218 L'Isle inconnue.' débrouiller tous ces élémens du chaos. II falloit que cette force fut oppofition ; car c'eft 1'oppofition qui fait trouver a 1'homme toute fon énergie. La France , a fes rifques & fortunes, fe chargea de rendre ce fervice a fes voifins. » La prudence alors caduque du vieillard , dès-long-temps 1'ame de fes confeils , ne put tenir contre un événement tel que la vacance du tröne des états de la maifon d'Autriche. Les grands plans doivent être müris & préparés de longue main , rien alors ne les déconcerte. Les événemens font incertains ; mais communément ils femblent venir s'annoncer aux deffeins d'une haute & faine politique. Une politique foible au contraire, bornée & chancelante, ne peut s'alfurer d'une aflïette même momentanée. Teut pour elle eft contre-temps, tout Ia force a varier fes mefures hatives s a marcher par fecouffes, a s'arrêter aux expédiens. La France parut d'abord comme négociatrice , mais partiale , & décidée a appuyer les dévoluts jetés fur les divers états autrichiens. Un tel conflit ne pouvoit fe fixer que par les armes ; & de tous les dévolutaires le moins fondé, mais le mieux armé, fut celui qui fit fa part, laiffant aux autres le foin & 1'embarras d'obtenir celle qu'ils pourfuivoient. 30 Les troupes frangoifes , arrivées par pa-   VOYAGES I M A G I N A I R E-S , ROMAN ESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES , AMUSANS , COMIQUES ET CRITIQUES. S U l V 1 S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUESt  CE VOLUME CO NTIE NT: L'Isle inconnue, ou Mémoires du Chevalier des Gastines, publiés par M. Grivel, des Académies de Dijon, de la Rochelle, de Rouen , de la Société philofophique de Philadelphie , &c. TOME TROISIKME,  VOYAGES 1 M A G 1 NA 1 R E S , SONGES, VI8IONS, E T ROMANS CABALISTIQUES» Ornés de Figures. TOME NEUVIÈME. Première divifiort dela première claiTe, contenant les Voyages Imaginaires romanefques. A AMSTERDAM, EtfetrouveaPARÏS, RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVIL  ^01% der r\ UNIVERSITEIT ] van /  VI S L E INCONNUE, O u MÉMOIRES DU CHEVALIER DES GASTINESo Publiés par M. G rjvel , des Académies de Dijon, de la Rochelle , de Roueri, de la Sociétè Philofophique de Philadelphie^&c. Nouvelle édition, corrigée & augmentée. TOME TROISIÈME.   VIS L E INCONNUE» o u MÉMOIRES DU CHEVALIER DES G AST1N.ES. CHAPITRE XLIV. Réception qu'on fait aux européens délivrés; un frangois raconte comment ils étoient tombés aw: pouvoir des fauvages ; on prend la réfolution d'employer la barque armee en guerre pour attaquer la flotte des nègres} lorfquelle s'èloigmrü de Vljk. IiE père ayant dévancé la troupe des cftaffeurs, les. annonga l Eléonore & a fes fiU«s» A tv  8 L'Isle inconnce.' comme il avoit réfolu, en taifant de leur avanture tout ce qui auroit pu caufer une trop vive émotion a des cceurs fi fenfibles. II ne put néanmoins leur cacher que les trois européens qu'ils amenoient, n'eufient été délivrés de la main des nègres; & quelque foin qu'il prit pour adoucir cette nouvelle , elles ne 1'entendirent point fans en être vivement affe&ées. Elles virent dans ce récit plus que Ie Père ne leur difoit, &, fubitement frappées de Tidée des périls que les chafleurs avoient du courir, laifsèrent paroitre fur leurs vifages & dans leurs difcours le trouhle & la crainte dont elles étoient agitées. Cependant comme tous nos gens revenoient fains & faufs, qu'ils alloient fe retrouver dans Ie fein de leurs families , ces alarmes involontaires firent place a la douce joie que 1'annonce de leur retour devoit naturellement infpirer. En même temps, Ia furprife mélée d'admiration que caufoit la merveilleufe délivrance des trois Européens , & la penfée confolante que ce qu'ils devoient a leurs libérateurs les attacheroit inviolablement a la colonie, affoiblirent encore les impreflions de crainte que la rencontre des nègres avoit faite fur les efprits. L'on étoit dans ces difpofitions, quand Ia troupe parut. Henri précédoit les européens  L'Isle INCONNUEi 9 qu'efcortoient tdus les chaflèurs. Ceux-ci venoient non feulement pour voir leur mère & la raflïirer fur leur retour, mais pour faire honneur aux nouveaux venus , emprefles de rendre leürs hommages aux chefs de la colonie. Henri, qui lèur avoit faitfuccindementrhiftoire de rille, leur avoit donné la plus haute idee de ces deux perfonnes refpeótables ; mais lorfqu'ils apercurènt la bonté majeftueufe quï brilloit fur leur vifage, & la tendre vénération dont tous ceux qui les approchoient paroiflbient pénétrés; enfin lorfqu'ils fe virent accueillis par Eléonore avec toutes les marqués & tous les égards de 1'humanité la plus compatiflante, ils ne purent s'empêcher d'être émus jufqu'aux larmes , & ils vouloient fe profterner a fes pieds: mais elle s'y oppófa ; puis elle regarda la jeune efpagnole avec des yeux humides, FembralTa tendrement, en la nommant fa chere fille. « Je bénis le ciel, lui dit-elle, du fecours propice qu'il vous a donné par la main de mes enfans. Vous n'avez plus rien a craindre oü vous êtes. Vous vivrez tranquille auprès de moi. Je veux vous fervir de mère; & s'il dépend de nous de vous faire oublier. ce que vous avez perdu,ni vous, ni vos compagnons d'infor» tunes, vous n'aurez rien a Eegretter»  IQ LTsLE INCONNUE. » Ah! Madame lui répondit la jeune per-J fonne en mauvais anglois & en lui prenant les mains, qu'elle arrofa de pleurs, qui neferoit touché jufqu'au fond de 1'ame, des attentions bienfaifantes d'une bonté fi rare? Jefuis bien malheureufe ; mais dans mon défaftre, je dois rendre a la providence des graces infinies pour le foin qu'elle a pris de me conduirejufqu'ici. Hélas! & pardonnez-moi ce fouvenir , la mort m'avoit enlevé ce que la nature & la reconnoiflance me faifoientun devoir dechérir & de refpedter. II me reftoit un époux (car je dois nommer ainfi 1'homme vertueux & tendre a qui je deftinois ma main, & qui bientót devoit m'être uni par le plus faint des nceuds ), il me reftoit un époux , & le ciel qui m'a fauvée de la main des barbares, 1'a laifle parmi d'autres fauvages, leurs ennemis. J'ignore le fort qu'on lui deftine. Je ne puis que gémir du malheur cruel qui nous a féparés, & votre bonté même augmente mes regrets. Pvegus & protégés dans cette ifle heureufe, nous y jonirioris comme vous du plus parfait bonheur. Ah ! que ne puis-je efpérer de le revoir encore f que ne m'eft-il permis de croir© qu'il me fera rendu » 1 La nature fembloit avoir formé Ia jeune étrangère avec complaifance. Un teint brun*  LTSLE INCONNüE. II mais animé j de grands yeux noirs & pleins de feu, un fon de voix touchant, une taille fvelte & légere, un air de modeftie & de noblelTe, en faifoien tune beauté qui 3 quoique differente de celledenosfemmes,avoit tout cequ'il falloit pour charmer. Elle étoit dans la fleur de I'age, elle étoit afïïigée; fes pleurs & fes fcsupirs parloient éloquemment; elle attendrit tous les cceurs. Tous les aflïftans fouhaitèrent de pouvoir lui rendre le fervice qu'elle fembloit implorer de la colonie, & quelques jeunes gens parurent fe pallionner pour fes interets. Le père 1'afTura qu'on feroit toutes les démarches néceffaires pour retrouver celui qu'elle pleuroit, & pour le ramener dans 1'ifle ; mais comme il ne fixoit point 1'époque de cette entreprife , & que perfonne ne s'en informoit , Pafcal, jeune chaffeur de la familie d'Etienne, dgmanda la permiflion de parler, & dit: << Je vous fupplie, mon père, de confidérer qu'il n'y a point de temps a perdie pour exécutec votre réfolution généreufe. Sans vouloir pénétrer dans vos deffeins , je penfe qu'on ne différera pas a envoyer lachaloupe armee contre les nègres. La raifon de notre süreté, les droits d'une jufte vengeance, & fur-tout la certitude oü nous fommes que les nègres font  12 LTsEE INCONNUE. encore dans Ie haut de 1'ifle, nous avertiflfent de ne pas perdce I'occafion d'attaquer leur flotte avant qu'elle s'éloigne de ces parages. Soit que notre barque furprenne nos ennemis & détruife leurs canots , foit qu'ils fuient devant nous, qui peut nous empêcher enfuite d'aller mouiller fur les cótes des fauvages. qui retiennent fliomme blanc, fi cher k Madame ? Nous pourrons en payer Ia rancon ert leur donnant des marchandifes, ou quelques prifonniers fauvages , s'il en tombe entre nos mains. L'Anglois ou le Francois qui font reve, nus avec nous, & qui connoiflent cette nation, pourront nous feryir d'interprètes >>. Eléonore, a ce difcours, ne put cacher fon inquiétude , & palit. « Quoi, toujours Ja guerre ? dit-elle. Faut-il que je treroble fans cefle pour Ia vie de mes enfans« ? l,e Père regarda Pafcal d' un air fevère « Jeunehomme. lui dit-il-, votre age auroit dü vous prefcrire plus de modeftie. Votre propofition eftbonne , peut-être; mais vous deviez mieux préfumer des lumières de vos anciens,. & laiffer parler ceux qui ont plus d'expérience que vous. Lorfqu'ils fe taifent par prudence , eft - ce a vous de nous montrer une téméraire. indifcrétion » ? Mais Ia parole étoit lachée ? Eléonore aver-  L'Isle inconnoë; 13 tïe; & comme 1'expédition propofée étoit commandée en quelque forte par la circonftance , & pouvoit, par fes fuccès, enlever a jamais toute occafion de guerre , le Père ne crut pas devoir rejeter eet avis. II propofa lui-même la chofe a 1'aflemblée , & le réfultat deladélibération fut, qü'il falloit, fans tarder , profiter de la conjondure pour attaquer les nègres déconcertés, & dans la pofition oü ils étoient encore , afin que leur défaite & le fentiment de leurs pertes les éloignat pour toujours de 1'ifle. Eléonore & fes filles en gémirent profondément; & cependant le Père ordonna d'approvifionner la barque des vivres & des munitions néceuliires pour cette expédition. II nomma ceux qui devoient en être, & il vouloit la conduire lui-même ; mais fur les repréfentations de toute la familie, il en remitla dire injikudons & ouvrages publics ; abondance furprenante de denrées, commerce, circulation , &c. Obligés de tenir regifire de tout ce qui s'eft fait en divers temps pour 1'avancement & le bonheur de la fociété , nous crayons devoir rapporter ici les pre'cautions & les arrangemens relatifs a eet objet important, qui, depuis la feconde attaque des fauvages, ont eu lieu, k diverfes époques, fous le gouvernement du père. Le compte que nous avons rendu de nos derniers préparatifs de défenfe , & le récit que nous venons de faire de 1'arrivée des européens parmi nous, ne nous ont pas permis de nous interrompre pour paffer a d'autres objets. Mais en ce moment qu'il eft queftion de parler des foins pacifiques de 1'adminiftration, nous allons reprendre ce que nous avons laiffé en arrière; & pour préfenter fous Ie même point de vue tout ce qui a trait a cette matière, nous joindrons les régiemens & les in£  L'hLK INCONNUE. »J tkutions que le père continua de faire jufqu'a fa mort. L'aifance & la paix provenant de 1'abon» dance des productions, & celle-ci de la terre, le Père, toujours attentif a faire fruftifiet 1'agriculture, employoit tout ce qu'il avoit de connoiffances a la rendre toujours plus floriffante dans fon ifle. Les préceptes, les fecours, laliberté, 1'exemple, 1'émulation, les confeils, avoient été mis par lui fucceffivement en ceuvre pour faire de fes enfans un peuple vraiment agricole. Nous avons déja vu les heureux fuccès de cette attention paternelle & économique. La colonie avoit fait, a eet égard, tous les progrès qu'il étoit naturel de lui fouhaiter & qu'elle pouvoit faire depuis fa naiffance; mais pour foutenir ces heureux commencemens, & pour en accroïtre 1'influence, il étoit non feulement néceffaire d'étendre les travaux champêtres, mais d'en varter les procédés , & de les proportionner au nombre des individus de chaquê familie, & aux nouveaux befoins de la population crouTante. Si 1'induftrie agricole fe fut bornée a Ia produ&ion des blés, 1'ifle eüt regorgé de grains; mais elle eüt manqué d'autres produdion* effentielles ou agréables; & fi tous les membres d'une familie fe fruTentuniquement occupé» Biv  24 L' I S L E INCONNUE. de la culture de la terre, les arts les plus ïrïdifpenfables euflent été négligés. La forte d'a-bondance dont la colonie auroit joui, ne 1'eüt pas empéchée de fentir bier. des privations , & fes membres n'auroient pas été aufll heureux qu'ils pouvoient le devenir. D'un autre cöté, fi chaque ménage n'avoit travaillé que pour fa fubfiftance & pour fon bien-être, chaque familie eöt, pour ainfi dire, demeuré ifolée dans la fociété. La communication de fecours, de fervices, & de riehefles , n'auroit pas eu lieu. II n'y auroit paseu d'éehanges, de commeree , de circulation •, & le vrai lien de Ia fociété nexiftant point, la colonie n'auroit jamais été affife fur la bafe d'une profpérité durable. C'eft für - tout dans une fociété commencante qu'on fent plus particulièrement 1'importance de la diverfité des talens & des öccupations parmi fes membres, pour le bien & la commodité de tous; car dans une fociété dès long - temps formée, 1'habitude des jouiffances faciles , qui rend comme indifférent fur les moyens de jouir 3 ne laiffe pas porter une attention réfléchiefur les avantages qui réfukent de Tinégalité des fortunes & des conditions. C'eft proprement de cette inégalité, tant & fi mal a propos  L'lsLE INCO.NNüEi 2/ cenfurée , que nait 1'harmonie de la fociétéLa nature, qui met une diverfité infinie dans tous fes ouvrages, & qui, en aucun genre, ne produifit deux individus parfaitement femblables, ne s'eft point écartée de fa marche ordinaire en faveur du genre humain. Tout homme diffère des autres , non feulement pair la phyfionomie, mais par le caraótèfe, par le tempérament, par les facultés , par 1'efprit ; en forte que fes forces, fon induftrie, fori aöivité, fes lumières n'étant pas les mêmes que celles des autres hommes, fes droits & fes devoirs ne fauroient avoir la même étendue; fon état d'homme & de citoyen ne peut être pareil au leur. Cela eft fi vrai & fi fenfible en mêmetemps, pour quiconque réfléchit, que même , en fuppofant une égalité primitive parmi les hommes, on eft obligé de convenir qu'elle n'a pu fub-' fifter. En efFet, qusonimagine tous les hommes également partagés; s'ils font égaux aujourd'hui, ils ne le feront pas demain. La ftupidité & le génie, la maladie & la fanté , la force & la foibleffe, la pareffe & faéïivité ne peuvent aller de pair, & ne fauroient avoit les même fuccès. A Pun tout réuffira, toutfera contraire a 1'autre; celui-ci tombera dans 1'infortune3 celui-la s'élevera de plus en plus; &  ü6 L' I S L E INCONNÜE, fi les families de ces deux hommes héntent de Ia deftinée de leurs pères , comme tout feir.ble 1'indiquer, bientót 1'une poiTédera de vaftes domaines & fe trouvera dans 1'opulenee, tandis que 1'autre fera dans la pauvreté. C'eft la le trifte effct de la fociété, me dirat-on. Non: il n'eft dü qu'a la nature , &• il eft bien dans fes vues. Sans cette inégalité qui vous choque, il n'y auroit nicommerce, ni Iiaifons entre les hommes; il n'y auroit point de fociété. Rendez les hommes égaux, leurs prétentions feront égales, nul ne voudra plus être Ie ferviteur d'autrui;& dès-lors plus de relations de befoin , de charité, de réciprocité, de fecours. Chacun déformais ne doit plus compter que fur. lui-même, pour parer aux néceftïtés de la vie. II eft au milieu de fes femblables , comme s'il étoit feul fur la terre. Ces importantes vérités étoient connues de nos infulaires. Le chef & les principaux de la colonie, qui voyoient toutes les reg'es du gouvernement dans le fein de la nature, n'avoient garde de vouloir établir une égalité qui n'étoit point dans fon intention. Ainfi, Pun ne prefcrivit rien qui put contrarier fes vues; les autres ne chercherent pas a s'y dérober, 8c u'empêchèrent point leurs enfans de préfére?  L'ÏSLE INC ON NU Bi S.J une culture a une autre, de s'adonner au* travaux des arts plu tot qu'a ceux de la terre, ni d'embraffer le métier ou la profeffion pour laquelle ils avoient le plus de penchant. II n'y avoit rien de noble pour eux que le travail, & tout travail utile étoit noble; ils favoient qu'il étoit du bien de la fociété de laiffer l tous fes membres la plus grande liberté de s'appliquer aux travaux qui leur convenoient, & que chacun pouvoit mieux que tout autre juger de Pemploi de fes talens & du bon ufage de fes propriétés. I!s ne fongèrent donc pas a ordonner, ni a défendre. Ils employèrent feulementles confeils & l'inftruótion, pour les diriger dans la voie qui leur offroit le plus d'attrait, & qu'ils fe deftinoïent a parcourir» Déja certaines families , conduites par leur gout, & éclairées par Texpérience , avoient acquis plus de lumières que les autres dans quelques arts , dans quelques branches de culture. En s'y appliquant de préférence & continüment, leur travail, devenu plus facile, tournoit au profit général. Le Père applaudit a la fageffe de leurs vues & de leurs entreprifes, fondé fur ces raifons {imples & naturelles , qu'en fe faifant ouvriers univerfels, ils étoient obligés de fe pourvoir de tous les inftrumens & de tous les outils; & s'ils en  28 L'IsLE INCONNUE. manquoient , de les fabriquer eux - mêmes i que forcé de «palier fans celTe d'un procédé a un autre, ils perdoient un temps confidérable dans ces changemens; enfin que comme ceux qui ne font qu'une chofe ou qu'un métier, le font toujours beaucoup mieux & toujours plus vite que s'üs ne s'en occupoient que par occafion, ils fe rendroient plus utiles au public & a eux - mêmes, s'ils s'en tenoien't a celui qu'ils avoient choifi. Dès lors le maréchal, le meunier, le charron , le charpentier deprofeflion, &c. qui bornoient précédemment la fpéculation de leurs travaux a leurs befoins perfonnels, ou tout au plus a ceux de leur familie , la proportionneroient aux befoins crohTans d'une grande partie de Ia fociété; dès lors ils donneroient au berger, au vigneron, au laboureur,&c, la liberté de vaquer fans diftraéiion a leurs fon&ions importantes ; liberté qui les mertroit a même de tirer doublé & triple produit de laterre, & de nourrir par ce moyen un grand nombre de families qui n'auroient plus befoin de s'attacher aux travaux des champs pour fubfifter, paree qu'elles auroient de quoi payer en fervice de maind'oeuvre tout ce qui leur feroit néceflaire. C'eft ainfi, difoit le Père, que les divers états de Ia fociété fe clafTeront d'eux-rnêmes, & qu'ea  L' I S L E I N C O N N U E." 2$ fe prêtant des facilités & des fecours mutuels , ils donneront lieu aux échanges, au commerce , & formeront les reflorts & le jeu de la machine fociale. Ce que le père prévoyoit a eet égard, ne tarda pas a fe vérifier. Des families entières embrafsèrent exclufivement certaines profeffions; d'autres ne le firent que par parties ; c'eft-a-dire , que quelques membres feulement, fe diftingant des autres par un talent particulier, s'attachèrent a le cultiver, & s'en firent une occupation journalière, qui devint par habitude leur principal emploi. Alors toutes les profeffions, tous les métiers effentiels a une fociété furent expreflement exercés par quelqu'un de la colonie, & quelquefois même par des families. La claffe la plus nombreufe comme la plus néceffaire fut celle [des agriculteurs ; mais dans ce!le-ci même il fe fit des divifions heureufes. Quelques-unes de ces families agricoles, qui fe faifoient remarquer par leur induftrie& leur adivité dans le travail des vignes, & qui, de plus, poffédoient des terreins dont les qualités & les afpefts étoient favorables a cette culture, encouragées par les avis du père, s'en occupèrent uniquement, & firent de leurs poffeffions de luperbes vignobles, entremélés.  30 L'IsLE INCONNUE. d'agréables vergers. D'autres families, Jont Jes terres pouvoient être facüement arrofées , s'adonnèrent a la culture des prés, a la nourriture du bétail, & a Ia multiplication des grands & des petits troupeaux. G'eft alors proprement qu'on vit naitre les •échanges, que le commerce en nature commenga, que les biens devinrent richeffes , & que la pleine liberté dont jouiflbient tous les membres de la colonie, de faire valoir k leur gré leur induftrie & leurs propriétés, perfedionna les talens & les cultures, augmenta les rapports& les fecours , & faifant couler dans toutes les branches & dans tous les rameaux de la fociété une fève plus adive & plus abondante, répandit de plus en plus 1'aifance & Ie bien-être fur 1'ifle entière. Pour donner plus de facilité k ce commerce naidant, & pour en accélérer le mouvement & Padion, Ie Père le favorifa de toute la protedion & de tous les bienfaits que lui devoit Ie gouvernement. Cela ne veut pas dire, comme on pourroit 1'entendre dans la langue de certains pays , qu'il s'occupa du foin de le réglementer, de lui prefcrire cer,taines formes, ou qu'il préféra certaines parties k d'autres , qu'il leur accorda des privileges exclufifs; il étoit trop expérimenté pour  L'ISLE INCONNUE. >Jt adopter de femblables idees. Toute fon attention eut pour but au contraire de faire jouir chacun du droit de difpo!er de fes propriétés naturelles & acquifes par 1'ufage le plus Lbre, fous la fanction des loix , tant qu'il ne blafferoit point 1'intérét & la liberté du tiers. En bon adminiftrateur du patrimoine public, & jaloux de s'acquitter des devoirs de chef focial, il fit faire des chemins pour la com■modité des tranfports , & ;es étendit a mefure que la colonie fe multiplioit & fe difperfoit fur le territoire. II fit conlrruire des ponts fur Ses ruiffeaux , & une grande barque ftationnaire a un cóté de la rivière , pour fervir au pafrage journalier de ceux que les befoins du commerce ou de la culture obligeoient de fe tranfporter au bord oppofé. L'on batit encore , par fon ordre , plufieurs falies oü devoient s'alTembler les divers départemens de 1'admiiniftration ; enfin tous les établiflemens qui entroient dans les delTeins paternels du Chef, pour le bien & la commodité du public , Sc qu'il avoit prefcrits , & en quclque forte préparésdans les lois promulguées , furent non feulement formés par fes foins, mais prirent de la confïftance & de la folidité. Pour exécuter les différens travaux qu'ejcigeoient nécefiairement tous ces, ouvrages  52 L'I SL E INCONNUE. d'utilité publique , chaque membre en état d'y coopérer, y contribua d'abord de fa per* fonne & de fes facultés, en raifon de fes moyens, fans autre falaire ni compenfation, que d'être alors fuppléé dans la culture de fes terres par quelques jeunes membres des families les plus nombreufes, plus inftruits des travaux des champs que de ceux des arts. Mais quand la fociété, croilTante en richeffe & en population dans une progreffion éton* nante, fe trouva dans une grande abondance de denrées & d'objets de premier befoin, ce qui arriva bientöt; lorfqu'elle jouit d'un fuperflu ; que ce fuperflu, faifant défirer les commoditésde lavie, eut animé les arts & étendu le commerce , & que le revenu net des terres put fournir une fubvention fixe 6c fuffifante pour les dépenfes & le maintien de 1'adminiftration ( fubvention qu'on acquitta d'abord en nature, & dans la fuite en argent), la monnoie fut employee & recue comme figne convenu & repréfentatif des échanges. Elle devint le falaire des travaux, ia folde des ferv'ices, & fagent général de la circulation & du commerce, dont elle augmenta beaucoup facVivité. Sil'on n'a pas perdu de vue les premiers faits de ces mémoires, 1'on fe fouviendra qu'après le naufrage de nos refpe&ables parens fur les cótes  L'J-SLE IN C ON NU E. 33 cötes de 1'ifle, parmi les chofes qui furenc tirées du vaiffeau, fe trouvoient plufieurs caiffes de piaftres chargées a Cadix pour le commerce de 1'Inde. Placées dans un coin du magafin de la maifon du Père, elles y reftoient depuis tant d'années, tout auffi inutiles que le ttéfor d'un avare 1'eft a fon maïtre; mais loin d'être regardées d'un ceil d'envie & & de vénération comme celui-ci, elles nJattiroient 1'attention ni les défirs de perfonne. Cet argent, étranger au befoin de Ia colonie naiffante , n'étoit confidéré que comme un objet de curiofité, ou tout au plus comme une maffe de métal propre a entrer dans la fabrication de certains bijoux de fantaifie , ou a faire de la vaiffelle de table; & cette deftination , dans i'état des chofes , ne pouvant paroïtre qu'un luxe fort contraire a la décence & a Ia fimplicité des mceurs aótuelles, on ne faifoit aucun cas de ce tréfor. Le Père, ayant égard au changement des circonftances , réfolut de donner a 1'argent la valeur néceffaire pour en former Ie gage commun des échanges. En conféquence, il enmit peu a peu dans Ie commerce tout ce qu'il en falloit pour folder les marchandifes & les denrées , felon les befoins courans de la fociété , a mefure que les ventes & les travaux fourTom. UI, C  54 L' I s l e inconnue; niroient de quoi 1'acquitter. II ne crut pas devoir employer une plus grande quantité de numéraire, non feulement paree que s'il devenoit trefp commun, il perdroit de fon prix relatif; mais encoré par la confidération que la quantité furabondante d'efpèces, ralTemblée dans certaines mains, ne ferviroit qu'a favorifer Ia parefle & a exciter 1'avarice. Pour donner a 1'argent une valeur vénale, & !e faire recevoir comme figne repréfentatif des richeflès & gage intermédiaire des échanges, le Père ne fe contenta pas de faire remarquer k tous les chefs de familie 1'importance dont il étoit par fes qualités intrinfèques (i) ^par les facilités qu'il alloit procurer (i) On peut confidérer 1'argent fous un doublé rapport , 'comme métal & comme gage intermédiaire des échanges & des objets de commerce. L'argent métal a une valeur intrinsèque, relative, i°. aux avances faites pour 1'extraire du fein des mines & le rendre propie a nos ufages; z°. aux conventions fociales. Son éclat, fa denfité, fa pureté lui ont mérité le fecond rang dans la claffe des métaux. Confidéré fous ce point de vue comme matière fufceptible d'ètre ouvrée & convertie en meubles, bijoux, &c, c'eft une maicliandife comme une autre, & qui s'achète comme une autre a valeur pour valeur égale. L'argertf (efpèet} monmie), regardé comme gage  L'IsLE INCONNUC. 3 £ aux marchés & aux ventes , en difpenfant les vendeurs de faire des tranfports que les échanges en nature néceliitoient ci-devant,& en devenant, dans la main de 1'acheteur, 1'équivalent de la chofe achetée dans la proportion de fa valeur convenue; mais il le mit en circulation, en le donnant & en le recevant, d'après cette convention , pour prix des chofes commercées; & la valeur de l'argent fut fixée d'après la quantité qu'il étoit poffible d'en des échanges & figne de valeur des objets convenus, fe prend pour tous les métaux qui, frappés au coin du fouverain , font recus dans le comrnerce , a la faveut de cette alteftation publique. Sous cette acception, l'argent a une valeur vénale , relativa 3 la quantité du numéraire en circulation dans le commerce , & a 1'abondance des matières qu'il repréfente. Les proprictés intrinsèques de l'argentmonnoie , qui ont engagé les fociétés a 1'admettre dans le conimerce comme figne ds valeur des objets d'échange , font d'être durable , divifible, malléable, & de pouvoir en conféquence être réduit a telle forme ou grandeur qu'on veut lui donner ; d'être facilement tranfporté , gardé fans déchet, & fufceptible de conferver long-temps rempreinte qui doi: rendre fa valeur authentique.1 C'eft une belle invention que celle de la monnoie, mais elle a produit bien des abus; & c'en eft un bien grand , ce me femble, que le figne repréfentatif fafle fouvent oublier la chofe repréfentée. Noie de l'éditeur, Cl  %6 L'IsLE INCONNUE. mettre en circülation dans I'ifle, & iuivant 1'abondatice des matières qui pouvoient entrer acluellement dans le commerce. L'admiffion de l'argent dans les échanges fe fit ainfi de gré a gré, fans qu'il fallüt d'injonction ni d'ordonnance pour 1'établir; & 1'ufage s'en écendit infenfiblement dans toute la colonie, qui fe trouva bientöt a eet égard au niveau des nations les plus civilifées. Plus heureufe même que celles-ci, elle profita des avantages de la circülation du numéraire, fans éprouver les abus ni les inconvéniens qu'ailleurs ce gage des échanges entraine fouvent après lui. Ce futalorsque les individu-s de la fociété, plus rapprochés par les befoins & par la facilité du commerce, fe voyant & fe fréquentant tous les jours , commencèrent a fe donner mutuellement des furnoms, & a défigner ainfi chaque individu dans la converfation ou dans le rapport des affaires. La néceffité & Ie défir de faire connoïtre fans ambiguité les perfonnes dont on parloit, furent les moteurs de cette invention. Ces furnoms acquirent peu a peu le crédit &la valeur des noms propres (i). (i) Qua olim prtenomina fuerunt, nunc cognomina-  L' I S t E INCONNUE. %J Nul n'avoit été appelé ni connu jufques- la, que par fonnom debaptême, & cette feuledénomination avoit fuffi dans une lociété commencante & peu nombreufe; mais a mefure que Ia population croiiToit, que le nombre des individus augmentoit, cette fimplicité devenoit embarralTante , par Ia difficulté oü elle mettoit fouvent celui qui parioit d'un tiers, de faire comprendre quelle étoit Ia perfonne dont il s'agiflbit; car fi le nom de baptême qu'elle portoit fe trouvoit le même que celui d'un autre, on étoit obligé de défigner Ia première par des caradère particuliers, ou d'indiquer le lieu de fon habitation, Ie nom de fon père, celui de fa mère , ou de faire remarquer qu'il étoit 1'ainé ou le cadet de fa maifon, &c. On s'accoutuma donc a défigner & a diftinguer les difFérens individus par des noms tirés de leurs qualités naturelles ou acquifes , ou de la pofition funt : ut Poftumus , Agrippa , Proculus, CxCse , &c. Valer. Maxim. Epitom. de nom. ratione. Les proenomina étoient chez les romains de vrais furnoms. En voici quelques exemples, que Valere Maxime nous fournit. Fauflus, dit-il, afavore pronomina fumpta erant. Sertor, qui per fationem natus erat. Marei, Martis menfe geniti. Puhlii, qui Pu~ pilli facli erant, quam proenomina haberenu C iij  3 8 L' I S L E I N C O N N U F. & des circonfhnces dans lefquelles i!s fe trouvoient(i). Ainfi, chaque chef de familie reeut (i) On ttouve, dans toutes les langues, la preuve que les noms propres & appellatifs tirent leur origine des quaütés phyfiques ou morales, ou des circonftances de lieu, de temps, & d'habitude qui póuvoienc fervira les défigner. Tous les peuples , anciens & mödernes, civilifés ou fauvages , fe font accordés fur ce point. II ne faut pas en chercher des exemples au loin , ni dans une antiquité reculée. Les noras latins d'un grand nombre de pcrfo.nnages confignés dans 1'hiftoire, beaucoup de noms francois, italiens , efpagnols, que nous connoiflons, fumfcnt, je penfe, pour juftifier notie afTercion. On voit chez les romains des Rufus, des Niger, des Fulvius , des Crafus , des Lepidus , des Celfus , des Balbus , des Firmus , des Capito , des Cornélius , des Gracchus , des Hortenfius , des Lucius , des Pontius , des Ccepius , Sec. Sec. Sec, comme on trouve chez nous des Leroux , Lenoir, Leblond, Legras , Leieau, Legrand, Lebegue , Lefort, des Tétu ou Belle-tête, des Corneille, des Legeai, des Delort, des Dubois ou Dujour , Dupont, Dubuijfbn, &c. &c. &c. Les italiens & les efpagnols ont également ces noms propres qui répondent exaftement a ces mots. Les premiers difent il Roffb, Nero , Biondo, Graffb , Bello, Grande , Sec.; les autres Roxo ( prononcez • Rocko), Ti\nado, Sic. Les anglois & les Allemands peuvent nous fournir de femblables preuves. II n'y a pas jufqu'aux noms propres qui femblent  L'ISLE INCONNÜE. 39 de la voix publique un nom diftincYif, qui devint le nom patronimique de fa race; &'chacun, outre fon nom de baptême, eut en même temps un nom propre qui ne permit plus de le confondre avec tout autre membre de la fociété. Les onze chefs des premières families, comme autrefois les hls de Jacob , donnèrent leurs noms aux onze tribus , dont la population compofe 1'enfemble de Ia colonie. ne préfenter aucun fens connu , qui n'en aient un trésprécis , fi 1-on fait remonter a leur origine , obfcurcie par le temps ou par l'éloignement. Le mot Grivel, par exemple, qui eft le nom de l'éditeur de ces mémoires , ne paroit rien fignifier en francois; mais rapproché de fon origine itaüenne Crivello, c'eft le nom du crible, un des inftrumens du cultivateur, nom aufli honorable que tout autre. L'éditeur fonde d'abord cette inductic-n fur Tanalogie du mot Crivello , enfuite fur 1'exiftence de plufieurs families qui vraifemblablement en ont tiré leur nom; telles que les Criveüi , en Lombardie & dans le comtat d'Avignon ; les Grivel, en Suiffe & en Franche-Comté , qui y font fans doute venus d'Italie, & fur ce que la familie de l'éditeur eft originaire de Franche-Comté. C'eft ainfi que ce nom tranfplanté, & qui na plus de fens en France, en a un très-intelligible & très-connu dans le pays oü il fut formé, & qui 1'employa le premier. Valere Maxime, a 1'éndroit dcja cité , donne une autre foule d'exemples de ce que nous avancons ici.  L'ISLE INCONNUE. La première tribu, formée de la familie de Henri , fut appele'e de VAlné; la Ikonde ou la familie de Baptifte, recut le nom de l'Ardzntj la troifième ou celle de Guillaume , porta celui du Sérieux ; la quatrième ou celle de iVincent, fut nommée du Jovial; lacinquième ou celle de Charles , prit le nom de Beauchamp; la fixième ou celle de Philippe, fut diftinguée par celui de Lebon; la feptième , qui defcendoit de Guy, fut reconnue fous le nom de Lefort; la huitième ou Ia familie d'Etienne , s'appela de VAvifé; la neuvième ou Ia familie de Jofeph, fe nomma du Hardij la dixième ou celle de Martial, eut Ie nom du Queftionnmr , & par fyncope , du Quefleur; enfin la onzième ou celle de Félix, fut appelée du Maudoux, &c. C'eft la première époque de Ia diftinétion des individus & des families dans la colonie, par des noms propres & patronimiques; diftinclion qui, relativement a fon objet, mit de pair la fociété de 1'ifle avec tous les peuples de la terre. Le Père créa un direfleur des améliorations, pour perfeöionner les produftions naturelles de 1'ifle , pour y rafiembler celles qu'on pourroit fe procurer d'ailleurs, & pour en tirer Ie leur parti.  L'ISLE INCONNUE. 41 IIinftitua une fociété degens inftruits pour écrire 1'hiltoire, paree que les annales comme les Iois doivent être expofées aux yeux du public. Nous ne devons pas oublier ici les régiemens qui furent faits pour 1'éducation & 1'inftruétion de la jeuneffe. Ces objets étoient trop importans par eux-mêmes & par leur influence; ils étoient trop préfens au cceur paternel du chef de la colonie, pour que le foin de les maintenir & de les furveiller ne fit pas un de fes premiers devoirs. On ne confond pas dans notre ifle, comme dans certains pays de 1'Europe, oü 1'on croit être parvenu a toute la hauteur de la fcience , on ne confond pas 1'inftrucYion avec 1'éducation. Celle-ci , parmi nous, regarde proprement le père & la mère : les foins de leur vigilance précédent même la naiffance des enfans. Eléonore avoit déja enfeigné & prefcrit aux mères tout ce qu'elles ont a faire pendant leur groffeffe, pour donner le jour a des enfans bien conftitués , & pour que 1'ame de ces enfans ne recoive dans le fein maternel aucune influence contraire a la vertu. Elle avoit recommandé , dans le cas oü la mère ne pourroit pas nourrir fon enfant, de lui chercher un«  41 L'ISLE INCONNUE. nourrice faine, tendre, attentive, complaifante. Elle avoit indiqué la me'thode qu'it falloit fuivre pour lui former une fanté robufte, pour étendre fa force & fa vigueur, le de'rober aux impreffions dangereufes, & le fouftraire aux mauvaifes habitudes & aux fantaifies. Le Père avoit fait connoitre, dans le plus grand détail, tout ce qu'il étoit nécefiaire d'apprendre & de faire pratiquer aux enfans dans Je premier age. II voulut, a eet effet, qu'on les habituat d'abord au plus grand refpecl pour les parens, les fupérieurs & les vieillards , afin que ce fentiment, qu'il regardoit comme Ja bafe des mecurs & de 1'union fociale, devïnt Ia première habitude de 1'enfant, la première Joi de fa confeience, & qu'il trouvat fon bonheur dans raccomplilTement des devoirs de la piété filiale. II exigeoit que les parens inftruifilTent les enfans jufqua 1'age de fix ans, & leur appriffent les regies de la poütelTe; que 1'éducation domeftique leur infpiratde 1'amourpour tous les hommes , du 'refpect pour la vertu, de la haine pour la méchanceté, du mépris & de I'averfion pour tous les vices; qu'on les prémunit contre la volupté, 1'intempérance, Ja parefie, 1'ambition , le défir des louanges, la frivolité , &c. &c.  L'ISLE INCONNUE. 43 D'aprcs ces régies d'éducation , les parens doivent former eux-mêmes, autant qu'il leur eft poffible , le corps , le caraóïère, & les mceurs de leurs enfans, par des foins attentifs& continus, & par leur exemple encore plus que par deslegons; car c'eft a eux a leur apprendre afupporter les maux attachés alavie,a fe foumettre a la volonté du ciel & aux lois de la nature; a être bons hls, bons frères , bons parens, bons amis, bons voifins , &c. La jurifdi&ion des parens eft plus étendus que celle du fouverain. Celle-ci n'a d'infpection que fur les aóles qui bleffent les droits d'autrui. Les parens ont le droit depunirles omillions, & celui de prévoir & de prévenir les aöes nuifibles. Le but de 1'éducation eft chez nous de faire un homme fenfible , robufte fociable; celui de l'inftruótion, de former un citoyen utile , équitable , expérimenté , qui connoifle les vrais principes des droits & des devoirs fociaux,les rapports heureux & néceffaires qui lient entre eux le chef & les membres de la fociété. L'éducation eft privée , c'eft-a-dire, circonfcrite dans la maifon paternelle; maisl'inltruftion doit être publique , comme fa'ifant partie des fonctions de la fouveraineté, établie  '441 L' ï S L E INCONNUE. fous fon autorité & donnée a fes frais. Elle doit être uniforme, conftante, univerfelle; car tous les individus de la fociété, fans exception, ont befoin de connoltre ce qu'ils peuvent fur les autres, & ce que les autres peuvent fur eux; ce qu'ils doivent aux autres, & ce que les autres leur doivent, & cette inftruaion doit 1'apprendre k tous & tous les jours. II faut donc que I'inftruéHon foit populaire, & ne foit refufée a aucun enfant, de quelque état qu'il puifle être; par conféquent, qu'elle foit fimple, pre'cife, fommaire, & fe réduife a un petit nombre de points capitaux, propres a frapper 1'entendement le plus groff/er. II faut qu'elle enfeigne d'abord les droits & les devoirs de 1'homme naturel & del'homme focial, Ia do&rine des avances & de la propriété, de manière que la connouTance des droits foit fiée a celle des devoirs ; que 1'une & 1'autre partent de celles des avances, & que le tout fe termine au maintien & au refpeci dü a la propriété. II importe enfuite de tirer de cette doctrine , réduite a des principes clairs & méthodiques ; des préjugés d opinion & de mceurs imitatives. Voici quels doivent être les pré-  L'ISLE INCONNUE. 4; Jugés fi. néceffaires a établir. i°. La paternité eft facrée; 2°. les liens du fang nous impotent le devoir de chérir, de refpe&er, de fecourir nos parens; 30. 1'autoritéfouveraine, égidedes propriétés, eft non feulement utile, mais indifpenfable dans toutes fes foudivifions; 40. fes droits, fa part, fa propriété , font conftans dans 1'état, & doivent être reconnus & foutenus par tous les citoyens; j°. de même qu'il y a un Dieu , un père, une loi, une propriété perfonnelle, il doit y avoir un prince , un revenu public, une propriété publique. Le Père , qui nous avoit inculqué profondément ces véritésprimitives & néceffaires , con* vaincu que 1'homme n'eft rien & ne peut rien être fans l'inftrudion ; que le plus petit & le plus pauvre des hommes a droit a ce bien commun ( paree que nul n'eft fait plus qu'un autre pour le néant, ni pour ce qui en approche, &C que 1'inftruclion, qui a pour but & pour fin de faconner d'abord & difpofer les hommes a entrer en fociété, c'eft-a-dire, en rapports les uns avec les autres, doit les tenir enfuite conftamment unis, en étendant fes infiuences bienfaifantes jufqu'aux générations les plus éloignées): le Père,voulant pourvok a l'inftitution Sc a la perpétuité de 1'enfeigne-  46" L' I S L E INCONNUE. ment public (i) , ordonna que déformais rhomme le plus inftruit, le plus doux , le plus patiënt de chaque quartier ( compofé de vingt maifons), feroit chargé d'enfeigner tous les enfans males de ce quartier, agés de fixans, & de leur apprendre ce qu'il y a de plus fimple dans cette doéirine; qu'il les formeroit d'abord a la ledure , a 1'écriture, aux premiers principes de Farithmétique , de la géométrie, de Ia morale, & que les enfans demeureroient fous ce mattre jufqu'a neuf ans. Qu'en fortant de cette école , les enfans de cinquante maifons palTeroient fous un autre maïtre , qui s'appliqueroit a étendre ces con- (i) Nous ne pquyons alTez lc dire; fans Fenfeignement général & conftant des lois naturelles de Fordre focial, il eft impoflible quünè fociété parvienne a'une profpérité réelle & durable. Un tel enfeignement répandu fur tous, peut feul empêcher le gouvernement de devenir arbitraire, paree que chez un peuple ou les préjugés de Fenfance font tous fondés en raifou , ou Finftruftion générale affermit ces préjugés, tout le monde doit connoitre les principes & 1'objet de la fociété , & demeurer éclairé fur les devoirs de Fhornme; & qu'alors les préjugés, 1'intelligence, & la raifon de tous compofent une force irréliftible , qui fait la loi fuprême de tous, que 1'erreur ne fauioit vakere, qua le défordrs ne peut alt&er. Nqis de l'éditeur.  L' I S L E INCONNUE, 47 noiiTances & a leur en donner de nouvelles , parmi lefquelles on peut compter celle de rhiftoire. Qu'une troifième clalTe recevroit les enfans de deux cents maifons , qui auroient atteint leur douzième année, & qu'ils y feroient inftruits, jufqu'a la quinzième année, des régies de la grammaire, de la philofophie, de la réthcrique. Enfin que dans une quatrième & dernière claiïe, les jeunes gens fuffifamment inftruits dans les précédentes , prendroient les dernières le50ns de morale, de jurifprudence, & de politique; & qu'au fortir de celle-ei, ils feroient admis au concours des grades de bacheliers & de doeïeurs, & feroient examinés fur toutes leurs études, par des favans profonds, nommés a eet effet, devant le tribunal chargé de furveiller rinftruction publique. Pour ne pas nous répéter, nous ne nous étendrons pas davantage fur ce fujet, après en avoir déja parlé dans le chapitre des lois; mais nous penfons ne devoir pas omettre ce que fit le Iégiflateur pour donner le complément & la perfeéTion a l'inftruftion fociale. II ordonna a trois de fes fils, Henri, Philippe, & Guillaume, de faire de concert un ouvrage claffique, en forme de gatéchifme, fur la mo-  48 L'IsLE INCONNUE. rale & fur la politique, pour fervir a 1'inftruction p'énière de tous les jeunes gens qui feroient leurs derniers cours, & défendit, par une loi expreffe, d'en admettre aucun , non feulement aux emplois civils & militaires de la fociété, mais encore au nombre des citoyens, qu'il n'eüt prouvé, dans un examen rigoureux, qu'il polTédoit parfaitement toute la do&rine du catéchifme, & n'eüt juré folennellement d'en obferver les préceptes. Le Père ne vit pas la fin de eet ouvrage, dont nous donnerons un fommaire lorfque 1'ordre des événemens nous obligera d'en parler. Le dernier réglement, dont nous devons rapporter les difpofitions, eft celui qu'il fit pour prévenir le danger des inhumations précipitées. II défend d'enterrer le corps de tout homme cenfé mort, fans 1'avoir gardé deux fois vingt-quatre heures la face découverte , & avant que fa mort ait été düment conftatée par un procés-verbal en règle. CHAPITRE  Uls l e inconnue. 49 CHAPITRE XLVI. La barque armée en guerre rencontre la flotte des nègres antropophages , la combat, la difperft, & la pourjuit jufques fur leurs cotes ; fgnes d'humiUation & de JoumiJJïon de la part des fauvages ; peinesquon leur impofe ; les navigateurs vont enfuite che% les nègres ennemis des premiers ; ils y trouvent Don Pedro dans un fdcheux état; ils le prennent fur leur vaiffeau pour le ramener a 1'ifle ; ce qui leur arrivé en revenant de cette expédition , &c. Ij A barque expédiée contre nos ennemis fut a peine fortie de la baie , qu'un vent trèsfavorable de fud-oueft enfla fes voiles. Nous profitames de eet avantage pour accélérer notre • marche, & nous élever au nord, & nous fïmes tant de diligence , que nous n'empioyames pas plus de douze heures pour doubler Ia pointe feptentrionale de 1'ifle, & parvenir a 1'embouchure de la rivière, oü nous fuppofions que les nègres étoient encore. Mais nous nous trompames dans notre conjefture. Quelque diligence que nous euilions faite, nous arrivaraes trop tard. Les fauvages Tom. III. D  5*0 L' I S L E INCONNUE. étoient partis. L'on ne trouva pas un feul de leurs canots; cependant, en fupputant ce que les nègres avoient dü mettre de temps pour revenir du pont-levis a leurs bateaux, & faire les arrangemens de leur départ , l'on jugea qu'ils n'avoient quitté 1'ifle qu'atTez tard,' 8c qu'ils ne pouvoient être aflez éloignés, pour qu'en fe hatant l'on ne parvïnt pas a les atteindre avant qu'ils euffent gagné leurs cötes. En conféquence, la barque vira de bord; & déployant toutes les voiles, on citigla vers le nord-ouefè , que les nègres prifonniers avoient autrefois indiqué au père, comme le cöté de 1'horizon oü fe trouvoit leur pays. Vers le coucher du foleil , Philippe , monté fur la hune du grand perroquet, découvrit du haut des mats une partie de la flotte ennemie, fuivant exa&ement la route que nous fuppofions qu'elle avoit prife. Nous tinmes confeil la-deflus, pour favoir fi durant Ia nuit nous devions continuer de donner chalTe aux nègres, ou s'il convenoit de diminuer de voiles, pour proportionner la marche du vaiflèau a celle de leur flotte. Nous ne connoiflions pas la diftance de notre ifle au pays des fauvages, 8c nous ne pouvions faire a ce fujet que des conje&ures plus ou rnoins approchantes de la vérité. En  L'ÏSLE INCONNUE. jTI diminuant la matche du vaiffeau, il étoit poffible que les nègres , qui devoient connoïtre ces mers, euffent le temps de regagner leurs parages pendant la nuk. D'un autre cöté, l'on avoit a craindre de dépafler les canots fans les voir, tandis que les nègres, découvrant peut-être le vaiffeau , beaucoup plus apparent par fa groffeur & la blancheur des voiles , changeroient de route, defcendroient fur quelque ifle déferte , ou fe diviferoient de manière k nous déconcerter avec notre batiment unique. r La probabilité de ces événemens ayant éte pefée, la majorité des opinions fut de mettre en panne jufqu'a la nuk clofe, pour fe tenk a 1'arrière des ennemis, puis d'employer une partie des voiles a les fuivre d'affez prés pour les retrouver le lendemain. D'après cette réfolution , l'on prk, pout fe remettre en route , toutes les précautions que la prudence la plus vigilante pouvoitfuggérer. Henri donna 1'ordre de la marche , 8c prefcrivit de fonder fréquemment, de fe tenk fans lumière fur.le vaiffeau, 8c d'obferver le plus grand füence. Ceux que le devoir du fervice obligeoit d'être fur le pont, devoient y demeurer couchés ou immobiles. Si quelque bruit ou quelque lumière leur annoncok 1'en- Dij  $2 L'ISLE INCOKNU E. nemi, ils devoient en avertir doucement le pilote , qui avoit ordre de fe détourner un peu de route , pour dérober la barque aux regards des fauvages ; mais fi vers le point du jour on ne les apercevoit point, & qu'on les eüt dépaffés , il devoit revenir fur fes pas & courir des bordées pour les atteindre. Les ordres de Henri furent poncïuellement exécutés. On ralentit la marche du vaiffeau; la fécurité des nègres ne fut point troublée, & nous ne découvrïmes pas les fauvages, qui, fe relayant fans doute pour ramer, ne cefsèrent d'avancer dans leur route. Mais lorfquele jour fut affez grand pour voir au loin fur Ia mer, on apercut leurs eanots a Ia même diftance a peu prés oü on les avoit vus la veil'e, & ils ne tardèrent pas eux-mêmes a découvrir lc "vaiffeau, comme nous le connümes bientöt aux mouvemens de leur flotte. Ils ne pouvoient guère iraaginer par qui cette barque étoit montée. Peut-être n'en avoient-ils jamais yu de femblable; mais la nouveauté du fpectacle, ou plutot Ia férocité de leurs. moeurs fanguinaires, qui les rendoit ennemis de tous les hommes, & fomentoit dans leurs cceurs le défir de faire des prifonniers pour fe raffafïer de leur chair, les engagea d'abord a fe raffembler , & a venir enfuite vers la barque pous;  L'IsLE INCONNUE. 1'attaquer de tous cötés, s'ils en trouvoient le moyen. Nous ne tardames pas a nous apercevoir del'intention des fauvages, qui, s'approchant peu a peu du vaiiTeau, en brandiiTant, d'un air infolent, leurs Iances & leurs zagaies, fembloient nous défier au combat. En conféquence nous nous difposames non feulement ii les recevoir, mais, fi nous n'étions prévenus, a les attaquer nous-mêmes, pour difperfer & détruire ces hommes cruels, ennemis implacables de toute fo,-iété. Cependant, pour tirer tout le parti poffible des fautes que Forgüétt' & 1'inexpérience de 1'ennemi lui failoit faire dans fes mouvemens & dans fes difpofitions , pour augmenter fa confiance Sc lui caufer une fiirprife d'autant plus effrayante qu'elle feroit moins prévue , nous affeöames une forte de circonfpection timide, que les nègres devoient prendre pour un fentiment de crainte ou d'infériorité de notre part. II ne paroilfoit fur le pont que cinq perfonnes, qui fembloient feules conduire la barque & qui étoient fans armes, fans avoir 1'air de faire aucun préparatif de défenfe; les nègres s'approchoient de deuxcótés avec beaucoup de diligence , comme s'ils n'avoient qua mettre la main fur leur proie, D ii;  ƒ4 L' I 5 L E INCONNUE. Quand nous les vïmes a peu prés a la portee du fufil, le capitaine Wilfon , qui avoit appris quelques mots de la langue de ces barbares chez les nègres leurs ennemis , fe montra fur la proue, leur demanda avec un portevoix ce qu'ils vouloient,& leur fit figne aveclamaindes'arrêter.Les nègres répondirent avec de grands cris. Cependant, comme ils parloient tumultueufement & d'aiTez loin, on n'entendit que des voix confufes; mais leurs geftes & leur aónan ne laifsèrent aucune ambiguïté fur le fens de leurs paroles. Croyant inutile de cacher les difpofitions qui les amenoient, ils faifoient figne a nos gens qu'üs vouloient leur fcier le ventre ; opération qu'ils pratiquent fur les prifonniers qu'ils tuent, avant de les préparer pour leurs horribles feftins. Ces barbres continuoient ainfi d'avancer, toujours pleins de leur affreux projet & d'une aveugle confiance, fcmdée fur leur nombre & fur 1'apparence de notre foibleffé. Ils n'étoient déja plus qu'a dix brafTes de nous , lorfque toup a coup les manoeuvres changent, les canons font démafqués (i), Ie feu & lebruit (i) Quoique le vaiffeau des ïnfulaires fut une efpèce de brigantin, comme on le voit dans cette narration, il paroit que les canons qu'il portoit ne pouvant être  L'ISLE INCONNUE- SS de nos armes frappent les fens & 1'ame des fauvages de furprife & de terreur. Plufieurs de leurs pirogues font brifées & renverfe'es dans la mer, & les hommes qui les montoient font tués ou précipités dans les flots. Quoique très-étonnés d'une attaque fi vigoureufe & fi peu prévue, les nègres foutiennent quelque temps le feu de la barque. Ils s'efforcent de venir jufqu'au vaiffeau , & lancent leurs traits avec furie , mais fans fuccès. Le courage eft peut-être égal des deux parts , mais les moyens & 1'induftrie ne font pas les mêmes. L'artillerie du vaiffeau ne ceffe de tirer fur la flotte & de la foudroyer d'une manière terrible. Les nègres, qui n'ont rien a lui oppofer , ne favent comment échapper a fon effet deftrudeur. La confufion fe met parmi eux, 1'épouvante en gagneune partie; les plus timides reculent, s'éloignent, fe divirent,& fuient de divers cöte's , fans être retenus par les cris des blefles, ou par la confidération du péril qui menace le refte de leurs camarades. que fur le pont, n'avoient que des fabords fans mantelets. On avoit donc été obligé de les mafquer, pour en dérobet la vue aux ye« des fauvages. JVore de l'éditeur. D iv  56 L'Is LE INCONNUE. Maisceux-ci ne cedent point acet exemple décourageant; quoique lachement 'délaiffés , ils n'en montrent que plus de fureur. lis recueillent les nageurs dans leurs pirogues, & ne prenant confeil que de leur défefpoir' ils bravent tous les dangers qui les entourent , affrontent la mort avec audace , & norit ancun regret de pe'rir , pourvu qu'iis puiffent aborder Ie vaiffeau & faire tomber fous leurs coups quelques-uns des nötres. Le canon & la moufquetene ont beau tonner fur eux , ils arrivent fur quatre pirogues jufques fous le batiment. La ils font tout ce qui leur eft poffible pour y entrer; ils s'entr'aident mutuellement pour atteindrele pont, ils s'accrochent auxchaïnes des galaubans pour s'y élever; msis indigne's de 1'incroyable téménté des nègres, preffés par cette attaque, nous noublions rien de notre cöté pour la rendre inutile. On coupe les mains de ceux qui s'attachent au plat-bord; on affomme avec des anfpecs, on repouffe avec des gaffes tous ceux qui fe pre'fentent. La plupart'des nègres font tue's; les autres, bleffés ou mutilés, font rejetés dans la mer. Un feuj des ennemis , par un prodigieux effort, monte jufques fur la poupe, oü , avant qu'il puiffe faire ufage de fes armes, il eft égorgé. Ils ont tous pe'ri,& ils nous laiffent dans I'admi-  L' I S L E INCONNUE. 