CE VOLUME CO NT IE NT: & I s ie inconnue, ou Mémoires du Chevaliec des Gastines, publiés par M. Grivel j des Académies de Dijon, de la Rochelle, de Rouerij de la Société philofophique de Philadelphie , &c T O M E PREMIE K.  VOYAGES IMAGINAIRES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES^ Ornés de Figures. TOME SEPTIÈME. Première divifion de la première clafle, contenanl les Voyages Imaginaires romanefqites. A AMSTERDAM, Et fetrouve aP ARIS, RUE ET HÖTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVII.  f DER \ UNIVERSITEIT j VAN / N^tero*/  VIS Ia E / N C O N N U E , O u MÉMOIRES DU CHEVALIER DES GASTINESo 'Publiés par M.Grtvel, des Académies de Dijon, de la Rochelle , de Rouen 3 de la Sociètè Philofophique de Philadelphie , &c. Nouvelle édition, corrigée & augmentée. TOME PREMIER.   AVERTISSEMENT. DE L'ÉDITEUR DES VOYAGES IMAGINAIRES, &c L e Public a fait 1'accucil le plus favorable a l'ljle inconnue, ou Mémoires du Chevalier des Gajiines, que nous préfentons dans ce volume & dans les deux fuivans. II y en a eu déja plufieurs éditions; on en a fait un grand nombre 'de contrefacpns } tant dans les provinces que ehez 1'étranger. Toutes les feuilles périodiques ont donné de grands éloges a eet ouvrage. Quelques journaliftes, a la vérité, lui ont reproché d'être une imitation de Robinfon Crufoé, fondés fur ce que des Gajiines, jeté par un naufrage fur une ifle déferte, comnie Robinfon, réduit aux mêmes befoins , expofé aux mêmes dangers, fait néceffitirement beaucoup de chofes fembla- a iv.  Vlij AVERT1SSÉMENT bles, & qu'avec fon induftrie , fon courage , & quelques fecours tirés de fon vaiifeau, il parvient a fe faire un fort agréable, heureux même. Mais nous ofons croire qu'on n'eüt point hafardé ces critiques , fi 1'on eüt bien examiné le but & la marche des deux ouvrages. Que s'eft-on propofé dans Robinfon ? De nous faire voir ce qu'un homme , féparé de toute fociété, entouré de tous les befoins, & luttant contre la néceiïïté, peut trouver de relfources en lui-même. L'auteur a parfaitement rempli fes vues a eet égard, & fon ouvrage mérite le fuccès qu il a eu, & 1'efHme dont il jouit. Que fe propofe l'auteur de lTfle inconnue ? De nous faire connoitre 1'origine & la formation de la fociété, de préfenter 1'hiftoire de la civilifation des peuplesj ou de la fondation des empires. Pour remplir eet objet, l'auteur, öbligé d'ifoler fon héros, étoit forcé  DE VÊD1TEVR. ix "de prendre pour théatre une ifle ou un défert quelconque. Tous les philofo^ phes qui ont cherché 1'origine de la fociété, font partis de la même idéé; elle nait de la chofe. Robinfon devoit être néceffairement & conftamment feul, pour être toujours lui-même, toujours intéreflant. II efl: fidéle a ce plan. Des Gaftines, au contraire , devoit avoir une compagne qui le rendit père d'une nombreufe poftérité, laquelle, toujours croilfante, inftruite, laborieufe , püt devenir un peuple civilifé , une nation heureufe & puiffante. Gaftines eft dans fon ifle avec une aimable compagne. On voit, par eet apercu des deux plans, que fi le commencemeht des Mémoires de Gaftines offre quelques relfemblances avec Robinfon, tout le refte de 1'ouvrage en diffère eflentiellement; que ce font en quelque forte deux lignes qui divergent & s'éloignent toujours davantage; enfin que le but des  x AVERT1SSEMENT deux auteurs étant abfolument contraire , leur marche & les événemens qu'ils rapportent ne fauroient être plus diffemblables. L'état de Robinfon , fans efpoir de fecours , fans attente dun avenir plus heureux, excite la pitié du lecteur, qui s'identifie avec lui. L'on s'attrifte de fes privations & de fon infumfance ; on eft alarm é des dangers qui le menacent; on fouffre des peines qu'il doit fouffrir. Si l'on fe tranfporte dans Vijle inconnuey la fcène change & devient confolante. Ce n'eft pas que de Gaftines, avec Eléonore fa compagne , ne foient d'abord dans une fituation bien facheufe ; qu'ils ne fe trouvent foumis a des travaux longs, pénibles, & fans ceffe renaiffans; car leur fociété même & 1'avénement de la familie leur impofent tous les jours de plus grands devoirs. Mais quelle carrière s'ouvre bientót devant vous ? a chaque pas 1'heureux couple avance dans fes grands deifeins. D'amans de-  DE rÉDITEUR. xj vefius époux, d'époux devenus chefs de familie, leurs rapports s'étendent fans celTe j & avec les reffources qu'ils tirent d'eux-mêmes, ils ont a peine rempli un vceu de- la nature, qu'ils en rempliffent un autre. Repréfentez - vous ces deux époux au milieu de vingt-deux enfans. Que de fcènes variées ! que de fcènes touchantes ! que de fecours pour eux ^ pour leurs travaux , & pour la pfofpérité de 1'ifle ! Voyez ces enfans, tous diftingués par la diverfité des talens & 'des caraclères ; c'eft en petit le tableau du genre humain. Quelle utilité d'ailleurs, quelle inftruftion ne peut-on pas retirer de 1'hiftoire de Gaftines ? C'eft le modèle de 1'amour innocent, le modèle de 1'amour conjugal, le modèle du gouvernement domeftique, le modèle d'une parfaite éducation, le modèle des bonnes moeurs, le modèle d'un peuple agricole, le modèle de la fociété civile. La partie de eet ouvrage qui n'avoit pas encore para.  xij AVERR TISSEMENT &c. & que nous donnons ici, ne laiffe rien a défirer a eet égard. Nous n'anticiperons pas fur le plaifir quelle doit faire a nos le&eurs. Nous ne nous fomraes permis cette courte analyfe & cette comparaifon , que pour les convaincre qu'en inférant Vijle inconnue dans notre colle&ion, nous ne manquons pas a 1'engagement que nous avons pris de n'y point préfenter d'idées rebattues r de fades copies, ni de répétitions inutiles. M. Grivel, auteur des Mémoires de, Gaftines, a déja donné plufieurs ouvrages eftimables, entre autres une Théorie de Véducation : ces ouvrages, & furtout celui qui nous occupe, ont allure* a l'auteur une place parmi le petit: nombre de littérateurs qui favent nous inftruire en nous amufant.  XUJ T A B L E DES CHAPITRES E T DES SOMMA IRES Contenus dans ce volume. C>hap. I. Etat cruel ou fe trouvent le ChevalieT &* Eléonore, après la tempête & la pene dt Véquipage du vaijfeau , page l« Chap. 11. Ce qui arriva au Cheualier après fa chüte dans la mer; de Vètat ok il retroufa Eléonore, & quelle en fut la fuite, i $ Chap. III. Recherches & travaux du Chevalier. Indufirie di'Eléonore, 2$ Chap. IV. Songe remarqu/xhle de VAuteur, & quelle en efl la fuite, 42 Chap. V. Retour de l'Auteur; plaintes d''Eléonore; douleur quelle conferve de la mort de fon phe j moyens employés par le Chevalier pour la tirer de fin affiiclion, ƒ ƒ  xtv T A B L E Chap. VI. Continuation des travaux de VAw teur & d'Eléonore, 64 Chap. VIL Eléonore & le Chevcdier font un voyage au vaijjeau. Induftrie de celui-ci pour mieux diriger le radeau, lui donner plus de, force , defcendre les animaux. Quelle eji la fuite de ce voyage, Chap. VIII. Date de l'arrivée de VAuteur dam Vifle inconnue. Quel kok alors fon dge & celui d'Eléonore. 1 riftc rencontre qu'ils fom „ & 'qui interrompt les voyages au navire & divers travaux, 87 Chap. IX. Monument drejfé au pere d'Eléonore ; derniers voyages au vaijfeau; travaux divers ; occupation chérie d'Eléonore j converfation quon ne prévoit pas, pp Chap. X. Les occupations du Chevalier fe multiplient; partage des travaux ; premier défrichement ; vijite de lifie; chofes remarquables quelle contient. Les avantages de cette folitude comparés d ceux de la fociété, che\ des peuples corrompus , 11x Chap XI. Tableau de la partie bajfe de Vlfle. Précis de fes diverfes produclions. VAuteur boucane du gibier, sèche du poijjon, & trouve  T A E L E. xv du fel. Fanaifon; réparaüon des édifices; fecondes femailles; mauvaife faifon ; conteftation entre l'Auteur & Eléonore , 13 *e voifïne tient peut-être a un pays habite', 8c alors nous trouverons du fecours : fi c'eft une ifle déferte, qu'avons-nous. fi fort a craindre ? Ia terre & Ia mer feront a nous ; & croyeüvous qu'elles nous refufent les befoins fi bornés de la vie ? Je ne vous parle point ici de mes fentimens ; les circonftances oü nous fommes m'impofent filence : le temps feul pourra vous en faire connoitre toute la pureté. Je vous prie feulement de ne pas douter que mon refpecl: pour vous n'e'gale mon amour , & que fi la néceflité me lie étroitement a votre fort, une caufe non moins puifTante attaghe mon être & mon bonheur au vötre 53. C'étoit par de femblables difcours que je tachois de la confoler, & que je détournois fa penfée des malheurs qui nous menacoient. Mais cette afïürance dont je faifois parade , étoit loin de mon cceur. Je ne voyois pas encore comrne nt nous pourrions aborder a la.  L' I S L E INCONNUE. £ terre. La cóte que nous apercevions me paroiflbit plu tót une longue chaïne de rochers. efcarpés, qu'une terre abordable.. J'avois a craindre de nous. brifer contre le premier écueil, ou du moins de ne pouvoir le.franchir. D'ailleurs je m'alarmois fur ce que nous deviendrions, quand même nous pourrions furmonter tous ces obftacles. SI le pays dont nous voyions la cöte étoit hahité par des peuples antropophages ( comme je favois qu'on en trouve dans quelques ïles de la mer des Indes.) , ou ü cette cöte n'étoit qu'un affemblage de rochers, arides , nous n'évitions un danger que pour tomber dans un autre. Toutes ces réflexions fe préfentoient en foule a mon efprit; mais, je tachois de les dérober adroitement k Eléonore, en donnant a (nes paroles une fermeté que je n'avois pas. L'aurore luit enfin pour nous. La mer nous parort moins irritée que la veille ; mais elle 1'étoit encore affez pour ne^. nous permettre que des efpérances bieh foibles. II nous falloit toujours traverfer 1'efpace qui, nous féparoit, de cette cöte oü nous voulions aborder; &; eet efp.ace étoit bien confidérable pour un hatiment aufli mauvais que le nötre, & fur une mer auffi agitée. Nous avions toujours a red.outer l'efforfc des vagues, qui, venant bst.tre  10 L' I S;L E INCONNUE. contre Ie vaiffieau, nous faifoient connoitre qu'elles devoieint fe brifer avec bien plus d'impétuofité contre les rochers de 1'ifle. Ces confidérations puiffantes fembloient devoir fufpendre notre embarquement; mais un motif plus fort que 1'efpérance d'un temps favorable, Ia crainte de couler bas, me faifoit une néceflité d'abandonner Ie vaifleau, qui, fatigué par tant de fecouffes, ne nous laiflbit plus attendre que la défunion fubite de toutes fes parties. Cet événement paroiflbit même fi inévitable & fi prochain a ma tendrefle alarmée, que je ne voyois pas le vent changer & les fiots fe calmer d'une manière fenfible. Trop convaincuqu'il n'y avoit point adélibérer, dès qu'il fut jour je remis la main a 1'Geuvre pour defcendre notre machine, & je parvins z la mettre a flot, en laiflant couler les cordes qui 1'amarroient fur Ie navire, & en les cou'pant d'un coup de hache quand nous touchames a I'eau. Jufques-la tout alloit bien , & notre radeau voguoit mieux que je n'avois ofé le croire. Cependant un léger défaut dans fa conftruction penfa nous être bien fatal: je 1'avois fait ou chargé de manière qu'un cóté enfoncoit dans I'eau plus que 1'autre. Malgré ce défavantage, nous fumes emportés avec rapidite  L'ISLE INCONNUE. II vers la terre que nous avions au nord, paree > que le vent, qui,les jours précédens, étoita l'oueft, avoit tourné au fud depuis la pointe du jour. Mais a mefure que nous avancions, le danger me paroiflbit plus redoutable ; car la houle , qui fouvent nous inondoit, nous pouflbit avec violence contre une cóte qui fembloit un mur devant nous, Chaque fois que le radeau fe trouvoit fur le dos de la vague , j'examinois en frémilfant quel parti nous avions a prendre pour ne pas nous brifer fur ces rochers ; & je ne favois comment éviter notre perte, Iorfque je crus m'apercevoir que la cöte s'ouvroit a droite, & pouvoit nous offrir une forte de baie ou de port, dans un enfoncement dont je ne diftinguois pas 1'étendue. Mais cette obfervation ne me donnoit guère qu'une lueur d'efpérance. J'étois encore loin de'cetle baie: il falloit, pour la gagnër., doubler une pointe afTez avancée; & je n'avois pour gouverner notre batiment, qu'une longue pièce de bois , dont j'avois formé une efpèce d'aviron. Je me mis pourtant a en faire ufage de toutes mes forces , dans Ie deflein de longer la cóte, & d'éviter d'y être jeté; mais je ne tardai pas a me convaincre que mes efforts ne pouvoient feuls fur> monter tant d'óbftacles.,.  12 L'ISLE INCONNUE.' Déja je me fentois abattu, & mes bras commencoient a s'arfoiblir; je n'ofois plus rien dire a Eléonore, que j'avois jufqu'alors encouragée par mes difcours. Elle reftoit la tête penchée & les yeux termés, comme pour s'öter la vue d'un défaftre qui nous paroiflbit infaillible , Iorfque tout a coup notre radeau ehange de direétion, emporté avec une nouvelle vitefTe vers cette pointe de la cöte qui barroit 1'enfoncement que j'avois déja remarqué. Je connus bientöt que nous étions tombés dans un courant très-rapide. J'ignorois encore sil ne nous jetteroit pas dans de nouveaux dangers; mais du moins ilnous déroboit pous? fheure a un péril certain, & ce changement favorable dans un moment de crife, pouvoit avoir des. fuites encore plus heureufes. Celame rendit quelque efpoir,, & je m'emprefTai d'en avertk Eléonore, qui, ayant ouvert les yeux pour- s'en affurer, les referma foudain * efTrayée de la rapidité du mouvement qui nous entramoit. « Ahr dit-elle, fi nous évitons le danger qui nous attendoit a la cöte , en voici un peut-étre auquel nous n'échapperons pas». Et comme je lui repréfentois que le courant n'avoit tant de force que paree qu'il entroit dans Ia baie avec la marée qui montoit alors, & que cela me faifoit fuppofer une profon-»  L'IsiE INCONNUE» IJ deur confidérable oü nous pourrions débarquer avec füreté, elle me répondit que nous n'avions pas encore doublé la pointe contre laquelle nous femblions aller direétement, 8c qu'il nous reftoit fans doute encore bien des dangers a courir avant de la tourner. La frayeur, qui la faifoit parler de la forte, n'étoit que trop bien fondée, comme nous 1'éprouvames bientöt après; car quoique je fifle avec ma rame tou£ mon pofiïble pour me tenir dans la partie du courant la plus éloignée de la pointe, & que, dans la direction de notre radeau , nous ne duffions pas en avoir plus de fix pas a tourner, il étoit néanmoins très-apparent que nous ne pourrions éviter de heurter contre cette pointe: mais un nouvel accident que nous ne prévoyions pas, en prévenant celui dont nous étions menacés, manqua de nous être tout auffi fatal. J'avois apercu devant nous & a peu de diftance de la pointe un rocher qui fe naontroit au dellus des eaux. Nous devions nécefTairement le ranger de très-près. S'il m'étoit poffible, en paffant, d'appuyer ma rame fur ce rocher, je m'imaginois que l'impullion que je donnerois par ce moyen a notre radeau , le pouflTeroit alTez loin, dans le courant, pour nous faire éviter la pointe redoutable; mais, quoique je priffe bien mes mefures, que ma  I4> L'IsLE INCONNUE. rame rencontrat jufte fon but, & que Ie radeau en regüt 1'impulfion que je prétendois lui donner, 1 evenement qui eiv fut la fuite démentit mon efpoir. Dans le moment oü, Ie corps a demi penché, j'appuyois fortement fur la rame pour nous éloigner davantage, la partie inclinée du radeau donna fi vivement contre un autre rocher a fleur d'eau, que notre frêle batiment, a demi brifé & prefque renverfé, fut repoufle aflez loin de la pointe au dela de laquelle il fut emporté par le courant. Eléonore, épouvantée, fit un cri lamentable, tandis que , tombant dans les flots, je fus jeté fur les rochers, a peu de diftance de Ia pointe fatale, fans que j'eufle Ie temps de me reconnoïtre.  X/ÏSLE INCONNUE. 1$ CHAPITRR II. Ce qui arriva au Chevalier après fa chute dans la mer; de Vétat oü il retrouva Eléonore, & quelle en fut la fuite. Je devois périr mille fois, ou fubmergé par les vagues , ou écrafé contre la cöte ; mais un hafard fingulier, ou plutöt la providence qui veilloit a ma confervatioh, me fauva de tant de périls. En tombant dans la mer, je n'avois point laehé ma rame ; je la tenois encore des deux mains quand je fus lancé fur le rocher. Le bout de la rame me garantit du choc terrible qui m'y attendoit , & 1'inftrument en fut a moitié rompu. Jufques-la je n'avois eu ni le moyen nt le loifir de travailler a ma confervation; le trouble de mon efprit ne m'avoit pas permis de réfléchir: mais , ce premier trouble appaifé , je fentis qu'il ne falloit pas perdre un moment, pour empêcher que d'autres vagues ne me reportaflent a la mer; je me levai avec précipitation, & m'accrochant de rocher en rocher, je montai jufques fur une efpèce de cïme affez étendue, & que les lames n'attei-r gnoient point.  ÏÓ" L'fsLÉ INCONNÜË. Hors de toute atteinte, je me laiflai tomber für la plate-forme, ne pouvant plus me foütenir, après les fecoufles violentes que j'avois éprouvées, les conr.ufions que j'avois regues , & les efforts incroyables que j'avois faits pour me fauver. Mais je n'y reftai pas long-temps, quoique le repos me fut bien néceffaire dans i'état d'épuifement & de douleur oü je me trouvois alors. L'inquiétude mortelle oü j'étois fur le fort d'Eléonore, ne me IahToit pas refpirer , & cette peine du coeur étoit bien au delfos de toutes les autres. Je me levai donc aufll-töt que je pus me tenir debout, & continuant a grimper au milieu des rochers qui pouvoient m'ofFrirun palfage, j'atteignis enfin , avec beaucoup de peine, la crête qui les terminoit. De la, jetant les yeux autour de moi pour découvrir le rldeau qui portoit toutes mes efpérances , je fus faifi d'étonnement a 1'afpeét. de la campagne Ia plus riante que j'eufle jamais vue : mais n'apercevant pas mon radeau, je ne fus point touché de ce fpeclacle, qui n'étoit rien pour moi fans 1'objet que je cherchois. Qu'eft-elle devenue ? oü pourrai-je la trouver ? Voila ce que je répétois fans celfe dans ma tendre follicitude , & ce que j'entremêlois involontairement des cris les plus douleureux. Cependant  L'IsLE INCONNÜÉ. if Cependant la longue chaine de rochers au haut de laquelle je me'trouvois , s'étendant de 1'eft a 1'oueft , m'empêchoit, par fa fituation tortueufe, de voir au dela de la pointe oü j'avois perdu le radeau, & par conféquent d'apercevoir la baie oü j'efpe'rois toujours qu'il feroit entre'. Les afpérités de cette crête ne me permettant pas d'en fuivre le fommet, je pns le parti de faire un détour pour defcendre plus fürement; & bientöt une pente, quoiqu'affez roide, men fournit le moyen. Je ne marchois pas, je courois, je roulois , je me p'récipitois, autant que mes forces & 1'inégalité du terrein pouvoient me le permettre; & tout en courant, j'examinois la difpo'fition des objets que me préfentoit cette terre nouvelle , pour mieux me diriger vers le but oü j'afpirois. Je vis d'abord que cette campagne délicieufe étoit un vallon immenfe, enfermé de tous cötés par une chaïne de rochers pareille a celle que je venois de franchir. Elle s'élevoit au couchant, & fe terminoit a de hautes montagnes ; mais du cöté oppofé, elle s'inclinoit brufquement, & s'ouvroit, pourdonner paflage a une rivière , qui , traverfant Ia plaine en coulant vers 1'orient, changeoit enfuite de direclion , & alloit fe jeter dans Ia mer au midi. Une colJine couverte de grands arbres me cachoit Ie Tom. I. b  l8 L'IsLE INCONNUE. tournant de la riviere ; & ce ne fut qu'après avoir paffe cette colline^ que je 1'apercus, & que je découvris la baie & 1 embouchure tant fouhaitée. Une doublé enceinte de rochers en formoit un port magnifique, &leplus fur qu'on put défirer. Mais dans 1'agifation mortelle oü j'étois, je ne m'arrêtai guère a le conlidérer: j'entrevoyois plutöt que je ne fixois tout ce qui n'étoit pas 1'objet de mon inquiétude : mes yeuxfê portoient avidement de tous cötés, & néanmoins je tremblois de voir. Enfin , un peu au deffous de 1'endroit oü la baie commencoit a s'élargir, j'apercus de loin , fur la rive oppofée, le radeau qui portoit tout mon bien. Pouffe jufques-la par la marée, il étoit arrêté contre une groffe pierre, qui, tombant de la crête voifine, avoit roulé jufque dans la baie. Un cöté du radeau touchoit le fable; 1'autre fe balangoit au gré des eaux. A cette vue, je treflaille, je m'écrie; la joie renaït dans mon ame: mais ce fentiment délicieux fait bien tót place a la crainte, Iorfque je m'apercois qu'Eléonore eft renverfée & ne fait aucun mouvement. J'appelle a haute voix Eléonore, elle ne me répond pas ; je 1'appelle encore plufieurs fois , elle eft toujours immobile & muette. Alors la frayeur s'empare de mes fens , mon cceur fe  L'IsLE INCONNUE. IQ refferre , je tremble : mais il n'y a pas a balancer; il faut voler vers Eléonore, la fecourir, s'il fe peuf, il faut mourir prés d'elle, fi le dernier malheur ne me lailfe plus d'efpoir. Auffitöt je me jette a la nage, & quoique haraffé de fatigue , j'arrive a. 1'autre bord. Je m'élance fur le radeau , & je prends Eléonore entre mes bras „ pour la porter fur le rivage. Mais, ö défo'.ation ! elle eft froide , inanimée, fans pouls , fans fentiment ; elle eft morte : non , il n'y a plus en elle aucun figne de vie, plus de mouvement, pius de fouffle. Je la comtemple avec un ferrement de cceur inexprimable. Et qui pourroit rendre 1'excès de mon défefpoir? J'ofe bien accufer le ciel d'injuftice. Je me tords les mains comme unfurieux;ma réfolution eft de mourir. Dans 1'état ou j'étois , a quelle extrémité , grand Dieu , ne pouvoisje pas me porter! Mais tout a coup une«réflexion m'arrête. L'idée de notre féparation , même après la mort, me paroit infupportable. Ah ! ne fouffrons pas, m'écriai-je, que fon corps devienne la piture des bêtes féroces ; rendonslui les derniers devoirs, & mourons enfin auprès d'elle , avec la confolation de penfer qu'un jour mes cendres fe mêleront avec les hennes. A ces mots , je retournai vers Eléonore pour Bij  SO L'ISLE INCONNUE. la tirer du radeau : je coupai tous les liens quï la retenoient; &, 1'ayant mife fur mes épaules , je 1'emportai hors du rivage pour 1'enfevelir aulfi-tot : car je me fentois fi foible, que je craignois, en fuccombant a ma douleur, de ne pouvoir dans peu m'acquitter de ce pieux devoir. Je choifis un endroit facile a creufer. La, de'pofant ces triftes reftes d'une beauté qui m'étoit fi chere, je me mis a la confidérer avec la douleur & les regrets les plus amers. Je préparai* enfuite le lieu funèbre qui devoit la recevoir ; je le tapiffai de mes habits , dont je m etois dépouillé , & j'y placai Eléonore, a qui je fis mes derniers adieux. « C'en eft donc fait, lui dis-je , trop cher objet de ma tendrefie , vous m'êtes ravie, & vous me 1'êtes pour toujours... Hélas ! & dans quel temps ? Voila le fruit de ma vaine prévoyance. C'en /eft fait, je ne vous verrai plus A cette penfée déchirante , je me précipite fur le corps d'Eléonore , fondant en pleurs & m'abandonnant aux fanglots; je rembraiTe étroitement, réfolu de ne plus m'en féparer. Mais quelle illufion foudaine ! Je crois fentir en elle un mouvement convulfif. L'imagination peut-être aidoit a me tromper. Cependant 1'efpoir renaït. J'entr'ouvre la bouche d'Eléonore ,  L'ISLE INCONNUE. 2.1 j'y fais paffer a diverfes reprifes le fouffle brölant de mon haleine. L'air s'infinne dans fes poumons. O joie ! ö tranfport ! elle refpire. Ce n'eft plus une erreur de mes lens, un fantöme de mon imagination : un foupir bien prononcé & quelques battemens de cceur ne me lailTent plus douter du prodige qui vient de s'opérer; Eléonore eft vivante (i) , & elle le doit a 1'amour. Que les cceurs aïmans & fenfibles fe repréfentent, s'il fe peut, ce qui fe paffoit alors dans le mien. Je ne puis définir ce que j'éprouvois. L'excès du fentiment accabloit mon ame-; la joie inondoit mon cceur & m'ötoit la raifon. Je ne fus , durant quelques mornens, que faire ni que penfer ; les impreffions contraires qu'en fi peu de temps j'avois recues des paflions les plus violentes , le paffage fubit de la crainte a (i) II paróït qu'on ne connoifloit pas alors la poflibilité de rappeler les noyés a la vie, ni les procédés employés a eet effet avec tant de fuccès. Ce prodige inoui étoit une chofe toute fimple. La chaleur du fable échauffé par le foleil dans un climat brülant , les fecours & les mouvemens donnés a Eléonore , & , plus que tout cela , l'air poufle dans fes poumons. par un fouffle puiffant, devoient opérer ce miracle. Le (2hevalier dés Gaftines pouvoit en être d'autant plus étonné , qu'il ti'en- connoilfoit pas d'exemple. N.ote de l'e'diteur. B Üj  12 L' I S L E INCONNUE. 1'efpérance, de !a joie a 1'abattement, & du défefpoir au bonheur, me rendoient comme infenfé. Cependant la confïdération de 1'état d'Eléonore, calmant peu a peu mes tranfports , me rappeloit a la raifon. Eléonore étoit vivante; mais elle ne parloit pas; fes yeux étoient fermés, elle paroiffoit infenfible. Devois-je me livrer a une joie immodérée , lorfqu'elle n'étoit pas encore dans fon état naturel ? Je m'occupai donc du foin de lui rendre Ie fentiment, après être parvenu a lui rendre la vie. En touchant fur le rocher, notre radeau avoit éprouvé de fortes fecoulTes; il avoit plufieurs fois plongé dans la mer. Ce n'étoit que par la marée montante , qu'Elénore avoit été poulTée jufqua 1'endroit du rivage oü je Ia trouvai. II étoit viraifemblable qu'elte avoit avalé une grande quantité d'eau : cependant je ne voulus pas Ia fufpendre par les pieds, comme il eft d'ufage; j'en avois vu fouvent les plus funeftes effets ; mais, en la tirant de la fituation oü je 1'avois mife , je la placai tantöt fur un cöté, tantöt fur 1'autre , efpérant que la nature feroit des efforts falutaires pour la dégager, & je ne fus pas trornpé dans mon efpoir : ayant d'ailleurs le corps, un peu plus élévé que Ia tête , elle rendit un peu d'eau. De nouvelles tenta-  L'ISLE INCONNUE. 23 tives furent encore plus heureufes. Enfin elle entr'ouvrit les yeux , prononga quelques mots, & effaya même de fe lever; mais fon extréme foiblefïe ne le lui permit pas d'abord. Ce ne fut qu'un peu de temps après qu'elle recouvra afïez de forces pour fe lever a demi & pour prendre une pofture plus commode. Jetant alors les yeux autour d'elle avec furprife , puis les fixant fur moi, & revenant comme d'un profond fommeil: « Oü fuis-je, Monfieur , me dit-elle , & que fignifie cette foffe fur laquelle nous fommes affis ? Ah 1 vous m'êtes rendue, lui dis-je en me jetant a fes genoux , & en faifant éf later la joie la plus vive •, vous m'étes rendue , chère Eléonore : ce lieu etoit creufé pour vous fervir de tom beau ; ce devoit être le mien. J'y attendois Ia mort, Iorfque le ciel, touché de mon infortune , vous a rappelée a la lumière ». Je lui fis a 1'inftant le récit de tout ce quï nous étoit arrivé 5 & je lui appris le fuccès inefpéré de mes efforts. Elle leva les yeux au ciel, en joignant les mains , elle frémit, elle trembla au feul détail des périls auxquels nous venions d'échapper. Ses yeux fe mouillèrent de larmes. Pénétrée de reconnoiffance : cc II eft doncvrai, me dit-elle, après Dieu, c'eft a vous que je dois la vie». Elle garda un moment de filence; & prenant enfuite un air de reproche rnêlé de B iv  24 L' I S L E INCONNUE. tendreffe: cc Mais pour vous-même, Monïïeur, qu'aviez-vous fait de cette élévation de fentimens, de cette force d'ame que j'ai tant de fois admirée en vous ? Quoi ! vous vouliez mourir ? Et de quel droit prétendiez-vous difpofer de vos jours ? Ah ! le ciel, m'écriai-je, excufera 1'excès de ma douleur : je ne voyois plus que la grandeur de la perte que je venois de faire; je ne me pofiedois plus, je n'étois plus a moi. Non, ce n'eft en efFet que dans 1'emportement de Ia paflïon, que 1'homme peut oublier férieufement qu'il y a un Dieu, que c'eft de lui feul qu'il de'pend, & que , fous les yeux de ce grand juge , en celFant de vivre, nous ne mourons pas tout entiers. Dieu , me dit Ele'onore, pardonne au repentir » Elle me ferra la main; & fa bonté tendre & com~ pathTante me confola de ma foibleflè.  L'IsLE INCONNUE. 2j1 CHAPITRE III. Recherches & travaux du Chevalier. Indufcrit d'Eléonore. C^Ependant le foleil avangoit déja dans fa courfe; il étoit plus de huitheures. Eléonore, qui n'avoit prefque rien mangé depuis deux jours, fentoit Ie plus grand befoin de prendre de la nourriture & de réparer fes forces, épuifées d'ailleurs par la douleur, la crainte, & le naufrage. Quoique plus robufte , j'éprouvois Ie même befoin qu'elle. II fallut donc s'occuper du foin de chercher des alimens , & cela m'obligea de m'éloigner pour quelques momens d'Eléonore. Je repris mes habits, & je courus au radeau. Je retrouvai dans un fac attaché au pïed d'ua coffre, toutes les provifions que j'y avois mifes; mais, outre qu'elles étoient peu convenables par elles-mêmes a 1'état de foibleffe de ma compagne , elles avoient été ft avariées par la mer , que je doutois fi je pourrois en ufer moi même. Je ne favois comment y fuppléer. J'avois vu, a la vérité , en parcourant 1'iüe , des bétes fauves. pafTer affez prés de moi} fans que ma prér  2.6 L'ISLE INCONNUE. fence parut les effrayer. Peut-étre eüt-il été factie d'en prendre quelqu'une ; mais il falloit quitter Eléonore, & la laiffer feule; il falloit enlüite apprêter le gibier que je prendrois: tout cela demandoit un temps précieux & des moyens que je n'avois pas. Alors il me vint a 1'efprit de fouiller nos coffres. Je les avois pris au hafard ; mais ils pouvoient renfermer des chofes néceffaires, & peutétre quelques liqueurs fortes. Auffi-töt je cherchai mes outils de Charpentier, que fort heureufement j'avois bien amarrés fur Ie radeau , Sc qui n'étoient pas tombés. Je pris le cifeau & Ia hache; puis, ayant placé Ie cifeau en facon de coin , entre la ferrure & le couvercle d'un coffre, je me fervis de la hache comme d'un maillet, & la ferrure fauta. Je trouvai dans ce coffre des habits & du Iinge de matelots, mais pas autre chofe. Le fecond fut également forcé ; & quoiqu'il appartint k un homme plus opulent, il ne m'offrit pas ce que je cherchois. II renfermoit feulement de petites provifions, qui, quoiqu'inutiles pour •le préfent, devoient m'être précieufes dans la fuite. C'étoient quelques paquets d'ails, d'oignons, de ciboules, dontle propriétaires'étoit fans doute muni comme d'un préfervatif contre le fcorbut; quelques pommes de terre qui me  L' ISLE INCONNUE. ZJ parurent germées , & une boite de fer - blanc contenantun affez grand nombre de paftilles, qu'a 1'odeur je jugeai devoir être des tablettes de bouillon. Le troifieme coffre que j'ouvris, étpit une grande malle qui appartenoit a quelque riche paffager. EHe étoit pleirie dechofes utiles pour la commodité d'un long voyage , & d'uftenfiles de table & de cuifine d'un goüt recherché & d'un grand prix. II y avoit plufiears boïtes faites en forme de calTettes, partagées pour la plupart en.loges & en compartimens, qui contenoient d'autres boites & des bouteiiles bien bouchées. C'étoit du thé , du café, du chocolat, du fucre, des vins du Cap & de Madère, des liqueurs, des confttures , & plufïeurs fortes de firops. Trés fatisfait de cette bonne fortune, je ne pouffai pas plus loin mes recherches. Je me faifis d'une boïte de confitures & d'un flacon d'eau des Barbades. Je mis dar.s mes poches une bouteille de vin de Madère &ungobelet, & revins , toujours courant, auprès d'Eléonore. Depuis que je 1'avois quittée , elle avoit encore rëjeté de 1'eau ; & ,quoique fon état fut plus fatis. faifant, elle fe trouv =it d'une foibleffe extréme. Jelui préfentai ma boïte, dont elle tira quelques noix confïtes:, fur lefque;les elle but un doigt de liqueur; puis, me rendant le verre : « Ce  28 L'IsLE INCONNUE. n'eft pas pour moifeule, dit-elle , que j'ai pris ce que vous m'avez préfente'; c'eft pour vous «tonner 1'exemple de Fa réfignation & du courage i c'eft auffi pour acquitter par mes fervices tout ce que vous avez fait pour moi. Pleine de conhance & dans les fecours du ciel & dans vos vertus , je me foumets a toute ma deftinée ». ■ Et je bénis fa mienne,- Tui dis-je , qui m'afïbcie a votre infortune 'pour la foulager. Je vous aime au dela de toute expreffion ; mais Famour Ie plus arden t n'alte'rera jamais dans mon cceur les fentimens refpeétueux que je vous ai voue's. C'eüt été par-tout ailfeurs un devoirpourmoide vous en donner despreuves : combien ce devoir ne devient-il pas plus facré flans eet afile, oü vous n'avez que moi pour appui, oü 1'honneur & 1'amour Iui-même me font une Ioi d'être votre fauve-garde & votre foutien ? . . . » Eléonore m'interrompit, pour me demander fi j'avois pris quelque nourriture; & comme je lui dis que non, elle voulut que je fatisfiffe fur le champ au befoin preffant que je devois en avoir, & fe plaignit obligeamment de mon empreflement a la fecourir, tandis que je m'oubliois en quelque forte pour elle. J'obéis, & quoique je ne puffe faire, avec  L'ÏSLE INCONNUE. 29 un peu de vin de Madère & des confitures, qu'un repas bien léger, il fuffit pour calmec ma faim & me rendre toutes les forces qui m'étoient néceflaires. Ce qui demandoit mes premiers fbins, c'étoit de donner d'autres vêtemens a Eléonore; les fiens étoient encore moites fur fon corps, cfe qui pouvoit nuire a (a fanté. Je devois , après cela, fonger a nous faire un gite qui put nous fervir d'abri contre 1'influence de l'air durant la nuit, & nous garantir de 1'attaque des bêtes féroces , s'il y en avoit dans 1'ifle. La chaleur du climat & de la faifon n'empêchoit pas que les nuits n'y fulfent fraiches Sc humides , comme je 1'avois remarqué fur le vaiffeau; d'ailleurs, fans afile, Eléonore, faifie de frayeur , n'eüt pas trouvé le fommeil au milieu d'une campagne que nous ne connoiffions pas. Ces deux objets exigeoient de ma part beaucoup de promptitude & d'aétivité ; ainfi, j'annongai a Eléonore que j'allois la quitter encore une fois pour remettre la main a 1'ouvrage. Elle approuva mes projets; mais elle me dit qu'elle ne vouloit pas demeurer feule, & quelle me prioit de trouver bon qu'elle m'accompagnat. J'eus beau lui repréfenter fa foibleffe, elle m'alTura que je ne ferois rien fans elle,  %Ö L'ISLE INCONNUE. & que ïe mouvement lui feroitfalutaire. Toutce que je pus obtenir de fa complaifance, fut qu'elle mangeat de nouveau quelques confitures sèches, & büt encore un verre de vin. Je 1'aidai enfuite afe relever, & lui donnant le bras, nous 2rlames enfemble vers les coffres que j'avois lires du vaiffeau, elle fans rien dire & n'ofant prefque me regarder, tandis que je ne voyois qu'elle, & que mon cceur treflailloit de joie de fe trouver fi prés du fien. Nous arrivames a petits pas a notre radeau, d'oü nous defcendïmes nos coffres a terre. Nous les vifitames 1'un après 1'autre, & nous en trouvames deux oü 1'eau n'avoit pu pénétrer. Comme il ne falloit pas y regarder de trop prés dans notre fituation , je tirai de 1'un des deux une chemife , des bas, & une redingote légere pour ma compagne, avec du linge, des bas, & un habit complet pour moi; après quoi fe m'éloignai par décence & me mis a. 1'écart, pour donner k Eléonore le temps de quitter fes vêtemens mouillés & d'en prendre de nouveaux. Je changeai moi-même ce chemife & d'habillement, & je me couvris d'un bon chapeau, qui répara la perte du mien. Enfin je revins auprès d'Eléonore, quand je jugeai qu'elle pouvoit être vêtue. Elle m'attendoit dans fon nouve!'équipage, qui, quoiqu'extraordinaire,  L'ISLE INCONNUE. j.ï sie diminuoit rien de fa beauté: mes yeux, mieux que mes difcours , lui direrft que je la trouvois charmante : elle fe contenta de me remercier de nouveau de mes attentions. Cependant nous ne perdions pas le temps en complimens; car tout en parlant je tirois des coffres toutes les chofes que j'imaginois devoir nous convenir, & Eléonore choififlbit ce qu'il en falloit emporter pour arranger notre demeure. Nous mïmes a part des matelas, quoique mouillés, du linge, des étoffes, & des toiles en pièce, un fromage de Hollande & quelque peu de bifcuit le moins güté , une bouteille de vin du Cap, & mes outils. Je me chargeai d'une partie du fardeau , ne pouvant tout emporter dans un voyage; &, malgré mes inftances , ma compagne voulut m'aider a ce tranfport. Elle s'étoit munie, fans rien dire, de chofes fort utiles qu'elle avoit découvertes dans nos magafins, & que je n'avois pas apergues, étant occupé d'un autre cöté, & elle les tenoit fous fa redingote, pour m'en cacher le poids & le volume. Arrivé a 1'endroit qui nous parut le plus commode pour palfer la nuit, je fus fort furpris de voir qu'elle portoit dans une ferviètte ou dans fes poches, des chandeliers, un paquet' de bougies , une théïère, du fucre, du café, & des pierres a  32 L'IsLE INCONNUE. fufil, avec un briquet & de 1'amadou. Je me plaignis de 1'excès de fon zèle, qui lui faifoit entreprendre au dela de ce qu'elle pouvoit, & je la fuppliai de me laiffer faire, fans agir davantage: mais elle me répondit que dans une fociété comme la notre, & fur-tput en ce moment, les travaux devoient fe partager ; qu'elle venoit d'éprouver combien lexercice lu i avoit été favorable; & que non feulement je la chagrinerois en m'oppofant a ce 'qu'elle m'aidat, mais que je nuirois k fon parfa'it-rétablirfement; qu'au furplus , il étoit moins prudent de la laifler feule & fans fecours, que de 1'emmener avec moi, pour lui fervir de foutien & la défendre en cas d'accident. N'ayant rien a. répliquer, je me contentai de lui offrir mon bras, & nous reprïmes enfemble le chemin de la baie. Elle marchoit d'un pas plus ferme, nous arrivames bientöt; mais, au lieu de s'affeoir & de fe repofer pendant que je lierois enfemble les effets que j'avois laüTés en tas , elle fe mit de nouveau a fureter dans les malles; ce qui me donna occafion d'v revenir. Je ne pus 1'empêcher de prendre un paquet de gros linge , confiftant en draps de lit, en ferviettes, & en nappes; & comme je lui repréfentois qu'elle fe chargeoit la de chofes fort inutiles pour le moment: « Vous verrez, ma  L'IsLE INCONNUE. 35 me dit-elle, qu'elles pourront nous être plus utiles que vous ne penfez. En ce cas, lui dis-je, permettez que je les joigne au refte de nos meubles; je fuis afïez fort pour tout emporter. Cela me chargera peu, reprit-elle, & vous aurez d'ailleurs un fardeau alfez confidérable. Voilé encore deux couvertures de coton & une robe de chambre', qui vous dédommageront de ce que vous me laiflez «. Alors ayant tiré de la malle les deux couvertures & la robe , je découvris deflous un fourniment que fon poids me fit juger plein de poudre ; une gibecière , ou je trouvai des balles & du menu plomb ; enfin, dans un fac decuir, deux piflolets de grandeur médiocre, fort propres & trés-bien montés. Quoique ma charge fut déja bien pefante, je voulus emporter ces armes & ces munitions; je les mis dans mes poches: après quoi, ayant refermé les malles & chargé mon paquet fur mon dos, je me retirai doucement, avec ma compagne, Vers 1'éndroit oü nous devions camper. II me reftoit encore k travailler k notre logement pour la nuit: je tins confeil avec Eléonore. « Voici ce que jé penfe , me dit-elle •, il faut nous conftrüire une longue cabane, que nous puiffions partager en deux. J'en occuperai le fond, fi vous le voulez bien, & vous Tom. I. C  34 JL'ISLE INCONNUE. ferez logé vers fentrée. Dans un temps plus commode, nous étendrons notre demeure. Le plan que j'ai en vue eft fort fimple, & le travail n'en fera pas long ». Alors elle m'expliqua fon deffein en peu de mots; puis elle ajouta: « Ne foyez pas furpris que je connoiife cette architeéïure champêtre. J'ai Iong-temps habité la campagne , oü nos bergers fe faifoient de pareils logemens. II s'agit feulement ici d'en faire un plus fpacieux & plus commode. Les matériaux ne nous manqueront pas; mais le jour décline, & vous devez être bien fatigué». «Nous ferons, machère compagne,lui dis-je, tout ce que vous prefcrirez. Ma volonté vous eft foumife , & j'ai encore affez de force pour travailler. Je vous lailferai volontiers le foin de la diftribution de nos appartemens, ils vous en plairont davantage. Mais, en attendantque je puiffe m'occuper de Ia conftrudion de ce logement, qui, quelque fimple qu'il foit, exige plus de temps qu'il ne m'en refte ce foir, cherchons a nous. mettre a couvert au moins pour cette nuit. II eft trop tard pour achever un long ouvrage. C'eft affez d'un afïle oü vous puifliez trouver le repos. C'eft affez pour moi fans doute, me dit Eléonore; mais vous, qui ne fongez qua moi, comment pafferez-vous la nuit ? Une grotte nous eüt fuffi, lui répon-  L'ISLE INCONNUE. 35 dis-je; mais je n'en ai point découvert dans les environs de la baie. Cependant foyez tranquille s je n'aurai plus rien a craindre quand vous ferez en füreté Je pris auffi-töt ma fcie & ma hache, pour aller couper dans un bois voifin les pièces principales de 1'agrefte édifice. Eléonore m'accompagna. J'abattis un affez bon nombre de fortes branches , Sc après les avoir dépouillées des menus rameaux , je les fciai en plufieurs rouleaux de différentes longueurs, & les portal vers le lieu que nous avions choifi. Pendant que je tranfportois les pièces les plus pefantes, Eléonore trainoit après elle des branches feuillées 8c de longues perches , en forte que la charpente de notre batiment fut bientöt voiturée. Je mis a 1'inftant la main a 1'ceuvre pour conftruire a Eléonore une cabane: de fortes branches & des rameaux en composèrent la cage, des rofeaux mélés k des branches feuillées en formèrent le tok; Sc ma compagne eut, avant la nuit, un humble afile. Je n'avois pas travaillé feul k eet édifice , Eléonore m'avoit beaucop aidé; elle m'avoit fourni de fes mains délicates les rofeaux & la ramée. Cependant elle me témoigna bien de la reconnoiffance de ce travail. « Graces k vos foins , me dit-elle , j'ai msintenant un gïte out C ij  %6 L'ISLE INCONNUE. je ferai la nuit a couvert & en füreté : mais je ne vois pas fans peine que vous en manquiez. Profitons, je vous prie, du jour qui nous refte, pour vous dreffer une efpèce de tente, a 1'abri de laquelle vous puifliez trouver le repos que vous méritez fi bien. Nous la placerons devant la cabane, dont elle fera comme le veftibule. Plufieurs des draps de lit que nous avons tirés des coffres , coufus enfemble & tendus fur des perches jufqu'a terre, au moyen des cordes que nous avons & des piquets que vous ferez s vous formeront cette tente. Préparez les piquets & les cordes, je vais coudre a la hate ces draps ». J'applaudis a cette heureufe invention de ma compagne, & j'adoptai fon projet. En conféquence j'attachai les cordes fur les piquets que j'avois aiguifés; & quand Eléonore eut achevé fa couture, je m'emprefTai de monter la toile & de la tendre; mais, par hafard, elle fe trouva trop courte, & ne put aller jufqu'a terre, & comme il étoit déja nuit , & qu'il eüt été difficile de rémédier a ce défaut durant 1'obfcurité (i), je me contentai d'en- ( i) II étoit pofïïble de rémédier a eet inconvénient, en donnant moins de hauteur a la tente ,• mais alors nous ü'aurions pu nous y placer & nous y tenjr debout.  L'ÏSLE INCONNUE.' 37 clorre Ie cöté ouvert de la tente, en fichant un rang de pieux au devant de 1'ouverture. Enfin Iorfque la nuit fut noire , nous fümes oblige's de nous arrêter pour penfer a autre chofe. Eléonore fe fouvint alors du briquet & de la bougie dont el!e s'étoit pourvue a mon infgu; elle fit du feu, & nous cherchames nos provifions pour le repas dont nous avions un befoin extreme. Nous ne favions d'abord ou pofer nos plats & notre bougie ; nous n'avions ni chaife ni table , & 1'intérieur de la tente étoit affez embarrafle pour ne pas nous permettre de nous affeoir fur le fol : mais nous nous avifames de mettre 1'un fur 1'autre tous les matelas que nous avions apportés; nous en fimes une pile que nous couvrïmes d'une nappe. Nous y pofames notre lumière & nos provifions, & nous étant aflis aux deux bouts, chacun de notre cöré, nous fatisfimes ainfi au premier befoin de la nature. Eléonore , accablée de fatigue & toujours pénétrée de douleur, mangea peu & but encore moins , malgré mes inftances preffantes. Nous n'avions que de mauvais bifcuit, au lieu de pain qu'elle eüt mieux aimé que tout autre aliment, & nous manquions d'eau, paree que je n'avois pas eu le temps de nous en pourvoir. Mais quand notre nappe eüt été cou- C iij  %8 L' I S L E INCONNUE. verte de mets plus délicats , je vis bien que ma compagne n'eüt pas été mienx difpofée a en profiter. Je m'étois pourtant apercu, avant le repas, que 1'eau nous manquoit, & je voulus en aller chercher malgïe la nuit; mais Eléonore s'y étant oppofée, je ne fortis pas de la tente. Eléonore , qui s'a'armoit de ce que mon habitation demeuroit entr'ouverte durant la nuit, vouloit coudre une toile oü manquoit celle de la tente: mais je ne pus y confentir; je ne lui laiflai pofer qu'une efpèce de rideau fur 1'ouverture de fa cabane : du refte, je lui fis obferver que j'avois des armes, & qu'elles fuffifoient pour ma défenfe. II ne fut donc plus queftion que du foin d'arranger nos lits. Noi:s placames deux matelas, du linge, des couvertures dans la cabane. Je ne gardai pour moi qu'un matelas & la robe de chambre, n'ayant pas delTein de me déshabiller, pour être plutöt pret en cas d'événement. Nos arrangemens ainfi faits , Eléonore revint dans la tente , & me regardant avec un air touchant & majeftueux a la fois : « Couronnons, me dit elle, cette journée par une aflion de juftice & de reconnohTance; rendons graces au ciel, des faveurs que nous en avons regues,  L'ÏSLE INCONNUE. 39 & du fecours inefpéré qui nous a fauvés. Une protection fi marquée & fi fingulière manifefte évidemment fes vues fur nous. Conformonsnous a fes volontés, & n'oublions jamais des bienfaits aufli mémorables ». AulTi - tot tombant a genoux , joignant les mains & fe profternant d'une manière touchante, elle fit, en verfant des larmes qui excitèrentles miènnes, cette courte & fervente prière : « Souverain Auteur de toutes chofes , qui nous avez donné 1'exiftence & la raifon, pour nous en fervir fuivant les lois de votre équité, qui nous avez confervés depuis notre nauTance, & qui venez de nous fouftraire ala mort; recevez ici Ie tribut d'hommages, d'amour, & de gratitude que nous devons a votre bonté puiffante. Vous entendez notre voix, vous voyez jufque dans nos ceeurs , vous êtes notre père; que votre volonté foit faite en tous lieux & era tout temps. Nous nous foumettons fans réferve a votre divine providence; foit qu'elle veuille nous afHiger en nous privant de ce que nous avons de plus cher , foit qu'elle nous deftine a palier nos jours fur cette terre défêrte. Donnez-nous la force & la volonté de vous obéir avec réfignation & avec confiance , & ne nous C iv  40 L'ISLE INCONNUE. refufez pas les fecours de votre grace dans la circonftance ou nous nous trouvons ». Puis, s'adreiTant k moi: « Je vous reconnois, aprè, Dieu, me dit-elle, pour mon libérareur; je vais viyre fous votre tutelle. Tout autre que vous pourroit m'infpirer des alarmes; mais pour vons,Monfieur, je connois trop bien les fentimens d'honneur qui vous font naturels , & vous eftime trop pour vous craindre ». «Ah! prenez ces armes , lui dis-je en lui pre'fentant les deux piftoletsj prenez ces armes, & puniiTez-moi vous-même, fi jamais je manque dans la moindre chofe au refpect que je vous dois. C'eft affez, dit-elle en refufant ce que je lui préfentois; je ferois moins raflürée par ces armes, que par 1'opinion que j'ai de la r.obleffe de votre caraétère ». A ces mots , elle fe retira, laiiTa tornber fa toile de fa porte , & fe coucha. De mon cóté, je m'e'tendis fur mon matelas, pour trouyer le repos néceffaire après tant de fatigues; & cependant je ne pus fi-töt m'endormir.* La nuit avoit renouvelé toutes les peines d'Ele'nore , en fixant toutes fes idees fur fon malheur. Je 1'entendois ge'mir : fes foupirs attriftoient mon ame, que le fouvenir du paffe & le foin de 1'avenir agitoient déja vivement. Notre fituation étoit fi extraordinaire par fes    L'ISLE INCONNUE. 41 circonftances & par les événemens qu'elle devoit naturellement amener; elle exigeoit de ma part tan.t de vigüance, de circonfpecliion, de travail, qu'on doit peu s'étonner fi, malgré 1'extrême befoin que j'avois de goüter le fonvmeil, j'étois néanmoins fi peu tran^uille. Je voyois toutes les privations, toutes les peines qui nous attendoient, fans trop imaginer quelles feroient nos refTources. La crainte de manquer de vivres m'alarmoit plus que tout ie refte ; car nos provifions de bouche étoient fi peu de chofe, qu'a peine en avions-nous pour quelques jours. Tout cela me donnoit de juftes inquiétudes. Mais 1 affurance de vivre auprès d'Eléonore, même dans un défert, le borheur de lui être utile & de la fervir, 1'efpoir, quoique vague, de trouver les inoyens de pourvoir a nos befoins, & celui, bier, plus doux encore, d'obtenir un jour d'elle-même fon cceur & fa main, adoucirent peu a peu Famertume des premières réflexions, & me proun-èrent enfin un fommeil paifible.  42 L' I S L E INCONNUE. CHAPITRE IV. Songe remarqwble de VAuteur, & queUe m eJÏ la fuite. Je dormois profondément , Iorfque fur Ie matiti , mes efprits , fans doute émus encore par hdée des objets qui m'avoient frappé Ia veille, me donnèrent occafion de faire le fonge remarquable qUe je vais rapporter. « me fembla que j'étois avec Eléonore fur Ie nvage de Ia baie oü elle avoit abordé. Êlfe étoit étendue a terre , & ne pouvoit plus fe foutenir d'inanition & de défaillance; moi-même, dans un défordre inexprimable , je ne favois comment appaifer Ia faim dévorante qui nous confumoit. Nous n'avions plus de provifions, & je cherchois en vain quelques moyens de fubfiftance; les bêtes & les pohTons fuyoient devant moi. J'étois défolé de ce nouveau malheur qui nous menacoit d'une ruine prochaine, lorfqu'une belle femme s'offrit a mes regards] & s'approchant avec un air riant, me dit ces paroles confolantes : . Alors j'étalai, avec une forte d'oftentation, tout mon chargement, en faifant remarquer a Eléonore le prix de chaque chofe. Elle appfaudiflbit a ma prévoyance & a mon attention, Iorfque tout a coup fes yeux fe couvrirent de larmes : « Hélas! dit-elle , faut-il que l aye perdu mon pere ! Que je ferois heureufe * fi Ie ciel, qui m'en a privée 1'avoit laiffé avec nous ! C'eft alors que j'aurois trouvé le bonheur fur cette terre inconnue, & quelesbiens dont vous me parlez auroient pu me flatter, en les goütant avec lui : mais cette perte me rend indifferente a tous les biens de la terre , qui ne fauroient en adoucir la trop jufte douleur 33. Je tentai de la confoler en approuvant Ie fentiment dont elle étoit pénétrée, & en détournant enfuite fon attention fur d'autres objets. Cependant je pouffai notre radeau vis-avis notre demeure , pour m'épargner les longueurs du tranfport. Eléonore m'accompagnoit : elle voulut m'aider a mettre tout fur  L'IsLE INCONNUE. 5* CHAPITRE VII. Eléonore & le Chevalier font un voyage au vaiffeau. Indufirie de celui-ci pour mieux diriger le radeau , lui donner plus de force , defcendre les animaux. Quelle eft la fuite de ce voyage. IjE projet de ce voyage fortement imprimé dans ma penfée , me réveilla dès le point du jour. Eléonore , qui vouloit m'accompagner , ne dormitpas davantage. Je 1'entendis fe lever, Sc je fus fur pied dans 1'inltant. Je voulois mettreun gouvernail au radeau, pour lui donner une marche plus auurée: j'allai chercher de quoï en faire un a la forêt prochaine ; & tandis qu'Eiéonore diftribuoit la nourriture a nos animaux, & pourvoyoit d'avance aux befoins qui nous attendoient au retour, j'abattis un jeune arbre -propre a mon defTein ; je le faconnai de mon mieux, & 1'emportai fur le rivage. Je rejoignis enfuite ma compagne, avec laquélle je Tepris le chemin de la rivière. Dès que j'eus placé le gouvernail, j'en confiai le foin a Eléonore , après 1'avoir inftruite a le tenir. Je ramai vigoureufement ; nous fortïmes bientöt de 1'embouchure, & cinglant vers le vaiffeau en  8b VlSLÈ tNCÖNNÜE» nous éloignant de la pointe, nous arrivariies bientöt 8c très-heureufement au terme de notre voyage. Je fus d'autant plus fatisfait de nous voir fous le vaifTeau • que quoiqu'il fït auffi beau temps que la yeille , & que notre radeau mar-^ chat mieux, je n'avois pu me trouver en mer avec Eléonore fans inquiétude, & même fans trembler chaque fois que je me rappelois ce qui nous étoit arrivé fur ce perfide élément* Mon chargement étoit d'un tel prix pour moi , Sc ma foilicitude fi grande a eet égard, que j'appréhendois toujours quelque accident fuhefie. Dans le calme, je redoutois 1'orage. Le vent pouvoit s'élever , nous pouvions donnet fur des écueils : d'ailleurs Eléonore, qui s'étoit montrée fi empreffée a m'accompagner, ne me ralfuroit point par fa contenance. A travers la fécurité qu'elle affeétoit, je lifois fa frayeur dans fes yeux : a peine répondoit-elle Iorfque je lui parlois , 8c fes fens ne fe calmèrent qu'après que nous eümes fait le trajet. Alors elle retrouva fon courage, 8c me feconda bien vivement dans Ia recherche 8c le tranfport des chofes que nous avions a charger. J'employai, pour monter fur Ie vaiffeau, la même induftrie dont j'avois déja fait ufage , Sc j'enlevai ma compagne jufques fur le pont, au  L' I S L E INCONNUE. - 81 aü moyen d'une corde que je lui jetai. Dès qu'elle fut fur le tillac, elle fe hata d'aller donner de la nourriture aux animaux , fon bon naturel ne lui permettant pas de léur en laiffec plus long-temps fouffrir la privation. Pour moi, je defcendis auffi-töt dans les chambres, pour en abattre les cloifons. Les planches m'étoient nécelTaires pour conftruire un pont en talus, qui me donnat le moyen facile de rouler du tillac fur le radeau les fardeaux quejen'aurois pu tranfporter fans une machine. L'expérience de la veille m'en faifoit fentir le befoin. J'arrangeai donc dans leur longueur & 1'une contre 1'autre , Cx planches les plus longues & les plus fortes ; j'en fis comme une table , que j'affujettis folidement, au moyen de plu-fieurs traverfes que je clouai dans toute fa largeur. Enfuite laiffant tomber un des boutsde ce pont volant fur le radeau, & 1'autre portant (ur le bord du nayire , je le fixai par des chevilles qui 1'arrêtèrent fur le radeau & fur le bord du vaiffeau. Lorfque j'eus fait eet ouvrage , j'entrepris de donner au radeau plus d'étendue & de capacité , afin qu'il put tranfporter plus de charge, & je vins a bout de ce deifein en flanquant le radeau d'un cordon de tonneaux vides, que j'eus la précaution d'amarrer forte- Tom. I. F  §2 L' I S L E INCONNUE» ment des deux cöte's. J'en couvris Ie milieu de planches 5 enfuite , avec le fecours d'Ele'onore , j'y defcendis fes malles qu'elle avoit re^ trouve'es , celles de fon père , ainfi que tout fon bagage, dont Ia vue lui fit encore verfef des pleurs. J'y joignis bientöt tout ce qu'Ele'onore avoit noté comme plus nécefTaire ou plus commode; d'abord, tout autant de provifions de bouche qu'il s'en trouva de bonnes ; du lard, de la graiffe, du beurre, de 1'huile, dü fromage, quelques pièces de falaifon, quelques reftes de bifcuit; le tout en moindre quantité (1) que je ne penfois en trouver dans un fi grand vaiffeau ; deux facs de farine , & trois de diverfes fortes de grains méle's enfemble, en partie échauffe's ou rongés des rats; trois pièces de vin de Bordeaux, & une d'eaude-vie, que nous vidames dans de grandes jarres. A ces comeftibles , j'ajoutai plufieurs caiffes de chandelles , un tourne-broche , une belle pendule, une enclume, des limes, des marteaux, des clous, des béches, des pies, des (1) Soit paree qu'il y avoit beaucoup de provifions gatées, foit paree que l'équipage, en s'embarquant dans les chaloupes, en avoit pris une partie, foit enfin 3 caufe du long temps que le vaiffeau étoit en mer. II y avoit fix mois qu'il étoit parti d'Angleterre.  