VOYAGES IMAGINA1RES* ROMAN ESQUES, MERVEILLEUX, A LLÉGORIQUES , AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U I V 1 S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CONTIENT: L'ISLEiNCONKtjE, ou Mémoires du Chevalier des Gastises, publiés par M. Grivei, des Académies deDijon, de la Roebelle, de Roueiij, de la Société philofophique de Philadelphie, &c T O M E SECOND.  VOYAGES IMAGINAIRE S> SONGES, VISIONS* E T , ROMANS CABALISTIQUES. Ornés ie Figures. TOME HUITIÈME. Première divifiori de la première clafle, contenant les Voyages Imaginaires romanefques. , A AMSTERDAM, EtfetrouveaP ARIS, RÜE ET HÖTEL SERPENTE, M. DCC. LXXXVII,  DER \ w DIVERSITEIT ] V VAN /  L'ISLE INCONNUE, O u MÉM OIRE S DU CHEVALIER DES GASTINESo Publiés par M. Grif el, des Académies dt Dijon, de la RocheUe , de Rouen, de la Société Philofophique de Philadelphie, &c Nouvelle édition, corrigée & augmentée. TOME SECONB.   LiS LE o u MÉMOIRES DU CHEVALIER DES GAST1NES. CHAPITRE XXII. Heureufes coaches d'Eléonore; die donne le jour a deux enfans. Leur nmrrimn S éducatim phyfique du premier dge, fre. Xi A raifon des phiies étok paffee, tous les travaux de 'la maifon étoiervt fims>, tout étoit prêt pour les couches d'Eléonore ; nous attendions avec une impatienee difficile è expa- Aa w  8 L' IsiE INCÖNijUE. mer, ce moment défiré, que 1'état de mon époufefaifoitcroire très-proche;mais ils'e'coula prés d'un mois encore au dela du terme que nos calculs avoient marqué pour celui de- fa délivrance. Ce moment arriva enfin , & nous fümes bien dédommagés d'une fi longue attente. Eléonore me rendit père de deux enfans, un garcon & une rille. Je peindrois mal 1'efpèce d'ivreflè que nous éprouvames mon époufe & moi. Dans Pexcès de fa joie, el!e ne fe fouvenoit déja plus des cruelles douleurs qu'elle avoit fenties. .J'embrafTai cette chère e'poufe avec toute la tendreffe du fentiment qui m'animoit, tandis qu'elle éprouvoir. 1'émotion Ia plus douce , & que fes joues fe mouilloient de pleurs. Elle ne tarda pas a s'acquiter envers fes deux enfans des fon&ions fi douces que lui prefcrivoit la nature, & ils apprirent a s'aimer fur le fein même de leur mère. Une femme de nos villes fe feroit crue trop foible pour atlaiter un feul enfant j elle eüt penfé que fon tempérament & fa beauté en auroient fouffert. La fanté d'Eléonore ne fut pas un feul moment altérée de ce qu'elle iia nourrifloit deux • au contraire , elle ne -parut jamais plus gaie 8c mieux portante, & jamais fes cöuLeurs ne furent plus belles 54  L'ÏSLE INCONNÜE. 9 plus naturelles. Elle fe rétablit afiez promptement de fes couches, pour fe charger ellemême de tous les foins dans lefquels j'avois cru devoir la fuppléer a 1'égard des nourrif. fons. Comme il n'y eut jamais de mère plus tendre ni mieux inftruite de fes devoirs qu' Eléonore , il n'y en eut jamais aufli de plus vigilante. II ne lui échappoit rien de tout ce quï méritoit fon attention. Je ne demeurai chargé de nos enfans qu'une douzaine de jours ;car, a cette époque, Eléonore levée ne fe recoucha plus que la nuk, & dès-lors mes attentions a eet égard devinrent fuperflues. Elle les allaitoit, les levoit,les couchoit,les changeoit elle feule, fans vouloir me permettre de m'en mêler, comme j'avois fait jufqu'alors. « Vous avez aflez d'autres affaires, me cifoitelle, fans vous donner encore celle la. Laiffezmoi les occupations que me prefcrivent en .même temps mon devoir & ma tendreffe ». Je cédai a ce louable emprefTement, en applaudiffaint a fon zèle , qui défignoit d'unq manière fi pofitive une digne mère de familie. Dès qu'Eléonore fut aflez rétablie pour pouvoir fortir, elle voulut donner a fes enfans Ie cara&ère de chrétien , & réfolut de  flO L' IS £ E INGONNTXÈV faire la cérémonie de leur baptême au mêmtë endroit oü nous avions fait eefle de notre mariage. Nous portames nos enfans a fautel qm nous fervoit de chapelle. Eléonore me les préfenta, tandis que, feul prêtre & pontife de mon ifle, je répandis fur leur tête 1'eait falutaire de la régénération & 1'onöion du facrement. La fille recut le nom ó.'JdélaïdesquQ portoit la mère d'Eléonore, & nous donnames au garcon le nom de Henri, qui étoit celui de mon père. Après cela,nous infcrivimes fur un regiftre fait exprès, & qui contenoit déja 1'aóte de notre union, 1'époque de lanauTance de ces enfans, & la date de leur baptême. Cette précaution , utile dans toute fociété policée , étoit encore plus néceffaire dans notre fociété nahTante. Nous n'avons jamais manqué depuis, de configner dans ce regiftre tous les événemens de 1'ifte qui ont mérité d'être natés, parmi lefquels les plus remarquables font fans doute les naiffanees des enfans , qui ajoutept de nouveaux membres a, la fociété , & leurs fépultures, qui la privent de leurs fervices. Eléonore fe livra enfuite tout entière aux foins que demandoient la nourriture & 1'ëducation de fes enfans. Une nourriture réglée* une extréme propreté, le paflage iafe&fible de*  L'IslI inconnue. i* 1'eau chaude è 1'eau froide, des lotions fréquentes,iufqu'au temp? oü ils furent en état,chacun de fon cöté, de prendre eux-mêmes les bains, fi néceffaires fur-tout dans des pays voifins du tropique ; des vêtemens larges & commodes , mais toujours décens : tels furent les moyens les plus fimples & les plus naturels que nous crümes devoir employer pour leur former une conftitution faine & robufte. En voici un petit détail, qui ne peut être qu'intérelTant pour ma poftérité. Dès qu'il fallut ajouter quelque chofe au lait de la mère , nous commencames par donner aux enfans un peu de mie de pain détrempée dans du lait de vache, ou de la panade è Peau, bien euite, avec un peu de fel, fans beurre ni gra'uTe. Amefure que, devenant plus forts ils demandoient plus d'alimens , nous augmentions la dofe & la variété de la nourriture. Nous nous fervimes de crème de ïiz bien cuite, de gruau dorge ou d'avoine fait au lak , préférant ces alimens a la foupe grafie, que nous ne regardions pas comme fort faine pour les enfans du premier age , ceft-a-dire, tant qu'il ne marchent pas feuls. ILeur boiflbn étoit de Peau de notre fontaine» la meilleure & la plus légere quil y ait peutêtre au monde.  Ii L'ISLE INCONNÜË. Auffi tót après leur naiflance, j'avois nettoyé Ie corps de nos enfans avec de 1'eau tiède mêlee d'un peu de vin. Je continuai de faire dégourdir 1'eau pendant les fix premières, femaines. J'avois, le fecond jour, voulu elTayer de 1'eau froide ; ils pouflerent des cris pergans. << Ne vois-tu pas que ces pauvres enfans fouffrent, me dit Eléonore, & que cettë température eft tróp différente de celle dont ils. viennent a pëine de fortir ? II faut les accoutumer a 1'air a 1'eau , mais par degrés 33. En eflet, moh expériénce ne fut point heureufe , & les enfans , fur-tout la petite , eurent } durant quelques jours , un léger rhume. Pour ce lavage , nous -les mettions dans une grande jatte pleine d'eau , de la température que nous jugions convenable , &, avec une éponge , je leur layois tout le corps $ è commencer par la tête, enfuite je les féchois fans les frotter % & par la feule application d'un morceau de vieux linge. Le temps le plus propre a ces. lotions étant le matin, j'eus foin d'abord, êc mon époufe après moi, de les laver tous les jours en les levant, avan.t de leur préfenter le fein, & nous eümes toujours cette précaution , pour ne pas nuire & la digeftion de 1'enfant, qui auroit pu foufSrir  L'IsLE JNCONNÜE. IJ du lavage après avoir pris de la nourriture. £n peu de temps ils fe trouvèrent fi bien accoutumés a 1'eau, que le moment du bain étoit toujours marqué par leurs ris , par des jeux, par tous les fignes de la joie, & 1'eau devint pour eux un élément prefque auffi fa-' milier que fair. Une précaution de fanté, & le défir de donner a leurs membres toute la foupleffe & la vigueur dont ils étoient fufceptibles , nous portèrent a entretenir nos enfans dans cette habitude. Quelquefois auffi nous leur faifions, dans les mêmes vues , de légères friciions, qui fervoient en même temps a les rendre plus fouples •, mais nous avions 1'attention de fufpendre les friciions ainfi que les lavages dans le temps de leur digeftion , & lorfque les premières dents , voulant percer , irritoient le genre nerveux & le rendoient fufceptible d'être agacé par 'ces deux opérations. Nous apprimes a connoitre ces momens oü il falloit les interrompre , par la répugnance des enfans , & par leurs cris répétés , qui témoignoient alors vivement combien cette méthode leur étoit défagréable. Si les enfans fe coupoient ou s'écorchoieut en quelque endroit, Eléonore employoit un remède bien fimple 5 elle y faifoit couler de  14 L'ISLE INGONNÜÉ. 1'eau fraïche chaque fois qu'elle les changeolt i ce qui fuffifoit pour raffermir la peau & les guérir promptement. J'avois vu des merveilles de ces lotions froides en Allemagne, oü elles fortifioient les corps cóntre les impreffions de 1'air. L'expérience que nous en fimes dans notre ïle, me convainquit qu'elles étoient encore plus utiles fur les terres voifines du tropique , paree que la chaleur , prefque continuelle, y énerve les corps en relachant les fibres, & que le bain d'eau froide leur donne du ton & fert a les raffermir. Je favois qu'a toute latitude on doit défendre les enfans de la grande chaleur, avec Ie même foin qu'on prend d'ordinaire pour les préferver du froid ; mais fi cette précaution étoit bonne ailleurs, elle fe trouvoit ici bien plus néceffairei Perfuadés que Ia libre circulation de 1'air pouvoit encore fervir a fortifier leurs membres , npus laiflames leurs habits comme volans; & dans la fuite même nous ne crümes pas devoir changer de méthode. Nous n'eriiployames ni jarretières ni ligatures , qui,gênant la circulation des humeurs-, s'oppofent k Ia croiffance ; nous laiffames au contraire a leurs corps toute Ia liberté de s'étendre Sc de croïtre a fouhait, Dès que le haut de la têtq  L'ÏSLE INCONNUE. Ij* fut afiez ferme, nous leur coupames les cheveux, nous les débarraffames du béguin 8c du bonnet, & ils demeurèrent jour & nuit la tête découverte. Eh quel fpe&acle pour nous plus raviflant, que celui de voir nos enfans croitre & profpérer fous nos yeuX prefque a vue dceil 1 car leurs progrès en tout étoient une forte de prodige que la nature opéroit, pour nous récompenfer de nos attentions a ne pas la contrarier. Chaque jour augmentoit a eet égard notre confiance & notre fatisfaótion. Leurs fens, leurs forces, leur conception fe développoient d'une manière étonnante. A deux mois , ils commengoient a nous connoïtre. Un premier fouris remplit de joie le cceur de leur mère, & lui montrant 1'aurore de leur affection , devint le premier falaire de fes tendres foins. A quatre mois ils enten* doient notre voix , & tournoient la tête quand on les appeloit ; ils étoient émus de nos careffes , ils y répondoient par leur bégayementA dix mois, ils marchoient 1'un & 1'autre, & prononcoient quelques mots. Henri avoit alors dix dents, & Adélaïde huit. La taille 8£ la vigueur de ces enfans étoient furprenantes a eet age, & quiconque les eut alors vus pour  ï6 L'ÏSLE INCONNUE, Ia première fois, auroit pu facilement leur donner vingt mois. Mais ils avoient été nourris Sc élevés fans gêne & fans contrainte, dans la pleine liberté de leurs mouvemens, & dans l'air le plus pur. Couchés, ils pouvoients'étendre,fe raccourcir & fe remuer, fuivant leurs forces & leurs befoins, fans nous faire craindre aucune chüte; levés, dès qu'ils purent fe foutenir, nous les laiffions ramper fur Ie plancher ou fur le gazon, oü ils jouoient & sexercoient a leur aife & fans danger. Nous connoilfions fi bien les bons effets de 1'exercice, pris fur-tout en plein air, que pour faire participer nos enfans k ces avantages, j'avois conftruit, peu de temps après leur nailfance, une machine, au moyen de laquelle nous pouvions leur donner du mouvement, & les promener fans fatigue dans la cour ou fur fefplanade. Cette machine étoit une forte de chariot k quatre roues, fur lequel nous pofions les corbeilles des enfans, & qui, en les tranfportant d'un lieu a un autre, fervoit k les remuer doucement & a les faire jouir en même temps de l'air Ie plus falubre.l La mère ne fe fatiguoit pas a les porter; ils s'échauffoient beaucoup moins que fi on les eut tenus dans les bras Sc  t/IsLE INCONNUE. ij & 1'exercice qu'ils faifoient, en fortifiant leurs membres, leur donnoit du plaifir Sc de la gaieté. Ce trémóuffoir étoit ainfi bien différent du berceau, dont le mouvement (i) , tantöt Jent & doux, ne fert qua engourdir les organes des enfans, Sc tantöt balancé violemment, les difpofe, par cette vive agitation, a être fufeeptibles de vertiges, de bégayemens, de convulfions , ou du moins les empêche de digérer le lait, qu'il fait fouvent coaguler dans les premières voies* Eléonore ne déroboit pas feulement fes en^ fans aux entraves du maillot Sc du berceau, mais encore aux bourlets Sc aux lifières; Sc comme elle vouloit les fouftraire a toute habitude gênante, a toute paffion dangereufe, elle eut la plus grande attention de les prémunir contre la crainte, contre l'impatiencs ( i) Ce berceau dolt être celui des provinces méridionales de Franee , qui n'eft qu'une forte de balancoire poféefur des demi-cerceaux.Lamoindre impulfion 1'agite. Un mouvement léger pourroit quelquefois n'être pas défavorable a 1'enfant coucbé dans ce bdrceau : une vive agitation lui devient très-nuifible; mais céft a quoi les nourrices ne penfent guère; elles bércent d'ördinaife i'enfant pöur 1'étourdir, & s'en débarraffer en 1'endormant aintï comme par force , fans s'inquiéter des fuites que peut avoir eet ufage inconfidéré. Tom. IL U  l8 L'ISLE INCONNUE. & la douleur. Seuls dans notre ifle, avec des parens qui n'étoient pas déraifonnables, ils fe trouvèrent garantis des préjugés & des fauffes opinions, qui ailleurs régentent fi impérieufe- ment le cceur & lefprit de la plupart des hommes. Ce fut alors fur-tout que j'eus lieu d'admirer la fagacité d'Eléonore, & que je reconnus toute 1'influencequ'unemère,d'un mérite fupé' rieur, afur fa familie, lorfqu'elle veut prendre la peine de diriger les premiers fentimens & les premières connoiflances de fes enfans. Je me convainquis qu'il n'y a point d'exemples ni de lecons qui puiffent fuppléer cette première direcYion de la mère,. & qu'elle décide en bien ou en mal des mceurs & du caracière, difons mieux, du refte de la vie de ceux qui la recoivent. L'éducation des deux ou trois premières années efl: proprement négative ; c'eft a-dire, qu'elle fe borne a empêcher qu'on ne dife ou qu'on nefaffe rien devant des enfans , qui puiffe produire fur eux de mauvaifes impreffions, a écarter foigneufement tout ce qui pourroit leur nuire& a ne point céder a leur importunité, lorfqu'ils demandent fans befoin. Or nulle mère ne fut plus attentive qu'Eléonore a prévenir les befoins de fes enfans, a les deviner, a les fecourir •, mais il n'en fut jamais  L'Istfe INCONNüf. ip auffi de plus ferme dans fes principes, de plus égale dans fa conduite; & comme nous étions parfaitement d'accord en tout, & particulièrement dans notre facon de penfer fur 1'édu^ cation , qu'elle ne fut point contredite , qu'elle ne varia jamais dans fes fentimens ni dans fort projet de fuivre en tout la nature 5 cette éducation, qui fe fit fans peine, eut tout le fuccès que nous pouvions défirer. Ainfi, 1'on peut dire que nos enfans ne contractérent pas de mauvaifes habitudes , qu'on ne livra point leur cceur a 1'orgueil, leur efprit a l'erreur & a la vanité, & qu'ils n'eurent point de fantaifies. La conduite uniforme qu'on tenoit a leur égard, écarta loin de leur ame les paffions tumultueufes , qui, femées dés Ie bas age dans le cceur des enfans, par la complaifance & la foibleffe des parens, en font enfuite des hommes fans frein & fans retenue , les jettent dans 1'injuftice, & les rendant les fléaux de la fociété, caufent en même temps leurs malheurs. Si nos enfans crioient ou pleuroient, paree qu'ils éprouvoient quelque bsfoin ou fentoient quelque douleur, on leur donnoit fans emprefTement ce qui leur étoit néceiTaire ; on les.foulageoit s'il étoit poffible : mais fi 1'on ne pouvoit adoucir leurs fourfrances, on ne s'agitoi£ B ij  2.0 L'lSLÊ INdONNUÈ, pas inutilement autour d'eux; on les Iaiflbit pleurer fans avoir l'air d'étre érnu par leurs larmes; leurs cris importuns , ni leurs pleurs ne faifoient point fléchir notre volonté. Jamais leurs défirs inutües ne furmontèrent cette barrière. Ils s'accoutumèrent donc a ne vouloir que ce qui leur étoit permis; ils ne fe livrèrent point a I'impatience, lors même qu'ils fouffroient. Une éducation male &c fans aucune délicatelfe convient aux enfans de tous les pays & de toutes les conditions, paree que, les rendant peu fenfibles au mal, elle leur apprend a foufïrir la douleur & 1'infortune, tandis qu'une vie molle les prépare au contraire a mieux fentir les infirmités & les peines, qui font le partage de 1'humanité. Cette éducation , bonne ailleurs pour fortifier 1'homme contre Pincertitude des événemens a venir, étoit indifpenfable dans notre ifle , dont les habitans devant être faits a tout, & fupporter les incommodités du climat & des circonftances , c'eft-adire , le grand chaud, la pluie, le vent, la fatigue, avoient befoin d'étre particulièrement élevés a une vie dure & au mépris de la douleur. Auffi je puis dire que nous faisïmes toutes les occafions, que nous mïmes tout en ufage pour former nos enfans a la peine dès leurs  L'IsLE INCONNUE. 2.T premiers inftans, & que, par cette méthode, nous commencames dès-lors k les prémunir contre tous les maux de la vie. Dès qu'ils purent bien difcerner ce qui fe palToit autour d'eux , nous cherchames k les familiarifer avec tous les objets qui devoient frapper leurs fens. Nous portames fur-tout la plus graftde attention a fermer leurs ames tendres aux impreffions de la crainte ; car une fois recues dans le bas age, ces impreffions ne s'effacent prefque jamais. Le cceur , ouvert aux alarmes & aux frayeurs, n'a plus dans la fuite le même courage , & rend même fouvent 1'homme foible & pufilianime. Nous les accoutumames a demeurer dans les ténébres, a voir fans émotion les formes les plus hideufes, k toucher même les anirnaux les plus laids & les plus dégoütans,. Nous ne le Omes k la vérité que peu a peu, & en les excitant par notre exemple; car c'eft 1'exemple fur-,tout qui influe fur 1'opinion des enfans , 8c qui , réglant magiftralement leur fagon de penfer, & leurs habitudes, bonnes ou mauvaifes, décide pour toujours de leur caracière. Quand leurs membres eurent pris afléz de force pour leur donner le moyen de marcher feuls, & le défirxie courir & de s'ébattre, nous crumes pouvoir nous difpenfer de les furveille? B iij  22 L31 S L E I N C O N N V E. de trop prés > & de garder tous les ménagemens que nous avions eus jufqu'alors pour leur foibleffe; ainfi a lorfqu'en jouant ils venoient a tomber, lorfque dans leur chute ils recevoient quelque contufion , qu'ils fe faifoient quelque boffe a la tête, ou faignoient du nez, nous n'avions garde de nous montrer émus de Ces accidens, de nous écriei", de courir aux enfans pour les relever. A peine avions-nous l'air de nous en apercevoir. Nous les Iaiffions fe relever eux-mêmes ; & bien aifes qu'ils ap^ priffent, par ces petites épreuves, a connoicre la douleur & ala fupporter, qu'ils pufTent même voir leur fang couler fans paiir & fans inquié-tude , nous regardions ces événemens comme des chofes fans conféquence , & qui ne méritoient pas la plus légere attention. Cette apparente indifférence rendoit les enfans tranquilles fur leurschutes. Ils ne crioient pas , ils ne pleuroient pas , ils fouffroient leur mal en patience, & prefque fans fe plaindre; ils étoient feulement une autre fois plus foigneux de fe mieux tenir, & prenoient mieux garde de ne plus tomber. Une méthode con^ traire n'eüt pas manqué d'opérer de funeftes effets. Si notre air, nos geftes ou nos paroles euffent témoigné de 1'effroi, ils en auroient été fans doute épouvantés, ils auroient cru  L'ISLE INCONNUE. 2.J le danger bien plus grand & la chofe plus importante. Ils fe feroient livrés dans la fuite a la défiance de leurs torces , a Ia Irayeur ü un péril chimérique, & fulfent devenus timides, exigeans & pleureurs. En fuivant notre fyftême d'éducation , nous réduisimes leur vêtement a une fimple chemife, qui, couvrant leur nudité , & les parant des rayons du foleil, les laifloit jouir de la circulation de l'air & de la liberté de leu'rs mouvemens. Nous les laiffions marcher nupieds & nu-jambes „ pour leur rendre ces parties moins délicates & moins fenfibles. Au fortir de la corbeille, nous les mïmes repofer fur une couche dure & fans rideaux, qui n'avoit pour couverture qu'une fimple toile. Enfin, quand ils furent fevrés, nous leur apprïmes peu a peu a fe nourrir de tout ce qu'on peut employer a la nourriture de 1'homme, & furtout de mets fimples & fans apprêt. Le fevrage de nos enfans ne fut ni long ni difficile; ils y étoient comme difpofés depuis quelque temps. Ils avoient quinze mois quand ils furent fevrés. La quantité de dents molaires qui leur étoient forties, leur donnoit la facilité de macher les alimens qui avoient le plus de confiftance. Nous leurs avions donné une foupe de lait, dans les premiers temps ou Biv ©  24 L' I S L E I KT C O N N U E. le fein de leur mère ne leur fuffifoit pas. Ils tetoient alors quatre fois le jour, & une fois la nuk. Enfuite on leur donna deux foupes, & ils ne tetèrent plus que quatre fois toutes les vingts-quatre heures. Vers un an, nous leur partageames un ceuf frais mollet, avec les mouillettes convenables. A quatorze mois, nous leur en donnames chacun un ; mais alors ils ne tetèrent plus que deux fois, & depuis qu'ils avoient eu des dents, nous leur avions laiffe macher a volonté des croutes de pain & des fruits fecs dans 1'intervalle des repas; & comme ils étoient robuftes & pleins d'appétit, nous ajoutions de temps en temps un peu de riz ou de panade j & ils s'accoutumèrent fi bien a palfer ainfi du teton a une nöurriture plus fubftantielle, qu'ils fe trouvèrent prefque fevrés lorfqu'on les priva de teter. Ces détails que je viens de rapporter, de 1'éducation de nos deux ainés dans le premier age, furent les mêmes pour tous leurs frères. Comme rien ne contraria ces foins ni 1'intention de la nature , & comme aucun mauvais exemple, aucune fauffe démarche narrêta ni ne détourna jamais 1'influence de cette éducation, jamais familie n'offrk un fpeócacle auffi intéreffant, auffi fatisfaifant que la notre. Je ne crains pas de dire qu'il n'y en eut ja-  L'Isle inconntje; ±s mais peut-être, oü tout ce qui contente un père & une mère fe trouvat fi bien réuni. Toutes les difpofitions du corps a la fanté la plus* ferme , l la vigueur, a la fouplefle , toutes les qualités de 1'ame, embellies par 1'heureux germe des fentimens , furent le partage de la plupart de nos enfans, & nous pumes remarquer dans quelques-uns 1'aurore des talens utiles & agréables, & de cette induftriefi néceflaire en tout pays & en tout temps, & particulièrement recommandable dans 1'enfance des fociétés. Ce que je viens de dire a eet égard me difpenfe de revenir ailleurs fur cette matière. J'aurai déformais la même réferve fur ce que je pourrois rapporter de nos travaux&du produit de nos champs. II eft inutile d'y revenir , tant que je ne ferois que me répéter. Ce ne fera que dans des circonftances fingulièrcs, ou pour des événemens impréVus, que je m'écarterai de ce plan. Cependant il ne fera pe,utêtre pas hors de propos de. parler ici de la récolte qui fuivit notre mariage. II fembloitque le ciel prït plaifir a nous dédommager , par un concours d'événemens heureux, des malheurs que nous avions effuyés, & des privations oü il nous avoit tenus fi long-temps , & qu'il voulüt nous faire connoïtre , par les graces dont il nous combla depuis, combien  25 L'IsLE INCONNUE. notre union étoit agréable a fes yeux. Cette récolte fut très-abondante ; elle furpaffa de beaucoup toutes nos éfpérances. Comme j'avois étendu la culture de nos champs, & femé plus de grains que la première fois, Ie produit en fut fi confidérable, que nous fümes pourvus au moins pour deux ans de cette précieufe denrée ; en forte que, dès-lors rafïurés . contre la difette , nous demeurames tranquilles fur Ia crainte de manquer de pain. J'eus dans la fuite la plus grande attention d'entretenir cette abondance, en continuant mes labours, & en tenant toujours dans notre grenier une quantité de blés fuffifante pour la nourriture de la familie durant plufieurs années.  L'ISLE INCOKNÜE. 2? CHAPITRE XXIII. Nouvelles grotfejfcs; nouvelles couches ; accroiflhment des Joins de la mère Cr des trapuux dn père, FÉKENT de la plupart des hiftoriens, qui difent peu de chofe fur 1'origine des premiers faits de 1'hifloire, pour s'étendr'e avec une profufion accablante fur ceux qui touchent aux derniers temps, qui négligent de nous en montrer les caufes ou de les développer, tandis qu'ils s'appefantiiTent fur les événemens qui en font les fuites, j'ai cru devoir détailier d'abord les caufes qui nous avoient jetés dans Tiile, rapporter les faits qui s'y étoient palfés, dans 1'ordre qu'ils étoient arrivés, & faire connoitre, autant que je le pouvois, tous les moyens d'induftrie & de prévoyance que nous avions employés pour nous y établir , pour y fubfifter, pour nous y perpétuer; mais ces chofes une fois connues, ainfi que la fucceffion de nos travaux produclifs, je vais me borner a dire qu'il y a fort peu d'exemples d'une union auffi féconde que la notre, & pas une plus heureufe*  28 L'ISLE INCONNUE. Deux ans après 1'occupation de rifle,nous avions deux enfans • deux ans encore après ces premières couches, c'eft-a-dire, a vingt-unans de 1'age d'Eléonorè, nous en eümes un troifieme. A vingt-trois ans mon époufe mit encore au ftionde deux enfans a la fois. Enfin jufqu'a quarante-cinq ans , il n'y eut d'intervalle entre fes groffeffes , que le temps oü elle fut nourricei & vingt-trois enfans, onze garcons & douze filles, furent le produit de cette heureufe fe'condité, comme on peut le voir par Ie tableau ci joint, Tous ces enfans vécurent & jouirent de la fanté la plus vigoureufe, a lexception de la dernicre fille, que nous perdimes dans fa quatrième année, & d'une de fes fceurs, laquelle étant tombée dans 1'eau par hafard, dans un moment critique , en contrafla une maladie qui la laifla long-temps débile , & cependant ne rempêcha pas de fe marier. On doit fentir que les befoins de cette familie toujours croiffante, c'eft-a-dire j la nourriture 1'entretien , 1'éducation, tombant tou,tentiers fur ie père & la mère, exigeoient de leur part, & fur-tout du premier , une multiplicité de travaux & de foins fans ceffe renaiflans, & que j$ devois être plus occupé que le miniftre d'un grand monarque. Aufti  L'IJÏe Inconnue, Tome II} page 28. T A .38 L E A V Des principaux éve'nemens de notre hi/ioirej & de la naiffance de nos enfans. -v * — | ÉVÉNEMENS REM AR QU ABLES. Ea 1763 ces zz enfans mariés avoient produit 180 enfans, & les petits-enfans 130, ce qui, a cetc» époque, portoic la population de 1'Ifls a 411 perfonnes de tout fexe Sc de tout agc. II Nous fomraes entrés dans l 1'ifle le zz Novembre 1699. Découverte du corps de M. d'Aliban le 25 Novembre.Monument élevé & confacré a fa mémoire le premier Mars 1700. MaladicD'ÉLÉONOREle 10 Juin. Grand tremblement de terre, & danger qu'y courat 1'Auteur des Mémoires, le premier Septembre. Notre mariage efl du premier Oftobre 1700, ainfi que la plantation des palmier & du bofquet de 1'efplanade. Maifon commencée en 1700 , finie en 1701. Nos deux ainés fevrés en Oftobre 1701. L o ui se enlevée par un aigle , & heureufement délivrée des ferres de ce toifeau vorace , 4 Odtobre 1710. Danger que courüt Éléonore & Amélie dans la rivière ou celle-ci fe noyoit, 15 Juin 1713. IMort de R o s e , le z Mai 1731 , a 1'age de 4 ans 3 jours, jji- _ . Elle n'avoitque 17 ans & y mois lorfque nous abordames a notre Ifle ; nous ne nous mari£mes que 1 o mois après, & elle n'accoucha qu'autres 1 o mois après notre mariage; ainfi Éléonore avoit, a cette époque , ans mois 1? 3 Zl z .... j.3 14 ii .... z6 8 28 6 ... . 30 4 32 z .... 33 ii 35 10 37 8 39 7 41 4 43 z 4Ï A G E D'ÉLÉONORE, née le 20 Avril 1682. N O M s de nos ENFANS. C Henri A D É l a ï D e Jean - Baptiste. . . - GoilIAlIME,.. i Amélie Louise Vincent ' I SOPHIE [ Charles L Francoise.. .. r Élisabeth.... I Philippe g U Y charlottb . . . , Étienne (_ g abrielle .... f philippin3 .... IjoSEPH Catherine . .. c Martial X Félix Abkstte Rose DATE I de leur NAISSANCE. I (31 Juillet 1701. 24 Juin 1703. L z6 Avril 170J. 18 Mars 1707. > z Janvier 1709. {-15 Novemb. 1710. [> 18 Aoüt 1712. 20 Juin 1714. 22 Mars 1716. f 11 Février 1718. ƒ 20 Décemb. 171?. 25 Ncvemb. 1721. ^ 30 Aout 1723. . zz Juin I72y. 28 Avril i"i7.   L'IsiE tNCONKUE. 29 |>uis-je dire que chaque heure de la journée avoit fon emploi, & que je ne prenois point de repos fans 1'avölr acheté par le travail & par la fueur 3 mais ce travail avoit fon plaifir, & j'étois fier de cette fueur. Une vie laborieufe , paffee en habitüde, n'eft point fatigante ; elle vous défend a jamais de 1'ennui. Une fuite de travaux , qui tous ont pour objet le bonheur des perfonnes qui nous font vraiment chères, eft une fuite de jouiffances, dont les momens de fuccès tiennent de la volupté. Quel charme pour celui qui vient de fupporter le faix du jour & 1'ardeur d'un foleil brülant. de goüter en paix le frais de 1'ombre, de s'affeoir après s'être long-temps exercé debout , & de s'affeoir auprès d'une époufe chérie; de fatisfaire la foif, d'appaifer 1'appétit que lui ont dpnné le mouvement & le travail, & de goüter ces plaifirs au doux gazouillement de fes enfans a la mamelle, au milieu des jeux fülatres de ceux qui font plus grands, & en voyant développer la force adolefcente du bon jeune homme qui doit un jour être 1'appui de fa mère, & honorer les cheveux blancs du père qui lui confacra fa vie ! Mais quel charme furtout, quand arrivant le foir après avoir fmi ma journée, j'embraffois mon Eléonore ! Ne  30 L'ÏSLÈ INCONNTiE* firn-je pas, me difois-je , Ie plus heureux des hommes , d'acquérir une fi grande félicité par des peines fi légères ? Quel fouverain he les ambitionneroit pas au même prix ? Eléonore, dont les fentimens étoient toujours a Tunifloh des miens, dont Ia tehdrefle ne failöit que s'accroïtre, & qui, fouvént priVée de me voir, foupiroit après les momens qüi devöient nous railembler, Eléonore goü^ toit la plus douce fatisfaétioft en s'occupant des devoirs que fon coeur lui prefcrivoit, & ne fe laüoit point de m'alTurer qu'il n'y avoit pas dans Ie monde de femme ni de mère plus heureufe qu'elle. » Certainement, me difoit-elle , tous mes momens font remplis par les foins que je donna a ma familie, Pen ai bien peu dont je puifTe difpofer : mais oü trouverois-je ailleurs des occupations plus agréables, des récréations plus délicieufes que celles que j'ai auprcs de vous & de nos enfans ? Votre ame ne fait plus qu'une avec la mienne. Je vous aime au dela de toute expreffion, & vous m'aimez autant que je vous aime. Si, durant le jour, je fuis quelquefois féparée de vous, 1'abfence finit au déclin du foleil, & le foir vous ramene au défir de ma tendrelTe. Je jouis fans alarmes du bonheur de vous pofféder. Les heureux fruits  L'ISLE ÏNCONNÜE. ^1 de notre amour croiüent autour de nous, comme de jeunes arbrifleaux. Chaque jour je les culture. Je les vois s'embellir & profpérer par nos foins; ils te reffembleront, mon ami :l'efprit peut-il concevoir une fituation plus heureufe » ? Ces tendres & mutuelles affurances augmentoient réciproquement le fentiment de notre 'bonheur , & nous faifoient fupporter avec plus de courage les peines attachées a 1'humanité, & les amertumes infe'parables de la vie, dans la pofition même la plus fortunée. Le fort charmant dont nous jouiffions ne nous déroboit pas tout a fait aux alarmes qu'éprouve quelquefois le cceur d'un père & d'une mère, ni aux chagrins que le cours naturel des éve'nemens leur fait trouver fouvent dans 1'objetde leur tendrelfe. Nous eümes la douleur de voir mourir un de nos enfans, & nous craignimes plus d'une fois d'en perdre quelques autres.  $k l'IstE iNÖONNlJÉi CHAPITRE XXIV. X)angefs qüe cour ent deux enfans de l'Auteur e/ fon époufe. Un jour qüé, revenaiit de la pêche, j'avois chargé fur mes épaules une belle tortue que Ie hafard m'avoit fait trouver le matin, & que j'avois renverfée dans Ie fable, je fus très-furpris de me voir enlever cette proie par un aigle d'üne prodigieufe grandeur, qui, fondant fur ma tête a 1'improvifte, & m'étourdiffant de fes ailes , faifit la tortue & 1'emporta. Je demeurai non feulement faché de Cet accident, qui me privoit de mon butin, mais fur-tout inquiet de 1'apparition de cet öifeau vorace , dont la force tk la Iégereré me faifoient craindre pour les jeunes bêtes de mes troupeaüx. C'étoit pour la première fois que je trouvois dans file un concurrent. II étoit fans doute venu des montagnes , & fon voi-, fïnage me paroiflbit d'autant plus redoutable, que, trouvant une proie facile a faifir autour de notre habitation s il pourroit s'accoutumer a y chercher fa nourriture & celle de fes petits. & nous caufer des dégats confidérabies. Urr  L' I S t E INCONNÜ E. 33 fen preflentiment plus facheux me peinoit encore. Les réflexions, que 'je ne pus m'empêchet de faire fur cet événement, me donnèrent uri air réveur , qui fut remarqué d'Eléonore dès que je rentrai dans la maifon. Elle m'en demarida la caufe, que je ne crus pas devoir lui dire, de peur de 1'alarmer. Je lui répondis * que cela venoit peut-être du peu de fuccès de ma pêche. « Je ne vois pas, repartit Eléonore, que cela doive vous inquiéter. Tous les jours ne font pas heureux. Vous vous dédommagerez dans un moment plus favorable. Je 1'efpère, repris-je , & je veux que la chafie me donne ce que la pêche m'a refufé «. Je cachai de-cette manière ce qui venoit de m'arriver, & 1'inquiétude que j'en avois concue; mais j'eus bientöt lieu de me repentir d'en avoiï fait un fecret a. mon époufe; Mon intention étoit d'aller k la chaiTe de 1'aigle, & fi je pouvois découvrir fon aire, que je ne fuppofois pas bieri éloignée, de le tuer avec fa femélle & fes petits. Dans ce projet , je battis trois jours fes bois & les crétes les plus élevées , & je ne découvris rien. Mais le foir du quatrieme, comme je me retirois au logis, & que j'étois déja prés de 1'efplat nade , je vis 1'aigle planer quelque temps au Tom, II, C  54 L'ISLE INCONNUE. delïus de ma tête, & puis fe précipiter tout d'un coup du cóté de Ia pyramide, & prefque fur les palmiers. J'avois apergu quelques-uns de nos enfans qui jouoient dans cet endroitê J'entendis dans le moment Henri qui crioit de toute fa force, en appelant fa mère. J'accourus en deux fauts, Sc je fus faifi de frayeur. en voyant 1'aigle , contre lequel Henri fe débattoit a coups de baton, faire des bonds terribles, Sc, montant fur 1'autel & fur la pyramide, s'élancer de la vers la terre, & enlever ma fille Louife , qui pouvoit avoir alors pres de trois ans. Adélaïde Sc les autres petits fuyoient en pleurant, n'étant pas capables de faire réfiftance. Henri, qui avoit neuf ans , Sc qui étoit très-agile & trés-vigoureux, avoit défendu fa fceur avec le plus grand courage; mais quoiqu'il eut frappé 1'aigle de fon baton, étourdi par un coup d'aile , le pauvre enfant n'avoit pu garantir Louife de fes ferres, Sc 1'animal féroce 1'emportoit a mes yeux. Pénétré de cet accident, je n'héfitai point fur le parti que j'avois a prendre. Je mis mon fuGI en joue, Sc je tirai fur 1'oifeau. Je pouvois tuer mon enfant au lieu de la délivrer; mais il n'y avoit pas abalancer, ni de temps a perdre. Déja 1'aigle étoit au deffus des pal-  L'lStÈ tNCONNUÉi 3f miers-, je 1'aurois bientöt perdu de vüe; Mori fufd e'toit chargé d'un lingot. J'eus le bonheur de bieri vifer. L'aigle fut traverfé, 8c vint tomber en fe débattant auprès de 1'auteU qu'il enfanglanta, après avoir laché fa proie* La malheureufe enfant devoit expirer fous Ié bec de l'aigle , ou périr de fa chüté ; mais la proteclion du ciel la fauva. Elle fut alTez heu~ reufe pour échapper a ce doublé danger. Elle tomba fur les palmiers , dont les branches flexibles rompirent le coup qu'elle eut dü recevoir, & j'eus le bonheur de la faifir pat fa robe & de la foutenir, comme elle achevoit de tomber de deffus 1'arbre a terre. Je crus d'abofd que l'aigle avoit tué ma flile. Elle étoit fans mouvement, & ne donnoit aucurt figne de vie. L'impreflion des ongles de 1'oifeau avoit tellement pértétré dans les chairs des épaules 8c du dos de cet enfarit que j'avois tout lieu d'appréhender qu'ik h'eulTent percé dans la capacité de la poitrinö & jufqu'au cceur; mais je ne tardai pas a me convaincre, en examinant fes bleffures, qu'il h'y avoit rien a craindre a cet égard, & qu'elle en feroit quitte pour ces déchirures, fans autre mal que la frayeur horrible qu'elle avoit eue en fe fentant bleffer 8c emporter par le monftre* C'en étoit un en effet, que cet aigle énorme. C ij  3 6 L'IsLE INCONNÜÉ. II me fuffira de dire , pour en donner une juftg idee, que fes ailes avoient plus de quinze pieds d'envergure. Quand je fus certain de la vie de mon enfant, & que je Ia vis en süreté , je courus a l'aigle , qui, quoique bleffé mortellement & renverfé par terre, battoit encore de 1'aile, & faifoit des efforts pour fe relever. Henri vouloit Tachever a coups de baton , Sc le frappoit fur Ia tête de toute fa force; mais comme il étoit dangereux que cët animal expirant n'abattit mon fils d'un coup d'aile , ou même ne le bleifat vivement avec fes griffes, je fis reculer Henri, & j'achevai le monftre avec la croffe de mon fufil. Eléonore n'étoit pas alors fur 1'efplanade; le befoin d'aller chercher de 1'eau a la fontaine, Sc la pleine fécurité oü nous avions toujours vécu dans 1'ifle , lui avoient fait quitter fes enfans fans aucun foupcon. C'étoit un malheur que je n'eufle rien dit a Eléonore de I'appaTition de l'aigle, paree qu'elle fe feroit tenue renfermée dans la maifon avec fa familie , & que cette précaution prudente auroit mis Louife a 1'abri du danger qu'elle avoit couru; mais j'ofe croire qu'il fut heureux qu'Eléonore ne fe trouvat pas prés de fa fille lorfque l'aigle 1'enleva. II eft vraifemblable que mon époufe n'auroit pu la fecourir, Sc que fon cceur, déchiré  L'Isle iprcoNNUE. 37 par le fpectacle de cet enlevement funefte , eut rilqué d'éprouver un faififlement mortel. C'eft ce dont j'eus lieu de me convaincre, lorfqu'Eléonore, de retour de la fontaine, fut fuffifamment inftruite de ce qui venoit de fe paffer. Les petits qui avoient couru au devant d'elle, lui avoient raconté en tremblant & en pleurant, qu'un gros oifeau avoit voulu les dévorer; qu'il s'étoit emparé de leur fceur Louife; qu'Hénri n'avoit pu la défendre, mais que papa avoit tiré un coup de fufil a 1'oifeau & 1'avoit jeté par terre. Elle n'avoit rien corapris a ce récit; car elle n'imaginoit pas qu'il put y avoir un oifeau dans 1'ifle affëz fort & affez hardi pour attaquer fes enfans. Mais quand elle fut arrivée,. & qu'elle vit ce monftre énorme couvrir de fon corps & de fes ailes une portion de terrein confidérable, lorfqu'elle apergut les plaies defafille,& qu'elle apprit le danger extreme que la petite avoit couru, fa ten-. dreffe alarmée fit taire fou courage; elle devint pale & tremblante, & fe fut trouvée mal tout-a-fait, fi je ne 1'avois fecourue. Gepend nt mon époufe étant revenue de fa. frayeur, il fut queftion de retourner a la maifon pour panfer les bleffures de Louife. Eléonore fe chargea de fa fille, & je portai comme ert triomphe , mais triftement, les dépouilles de C iij  3 S L'ÏSLE INCONNÜE. 1 eonemi, bien réfolu de pourfuivre avec achar- nement tout ce que je découvrirois de fa race. revïnmes donc a la maifon, oü nous balfinames les plaies de la petite, qui ne fe trouvèrent pas dangereufes , mais qui la firent fouifrir long-temps. J'attachai au deffus de la porte de la cour le corps de l'aigle , pour fervir d'épouvantail & de perpétuel exemple de juftice a tous les malfaiteurs qui tenteroient déformais de troubler notre repos. Les jours fuivans, je me fis accompagner de Henri, que j'armai d'un fufil, & nous allames a la recherche des aiglons, qu'après des peines infinies nous trouvames entre des pointes de rochers fort élevées. Nous détruisimes le nid , nous tuames les aiglons & la mère qui vouloit les défendre, & qui nous auroit déchirés , fi nous ne 1'avions abattue a coups de fufil. Enfin cet exploit achevé, nous ne vimes plus dans cette partie de 1'ifle que nous habitions , aucun de ces oifeaux voraces qui nous avoient caufé de fi juftes craintes. Plufieurs années après cet aventure, il arriva è mon époufe & a une de mes filles, quelque chofe d'auffi effrayant, & qui pouvoit être encore plus facheux par fes fuites. Eléonore ayant couché fes nourrilTons, étoit allée avec ï'es deux ainées laver du linge a la rivière. Les  L'ISLE INCONNUE. 39 autres petits 1'avoient accompagnée , & elle lesfaifoit garder par Amélie, pour qu'ils n'approchalTent pas trop pres de 1'eau, qui étoit profonde a peu de diftance du bord. Ils jouoient a leur gré, non loin de leur mère, lorfqu'Adélaïde, en lavant, laifla échapper une pièce de linge fans s'en apercevoir. La furveillante, qui vit flotter ce linge, entra dans la rivière pour le rattrapper; mais comme il s'éloignoit toujours d'elle, emporté par le courant, elle y entra toujours de plus en plus, & s'y trouva, fi avant, qu'elle fut elle-même entraïnée loin du rivage, & bientöt fubmergée. A cette vue, les petits s'écrièrent, & Eléonore, avertie du danger de fa fille, fe jeta promptement dans la rivière pour aller a fon fecours. Heureufement que je labourois alors avec Henri le cliamp audeflousdu jardin,qui nétoit féparé de la rivière que par la prairie. Les cris des enfans, qui frappèrent auffi-töt nos oreilles, tournèrent nos yeux vers Ie Ueu de la fcène. Je vis tout d'un coup le péril oü étoit mon époufe & ma fille, & j'en frémis jufqu'au fond du cceur. Mon fils éprouvoit comme moiun v'if fentiment de crainte. Nous partons, comme de concert, en nous difant douloureufement: Ah ! quel malheur , elles vont fe noyerj & cependant nous franchiffons le C iv  '4© V1 S L E INCONNUE. fofle, nous traverfons la prairie , & nous nous jetons dans 1'eau, avec toute la rapidité que pouvoit nous donner la force du fentiment, La plus grande diligence étoit en effet nécefTaire pour les fauver. Un moment de retard m'eüt peut-être fait perdre ma chère époufe & certainemenfr Amélie, & du plus fortuné des hommes, m'eüt rendu le plus malheureux. Eléonore , qui ne pouvoit atteindre fa fille, étoit déja comme elle emportée par le courant. Déja renverfée dans la rivière, fa tête enfongoit dans 1'eau, & pour Amélie, on ne la voyoit plus k la furface, & 1'on ne diftinguoit 1'endroit oü elle étoit qu'a la blancheur de fa robe, que Ia tranfparence de 1'eau laiffoit entrevoir. A ta fceur, criai-je k Henri; & tandis que je me précipitois vers mon époufe, que je tirai de 1'eau, & que je portai fur le rivage, Henri, 's'élancant vers Amélie & plongeant entre deux eaux , arrachoit fa fceur k la mort. Eléonore s qui n'avoit pas perdu entièrement connoiffance, revint bientöt k elle ; mais Amélie refta longtemps comme morte & fans fentiment, & nous laifla dans de vives alarmes. Celles que fentit Eléonore en s'apercevant deletat.de fa fille, fe peindroient difficilement. Eh ! qui po.urroit exprimer toute la tendreffe d'une telle mère, & (on extreme fenfibilité furie danger de fes enfans!  t'ISLE I N C Ö N N U E» ^ %t Dès qu'elle fut en e'tat de fe foutenir, elle s'empreffa autour d'Amélie pour lui donner de nouveaux fecours. Le calme ne revint dans fon cceur que lorfqu'elle revit fa fille abfolument hors de danger , ce que depuis plus. d'une heure nous n'ofions pas nous promettre. Enfin le mouvement & les fecouffes que nous lui donnames, les friótions que nous lui rïmes, & 1'evacuation de 1'eau qu'elle avoit avalée, lui rendirent la connoiiTance. Cet accident la jeta dans une maladie de langueur, dont elle guérit pourtant dans la fuite. Mais elle étoit perdue fans reffource, ainfi que fa mère, fi nous avions été loin d'elles, ou fi nous n'avions pas fu nager.  L'ISLE INCONNUE. CHAPITRE XXV. Cominuation de Véducation phyfïjue des enfans ' de VAuteur, On vient de voir, dans ie chapitre précédent, de quel fecours nous fut la natationpour fauver la vie a mon époufe & a fa fille. J'avois eu grande attention de former mes fik a cet exereice dès le bas age, & le foin que j'avois pris de les dreffer k cette partie elfentielle de la gymnaftique, les avoit rendus fi habiles nageurs , qu'ils pouvoient parcourir 1'eau avec autant de légereté que Ia terre; & , a les voir nager , on eut dit que 1'élément liquide ne leur étoit pas moins propre que l'air qu'ils refpiroient. Habitués, pour ainfi dire , en venant au monde, aux lotions d'eau froide, le bain journalier, dans un climat auflï cfiaud que le nótre , étoit devenu pour eux un vrai befoin. II ne falloit donc pas les exciter a nager; il fuffifoit de leur en donner 1'exemple & de leur en montrer la méthode. Ils apprirent la mienng d'autant plus facilement, qu'elle eft plus fimple, EHe difpenfe des préparatifs & des précautians  L'ISLE INCONNUE. 43 crdlnaires , qui ne raffurent pas contre le danger, & peuvent parfois devenir funeftes. Elle bannit la crainte en ötant la vue du pénl; & donnant très-promptement la facilité de fe foutenir fur 1'eau & d'avancer a la nage , elle ac~ coutume en même temps a plonger a volonte'. Je n'employai donc pas le liège, les veffies pleines de vent, ni d'autres corps légers qui furnagent. Je me contentai de mener mes nis fe baigner dans 1'eau claire d'un ruiffeau , dont la profondeur médiocre put foutenir le corps d'un nageur, & néanmoins lui permettre en même temps d'en atteindre le fond avec la main , fans que la refpiration en füt interceptée. J'eus foin de nettoyer cet endroit du canal,, de toutes les groffes pierres, contre lefquelles ils auroient pu fe heurter. La , je leur enfeignai, par mon feul exemple, ce qu'ils avoient a faire. Je favois que tout homme qui effaye de nager pour la première fois, n'ofe pas s'étendre librement dans 1'eau, parc'e que les régies d'équilibre qüil tient de 1'expérience, lui font fentir que , s'il s'abandonne fur la furface, il ne pourra plus fe retenir ; que la tête & les épaules, plus pefantes que le refte du corps, s'enfonceront dans le liquide ; enfin paree que lmftind , qui lui efl donné par la nature pour furveiller fon igno-  44 L'Isr,e ïnconnüb: rance , lui faifant craindre alors d'étre fufToque enchalne la liberté de fes mouvemens, & ne permet pas è fes pieds de fe détacher de la terre. II ne s'agifToit que d'enlever a mes enfans eette crainte naturelle, & le moyen le plus facile etoit d'en fouftraire la caufe. Tant que de la furface ils pouvoient voir Pinteneur de 1'eau , lUnftbét, plus fart que le raifonnement , devoit empêcher leurs membres de s'y étendre fans contrainte; mais dès qu'ils y auroient plongé Ia tête & Ie corps, I'expénence alloit leur faire connoïtre Ie peu de foBH\é de leur frayeur, & les raffiirer pour toujours contre la crainte de 1'immeriïon. Ils ne devoient plus avoir de répugnance a entrer dans 1'eau, ni de difficukéa s'y mouvoir librement. Pour les engager a faire cette expéxience , je me mis a plonger devant eux, a nager fous leau; &, pour leur montrer la facilité que j'avois d'en fortir & de me relev(er quand je voudrois , je me remis fur mes pieds en pofant la main fur le fable. Auffi-tot mes enfans, vrais fïnges pour 1'irnitation , fe plongèrent dans Ie ruiffeau, Ia tête la première. Alors libres de la crainte qui les retenoitauparavant, Usy étendirent leurs mem. bres, ils s'abandonnèrent au courant, &, s'ef%'ant a nager, il sapercurent avec (urprife  L'ISLE INCONNUE. 4 J que le mouvement qu'ils fè donnoient les foutenok dans le milieu liquide, & les tranfportoit d'un endroit a un autre. Quand le befoin de refpirer les obligea de revenir a l'air , il fe relevèrent comme moi en 'atteignant le fable avec la main. Le fuccès de cette épreuve leur donna bientöt le défir d'en faire d'autres. Ils nagèrent un peu plus loin ; ils plongèrent avec plus defacilités & demeurèrent fous 1'eau plus long-temps; enfin cet exercice , devenu journalier, leur rendit la natation fi familière & fi aifée, qu'ils pouvoient nager avec vkeffe plufieurs heures de fuite s plongeraune profondeur de plufieurs braffes, 8c qu'il eft peu de nageurs en Europe affez habiles pour mériter de leur être comparés. Je n'avois eu befoin , en quelque forte , que de bien dreffer Henri. Celui-ci, devenu mon fecond, me fervit infiniment dans l'inftruction de fes frères, &les rendit, avec le temps, auffi bons nageurs que lui même. J'ai eu regret fouvent de n'avoir pas appris a nager a mes filles. Des raifons de décence, alléguées par mon époufe, furent le feul motif qui m'en empêcha. Je n'eus pas pour elles cette délicateffe dans d'autres exercices, & particulièrement dans celui de la courfe. Mes enfans connurent en quelque fagon 1'eau  4^ L' I S £ E INCONNUE; plutöt que la terre, & c'eft pour cela que f ai inis la natation a la tere dé lëurs exercices; mais s'ils devoient être fréquemment dans 1'eau, & s'exercer a cet effet, ils devoient demeurer fur la terre; & dans Ia pofition extraordinaire eü ils étoient, Ü importoit beaucoup qu'ils tiraflent le meilleur parti des facultés corporelles qu'on peut employer fur cet élément* Auffi nulle partie de la gymnaftique, que je crus propre a étendre leur force & leur fouplelfe naturelle , ne fut négligée, & je diftri* buai leurs exercices j de manière que, loin dé s'entre-nuire, ils s'aidoient au contraire réciproquement.L'eau, parexemple, qui rend les mufcles plus fermes & donne du ton aux fibres, difpofoit mes enfans a la courfe; ainfi, je ne manquois pas de les faire courir au fortir de 1'eau. De tous les exercices que nous connoiffons, le premier & le plus naturel a 1'homme, c'eft la courfe. Il peut a peine faire ufage de fes jambes, qu'il aime a fe tranfporter d'un lieu a un autre. Le befoin &c le plaifir 1'excitent aü mouvement. L'émulation naturelle entre des enfans de même age, qui jouent & qui courent 1'un après 1'autre, les anime a fe furpaffer ert viteffe. Cette difpofition eft de tous les temps & de tous les pays. Mais chez les peuples fau-  L'ISLE INCONNUE. 47 Vages, & dans 1'enfance des fociétés , tout fit une loi aux divers individus > d'acquérir en courant la plus grande le'gereté. En effet, la néceflité de fuir un ennemi, de pourfuivre & d'atteindre une proie, leur appfit a courir trèsrapidernent , & fouvent a devancer les bêtes qu'ils pourfuivoient a la chafTe. Les hottentots & les fauvages cfAmérique font une preuve conftante que 1'habitude a courir rend i'homme le plus léger & le plus vïte des animaux. Chez les nations policées , au contraire, la fécurité qu'on trouve dans la force commune , & la facilité de fatisfaire les premiers befoins 5 jettent la plupart des hommes dans 1'indolence, engourdiffent leurs membres qui demeurent dans Tinaftion, & les privent ainlï des avantages qu'ils en auroient pu retirer , s'ils avoient pris 1'habitude d'en fake ufage. Nous n'avions pas , a la vérité , les mêmes dangers a fuir que les premiers, ni la même néceflité de pourfuivre au loin notre nourriture; mais la raifon & le défir de notre bien-être nous défendoient d'imiter les feconds , & me prefcrivoient de donner aux habifans de mon ifle toute fadreffe & la vigueur dont ils feroient fufceptibles, pour en faire des hommes capables d'entreprendre les plus grands travaux & de  48 L' I S L È ÏNCÖNNUËi' fupporter les plus longues fatigues. Dans cë «doublé iritérêt, j'eus la plus grande attentiori de les accoutumer a la courfe, & mes foins a cet égard ne furent pas perdus. Henri , mon rils amé j qui fut par cette raifön mon premier élève, charmé de la faciIité que je lui donnois de courir, profitoit de toutes les occafions qu'il tröuvoit d'exercer fes jambes. Dans les premières annéeSj je le faifois courir avec fa fceur Adélaïde, & pour exciter' & entretenir ëntre eüx fémulatiqn j je réglois la Iongueur de la coürfe fuivant les forces refpecflives des concurrens. Le vainqueuir rec'evoit un prix des mains d'Eléonore; La juftice demandoit que, dans cette diftribution, j'euffe égard a la foibleffe du fexe d'Adélaïde, & quê 1'efpace qu'elle devoit par-, courir y fut proportionné. Je le marquai, d'après 1'expérience que je fis de la force & de la légereté du frère & de la fceur. II arriva plus d'une fois depuis, qu'Adélaïde remporta la v'icroire. Elle n'eüt peut-être pas foutenu une courfe auffi longue que fon frère; mais elle en eut certainement fait une bonne partie avec autant de vitelie & de légereté. Je me propofai moi-même dans la fuite pour entrer en concurrence avec nies deux enfans, Mais, pour rendre les chofes égalesj j'étendis  L' I S E E INCONNUE. 49 fétendis ma carrière en raifon de ma fupériorité. Je nfe dois pas omettre, en paffant , que je fus vaincu plus d'une fois. Mais lorfque mes autres enfans eurent acquis aiTez d'age Sz de force pour être admis a nos jeux, Sc qu'ils y participèrent, nos courfes devinrent fi bril— lantes , & 1'émulation de furpaffer les autres fut fi vive , que quiconque en eut été témoin, fe feroit cru tranfporté aux anciens jeux de la Grèce, Les nötres fe célébroient fur 1'efplanade. Aiïïfe fous les palmiers, Eléonore y préfïdok Sc y diftribuoit les prix. J'étGis fimple fpectateur ; mais ma préfence Sc celle d'Eléonore valoient pour les Athlètes le cercle le plus nombreux ; nous couronnions les vainqueurs, nous confolions les vaincus, qui trouvoient dans leurs antagoniftes des cceurs fenfibles a leur défaite. Cependant, malgré- cette harmonie , ils étoient tous charmés de vaincre : avant de quitter la barrière, ils brüloient d'obtenir les fuffrages de ceux qui les entouroient. Ils frémiiToient d'impatienee de s'élancer dans 1'arcne , oü ils n'entroient que deux a deux. MaiS il falloit les voir partir, les voir courir a 1'envi, Sc s'efforcer de fe devancer 1'un 1'autre, jufqu'a ce que le plus lelie Sc le plus adroit Tom. II. D  50 V I S L E INCONNUE. eut atteint le but. II falloit fur-tout remarquer 1'effet que produifoit fur l'alTemblée Ia vue des coureurs, pour connoitre quelle chaleur & quel enthoufiafme fe répandoient alors dans 1'ame de ceux qui reftoient a la barrière. Suivaot que le concurrent pour lequel ils s'intérelToient , fe laiffoit devancer par fon compagnon, ou le gagnoit de vïteffe, on les voyoit ou 1'applaudir ou 1'exhorter ; ils treffailloient, ils frappoient des mains 1'une contre 1'autre en s'écriant , ils fanimoient de la voix & du gefte , ils triomphoient avec lui. La palme remportée aux jeux olympiques n'eüt pas flatté davantage leurs jeunes cceurs. Faut-il s'étonner , après cela, fi cette vive ardeur les excitoit puiffamment, & s'ils étoient enfuite difpos & légers , lorfque le danger ou le befoin les obligeoit de courir longtemps & avec rapidité ? Par ce moyen , ils fe trouvèrent tous en état de fbutenir une pénible marche , & d'arriver promptement &c fans fatigue au terme de leur courfe La c' afle & les voyages ne furent pas une peine pour eux, mais une forte de délaffement ; & la facilité qu'ils avoient acquife de fe transporter avec une grande vïteffe d'un endroit a uïi autre , en rapprochant en quelque ma?  L'lsLE INCONNUE. $1 mère tous les points de 1'ile, abrégeoit efl leur faveur les diflances qui- les féparoient. Cette habitude de courir a. de grandes diftances dans des chernins raboteux & des lieux efcarpés , en déliant les jambes des jeunes gens, en les rendant plus légères & plus nerveufes, les difpofe a s'élancer d'un bond a une hauteur ou a une diftance confïdérable, a fauter leftement, a grimper avec adreffe. Le faut & le grimper, fi je puis me fervir de ce mot, font comme une fuite & une dépendance de la courfe. Ils n'ont pas Une date moins ancienne, & devoient être tout auffi néceffaires dans 1'enfance des fociétés, oü les hommes n'ayant , pour ainfi dire, qu'euxmêmes pour appui, fe tróuvoient fréquemment obligés de faire ufage de toutes leurs facultés ,& delesmettre a toutes les épreuves. - Par une raifon femblable, il convenoit d'aceoutumer nos enfans a fauter & a grimper, comme a courir. Notre pofition nous obligeoit même plus particulièrement a donner cette habitude a notre jeuneffe. Sur une terre entourée de rochers , & dans une ile dont une grande partie n'étoit que des montagnes pleines d'afpérités & de précipices , il lui importoit de joindre a la légereté & a la fouplefle des mouvemens , la prefteffe a s'élancer, Ia Dij  $2 L' I S L E I NGONN Ü Ë. hardieffe a monter fur les cimes les plus élevées, & 1'affurance de s'y tenir long-temps 3 pour fe dérober aux dangers qu'ils auroient pu courir, s'ils n'avoient pas pris 1'ufage de toutes ces chofes par des expériences répétées. On peut donc croire que je n'eus garde de négliger cette partie de Ia gymnaftique , qui, donnant plus de reffort aux mufcles, plus d'équilibre au corps, & plus d'affurance a la tête , tendoit vifiblement a la confervation de mes enfans , & les mettoit au delfus d'un péril oii beaucoup d'événemens auroient pu les jeter durant le cours de leur vie. Dès qu'ils furent affez forts pour courir & pour" s'ébattre , ils elfayerènt de fauter & de grimper , comme font d'ordinaire tous les enfans de leur age ; & , loin de m'oppofer a ce penchant , je crus devoir le favorifer. Je me contentai feulement d'éclairer leur inexpérience de mes confeils, & de foutenir leur foiblefle de mon exemple. 11 n'y avoit pas de jour qui ne leur fournit 1'occafion d'exercer leurs membres flexibles. S'il faifoit mauvais temps, ils fautoient dans la maifon , en préfence de leur mère , qui prenoit plaifir a leur voir faire fous fes yeux le premier effai de Jeurs forces ; mais d'ordinaire c'étoit a la promenade qu'ils faifoient plus d'efforts pour  L'ÏSLE INCONNUE. fe montrer agiles, Sc je les y lahTois jouir da toute leur liberté, d'autant plus volontiers, qu'il y avoit moins de rifques pour eux s'ils faifoient quelques chütes. Leur plus grand exploit fut d'abord de franchir un petit folie, de grimper fur un petit arbre ; mais a mefure que leur vigueur eroiffoit avec 1'age , ils tentoient des chófes plus difficiles, ils faifoient de plus grands efforts : & 1'on imagineroit a peine tout ce que 1'habitude conftante a s'exercer les rendit capables d'entreprendre & d'exécuter dans la fuite. Quand je les menois a la chaffe, ils prenoient plaifir a pouffer le gibier jufques dans les retraites les plus inacceflibles ; & quand une bete étoit lancée , il étoit rare qu'elle échappat a la vélocité des pourfuivans, que rien ne pouvoit arrêter. II y eut même deux de mes fils que je vis porter la hardieffe jufqu'a pourfuivre les chamois dans les pendans les plus rapides, a s'élancer après eux de pointe en pointe fur les rochers x Sc qui., ayant fait le projet de reconnoïtre la cataraéte , ofèrent entreprendre de franchir la barrière terrible qui 1'entouroit, Sc en vinrent a bout. Ils découvrirent au dela comme un nouveau Monde. Nous verrons, dans la fuite de ces. Mémoires, que cette entrepife périi- D iij  54 L'ISLE INCONNUE. leufe, mais pleine de grandeur & de courage , mit toute la Colonie dans le plus grand danger, & manqua d'en opérer Ia ruine. Chez la plupart des nations de 1'Europe » la chaffe eft réfervée aux grands & aux riches ; elle devient un privilege exclufif, auquel le peuple ne touche que furtivement & en contrebande. Celui qui pourroit en faire une occupation utile , le propriétaire , dont 1'héritage eft fouvent ravage par des bêtes fauves, qu'on laÜTe multiplier a 1'infini, & qui, ce femble, devroit jouir le premier du ,'droit de défendre les fruits de fa terre , le propriétaire , s'il n'a pas de meilleur titre que celui de poffeffeur de fonds, eft condamné a nourrir le gibier de fon Seigneur, fans qu'il puifTe y prétendre la moindre part. La chaffe, dans ce pays des fciences & des préjugés, eft un amufement couteux que fe partagent la grandeur & 1'oifiveté. Le peuple paye bien cher ces plaifirs, comme beaucoup d'autres , fans en goüter. Dans notre ile, la chaffe n'eft pas feule-ment une récréation honnête, un exercice falutaire, qui ne nuit a perfonne, & oü cha-cun a droit de participerelle doit encore être regardée comme une branche importante de revenu, 'II étoit donc fort intéreffant pout  L'ISLE INCONNUE. ff nous d'accoutumer nos jeunes gens a 1'exercice de la chaffe, & de les dreffer au maniement & a 1'ufage des armes qu'on y emploie, pour rendre leur adreffe & leurs plaifirs même utiles au bien général de la colonie. D'après cela , 1'on ne fauroit douter que, dès qu'ils purent foutenir la fatigue de la chaffe , dès qu'on put, fans imprudence, leur confier des armes, je ne me fiffe un devoir de leur apprendre a s'en fervir. Je fis préfent a mon fils aïné d'une carabine legére ; je lui montrai la manière de la charger, de la tenir, de la mettre en jouè, & je le fis tirer quelque temps au blanc; après quoi je le mis de mes parties de chaffe , oü il ne me fut pas inutile. II tua quelques pièces de gibier affez leftement ; & ce début, qui flattoit beaucoup fon amour-propre, lengageant dans la fuite a fe furpaffer, il fe rendit fi adroit dans cet exercice, qu'il en vint a tirer a balie feule avec une jufteffe merveilleufe, & qu'il abattoit de fort loin, fur 1'arbre, des oranges & des citrons,. fans touxher aux feuilles. II prit enfin tant de gout pour la chaffe, que , dans la crainte de la voir dégénérer en paffion , je cherchai a 1'efï. diftraire , en 1'occupant a autre chofe. D iv  $6 L'ISLE INCONNUE. Cette méthode dont je m'étois fervi pour Henri, je 1'employai pour 1'inftruction de fes frères , & ils acquirent dans cet exercice autant d'adreffe que leur aïné. Les Flibuftiers, fi vantés pour leur adrelïè a tirer jufte , netoient pas des tireurs plus habiles que mes enfans. L'ufage du fufil leur devint auffi familier que celui de leurs maïns. 