa perfonne, & que le monde auroit de la peine a croire , quoique la chofe foit réellement vraie , c'efi que nous craignimes que quelqu'un ne 1'affaffinat par jaloufie de ce qu'il étoit fi bien auprès des dames: ainfi,pour lui fauver la vie , & en même tems pour ne point perdre les fecrets que nous efpérions tirer de lui, jl fut réfolu qu'on s'en faifiroit fur ie Cjhamp. Je fus dépêché avec trois de nos officiers, fubalternes pour exécuter ce deffein %  L E T T R E. xxxix avec tout le fecrét Sc toutes les précautions que nous favons employer en pareilles occafions. II étoit environ minuït, quand nous vïmes entrer chez lui une des dames qui paffoit pour être de fes favorites. Nous étions dans un carofle bien fermé. Je frappai a la porte , fecondé d'un de nos officiers; &, dès qu'un domeftique 1'eut ouverte, nqus entrames, lui difant qui nous étions, & lui ordonnant, fous peine de la vie, de ne pas faire le moindre bruit. Les domeftiques , qui étoient italierss, fachant bien ce qu'ils avoient k craindre s'ils faifoient la moindre réfiftance ,.reftèrent muëts & prefque immobiles. Nous entrames auffi-töt dans une falie ,oü, contre notre attente , nous trouvames celui que nous cherchions , la jèune dame, avec fa femme-de-chambre, &c la dame agée , qui demeuroit avec lui, tous a table , & une belle collation de fruits, de confitures,, &c. dont nous jugeames que la jeune dame venoit de lui faire préfent. II parut d'abord plus furpris qu'effrayé de notre préfence : mais , comme nous ne faifóns jamais grands complimens , nous lui expliquames, en peu de mots, le fujet de notre mifTiQn, avec ordre de nous fuivre. Enfuite } c iy  ■*/ . -. L E T T R £, nous toümant vers la ;p„no j vLrb ia jeune dame , crue norit -"e nous lui dimes que nous étions^fi ;;^'atroUVerenPai-eille--pagnieaune ^Vie &l'honneur lui fuffent affez chers pour "epomtparler de cette affaire. Elle nous ré- Pondjtentremblant,&prêteès'évanouir, q^ eilenetoit venüe Ik que pour confulter fur ^ iame. qu,eIIe avok ^ fa femme_de_ chambre avec elle pour éviter tout foupcon ; f' quetant ^aitreffe de fa conduite & de fa *>*«ne, on ne devoit pas trouver étrange des perforines de fon rang fuffent hors de f** fHes è Parei!Ie Bèürë, fur-tout dans la faionou nous étions. Mais , lorfque nous vou.-«"mes emmener nofre prifonnier ^ h dame ; auiieu de nousattendrir par fes larmes, fe jetta iur no«s comme une tigreffe , avec une fureur «ont jen'ai jamais vu d'exemple. Jugez de la ïin-pnfe de gens peu accoutumés k trouver de Iaréfiitance,&qui, de plus, étoientprêtres, ' '& av-oient k faire a une femme. Les domeftiques étant montés au bruit, nous leur ordonnames, de par 1'inquifition, de la famr.Le prifonnier s'entremit en notre faveur,  L E T T R E. "xli Sc lui dit quelques mots, dans une langue qui nous étoit inconnue , pour Pappaifér, du-moinsa ce qu'il nous affura. Sa colère prit alors un autre cours; elle tomba dans les convulfions les plus violentes. Les deux autres officiers, furpris de ce que nous reftions fi long-temsSc étonnés de voit qu'on réfiftoit aux ordres de 1'inquifition , vinrent a notre fecours. Le prifonnier fe rendit avec une foumiflïon refpectueufe, Sc nous pria d'excufer les tranfports d'une perfonne qui ignoroit nos ufages, Sc dont la vie dépendoit, en quelque forte, de la fienne. II ajoüta qu'elle étoit une dame perfane , d'une naiffance diftin-' guée, que plufieurs malheurs avoient conduite dans ce pays; qu'elle lui avoit fauvé la vie , comme, a fon tour , il fauva la fienne quelque tems après; qu'elle étoit dans le deffein de fe faire chrétienne , Sc de finir fes jours dans un couvent. Que , pour lui, il fe fioit a fon innocence, Sc étoit prêt a fe laiffer conduire oü il nous plairoit, Sc a fe foumettre a notre autorité. II dit cela avec un air de conftance & de fërmeté qui nous furprit. Nous le fitnes monter en carofTe, Sc laiflames deux des officiers avec la darrre , en leur ordonnant, auffi bien qu'aux domeftiques de la maifon, de  W L E T T R E. ne point fortir de la chambre jufqu'a nouve! ordre. Dès que nous fümes arrivés k I'inquifition , nous le mimes dans une chambre fort honnête, & le traitames plutót en homme pour qui nous avions du refpeö, que comme un criminel. Nous le laiffames feul, & livré k fes propres réflexions, pendant que nous retournames k fa maifon, pour prendre la dame %ée, & fes papiers. J'ai oublié de vous dire, qu'après avoir renvoyé la jeune dame & fa femme - de chambre, Gaudence avoit parJé è 1'autre dame en italien dès qu'elle fut revenue k elle-même (car nous ne voulümes pas lui permettre de parler dans une langue, inconnue, de crainte de quelque connivence ) & lui avoit fait entendre, avec beaucoup de peine, qu'il la prioit, au nom de toiU ce qui lui étoit cher, de fe foumettre a ce que nous exigerions d'elle, 1'affurant en même tems que, par ce moyen, tout iroit bien pour elle & pour lui; ces derrières paroles calmèrent fes inquiétudes, & répandirent fur fon vifage eet air de «obleffe & d'affurance qui caraflérife fi bien 1'innocence. Vous pouvez bien croire , monfieur, que nous _ fómes trés - furpris de la nouveauté de  L E T T R E. x/iij toute cette affaire, & de ce que Gaudence avoit dit touchant la naiffance de la dame ; mais , étant accoutumés a trouver , tous les jours, des importeurs, nous n'en fuivimes pas moins notre premier deffein. Je lui donnai donc la main avec beaucoup de refpect, & la fis monter dans le caroffe qui nous attendoit. Comme nous avions ététémoins de fa violence, nous ne fümes pas fans crainte, qu'elle ne fe portat encore a quelque excès. Elle refla cependant affez tranquille ; mais elle paroifioit accablée de douleur. Nous la menames k I'inquifition , oü elle fut logée dans un très-bel appartement, féparé du couvent k caufe de fon fexe, avec deux femmes-de-chambre pour Ia fervir refpectueufement, en attendant que nous fufiïons mieux inflruits de la vérité de fa naiffance. II falloit retourner encore k la maifon de Gaudence , pour prendre fes papiers, & tout ce qui pouvoit contribuer a notre éclairciffemenf. J'y trouvai tout dans le même ordre que je 1'avois laiffé; mais , comme j'étois extrêmement fatigué, je me mis k faire collation de ce qui étoit fur la table , 6c enfuite je me couchai dans la même maifon , pour avoir toute la matinee du lendemain k faire la revue d§  Xlïv L E T T R E. fesefcts. Je cachetai tous les papiers que re pus trouver , afin de les examiner k loifir , & fis un inventaire de tous les meubles , pour quils fuffent rendus, en cas qu'on le trouvat innocent; après qnoi, je mis dans la maifon un officier qui devoit répondre de tout ce qui y etoit. ^ II y avoit deux cabinets d'un travail extrêmement curieux; l'un paroiffoit lui appartenir' & rautre a la dame étrangère ; mais comme ils étoient pleins de petits tïroirs qui souvroient par des fecrets, nous les emportames. Ces cabinets & les papiers furentremis aux chefs de l'inquifition , paree que nous ne voulumes pas les examiner que nous n'euffions fa« tout ce qui dépendoit de nous , pour decouvnr la vérité fur ce om „„„tA^i* i„ „„: Nous placames deux habiles frères-laïcs auprès de Gaudence , pour le fervir en qualité de domeftiques, avec ordre k eux de tacher de gagner fa bienveillance par leurs attentions, de le plaindre de fon malheur, & de lui confeiller de dire toujours la vérité fur fa vie, fon état, fes opinions, en un mot, fur-tout ce que nous lui demanderions, & de nous avouer ingénüment tout ce qu'il favoit; que  L E T T R E. ' xlv c'étoit Punique moyea de pouvoir attendre quelque grace des inquifiteurs. Je fus le voir moi-même plufieurs fois avant fon examen ; je lui donnai les mêmes confeils, & lui fis les mêmes promefles. II m'afliira qu'il nous parleroit avec fincérité ; il paroifioit fi fur de fon innocence, & s'expliquoit avec tant d'agrément & avec une apparence de candeur fi perfuafive, que je ne pus m'empêcher de me laiflér préyenir en fa faveur; il ajouta , en fouriant , que Phiftoire de fa vie cauferoit plus de furprife &c d'étonnement , que d'indignation. Pour ne pas abufer de votre patience , les chefs de l'inquifition fe mirent avec moi a examiner fes papiers avec tout le foin pofiible ; mais nous n'y pümes trouver rien de concluant contre lui, fi Pon excepte quelques mémoires imparfaits fur les ufages d'un pays & d'un peuple dont nous n'avions jamais entendu parler, avec quelques caradtères ou mots extraordinaires, qui n'avoient aucune affinité aux langues ni aux. caraftères que nous connoifibns. Nous trouvames quelques remarques très-curieufes fur la philofophie naturelle , & qui nous firent voir qu'il étoit très-verfé dans cette fcience-; 1'ébauche d'une carte géogra-  xlvj L E T T R E. phique , oh étoient repréfentés des villes, des rivières, des lacs, Sec. mais le climat du pay5 n/étoit point marqué. Enfin, tous fes papiers rie eontenoient autre chofe que quelques petits efiais de philofophie &; de phyfique, avec quelques morceanx de poëfie d'un goüt exquis. Nous ne trouvames pas la moindre marqué d'afirologie judiciaire, ni de calculs de natrvités ( ce qui -avoit fait naitre nos plus forts foupcons), mais feulement deux globes , un étui d'inflrumens de mathématique , des cartes marines , des deffeins d'arbres & de plantes ïnconnus chez nous, &d'autres chofes de cette efpèce , que toutes les perfonnes qui voyagent, font curieufes d'avoir. II y avoit, a-la-vérité, quelques lignes, des cercles, & des feöions decercles;& c'eft apparemment ce dont la dame qui avoit informé contre lui , vouloit parler; mais ces figures reflembloient plutöt a uneffai de longitude, qua des figuresmagiques. Ses livres étoient dans le même goüt; nousn'y trouvames rien qui fut fufpe£t d'héréfie; ce ai'étoit que des ouvrages dont la leöure étoit permife a un homme de lettres. ïl y avoit plufieurs livres de dévotion, approuvés par 1'égüfe, qui paroifioient avoir été bien feuilletés , ce qui nous fit juger qu'il étoit réellement catho-  L E T T R E. xïvij lique-romain, Sc même homme. de bonnes mceurs. Mais, comme les plus belles apparencesfont fouvent trompeufes , nous ne fümes pas encorê tout-a-fait guéris de nos foupcöns. A 1'ouVerture des cabinets, nous trouvames, dans un des tiroirs de celui qui lui appartenoit , envirori quatre eens cinquante écusromains, avec quel* que monnoye, Sc quelques pièces étrangères * comme des fequins de turquie, Sc autres qui nous étoient inconnues. Cette fomme n'étoit pas affez forte pour pouvoir en tirer quelqu'induaion. Dans un autre tiroir étoient plufieurs pierres précieufes , les unes montées, d'autres qui ne 1'étoient pas, toutes d'un prix très-confidérable. II y avoit encore plufieurs morceaux d'or naturel, infinimentplus fin que tout ce que nous avons en Europe. Dans un troifième tiroir nous trouvames plufieurs médailles, dont la plupart étoient d'or, mais d'une figure Sc d'une antiquité qui nous étoient inconnues. II y avoit des pierres étrangères de forme affez bizarre, que d'autres auroient pu prendre pour des talifmans. Dans un tiroir caché au milieu du cabinet; nous appercumes quelque chofe d'enveloppé dans un morceau de foie verte d'une fineffe fur-  xlviij L E T T R E. prenante, & tiffue par-tout de cceurs & de niains jointes enfemble; la broderie , qui étoit d'or, étoit faite avec un art admirable , & entremêlée de différentes fleurs inconnues dans cette partie du monde. Cette foie couvroitune pierre bleue , large comme la paume de la main, entourée de rubis d'un prix ineftimable, & fur la pierre étoit peinte , en miniature \ une femme qui tenoit spar la main gauche, un petit garcon. Jamais on ne vit une plus belle femme; fon habit étoit de foie verte, parfemè de foleils d'or : elle avoit le teint un peu plus bafané que nos italiennes, mais tous fes traits étoient fi réguliers & fi majeftueux, qu'on 1'eüt prife autrefois pour une divinite. Au-defious , on avoit gravé avec un diamant ces mots en italien, QuefioSolo. Vous jugez bien , monfieur, que tout ce que nous venions de voir , nous donna des idéés de eet homme encore plus grandes. Nous crümes d'abord qu'il avoit trouvé le fecret de la pierre philofophale ; mais il n'y avoit chez lui aucun inftrument de chymie. II nous vint enfuite dans l'idée, qu'il avoit été pirate , & qu'il auroit bien pu voler le cabinet de quelque grand prince; & , qu'enrichi de ces dépouilles, il étoit venu s'établir k Bologne en quaïité de médecin,  1 E T T R £: xtlx snédecïn, pour mieux fe cacher.Maïs, comme il y demeuroit depuis trois ans, & qu'on n'en avoit rien entendu dire , nous penfames enfuite qu'il falloit, ou que ce qu'il difoit de ce pays inconnu fut vrai, ou bien qu'il eüt enlevé ces richeffes a quelques princes orientaux, & fe fut fauvé avec fon butin. Enfin le portrait de la femme nous détermina k croire qu'il avoit époufé quelque reine étrangère , &, qu'après fa mort, il s'étoit retiré avec fes efFets. Les autres tiroirs étoient pleins de curiofités naturelles, de plantes étrangères, de racines , d'os d'animaux , d'oifeaux , d'infecles , &c. d'oü il tiroit probablement fes fecrets pour les malades. L'autre cabinet, qui appartenoit a la dame agée, étoit très-riche, mais il riapprochoit pas du premier. II étoit plein de quantité de petites pierreries , de quelques peries extrêmement belles, de bracelets , de boucles d'oreille , Sc d'autres bijoux dont les dames ont -coutume de fe fervir; nous y trouvames encore le portrait d'un très-bel homme, agé d'environ trente ans, habillé en guerrier , avec un cimeterre turc a fon cöté, mais il ne reflembloit point du tout a notre prifonnier. Il avoit 1'air d'un homme diftingué ; c'eft tout ce que nous en pümes Jom& Vh &  * L E T T R E. découyrir, & nous étions toujours également incertains a 1'égard de nos nouveaux holes , enforte que nous inclinions déja beaucoup h leut rendre la liberté: car quoique nous ne difions nos motifs a perfonne , cependant nous ne procédons jamais contre qui que ce foit lans avoir de très-forts foupcons. Nous réfolümes donc d'adoucir leur prifon, &de commencer par examiner la femme, afin detirer d'elle quelques éclairciifemens, dont nous aurions profiié pour interroger 1'autre : mais, comme elle rientendoit pas affez bien Pitalien pour pouvoir s'exprimer, nous envoyames a Venife(avec le fecret qui nous eft ordinaire) chercher quelques-uns de vos gens qui commercent dans le levant, pour nous fervir d'iaterprêtes ; &?, pour ne point perdre de tems, on jugea a propos d'entendre Gaudence, qui obéit aufiitót a 1'ordre qu'il recut de paroïtre. II entra avec un air aifé §c modefte, qui marquoit plus d'étonnement que de crair.te:le cabinet & les bijoux étoient devant neus; nous les lui mortrames, avec 1'inventaire de tous fes effets, 1'aifurant que tout lui léroit rendu fidélement , s'il pouvoit prouver fon innocence ; mais, en même tems, on lui confeilla,  L E T T R E. Ij Sc même on lui ordonna d'avouer la vérité, St de ne rien cacher; on le menaca que, s'il lui échappoit quelque menfonge, tous fes biens feroient confifqués, Sc qu'il ne reverroit jamais le jour. II nous affiira avec refpedt, Sc d'un air qui le jufiifioit même avant qu'il eüt parlé , 'qu'il nous avoueroit de bonne foi tout ce qui lui étoit arrivé : mais faites-moila grace , ditil, mes révérends pères, de me dire de quoi 1'on m'accufe. Nous lui répondïmes, que ce n'étoit pas la coutume de l'inquifition, Sc que tous ceux qui étoient cités a notre tribunal , attendoient qu'on les interrogeat. Comme le faint office fe mêle principalement des affaires de la religion , nous lui demandames d'abord quelle étoit fa croyance, parcè que nous étions obligés, quoiqu'il fe dit catholique-romain, d'obferver les formes: d'ailleurs, que favions-nous s'il n'étoit point quelque efpion turc ou juif déguile? On lui demanda enfuite fon nom , le lieu de fa naiffance, ou il avoit été élevé , comment il avoit eu ces bijoux, pourquoi il étoit venu s'établir a Bok> gne, qui étoit cette dame agée , Sc enfin tout ce qui nous vint d*abord dans l'efprit, afin de pouvoir mietix comparer fes réponfes dans la fuite. II nous dit qu'il étoit né eatholique-ro- d ij  |/ L E T T R E. main, qu'il avoit toujours profeflé cette croyance', & que , quelque chofe qui püt lui arriver il vouloit vivre & mourir dans cette foi. En' fuite il s'expliqua fur les principaux points de notre religion, pour nous faire voir qu'il en étoit inftruit: il en appella a toutes les recherches que nous pouvions faire, pour nous perfuader qu'il s'étoit toujours comporté en bon catnohque, nous nommant un capucin de Ja vilfe qui étoit fon cdhfeffeur, & k qui, difoitil, il donnoit permiffion de nous déclarer tout ce qu'il favoit de lui. II nous dit que fon véritable nom étoit Gaudence de Luques, qu'il étoit pa Ragufe; que fon père étoit négociant, & faifoit le commerce du levant; que lui-même avoit voulu embraffer le même genre de vie , mais que , dans fon premier voyage, il futpris par un corfaire algérien, qui le vendit au grandCaire k un marchand qui le mena , k travers les vaües déferts de l'Afrique , dans un pays le plus pohcé qu'il y ait peut-être au monde. II ajouta qu'il avoit vécu prés de vingt-cinq ans dans ce pays ; mais, qu'ayant perdu fa femme & le feul fils qui lui étoit reflé, dont les portraits étoient fous nos yeux, ce malheur 1'avoit porté k engager fon beau-père, qui étoit le marchand qui l'avoit acheté, a faire un autr^  I E T T PJE. iïj voyage au Caire, pour être a portee de pouvoir revenir dans fon pays natal. Que le marchand ( car il paffoit pour 1'être , quoique , dans fon pays , il fut très-puiffant) , y confentit; mais, qu'étant arrivés au Caire dans un tems oü la pefte ravagëoit cette ville , fon beau-père en avoit été pris, & en étoit mort, avec plufieurs gens de fa fuite , le laiffant héritier de la plus grande partie de.fes effets. Qu'étant alors tout-a-fait libre , il étoit revenu du levant fur un vaiffeau francois de Marfeille , nommé le faint Francois Xavier , dont le capitaine étoit M. Godart, avec qui il étoit convenu qu'on le méneroit a Venife ; mais, qu'ayant relaché en Candie , oü il avoit eu le bonheur de fauver la vie a cette dame, & 1'avoit amenée avec lui, il fut pourfuivi, a cette occafion , par deux vaüTeaux turcs , qui le prirent & le menèrent a Conftantinople , oü il fut mis en liberté par ordre de la fultane mère, M. Godart, continua-t-il, eft bien comuva. Venife, particulièrement de M. Corridani , grand négociant de cette ville, & il peut certifier la vérité des faits que je rapporte.Il nous dit qu'étant arrivé enfin a Venife, & y étant refté quelque tems pour voir les curiofités de  llv L £ T T R E. cette ville & le carnaval, il lui étoit arrivé «ne affaire qui regardoit la jeune dame que nous avions vue avec lui, lorfqu'il avoit été arrêté; & que cette affaire, jointe a Pamour qu'il avoit pour les lettres, lui avoit fait prendre le parfi de venir s'établir a Bologne , dont Puniverfité eft célèbre , & oh il préfumoit que nous étions bien inftruits de tout ce qu'il avoit hit. Voila, dit-il, mes révérends pères, ce que je puis rcpondre de plus précis aux queftions que vous m'avez faites: mais ma vie a été un mélange fi bizarre de biens & de maux, & j'ai paflé par tant d'épreuves , qu'il faudroit beaucoup de tems pour vous la développer dans tout fon jour. Nous nous regardames quelque tems , furpris de ce qu'il venoit de dire , & de Pair affuré avec lequel il nous avoit parlé , & qui ne permettoit point de douter de la vérité de fon récit. Cependant notre fupérieur, fe tournant de fon cöté, lui dit : Gaudence , nous ne pouvons encore croire ni rejetter comme faux, ce que vous venez de nous raconter; nous ne condamnons jamais perfonne fans une entière conviöion de fes crimes, mais, auffi , neus ne nous laiffons point furprendre: nous favons ce que peut 1'artifice; il eft inutile Sc  L E T T R -E. h dangereux d'en ufer avec nous. Tout ce que nous voyohs devant nous , prouve qu'il vous eft arrivé quelque chofe de fort extraordinaire. Si nous trouvons que vous êtes unimpofteur, vous ferez puni comme tel ; mais, en attendant que nous puiffions être mieux infortfiés de ce qui vous regarde, nous vous ordonnons d'écrire votre vie, fans y rien omettre ; vous nous la lirez enfuite , & vous ferez interrogé comme nous jugerons a propos. II eft donc dè votre intérêt d'être très-véndique , car iln'ya, que 1'innocence , ou un fincère repentir , qui puiffe fauver ici. C'eft cette vie , écrite par Gaudence même, que je vous envoyc, mon-fieur, avec les interrogatoires des inquifiteurs , qu'il a fubis, a rnefure qu'on examinoit fon ouvrage, article par article. J'y ai inféré ces interrogatoiresdans les endroits oii ils ont été faits. Je vous prie de vouloir bien vous informer a Venife des faits que ces mémoires contiennent, & particulièrement de ce qui regarde M. Godart. D'ailleurs , monfieur, perfonne n'eft fi bien que vous en état de juger de la probabilité de cette relation , par la grande connoiffance que vous avez de 1'hiftoire ancienne. Gau-  h} L E T T R E. dence eft encore dans l'inquifition, & il s'ofrre de conduire quelques-uns de nos miffion- naires, pour prêcher 1'évangile a ce peuple inconnu. Je fuis, avec toute 1'eftime poffible, MONSIEUR, &c. F. ALISSIO DE S, IVORIO, A Bologne, Ie zo juillet 1721. MÉMOIRES  MÉMOIRES D E GAUDENCE DE LUQUES. PREMIÈRE PARTIE. Qu'il eft affligeant pour moi, mesrévérends pères, de me voir accufé devant un tribunal auffi faint & auffi augufte ! Le foin de fe juftiner faitrougir 1'innocence, & le moindre foupcon 1'allarme. Mais combien plus ne ferois-je point mortifié, fi ma religkm vous étoit fufpeae! Né dans le iéin de 1'églife & dans une foumifïion héréditaire k fa doörine pure, j'ai le bonheur & la gloire de compter parmi mes ancêtres , des défenfeurs qui ont même répandu leur fang pour fes intéréts facrés. Eh ! plüt au ciel me donner 1'occafion de facrifier tout le mien k une caufe auffi glorieufe! Je fais, mes révérends pères , que tout ce qui n'eft pas connu de Tornt VI, a  2 MÉMOIRES vous, peut & doit même vous être fufpect. J'ai le malheur d'être dans ce cas plus que tout autre. Loin donc de me roidir contre la jufüce de votre procédé, je refpeöe, au contraire, la bonté que vous avez de me permettre de me juftifier, par le fidéle récit de ma vie ; vous y trouverez des événemens également furprenans & incroyables. Mais fouvenez-vous que j'obéis a vos ordres, &C qu'ennemi du menfonge, je me donnerois bien de garde de le porter au tribunal de la vérité. Puiffent ma candeur & ma fincérité me faire des protséteurs de mes juges ! Je m'appelle Gaudence de Luques. Ce nom me fut donné, paree qu'on prétend que mes ancêtres étoient originaires de cette ville, quoiqu'ils fuffent établis depuis long-tems a Ragufe oü je fuis né. Ces deux villes ne font pas fi éloignées que vous ne puiffiez faire toutes les informations que vous jugerez a propos d'être faites. Mon père fe nommoit Gafparino ; il étoit négociant ; & ma mère , qui étoit de Corfe, defcendoit d'une des premières maifons de cette ile. Mon grand-père étoit auffi négociant. Mon bifaïeul Bernardino avoit pris le parti des armes; il étoit capitaine de galères fous le grand Vénério, général des Vénitiens, dans la fameufe bataille de Lépante. La fable de  de Gaudence. 3? notre familie porte qu'il étoit rils de Vénério & d'une dame Grecque defcendue des Paléolo gues , empereurs de Conftantinople ; mais qu'elle étoit morte en couche avant la déclaration du mariage, & que Vénério 1'éleva fous le nom d'un de fes amis , qui avoit été tué a la guerre, L'honneur que Vénério & les chrétiens acquirent dans cette bataille , loin d'affermir 8c d'aggrandir la fortune de mon bifaïeul, la déIruifit aii contraire. Infidèle par néceffité a fa vocation , il quitta le fervice pour fe jetter dans le commerce. Une févérité imprudente Le réduifit a cette relfource. Vénério , amiral des Vénitiens , avoit fait pendre k la grande vergue du vaiffeau un capitaine efpagnol qui s'étoit mutiné. Cette juftice(peut être imprudente), avoit choqué 1'orgueil de la nation efpagnole, & tellement déplu a don Juan d'Autriche, généraliffime de la flotte , qu'après la bataille , les Vénitièns , pour appaifèr don Juan & les Efpagnols , furent contraints de facrifier l'honneur de ce brave officier au reffentiraent de 1'armée efpagnole. On lui öta fa commiffion. II fe retira après cette difgrace ; & mon bifaïeul, dont la fortune dépendoit de la fienne, & qui avoit paflé toute fa vie fur mer, entreprit le commerce , ou plutöt arma un vaiffeau en A ij  "4 MÉMOIRES courfe, contre les Maures. Son nom eft én confidération dans Fordre de Malte ; les fer- vices fignalés qu'il lui a rendus, méritent cette reconnoiffance. II fit une fortune confidé- rable. Mon père, qui jouiflbit d'une affez belle fortune , donna a fes enfans une éducation qui répondoit a fes facultés. II n'avoit que d de Gaudence. 35 mort; nous vous avons rencontré & pris, &c eet événement 1'a fait changerde deffein pour le préfent. II a tout effayé pour fe faire aimer d'elle, mais jamais elle ne lui avoit donné Ia moindre efpérance, que quand il s'eft'agi de vous fauver la vie. Je 1'avois écotité avec beaucoup d'attention; & connoiffant le naturel de ces pirates, je ne pus m'empêcher de croire qu'il y avoit dans cette affaire une trahifon des plus noires; je plaignis beaucoup la pauvre dame, tant par rapport a fon malheur, qu'a. caufe de la mauvaife compagnie oü elle étoit. Cependant je n'eus garde de dire ce que je penfois. Peu de tems après nous arrivames a Alexandrie, oü le pirate vendit tous fes effets, c'eft-adire, la marchandife qu'il avoit prife fur notre vaiffeau , k 1'exception de quelques petites chofes qui appartènoient k mon frère & a moi , comme des livres , des papiers, des cartes, des tableaux, & autres choies femb'ables. II réfolut de me mener au Caire a la première occafion; & de m'y vendre, ou même de m'y donner a un marchand étranger de fa connoiffance, qui m'emmeneroit fi loin qu'il n'entendroit plus parler de moi. II n'arriva rien de remarquable pendant notre féjour k Alexandrie; le capitaine, a ce qu'on Tome VL C  34 MÉMOIRES me difoit, avoit été de la meilleure humeur du monde depuis que la dame lui avoit promis de 1'époufer; Mais pour s'aiïiirer qu'on nè me feroit aucun mal quandje ne ferois plus dans le vaiffeau , elle donna ordre a fon officier de m'accompagner par-tout, jufqu'a ce que je fuffe remis en mains fures, & tout-a-fait hors du pouvoir de Hamet. A notre arrivée au Caire, je fus mené a la place oü les marchands s'affemblent pour troquer leurs marchandifes ; il y avoit des gens de prefque toutes les nations del'Orient & des Indes. L'officier de la dame ne me quittoit jamais, fuivant les ordres qu'il avoit regus de fa maïtreffe. Enfin, le pirate & un marchand étranger s'éfant appercus 1'un 1'autre en même tems, ils s'abordèrent & fe faluèrent en langue turque que j'entendois affez bien. Après quelques complimens réciproques, le pirate lui dit, en me montrant,-qu'il avoit fon affaire, excepté que je n'étois pas eunuque, mais qu"il ne tenoit qu'a lui de me rendre tel. Je vous avoue, mes révérends pères, que ce difcours commengoit a m'inquiéter ; j'allois répliquer que je perdrois plutöt la vie mille fois „ que de fouffrir qu'on me fit une pareille injure ; mais l'officier de la dame fe tournant vers le pirate : Réffouvenez-vous, lui dit-il, de ce que vous avez promis a ma maïtreffe; ne comptez  de Gaudence.' 35 plus fur elle, fi vous violez votre ferment. Le marchand nous tira 'bieritöt d'inqutétude , en nous affurant que leurs loix leur défendoient d'tnfulter aïnfi a leur propre fexe ; qu'a la vérité ils n'étoient pas fachés de trouver quelquefois des hommes de cette efpèce, mais que ce n'étoit jamais 1'ouvrage de leurs mains (i). Enfuite fe retournant versmoi: Jeunc-homme, me dit-il, en très-bonne langue franque, li je vous achete , vous ferez bientöt convaincu que vous ne devez rien appréhender de moi. II m'examina de la tête aux pieds, avec le regard le plus pépétrant que j'aye vu de mes jours, Sc en même tems, il me parut content. II étoit vêtu fuperbement, & accompagné de trois jeunes gens habillés de même, mais moins richement; ils avoient plutöt I'air d'être fes fils que fes domeftiques. II me parut agé d'environ quarante ans , mais il avoit le vifage le plus tranquille & le plus refpeftablequi fepütimaginer. II étoit un peu plus bafané que ne font les Egyptiens; on voyoit que c'étoit PefTet de fes voyages plutöt que de la nature ; jl avoit (i) II ne paroit point dans toute la fuite de 1'hiftoire , que le peuple inconnu , chez qui Gaudence a paffe la plus grande partie de fa vie , fit ufage de cette forte de gens. Ce qui peut prouver que tetie réponfe eft échappée mala-propos a Gaudence, C ij  36 MÉMOIRES enfin un air fi peu commun que j'en étois furpris, & que je commencois a préfumer de lui autant de bien qu'il me paroiffoit en préfumer de moi. II demanda au pirate a quel prix il vouloit me vendre. Hamet répondit que je lui a vois coüté bien cher, en même tems il lui raconta tontes Jescirconftances de notre combat. J'avoue que dans fon récit il me rendit juftice, mais ce n'étoient pas la les talens que le marchand cherchoit; il vouloit vin homme de lettres, qui fut en état de lui fendre compte des arts, des fciences, des loix , des coutumes , &c. des chrétiens. Hamet 1'affura que je pouvois le fatisfaire, que j'étois chrétien europeen , & homme de lettres, comme il 1'avoit pu voir par mes livres & mes papiers; que j'entendois la navigation, la géographie, Paflronomie, & plufieurs autres fciences. J'étois déconcerté de me voir vanté de la forte ; car quoi que j'eufTe autant de connoiffance de ces fciences qu'on en a communément a 1'age que j'avois , cependant j'étois trop jeune pour en avoir appris plus que les premiers principes, k 1'aide defquels je pouvois cependant me perfeöionner dans Ia fuite. Le Secretaire. Les inquifiteurs 1'arrêtèrent un moment en eet endroit, craignant qu'il ne fe fut appliqué a 1'altrologie judiciaire; mais ayant  de Gaudence. 37 fait réflexion qu'il avoit fait fa philofophie , &: qu'il étoit deftiné aux voyages de mer, ils conyinrent qu'il étoit obligé d'avoir une teinture de ces fciences , & lui dirent de pourfuivre. Gaudence. Le pirate lui dit encore que j'étois peintre & muficien : ayant vu parmi mes effets xdes inftrumens & des livres fur ces arts, il • me demanda fi c'étoit vrai. Je lui répondis que les jeunes gens de mon pays , a qui on donnoit une bonne éducation, avoient coutume d'apprendre a fond ces deux arts , & que je pouvois me flatter d'en avoir une affez bonne connoilfance. Le marchand réfolut donc de m'acheter , & demanda le prix. Hamet lui dit qu'il vouloit quarante onces d'or naturel , & trois de tapis de 'foie qu'il lui voyoit, pour en faire préfent au grand-feigneur. Le marchand le prit au mot, lui demandant feulement fur le marché, tous mes livres, mes globes, mes inftrumens de mathématique, & enfin tous mes effets. Le pirate y confentit fans difficulté ; je fus livré, & 1'argent fut comptè. Dès que je fus remis au marchand, il m'embrafTa avec beaucoup de tendreffe , me difant que je ne ferois pas faché d'être a lui: les gens de fa fuite vinrent m'embraffex de même , m'appellant leur frère, oc C iij  3§ MÉMOIRES témoignant beaucoup de joie de m avoir avec eux. Le marchand leur dit de me mener au Caravanférail oü ils demeuroient, pour que je puffe me rafraïehir & changer d'habit, pour en prendre un femblable aux leurs. J'étois fort furpris que des étrangers me fifTent tant de pbliteffes; mais avant de m'en aller, je dis au pirate, en me tournant vers lui avec un air qui frappa le marchand, que je le remerciois de ce qu'il avoit tenu fa parole en me fauvant la vie; mais ajoutai-je, quoique le fort des armes vous ait rendu le maïtre de me vendre comme on vend une béte, mon tour pourra venir, & je vous rendrai le même fervice. Enfuite m'adrefTant a 1'ofïïcier de la dame qui m'avoit gardé avec tant de foin, & 1'embraffant tendrement, je le priai d'affurer fa belle maïtreffe de mes refpeös, & de lui dire que je me m'efamerois heureux de pouvoir reconnoïtre les obligations que je lui avois, aux dépens même de ma vie, qu'elle avoit fi généreufement fauvée. Nous nous quittames enfuite. Hamet ne me paroiffoit pas trop content, & en mon particulier j'étois dans la plus cruelle incertitude de ce que j'allois devenlr ; je faifois mille trifles réflexions fur mon fort; quoique j'euffe changé de maïtre , j'étois encore efclave. Nous arrivaraes enfin au caravanférail; mes compagnons.  de Gaudence. 39 qui étoient les plus beaux hommes que j'euffe vus de mes jours,tachèrent de me confoler par les exprefïions les plus touchantes, Sc les plus capables de me raffurer. Ils me dirent que je n'avois rien a craindre, que je m'eftimerois 1'homme du monde le plus heurenx, quand ils feroient arrivés dans leur pays, Se qu'ils efpéroient que ce feroit bientöt. Que j'y ferois auffi libre qu'eux, Se que rien ne m'empêcheroit de fuivre le genre de vie qui meplairoit le mieux. Enfin,leurs difcours augmentèrent mon étonnement, & me donnèrent en même tems beaucoup d'envie d'en voir 1'événement. On m'obfervoit fi peu, que j'aurois pu aifément m'échapper fi je 1'avois voulu, & me cacher chez quelque chrétien arménien , en attendant une occafion pour m'en retourner dans mon pays; mais ayant perdu tous meseffets, je crus que ma condition ne pouvoit pas devenir plus mauvaife; ainfi je réfolus de rifquer tout. Un autre motif bien plus louable, Se plus conforme aux fentimens que 1'on m'avoit infpirés dans mon enfance, me retint; c'eft la reconnoifïance que je devois a mon patron, qui me traitoit avec toute 1'affabilité & la confiance pofiïbles. Etant arrivé k la maifon, je fus furpris de ia magnifieenee, Se fur-tout de la richeffe des meubles ; c'étoit une des plus belles du Caire, C iv  4° MÉMOIRES mais baffe, dans le goüt da pays. Ces marchands y refloient toujours un an, avant de s'en rer tourner dans leur patrie ; pendant ce tems ils n'épargnoient rien pour adoucir ce qu'ils appelloient leur exil. On me régala de tout ce que FEgypte produit de plus rare ; les meilleurs fruits, & les vins les plus exquis de la Grèce & de 1'Afie, furent fervis avec abondance; je vis par-la qu'ils n'étoient pas mahométans. Ne pouvant deviner ce qu'ils étoient, je leur demandai leur pays, leur' religion, leur profeffion , & leur fis mille queftions femblables : i!s me répondirent en fouriant, qu'ils étoient les enfans dufoleil, nommés Mezzoraniens; réponfe quï m'étoit auffi peu intelligible que tout le refte. A 1'égard de leur pays, ils me dirent, que je le verrpis dans peu dé mois, mais qu'il ne fatlok pas les queftionner davantage. Mon maitre arriva bientöt, & m'embraffant encore, il me dit que j'étois le bien venu, avec un air fi affable, que prefque toutes mes'craintes Je cliffipèrent; mais le difcours qu'il me tint, yne remplit d'étonnement. Jeune-homme , me djt-il, felon les loix de ce pays, vous êtes a fiipj ; je vous ai acbeté, & même fort cher; & je donnerois encore le doublé pour vous avoir, s'il Ie falloit; mais, continua-t-il, en prenanï ya air plus férïeux, je ne connois dansFunive#s  de Gaudence. 41 aucune loi jufte qui puiffe rendre un homme né libre, efclave d'un autre qui eft fon femblable.Si vous voulez venir avec nous, vous ferez auffi libre que je le fuis moi-même : vous ferez exempt des barbares loix de ces pays peuplés d'hommes inhumains, dont les vils ufages font honte a la nature humaine, & avec lefquels nous n'avons d'autre commerce que celui qu'il faut avoir pour nous informer des arts 8c des fciences qui peuvent contribuer a 1'avantage & au bonheur commun de tout notre peuple. Nous habitons le pays le plus opulent qu'il y ait au monde; vous êtes le maitre de choifir fi vous voulez nous fuivre, ou nous quitter : fi vous refufez de venir avec nous , je vous rends ici votre liberté, & tout ce qui refte de vos effets, avec tout le fecours dont vous pouvez avoir befoin pour retourner dans votre patrie : il faut cependant que je vous dife, que fi vous venez avec nous, il eft vraifemblable que vous ne reviendrez jamais ; peutêtre même ne le voudriez - vous pas, quand vous le pourriez. II s'arrêta ici, & examina ma contenance avec beaucoup d'attention. J'admirai fa générofité : la joie de me voir libre dans le tems que je devois le moins m'y attendre, jointe aux fentimens de reconnoiffance que je devois k  42 MÉMOIRES mon bienfaifleur, excitèrent dans mon ame lm trouble qui me rendif muet; j'avois autant de peine a croire ce que j'entendois , que vous pouvez en avoir a ajóuter foi a mon récit, jufqu'a ce que la fuite vous ait fait connoitre pourquoi on agiiïoit ainfi avec moi. D'un cöté, !e defir naturel a tout homme de jouir de fa liberté, me tentoit d'accepter 1'offre qu'on m'en faifoit; d'unautre cöté j'envifageois le trifte état de ma fortune, que j'étois clans un pays étranger, loin de ma patrie , parmi des Turcs & des infïdèles : 1'ardeur de ma jeuneffe m'excitoit k tenter la fortune ; le récit qu'on m'avoit fait d'un pays fi charmant, quoiqu'inconnu, redoubloit ma curiofité : je voyois que 1'or étoit la moindre partie des richeffes de ce peuple, qui me parut le plus civilifé que j'euffe jamais vu; mais ce qui 1'emportoit fur toutes les autres confidérations , c'étoit les fentimens de reconnoifFance que je devois k mon bienfaicfeur ; je voyois qu'il fouhaitoit que j'allaffe avec lui, & que j'étois autant fous fa puiffauce que je pouvois jamais 1'être. Je me déterminai donc k le fuivre; mais je ne me ferois peutêtre pas décidé fitöt, tant j'étois livré a mille réflexions différentes, s'il ne m'avoit tiré de ma rêverie, en me difant:Eh bien, jeune-homme, que dites- vous de ma propofition ? Je fortis a  de Gaudence. 43 1'inuant de ma lethargie , Se lui faifant une profonde révérence : mon feignenr, lui dis-je, ou plutöt mon père Sc mon libérateur, je fuis k vous encore plus par la tendreffe Sc la reconnoiffance que vos bontés m'infpirent , que par la puiffance que vous avez fur moi; menez-moi oii vous voudrez , je vous fuivrai k 1'extrémité du monde. Je prononcai ces paroles avec tant de vivacité, que je crois qu'il lut dans le fond de mon ame mes véritables fentimens ; car m'embraffant encore avec une tendreffe inexprimable, je vous adopte, me dit-il, pour mon fils;'8cvoici vos frères,enme montrant fes deux jeunes compagnons ; tout ce que j'exige de vous, c'elt de vivre enfemble comme tels. Je dois ici vous a vouer, mes révérends pères, une des plus grandes fautes que j'aye commife de mes jours : je ne m'inquiétai point de favoir fi ces gens étoient chrétiens ou payens; je m'engageai avec un peuple, chez lequel il m'étoit impoffible d'exercer ma religion ; quoique je Taye touföurs confervée pure au fond de mon cceur. Mais que pouvoit-on attendre d'un jeune homme, entreprenant, qui venoit de perdre toute fa fortune, 8c a qui il fe préfentoit une fi belle occafion de la rétablir? Peu de tems après il donna ordre aux gens  44 Memoires de fa fuite de fe retïrer, comme s'il avoit voulu me parler en fecret; ils obéirent fur-le-champ , avec autant de refpeft que s'ils avoient réellement été fes enfans. Je ne rapporte ce trait, que pour faire connoïtre le caraftère des gens avec lefquels je m'étois engagé. Dès que nous fümes feuls, il me prit par la main, & me faifant affeoir auprès de lui, il me demanda s'il étoit réellement vrai que je fuffe chrétien &C européen, comme le pirate le lui avoit dit. Qui que vous foyez, ajouta-t-il, je ne me repentirai jamais de vous avoir acheté. Je lui répondis que je 1'étois, & que je voulois vivre &mourirdans cette croyance. Vous lepouvez, me dit-il, d'un air qui marquoit que ma réponfe ne lui avoit pas déplu ; mais je n'ai encore trouvé aucun européen qui m'ait paru avoir les difpofitions d'efprit que je crois entrevoir en vous ; en difant cela, il examinoit tous mes traits avec une attention extreme. On m'a dit, continua-t-il, que vos loix ne font pas comme celles de ces barbares, dont le gouvernement eft un compofé de brutalité & de tyrannie ; tout y eft gouverné par la crainte & par la force, ils rendent efclaves tous ceux qui tombe nt entre leurs mains; au-lieu que les chrétiens européens, m'a-t-on dit, fe gouvernent par une loi divine, qui leur enfeigne a faire du bien k  de Gaudence. 