57 ration de leur courage & de leur conflance, qualités deftinées pour la défenfe de la juftice & de 1'humanité. C'étoit beaucoup pour nous d'avoir ainfi détruit une partie de nos ennemis , fans avoic fait la moindre perte ni regu la moindre bleffure ; mais ce n'étoit pas aifez. II falloit pourfuivre les fuyards . pour achever notre ouvrage, & du moins éteindre en eux le défir d'approcher jamais de notre ifle ; il falloit fur-tout les aiTujettir , s'il étoit poffible , a. force de bons traitemens & de bienfaits, a la condition expreffe de ne plus immoler de victimes humaines, & fous peine de la deftruc-. tion totale de leur peuplade. L'intérêt ScThonneur de 1'humanité , ceux de la juftice naturelle & de la colonie , nous en faifoient une loi précife, & demandoient que, fans pcrdre un moment, nous nous hatalliqns de 1'exécuter. Nous déployames donc toutes les voiles pour courir de nouveau fur les traces de 1'ennemi, & rendant grace a la providence de ce premier avantage, nous !a priames de bénir la fuite de cette entreprife & de la couronner par le plus heureux iuccès, c'eft-a-dire par ie repentir & Ia foumiffion des barbares. Cependantles canots qui avoient quitté Ie. combat fuyoient avec une grande vitefle hors  5"S L'ISLE INCONNUE. de Ia route qu'ils fuivoient auparavant; mais quoique nous fuffions aux mains avec les autres nègres, Iorfque ceux-ci s'éloignoient , nous n'avions pas été fi fort occupés du foin de notre défenfe, que nous n'euffions obfervé leur marche. Nous avions remarqué que, quoique divifées, toutes les pirogues prenoientla même direction, & nous avions jugé que les nègres, craignant d'être atteints par le vaiffeau avant d'arriver fur leurs parages', avoient deflein de débarqrer fur quelque ifle peu éloïgnée, dont ils connoilToient Ie gilTement, pour fe fauver dans les terres, & fe dérober par ce moyen a nos pourfuites. D'après ces confidérations, Ia barque mit Ie cap a l'oueft-nord-oueft, & tenant le vent au plus prés pour profiter d'une jolie brife qui foufBoit du fud, vogua légèrement vers fa deftination. Elle n'eut pas ainfi marché plus d'une heure, qu'on apercut les pirogues des nègres , & qu'on découvrit au dela, comme on 1'avoit bien prévu, une terre fur laquelle ils portoient de toutes leurs forces. La barque gagnoit infenfiblement du chemin fur les canots,& vraifemblablement elle les eüt rattrapés, s'ils eulTent eu a parcourir un efpace plus confidérable; mais la diftance de ces derniers a la terre n'étoit pas affez grande pour  L' I S L E INCONNUE. $9 qu'on put fe flatter de les joindre avant qu'ils fuffent arrivés, comme on s'en apercut bientöt. Quelque rapide que fut Ia courfe du vaiffeau > les nègres furent defcendus fur le rivage & eurent chargé fur leurs épaules leurs pirogues d'écorce, que la barque n'étoit pas en core a portée de tirer fur eux. D'autres circonftances défavorables s'oppofoient a notre débarquement. La terre couroit eft & oueft auffi loin que la vue pouvoit s'étendre. II ventoit frais, & le vent nous portoit dans ce moment dire&ement a la cöte. Elle étoit entourée d'un refcifprefque a fleur d'eau , contre lequel lamer écumante venoit brifer &formoit un reflac dangereux. La vue du péril n'avoit pasarrêté les nègres, paree qu'ils n'avoient rien aménager, que leurs pirogues étoientlégères, & qu'ils avoient heureufement trouvé un intervalle étroit dans Ie refcif, ou la mer, plus profonde & moins agitée, leur avoit donné paflage; mais Ia barque ne pouvoit prendre cette route , ni hafarder de franchir le refcif, fans courir les plus grands rifques de s'y brifer & d'y périr. L'impoflibilité reconnue de débarqner fur cette cöte , nous fit réfoudre a reprendre le large, non feulement pour éviter de donner  rê0 L' I S L E INCONNUE. contre les écueils, mais pour tourner Ia terre , s'il étoit poflible, dans Ie cas oü elle feroit une ifle. Nous avions delTein de defcendre fur Ia cöte oppofée, fi elle étoit abordable, & fi nous trouvions les nègres, de les attaquer. L'on changea donc les amures pour s'éloigner &s'éJevera l'eft,& l'on n'eutpas voguélong-temps, qu'on vit diftinétement cette terre fe rétrécir & fe terminer par une pointe. Nous manceuvrames pour la doubler, & le vent étantbon , nous 1'eümes bientöt dépaiTée. Alors on vit clairement qu'on ne s'étoit pas trompé en penfant que c'étoit une ifle , & l'on ne douta point qu'elle ne fut déferte. Rien n'indiquoit qu'elle fut habitée; longue, mais étroite & peu boifée, elle n'avoit qu'une chaine de collines dans le milieu, en forte qu'enPapprochant fucceflïv'ernent aufud & au nord, onla voyoit tout entière. Les nègres n'y étoient pas defcendus pour s'y arrêter ou s'y cacher. Ils favoient bien que eet afile n'étoit pas sur; ils n avoient fait que traverfer 1'ifle dans fa largeur : ainfi, tandis que Ie vaifleau Ia tournoit, ils s'étoient rembarqués dans leurs canots , & avoient repris leur cheroin en toute diligence, fe flattant d'autant plus de i'efpoir de fe fauver, qu'ils étoient plus prés de leur pays-,  V ïsLE INCONNUE. 6l En effet, du rivage de 1'ifle déferte, on découvroit les cötes les plus élevées de celle des fauvages. Les pirogues avoient dé/a fait une bonne partie du trajet qui féparoit ces deux terres, lorfque 1 equipage de la barque apercut les ennemis, & que l'on fut a même de leur donner chaffe. I!s paroiffoient alors fi éloignés du vaiffeau & fi prés des cötes, que nous commencames a douterfinous pourrions les rejoindre. Cependant nous ne cefsames pas de les pourfuivre, & nous les atteignimes enfin a peu de diffance du rivage. Dès que nous fümes aportée del'ennemi, Ie canon tira fur les pirogues. La barque lesferra de près,& par des évolutions habiles & rapides, nous multipliant, pourainfi dire. & les attaquant toutes les unes après les autres, les maltraita fi cruellement,que laplupart furent mifes en pièces. Aucun des canots, aucun même des hommes qui lesmontoient, n'auroieatéchappéau feu meurtrier & foutenu du vaiffeau, fi le rivage eüt été plus éloigné; mais la proximité de la cöte, la connoiffance qu'en avoient les nègres, 1'atteiltion qu'ils eurent de fe divifer, & Pabandon qu'ils firent de quelques pirogues pour gagner la terre a la nage , en fauvèrent un petit nombre. Les fauvages qui n'étoient pas de leur expédition maritime, 6c qui avoient  &2 L'IsLE INCONNUE. leurs habitations voifines de la mer , attirés en foule fur le rivage par le bruit de rartillerie, ne furentpas d'un grand fecours pour leurs compagnons, ni des fpe&ateurs bien tranquilles du combat. Le vaiffeau leur tira quelques volées qui en éclaircirent les rangs. Plulieurs reftèrent fur Ia place ; le refte fe fauva par une fuite précipitée. ( Cette race d'hommes barbares 8c féroces étoit ainfi bien punie de fon audace & de fa méchanceté. Nous en avions tiré toute la vengeance qu'un peuple jufte & bon pouvoit fe permettre, contre un ennemi cruel, pour une défenfe légitime> mais nous n'avions pas rempli toute 1'étendue de nos deffeins , fi nous ne forcions les fauvages a renoncer a leurs coutumes atroces , 8c a devenir des êtres plus paifibles & plus humains. C'étoit le principal motif de 1'expédition, & ce qui nous avoit déterminés, pendant le combat, a tacher de faire des prifonniers. L'heureux fuccès de nos armes nous en affura le moyen. Plufieurs des ennemis , renverfés dans les flots avec leurs pirogues , par les dernières décharges du canon , bleffes ou étourdis deleurchute, n'avoient pu fuir vers la cöte auffi vïte que quelques-uns de leurs camarades. Ils derueuroient en arrière a la merci de nos coups. 8c n'auroient pu les évi-»  L'IsLE INCONNUE. Ó"? ter; mais nous les fufpendimes, déja bien affligés d'avoir répandu tant defang, & réfolus de fauver ces miférables , pour les faire fervir au bien de leurs frères. Pour eet effet, nous mïmes promptement la chaloupe a la mer, avec huit hommes qui coururent fur les traïneurs & en prirent cinq; l'on fut obligé de les garrotter & de les tenir couchés dans la chaloupe, pour les réduire & les tranfporter au vaiffeau. On peindroit diffkilement la furprife ftupide de ces barbares, en fe voyant au milieu de nous. Leur abattement & leur terreur étoient inexprimables. Dans la main d'un ennemi auffi puiffant que terrible , ils ne s'attendoient a rien moins qu'a être dévorés, comme on le connutpar leurs geftes ; malgré cela pourtant ils fe jetèrent a nos pieds d'une manière fuppliante, en murmurant quelques mots qu'on n'entendit pas, mais fur le fens defquels on ne put fe méprendre. Ils demandoient miféricorde de tout leur pouvoir. On les fit relever, & on mit un appareil fur les bleiTures de deux d'entre eux , qui en avoient befoin. Enfuite M. Wilfon, qui nous fervoit d'interprète, leur fit entendre, comme il le put, quelles étoient nos intentions, & ticha de les raffurer. II leur témoigna t par fignes,  6<£ L'IsLE INCONNUE. ïhorreSr invincible que nous avions pour les repas de chair humaine; mais en leur faifant perdre 1'idée que nous voulions nous repaïtre de leur chair, il s'efforca d'augmenter encore dans leur efprit 1'opinion qu'ils s'étoient faite de notre pouvoir. II leur dit que nous voulions donner la paix a leur peuplade, mais fous deux conditions exprefies : la première , que tous les nègres qui la compofoient, s'abftiendroient déformais de naviguer vers notre ifle; la feconde , qu'ils renonceroient pour toujours a manger leurs prifonniers. Il ajouta, que s'ils promettoient d'obferver ces conditions & les gardoient fidèjement, nous ne jetterions plus fur eux le feu rneurtrier; mais qu'abfolument maitres d'en difpofer a notre gré , s'ils "tranfgreffoient jamais la loi qu'on leur impofoit, nous Iancerions les foudres fur leurs terres & fur leurs eaux3 jufqu'a 1'entière deftruciion du pays. Pour donner a nos prifonniers, étonnés de ces menaces , une preuve certaine de notre puiffance fur le plus fier des éle'mens, & les effrayer davantage, Wilfon fit porter devant eux une jatte pleine d'efprit de vin , quelques pétards, & deux grofTes fufées. II alluma un bout de papier, puis 1'approchant de Ia liqueur fpiritueufe, que les fauvages prenoient pour de,  L7 I S L E INCONNUE. 6 $ de 1'eau, il ordonna au feu de la brüler; & auffi-töt une flamme vive voltigea fur le vafe. II commanda aux fufées & aux pétards de s'élancer & de partir, & a 1'approche du papier , les unes jaillirent en fifHant a une grande hauteur, & les autres, ferpentant parmi les nègres, comme auroit pu faire la foudre ± fïnirent par éclater entre leurs jambes. La frayeur fubite dont ce merveilleux fpectacle frappa les nègres , augmentée encore par le bruit du canon que l'on tiroit en ce moment, fit une telle impreffion fur leurs fens, qu'ils en tombèrent a la renverfe, & demeurèrent quelque temps fur le pont, comme s'ils étoient privés de fentiment & de vie. Cette rufe eut une effet très-favorable a nos defleins, & cependant nous n'y applaudïmes point. Elle tenoit de trop prés ala fupercherie, pour plaire a des ames franches & vraies. Non feulement on trompoit les nègres en leur donnant a. plaifir des idéés fauiTes fur notre compte mais on les jetoit dans la fuperftition ; & fi c'eft un mal de tromper les hommes en quoi que ce foit, c'en eft un bien grand que de les induire en erreur fur des objets qui tiennent a des vérités importantes. Henri ne put s'empêcher de blamer 1'imprudence de 1'anglois. Mais la chofe étoit faite, & celui-ci, qui fe Tom. III. E  mmuniquer ces nouvelles a leurs canots, & ils en étoient fi charmés, qu'ils en fautoient de joie: Ils nous prenoient les mains , fur lefquelles ils baiffoient leur front d'une manière a la fois refpedueufe & tendre, Leurs propos étoient intorrompus, ils ne parloient que par exclamations , &• ne favoient comment nous exprimer ce qu'ils éprouvoient. Cette fcène vraiment touchante confirma ce qu'on nous avoit dit de ces hommes fimples & bons, & nous fit prer.dre de leurs fentimens & de leurs mceurs une idee très-favorable. Ils nous foumirent bientót de nouvelles preuves de la bonté de leur cara&ère, par la manière affectueufe dont ils nous reeurent chez eux, & par tout ce qu'ils avoient fait pour Don Pedro. En les recevant a bord nous leur avions demandé ce qu'il étoit devenu. Ils nous avoient répondu qu'il étoit malade depuis fon retour, & qu'ils l'avoient traité comme un de leurs enfans; mais que tous leürs foins pour lui étoient inutiles, & que, plongé dans une profonde trifteffe, il ne faifoit que fe plaindre & foupircr. La caufe de fon mal & de fa mé-, E iv.  72 L'ISLE INCONNUE. lancolie nous étoit connue : nous nous hatames de defcendre a terre pour 1'aller trouver & lui donner une confolation d'autantplus douce, que fon cceur,cédant k 1'infortune, s'abandonnoit au défefpoir. - Nous ne laiffames fur Ie vaiffeau que ce qu'il falloit de monde pour le garder. Le refte s'étant embarqué dans Ia chaloupe & dans les canors, alla defcendre fur le rivage. Quelques pirogues des plus légères avoient déja annoncé notre arrivée& notre vidoire. Tous les nègres des environs accoururent pour recevoir leurs anciennes connoiffances, & les amis de leurs amis. Notre entrée dans 1'ifle fut une fête & un triomphe. Sousla conduite d'un des fauvages, nous marchames vers la cabane qu'habitoit Don Pedro, armés de nos fufils & de nos baïonnettesj mais plutöt par une précaution d'appareil, que par un fentiment deméflance. Nous ne pouvions douter de 1'affedion des nègres : a quoi bon des armes chez un peuple dont on a le cceur ? Ces bons fauvages, grands & petits , nous fuivoient , nous entouroient , nous preffoient en quelque forte, & par des démonftrations naïves, par des acclamations répétées, nous montroient leur fatisfadion & célébroient eet heureux jour.  L'IsL-E INCONNUE. 73 Mais qui pourroit peindre la furprife, 1'extafe oü notre vue jeta Don Pedro! U étoit couché fur une natte au fond de fa cabane, oü fa trifteffe & fon abattemerit le retenoient. La, livré tout entier au reffentimeht de fes maux , rien ne ï'intéreiïbit que fa douleur. II n'étoit point affefté de ce qui fe paffoit autour de lui. Le tumulte & les cris des nègres avoient frappé fon oreille , fans émouvoir fa curiofité. Nous étions tout prés de lui, qu'il ne nous voyoit pas ; il ne tournoit pas même la tête pour voir qui étoit entré. Mais de Martine 1'ayant appelé par fon nom, le fon de cette voix amie retentit jufqu a fon cceur , & le fit fortir comme en furfaut de fa profonde lethargie. II fe placa fur fon féant, fe tourna vers nous, & promenant des yeux avides fur tous les fpeftateurs , il fe nut a nous confidérer avec un étonnement inexprimable. II demeuraun inftant immobile Sdaboucheouverte, fans proférer un feul mot, comme s'il cherchoit a s'affurer que ce qu'il voyoit n'étoit pas une illufion. Enfin, reconnoiffant Wilfon & de Martine , il fe leva, malgré fa foibleffe, & fe jetant aucou de cedernier: — Quoi,c'eft vous, lui dit-il d'une voix attendrie; par quel bienfait du ciel vous revois-je ici ?. .. • Qui vous a doncfauvé de la main denos bourreaux?...  X'IsLE INCONNUE De Martine &Wllfon,cherS amis;vcustous qui les accompagne2,t;reZ-moi de 1'horrible peme qui me tue: apprenezmoi fi Dona Rofa a eu le bonheur d'échapper a fes meurtriers, & fi elle vit encore. Raflurez-vous, lui repondit de Martine; elle vit pour vous; elle vous attend, & n'a rien a défirer que votre préfence. Ah ! s écria Don Pedro , vous me rendez a la viej mais oü eft-elle? puis-je efpérer de Ia revoir?.... Je connois fon bon cceur & fon attachement pour moi; die doit être dans «ne afFreufe inquiètude fur mon fort. Hatonsnous, chers amis, de Palier rejoindre. Je fuis ^en malade&bienfoiblejmaisl'efpoirdela retrouver me rendra des forces & diffipera ™n mal.... ODieu! comment réparer tous Jes maux que je lui caufe, tous les chagrins que je lui ai donne's? .... De Martine lui raconta toute 1'hiftoiredefa dehvrance, 1'accueil que nous leur avions fait les foins & ]es attentions d'Eléonore pour Dona l^ofa, & les fuccès de notre eXDédition> n nous préfenta enfuite a Don Pedro comme fes bbérateurs, & paria de nous avec 1'effufion d un cceur généreux & plein de gratitude. Don Pedro nous embraüa, nous remercia tous les larmes aux yeux; & prenant le Ciel a te'mom de Ia yérite' des fentimens qu'il nous  L' I S L E INCONNUE. ? f vouoit, & qu'il devoit, difoit- il, a tant de bontés & de fervices, il le pria de le conlerver aflez long-temps pour pouvoir s'acquittec envers nous. II fit aulïi beaucoup d'amitié a Vilfon, mais celui-ci ne répondit pas a ces témoignages d'attachement d'un ton fi amical, ni d'une manière fi tranche. II ne montra point eet intérêt tendre qu'il devoit fentir pour Ion compagnon d'ïnfortune , & que Don Pedro laiffoit voir pour lui. Quoiqu'il s'efforcat de paroïtre fenfible, on remarquoit, a travers fes démonftrations d'amitié, que le cceur n'y étoit pour rien , & qu'il défavouit au contraire tout ce que difoit fa bouche. Les nègres, témoins de cette reconnoiffance, parurent touchés de nos mutuelles careffes, & particulièrement joyeux de l'effet que notre préfence avoit produit fur Don Pedro. Ils étoient tout étönnés de 1'heureufe & fubite révolution qui s'étoit faite dans fon humeur & dans fa fanté. Nous profitames de la circonftance & de leur difpofition , pour leur demander la permillion d'emmener leur höte avec nous. Nous leur exposames fuccinftement les inconvéniens de fon féjour parmi eux, le défir ardent qu'il avoit de rejoindre 1'objet de fa tendrefle, & tous les avantages qu'il trouveroit dans notre ifle; & pour donner  7<$ L'ISLE INCONNUE. a nos raifons une force plus décifive j nous envoyames chercher au vaiffeau, & nous leur offrfmes des préfens que nous leur avions apporte's, comme une marqué de reconnoiffance des bons traitemens & des fervices que Don Pedro & fes camarades avoient recus d'eux. Ces pre'fens, magnifiques pour des hommes tels que ces nègres, confiftoient principalement en beftiaux, en volailles , en diverfes fortes de graines & de légumes, en inftrumens de labourage, une petite charrette, des haches & des cmiteaux, des marteaux & une enclume, des clous & du fer en barre. Toutes ces chofes furent débarquées fur le rivage au bruit du canon & des inftrumens, & conduites ou porte'es avec une forte de pompe jufqu a fendroit oü les nègres étoient affëmblés. Les fauvages furent d'abord effrayés du bruit de I'artillerie; mais ils revinrent bientöt de leur eftroi, & fe trouvèrent frappés d'une furpnfe bien agréable en entendant notre mufique, & en voyant approcher ce qu'on leur deftinoit. La vue de ces objets , nouveaux pour des hommes fimples &ignorans, 1'ordre qu'on avoit mis dans la marche, Tappareil du cortège, formoient a leurs yeux étonnés un fpectacle impofant & enchanteur a la fois.  L' I S l. E INCONNUE. 77 Des hautbois marchoient en tête, en jouant des airs gais; après eux, & a quelque diftance, venoient les quadrupèdes, conduits deux a deux a la fuite les uns des autres, & laiffant entre eux des intervalles. Ils étoient fuiyis de fix hommes portant des poules, des pintades, des pigeons, & ceux-ci en précédoient pïufieurs autres qui étoient chargés des graines, des outils , des inftrumens aratoires. Enfin deux hommes qui voituroient fur un brancard 1'enclume pefante, fermoient cette marche. II y avoit quatre animauX de chaque efpèce, males & femelles, deux taureaux & deux vaches, deux cochons & deux truies , deüx anes & deux anelTes , deux chiens & deux chiennes, deux beliers & deux brebis , deux coqs & deux poules, &c., & toutes les femelles des quadrupèdes étoient pleines. Nous montrames d'abord aux fauvages, qui avoient peur des gros animaux & qui n'ofoient en approcher , qu'ils n'en avoient rien a craindre , & que ces bêtes étoient auffi dociles que privées, Nous les touchames en leur préfence; nous liames les boeufs & les anes, nous les attelames au chariot & a la charrue, 8£ nous leur fïmes voiturer des mafles pefantes & tracer quelques fillons. Nous inftruisimes cnfuite, autant que nous le pümes, les pnn-  7§ L'ISLE INCONNUÉ. cipaux de raflemblée,' de 1'utilité & de Ia mamère de le fervir de tout ce que nous leur portions. iNous leur apprïmes comment ils pouvoient nourrir & foignerles animaux, conferver & re'parer les inftrumens, amollir & travailler Ie fer ; comment ils pouvoient rendre la terre féconde & fe nourrir largement des fruits de leur culture. Ces nègres, qui ne vivoient que précairement & du jour au jour, fenfibles ar 1'efpoir de fe faire un fort plus heureux , recurent avidement nos Iegons , & promirent de ne rien' négliger pour les mettre enpratique. Ils nousdirent de plus, que nous étions les maïtres d'emmener Don Pedro, & que, quoiqu'ils le viffent partir avec regret, ils ne vouloient pas s'oppofer è fon bonheur. Alors nous partageames nos pre'fens, & les 'diftribuames ainfi: nous donnames un taureau & une vache, avec leur harnois, ainfi qu'une hache & des clous , a EPoo , homme intelligent & accre'dite' dans fa peuplade, qui avoit regu chez lui Don Pedro & Dona Rofa, & avoit eu pour eux les attentions d'un père. Nous fïmes un femblable préfent a Wütéoi, höte de M. de Martine, qui n'avoit pas eii moins d egards pour celui-ci. Nous difposames d'une coupie d'anes en faveur de Feskotoon , chez iequel Won avoit demeuré, quoique.  L' I S L F. INCONNUE, 79 ce dernier n'en dit pas beaucoup de bien, L'autre couple fut accorde'e aux parens du malheureux nègre dévoré dans notre ifle par les nègres antropophages. Nous crümes leur devoir cette préférence, pour les confoler de ce malheur. Les cochons & les brebis, les poules & les pintades furent également dif— tribués par couples a différens chefs de familie, que la voix publique nous indiqua comme des hommes recommandables par leur mérite perfonnel, par leur bon ménage, & par les fervices qu'ils avoient rendus a leur pays. L'enclume, les marteaux, & quelques barres de fer devinrent le partage d'un nègre qui paflbit pour un homme d'une rare induftrie. Enfin le refte des inftrumens, des outils, des clous, fut diitribué de manière qu'il n'y eut pas un chef de familie qui n'en eüt fa part. Les nègres regurent nos dons avec tranfport^ & nous pouvons dire en paffant, que la joie extréme qu'ils en avoient, étoit doublement motivée & très-bien fondée. Nous étions dans le deffein de revenir tous les ans pour continuer de les inftruire & dè les civilifer, & nous leur avions fait part de ce projet, nous 1'avons exécuté depuis, & nous avons vu par nous-mêmes que nos préfens & nos inftructions font devenus pour eux des bienfaits inef-  SO L' I S L E INCONNUE. timables. Ils leur ont fourni des fecours & des moyens de fubfiftance , qui ont augmenté leur population, & les ont mis fur le chemin du bonheur. Ils ont acquis peu a peu 1'ufage de 1'agriculture, & des arts qu'elle ne'ceffite & qu'elleentretient; & quoique ces artspa^excellence n'aient pas fait encore de grands progrès chez eux, il n'en eft pas moins vrai qu'ils les ont fait fortir de leur e'tat fauvage, pour les faire pafler un jour a 1'aifance & au bienêtre des nations agricoles. De notre cöté, nous avons la douce fatisfaction d'en avoir fait des hommes, des amis, des voifins induftrieux Sc utiles, un peuple enfin conflitué fuivant Pordre de la nature, qui tient de nous fon bien, fes lois, fon ame en quelque forte, avec qui nous pouvons commercer, è 1'avantagc reciproque des deux focie'tés, & dont 1'aficcrion & la rcconnoitfance nous afTurent des fecours & des de'fenfeurs, fi nous nous trouvoitó jv.» lis daiu le cas d'en avoir befoin. Ajoutons que les gres antropophages ayant fu ce que nous avions fait en faveur de leurs ennemis, & la protedion de'cidée que nous accordions a ce peuple, voyant les changemens heureux qui s'opéroient chez lui, ainfi que les commencemens de fa profpérité, renoncèrent, non feu-: lement a 1'attaquer déformais, mais vinrent a défirex  L'Islë incohnue; 8r BéGrer de bièn vivre avec lui , & d'obtenir notre bienveillance , pour participer, a fon exemple, au bonheur qu'il tenoit de nous. Ils fe hafardèrent rrrême a rechercher 1'amitié des uns & la prote&ion des autres. Lors du troi-, fième voyage que nous fimes a 1'ifle des nègres amis, que fes habitans appellent Emoï, ils y envoyèrent des députés pour leur demandet la paix, & folliciter en même temps auprès de nous 1'aflïftance des bienfaits & de 1'inftruction , dont ils vouloient faire, nous diyent-ils , un bon ufage. La demande de ces pauvres gens étoit trop louable pour être refufée. Nous faisïmes avidement cette occafion de les transformer de brutes en hommes raifonnables, paifibles , & laborieux. Les longues querelles des deux peuples furent terminées par une paix jurée folennellement, dont nous primes fur nous la garantie , & nous accordames aux fupplians tous les fecours & les legons qui leur étoient néceflaires & qu'ils réclamoient de notre bienfaifance. Nous portames nous-mêmes a leur ifle , qu'ils nomment Koorokoo , les beftiaux, les outils, & les grains, avances indifpenfables 'pour cultiver Ia terre & fonder les arts. Les deux peuples ont vécu depuis, finon amis, du moins tranquilles. Ils fe font occupés chacun chez eux des travaux Tom. III. K  §2 L'ISLE INCONNUE. produ&ifs lis nous ont demandé des légifiateurs, que nous leur avons donnés, qui les gouvernent & les rendent heureux. Que de biens une charité (1) vive & éclairée ne peutelle pas faire parmi les hommes! Oh ! qu'il feroit è fouhaiter que les nations civilifées, chez lefquelles on parle fi fouvent de bienfaifance & d'humanité, tandis qu'elles croient devoir établir leur grandeur & leur profpérité fur la décadence de leurs voifins , qui font pourtant leurs frères ; qu'il feroit a fouhaiter, dis-je, que ces nations, plus éclairées fur leurs vrais intéréts, reconnuffent enfin que leur politique exclufive , mercantille , vexatoire , toujours inquiète, toujours prëte a prendre les armes pour foutenir par la force (r) Remarquons", en paffant, que ce mot, prefque inufité, hors du ftyle de la chaire & de la religion , eft bien plus expreffif que ceux de bienfaifance & d'humanitéqu'on lui a fubftitués. Non feulementil en réunit la valeur, mais il y ajoute encore. Charité, en latjn charitas, en grec x*fVf, fignifie amour ardent pour le prochain, dé/ïr véhément de témoigner fon arFediott aux hommes, tous nis d'un même père , par des fervices réels & utiles. -J'ai regret qu'on borne ce mot, en quelque forte , i la lïgr.incation d'aumöne, qui ne donne qu'une idéé étroite & fouvent faufle de la véritable «harité. Nbte de l'éditeur.  L'iSLE INCONNUE. 8? leurs prétentions aveugles & ambitieufes, eft auflï faufle que deftrudive ! Combien les peuples & les rois ne feroient-ils pas plus riches & plus heureux , s'ils fuivoient la politique humaine & fraternelle que nous employames envers les nègres! Combien ces voyages qü'une avide curiófité, ou plutot la foifde 1'or, a fait entreprendre jufqu'aux deux pöles, a travers des mers inconnues , ne feroient-ils pas plus glorieux & plus ütiles a leurs auteurs & au genre humain, s'ils avoient pour but le foulagement & 1'inftrudion de tant de peuples fauvages qui vivent dans les ténèbres d'une affreufe ignorance , plus cruels & plus malheureux que les bêtes fe'roces de leurs contre'es! Ah ! les hommes ne verront-ils jamais que le bien engendre le bien, & que le mal ne' peut produire que le mal; qu'en refpedant, qu'en étendant les droits des autres, on fait refpeder , on étend les fieris, & que s'il eft utile d'être jufte , il eft plus utile encore d'être biehfaifant ? Oui, malgré les fophifmes de 1'aveugle cupidité & de 1'égoïfnie dénaturé, il fera toujours vrai & toujours conftaté par les faits, que les égards & les bons offices d'un peuple envers un autre peuple, comme d'un homme envers un autre homnie, infpireront a celui-ci des égards, de la reconnoif-  84 L' I S L E INCONNUE. fance, & quelquefois de I'affection , qui, faifant naïtre & fortifiant entre ces peuples Ia paix, la concorde, & la confiance, augmenteront des deux parts 1'envie & les moyens de mieux faire, & formeront une réaótion de bienveillance & de générofité, de fecours & de fervices, qui doit tourner autant a 1'avantage de celui qui les rend, que de celui qui les a secus. Mais revenons. Nous demeurames deux jours chez les nègres amis, tant pour laiffèr prendre de nouvelles forces a Don Pedro, que pour contenter ces bons fauvages, jaloux de profiter le plus qu'ils pourroient de notre préfence & de nous fêter. Ils étoient venus de toutes parts, en grand nombre, pour nous connnoïtre & nous féliciter. II n'y eut pas un chef de familie qui ne nous fit un préfent, & qui n'ajoutat un prix a ce qu'il donnoit, par la cordialité franche avec Iaquelle il nous 1'offroit. C'étoit du gibier, des plumes, des coquillages, des poiffons, des oifeaux rares, des tortues, des fourrures, &c. Tant que nous fümes dans 1'ifle, les principaux nous prièrent a manger & nous traitèrent de leur mieux. Leurs repas , quóique fimples, n'étoient pas fans délicatefle. On y fervit d'abord des fruits & des coquillages.  L'IsLE INCONNUE. enfuke des poiflbns , des racines, du gibier, cuits dans un trou fait en terre, enveloppés dans des feuiües de bananier; & ces mets, ainfi préparés, nous parurent excellens. Nous avions apporté du vaiffeau , du pain , de la bière, & du vin, pour ajouter a la bonne chère & pour régaler nos hötes. Ils mangèrent du pain, & le trouvèrent bon. Le vin ne les flatta pas; ils firent Ia grimace en buvant la bière. Ils'préfe'rèrent aces liqueurs une boiffon faite avec des racines machées & jetées dans de 1'eau , qu'ils avoient laifie fermenter quelques heures (i). Une telle préparation ne nous invitoit pas a boire; cependant nous en goütames pour leur faire plaifir : mais indépendamment de la répugnance qu'elle nous infpiroit, cette boiffon , que nous trouvames forte & enivrante, nous parut défagréable. Les différens fervices de ces feftins furent interrompus par de longs intervalles, durant lefquels plufieurs nègres des deux fexeis exe'cutèrent des danfes au fon de quelques flütes de canne peu fonores , dont les nègres jouoient avec le nez; d'autres luttoient deux contre (i) C'eft n-aifemblablement la même boiffon dont parient Cook & d'autres voyageurs, fous le nom de cuva. Note de l'éditeur. F iij  S6 L' I S L E INCONNUE. deux, ou faifoient feuls des geftes & des ttfurs d'adreffeque 1'afièmblée trouvoit fort plaifahs,, Les hommes & les femmes, aéreurs ou %u? rans de ces intermèdes, montrèrent beaucoup d'agilité, de légèreté & de juftefle d'oreiüe , & quelques-uns, fur-tout les femmes , avoient du naturel & de la grace dans leurs mouvemens; mais en général leurs contorfions Sc leurs poftures e'toient bizarres & ridicules. Leur mufique, monotone & fourde , ne donnoit qu une pauvre ide'e de leurs progrès en cegenre. II faut ne'anmoins convenirque toutce qu'ils firentdansces divers exercices , pafla de beaucoup lopinion que nous nous étions faite de leurs connoifJances & de leurs talens. Nous voulümes a notre tour divertir les nègres par différens exercices. Nous nous mïmes • fous les armes, Sc, commandés par Henri, nous fimes en leur préfence plufieurs évolutions militaires. Nous nous divifames enfuite en deux parties, qui , s'attaquant avec vivacité & fe défendant avec précaution , en fafantfeu I'un contre 1'autre , leur donnèrent une idéé affez jufte de la guerre des blancs. Cette efpèce de combat alarma d'abord les fauvages , qui femblèrent oublierun moment que ce n'étoit qu'un jeu. Les femmes en furent très-emayées ; elles poufsèrent des cris & fe couvrirent le vifage  LTSLE INCONNUE. 87 avec leurs mains, quelques-unes commencoient mêmea prendre lafuite; mais tout le monde fe raffura, quand on vit que les combattans ne fe faifoient aucun mal, & que cette guerre fi terrible n'étoit que fimulée. Les deux troupes ayant quitté les armes , nous pafsames a des jeux plus paifibles. Nos jeunes gens figurèrent plufieurs contredanfes, & exécutèrent un ballet. Souples, leftes , & faconnés de bonne heure a toutes les attitudes & a tous les pas qu'exige f'art agréable de fe mouvoir en cadence, ils y avoient acquis une grace & une légèreté peu communes. Les nègres en favoient trop peu pour bien apprécier nos danfes ; cependant 1'air de fatisfadion qui fe peignoit fur leurs vifages , & des cris de joie qui leur échappoient fréquemment , faifoient connoïtre d'une manière affez marquée leplailïr qu'ils en recevoient. Nous finimespar un petit concert mêlé de chants & de fymphonie, ou nous eümes lieu de remarquer ce que nous avions précédemment obfervé , que les nègres ne faififlbient pas 1'accord & 1'enfemble de nos divertiiTemens, & que la complication & le rapport des mouvemens & des fons , d'oü réfultoient pour nous 1'agrément & 1'harmonie, n'étoient rien pour eux 5 au lieu qu'une danfe comme la F iv  88 L'I S L E INCONNUE. bourrée, ou un air fimple a deux temps, joué fans accords, leur faifoit un plaifir extréme, & qu'ils ne fe lalToient point alors de voir, d'entendre, & d'admiier. La fanté de Don Pedro, comme nous I'avionsefpéré, fe rétablit aflTez, pendant ces deux jours, pour lui permettre de s'embarquer. Il bnïloit d'impatience de partir. Il ne put cependant prendre congé des nègres fans s'attendrir, & ces bonnes gens fe montrèrent fenfibles a cette féparation. Epoo fon h6te verfa des larmes en 1'embraffant. Des amis genéreux, qui s'efliment, pourroient-ils fe quitter fans éprouver quelque peine, lors même que le bonheur les appelle ailleurs ? Nous nefümes pas nous-mêmes indifferens aux regrets ingénus des nègres, quand nous leur°fimes nos adieux. Leurs derniers mots furent des expreffions naïvés de fenfibilité, & des témoignages non équivoques de dévouement & de reconnoiflance. Ils auroient bien voulu nous garder chez eux plus long-temps; mais cela n'étoit pas pofiible. De puiffans motifs nous rappeoient dans notre ifle ; & les fauvages étoienr trop pauvres & vivoient trop précairement pour pouvoir nourrir encore des 'hêtes auffi nombreux. II n'y a q ue les peuples riches par une bonne culture, qui puiffènt fournir conftamment  LTsLE INCONNUE. 89 h une grande confommation , & auxquels il foit permis de fe montrer magnifiques. Nous partïmes le Iendemain de bonne heure, ainfi que nous 1'avions réfolu. Tout fembloit nous promettre une heureufe navigation. La mer étoit belle, le vent favorable, notre barque avangoit rapidement dans fa route. Nous n'étions déja plus, le deuxième jour, qu'a demi-journée de notre ifle. Déja l'on commencoit a voir fur 1'horizon les fommets fumeux du volcan , & nous efpérions mouiller dans la baie avant la nuit, lorfque le temps change tout a coup. Le ciel, fi ferein dans ces climats, fe couvre de fombres nuages. Une obfcurité profonde s'étend fur la nature. Les vents décbainés foufflent avec fureur de tous les points. La mer eft agitée jufqu'au fond des abimes, & fes vagues écumantes, hautes comme des montagnes ,rou!ent& fe fuccèdent impétueufement, & vontfe brifer auloinfur les rochers avec une horrible bruit. De longs & pales éclairs, qui fendent les nuées & nous font voir un moment tous les objets d'effroi qui nous entourent, les éclats répétés du tonnerre,la pluie tombant par torrens , & les gémiflemens. fourds & lugubres de la mer, aügmentent 1'horreur de la tempête & la crainte des périls qui nous menacent de toutes parts.  $0 LTSLE INCONNUE. Dans un danger fi fubit & fi preflant, a peine avons-nous le temps de ferrer les voiles. Frappé de la foudre , le gouvernail eft endommagé jufqua la flottaifon , de manière a ne pouvoir fervir ni être reparé, que la mer nefoit calme. Le vaiffeau , n'ayant plus aucun moyen de direction, eft emporté loin de fa route au gré des vents, tantöt élevé fur le dos des vagues furieufes, tantót précipité dans les profondes vallées qu'elles laiffent entre elles. Nous voguames ainfi trois jours entre la vie & la mort, fans connoiffance des mers que nous parcourions , ne pouvant prévoir la fin de notre aventure, & ne mettant notre efpérance que dans le fecours de la providence & dans notre courage ; mais ni 1'un ni 1'autre ne nous manquèrent au befoin. Henri raffembla tout fon monde , leur paria en homme ferme & en chrétien réfigné au décret de la volonté fuprême. Chacun prit la plus forte réfolution de montrer autant de fermeté que Henri, &, s'il falloit périr, depérir en homme courageux comme lui. Ainfi, quoique nous viffionsa tout moment la mort de trés prés, perfonne ne donna un figne de foiblefle. Nous n'eümes qu'a nous féliciter de eet accident paffager. Le ciel ne voulut nous éprouver, que pour nous confirmer dans des fenti-  L' I S E E INCONNUE. OI; mens dignes de l'homme, & nous rendre Ie malheur utile. Nous pafsames fouvent devant des écueils que la mer découvroit quelquefois jufqua leur bafe, & contre lefquels elle venoit fe brifer enfuite en mugiffant. Souvent nous crümes que nous allions être jetés fur ces rochers. Le troifième jour de la tempête fur-tout, la rencontre de plufieurs écueils & de plulïeurs petites ifles efcarpées& défertes , devint fi fréquente, que nous ne penfionspas pouvoir, fans miracie, échapper a tant de pérüs : mais il s'en fit un pour nous. Une main invifible & puhTante fembla toujours conduire la barque a travers tous ces brifans. Enfin les vents fe calmèrent, la mer s'appaifa , le foleil brilla 'd'un éclat nouveau. La confiance revint dans tous,les cccurs. L'on répara le gouvernail , & nous rendimes graces a Dieu de notre heureufe délivrance. S'il eft des hommes fenfibles qui fe foient trouvés dans une fituationcomme la notre, ils pourront feuls fe faire quelque idéé des fentimens qui nous animoient alors ; mais pour bien juger de notre fatisfaöion , il faudroit qu'ils fuflent en même temps auffi aimans & auffi aimés que nous 1'étions. Peu d'entre nous étoient agés , & la vie devoit nous paroitre un tréfor bien précieux. Nous n'avions rien a  S>2 L' I S L E INCONNUE.' nous reprocher, & 1'exiftence eft bien douce pour des cceurs droits & honnêtes : mais la vie ne nous intérefloit pas uniquement par elle-même; cetoit par rapport a nos chers & refpedtables parens, a nos femmes, nos enfans, nos frères bien aime's, que nous y étïons fi attachés; c'étoit fur-tout la certitude de la douleur mortelle qu'ilsauroientde notre perte, qui nous faifoit trouver tant de joie dans notre confervation. Un événement inattendu vint ajouter encore a cette joie, en nous donnant 1'occafion de fauver des malheureux qui fans nous auroient péri, & nous fournit celle de former des Iiaifons utilespourla colonie. Une jonque montée par des indiens, habitans d'une ifle voifine des moluques, avoit été pouffée paria tempête au milieu des écueils que nous avions évités. Elle s'étoit affalée & totalement brifée fur des rochers. La plus grande partie de 1'équipage avoit trouvé la mort dans ce défaftre. Deux hommes feuls avoient échappé au malheur commun , en grimpa nt fur le haut des rochers , que les vagues n'atteignoient pas : mais la, dans une pofition gênante , trop éloignés des cötés pour pouvoir les atteindre a la nage , fans vivres & fans reflburces , ils ne pouvoient manquer de mourir de faim.  L'ISLE INCONNUE. p^f Ils étoient dans eet état cruel depuis deux jours , lorfque notre barque , s'étant remife en route, pafla, par un heureux hafard, a la vue de ces infortunés. Dès qu'ils apercurent le batiment, ils donnèrent des fignes de détreffè , en faifant voltiger en 1'air une longue tunique blanche. Nous ne la vimes pas d'abord; mais comme nous approchions toujours davantage, 8c que nous portions autour de nous des regards obfervateurs , nous 1'apercümes enfin, & 1'ayant confidérée quelque temps avec unelunette d'approche, nous remarquames les deux hommes & tous les efForts qu'ils faifoient pour réclamer notre fecours. A eet afpect, auffi intéreffant qu'imprévu, nous nous doutames de leur trifte aventure 8c de leur facheufe pofition ;8c quand nous fümes a peu de diftance, nous mïmes la chaloupe a la mer, pour les aller recueillir. Nous n'avons pas befoin de dire ici la réception que nous leur fimes , ni les démonftrations qu'ils employèrent pour nous témoigner leur grati* tude & leur fenfibilité. Ils étoient malheureux: nous les fauvions d'une mort affurée ; 8c c'étoient des hommes policéü, qui, aux fentimens naturels a des cceurs non dépravés, joignoient des qualités eftimables, acquifes paï,  94* L'ISLE INCONNUE. J'éducation. Elevés daris 1'habitude des vertus fociales, ils étoient doux & paifibles, juftes & obligeans. Privés de nourriture & de fommeil depuis plufieurs jours, ils avoient befoin de reftaurant & de repos. Nous nous emprefsames de leur fournir ce qui leur étoit néceffaire. Nous leur fervïmes un aflez bon repas, nous les fïmes coucher enfuite fur nos Hts , & après qu'ils eurent repris des forces , nous leur témoignames le défir que nous avions de connoitre leur aventure, & comment ils fe trouvoient dans des mers qui nous paroiffoient fi éloignées de leur pays. Ils comprirent très-bien notre intention , & ils nous repondirent, moins de La voix que par leurs geftes, que leur pays n'étoit pas fi éloigné que nous 'ie penlïons• qu'ils alloient, pour raifon de commerce, a une ifle diftante de deux journées de celle qu'ils habitoient; que poufles hors de leur route par la tempête, ils avoient fait naufrage fur les rochers oü nous les avions trouvés, & que leurs compagnons, ainfi que leur bariment, avoient péri dans eet accident funefte. Ils ajoutèrent, qu'ils croyoient s'apercevoir que la route de la barque les éloignoit toujours davantage de leur patrie, & ils nous fuppliè-  L' I S L E INCONNUE. 