'Ils ne fe trouvoient jamais a portee du gibier,fans le faire tomber fous leurs coups. Cependant cette faciiité a fe fervir du fufil, & les fuccès qui en étoient la fuite, ne m'empêchèrent pas d'en fufpendre l'ufage, poury fubftituer celui d'une arme plus ancienne. Le fufil fut réfervé pour les occafions extraordinaires, & 1'arc lui fut préféré pour le fervïce journalier. Une doublé raifon m'obligeoit a faire ce changement. L'arc n'étoit pas leulement capable de donner a la main plus de fermeté, & a 1'ceil plus de précifion encore que le fufil; il demandoit moins d'apprêt, il n'exigeoit pas la même dépenfe. Nous avions de la poudre, & même affez pour n'en pas manquer de longtemps; mais chaque jour la voyoit diminuer, & il étoit bon de la conferver pour les befoins éxtrémes, jufqu'a ce que nous euffions trouvé le moyen d'en fabriquer de nouvelle.. Je mis.  L'ÏSLË INCONNUE. ff tJoncïarc en honneur dans notre ifle. II fallut pour cela folliciter mon induftrie, & me foumettre a un nouveau travail. J'avois bien vu plus d'une fois & 1'arc Sc les flèches , & cependant j'ignorois comment je devois m'y preridre pour en faire, Sc quel étoit le meilleur bois que je pouvois y employer. Je fus obligé d'en effayer la fabrique, d'après les renfeignemens de ma mémoire & les confeils de mon imagination. Je fentois que pour donnar du fuccès a mon entreprife, & a cette arme la perfection dont elle étoit fufceptible, je devois, pour 1'arc, faire ufage d'un bois en même temps fort & flexible , qui eut beaucoup de reffort & ne fut pas caflant, & je compris que celui des flèches devoit être de menues baguettes droites Sc légères. D'après ces confidérations, j'examinois quel étoit le bois de 1'ifle qui méritoit la préférence, lorfqu'il me vint en penfée que nous avions dans notre magafin une quantité de fanons de baleine très-propres a faire des arcs, & qu'il croilfoit, dans certains cantons de 1'ifle, des rofeaux fort bons pour faire des flèches. En eönféquence je mis la baleine fur ls métier , & après plufieurs tentatives, je fis des arcs de différentes grandeurs, dont la force & la bonté furpafsèrent mgn attente. Jejes garnis de  58 L'ISLE INCONNUE.' cordes de boyaux qu'on portoit aux Indes 4 pour fervir aux rouets employés aux fllatures de coton. Ces cordes fortes & élaftiques fembloient avoir étéfaitesexprès pour mon defiein. J'armai le bout des rofeaux, qui feryoient de baton a la flèche, d'une pointe defer acéréeque j'avois forgée tout exprès , & vers Ie bout oppofé j'attachai des barbes de plume, pour mieux diriger Ia flèche lorfqu'elle feroit lancée. Cela fait, il ne fut plus queftion que de fe rendre cette arme familière , & d'acquérir, s'il étoit poffible , autant & même plus d'adreffe a s'en fervir, qu'il n'en falloit pour le fufil. Je ne pouvois, fur ce point, aider mes. enfans de mon expérience. J'appris le métier avec eux , & d'abord j'eus de 1'avantage; mais comme d'autres exercices leur avoient affermi la main & rendu le coup-d'ceil fort jufte, ils ne tardèrent pas a fe rendre la pratique de celui-ci très-aifée, & a m'y furpaffer. Ils y montrèrent enfin autant de dextérité, qu'ils en faifoient paroïtre a tirer de Ia carabine. Comme j'écris fans prévention , je dois dire ici que je ne crois pas l'ufage du fufil bien préférable a celui de 1'arc. Les flèches qui partent d'une main füre & exercée, portent des coups auffi certains., & font. auffi meurtrières que les balles lancées par une arme 3  L'Isle inconnue; feu. Elles atteignent même a plus de diftance; &, ce qu'auront peine a croire ceux qui ne jugent que fur 1'étiquette, un bon tireur d'arc lancera plus de flèches dans un temps donné, qu'un autre ne tirera de coups d'une carabine. Baptifte, mon fecond hls, qui, de 1'aveu de fes frères, ajuftoit le mieux une flèche , juftifia dans mon efprit ce que les anciens nous rapportent de leurs tireurs, & que je prenois pour une fable. A cent pas, il portoit dans un blanc de la grandeur d'un écu , & il lancok fes traits avec tant de vitefle, qu'il y en avoit plufieurs en l'air avant que le premier fut tombé ( i). L'exercice de la chaffe nous étoit agréable & utile; celui de Ia pêche, qui ne lui cède en rien pour 1'agrément, l'emportok beaucoup par fon utilité. La fécondité de la nature ne fe montre nulle part avec tant de profufion , que dans les produétions des eaux. Le gibier étoit commun dans 1'ifle; mais cette abondance (i) Le feul défavantage de 1'arc, c'eft de ne pouvoir fervk en temps de pluie, paree que la corde fe ïeliche par 1'humidité. Mais ce défavantage n'eft pas fans remède , puifqu'il eft aifé d'iraaginer un moyea ëe raccourcir la corde a rnefuie qu'elle fe relachq..  6o L'Isee inconnue; n'étoit prefque rien, comparée a celle du poiiTori que nourriffoit Ia rivière, & qu'on. txouvoit dans les mers voifines. Les premières années de notre établiffement dans. 1'ifle, je n'avois pas tiré de la pêche tous les avantages qu'elle pouvoit nous donner. Mais quand les forces de mes enfans me permirent d'étendre mes entreprifes, utiles , elle devint pour nous de la plus grande reffource , par la quantité & la .variété des fubfiftances qu'elle nous procura- Nos jeunes gens, qui favoient nager & plortger dès le bas age, & qui fe baignoient prefque tous les jours, étoient, par cette habitude., très-difpofés a devenir pêcheurs. Ils poffédoient ainfi les connoiffances préliminaires de la pêche.; & le refte des pratiques de cet art ne devoit pas leur paroitre bien difficile, lorfqu'ils feroient aflez forts pour s'en occuper. Auffi je puis.dire qu'ils aapprirent rien avec autant de facilité , ni fi promptement, que les diverfes opérations qu'il exige. Connoïtre les lieux & les temps. les plus favorables , placer des verveux & des hamecons , tendre des filets , jeter 1'épervier , conduire Ia feine, ils s'en acquittèrent bientdt auffi bien que moi, & remplirent nos magafins de provifions sèches ou falées, que nous de-  L'ÏSLE INCONNUE.. 6*1 Viöns a leur induftrie, & qu'ils avoient tirées du fond des eaux. Ils ne s'en tintent pas la dans la fuite: obligés d'entretenir les inftrumens de la pêche & de les renouvelét, il leur fallut apprendre a conftfuire des 'filets. Ce fut Eléonore qui leur en montra la manière, en leur enfeignant a faire la maille, fur le modèle du réfeau qu'elle avoit fait autrefois. Ce travail n'offroit rien de difficile;mais lorfqu'il fut queftion de batir des digues, de placer des paniers fur des ruiffeaux , pour prendre du faumon , lorfque la vétufté de notre chaloupe nous contraignit d'en conftruire d'autres, des ouvrages de cette importance , qui demandoient de la me'ditation & des combinaifons favantes , me portèrent a les diriger. Pour donner de juftes dimenfions aux diverfes parties de nos chaloupes , nous primes nos proportions fur les membres de 1'ancienne. Mais je dois avouer ici que je fus bien fecondé ; car mes fils, qui, en me voyant fréquemment occupé des fonctions du forgeron & du charpentier , s''étoient accoutumés a travailler fous mes yeux & a mon exemple le fer & le bois, mes fi!s fuivirent tres-bien mes inftrucUons ■; & quoiqüils employaffent plus de temps peutétre que n'en euffent mis a cet ouvrage des  &2 L* I S t Ê I N C Ó N N U Ë .' ouvriers plus experts, ils menèrent a leur peffection notre doublé entreprife. Nos digues furent établies comme il convenoit, & deux chaloupes que nous conftruisïmes, une grande & une petite , allèrent bien Tune & 1'autre a larame & a la voile, & voguèrent a fouhait*  L'ÏSLE INCONNUE. *3 CHAPITRE XXVI. Suite de l'éducation phyjique des enfans de ï'Auteur. La meilleure éducation eft , fans contredit, •celle quife proportionne davantage aux facultés qui lui donne une patrie , qui le rend citoyen, qui fournit aux befoins & aux agrémens de la vie. Pour faire fon éloge en deux mots , il me fuffira d'ajouter ld, d'après tous les voyageurs , que dans tous les pays oü elle n'eft pas connue, il ne fubfifte que des peuplades miférables , & qu'on n'a trouvé de peuples heureux, ni même de e iij  7© L'IsLE iNCÖNNUE. fociété, que dans les ljeux oü elle eft en honneur(i) Je laifïe a juger a ceux qui liront ces mémoires , fi , après avoir pris tant de précautions pour former mes enfans a d'autres exercices, & connoiffant fi particulièrement 1'importance de celui-ci, je fus foigneux de leur apprendre cet art par excellence , de leur en faire connoïtre toutes les branches , de leur en montrer tous les procédés. Nos autres occupations. (i) Dans les pays incultes , les vallons font des marais, les cöteaux font arides & ftériles. Tous les fruits y font fauvages, médiocres pour le nombre , pour le volume, pour la faveur , pour la falubrité. L'air même qu'on y refpire eft plus groftier, plus froid, plus humide. Les travaux ifölés d'une culture annuelle ne peuvent s'exercer que fur un petit nombre d'endroits écartés, qu'üne expofition plus favorable rend propres & la produdion , fans exiger de plus grands ni de plus pénibles préparatifs. Tout le refte n'eft utile que pour la chaffe, pour la pêche, pour la recherche dès produ&ions fpontanées , toujours très-inférieurës, pour la quantité comme pour la qualité, a celles qu'on cultive. Parmi les nations ambulantes qui ne labourent point, dont la pêche & la chaffe font 1'occupation ordinaire , les villages, compofés de lïmples cabanes, changeni tous les ans de place , & fe tranfportent fouvent a plus de vingt lieues de diftance. ffote ck Ceditevj;.  L'IsLE INCONNUE. J$ n'étoient, pour ainfi dire, que des délaflemens; mais la culture de la terre étoit le travail eflentiel & celui qui nourriffoit la colonie. Tous ceux qui la compofoient, avoient le plus grand intérêt de s'en inftruire & de s'en occuper. II convenoit de leur en donner de bonne heure la plus haute opinion , & de leur en rendre la pratique familière. C'eft pour cela que je ne parlois de lagnculture devant mes enfans, qu'avec un air -de refped: & d'enthoufiafme remarquables , & qu'entre les aótions de graces que nous rendions chaque jour a Dieu dans nos prières publiques, pour les bienfaits que nous en avions recus, je ne manquois jamais de faire mention de la fubfiftance qu'il nous accordoit par le moyen de ragriculture. Je voulois , par cette pratique extérieure , imprimer dans de jeunes efprits la plus grande vénération pour le premier des arts, & lier a des idéés religieufes l'opinion qu'ils en auroient, afin qu'ils ne puflent fe le rappeler fans y joindre le fouvenir de fon origine & de fon excetlence. J'ajoutois a cette attention , celle de ne travailler la terre qu'en préfence de mes enfans. Ainfi, quand j'allois labourer, femer, planter , ou moiffonner, quoiaue trés-jeunes, ils maccompagnoient aux E iv  72. L'IsLE rNC'ONNüB;' champs, oü ils imitoient, a leur manière, cé qu'ils me voyoient faire. Lorfque fage & les forces leur permirent de me donner quelques fecours , j'eus foin de les rendre utiles , & cefut pour eux une grande joie de fe voir employer aux travaux publics. lis commencèrent par farcler les blés , par en arracher les mauvaifes herbes. Ils conduifoient 1'eau des réfervoirs dans fes prés ; ils m'aidoient a arrofer le jafdin ; ils m'y portoient 1'eau & les 'chofes néceffaires. Quand ils furent plus grands, ils effayèrent de remuer la terre j ïls extirpoient les racines parafites qui embarralToient le fond de nos champs. Je les faifois planter & femer devant moi. Enfin lorfqu'ils eurent acquis les forces fuffifantes pour palier aux grands travaux du labourage , je leur confiai le timon de la charrue ; ils m'aidèrent a faucher les prairies , a fcier les blés , a lier les gerbes , & a tranfporter nos récoltes darrs la grange. Comme les labours , dans les terres des tropiques, ne doivent pas être profonds, mes fils furent plus tot en écat de Iabourer ; mais ils auroient eu bien de la peine a diriger les fiilons, dans des champs oü le foc fe trouvoit foUvent arrêté par les racines, s'ils n'avoient appris de bonne heure a les fairg  L'ISLE INCONNUE. 7? fortir du fein de la terre , & a 1'en débarraflec .avant de la fillonner. Une chofe effentielle a tout ouvrier , c'eft 'de bien connoïtre la matière fur laquelle il travaille. Sans cette connoiffance préliminaire, u* rifque de ne point réuffir dans ce qu'il entreprend , ou de faire des ouyrages peu folides. Pour rendre mes enfans bons cultivateurs , il ne fuffifoit donc pas de leur apprendre les divers procédés de la culture, il falloit fur-tout les inftruire de 1'application qu'ils en devoient faire aux différens terreins, & pour "cet effet il étoit néceffaire de leur faire d'abord connoïtre la différence des terres que renfermoit notre ifle , & les propriétés de chacune. On en diftinguoit de quatre fortes ; i°. des terres fortes & franches, vers le bas des cöteaux & dans les plaines qui n'étoient pas inondées 20. des terres humides dans les prairies les plus baffes; f. des terres légères & pierreufes prés des crêtes & des montagnes; 40. enfin depuis ces dernières, qui n'avoient pas beaucoup d'étenduejufqu'au bas des collines, des terres^ douces & meubles. Toutes étoient d'un gris noiratre, alTez profondes, & diverfement mélangées de débris, de fubftances marines & végétales, de fels & de foufre, produits d'anciens volcans, i & , a 1'exception de celles qui  74 L'ISLE INCONNITS, -r avoifinoient les crêtes, toutes étoient propres a porter d'abondantes moiflbns, fi on favoit leur donner les fagons convenables. Les terres trop humides exigeoient, pour être mifes en valeur, d'étre fortement faignées, profondément rigolées, &, fi on vouloit en faire des champs, d'étre labourées en ados bien élevés. Mais dans un climat auffi chaud que le notre, oü, durant la plus grande partie de 1'année , le foleil fe montroit fans aucun nuage, les autres terres n'avoient a crairrdre que la féchereffe. Le-cultivateur devoit être attentif a leur donner de la fraïcheur, ou du moins a la leur conferver autant qu'il étoit poffible. L'expérience m'avoit prouvé que les labours profonds , faits fans précaution & par un temps fee, nuifoient beaucoup a ces terres , en donnant au foleil le moyen d'en pomper toute la fubffance & de les réduire en pouffière. II ne leur falloit que des fagons légères, & par des temps fombres & humides. Mais la vraie manière d'exciter toute leur fertilité , étoit de les arrofer fouvent, & fur-tout quand elles étoient enfemencées. On auroit peine a croire quelles étoient alors 1'abondance & la beauté de leurs productions. Le champ fitué dans un vallon, oü j'étois parvenu a faire monter une  1'IsLE INEöNNUS. «75T, partle d'un ruifleau voifïn , & la terre qui joignoit lé jardin , dans laquelle nous conduisïmes 1'eau de la fontaine par une rigole, nous donnèrent, après cette opération , fans jamais repofer, une quantité de grains qui n'a point d'exemple en Europe, & qui ne peut être comparée qu'aux anciens produits des terres voilïnes du Nil & de 1'Euphrate. Mes enfans, auxquels j'expliquai les prin» cipes de la végétation & la théorie de la culture, reconnurent , par des expériences quï en étoient la preuve, que 1'art du laboureuc confifte a donner a la terre la facilité de s'inv* prégner des fucs nutritifs , voiturés par les eaux ou répandus dans l'air, & a la forcer da les dépofer dans les grains qu'on lui confie. Ils s'affurèrent que les divers procédés a employer pour opérer ces effets, doivent être relatifs è la nature des terres qu'on veutmettre en valeur; que les terres-lourdes & froides, par exemple, ont befoin d'étre fillonnées profondément , pour mieux s'imbiber des fucs ambians qui les rendent fécondes; qu'il faut de grandes fagons & de la chaleur, pour les divifer & pour les rendre propres a les recevoir; que, par une raifon contraire., les terres plus poreufes & fituées dans des pays chauds4 demandent moins. de travail, pour n'être pas  I f6 17ÏSLE ï NCöNNüSe¬ ttop div'fées, & plus d'humiditë pourconfervef la fraicheur, qui, eh rapprochant leurs parties, leur laifTe plus de folidité & de fubfïance.. Ce fut d'après ces obfervatiobs. qu'ils réglèrent les labours.de nos champs , donr je leur confiai la conduite, ne me réfervant que la direction de ces travaux. Nous eümes bientöt jufqu'a dix charrues, dont le nombre s'eft bien augsnenté depuis. Après la culture des champs , le loin des prairies demandoit notre attention. C'étoit une partie fi eflentielle pour la nourïiture de nos beftiaux , & j'avois pris naiflance dans un pays C i) oü les, procédés, de cette culture onü (i) En Limoufin-, les: prés,, regardés comme les premières pièces d'un domaine ,,font généralement plus eftimés que les terres a grains, & beaucoup mieuxToignés. La raifon en eft, que c'eft un pays de nourriffage , cu 1'on élèVe beaucoup de befti'aux. Ailleurs, le pacage eft 1'agent du labourage, je veux dire qu'il n'y a de fourrage que ce qu'il. en faut pour nourrir les bêtes immédiatement employées auxlabours; & dans plufieurs provinces, comme. dans la Beauce, oü les prés font fort rares, on y fupplée par des prairies artificielles. Mais en Limoufm , au contraire , le labourage eft fubordonné au nourriffage , & 1'on n'y cultive des grains qu'autant qu'il en faut dans la province pour feire fiibfifter ceux qui prennent foin des beftiaux, Sc leurs  L'IsLE INCONNUE»' 77 '€té. fi pérfecVionnés & fe font avec tant de foin , que je devois avoir un doublé motif d'améliorer fans ceffe nos prés , afin d'augmenter 1'abondance des fourrages. J'aurois pu a . toute force laiffer paturer nos beftiaux dans les favanes de 1'ifle qui bordoient la rivière; mais outre qu'il eut fallu dans ce cas les laiffet vaguer a volonté , c'eft qu'une partie de ceS prairies naturelles n étoient que des marais oü fon ne pouvoit faire du foin , & le refte , defféché la moitié de 1'annéé • fe trouvoit trop loin de la maifon pour en tirer le fourrage. II étoit plus fimple & plus commode de faire des prés & des pacages attenant a nos pofieffions, & c'eft pour cela que j'avois profité des eaux les plus voifmes. Celles qui couloient de la fontaine au deifous de 1'efplanade, & tout prés de la le cours d'un ruiffeau, que j'employai a plus d'un ufage , & qui me fut d'une grande utilité , me fervirent a arrofet commettans. II réfulte dé U, que les beftiaux font le principal , & , pour ainfi dire , le feul revenu du Limoufin ; que cette province , qui a prés de quarante lieues de long fur environ trente de large, n'eft pas > peuplée en raifon de fon étendue , & , comme elle a peu de débouchés , qu'elle éprouve de fréquentes difettes. Nok de l'édiieur.  f$ t'ISLE INCONNUE. plufieurs terreins confide'rables. Je les aVois fermés d'un grand foffé, pour que nos beftiaux toen puffent fortir Iorfqu'on les y menerok païtre, & j'avois conftruit vers Ie haut, des réfervoirs qui eontenoient une quantité d'eau fuffifante pour rafrakhir le bas du pré. Pour apprendre a mes enfans Tart d'ehtretenn- & d'améliorer les prairies, il ne fut que£ tion que de leur faire comprendre que les terreins deftinés a porter du foin ne produifent* quand d'ailleurs le fol eft bon, qu'en raifon de Ia quantité & de Ia bonté des eaux qui fes arrofent, & que 1'abondance des fourrages, fur-tout dans les pays chauds , eft tellement proportionnée aux irrigations , qu'ils ne font tien, ou du moins que très-peu de chofe , quand les terres qui les produifent n'y ont que peu ou point d'humidké. D'après cette théorie, il fuffifoit d'avoir les eaux convenables & fuffifantes a 1'arrofement des prés , & de favoir les diftribuer également pour Ie.s faire coulerfur toute leur furface.La pratique devoit mener facilement a ce point. ^ J'appris donc k mes enfans , par expérience, k fe fervir utilement des eaux, a ne'faire des prairies que dans les lieux ou ces eaux pourroient humecler Ia terre, a conftiuire des réfervoirs pour contenir celles qui feroient fu-  L'ISLE INCONNUE. périeures aux prés, a y faire des bondes Sc des vannes pour leur donner une iffue; enfin a oreufer des rigoles, & a les niveler de rnanière qu'elles puffent conduire & répandre ces eaux fur le terrein en imbibant tout le gazon de la prairie. Je leur enfeignai de plus a fe garantir des animaux mal-faifans qui gatent les prés, comme font les taupes, &c.,la manière de les prendre, les temps propres aux divers travaux relatifs a la culture des prairies, a faucher, a faner, a tranfporter, a empiler les foins;& comme ils étoient intelligens, & que d'ailleurs les prés ne demandent ni tant de peines ni tant de connohTances que les champs, mes enfans furent bientót a cet égard tout ce qu'ils devoient favoir. Ils ne s'en tinrent pas même a ce qu'ils m'avoient vu faire ; ils s'ingénièrent pour donner plus de perfedion a nos prés , & pour en tirer toujours plus de fourrage. Ils conftruifirent de nouveaux réfervoirs; ils firent de nouvelles digues fur le cours du ruiffeau, qui, élevant les eaux a une plus grande hauteur, pouvoient arrofer un terrein d'une plus grande étendue; enfin les terres neuves de nos champs n'ayantpas befoin d'engrais, & le jardin n'en confommant guère, ils portèrent le refte de jios fumiers dans la partie de nos prés qu'on  So Vis Li. i isr c ö n n ü ê. pouvoit moins arrofer. Jen'ai pas, befoin dé dire, après cela , que nos prés devinrent excel* lens, & qu'ils ne cédèrent point en fertilité a nos terres labourées. Les fuccès de mes enfans dans ces grandes entreprifes de 1'agriculture , en augmentant leur force & leur expérience, éteiidoient toujoürs davantage leur émulation pour tous les objets qui y étoient relatifs. L'amour-propre fatisfait, & le défir de fe rendre utiles , leur faifoient embraffer avec empreffement les tra1"Vaux les plus pénibles; mais il y aVoit des opératiohs agricoles, telles que laplantation & la culture des arbres, la taille & le foin de la vigne, la facoh du vin & d'autres boiffons , qui leur étoient par elles-mêmes bien agréables, & qui., par un attrait particulier, fembloient demander Ia préférence de leurs foins. J'avois toujours pris moi-même beaucoup de plaifir a m'en occuper, & j'avois fait, a cet égard , tout ce qu'un homme feul pouvoit faire; mais, fecondé de mes enfans , je he m'en tins pas a des effais. Autant que je 1'avois pu , j'avois multiplié nos arbres fruitiers de toutes les manières qui m'étoient connues, de femences , de bouturéS, & de greffes. Je les tranfplantai des diverfes pépinières oü je les avois mis, dans un terrein que  L'IsL-E INCONNUE. 8l «|ue ]e leur avois deftiné. Mes fils én formèrent un verger magnifique, qui, a 1'imitation des jardinsdela compagnie de Hollande, aucap de Bonne J Efpérance j réuniflbit les productions de 1'Europe & de 1'Afie. Ce verger, difpofé en allées irrégulières Sc en compartimens , devint 1'endroit de 1'ile le plus agréable. II étoit divifé en deux parties ; la première, compofée d'arbres qui, pour donner de beaux fruits , exigent que la main de 1'homme laboure la terre oü ils font plantés , qu'il les élague', les redreffe, les taille ; la feconde , formée de ceux qui ne veulent en quelque forte rien devoir qu'a la nature, qui, aimant a jouir de toute leur liberté , dédaignent les fecours de 1'art,, & fe vengent par une moindre produclion lorfqu'on leur fait viol<|nce. L'olivier ,.le figuier, 1'oranger , le bananier, le pêcher, lepommier, le poirier , &c. fe trouvoient dans la première claffe. Ceux qui réuffiffent mieux en plein vent, entre lefquelson peut remarquer le cocotier, le géroflier, Ie mufcadier ; ceux qui défirent, comme le palmier , la compagnie des individus de leur'efpèce , furent compris dans la feconde. On peut ajouter a ceux-ci la vigne , qui, placée fur les limites des deux efpèces, profitoit des labours Tom. II. F,  %z L'IsLE INCONNUÊ. que 1'on donnoit a Tune, & de 1'ombre plus" étendue que lui prétoit 1'autre. Les chemins , les allées , les efpaces que for* moit la difpofition des arbres qu'on laiflbit fans culture, étoient bordés de palhTades faites d'acacias , de myrtes, de grenadiers. D'autres arbres , fur 1'efquels montoient des plantes ligneufes & parafites, des arbriffeaux grimpans & fleuris, tels que les lianes, les jafmins, les chevrefeuilles , prenoient place entre les" fruitiers, & garnifloient les allées. Le fond en étoit tapiffé par un gazon, dont 1'ombre des arbres & 1'eau d'un petit ruiffeau qui y faifoit cent détours, entretenoient la fraïcheur. C'étoit notre fontaine qui nous fournifloit ces belles eaux. Nous avions placé le verger au deflous. Comme le terrein du verger étoit en pente , il ne nous avoit pas été difficile de les mener oü nous avions voulu. Par 1'artifice avec lequel nous les avions conduites & diftribuées , elles fembloient fe multiplier & devoir fournir, réunies, un volume confidérable. Tantöt elles couloient paifiblement dans un canal tranquille , tantöt elles tomboient en cafcade & s'échappoient entre des cailloux avec un doux murmure. Quelquefois elles difparoiffoient dans le fein de la terre; puis reffortant en bouillonnant a quelques pas de la3"  L' I S L E INCÓNNüÉ; 8^ 'öti les eut prifes pour une fource nouvelle , ïi 1'on n'avoit pas fu qu'il n'y avoit fouvent que la largeur d'une allee ou 1'épailTeur d'une paliffade, entre 1'öuverture oü ces eaux fé perdoient, & celle qui ferVoita leur fortie. En s'éloignant du verger qu'il avoit raftai* chi , ce petit ruiffeau paflbit fous le jardin , traverfoit le champ limitrophe , arrofoit la prairie, & tomboit enfin dans la rivière. II fertilifoit, il embellilToit tous ces lieux par fa préfence , & fur tout cette partie du verger qui 'formoit un bofquet délicieux, oü 1'on jouifföit a la fois du parfum des fieurs , du frais de 1'ombre > & de la plus belle vue. Mais il ne fuffifoit pas que ces plantations fiüTent agréables, & qu'on leur eut donné tous les ornemens dont elles étoient fufceptibles; il falloit encore les rendre productives, pour tirer de leurs fruits une nourriture faine & abondante, & pour en compofer des boiffons férmentées, dont nous manquions. Nous voulions faire du cidre, & fur-tout du vin; & fi la culture des poiriers & des pommiers ne demandoit pas beaucoup de fagons, celle de la vigne vouloit des attentions fuivies, & d'autres foins que ceux qu'elle exige dans les climats tempérés. J'ai déja dit combieh j'avois fait de terïta- Fij  84 L' ï S L E INCONNUE» tives pour empécher le raifin de crever par une. féve trop abondante, & pour le faire parvenir a maturité : le fuccès avoit couronné ma perfévérance. La vigne veut en europe une forte chaleur. Dans notre ïle au contraire , oü la chaleur eft quelquefois brülante & la féchereffe extréme, 1'expérience m'avoit appris qu'il falloit mettre la vigne a 1'abri du foleil; que 1'expofition a 1'ombre étoit la meilleure. Ailleurs on ranime la vigne par des engrais, &, craignant de 1'épuifer en la taillant, on ne lui laiffe que quelques bourgeons: les fagons qu'on donne a la terre font profondes. Ici les terres neuves ne font que trop prodigues; il en falloit tempérer la libéralité. La taille devoit donc chez nous laiffer échapper une partie de la fubftance, pour mettre le refte a profit. Les labours ne devoient pas être les mêmes qu'en europe; mais il convenoit, comme en Italië, demarier la vigne a de grands arbres, pour donner plus de jeu a 1'affluence de Ia féve, avec cette différence néanmoins, qu'en Italië les arbres ne fervent que de fupport a la vigne tournée du cöté du foleil, & que dans notre ïle, la vigne, qui veut jouir de 1'ombre, trouve dans 1'interpofition de leur feuillage une défenfe contre 1'ardeur des rayons brülans. D'après ces obfervations & les épreuves  171 SLE INCONNUE. 8j* fakes en conféquence, mes fils joignirent bientót Ia pratique a la théorie; ils furent planter, élaguer, tailler les arbres & la vigne, & leur donner toutes les fagons que le terrein & le climat exigeoient, pour les rendre très-producfifs. Ils mirent une égale attention a feconder mes travaux & a fuivre mes legons pour faire du vin & du cidre; & après quelques méprifes, toujours inféparables des premiers effais , ils eurent la fatisfa&ion de réuffïr felon mes défirs. Je ne m'étendrai pas fur les détails qu'exigèrent ces diverfes opérations ; je me contenterai de dire que , nous étant apergus que nos premières boiffons tournoient a 1'aigre, noustrouvames Ie moyen d'y remédier en les laiffant peu cuver. Dans un climat auffi chaud que le notre, la fermentation des boiffons vineufes , qui fe faifoit très-rapidement & avec beaucoup d'effervefcence, difpofoit ces boiffons, fi elle étoit long-temps eontinuée, a s'aigrir facilement. II falloit donc fe garder de laiffer pouffer trop loin cette fermentation; il falloit quelquefois la modérer , il falloit tiret la liqueur avec beaucoup de diligence. Ce feroit ici peut-être le lieu de parler de tous les arts mécaniques, qui font une fuite ou une dépendance de celui du laboureur^ F ii}  86 L'ISLE ÏNCONNUE. arts que notre fociété naiffante avoit befoifl! de connoïtre, & qu'elle entreprit d'exercer; mais je me réferve d'en faire mention dans la fuite de ces mémoires , lorfque, faifant 1'hiftoire des progrès de notre intelligence, je ferai dans le cas de parler des talens particuliers, de mes enfans & de rinduftrie qui leur étoit propte, de la dextérité de la main , & de la fupériorité d'exécution qui pouvoit di.ftinguer quelques-uns d'entre eux. Je n'en ai dit encore que ce qui avoit trait a 1'éducation phyfique $c aux notions préliminaires qui devoient leur être communes; je dirai, quand il en fera temps , quelles furent leurs inventions & leurs connoiffances; mais en attendant , pafTons a d'autres parties non moins néceffaires; & avant de raconter ce qu'ils favoient, voyons d'abord ce qu'ils étoient , c'eft-a-dire, quels étoientleurs fentimens, leurs penchans , & leur caractère, & les moyens que j'employai prAir diriger leurs affeétions & pour leu? former fe Cceur.  L'ISLE INCONNUE. 8? CHAPITRE XXVIII Caraftères des enfans de t'Auteur. JL'intelligence & la raifon élèvent 1'homme au deffiis des autres animaux; mais ce qui le diftingue particulièrement de fes femblables , c'eft la grandeur de 1'ame, c'eft la fenfibilité du cceur, qui en font un être refpectable & fublime. C'eft par-la qu'il eft père, époux, ami, citoyen; c'eft par-la qu'il acquiert les vertus fociales, & qu'il opère les grandes aóYions qui méritent de vivre dans la mémoire des autres. C'eft donc le ccéur qui peut être regardé comme Ia partie de 1'homme la plus effèntielle, & qu'on doit cultiver avec d'autant plus d'attention , qu'elle fert en quelque forte de bouflole & de règle pour les autres parties. Auffi la tendreffe & la vigilance d'Ele'onore, & j'ofe dire Ia mienne, n etendirent jamais leurs foins en toute autre chofe. auffi loin que dans cet objet important de 1'éducation de notre familie. Mais pourquoi tant de foins , me dira-t-on peut-être , pour diriger le cceur de vos jeunes ,:gens, quand il eft für que 1'homme ne nait F iv  SS L'ISLE INCONNUE. pas méchant ni vicieux, & fur-tout daas utj pays oü leur être moral ne pouvoit être dépravé par 1'exemple? Non, 1'homme ne nait pas vicieux; mais fi 1'on n'éclaire fa raifon, & fi 1'on ne dirige fes affections, il n'eft que trop porté a Ie devenir. Par-tout les hommes naiffent variés; fi dans la même familie ils fe reffemblent, c'eft comme les feuilles d'un même ehêne, dont il n'y en a pas deux exactement pareilles i d'ailleurs des combinaifons diverfes, des accidens différens & inévitables donnent uné tournure différente, & plus ou moins d'énergie a leurs paffions. L'éducation négative ne leur fuffit donc pas ; il leur faut des préceptes , ou plutöt des inftrudions pofitives. Il faut leur faire connoïtre I'étendue de leur droit naturel & de celui de leurs femblables , pour prémunir leur cceur contre la tentation de Ia violence ou de 1'injuftiee , auxquelles des défirs véhémens, fur - tout dans des corps robuftes , pourroient les entraïner ; & c'eft pour empêcher le vice de s'emparer du cceur vacant & neuf d'un jeune homme, qulil y faut pla~ cer Ia raifon & la vertu. Les facultés & les paffions dont 1'homme porte en lui le germe, peuvent devenir , quand elles font bien ordonnées, 1'inft-rument & la  L'Isle inconnue; 89 fource des plus grands biens; mais ces paffions peuvent, comme certaines liqueurs bienfaifantes, fe détériorer par une trop grande fermentation ; il faut accoutumer la raifon a les éclairer; il faut exercer celle-ci a reconnoïtre la juftice, feule barrière réelle entre les hu* mains, quand 1'efprit de concurrence les anime. Mais paffons de la théorie de ces maximes générales, a 1'application que nous en fïmes dans Téducation de nos enfans. La première chofe dont nous nous occupames acet égard, fut d'en bien étudier les divers caractères , afin- que , nous condüifant d'après la connoiffance que nous en aurions prife, nous puffions régler invariablement ce que nous devions prefcrire ou défendre, & proportionner iles lecons & les inftructions qu'il nous falloit eraployer, a la diverfité des fujets qui devoient les recevoir. Depuis leur naiffance, nous avions un ceil ■attentif fur toutes leurs démarches ; ils n'éprouvoient pas un fentiment, ils ne formoient pas un défir qui ne fulfent auffi-tót remarqués. L'ingénuité des enfans dans 1'age tendre les. rend comme diaphanes ; & nous avions cet avantage dans notre ile , que rien n'écartoit nos enfans du chemin de la vérit'é, que rien nq les portoit a mentir, &c que, pouvant ^e  jpo L'Isle inconnüe. comme dans une glacé jufqu'au fond de leurj cceurs , il nous étoit facile enfuite d'employer les moyens les plus convenables pour les faire agir, pour les retenir ou les diftraite. Nous nous appliquames doncavec beaucoup de foin a obferver les diverfes qualités pfiyfiques & morales qui diftinguoient nos enfans entre eux. Nul enfant ne peut être eiuu-rement pareil a un autre. Aucun de nous n'cft conftamment femblable a lui-mêmc dans tout Ie cours de fa vie ; & Ia moindre variété dans la fanté, la difpofition, Phumeur ou les paffions du père ou de Ia mère dans le temps de Ia conception ou de la geftation, doivent établir entre les fruits du même amour, des différences phyliques très-notables , & qui irtflueront enfuite fur le moral. Aucun enfant nerecoit parfaitementla même éducation. La variété des circonftances pouffè les uns a une pafiion , & un autre a une paffion oppofée. Les mêmes événemens les frappant diverfement, felon leur age ou leur pofition, peut & doit leur donner une impulfion trés - différente. Après Paventure de l'aigle, Henri étoit devenu plus intrépide, fes frères » plus faciles a s'effrayer. C'eft qu'il avoit pu combatre, lorfqu'iïs avoient été forcés de fuir. Louife, qui s'étoit fentie élever dans les airs, fut  L'Isle inconnüe: 91 plus que tous les autres fufceptible de terreur, C'eft de cette foule de caufes, ou primitives ou fecondaires , que naiffent la diverfité de tempérament & d'humeur , & qui décident les qualités du cceur & de 1'efprit, ou ce qu'on, appelle le caraÖère, non moins diffemblable dans la plupart des individus, que ne le font les phyfïonomies ; auffi eft-ce une maxime ancienne, que les hommes fans cara&ère font des vifages fans phyfionomie. Chacun de nos enfans en avoit un fort remarquable. Henri, notre ainé, joignoit a un grand fond de bonté , de droiture, de prudence, un efprit facile & jufte, beaucoup de courage & de fermeté. II avoit autant de vivacité qu'il en falloit pour agir 8c eoncevoir promptement; mais il ne cédoit point a une impétuofité fans réflexion, au caprice, a 1'etourderie. Nous ne le vïmes jamais, pas même dans 1'enfance , montrer desprétentions exclufïves, vouloirrien obtenir d'autorité, ou s'emporter contre fes frèfes. Si, dans les chofes ou ils entroient en concurrence avec lui, ils paroiffoient fachés de fa fupériorité , ou piqués de la vivacité de fes paroles , il s'empreffoit de les confoler. II leur cédoit par amitié, il les careffbit, il les embraftbit, il les aimoit tous avec tendreffe; mais Adélaïde , fa fceur jumelle, avoit la préférence  $2 L'Isle iNconnue: de fon affedion. II e'toit difficile de ne pas che- rir un enfant auffi aimable. Son frère Baptifte n'étoit point d'une humeur auffi facile; fon tempérament ardent Sc bilieux le rendoit fenfible a 1'excès. Peu de chofe le bleffoit; Sc comme il n'avoit ni la douceur m la complaifance de fon frère, comme il ne fe repofoit pas avec la même confiance fur Paflwftion des autres, & que, fans être méchant, il étoit emporté, il eut facilement pusdes réfolutions extrêmes Sc peu réfléchies qui 1'euffènt conduit a la violence, fi nous n'euffions euTattentiondemodérerde bonne heure fon impétuofité naturelle. Henri voyoit les chofes en grand. 11 portoit au loin fes regards fur les poffibles; il en faifilToit aifément les rapports. Baptifte n'avoit pas des vues fi étendues; mais perfonne ne 1'égaloit dans la connoiffance des détails. La nature 1'avoit doué d'une adreffe & d'une activité merveilleufes, & pas un de fes frères neut de fi grands. talens 8d ne fit voir autant d'induftrie que lui dans la pratique des arts & dans les ouvrages de la main. II étoit plus confide'ré qu'aimé dans la familie. Son caractère, trop bouillant Sc trop fufceptible , le faifoit redouter; on n'ofoit pas le contredire. Ses prétentions nous donnèrent beaucoup de  L'Isle inconnüE. 05 peine & de chagrin. Devenu rival de Henri dans Ia recherche d'Adélaïde, qui lui préféroit celui-ci, & fe lahTant aller aux mouvemens de fa paffion èc de fon dépit, il porta le trouble & le défordre dans la Colonie, & la mit, par fon imprudence , dans le plus grand danger. Le caraclère d'Adélaïde étoit juftement Ie compofé des qualités qu'exprimoit fa phyfionomie, la plus belle & la plus jolie que je vis jamais après celle d'Eléonore. On jugeoit, en la voyant, qu'elle poffédoit éminemment la douceur , la complaifance, la bonté , la candeur , la fenfibilité; & lorfqu'on 1'obfervoit davantage, on s'apercevoit qu'elle tenoit au dela de ce qu'on avoit efpéré d'elle. Son ame étoit auffi belle que fa phyfionomie. Elle avoit un efprit fin & délicat, qui lui faifoit tout faire a propos & avec grace. Jamais enfant n'aima tant fes parens, ne leur fut plus foumife , & ne fe montra plus attentive a prévenir leurs yolontés. Aólive & foigneufe dans la maifon, elle fecondoit fa mère dans tous les travaux du ménage ; elle lui aidoit a. tenir tout en ordre & dans la plus grande propreté. On ne lauroit dire combien fes frères lui étoient chers, ni combien elle en étoit chérie. Henri 1'adoroit, Tous avoient pour elle la plus grande  m L'Isle i n c ö n n u e; confidération. Nous voyions cet accord averj bien de Ia complaifance. Amélie , tnoins jolie qu'Adélaïde , mais prefque auffi belle, n'étoit pas fi familière nï fi expanfive» Son air & fes manières montroient plus de réferve. Elle n'avoit point Ie même empreffement a prévenir les autres, a céder amicalement a leurs opinions & a leurs feminiens. Elle paroiffoit moins fenfible aux careffies. Les ris & les jeux Ia touchoient foiblement. Rarement la voyoit-on, même dans I'enfance, prendre part k ceux de fes frères. Elle aimoit k s'occuper en filence dans la fin Iitude & la réflexion , & quand elle avoit quelques momens de Ioifir, elle les employoit è prier & k lire. Ce fut celle de mes filles dont la piété fut plus remarquable. Lorfqu'elle apprit qu'il exiftoit un monde au dela de notre ifle, & qu'elle fut inftruite des fecours fpirituels dont la fociété jouiffoit en Europe, elle eut regret de n'y être pas née. EI!e fe réfigna pourtant a ce qu'elle appeloit notre exil, pout fe conformer aux delTeins de Ia providence. Son apparente indifférence ne 1'empêchoit pas de chérir toute la familie; mais, peu fenfible a la joie commune , elle 1'étoit beaucoup a ce qui nous affligeoit. Son aventure dans la rivière, qui lui donna long-temps une mauvaife  1,'ÏSLE INCONUE. 95: fanté, augmenta fa mélancoliej & les altercations, caufées par 1'amour inconfidéré de Baptifte, ne la diminuèrent pas. Ce ne fut pas fans peine que nous la décidames a lui donnec la main. , Si on pouvoit fe tromper fur la vérité d'un caraótère, ce feroit fur celui de Guillaume , frère jumeau d'Amélie, paree que tout ce qui pouvoit fervir a le faire connoïtre dans 1'enfance, étoit chez lui fort équivoque. Je ne favois d'abord comment le juger, & je demeurai plus long-temps a m'en alfurer que de tout autre. A levoir, on 1'auroit pris pour ce qu'il n'étoit pas, pour un ftupide. Morne, froid , taciturne, rien ne paroiffoit lui plaire ni 1'émouvoir. Sa phyfionomie, prefque toujours uniforme, fon regard fixe, fa nonchalance, fes réponfes fouvent peu fatisfaifantes, & fon entêtement, pouvoient faire croire que 1'ame étoit chez lui comme étouffée fous la matière, & qu'il ne feroit jamais qu'un opiniatre & qu'un fot. Mais, en le confidérant avec attention , en 1'obfervant de prés, je vis que fon air de bêtife avoit tout une autre caufe; que fes manières & fa phyfionomie n'étoient que 1'expreffionde 1'incertitude habituelle de fon efprit, laquelle provenoit d'une trop grande abondance d'idées; que n'admettant que celles qui  £ö° L'Isle incgnnüë. étoient a fon niveau, il n'étoit que rarement affecté, & fe montroit toujours fobre a portet des jugemens & k fe décider; mais que cela même devoit lui donner plus de jufteffe. Je m'apercus qu'il faififfoit quelquefois des rapports qüi faifoient fuppofer fon intelligence fupérieure a fon age. Les matières abftraites lui convenoient; auffi en fit il dans la fuite fes plus chèresoccupations. Lesmathématiques, le droit naturel de 1'homme , & les lois de notre fociété eurent des charmes pour lui. Dans la pratique des arts, il préféroit ceux qui demandoient des combinaifons plus profondes & plus compliquées. La douceur & l'inftruction le rendirent enfin docile; mais rêveur, diftfait même dans le bas age, il ne fut jamais avoir cette politeffe extérieure & ces manières attentives, qui préviennent les autres en notre faveur. II racheta pourtant ce défaut par un grand fonds de droiture & de complaifance , qui faifoit oublier fa diftraétion. Louife, qui devint fon époufe, étoit pleine de modefiie & de vertu, mais beaucoup trop timide ; ce fut le feul de nos enfans qui parut prompt k s'effrayer. Nos exhortations ni notre exemple ne purent arracher entière.ment. de fon ame cette habitude craintive qu'elle avoit prife dans 1'enfance, & que 1'accident caufé pat  L'Isle inconnue. 97 par l'aigle avoit fans doute beaucoup fortifiée, comme je 1'ai déja remarqué : tant il eft vrai qu'on ne fauroit jamais prendre trop de préeautions pour fouftraue 1'ame flexible & tendre des enfans aux irripreflions de la crainte. • Une phyfionomie riante , un air franc .& ingénu , des manières aifées & naturelles annoncoieetia fimplicité, la naïveté , le caraclère jovial de Vincent. II indiquoit de bonne heure qu'il aimeroit le plaifir & la joie , & qu'il feroit une reflource agréable pour la familie ; & en effet, il contribua beaucoup a 1'agrément de la fociété , par fon ton réjoui, par fes faillies > & par l'ufage qu'il fit des arts, chers a,ux peuples polis , comme propres a. détendre 1'efprit, a. délafler du travail, a calmer 1'ennui & les amertumes de la vie , enfin a flatter le goüt & a lui plaire. II cultiva avec fuccès la mufique , la danfe, la peinture , & même la poéfie légere , mais fans contrainte & fans une afliduité gênante, que la liberté Sc la gaieté de fon caractère ne comportoient pas. II s'en faifoit un amufement, d'autant plus louable qu'il fervoit aux plaifirs des autres, Figurez-vous une jeune perfonne qui a une grande vivacité joint beaucoup de gaieté , beaucoup de fenfibilité , 8e tous les dehors qui rendent aimable; ajoutez a cela 1'empreffement Tem. II. Q  pg L'Isle inconnue. a plaire, a prévenir les autres , a chercher dé*licatement ce qui peut les obliger, a s'occuper, a leur infgu, des moyens de les fervir, 1'amour: de 1'ordre , du travail, de Ia propreté; vous vous ferez une jufte idéé de Sophie. Dès qu'elle fut vouloir & s'énoncer, elle nous fit voir le germe des qualités charmantes qui la parèrent depuis: elle reffembloit par bien des endroits a fa fceur Adélaïde, qu'elle paroiffoit avoir prife pour modèle. Le caraöère & Ie courage de Henri s'annoncèrent dans Charles ; cependant il s'en falloit bien qu'il eut autant de facilité dans 1'efprit, de difpofition a s'inftruire, autant d'aménité que le premier. Dans fon enfance , il ne faifoit pas efpérer qu'il dut être un jour tout ce qu'il devint. Mais la plus grande volonté , fon application, fa conftance au travail & a 1'étude , fuppléèrent a ce qui lui manquoit. II fut un de nos enfans les plus laborieuX & les plus utiles9 comme un des meilleurs agriculteurs. Frangoife , fans être brillante , eut toutes les qualités effentielles a une mère de familie. Elle fut économe & trés - bonne ménagère. Dès le bas age, elle étoit appliquée & n'avoit pas de volonté; il ne fut pas difhcile de prévoii: ce qu'elle feroit dans la fuite. On ne pouvoit voir Philippe fans fe prévenk  L'Isle inconnüe; 99 en fa faveur. Une phyfionomie heureufe , des yeux vifs, un air grand, quoiqu'un peu férieux , faifoient bien augurer de fon efprit & de fon caractère. II fe diftingua entre fes frères par d'éminentes qualités. Enfant, il n'avoit rien qui fut a lui; devenu grand, il s'oublioit pour les autres; il s'en occupoit plus que de luimême. Aöif, fort, courageux, inventif, il s'employoit fans ceffe Sc avec ardeur au bien de la chofe commune. II ne voyoit fon intérêt que dans celui du public. Charmant enfant , excellent homme, i! a été bon inari, bon père, bon ami, & le modcle des citoyens. Ce n'eft pas affez dire qu'il fut aimé; il fut refpecté de fes frères & de fes parens,&recutainfï de bonne heure le prix qu'on doit a la fageffe & a Ia veitu bienfaifante. Sa fceur jumelle, Elifabeth, n'étoit pas fi heureufement partagée. On 1'eüt jugée, au premier abord , difficile, quinteufe, acariatre. Elle portoit un air de mauvaife humeur fur fa figure-, Ja moins agréable de toutes celles de nos enfans , & elle eut été fans doute ce qu'elle paroiffoit. Mais elle poffédoit une ame forte & un efprit jufte , qui lui donnèrent le défir & le pouvoir de fe vaincre. Nos exhortations, nos legons, 8c fur-tout celles de 1'exemple firent merveille fur fon cceur, & changèrent fes premières dif- Gij  ioo L'Isle inconnüë. pofitions. Comme Socrate , elle dompta fa nature, & a force de fe combattre, elle acquit les vertus contraires a fes penchans ; en forte que, Iorfqu'on pénétroit ces dehors peu favorables, on trouvoit en elle de juftes motifs de la chérir & de la refpecter. Ce fut notre chef-d'ceuvre d'éducation. Guy fut celui de nos enfans qui eut les qualités phyfiques les plus étendues, & celles de 1'efprit les plus bornées, Son vifage & toute fon habitude indiquoient fa pefanteur. Ses traits étoient rudes , fa phyfionomie épaiffe. Fait comme un Hercule, & d'une force prodigieufe , il aimoit tous les travaux qui exerccnc le corps, & les fupportoit mieux que perfonne ; mais il n'avoit prefque pas de difpofiti ins pout ceux qui contribuent a la culture de .'efprit. II fentoit même pour les livres une forte de répugnance, qui, malgré tous nos foins & tous «ïos efforts-, ne lui permit de faire que de foibics progrès dans fes études. Quand j'eus bien connu cet obftacle, je ne m'obftinai point a le vaincre. Je m'en confolai même, en penfant que tout homme n'eft pas né pour être favant; que, quoi qu'en difent les philofophes, 1'inégalité qui fe trouve entre les hommes, n'eft pas tant la fuite de leur aflbciation, que Ie réfultat de leurs différences  L'Isle inconnue. ïoi phyfiques, & que, bien loin d'étre un mal, comme ils 1'alïïirent, l'inégalité (O eft un bien riécefTaire dans la fociété, pour y établir une correfpondance de fervices qui doit en faire 1'harmonie: en conléquence, loin de tourmenter Guy pour lui faire acquérirdes connoiffances, & pour donner a fon efprit plus d'étendue & de lumières, je Ie lahTai s'occuper des travaux qu'il aimoit, & je n'eus. pas lieu de m'en repentir. II réuftit fort bien dans la partie qu'il embraffa, & devint un fort bon ouvrier, qui, reconnu pour très-expert dans plufieurs arts mécaniques, pour être plein de probité, d'exaótitude, & de bon fens, fut regardé comme un homme utile & recommandable a la fociété,k laquelle ( i) L'inégalité, lorfqu'elle n'eft pas exceffive , eft avantageufe dans «n état; mais lorfque les propriétés y font accumulées fur un petit nombre de têtes, le refte des citoyens n'y peut vivre que précairement de fon induftrie. Les riches emploient leurs revenus en chofes de fantaifie; & ces revenus dérobés a la terre , 1'agriculture déchoit, le nombre des hommes diminue, & cependant le nombre des hommes eft encore trop grand , puifque la partie du bas. peuple n'a pas de quoi fe nourrir. Alors 1'extrême néceflité, née de l'exr trême inégalité , emploie tous les moyens poflibles^ pour fe fatisfaire, & produit 1'aftuce, la baffefle , lc crime, & quelquefois des révolutions qui bouleverfehfc. la fociété. Note de l'éditeur., G üj  ioï L'Isle incownoê. peut-être il n'eüt pas rendu de grands fervices, fi je n'avois tourné fon application vers les chofes qu'il défiroit favoir, & auxquelles il étoit propre. Nous reconnümes de bonne heure en Charlotte une difpofition a la jaloufie , qui pouvoit être facheufe pour fes frères & funefte pour elle-même. Une careffe faite a fes fceurs en fa préfence, une préférence qu'on leur eut donnée, eut pu lui caufer une trifteffe mortelle , & jeter dans fon cceur, avec la plus noire mélancolie, 1'envie & Ia haïne contre les préférées. Nous n'oubüames rien pour étouffer ces germes d'une paffion auffi cruelle que nuilible. Comme elle n'attend pas Page. ni la raifon pour paroitre, il n'étoit pas d'abord queftion d'employer le raifonnement pour la guérir. La précaution la plus eifentielle fut de ne point marquer plus de tendreffe ni plus d'attention aux autres qu'a elle, & cependant , pour 1'accoutumer a 1'égalité , de ne lui témoigner a elle-même aucune prédilection, Eléonore étoit admirable dans Péducation de notre jeunelTe. De mon cöté, je me conduifois de manière que chacun de nos enfans étoit perfuadé que nous les aimions tous fans diftinóHon. Charlotte feule, jaloufe par terhpérament, pouvoit regarder comme un vol fait  L'Isle inconnue. 103 a fon amour-propre, nos attentions pour fes frères & foeurs. Les foins que nous eümes de tenir entre eux la balance égale, 1'affurèrent pourtant de notre impartialité; & comme nous ne manquions jamais d'applaudir a ceux de nos enfans qui cédoient a leurs frères, ou qui les prévenoient par des marqués d'attachement, fenfible a nos louanges, elle voulut les mériter; elle prit infenfiblement la coutunie de déférer aux autres, & de leur céder. Elle n'avoit befoin que de fe corriger de ce vice, pour être un enfant très-aimable ; car d'ailleurs elle joignoit a une fort jolie figure, un efprit facile & un bon cara&ère. Celui d'Etienne étoit trop faillant pour être méconnu. Dès qu'il put manifefter fa volonté, il tenta de fe faire obéir; mais trouvant de notre cöté une réfiftance inébranlable, il cherchoit a empiéter ce pouvoir fur fes frères. II profitoit de leurs déférences, pour acquérlr de 1'autorité fur eux. II fembloit, a le voir agir, a 1'entendre parler, qu'ils duffent tous lui être foumis. II ne prioit pas, il commandoif, il ne demandoit pas , il s'emparoit de ce qui étoit a fa convenance. Cependant, comme ces prétentions defpotiques lui caufoient fans ceffe des mortifications, il fut contraint d'y renoncer & de fe réduire. L'amour-propre eft un protée ; ' G iv  rjo^ L'Isle iwconnue. ce qu'il ne pouvoit fe procurer de force, il voulut 1'obtenir par d'autres moyens. Il cherchoit toujours a primer; mais il mit dans fes projets plus de combinaifons & plus d'adrelTe. La foif de 1'autorité fe changea en amour de la gloire; fon ambition effréne'e en émulation. II voulut acquérir, par le mérite & par 1'éloquence, ceque la nature & 1'ordre lui avoient refufé. Telle eft'la marche des paffions; ce font des courfiers fougueux, qui vont vous jeter dans des abimes fi vous leur lachez la bride, & qui vous porteront a la gloire fi vous favez les maïtrifer. Avec une ame ardente & élevée , une irnagination vive & rapide, une élocution facile, & le défir de fe diftinguer, il effaya de faire ployer la volonté des autres fous la force de la perfuafion ; & nul de fes frères ne fut fi infinuant, fi difert, fi éloquent. Ils fe tenoient d'abord en garde contre fes paroles; cependant il vint a bout de gagner leur confiance. Jen fus furpris; mais j'en tfouvai bientöt Ia caufe dans 1'étude qu'Etienne avoit faite de 1'art de perfuader, qui n'a de bafe folide que la raifon & la vérité. Les réflexions qu'il fit dans cette étude, diffipèrent fes illufions. II n'ambitionna plus d'obtenir Ia fupériorité fut fes frères que par fa bienfaifance, & dès-Iots  L'Isle inconntjë. 'lof On fe plut a lui rendre la juftice qu'il méritoit, & il gagna, avec 1'amitié & les bonnes graces de fa familie, cette forte de confidération at laquelle il afpiroit depuis fon enfance. L'orgueil & I'ambition faifoient le fond du caraclère d'Etienne; quelques degrés, quelques nuances de moins affoibliffant le caractère de Gabrielle, qui avoit des rapports avec celui de fon frère, nous remarquames chez elle 1'annonce de Ia coquetterie & de Ia vanité. L'un vouloit dominer par les qualités qui lui étoient inhérentes, 1'autre prétendoit plaire en erapruntant des fecours étrangers. Dès qu'elle put difcerner les chofes autour d'elle, elle chercha a fe diftinguer autant que pouvoit le comporter notre fituation dans une folitude: elle avoit une affecration de propreté, un ton de cajolerie avec fes frères, & une forte de dédain pour fes fceurs, qui nous ouvrirent les yeux fur fes prétentions. Auffi-töt qu'elles s'annoncèrent, nous réfolümes d'en arrêter Peffor & de les faire difparoïtre, & nous réufsïmes , non en contrariant le penchant de Gabrielle, mais en 1'éclairant. Nous lui fimes comprendre que le défir de plaire eft louable en lui-même , mais qu'elle fe trompoit dans les moyens qu'elle employoit pour arriver a ce but; que ce n'étoit point  \io6 L'Isle ïNConnuE. par des dehors futiles qu'on réuffiflbït a enlever les fuffrages & la bienveillance des autres; qu'on ne gagnoit 1'eftime & 1'amitié que par de grands fentimens & des actes vertueux, & que toute liaifon d'intimité 3 fondée fur d'autres motifs, ne feroit jamais folide; que toute affectation, même dans les chofes louables, étoit un excès vicieux : & nous appuyames ce raifonnement, par le foin que nous eümes de louer a propos la fimplicité de la parure & des manières, & de regarder froidement tout ce qui s'en écartoit. Ces confidérations, & notre conduite changèrent les difpolïtions de Gabrielle. EHeconferva toujours le défir de plaire; mais elle n'employa plus la vanité ni la coquetterie; elle chercha dans fon cceur les moyens de réuffir: elle devint bonne, affable , modefte; elle ne regarda plus fes fceurs comme fes rivales; elle ambitionna d'obtenir notre eftime & notre approbation , & elle en devint digne. Un tempérament mêlé de flegme & de mélancolie, donnoit a Philippine un air de froideur & d'engourdiffement, remarquable d,ès fon bas age ; mais ce n'étoit qu'un dehors. Quoique férieufe, réfervée, fournoife, & ne paroiffant prendre aucun intérêt a ce qui fe ■ paffoit autour d'elle, elle n'étoit pas un téinoin  L'Isle inconnue. J07 inattentif ni indifférent; elle voyoit, elle écoutoit tout fans avoir l'air d'y prendre garde ; mais, comme on dit, elle n'en penfoit pas moins. Son caraöère, qui étoit un compofé de fineffe & de myftère, approchoit beaucoup de la diflïmulation, a laquelle elle eut paffe fans doute, fi elle avoit eu dans notre ifle quelque motif, & fur-tout quelque exemple qui feut détournée du chemin de la vérité, ïl étoit difficile de la rendre franche & communicative , fon caraöère s'y oppofoit; mais il falloit du moins 1'empêcher d'étre diffimulée, & la détourner d'un défaut fi voifin de 1'impofture , & c'eft a quoi nous mïmes toute 1'attention & 1'adreffe dont nous pouvions nous fervir. Nous n'y étions pas feulement excités par 1'horreur naturelle que nous avions pour le menfonge & tout ce qui en approche-, mais encore par le défir de tenir loin de 1'ifle ce vice qui n'y étoit pas connu. Nous ne fimes pourtant pas ufage, dans cette vue, de legons directes; nous ne montrames pas de crainte que Philippine employat le menfonge oula fauflèté, C'eüt été peut être un moyen de les lui faire connoïtre; mais nous nous fervimes de la connoifiance que nous avions de fa fagon de penfet & de 1'avantage de la prévoyance, pour lui laiffer croïre que nous favions le fond de fes  «08 I/lSLE INCONNUE. penfées, & qu'il lui feroit inutife de vouloif les cacher. Nous 1'engageames doucement, & avec amitié, k nous ouvrir fon cceur. Elle perdit ainfi la volonté dediffimuler; mais elle demeura toujours fecrète, & même très-difcrète, ce que nous n'avions garde de reprendre ni de blamer; car fi la fauffeté eft un vice qu'if faut fuir, 1'indifcrétion eft un défaut fouvent nuifïble aux autres & a foi-même, & toujours condamnable. Si on vouloit connoïtre un enfant que rien ne fut capable d'intimider ni de déconcerter, entreprenant jufqu'a Taudace, hardi jufqu'a Ia témérité, qui fe fït un jeu des périls qu'il pourroit trouver dans une entreprife, & qui avec cela neut point deméchanceté, qui obéït a fes parens & chérit fes frères, nous pourrions en fournir fexemple dans le caracfère de Jofeph. Nous n'avions befoin que d'éclairerfa hardieffe, pour modérer cette impétuofité qui 1'emportoit hors de Jui-même, que de diriger fes fentimensnaturels pour en faire un fujet excellent, & c'eft k quoi fe bornèrent tous nos foins a fon égard. Empreffé de fuivre fes frères atnés lorfqu'ils alloient a la chaffe ou k Ia pêche, lorfqu'ils fe portoient dans les lieux les plus apres de 1'ifle , ou qu'ils faifoient quelque travail difficile; il vouloit toujours les accompagner, il vou\  L'Isle inconnue. 109 ïoit les aider , il entreprenoit au dela de fes forces; mais fous divers prétextes nous 1'arrêtions auprès de nous, nous blamions indirectement fon audace , comme une étourderie dangereufe , nous donnions des louanges a la modération & a Ia prudence. Cependant 3e fentois en moi-même une grande fatisfaótion de ce penchant, qui, joint a Ia docilité, étoit le préfage d'une ame forte & élevée, pleine d'émulation, & capable des plus grandes chofes; & en effet, j'eus tout lieu d'en être content. Mes efpérances furent remplies. Jofeph, bien ïnftruit, ne fut plus fi téméraire. II placa la gloire dans des chofes plus Iouables , comme plus utiles, & devint un de nos enfans qui méritoit !e mieux d'étre cliéri. Catherine fut la feule de mes filles qui fembla nous annoncer des défauts qu'on reproche communément aux femmes , & qu'on peut reprendre chez bien des hommes; je veux dire la verbofité & la démangeaifon de rapportec ce qu'elle avoit vu ou entendu : dès qu'elle put parler & s'entretenir avec fes frères, nous nous apercumes du plaifir qu'elle avoit a jafer. Comme 1'intempérance de langue , épuifant bientot les fujets ordinaires de converfation , prend par - tout inconfidérément de quoi  ïio L'Isle incoNnüe. fournir au bavardage, elle redifoit aux uns ce qu'elle voyoit faire auX autres ; elle y ajoutoit de petits commentaires de fa facon ; elle y joignoit fes réflexions. Ce penchant, pafie en habitude, conduifoit naturellement a 1'efpionnage, a la médifance , a la calomnie, & pouvoit arnenef le trouble & la divifion dans la fociété , en y femant l'ai* . greur & la défiance. Catherine fuivoit le hert fans aucune malice; mais il n'eüt pas demeüré long-temps innocent. Nous avions donc toute forte de raifons de nous y oppofer, & nous Ie combattïmes d'abord en louant ceux qui ne parloient qu'a propos, en blamant en général 1'indifcrétion de parler des autres; mais comme ces précautions n'opéroient pas aflez promptement 1'effet que nous en attendions, nous furveillames de pres Catherine, & nous tournames en ridicule fon babil, & fur-tout fes rapports. C'en fut affez pour Ia corriger de ces défauts, qui pouvoient avoir les fuites les plus funeftes. Pour terminer en peu de traits cette efquiffe, je dois dire que Martial fit paroïtre beaucoup de curiofité, mais en même temps de 1'inconftance ; que nous tournames cette curiofité fur les principaux objets qu'il lui  L' ISLE INCONNUE. III importoit de connoïtre, & fixames fon inconfitance en lui faifant remarquer tout ce qu'ils renfermoient d'utile & d'agréable; que Félix s'annoncoit pour un brutal & un capricieux, qu'un rien mettoit de mauvaife humeur , & qui brufquoit alors tous ceux auxquels il avoit affaire; que nous réprimames fes caprices , & adoucïmes cette brutalité , tantót en ne lui répondant & en ne lui faifant répondre qu'avec douceur, tantót en le regardant avec dédain fans lui répondre, ou en faifant garder le filence aux autres, lorfque, fe laiffant aller a fes brufqueries, il s'écartoit un peu trop a leur égard ; que cette conduite lui donna de la modération , & que , fans avoit autant de douceur que Ia plupart de fes frères , il acquit, en fe réfiftant, une tempérance d'humeur qui le rendit fupportable. Enfin qu'Annette, la plus jeune de nos enfans, montroit en tout une excefïive délicateffe, qui 1'auroit rendue a charge aux autres & a elle-même , fi nous n'avions de bonne heure pris foin de corriger cette molleffe de tempérament; mais que notre exemple & celui de fes frères, élevés a une vie dure, & habitués depuis 1'enfance k vivre de tout & k fe contenter de tout, vain* quirent peu k peu cette délicateffe que tout condamnoit, & lui apprirent a fupportec ce  'ïi2 L'Isle incónn'ü e. qui ia bleflbit, & a fe mettre fans impatïencë de pair avec les autres. La connoiffance que nous avions acquife de ces divers caraótères , nous obligeoit de proportionner notre conduite & nos inftruétions -aux perfonnes & aux circonftances; d'aiguilIonner les uns, de retenir les autres, d'employer tantöt les carelfes, tantöt la froideur, & fouvent 1'émulation & le raifonnement: mais nous avicns quelques régies générales qui fer"voient également pour tous. C'étoit de ne pas démentir par nos exemples les Iecons que nous leur avions faites; d'avoir une conduite uniforme dans les cas qui fe trouveroient les mêmes; de montrer toujours de la douceue & jamais de la foiblelfe; enfin de perfuader a nos enfans que nous les aimions tous fans préférence, & que nous ne voulions que leut bonheur. Jamais les coups n'avilirent leur courage & n'altérèrent leur franchife. S'ils s'écartoient de leurs devoirs, ils en trouvoient la punition dans l'air de notre vifage, qui leur témoignoit de la froideur, & cette difgrace étoit pour eux une peine cruelle. Tel étoit notre fyftême d'éducation, & tel en fut le fuccès, qu'on ne voit guère de familie comme la notre. Malgré nos foins & nos Iecons s nos enfans eurent pourtant des défauts Sc  L'Isle inconnue. 