L' I S L E I N G O N N Ü Ëi 83 pioches , différens outils de taillandier & de ferturier; beaucoup de fer en barres & en feuilles ; des commodes, une armoire , des tables, des chaifes, des fauteuils, des affüts de canon ,&, ce qui me fit autant de plaifir que tout le refte, toutes les pièces d'une petite chaloupe numérotées & m-ifes en fagot. Enfin je m'occupai du foin de defcendre nos animaux , & voici quelle fut mon induftrie pour les tranfporter fans rifque du tillac fur le radeau. Mon pont de planches m'avoit très-bien fervi pour faire glifferdeffus toutes les chofes pefantes que je vóulois emporter; mais il ne nous offroit point la même commodité pour defcendre nos beftiaux. Le poli des planches en rendoit la pente dangereufe pour des animaux a pied folide , qui d'ailleurs , effrayés par le péril, refuferoient d'y paiïer. Je ne pouvois adoucir la pente , paree que mes planches étoient trop courtes ; mais j'y remédiai en la rendant moins gliffante. Je levai le pont & le retournai ; en forte que le cöté uni fe trouva delfous , & que celui oü j'avois cloué les traverfes devint le delfus , qui nous préfenta une fürface raboteufe , dont les faillies, comme autant d'échelons , devoient donner un point d'appui aux pieds des animaux a chaque pas qu'ils feroient pour defcendre. Je jugeai a propos de couvrk F ij  84 L' I S L E INCONNUE. eet efcalier d'un tapis de laine que jé clouai fur renfoncement de tous les degrés. II nous fallut encore prendre bien des précautions pour mener nos animaux jufqu'au bord du talus ; car quoiqu'ils fulfent cabanés fur le pont du vailfeau, a la manière angloife, & que le calme laiflat Ie navire fans mouvement, j'avois toujours a craindre que fa pofition inclinée ne leur occafionnat quelque chute funefte, & qu'ils ne tqmbaifent a la mer. Pour prévenir eet accident , j'étendis fur Ie tillac , depuis leurs cabanes jufqu'au pont volant, des couvertures ou de groffes étoffes de laine, que je clouai en quelques endroits fur le planchet. Ce n'eft pas tout: je fis, avec de Iarges fangles, une forte de collier, aux deux cötés duquel j'attachai une corde affez longue. Je devois placer ce collier au cou de chaque animal, & les deux cordes, que nous tiendrions par-derrière, devoient nous aider a le foutenir dans la defcente. Tout ceci fut exécuté comme je le projetois , & réuffit a fouhait. Nous allames chercher nos bêtes 1'une après 1'autre; nous les Jnenames en les tenant de prés , enfin nous les defcendïmes fur Ie radeau en nous fervant du collier. Le veau fut le premier; la mère Ie fuivit avec empreffement. L'autre vache &  L'ISLE INCONNUE. 8$ les anes, après quelque réfiftance, y defcendirent fur fes traces. II ne nous refta plus qu'a porter du fourrage pour les nourrir quelques jours , durant lefquels nous n'aurions peut-étre pas le temps de les mener paitre. Enfin, au montant de la marée , nous nous remïmes en route pour retourner a notre ifle ; & après un trajet d'environ une demi-heure , nous entrames dans la rivière. Nous ia remontames juf- • qu'a la cabane, devant laquelle nous eümes Ia fatisfaétion d'aborder. Avant de débarquer notre cargaifon, nous mimes a terre toute notre ménagerie. Nous conduisimes nos animaux jufqu'au pare , oü ils furent renfermés, Eléonore, qui dès le matin s'étoit occupée de la cuifine, m'avertit bientöt qu'il falloit diner; mais tandis qu'elle fongeoit a donner la dernière facon aux chofes qu'elle avoit préparées, j'arrivai en deux fauts au radeau, d'oü je rapportai deux chaifes & une table qui manquoient encore a la coramodité de nos repas. Ma compagne mit le couvert , & nous fervit un bon potage au riz , une langue de bceuf falée , & le refte de nos volailles delaveille.il eft inutile d'alfurer que je dinai bien; mais elle fut toujours fobre a fon ordinaire. Le refte du jour fe pafTa, d'abord a conf- F nj  85 L' I S L E INCONNUE. truire une forte de brouette fort baflê fur les roulettes d'un affut; j'avois imaginé cette machine pour nous faciliter le tranfport de nos bagages, & elle nous fut d'un grand fecours pour voiturer, a 1'aide des anes , jufqua la cabane tout ce que j'avois enlevé du vaiffeau. Nous nous occupames enfuite a en arranger une partie dans 1'intérieur du logis , & a commencer a 1'oppofite du pare une petite grange , ou plutöt un angar qui put contenir 1'excédant de nos meübles , avec toutes les chofes que nous avions projeté de tirer encore du navire. Enfin je mis par écrit une partie des aventures que je viens de rapporter , & dont je pouvois d'autant mieux faire ie détail, qu'elles; étoient plus récentes.  L'IS le inconnue. 87 CHAPITRE VIII. Date ie ïarrivét de V Auteur dans l'ijle inconnue^ Quel étoit alors fon dge & celui d'Eléonore^ Trifte rencontre qu'ils font, & qui interromp les voyages au navïre & divers travaux. Avant de reprendre le fil de ma narrajion^ je dois dire ici pour l'inftruótion de ma poftérité, a laquelle je deftine ces mémoires , que nous abordamesa notre ifle Tan 1699, un lundi' 23 novembre; ce qui, dans lalatitude oii elle eft fituéè au dela de la ligne, revient ah fin de mai pour le climat de Ia France. Eléonore n'avoit guère plus de dix-huit ans; je n'en avois pas plus de vingt-deux : mais j'ofe dire que nous penfions plus folidement qu'on ne fait d'ordinaire a eet' age. L'amour & 1'infortune , encore plus que 1'étude, avoient müri mes réflexions; & la raifbn d'Eléonore, comme fon efprit & fes graces, étoient un prodige , même dans fon fexe, chez lequel fa nature fe plaït a les développer beaucoup phitöt que chez nous. Je ne 1'aimois pas féulement pour fa beauté, mais pour fes rares qualités, de fon amf?, poür 1'excellence de fon caradtèwi F iv  88 LTsLE INCONNUE. & la bonté de fon cceur. Je 1'adorois, & néanmoins, dans une circonftance & dans un age auffi critiques, j'étois timide, refpedueux;'je tremblois de lui déplaire. J'attendois que Je temps & mes foins affidus me fiffent encore mieux connoïtre, & difpofaffent Eléonore a répondre è mes vceux, après qu'ils auroient dit fipé fa trifteffe; mais de long temps je ne vins a bout de Ia confoler. Un événement imprévu renouvela même toutes fes douleurs. Le matin du troifième jour, j'étois allé chercher des bois qui m'étoient néceffaires pour finir notre grange, Iorfque les chiens, qui m'avoient fuivi , me quittèrent pour courir vers un endroit du rivage que je n'avois pas encore vifité, quoiqu'il ne fut pas loin de Ja cabane. Auffi-tót Us fe mirent a aboyer fortement contre un objet que je ne diftinguois pas, mais que je fus curieux de reconnoitre. Comme j'étois prés du logis, je revins chercher mon fufil. Eléonore, qui me vit prendre cette arme, & qui entendoit les chiens, m'en demanda Ia raifon. « Je crois , lui dis-je , que les chiens ont arrété quelque béte. J'ignore ce que c'eft, car je n'ai pu ie voir; mais je me précautionne en cas d'événement; & fi Ia béte veut m'attendre, j'efpère vous en rendre cómpte avant qu'il foit peu». Eléonore, fans me ré-  L' I S L E INCONNUE. 8^ pondre, prit un autre fufil, &i me fuivit. « Si vous manquiez votre coup , dit-elle , voici de quoi y fuppléer ». Nous defcendons la colline, nous allons vers les chiens qui aboient toujours autour d'un animal qui ne fait aucun mouvement; & quand nous fommes a cent pas de lui, nous découvrons que c'eft une belle tortue. « Bonne fortune ! dis-je a ma compagne , voila de quoi faire grande chère durant quelques jours >?. J'écarté les chiens , j'approche de la tortue, & patTant mon fufil fous fon écaille, je la renverfe fur le fable. A peine ai-je fait cette opération , que j'entends du bruit fous un faule au bord de Ia rivière. J'avance jufques - la, & je vois plufieurs oifeaux aquatiques , qui, épouvantés par nos mouvemens, battent de 1'aile & commencent a fuir. Auffi-töt je tire au milieu de la troupeDeux demeurent fur la place en s'agitant; le refte, qui fait des cris aigus, s'éloigne en nageant avec rapidité : car ces oifeaux, de 1'efpèce des pingoins , ne voloient pas. Je prends le fufil des mains d'Eléonore, S> je fais encore feu fur des traïneurs. J'en atteios un, qui, quoique bleffé, s'efforce d'échapper en fuivant la marée qui montoit alors. Je retire avec une longue branche les deux premiers, que le flux approche du rivage. Ils pefoient chacun plus  pO L'IsLE INCONNUE. cie douze livres. C'étoit une bonne capturei Cependant je ne voulu-s pas perdre le dernier, & je fe furvis avec Eléonore jufqu'a 1'endrok oü je 1'avois vu fe g'rter. II femble que nous ayons quelquefois un prelFentïment des chofes qui nous arrivent, ou du moins Ia fituation d'efprit dans laquelfe on eft alors, paroït favorifer cette opinion. Eléonore, que nos fuccès devoient naturellement diftraire de fa mélancolie, étoit néanmoins plus trifte qua lordinaire. Elle m'accompagnoit, toute penfive; & comme je lui vantois notre chaffe, dont je lui attribuois 1'honneur pour legayer, elle me répondit en foupirant, qu elle m'étoit bien obügée du compliment, & qu'elle fentoit tout 1'avantage de nos prifes; mais qu'elle avoit quelque chofe fur le 'cceur qui 1'empêchoit de s'en réjouir , comme il étoit naturel de lé faire. Sur ce propos, nous arrivames a Tendroit du rivage oü le pingoin blelïé s'étoit réfugié. II étoit entré fous les branches dun arbre, qui, infenfiblement miné par le couran* de leau, étoit tombé dans la rivière, en tenant pourtant toujours a Ia terre par quelques racines. Comme j'apercevois 1'oifeau a travers les feuilles , & qu'il ne faifoit aucun mouvement, je jugeai qu'il étoit mort, & je me dé-  L'IsLE INCONNUE. 5)1 termirïai a 1'aller prendre oü il étoit, en fuivant le corps de 1'arbre, dont je me fis un pont. Mais quelle fut ma furprife, lorfqu'après avoir écarté les branches, & me baiffant pour retirer 1'oifeau , je vis le cadavre d'un hom me noyéa dont la tête étoit engagée au deffous de 1'arbre, & dont le corps, caché par le feuillage, fe balancoit fur 1'eau ! A eet afpect inattendu, je fis un cri que je ne fus pas le maïtre de retenir. Eléonore en fut épouvantée. « Q ue vous eft-il arrivé, dit-elle en s'approchant avec une émotion très-vive, & qu'eft-ce qui peut vous effrayer»? La réflexion m'étoit revenue. Je fentis 1'effet qu'avoit dü produire fur Eléonore ce mouvement irréfléchi. Je compris en méme temps celui que produiroit fur fon cceur la trifte vue de ee cadavre, & je voulus lui en dérober le fpectacle. Mais lesfoibles raifons que j'alléguai , mon air embarraffé, & la pofture que je gardois pour ne pas lui laiffer voir la véritable caufe de ma furprife , lui donnèrent des foupcons qu'elle voulut Verifier. Elle remarquoit que je ne fuyois pas. Ce qui m'avoit fait crier n'étoit donc pas un objet fort redoutable; & cependant mes réponfes & ma contenance annoncoient un myftère que je voulois lui cacher. 11 y avoit la quelque chofe qui devoit 1'inté-  92 L' I S L E INCONNUE. reffèr, & qu'on ne vouloit pas lui dire. Tout cela I'inquiétoit & piquoit fa curiofité. Elle me pria très-inftamment de ne pas la laiffer dans cette pénible incertitude. J'héfitois encore k répondre; mais voyant qu'elle prenoit le parti de palier fur 1'arbre pour venir k moi, je fus forcé de lui dire la vérité. «Ah, mon Dieu! s'écria-t-elle , c'eft peutétre Je corps de mon père : en grace, M. le Chevalier, tirez de 1'eau ce corps miférable, pour le porter jufqu'ici, nc,us lui rendrons les derniers devoirs ; & fi c'eft celui de ce père tendre k qui je dois tout, nous lui éleverons un monument qui en perpétuera le fouvenir avec celui de ma trifteffe & de ma reconnoif-, fance ». Je revins a terre chercher mon fufil, avec lequel ayant dégagé le corps de delfous 1'arbre, je le fis fortir d'entre les branches , & je 1'amenai fur Ie rivage. C'eft alors que j'eus lieu de me convaincre de 1'excellent naturel d'Eléonore. Je ne me rappelie point cette fcène attendrilfante fans verfer des pleurs. Le corps eft k peine hors de 1'eau, qu Eléonore, qui le reconnoit a fes vêtemens plutöt qu'a fa figure , fe précipite fur Jui en verfant un torrent de larmes; &, fans confidérer 1'étatoü-il eft, elle 1'embralfe de toutes  L'IsLE INCONNUE. 93 fes forces en lui adreffant les paroles les plus touchantes. J'eus beaucoup de peine a la détacher de ce corps chéri ( 1). Sexe aimable & fenfible, qu'on calomnie, fouvent avec tant d'indécence , recevez ici de ma part 1'hommage que méritent vos vertus. Vous nous devez les vices & les travers qu'on vous reproche; mais vos vertus font a vous, & elles font le bonheur & le charme du monde. C'eft vous fur-tout, qu'i, fidèles a la nature, confervez le feu facré du fentiment dans les families dont vous êtes le doux Hen, en nous donnant les plus touchans exemples d'amour maternel & de tendrelfe filiale. La vue d'Eléonore fondant en pleurs fur le corps de fon père, fes plaintes , fes fanglots auroient ému le cceur le plus barbare : quelle impreffion ne devoit-elle pas faire fur un hornme fenfible& qui 1'aimoit fitendrsment! Je fentois fon affliction jufqu'au fond de 1'ame, & fa piété denvers fon père faifoit couler mes pleurs en abondance. ( t ) Je trouvai quelques jours après, un peu au defliis de eet endroit, les corps de trois hommes noyés, deux matelots & un mouffe, que j'enterrai fur le rivage; mais je n'en parlai point a Eléonore, de crainte de renouveler encore fa douleur.  &4 L*I S L E INCONNUE. Nous demeurames quelque temps dans cette fïtuation, fans qu'EIéonore s'occupat d'autre chofe que de fa douleur, & fans que j'ofalfe 1'interrompre, Mais enfin ayant levé les yeux fur moi, & me voyant fi péfiétré de trifteffej elle fentit une forte de confolation de cette marqué d'attachement; & elle m'a dit depuis, que fon inclination pour moi avoit été principalement déterminée par 1'idée qu'elle s'étoit faite alors de mon bon cceur, &c par la reconnoiffance qu'elle avoit des larmes que je verfois fur M. d'AÜban. t Enfin ïe rompis le filence, en lui difant qUe rien n'étoit plus jufle que de pleurer une fi grande perte; mais que du moins c'étoit une confolation pour nous de trouver les reftes d'un père fi cher, & d'avoir Tefpérance de les pofféder avec nous dans cette ille; que cette terre déformais ne nous feroit plus étrangère, puifque le dépot que nous allions lui confier devoit nous la faire regarder comme un héritage acquis par nos parens, & comme le lieu ou leurs cendres attendoient les nótres ; que nous devions rious occuper dans ce moment du foin de rendre a la terre ces dépouilles mortelles, & que lorfqu'Eléonore auroit choifi 1'endroit qu'elle leur deftinoit pour fépulture, nous confacrerions ï  L'Isle inconnüë; pj te corps refpeétable le monument le plus beau que notre htuation nous permettroit de lui ériger. Cette idee religieufe & fornbre, qui entroit fi bien dans les fentimens & dans la facon de penfer d'Eléonore, ainfi préfentée a fa tendreffe, ne pouvoit manquer de lui plaire par ce qu'elle avoit de lugubre & de touchant: auffi en fut-elle flattée autant qu'elle pouvoit lette dans la douleur tendre & profonde qui i'abforboit. Sa peine en parut foulagse, fes pleurs s'arrêtèrent, & elle me répondit que, de tous mes fervices, les foins dont je m'occupois pour rendre les derniers devoirs au corps & a la mémoire de fon père, étoient ce qui 1'obligeoit le plus; qu'il falloit le tranfporter au bout de 1'efplanade, oü elle pourroit aller plus fouvent verfer des pleurs fur fa tombe, & s'acquitter ainfi du tribut de reconnoiffance que fa tendreffe lui infpiroit pour toujours; mais qu'avant de 1'enlever du rivage, il convenoit de le dépouiller de fes habits, pour lui donner fon dernier vêtement, & qu'elle me prioit de lui rendre eet office, dont elle ne pouvoit s'acquitter. « Allez , dit-elle, a la cabane chercher le linge nécelfaire. tandis que jelui ferviraide garde. Quand vous ferez de retour, je m'éloi-  $6 V I S L E INCONNUE. gnerai pour vous laiffer le loifir de ï'enve- lopper 3». Je retournai donc au logis , oü je portai nos pingoins que j'avois laifles en chemin, & tout en marchant, je ne pouvois m'empécher de-réfléchir fur eet événement imprévu, & d'admirer fur-tout 1'excellent caraótère & Ja prodigieufe tendreffe d'Eléonore. Heureux, difois-je, celui qui doitpoüéder un jour ce cceur d'un fi grand prix! heureux les enfans qui feront élevés par une mère fi digne de 1'être ! heureufe enfin Ia fociété oü de tels fentirnens venant a s'étendre parl'éducation,fourniront de fréquens exemples de 1'amour réciproque qui doit unir tous les membres d'une familie, & lier entre elles intimement toutes les families qui la compofent! Je revins bientöt auprès d'Eléonore, toujours plus occupé d'elle & plus touché de fa douleur, portant fur Ia brouette, attelée de deux anes , une longue caiffe vide que j'avois trouvée parmi nos effets. J'avois mis dans cette caiffe tout ce qui étoit néceffaire au défunt. Elle m'avoit paru propre a fuppléer la bière, que j'aurois mal faconnée. ^ A mon approche , Eléonore s'éloigna par bienféance- Je dépouillai le corps, je le changeai de linge , 1'enveloppai d'un linceul; & quand  L'ISLE INCONNUE. $7 quand Eléonore fut revenue, nous le mimes dans la caiffe, & nous en chargeames la brouette; enfuite nous prïmes k pas lents le chemin de 1'efplanade, oü le convoi funèbre s'arréta prés de 1'endroit défigné par Eléonore pour le lieu de la fépulture. J'avois porté les inftrumens propres a creufer la folfe. Elle fut bientöt faite, paree que la terre s'y trouvoit profonde. Pendant que j'y travaiilois, Eléonore, a genoux k cóté du corps, inclinée & les bras étendus , prioit en filence,- je n'entendois que fes foupirs. Mais lorfqu'il fallut defcendre le cercueil dans la tombe, cette dernière féparation rouvrit toutes les plaies de fon coeur. Elle fe jetoit fur la bière, & je pus k peine la re tenir. Ses lamentations &i fa douleur me déchiroient 1'ame. Je me hatai de combler la folie, & d'arracher Eléonore d'un lieu fi cher & fi pénible k fa tendreffe. Sa douleur exceffive 1'occupant tout entière, je ne jugeaipas convenable., pendant quelques jours, de la quitter un moment. Nos voyages maritimes & nos travaux furent fufpendus. Quant aux foins du ménage, auxquels je vaquois exaófement, j'engageois Eléonore k me diriger en toutes chofes, a m'aider quelquefois elle-même, k m'accompagner par-tout, afin de la faire fortir peu k peu, par ces petites occu- Tom. I. G  $8 L'IsLE INCONNUE. pations, de fa grande triftelfe. Sa complaifance naturelle ne lui permettoit pas de s'y refufer* Elle mangeoit même un peu des mets que j'apprêtois, s'étant apercue que je nemangeois pas lcrfqu'elle fe privoit de nourriture. ïelle fut ma conduite a fon égard, jufqu'a ce que je la viffe plus tranquille. Mes foins & fa raifon vinrent a bout de la calmer; mais il n'y avoit que le temps qui put entièrement guérir une bleffure auffi profonde.  L'IsLE INCONNUE. 99 CHAPITRE IX. Monument drejje au père d'Eléonore ; derniers voyages au vaijfeau j travaux divers ; occupation chérie d'Eléonore; converfation qu'on ne prévoit pas. Cj'etoit par ménagement pour Eléonore que j'avois fufpendu nos travaux , 'JSc même 1'exécution du monument que j'avois promis d'ékver fur Ie tombeau de fon père. Ce fut pour lui donner une nouvelle preuve d'attachemènt & un fujet de confolation , que je m'occupai de ce monument. Mais outre que je n'étois pas un habile ouvrier , c'eft que je ne favois oü prendre les matériaux propres a fa conftruction , & que je n'avois pas les outils néceffaires pour leur donner les formes convenables. Je cherchai long - temps des pierres de taille , & je trouvai quelques carrières d'un affez bon granif, mais comme il n'étoit pas poffible a un homme feul de les exploiter, & qu'il m'eüt fallu fabriquer moi-même les inftrumens propres a en tirer les pierres , je fus obligé, pour le moment, de me contenter des pierres brutes éparfes, les plus belles que je Gij  100 L'ISLE INCONNUE.' pus trouver en différens endroits de l'Ifie, que je tranfportai fur 1'efplanade& que je taillai comme je pus avec un pic & quelques mauvais cifeaux de ferrurier. Quand ces pierres eurent recu' toute la facon que je fus leur donner, j'en conftrüifis une forte d'autel en tombeao, que je couvris dans toute fa Iongueur de pierres larges & plates. Jelevai derrière 1'autel une pyramide de dix pieds de hauteur, au delfus de Iaquelle nous placames une croix, figne falutaire des chrétiens , & leur plus douce confolation dans leurs peines. Sur le devant je fis une efpèce de marche-pied de bois , afin qu'Eléonore put fe mettre commodément a genoux lorfqu'elle viendroit en ce lieu faire fa prière. Pour toute épïtaphe, je grïivai en gros caradères fur une pierre placée au milieu de la pyramide , du cóté de 1'autel, le nom , 1'age du défunt, la date de fa mort, & ce peu de mots , qui contenoient fon éloge , & atteftoient le fentiment que nous confervions de fa perte. Ci gu le meilleur des plres & le plus regretlé. Eléonore fut auffi contente de cette production groffière de mon induftrie , qu'elle feut été du chef-d'ceuvre du plus habile artifte. La bonne intention de 1'ouvrier lui faifoit excufec  L'ISLE INCONNUE. IOt tous les défauts de 1'ouvrage , & elle me tenoit compte de la peine qu'il m'avoit donnée, 8c du temps que j'avois mts a le faire. Je n'avois pas été moins de trois mois a 1'achever. II ne faut pas croire néanmoins que dans eet efpace' de temps je n'euffe été occupé d'autre chofe que de la conftru&ion de ce monument. J'avois encore fait avec Eléonore plufieurs voyages au vaiffeau, dont nous avions tiré d'abord tout ce qui étoit a notre bienféance , enfuite un grand nombre de chofes inutiles ou fuperflues dans notre pofition actue!le3mais qu'un changement de fortune, ou des événemens qu'on ne fauroit prévoir, pouvoient nous rendre très-avantageufes. On pouvoit compter entre celles-ci plufieurs caiffes de piaftres, qu'on avoit prifes a Cadix pour le commerce de 1'Inde; deux mille mares d'argenterie qui venoit de Londres; une grande quantité de marchandifes en balles; dix petits canons (car nous ne pümes pas enlever les gros , même avec le cabeftan >; foixante barils de poudre 8c plufieurs milliers de boulets , des fufils, des grenades,des piftolets, 8cc. Les chofes plus utiles étoient quelques arbres , quelques pieds de vigne plantés en caiffe, qu'on apportoit du Cap de Bonne-Efpérance s beaucoup de graines pour le jardina G iij  102 L'ISLE INCONNUE. plufieurs fortes de pois & de haricots, un peu de riz en e'pis , & quelques grains de maïs , dix demi-pièces de bière , du verre en table , un alambic , des briques, du fer , de la poterie, des poulies , des voiles, & tout ce que nous pümes arracher & emporter du corps même du vaiffeau. Toutes ces chofes avoient exigé un temps confidérable pour les enlever, les voiturer, & les placer dans le grand magafin. J'avois de plus conftruit un four avec de la brique & de Ia terre grafie, dont je fis du mortier; j'avois enclos d'une bonne palitlade notre cabane avec toutes fes dépendances , c'eft-a-dire , notre grange ou magafin, les étables , 1'avant & 1'arrière-cour; enfin, du cöté du midi'& joignant la palhTade, j'avois entouré d'un follé un terrein fpacieux. Je me propofois de faire un champ de la partie la plus balie, & je fis, de la plus voifine, un petit jardin potager, ou je femai une partie de nos plantes & légumes. Tout y réuffit a merveille, a 1'exception des pommes de terre, qui fans doute, pour être trop germées, ne "donnèrent qu'un feul rejeton. Eléonore m'aida dans la plupart de ces ou» vrages, & cependant, fi l'on veut y faire attention, l'on conviendra qu'il ne falloit pas.  L'ÏSLE INCONNUE. 103 avoir perdu fon temps pour avoir achevé tant de chofes dans trois mois; il y en eut plufieurs auxquelles ma compagne ne coopéra point. Elle s'occupoit alors a un ouvrage qu'elle avoit fort a cceur, & dont elle vouloit en quelque forte me dérober la connoifiance, jufqu'a ce qu'elle 1'eüt achevé : mais le hafard me dévoila ce petit myftère. Un jour que je travaillois feul au folfé du jardin, la foifme fit quitter mon travai! pour aller boire a la cabane. II y avoit plus de deux heures que je n'avois vu Eléonore, qui, lorlqu'elle ne travailloit pas avec moi, ne manquoit pas de venir me voir de temps en temps , & particulièrement quand elle pafioit & repaflbit pour mener paitre nos bêtes aux environs, ou pour les ramener; elle me portoit même 1'eau néceffaire pour me défaltérer. Cette abfence inufitée me fit croire qu'Eléonore devoit s'être retirée dans fa chambre pour fe dérober au grand chaud, & qu'elle s'y étoit endormie. En conféquence de cette idéé , j'évitai de faire du bruit en entrant dans le falon ; |e bus , & j'allois refiortir , Iorfque j'entendis dans la chambre voifine Eléonore qui parloit a voix baffe , mais avec une adion remarquable. Alors, curieux de favoir a qui elle. adreffoit G iv  Ï04 L'IstE INCONNUE. la parole, & ce qui caufoit fon émotion, j'approchai de fa porte qui étoit entr'ouverte, & je fus tout étonné de la voir a genoux devant un tableau pofé fur un chevalet. Elle venoit de lui donner enoore quelques touches. C'étoit le portrait de fon père, qui frappoit par fa relfemblance, & qui fembloit refpirer. Ses yeux fur-tout auroient fait croire cette toile animée. Eléonore paroiffoit en extafe devant ce portrait, & fon imagination s'étoit exaltée au point que ce n'étoit plus un tableau pour elle , mais le bon, le refpeclable M. d'Aliban. L'air de cette fille adorable ne fauroit fe dépeindre : fon attitude, fon gefte , fon vifage exprimoient la vénération la plus profonde, 1'amour, 1'attendrilTement. Elle tenoit encore le pinceau d'une main & la palette de 1'autre (mais fans s'en apercevoir) : fa refpiration étoit preiTée comme celie d'une perfonne vicement émue. Sa bouche reftoit a demi clofe. Ses yeux, fixés fur ceux de fon père , lailfoient échapper des larmes qui, coulant doucement fur fes belles joues, venoient tomber fur fon fein : elle n'entendoit rien autour d'elle , elle ne voyoit rien, elle étoit hors d'elle-méme. Après un moment de fïience, elle reprit Ia parc/e fans élever la voix; mais comme j'étois fort prés d elle & que je prêtois un©  U IsLE INCONNUE. IOJ oreille attentive , je ne perdis rien de fon difcours. « O mon père ! vous favez combien je vous ai aimé....Vous favez avec quelle obéiffancej'ai fait taire mon penchant pour le chevalier ; avec quelle déférence a vos ordres j'ai traverfé les mers pour vous fuivre, & pour aller former au loin, avec le fils de votre ami, une union qui coutoit a mon cceur.... O père vénérable & tendre ! voyez maintenant les dangers qui m'environnent, & fecourez votre fille.... Séparée du monde connu par des mers immenfes, feule avec un jeune homme dans ce défert, que vais-je devenir?.... Mais que n'a-t-il pas fait pour moi ? comment refufer ma confiance a. tant de fagefTe? comment n'être pas fenfible a de fi grandes preuves d'attachement & a tant de vertus ? & cependant comment écouter fa tendreffe ? Ah ! mon 'père, que nêtes-vous parmi nous , vous feriez le foutien de votre fille & 1'arbitre de fon fort «.... Ce difcours, oü Eléonore me donnoit, fans le vouloir, un témoignage fi touchant de fes fentimens, & qui montroit, dans une ame fublime, une timidité fi refpeótable, me caufa tant demotion, que , ne pouvant plus retenir mes tranfports, j'allai me jeter a fes geuoux,  I05 L'ISLE INCONNUE. fans fonger que, fe croyant feule , Ele'onore fe trouveroit peut-être offenfée de voir que je 1'écoutois: mais , au lieu de fe plaindre de cette ïndifcrétion & de m'en faire des reproches, elle fut fi interdite a ma vue , qu'elle refta muette de furprife. « Au nom de Dieu, lui dis-je , chère Eléonore, éloignez de votre ame cette crainte qui m'humilie. Pourquoi redouter un amant qui faerifieroit fes jours & fon bonheur è votre repos ? Ai-je manqué jamais au refpedè qui vous eft dü, & me fuis-je montré indifcret ou téméraire ? Depuis le jour heureux oü je vous vis pour la première fois, ma conduite ni mon cceur ne fe font point démentis. Rien n'égale i'ardeur vive & tendre que j'eus toujours pour vous, & je n'ai pas cefie de vous aimer Iorfque vous m'enleviez tout efpoir , lors même que vous portiez a un autre un cceur qu'il ne connohToit pas. Je ne vous dirai point que j'ai tout quitté pour vous fuivre , puifque le bon,heur de vous fervir m'en a fi bien dédommagé; mais depuis que nous fommes dans cette ifle de'ferte, depuis que nous habitons le même. logement, vous favez jufqu'a quel point j'ai porté la retenue, crainte de vous offenfer, &c quel foin j'ai eu de uiénager votre extréme délicateffe.  I.""sLE INCONNUE. 107 cc Je vp aimois, continuai - je , Iorfque j'étois en Europa, & je pouvois, fans crime , attendre de votre part quelque reconnoiffance :vous croiriez - vous plus coupable de devenir fenfible a mon amour, aujourd'hui que tout vous prouve la fincérité de mon ame , & Iorfque tout nous fait une loi de nous aimer ? Non , ma chère Eléonore , ce feroit une erreur de le croire. Votre cceur, né fenfible, n'eft pas fait pour être ingrat. cc II eft vraifemblable que nous fommes éloignés pour toujours du refte des hommes. La vafte étendue des mers qui nous fépare des lieux habités, ne nous laifle plus d'efpoir que dans notre union. Voudriez-vous vous oppofer aux décrets de la providence qui nous en fait une néceflité ? Si votre refpectable père vivoit encore, s'il habitoit parmi nous, je le prefferois avec inftance d'écouter les vceux de ma tendreffe 5 & fi vous m'étiez favorable, il confentiroit a nous unir , non feulement pour faire notre bonheur, mais paree que ce feul moyen peut prévenir notre ruine commune. Peut-il défapprouver ou il eft , ce qu'il approuveroit s'il étoit dans ce défert ? « O mon père ! m'écriai-je en me tournant vers le portrait, car quel autre nom puis-je donner au père d'Sléonare, s'il vous eft per-  TOS L'ISLE INCONNUE. mis de connoïtre ce qui fe paffe ici-bas, vous voyez que mon cceur eft fincère , que je refpeéte votre fille autant que je la chétrs , & que fe confacre ma vie a faire fon bonheur. J'irnplore votre aPpui auprès d'elle. Vous avez eu tant de pouvoir fur fon cceur ! rendez-le moi fevorable, & béniflëz-nous comme vos enfans », Eléonore parut touchée de cette apoftropbe, &, me regardant d'un air timide, elle me dit en rougilTant : « Vous favez que je vous aime; vous m'avez dérobé ce fecret que ï'aurois voulu me cacher. Je ne le diflïmule plus : mais qu'attendez-vous de cette découverte & même de eet aveu ? Penfez-vous que ie doive approuver une union fi peu réguliere > & pourrois-je y confentir avec honneur, loé que la mort récente de mon père me tient encore en deuil ? Nous fommes chrétiens 1'un & f'airtre, fuivons donc les préceptes de notre reftgion. Si nous ne pouvons être bénis fuivant fufage, paree que nous n'avons pas iet de prêtre, le temps ou fe hafard peut nous le procurer ». «Toutes les nations européennes & chrétiennes qui font le commerce aux Indes , peuvent fort bien nous en fournir le moyen. Pourquoi quelque vaiffeau ne viendroit-il 'pas jufqu'è notre ifle, puifque le nótre y eft venu*  L'ISLE INCONNUE. IO^ 11 convient donc d'attendre quelque temps encore ; & fi ce que je projette n'eft pas poflible, fi nous fommes tellement éloignés de la route des vaiffeaux, qu'aucun ne vienne jufqu'a nous , nous aurons du moins la confolation d'avoir fait notre devoir , &, forcés par la circonftance , nous ne pourrons pas nous reprochec d'y avoir manqué. « Peut-être que les vaiffeaux qui paffènt prés de cette ifle ne la vifitent pas , paree qu'ils la prennent pour un écueil ftérile & défert. Ils y viendroient fans doute , s'ils la croyoient habitée. Nous ne pouvons pas , a la vérité, eous tenir toujours en fefitinelle pour les guetter; mais qui empêche que , fur la pointe de 1'ifle la plus apparente, nous ne placions une balife avec un drapeau blanc, qui, s'annoncant de loin , leur indiqueroit que des êtres vivans , relégués dans cette ifle , réclament leur affiftance? Alors ils y aborderoient; & fi , comme je le penfe , le temps confirmoit de plus en plus la bonne opinion que j'ai de vous, fi 1'habitude de nous voir étendoit la confiance Sc nos fentimens re'ciproques , je confentirois volontiers a vous donner ma main ». L'aveu naïf d'Eléonore fit éprouver a mon cceur une fatisfafiion délicieufe qu'il ne connöiflbit pas; mais la conclufion de fa réponfe  ÏIO L'IsLE INCONNUE. étoit bien propre a modérer les tranfports de ma joie , en me pre'fentant, a I'e'gard de notre union , une perfpedïive fi éloignée. Je tachai de lui faire comprendre tout ce que je fentois, & la vive reconnoilTance dont j'étois pénétré. Cependant je combattis fa réfolution par toutes les raifons que 1'amour & la prudence furent me fugge'rer; mais quoiqu'Eiéonorê ne parut pas de'fapprouver mes difcours, elle demeura ferme dans fa penfée , & tous les efforts que je fis pour la diifuader furent inutiles. II fallut donc fournettre mes défirs a fa volonté, attendre une circonftance plus favorable, 8c lui promettre même d'élever un fignal fur la pointe de 1'ifle la plus voifme ; ce que je ris quelque temps après , en attachant une pièce de voile a un petit mat que je plantai fur mon obfervatoire , & en y rranfportant un petit canon, qui , toujours pret a tirer , pouvoit avertir de notre exiftence les vaiffeaux qui pafferoient afïez prés de nous pour «tre. remarqués.  V L' I S L E INCONNUE. III CHAPITRE X. Lts occupations du Chevalier fe multiplient; par^ tage des travaux ; premier défrichement; vifite de 1'ifle; chofes remarquables quelle contienu Les avantages de cette folitude comparés d ceux de la focihè che\ des peuples corrompus. On a vu quelles ont été jufqu'ici mes occupations depuis mon entree dans 1'ifle. Elles pouvoient fuffire a exercer ma force & mon aótivité, & cependant elles furent fuivies d'autres non moins importantes. A mefure que notre établiifement devenoit plus folide, les foucis de la prévoyance s'étendoient. Nous n'avions pu faire des acquifitions ni augmenter nos pofleffion , fans agrandir le cercle de nos travaux , fans nous préparer de nouvelles fatigues. II ne s'agiffoit pas feulement de pourvoir aux befoins du lendemain. La longue perfpeétive que nous avions devant nous, devoit nous engager a prendre des précautions pour alfurer notre fubfiftance , a emplcyer nos foins dansle temps préfent,pourrecueillir dans 1'avenir. Nous avions encore des provifions de bifcuit  tlZ L'ISLE INCONNUE." & de grains; mais elles diminuoient tous les jours, & fi nous ne fongions pas a les renouJer par Ia culture, nous devions nous attendre a une privation entière des denre'es précieufes de première néceffité. Nous avions le fuperflu dans la plus grande abondance , mais le néceiraire alloit nous manquer. Cette obfervation aiguillonnoit ma vigilance, qu'excitoit auffi Ia confidération du temps des travaux , qui s'écouloit. Je mis donc, fans tarder,Ia main a I'ceuvre ; & pour perdre de Ia journée Ie moins qu'il fe pourroit, dès Ie grand matin je bêchois h terre; & quand Ia grande chaieurme forgoit de me retirer, j'allois m'occuper de travaux moins pénibles dans 1'intérieur du Icgis. Tantót j'y faconnois une charme legére , tantót j'y fabriquois un moulin a bras. J'y forgeois mes outils, j'y employois Ie rabot & Ia lime, après la hache & le marteau. Quelquefois, avec une lunette, je volois a mon obfervatoire , d'oü je revenois toujours fans rien découvrir. Enfin , jaloux de foulager ma compagne, je prenois des foins du ménage tout ce que je pouvois lui en dérober. Eléonore me fit d'abord a ce fujet de douces repréfentations ; elle me pria enfuite plufieurs fois de ne pas m'excéder de travail, & furtout de ne pas empiécer fur fes fondions. Mais quand  L'ÏSLE INCONNÜÉ, 115 quand elle vit que, pour lui en éviter la peine , je cherchois toujours a la prévenir, elle prit un air plus férieux, & me dit d'un ton grave : « Ne m'avez-vous pas alfuré que j'étois votre fouveraine maïtreffe ? — Oui, vOus 1'êtes, chère Eléonore, & pour toujours. — Ne m'avez-vous pas juré de metre foumis de cceur & de volonté ? — Oui , je 1'ai promis, & je le jure de nouveau pour la vie. — Eh bien , je prétends faire ufage de mon autorité ; je vous ordonne en conféquence de ne plus vous mêler des foins du ménage, que je me fuis réfervés, & je ne veux point de répiique ». Elle ufoit rigoureufement de foa droit; mais il étoit trop légitime pour m'en plaindre : d'ailleurs cette défenfe venoit d'une attention trop délicate, & j'étois trop charmé de voir qu'Eléonore me regardoit comme fien , & prenoit en quelque manière poffèffion de moi pat eet acte de fouveraineté, pour me fouftraire a ce commandement 8c pour en murmurer. Je me foumis donc de bonne grace , & le« travaux furent ainfi partagés. Eléonore refta en pofleffion des foins de 1'intérieur , des étables, de la volaille, & de la boulangerie. Le tranfport de 1'eau , qui m'étoit contefté , me demeura. Mon privilége exclufif fut le labourage , la conftruction de la chaloupe > la chaffe, Tom. I. H  '114 L'IsLE INCONNUE. Ia coupe du bois & du fourrage. Enfin il fut convenu que le jardinage, la pêche , la conftru&ion dés édifices, la moifion, les travaux extraordinaires & les voyages feroient comiriuns , c'eft-a-dire que nous devions nous y emplöyer enfemble. Le traité fut fidelement exécuté. Eléonore s'occupoit allidument de fa partie , & moi de la mienne. Avec le fecours des vaches, je donnai toutes les facons a nos champs ; car , non content de celui que j'avois entouré d'un folTé prés de la cabane, j'ouvris un autre champ fur le bord d'un ruilfeau qui pouvoit farrofer. Je femai du riz dans celui-ci, & dans le premier du froment, du feigle, 8c de 1'orge. Mais comme j'ignorois les qualités du fol & le changement du temps 8c des faifons dans ce climat, je ne hafardai qu'une partie de mes grains, 8c cela fut très-heureux. J'avois femé trop tót. Tous les grains du champ au delfous du jardir, levèrent bien & pouffèrent de Iongues tiges ; mais ils avortèrent par le grand chaud , avant Ie temps des pluies. Le riz réuffit mieux, quoique médiocrement. Cette chétive récolte, dont je ne parle ici que pour éviter d'en faire mention une autre fois, n'étoit pas encore en état d'être levée , que je réfolus de parcourir 1'intérieur de 1'ifle ,  L'ISLE INCONNUE. IIS pour bien connoitre nos poffeifions , & pour m'aifurer par moi-mëme de la variété de fes produöions naturelles , des différens animaux qui la peuploient, & des reffources en tout genre qu'elle pourroit nous fournir. Je m'étois jufqu'alors fi fort occupé de 1'établiffement de nos affaires domeftiques , & de la culture de nos terres , que je n'étois allé a la chaffe qu'une ou deux fois , encore peu loin de la cabane , & que je n'avois pas elfayé de pèeher. Je ne pouvois avoir que des notions imparfaites de nos domaines ; il étoit donc convenable qu'en bon adminiftrateur, je cherchaffe a m'inftruire, & que je prille a eet égard tous les renfeignemens que je pourrois me procurer. Mais avant d'entreprendre cette tournée qui demandoit plus d'un jour, il étoit néceffaire de s'y préparer de loin , & de prendre fes précautions pour faire commodément & sürement le voyage. D'ailleurs, comme Eléonore vouloit m'accompagner, & que la cabane devoit refter feule, il falloit, avant de partir, pourvoir fi bien aux befoins de nos animaux , qu'ils ne puffent fouffrir de notre abfence. Cette grande affaire bien examinée & bien difcutée entre nous , il fut conclu que je conftruirois au plutöt la chaloupe , paree que nous remonterions d'abord la rivière auffi haut Hij  [11(5 L' ISLE INC O N NU E; que nous pourrions voguer j que j'encIorroi3 entrè Ie champ voifin & le rivage, une portion dela'prairie, fuffifante pourrenfermer&nourr-ir nos animaux domeftiques, qui, fans cette précaution , poUrroient aller vaguer au loin & s'e'garer. Nous devions de plus porter avec nous de quoi vivre & de quoi camper, & je fongeois fecrètement au moyen de donner a Eléonore une douce voiture pour la tranfporter par-tout , Iorfque , fortant de Ia chaloupe, nous nous éloignerions du rivage. En conféquence de ces réfolutions, je mis 1'efquif furie chantier, & j'entrepris den raffembler les pièces. Cet ouvrage eüt été fort au dellus de mon indufirie, s'il eüt fallu les préparer & leur donner les dimenfions convenables; mais comme elles étoient toutes fagonnées & numérotées, & qu'il ne s'agiflbit que de les affembler, je me tirai a mon honneur de cette conftruétion. Je calfatai & j'efpalmai cet efquif, qui, étant fort petit, fut lancé fort heureufement a 1'eau avec le fecours de ma compagne: après quoi je 1'armai d'un gouvernail, j'y pofai un petit mat qui portoit une voile triangulaire , & je Ie garnis de deux rames. La clöture du paturage fuivit ce premier travail, & n'ayant pas exigé un temps confi-  1,'ISEE INCONNUE. tij dérable , je palfai a rexécution d'une entreprife bien différente. Je m'avifai de faire une forte de felle pour un de nos anes que je deftinois a fervir de monture a Eléonore. Pour cet effet, je tirai du erin d'un vieux-matelas ; je le battis avec une corde, & 1'ayant placé entre deux toiles neuves, je le piquai. J'eus foin de donner a cette felle la forme & la grandeur requifes, & pour y joindre toutes les commodités que je pouvois luiprocurer, je le^arnis de deux argons, que j'attachai, 1'un fur le devant & 1'autre fur le cöté, & je plagai de plus vers le montoir un étrier de bois propre a foutenir durant la marche les pieds. de notre voyageufe •, mais je lui dérobai la connoiffance de cet ouvrage , ne voulant lui communiquer mon deffein qu'au moment oü il faudroit le mettre a exécution. J'imaginai encore d'emporter avec nous uri matelas & une couverture pour faire coucher Eléonore , avec une grande pièce de voile pour enclorre. 1'enceinte des lieux oü.elle devoit.s'arrêter. Je me pourvus d'unparafolpour la garantir du foleil, de deux fufils & de munitions pour la chaffe, de filets & d'une ligne pour la pêche. Enfin Eléonore fournit la chaloupe des vivres néceffaires pour un voyagè de plufieurs jours. Ges provifions confiftoient en bifcuit, en eau, H üj  ïlS L'IsLE INCONNUE. fraiche, en vin, & en quelques pièces froides; Tout étant pret dans la chaloupe, nous fbttimes un matin par un très-beau temps, au montant de la mare'e, emmenant de Ia cabane nos chiens & deux de nos anes, dont ma compagne n'imaginoit pas la deftination, &, nous etant embarqués auffi-töt, nous voguames doucement vers le haut de 1'ifle. J'aurois pu accélérer notre courfe, en ramant, ou encore mieux en de'ployant la voile; car 'il faifoit un petit vent frais qui la favorifoit: mais j'étois bien aife de voir & d'obferver tout ce qui fe préfentoit de remarquable fur notre route; & dans ce deflein je faiflai aller Ia chaloupe au gré de la marée, me contentant de la diriger avec le gouvernail. Aflife a cóté de moi, Eléonore gardoit le filence; mais je lifois dans fes yeux qu'elle fe faifoit une fête de ce voyage, que tout fembloit concourir a rendre plus agréable. Son cceur avoit été fi long-temps affailTé par la triftefle; elle s'étoit nourrie de fa douleur avec tant de foin, qu'il n'étoit pas étonnant de Ia voir fe laiffèr aller d'elle-même & fans s'en douter, aux douces impreflions du plaifir que Ia vue d'une campagne riante produit toujours fur une ame fimple & naïve. Nous voguions entre les rives d'une belle  L'lSLE INCONNUE, ï!$ rivière qui formoit devant nous un canal a perte de vue. L'air pur & frais du matin, la gaité du vallon a 1'afpecT: du foleil levant, le mélange de lumière & d'ombre, qui varioit k fcène de la campagne de tant de nuances de verdure, enfin les faphirs & les rubis de la rofée , qui brilloient fur les plantes, donnoient un air d'enchantement a notre prom«nade. A. mefure que nous'avancions, elle de venoit toujours plus inte'reffante, par la nouveauté des objets qu'elle nous préfentoit, & par 1'agréable odeur de divers arbres fleuris qui parfumoit au loin tous les environs. Nous apercümes bientót quelques bêtes fauves courir fur les collines; nous entendimes beaucoup d'oifeaux dans les bois; nous en trouvames plufieurs troupes fur la rivière (i): & quand le foleil fut un peu haut, nous vïmes quelques tortues qui alloient pondre fur le rivage, dans les endroits oü il y avoit du fable, & nous en primes une d'une grandeur médiocre, qui devint la meilleure pièce de nos (i) Des pingoins , des courlis, des farcelies, une forte de gros plongeons, & des bécaiTines en très-grand nombre. Je ne voulus pas les tirer , pour ne pas nous cVatger de provifions, voyant bien que nous en trouverions dans, les endroits ou nous voudrions nous arrêter. H iw  120 L'IsLE INCONNUE. provifions, Mais Iorfque nous eümes fait quelques lieues , nous remarquames. que le gibier étoit encore plus abondant de ces cötés. Plufieurs fortes de poifibns qui donnèrent dans . nos filets ou fe prirent a fhamegon , achevèrent de nous convaincre que le cöté de 1'ifle que nous parcourions n'étoit pas le moins favorifé de la nature. La marée nous porta jufqu'a une demi-journée de la cabane, Sc lorfqu'elle nous manqua, j'obfervai avec furprife que la rivière confervoit une l.argeur plus confidérable 8c beaucoup plus de profondeur qu'elle ne devoit avoir fi elle ne venoit que de la montagne qui. bornoit l'horizon., Son cours d'ailleurs étoit peu rapide; ce qui me fit foupconner que 1'ifle avoit plus d'étendu.e du coté de 1'oueft qu'elle n'en offroit d'abord ; & cette obferva.tion fe trouva juftifiée dans la fyite.. Lorfque nous arrivames a cet endroit, nous avions déja fait un repas dans Ja chaloupe; de forte que nous pümes. nous .occuper entièrement du foin de Ia conduire. Le vent étoit bon, je de'ployai la voile, Sc, pour aller plus vïte, je me mis a ramer des deux mains, tandis qu'EIéonore tenoit le gouvernail.. Nous voguames ainfi légèrement jufqu'a quatre heures.5 que le vent tomba* Alors nous. abordames, 4  L'lSLE INCONNUE. ISt Ia rive droite, & nous a'ttachames lachaloupe a un arbre du rivage. La montagne nous par roiflbit éloignée de plufieurs lieues de nous, & nous jugeames qu'il nous reftoit une petita journée de chemin a faire pour y arriver. La largeur du vallon étoit ici plus grande que je ne 1'avois encore re.marquée. Quand nous eumes mis pied a terre , je débarquai quelques provifions , & je fis fortir les anes de la chaloupe. Enfuite ayant cherché la felle , qu'Eléonore n'avoit pas vue, paree que je 1'avois cachée , j'enharnachai un de ces animaux , que je lui préfentai pour le monter. Eléonore fut fenfible au foin que j'avois pris de lui dérober la fatigue, & a 1'efpèce de myftère que je lui avois fait de ma précaution, pour lui donner Ie plaifir de la furprife; mals elle m'alfura qu'elle n'en profiteroit pas dans ce moment, fi je le voulois bien. « Dieu m'a pourvue de deux bonnes jambes, me dit-elle, & je trouve beaucoup de plaifir a les exercer: elles n'ont rien fait d'aujourd'hui. Youlez-vous qu'a 1'exemple de nos dames d'Europe , je dédaigne d'en faire ufage , &: qu'elles me foient inutiles? Les biens que nous tenons de la nature, la liberté , la fanté , la bonne, difpofition du corps, font des biens véritablesles autres n'ont rien de réel, & tirent  Ï22 L' I S L E INCONNUE. tout leur prix de 1'opinion : mais ici nous rentrons dans nos droits, & Ie préjugé ne doit pas y avoir d empire ». J'admirai le bon efprit d'Eléonore dans cette manière de penfer, &, fans infifter fur la mienne, je la laiffai faire a fa volonté. Je chargeai de notre équipage un de nos anes, & je pris dire&ement le chemin des co'lines, d'oü je voulois monter jufques aux derniers bords de fiffe du cöté du midi. Nous allames ainfi doucement, ayant le foleil a dos jufqu'a ce que nous eümes paffé la plaine, & que Ie chemin devïnt raboteux : alors Eléonore ne fit plus dïfficulté d'employer fon ane. Je lui indiquai Ia route qu'elle devoit tenir, &, fans la perdre de vue, je m ecartai a droite & a gauche pour mieux obferver tout ce qui étoit aux environs, & pour chaffer. Nous parvinmes de la forte auffi haut que nous pümes grimper, & nous nous arrêtames prés d'un arbre touffu, au pied duquel nous déchargeames nos bêtes. Ce fut Ia que je dépofai parmi nos provifions une jeune gazelle que j'avois tuée, feul gibier que j'eulfe tiré. Le foleil, qui fe cachoit derrière Ia montagnelorfque nous arrivames, nous avertiffoit qu'il étoit déja temps de préparer le fouper. Je fis du feu ; Eléonore s'occupa de la cuifine, &  L'lSLE INCONNUE. 12J tandis qu'elle y travailloit, je lui dreffai, avec des branches & la voile que j'avois portée, une efpèce de tente qui put la mettre a 1'abri des influences de l'air. Pour moi, je devois repeter de 1'autre cóté'de 1'arbre, enveloppé dans une couverture dont je m'étois muni. Ma couche étoit toute prête; ainfi, l'arrangement du gi'te fut fait avant même que le fouper fut cuit. Mais comme il reftoit encore plus d'une heure de jour , j'allai a la découverte fur la crête voifine, perfuadé que j'aurois le temps de revenir avant que les apprêts de nos alimens fuffent achevés. Nous n'étions guère qu'a deux portées de fufil de 1'endroit le plus haut. J'y parvins en peu de minutes. La cöte de Me n'étoit la ni moins droite ni moins dangereufe; elle me parut même plus élevée que par-tout ailleurs; en forte que , du haut de cette efpèce de rempart, on voyoit, d'un cöté , la mer dans une étendue immenfe ; de 1'autre, une partie de 1'ifle dans fa plus grande largeur , & le cours de la rivière, qui fembloit fortir du pied de la montagne. La nature, qui fe montroit autour de moi fi magnifique ou fi riante, avoit, du cöté de 1'oueft, un afpeft fier & impofant, & y déployoit moins fa richeffe que fa grandeur. Je tournai ma lunette vers la montagne;  124 L'lSLE INCONNUE. mais eomme l'ombre ïa cou-vroit déja, je ne vis dans cette longue maffe qu'une chaine continue de rochers efcarpés, qui, fermant ce coté de 1'ifle comme d'une barrière, me donnèrent Jreu decroire qu'il étoit inacceflible. J'obfervai feulement entre les cimes inégales de ces rochers , d'autres cimes de montagnes éclairées par le foleil, & plus éloignées que les premières , qui me firent juger que 1'ifle s'étendoit beaur coup au nord-oueft, & que nous n'en voyions que la moindre partie. Je retournai vers Eléonore, tout occupé de ces obfervations, dont je lui rendis compte. Elle eftima , comme moi, que 1'ifle devoit être plus grande qu'elle ne le paroiffoit, & qu'il étoit important de nous en convaincre autant qu'il étoit poffible ; ce qui étoit auffi mon deffein, pour 1'exécution duquel j'aurois voulu ■que la nuit fut déja paffee. Cependant ma compagne étenditla nappe fur la peloufè, & nous fervit chair & poiffbn : tout étoit cuit a propos; nous fimes un trés bon repas, après quoi;, ayant attaché les anes non loin de nous, & mis nos chiens en fentinelJe , nous allames nous couchar de bonne heure, pour nous lever plus matin. A peine étoit-il jour , que j'entendis ma compagne fe lever. Je fus debout a l'inftant,.  L'lSLE INCONNUE. I2J Notre toilette fut bientöt finie. J'arrangeai tout pour le départ, & nous nous remïmes en route avec tous nos compagnons, pour rejóindre la chaloupe fur le rivage. Eléonore vouloit , comme la veille, faire le chemin a pied- mais, fur mes repréfentations , elle reprit fa monture , pour éviter d'être mouillée par la rofée. L'herbe de la plaine que nous allions traverfer en étoit couverte. Nous rentrames bientöt dans notre efquif, & quand tout y fut a fa place , la brife s'étant levée fort a propos, nous fïmes voile, & je ramai de mon mieux pour remonter le courant jufques a la montagne. A mefure que nous en approchions, 1'afpeét. nous en paroiffoit plus effrayant. Ce n'étoit plus ce lointain azuré, qui, vu de 1'autre bout de la plaine, charmoit les yeux par fon agrément. Depuis le milieu de fa hauteur, elle n'offroit que des rochers nus , efcarpés, élevés inégalement 1'un fur 1'autre , & profondément fillonnés en certains endroits par des c'revaffes & des ravines énormes. En même temps nous entendions a notre droite un bruit fourd comme celui d'un tonnerre éloigné ou d'un torrent rapide, fans que nous puffions imaginer d'oü ce bruit provenoit. Nous étions dans 1'étonnement que devoient nous caufer tous ces objets, Iorfque je m'a-  Ï2Ó L' I S L E INCONNUE. pergus que le courant de la rivière avoit beaucoup plus de viteffe, & que la difficulté d'avancer augmentoit a mefure que nous la remontions. Je pris donc le parti de defcendre fur Ia rive gauche , & ayant attaché la chaloupe , je me mis en route avec Eléonore pour gagner des collines fort élevées que nous avions au nord-oueft. II me fembloit que, de leur fommet, il me feroit facile d'examiner 1'état de la montagne, de reconnoitre Ia mer du cöté du nord , & ces cimes élevées que j'avois apercues la veille dans 1'éloignement; de découvrir enfin ce qui caufoit Ie bruit que nous entendions. Mais quoiqu'a cet égard mon attente ne fut point trompée, je trouvai les choles bien différentes de ce que je les croyois. Les collines , qui me paroiffoient contiguës a la montagne , s'en trouvèrent féparées par une vallée profonde ; la montagne ellemême , comme déchirée & coupée du haut en bas , donnoit par cette ouverture un paflage, a la rivière, qui , venant d'un terrein fupérieur & tombant avec fracas non loin de la , faifoit une cataraéte d'une très-grande hauteur. Cétoit Ie bruit de cette catara&e qui nous avoit furpris. J'en approchai autant que je pus, & j'allai au defïus des précipices qui 1'environnoient  L' I S L E INCONNUE. 12J jufqu'a une pointe fort avancée , d'oü je pouvois voir la montagne a revers & le gouffre bouillonnant de la rivière. Eléonore m'avoit fjivi. Je n'y avois confenti qu'avec peine , &C je vis plus d'une fois le moment oü j'aurois lieu de m'en repentir. Tout ce qui fïappoit la vue dans cet endroit faifoit friffonner. II feroit impoffible de faire une defcription exacte des objets fuperbes & terribles qui nous entouroient. A gauche , & affez loin de la montagne qui n'avoitpas beaucoup de largeur, on voyoit une encebte de rochers noirs au deffus d'un creux trcs-vafte. Cette coupe immenfe , ou plutót cet abime , paroiffbit avoir été le foyer d'un volcan éteint. Autant qu'on pouvoit en juger par la diftance , les pierres en étoient calcinées. Le terrein au fud-oueft étoit fans doute le refte d'une montagne bouleverfée par quelque tremblement de terre. Tout y montroit le défordre&la confufion. Devant nous, la rivière tomboit a travers des roches pendantes, dans une cavité fi profonde & fi couverte, que le foleil n'y pouvoit pénétrer, & qu'on éprouvoit une forte d'horreur en la fondant de 1'ceil. Enfin nous avions a droite la chaine de rochers qui entouroient 1'ifle , & elle étoit la tellement efcarpée , qu'elle ne fembloit  '128 L'lSLE INCONNUE. qu'un mur d'une hauteur prodigieufe entre la rivière & la mer. Notre .curiofité , bientöt fatiguée de ce fpectacle , nous invitoit a porter nos recherches fur d'autres objets. Ainfi, nous quittimes ces cimes redoutables, pour chercher des fcènes plus fatisfaifantes. Nous tournames nos pas vers la créte du nord, d'oü nous découvrimes une mer fans hornes, & la partie de 1'ifle dont j'avois foupconné 1'exiftence. La lunette m'y fit voir une terre fort élevée , des cötes fort droites , & a une grande diftance une montagne qui fumoit, & que je pris pour un volcan (i). La connoiffance que nous venions d'acquérir de cette partie de 1'ifle , devoit naturellement nous faire eftimer davantage celle que nous habitions , & nous la rendre plus agréable. Auffi tournai-je mes regards avec bien de la complaifance du cöté du vallöh. Eléonore en fit de même , & fe trouva charmée de le revoir. C'eft ainfi que les chofes briüent ou acquièrent du prix par les contraftes, que le (i) La parlie de 1'ifle que nous avions parcourue, avbic a peu prés la forme d'une navette, dont la baie & la montagne faifoient les deux bouts. La totalité préfentoit une jambe Sc un pied , ou 1'Italie renverfée. repos  L' I S L E INCONNUE. 