95- rent d'une rftanière tendre & les larmes aux yeux, de vouloir les y ramener, nous affurant que ce nouveau fervice nous rendroitpour toujours les amis de leur nation , qui nous feroit de nömbretix préfens, pour nous témoigner fa reconnoiflance. Une pareille demande méritoit d'être pefée. Nous délibérames fur le champ , pour avifer fur le parti que nous prendrions. Henri pouvoit ordonner, mais il ne voulut rien décider de lui-même ( on avoit ainfi befoin de nous inculquer que le plus fage eft celui qui eft ie plus attentif a prendre confeil). Des raifons affèz fortes fembloient s'oppofer au vceu des Indiens. Nous étions fortis de notre ifle depuis huit jours; l'on devoit y être fort inquietfur notre compte. En différantencore notre retour, nous jetions la colonie dans de vives alarmes, & nous allions caufer une grande peine a Don Pedro,qui mouroit d'impatience de revoir ce qu'il aimoit: mais des raifons non moins puiffantes contrebalancoient celles-ci. II ne paroiffoit pas prudent de mener dans notre ifle ces étrangers, que nousne pouvions y retenir. .11 faudroit toujours les ramener chez eux, & ils pouvoient faireconnoitre notre pofition, qu'une fage politique devoit tenir cachée. Dailleurs  C)5 L'IsLE INCONNUE. le fervice important que nous venions de leur rendre exigeoit qu'on fe prétat a leurs óéCivs; il falloit, pour y donner tout fon prix, combler leur fatisfaction : Ia vraie bienfaifance ne s'arrête point au milieu du bienfait, fi elle n'y eft forcée. Enfin, en cédant a leurs inftances , nous n'alongións notre voyage que de quelques jours, & nous pouvions en tirer de grands avantages. Telles furent les confidérations que le chef de l'emreprife foumit a nos opinions. Baptifte fut d'avis de fatisfaire les Indiens. II efpéroit que Ia démarche que nous ferions pour cela, & les liaifons qui en feroient Ia fuite, donneroient un grand effor a notre induftrie. Charles y vit 1'accroiffement de 1'agriculture; Wilfon ,rétab!iflement du commerce extérieur. Charmé fur - tout de contrarier Don Pedro , dont il étoit fecrètement jaloux, & de retarder fon arrivée auprès de Dona Rofa, il appuya fortement 1'avis de Baptifte ; II s'étendit beaucoup fur les commodités que nous procureroit le commerce que nous aliions fonder, Sc fur Ie plaifir que donneroient a la colonie les objets nouveaux que nous porterions du pays des indiens. Plufieurs fe rangèrent a cette opinion ; mais d'autres, n'écoutant que leur tendrefle pour leur familie Sc pour nos chers parens , infiftoient  LTSLE INCONNUE. OJ ïnfiftoient pour le retour. Ils voulolent calmer 1'inquiétude oü l'on étoit a notre égard. Ne pourroit-on pas enfuite plus commodément ramener les indiens dans leur patrie ? Pourquoi fe métier de leurs intentions? Si l'on vouloit faire un commerce avec leur nation , ne devoit-on pas fe pourvoir des objets d'échange que notre ifle pouvoit t'ournir ? Voici la fubftance de 1'avis de Philippe : * J'ofecroire, nous dit-il, que nousneferons pas ginéreux a demi. Quel mérite auriüïisnous d'avoir fauvé ces pauvres indiens, fi nous n'avions fait pour eux , dans leur malheur, que ce qu'auroient fait a notre place les hommes les plus barbares ? Ramenons les indiens chez eux pour leur rendre fervice autant que nous pourrons , mais non pour profiter des avantages que vous vous promettez de cette complaifance. Qu'elle en foit 1'occafion, ala bonne heure, mais qu'elle n'ait point de tels motifs, II feroit peu digne de nous d'agir, dans cette occurence , par des vues intéreffées. La bienfaifance qui nous infpire, veut que nous achevions avec honneur ce que nous avons fi bien commencé. La prudence & la ra-ifón ne le demandent pas moins. En amenant les indiens a 1'ifle inconnue, nous nous mettons dans Ia Tom. III. G  5><3 LTsLE INCONNUE. néceflké de les tranfporter de la dans leuf pays, &de faire ainfi un doublé voyage.Nous évitons la fatigue & les dangers de cette nouvelle courfe , fi nous allons d'ici direclement chez les indiens, Ils nous en fauront plus de gré, & nous n'aurons rien a craindre de leurs rapports. Nos parens & nos femmes nous attendent: ils défirent tous fans doute de nous voir revenir, mais ils ne favent point au jufte le moment de notre retour , & quelques jours de retard ne fauroient les alarmer. lis font trop bons & trop généreux pour défapprouver notre conduite. Leurs fentimens nous affurent de leur approbation. Nous pouvons en dire autant de Don Pedro; quelque impatience qu'il ait de rejoindre Dona Rofa, il ne voudroit pas lui facrifier 1'honneur & la fatisfaclion d'exercer un acte de bienfaifance , & nous priver du doux plaifir de tirer de peine des malheureux ». La chaleur avec laquelle il parloit, & Ie fentiment qui régnoit dans fon difcours , réunirent tous les fulfrages. Chacun revint a cette opinion , comme la plus jufte & Ia plus ge'ne'reufe. Henri ne put s'empécher d'y applaudir, & il le fit dautant plus volontiers , que c'étoit Ia fienne, L'on prit en conféquence Ia réfolu-  L' I S L E INCONNUE. t>0 tion d'aller direöement au pays des indiens. Don Pedro nous dit en foupirant, que nous lui faifions bien de 1'honneur, mais qu'il de~ voit vouloir tout ce que nous voulions. II approuvoit notre deffein, c'étoit tout ce qu'il pouvoit faire. Les indiens, a qui l'on en fit part auffi-tot, nous en témoignèrent leur joie par les plus vives démonftrations. G ij  20o L'isle inconnue. CHAPITRE XLVII. Les navigateurs de Vijie inconnue tranfportent a Vifie de Samea les indiens quils ont fauvés. , • Réception que le fouverain & le peuple de Samea font aux navigateurs. Ils leur demandent des fecours & des confeils. Le roi leur permet un commerce d'échanges avec fes fuje:s. Mceurs , lois, & coutumes de ces peuples, &c. _Les indiens nous montrèrent le cóté de 1'horizon vers Iequel nous devions nous diriger, & fur leurs indications nous changeames de route, en portant le cap au nord. Ils connoiffoient la bouffole, & avoient fouvent parcouru les mers oü nous voguions. II ne leur fut pas difficile de nous guider d'une manière affez jufte. Nous marchames tout Ie refte du jour & toute la nuit fuivante, avec un bon vent, dans une mer Iibre & profonde, oü nous n'avions a craindre ni les bas-fonds ni les écueils. Le lendemain matin, vers les dix heures, les indiens apergurent les premiers le fommet des montagnes de leur ifle, qui fe montrent de fort loin. Nous les apercevions a peine  L'ÏSLE INCONNUE. IOI avec Ia lunette; mais, foit habitude d'obferver les objets a une grande diftance, foit que leur vue fut plus pergante que la notre, foit que les objets qui nous font chers nous frappent comme par inftind , les indiens découvrirent leur terre natale avant nous, & nous la firent remarquer avec 1 expreflïon d'un fentiment qui nous charma. A midi nous étions a. trois lieues des cötes, & une heure après, nous entrames dans une baie , au fond de laquelle eft le viliage que nos indiens habitoient. Les gens de quelques bateaux que nous rencontrames fur le rivage, & ceux qui fe trouvoient dans la baie quand nous y arrivarnes , parurent d'abord effrayés en voyant notre vaiffeau ( nous en dirons bientöt la raifon ). Déja méme i!s fe difpofoient k prendre la fuite pour nous éviter , lorfque nos deux indiens, paroiflant fur le tillac & appelant leurs compatriotes k haute voix , leur dirent de feraffurer; qu'ils leur amenoient des amis, & qu'ils nous devoient Ia vie. Ce peu de mots fuffit pour les calrner , & pour leur infpirer des fentimens favorables. Auffi-töt cette nouvelle eft portée de bouche en bouche jufqu'au viliage; & avant que nous ayons mis la chaloupe a la mer, nous fommes entourés d'embarcations qui viennent nous voir, G iij  fI02 L'ISLE INCONNUE. nous reconnoitre, & féliciter leurs compagnons fur leur retour. Ceux-ci racontent leur trifte aventure, les traitemens qu'ils avoient regus de nous; ils vantent notre générofité & tous les fecours dont ils nous font redevables. Les infulaires, attendris de ce récit, nous invitent & nous preflent de defcendre. Nous nous embarquons en partie dans Ia chaloupe, en partie dans les bateaux des indiens , & nous allons mettre pied a terre fur le rivage, ou nous fommes accueillis par un peuple nombreux, au bruit de mille acclamations répétées. Dès que nous fümes defcendus, les principaux du lieu vinrent nous recevoir de la parE de Mékaous , roi de 1'ifle , & nous dire en fon nom , que nous étions les bien-venus , & qu'il défiroit nous voir, pour nous témoigner luimême le plaifir qu'il avoit de notre arrivée. Sa Majefté demeuroit a deux cents pas du viliage. On nous conduific a fon palais, qui n'étoit qu'une maifon un peu plus apparente que les autres. Nous fümes introduits dans une falie bafle, tapiffée de nattes très-fines, d'un affez beau travail. Le prince étoit affis , les jambes croifées fur Ia natte qui couvroit le plancher. Plulïeurs perfonnes de fa maifon, & d'autres grands de la nation , aflis de Ia même manière, formoient deux rangs a droite  UÏSLE INCONNUE. ÏOJ Si a gauche , au milieu defquels nous fümes menés jufqua fes pieds. Henri, qui marchoit a notre tête, d'après 1'avis du maitre des cérémonies, s'approcha de très-près du roi, pour le faluer; puis s'inclina profondément, & lui fit entendre comme il put, que nous nous eftimions heureux d'avoit fait quelque chofe qui lui fut agréable, & de pouvoir 1'affurer de nos refpeóts. Avant de lui répondre, le prince lui prit la main, & le tirant a lui, 1'obligea d'approcher fon vifage du fien , de manière que les deux nez fe touchèrent & fe croisèrent. Après cette cérémonie, qui, de la part du prince, eft une grande faveur, Sa Majefté nous témoigna tout ce qu'une reconnoiiïance auffi vive que fincère pouvoit infpirer. II nous dit de nous regarder dans fon ifle , non comme des étrangers, mais comme des hommes qui avoient droit au refpeófc & a 1'amitié de toutes les families. Il ajouta, qu'en fauvant deux de fes fujets , & les ramenant chez eux avec tant d'humanité , nous étions devenus les pères bienfaiteurs de tous les autres; que nous pouvions difpofer a notre gré de tout ce qu'ils pofTédoient, & qu'il déftoit infiniment , ainfi que fon peuple , de pouvoir nous donner des preuves cfficaces des G iv  104 L'IstE INCONNUE» fentimens qu'ils nous devoient. II finit paf nous prier de demeurer dans leur ifle le plus; long-temps que nous pourrions. Henri répondit d'un ton modefte & affectueux, que nous n'avions ére' que les inftrumens de Ia providence, qui s'étoit fervie de nous pour tirer deux infortunés du péril ; que nous n'avions qu'a la remercier de nous avoir choifis pour cette bonne oeuvre , dont tout autre fe fut fait comme nous un devoir; & a nous féliciter d etre venus dans cette ifle , puifque nous y trouvions des hommes fi humains & fi bienveillans, qui méritoient par eux-mêmes & nos fervices & notre amitié. II ajouta, que nous ne pouvions faire un long féjour parmi eux, paree que des affaires preffées nous appeloient dans notre patrie; mais que nous avions trop de fatisfaétion de les voir & de les connoïtre , pour ne pas profiter, en tout temps , de tous les momens que nous pourrions leur donner. Nous avions eu d'abord . de part & d'autre, beaucoup de difficulté pour exprimer nos idéés & pour comprendre ce qu'on nous difoit. Le premier langage des hommes, celui des %nes, avoit été, pour ainfi dire , Ie feul interprète de nos penfées & de nos fentimens; mais nous  L' I S L E INCONNUE. lOj* eümes bientöt un autre moyen de nous expliquer & de nous entendre , qui nous fut, des deux parts, bien utile & bien agréable. Dans le nombre des indiens qui étoient accourus pour nous voir, & qui nous avoient accompagnés jufqu'au palais du roi, il y en avoit un qui, ayant long temps voyagé, avoit été aux Moluques , a Macao , & a Batavia. II avoit demeuré plulieurs années dans les établiflemens hollandpis & portugais, & il par-, loit la langue de ces européens afiez paflablement pour fe faire entendre, & pour traduire, d'une manière exacte, les difcours de ceux qui les parloient. Cet homme, que l'on nommok Hiu-pen, ayant paru a la porte de la falie , le prince, qui le connoiflbk, lui fit dire d'approcher, &, s'il étoit poffible , de nous fervir de truchement. L'indien neus mit auffi* töt en communication avec le roi , & nous donna la facilité de lier enfuite avec les infulaires des converfations fuivies; car Wilfon parlok fort bien le hcllandois & le portugais, & de Martine pouvoit s'expliquer facilement dans cette dernière langue. Le roi fit demander a Henri, par 1'organe de Hiu-pen , mais avec beaucoup' de ménagemens, qui nous étions & d'oü nous venions. Henri lui répondit que nous étions des fran-  106* L'IsLE INCONNUE. cois qui voyagions d'ifle en ifle, pour etrviliter les nations, &pour établir entre elles & nous un commerce réciproque de marchandifes & de denrées. « Vous pardonnerez a cette curiofité, lui dit Hiu-pen , quand vous en faurez le motif. Nous fommes trop voifins, pour notre repos, des établilfemens d un peuple de votre Europe. La nature a vainement léparé nos deux pays par un intervalle immenfe; 1'ambition & la foif de Tor, qui ne connoilfent point de barrières , les ont rapprochés. Les hollandois, cette nation perfide, qui d'abord a navigué dans les Indes, fous prétexte de faire un commerce utile a tous les peuples, mais en effet pour s'emparer de tout ce qu'elle trouyeroit a fa bienféance, les hollandois font, non feulement parvenus a dépouiller a main armée & a chaffer de leurs conquêtes les portugais fuperftitieux & cruels C & plüt a Dieu que les Indes n'eulfent pas d'autres crimes a leur reprocher! ) , mais a force d'intrigues , & en femant la divifion parmi les nations foibles & innocentes qui les entourent, ils font venus a bout d'en affervir la plus grande partie. Ils font tous les jours de nouvelles tentatives pour étendre , avec leur puhTance, leur tyrannie dans ces mers,  L'ÏSLE INCONNUE. IO7 i5 Nous fommes a plufieurs journées de chemin des dernières ifles oü règnent ces defpotes monopoleurs ; mais eet éloignement ne nous met point a 1'abri de leur infatiable avaricc. Notre ifle produit naturellement tout ce qui peut les tenter. En faut-il davantage pour les exciter a nous envahir? Ni la juftice , ni la crainte du ciel n'arrêtent leurs deffeins coupables. Ils ont plufieurs fois entrepris de nous furprendre, & quoique jufqua ce jour ils n'ayent point eu des fuccès , nous ne pouvons douter qu'ils ne tentent de nouveaux effbrts pour mettre cette ifle heureufe au rang de leurs " poffefïïons, & nous compter un jour au nombre de leurs efclaves. « La crainte qu'ils nous infpirent nous fait tenir fur nos gardes , & voila d'oü vient 1'efpèce de frayeur que l'on a montrée a 1'approche de votre batiment. Vous nous prouvez trop bien vos intentions amicales, pour qu'il nous refte contre vous le plus léger foupcon-, d'ailleurs vous êtes des francais. Ce peuple doux & fociable ne s'eft fait que des amis parmi les indiens. Mais vous voyagezdans ce vafte archipel , & vous êtes peut - être en liaifon de commerce avec les hollandois. Si vous vous êtes arrêtés a Batavia, centre de leur puifiance en Afie, vous pouyez avoir eu connoiflance de  I08 L'IstE INCONNUE. leurs deflèins holtiles., & nous donner des avis importans k notre sureté. Ne les refufez point a un peuple jufte & paifible , qui ne les réclame que pour fa défenfe; ne lui refufez pas votre fecours contre ces dangereux ennemis». Henri, fenfible a cette confiance noble & touchante, répondit a Mékaous, que nous ne connoiflions les hollandois que de nom; que nous venions du midi , & que nous n'avions aucun delTein de voir Batavia ni les Moluques. «Humains & pacifiques , ajouta-t-il, nous déteftons du fond du coeur toutes les injuftices de 1'ambition & de la cupidité. Nous favons que tous les hommes , tous les peuples font frères, & que lafaine raifon, comme la loi du Dieu fuprême, défend d'attenter a leurs droits & k leurs propriétés. Nous nous empreffe-' rions de vous inftruire des deffeins des hollandois , s'ils nous étoient connus. Nous voyageons autant pour 1'utilité des autres fociétés , que pour la nótre, & nous regardons comme un devoir les fervices que nous pouvons leur rendre. Que ne nous eft-it permis de contribuer a vous garantir des entreprifes de ces voifins inquiets , ou du moins de leur infpirer des fentimens plus pacifiques! Mais des ordres précis & re^pedables nous appellent ailleurs, & nous ne pouvons vous offrir dans ce  L'ÏSLE INCONNUE. lOO moment que des confeils, & les matières de notre commerce». Mékaous n'infifta point fur les demandes qu'il nous avoit faites. II nous remercia de 1'intérêt que nous prenions au bonheur de fesfujets, & il accepta de grand cceur les offres de Henri. Je vous ferai connoitre , lui dit-il , quelles font les forces de 1'ifle, & je profiterai volontiers des lumières de votre expérience. Quant au commerce que vous propofezjvousferezlibre de porter ici toutes les produétions de votre pays , & de les veridre a mes fujets, ou de les échanger de gré a gré contre les leurs, auffi fouvent & auffi long-temps qu'il vous plaira.Mais remettons a nous entretenir de ces objets , après que nous aurons fait plus ample connoiflance dans un repas que je vous ai fait préparer ». Ce repas étoit un grand feftin, dontle Roi lui-même fit les honneurs, & oü nous fümes tous admis. On drefla le couvert, c'eft-a-dire , une trés - grande natte fous quelques arbres touffus, & fur une peloufe qui s'étendoit devant le palais. Le prince s'affit au haut bout de la natte, & nous fit afleoir tout autour. Les indiens les plus diftingués fe placèrentfur plufieurs rangs, a droite & a gauche, autouc de plufieurs nattes dreffées pour eux. Le peu-_  ÏIÓ L'ISLE INCONNUE. ple, fpe&ateur de la fête, a genoux ou accroupi, étoit a une certaine diftance des convives, en face du Roi. Perfonne ne fe mit & ne palTa même derrière Sa Majefté, que les gens employés pour la commodité du repas. Plufieurs fervices, prefque touscompofés d'un feul plat, ou, pour mieux dire, d'un grand vafe ou baflln , danslequel les mets étoient entafles en pyramide, fe fuivirent a longs inlervalles. L'on commenca par les fruits, qu'on avoit apportés en quantité, & dont nous admirames la diverfité, la beauté, & fur-toutla délicatefle. Vinrent enfuite les légumes & les racines , du riz parfaitement aflaifonné , & qui nous parut exquis; enfin les grofies viandes & le gibier. Nous remarquames dans ces derniers fervices , des cochons, des gazelles & un chevreuil rotis. Nous les trouvames excelIens. Un écuyer tranchant coupoit les viandes; un fecond les dépecoit, & quelques ferviteurs les diftribuoient aux convives, d'après les^ ordres du Roi, & felon qu'il le prefcrivoit. Le prince eut la politeffe de nous faire fervir avant tous les gntnds de fa cour, & 1'attention de nous envoyer de préférence ce qu'il y avoit de meilleur dans chaque plat. Des échanfons verfoient a la ronde une liqueua;  L'ÏSLE INCONNUE. II X Forte & agréable, faite avec le riz: & fur la fin du repas, l'on nous fervit de 1'arak. Nous avions fait porter du vaiffeau, du pain, du vin, des confitures, & des liqueurs fortes de notre fagon, telles que 1'eau des Barbades, la crème d'anis, la citronnelle , &c., que nous préfentames a Sa Majefté, & qu'elle recutavec bonté. Elle gouta Regardez ces belles campagnes; elles donnent toutes les produótions dont la nature li* bérale fe plaït a enrichir les doux climats de 1'Inde, & qu'elle femble avoir partagées a fes diverfes contrées. Elle les réunit ici comme dans le lieu de la terre qu'elle chérit de préférence. Les grains , les fruits délicieux , les épiceries les plus fines croilfent en abondance dans cette ifle heureufe, oü les habitans n'auroient rien a défirer ni a craindré, s'ils ne devoient fe prémunir contre les embüches d'un ennemi perfide. Mon peuple eft nombreux; il vit dans Paifance. Les hommes en font robuftes, paifibles, laborieux; mais comme ils H ij  Uö* L'IsLE INCONNUE. ont toujours vécu dans la paix & dans Tindc* cence, qu'ils fe font borne's a cultiver la terre pour leurs befoins, & qu'ils ignorerit les corrW modités & les fuperfluite's des autres peuples, ils ont peu de commerce & d'induftrie, Sc ils font peut-être moins aguerris qu'ils pourroient & qu'ils doivent 1'être. Ce n'eft pas que nous n'ayons des moyens de de'fenfe. Outre les armes communes è tous les peuples voifins, telles que les flèches , la zagaie , la lance, nous fommes parvenus a nous procurer a Macao celles même qu'emploient nos ennemis. Nous avons de la poudre, des fufils, des canons , des épées; mais, il faut 1'avouer, nous manquons de 1'expérience nécelfaire pour nous en férvir utilement. Nous avons peu d'ouvriers pour les réparer, & conféquemment pour en faire de nouvelles. Enfin la nature, qui nous a prodigué 1'or, nous a refufé le fer, qui ne nous parvient ici que par des échanges , Sc qui eft rare parmi nous. Pourriez-vous nous procurer ce métal, vraiment précieux par fon Jmmenfe utilité? Vous nous avez promis, outre vos confeils, les chofes utües dont nous fommes privés Sc que produit votre pays; je compte fur les fecours de votre amitié, comme vous pouvez vous attendre a toutes les marqués de ma reconnoifiance  L'ISLE INCONNUE. Ï17 Henri répondit au roi: « Nous vous fournirons tout le fer & la poudre k tirer dont vous pouvez avoir befoin. Nous vous procurerons également d'autres métaux, tels que le cuivre & 1'étain, qui, quoique moins utiles, font toujours néceffaires dans une fociété. Nous vous apprendrons, avec le temps, la manière de les fondre & d'en faire ufage; mais dans ce moment, la chofe la plus preflee & la plus importante pour vous , eft de favoir employee convenablement ce que vous avez dans votre ifle d'armes & de bras propres k votre défenfe 8c k repoufler 1'ennemi. Avec quelles forces peut-il vous attaquer ? combien de combatta nsavez-vous a lui oppofer ? quelles font les défenfes naturelles de 1'ifle, & dans quel endroit trouveroit-il la facilité d'y faire une defcente» ? « J'ignore, lui dit Mékaous , avec quelle force les hollandois peuvent venir ici; mais je puis vous fatisfaire aifément fur tout le refte. J'ai fix mille hommes de pied & deux mille chevaux deftinés a notre défenfe, & je pourrois en augmenter beaucoup le nombre; mais ces nouveaux foldats ne connohTant aucunement les évolutions militaires, & n'étant pas drefles au maniement des armes, je craindrois qu'ils ne fervifient plutöt a embarraffèr 8c 4 H iij  Il8 L'ISLE INCONNUE. rr.ettre le défordre dans nos troupes, qu'a les feconder. L'ifle eft par-tout entourée de refcifs & d'écueils a fleur d'eau , qui en de'fendent 1'approche , & il n'y a propremenc que deux endroits oü l'on puifle aborder fans s'expofer au danger d'échouer & de périr». « Eh bien, répondit Henri, vous êtes en état, dans votre pofition, de faire face a des forces très-fupérieures, & de repouiïèr même avec fuccès les attaques de votre ennemi; mais vous avez des précautions a prendre pour n'avoir jamais rien a craindre de fes efForts. La première , c'eft d'exercer au maniement des armes & aux évolutions xnilitaires , non feulement les foldats que vous avez maintenant, mais tous les habitans de votre ifle , en age & en état de fervir leur^patrie de leur perfonne dans les combats.Quand tous vos hommes feront foldats , quelle puiffance fera capable de vous foumettre, difons mieux, de vous attaquer (i)f C'eft une erreur de la plupart des (i) L'exemple de la Suiffe, ou tout citoyen en age de portet les armes eli exercé a les manier, ou tout homme eft foldat pour la défenfe de la patrie , & qui, par eet état belliqueux , eft invincible fur fes foyers & fe fait refpe£ler de fes voifins; 1'exemple de la SuirTe démontre que toute fociété civile & agricole qui voudra  L'IsLE INCONNUE. II9 gouvernemens, ou plutöt une invention de 1'efprit inquiet & ambitieux qui les agite, d'entretenir a grands frais des armées nombreufes & toujours fubfiftantes, pour commander chez eux 1'obéhTance ou porter la guerre au loin au gré de leurs caprices. Un roi qui gouverne fagement, n'a pas befoin de grandes armées pour fe faire obéir. II ne lui faut point de contrainte pour faire exécuter des lois juftes. 1'imiter par des précautions auffi prudentes, deviendra comme elle inexpugnable fur fon territoire. Si un petit pays, tel que la SuitTe, qui n'a ni 1'étendue , ni la population , ni la richefle de la Nprmandie ou du Languedoc , s'elt mife, par cette feule inftitution, a 1'abri de toute invafion , difons mieux, de toute guerre ; fi elle oppofe a 1'ambition des conquérans une barrière infurmontable; combien 1'état de défenfe d'un grand pays, d'un royaume comme la France , ne feroit-il pas refpe&able ! Quelle maife de réfiftance elle oppoferoit a 1'ennemi, fi cette inftitution militaire avoit lieu pour tous feshabitans 1 Le monarque qui voudroit s'occuper paifiblement du bonheur de fes fujets, auroit-il a craindre 1'ambition inquiète & les attaques d'une autre puiffance ? Nul prince au monde ne feroit capable de 1'entamer; il feroit en état de faire face a tous les peuples de la terre conjurés contre lui: mais qui pourroit fonger a 1'attaquer? II feroit a tous égards trop refpeftable, pour qu'on osat feulement en avoir la penfée4 Nou de l'éditeur. H iv,  ï 20 L' I S L E INCONNUE. Toutes les volontés vont au devant de lui, Un prince qui n'a pas la manie des conquétes, qui ne s'occuppe que du bonheur & de la prottdion de fes fujets. fe gardera bien de confumer le revenu public a foudoyer des troupes nombreufes. La guerre défenfive lui paroitra . feule légitime. Il ne prendra jamais les armes que pour repoufter 1'ennemi; mais alors fi fes fujets font exercésa les manier, ils feront tous en e'tat de le combattre, & chaque province foürnira un plus grand nombre de combattans, que n'auroit fait ci^devant tout le royaume. Employés fur leur territoirq, & pour un temps feulement , leur folde & leur entretien coüteront beaucoup mojns. Une petite armée fuffira pour donner des chefs & des exemples a ces troupes nati^nales, qui, toujours recrutées facilement & faifant la guerre fur leurs foyers , feront narurellement invincibles. C'eft ainfi, Mékaous. , que vous devez agir. Que les combattans deftinés a vous défendre faftent !e fond de vos troupes réglées, mais que tout Je refiè des infulaires foit en état de combattre avec eux; vous n'aurez plus d'ennemi que vous deviez redouter. » Il eft encore nécefTaire de fortifier les deux endroits de 1'ifle ou 1'ennemi peut aborder, pour évitcr par ce moyen la néceffité  LISLE INCONNUE. 121 d'en venir aux mains. La baie oü nous fommes en trés, ferrée a fon embouchure par des col^ lines élevées, eft très-facile a défendre. S'il en eft ainfi de 1'autre, vous pouvez, en quelque forte , rendre votre pays inabordable », Mékaous dit a Henri, que 1'autre port n'étoit pas plus difHcile a fortifier. « Dans ce cas, lui répondit celui-ci, embarraflez 1'entrée des deux ports, en coulant a fond quelques jonques chargées de pierres, de manière qu'on n'y puiffe pafier qu'avec difficufté, & fans être conduit par des pilotes qui en connoifient le fond & les dangers. Portez enfuite vos canons fur les collines qui commandent le paflage. Faites-y conftruire des batteries; on n'entrera plus fur vos terres fans votre permiffion >>. Le roi recut ces confeils avec une joie remarquable, & réfolut d'en profiter; dès qu'il fut revenu de la promenade, il donna ordre de raiïèmbler une partie de fes troupes, pour les palier en revue le lendemain devant nous, & qous montrer ce quelles favoient faire. II voulut, en attendant, qu'on fit les préparatifs néceflaires pour tranfporter des canons fur les collines qui dominoient Ie port, & pour drefier les batteries qui devoient les défendre. II nous pria de vouloir bien diriger eet ouvrage , & de faire le lendemain, devant fes troupes,  '122 L'ISLE INCONNUE. 1'exercice des armes & les manoeuvres militaire* qu'il e'toit important de leur apprendre. II nous fit demander enfuite quelles étoient les marchandifes dont nous voulions nous défaire, & quelles feroient les produdtions de fon iüe qui pourroient nous convenir. Henri fit aux demandes du prince une réponfe fatisfaifante. II 1'aflüra que nous tacherions de re'pondre a fa confiance & d'exécuter ce qu'il attendoit de nous. 11 lui dit de plus, qu'il feroit mettre a terre les marchandifes que' nous avions fur la barque, pour les lui préfenter; qu'il Je fupplioit d'avance d'accepter ce que nous nous propofions de lui en offrir; au furplus, que fi les infulaires vouloient en prendre en échange de celles qu'ils avoient deffein de débiter, ils n'avoient qu'a en apporter furie rivage, oü les marchés fe feroient a 1'amiable; que nous ne pouvions dire jufqu'alors ce que nous étions dans le cas de prendre , & que nous n'aurions que peu de chofes a commercer pour Ie moment ; mais que dans un autre voyage, & lorfque nous connoïtrions mieux ce que nous pouvions fournir a leurs befoins, nous le leur apporterions en adez grande quantité. Le roi le remercia d'un air de bonté, & fit publier fur le champ, que chacun pouvoit venir traiter'  L' I S L E INCONNUE. &3 avec nous a fa fantailie. Baptifte 8c Thilippe furent chargés du foin de vetter a la conftruction des batteries. Le refte de nos gens fut prévenu de ce que nous aurions è faire le jour fuivant. C'eft ainfi que fe paffa cette première journée. Le lendemain, avant le lever du foleil, Ie bruit des inftrumens guerriers nous annonca 1'arrivée des troupes indiennes. Nous étions tous en armes fur le rivage. Nous nous rendimes en bon ordre au palais du roi, oü nous trouvames ce prince déja levé 8c qui nous attendoit. Dès que nous 1'eames falué, ü nous pria de 1'accompagner jufqua l'endroit oü fes troupes étoient raffemblées. Nous partïmes aufli-tót, fuivis d'un peuple nombreux des deux fexes, curieux de voir le fpeótacle quife préparoit. Les troupes avoient fait halte dansunepetite plaine voifine. Elles s'y étoient rangées dans 1'ordre accoutumé. II y avoit deux mille hommes de pied & fept a huit cents chevaux. Tous ces foldats nous parurent beaux & robuftes, mais fans grace, fans adrelTe, 8c avec 1'air peu martial. Les deux premières lignes de Infanterie étoient armées de fufils 8c de baïonnettes. Le refte, fur quatre lignes, portoit des arcs, des lances de douze pieds, 8c des poignards.  124 L'ISLE INCONNUE. La cavalerie'avoit pour armes la lance & un fabre recourbé, Fantaffins & cavaliers, tous étoient couverts d'une cuirafTe faite de plufieurs toiles d ecorce ou de coton, coufues & piquées 1'une fur 1'autre. Leurs habits, qui, comme tous ceux des peuples de 1'Afie, font longs & amples, étoient retroufies pour Ia manoeuvre. A 1'approche du roi , toute cette milice pouffa de grands cris de joie. D'après les ordres du prince, qui les palTa en revue, les troupes firent 1'exercice & différentes évolutions; mais, comme nous 1'avions préfumé, ces exercices étoient mal concus & furent plus mal exécutés. II n'y avoit ni jufte/Te, ni légèreté, ni enfemble dans les mouvemens. Les chefs manquoient de capacité , & les foldats d'expérience. Ils paroiflbient furtout fort peu au fait du maniement des armes a feu. Leur tadique étoit a fon enfance; mais ces défauts pouvoient être réparés. Les officiers & les foldats avoient de 1'intelligence & de la bonne volante; il ne leur falloit que de 1'inftruéèion. Nous ne deviops pas flatter Mékaous : lui déguifer le mauvais état & 1'inexpérience da fes foldats, c'eut été lui rendre un très-mauvais lervice. D'ailleurs ce prince, vraimsnt  L'IsLÈ INCONNUE. 12J dlgne d'éloges par fon amour pour la vérité > méritoit qu'on 1'éclairat. II vouloit connoïtre ce qui manquoit a fes troupes, & il nous pria de ne lui rien taire de nos obfervations. Henri ne fe refufa point au défir du prince. II lui fit part de nos remarques fur la tenue , 1'ordre, les mouvemens de fes troupes, fur leur tacTique, fur leur manière d'attaquer U de fe défendre. II lui expofa les moyens qu'il croyoit propres k les former, k les drefier, a les' exercer aux armes, aux combats. II lui fit comprendre que les fufiliers ne devoient pas fe mêler aux piquiers; que la cavalerie devoit protéger les alles de fon infanterie 4 s'attacher k prendre en flanc 1'ennemi, ou k le tourner par des mouvemens prompts & rapides, & le charger au galop , pour enfoncet par ce choc impétueux, & rompre ainfi le corps qui feroit le plus de réfiftance (1); (1) Henri tenoit fans doute du Chevalier des Gaftlnes toutes ces conoiffances fur la manière de placer & faire combattre la cavalerie. C'étoit de Texpérience de fon père qu'il s'appuyoit ici. II n'en avoit point par luimême; mais il paroit qu'il avoit fu mettre a profit les lecons Sc les confeils qu'il avoit recus , & 1'inftruftion qu'il avoit puifée dans leslivres; femblable en cela I Lucullus.qui, parl'étude des livres militaires, devint ua habile général, & remporta des viftoires par lc  126 L'IsLE INCONNUE. .enfin, pour donner une pleine démonflration. de la bonté de fes principes, & joindre 1'exemple aux préceptes, il nous fit faire toutes les manoeuvres que des troupe's difciplinées doivent connoïtre & exécuter. Ce fut lui qut commanda 1'exercice. Notre troupe, rangée fur deux lignes, exécuta d'abord le maniement des armes dans le plus grand détail; elle chargea le fufil, placa la bayonnette, tira, puis marcha au petit pas & au pas redoublé, le divifa par pelotons, qui avancèrent, tournèrent. fe replicrent, fe rejoignirent. Nous nous partageames enfuite en deux troupes, qui, s'attaquant & fe défendant tour a tour en faifant un feu vif 1'une contre 1'autre, en manceuvranttantöt avec précaution , tantot avec rapidité, mais toujours d'une manière habile & ferme, en fe retirant a propos, en revenant a Ia charge, préfentoient une image aifez jufte des combats européens.Tous nos mouvemens furent exécutés dans le plus grand filence, avec un ordre & une précifion qui étonnèrent & charmèrent également le prince & Iesfpeétatenrs. Le feu vif de la moufqueterie, & celui de deux bon ufage qu'il en fut faire , avant davoir vu 1'ennemi, &, pour ainfi dire, fréquente les armées. Note de l'édi* teur.  L'ISLE INCONNUE. 'Ï27 petites pièces de canons que nous avions amene'es, nos attaques brufques Sc foutenues, notre air d'audaceScde fïerté,donnèrentlaplus haute idee de notre bravoure Sc de nos talens militaires , 8c fervirent beaucoup a augmenter le refpeci que les indiens avoient déja pour nous. Le Roi nous témoigna la plus grande fatisfaction , 8c nous dit d'une manière flatteufe, que fi fes troupes étoient compofées de foldats comme nous, il ne craindroit pas fattaque des nations les plus formidables. Enfuite il nous pria de vouloir bien exercer, pendant le court féjour que nous devions faire dans font pays, quelques-uns de fes officiers les plus intelligens, aux mouvemens que nous venions d'exécuter, afin que ceux-ci pulfent , a leut tour, exercer les foldats 8c fucceffivement tous fes fujets en état de porter les armes. II nous prefla fur-tout de revenir au plus tot dans fon ifle, pour achever, dit-il, d'en être les bienfaiteurs, en continuant de donner aux infulaires les connoiflances qui leur manquoient; Nous lui promimes de grand cceur tout co qu'il pouvoit attendre de nous. Pour eet effet, nous partageames les occu* pations que nous pouvions embraffer momen- tanément, Baptifte 8c Philippe firent drefTet  t2% L'ISLE INCÖNNÜë. les batteries. Jofeph fe chargea d'enfeigner au£ troupes fame'ennes les premiers principes dé 1'art militaire. Henri, avec la plupart des nótres, fe rendit fur le rivage , oü il avoit ordonné d'apporter toutes les marchandifes brutes oU travaillées dont nous pouvions nous palier, 8c qu'il nous étoit avantageux de mettre dans lé commerce. Le Roi voulut aller avec Henri jufqua la baie , pour être témoin lui-même dé notre manière de traiter avec fes fujets, & pour s'afTurer s'ils montreroient dans les échanges * les égards & la bonne foi qu'un peuple qui fe refpefte aura toujours pour un autre peuple j que des cceurs fenfibles doivent fur-tout a des étrangers honnêtes, qui ont bien mérité par leurs fervices & leurs fentimens. Nous avions déja débarqué & placé fur la grève tout ce que le vaiffeau pouvoit fournir j & les faméens, que le befoin ou la curiofité invitoit a commercer, avoient dépofé toutes les chofes qu'ils jugeoient devoir être a notre bienféance. De notre cöté , l'on voyoit du fer en barre ou travaillé en outils, en inftrumens, en armes; du cuivre en feuille ou mis en oeuvre, de i'étain & du plomb en malTe^ du falpêtre, des graines de jardin, des légumes, des étofFes, des toiles , quelques beftiaux &c yolailles d'une efpèce plus grande & plus  L'IslE iNCONNUEi I2p plus belle que celle des infulaires, ou même qu'ils n'avoient pas , comme des anes & des pintades , deux morures & une pendule a fe~ condes , ouvrages de Baptifte. Du cöté des infulaires, outre la plupart des fruits 8c des grains que 1 ifle produifoit, parrrU lefquels Hiu-pen nous fit remarquer du riz fee ou riz de montagne (i) ,on trouvoitdes étoffes de foie, de coton , d'écorce, de leur fabrique ; des pièces de feutre a longs poils, luftrées 8c tres - légères ; des animaux domeftiques oufarouches , des chèvres , des brebis différente* des nötres , des cochons plus petits que ceux de la colonie , des finges fort jolis, plufieurs fortes d'-oifeaux, entre lefquels oa peut noter des dindons , des chameaux, des chevaux, & diverfes marchandifes qu'on avoit portées de Macao , & qui venoient de Chine ou même d'Europe, telles que des bottes,des ehapeaux, des bas, des fouliers, destaffetaSj des mouffelines, 8cc. Le Roi n'avoit pas vu 1'étalage de nos marchandifes, fans unfingulier plaifïr. Les métaux, fur-tout le fer, étoient pour lui des objets trés - précieux. La pendule & les montres (i) Dontlaplante n'a pas befoin d'être arrofée comme Je riz ordinaire, pour donner d'aboadantes récoltes. lom. UU 1  I30 L'lsLE INCONNUE. fixèrentlong-tempsfes regards. Ilnousdemanda ce que c'étoit que ces jolies machines qui fe mouvoient d'elles-mêmes, & quelle pouvoit en être 1'utilité. On lui répondit qu'elles fervoient a mefurer le temps; & on lui expliqua hfmanière d'en faire ufage. Le prince admira ces inventions, & loua beaucoup notre induftrie. Nous primes cette .occafion d'ofTrir la pendule a Sa Majefté, ainfi que du fer, tant en barre que travaillé j & quelques couples d'animaux , en lui témoignant le regret de n'avoir pas dans ce moment des chofes d'un plus grand prix a lui préfenter. Nous donnames, avec fa permiffion les deux montres aux deux perfonnes de fa cour les plus en crédit. Hiu-pen regut auffi de nous une pièce d'étoffe de Iaine rouge , des inftrumens de fer poli,& quelques ouvrages de cuivre qu'il paroifToit défirer. Ces préfens furent acceptés avec une cordialité franche, ou , pour mieux dire, généreufe; car il y a quelquefois autant de générofité a recevoir qu'a donner. Quoique' la reconnohTance du prince, comme celle des deux courtifans & de 1'interprète, femanifeftat bientöt après dans les préfens qu'ils nous firent k leur tour , ils fe montroient fi fenfibles a notre libéralité, qu'ils fe regardoient encore comme infiniment redevables envers nous, Mékaous  L' I S L E INCONNUE, ï 3 I nous fit amener fix beaux chevaux & autant de jumens de fes haras , un dromadaire & fa femelle , & nous gratifia de trente facs de riz des montagne, que Hiu-pen lui avoit dit n'être pas cultivé dans notre pays. Les deux feigneurs indiens nous donnèrent plufieurs pièces d'étoffes de foie , unies & a fleurs, & de mouffelines des Indes, beaucoup de fruits & de fucre , une troupe de dindons & plufieurs petits finges. Hiu-pen, quoique fimple particulier, ne fut pas moins magnifique; onnous apporta de fa part deux caifles d'un excellent thé, un petit cabinet de laqué, d'un travail exquis , dont les tiroirs contenoient plufieurs boifes pleines de batons d'encre de la chine , de couleurs , de poudres odorantes , ou des vernis les plus rares. Ii joignit a cela quelques pieds d'arbres en caiiTe , utiles ou agréables , qui n'étoient cultivés qu'a !a Chine ou au Japon. II avoit rapporté de fes voyages ces différens objets,& ilnóusles donna comme une preuve del'eftime 8c de 1'amitié qu'il avoit pour nous. Enfin les indiens que nous avions ramenés dans 1'ifle , & leurs parens, nous envoyèrent, au vaiffeau , plein une chaloupe de provifions de bouche, qui confiftoient en beftiaux, en fruits , en oifeaux , en grains ,accompagnés de beaucoup de plantes rares, d'aró-  I32 L'IsLE INCONNUE. niates , d'épiceries, d'un grand fervice de tabla" de porcelaine, de toiïes de coton & de quelques fourrures très-belles, qui venoient d'un pays fort éloigné. Nous faifions difficulté de recevoir tant de chofes; mais voyant que nous les afflig erions fenfibtement parun refus, nous confentïmes enfin a les accepter, & nous augmentames, par cette complaifance , les obligations qu'ils nous avoient & le fentiment.de leur gratitude. On eft toujours bien payé des fervices qu'on rend aux hommes. Un bienfait »e fe perd jamais; mais c'eft fur-tout dans un cceur fenfible & reconnoiffant qu'on eft affuré d'en trouver la ve'ritable récompenfe. Je ne m'arrêterai pas fur le détail de nos échanges avec les infulaires. Il me fuffira de dire qu'en failant des marchés oü ceux-ci gagnoient beaucoup, nous n'en trouvames aucun qui ne nous fut infiniment avantageux. Nous ne donnames rien au luxe ni aux fuperfluités. Les befoins ou la commodité guidèrent nos choix & fixèrent nos emplettes. Tout le monde fut content, & défira par la fuite la continuation & 1'extenfion de ce commerce. La confiance & Ia bonne foi feront toujours chérir & profpérercelui quelles établilTent. Tous ces arrangemens terminés, il ne nous reftoit plus, pour profiter du peu de temp*  LIsLE INCONNUE. I33 que nous avions a pafferdans 1'ifle, qua prendre quelque connoiflance de Ia reügion, des lois, & des mceurs des infulaires. Hiu-pen, a qui nous nous adrefsames dans cette vue, Sc qui, ayant long-temps vécu chez d'autres nations , devoit avoir moins de préjugés 8c penfer avec plus de liberté que fes compatriotes, Hiu-pen nous donna fur tous ces objets des détails étendus. Nous nous contenterons d'en rapporter un précis. «Le prince, nous dit-il, & les premières claffes des citoyens de 1'ifle de Saméa (car c'eft ainfi que fe nomme ce pays), font profeffion du mahométifme. U's n'adorent quim Dieu; mais la plupart ont prefque autant de vénération pour leur prophéte Mahomet , que pour Ia divinité. Leur culte eft mêlé de fuperftitions ridicules , 8c de pratiques abfurdes 8c minutieufes, dans lefqueïles i!s pénfent que réfide tout le mérite de leurs devoirs religieux 8c de leur croyance. Quelques infulaires, mais en petit nombre, fuivent fecrètement la relïgion naturelle. Ils reconnoiflent un être fupiême, ordonnateür Sc confervateur de tout. ce qui exifte, qui punit 8c récompenfe. Ils, 1'adorent qn filence, Sc n'ont point de culte extérieur. Leur religion ne parfe point aux fens, on ne prend' pas garde * eux. Le refte Iiij  '54 L'ISLE INCONNUE. du peuple vit dans les ténèbres de I/idolatrie. Fo , Brama , San.nonocodon,&c., ont ici des autels & des feótateurs, & l'on trouve dans 1'ifle plus de pagodes que de mofquées. Le Roi, qui aime la paix & veut éviter toute divifion parmi fes fujets, n'a pas jugé prudent de rendre fa religion exclufive , quoiqu'il n'ait au fond que de Faverfion & du mépris pour toutes les fauffes religions & pour leur doctrine. II eft perfuadé que le foüverain qui veut contraindre fes peuples a n'adopter que fa croyance, excite par cela même le fanatifme dans les efprits irrités , & que la perïfée &Fopinion, parfaitement libres de leur nature, ne peuvent être commandés fans faire naïtre le défordre & Ia haine : mais i! a foin de tenir la main a ce que la diverfité des feétes & les erreurs de culte n'intluent pas fur les mceurs & fur les devoirs de la vie fociale, & il veut que chacun foit bon père , bon fils, bon citoyen ,& ne fafTe pas doffen fe nid'injuftiee a autrui». « D'après les vues de fa poütique , dit Henri a Hiu-pen, cette tolérance du prince paroit louable, A 1'exemple du père des êtres, qui fait lever le foleil fur les bons & fur les mécbans , qui protégé & nourrit ceux mêmes qui méconnoiflent fa providence & fa divinité,  L' I S L E INCONNUE. 13 5 Mékaous neveut ufer de fa puiflance que pour tenir en paix tous fes fujets. fans diftindion ; mais s'il croit que ia plupart de ceux qui lui obéiffent font dans ferreur, comment ne les éclaïrè-t-il pas du flambeau de la verité, pour leur faire au moins connoïtre 1'exiftence d'un feul Dieu , & les tirer des ténèbres du paganifme? L'injondion Sc la rigueur font fans doute de mauvais moyens d'attirer la confiance & d'éclairer les efprits; mais des inftrudions données avec douceur, des exhortations faiteS avec charité & foutenues par 1'exemple, tou-chent les cceurs & perfuadent. H ne faut pas que le prince emploie d'autre pouvoir pour foumettre les opinions. C'eft de 1'inftrudion 5 & de 1'inftrudion conftante, que doivent fortïr toutes les réformes. Les efprits une fois éclairés cèdent fans réfiftance a la voix de la raifon ». «Le Mahome'tifme , répondit Hiu-pen, qui ordonne la violence contre les incrédules , n'a pas, dans ces climats, Tambition d'acquérir des profélytes; Sc le caradère pacifiqüé du Roirépugne a entreprendre des changemens dans les opinions religieufes de fes. états. II y a cinq ans que deux prêtres chrétiens, portugais de nation, tentèrent d'y porter Ia rehgion chrétienne i mais eet effai n'eut pas de I iv  136 L'ISLE INCONNUE.' fuccès. Ils vinrent dans cette ifle; ils vlrenf le prince, & lui expliquèrent les dogmes de leur foi & Iespréceptes deleurmorale. Mékaous les regut avec bonté, les écouta patiemment, louala pureté de leur moraIe,fans approuver leur doctrine, & fe contenta de leur dire que fi le Chriftianifme étoit bon pour d'autres pays il ne convenoit pas au fien; qu'ils étoient d'une nation qui ne lui infpiroit pas de confiance ; que la conduite de ce peuple démentoit leurs difcours, & faifoit juger qu'il ne croyoit point k la reügion qu'ils venoient lui précher. Les portugais, fuperftitieux & cruels, ajoutat-il, ne font-ils pas les premiers étrangers qui ont troublé Ia tranquillité des Indes par leurs injuftices ? Les peuples de mon ifle vivent en paix; je vous prie de les lailfer en paix. I! leur fit enfuite des préfens, & les obligea de partir pour Macao, d'oii ils ne font pas revenus ». » Je vois bien, repartit Henri, que Ia prévention & la méfiance ont empéché le Roi d'accueiilir la vérité. La haïneque lui ontinfpirée les portugais, a fait rejeter fans examen Ia religion qu'ils profefTent; mais s'ils font injuftes & fuperftw tieux, s'ils emploient Ia contrainte au lieu de Ia perfuafion, leur religion même les condamne, L'on ne voit, hélas ! que trop fouvent des  L'ISLE ïNCONNlTE. 137 minlftres de paix & de charité oublier 1'efprit de leur nriniftère, & des peuples égarés ou corrompus par les exeniples de ceux qui les guident, manquer aux premiers devoirs de la morale & de la fociété.Ces torts font de 1'homme, & doivent être jugés comme tels •, mais la verkenen eft pas moins un bien ineftimable, de quelque part qu'elle vienne. Je dois blamer les portugais , & plaindre Mékaous ; maiscontinuez, je vous prie, de nous inftruire des lois & desmceurs de votre patrie». alci, reprit Hiu-pen , chacuo jouk de Ia liberté de fa perfonne, a moins qu'il ne 1'engage lui-même . pour un temps. II n'y a dans cette ifle que des efclaves volontaires. Lefouverain , quoique revêtu d'une puiffance prefque fans bornes , n'oferok enfreindre ce premier des droits. Son pouvoir n'eft pas ainfl reftreint par rapport aux propriétés; il peut en difpofer a fon gré. Nous n'avons de loi e'crke que le Coran (i), & les fouverains de (i) Le Coran, plus connu fous le nom d'Alcoran, qui veut dire la même chofe , eft compofé de deux mots arabes , al, qui eft 1'article le ou la, & Koran, qui fignifie üvre ou leCrure, C'eft, pour les rnahoméians, le üvre par excellence. Ce livre, qui contiertf k loi de Mahomet, eft pour fes feftateurs ce que U  ïiS L'ISLE INCONNUE. ce pays étant en même temps les chefs de la reljgion & les fuprêmes interprètes du Iivre facré, il arrivé qu'ils 1'expliquent quelquefois très-arbitrairement, & felon leurs vues & leur intérêt. Les prédécefleurs de Mékaous en ont donné plus d'un exemple. Celui-ci, plus modéré , évite foigneufement de les imiter en cela. Lorfqu'un chef de familie vient è mourir, Ie prince hérite de tous les biens du défunt. Avant Mékaous, les fouverains retenoient fouvent une partie des fucceffions, au préjudice des héritiers naturels; mais Mékaous, qui s'éloigne autant qu'il peut du defpotifme , ne recoit ces hérédités que pour les tranfmettre a ceux qui auroient dü les recueillir. Que dites-vous, nous demanda Hiu- pen , de ces ufages dont Ie prince peut abufer fi facilement? Jecrois, fi je ne me trompe, qu'ils font auffi préjudiciables au fouverain qu'aux fujets». « Je ne m'érigerai pas en réformateur, répondit Henri; mais, a vous parler franchement, je ne vois de louable dans ce que vous venez de m'apprendre, que la modération de Mékaous, ou, pour mieux dire, que fa juftice. On refpefte chez vous Ia liberté perfonnelle ; Bible eft p0ur ies juifS) & ra ile ks £hré_ tiens.  L'IstE INCONNUE. ïty mais on ne la refpecte pas aflez, en permet tant qu'un malheureux ou un fou puifTe renoncer a ce droit primitif & commun a tous les hommes, qu'on ne peut aliéner lans offenfer la nature & fans en être puni; mais on la viole par des attentats contre la propriété, qui n'eft qu'une extenfion de cette liberté ; attentats d'autant plus funeftes , qu'ils font commis au nom de la loi. Tout gouvernement qui s'approche de 1'arbitraire, tend par cela même vers fon déclin. Tout fouverain qui bleffe volontairement la propriété de fes fujets, altère en même temps la fienne. Les prédécelfeurs de Mékaous, qui dépouilloient les enfans des biens de leurs pères, étoient des tyrans infenfés. Mékaous, plus fage &-.plus humain, n'ufe pas du privilege ufurpé par un pouvoir aveugle. II eft louable en cela , fi toutefois un fouverain doit être loué de n'avoir pas fait le mal qu'il pouvoit faire: mais cette modération du roi n'eft pas une grace; c'eft une juftice; & l'on pourroit le blamer de ne s'être pas occupé a promulguer une loi confervatrice des hérédités, difons mieux, des propriétés, pour mettre fes fucceffeurs dans la néceffité de fuivre la voie qu'il leur a tracée. Une maxime de la vraie politique, c'eft que tout chef de nation qui n'établit ni bafe ni  Ï4° I/IsLE INCONNUE; conftitution de gouvernement dans un état informe ou ébranlé, ne doit pas fervir de modele aux rois qui prétendent a une célébrité durable, & qui veulent élever dans Ie cceur de leurs füjëts & dans Ia mémoire du genre feumain , un monument perpétuei de leur gloire ». « Vous croyez donc, répliqua Hiu-pen, que Mékaous n'a pas fait encore pour fes fujets tout'ce qu'il pouvoit faire; qu'en s'occupant du bien 'préfent, il n'a pas fmge a I'avenir , & que la douceur de fon adminiftration n'aura qu'une foible influence fur celle de fes fuccéffeurs? Mais Ia conduite de Mékaous eft uniforme. II a modéré les impöts que fes devanciers exigeoient arbitrairement, & il étend* fa muriificence fur les pauvres & les afHigés. Ses fujets vivent dans 1'abondance & fe trouvent heureux. II eft généralement aimé. Ceux qui régneront après lui , pourroient-i!s ne pas fuivre un tel exemple?—Ils ne s'en écarteroient pas, lui dit Henri, s'ils connoiffoient bien leurs devoirs; mais faute d'inftruftion & de lumières, ils s egareront. Séduits par les paflïons des gens avides & corrompus , dont ils feront entourés, & qui leur diront que Ie monarque eft le maitre de toutes les propriétés de 1'ifle, ils en difpoferont a leur gré pour ré-  L'ISLE INCONNUE. 141 compenfer leurs flatteurs; & ils le feront d'autant plus volontiers, qu'en agiiïant ainfi, aucune loi reconnue ne fervira de rempart a ces propriétés, que les prétentions du fouverain ne connoïtront point de limites, & qu'il croira n'exercer qu'un droit légitime, pour céder au plaifïr de fe montrer libéral. Mais pour engraiffer un petit nombre de courtifans, combien de citoyens il rendra miférables ! & pour être loué de fes favoris , que de pleurs il fera couler, que de malédictions il s'attSrera! II aura beau fe flat ter d'avoir régné puiffamment, il ne laiffera qu'une mémoire odieufe, & fera détefté de la poftérité. Voila, Hiu-pen , oü doit conduire la négligence d'un roi qui ne fonge pas a établir le règne de la juftice d'une manière inébranlable. Mékaous eft aimé, il eft béni de fes fujets; c'eft un tribut qu'on paye a la bonté de fon caradère , d'autant plus remarquable dc plus touchante , qu'elle contrafte fingulièrement avec la tyrannie des fouverains qui lui ont tranfmis le fceptre; mais il eft digne de fon cceur paternel d'étendre fes bienfaits au deli de fon règne, en promulguant des lois juftes , confervatrices des droits des infulaires, lois qui fixent & déterminent le patrimome du fouverain , en étabüffant a perpétuité 1'énfeignement des droits & des devoirs  142 V I S L E INCONNUE. du chef de letat & des citoyens. Mékaous eft bon & populaire, il aime la juftice, il cherche la vérité; il mérite de la connoïtre. Ne lui IaiiTez pas ignorer ce que je viens de vous dire. Son ame , grande & généreufe, en fera touchée; & fi, comme je le préfume, il défire en favoir davantage, je ne craindrai point, a mon retour, de 1'inftruire des vérités importante fur lefquelles il doit fonder ces lois falutaires, qui doivent rendre a jamais fon règne mémorable ». Hiu-pen dit que dès qu'il pourroit pariet au roi, il lui rendroit compte de notre converfation , & nous aflura que nous ne pouvions rendre un fervice plus agréable a Sa Majefté, qu'en lui donnant les moyens d etertdre & de perpétuer le bonheur de fon peuple. cc Je connois, nousdit-ü, fes intentions par moi-même. Chaque fois que je fuis revenu de mes voyages de long cours , il m'a fait appeler auprès de lui, pour me demander ce que j'avois vu & ce que j'avois appris de plus digne d'être noté dans les coutumes & dans les lois des nations que j'avois vifitées. Il a voulu que je m'expliquafle libremenr, en les comparant aux nötres ; & quoique je ne fois pas de la religion du prince (i), ni auffi (i) Hiu-pen ne dit pas de quelle religion il étoit;  L'ISLE INCONNUE. 143 inftruit que vous Pêtes des principes de la politique, il a écouté avec intérêt ce que je lui difois, m'a témoigné de la confiance , Sc la réfolution d'adopter les meilleures lois de ces peuples, pour donner plus de fagefle a fon adminiftratión. Mékaous a 1'efprit jufte, & le déür de faire le bien. Vous pouvez croire qu'il fentira 1'utilité de vos confeils, Sc qu'il s'emprelTera de les fuivre. Vous ferez, a fes yeux, des hommes divins qui méritent la plus grande vénération , Sc vos avis, non plus que vos fervices, ne fortiront jamais de fa mémoire. » Vous vous propofez de revenir ici Sc de vous y arrêter plus long-temps; vous aurez des occafions fréquentes de voir Sc d'entretenir le prince; mais foit que vous le voyiez en public, foit que ce foit au fein de fa familie, ou que, vous admettant dans fa familiarité, il fe dépouille devant vous de toute repréfentation , vous le trouverez toujours aimable, toujours refpedable. Vous le verrez appliqué , fobre , économe , avide de s'inftruire, ennemi des flatteurs , montrant une grande eftime pour les hommes utiles par leurs mais, fi l'on en peut juger par la manière dont il parle du Mahométifme & du culte des idoles , nous croyons ^u'il profeffoit le Théifme ou la Religion naturelle.  144 L'ÏSLE INCONNUE» connoiflances & leurs talens; en un mot, digrie d'être 1'exemple des rois qui veulent s'attacher le cceur de leurs fujets, & de fervir de modèle k tous les chefs de famiile qui lui obéiffient. L'efpoir de votre retour me difpenfe de parler plus au long de ce prince & de fort gouvernement. » A 1'égard des infulaires, vous avez pu remarquerqu'i'sfontgais, pacifiques, prévenans, & hofpitaliers. Ils étoient autrefois graves, inquiets, foupgonneux, toujours prêts a fe foulever & a prendre les armes pour réfifter a 1'oppreffion. Mals que ne peut un bon roi ! Leurs cceurs & leurs caraótères ne font plus les mêmes; ils font auffi dociles qu'ils étoient remuans. Ils travailloient autrefois avec Iangueur , paree qu'ils n'étoient pas aflurés de jouir tranquillement de leurs propriétés , & ils vivoient dans la pauvreté & dans la misère. II fe faifoit peu de mariages ; la popuIation& la richelTe diminuoient tous les jours. Si 1'ennemi eüt alors attaqué 1'ifle, il 1'auroit facilement fubjuguée. Loin de s'oppofer a fes efForts, la plupart des infulaires les auroient favorifés, dans l'efpoir d'être moins miférables fous un nouveau maïtre. Aujourd'hui, que la confiance eft établie entre le prince & le peuple, & .que celui-ci ne graint point d'être troublé  L'ÏSLE INCONNUE. 