45 töut le monde, & leur ordonne de ne faire de mal a perfonne; öC fur-tout de ne point détruire leurpropre efpèce, de ne point voler ni frauder perfonne, mais de faire en tout comme ils voudroient qu'on leur fit ; regardant tous les hommes comme frères, & fe comportant avec juttice & avec équité dans toutes leurs adtions, comme s'ils devoient en rendre compte au feigneur univerfel, le père de tous. Je lui dis, qu'en effet notre loi nous commandoit tout cela, mais qu'il y avoit peu de gens qui s*y conformaffent; que par cette raifon nous avions été obligés de recourir aux loix pénales & a des fupplices, pour ramener a leur devoir ceux qui s'en écartoient. Que, fans la crainte de ces punitions, la plus grande partie des chrétiens feroit pire que ces Turcs dont il venoit de parler. II parut extrêmement furpris de ce que je lui difois : quoi, reprit-il, eft-il poffible qu'on puiffe faire en fecret des chofes que la raifon & la loi qu'on a embraffée, défendent? Enfuite, s'adreffant amoi, il me demanda: profeffez-vous cette loi fi jutte &c fïfainte dont vous venez de parler ? je lui répondis qu'oui. Eh bien, me dit - il, vivez felon votre loi; on n'exige de vous rien deplus. En me difant cela, il frappa avec une canne qu'il avoit a la main , & deux de fes gens entrèrent : il leür demanda fi tous mes  46 MÉMOIRES effets étoient arrivés de chez le pirate ? on lui répondit qu'ils 1'étoient; il les fit apporter, &£ les examina avec beaucoup de curiofité. II y avoit entr'autres chofes quelques tableaux que j'avois peints moi-même, une montre a répétition , deux bouffoles, dont 1'tine étoit artiftement travaillée en ivoire & en or, & avoit été donnée a mon bifayeul par Vénério, un étui d'inlïrumens de mathématiques, & plufieurs deffeins d'antiquité & d*architeöure , faits par les meilleurs maïtres; il me parut fort content de tout. Après qu'il les eut examinés avec beaucoup d'admiration, il ordonna a un de fes gens de lui apporter une caffette pleine d'or, il Pouvrit en me difant: jeune-homme, je vous rends non-feulement tous vos effets qui font ici, n'ayant aucun droit fur ce qui appartient a un autre ; mais je vous offre encore votre liberté, & autant de eet or que vous croirez néceffaire pour vous conduire dans votre patrie, & pour vous y faire vivre a votre aife le refïe de vos jours. Cette offre me déconcerta un peu , j'appréhendai que ce que je venois de dire des mauvaifes mceurs des chrétiens ne 1'eüt détourné de m'emmener avec lui. Je lui répondis que fa compagnie m'étoit plus chère que toute autre chofe, que je le priois inftamment de me per-  be Gaudence. 47 mettre de m'attacher a lui pour toujours, &t d'accepter tout ce qui étoit a moi; ajoutant que je m'eftimefois heureux de pouvoir reconnoitre par ces bagatelles les obligations infinies que je lui avois. Je les recois, me dit-il, avec plaifir, & vous promets folemnemment d'avoir foin de vous ; allez avec ces jeunes gens, & jouiffez en effet de la liberté que jufqu'ici je n'ai fait que vous promettre. Quelqu'un étant furvenu comme pour parler' d'affaires avec lui, nous nous retirames, les jeunës gens & moi, pour aller faire un tour'de promenade dans la ville. Vous jugez bien , mes révérends pères, que j'eus foin d'obferver toutes les actions de mes compagnons avec toute 1'attention dont j'étois capable. Ils me parurent non-feulement regarder avec horreur les mceurs barbares & les vices des Turcs, mais méprifer même tous les plaifirs &C les divertiffemens du pays 011 nous étions. Ils étoient uniquement occupés k s'informer des chofes qu'ils croyoient pouvoir leur être utiles dans leur patrie , & particuliérement de ce qui regardoit les arts & les différens métiers , &Ï toutes les curiofités qui venoient des pays étrangers, écrivant fur-lechamp tout ce qui leur paroiffoit le plus digne de remarque. A certaines heures réglées ils  48 Mémoires avoient des maïtres pour apprendre les langues turque Sc perfane, Sc je profïtai de 1'occafion pour m'y perfeöionner. Quoique ces inconnus me paruffent les hommes du monde dont les mceurs étoient les plus régulières-, je ne pus découvrir en eux aucun figne de rcligion , que dans notre voyage oü il s'en préfenta une occaiion dont je rendrai compte dans la fuite de ce récit. Ils ne fe cachèrent de moi qua eet égard, ils m'en ont dit les raifons quelque temps après; leurs facons étoient au refie les plus fincères Sc les plus ouvertes qu'on puiffe imaginer. Nous vécümes de la forte dans 1'union la plus parfaite tout le temps que nous demeurames au Caire, Sc je jouiffois de la même liberté dont j'aurois pu jouir fi j'avois été en Italië. Ce qui me frappoit le plus étoit 1'inquiétude qu'ils témoignoient d'être fi longtemps abfens de chez eux ; mais ils fe confoloient dans 1'efpérance de s'en retourner bientöt. Je ne puis me difpenfer de rapporter une remarque que je fis fur la conduite de ces jeunes gens pendant notre féjour en Egypte. Ils étoient tous a-peu-près de mon age, forts & v-igoureux, Sc c'étoit le plus beau fang du monde. Nous étions dans la ville la plus voluptueufe &z la plus débauchée de 1'Orient; les jeunes fillej?  de Gaudence. 49 nous agacoient dans toutes les mes, & je ne leur vis jamais le moindre penchant de s'y laiffer aller. J'imputois d'abord cette indifférence a 1'impreffion que la compagnie d'un étranger pouvoit faire fur eux; mais je vis bientöt qu'ils fe gouvernoient par principes. Les jeunes gens font prefque tous portés a s'exciter au mal, & a fe corrompre les uns les autres ; auffi j'avoue que je ne pus rn'empêcher de leur témoigner combien j'étois furpris de leur fageffe. Ils parurent étonnés de mon idee ; mais les raifons qu'ils me donnèrent étoient auffi peu communes , que leur conduite étoit rare. Toutes ces femmes, me dirent-ils, font ou mariées, ou filles de particulièrs, ou proftituées. A 1'égard des femmes mariées , rien n'eft plus affreux que de föuiller la pureté du lit nuptial ; c'eft la chofe du monde la plus injufte ; chaque homme 3a regarde comme le plus grand affront qui puiffe lui être fait : comment donc pourrionsnous, fans renoncer a 1'ufage de la raifon, faire a un autre ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit ? Si elles font filles de particulièrs , élevées avec un foin & une tendreffe infinie, quel chagrin ne doivent pas avoir leurs parens, & quelle douleur ne reffentirions-nouspas nousmêmes, en pareil cas, d'être témoins du déshonneur de nos filles ou de nos fceurs, après nous Tornt VI. £)  50 MÉMOIRES être donnés tant de peine pour les garantir d'un pareil malheur, & de voir fouvent que celui qui les féduit, eft un ami qui avoit toute notre eftime ? Si ce font des femmes proftituées, quel eft 1'homme raifonnable qui puiffe les regarder autrément que comme des bêtes brutes, qui fe livrent au premier venu pour un vil & méprifable intérêt; fans compter que, le plus fouvent , 1'excès de leurs débauches nuit totalement au grand deffein de la nature, qui eft la propagation de 1'efpèce , &c que ces embraffemens impurs font les fources de maladies dont les enfans fe reffentent auffi-bien que leurs pères ? Et quand même nous en aurions des enfans, que deviendroient-ils ? Mais quel eft rhomme , füt-il le moins fenfible a la dignité de fa naiffance , qui voudroit avilir fon fang , & procréer une race mifèrable d'enfans, pour les abandonner enfuite a la pauvreté & k 1'infamie ? Ils me difoient cela par rapport aux grandes idéés qu'ils avoient de leur propre nation , qu'ils eftimoient bien fupérieure k toutes les autres. Quoique ces raifons regardent également tous les hommes, elles me donnèrent une haute idéé de la facon de penfer de ces jeunes gens; je les trouvai extrêmement judicieufes, & je ne les oublierai jamais. Peu de tems après je vis, par le foin avec  de Gaudence. leqnel ils arrangèrent toutes leurs affaires, &c la joye qu'ils témoignèrent, qu'ils comptoient bientöt quitter 1'Egypte : ils paroiffoient n'attendre que les ordres de leur chef. Sur ces entrefaites, il m'arriva une aventure que je vous tairois, mes révérends pères , fi vous ne m'aviez ordonné de vous rendre compte de toute ma vie, ,& fi elle ne fe trouvoit mêlee avec plufieurs des événemens les plus intéreffans qui me foient arrivés. Notre chef, que mes compagnons appelloient Pophar, nom qui, dans leur langue, fignifie père defon peuple, & que je lui donnerai toujours dans la fuite, regardant fon éphéméride , ce qu'il faifoit fouvent, vit, par fon calcul , que nous avions encore quelque tems a refter dans ce pays, &C réfolut d'aller encore une fois a Alexandrie , pour voir s'il trouveroit des curiofités européennes , que les vaiffeaux , qui, dans cette faifon , arrivent journellement dans ce port, ne manquent pas d'y apporter. II ne prit avec lui que deux des jeunes gens & moi, pour me faire voir , me difoit - il, que j'étois entièrement libre, étant facile de trouver la quelque vaiffeau qui me remporteroit dans mon pays. De mon cöté , pour le convaincre de la fincérité de mes intentions , je ne le quittois que fort rarement. Dij  52 MÉMOIRES L'afFaire dont je vais parler, lui donna une grande preuve de mon attachement. Pendant que nous étions a nous promener dans les places publiques pour voir toutes les marchandifes &C les curiofités qu'on y apportoit de toutes les parties du monde , il arriva que le baffa du Caire , qui y étoit vemi auffi avec toute fa familie pour la même raifon, & pour y acheter de jeunes filles, paffa auprès de nous. II étoit accompagné de fa femme & de fa fille. Sa femme étoit fceur du grand-feigneur ; elle paroifioit agée d'environ trente ans, & étoit extrêmement belle. La fille , qui avoit environ feize ans, étoit d'une beauté fi rayiffante, que le plus grand prince du monde en auroit fait fon unique bonheur. Le Pophar , qui haïffoit naturellement les turcs, les ayant appercus, fe tint a 1'écart, faifant femblant de parler en particulier a quelques rnarchands : moi qui étois jeune , & qui ne prévoyois pas les fuites des chofes , je ne pus me raffafier de la vue de la belle fille du baffa : je me tins , a la vérité , a une diflance refpectueufe ; la curiofité feule avoit attaché mes yeux fur elle. Elle ne nous regardoit pas moins attentivement mes compagnons & moi: la magnificence de fes habits &c la beauté de fes traits me la firentregarder comme la première beauté  de Gaudence. 53 du monde. Si j'avois pu prévoir les chagrins que cette courte entrevue devoit attirer, tant au Pophar qu'a moi-même, je 1'aurois bien plutöt évitée. Je remarquai que cette jeune dame difoit, avec beaucoup d'émotion , quelque chofe a 1'oreille d'une femme agée , de fa fuite, Sc qu'elle s'étoit encore adrelfée a un page , qui alla fur le champ trouver deux hommes du pays , dont le Pophar avoit coutume de fe fervir pour porter fes effets : c'étoit pour apprendre d'eux qui j'étois. J'ai fu dans la fuite , qu'on leur avoit dit que j'étois un jeune efclave que le Pophar venoit d'acheter. Le baffa s'en alla peu de tems après avec toute fa fuite : je ne fongeois plus a cette aventurc Le lendemain, comme je me promenois avec le Pophar , dans~ un des jardins publics , un petit vieillard qui avoit 1'air d'un eunuque , accompagné d'un jeune homme d'une beauté parfaite, nous ayant fuivi dans une des aliées les plus couvertes, nous aborda ; Sc s'adreffant au Pophar, il lui demanda quel prix il vouloit de fon jeune efclave , en me montrant , paree que le baffa fouhaitoit m'acheter. Jamais je ne visie Pophar plus interdit qu'il le fut k cette demande imprévue ; je vis par-la, k n'en pouvoir douter a qu'il me vouloit réellement beaucoup de bieru. Diij  54 MÉMOIRES Comme 11 avoit une grande préfence d'efpritj! il répondit, dès qu'il fut revenu de fa première fiirprife, que je n'étois point efclave, ni homme & être acheté pour quelque prix que ce fut, étant auffi libre qu'il 1'étoit lui-même. Ils crurent que ce n'étoit qu'un prétexte pour me faire Valoir davantage ; ils montrèrent des perles d'orient & plufieurs autres bijoux dont la valeur étoit immenfe; & lui dirent de demander ce qu'il vouloit, & qu'il 1'auroit fur le champ, ajoutant que je devois être le compagnon du Hls du baffa, & que je pourrois faire ma fortune fi je voulois aller avec eux. Le Pophar leur fit encore la même réponfe, difant qu'il n'avoit aucun pouvoir fur moi. Ils répondirent qu'il n'y avoit que peu de tems que j'avois été acheté comme efclave dans les terres du grand-feigneur ; & qu'abfolument ils vouloient m'avoir. Je pris la parole, & leur dis avec vivacité, que quoique j'euffe été fait prifonnier par le fort des armes, je n etois cependant pas efclave, & que je ne voulois vendre ma liberté qu'au prix de ma vie. Le fils du baffa, car il dit alors qu'il 1'étoit, au lieu de'fe facher de ma réponfe ferme & réfolue, repliqua avec un fourire, que je ferois auffi libre que lui, faifant les fermens les plus folemnels fur le faint alcoran, que nos vies & nos morts fèïoient inféparables.  de Gaudence. 55 Je fus touché de Fair dont il me dit ces paroles; mais faifant réflexion fur les obligations que j'avois au Pophar, je réfolus de n'y pomt -aller. Je lui fis une révérence refpeaueufe ; je lui dis que, quoique je fuffe libre par mon état, j'avois des raifons indifpenfables de ne pomt m'attacher a lui, & que je le priois de fe contenter de cette réponfe. Je la lui fis d'un air fi réfolu , qu'il vit qu'il n'y avoit rien a efpèrer. Soit que mon refus réveillat fes defirs, foit qu'il nous prit pour des gens de plus grande confequence que nous ne paroiffions 1'être , c'eft cê que je ne fauroisdire : je vis qu'il prit un air affligé, & quelques larmes que je vis couler de fes yeux, me firent une peine que je ne puis exprimer. Je pouvois k peine proférer une parole , & je reftai immobile comme une ftatue, les yeux fixés en terre. Mon embarras fembloit lui donner de nouvelles efpérances ; il fe remit un peu de fon trouble , & medit d'une voix tremblante : fi c'étoït la fille du baffa, que vous vites hier, qui défirit de vous avoir a fa fuite, qu'en diriez-vous? Je fus furpris k ces paroles 5 &, le regardant plus attentivement, je vis fes yeux baignés de larmes , & toutes les marqués d'une tendreffe capable de percer le cceur le plus dnr. Je regardai le Pophar qui trembloit pour moi, dans la crainte que ce ne fut la. fille v D iv  5*5 MÉMOIRES du baffa même qui nous parloit. Cétoit elle erj effet. Elle Te découvrit voyant qu'elle ne pouvoit plus fe cacher, & me dit qu'il falloit aller avec elle, ou qu'il en coüteroit la vie k 1'un des deux. Je vous prie, mes révérends pères, d'excufer ce détail, que je ne fais que pour obéir aux ordres'que vous m'avez donnés, de vous faire le récit de toute ma vie. Jamais embarras ne fut égal au mien ; je faifois réflexion qu'elle étoit turque & moi chrétien ; & que je ne pouvois manquer de. trouver une mort certaine dans les fuites d'une entreprife auffi téméraire; que , foit qu'elle me tint caché dans la cour de fon père, foit qu'elle Voulüt fe fauver avec moi, il y avoit dix mille a parler contre un, que nous ferions découverts & punis. D'ailleurs , quelle apparence qu'on put cacher aux efpions du baffa une paffion auffi violente ! En un mot, je réfolus de ne point aller avec elle : mais la plus grande difficulté étoit de nous féparer. La plus belle créature du monde venoit de me faire la déciaration d'amour la plus vive Sela plus tendre, & je la voyois encore toute baignée de fes larmes. La jeuneffe , 1'amour , la beauté , &z même un penchant fecret combattoient pour elle ; mais k la fin , la vue des malheurs infinis que je ne pouvois manquer d'attirer  de Gaudence. 57 fur cette jeune dame, en confentanta ce qu'elle exigeoit de moi, 1'emporta; & je réfolus, plus pour 1'amour d'elle que de moi-même, de la refufer. J'allois me jetter a fes genoux, pour le lui dire, & pour tacher de 1'appaifer par les meilleures raifons dont j'étois capable ; lorfqu'une autre fuivante acconrutau faux eunuque (c'étoit auffi une femme) : elle lui dit que le baffa alloit paffer par-la. Elle fortit auffitöt de fa léthargie ; fa fuivante femmena dans Finftant, & je füïvis le Pophar ; elle n'eut que le tems de me dire , d'un ton menagant : penfez-y mieux , ou vous mourrez. Nous nous perdimes de vue dans un moment. Ce fut alors que je vis mille raifons pour juftifier ce que j'avois fait, & auxquelles cette beauté enchantereffe m'avoit empêché de penfer plutöt. Je concevois toute la folie d'une paffion qui avoit pouffé la plus charmante perfonne de tout 1'empire des Ottomans, capable, par fa beauté feule, de ravir le cceur du grandfeigneur , k me faire une déclaration d'amour , fi contraire au caraöère & k la modefiie de fon fexe, auffi bien qu'a fon rang ; & k vouloir facrifier fa réputation, fon devoir, fa liberté , & peut-être même fa vie , pour un inconnu, pour un homme qui avoit été efclave quelques momens auparavant. Je fentois, d'un autre cöté,  MÉM0IRES que fi j'avois confenti aux defirs de cette foelie fille, j'aurois rifqué de perdre la vie, ou de renoncer a ma religion ; peut-être même n'aurois-je pu éviter 1'un & 1'autre de ces malheurs. Le Pophar ayant réfléchi un peu fur ce qui s'étoit paffe , me tira de ma rêverie, en me difant qu'il craignoit que cette malheureufe affaire n'en demeurat pas la, & qu'elle pourroit bien nous coüter la vie a l'un & a 1'autre. II appréhendoit qu'une fi violente paffion n'entraïnat des fuites extrêmement facheufes, connoiffant Ie caraöère des gens chez qui nous étions , & le tyrannique defpotifme de leur gouvernement. II réfolut cependant de ne point m'abandonner, lui en düt-il coüter la vie, fi je voulois me tenir fur mes gardes ; ajoutant qu'il étoit de notre intérêt de partir au plutót, & qu'étant entourés d'elpions, il falloit être auffi prudens & politiques qu'expéditifs. II alla donc auffitöt au port, &, en préfence de tout Ie monde, loua un vaiffeau pour 1'ile de Chypre , dont il paya fur le champ tout le frêt, & dit au capitaine , qu'il vouloit abfolument partir dès le même foir. Nous Faurions fait réellement, fi nos compagnons &. nos effets ne nous euffent obligés de retourner au Caire. Au Keu d'aller par mer, il fit donc venir le capitaine du vaiffeau, qui étoit de fes amis; & ea  be Gaudence; 59 fecret convint avec lui qu'il fortiroit du port, comme fi nous étions fur fon bord ; tandis que, de fon cöté, il iroit a 1'autre extrémité de la ville , louer un bateau pour nous conduire au Caire. Dès que nous y fümes arrivés , nous eümes foin de nous informer dans quel tems on y attendoit le retour du baffa. On nous dit qu'il n'y feroit que dans quinze jours au plutöt; ainfi le Pophar avoit le tems de quitter fa maifon , d'emballer fes effets, & d'apprêter tout ce qui étoit néceflaire pour le grand voyage que nous allions entreprendre. Je remarquai, pendant tout ce tems, qu'il étoit plus inquiet que je ne 1'avois jamais vu. II nous dit cependant qu'il efpéroit que tout iroit bien. En cinq jours de tems, tout fut pret pour notre dé' part. Nous partimes comme le foleil fe couchoit, felon la coutume du pays, & nous marchames alfezlentement pendant que nous étions prés de la ville, pour ne pas nous faire foupconner. Après avoir voyagé ainfi une lieue fur les bords du Nil en remontant, le Pophar étant a la tête de notre compagnie , nous appercumes cinq ou fix cavaliers qui vcnoient vers nous, & qui, par leurs beaux turbans & leurs fuperbes habits, nous paroiffoient être les pages ou les fuivans de quelque perfonne de diftincfion. Le Pophar  'ÓÖ MÉMOIRES s'éloigna de la rivière, comme pour leur céder le pas , & ils pafsèrent poliment fans s'arrêter. J'étois Favant - dernier de notre bande , étant refté un peu derrière les autres pour abreuver nos dromad^.ires. Peu de tems après, nous vimes paroïtre deux dames montées fur des jumens d'Arabie , fuperbement caparagonnées , ce qui me fit juger qu'elles étoient des dames de qualité , & que c'étoient les gens de leur fuite que nous venions de voir paffer. A peine étoientelles vis-a-vis de moi, que la jument de la plus jeune de ces deux dames commenca a reculer effrayée, a frémir des narines, & a faire des bonds furieux qui me firent trembler pour elle: dans le même inftant, un de nos dromadaires chargés, s'étant approché de plus prés de la béte écumante, lui fit prendre le mords aux dents : elle étoit alors entre nous & la rivière; mais tellement emportée, que ne pouvant plus s'arrêter, elle s'y précipita. La violence de la chute jetta la dame a la diftance de huit ou dix pieds : heureufement qu'il y avoit une petite ile auprès de Fendroit ou elle tomba, & fes habits 1'ayant foutenue quelque tems fur 1'eau , le courant Fentraina vers des piliers ou fes habits s'accrochèrent & la retinrenc. Ceux de fes gens qui étoient les plus prés de nous , accoururent aux cris de 1'autre dame, mais pas un de ces    de Gaudence. 6i laches n'ofa fe jetter k la rivière pour la fecotirir. Indigné de leur lacheté, je fautai en bas de mon dromadaire , 6V jettant mes habits & mes fandales , je 1'atteignis en nageant, &, avec avec beaucoup de difficulté, je lui faifis la main ; en traverfant le cours de 1'eau , je la menai a terre. Elle avoit perdü toute connoiffance ; je la tins quelque tems la tête en bas pour lui faire rendre 1'eau qu'elle avoit avalée: mais quelle fut ma furprife , en la regardant, de la reconnoïtre pour la fille du baffa , & de la' voir entre mes bras, fans fentiment, dans le tems que je la croyois a Alexandrie ! Eli: ouvrit enfin les yeux ; & m'ayant regarde ftxc■ment pendant quelque tems : ö Mahomct, sfécria-t-elle, faut-il que je doive la vie i eet homme ! Elle s'évanouit en prónongant ces mots. L'autre dame, qui étoit fa confidente , eut beaucoup de peine a la faire revenir : ouvrez vos beaux yeux a la lumière , lui dit-elle, vivez , charmante princeffe. Non , réponditelle , rejettez-moi dans 1'abime dont vous in'avez tiréé; je ne veux point être redevable de la vie a un barbare qui a été infenfiblë k mes bontés. Je lui dis dans les termes les plus refpeclueux, que dans le danger qu'elle avoit  6% MÉMOIRES couru , 1'emprefTement que j'avois apporté a ïa fecourir, & la douleur que je reffentois de fon état préfent, juftifioient mon cceur, & me vengeoient du peu de juftice qu'elle me rendoit. Que je l'eftimois trop pour fouffrir qu'elle fe fit un cruel fort pour un homme tel que moi, pour un étranger , un chrétien, & enfin pour un malheureux qui étoit forcé d'agir comme je faifois. Elle parut un peu furprife de ce que je lui difois ; mais , après quelques momens de réflexion , elle répondit: foyez efclave, ou infidèle, ou tout ce que vous voudrez, vous n'en êtes pas moins 1'homme du monde le plus généreux. Je m'imagine bien que les obligations dont vous me parlez, regardent quelque femme plus heureufe que moi ; mais puifque je vous dois la vie, j'aurai pour vous les mêmes égards que vous avez pour moi, & je ne veux point Vous rendre malheureux. Non - feulement je vous pardonne , mais je fens que mes prétentions font injuftes & contraires a mon honneur. Elle dit ces mots avec un air digne de fon rang. Elle me parut beaucoup plus tranquille , lorfque je 1'eus affurée que je n'avois aucun engagement , mais que fon fouvenir me feroit toujours cher, & que je ne 1'oublierois de mes jours.  be Gaudence. 63 A peine eus-je achevé de parler, que dix ou douze turcs armés, venant de la ville, & nous pourfuivant a bride abattue, nous crièrent, en voyant le Pophar & fes compagnons: Arrêtez! arrêtez! c'eft de 1'ordre du baffa. Nous regardames pour voir ce que c'étoit, quand la dame, qui les connoiffoit, nous dit de ne rien craindre; que c'étoient des gens a qui elle avoit donné ordre de nous pourfuivre , lorfqu'elle avoit quitté Alexandrie ; qu'ayant appris que nous nous étions fauvés par mer , elle avoit prétexté une maladie pour obtenir de fon père la permifTion de s'en retourner au Caire , afin d'y pleurer en liberté fon malheur avec fa feule confidente ; & qu'elle étoit encore livrée a ces triftes réflexions, lorfqu'elle nous avoit rencontrés ; qu'elle comptoit que ces gens avoient découvert notre feinte , & qu'ayant fu le chemin que nous avions pris, ils nous avoient pourfuivis. Elle les renvoya fur le champ. L'incertitude oh j'étois de mes propres réfolutions & des fiennes, me faifoit éprouver les plus cruelles agitations ; ainfi je la priai de fe retirer, lui difant que j'appréhendois que 1'humidité de fes habits ne nuisit a fa fanté. Je n'aurois pas eu la force de proférer ces paroles, fi le Pophar n'eüt jetté fur moi un regard pergant, qui me fit fentir tout le danger que mes délais pouvoient  ^4 Memoires entraïner. Elle parut même avoir plus de réib- lution que moi. Elle tira de fon doigt cette bague que vous me voyez porter, mes révérends pères, Sc me dit, les yeux baignés de larmes : tenez , prenez eet anneau; adieu. Auffitöt elle s'en alla, Se ne regarda plus de mon cöté. Je reftai étonné Sc prefque immobile; & je ne ferois pas forti de ma lethargie de long-tems, fans le Pophar qui m'aborda , me difant qu'il me félicitoit de ma délivrance. Je lui répondis que j'ignorois de quelle délivrance il entendoit parler, que , pour moi, je ne favois pas fi j'étois mort ou vivant, Sc que je craignois qu'il ne fe repentit de m'avoir acheté, fi je lui attirois encore de pareilles aventures. Si nous n'en avons pas de plus malheureufes, reprit - il , nous ne ferons pas a plaindre ; on ne remporte jamais de viöoire fans danger. Quoique le Pophar fut bien aife d'être débarraffé de la belle dame . & des tures de fa fuite, cependant, dans le fond, il n'étoit pas fort preffé d'aller loin , le tems de fon grand voyage n'étant pas encore venu. La joie qui fe répandoit fur fon vifage, fembloit nous promettre un voyage heureux. Quant a moi, quoique je fuüé charmé d'être échappé a ma dangereuie beauté , je fentois cependant un accablement  de Gaudence. 6^ & une certaine trifteffe que je ne pouvois définir; mais 1'idée de notre voyage , & de tous les endroits inconnus que j'allois voir , la diffipèrent peu-a-peu. Nous étions au nombre de douzé , montés fur des dromadaires très-beaux dans leur efpèce. Cet animal eft affez femblable a un chatneau , mais plus petit, & il marche avec beaucoup plus de viteffe; les dromadaires vivent long-tems fans boire, comme les chameaux; c'eft pourquoi nous nous en fervions , a caufe des fables arldes qu'il falloit traverfer; car ils ont dans leur pays les plus beaux chevaux que 1'on puiffe voir. On menoit en.leffe cinq autres dromadaires, tant pour porter nos provifions, que pour pouvoir en changer, en cas que quelqu'un fe fatiguat en chemin. J'étois monté fur un de ces cinq. Nous remontames le Nil, le laiffant a.main gauche , & nous allames direöement vers la haute Egypte. Vous favez, mes révérends pères, que le Nil divife 1'Egypte en deux parties , & que ce fleuve defcend de 1'Abyffinie : fon cours ert 11 plein & fi prodigieux , que les Ethiopiens croyoient qu'il n'avoit point de fource ; il traverfe 1'Ethiopie inférieure , & arrofe toute 1'Egypte, comme le Rhin arrofe les Pays-Bas efpagnols , & la rend un des plus riches pays de 1'univers. Nous vifitames toutes les villes To:ne VI. E  66 MÉMOIRES qui font fituées fur ce fleuve fameux, fous prétexte du commerce qui y règne; mais la véritable caufe de notre délai étoit que le tems favorable pour le grand voyage du Pophar n'étoit pas encore venu. II regardoit a toute heure fon éphéméride & fes notes, & chacun remarquoit avec attention jufqu'a fes moindres acfions. Lorfque nous approchames de la haute Egypte , a ce que j'ai pu deviner, a-peu-près a la hauteur des déferts de Barca, ils com.meneèrent a faire leurs provifions de ris, de fruits fecs, & d'une forte de pate sèche, qui nous fervoit de pain ; mais , pour ne rien faire foupconner , ils ne les achetèrent que peua-peu , dans différens endroits ; je vis cependant qu'ils en amaffoient une quantité confidédérable, tant pour eux-mêmes que pour leurs dromadaires; d'oü j'augurai que notre voyage devoit être fort long. Lorfque nous fümes k la hauteur de la cöte mitoyenne du vafte défert-de Barca, nous trouvames un petit ruiffeau d'une eau extrêmement claire & pure, qui fortoit du fable , & dirigeoit fon cours vers le Nil. Nous mïmes pied k terre pour nous y rafraichir , & pour faire boire nos dromadaires. Après quoi nous rempliines nos vaiffeaux , qui étoient faits exprès : la quantité d'eau que nous primes, étoit beau-  de Gaudence. 67 coup plus grande , a proportion, que celle des autres pfovifions. J'oubliois de vous dire, mes révérendspères, qu'en plufieurs endroits par ou nous paffames' mes compagnons defcehdirent de leurs dromadaires, pour baifer la terre avec unè dévotion tout-a-fait fuperftitieufe, & pour enrecueillir un peu , qu'ils mirent dans des urnes d'or qu'ils avoient apportées exprès. Quant a moi, ils me laifioient la liberté de faire comme je voulois. Je devinai pour lors , & la fuite me fit voir que je ne m'étois pas trompé , que cette dévotion étoit la principale caufé des voyages qu'ils faifoient dans ce pays , & que le commerce n'étoit qu'un prétexte dont ils fe fervoient. Ils baisèrent la terre , Sc en mirent dans leurs unies auprès de ce ruiffeau ; & après cette cérémonie , le Pophar regardant fes papiers & fa bouffole , s'écria : Goulo Benim, ce qui fi. gnifie , k ce que j'ai appris depuis : mes enfans, nous avons tout a craindre ; & fur }e champ, au heu de continuer notre route vers le midi comme nous avions fait jufques-la , nous tournames k main droite précifément vers le couchant, & nous commencames k traverfer le vafie défert de Barca , avec toute la vïteffe dont nos dromadaires étoient capables. Nousne voyions devant nous que le ciel & des fables arides, Sc E ij .  «S8 MÉMOIRES en peu d'heures, nous fümes hors de danger d'être pourfiüvis. Pendant que nous étions ainfi embarqués fur une mer de fable , fi j'ofe ainfi parler, mille réflexions embarrafiantes me vinrent dans 1'efprit; je me voyois au milieu des vaftes déferts de 1'Afrique, oü des armées entières avoient fouvent péri. Plus nous y avancions, plus le danger devenoit grand. J'étois avec des gens oue non-feulement je ne connoiflbis pas, mais qui n'étoient connus de perfonne au monde. D'ailleurs , je ne pouvois plus douter qu'ils ne fuffent payens 8e idolatres; car, outre leur cérémonie fuperftitieufe de baifer la terre en plufieurs endroits , je voyois qu'ils levoient les yeux vers le folei!, 8e fembloient adreffer des prières a cette planète, qui, bien qu'elle foit la plus belle de toutes les créatures, n'en eft pas, moins une. C'eft pour lors que je me rappellai ce que le Pophar m'avoit dit, lorfqu'il m'achefa, qu'il n'y avoit pas d'apparence que je revinffe jamais de leur pays. II fe peut, me difois-je , que ces gens aient deffein de me facrifier a quelqu'un de leurs dieux au milieu de ce vafte défert ; mais, faifant attention qu'ils n'avoient aucunes armes , k 1'exception des petits aiguillons dont ils fe fervoient pour faire hater le pas k leurs dromadaires, je me raffu-  de Gaudence. 6$ ral. Je m'étois garni, en fecret, de deux piftolets de poche , dans la réfolution de me défendre , en cas d'accident, jufqu'au dernier foupir. Mais lorfque je me rappellois la juftice 8c l'humanité fans exemple , que j'avois remarquées dans toutes leurs atfions , je banniffois mes craintes. A 1'égard de la difücuité de pafier les déferts , je voyois qu'ils rifquoient euxmêmes autant que moi, 6c qu'il falloit qu'ils fuffent des chemins inconnus aux autres pour les traverfer , fans quoi il n'étoit pas probable qu'ils fe fuffent expofés k tant de dangers. J'aurois dü vous dire, mes révérends pères , que nous commencames ce grand voyage le 9 juin 1688 , un peu avant le coucher du foleil, pour éviter les grandes cbaleurs. La lune étoit dans fon premier quartier, 8c nous éclaira jufqu'a la pointe du jour. Les grains de fable gros 8c graveleux , mêlés d'ur.e infinité de petites pierres qui jettoient autant d'éclat que le criftal , ajoutèrent k la clarté de la lune ; de forte que nous n'eümes pas de peine a nous gouverner( par notre boulfole. Nous allames d'une vitelfe extraordinaire ; car les dromadaires, affez' femblables en cela aux mules, courent plutöt qu'ils ne galoppent. Je crois, en vérité, que nous f ïrnes prés de cent vingt milies italiennes, entre fix heures du foir 6c dix heures du lendemain E iij  7° MÉMOIRES matin. Nous ne nous arrêtames pas un inffant, allant toujours enligne droite, comme un vaiffeau qui eft an pleine mer ; ks chaleurs ne fiirent pas, a beaucoup prés, auffi infupportables que je le croyois: car, quoique dans ces déferts immenfes, on ne voie rien qu'on puiffe nommer montagne ou colline, cependant les fables, oü du moins les chemins que nous avions pris, formoient un terrein très-élevé; de forte que nous avions toujours en face un vent frais & agréable, mais fi doux, qua peine faifoit-il élever la moindre pouffière. Cela venoit en partie de ce que les fables par oü nous pafsames , n'étoient pas fins , comme ceux de quelques parties de 1'Afrique , qui le font beaucoup, & dont le vent forme des fourbillons fi prodigieux , qu'il eft impoffible d'y réfifter ; ils étoient plus gros & plus graveleux ; & il tomboit une rofée imperceptible , dont toute la furface étoit humectée. Lefecmaire. Ici les Inquifiteurs furent obligés de le remettre a une autre fois , paree qu'ils furent mandés pour une nouvelle affaire furvenue dans ia communauté. Fin dè la première partie.  de Gaudence. 71 SECONDE PARTIE. L,Elendemain, fur les neut heures du matin, nous arrivames a un endroit oü 11 y avoit quelques troncs d'arbres defféchés, avec un peu de mouffe qui couvroit la terre, au lieu d'herbe. Ici le vent tomba , & les chaleurs devinrent trèsviolentes. Le Pophar nous ordonna de mettre pied a terre, & de dreffer nos tentes pour nous garantir & nos dromadaires de 1'ardeur du foleil. Leurs tentes étoient faités d'une toile cirée fi fine, que je n'en ai jamais vu de femblable, extrêmement iégères, & par conféquent très-faciles a porter; elles étoient cependant k 1'épreuve du foleil & de la pluie. Nous reftames dans ce lieu jufqu'a 6 heures du foir , & après nous être bien rafraichis, & avoir fait rafraichir nos dromadaires, nous nous remimes en chemin, allant toujours en ligne droite vers le couchant. Nous voyageames ainfi pendant trois jours & trois mufs fans aucun événement remarquable; j'ai obfêrvé feulement qu'il me fembloit que nous alüons -toujours en montant, & que le vent devenoit nön-feulement plus fort, mais que l'air étoit même beaucoup plus frais. E iv  7* Mémoires; Lelendemain, fur les dix heures, nous ap« percumes encore quelques arbres a main droite, qui paroiffoient plus ferrés & plus verts que les autres, & fembloient être le commencement d'une vallée habitable ; ils 1'étoiént en effet. Le Pophar nous dit d'aller de ce cöté-la; c'étoit la première fois que nous nous étions détournés de notre route. Je crus, par la joie que mes compagnons témoignèrent,que c'étoitla le commenceraent de leur pays ; mais je me trompois bien, nous avions encore a faire un chemin beaucoup plus long & plus dangereux que celui que nous avions fait.Cet endroit étoit cependant une des ftations les plus remarquables de notre voyage, comme vous le verrez par la fuite. A mefure que nous avancions, le terrein s'ouVroit, & formoit une defcente qui conduifoit dans une trés-belle vallée de palmiers, de dattes, d'orangers, & d'autres arbres fruitiers , touta-fait inconnus dans ce pays, avec une quan* rité prodigieufe d'arbriffeaux odoriférans, qui répandoient dans l'air un parfum délicieux. Nous pénétrames dans 1'endroit le plus couvert , & nous commencames d'abord par foulager nos dromadaires de leurs fardeaux, car notre falut dépendoit d'eux. Après que nous nous fumes rafraichis, le Pophar nous ordonna.  d e Gaudence.' 75 a tous d'aller dormir, & de mettre le temps 3 profit, paree qu'il y avoit apparence que nous n'aurions guères celui de nous repofer les trois jours iuivans. J'aurois du vous dire qu'en mettant pied a terre, tous mes compagnons fe profkrnèrent & baifèrent la terre avec tant de joie & d'ardeur , que je croyois réellement qu'ils fe féli* citoient d'être arrivés dans un lieu fi fertile ; mais c'étoit parun motif bien different. J'étois le premier éveillé; mes craintes 8c mes inquiétudes ne me permirent pas de dormir aufii tranquillement que les autres.Voyant que 1'heure de partir n'étoit pas venue, je me levai, 8e m'allai prömener dans ce bocage , qui me parut d'autant plus délicieuX que les déferts que nous venions de paffer étoient affreux. Je defcendis vers le centre de la vallée , ne doutant pas, a la verdure 8e k la frakheur du lieu, qu'il ne dut y avoir une fource d'eau. Eu effet, je n'eus pas fait beaucoup de ehemin, que je vis un ruiffeau qui fortoit de deffous, un rocher , & qui formoit un baffin naturel qui alloit ferpentant vers le centre de la vallée, croiffant toujours k mefure qu'il s'éloignoit de fa fource, de forte qu'il y a apparence qu'il doit former une petite rivière, a moins que les fables ne Pengloutiffent.  74 MÉMOIRES Le peftchant de la vallée commencoit a fe former en cólline, enforte que de 1'endroit oü j'étois , je voyois au-defTous de moi une trèsgrande étendue d'arbres Sc d'arbrifTeaux, qui devenoit plus large ou plus étroite , felon que les monts de fable (car je vis bien de-la que c'étoient des monts) bornoien'f plus ou moins ma vue. L'imagination la plus vive ne fauroit fe figurer rien de plus riant que 1'afpecl de eet endroit. Les fables aridesrelevoient detouscötés la beauté de la verdure, Sc en faifoient mieuX goüter la fraicheur ; le chant d'une infinité d'oifeaux inconnus , la variété desfruits Sc des parfums qu'exhaloient les'aromates, rendoient ce lieu, charmant au-dela de l'imagination. Après' que j'eus bu de cette fource, Sc que j'eus regardé avec admiration toutes ces curiofités naturelles, je vis un grand lion fortir des arbrifTeaux , a environ deux eens pas de moi, Sc aller tranquillement boire au ruiffeau. Après qu'il eut bu, il fe roula fur 1'herbe , & je faifis ce moment pour me fauver Sc aller rejoindre mes compagnons, que je trouvai tous éveillés, Sc très-inquiets de mon abfence. Le Pophar me parut un peu faché de ce que je 1'avois quitté : il me dit, avec une douceur qui lui étoit naturelle, que je m'étois expofé a de venir la proie des bêtes faüvages; mais  de Gaudence. 