1x3 & des foibleffes; ils tenoie t a l'humarité , ils ne furent point parfaits; mais, a tout prendre, ils méritoient des éloges. De grandes vertus, des talens, de 1'induftrie, Famour de 1'ordre & du travail couvroient ces taches légères, & nous n'avons point d'exemple d'une telle fociété. Tom. IL H  'ii4 L'Isle inconnüe. CHAPITRE XXIX. VAuteur enfeigne a fes enfans les arts mécaniques de première nècefftê. Progrès qu'ils font dans ces arts. Dans le petit tableau que je viens de faire des inclinations naturelles de mes enfans, on peut entrevoir quelle étoit leur intelligence & leur induftrie. II faut dire maintenant quel parti nous tirames de leur capacité, les progrès qu'ils firent dans les arts & dans les fciences, & quelle fut la propagation des connoiffances dans notre ifle. Les fciences purement fpéculatives, les arts de fimple agrément, n'étant que fecondaires dans une fociété, & ne devant pas être fort recherchés dans une fociété naiffante, il n'y cut de nos enfans qui s'y appliquèrent, que ceux qui y trouvèrent un attrait particulier; mais les connoiffances de première utilité, que notre pofition nous rendoit indifpenfables, devinrent le patrimoine commun de la familie. Chacun, ayant intérêt de favoir ce qu'il lui importoit de pratiquer, fut obligé de s'habituer aux opérations des arts mécaniques, qui  L* I S L È INCONNUE. ï i ƒ Ont pour but de fatisfaire aux premiers befoins de 1'homme. II falloit demeurer dans 1'abfolue privation des chofes néceffaires a la fubfiftance, a 1'entretien , & a Ia commodité du logement, fi nous ne favions pas y pourvoir par nousmêmes. Séparés du refte du monde, nous n'avions que notre induftrie qui put fuppléer a ce qui nous manquoit. Les premières vues & les premiers foins de ï'inftruction devoient donc fe porter vers cettepartie fi effentielle , & tous mes enfans être en état de fuffire aux befoins d'une familie toujours croiffante, qui ne pouvoit attendre aucun fecours d'ailleurs; auffi ne négligeai-je point un devoir d'une fi haute importance, duqueldépendoit notre bien-être & notre profpérité» Mes enfans devoient, en quelque forte , être faits a tous les travaux, & favoir manier tous les outils, pour s'en fervir au befoin. Je les dreffai de manière qu'ils en apprirent l'ufage1 par Pexpérience , que les lumières acquifes les menoient k de plus grandes, & que les procédés d'un art qu'ils exergoient, leur donnoient la facilité de paffer k ceux d'un autre qu'ils n'avoient pas encore pratiqué. Je fis cepen-1 dant Ie partage des connoiffances & des travaux dans ma familie \ felon les forces & 1'adrelTe des deux fexes. Hij  ii6" L'Isle inconnue.' Les travaux qui demandent plus de vigueur* plus de nerf, plus d'efforts, furent exercés par mes fils; ceux qui exigent plus de légereté & des habitudes fédentaires, le furent par mes filles; ce qui n'empêcha pas que de part 8c d'autre on ne pafïat quelquefois ces limites s & qu'on ne fortït d'un diilrict pour entrer dans 1'autre; mais les chofes en général demeurèrent comme je les avois réglées d'après la nature & la raifon. Nous avons déja Vu ce que mes 'enfans avoient appris dans 1'art du laboureur 8c dans celui du vigneron , 8c les entreprifes qu'ils avoient faites en conféquence. Ces connoiffances 8c ces tentatives en néceffitèrent bientót d'autres; car ces deux arts tiennent a un grand nombre d'autres arts qui leur font comme alliés & fubordonnés, tels que celui du forgeron 9 du meünier, du boulanger, du tonnelier, du charron , du charpentier, du magon, lefquels en amènent d'autres a leur fuite dont ils ne peuvent fe paffer. Sans 1'enclume &C fans la hache, que feroit 1'agriculture ? L enclume, que je mets ici pour généralifet tous les arts qui travaillent les métaux, 8c la hache, par oü je déflgne ceux qui s'exercent fur le bois, furent en quelque forte les premiers 0utils que mes enfans manièrent, Comme j'ea  L'Isle inconnue. 117 faifois un fréquent ufage, il n'eüt pas fallu d'autres motifs pour les engager a les effayer. Le plaifir de 1'imitation , celui d'exercer leurs forces, & de faire un a&e de puiffance, auroient fuffi pour les porter a s'en fervir. Ils y trouvèrent un nouvel attrait, lorfqu'ils en reconnurent tous les avantages. Henri & fon frère Baptifte étoient bien jeunes encore quand ils commencèrent a m'aider a forger & a menuifer, &: je n'avois jamais befoin de leurs fervices, qu'ils ne fuffent difpofés a me feconder au plus vïte. L'attrait naturel qu'ils trouvoient dans ces travaux, fut bientöt augmenté par les louanges que je donnois a" celui qui faifoit le mieux fa tache, & par 1'émulation qu'ils avoient de fe furpalTer. Je puis dire que, dans ce deflein, ils firent 1'un & 1'autre les plus grands efforts, & qu'il en réfulta des progrès incroyables: mais Baptifte , quoique plus jeune &c moins exercé, fe vengeoit, dans cette partie, de la fupériorité que fon frère avoit fur lui en beaucoup d'autres; il montroit une fagacité & une induftrie dans lefquelles celui-ci ne pouvoit 1'égaler. Non feulement il en fut bien plus que moi, qui n'étois pas un ouvrier habile ; mais il porta la pratique de ces arts & de plufieurs" autres, a un point de perfecYion que peu d'ou-  ïi8 L'Isle inconnue. vriers acquièrent même dans les villes. La nature 1'avoit doué de 1'intélligence & de 1'adreffe propres a reculer les bornes de ces arts , s'il avoit pu s'en occuper fréquemment & fans diftraction. D'après mes confeils, & fur le modèle des outils que nous avions, des ferremens & des ferrures qui nous venoient du vaiffeau, ils devinrent taillandiers, cloutiers , ferruriers, maréchaux; dans un befoin, Baptifte pouvoit être fondeur , orfévre , horloger , & dans la fuite il en fit plus d'une fois les fonctions, D'un autre cöté, ils mariioient le maillet & lecifeau, la règle & le compas , avec non moins d'adreffe & de fuccès que les marteaux& lalime. Baptifte, vifiblement plus adroit que les autres , fut regardé , d'un confentement u'nanime, comme leur fupérieur dans tous les arts de la main, &s'acquit la direction de tous les travaux qui en dépendent. En conféquence , il s'établit leur maïtre, & fit de fort bons ouvriers de la plupart de fes frères. Tous apprirent a faconner le fer & le bois. Guillaume, Guy, Charles , Philippe, Jofeph fe diftinguèrent dans différentes parties. Philippe & Jofeph réuffiffoient mieux dans les ouvrages qui demandoient une exécution hardie, prompte, légère; Guillaume êf Charles, dans ceux qui exigeoient plus de  L'Isle inconnue. np combinaifons; Guy, dans ce qui vouloit plus de main que de tête. Guillaume & Philippe éuflent pu'devenir de bons architectes , s'ils eufiTent eu 1'occafion detendre leurs talens . mais je ne crois pas que Guy fe fut élevé jufques-la. Nul n'étoit plus propre que lui a exécuter ce que d'autres avoient imaginé; ma»s il n'auroit pas fu Pimaginer de lui-même. Joieph fe fit un nom dans la menuiferie; Charles eut tous les fuffrages pour les foins des beftiaux & pour les plantations. Lorfqu'il fut queftion d'élever des digues fur le ruifleau , de batir des moulins , de conftruire des preffbirs, je voulus que fur ces objets chacun me fit connoïtre fon plan & fes idéés, après qu'ils auroient lu quelques livres de mathématiques, pour fe rendre plus capables de concourir ames projets; & a cet égard, j'eus plus lieu d'étre fatisfait que je n'aurois ofé le croire. Nous examinames ces plans avec attention, & nous trouvames dans tous des chofes trèsbien vues & des parties excellentes; mais quand nous vinmes a les comparer les uns avec les autres, nous jugeames que celui de Baptifte pour le moulin, celui de Guillaume pour les: digues & les chauflees , & les idéés de Philippe pour les preffoirs méritoient la préférence. Nous fïirnes fi contens de ces trois de£* H iy  120 L'ISLE INCONNUE, niers, que nous ne crümes devoir rien changer qu'a celui des rnoulins , que Baptifte prétendoit faire a volets, & qu'il riuus fembla plus convenable de faire a auges (!) , vu !a petite quantité d'eau que nous pouvions employee Ia plus grande partie de 1'année. Outre plufieurs digues & réfervoirs, un moulin k grains, & un autre a tan , nous conftruisimes trois preffoirs; un pour écrafer le raifin, un fecond pour faire rhuile, & le troifièmepourlecidre. Les différens travaux qu'exigeoient ces ouvrages, auxouels je préfldai , furent dirigés par Baptifte, notre ingénieur en chef, qui, fecondé par fes frères, vint k bout avec hanneur de toutes ces entreprifes. (l) Oh appelle rnoulins a volets , ceux qui vont par le moyen d'une grande roue qui tourne verticale, inent. L'eau paffe p.r-defïous. Les rnoulins a auges, au contraire , font mus par une roue horizontale, qUune eau fupérietire fai; touroer , en tombant dans les auges ou godets de cette roue. Les mouiias de la première forte demandent beaucoup plus d'eau; ils font ordinaiïereent placés fur les rivières : les autres n'ont befoin que d'une petite quantité d'eau, qui, tombant de haut fur les godets , a la faveur d'un. chenal de bois, fiimt pour faire tourner la meule. Ceux-ci font placés fur les ruiffeaux, dont on élève 1'eau au moven d'une digue» xr j. 7> -j- j & j.wtc uc t etutcur.  L'Isle inconnue; 'i,2ï Dans la fuite il en eut a faire de plus conGdérables, lorfque, voulant fuppléer aux métaux que nous avions tirés dü navire, & qui ne pouvoient toujours durer, il fallut fondre ceux que nous trouvames dans les montagnes , & pour cet effet établir des fonderies, des forges en grand , des refenderies, dont les roues, les leviers, les marteaux devoient tourner tK fe mouvoir par le moyen de 1'eau. De concert avec Philippe & Guillaume , il établit ces grandes forges avec toutes leurs dépendances & leurs accelfoires. Le fer , le plomb, le cuivre, dont nous avions fait la découverte, fournirent alors des matériaux fans nombre a plufieurs arts, & déformais la colonie n'eut plus a craindre de manquer d'inftrumens néceflaires pour cultiver la terre & pour la défendre. Aux travaux de la forge & de la charpenterie fuccédèrent bientöt ceux qu'éxigent la tuilerie, la maconnerie, la poterie. J'en connoiffois les divers procédés ; mais je n'avois fait ufage de mes connoiffances a cet égard , que pour tailler quelques pierres & faire quelques murs. Les briques & la batterie de cuifine trouvées fur le vaiffeau , m'avoient difpenfé d'employer mon induftrie a en faire de nouvelles. II fallut donc apprendre de 1'expérience ce que je ne pouvois enfeigner d'après la  'i2i L'Isle inconnue. mienne. II fallut apprendre a connoïtre .la terre la plus propre a être cuite, la manière de la pétrir a diverfes fois, de la figonner au tout ou dans le moule, de le couvrir d'un émail fait avec le plomb ou 1'étain ; enfin le point jufte de cuiffon qui convenoit aux poteries & aux tuiles pour les rendre bonnes. Plufieurs effais fucceffifs nous mirentau fait de tout cela. Quant a la maconnerie, la chqfe étoit plus aifée ; je 1'avois affez pratiquée pour en donner les premières legons. Mes enfans allèrent d'euxmêmes dans cet art bien au dela de ce que je leur en montrai. Ils ne furent embarraflés que pour tailler & extraire des carrières les meules néceffaires pour nos différens rnoulins. Mais je me fouvins heureufement des procédés qu'on emploie en Europe pour les détacher du rocher. Après les avoir fait tailleren cylindre, je leur fis faire tout autour quantité de trous, dans lefquels on fit entrer avec force des chevilles de bois féchées au four , difpofées en rond, fuivant la largeur des meules. Ces chevilles ,(qu'on eut foin de mouiller enfuite, enflées & groffies par 1'abfortion de 1'eau, fendirent la pierre & détac'nèrent les meules (i). ( i) La recherche que nous f imes des carrières propres a nous fournir ces meules, nous en fit découvrir d'autres  L'Isle inconnue.' 125 Je m'étois fervi jufqu'alors de rnoulins a bras pour broyer nos grains; ce qui en rendoit la mouture longue, embarraffante, & pénible. La machine grofïière & les moteurs trop foibles ne brifoient le grain qu'imparfaitement, en forte que nous ne tirions pas de cette farine autant de pain qu'on en eut pu tirer fi la mouture eut été mieux faite. Je fentois qu'on pouvoit Ia perfeótionner, & j'en avois déja remarqué les défauts, fans pouvoir y remédier. Mais lorfqu'il fut queftion de faire d'autres rnoulins, je communiquai ma penfée a mes enfans , qui s'ingénièrent pour inventer des moyens propres k exécuter ce que j'avois en idee, & Guillaume en eut la gloire. II ne trouva pas feulement les dimenfions les plus convenables aux meules de nos rnoulins. mais il imagina de les rayer, & il en réfulta une" meilleure trituration ; en forte que non feulement le grain , mais les germes , mieux brifés, donnèrent plus de farine, & prés d'un tiers de pain en fus de ce que j'en tirois auparavant ; invention fort applaudie, & qui peut être mife au rang des plus belles* & des plus avantageufes, puifque, fans ajouter aux avan- plus dures & d'un grain plus ferré, dont nous employümes/ les pierres, a affiler nos inftruniens tranchans.  «24 L'Isle inconnue; ces ni aux travaux, elle augmente fi fort les moyens de fubfiftance (i). L'art du meünier conduit a celui du boulanger, celui du vigneron a celui du tonnelier, & ie fervice qu'on veut tirer des beftiaux, fait naïtre le charronnage. L'inte'rêt de la CoJonie & 1'enchaïnement naturel des cónnoiffances devoient donc faire paffer mes enfans de 1'exercice des premiers a ceux qui en font la fuite & le complément, & c'eft a quoi nous eümes le foin de pourvoir, Eléonore & moi. Je dis Eléonore, paree qu'elle s'entendoit fupérieurement a faire Ie pain ; qu'elle avoit été ehargée long-temps du foin de la boulangerie, (i) Les rnoulins & la mouture ont été bien perfettionnés depuis les anciens. Les romains ne connoiffoient que les rnoulins a bras; leur mouture étoit mauvaife. Après Tinvention des rnoulins a eau, elle devint meilleure ; mais elle avoit fait peu de progrès au douzième liècle , puifqu il falloit alors quatre fetiers , mefure de Paris, ou prés de mille livres de froment pour nourrir un homme durant une année. Les changemens qu'on fit enfuite aux rnoulins, réduifirent la nourriture de 1'homme a trois fetiers. Enfin 1'heureufe invention des rnoulins économiques , faite de nos jours, n'en exige plus que deux. II femble que la découverte dont parle 1'auteur ait quelque rapport avec le moulin économjgue. Noce de l'/diteur.  L'Isle inconnue: ï2j & qu'elle voulut inftruire elle-même tous nos enfans, tant filles que gargons, de tous les procédés de cet art fi néceffaire. En conféquence elle leur apprit a. bluter la farine , k faire du levain & k Temployer, apétrir la pate & a chauffer le four pour la cuire dans le jufte degré qui peut la rendre un aliment auffi fain qu'agréable.Cette excellente précaution rendit la bonne fagon du pain familière k tous les membres de la Colonie, &, quand les families fe divisèrent, entretint dans tous les ménages 1'habitude de fe pourvoir foi-même du plus néceffaire des alimens. On peut fe reffouvenir que j'avois déja fait emploi de mon induftrie pour conftruire des charrues, des roues, & des charrettes. L'obligation oü j'avois été de les entretenir & de les renouveler, m'avoit rendu le charronnage familier. II ne me fut pas difficile d'en enfeigner la théorie & la pratique a mes enfans. La conftruction des roues étoit fans döute ce qui demandoit plus de combinaifons & plus de peine; car chaque roue étant compofée de fix pièces ou jantes, qui jointes enfemble font un cercle ; & les rayons enfoncés d'un bout dans le centre ou moyeu, & de 1'autre dans les jantes, devant former avec elles un tout dont toutes les parties fe prefient & fe rafiermiflent mu^  'ïi'6 L'Isle inconnüë. tuellement, il falloit non feulement bien com-* prendre quelle e'toit la coupe & la liaifon de toutes ces pièces, mais favoir encore les raffembler proprement & folidement. Pour me faire mieux entendre, je pris le partï de parler aux yeux ft) * je fis un grand compas de deux lattes, quejejoignis par un bout, au moyen d'une cheville fur laquelle les deux lattes tournoient en s'e'cartant par 1'autre bout. J'ouvris le compas devant mes enfans, & pofant une des branches fur la terre, je tracai avec la feconde deux cercles 1'un dans 1'autre, qui exprimoient la grandeur de la roue & la largeur des jantes ; puis refferrant encore cette branche du compas, fans déplacer la première, je tracai un nouveau cercle pour marquer le moyeu de Ia roue. Enfuite je divifai la circonfe'rence des deux grands cercles en fix parties ou arcs, qui indiquèrent Ia fection des jantes & leur point de jonction. Je la fubdivifai en autant de points qu elle devoit avoir de rayons, & (i) Suivant cette grande règle d'inftruclron puifée dans la nature , & recommandée par Horace , non moins philofophe que po'éte : Segnius irritant animos demijfa per aurem, Quam queefunt occults fubjecia fiddihus. . . Note de ïéditeur.  L'ÏSLE INCONNUE. 127 fe dirigeai ces rayons avec une règle du eentre a la circonférence. Enfin, pour accompagner cette lecon d'une démonftration parfaite, je fis défaire a mes enfans une vieille roue, dont je rapportai les diverfes pièces aux parties correfpondantes du modèle que j'en avois tracé, après quoi je la leur fis remonter. Cela fuffit pour leur donner 1'intelligence de cette partie du charronnage. Le temps & l'ufage leur apprirent le refte. Les opérations qu'exige 1'art du tonnelier tiennent également a des combinaifons géométrtques, & demandent encore plus de préciJion & de dextérité. En effet, il faut que toutes les pièces qui doivent compofer une barrique, foient affez juftes pour qu'elle ne perde rien du liquide qu'on lui confie ; qu'elle foit conftruite d'une manière affez folide, & reliée affez fortement, pour qu'on puiffe Ia rouler & la tranfporter d'un lieu a un autre fans crainte de 1'endommager •, & c'eft affurément une chofe bien difficile a faire pour quiconque 1'entreprendroït fans connoiffance de la géométrie, ou du moins fans en avoir acquis 1'habitude par Ia pratique. Le réfultat des travaux du tonnelier, & le fervice que fon art rend a la fociété , ne font guère connus, ainfi que beaucoup d'autres,  ÜT28 L'ISLE INCONNUE.' & ne font pas appréciés comme ils devroient 1'être par ceux qui en profitent. Dans les grandes fociétés, 1'homme, accoutumé aux merveilles des arts, jouit avec indifférence, & prefque fans attention, des bienfaits qu'il en recoit. Mais fi quelque accident, en le féqueftrant de la fociété, le privoit comme moi de leurs fecours, fes befoins & Ia difficulté de les fatisfaire feroient bientöt naitre chez lui 1'eftime, & j'ofe dire 1'admiration que méntent les inventions utiles. II s'étonneroit , parexemple, qu'on puifie renfermer des liquides dans des vaifleaux faits de tant de pièces, & Tart du tonnelier, qui lui paroït groffier, paree qu'il ne fuppofe ni génie ni efprit dans celui qui 1'exerce, 1'art du tonnelier lui fembleroit alors une invention merveilleufe. C'eft ce que j'éprouvai moi-même, lorfque Ia vétufté de nos tonneaux, & la néceflité d'en conftruire d'autres, nous forca de nous occuper des procédés de cet art aufli utile que peu confidéré. Les tentatives que nous fimes Iongtemps, & la peine que nous trouvames a réuffir, quoique nous euffions des modèles , me firent comprendre que les métiers qu'on regarde avec dédain, ne font méprifés, quoique très-utiles , que paree que , devenus fort communs, les fecours qu'ils nous mettent fans cefle  L'Isle ïnconnu ê. 129 CefTe fous la main, nous difpenfent de réfléehir fur leur utilité, qui feroit bien mieux fentie s'ils étoient plus rares; que les befoins donnent du prix aux chofes qui peuvenf les fatisfaire, en raifon des difiicultés qu'on a de fe les procurer, & qu'il eft enfin plus facile de faire peu de cas des arts mécaniques au milieu de 1'abondance & des commodités dont ils nous font jouir, que de s'en pafler ou d'y fuppléer lorfque la fortune nous en privé. Mes enfans, dont une opinion dépravée n'avoit pas ga té le jugement, Sc qui puifoient au contraire dans ma facon de penfer Sc dans mon exemple une eftime réfléchie pour toutes les connoiffances utiles, mes enfans n'avoient garde de dédaigner aucun des arts ; ils s'appliquèrent a me feconder dans celui du tonnelier, comme ils avoient fait dans les autres, Sc a force d'effais, de combinaifbns Sc de patience , ils en acquirent enfin 1'expérience Sc l'ufage. Mais un art plus néceffaire, Sc qui, par cette raifon, doit être d'un ufage plus fréquent, quoiqu'il foit plus difficile, Part du tiffetand exigeoit 1'application de tous les membres de la Colonie, pour en connoïtre les opérations, pour en apprendre les procédés, & fournir en même temps aux diverfes parties qu'il renferme : auffi mon époufe, qui en connoiffoit Tom. IL I  130 L'Isle inconnue. 1'importance, voulut-elle qu'aucun de nos en* fans n'ignorat rien de ce qui e'toit relaiif a cet art utüe ; & comme elle en étoit affez inftruite, elle en fut le profeffeur, & mit tout fes enfans fur la voie. Cet art fe divife en une infinité de branches, fuivant les matières qu'il doit ouvrer • mafs, foit qu'il s'exerce fur le lin ou fur le coton, qu'il travaille Ia laine ou la foie ; foit qu'il veuille donner de nouvelles fagons a quelqu'une de ces matières , il a toujours des procédés généraux qui font communs a toutes fes branches. Ainfi, 1'ouvrier qui fait une pièce de toile, & celui qui fait une pièce de drap ou de velours, doivent également employer le fil a ourdir & a tiffer, fe fervir également du battoir & de la navette. Mais avant d'en venir a cette dernière opération, il faut que la matière fur laquelle ils travaillent, foit devenue propre a être mife en ceuvre , qu'elle ait été filée, dévidée , pelotonnée, &c., & que les arts intermédiaires qui s'en font occupés , lui aient donné les préparations convenables. Eléonore étoit parfaitement ,au fait de toutes ces parties, dont on 1'avoit inftruite dans fa jeuneffe ; elle favoit préparer la laine & le chanvre, &c. La filature lui étoit familière. Mes filles, qui marchoient fur fes traces» avoient  L'Isle i n c o-n n v e. 131 appris ces premières fagons en travaillant fous les yeux de leur mère. Elles cardoient, elles filoient la laine Sc le coton dans une grande perfedion. II ne reftoit plus, pour mettre en ceuvre ce qu'elles en avoient filé, que d'avoir les métiers néceffaires &c de favoir en faire ufage. J'avoue que fans le hafard qui nous fervit bien, & fans les connoilfances d'Eléonore , qui nous furent du plus grand fecours, nous ne ferions jamais parvenus a faire ni toile ni étoffe. Je ne connoiffois point cette partie; & quoique j'euffë examiné quelquefois dans ma jeuneffe le métier des tifferands, je ne me fouvenois que confufément du nombre des pièces qui le compofent, Sc des dimenfions qu'elles doivent avoir. Cela nous arrêtoit dans notre projet •, &, ce qui tourne bien l la gloire de 1'inventeur, c'eft qu'avec toute mon induftrie Sc celle de mes enfans, je ne favois trop comment m'y prendre pour le conftruire. Mais mon époufe fe rappela que parmi les effets tranfportés du vaiffeau dans le magafin , e'Ie avoit vu quelques pièces démontées qu'elle croyoit appartenir a un métier de tifferand , Sc particulièrement le peigne. Elle me pria d'en faire la recherche, Sc nous y allames enfemble avec Guillaume Sc Philippe. lij  '132 L'Isle incoNNüë. Nous remuames prefque tous les bois quï étoient dans le magafin, fans apercevoir ce que nous cherchions; & je commencois a craindre d'en avoir employé les montans dans la conftruction de la maifon, lorfqu'après avoir enlevé quelques planches qui étoient dans un coin, nous trouvames la plupart des pièces du métier avec le peigne, qui nous les fit reconnoïtre. Celles qui manquoient étoient du nombre des doublés, en forte qu'il fut aifé de les refaire & de les aflembler. Mais, avec cela, tout n'étoit pas fait. Avant de monter la chaine fur le métier, il faut 1'ourdir , & nous n'avions pas d'ourdiffbir pour Ie faire. Nous le cherchames inutilement dans le magafin. Mais comme ce morceau n'étoit pas d'une auffi grande conféquence que 1'autre , nous le fuppléames par un nouveau , que nous fimes d'après les renfeignemens d'Eléonore. Elle nous fit auffi conftruire la table a cafés, oü 1'on place les pelotons, & qu'on établit au pied de 1'ourdhToir (1). Après y avoir mis les fiens dans (1) II paroit, par ce que dit ici 1'auteur, que cet ourdifloir n'eft pas celui dont on fe fert communément en France ; car celui-ci tourne fur un pivot, comme un grand dévidoir, & raflemble les fils tirés des bo«  L'Isle ihconn-üE, 135 le nombre proportionné a la largeur de la toile qu'elle vouloit faire , Eléonore prit les bouts des fils de tous ces pelotons, & les attachant a la cheville la plus baffe de 1'ouVroir, elle les fit paffer & repaffer alternativement fur les autres chevilles ; ce qui fervit a divifer & a diriger la chaïne. Lorfque tous les pelotons furent dévidés., la chaine fut compléte. II ne fut plus queftion que de la rouler fur le tour du fond du métier ou 1'enfuble, & faifant palier enfuite les fils dans les peignes , de les attacher fur le rouleau de devant ; enfin, après avoir divifé ces fils en deux rangées, qu'on pouvoit abaiffer ou élever a volonté, par le moyen des marches , de faire courir la navette dans 1'entre-deux de ces fils, & de les battre. Eléonore voulut que nous fuffions tous témoins attentifs de ces opérations , & qu'après avoir bien compris la manière de les conduire, chacun vïnt a fon tour fe placer fur le métier, pour joindre la pratique de 1'art a la théorie. Ce ne fut pas tout. Comme les effais de tant d'apprentis devoient naturelle- bines. CeluLdont on park dans ces mémoires , a quel¬ que rapport avec celui-de la. naute— Viditeur. _ ... I lij'  134 L'Isle inconnue. ment nuire a la bonne facon de 1'ouvrage commencé , elle nous pria de faire d'autres métiers; fur le mocèle du premier, afin que nous puffions nous exercer plufieurs a Ia fois . & que. la mal-adreffe des uns ne gatat pas 1'ouvrage des autres : c'eft ce qui fut exécuté a 1'avantage de chacun & a la fatisfaócion générale. ■ Jufqu'a'ors les étoffes que nous avions trouvées dans le vaiffèau avoient pu fuffire a nous habiller. Nous avions encore beaucoup de toiles de lin ; mais il convenoit d'en ménager la confommation, & d'ailleurs ces toiles ne pouvoient être employees feules a nous vêtir. Nous étions dont néceffités a faire ufage d'autres matières. Ainfi, nos laines, mais en petite quantité, paree qu'elles font peu abondantes & ne réuffiffènt pas dans ce climat; nos cotons, très-beaux au contraire, & dans la fuite la foie que nous donnèrent des chenilles trouvées dans les bois par Eléonore , nous fournirent de quoi exercer nos métiers. Ces matières furent mifes en oeuvre par nos enfans, qu'une grande appücation avoit rendus habiles, & Ia Colonie fut déformais abondamment pourvue de toiles & d'étoffes propres au vétement & aux divers ufages qu'on en peut faire dans une familie. Carder , filer, dévider, tiffèr , n'étoient  L'Isle inconnue. 135" qu'une petite partie du favoir de nos filles. Leur mère étoit trop inftruite pour ne pas leur donner toutes les connoiflances que nous pouvions leur procurer, & que notre fituation ifolée rendoit plus néceffaires ; auffi eut-elle foin de leur communiquer celles que les legons des maïtres , les livres, & fa propre expériehce lui avoient fait acquérir. Elle leur apprit non feulement a faire tous les ouvrages qui font ailleurs du diflriét des femmes, comme a tricoter, a coudre, a tailler toute forte de linge & a le blanchir; mais a tailler & a coudre leurs robes, a faire les habits de leurs frères, a connoïtre tous les animaux & les fubftances que 1'Ifle pouvoir fournir pour la nourriture de 1'homme (1), a les préparer, a (1) Cette attention a mis en ufage dans notre cuifine, a notre grand pront, beaucoup de plantes, de racines, de fruits, de coquillages qu'on ne connoit pas en Europe; il n'y a pas jufqu'a certaines mouffes, qui, ayant trempé long-temps dans 1'eau pour être ramollies, ne deviennent un fort bon aliment; mais un des meilleurs & des plus recherchés, ce font des nids d'oifeaux , dont la matiere fine & tranfparente, compofée d'une humeur vifqueufe & falée, & qui les rend propres a fe détremper aifément dans les fauces , en fait alors un trés-bon affaifonnement. Nous les trouvames dans les rochers fur I iv  Ti$6 L'Isle inconnue.' les affaifonner, a gouverner la baffe-cour & !é colombier ; enfin a traite, les vaches & les brebis, & a faire le beurre & le froraage. Comme Eléonore afpiroit a faire de fes filles de bonnes ménagères & d'excellentes mères de familie , qui fuffent capables de bien conduire une maifon, & d'affurer leur bonheur en faifant celui de leurs maris & de leurs enfans, elle n'oublia rien de ce qui pouvoit étendre leur intelligence en embellilTant leur caraétère , leur donner des connoifïances & des graces. Elle avoit regu 1'éducation la plus foignée, & favoit par expérience que rien ne contribue plus al'agrement du ménage, difons mieux, a 1'union des époux, que la fatisfaftion qu'ils trouvent a vivre enfembie , & que cette fatisfaction ne vient pas feulement de 1'égalité d'humeur, mais encore de la gaieté & du charme des manières que nous donnent fes arts agréables. La connoiffance du monde lui avoit appris qu'un homme qui trouve le bon-. heur chez foi , ne va pas le chercher ailleurs j que la complaifance & les talens dans fa femme fervent fur-tout a le fixer, & qu'ainfi les arts lés boi-ds de k rner, C'eft fans doute la mêrs.e efpè de nid fi vantée a, la Chine.  L' I S L E INCONNUE. Ï37 agréables ne devoient pas être feulement regarde's comme un amufement, mais comme une partie efientielle des connoiffances de la fociété, & 1'heureux achevement d'une éducation parfaite, D'après cette idéé, la danfe , qui donne plus de grace a 1'extérieur, plus de noblelïe au maintien & a la démarche ; la mufique, qui charme les ennuis, fufpend le fentiment des peines, adoucit les humeurs, qui, le feul des talens, jouit de lui-même dans la folitude; le deffin, qui retrace les dimenfions 8c la figure des objets intéreffans; la peinture, qui leur communiqué la couleur & la vie , & fixe la reffemblance des perfonnes éloignées, ou qui ne font plus, devoient entrer naturellement dans fon plan d'éducation, & furent enfeignées avec fuccès a tous nos enfans de 1'un 8c de 1'autre fexe,  •JjS L' I S L E INCONNUE. CHAPITRE XXX. Induftrie & méthode de VAuteur pour apprendre a fes enfans les lettres , la grammaire} les langues , &c. Si jamais, fortant de cette ifle 5 ces mémoires domeftiques tomboient entre les mains d'un europeen qui n'eüt d'autre idéé de Péducation que celle que peuvent en donner les méthodes fuivies dans cette partie du monde , combien ne feroit-ü pas étonné de la multiplicité & de la variété des objets que la nötre renferme? Eh, comment, me diroit-il, deux perfonnes feules pouvoient-elles fuffire a ce qu'exigeoient d'elles tant de travaux divers , & tous les foins que demandoit une inftruction fi étendue ? C'eft que nous favions mettre le temps a profit, en ne faifant les chofes qu'a propos & que 1'une après 1'autre. C'eft que nous pofledions le grand fecret de 1'art d'enfeigner , qui confifte a favoir déméler la fubordination des connoilfances, & a en óter les épines, en cachant 1'idée du travail fous 1'appat de la curiofité ; c'eft qu'enfin nos ainés, une fois inf-  LTSLE INCONNUE. I 39 frults, devinrent nos coopérateurs dans lmftruction de leurs frères; que leur exemple & leur expériencenous débarrafsèrent. d'unepartie des foins de 1'enfeignement, & concoururent trèsrheureufement a en avancer les progrès. On pourroit être auffi furpris de ce que, dans rhiftoire des connoilTances de nos enfans, je n'ai encore fait mention que de celles qui portent fur des objets palpables, & n'ai rien dit de 1'enfeignement des lettres. II n'eft pas vraifemblable que j'aye voulu les laiffer dans 1'ignorance de cet objet, regardé dans 1'éducation de notre Europe comme le feul important. Eh , non , affurément, ce n'étoit pas mon idée. J'étois a la vérité bien éloigné de 1'eftimer comme le but unique de 1'éducation, & même , dans notre pofition , comme le plus utile; les connoilTances acYives devoient 1'emporter chez nous fur les contemplatives; mais cela n'empêchoit pas que je ne regardaffe les lettres ( au moyen defquelles les connoilTances fpéculatives, 1'hiftoire , les fciences abftraites font tranfmifes de race en race a la pofiérité) comme une chofe très-agréable & très-néceffaire a une fociété ; &, d'après cette opinion , j'étois bien aife de faire participer ma familie aux avantages qu'elles procurent; mais je ne youlus m'en fervir d'abord, que pour faire  140 L'Isle inconnue. connoïtre a mes enfans ce qu'elles enfeignent de plus fenfible & de plus fimple, réfervant pour lage de raifon tout ce qui demande les combinaifons de 1'efprit & 1'effört de la réfiexion. Je ne m'éloignai pas feulement ainfi de l'ufage ordinaire d'enfeigner les enfans , mais je pris une route abfolument oppofée pour leur apprendre les premiers élémens de 1'inftruction, je veux dire, a lire & a écrire. J'avois été toujours choqué de la manière commune d'apprendre a lire aux enfans. Cette routine, quï fait dénommer les Iettres de 1'alphabet 1'une après 1'autre, qui leur donne un fon qu'elles ne confervent point en s'unifTant (1),. m'avoit (1) Ceux qui ont appris a lite d'après cette méthode, peuvent remarquer qu'on ne laiffe point un fon fimple aux confonnes en les dénommant , tandis qu'on les fuppofe fimples quand on épèle, ce qui doit mettre 1'efprit d'un pauvre enfant dans le plus grand embarras, & lui rendre la lefture très-difficile. En effet, lorfqu'il veut raffembler les lettres & en faire des fyllabes ,. il eft fans ceffe obligé de changer la, dénomination compofée des lettres telle qu'il 1'a d'abord apprife, en une autre qui néceftïte dans fon efprit de nouvelles combinaifons d'autant plus dirficiles a faifir, qu'élles femblent conirarier fes idéés. On lui apprend que C s'apèlle ee'ott k(', que F fe nomme efft, r ene, d dé; ce qui, d'après.  LTSLE INCONNUE. I^I toujours paru auffi longue que pénible & défagréable. Je m'étois fouvent étonné que, dans une chofe de cette importance , on ne fe fut pas avifé de fimplifier 1'enfeignement (1). J'avois de plus remarqué que, dans la manière d'enfeigner les élémens des connoiffances, on ne s'occupoit qua parler a 1'efprit; qu'on n y confidéroit 1'homme que comme purement intelleduel, en ne lui préfentant que des ca-, raótères alphabétiques &: des mots , fignes abftraits, images foibles, qui ne fe gravent qu'imparfaitement dans fa mémoire , fans vouloir faire attention que c'eft par les organes qu'il recoit fes idéés , & que le fentiment feul peut les y fixer. En conféquence, j'avois penfé que pour produire un changement avantageux dans 1'enfeignement, il ne falloit d'abord faire mention que d'objets fenfibles , en joignant, autant qu'on le pouvoit, 1'image des objets la dénomination enfeignée, fi, par exemple, il epeloit le mot caffard, devroit compofer ce mot bizarre kéaeffeeffeaerredé. Combien d'élifions ne doit-il pas apprendre a faire par l'ufage, pour réduire ce mota fes deux fyllabes? JVote de l'éditeur. (1) On a fait depuis beaucoup de tentatives pour fimplifier cet enfeignement; ce qui prouvoit la néceflité le changer, Nok de l'éditeur..  L'Isle inconnüë. au nom qu'on leur donne; que c'eft ainfi que nous apprenons a parler dans l'enfancè, & a connoïtre naturellement tout ce qui nous environne. Le livre de la nature étoit ouvert devant mes enfans ; mais 1'ifle 'ne renfermoit pas tout ce qu'on y peut lire; il étoit bon de les inftruire de ce qu'il montroit ailleurs , & des connoilTances que d'autres y avoient puilées. Voici le moyen dont je me fervis pour fuppléer a ce qui nous manquoit a cet égard, & ce que je fis pour leur enfeigner avec fuccès les lettres & les langues, (i). D'accord avec Eléonore, nous compofames un livre de figures enluminées, que nous tragames fur le vélin. Les objets que nous y avions peints étoient pour eux les plus néceffaires a connoïtre. J'en formai le projet, & Eléonore, qui faifit très-bien mon idéé, 1'exécuta parfaitement. Ce nouveau livre, qu'on pourroit fans doute bien perfeótionner, va beaucoup mieux a fon but que les livres ordinaires, puifque , parlant (i) Le francois , 1'anglois , le latin. Les deux premières leur étoient familières depuis 1'enfance ; 1'autre devenoit néceffaire pour 1'intelligence des livres latins que nous avions trouvés fur le vaiffeau , & qui étoient de choix & en affez bon nombre.  L'Isle inconnue. 143 fans équivoque a plufieurs fens a la fois, il grave nettement dans la mémoire tous les objets qu'il repréfente , & nè peut lui en donner que de juftes notions. Les objets les plus intéreifans , comme les plus curieux, en peuvent faire la matière. Chaque feuillet eft un tableau. D'abord trés-fimple pour le premier age, il.devient enfuite plus compliqué, par gradation, fuivant 1'étendue de 1'intelligence de ceux qui doivent 1'éiudier. Le nom de 1'objet figuré, toujours peint au verfo , eft écrit au bas de Ja page' en groffes lettres & en trois langues, angloife, francoife, & latine. Au: reclo eft la définition & la defcription de ,cet objet en trois colonnes , écrites, comme le nom de 1'objet, en ces trois langues. S'il y a plus d'un objet dans un tableau , & lorfqu'il c.onvient d'en faire remarquer certaines parties , on les diftingue par des numéros, qui, fervant de renvois, indiquent au bas de 1'eftampe le nom de chaque chole ou de chaque partie numérotée. Enfin chaque idiome, diftingue par fa place, 1'eft encore par un caracière particulier. Les lettres de i'anglois, hautes & déliées, imitent 1'écriture angloife; celles du francois font formées d'après  '344 L'Isle inconnue. lecriturebatarde, &les lettres romainesfervent au latin (i). Les tableaux de ce livre oü nous avions pris foin de peindre les objets les plus importans a connoïtre, & ceux fur-tout dont nous ne pouvions offrir le modèle a nos enfans, étoient très-propres a exciter leur curiofité, & par-la concouroient parfaitement au fuccès de notre deffein. On fait combien les enfans aiment les images. La variété des couleurs, 1'ordre, la fymétrie de ces enluminures devoient donc avoir pour les nótres beaucoup d'agrérnent, & nous étions fürs., en leur ouvrant le livre & en flattant leurs rëgards par la repréfentation des objets qu'il leur offroit, d'éveiller en euxle défir de favoir quelles étoient ces figures. C'eft en effet ce qui arriva. A peine les eurent-ils fixées, qu'ils voulurent apprendre ce que c'étoit; mais nous tardames a fatisfaire leur curiofité j pour augmenter en eux le défir de les connoïtre. Cependant, pour ne pas les impatiertter, nous leur dïmes qu'ils pourroient apprendre (i) On fentbien qu'on pourroit également employer plufieurs autres langues dans le livre figuré, & même en faire en quelque forte une polyglotte. d'eux-mêmes  L'Isle i n c o n n ü è* ü'eüx-mêmes ce qu'ils voulóient favoir. Ceci méritoit une explication 5 & nous la Omes brièvement. —~ Le nom de la chofe que vous voulezcannohre eft au bas de cette page; lifez ce nom, & vous la eonnoïtrez. = Mais je ne fais pas lires — Je vous le ferai lire fi vous le fouliaitez. =Très-volontiers > faites-moi lire. Alors montrant les lettres du nonii & les épelant 1'une après 1'autre, & 1'en.fant ne manquant pas de nous imiter, nous trouvions enfemble ce nom que nous voulions apprendre. Nous lui faifions remarquer adroitement, &: la figure & ie fon, de chaque lettre , & fa' valeur dans chaque occafiön; mais pour .ne pas trop partager fon attention, & pour le lailfer, pour ainfi dire, en. appétit de leéture, nous préve« hions le dégout én fermant le livre. Vous le ■verrez une autre fois, lui difions-nous, quand nous ferons contens de vous* Un nouveau motif d'émulation pour la leëtüre fe tit'oit, non feulement de la privatiori du livre figuré, par laquelle étoient punis ceux qui faifoient quelque faute ou qui s'aequit•toient avec norichalaiice du refte de leurs deVoirs, mais du privilége de lire, qui devenoit une récompenfe pour les autres. C'en étoit affez pour les tenir tous eri haleine, & pour mettre la le&ure au nombre de leurs plaifirs» Tom. II. &  ï4ö L'Isle inconnuè. IntérefTër le cceur au profit de 1'efprit, nous a toujours paru la meilleure méthode. Les progrès qu'elle fit faire a nos enfans, avoient de quoi furprendre. Sans nous caufer d'embarras, fans contention d'efprit, ils apprirent a lire joyeufement & en fort peu de temps. Ce livre fervit encore a leur apprendre a defliner & a écrire. Ce fut d'après les traits des figures plus fimples, qu'ils commencèrent a exercer le crayon. Dirigés par Eléonore, ils devinrent prefque tous habiles dans le deflïn, & quelques-uns auroient pu paffer pour d'alfez bons peintres de portrait & de payfage. L'écriture , qui plait pour I'ordinaire aux enfans , beaucoup plus que la lecture , ne fut a peu prés pour les nötres qu'une agréable récréation. Ils fe formèrent bie.ntöt la main, d'après les grandes lettres de leur livre, paree que, trouvant dans la formation des cara&ères de quoi exercer leur induftrie & leur penchant a 1'action, ils s'y livroient avec empreffement. II fut moins nécelTaire de les y poulTer, que de les y conduire. Maisa quoi bon faire emploide trois langues dansce livre? Avoient ils befoin de connoïtre & de parler différens idiomes, Sc ce livre enfin, fuffifoit-il pour remplir nos intentions a cet égard ? Je ne veux point, pouj: louet cette  L'Isle inconnue. 147 ïnvention , en outrer les avantages; je n'en attendois pas tant. Ce livre ne fuffifoit point pour enfeigner ces trois langues , ni pour apprendre a les parler; mais il donnoit le moven d'entendre celle qu'on ne connoiffoit pas encore , & ajoutoit a la facilité de parler celles qu'on favoit déja. Notre langue naturelle étoit Ie francois. Eléonore parloit anglois avec beaucoup d'aifance. Je le parlois auffi , quoiqu'affez mal, Nos enfans avoient appris 1'une & 1'autre dès le berceau , & s'en fervoient indifféremment, comme les peuples du midi de la France, qui emploient a leur gré le frangois & le gafcon. Ce livre fervoit donc a. les perfeétionner dans la connoiflance de ces deux langues ; mais fa grande utilité fe tiroit du moyen qu'il leur donnoit de faire ufage des livres que nous avions fauvés du naufrage. Nous en avions de frangois, tirés des malles de M. d'Aliban, ou de celles d'Eléonore; mais la plupart des autres, qui compofoient une affez jolie bibliothèque, étoient anglois ou latins , & c'eüt été un tréfor perdu pour mes enfans & pour leur, poftérité, s'ils n'en avoient acquis 1'intelligence & l'ufage. Je n'eus de précautions a prendre pour leur en donner la clef, que de leur enfeigner au-» Kij  I48 UIStE I N C O N N TJ E* paravant les déclinaifons & les conjugaifbns t & les premières régies de la concordance* L'ufage du livre figuré fit le refte. L'explication du latin, que nous ne celfions de faire en anglois & en frangois, les accoutuma peu a peu a faifir 1'intelligenee du fens , la Variété des tours de chaque langue, & la différence dé leur marche. Je prenois d'abord le foin de faire moi-même la conftruétion; mais je Ia faifois de manière que 1'attention de mes difciples ne fut pas interrompue , & qu'ils la füivilTent des yeux. Je leur donnois la fignification des mots, je les leur faifois répéter ; & j'en agis de la forte, jufqu'a ce que je m'apergus qu'ils fentoient déja les noms & les verbes a leur définence. ' Alors ils commencèrent d'eux-mêmes a faire la confiruction pat le tact- du fentiment & la force de 1'habitude. Us rangeoient, d'après mon exemple, les mots du latin que nous expliquions, dans 1'ordre des mots frangois qui y répondoient; & en en tirant un fens ïntelligible, ils palToient tout de fuite a la colonne du frangois, dont la conftruéiion moins fervile leur donnoit 1'idée d'une meilleure verfïon. Nous f imes fuccéder enfuite 1'explication par écrit a 1'explication verbale; & quand leur xaifon eut acquis affez dé force pour combiner.  L'Isle inconnue. 149 des idees abftraites, je leur fis connoïtre la métaphyfique des langues, ou la grammaire , qui, felon moi, peu utilepour donner l'ufage d'une langue, eft indifpenfable pour en développer le rnécanifme, & pour s'y perfe&ionner. C'eft ainfi que nos enfans s'inftruifirent dans 1'art d'écrire & de parler, & qu'ils eurqnt dans la fuite la facilité d'étendre leurs connoiffances, & d'en puifer de nouvelles dans les livres de notre bibliothèque. Mais j'eus, bien foin , avant cette époque, de leur,rendre familières toutes celles qui pouvoient leur venir par les fens; car dans Page oü la raifon n'eft pas encore formée, fi 1'efprit eft foible, Pimagination eft vive & la mémoire docile. L.es fens de Penfance ont plus de délicateffe que ceux de Page mür, & c'eft des. fens que nous viennent toutes les idéés, fimples & primitives. II étoit donc effentiel de profiter de cette difpofition dés organes , pour tirer le plus grand parti des facultés de nos enfans.. Le grand livre de la nature étoit ouvert fous leurs yeux; il n'étoit queftïon en quelque forte que de leur en montrer l'ufage, en leur donnant a connoïtre tout ce qu'il offroit de fenfible. C^eft fur-tout alors, que j'employai le fecours des faits & de 1'expérience pour les inftruire, avec la précaution pourtant de ne donner  I150 L'Isle inconnuèJ d'abord les faits que pour des faits, fans vouloir les faire plier a un fyftême quelconque. Ils parvinrent de cette forte a connoïtre les parties les plus intéreffantes de la phyfique , de l'hiftoire naturelle , de la géométrie, & des mécaniques. Je les fis paffer enfuite a 1'aftronomie, & je leur en appris tout ce que j'en favois. Bientöt les livres & le télefcope leur en apprirent davantage. Enfin je leur donnai 'des notions de chronologie, de géographie, & d'hiftoire, dans un précis élémentaire que je fis exprès pour eux. Cet abrégé leur épargnoit non feulement la peine de chercher les chofes les plus dignes de remarque, & d'en fuivre la liaifon a travers le fatras des erreurs & des inutilités oü elles font communément noyées dans la plupart des hiftoires; mais. leur préfentoit dans leur vrai jour les principes conftitutifs de Ia fociété , prouvés par les faits, la chaïne des événemens, & les caufes conftantes des révoIutions des peuples. C'étoit le tableau des pro^ grès du genre humain ou de 1'efprit de Thomme, plutöt que celui des nations ; fhlfloire des gouvernemens, & non celle des Rois; 1'efprit de leur adminiftration, & non leurs geftes. J'avois toujours trouvé 1'hifbire fi mal faite, que je n'avois pu me déterminer a la mettre  E'ISLE INCONNUE. ÏJft üans les mains de mes enfans telle que nous 1'avons. Non feulement la plupart des hiftoriens ne préfentent pas les chofes fous leuf vrai point de vue, mais ils ne le connoiflent pas. Pédans étroits, ou rhéteurs infidèles, ils rapportent d'ordinaire, avec une profufion accablante , des faits inutiles ou faftidieux, tandis qu'ils palfent fous filence les caufes primitives ou générales qui ont opéré 1'avantage ou le malheur des peuples, quoiqu'elles foient pourtant les objets les plus dignes de 1'attention des hommes , par les grands exemples qu'elles nous font puifer dans Ie paffé, Sc par les lumières qu'elles répandent fur 1'avenir. 'Auffi vains raifonneurs que mauvais juges, ces hiftoriens ne pouvoient que donner des idéés fauffes a mes difciples, & jeter dans terreur leur efprit fimple Sc crédule. C'eft ce qui me décida a tracer le tableau de l'hiftoire d'après des vues plus générales. Cependant, avant de le crayonner, j'héfitai quelque temps, dans 1'embarras de juger s'il ne feroit pas plus avantageux pour ma poftér»ité d'ignorer ce qui exiftoit au dela de notre ïfle 8c l'hiftoire des nations, qu'il ne lui feroit profitable de 1'apprendre. En effet, d'un cöté, j'appréhendois quei'injuftice & les mauvaifes mceurs qui fe montrent Kiv  IJ2 L'ISIE-INCONN&E". fi fouvent dans l'hiftoire, ne corrompiffent9 par leur influence, le cceur de mes enfans, & qu'en fe voyant éloignés de la fcène oü avoient figuré tous ces peuples, ils ne fe regardaflenf comme de malheureux exilés. Mais d'un autre cöté, je penfois qu'on pouvoit leur préfenter les chofes de manière que 1'exemple des vices Sc des crimes ne fervit qu'a fortifier leur vertu; qu'il fuffiroit de leur montrer, non par des faits ifolés, mais par leurs fuites ordinaires, que 1'ignorance & 1'injuftice ne conduifent qua 1 egarement Sc a 1'infortune, Sc que Ie cceur de 1'homme, inftruit Sc jufte, eft feul capable du vrai bonheur. Cette réflexion prévalut, &t me rendit hiftorien. Mon travail, quoique difficile, me fut agréable ; mais ce qui me Ie rendit plus précieux, c'eft que Ie fuccès que j'en attendois paffa mes efpérances, foit pour cultiver 1'efprit de mes enfans, foit pour diriger leur conduite dans Ie cours de la vie. Je crus devoir donner enfuite a mes jeunes fêns une connoilfance au moins légère des belles lettres, qui font comme Ia fleur du fa-r Voir. Product-ions heureufes des efprits aimables que Ia nature femble former expres pour étendre le goüt & la politefle, elles fervent a adoucir les mceurs , a infpirer i'émulation & la yertu, en perfeöionnant Ie tad du fenti-,  L'IsLi ÏNCfONNüE; Ij"3 inent, & en élevant 1'ame. Je mis donc les meilleurs poëtes & orateurs , anciens & modernes, entre les mains de mes enfans, & je leur fervis de guide pour leur en donner 1'intelligence. Quelques-uns fe paffionnèrent vi» vement pour cette ledure , & ils en firent bientöt les délices de leurs loifirs. Enfin je couronnai leur inftrudion par 1'étude efïèntielle & réfléchie du droit naturel de 1'homme, & de la morale univerfelle qui en eft la fuite. Je leur expliquai leurs droits & leurs de* Toirs refpedifs dans tous les états & dans toutes les pofitions de la vie. Je leur en fis connoïtre la vérité ; & leur montrant les lois naturelles comme la bafe folide de toute fo.ciété, & la caufe du bonheur des membres qui la compofent, je les pénétrai h bien de leur importance , qu'ils lesregardèrent déformaiscommeleurcoda univerfel. Ils y puisèrent 1'efprit des lois pofi-> tives, que je promulguai dans la fuite comme une extenfion de ces lois primitives, dont ils ne pouvoient ignorer la force & la fandion.' Ici finit le détail de leur éducation avec celui de 1'inftrudion domeftique. Fortifiés par 1'age , 'éclairés par nos Iecons , mes enfans étoient dès-lors affez formés pour fe conduire par eux-mêmes, & pour fervir de guides a ceux qui leur devroient le jour.  ,ïj4 L'Isle inconnue. A cette époque, je pouvois me regarder comme plus libre. Prefque tous mes enfans étoient en état de me fuppléer dans Ie détail des travaux ; mais il falloit a Ia cofonïe un centre de réunion; 8f comme chef naturel de notre fociété, je devois tout régler pour le bonheur préfent de tous fes' membres,, & préparer, comme prévoir, celui de leur poftérité* Ces puhTantes confidérations ne laiflbient point repofer ma vigilance; auffi n'ai-je jamais ceffé de m'occuper de fi chers intéréts; & dans Ia longue carrière que j'ai parcourue, je ne me fuis jamais livré a un repos , que mon amour pour mes enfans m'auroit rendu plus pénible. que le travail. Si on s'étonnoit que, pendant un fi long temps & au milieu de tant de travaux & de fatigues , mon époufe ni moi n'ayons pas été malades, il ne faudroit , pour en trouver Ia raifon, que réfléchir fur ces mémoires. Avec des mceurs pures & innocentes , nous avons toujours vécu dans la modération. L'air de 1'ifle eft très-falubre j enfin rien n'entretient & ne fortifie la fanté comme la fobriété & 1'exercice. Nous n'avons eu que très-rarement de légères incommodités. La vie toujours acKve que nous avons menée dans un climat favorable & en plein air, a tellement étendu nos  L'Isle inconnue; %ff facultés corporelles, & nous a donné une conftitution fi robufte &c fi vigoureufe , que, dans un age avancé, nous paroiffons encore aflezjeunes, & que, fi nous étions en Europe, on nous donneroit a peine trente-cinq ans,quoique nous en ayons prés du doublé. Nos dents ni nos cheveux n'oht pas fouffert d'altération. Nous n'avons point de rides, & nous nous trouvons auffi difpos qu'on peut 1'être dans la jeuneffe. Nous fommes une preuve vivante, que c'eft la fageffe & 1'exercice qui donnent de longs jours, & qu'ils peuvent feuls nous dérober aux ravages du temps & aux infirmités de la vieilleffè.  ii 55 L'Isle i n c o n n ü CHAPITRE XXXI. Rivalité & jaloujïe entre les deux frères Henri & Baptifte , pour l'amour & la pojfejjion d'Adélaïde. X-/'instruction de mes fils aïnés étoit a peine achevée, que Henri & Baptifte me prouvèrent, par leur conduite , 1'inftuence que doit avoir fur les aétions de la vie. une éducation foignée, & la néceflité dont il eft pour le bonheur des individus, qu'ils. foient accoutumés de bonne lieure a maitrifer leurs paffions. Elles étoient foumifes chez nos jeunes gens; mais dès 1'enfance elles avoient eu chez Baptifte une force & une aóUvité qui nous avoient donné bien.de la peine a les foumettre. Une impulfion un peu forte pouvoit les ranimer & les rendre rebelles. L'amour fut le premier agent qui les réveilla: la jaloufie le rendit terrible, & changea pour un temps deux êtres raifonnables , deux amis , deux frères , en ennemis. Baptifte fur-tout* n'écoutant plus la voix de la raifon , devint injufte. & téméraire % & fe fut rendu tyran, fi 1'habitude de fe contraindre, nos reproches, nos exhortationsj &c  LTSLE INCONNUE. IJ7 h fermeté d'Adélaïde ne lui euflent infpiré un deffein généreux > & fi fon cceur , auffi courageux que fenfible , ne lui eut fourni les rnoyens de faire les plus grands efforts pour 1'exécuter. Quoiqu'Adélaïde foit ma fille, je lle puis m'empêcher de dire qu'elle étoit alors charmante, Vrai portrait d'Eléonore, elle s'attiroit naturellement 1'hommage de tous les cceurs. Elle en eut mérité la préférence dans une fociété déja nombreufe. Qu'étoit-ce donc dans la notre, oü tous les membres ne compofoient qu'une familie, oü 1'on n'avoit poirit d'efpoir de s'allier a une autre familie; ou les liens du fang, fortifiés par 1'habitude de vivreenfemble, 1'étoient encore par notre pofition ifolée, qui rendoit les fervices réciproques plus néceffaires & plus habituels r . Nous étions, mon époufe & moi, dans !e deffein d'unir Henri & Adélaïde. La conformité d'age , d'humeur, de caractère qui fe trouvoit entre eux, Famitié & la confiance qu'ils fe témoignoient réciproquement depuis le berceau, nous déterminoient a cemariage; mais nous crümes qu'il étoit de la prudence, non feulement de ne point le hater, mais de tenir notre attention fecrète a cet égard. C'étoit d'abord paree que nous ne devions  t $ 8 L' I S L E INCONNUE. unir nos enfans entre eux qua défaut de toute autre alliance. Quoique nous fuffions renfermés ' dans 1'ifle depuis bien des années, & fans communication avec le refle du genre humain, notre délicatefle nous prefcrivoit de retarder 1 epoque de ce mariage, dans la fuppofition que quelque événement extraordinaire pourroit jeter dans notre ifle des compagnons de fortime. Cette fuppofition, il eft vrai , n'avoit qu'une lueur d'apparence •, mais elle nous arrêtoit. Nous étions perfuadés que nous ne devions nous écarter des régies öbfervées chez les nations policées, que lorfqu'il n'étoit pas poflible de les obferver; & nous croyions que, dans une affaire de cette importance, il valoit mieux pêcher par trop de précautions, que de manquer de prendre celles qui Teroient néceflaires. En fecond lieu, nous penfions devoir nous taire, paree qu'en faifant part a nos enfans de nos vues fur eux , nous avions k craindre de trop étendre leur familiarité, & d'altéreren quelque forte la décence & Ia réferve qui devoient toujours accompagner leur tendrefle mutuelle; enfin paree que nous jugions convenable d'attendre au moins pour leur union 1'age de dix-huit ans, communément regardé dans notre Europe comme celui qui, donnant  L'Isle inconnue. i^ au corps & a la raifon toute fon extenfion , paroït plus propre a la formation des mariages. Mais nos fuppofitions étoient vaines, & nous nous trompions dans cette dernière confidération; car 1'intention de la nature pour la production des êtres fe manifefte bien plutöt dans notre ifle que dans PEürope. Lacroilfance plus rapide, & le corps qui atteint plus vite fon dernier point d extenfion, harent ici fingulièrement 1'époque de la puberté (i). II eut été prudent au contraire de fuivre 1'intention de la nature, fi nous I'avionsconnued'abord;trop de fcrupules & de précautions ne fervit qua. nous donner beaucoup d'embarras & de peines. Adélaïde , qui déja chériffoit Henri d'une affection de préférence, .comme je Pai fu depuis, aimoit tous fes frères avec tendreffe, & leur témoignoit extérieurementautant d'amitié qu'a lui. Ainfi, on n'avoit pas lieu de foupconner fa prédilection. Elle veilloit même avec tant de circonfpection & de fageffe fur toutes fes démarches , que Baptifte , qui 1'aimoit aveC toute Pardeur de fon caraöère, & qui avoit dans fes fentimens une puiffante raifon d'étu* (i) Dans ce climat, les femmes font nubiles a neuf ans ; & a douze , le corps de riiorame a d'ordinaire toute la grandeur qu'il doit avoir,  i6b L'Isle incónnue. dier ceux d'Adélaïde , ne s'apercut pas d'abord qu'il eut Henri pour rival, & encore moins qu'il lui fut préféré. La bonne opinion qu'il avoit de lui-mêïrie ne lui permettoit pas d'erï concevoir la poffibilifé. Mais Henri, tout auffi épris que fon frère, quoique. plus modefte & plus circonfpecT:, ne pouvoit toujours fe conduire avec tant de retenue, qu'il ne fe découvrit enfin aux yeux de Baptifte par quel-. que témoignage involontaire de paffion. Mille petites chofes trahiffent un cceur paflionné. Des témoins indifférens ne les remarquent pas; tnais la perfonne qui en eft 1'objet, mais un rival ne peuvent s'y méprendre: car .qu'eft-ce que l'amour ne devine pas ? L'amour de Henri ne put donc être long-temps un myftère pour Baptifte; & la découverte que celui-ci en fitj alluma dans fon cceur une jaloufie furieufe , qui ne tarda pas a développer toute la violence de fon caraélère. A mefure qu'il s'attachoit a Adélaïde, il devenoit plus affidu auprès d'elle; il cherchoit avec plus d'empreffement les occafions de lui parler; il s'étudioit a la prévenir par des attentions marquées, & a faire de fon ouvrage tout ce qu'il pouvoit lui en dérober. Lorfqu'elle fortoit de la maifon , il s'offroit pour l'accompagner, ou il marchoit fur fes pas; & s'ii revenoit  L'Isle inconnue. 