145" troublê dans la pofleffion de fes droits & de fes biens, chacun fe üvre au plaifïr d'en étendre la jouiflance & de les améliorer. L'intérêt & 1'émulation ont provoqué les travaux champêtres; ceux-ci ont animé 1'induftrie & le commerce ; 1'aifance & le bien-être font revenus parmi nous, avec la paix & la joie; & les jeunes gens qui fe refufoient aux liens du mariage , pour ne pas donner le jour a des enfans malheureux, s'empreffent de s'y engager , & cédant fans réfiftance au plus doux Vceu de la nature, voient tous les ans multiplier leurs families par de nouveauX rejetons. Quelle ne fera donc pas la félicité de 1'ifle , quand Mékaous, plus inftruit, aura établi la profpérité publique fur une bafe inébranlable » ! « Alors, reprit Henri, le royaume de Mékaous doit être un des pays les plus heureux de la terre, & ceux qui connoïtront ce pays, porteront envie au fort de fes habitans ; car les bons rois font un préfent que le ciel fait rarement aux hommes; & les nations qui vivent fous des lois juftes, & dont le bonheur eft fondé fur une excellente conftitution , font encore plus rares que les bons rois. Les families & les opinions des infulaires fe rapprocheront encore; les liaifons & la concorde feront plus fermes & plus étroites, & vous ne ferez plus Tom. UT. K  If 6 L'ISLE INCONNUE. qu'un peuple de frères animés du même ef- prit ». « Que la bonté du ciel, répliqua Hiu-pen, veuille réalifer une fi flatteufe efpérance ! Puiuent nos enfans & leur poftérité voir difparoïtre a jamais la diverfité de culte & de religion qui les divife ! Chaque fefte, ajoutat-il, regardant toutes les autres comme impures, refufe de s'allier avec elles, n'a de relations que le moins qu'il eft poffible avec les perfonnes qui font profelTion d'une autre croyance que la fienne, & dans celle-Ia même reconnoit plufieurs caftes ou divifions de families fupérieures 1'une a 1'autre dans 1'opinion publique, dont les premières traitent les inférieures avec tant de dédain, ou plutöt d'averfion, qu'un membre de celles-la croiroit être fouillé par 1'attouchement même involontaire des individus de celles-ci, & que ces derniers n'oferoient en approcher, tant les préjugés de 1'orgueil & de Ia naiftance éteignent dans ces cceurs le fentiment de la fraternité & de Ia charité naturelle. Ainfi, non feulement les feétes, mais encore les caftes vivent féparées par ces barrières idéales, & ne forment point de mariages hors de 1'enceinte particuliere oü l'opinion les renferme. » Les cérémonies des mariages font diffé-  L'IsLE INCONNUE. I47 rentes comme les religions. Les femmes roahométanes ne fortent que rarement, & ne fe montrent que voilées; on les époufe fans les conrloïtre. C'eft par 1'entremife d'autrui, & fur des rapports fouvent infidèles, qu'on en fait la demande au père. La fille ne connoït pas le maitre qu'on va lui donner , & on ne lui demande jamais fon confentement. L'intérêt du futur & 1'obéilfance paffive de 1'accordée formentfeuls les nceuds de cette union. La dot ftipulée, & le jour convenu, la future, richement paree, part de la maifon du père, enfermée a clef dans une cliaife en forme de palanquin, précédée d'une mufique bruyante , & fuivie de tous les hommes de fa familie , vêtus de robes de foie. Elle eft ainfi portee, au milieu des cris & des acclamations des fpectateurs, a la maifon du mari, qui 1'attend avec d'autant plus d'impatience, qu'il ne pourra favoir s'il a fait un bon marché , que lorfqu'il aura vu celle qu'on lui amène. y> Muni de la clef de la chaife, il va jufqu'a la porte pour la recevoir, & il ouvre précipitamment la portière, pour connoïtre quel eft fon lót. Heureux celui que le hafard partage bien! Si 1'époux fe trouve content des charmes de fa future, il 1'embralTe avec tendrelfe , la K ij  I4§ L'ISLE INCONNUÏ», conduit dans la maifon, & la préfente, ainfi que ceux qui la fuivent , a fes parens a lui» Lorfque les mariés font fur le feuil de la porte de 1'appartement qu'ils doivent occuper, la mère de 1'époux leur offre une coupe pleine de vin de riz , que le mari & la femme boivent en grande partie alternativement & a petits coups. Le refte de la liqueur eft répandu autour d'eux par le mari. Alors la dot eft comptée. Les époux entrent dans leur chambre, oü ils mangent feuls fur la même natte. Les convives font régalés dans un autre appartement. La fète dure plufieurs jours, après lefquels la femme, renfermée dans fon ménage, ne doit plus voir a vifage découvert que fon mari & fes enfans, & ne fort plus de fa maifon que pour aller au bain ou a la mofquée. * » II arrivé quelquefois qu'en ouvrant la cfiaife oü la future' eft enfermée, Ie mari, dépitéd'y voir une fille fort Iaide & d'une figure rebutante, au lieu d'une belle perfonne qu'il s'attendoit a y trouver, referrrie brufquement la chaife, & la renvoie a Ia maifon d'oü elle vient; mais alors , outre qu'il eft privé de la dot, & qu'il fouffre a pure perte tous les frais de la cérémonie, c'eft qu'il eft encore obligé de confoler la fille rebutée de 1'affront;  L' I S I. E INCONNUE. 149 qu'elle a (buffert, par une fomme aflêz forte, Toutes ces circonftances rendent fort rares de pareils événemens. » Chez les infulaires qui ne fuivent point la loi de Mahomet, les mariages fe font de gré a gré. Les parties peuvent fe voir & fe connoïtre avant de contraöer enfemble , & d'ordinaire eet engagement, fuite des convenances réciproques, caufe moins de dégoüts & de regret a ceux qui s'unitfent ainfi, que les liaifons formées a 1'aveugle entre les mahométans , fous les aufpices de 1'intérêt. La principale cérémonie des mariages parmi nos Guèbres (car nous avons ici des adorateurs du feu (1)), eft que les époux faffent trois ()) Les Guèbres ou Parfis, cor.nus dès la plus haute antiquité , paffent, comme la plupart des payens, pour être idolStres ; mais c'eft une erreur ou plutöt une"calomnie avancée pa1- 1'ignorance Sc la prévention , fur la fimple apparen: c de leur culte. Aucune religion n'a jamais adoré, dans le fens ftriét que nous attachons a ce mot, aucun objet matériel. Les idoles ne font que des emblêmes des attributs de la divinité, telle que la concoivent des hommes grofliers & ignorans. Ils ne penfent pas adreffer leur culte & leurs prières a des ftatues dé bois ou de métal. Ce n'eft pour eux qu'une repréfentation des attributs de leur Dieu. Les Guèbres adorent le feu & le foleil, comme des objets en qui K iij  I L' I S L E INCONNUE. fois le tour d'un brafier ardent en fe tenant mutuellement embraffés; chez les dlfciples de Brama, ils doivent manger & boire cachés fous un même voile; chez ceux de Sanmonocodon , être lie's & ferrés enfemble pendant quelques momens avec un cordon de foie fortement noué, qu'il faut couper pour leut donner la liberté. Enfin chez les feétateurs mettre , & ne peuvent lier , en aucune ma-' nière , Ia fociété ni fon chef. Je fais que tout propriétaire a le droit d'ufsr a fon gré de fes; L iv.  '*6*g L'IsLE INCONNUE. propriétés , & par conféquent de commeWér des chofes qui lui appartiennent, & je ne prétends défendre a perfonhe d'établir un commerce avec les faméens- mais je confeille a ceux qui en auroient envie d'y porter beaucoup de prudence & de modération; & quant è ce qui me regarde, je ne veux pas que l'on aille traflquer au dehors, ni pour moi, ni en mon nom, paree que ce feroit donner a mes fucceffeurs le prétexte de détacher leurs intéréts de celui de leur peuple , & mettre 1'adminiftration fur le chemin du monopole ». Don Pedro, qui, par difcrétion & par refped pour nos vénérables parens, avoit infiniment modéré fes tranfports & 1'expreffion de fa joie , voyant qu'on alloit bientöt fe retïrer chacun chez foi , & ne voulant pas fe féparer de Dona Rofa & du refte de la compagnie , fans Jeur avoir fait connoïtre toute la chaleur & Ja force des fentimens dont fon cceur étoit pénetré, demanda Ia perroiffion au Père & a Eléonore d'en parler un moment. Il les remercia d abord de 1'afile, de la protedion & des bontés * tendres & fïfoutenues qu'iis avoientaccordées « & chère Dona Rofa, des fecours inefpérés que nous lui avions portés a lui-même , & de l'accueil qu'il recevoit de tous ; & il le fit avec un a« fi touché, des geftes fi expreffifs, qu'il aug>  L'ISLE INCONNUE. lóp menta beaucoup Ia bonne opinion que nous avions de fon caraöère , & 1'inclination qu'il nous avoit infpirée. II témoigna particulièrement a chacun de ceux qui avoient été de 1'expédition , la gratitude qu'il confervoit de tous les fervices qu'il en avoit recus; & fit le plus grand éloge de leur conduite a fon égard. Enfuite s'adreiïant a Dona Rofa : « Ma chère amie, lui dit-il, ce n'eft pas le moment de vous peindre ce qu'a eu d'affreux pour moi notre féparation , ni 1'incertitude mortelle oü j'ai été depuis fur votre fort. Vous en êtes trop bien convaincue par ce que vous avez éprouvé vous-même. Votre bonheur (je puis Ie dire d'après vous ) tient fi étroitement au mien, que mes peines deviennent les vötres, comme les vötres font les miennes. L'expérience que nous en avons déja faite, doit nous engager h prévenir de plus grands malheurs. Nous allions en Europe pour y être unis par le plus doux lien , pour y vivre dans 1'aifance , & employer nos richefles a faire des heureux. Le -ciel a condamné ces deifeins flatteurs. Nous avons perdu nos parens, nos biens, & jufqu'a l'efpoir de revoir notre patrie : elle eft ici; voila notre familie , fi nos fauveurs daignent nous adopter pour leurs enfans. Ma fanté eft trop altérée, mon falut eft trop incertain, pour que  1JO L'IsEE INCONNUE. j'aille encore courir des dangers, s'il ne faut expofer ma vie pour une époufe & pour des amis. Permettez donc , chère Rofa, que je vous rappelle les promelTes que vous m'avez faites de me donner votre main, & que je vous prefTe d'en hater le moment, afin que je goüte au-moins quelques jours tout Ie bonheur que je puis défirer. «Si généreufement accueillis dans cette colonie, a laquelle le fort & nos vceuxnous attachent, fixons - nous ici, en acquérant tous les titres qui peuvent lier nos intéréts aux fiens; demandons au vénérable chef qui lagouverne, qu'il veuille bien nous recevoir au nombre de fes fujets ; qu'il nous donne a ce titre des terres dans fon ifle, & les moyens néceffaires pour les mettre en valeur , & qu'il confente que nous formions , en fapréfence , des nceuds légitimes, pour y vivre fous fon autorité , dans la jouiffance des droits authentiques de citoyen. Nous ne pouvons pas employer, pour nous unir, les fecours ordinaires de la religion ; mais, comme nos premiers parens, mais, de même que nos refpeótables hötes , nous pourrons contrader un mariage valide, en face du ciel & de toute Ia colonie. Votre confcience s'alarmeroit-elle d'une telle union, quand nos cceurs, les cireonftances, & j'0fe dire mon état, nous en  L'ISLE INCONNUE. IJl font une loi; quand il ne refte aucune efpérance de la rendre plus facre'e par le miniftère d'un prêtre ?... Parlez, ma chère, ma tendre amie. Voudriez-vous , en me refufant, accourcir encore mes jours & les terminer par la douleur ? Un refus de votre part.... Ah ! je n'y furvivrois pas... Mais non. Vous êtes toujours la même , & douter de votre cceur, feroit vous faire la plus fenfible injure». Tous les fpectateurs furent touchés du difcours de Don Pedro; mais Dona Rofa fondit en larmes en entendant ce qu'un noir prelfentiment fembloit lui infpirer de finiftre. Elle ne put d'abord lui répondre que par des foupirs & des paroles entrecoupées ; cependant, faifant effort fur elle-même pour modérer l'excès du fentiment qui la pénétroit: » Cher Don Pedro , lui dit-elle , n'altérez pas le plaifïr que nous avons dé nous rejoindre dans ce féjour , par des alarmes tout au moins inutiles, & qui ne peuvent que m'effrayer. Nous avons trouvé des prote&eurs & des amis tendres, dont 1'affedion & les bontés continues doivent nous confoler de nos mauxpafles. Ne penfons plus a 1'Amérique ni a 1'Europe; nous n'y avons plus rien que nous devions regretter. Cette ifle heureufe fera déformais notre patrie; elle nous offre ia perfpedive du fort le plus fortuné. Ne fongez,  Ï72 L'ISLE INCONNUE. pour en jouir long-temps , qua diflïper les inquie'tudes qui vous troublent. Mon cceur ne change pas , il ne changera pas. Je vous ai fait la promeffe de vous donner ma main dès que nous ferions en Efpagne. S'il ne faut, pour vous rendre le calme & la fanté, que vous affurer de nouveau d'être a vous pour toujours , & de ne pas attendre d'en jurer ['engagement, me voila prête a foufcrire a ce que vous défirez. Je remplirai ma promelfe d'unir ma deftinée a la vótre. .Que le chef de la focie'té veuille former folennellement les nceuds de notre mariage ; je vous engagerai ma foi devant lui. Vivez donc, cher Don Pedro; vivez pour être le plus heureux des hommes, fi votre vie & votre bonheur peuvent dépendre de moi «. Elle eut a peine achevé de parler, qu'Ele'onore, les yeux humides, fe leva de fon iïége, embraffa Dona Rofa , & 1'appelant fa chère fille , lui dit tout ce qu'un cceur infiniment fenfible & généreux pouvoit infpirer de flatteur & de tendre. Puis fe tournant vers Don Pedro : :« Ne doutez aucunement, lui dit-elle, que nous ne prenions tous ici le plus vif intérêt au fentiment de vos peines paffées, ainfi qua l'efpoir du bonheur véritable que vous promet votre union. La feule connoillance de vos infortunes sous eüt infpiré de la bienveillance pour vous s  L'ISLE INCONNUE, I73 & les foins les plus zéle's pour adoucir votre fort 5 mais 1'attachement que nous devons a. 1'aimable Dona Rofa, & ce que nous favons des fentimens mutuels & inaltérables qui vous lient 1'un a 1'autre, nous en font un devoir. facré. Elle eft toute difpofée a couronner vos vceux ; nous voulons également contribuer de tout notre pouvoir a remplir vos efpérances. Ne vous occupez donc plus qu'a rétablir votre fanté , pour vous trouverbientöt au comble de vos défirs". Le Père confirma tout ce que venoit de dire Eléonore. II afliira Don Pedro qu'il feroit non, feulement la cérémonie de fon mariage avec Dona Rofa, mais qu'en faveur de cette union , il les traiteroit comme fes enfans ; qu'il leut donneroitune propriété, avec tout ce qui leut feroit néceffaire pour leur établilfement, Sc fourniroit a leur fubfiftance & a leur entretier» jufqu'a ce qu'ils fuffent en état d'y fuffire pat eux-mêmes. 11 finit par lui demander quel jout il fixoit pour la noce, afin que l'on put prendre d'avance les mefures convenables pour la faire avec tout 1'appareil qu'il feroit poffible de lui donner. Don Pedro, pouvant a peine fuffire aux fentimens qu'il éprouvoit, s'approcha du Père, & fiéchiflant le genou3 lui prit la main, qu'ilbaifa  .174 L'ISEE INCONNUE. refpedtueufement en Ia mouillant de Iarmes de tendreüe & de reconnoiffance ; & lui dit: « O vous! homme refpectable, qui tenez ici la place d!un Dieu bienfaifant, que le ciel vous récompenfe de tant de bontés ! qu'il daigne en même temps me rendre la fanté & me continuer Ie préfent de la vie, afin que, par une fuiteraon ïnterrompue d'actions de graces & de fervices je puhTe m'acquitter envers lui comme envers vous, de tous les bienfaits que j'ai recus ! Hélas I je n'ofe me flatter de cette dernière faveur, & lorfque je touche au bonheur fuprême, je crains ide n'y pas atteindre, ou de n'en pas jouir ïong-temps. Ce que j'éprouve en ce moment eft.... inexplicable.... incompréhenfible.... Je ne puis fupporter.... ni ma douleur.... ni ma joie.... Je ne fais quelle fera la fuite d'une crife fi extraordinaire & fi violente; mais Ia crainte qu'elle m'infpire eft un nouveau motif pour avancer 1'inftant du mariage. Veuillez donc, je vousenconjure, recevoir dans deux jours nos mutuels fermens , & nous fervir dans cette occafion de père & de pontife. La pompe ni 1'éclat ne font pas néceffaires. Les apprets de la fête ne pourroient que Ie retarder, & les circonftances exigent que nous en hations le moment. Faffe le ciel que je puhTe en profiter gomme je le défire » i  L'IsLE INCONNUE. 175Dona Rofa, plus alarmée encore des dernières paroles de Don Pedro , le conjura, les larmes aux yeux , de ne point fe laifler aller a de pareilles frayeurs. « Faut-il, hélas ! lui dit— elle , quand je vous revois, que je tiemble de nouveau pour vos jours ? Ah! reprenez plus de courage , fi vous ne voulez abréger ma propre vie. Allez vous repofer, cher ami; la nuit calméra le trouble & 1'agitation de vos fens, & Ie fommeil vous rendra la force & la confiance qui vous manquent. En attendant, fouvenez- vous que c'eft être peu fage dechercher a lire dans 1'avenir. La prévoyance des malheurs , fut-elle bien fondée, ne pouvant rien changer au cours des événemens , ne ferviroit qu'a vous faire fentir d'avance tout le poids & 1'amertume de ceux que vous redoutez. Souvenez-vous auffi, je vous prie , que toutes vos peines me devenant communes, ma vie eft attachée a la vötre ». LePère, Eléonore,ainfi que leurs enfans, Sc de Martine , eshortèrent tour a tour 1'efpagnol & fon amante a s'armer de réfolution & a montrer plus de fermeté, ne füt-ce que pour éviter de s'affliger mutuellement. Ils promirent 1'un & 1'autre de fe conformer k ce qu'on exigeoit d'eux. L'anglois garda le filence. Chacun prit enfin Ie parti de fe retirer. Eléonore & fa fille  L'ISLE INCONNUE. emmenèrent Dona Rofa, tandis que le Père, avec Henri & de Martine, conduifirent 1'efpagnol a la chambre qu'on lui avoit préparée. Le Père ne vouloit pas feulement faire honneur a fon höte par cette démarche, il étoit encore bien aife d'examiner par lui-même 1'état de Don Pedro, & d'avifer avec le francois, qu'on difoit expert en médecine, fur ce qu'il y avoit a faire dans la circonflance. II avoit remarqué que i'imagination de 1'efpagnol étoit vivement frappée d'un prefientiment funefle, & perfuadé que Ia crainte qui pergoit dans fes difcours avoit quelque fondement, il en avoit tiré un mauvais augure ; mais il s'étoit bien gardé de lailfer rien paroïtre de ce qu'il penfoit a eet égard. Par ménagement pour Dona Fvofa, il n'avoit fait aucune queftion a Don Pedro fur fon état adtuel. 11 s'étoit réfervé de s'en informer, lorfqu'il ne feroit plus gêné par la préfence des femmes. Dès que Don Pedro fut dans fa chambre , le Père lui témoigna plus particulièrement 1'intérêt qu'il prenoit a lui, & le pria de ne lui rien déguifèr de ce qui pouvoit fervir a faire connoïtre fon mal, afin qu'on put lui donner les fecours & les foins les plus convenables. Don Pedro répondit que, depuis fa maladie dans Me des nègres amis , un mal-aife intérieur 1'avoie  L'ÏSLE INCONNUE. 177 Pavoit jeté dans la langueur & rabattement; que l'efpoir de fe réunir a ce qu'il aimoit lui avoit rendu des forces & 1'avoit foutenu ; mais que dans 1'inftant même oü il fe livroit k la joie de revoir Dona Rofaj oü il Ia prioit d'accomplirfapromelfe, il s'étoit fait au dedans de lui une fi fubite & fi grande révolution , qu'un. feu brülant fembloit s'être allumé dans fes entrailles , & confumer les foibles liens qui fattachoient encore a la vie ; tourmeht qu'il ne lui avöit pas été poflible de difllmuler. Le Père, Henri, & de Martine s'efforcèrent de lui öter cette idéé finiftre; mais quand ils eurent obfervé 1'altération de fon vifage, quand, après lui avoir taté le pouls , ils fe furent apergus que les pulfations avoient une grande intercadence, que la refpiration du malade étoit gênée , fa langue sèche & noire , ils comrnencèrent a. s'étonner & a craindre pour fes jours. Ils le firent coucher, & paffant enfuite dans une chambre voifine , ils tinrent confeil entre eux , pour favoir ce qu'ils devoient penfer d'un tel événement, & ce qu'il convenoit de faire dans cette occurence critique , tant pour lui qu'a 1'égard de Dona Rofa. Le réfultat de leurs délibérations fut que les pronoftics de la maladie paroifloicnt être de 1'efpèce la plus alarmante ; que la longue itoTom. III. M  IfS L'IsLE INCONNUE. terruption des battemens du pouls étoit furtout le figne le moins équivoque de Textrême affoibliiTement des organes de la vie & des principes du mouvement, & que , s'il ne furvenoit un changement prompt & favorable dans 1'état du malade, on ne pouvoit pas fe flatter de le fauver •, toutefois , que la nature avoit des reflburces inconnues , & que l'on devoit employer tout ce que l'on avoit de moyens pour en faciliter l'adion; qu'il étoit d'abord néceffaire de mettre deux perfonnes auprès de Den Pedro , pour le veiller & le foigner durant la nuit , & qu'elles devoient tenter de le faire vomir , pour débarrafler les premières voies deshumeurs corrompues qui les engorgeoient, & pour donner du ton aux folides ; enfin , que s'il ne fe trouvoit pas mieux le lendemain, l'on cacheroit, autant qu'il fe pourroit, fon état a Dona Rofa, & que, fous prétexte qu'il prenoit du repos, l'on auroit foin de la tenir éloignée de la chambre du malade. Henri & de Martine demandèrent a paflèr cette nuit auprès de lui, & le Père fut obligé d'y confentir. Le premier n'avoit pas. été détourné de cette réfolution par la crainte de s'attirer des reproches de Ia part de fa chère époufe. Le défir de fe rendre utile a 1'humanité loible & fouffrante , dans la perfonne de Don  L'ÏSLE INCONNUE. Ï79 Pedro ; celui de décharger fes vénérables parens' du foin de le veiller eux mêmes; les égards qu'ori devoit aux femmes ; la confidération du repos que la plupart des gens de la mailon commerïcoient a goüter ; le danger d'abandonner Ie malade a 1'^expérience de quelques jeunes hommes ; tous ces motifs détermirèrent Henri a cette oeuvre de charité, dont on ne peut fe difpenfer, en pareil cas, que par une lacheté cruelle , & dont on prétend vainement fe difpenfer par des foins mercenaires & calculés, qu'on fubftitue a fes propres foins. Quant a de Martine , compagnon & ami particulier de Don Pedro , & dont 1'expérience & les fecours poavoient être plus efficaces, il ne devoit ni ne vouloit s'exempter de le vei'.Ier & de Ie fecourir; & c'eüt été le défobliger infiniment ,que de mettre quelqu'un a fa place auprès dti malade. Avant que le Père fe retirat , de Martine s'informa de lui, s'il n'avoit pas les drogues" médicinales néceffaires dans la circonffance. Le1 Père lui répondit qu'il étoit pourvu d'une petite pharmacie , compofée de remèdes qu'il avoit tirés du vaiffeau lors de fon naufrage , & groffié depuis d'une quantité de fubftances & defimples du cru de 1'ile , dans la vertu défquefs i! avoi!é plus de confhnce que dans celle des premiers, M ij  l8o L'ISLE INCONNUE. paree que l'eftime qu'on faifoit deceux-ci étoit plus tót due a leur rareté, & è ce qu'ils venoient de loin, qu'a leur efficacité , & qu'il croyoit d'ailleurs que ceux qu'il gardoit depuis un fi long temps, devoient avoir fort peu confervé de leur force. « C'eft une manie , ajouta-t-il, de la plupart des médecins de 1'Europe , de vanter comme fpécifiques des drogues & des plantes decontrées & de climats fort éloignés, & de les faire venir a grands frais pour le traitement de leurs malades, quand ils ne peuvent fe dilfimuler que la nature bienfaifante, toujours attentivea la confervation des êtres vivans , & qui a mis une fi grande convenance entre les produétions de chaque pays, & les différens befoins des animaux qui fhabitent, a libéralement pourvu le pays de ces malades , de drogues & de plantes propres a leur établiffement. Ces remèdes communs, plus efficaces , moins chers, méritent donc qu'on les emploie de préférence, ou, pour mieux dire, qu'on n'en emploie pas d'autres. J'ai cru devoir faire ici ce que tant de médecins dédaignent de faire ailleurs. J'ai mis a profit cette réflexion fimple , en amaffant avec foin, & en éprouvant par des expériences , non feulement les fruits, les fimples, les ra-  L'lSLE INCONNUE. ïSï clnes; mais les mouffes, les bois , les ecorces, les graines de 1'ifle, que j'ai foupconné devoir être utiles contre les maladies des colons; & s'ils en ont fait peu d'ufage r c'eft qu'il eft rare qu'ils foient malades ou qu'ils foientmême incommodes. » Je vais vous envoyer les feuilles d'une plante, dont la de'coction purgera fuffifamment Don Pedro , fi vous croyez qu'il foit a propos de le purger ; & j'y joindrai un. paquet de poudres vomitives , extrait d'une racine d'un gris brun , grolfe comme le chalumeau d'une plume (a) , que je regarde comme fort précieufe, paree qu'elle opère beaucoup d'effet fans trop fatiguer l'eflomac. Henri vous fournira de plus les boiflbns & les autres chofes dont vous pourrez avoir befoin De Martine rentra dans la chambre de Don Pedro , pendant que Henri pafla un moment dans celle d'Adélaïde , pour 1'engager ane pas 1'at-tendre & a fe coucher. L'amour tendre. que cette femme, vertueufe avoit pour fon mari, la fit foupirer du contre-temps qui les féparoit enc.ore , & lui en fit trouver la caufe plus affli- (i) II femble que la racine dont il eft ici queftion» {bil une efpèce d'ipécacunaha. Note de l'éditeur. Müj  i8a L'ISLE INCONNUE. geante , mais fans Ia porter a combattre fon intention. Elle eut au contraire la force d'impofer filence a fes fentimens , & de lui dire : .,« Allez , mon cher ami, faites ce que 1'honneur & Ia charité vous ordonnent. Je ne dois pas murmurer de vous voir remplir un devoir qui ne vous rend que plus digne demon eftime & jde mon cceur ». L'on n'avóit quitté Don Pedro qu'un moment ; & cependant, lorfque Henri & de Martine revinrent auprès de lui, ils trouvèrent que fa fituation avoit vifiblement empiré. Plus affaiffé , il fentoit un foulèvement de cceur & tm tel mal aife, fans pouvoir rejeter ce qu'il avoit fur I'eftomac, qu'il fembloit éprouverles angvüfles de 1'agonie. De Martine fe hata de lui faire avaler , dans un verre d'eau , la poudre que le Père venoit de luienvoyer, & bientót un grand vomiflement, qui ceffoit & recommencoit par intervalles avec de violens efforts, fit rendre au malade une prodigieufe quantité de bile noire & fétide, ce qui parut Ie foulager, après 1'avoir exceffivement fatigué. II étoit déja grand jour quand Don Pedro, cédant a fa laffitude , s'endormit d'un fommeil, en apparence afTez tranquille. Le Père, qui avoit toujours coutume de fe levet matin, ne tarda  L'ÏSLE INCONNUE. 1S5 pas a venir s'informer comment le malade avoit paffe la nuit; & 1'efpagnole, que la décence feul avoit retenue, vint un moment après, fuivie de Wilfon & de prefque toute la familie. De Martine fortit au devant d'eux, pour leur dire que Don Pedro repofoit, & les pria de ne pas entrer, de peur qu'on ne 1'éveillat. Dona Rofa , qui craignoit que ce ne fut qu'un prétexte pour lui cacher 1'e'tat de fon amant, demanda la permiffion de le voir, & il fallut la contenter, Admife dans la chambre avec le Père, & voyant par elle-même qu'on ne 1'avoit pas trompée , elle vouloit encore demeurer auprès de Don Pedro, pour luiparler afonréveil; mais lePère, a qui de Martine dit un mot a 1'oreillefur ce qui s'étoit paffe depuis le foir, & furce qu'on avoit a craindre au fujet du malade, Ie Père repréfenta a Dona Rofa que cette attention de fa part feroit peut-être inquiétante pour fon amant , paree qu'elle pourroit donner lieu de croire qu'on avoit un jufte motif de s'alarmer a fon égard ; que le fouvenir de leurs malheurs, les fuites de fa maladie , les fatigues d'un long voyage avoient dü nécelfairement abattre les forces du corps & de 1'efprit d'un homme extrêmement fenfible, dont il falloit ménager la foibleflfe pour lui rendre fanté. « En conféquence^ M iv  184 L'IsLE INCONNUE. ajouta-t-il, je crois qu'il n eft pas prudent de montrer a Don Pedro des attentions plus marquées que celles qu'on auroit pour lui dans toute autre occafion; je vais envoyerauprès de lui quelqu'un de nos jeunes gens , pour qu'il puhTe 1'informer , a fon réveil, de la vifite que nous lui avons faite , & nous appeler enfuite , dans le cas oü Don Pedro voudroit nous parler, ou pourroit avoir befoin de nous. Demeurez ici, mo i fiis , jufqu'a ce qu'on vienne vous relever, Pour vous , Mademoifelle , defcendez, je vous prie , avec M. de Martine, au falon , oü l'on fervira bientöt le déjeuner , & oü mon époufe & moi ne tarderons pas a vous joindre ». Dona Rofa ne répondit point, & fortit avec de Martine. Le Père fortit auffi; &, quelques momens après , Louis, hls aïné de Henri, vint prendre la place de fon père auprès du malade. Libre alors de vaquer a fes affaires, Henri paffa chez lui pour voir fon époufe & fes enfans, puis il fe rendit au viliage , pour dire a fes frères de débarquer les marchandifes & les animaux qui étöient fur le vaiileau , & de les tranfporter k la citadel!e, oü ils les préfenteroient a leurs parens; mais G illaume ,Phi!ippe, Jofeph , & Ia plupart de ceux qui étoient de 1'expédition » parmi lefquels on doit noter Baptifte , ayant  L'Isle inconnue; 185 'déja pris cette réfolution , étoient partis pour 1'exécuter. Flattés de mettre fous les yeux de leur père & de leur mère des objets nouveaux , non moins utiles qu'agréables, & de leur offrit en même temps ce qu'il y avoit de plus pré • cieux , ils avoient prévenu 1'avertiffement de _ Henri. Celui-ci ne jugea pas a propos de les aller joindre , & revint auprès du Père. II le tróuva dans le falon avec Eléonore , Dona Rofa , Wilfonj & de Martine , ainfi qu'une partie de la familie , & leur fit part de ce qu'il avoit voulu faire & de ce qu'il venoit d'apprendre. A cette nouvelle, les deux étrangers fe mirent a même de fortir pour aider a defcendre les effets du navire; mais Henri les pria de rentrer, attendu que fes frères ne pouvoient tarder a revenir-, & le Père les retint, en leur difant que le déjeuner étoit prét , & qu'on alloit le fervir. » Quand la table fera levée , je vous prierai , Meffieurs, dit-ilaux étrangers, de m'inftruire des affaires de 1'Europe , dont je n'ai point entendu parler depuis que je fuis ici. Quels changemens fe font faits dans les gouvernemens & dans la politique de cette partie du monde > quelles font les moeurs acluelles ? quels progrès y ont faits les fciences & les lettres )  '86 L'IsLE INCONNUE. Contentez , je vous prie , ma curiofïte' 15deffas. L'intérêt, que je ne ceffe de prendre au bonheur de 1'humanité , a la profpérité des peuples que j'ai connus I'attachement particulier que je conferve pour Ia France, m'engagent a vous demander cette complaifance pour moi. Le hafard ne pouvoit me fervir a eet égard d'une manière plus favorable. Vous êtes nés chez les deux nations de la terre les plus puiflantes & les plus éclairées; vous avez recu, l5un & 1'autre, une éducation foignée; vous avez voyagé dans fancien & dans le nouveau monde il'age & 1'expérience doivent vous avoir apprisa voir les chofes dans leur vrai jour, & a les apprécier fans prévention & fans partialité. Au refte, s'il reftoit encore a t'un de vous des préjugés d'état ou de nation , j'efpère que les obfervations & les réflexions de 1'autre ferviront a les éclairer, & me montreront la vérité ». L'anglois & Ie francois aflhrèrent le Père en même temps de tout leur empreffement a Ie fatisfaire. II fut convenu que de Martine raconteroit ce qu'il favoit de 1'hiftoire de 1'Europe,. depuis le dernier fiècle , & que Wilfon ajouteroit acerécit, non feulement les remarques & les détails qu'il croyoit propres a  L'IstE INCONNUE. 1'écla'ircir & le compléter, mais tous les renfeignemens qu'il pouvoit s'être procurés fut les parties, dont il devoit être, par fon etat, plus inftruit que le francois. Ces diverfes propofitions émurent la cunofité & fixèrent 1'attention de 1'afiemblée ; & c'étoit en partie le but que le Père fe propofoit. II étoit bien aife de faire ainfi diftraaion aux jnquiétudes de 1'efpagnole.  ?i8S L'Isle inconnue; CHAPITRE XLIX. Infiruaion fur Vetat de ÏEurope depuis le commencement de ce fiècle. I/on déjeüna , & quand on eut deflervi, tout Ie monde ayant fait cercle autour des deux européens, de Martine paria de la forte: » Vous vous fouvenez. d'avoir vu le règne mémorable de Louis XIV, qui, tournant fur ce prince les regards & 1'attention de tous fes contemporains, lui fit beaucoup d'admirareurs, & lui fufcita encore plus de jaloux & d'ennemis. Comme un jour brülant d"été qui fe termine par desorages, ce règne éblouiifant fut troublé fur fon déclin par de grandes tempétes & de longs malheurs , & perdit; avant de finir a prefque tout eet éclat dont il avoit brille'. , " vEn Penant les rênes du gouvernement, c eft-a-dire, après la mort de Mazarin, ce jeune monarque fe trouvoit dans les circonftances les plus favorables. Son royaume , puilTant & riche en productions, en population , en induftrie, étoit en paix au dedans & au dehors , refpeétê de fes voifins, chéri de fes alfiés. L'animofité des partis, & les difcordes qui 1'avoientfi long-  LTsLE INCONNUE. l8p temps divïfé , ne fubfiftoient plus. L'enthoufiafme & le feu des guerres civiles setoient changés en émulation & en patriotifme. Les efprits & les courages en étoient plus élevés, plus propres aux grandes chofes. Le commerce profpéroit, 1'ordre régnoit dans les finances, les peuples étoient heureux. Louis , gouvernant par lui-même & avec application, dans un age oü la plupart des hommes ont befoin de la prudence d'un guide expérimenté pour fe conduire, fe montrant paflïonné pour toute forte de gloire , & annongant dans toute fa perfonne & dans fa conduite un caraéière frappant de grandeur, étoit l'efpoir & 1'idole des francois; mais il lui manqua d'être alfez inftruit pour éviter la fédu&ion de la fauffe gloire & des flaneurs, dont il neconnutles illufions funeftes qu'a la fin de fa vie. II préfuma trop de fes talens, & il s'exagéra les forces de fon état, comme il s'étoit fait une trop haute idéé de lui-même. 53 Ce prince avoit recu de la nature les qualités qui font un grand Roi. A 1'extérieur le plus noble il joignoit une ame élevée, un courage ferme, 8c le défir immodéré de fe faire un nom immortel. Heureufes difpofitions, qui pouvoient le rendre le modèle des fouverains, fi la négligence de fon éducation, 1'adulation  ïjpO L' I S 1 E INCONNUE." des courtifans , & I:s pernicieufes influences d'une longue profpérité, ne 1'avoient trompé fur les moyens d'en faire un digne ufage. *> Je ne vous parlerai point des événemens de fon règne jufqu'au commencement du fiècle pre'fent; mais je vous prierai de remarquer que cette foif de gloire , qui le portoit a entreprendre tout ce qui pouvoit frapper les yeux & les efprits, & leur imprimer Ie plus grand refpecl: pour fa perfonne & fa puiffance , qui , pour remplir ce delTein , lui fit encourager tous les genres de talens, & 1'entoura de tant d'hommes célèbres , dont il ambitionnoit les louanges, 1'ayant engagé , trop légèrement peut être , a faire Ia guerre a 1'Efpagne & a la Hollande , Ia hauteur avec laquelle ces guerres furent foutenues, & les fuccès rapides & furprenans dont elles furent fuivies , étonnèrent d'abord tous les voifins de la France, les aigrirent enfuite, & finirent par les Iiguer contre lui ». De Martine fit ici le re'cit (i) des e'vénemens (t) Nous n'avons pas cru dëvoir laiffer dans le texte de eet ouvrage le récit qu'y fait de Martine de Ia guerre de la fucceffion, ni confereer les réflexions de Vf ilfon fur le caraftère & le gouvernement de Louis XIV. Les raifons qui nous ont déterminés font, que le plus grand nombre de nos lefteurs, connoiflant parfiitement Jes événemens de cette guerre, pourroieot  L'ISLE INCONNUE. ipi les plus remarquables , arrivés en Europe depuis la paix de Rifwick jufqu'a la mort de croire ce récit.mal placé dans le texte de ces mémoires; & que, dans fes réflexions, 1'anglois montre fouvent trop de paflion & de partialité, & s'exprime quelquefois d'une manière peu décente. Cependant, pour ne pas manquer a la fidélité que nous devons a notre auteur, & pour 1'inftruérion de ceux de nos leéleurs a qui 1'hiftoire eft peu familière , ou qui défireroient connoïtre tont ce qui fert a développer le fond du caraétère de Wilfon , nous allons rapporter, a la fuite de cette note , la fubftance de fes reproches , & cette partie du récit de M. de Martine, qui en fournit 1'occafion. « Pour faire face a tant de forces réunies, continua de Martine , il falloit de très-grands efforts. Louis XIVi fit des prodiges. II étonna par fes reffources, par fon courage ferme Sc aftif, & par 1'afcendant de fa fortune ; mais fes viftoires même., toujours chèrement achetées, épuifoient fes finances & dépeuploient fon royaume ; tandis que fes adverfaires, comme une hydre renaiffante, fe monlroient plus forts & plus réfolus après leurs défaites, Sc qu'afre&ant de publier que ce prince vifoit a la monarchie univerfelie , ils gagnoient tous les efprits, & lui faifoient des ennemis de fes alliés naturels. Attentifs a fes démarches & fe tenant en garde contre fes entreprifes, ils étoient toujours prêts a le combattre pour xepouffer fes attaques, toujours préts a 1'attaquer pour le prévenir. La paix même de 1698 , oü ce prince avoit montré beaucoup de modération & de générofité, ne ramena pas la confiance dans ces cosurs ulcérés. » Telles étoient les difpofuions de 1'Europe contre  *5>2 L'IstÉ inconnue; Louis XIV. II loua le courage & la fermeté de ce prince dans fa mauvaife fortune ; mais il le Louis XIV, lorfqu'un événement imprévu ralluma les flambeaux de la difcörde dans cette partie du monde. Charles II, roi d'Efpague, mourant fans poftérité , fit, en 1700, un teftament par Iequel il légua la fouveraineté de fes valles états a Philippe duc d'Anjou, fon neveu, petit-fils de Louis XIV. Charles, prince de la maifon d'Autriche , petit-fils comme celui-ci de Philippe IV , père du roi défunt, lui difputa cetie immenfe fucceffion , & tous les ennemis de Louis XIV armèrent en faveur du prince autrichien. On vit dans fon parti 1'empereur, 1'Angleterre , la Hollande, l'eledteur de Brandebourg devenu roi de Pruffe, Ie Portugal, & jufqu'au duc de Savoie (depuis roi de Sicile & enfuite roi de Sardaigne), beau-père de Philippe & du duc de Bourgogne. » Louis, pour foutenir les dtoits de fon petit-fils, mit quatre armées en campagne. Les alliés lui en opposèrent de plus fortes. On fe battit en Efpagne, od une partie de la nation étoit pour Charles, en Flandre , en Allemagne, en Italië, avec des fuccès variés, mais toujours funeltes pour Louis. » La France n'étoit déja plus ce qu'elle avoit été. L'age avoit affoibli Ie fier monarque; fon adminiftration n'avoit plus la même vigueur, fon royaume les mêmes reffources. La plupart des hommes célèbres & des grands généraux qui avoient illuftré fon règne , les Condé, les Turenne, les Luxembourg, les Colbert, lesLouvois, &c., étoient morts. Ceux qui leur avoient fuccédé en faifoient mieux fentir la perte. La faveur les avoit éle- blama  L'ISLE INCONNUE. t$$ .fclama d'avoir , fur la fin de fon règne , trop écouté la faveur dans le choix de fes miniftres vés; la fortune prit plaifir a montrer combien les choix de la faveur font fouvent injuftes & malheureüx. » Douze ans d'une guerre acharnée , pendant lefquels les alliés firent effuyer aux armes francoifes les plus hurailiantes défaites, & leur enlevèrent tout ce que les rois d'Efpagne poffédoient en Italië , en Flan'drè , & prefque toute 1'Efpagne , mirent la France aux abbï's, Ses places frontières tomboient Tune après 1'autre'; les ennemis étoient a la veille de pénétrer dans ie cosur du royaume : 1'efprit de découragement y étoit généralement répandu; la misère & la famine , frites ordinaires de la guerre, y défoloient les villes & les campagnes; enfin, comme fi tous les fléaux s'étoient réunis pour abaiffer 1'orgueil d'un monarque fi long-temps heureux, la mort avoit frappé tous les princes.de fa familie , & rfavoit épargné qü'nn enfant au berceau. » Dans ce même.temps, la guerre & fes fureurs fa— vageóient également le nord dc 1'Euröpe. Uil jeune roi de Suède ( Charles XII), attaqué par lc Czar dc Mofcovie, les rois de Danemavck & de Pologne ligüés contre lui, avtoit montré fur ce théatre la pélérité , les talens, & le courage d'un nouvel Alexandre; mais après avoir vaincu plufieurs foïs les deux premiers & dépouillé le troilième, après avoir pénctré dans les états du Czar, qu'il fe fiattoit de détröner auffi, il fe vit abandonné tout a coup par la fortune , qui 1'avoit favorifé neuf ans entiers. II perdit toute fon année dans une grande bataille. Echappé de cette défaite avec un peti't nombre des fiens, il fe réfugia en Turquie , ou. il s'arrêta long-» Tom. III. N  19i L'ISLE IKCQNNUE., & de fes ge'néraux, trop prodigué l'argent & fe fang de fon peuple, & d'avoir laiffé les finances temps & inutilemenr pour négocier des fecours & Une alliance avec le fultan , taadis ■ que fes eanejuis preffoient & démembroient ia Suède, ébranlée de fes revers & privée de fon chef. » Ainfi, le nord & le midi voyoient les deux monarques les plus iliuftres, les plus long-teinps viftorieux & les plus redoutes, en proie a de longs malheurs. Charles XII , revenu dans fa pairie, & feifant toujours la guerre, périt les armes j la main, viétime de fon obftination. Louis XIV, humilié par fes difgraces, mais devenu plus prudent, n'entreiint la guerre que pour obtenir la paix. II la demandoit inftamment a des ennemis auxquels il avoit tant de fois diélé des lois en vainqueurj mais ceux-ci, enfiés de leurs fuccès, xejetoient la paix , ou ne vouloient y confentii qu'1 des conditions outrageanfes. Le ciel ne voulut pas la ruïne de ce prince. Louis vint a bout de détacher 1'Anglêterre du parti des alliés, & deux viétoires que fes armées gagnèrent en Flandre & en Efpagne, les ayant rendus plus dociles , la paix fi défirée vint terminer les longues querelles dont 1'humanité gémiffoic depuis fi long-temps. » Par le traité de paix qui fut fait a Utrecht, Philippe fut reconnu pour roi d'Efpagne & des Indes; mais il céda le royaume de Naples, la Lombardie , & la Flandre a fon compétiteur, 1'ifle de Minorque & Gibraltar aux anglois, la Sicile au duc de Savoie. La France abandonna Terre-Neuve & 1'Acadie a l'Angle-  L'ÏSEE INCONNUE. Ipy 'de 1'e'tat dans un trés-grand défordre (i). II ajouta, que fa mort avoit caufé peu de regrets, & que le nom de Grand i qu'on lui donnoit pendant fa vie, ne lui avoit pas furvécu. Le francois avoit parlé en homme inftruit 8£ terre , & perdit quelques villes de Flandre, fruit de fes conquêtes. Louis XIV mourut en 1715 , en faifant 1'aveu qu'il avoit trop aimé la guerre Sc trop chargé fes fujets ( aveu tardif, mais qui fait voir ce que ce prince penfoit alors de fa gloire), emportant peu de regrets, laiflant le fceptre entre les mains d'un enfant, & les finances de 1'état dans un défordre inexprimable. Telle fut la fin d'un monarque qui fatigua fi longtemps la renommée de fes exploits, que fes contemporains , éblouis de fes fuccès , appelèrent Grand, Sc qu'on n'appelle déja plus de ce nom ». (1) C'eft une vérité qu'on ne peut taire. Les dettes de la France , prefque éteintes a la mort de Henri IV, & qui n'ttoient pas confidérables au décès de Louis XIII , relativement du moins aux richeffes de ce royaume , s'élevoient , a la fin du règne de Louis XIV, a plus de de-ux milliards de livres, qui , fuivant le cours aftuel de l'argent, feroient aujourd'hui plus de quatre milliards. Les guerres continuelles de ce prince , fes dépenfes exceflives en b^timens, en fêtes, en décorations; les déprédations de toute forte dans les revenus du fifc; les emprunts faits a un intérêt énorme , portèrent la dette publique a ce taux exorbitant: on peut cependant la calculer; mais qui peut apprécier les pertes immenfes que la fpoliation de ces richeffes fit effuyer a 1'agricul- ture & au commerce ? Ni]  IS>6 L'ISLE INCONNUE. judicieux, fans outrer & fans farder la vérité; & néanmoins 1'indépendant , 1'audacieux Wilfon , oppofé par caractère a toute autorité, & particulièrement jaloux de la gloire du monarque francois & de fon peuple, fe trouva bleffé de ce qu'il venoit d'entendre , comme fi on lui eüt fait une offenfe. II interrompit de Martine , pour lui dire que fon récit étoit flatté , que Ie penchant de tout francois pour fes monarques ne lui permettoit pas d'ea être 1'hiftorien ; que pour lui il fe faifoit gloire d'être fans préjugé & de parler fans contrainte ; & proteftant que le nom des rois ne lui en impofoit point, H cenfura Ia vie & les actions de Louis XIV. avec beaucoup d'amertume. De Martine répondit qu'il avoit parlé de Louis XIV comme 1'hiftoire ; que M. Wilfon au contraire fembloit ne juger ce prince que d'après les fatires publiées contre lui. « Oh ! M. Wilfon , lui dit le Père , quand on ne fauroit pas que vous êtes anglois , on le verroit fans peine a ce que vous venez de dire. J'avoue que Louis XIV a fait de grandes fautes; qu'il n'a pas bien connu fes droits & fes devoirs de fouverain ; qu'il a pris le bruit & 1'oftentation pour la gloire , & qu'il n'a pas aflez ménagé fes fujets. Louis XIV nous offre un trifte exemple du malheur des rois qui n'ont pas recu i'inf-  L'ÏSLE INCONNUE. IO7 truétion qui leur eft propre. I! avoit de grandes qualités, & il vouloit le bien. II fe trompa fur les moyens de le faire. II fut féduit par ceux qui lui déguifoient la vérité; il futentraïné ioinde la route qu'il devoit fuivre {1) ; mais il paya (1) No T E de Védlieur. On vient de publier récemment dans le Recueil des Eloges des acddémicïens de 1'académie franpoife , une lettre de 1'iiluftre Fénélon a Louis XIV, ccrite vers 16p5 , relative au gouvernement de ce prince. Ceux de nos lefteurs qui ne font pas a portee de fe procurer ce recueil, feront bien aifes fans doute de la trouver ici. Elle eft; précédée de cette note , tom. 3 , page 351. Note IV j relative a la page 300 , fur la lettre da Fénélon d Louis XIV. Comme cette lettre n'a jamais été imprimée , Sc ' qu'elle eft très-intéreffante, non feulement par fon objet, mais par la vérité & la vigueur avec laquelle elle eft écrite , nous la donnons ici fïdèlement tranfcrite fur l'original, qui eft de la propre main de Fénélon; on y, remarque plufieurs ratures Sc correétions qui prouvcnÉ qu'il en étoit 1'auteur, Lettre de Fénélon au Roi. « La perfonne, Sire, qui prend la liberté de vous écrire cette. lettre n'a aucun intérêt en ce monde. Elle ne 1'écrit ni par chagrin , ni par ambition , ni par envie de fe mêler des grandes affaires. Elle vous aime lans N iij  'ioS* L'ISLE INCONNUE. fes erreurs par de Iongues difgraces. Plaignons ce prince & fon fiècle , d'avoir méconnu les être connue de vous, elle regarde Dieu en votre pcrfonne. Avec toute votre puiffance, vous ne pouvez lui donner aucun bien qu'elle défire > & il n'y a aucun mal qu'elle ne fouffrit de bon cceur, pour vous faire connoïtre les vérités néceffaires a votre falut. Si elle vous parle fortement , n'en foyez pas étonné, c'eft que la vérité eft libre & forte. Vous n'ètes guère accoutumé a Fentendre. Les gens accoutümés a être flattés , prennent aifément pour cbagrin, pour apreté, & pour excès, ce qui n'eft que vérité toute pure : c'eft la trahir que de ne vous la montrer pas dans toute fon étendue. Dieu eft témoin que la perfonne qui vous parle, le fait avec un cceur plein de zèle , de refpeft, de fidélité, & d'attendriffement fur tout ce qui regarde votre véritable intérêt. » Vous êtes né , Sire, avec un cceur droit & équitable ; mais ceux qui vous ont élevé, ne vous ont donné pour fcience de gouverner , que la défiance, la jaloufie, 1'éloignement de la vertu , la crainte de tour méiite eclatant, le goiit des hommes fouples & rampans, la hauteur , & 1'attention a votre feul intérêt. t> Depuis environ trente ans, vos principaux miniftres ont ébranlé & renverfé toutes les anciennes maximes de 1'état, pour faire monter jufqu'au comble votre autorité , qui étoit devenue la leur, paree qu'elle étoit dans leurs mains. On n'a plus parlé de 1'état ni des régies, on n'a parlé que du roi & de fon bon plaifïr. On a pouffé vos revenus & vos dépenfes a Finfini. On vous a élevé jufqu'au ciel, pour avoir effacé, djfoit-oa, la  L'ISLE INCONNUE. 199 principes de Part du gouvernement, fans nous arrêter ici a une cenfure inutile ». grandeur de tous vos prédéceffeurs enfemble , c'eft-a. dire, pour avoir appauvri la France entière, afin d'introduire i la cour un luxe monftrueux & incurable. Ils ont voulu vous élever fur les ruines de toutes les conditions de 1'état, comme fi vous pouviez être grand en ruinant tous vos fujets, fur qui votre grandeur eft fondée. II eft vrai que vous avez été jaloux de 1'autonte, peutêtre même trop dans les chofes extérieure*; mais pour le fond,chaque miniftre a étéle maïtre dans Fétendue ae fon adminiftration. Vous avez cru gouvemer, paree que vous avez réglé les limites entre ceux qui gouvernoient. Ils ont bien montré au public leur puiffance, & on ne 1'a que tropfentie.llsont étédurs,hautains, injuftes,violens, de mauvaife foi. Ils n'ont connu d'autre régie, ni pour 1'adminiftration du dedans de 1'état, ni pour les négocrations étrangères, que de menacer, que d'écrafer, que d'anéantir tout ce qui leur réfiftoit. Ils ne vous ont parlé que pour écarter de vous tout mérite qui pouvoit leur faire ombrage. Ils vous ont accoutumé a recevo.r fans ceffe des louanges outrées, qui vont jufqu'a Idolatrie , & que vous auriez dü , pour votre honneur , rejeter avec indi-nation. On a rendu votre nom odieux, & toute la nation francoife infupportable a tous vos voifins. On n'a confervé aucun allié , paree quon na voulu que des efclaves: on a caufé, depuis plus de vingt ans, des ' guetres fanglantes. Par exemple , Sike , on fit entreprendre i Votre Majefté, en iSft , la guerre de Hollande pour votre gloire & pour punir les hollando,s, qui avoient fait quelque raillerie dans le chagrm ou N iv  200 Vl$ LH INCONNUE. - De Martine reprit ainfi : « A I'époque des traités de paix qui terminèrent la guerre de Ton les avoit mis en froubiant les régies du commerce étehli par le Cardinal de Richelieu : je cite en particulier cette guerre, paree qu'elle a été la fource de toutes les autres. Elle n'a eu pour fondement qu'un motif de gloire & de vengeance.ee qui ne peut jamais rendre une guerre jufte; d'oii il s'enfuit que toutes les frontières que vous aurez étendues par cette guerre , font injuftement acquifes dans 1'origine. II eft vrai, Sire , que les traités de paix fubféquens femblent couvrir & réparer cette injuftice , puifqu'ils vous ont donné les places conquifes : mais une guerre injufte n'en eft pas moins injufte pour être heureufe. Les traités de paix %nés par les vaincus ne font pas fignés librement; on figne le couteau fous la gorge; on figne malgréfoi, pour éviter de plus grandes pertes; on figne comme on dpnne fa bourfe , quand il faut la donner ou mourir. II faut donc, Sire, remonter jufqu'a cette origine de la guerre de Hollande, pour examjner devant Dieu toutes vos conquêtes. » 11 eft inutile de dire qu'elles étoient néceffaires a votre état; le bien d'autrui ne nous eft jamais néceffaire; ce qui nous 1'eft véritablement, c'eft d'öbferv'èr une exaéte juftice. II ne faut pas même prétendré que vous foyez en droit de retenir toujours certainesplaces, paree, qu'elles fervent a la süreté de vos frontières. C'eft a vous a chercher cette siireté par de bonnes alliances, par votre modération, ou par les places que vous pouvez fortifier derrière; mais enfin le befoin de veiller a notre Siireté ne' vous donne jamais un titre de prendre la,  L' I S L E INCONNUE. 