12j?" repos nous plait davantage après la fatigue , & le bonheur après 1'adverfité. El.-onore fit cette réflexion comme moi, & je fus bien aife de la Voir darts cette idéé , oü j'avois defTein de 1'entretenir. Nous defcendïmes au deffous de la crête ; & la pofition oü nous étions alors nous donnant la facilité de voir prefqne tous nos domaines , nous nous afsimes pour avoir le plaifir de les contempler, to.ndis que nous ferions notre diner des reftes de la veille. Nous mangeames de bon appétit; mais ce qui fit pour moi le plus grand charme du repas , ce fut Ia confiance qu'Eléonore me montra dans les propos que nous tïnmes, & la complaifance avec laquelle elle regut 1'effufion de mes fentimens. Nous reVinmes infenfiblement fur nos aventures , & nous reportames nos penfées jufques fur notre patrie. Au nom chéri de la France, je vis Eléonore foupirer , & fes yeux fe couvrir de larmes. L'amour que j'ai pour mon pays m'attendrit auffi , Sc, je ne pus cacher ma fenfibilité. La rnémoire des lieux chers a mon enfance, mou affection pour mes parens & pour mes amis , enfin ce que je devois au gouvernement qui m'avoit protégé, & aux hommes qui m'avoient rendu fervice, excitoient naturellement des Tom. I. I  HyO VISLE INCONNUE. regrets dans rrflon coeur, en re'veillant ma re-» connoiflance. Mais c'étoit plutöt un fouvenit tendre, qu'une véritable afflidion. Ele'onore me tenoit lieu de tout. Mes déflrs 'ne s'étendoient pas au dela de mon ifle. C'étoient fans doute les mêmes caufes qui agiflbient fur 1'ame d'Eléonore, & qui produifoient fes regrets. Sa fenfibilité n'annoncoit que fon bon cceur. Mes foins & ma conftance m'avoient fait aimer. Elle ne me cachoit pas fa tendreffe, & cependant, le dirai-je? je craignis un moment d'avoir encore a combattre dansfon ame le fouvenir d'un amant regretté; & cette folie me donna de 1'inquiétude, tant un amour exceflif eft facile k s'alarmer! Eléonore eut bientót diflipé ces nuages. Ses fouvenirs avoient fur-tout pour objet deux bonnes amies qu'elle laiübit a Bordeaux; elle regrettoit en même temps les douceurs de la fociété qu'on trouve chez tous les peuples civilifés, & parïiculièrement en France, oü les femmes font traitées avec tant d'égards. « Eh quoi! chère Eléonore, lui dis-je, vous vous trouveriez a plaindre d'avoir perdu les plaifïrs frivoles de cette fociété ? Un efprit auffi jufte que le votre n'en fent-il pas Ie peu de valeur? C'eft ici que la folidité de votre caradère doit vous faire trouver le bonheur  L'lSLE INCONNUE. 131 véritable , Iorfque vous confentirez a faire Ie mien. N'ètes-vous pas ici plus fouveraine que les monarques fur leurs trönes? Tout ce que vous voyez dépend de vous. Vous regnez abfolument fur mon cceur, vous avez un ami tendre & fincère , & vous ne pouvez en douter. Quel eft 1'homme, quelle eft fur-tout la femme , dans vos fociétés, qui put fe glorifier de cet avantage ? cc Faites d'ailleurs la comparaifon des plaifïrs de notre folitude , avec ceux de ces fociétés filouées chez les peuples civilifés& corrompus; vous verrez combien notre ifle mérite de préférence dans votre eftime. Ici la nature nous donne des plailirs fimples, aifés, tranquilles; ailleurs les hommes s'en font fait d'imaginaires, d'embarraifans, de difficiles a acquérir. La , les paflions les agitent , 1'inconftance les tourmente, & 1'ennui les dévore. Ici, des gorns naturels nous font trouver de douces jouiflances, & le travail nous dérobe a 1'ennui. » Je ne vous parle point des ridicules in~ nombrables qui déparent ces fociétés; mais combien de vices & de crimes le choc des paftions y fait naitre ! N'y cherche-t-on pas fans ceffe a vous furprendre, a vous féduire? La politeffe y tient lieu de fentiment;on y rem* place la vertu par 1'hypocrifie , famitié par de lij  132 L'lSLE INCONNUE. vaines oftentations; & 1'amour même, ce feS facré de la nature , n'y eft plus qu'un commerce trompeur, prefque toujours honteux ou frivole ». « Ces défordres, me répondit Eléonore, font iriféparables de la fociétéj Oü il y a beaucoup •d'hommes, on en voit toujours de faux & de perfides. Mais le mal eft-il fans mélange? N'y trouve-t-on pas des hommes vrais, honnétes, bienfaifans? Oui, fans doute, repris-je, & il feroit trop malheureux qu'il n'y en eüt point. Mais ils font rares, ils font cachés: le vice , au contraire, fe montre par-tout avec audace, & nous afflige par fon triomphe & par fon impunité. Souvent même, s'il ne réuffit pas a nous rendre fes complices, il ne parvient que trop aifément a faire de nous fes viétimes. Ici, du moins , nous fommes a !'abri de fes exemples contagieux & de fes funeftes atteintes. II ne peut rien contre nous. Ici, au fein même de la vertu, nous ferons notre bonheur mutuel. Leciel même légitime notre union. Tout nous en fait un devoir; & qu'attendrions-nous a la former ? d J'ai fubi les épreuves auxquelles vous m'aviez foumis , & vous cherchez a les prolonger! Vous favez qu'après Dieu, nous fommes i'unique foutien 1'un de 1'autre. Que devien-  L'Isle inconnue; 133 driez-vous dans cette folitude, fi quelque événement imprévu alloit me faire périr? Que deviendrois-je moi-même, fi quelque cataftrophe venoit a vous enlever? Le malheureux qui furvivroit, n'ayant fous les yeux aucun objet qui put le confoler de cette perte, ne tarderoit guère a fuccomber.Cédez donc, chè-e Eléonore, a des motifs fi preffans, cédez a mes tendres inftances, qui n'ont que vous pour objet, & rendez a jamais cette ifle fortunée, en afiiirant le bonheur de tous deux ». Eléonore, embarraffée, ne favoit que me répondre. Sage , timide, & d'une délicateffe qui alloit jufqu'au fcrupule, elle n'ofoit prendre aucun parti. Elle craignoit d'y penfer, & fe défendoit d'acquiefcer a une démarche devemie nécetfaire, comme fi fa confcience eüt du s'en alarmer. Si fon père avoit vécu, & fi nous avions été dans une fociété policée , elle m'eüt donné fa main fans héfiter ; mais ici, la privation de tous les fecours que pouvoit lui faire défirer la religion, la tenoit en fufpens. De la, fes combats intérieurs & fon embarras, qu'elle ne pouvoit me cacher; de la, cette réponfe peu eonfolante : « Je fens tout le poids de vos raifons ; je fuis touchée de vos inftances; mais je ne puis encore vous fatisfaire. Le temps feut, en--me  Ï34 L' ISLE INCONNUE.' démontrant 1'impoflibilité de m'unir a vous d'une manière folemneile, peur me déterminer a recevoir votre foi, & a m'engager a vous fans te'moins. Ne vous affligez point de cette ré* ponfe, Ie temps d'épreuve finira. Si je n'écoutois que mon cceur, vous n'auriez pas a vous plaindre; mais la voix de mon devoir mérite Ja préférence; & j'aime mieux rifquer de tout perdre & m'afïïiger moi-méme, que de faire jamais rien que je puifTe me reprocher». Cette févérité m'arracha des Iarmes. Eléonore en parut émue; mais elle ne changea pas de deffein. Après cet entretien, nous quittames triftement ces collines, pour retourner a la chaJoupe; mais nous n'y arrivames pas d'abord, ni même diredement. Je défirois parcourir, en chaflant, ce cöté de 1'ifle, pour acquérir toujours plus de connoilTance du pays, & pour faire une provifion de gibier que je voulois emporter a la cabane. Eléonore m'accompagna quelque temps ; enfuite, fatisfaite de m'avoir vu tuer quelques pièces de gibier, & peut-ctre fatiguée de la courfe que nous avions faite depuis le matin, elle rentra dans la harque , oü, tandis que je continuois a chaffer, elle s'afiiufa a tendre les filets & è pécher k Ia ligng. Lorfque j'eus battu les vallons 8c les cöteaux couverts de bois, dans une étendue affez con-  L'lSLE INCONNUE. I^J fidérable, je revins a la chaloupe, chargé du, produit de ma chaffe. Je portois, avec un jeune chevreuil d'une efpèce qui me parut moins grande que celle d'Europe, un petit animal qui relfembloit au lapin, mais qui avoit le poil plus dur & plus ras, la queue fort longue, & les oreilles courtes & arrondies. Je 1'avois tué fur un arbre. II fe fufpendoit avec fa queue a une branche pour en manger le fruit. Je portois auffi plufieurs oifeaux que je ne connoiffois pas, un, entreautres, de la figure du pluvier doré, mais plus gros, & d'un plumage magnifique, mélangé de bleu & de violet; enfin un de ces perroquets a queue rouge , qui me parurent communs dans ce canton de 1'ifle. Je trouvai qu'Eléonore avoit déja fait une affez bonne pêche. Nous pafsames deux nuits prés du rivage; & après avoir parcouru des deux cötés les collines & les plaines, nous redefcendïmes la rivière, toujours pêchant ou chaffant, & nous arrivimes a la cabane, le quatrième jour au foir depuis notre départ, avec une provifion cppieufe de poiffon & de gibier de toute efpèce. I iv  X3$ L'IsLE JNCONNÜE. CHAPITRE XI. Tableau de la partie baffe de Vijlt. Précis de fes diverfes produSwns. U Auteur boucane du gibier, sèche du poiffon, & trouve du fel. Eor. naifon; réparation des édifices ; fecondes /emailles; mauvaife faifon ; conteftation entre l Auteur <£ Eléonore. T XvA tournee que nous venions de faire dans une partie de 1'ifle, me donna la plus haute Jdee de la valeur de nos pofleflions. 11 feroit difficile de trouver dans Ie monde un pays plus charmant. L'afpeét en eft admirable. U p'réfente fouvent des fontaines, des ruiffeaux ou de petites rivières qui adouciffent par leur fraicheur la grande chaleur du climat. Les arbres, qui ombragent les cöteaux d'une perpétuelle verdure, font chargés de fruits ou de fleurs. L'air y eft fur-tout agréablement parfumé par la fuave odeur d'une efpèce de jafmin,& par beaucoup de rofiers de Chine. Tous ces objets flaneurs font fur les fens une douce impreflion. Ils retracoient a notre efprit 1'époque ia plus briljante de la nature, Sc ce jardin délicieux  L'Islè iNcoNNur. 137 qui, féjour de nos premiers pères , fut Ie berceau du genre humain. Ce que 1'ifle me parut contertir de plus remarquable en quadrupèdes, fe réduit a un petit nombre d'efpèces , la plupart du genre des chèvres; la gazelle , le chamois, le bouquetin. Je trouvai de p'us une forte de chat mufqué, dont on pourroit, je crois , tirer un parfum femb'able 3 la civette; un animal de la grandeur d'un chien, qui vit de fruits, & que je nommai barbu, a caufe d'une touffe de poil qu'il a fous le menton; le petit lapin grimpant a longue queue, & plufieurs écureuils gris, parmi lefquels eft une efpèce fingulière par fa grande légereté, qui les rend comme volans. Cette partie de 1'ifle n'a point d'animaux carnaciers, &, contre mon attente, je n'y vis pas de finges, qui font fi communs dans toutes les Indes. L'efpèce des oifeaux y eft plus riche & plus variée, Tous ceux qui habitentles bois, brillent des plus belles couleurs. Leur chant me parut moins agréable que celui des roffignols & des chardonnerets; mais, en revanche , la chair de plufieurs eft exquife. Ils devenoient pour nous des mets très-de'licats. J'en trouvai quelques«os d'analogues a ceux de 1'Europe j des pouks  IjS L'IsLE INCONNUE. de couleur grife, piquetées comme Ia perdrix, qui différent des nötres par leurs corps ramafles & leurs pattes courtes, & des tourterelles de trois fortes, dont les premières font grifes & groffes comme des poulardes, les fecondes plus petites, les troifièmes vertes & excellentes. Parmi les efpèces les plus remarquabfes, je puis noter un oifeau de la groffeur d'une oie, qui fe perche fur les grands arbres, prés des lieux humides, difficile a prendre , & trésbon è manger. Ses plumes font noires & roufsatres. II a fur la tête une forte de couronne rouge, de même matière que Ie bec , dont elle fait partie ; des perroquets blancs, & de jolies petites perruches de diverfes couleurs; tirttrès-'petit oifeau, qui n*a guèreplus de volume qu'une guêpe, admirable par la beauté de fes couleurs mélangées de bleu , de fauve , & de rouge. Mais celui qui me parut mériter la préférence, eft de Ia groffeur d'un faifan. Le -plumage en eft mélange' de rouge, de violet, deblanc,& de noir. II a fur la tête unen-ête' jaune, une barbe de plumes fous Ie cou , Sc la queue fort touffue. Les oifeaux aquatiques y étoient communs;& 1'expérience nous apprit qu'en certaine faifon ils devenoient une des méilleuresreffources de notre cuifine. Eléonore  L'lSLE INCONNUE. I^Q trouva Ie moyen d'en apprivoifer quelqlies-uns, qui augmentèrent bientöt les richefles de notie baffe-cour. La rivière nous offroit une infinité d'excellens poiffons , tels que le faumon, 1'alofe , le cabliau , 1'anguille : la mer nous donnoit un maquereau plus grand & plus blanc que celui qu'on pêche fur les cötes de France, & deux fois tous les ahs une forte de harengs dans la plus grande profufion. L'une & 1'autre nous fourniflbient des écreviffes & des cancres , des loutres & des tortues. Je ne reconnus dans les bois aucun des arbres fruitiers des climats feptentrionaux ; car je ne compte point 1'oranger ni le citronnier, que j'y trouvai, & que 1'Europe doit a 1'Afie; mais la nature avoit amplement dédommagé 1'ifle, en y faifant croïtre d'autres végétaux précieux , propres a cette partie du monde. Outre Ie cannellier, le mufcadier , le giroflier & le poivre , on y voyoit une efpèce de palmier (1) qui produit un fruit excellent, & dont le bois, 1'écorce , les feuilles fervent a mille ufages; le cotonnier, le calebaflier, le café, le manguier, un arbre dont je tirai dans (1) C'eft fans doute le cocolier , 1'arbre le plus utile que l'on connoifle. Note de Véditeur,  I40 L'lSLE INCONNUE. la fuite une forte de fuif, un prunier avec des fruits a pepins, & de la canne de la groffeur de la jambe (2). Plufieurs autres arbres recommandables par leur grandeur & leur beauté, par leurs fleurs, leurs fruits, & les differenties gommes qui en découlent; 1'indigo fauvage , le cacao, le fucre; enfin les bois & les écorces propres a diverfes teintures, & généralement tous les bois précieux des pays chauds , que Ton emploie aux meubles & a la menuiferie , font ici en très-grande abondance. La terre y nourrit des racines & des plantes bulbeufes en affez grand nombre. J'appris a en connoïtre les qualités nutritives & les propriétés utiles, en les donnant a nos animaux domeftiques, qui ne manquoient pas de refufer celles qui pouvoient être dangereufes. On n'y trouve point de reptiles venimeux, ce qui eft un prodige dans les pays chauds , & les infecles n'y font point trop incommodes. II y a quelques abeilles fauvages , qui font leur miel dans les fentes des rochers ; d'autres fufpendent leurs ruches a des branches d'arbres, en forme de citrouille alongée, & des fourmis ailées y fabriquent fur des branches une forte de laqué. (1 ) Vraifemblablement le barnbou.  L'IsLE INCONNUE. 14* Telle eft !a partie baife de 1'Ifle ; tel eft 1'état fürcina de fes producTions naturelles , dont je fis a Ele'onore un ample détail , pour lui donner une idéé toujours plus avantageufe de nos domaines? & pour étendre de plus en plus chez elle le goüt de la propriété. La (me des provifions abondantes que nous avions tirées de notre voyage, devoit contribuer au mêrhe effet. Je les mis avec complaifance fous les yeux d'Elénore, qui, ayant travaillé ainfi que moi a les raffembler , fe fit un plaifir den contempler la variété. « Voila beaucoup de biens, me dit-elle; mais nous avons poulfé trop loin notre prévoyance. Nousne pourrons confommer qu'une partie de ces provifions; la chaleur du climat ne nous permettra point de conferver le refte 5 ü fe corrompra bientöt. Avec plus de modération , nous n'euffions rien perdu. Le fuperflu eft en pure perte. Que voulez vous faire, je vous prie, de tant de viandes & de poilfons » ? « Ne croyez pas , lui dis-je, perdre de ces vivres ce que nous ne pourrons manger dans quelques jours. II eft plufieurs manières d'empêcher la corruption. Les calculs du befoin & les effais de 1'induftrie en ont trouvé les moyens infaillibles. Ils font aujourd'hui connus chez  *42 V I S L E INCONNUE. toutes les nations. Nous favons que les viandes fale'es, que celles féchées au vent ou a la fumée fe gardent long-temps fans fe gater; que ces moyens fuffifent pour conferver Ie poiffon. Q.ui nous empeche de les mettre en oeuvre pour conferver Ie notre ? qui nous empéche d'enfumer ou de faler notre gibier ? Si nous n'en connoilfons pas les procédés , 1'expérience nous les apprendra ; c'eft a ce guide sur que nous devons Ie fuccès de toutes nos entreprifes. Ceffez donc d'être inquiète fur notre fuperflu \ qui va devenir , par nos précautions , une provifion alfurée pour 1'avenir. II eft Vrai que nos mets n'auront pas Ia même délicateffe que dans leur fraïcheur j mais Ie travail & le befoin rendent Ie goüt moins difficile. » II ne nous manque qu'une chofe pour I'exécution de ce deifein. Nous n'avons ici de fel que le refte. de celui que j'ai tiré du vauTeau, & Ie fel eft pour nous une avance mdrfpenfable. Je crois que nous en trouverons quelque part autour de 1'ifle , & dans la fuite je me charge d'en faire affez en peu de mois, pour en fournir très-long-temps une familie' comme Ia notre: en attendant, allons a la recherche de celui que la nature nous a préparé , & fervons-nous de ce préfent de fa  L' I S L E INCONNUE. 143 main libérale, pour conferver notre poi/fcn ». La-de!fus nous quittames la cabane , & étant entrés dans la chaloupe, nous fortïmes de la baie pour cótoyer 1'ifle du cóté de 1'eft , ot je m'étois apergu que le cordon de rochers qui 1'entouroient avoit plus de bafe qu'ailleurs Ilrégnoit au devant une forte de reflif (i) qui en rendoit 1'approche fort difficile Iorfque la mer étoit agitée ; mais , dans le calme, On en voyoit les pointes qui paroiflbient ga & la au "deüus de 1'eau , & 1'intervalle pouvoit laifler le paflage libre a une barque légère. Nous naviguames doucement entre ces écueils avec toute la circonfpeótion que la prudence pouvoit nous fuggérer; & bientöt , fuivant mon attente, nous trouvames, dans difFérens creux de rochers, de très-beau fel criftallifé. Nous le mïmes en morceau a coups de rame , & en ayant fait une fuffifante provifion, nous revinmes fans accident a la cabane, oü nous déposames notre chargement. J elevai enfuite a la hate une petite cahute d'environ cinq pieds de haut, que je fermai le mieux que je pus. Je la couvris de claies. J'y établis une fofte de gril de bois , fur le- ( i) Le reffif eft une chaine de roekers a fleur d'eau.  '144 L'tSLE iNCONNUE, quel je mis la chair des bêtes que j'avois tuéeS après lavoir coupée par morceau & faupoudre'e de fel; puis ayant allumé du feu deiïous, j'y fis brüler, a la manière des fauvages d'Amérique, les peaux & les os de ces bétes 5 ce qui donna a mes viandes une couleur vermeille & une odeur excellente , & les rendit en quelques femaines propres k être confervées cinq ou fix mois. _ Quant a mes poidons, j'en féchai une partie k la fume'e, & j'eneaquai 1'autre dans des tonneaux vides, oü je n'épargnai pas le fel pW leur pre'paration. Je n'y réuffis pas néanmoins cette fois fupérieurement; mais j'eus fouvent, depuis,occafiondere'pétercette expérience, & je devins fi habiie dans 1'art de faler '& de fécher le poilTon, que peu de pêcheurs de morues ou de harengs auroient pu me difputer la palme en ce genre. O vous, cenfeurs oififs qui habitez nos grandes villes ! fi vous lifiez ces mémoires, vous trouveriez peut-étre que ce talent que je vante mérite fort peu d'eftime; vous plaifanteriez fur 1'invention & les fuccès dont je m'applaudis ici. Mais fi la providence vous avoit jetés dans une ifle déferte, fans doute vous changeriez de'langage, & le talent du pêcheur  L'lSLE INCONNUE» 14e; pêcheur habile vous paroïtroit bien préférable a tous les talens inutiles dont vous faites un fi grand cas (1). II faut avouer néanraoins que 1'importance de cet art ne s'offre pas également aux yeux de tout le monde , puifqu'Eléonore elle-même n'en fentoit pas tout le prix. Elle me dit le foir, dans une converfation que nous eümes fur cette matière, qu'il eüt été plus avantageux &. fans doute plus agréable pour nous de ne prendre des animaux de 1'ifle qu'a. proportion que nous en aurions befoin pour notre nourriture-, que 1'ifle étoit comme un pare, & la rivière un vivier dont nous avions les habitans fous la main. ( 1) Ceux qui, juftes appréciateurs , honorent 1'induftrie d'un homrae utile a d'autres hommes rendent un grand fervice a la fociété. C'eft ce qu'on peut prouver par 1'exemple de la Hollande , qui doit fa liberté, fes ticheffes, fa profpérité aux encouragemens donnés a la pêche du hareng , & qui, dans cette vue , eut le bon efprit d'élever une ftatue publique a ce patriote obfeur, mais recommandable, qui, le premier , inventa 1'art de faler & d'encaquer ce poiffon, devenu pour fes peuples une mine d'or inépuifable (1). [1 ] La pêche du hareng ne donna pas feulement un excellent comeftible aux Hollandois, mais un commerce dont Ia nature avoit fait, pour ainfi dire, toutes les avances, Sc fur-tout un nombre infini de bons matelots, qui ont élevé la Hollande au rang des pays les plus opnlens. Noïe de Véiiteur. Tom. I. K  146' L'Isle ïnconnuë; «Heft vrai, luirépondis-je, qu'ils fonteö* fermés dans cette enceinte; mais nous latrou. verons bien vafte, s'il faut la parcourir chaque fois que nous aurons befoin de Ia chair des animaux. Quand ils feroient encore plus nombreux, il faudroit toujours un temps confidérable pour s'en emparer, & le temps doit être pour nous d'un grand prix, puifqu'il nous refte tant de chofes a faire. La faifon d'ailleurs n'eft pas toujours commode , ni la chalfe toujours heureufe : auffi les peuples chaffèurs ne vivent-ils que précairement; mais ils avancent vers le bonheur , Iorfque de Ia vie errante ils paffent a la vie paftorale , & fur-tout 1'orfqua 1'aide de celle-ci, ils multiplient les fruits de la terre en s'adonnant a I'agriculture. « Les provifions que nous avons faites, en affurant notre fubfiftance, nous donnent la liberté de difpofer de nous tout le temps qu'elles dureront : c'eft une avance pour les travaux que nous voudrons entreprendre jufqu'a cette époque. Or les avances font néceffaires a toute eatreprife, & particulièrement a celle de forcer la terre a produiretous les ans. cc L'agriculture feule peut fournir abondamment a tous les befoins de Ia vie; elle feule  L'I S t E INCONNUE. I47 rend la fociété durable & profpère ; mais elle ne donne fes fruits qu'en raifon des travaux. Ceux du cultivateur font de longue durée : il faut de la conftance ; mais il faut des fubfiftances pour travailler & pour s'öccuper de la culture depuis le défrichement jufqu'a la moilfon. Combien de gens, dans notre Europe, s'imaginent qu'il ne faut que des bras pour femer & recueillir, & qui ne font pas attention qu'il faut avoir diné, pour folliciter la terre a produire ! Les provifions que nous avons tirées du vaiffeau, nos animaux, nos outils , nos chairs falées font nos avances pour nos móiflbns a venir ; mais fi quelque malheur me privoit tout d'un coup de ces avances, je ferois forcé, pour vivre, de donner a la recherche des fubfiftances ce qu'aujourd'hui je peux donner au travail. 53 La diminution des avances diminue le produit; & voila pourquoi , dans les fociétés mal dirigées, les gouvernemens qui diminuent ces avances ruinent la fociété. «Pardonnez, chère compagne, cette petite digreffion ; elle n'eft point au deffus de la jufteffe & de la fagacité de votre efprit. Obligés de tenir ici confeil fur nos travaux, &, s'il plaït un jour au ciel & a vous , fur ceux d'une poftérité dont le bonheur fera notre principal Kij  148 L'lSLE INCONNUE.' devoir & notre plus douce félicité, nous ne pouvons nous faire des principes trop folides & trop bien fondés fur la nature des chofes. On ne réuffit a rien fans y avoir penfé d'avance, & le bonbeur d eclairer fa raifon en communiquant toutes fes réflexions a 1'objet qu'on chérit & qu'on eftime, n'eft pas un des moindres plaifirs de 1'amour honnête ». « Je vous rends graces, mon ami, me dit Eléonore, & des chofes importantes que vous venez de me dire, & de ce que vous m'apelez au confeil, lors même que c'eft vous qui me donnez des inftruótions. Les vötres me feront toujours chères, & je vous promets toute mon attention Iorfque vous jugerez a propos de les développer davantage. Elles tiennent a des chofes d'une fi grande utiiité, ou, pour mieux dire, qui font fi indifpenfables dans la circonftance oü nous fommes , & nous avons un fi grand befoin d'étudier 1'hiftoire de la nature, de connoitre tout ce qui peut adoucir notre état & fervir de bafe au bonheur de I'humanité , que vous trouverez toujours votre compagne auffi difpofée a profiter de vos lumières , que touchée des fervices que vous lui avez rendus ». Eléonore rougit en prononcant ces mots: jerougis auffi, & ne pus m'empêcher de mettre  L'lSLE INCONNUE. 149 un genou en terre & de baifer fa main , qu'elle ne retira que foiblement. Nous gardames tous deux le filence, & ainfi fe termina cet entretien , que des ledeurs frivoles pourroient trouver fingulier dans notre fituation, entre deux perfonnes de notre age. D'après ce que j'avois lu & ce que j'avois oüi dire de la température des climats de 1'Inde dans la latitude oü nous étions, je favois qu'elle étoit contraire a celle de 1'Europe; en forte que quand celle-ci avoit 1'hiver, cette partie de 1'Inde jouiüoit de la plus belle faifon & du temps le plus chaud ; & Iorfque 1'été régnoit fur la première , 1'autre étoit inondée de grandes pluies , qui tiennent lieu d'hiver aux terres voifines du tropique. Je voyois en conféquence que nous approchions de la faifon pluvieufe , & qu'il n'y avoit pas de temps a perdre pour faire tous les travaux que la prévoyance exigeoit de nous jufques- la. Le peu de fuccès de mes blés avortés par le grand chaud, m'avertiffoit de ne confier mes femences a la terre que peu de jours avant les pluies ; il me reftoit a femer une partie de mon champ. Je préparai tout pour cela, de manière que je n'euffe plus qu'a jeter le grain & a le couvrir avec une herfe que j'avois, Kiij  'IJ/0 L' I S L E INCONNtFE. fabriquée a cet effet. Un jour ou deux devoient fuffire pour rempÜr cette tache; mais d'autres objets, quoique moins importans , demandoient un temps plus long. II falloit ramalTer la pature nécelfaire pour nos bêtes durant la mauvaife faifon , & j'avois a réparer les toïts, & les cloifons de nos batimens, pour les garantir d'une Immidité longue & facheufe. E\éonore devoit a la vérité partager ces travaux » mais , avant de les entreprendre, j'avois des préparatifs a faire, qui ne regardoient que moi feul. U me manquoit un inftrument propre a couper les foins , & un autre bon pour fcier les blés , en forte que je m'étois vu contraint d'arracher la paille de ma chétive récolte, & que j'étois embarraffé pour faucher nos prairies ; mais, après y avoir penfé, après avoir bien examiné ce que je pouvois faire a cet égard , je tirai de notre arfenal une longue rapière & un Iarge fabre , & j'entrepris d'en fabriquer une faucille pour les gerbes, & une faulx pour le foin (i). Je mis auffi-töt la main (i) Je faifois le contraire de ce qui eft, exprimé dans^ l?e vers de Virgile : Et curvce rigidum falces conflantur in enfem. vOa fait un glaive de la faulx recourbés».  L'lSLE INCONNUE. IJ/I a Pceuvre, &: les faïfant paffer a la forge, j'arrondls 1'épée en demi-cercle; j'en amincis 1'intérieur avec la lirrie, & je le dentai avec le cifeau. Pour le fabre, j'en inclinai le bout, & j'en réduifis affez bien la lame aux ditnenfions convenables; mais le talon ou la partie par oü il faut 1'emmancher exerca long-temps ma patience. Je dóis avouer ici que, quoi que je. fiffe pour le rendre conforme a 1'ide'e que je m'en e'tois faite, je ne fus jamais fatisfait de mon travail. Malgré cela pourtant, j'affujettis affez bien la faulx au bout d'un long manche , pour pouvoir m'en fervir, & m'étant munt d'une partie de meule de Taillandierpour 1'affiler , je parvins a faucher le foin que je voulois ferrer. Je le fannai avec le fecours d'Eléonore; je le voiturai avec nos animaux jufqu'auprès des étables, & 1'ayant mis en groffes meules » je le couvris, de jonc,. pour le garantir de la pluie 8c le conferver long-temps. Larécolte des foins.me prit fix jours , après quoi je commengai la réparation de nos édifices. Je couvris leurs toits légers d'un fecond toit de joncs & de feuilles, de palmier , qui les. rendirent impénétrables a 1'eau. Les cloifons Ainfi, je rétabliffoit 1'ordre , en faifant fervir a la terre. le fer qu.e les Lammes avoient forgé pour fe détruira, Kiv  *52 L'IsLE INCONNUE. furent double'es d'une couche de terre graffe, gachée avec du foin. Le fol de la cabane fut élevé & couvert de planches, & dans chaque chambre j'ouvris une fenêtre, que je garnis de carreaux de vitre. Enfin je conftruifis un fourneau portatif, pour nous fervir de cuifine dans 1'intérieur, Iorfque les grandes pluies ne nous permettroient pas de fortir. II me reftoit encore a faire une opération qui me tenoit a cceur, c'étoit de creufer une cave ou plutöt une grotte, pour y dépofer plus surement une partie de nos effets, & furtout cette quantité de poudre a canon que nous avions tranfporte'e du vaiffeau. Je ne Ia voyois pas fi prés de nous fans inquiétude. Le feu du ciel, durant quelque orage, tombant fur nos bStimens, & quelque chofe de plus. commun, & non moins a craindre, un incendie produit par une étincelle que l'air ou Ie vent porteroit fur des matières combuftibles dans la cabane ou dans les étables, pouvoit enflammer le magafin, embrafer tout d'un coup Ia poudre, &, dans Ia commotion violente, occafionnée par fon explofion , renverfer& détruire tout ce qui feroit aux environs a une affez grande diftance. Cette ide'e, dont j'avois fre'mi plus d'une fois par rapport a Eléonore, m'avoit fait exa-  L'lSLE INCONNUE. IJJ mlner attentivement tout le voifinage de la cabane, pour découvrir ians un jufte éloignement un lieu propre a mon detfein; & j'avois déja trouvé a mi-chemin de mon obfervatoire, & prefque a la bafe d'une grande colline, un lieu tel que je pouvois le défirer. La nature en avoit fait prefque tous les frais : c'étoit une grotte ébauchée, dont les parois, d'un rocher très-dur a droite & a gauche, étoient féparées par une coucbe ou veine de tuf perpendiculaire , d'environ vingt pieds d'épaiffeur & de douze d'élévation au deffus du fol. Cette mine de tuf pouvoit être coupée avec le cifeau, ou même creufée avec la pioche; mais ce qui reftoit a en détacher pour donner au fouterrain la capacité convenable, & le déblai qu'il falloit enlever, pouvant confumer un temps que je devois a des chofes plus prelfées , je réfolus d'attendre la faifon des pluies pour creufer la grotte, paree que, libre des travaux extérieurs, je pourrois alors m'en occuper a 1'aife & travailler a couvert. Enfin le temps prévu s'annonca; le vent changea, le ciel fe couvrit. Un bruit fourd , qui venoit de 1'oueft, fe fit entendre (i), & (i) Ce bruit qu'on entend de loin , quelquefois plus «le vingt-quatre heures avant 1'orage, eft produit par  IJ4 L'lSLE INCONNUE. fut le précurfeur du tormerre, de 1'orage, 8t de la pluie. Elle tomba d'abord aifez vivement, puis avec plus d'impétuofké, enfin, a courts intervalles, par grains &par fortes onde'es; & c'eft ainfi que fe pafla toute la mauvaife faifon. Mais je n'avois pas attendu la pluie pour femer le refte de mes blés. Dès que j'avois vu le ciel couvert de nuages, je m'étois emprelfé de faire mes femailles & de. herfer mon champ. Après cette opération effentielle, je rentraï, comme un autre Noé, dans 1'intérieur de mon arche, pour me mettrer a 1'abri de 1'inondation. Cependant je nem'y tins pas fi exactement renfermé, que, muni d'une redingote & d'un parapluie, je n'en fortiffe quelquefois pour aller a Ia découverte, & plus fouvent avec Eléonore, pour continuer i'excavation de la grotte 5 mais les travaux champêtres & extérieurs cefsèrent entièrement. Dès lors je ne quittai plus ou prefque plus ma compagne; notre fociété devint plus in- le monveraeat de la mer , que le vent d'oueft émeut profondément, Sc dont il foulève les flots. Ce n'eft; d abord qu'un léger murmure ; maisya mefure qu'il approche , il croit, il augmente , jufqu'a faire penfer que c'eft le tonnerre. Ce bruit annonce toujours la pluie 3 qui ne tombe guère qu'une fois 1'an, mais qui dure enviroa deux mois.  L'lSLE INCONNUE. time , notre confiance plus étendue. Les fentimens de tendreffe & d'admiration que j'avois pour elle, & que je croyois au plus haut point, prirent un accroiffement prodigieux, & je m'apercus enfin que je faifois des progrès fenfibles dans fon eftime & dans fa tendreffe. EHe me parloit avec plus de complaifance, elle me regardoit avec plus de bonté. L'intérêt qu elle prenoit a moi devenoit plus remarquable; & chaque fois qu'après 1'avoir quittée pour une heure ou deux, je revenois aqprès d'elle, 1'aimable rougeur qui coloroit fon vifage , & le trouble de fes yeux exprimoient affez tout le plaifir qu'elle avoit de me voir. J'étois aimé d'Eléonore , je n'en pouvois douter; mais j'afpirois l 1'ètre toujours davantage. C'eft le caraftère du véritable amour, de croitre fans ceffe. Ceux qui ont vu leur atta-. chement s'affoiblir, n'aimoient pas. Je brülois de voir Eléonore confentir enfin a notre union , & fe réfoudre a en preffer le moment. Je faifois tout ce qui étoit en moi pour la fiéchir. Je m'étudiois fans ceffe a prévenir fes goüts, j'adoptois fa facon de penfer , je redoublois de foins pour lui plaire. Dans les momens de loifir que nous laiffoient le travail de la grotte & le foin du ménage, j'inventois des récréations propres a 1'amufes  1<)6 L'lSLE INCONNUE. & a entretenir fa fenfibilité. Tantöt je deflinols quelque objet intéreffant fous les yeux d'Eléonore, qui , plus habile que moi & toujours complaifante, ne refufoit pas de me diriger, & s'en faifoit même. un plaifir. Tantöt je réveillois fon goüt pour Ia mufique , je jouois quelques morceaux choifis fur Ie violon ou fur le hautbois. Nous faifions de petits concerts, oü j'accompagnois de quelqu'un de ces inftrumens fa voix fonore & flexible. Quelquefois c'étoit le triftrac ou les échecs qui nous fervoient de paffe-temps; mais , pour 1'ordinaire, nous trouvions notre amufement dans quelque leóture utile ou agréable que fuivoient nos obfervations. Eléonore y faifoit toujours paroïtre la bonté de fon caraöère & Ia délicateffe de fon efprit. Nous étendions quelquefois nos réflexions a toutes fortes d'objets. Nos converfations rouloient fur 1'hiftoire, fur les arts , fur les vertus les plus utiles a la fociété, & fur les vices & les défauts qu'on y doit Ie plus éviter. Un foir que nous nous entretenions de ces principes de la morale, Eléonore me dit que la vertu qui lui paroiffoit Ia plus fublime, étoit ce fentiment d'amour pour noS femblables, qui, nous intéreifant a leurs befoins & a leurs infortunes, nous porte a nous  L'lSLE INCONNUE. Itf oubl'ier nous-mêmes pour voler a leur fecours. La froide juftice ne donne rien du fien , & la générofité qui ne part pas du cceur, n'eft que vanité ridicule; mais la fenfibilité généreufe , la vraie bienfaifance nous approche de la divinité & mérite tous nos hommages. « Je ne vous cacherai pas, ajouta-t-elle, que i'impoffi* bilité de 1'exercer dans notre ifle m'en rend la folitude défagréable & le féjour facheux. Ce n'eft que dans la fociété qu'on peut déployer cette bonté expanfive qui nous donne un fi doux empire fur autrui, & nous rend fi contens de nous-mêmes ». Cette réflexion touchante & fublime, qui peignoit fi bien 1'ame d'Eléonore, me fournit une occafionfavorable que je ne laiffai point échapper. « Eh quoi! ma chère compagne, dis-je a Eléonore, nepouvez-vous donc, fans fortir de cette ifle, exercer votre bienfaifance, & donner un aliment convenable aux doux fentimens de votre cceur? A quoi bon étendre au loin , par 1'imagina'tion toute feule, votre fenfibilité, lorfqu'elle peut agir & fe déployer tout entière fur un ami qui eft fi prés de vous ? Que dis-je ? fur tant d'êtres qui vous devront la vie & le bonheur? Cet ami fi tendre, que vous honorez de votre eftime, difons mieux, que  'ijS L'Isle inconnue: vous aimez, fouffrira-t-il toujours de vos Iongs délais & de vos rigueurs ? » Ah, trop chère Eléonore! continuai je en tombant a fes genoux & en faififfant une de fes mains que j'arrofai de mes larmes, j'ai renrenfermé jufqu'ici dans mon coeur toute la violence des fentimens qui 1'agitent. Je me fuis foumis k la loi fi dure que vous m'avez impofée: mais ignorez-vous tout ce que ces délais coutent k ma tendreffe ? j Hélasf fi vous m'aimiez, pourriez-vous n'être pas touchée de mes pleurs? & prendriezvous plaifir a les faire couler ? Ne fentiriezvous pas au contraire la néceflité de notre union pour notre félicité commune? Non, cruelle ï non, vous ne m'aimez pas» « Que vous êtes injufte de m'accufer d'ingratitude ! mo dit Eléonore en m'interrompant & en me faifant relever; & que vous êtes peu raifonnable de vous affliger de la forte! N'avezvous pas affez de preuves de mon attachement pour vous, & mes fentimens ne vous font-ils pas affez connus par mon propre aveu? Après ' la promeffe que je vous ai faite d'être k vous pour la vie, le délai que j'ai pris doit-il vous défoler; & le terme eft-il fi éloigné, qu'il ne vous Iaiffe qu'une foible efpérance ? Je n'ai point  L'IstE INCONNUE.1 'IJ9 fait parler ma volonté, je n'ai rien exigé que d'après les avis de ma confcience. Ce font des fcrupules, fi vous voulez; mais ces fcrupules font refpeótables: ils vous ont paru tels; vous vous êtes foumis i pourquoi donc me blamet aujourd'hui ? pourquoi cet emportement &/ces plaintes qui me déchirent 1'ame ? Si quelqu'un de nous avoit a fe plaindre, je ne crois pas que ce fut vous ». « Oh, qu'il vous eft facile d'être raifonnable, repris-je , quand vos fentimens font fi modérés ! Les miens font trop vrais , trop ardens , pour être fufceptibles de tant de réferve. Et quelle force aurois-je pour les réprimer , lorfqu'a mes yeux tout les juftifie ? Dans la fituation critique oü nous fommes, non feulement la raifon & la confcience ne peuvent les condamner; elles les approuvent, elles les autorifent , j'ofe le dire ; elles nous font un devoir de notre union. Ici , oü la fociété eft réduite a nous deux , oü le confentement des parties peut feul conftituer 1'eifence du lien facré qui doit nous attacher inviolablement 1'un a 1'autre, ne fommes-nous pas dans le cas de nos premiers parens ? Celui qui les affèmbla & qui répandit fur eux fes bénédictions profpères, nous a fait une loi de nous  'xSo L'lSLE INCONNUE. unir, en nous jetant feuls dans cette ifle; c'eft. lui qui nous bénira >>. «Votre raifonnement feroit jufte, répliquat-elle , fi nous avions perdu tout efpoir de fortir de notre ifle; saais fi nul vaiffeau n'eft venu dans ces parages depuis que nous fommes ici, s'enfuit-il qu'il n'en viendra point? Je fais que je ne dois pas étendre cette poffibUité au dela des bornes de la vraifemblance ï que fi le commerce ou le hafard n'en amènent pas dans le cours d'une anne'e, par exemple, il n'eft guère croyable qu'il en vienne jamais : auffi ne porté-je pas plus loin Ie terme que je vous ai demandé, qui doit être en même temps celui du deuil de mon père «Une anne'e! m'e'criai - je : ah ! c'eft donc ma mort que vous demandez. Pourrai-je bien , fans mourir, fouffrir un fi long terme ? & pouvez-vous 1'exiger avec tant de rigueur, vous, que Ia providence appelle d'une manière fi fenfible a être Ia mère d'un peuple nouveau , dont elle veut nous rendre les inftituteurs & les modèles; vous, qu'elle a deftinée a re'pandre fur cette terre la joie & Ia profpérité, & qui, au lieu de vous prêter a fes vues bienfaifantes, ne cherchez qua en retarder 1'eftët, qua empêcher qu'elles ne s'accompliflent , puifque  L'ÏSEE INCONNUE. l6i •puifque je languis ', je me confume dans une fi longue attente, & que fous vos yeux je sèche & je péns de douleur « Vous me faites pitié , reprit Eléonore ; je dis plus, vous m'affligez fenfiblement. La paffion vous tranfporte au point que vous ne voyez plus le vrai des chofes. Pour peu que vous vouliez réfléchir , vous pourrez pourtant vous convaincre que les conditions que je vous impofe ne font pas fi cruelles. Vous vous récriez fur le délai d'une année; mais penfez qu'il s'en eft écoulé plus de la moitié: eft-ce trop exiger que de vous en demander le refte ? Sc 1'honhêteté, cómme la reconnoiffance, ne prefcrit-ellé pas d'attendre la fin du deuil d'un père pour qui vous montriez vous-même tant de vénération *> ? Mon amour impatient fe foulevoit contre ces motifs qu'il trouvoit fi foibles. Pourquoi ce deuil extérieur dans un défert ? & que faifoit cette privation a la mémoire de fon père , qui, vivant & témoin de notre fituation , fe futhaté lui-même de nous unir ? J'infiftai donc avec encore plus de feu auprès d'Eléonore; j'allai jufqu'a me plaindre de fon injuftice avec une forte d'aigreur & d'emportement ; mais mon obftination véhémente eut un fuccès contraire a mon efpoir. Elle déplut a Eléonore, Tom. I. L  'I02 L'lSLE INCONNUE. & lui caufa tant de chagrin, qu'elle ne put s'empêcher de m'en faire de vifs reproches^ Elle m'accufa de manquer d'égards pour Ia mémoire de M. d'Aliban & pour elle-même; & le changement de fon vifage , 1'émotion de fa voix, & fes pleurs qui coulèrent en abondance , ne témoignèrent que trop combien elle étoit fenfible a la peine que je lui avois caufée.  L' I S L E INCONNUE. . l5j CHAPITRE XII. Regrets du Chevalier. Maladie d'Eléonore. C'est ici qu'on peut connoitre quelle paffion eft 1'amour, & quelles formes il prend fuivant les circonftances & les cara&ères. Les refus conftans d'Eléonore m'avoient offenfé. Le peu de cas qu'elle fembloit faire de mes prières & de mes larmes , me paroüToit une infulte. La dépit & la colère s'étoient emparés de mon coeür. Je n'écoutois plus la raifon , j'étois hors de moi. Eléonore m'a dit depuis , qu'ayant jeté les yeux fur moi dans ce moment, elle avoit tremblé; que mes regards étinceloient; que ma phyfionomie lui parut terrible, & que c'étoit fur-tput ce qui 1'avoit fi fort émue. Mais a peine fes pleurs commencèrent a couler, qu'il fe fit un changement fubit dans mon ame. Le lion rugiffant devint un agneau. Je palTai de 1'emportement de la révolte a la foumiffion la plus tendre, & du défir de braver ce que j'aimois, au regret le plus amerde 1'avoir offenfé. Je me jetai a fes pieds, en la conjurant de pardonner ces tranfports fougueux a Ia violence Lij  16*4 L'IsLE INCONNUE. de mon amour. Je lui demandai grace avec les plus vives inftances , & je 1'affiiraï que , quoi qu'il put arriver , je ne me mettrois plus en danger de lui de'plaire ; que je pre'férerois la mort même au malheur de lui défobéir & de 1'affliger (i). Enfin je mis en oeuvre toutes les reflöurcesde 1'efprit & toute 1'efTufion du cceur pour 1'appaifer. Mais Ele'onore , infiniment fenfible, reftoit inconfolable. Elle demeuroit affife , Ia tête penche'e, tenant d'une main un mouchoir fur fes yeux, & laiftant tomber 1'autre négligemment. Elle ne répondoit point. Ses fanglots feuls fe faifoient entendre, tandis que fes larmes ne ceffoient de couler. Cette douleur fi vive que je lui caufois , rejaillilfoit toute fur moi. Jétois attendri de fes pleurs, j'étois pénétré de fon chagrin; & fon filence me devenoit infupportable, paree qu'il m'annoncoit fon relfentiment. Auffi ce (i) Affurément nos jeunes gens , bien corrompus, bien indécens , & bien dédaigneux, ne raanqueront pas de trouver très-ridicules ces fentimens qui conlraftent fi fort avec leurs mceurs mais ces fentimens n'en font pas moins dans la nature , quoiqu'ils affeftent de les méconnoitre. J'en appelle a tous ceux qui ont aimé véntablement, & qui favent encore ce que c'eft que fentiment & honnêteté. Nou de l'éditeur.  L'Isi/É INCONNUE. 'l6$ n'eft pas affez de dire que fes larmes exeitoient les miennes ; elles couloient jufques fur mon. cceur, elles 1'abreuvoient d'amertume. Cependant Eléonore ne s'apercevoit pas ds ma fituation; elle étoit tout entière abforbée dans fa douleur. Mais quand le premier moment en fut paffé , & qu'ayant levé la tête , elle vit 1'abattement inexpdmable ou jetois» elle ne put s'ernpêcher d'en avoir pitié, & de me dire , d'un air tendre : « Pourquoi vous. mett're dans le cas de nous affliger de la forte ? Moyez la peine que nous caufe votre emportement > C'eft ainfi que les paffions nous mènent, quand nous n'en fommes plus les maïtres. La votre vous rendoit furieux , fi vous 1'euffiez écoutée plus long-temps. * Ah , Monfieur- le Chevalier , que vous m'avez affligée, fur-tout en altérant 1'idée que ',e m'étois faite de vous ! Mais n'en parions pas davantage , a]outa~t-elle, votre prompt repentir & vos larmes ont affez expié 1'erreur d'un moment. Je ferois inexcufable d'en garder le fouvenir , quoique 1'émotion qu'elle m'a caufée puiffe me devenir funefte ». Je ne compris pas d'abord. le fens de ces derniers mots; mais Eléonore m'ayant tendu la main en figne de réconciliation, Iorfque je la pris avec les miennes pour la couvrir de  1(56* L'IsLE INCONNUE, baifers & de larmes, je la fentis bruiante. J'examinai Eléonore ; elle me parut agitée, & je lui trouvai le vifage enflammé. Je lui tatai le pouls ; elle avoit déja de la fièvre. Je ne puis exprimer quel fut alors mon faififfement, & Ia douleur que je fentis des fuites de mon imprudence. Mais 1'état de mon ame fe faifoit fans doute affez remarquer a Fexténeur , puifqu'Eléonore crut devoir me dire de ne point tant m'attrifter de fa fituation, que je n'en étois pas Ia première caufe ; qu a Ia vérité 1'émotion & Ia peine que lui avoit données notre vive contefiation , avoient déterminé Ie moment de la fièvre ; mais qu'elle en fentoit les avant-coureurs depuis plufieurs jours, & qu'un mal-aife continu fembloit la lui annoncer. Elle n'avoit pas voulu m'en parler, de peur de m'inquiéter; mais elle fe croyoit maintenant obligée de me Ie dire, pour adoucir mon affliétion. Cet aveu néanmoins n'étoit guère propre a la modérer; car il ajoutoit a 1'amerture de mes regrets, des alarmes bien défolantes. Je jetois des regards inquiets fur 1'avenir, & je tremblois de ce qui pouvoit arriver. Eléonore malade, ö ciel ! que pouvois-je faire pour elle * & que devenir moi-même ? Par-tout ailleurs cet événement eüt porté Ie trouble dans mon ameJ  L'lSLE INCONNUE. lóf qu'étoit-ce dans ce défert, oü tous les fecours nous manquoient, oüje n'avois d'autrereffburce, pour la foigner & pour la fervir, que le zèle de mon amour , & les foibles lumières d'une étude très-imparfaite? Toutes ces réflexions fe préfentoient a la fois a mon efprit, toutes m'épouvantoient; mais, quelque vive impreffion qu'elles fiffent fur mon cceur , j'évitai foigneufement d'en rien faire paroïtre. J'avois eu le temps de fentir combien il étoit dangereux pour Eléonore de me montrer elfrayé : je cachai donc, autant que je pus, le trouble & le chagrin oü j'étois, pour ne pas ajouter, par cette vue , au mal qu'elle éprouvoit. J'eus même affez de force pour lui dérober ce jufte fujet de crainte , & pour rejeter 1'excès de ma trifteffe fur ce qui venoit de fe palier entre nous. Afin d'cloigner encore plus de Ion elprit 1'idée du danger que je redoutois , je crus devoir lui dire qu'elle s'alarmoit mal a propos. « Votre incommodité, continuai-je, n'eft que 1'effet trop vifible de mon imprudente vivacité ; mais le calme des fens, je 1'efpère , fuivra dans peu celui du cceur , & le repos de la nuit rétablira votre fanté. Au furplus, n'eft-ce pas de votre part un excès de prudence, que de prévoir les maux de ft lom > h iv  'l62 L'IsLE INCONNUE. Cette prévoyance des événemens facheux auxquels on ne peut rémédier , ne les rend que plus redoutables , en les faifant fentir d'avance ». Vains raifonnemens ! les prelfentimens de mon cceur ne juftifioient guère cette fermeté dont je me parois. Eléonore elle-même n'étoit pas raffurée par ce difcours. Elle fentoit que fon mal augmentoit. Elle auroit voulu me cacher tout ce que fon état avoit d'alarmant; mais elle ne le pouvoit déja plus. Le fang bouillonnoit dans fes veines ; fes yeux humides paroilfoient trèsbrillans ; fes joues devenoient couleur de pourpre ; fes lèvres palpitoient , & fa refpiration etoit haute & prelfée. Je n'apercevois que trop tous ces fymptömes effrayans ; mais je n'en ofois rien dire , de peur d'ajouter a fon mal. De fon cöté, Eléonore, qui les éprouvoit , ne m'en parloit pas , pour éviter de m'affliger : ainfi , comme de concert & par attention 1'un pour 1'autre , nous avions l'air de ne pas les remarquer , & nous n'en difions rien , quoique nous en connuffions également le danger , & qu'il nous infpiiit bien des craintes. Cependant, pour me dérober autant qu'elfe pouvoit fa fituation pénibie, & pour ménager jna fenfibilité , Eléonore rn'annonga qu'elle c  L'ÏSLE INCONNUE. ï6> alloit fe coucher. En eonféquence elle fe leva de fon fiége pour fe tetirer j mais quoiqu elle affedat d'avoir la démarche & les mouvemens auffi libres qu'a 1'ordinaire, quoiqu'elle fit la meilleure contenance qu'elle put, elle n'entra dans fa chambre qu'en chancelant. Je la fuivis , pour 1'aider a fe foutenir. Je 1'accompagnai jufqu'a fon Ut, oü elle fe mit, après que je fus revenu dans ma chambre. Je rentrai dans la fienne lorfqu elle fe fut couchée , pour lui faire entendre que, quoique nous duffions croire que fon incommodité n'auroit pas de fuite , il ne falloit pourtant rien négliger de ce qui pourroit contribuer è fon rétabliffement ». L'ardeur de la fièvre, lui dis-je , ne manquera pas de vous donner une grande foif, & vraifemblablement la fueurvous mettra dans la néceffité de changer de linge; il eft donc indifpenfable que je demeure auprès de vous , pour veiller a vos befoins & pour vous foigner, pret a- me retirer Iorfque vous le jugerez a propos. Mais Eléonore ne vouloit pas y confentir. Elle ne fe rendit qu'après les plus grande? inftances , & lorfqu'elle s'apercut de la peine extreme qu'eile me feroit en perfiftant dans fes jefus. Affüré de fon confentement, je reffortis pour faire une boiüon rafraïchiffante , & pour pré-  Ï7° L'lSLE INCONNUE. parer Ie linge qu'il lui faudroit la nuit. Je fis de la limonade avec un peu de fucre & quelques citrons que j'avois recueillis en affez grande quantité dans notre dernière tournee. En attendant que cette liqueur-füt repofée, je crus devoir lui donner a boire de 1'eau fraiche verfée fur du firop de limon. Je favois qu'un bouillon fubftantiel, fur-tout dans unclimat auffi chaud, lui feroit nuifible. Je n'ofois cependant Ia killer entièrement fevrée de fucs un peu nourrilfans. Je pris un milieu, en tuant un pouïet que je fis bouillir dans une affez grande quantité d'eau, pour entremêler cette boiffon avec Ia limonade. H eft aifë de concevoir quel étoit dans ce moment le trouble de mon efprit & Fanxiété de mon cceur. Je voyois que cet accident auroit des fuites facheufes ; mais je ne pouvois prévoir i'événement. II falloit me bomer, avant tout, a obferver les fignes indicatifs & tous les accidens de Ia maladie, pour chercher enfuite dans ma foible théorie & dans mes Iivres de médecine , Ie traitement néceffaire pour fa guérifon, & les remèdes fimples qu'il m'étoit poffible d'employer dans Ia fituation oü je me trouvois; car pour les autres remèdes, mon peu de favoir fur cette matière me défendoit d'en faire ufage.  L'IsLE INCONNUE. 171 Je réfolus donc de ne rien entreprendre indifcrètement ni avec pre'cipitation dans une' affaire auffi délicate ; & néanmoins, en attendant que la nature voulüt me montrer plus clairement ce que je devois croire de 1'état d'Eléonore, & ce que je pouvois faire en conféquence , je penfai devoir fuivre la fimple raifon, qui me difoit, que dans un pays voifin du tropique , & pour appaifer fardeur d'une fièvre brülante, le moyen le plus propre étoit de donner au malade beaucoup de rafraichiffans. Ainfi, j'adoptai cette méthode. Je portai le firop & la limonade auprès du lit d'Eléonore , pour lui donner a boire autant & aulli fouvent que fa foif ardente pourroit le demander, 8c je la fatisfis pleinement a cet égard. Elle eut la fièvre toute la nuit, avec une douleur de tête violente; mais, vers le point du jour , la fièvre s'affoiblit, la douleur s'appaifa, & fon vifage commenca a fe mouiller de fueur. Quand elle eut befoin de changer de linge , elle me fit fortir de fa chambre, £ elle ufa de cette précaution tout le temps de fa maladie. Je n'ignorois pas fa délicateffe, & je n'avois d'autre défir que celui de la ménager, Bientöt elle fut plus calme, & la fièvre étant tombée, je crus pouvoir lui faire prendre cette fois un bouillon un peu plus nourriffant que  'Ï72 L' I S E E INCONNUE. celui de pouïet, & 1'évenement montra que javois tort. Après avoir pris ce bouillon , elle rampit le filence, qu'elle avoit gardé duranü 1 acces, pour me remercier de mes attentions & de toutes les peines que j'avois prés. d'elle. a E\ P°ur^oi, je vous prie; me faire des remercimens? Chère Eléonore, en vous fervant je travaiile pour moi-même; & n'êtes, vous pas pour moi plus que moi-même ? Mais je laiflè toutes ces chofes , poi!P me fe'Kciter avec vous de l'heureufe fin de votre mal. Vous voila tranquille & fans fièvre. J'avois déja bien Fevu que le repos & la nuit feroient évanouir , fymPtomes qui commengoient a nous alarm er ». ^« II ne faut pas encore nous féficlter, ms repondn Eléonore, nous ne fommes pas hors de danger. Je ne me trouve Pas dans mon état ordinaire Je me fens tout abattue, & j'ai tous les membres douloureux. Le bouillon que j'ai P"S m a femblé du goüt le plus défagréable. Je ne fais, mais j'ai comme un prelfeptirnerit de quelque chofe de plus facheux, & je crains plus pour vous que pour moi , que Taccès que }e viens d'elfuyer ne foit Ie prélude d'une grande maladie. Je ne vous parlerois pas ainfi , contmua-t-elle, fi je pouvois me perfuader qu'il Ifeüt pas de frites affligeantes; mais je crois  L'IsLE ÏNCONNUÉ. 173 devoir vous prévenir du danger, afin que vous puiffiez d'avance vous armer de réfolution. Sous cet air de fécurité, dont vous ne faites parade que pour me raffurer , je vois toutes vos peines & vos alarmes. Votre découragement nous perdroit tous deux; car je fens que j'aurai befoin d'un fecours qu'un homme qui céderoit au chagrirr ne feroit pas en état de me donner», J'effayai de la diftraire de ces ide'es finiftres, par des réflexions auffi fimples que naturelles. « Rien, lui dis-je , n'étoit moins affuré que ces fortes de preffentimens; & la reügion , d'accord avec la philofophie, nous défendoit d'y ajouter foi. Au refte, fi la providence nous réfervoit a ce malheur, je m'efforcerois alors de me faire une raifon, en me fouvenant que je me devois tout entier a fon fervice. Mais, jufques-la, je ne voyois rien qui dut m'öter 1'efpoir de fon prompt rétabliifement. II ne falloit pas être furpris du mal-aife qu'elle éprouvoit ; la privation de fommeil & la fatigue de la fièvre étoient plus que fuffifans pour lui caufer cette laffitude. J'ajoutai que vraifemblablement elle fe trouveroit mieux, fi elle pouvoit dormir, & je 1'exhortai a réparer le temps perdu, tandis que j'allois m'occuper des affaires du ménage. Eléonore fit un foupir, & ne répondit pas.  J?4 - VI S L E INCONNUE. J'affedai la meilleure contenanee, 8c je fort!