161 fevenoit de la pêche ou de la chaffe, il ne manquoit jamais, avant de rentrer, de paffee aux lieux oü il croyoit qu'elle pouvoit être , de vifiter la fontaine ou 1'endroit de la rivière oü elle alloit fouvent laver. Mais il arrivoit quelquefois que, malgré fa vigilance, il étoit prévenu par fon frère, qu'il le trouvoit converfant avec Adélaïde ou la ramenant au logis j & cette vue , qui ne manquoit point de le mettre de mauvaife humeur, achevoit de le convaincre de la paffion de Henri, & de Ie lui rendre toujours plus haïffable. Les foins des deux frères pour Adélaïde étoient une chofe fi naturelle, Adélaïde étoit fi tendrement aimée de toute la familie, que les témoignages de 1'affection extreme qu'ils lui donnoient, ne me faifoient point d'abord foupconner leur concurrence, ni craindre par conféquent les fuites funeftes qu'elle pouvoit avoir. Un petit événemeot me tira de cette fécurité. Un foir d'été que nous étions tous fortis après fouper, pour aller refpirer le frais fur 1'efplanade, & que, fuivant l'ufage, nos enfans, profitant de la liberté décente que nous leur donnions de s'amufer en notre préfence , jouoient & danfoient devant qous; Henri & Baptifte, prefque en même temps, proposèrent Tom. IL L  iÓ2 . L'Isle inconnüb. È Adélaïde de danfer une bourrée. Soit qu'elle crut devoir plus de détérence a 1'ainé, foit qu'elle fe trouvat plus éloignée de 1'autre, elle tendit la main au premier pour aller danfer. Cela caufa un fi grand dépit a Baptifte, déja fort indifpofé contre fon frère,que, ne pouvant plus fe modérer, il faifit la main que celui-ci avancoit vers Adélaïde, & le tirant brufquement de fa place pour 1'occuper: « Nepouvezvous, dit-il avec un vifage altéré & une émotion de voix trés - remarquable , ne pouvezvous fouffrir que je danfe avec ma foeur? Faut-il, paree que vous êtes 1'aïaé, vous arroger toutes les préférences, & les cadets ne font-ils rien felon vous »? « Pourquoi cet emportement , je vous prie , répondit Henri en fe modérant , & que fignifient ces reproches? Vous ai-je empêché de danfer avec Adélaïde, Iorfqu'elle y a confentif Si elle veut en ce moment que je danfe avec elle, trouverez-vous mauvais ,que j'ufe du même droit»? Cette querelle imprévue, & le ton qu'on y avoit mis, nous, .défillèrent les yeux. J'en conjecfurai la caufe, & j'en concus un vijf chagrin. Cependant, fans laiffer paroitre ce que j'avois dans 1'ame , je me fis rendre compte de ce qui venoit de fe paffer, comme li je 1'ignorois. J'interrogeai les  L' I S L E INCONNUE. l6j deux frères, ainfi qu'Adélaïde , & fur leurs réponfes, Eléonore, que je fis juge de ce différent, condamna 1'incivilité groflière de Baptifte, & fur-tout le ton d'animofné qu'il avoit pris. Je leur fis fentir , autant que je le pus, 1'indécence & le danger de la méfintelligence que je voyois prête a éclore entre eux. Je leur vantai le prix de la concorde, & leur rep réfentai la peine qu'ils nous feroient, s'ils ne vivoient point en bonne intelligence. II fut décidé que Henri danferoit le premier; mais que Baptifte auroit fon tour. Après cette décifion , je voulus les voir s'embraffer. Le premier s'y prêta de bonne grace; mais 1'autre, d'autant plus fenfible qu'il étoit plus emporté & qu'il fouffroit 1'humiliation du blame, faifoit connoïtre , par un air froid & repouffant , qu'il confervoit au fond du cceur une grande rancune. Son caractère exigeant & trop fufceptible s'irritoit encore de voir que fon frère pailat dans fefprit des autres pour avoir raifon, & il ne pouvoit fur-tout lui pardonner la complailance que lui montroit Adélaïde dans une circonftance fi délicate. Auffi, malgré nos remontrances & notre préfence, il ne fut point modérer fon dépit lorfqu'il la vit danfer avec fon frère. Ses regards fombres, pleins d'un feu dévorant, exprimoient la douleur & la Lij  1^4 L'Isle inconnue. colère, & 1'on pouvoit lire dans fes yeux & fur fon vifage enflammé, le courroux de fon cceur. Tout le monde eut apergu fa peine & fa jaloufie, fi la danfe d'Adélaïde n'eüt fixé 1'attention des affiftans. Pour moi, j'étudiois tous les mouvemens de Baptifte, afin d'en eftimer la force, & de connoïtre quelle conduite je devois tenir en conféqueuce, tandis qu'occupé d'un feul objet, il ne s'apercevoit point que je 1'obfervois. Au contraire, fon dépit croiffant fans cefle, je voyois fes regardsï s'enflammer de plus en plus en fe fixant d'un air farouche fur fon frère, comme fi celui-ci manquoit a tous les égards envers lui, & bleffoit tous les droits en danfant. Telles étoient fon attitude & fes difpofitions, lorfqu'un des enfans qui jouoient autour de nous, pourfuivi par un de fes frères, vint étourdiment donner contre Baptifte. Celui-ci, qui ne pouvoit plus fe contenir, le repouffa vers les danfeurs. L'enfant vint tomber entre leurs jambes, & fit trébucher fi rudement Adélaïde , que, tombant elle-même fur Henri, elle le heurta avec le front au milieu du vifage, & lui faifant perdre 1'équilibre, le renverfa tout fanglant a nos pieds. Tout cecife paffa, pour ainfi dire, en un clin d'ceil. Nous nous écriames d'indignation & dé    LTSLE INCONNUE. l6$ furprife, & nous empreffant de relever Henri qui demeuroit tout étourdi du coup, nous lui efliiyames le vifage, ne fachant encore quelle feroit la fuite de cette brutalité. Baptifte , coupable & fier, m-^ poumnt fenfible , avoit une contenance très-embarraffée. II n'olbit ni fe foumettre, ni s'excufer. II paroiffoit honteux de fon emportement; mais dans 1'impulfion qu'il recevoit encore de Ia jaloufie & de fon dépit, il demeuroit incertain de ce qu'il avoit a faire. Adélaïde, pale de frayeur, s'excufoit d'avoirété la caufeinvolontaire de cet accident, & emportée par fon affectJon pour Henri, faifoit prés de lui les exclamations les plus tendres. « Ah, mon Dieu ! mon pauvre Henri s'écrioit-elle, que jefuis malheureufe d'avoir été 1'occafion de votre chüte, & que je ferois défolée, fi, dans la jufte appréhenfion ou nous fommes des fuites qu'elle peut avoir, je pouvois me la reprocher! & puis, fe tournant vers Baptifte : Eft-il poffible , mon frère, lui difoit-elle, que vous cédiez de la forte a 1'impétuofité de votre caracTère? Voyez Ie fruit de votre eïrjportement». A quoi celui-ci, vivement affligé de 1'expreuion de "os regards & de nos reproches, mais plus facné de voir Adélaïde fi fenfible au malheur de Henri, ne put s'empêcher de répondre: « Qu'il ne falloit • L iij  l66 • LTSLE INCONNUE. pas lui faire un fi grand crime de fi peu de chofe; que Henri étoit bien dédommagé du petit mal qu'il avoit recü , par 1'intérêt que tout le monde lui en témoignoit •, que pour lui, on ne favoit que le'blamef. N'avez-vous pas a craindre qu'il ne perdê la vie, paree qu'il faigne du nez p ? Puis fe mettant a s'apoftropher fur cette idéé : « Que ne fuis-je, difoit-il, bleffé a mort, pour voir fi je ferois autant regretté » ! Et comme nous lui fifties fentir l'injuftice de fa conduite & la dureté de cette réplique, & qu'Adélaïde défapprouvoit hautemeftt fes réponfes , il ne put retenir au fond du cceur ce que le dépit violent qu'il en avoit lui infpiroit dans ce moment. II fe plaignit amèrement de la préférence qu'elle donnoit a Henri, difoit-il , a fon préjudice. II lui reprocha tout ce qu'il avoit fait pour lui plaire, dans la vue de lui être uni pour toujours, & qu'elle ne le payoit que d'ingratitude; tandis que Henri, dont les voiontés n'avoient point d'énergie, & qui ne pouvoit 1'aimer que foiblement , trouvoit en'elle bien plus de complaifance a fes préten tions. « Votre paffion vous aveugle, lui répondit Adélaïde. Vous devriez faire attention que nous ne fommes pas k nous■ mêmes •, notre def-  L'Isle inconnue. 16*7 tlnée dépend de nos parens. Comme fille fage & reconnoiffante, je leur foumets d'avance ma volonté. Pleine de confiance en leur tendrefle & en leur prévoyance , je me repofe fur eux du foin de mon bonhéur & du choix d'un époux. Pour ce qui dépend de moi feule, je vous afiure que je vous aime 1'un & 1'autre, mais que je ferois plus inclinée vers celui de vous deux qui montrera plus de modération, & que, fi j'étois ma maïtreffe, je me déciderois moins par les preuves d'une paffion fans frein & fans retenue , que par le témoignage d'un cceur qui, fachant fe contenir, ne laiffè pas douter de fa vertu. » Ce ne feroit point', ajouta-t-elle, en affichant des prétentions exclufives , en montrant un caractère fougueux, que vouspourriez efpérer de captiver mon affèction. La générofité, la douceur, la complaifance; voila les armes que vous deviez employer pour vous difputer la viótoire. C'eft une noble émulation , & non la jaloufie, qui doit vous animer. Mais, encore une fois, je ne fuis pas libre, c'eft a mes parens a difpofer de moi. Vous connoifféz leurs fentimens pour toute la familie. Obtenelz leur approbation, faites parler leur volonté; je mettrai mon devoir a obéir». Cette réponfe, non feulement prudente ï L iv  i6S L'Isle inconnue. mais adroite , achevoit de me convaincre que les amours de nos jeunes gens duroient déja depuis long-temps, que la préférence étoit donnée, & que la fure.ur de Baptifte venoit, non de 1'inquiétude de la concurrence, mais de la certitude de fon malheur. Au refte, en s'exprimant de la forte, Adélaïde évitoittout reproche de partialité. Elle fe montroit fille foumife, ne paroiffbit favorife-r perfonne , & cependant elle étoit trés - favorable a Henri; car, d'après Ia connoifTance qu'elle avoit du caraöère des deux frères, elle ne pouvoit douter que ce qu'elle propofoit comme un préalable néceffaire pour acquérir fes bonnes graces, ne fut plus convenable a l'aïnë qu'a Baptifte. L'humeur impatiente de celui-ci pouvoit même s'aigrir de cette propofition, occafionner quelque nouvelle fcène, & nous offenfant de nouveau, nous rendre entièrement contraires a fes défirs. Je ne veux point garantir 1'mtention d'Adélaïde; mais fi telle étoit fon idéé, elle ne fe trompa point dans fes conjeóèures. Je ne pouvois qu'approuver ce qu'elle venoit de dire. J'applaudis , ainfi qu'Eléonore, a la modeftie de fa propofition, Sc mü par la circonftance, j'allois manifefternós deffeins fur elie, & nommer Henri pour fon époux; mais  L'Isle inconnue. 169 croyant devoir quelques ménagemens au malheureux Baptifte, & ne voulant pas le mettre au défefpoir, en irritant fon extréme fenfibilité, par le renverfement fubit de toutes fes efpérances, je fufpendis pour le moment Ia publication de notre projet. Je me contentai d'affurer les deux frères, qu'Adélaïde leur avoit parlé comme j'aurois fait moi-même ; que nous ne prétendions pas forcer fan inclination, & qu'elle feroit très-libre de donner fa main au plus digne. Enfin je les exhortai 1'un & 1'autre a ne vouloir 1'emporter auprès d'elle qu'a force de vertus, & a ne lui montrer leur empreffement qu'avec des manières douces Sc honnêtes. Henri protefta n'avoir eu jamais d'autres vues fur Adélaïde, ni d'autres fentimens que ceux que nous demandions de lui. II nous dit que, quoiqu'il 1'aimat plus que lui-même, il étoit prêt a foufcrire a notre décifion ; qu'il lui facrifieroit fon amour, fi Iebonheur d'Adélaïde dépendoit de ce facrifice; « Sc pour ce qui regarde mon frère, ajouta-t-il, qui ne craint point de me témoigner une haïne injufte, il ne tiendra pas a moi qu'il ne me trouve les fentimens d'un frère. J'oublie fon emportement, Sc je le prie d'oublier, de fon cóté, ce qu'il a pu trouver en moi qui fut capable de le blefler. Je ferai tous mes efforts pour mériter votre  170 L'Isle inconnue. approbation & le cceur d'Adéfaïde; mais je m'en croirois indigne, fi mon frère pouvoit fe plaindre de moi». « Eh bien, dit fièrement Baptifte , Vous pouvez , dans ce cas , vous en croire trèsïndigne. Je trouve que votre conduite bleffë non feulement la bienveillance , mais tous les égards que vous me devez. II y a long-temps que vous avez pu vous apercevoir que j'adorois Adélaïde, &, fans attention pour mes fentimens , vous n'avez cberché qu'a m'enlever fon coeur. Vos belles proteftations ne font qu'une fuite de vos artifices. Vous n'affe&ez cette modération que pour paroïtre plus complaifant & plus modefte, tandis que vous voyez bien que 1'injure que vous me faites , & le reffentiment que j'en conferve , ne peuvent mettre dans mes paroles que rexpreffion du plus jufte courroux. « Si vous vouliez me difputer Adélaïde, c'étoit franchement & ouvertement que vous deviez agir, & non par de baffes adulations Sc des ftratagêmes. Et vous prétendez que j'oublie la plus cruelle injure? Vous m'engagez par vos artifices a vous céder tout mon bien. Ah ! je périrai plutöt que d'y confentir, & je choifirai la mort la plus cruelle, avant de vous en voir le tranquille poffeffeur ».  L'Isle inconnuë. 171 Indigné de cette fureur audacieufe, & craignant, avec raifon, que Henri, provoqué fi. indécemment par fon frère, ne lui fït une réponfe trop vive , & que 1'animofité s'allumant entre eux , ne dégénérat en guerre ouverte , & ne finït par quelque cataftrophe, j'impofaï filence a Baptifte avec un ton de maitre que je n'avois jamais pris dans ma familie. « Je vous trouve bien hardi, lui dis-je, de parler de la forte a votre frère, & d'ófer prendre en ma pféfence cet air d'empirë & d'autorité. Et depuis quand, s'il vöus plaït, avez-vous acquis le droit de difpofer d'Adélaïde? N'eft-elle plus fous la tutelle de fon père & de fa mère? N'êtes-vous donc plüs vous-même dans leürs mains? Vous oubliez , je le vois bien, & vos droits & 'vos devoirs, comme les droits & les devoirs des autres. Vous oubliez que vos prétentions dépendent non feulement de la volonté de vos parens, mais de celle de votre fceur. Je vous en ferai fouvenir. En attendant, je vous défends de provoquer Henri, & d'entretenir Adélaïde ailleurs qu'en ma préfence; finon vous aurez a faire a moi; & vous, mon fils , dis-je a Henri, fouvenez-vous que Baptifte eft votre frère ; & s'il eft exigeant & emporté, fi. vous Ié croyez digne de blame, gardez-vous bien de  X7i L'Isle inconnue. rimiter. Montrez-vous, au contraire, auffi généreux qu'il eft injufte. Donnez-lui 1'exemple du vrai courage, en dédaignant 1'injure qu'il vous a faite. Comme fon aïné, foyez plus raifonnable & plus indulgent; & s'il manque aux premiers devoirs, faites , s'il fe peut, au dela des vötres. C'eft ainfi qu'il vous eft permis de 1'emporter fur votre frère. Un cceur vraiment généreux ne fe venge pas autrement Henri ne me dit que ces paroles: « Soyea fur, mon père, que je ne démentirai point Ia bonne opinion que vous avez de moi. Je fais ferment de ne point tromper Pefpérance qu'elle vous donne ». Baptifte ne répondit pas; il nous montroit fgulement un air fombre & farouche; & moins perfuadé de fon injuftice, qu'humilié par nos difcours, il fe retira dans fa chambre, ne pouvant plus fouffrir nos reproches, outré de douleur d'étre obligé de céder, & cherchant dans fa tête les moyens de rendre fa paffion victorieufe de tous les obftacles. Nous nous retirames tous-, & certainement Henri & Adélaïde, dont le fecret fe trouvoit divulgué, & dont fagitation devoit redoubler l'amour, ne pafsèrent pas une nuit tranquille. J'entendis Baptifte gémir & fangloter, puis marcher a grands pas, & fe répandre en me-  L'Isle inconnue. '173 mees. Mon trouble & mon effroi, en voyant Ia guerre prête a éclore entre mes enfans, étoient extrêmes. La fatale idéé de celle que fe firent les deux premiers frères du monde, & de fes fuites funefies, dévoroit mon cceur. II y eut ce foir cinq perfonnes dans 1'ifle qui ne fermèrent.pas 1'ceil. Petite 8c paifible fociété, voilé l'amour 8t Ia jaloufie entrés dans ton fein; voila la difcorde,la guerre, Ie meurtre peut-être : car les hommes fe détruifent, agités par cette furabondance de force qui les porte a fe reproduire : flambeau cher 8c funefte, qui vivifie & qui confume; flamme bienfaifante, qui échauffe doucement un cceur que la raifon domine, mais qui, brulant celui que la paffion tranfporte, allume autour de lui les plus affreus incendies! Je me concertai avec Eléonope fur ce que nous avions a faire dans une conjoncture auffi délicate, 8c il fut décidé qu'avant d'agir pour ou contre Baptifte, il fafloit s'aflurer des fentimens d'Adélaïde envers fes frères, 8c connoïtre parfaitement fon inclination, pour nous conduire en conféquence. Eléonore fe chargea de fonder le cceur de fa fille , 8c, dans le cas oü nous ne nous ferions pas mépris fur fapréférence pour 1'aïné, de faire entendre raifon a  174 L'Isle inconnue, 1'autre, & de farmer de force & de patience contre lui-même. Elie avoit toutes les qualités propres a réuffir dans cette doublé négociation. Douce , tendre, infinuante, pleine de raifon & de fermeté, elle confervoit fur 1'efprit de fes enfans tout le pouvoir d'une mère la plus chérie & la plus refpeétée. II ne lui fut pas difficile d'obtenir d'Adélaïde 1'aveu de fon attachement. Emue par les Jarmes de fa mère, pouffée par la circonftance impérieufe, cette tendre fille épancha fon ame tout entière dans le cceur maternel, & puis, honteufe & rougiffant de cet aveu, elle embraffa fa mère & fe cacha la tête dans fon fein , comme pour fe dérober au trouble que lui caufoit fa franchife. Eléonore fut ainfi confirmée dans 1'opinion que nous avions déja de l'amour d'Adélaïde pour Henri. C'étoit a lui qu'elle vouloit fe donner, comme a 1'homme le plus eftimable ; elle n'accordoit a Baptifte que de 1'amitié. Mon époufe ne trouva pas la même facilité a foumettre celui-ci. Elle pouvoit bien le convaincre de la néceflité de refpefter la décifion d'Adélaïde, mais non pas 1'en perfuader; car un cceur maitrifé par une paflïon violente, ne voit plus le vrai des chofes, & rejette même avec dédain les Iumières de la raifon, s'il les  L'Isle inconnue. iyf eroit défavorables a 1'efpérance dont fa paffion 1'abufe. Sa mère lui rappela d'abord la fcène de lefplanade, lui fit fentir avec douceur la faute qu'il avoit faite en s'élevant contre fon frère, & lui peignit avec une tendreffe touchante la peine'qu'il nous avoit caufée. Puis, mêlant a la bonté les confeils de la raifon, elle lui dit: « Quoi ! mon fils, vous que j'ai porté dans mon fein & nourri de mon lait, qui, élevé avec tant de foins & de peines, nous êtes fi cher & nous devez tant de reconnoiffance, vous ne craignez pas de nous don«eE des chagrins amers, & de manquer, par cette conduite, aux premiers devoirs de la naturel Vous êtes inftruit, vous ne pouvez ignorer les bornes de vos droits. Vous coanoiffez les nötres, ainfi que ceux de vos frères. Voulezvous renverfer 1'ordre naturel ? Prétendez-vous que vos défirs, qui 1'attaquent, foient facrés pour les autres ? II n'y a pas a cela plus de raifon que de juftice. Votre foeur, qui vous aime comme fon frère, ne vous veut point pour fon époux. Votre caractère peu liant,' votre humeur trop prompte a s'irriter ne lui conviennentpas. Oferiez-vous prétendre qu'elle n'eft plus Iibre, paree que vous l'aimez? Croyezmoi, mon fils, revenez de Terreur de vos fens, faites-vous une raifon d'une chofe néceffaire.  176" L'Isle inconnüê. 'Allures des fentimens d'Adélaïde pour Henrï, nous confentons a leur union. Soyez affez généreux, ou du moins affez fage pour 1'approuver. D'ailleurs il ne vous refte que deux partis, celui de fobéiffance, dont vous pouvez-vöus faire un mérite, & celui d'une vaine réfiftance, qui, en vous faifant Jutter contre tous, cauferoit fans doute votre malheur, & porteroit le trouble & le défordre dans toute la'familie. Non, mon fils, vous êtes trop' honnête pour entreprendre de nous vaincre tous, & je vous crois 1'ame affez élevée pour tenter une plus noble victoire. Si vous entreprenez de triompher de vous-même, je vous connois Ie caraóière affez ferme pour ne pas douter que vous n'en veniez a bout ». t» Pardonnez-moi, dit Baptifte en foupirant, il y a un troifième parti que je choifirai. Je ne faurois fouffrir fidée & fur-tout la préfence d'un rival poffeffeur heureux d'Adélaïde. Je vois bien que je n'ai ni 1'autorité, ni Ie peuvoir, ni peut-être le droit d'empêcher leur union; il faut que je .... »; & s'arrêtant tout a coup k ces paroles , comme s'il en avoit déja trop dit, il ne voulut point achever de découvrir fa penfée, quelques careffes & quelques inftances que lui fit fa mère. Sur Ie rapport qui m'en fut fait, je craignis que  L'Isle inconnue. 177 que ce caraöère violent ne s'abandonnat, dans fon défefpoir, a des rëfolutions extrêmes, & ne portat peut-être le deüil dans la familie. Je n'entrepris pas néanmoins de détruire fes projets par mes difcoürs & mes exhortations, puifque celles d'Eléonore n'avoient rien produit ; rnais je.:crus pouvoir affoiblir fes fentimens, en ufant de remife dans la conclufion du mariage , & fur-tout en tenant Baptifte, fous divers prétextes, toujours éloigné de 1'objet de fa paffion, foit en 1'employant a dirTérens ouvrages hors de la maifon , foit en 1'occupant prés de moi. Mais tous ces palliatifs n'éteignoient pas le feu qui brüloit fon ame. Un moment de la vue d'Adélaïde le rallumoit avec fureur; en forte que quand il fut de nouveau queftion de fon mariage, Baptifte, défolé de la perdre, fe tint avec plus de conftance a fa première réfolution. Tom, IIt  178 LTsle inconnue. CHAPITRE XXXII. Fuite de Baptifte. lN"ous n'avions déja plus que quelques jours jufqu'a celui du mariage, lorfqu'un matin que je devois lortir avec mes deux ainés pour aller a la pêche; Baptifte, que je fis appeler , ne fe trouva pas dans la maifon. J'attendis quelque temps, penfant qu'il étoit dans les environs, & ne tarderoit pas a rentrer; mais après plus d'une heure, voyant qu'il ne revenoit point, je commencai a foupconner quelque chofe de nouveau dans fa conduite. Je montai précipitamment a fa chambre , qui lui étoit commune avec Guillaume , & ne les trouvant ni 1'un ni 1'autre, je me mis a examiner tout ce qui y étoit, pour tacher de découvrir, par ce qu'ils auroient emporté, quel pouvoit être le but de leur fortie. Comme je regardois de tous cötés , j'apercus fur la table une lettre ouverte. Je la pris en frémiffant, j'en fis lecture, & voici quel en étoit le contenu. « Mon cher père & ma chère mère, v En difpofant de la main d'Adélaïde, &  L'Isle inconnue. 179 J» en la donnant a mon frère , vous me facri» fiez a lui. Vous lui accordez une préférence 53 qui ne devroit être que le prix de mon affec» tion. Ni vous, ni Adélaïde ne connoilfez » mon cceur. II eft fi plein de fon idéé, que " m'enlever 1'efpoir d'étre a elle, c'eft me faire >j mourir. Il m'eft impoffible d'exprimer le » tourment que j'endure , quand je penfe que w je vais la perdre; mais il n'approcheroit pas » de celui que me cauferoit ia vue d'Adélaïde » dans les bras d'un rival. Quelle perfpective =3 & quel fupplice ! la penfée feule m'en fait 33 frémir. Non, mon père , non ma mère, dans 33 unficruel moment, je ne pourrois répondre 33 de moi. En vain , pour me porter a voir » d'un ceil tranquille le triomphe de 1'heureux » Henri, vous me montrez la raifon & la néss ceffité qui 1'ordonnent; en vain vous excitez » mon courage pour vaincre ma paflïon: tant »> d'efforts & de raifon ne font pas faits pour 33 moi. Cette vertu fublime furpaffe mes forces. 33 J'ai vainement effayé de me furmonter, ma 33 paftion demeure toujours la maitreffe, & je » fens qu'elle pourroit me porter a des actions 33 que je redoute , & qui, en méritant votre 33 colère, me rendroient indigne de vous. Je 33 me crains, il faut que je fuie.-Pour con33 ferver votre eftime, il faut que je quitte la M ij /  i8o L'Isle inconnue. » maifon, & que je m'éloigne de toutce que' s» j'ainie. L'abfence ramenera peut-être la paix jj dans mon cceur, ou du moins la mort finira 3} mes peines. Je pars. Ne faites point de rej> cherches inutiles. Je reviendrai, fi 1'honneur »> me permet de revenir. En attendant,nerefufez 33 pas au moins votre pitié a un enfant malheu-< 33 reux, & convenez que je vais payer bien cher » Ie plaifir d'avoir vu de trop prés Adélaïde. 33 P. S, Mon frère Guillaume, a qui j'aï 33 fait part de mes peines & de ma réfolution, 33 trop fenfible a mon malheur, a voulu par» tager ma deftinée. Je refufois de Pemmener, 33 il m'a forcé de céder a fes inftances (i ) ; 33 il vient avec moi, n'en foyez point inquiets. *> J'en aurai foin comme vous-mêmes; & fi je 33 ne pouvoisplus penfer au retour, ne voulant » pas priver vos cceurs fenfibles de votre fils, 33 je trouverois le moyen de vous le rendre ». « Cruel enfant! m'écriai - je , après cette IeóTure , vous êtes donc fait pour mettre h l'épreuve toute Ia fenfibilité de mon ame ? Qu'allez - vous devenir vous & votre jeune frère, qu'une amitié généreufe attaché k votre (i) Baptifte , qui fentoit la doublé peine qu il alloit nous caufer, refufoit de recevoir Guillaume piur compagnon d'exil; mais, fur la menace que lui fit celui-ci de nous avertii de la fuite, il fut obligé de 1'accepter.  L'Isle inconnue. 181 fort ? Comment votre tendre mère recevrat-elle la nouvelle de votre fuite ? Comment fe confolera-t-elle de cet abandon » ? Telles furent mes premières penfées & Pexpreffion de mes premiers fentimens. Je ne pouvois, fans un chagrin extreme, confiderer la vie errante de ces deux enfans, & tous les dangers qu'ils y trouveroient, & je partageois déja toutes les peines & les alarmes d*Eléonore. Cependant la réfléxion en adoucit un peu 1'amertume. L'épreuve même de cette crife douloureufe étoit mêlée d'une forte de fatisfaótion: 1'action de mes deux fils montroit deux ames fenfibles Sc vigoureufes. Nous avions efpéré que Baptifte pourroit fe vaincre; mais fi fa paffion, déja terrible, tiroit des circonftanees une fi grande force, fi la vue du bonheur de Henri pouvoit 1'exalter a un point dangereux, ne devions-nous pas en quelque forte lui favoir gré de fa réfolution ? N'étoit-ce pas d'ailleurs un acte bien généreux de fa part de tout quitter, de fe dé» vouer a des privations & a des peines cruelles , plutöt que de manquer a la nature Sc a la re^ connoiffance, d'attendre du fecours du temps & de 1'abfenee, ce qu'il n'ofoit efpérer de la force de fa raifon? Enfin n'étoit-ce pas une chofe admirable, que le renoncement- de foa- M iij  1-82 L'ISLE- INCONNUE. jeune frère aux carefles de fes parens & a toutes les douceurs de Ia vie, pour embraffer les intéréts dun frère malheureux, & partager fon infortune ? Ces confidérations, que j'adoptois fur-tout pour confoler Eléonore , étoient encore fortifiées par cette réflexion , que fi dans quelque temps mes enfans ne revenoient pas, il ne feroit peut-être pas impoliible de les retrouver dans 1'enceinte bornée de 1'ifle ^ & que le mariage de Henri une fois fait, & Baptifle accoutumé a cette idéé, il faudroit bien que celui-ci fe fit alors une raifon , & qu'ainfi la paix & la concorde renaïtroient dans la familie. Mais une nouvelle réflexion affoiblit bientöt ce'le-la. Si mes fuyards s'emparoient d'une de nos chaloupes & fortoient de 1'ifle, cela feul diminuoit infiniment 1'efpérance de les revoir, en multipliant autour deux les dangers de Ia défertion. Cette penfée, qui réveilloit mes alarmes,me fitfortir fur le champ pour volet fur leurs traces. Je courus avec Henri vers le rivage , oü nous trouvames la grande chaloupe; mais fa petite n'y étoit plus. Je vous laiffe a penfer quel furcroit de peine cette vue fut pour moi, & quelle incertitude elle dut mettre d'abord dans mes démarches. Ils pouvoient être fortis de  L'Isle inconnue. 185 la baie, &, doublant une des deux pointes, avoir cinglé vers 1'eft & le nord de 1'ifle, ou, toumant a droite , avoir fait le tour de 1'ifle pour en regagner la pointe par 1'oueft, ou enfin voguer devant eux en fortant de la baie ; mais j'avois peine a croire qu'ils eufTent pris ce dernier parti, & fe fuffent hafardés de traverfer une mer immenfe fans connoilTances & fans but. Telles étoient mes penfées, qui pouvoient n'avoir pour objet que de vaines fpéculations, fi mes enfans avoient remonté la rivière. Cependant la vraifemblance de cette fuppofition , qui me faifoit héfiter fur le parti que j'avois a prendre, ne me tint pas long-temps en fufpens. Pour m'affurer de la vérité de mes conjeótures , je montai en diligence a mon obfervatoire, tandis que Henri , qui étoit inftruit de mes deffeins, alloit a la découverte fur la crête oppofée. J'examinai d'abord la partie de la mer que j'avois devant moi , & dans cette vatte étendue, qui n'avoit. de bornes que la voute azurée , je ne vis rien qui put fixer mes regards. Je revins fur mes pas en cötoyant la crête des rochers,jufqu'a une pointe fort élevée, d'oü je pouvois voir le revers des montagnes, & rien n'offrit a mes yeux ce que je cherchois. Après cette obfervation , je defcendis vers 1'endroit que j'avois indiqué a Henri M iv  a84 L'Isle inconnue. comme un point de réunion, &, chemin faifant, je paffai fur 1'efptanade, pour découvrir de la nos jeunes gens, en cas qu'ils eulfent pris le parti de remonter la rivière. Mais je ne fus pas pi 's heureux ici qu'ailleurs.Cependant, comme il étoit polfible que fes dé tours m'euffènt dérobé leur petit bateau, lorfque Henri, qui ne tarda pas a me rejoindre, m'eut dit qu'il ne ï'avoir. point apergu en mer, je me déterminai a remonter la rivière jufqu'aux montagnes ? bien aiTuré qu'ils ne pourroient m'échapper, s'ils en avoient pris la route. En conféquence de cette réfolution, j'entraï dans la chaloupe , & profitant d'un vent. favorable qui venoit de fe lever, & de fa marée qui montoit, je déployai la voile. Je donnai le gouvernail a Henri, & ramai de toute ma force. Nous voguames ainfï très-légèrement vers le haut de Pifte; mais notre diligence & iios recherches n'aboutirent a rien. Nous ne decouvrimes aucune tracé de la fuite de nos jeunes gens, &, lafTés du travail de la rame & de nos courfes, Ie cceur plein de trifteffe, & tombant d'inanitiön, pour n'avoir pas mangé de la journée , nous fümes obfigés de revenir 'au gi'te , oü nous n'arrivames qu'a deux heures de nuit. En abordant Eléonore, j'étois d'autant plus;  L'Isle inconnue. embaraffé, que je connoiflbis mieux toute Ia fenfibilité de fon cceur, & que je ne pouvois douter, d'après fon caradère , qu'elle ne fut très-inquiète fur mon compte & fur celui de fes enfans. En effet, elle étoit depuis Ia nuit dans les plus vives alarmes de ne pas nous voir revenir, & fa tendreffè , qui 1'avoit fak courir 8c envoyer fans fuccès vers tous les endroits oü elle penfoit que nous étions , lui faifoit imaginer mille aventures finiftres. Je lui amenois Ia moitié de fes gens: mais comment lui annoncer la fuite des deux autres? II n'étoit pas poffible de Ia lui cacher, 8c je ne favoïs comment la lui apprendre. Dès qu'Eléonore me vit entrer, elle courut a moi. « Ah ! mon cher ami, me dit-elle, que votre arrivée me foulage! que j'ai fouffert aujourd'hui! Pourquoi, je vous prie, vous retirer fi tard? Mais quelle impreffion de chagrin j'apercois dans vos yeux ! vous eft - il arrivé quelque accident? Oü font Baptifte & Guillaume?.... Vous ne me répondez pas.... Ciel! que faut-il que je penfë"? « Ma chère Eléonore, lui dis-je en foupirant, nous nefommes pas faits pour être toujours heureux. Depuis notre arrivée dans 1'ifle , nous avons été comblés des graces de la providence. Elle nous éprouve aujourd'hui pat  186" L'Isle inconnue. une grande privation. Mais vous êtes foumife a fa volonté fainte , & vous avez trop de piété & de raifon, pour ne pas vous rélïgner a fes décrets. Vous favez d'ailleurs qu'il n'y a rien de ftable dans le monde, & que nous pouvons en tout temps nous attendre a tout». « Eh mon Dieu! me dit mon époufe, quel trouble & quelle frayeur vous jetez dans mon ame ! De quelle privation voulez-vous parler ?.... Eh bien, lui dis-je, Baptifte & Guillaume.... Ah! n'achevez pas, reprit-elle, je le vois de refte, ils font morts. Et quand ils feroient morts, lui répondis-je; voudriez-vous vous laiftër vaincre par la douleur de cette perte ? Mais rafiurez-vous, & béniffez le Ciel; ils ne le font pas ». Alors je lui montrai la lettre de Baptifte. Je lui racontai les perquifïtions que j'avois faites pour le trouver, & je finis par les réflexions que m'avoit fait naitre fon aöion pleine de courage. « Mais que deviendront-ils, dit cette tendre mère, en laiffant couler deux ruiffeaux de Iarmes ? oü peuvent-ils aller avec leur petit bateau ? oü trouveront-ils un afile? N'ont-ils pas a lutter contre les élémens & contre les befoins non moins redoutables ? Hélas! nous ne les verrons plus. La douleur que me caufo leur fuite me fuivra jufqu'au tombeau  L'Isle inconnue. 187 « II ne faut pas, lui dis-je, potter les chofes a 1'extrême, en s'arrêtant de préférence aux idees les plus finiftres. Vous favez qu'on jou t dans ce climat du plus beau temps jufqu'a Ia faifon pluvieufe , & que nos enfans n'ont a craindre maintenant dans les mers voifines ni tempêtes, ni coups de vent. Ces mers n'offrent point de terres oü ils puiffent aborder; ils n'oferoient entreprendre un long voyage avec leur nacelle. Leur deffein eft fans doute de troüVer quelque afile folitaire dans cette partie de 1'ifle que nous ne connoiffons pas , & de s y faire une retraite , jufqu'a ce que le temps , rendant le calme au cceur de Baptifte , le ramène a fes parens, Si nos enfans ne trouvent pas k fe fixer, ils ne tarderont pas a revenir. Au refte, ne craignez point qu'ils manquent de nourriture; ils ne font point partis fans provifions, & je compte fur leur induftrie. Les produits de la chaffe & ceux de la pêche peu vent fuffire feuls k les foutenir C'eft ainfi que je tachois de confoler Eléonore. Mais ces raifons, quoique plaufibles , ne pouvoient diffiper les alarmes de fon cceur. Sa tendreffe inquiète, qui voyoit au dela du péril, ne lui permettoit pas d'étre tranquille; & je ne pouvois moi-même me dérober au chagrin & k la crainte que me caufoit encore la fuite  'iS8 L'Isle inconnue. 'de mes enfans. Cependant, comme il falloit fe faire une raifon de Ia néceflité', & comme nos 'murmures ni nos plaintes nauroient pu changer 1'ordre des événemens ni les décrets de la providence, nous nous efforcames d'étre plus fermes, ou du moins de le paroitre dans nos manières & dans nos difcours. Je devois 1'exemple du courage a Eléonore. Elle fe contenoit, de peur d'augmenter ma fenfibilité par la vue de Ia fienne, & j'aurois pu croire fa douleur calmée, fi fon cceur, qui fe trahiflbit quelquefois dans le fommeil par des foupirs & par des Iarmes, ne m'eüc découvert toute Ia. peine qu'elle s'étudioit a me cacher. Dans 1'intention de modérer le chagrin de mon époufe, je 1'avois aflurée que nos déferteurs étoient partis pourvus de munitions & de vivres. II étoit vrai néanmoins que je n'en pouvois parler-que par conjectures, & qu'il n'étoit guère poffible .de favoir au jufte. ce qu'ils avoient pris. Nos magafins ne fermoient point, & je ne tenois pas regiftre des chofes qu'on y avoit dépofées; mais on pouvoit connoïtre qu'ils en avoient öté, s'il en manquoit une quantité confidérable. Je voulus le vérifier, pour être a même après cela d'en convaincreEléonore, &jereconnus qu'ils avoient emporté des viandes falées, du pain, du cidre»  L'IsLE INCONNUE. 189 de la poudre a tirer, des armes a feu, des filets de pêcheur, & des outils propres a remuer la terre. Cette connoiffance foulagea mon cceur, & produifït le même effet fur celui d'Eléonore, quidéformais parut moins alarmée fur le compte de fes enfans.  ïpo VÏsLe incoSnué. CHAPITRE XXXIII. Mariage dé Henri & d'Adélaïde ; retour de Baptifte & de Guillaume ; événement qui Voccajionne. XjA difpofition d'efprit oü je voyois mon époufe, & 1'avantage qu'il pouvoit y avoir a profiter de 1'abfence de Baptifte pour terminer Ie mariage de Henri, afin que le premier, de retour a la maifon, perdït 1'efpoir de poff«der Adélaïde, & refpeftat le lien qui 1'uniroit a fon frère, me firent prendre la réfolution d'affurer le bonheur de ce couple aimable, en les attachant Pun l 1'autre d'une chaïne indiffoluble. Un nouveau motif d'en hater la cérémonie, étoit 1'efpoir qu'elle feroit diverfion aux fouvenirs trop tendres qui affligeoient Eléonore. Je fis donc fentir a mon époufe la néceffité d'unir inceffamment cês deux enfans, & elle y confentir. Ils regurent avec une vive joie, mais pourtant avec modeftie, 1'agréable nouvelle qui leur en fut annoncée. Le jour fut indiqué. La familie appelée 1'attendit avec impatience, & nous nous occupames fans délai des foins re-  LTsLE INCONNUE. IQI latïfs a la noce, tandis que les futurs , perfuadés .qu'ils alloient terminer 1'affaire la plus importante de leur vie, fe préparoient dans le recueillement a célébrer ce jour mémorable. Ils étoient inftruits de la fainteté du nceud qu'ils alloient former; ils connoifToient les foins qu'impofoient 1'adminiftration du ménage & le gouvernement des enfans , & cependant nous jugeames convenable de leur mettre encore fous les yeux le tableau du mariage; de leur montrer dans leur vrai jour les devoirs facrés des époux, les engagemens imprefcriptibles qu'ils contraéroient avec la nature, & les obligations dont les chargeoient les lois de la fociété. Nous favions que le bonheur des families, des cités, des empires, dépend en grande partie du refpeót qu'on a pour ces faints engagemens; qu'on ne peut les méprifer fans altérer les mceurs, fans invoquer le défordre. En conféquence , nous voulions, en imprimant la plus haute idéé de ces devoirs dans 1'ame de nos enfans, qu'ils ne trouvaffent point d'excufe dans leur ignorance, s'ils pouvoient jamais ymanquer,& nous étions bien aifes enfin de nous éviter le reproche que tant de pères peuvent fe faire ailleurs, de gater le cceur de leurs enfans par leur négligence a les infrruire, ou par la frivolité de leurs opinions  ip2 L'Isle iücoNNtjF. fur les chofes les plus refpeftables, parmi lefgueües nous comptons dans notre ifle tout ce qui a rapport au mariage, bafe de la fociété. Eléonore dit a fa fille : « Nous allons vous rendre heureux; mais la durée de votre bonheur dépendra de vous-même. Souvenez-vous que fi votre amour cède au temps , comme tout fentiment trop vif, vous devez y fubftituer cette tendre amitié, qui, fe formant du rapport des goüts & de 1'humeur, s"entretient par les attentions & s'affermit par la confiance. En ne manquant jamais d'égards & de con> plaifance pour votre époux, vous gagnerez fon eftime, vous enchaïnerez fon cceur pour toujours. Dans la plupart des ménages 1'affection tombe, paree qu'on fe négligé; que la votre fe foutienne par 1'envie de plaire, & par 1'emprefTement a vous prévenir mutuellement. Si vos deux volontés ne font qu'une, vos deux cceurs n'en feront plus qu'un déformais. » Je ne vous dirai point de chérir vos enfans, fi le Ciel vous en accorde. Vous êtes ma fille, c'eft affez. Mais je vous exhorte a régler votre tendrefTe pour eux, a ne jamais 1'écouter au préjudice de la raifon, & a n'agir , pour les élever & les conduire, que de concert avec votre mari. Au refte , que vos fentimens 8c .votre déférence pour vos parens foient tels qu'ils  L'Isle inconnue. 103 qu'ils Tont toujours été; je vous réponds de l'amour & de 1'obéilTance de vos enfans. C'eft le prix que Dieu promet a la piété filiale. Il ne vous trompera point, ma fille. Vous jouirez , pendant une longue vie , du plaifir de voir dans le cceur de vos defcendans cette affection refpecTueufë & tendre dont je chériffois mon père, que nous vous avons infpirée, & qui, tranfmife de race en race, doit faire le bonheur de notre poftérité ». Telles étoient les Iecons de cette bonne mère qui juftifioit, parle plus grand exemple, la vérité des préceptes qu'elle donnoit. Parmi les régies de conduite que je crus devoir tracer a mon fils, relativement a fon époufe, & pour Ie bonheur de tous deux, il me fuffira de rappeler celles-ci, comme les plus remarquables. i°. Ne fouffrez point que 1'habitude de la poffeflïon & la familiarité qui en eft la fuite, affoiiliffent chez vous Tenvie de plaire. 2°. En parlant a votre époufe , ne donnez ■jamais a la raifon l'air & 1'expreffion de 1'autorité. 3°. N'exigez rien de fa tendreffè, comme un droit acquis parle mariage; mais recevez-en les preuves au contraire comme des faveurs Tom. tl. N  ï5>4 L'Isle inconnue. ou des complaifances dignes des tranfports & de Ia reconnoiflance de l'amour. 4°. Enfin foyez modéré en tout, même dans le bonheur, paree que Pabus de la jouhTance amène la fatiété, & qu'il faut ufer fobrement des plaifirs, pour en étendre la durée & pour en connoïtre tous les charmes. Après toutes ces Iecons, rendues plus intéreffantes par le ton que nous y mïmes, par les careffes qui les accompagnoient, & par Ia docile & tendre reconnoiffance de nos enfans, nous nous préparames a les mener a 1'autel oü devoit fe faire Ia cérémonie de leur mariage. Dans le deffein de la rendre plus refpeélable^ même a leurs yeux & a ceux de leurs frères, nous nous efforgames de lui donner Pair Ie plus impofant & le plus augufte. Nous étions tous dans nos plus beaux atours. Eléonore prit le bras de Henri, je donnai le mien a Adélaïde; tous les enfans, frères & fceurs, nous imitèrent. Quelques-uns ouvroient la marche en jouant du hautbois devant nous. J'étois fans armes, paree que je devois faire une fonction religieufe; mais tous mes fik étoient armés. Les armes & leur exercice doivent entrer dans toute fête fociale. Toutes les fois qu'il fe forme une familie, celles quj  LTsLE INCONNUE. loc; lui font confédérées doivent répéter le ferment de la protéger & de la défendre de tout leur pouvoir. II faut que 1'efprit de la fête lóit: Livrei - vo"s , couple heureux , quaprtit une ■ union légitime, au plaifir utile & doux de tranfmettre la vie a de jeunes enfans. Voila les braves qui garantiront votre amour de toute crainte, & leur dge tendre de tout danger. La majefté fociale protégé vos nozuds & les fruits qui en doivent naltre. Nous marchions ainfi deux a deux en filence & d'un pas grave, & c'eft dans cet ordre que nous arrivames au lieu défigné, oü je devois faire a la fois les fondions de père & de pontife, recevoir & confacrer les promeffès de nos jeunes gens. Mon cceur étoit épanoui & mon efprit agrandi. Tel que ce patriarche qui fauva le genre humain de fes ruines , & devint le père de tous les peuples, je réuniiTois toutes les efpèces de pouvoirs que la juftice & la néceflité peuvent donner a un homme, & j'en faifois dans ce moment le plus noble emploi dont j'eufle pu m'enorgueillir. Non feulement j'aflu rois le bonheur de deux individus de deux de mes enfans; mais j'établiflbis, en les uniflant, celui de la fociété des hommes dans N ij  ipo* L'Isle inconnue. mon ifle, & je. travaillois au bien-être de leurs defcendans a 1'infini. On a beau plaifanter fur le mariage, la dépravation des mceurs, qui le dégrade, n'empêchera pas 'qu'il ne foit toujours 1'inftitution fondamentalè de toute fociété. C'eft lui qui fait les families, les nations, les empires. Si les enfans n'étoient que le fruit d'une union fortuite , occafionnée par une ardeur brutale & momentanée , la plupart des pères qui ne fe croiroient jamais affurés de la paternité, n'auroient le plus fouvent aucune tendreffe pour ces produétïons éphémères , & leur refufant les foins , Ia nourriture , & fur-tout 1'éducation , les livreroient au viceou a la mort; ou , fj la pitié de Ia mère s'efforcoit de fauver cesinfortunés,le petit nombre de ces hommes échappés au malheur général traïneroit dans la misère une vie crapuleufe, dénuée d'inftruction& privée d'un frein falutaire-, car la feule tendreffe maternelle manque de cette fermeté courageufe, qui, dès 1'enfance, doit accoutumer 1'homme a 1'ordre, a la difcipline, & a refpecler le pouvoir de la raifon. Pénétré de ces grandes vérités , j'en avois Id'avance imbu mes enfans; comme père, je es préfentai a 1'autel, & comme pontife qui  L'ISLE INCONNUE. 10^ tenois dans ce moment la place de Dieu même, je recus leur confentement en préfence des aflïitans, & les bénis au nom même de I'auteur de la nature & de la religion. « Nous voila, Seigneur, dis-je a ce maïtre ïnfiniment bon , profternés devant vous, pour vous préfenter les vceux & les fermens de ce jeune couple. Ils font nos enfans, ils font encore plus les vötres. Je vous demande pour eux toutes les graces qui leur font néceffaires. Nous fommes , dans cette ifle ifolée & déferte, comme les premiers hommes fur la terre inhabitée. Dans la même fituation , nous avons befoin des mêmes fecours. Daignez, ö mon Dleu ! les accorder a nos pjières. Répandez vos bénédictions fur ces jeunes époux; rendez leur union feconde; faites qu'üs voient plufieurs générations de leurs defcendans , & qu'ils muitiplient fur-tout par leur exemple le nombre de vos ferviteurs u. Me tournant enfuite vers les époux, je leur adreffai ces paroles: cc L'union que vous contraótez, mes chers enfans, en vous offrant des douceurs réelles, vous impofe des devoirs. » Formée fous les aufpices du plus grand, du plus faint de tous les êtres, deftinée k vous rendre pour fa gloire les ancêtres d'un N üj  fip8 L'Isle inconnue. peuple nouveau, elle doit fixer vos regards fur la poflérite qui naitra de vous » Ce ne fera plus feulement une familie qui par la fuite peuplera cette ifle, ce fera une nation tout entière, qui vous devra, ainfi qu'a nous, fon origine, & a qui vous devez de grands exemples. » La fainteté du mariage, le refped pour les lois, Ia religion , font, vous le favez, les premiers fondemens de Ia fociété civile. *> Époufe- tendre & foumife, couple vertueux & fidéle, qu'un attachement mutuel, que <**s foins, des égards réciproques, & 1'accord de vos volontés, montrent a vos .defcendans 'quels font les avantages & les charmes de 1'union conjugale, comme vous 1'ont montré vos pères. Gouvernés jufqu'ici par nos ufages, par nos mceurs, par 1'autorité paternelle ; avec une population plus nombreufe , nous aurons befoin dans peu d'être gouvernés par des lois, Dès que j'en aUrai tracé le code facré, faites voir par votre conduite quelle eft 1'obéiffance que nous leur devons, & qui, rendue par les'chefs ainfi que par les füjets, fait la liberté, la force & la füreté des citoyens. » Mais fur-tout qu'ils apprennent de vous, que la première de toutes les lois, celle qui,  L'Isle inconnue. 109 bien remplie , fupp!éeroit toutes les autres, & qu'aucune ne peut fuppléer, c'efl: la religion ; & ici, mes enfans, béniffons tous enfemble le père des humains, du don qu'il nous a fait. La religion que je vous ai tranfmife n'étant point faite de main d'homme , porte avec elle tous Jes caractères de fa divinité. Bien plus ancienne que toutes les inventiohs humaines, elle remonte aux premiers jours du monde. Vraiment une, elle offre dans toutes fes parties 1'accord le plus parfait. Conftante dans fa durée, elle s'eft perpétuée jufqu'a nous a travers toutes les révolutions & tout les ages. Seule immuable dans ces grands changemens , pure & fainte dans fes dogmes comme dans fa morale, elle lie les hommes entre eux par cette même chaine d'amour qui les unit a Dieu. » Refpectez, chériffez, mes enfans, cette religion touchante & fublime. Prenez-en bien 1'efprit; fon caradère , c'eft la charité Obfervez-en tous les devoirs; elle épurera, elle afliirera tous vos plaïfirs, elle adoueira vos peines , elle fera le bonheur de chacun de vous, & en fubordonnant les intéréts partici.liers a 1'intérêt général, elle fera parmi nous le plus grand bonheur de tous». Après ce difcours, qui termina la cérémonie N iv  2oo L'Isle inconnue. du mariage, j'embraffai tendrement Adélaïde & mon fils. Eléonore, en preffant fa fille fur £on fein, ne put retenir fes larmes: « Puiflè votre union, leur dit cette bonne mère, être auffi heureufe que la mienne»! Tous les affiftans attendris témoignèrent leur fatisfaóHon aux nouveaux mariés en les embraflant. Mes fils fe formèrent en ligne & manoeuvrèrent devant eux, préfentèrent les armes, & firent une falve de moufqueterie. II fut arrêté qu'il y auroit dans i'après-midi des jeux d'arc, de courfe, de faut, &qu'Adélaïde donneroit tous les prix, dont Ie premier feroit de danfer avec les Vainqueurs. , > Ce mariage , comme je 1'avois prévu , fit une heureufe diverfionauxchagrins d'Eléonore, & fufpendit pour quelque temps les pleurs que nous verfions fur la fuite de nos enfans. L'impatience de les revoir, toute vive qu'elle étoit, avoit un peu cédé aux mouvemens & aux foins qu'avoient exigés de nous cet hymen & les préparatifs de leur noce; mais principalement aüx infpirations de la prudence, qui nous repréfentoit h fuite de Baptifte comme un événement favorable a nos projets, & Ja prolongation de fon abfence, comme très-proPre a ramener le calme dans fon cceur & la paix dans la familie. L'accord & Ia félicité que nous  L'Isle inconnue. 201 voyions régner dans 1'e nouveau ménage, ajoutoit encore , du poids a cette confidération. Cependant le temps s'écQuloit infenfiblement. II s'étoit paffe prés de deux mois depuis le départ de nos déferteurs, Sc plus de fïx femaines depuis le mariage de leur frère. Déja nos inquiétudes fe renouveloient fur leur compte, & 1'approche de la faifon pluvieufe augmentoit nos alarmes, lorfqu'un foir, au moment que nous allions fouper, un des petits qui étoient dans le jardin, entra tout a coup en criant: Vojla Baptifte, voilé Guillaume ; ils font au bas du pré; ils feront ici tout a 1'heure. Je fortis auffi-töt, Sc voyant mes deux fils qui montoient rapidement a Ia maifon, je courus vers Eléonore, qui, étant alors a la cuifine, n'avoit pas entendu ce qu'on venoit de m'apprendre. Je connoiflbis toute fa tendreffe pour fes enfans Sc fon extreme fenfibilité. En conféquence je voulois la préparer h cette nouvelle imprévue , de peur que la fubite apparition de fes enfans, en caufant a fon cceur une trop vive émotion de furprife & dejoie, ne lui fit éprouver un faififfement dangereux Sc peut-être mortel : mais le bruit de i'arrivée d'es deux frères s'étarit tout a coup  '2.01 LTsLE INCONNUE. répandu dans Ia maifon, & leurs noms retentilTant aux oreilles d'Eléonore , fa tendreffe inquiète 1'avoit fait voler vers ceux qui les répétoient. Elle entroit dans le falon par Ia porte de la cour, au moment oü j'allois fortir par Ia même porte; & dans le mêrne inftant Baptifte & Guillaume , qui venoient par Ie jardinj fe préfentèrent a 1'entrée oppofe'e. Ils nous virent, & fe profternèrent plutót qu'ils ne fe mirent a genoux; de manière que mon époufe fut frappée de leur afpecT avant que j'eufie pu la prévenir de leur retour. Cette vue inefpérée manqua de produire 1'accident auquel je voulois parer. Eléonore fut fi furprife du retour de fes enfans, fon cceur fut agité d'une émotion fi vive, que , fuffoquée en quelque forte par Ia force du fentiment, elle ne put fe foutenir. Elle feroit fans doute tombée a la renverfe, fi, me trouvant auprès d'elle, je ne 1'euffe retenüe dans mes bras & fait affeoir fur une chaife voifïne. La crife qu'elle éprouvoit étoit fi violente, qu'il étoit a craindre qu'elle n'y fuccombat. Les efprits & le fang, qui s'étoient portés vers le cceur avec trop d'abondance, en avoient arrêté les fonftions. Elle demeuroit fans pouls & fans mouvement, comme une perfonne  L'Isle inconnue. 203 privée de fentiment & de vie. J'étois plus mort que vif de Ia voir dans cet état, & la défolation régnoit dans la familie. Cependant, a force de fecours, elle revint bientöt de fa léthargïe, comme d'un profond fommeil, & regardant autour de nous:« Hélas ! me dit-e!le, oü font-ils? Ai-je rêvé que je les avois vus » ? En remarquant 1'effet quavoit produit fur Eléonore la vue de fes enfans , je leur avois fait figne de s'éloigner. Ils avoient palfé dans la chambre voifine, oü quelques-uns de leurs frères les avoient fuivis. Je dis a mon époufe qu'ils étoient de retour a la maifon; mais qu'après ce qu'elle venoit d'éprouver, je craignois de les lui préfenter ; & pour rhodérer 1'excès de la joie dont elle étoit accablée, j'ajoutai, que d'ailleurs la précipitation avec laquelle ils avoient monté la colline en quittant le rivage, me faifoit appréhender qu'il ne leur fut arrivé quelque accident, & qu'ils n'euffent quelque malheur a nous apprendre; que le trouble que j'avois apergu fur leur vifage m'inquiétoit déja. Je ne hafardai ce propos que pour contenirle fentiment d'Eléonore, & cependant on va voir que je femblois deviner. Cet expédient fut heureux. II fervit a modérer la joie de mon époufe; mais les foupgons  204 L'Isle inconnue. que je lui infpirois ne lui donnant que plus d'impatience d'embrafler fes deux fils, elle me pria de les appeler , en m'affurant qu'il n'y avoit plus rien a crairrdre de leur entrevue & que fon mal, ainfi que le danger , étoient de,aPaffés.7e les appelai donc, & üs vinrent les larmes aux yeux fe jeter a nos pieds en implorant notre clémence. Je ne m'étendis pas en reproches, ce n'étoit pas Ie temps • je lSUr dis feulement avec un ton a la fois tendre & févère: cc Vous voyez, mes fils, le malheur qu'a penfé caufer votre retour: celui de votre abfence fut bien plus crueU Leur mère les fit lever, & les mouillant de pleurs en les embraffant, fe plaignit tendrement de leur fuite, qui nous avoit occahonné tant de chagrin. cc N'aviez-vous pas, dit-elle a Baptifte , affez de force pour vaincre, fans vous fervir d'un moyen extreme, qui, en nous donnant fur votre comptela plus grande mquiétude, vous livroit vous-même a mille* penis? Avez-vous au moins retrouvé votre courage? Votre retour enfin n'a-t il pas pour eaufe quelque événement fkheux ? Ah! mon pauvre Baptifte, que vous coütez a ma tendreffe «J Baptifte lui répondit qu'il étoit défolé des peines qu'il nous avoit fait éprouver; mais que  ' L' I S L E INCONNUE. ' IOC dans 1'état oü il s'étoit trouvé, la fuite étoit devenue une démarche indifpenfable; que pour ce qui le regardoit perfonnellement, il ne pouvoit que s'en féliciter, paree qu'elle lui rendoit la raifon qu'il avoit perdue. « Vous ne me verrez plus, ajouta-t-il, dans les difpofitions que vous condamniez. L'abfence 8c la néceflité ont opéré fur mon cceur un changement favorable. Je me fuis enfin rendu maitre de mes fentimens. J'abjure è jamais la haïne qu'une paflion furieufe m'infpiroit pour Henri. Je viens d'apprendre fon mariage avec Adélaïde; je m'en doutois, & je fuis revenu.C'eft vous dire affez que fi je ne vols point encore fon bonheur avec fatisfadion, jepuis du moins en fupporter 1'idée. Qu'il fok heureux , j'y xonfens. 3'ai été trop fenfible, je veux être jufte. J'ai des torts envers mes parens & envers mon frère; je fuis bien réfolu de les réparer. Rendez-moi votre eftime 8c votre bienveillance, je vais tacher de les mériter. D'ailleurs 1'union & 1'intelligence ne furent jamais plus néceffaires dans la familje qu'en •ce moment, oü des nègres anthropophages, auxquels nous avons échappé, cherchent peutétre k pénétrer dans 1'ifle pour nous découytis 8c nous dévorer, 8c oü nous aurions be-  20(5 LTSLE INCONNUE. foin de toutes les forces de la colonie pour les repouffer, s'ils y entroient jamais ». La dernière phrafe de ce difcours me jeta dans un étonnement difficile a décrire, & fit paffer Ie cceur d'EIéonore de 1'excès de la joie a celui de Ia frayeur. « Vous étiez pourfuivis par des fauvages ? lui dis-je : comment ,& dans quel endroit en avez-vous fait la rencontre? vous ont-ils attaqués? ont-ils connoiffance de votre afile? ont-ils découvert 1'embouchure de la baie? fe font-ils apercus que vous y entriez * j Telle furent les queftions rapides & multipliées que je lui fis. » J'ignore, répondit Baptifte, fi cesnègres favent que cette ifle foit habitée ; je penfe au contraire qu'ils ne la jugent pas même habitable , puifque jamais leurs courfes ne s'étendent jufqu'ici. II ne me paroït pas non plus vraifemblable qu'ils nous aient vu doubler la pointe . oppofée a 1'obfervatoire pour entrer dans la rivière. Mais comme ils nous ont pourfuivis long-temps a force de rames, & que nous n'avons échappé qu'a la faveur du vent & de la voile , qui nous donnoient une marche fupérieure , il eft a craindre que 1'envie de con- .noitre la route que nous avons faite, ne les engage .a continuer leur chaffe jufqu'a gette  L'Isle inconnue. 207 pointe, & que leurs barques, pouffées dans le courant, ne prennent, avec la marée, le chemin de 1'embouchure, & ne découvrent notre habitation. Je vous apprendrai dans un autre moment les particularite's de cette rencontre. Nous devons maintenant fonger au plus preffé ; je veux dire qu'il faut s'affurer fi leurs barques ont continué leur route jufqu'a la hauteur de 1'embouchure, afin de prendre, s'il eft néceffaire, toutes les précautions que la circonftance demande, & que nos connoiffances & nos armes nous permettent d'employer a notre défenfe, en cas d'attaque ». » Raffurez-vous, dis-je a mon époufe que ce difcours faifoit palir; avant de céder a la crainte, il faut connoïtre au moins fi le dan-; ger que 1'on redoute a quelque réalité. Peutêtre que ces fauvages, en perdant de vue la barque de nos enfans, & ne voyant aucun efpoir de 1'atteindre, auront pris le parti de retourner au lieu d'oü ils venoient. Si leur hardieffe les portoit jufqu'a la baie, & fi leur. témérité les y faifoit entrer, n'avons-nous pas affez d'artillerie & de munitións pour les arrêter dans leur courfe & pour les détruire? Ils doivent être en petit nombre, nus & mal armés; quels fuccès auroient-ils contre nos fuGls & nos canons»?  20$ L'Isle inconnue. » Aüons a la découverte, dis-je a mes enfans, & prenez vos armes. Vous, Henri, paflez la rivière avec Guillaume, & montez jufqu'a la crête la plus haute du cóté du midi. Vous verrez de la jufqu'a la hauteur des montagnes a 1'oueft. Vous , Baptifte , fuivez-moi a 1'obfervatoire, d'oü nous pouvons découvrir la mer a 1'eft & a 1'oueft dans une grande étendue. Pour vous, ma chère amie , foupez avec- Ie refte de la familie, puifque la table eftdreffée & que tout eft prêt. Nous trouverons bien de quoi fouper quand nous reviendrons ». Le befoin de pourvoir a notre füreté m'obligeant de partir fansdélai,je n'attendis pas fa réponfe. Je recommandai mon époufe a fes filles, & m'étant pourvu d'armes , de poudre, & xl'un télefcope, je courus avec Baptifte a mon obfervatoire, d'oü nous eümes la fatisfaction de n'apercevoir rien qui dut nous inquiéter. J'avois fait prendre a Baptifte quelques boulets de calibre. Nous chargeames a tout événement Ie canon qui fe trouvoit en cet endroit, après quoi, defcendant vers le rivage, nous traverfames la rivière dans la grande chaloupe , pour nous affurer par nous - mêmes, en montant fur les crêtes du midi, fi nous avions encojre quelque danger è redouter. Mais noys  L'Isle inconnue. 209 nous ne vïmes point les canots des fauvages; & comme la nuit tomboit , que le temps pluvieux & les orages qui le précédent s'annoncoient déja , & qu'il étoit vraifemblable que, dans ces circonftances, les fauvages n'oferoient pas le hafarder fur une mer inconnue & prés d'une cóte auffi redoutable que celle de 1'ifle, nous revïnmes plus tranquilles a la maifon. Notre retour, & le rapport que nous fimes raffurèrent un peu le cceur d'Eléonore, & ceux de nos enfans qui étoient reftés auprès d'elle. Henri, qui nous rejoignit un moment après, acheva de nous calmer. II nous dit que les canots qui pourfuivoient fes frères ne s'étoient avancés que jufqu'a la hauteur des montagnes les plus voifines, oü la cöte, faifant un coude, forme un grand promontoire; qu'en arrivant au haut de la crête, il avoit pris Ia précaution de fe coucher fur le ventre, ainfi que Guillaume, pour n'être pas apercus, & qu'il n'avoit pas demeuré long - temps dans cette pofture, fans voir trois canots qui doubloient le cap ; mais qu'ils n'étoient pas venus plus avant , paree qu'alors fans doute les hommes qui les montoient , n'apercevant point notre barque dans tout cet efpace de mer qui fe préfentoit devant eux, voyant venir la nuit, & redoutant la rempête qui pouvoit Tom. II. O .  2io L'Isle inconnue. brifer leurs frêles barques fur les rochers de 1'ifle, avoient pris le parti de s'en retourner avec plus de viteffe encore qu'ils n'en avoient mis a venir jufques-la. J'ajoutai a ce récit cette réflexion confolante, que nous n'avions déformais rien a craindre de leur part, les périls d'une mer courroucée durant Ia faifon pluvieufe devant nous garantir de leurs vifites, quand même ils connoitroient notre gite & feroient réfolus de nous y attaquer. Tous les événemens du jour, qui s'annoncoient d'une manière effrayante , s'étant paffes plus heureufement que nous ne 1'efpérions, la familie entière, car mon époufe n'avoit rien voulu prendre jufqu'a notre arrivée, Ia familie foupa avec une forte de joie de voir tous fes membres réunis , & d'étre délivrée du danger extraordinaire dont elle étoit menacée. II me reftoit pourtant au fond du cceur un trouble pénible, qui me faifoit regardet Tavenir avec frayeur; mais j'eus bien foin de cacher dans ce moment tous ces preffentirnens funeftes.  LTSLË INCONNUE. 211 CHAPITRE XXXIV. Rdation du voyage de Baptifte, & rédt des eWnemens qui en font la fuite. TV J-^es que nous eumes foupé, nous demandames k nos aventuriers Je réeit de leur voyage. Voici ce que Baptifte nous raconta. » La paflion furieufe dont j'étois maitrifé, nous dit-il, me faifant regarder le mariage d'Adélaïde comme 1'événement Je plus funefte de ma vie, j'euffe été capable de tout entreprendre pour Je rompre , fi j'euffe vu la moindre poffibilité de réuffir, fi j'euffe pu me flatter de 1'aveu de fon cceur. Emporté parl'ardeur impétueufe d'un amour aveugle, & mes défirs ayant fans ceflè a vaincre une barrière infurmontable , je fus tenté vingt fois, pour les fatisfaire, de me porter k des excès, dont la feule penfée me fait rougir. Je dois le dire ici en expiation de ma faute; dans quel abime les paffions déréglées ne peuvent- elJes pas nous jeter ! Je balancai quelque temps entre les partis extrêmes que ma colère me préfentoit. Tantót je voulois attaquer Henri , lui arracher la vie, ou Ia perdre , s'il ne re- O ij  212 L'I S £ E INCONKTJE. nongoit point a la main d'Adélaïde ; tantöt je voulois me percer aux yeux de tous, pour les punir de mon défefpoir. Quelquefois il me venoit en penfée de faire les derniers efforts auprès d'Adélaïde pour la toucher, pour la décider en ma faveur; & fi elle me refufoit, de 1'enlever & de fuir avec elle; mais enfin un refte de raifon me rappelant les principes de vertu que vous avez mis dans mon ame; & la tendreffe que je vous dois 9 mon père & ma mère , retragant a mon cceur éperdu la douleur dont je percerois le votre fi je cédois a ces impulfions, je ne vis d'autre moyen d'échapper a ce doublé naufrage, que celui de fuir loin de la maifon, dans la perfuafion que 1'abfence pourroit me rendre ma vertu première & mon courage. » Peu a peu l'intérêt,la fenfibilité, le dépit me préfentèrent ce parti comme le feul convenable , & X amour-propre acheva de me déterminer a l'embrafler, en me faifant voir dans cette entreprife une grandeur d'ame tres - impofante. Ils me prennent donc, me dis-je, pour un homme ordinaire. Un autre m'eft préféré , paree qu'on lui croit plus de vertu. Eh bien , montrons - leur que nous fommes capables des plus grandes chofes. Forgous-les a nous plaindre & a nous eftimer ,  L'Isle inconnue. 213 & faifons - les repentir de 1'injuftice de leut partialité. Le deffein de m'éloigner une fois arrêté dans ma penfée, je réfolus de partir la nuit, pour éviter toute pourfuite, & d'emporter avec moi toutes les chofes dont je pourrois avoir befoin dans mon exil. En conféquence, je pris fecrètement dans le magafin , des provifions , des armes , des munitions, des outils de pêche & de labourage, enfin tout ce qui pouvoit donner a mon induftrie les moyens de me fecourir dans les diverfes pofitions ou j'allois me trouver. »> Ma réfolution étoit ferme; mais elle ne m'ötoit pas Ie regret de tout quitter, ni 1'inquiétude ou, me jetoit la penfée que ma défertion alloit vous caufer une peine infinie. Je gémiffois intérieurement de la cruelle néceflité oü je me trouvois de vous donner tant de chagrin , & j'étois tellement affecTé de ce fentiment, que la nuit même Ie fommeil ne m'y déroboit pas. Je pouffois des foupirs, je faifois des plaintes, & je parlois de mon projet dans mes rêves. »Mon frère Guillaume, a Ia générofitc duquel je dois rendre ici publiquement juftice , comme un témoignage de ma reconnoiffancè, mon frère Guillaume qui m'entendit, fut tou> O iij  214 LTsLE INCONNUE. ché de 1'état violent oü j'étois, & non moins affligé que furpris de ma réfolution j après m'avoir dit comment il 1'avoit apprife , il n'oublia rien pour la rompre. Remontrances, prières, follicitations, tout fut mis en ceuvre pour me diiïuader, & tout fut inutile. Alors voyant que j'étois inébranlable, il changea de battene. II voulut m'accompagner , & partagerma fortune dans les hafards de ma fuite ; & comme je refufois de le recevoir pour mon compagnon , par la confidération des dangers auxquels il feroit expofé , & du furcroit de .peine que je vous cauferois, il me répondit avec un ton de fermeté bien au deffus de fon age: Ou vous renoncerez a votre entreprife, ou vous confentirez k me prendre pour fecond , linon je vais de ce pas tout découvrir a mon Père, qui trouvera bien Ie moyen de vous arrêter. » Cette menace eut tout 1'effet qu'il en attendoit. Je lui accordai fa demande , & nous etant embraffés , en figne d'accord, & de bonne ammé, nous convinmes du temps oü nous devions quitter 1'ifle , & de tout ce que nous avions k faire jufqu'a ce moment. » II fallut augmenter les préparatifs du voyage, ck les dépofer enfuite k portée de h baie, dans un lieu: fecret, qui, en les déra-  L'Isle inconnue. 