75 lorfque je leur eus parlé de 1'eau & du lion, ils furent encore plus furpris, &c fe regardèrent avec un étonnement mêlé de crainte, que je croyöis caufé par 1'idée du danger auquel je venois d'éehapper , mais je me trompois. Après s'être dit quelque mots en leur langage, le Pophar prit la parole , & dit tout haut, en langue franque, je crois que nous pouvons laifïer voir a ce jeune homme toutes nos cérémonies , d'autant qu'on n'aura plus a craindre bientöt qu'il lui prenne envie de les révéler. Sur cela ils prirent de leurs meilleurs fruifcs , une cruehe d'excellent vin, un peu de pain, un verre ardent, un encenfoir, & d'autres inftrumens , dont les payens ont coutume de fe fervir dans leurs facrifices. La vue de tout eet attirail me faifoit frémir , jamais je ne leur avois vu faire rien de femblable, & je commencois a craindre réellement que je ne fuffe deftiné k être facrifié k quelque dieu infernal; même je n'en doutois plus, lorfque je comparois les dernières paroles du Pophar avec tout ce que je voyois, &c je chefchois déja les moyens de vendre ma vie le plus cher que jie pourrois. Le Pophar nous ordonna de mener avec nous les dromadaires & tout ce que nous avions, de crainte, difoit-il, qu'ils ne fuffent dévorés  76 MÉMOIRES par les bêtes fauvages. Nous defcendimes vers le centre de la vallée oü j'avois vu la fontaine. Ils continwèrent a marcher jufqu'a ce que Ia defcente devïnt impraticable , maïs nous y trouvlmes un chemin étroit que 1'art avoit pratiqué , & qui me paroiffoit être fraichement battu; ce que je trouvai d'autant plusfurprenant, que je croyois ce lieu tout-a-fait inhabité , 6c même inacceffible a tout autre qu'aüx gens avec qui j'étois. II falloit y defcendre un a un , menant nos dromadaires a la main; j'eus grand foin d'être le dernier, & de me tenir un peu éloigné des autres, de' crainte de furprife. Ils faifoient en defcendant une proceffion lugubre, & gardoient un filence profond. Nous parvïnmes enfin a un amphithéatre förmé par les mains de la nature, & le plus beau que 1'on puiffe s'imaginer; on n'y voyoit de toutes parts que des arbriffeaux odoriférans , & a main droite , la vue s'étendoit le long de cette belle vallée , qui étoit bornée par des montagnes de fable. Au milieu de eet amphithéatre étoit une ar/cienne pyramide d'une forme femblable a celles d'Egypte, mais beaucoup moins grande que la moindre de celles-ei; on avoit pratiqué 'dans le cóté de cette pyramide , qui faifoit 'face alavaliée, des degrés au-deffus defquels , étoit une efpèce d'autel^ fur lequel étoit pofee  de Gaudence: yy la ftatue d'un vénérable vieillard , extrêmement belle, & faite d'un très-beau marbre poli, ou plutöt de quelque pierre que nous ne connoiffions pas, même plus belle que le marbre. Je ne doutois pas alors qu'on ne voulut me facrifier a cette idole, Sc ma crainte redoubla , quand le Popbar me dit d'appröcher pour être témoin de leurs cérémonies. Je crus qu'il étoit temps de parler, & lui dis, mon père, car vous m'avez permis de vous donner ce nom, je fuis prêt a obéir a tous vos ordres, lorfqn'il ne s'agit pas de violer la gloire du dieu que je fers ; mais j'aime mieux .mourir mille fois que de voir attribuer k un autre ce qui n'appartient qu'a lui feul: je fuis chrétien, & ne reconnois qu'un feul dieu, auquel je dois tout ce que je fuis: il eft le maitre abfolu de 1'univers, &fa loi me défend d'en reconnoitre d'autres que lui; ainfi je ne puis participer a votre culte idolatre. Si, par cette raifon, vous voulez me faire mourir, je vous offre ma vie , mais fi votre deffeiti eft de vous fervir de moi pour vos facrifices, je me défendrai jufqu'a- la dernière goutte de mon fang. Loin d'être faché de ce que je venois de dire , le Popbar me répondit en fouriant, que quand je les connoitrois mieux, je verrois qu'ils n'étoient pas gens k faire mourir p8rfonne pour ne point penfer comme eux ; qu'au  MÉMOIRES refle ce n'étoit qu'une cérémonie religieufe qu'ils faifoient en 1'honneur de leurs ancêtres décédés, & que fi je n'avois pas envie d'y affifter , je pouvois m'affeoir, en attendant, oii je voudrois. Le Secretaire. Les Inquifiteurs furent tréscontens du commencement de fon difcours, oü il témoigna tant de courage pour la défenfe de fa reügion, & de fa réfolution de mourir plutct que de participér a leur culte idolatre; mais faconclufion le fit foupconner, car un des Inquifiteurs 1'interrompant, lui fit la demande fuivante. L'Ikquisiteur. J'efpère que vous ne penfez pas qu'il ne foit point permis de perfécuter , & même de faire mourir des hérétiques obftinés qui tachent de renverfer la religion de leurs pères, & d'entraïner les autres dans leur perte. Si la trahifon contre fon prince peut être punie de mort , pourquoi ne puniroït-on pas de même une trahifon contre le roi des cieux ? Prenez garde de ne point attaquer la fainte inquifition. Gaudence. Mes révérends pères , je ne fais que rapporter ce qui s'éft paffé, & ce qu'a dit un payen qui ignoroit nosfaints myftères. J'ai tout le fujet du monde de louer la juflice de la fainte inquifition, & je crois que dans les casdont vous venez de parler, il peut être trés-  de G a u d e 'n c e 79 permis d'employer les moyens les plas févères pour prévenir de plus grands maux. Mais il me parut que le Pophar donnoit en cela 1'exemple d'une modération admirable, & j'ai trouvé dans la fuite qu'il penfoit réellement ainfi. De pareils fentimens ne font point, je crois , indignes d'un chrétien; mais en cela, comme en toute autre chofe , je me foumets a vos décifions. Le Secretaire. Je fis ici remarquer aux Inquifiteurs qu'il n'y avoit rien que de jufte dans fes réponfes; que nous-mêmes, nous n'avions coutume d'agir avec rigueur qu'a la dernière extrémité, pour prévenir de plus grands maux : ainfi on lui dit de contir.uer fa leéfure. Gaudence. Le Pophar m'ayant raffuré de la ' forte, fe orofterna avec ceux de fa fuite, & tous baifcrent la terre: après quoi il mirent le feu a quelques bois odoriférans a 1'aide d'un verre ardent: ils levèrent les yeux & les mains au ciel, puis encenfèrent 1'idole 011 la flatue; ils verfèrent enfuite du vin fur i'autel, & mirent du pain d'un cöté & des fruits de 1'autre; & ayant allumé deux petites pyramides de parfums exquis, a chaque extrémité de la grande pyramide, ils s'affirent autour de la fontaine, dont les eaux fortoient, fi je ne me trompe, de deffous cette grande pyramide , & formoient un baffin au milieu de 1'ampbithéatre. Ils s'y  Sö Memoires rafraichirent & mangèrent avec appétit des fruits dont les arbres étoient couverts , m'invitant a faire de même. Je fis d'abord quelques difficultés , croyant que ce pouvoit être une partie de leur facrifice ; mais fur ce qu'ils m'afifurèrent que le tout n'étoit qu'une cérémonie civile, je me mis a faire collafion avec eux. Le Pophar me dit, en fe tournant vers moi : Mon fils, nous adorons, comme vous, un feul Dieu tout-puiffant : ce que nous venons de faire , ne doit pas vous perfuader que nous croyons qu'il y a une divinité dans cette ftatue, ni que nous 1'ayons adorée comme fi c'étoit uri Dieu; nous la refpedtons feulement en mémoire de notre grand ancêtre, qui a conduit nos aïeux dans ce lieu, & qui a été enterré fous cette pyramipe. Ceux de nos ancêtres qui font morts avant que cette vallée ait été abandonnée, font enterrés tout autour de nous; c'eft par cette raifon que nous avons baifé la terre , perfuadés qu'il n'eft pas permis de troubler le repos des morts. Nous avons fait de même en EgyPte » Parce que nous fommes originaires de cette terre. Nos ancêtres habitoient la partie qu'on a nommée depuis Thèbes. Le tems ne me permet pas de vous dire a préfent comment nous avons été chaffés de notre pays natal, & comment nous fommes venus en ce lieu, que nous avons  de Gaudence. 2i «tvons quitté pour un autre pays que vous verrez bientöt. Ce font des chofes que je vous détaillerai dans la fuite. Le pain, les fruits & le vin, que nous avons placés fur 1'autei, font les grands fuppöts de la vie ; nous les y laiflbns, pour marquer que le vénérable vieillard dont vous voyez la ftatue , a été, après Dieu, 1'auteur & le père de notre nation. En finifTant ces mots , il dit qu'il étoit tems de s'en aller; Tous fe levèrent ; & , après qu'ils eurent baifé la terre encore une fois, les cinq plus agés de la compagnie en mirent dans des vafes d'or avec beaucoup de foin & de refpecl; Après avoir pris encore quelques rafraiehiffemens , nous fïmes provifion de fruit & d'eau ; & retournant par le même chemin nóus montames fur nos dromadaires, & pourfuivïmes notre voyage; Nous avions paffe le tropique du cancef, k ce que je jugeois par nos ombres , qui s'étendoient vers lë fud. Nous continuames riotrë route en tournant encore un peu vers le couchant, en ljgne prefque parallèle avec le tropique. L'air devenoit plus fraisqu'il n'avoit été, de forte que, fur le minuit, il faifoit trèsfroid. Nous donnames a boire a nos dromadaires, au lever du foleil, & nous primes nousmêmes quelques rafraichiffemens ; après quoi Tornt VI. F  2i , M É M Ö I R E S nous continuames notre chemin , avec une vfe teffe extreme. II ne faifoit plus de vent entre neuf & dix heures, mais nous ne laifsames pas d'avancer , paree que la plus grande chaleur étoit entre trois &c quatre heures. Les fables étoient d'autant plus ardens , que nous étions en parallèle avec le tropique, & que nous allions en defcendant; au lieu que, quand nous avions été vers le midi du cóté de la ligne, le terrein devenoit de plus en plus élevé: les chaleurs auroient été infupportables dans les fables plats oü nous étions, fi nous n'avions pas été prés de chaïne des montagnes d'Afrique , qui tempéroient les ardeurs de 1'air. II ne fufHfoit pas , dans les endroits oü nous nous reposames , de dreffer nos tentes pour nous mettre a 1'ombre avec nos dromadaires, le fable étoit fi chaud, qu'il falloit encore mettrê quelque chofe fous nos pieds pour les empêcher d'être brülés. Nous voyageames de la forte pendant quatre jours dans ces affreux déferts , fans y voir le moindre animal vivant. Le fablè & le ciel étoient tout ce qui s'offroit a la vue, & jamais je n'ai fouffert une fatigue auffi rude. Le quatrième jour, fur les huit heures du matin , foit par hafard , foit par la prudence & la prévoyance du Pophar, qui favoit tous les endroits oü. il falloit s'arrêter , nous décou-  DE G A U D É N■ C Ë. 8| Vrïmes une autre vallée a main droite, avec quelques arbres épars , mais qui n'avoient point la fraïcheur 6e la verdure des derniers qué nous avions quittés. Nous y allames au plus vïte, ayant beaucoup de peine a foutenir les chaleurs. Nous mimes auffitöt pied a terre , & menames nos dromadaires par une delcente aifée, pour chercher un endroit oü nous mettrë a couvert des rayons du foleil. Les premiers arbres étoient vieux 6e en petit nombre , 6c fembloient ne pouvoir tirer de la terre qué Fhumidité qu'il falloit pour les empêcher dë mourir. La terre étoit couverte d'un peu dë mouffe , que le foleil avoit defléchée ; 8e tout ëfpoir de découvrir de 1'eau dans ce lieu^ nous étoit öté : heureufement notre provifion n'étoit pas encore épuifée. A mefure que nous avancions, les arbres nous paroiffoient en plus grand nombre & plus gros. Nous tröuvions aullï quelques dattes , mais qui n'étoient pas auffi, bonnes que celles de 1'autre vallée. Nous nous reposames un peu, 6c continuames enfuite & defcendre, jufqu'a ce que nous fufïions parve* nus k un endroit plus commode 6c plus frais. Le Pophar nous dit qu'il falloit refter la deux' Ou trois jours, 6c peut-être davantage, s'il në voyoit pas les fignes accoutumés pour pouvoir continuer fon voyage j 6c qu'ainfiil fallail  $4 Memoirès ménager notre eau crainte d'accident. Nous eümes foin de faire rafraichir nos dromadaires; mais pour nous, nous étions fi fatigués, que nous préférames le repos a la nourriture. Le Pophar nous fit prendre un peu de vin cordial dont il s'étoit muni ; & nous dit de dormir tant que nous voudrions , mais d'avoir föin fur-tout de nous bien couvrir , les nuits étant longues, Sc fraiches fur le minuit. Nous nous endormxmes tous en peu de tems, Sc ne nous réveillames qu'a quatre heures du lendemain matin. Le Pophar fut débout le premier, tant il étoit inquiet pour nous Sc pour lui-même, paree que nous étions dans le tems le plus critique de tout le voyage. Dès que nous eümes pris quelques rafraichiffemens , il nous dit qu'il falloit remonter fur les fables pour obferver les fignes. Nous y menames nos dromadaires, craignant pour eux les bêtes fauvages; cependant nous n'en vimes aucune, Sc nous allames au petit pas gagner un terrein fort élevé. Tant que la vue pouvoit s'étendre , on n'appercevoit autre chofe que des plaines arides, fans la moindre verdure , pas même 1'ombre d'herbe , a 1'exception de la vallée oü nous avions paffé la nuit, Sc qui s'étendoit au loin. Le Pophar nous affura que les inftrucfions que fes ancêtres lui avoient laifTées pour le  de Gaudence. 85 guider dans ce voyage , parloient d'une fource d'eau dans cette vallée , qui formoit une petite rivière , mais que quelque tremblement de terre , ou bien quelque inondation de fable, 1'avoit tarie , & qu'elle devoit couler actuellement fous terre, a moins qu'elle ne fut touta-fait engloutie. Il nous dit auffi que , felon les écrits les plus anciens qu'il tenoit de fes ancêtres , ces fables n'étoient autrefois , ni fi étendus, ni fi dangereux a paffer qu'ils le font aujourd'hui, mais qu'il y avoit plufieurs vallées fertiles, affez prés les unes des autres. II ajouta qu'il efpéroit voir les fignes qu'il cherchoit, & fans lefquels il n'y avoit pas moyen d'aller plus loin ; que , felon fon éphéméride & fes mémoires y ils devoient paroitre vers cé tems, a moins qu'il n'arrivat quelque chofe de fort extraordinaire. C'étoit le neuvième jour de notre voyage dans ces déferts, & il étoit alors environhuit heures du matin. Le Popbar regardoit a> tout moment vers le fud, ou le fud-oueft, & paroifioit extrêmement inquiet de ce qu'il ne voyoit rien. II s'écria enfin avec une grande joie : ils vienn.ent ! Regardez-la vers le fudoueft, & étendez votre vue auffi loin que vouspourrez, pour voir fi vous nappercevez pas, quelque chofe. Nous lui dïmes que nous n'y voyions autre chofe que des tourbilIons. de  B6 MÉMOIRES fable que le vent chaffoit de cöté & d'autre, Juftement, dit-il, c'eft le figne qu'il nous faut * mais regardez bieri de quel cöté le vent les chafTe. Nous répondïmes que c'étokvers 1'eft, autant que nous en pouvions juger. Cela eft encore vrai, repbqua-t-il. Puis fe tournant vérs 1'oueft , avec un peu de variation vers le fud , tous cesvaftes déferts, contir.ua-t-il, font actuellement dans une confufion fi affreufe, que les hommes & les beftiaux y feroient enfévelis d'abord fous ces montagnes de fable. A peine eut-il achevé de parler , que nous vimes , dans Téloignement, dix mille petits jets de fable „ qui s'élevoient & tomboient vers 1'eft avec une rapidifé & une confufion épouvantables, & des nuées épailfes de fable & de pouflière qui les fuivoient. Allons , dit-il, defcendons dans la vallée, car il faut que nous y reftions jufqu'a ce que nous voyions comment les chofes tourneront. • Comme eet événement me paroiffoit plus nouveau que tout ce que j'avois encore vu, & que j'avois une grande idéé de la fcience du Pophar, je pris la liberté de lui demander quelle étoit la caufe de ce phénomène fubit. II me dit que quand la lune étoit dans fon plein, iltomboit toujours des pluies prodigieufes, qui venoient$e la partie occidentale de fAfrique, en-deca  de Gaudence." 87 de 1'équateur ; que , dans le cpmmencement, elles alloient pendant quelque tems vers le fud-oueft, après quoi elles tournoient plus au fud, & traverfoient la ligne jufqu'a ce qu'elles parvinffent a la hauteur de la fource du Nil, ou elles tombcrient pendant trois femaines ou un mois de fuite, ce qui étoit caufe des inondations de ce fleuve. Mais qu'en deca de 1'équateur, il ne pleuvoit qu'environ quinze jours, &C que ces pluiés étoient précédées de tourbillons & de nuées de fable , qui rendoient ces déferts impratiquables, jufqu'a ce que la pluie les fit ceffer. En difcourant ainfi, nous arrivames a 1'endroit que nous avions choifi pour nous repofer; &C quoique nous n'eufhons befoin ni de fommeil, ni de rafraïchiffement, nousne laifsames pas de profiter du tems, pour goüter la fratcheur de la foirée, & nous recréer après tant de fatigues, n'y ayant pas d'apparence que nous puffions nous remettre en route avant le foir du lendemain , au plutöt. A cinq heures du foir , le Pophar nous dit de retourner avec lui a 1'endroit le plus élevé du défert; qu'il lui manquoit encore un figne ^ qu'il efpéroit voir le même foir ; fans quoi nous rifquions de manquer d'eau , notre proviiionétant prefque épuifée , & n'ayant point d'efpé-  $8 Mémoires rance de trouver de fources dans les déferts que nous avions encore a. traverfer, fi ce n'étoit a deux journées prés de la fin de notre voyage. Mais comme il étoit prefque sur de voir le figne qu'il demandoit, il ne me paroifioit pas, k beaucoup prés, auffi inquiet, qu'il 1'avoit été la première fois ; car , quoiqu'il tut notre-gouverneur ou notre capitaine, & qu'on . eüt pour lui les égards les plus refpecteux , cependant il nous traitoit en tout comme fes enfans, & nous témoignoit toute la tendreffe d'un père. S'il marquoit de la préfé? rence pour quelqu'un, c'étoit pour moi;. il me témoignoit continuellement la plus grande tendreffe , dont mes compagnons furent charmés , loin d'en être jaloux. Jamais frères n'ont vécu avec plus d'union que nous. Les plus agés pre? noient plaifir k voir nos jeux & nos divertiffemens; ils étoient d'un caracf ère un peu plus férieux que les Italiens ; mais leur gravité étoit accompagnée d'une tranquillité admirable & de la mcilleure humeur du monde. Jamais je n'ai vu de peuple qui ait un air auffi libre; ils fembloienf ne reconnoïtre d'autre fujettion quecelle qu'im^ pofe le refpect du a leurs parens. Nous vimes , de la hauteur oü nous étions montés , les tourbillons de fable qui voltigeoient encore^ mais ce qu'il y a de furprenant ^  de Gaudence. 89 c'eft que ce tumulte aërien ne fe fit point fentir du cöté oü nous étions; tout 1'orage alloit en ligne prefque parallèle avec 1'équateur: 1'air paroiffoit comme un brouillard noir & épais vers 1'eft & le fud-eft, car tous les tourbillons étoient portés de ce cöté la, Au bout de quelque tems, le ciel s'éclaircit vers 1'oueft, comme fi un vent fort Sc réglé eüt chaffé les nuages. Enfin nous appercümes, a 1'extrémité de 1'horifon, le bord d'une nuée prodigieufe , extrêmement noire , qui s'étendoit vers le fud - oueft Sc 1'oueft, Sc qui s'élevoit lentement. Nous vïmes bien qu'elle nous prónoftiquoit unepluie abon? dante. A cette vue , tous fe profternèrent; puis j levant les mains Sc les yeux vers le foleil, ils fembloient adorer ce grand luminaire. Le Pophar prononca, a haute voix , quelques paroles que je n'entendis point, mais je compris qu'il remercioit eet aftre de ce qu'il avoit vu. Je me retirai, Sc me tins éloigné, non par crainte pour ma vie, comme auparavant, mais pour ne point participer a leur culte idolatre. Car je ne pouvois plus ignorer qu'ils n'euffent une fauffe idee de Dieu , Sc que, s'ils en reconnoifibient un , c'étoit le foleil ; ce qui eft, a la vérité , 1'idolatrie la moins déraifonnable que rhomme' puiffe commettre; mais cepen-.  $6 MÉMOIRES dant qui en eft une toujours trés-criminelle. Lorfqu'ils eurent fini leurs prières, le Pophar me dit, en fe tournant vers moi: je vois bien que vous ne voulez pas vous joindre a nous dans nos cérémonies religieufes; mais je puis vous aflurer que c'reft a cette nue que nous devons tous la'vie : & comme ce grand foleil, continua-t-il en montrant cette planète, eft la caufe qui 1'élève, comme il eft le confervateur de tous les êtres, nous croyons devoir lui rendre des actions de graces. II s'arrêta en eet endroit , comme pour attendre ma réponfe. Je ne voulois pas entrer dans une difpute fur la religion , fachant que rien n'eft plus inutile , rii moins convaincant que ces fortes de difcuflions, dont tout le fruit eft communément d'engendrer des querelles & des animofités ; cependant- je me crus obligé, en cette occafion , de faire profefïïon de ma croyance, &C de défendre Phonneur de mon Dieu contre un culte idolatre. Je lui répondis donc avec beaucoup de refpect, que cette belle planète étoit bien une des caufes pbyfiques de la confeFvation de nos êtres , & de la product ion de toutes chofes; mais qu'elle avoit été elle-même créée par un Dieu tout-puiffant , la caufe première, &c 1'auteur de tout ce qui eft aux cieux &c fur la  de Gaudence. 91 terre. Le foleil ne faifant que fe mouvoir par fes ordres , comme un être inanimé , incapable d'entendre nos prières, & ne pouvant agir que par fa direöion; cependant, que je voulois bien me joindre a lui pour rendre de lincères actions de grace au Dieu tout-puiffant , de ce qu'il avoit créé le foleil , dont la chaleur efficace avoit fait élever cette mie pour fauver nos jours., C'eft ainfi que , fans bleffer ma religion , je tachai d'ajufter ma réponfe avec fon difcours. Je n'avois pas bien démêlé encore ce qu'étoient ces inconnus; car je vis qu'ils étoient plus myftérieux clans ce qui regardoit leur religion, que dans toute autre chofe; ou plutöt c'eft en cela feul qu'ils fembloient fe cacher de moi. Le Pophar réfléchit quelque tems fur ce que je venois de lui dire , 8c me dit : Vous ne vous trompez pas de beaucoup, vous & moi nous difcuterons cette affaire une autre fois. II changea enfuite de difcours par rapport aux jeunes gens qui' nous entouroient , paree qu'il ne vouloit pas piquer leur curiofité fur les matières de religion Le foleil étoit couché lorfque nous arrivames au petit bois que nous avions choifi pour le lieu de notre repos; nous vimes quelques grains de fable femés ga & la , comme de la grêle qu'un vent impétueux , joint a quelques tourbillons,  9* MÉMOIRES avoit chafies de notre cöté, ce qui nous fit ap-i préhender une pluie de fable; mais il nous dit de ne rien craindre, paree qu'il voyoit, par fes papiers, que les ouragans n'étoient jamais violens dans 1'éloignement oü nous étions, leur nature étant d'aller plus enparallèle avec lequateur; mais qu'il étoit sür que nous aurions un peu de pluie ; qu'ainfi il falloit bien affermir nos tentes, & mettre tous nos vaifieaux a 1'air pour faire provifion d'eau. Après avoir foupé, nous allames nous promener dans la vallée, en difcourant fur la nature de ces phénomènes. Nous ne nous mïmes pas en peine de dormir fitöt , nous étant fi bien repofés le même jour, & devant y refter lan'ujt fuivante, & le lendemain encore. La vallée devenoit plus agréable a mefure que nous avan» cions ; nous trouvames des dates & d'autres fruits, mais ils n'étoient pas auffi bons que ceiuj de la première vallée.. Je demandai au Pophar quelle étoit 1'étendue de cette vallée, & fi elle étoit habitée : il me répondit qu'elle pouvoit s'étendre de plufieurs cötés entre 'les mon-< tagnes, oü il y avoit eu autrefois une rivière qui étoit perdue aujourd'hui dans les fables , mais qu'il ne croyoit pas que perfoane avanf eux eüt ofé fe hafardep fi avant dans- ces hor-» ribjes déferts; öc que a fuivant fes mémoires %  de Gaudengë. 93 ïeurs ancêtres étoient les premiers qui s'y étoient frayés un chemin. Pour voir s'il avoit quelque connohTance certaine de la longitude, objet de tant de travaux: & de recherches chez les européens, je lui demandai comment il pouvoit être sur que ce futIa 1'endroit dont fes mémoires parloient, & par quelle règle il pouvoit juger du chemin qu'il avoit fait, ou favoir quand il falloit fe détourner a droite ou a gauche. Après quelques momens de réflexion, il me répondit, fans paroïtre embarraffé, qu'ils favoient, par 1'aiguille, combien ils s'éloignoient du pöle boréal ou du pöle feptentrional , du moins jufqu'l ce qu'on füt arrivé au tropique ; qu'outre cela, on pouvoit prendre le méridien & la hauteur du foleil; & que , fa.chant la faifon de 1'année, on pouvoit voir par-Ja combien on s'approchpit, ou l'oft s'éloignoit de 1'équateur. Cela eft vrai, dis-je; mais, comme a chaque pas que vous faites, Ie méridien change, comment pouvez-vous favoir combien vous faites de chemin vers Ie levant ou vers le couchant, lorfque, de 1'un ou de 1'autre cöté, vous allez en ligne parallèle avec le tropique ou 1'équateur ? II rêva encore quelque tems; & foit qu'il ne put me donner une réponfe fatisfaifante, foit qu'il ne voulut pas me dire fon  §4 Memoires fecret (le premier eft le plus probable) : votfë ciiriofité, dit-il, me fait plaifir; je vois qué vous êtes au fait de la difficulté. Nous n'avons, continua-t-il, d'autre facon que de remarquer exaclement combien de chemin nos dromadaires font par heure, ou par jour ; nous allons toujours, comme vous avez vu, a-peu-près le même pas ; nous favons tous les endroits oit nous devons nous arrêter pour nous rafrakhir, & Ie tems que nous y mettons. En partant d'Egypte , nous avons voyage directement vers le couchant; nos dromadaires font tant de'diermin par heure : ainfi nous favons combien de chemin nous faifons vers le couchant. Si nous déclinons vers le nord ou le fud , nous favons aufïi combien de milles nous avons fait en tant d'heures; & par-la il nous eft aifé de calculer de combien nous nous éloignons du couchant. II eft vrai que nous ne pouvons pas le faire avec une exacHtude démonftrative , mais auffi nous ne nous trompons que de trés-peu de chófe. C'eft tout ce que je pus apprendre de lui pour lors ; mais ce n'en étoit pas affez pour réfoudre la difficulté. Je lui demandai enfuite ce qui les avoit engagés a tenter ce chemin , & è chercher une demeure inconnue a tout k refte du monde ; il me dit que c'étoit pour coa-  de Gaudence; 95 ferver leur liberté & leurs loix. Voyant qu'il me répondoit en des termes fi généraux, je craignis de lui en demander davantage. La nuit devenoit fombre & noire, quoique la lune fut dans fon plein. II s'éleva un vent furieux ; le tonnerre commenca a gronder; les éclairs brilloient de toutes parts : bientöt tout le ciel nous parut embrafé. Nous retournames au plus vite a nos tentes ; & quoique nous ne fuffions couverts que des bords d'un nuage épais , il tomba tant de pluie, que nous eümes bientót rempli tous nos vaiffeaux. Le tonnerre fe faifoit alors k peine entendre : & ce qui nous ■confoloit, c'eft qu'il s'éloignoit de nous vers 1'eft. Les plus agés de notre compagnie paroiffoient peu s'inquiéter de ces fignes affreux , paree qu'ils y étoient accoutumés ; mais, pour moi, j'avoue que je ne fus pas fans crainte j j'attendois avec impatience la fin de 1'orage, •faifant mille réflexions fur la grande connoiffance que ces hommes devoient avoir des loix (de la nature. Je repaffois dans mon efprit tout ce que j'avois vu &c entendu, ne pouvant pas deviner encore quels étoient ces étrangers, lorfqu'un accident imprévu me fit voir que je me connoiffois auffi peu moi-même, que je les connoiffois : la chaleur étoit fi violente, que nous  $ê MÉMOIRES nous étions mis en chemife, la poitrine toutè découverte pour mieux nous rafraïchir ; uri éclair prodigieux donna contre la poitrine d'un des jeunes-gens qui étoit précifément vis-a-vis de moi, & me fit voir une médaille d'or trèsbrillante, qu'il avoit pendue au col, fur laquelle étoit gravée la figure du foleil, entourée de caracfères inconnus; elle reffembloit parfaitement a celle que ma mère avoit toüiours portee , & que, depuis fa mort, j'avois gardée fur moi pour 1'amour d'elle. Que fignifie cette medaille, domandai-je alors avec un air extrêmement exprefTé : j'en ai une toute femblable. Quoi! vous ? reprit le Pophar , frappé d'étonnement: vous, une de ces médailles! Grand Dieu! feroit-il pofTible ! Mais, par quel hafard , comment , & de qui la tenez-vous ? Je lui dis, en la tirant de ma poche, que ma mère 1'avoit toujours portée a fon cou depuis fon enfance. II me 1'arracha des mains a 1'inftant ; il la regarda a la lumiere des éclairs; il la reconnut. Grand foleil, s'écria-t-il alors , quel eft donc ce myftère ! II me demanda encore comment je 1'avois eue ; comment elle étoit tombée entre les mains de ma mère, & qui étoit ma mère. Dès qu'il eut repris fes fens , je lui dis qu'elle étoit fille adoptive d'un noble commergant de Corfe, qui lui avoit donné tous fes-  6 E G A Ü D E N C Ei 97 fes effets, lorfque mon père 1'époufa \ qu'ellê avoit été mariée a 1'age de treize ans i que j'éii avois acfueltement dix-neuf; & que, corhmé j'étois fon fecond fils, elle devoit avoir oua-» rante ans lorfqu'elle mourut. II faut que ee foit la fille d'Ifiphéna, s'écria t-il tout tranfporté j ce ne peut être qu'elle. Enfuite me ferrant entrö fes bras j vous êtes maintenant; me dit-il, réel* lement un de nous j puifque vous êtes petit* fils de ma chère foeur Ifiphéna. Ce fouVenir fit Verfer des larmes au vénérable vieillard. Kélas I continua-t-il, votre mère futperdue aü Caire; è-peu-prés dans le tems dont vous parlez j avèc une fceur jumelle, dont je crains bien dé ne pouvoir jamais découvrir Ia deftinée. Je mé rappellai alors que j'avois ouï dire a ma mère t, que le gentilhomme dont elle tenoit fa fortune, 1'avoit achetée très-jeune d'une femme furquë de cette ville ; qu'étant charmé de fes facons &i de fa beauté naiffante , & n'ayant aucun enfant , il 1'avoit adoptée. Ah ! fans doute, e'étoit elle-même 9 dit le Pophar; mais fa fceur, qu'eftelle devenue ? car Ifiphéna mourut en' couehé des deuxi Je lui dis que je n'en avois jamais entendu parler, II m'apprit que c'étoit le mari de fa fceur qui étoit le condu&eur des Mezzoraniens qui als loient vifiter les tombeaux de leurs ancêtres g tornt Fh G  98 MÉMOIRES comme il 1'étoit alors; qu'ayant été forcé de céder aux importunités de fa femme, il avoit confenti a la mener avec lui dans le dernier voyage qu'il fit, quoique les loix de leur pays défendiffent abfolument aux femmes de faire ce voyage; mais qu'elle s'étoit habillée en homme, & avoit palfé, a la faveur de ce déguifement, pour un des jeunes gens qui devoient 1'accompagner. Elle fe trouva, me dit-il, enceinte au Caire , oii elle accoucha de deux filles , Sc mourut en couche , amérement regrettée de fon mari. On tranfporta fon corps a Thèbes, oü repofoient fes ancêtres, pour y être inhumé; mais, lorfqu'ils qwittèrent le Caire , ils furent obligés de buffer les enfans»a une nourrice du pays, avec quelques domeftiques égyptiens^ chargés du foin de la maifon Sc des effet? La nourrice Sc les domeftiques profitèrent de leur abfence, emportèrent tout,Sc s'enfuirent. Nous avons cru , continua-t-il, qu'ils avoient tué les enfans, après avoir pillé la maifon ( car on na jamais pu découvrir ce qu'ils étoient de venus) ; mais ils ont mieux aimé les vendre ; j'en juge par le fort de votre mère. A 1'égard de fa fceur, le grand auteur de notre être peut feul favoir fi elle eft encore vivante , Sc quel lieu de la terre elle habite. Nous fommes charmés, pourfuivit-il, d'avoir trouvé en vous un rejettou  DE G A U D E N C E. 99 précieux de notre familie ; je crus auffi, la pre* mière fois que je vous vis, entrevoir en vous quelque chofe qui n'eft pas donné aux autres hommes; Mais c'eft trop long-temsb dit-il, priVer mes compagnons 6c mes enfans du bonheur de reconnoitre un frère , 6c de 1'embraffer. Venez, vous allez être üni, encore une fois, k nous par les liens les plus doux, 6c en même tems les plus faints 8c les plus facrés* Nous nous embrafsames tous alors avec des tranfports de joie inexprimables , 8c toutes mes craintes fe diffipèrent. Au lieu du pays oii le hafard m'avoit fait naitre ^ j'aVois trouvé une patrie qui devoit d'autant plus me flatter, qu'elle étoit habitée par le peuple le plus poli 8c le plus civilifé du monde ; je m'en forraois les-idées les plus agréables 8c les plusriantes; le plaifir que ie me promettois, n'étoit altéré que par la trifte réflexion que je faifois, que je ferois obligé de vivre avec des payens. Je réfolus cependant de n'oublier, en aucune occafion , que j'étois chrétien ; c'eft pourquoi, lorfque le Pophar voulut attacher la médaille k mon cou , comme une marqué de ma naiffance , je fis quelque difficulté , craignant que ce ne fut un emblême de leur idolatrie, d'autant plus que je voyois qu'ils étoient extrémement fuperftitieux. Je lui demandai donc ce qua G ij  ÏOO MÉMOIRES fignifioit la figure du foleil, & les caraöèrëS incpnaus qui y étoient gravés ; il me dit que ces caraflères fe prononcoient : omabïn, qui veut dire , h foleil eft l'auteur de notre être, ou t dans un fens plus littéral,/e foleil eft notre père; om ou on, fignifiant le foleil ; ah, père; & im ou mim , nous. Cela me fit reffouvenir qu'ils m'avoient dit, en Egypte , qu'üs étoient les enfans du foleil, & me donna en même tems quelque inquiétude ; j'appréhendois toujours qu'ils ne Ment idolatres : ainfi je lui dis que je gardois la médaille comme une marqué de ma patrie , mais que je ne pouvois reconaoitre que Dieu pour 1'auteur fuprême de mon être. Quant a eet auteur fuprême,, me dit-il, vos opinions différent un peu des nötres ; mais laiffons k un autre tems les affaires de religion, & finifïbns cette heureufe journée par des actions de graces k 1'Etre fuprême, pour la découverte que nous venons de faire ; demain matin , puifque vous êtes a cette heure réellement un de nous, je vous inftruirai de votre origine , & des caufes qui nous ont fait chercher un afyle dans ces triftes déferts. Le Pophar m'appella le lendemain matin. Mon hls, me dit-il, pour m'acquitter de la promefié que je vous fis hier au foir , je veux vous apprendre quels étoient nos ancêtres, afin  DE GAUDENCE. ÏOI de vous diftinguer de ces hommes groffiers qui ignorent la fource d'oii ils ont pris naiffance, & qui s'embarraffent peu de la connoitre, pourvu qu'ils continuent de ramper fur la terre. ïl faut vous rappeller la converfation que nous eümes dans la première vallée oü nous nous' fommes arretés ; je crois qu'il vous fouvient encore que je vous ai dit que nous fommes originaires d'Egypte: quand vous m'avez de•mandé ce qui avoit pu nous engager a tenter le paffage de ces affreux déferts, je vous ai répondu que c'éloit pour conferver notre liberté & nos loix. Aujourd'hui que vous nous appartenez de fi pres, je veux vous inftruire davantage touchant notre origine. Nos ancêtres viennent originairement d'Egypte, pays jadis le plus heureux du mqnde; mais il n'a porté le nom d'Egypte , & fes foabitans celui d'Egyptiens, que long-tems après que nous en fommes fortis : fon premier nom étoit Mezzoraïm ; c'étoit auffi celui du premier homme qui peupla ce pays, & dont nous tenons encore le nom de Mezzoraniens. Nos premiers ancêtres nous .ont tranfrais une tradition , qui port? que, lorfque la terre fortit de deffous 1'eau , fix perfonoes , favoir trois hommes & trois, femmes, en fortirer.t auffi en même tems. Elles avoient été; ou produites par- G iij  J03. MÉMOIRES le foleil, ou envoyées par la fuprême puhïance pour 1'habiter. Mezzoraïm , notre premier fonclateur, en étoit un. Leur nombre augmentant confidérablement, il choifit pour fa demeure le pays qu'on nomme aujourd'hui 1'Egypte, Sc alla s'y établir avec foixante de fes enfans Sc petits-enfans , qu'il mena tous avec lui, les gouvernant en vrai père , Sc leur apprenant a vivre enfemble comme les frères d'une même familie, Mezzoraïm aimo.it la paix Sc la tranquillité j Ü haïffoit 1'effüfion de fang , dont Dieu , difoitil, jufte Sc puiffant comme il eft, ne manque jamais de punir le coupable auteur. II s'appliqua principalement a 1'étude du ciel avec beaucoup de fuccès; Sc, k force de méditer & de yéfléchir fur les grands ouvrages du créateur a il créa lui-même nos arts. Tha-oth(i) fon petït-fils les perfedionna, Sc le furpaffa de beaucoup en connoiffances, fur-tout dans les fciences fublimes. Nos ancêtres vécurent ainfi pendant quatre eens ans ; ils étoient répandus par toute ^'Egypte , & jouiffoient du bonheur de la paix $£ des fciences , fans connoïtre ce que c'étoit (1) Tha-oth, philofophe égyptien , vivoït avant Mer. ««re ou Trifmégifte; quelques-uns croyent que <;'eft Iq «iême.  p e Gaudence. 103 que de tromper , ni d'être trompés, 8e fans faire, ni craindre qu'on leur fit aucun mal. Mais les malheureux defcendans des Hickfoes , envieux des douceurs dont ils jouiffoient, 8c de la richefTe de leur pays, vinrent fondre fur eux comme un torrent; 8c, après avoir tout détruit, ils s'emparèrent de 1'heureux fé]our que nos ancêtres avoient rendu fi floriiTant. Les innocens Mezzoraniens, qui haïffoient 1'efFufion de fang , & qui ignoroient 1'injuftice 8e la violen ce , fe laifsèrent tuer comme des agneaux ; ils virent violer leurs filles 8c leurs femmes; 8c ceux que 1'impitoyable ennemi épargnoit, furent faits efclaves, 8c condamnés a labourer la terre pour leurs nouveaux maïtres. Le Secretaire. Les inquifiteurs 1'interrompirent en eet endroit, pour lui demander s'il ne croyoit pas qu'il fut permis, dans certains cas, de repouffer la violence par la violence ; ou fi, felon les loix de la nature, les Mezzoraniens n'étoient pas en droit de réfifter a leurs cruels ennemis , même jufqu'a répandre leur fang ; 8c s'il penfoit qu'il ne fut pas bien de punir de mort des malfaiteurs publics , pour la confervation de tout un état. Comme ils craignent toujours qu'on ne veuille femer de nouvelles opinions, leur intention étoit de lé fonder, pour yoir fi, par hafard, il n'avoit paS G iv  ?@4 MÉMOIRES deffein de dogmatifer, & d'avancer des opti pions erronées, foit en foutenant pour permifes des chofes qui ne 1'étoient pas, foit en niant Péquité de chofes que la loi de la nature autorite. Gaudence. Ils auroient, fans doute, pu réfifter dans le cas dont il s'agit, & même répandre le fang de leurs ennemis; & ie ne doute point qu'il ne foit permis de facrifier au repos d'un état ces monflres qui le troublent & qui le dévorent. Je ne fais que vous raconter, mes révérends pères , la facon de penfer de ce peuple. Quant a la punition de leurs criminels, vous verrez, lorfque jé parlerai de leurs loix & de leurs coutumes, qu'ils ont d'autres facoas de punir les crimes, auffi efficaces que la mort même. II eft vrai que, comme ils font renfermés en eux-mêmes , & qu'ils n'ont aucun commerce avec les autres nations, ils ont fu conferver, dans un degré éminent, leur première innocence. L'Inquisiteur. Pourfuivez. Gaudence. Le Pophar continua fon récit en ces. termes. Mais ce qu'il y avoit de plus affreus, c'eft que ces impies Hickfoes les fov?oient d'adorer des hommes, des bêtes, & même des infectes, comme.autant de dieux; ils les obligèrent même de venir ycir facrifie^  de Gaudence. io.f leurs enfans a ces dieux inhumains. Cette affreufe calamité fe fit fentir d'abord dans les contrées de la baffe Egypte , qui étoit alors la plus floriffante. Ceux qui purent échapper k leur %eur, fe réfugièrent dans 1'intérieur du pays, flattés de 1'efpérance de voir adoucir, dans peu, 1'excès de leur infortune. Mais , hélas ! que pouvoient - ils faire ? ils ne connoiffoient pas 1'ufage des armes, 6e leurs loix leur défendoient de détruire leur propte efpèce. Ils s'attendoient cependant, a tout moment, a être maffacrés par leurs cruels ennemis, Le pays oii ils s'étoient retirés, étoit trop petit pour les contenir, quand même ils auroient pu y vivre en paix. Dans cette détrefie , les chefs des families ne furent pas d'accord fur le parti qu'il y avoit a prendre , ou plutöt ils n'en voyoient aucun. Les uns fe fauvèrent dans les déferts. voifins, qui s'étendent de chaque cöté de la haute Egypte: déferts horribles, comme vous 1'avez pu voir. Enfin, tous étoient difperfés comme un troupeau de timides moutons , qui ruit devant des loups raviffans. L,a confiernation étoit fi grande , qu'ils réfolurent de fuir jufqu'aux extrémités de la terre , plutöt que de tomber entre les mains de ces monftres inhumains. La plus grande partie fut d'avis de b'uir des yaiffeaux, Sc de fe confier a la mer..  Hö6 MÉMOIRES Notre illuflre père Mezzoraïm leur avoit enléigné 1'art de conftruire des bateaux, dans lefquels ils traverfoient les bras de la grande rivière (le Nil) : quelques-uns prétendent qu'il les inventa lui-même, Sc qu'il s'étoit fauvé, par ce moyen, dans le tems d'un grand déluge qui inonda tout le pays. Dans la fuite, ils perfectionnèrent fi bien cette invention, qu'ils paffoient la petite mer fans aucune difficulté. Ils convinrent donc de batir des vaiffeaux ; mais Pembarras étoit de favoir oii ils iroient. Les uns vouloient aller par une mer, les autres par une autre. Cependant ils fe mirent tous a travailler: de forte que, dans 1'efpace d'un an, ils eurent fabriqué un grand nombre de barques, qu'ils efïayèrent en faifant de petits voyages le long des cötes, redreffant chaque fois tout ce qui leur paroiffoit défecf ueux , Sc y ajoutant ce qu'ils croyoient pouvoir contribuer a leur plus grande süreté. Ils fe flattèrent alors , ou du moins le defir qu'ils avoient de fuir leurs ennemis, leur fit imaginer qu'ils pouvoient pafTer 1'océan, même fans danger. Comme nos ancêtres s'étoient adonnés principalement a 1'étude des arts & des fciences, Sc a la connoiffance de la nature , il n'y avoit pas de peuple au monde auffi propre qu'eux pour de pareilles entreprifes; la connoiffance du danger qui les  de Gaudence. 107 "menacoit, reveilla leur induftrie, & leur fit trouver des expédiens qu'une cruelle &C preffante néceffité peut feule faire imaginer. La plupart de ces infortunés étoient des hommes qui avoient fui en foule de la bafle Egypte. Les habitans de la haute Egypte, quoiqu'ils fuffent extrêmement confternés, & qu'ils conftruififfent a la hate des vaiffeaux, n'étoient cependant pas agités de craintes aufli vives que les autres , voyant que les Hickfoes fe tenoient encore tranquilles dans leurs nouvelles poffefiions. Mais , fur la nouvelle qu'ils apprirent, que les Hickfoes commencoient a remuer encore , & qu'il en arrivoit de nouvelles légions qui alloient fe répandre par - tout le pays , ils réfolurent de ne plus différer leur départ, & de s'abandonner, eux , leurs femmes & leurs enfans, avec tous leurs effets les plus précieux,. a la merci des flots , plutöt que de s'expofer a la cruauté de ces farouches ufurpateurs. Ceux qui étoient venus de la baffe Egypte réfolurent de traverfer la grande mer, Sc portèrent, avec un travail incroyable, tous leurs matériaux & leurs effets, tantöt par terre, tantöt par eau , jufqu'a ce qu'ils fuffent arrivés au bras extérieur du Nil; car, quoique leurs ennemis paffaffent fifthme pour arriver en Egypte, ils ne s'étoient point encore emparés  >08 MÉMOIRES de cepaffage,Il feroit inutile de vous dépeindrê les regrets qu'ils eurent d'être obligés de quitter leur chère patrie. Je vous dirai feulement qu'ils traversèrent la grande mer, & ne s'arrêtèrent que lorfqu'ils furent parvenus a une autre mer, auprès de laquelle ils fixèrent leur demeure, afin de pouvoir fe fauver encore, au cas qu'ils fuffent pourfuivis. C'eft ce que nous avons appris'par Irs relations de nos ancêtres, qui rencontrèrent quelques-uns d'eux qui venoient vifiter, comme nous, les tombeaux de leurs parens décédés; mais il y a un tems infini que nous n'en avons entendu parler. Les autres, qui étoient en bien plus grand nombre, defcendirent la petite mer ; ils ne s'arrêtèrent ni ne mouillèrent en aucun endroit , qu'ils ne fuffent arrivés a un débouché de cette mer fort étroit, & par lequel ils paflerent dans le vafteocéan; & de-la, prenant leur route k main gauche, ils entrèrent dans la mer oriëntale. Mais nous ignorons fi 1'impitoyable abïme ne les aura point engloutis, ou bien fi les vents ne les auront point jettés dans quelque pays inconnu, car on n'a jamais eu de leurs nonvelles. II ^ft vrai que depuis peu d'années nous avons entendu parler au Caire d'une nation extrêmement nombreufe, & très-civilifée dans les parties du monde oriental, & dont les lo'ix.  8 e Gaudence. 