* fans avoir fair trouble': mais le difcours d'Eléonore , & 1'opinion dont elle étoit prévenue m'avoient mis dans un défordre extreme, & ne me fortoient pas de 1'efprit. J'étois effrayé , j'étois profondément affligé de ces triftes preffentimens , qui ne me paroilfoient que trop bien fondés. Cependant, comme difoit fort bien ma compagne, il ne falloit pas céder HU chement aces craintes, & felaiffer abattre par le malheur; je me mis donc a vaquer k divers foins, en m'exhortant moi-même a la réfignation, fuppofé qu'Eléonore dut éprouver en effet tous' les accidens funeftes dont elle fembloit menacée. Je revins dans ces difpoimons auprès d'Eléo^ nore, qui me parut fort pale. Elle avoit dormi peu de temps & dun mauvais fommeil,& ne fe trouvoit pas foulagée de fon mal-aife. Je lui propofai un bouillon ; elle m'en témoigna un dégout extreme , & m'aifura que fi elle ne craignoit de me facher, elle ne boiroit que de 1'eau ou de la limonade. Quoique je fuffe affez peu habile pour penfer que, dans les intervalles de la fièvre, il étoit nécelfaire de la foutenir par quelque nourriture, je n'ofai réfifler au dégout qu'elle montroit, & que je pns pour une indication de la nature; & en  L'lSLE INCONNUE; 17$ lifant enfuite mes livres de médecine, je vis que j'avois bien fait de ne pas infifter. Je revins donc a 1'eau de poulet, que je mélai de quelques bouillons légers de poiiTon, oü j'avois le foin d'exprimer un quart de citron, pour en óter le défagrément qu'elle y trouvoit. Vers les deux heures après midi, Eléonore parut inquiète; fon mal-aife augmenta, la fièvre revint, & avec elle mes craintes & mes alarmes. Ce fecond accès fut plus fort que le premier. II ne me fut plus poffible de douter que fon mal ne düt devenir plus fècheux •, ce que le temps ne confirma que trop. Je tachai de me rappeler les traitemens que j'avois vu employer en pareil cas. La raifon me difott qu'il falloit faigner & rafraïchir, c'eft-a-drre, diminuer le mouvement du fang & la chaleur intérieure. Mais faigner paffoit mon talent. J'avois des lancettes; je n'ofai m'en fervir. Je me reffouvins d'ailleurs d'avoir ouï dire, que dans les maladies qui doivent finir par une crife, il eft dangereux d'abattre par la faignée 1'ardeur naturelle de la fièvre, qui opère d'ellemême la coclion des humeurs, & qu'il fuffifoit de donner, par une boüTon a la fois rafraïchiffante & un peu tonique, une fluidité fuffifante au fang. Je m'en tins donc a la méthode que j'avois adoptée,d'employer la limonade pour  3jB l'lSLE INCONNUEj principal remède, & de laiflèr agir Ia nature > fans Ia contrarier par des erreurs de mon fait» Je me bornai d'ailleurs a mettre quelquefois les pieds de Ia malade dans 1'eau chaude, pour diminuer rirritatkm que je voyois fe porter au cerveau. Cependant toutes ces pre'cautions n'arrêtoient pas le cours de la fièvre. Eléonore en avoit chaquejour deux accès, qui, devenant toujours plus violens & fe rapprochant 1'un de 1'autre, 1'affoiblhToient toujours davantage, & meffrayoient de plus en plus. Dès Ie fixième accès, elle délira; mais Ie neuvième jour 3 l'onzième & le treizième de la maladie, je fus mis a une plus rude épreuve. Eléonore perdit alors entièrement connoiflance, & ne revint que long-temps après. Dans le treizième fur-tout, cette crife> qui'dura vingt-quatre heures, me parut fi terrible, elle approcha tellement Eléonore de fa fin, qu'ayant mis en ufage, fans fuccès, tout ce que je pouvois imaginer pour la ranimer, je la crus fans reüburce. Je me crus perdu moi-même: le fang fe glaga dans mes veines , une fueur froide me couvrit tout Ie corps, & je tombai fans feniimentfur le bord du lit d'Eléonore, prés duquel j'étois a genoux. La fcène intéreflante qui fuivit cet événement,  L'lSLE INCONNUE.' I7.7 ment, eft encore fi préfente a ma mémoire , que, quoiqu'il y ait déja bien des années, il me femble qu'elle n'eft que d'hier. Je ne tardai pas a revenir a moi; mais j'étois dans une fi grande foibleffe & dans un tel engourdifiement de toutes mes facultés , que je ne pouvois quitter la place. Mes idéés étoient confufes , je ne faifois pas ufage de ma volonté, je ne levois pas même les yeux fur Eléonore. Je reftois dans cette inertie ftupide, lorfqu'Eléonore, chez laquelle il s'étoit fait une heureufe révolution, fe mit a touffer plufieurs fois, & revint a elle. Dès qu'elle revit la lumière, elle me cbercha des yeux; & me voyant fans mouvement auprès d'elle, moi qui étois toujours fi vigilant & fi empreffé, elle m'appela, & je ne pus lui tér pondre. Elle avoit eu de 1'inquiétude, lorfqu'elle m'avoit vu fans mouvement, la face décolorée & la tête renverfée fur fon lit. Elle fut bien plus inquiète de mon filence. Son extréme foibleffe ne lui permettoit pas de fe lever; mais fa frayeur lui fit faire un effort pour fe mettre fur le coude, & pour étendre la main jufques a moi. Eléonore me trouva le vifage glacé. Elle jeta un cri lamentable, en faifant en même temps tout ce qui lui étoit poffible pour me prendre par la main. La vivacité du Tom. I. M  178 L'lSLE INCONNÖE. fen timent qu'elle éprouvoit, la ranima. Elle vint a bout de la faifir, & la tirant a elle de toute fa force, elle me donna une fecouffe qui, quoique foible, acheva de me faire fortir de ma lethargie, & me rendit Ie mouvement. J'ouvris les yeux; & retrouvant en vie celle qui m'étoit II chère & que je croyois perdue, je me levai en frappant les mains de furprife & de joie. Eléonore, de fon cöté, n'éprouvoit pas un trouble moins touchant ni une fatisfaétion moins vive de me revoir en fanté, au moment même ou elle défefpéroit de ma vie, & oü elle ne s'attendoit plus a retrouver fon ami. Sa tendreffe , qu'elle ne fongeoit plus a cacherfe montroit fans contrainte dans fes geftes ; & fes yeux, que fa douleur & fa pitié avoient baïgnés de pleurs, répandoient alors des larmes de joie, tandis que 1'excès du fentiment enchainoit fur fes Ièvres les expreffions de fon cceur. Nous demeurames ainfi quelques momens, faifant entre nous une fcène muette bien éloquente, & digne des crayons d'un peintre fenfible. Mais Iorfque 1'émotion qui nous agitoit ne fut plus fi vive,& qu'il me fut poffible de m'énoncer, je pris cette main d'Eléonore qui m'avoit ranimé, je la baignai de larmes de  L' ï S L E INCONNUE. ljp ïeconnoiffance, & je dis a ma compagne tout ce que pouvoit m'infpirer le fentiment le plus tendre. Eléonore, me ferrant la main , me fit cette réponfe remarquab!e3 que je n'oublierai jamais. a C'en eft fait, mon cher Chevalier , je cède a votre tendreffe. Les marqués touchantes que je viens d'en recevoir, appuyées des motifs preffans que vous m'avez offerts avant ma maladie , ont décidé ma refolution. Je ne veux plus vous affiiger par des refus que mon cceur défavoue , & que, dans notre fituation préfente, le ciel même femble condarnner. Je vous affure donc que, fi Dieu me conferve la vie & me rend la fanté, je vous prendrai, fans de nouveaux délais, pour mon époux a & je confens de m'engager a vous pour votre femme , devant ce Dieu jufte & puiffant qui nous voit & qui nous écoute Mais mo- dérez votre joie, ajouta-t-elle, voyant que je ne me poffédois plus , & faites attention que je fuis encore bien malade , & qu'avant de penfer au faint noeud qui doit nous unir , il faut fortir du danger oü vous me voyez ». Eléonore avoit raifon , & j'éprouvai longtemps fur fon compte de cruelles inquiétudes ; mais dans ce moment, 1'ivreffe de ma joie ns M ij  I-8o L'lSLE INCONNÜE» me laiffoit plus voir les maux que nous avions a redouter. Je ne fentois que le bonheur fuprême d'être aimé d'Eléonore, & 1'efpoir enchanteur de me 1'attacher pour toujours. Je voulois lui peindre mon ravilfement. Mais quel art eüt pu rendre ce que j'éprouvois ? 1'imagination elle même n'y fauroit atteindre. Cependant j'eus bientöt de nouveaux fujets d'inquiétude. La fièvre revint. a fon ordinaire , moins violente a la vérité, mais prefque fans intervalles. Son pouls, plus déployé dans les bons momens , confervoit toujours une vivacité qui m'alarmoit, & les redoublemens avangant chaque jour de prés d'une heure, quoique les fymptömes en fuflent moins facheux,rappeioient toujours mes frayeurs. Cependant je remarquai bientöt que les accidens de la maladie n'étoient pas fi graves, que la chaleur étoit moins vive, & que la fièvre diminuoit. Eléonore n'éprouvoit plus ces terribles défaillances qui m'avoient caufé tant d'épouvante. Tout cela me rendoit 1'efpérance de voir dans peu le mal tirer a fa fin. Eneffet, après le vingt-unième jour de la maladie , les accidens difparurent, la fièvre s'arrêta; & quoiqu'Eléonore en reffentït quelques mouvemens durant plufieurs jours, quoiqu'elle  L'ÏSEE INCONNUE. -l8l fut d'une extreme foiblelfe qui demandoit les plus grands me'nagemens, je crus dès-lors pouvoir la regarder comme échappée du pétil ou je 1'avois vue fi long-temps prête a fuccomber, & j'ouvris mon cceur tout entier a la joie. M iij  ï8z L'lSLE INCONNUE. CHAPITRE XIII Convalefcence d'Eléonore; régime quelle obferve ; foins du Chevalier pour hdter fon rétablijjement. Promenades, pêche, occupations diverfes, &c. Eléonore, fortie de ce danger , étoit comme un prifonnier qui, palfant de la profondeur d'un cachot ténébreux a Ia clarté du foleil, ne peut d'abord en fupporter la vivacité , & qui , malgré le défir qu'il a de jouir de la vue tant fouhaitée des objets, eft forcé • de ne regarder que peu a peu ceux qui 1'environnent, & de priver quelque temps fes yeux de lalumière, pour leur en rendre 1'ufage. Elle foupiroit après la fanté , eüe défiroit ardemment de paffer a la jouilfance de tous fes avantages; mais 1'état de langueur oü elle étoit, 1'obligeoit de fe conduire avec Ia plus grande circonfpection , & me faifoit une Ioi de la furveiller foigneufement. Je craignois, avecrarfon, quelque rechute, que Ia débilité de fes forces rendoit très-poffible. Elle avoit demeuré fi long-temps fans fe lever, fans faire ufage de fes membres, fans voir la campagne, qu'elle devoit naturelle-  L-'IsLE INCONNUE. 183 ment défirer de fortir de la cabane, pour contempler avec fatisfaction tout ce qui frapperoit fes regards, & fur-tout les animaux que renfermoientles étables & la baffe-cour. Elle les avoit fort è cceur, & il lui tardoit d autant plus de les vifiter, que je lui en avois annonce 1'heureux accroiffement. Mais le befoin pour elle Ie plus prelfant étoit celui que tous les convalefcens éprouvent d'ordinaire,le befoin impérieux de manger & de recouvrer les forces qu'ils ont perdues. Eléonore avoit été fi ftriétement a la limonade & au bouillon de poulet durant toute fa maladie, que , quoique naturellement fort fobre j elle fentoit vivement ce befoin de prendre de la nourriture & de fe reftaurer. Cétoit précifément la-deffus qu'il me falloit porter la plus grande attention , paree que 1'appétit eft la chofe dont un convalefcent peut abufer le plus aifément. Je crus donc devoit régler moi-même les repas d'Eléonore, de manière que je n'euife point a me repentir d'avoir eu pour elle trop de complaifance. U ne faut pas croire néanmoins que je fuffe un médecm revêche, un gouverneur diffieile. Je tachois de joindre la raifon d'un père a la tendreffe d'une mère & a la fenfibilité profonde , delicate & refpedueufe d'un véritable amanu M iv  'iS/f L'IstE IHCOHNUE. Je cherchois a prévenir les gouts d'Eléonore, & a leur donner tout ce qu'il étoit poffible de leur accorder fans danger. Dès les premiers jours de fa convalefcence, qui fut fort longue , je lui fervis Ie matin un peu de foupe, le foir un peu de crème de riz, & dans 1'intervalle, du bouillon plus nourriffant. Quelques jours après , je lui donnai fur la foupe un petit verre de vin de Madère „ qu'elle but avec plaifir, & dont elle fe feritk bien fortifiée. Enfuite j'augmentai Ia dofe d'alimens , en prenant néanmoins la précaution de lui donner peu chaquefois, mais fouvent, & j'avois toujours foin de ne lui préfenter que les chofes les plus convenables a fon état & a fes farces. Lorfque fon eftomac put lui permettre de manger quelque chofe'de plus que Ia foupe, je lui fis un plat d'herbes potagères rafraïchiffantes , cuites au bouillon, d'une digeftion plus facile que la viande. Enfin je lui donnai des ceufs frais , des poifTons, des oifeaux rötis, fur lefquels je lui faifois toujours boire quelques verres de vin de Madère; & tout cela contribuoit a merveille a fon rétabliffement. Maïs pour accélérer ce grand ouvrage , il ne falloit pas bomer mes foins a pourvoir Ia table  L'IsEE INCONNUE. l8j 'd'Eléonore des mets les plus légers & les plus agréables, il ne falloit pas feulement en régler le régime; je devois encore employer les moyens les plus propres è récréer 1'efprit, è épanomr le cceur de ma compagne , qu'une longue incommodité & de grandes douleurs avoient aflaiüe & comme flétri: je devois la tirer de 1'enmn d'une retraite forcée (i) "> ™ffi ïe n'oublrm rien de ce qui pouvoit la diftraire & 1'amufer. Je lui jouois quelquefois fur la Mte des airs doux & tendres-, & , quand elle devint plus forte, je repris le violon & une mufique un peu plus animée. Lorfque le temps des pluies fut paffe , & qu'elle put fe foutenir affez pour fe promener , je "fortis avec elle de notre demeure, pour aller refpirer aux environs lair pur & frais d'une campagne verdoyante &c fleurie. Les pluies fécondes qui étoient tombees , avoient, pour ainfi dire , rajeuni notre ifle (O Je pris alors pour bafe de ma médecine, cette maxime de 1'école de Salcrne, qu'on ne fint pas affez: Mens hïlaris , requies moderata, duta; & ,e men fuis toujours fort bien trouvê depuis. La gaiete , 1 exercice modëré, la fobriété font en effet des moyens b,« plus falutai.es que les remèdes; car ceux-cr ne lont employés qu'a diffiper le mal, tandis que les autres le préviennent.  l8ö L'lSLE INCONNUE. Cétoit pour elle la plus belle faifon. Les arbres, qui ne fe de'pouillent jamais dans cet heureux climat, pare's alors d'une verdure plus riante, & les gazons émaillés de nouvellesfleurs, charmoient les yeux & 1'odorat, & caufoient a mon cceur une douce émotion de joie & une fatisfaftion délicieufe que je ne faurois définir. Qu'on juge donc de 1'effet que ces objets flatteurs devoient produire fur Eléonore, naturellement fenfible , & qui, privée longtemps du plaifir de les comtempler, devoit trouver un charme fi touchant a les revoir. « Ah ! s'écria-t-elle dans un tranfport d'admiration , comme tous les objets font erabellis ! comme la nature fe plak a nous dédommager des privationsoü elle nous a tenus, par le charme qu'elle répand fur tout ce qui nous environne ! Tout ce qui frappe ici les yeux, fait fur mes fens une impreffion de plaifir que je ne connoiffois pas. Sentez-vous, comme moi , votre cceur s ouvrir a une joie pure qui 1'inonde & qui le pénètre ? Trouvezvous dans la moindre chofe un agrément jufqu'alors inconnu > Je ne fais ; mais il me femble que ma fenfibilité s eft accrue , & qu'autrefois les objets ne faifoient pas fur mon ame Ja même impreffion. Le ciel eft plus beau , l'air plus ferein, la verdure plus agréable: je rek  L'IsLE INCONNUE. 187 pïre & je jouis de mon exiftence avec plus de volupté. Enfin vous paroiffez content, &c je n'ai point de reproches a me faire. Si ce n'eft pas la le bonheur , mon ami ; c'eft du moins un état bien doux, quand on a pafie par tant d epreuves & fouffert de fi cruelles peines ». « Chère Eléonore, lui dis-je, que vous m'enchantez par ce langage, qui ne me laifle plus douter de votre rétablhTement! la douce fatisfatftion que vous goütez en eft une preuve non équivoque ; elle s'éclipfe ou brille avec la fanté, & rien ne 1'affermit davantage & ne fert mieux a 1'entretenir, que la tranquillité du cceur & le fentiment intime de fon innocence. Or, a ce titre , quel être au monde peut 1'avoir plus que vous, divine Eléonore! Votre fanté renait & fe fortifie; vous jouiffez de la fatisfaótion de votre ami, charmé de cet heureux événement & du doux efpoir que vous lui avez donné. Voila la caufe de la joie que vous .éprouvez en ce moment. Tout vous plak & vous enchante ; que fera-ce donc, Iorfque, comblant mes vceux, vous partagerez mes tranfports»? C'étoit dans de pareils entretiens que nous paffions les premiers temps de fon rétabliflejpent. Nous ftmes enfuite des promenades a peu  l88 L'IsLE INCONNUE. de diftance de Ia cabane; puis, lorfqu'ETéónore eut repris des forces nouvelles, nous les poufsames plus loin. Je prenois feulement la précaution de mettre du voyage fon anefle, dont la douce allure , favorable a fa fanté, devoit la foulager de la fatigue de la marche. Cette attention, qui lui donnoit le moyen de fe repofer quand elle le jugeoit a propos, lui Iaiffoit toujours la liberté de faire ufagedefes jambes a volonté. II lui prit un matin fantaifie de tourner nos petits voyages vers Ia rivière, & de fe promener en gondole dans la baie. « La promenade en deviendra plus douce, me dit-elle , & n'en fera pas moins belle. Nous pourrons même en retirer quelque utilité. Prenons la ligne & les filets; muniflbns-nous de paniers & de vafes. J'efpère que le plaifir que nous trouverons dans cette partie, ne nous empêchera pas dy faire des provifions. La baie eft poiffonneufe, &, fi j'en crois mes conjeftures , elle nousfournira des coquillages qui varieront nos mets agréablement. Vous en avez déja tiré des crabes & des homars; il y a lieu de croire qu'elle contient auffi des huitres, & que, fi nous n'en trouvons pas a 1'embouchure, nous en trouverons fur les rochers de 1'ifle qui ea font voifins  L'lSLE INCONNUE.' l8p Eléonore étoit bien süre de mon approbation. J'adoptai volontiers tout ce qu'elle m'avoit propofé, & pour lui témoigner mon empreffement a la fatisfaire, je pris fur le champ les chofes néceffaires a notre embarquement, & tous les uftenfiles de la pêche; après quoi, fermant la cabane, je partis gaiment avec ma compagne, & nous nous rendimes au bateau. Je ne m'en étois pas fervi depuis long-temps. II fallut le vider d'une quantité d'eau qui y étoit tombée, malgré le couvert de ramée & de joncs que je lui avois fait; mais a'près 1'avoir nettoyé, après 1'avoir entouré de cordes garnies d'hamecons {i), nous defcendimes doucement vers 1'embouchure en cötoyant le rivage, &C nous jetimes nos lignes & nos filets. Cette promenade , ou plutöt cette pêche, entreprife dans le doublé deffein de fatisfaire notre intérêt & notre curiofité , remplit trèsbien toutes les vues d'Eléonore, qui, charmée du plaifir qu'elle y trouvoit, fe propofa de le renouveler auffi fouyent que nos affaires nous (i) C'eft dans cet appareil qu'on pêche la morue fut les bancs de Terte-Neuve, ou ce poiffon eft fi abondant, que les pècheurs fuftlfent a peine i retirer & d regarnir les hamecons placés au bout des cordes ittachées tout autour de la chaloupe. .  ipo L'Isee inconnue: Ie permettrolent. Nous primes dans la baie, des cabliaux, des aiofes, de très-beaux maquereaux, & fur les bords, des crabes & des Iangouftes & comme ]g temps étok ffla_ gmfique & le calme parfait, nous débouchames de la rivière; & tournant a gauche, en évitant la pointe,nousparcourümes a 1'eft tous Iesbancs des roches qui nous parurent acceffibles; nous trouvames en différens endroits plufieurs fortes de coqmllages f», & particulièrement de trésbelles huitres, dont Eléonore, qui les aimoit, fit une ample provifion, Nous en pêchames dans la fuite une grande quantité , & nous les tianfportames fur les cotés pierreux de la baie, oü elles multiplièrent prodigieufement, & nous difpensèrent d'aller au loin pour nous en procurer. Eléonore voulut même en mettre dans des parcs, comme on fait en France, pour en avoir de vertes & d'une graiffe plus délicate. Elle réuffit dans cette entreprife, qui, en nous donnant un moyen de plus de' fubfiftance, nous fournit h volonté une grande partie de 1'année. un mets fervi par-tout fur les meilleures tables. (t ) Nous fömes obligés de leut ferrer les pattes avec dés cordes, pour les empêcher de s'entré-nuire & de foiiir des paniers. C'étoient des modes, des petoncles, Sec.  L'lSLE INCONNUE. Nous revenions 1'un & 1'autre fort contens 'de ce petit voyage, dont nous retirames bien du plaifir & beaucoup de profit, fans courir le moindre rifque , lorfqua peu de diftance de 1'endroit oü j'avois coutume d'arrêter la chaloupe, il nous airiva encore une bonne fortune qui mit le comble aux fuccès de la journe'e. Comme nous de'tournions le bateau du milieu de la rivière , pour aborder, un beau (1) faumon qui montoit contre le courant, pourfuiyï peut-être par quelque ennemi, fortit de 1'eau par unbond, &fauta dans lachaloupe, a notre grande furprife •, ce qui n'empêcha pas que je ne le mifle auffi- tot hors d'e'tat de nous échapper. Tous ces poiflbns & ces coquhMages furent fur le champ tranfportés a la cabane, oü nous fümes de retour vers les dix heures. Les ménagemens qu'exigeoit la fanté d'Eléonore , ne permettoient pas de prolonger cette partie plus long-temps. Le grand chaud pouvoit 1'incammoder; d'ailleurs il étoit nécelTaire qu'elle prït de la nourriture. (,) Le faumon, en latin falmo , tire fon nom latin & francois, de cette habitude qu'il a de franchir, en fautant, les obftacles qui fe préfentent devant lui. U bondit au deffus des catataftes , de dix & quelquefois de douze pieds. Le mot faumon ou faulmon eft formé par contraaionde ceux-ci, qui faute contre mom.  kp2 L'ÏSLE INCONNUE; L'après-dinée, je confeillai a Eléonore "de fe mettre fur fon lit pour fe délaffer par le repos, tandis que je m'occuperois des ouvrages les plus prelfés; mais elle me répondit, que le repos du jour interromproit le fommeil de la nuit: elle me pria donc de ne pas trouver mauvais quelle m'accompagnat, pour être du moins fpeétatrice de mes travaux, fi elle ne pouvoit pas y coopérer. Nous vifitames le jardin, nóus fimes le tour du champ, & nous trouvames par-tout bien des chofes a faire. Les pluies avoient fait naïtre parmi nos blés & nos légumes une grande quantité d'herbes qui les affamoient, & qui menacoient de les étouffer (i). Je vis qu'il ( i ) Dans les tèrres nouvelles qui font fous les tropiq'ues, la couche végétale eft tellement embarraflee de grofTes & de petites raeines , & elles pouffent tant de jets, qu'elles étourferoientles plantes qu'on y sème, fi l'on ne prenoit de grandes précautions. On peut a peine faire des trous avec la pioche, pour planter. Mais quand les défricliemens ont plufieurs années, les pluies, lesrofées, & la grande chaleur font pourrir les raeines. La terre de rille ne préfentoit pas des ificonvéniens aufli forts, paree que, quoiqu'elle foit très-voifiné du tropique , elle n'a jamais le foleil perpendiculaire ,■ mais fi elle ne demandoit que des labours légers , comme les terres de la zone torride , elle exigeoit des foins fréquens pour la débarraflec des herbes voraces. falloit  L' ï S L E INCONNUE, IQJ Falloit farcler & trier ces blés , arracher ces herbes nuifibles , fi je ne voulois m'expofer a perdre nos femences. Je remarquai d'ailleurs que ces femences précieufes,fur lefquelles nous fondions notre plus grand efpoir, méritoient d'autant mieux d'être confervées , qu'elles avoient la plus belle apparence. Chaque pied avoit déja talé confidérablement. La fane en étoit large, épaifle, d'un vert foncé, & promettoit de donner une forte paille & des épis nombreux & fuperbes. L'orge & le feigle commencoient a lever: ces deux fortes de grains ne demandent pas a être farclés comme le froment > auquel cette opération , qui le chauffe & le nettoie, eft trèsprofitable. Je me contentai donc d'arrachet avec la main les mauvaifes herbes les plus hatives d'entre les feigles, en quoi Eléonore voulut m'aider ; mais je différai de biner le froment, qui ne montoit pas encore, & je fus bien aife de ce délai, paree que ma compagne, quoique foible, auroit cru devoir me feconder dans cette opération , qui ne demande pas, il eft vrai, de grandes forces, mais qui devient pénible par la pofture gênante ou elle vous tient. Cela ne me fervit pourtant pas de grand'chofe; car, Iorfque du champ nous revinmes au jardin, p ne pus empêcher Eléonore de prendre. le, Tom. I. N  •j'gl L'J.SLE INCONNUE.' farcloir & de mettre la main a fceuvre, Sc, tout confidéré, je ceffai de m'y oppofer. II étoit plus facile d'arracher les herbes du jardin, que celles du champ ; d'ailleurs il ne falloit pas avoir l'air de heurter fans ceffe fa volonté, Sc j'aimai mieux enfin la fatisfaire dans cette fantaifie, au hafard de lui laiffer prendre un peu de fatigue, que de lui donner Ie chagrin de fe voir fans ceffe contrarier. ; Comme notre potager n'avoit pas beaucoup d'étendue, & que nos légumes n'étoient pas tous fufceptibles d'être fardés, la fagon que nous leur donnames fut achevée de bonne heure; de manière que je pus m'occuper quelque temps encore avant le fouper, de nos plantes, de hos arbres eneailfés, & leur partager les foins qui leur étoient nécelfaires. J'avois en caiffe deux très-beaux pieds d'ananas, quelques pommiers & poiriers d'Europe, des bananiers, & plufieurs plants de vigne, qui tous réuffirent a merveille dans ce climat, & ne tardèrent pas a me donner des fruits délicieux, a 1'exception de la vigne, pour le fuccès de laquelle il me fallut effayer long-temps divers procédés, foit dans la taille & dans la culture, foit dans 1'expofition. Le pays étoit fans doute trop chaud pour cet arbuftedes régions tempérées, & la. tem  L' I S L E INCONNUE. ï 0£ de 1'ifle trop abondante en sève & en fels: en effet, je m'apergus que le grand foleil étoit contraire a la vigne, & que 1'abondance de la sève faifoit crever le raifin avant fa maturité; mais je dois dire ici en palfant, pour la fatisfa&ion de mes lecteurs, que je vins a bout de rémédier a ces inconvéniens , en prêtant a ma jeune vigne uae ombre falutaire pour la garantir des grands feux du jour, & en divifant & diminuant la sève; c'eft-a-dire, que je donnai a la vigne plus de jets qu'on ne lui en lailfe dans nos pays de vignobles; que je la laiffai, comme en Italië, monter fur des arbres, contre lefquels je 1'appuyai, & que je ne la taillai que le plus tard que je pus. Ainfi, la sève , en partie fupprimée par les pleurs de la vigne, & partagée dans un grand nombre de rameaux, ne porta plus au fruit ce fuperflu de nourriture, qui, rompant 1'enveloppe du grain, le faifoit pourrir & fécher, & ne lui permettoit jamais de venir a maturité. Mais revenons. Eléonore me fut bon gré de ma complaifance, & fa bonne humeur, ■durant le fouper, me dédommagea bien de 1'efpèce de contrainte que j'avois euejufques-la. Son cceur n'avoit plus pour moi autant de réferve qu'elle m'en montroit avant fa maladie, & ce fok elle s'épancha dayantage. Loin de. N ij  'I9 mon fils, dans ce coin ( Guillaurne premier) , ce guerrier dont l'air a quelque chofe de fi grand. II fBt fingulièrement efhmé du fage roi Charles V. Deux traits que je vais vous rapporter de lui , vous le feront bien connoitre.» II défendoit Ia ville de Limoges, affiégée par le prince de Galles duc " de Guienne, connu fous le nom de Prince Noir, vivement irrité contre les habitans qui avoient pris les armes en faveur de Charles Après une réfiftance opiniatre, Ia ville fut emportéed'affaut. Le vainqueur farieux ayant pénétré dans la ville, Ia livroit au meurtre & au pillage, fans fe lahTer émoüvoir par les «is & les larmes des femmes & des enfans qui fe jetoient k fes pieds en demandant mifencorde • Iorfque notre chevalier, aidé feulement de deux gentilshommes de fon parti 4    UÏSLE INCONNUE. iO*), tólta 1'effort de 1'armée viófcorieufe , par des aótions de valeut fi extraordinaires , qu'elles bfpirèrerit une forte de refpeót au Prince No*. II fut touché de la belle défenfe de ces trois braves , modéra fa colère k leur afped, & fauva les reftes de cette ville infortunée, pourpnx de leur généreufe audace (i). » Le fecond trait qui diftingue ce heros , remplit toute 1'étendue de la rnagnanirmté. Un .entilhomrne de fes voifins, avec lequel il avoit eu plufieurs différens, jaloux de fes fuccès , & humilié de fa gloire , réfolut de hmmoler a fa haine dès qu'il en trouveroit loc- (I) Montagne tapporte ainfi cette aftion magnanime ' au premier chapiue de fes Effais : ' « Edouard, Prince de Galles, celui qui. régenta fi ; lon.-temps notre Guienne.... ayant ete ken offenfé l par les Limoufins, Sc prenant leur «Ue par force I n put être arrêté par les cris du peuple Sc des femme l * des enfans abandonnés i la boucherie , lux crian „ ^erci SC fe jetant a fes pieds: jufqu'a ce que paffant , toujours outre dans la-ville , J aper.ut trots gen, tilshommes, qui, d'une hardieffe mcroyab e o e 8 noient feuls 1'effort de fon arm e vrftoneufe, la con • [ fidération Sc le refpeft d'une fi notable vertu reboucha I p^ièrement Jpointe de* colêre, * commenea „par ces trois k faire miféricorde i tous les habtans .» de la ville ». Note de l'èditeuu  2ÓS L'IsLE INCONNUE; cafion. Notre chevalier connoiffoit toute fa~. nimofité de cet ennemi; mais il ne le croyoit pas affez lache pour devoir s'en méfier. Cependant celui-ci rodoit dans le pays avec une troupe d'hommes armés pour le furprendre , & le rencontrant un jour dans un endroit folitaire, fuivi d'un petit nombre des fiens, il 1'affaillit a 1'improvifte, croyant 1'accabler facilement. Mais notre brave chevalier s bien fecondé par fes domeft'ques , fe battit avec tant de préfence d'efprit Sc de courage, que , quoique bleffé grièvement, il mit en fuite les affailïns & renverfa leur chef. Le fcéléfat s'attendoit a la mort qu'il avoit fi bien méritée , Iorfque fon vainqueur, arrêtant les mouvemens de fa colère, le fit relever, & lui dit: Vous avez voulu m'óter la vie par trahifon , je vous la donne par génerofité; je pourrois vous loter, puifquej'en fuis le maitre & que vous m'avez fi indignement trahi; mais je me conduis par d'autres principes que lesvötres: tout injufte que vous êtes , je trouve encore plus beau de me vaincre que de vous avoir vaincu. » Enfin remarquez ici ( Guillaume fecond ) mon grand-père, qui, dans les temps malheureux des guerres civiles & de la ligue, fit preuve d'une grandeur d'ame digne d'admira* tion.  L'ÏSLE INCONNUE, 2ÓQ tïori. Fidele a fon prince , mais encore plus fidele a 1'honneur , il refufa de mettre a exé~ cution contre les Hugenots, des ordres fecrets & fanguinaires que le roi Charles IX lui fit donner , en alléguant pour raifon , que ces ordres étant injuftes , ils ne pouvoient venir du roi; qu'il avoit voué fes biens & fa vie au fervice du prince & de 1'état , mais non pas fon honneur ; qu'il combattroit toujours en guerrier , mais non en lache affaffin ni en vil mercenaire. 53 C'eft le même qui fit une adion fi touchante de tendreffe filiale- Il étoit éperdument amoureux de la fille d'un gentilhomme, Sc fur le point de 1'époufer. La demoifelle de-^ meuroit dans une ville voifine de nos terres; ii fe rendit avec fa mère auprès d'elle, quelques jours avant Ia noce. On ne fongeoit qu'aux préparatifs de la fête, lorfqu'une nuit la ville eft furprife par les Huguenots qui fe rendent d'abord maïtres d'un quartier : c'étoit précifément dans ce quartier que demeuroit fa maitreffe. Mon aïeul accourt pour la défendre & pour repouffer 1'ennemi, avec ce qu'il peut trouver de gens capables de le feconder. Tandis qu'ils fe battent de rue en rue, on vient 1'avertir que la maifon de fa mère eft la proie des Hammes. Alors il quitte lecombat en pleurant, Tom. I. O  2ÏO L'lSLE IfTCONNÜEi pour voler aux lieux oü Ia nature 1'appellë % il s'e'lance a travers les feux & les dangers, pour fauver Ia vie a celle qui lui donna le jour-, & , malgri tous les obftacles, il parvient a Ia délivrer du péril : mais en fauvant fa mère, il perdit celle qui alloit faire fon bonheur. » Voila, mon üls, les exemples que vous ont donnés les hommes célèbres de qui vous tenez le jour & la noblefTe. C'eft a vous de les imiter, & de montrer que vous n'êtes pas moins fhéritier de leur générotité que de leur nom : car ne croyez pas que la noblelfe foit un titre donné par la nature , inhérent a la race de certains hommes , ni même un titre fans charge. Les premiers nobles ne lont ac-> quis a leur poftérité que par de grands travaux , & après avoir employé courageufement leurs forces , leurs talens , & leurs vertus pout 1'avantage de la patrie. La noblelfe eft le falaire des grands fervices rendus a 1'humanité, ou le tribut de la reconnoiffance de 1'état, accordé aux enfans de ceux qui ont bien mérité de lui. II le leur paye en honneur & en confidérati -n, en leur fuppofant le zèle & les fentimens de ceux qu'ils repréfentent. II penfe qu'en héritant d'un nom üluftre, ils doivent avoir les vertus qui l'ont illuftré. Mais ceux  L'lSLE INCONNUE. 2IÏ *arui Iè terniffent par leurs a&ions ou par leur caraótère, fe rendent d'autant plus méprifables , que le nom & la mémoire de leurs ancêtres font en plus grande vénération. Souvenez - vous donc, mon cher Chevalier, que votre naiffance vous impofe pour devoir 1'exercice des vertus utiles aux autres , & que ce n'eft qu'en faifant bien qu'on peut bien mériter». Ces lecons , foutenues par de fi grands exemples , reftèrent profondément gravées dans mon cceur. Ma mère , de fon cóté, me mena dans un bofquet folitaire, pour épancher avec plus de liberté la tendreffe de fon cceur. Ce ne furent pas des ordres ni même des confeils qu'elle me donna; elle ufa de moyens bien plus perfuafifs. Les tendres exhortations, les prières , les larmes furent employees pour m'engager a me conduire d'une manière auffi louable que •je 1'avois fait jufqu'alors. Elle me fit voir fon bonheur attaché a Ia fatisfaöion qu'elle auroit de ma conduite. Digne mère! qui mettoit fa joie dans la fageffe de fes enfans, & qui leur demandoit, comme une preuve d'amour , cè que leur intérêt & leur devoir leur prefcrivoient également. Ses inftrudions fe réduifoient a trois •chefs principaux. i°. Eviter les querelles, & fur-tout Ie duel, qu'elle me repréfenta comme une tranfgreffion P ij  212 L'lSLE INCONNUE.' manifefte des lois divines & humaines, & uit attentat puniffable. S'il y a de la juftice & dö la raifon dans le monde, me dk-elle, il eft toujours permis de fe défendre; mais il ne 1'eft jamais de provoquer perfonne, ni d'attaquer la vie d'autrui, foit par une force brutale, foit avec 1'adrefle d'un gladiateur. ' 2°. Fuir le libertinage d'efprit & de cceur , qu'affichent aujourd'hui Ia plupart des jeunes gens.  V l S L E ïNCoNNUïi 2 ï ƒ a mon efprit, en m'infpirant la défiance de moi-même, me dérobèrent aux ridicules qu'elle redoutoit , & me préfervèrent plus d'une fois des dangers ou il eft trés-vraifemblable que le feu de la jeuneffe Si mon inexpérience m'aur-oient fait tomber. Nous commencames notre tournee par 1'Angleterre-, de la, nous paffames en Hollande, d'oü , traverfant 1'Allemagne & 1'Italie , nous arrivames a Malte. « Je ne vous ferai point ici la defcription de ces pays. Je me contenterai de vous dire , que le but de mon voyage étant de m'inftruire en étudiant les variétés que la nature, les hommes, èc les gouvernemens pouri-oient m'offrir, je m'arrêtois avec complaifance dans les lieux & dans les villes qui pouvoient me préfenter des objets dignes de ma cunofité. »Si éloignés de ces heureufes contrées,féparés du refte de la nature, ö ma chère Eléonore! que nous importe ici la connoiffance de leurs gouvernemens & de leurs mceurs ? Quel intérêt pourriez-vous prendre aux réflesions qu'ils m'infpirèrent alors ?..... Mais que dis-je? la connoiffance des hommes eft-elle inutile , même quand on feroit feul? Pouvons-nous être indifférens fur la manière dont ils fegouvernent, &c fur celle dont ils doivent être gouvernés ? Y a-tr" une fcience fuperflue,. même. dans.u» O iv  2IÖ L'lSLE INCONNUE. défertïCeftlèfur-tout qu'il importe de favoirv Savons-nous a quoi le ciel nous réferve ( & en difant ces paroles je tournai un regard doüIoureux du cöté de ma patrie; & les yeux d Eléonore fe baifsèrent triftement) ? Mes ob■fervations auront peut-être un jour leur utilité j ii elles vous amufent un moment, elles feront encore utiles». Un %ne de tête d'Eléonore mencouragea, & je continuai de la forte : " Ma,Sré les éloges faftueux que les anglois prodiguent a la forme de leur gouvernement, dans lequel trois pouvoirs fe combattent fans. ceffe, je ne pus m'empêcher de goüter les réflexions de mon oncle, qui prétendoit que le meilleur gouvernement étoit celui qui avoit plus de rapport a 1'adminiftration paternelle, ou il n'y a point de contre-poids». «JUgez-en par les effets, mon cher Chevalier, me difoit-il; la révolution que I'Angleterre vient d'éprouver depuis quelques années (i), & qu'on regarde comme extraordinaire , a pourtant bien des exemples dans fon hiftoire, & ne doit pas. etonner ceux qui connoiffent fa conftitution. Quel éloge peut-on faire d'un gouvernement fous lequel la nation éprouve des convulfions (i) C'eft la révolution de 1688, qui fit perdre le trone a Jacques II.  L'lSLE INCONNUE. 217 fivives & fi fréquentes? La dernière crife eft la troifième depuis moins de cinquante ans, Dans les fiècles précédens, elles ont été encore plus nombreufes. » Si vous jetez les yeux fur les époques faillantes de cette' Monarchie, vous ne verrez que le tableau mouvant d'une mer toujours agitée , & fameufe par de grands naufrages. Quand nous fuppoferions que les trois pouvoirs qui la compofent, fe combinent parfaitement & font bien d'accord , pourrions-nous croire qu'ils doivent durer long-temps dans cette union, avec la multitude de paffions & d'intérêts divers qu'elle renferme (O? ( i) Divers auteurs politiques ont, fur la conüitution du gouvernement d'Angleterre & fur fon influence, des opinions bien oppofées au jugement qu'en portoit le r.élèbre Montefquieu. Quelques-uns n'ont vu dans ce mélange de pouvoirs, qu'un gouvernement dont les parties , luttant toujours entre elles, tendent a s'affoiblk mutuellement; qu'un choc perpétuel d'intérêts & d'opinions, qui, entretenant dans les efprits une contrariété de volontés, fait naitre infenfiblement le défordre; qu'une raifon de prévoir qu'un de ces pouvoirs, venant a s'élever fur la ruine des autres , amenera quelque révolution funefte & défaftreufe pour la nation. L'orgueil, difent-ils, & la fierté qui naiffent des prétentions au partage de 1'autorité, ont du naturellement élever 1'ame des anglois; mais, fion y regarde de prés,  218 L'ÏSLE INCONNUE. » Tout tend a s'altérer dans le monde , & les gouvernemens ne s ecartent point de pu verra qu'ils lui ont donné plus de préfomption que de grandeur , plus d'ambition que de fagefle , plus d'opi-, niatreté que de courage, plus d'amourde 1'indépendance que de la vraie liberté. De la , fi l'on peut s'exprimer ainfi, 1'enflure dans les défirs, dans les penfées, dans les projets des anglois; de la, cet amour-propre fans mefure , qu'ils appellent patriotifme; de la , le mépris qu'ils affedtent pour les autres peuples, & le peu d'égards qu'ils ont pour les droits des nations; de la enfin 1'acharnement & la cruauté réfléchie qu'ils mettent dans toutesleurs querelles. — Ce peuple , qu agite une perpétuelle inquiétude, ne peut vivre en paix avec lui-même, lorfqu'il n'eft point en guerre avec fes voifins. Comme fa jaloufie & fon avide cupidité le portent fans ceffe i attaquer, tantót a force ouverte & tantöt fourdement, lems propriétés; & comme ces attentats , en irritant tous ces peuples, peuvent les liguer contre lui, il eft a craindre qu'un foulèvement général ne 1'accable , ou qu'affoibli par les efforts qu'il fera pour fe défcndre , & défolé des pertes & des malheurs qu'il éprouvera, il ne tourne fa fureur contre lui-même, & de fes propres mains ne déchire fes entrailles. t II eft eneore a remarquer, qu'avec la plus grande liberté de parler & d'écrire, qui, dans un autre pays & avec une autre conftitution , eut généralement répanda la connoiffance de toutes les vérités uriles , les anglois n'ont fait que peu de progrès dans les vrais principes deréconómie politique, du commerce, des impofitions.,  L'IsLE INCONNUE. 2l^' fcette loi. Mais les républiques & les gouvernemens mixtes ont ce défavantage , qu'une fois altérés par la corruption, il eft trés - difficile , pour ne pas dire impofïible , de les rétablir. II faut le concours de tant de volontés , & ces volontés une fois diffidentes, s'éloignent tellement du centre de réunion, que la reftauration de 1'ordre primitif devient de plus en plus impoffible. A.u lieu que, dans une mo-. narchie, oü le retour au bien ne dépend que d'une volonté, on peut fans doute éprouver les effets d'une mauvaife adminiftration ; mais dès qu'un roi ferme & bon y tient le fceptre, tout peut être réparé, &. fouvent un feul règne fuffit pour effacer le fouvenir d'un fiècle d'in- des droits, & des devoirs des hommes réunis en fociété. L'animofité des partis , toujours plus occupée de nuire au parti oppofé , que de rechercher ce qui intérefferoït le bonheur de Mat, a fait dégénérer les harangues & les écrits en vaines querelles , dont la nation n*a tirc aucun avantage; & le commerce de ce peuple induftrieux gémit fous le faix d'impofitions défordonnées 8c de priviléges exclulifs les plus onéreux. La liberté du domicile des citoyens eft violée par les commis de la Douane, ik celle des perfónnes 1'eft par les Preff-gangs, pour le fervice de la Marine. On traite en efdaves les membres d'un peuple libre , pour les obliger a défendïc leurs foyers. Note de l'e'diceur.  "&2.0 ■ L'lSLE INCONNUE. fortunes. Rappelez-vous les règnes alfez courts de Charles V, de Louis XII, & d'Henri IV, durant lefquels la France reprit fa fplendeur j ils ferviront a vous confirmer la ve'rité de mes remarques & la folidité de ma politique (i). « Une chofe pourtant bien louable dans 1'adminiftration angloife , continuoit mon oncle x c'eft Ie refpect pour la propriété, c'eft I'encou- (i) Si quelqu'un pouvoit s'élever contre cette aflertion, nous n'aurions befoin, pour le convaincre, que de lui citer le règne paternel de Louis XVI, qui, dans peu d'années , a relevé la France de 1'état de décadenceou elle étoit. II a fait naitre la coufiance & le calme dans les efprits, par les opérations les plus fages & les mieux combinées. La règle & 1'économie introduites/ dans toutes les parties de 1'adminiftration , les finances améliorées, la marine rétablie avec une rapidité qui étonne , la paix cimentée par fa médiation entre trois grands empires , enfin la gloire & le crédit de la France reftaurés chez toutes les nations, les mceurs & le patriotifme ranimés dans le cceur des francois, & tout cela exécuté au milieu de la guerre la plus difpendieufe , juftifie Tenthoufiafme qu'il infpire a fes fujets, & 1'efpoir qu'jls ont concu du plus grand bonheur qu'un peuple fenfible puiffe goóter. Quel heureux concours de circonftances ne faudroit-il pas dans un gouvernement mixte, pour opérer tous ces changemens favorables , Sc oü font les exemples de pareils changemens ? Note deVe'diteur.  L' I S L E INCONNUE.' lit] fagement donné depuis peu a l'agriculture 8£ au commerce de fes produclions. Les Anglois ont compris que le revend d'une nation agricole étoit celui du fol, & que , pour exciter 1'émulation du laboureur, il falloit lui facilitec le débit de fes denrées. Ils ont enconféquence» non feulement permis de les exporter en tout temps & en tout pays; mais, par un excès qui eft dans leur caradère , ils ont voulu forcer 1'exportation au dela de fes bornes naturelles, en accordant une récompenfe proportionnée a la quantité de grains exportée d'Angleterre , tandis quils repouffbient, par des gênes & des droits de douane, les grains qu'on auroit pu leur amener de 1'étranger (i); & quoique cette prohibition , comme toute autre , foit nuifible en elle-même, la libre exportation des grains s dont on commence a fentir les avantages 9 doit tellement influer dans cette ifle fur la (i) La loi de 1'exportation des grains, promulguée en Angleterre fous Guillaume III, & qui a fubfifté depuis 1688 jufqu'en 1764 , a changé , pour ainfi dire, la face de 1'Angleterre , par 1'aifance & les richeffes qu'elle a répandues fur les campagnes. Cette loi accorda une prime de cinq fchellings par quarter de froment exporté. Le quarter pèfe quatre cent quatre-vingts livres, & le fchellingvautenviron vingt- quatre fous tournois, Note de l'éditeur.  5-22 VI S l E INCONNUE.' profpérité de l'agriculture & du laboureur $ qu'il pourroit fort bien arriver que les anglois nous portalfent quefque jour les produits de leurs récoltes , multipliés par la liberté , Iorfque les nötres feront diminués par les entraves oü l'on a mis chez nous le commerce des denrées , & qu'ils devinlfent ainfi les fournilfeurs de ceux qui les avoient approvifionnés fi longtemps (i) >>. (i) Cette prédiftion s'eft accomplie ; l'agriculture & les revenu's du fol en Angleterre n'ont pas celle dé feire des progrès durant les foixante-feize ans de cette liberté. II y a deux obfervations bien remarquables a faire a cet égard; c'eft que 1'Angleteire n'a pas éprouvé de difette dans cet interval Ie , & que depuis 1764, oii Ia liberté de 1'exportation y a été fufpendue, il y a eu des ftfettes & des féditions, comme dans tous les pays de régime prohibitif. D'un autre cöté , la France, qui s'étoit enrichie en approvifionnant f, long-temps fes voifins du produit de fes récoltes, privée, fous Louis XIV, de la liberté du commerce des grains , vit diminuer fucceffivement fa profpérité avecle revenu de fes biens-fonds, & plufieurs cantons de fes provinces fertiles tomber en friche. Depuis, on a pu-compter une année de difette & de grande cherté fur fix années communes; ce qui a ruiné alternativement les campagnes & les cités. II faut efpérer que 1'adminiftration éclairée de Louis XVI, qui fe rapproche toujours davantage des lois, naturelles, effa-  L'lSLE ISCONNUE; Vous avez vu l'Angleterre, ma chère Eléonore , & vous avez pu remarquer qu'avec toüs les défauts qu'on leur reproche , fes habitans ont de grandes qualités & de grandes vertus. L'anglois eft exceflif; foit en bien, foit en mal t il palTe communément les bornes ordinaires. Oü il eft bon , il exceile ; oü il eft mauvais 6 rien n'eft pire. Le bas peuple des villes y eft brutal, infolent, querelleur , féroce , facile a émouvoir , difficile a calmer; & ceoendant, le dirai je ? ce peuple eft quelquefois capable de s'élever a de beaux fentimens de juftice & de générofité. II fe montre fenfible aux aótions grandes & louables. Celui de la campagne a de la franchifè & de 1'humanité. La plupart des grands en Angleterre, dédaigneux , bizarres , infoucians , cherchent comme tout bon anglois , a fe diftinguer, n'importe de quelle manière, & fans trop choifir les moyens qui les rendront remarquables. Cette facon de penfer , cette figularité commune dans le pays , qui peut quelquefois produire de grands effets lorfqu'elle fe trouve jointe a un grand caraftère , ne fait le plus fouvent que des originaux. Mais l'anglois, brave, ftudieux, cera jufqu'aux traces des erreurs qui nous ont été fi funeftes. Note de l'éd'ueur.  '22$ L'ïstE INCONNUE. honnête, qui s'éleve au defius des préjugéa de fa nation ; mais celui qui fe pénètre des fentimens de 1'amitié, qui fe livre avec plaifir au penchant de la bienfaifancce , & qu'on voit encourager les lettres de fa munificence & de fa familiarité, celui-la mérite les applauduTemens des honnêtes gens de tous les pays ; & c'eft un hommage qu'on doit rendre a beaucoup d'anglois (i). (ï) On doit de jufles éloges a la nation angloife, pour fon aflïduité &.fes fuccès dans 1'étude des fciences, mais fur-tout pour 1'encouragément qu'ils donnent conftamment aux arts utiles & a des entreprifes honorables a 1'humanité. II s'eft formé dans ce deffein plufieurs aflociations a Locdres, dont la plus célèbre eft celle que nous appelons impropreraent i'Émulation. Les fommes que fourniffent tous les ans les généreux membres qui la compofent, montent, dit-on, a prés de cent mille livres de notre monnoie. Elles fe diftribuent ea récompenfes k quelques gens de lettres, a desartiftes, a des artifans, &c. Les anglois ont porté la générofité jufqu a fouférire pour les dépenfes d'un voyage de long cours, entrepris pour porter les commodités de la vie, comme volailles, cochons, chèvres, bêtesacorne,grains, fer , &c. a des peuples qui ne les connoifToient pas, & rapporter de leur pays des produótions qui putTent être cultivées en Europe a 1'avantage de la fociété. Ce voyage été fait par le capitaine Cook, tué, il y a peu d'annéeSj, dans une ifle voifine du déiroit d'Aniaa. Nous  L'ÏSLË INCONNUE» 22 j 'Nous trouvames les hollandois tels qu'on nous les avoit dépeints ; graves dans la fociété, froids dans leurs ménages , mais aetifs dans leurs en'creprifes ; foigneux jufqu'au fcrupule pour les faire réulïir , & ne négligeant rien pour fe procurer les moindres profits. Ils fönt, comme vous favez , !es voituriers généraux des denrées & des marchandifes de la plupart des nations connues , & ils tirent des gains confidérables de ce trafieken rendant'de grands fervices a l'agriculture & aux manufactures. Le petit nombre d'hommes qu'ils mettent fur leurs vaiffeaux , & la fobriété de ces équipages , leur donnent le moyen de faire les tranfports a meilleur compte que les autres nations maritimes, & leur affurent ,avec raifon, la prétérence du fret a 1'avantage commun des chargeurs, des voituriers , & des acheteurs. Mais le commandeur remarquoit qu'on n'avoitpas une idéé Quel dommage qu'une nation capable de faire des aftions auffi louables, & qui s'intéreffe ii noblement au bonheur des peuples antipodes , qu'elle regarde comme fes frères, manque , je ne dirai pas de générofité , mais d'équité pour fes defcendans Américains & pour Ls voifins les francois, contre lefquels elle fe dévoue en quelque forte aux préventions les plus injuftes, & montre une haine qui contrafte fingulièrement avec les artes que uous Jouons ici! Note de l'édheur. Tom. I. £  226 L'lSLE INCONNüË jufte de Ia vraie caufe des richefles des hollandois , lorfqu'on 1'attribuoit feulement au négoce. « On ne leur voit, difoit-il, qu'un petit territoire en Europe, & cependant leur opulence égale celle des états les plus floriffans ; & on en conclut que c'eft Ie négoce qui les enrichit. Ils trouvent fans do.ute.des profits a s'en occuper, & a fe faire les agens intermédiaires d'un commerce immenfe ; mais on oublie que leur véritable commerce, celui qui leur fournit des produétions qu'ils n'achètent que du travail, fe tire de leurs établilfemens dans les autres parties du monde; qu'ils vendent exclufivement les épiceries les plus préeieufes, dont ils pofsèdent le pays (i); & qu'enfin Ia mer, oü ils font des pêches très-abon- (i) Les hollandois ont fait jufqu'a préfent le commerce exclulif du girofle Sc de la mufcade, dont ils fourniffoient tous les peuples de 1 "Europe. Cétoit pour eux une, mine plus riche que celle du Potofi. Ils avoient ïenfermé les arbres précieux qui produifent ces épiceries, dans les ifles Moluques qu'ils pofsèdent , & prenoient grand foin d'extirper tous les ans dans les ifles défertes des Indes, ceux que la nature libérale y faifoit croitre j mais on a trouvé le moyen d'en porter dans nos établilfemens francois, & il eft vraifemblable que les hollandois ne feront bientöt plus le monopole de cette mar» chandife. Note de l'e'diteur.  1 L'ÏSLE INCONNUE. 22?, tantes, eft pour eux un territoire du plus grand produit. Quant a leur territoire réel en Europe , il eft cultivé avec une fupériorité, & donne des produits auxquels nul autre peuple n'a pu encore atteindre >\ Les allemands ne font point commergans comme les anglois, ni trafiquans comme les hollandois ; ils n'ont ni marine ni colonies, & cependant ils forment une nation tres-puiftante & très-refpe&able. Cette puiffance confédérée eft compofée de vingt peuples différens, qui reconnoiffent différens chefs , rois ou princes, &c. , fubordonnés , pour 1'intérêt général , a un empereur. Les intéréts , les droits, les prétentions de ces rois, princes , &c., fondés fut des traités publics ou des conventions approüvées par le corps germanique , forcnent ce qu'on appeile le droic public d'Allemagne. J'en fis une étude particulière, paree que 1'aüemagne, fituée au milieu de 1'europe , fe trouvant fans ceffe mêlée dans tous fes différens, la connoiffance de fon droit public devient fans ceffe néceffaire a fes voifins & aux publiciftes de toutes les nations , & qu'un politique & un homme inftruit ne doivent pas 1'ignorer. Nous favions que fes habitans , qui paffent pour un peu brufques , font fimples , francs , belliqueux. Nous nous convainquimes , en les Pij  'Èi8 L'IsLE INCONNUE. fréquentant, que peu de pays foumiflènt des hommes plus robuftes, plus patiens au travail, plus inventifs, & d'une fociété plus facile. Ils aiment le vin & Ia bonne chère; mais ils air ment a en faire part a leurs hötes, & ik exercent volontiers 1'hofpitalité. Avant Jules-Céfar, qui, par oftentation, fit mine de les attaquer; avant Drufus qui tenta de les alïèrvir, ces peuples étoient connus pat Ia force du corps, par la fimplicité des mceurs, & par leurs vertus. Leur vaillance étoit redoutable. Ils fervirent long-temps de rempart a la liberté de f europe , réfugiée dans leurs foréts & dans les marais du nord, contre les entreprifes audacieufes de Ia tyrannie des romains. , Enfin, foulevés contre cet efprit d'ufurpation Sc de defpotifme , qui vouloit mettre aux fers tous les peuples connus , ils 1'attaquèrent de toutes parts , détruifirent 1'empire de Rome , & fondèrent fur fes débris les monarchies puiffantes qui fubfiftent encore. Les Francois defcendent de ces braves Germains, & font encore le peuple de 1'europe dont 1'humeur & le caradère s'accordent mieux avec celui des allemands. , La divifion de 1'Allemagne fous plufieurs princes, qui nuit peut-étre a fa force poütique, lui devient avantageufe a bien d'autres  L'ÏSLE INCONNUE. 220 egards. Ailleurs une feule capitale abforbe toute la féve de 1'état, qui y caufe un engorgement funefte , tandis que le refte , privé de ce fuc nourricier, eft dans la langueur. Ici la diftribution s'en fait d'une manière plus profitable pour 1'avantage commun. Plufieurs cours brillantes ne font pas feulement un ornement pour ce pays, un débouché pour fa nombreufe noblefïè ; elles font encore un centre de richeffes & de lumières, qui , en fe diftribuant aux enviions , étendent par-tout avec plüs d'égalité les connoitfances & le bonheur. On ne voit point chez les allemands, comme chez leurs voifins, une prodigieule différence entre les fortunes , d'immenfes tréfors d'un cöté, & 1'indigence de 1'autre ; il y a moins de millionnaires, & tout a la fois moins de pauvres. Nous vifitames la plupart de ces 'cours; car manquer de voir, dans les voyages, les alentours des princes dont on parcourt les étatsf, c'eft négliger de connoitre les mceurs des grands; comme ne voir que ces cours, c'eft s'öter les moyens de connoitre la nation. Nous fümes furpris de 1'urbanité que nous trouvames partout , & de 1'acceuil qu'on nous y fit. Les princes &C les feigneurs n'employèrent avec nous d'autre langue que la notre, fuivantl'ufage P iij  23O L'ÏSLE INCONNUE. conftant de toute 1'Europe en vers le francois (i)L, qui, malgré la politefle dont ils fe piquent ^ n'ont pas la même attention pour les étrangers. Nous eümes ainfi lieu de nous convaincre que le reproche de rudelfe qu'on fait aux allemands , ne peut tomber que fur le bas peuple , dur & groffier a la vérité, quoique pourtant fans fiel & fans malice. Un reproche plus fondé qu'on fait a cette nation, c'eft 1'eftime prodigieufe qu'elle atta~ che au privilege de la naiffance, & 1'efpèce de fuperftition qu'elle a pour la noblelfe. Le fang d'un homme qui peut faire preuve de feize quartiers , lui femble d'une nature bien différente de celui qui coule dans les veines du roturier. Elle ne fonge point que cette opinion eft le fruit d'un ridicule préjugé ; que les fentimens élevés & la grandeur d'ame conftituent la vraie noblelfe, & qu'a ce titre un roturier peut être autant & plus noble qu'un (1) A Texception de la Cour de Rome & de celle d'Efpagne, ou P'étiquette de la gravité ne permet guère d'employer que la langue du pays; ce qui a forcé la bcanche de la Maifon de France régnante en Efpagne , de ne fe fervir , pour Tufage ordinaire, que de Tefpagnole. Note de l'édueuu  L'lSLE INCONNUE. 