201 la fucceffion , TEurope entière put être comparée a la falie du feftin des Centaures & des terre de notie voifin. Confultez la-deffus des gens inftruiis & droits, ils vous diront que ce que j'avance eft clair comme le jour. » En voila affez, Sire, pour reconnoitre que vous avez paffe votre vie entière hors du chemin de la vérité & de la juftice, & par conféquent hors de celui de Tévangile. Tant de troubles affreux qui ont défolé loute TEurope depuis plus de vingt ans, tant de fang répandu, tant de fcandales commis, tant de provinces ravagées, tant de villes & de villages mis en cendres, font les funeftes fuites de cette guerre de 1671, entreprife pour votre CTloire & pour la confufion des faifeurs de gazettes & de médailles de Hollande. Examinez, fans vous flatter, avec des gens de bien , fi vous pouvez gardcr tout ce que vous poffédez, en conféquence des traités auxquels vous avez réduit vos ennemis par une guerre fi mal fondée. » Elle eft encore la vraie fource de tous les maux que la France fouffre. Depuis cette guerre , vous avez toujours voulu donner Ta paix en maitre , & impofer les conditions, au lieu de les régler avec équité & modération. Voila ce qui fait que la paix n'a pu durer. Vos ennemis, honteufement accablés, n'ont fongé qu'a fe relever & a fe réunir contre vous. Faut-il s'en étonner? Vous n'êtes pas même demeuré fidéle dans les termes de cette paix , que vous aviez donnée avec tant de hauteur. En pleine paix, vous avez fait la guerre & des ' conquêtes prodigieufes. Vous avez établi une chambre ■ de réunion, pour être tout enfemble juge & partie :  202 L'ISLE INCONNUE. Lapithes, après leur combat. L'épuifement abfolu fe fit (emir de toutes parts. Le monarque, c'étoit ajouter Tinfulte & la dérlfion i 1'ufutpation & a la violence. Vous avez cherché, dans le traité de Weftphalie , des termes équivoques pour furprendre Strasbourg. Jamais aucun de vos miniftres n avoit ofé, depuis tantd'années, alléguer ces termes dans aucune négociation , pour montrer que vous eufliez la moindre prétention fur cette ville ; une telle conduite a réuni & animé toute TEurope contre vous. Ceux même qui n ont pas ofé fe déclarer ouvertement, fouhaitent du moins avec impatience votre afFoibliffement & votre humiliation, comme ia feule reffource pour la liberté & pour le repos de toutes les nations chrétiennes. Vous qui pouviez, Sire, acquérir tant de gloire folide & paifible a être le père de vos fujets & Tarbitre de vos voifins, on vous a rendu Tennemi commun de vos voifins, & on vous expofe a paffer pour un maitre dur dans votre royaume. » Le plus étrange effet de ces mauvais confeils eft la durée de la ligue formée contre vons; les alliés aiment mieux faire Ia guerre avec perte , que de conclure la paix avec vous, paree qu'ils font perfuadés, fiir leur propre expérience , que cette paix ne feroit point une paix véritable, que vous ne Tobferveriez non plus que les autres , Sc que vous vous en ferviriez pour accabler féparément, fans peine , chacun de vos voifins, dès qu'ils fe feroient défunis : ainfi , plus vous êtes victorieax, plus ils vous craignent & fe réuniflent pour éviter Tefclavage dont ils fe croient menacés. Ne pouvant vous vaincre, ils prétendent au, moins vous épuifer  L'ISLE INCONNUE. 20? fi long-temps en butte aux effbrts de tous , & dont le règne avoit embrafie quatre époques a la longue. Enfin ils n'efpèrent plus de sureté avec vous, qu'en vous mettant dans 1'irnpuiffance de leur nuire. Mettezvous, Sire , un moment en leur place , & voyez; ce que c'eft que d'avoir préféré fon avantage a la juftice & a la bonne foi. » Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfans, & qui ont été jufqu'ici fi paflionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres eft prefque abandonnée; les villes & la campagne fe dépeuplent; tous les métiers languiffent & ne nourriflent plus les ouvriers. Tout commi cc eft anéanti; par conféquent vous avez détruit la m ;itié des forces réelles du dedaris de votre état, pour faire & pour défendre de vaincs conquêtes au dehors. Au lieu de tirer de l'argent de ce pauvre peuple , il faudroit lui faire 1'aumóne & le nourrir. La France entière n'eft plus qu'un grand höpital Sc fans provifions. Les magiftrats font avilis 8c épuifés. La nobleffe, dont tout le bien eft en décret, ne vit que de lettres d'état. Vous êtes importuné de la foule des gens qui demandent & qui murmurent. C'eft vous-même, Sire , qui vous êtes attiré ces embarras; car tout le royaume ayant été ruiné , vous avez tout entre les mains , & perfonne ne peut plus vivre que de vos dons. Voila ce grand royaume fi floriffant fous un roi qu'on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple , & qui le feroit en effet, fi les confeils flatteurs ne i'avoient point empoifonné. » Le peuple même (il faut tout dire) qui vous a tant aimé , qui a eu tant de confiance en vous, commence a  a°4 L'ISLE INCONNUE. derévölütions Créumon, fplendeur, abus des forces 3 épuifement total) , le monarque tombe petdre 1'amitié, la confiance, & mêrne le refpedt. Vos vicWes & vos conquêtes ne le réjouiffent plus; il eft plein daigreur & de défefppir; la fédition s'allume peu 3 peu de toutes parts. Ils croyent que vous n'avéz dUcune pitié de leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité & votre gloire. Si ie roi, dit on , avoit un cceur de père pour fon peuple , ne mettroit-il pas plutöt fa gloire a leur donner du pain & d les faire refpner, après tant de maux, qua garder quelques places de la frontiere, qui caufent la guerre > Quelle réponfe a cela,, Sire? Les émotions populaires, qui étoient inconnues depuis fi long-temps, deviennent fréquentes. Paris même, fi prés de vous, n'en eft pas exempt. Les raagiftrats (a) font contraints de tolérer i'infolence des mutins, & de faire couler fous main quelque monnoie pour les appaifer. Ainfi, on paye ceux qu'il faudroit punir. Vous êtes réduit d Ia honteufe & déplorabie exirémité , ou de laiffer la fédition impunie & de 1'accroitre par cette impunité , ou de faire maiïacrer avec inhumanité des peuples que vous mettez au défefpoir , en leur arrachant, par vos impöts pour ceite guerre , le pain qu'ils tachent de gagner a la fueur de leurs vifages. » Mais pendant qu'ils manquent de pain, vous manquez vous-mêine d'argent, & vous ne voulez pas voir 1'extrémité od vous êtes réduit; paree que vous avez (a) II y eut, en 1694 , des émeutes caufées par la chsrté du pam : c'eft Yrailemkhblement rfyocjue de «ste lettre.  L'ISLE INCONNUE. 20f en fermant le temple de Janus, & Iaifïe la France étonnée d'avoir a fe gouverner elle— toujours été heureux , vous ne pouvez vous iniagir.er que vous cefliez jamais de 1'être. Vous craignez d'ouvrir les yeux; vous craignez qu'on ne vous les ouvre ; vous craignez d'être réduit a rabattre quelque chofe de votre gloire: cette gloire , qui endurcit votre cceur, vous eft plus chère que la juftice, que votre propre repos, que la confervation de vos peuples, qui périffent tous les jours des maladies caufées par la famine; enfin que votre falut éternel, qui eft incompatible avec cette idole de gloire. » Voila , Sire, 1'état ou vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal fur les yeux : vous vous flattez fur les fuccès journaliers qui ne décident rien, & vous n'envifagez point d'une vue générale le gros des affaires, qui tombe infenfiblement fans reffource. Pendant que vous prenez dans un rude combat le champ de bataiile & le canon ennemi (a) ; pendant que vous forcez les places, vous ne fongez pas que vous combattez fur un terrein qui s'enfonce fous vos pieds, & que vous allez tomber malgré vos vi£toires .• tout le monde le voit, & perfonne n'ofe vous le faire voir. Vous le verrez peut-être trop tard. Le vrai courage confifte a ne fe point flatter, & a prendre un parti ferme fur la néceffité. Vous ne prêtez volontiers Toreilie, Sire, qu'a [a] Ceci femble indicjuer les bata:.!les de Sceihkerke 2c de Nerwinde , en 1692 & 1693 , ou la yiétoine fe réduiüt en efi'st & prendre le dump de bataiile & une partie dn canon.  «ZOO* L'ISLE INCONNUE. même , languiffante & fans crédit, maïs toujours capable, en apparence, de fe fuffire , & ceux qui vous flattent de vaines efpérances. Les gens que vous eftimez les plus foiides, font ceux que vous craignez & que vous évitez le plus. II faudroit aller au devant de la vérité , puifque vous êtes roi, preffer les gens de vous la dire fans adouciiTement, & encourager ceux qui font trop timides; tout au contraire, vous ne cherchez qua ne point approfohdir. Mais Dieu faura bien lever le voile qui vous couvre les yeux , & vous montrer ce que vous évitez de voir. II y a long-temps qu'il tient fon bras levé fur vous; mais il eft lent a vous frapper, paree qu'il a pitié d'un prince qui a été toute fa vie obfédé de flatteurs, & paree que d'ailleurs vos ennemis font auffi les fiens. Mais il faura bien féparer fa caufe jufte d'avec la vötre qui ne 1'eft pas, & vous humilier pour vous convertir; car vous ne ferez cbrétien que dans 1'liumiliation. Vous n'aimez pas Dieu , vous ne le craignez même que d'une crainte d'efclavc : c'eft 1'enfer & non pas Dieu que vous craignez. Votre religion ne confifte qu'en fuperftitions, en petites pratiques fuperficielles. Vous êtes comme les juifs dont Dieu dit: Pendant qu'ils m'honorent des levres , leur cceur eft bien loin dt moi. Vous êtes fcrupuleux fur des bagatelles , & endurci fur des maux terribles. Vous n'aimez que votre gloire Sc votre commodité. Vous rapportez tout a vous, comme li vous étiez le Dieu de la terre, & que tout le refte n'eut été créé que pour vous être facrifié. C'eft au contraire vous que Dieu n'a mis au monde que pour votre peuple; mais hélas! vous ne comprenez point ces vérités. Comment les goüt«4  L'ISLE INCONNUE. 207 Ie croyant ainfi, dans 1'ivrelfe que lui caufe la nouveauté de fa fituation.L'Allernagnerentrée rieü-vous ? Vous ne connoiffez point Dieu, vous ne 1'aimez point, vous ne le priez point du cceur, & vous ne faites rien pour le connoirre. » Vous avez un archevêque (1) corrompu, fcandaleux , incorrigible , faux , malin , artificieux , ennemi de teute veriu , & qui fait gémir tous les gens de bien. Vous vous en accommodez, paree qu'il ne lbnge qu'a vous plaire par fes flatteries. II y a plus de vingt ans, qu'en profütuant fon honneur , il jouif de votre confiance. Vous lui facrifiez les gens dc bien ; vous lui laifiez tyrannifer 1'églife, & nul prélat vertueux n'eft traité auffi bien que lui. » Pour votre confeffeur {h), il n'eft pas vicieux; mais il craint la folide vertu, & il n'aime~que les gens profanes & relachés. II eft jaloux de fon autorité, que vous avez pouflee au dela de toutes les bornes. Jamais eonfeffeurs des rois n'avoient fait feuls les évêques, & dé— cidé de toutes les affaires de confclence. Vous êtes feul en France, Sire, a ignorer qu'il ne fait rien, que fon efprit eft court Sz groftier, & qu'il ne laiffe pas d'avoir fon artifice avec cette groMïèreté d'efpiit. Les jéfuites mêmes le méprifent, & font indignés de le voir fi facile a 1'ambition ridicule de fa familie. Vous avez fait d'un religieux un miniftre d'état. II ne fe connoït point en hommes, non plus qu'en autre chofe. II eft la dupe (a) De Harlai, mort en 1595. Ib) Le père la Chaife,  208 L' I S L E INCONNUE. dans le cercle intérieur de fa politique lente & furchargée , voit baiffer la toile fur la feène, oü de tous ceux qui le flattent & lui font de petits préfens. II ne doute ni n'héfite fur aucnne queftion difficile. Un autre, très-droit & très-éclairé, n'oferoit décider feul. Pour lui, il ne craint que d'avoir a délibérer avec les gens qui fachent les régies : il va toujours liardiment, fans craindre de vous égarer ; il penchera toujours au relachement, '& a vous entretenir dans 1'ignorance, du moins il ne penchera aux partis conformes aux régies, que quand il craindra de vous fcandalifer; ainfi , c'eft un aveugle qui en conduit un autre, &, comme dit Jefus -Chrift; ils tomberont tous deux dans la foffe. » Votre archevêque & votre confefTeur vous ont jeté dans les difficultés de 1'affaire de la Régale, dans les mauvaifes affaires de Rome : ils vous ont laiffé eno-ager, par M. de Louvois, dans celle de Saint-Lazare, & vous autoient laiffé mourir dans cette injufïice , fi M. de Louvois eut vécu plus que vous (a). » On avoit efpéré , Sire , que votre confeil vous tireroit de ce chemin fi égaré; mais votre confeil n'a ni force ni vigueur pour le bien : du moins Madame de M.. .. & M. le duc de B devoient-ils fe fervir de votre confiance en eux pour vous détromper; mais leur foibleffe & leur timidlté les déshonorent & fcandalifcnt tout le monde. La France eft aux abois. Qu'attendent-ils pour vous parler franchement ? que tout foit perdu ? Craignent-ils de vous déplaire? Ils ne vous aiment donc pas; (a) Mort en xSji, fon (a) Mort en iSpi,  I/ISLE INCONNUE. 209 fon chef avoit repréfenté, comme celui de 1'infurreétion générale. Le nord ne craignoit plus car il faut être prêt a fêcher ceux qu'on aime , plutöt que de les flatter ou de les trahir par fon filence. A quoi font-ils bons, s'ils ne vous montrent pas que vous devez reftituer les pays qui ne font pas a vous ; préfefer la vie de vos peuples a une fauffe gloire; réparer les maux que vous avez faits a 1'églife, & fonger a devenir un vrai chrétien avant que la mort vous furprenne ? Je fais bien que, quand on parle avec cette liberté clirétienne , on court rifque de perdre la faveur des rois; mais leur faveur leur eft-elle plus chère que votre falut? Je fais bien aufti qu'on doit vous plaindre , vous confoler, vous foulager, vous parler avec zèle, douceur, & refpecl; mais enfin il faut dire la vérité. Malheur , malheur a eux s'ils ne la difent pas, & malheur a vous, fi vous n'êtes pas digne de 1'entendre ! II eft honteux qu'ils aient votre confiance fans fruit, depuis tant de temps. C'eft a eux a fe retirer, fi vous êtes trop ombrageux , & fi vous ne voulez que des flatteurs autour de vous. Vous demanderez peut-être, Sire , qu'eft-ce qu'ils doivent vous dire : le voici. Ils doivent vous repréfenter que vous devez vous humilier fous la puiffanïe main de Dieu, fi vous ne voulez qu'il vous humilie ; qu'il faut dcmander la paix, & expier , par cette honte , toute la gloire dont vous avez fait votre idole; qu'il faut rejeter les confeils injuftes des politiques flatteurs; qu'enfin il faut rendre au plutot a vos ennemis, pour fauvïr 1'état, des conquêtes que vous ne pouvez d'ailieurs retenir fans injuftice. N'êtes-vous pas trop heureux que Tom, III, O  210 L'IsLE INCONNUE. le foudre rapide qui 1'avoit ébranlé dans fon paflage , Sc voyoit avec étonnement un prince des de'ferts trans fe'rer la capitale au bord de la Baltique , pour fe rapprocher des moyens d'une civilifation forcée qu'il vouloit fixer dans fes états. * La Hollande, épuife'e par les intrigues des habiles guerriers, dont elle avoit long-temps fourni Ia folde , defcendoit pour toujours du théatre de la politique, bien en peine de mettre 1'ordre dans fon comproir. L'Angleterre, recevant une nouvelle dynaftie de fouverains , formoit & fuivoit le doublé plan d'être libre au dedans & de dominer au dehors. L'Italie, foupirant Dieu fafle finir les profpérités qui vous ont aveuglé (a), & qu'il vous contraigne de faire des reftitutions effentielles a votre falut, que vous n'auriez jamais pu vous réfoudre a faire dans un état paifible & triomphant ? La perfonne qui vous dit toutes ces vérités, Sire , bien loin d'être contraire a ros intéréts , donneroit fa vie pour vous voir tel que Dieu vous veut, & elle ne celTe de prier pour vous ». [a] Ceci femble prouver que cette lettre a été écriie après Taffaire de la Hogue, en 169Z, premier malheur de Louis XIV , peut-être même après la prife de Pondichéri par les hollandois en i«93 , qui pouvoient obliger le toi a ces reftitutions dont parle Fénélon.  L' I S L E INCONNUE. 211 toujours après la liberté , étoit réellement dans la dépendance de maïtres étrangers, & n'avoit par elle-même aucune influence politique. » L'Efpagne ramaffoit lentement fes débris , &, contente de fermer aux autres nations les avenues du nouveau monde, paroilfoit prendre condamnation fur Tanden , quand tout a coup Albéroni, autrefois curé de viliage en Italië, alors revêtu de Ia pourpre , & placé a la tête des affaires de cette puiffance , homme ambitieux, turbulent & imaginaire , entreprit d'embrafer toute 1'Europe , comme s'il eüt été miniftre de Philippe II. II fe ügue avec le roi de Suède , revenu dans fes états ruinés , ennemi naturel du roi d'Angleterre , qui avoit profité de fes dépouilles en Allemagne. II aiguillonne les partifans des Stuart dans le royaume de celui-ci; il trame & fufcite des rebellions en Bretagne, &: fait entrer quelques femmes de Paris dans la confpiratiön : mais la mort du roi de Suède , tué au fiége d'une ville de Norwège, laiffé a découvert fon miniftre Goërts , dont les papiers éventent tout k coup le complot , & le font manquer dans les parties principales ; il n'a d'influence que fur la SiciIe,d'oü l'armement, préparé par PEfpagne , chaffe le nouveau roi Viclor-Amédée,duc deSavoie; & la quadruple ralliance entre la France, 1'Angleterre , 1'em- O ij  212 L'IsLE INCONNUE. pereur & le prince dépouillé, forme'e alors pour parer a ce danger , a peu prés imaginaire , n'a d'autre effet que de rendre la Sicile al'anarchie, & de renvoyer Albéroni a fon viliage. » Cependant les nations avoient pris goüt a 1'écoulement rapide de 1'or du Pérou fur 1'Europe. La grande guerre avoit forcé fEfpagne a ouvrir la mer du fud a Ia France ; Sc quoique ces permiflions fi ardemment défirées n'euffent fait quelque bien qua des particuliers, l'on vit, co'mme l'on verra long-temps encore malheureufement, les intéréts particuliers dominer dans les réfolutions nationales. Toute 1'Europe étoit affailTée fous lepoids des dettes, & les emprunts fe multiplioient. Chaque emprunt formoit de nouveaux titres de propriété ; ce qui doubloit, triplok en propriétés fiétives, la maffe des propriétés réelles & foncières, accablées d'ailleurs Sc ruinées par les intéréts : & ces propriétés fiétives croiflant Sc décroiffant en valeur momentanée, mais effecfive au gré de 1'opinion , dirigée elle-même par les tours d'adrefle des agioteurs & 1'influence du cabinet, l'on fe jeta dans les fpéculations , & l'on fit des ventes & des reventes journalières de ces titres, qui établirent un jeu également énorme Sc dangereux. » Voilé donc par-tout le jeu des papiers en  L'ISLE INCONNUE. II5 honneur, & ce nouveau jeu ( qu'on nommi l'agio) eut bientöt, comme une divinité, des temples & des viélimes, paree qu'on attendoit tout de lui, & qu'on vouloit, par fon moyen, opérer des liquidations & prévenir des banquerour.es. La foule fe porta avec plus ou moins de fureur vers ces temples , felon que les nations furent plus ou moins légères , aveugles furies conféquences, & infouciantes furl'avenir; mais par-tout le plus grand nombre en. fut la dupe , & tous recurent a ia fin le don que faifoit a fes cliens Ie fou de la fable , qui vendoit la fageffe. La cataflrophe fut prefque rifible , paree que toutes les fortunes étoient devenues ridicules , les procédés honteux , & qu'en aucun cas les dupes n'ofent fe plaindre comme le feroient les opprimés. Larévolution d'argent & d'effets qui fe fit alors fur toutes les places de 1'Europe, eut une grande influence fur les mceurs & fur les opinions. Familiarité, mélange des ages & des conditions , efprit vénal &c agioteur, fubftitué aux prétentions jaöancieufes de courage , d'indépendance , & même de probité, régime fifcal au dedans, & mercantille au dehors; c'eft-a-dire, alliages des contraires ? telle fut la tournure que eet orage imprima aux caraclères de ce fiècle. » A 1'égard de ce. qu'on eft convenu d'ap- O iij  274 L'ÏSLE INCONNUE. peler proprement la politique ; c'eft a dire , a 1'égard des tracafferies d'intérêts de cour , celle de Vienne , qui dès-lors, & après , fembla préfager 1'extinction de la dernière branche de la maifon d'Autriche , borna toutes fes vues a la recherche d'un remplacement quelconque , pour pre'venir a cette époque le démembrement de fes états épars. » L'rjfpagne, gouvernée par une reine, digne éleve d'Albéroni, ne fongeoit qu'a fomenter& a faire naitre les occafions d'obtenir en Italië des étabiiflemens pour fes enfans. En conféquence , on difpofa de la Tofcane dans un congres. On négocia , on concerta , on brouilla jufqu'au temps oü d'autres événemens amenèrent d'autres mefures. *> En France, onfe relTerroit, felon les vues d'un vieux miniftre, qui défiroit le repos pour fa fin , & d'un jeune prince qu'il Peut défiré pour toute fa vie. 33 L'Angleterre feule alloit a des fins plus étendues. Maïtreife, par Ie traité d'Utrecht , des colonnes d'Hercule , d'un tres - beau port dans la mer, dont elles donnent Pentrée , & d'une ftation süre dans le Portugal , que des traités avoient réduit a n'étre qu'une fiiclorerie angloife, elle entreprit de prévaloir dans Ie commerce même du levant, Liée par des traités  L'ISLE INCONNUE. 2.1$ avec le nord, qui lui cédoit les privileges de tous les genres de trafic , elle ufoit encore du vaiffeau de permiffion , accordé par le traité de 1'Ajjimte, conclu avec 1'Efpagne, qui lui procuroit dans la mer du fud un commerce interlope très-avantageux ; & appuyant direftement des effais d'établiffemens faits par des bannis dans le fond du golfe du Mexique , elle fuivoit a pas couverts , mais preffés & rapides , le plan carthaginois du monopole univerfel. » Un autre incident plus naturel, & par conféquent moins coüteux & plus sur , préparoit un accroiffement réel de forces a cette nation ambitieufe. Ses troubles intérieurs avoient , depuis plus d'un fiècle, donné commencement a des colonies de fugitifs expatriés , qui s'établirent dans 1'Amérique feptentrionale. Celles ci , fondées fur la culture, prirent d aflez prompts accroiffemens , & la vogue nationale fe tournant tout a coup vers eet objet fondamental, on y porta des richeffes , on vit s'y former des provinces , avec la vigueur que la nature donne a 1'homme pour créer. Des lois paifibles & territoriales , un gouvernement mixte & modéré , firent profpérer a vue d'ceil ces colonies naiffantes , & la France ellemême, rivale naturelle & habituelle de 1'Angleterre, fervit a leurs progrès, en leur donnant, O iv  21 É> L'lsLE INCONNUE. par un aveuglement fifcal, Ie privilege d'une des plus fortes confommations de ce beau royaume , dont elle prohiboit a fes propres terres Ia produdion. » L'age le plus florilTant de toute puifTance ambitieufe eft celui oü elle prépare les matériaux de fes futurs exces. Tout alors profitoit k 1'Angleterre , & 1'infruclueufe économie de la France , & les vues domeftiques de Ia cour d'Efpagne fur l'Italie , & la nouvelle balance du Nord, que la prévoyance de 1'empereur , dans fes dernières difpofitions , introduifoit imprudemment dans la difcuffion des affaires de 1'Europe ; tout fervoit a aveugler la vieille politique fur la marche conftante de 1'Angleterre vers la domination des mers. » La vacance du tróne de Pologne devient 1'occafion d'une nouvelle guerre j mais 1'Angleterre prudente n'y prend aucune part. On fe Jivre des combats en Italië; on fe canonne fur le rhin ; un Infant devienr roi de Naples ; le roi de France, duc de Lorraine , le duc de Lorraine grand-duc deTofcane ; on figne la pragmatique, qui affure la fucceffion de Ia maifon d'Autriche a la fille de 1'empereur, ik tout rentre dans 1'ordre accoutumé. * La facilité d'échanger les peuples comme des troupeaux, pouvoit avertir la politique qua  L'Isle inconnue: 217 Ta carrière s'ouvroit devant elle, ne füt-ce qu'en diminuant tous les jours les nombreux obfiacles qui Pan-êtoient ; mais il ne parut pas encore qu'on s'en doutat. La guerre du ïurc , autrefois diverfion favorable pour Ie Midi, ne fervit alors qu'a donner plus de poids & d'influence a la Ruflie C ci-devant Mofcovie ). Cette lethargie auroit encore duré , fi la chute de deux têtes principales en Europe n'eüt forcé le réveil des autres princes. » A Ia même époque, 1'empereur & le roi de Pruffe moururent. L'un laiffoit de vaftes états a la bienféanee de tous; 1'autre , un fucceffeur actif, pour qui tout étoit a fa bienféanee. Le premier laiffoit 1'Empire fans chef, une héritière dont les droits étoient cenfés équivoques , une cour divifée en partis , des troupes découragées , un gouvernement a peu prés nul; le fecond , des tréfors accumulés par une longue & prefque fordide économie , des automates, appelés foldats , employés feulement pour la parade , un héritier plein d'efprit & d'3rdeur , mais qui, n'ayant pas encore donné de preuves de génie , fembloit montrer ces deux premières qualités avec trop peu de ménagement pour un fouverain. Chaque prince , en Allemagne , avoit des prétentions , foit réelles , foit accidentelles. II falloit une force majeure pour  218 L'Isle inconnue; débrouiller tous ces élémens du chaos. II falloit que cette force fut' oppofition ; car c'eft 1'oppofition qui fait trouver a 1'homme toute fon énergie. La France , a fes rifques & fortunes, fe chargea de rendre ce fervice a fes voifins. » La prudence alors caduque du vieillard , dès-long-temps 1'ame de fes confeils , ne put tenir contre un événement tel que la vacance du tröne des états de la maifon d'Autriche. Les grands plans doiventêtre müris & préparés de longue main , rien alors ne les déconcerte. Les événemens font incertains ; mais communément ils femblent venir s'annoncer aux deffeins d'une haute & faine politique. Une politique foible au contraire, bornée & chancelante, ne peut s'aiïurer d'une affiette même momentanée. Teut pour elle eft contre-temps, tout la force a varier fes mefures hatives s a marcher par fecouffes, a s'arrêter aux expédiens. La France parut d'abord comme négociatrice , mais partiale , & décidée a appuyer les dévoluts jetés fur les divers états autrichiens. Un tel conflit ne pouvoit fe fixer que par les armes ; & de tous les dévolutaires le moins fondé, mais le mieux armé, fut celui qui fit fa part, laiffant aux autres le foin & 1'embarras d'obtenir celle qu'ils pourfuivoient. 30 Les u-oupes frangoifes , arrivées par pa-  L'ISLE INCONNUE. 21$ lotons prefque jufqu'aux portes de Vienne , produifirent eet effet dans 1'ame des autrichiens, qu'ellesétouflèrentles divifions, réveillèrentles courages , réunirent les cceurs , & firent de Marie°- The'rèfe , héritière de 1'empereur, ime héoïne , devenue fage & conftante reine depuis. » Le rol de PrufTe eut a peine fait une campagne , qu'il comprit que la guerre étoit un art qui avoit fes principes & fes régies comme un autre , & que eet art avoit deux parties principales, 1'obéiffance, & les moyens de 1'employer; qu'en conféquence , peu des grands généraux qui 1'avoient précédé , pouvoient lui donnet deslecons,la plupart étant fubordonnés quant aux moyens. II compta donc fur fa propre vigilance, fur 1'ordre & 1 economie, & fit voir dans fa carrière & fes fuccès, tous les miracles que peuvent enfanter le génie & la conftante volonté , fnême fans le fecours de 1'ame héroïque , qui fait vraiment les grands hommes , & que le fcèptre & la puiffance ne fauroient jamais donner. Ce prir.ee inventeur a rendu un fervice de fupplément a 1'Europe , en inftituant un genre de milice , qui fait du foldat & du fubalterne de fimples outils ; des chefs , un telfort qui les fait mouvoir au gré du général , & de 1'obéiffance prompte , mécanique & paflive , 1'ame de la tacYique militaire & des combats.  220 L'IsEE INCONNtTE. » Ce genre de guerre , quoiqu'inhumain , a tout prendre , a fes avantages, comme tout autre inconvénient. II doit rendre les guerres moins durables; car les trains énormes d'artillerie, Ia régularité de fournitures qu'il néceffite aujourd'hui, ne peuvent fe faire fans de très-grandes dépenfes. La fpoüation en règley doit remplacer le pillage, qui, détruifant tout a pure perte , eft bien plus défaftreux pour les pays occupe's par les arme'es. II eut fur-tout 1'avantage, en ces circonfiances , de provoquer l'inftruftion chez les peuples de 1'Europe , qui, tombant dans la mollefTe, fe paffionnent pour les arts de luxe & d'agrément, & qui, de'goüte's des chofes folides , livre's a 1'efprit d'intrigue & a toutes les fe'dudions de 1'oifivete', auroient bientot offert a quelque conquérant farouche Ia même perfpeclive que Ia vue de Rome préfentoit a Jugurtha, fi quelque chofe de piquant par le goüt de la nouveauté, ne fut venu réveiller les idéés militaires. » Cemonarque original ( épithète rareentre fespareils), d'une vigilance & d'une aöivité furprenante, & qui, comme Céfar , croyoit n'avoir rien fait, s'il lui reftoit encore quelque chofe a faire (i) , ayant violemment déchiré Ia (i) NU a&um reputans, fi quid fuperejfet agendum. Luc.  L'IsLF. INCONNUE. 221 pragmatique , déformais irréconciliable avec la cour de Vienne, voyant la France menée par les événemens , 1'Angleterre partagée entre les intéréts de la maifon régnante , & ceux de la nation , prévit une paix fourrée, d'autant plus prochaine , que la guerre devenoit générale. II n'accorda fa confiance a pas un , n'obtint celle de perfonne , & ne craignit pas d'afficher une fcrte de neutralité menacante, dun genre tout nouveau. » Cependant 1'Angleterre alloit perdre Favantage méconnu de cette paix, dont elle avoit mis le calme a profit pour 1'avancement de fes grands depeins. L'Efpagne , qui, depuis longtemps, fe plaignoit des infradions que les anglois faifoient aux traités, voulut prendre part a cette guerre , fi étrangère pour elle , efpérant en tirer encore quelque avantage en Italië.; En France, le vieux miniftre étoit mort, & avoit emporté la confiance du prince. Ses confeils & fa cour n'eurent plus d'autre intérét que celuï de fe le difputer. En eet état, il faut que chaque miniftre ait fon tour. La marine, abandonnée depuis le commencement de ce fiècle , fut fuppofée exiftante , paree qu'elle avoit un miniftre & des bureaux , & 1'on ofa déclarer la guerre è 1'Angleterre. Comme ce genre de guerre n'eft défaftreux qu'en raifon de ce quon y emploie  3L22 L'IsLE INCONNUÉ. de forces, celle-ci, dans iaqueile tous étoient apprentis, fut peu décifive , & la France, a 1'aide d'un général , allemand d'origine , cofmopolite de mceurs , mais fupérieur par le génie , parvint a donner la paix a 1'Europe , en paroiffant 1'obtenir. « Le grand duc deTofcane 3 époux de MarieThérefe , élu empereur pendant la guerre , fonda une nouvelle maifon d'Autriche, & en conferva tous les états , a 1'exception de ce qu'en avoit démembré le roi de PnifTe. L'Ef: pagne obtint une réfidence en Italië pour un nouvel Infant. La France , qui , ayant commencé la précédente guerre pour 1'honneur, 1'avoit terminée par 1'intérêt, en réuniflant la Lorraine a fesprovinces ; ayant commencé celleci pour 1'intérêt, ne füt-ce que celui d'affoiblir une puiflance rivale, la finit par 1'honneur du défintéreffement, & Fon fignala paix fur terre, & la ceffation des hoftilités fur mer. » Les hommes , quoi qu'ils s'imaginent, n'ont jamais un pouvoir abfolu , pas même fur leur propre volonté , quand les chofes réfiftent. La nouvelle maifon d'Autriche ne pouvoit avoir les mêrnes intéréts, nis'aider des mémes preftiges que la précédente. La première, dans fa fplendeur, fouveraine de 1'Amérique, & vifant, dans fes plans exagérés, a afiujettir 1'Europe,  L'IsLE INCONNUE. 22$ qu'elle ceignoittout entière de fes vaftes états, setoit conftamment attachée a détruire la France, tant que les francois eux-mêrnes lui avoient aidé. Depuis que Henri le Grand avois relevé & affermi fur fa tête la couronne , 1'Autriche s'étoit bornée au plan d'anéantir les droits du corps germanique; mais a 1'aide de héros , tels que Guftave & fes élèves , la France parvint a les confolider par des traités. Quand le fafte , 1'enflure , & les premiers fuccès du rxgne de Louis XtV eurent fait oublier a la France fes vrais intéréts , quand elle devint menacante , 1'Allemagne , pépinière naturelle de foldats , parut feule propre a lui être oppofée; & comme la folde eft au(Ti néceffaire a la guerre que les troupes , les nations riches foldèrent, les nations populeufes armèrent, & 1'ancienne oppofition de la maifon d'Autriche a la France, devint le point apparent de ralliement, tandis qu'au fond le foyer étoit chez les nations commergantes. » Toutes ces longues querelles néanmoins avoient fini faute de combattans , par la ceffion de 1'Efpagne & du nouveau Monde a la maifon de France ; & la même raifon décifïve avoit force la maifon d'Autriche a les lui abandonner. Tant que ce!le-ci avoit duré, elle avoit pu fe regarder comme fpoliée par fa rivale; cependant  224 L'ISLE INCONNUE. ce préjugé ne pouvoit être configné dans Ia pragmatique, & la nouvelle maifon d'Autriche ne pouvoit tirer de hautes pre'tentions que du codicille des Céfars; mais ces prétentions annongant que cette maifon croyoit avoirdroit de revendiquer quelque chofe fur chaque fouverain , étoient de nature a réveiller tout le monde. Loin donc d'être un objet de ralliement, la nouvelle maifon d'Autriche pouvoit en être un d'aliénation. Elle avoit d'ailleurs a fes cótés , & au fein du corps germanique , un ennemi naturel, enrichi de fes de'pouilles , puiffamment armé, toujours pret a faire la guerre comme un exercice, & la paix comme un campement. « Le nceud des ligues nationales étoit ainfi coupé. II confiftoit, depuis Charles Quint, dans Ia crainte de loppreffion , foit réeüe , foit prétextée. En ce moment cette crainte n'exiftoit plus, & les guerres fur le continent ne pouvoient avoir de principes que les intrigues des cours, les intéréts des maifons régnantes , 8c les inquiétudes des cabinets. Le changement de mefures politiques étoit aifé a prévoir , d'après celui des circonftances ; cependant, quand il arriva , il étonna non feulement ceux qui ne favoient juger des événemens que fur la marche ordinaire des chofes , mais ceuxmémes qui  L'IsLE INCONNUE. 22£ qui croyoient être les auteurs de ce changement. cc Des confeils hatifs naiffent les grandes ré' volutions de la guerre , & de celles-ci les paix précipitées. La dernière avoit tellement porté ce caradère, qu'on avoit laiiïe la queftion des limites indécife , entre la France & 1'Angleterre , dans l'Amérique feptentrionale. L'Angleterre avoit fenti fes forces, & les réfolutions fougueufes avoient prévalu dans les confeils de lanation.On chicana fur cette queftion entre les commiffaires refpe<5tifs , & les particules et & ou (') furent la pomme de difcorde jetée entre les deux peuples. De la naquit la guerre. 33 Les anglois la commencèrent en pirates. La France avoit autre chofe a faire qu'a s'en émouvoir; car elle venoit de lïgner le fameux traité de Verfailles (2), qui paroiffoit unir le Levant & le Midi de 1'Europe , & menacer (1) Le ridicule que cette diicuffion grammaticale fembloit jeter fur une affaire aufiï importante que la détermination des limites des poffeifions de deux grandes puiffances en Amérique, a para, a 1'auteur de la comédie de la Folie Journée, propte a être employee avec fuccès fur le théatre francois. II en a fait ufage dans les plaidoyers de Bafïle & de Figaro ; & ce nclt pas la chofe la moins plaifante de la pièce. Note de l'édueur. (i) Entre les maifons de France & d'Autriche. Tom. III. P  22Ó L' IsLE 1NCONNUE. J'Occident. On voulut perfuader au roï de Pruffe que tout ce qui fe faifoit étoit pour fon bien 3 mais il ne put le croire. II fe mit en pofture de guerre , & trouvant un camp plus commode chez 1'éleCteur de Saxe , fon voifin (qu'il foupconnoit d'entrer fecrètement dans les projets de la cour de Vienne contre lui), que dans fon pays, il en ufa fans facon. La mode de déclarer la guerre étoit paffee : en efFet, ce ne font plus les peuples qui la font. La cour de .Vienne lui chercha de nouveaux ennemis dans Ie Nord, en s'alüant avec la Ruffie, & la Suède. lis obéirent aux fubfides , & ce prince fe vit entouré de la plus formidable ligue qui fe foit formée depuis ceile deCambrai. Peut-être avoitil affèz lu , pour favuir que ces fortes de ligues ne font pas auffi efficaces dans leur fin , que formidables dans leur appareü. Celle - ci cependant le ferroit de trop prés. II débuta vaillamment, & auffi heureufement que finit Horace contre les trois Curiaces , & Ton vit le prodige d'un éledeur faifant face habilement a toutes les forces de i'Europe réunies. Elles 1'auroient pourtant accablé , fi la mort de la fouveraine de la Ruffie, qui furvint alors , & Ie changement de parti qu'adopta fon fucceffeur, ne lui euffent fait trouver un allié dans 1'un de fes plus dangereux ennemis.  LVIsLE INCONNÜÉ* 227 53 Tandis que la France borna 1'emploi de fes forces de terre a chicaner le roi d'Angleterre k Hanower } elle fit autant de pertes que de tentatives ; les colonies angloifes de terreferme étoient devenues puiffantes en population , en richelTes foncières, & en moyens d'armemens. Elles fecondèrent vivement la métropole dans la guerre d'Amérique, & les francois , réduits a une défenfive d'autant plus difficile dans leurs colonies , que leur marine étoit foible, & que 1'ennemi reftoit maïtre des mers, ne pouvant y porter que des fecours furtifs , avoient peu d'efpérance de terminer cette guerre a leur avantage. Ën vain 1'Efpagne, entraïnée par le cabinet de Verfailles, prit part a cette querelle. Elle n'y eut pas plus de fuccès que fon alliée. L'Angleterre, ambitieufe & fuperbe, mais dès-long - temps préparée è foutenir fes prétentions orgueilleufes par de nombreufes flottes , triomphoit dans les quatre parties du Monde j & goutoit le plaifir d'humilier fa rivale , fans réfiéchir fur 1'inconftance de Ia fortune , fans confidérer que fes vidoires raffoiblifloient, & que fes dettes , qui croiffoient d'une manière effiayante , fuffiroient feules un jour pour enehaïner fes efforts, & pour la foumettre a fon tour a des humilia- Pij  228 L'ISLS INCONNUE. tions, méritées par 1'abus de fes triomphes (i)„ 33 Teüe étoit ia fituation de I'Europe, quand, par le malheur de la guerre , j'ai été pris & dé-1 (i) Cette efpèce de prédi£Hon s'eft vérifiée depuis. L'Angleterre , affoiblie par fes fuccès, mais ne diminuant rien de fes prétentions, cherchant au contraire a fe décharger d'une partie des impöts qui 1'accabloient, en les faifant porter fur fes colonies , & a étendre fon monopole mercantille , a donné lieu a la dernière guerre qu'elle a foutenue contre l'Amérique , la France, 1'Efpagne , & la Hollande, & dont 1'iflue a été la perte de treize de fes provinces américaines , la diminution de fon commerce , & le doublernent de fes dettes, qui, felon les gazettes angloifes , s'élevent aujourd'hui a prés de trois cents millions de lirres fterlings; c'eft-adire, a prés de fept milliards, ou foixante-dix mille millions argent de France. Voila pour elle une terrible lejon de politique expérimentale. Je regarde tous les anglois comme mes frères , & dans les fentimens de mon cosur, je défire que cette expérience les rende plus long-temps paiflbles & lieureux ; mais, hélas! ii faut le dire , je crains bien que leur fauffe politique & leur aveugle monopole , auxquels ils paroiffent toujours attachés , ne les engagent dans de nouvelles guerres, & que cette puiflante nation , d'ailleurs fi refpectable , ne trouve enfin fa mine totale dans les entreprifes ou la poufferont encore fon ambition effrénée Sc fa folie cupi.üté. Note de l'e'diteur.  L' I S L E INCONNUE. 2 pouillé fur les cötes de Manille (i). Toutes les nations avoient befoia de la paix ; toutes foupiroient après fon retour; & cependant elles tenoient fous les armes un million & demi de foldats enlevés a 1'agriculture & aux arts , & dont 1'entretien & la folde, joints aux de'penfes de 1'artillerie prodigieufement multipliée, achevoient de les épuifer ». » Hélas ! dit le Père, affligé de ce tableau, Ton facrifie tout , 1'on fe ruine pour nuire a fes voifins, qu'on appelle fes ennemis , & 1'on refufe tout lorfqu'il s'agit de faire le bien, qui, en s'étendant fur les autres, nous procureroit a nous - mêrnes de grands avantages. Quelle politique ! Je vois bien que les états de l'Europe font encore loin de connoïtre leurs véritables intéréts. Je les plains, je plains leurs peuples & leurs chefs ; mais que Dieu préferve ma petite fociété de tels exemples « ! \7ilfon fe récria fur ce que de Martine difoit de 1'Angleterre ; & , trouvant ridicule ce qu'il fembloit lui prédire de fïniftre, il lui répondit , d'un ton-amer, qu'il ne lui envioit pas le don (1) Ceci femble indiquer la guerre de 1756 , minée en 1763 , pendant laquelle les vaiffeaux anglois infeftoient les cótes des Philippines, & ou ils priient Manille. Note di l'éditeitu P üj  23O L'ISLE INCONNUE. de prophe'tie ; que c'e'toit a des ennemïs foibïes & vaincus a fe flatter en efpe'rance de 1'abaiffement de leurs vainqueurs. II paria dédaigneufem.ent de la France & de l'Efpagne, aflura que leurs forces maritimes étoient & feroient toujours nulles ; & après avoir fait un long étalage des richeflès & de la marine de fa patrie, qui n'avoient jamais eu, dit-il, & qui n'auroient jamais d'égales, il donna des éloges pompeux a fon gouvernement, ainfi qu'aux lumières , au courage , a 1'indufirie de fes peuples j & finit par déclarer que , quoiqu'il fït peu de cas de fon roi , de fes miniftres , & de ceux qui leur étoient attachés, & qu'il ne voulüt pas retourner en Angleterre , il ne connoiflbit & n'eftimoit rien comme le peuple anglois , qui , dominateur des mers , & maïtre en quelque forte du commerce & des richeflès de tous les peuples connus , étendoit fon crédit & fa puiffance bien plus loin que 1'ancienne Rome. Le Père & 1'aflemblée ne purent s'empêcher de fourirede ce trait d'anglomanie; ce qui mortifia Wilfon : mais de Martine, fans paroitre plus afFe&é de 1'ironie méprifinte & des jactances infupportables de 1'anglois, continua de la forte : « Ce qui fait la véritable gloire du fiècle de Louis XIV, eft la foule des favans, des écri-  L'ISLE rNCONNUE. 2^1 vains, des artiftes juftement célèbres qui parurent a cette époque ( une des plus brillantes des faftes de 1'efprit humain ), & dont la plupart furentégaux, & quelques-uns fupérieurs , dans leur genre,a tout ce que i'antiauitéleuroffroit de rnodèles. Tandis que Defcartes , Gaflendi, Newton , Leibnitz , Tournefort , Caflini , Locke , Mallebranche , Labruyère , Comeüle-, Racine , Molière, Boil'eau-, Lafontaine , Fénélon , Botfuet , Maffillon , reculoient les bornes. des connohTances , ou élevoient dans leurs écrits la poëlie &c 1'éloquence a la ruuteur la plus. fublhne ; les Pouffia , les Sueur, les Lebrun- , produifoient des chefsdceuvres en peinture; les Sarrafin, les Puget-, les Girardon , en fculpture ; les Audran & les Oudri, en gravure; les Pérault & les Manfard , en architefture , & fe faifoient un nom qui ne; mourra point, tant que Ie gout &c 1'amour dubeau vivront parmi les hommes. « Le fiècle préfent, il faut en convenir, n'apas atteint, a beaucoup d'égards, la gloire du précédent. II n'ofFre pas autant d'hommes célèbres dans tous les genres , & les profondes conceptions de ces génies fupérieurs dont nous venons de parler , ont été rarement égalées pac celles des. écrivains quilss ont fuivis. Lachaire-, P iv  L'IsLE INCONNÜE. le théatre , les arts ont fait des pertes immenfes , qui ne font pas réparées. « Le ftyle en général n'a plus le nombre , ni la noble fimpücité des ouvrages du fiècle dernier. L'on a voulu fe frayer de nouvelles routes , prendre une autre marche , & 1'on eft devenu pre'cieux, entortülé, plein d'affedation; 1'enflure du fiyle de Lucain a prévalu fur la manière & le naturel de Virgile ». « L'Europe, interrompit le Père , eft donc bien de'chue, depuis un demi-fiècle de cehaut degré de gloire oü elle e'toit parvenue l Je crains bien que !es arts & les connoiffances n'aient , après le fiècle de Louis XIV, le fort qu'elles ont eu après ceux d'Augufte & de Léon X n. « Raüurez-vous, re'pliqua de Martine ; ü on n'y voit pas un fi grand nombre d'hommes éminens , les efprits y font plus géne'ralement inftruits, & diverfes parties des connoiffances & des arts , peu ou nullement cultive's par nos pre'décefTeurs , ont fait de nos jours les plus grands progrès. L'on compte même, dans tous les genres , des hommes qui auroient iiluüréles temps les plus heureux de Louis XIV. » J'ai fauvé de mon naufrage., dit ici de Martine , quelques Iivres frangois inte'refTans ,  L'ISLE INCONNTJE. 235 parmi lefqueis on peut mettre l'hiftoire du fiècle de Louis XIV & de celui de Louis XV , dont je me luis propofé de vous faire préfent, & que je vous prie d'accepter. Vous y trouverez un catalogue critique de la plupart des hommes célèbres qui ont illuftré notre patrie a ces deux époques , & cela me difpenfera de vous en parler ici; mais comme 1'auteur ( Voltaire ) ne fe mtontre pas toujours exact, ni fouvent même 'impartia! dans les jugemens qu'il en porte , & qu'il n'a pas fait mention de quelques écrivains qui méritent d'être connus , je tacherai , dans une autre occafion , de reflifier fes jugemens , & je vais aujourd'hui fuppléer a fes omiuions , & le faire connoïtre lui-même (1). (1) Nous croyons devoir mettre ici en note les notices critiques, fuppléées par de Martine , qui fe trouvoient dans le texte. » Crébillon & Voltaire fe font montre's fur la fcène tragique prefque auffi grands que Corneille & Racine. Le Rhadamifte & 1'Atrée de Crébillon ; 1'GEdipe, la Zaïre, TAlzire , la Mérope , le Mahomet, le Brutus, la Mort de Céfar, TOrphelin de la Chine , le Tancrède de Voltaire , excitent autant la terreur ou la pitié , & font couler autant de larmes que les chef-d'ojuvres des deux créateurs du théatre fran^ois. D'autres poëtes dramatiques ont eu part quelquefois aux faveurs de Melpomène ; les Troyennes , de Chateaubrun ; Manlius, dê La Foffe; Venife fauvée, de La Place5 Inès  Ö34 LTsle inconnue; » II feroit, je crois, fuperflu, ou peut-être même impoffible, d'entrer dans de plus grands deCaftro, de La Motte; Spartacus, de Saurin; Iphige'nie en Tauride , de La Touche, ont obtenu des fuccès conftans, & mérité des iauriers a leurs auteurs (a). » Les belles tragédies de Voltaire fufEroient feules pour rimmortalifer; mais ce génie vafte, Sc ambitieus: de gloire , u'a pas voulu fe bomer i celle qu'il en tiioit; il a parcouru toutes les routes qui mènent un. écrirairj a la célébrité , & par-tout il s'efl: difljngué de fes concurrens. II eft le premier , en France , qui fe foit fait un nom par un poeme épique , digne de pafler i la poftérité. Des poéfies légères Sc variées, qui femblent couler naturellement de fa plume, brillanre d'efprit, de fel, d'agrément, lui donnent, en ce genre , une place très-diftinguée parmi les anciens & les modernes. Ajoutons qu'il a fait des romans gais & critiques, qui attachent les le&eurs par une fine plaifanterie. II a. écrit l'hiftoire d'un ftyle aifé, vit, Sc agréable ; enfin U a publié plufieurs ouyrages philofophiques , ou il na. O] La mort, qui a enlevé Crébillon en 1762* & Voltaire en 1778, a privé le théatre frangois de fes deux plus grands. tragiquesj mais il en refie d'autres qui confolent Melpomène.. Le père de Denis le Tyran, & de cette Cléopatre, digne d'un. fiècle moins léger, que fes nombreux ouvrages nous montrene^ d'ailleurs comme un des premiers littérateurs de 1'Europe ; les auteurs d'Hypermneftre , de Warvick , de Phi'octèce, de Manco» des Druïdes, des Illinois, de Zéangir , &c. &c., raüurent Ia nation fur la crainte que la Mufe tragique ne refte déformais en France dans une défolante viduité. .No?e de l'éditeur, '  L'ÏSLE INCONNUE. 235" détails fur les ouvrages des écrivains , philofophes , artiftes, qui foutiennent la gloire du ceffé de prêcher la tolérance & L'humanité. Voiü fans doate de quoi fonder les applaudiffemens qu'on lui donne; mais n'oublions pas qu on lui reproche en même temps d'être plus étendu que profond , de contraner fes préceptes par fa conduite , en fe montrant lui-ruême peu tolérant, de ne pas toujours refpefter les mceurs & la religion dans fes écrits, & de faire fouvent ufage de fes talens pour déprimer les écrivains eftimables qui lui font ombrage, ou pour fe venger des critiques qui ont ofrenfé FexceinVe délicateffe de fon amour-propre. » Molière , fupérieur i tous les comiques anciens, n'a pas été remplacé ; mais différens auteurs ont donné de bonnes comédies qui font encore honncur au' théatre de la nation. La Métromanie, dePyron; le Méchant, de Greffet; & plufieurs autres pièces prouvent que la Mufe de la comédie na pas abandonné la France. » Jean-Baptifte Rouffeau , poëte lyrique qui na pas eu d'égal depuis Horace , a fait des odes , & fur-tout des odes facrées, pleines de verve , d'enthoufiafme , & de cn-andeur. Jamais poëte d'ailleurs n'aiguifa 1'épi-gramme comme lui. Voltaire , fon ennemi, s'eft efforcé de le peindre fous les traits les plus odieus ; mais le nom & la gloire de Rouffeau n'en fubfifteront pas moins. » Buffon , hiftorien de la nature, a porté fon nom dans tous les lieux ou elle eft connue , & il mérite cette célébrité par la beauté de fes ouvrages , ou la richeffe des tableaux , la majefté de 1'éloquence , la pureté du ftyle & la nobleffe de 1'expreflion 1'élevent  236* L'ISLE INCONNUE. fiècle préfent ; mais il eft euentiel de vous dire , a fon honneur, que les bornes de toutes en quelque forte a la hauteur de fon modèle. Si quelques parties de fon vafte fyftême n'ont pas réuni tous les fuffrages, touss'accordent a dire de ce grand philofophe , qu'il n'eft pas furpaffé, comme naturalifte, par Pline ni par Ariftote, & qu'il eft fort fupérieur, comme écrivain, a tous ceux qui ont parcouru la même carrière. » AlTocié a fes travaux, Daubenton , fon compatriote , prend auffi part a fa gloire. Les defcriptions anatomiques qu'il a données des animaux , dont le premier a fait l'hiftoire , font non feulement exaftes & profondes, mais écrites avec clarté & d'un ftyle précis & élégant. » Dans fes fuperbes tableaux , Buffon nous étonnc en nous retracant la grandeur & la puiffance de la nature, 1'ordre & le fyftême du monde, la théorie de la terre , l'hiftoire des quadrupèdes. Réaumur, qui s'attache a découvrir fa magnificence dans les plus petits animaux, & qui les obferve avec une patience & une pénétration incroyables, nous ravit en admiration en nous dévoilant les myftères que 1'infini de la petiteffe femble .dérober a nos yeux. Ainfi, ces denx grands naturaliftes vont a la gloire par des chemins oppofés, & s'affurent les fuftrages & la reconnoiffance de la poftérité, en travaillant avec fuccès a 1'utilité publique. » Le Suédois Lynnxus fe montre leur digne émule dans la même carrière. Son profond favoir en Botanique le rend tiès-célèbre en Europe ; mais le plus grand botapiftfi qui ait exifté & qui exiftera peut - être jamais, c'eft  V ÏSLE INCONNUE. 237 les connoiffances phyfiques & mathématiques y ont été reculées, & que i'efprit d'émulation qui Tilluftre Bemard de Juffieu (a). D'autres étendront fans doute cette fcience par leurs découvertes; car combien toutes les fciences font loin de leur perfeftion! Mais ou trouver un homme qui connoiffe auffi parfaitement (a) J'ai eu le bonbeur de connoïtre & de fréquenter l'illuftre Bemard de Juflieu , & ce que je dois a fes lejons, a fes confeils , & j'ofe dire a fon amitié, m'oblige de payer ici un léger tribut de reconnoiffance a fa mémcire, en ajoutant quelque* mots au coutt éloge qu'on fait de lui dans ce récit. " Cet homme, autfi recommandable par fa probité & par Ia douceur inaltérable de fes mceurs, que par fon profond favoir, avoit une égalité d'humeur & de caraftère qui ne s'eft pas démentie , même dans les derniers temps d'une longue vieülefle. La connoiffance des plantes & de toutes leurs parties lui étoit fi familière , que prenant au hafard dans un fac une poignée de différentes graines mêlées enfemble , & les laiflant tomber une a une, en détournant Ia tête, il les nommoit fans hénter, & fans jamais prendre 1'une pour 1'autre. Sa modeftie étoic en même temps fi grande, que non feulement il ne patloit point de fon favoir, mais qu'il craignoit en quelque forte d'en entendre parler. Aucun maitre n'a jamais chéri fes difciples plus qu'il ne chérifToit les fiens, Sc jamais difciples n'aimèrent & ne refpeaèrent plus leur maitre. Quand il alloit herborifet avec eux dans les environs de Paris, il fembloit que ce fut un père qui menoit fes enfans a une fête. Ces parties étoient en effec autant de fêtes oü la gaité , la conHance, la liberté ouvioient & épanouiffoient les cccurs & rendoient les inftruaions plus aimables. J'ai été quelquefois de ces promenades, & le fouvenir qui m'en refte , me rendra toujours plus chère la mémoire de cet excellent homme qui en faifoit tout Ie charme. Isets dt Véditeur,  238 L' I S L E INCONNUE.' fermente en Angleterre, en Allemagne , en Italië , en Suède , en Ruffie, & commence quecelui-ci, & la figure, & l'hiftoire, & la culture, & la propriété des plantes découvertes jufqu'a lui! » D'AgueiTeau, grand Sc excellent magiftrat, d'abord avocat général, enfuite garde des fceaux, puis chancelier de France , homme également recommandable par la probité ia plus ferme & par 1'étendue de fes lumières, s'eft montré un des orateurs les plus éloquens qui aient paru dans fa patrie. Si on ne trouve pas autant de chaleur dans fes ouvrages que dans ceux de Cicéron & de Démofthene , c'eft que fon but & fes fonétions n'étoient pas les mêntes, & qu'il fe propofoit moins d'émouvoir que d'éclairer. C'eft, a tous égards, uu des plus grands hommes a qui la France ait donné le jour, & dont elie doive s'enorgueillir. Sa rnémoire doit nous être d'autant plus chère , qu'il eft né dans la même province qui nous a vu naitre. » Mais un des écrivains qui annoncent les plus rares talens pour féduire & pour përfuader, c'eft Jean-Jacques Rouffeau, qui, a une touche male , fiére, & hardie , joint le coloris le plus brillant, & toute la chaleur d'une ame fenfible & ardente. Ce n'eft que dans la maturité de 1'age qu'il a commencé de montrer la force de fon efprit. II avoit plus de quarante ans , quand fes premiers ouvrages l'on fait connoïtre. Dès ce moment T tous les rcgards fe font tournés fur lui , & l'on a cru voir un aigle fortir de fon aire & prendre un fublimer effor. Lorfque j'ai quitté 1'Europe, il n'avoit encore donné qu'un petit nombre de produélions; mais toutes étoient niarquées au coin du génie; & s'il eft pofTible  L' I S L E INCONNUE. 