215* bant a vos regards & h vos foupcons, nous donnat la facilité de les embarquer prompternent. Nous choisimes cet endroit fous un arbre épais & bas, au bord & de 1'autre cöté de la rivière. Nous y voiturames deux nuits de fuite tout ce dont nous voulions charger la barque. » La troifième nuit, lorfque vous futes couchés, & que je crus tout le monde endormi, nous fortimes pour quitter 1'ifle. J'avois le cceur fi ferré de peine en traverfant le jardin , que, craignant de montrer a mon frère toute ma foibleffe , je rentrai dans la maifon , fous prétexte que j'oubliois quelque chofe; mais en effet pour reprendre un peu de force en m'afleyant un moment. 33 Marchez toujours, dis-je a mon frère, je ne tarderai pas a vous rejoindre. Guillaume continua fon chemin , tandis qu'allant m'affeoir fur une des marches de 1'efcalier, mettant mes coudes fur les genoux, & pofant les mains fur mes yeux pour appuyer ma tête, je m'abandonnai dans cette pofture a des réflexions fi douloureufes, que je crus expirer fur le lieu. Cependant mes fentimens de tendreffe fe réveillant, j'allai jufqu'a votre porte, qui étoit également celle du cabinet d'Adélaïde. Je me profternai devant le feuil, je le couvris de cent O iv  zi6 L'Isle inconnue. baifers , & je 1'arrofai d'un torrent de larmes. Enfin, faifant un violent effort fur moi-méme, je m'arrachai de cet endroit & je rejoignis mon frère , qui s'inquie'toit déja de ne pas me voir revenir; après quoi nous chargeames notre barque. " I! faifoit un beau clair de lune. Nous en profitames pour fortir de la rivière & pour nous éloigner de cette partie de 1'ifle , afin d'étre hors de vue quand Ie jour viendroit nous éciairer. II ne faifoit point de vent. La mer étoit calme. Nous ne voguions qu'a force de rames. Guillaume m'aidoit de tout fon pouvoir. Lorfque nous fumes un peu loin , il rompit le filence que nous avions gardé jufqu'alors, pour me demander fur quelle cöte je me propofois de defcendre. Nous ne connoiffons point 1'ifle autour de nous, me dit-il & s'il faut s'en rapporter aux conjectures de mon père , nous fommes fort éloignés de toute fociété humaine & de toutes les terres habitables. Nous fuyons peut-être le feul afile que ces mers puiffent nous offrir. Dites-moi donc, mon cher frère, quel eft votre deffein? Je ne m'en fuis pas encore informé, pour ne point vous laiffer croire qu'aucune confidération , qu'aucune crainte put m'empêcher de vous fuivre. Maintenant que ce motif n'exifte plus,  L'Isle inconnue. 217 faites-moi part de votre projet. Vous en avez fans doute formé quelqu'un de plaufible. » Je ne manquerois pas feulement de raifon, mais de fens le plus vulguaire, lui dis-je, fi je m'abandonnois auxflots, fi je quittois notre afile fans un efpoir probable d'en trouver un ailleurs. Comme un autre Colomb, je navigue pour de'couvrir des terres nouvelles, mais avec plus d'efpoir d'y arriver. Ce n'eft pas au loin que je les cherche. Je crois comme vous que ces mers ne contiennent, dans un efpace immenfe, que notre ifle, & je me rendrois coupable de la plus grande témérité, fi j'ofois dans notre nacelle vous expofer aux rifques d'une longue navigation. » Mais accordez-vous done, me répondit Guillaume. Vous ne connoiffez dans ces mers que notre ifle. Vous ne voulez point aller au loin cbercher de nouveaux pays. Oü trouverezvous donc ces terres nouvelles que vous prétendez habiter ? Dans notre ifle même, lui répondis je; mais dans la partie oppofée a celle dont nous fortons. Vous avez pü remarquer, mon frère, que 1'ifle eft compofée de deux régions différentes, féparées par des efcarpemens & des rochers qui paroiftent infurmontables; 1'une baffe, agréable, fertile,oü nous avons vécu jufqu'a préfent; 1'autre élevée,  2i8 L'Isle inconnue. pleine de montagnes & d'ine'galite's, dont nous n'ayons vu de loin que les cïmes, que nous ne connoiflbns pas, qui peut cependant renfermer bien des chofes pre'cieufes, & nous fournir au moins une retraite & des alimens. » Par 1'infpection que j'ai faite plufieurs fois 'des montagnes les plus hautes de cette partie de 1'ifle, & par 1'obfervation des cimes d'autres montagnes plus éloignées, j'ai lieu de croire qu'il y a, depuis les premières jufques aux cötes du nord, un efpace de pays confidérable. Jepréfume que les pendans des terreins fupe'rieurs qui regardent ce point de 1'horizon , verfent leurs eaux au feptentrion, & qu'elles doivent ainfi nous offrir une entree facile de ce cóté-la. Si je me trompois dans ces conjectures , nous pourrions au moins ranger Ia cóte au plus prés; & comme la mer eft parfaitement calme , & que cette circonffance nous permet de mener le bateau jufqu'au pied des rochets, il feroit peut-être facile , en choifïffant 1'endroit de la cöte le moins efcarpé, de franchir cette barrière en grimpant jufqu'a la crête. » La-deffus nous continuames notre route avec une nouvelle ardeur vers la pointe de 1'ifle la plus éloignée; & quand le jour vint 'a parottre, nous nous trouvames affez loin des  L' I S L Ë INCONNUE.' 21 £ cotes qui vous avoifinent, pour n'avoir plus a craindre d'étre découverts. Sur ces entrefaites, la brife s'étant levée, nous en profitimes pour nous aider de la voile. Nous voguames ainfi jufques vers le foir, que le vent tomba. » La chaïne de rochers qui entöure 1'ifle, ne nous avoit point encore préfenté de paffage. Elle ne paroiffoit jufques-la qu'un rempart continu, .dont la bafe étoit gardée par des écueüs fans nombre. Mais quand nous eümes, en ramant, doublé la pointe dunord, nous tombames dans un courant qui nous portoit vers la cóte; ce qui me fit augurer que nous étions prés de quelque rivière, dans laquelle la marée devoit monter alors; & en effet je devinois jufie. Nous n'eümes pas vogué long-temps, qu'a ma grande fatisfaétion, nous vimes la cöte s'abaiffer devant nous. Elle parut enfin féparée par un grand intervalle. Le courant nous y portoit, C'étoit, comme je 1'avois penfé, 1'embouchure d'une rivière, furie rivage de laquellenous ne tardamespas a débarquer. 53 Nous nous arrêtames dans un lieu commode & fur, a la rive gauche de la rivière. Nous attachames le bateau a un arbre, & ayant mis pied a terre, nous vifitames le local a quelques milles a la ronde, pour reconnoitre  120 L'Isle inconnue. le pays, & nous affurer d'un endroit propre a nous faire un gïte. Le terrein en étoit inégal, les collines hautes & rapprochées, les vallées profondes. II étoit bien différent de celui que nous habitons; mais 1'afpeft de ce.payfage, tout agrefte 8c fauvage qu'il paroiffoit, ne déplut point a mon cceur. II convenoit a ma mélancolie, il entretenoit ma trifteffe par Ie fombre des idéés qu'il infpiroit. y> Nous trouvames au pied d'une roche pendante & fort élevée, une grotte fpacieufe dont nous fitnes notre logement, ne voyant pas qu'elle fervit de retraite a des bêtes cruelles ou venimeufes. Nous y tranfportames tout ce que nous avions dans le bateau. Nous y fïmesdu feu, & y pafsames la nuit. Cette grotte fut pour nous un afile heureux & commode; car dans cette partie de 1'Ifle les nuits font très-fratches , & fi nous avions été forcés de coucher a l'air, nous aurions pu être incommodés du changement fubit de température, comme nous 1'éprouvames depuis. » Je ne vous dirai point quels fentimens affeeToient mon ame dans ce moment. Je n'aurois fu les définir moi-même. La tendreffe & 1'orgueil y luttant fans ceffe , vainqueurs & vaincus tour a tour, me tenoient d'abord dans uns fituation pénible 8c cruelle ; mais comme  L'IsLB INCONNUE. 22* la raifon fe rangeoit toujours du-parti de l'amour - propre, je ne tardai pas a me favoir bon gré d'avoir pris Ia fuite , & je me fis gloire du courage que j'avois montré dans ma réfolution. J'euffe e'té pleinement fatisfait de mon exil, fi 1'idée du chagrin que je Vous caufois, & la vue des privations & des regrets auxquels j'expofois mon frère Guillaume , n'euffent jeté beaucoup d'amertume fur mes réfiexions. » Le Iendemain, nous étendïmes nos courfes beaucoup. plus loin que la veille. Nous montames jufqu'au fommet d'une haute montagne , d'oü nous vïmes a découvert celle qui vomit du feu, & qui pour lors ne jetoit que de la fumée. Tout nous préfentoit ici une nature fauvage & brute, un payfage rude Sc bizarre, un terrein he'riffe' & plein d'afpe'rités, un pays , en un mot, défagre'able a 1'ceit. Mais nous reconnümes bientöt qu'avec ce défagrément, ce pays avoit auffi fes avantages. II abondoit. en gibier du meilleur goüt, qui , n'étantvpas épouvanté de notre vue, fe laiffoit affomrner a coups de baton. La rivière, Sc jufqu'aux ruiffeaux nombreux qui baignent les vallées, étoient remplis de poiffons exquis; enfin les bois nous offroient une diver-  222 L'Isle inconnue* fité d'arbres chargés de fruits, & la terrénous montroit en profufion des fimples & des plantes propres a la nourriture & a la fanté de rhomme. » Ces découvertes , qui nous déroboient déformais a la crainte de manquer de fubfiftances, donnoient un prix réel a notre folitude, & nous accoutumoient a ce féjour. Nous voulümes étendre ces avantages; & dans cettè vue, nous fouïmes le fol aux environs de la grotte, pour en faire un champ. Les bois dont les collines y font couvertes, confervent aux terres de ce canton une fraïcheur falutaire, que nos terres n ont pas ici. L'obfervation que nous en fimes, me porta a femer des légumes avant la faifon des pluies. Tout ce que je femai fit des progrès furprenans, & nous faifoit efpérer, quand nous en fommes partis, une très-bonne récolte. *> Nous nous établiflions ainfi a demeure; mais les premiers travaux finis, le loifir dont nous jouiflions me donna 1'envie de pouffer nos vifites jufqu a la grande montagne , pour examiner de prés tout ce qu'elle avoit de curieux. Nous primes en conféquence les provifions néceflaires pour un voyage de plufieurs jours, & après avoir ferme a tout événement  t L'Isle inconnue. 223 1'entrée de la grotte avec de grandes pierres & des brouffailles , nous nous acheminames, en chaflant, jufqu'au pied du volcan. » Je ne vous en ferai point Ia defcription. II reflemble a ceux que vous avez vus en Europe , & dont vous nous avez quelquefois entretenus. Je me contenterai de vous dire, qua plus de deux lieues de fa bafe , qui, fi j'en juge bien, en a plus de quinze de circonférence , les vallons font couverts de pierres ponces & de cendres. II fort du bas de Ia montagne plu-, fieurs ruiffèaux qui y entretiennent un peu de verdure. Un peu plus haut nous trouvames de petits bois; mais au deffüs ce n'étoit qu'ua pays brülé, un terrein plein de crevaffes 8c de ravines, couvert en quelques endroits, a des profondeurs confide'rables, de matières , qui, forties liquides en diffe'rens temps des flancs & de la bouche du volcan, étoient maintenant folides comme Ia pierre. » Mais c'eft dans ce terrein brülé, en apJ parence fi méprifable, que je fus bien payé de ma curiofité, & c'eft lui fur-tourqui doit nous.rendre cette montagne précieufe. J'y trouvai du foufre, plufieurs fortes de métaux, 8c particulièrement du cuivre en très-grande abondance. J'en découvris quelques mines , dont je rapportai de gros morceaux vierges  224 LTsLE INCONNUE. a la grotte, bien perfuade que nous trouverions encore d'autres mines, & qu'elles devoient être faciles a. exploifer. ?» Cependant 1'envie de connoi'trê cette partie de 1'ifle qui eft fitue'e entre le volcan & la grande cataracte, nous ramena peu de jours après au pied du volcan. J'oubliois de vous dire que cette montagne brülante eft la cïme la plus éleve'e d'une longue chaïne d'autres montagnes ou de rochers efcarpe's, qui, setendant d'une mer k 1'autre, partage en quelque forte ce terrein fupe'rieur en deux parties. Nous eümes une peine infinie k la traverfer. II nous fallut non feulement gravir des pendans très-roides, mais grimper fur des pointes de rochers prefque inacceflibles , & franchir quelquefois d'un faut, des fentes & des ravines, dont Ie fond fe perd dans des abïmes. J'ofe croire qu'il n'y a que des hommes d'un grand courage & dont les membres fre'quemment exerce's ont acquis beaucoup de force & de légèreté, qui puiffent entreprendre une pareille route. Quoi qu'il en foit, nous vïnmes k bout de furmontec cette barrière , & nous nous trouvames dans une contrée plus curieufe encore que celle d'oü nous venions. » Le pays en deca du volcan préfente en elfee  L'Isle inconnue. 22 c effet a 1'oeil furpris un afpect plus étrange & des fites plus bizarres. On ne voit pat; feulement au loin des inégalités & des montagn.es, car cette partie eft plus étendue cV. plus découverte; mais ces montagnes ont une forme plus lïngulière. Ce font pour la plupart des pies tronqués & ifolés , d'une grande éléva-r tion, qui portent encore des marqués des volcans éteints qu'ils ont recélés autrefois. Les ruines & les laves dont ils font .en.tourés , font les témoins exiftans des fecouifes terribles; & des révolutions que les tremblemens r de terre -ol les, volcans ont fait éprouver a cette partie de 1'Ifle. « Je vifitai la plupart de ces montagnes „ dont quelques-unes m'pffrirent , comme je le penfois, des carrières ou des mines de métaux riches. J'en trouvai même une de fer , qui eft, fi je ne me trompe, très-abondan.te,, -&, dans notre fituation , bien plus utile pour nous que qelles d'ór ou d'argent. Je remar.quai fqigneufement la pofition de cette mine, ■ pour.póuvoir la retrouver dans la fuite, s'il étoit néceffaire de 1'explqiter. Mais mes foins & mes obfervatipns ne fe bornèrent point a . ces objets. » Mon intention étoit fur-tout de m'atTurer s'il ne feroit pas poffible de trouver un pafTom. II. P  22ó* L'Isle inconnue. fage pour defcendre de cette partie élevée de 1'Ifle dans celle que vous habitez, & de connoïtre , chemin faifant, la fource & 1'accroiffement de notre rivière. » Je fus pleinement fatisfait fur ce dernier article. Je me convainquis que les eaux qui tombent du penchant des montagnes vers le midi, forment d'abord cette rivière , laquelle recevant enfuite a droite & a gauche tous les ruilfeaux, jufqu'a la cafcade, fe trouve alfez forte en cet endroit pour pouvoir porter bateau. J'en fuivis la rive droite , malgré les difficultés du terrein & des rochers énormes qui embarralfoient ma route; enfin, parvenu jufqu'au bord de 1'abïme, j'eus la cönfolation de voir les crêtes qui environnent ce vallon ; mais je ne pus y fixer mes regards fans 1'émotion la plus tendre 3 & fans répandre un torrent de Iarmes. Heureufement pour moi que j'étois alors affez loin de Guillaume; car devant lui je me contenois, & par orgueil s comme fon ainé, & par humanité, pour ne pas ajouter aux chagriris oü fon amitié poür moi 1'avoit fi généreufement plongé. » Les entours effrayans de la cataraéte ne m'offrirent point le paffage que je cherchois. II fallut revenir fur nos pas & nous détourner beaucoup pour aller tenter de le découvric  LTstE INCONNUE. 22? ailleurs, a caufe d'un creux vafte & noir qui nous barroit le chemin. Nous fïmes donc un grand circuit, & marchant fut un fol couvert de laves & de ruines, nous nous dirigeames a droite vers le promontoire, prés duquel je me fiattois de trouver ce paiïage. Mais quand nous eümes fait le tour de ce noir précipice, qui vraifemblablement eft la coupe d'un ancien volcan, des rochers a pic , oü des abïmes qui s'offroient fans ceffe devant nous, nous opposèrent long-temps une barrière infurmontable. Ce ne fut qua la crête la plus voifine du promontoire, que j'eftimai poffible de fe frayer par terre un chemin de cette partie de 1'ifle a 1'autre. »> Je crus d'abord que je pourrois, en cötoyant le promontoire, gagner de pointe en pointe lêscrêtes qui terminent le vallon;mais quand je touchois prefque au terme de mes efpérances, je fus tout a coup arrêté par une brêche du rochet qui interrompoit mon chemin. La montagne a gauche, élevée comme un mur au deffus de ma tête, la mer a droite au-deffous de moi & a une profondeur confidérable, ne me permettoient plus d'avancer, ni de chercher une nouvelle route en me détournant. Nous fumes donc forcés de rebrouffer. Je vis bien cependant que mon projet Pij  228 L'Isle inconnue. n'étoit pas impraticable. La breche qui nous arrêtoit n'ayant guère plus de trente pieds d'ouverture, je concus qu'il feroit poffible d'y faire un pont avec de grands arbres-, mais comme deux hommes feuls ne pouvoient entreprendre un pareil ouvrage, il fallut 1'abandonner pour le moment, & renvoyer a des temps plus favorables,le foin de s'en occuper«. a Et quelle étoit, mon fils , lui dit alors Eléonore , votre intention en revenant dans 1'ifle , après avoir pris le parti de fuir & de vivre loin de nous? Aviez-vous déja changé de réfolution » ? « Non, ma mère, répondit Baptifte •, mais n'avez-vous jamais aimé ? Ne connoiffez-vous. pas les retours d'un cceur offenfé, mais trop tendre, qui cède quelquefois aux mouvemensfecrets de fa paffion , quoique méprifée ? Je voulois, a la faveur de la nuit, pénétrer jufqu'ici, & fi je ne pouvois voir ce que j'aimois, je voulois jouir au moins du charme de I'entendre. Je me flattois du doux efpoir d'ouïr ' prononcer mon nom par les bouches les plus chères,. & d'apprendre peut-être que j'étois regretté. Placé fous le veftibule prés de la porte du falon, lorfque vous auriez foupé, je n'aurois rien perdu de votre converfation. Je vou-: lois enfin vous dérobet aux inquiétudes que.  L'ÏSLE INCONNUE.' 2ip vous caufoit notre fort, en dépofant prés de Ia porte une lettre qui put vous raffurer fur notre compte, fans pourtant vous faire connoïtre le lieu de notre exil. Tel étoit le projet féduifant que j'avois adopté, & auquel je ne renoncai qu'avec beaucoup de peine. » Je retournai donc, continua Baptifte, des bords du vallon è notre grotte, tout penfif & fiché de ne pouvoir venir jufqu'a vous; & cette circonftance fembla me rendre , durant plufieurs jours, ma première mélancolie. Nous repafsames , avec autant difficultés que de dangers la haute chaine des montagnes. Mais cela ne m'empêcha point d'y revenir, pour en extraire des métaux que j'avois réfolu de traVailler. Mon inquiétude , encore plus que le befoin, me rendoit le travail nécelfaire. J'étois fans ceffè en mouvement pour me diftraire, & cette règle de conduite me fervit beaucoup. 3-, Déja je fentois renaitre le calme dans mon cceur; la raifon commeneoit a s'y faire entendre , & ma fituation me devenoit tous les jours moins pénible , paree que j'entrevoyois ma prochaine guérifon. Je goutois enfin le repos de ma folitude avec une joie intérieure, que ma paffion en filence ne troubloit plus. , 33. C'étoit dans ces difpofitions que je par-  230 L'Isle inconnue courois les bois & Jes montagnes', dès que Ie travail ne meretenoit plus a la grotte. J'aimois k jouir de ce domaine que je m'étois fait, comme du prix de ma hardieffe; & d'après cette idéé, Ia pêche, & fur-tout la chaffe, avoient pour moi des attraits puiffans. » N""s avions fait, il y a deux jours, une de ces parties de chaffe affez loin de la grotte & nous revenions très-fatisfaits du fuccès que nous avions eu, lorfque, traverfant un bois, au haut d'une colline, il me fembla entendre dans une vallée au deffous de nous & près de h rivière, la voix de plufieurs perfonnes qui en appeloient d'autres. J'étois plus avancé que'' mon frère. J'attendis qu'il m'eüt joint, & cependant je mis 1'oreille contre terre, pour maffurer fi je ne me trompois pas. Imaginezvous ma furprife, lorfque je ne pus douter que ce n'étoit point une illufion, & qU'ü y avoit d'autres hommes que nous dans notre fohtude. II me vint d'abord en penfée. que vous, mon père, & quelques-uns de mes frères y etiez venus en me cherchant; mais Ie ton & la langue barbare de ces hommes me firent bientót comprendre que ce n'étoit pas vous, M M«n fiére, a qui je fis part de mon obfervation, voulut s'affurer par lui-même de la venté de la chofe, & reconnut, comme moi,  L'Isle inconnue. 2jx que nous avions peu loin de nous des créatures de notre efpèce. Ne font - ce pas des fauvages ? font-ils venus en grand nombre? eft-il de Ia prudence de nous montrer a eux? Tels furent les points d'une courte délibération entre nous, dont la conclufion fut que nous devions agir avec circonfpeótion dans la conjonéture préfente, & qu'il y alloit de notre vie a ne pas nous tenir fur nos gardes; mais qu'il falloit, avant tout, reconnoitre fecrètement quels étoient ces hommes qui nous effrayoient. Demeurez la, dis-je a Guillaume; je m'en vais, a la faveur des brouffailles, pénétrer doucement jufqu'a 1'iifue du bois, d'oü je penfe que je pourrai voir fans danger ce qui nous épouvante. Nous nous réglerons enfuite fur ce que nous aurons vu. Vous n'irez certainement pas feul, répondit Guillaume ; il n'eft pas prudent de nous féparer. Qui fait fi vous ne rifquez rien a faire fans moi cette démarche ? >> II n'y avoit pas a difputer. Nous marchons en filence jufqu'a 1'ouverture de la vallée. Nous nous gliffons, en y arrivant, derrière un buiffon touffu, pour obferver de la tout ce qui fe paffoit au bas. Mais a peine y fommes-nous placés, que Guillaume, me tirant par la manche, me dit a voix baffe : Saüvons-nous, mon, P iv  232 L'Isle inconnue. frère, les voila qui moment; ce font des monftres. Je regarde du cóté qu'il m'indique, & je vois fept a huit nègres fe'parés 1'un de 1'autre, armes de flèches , & d'un afpecthideux, qui s'avancent, en chalfant, vers le buiffon. Les plus prés n'étoient pas a quatre cents pas de nous. Je fentis alors combien mon imprudente curiofité pouvoit nous devenir funefte. Maïs il falloit fe tirer du péril oü je m'étois jeté, & je ne vis d'autre moven que de regagner le bois au plus vïte. » Un des nègres qui nous apercut, fe mit a faire de grands cris, -pour avertir fes camarades de fa découverte. II courut fur nos pas de toute fa force , tandis que les autres s'efforcoient de le fuivre de prés. Leurs cris épouvantables, leur courfe précipitée-, & les arcs qu'ils tenoient bandés en nous pourfuivant, ne nous laiffoient aucun doute fur leur intention. Ils en vouloient a notre vie. Le péril étoit manifefte. Nous étions, a la vérité, pourvus de bonnes armes ; nous portions des arcs & des fufils ; mais deux contre huit, la partie étoit trop inégale. Nous ne devions fonger a nous défendre qua la dernière extrémité. 1 » Auffi, loin de tenir tête a ces nègres, nous redoublames d'activité pour fuir. Nous tr-averfames le bois dans la Iargeur de la colline 3  L'Isle inconnue. 233 & puls tournant vers la rivière, dont nous femblions d'abord nous éloigner, nous courümes fi rapidement, que nous parvinmes a dépaffer le bois avant que nos ennemis en euffent atteint la iiGère. Defcendre la colline, arriver au rivage, nous jeter dans notre bateau, ne fut pour nous que 1'affaire d'un moment. J'éprouvois alors d'une manière trés - fenfible combien il importe a 1'homme de favoir tirer parti de fes facultés naturelles. Si nous n'avions fu courir mieux que les nègres , c'en étoit fait de nous. » En effet , fans l'avance que nous avions prife fur eux , il eüt été comme impoffible que nous leur euffions échappé; car pour éviter leur vive pourfuite, ce n'étoit pas affez d'atteindre le rivage oü nous avions débarqué , ni de nous en éloigner en bateau pour paffer fur Ie bord oppofé; ce trajet n'eüt fait que retarder notre perte. II falloit fortir de la rivière avant que les fauvages puffent y mettre obfïacle. S'ils euffent atteint le rivage immédiatement après nous, comme la rivière a peu de largeur, les uns auroient pu nous devancera la nage ou en canot & nous barrer le chemin, tandis que les autres nous auroient percés de 'leurs flèches. Obligés de manceuvrer pour conduire notre barque, nous n'aurions pu  134 L'lSLE INCONNUE. fuffire a nous défendre & a naviguer en mêma temps. * Ce malheur effrayant manqua d'arriver, malgré Pextréme vïteffe de notre courfe. En entrant dans Ia chaloupe, nous avions coupé Ia corde qui la retenoit au bord, & nous ramions de toutes nos forces pour gagner 1'embouchure de la rivière; mais nous n'avancions pas autant que nous vo.ulions; & cependant les nègres parvenus fur nos traces au haut de la colline, nous voyant prés de leur e'chapper, defcendoient en hurlant comme des furieux, & fe précipitoient vers leurs canots, dans le deffein de s'oppofer a notre fuite. Nous avions heureufement beaucoup d'avance fur eux , & nous e'tions fi prés de 1'embouchure, qu'ils ne pouvoient parvenir a nous couper que trèsdifficilement. >> Mais ils s'y prenoient de manière a nous Ie faire craindre; car leurs canots, qu'ils avoient poufles fur le fable , non loin de 1'embouchure, demandant un peu de temps pour étre mis a flot, deux de ces nègres, comprenant que le plus court délai pouvoit nous fauver, fe jetèrent hardiment dans la rivière pour nous devancer. Ils nageoient 1'un & 1'autre avec une telle vïteffe, en portant des flèches entre les dents, qu'ils pouvoient en quelque forte fe  LTsLE INCONNUE. 23 J flatter de nous joindre. S'ils réuffiflbient nous étions perdus. Le temps employé a nous défendre de ces deux nègres, pouvoit donnec aux autres celui de nous accabler. » Nous longions cependant la rive oppofée, en accélérant, autant qu'il étoit impoffible , Ia courfe de notre bateau. Mais, ala diligence que faifoient nos ennemis, je vis bien que nous ne pouvions nous fouftraire a leur rage , qu'en les arrêtant dans leur courfe. Bientöt ils nous devangoient, & ils n'étoient déja plus qu'a trente pas de nous. II n'y avoit plus de.temps a perdre. Alors laiffant a Guillaume Ja conduite de la barque, je pris un de nos fufils a deux coups , & tirant fur ces miférables , je brülai Ia cervelle au plus avancé, & du fecond coup je caffai Ie bras a 1'autre. Cette doublé décharge nous fauva. » II eft plus facile d'imaginer que de peindre 1'effet qu'elle produifit fur nos ennemis. Le feu, Ie bruit de nos armes, la mort d'un de cesnègres & la bleffuresd'un fecond, jetèrent d'abord tantdè frayeur dans 1'efprit des autres, qu'ils s'arrêtèrent de furprife , ne pouvant concevoir le prodige deftrudeur qui s'opéroitfous leurs yeux. Quelques-uns même en tombèrent a la renverfe; mais, foit qu'ils vinffent a penfer que la foudre avoit frappé leurs camarades, foit qu'ils nous  236 L'Isle inconnue. cruffént plus heureux que redoütables d'avoif deux ennemis de moins, ils reprirent bientöt le projet de nous pourfuivre; en forte qu'ayant recueilli leur bleflé , & fe trouvant renforcés par une autre bande de nègres que je n'avois pas vus, ils s'embarquèrent dans trois canots, qu'ils poufsèrent dans le courant en faifant des cris affreux, & ils voguèrent bientöt fur nos traces. » Nous fortimes enfin de 1'embouchure ; mais nos ennemis acharnés ne perdirent point pour cela 1'efpérance de nous joindre. Leurs bateaux, plus légers & montés de plus de rameurs que le notre, les faifoient marcher plus vite que nous. lis nous pourfuivoient avec fureur, croyant faire de nous une proie affurée. Ils s'approchoient infenfiblement , & je me voyois déja dans la néceflité de me fervir encore de notre moufqueterie , lorfqu'heureufement la brife s'étant levée, & nous devenant très-favorable dans la route que nous avions a faire : je déployai Ia voile, qui nous aflura bientöt la fupériorité de la marche, & nous mit a 1'abri de la crainte & du danger. Je ne vous en dirai pas davantage, le refte vous eft connu «. Emus & attendris de cette hiftoire, nous embrafsames nos aventuriers, en les félicita'nfe  LTSLE INCONNUE. 237 tJe leur retour, pleurant de nouveau fur leur fuite , mais applaudiffant a leur courage. Eléonore fur-tout, dont 1'ame eft fi fenfible, ne pouvant contenir les mouvemens de fon cceur, les accabloit de careffes, Sc fes belles joues étoient arrofées de larmes. « Que je me fais bo'n gré, me dit-elle, de vous avoir empêché de courir fur leurs traces , comme vous le défiriez ! Vous feriez tombé peut-être fous les coups de ces barbares ». Puis s'adreflant a fes enfans : « Vous m'étiez déja bien cber, dit-elle a Guillaume; mais votre dévouement aux intéréts de votre frère, vous donne un droit de plus a ma tendreffe. Sans vous, hélas ! que feroit-il devenu ? J'euffe pleuré fa perte le refte de ma vie. Votre amitié généreufe nous 1'a confervé. Et 'vous, mon cber Baptifte, j'admire votre réfolution , quoiqu'elle m'ait caufé des peines & des inquiétudes fi cruelles, Sc je bénis le ciel de vous avoir fait vaincre vos ennemis, mais je dois lui rendre plus de graces encore, pour vöus avoir donné la force de vous vaincre vous-même Nous Omes enfuite des conje&ures fur les motifs qui conduifoient ces nègres dans notre Ifle, & fans pouvoir en affurer rien de poft-  23S L'Isle inconnue» tif (i), nous eii conclümes que leur pays ng pouvoit être bien éloigné, & qu'il falloit nous mettre en état de défenfe, en cas qu'il leur prït envie de venir nous infulter. Tel fut Teffet de l'amour de Baptifte. II fit perdre a 1'Ifle fa première tranquilité , en nous donnant de juftes alarmes. C'eft ainfi que les paffions effre'ne'es portent fouvent le trouble & quelquefois la guerre dans les focie'te's, oü elles n'ont pas toujours une iflue auffi heureufe que dans la notre» (i) Nous avons fu depuis, qu'ils y vcnoient pour en rapporter du cniwré, dont ils fabriquoient groffièrement des colliers & des bracelets pour leurs femmes, qui regardent ces ornemens comme très-précieux. Plufieurs nations difféïentes fe rendent dans cette vóe dans cette partie de 1'ifle; ce qui donne lieu quelquefois i des combats, lorfqu'elles fe rencontrent. Ils mangent leurs prifonniers.  LTsLE inconnue. 239 CHAPITRE XXXV. Mariage de Baptifte, £ Amélie, & de plufieurs de leurs frères. Préparatifs de défenfe contre Virruption des nègres. lis attaquent VIJle. I/indispensable néceflité 011 fe trouvoit Baptifte de demeurer ferme, dans fa réfolution, & peut-être Ia crainte que la préfence d'Adélaïde ne rallumat fes feux mal éteints, lui firent chercher du fecours dans une liaifon nouvelle. Amélie devint 1'objet de fon hommage. II s'emprefla de lui rendre des foins affidus. Tel qu'un homme qui pour redreffer un jeune arbre.le ploie en fens contraire,Baptifte vouloit prendre un. autre attachement.pour effacer jufqu'aux traces du premier, paree que rien neguérit l'amour comme un nouvel amour(i); & bientöt ce remède eut un effet falutaire. Les foins qu'il donnoit d'abord a Améüe par politique, il les continua par goüt, dès qu'il connut les rares qualités de cette fille, que fon caraöère fage & férieux fembioit voiler. (1) Amor medetur amori.  240 L' IsLE INCONNUE. Ii en devint épris, & il 1'aima avec toute Ia chaleur qui diftinguoit le fien , quoiqu'elle ne parut pas fort fenfible aux témoignages de fa tendreffe. 11 nous fit part de fes vues , & nous approuvames fa recherche. Mais quand nous erï pariames a Amélie , & que nous lui demandames fon confentement, nous fümes tout étonnés d'apprendre quelle fe refufoit a ce mariage. Elle allégua pour raifons Ia foibleffe de. fa fanté, la difparité de caractère; le véritable motif dont elle ne difoit rien , mais que nous connümes enfin , étoit la crainte que Baptifte ne la prït pour pis-aller, & que le fond de fon cceur ne fut pas changé. Nous eümes beaucoup de peine a la détourner de cette idéé, & ce ne fut en quelque forte que par déférence & après de longues exhortations, qu'elle confentit a lui donner la main. Ce point une fois emporté, je crus que 1'intérêt général, encore plus que celui des particuliers , . demandoit que nous uniffions tous ceux de nos enfans qui étoient en état de fonger au mariage. La découverte d'un ennemi, fans doute peu diftant de 1'ifle , & finvafion dont il fembloit la menacer nous faifoit mieux fentir quelle étoit pour nous 1'importance d'une nombreufe population.Quoique les  LTsLE INCONNUE. 241 les défenfeurs qui devoient naïtre de ces nouveaux couples, he puffent de long-temps lervir a notre füreté, les confeils de la prudence , qui cherchoit a nous préparer des forces pour 1'avenir, nous invitoient naturelleraent a former de nouveaux ménages. Ainfi, n'écoutant plus que la convenance des carac^tères, & tachant de tout régler fur 1'inclination des parties, nous couronnames leurs féux en les béniffant, Sc tous ces ménages ont été auffi heureux qu'on pouvoit 1'efpérer. Nous eümes enfuite la même attention pour leurs plus jeunes frères , lorfque leurs fentimens & leurs forces nous avertirent de les unir. Je ne ferai point ici le détail de ces cérémonies ; elles ne furent a peu prés que la répétition de celle du mariage d'Adélaïde. II me fuffit de dire que tout fe fit au gré de tous, & que chacun augmentoit fon bonheur par la vue du bonheur des autres. Le temps pluvieux oü nous étions alors, ne nous permettant point d'étendre les fêtes a Ia campagne, Sc d'aller danfer a l'air, nous nous tinmes enfermés dans 1'intérieur de Ia maifon, oü nous jouïmes de tous les plaifirs que notre induftrie Sc la joie commune purent imaginer , Sc que le temps du repos Sc la circonflance des noces nous permettoient de prendre. Tom, U. Q  242 L'Isle inconnue: Mais je ne m'y livrois pas avec tant cfabandon, qu'ils me Effent oublier 1'apparition des negres, ni les fuites effrayantes dcnt elle nous menacoit. Parmi le mouvement & le .tu• muite des noces, je fongeois au contraire aux précautions que nous devions prendre, & aux rooyens que nous pouvions employer pour repouffer leurs attaques, & je réfléchiffois férieufement au plan de défenfe que le befoin pourroit noas rendre néceffaire. En conféquence, dès que les pluies eurent cette, & que nous pümes fortir de l'inaéiion forcée oü elles nous tenoient, je fis part a mes fils de mes projets, & tous les ayant approuvés, nous commencames fans délai a travailler pour ks mettre au plutöt a exécution. Comme les barrières naturelles de 1'Ifle nous paroiffoient inexpugnables de tous cötés, & que nous penfions n'avoir a craindre d'invafion que par Tembouchure de la rivière, nous portames tous nos foins a Ia fortifier de manière a pouvoir en défendre les approches. Nous flmes, dans cette vue, deux redoutes a 1'entrée de la baie, que nous adofsames aux rochers, a caule du peu de largeur du rivage. Nous entourames d'un foffé protond toute la partie qui en étoit fufceptible- Nous les garnimes de canons , dont les feux croifés devoient  1' I S L E INCONNUE, 243 battre 1'embouchure & foudroyer töutes les barques qui s'efforceroient d'y entrer, Je connoillüis affez 1'art des fortifications , pouc donner a nos ouvrages la perfe&ion néceffaire; mais il importoit moins de les faire folides, que de les rendre inacceflibles. II étoit vraifemblable que fi nos ennemis entreprenoient de les emporter , ils emploieroient plutöt leurs forces naturelles , que des machines; qu'ils tenteroient d'efcalader le rempart, Sc non dele renverfer. Jejugeai donc convenable de lui donner plus de hauteur que je n'aurois fait, fi je 1'avois conftruit pour réfïfter au canon. Ainfi, nos redoutes , hmplement compofées de gazon Sc de terre, furent élevées de dix pieds au deffus de 1'eau des foffés. Nous les entourames de fortes paliflades, & nous les fraisames ; & comme je voulois fur - tout garantir ceux qui défendroient les fortins, de 1'atteinte des flèches des affaillans , je couronnai le parapet de gabions & de facs a terre , dans 1'intervalle defquels mes gens pouvoient faire feu de leur moufqueterie. Ce ne fut pas tout encore. Je fis placer un fecond canon fur mon obfervatoire, pour tirer de loin fur les barques de nos ennemis, afin de les empécher , s'il étoit poflible, de venir reconnoïtre la baie, Sc de pénétrer juf-  244 L'Isle inconnue. qu'a nous. J'exercai mes enfans a charger & a pointer le canon, & ils s'acquitterent bientöt de 1'emploi de canonnier auffi bien que moi- même. Tous ces préparatifs, qui alarmoient furtout Eléonore & fes filles , furent faits avec une ardeur & une diligence incroyables. Je reconnus alors que 1'homme , & fur - tout 1'homme amoureux , eft un animal guerrier. Mes fils étoient exaltés. Ils faifoient voir, en travaillant a nos redoutes, un air de fierté & de grandeur impofantes. L'idée de défendre leurs jeunes époufes les élevoit a 1'héroïfme, & j'en furpris plufieurs a défirer que 1'ennemi vïnt éprouver leur courage. Noble inftinct donné a 1'homme pour lajufte défenfe & Ia proteftion des êtres intéreffans & foibles, qui attendent leur fubfiftance en paix & leur falut en guerre, de fa force & de fa valeur ; noble inftinét , quand il ne fort pas de fes bornes légitimes oü la juftice doit 1'enchaïner \ mais , hélas ! inftinéi féroce , dont 1'ignorance & les Conquérans n'ont que trop abufé pour le malheur du monde. Tous les membres de la familie, fans exception, mirent la main a 1'ceuvre. Chacun employa fes forces pour fe parer de 1'ennemi  L'Isle inconnue. 24; commun, & nous fümes en état de Ie bien recevoir un mois après avoir commencé nos redoutes. Dès ce moment je relpirai, & les cruelles inquiétudes qui m'affiégeoient , me laifsèrent plus tranquille. Depuis la fin du mauvais temps , je n'avois pu me raflurer contre la crainte d'une attaque de la part des nègres. Chaque jour, chaque moment pouvoit les amener en grand nombre. Ils auroient pu tomber fur nous avant que nous euffions fini nos fortifications; & comme rien ne les eut arrête's a 1'entrée de la baie , il leur eut été poffible, durant la nuit, de nous furprendre dans le fommeil, & en nous alfaillant a 1'improvifte , de dévafter nos poffeffions, de brü> Ier nos batimens, & d'exterminer peut - être toute la colonie. Pour prévenir ce malheur, j'avois cependant établi une garde rouiante. Trois de mes fils veüloient chaque nuit. Un des trois étoit en fentinelle a 1'obfervatoire, & toutes les deux . heures un de fes frères alloit le relever. Le lendemain, trois autres montoient la garde a leur tour; & quelquefois je me levois moimême pour faire la ronde, vifiter le pofte &r le corps-de-garde, & foutenir, par ma préfence & mon exemple, Ia valeur & Ie zèlede nos jeunes guerriers. Q m  246" L'Isle inconnue. Mais la providence veilloit fur nous ; elle nous. donnoit la prévoyance qu'elle ötoit a nos ennemis. Ils ne favoient point a qui ils avoient k faire. La lenteur qu'ils mettoient dans leur encreprife, devoit nous donner le temps de préparer notre défenfe, & les moyens de les repoufler. Nos ouvrages étoient finis depuis quinze jours , & rien ne nous annon?oit Ia préfence de l'ennemi. La fentinelle placée k 1'obfervatoire veilloit nuit & jour fur les mers, fans rien voir paroïtre ; & déja quelques-uns de mes gens commengoient a croire que nous avions pris trop Iégèrement 1'épouvante, lorfqu'un jour vers les cinq heures du foir, Guillaume, qui fe trouvoit de garde, fit le fignal convenu pour nous apprendre qu'il déeouyroit les fauvages. Deux coups de fufil qu'il tira, en nous annongant leur arrivée , nous avertirent de nous rendre a nos poftes' refpectifs. Auffi-töt j'ordonnai qu'on éteignït le feu qui brüloit pour la cuifine, afin que lafumée ne de'couvrit pasen merleüeu de notre habitation. J'appelai mes fils qui travaillóient aux champs ou au jardin, & je fis prendre les armes. Je vous laiffe k juger de la frayeur & des tranfesde nos femmes. Leur timidité naturelle & leur tendreffe pour nous les faifoient palir  LTSLE INCONNUE. 247 & trembler. Quelques-unes fe croyoient déa perdues. D'autres pourtant,& fur-tout Eléonore , fe rendirent afiez maitreffes de leur frayeur, pour vouloir nous accompagner. B Que nous ferviroit , me dit alors mon époufe, d'étre a 1'abri du danger, fi vous veniez a fuccomber fous les coups des barbares? Nous ne manquerions pas enfuite de devenu: leur proie, & nous en recevrions peut-être des traitemens plus odieux. Laiffez-nous donc vous fuivre jufqu'aux redoutes. Nous pouvons vous y être utiles. Votre petit nombre,dans la circonftance, auroit tort de dédaigner le moindre fecours. L'état d'Adélaïde ne lui permef point (i) de nous aider ; qu'elle aille dans la grotte avec fes plus jeunes frères. Si quelqu'une de fes foeurs eft affez pufillanime pour fuir le péril que fon père , que fon époux & fes frères vont courir , elle peut y aller auffi. Pour nous , mon cher ami, nous ne vous quitterons point. Nous vaincrons ou nous périrons avec vous. Nous allons vous porter des vivres. Nous vous fournirons les munitions dont vous aurez befoin pour charger vos armes; enfin fi quelqu'un de vous a le malheur d'ctre atteint par celles des fauvages, (1) ElLe étoit criceinte,  248 L'Isle inconnue. nous prendrons foin de panfer fes bleflures: &, dans 1'extrémité, ne faurions-nous pas auffi tirer un coup de fufil » ? -Non, maman, dit Adélaïde, j'irai avec mon père, avec vous, avec Henri. Loin de vous, je périrois d'inqujétude & de douleur. Laiffez mon fils apprendre de fa mère , avant fa naiffance , a partager le danger & les deftins d'un pèrechéri», Nous irons, nous irons , s'écrièrent tous les enfans. Ils embraffoient nos genoux,ils pleuroient. Les petites filles difoient : « Emmenez- nous, maman, nous aurions trop peur dans la grotte ». Les petits gargons fe jetoient dans nos jambes Sc prenoientnos épées : cc Emmenez-moi, papa, emmenez-moi, Henri, je donnerai bien un coup depée a qui voudra battre maman». J'étois ému. II n'y avoit pas un moment a perdre; nous fortïmes tous, & notre petite armée partoit avec beaucoup de tendreffe & de réfolution, femblable a celle des. Teutons & des Cimbres, groffie des femmes enceintes & des foibles enfans. Je fis faire halte. - Attendez, dis-je a Eléonore, je vais reconnoïtre par moi-méme ce que nous avons a redouter. Guillaume nous annonce les fauvages; mais ijs ne font pas encore a portée, Ils ignorent ou ils pourront débarquer. Ils  L'Isle inconnue. 249 cherchent un paflage pour pénétrer dans 1'ifle. Qui fait s'ils découvriront 1'embouchure de la baie, & s'iïs hafarderont d'y entrer ce foir ? J'aurai le temps de revenir vous prendre. En attendant , préparez les chofes dont vous penfez que nous aurons befoin, & que nous devons emporter ». Cela dit, je courus a 1'obfervatoire, d'ou regardant a 1'eft fur f indication de Guillaume , je découvris en mer plufieurs canots a une affez grande diftance. Je pris ma lunette d'approche, & j'en comptai jufqu'a douze, qui s'avangoient vers nous en ramant. Je diftinguai bientöt que chaque barque étoit montée de fix hommes. Ils prolongeoient leur marche dans la direction de la cóte. Je prévis dès ce moment qu'ils découvriroient la rivière; mais je fus bien aife de voir qu'ils vinffent du cóté de 1'eft, paree qu'ils ne pouvoient apercevoir la baie que lorfqu'ils feroient arrivés a la hauteur de 1'obfervatoire; qu'alors peut-être il feroit nuit,. & qu'ils pafferoient au dela, ou du moins qu'ils attendroient jufqu'au lendemain a fe préfenter k 1'embouchure. Cependant, comme je ne pouvois ftatuer rien de certain fur ces événemens, je penfai qu'en attendant, nous devions tous nous tenir a nos poftes. Je courus porter des nouvelles a nos  '2|0 L' I S L Ë INCONNUE. femmes. Je leur fervis' d'efcorte en revenant, & ayant fait paffer un renfort a 1'obfervatoire , & a la redoute oppofe'e, ceux de nos enfans qui devoient la garder fous le commandement de Henri, j'entrai dans la mienne avec Eléonore , oü je difpolai toutes chofes pour faire a nos barbares une réception plus chaude qu'ils ne I'attendoient de nous. J'avois prefcrit a Guillaume de ne point tirer fur les barques , fi elles ne prenoient pas le chemin de 1'embouchure; mais, dans le cas contraire , de faire feu fur celles qui marcheroient devant. Guillaume fut exaft a fuivre mes ordres. Il laiffa paffer les canots jufqu'en deca de 1'obfervatoire , pour s'affurer s'ils ïroient plus loin en tournant au midi. La nuit tomboit; il fe flattoit qu'ils n'apercevroient point la baie , ou qu'ils n'oferoient y entrer durant 1'obfcurité : mais il fe trompa. Les nègres, en doublant la pointe, découvrirent 1'embouchure. Alors, fans doute bien aifes de trouver le paffage qu'ils cherchoient avec ardeur, & detre a l'abri durant Ia nuit, ils firent leurs difpofitions pour entrer dans la rivière; & comme le reflux leur étoit contraire , ils fe mirent a ramer avec plus d'activité, pour vaincre la réfiffance du courant. Auffi-töt Guillaume, pointant fes canons  L'Isle inconnue. a$t vers les barques , fit feu d'une pièce fur les plus avancées. II avoit pris fes dimenfions pour ne pas perdre fon coup; cependant le peu de jour qui reftoit ne lui permettant pas de vifer bien jufle, le premier boulet ne fit rien; mais le fecond ayant atteint un des canots, dont il emporta la proue, ce canot & les hommes qui le montoient furent renverfés dans la mer. L'explofion de cette artillerie , & 1'effet qu'elle avoit produit, jetèrent I'étonnement & le défordre dans toute la flotte. Les nègres , qui ne favoient a quoi attribuer 1'accident qu'ils eprouvoient, n'osèrënt point tenter le paiïage de la baie; ils reculèrent en s'éloignant de 1'obfervatoire, & fuivant 1'impulfion du courant, ils pafsèrent la pointe oppofée , qu'ils doublèrent, & fe cachèrent dans les rochers. Le bruit du canon nous avoit, avertis de 1'arrivée de l'ennemi, & nous ëtions dans la vive émotion que nous caufoit fon approche, lorfque Guillaume , defcendu de fa batterie, vint nous rejoindre pour nous apprendre ce que j'ai raconté. La nuit étoit déja fort obfcure. Jl n'y avoit pas d'apparence, après ce qui s'étcit paffé, que les nègres tentaffent d'entrer dans 1'embouchure durant 1'obfcurité. Cela me fit préfomer que nous ne les verrions qu'au re-  2f2 LTSLE INCONNUE. tour de la lumière, & je ne me trompai pas. Cependant, pour mettre le temps a profit, &: nous donner les forces néceffaires k une vigoureufe défenfe , je fis prendre de la nourriture a mes gens, & leur permis de repofer, tandis qu'un de nous , faifant fentinelle , pourroit éveiüer les autres, s'il en étoit befoin. Je fis crier aux défenfeurs de 1'autre redoute (que 1'on inffruifit de la pofture & du deffein de 1'ennemi), de prendre, ainfi que nous, du repos & de la nourritute, & cependant de fe tenir fur leurs gardes en attendant Ie jour. Enfin je prefcrivis k Guillaume de retourner k fon pofte avant 1'aurore, pour tirer encore fur les barbares, lorfqu'ils tenteroient d'entrer dans 1'einbouchure, & de fe réunir enfuite k nous avec fon compagnon. C'eft ainfi que nous nouspréparames auxévénemens dulendemainft & que nous pafïames la nuit. A peine Ie jour commencoit k luire , que le canon de 1'obfervatoire nous annonca les mouvemens des nègres. La marée montoit alors Ils en profitèrent pour tourner la pointe & pour entrer dans Ie port; & comme le courant les portoit avec rapidité vers la pointe de fobferVatoire, & que Guillaume ne pouvoit tirer fur eux qu'en plongeant, fon artillerie ne leur fis:  L' ÏSLE INCONNUE. i ƒ3 point de mal; en forte qu'ils entrèrent dans la baie, ne regardant plus , fans doute, le tonnerre du canon que comme un vain bruit. Mais dès qu'ils furent a portee du canon des deux redoutes , nous leur donnames lieu de changer de penfée , & nous les faluames de manière a leur caufer bien de Tétonnement. Les boulets, qui portoient fur eux des deux cötés , renversèrent plufieurs barques & tuèrent quelques fauvages. Nos batteries étoient mafquées; ils ne favoient d'oü partoient les coups. Ils ne voyoient point d'ennemis , & cependant ils étoient foudroyées d'une manière fi terrible , qu'ils demeuroient d'abord comme des gens éperdus, & que quelques-uns firent mine de reprendre le large; mais la néceflité de fecouric ceux dont les barques étoient brifées, & furtout les bleflés, le relache que nous leur donnames en chargeant nos canons, & peut-être Ia honte d'abandonner fi promptement une entreprife long-temps méditée , les retinrent dans leur réfolution ; enfin un eflet du hafard ranima bientöt leur courage, & penfa nous devenir fatal. Dans fardeur avec laquelle nous rechargions notre artillerie, un de mes fils qui dirigeoit le bout d'un canon pour le replacer dans fon etnbrafure, mit tant d'effort a le pouflër,  25*4 LTsle inconnue; que, faifant un faux pas dans ce moment, & perdant 1'équilibre, il vint heurter, en tombant, un des facs a terre du parapet, & 1'ayant renverfé, nous découvrit aux yeux des nègres, que la chüte du fac a terre rendoit attentifs. A cette vue , ils poufsèrent dei cris horribles, quoique le canon des deux redoutes continuat de tonner fur eux, & fit toujours un grand ravage dans leur flotte, dès qu'üs apercurent des hommes, 1'efpoir de les détruire, & 1'efprit de vengeance, excité par les pertes qu'ils venoient d'effuyer, les déterminèrent a venir nous attaquer: ainfi, mettant tous pied a terre du coté de ma redoute, ils s'avancèrent vers nous avec fureur. En voyant accourir cette troupe effroyable, compofée d'environ foixante hommes fe'roces & réfolus, je compris que nous aurions befoin d'employer toutes nos reffources pour nous défendre , & qu'il nous falloit encore plus de préfence d'efprit que de courage pour les repouffer. En conféquence j'exhortai ma troupe, qui n'étoit que de huit perfonnes, de ne rien faire précipitamment, & d'étre attentive a ce que j'aurois a leur prefcrire. Je fis charger les canons de petits cailloux qui nous tinrent lieu de mitraille, mais comme les nègres étoient déja parvenus aux pieds des retranchemens s  L'Isle inconnue. i$% je ne voulus point laiffer tirer notre artillerie ; je réfervai fon feu pour le moment oü je verrois qu'elle pourroit faire un plus grand effet. Cependant les negres arrivés au bord du foffé, fe trouvoient dans une grande furprife, en rencontrant, pour venir jufqu'a nous, des difficultés dont ils ne fe doutoient pas. 11 ne falloit pas feulemerit traverfer 1'eau, franchir les paliiïades, gravir les retranchemens; ils devoient encore arracher ou furmonter les fraifes, pour atteindre le parapet. Mais leur ftupidite ou leur rage étoit tellé, qu'ils ne furent point rebutés par la vue de ces obftacles & des périls divers qu'ils leur préfentoient. Ils commeneèrent par nous lancer des flèches &deszagayes CO q^uime blefsèrent perfonne , paree que nous nous tenions a couvert; enfuite une partie fe mit a même He traverfer le foffé , tandis que les autres continüoie'nt de tirer fur nous pour nous ëmpêcher de paroï-rp. Deux d'entre eux effayèrent de grimper le long des rochers qui fermoient le derrière de la redoute ; mais comme j'avois 1'ceil a tout, je les abattis de deux coups de fufil; ce qui donna plus de circonfpeöion aux autres. (i) La zagaye eft une forte de flèche longue, que les fauvages lancent avec la main, comme un javelot.  SJÓ L'ÏSLE I N C O N N U Ë. Les plus hardis, parvenus a la paliffade t s'efforgoient cependant de paffer cette barrière; & déja. 1'un d'eux, aidé par fes camarades, ayant réuffi dans ce deffein, grimpoit contre le gazon du retranchement; déja il s'accrochoit aux pieux de la fraife, lorfque j'ordonnai de faire feu fur les plus avancés, & de bien ajufter les coups , pour ne pas perdre notre poudre ; & je commandai un feu roulant , qui, occupant fans ceffe fennemi par le bruit & par la terreur devoir tomber fes guerriers, ne lui laiffa pas le loihr de la réflexion. Nous continuames a nous fervir de notre moufque^ terie, dont tous les coups portoient ; tandis que Guillaume, indigné de 1'audace de celui qui luttoit contre la fraife, fortit a découvert fur Ie parapet, & lui tirant a bout portant, le fit tomber mort au bas du rempart. Mais il manqua d'étre Ia vidime de fa hardieffe. II attira fur lui les coups des affaillans, & il fut bleffé légèrement a 1'épaule. Je le blamai féyérement de s'être expofé malgré mes ordres ; mais en le blamant, je Ie preffbis contre mon cceur. Cette opiniatre réfiflance de notre part, & la perte d'hommes qu'ils faifoient continuellement, ébranla enfin la conftance des nègres. Ils fe retirèrent avec précipitation vers leurs barques,  L'Isle inconnue. 25/7 barques, & c'eft alors qu'ils furent le plus maltraités; car la redoute oppofée, qui n'ofoit pas tirer lorfqu'ils étoient au pied de nos retranchemens , de crainte de nous atteindre, faifant alors un feu trés vif, tandis que nos canons chargés a mitraille lancoient une grêle de cailloux , le rivage fut bientöt couvert de morts & de bleffés. II n'y eut que huit nègres fauvés de ce carnage, qui, fe jetant dans un canot, prirent , en ramant de toutes leurs forces, le chemin de 1'embouchure. II étoit pour nous de la plus grande im> portance qu'ils ne puffent nous échapper. Je formai donc fubitement la réfolution de les pourfuivre avec vïteffe , pour les exterminer jufqu'au dernier , arin qu'aucun d'eux, ne pouvant porter la nouvelle de leur défaftre dans leur pays, ne fut dans le cas d'exciter 1'mdignation de leurs camarades, & de nous fufciter peut-être une guerre ruineufe , en foule,vant contre nous des nations entières, Courez vïte a 1'obfervatoire, dis-je alors a deux de mes fils, & tachez de couler a fond la barque qui s'échappe. Si vous en venez a bout, nous n'aurons plus d'ennemis. Vous, Guillaume , demeurez avec votre mère qui panfera votre bleffure , tandis que nous allons yoler fur les traces des nègres avec la grande Tom, II. R  258 L'Isle inconnue. chaloupe que je vais armer d'un canon. Je crial Ia-deffus aux gens de 1'autre redoute de venir nous joindre fur le champ ; mais en attendant qu'ils amenaffent cette chaloupe qu'ils avoient fur leur bord, nous portions la pièce de campagne dont nous voulions farmer, & les munitions néceffaires pour fervir notre artillerie. Lorfque Ia chaloupe fut arrivée, & que nous eümes placé le canon fur la proue, nous ramames vigoureufement pour fortir du port, Chemin faifant , nous fümes témoins, en paffant prés du champ de bataille, d'un fpe&acle très-fïngulier. Trois des nègres qui giifoient fur le rivage a caufe qu'ils avoient les jambes brifées par le canon , femblèrent fe ranimer a notre vue, & fe Ievant fur leurs mains, fe mirent a fuir dans cette pofture (i) vers leurs canots. Nous fümes furpris de cette induftrie, qui nous tint un moment dans 1'admiration ; mais cédant bientöt au motif qui nous armoit contre les fauvages, nous les abattïmes (i) Ce fait très-extraordinaire elt confirmé par les ralations de plufieurs voyageurs qui ont touché a la Nouvelle-Guinée. Ils racontent qu'ils y trouvèrent des nègres qui marchoient fur leurs mains avec autant d'aifance & de vïteffe que fur leurs pieds. Note de l'édhteur.  L'isLË iNCONNÜË. 2 de trois coups de fufil, fans fortir de la bar* que & fans fufpendre notre cöürfe. Nous étions encore dans la baie, quand jious entendïmes tirer le canon fur 1'ennemi qui fuyoit. Nous nous hatames de doubler la pointe de 1'obfervatoire, & lorfque nous fiirnes en mer, nous nous apergümes que la barque des fauvages n'avoit pas fouffert de notre feu. Elle s'éloignoit avec toute la rapidité que huit rameurs pouvoient lui communiquer, & il nous eut refté peu d'efpoir de 1'atteindre , fi nous n'avions eu fur eux 1'avantage de la voile, & fi la feconde fois qu'on tirafureux, un boulet n'eüt percé leur barque a fleur d'eau. Mais ce cóup qui les obligeoit de fe tenir fur un cöté, pour empécher que 1'eau n'entratde 1'autre , ralentiflant néceflairement leur marche, & le vent, qui nous étoit favorable, ftous approchant d'eux de plus en plus, nous fimes bientöt jouer notre pièce de campagne. Elle tira fi heureufement, qu'elle acheva ia perte de nos ennemis. Leur canot fut mis en pièces; & les nègres renverfés dans la mër, nepouvant fuir leur deftinée, furent tous tués 1'un après 1'autre a coup de fufil. Après cette grande viétoire, nous tournames la proue vers 1'ifle, pour venir raflurer le refte de la familie. Nous trouvames encorg R ij  2 6*0 LT S L E INCONNUE. mon époufe & fes enfans dans la redoute, oü nous nous félicitames mutuellement de la fin d'une aventure qui nous caufoit tant de fayeur. Mais nous manquames de voir nos Iauriers arrofésde larmes. L'inflammationfubite de la plaie de Guillaume , nous fit connoïtre que les flèches des barbares étoient empoifonnées. II falloit un prompt fecours pour arrêter les progrès d'un venin infiniment actif; & dans la circonftance, je ne favois que faire , lorfque je me fouvins d'avoir ouï dire que la fuccion de la plaie pourroit enlever le poifon. Je communiquai ma recette a Eléonore, & j'allois en faire 1'épreuve moi-même, lorfque mon époufe effrayée m'arrêta : «Vous êtes trop néceffaire è 1'ifle, me dit-^lle, pour qu'il vous foit permis de faire une expérience qui peut vous être funefte. En voulant guéric un mal, Vous en feriez un bien plus grand* Ce n'eft pas vous, c'eft moi qui dois en courir le danger » A Dieu ne plaife, dit alors 1'époufe du bleffé , que mon père & ma mère s'expofent au péril pour conferver mon mari ! S'il y a quelque rifque a lui rendre fervice, qui doit le courir plutöt que fon époufe J Mon devoir & ma tendrefle me prefcrivent également de me réferver ce foin. La-deflus, fans s'amur:  L' I S L E INCONNUE.' 2~6*lf fera parler davantage, elle découvrit la bleffure de fon mari , & fe mit a la fucer. En applaudilTant a cet acte généreux , je lui prefcrivis de ne pas avaler le fang qu'elle tiroit de la blelfure. Elle fe conduifit fuivant mes confeils, qui la garantirent du mal qu'elle auroit pu fe faire fans cette précaution. La plaie prit une belle couleur, les chairs fe défenfierent , & i'e'paule fut bientöt guérie. En fortant dela redoute, je defcendis avec tous mes gens fur le champ de bataille, pour énterrer les cadavres. La corruption qu'ils auroient éprouvée, & 1'infection qu'ils n'èuffent pas manqué de répandre au loin , fi on ne les eut promptement inhumés, nous obligèrent de creufer une foffe pour les y dépofer; mais lorfqu'elle fut aeheve'e & que nous voulümes les y jeter, nous fümes fort étonnés, en les remuant, de trouver trois nègres en vie. Un d'eux bleffé grièvement a la tête , pouvoit a peine fe foutenir; mais les deux autres , qui ne 1'étoient pas d'une manière fi dangereufe , ayant repris l'ufage de leurs fens au moment oü on les enlevoit, fe jetèrent a genoux devant nous, tout tremblans de frayeur. Leurs geftes, leur ton de voix nous demandoient grace de lavmanière la plus touchante. Le Iangage de la nature eft fi expreffif, iï' R üj  ZÓ2 L'Isle inconnue. 3 tant de pouvoir fur les ames fenfibles & fans paffions, que , quoique 1'idiome de ces bar~ bares reffemblat plutöt au glouffement d'un coq d'Inde qu'a 1'expreffion de la voix humaine, nous ne pumes nous méprendre fur leur réquiütion ; & quoique nous euffions de tresgrandes raifons de ne pas les épargner, nous fümes émus de leur misère & de leur pofture fuppliante. Cette vue arrêta nos armes, & fufpendit les coups dont nous voulions les achever, Le cceur trop tendre de nos femmesnepu? tenir contre ce fpeélacle. Elles follicitèrent vivement pour les fupplians. « Qu'y a-t-U a craindre , me dit Eléonore , de ces malheureux, meurtris & fans défenfe? Ne feriez-vous pas inhumain de les maifacrer de fang froid, lorfqu'ils ne font plus a même de nous faire du mal? Ils étoient nos ennemis, lorfque venus pour nous nuire ils en avoient le pouvoir ; ils ne le font plus , quand le fort des armes les met fous notre dépendance, & qu'ils implorent notre miféricorde. Croyez-moi, mon smi,fachezpardonner; accordez-leurla vie, qui ne fera peut-être pour eux qu'un préfent de peu de jours, S'ils meurent, vous n'en aurez pas moins le mérite de 1'indulgence, S'il viV§nt, ia grandeur du bienfait & 1'impoffibi-  L'Isle inconnue. 263 fité de fuir nous les attacheront fans doute, &c votre bonté généreufe vous en fera d'utiles ferviteurs ». ri Ma chère amie , lui dis-je, vous connoiffez mon cceur, vous favez bien qu'il n'eft que trop fenfible. Inftruit par la nature & par une longue expérience , je ne puis voir les maux d'autrui fans en être vivement ému. Je fuis auffi touché que vous de 1'état de ces miférables, & je ne défire pas mieux que de leur pardonner. Mais je crains, je vous 1'avoue, qu'un jour cette pitié ne nous devienne très-funefte ; que ces nègres , aigris par Ie fentiment du malheur, ne cherchent tous les moyens de s'en venger fur nous. La pitié eft confiante , Ia prudence nous dit de nous méfier. Que deviendrions - nous , fi ces fauvages, venant a s'échapper, alloient inftruire leurs compagnons de notre petit nombre, & nous ramenoient une foule de nouveauxennemis? Vous croyez qu'ils nepeuvenfr fe dérober de 1'ifle; mais s'ils parvenoient jamaisa semparer d'une de nos barques, leur feroit-il impoffible de s'en retourner dans leur pays ? On doit gémir fans doute fur la néceflité d oter la vie a des créatures de notre efpèce; mais tel eft le trifte droit d'une défcnfe légitime. S'il eft cruel de faire périr des, R iv  a6*4 L'Isle inconnue. hommes, il eft affreux de s'expofer a tombet* fous leurs coups par une indulgence imprudente, & de rifquer de perdre par cette fbiblelTe le bonheur & 1'exiftence de tous ceux qui nous font chers ». » Ah, ciel! me répondit Eléonore, que votre prudence eft cruelle ■! mais je la crois exceffive. Si ces nègres ne peuvent s'évader qu'en s'emparant d'une de nos chaloupes, je ne voïs pas que nous ayons a craindre les dangers que vous prévoyez. N 'avez-vous pas affez d'induftrie pour leur öter tous les moyens de s'en fervir ? Qui vous empêche d'enchaïner les barques de manière qu'ils n'ofent même concevoir Ia penfée de les déplacer a votre infcu ? Traités avec beaucoup de douceur , mais toujous furveillés, ils perdront bientöt 1'efpérance & la volonté de s'éloigner de 1'ifle, & vous verrez qu'ils vous feront auffi foumis que fidèles ». » Je le défïre, lui répliquai-je , & je confens a 1'éprouver; mais nous voila réduits a nous tenir fans cefTe en garde, & a nous conduire envers nos prifonniers avec la plus inquiète circonfpecftion. « Pardonnez-moi, reprit Eléonore , cette inquiétude ne peut durer. Ils ne feront point admis dans 1'intérieur de nos ménages -3 on ne leur fera connoïtre nila grotte,  L'Isle inconnuk z6f ni les dépots de nos magafins-, on ne leut montrera point le fecret de nos armes : nous les tiendrons, pour les panfer, dans un angar de la cour. Mais dès qu'ils feront guéris9 nous les reléguerons au dela de la rivière, oü ils fe feront une cabane, & d'oü ils ne patTeront vers nous que lorfqu'on ira les prendre pour les mener au travail Je me rendis a ces raifons; & j'adoptai ce plan de conduite , que nous fuivimes exactement. Un des fauvages mourut de fes bleffures. Les deux autres, plus heureux , recouvrèrent la fanté. On les traitoit moins en ennemis qu'en domeftiques. Eléonore s'en applaudilToit, & je me favois gré de mon indulgence ; mais il me reftoit au fond du cceur une inquétude fur 1'avenir. Je femblois deviner que je ferois mal payé de ma générofité, & qu'elle mettroit la Colonie a deux doigts de fa perte.  