231 comte palatin. Elle croit, au contraire, que ceux qui font nés avec le pêché originel de roture, non feulement ne font pas comparables aux defcendans d'un comte ou d'un baron , mais qu'ils ont été créés expres pour leur être fubordonnés & pour les fervir. Tout gentilshommes que nous étions, nous ne pümes nous empêcher de trouver ces prétentions bien déraifonnables ; mais en blamant cet orgueil, nous donnames de juftes éloges a 1'efprit d'union & de concorde quirègnechcz les allemands , malgré la difTérence des religions. On fait combien les troubles qui fe font élevés a ce fujet ont caufé de ravages & fait verfer de fang. Aujourd'hui du moins , en at~ tendant que la Iumière éclaire & rapproche tous les efprits, la eharité femble réunir tous les cceurs ; &z puilfe-t-elle un jour produire leur entière union dans ma patrie f En paffant en Italië , nous ne changeames pas feulement de climat; nous trouvames des mceurs & des manières différentes. L'al'emand eft ouvert, libéral, fans détours, fansdéfiance. t'italien eft feeret, fin , jaloux prudent, économe i & la facïlité de fon efprit, qui le rend propre a tout , le fait particulièrement réuflir aux chofes d'agrément: mais quelquefois fadifcrétion le rend diffimulé, fa prudcnce, foup« P iv  L'lSLE INCONNUi; conneux ; fa jaloufie, perfide; fon économie' avare; Sc fouvent la fineffe de fon efprit s'évapore en fubtilités. La nation italienne eft une des plus célèbres du monde, par ce qu'elle a jadis été , par les hommes rares qu'elle a produits, par la gloire de fes conquêtes & de fes ouvrages, Sc par les monumens qu'elle a élevés. C'eft encore une des plus fpirituelles & des plus recommandables , une de celles qu'on fe plaït davantage a fréquenter. II eft vrai qu'on parcourt moins l'Italie pour connoïtre les mceurs Sc le génie de fes habitans, la nature des gouvernemens qu'elle renferme, la richefie de fes produótions, fon crédit Sc fes forces poütiques , que pour voir un beau ciel, des fites pittorefques , un pays charmant, & pour connoïtre & admirer fes monumens antiques & fes chef-d'ceuvres modernes. Mais ce beau pays ne doit pas faire feulement l'é, tude des artiftes & des gens de goüt, il eft très-digne des regards & de 1'attention des phüofophes. On peut remarquer en effet, que l'Italie, fameufe par la célébrité de fes héros, de fes écrivains, & de fes artiftes, qui deux fois. ont fait époque dans Ie monde, a gardé* }u;ques dans fa décadence une forte de majefté qu'on ne trouveroit point aüleurs. Rome, defi*inée a dominer fur les peuples, ne. pouvan?  L'lSLE iNCONNtfE. 233? plus les affervir par les armes , les a longtemps gouvernés par 1'intrigue ; mais fa plus grande gloire fera toujours de les dominer par la religion ; & c'eft ainfi qu'elle porte encore fon empire dans tous les pays de la terre. La conféde'ration de 1'Allemagne en fait un corps inébranlable , qu'on a pu quelquefois entamer , mais jamais renverfer. Le flegme allemand fait mouvoir avec ordre Ia machine compliquée du gouvernement féodal: les efprits italiens au contraire , trop vifs & trop fubtils, n'ont pas permis aux divers états de l'Italie de fe former en un feul corps s ni même de fe confédérer. La divifion amène la foibleffe: toutes ces belles contrées ont été fucceffivement, & durant plufieurs fiècles,la conquête du plus fort , cu du plus adroit. Mais la foibleffe interdit les efforts ; & cet état d'impuiffance ne permet pas d'entrer dans les querelles des autres ; de la le repos & même la tranquillité, fi d'impérieufes circonftances rte forcent pas d'en fortir. La foibleffe de l'Italie lui a donc procuré la paix, dont elle a longtemps joui; & fi quelques fecoulfes paffagères font troublée, elle a bientöt recouvré le calme qu'elle avoit perdu : plus puiftante , elle eut été peut-être moins heureufe.  234 L* I S L E INCONNUE.' Enfin, après avoir obfervé les villes & Fea campagnes de l'Italie , après avoir contemplé les monumens & les fuperbes morceaux d'architecüire, de pemture & de fculpture qu'elle offre aux regards des amateurs , après avoir vu le carnaval a Vemfe , les cocagnes a Naples y ^ëcbaifé les pieds du pape (O a Rome, nous* quittames ce pays des beaux arts, oü l'cêü & I'oreille font louvent enchantés par le prettige de leurs produdions , emportant avec nous' une haute idee des talens & des graces de cette nation polie ; mais beaucoup moins fatisfaits de fon application aux arts utiles (2), & furtout a l'agriculture , qui, négligée ou vexée par Tefprit réglementaire & fifcal , laiffe en ƒ1) On ne baife plus les pieds du Pape. Note de l'e'diteur. (O II s'eft fait a cet égard de grands changemens en Italië , oü les arts utiles, & fur-tout l'agriculture, font aujourd'hui fecourus & encouragés. L'Archiduc Léopold, prince digne des plus grands éloges , le fage Ganganelli & le Pape régnant Pie VI leur ont óté bien des en- ' traves, & fe font imraortalifés par les travaux- publics qu'ils ont entrepris dans ce deffein. II fi,fru de dire que le premier a fait deffécher la Maremma , & Pie VI les marais Pontins , que des eaux croupiffantes rendoient fi nuifibles aux provinces voifines, & que ces marais, défrichés fervent maintenant a augmenter le nombre des hommes, qu'ils diminuoient autrefois. Note del'éditeur*  L'lSLE INCONNUE. 2]^ friche une partie de fes helles provinces , & fur-tout iesenvirons de Rome , quinourriffoient autrefois un peuple innombrable. Arrivés a Malte , la coniïdération dont mon oncle jouiffoit dans 1'ordre rejaillit fur moi; le grand-maïtre , qui, quoique vieux, aimoit les jeunes gens & goütoit ma converfation , m'admit dans fa familiarité; & tout le temps que je paüai auprès de lui, il me témoigna des bontés infiniés. Toutes les langues (i) me virent avec complaifance & me marquèrent de 1'amitié. Je cultivois foigneufement cette fociété, aufll douce que refpeftable , & je me promettois de goüter a Ioifir tous les agrémens que 1'ifle peut offrir ( agrémens & plaifirs dangereux quelquefois pour la jeune noblelfe qui s'y rencontre ) , lorfqu'une maladie fubite qui enleva mon oncle, me jeta dans la plus grande afflicVion & me fit réfoudre a refourner en France. Le grand-maïtre , qui fut touché de ma douleur , me donna une preuve de fa bienveillance, en me faifant remife des effets qui lui apparte- (i) L'ordre de Malte eft compofé des langues de Provence , de France , d'Auvergne, de Caftille , d'Italie , d'Allemagne, & d'Angleterre , qui ne fubfifte plus que de nom (i). [ i ] On y a ajouté depuis une langue de Pologne Sc une AngloBavaroife. Note de l'éditeur.  223°' L'lSLE INCONNUE. noient dans la fucceffion de mon oncle. Je partis bientöt, confterné de la perte que j'avois faite, mais péne'tré de reconnoiflance des témoignages dattacheroent que j'avois recus k cette occafion. Je me hatois de revenir en France par 1Ttalie, Iorfque, paffant a Rome, une maladie grave m'arrêta dans ma courfe, & me mit a deux doigts du tombeau. Mon höte, cfiez lequel' j'avois déja logé en allant k Malte, & qui m'étoit fort attaché, me donna tous les fecours qui dépendoient de lui; mais voyant que ma maladie devenoit toujours plus férieufe , & craignant qu'elle n'eüt une funefte ifTuJ, iï crut devoir avertir les connoilfances que j'avois a Rome, de 1'état critique oü je me trouvois_ Je dois rendre ici juftice k la nobleffe romaine : tous ceux qui me furent malade s'emprefsèrent 'de me voir Sc de me faire mille offres de fervices. Ils me rendoient de fréquentes vifites, & quelques-uns paiïbient une partie du jour & de la nuit auprès de moi. Du nqmbre de ceux qui me rendoient ces offices d'amitié , étoit une jeune & aimable ' veuve, chez laquelle mon oncle m'avoit mené plufieurs fois, & qui nous avoit toujours ac-, cueillis avec une politeffe diftinguée; elle étoit accompagnée d'un de fes parens , '& le plus  L' I S L E INCONNUE." 2^ fouvent d'une de fes amies, lorfqu'elle venoit me rendre vifite. Elle me dónnoit tous les foins qu'on peut avoir décemment pour un malade , & elle les continua jufqu'a ma convalefcence. Je ne le remarquai pas d'abord, non plus que le public ; mais dans un pays comme l'Italie , cette liberté s'éloignoit trop des ufages recus , pour qu'on ne s'en apercüt pas. Le parent de la veuve fur-tout, qui lui faifoit fa cour, le trouva fort mauvais; il me crut fingulièrement favorifé de cette belle , Sc réfolut de fe venger , a la manière de beaucoup de gens de fon pays, de la difgrace imaginaire dont il me croyoit la caufe. J'eufTe été Ia viclime de fa perfide jaloufie, fans une grace particuliere de la providence , qui me fauva. Lorfque ma fanté fut entièrement rétablie, je voulus aller remercier tous ces amis généreux qui m'avoient donné iant de preuves d'affeótion, Sc je commengai le premier jour par les plus voifins de ma demeure. Je ne pouvois , fans affectation & fans manquer a Ia politeffe, me défendre d'aller chez la dame a laquelle j'avois des obligations fi récentes 5 mais comme je crus devoir me conduire avec circonfpedion , après les fervices trop remarquables que j'en avois recus , & comme elle demeuroit dans un quartier plus éloigné, je  &$8 L'lSLE tNCONNÜB. remis au Iendemain a lui faire ma vifïte. Cependant ,. pour ne lanTer ni foupgon ni equivoque dans mes fentimens , je lui envoyai demander ( par Dubois , valet-de-chambre de mon oncle , qui me fuivoit en France ) la permiffion de 1'aflurer de ma refpeétueufe reconBoitfance au moment oü elle feroit vifible. J'avois réfolu de ne m'y rendre qu'avec quelqu'un de mes amis. L'amant de la veuve faifoit épier mes démarches ; il jugeoit, d'après fon idéé , que je ue manquerois pas d'aller voir fa maitreffe dès que je forttroïsj mais ayant appris que j'avois été ailleurs , il crut que je n'ufois de cette difcrétion que pour tromper les yeux du public, & que je profiterois fans doute de la nuit pour aller chez elle. En conféquence, il apofta des efpions autour de mon logis , avec ordre de venir 1'avertir dès que je fortirois, & il leur donna rendez-vous au coin d'une rue par !aquelle je ne pouvois m'empêoher de pafferpour arriver chez Ia dame. Dubois fortit de 1'hötel fur Ia brune : il étoit de ma taille ; on le prit pour moi. Auffi-töt un efpion le devanga , un autre le fuivit de pres. Les affaflins qui I'attendoient, & qui vouloient donner a la veuve le fpeclacle de ma mort, Ie laifsèrent aller jufqu'a fa porte ; mais  L'Isi.a inconnue; 235? en cet endroit ils 1'entourèrent; & , comme il ne fe méfioitde rien & n'étoit pas fur fes gardes, ils en firent aifément leur vi&ime , en le p.ercant de vingt coups de poignard. Le malheureux tomba en fe débattant & en criant de toutes fes forces. On accourut a fon fecours, & les meurtriers, qui croyoient avoir accompli leur deflein , voyant des domefdques fortir de 1'hötel de la dame , s'éloignèrent rapidement; ms.is des .Sbirres (i) qui paifoient alors dans la rue , les voyant fuir , & jugeant avec raifon qu'ils avoient fait le coup , les fuivirent de loin pour connoïtre le lieu de leur retraite , pendant que quelques-uns vinrent aider a enlever le malheureux , qui n'avoit plus ni connoiffance ni fentiment. La maifon de la veuve étant la plus voifine, on y tranfporta Dubois, qu'elle reconnut d'abord ; & fur ce qu'on lui apprit de ce qui venoit d'arriver, elle fe douta de la vérité, & foupgonna le lache auteur d'une a&ion fi noire; mais elle n'en fit rien paroïtre. Les chirurgiens vifitèrent les plaies du blelfé qui refpiroit encore , & en y mettant le premier appareil, les jugèrent prefque toutes mortelles. Elle vouloit garder Dubois chez elle ; mais les ré- (1) Ls? Sbires font des foldats de ia garde du Pape<  240 L* I s L É INC ON NUE: flexions qu'elle fit fur Ie- caufes de fon accident, la déterminèrent a me 1'envoyer. Je venois de fouper , & je rentrois dans ma chambre , lurfqu'on frappa rudement a Iaporte delamaifon. Un moment après, j'entendis Ie brult confus de plufieurs perfonnes qui mbntoient vers mon appartement. Je fortis fur 1'efcalier pour favoir d'oü venoit ce tulmute , & je penfai tomber de (urprife en voyant Ie pauvre Dubois dans 1'état oü il étoit : c'étoit moins un homme qu'un cadavre fanglant. Je Ie fis mettre dans fon lit, après quoi j'appris de ceux qui 1'avoient porté , fa cruelle aventure. Les Sbirres, qui avoient fuivi les meurtriers & accompagné Dubois jufques chez moi, me dirent qu'ils connoiffoient la retraite d'un de fes alfaflins , & qu'il feroit facile de 1'arrêter ; mais qu'il n'y avoit pas de temps a perdre , & qu'il falloit en obtenir 1'ordre de la police. Je récompenfai Ia vigilance des Sbirres, & , fuivant leur confeil, je fortis fur le champ pour aller avec eux chez le magiftrat porter ma plainte de 1'attentat qui venoit de fe commettre. Mais palfant prés du palais de 1'ambalfadeur de France, je jugeai convenable d'en infiruire fon excellence, & de lui demander fa protection, pour obtenir par fon moyen une prompte  L' ISLE INCONNUE. 24I prompte juftice. J'avois eu 1'honneur de lui. être préfenté par mon oncle. Je me fis an~ noncer; il vint au devant de moi, me fit entrer dans fon cabinet, & meprévenant avec un ton de bonté qui relevoit encore les grandes qualités de fon ame : « Je juge, dit-il, par fheure oü vous venez me voir, & fur-tout par votre air , que vous avez quelque chofe d'extraordinaire a me communiquer, & je vous aflure d'avance de tout 1'intérêt que j'y dois prendre , & de tout món crédit, fi vous en avez befoin ». Je lui racontai le fujet de ma vifite, & luï Es part de mes réflexions fur les circonftances qui avoient préparé ce meurtre. II en fut indigné , & il me dit : « Je fais món affaire de fa votre , & j'efpère que votre lache ennemï recevra la peine qu'il mérite. Vous avez bien fait de vous adreftk a moi; les crimes de la jaloufie font facilement excufés dans ce pays. Le fcélérat pourroit échapper; mais j'y mettrai bon ordre , s'il n'eft déja hors de la ville. Au refte , continua-t-it, j'ai un confeil a vous donner : il paroït que vous êtes aimé de la belle veuve & que vous 1'aimez ; il vous en coutera peut-être de vous en féparer; mais la prudence exige que vous quittiez Rome , oü Tom. I. Q  L'lSLE INCONNUE. Ia yengeance s'irrite & fe multiplie par les di£ graces ». J'affurai trés - ferieufement fon excellence, que fignorois fi j'étois aimé de cette dame, & que je n'avois pour elle que l'eftime & la reconnoilfance Ia plus parfaite. « En ce cas, reprit-il, vous n'avez rien qui vous retienne. Je me charge des obsèques de votre homme > car je vois bien qu'il eft mort ». La-deffus il fit appeler un de fes fecrétaires , & ayant écrit deux mots : « Allez vous-en , lui dit il, porter cette lettre au gouverneur, & aflurez Ie , de ma part, de 1'intérêt que je prends a monfieur, que vous accompagnerez ». Le gouverneur donna fes ordres en conféquence , èi deux des alfaffins furent pris la même nuit; mais le chef échappa pour le moment. Pour moi, pendant qu'on faifoit cette recherche, je revins au logis , ou je trouvai Dubois mourant, & je ne le quittai point, foit pour lui donner tous les foins qui dépendoient de moi , foit pour entendre ce qu'if voudroit me dire, en cas qu'il revint a lui : mais je n'en pus titer une feule parole ; il demeura toujours fans connoiffance, & vers le point; du jour il expira , me laiffant le regret le plus.  V ï S L È INCONNUE. 2^ arfier de fa perte , dont je pouvois me regarder comme la fatale occafion. Le chagrm que me caufa cet événement, 5c les triftes réflexions qu'il faifoit naitre, me fourniffoient de nouveaux motifs de hater mon départ. Ainfi, après avoir écrit deux mots a la veuve qu'on me difoit mortellement affligée , après m'être recommandé au fouvenir de M. 1'ambaffadeur, je repris la route de France , oü j'arrivai, pénétré de douleur des pertes que j'avois faites , & oü j'appris bientöt, par une lettre de fon excellence , tous les détails du meurtre que je viens de vous rapporter, & le fupplice de fon auteur. Cette aventure m'avoit tellement prévenu contre les femmes, & contre les dangers qu'on peut trouver dans leur commerce, que j'évitois depuis toutes leurs féductions, que je dédaignois leurs charmes & me croyois invincible lorfqu'un feul de vos regards me montra toute ma foibleffe , & me fit paffer de la froideur de 1'indifférence , aux tranfports du plus ardent amour. .Je vous crois , me répondit Eléonore ; mais il me femble que votre modeftie vous fait fupprimer bien des circonflances qui pouvoient orner votre récit. En me rapportant cette aventure qui elf parvenue jufqu'a moi, vous £ij  244 L'lSLE INCONNUE. ne me dites point toutes les tentatives que fie la veuve pour gagner votre cceur. Je fais qu'elle vous offrit la main & fa fortune , qui étoit confidérable , & que, ne trouvant point chez vous remprelfement qu'elle défiroit , elle en eut un dépit qui pouvoit vous devenir funefte , fi le meurtre de Dubois ne vous y eüt dérobé. Je n'ai pas jugé, repris-je , ces détails néceffaires : pour Ie dépit de la dame , fi elle en eut, elle le tint caché , & je ne devois pas foupconner ce que la générofité me défendoit de croire. Voila des fentimens dignes d'éloge , repartit Eléonore ; mais fi je ne vous connoiffois pas, la difcrétion dont vous voilez cette aventure pourroit me lailfer croire que vous letendez fur d'autres, & que vous n'avez pas toujours été auffi infenfible que vous 1'aflürez. Je ferois faché , lui répondis-je avec un peu de chaleur , que ce que je viens de vous dire put vous laiffer quelque doute fur ma fincérité. Quand j'uferois de retenue fur des chofes qu'il eft inutile de rappeler, il ne faudroit pas en conclure que je manquaffe de franchifè dans celles dont je conviens. Je ne connois mon cceur , je vous 1'affure de nouveau, que depuis que je vous ai vue ; & toute la terre ne me feroit changer ni de fentimens ni de langage. Mais votre complaifance a m'écouter ne vous  L'lSLE INCONNUE. 2tf ïaifle pas apercevoir qu'il eft tard. Votre: état & la fatigue de la journée doivent vous exciter au fommeil. Allez donc vous repofer, ma chère Eléonore; demain , fi vous le fouhaitez, je reprendrai mon récit. Je vous en prie , me dit-elle ; je luis trop contente de.ce que j'ai entendu , pour n'en pas défirer la fuite, & vous favez d'ailleurs tout fintérêt que j'y prends. Qiij  '2$6 L'IsLE INCONNUE, CHAPITRE XV. Suite dé VHifloire du Chevalier des Gaftines* IiE lendemain, les travaux commencés occupèrent majournée. Nous foupames de bonnet heure ; &c vers la fin du re-pas, je repris ainfi ma narration. L'accueiï plein de tendreffe que je recus demes parens, les larmes qu'ils verfèrent avec moi fur la mort de mon oncle , étoient uire douce confolation pour mon cceur. Eloigné de la maifon de mon père depuis deux ans, il étoit bien naturel que je me livraffe a la fatisfaction de la revoir : mais ces fentimens, en faifant diverfion a ma douleur, en éloignoient feulement les accès» Je ne pouvois oublier que j'avois. perdu le meilleur des parens , un bienfaiteurgénéreux , & fur-tout un ami folide. Tout me le retrajoit dans le chateau que j'habitois. Ma trifteffe percoit malgré moi : mon père jugea que, pour la diffiper infenfiblement, il falloit m'occuper. Mes frères étoient au fervice. La France foutenoit alors Ia guerre contre toute fEurope :• convenoit-il que je reftaffe oifif dans nos foyers?-  UIsiE INCONNUE. 247 On demanda de 1'emploi pour moi, & j'obtins une compagnie dans le régiment de Thyanges. J'allai joindre en Flandre 1'armée que commandoit le maréchal de Luxembourg, & je me trouvai a la bataille de Nerwinde, 011 je fus bleffé. J'ofe dire que je me comportai dans cette journée meurtrière avec affez de diftinótion pour mériter les éloges de mes fupérieurs; & comme on applaudiffoit d'ailleurs a ma conduite , j'avois quelque raifon d'efpérer mon avancement; mais a la paix de Rifwick je fus réformé. Je rentrai dans le fein de ma familie, heureux d'avoir fait mon devoir. Quelque temps après mon retour de 1'armée 9 mon père , qui ne pouvoit plus voyagera caufe de fon grand age , m'envoya a Bordeaux pour y foutenir un procés important, eu égard a. notre fortune. Une fuite de fervices réciproques 1'avoit lié avec M. d'Aliban; il crut devoir m'adrefjer a lui. Monfieur votre père me regut comme le hls d'un homme auquel il avoit voué la plus fincère eftime , & qu'il défiroit le plus obliger. II ne voulut pas que j'euffe d'autre maifon que la fienne, & je fus dès-lors établi chez lui, comme fi j'avois 1'honneur d'être de fa familie. II étoit feul alors, vous étiez a la campagne. Ma fociété 'parut lui faire plaifir » Cj iv  24§ L'lSLE INCONNUE.' & il fe trouva qu'une conformité de goüts. m'attira fa confiance & fon amitié. II ne tarda pas a me parler de fa fille avec une tendreffe qui me charma, mais avec un enthoufiafme que j'aurois pris pour la prévention d'un père fenfible, fi tous ceux qui vous connoifloient, n'avoient tenu le même Iangage par la force de la perfuafion & fans intérêt particulier. Renfermé dans le cercie des foins qu'exigeoit mon affaire, je n'avois d'autre fociété que celle de M. d'Aliban; & 1'incomparable Eléonore étoit le fujet ordinaire des converfations. Je dois oublier, en parlant de vous , que c'eft a vous que je parle ; & je me garderois bien de répéter les éloges que j'ai entendus , fi vous pouviez me foupgonner d'avoir le deffein de vous flatter. La beauté d'Eléonore excitoit les cris de Padmiration > on 1'oublioit, lorfqu'il s'agiffoit de fon efprit & de fes talens : quant a la bonté de fon cceur Sc a la grandeur de fon caraétère, c'étoit un enthoufiafme général. J'écoutois d'abord avec le fimple intérêt que je devois prendre a Ia fille d'un homme que je refpectois beaucoup ; mais je ne fais quel fentiment de curiofité, qui fembloit préfager ce qüi m'arriva, me donna bentöt une forte d'impatience de connoit/e  L'lSLE INCONNUE. 249 rde pres celle dont on me parloit fi favorablement. Quand vous arrivates de la campagne, j'étois forti. Je ne vous vis que le foir a fouper ; mais ce fut avec une émotion & un trouble extraordinaire!. Ce moment eft trop préfent a ma penfée, pour 1'oublier jamais. Je ne fauroïs pourtant vous rendre compte de 1'imprellion que vous fïtes fur moi. Je vous faluai, je croïs, d'un air fort embarraifé. Vous me répondïtes avec une modeftie ingénue , dont je fus enchanté. J'étois fi extafié de vous voir, que je ne mangeai point. Je ne m'occupois que de vous. Si vous leviez les yeux fur moi, un feu brülantcouroit dans mesveines;fi vousparhez^ j'écoutois la bouche ouverte, empreffé de recueillir vos moindres paroles. Je ne favois ee que je devois le plus admirer en vous, ou cette grace répandue fur tóute votre perfonne, ou ce fon de voix qui pénétroit jufqu'au cceur, ou ces yeux dont les premiers regards m'avoient fubitement embrafé, ou la raifon & le fentiment qui éclatoient dans tous vos difcours. Je commencai dès-lors a connoïtre que ces éloges, qui m'avoient d'abord paru fufpeéts d'exagération , étoient poutant au deffous de la vérité;& Iorfque, rentré dans ma chambre, je voulus me rendre compte des fentimens que-  2^0 L'lSLE INCONNUE. j'éprouvois, je fus furpris & épouvanté dé trouver dans mon cceur les fymptömes les moins e'quivoques de la paffion la plus violente. Je fentis que je n'étois plus a moi; que déformais je dépendois tout entier de la volonté d'un autre, & je fus humilié de voir qu'un inftant eüt fuffi pour m'enchainer a jamais. Qu'eft devenue, me difois-je, cette indifférence, ou plutöt cette infenfibilité que j'ai gardée jufqu'a préfent, & dont je faifois parade? Et quel fecours puis-je tirer de ma raifon , dont je me croyois fi fur ? ~Ah ! philofophie , que vous avez peu de force contre les paffions! Vous nous infpirez dans ie calme une confiance fans bornes; mais vous nous abandonnez lachement dans le combat. Je fuis donc dans le cas de ces hommes pufillanimes, dont la foiblelTe me faifoit pitié; & je fuis beaucoup moins excufable qu'eux, car je vois tous les périls oü je m'engage, fans que j'ofe m'en éloigner. En faifant ces réflexions, je me promenois a grands pas dans ma chambre. Cependant, honteux de céder fi facilement a une première impulfion , je me mis a examiner ce que je pouvois faire pour me dérober a cette paflïon naiflante. Mademoi  L'Isle inConnue; Ceïant dans ma première réfolution, je cherchai un tempérament qui put accorder la décence & !e devoir. Je ne quitterai point cette maifon, me dis-je; mais j'y demeurerai le moins que je pourrai. Mon procés me fervira d'excufe; d'ailleurs j'éviterai de fixer les yeux fur Eléonore , & de converfer particulièrement avec elle. Ces précautions éteindront peut-être mon amour, ou du moins en arrêteront les progrès. Infenfé! je ne voyois pas que raifonner avec la paflion , c'eft fe mettre dans le danger infaillible d'en être vaincu , & que pour peu qu'on 1'écoute, elle triomphe ! Avec tout cela néanmoins je n'étois pas content de moi, je me faifois de fecrets reproches qui ne me laifloient pas tranquille. On ne palTe pas fi brufquement du calme de 1'indifférence a 1'orage des paffions, fans éprouver dans cette viciflitude un mal-aife bien pémble. Tant de mouvemens contraires, tant de combats ne me permirent pas de repofer. Je pafTai la nuit dans cette agitation, fansjermer la paupière. Je me levai tout occupé de votre idéé, toujours plein du trouble qu'elle me caufoit, & pourtant dans le delTein de vous éviter & de demeurer toute la journée hors de la maifon; ce que je fis en effet. Mais je revins fouper; Sc, ce que j'aurois dü prévoir, je m'enflammai  2^4 I' I S L fe INCONNÜ& davantage en vous revoyant, & je fortis dW prés de vous éperdu & hors de moi-même» Cependant je réfolus de me taire, & j'eus affez de force pour impofer fïlence a mes fentimens. Mais fans cefTe oblïgé de réfifter k mon inclination qui croifloit toujours, & me confumant en vains efforts, je perdis peu k peu 1'appétit & lefommeil; mon humeur changea, je devins fombre & mélancolique; & après avoir quelque temps langui dans cet état, je tombai férieufement malade. Avant cet accident, un changement fi remarquable dans mon humeur avoit frappé Mortfieur votre père. II fut touché de ma' trifteffe, & foupgonnant que j'avois dans 1'ame un' chagrin rongeur, il mit en ufage toutes les careffes & les infinuations de 1'amitié, pour m'arracher mon fecret & connoitre ma peine: mais je ne me laiffai point pénétrer , Scquoique fenfible a ces preuves d'attachement, je réfiftai k toutes fes inftances. Je fentois alors que je ne devois plus tenter de me vaincre. Je connoifTois en même temps finutilité de mon amour. Je voulois mourir vidime de ma délicateffe ; & la réfolution de mourir pour vous flattoit fingulièrement mon imagination exaltée. Ainfi, j'aimai mieux céder au mal, que de me dévoiler. Je crois que vous & Monfieur votre père, vous  L'ÏSLE INCONNUE. 0.$$ ne vous doutiez pas alors de mes fentimens , & qu'il a été long-temps fans les connoïtre, « Pardonnez-moi, me répondit Eléonore, mon père ne tarda pas a en être inftruit. Et par qui pouvoit-il 1'être, lui répliquai-je, puifque je n'en avois fait confidence a perfonne? Par vous-même, repartit Eléonore; & je vais vous raconter a ce fujet une anecdote que fans doute vous ignorez. « Votre maladie, qui ne fut d'abord qu'une petite fièvre, devint bientöt fi violente & fi dangereufe, que tous ceux qui vous connoiffoient en furent alarmés. Une fièvre aiguë ne vous quittoit pas. Les redoublemens devinrent terribles ; vous tombates dans Ie délire. Mon père, qui vous aimoit, bien affligé de votre fituation, non feulement vous faifoit donner tous les fecours qui dépendoient de lui; mais lui-même il prenoit foin de vous. Vingt fois le jour, prés de votre oreiller, il cherchoit, quand vous pouviez 1'entendre , a vous confoler par fes difcours, ou du moins a vous diftraire par fa préfence. Je partageois Ie chagrin de mon père, & je 1'accompagnois d'autant plus volontiers lorfqu'il alloit vous voir , que nos vifites vous faifoient plaifir, que vous nous appeliez dans les tranfports de votre dé-  3.$6 L' I S L E INCONNUE. lire, & qu'alors même notre préfence femblok- vous foulager. 33 Cependant la caufe de votre maladie demeuroit inconnue. J'ignorois vos fentimens pour moi; & mon père , qui, loin de les foupconner, ne vous en croyoit pas fufceptible, n'avoit garde de remonter jufqu'a ce principe* Mais un foir que nous étions 1'un & 1'autre prés de votre lit, Iorfque 1'ardeur de la fièvre égaroit vos penfées, le myftère de votre cceur fe montra tout entier dans vos difcours. Vous nous fites l'aveu de votre amour; vous nous apprites les combats de votre ame , & la généreufe réfolution que vous aviez prife de facrifier votre repos & votre vie même, a ma tranquillité & a mon bonheur, & de périr victime de votre Glence, plutöt que de manquer aux lois de la délicateffe & du devoir. « Nous vimes alors dans 1'excès de votre mal celui de votre paffion, & cette étrange découverte nous fit éprouver des fenfations différentes. J'en fus frappée d'étonnement, & émue de pitié; & mon père, non moins furpris que moi, en admirant votre courage, fe trouva vivement affligé, par la confidération des fuites que pouvoit avoir ce prodigieux aïtachement. Senfiblement touché de votre fituation,  LTsLE iNCÖtfNÜE. 2jf fituation, il ne pouvoit s'empêcher de vous plaindre ; mais ne devant point approuvec votre amou'r, après les engagemens qu'il avoit pris pour moi,il ne favoit comment fe comporter. jj II étoit tout a la fois pénétré de votre état5 & gêné par votre préfence ; il craignoit que la perfonne qui prenoit foin de vous, n'eüt compris ce que vous veniez de nous dire; il craignoit fur-tout de me voir trop fenfible a. votre mal. Cétte crainte lui donna même des foupcons; il me regarda fïxementi & remarquantfur ma phyfïonomie trop ingénue f intérêt que vous m'infpiriez , il penfa qu'attendlie par votre amourj je confentois a y répondre, & il m'en témoigna fon mécontentement d'une manière qui me caufa bien du chagrin. II finit en me confeillant de ne plus vifiter le malade : je lui promis d'obéir. Je connoilfois mon père bon a fexeès, & m'aimant plus que lui-même, mais ayant par fois des fantaifies, & ne fouffrant point alors de co*m tradicfion. Si j'avois voulu combattre Ion fentiment, il auroit pu me fuppofer une inclination décidée ; il étoit plus fimple de lui céder. 33 Peu de temps après, vos parens , avertis du danger de votre fïtuation, envoyèrent un Tom, /, R  2j8 L/ISLE INCONNÜE*. de vos frères a Bordeaux: il vous trouva miexr^ lorfqu'il arriva; votre état donnoit chaquejour plus d'efpérance. Votre jeunefTe vous tira d'affaire. On vous mena a la campagne pour rétablir votre fanté. Vous y changeates fans doute de réfolution , puifque vous jugeates a propos de m'écrire pour me déelarer votre tendreffe Un changement imprévu de circonftances , répondis-je a Eléonore, me donnoit Ja liberté de vous découvrir mon cceur. Je venois de faire la perte la plus fenfible. Mon père & ma mère étoient morts fubitement, a peu de jours 1'un de 1'autre. Mon frère aïné , qui me porta cette trifte nouvelle, différa de me 1'annoncer jufqu'a ce qu'il me crüt affez rétabli pour en fupporter le rude coup. Je fus pénétré de la douleur la plus vive; rien ne pouvoit me confoler. Cependant il me falloit partir , pour me réunir au refte de ma familie. J'étois devenu libre de difpofer de moi; j'allois m'éloigner de vous. Je crus, dans cette circonftance, devoir vous faire 1'aveu de mes tendres fentimens. Je voulois, s'il étoit encore poffible, prévenir votre confentement au mariage que Monfieur votre père avoit en vue. Quoique réfolu de vous aimer toute la vie, je voulois impofer un éternel filence a mon amour, fi ce mariage vous convenoit. Maisj dans le cas oü vous-  L'ÏSLE INCONNUE. 2Jp ïefuferiez de vous lier a un homme que vous ne connoiiïiez pas, je croyois pouvoir vous offrir mes vceux. Jefpérois que fi vous les receviez, Monfieur votre père> qui penfoit d'une manière généreufe, ne voudroit pas contraindr.e votre inclination, & ne regarderoit pas de fi prés a ma fortune, quelque mince qu'elle fut auprès de la vötre. Voila ce qui me porta k vous écrire. II eft vraifemblable que ma lettre ne vous plut pas, car vous ne fites point de 'réponfe. Je 1'attendis en vain durant quelques jours. Je fus obligéde partir fans rien apprendre' a ce fujet. Je ne fais pas même encore ce que vous penfates alors de cette démarche. « Votre lettre, me dit Eléonore, me caufa de nouvelles peines •, je 1'avois recue fans conféquence , paree que j'ignorois ce qu'elle contenoit, & que je n'avois rien k me reprocher è votre égard. Cependant, fi je ne vous aimois pas, je prenois beaucoup d'intérêt a vous *. cela me donnoit un jufte motif de curiofité, & le défir de vous rendre fervice. Dans cette difpofïtion, je ne me refufai point a ouvrir votre lettre, &; je commencois a la lire Iorfque mon père entra dans ma chambre & me furprit faifant cette lecture. Sa fagon de penfer m'étoit connüe; je fus embarrafTée en le voyant. Mon père s'en apercut; il voulut favoir ce Rij  2CO L'lSLE INCONNUÈ. que je lifois , & me tirant le papier de H main, il découvrit tout le myftère , & ne douta point que je ne vous eufle autorifé k me faire cette déclaration. • 33 Mon embarras, trop vifible, juftifioit en quelque forte cette idéé de mon père; ainfi je fus peu furprife de la lui voir adopter: mais je fus amèrement affligée des conféquences qu'il en tira, & des reproches qu'il me fit. II m'accufa de défobéilfance & d'ingratitude , & prétendit que je ne me refufois point a. le blelfer dans 1'endroit le plus fenfible, en le mettant dans le cas de manquer k fa parole & aux engagemens qu'il avoit pris. Jamais mon père ne m'avoit parlé fur ce ton : il m'avoit toujours paru content de ma conduite; je 1'aimois tendrement. Je vous lailfe a penfer fi je fus touchée de fa douleur & de fes plaintes. Je 1'affurai de mon innocence avec toute la candeur dont j'étois capable, & mes larmes lui témoignèrent ma vive fenfibilité. 33 Mon père parut ému de ce fpeétacle 5 mais il me dit qu'il n'y avoit qu'une chofe qui put le raffurer fur mon compte. Je viens de recevoir, continua-t-il , des lettres du jeune homme que je vous deftine ; il eft arrivé en Angleterre , oii il eft retenu par des affaires de la plus grande importante, J'ai  L'IsLE INCONNUE. ïéfolu de faller joindre avec vous , fi vous y confentez. Votre réponfe va me montrer quel fond je dois faire fur la confiance & la tendreffe que vous dites avoir pour moi. Comme je puis renfermer en peu de temps toute ma fortune dans mon porte - feuille,- il ne me fera pas difficile de partir bientöt. C'eft de votre décifion , ma chère fille, que dépend le repos & le bonheur de votre père. Je ne veux pas contraindre , mais éclairer votre volonté , & en conféquence je vous prie de confidérer que celui que je vous deftine n'eft pas feulement un des plus riches particuliers du monde, un jeune homme des plus accomplis , mais le fils de mon ami Ie plus intime & le plus tendre. Pour m'acquitter envers cet ami, qui m'a rendu les plus grands fervices, je lui ai promis de vous unir a fon fils. Aurois-je mal auguré de votre docilité? Si votre approbation ratifie ma promefle, fi Falliance que j'ai jurée peut avoir lieu, je fuis dans le defféinde vous fuivre chez mon gendre, pour paffèrle refte de mes jours dans la douce fociété des perfonnes qui me feront les plus chères ». Je ne pouvois,. après cela, me difpenfer d'obéir. J'affurai donc mon père de toute ma Ru]  "262 L'IsLE INCONNUE, foumiffion. II m'embraffa, comblé de joie, &t me dit, que dès ce moment il fe regardoit comme le plus fortuné des pères, & qu'il n'oublieroit jamais la déférence que je lui montrois. En me quittant, il alla prendre des mefures & préparer toutes chofes pour palier en Angle-. terre, & terminer ce mariage, qu'il avoit fi fort a cceur. « Chère Eléonore, lui dis-je, je vois a préfent la caufe du froid accueil que Monfieur votre père me fit fur le vaiffeau : je vois éga-' lement celle de 1'indifférence que vous mV témoignates. Jeconviens en ce moment, qu'après les inftances de Monfieur votre père x vous ne pouviez vous dérober a ce qu'il exigeoit de vous, & que votre foumiffion eft un aéte digne de votre cceur vertueux & plein de tendreffe filiale; mais je n'en eus pas alors la même ïdée. Je penfois que la déclaration que je vous: avois faite ayant tous les caraftères de 1'honnêteté, vous aviez pu la recevoir fans en être offenfée, & que fi après cela vous ne penchiea pas en ma faveur , vous pouviez au moins , fans manquer a la bienféance, ne pas donner votre paroie de préférer mon rival. Cette opinion, jointe a Ia certitude que vous aviez regu ma lettre, me laiffoit une forte d'efpéxance,  L'ÏSLE INCONNUE. 263 qui me rendit des forces, & me permit de retourner plus tranquille au domicile de mes parens. Mais ce calme ne fut pas de longue durée. II n'y avoit pas quinze jours que j'étois arrivé, qu'une lettre de Bordeaux m'apprit le delfein de Monfieur votre père, & votre prochain départ. Je ne faurois vous exprimer le trouble & le chagrin que me caufa cette nouvelle. Oui, m'écriai-je, fi je perds Eléonore, je perds le jour; fans elle je ne puis exifter. II n'y a point a délibérer fur ce que je dois faire. Les confeils de Ia prudence ne font plus de faifon. Je veux fuivre Eléonore jufqu'au bout du monde. Elle n'eft pas encore dans les bras d'un autre. Qui fait s'il ne furviendra pas quelque événement heureux pour ma tendreffe? Quoi qu'il arrivé, je jouirai du moins de 1'avantage de refpirer le même air qu'elle , & de la voir quelquefois. S'il ne m'eft plus permis alors de lui dire que je 1'aime, aucuneloi, aucune puiftance du monde ne peut m'empêcher de 1'aimer 8c de foupirer pour elle, en refpeétant fa délicateffe & honorant fa vertu. C'eft ainfi que Ia paftion, dont je n'étois plus maitre, m'emportoit fans réflexion, comme fans réfiftance. J'allai fur le champ trouver mon frère, 1'héritier de la maifon, dont j'étois beaucoup akié. R iv  Ö64 L'lSLE INCONNUE. 'Je lui dis, qu'une affaire d'honneur m'obligean? de retourner au plus vite a Bordeaux, je Ie pnois de me donner le plus dargent qu'il pourr roit pour les dépenfes de ce voyage; qu'il n'obligeroit pas un -ingrat, & que d'ailleurs je lui en tiendroit compte fur ma le'gitime. Mon frère m'affura que je faifois tort a fon amitie', en lui offrant fous condition 1'occafion de m'obliger; qu'il me fourniroit volontiers tout ce qui m'étoitne'cefTaire; mais il étoit alarmé du trouble oüil me voyoit, & il me demandoit en grace de lui en dire le fujet; qu'au refte, fi je pouvois fufpendre mon départ, je ferois très-fagement d'attendre que ma fanté fut parfaitement rétablie. Je remerciai mon. frère de fes bontés pour moi, & m'excufai de lui apprendre Ie motif de mon voyage.« J'en ai un fort preffant * continuai-je, mais c'eft un fecret que je ne puis vous révéler encore: je n'ai eu cependant ni querelle ni difpute, comme je vois bien que vous Ie craignez ; il s'agit feulement de parer a une grande perte dont je fuis menacé; & quant a ma fanté, j'efpère que le mouvement lui fera falutaire, & qu'ainfi le voyagene fera que la fortifier Pourvu de 1'argent que me donna mon frère, je partis Ie même jour, & quittant mes chevaux pour en prendre a la première pofte, j'arrivaj  X' I S L E INCONNUE^ 2f5 £ Ie lendemain a Bordeaux. Mais, quelque diligence j'euife faite, j'étois arrivé trop tard, & je penfai me défefpérer en apprenant que vous étiez partie, & qu'il n'y avoit pas de vaiffeau pret a faire voile pour 1'Angleterre. Une ame commune, intimidée par la perfpective que j'avois devant moi, & rebutée par les obflacles & les peines fans nombre qu'elle me préfentoit, eüt fans doute abandonné le delfein de vous pourfuivre; une ame fublime , guidée par les confeils de la fageffe, auroit réprimé les élans de fa paflion, & fe fut contenue dans de juftes bornes, La crainte ni Ia prudence ne purent me retenir: je méprifai la voix de la raifon , qui me crioit que 1'entreprife de courir fur vos traces ne pouvoit avoir que des. fuites funeftes pour moi: ainfi, rejetant ces fages confeils , & comptant pour perdu tout le temps que je n'employois pas a vous fuivre, je ne m'occupai que des moyens de vous rejoindre au plutöt. J'écrivis a mon frère que je quittois Ia France, & lui renvoyai mon domeftique: après quoi je repris la pofte pour me rendre a la Rochelle. J'y trouvai par hafard un navire anglois tout prêt a partir pour Londres, fur Jequel je m'embarquai, & qui fit voile le même jour. J'aurois voulu que, pour fervir mon impa-  '2.66 L'lSLE INCONN0R tience, les vents & les flots , de concert^ euffent porté !e navire a fa deftination aufli vite que la penfe'e; mais le ciel en ordonnoit autrement. Nous fümes a peine dans la Manche , qu'un vent violent de fud-oueft nous emporta malgré nous a travers le canal; & après nous avoir fait craindre cent fois d'être jetés fur les cötes de Flandre, nous fit aborder a la Brille. Jugez combien j'étois défolé de ce contretemps, particulièrement cruel dans la circonftance, & combien il me parut affreux après ce que j'appris a 1'auberge oü j'allai loger. Un négociant Bordelois qui arrivoit d'Angleterre, auquel j'eus occafion de parler, & a qui je demandai des nouvelles de M. d'Aliban, me dit que le père & la fille étoient arrivés a Londres; qu'elle y devoit époufer un homme excefiivement riche,& que vraifemblablement ce mariage ne tarderoit pas a fe faire, paree que celui-ci, qui avoit un emploi confidérable & de grandes polTeffions aux Indes, étoit prefle d'y retourner. Je lui fis cent queflions fur mon rival, fur le temps oü il penfoit qu'il düt partir , fur le port oü il devoit s'embarquer; mais je ne pus recevoir de mon compatriote aucune lumière la-deffus, & je ne tirai de toutes fes réponfes qu'une anxiété plus infupportable. Je n'avois pas befoin d'un nouvel aiguillon  L'IsLE INCONNUE. r6f pour hater mon départ. Le capitaine anglois jugeant a propos de s'arrêter quelques jours a la Brille , je profitai du premier paquebot qui partit, pour arriver ou mes vceux m'appeloient, & enfin j'eus la fatisfaótion de defcendre en Angleterre. II étoit nuit quand nous entrames au port d'Harwick. Si j'avois voulu prendre un gïte dans la ville pour me repofer jufqu'au lendemain , je n'aurois peut-étre pas elfuyé 1'accident qui m'arriva : mais je vous voyois fans ceffe fur le point de m'ètre enlevée ; 1'idée de votre mariage déchiroit mon cceur , &z je m'empreflbis ardemment de vous retrouver, comme fi ma préfence pouvoit rompre cette union & changer votre deftinée. Je ne voulus donc pas m'arrêter un moment; je pris la pofte pour aller a Londres 3 & jecourus toute la nuit. Je n'étois déja plus qu'a quelques lieues de cette grande ville, lorfqu'a un mille de Fendroit ou nous avions changé de chevaux, celui du poftillon qui me devangoit ayant bronché , tomba rudement & fe caffa une jambe. Cet événement imprévu fufpendit ma courfe. Le poftillon retourna a la pofte prendre un autre s cheval, tandis que je demeurois fur le chemin è 1'attendre, en gardant les harnois du courfier eftropié; mais durant ce temps-la, des yoleurs  268 L'Isle iktconnue. qui cherchoient capture , me voyant feu!» m'entourèrent aufïi-tot, & Ie piftolet a la main me demandèrent poliment la bourfe ou Ia vie. Je ne pouvois entreprendre de leur rélifter 3 n'ayant pour toute arme que mon épée : j'effayai de les émouvoir, en leur difant que j'étois un étranger , & que , s'ils me dépouilloient, je demeurerois fans la moindre relfource dans leur pays. Ma harangue fut fans effet, ou plutót elle n'eut qu'un mauvais effet; car, a mon accent, les voleurs m'ayant reconnu pour frangois, fe firent une maligne joie de me fouiller par-tout, , & m'enlevèrent tout mon argent, contre 1'ufage des voleurs de grands chemins en Angleterre, qui fe contentent de ce qu'on leur préfente. Cependant, en me quittant, ils me rendirent quelques pièces comme par charité; mais ils me dirent en ricanant, qu'un frenche-dog (i ) n'étoit pas digne de la compaffton des anglois,; que fes biens étoient toujours de bonne prife ; qu'ils vouloient néanmoins fe montrer généreux a mon égard, pour me prouver que les anglois nous font toujours fupérieurs, & que dans cette vüe ils me donnoient quatre guinées ; ce que je ne ferois pas fans doute, ajoutèrent-ils no- (i) Chien de francois.  L'ÏSLE INCONNUE. 269 blement, fi j'avois 1'honneur d'être voleur dans mon pays, & que je puffe difpofer de leur bourfe. Après ce beau difcours, ils s'éloignèrent, me laiffant dans l'humiliation de mon aventure & bien chagrin de la perte de mon argent, non par rapport a elle-même , mais par les fuite qu'elle devoit avoir dans ma facheufe pofition. Le poftillon revint enfin de la pofte. Sans m'amufer a faire d'inutiles plaintes, je repris le chemin de Londres, oü nous arrivames vers les fept heures du matin. II n'y avoit pas cinq ans que j'avois quitté cette ville; j'en connoiffois le local: j'aurois pu vous trouver, fi j'avois fu votre auberge, ou même le quartier oü vous étiez logée; mais 1'ignorant abfolument, j'étois obligé d'employer le miniftère d'autrui pour pouvoir le découvrir. Cependant le vol qu'on m'avoit fait me laiffant prefque fans reffource, il falloit, avant toutes chofes, me procurer des fecours, fans lefquels on ne fait rien. Je crus devoir en cette occafion m'adreffer a quelques feigneurs que j'avois connus dans mes voyages , & je me préfentai a leurs hotels; mais ils étoient a la campagne, ou déja fortis pour aller en ville. Je ne trouvai qu'un Lord, que j'avois vu en Italië , & avec lequel je m'étois lié fort étroitement. Je pouvois penfer que  2.7° L' I S L E INCONNUE. celui-ci me tiendroit lieu des autres, & qu'il auroit la plus grande fatisfaftion a m'embrafler. Je me fis donc annoncer avec confiance, ne doutant pas de fon empreffement a m'obliger; mais, ce que vous aurez peine a croire, il ne fe fouvint pas de mon nom. II me recut avec Ia froideurla plus dédaigneufe, ne me dit que quelques mots, & pre'textant une affaire qui i'obligeoit de me quitter fur Iheure, il fortit, & me Iaiffa plein de confufion. Je fortis auffi-töt de fon hotel, bien re'fola de ne pas m'expofer une autre fois a cette honte; &,le cceur ulcéré de Ia fierté de ce Lord, je rêvois a la bizarrerie du fort qui m'y avoit expofé, Iorfque je fus rencontré dans la rue par un homme qui, me regardant fixement, vïnt a moi les bras ouverts , & m'embraffant avec chaleur, me dit qu'il regardoit cette rencontre comme trés-fortunée. Après m'avoir demandé des nouvelles de ma fanté, & quelles affaires m'avoient conduit a Londres, il m'offrit tous fes fervices. Je reconnus celui qui me faluoit fi affeétueufement pour un honnête anglois avec lequel j'avois demeuré quelque temps a Florence, & que j'avois eu le bonheur d'obliger. M. Bookfon étoit un ami des arts, un homme de lettres, qui avoit voyagé plufieurs années en connoiffeur. Bien différent  L'IsLE INCONNUE, ±7! «ie quelques-uns de fes confrères, qui ne fe diffinguent que par un orgueil méprifant & une morgue ridicule, on ne le voyoit pas fans ceffe occupé de lui-m'ême. II étoit favant; mais il avoit encore plus de modeftie que de favoir. Les qualités du cceur le rendoient auffi recommandable que celles de 1'efprit. Je fus fenfible a 1'accueil qu'il me faifoit, & a fes offres obligeantes; mais dans Ia difpofition oü je me trouvois, je ne pus m'empêcher de lui laiffer voir fur mon vifage une impreffion de trifteffe. « Pardonnez a mon indifcrétion, medit-il; mais je vous vois chagrin, & je ne faurois me taire. L'intérêt que je prends a ce qui vous regarde , ne peut me laiffer indifférent fur votre fituation. Vous avez fans doute quelque peine qui vous affeéte vivement. Ajoutez, je vous prie, aux obligations que je vous ai déja, celle de m'apprendre la caufe de votre inquiétude. Je ferai peut-être affez heureux pour vous procurer quelque moyen de confolation, & pour vous fervir. Vous m'ouvririez votre cceur fans difficulté, fi vous faviez dans quelle vüe je demande votre confiance ». « Je fuis touché , comme je le dois, lui répondis-je en lui ferrant la main , de ces témoignages de bienveillance , plus précieux pour moi que vous ne fauriez croire; 8c pour vous  «7? L'lSLE iN'CÖNNüE, toarquer combien je me repofe fur votre eftinië Sc fur les témoignages de votre amitié, je vais vous dire ce qui m'afflige, & vous faire une confidence que je n'ai encore faite a perfonne: imais le lieu n'eft pas propre a ce re'cit. Allons au pare Saint-James, dont nous ne fommes pas loin, je pourrai vous y conter a loifir toutes mes aventures». La-deffus, nous primes le chemin de cette promenade, & nous étant affis a 1'e'cart, quand nous y fümes arrivés, je lui fis, fans préambule, 1'hiftoire de mon amourj Sc 1'inftruifis des malheurs qui 1'avoient fuivi depuis votre départ de Bordeaux jufqu'aux événemens du jour, qui n'étoient pas des moins défagrêables. Mon ami parut fenfible a mes infortunes; il convintque j'étois a plaindre; il adopta mes idéés & mes fentimens. Il effaya pourtant de me faire comprendre que tous mes malheurs venant d'une paffion aveugle Sc fans efpoir, il faudroit tenter de lui réfifter & s'efforcer de la foumettre, pour me dérober aux nouveaux chagrins qu'elle pouvoit me caufer. En homme habile , il flatta mon amour - propre, en me difant que ces nobles efforts étoient dignes de mon courage , & qu'il me connoiffoit affez de grandeur d'ame pour m'en croire capable. Mais Voyant que toutes ces raifons Si ces infinua- tions  L'IsLE INCONNUE. £73 tions ne me touchoient pas: « Eh bien , me dit-il, nous ferons tout pour vous fatisfaire; nous chercherons votre maitreffè , &, s'il eft poffible de la.trouver, nous vous donnerons les moyens de la voir, Le temps & les circonftances régleront enfuite nos démarches. Mais en attendant, continua-t-ii, vous n':tvez pas d'auberge, vous n'avezpas mangé depuis longtemps, vous devez réparer la perte des chofes qu'on vous a prifes; j'exige que vous partagiez avec moi ma maifon & ma table, que vous difpofiez de ma bourfe; & pour commencer, il faut, s'il vous plait, que vous veniez tout a 1'heure chez moi prendre de la nourriture & changer d'habïllemens; nous ferons, après cela, toutes les recherches que vous voudrez». Le cceur ému & les larmes aux yeux, j'embrafTai cet excellent homme, pour lui marquer ma reconnoilfance; & fans rien oppofer a fes prétentions généreufes, je le fuivis a fa maifon. Chemin faifant, je bénuTois la providence, du fecours inefpéré qu'elle me donnoit; j'obfervois que les bonnes aciions ne feroient pas fi rares, fi l'on faifoit réflexion que tot ou tard les fervices rendus trouvent une jufte récompenfe; qu'ainfi, cet anglois me payoit a Londres du plaifir que je lui avois fait ailleurs ; & en oppofant la conduite de ce Lord riche & déTom. 1. S  274 L* I S L E INCONNUE. daigneux a celle de ce Savant peu fortuné, mais reconnoilfant, je ne pouvois m'empêcher de remarquer la diffe'rence que la culture des Jettres met fouvent entre les hommes. Arrivé a la maifon de mon ami, j'y fus établi comme chez moi. Je changeai d'abord de linge, puis je dinai ( i), & tout en mangeant je m'entretenois de vous avec M. Bookfon, & nous examinions entre nous les moyens dont nous pourrions nous fervir pour découvrir votre demeure. Je penfai qu'il falloit nous adrelfer a quelque marchand de vin, qui, devant être en relation avec des négocians de Bordeaux &: leurs correfpondans a Londres, pourroit apprendre de ces derniers des nouvelles de M. d'Aliban. M. Bookfon goüra mon avis, & fe chargea de faire les perquifitions néceffaires. « Vous n'avez pas dormi depuis long-temps, me dit-il; vous êtes fatigué : prene?. un peu de repos, tandis que j'irai a la découverte. II eft inutile , continua-t-i!, voyant que je me levois pour le fuivre, il eft inutile de m'accompagner, jufqu'a ce que nous ayons des nouvelles po- ( i) On doit remarquer , a cette occafion , que fi?r la fin du fiècle dernier on dinoit en Angleterre a deux Leures. Aujourd'hui, c'eft a cinq heures. Sur la fin da règne de Louis XIV, 1'heure du diner ï Paris étoit jrtidi. Note de l'e'diteur.  L'IsLE INCONNUE. fitives du père & de la fille. Tranquillifez-vous , je vous prie; dès que j'en faurai quelque chofe 9 je viendrai vous eh avertir. Je demeurai donc a la maifon, fuivant fon confeil, & j'effayai de repofer; mais le trouble de mon efprit & 1'agitation de mon cceur ne me permirent jamais de fermer la paupière. Le défir & la crainte, le fouvenir du paffe, 1'inquiétude de 1'avenir, me tourmentant tour a tour , redoubloient mon impatience & mon ennui. Le temps que M. Bookfon demeuroit a revenir, me fembloit d'une longueur effroyable. J'en comptois toutes les minutes, & j'étois fur les épines , lorfqu'a la nuit tombante M. Bookfon arrivai 11 me fit d'abord des excufes de m'avoir fait attendre : « Car je vors bien, dit-il, que vóus étiez impatient, & que vous n'avez guère dormi; mais il ne m'a pas été poffible de faire mieux Enfuite il me raconta les courfes & les re* cherches qu'il avoit faites. II étoit allé chez un marchand de vin de fa connoiffance, qui 1'avoit renvoyé a un autre, celui-ci a un commiffionnaire qui lui avoit indiqué la demeure d'un négociant de Bordeaux, chez lequel je devois trouver tous les renfeignemens que je detnandois. II étoit allé chez ce négociant, nommé M. Deffolies, logé dans un quartier fort èloigné, & Sij  276 L'lSLE INCONNUE, ne fayant pas trouvé chez lui, itl'avoit attendu jufqu'au foir; enfin il en étoit revenu, pour ne pas me laiffer plus long-temps dans 1'inquiétudej mais il avoit eu la précaution d'avertir le domeftique de M. Deffolles qu'il repafferoit le lendemain matin pour parler d'affaires a fon maïtre, & il 1'avoit fait prier en conféquence de ne point fortir. II ajouta , qu'il y avoit tout lieu de croire que ce négociant nous inftruiroit de Ia> deftinée d'Eléonore. Je ,1e priai de pardonner a mon ïmpatience, & je le remerciai avec une grande effufion de coeur de toutes les attentions qu'il avoit pour moi. Le lendemain matin , ma première penfée fut la vifite que je devois faire a M. Deffolles. 3Vlalgré"la fatigue , j'avois peu dormi la nuit. Toujours plein de votre idéé , je n'étois occupé que de 1'efpoir flatteur de vous retrouver. Je ne penfois qu'aux moyens de vous voir Sc de vous parler, s'il étoit polfible. C'étoit chez M. Deffolles que nous devions apprendre oü vous étiez. Tous mes vceux me portoient chez lui. Auffi , pour m'y rendre a huit heures, qui étoit le moment convenu , je m'étois levé avant le jour, & je trouvois que M. Bookfon , qui ne fe leva pas fi matin, étoit bien lent afervirmon impatience. Cependant il fe trouva pret a partir avant 1'heure dite , & nous for-  L'lSLE INCONNUE. 