2 jp' même a pénétrer en Efpagne , a multïplié partout les obfervations & les expériences ; & que les lumières produites par ces efforts jettent un nouveau jour fur toutes les fciences exades. « La mécanique, 1'aftronomie la navi- de conjefturer ce que cet homme fingulier fera quelque jour, nous penfons que la rêpublique des lettres a peu de noms célèbres qu'il foit dans le cas d'envier. II eft feulement a craindre qu'il ne fe laiffe égarer par fon imao-ination , & ne nous préfente comme des vérités utiles, des paradoxes d'autaut plus dangereux, qu'embellis par les charmes de fon ftyle , ils en paroitrónt plus féduifans. On lui reproche déja le gout des paradoxes, & d'être moins docile aux confeils d'une raifon févére, qu'aux élans d'une imagination trop exaltée ». (i) On a découvert une nouvelle planète, qu'on appelle Hcrfchel, du nom du premier obfervateur. On a reconnu que les comètes avoient un cours réglé & périodique , & qu'elles étoient de véritables planètes quitournoient autour du foleil, en décrivant une ellipfe immenfe. Le retour de la comète de iéSi, obfervée en 1719, a donné le dernier degré de certitude a la théorie des comètes. D'après les obfervations faites a cette époque , la durée de la révolution de cette comète eft de 76 ans & demi, & elle doit reparoitre veis 1835. « La diftance aphélie de la comète de 1759, eft de noo millions de lieues , & c'eft celle qui s'éloigne le moins du foleil. On peut juger par-ia de 1'énorme dif-  24-0 L' I S L E INCONNUE. gation (i), la geometrie, ladynamique, 1'op- tique (2) , 1'analyfe , la botanique , l'hiftoire tance de toutes les autres, & de la longueur de leurs révolutions ». M. de la Lande, art. comète, diclionnaire des mathématiques de Vencyclopédie. II y a encore deux comètes, dont la période paroit connue , & dont on efpère le retour; celle de 1^31 Sc z66i , qu'on attend pour 1789 ou 1790, & celle de 1164 & 1556, qui doit reparoitre vers 1848. La révolution de la première eft de 130 ans; celle de la feconde de 1511 ans. Enfin les élémens de 67 comètes ont été obfervés jufqu'en 1783 , affez exaftement pour pouvoir être calculées. II y a apparence qu'il exifte plus de trois cents comètes autour du foleil , & M. Lambert ( dans fon Syjlême du Monde. Bouillon 1771) conje&ure qu'il peut y en avoir des millions. Note de l'éditeur. (1) Les cartes hydrographiques ont été levées avec plus de foin , dreffées avec plus d'exaftitude , & l'on eft parvenu a mefurer les longitudes en mer, par le moyen des montres marines ou garde-temps. « A la mer on a 1'heure affez jufte pour le point oü l'on fe trouve , ou relativement au méridien fous lequel on eft, (I l'on' a pu conferver 1'heure qu'il eft en même temps au lieu d'ou l'on eft parti; avec la moindre conrioiffance de la fphère, on con^oit que l'on a 1'arc de 1'équateur compris entre le méridien du lieu du départ, & celui du lieu ou l'on fe trouve , ou leur différence en longitude; puifque l'on fait que le mouvement apparent eft Sc oueft des aftres eft environ de 15 degrés par heure. L'embarras pour 1'horlogerie étoit de par- naturelle a  L'ISLE INCONNUE. 241 naturelle, & la chimie , ont fait des progrès étonnans , & de grandes & utiles découvertes. X,a chimie & la botanique fur-tout font preCque devenues des fciences nouvelles. On a inventé de nouvelles machims ; on en a fimplifié un grand nombre d'anciennes : le ciel eft beaucoup mieux connu ; le catalogue des conftellations & des étoiles confidérablement augmemé. On a trouvé la caufe de 1'aberration des étoiles venir a cette grande perfeftion. Une erreur de 4 minutes de temps donne dans la longitude un défaut de 20 lieues marines. De célèbres artiftes , MM. Arnoid & Harriffon , en Angleterre; MM. Le Roi & Bertoud, en France, font parvenus, par des effoits de genie, a conftruire des montres marines fufceptibles de remplir l'objet auquel elles font deftinées. La plupart de ces garde-temps ont répondu aux foins qu'on s'eft donnés de les conftruire , & le céièbre Cook fur-tout a fait les navigations les plus dures, les plus longues., ie confiant fur ceux qu'il avoit a bord, dont la jufteffe étoit vérifiée fans réplique a fon retour aux diftérens points d'oii il étoit parti ». Pré/ace du diclionn.aire de ma' 'rine de l'encyclopédie méthodique. (z) Pour donner une idéé des progiès récens de 1'optique , il nous fuffiïa de dire que jufqu'a 1780, on ne faifoit guère de lunettes qui puffent grolftr les objets plus de quatre cents fois, & que M. Herfchel, a qui l'on doit la connoiffance de la nouvelle planète découverte en 1781 , a fait des télefcopes qui les groffilT'ent mille , deux mille & jufqu'a fïx miile 1 fois, Tom. UI. Q  34-2 L'ISLE INCONNUE. fixes , de la nutation (i) de la terre , des météores les plus frappans , particulièrement de la foudre , qu'on fait defcendre maintenant, & qu'on maitrife a volonté. Le moyen d'enchaïner cette maladie, funeftea la viede I'homme & a la beauté (1'inoculation ) , porté en Europe de la Géorgie, malgré les fortes oppofitions élevéespar les préjugés, aétépourtant adopté, au grand avantage de 1'efpèce humaine. Le catalogue des plantes eft prodigieufement groffi ; la figure du globe terreftre exaétement vérifiée. Les terres & les mers ont été plus foigneufement parcourues & mefurées. Les princes ont a 1'envi contribué au fuccès des entreprifes faites a ce fujet. Le roi de France a envoyé des Académiciens a 1'équateur & fous le pöle aröique , pour y mefurer un degré du méridien. Les rois d'Efpagne & de Suède ont députê quatre favans pour faciliter ces obfervations ; & ces géomètres ayant trouvé que les degrés du méridien augmentoient en s'apprpchant du nord (2), en ont conclu que la terre n'étoit pas (1) Balancement de 1'axe de la terre par rapport au plan de 1'ecliptique. (i) La France envoya pour cet effet des académiciens en Laponie & au Pérou. La première troupe étoit $ompofée de MM. Maupertuis, Clairaut, Camus, &  lïl SLE INCONNUE. 24| tm globe, mais un fphéroïde applati vers les deux pöles (i). Des aftronomes font allés dans le Monnier, auxquels fe joigmrerit M: 1'abbé Outhier, chanoine de Bayeux, & M. Cel/zus, profeffeur d'aftronomie a Upfal; la feconde, de MM. Godin, Bouguer, & la Condamine , accompagnés de M. de Juflieu, botanifte, & de deux officiers efpagnols, Don Antonio de Ulloa , & Don Georges Jaan. On trouva que la longueur d'un degté du méridien au cercle polaire étoit de 57,438 toifes, & que celle du premier degré de latitude étoit de 56,753 toifes, & par Conféquent que celui-ci étoit moindre de 685 toifes que le degré mefuré fous le cercle polaire. Note de L'editeun (1) De ce que les degrés du méridien vont en s'alon* geant a mefure qu'ils s'approchent du póle , tous ces favans géomètres ont unanimement conclu que la terre étoit applatie. Cependant M. Bernardin de Saint-Pierre , dans fes études de la ndture, ouvrage qui, a Télégance du ftyle , joint fouvcnt des vues neuves & trés* profondes, prétend qu'on doit tirer de ce réfultat une conclufion abfolument contraire. II a même fait graver dans la deuxième édition de fon livre, une figure géormétrique pour prouver démonftrativement fon opinion. Ce n'elt pas a nous, fans doutej a juger du mérite de fon obieftion; mais nous demeurons toujours étonnés que les géomètres qui penfent qu'il fe trompe , ne faiTent aucuue réponfe a fes raifonnemens. L'bonneur des géomètres qui ont applati la terre , & lintérêt de la vérité , font des motifs bien fuffifans pour les engager a réfuter 1'affertion de M. de Saint-Pierre, Note de Védiuur*  344 L'ISLE INCONNUE. des régions fort éloignées de 1'Europe, obfervet le paüage de Mercure fur le difque du foleil. Les voyages autour du monde deviennent fréquens, & fe font aujourd'hui avec autant de siïreté que ceux de France en Angleterre (i). Toutes les parties du calcul intégral ont fait' dè notre temps des progrès qui étonneroient fes premiers inventeurs , s'ils pouvoient en être les témoins. La mufique , fortie des entraves oü la tenoit la routine depuis fi long - temps , s'avance rapidement vers fa perfeclion. Elle n'a déja plus en France cette marche trainarrte & monotone , qui contraftoit fingulièrement avec le caraétère national. " Mais ce qui diftingue éminemment ce fiècle de tous ceux qui 1'ont précédé, c'eft une manière & une liberté de penfer , ce font les progrès de laraifon qu'elles nécefïïtent, & qui, (i) Depuis 1740 , il s'eft fait plus de voyages autour du monde, qu'on n'en avoit fait jufqu'a cette époque. Ceux d'Anfon, de Wallis, de Byron , de Bougainville, de Pagès, de Cook, illuftieront a jamais notre fiècle, par les preuves de courage & d'habileté que ces voyageurs y ont données , & fur-tout par les découvertes importantes qui en font le réfultat. M. de la Peyroufe , parti depuis deux ans, & d'autres navigateurs qui fe préparent a de pareils voyages, ne peuvent manquer d'ajouter encore a ces découvertes. Note de l'éditeur.  L'IsLE INCONNUE. £4f êclairantpeu a peu tous les. efprits, & les tourriant vers 1'étude de la rnorale, de la politique, de 1'économie fociale , enfin vers tous les objets d'utilité publique , amènent infenfiblement les hommes a Ia conviction des yérités les plus importantes, les difpofent a la tolérance , a la paix,a la concorde, défarment le defpotifme , enchaïnent le fanatifme & la fuperftition. II eft réfulté des abus de la liberté d'écrire & de penfer; car l'on abufe des meilleures chofes : elle a conduit quelqwes efprits au fcepticifme, les a portés a combattre des préjugés utiles, & les éloigne de la tolérance , qu'ils réclament pour eux - mêmes. Mais en condamnant ces erreurs , effets paffagers de cette liberté , il 'faut fe fouvenir qu'efle feule peut étabiir la communication des lumières ( communicatioti trop gênée encore), & que , fans elle, il ne faut plus efpérer la perfeétibilité de 1'efpèce hur .maineni de la fociété (1). Grace a fa puiiTante (i) «La raifon, confidérée dans 1'individu, eft le droit ■afage dc cette faculté pour fe diriger lui-meme & le .petit- nombre de ceux dont il eft entouré ; fes progrès .font bornés comme la. vie de 1'individu , & fon inBuence eft circonfcrite. Mais la raifon, dans les nations, eft le dsoit ufage de cette faculté pour diriger les nations;  ~24f L'ÏSLE INCONNUE. influence , 1'Europe n'eft plus dans un fiècle de te'nèbres. Les ve'rités effentielles au bonheur mêrnes , Sc par conféquent fon ufage s'étend a tout ce a quoi la raifon eft appliquée. » II fuit de la , que lorfque les nations ont com-meneé k exercer leur raifon , elles doivent faire des progrès dans cet exercice, paree que les nations ne ineurent pas, C'eft un grand corps toujours affemblé , oü, les principes fe confervent, fe tranfroettent, & fe perfe&ionnent. Ici l'on ne doit pas s'appuyer fur 1'exemple des peuples anciens , qui ne qonnoiiToieut pas 1'imprimerie. Les européens offrent un peuple & des circonftances qui n'ont point eu leurs fembiables. » Les nations anciennes étoient gouvernées fans doute par 1'opinion; mais cette opinion, elles ne fe la donnoient pas, elles la -recevoient dans les royaumes, des maïtres de 1'état & des corps intermédiaires; dans les républiques, des orateurs & de ces corps permanens, dont Tefprit domine & infhie fur 1'efprit des peuples. Chez les européens , 1'opinion fe forme par les peuples eux-mêmes; elle eft fiottante quelque temps , mais enfin elle fe détermine; on commence par avoir peu de lumières , mais elles font pures: c'eft 1'effet de 1'imprimerie, » Les européens ont donc cet avanrage , que les opinions s'y établiffent par-l'influence de la raifon immédiatement, & non par Porgane de ceux qui difent qu'ils font parler la raifon. Les. livres inftruifent fans paffion 5 ils Am jugés de fang froid ij les principes ne font admis  L'IStE INCONNUE» 2'4* du genre humain peuvent déformais paroïtre au grand jour , & le temps n'eft peut - être qu'a la pluralité des fufitagw : la celleken des bons Les qui entrainent infenfiblement les autres , pourroit èm appe^e le fénat de cette république euro- PT-En fuppofant la continuation de ces circonftances, il doit néceffairement arrivé* que les prinapes vnis feront cénéralement admis, & que comme les lo« s établiffent déja aujourd'hui en conféquence de 1 opinion publique , cette opinion fera la légiftation des peuples.... L'opinion particuliere formoit ( autrefois ) 1 opuuon générale ; déformais ce fera tout le contraire. . . . Autrefois, quand les intéréts particuliers fe choquoient dans un état, le différent fe vidoit par les armes; aujourd'hui il eft difcuté par la raifon, & 1'opinion publique en eft le juge. Ce tribunal acquerra toujous plus de poids.... » L'Europc eft conftituée de manière que les peuples s'éclairent & fe furveillent réciproquement : ceux qui ne veulent point de lumières n'en recoivent pas fans doute, mais auffi ik n'en profitent pas Sc nous les voyons refter fenfiblement en arrière. II eft allure aue lorfqu après des difcuffions plus ou moins longues.... Ltes les nations de 1'Europe auront adopte certains principes; ces principes feront les vrais. Ce fuperbe procés de 1'efprit humain doit encourager les ame* fortes qui ont encore des vérïtés a annoncer .... ^ » Si déja 1'Europe eft la feule partie du monde ott divers peuples n'en font qu'uri , e'eft i K co™mcatioa très-gênée encore des lumières,. quelle ie Qw  248 UhSrpn INCONNUE, pas loin oü ces peuples n'auront plus qu'a joui* & a fe fehciter de leur profpérité, a louer les ccnyains généreux , qui ont confacré Ieurs veilles & leurs talens è nous en montrer les principes , & è bénir les fouverains qui les auront pns pour guides d'un fage gouvernement. » Parmi ces écrivains, véritablement refpecl Sles, dont Ie célèbre auteur de 1'Efprit des lois (0 a été le précurfeur , je ne dois pas ou- doit. Mais cette communication doit néceiïaireme[>t augmenter : nous ne pouvons plus nous paiTer les uns des autres. » La morale générale n'efr que le téCulm des mQ_ rales particulières. C'eft en éludiant les- droïts Sc les devoirs des particuliers, qu'on aPPrend a connoitre ceux des nations;'d od il fuit qu'il eft impotfble cue >. raifon fe perfectionne fur Ia morale générale, fans approfond» les vrais intéréts des citoyens, & fans les rendre plus heureux; doncja morale admimftratrice, Plus Parfaite> le ^viendra tous les jours davantage », Extrait du „o. loz du journa[ ol anm, 1786. . (O Quoiqu'il y ait bien des chafes 4 redire contre plufieurs de fes principes, & fort fouvent contre fes conferences, cet ouwage, femé d'idées neu.es, pra&ndes ou faillantes , écrit d'un ftyle brillant, vif, Sc, plein d'énergie, eut, comme on fait, un fuccès procjjgieux , Sc fit une révolution dans les efprits.  L'ISLE INCONNUE. 2.49 -folier une clalTe de philofophes , hommes de Jettres (1) , qui ont fait une étude approfondie Le fyftême de Montefcjuieu, de 1'influence des climats fur les mosurs & le gouvernement , eft renouvelé de ■celui de Bodin , & des opinions plus anciennes de Polybe & de Cicéron Note de Védiieur. (1) De Martine veut fans douie parler ici des créateurs de cette fcience nouvelle , qui embraffe tout ce qui concerne la force , la durée des empires, & le bonheur phyfigue & moral de 1'humanité , du refpedlable ami des hommes, Sc de M. Quefnay , de 1'académie ■des fciences , premier médecin ordinaire de Louis XV. C'eft proprement cet;e fcience nouvelle , quant ia la forme, aux principes, & aux réfultats , qui a. fait naïlre cette expreffion aujonrd'hui fï commune : e'co"nomie politique; & ce font fes fedtateurs qu'on a nom-més e'conomilles. Leur doftrine ne s'eft pas répandue -fans contradiériori & fans leur fufciter des détrafteurs & des ennemis.^ Les nouveautés qu'ils annon^oient, , expofant au grand jour cette foule d'abus qui ébranlent Sc ruinent les gouvernemens & les fociétés , & faifant ' connoitre les moyens de les réformer , choquoient trop ,vivement les opinions & 1'amour-propre de gens intérefles a maintenir le défordre , pour ne pas les effaroucher & les foulever contre elles. Auffi ces gens , qui ne vQtiloient pas qu'on réformat leurs idéés ni leurs profits, n'ont-ils rien oublié pour jeter du ridicule fur ■cette doftrine, ou pour prévenir contre elle des adminiftrateurs qui, n'ayant pas le temps de lire, ne peuvent juger que fur parole; & cependant, tandis que les préjugés réfiftent de toute leur force a fa propagation darts  'o.$o L'Isle inconnüê; de 1'économie foeiale, & qui, s'efforcant d'étendre la connoiflance des lois naturelles , des principes de la conftitution desfociétés civiles, & de leur profpérité , ont les premiers enfeigné en Europe Ia fcience des droits & des devoirs des hommes qui les compofent. Leur objet eft de faire voir que chaque citoyen doit, fous 1'autorité des lois , jouir librement & pleinement de fes propriétés naturelles & acquifes; & leur but, de prouver que le bonheur particulier des individus ne peut être raifonnablement & folidement établi que fur le bonheur général de 1'efpèce. » D'autres philofophes, pleins de fcience Sc d'érudition , ont taché de contribuer a ce bien fi défirable , en prenant uneautre route, lis ont entrepris le di&ionnaire des connoiflances humaines; ouvrage formé fur le plan le plus vafte que 1'efprlt humain ait jamais congu. II n'en notre patrie, des philofophes d'Italie , d'Allemagne, de Suède, la prönent & la publient dans des ouvrages eftimés qui en éteudent de plus en plus la connoiffance en Europe; & plufieurs fages princes, qui Tont adoptée, la prennent pour règle de leur gouvernement. La lumière eft fortie de la France ; faudra-t-il attendre qua Fexemple unanime des peuples qui nous la doivent, nous en faffe connoitre le prix, & nous force en quelque forte a en faire ufage ; Note de 1'e'dheue^  I/ISLE 1NCÓNNUB. avoit paru que quelques roteroes quand je partis d'Europe, & déja 1'envie & le fanatifme s'étoientdéchainés contre lui. Quoiqu'on puiffe lui reprocher des imperfeétions(inévitabies peutêtre dans un ouvrage élevé par tant de mains differentes), 1'utilité reconnue de cet immenfe re'pertoire ne peut manquer de le faire accueillir enfin comme il le mérite. II eft feulement a fouhaiter qu'une nouvelle édit.ion.,£aifant difparoitre les taches qui le déparerat H & 1'enrichiflant des découvertes qu'on fait chaque jour, nous offre les matières piaoées dans un •ordre plus convenable , & rende ce tecueil auffi complet qu'il peut lette (i). » Vous voyez par ce récit, dit de Martine en finiflant, que 1'Europe n'a jamais eu plus de vraies lumières , & qu'elle n'a plus befoin, pour être heureufe , que d'en faire un bon & conftant ufage ». (r) Ce fouhait de M. de Martine fera bientót rernpli. La nouvelle Encyclopédie méthodique , qui s'imptiitie aftuellement, laiffera peu de chofe a défirer pour Ja perfeftion de cet ouvrage. U elt diftribué par ordre de matières, & non feulement les articles défe&ueux oa inexaéts qui déparoient 1'ancienne encyclopédie, ont ete rejetés, mais on y. ajoutera environ cent mille articles «ouveaux.  SJÏ L'IsEE INCONNUE. Wilfon confïrma ce rapport avantageux. Il y ajouta l'hiftoire des progrès de la navigation , le re'cit des expéditions & des voyages de long cours de fes compatriotes , & finit par afïïirer que 1'Angleterre feule avoit plus de lumières que tout le refte de 1'Europe. On favoit apprécier les aflertions de 1'anglois, on ne les releva point. Le Pèrë remercia les deux européens de leur complaifance. Pais il leur dit: « Je m'apercois que le fiècle de la raifon fuccède enfin a ceux de 1'imaginatión & de 1'efprit. Les penfées & les occupations viriles de 1'efpèce- humaine commencent a .remplacer les jeux brillans de fon enfance. PuiiTent les heureux. progrès que cette marche fait efpérer , amener tous les hommes a établir entre eux un commerce réciproque de lumières (i) & de bienfaits , n'en (0 Depuis que de Martine a quitté la France , les lettres, les fciences, & les arts ont continué de briller en Europe. Les Métaftafe , les Zanoti , les Amaduzi, les Bécaria, les Filangieri , ont illuftré 1'Italie par leurs ouvrages; les Haller & les Euler ont fait 1'Lonneur de la SuiiTe'; les Wolf, les Sthal, les Gefner , les Ciopftok , celui de TAllemagne; les. Hume , les Robertfon , ont foutenu la gloire de 1'Angleterre; .Rouffeau,. Voltaire, d'Alembert, Condillac, Gébelia, ont fait prévaloir, tant qu'ils ont vécu, celle de leur  L'Isle inconnve; 2$% faire plus qu'un peuple de frères , & y faire régner, a perpétuité, la concorde , la paix, & le bonheur ! patrie , que foutiennent encore les Buffon , les Bailly, les Marmontel, les Roubaud, les S. Pierre , & une foüle de poëtes aimables; MM. de la Harpe, 1'abbé de 1'Iile , le chevalier de Parny, Bertin, Blin de S. More, Léonard, Hoffman, Berquin, Imbert, Béranger, &c. La mulique a fait en France des progrès étonnans; le théatre lyrique s'eft enrichi d'un grand nombre d'excellentes pièces. Enfin des inventions furprenantes femblent deftiner ce fiècle z devenir celui des prodiges. On fait parler les fourds & muets de naiflance ; on apprend a lire aux aveugles; on a fu mettre des paroles fur les lèvres d'un automate. Les voyages aériens de Perfée & de Dédale ne font plus une fable ; des francois ont trouvé 1'art de s'élever dans les airs & de parcourir 1'atmofphère. II feroble que 1'homme ait pénétré dans le fanctuaire de la nature , Sc qu'il lui ait dérobé fes fecretS. Note de Vèditeur.  'HSé L'ISLE INCONNUE. CHAPITRE L. Don Pedro fuccombe d fa maladie ; défolation de Dona Rofa ; divers voyages faits a Vijle ds Saméa ; événemens qui en font la fuite. On en étoit la de la converfation , lorfque Louis , qu'on avoit laifle auprès de Don Pedro, entrant dans le falon d'un air embarrafle , dit a Eléonore & a Dona Rofa, que 1'efpagnol les prioit de palier fur le champ dans fa chambre avec le Père & de Martine; qu'il paroiflbit fort abattu, & qu'il vouloit leur parler. Ces paroles troublèrent & firent palir Dona Rofa; Eléonore en parut fort émue, & le Père en fut afBigé, quoiqu'il s'attendit , en quelque forte, a ces mauvaifes nouvelles, & qu'il ne laifsat voir fur fon vifage aucune apparerice d'émotion. II auroit défiré pouvoir retenir encore un moment Dona Rofa , pour la préparer, par fes difcours , au fpectacle douloureux de fon ami fouffrant, & il eiTaya de lui parler; mais tout entière a fa frayeur , 1'efpagnole n'entendit pas ce qu'il commencoit a lui dire. Elle fe leva de fon fiége en faifant de grandes exclamations, ouvrit la porte de la falie, &,  L'ISLE INCONNUE. 2^ fans faire attention fi on 1'accompagnoit, fe rendit promptement a la chambre du malade. Le Père , Ele'onore, de Martine & Henri, qui s'emprefsèrent de la fuivre , lui recommandèrent vainement de fe modérer. Elle entrachez Don Pedro comme une perfonne hors de fens , fe précipita jufqu'a fon lit, & le voyant prodigieufement changé depuis la veille , & dans le plus grand accablement, elle fe mit a fe lapienter & a verfer un torrent de larmes. << Ma chère amie (lui dit fon amant d'une voix affoiblie & d'un ton pénétré ), votre douleur me touche & m'afflige jufqu'au fond de 1'ame. Je me rélïgne a la volonté de Dieu , qui m'appelle a lui; mais je n'ai pas alTez de force pour fupporter 1'idée des peines ou je plonge votre cceur. II faut pourtant vous armer de courage contre la dernière que je vous cauferai. Dans 1'état oü je me trouve, je ne dois pas vous laifTer de faufles efpérances. Bientöt, hélas ! détrompée , vous n'en feriez que plus inconfolable. Mon temps eft fint, je le fens. II faut nous féparer , puifque le ciel 1'ordonne. Nous ne pouvons que nous foumettre a fa fainte volonté. II le faut; & cependant ne vous abandonnez point a f exces de votre douleur. Elle feroit inutile , & j'ofe dire condamnable. Nous nous rejoindrons un jour pour ne plus  2$6 L'ISLE INCONNUE. nous défunir. La religion nous Ie dit, & tout mon coeur me 1'afTure. Que cet efpoir foit pour Vous, comme il eft pour moi , Ia plus douceconfolation. Mais il nous refte encore un autre moyen d'adouur 1 'amertume du malheur qui fe prépare. Je ne fuis pas votre époux, mais il ne tient qu a vous que je n'aye, avant de mourir, ce titre tant fouhaité. Le chef de Ia colonie, pontife de la religion dans cette ifle, eft ici; dépofons nos voeux & nos fermens dans fes mains, en préfeïice des témoins qui 1'accompagnent, & qu'il nous unilTe au nom du louverain être ». Dona Rofa lui répondit, a travers mille fanglots, qu'il étoit toujours maitre de fa deftinée , & qu'elle étoit prête a faire tout ce qu'il déliroit; mais qu'elle le fupplioit de ne pas défefpérerde fa vie, dont la fienne dépendoit entièrement. Enfuite, prenantla main de Don Pedro , & fe tournant vers Ie Père , elle le pria de les unir, & de leur donnerfabénédiétion. Tous les affiftans, 1'ceil humide , & retenant 1'expreffion de Ia pitiéi dont ils étoient pénétrés, s'efforcèrent de cajmer, par leurs difcours , Ie défefpoir des deux amans; mais ils applaudirent a leur réfolution. probation a des entreprifes que je regarde comme nuifibles ». La modératioa qui brilloit dans cette réponfe du Père, ne fe mon tra pas moins dans lufage qu'il fit des préfens qu'il avoit recus. II n'en garda qu'une partie. II diftribua le refte a quelques-uns des infulaires qui n étoient pas du voyage, ou qui n'en rapportoient que peu de chofes; & comme il fe trouvoit encore des families qui n'avoient pas eu de part è ces diftributions; qu'il vouloit entretenir, autant qu'il fe pouvoit, 1'égalité entre fes enfans, & leur öter tout fujet de jaloufie; que d'ailleurs Henri setoit comme engagé a porter des fecours & des inftruaions aux nègres amis & aux faméens, & que non feulement fes fils , mais la politique & la charité re'clamoient 1'exécution de ces promeffes, il réfolut d'ordonner un autre voyage a I'ifle des nègres & è Same'a, pour étendre de plus en plus les liaifons de fon peuple, a 1'avantage réciproque de la colonie & de fes voifins. Un autre motif de cette réfolution, & que lé Père fit fur tout valoir a Eléonore pour arréter fes plaintes , étoit la modicité de la récolte&la facilité de tirer des grains de chea  L7ÏSLE INCONNUE. iöp les faméens. Le commerce devoit prévenir la difette, & diffiper toute inquiétude a cet égard. En faifant connoïtre fa volonté, le Père régla d'avance tout ce qui regardoit ce voyage. La barque lui appartenoit. II y admit de préférence les perfonnes & les marchandifes des maifons les moins pourvues de vivres, ou qui n'avoient rien eu du chargement du vaiffeau. Celles qui en avoient le plus profité, telles que la maifon de Baptifte , ne furent point nommées pour être de cette expédition; & cette efpèce d'exception occafionnadeux autres voyages entrepris par cette feule familie. Fidéle a fon caradère, Baptifte fut vivement piqué de n'être pas mis par le Père au nombre des voyageurs, & ne cacha point fon dépit. 11 fit plus j fur les confeils de Wilfon , qui fe croyoit également offenfé de n'en être pas , & qui avoit acquis fur cet efprit ardent un brés» grand crédit, il ofa faire 1'entreprife de con£ truire pour fon compte une barque pontée, 8c trouva dans fon aótivité, dans les bras de fes enfans, & dans fes richefTes, les moyens fufh> fans pour en venir a bout. Libre enfuitede voyager & de commercer ou il voudroit, &c féduit par 1'anglois, dont il époufoit les paffions, il tenta de fe rendre le plus riche & le plus puif-  'Ö70 L'I S L E INCONNUE. fant de 1'Ifle ; mais il en fut la victime, & il ouvrit encore un chemin de malheur a fes enfans. Cupidité, jaloufie , ambition , c'eft ainfi que vous perdez les hommes qui fuivent aveuglément vos dangereux confeils. Nous n'entrerons pas dans tous les détails de ces expéditions maritimes. Les préparatifs de Ia notre furent faits avec 1'intelligence la plus -foigneufe & Ia plus prévoyante. Tous ceux qui en étoient, avoient leur lecon &; leur emploi; & nous pouvons remarquer, a cette occafion, jufqu'oü s'étendoit 1'attention du Pere. Pour tirer tout le parti poflible de ce voyage & de ceux qu'on feroit dans la fuite , & pour qu'on ne bornat pas 1'utilité qui pouvoit en revenir, a des intéréts de politique & de commerce , il voulut qu'un de fes enfans fut particulierement chargé du foin de chercher & de fe procurer tous les objets intéreffans. d'hiftoire naturelle que les pays oü les voyageurs devoient toucher pourroient leur offrir, & qui ne fe trouvoient pas dans la colonie. II donna cette fonction a Charles, phyficien favant & botanifte habile, Sc le créa direbleur des améliorations. Il lui recommanda fur-tout de rapporter tous les arbres & les végétaux qui, par leurs fruits &c leurs qualités connues, pouvoient augmenter parmi nous les fubfiftances & les commodités,  LTSLE INCONNUE. 27I; Sage inftitution, qui doit réunir dans notre ifle toutes les produdions de choix des plus heureux climats (1). (1) Je me fuis toujours étonné qu'aucun gouvernement ancien ou moderne n'ait fait une pareille inftitution , qui feroit fi belle, fi utile, fi agréable. L'on a bien formé des menageries , des cabinets d'hiftoire na- • turelle, des jardins de botanique ; mais ces établiffeniens ne répondent pas a 1'idée que nous avons de ce qu'on pourroit faire a cet égard. L'on n'a , pour ainfï dire, fongé qu'a contenter la curiofité. Les plantes, les infed\es,les animaux, &c., les plus rares, de la forme la plus fingulière, la plus bizarre, la plus hideufe, ont été tranfportés , a grands frais, des pays lointains , fans égard a leur utilité; & c'étoient les objets dont la propagation & 1'ufage pourroient être utiles , qu'il frlloit particulièrement s'occuper de rapporter de préférence. Eh! qu'importent aux peuples ces immenfes colledions qui ne fervent qu'a la curiofité ? C'étoient les chofes qui pouvoient augmenter & varier leurs jouiffances, qu'il étoit néceffaire de raffembler & de leur comuniquer. Quoi! des particuliers ont donné a 1'Europe la cerife , la pêche , 1'abricot, 1'orange , la patate , le dindon , le ver a foie , qui n'y étoient pas connus, & qui, maintenant acclimatés, y font les delices du pauvre & du riche , & les foius du gouvernement ne pourroient pas en ce genre produire de plus grands/biens ? Cornbien d'importantes acquifitions la France ne peut-elle pas faire encore dans cette partie t Qjre de fruits! que d'animaux fe trouvent en Afrique,  272 L'lSLE INCONNUE. Tout ce qu'on imagina devoir être néceflaire OU agréable aux peuples qu'on alioit vifiter , aux Indes, & en Amérique, que nous n'avons pas, & qu'on pourroit nous procurer a notre grand avantage! Mais le climat s'y refuferoit, dit-on: mais le cliraat fe refufoit d'abord a 1'orange & au ver a foie , & les foins, 1'attention , la vigilance les y ont appropriés. J'ai touj'ours regret qu'on n'ait pas tenté de nous porter 1'arbre a pain , le cocotier , les arbres a la cire, au fuif, au vernis; les fruits délicïeux & innombrabies de la Chine & de Siam; le bizon de la Louifianne ; le paco , le lama , Ja vigogne du Pérou & du Chili, &c. II feroit néceffaire de ne pas les faire paffer brufquement des climats chauds aux pays froids; mais ne pourroit-on pas y obferver des ménagemens & des gradations ? Les tranfplanter d'abord aux iues de France & de Bourbon, comme on 1'a fait du mufcadier, du giroflier , du can•neiier, dont la réuiTite eft fi encourageante; Ne pourj-oit-onpas de la les faire paffer en Corfe, en Provence , & de la enfin dans le coeur du royaume ? Nous avons tant d'hommes inftruits, aftifs, vigilarrs, tant de fociétés favantes, inftituées même expreffément pour le bien de 1'agriculture 8c de 1'économie rurale , qui fejoient charmés & fe feroient un honneur d'être chargés du foin de faire tranfporter, d'aménager , deconferver, 2c de propager ces objets précieu?! La fociété d'agriculture de Paris , par exemple , n'offre-t-elle pas au miniftère tout ce qu'il peut défirer de connoiffances & de talens pour mériter fa confiance , & 1'engager a 1'inf;tituer directrice des ameïiorations a faire 3 Note de l'éditeur. entra  L'IsLE INCONNUE. 275 entra dans Ie chargement du navire. Le fer, 1'étain, le cuivre en mafle ou trav'aillé , des canons , des boulets, des fufils, de la poudre, des toiles, de labière, du vin , des Iiqueurs , des beftiaux , & une quantité confidérable de produftions naturelles, particulières au territoire de notre pays, y furent embarqués. Le Père y ajouta des préfens pour le roi de Saméa, pour quelques indiens, Sc pour les nègres, en reconnoilTance de ceux qu'il en avóit regus. Les préfens qu'il envoyoit a Mékaous étoient un beau fervicè de table de vailTelle d'argent, qu'il avoit anciennernent retiré du vahTeau naufragé , des tableaux faits de la main d'E^ léonore & de Vincent, dont le portrait du Père faifoit partie , une paire de piftolets montés fort proprement, beaucoup de fer en barre, deux petits canons, Sc une quantité de boulets; enfin un recueil manufcrit des lois de 1'ifle , traduites en portugais par de Martine. Ceux deftinés aux deux principaux feigneurs de fa cour, confiftoient en bijoux d'or & d'argent^ qui avoient autrefois appartenu aM. Davifon, en quelques pièces de toile fine, Sc en arbres fruitiers d'Europe mis en caiiTe. Le bon Hiupen , qui avoit montré une grande affeóHon aux voyageurs, Sc particulièrement a Henri, devoit recevok une fomaie de cent piaftres, Tom. III. S  .274 L'ISLE INCONNUE. une bonne boufiole marine, & un quart d» cercle de trois pieds de rayon. L'on envoyoit aux nègres beaucoup d'outils & d'infrrumens propres a 1'agriculture &c aux arts de premier befoin , du fer , des clous , des beftiaux, & quelques pièces d'e'toffe de coton & d'écorce. Henri fut encore chargé du commandement du navire. Tl fit admettre au nombre des voyageurs Robert fon fils cadet, & de Martine , pour lequel il avoit beaucoup d'eftime, & qui d'ailleurs lui étoit néceffaire pour lui fervir d'interprète auprès des nègres amis & des faméens. Le voyage devoit être d'un mois ou de fix femaines. Le navire] eut, pour faire fes courfes , les vents les plus favorables. II arriva en deux jours a 1'ifle des nègres. Les navigateurs y furent regus comme des dieux bienfaiteurs. Ils venoient encore augmenter les droits qu'ils avoient a la gratitude de ce peuple fimple. Chaque individu, chaque familie s'empreiTa de leur témoigner fa joie, fon attachement, & fon refpecl, & de leur préfenter ce que le pays avoit de plus rare & de meil'eur. Quelle vive fatisfaclion pour ces bonnes gens , de nous voir revenir pour étendre fur eux la protection des fecours & des lumières! Quelle douce récompenfe pour nous, que leur fenfibilité naïve 4  L'ISLE INCONNUE. £7 ƒ & les heureux commencemens d'aifance & d'émulation qu'ils nous ofFroient! Notre relache chez les nègres fut de trois jours, que nous employames a nous inftruire de 1'ufage qu'ils avoient fait des chofes & des lecons que nous leur avions données lors de notre première vifite; aleur expliquer le meilleur emploi de celles que nous leur portions , & a connoïtre leur pays & fes produclions naturelles. Mais comme il n'étoit pas poMible, dans un fi court efpace de temps , de leur inculquer ce que nous voulions leur apprendre, ni de nous procurer tous les renfeignemens dont nous avions befoin, nous laifsames auprés d'eux Guillaume, 1'un des infulaires les plus inftruits, pour y refter jufqu'a notre retour, & pour fuppléer de fon mieux a ce que nous ne pouvions faire. Cette nouvelle faveur, qu'ils recevoient de nous, adoucit un peu le regret que leur caufoit notre de'part. Un vent frais de fud-oueft nous porta dans trois jours a rille de Saméa. Les indiens ne nous regurent pas avec moins de joie & d'amitié que les nègres nous en avoient montré. Mékaous nous accueillit avec une fatisfaftion & une efFufion de fentimens bien honorable pour nous & pour fon cceur. Hiu-pen & toutes nos connoiflances furent enchantés de nous Sij  2^6 L'IsLE INCONNUE. revoir. Le roi, pour témoigner a Henri le cas qu'il faifoit de lui, le logea dans fon palais & prés de fon appartement, afin qu'ils.pulTent s'entretenir plus fouvent enfemble. Ils eurent en effet de fréquentes conférences fur les matières les plus intérefTantes de la politique Sc de 1'adminiltration , oü le prince fe pénétra de la vérité des principes que Henri lui expliquöit. Hiu-pen lui avoit donné la plus haute opinion des connoiffances de celui-ci. Le rot s'étoit empreffe de s'en affürer par lui-même. Les préfens que Henri lui remit de la part du Père, ceux qu'il fit aux feigneurs de fa cour Sc k Hiu-pen , lui parurent vraiment maJ gnifiques Sc dignes d'un fouverain. Les tableaux peints de la main d'Eléonore, & furtout le portrait du vénérable chef de la colonie, lui furent infiniment agréables; mais il crut nous devoir encore plus de reconnoiffance du fecours d'inftru&ions & de lumières quë nous lui portions, Sc il n'oublia rien pour nous le prouver. II prit pour règle de gouvernement & d'adminiftration , Ie code de nos lois , que Hiu-pen traduifit en langue faméenne. En conféquence^ par une déclaration authentique qu'il fit publier folenneHement, il reconnut, de la manière Ia plus expreflê, que tout citoyen étoit rnaïtrè  L'ISLE INCONNUE. 277 abfolu de fes droits Sc de fes propriétés, & comme tel, qu'il pouvoit feul en difpofer; que s'il ne le faifoit pas de fon vivant, fes enfans , &, a leurdéfaut, fes proches en héritoient de droit; que. le gouvernement, dont le premier devoir eft de protéger les propriéte's , alloit contre fon inftitution , s'il s'en emparoit, & s'il permettoit même qu'elles fulfent le'fées ; que le fouverain ne pouvoit, en cette qualité, former aucune prétention fur 1'hérédité de fes fujets; que les propriétaires ne lui de* voient qu'une contribution modérée & proportionnelle a leurs revenus liquides, pour 1'entretien de Ia force publique & du patrimoine commun j enfin que 1'impofition terrir toriale & unique ne devbit être aucunement arbitraire, mais réglée & répartie d'après 1'avis des principaux tenanciers, fur le relevé bien vérifié du produi't de chaque terre, les frais de culture prélevés pour la renouveler. II réforma la juftice, & ordonna 1'établiflement de tribunaux fubordonnés les uns aux autres , pour la rendre promptement & gratuitement. II fonda des écoles deftinées a 1'enfeignement public des droits & des devoirs du citoyen , & il inftitua une force militaire toujours en pied , compofée de troupes peu ïiombreufes , mais qui ,.bien payées & biea S üi  %7°* LTstE INCONNUE.1 difcipline'es, devoient faire Ie fond de 1'arméel nationale , ou tous les citoyens en état de fervir la patrie de leur perfonne , feroient exerce's au maniement des armes & employe's a la défenfe de leurs foyers. II de'clara de plus tout commerce & toute induftrie, non feulerhent libre & immune, mais il promit & affigna des récompenfes a ceux qui fe diftingueroient par des découvertes & des travaux utiles. Ces ordonnances paterneiles , qui méritèrent a Mékaous; des bénédiöions infinies de la part des faméers , & firent a jamais fa gloire, furent fidèlement exe'cute'es. Voila ce que ce prince établit pourle bonbeur de fes fujets, d'après fon cceur éclairé par les confeils de Henri; voici ce qu'il fit pour nous , de fon propre mouvement. Inftruit que notre pays craignoit de manquer de grains par Ia modicité de Ia récolte, & que la plus grande partie de notre cargaifon devoit être e'change'e contre des denre'es, il nous fit fournir tous les grains dont nous pouvions nous charger s & les paya libe'ralèment de fon tre'for ; ce qui nous donna Ie moyen d'employer nos marcliandifes a d'autres échanges, & de faire ainfi doublé profit de tout ce que nous portions. Lorfqu'il eut appris que Charles devoit aller vifiter rinte'rieur de 1'ifle, & qu'il en fu«  L'IST. E INCONNUE. ZJ?- Ie motif , il lui donna des chevaux & des guides, & le fit accompagnerpar deux infulaires favans dans la coanoiflanee des plantes & de l'hiftoire naturelle , non feulement pour aider Ie voyageur dans fes recherches , mais pour lui procurer les objets les plus. rares Sc les plus precieux qui feroient au. pouvoir des infulaires, pour les payer & les faire tranfportet jufqu'au port, aux dépens du roi. Mékaous crut devoir ajouter encore a ces marqués de fa munificence. II nous envoya de fa menagerie un axis, efpèce de cerf, avec fa femelle , deux grands buffles , deux bifons ou bceufs a bolle, qui marchoient très-vite, 5c qu'on pouvoit monter comme des chevaux * deux jeunes éléphans , & difTérentes efpèces d'oifeaux, tels que le noktho (i), le tavon(2), 1'oifeau a re'pétition (5), des paons , & des cailles plus petïtes que celles d'Europe , avec le bec Sc les pieds rouges. II nous fit auiïi (r) Ou le grand gofïer, oifeau aufli gros qulme autrucbe, dönt le bec a deux pieds dé long. Note de l'éditeur. (x) Oifeau de mer, de la groffeur d'une petite poule , dont les osufs font aufli gros que ceux d^une. oie. Idem. (3) II eft ainfi nommé, paree qu'il chante fix noteS deax fois de fuite. Idem. S'vf.  A8o L'Isle inconnüeJ porter de fes jardins diffe'rens jeunes arbres Sê arbrilTeaux , & plufieurs plantes rares: Ie bonga qui produit 1'areca (i), le betleira, Ie cam- (i) Varéca , qu'on méle avec le bétel , eft un fruit de la groffeur d'une petite noix, & couvert auffi d'une Peau verte, mais fans coquille. Dépouillé de fa peau, il reffemble beaucoup d la noix mufcade. Lorfqu'il eft récent, il contient une matière blanche & vifqueufe , dont le gout & 1'odeur ont peu d'agrément. Ceux qui,' n'étant pas accoutumés au bétel, machent de 1'aréca fans en avoir óté cette matière vifqueufe , s'enivrent auffi aifément que s'ils avoient bu du vin avec excès; mais cette ivreffe dure peu. Lorfque 1'aréca commence a vieiilir, cette mucofité fe defsèche & le fruit n'enivre plus. Quoique récent, 1'aréca ne produit pas le même effet fur ceux qui en font un ufage habituel. Le betleira eft un arbriffeau dont la feuille porto Je nom de bétel L'arbriffeau rampe comme le lierre & Ie poivre. La feuille reffemble beaucoup , par 1, figure , a celles de ces deux plantes; elle eft naturelle, ment d'un beau vert. On fait blanchir les feuilles, en les renfermant dans des boites de bois de bananier récemment coupé, & en les arrofant une fois par jour. La perte de leur couleur naturelle leur donne un gout plus fin & plus délicat. On ne préfente jamais, chez les perfonnes de qualité , que les feuilles qui font parfaitement Manches. Pour macher le bétel, on en prend deux ou trois feuilles , fur une defquelles on étend une petite quantité-de chaux éteinte ; c'eft-a-dire , environ U groffeur d'un petit pois. On plie ces feujües, &  L'ÏSLE INCONNUE. 2§T pKrier j le zerumbet, 1'arbre au benjoln, Ie onangoreira ou le jafmin d'Arabie, le fagu- on en fait un petit paquet auquel on ajoute la quatrièrae partie d'une noix d'aréca. On mache ce paquet, mais fans en avaler le fuc. Cette préparation tougit la falive , la langue, & les lèvres, qui feroient vertes fi on en fupprimoit un de ces ingrédiens. Outre la beau vermillon que ce mélange donne aux lèvres, & 1'agréable odeur qu'il laiffe a la bouche , il fortifie 1'eftomac, il aide a la digeftion, & ceux qui en font habituellexnent ufage , peuvent fe paffer de vin. On prétend auffi qu'il préferve de la gravelle & de la pierre, & donne beaucoup de foulagement a ceux qui en font attaqués. Tous les voyageurs afïurent que ces cruelles maladies ne font pas connues dans les pays ou 1'ufage du bétel eft commun. II fait les délices des peuples de 1'Inde ; & les européens qui font quelque féjour dans cette partie du monde , ne manquent pas de s'accoutumer bientöt au bétel, & de le trouver aufli agréable que les indiens èux-mêmes. Le camphrier des Indes eft un arbre, de la racine duquel on tire une gomme ou plutöt une fubftance précieufe, nommée camphre , dont les vertus font avantageufement connues en médecine & en chirurgie. Le ^erumbet .eft une efpèce de gingembre, dont Ia racine fe coupe, fe sèche, ou fe confit au fucre. II a plus de vertu & le gout plus fin que le gingembre commun. . L'arbre qui produit le benjoin èft grand & touffu. Ses feuilles reffemblent a celles du limonier. U en""dé*  »82 L' I StE INCONNUE» inenda, le piantain des Indes & celui de M'mi &£na.o , le durion, & le gaca ou jaca de Siam, coule naturellement une forte de gorrrme , qui eft Ie benjoin nommé tou par les arabes,. Cette gomme eft une des plus précieufes marchandifes des Indes, tant par le cas qu'on fait de fon odeur, que par fes vertus médicinales; les plus jeunes arbres produifent le meilleur benjoin, qui eft noiratre. Le mangoreira d'Arabie eft un arbriffeau , qui, quoi qu'en difo fon nom , ne fe trouve guère que dans 1'Indouftan. II porte de trés-belles fleurs blanches, qui s'appellent mangorins, dont 1'odeur tient de celle du jafminavec plus de douceur, & cette différence que le jafmin n'a que fïx feuilles , au lieu que le roangoreira en a plus de cïnquante. Le piantain des Indes orientales reffemble beaucoup au bananier, & ne fe diftingue que par fon fruit, qui eft beaucoup plus gros & la moitié plus long. Quelques voyageurs lui donnent le nom de roi des fruits, fans faire même exception de la noix de coco. L'arbre a dix ou douze pieds de haut, & trois ou trois pieds & demi de tour. II ne vient point de graine. II pouffe de la racine des vieux, & produit dans 1'efpace d'un an. Le fruit n'eft pas plutöt mur, que l'arbre s altère & meurt; mais alors il en vient plufïeurs jeunes, a fa place. Lorfque 1'arbre eft dans fa parfaite grandeur, il po'uffe au fommet une tige forte , de la Iongueur & de la groffeur du bras; c'eft autour de cette tige que viennent d'abord les fleurs, & enfuite les fruits par' pelotons. Le fruit croit dans une gouffe de fïx o a la gravelle , & a la difficulté d'uriner , &c. &c. &c. Sa dofe eft depuis quatre grains jufqu'a demi-fcrupule. dans du bouillon. On en apporte en Europe, mais il eft rare & cher. Le rima eft une efpèce d'arbre a pain ; fon fruit croit aux brauches comme les pommes; il eft de la groffeur d'un pain d'un fou, & de forme ronde : 1'écorce en eft épaiffe , jaune , & liffe. Les infulaires des Mariannes n'ont pas d'autre pain. Ils le cueillent dans fa maturité pour le faire cuire au four , ou 1'écorce fe grille & noircit. On en öte enfuite la furface, après laquelle il refte une peau mince qui couvre une pulpe de fort bon gout, & auffi blanche que la mie du meilleur pain. Comme ce fruit eft fans pepins & fans noyaux, tout fe mange égalemenr. Uikara-mouli eft une rapne extrêmement chaude, bonne contre 1'indigeftion & le venin. . Le taylan eft une efpèce de groffes raves qui flattent 1'odorat Sc le goiSt. Les camotes font des racines dont les philippinois font une forte de pain, & que les efpagnols mangent erues comme des navets. Les glabis font des plantes bulbeufes qui ont la gout des patates.  LTSLE INCONNUE. 28j Tous ces objets , confidcrables par leur nombre & par leur valeur, formèrent, avec ceux que Charles rapporra de fa tournee (i), La femencine eft une plante qui produit la f imeufe poudre a vers, connue (bus le même nom. La plante vient communément dans les prés , od la diffkulté d'en cueillir la graine en augmente beaucoup le prix. Comme elle n' eft bonne que dans fa maturité , & que le vent en fait tomber alors une grande partie entre les herbes, ou elle devient inutile , paree qu'on ne peut la toucher de la main fans la corromprc , les indiens ont befoin d'adreffe pour cette moiffon. Ils prennent deux paniers a anfes, avec lefquels ils marchent dans les prés, en remuant 1'un de la gauche a la droite, & 1'autre de la droite i la gauche , comme s'ils vouloient faucher 1'herbe par le haut , c'eft-a-dire , par 1'épi; & ces deux mouvemens oppofés font tomber la graine dans les paniers. C'eft dans le pays de Bputan & de Kerman qu'on recueille particulièrement la femencine. La molucane eft une plante qui s'élève depuis trois pieds jufqu'a fept; fes feuilles reflemblent a celles du fureau; fa fleur eft femblable a celle de la citrouille, mais un peu plus grande. Sa feconde écorce & fes feuilles font un puiffant vulnéraire. Elles guériffent les ulcères les plus invétérés , elles adouciffent les douleurs, elles arrêtent le fang. Les indiens nomment cette plante le remède des pauvres & la ruine des médecins, paree que fes vertus font inflnies. Note de l'éditeur. ■ (i) Charles rapporta de fa tournée , nos amis nous donnèrent, ou le commerce nous procura plufïeurs au«  •286 L'IsLE INCONNUE. ou que le commerce nous procura, une colleöion de richeflès d'autant plus précieufes pour nous, quelles augmentoient infiniment nos reflources. tres fortes d'animaux , d'arbces, d'arbriffeaux, de plantes, de racines, &c., qui augraentèrent confidérablement la valeur de notre cargaifon. II nous fuffira de noter ici quelques-unes de ces cbofes: des chevaux de races Sc de grandeurs différentes; des chèvres & des chats a poils longs & foyeux; 1'alafreira , arbre de la grandeur de notre prunier, dont la fleur jaune Feit aux mêrnes ufages que le fafran d'Europe, & qui a plus de bonté; 1'ateyra , de la grandeur du pommier, qui porte un fruit fucré , dont 1'odeur eft celle de 1'ambre & de 1'eau rofe mêlés enfemble; 1'agoucla ou aloës des Indes; 1'angolan , arbre fruitier tou jours vert, qui croït a plus de quatrevingts pieds de haut; le makarakau , bel arbre également utile par fes racines & par fon fruit; le bananier, le goyavier, l'arbre de Saint-Thomas, dont les feuilh's ieffemblent parfaitement a celles du lierre, & dont les fleurs font autant de lis violets, d'une excellente odeur; le venan, arbre épineux, recommandable par fes fleurs d'une odeur fort agréable, & par fon fruit, dont le gout approche de celui dn raifin; le thé, fi connu par Tufage qu'on fait par-tout de fes feuilles ; le fion'nanna , autre arbriffeau dont les racines font employées fort efficacement contre les fièvres & les poifons; la racine de quil ou de quilperle , qui a les mêmes vertus; ;& le talajfa, plante dont les feuilles s'emploient di.