109 les ufages ont quelque reffemblance aux ssötres; mais comme nous n'avons jamais vu de gens de ce pays-la, nous ne faurions dire ce qu'ils font. Le père de notre nation, & qui étoit le prêtre du foleil a No om, que ces infidèles nommèrent dans la fuite No-Ammon, par rapport au temple d'Hammon , étoit cruellement agité pendant cette calamité générale ; mais il ne croyoit pas encore que les Hickfoes pénétraffent fi avant dans le pays. II jugea cependant que Ja prudence vouloit qu'il cherchat un afyle pour lui & pour fa familie , en cas de befoin. ïl defcendoit en ligne directe du grand Tha-oth, & étoit parfaitement verfé dans toutes les fciences de fes ancêtres. II conjectura qu'il devoit certainement y avoir quelque pays habitable au-dela des fables qui 1'entouroient, & oü il pouvoit fe réfugier avec fes er.fans,& y demeurer au moins jufqu'a ce que ces troubles fuffent paffés, s'il trouvoit un chemin pour les y conduire ; car il ne comptoit pas pour lors être obligé de quitter fa patrie pour toujours. II réfolut donc en vrai père de fon peuple, comme le nom de Pophar le fignifie , de rifquer fa propre vie plutöt que d'expofer toute fa familie au danger de périr dans ces affreux déferts. II avoit cinq fils &c cinq filles, tous ma-  tio Memoires riés a autant de fils & de filles de fon frère, qüf étoit mort. Ses deux fils aïnés avoient même des enfans, mais les autres n'en avoient point encore. II laiffa a fon fils ainé le gouvernement & le foin de tout, au cas qu'il lui arrivat malheur, & mena avec lui les deux plus jeunes de fes enfans, dont la familie pouvoit plus aifément fe paffer. S'étant pourvu de la quantité d'eau qu'il falloit pour dix jours, de pain & de fruits fecs autant qu'il leur en faudroit pour vivre, il réfolut de voyager cinq jours fur ces fables; & fi au bout de ce tems il ne découvroit rien, de revenir avant que leurs provifions fuffent épuifées, & de tenter enfuite la même chofe d'un autre cöté. II partit enfin avec beaucoup de fecret, &t allant toujours direótement vers le couchant * afin de pouvoir mieux connoïtre la route qu'il tenoit, il arriva a la première vallée que nous avons vue: il y trouva de 1'eau & des fruits en abondance; il en examina 1'étendue, & il vit qu'il y avoit affez de place pour plufieurs milliers d'habitans, au cas que leur nombre augmentat, & qu'ils fuffent forcés d'y faire un long féjour, comme en effet cela arriva. Ils firent enfuite leur provifion de dattes & de fruits, que la terre produifoit naturellement , beaucoup plus beaux qu'en Egypte, afin de les?  de Gaudence. ut faire voir a leurs compatriotes pour les encourager a entreprendre cette tranfmigration. Le tems fixé pour fon retour s'étoit écoulé dans le long féjour qu'il avoit fait pour examiner cette vallée, Sc fes gens le crurent perdu. Mais la joie qu'ils eurent de le voir re venir lorfqu'ils ne 1'efpéroient plus, Sc la peinture qu'il leur fit de cette belle Sc heureufe retraite, les fit réfoudre d'une voix unanime a lefuivre. Ainfi, fur la première nouvelle qu'ils eurent des mouvemens des Hickfoes, ils emballèrent tous leurs effets Sc toutes leurs provifions, avec tout le fecret poflible ; Sc fur-tout ils eurent foin d'emporter tous les monumens des arts Sc des fciences que leurs ancêtres leur avoit laiffés, Sc de faire des remarques exadfes fur chaque partie de leur chère patrie qu'ils alloient quitter, non fans efpérance de la revoir quand 1'orage feroit paffé. Ils arrivèrent fans accident, Sc réfolurent de ne vivre que fous des tentes, en attendant qu'ils puffent retourner dans leur pays natal. A mefure que leur nombre augmentoit, ils s etendoient plus avant dans la vallée, qui devenoit plus fpacieufe , Sc leur fourniffoit abondamment tout ce qui eft nécéffaire & utile a la vie: enforte qu'ils vécurent dans 1'exil Ie plus beu-; ïeux qu'ils puffent fouhaiter, mais fans ofer.  ïït Memoires pendant plufieurs années, fortir de la vallée J de crainte d'être découverts. Le Pophar fentant fa vieilleffe (car il avoit prefque atteint Page de deux eens ans), quoiqu'il fut encore vigöureux & robufte pour fon age, réfolut de revóir fa patrie avant de mourir, & d'y apprendre tout ce qu'il pourroit pour 1'intérêt commun de fön peuple. II fe déguifa döric, & repaffa les déferts avec deux hommes déguifés comme lui: mais quelle fut la douleur en arrivant fur les bords de 1'Egypte j de trouver que ces barbares Hickfoes s'étoient répandus par-tout, & de voir les triftes reftes de Mezzoi'aniens dans 1'efclavage! Ces barbares avoient conimencé a fe batir des habitations^ & k s'établir comme s'ils euffent formé le deffein de ne jamais abandonner ce pays. No-oni étoit devenu une de leurs principales villes, &C ils avoient bati un temple a leur dieu cornu qu'ils nommèrent No-Hammon; ils avoient établi dés loix fi inhumaines, & commis tant dë cruautés , que ce vénérable vieillard ne puf s'empêcher de verfer un torrent de larmes fur les malheurs de fa patrie défolée; Mais, comme il étoit extrêmement pénétrant, il jugea aifément , par leur odieuie conduite , qu'ils në pouvoient pas manquer d'effuyer quelque nouvelle révolutiön en peu de tems. Quand il euf  de Gaudence. hj ent fait toutes fes obfervations , & qu'il eut vifité les tombeaux de fes ancêtres, il revint a Ia vallée, tk mourut dans 1'endroit oü vous avez vu la pyramide qu'on a batie en fon honneur. En efFet, ce qu'il avoit prévu arriva péu de générations après. Les naturels du pays défefpérés de la domination tyrannique des Hickfoes, furent forcés d'enfreindre leurs loix primitives, qui leur défendoient de répandre le fang : ils fe foulevèrent tous; & appellant leurs 'voifïns a leur fecours, ils attaquèrent les Hickfoes dans le tems qu'ils s'y attendoient le moins, & les chafTèrent du pays. Ils avoient pour chef un brave jeune homme, dont la mère étoit une belle Mezzoranienne, & le père étoit Sabéan. Après que ce jeune conquérant eut chaffé les Hickfoes, il établit une nouvelle forme de gouvernement , & fe fit roi de fes frères , qu'il gouverna dansun efprit de douceur & d'équité, & devint très-puiffant. Nos ancêtres envoyèrent de tems en tems quelques-uns des leurs pour voir ce qui fe paffoit. Ils trouvèrent le royaume dans un état très-floriffant, fous le conquérant Sofs( i), car c'eft ainfi qu'il fe nommoit. Lui & fes fucceffeurs 1'avoient rendu un des plus puiffans royaumes du monde ; mais les (0 Ou SéfoAris. Tornt IV U  I 14 M É M. O I. RE 3 loix étoient différentes de ce qu'elles avoient été du tems de nos ancêtres, & même de celfes que Sofs avoit établies. Quelques-uns de fes fucceffeurs commencèrent a devenir tyrans ; ils rendirent leurs frères efclaves, 8c inventèrent une nouvelle religion ; les uns adoroient le foleil , d'autres les dieux des Hickfoes; de forte que nos ancêtres , quoiqu'ils euffent bien puretourner dans leur patrie, voyant qu'il leur feroit impomble de changer les loix injuftes qui y étoient établies, aimèrent mieux vivre inconnus dans leur vallée, & fous leur gouvernement patriarchal. - ; Dans la fuite des tems, le nombre de nos ancêtres s'accrut fi confidérablement, que le pays qu'ils habitoient ne pouvant plus les contenir , ni fournir k leur l'ubiidance , ils euffent été obligés de retourner en Egypte, fi une autre révolution , qui y arriva, ne les eut forcés de chercher une nouvelle habitation. Ce changement fut caufé par une race d'hommes nommés Cnanims (i) , auffi barbares & auffi fcélérats dans le fond, mais plus politiques que- les Hickfoes. Quelques-uns prétendent que c'étoit un même peuple , &c qu'étant chaffés de leur pays par d'autres plus puiffans (i) Ou Chananéens,  de Gaudence. nf qu'eux, ils étoient venus infeïter non-feulemenf jroute la terre de Mezzoraïm, mais encöre les cötes des deux mers , détruifant tout ce qu'ils rencontroient, & cotrimettarit des horreurs qui auroient fait frémir les Hickfoes mêmes. Perfide race d'hommes, qui a corrompu les mceufs innocentes de toute la terre ! Jamais nos ancêtres ne s'étoient troüvés dans un fi grand embarras; il ne leur reftoit plus defpérance de revoir leur patrie ; de tous cótés ils étoient entourés de défertss L'endroit qu'ils habitoient étoit trop petit pour tant de milliers d'hommes qu'ils étoient; même ils ne favoient pas fi les déteftables Cnanirhs, la nation la plus entreprenante qu'il y eut fous le foleil, ne les découyriroient pas quelque jour. Dans cette détreffe ils réfolurent de chefcher une nouvelle demeurerpour eet effet ils fe rappellèrent toutes les obfervations qu'ils avoient faites fur les cieux, le cours du foleil, les faiföns & la nature du climat, & tout de qu'ils grurent propre a leur faire cönnoïtre dö quel cóté il falloit aller. Ils ne doutèrent pas qu'il ne püt y avoir quelque pays habitable au milieu de ces valles déferts , peut-être auffi beau que la vallée oü ils étoient, pourvu qu'ils puffent y arriver. Ils envoyèrent plufieurs per* H ij  Il6 MÉMOIRES fonnes a la découverte , mais fans fuccès. Les fables étoient trop étendus pour pouvoir les traverfer fans eau, & ils n'y purent trouver ni ïivières ni fources. Les plus fages d'entr'eux commencèrent enfin a réfléchir que les débordemens annuels de la grande rivière (le Nil) , dont on n'avoit jamais pu découvrir la fource , ne pouvoient provenir que d'une grande quantité de pluie qui devoit tomber quelque part au fud de la vallée qu'ils habitoient, & environ dans la faifon de 1'année oii ils étoient; Se jugèrent que s'ils pouvoient avoir le bonheur de rencontrer ces pluies, non-feulement elles leur fourniroient de 1'eau , mais que le pays oii elles tomboient devoit certainement être fertile. Le grand Pophar, afïïfté de quelques uns des hommes les plus fages de 1'état, réfolut généreufement de rifquer tout pour le falut de fon peuple; ils fupputèrent exaclement en quel tems arrivoient les débordemens du Nil, &. le tems que mettoient les eaux a defcendre jufques dans 1'Egypte. Ils crurent donc que s'ils pouvoient feulement porter aveceux affez d'eau pour leur fubfiftance , ces pluies, qu'ils efpéroient découvrir , les aideroient enfuite a aller plus loin. Ils partirent enfin au nombre de cinq, avec dix dromadaires chargés d'autant d'eau qu'il en falloit pour quinze jours , dans le delft-in de re-  de Gaudence. 117 venir au bout de ce tems, fi leur voyage ne leur réufliffoit pas : ils prirent donc le même chemin que nous avons pris, &c arrivèrent a 1'endroit ou nous fommes adf uellement. Les obfervations qu'ils ont laiffées, difent qu'ilsy trouvèrent une petite rivière (elle a été engloutie depuis par les fables) ; ils remplirent les vaiffeaux d'eau , & montèrent fur les hauteurs, comme nous avons fait, pour voir ce qui fe paffoit. Les fignes des terribles ouragans, qui nous ont fait tant de plaifir , les mirent d'abord au défefpoir; car le Pophar connoiffant le danger qu'on court d'être enféveli fous ces fables, ne fongea qu'a s'en retourner au plus vïte, & a. fe fauver des affreux tourbillons qui s'élevoient dans l'air: cette crainte lui öta toute efpérance de pouvoir jamais réuffir de ce cöté la : ainfi,. il ne penfaplus qu'auxmoyens de s'en retourner avec fa compagnie. Voyant cependant que 1'orage ne les gagnoit pas, ils s'arrêtèrent dans le deffein de faire encore quelques obfervations t il leur parut qu'il ne tomboit que peu ou poinr de pluie, excepté au-dela du fud de 1'Egypte, quand on avoit paffé les tropiques ; d'oü ils conclurent qu'il falloit que les pluies fuffent psrallèles avec 1'équateur , jufqu'a ce qu'elles vinffent a la fource du Nil, oii elles caufoient ces débordemens prodigieux, dont les autres» Hiij.  ï l8 MÉMOIRES hommes avoient tant de peine arendre cotnpte; qu'il falloit enfin que ces pluies duraffent longtems , §C qu'il étoit prpbable que quoiqu'elles commencaflènt par dès tempêtes, elles pouvoient devenir fixes &l continues, & qu'alors elles ne devoient pas empêcher de voyager. II réfblut donc d'abord de retourner a la première vallée ; mais comme il étoit extrêmement prudent ,.il fit réflexion auffi-tót que la même raifon qui 1'empêchoit de pourfuivre fon chemin, le mettoit daas 1'impoflibilité de pouvoir revenir, & que cela ne pouvoit être que dans un an, paree que ces pluies ne tomboient que dans une feule faifon; cependant il réfolut de continuer fon voyage, ne doutant pas que s'il pouvoit trouver un pays habitable, il n'y trouvat auffi des fruits dont il pourroit fe nourrir en attendant le retour de la même faifon. II ordonna donc a deux de fes compagnons de s'en retourner par le même chemin qu'ils étoient venus, &c de dire a fes chers enfans de ne pas 1'attendre avant 1'année prochaine , au cas qu'il plüt a la providence de permettre fon retour; mais que s'il ne revenoit pas a-peu-près dans le tems du débordement du Nil, ils pouvoient le croire perdu, &c qu'il ne falloit plus tenter le même chemin. Ils prirent congé les uns des autres ? comme s'ils s'étoient dit un éternel  de Gaudence. ng adieu, & partirent tous en même-tems; les deux reprirent le chemin de la première vallée, & les trois autres contihuèrent courageufement a chercher ces régions inconnues. Les trois revinrent a. 1'endroit oü nous fommes : ils furent furpris d'un orage femblable a celui que nous venons d'effuyer : mais le Pophar remarquant que la tempête alloït toujours obliquement, s'imagina que lorfque la première violence feroit pafïee , les pluies pourroient fe fixer. Ce qu'il avoit prévu arriva le lendemain ; & dès qu'il s'en appercut, il fe recommanda au grand auteur de notre être, & s'embarqua fur ce vafle océan de fable, allant toujours vers le fud-oueft, & cötoyant un peu le fud. lis allèrent auffi vite qu'ils purent fur ce i'able humide , jufqu'a ce que leurs dromadaires fuffent fatigués: alors ils dreffèrent leurs tentes , & prirent quelques rafraichiffemens pour fe mettre en état de recommencer leur courfe , fachant bien que leurs vies dépendoient de la diligence qu'ils feroient. Ils remarquè.rent que les fables étoient différens de ceux qu'ils avoient vus jufques-la, & fi fins, que fans la pluie qui les avoit abbattus , le vent les auroit élevés de facon , qu'ils n'auroient pas manqué d'en être étouffés. Pour ne vous pas tenir trop long-tems en fulpens, ils voyagèrent ainfi pendantdix jours., H iv  *23 MÉMOIRES au bout defquels la pluie eommenca k dirm% nuer ; ils virent alors que leur vie ou leur mort feroient bientöt décidées. L'onzième jour la terre devenoït plus ferme en quelques endroits : ils commeneèrent k voir un peu de mouffe en plufieurs lieux, & de tems k autre quelques troncs d'arbres defféchés: 1'efpérance qu'ils avoient de trouver bientöt un pays habitable, fe fortifla k cette vue. En effet, le terrein devenoit meilleur k chaque pas; ils découVroient des endroits élevés couverts d'herbe, & des vallées qui fembloient fervir de lit k des' ruiffeaux & k des rivières, Le douzième & le treizième jour les tlrcrent d'inquiétude,& leur firent voir un pays qui, quoiqu'il ne fut pas extrêmement fertile, avoit cependant & de 1'eau & des fruits, &plus loin des montagnes & dés vallées qui paroiffoient flonflantes & propres k être habitées. A cette vue ils fe profiernèrent par terre & adorèrenrle fouverain créateur qui les avoit conduits fans accident au milieu de tant de dangers; ils baifèrent enfuite la terre qui devoit être leur nourriture commune , & , k ce qu'ils efpèroient, de toute leur poflérité. Après s'être repofés pendant quelques jours, ils pénétrèrent plus avant dans le pays, qui devenoit meilleur a mefure qu'ils y avancoient.  d ê Gaudence. tit Comme ils favoient qu'ils ne pouvoient s'en retourner que 1'année fuivante, ils choifirent 1'endroit le plus commode pour y établir leur féjour, & mirent des marqués, de diftance en diftance, pour ne pas s'égarer. Ils montèrent d'abord fur les montagnes les plus élevées: mais quelle fut leur furprife , ou plutöt leur raviffement, en voyant de tous cötés un pays immenfe & floriflant, & qui , pour comble de bonheur, leur paroifioit n'être point habité ! Ils fe promenèrent k loifïr dans ces jardins naturels, oii un printems éternel fembloit faire naitre les fleurs & la verdure, tandis que 1'automne müriflbit les fruits les plus exquis. Ils découvroient des hauteurs fur lefquelles ils s'étoient placés, non-feulement des fources & des fontaines, mais encore des lacs & des rivières très-fpacieux. Epfin , ils ne doutèrent plus que le pays ne fut affez étendu pour contenir a 1'aife des nations entières. Ils virent, par le foleil, qu'ils étoient plus prés de 1'équateur qu'ils ne fe 1'étoient imaginé, de forte qu'ils paffèrent-la 1'efpace moyen entre le tropique & la ligne. Etant de retour a. leur première fcation, ils y attendirent la faifon pour leur retour. La pluie les prit un peu plutöt que 1'année précédente , paree qu'ils étoient plus vers 1'oueft; mais les  Ï22 MÉMOIRES ouragans n'étoient pas a beaucoup prés auffi violens que dans les déferts. Dès qu'elle eut recommencé a tomber ils partirent, &c en vingt jours de tems ils arrivèrent fans accident au lieu oü ils avoient laiffé leurs amis & leurs parens, qui les recurent avec ces tranfports de joie qu'excite en nous un bonheur imprévu. C'eft ainfi que ce héros immortel acheva fa grande entreprife, plus glorienfe que toutes les viöoires des plus fameux conquérans , puifqu'elle étoit fon propre ouvrage. II feroit trop long de vous raconter toutes les difficultés & tous les embarras qu'ils eurent lors de cette tranfmigration fi dangereufe , a tranfporter tous leurs effets les plus précieux ; il 1'exécuta avecun courage inébranlable, marcha toujours d'un pas ferme au milieu des dangers, n'eftimant fa vie qu'autant qu'elle pouvoit être utile k fon peuple, & k le conduire dans ces déferts arides, qu'on ne pouvoit traverfer que dans un feul tems de 1'année, avec un fi grand nombre d'hommes, de femmes & d'enfans. Mais le voyage ayant enfin été réfolu, & le Pophar' faifant fagement attention aux difficultés préfentes, la néceffité, mère del'invention, lui fit naïtre 1'idée qu'il falloit gagner la vallée oü nous fommes adtuellement, comme  de Gaudence. 123 un lieu propre a fournir a leurs befoins, jufqu'a ce que les pluies vinffent. II mena donc tout fon peuple dans cette vallée , afin d'être prêt pour la faifon favorable. Les enfans nouveaux nés furent laifTés avec leurs mères, & des gens choifis pour en avoir foin, en attendant qu'ils fuffent en état de fupporter les fatigues du voyage. C'eft ainfi que dans 1'efpace de fept ans tous arrivèrent heureufement au pays 011 nous efpérons être nousmêmes dans dix ou douze jours d'ici. C'eft avec raifon que nous honorons ce grand héros, comme un autre Mefraïm, le fecond fondateur de notre nation. C'eft de lui que vous fortez vous-même du cöté de votre mère, Sc vous allez être incorporé avec les defcendans de vos premiers ancêtres. » Le Pophar finit ainfi fon récit, qui me rerrrplit d'étonnement 5c d'adrairation. Tout ce que je venois d'entendre me donna une fi grande idéé de ce peuple, que je fus charmé, jeune & fans appui comme j'étois , de me voir bientöt allié a une nation auffi floriffante & auffi civilifée. Mon attente étoit proportionnée k mes idéés ; j'étois perfuadé que j'allois voir unbeau pays: mais il me falloit vivre avec des payens. Cette cruelle réflexion revenoit toujours a mon efprit empoifonner mes plaifirs, &c faifoit éva-  ÏM MÉMOIRES nouir en vains fonges mes idees de félieité. Je réfolus cependant de conferver ma religion, shl le falloit, aux dépens même de ma vie. J'étois livré a ces triftes penfées, lorfque le Pophar nous ordonna de prendre quelques rafraïchiffemens , & de préparer tout pour notre départ, quoique 1'orage ne fut pas encore pouta-fait paffe. Tout étant prêt, & 1'orage ayant ceffévers la pointe du jour, nous nous mimes en marche , & parvinmes en peu de tems aux lieux oü Ia pluie tomboit. C'étoit une pluie douce & réglée : tout paroiffoit auffi calme que la tempête avoit été violente. Mes compagnons, qui y étoient accoutumés, s'étoient pourvus de grands vaiffeaux découverts , qu'ils avoient attachés aux cötés des dromadaires , pour y recevoir Peau qu'il nous falloit pendant ce voyage, &t ils s'étoient couverts, eux & leurs montures, de la toile cirée dont j'ai déja parlé. La pluie , qui avoit rendu le fable trés-ferme, 1'empêchoit de s'élever ; mais il s'attachoit aux pieds des dromadaires, & les fatiguoit beaucoup. Cependant nous marchames pendant cinq jours avec toute Ia viteffe poffible, ne nous arrêtant pour prendre quelques rafraïchiffemens , que quand il le falloit abfolument: la flérile étendue de ces déferts obfeurs m'accabloit d'un ennui mor-  de Gaudence.' 115 tel; ni le ibleil ni la lune ne s'offroient k nos regards; k peine une fombre lumière nous conduifoit a 1'aide de la bouffole. Le fixième jour nous crümes appercevoir quelque chofe quipaffoit auprès de nous a maindroite , lorfqu'un des jeunes gens s'écria : les voÜa, Sc aufïï-töt il tourna du même cöté. Nous vïmes alors que c'étoient des hommes qui voyageoient comme nous , Sc qui dès qu'ils nous eurent appercus, vinrent k notre rencontre. Je fus extrêmement furpris que d'autres que nous fuffent le chemin de ces déferts ; mais le Pophar me tira bientöt d'embarras, en me difant que c'étoient des hommes de leur pays qui profitoient de la faifon des pluies pour aller en Egypte , conduits par le même motif de piété qu'ils avoient eue. Lorfqu'ils nous eurent abordés, le chef de 1'autre caravane mit pied a terre avec toute fa compagnie, Si fe profterna devant notre Pophar, qui recula en s'écriant : hélas ! notre père efi-il donc mort ? on lui répondit qu'oui , Sc qu'étant le premier de la feconde branche, c'étoit k lui d'être régent du royaume, en attendant que le jeune Pophar eut atteint Page de cinquante ans. Alors mes compagnons fe prof» ternèrent auffi devant le Pophar; Sc comme on voyoit que j'étois furnuméraire , &par confé-  ti6 MÉMOIRES quent étranger, on ne fe fcandalifa pas de ce que je ne me proflernois pas comme les autres: au contraire, dès que leurs cérémonies furent finies, ils vinrent m'embraffer, & me féliciter d'être entré dans leur fociété, avec autant de cordialité que fi j'avois réellement été de leur pays. Les careffes qu'ils me firent, & leurs tranfports dc joie , expreffion naturelle a cette nation, redoublèrent, lorfque le Pophar leur eut fait connoïtre qui j'étois. Après que ceux de notre troupe fe furent informés de leurs amis & de leurs parens , & qu'on les eut affurés que tout alloit bien, k 1'exception de ce qu'ils venoient d'apprendre, le Pophar demanda aux autres pourquoi ils avoient pris fi fort k main gauche, & leur dit qu'il s'étoit attendu a leur rencontre dès la veille, mais qu'il lui fembloit qu'ils s'écartoient du chemin. Ils répondirent qu'en effet ils s'en étoient appercus, & qu'ils 1'alloient regagner; mais que le tems obfcur-, joint aleurtrop grande fécurité , avoit manqué de les faire périr la veille; & qu'ayant pris trop a main gauche, un de leurs dromadaires avoit été englouti dans un fable mouvant, ou le cavalier n'eüt pas manqué d'être enféveli, s'il ne fe fut jetté légèrement en arrière de fon dromadaire. Le Pophar les reprit avec douceur d'avolr  de Gaudence. 127 été fi peu fur leurs gardes en traverfant ce vafle océan, & les félicita en même-tems d'avoir échappé a ce danger. Le terns ne nous permettant pas de nous ar- . rêter davantage, chaque caravane reprit fa route: nous n'avions plus que cinq ou fix jours de chemin a faire, c'effa-dire , en voyageant jour & nuit, car nous ne nous arrêtions que pour faire de légers repas. La pluie avoit tempéré fair, au point qu'il faifoit plutöt froid que chaud, & fur-tout pendant les nuits , qui devenoient plus longues a mefure que nous approchions de la ligne. Nous nous détournames encore vers 1'oueft, mais de manière que nous confervions toujours le terrein le plus élevé. Je remarquai que plus nous approchions du couchant, plus Ia pluie diminuoit, & toujours de mêrae a mefure qu'il nous reftoit moins de chemin k faire : ce qui nous fit juger qu'elle venoit directement du lieu oü nous allions. Le dixième jour de notre voyage, a compter de la dernicre vallée oü nous nous étions repcfés, un de nos dromadaires fe laffa. Nous les avions déja changés plufieurs fois pour rendre leur fardeau plus égal. On ne voulut pas le laiffer mourir, paree qu'il nous avoit été utile ; ainfi, deux de la compagnie ayant affez d'eau,  tiS Mémoires & fachantbien oii ils étoient, reftèrent pour en avoir foin , & pour le ramener avec eux. Nous commencames bientöt k nous appercevoir du changement de terrein que le Pophar m'avoit prédit: la terre étoit couverte d'une forte de momTe, qui de loin reffembloit affez a de 1'herbe, & le terrein , en certains endroits, paroiffoit fertile. Ce fut enfin avec une joie inexprimable , du moins pour moi, qui ne pouvois pas être fans inquiétude de me trouver dans un pays fi inconnu, que nous découvrimes des arbres , de la verdure, & les commencemens de quelques vallées qui fembloient s'étendreaperte de vue. Les pluies avoient ceffé, mais l'air étoit rempli d'un brouillard épais, qui provenoit en partie des exhalaifons de la terre après les pluies, & en partie de ce que les arbres & les montagnes empêchoient les nues de s'élever. Cela me fit croire que le tems eft plus lent a s'éclaircir dans les déferts que dans les pays habités. Le Pophar mé dit que s'il y avoit eu moins de brouillard , il m'auroit fait voir le plus beau pays de 1'univers. Je n'eus aucune peine a le croire ; les parfums qu'exhaloient les arbriffeaux odöriférans & les fleurs , m'enchantèrent au point de me faire prefque oublier toutes mes fatigues paflées. Je ne crois pas que tout ce que 1'Arabie- Heureufe  de Gaudence: 12.9 Heureufe produit de plus exquis puiffe en approcher : il me fembloit fortir du repos le plus délicieux. Le Pophar nous ordonna de nous arrêter en eet endroit, Sc de nous rafraichir, ajoutant qu'il y falloit refler jufqu'au lendemain. Nous campames, a 1'extrémité de ces vaftes déferts, auprès d'un ruiffeau , en attendant de nouveaux ordres. Le Secretaire. L'heure du dïné étant vemie, les inquifiteurs interrompirent Gaudence' en eet endroit de fa narration, Sc remirent a 1'après-midi la lecture de la fuite de fes mémoires. Gaudence. Nous féjournames en ce lieu; il fallut y attendre nos compagnons, qui avoient été obligés de retarder leur raarche, a caufe du dromadaire que nous avions befoin de ménager; nous avions auffi été retenus pendant quelque tems par une cérémonie religieufe. Chacun avoit changé d'habitspour paroitre dans la couleur de fa tribu : eet ufage eff ainfi établi, paree que ce peuple eft divifé en cinq nömes ou tribus, dont chacune avoit eu originairement pour chef un des fils du premier Pophar, qui s'étoit mis a leur tête lorfqu'elles fortirent d'Egypte: c'eft: la ftatue de ce fage conducteur que nous vïmes a la pyramide dont j'ai déja parlé. Tome FI. , i  Ij© MÉMOIRES Chaque nome, fuivant les loix du pays, doit être diftingué par fa couleur ; il n'eft point de rang , de dignitéou de pofte qui n'ait auffi quelque marqué de diftinction : par une loi fifage on a évité la confufion des états; & quoiqu'il n'y ait perfonne qui ne foit égal aux autres, on a cru cependant néceffaire d'établir des marqués qui indiquafiént en quoi & comment on peut être utïle a Fétat; de forte qu'une femblable politique paroït être inventée plus pour donner de 1'émulation, que pour infpirer le defir de do^ miner. Le grand Pophar, defcendant du fils aïné de. 1'ancien Pophar, portoit une couleur de flamme a peu-près auffi vive que celle des rayons du foleil: cette couleur indiquoit qu'il en étoit le grand-prêtre. Notre régent portoit Ie vert, parfemé de foleils d'or, comme vous 1'avez. vu dans le portrait. Cette couleur eft 1'emblême du printems, dont ils jouiffent pendant la plus grande partie de 1'année. La couleur du-troifième nome étoit un rouge vif, fymbole de 1'été. Celle du quatrième étoit jaune , elle repréfentoit 1'automne. Celle du cinquième, qui étoit pourpre j étoit 1'image de 1'hiyer,  ï> E GAUDENCE: ïjg' Les femmes font fujettes a la même loL Chacune porte la couleur de fa tribu refpec^ tive , avec cette difFérence cependant, que leurs habits font parfemés de foleils Sc de lunes d'argent. J'ai toujours penfé , quoique le Pophar n'ait jamais voulu me 1'avouer, que les lunes n'avoient été ajoutées que pour exprimer les rapports intimes qu'on appercoit entre les variations de cette planète Sc 1'inconftance du beau fexe. ; On diftingue les jeunes filles, par une nouvelle lune ; les nubiles, par une lune en fon plein, qui décroit a mefure qu'elles vieillïffent; les veuves font diftinguées par une lune dans fon décours. Tous ces fignes font exprimés fi diftinctement, que , quoiqu'étranger, je ne prenois plus le change quelques jours après mon arrivée. Les defcendantes du premier Pophar furent mêlées avec les autres femmes; celles de la filleaïnée portèrent la couleur du fils aïné, avec une marqué de diftinöion par laquelleon voyoit auffi qu'elles étoient exclues du Pophara.tou de la régence, excepté dans le cas oü les enfans miles des autres Pophars ou de leurs defcendansmanqueroient, ou qu'ils n'auroient point atteint 1'age compétent pour gouverner. Quelque précaution que ce peuple judicieirx, lij  332 MÉMOIRES ait pris pour 1'ordre de la fucceffion dans Ie gouvernement, on voit cependant qu'il eft con* fus. Déplorable effet de la fageffe humaine, dont les vues bornées ne peuvent s'étendre fur 1'avenir, fécond en circonftances que le légiflateur le plus éclairé ne peut prévoir. Je tacherai cependant d'y jetter quelque jour, en vous donnant une idee claire des mceurs & du gouvernement de la nation la plus fage & la plus vertueufe, de la nation enfin qu'on pourroit, avec raifon, appelier le peuple choiji de Dieu, fi elle étoit éclairée du foleil de juftice , qui eft 1'ame du chrifHanifme. Ils ont la liberté de choifir une des cinq couleurs, lorfqu'ils paffent dans des pays étrangers; mais tous ceux qui font du voyage , font cbligés de fe mettre uniformément, pour mieux fe reconnoitre: on regarde au contraire comme un crime d'état de paroitre dans le pays avec une couleur différente de celle qui eft affedfée au nome auquel on appartient. Une précaution auffi fage les éclaire fur les vertus ou les vices de cbaqUe familie ; ils favent ainfi quelles font celles qui dégénèrent de Ia vertu de leurs ancêtres. Toute la caravane fe préparoit ainfi a paroitre dans la couleur de fa tribu refpecf ïve, & ce préparatif ne laiffa pas que de nous retarder.  de Gaudence. 133 Comme étranger je ne changeai point d'abord de robe; je fus dans la fuite incorporé a la familie du Popbar, 6c revêtu de la couleur de fon nome; leurs robes de foie, parfemées de foleils d'or, & leur front orné d'un bandeau d'une couleur éclatante, enrichi des plus belles pierreries, formoient un coup-d'ceil charmant. On diroit d'ailleurs que la nature a extrait les beautés de tous les hommes de 1'univers , pour les raffembler dans ceux-ci. La vue s'égaroit dans des bocages qui, par leur immenfité, fe perdoient dans le plus bel horifon du monde; foit qu'on la tournat fur les collines , foit qu'on la portat fur les vallées , tout le pays paroiffoit une forêt continue, coupée cependant par intervalles, d'efpaces régulièrement quarrés ; les couleurs des feuillages , des fleurs & des fruits fe confondoient avec les rayons que des globes d'or envoyoient a travers les branches des arbres, 8c formoient un tapis vert brodé en or, qui paroifioit fufpendu en 1'air , & fembloit peindre d'après nature ces lieux enchantés, que 1'être, qui en étoit 1'auteur, avoit deftinés a la plus parfaite 6c a la plus ingrate de fes créatures. Je demandai au Pophar s'ils vivoient dans les bois, & fi tout le pays n'étoit qu'une forêt. Quand vous y ferez arrivé , dit-il enfouriant^ I iij  f%4 MÉMOIRES vous verrez bien autre chofe. Regardez derrière vous t continua-t-il, comparez les fables affreux que nous avons traverfés, avec la perfpe&ive qui vous enchante. Jeremarquai en effet que la trifte ftérilité du pays que nous quittions, re fervoit qu'a relever la riante fécondité de Celui oii nous allions entrer. Si tout Ie pays vous paroït, me dit le Pophar , une forêt immenfe, vous n'en ferez pas furpris lorfque vous verrez que non-feulement nos campagnes, mais encore toutes les rues de nos villes fontplantées d'arbres de toute efpèce. Lorfque nous nous fommes attachés a 1'utile , nous n'avons pas perdu de vue le commode & Pagréable;il nous refte cependant affez de terrein, qui nous fournit toutes les chofes néceffaires a notre fubfufance. Les rayons qui vous, éblouiffent,même a travers les arbres, partent des foleils d'or dont nous ornons le comble de nos temples, denos édifices publics & de nos maifons: eet éclat eft tranché d'un vert de eertaine's plantes vivaces & odoriférantes que nous y cultivons, aufli pe voyez-vous de toutes parts que de la verdure. Je lui repréfentai que des agrémens fi recherchés me paroiifoient trop tenir a la volupté , ppur que la pureté des mceurs, dont il m'avoit fait 1'éloge fi énergiquejnent, put s'y conferver*  de Gaudence. 135 Raffurez-vous, me dit-il, je lis dans vos yeux que vous craignez de m'offenfer par cette obfervation ; il n'eft point difïïcile de vous faire fortir de votre erreur. Tout eet or que nous expofons au grand jour, tous ces ornemensne font qu'un facrifice continuel que nous offrons au foleil : c'eft de eet aftre que nous tenons tous ces biens, il eft auteur de notre bien être :n'eftil pas jufte que notre reconnoiffance nous acquitte envers lui de tant de bontés, en expofant a fes rayons les biens que fon influence produit ? S'il rend fécondes toutes les matrices que I'El a dilperfées dans le fein de la terre, eft-ce pour que les hommes y iaiffent corrompre de fi excellentes produöions, ou bien afin qu'après les avoir arrachées de leurs prifons, ils les enferment dans une autre, qu'ils les adorent, & rendent un hommage ferviïe a une matièrequi n'eft que ce qu'ils la font être ? Non fans doute, mon fils, les biens de la terre, produits par le foleil, ne font faits que pour les hommes; ils doïvent en jouir, après toutefois en avoir fait hommage a eet être lumineux, qui eft le père commun de toute la nature. Nous expofons k fes regards 1'or, la ver dure , enfin tout ce que nous avons de plus riche, afin que par fon mouvement d'attraaion, il en prenne la quintefrence, &nous jouiffons de ces préeteux reftes»Si, ap-^ès ce que liv.  Mémoires vous venez d'entendre, nous vous paroilfons voluptueus , vous ne nierez pas du moins que nous le fommes avec fageffe. ITnquisiteur. Que penfez-vous de cette réponfe ? Gaudence. Je penfe, mes révérends pères, qu'il eft peu de chrétiens qui rapportent avec une reconnoiflance auffi vive k leur Dieu, qui eft le feul, & le feul véritable, tous les biens dont fa providence inépuifable les comble; que puifque des idoiatres font pénétrés de fentimens fi pieux pour des divinités imaginaires, le chré« tien, qui a la foi pour guide & le vrai Dieu pour objet, devroit rougir d'être ft tiède pour fon confervateur éternel. L'Inquisiteur. Reprenez le ril de votre hif, toire. Gaudence. Je lui demandai fi le dedans de leur maifon étoit auffi riche que le dehors paroiffoit 1'être. Non , me répondit-il, il y règne une grande fïmplicité: fi nous avions permis, continua-Nil, k chaque citoyen d'embellir fa maifon fuivant fa fantaifie, nous aurions manqué contre le principe fondamental de 1'union & de la fociété : chacun s'abandonnant k fes caprices , auroit cherché k faire d'un lieu qui, dans 1'ordre des chofes, n'eft deftiné qu'a fervir 4'afyle contre les intempéries de l'air, un lieu  de Gaudence. 137 de délices; le cceur Sc 1'efprit fe feroient fïxés k eet objet unique. Chacun trouvant toutes fes aifances dans fa maifon, fe feroit fuffi a lui-même, Sc n'auroit point cherché, clans le commerce des autres, un bien dont il n'auroit pas eu befoin. De ce principe funefteon auroit vu éclore 1'intérêt particulier, ennemi capital de 1'intérêt général. II falloit donc, par la conftitution , laiffer aux hommes des befoins qu'ils ne puffent fatisfaire qu'en commercant avec les hommes, Sc c'eft ce que nous avons faif, en les mettant dans 1'heureufe nécefïité de fortir de chez eux. D'ailleurs, fi nous avions fouffert les meubles fomptueux, nous aurions entendu bientöt le tien Sc le mien. La comparaifon du particulier au particulier auroit fufcité la jaloufie ; Sc la plus grande partie de la nation , féduite par le démon de la propriété, auroit trouvé ur/plaifir inhumain dans le befoin de 1'autre. De quels triftes effets n'auroit point été fuivi le luxe ? Injuftices, concuflions, intrigues, manoeuvresfecretes Sc infames, autant de crimes que le fuccès auroit divinifés. Dela les plaintes des opprimés, la défunion , les querelles particulières qui précédent ordinairement les querelles générales ; dela enfin , par une néceflité inévitable, la rupture de ce lien, qui fait les charmes de notre vie, la folidité de notre gouvernement 3  '3^ MÉMOIRES le bonheur de Fétat, & qu'on appelle amitié : le citoyen, au contraire , netrouvant chez lui rien qui Ie féduife & qui 1'attache , va , après avoir rempii les devoirs de fon état, chercher, dans les places publiques, le délaffement de fes occupations. La il trouve fes amis, c'effa-dire, les premiers concitoyens qu'il rencontre. Environné d'édinces fomptueux Sc magnifiques, il admire avec eux, hors de chez lui, ce qui eft deftiné au plaifir de tous en général. Nous avons fi bien difpofé des plaifirs, qu'il n'en eft point qui ne foit en commun, fi vous en exceptez ceux qui nécelfairement font particulièrs, comme celui de s'attacher h quelqu'état, Sc de s'y diflinguer. II n'eft rien, dans la nature, qui lie fi étroitement les hommes que le plaifir en général; il n'eft rien, au contraire, qui les divife fi fort que le plaifir particulier, paree qu'il part toujours d'un intérêt particulier. Auffi avons-nous étabfi la communauté du premier, a 1'exclufion de la particularité du dernier. De cette caufe , qui prend fa fource dans la nature même, viennent cette union intime & cette amitié réciproque , qui font notre gloire Sc notre bonheur. Nous quittames le défert pour traverfer plufieurs bocages, qui exhaloient des parfums bien différens de ceux qu'on connoit en Europe; la  de Gaudence. 139 fraïcheur de Vair du matin, & les odeurs que répandoient non-feulement des fleurs, mais encore des plantes vertes les rendoient infiniment plus vifs, mais plus doux & plus agréables que ceux que 1'on refpire dans ce pays. Nousarrivames enfin a une plaine fpacieufe, couverte d'hejbe & de mouffe, dont la defcente étoit aifée. C'étoit 1'extrémité du défert; un peu au-dela couloit une petite rivière fablonneufe qui bornoit ce royaume, ou plutöt ces états anarchiques. Nous nous arrêtames pour attendre dix hommes que nous vimes venir d'un pas affez lent audevant de nous. Ils étoient habillés des différentes couleurs de leurs nomes; leurs robes étoient parfemées de foleils d'or, comme celles de mes compagnons , mais leurs têtes étoient couvertes de pouffière. ( C'eft le figne de deuil.) Lorfqu'ils furent a une certaine diftance, ils fe profternèrent devant le Pophar, & recurent, dans un filence refpedfueux, les urnes d'or, avec ia terre ou les cendres qu'elles renfermoient; ils fe tournèrent enfuite , & marchèrent fur la même ligne devant nous, tenant les urnes auffi élevées qu'ils pouvoient. Leur marche lente, leurs vifages triftes & abattus exprimoient la douleur profonde & la conüernation d'une familie défclée 2 qui conduit fon chef au tombeau: ces dix  I43 MÉMOIRES perfonnesétoientdéputéesdês cinq nomes,pöur venir au-devant des urnes. Nous les fuivimes, imitant leur maintien, jufqu'a la rivière oii étoit un très-beau pont, & un are de triomphe orné de magnifiques foleils d'or; nous le paffames pour entrer dans un bocage en cercle, qui nous conduifit dans une plaine charmante , bordée d'une efpèce d'amphithéatre; cinq avenues y aboutiffoient ; on voyoit un nombre infïni d'hommes & de femmes, qui reprefentolent les cinq nomes ou gouvernemens de ce pays immenfe; chaque nome avoit fa couleur relative. Cette diverfité , dont 1'éclat des foleils d'or relevoit la magnificence , formoit un fpedfacle raviffant. Dès que nous fümes entrés dans 1'amphithéatre, le profond filence que 1'on avoit gardé jufqu'alors fe changea en cris de joie & d'acclamations, dont Pair retentifföit: auffi-töt la multitude fe profterna, & adora les urnes. Dix chars de triomphe, ornésde foleils, avancèrent enfuite felon 1'ordre des nomes, ce qui étoit indiqué par chaque couleur affeöée a tel & tel nome. Neuf de ces chars étoient tirés par fix beaux chevaux, & le dixième, qui étoit deftiné au Pophar régent, par huit. Les cinq députés, qui étoient les chefs des difFérens nomes, montèrent, avec ceux de leur fuite, dans cinq des  de Gaudence. 