0.66 L' I s L E INCONNUEs CHAPITRE XXXVI. Tranfport & fonte des mét aux tirés de la montagne. On ferme le pon .avec une chaine. Conftruclion des maifons nécejfaires pour les divers ménages. Ponions de biens qui leur font ajjignèes. Quelque heureufe que foit une guerre, elle eft un fleau pour les peuples qui la font, & fur-tout pour les fociétés naiffantes. Tout ce qu'on fait d'efforts & de dépenfes pour Ia foutenir, n'eft pas feulement perdu pour Ia profpérité de Ia chofe publique, il jet te le corps politique dans la langueur, il en épuife les forces , il en commence quelquefois la mine. La guerre dont nous fortions avoit été trop courte, pour nous caufer de fi grands préjudices; mais elle nous fut pourtant très-nuifible, paree qu'attirant tous nos foins & nos attentions. durant pres de deux mois , occafionnant une dépenfe forcée de denrées, & fur-tout de munitions, & nous détournant des travaux effentiels a la colonie, elle caufoit un vide dans nos magafins & dans nefs occupations, difficile a réparer. Cependant, lorfqu'il falloit redoubier d'activité pour nous remettre au courant  L'Isle inconnue, 267 des travaux, je me crus obligé de faire une nouvelle entreprife, qui , devant occuper la plupart de nos travailleurs, alloit encore fufpendre le cours ordinaire des chofes, Ce qui me fit réfoudre a cette entreprife, . fut le rapport ou plutöt les fignes que nous firent nos nègres. Lorfque je leur demandai dans la même langue d'oü ils venoient, & fi leur nation étoit nombreufe, ils me montrèrent le cöté des montagnes ou 1'oueft nord-oueft; & puis ils empoignèrent un faifceau d'herbes; ce qui m'indiquoit qu'ils venoient de ce point de 1'horizon , & qu'ils jugeoient leur peuple innombrable (1). Ils ajoutèrent, en me montrant le foleil & en levant trois doigts, après avoir porté la main de POrient a 1'Occident, qu'ils n'étoient éloignés de 1'ifle que de trois. journées de chemin. Enfin ils me firent entendre par un air courroucé & des geftes menacans, que leur nation avoit juré notre perte, & qu'elle vouloit nous réduire a Pefclavage &i nous dévorer-L comme ils dévoroient fans doute leurs (l) C'étoit Fidée des nègres, qui, n'ayant pas connoiffance des grandes fociétés, &ne fachant pas compter jufqu'a cent, imaginoient que leur nation étoit innombrable , paree qu'elle contenoit peut-être quelques milIjers d'hom'mes.  '268 LTsee inconnue. prifonniers de guerre. Mais Ie figne qui m'inquiéta le plus, fut de leur voir étendre la mairr vers nos barques, prendre de fautre une poïgne'e de fable, la porter vers le cöté de 1'iflequiregardoit leur pays, & Ia ramenant enfuite vers Ia baie, en faifant de la première les geftes d'un rameur, re'pandre ce fable en notre préfetice. I! étoit clair qu'ils vouloient me dire que leur nation étoit en état d'envoyer une trèsgrande flotte contre nous. Mais ne fachant pas diftinguer dans ce figne s'ils en avoient déja fait le projet, ou s'ils en avoient feulement Ie pouvoir, 1'anxiété pénible oü je demeurai me fit prendre la réfolution demployer tous les refforts de notre induftrie pour fermer le paffage de la baie aux barques étrangères, & doter ainfi toute avenue k nos ennemis. La chofe étoit très-difficile, mais non pas impoffible. Les deux pointes de rochers qui dominoient 1'embouchure de la rivière, & fervoient comme de mole a notre port, n'étoient pas fi éloignées 1'une de 1'autre, qu'on ne put en fermer I'intervalle par une forte chaine. J'en concus fe deffein, & j'en fis part k mes fils. Mais quelle entreprife pour nous qu'un tel ouvrage ! il fembioit furpaffer nos moyens. Nous n'avions pas affez de fer dans nos magafins,  L'Isle inconnue, 2.69 pour faire cette chaine. II falloit en extraire des mines; il falloit faire un chemin dans ia montagne pour y arriver; il falloit le voiturer, le fondre, le forger. La confidération de tous ces travaux pénibles ne nous arrêta pas , & 1'expérience nous prouva toujours davantage que le courage & Ie travail opiniatre furmontent tous les obffacles & viennent a bout de toutes chofes. Nous nous occupames d'abord a faire une forte de pont-levis, qui, couvrant la brèche du rocher oü Baptifte s'étoit arrêté, joignït le cöté de 1'ifle que nous habitions a Ia partie montagneufe, & nous y fournït un paflage. Ce pont, qui fut conftruit auffi folidement qu'il pouvoit 1'être, & beaucoup plutöt que nous ne 1'efpérions, s'abaiflbit quand nous allions aux mines, & fe levoit quand nous en revenions; de manière qu'il ajoutoit dans cette partie aux barrières naturelles de 1'ifle, & que fi 1'ennemi fut venu par les montagnes pour pénétrer jufqu'a nous , il lui eut été abfolument impoflïble de s'avancer en deca de la brèche, ni de trouver de route pour aller plus loin. II fallut enfuite rendre Ie terrein praticable aux voitures que nous nous propofions d'y  IÏJÖ L'IsLÈ I N C O N N Tj E. conduire. En conféquence, nous débarrafsiinies le fol des grofles pierres, nous comblames les creux & les ravines, & nous menames nos charrettes jufqu'au pied de la montagne qui contenoit la mine de fer. Nous en avions auparavant tiré la quantité de matière que nous avions cru devoir emporter; en forte que , quand le chemin fut affez bon $ nous nous emprefsames de la voiturer jufqu'au bord Ie plus prochain de la rivière, d'oü, verfée dans la grande chaloupe, elle fut tranfportée fur le rivage, non loin de la forge. Qu'eft-il befoin de nous étendre davantage fur cet article? La mine fut fondue, elle fut battue; la chaïne fut forgée, enfuite arrêtée par les deux bouts au pied des deux pointes qui ferrnoient la baie , & fcellée en plomb dans les rochers, Et comme elle devoit toujours être au deffus de 1'eau, & que la pefanteurde Ia chaïne 1'y auroit enfoncée, nous Ia fïmes porter de diftance en diftance fur des pièces de bois, qui, s'élevant & s'abaiffant au gré de Ia marée, la tenoïent toujours au même niveau, ou, pour mieux dire, k la même diftance de Ia furface. Enfin cette 'chaïne faite de deux autres chaïnes qui fe joignoient dans le milieu du courant, fut arrêtée dans ce point  L/IsLE INCONNUE. 2"jt de joncriön par une ferrure qui nous donnoit la liberté dü paflage lorfque, nous Voulions fortir de 1'embouchure pour aller en mer. La fin de cet ouvrage qu'avoit cornmandê 1'intérét de notre füreté , nous rendit la liberté de vaqüer a nos affaires. Nous reprïmes le cours de nos travaux ordinaires & champêtres^. Mais dès- qué nous eümes terminé ce qu'il y avoit de plus preffant, je crus devoir m'occuper d'une opération trés-importante pour régler déformais dans 1'ifie 1'ordre de la fociété. Il étoit temps que la colonié prit une forme nouvelle. L'état de nos enfans ceffant d'êtré le même, leurs rapports, leurs droits, leut fituation devoient changer. Nous n'avions tous fait jufqu'alors qu'une feule maifon. Tous les ménages habitoient encore fous le tbït paternel. Mais 1'ordfe des chofes ne permettoit plus qu'ils y fifient leut demeure. L'événement prochain d'une nouvelle population , & les progrès multipliés qu'elle devoit faire, nous fórcoient a une féparation devenue indifpenfable. Chaque familie étoit un jeune effaim, qui, ne pouvant plus habiter la ruche mère, fe trouvoit néceffité d'aller loger ailleurs. En prévenant mes enfans de cette fépara'tion, j'ordonnai la conftruétion d'une.maifon  272 L'Isle inconnue. pour chaque couple. Nous fïmes un plan général & uniforme de tous ces édifices, qui devoient être en petit ce qu'étoit ma maifon. .Chaque habitation devoit avoir fon jardin, fa cour, & fes étables, & fe trouver auffi prés des autres & de la mienne qu'il fe pouvoit, fans nous incommoder. Je ne voulus pas cependant qu'elles fuffentcontiguës 1'une a 1'autre-, de peur que fiquelqu'une venoit a brüler, toutes les autres en même temps ne devinüent la proie des Hammes. En conféquence, je marquai le terrein fur lequel on devoit batir. Je fis amaffer tous les matériaux néceffaires; & lorfque tout fut. pret, nous travaillames tous enfemble a ces nouveaux batimens. Ils fe trouvèrent bientöt en état de recevoir les nouveaux ménages , paree qu'une fois achevés , ils furent garnis d'uftenfiles & de meubles fimples, mais fuffifans, que la prévoyance d'Eléonore tenoit en réferve. Mon époufe y ajouta le linge dont ils pouvoient avoir befoin. Elle & fes filles 1'avoient- fait & préparé dans cette vue. . Une maifon ainfi pourvue étoit pour nos jeunes gens une propriété auffi agréable qu'utile; mais elle ne devoit faire qu'une partie de celle que doit avoir une familie agricole. II ne leun fuffifoit pas d'avoir en propre une demeure oü ils  t/lSLE INCONNUE, £7$ ils puffent trouver le couvert & le repos; il leur falloit fur-tout une portion de terres fuffifante pour fournir abondamment Ia fubfiftance a ceux qui devoient 1'habiter. II leur falloit les outils & les beftiaux nécefTaires pour cultiver leurs champs & les rendre féconds. J'eus foin de leur donner a cet égard tout ce qui leur manquoit. J affignai a chaque ménage Une part dans nos champs déja cultivés, avec cent arpens de nouvelles terres dont on pouvoit enfemencer une grande partie, & faire du refte des bois & des prés. Enfin je diftribuai a chaque maifon, des outils aratoires, des bceufs» des vaches , des brebis, des anes, des cochons, de la volaille, des grains , & des légumes , pour fubfifter & pour femer; en forte que toutes les families eurent de quoi faire naïtre de nouvelles moiffons & de quoi les attendre* Tom. II S  274 L'Isle inconnue. CHAPITRE XXXVII. Régiemens politiques; lois fondamentales de la fociété (i) lois pofitives. C~)uand ces arrangemens furent terminés, que ces diftributions furent achevées , & qu'il ne fut plus queftion que d'aller chacun chez foi, je réfolus de faire a tous mes enfans une inftrucrion politique fur leurs droits, fur leurs obligations particulières comme pères de familie & propriétaires 3 enfin fur 1'intérêt qui devoit les unir entre eux, comme membres de la fociété, & les attacher invariablement a fon chef. En conféquence , la veille du jour oü ils alloient me quitter, au moment oü, fortant de table, ils étoient tous afièmblés autour de moi, je les priai d'écouter ce que (i) Ceux qui ne cherchent dans un livre que le feul amufement, & qui n'y veulent trouver rien de férieux , peuvent fe difpenfer de lire ce chapitre , un des plus impottans de TOuvrage, mais qui, d'après leur manière de penfer, ne pourroit leur paroitre que fort eunuyeux. No te de l'éditeur.  LTsLE INCONNUE. 2Jf favois a leur dire, & leur parlai a peu prés en ces termes: Mes chers enfans , voici le jour oü vous fortez de tutelle; vous avez jufqu'ici vécu fous la proteclion immédiate de vos parensj ils vous aimoient avant que vous fuffiez au monde. Depuis votre naiffance, les foins de leur affeftion inquiète ont fans celle veillé fur vous; ils vous ont nourris lorfque vous ne pouviez vous-mêmes vous fuftenter; ils ont échauffé vos cceurs du feu du fentiment & de l'amour du bien; ils ont éclairé vos efprits des lumières de leur raifon ; ils vous ont trantmis le dépöt facré de la religion & cejui des connoilTances; enfin ils ont allure votre bonheur en exaugant vos vceux & en vous uniffant. Par la manière dont ils s'acquittoient des devoirs de leur état, ils vous montroient la route qu'un jour vous deviez fuivre. Ils travaüloient a faire de vous des hommes droits & fenfibles , des enfans reconnoiffans, afin que vous puffiez tranfmettre a votre poftérité le dépöt précieux dont on vous chargeoit pour elle. Vous répondez a nos defirs, & nous avons la douce efpérance que vous ferez a votre tour des parens foigneux & tendres: Ia tache paternelle eft remplie a cet égard. » Mais vous ne devez pas être feulement  zy6 L'Isle inconnue. conlïdérés comme pères & chefs, de familie ; on doic vous regarder aujourd'hui comme propriétaires & membres d'une fociété civile; & vous avez , dans cette doublé relation , des droits a exercer & des devoirs a remplir ; droits & devoirs qu'il eft très-important de vous repréfenter. II faut enfin perpétuer parmi vous une autorité légale, qui puiiTe continuer a régir & protéger la Colonie, lorfque j'aurai rempli ma carrière. » D'accord avec l'hiftoire du genre humain, Ia nifon nous dit que tous les peuples font frères; que Ia première fociété réunie en corps de nation , n'étoit qu'une familie devenue trèsnombreufe, & que le gouvernement de cette fociété, ou du premier empire, ne fut fondé que fur 1'autorité de la puiffance paternelle , & fur l'amour & 1'obéiffance que lui devoient tous les membres de la familie. Ce fut cette autorité paifiblement reconnue, qui, réglant fa légiflation fur les faintes lois de la nature, affura le repos & le bonheur de chaque individu , en furveillant fes droits & fes propriétés, & en les cautionnant en quelque forte des forces de tous reünies en fes mains, pour réprimer les entreprifes de 1'injuftice, & maintenir 1'ordre. » C'eft une erreur de croire que la violence  L'Isle inconnue. 277 alt fondé les empires, & que le premier roi fut un foldat heureux, un conquérant. L'injuftice armee envahit, mais ne fonde pas; la fondation d'un Etat eft la civilifation d'un peuple , & la guerre ne civilife pas. Il n'y avoit qu'un intérêt commun & palpable quï put pofer la bafe d'un empire , & enfuite obliger les hommes a fournettre leurs votontés particulières a une volonté fuprême. Or quel intérêt plus grand & plus fenfible porte a la réunion, que celui de maintenir les droits inhérens a tous les hommes , gages & fources de leur bonheur & même de leur exiftence ; que de conferver a .chacun les fruits de fon induftrie ou de fon travail ? L'envie de jouir fans crainte de leur liberté, de leurs propriétés, jointe a l'amour du repos, étoit feule capable d'engager les hommes a reconnoitre une autorité fupérieure, autre que celle d'un père. « La nature avoit inftitué cefie-ci pour Ia confervation de ceux qui, en reeevant la vie, n'exiftoient que dans la dépendance Ia plus abfolue. Que feroit devenue la familie, que feroit devenue la race humaine , fans les foins & les travaux du père? L'enfance n'eft que befoin ; Penfant ne nait que pour mourir auffitöt, s'il ne recoit k chaque inftant la vie de S iij  17^ LTsLE INCONNUE. ceux qui la lui ont donnée. Le père penfe, agit, travaille , combat, fe fatigue, fouffre, fe confume./pour lui donner une longue vie, une vie heureufe. Quels droits plus forts & plus facrés 1'ouvrier a-t-il fur fon ouvrage? Si la néceflité foumet les hommes dans 1'enfance a ce pouvoir bienfaifant, la reconnoiffance les y dévoue lorfque 1 age leur a donné toutes leurs forces. Point d'autorité plus légitime ni plus chériej l'amour & la néceflité en avoient pofé les fondemens. » Ainfi, fans doute, commenca le gouvernement patriarcal, le plus doux & le plus heureux que les hommes aient connu. Le père commun régnoit fur fes fils & fur leurs defcendans, & tous s'empreffoient de lui obéir. Héritier de fon pouvoir & de fes fentimens, 1'ainé de la familie n'en faifoit ufage que pour le bien de fes frères. Après luice fils, premier né, prenoit le timon du gouvernement. Voila le tróne établi, voila la fucceffion au tröne fixée. Dévolue a f ainé male de la branche'aïnée, elle fut auffi paifiblement qu'heureufement reconnue par tous les membres de la familie , ou, pour mieux dire , de la fociété. » Cet ordre de fucceffion étoit une loi de poütique trés fage : il prévenoit dans la fo-  L'Isle inconnue. 279* ciété les brigues & les partis , les défordres & la guerre que des concurrens ambitieux auroient pu faire éclore a la mort de chaque chef. II e'toit une imitation ou plutot une extenfion du gouvernement paternel; car , toutes chofes égales d'ailleurs, 1'ainé d'une familie doit être toujours regardé comme le repre'fentant de fon père. » Inftruits par les préceptes de leurs prédéceffeurs , des lois naturelles de 1'ordre focial & de la juftice effentielle, ces premiers fouverains mirent toute leur étude a faire jouir chacun de fon droit naturel. Ils fe plurent a déployer dans 1'état une autorité tutélaire, qui/ femblable a celle de Dieu , fut préfente par-tout, afin de veiller pour les citoyens , de défendre toutes leurs propriétés, & de réprimer toute ufurpation. Miniftres facrés de 1'intérêt public, ils s'occupoient fans ceffe des objets les plus importans de 1'adminiftration, de 1'inftruótion fociale, de 1'amélioration du patrimoine commun ; enfin ils n'oublioient rien , pour le bien des fujets , de tout ce que peut faire un fouverain non moins éclairé qüe jufte. „ Dans ce commencement de fociété régulière , le but & la caufe de fa formation étoient connus de tous fes membres comme du chef» Siv  sSo L'Isle inconnu-ev Auffi tous les bons effets d'un gouvernement fi conforme a la nature des chofes & a celle de 1'homme , rendirent cette fociété' aufli heureufe qu'elle pouvoit 1'être. » Toutes les nations agricoles ont joui dans leur origine de cet heureux état. Les chinois feuls en ont prolongé la durée jufqu'a nous (i). Mais nous en trouvoas des traces manifeftes dans l'hiftoire des chaldéens, des affyriens , des mèdes , des premiers perfes , des anciens égyptiens ; & fi nous pouvions fouiller dans les annales des autres peuples, nous nous convaincrions, par de nouveax exemples, que c'eft l'hiftoire univerfelle des empires nailfans. » Cependant diverfes caufes parvinrent a obfcurcir 1'évidence de 1'intérêt commun , & fubftituèrent infenfiblement aux lois naturelles de lordre focial, les caprices arbitraires de 1'autorité. La première & la principale fut Ia négligence a fonder ou a perpétuer 1'enfeignement public de ces lois éternelles & immuables W Paree qu üs font Ies feuls quj aient piis les foins * les precauuon, efficaces pour établir & perpétuer lenfelgne{ne*t public des droits &- des devoirs de UQnime, ou de la fcieWe des mceurs. Nou de l'édi-  L'Isle inconnue. 281 qui établifient les droits & les devoirs du citoyen , la liberté . la propriété , la süreté, la fraternité, la concorde. II falloit, & il falloit indifpenfablement que chacun fut inftruit , & premièrement inftruit de ce qu'il pouvoit a 1'égard des autres, & de ce que les autres pouvoient fur lui; de ce qu'il devoit aux autres, & de ce. que les autres lui devoient, fous peine d'erreur & de confufion, fous peine d'attentat & de difcorde , fous peine de guerre & de ruine. Cette condition d'une abfolue néceflité ne pouvoit être remplie que pat 1'établiffement inébranlable d'une bonne éducation (i). On négligea cet établiflement, & l'inftruétion manqua , & 1'ignorance privalut, & le 'citoyen méconnut fes intéréts, & les lois s'obfcurcirent , & les mceurs fe corrompirent, & les défordres régnerènt; ce ne fut (1) Sans rinftruaion conftante & générale des loss naturelles de Fordre focial & de 1'ordre de la juftice par effence , il eft impoflible qu'un Etat parvienne a une profpérité réelle, & encore moins durable. Cette étude, la plus néceffaire & la plus intéreffante de toutes pour 1'homme qui penfe, qui chérit fes frères, & qui veut vivre au milieu d'eux ; cette étude, devenue univerfelle , empêcheroit par-tout, comme a la Chine , le gouvernement de dégénérer en arbitraire. Note de l'éditeur; m  1$2 LTSLE INCONNUE. plus qu'un éternel cornbat entre la tyranniö & 1'anarchie , livré dans les ténebres (1). (i) A mefure que les hommes fe multiplièrent, que , la fociété s'étendit, ils devinrent moins unis entre eux, paree qu'ils fe connurent & fe fréquentèrent moins j paree que l'inégalité des fortunes, fouvent accrues d'un cöté, tannis qu'elles ditninuoient de 1'autre , donnant aux riches plus de jouiffances , & laiffarit les pauvres dans la privation, la cupidité & la jaloufie naquirent de ce contrarie. Alors, égarés , aveuglés par les paffions, les citoyens négligèrent, oublièrent les devoirs de la juftice. L'envie de prévaloir germa fourdement dans les coeurs, & bientöt la cupidité devint une paffion .dominante, qui troubla la fociété par une multitude de prétentions contraires, de pratiques & de chocs tendant continuellement a détruire 1'ordre focial. Mais 1'injuftice ne pouvant employer ouvertement la force , paree que Tautorité tutélaire , établie pour la réprimer , punifïoit avec févérité toute infraction vifible au droit de propriété, elle eut recours a 1'artifice pour fe fatisfaire. Incapable de triompher du pouvoir fouverain , elle tenta de tromper fa vigilance, & de féduire jufqu'a fon zèle, en colorant du prétexte du bien public , des entreprifes injuftes, également nuifibles a la fociété & a 1'intérêt de 1'autorité fouveraine. A la faveur de 1'obfcurité que répandoit Fignorance, des furprifes ménagées avec art rénffirent. On fe borna d'abord a avancer & a répandre un principe très-propre a féduire , c'eft que 1'intérêt public doit Vemporter fur 1'intérêt particulier; principe vague, maxime équivoque , qui parut avoir le bien commun pour objet; mais  L'Isle inconnue. 283 » Mes enfans, . votre fociété naiffante. doit être conftituée fur le modèle des premières fociétés agricoles , pour quelle foit. profpère qui, par un fens confus Sc indéterminé, fut fufceptible d'une interprétation infidieufe , avec laquelle on oppofa, felon 1'occafion, un prétendu droit public au droit réel des particuliers. Cette maxime verfatile , qui paroiffoit étendre Je pouvoir du fouverain , & confier a fes lumières la conftitution de la fociété, fut adoptée & confacrée : elle enfanta un fyftême politique, qui affujettit confufément tous les droits de la fociété & ceux de 1'autorité , a une légiflation humaine , arbitraire , Sc abfolue, auiTi préjudiciable 3 la nation & au fouverain, que favorable a la féduftion & a 1'avidité des hommes injuftes & artificieux qui approchoient le tröne. Bientöt 1'exemple de leurs fuccès devint contagieux : il perpétua cette politique qui égaroit le gouvernement. On dit aux fouverains que 1'intérêt public fe concentroit dans leur feule perfonne ; que les biens Sc la vie de leurs fujets étoient a eux; & malheureufement ils le crurent. Dès-lors les intéréts particuliers exclufifs devinrent de plus en plus entreprenans & deftruéreurs. La rapacité ne connut plus de bornes. L'agriculture tomba. La richeffe & la puiflance des fouverains difparurent. Ils furent les viclimes de ce défordre. Les empires s'ébranlèrent, s'entre-heurtèrent, & tombèrent les uns fur les autres. Tout devint la proie de petits peuples a demi-barbares, qu'avoient implacablement irrités les entreprifes injuftes & infolentes des grands états foi-difant policés. Noce de l'éditew.  284 L' ISLE INCONNUE. comme elles le furent dans leurs commencemens; mais que toujours éclaire'e des lois de 1'ordre, malheureufemenr oublie'es par celleci, & inftruite par leur exemple, elle évite leur fort ! Je veux Ia pre'munir contre ces malheurs communs a tant d'Empires, en promulguant aujourd'hui, en établiffant parmi vous a perpétuité la connoiffance & 1'enfeignement des lois facrées de la nature , des droits & des devoirs qui en dérivent, enfin des peines inévitables qui fuivent Ianégligence a les obferver. » La familie eft aujourd'hui affez peu nombreufe, affez éclairée , &, j'ofele croire, affez vertueufe, pour n'avoir pas befoin d'une légiflation folennelle. Mais il faut prévenir le befoin ; dès qu'on le fenr, Ie mal eft fait, & Je remède eft difficile. Le père fonde la familie, & il envifagela poftérité la plus récule'e. Le légiflateur fonde la nation, & il travaille pour toute la durée des fiècles. Les lois feules de la nature triomphent du temps. "Quand, imbus de la fainteté de ces lois immuables , & fubjugués par leur évidence, vous aurez juré de les obferver; quand , perfuade's de leur extreme ne'ceffité pour la Colonie, vous en aurez péne'tré &, pour ainfi dire, nourri vos enfans, le fentiment de Ia  L'Isle inconnue. 285 iulUceeflentielle.déja régnant dans le coeur de tous les citoyens, dès le moment ou ils auront une volonté, s'y confondra avec tous les fentimens naturels, & deviendra pour toujours leur guide inféparable. Dès lors vous préviendrez les maux publics & particuliers , & les défordres moraux & politiques, en fermant a 1'erreur toutes les avenues qui pourroient 1'introduire dans la fociété (1). » Vous favez déja quels font les droits de 1'homme dans les différens états & les diverfes pofitions de la vie ■, je les rappelle encore tous les jours a ceux de vous qui n'en font peut-être pas affez inftruits. Cependant, pour (i) L'erreur ne pénètre point chez un peuple ou les préjugés de 1'enfance font tous fondés en raifon, ou 1'inftruaióa générale affermit ces préj.gés , en demontrant la néceflité de la loi de 1'ordre & de fon obfervance , ou tout ce qui peut esciter 1'émulaUon- eft offert au plus digne & au plus capable d'inftruire les autres. La fcience plénière, a la véricé, ne peut être le partace que d'un petit nombre; mais tout le monde doU en connoïtre les principes & 1'objet, Sc demeuter eclane fur les droits & les devoirs de 1'homme ; car alors les préiucés, 1'intelligence , & la raifon de tous compofent une force irréfiftible qui fait la loi fuprême de tous & 1'erreur ne peut plus la vaincre , ni meme laltérer. Note de l'éditeur.  286" L'Isle inconnue. affurer a 1'avenir luniformité & la perpétuité de ces connoiffances élémentaires, je crois devoir en réunir ici les principes, & donnera la publication que je vais faire des lois fondamentales de la fociété & des lois pofitives qui en découlent, toute la pompe & 1'authenticité dont nous pouvons la revêtir ». Alors j'élevai la voix, & je leur dis , en déployant un écrit : » Voici ces lois telles que j'ai cru les voir dans la nature, telles que je les crois convenables a notre Colonie , formée en corps politique par 1'adhéfion de tous fes membres a une ordonnance fociale.. Mais donnons auparavant quelques définitions & quelques explications néceffaires des termes dont nous allons nous fervir. » J'appelle lois fondament aks , des lois naturelles & primitives, fans lefquelles il ne peut fubfifter d'autres lois , ni une vraie fociété. » Ces lois naturelles font phyfiques ou morales: elles ont toutes pour bafe 1'ordre naturel phyfique. » L'ordre naturel eft le cours des chofes réglé par la nature, c'eft-a-dire, par la force aftive & productive que Dieu répandit dans toutes les parties de I'univers pour 1'entretien du tout.  Vist E INCONNUE. 287 » Les lois phyfiques font les réfultats conf- tans & invariables de 1'aótion continue de cette force produ&ive. » La loi morale eft la connoiffance du droit & des devoirs de 1'homme, fondés fur la loi phyfique. » Par cette loi phyfique, 1'homme, comme animal, revêtu d'un corps fenfible, eft foumis aux,. befoins de 1'animalité & en même temps au devoir defe procurer les chofes néceffaires a fa fubfiftance , a fa confervation, & a fon bien-être : il ne peut fe fouftraire a cet ordre impérieux fans fouffrir, & enfin fans périr. » La nature, qui lui impofa ce devoir rigoureux fous une fanction fi terrible, lui donna les moyens de s'en acquitter, en lui accordant non feulement la force , 1'activité, 1'adreffe, 1'intelligence , mais en le rendant capable d'acquérir, par 1'expérience & 1'inftruction , de grandes & u tiles connoilTances , & en aflurant enfin a chacun les fecours des autres dans la fociété. » Sans ces moyens efficaces , les befoins de 1'homme euffent été pour lui des maux cruels & des caufes de deftruction; &, s'il n'avoit pas la liberté de faire ufage de ces  2.88 L'Isle incon nu e* moyens, en contradiciion avec elle- même J la nature s'oppoferoit a fa première in tention, la reproduöion des êtres & la perpétuité des efpèces; 1'exiftence ne feroit pour 1'homme qu'un préfent illufoire, le préfent même d'un ennemi. Il ne verroit la lumière que pour Ia perdre auffi-tót : difons mieux , 1'efpèce humaine n'exifteroit point. » Mais la nature n'eft point injufte & infenfée; elle n'impofe aucun devoir, qu'elle ne compenfe par un droit. L'obligation de pourvoir a nos befoins nous donne un droit permanent a la fubfiftance & aux jouiffances héceffaires a notre bonheur. C'eft le droit de tout homme en venant au monde. Le grand ordre des chofes lui afligt* donc fa part a la fubfiftance, & par-la même a la liberté, a Ia propriété , a la fiireté de fa perfonne & de fes biens juftement acquis. » En effet, pour qu'il faffe un ufageconvenable de fon droit naturel, il faut non feulement que 1'homme jouiffe de Ia liberté de fa perfonne, fans quoi, n'ayant point droit a lui-même, il n'auroit droit arien; il faut encore que les chofes qu'il acquiert par la recherche ou Ie travail , lui appartiennent en propre, finon, par la négation des deux pro- priétés  L'Isle inconnue. 289 priétés mobilières & immobilières , fon droit a la vie devient encore nul, & rhomrrie ceffe d'étre. » Les prétentions de 1'homme a cet égard font donc fondées fur la juftice par eflence, & elles n'auroient de bornes que fon infuffifance, fans la propriété des autres, que la loi naturelle & la raifon lui apprennent a refpecler, pour ne pas donner des motifs d'attenter a la fienne. Le droit a la vie & au bonheur établit donc néceffairement le droit de la propriété, & celui-ci, tous les droits & les devoirs quelconques, avant & après même la réunion des hommes en fociété policée. D'oü il fuit qu'un homme ne peut, fans injuftice , en troubler un autre dans 1'exercice de ces droits. C'eft être jufte, que de laiffer chacun jouk pleinement de fa propriété; c'eft être bien-41 faifant, que de contribuer a 1'étendre. Lois fondamentales de la fociété policée. I » Ainfi donc le droit fondé fur celui que nous avons a 1'exiftence & au bonheur , eft le droit de la nature, le droit commun a tous les hommes, le droit qu'on ne fauroit foi-rnême Tom. II. T  apo L'Isle inconnue. aljéner fans offenfer la nature & fans en être puni; il les conftitue tous propriétaires exclufïfs de leur perfonne, de leurs facultés, de tous les biens , foit mobiliers, foit immobiliers , qu'ils peuvent acquérir fans injuftice par 1'emploi de ces facultés. Reconnoiffons donc le droit de propriété comme une loi naturelle & divine, qui' doit être a perpétuité la loi conftitutive & fondamentale de toute fociété. I L 3j Le droit de propriété étant le même pour tous les hommes, & en cela les rendant tous égaux, autant qu'ils peuvent 1 'être , ils doivent tous jbuir a leur gré des biens dont ils font propriétaires, pourvu que, par leur manière de jouir, ils ne bleffent en rien la pro- ' priété d'autrui, & par conféquent la liberté d'autrui , portion efféntielle de la propriété perfonnelle; car celui qui n'eft pas libre n'eft point a lui, il n'eft pas fon maïtre , il eft a demi mort pour lui-même ; d'oü il fuit qu'une pleine liberté de commerce , d'abord entre les membres de la familie, & dans le temps avec les families étrangères, doit être une de nos lois fondamentales, comme conféquence néceffaire du drojt de propriété,  L'Isle inconnue. 291 III. 33 De ce que Ie droit de propriété eft Ie droit commun a tous les hommes, & le même pour tous, il réfulte qu'il conftitue Ia juftice par effënce, qu'il eft la regie du jufte & de 1'injufte, la bafe de la morale (1); car du droit de propriété dérive la loi de juftice, qui défend de violer la propriété. Acquérir fans injuftice, c'eft donc acquérir fans violer le droit des autres , foit par un attentat direót. a leur propriété, foit par un attentat indirect a ce même droit, en portant atteinte a la liberté de 1'exercer. La juftice donc qui établit Ia süreté de tous les droits, eft encore loi fondamentale de la fociété. IV. 33 Par la même raifon ce droit renferme tous nos droits, tous nos devoirs, toutes nos lois pofitives ; car aucune prétention ne peut être légitimement formée, fi elle n'eft fondée fur un droit de propriété; aucun devoir (1) En effet, c'eft dans la pratique habituelle Sc conftante de cette juftice, que confifte eiTentiellement la vertu. On ne doit tenir pour vertueux, que ce qui eft jufte, & pour glorieux ou digne de louange , que ce qui eft vertueux. Note de l'éditeur. Tij  292 L'Isle inconnue, ne peut être légitimement impofé, s'il n'eft néceffaire a la confervation du droit de propriété; aucune loi ne peut être ni jufte ni utile j fi elle n'eft une conféquence, une application du droit de propriété, V. => Pour Ie maintien de ce premier des droits, il eft néceffaire qu'il exifte dans la fociété une autorité publique, fupérieure a toutes les autorités privées , deftinée a être 1'organe de la juftice & Ia force des lois ; car a quoi bon la loi, fi elle n'a pas le moyen de fe faire obéir? Que feroit la juftice, fi elle ne pouvoit faire exécuter fes arrêts ? Oü en feroit un corps politique fans un chef, & un chef fans une autorité puiffante , vigilante & dominante ? Cjue d'autres fociétés, fous prétexte de différences phyfiques , morales ou politiquesde leur fituation, partagent 1'autorité fuprême en plufieurs pouvoirs qui fe balancent & fe contiennent réciproquement; que d'autres 1'abandonnent a quelques families privilégiées ou Ia laiffent entre les mains du peuple : votre fociété agricole , rejetant également & la démocratie , & 1'ariftccratie, & le gouvernement mixte, a befoin d'un chef unique, d'un monarque qui veille fur tous & pour tous, qui  L' I S L E I N C O NN U E. ZOJ aflure les travaux de la culture & tous les travaux aceeffoires, qui foit toujours pret a les défendre des invafions de 1'ennemi, attiré par? les fruits abondans & par 1'état profpère d'une riche agriculture. » La continuité du travail & du danger demande un chef permanent, & uniquement intéreffé a la profpérité de la chofe publique. La nature & la néceflité ont nommé ce monarque; c'eft le père de la familie. Ce père, cé chef, vous le perdrez. Mais mon autorité doit être fubftituée. En la partageant entre vous, je vous mettrois dans le chemin de 1'anarchie; en la foumettant au droit d'éleftion, je donnerois lieu aux brigues & aux divifions que je dois prévenir. Etabliffons une loi plus fage, qui règle d'avance, & pour toujours, 1'ordre de la fucceffion a la fouveraineté-, & , dans cette vue , fuivons 1'indication de la nature elle-même. Quel eft celui qu'elle défigne au père pour fon premier repréfentant ? N'eftce pas. fon fils aïné, Tanden de fes enfans, le premier de fa race, qui, par 1'avantage de la naiflance & par la fupériorité de 1'ex.périence & de 1'age, étant naturellement placé a la tête de Ia familie, lorfque le père vient a manquer, eft cenfé le plus capable d'en exercer f autorité > N'eft-ce pas a lui que fes frères, Tüj  2p4< L' I S L E INCONNUE. obéiroient plus volontiers qu'a tout autre ? Mon fils aine eft donc mon fucceffèur naturel & il aura pour fucceffèur fon fils ainé COReconnoiffez donc après moi Ie fils qui me repréfentera , & après lui fuccelïivement le fils ainé de fa familie , pour fouverain chef & adminiftrateur de la juftice, afin qu'il vous garde vous & vos biens. Vous devez tous contribuer a 1'établir en puiflance , de manière que 1'exercice de vos droits & de vos devoirs ne trouve aucun contradicteur qui ne le redoute & qui n'échoue en lui réfiftant. D'après ces puiffantes confidérations, Ia fucceffion a la fouyeraineté de 1'ifle, dévolue de droit aux aïnés males de la branche aïnée , doit être publiquement & univerfellement affurée & recon-; nue comme une loi fondamentale & conftitue tive de notre fociété. V I. » La füreté civile ou intérieure, établie fur les rapports des citoyens entre eux, étant effèntielle au droit de propriété, & ne pouvant lui être acquife qu'autant qu'il eft conftamment protégé & garanti par une force publi- (i) Cette fage loi, fuivie en France, eft le gage alTuré ie la durée de cette monarchie. Note de l'e'diteur,  L'Isle inconnue. 29$ que , aucun de vous ne pourra fans crime, fans pécher contre Dieu & contre fes frères , refufer de s'unir avec eux au chef de la fociété pour la défenfe de ce droit commun , encore moins prêter fciemment & volontairement fon miniftère pour foffenfer & 1'attaquer fecrètement ou publiquement; & ceux qui fe rendront coupables d'un tel crime par une infame trahifon , devenant les ennemis de 1'état, ne devront plus être comptés parmi fes membres. VIL >> La füreté politique ou extérieure qui réfultera dans la fuite de nos rapports politiques avec le étrangers , n'étant pas moins néceffaire au droit de propriété que, la füreté civile, toutes les inftitutions propres a augmenter la force militaire de notre fociété, fans nuire aux autres caufes de fa profpérité, doivent être conftamment mifes en pratique. En attendant, tout homme en age & en état de porter les armes, fera tenu de fervir la fociété de fa perfonne, & a cet effet il fera pourvu des armes néceffaires a un foldat, exercé a les manier , & dreffé aux évolutions militaires. Par la nature, chaque homme eft foldat pour fa propre défenfe; chaque citoyen 1'eft pour T iv  2> Douze propriétaires , les plus voifins du local fur lequel un nouveau ménage devra s'établir, feront obligés, lorfqu'il faudra conf' truire les édifices néceffaires a fon habitation & a 1'exploitation de fon domaine , de lui donner leurs fecours pour cette conflruction (2). Ils auront eux-mêmes regu cette forte de fervice qu'ils rendront alors, & ils continueront d'en être payés dans la perfonne de leurs fils, qui, en s'établiiTant, recevront de leurs voifins la même afliftance. Ces mutuels offices de fraternité étendront de bonne heure dans la colonie 1'efprit d'union & de concorde. (1) Cette loi a été fans doute faite pour donner aux pères un moyen de récompenfer le plus digne de leurs enfans, & pour engager ceux - ci a plus de déférence & de refpeér, par la vue d'un intérêt palpable. Note de Véditeur. (i) C'eft une coutume établie dans plufïe rs provinces de l'Américjue feptentrionale , que lorfqu'un nouveau ménage veut fe batir une habitation, les propriétaires voifins 1'aident a la conftruire. Note de l'e'~ dueur. y 1 li.  L71 S L E INCONNUE. vii i. » Pour donnêr aux nouveaux époux, qui, fe féparant de leur familie, viendront habiter ces nouvelles maifons, 1'aifance & les commodités dont ils auront befoin, & les moyens de cultiver leurs terres & de fubfifter en travaillant jufqu'aux premières moiffons, les parens du gargon lui fourniront les outils, les grains, & les beftiaux indifpenfables pour leur fubfiftance & leur exploitation , & les parens de la fille, les uftenfiles, meubles & linge convenables a leur fituation & a leur état. Ces fournitures feront des deux parts la feule dot qu'ils recevront de leur familie. I X. » Si un père de familie veut ufer en mourant de la liberté que la loi lui donne de difpofer de fa propriété foncière en faveur d'un autre que de fon fils aïné, il pourra le faire de deux manières, ou en dépofant ce témoignage de dernière volonté fur fon livre-journal, ou en déclarant fon intention devant quatre témoins pris parmi fes plus proches. X. t> Après la mort du père, foit que fon fils Tom. II. V  3oö L'Isle inconnue» ainé, foit qu'un de fes cadets lui fuccède, celui qui Ie repréfentera fera regardé comme chef de la familie, & tous fes frères & fceurs feront oblige's de le refpecter , de lui obéir comme a leur père, Sc de coopérer aux travaux ne'ceffaires a leur intérêt commun , Sc ce jufqu'a leur fortie de la maifon paternelle a f époque de leur établiffement. De fon cöté, 1'héritier fera tenu de remplir la tache du père ; c'eft-a-dire , de chérir , de nourrir, d'entretenir, de furveilier fes frères, Sc de leur départir journellesiënt le travail & 1'inftrucrion propres a en faire de dignes chefs de familie Le troifième s'occupera des travaux publiés, de la confeótion des chemins, des canaux d'arrofage, de 1'exploitation des mines, &c. » Le quatrième aura dans fon département la perception du revenu public, & la circulation des dépenfes publiques. s> Le cinquième dirigera ce qui concerne le militaire & tout ce qui eft relatif a la füreté des citoyens, tant au dehors qu'au dedans. 33 Le {ïx'ème rendra la juftice, & prononcera, d'aprè; la loi, fur les conteftations & fur les délits des particuliers. » Enfin un tribunal fuprême , préfïdé par le fouverain , exercera Ie dro'it de révifer & réformer les ordonnances des autres tribunaux, s'il eft néceffaire. XVII. >> Mais pour empêcher que Ie défordre & la corruption ne s'introduifent dans ces tribu-  LTsLE INCONNUE. 31I» naux, & afin que Iesplacesen foient remplies par les hommes les plus dignes de les occuper, ces places ne feront conférées par le fouverain qu'au mérite reconnu , & fur des preuves. éclatantes de fcience & de probité tout enfemble. » Le droit d'y afpirer fera fondé fur une étude profonde des matières du département». L'honneur d'étre admis au premier grade de la magiftrature , fera le prix d'un • concours redoublé entre les compétiteurs, dans plufieurs examens, Placés dans les premiers tribunaux, 1'application & les fervices de ces magiflrats pourront les élever au tribunal fuprêrne. Ils ferviront Ie public gratuitement; mais 1'état aura pourvu d'avance a leurs befoins, & Ie fouverain aura foin de les récompenfer d'ailleurs par des diftincfions honorables. XVIII. 55 Le chef de cette fociété réunifïant en fa perfonne les fonótions les plus auguftes & les plus importantes que 1'on connoiffe parmi les hommes, celles de pontife 8c de monarque, d'inftituteur fuprême de fes fujets, & de premier laboureur de fon état, doit inftruire fon peuple par Ia parole, & fur-tout par 1'exemple. 11 doit l'inftruction immédiate a ceux qui lJap» V iv  $tz L'Isle inconnue. prochent de plus prés; mais il doit les Iecons de 1'exemplea toute la colonie. Ainfi, a 1'inftar del'empereur de la Chine, il ne fera pas feulement de temps en temps a fa cour une inftrucïion tirée de la loi divine, civile, ou politique; il ne fe bornera pas a ce que les magiftrats aient foin d'en faire de femblables au peuple (O; i! s'honorera, pour recommander (i) Voici les articles fur lefquels il eft ordonné aux Mandarins chinois d'inftruire le peuple deux fois par mois ï°. Ils doivent recommander foigneufement les devoirs de la piété filiale, & la déférence que les cadets doivent a leurs ainés, afin que les jeunes gens foient toujours pénétrés du plus profond refpedt. pour les lois primitives de la nature. — z°. Entreteuir toujours dans les families un fouvenir refpethieux des ancêtres, pour que leur efprit règne encore fur elles, & les empêche de rompre les liens de la concorde. — 30. Maintenir 1'union & la paix dans tous les villages, & prévenir les querelles & les procés. — 4'. Infpirer une grande eftime pour la profeffion du laboureur & de ceux qui eultivent les muriers , paree qu'alors on ne manquera ni de grains pour fe nourrir, ni d'habits pour fe vêtir. — 5°. Tourner les efprits a 1'économie , a la frugalité, a la tempérance, a la modeftie , feuls moyens par lefquels chacun peut tenir fa conduite & fes affaires dans 1 ordre— 6°. Encourager par toutes fortes de voies les écoles publiques, afin que les jeunes gens y puifent les  L'Isle inconnüe. 31? le premier des arts, du foiade faire publiquement & dans la plus grande pompe, la cérémonie de 1'ouverture des terres, des femailles, & de la moiiïon. b"o^^^e^fflorale.-70. I-Her i s'adonner tout entier 4 fes propte, affaires, comme un moyen ïnfaiUible d'entretenir la paix de 1'efprit & du cceur. _8°. Etouffcr les feües & les erreurs dans leur nailfance, afin de conferver dans toute fa pureté la mie & folide doftrir.e. -9°. Inculquer au peuple les lois pénales établies, pour éviter qu'il ne devienne reveche l indocile auioug du devoir.—». I^turep^ tementtout le monde des régies de la cmhte & de la bienfaifance, afin d'entretenir les bons ufages Sc es douceurs de la fociété.- Engager les parens apporter toute forte de foins 4 1'éducaüon de ku enfans, ainfi que les ainés d Pégard de leurs teunes frères, afin de les empêchér de fe hvrer au vice Sc de fuivre le torrent des paffions. - »«. Leur fa.re horreur de la médifance , afin qu'ils ne s'attirent pas des ennemis, & qu'ils évitentle fcandale , qui peut corrompre linnocence Sc la vertu. - 13°- Prefcrire de ne pas donner -un afile aux coupables, afin de ne pas fe trouver enveloppé dans leurs chatimens. - 14°. Les rendre d,Leens 4 payer les contributions établies, pour fe garanUr des vexations des receveurs.- i5"-Les accoutumer a aak de concert avec les chefs de quartier dans chaque vUle, pour prévenir les vols Sc la fuite des voleurs. ,6°. Les exhorter fans celTe 4 féprimer les mouvemens de la colère, comme un moyen de fe mettre a l'abri d'une infinité de dangers.  L'lSLE INCONNUE. X I X. ; » Ces cérémonies fe pratiqueront de Ia manière fuivante : le fouverain fe rendra dans le temps propre , avec grand cortége, fur Ie champ défigné pour cela. II fe profternera en y arrivant, & fera a haute voix , au maitre de tous les biens , une prière pour implorer fa bénédiétion fur fon travail & fur celui de tout fon peuple. Enfuite, fi c'eft Ie temps de 1'ouverture des terres, prenant Ia charrue,. il ouvrira plufieurs fillons dans toute la longueur du champ. Les principaux de fa familie , les chefs des tribunaux, les officiers, les propriétaires acheveront fucceffivement le refte du labour. Ce même champ ayant reet* toutes les facons & les engrais néceffaires, le fouverain viendra 1'enfemencer. Enfin , au temps de Ia récolte, il y commencera luimême Ia moiffon , dont il offrira les prémices a celui qui la fit croitre; ce qui fera également exécuté dans tous les cantons de 1'ifle par les premiers repréfentans du fouverain CO. (t) Le fouverain qui gouverne Ie peuple de la terre Ie plus nombreux, 1'empereur de la Chine , fait tous les ans cette triple cérémonie civile & rel*, gieufe, avec 1'appareii le plus impofant. Dans celle-  L' I S L E INCONNUE. 315" X X. » Afin de rendre ces cérémonies agricoles auffi auguftes & auffi agréables qu'il eft poffible, & pour donner plus de force a 1'inftruc- de 1'ouverture des terres ,1e 15 de la première lune , qui répond au premiers mars, il fe tranfporte en grande pompe au champ deftiné a la cérémonie, fuivi des princes de fa maifon , des grands , & d'un nombre infini de mandarins. Deux cötés du champ font bordés par les officiers & les gardes de l'empereur. Le troifième eft deftiné a tous les laboureurs de la province. Les mandarins occupent le quatrième. L'empereur entre feul dans le champ, frappe neuf fois la terre de fon front, pour adorer le Tien , c'efta-dire , le Dieu du ciel. II prononce une prière réglée par le tribunal des rites , pour invoquer la bénédiftion du grand Etre fur fon travail & fur celui de tout fon peuple, qui eft fa familie. Enfuite il facrifie au maltrc de tous les biens. Pendant le facrifïce , on amène a l'empereur une charrue attelée d'une paire de bceufs. Le prince quitte fes habits impériaux, faifit le manche de la charrue , & ouvre plufieurs fillons dans toute 1'étendue du champ; puis, d'un air aifé, il remet Ia charrue aux principaux mandarins, qui labourent fucceffivement. Les laboureurs les plus habiles exécutent le refte du labourage en préfence de l'empereur. Quelque temps après, le champ ayant recu tous les labours & les engrais néceffaires , l'empereur vient 1'enfemencer. Enfin, i la récolte, l'empereur vient offrir au Tien les prémices de ce champ cultivé par fes mains;  31 L'I S LE INCONNUE. tlon qu'on en doit tirer, en la joignant a 1'ideV du plaifir, elles feront autant de fêtes religieufes & champêtres. Ce fera dans ces jours folennels, & près du champ royal , que les mariages déja projetés fe célébreront, & que les jeunes gens deftinés a s'unir fe verront en préfence de leurs parens , & fous les yeux du fouverain. La , les jeux, les ris, les danfes, Ia confiance, 1 'épanchement des cceurs formeront & entretiendront les Iiaifons les plus douces. La, les garcons les plus laborieux, les plus inftruits, les plus dociles, feront récompenfés en raifon de leur mérite, & recevront Ie prix des mains de Ia beauté, qui fera quelquefois leur plus belle récompenfe. Telles feront les folennités de ces fêtes, d'oü chacun reviendra le cceur plein de fatisfaction , en béniffant Dieu de 1'avoir fait naitre dans une terre ft heureufe, & fous le gouvernement d'un prince qui ne défire que ie bonheur de fes fujets > qu'il regarde comme fa familie ». <* Voila, dis-je, mes chers enfans , les régies civiles & politiques que les lumières de mon ceremonie qui eft pratiquée le même jour dans toutes. les provinces de 1'empire, par tous les vice-rois, tous en grand cortcge-, & toujours en préfence des laboureurs.  L'Isle inconnue. 317 efprit & Ie défir de votre bien-être m'ont infpirées, pour établir, d'une manière durable , la profpérité de 1'ifle. Si vous fuivez ces lois que je viens de promulguer, fi vos defcendans s'empreffent de les fuivre ; j'ofe prédire a notre poftérité le bonheur le plus conftant. Nul peuple ne fut plus heureux que Ie feront mes infulaires. » Promettez-moi donc ici, non feulement de les exécuter, mais d'en répandre la connoilfance dans vos families , mais de vous employer de tout votre pouvoir a les faire obferver. Faites ferment, continuai-je, de vous foumettre abfolument, a ce que la loi de Ia raifon & la voix paternelle vous ordonnent en même temps , & lignez-en la foumiffion au bas de ces lois elfentielles. J'inffitue mon fils aïné pour mon fucceffèur, & j'établis fes frères pour chefs des tribunaux & des départements a former , & pour les premiers juges de 1'ifle, lorfque le temps fera venu de juger vos defcendans. « Prenez tous d'avance, je vous en conjure , 1'efprit de votre nou vel état, afin d'animer & d'entretenir dans toutes les families l'amour de 1'ordre & de la paix , qui feuls peuvent rendre cette colonie de plus en plus floriffante, Enfin fpyez attentifs a vous acquit-  318 L'Isle inconnue.' ter de vos devoirs importans de pères, de chefs de familie, de propriétaires, de citoyens, &c; de manière que je n'aye jamais qua me' louer de vous, & que vos defcendans & vousmêmes retiriez de votre conduite une pleine fatisfadion & les plus grands avantages ». Après avoir ainfi parle', j'appelai mon époufe, qui, pour donner 1'exemple de la foumiffion aux lois, fit ferment de les obferver, & de contribuer a leur exécution autant qu'il dépendroit d'elle. Elle voulut de plus en figner la promeffe, comme je 1'avois prefcrit. Tous nos enfans, en age de raifon, imitèrent cet exemple. Ils promirent de vive voix, & par écrit, 1'obéiffance la plus entière aux lois, & s'engagèrent en méme temps a en étendre Ia connoiffance dans leur familie, par une inftruction fréquente. J'ordonnai qu'il fut fait plufieurs copies de ce nouveau code, pour que, remifes enfuite aux nouveaux ménages, ils puffent les confulter a volonté, & s'en rendre, par ce moyen , les difpofitions famiüères. Cela fut exécuté peu de jours après , comme je le défirois (i). •. (i) Tous mes enfans m'ont demandé depuis une copie entière de mes mémoires. Je ne 1'ai pas refufée a leurs inftances : je défire que chacun y reconnoiffe des Iecons a fuivre & des exemples a imiter.  L'Isle inconnue. 319 CHAPITRE XXXVIII. Accroijfement & profpéritè rapide de la colonie. li es nouveaux ménages quittèrent Ie lendemain Ia maifon paternelle. Ceux qui les compofoient, n'alloient demeurer qu'a notre porte; & cependant quand ils furent fur Ie point de partir, & qu'après nous avoir demandé notre bénédiction , ils vinrent nous embraffer & prendre congé de nous, Eléonore ne put retenir fes larmes; tous les cceurs s'émurent, & je fentis moi-même mes yeux fe mouiller de pleurs. Cette petite féparation couta beaucoup a notre tendreffe. II fembloit que chacun de nouscraignit de perdre quelque chofe de l'affeéiion de ceux qu'il alloit quitter. Nous ne voulümes pas Iaiffer fortir nos enfans fans les affurer de nouveau de toute notre affection, & ils nous témoignèrent de leur cöté la plus vive reconnoifïance. C'eft ainfi que fe firent nos adieux. Dès que nos enfans furent établis dans leurs maifons, chacun , ambitieux de pourvoir a fes propres affaires, & plein du défir de tirer parti de fes propriétés, s'empreffa d'employer  320 L'Isle inconnue» ce qu'il avoit de forces & d'induflrie a cultiver fon fonds. Les terres qu'on leur avoit aflignées furent clofes de haies & de fofiës. La hache abattit les arbres qui en ombrageoit le fol; la pioche le débarraffa des racines parafites; Ia bêche & Ia charrue le mirent en état de recevoir des femences, & de les reproduire avec profufion. Le travail étendit ainfi Ia propriété perfonnelle, & la campagne, aux environs des nouvelles demeures , prit une face animée, & parut plus riante qu'elle n'étoit auparavant. Ainfi, mes fils, exercés de bonne heure aux travaux champêtres, inftruits par 1'expérience & par mes Iecons , laborieux , actifs, intelligens, trés - capables enfin de conduire les affaires d'un ménage, & de s'acquitter des fonctions de pères de familie, en travaillant, en s'ingéniant a 1'envi, forcoient Ia terre, jadis vague & inculte , a porter des fruits délicieux, & a fe couvrir régulièrement de moif- ( fons abondantes. Ils ne négligeoient d'ailleurs aucun des arts utiles qui pouvoient augmenter Taifance & les commodités dont ils commengoient a jouir. La navigation , la chaffe, la pêche , étoient en honneur parmi eux. De leur cöté, mes filles foulageoient leurs maris dans  L'ÏSEE INCONNUE. 32 j tians leurs pénibles travaux, préparoient les repas , faifoient les habits & le linge , & tenoient toute la maifon dans 1'ordre & dans la propreté; en forte qu'ils fe trouvèrent bientöt dans une forte d'opulence ruftique, & que, ne craignant point de manquer du néceffaire en donnant le jour a des enfans, & cédant au contraire au vceu de la nature, ils fe vij rent entourés, au bout de quelques années, d'une aimable & nombreufe poftérité* Ma colonie naiffante , croiffant ainfi, fous les lois de 1'ordre, dans la paix & dans la joie, s'élevoit fans celfe, par de nouvelles avances, a des jouiffances nouvelles. Rien n'étoit plus fatisfaifant que 1'accord & 1'union qui régnoit dans chaque familie, que celle qui lioit toutes les families entre elles. Un air de profpérité paroiffoit dans tout ce qui les entouroit; car 1'induftrie du cultivateur n'augmentoit pas feulement la fertilité des champs qui ne repofoient jamais, elle fe montroit également dans toutes les parties qui compofoient fon domaine. Les jardins , les vergers, la vigne, plantés, arrofés , travaillés par fes mains foigneufes, embelliffoient fa maifon, 1'enrichiffoient de leurs fruits. D'abondans paturages^ ombragés de place en place par des bofquet* Tom. L7, X  322 L'Isle inconnue. touffus, nourriflbient de nombreux troupeaux de bceufs, d'anes , de bêtes a laine (i). II feroit difficile d'imaginer un fpeótacle plus charmant pour des cceurs droits & fenfibles, & fur tout pour un père tendre, premier auteur , après Dieu , de 1'exilteHce & du bonheur de cette fociété , que ce tableau, devenu encore plus intérelTant par la place qu'y occupèrent nos jeunes enfans, lorfque, fe mariant a leur tour, ils vinrent s'établir auprès de leurs frères. Des divers batimens de tous les ménages, il fe forma le village le mieux ordonné, le plus gai, le plus riant que j'aye jamais vu. Digne capitale d'un peuple fimple &agricole, il n'offroit point les frivolités , les fuperfluités , fi recherchées des peuples corrompus. On (r) L'abondance dont jouit cette colonie, comparée a la ftérilité de pays immenfes , qui, quoique natuiellemerit fertiles, demeurent pourtant en friche, par la faute des hommes qui les habitent, ou par celle dn gouvernement qui les régit, prouve évidemment que la terre n'eft avare que pour les tyrans Sc les efclaves j qu'elle produit des tréfors au dela de toute efpérance , dès qu'elle eft libre, cultivée par des hommes que la liberté rend intelligens , & que des lois fages 8c iny»riables protégent. Note de l'e'diteur.  L'IsLË INCONNUE. 325 fcYtmoit pas a s'y diftinguer par l'affectation de ia parure & de la magniftcence. Les maifons, les meubles , les habits, les apprêts de la nourriture y étoient fimples, comme les mceurs. II n'y avoit de fafte que dans quelques meubles de ma maifon, fafte peut-être néceffaire a la repréfentation du chef de la fociété. Les revenus ne s'employoient point en dépenfes inutiles ou de fantaifie; ils retomboient fru&ueufement fur la terre, oü ils raultiplioient les richeffes , qui a leur tour multiplioient les hommes. On mettoit fon oftentation a avoir les troupeaux les mieux nourris, les bceufs les mieux drefles, les charrues les mieux faites , les champs les mieux labourés , les terres les plus fécondes. On fe faifoit gloire d'exceller dans les arts de première néceflité, de bien diriger, de bien fabriquer foi-même les inftrumens & les outils propres a la main d'cevre. Enfin 1'on étoit jaloux d'étre flivant & vertueux, c'eft-a-dire, jufte, & bien inftruit de la fcience la plus importante, qui eft celle des droits & des devoirs relatifs & réciproques des hommes vivant en fociété. Doit-on s'étonner, après cela , des progrès rapides en tout genre que fit notre colonie dès fon enfance, & de ce qu'elle avoit déja X ij  L'Isle inconnue. plutót l'air d'un peuple que d'une familie? Toutes les maifons voyoient multiplier chaque année leurs richeffes & leur population; & la mienne, d'oü fortoient tous ces rameaux vigoureux , qui fe reproduifoient par de nouveaux jets, n'avoit pas moins que les autres cet air de bénédiöion & de profpérité. Quoique les jeunes couples qui fe féparoient de moi eulfent fait d'abord un vide dans la maifon paternelle, & que déformais elle femblat devoir languir privée d'un fi grand nom-1 bre de fes membres, elle conferva néanmoins fa fupériorité en toutes chofes, fut toujours le modèle des autres, & parut encore auffi floriffante qu'elle 1'étoit auparavant. Henri & Adélaïde, qui demeuroient avec nous, favorifés du ciel dans leur union, nous dédommageoient, par la plus heureufe fécondité, de la fortie de leurs freres. Ils nous aidoient, ils nous fecouroient-journettement; & comme nous n'avions plus la même étendue de terres a cultiver qu'avant la divifion de la familie, & que les deux nègres que j'avois gardés pour mon compte, nous facilitoient 1'exploita-. tion de celles qui nous reftoient, nous neprouvions point d'altération fenfible dans notre bien-être. Je me voyois alors au plus haut degré de,  L'Isle inconnue. 325 bonheur oü je pouvois afpirer. Je jouiffois d'une fatisfaótion qui me paroifloit inaltérable , Iorfqu'un événement déja pr-évu, mais. que je ne regardois plus comme poffible , fut fur le point de renverfer cet édifice de profpérité , &, par fes fuites funettes, manqua de faire périr toute la colonie. X iij  326" L'Isle inconnue. CHAPITRE XXXIX. Fuite des deux nègres prifonniers; crainte quelle infpire. Quoique traités avec douceur & même avec bonté , nos deux nègres n'avoient pu s'apprivoifer entièrement. Leur caraétère dur & féroce ne favoit pas fe plier a robéifTance. Ils n'étoient point touchés de nos douces manières. Loin de perdre le fouvenir de leur pays , ils le regrettoient amèrement. Après avoir paffé leur jeuneffe dans toute 1'indépendance de la nature fauvage, ils ne pouvoient fouffrir de fe voir captifs. Ils regardoient le travail comme un tourment infupportable. Souvent, lorfqu'ils nous aidoient a faire quelque ouvrage ou a porter des fardeaux, je les voyois pouffer de profonds foupirs, & jeter de longs regards vers cette partie de 1'horizon d'ou ils m'avoient fait entendre qu'ils venoient. Je ne pouvois me cacher qu'ils fe trouvoient malheureux : j'aurois voulu pouvoir adoucir leur infortune & leur rendre la liberté. Toute idéé de contrainte & defervitude étoit une chofe affreufe pour mon cceur j mais Po-  L'Isle inconnue. 327 bligation de veiller a notre füreté me forcoit de les retenir dans 1'ifle, & je croyois avoir pourvu fuffifamment a ce qu'ils ne puflènt s'évader, en fermant d'une chaine 1'embouchure de la rivière. On va voir fi je me trompois a cet égard. Cette chaine, qui barroit le port, fuffifoit a Ia vérité pour arrêter toutes les barques qui tenteroient d'y entrer ou qui voudroient fortir de 1'embouchure, & nos nègres ne pouvant s'éloigner de 1'ifle qu'avec le fecours d'un bateau, il paroiffoit impoffiblequ'ils vinffent jamais a bout de franchir cette barrière. Une autre raifon qui ne nous permettoit point de foupgonner la poflïbilité de leur fuite, étoit que nos chaloupes demeuroient toujours attachées avec une chaine de fer a un fort anneau fcellé en plomb dans une groffe pierre enfoncée dans la grève. Un cadenas arrêtoit cette chaine, un autre cadenas ouvroit rentree du port. Mes nègres, qu'on avoit eu fouvent l'imprudence de prendre pour nous aider a Ia pêche, avoient été témoins de la manière avec laquelle nous ouvrions & nous fermions nos cadenas. Malgré leur ftupide groffièreté, ils en avoient bien remarqué les procédés. Ils attendirent douze ans avec patience que 1'oc- X iv  328 L'Isle inconnue. cafion de les répéter fe préfentat, pour fe rendre libres. Voici comment le hafard'leur fournit cette occafion 3 & comment ils en profil tèrent. Un jour qu'en allant pêcher en mer, on les avoit pris, comme a ^ordinaire, pour fervir de rameurs, nous les déposames, en revenant, de 1'autre cöté de la rivière. Mais ayant be~ foin de couper quelques bois de charpente , Henri & moi defcendimes avec eux , non loin de leur cabane , pour abatre des arbres que j'avois choifis & marqués pour cela. Nous avions porté les inftrumens néceffaires a l'exe% cution de notre projet, Les arbres furent abattus vers le foir, dépouillés de leurs branches , & fciés en partie. Quoique nous fuffions quatre pour ce travail, car je mis auffi la main a 1'ceuvre, il étoit déja tard que nous n'avions pas fini de fcier & d equarrir ces arbres, en forte que nous fumes obligés de revenira' la maifon , laiffant le furplus a faire pour le lendemain. Par prudence nous emportames les haches avec nous, pour ne pas mettre entre les mains des nègres des armes dangereufes; mais nous laifsames les fcies, dont nous ne croyions pas qu'ils puffent abufer. Cette confiance nous devint funefte. Les fcies, 4 Ia vérité, ne leu*  L'Isr^e incönnïtë. 