*erfement dans les fauces.  L'ISLE INCONNUE. 287 De notre cöté, nousremplimes parfaitement ks vues & les efpérances de Mékaous ; car non feulement nous fournimes fon pays d'armes, de métaux, &de quantité de chofes utiles & commodes qui lui manquoient encore , & nous drefsames fes foldats , nous inftruisimes fes officiers, nous formames fon armée, nous rendïmes les endroits oü l'on pouvoit defcendre, plus forts & plus refpeétables; mais nous répandïmes d'ans rille une foule de connoiiTances & de procédés importans , relatifs a i'adminiftration, a 1'agriculture , aux arts, & au commerce : communication qui fit le bien des deux peuples , & fervit plus particulierement au bonheur des faméens. Enfin nous gagna=» mes fi bien l'affeftion & 1'eftime du prince & de la nation , qu'après avoir demeuré avec eux un mois entier, nous emportames tous leurs regrets , quoique nous leur euffions promis de revenir les voir auffi fouvent & de refter auffi long-temps quHl nous feroit poffible. Nous n'éprouvames aucun accident a notre retour, & nous arrivames a notre ifle pleins de ioie &: de fanté , ramenant avec nous Guillaume, que nous avions repris en paffant chez les nègres amis, oü il n'avoit pas eu moins de fuccès & de fatisfaction que nous en avions eu nous-mêmes a 1'ifle de Saméa.  288 LTsr„E INCONNUE,- Le premier voyage de Baptifte neut lieu que dix mois après le notre. Il fut e'galement heureux& lueratif; mais fon fecond voyage* entrepris fix mois après celui-la, roalgré les confeils du Père & d'Eléonore (qui voyant Baptifte prodigieufementchangé,vieiilimême pat la fatigue & les foucis , 1'exhortoient a difFérer fon départ), le fecond voyage lui devint peri fonnellement fatal. Nous ne dirons plus rien du premier. & nous ne parierons que brievement de 1'autre, pour paffer au re'cit d'un accident dont Ie louvenir ne s'effacera jamais du cceur des infulaires. Baptifte fut a peine arrivé chez les faméens, que cet homme imprudent & obftiné tomba malade, comme on favoit prévu. II voulut en vain braver fon mal. Bientöt une fièvre violente & du plus mauvais caradlère rendit fon état fi critique , que fes enfans alarmés , après lui avoir donné tous les foins & les remèdes qu'ils pouvoient employer ; fe virent réduits a implorer le fecours d'un étranger, qu'on leur dit être fort verfé dans la médecine. C'étoit un hollandois que les faméens avoient fait prifonnier dans une expédition tentée contre fifle par une flotte envoyée de Batavia ; expédition qui n'avoit pas réuffi. Renfermé avec trois de fes compatriotes, dans une pri- fon  L'Isle inconnüe; 280; fon étroite , il y avoit trouvé le moyen de faire connoitre fa capacité; car fon geoüer , homme de confidération, étant tombé dangereufement malade, le prifonnier avoit eu occafion de le traiter, & 1'avoit guéri contre toute efpérance. Le bruit de cette cure 1'ayant fait appeler a la cour pour donner fes foins a un officier du palais , qu'une maladie grave conduifoit au tombeau , il 1'avoit également tiré du danger ; doublé fervice qui lui avoit acquis plus de liberté & beaucoup d'eftime. Ce fut. d'après fa réputation que nos voyageurs eurent recours a lui. M. Van-der-mur, c'étoit le nom du hollandois , écouta d'autant plus volontiers leur prière j que défirant favoir qui étoient ces voyageurs, & d'oü ils venoient, il trouvoit, en les fervant dans la perfonne de leur chêf > en les voyant familièrement, 1'occalïon la plus favorable de fatisfaire fa curiofité. II alla voir Baptifte, & il lui paria de fon mal en homme éclairé. II le fiatta de l'efpoir de le guérir s'il vouloit fuivre fes confeils , & gagna li bien fa confiance, que 1'ayant affuré qu'il feroit mieux a terre que fur la barque, & lui ayant offert un lit dans fa propre chambre, oü il pourroit, lui dit-il, 1'avoit fans celTe fous les yeux & lui donner tous fes foins, le malade accepta fa Tom. III. X  2P<5 L'ISLE INCONNUE. propofition avec reconnoiffance, fit ce que Ie médecin défiroit de lui, & fe remit entierement entre fes mains. Baptifte ne s'en tint pas la. Honteux d'avoir réfifté a la voix de fes parens, attendant , pour revenir auprès d'eux, qu'il fut entierement rétabli , fentant auffi peut-être que fa maladie feroit longue ou funefte , & , dans le cas oü il fuccomberoit, ne voulant pas que fes enfans fuffent témoins de fa mort, il prit la réfolution étrange de faire repartir la barque, & de refter feul a Saméa. En conféquence il les fit appeler auprès de lui. II leur annonca fa volonté , & leur enjoignit de s'en retourner directement a la colonie. « Partez, mes enfans, leur dit-il, nos affaires de commerce font a peu prés terminées. Vos foins me font inutiles ici; ceux de M. Van-dermur me fuffifent. Je m'en promets d'heureux effets ; mais la maladie qui m'afliige , ou du moins ma convalefcence, peut avoir un terme éloigné, & je ne faurois efpérer de m'embarquer de long-temps. Cependant une trop longue abfence ne manqueroit pas d'a'armer nos chers parens & votre mère. Allez donc les dérober a ces cruelles inquiétudes; &, fans leur parler de 1'état oü je fuis, dites-leur que mes  L'ÏSLE INCONNUE. 25)1 ■affaires me retiennent a Saméa , oü vous ne devez pas tarder a venir me reprendre pour me ramener dans ma familie. En vain fes enfans , défolés & baignés de larmes, lui firent des répréfentations fur les dangers qui pouvoient fuivre 1'ordre qu'il leur donnoit. II avoit pris fon parti. Son cara&ère inflexible ne lui permettoit pas de changer de réfolution. Ses enfans furent forcés d'obéir , après avoir inftamment prié M. Van-der-mur de veiller affidument fur une tête fi chere, 8c porté dans fa maifon ce que leur tendreffe inquiète avoit jugé plus convenable a la iituation du malade. Nous verrons , dans la fuite de ces mémoires, quels effets eurent les foins du hollandois , Sc quel fut le fort de Baptifte ; mais revenons a Tifle inconnue , oü les événemens , helas ! les plus triftes , doivent fixer notre attention. Quand les enfans de Baptifte fe préfentèrent fans lui devant le Père Sc Eléonore , nos parens , déja fort inquiets a fon fujet, furent alarmés de ne le pas voir ; mais ils le furent encore plus lorfqu'on leur dit qu'il étoit refté feul des fiens a 1'ifle de Saméa. Notre mère ne put cacher fon trouble ni retenir fes larmes. « Quelle raifon affez forte, dit-elle, a pu 1'arrêter loin de nous, lorfque fes enfans reve-. [Tij  api L' I S L E I N C O N N u s. noient ? Pourqusi 1'avez-vous quitté?». Et quand on lui répondit qu'il reftoit pour terminer certaihes affaires, &que la barque n'étoit partie que fur fes ordres expres & répétés, elle ■fe plaignit douloureuferaent de 1'infenfibilité de fonfils; puis' regardant les voyageurs:« Ah! dit-elle , fi j'en crois rnon cceur, ce n'eft pas la la vraie caufe de fon féjour a Saméa ». Le Père penfoit comme elle, Sc n'étoit pas moins affiigé ; mais comme il favoit fe modérer, & qu'il craignoit d'augmenter la peine de fon époufe en laiiTant voir fon émotion 3 il fit femblant de prendre le rapport des voyageurs dans le fens naturel qu'il offroit.Pour éloignermême les foupcons d'Eléonore , il s'empreffa d'arrcter adroitement les interrogations embarrafTantes qu'elle leur faifoit, en attribuant tout haut le féjour de Baptifte chez les indiens , au défir trop ardent d'augmenter fa fortune ; mottf qui paroiffoit peu décent & peu rëfléchi; & pour prévenir toute explication , il renvoya les arrivans dans leur familie. Mais en les éloignant de la préfence d'Eléonore , fatisfait en apparence de leurs réponfes, il n'en étoit pas moins réfolu de les interroget fecrètement; Sc c'eft ce qu'il fit le foir du même jour, après les avoir rafiembiés. « Mes amis, dit-il ,(en les abordant, Sc en leur voyant  L'ISLE INCONSUÊ, Mn air de triftefle & d'embarras qui percoit dans leur maintien ), mes amis , je vie'rts vousdemander les raifons pofitives cu féjour de votre père a Same'a. Vous nous avez déja dit que c'étoit pour y finir des affaires ; mais quelles font ces affaires ? c'eft ce que vous ne nous expliquez point, & ce que je fuis bien aife de favoir Les voyageurs, plus embarrafies, héfitèrent a lui répondre. Obligés, par 1'ordre de Baptifte , de taire fa maladie , & dès leurenfance habitués a refpeéter la vérité , ils ne favoient ce qu'ils devoient dire , ni même s'ils devoient parler. Le Père infifta fur ce qu'il demandoit, & s'adreffant particulièrement a Viclor, 1'ainé de la familie : « C'eft de vous, dit-il, que j'attends la réponfe que je défire. Pourquoi balancez-vous , mon fils, a m'apprendre ce que vous favez? — Pardonnez , je vous fuppiie , lui répcndit Vi&or, fi nous gardons encore le fjlence fur une queftion auffi fimple; mais vous favez ce que nous. devons a notre père. II nous a ordonné ie fecret, & nous. lui avons promis de le garder. — Je louerois. votre difcrétion , répliqua le Père , fi c'étoit un autre que moi qui vous fit cette demande; mais je fuis en même temps le Père & le chef de la fociété, & a ce doublé fitte, j'ai dr-oifc Tiij  ap4 L'ISLE INCONNUE, a votre obéiflance , puifque votre père luirnême n'eft pas difpenfé de me la rendre. Vous avez pu , par ménagement, vous taire devant Eléonore, vous né le devez pas avec moi ». Alors Viclor , forcé de parler, lui fit le récit de la maladie de Baptifte & de 1'état oü ils Pavoient laifle. Cette nouvelle, que le Père craignoit d'apprendre , fit fur fon cceur une vive impreffion. II blama fortement 1'imprudence de Baptifte, & recommanda la difcrétion a fes enfans. « Je vous ferois repartir dès demain , leur dit-i!, & j'irois moi-même a Saméa , fi je ne craignois d'augmenter les foupcons & les alarmes de mon époufe & de votre mère ; mais vous devez y retourner dès que vous pourrez le faire fans affeétation. Un féjour de trois femaines ici vous fera, je penfe, bien fuflifant. Préparezvous a partir a la fin de ce délai. Si la bonté célefte nous a confervé votre père , & s'il ofoit s'offenfer d'un fi prompt retour, vous lui direz qu'impatiens de le revoir, fa mère & moi I'avons ainfi voulu >>. Lorfque le jour fixé pour le départ fut arrivé, & que les fils de Baptifte prirent congé, le Père les accompagna jufqu'a la barque, pour leur recommander très-expreffément de ne s'ar»  L'IsLE INCONNUE. 2$$ rêter a Saméa que le temps néceflaire pour remercier les hötes & les amis de Baptifte, & pour le prendre a bord. <* Penfez bien , leur dit-il, que nous allons compter les jours & les momens jufqu'a votre retour , & que vous achevriez de nous plonger dans la plus affreufe inquiétude , fi vous tardiez a reparoïtre ». II revint enfuite pour confoler Eléonore & Amélie , quoiqu'au fond il eüt plus befoin d'être confolé lui- même. L'idée de fon fils malade , mourant peut-être dans une terre étrangère, 1'obfédoit la nuit & le jour. Vainement il cherchoit a s'en diftraire ; elle fe préfentoit fans ceiTe a fon efprit , & tourmentoit fon cceur. II étoit pourtant obligé de n'en rien faire paroitre , & fa peine , qu'il diffimuloit, n'en devenoit que plus poignante. Huit jours , qu'il croyoit néceffaires aux voyageurs pour aller a Saméa & pour en revenir, fe pafsèrent dans cette inquiétude, qu'un refte d'efpérance adouciffoit un peu ; mats quand ce temps fe fut écoulé fans que la barque parut, quand on vit plufïeurs jours encore fe fuccéder & finir dans une vaine attente, toute la familie fut en proie a ia douleur, & celle du Père étoit un fupplice. II ne fe contentoit pas d'envoyer a 1'obfervatoire pour T iv  106 LTstE INCONNUE. épier Ie retour des voyageurs, il y paflbit luï- même la plus grande partie de Ia journée, & n'en defcendoit qu'a la nuit. Cette follicitude inquiète & paternelle fut la caufe du cruel dej- faftre que nous allons rapporter dans le chapitre. fuivant,  L'lSLE INCONNUE,' 297 CHAPITRE LI. Accident qui arrivé au Chevalier des Gaftines ' fa mort, fuivie de celle a" Eléonore, XJn fok, lePère, dont la vue s'étoit fatiguée a regarder long-temps le cöté de la mer par oü fes fils devoient revenir , prit un petit nuage qui parut fur 1'horizon , pour les voiles de la barque. Comme il ne pouvoit pas difcerner ce qu'il voyoit l cette diftance , même avec la lunette, il crut qu'il le verroit mieux en montant fur une crête plus élevée , qui Papprochoit de fon objet. Le jour baiffoit ; il n'y avoit pas de temps a perdre. Le Père ïmpatient fe hata d'y monter, malgré les repréfentations de Philippe & de Henri qui 1'accompagnoient. II parvint au haut de la crête ; mais le nuage s'étant élevé, il reconnut fon erreur , & plein de trifteffe, il fe mit a même de redefcendre. Cependant la lumière devenant toujours plus foible & le chemin du retour en étant plus difiïcile , fes deux fils voulurent le foutenir dans la defcente , & il les refufiu Hélas ! que n'avoit-il moins de confiance s\\ (es farces !  2p8 L'ISLE INCONNUE. Apeine a-t-il fait quelques pas, que dans un endroitfcabreux& roide, ayant mis le pied fur une grolTe pierrequi ne tenoit plus que par fon poids au noyau de la montagne, cette pierre roule , &c le Père, manquant d'appui, tombe tout a coup Ia tête Ia première a plus de trente pieds au deflbus, contre une pointe de rocher qui 1'arrête dans fa chute. Philippe & Henri, glacés de crainte &pouffant a Ia fois des cris de douleur, fe précipitent jufqu'a lui pour le fecourir. Ils le trouvent couvert de fang , fans mouvement & fans connoiffance. Que feront-ils dans cethorrible malheur? s'arrêteront-ils oü ils font, pour lui donner les premiers foins qu'exige fon état ? Mais ils manquent de tout ce qui pourroit lui être néceffaire , & la nuit s'obfcurcit de plus en plus. Le porteront-ils dans fa maifon ? Mais il peut mourir en chemin, & d'ailleurs comment fe préfenter devant Eléonore ? Ils prennent le parti d'arrêter le fang en lui enveloppant la tête de quelques linges, & de 1'emporter enfuite comme ils pourront. Ils déchirent leurs chemifes pour en faire des compreffes & des bandes, & lui mettant au plus vïte le premier appareil , ils le prennent entre leurs bras & le voiturent ainfï doucement , mais en fe hatant néanrnoins autant qu'ils peuvent.  L'ÏSLE INCONNUE. 2579 Qu'on fe peigne 1'embarras & la douleur de ces deux teudres fils du plus réfpectable & du meilleur des pères. II n'étoit pas poffible, ii eüt été même téméraire & dangereux de vouloir tenir caché 1'accident funefte qu'il venoit d'éproüver. Et quelle défolation cependant ils alloient répandre dans toute la familie en le divulguant! quel coup afFreux|ils portoient au cceur fenfible de la mère ! Ils ne peuvent que former le delTein d'entrer fans être vus , d'appeler fecrètement- du fecours pour vifiter les bleflures du Père & les panfen & quand ils 1'auront fait revenir a lui, de préparer adroitement Eléonore a recevoir la trifte nouvelle. Toutes ces fages mefures furent inutiles. Eléonore, inquiète de ne pas voir revenir fon mari , avoit pris la réfolution d'aller , en fe promenant, au devant de lui. Elle avoit prié de Martine de 1'accompagner, & ils fortoient enfemble de la maifon , comme les deux frères , chargés de leur précieux fardeau , fe préfentoient a leur porte. En ce moment Adélaïde entroit par hafard dans le falon avec un flambeau. Comme la porte extérieure étpit ouverte , la lumière qui éclaira tout a coup une partie de la cour, rendit les deux frères vifibles, & montra i Eléonore le Père a dem! mort dans les bras de fes enfans- A cet afpeft  SOO L'ISLE INCONNUE. terrible & inattendu, elle pouiTe un cri pergant, & tombe, comme frappée de Ia foudre, après avoir fait un vain effort pour fe jeter fur le corps de fon mari. De Martine & les deux frères ne favent lequel du Père ou d'Eléonore ils doivent plutöt fecourir. Le danger eft en quelque . forte Ie. même des deux cöte's ; ils ne peuvent fuffire a les foigner en même temps ; mais Adélaïde & toutes les perfonnes de la maifon, épouvantées du cri d'ESe'onore , accourent en un moment, en apportant des lumières. Chacun eft faifi de douleur & de crainte, en voyant 1'e'tat de nos chers parens ; mais il ne fuffit pas de les plaindre ni de s'abandonner a de vaines lamentations, il faut leur donner de prompts fecours pour les rappeler a la vie. C'eft ce-que de Martine prit foin de repréfenter a tous les affiftans. Bientöt Ia nouvelle de ce doublé défaftre fe re'pand dans la citadelle & dans le village. La plupart des chefs de familie accourent tremblans & conftcrnés, & tous fe défolent en reconnoiffant par eux- mêrnes ce qu'ils ont a craindre pour les auteurs de leurs jours. Cependant l'on porte Eléonore dans fon appartement , & le Père dans un autre; & tandis qu'Adélsïde & Dona Rofa s'efTorcent derendra    L'ISLE INCONNUE. goï Ta connoiflance a la mère , Henri, Philippe, & de Martine s'occupent a vifiter les bleflüres du Père. Ils ötent les bandes dont fa tête eft enveloppe'e ; ils coupent les cheveux enfanglante's, & quand ils ont baffiné les parties offenfées, ils trouvent que les tégumens font déchirés en plufieurs endroits, & que le crane eft entamé au deffus & a cóté de la tempé. De Martine confulté n'ofe dire ce qu'il penfe des fuites de cette chute. II déclare a la vérité qu'il n'apercoit rien de mortel dans cette fracture , mais qu'il faut lever le fecond appareil pour pouvoir en parler plus pofitivement, L'on mit tous les moyens en ufage pour tirer le Père de fon évanouiffement; mais ce ne fut que vers le point du jour du lendemain qu'il revint a lui. Alors , ayant recouvré fes fens , éprouvant de vives douleurs, & fe voyant dans fon lit entouré de toute fa familie, il demanda ce qui 1'avoit mis dans 1'e'tat oü il étoit; & pour lui en rappeler le fouvenir . il fallut lui faire le récit de 1'accident de la veille. II s'informa fi fon époufe étoit inftruite de ce malheur, & l'on fut obligé de lui apprendre la crife oü 1'avoit jetée Ia vue affiigeante de fon état. On lui dit qu'elle commencoit a reprendre fes efprits, 6c qu'on avoit  302 LVlslE INCONNÜË. évité de Ia mettre prés de lui, de crainte d'augmenter le danger de la iituation de cette femme fenfible , en lui laiffant voir fon mart privé de fentiment, lorfqu'eüe reviendroit a elle. Le Père pria fes fils de le porter auprès d'Eléonore; mais on lui repréfenta qu'il étoit plus facüe & moins dangereux de la porter elle-même auprès de lui ; & c'eft ce que l'on fit fur le champ , pour contenter également Eléonore , qui, en recouvrant la parole, avoit inftamment demandé qu'on la tranfportat dans la chambre de fon mari. Le Père ne fe diffimuloit pas ce qu'on avoit a redouter des fuites de fa chute. Il en fentoit mieux le danger qu'aucun de fes enfans ; il vouloit pourtant avoir fon époufe pour témoin de fon mal, non feulement paree qu'on défire toujours d'être auprès de ce qu'on aime, & que c'eft une douce confolation dans les plus vives fouffrances, mais paree que, connoiffant parfaitement le cceur de cette femme incomparable & 1'excès de fa fenfibilité , il n'ignoroit pas que , féparée de lui, fon imagination , qui voyoit au dela du péril , le lui repréfenteroitplus imminent qu'il n'étoit, D'ailleurs , comme il n'avoit rien perdu de fon courage , il penfoit que la fermeté qu'il  LTsLE INCONNUE. 303 montreroit, fe communiqueroit a 1'ame d'Eléonore. Il fe promettoit de lui dérober de fon mal tout ce qu'il pourroit en cacher. Telles étoient fes difpofitions , quand Eléonore entra dans fa chambre , pale, défaite, abattue, foutenue par deux de fes fils, & fuivie d'Adélaïde & de 1'efpagnole. Elle avoit appris que fon époux étoit forti de 1'état cruel oü elle 1'avoit vu; qu'il demandoit a la voir; & ces heureufes nouvelles, qui faifoient luire a fon cceur un rayon d'efpérance, lui avoient donné la force de fe rendre auprès du malade. Elle étoit bien réfolue de lui déguifer la crainte qu'elle éprouvoit encore a fon fujet; mais lorfqu'elle approcha de fon lit, & qu'elle vit fon vifage meurtri, fes yeux plombes &fanglans, & fes traits altérés par une fièvre brülante , elle ne fut plus fe contenir. Toute fa réfolution ne put f empêcher de répandre un torrent de larmes, & de s'abandonner aux cris & aux fanglots. Le Père voulut en vain la raflurer par fes difcours. Le coup étoit porté. II avoit pénétré jufqu'au fond du cceur, oü il avoit attaqué le principe de la vie. II lui prit foudain un grand tremblement fuivi d'une fueur froide. La fièvre fe déclara , & dès ce moment Eléonore prévit qu'elle ne furvivroit pas a celui qui polfédoit fa  EJ04 L'IsLE INCONNUE. tendreffè , & dont la perte étoit pour elle le" plus afFreux des malheurs. Elle fe fit dreffer un lit tout prés de celui du Père , & en s'y mettant, elle lui dit : « Mon cher ami, je vous ai voué mon exiftence & mes fentimens jufqu'a la mort. Nous avons vécu toujours unis , toujours inféparables. La mort feule rompra des nceuds que rien n'affoiblit jamais ; mais que dis -je ? la mort même ne nous féparera point. En tranchant votre deftinée , elle terminera la mienne. Si le ciel difpofe de vos jours, j'efpère de fa bonté propice, que nous fortirons enfemble de la vie , & que dans le même jour , la même tombe nous enfermera tous deux. Le ciel entend mes vceux; c'eft le plus ardent demon cceur. J'ai toujours craint de refter après vous; mais ün preffentiment, dont j'accepte 1'augure, me fait croire que je n'aurai pas a déplorer votre perte ! ?■> Le Père crut devoir 1'exhorter a fe réfignec patiemment' aux décrets divins. II lui repréfenta 1'inutilité de fa prévoyance & de fon affliftion fur ce qui devoit arriver. Du refte, en s'attendriffant fur Ia dernière preuve d'amour & de dévouement que lui donnoit fon époufe, il lui témoigna combien il fe trouvoit confolé par fa préfence. Vous favez bien , ajouta-t-il, ma chere amie ,  L'ISLE INCONNUE. $0$ amie , que nous ne fommes pas ne's pour ne pas mourir. Soumis i la cónüBön commune de tous les êtres vivans , il faut que nous rendions a la nature ce que nous en avons regu; mais en acquittant le tribut que tout mortel doit luipayer, nous n'aurons que des graces a rendre a la providence. Aucun , peut-être, n'en recut plus de bienfaits , & l'on en voit fort peu qui parcourent une fi longne carrière ». De Martine sapercevant que 1'entrevue & les difcours de ces refpedables vieillards leur caufoient une émotion qui pouvoit leur être nuifible, les pria de fe modérer & de garder le filence. 11 fit fentir en même temps a leur nombreufe familie , dont 1'affluence rempliffoit & embarrafioit la chambre , qu'il convenoit, pat la même raifon , qu'il n'y reftat que les perfonnes ne'ceffaires pour les foigner ; & ces avis prudens, quoique facheux, furent exactement fuivis. Les enfans, qui ne démeuroient pas dans la maifon du Père, fortirent & s'en allèrent pout ne rentrer qu'a leur tour ; & la mère, fe faifant violence , fe tourna vers le cöté de fon ht le plus éloigné de celui du Père, pour éviter de le voir & de lui parler. Alors de Martine , profitant de la circonftance, avertit a voix baffe ceux qui étoient Tom. III. wY  30fS LTSLE INCONNUE. dans lachambre, qu'il alloit lever 1'appareïl mis; la veille fur les bleffures du Père, & prévint en même temps chacun de ce qu'il avoit a faire, tant pour 1'aider dans cette opération, que pour diftraire en ce moment 1'attention d'Eléonare. L'on fit femblant d'arrtmgtsr le malade pour lui donner une meilleure fituation, & fous ce prétexte, on leva 1'appareil fans qu'Eléonore s'en doutat; mais le médecin ne fut pas content de 1'état des bleffures , & il ne put cacher a Henri, qu'il importoit de prévenir, qu'on n'en pouvoit tirer qu'un funefte préfage. La fuite des événemens ne juftifia que trop ce malheureux pronoftic. Malgré tous les foins & les remèdes dont on put faire ufage, la fièvre augmenta , 1'état du malade empira vifiblement, & au bout de fix jours il fut fans efpérance. Nous ne devons pas oublier 3 dans ce trifte récit, deux circonftances très-fingulières; c'eft que la maladie & raffoibiiCfement d'Eléonore fuivirent exaótement les progrès de la maladie du Père, & qu'après avoir 1'un & 1'autre palfé fucceffivement d'un violent déiire a une profonde lethargie , tous ces fymptomes difpafurent le feptième jour, pour faire place a ce calme des fens, a cette raifon lumineufe qui ^aradérisèrent toujours nos refpectable parens ;  LTSLE INCONNUE. 307 mais ce calme & cette raifon étoient la dernière lueur d'un feu qui confume, avant de s'éteindre, tout ce qui lui refte d'aüment, & qui ne paroït plus vif alors que pour seva-< nouir fans retour. Nos chers parens ne s'y trompèrent point. Loin de fe flatter de quelque efpoir fur ce mieux apparent , ils jugèrent qu'il étoit le figne avant-coureur de leur fin prochaine , & après nous favoir annoncé avec une férénité digne de leur grande ame } ils fe félicitèrent mutuellement d'être arrivés au terme de leurs jours , & de fortir enfemble de la carrière de la vie. Cependant, vivement touchés de la douleur & de la défolation que leur perte alloit caufer a toute la familie, ils ne fe contentèrent pas de confoler ceux de leurs enfans qui les entouroient, & de les exhorter a flip-" porter avec courage & avec réfignation le malheur qui les attendoit, ils voulurent auffi répandre les mêrnes confolations dans le coeuc de tous les membres de la colonie, &, en leut donnant leur bénédiétion, leur faire leurs tendres adieux. Ils ordonnèrent en conféquence qu'on les avertit de 1'état & de 1'intention de leurs parens , & qu'on amenat auprès d'eux jufqu'aux enfans les plus jeunes. Mais le Père, faifant réfiexion que fon appartement ne pour,-, Vij  308 L'ISLE INCONNUE. roit contenir 1'affluence de tous les infulaires, . & défirant que perfonne ne fut privé de la dernière marqué d'attachement qu'il leur vouloit donner, demanda la-deffus 1'avis d'Eléonore , & ils réfolurent enfemble de fe faire porter hors de la maifon, & dans un lieu fpacieux & découvert, oü tout le monde pourroit être admis, & oü chacun auroitla liberté de les' voir & d'en être vu. Henri leur repréfenta triftement le danger dè ce tranfport dans un moment fi critique; mais fes difcours n'eurent point d'infiuence fur leur réfolution. Après lui avoir répondu qu'il n'y avoit plus dans ce moment de danger a craindre pour eux; Sc que 1'oppofition qu'ils trouveroient a leur volonté ne feroit que les affliger inutilement , Eléonore infifta, & on lui obéit. On les porta donc, avec toute 1'attention & tous les ménagemens poffibles, fur Ie préau de Ia citadelle, qu'ils avoient indiqué comme le lieu le plus voifin & le plus commode. On placa leurs lits a cöté 1'un de 1'autre, fous le feuillage de quelques arbres touffus, dont on épaiflit 1'ombre en y fufpendant un pavillon ; & ils y étoient a peine arrangés , qu'on vit arri,ver fucceflivement toutes les families de l'iflea dont les chefs éplorés menoient par la main  L'IsLE INCONNUE. 309 ou portoient fur leurs bras leurs petits enfans , tandis que les grands les accompagnoient de Pa;r le plus trifte. Lorfqu'ils y furent tous réunis, le Père les fit approcher; puis faifant effort pour parler: « Mes chers enfans , leur dit-il, voici le moment d'une féparation que depuis long-temps vous avez dü prévoir. Elle eft dans 1'ordre de la nature. Votre mère & moi n'avons re£U la vie que pour la rendre a celui de qui nous la tenons. L'auteur des êtres nous appelle a lui; nous nous foumettons humblement a fa volonté fainte. Pourrions nous murmurer de ce décret fatal, après tant de bienfaits dont il nous a gratifiés, & quand, dans ce jour même, il nous donne la plus touchante preuve d'affection? Vous perdez votre père & votre mère; mais vous ne pouviez pas efpérer qu'ils vivroient toujours, ni même fi long-temps; mais il vous refte un père qui vous aime avec tendreffe , & qui ne mourra point. Nous-mêmes, doux efpoir! nous ne cefTerons pas d'être; nous cefierons feulement d'être vifibles a vos yeux; & tandis que notre corps va retourner a la terre dont il eft forti , notre efprit , dégagê de cette dépouille grofïière & périffable, vivra fans fin, & veillera fur vous. Ne vous affligez donc pas avec excès d'un événement nécef- V üj  3 IÖ L' I S L E INCONNUE." faire , & qui ne peut nous öter rien qui mérite de juftes regrets. Nous emporterons avec nous la confolation de vous laiffer auffi heureux que vous pouvez 1'être en ce monde, Sc d'avoir affis votre bonheur fur Ia bafe la plus durable. Vous êtes un peuple de frères, une fociété d'hommes unis pour vivre fous des lois juftes , dont vous connoiffez 1'équité , & que vous avez juré d'obferver. La feule chofe qu'il nous refte a vous fouhaiter, c'eft que vous viviez toujours d'accord, toujours fidèles a ces lois propices, toujours attachés a votre chef, qui n'a d'autorité que pour les maintenir. La feule chofe que j'aye a vous demander, c'eft que vous ne vous éleviez point contre cet ordre focial qui vous protégé & vous défend, & que vous ne penfiez jamais en favoir plus que Ia nature qui vous 1'a prefcrit ». La mère , qui s'étoit toujours montrée fi tendre, & qui ne perdoit la vie que par un excès de fenfibilité , parut, dans ce dernier moment j une créature célefte. Sa foibleffe avoit dïfparu. Supérieure a elle-même & maitreffe des mouvemens de fon cceur, en laiffant voir a fes enfans la tendrefle qu'elle avoit pour eux, & qui vivoit encore tout entière dans fon ame, elle eut la force de les encourager a fupporter patiemment Ia féparation douloa-  L'Isle ïnconnüi. 3ir ïeufe qui fe préparoit; elle exhorta fur-tout fes filles a ne pas fe laiffer abattre par ce malheur. « Ah! gardez-vous, leur dit-elle, de vous abandonner a une douleur fans mefure. La raifon & la religion vous prefcrivent également de la modérer. Nous vous le demandons auffi comme un effort que vous devez a nos exemples & a notre mémoire. Nous avons toujours vécu dans 1'exercice de Ia juftice, de la modération, de la bienfaifance. Ne devezvous pas efpérer que nous en trouverons le prix dans le fein de la juftice & de la bonté fuprême? Ne vous affligez donc pas fur le fort qui nous attend, puifqu'il eft fi digne d'envie. Ne vous affligez donc pas, quand la faveur du ciel me dérobe au malheur de pleurer mon époux, & aux infirmités croiffantes d'une trifte vieillefle. Nous allons jouir d'une paix & d'un bonheur fans nuages. Que des gémiffemens & des regrets trop amers ne viennent pas troubler ce doux repos. C'eft ici la dernière prière que nous vous faifons. N'oubliez jamais ces paroles, & fouvenez-vous que 1'ame de vos parens vivra toujours & ne ceuera point de vous aimer Le Père dit a Henri: « Mon fils, vous allez être revêtu du pouvoir fouverain. Souvenez-i yous qu'il ne vous eft donné que pour fakei V iv  312 L'IsLE INCONNUE. le bonheur de votre peuple. Faites régner les lois , & vous goüterez la douce joie de le voir heureux. Je ne vous dirai pas d'être bon; mais je vous exhorte a être jufte. La juftice doit être ia bonté des rois ». II lui témoigna enfuite le regret de n'avoir pas vu revenir dans Tifie les infulaires abfens, & lui dit que c'étoit le feul qu'il emporto't dans la tombe. II lui recommanda les européens, & le pria de les regarder comme citoyens de 1'ifle, & de les doter d'une propriété parei'le a celle des autres. II exhorta Wilfon a fe plier aux lois & aux mceurs de la fociété qui 1'avoit recu dans fon fein , fans chercher a lui en faire défirer d'autres. Il affura de Martine de l'eftime & de 1'affeétion qu'il lui avoit infpirée, &lepria de demeurer toujours attaché aux vrais intéréts de 1'ainé. Enfin il confola Dona Rofa, en lui promettaiit, de la part de tous fes enfans, & particuüèrement de Henri, tous les égards du refpeö & les fervices de 1'amitié. Eléonore prefik fes Alles de fuivre toujours fes exemples & fes lecons. Elle leur recommanda d'aimer leurs frères, leurs maris, leurs enfans, & d'entretenir la paix & 1'union dans leurs ménages. Elle dit a Pefpagnole, quelle 1'avoit mife dans fon cceur au rang de fes propres filles ; qu'elle la laiflbit avec elles  L'ISLE INCONNUE. 313 comme avec fes fceurs , & qu'elle refteroit également gravée dans fon fouvenir. Elle finit par lui fouhaiter le fort heureux que méritoient fes vertus & fon aimable caractère. Le Père & Eléonore, fe fentant affoiblir de plus en plus , implorèrent ici l'affiftance du ciel avec la ferveur la plus pieufe, & toute la familie fe mettant a genoux, joignit fes prières aux leurs. « O bonté divine ! dirent ces vénérables vieillards , pardonnez-nous les erreurs & les fautes d'une longue vie, oubliez nos foibleffes & purifiez-nous par votre grace ». Après toutes ces affurances, ces tendres exhortations, & ces touchantes prières, le Père voulut que chacun de fes enfans vïnt lui baifer la main & recevoir fes adieux & fa bénédiction, & ils fe préfentèrent a la file pour cette trifte & touchante cérémonie. La main défaillante de ce refpeótable vieillard, & celle de la mère la plus adorée, employèrent encore le peu de force qui leur reftoit a donner a ces enfans chéris une dernière marqué d'amour. Ces chers parens, leur ferrant doucement la main , & les remerciant de leur afFe&ion & de leur obéiffance, faifoient des voeux pour que le ciel daignat leur accorder les vertus  314 L'ÏSLE INCONNUE. les plus néceffaires & le bonheur qui doit les couronner. Le Pere, fe tournant enfuite vers fon époufe t & lui prenant la main, lui dit d'une voix foible : « Chère Eléonore, chère amie de mon cceur, je fens que mon heure approche, & je vois a vos yeux que la votre n'eft pas loin. Nous voici au dénouement de la fcène de la vie , a ce moment li redoute de tous les hommes. II eft touchant, il eft lugubre peutêtre; mais il n'a rien d'affreux pour nous. Que dis-je? nöus y trouvons une nouvelle preuve de la bonté divine. Combien d'époux tendrement unis ont en vain défiré de ne pas furvivre a 1'objet de leur amour, & combien eft petitie nombre de ceux a qui Je ciel a permis de fortir enfemble de ce monde ! 11 nous fait aujourd'hui cette rare faveur, comme pour nous détacher, par ce dernier bïenfait , de toute affeétion terreftre. Témoignons-lui donc la jufte gratitude que nous en avons,& confacrons-lui nos dernières penfées.... » « Efprit éternel, ó Dieu puiflant & bon, s'écria Eléonore, regois les expreffions & les vceux de nos cceurs !... recois nos ames pénétrées de reconnoilfance & d'amour, dans ton fein paternel,& confole ces enfans affligés du  VÏSLV. INCONNUE.' 315* malheur qu'ils ont de nous perdre.... Fixant alors fes yeux prefque éteints fur le Père, qui pouvoit a peine 1'entendre : « Cher ami, lui dit-elle , recevez ici la dernière alfurance de ma vive tendreffe, Sc .... cher époux! adieu.... }e me meurs....». Elle lui ferra la main, & a 1'inftant même elle expira, tandis que le Père poulTant une voix plaintive, rendit le dernier foupir. Oh! quipourroit faire dignement le tableau de la défolation oü fe trouva dans ce moment toute la colonie ? qui pourroit dire ce qui fe paflbit dans tous les cceurs ? Jufques-la chacun s'étoit fait violence, autant qu'il 1'avoit pu , pour retenir fes larmes & les accens de fa douleur profonde; chacun s'étoit efforcé de cacher une partie de la peine qui 1'accabloit, pour ne pas troubler, par des marqués d'affectrop indifcrètes, les derniers momens de parens fi chers ; mais dès qu'ils eurent rendu 1'ame, on vit les infulaires , on les entendit de tous cótés s'abandonner aux pleurs, aux fanglots, aux gémilTemens, avec des plaintes fi tendres, fi touchantes, que 1'homme le plus dur & le plus fe'roce n'auroit pu s'empêcher d'y être fenfible, & que Wilfon lui-même fentit fes yeux humides. Quelques-uns alloient fe profterner devant les corps du Père Sc de la  L'ISLE INCONNUE. mère, & fondant en larmes, leur adreflbient les difcours les plus tendres ; d'autres les regardoient long-temps avec un mortel faififfement, puls, Ievant les yeux & les mains vers le ciel, fe plaignoient amèrement a la providence de ce qu'elle leur enlevoit a Ia fois 1'honneur & Ia gloire de Ia colonie, & la confolation de leurs jours; d'autres , abimés dans leur douieur, les mains fur leurs yeux & la tête penche'e , demeuroient immobiles & comme privés de fentiment. Les plus age's s ecrioient: « O Dieu ! nous avons trop vécu. Pourquoi ne tranchois-tu pas nos jours plutöt que ceux de ces perfonnes incomparables? Accoutume's depuis tant d'années aux témoignages de leur bonté, de leur vigilance, de leur afTection , qui nous confolera de les avoir perdus ? Oü trouvera-t-on jamais des amis fi fidèles, des parens fi foigneux, des chefs fi capables & fi fages? Malheureure colonie ! families éplorées! quel coup affreux que celui qui vous frappe aujourd'hui » ! Les jeunes gens difoient : « Hélas! le ciel n'a fait que nous les montrer. Nos pères ont eu du moins le bonheur de vivre long-temps avec eux. Il ne nous reftera que le regret d'en avoir été privés, lorfqu'il nous étoit plus doux & plus utile de les connoitre ».  L'ISLE IKOXKUE, 317 Toutes les mères, jsdoufes de graver 1c fouvenir de ces chers auteurs de !a colonie dans 1'ame tendre de leurs enfans , les menoient jufqu'au lit funèbrc, & les élevant fur leurs bras, leur crioient d'un ton pénétré : « Mes amis, voila les refr.es de notre père & de notre mère a tous, de ces parens qui furent fi bons & fi néceffaires a tous ceux qui les connurent. Vous neles verrez plus,hélas! Mais n'oubliez jamais que vous les avez vus; & quand vous ferez en age de comprendre ce qu'on vous dira de leurs vertus, imprimez-les dans votre mémoire, & faites-vous une étude conftante de les imiter ». Après que chacun eut ainfi donné un libre cours aux expreffions de fa jufte douleur, Henri, qui fuccédoit au Père , & qu'on avoit reconnu pour chef de la fociété, donna les ordres néceffaires dans la circonftance. II falloit d'abord s'occuper des derniers devoirs a rendre aux corps de nos chers parens. Henri ne pouvant pas le faire par lui-même, pria de Martine & Dona Rofa de vouloir bien fe charger de ces foins offkieux; & ces fidèles amis des refpeftables chefs , honorés de cette confiance , quoique très-affligés de la perte commune , promirent de s'acquitter de ces fonci  318 Vis ZE INCONNUF. tions trop pénibles pour des enfans auffi fenfibies que malheureux. Ainfi finit cette trifle journe'e, qui devoit préparer Ia colonie a de nouvelles larmes.  ltsle INCONNUE. 3 IC» CHAPITRE Lil. Enterrement des deux Fondateurs de la colonie; leur doge funèbre monument quon leur élève. Serment fait par Henri d fon peuple ; ferment prêté par le peuple d fon chef. Ij e s corps des refpectables chefs de Ia fociété reftèrent tröis jours expofés & le vifage déccuvert fur un lit de parade ; & pendant tout ce temps-la, le concours des infulaires; qui venoit pleurer & prier auprès deux, ne ceffa pas un moment. Henri ne fe difpenfoit pas plus que les autres de ce pieux devoir , lorfque des affaires preffantes ne le retenoienfi pas ailleurs. ii ne connoiffoit pas 1'étiquette; & la repréfentation, qui n'étoit pas pour lui utt' dehors emprunté, ne 1'empêchoit pas d'obéis aux fentimens de la nature , comme ceux-ci ne le déroboient point aux importantes fonétions de chef de la colonie. II ne roughToit pas de céder aux mouvemens de la piété filiale ; mais il favoit, lorfqu'ii le falloit, la faire céder 3 fon tour a fes premiers devoirs. II confulta de Martine fur l'exécution d'un #eflein qu'il avoit formé. C'étoit de dérober.  320 L'ISLE INCONNUE. les reftes de nos parens a la corruption, en les embaumant. De Martine, inftruit des procédés que les anciens & les modernes ont employés pour embaumer les corps , lui dit que non feulement la chofe étoit poffible , mais qu'il fe eroyoit en état de le fatisfaire a cet égard; & cette réponfe fiatta le cceur de Henri d'une douce efpérance. II lui fembloit qu'on alloit lui rendre , en quelque forte, ceux que la mort venoit de lui enlever. II s'empreffa d'ordonner qu'on portat a de Martine les chofes néceffaires a cette opération. En conféquence toutes les poudres aromatiques , les baumes liquides , les différentes drogues que celui-ci demanda, lui furent abondamment & promptement fournies ; & 1'embaumement, qui dura fix femaines , eut tout le fuccès que les foins affidus & 1'habileté de 1'opérateur pouvoient faire efpérer. Cependant Henri régloit les préparatïfs Sc fordre des funérailles de nos parens. II concertoit avec Philippe & Vincent Ie plan d'un monument funèbre qu'il fe propofoit de leur élever. Il indiquoit la folennité de certains jours de prières publiques. II prefcrivoit un deuil général pour la colonie , qui ne fe bornoit pas a Ia forme ni a Ia couleur des hsbits, mais qui étendoit fa févérité jufqu'aux repas &  LTSLE INCONNUE. ^21 & aux récréations. Le deuil étoit d'un an; les habits devoient être d'une étoffe groflière Sc brune, les repas fimples & modiques. Tous feftins , tous plaifirs bruyans étoient défendus. Le véritable deuil fe portoit dans le cceur, mais on ne vouloit pas & il ne convenoit point que rien démentït a 1'extérieur cette triftefle profonde. Des enfans tendres & reconnoiffans pourroient-ils, hélas ! trop manifefter les fenfibles regrets qu'ils doivent a un bon père & a une digne mère? Les ordres de Henri furent ponctuellement Sc fidèlement exécutés. Quand le jour de 1'enterrement fut arrivé, tous les infulaires, avertis du moment de la cérémonie , du rang qu'ils y devoient prendre, & des fonótions que chscun devoit y remplir , fe rendirent en habits lugubres fur le préau de la citadelle , oü les corps des deux fondateurs étoient expofés. Alors ces corps vénérables, placés dans une. bière de bois de cèdre, qu'on avoit renfermée dans un cercueil de plomb couvert d'un drap mortuaire noir Sc blanc, furent mis fur un char tiré par quatre chevaux, également couverts de houffes noires & blanches. Les chevaux prirent a pas lents le chemin de 1'efplanade. Henri, que foutenoit de Martine, marchoit derrière le char, a quelques pas de diftance , d'un air pénétré, latêté Tom. 1IL X  322 L'ISLE INCONNUE. baiflee & les yeux noyés de pleurs.Toute Tef corte le fuivoit dans un filence qui n'étoit interrompu que par des gémifiemens. Parvenu jufqu'au bout de 1'efplanade , Ie char funèbre s'arrêta devant 1'autel, oü l'on defcendit le cercueil. Toute la troupe des infulaires l'environna,& 1'on commencales prières pour les défunts. Henri fut encore obligé, par le devoir de fa place, d'exercer, dans ce trifle moment, les fonétions depontifede la colonie. II devoit 1'exemple du courage ; il rappela fa fermeté, & faifant taire fa douleur,que les larmes & les fanglots de 1'afiemblée renouveloient malgré lui , il s'acquitta de fon augufte miniftère avec la plus grande décence & la plus tendre piété. Au milieu du fervice, le pontife roifufpendit les prières, pour faire- en peu de mots 1'éloge funèbre des deux fondateurs. II monta fur le marche-pied de 1'autel, fe tourna vers 1'aiTemblée, &, pouffant un grand foupir, après avoir gardé quelque temps le filence , les yeux baiffés , il dit : « Mes frères, mes concitoyens , mes amis , quel touchant , quel trifte devoir que celui qui nous réunit ici ! & qu'il eft pénible celui que j'y remplis en ce moment ! Au lugubre appareil qui frappe nos regards, & a la pro-  L' I S L E INCONNUE. 323 Tpnde affliction qu'on voit fur tous les vifages, il n'eft aucun de nous qui ne fente plus vivement la perte qu'il vient de faire , & la cruelle féparation qui va fe confommer. Mais combien peu, j'ofe le dire , ont parfaitement connu toutes les vertus de ceux qu'ils pleurent, Sc 1'étendue de leur efprit , & la profondeur de leurs connoiffances , Sc les tréfors inépuifables de leur bonté, Sc la hauteur de leurs ames fublimesl lennellement la fidélité la plus inviolable *. De Martine & Dona Rofa vinrent prcter a leur tour le ferment d'obéiffance & de fidélité entre les mains du nouveau chef, qui promit de les regarder comme membres de la familie ; mais Wilfon ne fe préfenta point. U dit a Phiüppe , qui fe trouvoit pres de lui : Qu'il n'avoit pas encore réfolu de finir fes jours dans la colonie; qu'il étoit membre d'une autre fociété a laquelle , loin ou prés , i! vouloit demeurer attaché. «Alabonne heure, lui répondit Philippe •, mais fi vous ne voulez pas être compté parmi les membres de la colonie, vous ne devez pas non plus efpérer de participer a fes avantages , & le chef ni la fociété ne vous doivent déformais que les firaples:  330 L'ISLE INCONNUE. égards qu'exige votre qualité d'étranger»?« « Eh bien, foit, repartit Wilfon , ces fimples égards me fuffifent. Je vis fans crainte parmi vous; mais toute propriété m'y deviendroit inutile, ou , pour mieux dire , embaraffante. Je ne veux pourtant pas vous être a charge. Soit dans la guerre , foit dans le commerce , je vous fervirai de mon bras & de mes confeils; je crois que je puis payer ainfi Phofpitalité que vous m'accordez ». Philippe ne répliqua pas ; mais it fut trèspeu fatisfait de cette affe&ation d'indépendance de la part d'un homme qui devoit tant a la petite fociété , & qui fe faifoit un droit de la bonté qu'elle lui montroit, pour méprifer fes bienfaits. Tous ceux qui Pavoient entendu, prirent de fon caraétère une idéé peu favorable ; mais ils gardèrent Ie filence : & quant a Henri, il étoit alors trop occupé de fes fonéiions importantes, pour arrêter fon attentiön fur la conduite peu décente & fur les difcours de Panglois. II finit les prières qu'on avoit interrompues ; puis • a la tête de tout le cortège, il accompagna les vénérables corps jufqu'au monument funèbre oü ils devoient repofer. Ce fut Ia que toutes les plaies du co2ur fe rouvrirent, que toutes les douleurs fe renou-  L'ISLE INCONNUE. 33I velèrent. Lorfqu'on defcendit !e cercueil dans le tombeau , chacun des infulaires crut perdre encore une fois ces parens fi bons & fi ten» dres. L'on n'entendit de toutes parts que des fanglots & des gémiflemens , & le nouveau chef, déchiré jufqu'au fond de 1'ame par fa propre douleur & par celle des affiftans, fut obligé de prelTer la fin de la cérémonie , pout fe dérober a ce fpe&acle défolant, & s'arracher d'un lieu également cher & terrible a cette familie éplorée. Que le trifte fouvenir de ce cruel moment, & que les larmes qui coulent encore de nos yeux en retracant cette peinture , ne nous empêchent pas de remplir ici les pénibles fonctions d'hiftorien , & de parler du maufolée qu'on élevoit aux fondateurs. Ce monument, auquel on devoit. joindre une longue fuite de monumens femblables , qu'on fe propofoit d'élever a la mémoire de tous les bienfaiteurs de 1'ifle, & qui n'étoit pas encore bien avancé quand les corps des fondateurs y furent portés, étoit placé en avant & au cöté droit de 1'autel & de la pyramide, a cent pas de celle-ci. II ne confiftoit alors que dans des fondations élevées de quatre pieds au deffus de terre : commencement d'un édifice fépukral, dont la forme intérieure,  5?2 LTSLE INCONNUE. demi-circulaire , confidérée du milieu de 1'efplanade, comprenoit trois entre-colonnemens du périftile qui le précédoit. Les dimenfions de cet édifice, achevé depuis, font pour le maufole'e trente pieds de hauteur du fol jufqu'a la voute , ving-cinq pieds delargeur, prife parallelement a la longueur du périftile, & feize pieds de profondeur, du feuil de 1'entrée jufqu'au point de 1'intérieur du mur le plus éloigné. Le périftile a vingt-quatre pieds de largeur , & fa longueur , proportionnée a la largeur du maufolée , doit s'étendre & devenir une longue galerie a mefure qu'on batira d'autres monumens a cóté de celubci. L'entrée du maufolée eft décorée de quatre colonnes, ou plutöt de quatre palmiers accole's deux a deux; & quatre autres colonnes fïgurées en palmiers, qui répondent aux premières, foutiennent & décorent la partie antérieure du périftile , qui eft exhaufle d'un pied & demi au defïus du fol. On voit au ponrtour du maufolée fix autres colonnes femblables aux premières , dont Ie chapiteau ou plutót les branches, fe courbant en cintre vers le milieu de Pédifke, forment naturellement le lambris, & couvrent le tombeau des deux fondateurs. Le fut des colonnes ou tronc.  L'IsLE INCO NNUE. 'des palmiers , ainfi que les branches, imitent le naturel par la couleur qu'cn leur a donnée. On apergoit du dehors au centre du demicercle inte'rieur, le tombeau ifolé. L'efpace que laiffent les colonnes entre elles, & celui qui fe prolonge &£ s'étend derrière le ton>beau, donnent paffage a la vue jufqu'au fond du maufolée, & permettent ainfi de lire les infcriptions gravées fur des tables de marbre blanc , dont les murs font revêtus dans les entre-colonnes. Le tombeau, imité de 1'antique, eft de marbre rioir. II a en defTous la forme ronde d'une nacelle portée fur deux confoles qui 1'embraflent de chaque cóté jufqu'au bord du couvercle. Elles font ornées de cannelüres, & leurs bafes, qui ont [pour ornement des pieds •de-lion , pofent fur un beau focle de breche d'Alep(i). Ce farcophage, couvert carrément, fert de (i) Vincent & la plupart de fes fils, qui cultivent avec fuccès tous les beaux-arts, en cherchant foigneufement dans tous les cantons de 1'ifle des matières pro-, pres a la fculpture , firent la découverte de plufïeurs fortes de pierres & de marbres précieux, dont quelquesuns reflemblent parfaitement aux marbres les plus eflimés eh Europe, & particulièrement a celui qu'on appelle brèche d'Alep , qui vient des envïrons' de'cettb ville de Syrië.  354 L'ISLE INCONNUE. fupport au groupe des figures du Père & de la mère. Elles font de la main de Vincent, & parfaitement reffemblantes. L'artifte les a repréfentés debout, tourne's du cöté du périftile & fe tenant par la main , tandis qu'ils femblent tendre Pautre a ceux qui les regardent. On ne peut voir leur attitude & leurs traits , fans reconnoitre I'expreflion de cette bonté majeftueufe qui brilloit fur leurs vifages, Sc fans être vivement ému de la tendre affection qu'ils paroiffent témoigner encore a leur familie. Le focle du farcophage pofe fur une efpèce deftylobate (i), qui fait un foubaffèment large a ce tombeau, élevé de trois pieds au deffus de quatre gradins de marbre blanc; & ce large ftylobate porte fur fes angles autant de figures allégoriques avec leurs attributs refpeétifs. Celles qui fe préfentent du cöté de 1'entrée, font la juftice & l'agriculture; celles qui décorent les angles oppofés, font le commerce & l'inftruétion. La première tient un niveau d'une main & un fceptre de 1'autre. Elle preffè du pied droit une hydre , dont les têtes renverfées & les (i) Terme de fculpture & d'architefture , tiré du grec, qui veut dire piédefal. Note de l'e'diteur.  