141 chars, oü ils pofèrent les urnes. Mais comme j'étois furnuméraire 8c étranger, on me pla^a derrière le Pophar ; il me dit que c'étoit la feule marqué d'inégalité que j'aurois a éprouver parmi eux. Nous fümes efcortés de cinq efcadrons de cavalerie , de cinquante hommes chacun, tous habillés de la couleur de leur nome, avec des drapeaux de la couleur uniforme de chaque tribu refpeclive , 8e un foleil d'or au milieu. Dans eet ordre nous traverfames 1'avenue qui étoit vis a-vis de nous; elle menoit a un autre amphithéatre d'une étendue immenfe , oü nous vïmes un nombre infini de tentes de foie de toutes les couleurs des différens nomes, 8e enrichies de foleils d'or. II fallut s'y repofer 5c prendre des rafraichiffemens. La tente du Pophar étoit au centre des tentes vertes , c'étoit la couleur 8c celle de fon nome , qui étoit le fecond en dignité. Cette defcription m'a paru néceffaire , paree que je crus appercévoir que cette cérémonie tenoit plus a la religion qu'a la politique. Ce peuple eft exrrêmement myftérieux dans la moindre action, Souffrez, mes révérends pères, que je vous explique en peu de mots cette cérémonie : je penfe que les intéréts de ma religion 1'exigent; au furplus, vous en déciderez.  MÉMOIRES La paufe que nous f ïmes avant que d'arrivéf au pont, la lenteur de la marche , le filence Sc Fair affligé marquoient nón-feulement les honneurs funèbres qu'ils rendent a leurs ancêtres décédés, mais encore toutes les calamités Sc les fatigues auxquelles 1'homme eft fujet pendant le cours d'une vie , qu'il doit regarder comme un trifte exil, oii il eft continuellement en proie k mille defirs déréglés * Sc dans lequel tout fe réduit k naitre pour le travail,a travail» Ier pour vivre , & k vivre pour mourir. Le paffage du pont iïgnihe, felon eux, que 1'homme ne peut trouver le véritable repos que par la mort; que ia mort eft par conféquent pour lui la porte du bonheur , lorfque fa vie ne le met point clans la trifte néceflité de la craindre. Je demandaiau Pophar fi ces honneurs qu'ils rendoient k leurs ancêtres, ne tenoient point un peu de 1'idolatrie. Non, me répondit-il; lorfque nous élevons les jeunes gens dans ce refpeft pour les cendres de leurs pères, nous n'entendons point qu'ils leur portent ce refpeö & cette adoration qui n'appartiennent qu'a la divinité. Nous prétendons feulement, par cette politique fondamentale de notre gouvernement, leur prouver combien ils doivent d'égards aux auteurs de leur vie* pendant qu'ils font vivans; puifqu'après leur mort même, qui eft un état  de Gaudence. 143 d'mipuiffance, on leur doit eet hommage refpe&ueux que nous leur rendons avec tant de pompe. Les cris de joie qu'ils poufsèrent, lorfque les urnes furent arrivées dans eet heureux pays, iignifioient le bonheur de la vie future, (Ce peuple eft très-perfuadé de l'irnmortalité de 1'ame, & croit qu'il n'y a que des bêtes brutes qui puiffent en douter). Ces cris marquoient encore qu'ils croyoient que leurs ancêtres, dont ils apportoient les cendres, jouiflbient déja d'un repos cternel. L'Ikquisiteur. Vous ne penfez pas, fans doute, fi favorablement des payens, quelque amour qu'il aient pour la vertu; puifque 1'écriture fainte ne promet de vrai bonheur dans 1'autre monde, qu'a ceux qui font régénérés en Jéfus-Chrift, & par Jéfus-Chrift ? Gaudence. Non, mes révérends pères, jö ne parle de leur religion que pour vous la faire connoitre : comme je crois en Jéfus-Chrift, je fais que ce n'eft que par les mérites de fon fang que je puis parvenir a ce féjour heureux, dont les délices ne peuvent être exprimées. L'Inquisiteur. Pourfuivez, Gaudence. Chaque cérémonie, chez eux, couvre toujours quelque myftère; il ne m'a pas paru qu'il y eut de mal dans aucune, a 1'excep-  i44 Memoires tion de ce qu'ils fe profiernoient- devant les urnes, ce qui avoit bien 1'air d'idolatrie, mais dsdifoient toujours que ce n'étoit qu'une cérémonie purement cjvile, une marqué de refped pour leurs parens décédés. Avant que de vous décrire les beautés de ce pays, permettez, mes révérends pères, que je parle d'une chofe plus effentielle, c'eft-a-dire > de la forme du gouvernement, des loix & des coutumes, tant religieufes, que civiles. Je vous donnerai auffi dans la fuite une idéé de Ia magnifïcence, jointe k beaucoup de fimplkité naturelle, de leurs villes, temples, écoles, colléges, &c. Comme Ie même goüt règne dans tous leurs édifices, a 1'exception de ceux qui font deflinés k des ufages particulièrs, k des manufaaures, ou k d'autre chofes de cette nature, vous aurez une idéé générale de tous, lorfque je vous aurai décrit ceux de la grande ville de Phor, qui, dans leur langue facrée, eft nommée No-om ; car fi je m'arrêtois k la defcription des richefies immenfes, de la fertilité & des beautés de ce pays, ce récit, qui eft une relation véritable d'un endroit oü j'ai demeuré tant d'années, auroit plutót 1'air d'un roman que d'un voyage réel. Je me contenterai donc de vous dire, mes révérends pères, qu'après avoir fait, fous ces tentes, un repas magni- fique.  de Gaudence. 14^ fique, compofédes fruits & des vins les plus delicieus, nous arrivames, le même foir, a une de leurs villes, d'oiï, voyageant avec toute la pompe que je viens de décrire, & toujours loges fuperbement, nous allames è la capitale da ce nome, qui, comme je vous 1'ai déja dit, étoit Ie nome vert, appartenant au Popbar régent, & le fecond en dignité de tout l'empire* L'urne des cendres qui appartenoient a ce nome, fut dépofée dans une efpèce de tabernacle d'or, enrichi de pierres précieufes d'un prix immenfe, au milieu d'un temple fpacieux, dont je ferai la defcription dans Ia fuite. Après huit jours de réjouiffances & de fêtes célébrées a 1'occafion de i'heureux retour du Popbar, & de fon élévation k la régence, nous partïmes pour aller vifiter les autres nomes, &s dépofer les autres urnes dans leurs temoles. Le pays eft un peu montagneux, fur-tout audeffous de la ligne, & aliez irrégulier : il y a des vallées qui s'étendent entre les déferts: on voit aufTi, dans le cceur du pays , de vaues chaines de montagnes, dont les entrailles renferment des richeffes immenfes. "La ville capitale de 1'empire eft fituée, a-peu-près, au centre de tous les nomes, & au milieu du pays : les quatre nomes inférieurs forment les quatre coins de 1'état, 8c le nome couleur de flamme, Tornt VL K  I46 MÉMOIRES oü réfide ie régent, eft au centre du quarré. Leur coutume eft de vinter les quatre nomes inférieurs, & d'y dépofer les urnes avant que d'aller a la capitale du premier nome, oiifon achève la cérémonie. Je me fuis appercu que la politique entroit pour beaucoup dans la vifite que nous fimes des cinq nomes: politique d'autant plus louable, que , fous le prétexte de la religion, on prend connoiffance des malverfations, & qu'elles ne peuvent échapper aux regards du miniftère. Nous arrivames enfin a la grande ville de Phor, qu'on appelle auffi No-om, oü il falloit dépofer la dernière urne, & oü tout le peuple devoit rendre hommage au grand Pophar, ou au récent, quand le premier eft mort. Le concours, tant de ceux qui avoient accompagné laproceffion des urnes,que des habitans de cette ville, étoit fi prodigieux, que 1'on ne concoit pas comment des peuplades fi peu rombreufes dans leur commencement, ont pu fe multiplier k ce point, fur-tout les liens du mariage y étant auffi facrés : preuve triomphante contre les défenfeurs de la poligamie, qui, fous le faux amour de la fociété, s'intéreffent pour un fyftême qui ne fert qu'a la détruire. On peut fe convaincre de cette vérité par la comparaifon des Afiatiques avec les Européens, oü le  de Gaudence 147 manage eft indiflbluble, & la plurallté des femmes également condamnée par la loi divine, & par les loix civiies. Mais ce qui excitoit encore plus mon admiration, c'étoit 1'ordre & la décence qui régnoient parmi eux , étant tous diftingués par leurs rangs, leurs tribus & leurs couleurs. La terre étoit couverte de tentes magnifiques. 'Je ne doute point, mes révérends pères, que vous n'entendiez avec plaifir la defcription de cette ville; je crois devoir la faire, paree que > comme elle eft le modèle des autres, fi on en excepte celles que 1'on deftine aux arts &c au commerce, en la connoiflant, vous aurez une idéé jufte de toutes les autres. Le caractère de ce peuple eft d'affecter 1'uniformité & une égalité parfaite; auffi ne manque-t-on point d'infinueri aux jeunes gens, qu'ils font tous frères & membres indivifibles d'un même corps* La ville de Phor, qui yeut dire globe, ou de No-om, qui fignifie maifon du foleil, eft batie en cercle k 1'imitation du foleil & de fes rayons ; elle eft fituée au milieu de la plus large plaine de tout le pays, & fur la plus grande rivière, qui eft a-peu-près auffi large que le Pö. Elle prend fa fource dans une chaïne de montagnes fous la ligne, & coule vers le nord , ou elle forme un grand lac , qui eft K ij  f48 Mémoires comme une mer : il n'a point de fortie; fes eaitx s'évaporent, fans doute, par la chaleur du foleil, oti elles fe font frayées un paffage k traVers les fables des vaftes déferts dont elles font entourées. Du lit de ce lac fe détache un canal magnifique, qui partage la ville ; mais, pour ernpêcher les inondations, & pour la commodité des habitans, 1'eau, avant d'entrer dans la ville , forme plufieurs grands baflins, ©il 1'on a élevé des éclufes qui fervent , ou k la retenir , ou a la faire paffer dans les canaux collatéraux, qu'on y a pratiqués. Le canal du milieu traverfe toute la ville jufqu'a la grande place, qu'il entoure de deux demi-cercles fermés par une éclufe, ce qui fait une efpèce d'ile, au centre de laquelle on a élevé un temple au foleil. En parallèle de 1'éclufe, on voit les eaux des deux demi-cercles fe rejoindre &c fe perdre dans la totalité du canal. 11 y a douze ponts k une arche, dont dix font élevés fur les canaux circulaires, & les deux autres fur la féparation & le confluent des eaux ; on en a aufli pratiqué de diftance en diftance fur les canaux droitf. Avant que la rivière entre clans la ville, la première éclufe la partage en deux demi-cercles prodigieux qui 1'entourent ; tous les canaux font plantés de deux rangs de cèdres, qui forment des allées charmantes.  de Gaudence. 149 La grande place eft au centre de la ville ; c'eft un cercle ou vafte théatre entouré des eaux du canal. On voit, au centre , le temple du foleil : il eft compofé d'autant de doublés colonnes de marbre, qu'il y a de jours dans 1'année ; elles font a triple étage : au haut du temple eft un dome ouvert, par lequel on peut voir le foleil. Ces colonnes font de 1'ordre ionique, & d'un marbre aufti blanc que la neige : elles font fluttées, &c portent des corniches Sc des cbapiteaux dorés : les vaftes galleries portées fur ces colonnes font peintes en dedans : le mouvement du foleil, de la lune Se des étoiles y eft paffablement bien réprefenté : 1'enfemble eft orné d'hiérogliphes, dont le fens n'eft connu que d'un petit nombre de chefs ou d'anciens. L'extérieur du temple eft furdoré dans le même goüt que ce dome ouvert, qui eft furmonté d'un globe percé a jour, en cötes de melon. Au milieu du dome, eft un foleil d'or, fufpendu dans le vuide, Se foutenu par des tringles de même métal, attachées a 1'ouverture : ce foleil artificiel regarde en bas comme pour éclairer un globe terreftre, qui eft fur un piédeftal en forme d'autel, au-defTous du foleil, felon la fituation de leur pays, a 1'égard de ce corps lumineux: c'eft la oü font renferraies les urnes remplies K üj  Ijb MÉMOIRES des cëndres des ancêtres des Mezzoraniens'. Les fièges des anciens ou chefs de Pétat, qui tiennent publiquement confeil dans ce temple, font pratiqués au-dedans des colonnes. II y a douze portes pour entrer dans le temple ; elles répondent parallèlement a douze grandes rues: on voit, k chaque porte, un elcalier fuperbe & de 1'architecture la plus hardie, qui conduit aux galeries , oii Pon met en dépot les loix, les regiftres de Pétat, les découvertes qui ont été faites pour le bien de la fociété pendant 1'adminiftration de chaque Pophar, ou pendant les régences : on y conferve auffi, avec le même foin , la vie des hommes illuftres, qui fe font diftingués dans quelque art ou quelque fcience, ou par quelque trait extraordinaire de vertui On ouvre deux fois Ia femaine ces archives. Quelque ancien eft prépofé pour faire des lecfures utiles aux jeunes gens, qui ont ordre de s'y rendre : ces galeries font enrichies d'une baluftrade dorée, qui règne dans tout le pourtour intérieur du temple. On voit fur les piédeftaux des colonnes, des hiérogliphes & des caraftères dont le fens n'eft connu que des cinq grands Pophars. II leur eft expreffément défendu, fous peine de dégra-dation & de prifon perpétuelle, d'en donner 4'explicatio& è d'autres qu'au fugceffeur d§  , de Gaudence. iji celui d'entre eux qui vient a mourir, ou k, manquer par quelqu'autre accident. Je m'imagine que les fecrets importans de 1'état, peutêtre même ceux de la religion, font voilés fous ces fymboles myftérieux. Ce temple eft un chef-d'ceuvre de 1'art. Je n'y trouve d'autre défaut, que le fluté des colonnes. Cet ornement m'a paru trop recherché pour la fimplicité majeftueufe que ce peuple affefte en d'autres occafions. Les maifons font baties en cercle autour de la grande place, excepté les endroits oü les grandes rues aboutiffent: ces rues font au nombre de douze, qui eft celui des fignes du zodiaque : elles font tirées au cordeau depuis le temple, qui en eft le centre, jufqu'aux extrémités de la ville. Ce vafte cercle eft entouré d'un doublé rang de cèdres, plantés devant les maifons a diftances égales : Pornement des rues eft le même de chaque cöté, de forte qu'elles reüemblent a autant d'avenuesfuperbes, qui ferment un ombrage extrêmement agréable, dans un pays aufti expofé au foleil. Les grandes rues font traverfées par d'autres, celles-ci forment autant de cercles paralèles a la grande place &c au temple, qui eft le centre de tout: ces cercles s'aggrandiffent a mefure que la ville Vélargit. Quand on batit de nouvelles maifons, c'eft K iv  MÉMOIRES toujours en cercle, jufqu'a ce que le rond foit achevé, après quoi on en recommence un autre, &c. Les rues, comme je Pai déja dit, tant droites que circulaires, font plantées de deux rangs de cèdres. Les carrefours, oh les rues fe croifent, fon? auffi en cercle : ils s'étendent iatéralement a meiure qu'on s'éloigne de la grande place, qui en eft le centre : au milieu de ces cercles font autant de jardins, bordes tout autour d'arbres, de fontaines & de ftatues d'hommes illuftres ; de forte que la ville femble n'être qii'un vafte jardin rempli de temples, de pavillons, d'avenues, & de ronds de gazons &c de fleurs. II feroit difiicile de vous donner une jufte idéé de la beauté de ce lieu. J'ai oublié de vous dire, mes révérends pères, que les douze grandes rues s'élargiflent a mefure qu'elles s'éloignent du centre de la ville, de forte qu'en y entrant du cöté de la campagne, on voit le temple & la grande place, d'oii 1'on dócouvre les plus belles avenues & le plus beau pays du monde. Les grandes villes des Mezzoraniens font toutes baties de la même facon. Ils commencent par lever le plan du terrein, enfuite ils batiffent un temple, autour duquelils laiffent une grande place : cette place eft bornée par un cercle de ïÈaiforiS j & k mefure que le nombre des habi-  DE G A üD Ë N C È.' T5J tans augmerite, ils en batiffent d'autres, formant cercle fur cercle. lis tournent en ridicule les autres nations, dont les villes confiftent en un nombre de maifons &C de rues confufes, fans frmétrie & fans ordre. Dans tous les carrefours ou les rues fe croifent, il y a des fontaines publiques, doot 1'eau vient par des tuyaux d'une montagne affez éloignée : ces places font . encore ornées, comme je 1'ai dit, de ftatues de grands-hommes, qui ont en main le fymbole de 1'aftion éclatante qu'ils ont faite, ou du fervice qu'ils ont rendu a 1'état : comme ils ne font jamais la guerre, ce mérite ne peut confuier que dans 1'invention ou la perfedfion des arts . &i des fciences, ou dans quelque acfion mémorable faite pour le bien de la patrie. Ces motifs, felon eux, font infiniment plus nobles & plus louables, que ceux des autres nations qui font dreffer des ftatues & des trophées k des hommes qui ne s'immortalifent qu'a force de donner la mort. Toutes leurs maifons font baties fur le même modèle, & elles font baffes, comme je 1'ai déja remarqué, a caufe des tempêtes & des ouragans, qui font fréquens dans ce pays : elles font d'une égale hauteur, les toits en font plats, & il y a au comble de chaque maifon un jardin artificiel, rempli de fleur? &  154 MÉMOIRES, d'arbriffeaux odoriférans. Si du hant de qneiqtte éminence on regarde dans les rues, tous les cercles & toutes les avenues paroiffent au-deffous comme un autre monde ; & fi on regarde au niveau les toits de toutes les maifons , on eft enchanté de la vue de dix mille jardins différens, de quelque cöté que 1'on fe tourne ; en un mot, je ne crois pas que 1'univers entier ait rien de comparable h ce féjour. Ce pays fournit mille autres beautés, & le génie induflrieux des habitans a inventé tant de chofes utiles a la vie, qu'il faudroit un volume entier pour en donner une idéé : ce feroit trop abufer de votre patience, mes révérends pères, que de vous en entretenir plus >longtems. Les richeffes des Mezzoraniens font immenfes, & elles font, en quelque facon, communes a tout Ie monde, comme je le ferai voir en parlant de la nature de leur gouvernement : les habitans font les hommes du monde les plus ingénieux & les plus induftrieux ; leurs chefs ou gouverneurs n'ont en vue que la grandeur & le bien du public : chacun jouit abondamment de tout ce que 1'homme peut fouhaiter, dans un pays que le fléau de la guerre n'a point approché depuis prés de trois mille ans ; car ils n'ont d'autres ennemis que les affreux  de Gaudence. 155 déferts qui les entourent, & qui fervent de barrière contre Pambition des autres peuples de la terre : ils fe regardent tous comme frères, qui doivent vivre fous les loix d'un père commun. II n'eft pas étonnant que des gens élevés dans les principes folides de la loi naturelle, foient parvenus a une grandeur & k une magnificence, qu'on ne peut ni croire, ni concevoir en Europe. Après qu'on eut fatisfait aux devoirs qu'on rend ordinairement aux urnes (les cérémonies religieufes vont toujours chez ce peuple avant les cérémonies civiles), on procéda a 1'inftallation du Pophar régent. Cette cérémonie ne fut pas longue : on le placa dans un fauteuil tourné vers 1'orient, fur le fommet de la montagne la plus haute du nome, pour fignifier qu'il devoit avoir infpeflion fur tout le pays: il avoit les yeux fixés fur le temple du foleil, qui étoit devant lui, pour le faire fouvenir qu'avant toutes chofes, il devoit avoir foin de la religion de fes ancêtres. Lorfqu'il fut placé de cette facon, trois eens foixante-cinq d%s principaux habitans du nome, qui repréfentoient tous les autres, s'approchèrent de lui & le faluèrentrefpectueufement, enluidifant: Eli Pophar, c'eft-k-dire, nous vous fah'ons, phrc de notre nation- II les embraffa avec toute  '*S6 MÉMOIRES Ia tendreffe d'un véritable père, en leur répondant, cali hernat, c'eft a-dire, mes chers en* fans. Enfuite i! fut falué par Ie même nombre de femmes. C'efMè tout Phommage qu'on lui rendit ; mais ils regardent cette cérémonie comme une chofe ü facrée, que rien au monde ne peut Ia faire violer. Toute la différence de fon habillement confiftoit en un grand foleil qu'il portoit fur Peftomac, les pierres précieufes du bandeau dont fon front étoit ceint, & celles qui enrichiffolent une efpèce de bonnet a jour, dont Ie haut étoit garni d'une magnïfique hpupe de franges d'or, & d'une plaque d'or mince en forme de foleil, étoient plus grandes que celles dont les autres habitans fe parent. Dès que les cérémonies & les réjouiffances qui fe faifoient dans les tentes aux dépens du public, furent finies, le Pophar fut conduit au milieu des acclamations du peuple & au fon de] mille inftrumens de mufique , a une tente magnihque, a Ia tête de tout le camp de cöté de.i'Orient; c'eft la place d'honneur chez ce peuple, paree que c'eft-la que le foleil fe léve; il fe rendit enfuite a petites journées a la ville capitale du nome. On reitéra les mêmes cérémonies dans les autres nomes, tant pour marquer que tous dé-  dë Gaudence. 157 pendoient de lui, que paree que l'empïre étoit trop vafh 8c trop peuplé pour que tous puffent s'affembler en un même lieu. Je ne puis exprimer les careffes que cbacun me fit, fur-tout lorfqu'on apprit que ma raèré étoit du pays, <8e que j'appartenois au Pophar, Chaque fois que j'étois introduit dans une nouvelle compagnie , tout le monde m'embraffoit avec une tendreffe inffnie , 8c me donnoit le tendre nom de frère. J'avoue que quelques dz* mes me parurent pouffer ce fentiment un peu trop loin. J'ai eu dans la fuite , 8e a mon grand regret, occafion de m'en convaïncre. J'imputois cependant leurs prévenances au caraclère naturel du fexe, qui fe porte plus volöntiefs a aimer les étrangers, que ceux du pays , quand même ils auroient moins de mérite. Que ce foit 1'effet d'un défaut de jugement, de la légéreté & de 1'inconffance, qui font comme de fon effence, ou bien d'un efprit de contrr.* diclion , qui lui fait defirer avec ardeur ce qu'il devroit éviter avec le plus de précaution, c'eff ce que je ne prétends pas décider; peutêtre les femmes s'imaginent-elles qu'un étranger efl moins prompt a découvrir leurs défauts, & plus propre au'myftère: ce qu'il y a de certain, c'eft que j'ai eu beaucoup a fouffrir de leur jaloufie.  ï 5 8 MÉMOIRES Mais pour acbever le portrait de ce peuple* avantque dereprendre ma narration,c'eft,conv me je 1'ai déja remarqué , le plus beau fang que la nature ait jamais formé; le feul défaut que je lui trouve, fi cependant c'en eft un, il a un air de familie trop marqué. Ce qui vient d'une caufe très-louable; ils fortent tous d'un même tronc ; leur fang n'a jamais été corrompu par des alliances étrangères. Comme ils n'ont ni guerre ni commerce avec aucune nation , ils ignorent les vices qui en font fouvent les fruits. Ils ont les yeux trop petits , cependant plus grands que ceux des chinois, les cheveux généralement noirs, courts & frifés, leur teint eft bafané, mais leurs traits font réguliers. Dans les pays montagneux, vers la ligne ,' oii le climat eft moins chaud, par rapport aux vents qui y régnent, les femmes font même un peu plus blanches que nos Italiennes* Les hommes font en général grands & bien faits, ?. moins qu'ils ne leur foit arrivé quelque accident , ce qui eft fort rare. Les femmes font les plus belles & les mieux faites du monde ; mais encore une fois elles fe reffemblenf toutes: tant de douceur & d'innocence régne dans leurs yeux, une modeftie fi naturelle eft répandue fur leurs vifages, qu'il eft difficile de décrire desappas qu'on ne peut qu'admirenr  SE G A V D E N C E. 159 Lahardieffe leur déplaït beaucoup dans le fexe, auffi je leur dois rendre cette juftice , que je ne crois pas qu'il y ait de femmes au monde plus chaftes qu'elles; ce qui eft fans-doute le fruit du grand foin qu'on a de 1'éducation de la jeuneffe, dont j'aurai occafion de parler plus amplement dans la fuite. Les voyages que 1'on fit dans les différens nomes pour y dépofer les urnes, me procurèrent, dès mon arrivée, 1'occafion de voir la plus grande partie du pays, je 1'examinai dans la fuite plus a loifir. II eft en général affez montagneüx , il y a même de vaftes chaïnes de montagnes qui ont plufieurs centaines de milles de longueur , & qui s'étendent ou au-deffous de 1'équateur , ou en ligne parallèle. Les vents frais qui s'y élévent, &c un nombre infini de rivières qui y prennent leur fource , & qui arrofent les plaines , coulent vers le nord 6c vers le fud , mais principalement vers le nord ; ce qui rend ce climat beaucoup plus tempéré qu'il ne devroit 1'être naturellement; ces montagnes, & les grands bois dont elles font ordinairement couvertes , caufent hs pluies auxquelles ce pays eft fujet. II y a des forêts & des bois extrêmement étendus , que les habitans coupent a mefure qu'ils veulent étendre leur terrein ; mais ils ont toujours foin  ï6<3 M É M O t R E S de laiffer de diftance en diftance des bocagês} qui font d'une grande utilité en même tems d'un grand agrément dans la campagne. La quantité de pluies & Pinégalité du pays ren* dent les chemins mauvais; mais on eft bien dédommagé de cette irtcommoditépar le grand nombre de fontaines, de ruiffeaux &c de vallées charmantes, qui, jóintes a Pinnocence des habitans, feroient regarder la Mezzoranie commö un paradis terre'ftre. La terre eft fi fertile, &c produit fi abondamment non feulement plufieurs fortes de grains & de riz, avec une efpèce de froment beaucoup plus grand & meilleur que le bied des indes , &C une variété inflnie de fruits , de légumes &c d'herbes extrêmement nourriffantes & délicates, que le moindre foin qu'ont les habitans , eft de faire la proviiïon de fruits néceflaires pour tant de monde. On feroittenté de croire que la providence a excepté cette partie de 1'univers des malheurs que la chüte d'Adam a entrainés après elle , ou bien qu'elle a proportionné la fertilité du pays a Pinnocence de fes habitans. Ce n'eft pas que Pinduftrie de ce peuple , jointe k la paix & a la tranquiilité dont il a toujours joui, n'ait pu contribuer beaucoup a fes richeffes 6c h fon abondance. J Leurs  de Gaudencé* ï6ï Leurs villages , dont la plupart font batis fur des rivières ou des ruiffeaux, a caufe du commerce & des manufacf ures , font fans nombre ; leurs montagnes font remplies de mines de toutes fortes de métaux, & ils ont tout ce qu'il faut pour les travailler : 1'argent eft le mé* tal le plus rare chez eux, & je crois que 1'or eft le plus commun : il en fort fouvent de gros monceaux des rochers oii font les mines, ou par la chaleur naturelle de la terre, ou par d'autres caufes inconnues* Cet or eft plusmalléable , & plus propre a toutes fortes d'ouvra* ges que celui qu'on fire de la mine. Leurs inventions pour les arts, pour tout ce qui eft utile k la vie, & même pour la magnifïcence, font étonnantes. En parlant de leurs fruits, j'aurois dü faire mention d'une petite forte de raifin qui y croit naturellement, & dont ils font un vin , un peu aigre quand il eft nouveau, mais qui fe garde plufieurs années, &fe bonifie a mefure qu'il vieillit. Ils cultivent auffi fans beaucoup de peine des raifins plus beaux , qu'ils font fécher. • Leurs vins font plus cordiaux que propres a enivrer; c'eft leur boiffon ordinaire avec de 1'eau. II ne me fouvient pas d'avoir jamais vu dans ce pays aucune béte k corne, fi 1'on en excepte quelques chèyres très-grandes, qui Tomé FL L  i6l MÉMOIRES fourniffent du lait excellent: il y a des bêtes fauves fans nombre, & de plufieurs efpèces, qu'on ne connoït point en Europe ; on y voit auffi un petit animal qui tient de la nature du chevreuil & du mouton ; la chair en eft extrêmement délicate & nourriffante ; on en fert dans tous les feftins. Ils mangent ordinairement peu de groffe viande, affez de volaille; mais en général ils croyent que la viande eft une nourriture trop groffière ; ils aiment mieux le poiffon, paree qu'il eft plus aifé a digérer, auffi en ont-ils d'excellent & en abondance,: il eft Vrai qu'ils n'ont que du poiffon d'eau douce , paree qu'aucune de leurs rivières ne communiqué avec la mer. Leur chevaux font petits, mais forts & pleins de vivacité , & extrêmement légers a la courfe. Ils ont une forte d'ane fauvage, plus long que le cheval, trés-fort, & propre a porter des fardeaux pefans; toutes les couleurs de 1'iris femblent raffemblées fur le poil de eet animal. Leurs voitures font trainées par des élans; ils ne fe fervent des dromadaires que pour traverfer les déferts dans le tems des caravanes: leurs rivières , dans les pays plats , font diyifées en canaux, qui rendent facile le tranfport des provifions & des effets. Je n'ai vQulu, mes révérends pères, vous  de Gaudence. 163 donner qu'une idéé générale de ce pays; je iais que ce récit ne vous intérene pas autant que la religion , les mceurs, les coutumes, les loix Se la forme du gouvernement; cependant je ne puis m'empêcher de dire qu'il n'y en a point dans le monde connu, qui puiffe Pégaler en richeffes Sc en toutes les chofes que 1'on peut fouhaiter pour rendre la vie heureufe ; on en trouve encore moins 011 1'on ait porté certains arts Sc certaines manufactures a un fi haut degré de perfection ; mais il eft des cas oü ils font autant hommes que les autres hommes , comme vous pourrez le voir dans la fuite. Je laiffe donc mes aventures , je ne vous dirai pas exactement les différens états par lefquels la providence m'a fait paffer ; eet article n'eft pas aufli intéreffant pour vous que la religion , fes intéréts me font plus chers que les miens propres. Aux obfervations que j'ai faites fur leur religion, je joindrai celles que j'ai cru de voir faire, fur leurs ufages 8c leurs coutumes, qui différent autant de celles des autres peuples, que leur pays eft différent du notre; je vais donc commencer par leur religion 8c.... L'Inquisiteur. Cet article eft ie plus intéreffant Sc demande le plus d'attention: il faut Lij  164 MÉMOIRES que nous perdions Pidée de ce beau pays J dont vous nous avez fait une fi belle defcription, avant que de vous entendre fur un point auffi faint que celui dont vous devez nous entretenir: nous le remettons è un autre tems. Le second Inquisiteur. Souvenez - vous de votre promeffe , & n'abufez point du penchant que ce faint tribunal a a vous croire véridique ; plus nous nous intéreffons a vous, & plus vous avez a craindre de notre faint reifentiment fi vous nous trompez. Vous n'avez plus que la maifon pour prifon ; rendezvóus digne d'une telle bonté par votre bon< ne-foi, & juftifiez, paria vérité de votre récit , la douceur que nous avons pour vous. Allez.  de Gaudence. 165 TROISIEME PARTIE. L E Sécrétaire. Notre prifonnier ne jouit pas long-tems de la douceur que les inquifiteurs lui avoient accordée. 11 nous arriva un avis qui nous parut important, quoiqu'il ne nous fut donné que fous le voile de 1'anonymité.' Cette lettre portoit en fubflance que 1'étranger dont la fainte inquifition s'étoit faiii , étoit un homme extrêmement dangereux, & qu'il étoit d'autant plus a craindre , qu'il étoit de tous les hommes le plus aimable; que 1'on ne connoiffoit point de mortel qui fut plus infinuant, & dont les talens .multipliés a l'infini & réunis , fuffent plus ornés de ces airs & de ces manières engageantes qui attirent les cceurs ; qu'il étoit bien facheux qu'un homme aufli inftruit fut ennemi dela religion ; que la fainte inquifition devoit fe tenir en garde contre les réponfes d'un tel criminel; que le menfonge prenoit dans cette bouche d'or le caractère de la vérité même ; qu'il n'étoit point de tribunal qu'il ne fut en état de rendre la dupe de 1'ingénuité dont il voiloit fon impofture; qu'enfin on 1'avoit furpris faifant 1'éloge d'une nation dont il faifoit confifter le bonheur dans une indé- L üj  lóó MÉMOIRES pendance univerfelle; que pour jouer fon rdre avec plus d'adreffe & plus efficacement, iï affefloit beaucoup d'attachement pour Ia religion catholique; mais que 1'attaquant dans Ia fuite par degrés , il en minoit fourdement les principes fondamentaux ; que s'appercevant de 1'effet de fes entretiens, il les terminoit toujours par un trait d'autant plus funefle k notre croyance , qu'il étoit enveloppé d'une douceur féduifante. Si le ciel, dit-11, ne m'avoit point accordé la grace de naïtre dans la religion catholique , j'aurois cru trouver la tranquillité de ma confcience dans les fages erreurs de cette nation fortunée; 1'anonyme ajoutoit que eet homme étoit k craindre , paree qu'il étoit fait k tous égards pour plaire, qu'il s'emparoit infenfiblement de i'efprit des femmes , idolatres de la nouveauté; que cette partie du gouvernement, quoique la plus foible , devenoit ordinairement la plus forte fur 1'article de 1'innovation ; que les jeunes-gens fe faifoient un plaifir de 1'entendre , & regardoient comme 1'organe de la vérité. ce miniftre du menfonge; que 1'afcendant du fexe fur les hommes influoit confidérablement fur le fort d'un état; que les femmes, une fois féduites , entraineroient bientöt les jeunes-gens, & que d'une petite étincelle naïtroit immanquable-  de Gaudence. 167 ment un incendie univerfel; qu'au furplus l'inquifition ne feroit point qualifiée de fainte , fi elle n'étoit fage, qu'ainfi lui anonyme ne donnoit fes avis qu'afin de répondre au zèle qui 1'animoit pour la gloire de la religion , pour la fureté de 1'état & de fa propre confcience. On le refferra dès qu'on eut fait la leöure de cette lettre. 11 voulut favoir d'oii venoit un changement fi inattendu: il n'eut pour réponfe qu'un févère filence , plus expreflif dans ces occafions, que toutes les paroles du monde. Nous jugeames a propos de retarder fon interrogatoire pour prendre les informations les plus convenables; nous craignions de nous être laiffés éblouir par cette fimplicité qui paroifioit lui être fi naturelle, & qui eft le vrai langage de la vérité. Nous interrogeames tóüs ceux de la maifon avec qui il avoit déja fait connoiffance, (il faut 1'avouer, tout le monde recherchoit fa converfation ) ; les éclairciffemens que nous en tirames étoient en fa faveur. Cependant les avis que nous avions recus, rouloient fur une matière trop intéreffante pour la négliger: on fit fubir encore quelques interrogatoires a la dame que nous avions arrêtée , elle perfifta dans fes réponfes; nous cherchames a découvrir 1'auteur de la lettre, il ne fut pas L iv  l68 MÉMOIRES poffible de le trouver, pas même de le foupconner. Ce délateur pouvoit être quelque ennemi fecret de Gaudence; & il auroit été injufle de faire languir dans les fers un innocent, k qui on n'avoit peut-être d'autre crime k reprocher, que d'avoir excité par un mérite réel la jaloufie de quelque perfonne d'un mérite funerfieiel. On ne voit que trop de gens dont la bile s'échauffe de la tranquillité des autres. Cette réflexion appaifa un peu la pieufe colère de l'inquifition : on avoit arrêté qu'on ne Pinterrogeroit que dans deux mois; ce cruel retardement fut abrégé de quelques jours ; toutes les informations que nous avions prifes foit k Venife, foit k Bologne, le rendoient digne de ce tempérament. II fut donc appellé a 1'audience, Cette dernière épreuve avoit pris fi violemment fur fa fanté, que nous avions de la peine k le reconnoïtre ; la païeur répandue fur fon vifage ne fervoit cependant qu'a le rendre plus intéreffant. II n'avoit point perdu eet air de tranquillité qui ne fe fépare jamais de 1'innocence; il approcha du tribunal avec une confiance qui prévient toujours lorfqu'elle eft accompagnée d'une noble modeftie. Premier Inquisiteur. Approchez , Gau1 dence< Tremblez. Nous ne fommes point les dupes de votre impoffure; vous apprendrez  de Gaudence. 169 incéffamment qu'on ne trompe point un tribui? nal auffi faint & auffi augufte que l'inquifition , fans être puni d'une teile audace. Quoi, lors même que nous violons les facrés ftatuts de notre tribunal pour rendre votre prifon plus douce, vous vous jouez de vos juges, &£ vous ofez abufer du penchant que nous avions a vous croire innocent! Eh bien ! le feu fera la récompenfe d'une femblable témérité , nous avons des preuves plus que fuffifantes pour vous faire fentir toute la rigueur de notre juftice, Gaudence. Mes révérends pères , la mort ne m'épouvante point; je la regarde comme le terme heureux de mes malheurs; la providence m'a fait naïtre, la providence m'a confervé , elle peut me rappeller quand elle voudra; je fuis réfigné a fes décrets , je ne demande a Dieu que de mourir comme je fuis né, dans le fein de fon églife. Je lui demande encore, mes révérends pères, de m'éclairer fur le motif qui peut avoir irrité contre moi un tribunal que je refpeöe autant , & qui mérite autant de 1'être, pour avoir la confolation de lui demander pardon d'un crime dont jé puis être innocemment coupable. Ne penfez pas, mes révérends pères, que la crainte du fupplice dont vous me menacez, m'infpire de tels fentimens; mon cceur formé  170 MÉMOIRES a la candeur , noifrri dans les folides principes de la religion chrétienne , & fortifié par les revers que la divine providence lui a fait éprouver, détefte cette baffeffe qui eft la reflburce des laches & des méchans. Le Sécrétaire. Èn effet aufli tranquille après cette menace que lorfqu'il fe préfenta pour la première fois , il fit cette réponfe avec un air de vérité qui toucha les inquifiteurs. Premier Inquisiteur. C'eft le propre des gens fans religion, de favoir adroitement adopter celle qui leur convient, fuivant les circonftances facheufes, oii la corruption de leur cceur les précipite, &l de ceux qui faifant un mauvais ufage des connoiffances qu'ils ont acquifes, ne défendent fouvent la vraie, puifqu'elle eft 1'unique, que pour mieux la combattre. On dit que vous êtes de ce nombre; Gaudence, prenez garde a votre réponfe, nous avons des preuves; foyez véridique, voila la feule reflburce qui vous refte, ou dans un moment fur 1'échafaud. Etes-vous chrétien r Gaudence. Si je le fuis, mon Dieu , mon fauveur ! s'il eft vrai qu'il fuffit de défirer fincérement d'être chrétien pour 1'être, ö mon divin rédempteur, pourquoi ne m'avouez-vous pas pour votre fils, moi qui ne reconnois d'autre père que vous, qui m'avez f'acheté de votre  de Gaudence. 