32$ euflent pas fervi de/grand'chofe, fi le hafard ne leur eut fourni d'ailleurs le moyen de les employer a leur liberté. Dans les mouvemens que j'avois faits pour aider a tailler ou a fcier ces arbres , la clef de la chaine du port étoit tombée de ma poche. Je ne m'en apercus pas ; mais un des nègres 1'ayant fans doute remarqué, la cacha avec aflez de dextérité pour m'en dérober la connoiffance; en forte que nous partimes de la fans nous douter de la perte que j'avois faite , & fans prévoir aucunement ce qui en arriveroit. Munis de 1'initrument de leur délivrance, les nègres attendirent, pour en faire ufage , que toute la colonie fut plongée dans le fommeil , de crainte que le bruit qu'ils pourroient faire, venant a les trahir, ils ne fuffent découverts & arrétés. Ils pafsèrent la rivière a la nage vis-a-vis de 1'endroit oü étoient nos barques, & lorfqu'ils y furent arrivés , ils eoupèrent avec la fcie Ia proue de la petite chaloupe , qui par ce moyen fe trouva dégagée de la chaine qui la retenoit au bord. Ils repafsèrent enfuite de 1'autre cöté de la rivière , & prenant les provifions qu'ils avoient dans leur cabane, ils defcendirent tranquHlement j ifqu'a 1'embouchure , oü ils s'ouvrirent avec la clef le chemin de Ia rneri après quoi  33° L'Isle inconnue. ils cinglèrent vers leur pays en toute diligence. Qu'on juge de ma furprife, lorfque, voulant traverfer la rivière le lêndemain pour achever notre ouvrage, je m'apergus, par le troncon de la chaloupe, de 1'évafion de mes nègres, & que, plein de 1'émotion que me caufoit cet événement, je cherchai dans ma poche,fans la trouver, la clef de 1'eftacade. II feroit difficile de rendre le chagrin que j'en concus ; ' car je compris èrinftant ce qui venoit de fe paffer, & ce que nous en devions eraindre. Henri, qui m'accompagnoit, non moins affligé que moi de la fuite de ces malheureux,& prévoyant qu'il en réfulteroit pour nous les fuites les plus facheufes, vouloit les pourfuivre fans délai. Sur cela, je lui fis obferver d'abord que les nègres ayant trouvé dès la veille la facihté de sevader, en avoient fans doute profité dans Ie temps de notre fommeil, & qu'étant partis depuis cinq a fix heures, il feroit impoffible de les atteindre. Cependant, continuai-je , pour ne rien négliger de ce que nous pouvons faire dans Ia circonfiance s appelez quelques-uns de vos frères pour nous aider a conduire la grande chaloupe. Nous fortirons a quelque milles de 1'embouchure, & fi les nègres font partis plus tard que je ne-  L'Isle ïncönnüe: 33f Ie préfume , & que nous puiffions encore apercevoir leur barque, nous nous efforcerons de les joindre, quoique j'aye lieu de croire qu avec 1'avance qu'ils auront fur nous , & montant un bateau léger, qu'ils ont appris a manier, ils fe joueront de nos efforts. Henri courut promptement au village, d'oü il ramena cinq de fes frères pourvus de rames & de fufils. Nous nous embarquames fur Ie champ, & nous arrivames bientöt a 1'embouchure oü nous trouvames la barrière ouverte, & les deux cötés de la chaïne qui la formoient flottant fur leurs balifes. Nous fortimes de Ia rivière, & avancames en mer directement environ unelieue , pour pouvoir embralfer d'une feule vue les deux cötés de 1'ifle. Mais nos regards cherchèrent vainement le bateau qui fuyoit. Nous n'apercumes rien fur la vaffe étendue des mers. Ainfi, après avoir fait , comme je le penfois, une courfe inutile . nous fümes obligés de revenir, le cceur plein d'inquiétude de nous voir menacés , par cette évalïon, d'un danger très-redoutable. Comme les précautions que nous avions a prendre ne nous permettoient pas de difiimuler a nos femmes ce qui venoit d'arriver, il fallut leur en dire toutes les circonftances. Leurs alarmes furent d'autant plus vives,  33^ L'Isle inconnue. que nous avions tout lieu de penfer que nos1 nègres alloient nous fufciter une foule d'enmis, & que, connoiffant le local de 1'ifle.& notre petit nombre, ils ne manqueroient pas de donner a leurs compagnons des renfeignemens qui nous feroient funeftes. II eft vrai pourtantquelesconnoiffances qu'ils pouvoient leur communiquer ne s'étendoient heureufement que fur certaines parties. Surveillés fcrupuleufement, ils n'étoient pas entrés. dans. nos magafins, il n'avoient jamais vu la, grotte, ils ignoroient la vertu fimple & terrible de la poudre a canon, & ils n'imaginoient pas comment nos armes vomiffoient ie feu & portoient la mort a de grandes, diftances. Mais quelquefois, témoips de nos. bleffures & de la mort de nos enfans, ils avoient appris que nous étions des hommes comme les autres, Ils comprenoient que leurs flèches ne nous trouveroient point invulnérables , qu'elles pouvoient nous faire périr, &C eonféquemment qu'il étoit poffible de nous vaincre. C'en étoit bien affez pour nous effrayer, Outre 1'efprit de vengeance, qui ne meurt point dans des ames atroces, je connoiftbis dans Ie cceur de nos fauvages un fentiment trèscapable d'exalter leur férocité & de les animer | la deftruilion de tous. les hommes de 1'ifle^  L'Isle inconnüê. 333 fis n'avoient pu voir nos femmes, & fur-tout Adélaïde , fans éprouver les défirs les plus ardens. Si quelquefois elles s'offroient a leur vue s le feu de leurs regards me montroit la plus violente paflion. On n'y prenoit pas garde; mais 1'expérience que j avois du cceur humain 9 me le faifoit remarquer, & m'en indiquoit la caufe. Pour réprimer ces défirs, j'ötois aux nègres , fans affectation, 1'occafion de voir nos femmes, &, crainte d'affliger celles-ci, je tenois mes remarques fecrètes. Lorfqu'ils eurent déferté 1'ifle , je gardai la même retenue; mais je fentis que la paflion des nègres les rameneroit peut-être pour nous exterminer & pour pofléder nos belles compagnes, & ces réflexions, qui ajoutoient a mes inquiétudes , hatèrent encore nos préparatifs de défenfe contre une feconde irruption de nos ennemis.  534 L'lSLE INCONNUE. CHAPITRE XL. Seconde irruption des nègres ; extréme danger quelle fait courir a la colonie. JLjA première chofe que je crus devoir faire après l'évafion de mes nègres. fut de fermer Ie port plus exaéïement encore que par Ie paffe. Nous fïmes a cet effet un nouveau cadenas qui ne nous laifTa plus appréhender que Ia clef perdue put ouvrir cette barrière. Nous ajoutames de plus a chaque chainon , des barres de fer croife'es , qui, d'un cöté , enfoncoient dans 1'eau d'environ deux pieds, & de 1'autre préfentoient a ceux qui voudroient entrer dans la rivière , une longue file de pointes acérées, en manière de chevaux de frife , qu'on auroit difficilement effayé de furmonter, quand même on n'eüt pas trouvé d'autres obfhcles fur Ie paffage. Ce rempart étoit formidable, & cependant , d'après mon idéé , il ne fuffifoit pas pour notre süreté. Je me difois , que fi le nègres venoient une feconde fois nous attaquer , ils ne tenteroient pas ce nouvel effort fans fe réunir en grand nombre , & fans pren-  L'Isle iNconnüe. 33? dre toutes les précautions néceffaires pour bien exécuter leur deffein; que nous aurions alors a redouter, non pas une troupe , mais en quelque forte une armée; & que, tandis qu'une partie de nos ennemis chercheroit a forcer 1'embouchure, tout le refte, en une ou plufieurs bandes, efcaladeroit peut - être le boulevart naturel de 1'ifje dans les endroits les moins efcarpés; enfin que s'ils avoient une fois pénétré dans 1'intérieur du pays, nous ne pourrions , faute de fortifications , garantir nos demeures & nos magafins, ni nous garantir nous-mêmes de la fureur de ces barbares, & deviendrions immanquablement leurs vicYimes. D'après ces réflexions, qui n'étoient pas mal fondées , je réfolus de fortifier le village ; & ayant fait part de mon deffein a mes eafans, je trac'ai fur le terrein autour de ma maifon & des fix plus voifines, un carré dont chaque face avoit cinquante pas géométriques. II fallut abandonner les autres batimens pour ne pas prendre une étendue trop vafte a fortifier & trop difficile a défendre. Je mar* quai aux quatre angles de ce fort autant de baftions,-afin de donner plus de jeu a notre artillerie. Ce plan tracé, nous nous mïmes k remuer la terre avec beaucoup de diligence 2  336 L'Isle inconnue. & commencames par un fimple parapet dé quatre pieds de hauteur, pour nous mettre d'abord a couvert des coups des afTaiüans, en cas qu'ils arrivafïent plutöt que nous ne les attendions, & qu'ils nous attaqualTent a 1'im- provifte. Nous rehaufsames & élargïmes enfuite nos ouvrages , de telle forte que le rempart avoit vingt pieds de bafe & fix de hauteur, avec un parapet de cinq pieds en deffus. La terre que nous avions relevée pour faire ce rempart, nous avoit donné un foffé fuffifament large & profond. A la face oppofée a 1'efplanade 5 je laiffai une échancrure de fix pieds , que je couvris d'une petite lunette, oü il y avoit une fortie pourvue d'une traverfe. J'achevai de donner a notre citadelle toute la force dont elle étoit fuceptible, en 1'entou-* rant de palifTades & de fraifes, en couvrant de facs k terre le parapet des flancs, & furtout en garniffant les baftions de huit canons. Tout cela nous couta cinq mois d'un travail fort afïïdu. Cependant les fentinelles qui veilloient des deux cötés de 1'ifle, ne nous anIioncoient point 1'ennemi, & nousétions quelquefois tentés de croire que la frayeur nous avoit fait prendre des précautions fuperflues. Nous pafsames ainfi plus de fix mois entre li  L'Isle inconnue, 337 k crainte & 1'efpérance. Pour profiter néanmoins de cet intervalle, nous tranfportames dans le fort tout ce qui pouvoit y être néceffaire en cas de fiége , tant pour nous que pour nos beftiaux ; nous y ferrames nos blés & nos foins, nous y déposames les meubles des maifons abandonnées, nous y conduisïrhes de 1'eau, pour être pourvus de boiffon k tout événement; enfin nous n'oubliames rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour oppofer a nos ennemis la réfiftance la plus forte, èc pour faire échouer abfolument leur audacieufe entreprife. Dans la confiance tjue nous donnoient tous ces préparatifs , nous ne penfions prefque plus a nos fauvages , lorfqu'un famedi, après le coucher du foleil. , la fentinelle qui veilloit a la pointe de 1'ifle , tira le coup d'alarme. 3e courus a ce pofte avec deux de mes fils, pour reconnoitre ce que nous avions a redouter , & j'appris de la fentinelle, car la nuit approchoit & neus n'y voyions déja plus , qu'il avoit apercu vers le nörd une flotte de canots innombrable , cinglant de notre cóté. Nous ne pouvions pas nous en affurer par nousmêmes, paree que ce foir-la il n'y avoit pas de lune. II fallut régler ce que nous ferions fur mes conjeétures, qui me faifoient foup- Tom. II, "X  338 L'Isle inconnue. eonner que nos ennemis, inftruits par nos deux nègres , efpéroient entrer facilement dans la rivière, a. la faveur de Ia nuit, & croyoient pouvoir nous aflaillir a 1'improvifte & nous accabler. Je revins donc a la citadelle, pour examiner avec toute la colonie le parti que nous devions prendre, & il fut décidé que nous enverrions un fimple détachement de quatre hommes a la redoute gauche de 1'embouchure , pour tirer Ie canon fur ceux qui approcheroient de la chaine. Nous étions tous perfuaaés qu'ils ne pouvoient la forcer ; mais nous penfions que cette preuve de notre vigilance jetteroit la terreur dans toute Ia flotte. Je me mis a Ia tête du détachement, pour être moimême témoin de cette pemière attaque, & pour juger de 1'étonnement de l'ennemi,qui, s'imaginant nous furprendre & pénétrer dans 1'ifle fans obftacles, fe trouveroit bien loin de fon compte, en fe voyant arrêté par une barrière infurmontable, & chaudement recu par des gens qu'ils croyoit endormis. Nous étions a la redoute depuis quatre heures, &, 1'oreille attentive, nous attendionS impatiemment 1'ennemi, tout prêts a faire notre devoir a fon arrivée, lorfque nous c0mmen5am.es a entendre le bruit des rames  L'Isle inconnue. 339 qui tomboient dans 1'eau. Les nègres obfervoient le plus grand filence dans leur marche, & s'avancoient auffi doucement qu'ils pouvoient; mais a mefure qu'ils approchoient 5 le calme de la nuit rendoit le bruit des rames toujours plus fenfible. Un de leurs canots, qui devancoit un peu les autres, & portoit fans doute nos deux nègres, pour faire ufage dela clef dérobée, fut le premier arrêté par les pointes. Nos fuyards elTayèrent inutilement d'ouvrir le cadenas. Pendant qu'ils faifoient ces tentatives , les canots qui fuivoient, trompés par 1'obfcurité, allèrent donner contre les pointes de l'eftacade, oü quelques nègres fe blefsèrent. J'en jugeai du moins ainfi fur des cris fubits & involontaires qu'ils firent entendre. Un murmure confus qui s'éleva bientöt, & qui marquoit leurs embarras & leur défordre, me fit connoïtre que le moment de tirer fur eux étoit venu. Nous firnes feu fur le champ d'une pièce de canon, qui produifit un grand effet, non par le mal qu'elle leur caufa , car elle étoit pointée au hafard, mais par fon explofion 4 que les échos du rivage rendoient plus terrible dans le calme, de la nuit. Ce bruit inattendu jeta le trouble parmi les nègres. Un fe*  340 L'Isle inconnue. cond coup acheva la confufion: dès le troifième, ils reprirent le large, & peu de momens après nous n'entendimes plus rien. * Allons, dis-je a mes enfans, allons raffurer Votre mère & vos femmes; nous irons enfuite, avec quelques-uns de vos frères, a la crête de 1'eft, pour obferver fi nos ennemis ne tenteroient pas 1'efcalade dans les endroits les moins difficiles a gravir , & pour les repouffèr, s'il eft poflible ». Cela dit, nous, revinmes a la forterefle , d'oü, après avoir raeonté ce qui venoit de fe paffer, nous nous rendïmes, en armes, fur le lieu convenu. Mais 1'obfcurité nous empêchant de difcerner les mouvemens des nègres, & ceux-ci , qui avoient déja pris la réfolution que je leur attribuois, ayant fait une defcente au pied des rochers, fur une partie de la cote*plus éloignée , ils parvinrent a 1'efcalader , & fe trouvèrent en force fur la crête , avant que nous fuflïons a leur portée. Le jour ne commencoit qu'a paroitre lorfque je les apercus , & cependant il n'étoit déja plus temps de les attaquer. Leur nombre, qui groffiffoit toujours, étoit trop fupérieur au notre , pour nous laiffer la confiance de leur réfifter a découvert. Je pris donc le parti  L'Isle inconnue. 341 de faire retraite avant qu'ils pulfent nous joindre, & je rentrai avec tous njes gens daas 1'enceinte du fort. Je fis a 1'inftant couvrir le parapet de branches feuillées, pour nous dérober a la vue des nègres. J'avois déja prévenu chacun de mes fils de ce qu'il avoit a faire, & du pofte qu'il devoit occuper. Je les exhortai tous, en peu de mots, a fe comporter avec fermeté, & fur-tout avec prudence. >> Vous avez a défendre , leur dis-je , tout ce que les hommes ont de plus cher; vos femmes, vos enfans, votre liberté, votre exif"tence. Quelle plus belle caufe a foutenir, & pour laquelle on défirat davantage d'affronter tous les dangers? Je vous ferois fans doute une injure fi je vous exhortois a montrer du courage. Loin de vouloir exalter votre valeur, je vous demande au contraire de la foumettre a la prudence. L'audace & la témérité nous perdroientinfailliblement. Méprifez le péril, s'il le faut; mais gardez-vous de le braver fans néceflité. Au refte, en combattant unennemi féroce & furieux, qui croit nous accabler parle nombre, fouvenez-vous que Dieu, qui vous voit & vous entend, eft Ia fupréme juftice. II défendra notre caufe, paree qu'elle eft jufte. J iij  342 L'Isle inconnue. Mettez donc votre confiance en lui , & ne doutez point de la victoire ». J'achevois a peine de parler, que nous vtmes déboucher du bois au delTus de 1'efplanade, üne troupe effroyable de nègres qui venoient comme des loups affamés pour nous dévorer. II faut en con venir, Ieplus hardi d'entre nous n'étoit pas fans émotion. Nous ne pouvions douter que ces miférables ne vinffent trèsréfolus de vaincre ou de mourir, & qu'ils n'eufTent pris, dans ce deffein, toutes les précautions dont ils pouvoient s'avifer. Ils avancoient tranquillement, quoique fans ordre. Je reconnus bientöt avec malunette, qu'ils étoient au moins quatre cents , tous grands & bien faits, ne portant, pour couvrir leur nudité qu'une forte de pagne tiffu de joncs ou' d autres herbes. Ils étoient tous armés d'arcs & de flèches , & les p]us robuftes d,entre eux avoient une maflue de cinq ou fix pieds de long. Us croyoient, fur le rapport de leurs gut- ■ des trouver I'intérieur de 1'ifle fans aucune defenfe. Us s'attendoient k nous combattre k decouvert, ou , tout au plus, k n'avoir k nous affiegerque dans nos maifons. Us furent étonnes a 1'afpeft de nos ouvrages, & s'arrêtèrent  L'Isle' inconnue. 343 pour les confidérer; mais ne voyant perfonne au dehors ni fur le rempart, car les branches feuillées nous cachoient a leurs yeux , ils fe flattèrent de nous furprendre, & en conféquence ils fe mirent a marcher dans le plus grand filence. Mais ils ne firent pas beaucoup de chemin fans apprendre de nos nouvelles. Je ne voulus pas attendre qu'ils fuffent fur le glacis, pour tirer fur eux; ainfi, je commandai qu'on fit feu de 1'artillerie de deux baftions, dès qu'ils feroient a trois ou quatre cents toifes de nous. On ne tira d'abord qu'une feule pièce de chaque cöté , & nous ne pümes pas voir 1'effet qu'avoit produit cette première volée; mais ils s'arrêtèrent tout court. Un moment après, nous tirames les autres deux pièces, qui emportèrent plufieurs nègres; deux de mes fils, qui étoient au deffus du vent, affurèrent 1'avoir vu trés - diftindement. Quoi qu'il en foit, cela ne les arrcta plus; au contraire , fe voyant découverts, & n'ayant plus. rien a ménager, ils s'avancèrent avec furie, en pouffant des cris épouvantablés. Auffi-tot qu'ils furent a portée, nous fïmes fur eux un feu très-vif; & comme mes gens ajuftoient bien , peu de leurs coups étoient perdus. Cependant les nègres ne fe rebutoient Y iv  344 L'Isle inconnue. pas, malgré la perte de monde qu'ils faifoient, ils vinrent jufqu'au bord du foffé. Ce fut la que leur audace parut déconcertée a la vue des obftacles qui s'oppofoient a leur paffage; mais tandis qu'incertains fur !e parti qu'ils devoient prendre, ils balancoient dans leur réfolution , nos canons, chargés a mitraille, portoient la mort dans leurs rangs. Dans cet embarras cruel , un de leurs chefs fit un grand cri, qui tourna de fon cöté les regards & 1'attention' des nègres. Il leur dit quelques mots , & auffi-tot toute la troüpe noire fit volte-face, abandonna Ie terrein qu'elle occupoit, & reprit le chemin de. Ia forêt, non fans laiffer fur le glacis plufieurs vióHmes de fon imprudence. Cette retraite inefpérée produifit dans la familie différentes fenfations. Nos femmes s'en féïicitoient d'abord , s'imaginant que les nègres, effrayés, alloientfe rembarquer furl'heure. Mes fils , qui avoient Ia même idee, étoient comme fichés de les voir s'éloigner. Animés, exaltés même par la circonfiance , i! auroient voulu pouvoir les exterminer tous. Pour moi, qui ne voyois pas que cela fut poffible , j'aurois au contraire défiré que 1'opinion de lem embarquement put avoir plus de réalité; mais en réfléchiffant fur I'entreprife de 1'ennemi,  L'Isle inconnue. 34? fur les motifs qui le menoient dans 1'ifle , & voyant le peu d'efforts qu'il avoit faits a fa première approche, j'avois peine a croire qu'il fe fut retiré par découragement, & ne dut pas revenir après avoir pris de nouvelles mefures. Je jugeai en conféquence qu'il falloit nous tenir tous a nos poftes. Je fis part a mes enfans de mon opinion , & la plupart 1'approuvèrent. Quelques-uns cependant ne furent pas de mon avis. Ils auroient voulu que, profitant de la terreur des nègres, nous les euflions pourfuivis & harcelés jufqu'a leur flotte, pour leur faire perdre a jamais toute envie de retour ; & comme, dans une affaire de cette importance, le fentiment de chacun méritoit d'étre pefé, nous examinames avec attention ce que celüi-ci avoit de folide; mais nous convïnmes enfin qu'il feroit trèsimprudent de fortir de Ia fortereffe pour harceler 1'ennemi. Nous crümes cependant néceffaire d'obferver fes mouvemens , &, a cet effet, il fut réfolu d'envoyer fur les traces des nègres un petit détachement, qui, les fuivant de loin & avec circonfpection , put veiller fur leurs démarches, & nous indiquer les juftes précautions que nous avions a prendre. Je donnai cette commiflion délicate a trois de nos jeunes gens les plus lefles, Baptifte}  346 L'Isle inconnue. Etienne, & Philippe, en qui 1'on reconnoiffoit non feulement du courage , mais beaucoup de prudence, d'adreffe, & d'a&ivité. Je les pourvus d'une lunette d'approche, d'un grand nombre de cartouches , & , père auffi tendre que chef attentif, je leur recommandai de prendre un chemin détourné pour gagner le bois, d'oü, cachés derrière le tronc des grands arbres , ils pourroient épier les mouvemens des nègres, & revenir fans être vus. Us partirent d'un air ferme & gai, qui me faifoit bien augurer de cette expédition, dont leurs frères défiroient beaucoup de partager la gloire. Pour fe conformer a mes ordres , ils defcendirent d'abord vers la rivière, enfuite cötoyant les collines qui bordoient le vallon, ils parvinrent, en les tournant, jufqua Ia forct, au dela de laquelle les nègres raflemble's délibéroient en tumulte. Le bruit que faifoit 1'ennemi, indiquoit a nos guerriers le lieu qu'il occupoit. Ils fe glifsèrent doucement dans Ie plus épais du bois, & y entrèrent auffi avant qu'ils crurent pouvoir le faire fans imprudence. La, tapis derrière des brouffailles, ils aper§urent les fauvages tenant une efpèce de confeil de guerre. Monté fur une butte, un de leurs chefs les haranguoit. Mes gens ne pouvoient comprendre ce qu'il difoit dans fa  L'Isle inconnue. 347 langue barbare; mais fadtion & les geftes de 1'orateur, pleins de feu & d'indignation, Tardeur qui fe communiquoit a falfemblée, & dont ils pouvoient juger par les cris répétés qu'ils entendoient, ne les laifsèrent pas douter que les nègres ne fuffent vivement excités a la vengeance, & ne duifent bientöt revenir devant le fort pour la fatisfaire. On ne fauroit douter, après cela, que mes enfans n'euffent dü fe retirer auffi-töt, avec les mêmes' précautions qu'ils avoient prifes pour aller jufqu'aux nègres ; mais 1'envie de s'affurer de leurs réfolutions, & le défir de voirquelles feroient leurs démarches , les retinrent encore un moment , & cette imprudente curiofité penfa leur être fatale ', car les nègres, qui étoient convenus de ce qu'ils devoient faire, s'étant remis brufquement en marche, en fe dirigeant du cöté de nos guerriers, ceux-ci, qui n'eurent garde de les attendre, reprirent précipitamment le chemin du vallon pour pouvoir revenir au fort fans être découverts; mais toute leur célérité ne put les dérober aux regards des fauvages. Les nègres apergurent 'les trois guerriers, & fe divifant en deux troupes pour les pourfuivre, une partie courut fur leurs traces en faifant des cris horribles, tandis que le refte, fe portant rapidement entre  34^ L'Isle inconnue; Ia citadelle & les fuyards, s'efforcoit de leur couper le chemin de la retraite, & de les enveloppen Ce parti que prenoit I'ennemi, jetoit nos gens dans le plus grand danger; car mes fils ayant fuivi, pour nous rejoindre, les détours' du vallon, tandis qu'une partie des nègres marchoit au fort en droite ligne, ils devoient être devancés *par les fauvages; & c'eft en effet ce qui arriva, quoique mes enfans milïènt dans' leur courfe la plus grande vélocité. En paroitfant fur le glacis,, ils fe virent entourés de fauvages , & n'eurent d'autre reflburce pour leur échapper, que de gagner une maifon du village que nous n'avions pas démolie. Mais , pourfuivis de prés, ils purent a peine y entrer & en fermer la porte. Les fenétres fe trouvoient heureufement garnies de barreaux de fer , & la porte étoit munie, par derrière, d'une forte barre. Us 1'appuyèrent a Ia hate de tout ce qui étoit dans 1'intérieur, en forte qu'a 1'abri du premier coup de main, ils purent fonger a s'y défendre. Qu'on imagine les -alarmes que ce retour inopiné de I'ennemi, Ia pofition cruelle de nos trois enfans , & le danger imminent qui les entouroit, devoient porter dans le cceur de tous les membres de la familie, mais fur-tout  L'Isle inconnüe: 349, dans celui du père & de la mère. Nous avions tous été témoins du péril qu'avoient couru nos gens, & frémiffant d'indignation & de douleur, nous les avions fecourus autant que nous avions pu du feu de notre artillerie. Mais quand leur défenfe vigoureufe , a travers la porte & les fenêtres qu'ils avoient percées, commencoit a nous raffurer fur leur compte, nous nous trouvames forcés de fonger a notre propre défenfe, & de faire les plus grands efforts pour foutenir un affaut. En effet, tandis qu'une trentaine de nègres s'efforcoient d'emporter la maifon, le refte, parvenu' jufqu'au foffé , fe mit en devoir de le traverfer pour efcalader le rempart. Plufieurs vinrent jufqu'a nos paliffades, devant lefquelles les uns fe courboient, tandis que les autres, leur montant fur le dos, fe jetoient par-deffus. les pieux avec beaucoup de prcmptitude. Nos canons chargés a mitraille faifoient pourtant un grand ravage parmi eux fur le bord du foffé & devant la maifon affiégée; mais rien ne les retenoit, & s'ils fe fuffent avifés d'attaquer le fort de plufieurs cötés a la fois, notre perte devenoit infaillible. Nous pümes bientöt nous en convaincre J Car, malgré nos fraifes qui nous furent duo  3J0 L'Isle inconnue. grand fecours , & quoiqu'ils n'eufTent point d'inftrumens propres a les arracher, & ne puflent en rompre que deux, cependant, a la faveur de cette ouverture, trois des plus hardis trouvèrent le moyen de grimper har le parapet & de pénétrer dans nos ouvrages, oü plufieurs de leurs compagnons fe mettoient en devoir de les fuivre. Notre fituation e'toit vraiment terrible. Nous courions le plus grand rifque d'étre forces , fi nous ne parvenions a couper fans délai la file des affaillans, & a nous défaire en même temps des trois nègres qui s'avancoient fur Ie rempart; & en ce moment-la précifément, la néceflité de,fervir 1'artillerie des bafïions, 1'abfence de trois de nos plus braves guerriers faifoient que nous ne pouvions nous oppofer qu'en petit nombre a cet effort de I'ennemi. Nous n'étions que cinq prés de 1'endroit oü il venoit de pénétrer, & n'avions que deux fufils chargés. Mais cet inftant de crife, en redoublant notre courage , nous multiplia , pour ainfi dire. Nous nous élancames tous rapidement, & comme de concert, les uns vers le paflage que I'ennemi setoit fait, les autres Vers les trois nègres qui I'avoient franchi. Mon fils Vincent 2c moi, accourus au parapet, fïmes  L'Isle inconnue. tomber a coups de fufils les nègres qui montoient a 1'efcalade, &, quoique blefles, nous y tïnmes ferme contre leurs attaques. A quelques pas de moi, Guy, Henri, & Guillaume foutenoient un combat auffi difficile contre les trois nègres qui étoient dans le fort. Ceux-ci lancent avec fureur leurs flèches & leurs zagayes. Mais mes enfans, non moins leftes que vigoureux, efquivent leurs coups, & les faififlant au corps s'efforcent de les terraffer,-tandis que les trois nègres, qui les ont regus avec une audace intrépide, leur oppofent une vive réfiftance. Alertes, grands, & robuftes, les nègres pouvoient croire que 1'emploi de leurs forces naturelles les feroit fortir victorieux de cette lutte; mais chacun d'eux combat un adverfaire d'une force & d'une adrefle comme ils n'en ont jamais vu: auffi, après en avoir foutenu quelque temps les efforts, ils font renverfés fur la pouffière j Guy, comme un nouvel Hercule, étouffa fon ennemi dans fes bras; après avoir étourdi le fien , Henri 1'acheva d'un coup de crofle; 8c celui de Guillaume , qui fe défendoit encore, frappé par les deux frères victorieux , perdit la vie fur la place. Délivrés de ces ennemis, mes trois fils chargerent promptement leurs armes 8c volèrent  L'Isle inconnüè; a notre fecours. Ils vinrent fort a propos. La fatigue & nos blefTures commencoient a nous affoiblir, & nous pouvions a peine réfifter aux téméraires, qui, grimpant au deffus des fraifes, tentoient de monter jufqu'a nous. Mais ces trois braves défenfeurs réprimèrènt 1'audace des nègres. Les coups fürs & preffés de leur moufqueterie abattirent tout ce qui fe préfentoit a leur portee, & écartant les plus hardis , nous donnèrent le temps d'arrêter le fang qui couloit de nos blefTures, & de les bander. Vincent en avoit une au bras, & j'a.vois été frappé fi malheureufement k la main droite, que j'en fuis demeuré perclus de trois doigts, & que je ne puis plus écrire. Le bruit de ce facheux _événement pouvoit jeter la confternation dans toute Ia familie, & rendre notre réfiftance déformais plus foible; je tachai d'en dérober Ia connoiffance k nos femmes. Je recommandai Ie fecret a ceux qui étoient prés de moi; enfuite ayant enveloppé d'un mouchoir ma main bleflee , & la 'paflant dans ma vefte pour la foutenir fur Ia poitrine & pour la cacher, je continuai k donner mes ordres comme auparavant. Vincent, a mon exemple, fe contenta peur le moment de faire bander fa bleffure par un de fes frères. Alors le combat recommenca avec plus ie fureur, '  L'Isle inconnue. 353 furèur. Les nègres faifoient les plus grands efforts pour nous vaincre: nous multipliames les nótres pour les repouiTer. Tous les ennemis qui ofoient franchir la palilfade , étoient tués au pied du rempart , tandis que le canon , qui ne ceffoit de tirer fur le gros de la troupe, en emportoit quelquefois des files entières. Enfin , privés de leurs guerriers les plus courageux, & ne pouvant plus réfifter a notre artillerie, les nègres commencèrent a s'ébranler, & trois ou quatre des plus grands ayant pris la fuite , tout le refte fe mit a la débandade. Après fix heures de combat, ils nous abandonnèrent plus vite qu'ils n étoient venus, &, s'enfoncant dans la forêt, difparurent a notre vue. Nous fümes ravis de cette heureufe délivrance , qui, dégageant mes trois fils affiégés dans la maifon , leur permit de revenir a la citade'.le. lis y rentrèrent fains & faufs , mais accablés de laffitude. Cette victoire nous étoit d'autant plus agréable , que nous avions couru plus de danger. Après un combat fi long &c* fi opiniatre , nous avions tous befoin de repos , & il devenoit preffant de panfer nos bleffures. Ce ne fut qu'un cri parmi nos femmes , lorfqu'elles virent celle de Vincent, & fur-tout la mienne. Quoiqu'elle ne parüt pas Tom. IL Z  354 L'Isle inconnue. auffi dangereufe qu'elle 1 'étoit en effet, Eléonore fe trouva mal en 1'examinant. Mais cette fenfibilité ne remédioit pas a la chofe, il falloit nous foulager , il falloit fur-tout prévenir le danger de nos plaies , qui fe trouvoient empoifonnées. Revenue a elle , mon époufe voulut fucer le venin de ma bleflüre. La femme de Vincent ne fe montra pas moins empreffée auprès de fon mari. Nous fümes obligés de nous prêter a leurs foins. Ils eurent un fuccès très-heureux pour Vincent. Il guérit & je guéris auffi; mais je n'eus plus l'ufage de ma main pour plufieurs fonöions de la vie. Le.doux fentiment de Ia vi&oire étoit ainfi altéré par 1'amertume qu'avoient produite les maux de la guerre; il 1'étoit encore par 1'inquiétude que nous éprouvions fur les fuites qu'elle pouvoit avoir. L'entière défaite de nos ennemis , & le grand nombre d'hommes qu'ils avoient perdus, nous laiffoient efpérer qu'ils ne hafarderoient plus d'attaquer la citadelle. Mais quoiqu'affoiblis & vaincus , ils étoient encore en grand nombre auprès de nous. Ils pouvoient trouver dans 1'ifle de quoi fournir long-temps a leur fubfiftance. Que devenionsnous, s'ils prenoient le parti de s'y cantonner? Nous étions alors menacés d'une mine infailHble. II nous importoit donc infiniment qu'ils  L'Isle inconnue. 35f fe retiraffent de 1'ifle au plutöt, ou , s'il tardoient a en fortir, de trouver les moyens de les y forcer. Mais, dans ce dernier cas , qu'avions-nous a faire f Ce fut le fujet d'une délibération générale dans le confeil de guerre qui fe tint immédiatement après le panfement de nos blefTures ; & lorfque Jofeph , que nous avions dépêché fur les crêtes de 1'eft, nous eut rapporté que les nègres n'étoient pas retournés a leurs canots , tous les avis de Taflemblée fe réduifïrent a ces deux, afiez remarquables ; le premier, d'employer la force ; le fecond, la rufe, pour obliger les nègres a prendre la fuite. L'un étoit foutenu par Etienne, qui paria dans cette occafion avec beaucoup de force & d'éloquence ; 1'autre, adopté par Philippe , fut expofé d'une manière très-perfuafive. Je ne dois rappörter ici que le précis de leurs raifons. "* Nous avons, dit Etienne, deux objets a confidérer; cê que nous prétendons faire , & ce que nous póuvons exécuter. Nous défirons tous ardemment Ia deftruétion, ou du moins la retraite de I'ennemi féroce qui eft encore a nos portes, & nous cherchons les moyens les plus fürs de nous" en débarraffer: TOais quel moyen plus puiflant que 1'emploi Zij  3^6 L'Isle inconnue, de ces armes, dont les nègres viennent d'éprouver 1'effet terrible ? Dès que !a nuit fera bien obfcure , allons les attaquer dans le lieu oü ils font. Nous femerons parmi eux 1'horreur & 1'épouvante , & ils fuiront vers leur flotte pour éviter la mort; la connoiffance que nous avons du local de 1'ifle, les ténèbres qui nous couvrent, le bruit & 1'effet de nos armes , & fur-tout 1'abattement oü doit être I'ennemi, favoriferont notre deffein & tromperont les nègres fur notre petit nombre. Combinons nos démarches avec prudence, mais agiffons promptement & avec célérité. C'eft pour avoir été trop lents a prendre notre parti, que nous avons manqué tantöt de tomber entre les mains des nègres. Notre diligence a profiter du moment, va nous aflürer le plus grand fuccès. Affoiblis par la fatigue, par la faim , par leurs blefTures , quelle réiiftance feront ces malheureux ? Mais fi nous attendons que le jour revierine, il ne fera plus temps ; il faudra noüs tenir renfermés dans notre fort. L'ennemi trouvera des vivres , reprendra courage; & s'il s'obftine a nous bloquer, nous pourrons tomber fous fes coups , ou du moins périr de misère »>. " Cet avis feroit bon a fuivre , répondit Philippe , fi. nous n'avions point le choixd'urj  L'Isle inconnue. 337 moyen plus fur & beaucoup moins dangereux. Attaquer les nègres de vive force , c'eft aller provoquer leurs traits. Si pendant la nuit vous y voyez affez pour atteindre I'ennemi, n'y verra-t-il pas affez lui même pour vous atteindre? N'aurions - rious pas infiniment a gémir, fi queiqü'un d'entre nous périffoit dans ce combat ? II faut fans doute effrayer les nègres , il faut même les attaquer & les pourfuivre; mais il faut que ce foit fans danger pour nous : un heureux ftratagême peut produire cet effet, & voici ce que j'imagine. « Quoique honteux de leur défaite, & rebutés peut-être de leurs mauvais fuccès, les nègres ne fongent point encore a s'éloigner de fifle, paree que, hors de la portee du canon des remparts , & croyant leurs barques en süreté , ils ne foupconnent pas qu'ils aient rien a craindre, & qu'ils penfent pouvoir sen aller quand ils voudront. Us s'arrêtent dans leur camp pour prendre du repos tk des forces; mais inquiétez - les fur leur flotte; faites leur craindre de perdre, avec leurs canots, 1'efpoir de la retraite, vous les verrez bientót courir a la mer pour s'embarquer. » Qu'on arme notre chaloupe de deux canons, & qu'un nombre d'hommes fuffifant pour la manoeuvre la conduife a la hauteur de Ü, Z üj I  358 L'Isle inconnue: flotte fauvage; que deux petites divifions de nos gens fe portent en même temps a l'entrée du bois quicouvre I'ennemi, & faffent feu de loin de leur moufqueterie, lorfque le canon tirera fur les barques ; la furprife & l'effroï porteront les nègres vers leurs canots; ils s'y précipiteront dès qu'ils auront affe* de jour pour entrevoir les objets, & s'enfuiront avec toute la vïteffe que donne une frayeur extréme. Si Ia chaloupe peut alors déployer la voile, affurée de la fupériorité des armes Sc de Ia marche, elle pourfuivra cette flottille de frêles canots, Sc lafoudroyant de fon artillerie, en bnfera, en détruira la plupart, fera péri.r urt grand nombre de nègres, Sc laifTera dans Ie cceur de tous les autres une telle impreffion de terreur, que, loin de fonger déformais a revenir attaquer 1'ifle, ils trembleront feule- ment d'y penfer ». Ce dernier avis réunit tous les fuffrages. Je nommai ceux qui formeroient les divifions chargées des fauffes attaques dans Ia forêt, & ceux qui devoient monter la chaloupe : on fe prépara pour ces deux expéditions. Dès que la barque fut armée , nos marins s'éloignèrent, Sc les autres partirent a deux heures du matin. Ma bleffure m'obligea de refter a la citadelle, avec Vincent & le refte de ia familie,  L'IstE INCONNUE, S59 'Cette entreprife no&urne réuffit parfaitement, & fit le plus grand honneur a Philippe. Dans. leur rmprudente fe'curité, les nègres n'avoient laiflfé pour garde a leur canots qu'un petit nombre d'hommes. Quand ils entendirent le canon tirer du cöté de leur flotte , ils craignirent vivement qu'elle ne füt prife ou détruite, & que le retour ne leur devint impoffible. Le bruit de la moufqueterie accrut [encore leurs alarmes : ils coururent en défordre vers la crête.. Dès qu'ils purent joindre leurs barques, ils s'y jetèrent, & s'éloignant de la cöte avec célérité, ils partirent en ramant de toutes leur forces. Aiors'notre chaloupe, quife tenoïtau Iarge,. afin d'éviter, durant la nuit, de donner fur des écueils, profitant du jour & du vent qui fe levoient, hifla la voile & fe mit a pourfuivre les nègres en faifant tonner fon canon fur eux, fans qu'ils ofaiTent ni faire réfiftance ni 1'attendre. Us fuyoient au contraire de tout leur pouvoir, croyant échapper au feu meurtrier de 1'attillerie j mais la chaloupe , favorifée du vent, & manceuvrée par des matelots nonmoins diligens qu'habiles, faifant des mouve-mens prompts & hardis , les attaquoit de tous cote's, & portoit par-tout la mort & la.défo- Z iv.  360 L'Isle inconnue. lation. Elle auroit détruit peut-être Ia flotte entière, fi les canots ne fe fuiTent e'parpille's, de manière que la chaloupe ne put foffire a donner chaffe a tous en même temps. Leur perte fut immenfe , & leur öta toute envie de revenir. Tous mes gens me rejoignirent fans Ie moindre accident. Affuré de 1'entière évacuation de 1'ifle par Ie fuccès de cette expédition, je me vis déformais délivré des alarmes que nous avoit caufées 1'irruption des fauvages. Nous n'étions plus force's de nous tenir renferme's dans le fort; nous en fortïmes pour examiner le carnage que nous avions fait, & nous trouvames quatre-vingt-quinze morts fur le champ de bataille. J'ordonnai de creufer une grande foffe pour les enterrer, & dès qu'elle fut faite, j'y fis jeter ces cadavres , qui, refiës fans fépulture , auroient corrompu l'air & infecté les environs. Nous vifitames enfuite tout le canton de 1'ifle oü les nègres avoient paffe , pour voir sils n'auroient pas laifle quelques traïneurs , & pour connoïtre Ie dégat qu'ils avoient fait dans nos domaines : nous nous convainquimes, dans cette tournee, qu'il n'étoit refté dans 1'ifle aucun ennemi vivant. Les nègres avoient aflbmmé tous ceux de leurs blelfés qui n'avoient  L'Isle inconnue. 361 pu fulvre la troupe. Leurs cadavres fanglans portoient les marqués de cette atrocité. Nous cn comptames quinze dans le bois , giflant au pied des arbres, & nous eümes le foin de les enterrer comme les autres. Mais quoique ce fpeclacle nous affermït dans la perfuafion de notre füreté , nous revinmes peu fatisfaits a la citadelle; car, outre ce qu'il avoit de trifte pour des cceurs humains, il fut fuivi d'un autre qui nous caufa beaucoup de peine. Un parti détaché de la troupe des nègres avoit fait dans nos poffeffions tout le mal qu'il avoit pu. Nos champs n'en avoient pas fouffcrt, paree que la moiffon étoit ferrée; mais ils avoient dévafté nos vergers, arraché ou calfé les jeunes arbres & les vignes, renverfé nos forges 8c nos rnoulins : le dommage étoit énorme pour une petite fociété comme la notre, & nous devions nous en reffentir long-temps : mais il n'y avoit plus qu'a fe réfigner. Je tachai donc de confoler mes enfans, en leur difant, que fi la guerre la plus glorieufe caufe toujours de triftes dégats dans tous les lieux oü s'étend fon influence, c'étoit pour nous un fujet de confolation d'avoir terminé celle qu'on nous avoit fufcitée , fans avoir effuyé des pertes irréparables, 6c que nous  56i L'Isle inconnue.1 devions remercier Dieu folennellement de nous avoir tirés fï-töt du plus grand péril. Pour cet effet, nous rentrames inceffamment dans la fortereffe, & toute la familie étant convoquée, jufqu'aux plus jeunes membres, je leur fis part de 1'intention oü j'étois de témoigner au ciel notre jufte reconnoiffance. Nous lui rendïmes en chceur des actians de graces du fecours puiffant qu'il nous avoit donné , & nous le priames avec ferveur d'éloigner de nous a jamais le cruel fléau de la guerre. Je le remerciai en particulier de ce que le plus grand mal étoit tombé fur moi. J'aurois voulu, comme tout bon père, acheter de mon bouheur celui de mes enfans ; d'ailleurs je puis mieux qu'aucun homme de 1'ifle fupporter l'accident funefte qui m'eft arrivé, & la privation de travail a laquelle je fuis réduit par ma blefture. N'ai-je pas un fubftitut pour mettre Ia main a 1'ceuvre , lorfque je ne puis le faire moimême ? Je ne lui céderai pas encore le foin du gouvernement; car, fi je fuis eftropié d'un bras, j'ai toujours la tête faine; mais il doit me foulager dans certaines parties. C'eft lui qui tiendra la plume déformais , & qui continuera de rédiger ces mémoires. D'ailleurs je penfe qu'après plus de trente ans d'adminiftration do-  L'Isle inconnue, 363 meftique & générale, je puis me repofer fur lui du foin d'inftruire ma poftérité de la fuite de notre hiftoire. PuiiTe-t-il, lui & fes fucceiTeurs , n'avoir a tranfmettre a leurs defcendans que le récit du bonheur paifible de cette fociété , & de fes progrès en tout genre ! PuhTe-t-elle, devenue une nation heureufe & puilfante , fe fouvenir, lorfqu'elle formera des liaifons de commerce avec d'autres peuples, fes frères , qu'elle n'eft parvenue a ce point de profpérité que pour avoir été fidéle a obferver fes lois ; que ces lois ne font qu'une extenfion de celles de la nature ! Puiffè-t-elle enfin n'oublier jamais que fon bonheur tient a leur obfervation, & qu'elle ne fera durable qu'autant que chefs & citoyens connoitront parfaitement leurs droits relatifs & réciproques, & qu'ils feront attentifs, jufqu'aufcrupule, a bien remplir tous leurs devoirs! Les mémoires écrits par le Chevalier des Gaftines finitïent avec ce chapitre. La fuite qu'on va lire, écrite & rédigée par fes fils Henri & Philippe ,, eft précédéc de cet avant-propos. ATANT-PROPOS. La bleffure glorieufe & fatale de mon père ne lui permettant plus d'écrire l'hiftoire de 1'ifle , comme il  3^4 L'Isle inconnue; avoit fait jufqu'alors, Henri fut chargé de ce travail important, & il s'en eft occupé tant qu'il a vécu. Après eux, on m'a confié le foin de rédiger leurs mémoires & de les continuer. En conféquence, moi Philippe, leurs fils & frère, je prends la plume pour m'acquitter de ce nouveau devoir; mais je commence par demander 1'indulgence de mes ledteurs futurs» Avec moins de talens que ceux que je remplace , j'ai une tache bien plus difficile a remplir. Les premiers mémoires n'étoient d'abord que le récit des aventures de deux perfonnes; ils ne nous mènent que jufqu'au temps 011 leur familie s eft divifée pour former une fociété civile. Le tableau que j'ai a peindre s'étend infiniment devant moi. Ce n'eft plus le berceau de cette fociété ; c'eft fon établiffement, fon adminiftration, fon avancement ; c'eft la doublé perte de ce bon père, chef li néceffaire, légiflateur fi fage , & celle de notre digne & tendre mère, qui ne put lui furvivre; ce font les Iroubles que la fureur & la véhémence des paffions ont excités & fomentés dans la colonie, les efforts qu'il a fallu oppofer a ces paffions pour les faire rentrer dans 1'ordre, les barrières qu'on' a élevées pour arrêter & prévenir de femblables accidens ; ce font enfin tous les événemens heureux ou funeftes, arrivés a la colonie, quorum pars magna fui, que j'ai a tracer & a rendre a la poftérité. Tous ces événemens, intéreffans par euxmêmes & par leurs circonftances , le font encore plus par les fuites qu'ils ont eues. On en juger?. par les détails que nous allons rapporter.  L'Isle inconnue. 36$ CHAPITRE X L I. Jeune & deuil ordonnés; réparations des pertes & des dégdts caufés par la dernière guerre ; nouvelles précautions prifes contre les nègres; on trouve du nitre, on fabrique de la poudre i canon. Philippe & Jofeph courent de grands dangers. Nous avions déja rendu de publiques actionsd e graces au Tout-Puiffant, de notre délivrance, & nous étions vivement pénétrés de cet infigne bienfait de fa bonté; mais nos fentimens de fatisfadion & de gratitude ne nous déroboient pas au regret amer d'avoir. verfé le fang humain, & ne pouvoient nous empêcher de gémir fur. 1'affreufe néceflité quï nous avoit forcés d'óter la vie a des êtres de notre efpèce;la vie ! que ces hommes ntenoiet, comme nous, de la main d'un Dieu créateur % qui feul avoit le droit de les en priver. L'ame fublime & généreufe de notre père étoit fur-tout affeótée de cette penfée. Nous n'avions détruit nos ennemis que pour conferver nos jours ; mais enfin leur mort étoit jaotre ouvrage 3 & notre père crut que nous  356* L'Isle inconnue. devions expier cet acte cruel ( quoiqu'il fut en quelque forte involontaire ) , autant qüe nous le pouvions. En conféquence , il ordonna un jour de jeune & de deuil géne'ral pour la colonie. II voulut de plus , que ce même jour tous les infulaires fe rendilfent en armes fur le champ de bataille, pour célébrer une fête funèbre & folennelle, en re'paration de la mort des malheureux nègres facrifie's a la süreté de 1'ifle; enfin il annonca quels devoient être les préparatifs & 1'ordre de cette lugubre cérémonie ; & voici de quelle manière toutes ces réfolutions furent réglées & exécutées. Comme le deuil ne pouvoit fe porter en noir dans la colonie, attendu que les infulaires n'aimoient pas cette couleur trifte & fombre; que notre fociété naiffante & naturellement économe, ne pouvoit avoir une quantité d'étoffes noires pour habiller uniformément tous les individus, & que d'ailleurs, cette poffibilité fuppofée, 1'efprit de fon adminiftration 1'auroit éloignée de faire cette dépenfe ; enfin, comme des habits neufs & recherchés ne préfentent pas un extérieur de trifteffe tel que le deuil femble 1'exiger, il fut recommandé è tous les membres de la colonie de prendre ce jour-la des habits ufés, & de ne paroïtre en public que les cheveux épars & fans frifure;  L'Isle inconnüe. 36*7 Le jeune devoit être une abftinence entière de nourriture , d'un foleil a 1'autre. Quant aux omemens du lieu oü devoit fe faire la cérémonie, ils ne confiftoient que dans une efpèce de catafalque fimple , élevé d'environ fix pieds au deffus du fol, & couvert d'un grand tapis d'étoffes brunes & blanches, par bandes alternatives. A fneure indiquée par le père, & fuivant les ordres qu'il avoit prefcrits , tous les infulaires affemblés dans 1'enceinte du fort, en partirent pour aller jufqu'a 1'endroit oü le catafalque étoit placé. Us marchoient fur deux files, d'un air morne & d'un pas grave, dans le plus grand filence, les regards fixés vers Ia terre , le chapeau rabattu fur les yeux, & leurs armes baiffees & renverfées. Le père, qui les devancoit de quelques pas, étoit lans armes, nu-tête , & lailToit voir dans toute fa perfonne & fon maintien une triftelTe majeftueufe & impofante. II étoit précédé de quelques hautsbois qui de temps en temps faifoient entendre les fons touchans d'une mufique plaintive. Les femmes & les enfans venoient a la fuite de la troupe armée. Quand tout le monde fut arrivé fur 1'efplanade,les militaires fe rangèrent en haie autour du catafalque placé devant 1'autel. Le  368 L'Isle inconnue. père monta fur le marche-pied, & fe tournant vers i'aflemblée :«Mes enfans, mes amis, citoyens de 1'ifle , leur dit-il, nous fommes venus ici pour prier le Tout-Puiflant de nous pardonner 1'emploi que nous avons fait de notre force contre les fauvages, & qu'il leur pardonne leur féroce ignorance. Nous avons verfé le fang humain : c'étoit celui de nos ennemis; mais helws ! ces ennemis étoient en méme temps nos frères. Si ce que nous deyons a notre propre confervation n'a pu nous difpenfer de les priver du jour , que nos gémiffemens & nos prières a 1'être fuprême lui témoignent au moins la douleur que nous avons de ce malheur funelle ». Puis fe mettant a genoux & levantles mains au ciel: * O, père des hommes ! s'écria-t- il, qui n'as crée tes enfans que pour t'aimer & te bénir, que pour s'aimer & s'aider mutuellement , vois comme nous déteflons toutce qui nous éloigne de cette loi d'amour & de concorde, vois les regrets que nous confe;- ins d'avoir öté Ia vie a des hommes com ous. Daigne, 6 mon Dieu ! dans ta clémenr jublier les attentats de ces hommes aveugles ; daigne nous pardonner a nous-mémes de les avoir punis. Regois comme expiatoires les k .timens de nos cceurs, & dérobe-nous fur-tout a de nouvelles Sc    L'Isle inconnue. 360 èk funeftes cccafions d'employer la force des armes pour notre défenfe». Après cette courte prière, le père fe tut un moment; puis élevant la voix , il fit cette efpèce d'imprécation contre le fléau de la guerre. 33 O Démon des combats ! fléau deftruéteur des richeffes & des hommes ! par quel enchantement inconcevable as-tu fafciné les nations ? Jufques a quand le fanatifme de tes partifans, & 1'illufion que leurs flatteurs répandent fur les efprits foibles & crédules , nous déroberont-ils ton affreufe difformité ? Ne regarderons-nous jamais les entreprifes des conquérans comme de vrais brigandages ? Au lieu d'étre chantés commes des héros, ces furieux ne feront-ils jamais abhorrés comme les plus exécrables des fcélérats ? & 1'accroiflement des Iumières & de la vraie philofopie ne fera-t-il pas connoïtre enfin que 1'humanité n'a pas de plus grands ennemis que 1'ignorance aveugle qui les infpire , la manie féroce qui les fert, & la flatterie lache & rampante qui les pröne ? Efpérons qu'un jour les hommes, plus éclairés , fentiront & apprécieront tous les avantages qu'ils peuvent retirer de la concorde & de la paix; & que la barbarie feule méconnoïtra les droits que des frères ont les '1 Tom. II. A a  37° L'Isle inconnue. uns fur les autres, fans même ofer troubler ceux qu'une douce & folide union rendroit également invincibles & heureux Quand il eut celfé de parler, la troupe militaire fit quelques évolutions & une décharge de moufqueterie ; après quoi, 1'on s'en retourna par le même chemin & dans le même ordre qu'on étoit venu. Chacun portoit au fond du cceur I'impreflïon des chofes qu'il venoit d'entendre. Ces vérités, trop peu fenties ailleurs, fe manifeftoient avec toute leur force a nos infulaires , qui n'étoient point offufqués par les préjugés. L'a'ffreufe guerre étoit abhorrée de tous les cceurs. Ils la regardoient comme la plus cruelle des violences, toujours injufte chez un peuple agrefleur, & comme le dernier moyen xju'une fociété bien ordonnée doit employer pour fa défenfe. Us gémiflöient d'avoir pour voifin un ennemi barbare & fans raifon, qui, n'écoutant que fa férocité & les confeils d'une vengeance implacable, les tenoit toujours dans 1'incertitude & 'dans la crainte d'une nouvelle irruption; mais plus ils déteftoient la guerre, plus ils vouloient éviter les maux qu'elle traïne après elle , & plus ils devoient porter de foins & d'attention a la prévenir , en augmeutant leur force intérieure ? & en effrayant les bar-  L'Isle inconnue. 3711 bares par 1'appareil d'une puiffance formidable. La première chofe dont on s'occupa, fut la réparation des édifices qui fubfiftoient encore hors de la citadelle, & la reconftrudion des maifons indifpenfables aux divers ménages. On profita de la circonftance pour les placet dans 1'ordre le plus agréable , 8c leur donner toutes les commodités dont elles étoient fufceptibles. Le travail fut fait en commun , 8c perfonne ne fe difpenfa d'aider les autres de fes confeils & de la main. Ceux pour qui on travailloit, & qui n'avoient point de domicile a eux , logeoient, en attendant, comme ils le pouvoient, fous les toits de leurs frères , ou fous des tentes & des cabanes déja dreflées pour les mettre a couvert. Les moins laborieux travailloient avec ardeur, ils travailioient pour leurs frères, Comme en batiffant on ne fongea d'abord qu'au plus étroit néceiTaire, cette première opération fut bientöt achevée. Les rnoulins furent enfuite rétablis ; après quoi, le remplacement des vignes arrachées, celui des arbres , & les labours d'une partie des champs prirent tous les foins de la colonie, qui , furchargée par cette multitude d'occupations extraordinaires, ne pouyoit pas fe natter d'enfemencer cette année la. A a ij  L'Isle inconnue. moitié des terres qu'elle avoit coutume de mettre en valeur. Avant d'en venir pourtant a cette efpèce d'abandon qui devoit priver la colonie d'une moitié de fa fubfiftance, il fallut examiner amiablement ce qu'il y avoit de grains & d'autres provifions dans les magafins & les greniers de chaque familie, afin de s'aflurer s'il en reftoit afféz dans 1'ifls pour fuppléer a ce qui devoit manquer a la récolte future ; & 1'on fe convainquit qu'avec de 1'économie & les fecours ordinaires de la pêche & de Ia chaffè, la colonie auroit de quoi fubfifter jufqu'a la feconde moiffon. On connut alors plus particulièrement quels étoient les chefs de familie les plus foigneux de cultiver leurs terres, & combien il étoit important, pour 1'exiftence & le bonheur d'une fociété, de pofféder un grand nombre de cultivateurs intelligens & riches , puifque leur induftrie, leurs avances, & leurs richelfes formoient la vraie bafe de fa profpérité, & lui fourniflbient toujours les plus süres reflburces. Ce n'eft pas qu'on imaginat qu'aucun de fes riches cultivateurs, maïtre abfolu de fes propnétés, put ou dut être forcé a diftribuer gratuitement aux autres les fruits que fon ■travail avoit tirés de fes terres. Le gou-«  L'Isle inconnue. 375 vernement 9 qui avoit reeonnu d'une manière fi expreffe les droits facrés de la propriété privée , & qui n'étoit inftitué que pour la protéger, le gouvernement n'avoit garde d'exrger d'aucun citoyen rien de contraire a ces droits. Mais dans 1'état actuel de la colonie , il pouvoit inviter les propriétaires a fortir des bornesétroites de 1'intérêt perfonnel, pour s'emprefTer de fecourir leurs frères dépourvus de provifions; & c'eft ce qu'il n'eüt pas manqué de faire , fi les citoyens aifés n'euflent tous,& comme de concert, prévenu ces invitations, en offrant tout ce qu'ils polTédoient de vivres au dela des néceflités les plus urgentes dans leurs families. Quelques-uns même ne s'en tinrent pas la. Ils prirent jufques fur leur nourriture, efpérant en la providence 8c comptant courageufement fur les reffources de leur induftrie. Le befoin de fecours mutuels étoit trop connu de tous les membres de la colonie, & trop vivement fenti de tous les cceurs , pour que quelqu'ün put fe refufer ace que l'amour du prochain & fon intérêt propre bien- entendü lui demandoient pour les autres. On tint regiftre des offres de chacun , afin de pourvoir au befoin exaclement & fans délai. Moyennant- ces précautions, les families les plus dépourvues n'eurent plus a craindre la. A a iij  574 L'Isle inconnue. difette; & toute la focie'té eut la liberté de continuer a s'occuper , & fans diftraclion, des travaux que commandoient la prudence & Ia süreté publique. Ce qu'on avoit de mieux a faire a cet égard, c'étoit de fortifier les approches de 1'ifle de manière a fermer déformais tout accès a I'ennemi. Les remparts élevés,dont la nature 1'avoit entourée , & Ja chaïne qui barroit 1'embouchure de Ia rivière , n'avoient pas fuffi pour arrêter les nègres. Us avoient trouvé 1'endroit foible de la cöte, & s'y étoient fait un paffage jufqu'au milieu des terres. C'étoit une porte toujours ouverte a leurs invafions. D'autres endroits peut-être pouvoient laifler encore a leur audace la facilité de s'élever jufqu'a la crête des montagnes & de Ia franchir. On avoit cru trop légèrement que cela n'étoit pas poffible; 1'expérience venoit deprouver lafauffeté de cette opinion. II devenoit donc indifpenfable de vifiter fcrupuleufement 1'enceinte efcarpée de 1'ifle , pour connoïtre les points qui pouvoient faire craindre les entreprifes de rerinemi, & d'examiner enfuite les moyens de les rendre inabordables. Ces confidérations importantes déterminè-  L'Isle inconnue. 37? rent le chef de la fociété ( dont nous ne parierons plus déformais que fous le nom.de père) a nommer des infpeéteurs a cet effet. Le choix tomba fur les. chefs de familie qui avoient le ■ plus d'années & d'expérience. Henri, Baptifte & Philippe furent deftinés a faire, par mer, la vilite dès cötes, tandis que Charles & Guillaume eurent ordre de fuivre les hauteurs tk de régler leurs pas & leurs obfervations fur la marche & les renfeignemens de la chaloupe , qu'ils ne devoient point perdre de vue. Le père lui-méme voulut aflïfter a ces travaux & fuivre la courfe par mer. Un temps calme1 tk ferein invitoit a 1'entreprendre. On fit en conféquence les préparatifs néceffaires. On arma le batiment: la chaloupe fortit de Ia baie , doubla la pointe de 1'obfervatoire , & , au moyen des rames, vogua doucement vers le nord en longeant la cöte , tk s'en approchant autant que les écueils dont la mer étoit femée pouvoient le lui permettre; en même temps que les piétons parcouroient, dans la même direcYion , les cimes qui dominoient fut Ia mer. Les uns tk las autres étoient pourvus de lunettes d'approche & d'inftrumens propres a mefurer les hauteurs, & s'en fervoient A a iv  376* L'Isle inconnue; pour mieux affurer ou pour vérifier les ocm fervations, quand ils ne pouvoient les faire que de loin. Deux jours furènt employés a cette doublé infpeclion prolongée jufqu'au pied des montagnes. On mit trois jours pour vifiter la cöte du midi; & le réfultat unanime de ces obfervations fut qu'il n'y avoit, dans toute cette Iongueur de cötes, que deux endroits acceffibles, 1'un au fud, celui-la même a Ia faveur duqueï le chevalier des Gaftines étoit entré dans 1'ifle pour la première fois; 1'autre au nord , par oü les nègres avoient pénétré. Ce dernier étoit plus facile & plus abordable. Le refte de 1'enceinte avoit par-tout une roideur & une élévation quinelaiflbit aucun- efpoir de la franchir. Ajoutons que les reflifs & les rochers, dont les pointes noires fe montroient de toutes parts a fleur d'eau , a plus d'un mille de diftance du pied de la cöte , ne permettoient aux barques. légères d'en approcher, même par un temps calme , qu'avec beaucoup de précautions. Ainfi, pour enclorre parfaitement Ia partie baffë de 1'ifle, il ne s'agifloit plus que de fermer ces deux paffages, & Ia réfolution en ftit généralement prife : mais comme on n'étoit pas également d'accord für la manière de 1 exécuter, & que la chofe méritoit une müre dé>  L'Isle inconnue. 377 libération, on tint confeil pour fe décider fur ce qu'on avoit a fairè a cet égard. Quelques-uns des opinans prétendirent qu'il fuffifoit de batir fur la crête des lieux défignés, avec de grandes & fortes pierres cimentées a chaux & a fable, un mur épais, de dix a douze pieds de hauteur ; qu'il n'en falloit pas davantage pour arrêter des hommes privés du fecours des arts, & qui ne pouvoient employee que leurs forces naturelles pour vaincre cet obftacle. D=autres proposèrent de placer une redoute aux mêmes endroits, & d'y tenir des fentinelles, pour pouvoir avertir a temps la colonie de fe mettre en état de défenfe. Les efprits étoient partagés entre ces deux avis, lorfque Philippe, qui opina le dernier, expofa un troifième moyen , remarquable par fa fingularité, mais plus encore par la fagefle du deffein & pat fon importance. Voici le précis des obfervations & du projet de Philippe. » Batir un mur, dit-il, fur le haut de Ia » crête, loin des habitations , & fans y mettre » une garde qui puiffe le défendre, c'eft faire » une entreprife inutile a notre süreté.On penfe * qu'il réfiftera feul aux tentatives d'un en?