277 tïmes enfin pour nous rendre oü je brülois d'arriver. M. Deffolles nous attendoit •, il nous regut poliment. M. Bookfon lui expliqua le motii de notre vifite, lui dit que j'avois des affaires de conféquence a communiquer a M. d'Ahban , & que je le priois de nous indiquer fa demeure. M. Deffolles nous re'pondit qu'il connoiffoit beaucoup M. d'Aliban, fon concitoyen; qu'il 1'avoit vu plufieurs fois avec fon aimable fille durant le féjour qu'ils avoient fait a Londres; mais que fi j'avois des affaires de cónféquence avec cet honnête homme, il étoit faché de me dire qne je ne pourrois point traiter avec lui, paree que depuis quelques jours il étoit parti avec fa fille pour Portfmouth , oü ils avoient dü s'embarquer fur un vaiffeau de la compagnie des Indes qui alloit au Bengale. A cette annonce, je vous crus perdue pour moi, & je devins pale comme un mort. A peine pus-je demander a M. Deffolles fi, avant de partir, M. d'Aliban n'avoit pas conclu votre mariage , & je tremblois que fa réponfe ne fut une fentence foudroyante pour moi; mais il me dit que non , & cette parole modéra mon défefpoir. II nous apprit que M. Clerke., mon rival, officier fupérieur dans les troupes de la compagnie des Indes, qui fe propofoit de paffèr S iij  2J$ LTstE INCONNUE. en France pour vous e'poufer, après avoir été retenu long-temps en Angleterre pour un " grand procés, avoit recu ordre de retourner au Bengale au moment oü il s'y attendoit le moins ; qu'il avoit inutilement fait agir tous fes amis afin de faire prolonger fon congé. Sa préfence ay.ant été jugée abfolument nécelfaire dans cette partie des Indes , il s'étoit vu forcé de s'éloigner de la perfonne qu'on lui deftinoit, lorfqu'il venoit d'apprendre qu'elle devoit fe rendre en Angleterre, & lorfqu'il touchoit au bonheur de la pofféder. M. Deffolles ajouta , qu'il tenoit toutes ces circonftances de M. d'Aliban lui-méme, qui lui avoit dit que, vous ayant menée a M. Clerke, a Londres , il avoit été fort furpris , en y arrivant, de ne trouver a fa place qu'une lettre, dans laquelle, après lui avoir marqué tous ces détails , M. Clerke le prioit trés - inftamment de lui amener fa future aux Indes, oü fon pofte 1'obligeoit de réfider ; que, jaloux de tenir fa parole & touché de ce contre-temps, M. d'Aliban s'étoit déterminé a s'embarquer avec fa fille pour aller joindre fon gendre futur, & qu'il y avoit apparence qu'ils étoient en mer, fi le vent leur étoit devenu favorable. Je n'eus la force de remercier M. Delfolles que par une révérence ? tant le chagrin me fer--  L'lSLE INCONNUE. 279 rok le cceur. M. Bookfon , qui lifoit ma peine fur mon vifage, s'acquitta pour moi de ce devoir. Enfuite il s'empreffa de me conduire au premier café pour me faire prendre quelque Jiqueur qui put me fortifier, & il employa toutes les reflburces de 1'efprit & toute la chaleur de 1'amitié pour me confoler de cette nouvelle infortune. II penfoit qu'après ce dernier coup je devois perdre toute efpérance , & qu'il ne me reftoit d'autre parti que celui de vous oublier. II me prioit en grace de ne pas le quitter encore, perfuadé que perfonne ne prendroit a mon chagrin plus d'intérêt que lui, & que les foins de 1'amitié feule pourroient le calmer. Mais au lieu de répondre a fes inftances touchantes , je lui demandai s'il croyoit que les vaiffeaux de la compagnie des Indes fuffent partis de Portfmouth, Sc s'il ne feroit pas poffible de s'y embarquer , au cas que les vents les euffent retenus. « Quoi! me dit mon ami furpris , vous voudriez paffer aux Indes pour fuivre votre mattreffe , tandis qu'elle va fe donner a un autre ! Vous voudriez y être le témoin du bonheur de votre rival! Ce n'eft pas tout; vous confentiriez' d'y paröitre fans place & fans fortune a. è cöté de M. Clerke qui doit y être dans la fplendeur 1 Penfez-y bien, mon cher chevalier > S. iv  2§0 L'IsLE INCONNUE. & voyez a quelies peines & a quelles humiliations votre paffion vous expofe,fi vous vous obftinez a 1'écouter ». « Ah ! mon cher ami, lui dis-je, que vous connoiffez peu la paflion qui me confume , Iorfque vous croyez qu'il m'eft pofïible d'y renoncer, Non, non , Ü n'y a que la mort qui foit capable de 1 eteindre. Je veux fuivre Eléonore aux Indes •, je Ia fuivróis dans 1'horreur des plus affreux climats. Je lui donnerai du moins, par ma perfévérance, une preuve de 1'amour Ie plus extreme; & fi la douleur m'öte la vie , je mourrai pour elle, & tous mes maux finiront. Si vous m'aimez, ne me parlez donc pas de renoncer a ce que j'aime. Ne vous oppofez pas au deffein que j'ai pris de la fuivre par-tout. Rendez moiplutöt un dernierfervice. Je ne veux point vous faire fe'ntir le poids de mes malheurs, ni devenir a charge a votre amitié généreufe; donnez-moi Ie moyen de m'engager en quaütéde foldat au fervice de la Compagnie xles Indes. Avec ce titre, je palferai au Bengale , je vivrai & je mourrai prés d'Eléonore, fi je ne puis être a elle *>. Mon ami fut attendri de ce généreux dévouement. II m'embralla. Je Ie ferrai fur mon cceur, & je mouillai fon vifage de larmes de tendreffe. « Moi vous abandonner, me.dit-il,  L'IsLE INCONNUE. 281 & vous livrer a une forte d'efclavage ! N'eft-ce pas me faire tort, que de m'en croire capable? Je cède a votre obftination; mais je veux, en revanche, que vous ne m'épargniez en rien de tout ce que je pourrai vous fournir. Vous n'irez point foldat aux Indes. L'état en eft noble fans doute; mais il eft trop affujettilfant, & il ne fe concilieroit pas avec votre projet. Je connois piufieurs directeurs de Ia compagnie , & j'ai eu 1'avantage de leur rendre quelques fervices dans mes voyages. Je vais leur demander une place pour vous. Vous êtes affez inftruit pour remplir honorablement celle d'ingénieur. S'il n'y en a point de vacante tout a 1'heure, j'efpère que nous obtiendrons l'expectative de la première, & je ne doute pas qu'on ne m'ac-* corde votre paffage fur un des vaiffeaux qui vont, partir 33. 33 Voila, m'écriai-je tout tranfporté, le vrat caractère & le vrai langage de 1'amitié. Que ne vous devrai-je pas, ö ! mon cher ami, pour ces fervices innappréciables, & comment reconnoitre tout ce que vous faites pour moi ? Soyezsür, me répondit-il, que je ferai payé d'avance par la fatisfaétion que j'aurai de vous fervir. Mais puifque la détermination en eft prife, ne perdons pas de temps, & courons a  2$2 L'IsLE INCONNUE. 1'hötel de la compagnie, oü doit fe tenir ce matin une affemblée des directeurs ». Je le fuivis avec empreffèment , & nous y arrivames avant 1'heure de 1'affemblée. M. Bookfon fe tint fur le palfage des directeurs, & me préfentant a ceux qu'il connoiffoit , i! leur paria vivement en ma faveur. Comme il étoit fort eftimé & qu'il avoit bien mérité de la compagnie , chacun fe fit un plaifir de fobliger; er> forte qu'il obtint pour moi plus qu'il n'avoit demandé. On m'accorda la furvivance d'une place d'ingénieur ,,la moitié des appointemens de fa place , qui alloient a prés de deux cents livres fterlings , & le pafïage gratuit fur un des vaiffeaux qui étoient préts a faire voile. Unt des amis de M. Bookfon fortit de la falie pour nous armóntèr cette bonne nouvelle, & pour nous dire que les vaiffeaux n'attendant plus que le vent , il ne falloit pas perdre un moment pour mé rendre au port. Il ajouta qu'il alloit me faire expédier mes provifions fur Ie champ. M. Bookfon me dit qu'il ne falloit pas m'éloigner, afin detre a portee de recevoir mon brevet dès qu'il feroit expédié ; qu'il alloit , en attendant , s'occuper des chofes qui me feroient néceffaires pour le voyage , & qu'il  L' ISLE INCONNUE. 283 viendroit me retrouver dans une heure ou deux. En effet, je vis mon ami revenir avant 1'heure marquée, & je fus tout étonné des nouvelles attentions de fa générofité. II m'amenoit une voiture pour partir dans 1'inftant avec lui, car il voulut m'accompagner. Il 1'avoit garnie du peu de hardes que j'avois , &c de tout ce qu'il me falloit pour y fuppléer. Je venois de recevoir , avec mon brevet, les papiers néceffaires pour mon paffage ; il ne fut plus queftion que d'entrer dans la chaife. Nous nous mimes auffi-tót en route pour Portfmouth; & après avoir couru tout le refte du jour & toute la nuit, nous arrivames en cette ville le lendemain au lever du foleil (1). Dès que nous fümes defcendus a 1'auberge , nous demandames fi les vaiffeaux de la compagnie des Indes avoient fait voile. On nous dit que les vents contraires les avoient retenus, mais que les équipages & tous les paffagers •étoient a bord, & qu'ils partiroient dès que le vent feroit favorable (2). II n'y avoit pas de temps a perdre. Nous nous rendimes a bord (1) Portfmouth eft a foixante-treize milles deLondres, a peu prés trente lieues de France. Note de Véditeur. (1) Ces vaiffeaux étoient le Thames, 1'Argo , & ie Panther,  284 L' IsLE INCONNUE» du Thames, au capitaine duquel je devois prefenter mon brevet de paffage, avec une lettre de la compagnie qu'on y avoit jointe. M. Davifon me regut honnêtement; & fur les te'moignages de la lettre & les recommandations de M. Bookfon, il m'affüra qu'il tacheroit de me rendre le paffage !c moins défagréable qu'il lui feroit poffible. II s'informa fi j'avois fait porter mes hardes & mon lit; & comme nous n'avions pas fongé a ce dernier article, il me dit qui! falloit s'en pourvoir promptement, paree qu'il remarquoit que Ie vent alloit changer,& que nous partirions peut-être avant la nuit. Je revins a terre avec M. Bookfon pour faire mon emplette , & pour profiter de la vue de cet ami le plus que je pourrois. Je voulois, deplus , m'informer fi vous & monfieur votre père étiez déja partis, ou fi vous étiez fur un des vaiffeaux qui devoient mettre a la voile; & je fis k ce fujet toutes les perquifitions que le temps & les circonfiances me permettoient: • mais n etant pas allé , fans doute , a 1'auberge oü vous aviez logé , je n'appris rien de pofitif, & je fus obligé de retourner au vaiffeau dans cette incertitude. Avant de fe féparer de moi, M. Bookfon m'ouvrit fa bourfe : « Je ne veux point, me dit-il, que vous partiez fans argent. Vous avez  L'IsEE INCONNUE. 285" des appointements , mais vous ne devez pas les toucher encore, & quoique votre paffage foit gratuit , il ne convient point que vous ayez la bourfe vide fur le vaiffeau , & que vous arriviez aux Indes dépourvu d'argent. II vous y fera d'autant plus néceffaire , que vous y ferez moins connu. J'exige de votre amitié , que dans la dernière occafion oü je puis vous être utile, vous ne me refufiez pas la fatisfa&ion de vous fervir ». Pénétré de reconnoiffance d'une amitié fi généreufe & fi foutenue, je laiflai voir a mon ami, dans mes yeux & fur mon vifage , tous les fentimens de mon cceur; car mes paroles n'auroient pu fuffire a les exprimer. II vouloit , a toute force, me faire prendre une fomrne de cent guinées; je n'en voulus que le quart , comme fuffifant a mes befoins , après quoi je repris le chemin du port, oü M. Bookfon m'accompagna. Ce fut la qu'il fallut fe féparer d'un ami fi rare, & je ne lui fis pas mes adieux fans lui jurer un attachement inviolable, & fans répandre, en 1'embraffant, une abondance de larmes. Lorfque je fus arrivé fur le vaiffeau , M. Davifon me préfenta aux officiers de 1'équipage , qui me recurent poliment. II me dit que je mangerois a fa table , & , ce qui me plut bien autant, il me fit donner, pour placer "mon  2.86 L'lSLE INCONNUÉ. lit, un petit réduit que je pouvois fermer, & qui devoit me fervir de chambre. J'avois 1'efprit & le corps malades ; j'entrai dans cet afile pour prendre un peu de repos, & pour m'entretenir folitairement avec moi - même, Après les vio'entes agitations que j'éprouvois depuis long-temps, j'étois bien aife de donner un libre cours a mes re'flexions, & d'examiner ce que je devois faire dans la nouvelle pofition oü je me trouvois. « Le fort en eft jets , me dis-je, il n'y a plus a s'en de'dire. Je traverfe les mers pour retrouver Eléonore; mais que puis-je efpérer , & que vais-je faire, quand je ferai prés d'elle, au pays qu'elle doit habiter ? Irai-je troubler fon repos, par les preuves trop remarquables d'une tendreffe rebutée ? Voudrois je lui faire perdre la douceur de I'union qu'elle projette, & 1'eftime de fon époux ? Non , dis-je, non ; je veux feulement 1'aimer & Ia voir ; &, quoique vaincu par ma paffion , je ne cefferai point d'être vertueux Je Ia reverrai donc, & c'eft U monefpoir ? Mais a quel prix j'achète cette fatisfa&ion !. ... Je quitte , hélas ! ma patrie, mes frères , mes amis. Quel facrifice. pour un cceur fenfible ! O Eléonore .' fi vous faviez du moins ce que je fais pour vous,l'amertume d'une fi grande perte pourroit être  L'ÏSLÈ INCONNUE. 287 adoucïe; mais vous l'ignorerez toujours , fi vous êtes a un autre, & vous n'apprendrez jamais de ma bouche la fidélité d'un attachement que vous ne devez plus écouter ». C'eft ainfi que je paffai les premiers momens de ma folitude, oii quelquefois cependant une foible efpérance venoit adoucir ma peine , en me repréfentant les événemens a venir, comme fujets a de grandes viciffitudes. Je vifitai la malle que la libéralité de M. Bookfon m'avoit fournie, & que je n'avois pas ouverte, & je fus de nouveau furpris & attendri de ce de: nier témoignage de fa bonté. J'y trouvai un affortiment complet de hardes propres , 1'étoffe pour faire un habit fuivant funiforme d'un ingénieur , & la plupart des inftrumens & des üvres néceffaires a fa profeffion. O mon cher Bookfon , rn'écriai-je a cette vue, que je ferois méprifable fi la paffion qui m'entraine me rendoit aveugle fur ce que je vous dois, & fi je ne m'efforcois de vous prouver un jour la gratitude que j'en conferve ! Pendant que je faifois ces réflexions , le vent changea , comme 1'avoit prévu M. Davifon ; les vaiffeaux fortirent du port; on partit, &c bientöt on perdit de vue les cótes d'Angleterre. Je ne jouis point de ce fpecfacle , qui n'auroit fervi qu'a entretenir le trouble de mon-  288 L'IsLE INCONNUE. '-'Eur. J'étois dans ma chambre , couché fur mon lit, oü la fatigue , fagitation de mon ame, Sc 1'incommodité de Ia mer me retinrent plufieurs jours malade. Dans cet intervalle, un tailleur qui paffoit aux Indes, me mit dans le coftume de mon état ; en forte que, quand je fortis, j'étois revêtu de mon uniforme, qui devoit me donner une forte de confidération fur le navire. II y avoit quatre jours que nous étions en mer, Iorfque je parus pour Ia première fois a la table du capitaine. Ce fut pour moi, 8c j'ofe dire pour vous, comme un coup de théatre, quand je vous trouvai, ainfi que monfieur votre père, au nombre des convives , & que vous me vites arriver , falué par tous les officiers du nom d'ingénieur, & avec 1'uniforme convenable a cet état. M. d'Aliban palit; vous demeurates tout. interdite. La furprife & 1'émotion fe peignirent fur vos vifages, Sc je fentis que je rougilfois vivement. Je vous faluai pourtant d'un air de connoiflance, mais dans un embarras vifible. Monfieur votre père y répondit très-froidement, & vous d'un air contrahit. Vous neme demandatesnil'un ni 1'autre le motif de mon paffage aux Indes; mais il me parut, dans votre contenance , que vous en pénétriez la raifon. Pour moi, quelque prévenu \  L' I S L E I N C O N N ü E. 280 prévenu que je fetflé que mes fentimens ne vous étoient pas agréab'es , je ne pus m'empêcher d'être infiniment affligé de cette réception de la part de deux perfonnes que je relpe&ois & que j'aimois tant, & qui m'avoient donné des preuves fi multipliées d'une amitié & d'une eftime fincères. J'étois affis a table vis-a-vis de vous. Dans cette lituation , je ne pouvois lever les yeux fans vous regarder; vous ne p. uviez pas non plus les ouvrir fans me voir : mais vous les reteniez de manière que je n'en tirois que la certitude de votre éloignement pour moi; & cette idéé ar.gmentoit mon trouble & m'affligeoit toujours davantage. Je défirois la fin du repas, oü je ne mangeai guère & oü je parlai moins, efpérant trouver 1'occafion de vous dire deux mots au fortir de table. Mais monfieur votre père , qui fe doutoit de mon intention , fe retira fi promptement avec vous, que je ne pus pas réulfir dans mon deflèin ». « Vous merappelez le fouvenir,me dit Eléonore , d'une des fituations les plus embarralTantes de ma vie. Je penfai m'écrier en vous reconnoiflant, tant je fus émue de votre préfence, Le chagnn que me donnoit 1'idée que vous quittiez tout pour moi, la peine que mon père devoit fentk de vous voir fuivre mes traces, Tom. I. $  2pO L'lSLE INCONNUE. enfin Ia reconnoiffance que je croyois devoir a un attachement fi extraordinaire & fi malheureux, m'agitoient en même temps. Je ne favois quelle contenance prendre. L'affectation de ne point vous regarder, de ne point vous xépondre après que j'avois paru vous connoïtre, pouvoit être remarquée & faire un mauvais effet. D'un autre cöté, mon père ne m'auroit pas vu lever les yeux fur vous, ni vous parler, fans le trouver mauvais & fans m'en faire des reproches. Jugez de mon embarras dans cette première entrevue,,& combien je dus garder de ménagemens tout Ie temps que je fus fur le vaiffeau, pour ne rien faire foupgonner aux convives & ne point défobliger mon père. Dès que nous eümes quitté la table, il ne me cacha pas fon chagrin, & il me dit qu'il alloit vous trouver pour vous témoigner fa peine de la démarche imprudente que vous aviez faite , & pour vous prier fur-tout de ne point hafarder de tentative auprès de moi». Monfieur votre père, repris-je, vint en effet me joindre. Il trouva que je fortois de la falie pour me retirer dans ma chambre; & après m'avoir dit qu'il avoit quelque chofe a me communiquer, il m'y accompagna. II commenga par me rappeler ma naiffance, mon éducation, les parens eftimables auxquels j'appartenois;  L'lSLE INCONNUE. 20 ï enfuite il me reprocha ma conduite, comme démentant les fentimens que favois déja montrés & que je devois avoir. II traita mon amour de folie, maperfévéranee d'mdifcrétion, capable de troubler le repos de fa fille & de faire fon malheur , & il prétëndit que 1'amitié qu'il m'avoit toujours montrée ne devoit pas être payée par tant d'ingratitude. « Arrêtez, monfieur, lui dis-je, ne m'inculpez pas, je vous prie , & ne me condamnez pas fans m'entendre. II eft certain que fi c'eft un crime d'aimer mademoifelle votre fille, j'ai ce tort avec tous ceux qui la connoiffent, & je 1'ai plus que perfonne. ?4ais je ne vois pas que mon attachement pour elle puitfe m'être auffi cruellement reproché. Je me regarderois comme 1'homme le plus vil, fi je méritois les plaintes que vous venez de me faire. Quoique je n'offenfe pas votre fille en 1'aimant, je pourrois vous dire que j'ai fait tout ce qu'il m'étoit pofïïble de tenter pour vaincre une paffion que j'éprouvois malgré moi, & que tous mes efforts ont été vains; mais je veux me bomer a juftifier ma conduite , fans faire 1'apologie de mes fentimens. Lorfque j'ai vu que je ne pouvois les furmonter., j'en ai fait 1'aveu a Mademoifelle Eléonore. Je n'ignorois pas que vous la def- T ij  202 L'IsLE INCONNUE. tiniez a un autre; mais elle ne le connoiffoit point; elle n'avoit pas pris d'engagement avec lui. La mort de mes parens me rendoit libre. Si mes prétentions étoient mal fondées, on ne dira pas du moins qu'elles fuffent mal-honnêtes. Je n'étois pas auffi riche que mon rival; mais morualliance n'étoit point de nature a vous faire rougir. ■-!■ » Je n'ai point voulu féduire mademoifelle votre fille; je me fuis expliqué comme un honnête homme, & j'étois réfolu de refpeéter fon choix & de me taire, dès qu'elle auroit pris fon dernier engagement. Je fuis encore dans ce delfein, & quoique la démarche que je fais de palfer aux Indes fur fes traces ( démarche que vous blamez fi durement), femble démentir ma réfolution, elle n'empêchera pas que je ne confomme ce facrifice. Je ne veux point porter le trouble ni le défordre dans fon union. Une fois achevée, je vous jure de la refpeéèer, & de garder toujours fur mes fentimens le plus rigoureux filence. Mais pourquoi voulez-vous m'interdire la fatisfaction de refpirer le même air que votre fille? Pourquoi me défendre d'efpérev jufqu'au moment oü elle doit être a mon rival ? & qui vous garantit la certitude des événemens avenir? Si des accidens imprévus rom-  L'lSLE INCONNUE. 2QJ poient ce manage, me trouveriez-vous indigne de votre alliance, & penferiez-vous que j'eufle mal fait de ne point me décourager ? » J'aime ma patrie, je chéris mes parens, je vous refpeóte a legal de mon père, & je ne vois pas que mon paffage aux Indes bleffe les devoirs que m'impofent ces fentimens. Ma patrie eft en paix, & na pas befoin de mes fervices ; j'ai donc pu chercher ailleurs 1'emploi de mes talens. Mon père & ma mère font morts , & mon frère ainé m'aime afTez pour ne pas s'oppofer a mon bonheur. Enfin quelque rigueur que vous me montriez, quelque injufte prévention que vous ayez contre moi, vous ne fauriez difconvenir qu'en executant ce que je viens de vous promettre, je ne vous témoigne toute la gratitude & la déférence dont je fuis capable, & que, fi vous ne me jugez plus digne de votre amitié, je ne Ie fois toujours de votre eftime. » Pour vous convaincre, continuai-je, de mon attacheroent pour vous, & du défir que j'ai de vous plaire, fi vous n'êtes pas fatisfait de ce que je viens de vous dire, prefcrivez-moï la conduite que vous croyez la plusconvenable, & je vous promets de vous obéir en tout, a 1'exception de ne point aimer votre fille; ce qui feroit démenti par mon' cceur, & qu'il T Uj  '294 L'Isle inconnue; me feroit impoffible de tenir. Je ne vous demande , pour prix de ma foumiffion, que 1'approbation de ma tendreffe, dans le cas oü votre projet de mariage ne viendroit pas a réuffir ». M. d'Aliban ne favoit trop que répondre a cela. Ma foumiffion I'avoit défarmé; d'ailleurs pouvoit-il exigerdemoi, dans notre pofitioti refpec~tive, plus que je ne lui promettois? II me pria feulement d'éviter d'entretenir fa fille de ma tendreffe & de lui faire ma cour. Je 1'affurai que je tiendrois mes fentimens dans le filence i mais je crus pouvoit me plaindre de fa froideur 8c lui demander plus d'indulgence. II me répgndit avec embarras; cependant il ne jugea pas a. propos de fe lier avec moi comme auparavant, & je m'apercus enfuite qu'il faififfoit le moindre pre'texte d'incommodite' pour fe difpenfer de venira table; ce qui, nous privant de fa préfence, nous déroboit en même temps le plaifir de vous voir, & m'enlevoit le feul bien qui. me re fiat dans la vie. Un jour que vous n'étiez pas venus diner a notre table , il m'y arriva une petite affaire qui fit du bruit fur le vaiffeau , & quime fournit 1'occafion de me faire connoïtre. Le. titre d'ingénieur fait fuppofer un homme inflruit, & fur.tout au fait des mathématiques. Je devois donc  L'lSLE INCONNUE. 2$>$ paffer pour favoir quelque chofe; mais le.chagrin que j'avois dans le cceur me rendoit filencieux, & l'on difoit que j'étois francois. Cela diminuoit 1'opinion qu'on pouvoit fe faire de mon favoir; car, en général, meffieurs les anglois ne croient pas qu'un francois foit pourvu ni même capable de beaucoup de fcience; 8c paree qu'ils ont eu d'habiles géomètres & de grands phitofophes, ils fe perfuadent qu'il n'y a qu'eux au monde qui aient des connoilfances, & furtout de la profondeur. D'ailleurs ils penfent qu'un francois modefte a fes raifons de 1'être. D'après ces idéés, un parent du capitaine, qui fortoit de deffus les bancs pour aller remplir. une place au confeil de Madras, jugeant, a mon filence, que je n'étois pas un habile homme, voulut divertir les convives a mes dépens. Dans cette vue, il faifit une occafion qui fe préfentade m'attaquer, en élevant une difpute fur des queftions de phyfique 8c des problêmes de Géométrie, avec une affe&ation fi marquée de me tourner en ridicule, que je nepus douter du motif qui 1'animoit. Je fus d'abord poulfé rudement, 8c mon antagonifte triomphoit en me voyant embarraifé dans mes réponfes. Le peu d'ufage que j'avois de la langue angloife me rendoit la difpute pénible dans eet idiome, paree que je ne trou: Tiv  2pf5 L'lSLE INCONNUE. vois pas a mon gré les tours de phrafe ni même les mots que je devois empfoyer. Mais ayant demandé la permiffion de me fervir d'une autre langue, & mon antagonifte ayant choifi le latin, le fort du combat changea bientöt. Je déduifis mes railons d'une manière plus claire; je réfuta. plus fortement celles de mon antagonilte. Je ie ferrai de prés, je le pourfuivis, je I'atterrai, a la fatisfaction des affiftans, qui la plupart favoient le latin, & qui me furent bon gré d'avoir mortifié de la forte Ia vanité de ï'affaillant. Je fus fclicité de ma vidoire , qui me donna du crédit dans 1'efprit de mes compagnons de voyage. Ils me témoignèrent depuis beaucoup d'égards & de confidération; & j'euffe trouvé ma traverfée fort agréable dans leur fociété, fi mon cceur, défolé de votre froideur & des reproches de monfieur votre père, ne m'eüt pas fans ceffe repréfenté votre arrivée aux Indes & le noeud que vous y alliez former, comme la fin de mes efpérances & la dernière des infortunes. Vous vousfouvenezquele voyage futd'abord heureux. Nous touchames a Sainte Héiène, oü nousmouillames quelques jours ;& durant la traverfée, qui fut de plufieurs mois, je pus a peine vous parler quelquefois a la dérobée,tant votre père veilloit fur mes démarches, tant vous appré-  L'lSLE INCONNUE.' 297. hendiez de le chagriner. Je vinspourtant a bout de vous faire connoïtre la conflance de mon amour, & mon entière foumiffion a vos volonte's. Je crus m'apercevoir que vous aviezquelque pitié de ma deftinée , & il me fembla que monfieur votrepère, s'adouciffant a mon égard ,ne refufoit pas de me parler Iorfque vous n'étiez pas en fa compagnie. Cétoit tout ce que vous accordiez 1'un & 1'autre a mes maux & a la certitude de mon malheur. Je vous paroiffbis d'autant plus a plaindre, que j'y touchois de plus prés. Déja nous étions dans la mer des Indes , a la hauteur des Maldives;'on ne comptoit plus que quelques femaines de route, & tous les gens de la flotte, excepté moi, défiroient la fin de ce long trajet, Iorfque le temps , qui nous étoit favorable, vint tout a coup a changer, Le ciel fe couvrit de nuages qui nous dérobèrent le jour. Le tonnerre gronda,les veéts déchaïnés' foulevèrent les flots , la flotte fut difperfée. Malgré les foins du capitaine & le traveil de 1'équipage, le Thames fut emporté loin de fa direction par les vagues furieufes, qui tantót 1'élevoient jufqu'au ciel, tantót femblolent le précipiter dans les abimes, tandis que la pluie, qui tomboit par torrens, & les éclairs, fuivis d'une obfcurité profonde, augmentoient 1'horr reur de la tempête.  2Qc? L'fsEE INCONNUE. Tout le monde étoit confterné, ScjeTétois comme les autres; mais beaucoup plus par rapport a vous que par rapport a moi. J'aurois voulu voler a votre aide , vous confoler au moins par mes difeours, & fortifïer le courage de monfieur votre père par ma préfence; mais il ro'étoit défendu d'approcher de vous, & je ïi ofois tranfgreffer les lois qu'on m'avoit irnpofées a cet égard. Ce ne fut que quand Ia contfnuation de la tempête, qui dura douze jours, eut fait perdre, pour ainfi dire, tout efpoir defalut, lorfqu'une lame ayant emporté Ie gouvernail, le vaiffeau devint Ie jouet des vents & des vagues ; & que le défordre & Ia terreur régnoient par-tout fur notre bord, que je hafardai d'entrer dans Ie lieu qui vous. fervoit d'afile. a Vous me pardonnerez, dis je a monfieur Votre père, fi je me montre chez vous. Mon deffein n eft pas de vous défobéir; mais dans un danger auffi preffant & auffi terrible, je crois devoir me tenir prés de ceux qui m'intéreffent davantage, pour les raffurer, pour les fecourir. sil eft poffible, ou pour périr avec eux , s'il iaut penr ». Vous n'avez pas oublié fans doute, chère Eléonore, un événement fi mémorable, & je ne vous en parlerois point, fi je ne croyois  L'lSLE INCONNUE. 20O devoir vous rapporter quelques détails qui ont pu vous échapper dans la frayeur oü vous étiez, ou paree que vous ne quittiez pas votre. lit. Mais vous devez vous. fouvenir que Monfieur votre père, ému de mes paroles, cédant aux alarmes que lui donnoit notre cru elle fituation, & peut-être aux fentimens de 1'ancienne amitié, m'embraffa tendrement en me remerciant de 1'intérêt que je prenois toujours au père & a la fille , 8c me dit qu'il reconnoiffoit, dans cette circonftance , la vraie affection que j'avois pour lui, II me tira enfuite a 1'écart, pour n'être pas entendu de vous ; il ajouta , que dans le danger preffant oü nous nous trouvions, & dans la confufion étrange qui en étoit la fuite , chacun n'étant plus occupé que de foi, on vous avoit comme abadonnés; qu'on ne vous portoit point de nourriture, 8c qu'il y avoit déja long-temps que vous n'aviez mangé; qu'il étoit forti la veille pour aller chercher quelque chofe néceffaire a vos befoins, 8z que dans le roulis épouvantable du vaiffeau , ilavoit manqué depériren faifant une chüte,que fa pefanteur, caufée par lage & par trop d'embonpoint , pouvoit rendre plus dangereufe. II m'apprit encore que vous aviez voulu fortir dans la même vue, 8c qu'il s'y étoit oppofé,  300 L' I S L E INCONNUE. aimant mieux vous laiffer fouffrir la faim, que de vous livrer en quelque forte a un pe'ril macifefte. Je me plaignis a monfieur votre père de fon peu de confiance, & je lui dis, que quand tous les gens du vailfeau I'auroient abandonné , il n eüt jamais dü foupgonner mon empreffement a lui rendre fervice ; que n'ofant pas me préfenter chez lui, après les défenfes qu'il m'en avoit faites, je paffois fouvent auprès de fa porte , pour m'offrir en quelque manière a la première occafion ; qu'il pouvoit fe repofer fur moi du foin de pourvoir a tous vos befoins , & que j'en ferois déformaisma principale affaire. II me remercia les larmes aux yeux, & me dit que puifque je m'offrois de fi bonne grace , d acceptoit mes foins & fe confioit a mon amitié. Je fortis auffi-tót de fa chambre, & plus £gile que lui dans ma recherche, je parcourus Je vaiffeau fans accident; mais je ne vous rapportai que quelques provifions peu délicates. C'étoit du bifcuit, du fromage, & une bouteille de bière, que vous recütes avec reconnoiffance , & qui, a défaut d'autres alimens, fervirent a vous fuftenter. II nous auroit fallu quelque chofe deplus fortifiant pourfoutenir nos forces & ranimer notre courage. La tempête continuoit *  LTSLE INCONNUE. 3OÏ Ie vent redoubloit de furie, Sc ie vaiffeau fe trouvoit toujours plus en danger de faire naufrage. Les matelots eux-mêmes, paliffant de crainte , faifoient des lamentations capables d'effrayer les plus réfolus. Le jour tomboic. Dans ces cruelles circonftances, je ne voulus pas retourner chez moi, pour ne pas vous laiffer fun & 1'autre en proie a vos alarmes ; & monfieur votre père , qui fe fentoit encouragé par ma préfence , me pria de vous tenir compagnie & de ne pas vous quitter jufqu'au jour. Je demeurai donc auprès de vous ; mais tandis que je tachois de vous confoler en vous faifant envifager toutes les efpérances qui nous reftoient, tout le monde étoit dans des tranfes mortelles. La violente agitation du vaiffeau , la route qu'il faifoit a 1'abandon fur une mer inconnue , enfin la continuation du mauvais temps , qui fembloit préfager notre ruïne , nous glacoient tous de frayeur. Vous vous efforciez pourtant, ainfi que monfieur votre père, de modérer vos craintes Sc de montrer de la fermeté, pour vous raffurer mutueilement. C'eft ainfi que nous pafsames cette affreufe nuit. Nous foupirions après le jour, comme s'il devoit rendre le calme a la mer, Sc nous mon-  302 L'IsLE INCONNUE. trer un changement favorable dans notre fitüai tion. II parut; mais fa trifte clarté ne devoit éclairer que notre défaftre. J'étois fur Ie point de fortir de votre chambre, Iorfque j'entendis crier terre, & prefque dans le moment notre vaiffeau heurta fur des rochers. La fecouffe nous fit treffaillir; tous les gens de 1 equipage jetèrent un grand cri; tous fe crurent perdus fans reffource. Dans ce moment d'épouvante, les uns defcendent a la cale pour s'affurer fi Ie vaiffeau ne s'eft pas entr'ouvert, & la peur leur fait croire & débiter que 1'eau y entre de toutes parts : les autres b qui penfent qu'ils vont périr s'ils y demeurent plus long-temps , parient de s'embarquer dans les chaloupes, pour gagner Ia terre qu'on découvre. Ils les defcendent a la mer. La frayeur y précipite tout le monde. Vous me demandez Ia caufe de tant de cris & de mouvemens. Je m'avance fur Ie vaiffeau pour m'en inftruire , & je m'apergois que le navire, engagé de 1'avant entre des écueils , éprouve des fecouffes qui font craindre fans ceffe de le voir s'abïmer ; que pour arriver a la terre qu'on voit , tout Ie monde s'éloigne & nous abandonne. Je crie au capitaine de nous attendre ; on me répond que fa chaloupe ne peut me recevoir, paree qu'elle eft déja pleine.  L'lSLE INCONNUE. 303 Je vais a 1'autre chaloupe; on me dit de defcendre fur 1'heure , qu'on va s'cloigner dans le moment. Je demande, au nom de Dieu, qu'on attende M. d'Aliban & fa fille ; ils me répliquent que fi je tarde a revenir ils feront partis. J'accours, je me précipite dans votre chambre pour vous mener a la chaloupe. Je trouve a la porte monfieur votre père qui fortoit pour favoir ce qui fe palfoit. « Ah ! M. d'Aliban , lui dis-je, le vaiffeau va couler bas, tout 1 equipage s'embarque dans les chaloupes ; elles vont s eloigner. Allez vite leur dire d'attendre un moment votre fille; Si vous , mademoifelle, vous dis-je, habillez-vous promptement, fi vous voulez partir avec les autres : il n'y avoit pas a délibérer. M. d'Aliban me prie de ne pas vous quitter, & de vous foutenir. 11 va comme il peut jufqu'a 1'endroit oü l'on doit defcendre. Vous vous levez , je vous emporte. J'entends monfieur votre père crier aux matelots d'arrêter. II nous appelle , il veut revenic a nous. Hélas! dans une fecouffe violente 8c fubite du vaiffeau , Ie pied lui manque ; il tombe a la mer en s'écriant, & englouti par les vagues furieufes , il difparoit a nos yeux ». « Ce terrible événement fera toujours préfent a ma mémoire, me dit Eléonore en ver-  fJOJ L'lSLE INCONNUE. fant quelques larmes; j'en penfai mourir de faififïement & de douleur. La vie après cela me devenoit infupportable , & fans vous j'aurois ■défiré 1'avoir perdue ; mais je vous devois a tous égards trop de reconnoiffance, pour n'être pas fenfible a votre fort. Auffi , en voyant les chaloupes s'éloigner du vaiffeau fans avoir voulu nous prendre , & bientöt après périr dans les flots, oü elles furent fubmergées , je demeurai confbrnée des maux affreux & des périls dont vous étiez entouré. Je bénis pourtant la proVidence de nous avoir dérobés au fort de tous les autres; & quand , échappés a ces défaftres , nous nous trouvames en füreté, je vis bien qu'elle nous deftinoit a paffer nos jours enfemble. Je me foumis a fa volonté fainte ; & ce qu'alors je donnois a la néceflité , mon cceur fe fait un plaifir de 1'accorder aux fentimens qui vous font dus. >> Je ne puis vous refufer ce témoignage , mon cber chevalier , que jamais perfonne ne mérita mieux que vous d'être eftimé , d'être chéri de 1'objet de fa tendreffe. Que d'amour, de conftance , de vertu ne nous préfente pas Ie récit de votre hifloire , & que je ferois in grate, fi je ne payois pas d'un tendre retour l'attachement fans égal que vous y montrez pour moi ! Je n'entendis jamais un récit d'aventures  L'lSLE INCONNUE. gOjd'aventures qui m'aiènt p!us attachée que les vötreï; & je pourrois vous dire , quand je n'y ferois pas mêlee comme je le fuis , quand je ne vous aimerois pas comme je vous aime , que difficilement on trouveroit ailleurs de plus touchans exemples de courage & de fenfibilité. i> Vous avez fait pour moi tout ce qu'il eft poffible de faire. Je vous dois tout; je ne mettrai point de bornes a ma reconnoiffance. Si votre bonheur dépend de moi, vous ferez 1'homme le plus heureux. Je veux être a vous fans réferve & pour toujours , & je vous allure que je le ferois également, quand nous ferions hors de notre ifle & que vous auriez a combattre les prétentions de mille rivaux. Je ne veux pas même diffe'rera accomplir la promeffe que je vous ai faite. Dans quinze jours , fi je fuis bien rétabüe, comme je 1'efpère, je me lierai a vous par le nceud le plus faint; & , ne pouvant rendre les hommes témoins de nos mutuels engagemens, nous nous jurerons un amour éternel devant l'auteur de toute vérité ; nous 1'appellerons pour garant de nos fermens , & je vous reconnoitrai pour mon époux légitime ». Le défir d'être uni pour toujours a Eléonore, bruloit, confumoit mon cceur. Tant qu'un lien Tom. I. y,  30Ö L'lSLE INCONNUE. indiffbluble ne m'attachoit pas a elle, je craignois, je tremblois de la perdre. Qu'on imagine donc le charme que je trouvai dans fes tendres affurances, & qu'on fupplée a ce que je pourrois dire du ravilfement que j'éprouvois. Je tachai de mettre dans mes exprefïïons toute la vivacité de ma reconnoilfance , & je jurai d'avance è ma maïtrelfe tout ce que je devois lui promettre au moment folennel oü nous ferions unis. Mais Eléonore, prefque honteufe de fe monïrer fi fenfible a mon amour, & rougiffant de la promelfe qu'elle m'avoit faite d'avancer mon bonheur, me dit, pour fe dérober au feu de mes regards & a fon embarras, que je devois être fatigué du récit de mon hiftoire, que Ia nuit étoit avancée , & qu'il étoit temps de prendre du repos. En conféquence elle fe leva, & fe retira dans fa chambre, me laiffant -dans la douce émotion oü m'avoient mis les chofes qu'elle m'avoit dites , & 1'efpoir du forï heureux qu'elle me defcinoit.  LTSLE inöonnüé. 3O7 CHAPITRE XVI. Multiplicatión des animaux de ITJle; cdlendrier; tremblement de terre; danger qüe court l''Auteur des Mémoiret. Pour ne pas iriterrompre le récit que je viens de faire, j'ai omis de rapporter en leur place certains détails relatifs au progrès de notre établiffement dans 1'ifle; je vais les retracer fuccinétement* S'il eft bon de connoïtre les événemens qui nous ont jetés fur cette terrd déferte , il n'eft pas inutile de favoir comment nous y avons acquis fucceffivement les moyens de fubfifter , comment nous fommes arrivés aux commodités de l'ailance & du fuperflu , comment enfin les travaux & 1'union de deux individus regardés comme feuls au monde f ont pu régénérer 1'efpèce humaine, & former de leur nombreufe familie une fociété nouvelle, un peuple nouveau. Ces objets, dont les foibles commencemens paroiffent d'abord de peii d'importance , font pourtant dignes , quoique fïmples, de Ia curiofité de tout homme fenfé, qui eft bien aife de porter fes regards fur Ie V ij  %0% L'lSLE INCONNUE. berceau de Ia fociété & fur les progrès du genre bumain. Une de nos premières occupations, & certes des plus eifentielles , étoit le foin journalier que nous prenions de nos beftiauX. Le paturage eft en quelque forte Ia bafe d'une fociété nailfante. Ce font les animaux qui donnent al'hommele moyen de fubfiftance Ieplus affuré. Ils font le prémier mobile de l'agriculture. Sans leur fecours , Fhomme ifolé pourroit-il folüciter puiifamment la terre ? pourroit-il entreprendre les grands travaux qu'elle demande ? auroit-il de quoi la ranimer , lorfqu'elle eft épuifée par fes produclions? Je connoiflois tout le prix dont ils étoient pour nous. Je veillois avec Eléonore au foin de leur nourriture, de leur bien-ctre, de leur reprodu&ion. Mes attentions a cet égard avoient eu beaucoup de fuccès. Tous nos quadrupèdes étoient non feulement en bon état, mais chaque familie s'étoit fort accrue. Le climat leur étoit li favorable, que Ia plupart des femelles avoient donné plufieurs petits a chaque portée. Une de nos vaches mit bas un veau & une belle génifle; nos brebis nous donnèrent chacune deux agneaux. Les anes & les cochons ne multiPlioient pas moins rapidement. La balie-cour  L'lSLE INCONNUE. 309 fur-tout étoit fort augmentée ; les poules, les pintades, les pigeons, & jufqu'aux pingoins privés, avoient fi bien réuffi, que depuis environ dix mois que nous étions dans 1'ifle , leur nombre , qui n'étoit d'abord que de vingt, montoit alors a plus de cent, quoique la maladie de ma compagne en eüt confommé plufieurs, & que d'ailleurs cet accident eüt arrêté leur multiplication. II ne faut pas a des poulets, dans cette ifle, plus d'un mois ou cinq femaines pour acquérir toute leur force. Ces deux branches de nos revenus , je veux dire le produit de nos beftiaux & de nos volailles , étoient une grande reffource pour un petit ménage comme le notre, dans la difette oü nous nous trouvions des denrées de première néceflité. Nos vaches & nos brebis nous fournilfoient du Iait, dont nous fimes enfuite du beurre & du fromage. Nos volailles nous donnoient journellement des ceufs. De temps en temps nous tirions de 1'étable ou de Ia volière quelques petits, qui, en variant nos mets, faifoient les délices de notre table; & quand nous eümes fait notre récolte, qui fut affez bonne , nous nous trouvames dans une forte d'abondance, graces a nos foins & a nos travaux. Mais loin d'en modérer 1'aftivité, nous avions befoin de la redoubler, pour étendre V üj  '3IO LTsLE INCONNUE.' & perpétuer les moyens de fubfïftance, qui; dans le nouvel état oü nous allions entrer, nous devenoient p'lus nécelfaires, foit pour la nourriture d'une familie plus nombreufe, foit pour fuppléer i celle des animaux & pour les engrailfer (i ), ( i) La plupart de nos beftiaux étoient affez faciles a nourrir. II n'en étoit pas ainfi des cochons & dune partie de la volaille. Ces derniers paiffoient; fans doute, comme les autres, & nous ne manquions pas de patufages; mais, dans les temps de fécherefTe, 1'herbe aride ne fourniffoit pas affez aux cochons. II auroit fallu Iqs abandonner entièrement, pour leur laiffer la liberté de chercher leur vie. De même nos volailles fouffroient dans la faifon pluvieufe. Je fus obligé de fuppléer a ce qui manquoit de nourriture a ces animaux■ j & pour cet effet , après les avoir laiffé vaguer une partie de la journée auprès de nos poffeffions, nous les appelions le foir, Sc leur donnions d'abord un peu de bifcuit avarié, que nous laiflions tremper dans les eaux graffes de la cuifine, du mauvais grain, tant qu'il dura. Quand ces denrées eurent fini, je donnois aux cochons les fommités de quelques plantes graffes , des raeines, des fruits, que leur inftinft leur faifoit manger avidement, s'iis étoient propres a les nourrir, ou dédaigner, s'ils renfermoientdes qualités nuifibies. Cette expérience m'apprit 3 connoïtre les produdtions de 1'ifle qui pouvoient fervit a leur fubfïftance, & j'en fis ufage pour la volaüle, en prenantla précaution de les faire cuire. J'employai dans la fujte les pommes de terre cuites pour tous nos  L'lSLE INCONNUE. 311 Lorfque le cercle de ces premiers travaux nous laiffoit quelque loifir, je 1'employois a des occupations d'une néceflité moins abfolue, mais néanmoins toujours utiles. C'étoit dans la vue de profiter d'un de ces intervalles, que j'entrepris de faire un calendrier pour notre ifle, afin d'y régler les temps pour 1'avenir. Je n'étois pas un habile aftronome; mais, pouc ,-éuffir comme je 1'entendois, je me crus affez favant; d'ailleurs je ne pouvois me repofer de ce foin fur perfonne. II étoit indifpenfable de déterminer d'une manière conftante le cours de 1'année , les faifons & les mois; il ne 1'étoit pas moins de ne pas fe tromper fur 1'ordre des beftiaux , qui en parurent très-friands. Enfin , pour augmenter la ponte de nos volailles , en leur fourmffant une nourriture plus fucculente, je m>avifai de faire une couche de fiimier mêlé de gazon , que j'arrofois de temps en temps d'eaux graffes, Se dans lequel j'enfouiffois le fang des animaux que nous mangions. Tout cela venant a fermenter , produifoit une quantité de vers dont nos volailles faifoient leurs délices. Au refte, 1'attention que nous avions de donner a manger tous les foirs a nos volailles Sc aux cochons, les avoit accoutumés a venir des qu on. les appeloit. De beaux Meflïeurs pourroient mepnfer ces détails; mais ils ne feront pas inutiles a ceux qu» fe trouveroient dans ma pofition , ni a ma pollente; ris ne le feroient pas non plus ailleurs aux bons économe* champêtres. y  3J2 L'rSLE INCONNUE. jours de Ia femaine, & fur celui des'prindpales fêtes. Si la pégfigence ou 1'ïmpéritie nous avoit fait perdre une fois le ft! qui nous guidoit dans 1 arrangement des temps, il rfeut peut-être pas ete poffible de le retrouver, & nous n'cuffions pu^compter que par Iunes, comme les fauvages. Je ne m'amufai point a combiner favamment hs divers cycles inventés pour régler 1'année folaire. Je favois qu'elle étoit de trois cent foixante-cinq jours '& prés de fix heures, & que de cet excédant on formoit tous les quatre ans un jour, qu'on ajoutoitau mcis de février, quife trouvoit alors de vingt-neuf jours par cette' augmentation (i). Je favois auffi que i'ani>ée (i) I/annéefoIaire eftcompofée de trois centfoixantecinq jours , cinq heures quarante-neuf minutes feize fe'condes. Pour fermer le jour biiTextile tous les quatre ans, on fuppofe 1'année de trois cent foixante-cinq jours & nx heures juftes,-ce qd n'eft point, puifqu'il s'en faut de dix minutes quarante-quatre fecondes. Cet exces , qui avancoit lequinoxe d'un jour dans cent trente-uu ans , auroit, i la longue, caufé du dérangement au temps prefcrit pour les cérémonies religieufes & dans les opérations d'agriculture. Pour y rémédier , le calendrier grégorien fupprime trois bilfextes dans quatre cents ans, a la fin de.chaque fiècle; ainfi 1'année i7oo ne fut point biffextile, 1800 ni 1900 ne le feront point, mais jooo le fera. Note de l'éditeur.  L'IsEE INCONNUE. 31$ lunaire, compofée de douze mois fynodiques , n'étant que de trois cent cinquante - quatre jours , la première excédoit 1'autre d'onze jours, & que dé ce refte on formoit 1'épade (1). Avec ces connoiffances préliminaires, j'aurois pu calquer mon almanach fur le calendrier grégorien; mais, pour le fuivre ftriótement, je m'aperfis que la fixation du temps de la célébration de la Paque & des fêtes mobiles (1) L'épafte, qui veut dire furplus , eft une invention de 1'aftronome Aloifius Lilius, auteur du calendrier grégorien. Elle fert a accorder 1'année lunaire avec 1'année folaire , & a marquer exadement 1'age de la lune. A fuppofer que les deux années commencent en même temps, 1'année lunaire n'étant que de trois cent cinquante-quatre jours, 1'année felaire a onze jours de plus, 1'année fuivante vingt-deux, & la troifième trentetrois jours. C'eft-a-dire , que dans trente-fix mois il y a trente-fept lunaifons & trois jours; mais on intercalle un mois, pour ne tenir compte que de ces trois jours, qui font 1'age de la lune au bout de ces trois ans. Et comme les trois jours qui reftent en font trente-fix, avec les trois fois onze des trois années fuivantes , on intercalle encore un mois, & il refte alors fix jours de différence entre le foleil & la lune. Ainfi, pour avoir 1'épafte , on ajoute tous les ans onze jours, & on retranche le nombre de trente lorfqu'il fe trouve.^ C'eft du premier mars qu'on compte la nouvelle épacïe. Note de l'édheur.  314 L'Isle inconnue; demandoit tous les ans un nouveau ealcuï. Jé jugeai donc que je pouvois, fans inconvénient & avec plus de commodite' pour les futurs infüjaires, fixer invariablement la fête de Paques au dimanche le plus prochain de 1'équinoxe du printemps, & , fans m'embarrafler du foin de la faire tomber au plein de la lune de mars, j'en fixai la célébration pour 1'avenir k cette première époque; ce qui ne lailTa plus de vanatiou pour le temps de la célébration des au tres fêtes qui dépendent, pourl'ordre, de Ia détermination de la Paque. Pour marquer les jours de Ia femaine, &, pendant toute 1'année Je jour du mois oü tombe' Ie dimanche, j'employai les lettres dominicales en ufage (i), & ia lettre C fervit k défigner (O Les lettres dominicales font les lettres A, B, &c. Jufqu'a la lettre G inclufivement. Elles indiq'uent le premier du mois de janvier, & fervent pour tout le refte delWe; de forte que fi le premier jour de Tan eft un dimanche , la lettre dominicalë eft la lettre A. C'eiït été la lettre B , fi le premier jour de 1'année eut été un famedi, paree que le premier jour de janvier eft toujours repréfenté par la lettre A. Ainfi, pour- trouver la lettre dominicalë d'une année, on n'a qu'i connoïtre le premier jour de cette année , Sc nommant ce premier jour A , & fuivant 1'ordre des lettres B , C , D , E , F , G , la lettre qui marquera le dimanche  L'ÏSLE INCONNUE. le dimanche la première année de mon calendrier, ou de 1700, paree que le premier jour de janvierde cette année 1700 étoit un vendredi. Mon almanach ne fut d'abord qu'une feuille de papier divifée en douze parties, qui furent défignées chacune par le nom d'un mois. Elles ne contenoient que le nombre des jours de chaque mois, accompagnés de la lettre dominicalë U du nom des principales fêtes. J'eus foin de renouveler tous les ans ce calendrier , que j'enrichis enfuite des éphémérides de 1'ifle , &c du retour périodique des lunes. Ce réglement civil & eccléfiaftique une fois établi, je repris mes anciens travaux, & je voulus finir 1'excavation de la grotte, déja fort avancée. Eléonore venoit fouvent dans mon atelier , & , quoique foibie encore, effayoit quelquefois de m'aider dans cet ouvrage; mais qui fuivra , fera la lettre dominicalë. Ce fera la lettre G , fi le jour de 1'an eft un lundi. Ces lettres dominicales fuivroient pendant fept années leur ordre naturel, s'il n'y avoit point d'année biffextile ; mais cette année, qui arrivé tous les quatre ans, change cet ordre a chaque révolution. Ce ne peut être qu'au bout de vingt-huit ans, produit de fept par quatre , qu'il eft reproduit. On appelle cycle folahe cet elpace de temps. Note ds l'i;'diteu!\  31(> L'lSLE INCOHNüE. comme elle défiroit beaucoup d'en voir Ia fin', elfe fe plaignoit de fa foibleffe, qui ne lui permettoit point d'y travailler aflïdument; cependant cet état de convalefcence la fauva d'un danger imprévu, oüje penfai périr. La néceflité de rétablir fes forces , jointe a mes prières, 1'obligeoit de garder le lit une bonne partie de la matinée, pendant qu'après avoir fait le gros du ménage, je me rendois a Ia grotte pour en finir 1'excavatiox Déja je touchois de prés au terme de mon entreprife, & je n'avois pas pour une femaine de travail, lorfqu'un matin que j'achevóis d'enlever le déblai de la grotte, un bruit fourd fe fit entendre, comme celui d'un canon qu'on auroit tiré de' Mn. La terre trembla, 1'ifle fut ébranlée d'une manière terrible. J'étois au fond de la grotte dans ce moment, & j'allois fuir pour voler vers Eléonore & pour la raffurer; mais j'avois a peine fait quatre pas du cóté de 1'entrée, qu'une maffe énorme de tuf, détachée de Ia voute par la fecouffe qu'elle avoit éprouvée, tomba tout d'un coup avec fracas derrière moi & prefque fur ma tête. Je fus renverfé & comme enfeveli fous fes ruines, dont les plus groffes parties, en rejailliffant contre moi, pensèrent me brifer tous les membres. Ma chüte & les contufions que je recus furent fi fortes , que  L'lSLE INCONNUE. 317 fen perdis connoiffance, & que je demeurai long-temps en cet état. Eléonore, qui ne dormoit pas, s'apercut de ce furieux tremblement de terre, a la fecouffe qu'elle éprouva dans fon lit , & au crffquement de tous les bois de la cabane. Elle fe leva auffitöt tout épouvantée, &, n'étant qu'a demi vêtue , courut vers la grotte oü elle favoitbien que j'étois. Son inquiétude croiffoit de ne pas me voir revenir dans un moment oü la connoiffance qu'elle avoit de mon cceur, lui laiffoit croire que je devois tout quitter pour voler auprès d'elle. Elle trembloit que la fecouffe violente dont 1'ifle venoit d'être agitée, ne m'eüt caufé quelque accident funefte>que quelque pierre, en tombant de Ia voute, ne m'eüt écrafé de fon poids ; & fon imagination effrayée précipitoit fa courfe pour me retrouver. C etoiff dans le trouble de ces penfées qu'elle arriva a 1'ouverture .de la grotte , oü m'ayant aperCu par terre, couvert des débris de la voute, elle fit un grand cri en s'élancant jufqu'a moi. J'étois enfin revenu de mon évanouiffëment, mais je n'avois pu me débarraffer encore des décombres qui m'inveftiffoient. J'avois eflayé vainement de m'en dégager; l'affoibliffement de mes forces ne me 1'avoit pas permis. J'ignorois fi je n'aurois pas quelque membre rompu*  Sl8 L'IsLE INCONNUE. Je m'emprelfai pourtant de raflurer Eléonore, «Ne vous alarmez pas, lui dis-je, j'efpère que cet acctdent n'aura pas de fuites facheufes. Jechappe fott heureufement au danger que J-ai couru La providence n'a pas voulu vous pnver du feul ami qui vous refiok^ lailoit des exciamations touchantes, & cepentene fe bornoit pas è me plaindre ; elle fe latoit de me débarralfer, elle s'efforcoit de me nrerdu milieu de ces ruines fous lefquelles JegemdlcMs Elle fit tant, que je lui dus enfin lahbertedenfortir,& qU'èroa grande fa^ tauion ,e pus me relever fans fracture. Mais quoique je n'eulTe pas les. os brifés comme je le craignois d'abord , j'étois meurtri de telle forte, que, malgré la contenance que j afifeaon, )e pouvois g peine me ten.r fur jambes, & que, pour fortir de la grotte je lui répondis-je, feroit donc intéreffante pour le chevalier des Gaftines} J'entendrai parler de ce qui m'eft dier; je fuivrai le développement des vertus que j'adore , peutêtre y verrai-je luire 1'aurore de mon bonheuri Vous ferez écoutée, belle Eléortore, par uri cceur fenfible & tendre: efl-ce le merveilleux qui le touche & le fatisfait ? Je commence donc fans préambule, me dit mon aimable compagne* X ij  324 L'IsLE INCONNüïi CHAPITRE XVII. Hiftoire d'Eléonore. uoique mes ancêtres n'aient pas été auflï illuftres que les vötres, je n'ai pas a rougir de ma naiffance. Mes aïeux firent utilement Sc honorablement un grand commerce. Mon grandpère lui devoit la nobleffe avec une fortune conlidérable. Il ne voulut pas néanmoins que fon fils unique s'occupat du négoce. Au fortit du collége, il le fit entver dans un régiment. Mon père , retiré de bonne heure du fervice , fut pourvu d'une charge confidérable qui lui donna occafion de faire un mariage fort avantageux. Vous avez connu mon père ; vous favez qu'il étoit fort inftruit. L'éducation de ma mère avoit été foignée ; avec beaucoup d'efprit elle avoit tous fes talens agréables. II naquit de ce mariage plufieurs enfans , dont il ne refta que moi. Tous les autres moururent en bas age. A titre de fille unique Sc de riche héritière , je devois être un enfant gaté; & les complaifances infinies de ma mère, les flatteries intéreffées des bonnes n'auroient pas manqué d'opérer en moi cet effet ? fi la ten-  LTSLE IN C ON NU E: 325 'dreffe éclairée de mon père & fa fermeté ne m'euffent dérobée a cet inconvénient trop or^ dinaire de 1'éducation domeftique. Mais loin de fe prêter a mes fantaifies , a la manière des pères foibles, loin d'applaudir a mes caprices & de les favorifer, le mien fe fit un devoir con(tant de plier ma volonté , & prit foin que toute fa maifon ne contredit pas fa méthode. II difoit que les femmes devant être fans ceffe dans la dépendance d'autrui, on ne pouvoit les accoutumer trop tót a la complaifance , aux égards , difons mieux, a i'obéiffance (1); que, n'étant point fakes pour commander , leur partage étoit la perfuafion , qui ne pouvoit être fondée ( 1) Ceci paroïtra dur peut - être a beaucoup de femmes, qui, fe fentant capables de commander, Sc fe voyant adorées, fervies, Sc comme les fouverain.es de ceux qui les approchent, ne fout pas attention que ces hommages & ces foumifïïons volontaires font le tribut qu'on paye a leur fexe & a leur beauté; mais que d'ailleurs elles font dans une dépendance néceffitée par leur foiblelfe Sc par leurs occupations. Elles fe plaignent des lois , qui, prefque chez tous les peuples, les privent de 1'autorité; mais elles n'ont pas toujours lieu de s'en plaindre : 1'empire qu'elles ont fur les cceurs , & quelquefois fur celui du légiflateur même , les dédommage bien de cette privation. Elles gagnent en réalité ce qu'elles perdenr en apparence. Note ? Mon père tachoit de le confoler, en lui faifant efpérer que fes foilicitations & le temps pourroient fléchic la févérité du Roi, & qu'alors M. Clerke repafleroit parmi les fiens. « Mais s'il eft inflexible , lui répondoit celui - ci » ? Après avoir férvi quelque temps dans les Indes, lui dit mon père, vous reviendrez en Angleterre,& je vous y reverrai; car je ferai tout, mon ami, pour opérer notre réunion. « II me vient une penfe'e, lui répliqua M. Clerke : je fuis marié, vous le ferez bientót; promettons-nous de nous unir de plus prés , fi notre poftérité peut nous le permettre, afin que nos deux families ne faffent dans la fuite, s'il eft poflible, qu'une feule maifon ». Mon père embralfa M. Clerke avec tranfport, & l'afTura qu'il adoptoit ce projet de tout fon cceur. Plufieurs années après, M. Clerke revint des Indes, en Angleterre , & , quoiqu'il n'eüt pas été poflible d'obtenir fa grace, il fe hafarda de venir voir mon père incognito. Ce fut alors qu'ils fe renouvelèrent plus férieufement les  L'IsEE INCONNUE. 