171 fang: mais hélas! je me fuis égaré dans la voie du monde, je mérite bien , feigneur, que vous fermiez les oreilles a mes cris. Oui, mon Dieu, món ame altérée de vous, expiera dans les tourmens , auxquels mon corps va être expofé , toutes les infidélités qu'elle vous a faites. O mon divïn fauveur, ma mort, j'ofe 1'efpérer, fera précieufe a vos yeux, vous ouvrirez les tréfors inépuifables de votre miféricorde, j'y trouverai la récompenfe d'une mort que je n'ai point méritée, & que la calomnie me fait fubir: daignez la recevoir, feigneur, en expiation des crimes dont vous êtes le feul juge , faites que ce faint tribunal apprenne au moins après ma mort, mon innocence, s'il eft impor, tant pour votre gloire & pour mon falut qu'il 1'ignore pendant ma vie. Oui, mes révérends pères , je fuis chrétien : périffent mille fois les ennemis de mon Dieu, qui eft le Dieu d'Ifraël, le Dieu fort , le Dieu tout-puiffant, feul créateur de toutes chofes, le feul qui en eftle confervateur,leDieu qui aparlé a Moïfe, le Dieu bon& miféricordieux, le Dieu qui a bien voulu m'arracher des horreurs du pêché, en me lavant de mes fouillures dans le propre fang de fon fils; de ce fils, qui, par amour pour moi &c pour tous les hommes, a voulu fe foumettre è 1'humiliante néceffité de naitre, de  tji. MÉMOIRES vivre en proie aux infirmités de 1'humanité, & de mourir dans les tourmens deflinés aux hommes les plus méchans; de ce fils enfin, qui, triom-. phant par fa mort de la colère de fon père, nous a laiffé par amour fon faint-efprit, quï eftl'ame de cette augufte églife, dont les tendres confeils nous guident dans la voye du vrai bonheur. Le Sécrétaire. ïl s'exprima avec tant de fentiment, qu'il tomba après dans une efpèce de foibleffe: nous en fümes émus ; le premier inquifiteur lui-même y parut extrêmement fenfible. Nous profitames de ce moment pour voir entre nous quel parti nous devions prendre i il fut arrêté que le prifonnier pouvoit être innocent , qu'il falloit reprendre la voie de la douceur ; paree que fi 1'hiftoire qu'il avoit commencée de ce pays inconnu étoit vraie , les éclaircifTemens qu'il nous donneroit pourroient être , un jour , utilesa la religion. Premier Inquisiteur. Remettez- vous , Gaudence, foyez perfuadé que plus on cherche a vous noircir, plus nous ferons ardens a vous protéger, fi en effet vous êtes auffi innocent que vous paroiffez 1'être: tenez, voyez cette lettre : regardez la communication que nous vous en donnons comme une faveur finguliére, &C comme un gage affuré de notre bienveil»  DË GAUDENCE'. I73 ïance ; mais fur-tout foyez fincère. Connoiffezvous cette écriture ? croyez-vous qu'on vous ait traité trop durement, après 1'énormité des faits dont on vous y accufe ? répondez. Gaudence. II vous eft faeile , mes révérends pères, de prouver vous-mêmes ma juftification. On m'accufe d'avoir abufé d'un prétendu afcendant que 1'on me donne fur le fexe, d'avoir fait un ufage criminel de la crédulité de la jeuneffe : rien ne peut échapper a vos perquifitions; je vais moi-méme vous en faciliter le fuccès en deux mots. Si je vous dis le nom des jeunes-gens qui ont trouvé quelque agrément dans mon commerce, & fi je ne vous tais point celui des femmes que ma qualité d'étranger Sc mes remedes ont fans-doute plus attirées chez moi, que mon mérite perfonnel, je crois avoir plus que fuffifamment réponduaux accufations injuftes dont on me charge, fous une anonymité d'autant plus odieufe, que je ne me le fuis point attiré par quelque tort que j'aye fait a quelqu'un ; je détefte les hommes, cependant je vis avec eux en ami. Je fai quelle eft la corruption de leur cceur, mais je ne m'éloigne point d'eux; je ne me fuis jamais prêté a une philofophie fi mal entendue. Ils me font néceflaires, puifque leur perfidie eft utile a mon falut. Je ne connois point cette écriture, ni ne veux la connoitre ;  174 MÉMOIRES homme autant & peut-être plus qu'un autre J mon cceur qui ne fe plaït qu'a aimer , ferolt déchiré d'un fentiment contraire. Vous pouvez, mes révérends pères , interroger toutes les perfonnes qui m'ont honoré de leur eftime & de leur confiance ; & s'il en eft quelqu'une qui me charge des faits que 1'on m'impute , je me déciare d'avance digne des terribles effets de votre fainte colère. Premier Inquisiteur. En attendant que nous ayons connu la vérité de vos réoonfes, continuez votre hiftoire. Vous en êtes refié a la religion des Mezzoraniens. Faites enforte furtout de ne point oublier la plus petite circonftance; c'eft le point le plus intéreffant pour nous; il ne 1'eft pas moins pour votre tranquillité. De la religion des Me^oranienSi Gaudence. Les Mezzoraniens font réellement idolatres, mais avec autant de .fimplicité que des payens puiffent 1'être. II eft vrai qu'ils ne veulent pas 1'avouer dans le fens que nous entendons ce mot, c'eft-a-dire , adorateurs de faux Dieux ; ils déteftent, comme les chinois , le nom d'idolatres , quoiqu'ils le foient de fait, puifqu'ils adorent le foleil matériel, &c qu'ils jendent k leur ancêtres décédés un culte extrê-  de Gaudence. ï 75 mement fuperftitieux, dont je vous ai déja parlé. Ils reconnoiffent cependant un feul Dieu fuprême , créateur de toutes chofes, qu'ils nomment EL (i) , ou le très-haut. La raifon naturelle , difent-ils, leur apprend 1'exiftence de eet être , & leur raifonnement a eet égard, quoique jufte, eft bien différent de celui des autres hommes. Ils difent que toute leur fcience, & même c elle de tous les hommes les plus favans du monde mifes enfemble, n'auroient jamais pujformer ce monde tel qu'il eft, ni ajufter toutes fes caufes .& tous fes effets avec tant d'ordre & d'harmonie, pour le bien de chaque efpèce qui Phabite; & qu'ainfi il faut que celui qui 1'a créé , foit un être infiniment plus fcavant que tous les êtres intelleótuels. Ils tournent en ridicule ceux qui penfent qu'une chofe peut produire fans une caufe première, &C demandent , pourquoi fi cela étoit, on ne verroit pas arriver tous les jours des effets fans caufes. De-la ils concluent qu'il faut qu'il y ait une caufe première & indépendante, fans laquelle rien n'auroit pu être produit. Quoiqu'ils faffent un Dieu du foleil, ils ne prétendent pas qu'il foit indépendant a 1'égard de fon propre être, mais qu'il 1'a reeu de eet El. Quelques-uns des plus fenfés conve- (1) El ou Al i d'oü dérive Alla.  *jê MÉMOIRES nolent même, quand je leur parlois, que le foleil eft un être matériel, créé par Dieu ; mais d'autres le croyent une efpèce de vice-gérent dont 1'El fe fert, comme de Ia première caufe inftrumentale de toutes les produflions. C'eft par cette raifon qu'ils adrefient toutes leurs pnères au foleil, quoiqu'ils conviennent que' c'eft a PEI qu'il faille attribuer originairement toute puiffance. Les hommes regardent la lune comme un êtrepurement matériel, & dépendant du foleil; mais les femmes femblent vouloir en faire une Déeffe; elles ont la foibleffe de croire qu'elle eft mariée avec Ie foleil, qu'elle accoucbe tous les mois, lorfqu'elle eft en fon plein; & que les étoiles font les fruits de leur mutuel amour: 1'un & 1'autre fexe également fatisfaits de leur croyance , fe fixent a ces idéés fuperficieiies,& n'étendent pas plus loin leurs recherches , par le refpeft qu'ils difent être du a un être fi infiniment fupérieur aux mortels. Ils penfent qu'il vaut mieux fadorer dans la profondeur impénétrable de fon effence , & dans un filence refpecfueux, que de difputer d'une chofe que 1'homme ne fauroit concevoir: toutes leurs recherches ont pour objet les caufes fecondes, & la connoiffance de la nature , autant qu'elle peut être utile au genre-humain. Je cherchai 1'occafion de mettre le Pophar fur  de Gaudence. 177 fur ce fujet. El!e fe préfenta bientöt. Je lui repréfentaile ridicule inféparable d'une idee aufli bizarre. Pas fi ridicule, me dit-il, elle eft aucontraire extrêmement fage, puifqu'elle fe marie parfaitement avec la politique de notre. gouvernement; en rendant un culte au foleil, & en laifTant croire aux femmes que eet être bienfaifant eft marié avec la lune , nous leur faifons contracterl'habitude defe regarder comme inférieures aux hommes, puifqu'elles voyent que nous ne partageons point 1'hommage que nous rendons au loleil, qu'il eft entiérement pour lui, & que nous ne le rendons point a la lune , dont la grande fécondiré prouvée par le nombre infini des étoiles, leur donne eet amour pour la propagation, que les femmes des autres pays facrifient a la confervation de leurs appas, appas que la nature ne leur a cependant donnés que pour animer dans 1'un & 1'autre fexe le defir de fe perpétuer. Quoique la politique paroiffe d'abord ne pas concourir avec la religion , il eft cependant certain qu'elle contribue beaucoup a la folidité & a la gloire d'un gouvernement. De la pureté de la religion dépendent les mceurs des peuples, & de la fageffe de la politique naiffent les ufages avantageux au gouvernement. Elles fe prêtent donc mutuellement la main, 8c s'entr'aident pour affuTome FL ■ M.  IjS mémoires rer le bonheur des états. D'ailleurs ce n'eft qti'en fe pliant infenliblement a la bizarrerie de ce fexe, qu'on parvient ë. le famiiiarifer avec des ufages utiles. l'Inquisiteur. Je fuis perfuadé que vous conviendrez qu'on peut avoir des idéés fauffes de la divinité, dont il eft a propos d'être éclaici, & que par conféquent vous ne condamnez pas toutes les difputes dans lefquelles on entre fur 1'exiftence & la nature de Dieu. Gaudence. Non , mes révérends pères , je me flatte que vous regardez ce que vous venez d'entendre , comme 1'opinion de ce peuple , &c non comme la mienne , qui eft parfaitement conforme aux faints principes dont j'ai été allaité pendant ma jeuneffe , & dont je me fuisnourri dans quelque état que la providence m'ait placé. J'ai fouvent dit au Pophar, a qui je parlois avec confiance, que comme 1'homme ne peut pas expliquer 1'effence incompréhenfible de Dieu,la raifon veut cependantque nous croyions fon exiftence; que cette même raifon demande que nous foyons inftruits ou par lui-même , ou par quelque légiflateur envoyé de fa part, pour nous empêcher de nous égarer dans un point aufli effentiel; que nous autres chrétiens croyons qu'il nous a donné ce légiflateur, en  © E Gaudence; 179 Ia perfonne de fon fils unique qu'il nous a envoyé, pour nous inftruire fur ce qui regarde la divinité éternelle ; que non feulement il nous a donné les idees les plus juftes, mais qu'il a confirmé la vérité de fa doctrine par des fignes & des miracles qu'une perfonne envoyée de Dieu pouvoit feule opérer. l'Inquisiteur. Continuez. Gaudence. Quand j'ai dit que leurs prières & leur culte s'adrefTent au foleil, j'avoue cëpendant que ce n'eft en quelque facon qu'un a&e de reconnoiffance , qu'il feroit facile de reclifier. Ils regardent cette planète comme la -caufe phyfïque de la production de toutes chofes par fon influence naturelle. Les plus fenfés, quand on raifonne a fond avec eux, conviennent que tout eft émané de 1'El; il y en a même qui avouent que le foleil eft un être purement matériel, mu par une caufe fupérieure ; cependant la plupart n'y font pas d'attention , & ils font réellement coupables d'idolütrïe, en ce qu'ils adorent une créature. Mais quant aux effets moraux de 1'univers , ou aux adions li» bres des hommes k 1'égard de 1'équité , la juftice, la bonté, la droiture, &c. qu'ils reconnoif fent être proprement le devoir de toute créature raifonnable & d'une conféquence infiniment plus grande que ne 1'eft la partie phyfique dn M ij  l8o MÉMOIRES monde , ils rapportent tout a 1'être fuprême; dont 1'intention eft que nous foyons doux, miféricordieux , bons & équitables envers tous, conformément aux juftes idéés du fage auteur de notre exiftence, dont la raifon fuprême , incapable de la moindre imperfection , doit fervir de régie a des créatures qui dépendent de lui, & qui participent en quelque facon a fes perfections. Ils appuyent cette idéé d'une comparaifon très-jufte : agir contre les loix de la nature dans des productions phyfiques, c'eft, difent-ils, caufer des productions monftrueufes; a plus forte raifon dans la morale, combien n'eftpn pas condamnable aux yeux du grand être , d'agir contre les idéés de fa fuprême raifon. J'avoue que je fus charmé de ce raifonnement fimple &c naturel. ^ Je leur demandai enfuite s'ils penfoient que i'être fuprême fe melat de la partie morale du monde? Ils parurent furpris de cette queftion, & me demandèrent fi je croyois qu'il fütpoflible qu'il ne s'intéreffat pas a la plus belle partie de fa création , lorfqu'd fe donnoit la peine , ( car c'eft 1'expreffion dont ils fe fervent) de créer le moindre infecfe , felon les régies d'une fageffe profonde, dont les effets admirables font infiniment au-defius de tout ce que 1'art peut faire ou imiter ? Je leur demandai encore quel-  DE G A U D Ë N C E. ïti les étoient les regies que eet être vouloit que des agens libres, tels par exemple que 1'homme, fuiviffent dans leur conduite ? La raifon, me répondirent-ils, & la juftice, a 1'imitation de la fuprême raifon qui Péclaire : car, ajoüterentils, pouvez-vous croire que 1'être fuprême puiffe approuver les crimes que les hommes commettent, ou que leurs bafTefTes puiffent s'unir avec les fublimes idéés de fa fageffe éternelle Hl faut donc qu'elles foient oppofées a la raifon qui eft non feulement en Dieu , mais auflï dans les hommes, & par conféquent elles méritent d'être punies par eet être équitable, qui régit tout, & qui ne. peut rien fouffrir qui ne foit dans 1'ordre. C'eft a vous, mes révérends pères , a prononcer fur ce raifonnement: pour moi j'avoue qu'il m'a étonné dans un peuple , qui n'a pour regie de fa conduite qu'une lumière naturelle. Se peut-il que les conféquences qu'il tire de ces principes, ne foient pas auffi juftes que les principes mêmes ? Déplorable effet de 1'aveuglement des hommes: ils font ineonféquens., lorfque leurs principes ne font point étayés de la foi. Voici, mes révérends pères, en quoi confifte piinripalement la théorie de leur religion. Ils difent, i°. Que TE1 eft 1'être le plus intelligent , le plus raifonnable , & le plus noble de M iij  iSi MÉMOIRES tous; qu'il eft du devoir de tous les êtres intelledüels d'imiter & de fuivre les juftes loix de fa raifon fuprême; fans quoi ils s eloignent de la vraie regie fur laquelle ils doivent diriger toutes leurs actions; 1'objet de toutes les prières qu'ils adrefTent a eet être fuprême, & de toutes lesgraces qu'ils lui demandent, c'eft de Iesrendre bons & juftes comme il 1'eft lui-même. 2°. Que le foleil eft la grande caufe, ou dumoins la caufe inftrumentale de 1'exiftence de leurs corps, & de tous les autres effets phyfiques. Vous favez, mes révérends pères, mieux que je ne puis vous le dire, combien ils fe trompent en cela. C'eft a lui qu'ils adreffent leurs prières pour la confervation de leurs vies, des fruits de la terre, &c. 3°. Que leurs parens font la caufe immédiate & inftrumentale de leur exiftence naturelle , qu'ils dérivent en partie d'El, & en partie du foleil;&, par cette raifon,ilsrepeétent d'autant plus leurs parens , qu'ils les regardent comme les Vicegérens d'El & du foleil; ils croyentque leur partie fpirituelle ou intellectuelle eft immortelle , & par conféquent qu'ils font en état de les aider, & qu'ils" font difpofés a le faire , a proportion du refped qu'ils leur témoignent, en vifitant leurs tombeaüx, & en honorant leur mémoire. II eft cependant vrai, qu'en exami-  de Gaudence. 183 nant la chofe de plus prés, j'ai trouvé qu'il y avoit autant de politique que de religion dans 1'inftitution du culte fuperftitieux qu'ils rendent a leur ancêtres décédés. Comme leur gouvernement eft patriarchal, le refpeét inviolable qu'on'leur apprend , dès la plus tendre jeuneffe , a porter a leurs parens, fait qu'ils obéiffent a leurs anciens gouverneurs, non feulement avec la plus grande foumifïïon, mais encore avec joie. Ils croyent Fimmortalité de 1'ame , les récompenfes & les chatimens d'une autre vie , quoiqu'ils s'expliquent la-deffus d'une facon affez extraordinaire. Ils affurent que 1'ame eft un être indépendant de la matière , quant a fon effence'; puifqu'elle a les facultés de penfer, de vouloir & de choifir , opérations dont la matière , quelque fubtile qu'elle foit, ne peut jamais être capable ; mais leur idee de la préexiftence de 1'ame avec 1'El, avant qu'elle anime le corps, eft très-confufe. Voici en quoi ils penfent que confifteront les récompenfes & les punitions de 1'autre vie; il s'imaginent que plus leurs actions dans celleci auront été conformes a la fageffe infinie de Dieu, plus leurs ames approcheront dans 1'autre de la fouveraine perfection de ce divin modéle; que fi au contraire ils s'en font éloignés M iv  i%4 Memoires dans cette vie , Dieu permettra qu'ils perfévèrent toujours dans cette contrariété, jufqu'ace qu'ils deviennent k la fin fi vicieux & fi méehans, qu'ils fe déteftent eux-mêrnes. Cette idee des degrés de perfection , qui doivent être la récompenfe des hommes fuivant les degrés de leur vertu , paroit avoir quelque rapport k la hiërarchie que nous croyons être de la juflice divine, foit dans les peines, foit dans les récompenfes éternelles : elle eft en effet une preuve de 1'équité de celui qui récompenfe ou qui punit. Les plus fenfés des Mezzoraniens croyent la métempficofe, ou la transmigration des ames non comme une punitionde 1'autre vie, ce qui étoit le fentiment de quelques-uns des anciens philofophes payens, mais comme un chatiment mérité dans cel!e-ci. Cette transmigration des ames eft entiérement différente de l'opinion qu'on en a concue, & de ce que les anciens entendoient par le terme de métempficofe, favoir, que les ames des méchans, des voiuptueux, &c. paffoient après leur mort dans le corps de telle ou telle béte, felon les paflions dominantes auxquelles ils s'étoient abandonnés, jufqu'a ce qu'ayant expié leurs crimes , il leur fut enfin permis de rentrer dans un corps humain.  de Gaudence; 1S5 . Les Mezzoraniens croyent au-contraire que les ames des bêtes entrent dans les corps des hommes dès cette vie. I>s difent que les corps humains font des demeures fi dé'icates, que les ames des bêtes les envient aux hommes, &C tachent continuellement de s'y infinuer & de s'y établir; qu'elles y réuffiffent dès qu'on ceffe de fuiVre les lumiéres de la raifon, qui peut feule nous garantir de ces ennemis toujours prêts a nous furprendre; & que fi nous ne nous tenons fur nos gardes , ces ames animales s'emparent de 1'ame raifonnable, de facon qu'elle ne peut plus gouverner le corps, ni agir, fi ce n'eft de concert avec 1'ame animale pour affouvir fes paflions brutales , ou qu'elle ne fait tout au plus que de foibles efforts pour fortir de eet efclavage. J'ai cru d'abord que ce fyftême étoit allégorique , pour marquer la reflemblance qu'il y a entre les paflions des hommes, lorfque la droite raifon ne les gouverne pas , & celles des bêtes. Mais j'ai fu dans la fuite qu'ils croyent que cette transmigration arrivé réellement: je n'en doutai plus après le dernier voyage que je fis en Egypte avec le Pophar; quand il voyoit paffer les Turcs ou d'autres étrangers, & même des Arméniens & des chrétiens Européens, il me difoit fouvent en langue mezzoranienne,voila un  iBS MÉMOIRES cochon, voici un lion, un loup , un renard , un chien, ou quelqu'autre animal femblable ; c'eft-a-dire, qu'iis croyent le corps d'un homme voluptueux pofiedé par 1'ame d'un cochon ; celui d'un luxurieuxpar 1'ame d'unbouc; celui d'un traïtre par 1'ame d'un renard; celui d'un tyran par 1'ame d'un loup , & ainfi des autres. On leur inculque ces idéés dès leur plus tendre jeuneffe, & avec tant de foin, qu'elles contribuent beaucoup k les retenir dansles bornes de la raifon. Dès qu'un jeune-homme fe trouve enclin k quelqu'une de ces paflions, il s'adreffe auffitöt k un ami qu'il croit plus fage que lui; eet ami rallure que fame de telle ou telle bete, tend des piéges pour fupplanter la fienne , & fe mettre k fa place. Cela les rend circonfpecls ; ils fe tiennent en garde contre leurs propres paflions , pour ne point être furpris par eet ennemi impitoyable. Le premier remède qu'ils employent, eft de fe recueillir attentivement en eux-mêmes pour y contempler la divine Iumière qui les éclaire; k 1'aide de ce célefte flambeau ils cherchent, ils fouillent dans tous les replis de leur ame; & quoiqu'il foit trèsdifficile de déloger ces ames brutales , dès qu'elles ont pris poffeflion; cependant, ennemies de la clarté, elles s'enfuyent, lorfqu'elles  de Gaudence. 187 fentent que leurs deffeins font découverts. La crainte d'être livré k la tyrannie de ces efprits immondes, eft fi bien gravée dans leut" ame , même dès leur enfance, que c'eft a cette doöxine qu'ils attribuent la régularité de leur vie. Les femmes ont adopté le même fyftême , avec cette différence , qu'elles croyent que les ames animales qui s'emparent de leurs corps , font d'une autre efpèce que celles qui tendent des pièges aux hommes. Elles difent, par exemple, que c'eft 1'ame d'un caméléon qui les rend \faufies & inconftantes ; que les coquettes & les petites-maitreiTes ont de ames de paon ; les cruelles & les capricieufes des ames de tigreffe & ainfi des autres. Elles font encore un aveu, qui eft d'autant plus furprenant, que comme les femmes fe font une loi d'idolatrer leurs défauts, elles conviennent rarement des imperfections qui obfcurciffent leurs appas. Elles avouent qu'il eft encore plus difrkile de chaffer de leur corps les ames animales qui en ont pris poffefïïon, que du corps des hommes. Et c'eft fans doute , paree que, difent-elles , les mauvaifes ames par la duplicité qui eft naturelle k notre fexe , fe tiennent beaucoup plus long-tems cachées chez les femmes: ce n'eft qu'a 1'age de vingt-cinq ou trente ans qu'on commence a les appercevoir; dans la plupart des hommes au-contraire,  J88 MÉMOIRES elles fe montrent prefque auffitót qu'elles sry; font gliflées. J ai vu, en plufieurs occafions, que c'eft par f rapport a cette doctrine que les Mezzoraniens fe font tant appliqués a 1'étude de la phyfionomie: auffi ont-ils établi des régies pour connoitre par la contenance d'un homme, par fes" traits & par fes regards, fi 1'ame animale na point pris pofieffion de fon corps, afin d'appliquer des remèdes convenables. Cette fcience , toute incertaine & douteufe qu'elle eft parmï les chrétiens, qui ont les fecoursplus éfficaces de la vertu & de la grace pour réfifter a leurs paflions, ces ennemis redoutables de 1'homme, eft cependant portée chez les Mezzoraniens at un degré de perfect ion & de certitude beaucoup plus évident qu'on ne fe 1'imagïneroit. Ce peuple , qui n'a pas les mêmes lumières que nous-, ne fe donneroit pas fans doute tant de peine pour réprimer fes paflions, s'il ne connoiflbit d'avance tous les dangers que 1'on court a ne pas les cqmbattre- c'eft pourquoi tous les anciens s'étudient a faire 1'application des connoiflances qu'ils ont acquifes dans la fcience de la phifionomie: lorfqu'ils fe trouvent avec les jeunes gens, ils ont foin d'examiner attentivement leurs traits , leur complexion , leurs mouyemens, leur tempérament, le ton de leur voixa  oe Gaudence. 189 Ie tour de leur vifage , de leur nez , de leurs oreilles, &c. Ils obfervent fur-tout fort fcrupuleufement leurs yeux & leurs regards; c'eft dans cette partie plus que dans toute autre, que 1'ame, felon eux, exprime les divers mouvemens qui 1'agitent, & qu'ils prétendent connoïtre les paflions qui dominent en eux. Cette conduite les éclaire fur la nature de 1'ame animale , qui. attaque 1'ame raifonnable. Ils connoiffent fi elle a deja pris la place , ou li elle en eft encore aux attaques: ils font fi prévenus de la certitude de leurs obfervations, que frappés d'une idéé defavantageufe contre les étrangers, ils évitent avec foin leur compagnie , ou dumoins fe tiennent fur leurs gardes, & n'ont avec eux aucun commerce intime. Maisfi la perfonne attaquée par unemauvaife ame eft de leur pays, ils Pavertiffent auflitöt du. danger qui la menace. Cet avis, joint a Phorreur qu'on leur infpire continuellement de ces ennemis de leur repos 5 fuffit pour les retenir dans Pordre ; de forte qu'il n'eft point de peuple dont les mceurs foient ft pures & fi innocentes. Ces qualités cependant perdent de leur éclat par la haute idéé qu'ils ont d'eux-mêmes , & par le mépris marqué qu'ils ont pour le refte des hommes , comme s'ils n'avoient avec eux d'autre reflémblance que la figure.  I90 MÉMOIRES Heft vrai que les Mezzoraniens les plus fenfés reprennent les autres de cette foibleffe, & leur en font fentir Pinjuftice , du moins autant qu'on le peut, quand on ignore la loi de la grace, en leur tracant toutes les miières & les infïrmités de la vie humaine , qui étant des maux réels , doivent être la punition de quelque faute ; ils leurrepréfentent que les plus parfaits fontfujets a la mort, qui ne met point de diftinclion entre eux cz le refte des humains; que 1'humilité & la compaflion font des vertus émanées de la divine effence, qu'ils döivent imiter. C'eft a ces inftruótions que les Mezzoraniens doivent leur extréme politefEe , leur douceur & le tendre intérêt qu'ils prennent aux malheurs des étrangers , avec qui ils ne veulent point lier commerce; ils croyent férieufement qu'ils font poffédés d'un mauvais génie. Croiroit-on qu'une prévention aufli ridicule put produire cependant le principal bien des Mezzoraniens; ft du moins on peut regarder comme tel le bonheur d'être fi intimement unis, qu'ils n'ont jamais voulu depuis leur transmigration hazarder d'alliance étrangère. Ainfi la raifon humaine pêche fouvent dans les principes, Sc, par un ordre impénétrable de la providence, elle fe reótifie par les conféquences. C'eft a un prodige fi étonnant que la nature doit fa confervation; 6c comme  de Gaudence. 191 chez les Mezzoraniens c'eft le même fang qui circule dans tous les individus raifonnables, il n'eft pas meryeilleux de les voir animés de eet efprit de fraternité, principe de leur bonheur. Leur prière du matin fe borne a demander au foleil de faire fructifier la terre, & de verfer d'heureufes influences fur toute la nature. Toiw tes les prières fe font au temple du foleil; on eft obligé de s'y trouver; il n'y a que des raifons d'état qui puiffent juftifier ceux qui y manquent. Les hommes dans le temple font féparés des femmes & des filles. Plufieurs vieillards font chargés d'obferver fcrupuleufement fil'un & 1'autre fexe font attentifs aux cérémonies; & ces prières fe terminent toujours par des hymnes aux ancêtres , pour les implorer, & obtenir d'eux leur médiation auprès du vicegérent de PE1. La prière du foir fe fait dans le même lieu, au foleil couchant: celle-ci eft plus fpirituelle , elle eft concue en termes qui indiquent qu'ils s'adreffent auffi au maïtre du foleil. Ils demandent a 1'El d'écarter d'eux pendant le fommeil, les ames animales dortt ils fe croyent toujours environnés. II n'eft point de code plus abrégé , & qui contienne moins de loix, que le code Mezzoranien: auffi.n'eft-il pas de peuple qui les obferve  I è»bk que Sophrofine)Itk a plairej un air de  DE Gaudence; 179 douceur que la nature avoit répandu fur mon vifage, un caradère affez liant, beaucoup de prévenances & d'attentions , jointes au titre d'étranger, pouvoient me promettre un retour de tendreffe de la part de 1'objet arme. La fille du régent m'avoit encbante, la première fois même que je 1'avois vue; quoiqu'elle n'eüt que dix ans, age, ou s'ignorant elle-mtmie, & le pouvoir de fes innocens appas, elle fit une impreffion fx vive fur mon cceur , que dès-lors jene m'occupai d'autre bonheur que de celui de lui appartenir. Si, avoir un efprit vif, retenu par beaucoup deprudence, un grand fond de douceur, & une modeftie qui s'annonce dans les moindres actions, ce degré de vivacité qm, fans promettre rien, laiffe voir cependant qu'on n'eft pas indifférent * tout; ne parler que pour faire valoir le prix de la vertu ; s'occuper fans ceffe de chofes utUes , fans cependant rejetter les amufantes; ft tant de beautés de 1'ame, plus touchantes encore que celles du corps, font capablesd'intérefferunbomme fenfible, imaginezvous, mes révérends pères, combien je devois les ai mer & les chérir dans Sophrofine, qui les jféunUToit toutes, fans le favoir. La première fois que le régent fon père me préfenta a cette fille , auffi vertueufe que belle, je m'appercus qu'elle me conüdéroit avec beau-. S iv  MÉMOIRES coup d'atfention. J'attnbuai d'abord cette efpèce d'intérêt a Ia curiofiré qu'anime la vue d'un étranger; malsj'appris, dans la fuite, que fon cceur avoit formé, dans le même infïant, Ie même defir que le mien. Elle avoit dit en confidence, k quelques' demoifelles, que eet étranger feroit fon époux, ou qu'elie ne feroit jamais lëpoufe de perfonne. Cette impreffion fympatiq«e, que notre cceur avoit recue , n'échappa point au pénétrant & fage régent, foit qu'il connüt parfaitement le fexe, & combien Ia nouveauté a de pouvoir fur fon efprit inconftant, foit qu'il defapprouvÉt cette inclination naiffante, il réfolut de la mettre aux épreuves les plus rigoureufes. II m'avoit prié de donner des lecons de peinture k fa fille , & k quelques autres jeunes perfonnes; mais ma Iecon ne fe donnoit jamais fanstémoin, le père oula mère y ainfioit. Je paffe fous filence les cinq premières années d'une inclination auffi vive, puifque je n'ofai, pendant ce tems, lui déclarer ce que je femois pour elle. - Elle avoit atteint fa quinzième année, lorfque fon père lui demanda, en mapréfence, fi fesyeux n'avoient point encore fait de conqi ête: la réponfe m'allarmoit; c'étoit pour mon amour 1'inftant décifif. Je la regardai furtivement: elle répondit, en rougiffant, qu'elle ne  be Gaudence. isi s'en étoit point encore appercue : je trouvai, dans ce peu de paroles, de quoi raffurer ma tendreffe allarmée. Si du moins fon cceur, me difois-je en moi-même, n'a point encore contraftéPhabitude d'aimer,je puis me promettre de lui en faire connoitre tous les charmes , par des attentions plus énergiques. Mais que cette tranquillitéde mon ame fut pafTagère , & qu'elle fut fuivie d'une aliarme bien plus vive & plus défolante! Le Pophar fe tournant enfuite de mon cöté, il faut, me dit-il, que je vous avertiffe en ami, que vous êtes d'un age auquel nos loix permettent difficilement a un jeune-homme de refter fans engagement. Les charmes de la fille du Baffa du Caire, continua-t-il en fouriant, vous auroient-ils rendu infenfible a tout autre objet? Pen ai un a vous offrir qui refferreroit plusétroitement ces anciens liens de parenté qui nous attachent, & je crois qu'Aménophile ne refufera point de vous faire mon neveu. Je lui répondis qu'il y avoit affez de beautés en Mezzoranie, pour faire oublier tout ce qu'on auroit pu voir ailleurs;mais qu'étant étranger, j'étois bien aife, avant de contraöer un engagement auffi férieux, de connoitre a fond l'efprit de la nation, pour ne point rendre malheureufe celle a qui un doux commerce de tendreffe & de réciprocité m'at-  MÉMOIRES tacheroit. Je détournai mes regards, en difant ces dernières paredes, fur Ia charmante Sophrofine, qui, de fon cöté, ne me perdoit point de vue. Cette réponfe, me dit le Pophar en fouriant, a un goüt du terroir oii vous êtes né. Confultcz-vous cependant, Aménophile n'eft pas indigne de votre fleur. Ces dernières paroles terminèrent un entretien auffi gênant. Quelques jours après, le Pophar me propofa de le fuivre dans un des nomes le plus éloigné: eet honneur qui, dans tout autre tems , m'auroit flatté infiniment, m'affligea beaucoup. Je déguifai cependant tous les effets du coup qu'il portoit a mon cceur: mais que je payai cher un honneur dont je meferois bien paffé! Je reffentis, a mon retour, le chagrin le plus vif que puiffe reffentir un cceur épris avec vérité. La belle Sophrofine fe préfenta a moi avec une fleur dans fon fein; cette Sophrofine , que j'avois adorée cinq ans dans un filence refpeclueux, & que . j'avois crue jufqu'alors, finon abfolument infenfible, du moins indéterminée. J'en tombai malade de douleur, elle s'en appercut: touchée fans doute du mal qu'elle m'avoit caufé, elle vint me rendre vifite fans bouquet. Attentive a ma contenance, elle ne perdoit point, pour ainfi dire, Ia moindre de ces nuances quiferépandent fur le vifage, & qui font autant d'interprétes  de Gaudence. 183 des différens mouvemens dont un cceur eft agité lorfqu'il paffe d'une paffion a 1'autre ; auffi s'appercut-elle bientöt du changement que fa vifite , fans bouquet, avoit produit fur moi. Je lui dis, avec une fatisfaaion fecrette, que je plaignois beaucoup le malheureux amant qui venoit de perdre la place qu'il avoit occupée: elle me répondit d'un air naïf, Sc qui eft toujours celui de la vérité, que la même raifon qui 1'avoit engagéea porter la fleur, 1'avoit auffi engagée k 1'öter, 8c qu'elle avoit fait l'un & 1'autre par eflime pour la même perfonne. J'étois fi occupé de fes charmes, que je ne m'appercus pas qu'elle vouloit me fonder, Sc voir fi elle avoit touché mon cceur. Elle me quitta en me fouhaitant un prompt rétabliffement. Quelque tems après, je réfolus de lui faire prononcer mon arrêt ; le hazard me procura 1'occafionlaplusfavorable. Sa mère 1'avoit conduite dans mon appartement, pour lui voir achever un tableau qu'elle peignoit; je lui trouvai un air trifte Sc penfif qu'elle n'avoit pas ordinairement. A peine farent-elles entrées, que le régent envoya chercher la mère de Sophrofine. Je faifis ce moment pour lui demander la caufe de fon chagrin, Je le fis avec une émotion marquée , &t en la regardant tendrement, lUe me parut extrémement déconcertée, mais  MÉMOIRES elle voulut me priver de eet inftant faeureu^ elle fortit fans me rien répondre ; je reflai interdit & défolé; il furvint du monde qui me rappeUa a moi-même , je me retirai agité de mille penfées diverfes. Cependant je ne pouvois plus refter dans cette cruelle incertitude, je voulus être éclairci de mes doutes. II y avoit une fenêtre grillée fur le derrière du palais du Pophar ,& qui donnoit fur une terraffe oü j'avois vu 1 aimable Sophrofine fe promener quelquefois'; je n'avois jamais ofé Py aborder. Je m'y rendis le foir; & 1'ayant appercue, je courus k Ia fenêtre, je me jettai k fes genoux, je la conjurai, au nom de tout ce qui hii étoit cher, de me dire Ie fujet de fa douleur. Ne me le demandez pas, me répondit-elle en verfant des larmes; auffi-töt elle fe retira, mais fansaucune marqué de colère. Peu de tems après, je recusordre de Palier trouver pour 1'aider k achever fon tableau. II faut vous dire, mes révérends pères, que j'avois tiréen cachette le portrait que vous avez vu de cette charmante beauté; 1'enfantque vous avez vu k fon cöté a été ajomé. Un jour que je 1'avois oublié dans mon cabinet, le Pophar entra, Ie vit, & me le prit fans que je m'en appercuffe.. II 1'avoit montré k la mère ; Sc faifant femblant de ne point voir Sophrofine, qui les écoutoit Sc  de Gaudence. aSj qui voyoit le portrait, fans croire que fon père lafütfi près',il affefla d'en parler a fa femme d'un ton menaeant, & comme un homme fort courroucé.Jen'eusque le tems , enentrant dans la chambre, de jetter les yeux fur Sophrofine; je vis non 1'efpérance, mais la crainte peinte fur fon vifage. Pardonnez, mes révérends pères, fi ce fouvenir me fait violer ma parole, je m'abandonne a des tranfports dont vous feriez en droit de vous offenfer; 1'idée de ma chère Sophrofine me fait oublier oiije fuis, & a qui j'ai 1'honneur de parler. J'abufe de votre patience; encore un inftant, & vous allez apprendre ce qui m'a coüté des années entières de foupirs & d'inqmétudes, quoique tous mes defirs ayent été couronnés a la fin, par un bonheur inexprimable. Le trouble que je lifois dans fes yeux, venoit de ce qu'elle avoit tiré en fecret mon portrait en mignature. Elle le cachoit foigneufement dans fon fein; cependant fa mère l'avoit trouvé, & le lui avoit pris, comme le Pophar m'avoit pris le fien: elle avoit, pour éprouver fa confiance, affecté beaucoup d'indignation d'une telle conduite. Mais ce qui faifoit encore plus de peine & Sophrofine, c'étoit la crainte que je ne le viffe. Cette marqué d'amour pour moi, avant que d'en avoirreeu de ma tendreffe,auroit, avec raifbn,  Mémoires mortifTé fa délicateflé. Nous en vïnmes k des éclaircilTemens; elle recut mes deux premières fleurs; mais comme je n'étois Mezzöranien que du cöté de ma mère, on jugea qu'il falloit que nous nous donnaiTionsréciproquement des preuves plus qu'ordinaires de notre amour 6c de notre confiance. Les occafions ne nous manquèrent pas. Sophrofine étoit la plus belle perfonne, nonfeulement du royaume, mais peut-être de tout 1'univers; elle réuniiToit toutes les perfeftions du fexe, fans en avoir aucun défaut ; on en verra, dans la fuite, des preuves triomphantes. Sa taille étoit moyenne, mais fi bien prife, qu'elle paroifioit plus grande qu'elle ne 1'étoit en effet. Ses cheveux étoient, k la vérité, noirs (i), mais d'un noir beaucoup plus beau que celui des autres Mezzoraniennes, & moins frifés que les leurs: ils 1'étoient .cependant affez pour former naturellement de groffes boucles qui flottoient fur fes épaules. Ses yeux, moins grands que eeux de nos européeanes , auroient touché 1'homme le plus infenfible par leur vivacité & leur douceur; des couleurs plus belles que celles (i) L'auteur eft Italien : ainfi il ne faut pas s'éfonner qu'il ait trouvé les cheveux noirs moins beaux que les sutres,  BE GaüdeKCe. .187 «Ie 1'aurore naiffante , répandoient fur tous fes traits, parfaitement réguliers , mi éclat éblóuiffant: tout fembloit confpirer a la rendre 1'objet le plus dangereux & le plus charmant, que la nature ait jamais formé. Ce futenvain quela jeuneffe la plusdiftinguée de la Mezzoranie cherchoit k captiver fes bonnes graces, 6c lui rendoit hommage ; elle regardoit les jeunes gens d'un oeil indifférent, fans cependant marquer ouvertement de 1'averfion pour aucun: comme ellene cherchoit pas a leur plaire, elle évitoit aufli d'affliger leur amour-propre par des airs d'indifference, qui ne font ordinairement que 1'effet d'un fot orgueil, fondé fur utie beauté qui paffe comme une fleur. Que de foins & d'inquiétudes ne me caufa poiut 1'adorable Sophrofine, avant que je fuffe fes fentimens pour moi! Mais auffi dès qu'elle eut permis a mon amour d'éclater, quelle douceur ne trouvai-je pas dans fa vertu & dans fa conftance ! J'eus, de mon cöté , quelques épreuves a foutenir : mille beautés m'entouroient de toutes •parts; & même quelques-unes me fïrent entendre affez expreffément qu'eltes ne mehaïffoient pas, fok que ma qualité d'étranger & mes traits, un peu différens de ceux des Mezzoraniens, piquSt leur curioiké , foit que ma taille, plus grande que celle des naturels du pays, ou bien mort  i88 Memoires caraflère aifé & mon humeur gaye leurplftt; quoiqu'il en fok, Sophrofine eut lieu de s'appercevoir que je lui faifois quelques facrifices. Mais cela ne fufEfok pas; nous avions encore k paffer par des épreuves bien plusrudes, & affez fingulières, pour que je croye pouvoir vous les rapporter, mes révérendspères, fansrhquer de vous déplaire. Afluré du coeur de la belle Sophrofine, je me croyois au comble du bonheur, quand le Pophar entra un jour dans mon appartement, avec un air fort affligé; il me parut même plus inquiet qu'il ne 1'avoit été lors de 1'aventure de la fille du Baffa. Après m'avoir regardé quelque-tems, il me dit: que s'étant appercu de 1'amour que nous avions, fa fille & moi 1'un pour 1'autre, il avoit cru devoir, par tendreffe pour nous, confulter les fages & les anciens du nome, qui avoient décidé qu'étant étranger , & n'étant point iffu de leur race du cöté paternel, il ne m'étoit pas permis d'époufer fa fille, & que, par conféquent, je ne devois plus y penfer. Cela n'empêche pas, ajouta-t-il, qu'on ne rende juf-, tice a votre mérite ; on doit vous drefler une ftatue dans une des places publiques, paree que vous nous avez enfeigné 1'art de la peinture; & cette ftatue fera cóuronnée d'une guirlande de fleurs, par la main de la plus belle fille de tooit  DE GAUDENCE. 