> nemi fauvage & nullement induftrieux; mais » quelle induftrie faut-il l des hommes har-  37S L'ISLE INCONNUE. =? dis, vigoüreux, exèrce's , pour éluder otl » pour franchir même un pareil obftacle ? Les pnegres pourront débarquer tranquiüement " au pied de Ia cöte, la gravir fans être trou» bIés;.efTayer tout ce que leur intelligence » naturelle faura leur fugge'rer pour péne'trer =» dans 1'ifle, fans qu'on s'y oppofe , ou même » fans qu'on les voye. Ce mur , que vous re" gardez comme fuffifant pour vous défendre, » ne fervira qua les de'rober a vos coups & a vos regards , & leur facilitera les moyens *> d'une furprife toujours a craindre pour la « colonie. Parvenus jufqu'au pied de ce retran«chement, ne pourront-ils pas le fuivre jufm qu'au bout ? Ne pourront-ils pas , en s'éle» vant fur les épaules de leurs camarades , » atteindre la hauteur du mur, & defcendre " de notre cöte'? Cette fuppofition n'eft-elle » pas vraifemblable ? Mais que dis-je , une » fuppofition ? Ne les avons nous pas vus «grimper ainfi fur le rempart de la citadelle, » a travers le feu du canon & de la moufque*> terie ? On ne peut doSic adopter ce projet, «dont I'exe'cution feroit plus pernicieufe, a » raifon de la confiance qu'il infpireroit. « Le projet de conftruire des redoutes ne » préfente pas , il eft vrai, tous les inconve'» niens de 1'autre, mais il en a trop encore  L'Isle inconnue; 379 a> pour mériter qu'on 1'adopte. Quand il n'y 33 auroit que 1'embarras de porter fi haut les 33 matériaux néceffaires a leur conftruótion , 33 & la difficulté de batir fur descrêtes fiétroites >> & fi inégales, devroit-on fe réfoudre a pren33 dre ce parti, toujours couteux & peut-être 3j impraticable ? Mais , füt-il poffible de conf33 truire ces redoutes auffi facilement qu'on >> le dit, je ne vois pas quels en feroient les 33 avantages; car on. y mettra feulement des 33 fentineiles, ou 1'on y tiendra une garde. Dans 33 le premier cas, la fentinelle ne fauroit pré33 venir ni empêcher une irruption foudaine 33 ou no&urne de I'ennemi, qui auroit le temps 33 de fe porter au centre de 1'ifle} avant que *> la colonie put s'oppofer a fes efforts. Dans »> le fecond, 1'emploi des hommes chargés de 33 garder ces redoutes} priveroit la fociété des 33 bras les plus utiles , & leur entretien excé33 deroit peut - être fes forces aöuelles. Nos 33 travaux ordinaires & nourriciers en feroient 33 non feulement afloiblis , mais vifiblement 33 interrompus ; ajoutez, queni 1'une ni 1'autre 33 de ces précautions, ne rendant abfolument 33 impoffible une nouvelle irruption des nègres, 33 nous laifferoient toujours dans 1'incertitude 33 de les voir reparoïtre, & dans les cruelles »> alarmes que nous cherchons a diffiper. II  3?o L'Isle inconnue. » faut donc avoir recours a d'autres moyens 33 de nous rendre tranquilles, & je n'en vois 3> qu'un feul qui me paroifle efficace, & que » je croye devoir vous propofer. Mais avant » de vous faire part de mon plan, trouvez » bon que je vous prie de ne pas le cenfu» rer, fans avoir pris connoiffance des reffour» ces que je vous offre en même temps pour » le mettre a exécution, & fans avoir bien 33 pefé toutes fes conféquences. » Deux endroits feuls de 1'ifle nous tiennent 33 dans 1'inquiétude & dans la crainte. Et pour» quoi notre inquiétude n'a-t-elle pour objet 33 que ces deux points ? C'eft qu'ils ne font » pas auffi forts que les autres; mais rendez»3 les auffi roides & auffi efcarpés ; coupez-les 33 en précipice, comme les rochers qui forment 33 le refte de la cöte, alors on ne pourra ni 33 les franchir, ni même en approcher; & tran» quilles a cet égard, toutes vos alarmescef» feront, paree que vousferez affurés que 1'en33 ceinte de 1'ifle eft également inacceflible dans 33 toutes fes parties. » On me demandera fans doute de quelle »> force je prétends. me fervir pour opérer cet » efcarpement; & fi les travaux & les dépen33 fes qu'exigera cette entreprife , n'excéderont w pas de beaucoup ceux qui fuivroient 1'exé-  L'Isle inconnue. 38ll * cutïon dès projets que je défapprouve. Je „ réponds d'abord , qu'on ne fauroit acheter » trop cher une parfaite fécurité. Une fociété » comme la notre ne devroit pas balancer a » fe procurer ce bien ineftimable, fut-ce même » au plus haut prix, pourvu qu'il n'excédat pas » fes facultés : mais nous n'avons pas a faire „ pour cela de tels facrifices 5 nos dépenfes & » nos travaux, quoique confidérables, ne doi„ vent point nous épouvanter. D'ailleurs, le „ moyen que je propofe eft également fimple » & puiffant, & perfonne ne doutera de fes » effets, quand je nommerai la poudre a canon. » Un certain nombre de mines bien faites & „bien placées, en faifant fauter les rochers » que le pied de 1'homme peut gravir encorè,; „ fermera pour toujours 1'accès de 1'ifle a 1'en» nemi ». A ce mot de poudre a canon, 1'impétuofité naturelle de Baptifte ne lui permit pas d'attendrela fin dece difcours, pour répondre a Philippe. « Faites-vous attention, mon frère, » lui dit-il, que la poudre a canon eft de tou» tes les provilions de la colonie la moins » abondante , & cependant la plus néceffaire » a fa défenfe ; que nous n'avons point tenté * de la renouyeler; que nous ignorons même » encore fi 1'ifle peut fournir a notre induftrie  382 L'Isle inconnue. » de quoi pouvoir en fabriquer de nouvelle , » & que, par toutes ces raifons , elle doit » être me'nage'e avec la plus grande économie? * Si vous employez la poudre qui nous refte » a cafler des rochers , nos armes les plus => fortes deviendront inutiles. Que le hafard w alors , ou la vengeance fafte parvenir les » ennemis jufqu'a nous , nous ne ferons plus " en état de les repoufler; & dans lecas même » oü ils ne pourroient franchir les barrières « de 1'ifle, nous ne devons plus fonger a en » fortir, & nous voila déformais emprifonnés 33 dans fon enceinte. Après avoir perdu 1'inf» trument de notre fupériorité fur les bar» bares, difons mieux, de notre liberté , nous 33 feroit-il permis de paroïtre en mer , fans » craindre, avec raifon , de tomber fous leurs » coups , ou de devenir leur proie » ? »RaiTurez-vo.us, je vous prie, lui répondit » Philippe; je n'ai pas concu le plan que je » viens d'expofer, fans avoir déja prévu toutes =3 ces objeclions; & fi vous aviez eu la patience 3» de m'entendre fans m'interrompre, vous au» riez pu, je penfe, vous dipenfer de les faire. => Je connois, ainfi que vous, la quantité de »> poudre qui nous refte, & 1'importance dont 3» elle eft dans notre fituation. Bien loin d'ea 2< vouloir priver la colonie en rernployant iai\  L'Isle inconnue. 383 33 confidérément a 1'ouvrage que je propofe, 33 je veux au contraire qu'il nous donne 1'oc33 canon de l'augmenter, & de nous en pour* voir de manière a ne plus craindre d'en man33 quer. Ce n'eft pas que vos alarmes fur la 33 diminution de notre poudre foient fondées, >> quand même nous n'aurions pas le moyen 33 d'en réparer la confommation; car l'ufage 33 qu'on en feroit pour les mines n'emploie33 roit certainement qu'une partie de celle que 33 nous avons encore: & d'ailleurs a quel ufage 33 plus important pourroit-on la réferver ? Ne » vaudroit-il pas mieux s'en fervir pour en33 chaïner les efforts de I'ennemi, que pour » le combattre? Mais ces confidérations font; 33 fuperflues, li Ia crainte de1 voir confommer 33 tout ce qui nous refte de poudre eft illu» foire , & j'ofe vous alfurer que vous en aurez 33 bientöt au dela de vos befoins, fi vous vou33 lez me croire & me feconder. 33II s'agit d'abord de juger fi je fuis dans 33 1'erreur,enpenfantque nous avons dans 1'ifle >> tout ce qu'il faut pour fabriquer de la pou33 dre , &, dans le cas oü je ne me ferois pas 33 trompé , d'amaiTer promptement les maté33 riaux néceffaires a fa compofition , de les » préparer, de les mettre en ceuvre. Je ne fuis fo pas le feul parmi nous qui ait acquis des  384 L'I S L E INCONNUE. » connoilTances en chimie. Notre père, & notre 33 maïtre en toute fcience , doit être verfé dans » la Pyrotechnie , puifqu'elle eft une partie 33 eflentielle du favoir d'un ingénieur; Henri, » Guillaume, & vous-même Baptifte, vous » avez affez d'étude & de lumières pour fentir 33 que Ia compofition de la poudre n'eft pas 33 une chofe qui nous foit impoffible. Vous en 33 ferez convaincus quand je vous aurai fait 33 voir que le principal ingrédient de cette com33 pofïtion ne nous manquera pas. 33 En faifant des recherches & des fouilles >> au pied des montagnes qui avoifinent les » mines de fer, j'ai trouvé plufieurs fois de » petits creux remplis de nitre (1). Les cir» conftances ne m'ont pas permis de pouffer 33 plus loin cette découverte; mais il eft comme 33 indubitable qu'en étendant, qu'en augmen33 tant les fouilles dans ce canton , nous en 33 trouverons en grande quantité (2). (1) Le nitre ou falpêtre eft ün genre de fel neutre ou moyen , formé par 1'unicn d'un acide particulier , appelé nitreux, a une bafe a" : ou terreufe. (1) La plupart des chimiftes aJur :"nt, il n'y a pas long-temps, qu'on ne trouvoit pas , : a moins qu'en très-petite quantité , ce fel tout formé dans la terre. Pour faire prévaloii cette opinion } ils combattoient, par 33 Nous  Ï/ISEE INCONNUE, 38 ƒ sa Nous avons du foufre : les environs du » volcan en recèlent beaucoup; & les bois ten* dres & légers, propres a fournir le charbon » néceffaire jfepréfentent de toutes parts. Tout » ce que j'entrevois de difficile dans cette en» treprife , c'eft la partie de la manipulation , *> dont perfonne d'entre nous ne connoit pari sj lui-même la pratique ; mais les.livres, les » confeils de notre père , & nos effais nous » mettront bientöt au fait de ce travail. » Je dois obferver, avant de finir, que Is » temps & la circonftance préfente exigent " que mon projet foit examiné fur le champ 5 des raifonnemens alambiqués, les afïerlions & les obfervations des chimiftes qui foutenoient le contraire. Cependant les récits des anciens naturaliftes, le témoignace des voyageurs , les relations des commercans s'accordoient a dire qu'on trouve beaucoup de nitre ou falpêtre naturel dans la terre, aux Indes , en Arabie, eri EgyPte > & d~-n" plufieurs autres pays de 1'Afrique. Vainement on a voulu contefter ces faits ; on ne peut nier aujourd'hui 1'exiftence du nitre naturel. Indépendamment de Texemple rapporté dans ces mémoires, le fuccès des recherches ~ait.es 1'année 1784 par ordre du gouvernement des deftx Skiles, & qui a été annoncé dans les nouveiki'publiques, ne lailTe plus de doute a cet égard. OL rlrouvé tant de nitre dans un canton de la calabre , qi'o'n en a tiré dans les premières fouilles four plus de cent mille écus. Note de Fediteur, Tom, II, B b  380* L'Isle inconnue. « & que la poflibilité en étant une fois re33 connue, on commence les travaux fans dé33 lai. Quel que puifle être le relfentiment des » nègres, il eft évident que le fentiment de 33 leurs pertes & 1'iniumTance de leurs forces 33 arrêteront quelque temps leur courage. La 33 prudence nous1 avertit de profiter de cet » intervalle pour nous mettre déformais a fabri 33 de tous leurs efforts. Ne perdons pas> un »moment pour nous prémunir contre leurs » attaques. Le repos &c le bonheur de la co» lonie dépendentpeut-être de notre diligence s> a prévenir ainfi toute nouvelle guerre». Le zèle de Philippe pour le bien public étoit fi connu; il avoit rendu tant de fervices a la colonie, & 1'on avoit une fi haute idéé de fon génie (1) & de fes lurnières, que quoique le plan qu'il venoit de préfenter eut d'abord paru fort étrange, 1'eftime & 1'affection particuliere (1) Je voudrois qu'il me fut permis de fupprimer de ces mémoires tout ce que la prévention d'un frère trop tendre a cru pouvoir y dire de moi Je demande pardon a mes leéteurs de laifler fubfifter ces louanges que j'ai peu méritées & que mon caraétère défavoue; mais obligé, par ordre du père, de rapporter ce qui me concerne, tel que je 1'ai trouvé , & cet ordre étant connu, je n'aurois pu m'y fouftraire fans me faire foup» connec d'une fauffe modeftie. Note de Philippe.  L'Isle inconnue: 387 qu'on avoit pour 1'auteur, le fit écoutèr avec complaifance ; & 1'on convint unanimement qu'on ne pouvoit en propofer un plus utile 3 ü toutefois il étoit poffible de 1'exécuter. En conféquence, le projet fut adopté fous condition. Le père commanda les fouilles néceffaires pour s'affurer de 1'exiftence du nitre, & pour 1'extraire du pied des montagnes; Si Philippe fut nommé directeur de ces travaux. Le même jour , on fe tranfporta fur les lieux avec tous les préparatifs qu'exigeoit une entreprife qui devoit fe faire loin des habitations, & fembloit devoir être de longue durée. Ort ouvrit,.on creufa la terre aux endroits indiqués , & 1'on reconnut bientet la vérité des rapports & des conjectures de Philippe. Ort trouva de très-beau nitre, & en plus grande abondance que Philippe lui-même ne 1'avoit efpéré. Le père , qui fit 1'effai de ce nitre, le jugea parfait (1). On trouva pareïllement, (1) Le falpêtre propre a Faiie de la poudre , doit être de la troifième cuite, c'eft-a-dire, bien purifié de toute matière étraugère. Pour en juger, il faut prendre un grain de falpêtre, le pofer fur un morceau de chêne ou autre bois non réfiueux, & y mettre le feu avec ua charbon ardent. S'il pétille en brülant, c'eft une marqué qu'il contient du fel marin. Si Ton obferve un bouillora Bbij  38§ L'Isle inconnue. non lom de la montagne brülante , du foufre en abondance. Enfin 1'on déeouvrit dans le même canton deux nouvelles mines , une de cuivre, & 1'autre d'étain ; toutes les deux fort riches, peu profondes, & de la meilleure qualité. L'importance du motif qui avoit déterminé les fouilles, & qui faifoit une loi aux travailleurs de ne pas fe diftraire de leur premier objet, ne permit pas dans ce moment qu'on s'occupat de leur exploitation ; mais Philippe & Baptifte ne tardèrent pas a y revenir bien accompagnés , pour en extraire des métaux; & 1'on verra bientöt l'ufage utile qu'on fit de ceux qu'on en tira. Contentonsnous de dire maintenant qu'on recueillit une ample provifion de foufre & de falpêtre, & qu'il fallut faire un grand nombre de charrois pour les voiturer jufqu'au bord de la rivière, ainfi que plufieurs voyages avec la chaloupe, épais qui empêche la flamme de s'élever , c'eft qu'il eft encore gras ; Sc lorfqu'il eft coniumé, s'il laiffe une forte de crafle tkant fur le noir , c'eft qu'il y a quelque matière terreftre; mais s'il jette une flamme blancfie & qui s'éleve avec ardeur , & s'il fe confume entièrement, en forte qu'il ne refte qu'un peu de blanc, qui eft du fel fixe, on peut s'alTurer que ce falpêtre eft bien purifié. Encyolop, méthod. Dict. des arts, 1.1, p. «o.  L'Isle inconnue; 389 pour lestranfporter dela jufqu'a 1'endroit choifi pour les mettre en ceuvre. Afin d'accélérer 1'ouvrage, tandis qu'une partie des travailleurs étoit employée a extraire & a tranfporter le foufre & le nitre, d'autres abattoient des bois légers, les coupoient, les réduifoient en charbon u), & les voituroient a peu de diftance du lieu oü 1'on devoit les employer; en forte que quand on eut achevé de tranfporter le nitre & de le purifier ainfi que le foufre (2), il ne fut plus queftion que (1) Tout charbon n'eft pas également propre a entrer dans la compofition de la poudre. Celui que 1'on emploie dans prefque tous les rnoulins a poudre , Sc qui eft généraleroent reconnu pour le meilleur, eft fait foufre & le charbon ne peuvent égaler 1'inflammation du falpêtre. (1) Pour grainer la poudre, on la met, avant qu'elle foit parfaitement sèche, Sc a une certaine épaiffeux t  L'Isle. inconnue, 391 de grands linges, & quand ils n'eurent plus d'humidité, la poudre fut faite. Mais avant d'en venir Ia, le père , qui furveilloit cette manipulation, que la négligence ou 1'incune pouvoit rendre périlleufe ou du moins trés.dommageable, avoit eu foin que tous ceux qui s'en occupoient priffent les précautions les plus fcrupuleufes. II avoit fait plufieurs effais en petit, avant de permettre de travailler en grand , & 1'on éprouvoit en fa préfence la poudre qu'on tiroit de chaque eiïai CO» Pouc fur des «Mes dont les trous font de grandeur convenable. On met fur cette couche de poudre un couvercle de bois qu'on agite par un mouvement horizontal, qui force la poudre i paffer par les trous du cnble Sc a i> ctainer. . M Pour éprouver la poudre , il faut en verfer plein un dé fur un papier blanc Sc bien fee. On la touche lésèrement avêc un charbon ardent. Si elle prend feu fubitement Sc s'élève en l'air en forme de eerde, fans butler le papier, y laiffant feulement une tache gris de perle, c'eft une preuve qu'elle eft excellente; mais f, elle eft mauvaife, elle bruiera le papier , paree qu elle fera lente i prendre feu. La poudre qui noircit le papier contient trop de charbon. Si la marqué eft ,aune, c'eft qu'il y a trop de foufre. S'il refte de petits grams après que la poudre s'eft élevée, & s'ils prennent feu en les touchant avec un charbon ardent, c'eft figne que la poudre a été mal faconnée & que le mélange n'en eft B b iv  5P2 L'Isee inconnüe. s'afTurer des progrès de ïïnduftrie des fabri- cans, & de Ia bonté de leur ouvrage. Dès que 1'expérience eut fait connoïtre les proce'dés qui donnoient Ia poudre Ia plus inflammable & la plus aétive, on s'en tint a ceux-la, & on fe hita d'en faire ufage pour mettre en oeuvre toutes les matières qu'on avoit déja prépare'es dans cette vue. La quantité de poudre que produifit cette fabrication fut telle, qu'on eut a peine afTez de vaiffeaux vides pour Ia contenir. En même temps, elle fe trouva fi bonne, que des canons qu'on en chargea pour 1'éprouver, portèrent le boulet beaucoup plus loin qu'une charge plus forte de 1'ancienne poudre. Ce fuccès augmenta beaucoup 1'eftime qu'on avoit pour Philippe: le mérite prenoit fans effort fes droits naturels fur tous les efprits, Auffi-töt que cette provifion néceffaire fut achevée, on fe mit en devoir de procéder a Tefcarpement des endroits acceffibles de la cöte. On forgea d'abord des outils de mineur, des aiguilles , des pinces, des curètes , des coins? 8fc, après quoi les travailleurs divifés pas exaft ; & fi ces grains ne prennent pas feu, c'eft %ne que le falpêtre n'a pas été bien raffiné, Encyclop, Piéthod. Diit. des arts, t. i,p.  L'Isle inconnue; 393 en deux bandes, fous la conduite de Philippe & de Baptifte, munis de toutes les chofes dont ils avoient befoin pour leur entreprife, fe rendirent par mer, les uns au nord , les autres au midi, fur les lieux mêmes qui devoient leut fervir d'ateliers. Ils commencèrent parnettoyer le bas des rochers ou s'appuyoit le roide fentier, ou, pour mieux dire, le degré raboteux qui donnoit entree dans 1'ifle. C'étoit la qu'en venant de la mer, on mettoit pied a terre, pour gravir le pendant jufqu'a la crête. A 1'aide des pinces , des leviers , des maffes de fer, on battit, on ébranla, on détacha toutes les groffes pierres qui n'étoient pas intimément adhérentes au vif du rocher. Enfuite on appliqua Ie mineur aux parties faillantes les plus voifines de 1'eau, ne laiffant de cette'bafe qu'un petit efpace pour pouvoir fe tenir en travaillant. Guidés par les confeils du père , éclairés par leur génie, les travailleurs chargés de cet ouvrage s'induftrièrent pour placer leurs mines de la manière la plus avantageufe. Us tentèrent d'abord plufieurs méthodes ; mais après quelques méprifes, toujours inévitables dans les premiers effais, ils renoncèrent auX mines perpendiculaires, trop grandes ou trop profondes, qui demandent beaucoup de temps & de tra-  594- L'Isze inêonnits, vail, & ne produifenc fouvent que peu ou point d'effet. Us préférèrent d'empioyer de petites mines prifes dans la direction des couches du rocher, paree qu'elles joignoient, a 1'avantage d'étre plus faciles a faire & plu tót chargées , celui de produire un effet plus certain, & d'accélérer la réuftite de 1'entreprife. Deux mois d'un travail opiniatre terminèrent ce grand & pénible ouvrage, avec tout Ie fuccès qu'on pouvoit défirer; & 1'on n'eut qu'a s'en applaudir, quoiqu'il manquat d'étre funefte a la colonie, qui fe vit au moment d'y perdre plufieurs de fes membres. Dans cet accident, Philippe fe montra fupérieur a luimême; plein d'attachement pour fes frères, & cédant aux mouvemens d'un cceur magnanime, il expofa fa vie, il fe dévoua généreufement pour fauver Jofeph du danger imminent de périr. La juftice & Ia reconnoiflance qu'on doit a cette action héroïque , nous obligent a en confacrer Ia mémoire : ce genre de récompenfe eft toujours en notre pouvoir, & c'eft urne des plus flatteufes pour celui qui la mérite. L'efcarpement dirigé par Philippe touchoit prefque a fon terme. Depuis le tiers de fa hauteur jufqu'a fa bafe, la cöte, profondément entamée par 1'eftbrt de la poudre, n'offroit  L'Isle inconnue: 30f déja qu'un précipice, & 1'on commencoit a fe convaincre que I'ennemi le plus audacieux perdroit déformais tout efpoir de fe frayer un paffage dans 1'ifle par cette voie. C'étoit pour hater la fin de cet ouvrage, que Philippe avoit divifé la troupe des travailleurs. II fe tenoit avec Guillaume dans la chaloupe , pour examiner d'une certaine diftance les progrès de 1'entreprife, & pour indiquer ce qu'il convenoit de faire encore. II fe rapprochoit au befoin , pour débarraffer le pied de la cöte du débris des rochers qui s'y amonceloient, tandis que le plus grand nombre des travailleurs „ placé au deflus du précipice, s'occupoit du fervice des mines. Les uns & les autres, prudemment attentifs a en prévenir 1'explofion, fe mettoient a 1'abri de la grêle de pierres qu'elles lancoient, en fe cachant derrière Ia pointe des rochers de la crête, ou en approchant la chaloupe tout prés de la cöte. Les chofes étoient en cet état, & 1'on venoit de prendre les précautions ordinaïres contre ce danger, lorfqu'une nouvelle mine, a laquslle on avoit mis le feu, tardant a partir, Jofeph , qui 1'avoit chargée , impatienté de fon mauvais fuccès , voulut en connoïtre la' caufe, 8c s'aflurer par lui-même fi la mêche  3p6* L'Isle inconnue.' ne s'étoit pas éteinte. Dans ce deffein, il revint fur Ie foyer de Ia mine pour changer Ia méche ou la rallumer ; mais cette hardiefiê imprudente le mit dans le plus grand péril. Arrivé ftu rocher miné, qui pendoit fur le précipice, foudain la poudre prend, la mine part. Une partie du rocher vole en éclats , & celle qui fupporte Jofeph fe fend & fe détache. Jofeph, bleflé a une jambe, chancelle fur cette maffe qui s'écroule, & il ne peut fe retenir. II n'a que Ie tèraps de fe jeter un peu de cöté, pour tenter de s'accrocher , en tombant , a une pointe de rocher qui déborde 1'efcarpement. II Ia faifit, s'y arrête avec un effort incroyable, & demeure fufpendu fur 1'abimei , A ce fpectacle terrible, chacun, glacé d'effroi, pouffe des cris douloureux. On court, on s'agite au deffus de lui pour Ie fecourir ; mais du bord de 1'efcarpement il eft impoffible d'atteindre jufqu'a' lui. On effaye en vain de lui tendre des perches, de lui jeter des cordes. II ne peut les faifir, paree que la fituation cruelle oü il fe trouve, ne lui permet pas de lacher un moment Ie rocher qu'il tient embraffé. II ne fauroit recevoir du fecours d'en bas, paree qu'il eft trop élevé au deffus de ceux qui font au pied de Ia cóte. Cependant  L'Isle inconnue. 3C7 fes forces s'épuifent, fes bras défaillans ne peuvent plus le foutenir^il va tomber & périr aux yeux de fes frères. Alors Philippe,prenant une réfolution hardie, fe place au deifous de Jofeph, & méprifant le danger d'étre écrafé , il lui tend les bras , & lui crie de fe laiffer aller fur lui, en prenant bien fes mefures pour tomber jufte. Jofeph, qui n'a pas le temps de délibérer, & qui, pour fe fauver, ne voit d'autre reffource que celle qu'on lui préfente, lache le rocher en tremblant , & tombe lourdement fur Ion frère. Celui-ci lui fait rempart de fon corps, & rompt le coup qui 1'eüt brifé fur la pierre. Jofeph , étourdi de fa chute, demeure étendu fur la plate-forme , tandis que, par la violence du choc qu'il éprouve, Philippe eft non feulement froiffé & meurtri, mais précipité dans la mer, a demi mort. Ainfi, lorfque le premier échappe au péril imminent qui faifoit craindre pour fa vie, on tremble que le fecond ne foit la victime de fon dévcuement généreux. ■ Dans ce moment, Guillaume, qui gardoit la barque, fe trouvoit heureufement tout prés de la. Témoin de 1'accident de Philippe, il fe jette fur le champ a 1'eau pour 1'en retirer, & plongeant dans 1'endroit oü il 1'avoit vu difparoitre, il faifit fon frère par 1'habit, & le  3£§ L'Isle inconnue. ramène bientöt a l'air; mais ce ne fut pas fans bien des efforts qu'il vint a bout de le mettre dans la chaloupe. Cependant 1'état de Philippe exigeoit de prompts fecours. Celui de Jofeph , quoique moins alarmant, en demandoit auffi. II falloit en^ meme temps un conducteur a la chaloupe qu'on ne pouvoit amarrer au pied de la cöte , & Guillaume, qui fe trouvoit feul pour fuffiré a tout cela, e'toit fort embarraffe'. Afin de remplir plus facilement tous ces foins, il crut devoir en réunir d'abord les objets auprès de lui. En confe'quence, il pouffa la chaloupe jufqu'a la plate-forme , pour recueillir Jofeph , qui, ayant repris fes fens, & voyant ce qui fe paffoit, fe défoloit du malheur de Philippe, faas fonger au mal qu'il fouffroit lui-même. ' « Hatez-vous, mon frère, difoit-il a Guil« laume, pour que je puiffe vous aider. Je » fuis bleffé , mais j'ai encore de la force, & *> mes blefTures ne font pas mortelles ». Dès que Jofeph fut auprès de fon frère, il trouva le moyen d'arrêter la chaloupe, en 1'attachant avec une corde a une pointe de rocher qui fortoit de 1'eau. Après quoi, libre de feconder Guillaume, il ne fongea plus , a fon exemple, qua fecourir Philippe. Etendu dans le fond du bateau, ce dernier étoit ton-  L'Isle inconnue. jpp jöurs fans connoiffance & fans mouvement. II refpiroit encore ; mais le fang qu'on voyoit fur fes lèvres, dans fes cheveux, & fur fes habits , faifoit trembler pour fa vie. On avoit lieu de craindre en effet qu'il n'eüt le corps fracalTé; que quelques vaiffeaux ne fe fuflent rompus dans la poitrine, ou tout au moins qu'il ne fut blefle dangereufement. Cependant, quand, pour s'en convaincre, ou feut dépouillé & vifité par-tout fcrupuleufement, on ne découvrit rien qui parut jultifier ces alarmes. On remarqua feulement au cóté de la tête une bieffure peu profonde qu'il s'étoit faite en tombant dans la mer. Le fang dont fes lèvres étoient couvertes, ne venoit que de Ia bouche, & celui qui paroiffoit fur fes habits, fortoic des blefTures de Jofeph. Un peu raffurés par ces obfervations, les deux frères mirent tout en ufage pour faire revenir Philippe , & ils eurent la fatisfa&ion d'étancher fon fang & de lui rendre la connoiffance. En ouvrant les yeux, il vit & reconnut Jofeph. Cette vue le ranima & fervit beaucoup a le fortifier: bientöt il fe mit fur fon féant, & prit plaifir a le confidérer des pieds jufqu'a Ia tête, comme pour s'affurer fi c'étoit lui, & pour jouir du plaifir de le voir sprès 1'avoir cru perdu. La joie de fon coeur  '4oo L'Isle inconnue.' fe montra fur fon vifage; mais s'apercevant enfin des blefTures de Jofeph, & remarquant qu'on n'avoit pas encore pris foin de les panfer, il regarda Guillaume d'un air attendri; puis faifant effort pour parler , il le pria de le laiffer pour s'occuper de fon frère. La mine avoit fortement entamé le gras de la jambe de celui-ci. Son mal ne faifoit pas craindre des fuites dangereufes; mais le mouvement Sc la chaleur du jour ayant irrité la plaie, elle étoit devenue infiniment fenfible, &C Jofeph ne fe foutenoit, en quelque forte , que fur un pied. Cela fit que, cédant au befoin de fon état & a la recommandation de Philippe, il s'aflit pour fe prêter aux foins qu'on vouloit prendre de lui. Guillaume lava la bleffure de Jofeph, y mit une compreffe, & 1'enveloppa d'un linge; enfuite, détachant Ia chaloupe, il prit Ie chemin de la baie, oü il fe hatoit d'arriver pour remettre auffi-töt les blefTés dans Ie fein de leurs families; mais il n'étoit pas a la moitié de la route, qu'il lui arriva du fecours. C'étoit le père , qui, plein d'inquiétude du malheur de fes fils, venoit lui-même s'affurer de leur état, les foulager & les ramener. La nouvelle de ce doublé accident lui avoit été portee  L'Isle inconnue. 40s portee par un travaiileur compagnon de Jofeph , qui avoit couru a la citadelle pour demander du fecours au père commun. De peur d'alarmer Eléonore & les femmes des deux frères, le père avoit d'abord défendu de parler de ce défaftre; enfuite il s'étoit embarqüé dans une chaloupe qu'il avoit pourvue des chofes néceffaires au foulagement des bleffes. En abordant fes deux fils, il ne vit pas leut air fouffrant fans une vive émotion. II les embraifa , lesconfola, & s'étant fait découvric leurs plaies, les baffina lui même; après quoi, les ayant fait coucher fur des matelas qu'il avoit portés tout exprès, il les ramena jufqu'au rivage de la baie, le plus voilin de la citadelle. II étoit nuit quand on y arriva. Les bleffes, a la faveur de 1'obfcurité , pouvoient fe rendre chez eux fans être apercus; mais leur apparition fubite & inattendue auroit pu caufer une révolution dange.reufe dans le cceur fenfible de leur mère & de leurs époufes. Cette confidération engagea le père a faire halte en cet endroit. II prefcrivit a fes gens de refter la jufqu'a ce qu'il les fit avertir. Pour lui, il les devanca a la citadelle , afin de préparer les efprits a la nouvelle de leur accident, & Tom. 11. C c  402 L'Isle inconnue. d'adoucir, par la manière de 1'annoncer, 1'irnpreffion vive & douloureufequ'auroit pu faire, fans cela, la vue fubite de leur état. Ainfi, dans le récit qu'il fit a Eléonore & a fes filles , de la chute des deux frères, il cacha l'excès du péril qu'ils avoient couru; il préfenta leurs blefTures comme peu confidérables par leurs fuites; il paria de leur retour comme d'une circonftance amenée par la fin de leurs travaux , & cette attention délicate fut heureufe. Quoique très-affligée de ce malheur, Eléonore ne fentit pas toute la peine qu'elle eut éprouvée, fi elle Tavoit appris fans être prévenue* D'ailleurs, elle crut devoir fe contenir, pour raffurer fes filles, qui, pour les mêmes raifons, retinrent au fond de leur cceur les expreffions de leur vive douleur. Cependant les foins qu'on prit des bleffes eurent tout le fuccès qu'on en pouvoit attendre. Au.bout d'un certain temps, les chairs revinrent, les plaies fe refermèrent & guérirent. Les deux frères fe rétablirent parfaitement. Toute la colonie fembla recouvrer Ia fanté avec eux. On s'attendriffoit fur Jofeph; on fut plein de refpect & de recomoiffance pour Philippe. A la fatisfaétion qu'on fen'oit en voyant les bleffes échappés du péril & rendus a tous les vceux , fe joignoit celle  L'IsEe inconnue. 403 d'étre enfin a 1'abri des invafions de la part des nègres. Les travaux de 1'efcarpement étoient achevés. Le père les vifita & les approuva. L'ifle étoit déformais abfolument fermée, & tous fes habitans, après de longues peines, refpiroient en süreté dans leurs foyers. C c ij  404 LTsle inconnue; CHAPITRE XLII. Exploitation d'une mine de cuivre & d'une autre mine d'étain. Tranfport de ces métaux a la fonderie. Plufieurs ménages en font des ujlenfiles de cuifine & de la vaijfelle. Malheurs qui en réfultent. Procédés qu'on obferve pour faire des canons de bron^e. Conftruilion d'une barque pontée de huit canons. C'est beaucoup pour une fociété naiflante comme pour ün citoyen nouvellement établi, de pouvoir vivre tranquille dans fes foyers, al'abri d'une autorité & d'une force tutélaires; mais ce n'eft pas affez, fi cette force ne va pas plus loin, & ne peut protéger toutes les propriétés publiques & particulières , par-tout oü elles s'étendent. Les ouvrages faits pour fortifier I'enceinte de 1'ifle fuffifoient pour la défenfe des infulaires; mais ce n'étoit qu'autant qu'ils fe tiendroient renfermés dans fes remparts; car s'ils tentoient d'en fortir pour aller vifiter les mers voifines, qu'ils ne connoiffbient pas encore; s'ils entreprenoient feulement de pafier du bas de 1'ifle a Ia partie oppofée; fi ? chercfiant a prefiter des avantages  L'Isle inconnue; 405" icjue leur offroient des cötes poiflbnneufes, ils s'éloignoient de la baie pour pêcher fur ces cötes; ils s'expofoient dès-lors k rencontrer I'ennemi & a le combattre avec une infériorité qui pouvoit leur devenir funelte, dans le cas oü les nègres fauroient combiner leurs forces , & tirer parti du nombre de leurs combattans» En effet,les barques, ou, pour mieux dire, la chaloupe des infulaires, trop petite & fans cbuverte, ne mettoit pas ceux qui la montoient , k 1'abri des traits de I'ennemi, Les nègres bien conduits pouvoient 1'aborder, 1'enlever de vive force, & la couler k fond. Si une feule chaloupe avoit pu difliper autrefois une année de canots, c'étoit autant 1'effet de la circonftance cruelle oü fe trouvoient alors les fauvages, que celui des deux canons dont cette chaloupe étoit arméë. Cette petite artillerie n'y étoit pas établie d'une manière folide; on ne pouvoit la faire jouer qu'avec beaucoup de difficultés, & dans un gros temps elle n'auroit pu fervir. II falloit donc ne fortir de 1'ifle qu'a la dérobée, s'y tenir même abfolument renfermé ( ce qui répugnoit k tous les infulaires , vivemenc pénétrés du fentiment de la liberté), ou s'embarquer fur des batimens plus grands, mieüx armés, & plus en état de com? battre avec avantage des flottes nombreufes C c üj  £o5 L'Isle inconnue. de nègres; & ce dernier parti foumettoit la colonie aux travaux longs & pénibles de la confiruction & de 1'armement de ces vaiffeaux. Dans cette alternative, Ie père, qui ne vouloit rien faire légèrement, tint confeil avec fes fils, pour fe de'cider d'après les opinions les plus fenfées. ,On délibéra quelque temps, & il y eut diffe'rens avis ; mais le noble orgueil que fait naïtre dans 1'homme la confcience intime de fa liberté naturelle, & ce qu'on devoit a la dignité de la colonie, comme fociété politique, ne permirent pas d'écouter les confeils d'une prudence trop timide. Tous les avis fe réunirent en ce point, de mettre tout en ceuvre pour fe maintenir dans la jouiffance des droits & des avantages qu'ils tenoient de la nature & de leur pohtion. On réfolut de conftruire une barque pontée, dont la hauteur de bord, Ia force & la grandeur puffènt mettre 1'équipage hors de toute infulte de la part de I'ennemi. Henri propofa de donner a ce batiment les dimenfions & la force requifes pour porter huit canons en batterie, & cette propofition fut accueillie. Plufieurs croyoient qu'on pourroit l'armer facile ment, en fe fervant des canons qu'on avoit déja; mais quelqu'un ayant fait obferver que ces canons étoient en petit nombre & dun.  L'Isle inconnue. 407 petit calibre ; que pour armer la nouvelle barque , il falloit dégarnir la citadelle & les redoutes de leur artillerie ; & que, dans le cas oü Ia chaloupe feroit oblige'e de faire de longues courfes, 1'ifle refteroit privée, en grande partie, de fes armes les plus puiffantes : on crut devoir chercher les moyens de parer è ces inconvéniens, & chacun indiqua celui qui lui paroiffoit le plus efficace. L'un vouloit diminuer le nombre des canons que 1'on prétendoit mettre fur la barque ; 1'autre ne s'inquiétoit point que 1'ifle en reftat dépourvue. Baptifte imagina de fondre des canons de fer pour armer le vaiffeau, & 1'on applaudit a cette idee; mais tous les fuffrages furent pour Philippe, qui propofa d'en faire de bronze. « J'ai lu, dit-il, dans plufieurs de nos livres, que ce métail CO. P1"" fufible que le fer, Sc (t) II femble, au premier coup-d'ceil, qu'il faille lire métal, au lieu de métail, Sc que ce dernier mot eft une expreflion hafardée ou une faute d'orthographe ; mais fi on y fait attention , on voit que métail n'eft pas mis ici par erreur, ni fans connoifTance. Le mot métail dit en effet autre cliofe que métal, Sc 1'auteur 1'emploie fort judicieufement. Quelques écrivains, il eft vrai, fe fervent indifféremment de ces deux mots, qu'ils prennent pour fynonymes, Sc d'autres ne font ufage que du mot métal, dans les différentes acceptions ou 1'ors C c iv  408 L'Isle inconnue. plus fufceptible de prendre au moule toutes les formes qu'on veut lui donner, eft en même temps capable d'une plus grande réfiftance. On n'a donc pas a délibérer fur le choix. Nous avons découvert récemment des mines de cuivre & d'e'tain tres - abondantes. Ces deux me'taux font les principaux ingrédiens & fouvent les feules matières qu'on fait entrer dans la compofïtion du bronze. Si nous ne connoiffons pas la quantité proportiónnelle dans !aquelle ils doivent être employés dans cet alliage, notre premier maitre le fait; il nous en inftruira. Nous recevrons de lui cette nouvelle lecon, comme nous en avons recu tant peut prendre ces deux mots ; mais en cela les uns & les autres fe trompent. Métal défigne la nature de certains corps, ou de certaines matières fufibles , malléables, & plus ou moins dudtiles & divifibles. Métail, formé de deux mots réduits a ces deux fyllabes, met-ail, qui lignifient alliance ou alliage de métaux , iridiquê un mélange de ces difFérentes matières qui en compofent une nouvelle. Métal enfin eft un corps fimple , firfible, Sc malléable par effence ; & métail, une compofïtion qui a ces propriétés plus ou moins étendues cu tnodifiées, d'après les qualités diverfes des parties qui la conftituent. L'or eft un métal, ainfi que 1'argent, la platine, le cuivre, Tétain, le plomb, le fer, &c. Le bronze eft un métail, de même que le laiton, le potain, le fimilor, le tombac, &c. Note de téditeur.  L'Isle inconnue." 400 (d'autres, Abondamment pourvus de poudre , il ne nous manquoit que des machines plus puhTantes que les nötres, pour donner a notre état de défenfe toute la force qu'il peut recevoir. Dès que notre père voudra nous diriger,rien n'empêchera que nous n'ayons une belle Sc nombreufe artillerie, & que déformais la citadelle , les redoutes, Sc nos vailfeaux ne foient garnis de tous les canons dont ils auront befoin ». Le père avoit eu la même idee, mais il n'en avoit rien dit, pour Iaifier prendre plus d'effor a 1'induftrie de fes enfans. Charmé de les voir ainfi répondre a fes intentions , & d'étre applaudi dans la perfonne de Philippe, il en approuva le projet , dont il fe plut a étendre les détails Sc a développer les avantages. II ordonna qu'il fut exécuté dans tous fes points, & tout de fuite nomma ceux de fes enfans qui devoient travailler a la fouille des mines. II défigna Philippe Sc Baptifte pour en diriger les travaux. On fit en conféquence les préparatifs du voyage. Le détachement des mineurs partit fans délai, Sc fe rendit aux lieux indiqués. Les deux ingénieurs n'eurent befoin, en quelque forte, que de placer leurs compagnons a 1'ouverture des mines; car dès qu'ils eurent  4io_ L'Isle inconnue.' reconnu 1 'épahTeur & Ia direction des couches & des filons, qu'on leur eut expliqué la manière de les fuivre & de les exploiter, & que 1'exemple de leur chef la leur eut montrée, ils furent au fait des opérations qu'on exigeoit d iij  4" L'Isle tnconnue. pour les de'livrer d'une partie du poifon, & quune liqueur onctueufe pourroit en diminuer 1'aétivité. En conféquence, il fe ferv5t du remède qu'il avoit fous la main. II leur ht boire a tous beaucoup d'huile d'olive ; ce qui leur fit rendre ce qu'ils avoient mangé , & les foulagea pour un moment. Mais les douleurs ne cefsèrent pas; elles reprirent même avec beaucoup plus de force, & il fut ob]igé de recourir a d'autres fecours. ; Dans les peines & dans les adverfités on sadrefle toujours a ceux en qui 1'on a le plus de confiance. Vincent ne pouvoit en avoir en perfonne autant que dans fon père , dont Jafteóhon & les lumières étoient fi & qui veilloit fans celTe avec une tendre folIicitude fur toute la fociété. Allure' d'en recevoir toute 1'affiftance qu'il pouvoit réclamer, il lui dépêcha , en toute diligence, fon fils amé, pour 1'informer du défaftre de fa familie. Le fils partit comme un trait, fit fa commiffion , & revint fur Ie champ_ u ^ lur les pas du jeune homme , plein de troub!e& de chagnn du malheur qu'on lui avoit annoncé redoutant les fuites qu'il pouvoit avoir & s'accufant d'en être la première caufe. Un inftant après que le père fut entre chez .Vincent, le bruit de 1'accident qui venoit d ar-  L'Isle inconnue. 42? river fe répandit dans tout le village. Eléonore, qui étoit chez fa fille Catherine, accourut toute tremblante de frayeur, pour donner a fes enfans, en danger, les fecours les plus empreffés. Prefque tous les chefs de familie , furpris & affligés , vinrent fucceffivement pour orTrir les leurs. Us préfentèrent ou proposèrent ce qu'ils avoient, ou ce qu'ils connoilToient de plus falutaire contre les effets du poifon. Cependant le père, qui fe faifoit rendre compte des circonftances de cet empoifonnement, des remèdes qu'on avoit employés, & qui examinoit par lui-même 1'état des malais, voyant que les moyens tentés jufqu alors n'arrêtoient point les progrès du mal, & que les remèdes ordinaires ou propofés feroient inutiles, prit la réfolution hardie d'en eflayer d'un nouveau. U demanda des citrons ou du vinaigre, & en attendant qu'on en apportat, il dit a ceux qui 1'entouroient: « Le vert-de-gris, ainfi que 1'arfenic & tous les autres poifons de ce genre, font fi je ne me trompe, des fels mordans & corrofifs, dont .les pointes, extrêmement aigues, piquent ÖC déchirent les inteftins des malheureux qui les ont avalés , les percent & les font pénr. H s'agit de brifer ces pointes en décompoiant . Ces fels, ou , comme on dit en chimie, en les D d iv   472 L'Isle inconnue. ci tentèrent de forcer le paffage, & trois fois ils furent repoufle's aulfi vivement. Il étoit naturel de croire après cela, que les fauvages humiliés abandonneroient leur entreprife & fortiroient de 1'ifle; & cependant leurs pertes, au lieu de les abattre, ne firent qu'aigrir leur reffentiment. Ils ne s'obffinèrent plus a vuuloir forcer la caverne, mais ils s'ayifèrent d'un expediënt qui, fans les expofer davantage, fembloit devoir les venger des affronts qu'ils avoient recus. Perfuadés avec raifon que nos gens ne fortiroient point de leut retraite tant qu'ils verroient leurs ennemis en pofture de les attaquer , ils placèrent a la vue des nötres , mais hors de la portée du trait, . une partie de leur monde , au bas des deux collines & fur Ia lifière du bois. Us vouloient, pat cettedifpofition, leur killer croire que toute la troupe fauvage étoit la, & qu'elle étoit réfolue de les bloquer, jufqu'a ce que le befoin leé fit fortir de leur afile ; mais c'étoit un ftratagême. Us n'avoient mis a ces poftes qu'un petit nombre des leurs; tout le refte, cachédans la foret, s'occupoit a ramaffer du bois mort & les arbres tombés de vétufté, pour les entafler devant Ia grotte & en embarrafier 1'entrée. Pour accomplir leur deffein , quand ils crurent avoir la quantité de bois néceffaire t.  "L'Isle inconnue. 473 ils le portèrent fur le rocher de la grotte, qui formoit une efpèce de plate-forme, d!oü illeur fut aifé de le jeter fans rifque, Sc de 1'amonceler devant 1'ouverture. Cette rufe eut du fuccès. Nos gens, quï avoient a craindre d'étre écrafés par la chute des troncs & des branches d'arbres, ne jugèrent pas d'abord qu'il fut prudent de forür-,8c quand ils le voulurent enfuite, il ne fut plus poffible de le tenter, fans s'expofer a une mort certaine. Ils prirent donc Ie parti forcé d'attendre la fin de 1'entreprife des nègres , dont ils n'étoient pas d'ailleurs fort inquiets , paree qu'üs n'en voyoient pas le but. Us s'imaginèrent que tout cet embarras ne feroit que momentané ; que I'ennemi, qui n'avoit point de provifions , fe lafferoit bientöt d'affiéger des gens qui n'en manquoient pas; Sc que quand il fe retireroit, ils pourroient fe faire jour a travers 1'abatis qui les couvroit: mais ils changèrent d'idée , Sc furent bien étonnés lorfqu'ils virent feffet de 1'invention des nègres. En effet, tandis que le plus grand nombre des fauvages entafToit ainfi le bois devant la caverne , quelques-uns d'entre eux amaflbient de menues branches , des plantes Sc desfeuilles sèches; 8c quand ils en eurent la quantité convenable , ils les placèrent fous ce bois &  474 L'Isle inconnue* y mirent le feu. En vain les chaffeurs, alarmésr de cette manceuvre, tentèrent-ils, dès ^qu'ils s'en apercurent , de s'oppofer a fon exécution : les coups de fufil qu'ils tiroient au hafard a travers 1'abatis, n'empêchèrent pas I'ennemi de venir a bout de fon projet. Le feu fit des progrès rapides, & la flamme, excitée par le vent & pouffée dans la caverne, forca nos gens de quitter 1'ouverture & de s'enfoncer plus avant, Bientöt leur pofition fe trouva fort critique. La flamme portee contre le rocher, toujours plus vive & plus ardente } & la fumée augmentant fans ceffe dans la caverne, la chaleur & le mal-aife y devinrent fi infupportables, que nos gens craignirent d'en être fuffoqués. Dans cette cruelle détreffe, chacun, fuivant les parois du rocher, cherchoit, a tatons, a s'éloigner de 1'entrée le plus qu'il pouvoit. On ne connoiffoit pas la profondeur de la caverne, paree qu'on n'avoit p3s eu le temps de la bien examiner. Le retentiffement des voix faifoit croire a la vérité qu'elle étoit fpacieufe, & l'on fe flattoit d'y trouver quelque coin oü l'on pourroit refpirer plus librement; maisinutilement, & chacun fe vit réduit a fe coucher la face contre terre, pour fe dérober au danger qui augmentoit fans ceffe. Enfin-l'on étoit  L'Isle inconnue. 47 ƒ prêt a tomber dans le défefpoir, lorfque Jofeph, ainfi couche, tatant le bas du rocher, fentita la main une efpèce de fraicheur, d'après Iaquelle il conjeétura qu'il y avoit prés de la un petit courant d'air, & par conféquent quelque ouverture au niveau du fol de Ia grotte. II avanca, fuivant cette indication, & fe convainquit en effet qu'il avoit penfé jutte. Un trou d'environ un pied de hauteur fur un pied & demi de largeur , donnoit pafTage a ce petit vent, qui n'étoit pas fenfible a deux pieds de terre. L'air de la grotte, raréfié parle feu, s'écouloit par cette ouverture. Jofeph eut !e courage d'y entrer , & ce ne fut pas fans la plus vive fatisfaótion, qu'après avoir rampé quinze a vingt pas , il reconnut que cette forte de conduit s'élargiifoit & formoit des voütes trés - vaftes & très-étendues. II en jugea ainfi, paree qu'ayant appelé fes camarades pour leur apprendre fa découverte & leur dire de venir le joindre , il avoit entendu les échos de la caverne répéter fort au loin fes paroles. La chaleur qu'il fuyoit ne fe faifoit pas fentir en cet endroit, & la fumée y étoit fupportable- Auffi-töt il recommande a fes compagnons de porter ce qu'ils trouveroient autour d'eux  47^ L'Isle inconnue. de provifions & de gibier. Ceux-ci, ranimés par I'efpérance, s'empreflent de fuivre cet avis. Us fe coulent, a fon exemple, dans 1'ifTue étroite du rocher, & parviennent tous beureufement a 1'endroit oü il les attendoit, apportant leurs armes, une partie du gibier, & Ie refte de leurs provifions. On fe félicitoit d'une de'Iivrance inopinée; cependant deux des jeunes gens des plus hardis vouloient retourner fur leurs pas, pour ne rien lailTer a I'ennemi dece qui leur appartenoit: mais Jofeph blama leur folie témérité, & ne voulut pas Je permettre. « Rendons graces a Dieu, leur dit-il, de nous avoir tire's du plus grand péril que nous ayons jamais couru , & gardons - nous bien , pour desmotifs fi futiles , de nous y replonger volontairement. Ce que nous avons de mieux a faire, c'eft de tacher de fortirde ces voutes fouterraines, tandis qu'il eft encore nuit, & que les fauvages, qui ne doutent pas de notre perte , veiilent autour de la grotte du cöté de la vallée , & ne fongent pas a s'en écarter pour s'affurer plus tot de leur triomphe. «—Mais comment, lui dit-on, trouver notre chemin dans I'obfcurité profonde qui nous environne ? comment éviter les périls qui fe trouvent fous nos pas ? Nous aurions befoin ,  L'Isle inconnue, 477 pour nous conduire, de la clarté favorable de la lumière, & nous n'avons rien pour y fuppléer. „—Vous devez vous rappeler, répondit Jofeph, que dansles provifions que nous avions prifes pour la chaffe, il y avoit plufieurs flambeaux de mélezefi). Nous n'y avons point penfé, paree que chaque foir, a 1'exception d'hier, toujours revenus de bonne heure de nos courfes, nous avons fait notre foupé & cherché le repos avant le déclin du jour. Si quelqu'un de vous apporte de Ia grotte le fac (i) Le mélèze eft un arbre réfineux de 1'efpèce des larix & Ses térébinthes. Les flambeaux de mélèze font des cylindres faits avec la réfine qu'on tire de cet arbre; l'on en fait de gros, ou la réfine eft mêlée avec de la poix. Ce font des torches. Ils fervent a éclairer les grands & les riches dans leurs courfes nocturnes. Les petits éclairent les pauvres gens de la campagne: pendant les foirées de fhiver. L'on ne les connoit guère dans les villes, ou le luxe avilit tout ce qui fert aux commodités de ceux-ci. Les fils du Chevalier des Gaftines, plus prés de la nature & vivant a la campagne, ne dédaignoient pas d'employer tout ce qui pouvoit leur être utile. Peut-être auffi & vraifemblablement les flambleauxdont il eft iciqueftion étoient-ils plus grands, c'eft-a-dire, mieux garnis de mèches & de matière, que ceux dont les pauvres gens de nos proviuces font ufage. Note de l'édkêur. .  478 L'Isle inconnue.- oü font les reftes de ces provifions , qu'il y fouille, & il les y trouvera ». Auffi-töt celui quitenoit le fac y chercha ce que l'on demandoit, & 1'ayant enfin trouve, porta la joie dans le cceur de toute la troupe , en 1'annoncant. On fit du feu, on alluma les flambeaux, & l'on fe mit en marche vers le cöté de la caverne qu'on foupconnoit avoir une iflue. Le cours de la fumée ; & fur-tout la direction de la flamme des flambeaux, mue par le courant d'air qui traverfoit le fouterrain, fembloit en montrer la route. L'on fuivit a pas méfurés & avec circonfpeQion cette indication remarquable , & l'on fe trouva fort heureux de voir autour de foi; car l'on évita, par ce moyen, des crevaffes ou précipices intérieurs, oü l'on feroit infailliblement tombé fans ce nouveau fecours. La fumée n'empêcha pas de remarquer en paffant, que la nature prodigue avoit enrichi ces demeures fombres de mille raretés précieufes. Les ftalactites, les criftaux qu'elle avoit formés & comme enchafles dans les parois des voütes & des rochers, réfléchiflant Ia lumière de toutes parts, préfentoient aux yeux furpris toutes les couleurs du prifme, & laiffoient douter fi ce n'étoient pas des rubis ou  L'Isle inconnue. 470 des diamans qui brilloient ainfi; fpectacle que nos gens auroient contemplé avec admiration, fi l'on n'avoit été occupé de foins plus importans. Tantöt ces voütes élevoient hardiment leurs fuperbes lambris, tantöt elles s'abaiffoient au point de faire craindre qu'elles ne refufaffent toutpaffage. Plus d'un fois nos gens furent obligés de fe courber & demarcher fur leurs mains; d'autres fois, de faire d'affez longs circuits pour éviter les creux profonds qui s'offroient devant eux. Enfin, après avoir marché de la forte pendant prés d'une heure, Jofeph , qui fervoit de guide a toute la troupe, apercut de loin 1'ouverture de la caverne, que les rayons dela lune éclairoient dans ce moment. Jamais la lumière du foleil n'avoit été auffi agréable a fes yeux, ni a ceux de fes compagnons , que celle de la lune le fut alors. Toute la troupe s'empreffa de fortir de la caverne a travers des rochers & des brouffailles qui en embarralfoient 1'ouverture, &l'on fe trouva fur le bord d'une forét, au bas d'une profonde vallée. A la vue des étoiles nos gens reconnurent que Ia route fouterraine qu'ils avoient faite , les avoient heureufement dirigés versie , point oü ils devoient aller. L'orient qui com-  480 L'Isle inconnue. Goit a blanchir, les avertiffoit de hater leur fuite, s'ils vouloient profiter de quelques momens d'obfcurité. On fe mit en marche a 1'inftant du cóté des montagnes. Les circonftanceS & le repos avoient ranimé 1'efpagnole. Elle vouloit faire plus qu'elle ne pouvoit en allant auffi vite que nos gens ; mais ceux-ci ne le fouffVirent pas. Il falloit la fauver. On la fuivit, on lafoutint; a 1'endroit le plus difficile des montagnes, on la porta fur un brancard qu'on fit fur le champ avec des branches entrelacées. Son falut étoit leur triom. phe 8c leur récompenfe. Le foleil étoit déja fort haut, 8c l'on comptoit prés de dix heures quand on fut parvenu au long fommet des montagnes qui féparent en deux ces terres fupérieures; on s'arréta, pour fe délaffer un moment de 1'extrême fatigue qu'on venoit de fouffrir; mais en regardant en arrière, combien on eut lieu de fe féliciter d'avoir pu faire retraite ! Nos gens apercurent fur le penchant d'une colline éloignée , la troupe fauvage qui couroit avec vïteffe après eux. Heureufement elle étoit encore loin; elle avoit auffi de grands obftacles a vaincre pour les atteindre, 8c elle ne connoiffoit pas le pays comme les blancs. II eft vrai que  L' I S L E INCONNUE. 481 que la courfe des uns étoit rapide, 8c que les autres, chargés d'un fardeau,ne faifoient qu'une marche affez lente. Us marchèrent ainfi vers Ie pont-levis, avancant, malgré leur charge 8c 1'afpérité du fol, beaucoup plus vïte qu'ils ne 1'auroit pu faire fi leur compagne eut fait ce chemin a pied. lis laiffèrent la rivière a gauche, 8c fuivirent le bas des montagnes 8c des collines, dont la hauteur Sc la pofition pouvoient les dérober aux regards de I'ennemi. Ces fages précautions ne furent pas inutiles; car les fauvages ayant furmonté les obftacles plutöt qu'on ne 1'avoit cru, ne virent plus, en arrivant fur les crêtes , les hommes qu'ils pourfuivnient, & ne purent juger de quel cóté ils avoient pris leur route. Dans cette incettitude ils fè répandirent d'abord vers Ia rivière, pendant que nos gens s'approchoient toujours davantage du terme oü ils afpiroient. Mais après de vaines recherches, les nègres, fe doutant bientöt qu'ils s'étoient mal dirigés , ou peut-être ayant appris de quelques - uns deleurs coureurs laroutequetenoientlesblancs, ïls tournèrent fubitement de ce cöté-la, 8c découvrirent enfin ceux qu'ils regardoient comme leur proie. Cette vue ranima leur courage & leur fureur. Ils fe mirent a hurler 8c a courir Tom, IJ, H h  482 LTsLE INCONNUE.' comme des forcénés; & peut-être feroient-ils parvenus a joindre la petite troupe, li, arrivés au bord du noir abïme, refte d'un ancien volcan, ils n'avoient été forcés de faire un grand détour. Ce délai permit a nos gens de gagner le pont-levis, de le paffer & de le lever avant que I'ennemi fut a portée d'empêcher le,paffage & d'en profiter lui-même. Cependant les fauvages en étoient déja fi prés lorfque la bafcule fut levée 7 que, par la feule impulfion de leur courfe, ils vinrent fur le bord de la breche profonde que le pont fervoit a couvrir, & que quelques - uns des premiers, qui ne virent le péril d'y tomber qu'au moment oü ils ne pouvoient 1'éviter , pouffés par ceux qui les iuivoient, y furent précipités. Les autres, frappés de cet accident, étonnés de 1'obltacle imprévu qui les arrêtoit, 8c ne voyant aucun moyen de fuivre la proie que leur avide cruauté dévoroit en efpérance , demeurèrent d'abord dans un engourdiffèment qui tenoit de la ftupidité; mais lorfque, reve* nus de cette efpèce de léthargie, ils eurentun moment confidéré leur difgrace, ils donnèrent toutes les marqués du défefpoir, &c firent retentir au loin les échos de hurlemens alfreux, tandis que nos gens, témoins de cette rage  L'Isle inconnue. 483 impuiffante , rendoient graces a Dieu, & fe félicitoient mutuellement de ce qu'il les avoit fi heureufement délivrés. Pénétrée d'admiration & de reconnoiffance* 1'efpagnole fe mit a genoux; puis levant les yeux & les mains au ciel , & verfant beaucoup de larmes, elle dit, d'une voix attendrie, ces mots que le francois traduifit a nos gens: « O providence, qui nous as fauvés de tant de périls, vois dans nos cceurs les fentimens que nous confervons de ton fecours divin l Comment 1'homme peut-il s'aveugler jufqu'a méconnoïtre les bienfaits de ta bonté libérale ?i Comment devient-il affez ingrat pour en perdre le fouvenir? Ah! fouvent, lorfqu'il t'oublie, tu veilles autour de lui, tu le défends , tu Ie protégés avec la follicitude d'une mère qui tremble pour les jours de fon enfant. Non, jamais tu n'oublies celui qui met en toi fa confiance. Füt-il entouré d'ennemis , ou fous Ie glaive des affaffins, füt-il jeté par la tempête au fond de 1'Océan, ta main puiffante le four tient & le dérobe a la mort. O providence 'divine, fois a jamais bénie par tout ce qui refpire « ! A cet élan de ferveur pieufe & de gratïtude, a ces aesens & a ces geiles tendres &t H h ij  4^4 LTSLE INCONNUE. touchans, !e frangois parut ému, & tous nos gens, 1'oeil humide , applaudirent du fond du ceeur; mais 1'anglois ne mêla pas fa voix a ce concert de Iouanges. II regarda 1'efpagnole d'un air de pitié, & fburit dédaigneufement aux autres, comme s'il fe moquo'it de leur fimphcité; ce qui fut remarqué par quelquesnns d'entre eux, & leur fit juger peu avantatageufement de la facon de penfer & du caractere de cet homme , dont Ia colonie a eu depuis tant de fujets de fe plaindre. Nos gens, foibles de befoin & accablés de laffitude , s'arrrêtèrent dans le lieu deljureté oü ils fe trouvoient alors, pour y prendre de Ia nourriture & du repos, & quand ils eurent recouvré les forces qui leur étoient néceffaires • ils defcendirent dans Ie vallon , & marchèrent vers la rivière, fichés de n'avoir pas dans ce moment la chaloupe qui les avoit amenés, quand ils alloient chaffer dans les montagnes: mais^ ce regret ne dura pas Iong-temps; car ils n'avoient fait que peu de chemin, lorfqu'ils apergurent de loin une chaloupe a la voile, qui remontoit le fleuve, & qui, pouffée par un vent favorable , vint bientöt aborder a la rive Ia plus prochaine. C'étoient Henri, Baptifte, & Guillaume, accompagnés de quelques-uns de leurs filsj qui,  L'Isle inconnue; 48£ 'de 1'ordre expres du père, venoient reconnoitre par eux-mêmes ce qui retenoit fi longtemps les chaffeurs dans le haut de 1'ifle. Inquiet de ce retard extraordinaire, après le retour de leurs compagnons , le père avoit cru devoir leur envoyer la chaloupe, pour leur porter du fecours , s'il en étoit befoin, ou pour les rappeler, s'ils n'y étoient que pour s'occuper de la chaffe. Cette rencontre inefpérée fut infiniment agréable aux deux détachemens; mais celui de Henri parut bien étonné de voir la troupe de Jofeph augmentée de trois perfonnes étrangères, & ne le fut pas moins de l'hiftoire fuccincte de leur délivrance. Les gens de la chaloupe leur firent 1'accueil le plus humain, entrèrent dans leurs peines, & tachèrent de les confoler, en les affurant que toute la colonie les verrolt avec le plus grand intérêt, & mettroit en oeuvre tous les moyens pour leur faire oublier leurs difgraces. L'anglois leur fit un remerciement froid & contraint; mais le francois & 1'efpagnole répondirent d'un air pénétré a ces témoignages de bienveillance. Après ces affurances réciproques de fatisfadion & d'attachement , les deux troupes s'embarquèrent & fuivirent le cours du fleuve en ramant avec vigueur. L'on fit tant de di- H h üj  486" 1*1 S t E INCO NNtJE. ligence , qu'on arriva Ie même foir au bord de Ia prairie, au deflöus del efplanade. Le père , qui guettoit le retour de fes enfans , e'toit accouru au devant deux pour les recevoiry Sa joie & fa furprife furent extrêmes de voir les nouveaux venus, & d'apprendre par quel miracle fes gens les avoient dérobés a Ia mort, & s'e'toient fauve's eux-mêmes. II fre'mit des dangers qu'ils avoient courus; puis les embraffantavec tendreffe, il leur recommanda la difcrétion fur leur aventure, & fe chargea d'en apprendre Ia nouvelle a Eléonore & a fes filles, de crainte que tout autre, en leur faifant ce récit, ne ménageat pas alfez leur extréme délicatefie. La paflion de Baptifte & fon évafion de 1'ifle, en y attirant les nègres, avoient donné lieu a la première guerre; 1'imprudence de Jofeph, en s'écartant des limites que Ie repos commun & fa propre stireté lui défendoienü de paffer, devint I'occafion d'une guerre nouvelle , & jeta dans quelques efprits une ferrrence de trouble & de difcorde, qui , germant fourdement & venant enfuite a s'étendre par lés malheurs publics, fut fur le point de bouJeverferla colonie & d'enopérerla ruine. C'eft ainfi qu'en s'éloignant de 1'ordre & de la raifon, on excite les.paffions, on dégrade les mceurs,  / L'Isle inconnue. föi '& que Ton contribue fouvent, fans le vouloir , & quelquefois fans s'en douter, a 1'altération & a la décadence d'une fociété paifible & heureufe. L'aventure de Jofeph eut cela de bon, qu'elle fauva trois infortunés de la mort la plus cruelle; qu'elle étendit les lumières & les .connoiffances dans la colonie: mais on paya bien cher ces avantages, par 1'efprit de cupidité, de jaloufie, & d'infubordination qu'un des trois y fit naitre, & par les funeftes événemens qui en furent la fuite. Fin du tome fecond de Ufle inconnue.  4§8 TABLE DES CHAFITRES £ t DES SOM M AIRES Contenus dans ce volume. Chapitke XXII. Heureufes couches cTEléonore ; elle donne le jour it deux enfans. Leur nourriture ; éducation phyfique du premier age, Grc. page 7 Chap. XXIII. Nouvelles grojfejfes , nouvelles couches; accroijjement des Joins de la mère & des travaux du père , 27 Chap. XXIV. Dangers que courent deux enfans de 1'Auteur & fon époufe , 32 Chap. XXV. Continuation de Véducation phyfique des enfans de ïAuteur , 4.2 Chap. XXVI. Suite de Véducation phyfique des enfans de l''Auteur, 63 Chap. XXVII. l Auteur enfeigne le labourage & l'agriculture d fes enfans , 69 Chap. XXVIII. CaraBères des enfans de l'Autsur, 87  TABLE. '48$ Chap. XXIX. VAuteur enfeigne a fes enfans les arts mécaniques de première nécejfité. Progrès quils font dans ces arts , n4 Chap. XXX. Induftrie & méthode de VAuteur pour apprendre a fes enfans les lettres, la grammaire , les langues , &c. 138 Chap. XXXI. Rivalité & jaloufie entrê les deux frères Henri & Baptifte, pour l'amour <5* la pofejfion d'Adélaïde, ij"»* Chap. XXXII. Fuite de Baptifte, 178 Chap. XXXIII. Mariage dé Henri & d'Adélaïde ; retour de Baptifte & de Guillaume; événement qui l'occaftonne, 190 Chap..XXXIV. Relation du voyage de Baptifte, & récit des événemens qui en font la fuite ,211 Chap. XXXV. Mariage de Baptifte, d'Amélie, & de plufieurs de leurs frères. Préparatifi de défenfe contre Virruption des nègres. Ils attaquent l'Ifte, a39 Chap. XXXVI. Tranfport & fonte des métaux tirés de la montagne. On ferme le port avec une chaine. Conftruclion des maijons néceffaires pour les divers ménages. Portions de biens qui leur font aftignées, 265 Chap. XXXVII. Régiemens politiques ; lois fondamentales de la fociété ; lois p&fttives, 274 Chap.,XXXVIII. Aaroijfement & profpérité rapide üt la colonie, 3TP  0È TABLE.. Chap. XXXIX. Fuite des deux nègres prifon* niers ; crainte quelle infpire , 326 Chap. XL. Seconde irruption des nègres ; extréme ■ danger quelle fait courir a la colonie, 334. Chap. XLI. Jeune & deuil ordonnés; réparations des pertes & des dégdts caufés par la dernière guerre ; nouvelles précautions prifes contre les ■. nègres ; on trouve du nitre , on fabrique de la poudre cl canon. Philippe & Jofeph courent de grands dangers , 3^5* Chap. XLII. Exploitation d'une mine de cuivre & d'une autre mine d'étain. Tranfport de ces métaux a la fonderie. Plufieurs ménages en font des uflenfdes de cuifine & de la vaiffelle. Malheurs qui en réfultent. Procédés qu'on obferve pour faire des canons de bronze. ConJIruction d'une barque pontce de huit canons , 404. Chap. XLIII. ABivité nouvelle qu'on donne a Vagriculture ; pêche générale ; grande chaffe ; Jofephy a la the de quelques chaffeurs, pénètre dans la partie de l'Ifle la plus reculée ; événemens extraordinair es qui font la fuite de cette entreprife, 447 Fin de Ia Table,