341 promeffes qu'ils s'étoient faites d'unir leurs families. M. Clerke n'avoit qu'un fils de fon mariage ; il ne reftoit a mon père d'autre enfant que moi: tout fut arrêté pour notre future union , & chacun fe promit d'y trouver fon bonfieur pour toute fa vie. Je ne vous en dirai pas davantage. Vous favez quelles ont été les fuites de ce projet. Mon cceur n'entroit pour rien dans fon exécution. Sans doute le ciel ne 1'approuvoit pas , puifqu'il 1'a traverfé par tant d'événemens funeftes. Mais, hélas ! il me coute un père. M. Clerke a bien de quoi fe confoler de la perte d'une époufe qu'il ne connoilfoit pas. De retour aux Indes, oü il eft mort, M. Clerke le père demeura plufieurs années fans nous donner de fes nouvelles. Je vous ai déja dit que ce long filence avoit mis le mien dans le cas de ne pas rejeter entièrement les partis qui fe préfentoient pour moi; mais qu'il fe réfervoit de m'éclairer fur le choix de 1'un d'entre eux. De mon cöté, j'avois bien réfolu de ne m'engager volontairement a aucun , fi fon caradère & fa fagon de pe.nfer ne répondoient pas a mes principes; de manière que dansles vifites fréquentes qu'ils me rendoient, j'examinois foigneufement tout ce qui pouvoit fervir a me les faire connoïtre. Mon père 3füj  342 L'lSLE INCONNUE. devoit décider des autres convenancesj je me réfervois celle-ci. Cette délicateffe, qui me rendoit Ie choix d'un parti fi difEcile, lahTa toujours a mon cceur toute fa liberté. Je m'étois fait de celui qui devoit me fixer, une idéé fi parfaite, & Iorfque je lui comparois les jeunes gens qui me faifoient la cour, je les trouvois fi différens de ce modèle, que leurs vceux & leurs empreffemens ne me touchoient pas , & je demeurois a leur égard dans une parfaite indifférence. Ils s'efforgoient pourtant de me cacher leurs défauts, en ne fe montrant a mes yeux que du cöté le plus favorable ; mais quelque chofe les trahiflbit toujours, & me Jaiflbit voir en eux, tantöt la petiteffe d'efprit ou la féchereffe de cceur, 8c tantöt la fauffeté du caraétère. Je voyois bien leurs défauts 5 on ne les connoit pas affez, ou on fe les diffimule affez bien pour ne pas fonger a les cacher. Je cherchois a découvrir leurs vices, s'ils en avoient; on connoït fes vices, & on les cache avec foin aux yeux de la perfonne qu'on veut époufer. Mais que 1'occafion les éveille , le naturel perce, on fe trahit 5 & c'eft ce que j'obfervois avec la plus grande attention. J'appris ainfi, qu'un Gentilhomme & un Magiftrat qui fe diftin-  L'lSLE INCONNUE. 345 gucient de leurs rivaux par beaucoup d'avantages, étoient les moins dignes , par leur cara&ère, de mon attachement. Nous nous promenions un jour avec eux, mon père & moi, dans le jardin. Le Gentil-. homme avoit un chien beau & bien drefféjil voulut nous amufer, en nous montrant le favoir-faire de fon chien , ou plutót il voulut s'en faire un petit mérite. Mélampe obéit fi bien aux commandemens de fon maitre, que notre homme en étoit tout glorieux, & fi glorieux, que,perdant la mefure d'habileté de fon chien, il le mit en défaut. Ayant jeté fon gant par-delfus le mur de clöture, Mélampe ne fut ni franchir lemur, ni faire le tour. Le maïtrehumilié fe facha, infifta, menaca , leva la canne : le chien prit la fuite ; le maitre courut après: avant que je puffe 1'arrêter, le pauvre animal avoit lapatte calfée. Affligée & indignée, je dis en moi-même : 1'homme fot, brutal & féroce qui fe fkhe fi ridiculement contre fon chien & 1'eftropie, ne fera jamais mon époux. II lui étoit facile de le lire dans mesregards-, mais fa fureur, exprimée par des yeux hagards, des narines ouvertes, des lèvres tremblantes, un air égaré , ne lui permettoit ni de voir m. ■ d'entendre. Le magiftrat recut, une heure après, des Y iv  544 -LTSLE INCONNUE, lettres qu'il demanda la permiffion d'ouvrir. En les lifant, il en parut fatisfait. Mon père le complimenta fur les bonnes nouvelles qu'il venoit fans doute de recevoir. Le mag#rat lui -re'pondit qu'en effet il avoit lieu d'en être content. « Un négociant de mes amis , nous ditil i me marqué que deux vaiffèaux qu'il avoit - expédiés a Ia cöte d'Afrique pour la traite des •nègres, ont fait Ie voyage Ie plus heureuxa Saint-Domingue , & je m'en réjouis pour mon ami. Ajoutez, continua-t-il en fe penchant vers 1'oreiIIe de mon père & lui parlant comme pour netre entendu que de lui, ajoutez que j'ai un gros intérêt dans ces vailTeaux, & que ces profits confidérables ne diminueront pas ma fortune », J'entendis ces paroles; & le magiftrat-ne'gociant me parut un homme cupide, qui devoit être plus ne'gociant que magiftrat. -Voyant enfuite que mon père ne répondoit point a fa confidence , il entreprit de nous faire fentir les avantages de ce commerce. II nous dit que c'étoit une belle invention que celle d'appUquer les. nègres a h culture de nos co«lonies 3 que le nègre e'tóit 1'animal Ie moins .couteux & le plus profitable aux colons, le feul mobile en quelque forte de la profpe'rité de 1'Ame'rique. Il loua ceux qui s'occupoient du foin pe'nible de fournir nos ïles de cette.  L'Isle inconnue. 34J ïnarchandife , & il fmit par nous affurer que 1'efclavage des nègres étoit non feulement une chofe utile pour leurs maitres, mais pour les nègrss eux-mêmes. Le gentilhomme raffis, & qui d'ordinaire n'approuvoit pas la fagon de penfer du magiftrat, voyant un aftede defpotifme a exercer fur ces malheureux, fut ici de fon avis, en declarant néanmoins qu'il ne croyoit pas la fervitude profitable a 1'efclave. « Mais qu'importe , ajouta-t-il, elle eft toujours dans 1'ordre, puifqu'il faut bien qu'une partie du monde commande a 1'autre, & que le plus foiblefoit dans la dépendance du plus fort. ». Je fouffrois d'entendre ces propos; mais j'efpérois que inon père prendroit la parole pour venger 1'humanité bleffée : & en effet, il étoit trop fenfible & trop inftruit, pour adopter ces raifonnemens enfantés par 1'ignorance ou par une injufte cupidité, «Je ferois charmé, dis-je alors a Eléonore, d'apprendre comment Monfieur votre père défendit la caufe de ces infortunés; & j'efpère que vous daignerez m'en inftruire un jour : mais je fuis trop intéreffé a favoir la fuite de votre propre hiftoire , pour vous engager a 1'interrompre par une difcuflion étrangère ». Eh bien , me dit Eléonore en fouriant, puif-  L'IsLE INCONNUE. que vous préférez votre plaifir a votre inftruction, & votre intérêt perfonnel a celui de Thumanité , vous en ferez puni. Voici le difcours de mon père : « Permettez-moi, meffieurs, de n'être pas de votre avis. Non feulement je ne crois pasqué J'efclavage foit utile au maïtre de I'efclave , mais je penfe au contraire que la fervitude lui eft fort préjudiciable ; qu'elle blelfe les lois de la reügion , de 1'équité, de la raifon, & de Ia faine politique, comme il ne fera peut-être pas difficile de vous le faire entendre, fi vous n'êtes pas trop prévenus. *> Le chriftianifme, qui eft une religion de douceur & de charité, & qui doit refferrer lés Hens de la fraternité entre les hommes, défend aux riches & aux puiffans d'employer leurpouvoir & leurs richeffes a faire des injuftices. Or quelle injuftice plus horrible que celle de dépouiller un homme de fon droit a Ia liberté , de la propriété de fa perfonne, qu'il tient des mains de la nature, & qu'on ne peut lui enlever fans Ie rendre un être paffif, fans Ie réduire a une condition pire que celle des brutes? 53 Quel efprit, s'il n'eft offufqué par Ia vapeur d'un intérêt fordide & mal entendu , trouvera de Ia raifon a mettre fon frère fous le joug, a le contraindre de ne plus- vivre que  L'lSLE INCONNUE. 347 jfeur contenter les caprices d'un autre, & enfin a lui dérober, autant qu'il peut, 1'exercice de fa volonté ? N'eft-il pas évident que I'efclave, pénétré de 1'injuftice qu'il éprouve, ne pliè que forcément fous la verge de la tyrarannie; que , convaincu qu'il ne doit a fon mattre que de la haïne & du reffentiment, il ne travaille pour lui qua regret, & fait le moins de travail qu'il peut ï Doit-on même s etonner» qu'outré quelquefois des mauvais .traitemens qu'il endure, des chatimens qu'on luiinflige, il confpire contre le repos & la vie de fon tyran; que cet efprit de mécontentement, gagnant de proche en proche fes camarades d'infortune, les blancs des Hés rifquent fouvent d'être égorgés , & qu'ils Ie foient peut - être quelque jour, fi jamais les nègres peuvent reprendre le droit terrible que 1'or» emploie contre eux , je veux dire le droit de la force ? » On prétend que le travail du nègre efclave coute moins que celui de 1'homme libre & falarié , ou même que celui des animaux domeftiques, & que 1'homme blanc ne foutiendroit pas le travail & le poids du jout fur les terres des tropiques; mais ce font des erreurs qu'il eft facile de dilliper par 1'évidence, Nous favons que nos premiers colons boucaniers, chafieurs, flibuftiers, planteurs, faifoient  348 LTsle INCONNUE. d'abord leurs travaux euxmêmes, & que leut fanté n'en étoit pas alte'rée. Quant a la dépenfedes nègres, jen ai fait autrefois le compte, que je vous communiquerai quand vous jugerez k propos. Vous verrez qu'il en réfulte que le nègre coute au moins ce qu'on donneroit a un manceuvre (i), & que 1'ufage qu'on (i) Voici le réfumé de la perte & de la dépenfe annuelle qu'occafïonne chaque nègre efclave dans nos colonies. Un nègre coute ordinairement 1800 Uv. argent des ides, ou 1100 Ws , argent de France, dont 1'intérêt viager eft de izo lik izó lïvi La mort, 1'infirmité, ou la fuite en em- portent un dixième, c'eft I10 II faut un commandeur fur dix nègres. 11 coute environ ,800 livres de France, dont le revenu eft de i8olivre.s, ou 18 livrespour chaque négre, ci # ,3 L'entretien & la nourriture de ce commandeur eft de 110 livres, ou pour chaque nègre. n La perte de fon capital en quinze ans, eft , Par an A Nourriture & vêtemens de chaque nègre . 100 Dangers & dépénfes de la guerre des marrons, frais de milke , temps perdu , habitations brulées, plantations détruites, blancs & noirs égorgés, un dixième en fus des eftimations précédente., ou pour chaque nègre. . . . x$ 420 liv.  L' ISLE INCONNUE. 34$ en fait expofe a des rifqufs, & caufe des inquiétudes qu'on éviteroit en employant de préférence les forces de la liberté. II n'y a , je le répète, ni humanité, ni juftice, ni füreté a fe fervir du nègre efclave; & 1'opinion quï fait croire la fervitude préférable, en dépeuplant 1'Afrique, en faifant la honte de 1'Europe, peut devenir le fléau de 1'Amérique. Tels font les funeftes effets d'un préjugé deftructeur». Le magiftrat, impatient de fe voir ainfi con« trarié fur un point qui intéreffoit fon avarice, répondit a mon père que ce qu'il venoit de dire étoit exagéré ; que ce n'étoient pas les européens qui réduifoient les nègres en fervitude ; que les fouverains de 1'Afrique vendoient leurs fujets coupables ou leurs prifonniers de guerre , & les pères, les enfans qui pouvoient être la honte de leur familie ; mais que les Ci-contre , 4*° \k* Capitation par tête de nègre 17 Taxe pour les nègres jufticiés. .... 1 Perte des nègres par le fuicide &c. . • • Total , argent de France , 439 UV« qui font, a raifon de 500 jours de travail, i? fous, argent de France , ou 1 livres 4 fous, argent des illes, Noc& de l'e'diteur.  JJO L'lSLE INCONNUE* marchands négriers ne faifojent que mettre en valeur ces hommes rejetés de leur pays & dangereux aleurs compatriotes ; que c'étoittout ala fois un acte de juftice & de politique, de les tenir dans une étroite fujétion, & de rendre ainfi ces excrémens de 1'ancien monde, les réparateurs du nouveau 5 car les efclaves étoient le feul moyen qu'on eüt pour cultiver les cöIonies. La preuve en étoit, que, malgré tout ce qu'on avoit débité contre Pefclavage, Sc quoiqu'on eüt prétendu que les hommes falariés & les animaux pouvoient fuppléer efficacement au travail de 1'efclave, perfonne n'a-. voit encore mis en pratique cette fpéculation (O i qu'enfin 1'état du nègre efclave, qu'on repréfentoit comme fi trifte, étoit plus heureux que celui de nos payfans j puifque, logé, nourrij vétuaux dépens de fon maitre, il étoit, (1) De tout temps il y a eu beaucoup de particuliere qui ont remis en liberté quelques - uns de leurs nègres, & qui, indépendamment de la fatisfaAion qu'ils trouvoient dans cet acte d'lmmanité, ont eu a s'applaudir d'avoir été généreux; mais , depuis quelques années, les penfilvains ont donné, en ce genre, le plus grand exemple, en rendarit la liberté a leurs nègres efclaves, par une délibération publique, & ils en retirent de grands avantages, après s'en être fait un honneur infini. Note de Ve'diteur.  L'lSLE INCONNUE. JJI pour prix de fon travail, fans fouci de 1'avenir; au lieu que nos payfans, obligés de travailler comme les premiers, avoient de plus 1'inquiétude que leur donnent la taille & Ja corvee , & n'étoient pas alfurés de leur fubfïftance comme les nègres. « C'eft 'ainfi, répondit mon père, que pour autorifer une injuftice , on ajoute a 1'injure la plus noire calomnie. Penfez-vous qu'on ignore que ce font les infmuations & les _artifices des européens qui ont mis les petits Princes de 1'Afrique dans 1'habitude de vendre leurs fujets ; que les marchands qui font 1'horrible trafic des nègres, ont répandu, avec la cupidité, Ia divifion & la perfidie dans les fociétés & jufques dans les families de ces contrés ? Eft-il vrai, d'ailleurs, qu'on ne vende a ces marchands que des fujets'coupables? Eft-il vrai que ceux qui les vendent aient le droit de les réduire en fervitude & de les trafiquer comme de vils troupeaux ? Quel eft 1'homme fur Ia terre qui ait Ie droit de vendre le fang & 1'ame d'un autre homme...? Le tiennent-ils de la nature, qui donne a tous les hommes le même droit a la liberté ? Et la force, la trahifon leur donnent-ils ce que la nature leur refufe? 33 Lorfque je penfe a cet affreuxcommerce, je fuis toujours étonné que les premiers européens,  f Jl L'IsLE INCONNUE. qui font fait, n'aient pas frémi d'horreur en jetant les yeux fur leurs viciimesi&que, tremblans de commettre un crime fi atroce envers 1'humanité, ils n'aient pas renonce a leur entreprife. II n'y avoit qüe les cruels dévaftateurs de 1'Amérique qui fuffent capables d'arracher de fang froid le paibble africain de fes foyers, pour Ie contraindre a défricher les pays qu'ils avoient réduits en folitude. Eux feuls pouvoieat fe charger d'un fecond crime, pour compenfer lepréjudice que leur caufoit Ie premier. " Pour juftifier 1'efclavage , vous m'oppofez vainement Ie refus que font les colons de 1'Amérique de donner la liberté a leurs efclaves. Le fait n'eft pasle droit. lis font, ou du moins ils croient être irttereffés a fe refufer a cet acte de charité auffi noble que jufte ; mais c'eft précifément cette opinion intéreffée qui rend leurs raifons fufpectes. Les hommes généreux qui réclament la liberté du nègre, doivent infpirer plus de confiance, puifqu'ils n'ont point, dans cette réclamation , d'intérèt particulier qui les aveugle, & que 1'humanité feule s'expfime par leur voix. Ils feront toujours fondés a vous dire, que quand 1'efclavage feroit profitable au maitre de 1'efclave, quand nous devrionspayer le fucre plus cher, en employant i. Ie faire les mains de 1'homme Iibre, il n'y auroit  L'lSLE INCONNUE. 3 JJ 'auroit pas a balancer; qu'il faudroit plutót fe palfer de fucre , que de violer fi cruellement les premiers droits de 1'homme. » Enfin vous faites avec auffi peu de fondement 1'apologie de 1'efclavage, en comparant 1'état de nos payfans a celui de l'efclave, & en ofant dire qu'il eft heureux dans la fervitude. Mais une pareille atfertion choque toutes les idees recues. L'efclave, fous le meilleur des maitres, n'eft plus qu'un homme dégradé , dont tous les mouvemens font fubor^ donnés a des volontés étrangeres. Prefque nu , réduit a un travail forcé , mal nourri, privé d'une compagne affidue, il porte par-tout les marqués de fa baffelfe, & il eft en butte aux railleries & fouvent aux infultes des hommes libres, dont le dernier le foule aux pieds. Mais que devient-il entre les mains d'un tyran ? Alors malheur a l'efclave qui oppofe une réfiftance légere a fes défirs , ou qui retarde , par fa lenteur, les jouiffances de fon maitre ! déchiré de coups 5 il arrofera de fon fang la terre qu'il cultive. Il eft peu d'efclaves qui n'aient pas effuyé de pareils traitemens-, & plufieurs ont trouvé dans leurs maitres des bourreaux im- pitoyables, toujours prêts a fe jouer de leut vie, & a les facrifier a leurs paflions. 33 L'état du payfan n'eft pas, a beaucoup Tom, I, Z  354 L'lSLE INCONNUE. prés, ce qu'il devroit être; mais il peut s'améliorer, & du moins il jouit de la liberté de difpofer de fa perfonne. S'il fe trouve opprimé dans fon pays, il peut porter ailleurs fon induftrie, & fe faire une reffource de fon travail. L'efclave, au contraire, n'a plus d'efpérance de bonheur ; il ne peut même prétendre au repos. Nul autant qu'il peut 1'être , il n'a plus rien qui dépende de lui, pas même fa perfonne. II eft dans la main d'autrui comme un baton dans celle d'un aveugle. Quel eft donc, je ne dis pas un payfan, mais le mendiant le plus miférable, qui voudroit changec fa liberté contre 1'efclavage ? Vous n'en trouveriez point, quand même la fervitude feroit fufceptible de quelque douceur, quand elle comporteroit la propriété de quelque bien; car rien ne compenferoit la perte de la li* berté. « Après cela, peut-on vanter les avantages de la fervitude, & 1'infouciance de l'efclave! II n'y a que 1'avarice fordide & des hommes a paradoxes qui ofent les pröner; mais, coupables envers 1'humanité outragée par leurs fophifmes, envers la fociété qu'ils induifent en erreur, ils mériteroient bien qu'on les fit participer a ces avantages,pour leur en faire prendre une idee plus jufte ».  L'ÏSLÉ INCONNUE. 3 ƒ5* Ces paroles, prononcées avec toute la chaleur du fentimentinterdirent le magiftrat. II ne jugea pas a propos de' faire une autre ré» plique. Embarraffé, il fe tut? mais il en avoit affez dit pour laiffer voir qu'il avoit un intérêt particulier a foutenir fon opinion; & mon père,'qui ne pouvoit lignorer , n'ayant pas ménagé dans fa réponfe céux qui fe trouvoient dans le cas du magiftrat, celui-ci penfa qu'on avoit été bien aife de lui rompre en vifière , pour lui faire connoïtre qu'on n'agréoit pas fa recherche. En conféquence, piqué du congé qu'il croyoit recevoir , & le regardant comme une offenfé, il fe retira, pour ne plus revenir. Peu de temps après, je fis entendre au gentilhomme, que mon Humeur ne s'accommodoit pas de la fienne. II' falloit peu de chofe pour bleflër fon amour-propre; il fuivit bientöt fon rival. Je découvris d"ans la fuite qu'il avoit déja donné plus d'un exemple d'emportement & de brutalité, & que le magiftrat s'étoit rendu coupable d'une noire ingratitude envers fon père infirme. Je bénis le ciel de m'avoir ouvert les yeux affez a propos , pour m'empêcher de prendre quelque engagement avec des hommes auffi méprifables. Leur retraite releva 1'efpoir des concurrens, qui ne leur difputoient le terrein que foible- Zij  3 f6 L'lSLE INCONNUE* ment. Ils fe rapprochèrent de moi, & commëtfcèrent a me rendre des vifites plus fréquentes; mais ayant peu d'inclination pour le mariage , & ce qui venoit de fe palfer ne pouvant m'en donner 1'envie, je vis avec peine leurs alliduités. Cependant, comme il ne convenoit pas de les congédier fans raifon, au moins plaufible, je cherchai quelque moyen honnête de m'en débarraffer, & je crus Favoir trouvé dans une invitation que me fit une de nos parentes , qui étoit venue nous voir a la canv* pagne.  L'ISLË INCONNUE. 357 CHAPITRE XVIII. 'Suite de l'hiftoire d'Eléonore. Tableau des mozurs d'une petite ville. 3N"otb.e parente, madame de Cafe, étoit une veuve, belle autrefois, encore fort aimable , qui, par fon efprit enjoué & fes manières polies , faifoit 1'agrément des fociétés qu'elle fréquentoit. Elle habitoit , avec une feule fille qui lui reftoit a pourvoir, une petite ville éloignée de nous d'une grande journée. Amélie, c'étoit le nom de cette jeune demoifelle, avoit aecompagné fa mère dans fa vifitechez nous. Durant le féjour qu'elles firent a notre campagne, j'eus 1'avantage de me concilier leur affection. Je me liai fur-tout avec Amélie d'une amitié que tout fervit enfuite a refferrer , & que le temps ni 1'abfence ne fauroient détruire. C'eft, après mon père, la perfonne que j'aimai le plus, & que je regrette davantage. Nous trouvions, Amélie & moi, tant de plaifir a être enfemble, que nous ne pouvions nous féparer. Je redoutois le moment oü je la vermis partir; mais fa mère, qui s'étoit z»i  358 L'lSLE INCONNUE. apergue de notre intimité, imaginant Ie regret que nous aurions de nous quitter, follicita auprès de mon père la permiflion de m'emmener avec elle» Mon père, a qui je ne cachai pas mes fentimens , & qui devoit retourner a la ville pour des affaires de conféquence , ne fut pas faché que, dans cet intervalle, je pufïe faire diverlion a mes inquiétudes. Il favoit que je ne pouvois être dans une meilleure compagnie que celle de madame de Cafe; il confentit a ce que j'allalfe palfer quelque temps dans fa maifon , oü il fe propofa de venir me reprendre dès qu'il auroit terminé les affaires qui 1'appeloient a Bordeaux. Je fus fenfible a 1'attention de notre parente, & a la complaifance de mon père ; mais Amélie ne fe poffédoit pas de joie. Elle nous embraffoit tour a tour, fa mère & moi, pour nous témoigner fa reconnoiffance, & dans la route, que nous fimes affez gaiement, elle ne favoit comment m'exprimer le plaifir dont elle étoit pénétrée. Je partageois vivement Ie fentiment qui 1'animoit; car figurez-vous, mon cher Chevalier, qu'il n'étoit pas poflible de ne pas aimer de tout fon cceur cette pauvre Amélie. Elle joignoit aux agrémens de Ia figure, le naturel le plus heureux. Ses traits n'étoient pas réguliers; mais lem»  L'ÏSLE INCONNUE. ^S9 ênfemble formoit je ne fais quoi de piquant, qu'on défireroit aux plus belles. Son ame refpiroit dans fa phyfionomie. On y voyoit la candeur, la fenfibilité, la douceur, la complaifance, & 1'expreffion de toutes les qualités qui rendent aimable, & qui formoient en elle le meilleur caraétère qui fut jamais. Pardonnez cette petite digreifion a 1'amitié, qui fe plalt, comme 1'amour, a nousretracer les portraits des perfonnes qui lui font chères; & ne trouvez pas mauvais que je donne des regrets a cette tendre amie. Hélas! elle fut inconfolable de me voir quitter la France, & elle verfe encore, fur mon départ, des larmes que mon filence & ma mort trop vraifemblable ne feront fans doute que redoubler. N'eft-il pas jufte que j'en conferve la me'moire? En achevant ces paroles, Eléonore,qui ne put retenir fes pleurs, me fournit un témoignage muet, mais bien éloquent, de la tendreffe de fon cceur & du mérite d'Amélie. Dès que nous fumes arrivés au terme de notre voyage, reprit Eléonore, le bruit qui s'en répandit fit accourir chez ma parente les principaux de la ville, autant par la curiofité de me voir, que pour s'informer de fa fanté. Comme fa maifon étoit le rendez-vous de la bonne compagnie, j'y vis tous les jours ce Z iv  3"6"o L'lSLE INCONNUB. que le pays avoit de mieux. Les perfonneS d'un age mür y venoient faire la converfation, ou lier une partie de jeu; quelques-unes, lire les nouvelles; d'autres, profiter des livres de la bibliothèque de madame de Cafe; car elle n'oublioit rien pour contribuer aux plaifirs innocens de la fociété qui fe ralfemblöit chez elle. Les attraits, 1'efprit , le cara&ère dAmélie y attiroient les jeunes gens des deux fexes, qui , étant prefque tous parens ou voifins & Jiés par une fréquentation journalière, paroilfoient vivre entre eux avec une familiarité plus confiante , & avec plus d'intïmité qu'on n'en trouve dans les grandes villes. Ils folatroient, ils chantoient , ils danfoient ênfemble tous les foirs ; mais je ne participois guère a leurs plaifirs , paree qu'il' n'y avoit pas un an que j'avois perdu ma mère, & que Ie deuil que j'en portois encore (i) m'interdifoit la plupart de ces amufemens. (i j Le deuil d un père & d'une mère étoit auti efois d'un an dans touie la France. Cet ufage ne fubfifte plus que dans quelques provinces élo.ignées de la capitale. II feroit bon cependant, pour Fhonneur des fentimens & de la piété filiale, & pour les bonnes mceurs , que cet ufage fdt rétabli. On ne fauroit trop entretenir 'la mémoire de ceux a qui l'on doit tant. L'extenfiön de Aujourd'hui c'eft la robe qui paroit fur Ja fcène : la fimarre & le chaperon luttent a qui 1'emportera, II s'eft fait une ligue de plufieurs contre un. Si on en croit celui-ci, c'eft Ie pur zèle du bien public qui 1'anime, qui lui fait braver fans ménagement la critique Sc 1'improbation prefque générale, Sc fes ennemis ne font qu'une troupe de fcélérats & de traitres confédérés, qui lui réfiftent, Sc qui veulent Ie perdre, en haïne de toute juftice. Si au contraire on écoute ceux-la, leur ennemi eft un monftre d'orgueil & de méchanceté, agrefte , brutal ; infolent, fans égards comme fans manières^ qui veut tout faire plier fous Ie poids de fa volonté, & qui n'emploie le nom facré de la (1 ) Des gens de province mal intentionnés , ayant ófé publier que l'e'diteur défignoit ici des perfonnes d'une certaine ville , il croit devoir leur dire que cette méchanceté n'a pas de fens. On ne fauroit tracer des caraólères, dont la malignité ne prétende trouver les originaux. Pour que cela ne fut pas, il faudroit peindre des êtres fantaftiques & hors de la nature. Au refte , l'e'diteur n'a pas a fe plaindre; on veut lui faire le même hohneur qu'on a fait a Molière, a Labruyère , & a le Sage. Note de L'e'diteur.  L'lSLE INCONNUE. 3Ó7 juftice,que pourtromper le public fur fes démarches} qui s'irrite de la moindre repréfentation , s'indigne de toute réfiftance, & furieux enfin des obftacles qu'on lui oppofe, voudroit tout perdre pour fe venger: vraie bete férocé qu'on ne peut enchainer avec trop de foin , pour fe garantir de fes morfures cruelles. Les deux partis prétendent également avoir raifon, & je ne vous dirai point qui a tort : mais ü eft évident que faigreur & 1'animofité fe font mêlées dans la difpute; & comme ils font de mauvais confeillers , & qu'on paffe facilement lesbornesdelamodération lorfqu'on les écoute, il en réfulte que, pour le plaifir de contrariet & de nuire, on s'oppofe a 1'exécution des meilleures chofes, & quenous n'avons bieniótplus ni règle ni juftice dans cet endroit , qui, aux divifions prés, ne reffemble pas mal a un village (i> ( 1) II y a une chofe qu'on na point vue fous le ciel, & que , felon toute apparence , on ne verba jamais; c'eft une petite ville qui n'eft divifée en aucuns partis, ou les families font unies, Sc oü les coufins fe voient avec confiance; oü un mariage n'engendre point une guerre civile; oü la querelle des rangs ne fe renouvelle pas a tout moment, par 1'ofFrande , 1'encens, & le pain bénit, par la procefllon & par les obfèques ; d'oü l'on a banpi les caquets, le menfonge, & la mc«  jSS L'lSLE iNCONNTJÉ* ^ Vous m'avez défendu de nommer perfonne4 & je vous obe'is. II y a pourtant des genSj dont la méchanceté >, 1'orgueil ou le ridicule font tellement a découvert, & peuveni devenïr fi dangereux par 1'exemple de leurs füccès, par la louange de próneurs intéreffés, ou pat la crainte pütïllanime qu'ils infpirent i> qu'il conviendroit peut-étre de n'en pas taire le nórh hon plus que 1'hifloire j pour contenir leurs émules, & contribuer a 1'utilité publique, en vengeant ainlï hautement Ia probité, I'hohneür, la décence dont ils fe jouent. Vous ne me croyez pas digne, fans doute, d'exertef cette vengeance, & je ne veuX pas vöus déplaire en les divulgant. Voici ftourtaht quelques-unes de mes hiftoires fans titre. » Si vous vouliez connoïtre la hauteur & i'avarice réunies & perfonnifiées dans un même difance ; oü l'on voit parler enfemble le bailli & le préfident, les élus & les affeffeurs ; oü le doyen vit bien avec fes chanoines , oü les clianoines ne dédaignent pas les chapelains, & oü ceux-ci foufFrent les chantres.... La Bruyére , page 2,88 , tome premier. —• Le tableau que l'auteur de ces mémoires fait d'une petite ville , n'eft-il pas bien reffemblant a celui de La Bruyère ? Une chofe remarquable , c'eft qu'ils écrivoient a peu prés dans le même temps, je veux dire fur la fin du dernier fiècle. Note de Véditeur fujet j,  L'IsLE INCONNUE. 369 fujét, il ne faudroit pas courir au loin pour en trouver le modèle. II eft ici tout porté. Vous pourriez le confidérer a votre aife, & vous verriez avec furprife qu'il joint aux vices d'un vieillard les ridicules d'un jeune homme. Sa folie la plus remarquable eft de vouloir en tout parottre fupérieur aux autres. S'il avoit de la naiffance , il ne manqueroit pas de s'en faire gloire; mais forcé a la modeftie fur cet article, quoique petit de taille, il fe fait grand d'ailleurs autant qu'il peut. II vous fait fentir volontiers les immunités de fon état, & 1'avantage de fa pofition. II vante les alliances de fa familie , & les charges qu'elle pofsède. II vous entretient de fes proueffes de collége, & des preuves de favoir qu'il y donna. » II a fait en fa vie un voyage de quelques ifemaines, pendant lequel il vit la capitale, en paffant. Entendez-le vous en conter les aventures, jamais Chardin ni Tavernier n'en eurent de plus furprenantes. II ne vous fait pas feument la relation de ce voyage , il vous donne le plan des villes , des édifices qu'il a vus. II eft au fait des anecdotes de Paris; il les apprécie, il les juge. Si on prend quelquefois la liberté de n'être pas de fon avis , il affure magiftralement que ce qu'il dit eft la vérité ; fi on répüque, il vous repouffe d'un air colère. Tom, I. A a  37° L'lSLE INCONNUE. Jamais 1'amour-propre ne fut plus ombrageux ni plus délicat que le fien; un rien 1'offufque, un rien le bleffe. Elfayez de réfifter a . fa volonté , ne cédez pas a fon ton impérieux, il vous menace de s'en plaindre aux fupérieurs, de s'adrelfer aux miniftres: il vous fait grace s'il n'en écrit pas au roi; car lui manquer, c'eft manquer aux fupérieurs & au roi lui-même. Enfin on 1'a vu employer les voies de fait pour corriger les mal-avifés qui ofoient le contredire ; & il uferoit volontiers de cette méthode, s'il ne couroit quelquefois rifque de cornpromettre fa dignité. La feule chofe oü il n'aime pas a faire connoïtre tous fes avantages, ce font fes conquêtes , dont il ne parle point, quoiqu'il ait regu des faveurs infignes de plus d'une belle. " Un des amis de ce grand homme, qui ne 1'a pas toujours été, ne mérite pas moins que lui d'être noté dans fon efpèce. II joint, dans un age avancé, a une vanité auffi ridicule, une méchanceté d'autant plus dangereufe, qu'elle eft fans ceffe aiguifée par 1'amourpropre le plus actif. Celui-ci veut une cour & des hommages, &, comme un autre Prothée , il prend toute forte de formes ; il emploie toutes les finefles pour en venir a bout. Sa marche eft plus compaffée que celle de fon  L* I S L Ë ÏNCONNUE. %Jl] ami. Lorfqu'il connoït qu'il ne peut emporter les chofes d'autorité , il plie adroitement. S'il ne peut réuflir de cette manière, il abandonne fon entreprife. L'un fe couvre de la peau du lion, 1'autre de celle du renard. II ne s'élevera pas, ou du moins que rarement, contre un homme qui lui réfifte. II ne testera pas même de fubjuguer Ceux qui auront plus de caractère ou plus d'efprit que lui. II fe contentera de les denigreren fecret, de leur öter, autant qu'il peut, la confidération dont ils jouiffent, en leur prêtant des ridicules , en femant contre eux des bruits fouvent faux, & toujours injurieux, en s'efforcant d'alièner d'eux leurs amis & même leurs enfans. II a pris pour devife cet axiome connu : Divife & regne. C'eft ainfi qu'il fe venge de la fupériorité ou de la réfiftance. » II crut, en entrant dans le monde, qu'il alloit tout fubjuguer par la force de fon efprit & par le charme de fon élocution; & penfant aftèz bien de lui & alfez mal des autres pour s'eftimer infiniment fupérieur en mérite a tout ce qui 1'entouroit, il s'établiffoit en idéé une forte de magiftrature. Mais fe voyant bientöt loin de fon compte, & trouvant fur fon chemin d'autres perfonnes en polfeflion de cette autorité qü'il fe croyoit due , il fit courir fecrète- Aa ij  372 L'lSLE INGONNÜE. ment contre elles des parodies & des fatirés auffi amères qu'indécentes. Cependant, comme fonamour-propre prenoit ces produöions pour des chef d'ceuvres , & qu'il ne les défavouoit que gauchement, il fe trahit enfin Iui-même, & s'attira 1'animadverfion publique. C'eft depuis cette aventure qu'il eft plus circonfpect, & qu'il emploie d'autres reffources pour arriver a la domination. » A 1'inftar des planètes, il s'environne des fatellites qu'il peut attirer dans fa fphère , & c'eft une chofe curieufe de voir comment il les gouverne. Il foudoie les uns, il regale les autres. II amufe Ia curiofité de celui-ci, en lui racontant les aventures du jour . qu'il embellit a fa manière. II contente celui-la en feignant d'embraffer exclufivement fes intéréts. La vérité eft qu'il n'aime perfonne que Iuimême , Sc que', lorfqu'il fait des avances a quelqu'un , c'eft qu'il le croit propre a fervir d'inftrument a fon ambition & a fa méchanceté. Tour a tour gai, plaifant, ou brufque, fuivant les circonftances, & néanmoins toujours exigeant. II eft , en apparence , complaifant jufqu'a la foumiffion; mais il careffe pour qu'on lui obéiffè, il rampe pour mieux établir fon pouvoir. »> II faut voir ce roi des aveugles au mt^  L'lSLE INCONNUE. 37? lieu de fa troupe, s'enivrer de leur encens. II s'extafie fur fon mérite, il fe complaït dans ce qu'il a penfé, il s'admire dans ce qu'il dit; il fait des contes , il éclate, il rit aux larmes ; mais fi quelque profane , je veux dire fi quelqu'un de ceux qu'il ne peut lier a fon char, ou, mieux encore, qui ofe le contredire, entre par hafard dans 1'alfemblée , notre homme fe retire en Iui-même; il devient férieux, fon vifage s'alonge. II n'eft pas fait pour prodiguer fes paroles devant des gens peu dignes de les entendre. II ne prononce plus que des monofyllabes, ou même il garde le filence, s'il ne juge plus a propos de parler a 1'oreille de fes favoris. Ceux-ci excufent fes défauts, pallient fon caractère , cherchent a déguifer fon ingratitude & fes prétentïöns , ou le difent corrigé. Mais les gens fenfés , qui ne s'en iailfent point impofer par des grimaces , n'adoptent pas ces fuppofitions. Ils percent a travers le voile dont il s'enveloppe. Ils le jugent, non fur-une faute qui peut échapper au plus fage, mais fur lafuite de fes adions, & ils décident que c'eft un ferpent, qui, pour fe cacher quelquefois fous 1'herbe, n'en eft que plus dangereux. » Vous. ferez furprife d'apprendre qu'il y a A a iij  374 L'IsLE INCONNUE. des gens de lettres dans cette ville. Ils ont mis au jour des ouvrages utiles, qui, en leur faifant bonneur, en font a leur patrie, & leur donnent droit a la bienveillance de leurs concitoyens; mais ce qui devoit leur attirer la confidération , n'a fait qu'exciter 1'envie. Loin de les encourager, par quelques témoignages de reconnoilfance , a s'avancer dans la carrière épineufe oü ils font entrés , & d'adoucir, par ce le'ger falaire , les peines qu'on y trouve, la plupart ne leur pardonnent pas même de vouloir fe difting uer par leurs travaux. S'ils n'ofent pas les critiquer ouvertement, ils affectent du moins la plus grande indifference , & ce n'eft pas leur faute fi ces écrivains, qui travaillent pour 1'utilité publique, ne font pas de'daigne's du public. Pour fe rendre fupportables, il faut que ceux-ci oublient ce qu'ils favent & ce qu'ils ont fait, qu'ils foient fans ceffe attentifs a dérober a 1 amour-propre des envieux , des comparaifons défagréables, & qu'ils. fe faffent excufer a force de modeftie. Il ont befoin d'imiter les gens d'une haute ftature, qui, obligês d'entrer dans un édifice dont Ia porte eft trop baffe, doivent courber la tête, de peur de fe bleffer. Je n'en dirai pas davantage fur cet article, paree qu'ami de ces  L'lSLE INCONNUE. 37 J gens de lettres, je ferois foupconné de partialité fi j'étois leur apologifte, & deviendrois fufpect en les louant. » Mais une chofe fur laquelle je ne faurois me taire, c'eft de voir ridiculifer la vertu , c'eft d'entendre injurier 1'honnêteté. On fouffre auffi impatiemment dans cette.ville la diftinction que donnent les grandes qualités de 1'ame, que celle qui peut naïtre des talens de 1'efprit. Comme ce romain qui, coupant la tête des pavots plus élevés que les autres , montroit par cette a&ion qu'il falloit abattre tout cë qu'il y avoit d'éminent a. Rome ; 1'amourpropre jaloux ne veut fouffrir ici rien qui puiffë lui faire ombrage , il voudroit abaiffer tout ce qui tend a s'élever. L'hypocrite feul lui échappe par fa feinte humilité; tout le refte eft en butte a fes atteintes. Je pourrois vous en rapporter cent exemples; mais un feul me fuffïra. C'eft vous, Mademoifelle, qui me le fourniffez *>. Et qu'ai-je de commun , lui répondis-je, avec ceux qui font ombrage a 1'amour - propre ? «Vous allez voir, repartit mon flatteur en exagérant les bonnes qualités qu'on m'attribuoit. » Tous ceux qui fe connoiffent en mérite, vous eftiment ; tous ceux qui font fenhbles aux graces & a la beauté , vous aiment & vous A a iv  37°* L' I s L E INCONNUE. admirent 5 mais ce font-Ia de juftes fujets dé jaloufie. Des femmes que vous éclipfez vous pardonneront-elles d'enlever, a leur préjudice, tous les fuffrages des hommes ? vous verrontelles une fi grande fupe'rioté fans murmurer ? Non , fans doute, vous ne pourriez vous y attendre, même a Paris. Que fera-ee dans un Keu tel que cetui-ci? L'éclat de vos charmes a dü naturellement y provoquer la cenfure féminine; auffi, peu de jours après votre arrivée, n'a-t-on pas manqué de vous critiquer. On a taxé votre air férieux , de morgue; votre parure modefte, de vaine affectation ; vos. connoiffances, de pédanteries; & cette de'cence, ces manières reTerve'es dont tant d'autres auroient befoin, vous ont fait noter dans leurs difcours pour une jeune précieufe qui a trop de hauteur dans Ie caraöère & trop bonne opinion de foi pour s'abaiffer au ton & a Ia familiarité des femmes d'une petite ville. J'ai voulu vous venger de ces propos ; mais le mat qui les produit eft incurable; il s'aigrit des efforts que l'on fait pour le guérir. II n'y a que votre abfence, dont tant de eceurs gémiront, qui puiffe foulager ceux que la jaloufie irrite contre vous ». Je fus trop contente de cette confidence, pour confentir a en recevoir d'autres. Je re~  L'lSLE INCONNUE. 377 merciai mon défenfeur de fon attention ; & comme je ne voulois lui laiffer aucun efpoir-, qu'une plus grande complaifance a 1 ecouter auroit pu fournir aux mauvaifes langues de nouveaux fujets de s'exercer a mes dépens; 8c qu'après tout, il ne faut fe préter que le moins qu'on peut a entendre mal parler des autres, &C trop bien de foi-même, pour ne fe laiffer ni amufer par Ia médifance, ni chatouiller par la vanité : je le congédiai, en lui difant que j'allois, dès cet inftant, profiter de fes avis, 8c me borner a la fociété d' Amélie. En effet, je ne la quittai plus , ainfi qu'une de fes amies , qui devint bientót la miènne. Je paffois dans leur fociété tous les momens que la bienféance me permettoit de dérober aux autres ; & ces momens étoient fi doux pour moi, qu'ils me firent trouver bien court le temps que je demeurai prés d'elles. Lorfqu'il fallut les quitter pour m'en retourner, nos regrets & nos larmes fignalèrent nos adieux , & je reftai profondément affligée de, cette fèparation. Mon père étoit venu me chercher; il m'accompagnoit dans mon retour. Nous allames coucher, en paffant, a notre maifon de campagne. La difpofition mélancolique oü je me trouvois en y arrivant, me fit défirer d'y refteï  37^ L'lSLE TNCoNNtJE. quelques femaines , pour m'abandonner plus librement a cette douce trifteffe qui flattoit mon cceur. Je priai donc mon père d'agréer que j'y fuTe encore quelque féjour, & il eut la bonté d'y confentir; ainfi, il repartit feul pour Bordeaux. Ce fut peu de temps après que vous arrivates dans cette ville, & qüe vous prïtes un logement chez mon père. Je fus fort furprife, a mon retour, de vous y voir a demeure; & je puis vous dire aujourd'hui, que, quoique je vous trouvafle très-aimabfe, je ne penfai point alors que vous fuffiez 1'homme que je devois aimer, & que vous dufliez être un perfonnagefï remarquable dans mon hifloire. II eft inutile de vous arrêter davantage fur les événemens de ma vie. Vous êtes inftruit de ceux qui fuivirent notre connoiffance. Mon féjour en Angleterre n'en produifit aucun qui mérite d'être relevé; je vous dirai feulement que je ne quittai point ma patrie fans éprouver une douleur bien vive. Je fentois un violent chagrin d'y laiffer tant de perfonnes qui m'étoient chères. En partant, je demeurai fur le bord du vaiffeau, les regards fixés vers les cötes de France , tant qu'il me fut poflible de les voir; & lorfqu'elles difparurent a mes yeux. je verfai un torrent de larmes. Vous entriez pour beaucoup dans de fi juftes regrets.  L'lSLE INCONNUE. 379 Vous m'aviez donné de fi grandes preuves du plus tendre attachement, vous me paroiffiez fi digne du plus jufte retour, que je ne pouvois m'empêcher de vous plaindre. Je ne penfois pas, fans une vive reconnoiflance, aux peines que vous fouffriez pour moi, & je me rappelois votre ide'e d'autar.t plus volontiers, qu'elle s'offroit a mon fouvenir comme celle de 1'homme le plus eftimable. C'étoit fans doute le commencement de 1'inclination que vous m'avez infpirée, que je devois combattre alors, & que les événemens & votre conduite ont portee au plus haut point. Auffi je ne vous retrouvai point fur le vaiffeau le Thames, fans éprouver une émotion & un trouble extraordinaires. II ne falloit pas moins que les engagemens pris par mon père avec M. Clerke;, & les démarches que nous avions faites en conféquence, pour m'empécher de me montrer plus indulgente a votre égard, & de vous témoigner 1'eftime, difons mieux, 1'attachement que j'avois déja pour vous. Ainfi finit le récit d'Eléonore, qui m'auroït fourni de nouvelles raifons de 1'aimer, s'il eüt été poflible d'ajouter a mes fentimens pour elle, & qui ne fit qu'augmenter en moi le défir de mon rétabliffement. Eléonore fouhaitoit & craignoit également de voir arriver 1'époque  38O L'IsLE INCONNUE. de notre tinton. Cependant le temps & lesfoina de ma compagne, qui me rendoient chaque jour de nouvelles forces , nous approchoient peu a peu de ce moment heureux. Ayant recouvré, ainfi qu'elle , une parfaite fanté , je lui rappelai fes promefies, & elle me répondit en rougilfant, qu'elle étoit prête a ratifier fes engagemens; qu'elle me prioit feulement de lui donner encore deux jours, pour fe préparer a la cérémonie de notre mariage, qu'elle projetoit de rendre la plus folennelle & Ia plus augufte quil nous füt poffible dans la pofition ifolée oü nous étions. Je n'eus pas de peine a confentir a ce court délai, a la fin duquel, en m'unilfant a 1'époufe Ia plus vertueufe comme la plus aimable, je devois être. le plus fortuné des hommes.  l'IsLE INCONNUE. 381] CHAPITRE XIX. Eléonore fe difpofe d époufer le Chevalier ; cérémonie du mariage. Tableau du bonheur des deux époux. Xj e s deux jours, de délai qu'Eléonore m'avoit demandés, pour fe préparer a la célébration de notre mariage , furent pour elle des jours de prière & de recueillement. Elle étoit fi pénétrée de la fainteté des devoirs qu'elle alloit s'impofer, elle en fentoit fi bien 1'importance, qu'elle redoutoit en quelque forte de s'en charger, & ne croyoit pas pouvoir s'en acquitter dignement, fans les graces & les bénédictions du Ciel, dont elle imploroit le fecours. «Que d'obligations, difoit-elle , ne vais-je pas contrader, en rëcevant le titre d'époufe, en acquérant celui de mère de familie ? Comment fatisfaire a ce que la religion & la poftérité attendent dé nous, fi nous ne connoifTons parfaitement ce qu'elles en exigenf, & qui ne craindroit de prendre des engagemens aufli refpedables, s'il en pefoit toutes les conféquences ? Ceux qui contradent inconfidérément les  3c?2 V 1 S L É INCONNUE» liens du mariage, & qui ne portent pas a Ia formation de cette fociété les qualités & les difpofitions néceffaires , ne doivent pas fe plaindre des amertumes qu'ils y trouveront. Si les premiers momens leur en femblent doux, ceux qui leur fuccéderont feront femés d'inquiétudes & de chagrins; &, ce qu'il y a de plus facheux, c'eft qu'ils n auront pas feulement a s'accufer d'être la caufe de leur trifte fort; ils devront fe reprocher encore les malheurs de leurs compagnons, les fautes de leurs defcendans, & fouvent leurs infortunes, » C'elt la vue de ces inconvéniens qui m'a toujours rendu le mariage fi redoutable. Je ne pouvois me cacher que les mariages malheureux n'étoient en fi grand nombre, que paree que les époux n'étoient pas bien alfortis; qu'ils n'avoient pas les vertus 'de leur état, ou n'étoient pas affez inftruits des devoirs importans auxquels il aflujettit: & plus je réfléchilTois fur ceux depoufe & de mère, plus ils me fembloient refpedables.; moins au contraire je me croyois en état d'en atteindre la perfeftion, moins je devois prendre de confiance en moi-même. » Qu'il'me foit permis avant tout, mon cher Chevalier, de vous remettre fous les yeux ce que mon père m'a dit fi fouvent, qu'il ne fuffit pas  L'lSLE INCONNUE. 383 que les deux époux, en s'uniffant, aient de ï'inclination 1'un pour 1'autre; qu'il faut encore qu'ils s'eftiment autant qu'ils s'aiment; qu'a 1'efprit de concorde & de paix, ils joignent 1'amour du travail, Ia complaifance, la raifon; que la modération veille fur leur fanté, afin qu'ils puiffent donner le jour a des enfans fains & robuftes. Enfin, que pour travailler fruclueufement au bien-étre futur de ces enfans , les parens ne font pas feulement obligés de pourvoir aux befoins du corps, mais principalement a ceux de 1'ame; qu'ils doivent diriger la volonté & éclairer 1'intelligence de ces êtres foibles , Sc que c'eft une pénible tache pour tous ceux qui défirent de s'en occuper foigneufement. » Ajoutez a cela, que 1'infuffifance des parens peut trouver par-tout ailleurs des fupplémens dans les fecours de la fociété, & qu'ici nous ne pouvons nous appuyer en quelque forte que fur nous-mêmes; que toute la fociété de 1'ifle réfidant en nous deux, nous ferons tenus de faire a nous feuls toutes les fonclions , qui , dans des contrées plus heureufes, fe trouvent partagées entre tant de membres différens. Eh i qui ne feroit épouvanté du furcroit de foins & de travaux que notre union va nous donner ! Qui ne craindroit, a ma place, les charges du mariage, s'il confidéroit fa foibleffe & fon  384 L'Islè ïnConnuë. inexpérience ! Vous vous plaigniez autrefoïs de mon irréfolution; mais convenez, mon cher Chevalier, qu'il faut que je vous aime bien, pour me foumettre, en me liant a vous, aux nouvelles peines qui nous attendent 53. « Oui, lui dis-je, ma chère Eléonore, je conviens que vous me donnez en cette occalion la preuve la plus certaine de votre eftime & de votre attachement. Vous ne fauriez jamais faire plus que vOus ne faites pour moi. Je vous devrai tout fans doute, &je vous allure, pour toute la vie, de Ia recönnoiffance la plus vive & de la tendreffe la plus parfaite; mais vous vous exagérez les peines du mariage; c'eft votre modeftie & votre timidité qui vous épouvantent en vous les groffiffant. Je conviens que notre fituation eft pénible; mais tout eft compenfé dans la nature. Si nos foins & nos travaux doivent s'étendre par les fuites de notre union, nous devons jouir, en récompenfe, des plaifirs les plus doux & les plus purs que 1'homme puiffè goüter fur la terre ; tout va nous donner de nouveaux motifs de remercier la providence, & ces peines mêmes, qui déja vous inquiètent, contribueront a notre bonheur. 53 Penfez-vous que votre cceur ne fera pas fatisfait, & que vous ne ferez pas contente de vous-même, Iorfque vous pourrez confidérer que  L'lSLE INCONNUE. 385 que tout ce qu'il y a de bien & de^bonheur dans cette ifle fera votre ouvrage ? & au lieu de vous plaindre de ce qu'il vous aura coüté, n'aurez-vous pas a vous applaudir d'en être la caufe a ce prix ? Ah! vous ignorez encore la douceur que l'auteur de tout ce qui refpire a mife dans 1'accomplilfement des lois que fa fageffe nous impofe. Quelle fatisfacfion pour une ame pure & fenfible, de trouver dans fobjet qu'on aime, celui que le devoir nous prefcrit d'aimer ! Quelle joie de le voir heureux de notre bonheur, & quel charme enfin d'étendre fon exiftence & fon amour fur des enfans chéris, fruit précieux d'une union fi tendre ! Vous ne voyez aujourd'hui que les épines du mariage. Vous ne regardez que le cöté facheux de notre pofition ; mais un temps viendra, je fefpère, oü vous bénirez le Ciel de nous avoir comblés de fi grandes faveurs >>. Eléonore me répondit que je peignois en beau; qu'elle efpéroit bien trouver avec moi tout le bonheur que deux perfonnes ifolées pouvoient goüter* enfemble , mais que notre fituation exigeoit plus de forces, de foins, & de connoiffances qu'il ne nous en auroit fallu par-tout ailleurs; que m'ayant donné fon affection, & me deftinant fa main & fa vie, elle ne manquoit ni de volonté ni de ïéfolution. Tom. L B b  §8(5 L'IsLE INCONNUE. pour contribuer au bien commun, mais qu'elle connoifToit fa foibleffe , & qu'elle réclamoit mon indulgence ; qu'en attendant , elle ne pouvoit trop implorer les fecours du Ciel. « Venez , mon cher Chevalier, me dit-elle, venez avec moi demander a l'auteur de tous biens, les graces particulières dont nous avons befoin pour feconder dignement les vues qu'il a fur nous. Sa divine providence , qui , en nous jetant dans une ifle déferte , nous a fait une loi de nous unir, ne refnfera pas de nous aflifter, Iorfque nous 1'invoquerons avec confiance pour accomplir fa volonté ». cc Allons, dis-je, lui demander de toujours vivre 1'un pour 1'autre, en vivant pour lui; &, quoique nous devenions époux, d'être toujours amans. Prions-le de nous accorder encore 1'abondance & la fanté, & avec Famour de ■la vertu , le zèle nécelTaire pour le bien fervir. S'il exauce nos vceux, je ferai le plus heureux des hommes; car vous jouirez très-long-temps du fort que vous méritez, & vous n'aurez jamais rien a regretter fur la terre ». A ces mots, nous allames au bout de 1'efplanade, & nous conjurames le ciel de nous donner les difpofitions nécelfaires pour accomplir la plus fainte union. Eléonore, a genoux fur le marchepied de 1'autel, les mains jointes  L'lSLE ÏNCONNTJE. 38-7 & Ia tête inclinée, prioit avec tant de ferveut & de modeftie, qu'elle eüt excité la piété dans le cceur le moins religieux. Elle étoit en même temps fi belle & fi touchante, qu'on 1'auroit prife pour un ange bienfaiteur, demandant au père des êtres Ie bonheur du mortel fortuné confié aux foins de fa vigilance. « Avant de faire Ie dernier ferment, me dit Eléonore en revenant a la cabane, je veux vous prier de m'accorder deux chofes ; 1'une , de graver fur une pierre dure, que nous placerons enfuite fur 1'autel, fade de notre mariage en ces mots : G. de Lervignac, Chevalier des Gajiines, Cr Eléonore d'Aliban , fe font juré la foi conjugale, & fe font unis par le faint nozud du mariage.