28g Se royaume. Renoneez donc a toutes vos préten$ions fur la mienne ; retournez dans votre patrie, nous vous combierons de richeffes fuffifantes pour vous mettre en état d'époufer la plus grande princeffe , a condition que vous nous jurerez, de la manière la plus folemnelle , de ne jamais découvrir le chemin qui conduit en ces lieiix ; mais fi vous vous entêtez, cher Gaudence , je vous le dis les larmes aux yeux , vous êtes condamné a une prifonperpétuelle.Cen'eft point entêtement de ma part, lui répondis-ie , je vous refpeöe trop pour ne pas céder quand vous commandez : mais une paffion plus forte que moi, m'attache a la divine Sophrofine: riea n'eft capable de m'efFrayer : je ne puis vous obéir: je renonce a ma liberté, a ma vie, mais je ne renoncerai jamais a mon amour. Prenant alors un air févère, & diffimulant fa vive donleur , il me repliqua , en me quittant , il faut obéir aux loix. Je ne^pouvoisplus douter de mon malheur; mais j'eus a peine le tems de réfléchir quelques momens fur mon état déplorab'e, fi du moins j'étois capable deréflexion, lorfque quatre hommes, la trifteffe peinte fur leur vifage, entrèrent dans ma chambre , & me dirent delesfuivre, qu'ils étoient envoyés pour me conduire dans la prifon qu'ori me deftinoit. Cependant le Pophar alla trouver fa fille; Tome VI, T  190 MÉMOIRES après lui avoir rapporté notre converfation, ii 1'exhorta a ne plus fonger ü moi. Je le plains , lui dit-il, & vous auffi, mais je ne vois point de jour è foulager vos maux; le tems feul& fon éloignement pourront les adoucir. Pourquoi ne pas retourner dans fa patrie ? Comblé de richeffes , il lui fera libre de choifir, pour époufe , qui il voudra, car c'eft tout ce que ces barbares ( parlant des Européens) recherchent dans le mariage : la plus grande marqué de tendreffe qu'un père puiffe donner a fa fille , eft , felon eux, de vendre fa liberté au poids de 1'or ; &c la fille avare ou ambitieufe , pour vivre au fein de 1'opulence, fe donne avecéclat a un homme qu'elle détefte: telle eft leur délicateffe pour un état qui décide entièrement de Pavenir: une fille qui auroit de quoi acheterun royaume, trouveroit chez eux un prince qui 1'épouferoit. Puis s'adreffant plus particulièrement a 1'aimable Sophrofine , qui étoit dans un accablement mortel, il lui dit: rna fille , c'eft en cette occafion qu'il faut montrer toute votre vertu & toute la force de votre efprit ; car s'il eft honteux d'être efclave des richeffes , il ne 1'eft pas moins de 1'être de fes paffions. Triomphez de la vötre, par refpecl: pour les loix qui vous 1'ordonnent, & par 1'obéifiance & la tendreffe que vousdevez a un père qui vous chèrit. Vous êtes deftinée au fils  DE G A U Ü E N C E. 2.91 du jeune Pophar (1), qui eft a-peu-près de votre age. On va élever une ftatue a, Gaudence , continua-t-il, la plus belle perfonne de toute la Mezzoranie doit la couronner; & c'eft vous; chacun vous adjuge le prix de la beauté : a votre défaut , Aménophile prendra votre place» C'étoit en effet la plus belle fille du royaume après elle. Elle répliqua, avec une réfolution qui lurprit fon père , qu'elle aimeroit mieux mourir que de manquer a fon devoir; mais que les loix lui permettoient de prendre pour marï celui qui lui plaifoit davantage ; qu'elle acceptoit de couronner la ftatue, pour donner une dernière preuve de fa conftance a un homme qui Faimoit uniquement; qua 1'égard du fils du jeune Pophar , on fauroit fa réponfe après la cérémonie. Tout étant pret, on publia h fon de trompe, dans tous les endroi^s du nome, que pour avoir appris la peinture aux Mezzoraniens, j'avois mérité qu'on élevat une ftatue en mon honneur, qui devoit être couronnée de la main de laplus belle perfonne de toute la Mezzoranie,, Celle qu'on m'avoit deftinée étoit de grandeur (1) Quoique le Pophar ne fut pas en age de gouverner, il n'en avoij pas mo,ins des enfans en état d'être mariés. Tij  ^92 MÉMOIRES naturelle , d'un très-beau marbre , & fur le piédeftal étoient gravés en lettres d'or mon nom, le fervice que javois rendu a 1'Etat, &c. Cette ftatue tenoit d'une main le portrait de Sophrofine , de 1'autre les emblêmes de 1'art qui m'avoit mérité eet honneur. La dernière grace qui devoit m'être accordée, étoit de voir cette cérémonie du haut d'une tour voifine de ma prifon. Je vis bientöt lafoule s'ouvrir pbur faire place k Sophrofine, qui s'avancoit dans le char de triomphe, tiré par huit chevaux blancs, caparaconnés d'une étoffe en or , enrichie de pierreries; elle étoit elle-même plus brillante que le foleil, que ce peuple adore. On voyoit un tröne fuperbe , d'oü 1'on montoita la ftatue parquatre ou cinq marches dorées qu'on y avoit pratiquées. Dès qu'elle parut, l'air retentit de cris de joie que le peupiepouffa,pour applaudirau choix qu'on avoit fait de la beauté, & k 1'ouvrage qu'elle alloit achever. Elle fe placa fur le tröne; les héraults proclamèrent encore, k fon de trompe, le fujet de cette cérémonie. Tout le monde avoit les yeux attachés fur la fille du régent; un filence profond régnoit dans 1'aftemblée. Elle defcendit-du tröne , & s'approcha de la ftatue, tenant k la main la couronne de fleurs qu'elle raontroit au peuple. Aménophile & Ménifea  ö E G A V D E N C E. 193 fes deux plus bellesfilles du royaume,après elle, la foutenoient. Son regard étoit affuré ; elle montra une tranquillité qui n'avoit rien de 1'indifférence , mais qui marquoit une réfolution ferme, incapable d'être ébranlée. Dès qu'elle eut couronné la ftatue, & que tout le monde 1'eut applaudie par des acclamations réitérées, elle s'arrêta pendant quelque tems d'un air qui marquoit une aöion d'éclat ; elle fe tourna enfuite vers les officiers; elle ordonna que chacun remarquat bien ce qu'elle alloit faire ; tout le monde fut attentif. Elle remontaa la ftatue, après avoir choifi, dans la couronne,la fleur la plus belle, elle la mit dans la main droite de la ftatue , la reprit & la mit dans fon fein, a cöté des deux autres qu'elle avoit recues de moi. Elle fe tourna enfuite vers 1'affemblce , & avec cette fermeté modefte qui perfuade toujours : heureux Mezzoraniens, leur dit-elle, écoutez-moi. Nos loix font fages:file mariage, comme nos fages ancêtres 1'ont penfé, eft un état fa cré qui décide du bonheur ou du malheur de la vie , pourquoi ces mêmesloix me refuferoient-elles ma félicité ? Elle confifte a être unie avec 1'aimable étranger , qui eft même du fang Mezzoranien. Eh! quandil ne le feroit pas , la vertu doit-elle être rebutée par un peuple éclairé, paree qu'elle ne fort pas de fon fang >. Tiij  2?4 MÉMOIRES Pourquoi donc m'enlever mon cher Gaudenee'1 Cependant, fidéle a la lei, je fifis prête k me fa-enfier; mais cette même loi avoit-el!e prévu qu'un étranger, vertueux autant qu'aimable, auffi modefte que méritant, & qui nous fommes redevables d'un art qui immortalife les hommes & leurs vertus, s'empareroit de mon cceur > Eh comment! fi elle l'avoit prévu, me feroit-elle aujourd'hui un crime de n'avoir point réfiflé aux charmes du vrai mérite ? oui, fans doute, je me facnfierai, mais fans cefTer d'être fenfible, d'aimer,d'adorer même eet étranger; cesmêmes appas, qui font aujourd'hui fon malheur, ne feront jamais Ia félicité d'un autre, lui feul eft digne de tous mes voeux, lui feul en eft 1'objet. Je ne vivrai que par lui & que pour lui; puiffent mes larmes, qui me reftent pour toute reffource, lui prouver combien j'étois fenfible k la pm-eté de fa tendreffe. Mais que dis-je! vous vous attendnffez, j'entends vos foupirs, mes douleurs deviennentles vötres; ne vous refufez point aux tendres mouvemens que la nature vous infpire, Prononcez fur le fort des deux amans les plus tendres, je lis dans vosyeux On ne la laiffa point achever,tout le monde admira cette adion héroïque; les cris de joie redoublèrent k la vue d'un fi bel exemple de conftance:fon père vola dans fes bras les yeux bal-  de Gaudence. , 2-95 gnés de larmes: oui, vous 1'aurez, lui dit-il ma fille, celui que vous avez choifi j vous avez fatisfait aux loix, & vous avez levé tous les obftaclespar une preuve fi rare de fidélite. II ordonna auffitöt qu'une adion fi éclatante fut enregiftrée dans les archives du royaume, pour fervir d'exemple a la poftérité. Toute 1'affemblée cria, öii eft-il? oii eft eet épouxheureux? Qu'il paroifie! que leur conftance foitrécompenfée ! J'étois trop éloigné, mes révérends pères, pour obferver diftinaement toutes les circonftances de cette cérémonie , c'eft de Sophrofine que j'ai appris tout ce que vous venez d'entendre. Je ne favois a quoi attribuer le fitence qui s'étoit fait pendant un certain tems, & les applaudiflemens redoublés dont il avoit été fuivi. J'entendois, mais confufément, des cris de joie; il feut être auffi fenfible que moi pour pouvoir fe repréfenter les mouvemens dont mon creur étoit agité. Récompenfe peu ftatteufe, me difoisje ! Eft-il de véritable honneur, & de gloire fenfible pour un amant, lorfqu'il ne les partage point avec ce qu'il aime? Mon coeur étoit accablé de ces triftes idéés, lorfque je vis defcendre du tröne Aménophile & Ménife; elles montèrentdans le char oü je lesavois vues avec Sophrofine ; je ne favois encore pourquoi elle étoit  296 MÉMOIRES reftée feule a cöté de ma ftatue. Mais h qtieh trarriports de joie mon ame ne fe livra-t-e!le pas, ïorfqu'on vint m'annoncer que le héroï me de mon amante & ma conftanee me rendoient digne des rceuds facrés dont on alloit couronner ma tendreffe. Venez, me dit le hérault, qui avoit pns les devans pour m'annoncer cette charmante nouvelle de la part du Pophar, venez vertueux étranger, moritez dans le char oü vous êtes attendu des deux plus belles Mezzoramennes, qui'doivent vous rendre aux pieds de la beauté que vous avez cru perdre. Je 1'emIraffai tendrement; je volai dans le char; je m'appercus a peine de la préfence de Ménife 5c d-'Aménophile; elles me parlèrent de mon bonheur; mais j'en étois trop occupé pour leur répondre. [Que votre félicité , me dit a voix baffe Aménophile , va faire couler de larmes! Sophrofine va jouir d'un bien que d'autres pouvoientbien mériter ! Ces paroles, prononcées d'un air un peu altéré, ne firent d'abord qu'une Jégère impreffion fur rooi: tout entier a 1'objet le plus intéreffant, je les avois entendues fans les écouter, mais j'en ai bien reffenti les fuites. Je fus recu au milieu de 1'affemblée au fon des inftrumens, & aux cris redoublés de tous les fpeflatenrs.Qu'ils vivent ces fidèles amans, s'é-  DE G A O E N C Ei I97 cr rerent-ils d'une voixunanime?puiffent-ils donnar des enfans dignes d'eux k la Mezzoranie! Que la poftérité apprenne que le vrai bonheur confifte dans 1'union de deux coeurs ! Quatre anciens s'approchèrent enfuite avec le Pophar, & me conduifirent aux pieds de la divine Sophrofine. A ce fouvenir , qui rouvre la plaie de mon cceur, j'ai befoin, mes révérends pères, de toute votre indulgence ; je cède k mes tranfports; je me jettai aux pieds de 1'objet le plus aimable del'univers : le ciel ouvert ne m'auroit point fait détourner mes regards; je contemplois la vertu embellie des traits les plus expreffifs & les plus attrayans, ma chère Sophrofine , 1'ame de ma vie. Le Pophar prit dans fon fein la fleur qu'elle avoit mife dans la main de ma ftatue, dont elle Favoit enfuite retirée. II me la donna, je la préfentai k 1'idole de mon cceur : avec quelle vivacité & quelle noble modeftie ne la remit-elle pas k fa place! On nous fit defcendre , je lui donnai la main: dès que nous fumes arrivés au centre de la place, nous fümes mariés.Plusoccupé,mes révérends pères, de mon bonheur que de la cérémonie, je m'y abandonnai tout entier. On nous unit avec le cercle & les formalités, peut-être fuperftitieufes dont je vous ai déja parlé. Si, tranfporté du changement de ma fituation , je me fuis rendu  2$>3 MÉMOIRES coupable d'idolarrie par eet oubli, je fuis pret, que dis-je ! mes révérends pères, je vousprie, de me faire fubir la peine que vous jugerez la plus efficace pour 1'expiation de ce crime: oui, c'eft avec toute la fincérité d'un chrétien pénétré de la vérité de fa religion , que j'en demande pardon a Dieu, a 1'églife fon époufe, & a vous , mes révérends pères, qui en êtes les auguftes miniftres. L'Inquisiteur. Mais après la cérémonie, revenu k vous-même , vous êtes-vous affoupi dans ces plaifirs criminels, fans vous rappeller, & fans defirer même de faire fceller cette union du fceau facré de la religion ? Gaüdence. Le ciel m'eft témoin, mes révérends pères, avec quelle ardeur j'ai defiré de purifier notre tendreffe mutuelle par 1'augufte facrement: la fuite de mon hiftoire vous montrera, dans un plein jour, le fouvenir fidéle que j'avois de ma religion, & Ia joie que j'ai reffentie, lorfque j'ai vu que Sophrofine & le Pophar fon père écoutoient, avec une affable docilité, les fimples , mais pieufes lecons que je leur donnois fur le chriftianifme. L'Inquisiteur. Mais il falloit facrifier un bonheur paffager k la gloire de la religion. Gaudence. Hélas! mes révérends pères, je n'avois d'autre force k oppofer aux appas & aux  rr e G A u d e n c e. 299 vertus de Sophrofine , que ma foibleffe. Peutêtre, & il n'en faut point douter, que mes égaremens paffes avoient irrité 1'être fuprême contre moi; je m'étois rendti indigne de la grace de triompher de charmes auffi püiffans. L'Inquisiteur. Continuez. Gaudence. Aimé de ma belle-mère, effimé du Pophar fon ëpöüx , chéri de Sophrofine que j'aimoisfans doute trop,puifque.je 1'adoröis, je vivöis au fein d'une paix parfaite, fi elle eüt été fans reproche du cöté de la religion : je paffois ma vie a des occupations auffi utilés a la fociété, qu'amufantes pour moi: le Pophar, qui m'honoroitde toute fa confiance, me prenoit pour compagnons de fes voyages ; par-tout je recevois les tendres honneurs dus a fon gendre ; & ce qui me flattoit le plus, on me faifoit entendre par-tout que c'étoit a mon mérite qu'on les rendoit. Je 1'avoue, de quelque modeftie que je vouluffe me parer, mon amour-propre me faifoit fentir que j'étois homme. Je ne perdois pas de vue 1'objet principal , c'étoit, mes révérends pères , de deffiïler les yeux du Pophar, dont j'admirois la droiture de coeur: je prenois fujet de tout ce qui frappoit mes regards, pour 1'entretenir fur les vérités de notre religion. Tantöt je lui repréfentois qu'il étoit ridicule de penfer que le foleil fut 1'auteu-r  300 MÉMOIRES de cette harmonie, & de cette féconde variété qui règnent dans toute la nature : Ie foleil, ha difois-je, eft un inftrument dans la main de Dien, comme le cifeau dont unhabile fculpteurfefert pour conduire fon ouvrage a fa dernière perfection. Tantöt je lui parlois auffi énergiquement que mon génie & mon zèle pouvoient me le permettre, delafublimité d'une croyance qui nous affürqit la poffeffion du plus grand bien, d'un bien incorruptible. C'eft Dieu. Je le plaignois enfuite de ce que tant d'excellentes vertus fortoient de principes auffi faux, & tendoientaun objet qui 1'étoitprefqu'autant. J'ajoutois qu'avec une foiaveugle , il feroit éclairé d'une lumière bien plus pure, a Ia faveur de laquelle il verroit une éternité dont 1'être fouverain récompenferoit fes vertus , s'il 1'avoit pour objet. Quant au foleil, me répondit-il, pourquoi êtes-vousfurprisdu culte que nous lui rendons? Trouverez-vous dans 1'univers entier un être qui porte plus Fempreinte de la divinité que eet aftre lumineux, qui éclaire, échauffe & anime toute Ia nature? Si 1'El eüt été jaloux des hommages que nous rendons a ce fidéle minifire de fesvolontés, fe feroit-il plu, par une injuftice indigne defoneffence, a en faire un myftère aux hommes pour les laiffer dans une erreur qui ne leur feroit pas moins funefte, fans en être cou-  de Gaudence; 301 pables, qu'infultante pour fon augufte majefté. L'El eft grand , plus grand que tout, fes perfections le rempliffent & lui fuffifent : ic comme un roi fe plaït aux hommages que 1'on reud k fon miniftre , 8c qu'il les prend pour autant de témoignages de la bonté de fon choix ; de même auffi 1'El, infiniment au-deffus des hommages des êtres créés, voit-il avec plaifir monter versie foleil la fumée de 1'encens que nous bru'.ons fur fes autels. D'ailleurs les hommes font-ils donc fi criminels de fe rapprocher de la divinité autant qu'il leur eft poffible ? n'eft-il pas naturel qu'ils la cherchent cette divinité , 5c qu'ils fe la repréfentent dans 1'être qui leur paroït le plus parfait? Or les hommes ne jugent de la perfection d'une chofe , que par les biens qu'ils en retirent. Ce fentiment, tout intérene qu'il paroit, eft pris dans la nature même de 1'homme, qui eft fans ceffe occupé de fonbien-être. Oui fans doute, lui répliquai-je avec douceur ; mais remarquez , refpeöable Pophar, que toujours attaché aux efFets, vous ne remontez jamais k la caufe ; je ne perds point de vue , ajoutai-je, ma comparaifon. Direz-vous que le cifeau dont on s'eft'fervi pour faire ma ftatue , fa produite en effet, 6c qu'il en eft 1'auteur , paree qu'il eft conduit par la main du ftatuaire gui 1'a faite ? l?ne raifon trop éclairée vous em-  j 01 MÉMOIRES pêcheroit de tomber dans une fi grande abfufdité : lorfque les hommes ont chefché a s'éle'ver jufqu'a Dieu, ils ont imité les efprits rebelles; comme eux, ils font tombés dans un abime de ténèbres; alors, toujours viöimes d'unorgueildeméfuré, irrités de leur chüte, ils ont prétendu faire defcendre , jufqu'a leur néant la divinité même ; ils ont cru trouver la préfence réelle de 1'ouvrier dans 1'ouvrage. Mais quelle illufion! Les Mezzoraniens, avec tant de fageffe, font-ils faits pour s'y livrer ? Quant a cette lumière fi pure &c fi belle dont vous me parlez, cher Gaudence, ajoutoit-il, mes yeux n'en font point encore frappés : puiffiez-vous me la faire voir , je ne m'y refuferai point; accoutumé k philofopher de bonne foi, je cherche de même la vérité. S'il efi vrai que depuis trois mille ans nous ne 1'ayons point trouvée, & que vous parveniez k me le perfuader, il n'eft point de nome oü 1'on ne vous élève des ftatues, des temples même. Du rnoins, fi nous fommes dans Terreur, pouvons-nous nous vanter d'avoir été conftans dans des opinions que nous avons crues les plus conformes au bien de la fociété, a la pureté des mceurs, & k la gloire de 1'El, fource inépuifable de toute vertu. Charmé de fes difpofitions, je ne négligeois  de G a u d e 'n c e. 3Ö3 rien pour lui donner 1'avant-goüt des vérités que la raifon humaine doit refpe&er dans un profond filence, & adorer avec une fincère foumiffion. Heureufement je n'étois point réduit a la néceffité de lui démontrer 1'exiftence de la divinité dont il avoit une idéé fous le nom d'El , affez conforme a celle que nous en avons fous celui de Dieu: elle fé fait plus vivement fentir dans le fond du cceur, qu'on ne la démontre facilement: punition attachée a la poftérité d'Adam , dont la défobéiffance a flétri la beauté de notre nature. II convenoit, a la honte de plufieurs chrétiens, qu'il falloit avoir une idéé bien baffe de foi-même, pour nier une vérité gravée dans toute la nature; de 1'exiftence de Dieu, je le conduifois infenfiblement a 1'unité ; de ce point inconteftable a 1'unité du culte, & de-la a la néceffité de la révélation. Toutes ces vérités , lui difois-je, ne font point a la portée de notre raifon, depuis qu'elle a été obfcurcie par la défobéiffance du premier homme ; les ténèbres, dont elle eft environnée en punition d'une fi noire ingratitude, font le trifte héritage qu'il nous a laiffé. Mais, refpeftablePophar,favezvous que fi nous connoiffions Dieu auffi parfaitement qu'il fe connoit lui-même, nous ferions égaux alui, & par conféquent dieux comme  304 MÉMOIRES lui, ce qui impliqueroit contradiction; puifque par 1'idée qu'on a de la divinité, on fent qu'elle doit être, & eft une, & qu'elle cefferoit d'être ce qu'elle eft, fi ces attributs étoient co-effentiels a quelqu'autre qui ne fut pas elle. Quoi! Dieu nous a tirés du néant, nous lui devons ' tout ce que nous avons , & tout ce que nous fommes, & notre orgueil lui demandera témérairement raifon de la conduite myftérieufe qu'il tient k notre égard.' Vous-mêmes, Mezzoraniens, tout doués que vous êtes des vertus les plus eftimables, ofezvous demander infolemment au foleil les raifons qui le portent k vous priver quelquefois de 1'éclat de fes rayons, lorfqu'ils font obfcurcis malgré lui-même par des nuages épais qu'il ne pénètre qu'avec peine? Savez-vous , continuois-je , que vous êtes iffus d'un fang privilégié de Dieu; que c'eft de ce fang par lequel la race humaine a été confervée , que fort toute la fainte économie de notre religion ? Hélas! & il n'en faut point douter , ce n'eft qu'a la pureté de votre origine que vous devez cette fageffe lumineufe , qui feule fuffiroit pour éclairer 1'univers entier,fi le nuage de 1'idolatrie n'obfcurciffoit point les rayons qui partent des principes dont ce faint patriarche animoit toutes fes aftions. Oui, mon cher père, vous  DE GAUDËNCE. 305 vóus êtes fils par Mezraïm, fon petit-fils,decet ho'mme fidéle a Dieu, & que Dieu excepta dans les jours de fa colère, lorfqu'il punit toute la nature, de la corruption des hommes. Quoi! tous ces biens promis, par une bénédiction, a la poftérité du patriarche, pafferont a des nations étrangères; & vous, qui en êtes les véritables héritiers, vous n'en jouiriez pas ? Ouvrez enfin les yeux, mon cher père, vous avez dans le coeur les femences de toutes les vertus les plus pures, la feule foi qu'exige le chrUtianifme peut les faire éclore. Ici le Pophar, enchanté d'apprendre qu*il defcendoit d'un patriarche, dont je lui avois rendu la mémoire fi chère,par 1'hiftoire que je lui avois faite des merveilles que Dieu avoit opérées en fa faveur , me répondit: je ne cherche point mon fils, a être convaincu, je voudrois être perfuadé. Une religion fondée fur des myftères dok être recuë avec foumiffion, j'en conviens; vouloir les pénétrer, c'eft épaiffir le-voile dont" eft enveloppée la vérité qu'ils contiennent, je, le fais. Un Dieu auffi fage, auffi jufte, auffi parfait , auffi puiffant que celui que vous adorez, ne peut point fe manifefter aux hommes en général; leurs regards corrompus ne pourroient fupporter l'éclat qui 1'environne, rien de plus tvjrai. Ce privilege n'eft dü qu'a certains homTorm VI. V  306 MÉMOIRES mes qu'il a formés felon fon cceur, & qu'il étoit libre de choifir, comme unfouverain 1'eft de faire tomber fes graces fur qui bon lui femble ; je le fens. J'appercois, mais de loin, ce flambeau qui devroit éclairer toute la terre ; je m'en approcherai, cher Gaudence ; guidez-moi, j'y confens. J'entrevois cependant, dans 1'intervalle qui me fépare de Fóbjet que je defire fans le con*. noitre,desabimesoü je pourroisme précipiter; vous voulez me voir chrétien, & vous le voulez de bonne foi, je fouhaite le devenir ; mais on ne quitte point une religion de trois mille ans, pour une dont on n'entend parler que depuis fort peu de tems. Tranquillifez-vous. Votre Dieu, a qui, dites-vous, rien n'eft caché, voit lefond de mon cceur. Que penferiez-vous, d'ailleurs, d'un homme qui changeroit fi facilement ? Quiconque eft fufceptible de cette légèreté , fait voir qu'il n'étoit guères attaché au culte qu'il abandonne , & qu'il n'eft guères capable de 1'être a celui qu'il embrafle*. Des matières de religion, nous paffames è celles de politique ; j'épiois toujours avec foin » Foccafidn de le ramener infenfiblement aux premières ; il ne pouvoit pas comprendre, difoitil, comment les hommes avoient eu fi peu de confiance en leur force & en leur vertu, pour fe donner eux-mêmes des entraves, en raffemblantj  ö e Gaudencë. 307 dans un feul, 1'autorité de plufieurs. II faut^ continuoit-il, que les peuples de 1'univers aient un penchant bien décidé au mal, puifqu'ils ont été obligés de recourir a la crainte de la punition pour pratiquer le bien, & de fe donner des maitres, qui, devenant par cette ceffion infenfée, difpenfateurs despeines & des récompenfes, puniflent la tranfgreffion de loix, dont quelquesunes font fages k la vérité, mais dont la plupart ont été imaginées par le caprice. L'homme eft né libre ; cette indépendance , qui eft 1'attribut effentiel de 1'humanité , auroit toujours dü le porter vers le bien, paree que le bien eft la feule voie qui le conduit k un bien-être invariable. Quel génie mal-faifant peut donc lui avoir infpiré des defirs qui 1'écartent d'un objet fi naturel? Son orgueil, lui répondis-je , & fintérêt. C'eft ce mobile déteftable qui a rompu tous lesliensde la fociété, &qui, par un prodige que 1'on ne peut comprendre, les ferre : ainli, comme la caufe ne pouvoit être détruite, il falloit du moins chercher & établir des moyens pour en arrêter les funeftes eftets. Vous ne le connoifiez point ce tyran, heureux Mezzoraniens, paree que, renfermés en vous mêmes, vous vous fuffifez ; paree que , inacceffibles k toutes les nations , vous n'êtes point expofés k confondre des principes étrangers avec les vötres, y ij  3°8 MÉMOIRES dont la fage fimplicité n'a point été altéréepar la communication des autres peuples. D'ailleurs cette indépendance, que vousdites effentielle a 1'humanité, a été perdue, comme je vous 1'ai déja dit, par la défobéiffance du premier homme; fa poftérité corrompue eft tombéedans 1'aveuglement; il falloit donc que Dieu, ou, fi vous aimez mieux, 1'El, par un effet de fa miféricorde pour des enfans, qui cependant s'en étoient rendus indignes, leur donnat des guides , qui non-feulement les éclairaffent par des loix, mais encore qui fuffent maïtres d'appefantir fur eux le bras de 1'autorité, pour les faire rentrer dans la voie de la vertu dont ils s'écartent fi facilement. II falloit , pour la füreté de la fociété , qui n'a d'autre ame que Pintérêt, finon faire aimer la vertu,' pour la gloire de la pratiquer, du moins arrêter le crime , par la punition attachée k la bonté de 1'avoir commis ; il falloit enfin arrêter le bras, dès qu'on ne pouvoit pas changer le cceur. Ce miniftère, que Dieu a été con• traint de rendre inféparable du fceptre & de la couronne, eft le plus bel apanage de la royauté: fi les hommes ne s'étoient point égarés de la voie de la juftice, on n'auroit point eu befoin de loix; leurs aftions n'auroient eu pour principe que la probité, pour objet que la vertu,  DE G A U D E N;C E. JOQ Sc 1'Etre, auteur de toutes chofes* pour fin dernière. Tous feroient égaux, paree qu'aucun ne voudroit être le premier; il n'y auroit pas même de degré dans la vertu, paree que la vertu animeroit également les aclions de tous; Pamour propre, qui n'eft autre chofe que 1'intérêt déguifé, n'auroit point eu d'entrée dans le cceur des hommes; fon règne ne fe feroit point étendu,puifqu'il n'auroit point commencé: vous-mêmes, Mezzoraniens, n'en fentez-vous point les aiguillons, & ne vous prêtez - vous pas a ce tyran du genre humain , lorfque vous vous comparez avec les autres peuples ? Mais quand vous parlez d'indépendance, ne vous faites-vous pas illufion ? La fubordination , quelle qu'elle foit, n'entre-t-elle pas auffi dans la conftitution de votre gouvernement? Votre dépendance, dites-vous,reffemble a celle qui règne dans une familie dont le père eft vertueux, & dont les enfans font fidèles imitateurs du père. Eh bien ! un roi, par exemple, en Europe, eft le père d'une grande familie , dont tous les enfans ne fe reffemblent pas a la vérité; les uns, nés avec des difpofitions heureufes, confommées par une excellente éducation , répondent fidèlement aux vues fages du monarque, ils ont toute fa tendreffe, ils font récompenfés,; les autres, au contraire3 V üj  3*0 MÉMOIRES dont le coeur eft rempli de mauvais germes ; réfiftent k cette même éducation , & par une conduite baffe, lache & infame , deviennent 1'objet de fa colère, ils font punis. L'anarchie eft un monftre a tant de têtes , dont cbacune a fon opinion, que, quelque effortque 1'on faffe pour prouver la poffibiüté d'un tel gouvernement, on fera toujours obligé de convenir qu'il répugne a Ia nature de I'homme , dont 1'inconftance eftl'apanage, & conféquemment, k la raifon. Les rois font 1'image de la divinité ; Dieu fe fert d'eux pour punir ou récompenfer les peupies. Quel que foit un roi, c'eft un préfent de Dieu ; préfent refpeöable. Quiconque s'écarte de ce point, viole Ia loi fondamentale; puifqu'en manquant a la copie, il manque a PoriginaL Que penferiez-vous, & de quelle infamie ne fe couvriroit pas celui d'entre vous , qui fe refuferoit a 1'hommage refpeclueux, & même idolatre , que vous rendez aux ftatues & aux cendres de vos ancêtres? Sous le tendre nom de père, ne jouiffez-vous pas vous-même de tout le refpedf qa'on doit k un Roi ? On vous lerend, direz-vous, paree qu'on Ie veut; & moi, je dis qu'on ne le veut, que paree que c'eft 1'ufage & que vous le méritez. Par Pordre même de votre conftitution, fi quelque vic^e  de Gaudence. 311 flétriffoit la beauté des vertus qui femblent entrer dans 1'eflënce des Mezzoraniens, ne feroiton pas obligé de refpeöer en vous, non pas le vice (a Dieu ne plaife que je veuille faire ici, d'un fujet pénétrédefes devoirs, unidolatfe aveugle , pour qui la vertu & le crime , armés del'autorité , font la même chofe), maïs le titre augufte de patriarche, qui refte toujours le même, de quelques vertus que fok doué, ou k quelques vices que foit abandonné , celui que 1'ordre de votre fucceffion en a revêtu? Nous nous entretenions fouvent des divers gouvernemens établis dans les différens pays de 1'univers; il comparoit le defpotifme a un goufre, oii vont fe perdre toutes les facultés des fujets, qui font foumis k cette forme monftrueufe de gouvernement. La nature , ajoutoitil, affligée d'une conftitution auffi injufte & auffi cruelle, s'attache afe venger de ceux qui Font établie, fur ceux qui en ont fucé lesfuneftes principes. Point de gouvernement, en effet, qui foit plus fujet auxrévolutions; point de fonverain , qui, k chaque inftant, foit plus prés de fa chüte que le defpote. C'eft un être infatiable, qui dévore toute la fubftance de I'état, & ne la digère jamais; ne tenant qu'a lui, pour le feul amour de lui-même, il fe trouve V iv  3*2, MÉMOIRES feul dans les événemens malheureux; aucura' de fes fujets n'eft attaché k lui par la commitnication de fon autorité, ainfi tous 1'abandonnent, lorfque le fort lui fait éprouver fes caprices. Monté fur le tröne par la feule autorité, il en tombe fans que 1'on foit touché de fachüte; il chancelle fans ceffe, paree qu'il n'a point d'appui:, le monarque, au contraire , dépofitaire de toute 1'autorité , la divife & Ia foudivife; &, par une circulation fage, la rappelle a lui, comme au centre d'oii elle eft partie. C'eft ainfi qu'en la communiquant, il fe fait des fujets intéreffés a la tranquillité de fon règne, par des vues particulières, qui influent avantageufement fur le général de 1'état. Après le démocratique, le gouvernement monarchique lui paroifloit Ie plus raifonnable. Les raifons dont il étayoit cette vérité,me paroiffoient fondées fur d'excellens principes; mais il donnoit toujours la préférence au premier, comme plus analogue, difoit-il, k 1'attribut effentiel de 1'humanité. Pour moi, je penfê qu'il ne le croyoit fupérieur, que paree qu'il lui trouvoit plus de rapport avec Ie patriarchal. H ne paroiffoit porté k la littérature, que pour la partie de 1'hiftoire. Ce tableau de vertus & de .crimes, difoit-il, eft néceffaire; on k met fpus les yeux des jeunes-gens, afin qu'ils  de Gaudence. 31? apprennent k éviter les uns, & a imiter les autres. Tous les autres, principalement la poéfie, en aiguifantl'efprit, corrompentquelquefois le cceur,&le font égarer dans des voies dangereufes. Ilfaifoit beaucoup decas de quelques fciences & des arts. II n'eftimoit des matbéraatiques que 1'aflronomie & la geometrie : il vouloit principalement que les exercices du corps ne fuffent point négligés : paree , ajqutoit-il, que 1'ame r'aifonnable eft 1'être le plus refpectable qu'ily ait dans toute la nature, & que fon palais ne fauroit être trop embelli. II n'eft rien, difoit-il, qui révolte plus que de voir une belle ame logée dans un corps tout de travers & difforme. Auffi peut-on dire qu'il n'eft point de nationquiait un maintien & un port plusnoble, & qui foit plus adroite & plus lefie que les Mezzoraniens: beaucoup de philofophie naturelle , rien du tout de la fpéculative : il fuffit que douze des plus anciens en aientune connoiffance paffablement étendue : cette carrière ƒ ft trop épineufe pour les jeunes-gens, & même trop dangereufe. L'amour-propre fe gliffe ordinairement dans ces recherches: fous prétexte d'en vouloir de bonne-foi k la vérité, on tombe dans 1'erreur, on gémit de fe voir ignorant, après un fiècle d'étude; mais on ne veut point en convenir. Cet aveu eft trop humiliant j on défend  Ó '4 MÉMOIRES d'abord fes opinions, quoiqu'erronnées; on les étend; la difpute s'échaufFe; 1'état fe met de la partie, le trouble fuccède : on ne cherche plus a perfuader, on cherche a fe confondre ; la fermentation devient férieufe & intéreffante ; il faut appeller 1'autorité au fecours; les coups qu'elle porte aigriffent les efprits; le feu de la fédition s'allume, 1'incendie eft univerfel, & 1'état tombe en ruine. D'ailleurs, ajoutoit - il, nous avons un fonds de mélancolie, qu'il faut diffiper par des occupations qui amufent 1'efprit & 1'égayent. Sans cette fage précaution de notre gouvernement, cette humeur noire deviendroit fatale aux Mezzoraniens , ft on leur permettoit de fe livrer a la féchèreffe desfciences profondes. Mais, quant a FE!, a peine fouffrons-nous qu'on en ait même une,idéé fimple & extrêmement bornée; il eft dcfendu aux plus anciens, d'y rien ajouter; & comme tous les êtres ne font,pour ainfi dire , qu'une inaftion de fa toute - puiflance, nous penfonsqu'ils font,a fes yeux, des atömes agités une fois pour toutes, & que le foleil eft chargé de continuer ce premier branie , que FEtre , auteur de toutes chofes, a donné en genéral a toute la nature. Vous avez vu, mes révérends pères, que les vertus de Sophrofine m'avoient rendu fen-  DE GAUDENCK. 31$ fible a fes charmes; quelque mérite, qu'elle m'avoit connu, 1'avoit portée a me croire digne de fon attachement; & comme 1'intérêt n'étoit entré pour rien dans notre engagement, notre tendreffe , au lieu de s'ufer, fembloit encore prendre de nou velles forces. Toute notre conduite n'étoit qu'un tiffu de prévenances , d'égards & d'attention réciproques ; on eüt dit que toute la familie n'avoit qu'une même ame. On n'y connoiffoit point de volonté; tous vouloient la même chofe ; il ne me reftoit qu'un fouhait a remplir, c'étoit de perpétuer mon bonheur , en me perpétuant moi-même. Sophrofine , qui voyoit dans mon cceur auffi librement que je lifois dans le fien, étoit preffée du-même defir. Un enfant auroit mis le comhle a notre félicité ; elle me donna un garcon. Avec quelle joie ne recus-je point ce gage précieux de notre tendreffe ? Je goütois une profonde paix au fein d'une familie refpeftable a tous égards, lorfque la jaloufie me fufcita, pour la troubler, la paffion d'Aménophile... Vous avez déja vu que le ' bonheur de Sophrofine m'avoit paru 1'inquiéter, lorfqu'elle me dit que d'autres pouvoient bien mériter autant qu'elle de m'avoir pour époux. Je ne laiffe jamais échapper Foccafion de rendre juftice au Pophar. II donna, dans  MÉMOIRES 1'cvénemcnt dont,vous allez être inftruirs, des preuves d'une prudence confominée ; événement qui m'enleva pour quelque tems , malgré mon innocence, la confiance de mon beau-père, & peut-être la tendreffe de mon époufe. Sophrofine propofa un jour a fa mère , en préfence d'Aménophile & de Ménife , d'aller voir une amie intime, qu'elle avoit dans Ie nome voifin: fa mère y confentit; on fïxa le tems du départ, mais non celui du retour: mon époufe qui cherchoit mon confentement dans mes yeux, vit bientöt que j'étois incapable de refufer quelque chofe a qui favoit tout m'accorder: il eft bien jufte, lui dis-je, que je confente aux amufemens d'une tendre époufe, qui fait fon occupation principale des miens; partez , ajoutai-je , tirez parti du tems le mieux qu'il vous fera poftible, votre abfence m'afïïigera moins, fi je fais que la mienne ne répand point d'amertume dans les plaifirs que vont vous offrir les épanche mens de 1'amitié. Le fouvenirde ces dernières paroles, joint aux circonftances que je rapporterai, ne fervit pas peu a me faire dans la fuite foupconner coupable , quoiqu'elles partiffent d'Lm motif entiére ment innocent. La partie fut exécutée, je reftai feul avec le Pophar. Aménophile, dont j'ignorois le projet  DE G A U D E N C E. 317 ïmpudique, profita de 1'abfenèe dé mon époufe pour s'introduire la nüit du fixiéme jour dans mon lit(i) : livré k un profond fommeil, je ne m'appercus point que j'avois une compagnie auffi infame, qui, en introduifantle crime dans le lit nuptial, en vouloit fouiller la pureté : retenue cependant par un refte de pudeur, ou plutót par la crainte des reproches dont je 1'aurois accablée, fi elle m'avoit éveillé, elle impofa fiknee k fes defirs criminels■; elle fut furprife par le fommeil. Mon époufe, qui arriva le lendemain de grand matin, n'eut point de plus grand empreffement que de venir s'informer de ma fanté. Elle entra dans ma chambre fans m'éveiller ; mais au fpedacle humiliant qui fe préfenta k fes yeux , ne pouvant réfifter a la douleur qu'elle reffentit, elle tomba évanouie. Sa cbüte m'éveilla. Quel fut mon étonnement de irouver dans eet état une époufe digne de toute ma tendreffe! mais de quelle fureur ne me fentis-je point agité, lorfque je vis Aménophile fortir de mon lit dans un état capable d'allarmer la pudeur la plus aguerrie. Les regards d'indignafion que je jettai fur elle, (1) On dok fe rappeller comment les quartiers font batis ; & 1'on verra avec quelle facilité Aménophile pouyoit s'introduire dans la chambre de Gaudence , puifgu'ils étoient 1'un &l'autre du même quartier.  31 ^ Mémoires lui fijéi* fentir 'combien fa préfence m'étoit odieufe; elle fe mettoit en état de fortir pendant que je fecourois mon époufe , lorfque le Pophar, que ce bruit avoit éveiilé , entra dans ma chambre: il ne fut pas moins étonné que moi de cette aventure ; il arrêta Aménophile. Allez, me dit-il, perfide époux, laiffez-Ia une époufe , dont la vertu ne méritoit pas une telle récompenfe; mettez-vous en état de paroitre décemment , & ne refiez pas plus long-tems devant mes yeux, avec toutes les apparences d'un crime, qui détruit 1'harmonie de la fociété. Les foins que vous rendez a ma fille font autant de coups de poignard que vous portez dans fon cceur. Les fecours d'une main criminelie affligent la vertu, loin de Ia confoler. Je paffai fur moi. ma robe de chambre; je me jettai aux genoux du Pophar; je 1'affurai que j'étois innocent. Me tournant enfuite vers mon époufe, que les foins de fon père avoient rappellée è la vie : chère époufe, m'écriai-je en arrofant fes mains de mes larmes, je vous jure par le foleil, je vous jure par mon Dieu que je nefuis point coupable: fa froideur excita mes tranfports; parlez, dis-je a Aménophile, rendez-moi jufiice, ou que vos mains, conduites par wn cceur auffi ISche que le votre , m'arrachent la vie; auffi bien, adorable Sophro-    DE GAUDENCE. 319 fine, je ne faurois furvivre au malheur de perdre votre tendreffe. Le Pophar, pénétré de mon état, ou faifant femblant de 1'être, ordonna a Aménophile d'accufer la vérité, d'avouer enfin fi des recherches & des affiduités fecrettes de ma part, 1'avoient , portée a une démarche fi indigne de la vertu de fes ancêtres. Gaudence, lui répondit-elle, mon père, en fe jettant a fes pieds, que ce tendre nom de père me foit encore permis! Je m'en fuis rendue indigne par le triomphe qu'une ame funefie a remporté fur la mienne; Gaudence ert innocent; feule coupable , je dois feale être punie. Elle ajouta qu'elle n'avoit pu s'empêcher de m'aimer dès la première fois qu'elle m'avoit vu; que depuis ce tems, elle avoit refufé toutes les fleurs qu'on lui avoit préfentées; qu'enfin , défefpérée par le mariage de Sophrofine, qui avoit trahi toutes fes efpérances, fans ceffe attaquée par une ame étrangère, dont elle ne connoiffoit point la nature , 1'ame raifonnable avoit cédé la viöoire; qu'elle s'étoit portée k cette honteufe extrémité, autant dans le deffein de fe venger de Sophrofine, dont les appas puiffans lui avoient enlevé la caufe d'un bonheur qu'elle fe promettoit, que pour «n jouir  3 20 MÉ MOIRÉS contre les loix, aux dépens menie de fa pudeur ; que cependant, après s'être gliffée clandeftinement dans mon lit, & m'ayant trouvé endormi, Fame raifonnable avoit commencé a agir, qu'elle avoit fi long tems combattu contre Fame ennemie, qu'elle avoit été vittorieufe a fon tour ; que fatiguée par un combat fi violent & fi long, elle avoit cédé au fommeil, qui avoit, grace au foleil, confervé fa vertu ; qu'a Ia vérité , les apparences devoient nous faire regarder comme coupables , 'mais que nous étions innocens; qu'elle proteftoit que fon récit étoit fidéle , que cependant elle alloit fe rendre en prifon pour y attendre le jugement des anciens. Elle cherchoit dëja a fortir , mais Sophrofine & le Pophar Farrêtèrent. Je ne parle point de ma contenance, le feul pinceau pourroit 1'exprimer. Oii allez-vous, lui dit le Pophar, fille plus digne de compaffion que de blame! Depuis long tems je Favois vue dans vos yeux cette ennemie. Depuis long tems auffi avois-je confeillé k votre père de Vous marier, pour éviter le triomphe de Fame de la chate , qui a attaqué votre ame raifonnable. Vous allez en prifon , dites-vous; eff-ce pour y attendre une punition dont le fouvenir perpétueroit la honte dans vptre familie ? Mais avouez-le, ma fille, eet  de Gaudence 3a! £et événement qui vous fait rougir , vous rendra-t-il a votre vertu ? vous fentez - vous affez de force pour réfifter a cette ame ennemie ?Oui, mon père, répondit-elle fondant en larmes ; vos fages lecons que je vous prie de m'accorder, me donneront toute la force néceffaire ; & vous , continua-t-elle s'adrelfant a Sophrofine, tendre époufe , fidéle amie *, je fuis privée a jamais de ce titre auffi tendre que glorie ux ; ma honte , toujours préfente a vos yeux , va me rendre un objet déteflable , dont vous détournerez vos regards. A ces mots, elle s'évanouit; on la fecourut; elle revint, mon époufe lui renouvella toute fon amitié ; ma réconciliation ne fut pas fi précipitée. Le Pophar lui promit le fecret. Ne différez point, ma fille , lui dit-il, a accepter la fleur, de peur que 1'ame de la chatte que vous croyez vaincue , ne revienne a 1'attaque avec plus de vi~ gueur, & que le fommeil ne vienne point auffi a propos k votre fecours. Quiconque s'endort fur fa vi&oire , touche au moment de fa défaite. On la retint k diner; je fus furpris du ton de fincérité que 1'on prit pendant le re' pas. Aménophile, quelque tems après, fe fou» venant fans doute des lecons du Pophar, accepta, dans une fête du foleil, les fleurs d'un aimable Mezzoianien. Et cette même fille que Tom& VI. X  3i2 MÉMOIRES vous venez de voir entrer dans mon lit avec toute la hardieffe d'une perfonne qui a levé le mafque, fe préfentera, dans la fuhe de 1'hiftoire, avec tout 1'éclat de la fermeté la plus héroïque & de la fidélité la plus éprouvée. La tendreffe fiit 1'ame de 1'engagement qu'elle contracta; les deux époux paffèrent leur vie dans la douceur d'une paix qui eft toujours le fruit d'un ampur fincère: a cette félicité fe joignit la gloire de voir leurs ftatues couronnées, & enrichies d'emblêmes , qui devoient annoncer, a la poftérité, le prix de la fidélité conjugale. Cependant la fuite de ce malheureux événement me fit fentir que les foupcons du Pophar & de Sophrofine, setoient fixés fur moi; ma belle - mère , a qui on 1'avoit caché , me continuoit fes tendres bont-és. Je m'appercus que le nom de fils, qui étoit fi fréquent dans la bouche du Pophar, ne lui échappoit plus que par un refte d'habitude; celui d'époux devenoit extrêmement rare dans celle de Sophrofine ; je trouvois les regards que Vim &C 1'autre jettoient fur moi, chargés de cette gêne qui échappe a un cceur troublé par des foucis cuifans. Mes prévenances fatiguoient au lieu de plaire; on accueilloit mes attentions avec une politeffe forcée, reffource d'un cceur qui veut mentir fans groffiéreté; plus je cherchois a  be Gaudence. 3 ij ranimer la tendreffe de Sophrofine par le tendre nom d'époufe, plus elle s'attacholt k affoiblir la mienne , en me refufant obftinément celui d'époux. Vouloir fe juftifier d'un événement aufii trifte , c'étoit rouvrir la plaie, & y verfer un venin qui auroit aigri de plus en plus Sophrofine contre moi. D'ailleurs je m'étudiois k diminuer ma peine , en attribuant fon réfroidiffement au fouvenir d'une fcéne, dont toute autre perfonne, moins délicate qu'elle , auroit été pénétrée. Mais un jour que , cédant aux tranfports d'une tendreffe que j'avois longtems retenue dans les bornes des attentions & des égards , je voulus lui donner des marqués d'une ardeur que la foi conjugale éteint chez les autres nations, elle me réfifta ; j'infiftai , prenant alors un ton févére, accompagné d'un air altéré , mais modeffe : quoique j'aye tout lieu, dit-elle , de me plaindre de vous, votre infidélité ne me fervira point de modéle, je me refpeöe trop , pour être infidèle k mes devoirs; je n'oublie point que vous êtes mon époux & mon maitre ; vousn'avez qua vous fervir de votre autorité & k jouir de vos droits: que vous importe, après tout, que mes fentimens foient fils de robéiffance ou de la tendreffe ? Vous m'avez prouvé que vous n'en connoifïiez pas la différence. Cette réponfe me Xij  324 MÉMOIRES imt dans un état k douter de ma propre exlftence , fi 1'amertume qu'elle répandit dans mon ame ne m'eüt fait fentir que j'étois en vie. A qui pouvois-je recourir dans une Gfuation fi accablante ? II ne me reftoit pas même le foible foulagement des malheureux ; je n'avois plus perfonne dont le cceur eüt voulu fe charger de mes douleurs; me ferois-je adrefie au Pophar ? il étoit irrité contre moi; fon indifférence m'accabloit; j'étois coupable k fes yeux , malgré mon innocence. A fon époufe? c'étoit 1'inflruire d'une aventure que je devois lui cacher k tous égards. Abandonné a moi même, tout entier a mes chagrins, j'en reffentis fi vivenient 1' imprefïion , qu'une funefte mé!ancolie s'empara de moi , & prit beaucoup fur ma fanté; je devins pale & livide , mon corps n'étoit qu'un fquelette animé d'un refte de foufle. Le Pophar partit pour faire fa tournée dans les autres nomes ; il ne m'invita point k le fuivre. Si du moins il m'avoit laifié foupconner que c'étoit a caufe de ma foibleffe , j'aurois trouvé quelque confolation dans une raifon auffi plaufible ; mais non , il partit. Ce coup acheva de m'abbattre, toute ma philofophie m'abandonna, je tombai dans une efpèce d'anéantifTement, dont je ne fortois que par des accès de fièvre les plus violens,  de Gaudence. 325 Mon époufe s'acquittoit de tous les devoirs, & me donnoit tous les foins que pouvoit exiger ma fituation ; mais toutes fes attentions ne fervoient qu'a me faire regretter Ie principe dont elles partoient, avant Ia malheureufe cataftrophe d'Aménophile. Elle me furprenoit fouvent les yeux baignés de larmes; je voyois auffi avec douleur qu'elle perdoit infenfiblement de fon embonpoint; que viöime des ordres de fon père, & d'une mélancolie d'autant plus dangereufe, que pour me diffiper elle la mafquoit d'une gaieté forcée, elle fuccomberoit. On obfervoit exadtement de me préfenter mon fils, le matin & le foir ; on s'étoit fans doute appercu du plaifir que je prenois a 1'inftruire ; & le Pophar avoit cru que ma fituation feroit plus affl'geante, fi Fon me privoit de cette confolation ; on me repréfentoit qu'il ne conveooit point de le laiffer long tems aüprès de moi, de peur que ma ma'adie n'influat fur fa fanté. Peu accoutumé a vculoir avee une familie que j'avois vu jufqu'alors fans volonté , j'embraffois tendrement ce gage préeienx d'une tendreffe que je n'avois jamais altérée; je le rendois k fa mère, qui, fans döute 'par 1'ordre du Pophar, le remettoit entre les mains de fa grand'-mère. Ainfi,de quelque rai- Xiij  J1 border en Mezzoranie, que par les fahles de la Lybie & de 1'Egypte. Ce n'étoit pas la première fois que je 1'entretenois de ces doutes; je lui di^ fois fouvent que,quoique le pays fut inacceffible ,vers 1'Egypte, k tout autre qu'è nous, il étoit cependant poffible que du cöté oppofé , il fut plus voifin du grand océan, ou que les fables fuffent moins étendus qu'on ne penfoit; & que, par conféquent, il étoit k craindre que, dans la fiute, un peuple barbare ne le découvrit, & n? vïnt troubler la paix des habitans, fans qu'ils fuffent en état de s'y oppofer. Ce qui me confirma dans mon idéé, étoit «|ue,du haut des moatagnes de la Mezzoranie,  e Gaudence. 145 fituees au midi, j'avois appercu des nues qui s'étendoient toujours vers la même partie de 1'horifan, Je m'imaginai que ce pouvoit être des brouillards qui couvroient les fommets da quelques grandes montagnes, au bas defquelles il devoit y avoit des vallées habitables. Pour prévenirtout danger, nous réfolumss, le Pophar & moi, d'aller a la découverte ; &:, après ayoir communiqué notre deffein au confeil des cinq, du fecret defquels nous étions furs, & nous être munis de tout ce qui nous étoit néceffaire dans notre voyage, nous partïmes pour 1'extrêmité méridionale du royaume, ne menant avec nous que cinq perfonnes, &C ne prenant de provifions que pour dix jours, paree que nous comptions revenir au bout de cinq, &, a notre retour, prendre d'autres mefures, au cas qu'il nous fallüt aller plus loin pour vérifier nos foup9ons. Nous allames, fans nous détourner, vers le point de 1'horifon, oü j'avois remarqué que 1'air paroiffoit toujours chargé de brouillards. Le troifième jour de notre voyage les déferts nous parurent bien moins arides que nous ne le croyons: le terrein devenoit même affez ferme ; &L le quatrième jour nous vimes un peu de mouffe & quelques arbrifieaux épars, ce qui nous fit juger que nous ne tarderions pas k  34^ Mémoires trouver un lieu habitable. En effet, dès le foïr du même jour, nous découvrimes les fommets des montagnes, plus éloignées , k la vérité, qu'elles ne nous 1'avoient paru d'abord, de forte que, quelque diligence que nous fiffions toute la nuit & lenderrain, nous n'y pümes arriver que le cinquième jour au foir. Nous y trouvames une fource d'eau excellente , dont nous bümes avec grand plaifir ; nous n'ofions ni dormir, quoique nous fuffions extrêmement fatigués , ni marcher k 1'aventure dans un lieu que nous ne connoillions pas. Le lendemain matin nous montames fur le fommet de la-plus haute des montagnes , d'oii nous découvrimes une grande étendue de pays, entrecoupé de rochers & de précipices, & auffi ftérile que les Alpes,fi vous en exceptez quelques vallées affez fertiles, & des bois, dont les arbres étoient fort élevés, mais très-rares. Nous n'y vimes pas la moindre tracé d'habitans: ainfi voyant que nous ne manquerions pas des chofes néceffaires pour la vie, nous ne nous mimes pas en peine de nous remettre fitöt en chemin. Nous errames de tous cötés pendant cinq jours parmi les rochers & des précipices affreus:. Le terrein commencoit k s'applanir vers la droite, mais les montagnes fembloient fe multiplier vers la gauche.  de Gaudence. 347 Nous étions dans un des endroïts les moins pratiquables des rochers, lorfqu'un de nos compagnons crut appercevoir quelque chofe qui reffembloit affez a un homme afïïs, auprès d'un petit ruiffeau, fous un rocher extrêmement efcarpé, précifément au-deffous. Nous détachÉmes trois hommes de notre compagnie pour 1'empêcher de fe fauver dansle bois, pendant que le Pophar & moi avancions vers lui, a pas lents. Dès qu'il nous vit, il fe fauva & difparut dans 1'inftant. Nous remarquames k peu-près 1'endroit ou il s'étoit enfui; & fürs qu'il ne pouvoit pas nous échapper, nous nous mïmes tous k le cher cher; enfin nous le découvrimes dans le creux d'un rocher, oü il avoit coutume de fe retirer.Son lit étoit fait de feuilles féches & de mouffe , & dans un coin étoient différentes fortes de fruits fecs, dont il vivoit. II parut étonné k notre vue; & voyant que nous étions cinq k boucher 1'entrée de fa caverne, il fe mit en devoir de fe défendre, au cas -que nous vouluffions 1'arrêter. Nóus vimes, en le regardant de plus prés, qu'il avoit encore fur le corps des lambeaux d'un habit déchiré, avec un refte de ceinturon, ce qui nous fit connoitre qu'il étoit Europeen. Le Pophar lui demanda en langue franque qui il étoit, &£ par quel hafard il fe trouvoit dans ces délerts? II fecoua la tête pour  34$ MÉMOIRES marquer 'qu'ilne nous entendoit pas. Je lui parlaï a mon tour en Francois, en Italien & en Latin, mais il ne comprenoit aucune de ces langues. A la fin il s'écria : Inglis, Inglis. J'avois appris un peu d'Anglois pendant que je faifois mes études a Paris. Sachant que mon père fouhaitoit que j'appriffe plufieurs langues, j'avois fait connoiffance avec des Anglois & des Ecoffois, qui étudioient comme moi aux Quatre-Nations, & m'étois lié d'amitié avec le père Johnfon, bénédidtin Anglois, de forte que je parlois cette langue affez bien pour un étranger. Je dis donc a notre fauvage de ne rien craindre , & qu'on ne lui feroit aucun mal. Dès qu'il m'eut entendu parler, il vint a nos pieds : ayez, dit-il, pitié d'un malheureux que la fortune s'obfiine k perfécuter ; le jufte ciel ne laiffera point cette oeuvre de charité fans récompenfe: je vois en vous quelque chofe de divin qui diffipe mes craintes, &c répand dans mon ame une fecrette joie. Voila mon fonge accompli; c'eft Dieu qui vous envoie ici pour me fauver. II avoit plus l'air d'une béte fauvage que d'un homme; fes cheveux, fa barbe & fes ongles étoient effroyables; fon vifage hideux &c décharné : il paroiffoit être d'un tempérament fort & vigoureux ; &, malgré le trifte état oii il étoit réduit, onremarquoit encore dans fon air quelque chofe de diftingué.  se Gaudence. 349 II nous dit que fon père étoit un négociant opulent qui commercoit aux indes orientales, &fa mère Hollandoife, & native de Batavia; qu'il avoit été élevé a Londres; mais que fon père, dont il n'étoit que le füs naturel, 1'ayant abandonné, il avoit été obligé d'aller implorer le fe cours des parens de fa mère; que, par fon courage & fon application, il s'étoit ouvert un chemin a la fortune , & avoit été fait lieufenaut aux gardes Hollandoifes a Batavia; mais qu'il avoit fait naufrage fur les cötes d'Afrique, dans une expédition fecrette dont il avoit été chargé, & que, s'étant trop avancé dans le pays avec fes compagnons , qui étoient au nombre de quatre , pour chercher de quoi vivre, ils avoient été pris par des fauvagés, qui leur avoient fait faire un chemin très-long par des routes inconnues dans le continent, a deffein de les manger dans la fuite, ou de les faorifier k leurs idoles: fort affreux que les autres avoient fubi ; mais qu'ils 1'avoient réfervé , comme étantle plus gras, pour une grande fête qu'ils devoient célébrer peu de tems après. Heureufement pour lui les fauvages qui 1'avoient pris, furent attaqués par un detachement de leurs ennemis; ils en vinrent aux mains; &, dans le fort de la mêlée, il fe déroba a leurs yeux, & fe fauva dans le plas épais de la fofêt. 11 marcha toute la  35° Mémoires nuit, fansfavoiroii il alloit; &, après avoir erré de montagne en montagne, & de bois en bols, il arnva a un défert fablonneux, qu'il réfolut de traverfer ou de périr, plutöt que de retomber entre les mains de ces cruels antropophages. II fut deux jours & deux nuits fans boire, ne vivant que de fruits fecs, jufqu'a ce qu'il eüt rencontré ces montagnes, qu'il avoit choifies pour le lieu de fa demeure, paree qu'il n'y avoit point vu de traces qui lui indiquaffent qu'elles fuffent habitées. Enfin, il nous apprit qu'il y avoit plus de cinq ans qu'il vivoit dans cette folitude affreufe, fans favoir oh il étoit, ni par oü il pouvoit en fortir. Après lui avoir premis de lui procurer une vie douce & tranquille , je lui demandai de quel cöté, a-peu-près,il penfoit qu'étoit 1'océan, & combien il eroyoit que nous en étions étoignés. Je crois, dit-il, que la mer doit être de ce cöté-la, en regardant vers le fud, & fe détournant un peu vers 1'eft, & qu'il peut y avoir d'ici trente ou quarante journées de chemin: mais je vous confeille de ne jamais aller par-la, car vous n'échapperiez pas a la cruauté des fauvages: tout ce pays eft habité par eux, & fans doute, ces lieux le feroient auffi, s'ils n'avoient pas été effrayés de ces fables qu'un dan- , ger preffant m'a fait traverfer.  de Gaudence. 351 Pendant qu'il parloit, le Pophar 1'avoit examiné attentivement. Quel monfire, me dit-il a 1'oreille, avons-nous trouvé ici? de quelle légion d'animaux eet homme eft poffédé 1 je vois le lion, le bouc, le loup & le renard réunis en lui. Je ne pus m'empêcher de fourire de la métaphore du Pophar, aqui je dis que nous faurions nous garantir de leur malice. Me tournant enfuite vers 1'Anglois , je lui demandai s'il promettoit de fe conformer aux loix & aux ufages du pays ou nous avions deffein de le conduire: fi vous êtes , lui dis-je, homme de bien, vous y jouirez des agrémens d'une aimable fociété, & vous y vivrez dans Pabondance. Je fuis prêt, me répondit-il, k embraffer telle loi & telle religion que Pon voudra, pourvu qu'on me mène feulement dans un pays habité. Ces dernières paroles me révoltèrent, & me perfuadèrent que la fcience du Pophar étoit mieux fondée que je ne croyois; cependant, nous lui accordames de venir avec nous, k condition qu'il fe laifferok bander les yeux jufqu'a ce qu'il fut arrivé. Cette propofitionl'efFraya, & il commenca a fon tour, a nous mefurer des yeux : la défiance paroiffoit dans tous fes mouvemens: mais enfin, ne pouvant jamais être plus malheureux qu'il 1'étoit, & flatté de quelqu'efpérance, il remit fon fort entre nos mains.  3^2, MÉMOIRES Nous ne fongeames pasa aller plus loin, k rencontre de eet homme nous ayant procuré les éclairciffemens qui avoient été 1'objet de notre voyage; ainfi nous lui mïmes un bandeau devant les yeux, & le menames tantöt a pied, tantöt fur un de nos dromadaires de relais, jufqu'a ce que nous fuffions arrivés au lieu d'ou nous étions partis. Nous lui fïmes voir alors dans quel heureux paysil étoit, & lui donnames des habits femblables aux nötres; il parut rempli d'admiration & de joie, mais je vis bien qu'elle n'étoit pss lincère, & que notre défiance excitoit la fienne. La lacheté du cceur tranfpire toujours a travers les dehors les plus féduifans. Quiconque gravera profondément cette vérité dans fon ame, apprendra infenfiblement a diftinguer un cosur porté a 1'ingratitude, de celui qu'un vrai fenti^ ment de reconnoifiance anime. II m'embraffa les genoux avec toutes les marqués de la reconnoiffance la plus vive, mais qui m'étoit fufpedle; il fe conforma, fans héfiter, a tous nos ufages , il ne fe fit aucun fcrupule d'affifter a toutes les cérémonies idolatres des Mezzoraniens avec toute la vérité de 1'exté» rieur d'un payen. Je pris dela occafion de lui dire que j'avois appris que les habi'tans du pays ©ii il avoit été élevéj étoient chrétiens, & qrte j'étois  ÖË G a u d È n e e. 3^3 f étois furpris de voir qu'il ne faifoit aucune difficulté d'adorer le foleil. Bon, me dit-il, il n'y a que les fimples qui fentent de femblables fcrupules; pour moi j'ai fame fort au-deffus de pareils préjugés; je m'accommode de toutes les religions, &C crois que 1'une vaut bien 1'autre; tous les gens d'efprit de ma nation penfent de même. Je vis par-la que notre fauvage étoit de la fociété des Politici , dont j'avois entendu parler avant mon départ d'Italie ; vrais athées au fond du cceur, quoiqu'ils n'en convinffent pas. Le Pophar étoit trop bon phy fionomifte, pour vouloir jamais s'entretenir avec ce malheureux; il m'ordonna feulement de veiller de prés fur toutes fes aétions. Cependant les éclairciffemens qu'il nóus avoit donnés ayant vérifie mes conjeöures, il fut réfolu dans le grand confeil, tenu a ce fujet, qu'on fortifieroit la montagne la plus éloignée du cöté du midi, & qui étoit affez avancée dans le défert, afin de fe garantir des irruptions des barbares habitans du continent. Les anciens alloient fermer leur affemblée dans 1'inflant que El-dara-Alim (i) fe préfenta; c'eft 1'époux de cette Aménophile qu'un amour criminel avoit conduite, comme je 1'ai déja dit, (i) Dieu-donné. Tome FI. z  3J4 MÉMOIRES dans le lit nuptial, & dont la paffion infame eft la caufe principale de tous mes malheurs. Les anciens, 1'ayant appercu, lui dirent: eh bien ! notre cher fils , êtes-vous toujours dans le généreux, mais trifte deffein, de vous féparer, par tendreffe, d'une époufe qui vous aime , & que vous adorez ? Ce difcours étonna le Pophar; il ignoroit 1'état de la queftion ; le confeil des cinq n'avoit point voulu la décider qu'il ne fut de tetour du voyage que nous venions de faire pour la süreté du pays ; d'ailieurs, il étoit néceffaire de 1'attendre, paree que, fi les parties n'avoientpoint été contentes du jugement, elles en auroient pu appelier au Pophar. Sa préfence, dans le confeil, donne aux jugemens une force décifive; on ne peut point en revenir; cela fe pratique principalement dans les cas que leurs ancêtres n'ont pas prévus par la loi; celui-ci étoit des plus nouveaux. Le Pophar fit approcher El-dara-Alim : venez, mon fils, lui dit-il, voyons de quoi il s'agit. El-dara-Alim lui dit : mon père, depuis que j'ai époufe Aménophile, je n'aipoint ceffé de bénir le foleil de m'avoir uni a tant de vertus, & a tant de beautés. Aménophile, faite pour être heureufe, & pour faire le bonheur d'un époux, doit néceffairement trouver  de Gaudence. 355 fon malheur en moi, & faire toute mon infortune : plus elle eft difcrette fur 1'accident dont je fuis affligé, & plus ma reconnoiffance exige de moi que je me fépare d'elle pour la laiffer maitreffe d'aller chercher le bonheur qu'elle mérite, dans d'autres bras que les miens. Depuis un an, une paralyfie a frappé en moi cette partie par laquelle nous perpétuons notre être ; moins je fuis en état de reconnoitre les tendres prévenances , les égards, & les affechteufes attentions d'Aménophile, plus elle les redouble, & plus je fens mon malheur. Imaginez-vous, mon père, d'état plus cruel, que celui d'avoir toute la force de la volonté,avec toute la foibleffe de i'impuifTancer N'eft-il pas jufte que je cherche a affoiblir mes defirs, en m'éloignant de 1'objet qui les fait naitre, plutöt que de le rendre Pinfortunée viüime des fiens ? Quelle que foit la vertu d'une femme, elle veut en trouver la récompenfe. Comment Aménophile la trouveroitelle avec moi ? Seroit-ce dans mes defirs, dans le néant ? II faut payer d'un prix réel une vertu réelle. L'homme n'eft point capable de cette fublimité de fentiment, qui fait que 1'on aime pour le feul plaifir d'aimer. Je demande , (eh comment pourroit-on me refufer ?) que, puifqu'il eft certain que la nature eft muette Zij  35^ MÉMOIRES en moi, il me foit permis de ne plus pariet1 a Aménophile, de me féparer d'elle, de rompre le lien qui 1'attache , afin qu'elle ait la liberté de chercher ailleurs, la récompenfe de fes appas, de fes vertus & de fon caractère. Le Pophar, qui 1'avoit écouté avec beaucoup d'attentión, lui demanda fi Aménophile confentoit a cette féparation. Bien s'en faut, répondit-il, j'en fais la demande fans qu'elle le fache ; je prie même cette augufte affe'mblée de n'en parler qu'après qu'elle aura ordonné qu'Aménophile reprehdra fa liberté première. Le Pophar délibéra quelque tems avec les anciens, & dit enfuite a El-dara-Alim que le confeil ne pouvoit point prononcer fur une queffion li délicate, qu'on n'eüt enrendu Aménophile. On donna ordre de 1'amener : El-daraAlim s'y oppofoit, difant qu'il n'étoit point en état de foutenir, dans un cas femblable, la préfence de fon époufe. L'ordre du confeil fut exécuté. Aménophile vint ; on fit retirer fon époux ; elle fut interrogée en particulier ; elle répondit avec autant de modeftie que de bon-fens ; elle parut furprife de la demande de fon époux, & fupplia qu'on le fit paroitre. On le fit venir devant elle; elle fe jetta a fes genoux ; elle le pria de lui dire en quoi elle  de Gaudence. 357 avoit pu lui déplaire ; que fi elle avoit mérité fon indignation, elle étoit prête a s'en punir elle-même de la manière la plus févère. Trop généreufe, époufe, lui dit El-dara-Alim, levezvous, cette pofture n'eft pas faite pour la véritable vertu, encore moins pour la heauté même ; votre intérêt, que ma reconnoiffance fait le mien, exige que nous nous féparions. Voulez-vous avec autant de beauté , avec un cceur auffi tendre, vivre toujours vis-a-vis d'un phantöme? Voulez-vous, pour mettre le comble a mon malheur, me rendre coupable d'une telle ingratitude ? Non, Aménophile , vos careffes, vos égards ne ferviroient qu'a fedoubler notre infortune. Je fuis perdu entièrement, puifque malgré toutes les reffources d'une tendreffe auffi vive & auffi in» génieufe que la votre, je ne me retrouve point ; plus je fuis fenfible k vos affeöueux épanchemens, plus mes defirs agitent mon cceur & le déchirent. Ce fupplice eft au-deffus de ma foible fageffe : & vous-même, quoi que vous difiez, victime d'une bienféance mal entendue, vous fentez qu'ils ne fervent qu'i aiguifer les vötres, qui s'afSigent de mon inac» tion ; de tendre époux que je vais ceffer d'être, ce feroit devenir bourreau. Quel titre odieux pour un homme-qui aime la vertu ! Z iij  35% MÉMOIRES Vivez loin de moi, vertueufe époufe, je vous rends le droit de vous pourvoir plus heureufement ; oubliez a jamais un malheureux qui auroit fait, pendant toute fa vie, fon fuprême bonheur de vous aimer, s'il eüt été en fa puiffance de vous donner des marqués affurées de fon amour. Aménophile 1'embraffa tendrement. Eh quoi! lui dit-elle, cher & infortuné El-dara-Alim, époux plus chéri que Pair que je refpire , fi je vis avec toi , je vis avec la vertu même : eh ! n'eft-ce pas-la le fuprême bonheur? Quelle ame affez cruelle s'eft emparée de toi, pour t'infpirer ainfi de m'enlever les charmes de ma vie ? Crois-.tu , ajouta t-elle en lé ferrant étroitement dans fes bras , que eet accident diminue 1'amour que j'ai pour toi ? Non , E!-dara-A!im , fi tu n'en étois pas toi-même fi touché, peutetre (tu dois m'en croire) en remercierois-je le foleil. Ignores-tu que telle eft, en amour, la nature des defirs, qu'ils s'éteignent a mefure qu'on les fatisfait. Tu les crois éternels , cher époux, paree que tu en fens la violence. Tu juges de 1'avenir par le préfent; tu te trompes; plus on les remplit, & plus ils s'affoibliffent; ton impuiffance affure mon bonheur. Ces defirs que mes foibles appas font naitré, ne feront jamais altérés; tu defireras fans jouir; tu ne  de Gaudence. 359 feras point expofé a cette fatiété qui eft le funefte principe de 1'indifférence ; ou plutöt , cher époux , périffe a jamais cette beauté, qui, en irritant tes defirs,fait ton malheur. Oui, je cefferai d'être belle pour devenir plus aimable. Mais quoï ! je ne t'ébranle point ! Ah ! je le vois bien : tu ne connois pas toute ma délicateffe. Eh ! que font les plaifirs que tu regrettes , & auxquels tu as 1'iniuftice de me croire fi attachée? Que font-ils fans l'amour? Mais auffi, qu'eft-ce que l'amour, quand il eft fatisfait? Aimons-nous, mais de cette amitié dont les mouvemens font fi doüx , paree qu'ils font fondés fur une eftime également néceflaire Sc réciproque. Après m'avoir fait partager tes plaifirs , pourquoi veux-tu priver ma reconnoiffance du bonheur de partager tes peines ? Eldara-Alim , lairïe-toi fléchir , ou détermine-toi, fi tu perfiftes dans le funefte deffein de me. quitter , a me voir expirer k tes yeux. Je t'aime, El-dara-Alim, mais avec grandeur, & non de ce fentimeni qu'une paffion fougueufe infpire. Je t'aime, prends garde k ta réponfe, ta réfiftance irrite mon coenr. Si tu me refufes, tu me crois indigne de toi ; c'en eft affez, & je fuis offenfée. Mais fouviens-toi que la jufte colère d'une femme eft auffi ingénieufe que fa tendreffe, & qu'elle fe venge Z iv '  36° MÉMOIRES néceffairement De qui me venger repnt-elie avec tranfport, d'un autre moimeme, d'un époux pour qui je voudrois répandre tout mon fang ? Mon père, dit-elle enfuite au Pophar, mon fort eft dans vos mains ; j'embraffe vos genoux. Arrachez-moi Ie cceur plutot que de m'arracher k El-daraAhm ; mon cher père, cette vertu qui vous lurprend, & que vous admirez, eft le fruit de Vos fages confeils; faites que j'en jouiffe toute ma vie avec 1'époux le plus digne - h'fautfans doute qu'ilfe foit égaré quelque feuilll de eet endroit. On n'y trouve ni La fin de cette efpèce de plaidoyer , qui parok affel intérefant ni hjugement du Pophar. II eft certain qu'il étoit trés*ifè de fournir a ces deux objets ; mais nous nc fommes que traducleurs ; notre deffein eft defuivre foriginal^ quoiqu'imparfait, plutót que d'en impoferau kcleur. II veut être refp&è, & nous favons qu'il le mérite. On trouve cependant dans une partie de page dêchirée, qu'on éleva deux Jlatues a ces deux époux. Je reprens notre fauvage européen; on peut bien lui donner ce nom. II étoit plus k craindre, dans une république, que les Hykfoës même ; quoiqu'il eüt recu une éducation paf fable , & qu'il Im' reftat encore quelques idéés des belles lettres, il n'avoit aucun fond de  de Gaudence. 361 favoir ni de reflexions ; fes vices & fon libertinage 1'avoient aveuglé & plongé dans 1'abime de 1'irréligion ; fes aftions le firent bientöt connoïtre. II prenoit des familiarités avec nos femmes & nos filles ; tout lui étoit égal; mais ce qu'il y a de plus furprenant, c'eft que celles-ci commencoient a. le fouffrir & même a le goüter. Le defir de la nouveauté fut, de tout tems, le pêché originel du fexe. II fe mit enfuite k critiquer notre gouvernement, k méprifer & a condamner toutes nos cérémonies & 'tous nos régiemens ; mais fur-tout il s'efforcoit de corrompre notre jeuneffe, de 1'engager k prendre toutes fortes de licences, & de lui infinuer que, felon la nature, il n'y avoit aucun mal moral, ni rien de blamable dans les plus grands crimes, dés qu'on pouvoit éviter la punition & fe fouftraire aux loix. Comme j'avois tiché de gagner fa confiance pour mieux favoir tous fes deffeins, il me vint trouver un jour, &i me dit, que, puifque j'étois Européen comme lui, il ne tenoit qu'a nous de faire une belle fortune en nous liguant enfemble. Ces hommes fimples, continua-t-il, ne fa vent pas faire la guerre, comme vous voyez, & le fang leur fait peur : montrez-moi feulement le chemin pour fortir de ces lieux; &C bientöt, fecondé d'une troupe de braves fol-  $6l MÉMOIRES dats, je viendrai vous rejoindre; nous jetterons 1'épouvante dans ces efprits timides : ils feront forcés de céder a nos armes; nous nous emparerons de leurs richeffes immenfes, & nous nous ferons les rois du pays. J'écoutai fon difcours avec indignation ; mais je diffimulai, pour mieuxVonder la noire profondeur de fa malice, & lui répondis en ces termes : Votre projet eft élevé, 1'exécution m'en paroït même affez sure ; mais avez-vous mürement réfléchi fur les moyens que vous me propofez ? Pour moi, je vous avoue qu'ils me font peine. Penfez que nous tenons du Pophar le bonheur dont nous jouiffons vous & moi; il m'honore de toute fa confiance; il vous a délivré du plus cruel état: ne feroit-ce pas le comble de 1'ingratitude, que de nous armer contre lui ? D'ailleurs, pourrions - nous pofféder e paix une conquête arrofée du fang de mille iij. nocentes vidimes quife dév'oueroient a la mort, plutöt que de perdre la liberté ? Si vous voulez que je vous prête les mains, donnez-moi des raifons qui tranquillifent mon ame; car 1'entreprife me paroït injufte , & me caufêroit des remords de confcience éternels. Des remords de confcience I reprit-il, mais vous n'y penfez pas; laiflez cette morale a des prêtres & è des moines gagés pour la prêcher , & qui s'en-  de Gaudence. 363 graiflent aux dépens de 1'imbécille crédulité des hommes : pour moi, je ne connois d'autre loi que celle du plus fort; quand on eft puiffant, on a toujours raifon : tout le monde en juge ainfi. Auguffe n'eut jamais paffe pour grand homme, s'il n'eüt pas vaincu Antoine. Avoit-il plus de droit que lui a 1'empire romain ? Et qu'eft-ce que 1'injuftice dont vous vous mettez tant en peine ? C'eft un être imaginaire, dont on veut nous donner des idees réelles : c'eft la fuppofition d'un mal qui n'a jamais exifté, ou plutöt une erreur fucée avec le lait, dans laquelle on veut nous entretenir , a 1'ombre d'un vain phantöme de religion. Voila comme on nous met, dès notre tendre enfance , un voile impofteur devant les yeux , pour mieux nous enchainer dans la fuite ; mais un homme raifonnable déchire ce voile odieux , brife fes entraves , & prend un heureux effor. Ce que vous regardez a préfent comme une injuftice , vous le verriez bien d'un autre ceil, fi vous étiez roi. Ne fongeons plus qu'a le devenir; il y va de votre gloire & de la mienne : étouffez vos fcrupules ; ce font des enfans aveugles du préjugé , qu'il faut immoler au noble projet que nous méditons ; 1'ambition , le courage & la fermeté font les feules vertus que je reconnoiffe; tout le refte n'eft rien. Je penfai trois fois 1'in-  3^4 MÉMOIRES terrompre, & le traiter comme il le méritoir; mais je me fis violence, & lui dis, quand il eut cefïé Je parler: cette affaire mérite une férieufe attention ; gardez-en bien le fecret; je vais y réfléchir. J'allai d'abord trouver Ie Pophar, è qui je racontai ce que je venois d'entendre, & qui fit convoquer le confeil. Mon récit Ie fit frémir d'horreur. Quel infame ! dit-il. Eft-il poffible qu'il y ait, dans la nature, un monftre fi odieux i O mon fils, que venez-vous de m'apprendre! Prétendre que 1'injuftice n'eft qu'un être imaginaire , que la religion n'eft qu'un vain phantöme! Le malheureux qu'il eft ! il prouve le contraire par fa méchanceté même, puifque, fi tous les hommes penfoient comme lui, le monde ne feroit qu'un théatre de carnage & d'horreurs ; il n'y auroit plus d'ordre, fans lequel les républiques, les royaumes & les empires feroient déchirés par les plus cruelles divifions, & tomberoient dans une confufion épouvantable ; Ie plus puiffant voudroit accabler le plus foible ; le plus foible , 1'emporter fur le puiffant, & les plus déterminés au crime feroient les plus heureux. Vous verrez que eet ennemi de Dieu & de Ia nature périra miférablement ; j'aurois une mauvaife idéé des Européens, fi je ne vous connoiffois pas*  de Gaudence. 365 Je lui répondis qu'ils avoient des fentimens bien differens des fiens; que même ceux de fa nation étoient, généralement parlant, les hommes les plus doux Sc les plus compatiffans; mais qu'il étoit d'une fecte d'impies qui fe nommoient déiftes , Sc dont les principes déteftables tendoient a fapper les fondemens de toute religion; qu'ils n'avoient d'autre règle que leurs paf' fions ; Sc que , fans la crainte des chatimens , ils fe porteroient aux derniers excès: tels enfin que 1'homme dont nous parlonSc Eh bien , reprit le Pophar, qu'on 1'enferme, en attendant que Dieu venge fes droits Sc ceux de la nature, fi indignement outragés ; qu'il foit privé du jour Sc de la fociété des hommes, qu'il empoifonneroit de la contagion de fes pernicieufes erreurs : ou plutöt, reléguons-le dans fon défert; qu'il habite 1'antre affreux oit nous 1'avons pris, & qu'il tröuve en lui-même, fon bourreau Sc fon fupplice. Je lui repréfentai qu'étant k la veille de partir pour le Caire, nous pouvions 1'y mener les yeux bandés ; Sc lui donner , k notre arrivée , la liberté ; mais , qu'en attendant, il falloit le tenir étroitement renfermé. Chacun fut de mon avis: ainfi je pris avec moi fix hommes pour 1'arrêter, car il étoit d'une force extréme. Nous furprisnes 1'infame couché avec une jeune femme du pays , Sz  3^6 MÉMOIRES nous le conduisïmes pieds & mains liés dans un cachot. La femme fut puriie felon les loix. Se voyant pris, il m'accabla d'injures, & mereprocha d'avoir abufé de fa confiance. Quoi! lui dis-je , c'eft donc un crime de découvrir vos coupables fecrets, & vous croyez que ce h'en eft pas un de bouleverfer un état, & de rougir fes mains du fang de fes femblables ? apprenez par la juftice qu'on vous fait , a connnoitre 1'injuftice. Je le quittai enfuite pour lui laiffer le tems de réfléchir fur fon état. Quelques jours après, j'allai le trouver, & lui dis, que notre confeil avoit décidé qu'on lui rendroit la liberté, & qu'on le renverroit dans le defert oii nous Pavions trouvé. Ah quelle funefte liberté! repliqua-t-il; qu'on me condamne plutöt a mort. Ces lieux font peutêtre a préfent infeftés de fauvages; vous voulez donc que j'en fois dévoré? vous n'auriez pas cetie ° cruauté ? pourquoi de la cmauté ? repris-je, vous n'y penfez pas. Quel tort vous feront-jls? ne font-ils pas bien en droit de vous manger dès qu'ils trouvent votre chair appetiffante,& qu'ils font les plusforts? vous êtes pire que le plus cruel cannibaie, il ne touche point k fes amis; mais vous, vous n'épargnez perfonne ; pourquoi donc voulez-vous qu'on vous épargne ? II convint que j'avois raifon ,  de Gaudence. 367 promit de fe corriger, & me fupplia, les larmes aux yeux, de demander fa grace, & de ne pas permettre qu'on le traitat fi rigoureufement. Mon cceur s'émüt de compaffion, & je lui promis de le mener dans un pays , d'oü il pourroit aifément s'en retourner dans fa patrie, a condition qu'il fouffriroit qu'on prit les mêmes précautions dont on avoit déja ufé avec lui, & qu'il fe comporteroit avec modération. Je vous jure, dit-il, en faifant les imprécations les plus hotribles, d'être foumis a tour ce qu'on exigera de moi; mais ne me livrerez-vouspoint aux fauvages? Je 1'afTurai encore qu'il n'avoit rien a craindre , & que je me ferois confcience de le tromper. Le tems fixé pour notre voyage au Caire , approchoit,&me flattoitde la douce efpérance de revoir encore ma patrie: tout étoit déja prêt pour notre départ; nous avions, le Pophar & moi, des deffeins bien différens de ceux qu'il avoit eus dans fes précédens voyages; & majgré 1'impatience ou nous étions de les voir accomplis , ce ne fut pas fans peine, que nous quittames un féjour fi heureux: j'en avois fenti toutes les douceurs , mais tout mon bonheur avoit été enfeveli avec ma chère Sophrofine. Le Pophar fongeoit férieufement a fe faire chrétien; les vérités de notre religion ne pou-  368 MÉMOIRES voient pas manquer de frapper un homme de fa pénétration ; mais toujours fage & prudent, il prit le parti de s'en faire infiruire fur les lieux oii elle s'exercoit avec le plus de liberté & de fplendeur. Nous primes autant d'or & de pierreries qu'il en falloit pour fournir a toutes nos dépenfes , pour nous faire fubfiffer abondamment toute notre vie. J'allai trouver mon dékte dans fon cachot ; je lui jettai une quantité de pièces d'or & de pierres précieufes , qu'il ramaffa avidement; mais il changea de couleur en voyant le fatal bonnet qui lui étoit deftiné. Il fe fermoit par derrière au moyen d'unreffort, & enveloppoit toute la tête; cependant il étoit fait de manière que fhomme pouvoit refpirer & manger facilement, mais il lui étoit impofiible de voir a travers. II 1'efTaya trois fois avant que d'ofer confentir qu'on le lui attachat: le foupcon étoit peint dans fes yeux ; il nous regardoit comme autant d'ennemis qu'il auroit bien voulu facrifier a fon reffentiment, mais la néceflité le fit recöurir a des paroles de douceur & de paix. Je fuis , dit - il , entre vos mains, vous pouvez difpofer de mon fort k votre gré, je m'abandonne a vous; mais vous êtes généreux , & la pitié agit plus dans les grands cceurs que .la vengeance ; ainfi plus je me  dé Gaudence. 2.69 We fuis rendu indigne de vos bontés; & plus vous avez lieu de faire triompher la vertu en me pardonnant. Cet exemple de modération ne fortira jamais de ma mémoire; oui, je me repréfenterai fans cefTe que vous m'avez délivre d'un état plus affreux que la mort, que vous m'avez traité avec indulgence , Sc que vous ne vous êtes vengé de mon ingratitude , que par de nouveaux bienfaits. Auriez-vous le courage de perdre un malheureux qui implore votre clémence, touché du repentir le plus amer, & qui ne defire d'être remis en lieu de fureté , que pour y détefler, toute fa vie, fes crimes Sc fes erreurs. Ces paroles me firent impreffion9 mais jeconnoiffois trop de quoi 1'homme étoit capable pour m'y fier. II étoit de Ia prudence de lui dérober la connoifTance des lieux par lefquels nous devions paffer, Je me gardai donc bien de lui faire öter le bonnet, & me contentai de renouveller les afTurances que je lui avois déja données. Le jour marqué pour notre départ étant arrivé , le Pophar Sc ceux qui devoient nous accompagner , fe profternèrent & baifèrent la terre , comme ils avoient coutume de faire ; j'en fis autant, par refpecf pour un lieu qui contenoit les reftes de machère Sophrofine; j'emportai les cendres de fon cceur renfermées dans Tome VI, Aa  370 MÉMOIRES lecreux de la pierre fur laquelle fon portrait eït peint. Je ne vous entretiendrai pas des cérémonies de nos adieux, une proceffion Iugubre nous accompagna jufqu'au pont oü 1'on étoit venu nous recevoir qnand j'arrivai en Mezzoranie. Je n'eus pas tant de frayeur en traveriant les déferts,que la première fois; ce qui nous inquiétoit le plus, étoit notre aveugle fauvage; il faifoit les hauts cris pour peu que fon dromadaire bronchat; 1'idée de la mort le faifoit frémir, quoiqu'il fut fi hardi en d'autres occalions; cependant, il n'eut aucun mal. Enfin nous arrivames au Caire, fans accident. Alorsle Pophar m'ordonna de mettre notre déifïe en liberté. Je défis donc fon bonnet, & lui rendis la lumière, dont il étoit fi peu digne de jouir, Nous avons rempli, lui dis-je, notre promeffe; vous êtes au grand-Caire, vous trouverez aifement des moyens pour vous en retourner en Europe; &, pour 1'en convaincre, je le menai chez des négocians européens qui le lui confirmèrent: j'ajoütai en même tems, de nouveaux préfens a ceux qu'on lui avoit faits, en lui recommandant de mener une vie plus régulière, & de fuivre les exemples de modération que nous lui avions donnés. Je lui rappellai, en peu de mots, fa conduite & nos bonlés , pour lui faire fentir la différence qu'il %  üe Gaudence. 371 ö entre les hommes qui fe conduifent par deö principes de fageffe , & ceux qui n'en ont pas 5 & après 1'dvoir vivement exhorté a fe comporter envers les autres avec équité, & k vivre paifiblement, je lui dis adieu; mais, pour notre malheur, nous devions encore entendre parler de lui. Dès que le Pophar & les autres eurent vi* fité les tombeaux de leurs ancêtres, nous ne penfames plus , ce vénérable vieillard & moi , qu'a nous préparer a partir pour 1'J.talie, II ordon-na a fes gens de 1'attendre au Caire, jufqu'au tems de la prochaine caravane, & leur dit de ne pas s'inquiéter , s'il ne venoit pas les rejoindre dans ce tems-la , paree qu'il avoit des affaires de conféquence qui 1'obligeroient peut-être a. attendre le retour de la caravane de 1'année fuivante. Nous fïmes prix avec un capifaine de vaiffeau, pour nous mener k Venife; il étoit francois , & fe nommoit M. Godart, comme j'ai déja eu 1'honneur de vous le dire , mes révérends pères. Nous étions prêts k partir ,. lorfque nous vimes venir k nous le plus déteftable des hommes, a la tête d'une compagnie deTurcs, qui nous arrêtèrent tous, au nom du grand BaiTa, Heureufement que, depuis notre arrivée au Caire, la reconnoiffance, jointe a un peu d