—' A quoi vous ajouterez la date de la cérémonie. L'autre, de me promettre, au moment de notre union, de la faire ratifier par un prêtre, fi 1'occafion s'en préfente jamais. « Je cède, ajouta-t-elle , aux vceux de votre amour , aux ordres de la providence , a 1'eftime & a Ia tendreffe que vous méritez; mais je ferois inexcufable, fi, pouvant ajouter quelque jour a nos promeffes les formes ufitées dans les mariages des chrétiens, & ce qui les élève a Ia Bb ij  388 L'lSLE INCONNUE. dignité du facrement, je négligeois de muniij le nótre du fceau facré de la religion >>. Pénétré des mêmes fentimens qu'Eléonore >' je n'héfitai pas a la fatisfaire fur ce qu'elle me demandoit. J'étois en même temps fi remplï de 1'idée de mon bonheur, & fi charmé des bontés de ma maïtreffe , que je lui aurois donné ma vie avec une fatisfaction que les cceurs froids ne fauroient imaginer. Je i'aflurai du plaifir que j'aurois toujours a fuivre fes volontés; & pour lui montrer mon emprelTement a lui obéir, j'allai fur le champ faire la recherche d'une pierre propre a recevoir 1'infcription qu'elle m'avoit demandée. Je la trouvai prés de la grotte, telle que je la fouhai* tois , & m'étant mis k 1'ouvrage fans perdre un moment, j'eus fini de la graver le lendemain de bonne heure. Je la tranfportai enfuite , a 1'aide de Ia brouette, jufqu'au bout de 1'efplanade, oü Eléonore m'ayant aidé a la monter fur 1'autel, je la pla£ai dans le milieu, après en avoir öté une autre pierre. Je donnai k ce nouveau monument, qui doit faire époque a jamais dans les faftes de 1'ifle, toute la folidité qui pouvoit dépendre de moi. Tandis que je fculptois ma pierre, Eléonore s'occupoit des préparatifs de la noce. Elle  L'lSLE INCONNUE. Svoit tué nlufieurs volailles , qui, jointes a quelques poiffons que je pris le foir, devoient faire le fond du repas du lendemain. Elle arrangeoit tout d'avance. Elle employa le riz, les le'gumes, le laitage, la patifferie. Je voulus, de mon cöté, contribuer a 1'agrément de la fête; & dès que le travail du monument fut achevé, j'allai vaquer aux foins que 1'intérêt de mon cceur exigeoit de moi. Je defcendis a la rivière , oü je fis une pêche affez heureufe; & forti de la baie , je ramaffai fur les rochers voifins une belle provifion dhuhres; après cela, je cueillis dans le parterre & dans nos prairies les plus belles fleurs que j'y trouvai, pour en parer le fein d'Eléonore, pour garnir fon appartement de feftons & de guirlandes , & pour en couvrir jufqu'a notre table : enfin je creufai le foir, autour du monument, plufieurs trous propres a recevoir des arbres que j'y voulois planter* : La nuit fuivante, qui devoit précéder urt jourfi mémorable, je dormis peu. L'agitation de mon cceur ne me laiffa pas jouir d'un fommeil tranquille. L'attente d'un grand bonheur eft quelquefois auffi difficile a fupporter, que la crainte d'une difgrace. Je treffaillois 'h> en penfant a 1'heureux fort que j'avois lieu d'atlendre, quoiqu'éloigné du refte des hommiis» B b üj  35)0 L'lS\LE INCONNUE, Pès qu'il fut jour, je me levai, & je fortis de la cabane, pour aller arracher fur une colline alfez éloignée les arbres que je voulois tranfplanter. J'avois deftiné depuis long-temps deux palmiers , quelques orangers, & plufieurs myrtes , a venir ombrager le bout de 1'efplanade. C'étoit le moment que j'avois choifi pour en faire la plantation. J'arrivai avec deux anes attelés a la brouette, fur laquelle je portois les inftrumens propres a fouir la terre. Mes arbres enlevés avec la motte de terre qui les entouroit, je les chariai jufqu'a la place que je leur deftinois. J'y avois déja porté de la fontaine des fceaux remplis d'eau. J*eu$ foin, en plagant les arbres dans les creux, d'en arrofer les raeines. Cette pratique eft néceffaire dans les pays chauds, pour les faire prendre plus furement (i). (i) La faifon la plus propre a planter des arbres, eft, en Europe, depuis le raois de Novembre jufqu'a la fin de février , c'eft-a-dire, Iorfque la leve ne circule pas; & dans les pays chauds, c'eft la faifon pluvieufe. On hafarde beaucoup fans doute de les planter en d'autre temps dans les lieux voifins du tropique; mais, en prenant toutes les précautions que je pris , en confervant la terre qui entoure la racine des arbres qu'on arrache, en les tranfportant doucement, enfin en les tenant au frais autant qu'il eft poffible, foit en faifant  L'ÏSLE INCONNUE. Jpï Je fufpendis a ces arbres des fefbns de flëurs que j'avois préparés la veille, & j'attachai fur 1 ecorce des palmiers, dont j'avois entrelacé les branches, ces foibles vers que mon cceur m'avoit di&és. Palmiers que j'ai plantés en ce riant féjour,, Monumens & témoins de mon bonheur fuprême, Que votre amour conftant foit a jamais l'emblême De mon tendre & fidéle amour! Puifliez-vous , comme lui , réfifter a 1'orage , Braver le temps & les revers ! Puiffiez-vous, après cent hivers , 'Aux jeux de nos enfans prêter un doux ombrage! Ce gazon verdoyant ou je vous ai placés, C'eft le trone d'Eléonore. Vous en ferez le dais. Que vos bras enlacés Défendent celle que j'adore,. Du foleil dévorant de ces ardens climats ! Elle enchante les lieux oii fe portent fes pas. Combien de fleurs a vos pieds vont éclore! Heureux palmiers, en voyant tant d'appas, vVous-mêmes, chaque jour, embellirez encore. De retour a la cabane, oü je rentrai fans la plantation durant la nuit, foit en arrofint les creux Sc les raeines des arbres plantés, il n'eft pas extraordinaire de les voir prendre, quoique forts, comme 1'expérience que j'en ai faite ferviroit a le prouver. B b iv  L'lSLE INCOÏNNUE.' dire d'oü je venois, je trouvai Ele'onore déja levée, & qui pre'paroit toutes chofes pour Ia ce're'monie & pour Ie repas. Elle voulut enfuite fe coiffer & s'habiller le plus magnifiquement qu'il lui fut poflible. Je 1'aidai dans fon ajuftement & dans 1'arrangement de fes cheveux , qu'elle avoit les plus beaux du monde. Elle prit une robe bleue a fleurs blanches, & elle étoit fi ravilfante dans cette parure , que je pouvois a peine retenir mes tranfports en la regardant, & que je demeurois comme hors de moi-même. Je femai de fleurs fa chambre & le lit nuptial j & je fis un joli bouquet pourEléonore. Lorfque je le placai fur fon fein , j'effayai d'y cueillir un baifer; mais Eléonore me dit en me reppuffant doucement, & cependant d'un airaflez férieux pour m'arrêter, qu'il ne convenoit pas de fe payer d'avanee, & de manquer en ce jour 2 la retenue fi louable que nous avions gardée jufqu'alors. Je trouvai cette réponfe bien févère dans Ia circonfiance; mais je ne pus m'empêcher d'admirer intérieurement Eléonore, de porter auffi loin la fageife & Ia circonfpeóKon •, & comme je tpuchois au moment oü je devois acquérir les plus grands droits a fa complaifance, je ninfiftai pas fur Ce refus, dont j'efpérai bien être dédornrrjagé  L'lSLE INCONNUE^ 393 par fa tendreffe, après que faurois fatisfait a ce que fa délicateffe, I'honneur, & la religion me prefcrivoient en même temps. Enfin la pendule annonga le moment fi défiré de mon cceur. Je conduifis Eléonore au bout de 1'efplanade, oü] elle avoit voulu que fe fit la cérémonie du mariage. Eléonore marchoit avec un air de pudeur & de timidité, qui auroit enchanté le cceur le plus farouche. Elle n'ofoit lever les yeux; fa main trembloit dans la mienne, tandis que, ne pouvant plus contenir les mouvemens de ma joie & les élans de mon amour, je la couvrois du feu de mes regards. La vivacité de mes yeux augmentoit encore le trouble des fiens, & elle fe trouvoit tellement préoccupée par 1'idée de 1'engagement qu'elle alloit prendre, qu'elle avoit fait la plus grande partie du chemin fans s'apercevoir de la décoration nouvelle dont j'avois entouré 1'autel & la pyramide. Elle .ne le remarqua qu'a une petite diftance, & ne put s'empêcher d'en témoigner de la furprife. Elle lut mes vers, & je vis avec plaifir qu'elle me favoit gré de mon attention, & qu'elle applaudiffoit au fruit de ma verve. Un regard tóuchant qu'elle jeta fur moi, accompagné d'un tendre fouris, pénétra mon fenfible cceur. L'acüon importante que nous allions con-  394 L'lSLE tNCOMNUE. fommer,abforbant bientöt toute fon attention* elle fe mit a genoux fut 1 eftrade que j'avois préparée , & je m'agenouillai a cöté d'elle. Elle fe recueillit d'abord en elle-même : je vis qu'elle prioit. Je crus devoir attendre quelques inftans, puis élevant la voix & les yeux, je dis: Le Chevalier. « Dieu puiffant, qui rempliffez tout de » Votre immenfité , vous qui êtes Ia vérité *» par efTence, qui nous voyez, qui nous en» tendez, qui lifez jufques dans nos cceurs , » foyez témoin, foyez garant des fermens que » nous allons faire en votre préfence, & rati» fiez nos mutuels engagemens.. » Dieu créateur, qui veillezè la productien » & a la confervation des êtres , qui, par 1'ata> trait que vous nous. donnez 1'un pour 1'autre s » & par la circonflance oü votre providence » nous a mis, nous faites une loi de nous unir » a jamais , qui voulez étendre la race des » hommes fur cette terre déferte ; daignez » écouter nos promeflës, exaucez nos juftes » voeux ». Je pris alors la main d'Eléonore, Sc haulfant encore plus la voix : « Je vous prends pour mon époufe, ma » chère Eléonore; je vous jure de vous re» connoitre toute la vie, de vous iërvir comme    LT.sle inconnue. 30J s> ma compagne, & de vous aimer jufqu'a la »> mort. Je vous promets de ratlfier notre ma» riage, fi 1'occafion s'en préfente, & de me s> faire toujours gloire du plus beau titre que s> je puiffe porter. Eléonore. 5j Et moi, mon cher Chevalier, je vous » recois pour mon époux, & je vous promets » 1'attachement, les égards, la fidélité qu'un »3 mari doit attendre de fa femme. Je me mets » fous votre dépendance, & je veux vivre & n mourir dans votre compagnie & toujours » a vous. Le Chevalier. » Dieu tout puiffant, écoutez nos prières; s> puniffez-moi fi je n'exprime pas le vceu le » plus fincère de mon cceur, fi je manque a> jamais a mes promelfes. Eléonore. ï> Seigneur, que je perde plutêt le jour, 5> que d'oublier jamais ma tendreffe & mon 33 devoir.  '35>6 L'lSLE INCONNUE. Le Chevalier. » Répandez , ö mon Dieu , votre bénén diction fur cette fainte union, que nous »> vous prions d'avoir pour agréable; rendez-Ia durable & féconde. Eléonore. » Efprits faints & bienheureux, intercédez » en notre faveur; demandez pour nous les » graces & les fecours qui nous font défor» mais fi néceffaires; & parmi tous ceux que » j'invoque, ö mon père ! vous, dont les cen30 dres repofent ici,priez pour vos enfans, & s> veillez fur leurs befoins. Le Chevalier. sa Je vous invoque pareilfement, vous qui 3» donnates le jour k Eléonore; fi mes fenti» mens vous font connus, vous en voyez » toute la vérité. Je ne tiendrois votre fille 33 que de votre main, fi vous étiez encore en » vie. Vous n'exiftez plus fur la terre; je cony> jure votre efprit d'approuver notre hymen. »3 Qu'il vole autour de nous, qu'il nous pro»3 tège & nous infpire dans les fréquentes oeca-  L'J-SLE INCONNUE. 397, ss fïons oü nous aurons befoin de fecours ».' J'avois une bague audoigt, je la mis a celui d'Eléonore, comme un figne de 1'engagement éternel que nous venions de contraéter. Quand la cérémonie fut achevée, j'embraffai mon époufe le plus tendrement, & fondant en larmes de joie, qu'elle me rendit en me ferrant la main; enfuite je lui dis: ma chère amie , c'eft maintenant que je puis me regarder comme le plus heureux des hommes; vous m'aimez, vous venez de vous donner a moi : nous ne ferons plus déformais qu'un cceur & qu'une ame» Qui pourroit fur la terre égaler notre bonheur? Chaque jour doit y ajouter, & , malgré les foins pénibles qu'exige notre pofition, j'efpère que nous aurons lieu de bénir fans ceffe 1'heureux moment qui nous unit ». Eléonore me répondit, du ton le plus touchant, que je ferois maitre de fa deftinée, & que ma félicité feroit la fienne. Nous tenant mutuellement embtaffes, nous reprïmes le chemin de la cabane. Senfibles cceurs, qui avez long-temps foupiré après le bonheur de voir couronner votre lamme, véritables amans , époux fortunés que la nature & la providence ont affortis, Sc chez lefquels une feule ame anime deux corps faits  3p8 L'lSLÈ INCONNUE. fun pour 1'autre, je ne vous peindrai pas mort inexprimable félicite', vous 1'avez fentie. Profane refte des humains je n'entreprendrai point de vous en donner une idee. Doux efpoir de ne jamais être fe'paré de 1'objet qu'on aime plus que fa vie, affürance parfaite de 1'aimer de plus en plus , & d'en être aime' chaque jour davantage ; combien Vous êtes préfe'rables a 1'empire de 1'Univers 1 Nous paflames le temps qui fuivit notre mariage, non feulement dans cette confiance mutuelle que nous avons toujours confervée depuis, dans 1'entière fatisfacfion que donne la jouuTance du vrai bonheur, mais encore dans Ie raviffement oü nous mettoit le fentiment de notre félicité. Je de'couvrois tous les jours de nouveaux charmes dans mon e'poufe, & un nouveau fond de tendreffe. Si quelque moment d'abfence nous fe'paroit, nous ne pouvions nous retrouver fans treffaillir; nous ne pouvions nous regarder fans nous attendrir jufqu'aux larmes. On parle du bonheur de deux vrais amans, comme du plus grand qu'on puiffe connoitre. Combien il differe pourtantde celui qu'ils doiventgoüter Iorfqu'ilsferont e'poux , fi toutefois leurs cceurs font conftans & vertueux ! Nous  L'ÏSLE INCONNUE. 309 ïfavïóns pas un fentiment, pas un défir, pas une volonté qui put jeter du trouble dans notre ame , qui nous donnat de 1'inquiétude, qui nous laiffat le moindre remords. Notre amour n'exigeoit rien qui ne nous fut prefcrit par notre devoir. Qu'on imagine a fon gré la fituation la plus agréable, le fort le plus fortuné ; on ne réunira jamais dans fon idéé que le plaifir Sc 1'innocence , 1'amour Sc la vertu, & ce bonheur n'eft pas un être de raifon, c'étoit le notre. On ne doit pas croire néanmoins que, quoique nous fuflions occupés fans ceffe 1'un de 1'autre, nous euflions mis en oubli que notre profpérité future Sc celle de notre familie dépendoient en grande partie dé nos foins Sc de nos travaux, Sc que la population de 1'ifle demandoit de nous un nouveau degré d'aftivité & de vigilance. Les douceurs de notre mariage ne fufpendirent pas long-temps nos occupations ordinaires ; elles nous prefcrivirent bientöt au contraire de plus grandes taches a remplir: car c'eft ainfi que, par la grande loi de la nature, tout fe tient & fe fuccède dans le monde. Les grandes jouiffances qu'elle accorde doivent être précédées par des avances de toute forte, en foins, en travaux, en dépenfes, &c; & celles-ci font payées par un  '4GO L'lSLE INCONNUE» furcroit de jouiffance & de plaifirs qui néceflitent de nouveaux efForts. Telle eft la chaïne de la reproduction des êtres, la marche de la vie & celle de la fociété. CHAPITRE  L'lSLE INCONNUÈ. '4,01' CHAPÏTRE XX. Augmentdtion de travaux; culture des ckamps plus ètendue £ ccnftrublion d'une maifon; occupations particulières d'Eléonore ,• annonce d'une première grojfejfe-. J)e nouvelles charges a fupporter, de nouveaux befoins a prévoir & a prévenir, demandoient de notre part un furcroït de foins & d'induftrie. Nous devions naturellement nous attendre a voir fortir de notre union des re^ jetons, dont 1'éducation , la nourriture , les vêtemens alloient étendre le eerde de nos travaux. La follicitude paternelle nous éveilloit d'avance fur le bien-être de notre progéniture. Nous fongeames donc a nous précautionnec contre les événemens a venir, & a nous pourvoir des chofes qui nous feroient alors néceffaires, & que nous ne pouvions cependant nous procurer qu'avec beaucoup de temps & de difficultés. La première & la plus urgente devoit être la nourriture, dont le befoin ne pouvoit qu'augmenter , tandis que les fecours que j'avois eus jufqu'alors alloient diminuer. Mon époufe une fois mère, & obügée pat Tom. I, Cc  402 L'lSLE INCONNUE. cela même de nourrir & de foigner fes enfans J ne pourroit guère s'en éloigner , & ne feroit plus dans le cas de m'aider comme par le palfé. Les champs que nous avions déja mis en culture devoient bientöt fe trouver infuffifans; il fallut s'occuper a les agrandir, c'eft-a-dire , étendre les labours & multiplier le travail pour les rendre fertiles. Je reculai donc les bornes de nos terres, en défrichant ce que je crus devoir ajouter du terrein voifin. Pour donner a ces champs les préparations convenables, j'employai une de nos vaches que j'avois attelée au veau trouvé dans le vaiffeau , & devenu depuis affez fort pour lui fervir de fecond. L'autre vache étant malade , ne pouvoit être liée dans ce moment pour mener la charrue. Ce ne fut pas fans peine que je vins a bout de Ie dompter & de le rendre propre au labourage. Mais une fois foumis au joug, Sc dreffé a tirer & a fillonner la terre , cet animal me fut d'un grand fecours. Dans la fuite , quand je I'accouplai a un de fes frères , que je rendis docile par les mêmes moyens, j'en fis un bel attelage , lequel me fervit pendant plus de dix 'ans au tranfport des gros fardeaux & aux trayaux les plus pénibles de la culture. L'emploi que je fis de ces boeufs me foumit  L* I S L È INCONNUE. 40} a une autre forte'de travail. Je fus obligé de fabriquer une charrue plus longue & plus pefante que celle des vaches ; & comme je n'avois qu'une brouette fort baffe pour me tenir lieu de voiture, je me vis contraint k devenir charron pour conftruire une charrete. La facon des roues fut longue & embarralfante, &, fans les connoiffances que j'avois acquifes en geometrie & en mécanique, il eft vraifemblable que je n'aurois jamais fu donner aux diverfes parties qui les compofent, toutes les proportions qu'elles doivent avoir pour faire un affemblage folide & pour tourner facilement. Le tatonnement n'auroit pu fuppléer au défaut de théorie & de pratique. J'éprouvai dans cette occafion , comme dans beaucoup d'autres, que les connoiffances fe prêtent de mutuels fecours; qu'il n'y a qua s'applaudir d'en réunir un grand nombre , & que, dans une pofition comme la mienne, on ne peut fur-tout trop connoïtre & trop favoir. Mais de tous nos travaux le plus long & le pluspénible, car celui-ei nous fut commun , ce fut labatiffe d'une maifon. La cabane n'avoit été jufqu'alors qu'un établiffement provifoire; nous ne pouvions guère 1'habiter fans incommodité; fi j'attendois quelque temps encore, 'j'avois lieu de croire que je ne trouverois pas C c ij  404 L'IsLE INCONNUE. Eléonore auffi libre , & que demeurant feu! chargé de tous les détails de la conftruction du batiment, je ferois obligé d'y employer beaucoup plus de temps. II étoit même è Craindre que je ne 1'eulfe pas fini avant la faifon des pluies; ce qui ne m'auroit pas feulement empêché d'y mettre de fi-töt la dernière main, mais pouvoit encore gater ce qu'il y auroit eu de fait jufqualors. Les pluies abondantes fans ceffe renouvelées, & 1'humidité pénétrant naturellement dans tous les joints des matériaux découverts, en auroient dégradé les liaifons en faifant couler le mortier ou en pourriffanC les bois de la charpente. J'avois cependant bien de la peine de voir ma chère Eléonore foumife a la néceffité de m'aider dans une entreprife auffi fatigante; mais les circonftances quil'exigeoient, la bonne volonté de mon époufe & fa fanté ne me laiffoient pas la liberté de la dérober a ce travail. Je me contentai de lui affigner la partie la plus facile, quoiqu'elle voulut mettre la main a tout, me réfervant du gros de 1'ouvrage tout ce que je pouvois en faire a moi feul. Au refte, j'étois moins inquiet de me voir feconder par Eléonore, en faifant réflexion qu'elle n'étoit pas ce que font la plupart de nos dames d'Europe, qui fe fervent a peine de leurs pieds pour mar-  L'lSLE INCONNUE. ifOj; cher, & qui ne pourroient fupporter la moindre fatigue. Son tempérament, fortifié par 1'éducation qu'elle avoit regue, par 1'habitude de vivre ala campagne, & fur tout par 1'exercice continuel qu'elle prenoit depuis long-temps, la mettoit réellement au defTus de la foiblefTe de fon fexe, & fervoit a me ralfurer fur les dangers & les peines qu'une femme plus délicate auroit pu trouver dans notre fituation. Avant de commencer un ouvrage de fi longue haleine, j'avois pris toutes les précautions & les mefures qu'il m'étoit poflible d'employer pour en aflurer le fuccès. J'en avois conféré plufieurs fois avec Eléonore; nous avions examiné le local, & après être convenus de Ia pofition & de la forme que nous voulions donner a notre édifice, du nombre des logemens dont nous pourrions avoir befoin dans Ia fuke, de la grandeur qu'ils devoient avoir; nous avions levé le plan de la maifon , & ce plan une fois arrêté, nous nous étions occupés a raflembler les matériaux néceffaires pour le mettre a exécution. C'étoient fur-tout des bois de différentes groffeurs & de diverfes longueurs , dont je fis des poutres, des foliveaux, des lattes; c'étoient des gluis de paille & de jonc pour la couverture, de la terre grafie pour les cloifons , de la chaux que j'avois faite C c fij  Qq 6 L 'I S I, E INCONNUE. avec des débris de coquillages , dont j'avois trouvé un banc confidérable dans la terre; c'étoient enfin de.grandes pierres pour parer les fondemens & Ie bas de 1'édiflce de 1'humidité de la faifon pluvieufe; car nous ne jugeames pas a propos de batir les parois en pierre plus qu'a hauteur d'appui. Les tremblemens de terre auxquels 1'ifle eft fujette, & que nous avions éprouvés , nous avertiffoient de ne pas élever plus haut la magonnerie, de crainte que, venant a être renverfée par des fecoufleselle ne nous écrafat fous fes ruines. Lorfque tous ces matériaux Furent fur place , & que j'eus creufé les fondemens de Ia maifon, je me mis a tailler les pierres & les bois qui devoient fervir de fupport & de rempart au refte du batiment. Mon deflein étant de Ie coniolider de manière qu'il ne put être renverfe parun tremblement de terre, je n'oubUai rieo pour donner a mes pièces de charpente la forme la plus propre a fe joindre & a fe lier fortement, & ce fut fur mes bois que je comptai, fur-tout pour ie rendre bien folide. Je ne Voulus pas les faire porter fur des murs, par la raifon que je viens. de dire ; je penfai qu'il valoit beaucoup mieux n'appuyer le bois que fur le bois. Je garnis a la vérité Ie fondement ft de larges pierres, pour empêcher que le bois ne  L'ÏSLE INCONNUE. 407. touchat le fol immédiatement. Mais ayant couché fur ces pierres de longues poutres affez groffés, dans lefquelles j'avois fait, de diffance en diftance , de grandes mörtoifes , j'y ris entrer des montans de quatorze pieds, qui portoient huit pouces d'équarriffage. Ces montans , dont les plus forts devoient faire les angles , également enchaffés par le haut dans des poutres parallèles a celles du fondement, mais qui étoient un peu moins fortes que les autres , formèrent une cage en quelque forte inébranlable (1). (1) Cétoit un grand embarras que celui de dreffer cette charpente a deux perfonnes, & même que de remuer ces groffes pièces de bois. Je les équarris fur la place même ou je les avoiscoupées. Je fis, avec des pieces plus légères , une chèvre , 011 je moufhi deux polies, Sc que j'armai d'un bon treuil; Sc avec de longs leviers d'un bois dur & folide, paffes dans les trous de ce treuil, avec une corde , les poulies Sc la chèvre, nous pafvenions a lever une de nos pièces par un bout, Sc a pofer ce bout avant de toucher a 1'autre. J'amenai mes poutres & mes folives, de la forêt fur la place oü étoit notre édifice , en les foulevant ainfi par une extrémité, & la pofant fur un eilieu monté de deux roues , puis relevant encore avec la chèvre 1'autre extrémité, pour la pofer a fon tour fur un autre effieu foutenu de deux autres roues; enfuite, en attelant monbceuf & ma vache a 1'un des bouts de ma pièce de bois, je la me- C c iv  ^08 L' I S L E INCONNUE. Entre les montans ou piliers de la charpente," pofés a dix pieds 1'un de 1'autre, j'en plagai a trois pieds de diftance, mais d'une pareille longueur, de moins forts, que j'eus foin d'alTujettir avec les mêmes précautions. Ce fut dans les intervalles qu'ils laiifoient entre eux, que je batis jufqua la hauteur de trois pieds du fol, une muraille de pierre cimente'e a ehaux & a fable. Au delfus de ce mur, & d'un pilier a 1'autre, je pofai tranfverfalement des batons qui entroient des deux cötés dans des trous faits avec une tarière, fuivant toute la hauteur des montans. Je garnis ces batons d'un bon torchis, compofe' de terre grafje &c de foin gachés enfemble; & ce torchis, bien épais & bien battu, forma le revêtement de 1'édifice nois avecfacilité; comme une voiture dont elle conftiluoit le corps. Mais cette voiture étant peu flexible, & 1'avanrirain ne tournant pas, il m'avoit fallu dreffer , avec beaucoup de travail, un chemin, de la forêt a 1'efplanade, & quelquefois encore éco'is-je obligé , avec un, levier monté fur un treteau, de /eter a droite ou a gauche Ie train de derrière, pour ne pas perdre le milieu da chemin , ou pour me prêter a quelques fouofités que je n'avois pu éviter de lui laiffer, & qui , fans cette précaution de déplacer 1'arrière-train , auroient incroyablement fatigué mes animaux de trait, & peut-êtrë rompu mes roues.  L'lSLE INCONNUE. 4O5* jufqu'au haut des piliers. Je n'avois pas placé fur le bout de ces piliers les poutres tranfverfales qui devoient porter les planchers du grenier. J'avois fait entrer ces poutres dans des mortoifes entaillées dans les plus gros montans, a neuf pieds de terre & a trois du haut de la cage; au moyen de quoi, le lambris de nos chambres devoit avoir neuf pieds d'élévation. II refloit trois pieds pour le grenier avant d'arriver au toït, & le bout des montans qui pofoient fur le chaiïis du fondement, entroit d'un pied dans la terre. Je ne voulus pas faire de cave, paree que, dans les pays du Tropique, elles font plus chaudes que le refte des appartemens. Notre grote d'ailleurs nous tenoit lieu de Ia meilleure cave du monde. Quand j'eus pofé la charpente du toït, & ce qui étoit néceffaire pour la couverture , je m'occupai de la diftribution du logement, que je fis ainfi. La maifon avoit cinquante pieds de longueur dans ceuvre , & vingt-cinq de lar? geur. Je pris, vis-a-vis la porte d'entrée, feize pieds en carré , pour en former une pièce qui devoit fervir en même temps de falon a manger & de veftibule. Au deia du falon étoit une chambre de Ia même largeur, mais n'ayant que neuf pieds de profondeur, ou je placai un efcalier de trois pieds d'ouverture pour  -|lO t'ISLE INCONNUE.' monter au grenier. Je la deftinois, comme ort verra, a plufieurs ufages, entre autres a donner paffage a deux appartemens du derrière. Le falon fourniffoit également a droite & a gauche une entree a deux appartemens fur le devant. Ces quatre appartemens , égaux pour Ia grandeur , étoient compofés chacun d'un cabinet & d'une chambre: la chambre de douze pieds, & le cabinet de fept. On pouvoit placer un lit dans chaque chambre, & deux au befoin s dans les plus grandes; ce qui fut exécuté dans Ia fuite , Iorfque 1'augmentation de la familie 1'exigea. Par cette difpofition , le falon fe trouva percé de quatre portes correfpondantes , qui permirent a l'air d'y circuler librement. Je féclairai par deux grandes croifées placées a une diftance égale de la porte du dehors. Je ne donnai qu'une fenétre aux autres pièces , pour y laiffer moins pénétrer le chaud , trop incommode dans ces climats durant la plus grande partie de 1'année; & pour rendre au falon le frais que je lui dérobois par la multiplicité des ouvertures , je le pavai de briques, auxquelles je donnai une couleur a 1'huile, &' je conftruifis au devant de Ia porte & des croifées une forte de portique ou de périftile compofé de quatre piliers de Ia hauteur da  L'lSLE INCONNÜÉ.. 41 ï1 tolt , fur lefquels je batis une loge qui fervit enfuite de colombier. L'ombre de ce portique para le falon des rayons du foleil, fans lui trop cacher la lumière. Je planchéïai les autres pièces avec les plus belles planches du vauTeau. J'avois été fucceffivement macon, charpentier, couvreur, pour conftruire notre édifice. II fallut devenir forgeron & ferrurier, pour fabriquer les ferremens que je devois y employer. J'en fis pourtant fervir beaucoup de ceux que j'avois epleyés du navire; mais je fus obligé d'en forger & Hmer la' plus grande partie. Tels étoient les gonds des portes , les garnitures des fenêtres & des Hts, & une grande quantité de bandes & de clous que je ne pouvois me difpenfer d'employer pour la folidité ou Ia perfeétion de 'mon ouvrage. Je ne ceflbis point d'admirer ï'empreflèrnent & l'aflid.uité d'Eléonore au travail, par - tout oü il lui fut poflible de me feconder. Je ne pouvois me paffer de 1'union jde fes forces, oü les miènnes feules ne fuffifoientpas ; & quoique je m'aidaffe du cabeftan du vaifleau, de ma chèvre , des leviers, & des poulies , il m'arri-> voit fouvent, & fur-tout pour élever & placer les groffes pièces de charpente & les grandes pierres du fondement, de me voir obligé de cambiner nos forces & de réunir nos efforts  $12 L'IsLE INCONNUE. pour en venïr a bout; ce qui ne réufliffbrt quelquefois qu'avec une fatigue & une peine extrêmes. Lorfque la conftruóHon de la maifon ou le foin du ménage laiffoient quelque relache a Eléonore, elle donnoit ces momens de loifir aux talens agréables quelle aimoit, & dans Ia culture defquels elle montroit tant de goüt. Elle faifoit de Ia mufique, ou s'appliquoit a la peinture. Ainfi.,. tandis que jemployois Ia hache & le marteau, Ie rabot ou Ia lime, elle fe plaifoit h retracer fur la toile les événemens & les perfonnes qui 1'affectoient davantage, & dont elle vouloit tranfmettre la mémoire a la poftérité. C'étoit dans ce delfein qu'elle avoit peint fon père , & qu'elle fit mon portrait. Elle travailla de même au fien, a la faveur d'une glacé; mais elle avoit entrepris a diverfes fois des tableaux plus confidérables , dont elle s'occupoit par intervalles, d'après les infpirations qu'elle recevoit de fon génie & de fon cceur. Elle voulut repréfenter, dans un de ces tableaux , la découverte que nous avions faite du corps de fon père quelques jours après notre arrivée dans 1'ifle. Le corps de M. d'Aliban occupoit le devant de la fcène, dont le fond étoit une prairie au bord de la rivière. On ne pouvoit fe méprendre fur la cataftrophe arrivée  L'IsLE INCONNUE» 41% keet homme vénérable. Ses habits déchirés, fangeux, & mouillés, fes cheveux blancs collés fur fon cou, & fur-tout un fillon tracé dans 1'herbe, depuis Ia rivière jufqu'a fon corps , qui d'ailleurs paroilfoit inanimé & les yeux éteints, annongoient qu'on venoit de le tirer de 1'eau dans laquelle il avoit perdu la vie, &c qu'on l'avoit trainé a travers 1'herbe de la prairie jufqu'en cet endroit. Sa phyfionomie, quoiqu'altérée par la mort, étoit encore relfemblante, & confervoit quelque chofe de cet air de bonté qui en faifoit le caractère. On voyoit Eléonore k genoux a cöté de lui, dans 1'attitude d'une perfonne pénétrée de la plus vive douleur. Elle joignoit les mains avec tranfport au deffus de fa tête, qu'elle inclinoit vers la face de fon père. Ses pleurs couloient abondamment fur fes belles joues & tomboient fur fon fein. De 1'autre cöté du tableau , j'étois repréfenté avec un air de trifteffe, mêlé d'une tendre pitié, qui faifoit connoïtre 1'intérêt que je prenois au malheur du père & a la douleur de la fille. Enfin Eléonore avoit peint dans le haut du tableau 1'efprit de fon père fous la forme d'un enfant ailé. Elle avoit répandu la fatisfaction & la férénité fur le vifage de cet enfant; mais on y remarquoit de  4*4 t/ISLE iNCONNÜË. plus beaucoup d'attendriffement pourE!éotiore9 fur Iaquelle il fixoit les yeux avec cornplaifance. Elle retragoit, dans une autre peinture, 1'événement mémorable de fa réfurredion après le naufrage, je veux dire le prodige qui lui rendit Ia vie qu elle avoit perdue fous les eaux de Ia mer. Eléonore avoit exadement repréfenté dans ce tableau les lieux oü la chofe s'étoit paffee. Cétoit le rivage de la baie, un peu au deffus de 1'endroit oü elle avoit abordé. Elle n'avoit pris de 1'accident que le moment oü elle commenga a fe reconnoitre. Elle paroiffoit a demi morte; fa pofition indiquoit le danger de fon état; on Ia voyoit affife a terre, comme he pouvant fe foutenir. Sa tête penchoit de foibleffe fur fonépaule. Elle étoit échevelée, pale, défaite. Elle avoit la bouche entr'ouverte & les Ièvres décolorées. Ses bras tomboient de défaillance & de langueur. Ses yeux feuls marquoient qu'elle étoit vivante. J'étois acöté d'elle un genou en terre, la foutenant fur mon cceur. On pouvoit lire fur mon vifage toutes les paflions que j'avois éprouvées dans cet inflant de crife. A travers Ia peine que me caufoit fon accident & 1'accabiement oü me jetoit 1'exceffive fatigue que je venois d'endurer, on  L'lSLE INCONNUE. (j-Ijfj apercevoit la fatisfaélion que me donnoit 1'heu*reufe révolution qui s'opéroit en Eléonore, & 1'efpoir flatteur que j'en concevois. Pour ne pas laiffer de doute fur le fujet du tableau , Eléonore avoit eu foin de faire entrer dans fa compofition toutes les chofes qui pouvoient fervir a le rappeler. On voyoit une partie de la baie derrière les figures; a droite , & dans le lointain, 1'embouchure de la rivière; plus prés, & du même cöté, le radeau échoué fur Ie bord, & du cöté gauche une fofïè, dont mes habits tapiiïoient le fond. Le défordre régnoit dans nos vêtemens, & Eléonore les avoit peints avec tant d'art, qu'ils fembloient encore mouillés fur notre corps. On ne fauroit dire quelle partie de.ces tableaux méritoit plus d'éloges , & ce qu'on pouvoit y admirer davantage du deflin, de 1'expreflion, ou du coloris. Quoique j'euffe déja vu dans le portrait de fon père & dans les nötres des preuves du talent d'Eléonore, je ne pus m'empêcher d'être furpris a la vue de ces chefd'ceuvres. C'étoit en effet une chofe bien remarquable, de trouver dans une jeune perfonne qui n'avoit pu travailler long-temps, un pinceau fi facile, une touche fi moelleufe, & une manière fi fage & fi favante. Comme Eléonore ne s'occupoit apeindre qu'a fes mo-  4ló L'lSLE INCONNUE. mens perdus, & Iorfque je n'étois pas avec elle, ces tableaux, quand je les vis, eurent pour moi tout 1'agrément de la nouveauté. J'applaudis , comme je le devois , au génie qui les avoit produits, & j'en étois intérieurement charmé; mais je le fus encore plus du fentiment qui avoit fait choix de ces fujets , non moins refpeótables que tendres. L'excellent naturel d'Eléonore s'y montroit dans tout fon jour. « Qu'il eft facheux pour vous, lui dis-je, que vos graces & vos talens foient cachés dans un défert i vous recevriez les hommages de tous ceux qui jouiroient du plaifi#de les voir. N'y ayez pas de regret, me dit-elle, vous êtes funivers pour Eléonore. Si vous m'accordez votre fuffrage, j'ai affez fait pour ma 'gloire & pour mon cceur. Recevez du moins , chère époufe, lui répondis-je , un témoignage de ma vive fatisfaétion , & permettez que je paye a Ia main qui fait ces merveüles, & a la bouche qui me flatte par de fi douces paroles, Ie tribut que je leur dois. Alors mettant un genou en terre & lui prenant Ia main : Honneur, dis-je, 1 la reine de mon cceur & de mon ifle, a celle qui, par toutes les qualités qui font aimer, mériteroit de régner fur tout Funivers». Je donnai enfuite un tendre baifer a la main qui manioit fi bien le pinceau, & a la bouche qui  L'IsLE INCONNUE. 417 qui me renouveloit d'une manière fi touchante les affurances de mon bonheur. Rien n'y pouvoit mieux contribuér que cettevariété de travaux, de venus agréables par !a préfence & le fecours d'Eléonore, &ces preuves continuelles&multipliées que jerecevois de fa tendreffe. Auffi puis-je dire que perfonne ne fut jamais fi content de fon fort, que je 1'ctois du mien.L'amour & le travail ne me laiffoient pas apercevoir de la longueurdu temps ,& je n'en aurois pas fentiladurée, file défir d'être tout entier i Eléonore ne m'eüt fait vivement foupirer après la fin du jour. Eléonore, de fon cöté , ne regrettoit plus 1'Europe. Notre pofition ifolée ne 1'affligeoit plus. Toutes fes affeétions, déformais concentrées dans 1'ifle, lui faifoient trouver un charme inexprimable dans tóut ce que nous entreprenions pour nous y établir avec plus d'aifance; & > comme je l'avois prédit, les travaux même oü elle me fecondo.it, de-, venoient pour elle de nouveaux plaifirs. On ne doit pas s'étonner, après cela, de la voir attentive a me dérober de ces travaux tout ce qu'elle en pouvoit faire, & qu'elle employat même la rufe, dans la vue de me foulager. Lors de la conftruótion de la maifon, elle m'avoit porté les petites pierres, Ie mortier, Ie jonc, les lattes, &c, & quand Ia cac- Tom. 1. Dd  418 L'lSLE INCONNUE. caffe en fut achevée, & qu'il fut queftion de la meubler , elle prétendit a la furintendance de 1'ameublement, & voulut non feulement préfider au placement de chaque chofe, mais ne laiffer rien pofer fans y mettre la main. Son goüt & fon talent pour le deflin, qui m'étoient connus, ne me permirent pas de m'y oppofer; au refte, j'étois enchanté de 1'arrangement qu'elle donnoit a toutes les chofes qui devoient trouver place dans les diverfes parties de notre édifice. J'avois déja fait le plafond de chaque pièce^ avec le même torchis dont les parois étoient compofées; j'avois crépi, puis blanchi 1'intérieur des appartemens ; en forte que , quand les cloifons & les revêtemens furent bien fecs, ce qui ne demanda pas un temps confidérable, il n'avoit plus été queftion que de meubler. Eléonore n'oublia rien pour le faire avec toute Ia commodité poflible, & pour donner au falon & a 1'appartement que nous devions occuper, ün air d'aifance & de propreté , elle deftina aux chambres qui devoient refter vides, la tapifferie de la cabane, & choifit pour tapbier la notre, une étoffe de foie couleur de feu, qu'elle avoit trouvée parmi les marchandifes du vaiffeau. Nos lits n'avoient pas de rideaux, non plus que les fenêtres; elle en fit pour les  V I S L E I N C O N N U E. 41 p Jits ~d*une futaine-branche , & pour les croifées ■d'une toile de cotön plus fclaire , qui pouvoient .fe Iaver a volonté. Elle voulut encore coüviïf. les fauteuils & les chaifes de houffes & de couf!ins;& comme nous ne manquions ni dé erin ni d'étoffes, H né lui fut pas difficile de fè fatisfaire fur cet article» Tandis qu'Eléonore s'occupoit a tailler & a toudre les diverfes parties de ces ouvrages, auxquels je ne pouvois 1'aider, je jugeai a propos de parer lê dehors de la maifon de. fhumidité des pluies, & pour cet effet je la revêtis, jufqu'a une certaine hauteur, de vieilles planches que je clouai fur les montans. Je paffai fur ces planches une couleur rouge a i'huile (1); enfuite j'y tracai avec de la chaux des lignes blanches, qui donnère'nt a'notre batiment fait d'une maifon de briques proprement cimentées avec du platre, telle qu'on en voit dans plufieurs provinces de France, & fur-tout en Languedoc. Quelque temps après , je garnis les fenêtres de volets, que jé peignis en vert(2), • (1 ) J'avois trouvé dans 1'ifle une forte dé fanguine, qui, bien pétrie Sc bien purgée, donnoit un fort beau rouge. (1) Beaucoup de drogues néceffaires a la peinture faifoient'partie des marchandifes que nous avions trouvées fur le vaiffeau, D d ij  420 L'ISLE INCONNUE. & qui, en nous mettant a 1'abri des autans S de I'orage, firent un effet tres - agréable a Ia vue. Eléonore placa deuxlits dans notre chambre, afin que fi quelque maladie furvenoit a 1'un de nous, 1'autre put repofer a cöté du malade. Ayant fait Ia revue cie tous les meubles que nous avions , elle en prit ce qu'il y avoit de mieux pour nous aflbrtir. Des coffres & des armoires étoient, avec quelques tables, les feuls gros meubles que nous pulfions employer. Nous y joignïmes quelques petites glacés qui avoient appartenu au capiraine du vaiiïeau , & de tout cela mon époufe compofa la garniture de notre appartement, qui, par 1'ordre & Ia propreté qu'elle y mit, auroit fait honneur k une maifon de ville, & devenoit une chofe merveilleufe dans une folitude comme la notre. Ses foins ne fe bornèrent pas a notre appartement. Elle voulut encore donner au falon tout 1'agrément & Ia commodité dont il étoit fufceptible. C'étoit la que nous devions nous raflembler dans Ie courant du jour, que nous devions manger , que nous devions travailler. Eléonore le tapifla d'un cuir doré, que nous avions trouvé dans une malle d'un officier de 1'équipage, & ce cuir appliqué fur le mur, en étoffant Ie falon, le laiffa plus frais que  L'ISLE IN CO N NU E. ^2.t tt'eut fait une tapifferie de laine ou de foie. Elle y mit a la place des chaifes ou d'un fopha, de larges bancs rembourrés de erin & couverts de cuir. Mais les tableaux qu'elle avoit peints, & qu'elle y fufpendit, en firent le plus bel ornement. Ils n auroient pas déparé la galerie d'un prince, Ceux des peintres flamands & hollaniois que nous avions trouvés parmi les effets de M. Davifon , placés par Eléonore auprès des fiens , ne fe trouvèrent point trop mal affortis. Enfin Eléonore fit, de la pièce qui fervoit de paflage pour aller au grenier & au jardin, une forte d'office oü je plagai un buffet, Si oü nous dépofions la vaiffelle, les viandes , & la table même fur laquelle nous mangions ; tandis que le portique, au-deffous du eolombier, nous fervoit de cuifine dans les temps de pluie. La conftrucYion de notre maifon changea la difpofition des cours & des étables, par la manière dont je la placai, & par la nouvelle clöturedont je Tentourai. L'entrée de Ia cabane étoit ci-devant a Porient. A gauche étoient les étables; derrière & au couchant, Ia bafTe-cour* Au devant de la cabane, & vis-a-vis des étables, fe trouvoit le magafin, qui n'en étoit féparé que par la coun Le jardin étoit au fud* oueft , un peu éloigné de la cabane, D d ü\  L'IsLE INCrONNUE. Par la nouvelle difpofition de. notre batfment, les étables fe trouvèrent a droite , .le magafin a gauche, le jardin a plain-pied fur Ie derrière; & quand la cabane fut détruite, la cour devint plus vafte, & cependant plus faciie l dorre. La baffe-cour fut tranfporte'e fur Ie cóté du magafin. Nous canftruisïmes dans la fuite une nouvelle grange & des étables plus, fpacleufes & plus foiides, lorfque nos animaux, prodigieufement multipliés , ne purent plus contenir dans leurs anciennes loges, & que nos champs agrandis nous donnèrent deplus amples moiffons. Quoique j'euffe arnaffé de longue main tous les matériaux ne'ceffaires pour notre maifon, avant de I'entreprendre, & que , bien fecondé d'Eléonore, j'euffe; mis a la conftr-uire la plus grande acYivité, un ouvrage de cette importance m'avoit pris un temps fi confidéiable , que je pus a peine finir entièrenient la carcaffé du batiment, & le mettre a 1'abri de 1'humidité avant la faifon des pluies. J'ai rapporté de fuite töüs les travaux que nous y fïmes , pour ne pas kiterrompre ma narration-, mais je dois dire ici qu'il nous reftoit beaucoup a faire dans 1'intérieur, quand cette faifon fut venue. U eff, vrai que je fus obligé de me détourner quelquefois, pour vaquer aux travaux indifpen-^  L'ISLE IKCONNUE. 423 fables de Ia culture , ou pour nous pourvoir des chofes qui nous manquoient, & que les , occupations du ménage & Ie foin des beftiaux me privoient une partie du jour des fecours de ma compagne. Je dois ajouter que nos champs & les labours s'étoient accrus de plus d'un tiers cette année, & qu'Eléonore avoit déja des raifons particulières de fe ménager dans fon travail & d'éviter les trop fortes fecoufles. En effet, ma chère époufe étoit enceinte. Je m'attendois, ainfi qu'Eléonore, a cette heureufe circonftance. Elle faifoit notre efpoir & 1'objet de nos vceux. Cétoit 1'annonce des bénédiftions du Ciel fur notre mariage, & du bonheur qui devoit le fuivre; c'étoit 1'aurore de la population, de la fociété future, & de la profpérité de 1'ifle 1 & néanmoins, quoique prévenus en quelque forte de eet heureux événement, nous fiïmes fi enchantés de n'en pouvoir plus douter, qu'il me feroit impoffible d'exprimer ici toute notre fatisfa&ion. Lorfqu'Eléonore en fut bien convaincue , elle fe mit a genoux pour remercier la providence de cette faveur, puis s'étant levée , elle me dit avec l'air du raviffement: « Mon cher Chevalier, mon cher époux, Ie ciel nous regarde avec complaifance. Nous ;n'habiterons plus déformais une terre déferte. Ddiv  424 L'ISLE INCONNUE. Voila des fecours &. des compagnons qu'il nou* ■donne, Et que! fecours! C'eit le fruit de notre union, c'eft notre fang & la prolongation de notre exiftence. Si Dieu me féparoit de vous pour m'appeler a lui, j'auiois au moins la confolafion de vous lailTer en mourant un autre moi-méme, & de ne point vous quitter fans vous avoir donné une douce fociété ». J'interrompis mon époufe en rembraffant avec tranfport, & je lui dis: « Cbère Eléonore, ne mêlez pas d'idée finiftre au fentiment Ie plus douxque je puiffe éprouver. Le ciel, qui nous protégé, & qui nous en donne des preuves fi vifibles, ne bornera pas de fi-tót le cours de nos profpérités , puifqu'il nous deftine a peupler cette folitude. Pouvons-nous méconnoitre fes intentions ? Quelle fatisfaétion * quelle joie pour mon cceur , de ne pouvoit plus douter que vous ferez bientöt mère, de connoitre que vous portez dans votre fein 1'enfant de notre amour , & de voir ainfi doublerles liens de notre tendreffe! Ah ! confervez avec précaution un germe auffi précieux. Ne vous expofez pas a le perdre en étendant trop loin vos foins & vos fatigues, laiffez-moi me charger feul des pénibles travauxj ne vous occupez que de ceux qui ne fauroient nuite au fruit que vous portez. Votre bonté, votiQ  L'ISLE INCONNUB. 42$. fttachement pour moi, vous font aller trop fouvent au dela de vos forces pour m'éviter une partie du travail, Gardez-vous,, ma chère amie, de vous oublier ainfi pour moi, quand vous devez veiller fur vous, pour préfervej: de tout accident le dépot de.nos efpérances-». Eléonore penfoit trop bien, pour n'être pas docile a cette exhortation elle étoit déja trop bonne mère, pour mettre au hafard la vie de fon enfant. Elle me promit'de. ne rien entreprendre de pénible & fans mon confentement, & j'applaudis de tout mon cceur a la moderation Sc a la tendreffe de mon époufe.  4*6 L'IsLE INCÖNNTJE. c h A P i T r E xxi. Régime de vie d'Eléonore; attention du Chevalier fur Pétat de fin époufe ; Chajfe, pêcke, mauvaïfe faifon'; préparatifs pour les couches d'Eléonore 3 &c. En conféquence de la convention que nous avions faite, Eléonore & moi, de veiller foigneufement fur fon état, & de la parole qu'elle m'avoit donnée de fuivre mes confeils & de fe ménager, nous jugeames a propos de tracer un plan de conduite , d'après lequel elle dat tenir un régime de vie conftant & uniforme jufqu'au temps de fes couches. Nous ne réglames pas feulement ce qu'il falloit qu'elle évitat, mais encore ce qu'elle pouvoit faire, ainfi que les alimens dont elle devoit fe nourrïr. Par ce traité, tout travail qui la mettroit dans Ie cas de faire des efforts, toute occupation qui 1'expoferoit a tomber, enfin tout mouvement qui lui donneroit trop d'agitation , lui furent interdits. II ne lui fut plus permis, comme auparavant, de monter dans le grenier, & fur-tout fur les chailes ni fur les tables pour atteindre quelque chofe, de braver les  L' I S L E INCONNUE. 427 promptes variations de 1'air, de fouffrir le grand vent, le grand chaud, ni la pluie. Elle dut fe prémunir contre toute furprife de trouble ou de crainte , qui, donnant a fon cceur des commotions fubites & violentes , pourroient caufer en elle des révolutions dangereufes. Je n'avois pas connu de femme plus raifonnable qu'Eléonore, d'un efpritplus raffis, d'un caradtère plus ferme; il n'y en avoit guère d'auffi bien conftituées qu'elle, qui eulfentété plus exercées, & dont le tempérament & la fanté fuffent meilleurs : elle rifquoit peut-être moins que toute autre, & cependant je jugeai qu'il ne falloit oublier ni même négliger rien de tout ce qui pouvoit conferver le fruit précieux qu'elle portoit dans fon fein , & qui faifojt 1'objet de nos plus douces efpérances; & mon inquiétude pour Ia füreté de 1'enfant étoit d'autant plus vive , qu'elle fe trouvok intimément liée au vif intérêt que m'infpiroit la fanté de la mère. II fut décidé qu'elle s'en tïendroit aux foins de 1'intérieur les moins gênans, a faire la cuifine, a coudre, a tricoter, au ménage de la baffe cour, a mener les beftiaux au paturage ou a la rivière; mais qu'elle me céderoit tout ce qui pouvoit demander quelque vigueur. Ainfi, la boulangerie, le - blanchiffage , & le  41S L'IsLE INCONNUE. tranfport de 1'eau, qu'Eléonore s'attribuolt quel' quefois; le foin des étables, qui entraïnoit celui d'attacher & de détacher nos bêtes , de leur faire de la litière, de leur porter a manger & è boire durant la mauvaife faifon, me furent rélïgnés, & fe trouvèrent encore dans mon département. Eléonore étoit fobre; il ne fallut pas lui recommander Ia tempérance> maisje crus devoir la prier de mettre plus de choix dans fa nourriture, dë préférer les aKmens d'une digeftion plus facile, de fè piïver de viandes falées ou fumées, & de tout ce qui pourroit écnauffer le fang ou irriter fa foif. De bonne foupe , des légumes, du riz, du laitage, des fruits, de Ia volailfe, des poilfons, & quelquefois de la tortue, du gibier, & dü vin trempé : voila ce que je lui prefcrivis pour fa nourriture, & ce qui compofa 1'ordinaire de fes repas. Quant a fes récréations, la leciure, la mufique, la peinture, les promenades a pied ou en bateau furent fes délaffemens & fes plaifirs. Mais comme e\h fe donnoit dans la maifon moins de mouvement qu'avant fa grofléffe • elle faifoit , pour y fupp'éer•, un ufage journalier de la promenade, lorfque Ie temps nous permettoit de fortir. La feule précaution que je erus devoir prendre alors, fut de lui faira.  L'ISIE INCONNUE. 429 chauffer des fouliers bas, & de lui donner le bras chaque fois, pour mieux affurer fa démarche : du refte , je n'oubliois rien pour 1'égayer lorfque nous nous trouvions enfemble, afin que fon cceur & fon efprit fe trouvant toujours dans une heureufe fituation, elle put jouir d'une bonne humeur & d'une fanté parfaite. Si je travaillois dans Tintérieur de la maifon ou dans 1'endroit oü fe trouvoit Eléonore, & que je ne pulfe tenir avec elle une converfation fuivie, je chantois feul , ou j'accompa' gnois fa voix de la mienne. Je 1'excitois 1 parler quand nous étions a table, pour donner plus d'agrément au repas, & pour en rendre la digeftion plus facile, fuivant eet adage de mon pays, que les morceaux caquetés fe digerent mieux. Enfin, durant la récréation,& fur-toutle foir, qui étoit pour nous le point de ralliement 8c le moment le plus libre de la.journée., j'animois 1'entretien par le récit de quelque anecdote, par celui des chofes qui nous étoient amvées, ou par des réflexions confolantes fut 1'agréable perfpeétive que nous avions devant nous. Souvent,, jufqu'a fheure du coucher, nous pafïïons le temps a jouer aux dames ou au trictrac, quelquefois a faire de la mufique, ou je concertois avec le violon ou le haut-  43ö L' ÏSLE INCÖ N'NÜ F» bois. Enfin j'avois attention de prolonger fon fommeil & fon repos jufques dans la matinee, he voulant pas qu'elle quittat Ie lit, lorfque je me levois de bonne heure pour commencer la tache du jour. Ces attentions, qui ne fe démentirent jamais, non plus que les foins vigilans de ma tendreffe , entretinrent Eléonore dans 1'état le plus fatisfaifant, & la préfervèrent des dangers & des incommodités qui ne font que trop fouvens les fuites de Ia grof(elfe, chez les femmes foibles ou imprudentes. Cela n'empêcha pourtant pas Eléonore de m'accompagner, lorfqu'il fallut faire des provifions pour la faifon pluvieufe , c'eft-a-dire , lorfque je voulus aller a la chaffe &a la pêche, pour nous fournir de gibier & de poiffons propres a étre boucanés ou féchés. Mais je n'eus garde d'étendre nos courfes & nos tournees aufli Ioin que je 1'avois fait 1'année précédente. L'état de mon époufe , qui ne demandoit point d'exercice violent ni de fortes fecouffes, ne permettoit pas de nous éloigner beaucoup de Ia rivière, ni d'efTayer de gravin péniblement les collines, ou de defcendre dans les vallées. II lui défendoit en même temps de fe hafarder a voyager fur fon ane, paree qu'il n'eüt fallu qu'un faux pas pour la faire blefTer. La feule voiture qui lui convïnt étoit  L'ISLE INCONNUE. 431 ïe bateau, dont Ie mouvement égal & doux re pouvoit lui faire courir aucun rifque. Ainfi, nous nous mimes dans la chaloupe avec tous les mftrumens de capture, & les chofes néceffaires k la commodité du voyage; & convenus de revenir tous les foirs coucher. a notre gite, nous commencames notre expédition en remontant la rivière. Je defcendois fur les bords pour chaffer dans la plaine; mais comme je demeurois toujours a la vuedu bateau, qu'Eléonore ne quittoit point; notre chaffe» quoiqu'abondante, ne le fut pas autant qu'elle 1'eüt été, fi j'euffe battu les vallons & parcouru les collines jufqu'au haut de la crête. Nous fümes amplement dédommagés par la quantité de poiffon que la pêche nous fournit. Nous en primes de toute efpèce au dela de nos efpérances ; & comme j'avois eu la précaution d'emporter avec nous plufieurs tonneaux défoncés, que je remplis d'eau, nous avions le plaifir de porter tous les foirs a la maifon la plupart de nos poiffons en vie. Nous ne fümes pas moins heureux, lorfque, fortant de I'embouchure de la rivière , nous allames pécher en mer. Nous n'eümes de nouvelles précautions a prendre, que celle d'emplir nos tonneaux d'eau de mer, au lieu de nous fervir d'eau douce.  2J3 2 L' I S L E iNCONSüÊ. Je n!ai pas befoin de faire mention ie! des procédés que j'employai pour conferver le gibier & le poilfon; ce font les mêmes dont je m'étois déja fervi. Je dirai feulement qüe hoüs mangeames frais ces poiflbns plus Iöng-temps que nous n'avions fait la première fois , & qu'éclairé par 1'expériencè, je préparai beaucoup mieux mes chairs boucannées & mon poiffbn falé. lis furent d'un meilleur goftt, & fe gatèrent moins que ceux que nous avions confommés durant 1'année. Le fouci de 1'avenir & la jufte prévoyance des befoins, qui m'avoient fait amaffer cette provifion néceffaire , me portèrent aiuTi-töt après a couper le fourrage, dont nos befHaux ne pouvoient fe palfer dans la mauvaife faifon, & a femer nos terres avant les pluies. Eléonore, qui ne pouvoit me prêter que de foibles fecours dans ces travaux importans , voulut au moins me tenir compagnie lorfque je m'etl occupois, & ne me quittoit guère au champ ou a la prairie. Elle elïaya méme quelquefois la fourche ou Ie rateau; mais tout Ie faix du jour comme de I'ouvrage tomboit fur moi, & tout me faifoit un devoir indifpenfable de m'en charger. U falloit plus de foin que 1'an paflé. J'étois feul pour Ie faire, pour le voiturer, pour 1'entaffer; j'y trouvai plus de fatigue. La  L'IsLE iNCONNUE. 433 Ea même chofe m'arriva pour les,femailles des grains; elles furent plus longues & plus pénibles: mais je travaillois pour Eléonore & pour mon enfant. C'étoit aflez pour me rendre la fatigue précieufe, & pour me faire trouvec dans ces occupations pénibles une douce félicité. Avant la faifon des pluies» nous avions quitté la cabane pour occuper le nouveau batiment. Nous avions tranfporté dans ce fecond domicile tout ce qui étoit de quelque valeur dans le premier; en forte que quand la mauvaife faifon fe fit fentir, & qu'il ne fut plus poffible de travailler dehors, ni de s'expofer a 1'humidité fans s'incommoder , nous nous renfermames dans la maifon, pour nous y occuper des chofes qui reftoient encore a faire. Quand la pluie étoit abondante, nous n'en fortions pas du tout, paree que nous nous fervions alors de 1'eau qui tomboit pour abreuver nos beftiaux, & qu'a la faveur d'une petite galerie couverte , que j'avois faite pour joindre les étables a la maifon , nous pouvions aller a leurs étables fans nous mouiller. Ce fut alors que je me fus bon gré d'avoir aflez avancé notre édifice pour nous en faire un fur afile contre le vent & 1'orage , & que nous pümes nous occuper a loifir du foin Tom. I. E e  L'IsÊE INCONNÜE. d'achever tout ce qui manquoit a 1'intérleur dë nos appartemens, de le meubler Sc de 1'embellir. Je devins menuifi.r & tourneur, & je fis non feulement les portes & les fenêtres de toutes les chambres , j'entrepris encore quelques boiferies, comme un pupitre , unetable, & une forte de bibliothèque a rayons pour contenir des livres. Cependant Eléonore raccommodoit, rangeoit , ferroit tout le Hnge, faifoit des tapifleries, des tap;s, des rideaux. Mais lorfque le temps des pluies tira vers fa fin , & que 1'épaiiTeur de fa taille & fa pefanteur 1'avertirent qu'elle approchoit de fon terme, elle crut devoir fonger a faire la layette de fon enfant, tandis que je travaillois de mon cöté a lui faire un berceau. Mais je parle improprement en m'exprimant 'de la forte. Mes enfans ne devoient avoir ni berceau ni maillot. J'en connoiffois trop les inconvéniens , pour vouloir leur donner ces entraves , & leur fa're courir les rifques qui 1es accompagnent. Ce que je fis n'étoit qu'un petit bois de lit fort bas, a bord élevé , oü 1'on pouvoit pofer un panier ou mannequin, dans lequel 1'enfant devoit être couché. Ces préparatifs étant faits, je crus devoir prendre des précautions non moins importantes pour Ia nourriture de 1'enfant & pout  L'ISLE INCONNUE» 43^ le bien-être de Ia nourrice. II. étoit queftion, en effet, d'épargner k Eléonore ces douleurs fi vives, que les mères n'éprouvent que trop fouvent dans 1'allaitement de leurs enfans , ainfi que les dangers qui quelquefois 1'accompagnent ; & a 1'enfant le rifque encore plus grand de ne pouvoir fe nourrir du lait que la nature même lui a préparé. Nous employames, a eet égard, tout les moyens qu'elle femble indiquer k des parens fages & prévoyans, en difpofant d'avance , par la fuccion , les voies qui fervent a porter la première nourriture dans la bouche du nourriflbn , & nous ne pümes par la fuite que nous applaudir du fuccès de nos foins. Dans une femblable circonftance , malheuc a 1'époux qui dédaigneroit d'être un amant: il entendra les cris de fon enfant demandant la fubfiftance, & ne pouvant 1'obtenir fur le fein maternel. II verra les larmes de fa compagne , chargée de rempür feule, avec de cruelles douleurs , un devoir auquel ils devoient coopérer en commun. II effuiera des reproches , pour s'être privé du tendre foin qu'il devoit remplir. Ce crime d'un père dut ou infouciant, & ces malheurs qui le fuivent, furent ignorés dans mon ifie; & mon Eléonore  41Ó" I/isLE INCONNÜÈ. n'avoit rien a craindre s fon ami n'avoit rleii a fe reprocher > lorfqu'elle eut a remplir les refpectables fonctions de nourrice. Fin du tornt premier de tlfle inconnue.