L'IsLE INCONNUE. S31 Iangues pendantes annoncent les abois. La cupidité aux mains crochues , l'aftuce couverte d'une peau de renard, l'envie de'charnée, donc un ferpent mord le fein, & la fureur homicide, 1'ceil farouche & la bouche écumante, armee d'un poignard & d'un tifon ardent , fuient les regards pénétrans de la déefle. Autour de la feconde, qui, d'une corne d'abondance , verfe les tréfors de Cérès & de Pomone , on voit des charmes, des vans , des herfes , des bceufs , des chevaux , des brebis, &c. Elle s'appuie furun olivier, fymbole de la paix, qui lui eft fi néceflaire. La troifième , portant un caducée & une bourfe, emblêmes des traités & des échanges, eft aiïife fur une balie de marchandifes, entre une charrue & une ancre , furmontée du chapeau de la liberté. A fes pieds paroiffent un chameau chargé & une proue de navire. La quatrième, telle qu'on nous peint Minerve , inftruit un jeune adolefcent, qui paroit écouter avec attention les lecons qu'elle lui donne. II tient a la main un livre ouvert, dont la déefle lui montre le titre, contenant ces mots écrits en gros caraétères : Droits & devoin de l'homme & du citoyen. On lit fur le dos de pluheurs autres üvres, placés aux pieds des deux figures : Lois naturelles & civiles ;  336 L' I S E E INCONNUE. caufés des révolutions des fociétés ; économie rurale & politique; les aventures de Télém'aque , fis dVlyJJè; l'ami des hommes, &c &c. &c. Autour du groupe, font répandus divers inftrumens des fciences & des arts, & plufïeurs cartes géographiques & céleftes. Le bas de 1 'entre colonnement du fond, derrière le tombeau , offre une large peinture , qui montre , dans une fuite d'allégories , que I'agriculture eft la mère de la population , des arts & des plaifirs,& qu'elle doit elle-même fa naiflance aux avances & aux travaux conftans de 1'homme inftruit & laborieux. On y voit un 'champ cultivé & féparé par un large folfé d'une lande ftérile & déferte , qui s'étend dans le Iointain jufqu'a des montagnes arides. D'un cöté du champ, les fiilons couvrent la terre; de fautre , la herfe les applanit. Un laboureur y sème des grains; & fous fes mains profpères, ces grains, comme les dents du dragon de Cadmus , produifent des hommes qui portent chacun le fymbole d'un art, & qui foumnTent au cultivateur des compagnons & des fecours. Cette nouvelle génération fort du milieu des glèbes écrafées. Derrière le laboureur, font , dans de vaftes corbeilles , les grains qu'il doit répandre , & tout auprès les reftes d'un tepas qu'il vient de  L'ISLE INCONNUE. 537. de faire; des glands, des chataignes , des noix, &c., produdions naturelles & fpontanées de la tetre vierge , & nourriture précaire de 1'homme , avant qu'il eüt forcé la terre a fe charger de moiüons. A cöté & fur le même plan, on découvre une campagne riante, entre-mêlee de bois , de prés, de vignobles , de vergers, & embellie par les habitations éparfes des cultivateurs. Ici l'on voit flotter au gré du zéphyr, fur le dos de la plaine , les blés déja mürs. Des troupes de moifïonneurs armés de faucilles, s'empreflent a les couper, les lient en gerbes dont ils font de grands tas ; & de longs chariots, trames par des bceufs , les portent jufqu'a 1'aire oü les coups redoublés du fléau les féparent de la paille. La, ce font des bergers couchés nonchalamment a 1'ombre des faules, fur le bord d'un ruiffeau. Ils font refonner leurs chalumeaux & leurs mufettes de cbanfons ruftiques , tandis que les bceufs, ks taureaux, les géniffes qui font fous leur garde , paiflent dans le bas de la prairie, bond^ent ou s'ébattent en mugifTant, & que les chèvres & ks moutons bêlans broutent le ferpokt & le thiffi des collines. Plus loin & fur le pencbant des cöteaux, des vendageurs dépoudlent de fes fruits délickux la vigne, qut ploie. Tom. UI. Y  33§ L'IstE INCONNUE. fous le poids de la grappe ambrée, & les voiturent au prefToir, oü coulent des flots de vin. Les ris folatres & la joie douce & pure fuivent par-tout ces hommes paifibles, animent toute Ia fcene, & fe font vair fur-tout dans les danfes qu'ils ferment a la fin de la journée , au retour de leurs travaux. Au delfus de cette peinture & fur une table de marbre no*"r, eft gravée en lettres dor 1'e'pitaphe des deux fondateurs. L'infcription formée en gros caraftères, plus éleve'e que le groupe du farcophage, fe voit du milieu de 1'efplanade , & ceux qui parcourent la galerie, peuvent la lire facilement. Elle eft congue en ces termes:' De deux époux unis par le fort, par ramour, Au fein de ce tombeau font les précieux reftes. - Leurs travaux, leurs vertus céleftes , Ont fait de ce défert un fortuné féjour. Fondateurs généreux d'un peuple leur ouvrage, Légiflateurs de leurs enfans, Si ce peuple eft heureux & fage, II le doit a leurs foins tendres & bienfaifans. Héritiers de leur nom, inaitons leur exeaple. Vivons pour être vertueuxj Et pour nous montrer dignes d'eux, Que ce toaibeau pour nous foit déformais un templev  l'ÏSLE INCONNUE. 339 snBasenBDin chapitre lui. Cérémonie de Vinauguration du nouveau fouverain. de VJJle; difcours pronontés d cette occafion. Grande fête agricok , & réjouifance publique. XjE temPs du deuu fe Pafl"a danS U" Prof°n(1 fentiment de trifteflè. Henri, pendant ce temps-, la, fe contenta de gouverner la colonie fuivant les plans du premier chef, & de la maintenir, fans innover , dans 1'état de profpérhé oü il 1'avoit trouvée. Chacun s'occupa en fi; lence de la culture de 'fon domaine & du foin intérieur de fa maifon. La feule familie de Baptifte, dont les hls, revenus dans 1'ifie, avoient ajouté a la douleur publique , en apportant la nouvelle de la mort de leur Père, -& qui , d'après ce malheureux événement a auroient dü, ce femble , fe tenir plus retirés & plus circonfpeds, la feule familie de Baptifte franchit les bornes de la modeftie & des égards, qu'elle devoit relpeder dans ces cifconftances. Wilfon , qu'elle avoit adopté &c logé depuis peuehez elle , comme un nomme d'un rare mérite, lui ayant remis fous les yeux Les profits confidérables qu'elle avoit laits dans Yij  340 L'ISLE INCONNUE; fes voyages précédens, fut la perfuader d'eri entreprendre de nouveaux, pour fe rendre toujours plus puiiïante. Elle céda fans prudence aux infinuations de cet étranger, & fit plufïeurs expéditions aux ifles d'Emoï & de Saméa ; tant la foif ardente des richelfes , & 1'efpoir de la fatisfaire, peuvent écarter de la fcienféance des efprits ambitieux & cupides! Lorfque 1'année du deuil fut révolue , les principaux de 1'ifle afiemblés prièrent Henri d'ordonner la cérémonie de fon couronnement, de fixer le jour de 1'inauguration, & de permettre quen ce jour folennel les citoyens lui donnaffent une fête, comme un témoignage de Ia joie que cet événement leur infpiroit. Henri les remercia, & cédant a leurs défirs , donna les ordres qu'ils follicitoient, nomma quetquês-uns de fes frères pour préfider aux fonótions importantes de cette augufte cérémonie, & leur laiffa Ia liberté de fe faire aider ;dans leur miniftère par ceux de leurs fils ou "de leurs neveux qu'ils jugeroient les plus propres a les feconder. " En conféquence , le lieu fut choifi fur la partie de 1'efplanade la plus éloignée de la pyramide, le jour indiqué a un mois, & les préparatifs nécefiaires, déja concertés, furent faits •foigneufement & avec diligence.  L'Ists -ïNconnus. 34? Le matin du jour affigné, au moment oü le foleil parut fur 1'horifon, le canon des remparts de la citadelle annonca la folennité. Tous les infulaires,audelTusde quinzeans, vêtusd'habits unlformes de drapde coton blanc, avec des paremens & des revers de foie pourpre, & chauffés en brodequins , s'aflemblèrent en armes fur la place duvillage,fe formèrent par compagnies en troupe régulière , & commandés par leurs officiers , marchèrent dans le meilleur ordre, drapeaux déployés, & pre'cédés d'une mufique guernere, jufqu'a la porte du palais du fouverain de 1'ifle, Ên arrivant, ils étendirent leur front, firent différentes évolutions , & s'étant divifés, fe placèrent en baie , depuis la porte du pala.s jufqu'a celle de la citadelle. Henri fortit peu de momens après , revêtu d'une longuerobe de coton pourpre, è plis ondoyans, bordée d'une grande frange de foie blanche, nu-tête & les cbeveux flottans fur les épaules. II étoit précédé de fix de fes frères, Guillaume , Charles , Vincent , Philippe , Etienne & Jofeph, qui portoient chacun fur les mains les ornemens de la royauté, couverts d'une étoffe de foie. Henri monta fur un char découvert, attelé de fix chevaux, & les fix frères s'étant placés a cöté de lui, le char s'avancalentementdu cöté de l'efplanade.accomi  L' I s l b' Vn c o n n u e. pagné de la troupe militaire , divifée en deux corps, & luivie der tout le peuple , paré de fes plus beaux habits , qui faifoit retentir les échos d'a'entour des cris de Vive Henri , notre prince & notre pere ! Arrivé a 1'endroit préparé pour la cérémonie , Henri defcendit du char. Deux de fes frères le foutinrent par deflbus les bras , pour 1'aider a monter les gradins d'une forte, d'eflrade faite en amphithéatre, fur laquelle il devoit être couronné a la vue de tout le monde. Dès qu'il y fut monté , il fe mit a genoux, & fit a haute voix , a 1'Etre-fuprême , une courte prière, oü il lui demanda la force & la fageffe nécelfaires pour s'acquitter dignement de fes pénibles devoirs. Quand il fe fut relevé, Etienne & Vincent lui mirent fur les épaules un long manteau de fatin blanc , bordé d'une frange violette. Philippe lui pofa fur la tête une couronne d'argent , ornée d'épis de blé d'or entrelacés. Guillaume lui préfenta pour fceptre une houlette : Charles lui donna fucceffivement a tenir le manche d'une charrue, le code des lois, & un encenfoir, & Jofeph lui ceignit un glaive. Les fix frères s'étant réunis, & 1'élevant fur leurs bras, le placèrent fur un tröne, qui n'étoit autre chofe qu'une pile de gerbes , puis ils s'inclinèrent devant lui, pour  L'IsLE INCONNUE. 343 lui témoigner leur refpeét & leur obéiflance. Philippe , prenant enfuite la parole, lui dit, au nom de tous , & d'une voix élevée : « Souverain , ou plutót père de ce peuple, fouvenezvous bien des devoirs que vous vous impofez en vous engageant a le conduire. Les ornemens qui vous entourent & qui décorent vótre front, vous lesretracent vivementfous les fymbolas les plus fimples. La houlette qui vous fert de fceptre , vous avertit que vous êtes pafteur, & que vous devez veiller avec tendreffe fur votre troupeau; le tróne de gerbes & la couronne d'épis , que votre puiflance eft fondée fur Pagriculture , & que votre gloire dépend de fa profpérité; le manche de la charrue,que votre peuple attend de vous Pexemple de l'amour & du refpect pour ce premier des arts ; le code des lois , que Tart nourricier re peut exifter, non plus que la fociété, s'il n'eft protégé par la juftice ; 1'encenfoir , que vous étes pour ce moment miniftre de morale, pontife de la religion , & , ace doublé titre , chargé non feulement de maintenir les rites facrés , mais de montrer a vos fujets le chemin des vertus les plus fublimes, de porter leurs vceux au ciel, & de lui rendre graces pour les bienfaits qu'ils en ont recus ; le glaive enfin ( emblême du pouvoir que la fociété vous donne, en vous Yiv  344 L'ISLE INCONNUE. faifant le centre des volonte's & des forces de tous), que vous devez tout employer pour. protéger & défendre leurs perfonnes 8c leurs propriétés 35. Henri , de 1'aveu de qui Philippe venoit de parler ainfi, remercia d'abord fon frèred'avoir pris foin de lui rappeler fes devoirs de fouverain, & Ie priant de lui dire toujours la vérité avec cette franchife patriotique, ï'affura qu'il 1'écouteroit toujours avec autant de docilité que de reconnoiflance. Enfuite voulant faire voir que fon défir Ie plus ardent étoit de fe montrer digne du rang fupréme oü 1'élevoit fa nailTance , il fit du haut du tröne un difcours a rafTemblée, fur les intéréts qui doivent unir les fujets & le fouverain. « Je m'acquitte aujourd'hui, continua-t-il i d'une des principales fonctions de ma place , comme premier inftituteur, en vous remettant fous les yeux le pafte indiffoluble qui lie le chef de la fociété aux membres qui la compofent. Le fouverain ne feroit rien fans doute fans la fociété , puifqu'il exifte par elle & pour elle. Mais la fociété elle-même ne fauroit fubfifter, difons mieux, ne fe formeroit pas, fi elle n'avoit dans Ia perfonne du fouverain une autorité confentie , affez puiffante pour faire régner 1'ordre &la paix dans 1'intérieur de 1'état, pour défendre  L'Isle ïnconnub; 34$ les propriétéspubliques & privées des attentats de la cupidité & de 1'injuftice armée. Mais elle ne parviendroit jamais a une grande profperite, fi , par la faute ou 1'impuilTance du chef, les citoyens ne jouilToient pas de laplénitude de leurs droits ;fi 1'inftruöion qui doit les enfeigner étoit nulle ou même infuffifante ; fi enfin le revenu public & le patrimoine commun étoient mal ou abufivement adminiftrés. En deux mots, point de fociété fans chef; point de fociete profpère & durable, fans 1'union intime des volontés & des forces privées dans fa perfonne. » li eft donc indifpenfable que le fouverain montre une attention & une vigilance continue a remplir fes devoirs, & que les fujets luifourniffentles moyens de s'en acquitter d'une manière convenable; qu'ils lui payent exadement la part que la fouveraineté doit prélever fur leurs revenus , en raifon de leur quotité ; enfin qu'ils 1'aident de leurs lumières & de leurs bras toutes les fois que les circonftances & le bien commun le demandent. » Je n'infifterai pas, mes chers enfans , fur ces devoirs réciproques , puifque 1'inftrudion que vous avez recue, & les lois qui vous régiflent , vous éclairent depuis long-temps fur leur importance, & que vous nepouvez douter ■ que la süreté perfonnelle , la tranquillité pu-  34<5 L'Istfi INCONNU». blique, & 1 exiftence même de la focie'té, ne repofent fur cette bafe. Mais je vous conjure de vous en pe'nétrer vivement, & d'être toujours d'accord & d'intelligence avec celui qui vous gouverne , & je vous y engage par !a confidération de votre propre intérêt, de celui de vos frères, & par lefentiment de reconnoüTanceque vous me devez. Je n'ai pas les talens fubliines de notre Père; mais je ne lui cède en rien dans les fentimens que j'ai pour vous. Mon peuple -fera toujours le premier & le plus cher objet de mes affections. Je n'afpire a d'autre bonheur qu'a celui de le rendre heureux, &c toutes mes forces , tous mes talens feront employe's a ce noble delfein jufqu'a la fin de ma vie ». Cette touchante exhortation , que 1'accent du cceur & le gefte rendoient plus éloquente, fit couler de tous les yeux des larmes d'attendrhTement, & toute 1'affemblée y re'ponditpar de nouveaux cris de viye Henri notre père ! Au milieu de ces acclamations répétées, Henri defcendit de fon tröne &i de 1'eitrade, &c fe rendit a pied au champ royal, qui n'e'toit pas éloigné, avec tous fes officiers , & fuivi de la foule desinfulaires.La, setantmisagenoux, & profterné la face contre terre, il remercia le maitre de tous les biens, au nom de fon peuple, des nouveaux fruits qu'il avoit fait croïtre, .&  LTsLE INCONNUE. 347 •lui en offrit les prémices; enfuite il fe de'pouilla de fon manteau & de fa longue robe , prit une faucilk qu'on lui préfenta, & , commencantla moiffon, coupa une gerbe de blé , qu'il lia lmmême. Ses officiers, armés de faucilles , fuïvirent a 1'envi fon exemple, & coupèrent ks blés de plufïeurs fillons. Tous les affiftans mirent enfuite la main a 1'ouvrage , de forte que le champ fut bientöt moiffonné. En fortant du champ royal, Henri s'occupa d'une fonétion non moins importante que celle qu'il venoit de remplir. Les jeunes gens des deux fexes, en age de devenir chefs de familie, & dont les parens approuvoient 1'union , s'étant affemblés tout prés du champ , pour demander au fouverain qu'il légitimat leurs accords , & les parens , qui 1'avoient déja prévenu de leurs intentions , 1'ayant prié de bénir leurs enfans, il unit folennellement, & avec beaucoup d'appareil, ces jeunes couples; douce efpérance de la fociété préfente , & préfage flatteur de la profpérité des races a venir. Cependant quelques infulaires , chargés des détails de la fête , préparoient & portoient fur 1'efplanade un repas ruftique , qui fe trouva fervi lorfque la cérémonie des mariages fut achevée, & que les moiffonneurs eurent fini leur travail. II étoit dreffé fur une table immenfe  34? I/ISLE INCONNUE. en fer a cheval, ombragée par de vaftes pavillons ouverts de tous cötés. Henri, comme chef & père de cette grande familie , fe mit au.bout de la table; les principaux de Pifle fe rangèrentafes cötés , & toutle rette du peuple y prit fa place après eux. Le repas fimple, mais abondant, fe fit avec la gaité la plus décente. L'affection qui lioit tous les convives , le lieu, les circonftances épanouhToient tous les cceurs, animoient tous les efprits. Ce fut un vrai feftin de patriarche. On y chanta , en chceur , le bonheur des hommes qui vivent paifiblement unis , felon le vceu de la nature , fur une terre qui récompenfe libéralement leurs travaux. On chanta Ie retour du printemps, paré de fleurs & de verdure , les délicieufes foirées de 1'été, la douce joie du laboureur , en voyant la dépouille de fes guérets remplir fes granges , & les fruits variés de Pomone, & les doux préfens de Bacchus. De jeunes couples chantèrent auffi l'amour pur & chafte , charme de la vie de deux époux, confolateur des peines , & foutien des families. Après Ie diné, qui avoit commencé tard , & que Ie plaifir avoit prolongé bien avant dans le jour, les convives , précédés d'une brillante mufique, fe rendirent dans un endroit fpacieux & uni, revêtu d'une molle peloufe , oü des  LTsLE INCONNUE. 34$> danfes vives & variées commencèrent auffi-töt» Henri ni Adélaïde ne dansèrent point; mais Louis, leur fils aïné,& fa fceur Elife,ouvrirent le bal a leur place. Tous les jeunes gens des deux fexes, exercés depuis le bas age dans Tart agréable de fe mouvoir en cade'nce au fon des voix & des inftruraens, fe partageant en plufïeurs bandes, firent preuve de légèreté, de fouplefie, de grace , & de préciGon dans leurs mouvemens. Lorfque les contredanfes ordinaires furent achevées, ils formèrent entre eux des ballets , ou ils figurèrent différens événemens de l'hiftoire de 1'ifle. Un danfeur & fa compagne exécutèrent d'abord un pas de deux, & repréfentèrent, par leurs attitudes, leurs geftes, & leur aótion , 1'embarras & la peine de nos chers parens a leur arrivée fur cette terre déferte , leurs travaux, leurs voyages , leur union contractée en préfence du ciel. D'autres retracèrent 1'avénement de la familie, fa multiplication , & lel! occupations diverfes & continues de tous fes enfans. D'autres enfin, la fuite de Baptifte & de Guillaume, la rencontre des nègres fauvages, & les guerres périlleufes de la colonie contre ces hordes féroces. Ces ballets, parfaitement delfinés, firent le plus grand honneur aux talens deVincent, qui les avoit compofés, ainfi qu'aux  3J"0 L'IsLE INCONNUE. aéteurs qui les avoient exécutés avec beaucoup de noblefle & de vérité. Tous les acteurs & les fpeótateurs fe prenant enfuite par la main , pour marqué d'union & d'égalité fous un roi jufte , formèrent une vafte enceinte, au milieu de laquelle étoient placés Henri & Adélaïde. Puis tournant en cadence autour de leurs chefs, tantöt avec vivacité, tantöt d'un pas grave & lent , en s'inclinant quelquefois pour leur rendre hommage , d'autres fois en fe divifant pour ne former qu'une longue chaïne qui fe dérouloit, fe replioit, ferpentoit, & dont les deux bouts venoient fe rejoindre auprès d'eux , Sc les renfermoit dans le cercle, qu'elle décrivoit encore , ils offroient ainfi le tableau mouvant du cercle de la fociété, dont le fouverain eft le centre , & qui, interrompu & fubverti par les défordres , ne peut ferétabiirni fe réformer que fous fes aufpices & fous fes yeux. II étoit déja nuit quand les danfes cefsèrent. Alors le canon avertit qu'on alloit jouir d'un autre fpeétacle. Des fufées partirent du fond de 1'efplanade, & tous les yeux s'étant tournés de ce cöté-Ia , l'on vit s'allumer fucceflivement toutes les parties d'un feu d'artifice, qui, au milieu de I'obfcurité, montroit une magnifique décoration.  L'ISLE INCONNUE. 3JI L'ordonnance de ce feu, comme toutes les autres parties de la féte, étoit allégorique & relativeala protection dont a befoin 1'agnculture. Le théatrerepréfentoit le penchantd'uncóteau, ou plutöt un tertre, qui contenoit un champ de blé , dont la moitié étoit encore fur pied, & dont 1'autre moitié déja moiffonnée offroit plufïeurs rangs de gerbespofées de bout.Onvoyoii autour du champ différentes efpèces d'arbres chargés de fruits; & vers le haut du tertre plufïeurs ceps de vigne , dont les jets fuperbes s'élancant jufqu'a la cime d'autres grands arbres , montroient a travers les feuilles leurs grappes pleines & pendantes. Un petit fort triangulaire , conftruit fur le fommet de Ia hauteur , avec deux autres petits' forts placés fur les cötés , & en avant du tertre, renfermoient entre eux le champ & lesvergers, & leur fervoient de défenfe. Les terraffes de ces petits forts portoient chacune une affez grande pyramide. Celles qui faifoient les deux' coins du devant du théatre, tournoient fur uri pivot. La pyramide du fort le plus élevé étoit' immobile. L'écuffon des armes de 1'ifle ( qui font trois gerbes d'or en champ d'azur ) t orné de palmes & de branches d'olivier, eh décoroit la face antérieure. Deux fontaines de feu jalliffantes, accompagnées chacune de deux'  L'ISLE INCONNUE. aïgrettes lumineufes, en garniflbient les cötés, & le fommet étoit couronné d'un globe plein d'artifice, furmonté d'un de ces grands foleils qu'on appelle gloire. Dès qu'on eut tiré les fufées, qui partoient 'de derrière cette pyramide , d'autres fufées préparées pour porter le feu a diverfes parties du théatre , s'élancèrent du devant , & allèrent allumer a vol de corde toutes les lances a feu qui le bordoient ou décoroient les pyramides , enfuite les blés du champ, les gerbes, les fruits& les feuilles des arbres.On vit en un moment tous ces objets briller de leurs couleurs naturelles. L'écuffon des armes du fouverain, les fontaines, Sc le grand foleil s'allumèrent en même temps, & jetèrent un grand éclat fur toute la fcène. Alors une troupe de fauvages , armés de malTues enflammées, s'avancèrent pour pillet les fruits &brüler les moiflbns; mais a leur approche, il fortit, du milieu de PécufTon des armes du prince, de nouveaux artifices, qui, volant horifontalement, mirent le feu a ceux des trois forts, d'oü il partit auiïï - tot des pots a feu, des bombes, des grenades, qu'on vit tomber de toutes parts fur ces ennemis, & dont Texplofion, la lumière, & le fracas étonnèrent les fpeétateurs, charmés d'ailleurs de leur bel £ffet. Les fauvages, obligés de reculer, revinrent encore  L'ÏSLE INCONNUE. 3 J3 encore a la charge ; mais accablés par un nouveau déluge de feu , ils tombèrent & ils difparurent. Enfin , en figne de vi&oire , plufieurs trophées parurent a la fois en feu , & jetèrent une multitude de gerbes de fufées qui terminèrent le fpeCtacle. Henri fe montra fort fatisfait de la féte. II en loua Pordonnance & 1'exécution , en remercia tous les chefs de familie , puis s'en retourna dans le même ordre qu'il étoit venu. Les citoyens qui 1'avoient accompagné jufqu'au palais , s'en aïlèrent gaiment & paihblement chacun chez foi, Ie cceur plein de la plus douce confiance en leur fouverain, & fe rappelant avecatiendriffement toutes les preuves d'affeétion qu'il venoit de leur donner. A infi finit cette féte agricole & paternelle , bien digne de trouver place dans les annales de 1'ifle. Tom. III. z  3/4 L' I S L E INCONNUE. CHAPITRE LIV. Conduite répréhenfible des Ardent; leur carailhe, leurs .pajjions. Wilfon , qui cherche d les rtndre les injirumens de la vengeance quil médite contre Dona Rofa & le jeune Robert, & qui, pour en venir d bout, vmt mettre la divifion - dans la fociété, flatte & gagne les Ardent, leur donne des confeils perfides , & leur infpire de funef.es réfolutions. i/iMPARTiALiTÊ que nous devons garder en rédigeant ces mémoires , nous oblige de dire ici que les témoignages flaneurs de zèle & de reconnoiflance, donnés k Henri le jour de fon couronnement, ne furent pas univerfels. Tous les hommes de la nombreufe familie de 1'Ardent, en age de fe préfenter dans la fociété, plufïeurs jeunes gens d'autres families , ni 1'anglois Wilfon , qui leur étoient attachés, ne parurent point a cette fête. Ils avoient cru pouvoir s'en difpenfer , fous prétexte que les affaires de leur commerce les appeloient hors de 1'ifle. Ils en étoient partis quelque temps avant la cérémonie , & fe trouvoient en mer lorfqu'elle eut lieu. Le même prétexte avoit empêché les chefs  L'ISLE INCONNUE» 555" (de cette maifon de paroïtre aux funéraiiles des deux fondateurs , Sc de garder la retraite Sc Ia modeftie, que ledeuil de nos chers parens & celui de leur propre père exigeoient d'eux particulièrement. Cette étrange conduite aycit tourné fur eux les regards durefte des infulaires. Elle s'éloignoit trop de celle de la plupart des autres families, Sc leur donnoit un exempletrop dangereux, pour n'être pas remarquée Sc même cenfurée. On voyoit cette maifon aftive travailler avec une ardeur iofatigable a fa fortune ; on voyoit tous les jours fes ncheiïes groflïr d'une manière étonnante, & l'on étoit furpris, & en quelque forte honteux pour elle , qu'elle montrat fi peu de modération après tant de fuccès. Quelques perfonnes ia taxoient d'avarice ; d'autres la foupconnoient d'être encore plus ambirieule, fondées fur ce que les principaux de cette far mille faifoient beaucoup de libéralités aux jeunes gens qu'ils vouloient s'attacher, & que cette affectation de libéralité tendoit a augmenter le nombre de leurs partifans. Baptifte avoit eu 1'adminiftration fupérieure des travaux & des revenus publics; Victór, fon fils aïné , en avoit la recette Sc le maniement. Tout cela lui donnoit beaucoup de crédit, & des émolumens confidérables , qui , ajoutés Zij  3 $6 L'ISLE INCONNUE. auxrevenus de fes biens-fonds , foigneurement c-ultivés , & aux proflts immenfes d'un commerce très-acnf, le rendoit le particulier le plus riche de la colonie. Wilfon n'oublicit rien pour donner a cette maifon toute la fplendeur & 1'élévation qu'elle pouvoit acquérir, & il Ie faifoit , non par attachement pour elle, mais pour fatisfaire les dangereufes paflions qui régnoient dans fon cceur, & remplir les deffeins perfides qu'elles lui infpiroient. II en avoit ourdi la trame avec le fecret & Ia pénétration du fourbe le plus profond , & tout fembloit concourir a Ie favorifer. En tragant ici le portrait de Wilfon , d'après fes odieufes manoeuvres & les écrits qu'on lui a trouvés , nous le faifons a regret ; mais ce qu'exigent de nous la vérité & l'inftruétion de nos defcendans , nous font un devoir de le peindre tel qu'il s'eft rnontré. Cet étranger réunifloit en lui les qualités les plus nuilïbles a la fociété. Il n'avoit aucun fond de morale ni de religion; il ne connoiffoit de régies de conduite & -de lois fociales , que les conventions humaines appuyées de la force. Il penfoitquela différence du.jufte^& de 1'injufte n'exiftoit, dans 1'idée des hommes, que d'après celle qu'en avoient. faite les premiers légiflateurs; que ceux- ci, qui connoilToient leut  L'ÏSLE INCONNUE. 357 foibleffe naturelle, &craignoient la méchanceté innée au cceur humain , profitant de 1'afcendant que leur éloquence & leur dextérité leur donnoient fur les efprits , avoient inventé le culte & les lois , & les avoient établis pour affervir les opinions, & contenir les plus forts & les plus adroits, qui, fans ces barrières , pofées par une prévoyance artificieufe, étoient en droit d'employer a leur grand avantage Ia fupériorité de leurs moyens. II étoit auffi perfuadé que, par l'inftitution de la nature , tout étant commun a tous , & chacun ayant Ie droit de faire fa part. Ia meilleure qu'il peut, fanss'embarrafTer des autres , ces conventions & ces lois ne lioient les hommes qu'autant qu'ils y confentoient, ou qu'üne force majeure les ployoit a 1'obéiffance. D'après ce malheureux fyftême, enfant de 1'orgueil & de Ia cupidité, chèrement accueilli par 1'ambition , & qui n'eft encore, hélas ! que trop fuivi, "Wilfon ne refpectoit les lois divines & humaines , ni ''autorité fupréme du fouverain , que Iorfqu'il trouvoit fon intérêt a leur demeurer foumis. II cherchoit d'ailleurs a s'y fouftraire de tout fon pouvoir , lorfqu'elles vouloient mettre un frein a fes paffions indomptées. Le fond de fon earaétère étoit ua Z iij  3j8 L'ISLE INCONNUE. orgueil fans mefure , qui, rapportant tout a lui, le rendoit un homme abfolument perfonnel. Choquer cet orgueil intraitable , s'oppofer ou nuire a fes défirs, obtenir fur lui des préfér ences, c'étoit allumer dans fon cceur la jaloufie la plus vive , la haïne Ia plus animée ; c'étoit mériter de fa part tous les traits de la vengeance. II n'avoitquitté furtivement fes compatnotes, comme nous 1'avons fu depuis, & ne s'étoit réfugié aux Philippines, que pour fe fouftraire a la peine que fon orgueil injufte méritoit. II avoit voulu s'approprier, dans les dépouilles des efpagnols , une part plus confidérable qu'il ne devoit prétendre. Les reproches da, commodore anglois n'avoient eu d'autre effet que d'élever entre eux une vive querelle, oü Wilfon s'étoit permis d'infulter cet officier, .fon fupérieur. Celui-ci 1'avoit fait mettre aux arrêts, en déclarant qu'a leur retour en Europe ce manquemeni feroit jugé par un confeil de guerre. Pour éviter le fort qui Pattendoit, le coupable ayant trompé fes gardes , étoit forti de prifon pendant la nuit, fous 1'habit d'un efpagnol. II avoit enfuite }eté a la mer -fes vêtemens chargés de matières pefantes, pour laiffer croire qu'il s'y étoit jeté lui-mêmea  L'ISLE INCONNUE' 3?$ & 1'équipage, qui 1'avoit cru, 1'avoit mis a terre fans le reconnoitre, avec une partie des prifonniers. A la vue'de Dona Rofa, il s'étoit fubitement palïionné pour elle; & Don Pedro, qui luiötoit 1'efpoirde toucher le'cceur de cette belle efpagnole , lui étoit devenu par-la fi odieux, que , quoiqu'il fut obligé de déguifer fes fentimens & qu'il s'efforgat de les cacher , il ne pouvoit fouvent s'empêcher de les laiffer. paroïtré. II s'étoit fecrètement fervi de tous les moyens pour traverfer les prétentions & le bonheur de fon rival; & l'on a vu que celui-ci, commengan t a s'apercevoir de fes pernicieuxdefTeins, en fuccombant a fa maladie , 1'avoit foupgonné d'être 1'auteur de fa mort. Ses foupgons, a la vérité, pouvoient être fans fondement; mais du moins ils laiffent voir de quoi dès lors on le jugeoit capable. Sa conduite poftérieure ne les a pas rendus plus légers. Wilfon avoit fondé de grandes efpérances fur la mort de don Pedro, & il fe félicitoit au fond du cceur, de voir tomber ainfi le feu! obftacle qu'il croyoit trouver a fes défirs. Mais fruftré dans fon'attente, en remarquant 1'horreur que fa préfence infpiroit a 1'efpagnole J & reconnoilfant qu'il tenteroit en vain de lui infpirer d'autres fentimens, le profond dépit Ziv  3ÓO L'ISLE INCONNUE. qu'il en congut changea tout a coup l'amour ardent qu'il lui portoit, en une haine implacabte. Un homme tel que Wilfon, ne po'uvant étre heureux dans la perfonne qu'il aime, veut en faire rout le malheur. II réfolut donc de fe venger de Dona Rofa, & il attendoit que le temps & les circonftances lui en fourniffent 1'occafion , lorfqu'il décoavrit qu'il avoit un rival dans Robert, & crut s'apercevoir que les attentions & les vceux de ce jeune homme , vertueux & modefte, n'étoient pas recus de 1'efpagnole avec indifférence. Ce n'étoit, quant ace dernier point, qu'une imagination de Ia jaloufie de 1'anglois , car le cceur de cette jeune perfonne reffa longtemps fermé a de nouveaux fentimens de tendreffe. Elle ne recevoit alors Robert que comme le fils de fes protecteurs, ne lui montroit que les complaifances de 1'amitié; & Robert n'avoit encore fait parler que fes foins & fes empreffemens , fans avoir permis a fa bouche d'expliquer plus clairement les fentimens de fon cceur. II feroit néanmoins bien difficile de fe faire une idéé de la haine & de la fureur dont Wilfon fe fentit animer contre Dona Rofa , & fur-tout contre Robert. Il jura, dans le fond fon ame, de tirer une vengeance mémorable de ce qu'il  L' I S L E INCONNUE. 3 <51' appeloit un outrage , & il ne fongea plus qu'a trouver & a préparer les moyens de fe fatlsfaire. Cependant , comme Robert étoit fils du fouverain, chéri de fes parens, eftimé de la colonie, Sc que, par fes manières Sc fon caradère, Dona Rofa s'étoit attiré 1'affeótion Sc le refpect de tout le monde, il jugea devoir prendre de grandes précautions Sc ufer même d'artifice , pour ne pas fe compromettre. Le caraöère de Henri étoit celui d'une bonté ferme & conftante. Exact a remplir fes devoirs, févère a lui-même, il fe montroit fans défiance a 1'égard des autres; toujours indulgent pour leurs fautes , toujours prêr. a les exct fer, s'ils en témoignoient Ie moindre repentir. II s'étoit apercu de l'amour de Robert pour l'efpagnole, & il ne 1'avoit point défapprouvé , lors mêma que celubci lui en avoit fait 1'aveu Sc 1'avoit prié de légitimer fes démarches. Mais pour connoitre fi l'amour de fon fils ne venoit pas plutöt de 1'ardeur des fens Sc de la fougue de la jeuneüe, que d'une inclination fondée fur 1'eftime, fi ce n'étoit pas enfin une folie paffion , il 1'avoit mis a 1'épreuve, en ne lui^donnant pas d'abord fon confentement, Sc eh 1'emmenant avec lui dans le dernier voyage qu'il avoit fait a Saméa. Mais Robert ,  36*2 L'IstE INCONNTTE. toujours docile aux volontés de fon père; s'étant foumis fans réfifrance a ce qu'il exigeoit de lui, Henri avoit été convaincu, par cette prompte obéhTance, de la pureté des fentimens de fon fils, &-il les avoit approuvés. Ce confentement de Henri étoit un fecret entre Ie père & Ie fils, qui n eft venu que longtemps après a Ia connoiffance du public. Cependant Wilfon , qui habitoit alors le palais du prince, & qui épioit fans ceffe les démarches & les difcours de Robert, avoit reconnu que fon rival ne faifoit pas fa cour a 1'efpagnole fans y être autorifé par Henri ; & cette découverte, achevant de l'enflammerde courroux , lui avoit fait étendre fes projets de vengeance contre la maifon & Pautörité du fouverain, qui, tant qu'elle exifteroit, feroit pour fes efpérances un obüacle infurmontable. Dans Ia pofition & hs circonftances oü étoit Wilfon , c'étoit une chofe bien affreufe qu'il cherchat a faire tomber les coups de fa méchanceté fur la familie de Henri, qui lui donnoit encore un afile, & oü les chefs Ie traitoient, non pas comme un étranger, mais comme un enfant de la maifon ; c'étoit en même temps une hardieffe bien téméraire dans u'ne fociété oü 1'ordre & 1'union avoient régné jufqu'alors avec tant d'harmonie. Mais que  L'ISLE INCONNUE. 3'5j n'ofe pas tenter & fe promettre un homme pervers , audacieux, & opiniatre , qui, dédaignant tous les principes d'honneur & de morale, ne connoit rien qui le retienne, ni qu'il doive fefpecter lorfque les paflions commandent ? Wilfon voyoit toutes les difficultés qui s'oppofoient a fes projets. Mais loin de le décourager, elles ne fervoient qu'a 1'affermir dans fa réfolution. 11 n'en trouvoit que plus de gloire & de fatisfaction a les vaincre. Il fondoit 1'efpoir du fuccès fur la familie de 1'Ardent, dont les richeflès, le crédit, & le caraétère de la plupart des membres étoient propres a lui fournir les moyens qui lui manquoient. II avoit obfervé qu'a 1'exemple de Baptifte , leur premier chef, les fils de cette maifon nombreufe & puiflante avoient tous, & particulièrement Richard, le fecond, un amour-propre exceflïf, qu'un rien bleflbit profondément; qu'ils pardonnoient rarement a ceux qui les offenfoient , 8i que voulant prévaloir en tout fur les autres, ils étoient, par cela même, très-fufceptibles d'envie, de jaloufie, de cupidité , d'ambition, & devoient mettre autant d'obftination que d'aétivité dans toutes leurs entreprifes. II s'attacha en conféquence a flatter ces . efprits fuperbes , a leur offrir de nouveaux  3^4- L'ISLE INCONNUE, moyens de selever,a leurinfpirer le gout des voyages, oü il pourroit de'ployer a leur fervice, leur difoit-il, les connoifTances & les talens qu'il avoit acquis dans Ia marine; aleur perfuader enfin qu'il leur e'toit non moins attaché que néceffaire; & il vint a bout de les gagner, de les mener, de les maïtrifer a fa guife. II n'ofa d'abord leur propofer rien de directement contraire a 1'intérêt de la Colonie, ni a l'obéiuance qu'ils devoient aux lois & au Souverain. Il fe contenta de les en détourner d'une maniere infenfible ; mais ,lorfqu'il eut bien connu tout 1'afcendant qu'il avoit pris fur eux, il s'expliqua plus ouvertement, & il ne les trouva malheureufement que trop difpofés a fuivre fes perfides legons. II ne leur paria, dans les commencemens, que de 1'intérêt de leur fortune , des fpécula«ons qui pouvoient 1'augmenter , ne leur fit entrevoir quel'aifance & les commodités qu'ils en retireroient. II attendit a leur préfenter d'autres confidérations, que le fuccès de leurs entreprifes & les jouiffances du luxe , leur donnant une plus haute idéé de leur mérite , & les portant a méprifer 1'efprit de décence & d'égalité qui régnoit dans Ia Colonie, leur attirat quelque femonce de Ia part du fou-  L'ISLE INCONNUE. 3<5c verain. II ne doutoit pas qu'une réprimande, faite même avec douceur , ne révoltat leur amour-propre & ne leur fit détefter 1'autorité qui 1'offenfoit. II fe réfervoit de tirer parti de ces difpofitions. Ce que Wilfon prévoyoit ne manqua pas d'arriver , & juftifia fes efpérances. A mefure que les Ardent devenoient plus riches, ils s'éloignoient de ia fimplicité de nos mceurs ; ils avoient moins d'égards & de modeftie> ils afHchoient le luxe & 1'oftentation; ils fe montroient plus fufceptibles ; ils devenoient infolens. L'on murmuroit de cette conduite. Henri, qui, dans fa place, ne pouvoit la tolérer fans montrer de la foibleffe , les fit appeler devant lui, & leur rapporta les plaintes qu'on élevoit a leur fujet; il leur reprocha de n'avoir point obfervé les pieux ufages que la décence exigeoit d'eux pour le deuil de leur père, & de s'être difpenfés de paroitre aux funérailles des fondateurs & a la fète du couronnement. II leur dit enfuite que de tels exemples ne pouvoient que fcandalifer les gens vertueux, & porter le relachement dans les ames foibles; enfin il les exhorta , d'un ton doux & plein d'affeclion, a fe comporter différemment. Mais ces remontrances, oü la bonté paternelle du chef fe montroit a découvert, & oü tout autre  0.66 L'I S L E INCONNUE. citoyen 'que les Ardent eüt trouvé de nouveaux motifs de le chérir, ne parut a ceux-ci qu'une humiliation d'autant plus cruelle, que les préventions orgueilleufes, qui les aveugloient fur eux-mémes, ne leur permettoient pas de penfer qu'ils 1'euuent méritée, & qu'ils ne pouvoient d'ailleurs te'moigner au fouverain le vif reffentiment qu'elle leur infpiroit. Cependant ils lui re'pondirent qu'ils n'avoient fait qu'ufer de la liberté' que les lois accordoient a tout citoyen d'employer fa perfonne & fes propriétés a fon plus grand avantage. Henri leur répliqua, qu'a la vérité ils n'avoient pas manqué précife'ment aux lois, qui nepeuvent défendre que les aétes vifiblement n|uifibles a la fociété; mais qu'üs avoient manqué aux mceurs, c'eft-a-dire, aux habitudes acquifes d'après 1'opinion générale & le fentiment intérieur que chacun a des chofes d'honnêteté & de décence. « Les mceurs , ajoutat-il, font le fupplément des lois, & ne peuvent par conféquent être jugées par les lois. Les infraótions graves, faites a celles ci, font des crimes qui doivent être punis patdes peines juridiquement prononcées ; mais les manquemens effentiels & fréquens aux mceurs font des vices qui encourent la perte de 1'eftime publique , & méritent, quand on  L'lSLE INCONNUE. 367 les commet fciemment, les remontrances Sc les avis charitables des fupérieurs ». Les Ardent, qui ne virent dans cette réprimande qu'uïi a&e d'autorité purement arbitraire, fe retirerent honteux Sc mécontens, fe promettant bien de ne pas 1'oublier. En leur faifant cette douce remontrance , Henri avoit pris la précaution de n'avoir pas de témoins , pour ménager la délicateffe & 1'amour-propre de cette familie; Sc elle avoit trop d'orguei! pour la divulguer : mais le cceur de Richard, plus fufceptible encore que celui de fes frères, étoit trop plein du fentiment de cette injure imaginaire , pour ne pas chercher a s'épancher. II alla fur le champ trouver Wilfon, 1'aborda le vifage encore ému, 1'ceü courroucé. II lui rapporta ce qui venoit de fe paffer, Sc par le ton Sc la maniere dont il kii fit ce récit, par les réflexions qu'il y ajouta , lui laiffa voir a découvert tout le reffentiment que lui & fes frères en avoient concu. Wilfon eutune grande joiede cette nouvelle; mais il n'en fit rien paroitre. II n'en étoit pas au point oü il vouloit arriver. II loua la fenfibilité de Richard , Sc celle de fes frères dans cette 00 cafion , comme une marqué non équivoque de leur délicateife & de la noblefle de leur caraftère. Cependant il prit un air de modéra-  %68 L' 1 S L E INCONNUE. tion pour dire a Richard que , quoique Ie fouverain, en cenfurant leur conduite domeftique , excédat fans doute fes droits , il n'avoit pas eu peut-être intention de les cffenferi qu'il ne falloit pas juger, par cette feule démarche de Henri, de fa bonne volonté pour eux; qu'ils auroient d'autres occafions de s'en affurer , & qu'ils devoient fufpendre jufques-la leur jugement & leur co!ère;que fi, dans la fuite, il fe montroit contraire a leurs deffeins, il faudroit alors convenir qu'il en prenoit ombrage, qu'il les jaloufoit, & vouloit arrêter le cours de leur profpérité; mais que s'il les approuvoit, on devoit oubüer ce qui venoit de fe paffer. a L'attachement & la reconnoiffance, ajoutat-il, me lient a votre maifon ; & 1'inclination paniculière que je vous porte, me fait embraffer vos intéréts a l'exclufïon de tout autre. Mon unique but eft de vous être utile. Mes confeils & mes fervices ont pu vous en donner une preuve; mais la fuite vous montrera mieux ce que je veux faire pour vous. 53 Par fes richeffes & fon crédit, votre familie eft déja Ia feconde de 1'ifle. C'eft beaucoup, mais ce n'eft pas affez. Si vos frères veulent me croire , elle égalera bientót celle du fouverain même, par fa fortUDe & fa fplen- deur j  L'ISLE INCONNUE. 369 deur; mais c'eft par 1'ufage qu'elle en fera qu'elle doit s'élever au degré de puiffance & d'autorité qui lui manque. La confïdération &c le pouvoir fur les efprits font une fuite de la bonne opinion qu'on donne aux autres, des moyens & du défir qu'on a de leur plaire & de les fervir. Ces moyens font dans vos mams, employez les a gagnér le peuple. 33 Le jufte fentiment que vous avez des grandes qualités qui vous diftinguent du refte des infulaires , vous a peut-être fait négliger le foin de carelfer leur amour-propre, de les mettre dans votre dépendance par vos manières &vos largeffes. Vous avez fait en ce genre des avances a quelques-uns ; mais ces attentions même & ces übéralités ont excité f en vie de ceux qui n'en étoient pas l'objet. Appaifez la jaloufie, flattez les paffions , montrez-vous prodigues , perfonne ne vous réfiftera. Vous ne ferez pas feulement alors au deflus de tous les reproches; devenus , dans 1'ifle , le refuge & 1'appui des petits & des foibles , accrédités & chéris au dehors , le cbef lui-même fera fercé de vous ménager, de vous confidérer, de ne rien faire en quelque forte fans votre aveu. Et que favons-nous ce que cette conduite & les événemens vous préparent de grandeur ? Tel eft le plan général de politique que vous devez Tom. III. A a  37° L'IsLE INCONNUE. tous fuivre de concert & avec une ardeur* unanime, *> Quant a ce qui vous regarde perfonneliement, je penfe que vous devez fonger a vous choifir une époufe , qui, en vous donnant un nouveau luftre, puiffe aflurer le bonheur de vos jours. S'il m'eft permis de lire dans votre cceur', je crois que la jeune e'trangère ne vous eft pas indifférente. J'ai vu fouvent vos regards s'attacher fur elle avec complaifance. Rien de plus aimable que cette jeune perfonne, dont la beauté féduifante eft le moindre charme. Vous' connoiffez 1'élévation de fon efprit, 1'aménité de fon caraétère, & , par l'hiftoire de fes malheurs, quel eft fon courage & fa conftance; mais, comme le refte des infulaires , vous ignorez qu'elle peut faire la fortune de 1'homme qu'elle époufera. Je fais, par un effet du hafard, qu'elle a fauvé de fon naufrage des pierreries d'un très-grand prix. Cette confïdération n'eft pas a méprifer dans un pays oü la dot des femmes n'eft rien , ou du moins que très-peu de chofe. » Tous les cceurs volent au devant de Dona Rofa , tous défirent ardemment de pouvoirla confoler. Si le vrai mérite peut rouvrir fon cceur a des fentimens tendres, c'eft a vous fans doute qu'eft rélèrvé ce bonheur. J'ai, je  L'IsEE INCONNUE» 37I VOus 1'avoue, éprouvé, comme tant d'autres , le pouvoir de fes charmes 5 je lui ai rendu des foins , & je me flattois de 1'efpoir de la rendre fènfible & de la lier a mon fort. Mais fa longue triftefle, caufe de fa froideur, Ia difproportion de nos ages, le gout de la liberté , & plus que tout cela, vos fentimens pour elle, ks convenances qui vous rapprochent 1'un de 1'autre, & ce que je dois a 1'amitié, me lont renoncer a mes pourfuites. Je vous fais le facrifice de mon amour, je vous cède mes droits & mesefpérances; & quand je me retire devant vous, je penfe que vous ne devez craindreaucun de vos concurrens Séduit par fon orgueil, Richard avaloit a longs traits le poifon de ces flatteries & de ces trompeufes infinuations. Cupide, ambitieu*, fecrètement épris des charmes de 1'efpagrsóle, il voyoit avec tranfport la perfpeftive riante que Wilfon lui préfentoit. « Cher ami, lui dit il en Pembralfant, vous me donnez ici la preuve d'un attachement bien rare, & vous acquérez de grands droits a ma reconnoiffar.ee. Que vous connoiiTeZ bien mon cceur ! vos réflexions me confolent, vos Confeils m'encouragent, k facrifice que vous faites en ma faveur me touche fenfïblement; & quels objets vous prefenteza mes efpérances ! L'hon-= A a ij  J72 LTsLE INCONNUE. neur & la gloire de ma maifon , l'établifTement de ma fortune, & la poflefiion de ce que j'adore. Oui, cher Wilfon, vous m'avez deviné. Je vous dois une corifidence qu'une fauffe difcrétion ne m'a pas permis de vous faire. 33 J'ëtois abfent de 1'ifle quand Dona Rofa y eft arrivée. Je 1'ai trouvée, a mon retour, dans 1'excès de la douleur. Mais fes pleurs & fon abattement ne la rendoient que plus touchante. Je n'ai pu la voir fans 1'aimer, & fans brülerdu défir de la pofléderun jour. Cependant, je vous 1'avoue, j'ai craint de lui montrer mes fentimens , lorfque fes larmes couloient encore ; j'ai craint enfuite de lui faire vainement 1'hommage de ma liberté, en voyant que tant d'autres qui m'avoient prévenu n'étoient pas écoutés. Le filence m'étoit pénible ; un refus eüt été pour mon cceur un coup mortel. J'attendois que le temps me fournit une occafion favorable pour me déclarer, ou qu'il éteignït le feu qui me confume. Quelle activité 1'efpoir que vous me donnez va lui communiquer ! & cependant que faut-il que je faffe ? quelle conduite ai-je a tenir avec Dona Rofa? quelles mefures dois-je prendre a 1'égardde mesrivaux? enfin a quoi me déterminer, fi Ie chef de la colonie n'approuve pas mes démarches? Je ne dois pas vous diffimuler que mes prétentions  L'ISLE INCONNUE, 373 une fois annoncées , ma délicatefTe naturelle ne me laifferoit pas fouffrir impunément d'outrageantes oppofitions 33. Wilfon Ioua beaucoup cette facon de penfer, bien digne, fuivant lui, de la fierté d'une ame élevée. Puis il lui dit qu'avant de fe déclarer ouvertement, il devoit tacher de gagner la confiance de Dona Rofa par fes manières & fes difcours, lui faire une cour affidue-, & n'avoir 1'air de s'apercevoir des pourfuites de fes rivaux , que pour redoubler d'attention & de complaifance auprès d'elle. « Quand vous verrez, ajouta-t-il, qu'elle défire votre préfence, qu'elle vous écoute avec ptaifir; alors expliquez-lui vos fentimens & vos intentions ; & fi fon cceur penche en votre faveur,comme je n'en doute point, il ne vous fera pas difficile d'en obtenir 1'aveu. Dans ce cas, le fouverain ne fauroit s'oppofer a votre union , fans fe montrer contraire a 1'honneur de votre maifon & a votre fortune particulière; abus de pouvoir qu'il doit éviter, de peur demécontenter toute la colonie , a qui d'ailleurs cet acle de defpotifme rendroit vos intéréts plus chers. Voila ce que mon attachement & mon expérience me fuggèrent pour vous & pour vos frères. Rendez - leur , je vous prie cette A a iij  374 L'ISLE INCONNUE. converfation, & faites-en fur- tout votré profit 33. Le but de Wilfon, dans fes perfides confeils , étoit de diriger a fon gré cette familie, d'augmenter la bonne opinion qu'elle avoit d'ellemême, d'étendre fes prétentions & fes entreprifes, & de la pouffer a des démarches , qui, devant nécelfairement trouver des obftacles infurmontables dans le chef de la fociété , ainfi, que dans Robert & dans Dona Rofa, ne pouvoient manquer d'allumer contre eux, dans le cceur des Ardent, la jaloufie & le reffentiment, & de les rendre capables de tout ofer pour en tirer vengeanee. Richard étoit bel homme, hardi , beau parleur. Wilfon , qui penfoit mal, des femmes , croyoit ces qualités fuffifantes pour gagner les bonnes graces de Dona Rofa. Si Richard réuffiffoit auprès d'elle , Wilfon fe vengeoit de Robert & de Henri, &, quoi qu'il arrivat, il ne doutoit pas que cela ne divifat les deux families , ne les rendit ennemies , & que les défordres que produiroient naturellement ces diffentions , n'amenaffent des événemens favorables a fes projets. II efpéroit d'ailleurs que Dona Rofa , caufe innocente de ces troubles , y trouveroit des fujets de détefter fon arrivée  L'ISLE INCONNUE. 37C dans 1'ifle , & la peine du mépris qu'elle avoit ofé lui montrer. L'orgueilleux Richard & fes frères adoptèrent aveuglément le plan de conduite que Ie fourbe Wilfon leur tragoit. Comme ils croyoient que tout leur étoit du , ils étendoient fans mefure leurs vues & leurs prétentions. Victor demanda toutes les places que fon père avoit occupées , & le chef de fa focie'té, qui ne lui connoifföit pas affez de mérite pour les remplir dignement, les lui refufa. D'un autre cöté, Richard , qui n'en étoit que plus réfolu a exécuter fes projets amoureux, ne füt-ce que pour 1'emporter fur Robert & pour humilier, par fon triomphe, la maifon de Henri, ne perdoit aucune occafion de voir & de fréquenter Dona Rofa , & mettoit en oeuvre tout ce qu'il avoit d'efprit & de foupleffe a lui plaire, a gagnet fa confiance, & a fe concilier fon affeétion. II n'y avoit pas d'étiquette chez le fouverain ; tous les infulaires étant fes parens , en•troient librement dans fon palais, oü il ne fe refervoit que quelques pièces de fon appartement pour fe retirer , lorfqu'il vouloit s'occuper d'affaires intérelTantes. Richard, profitant de ce privilége, fe rendoit tous les jours au palais, aux momens oü il penfoit que 1'efpagnole feroit vifible. Mais rarement il la trou- Aaiv  -37^ L'ISLE INCONNUE. voit feule; & c'étoit prefque toujours Robert qui tenoit compagnie a cette jeune perfonne. Dona Rofa ne s etudioit point dans fes manières ni dans fes difcours, en recevant Robert, ou en lui parlant. Richard au contraire en étoit recu avec une politeffe cérémonieufe & une attention marquée; & , quoiqu'elle fournit peu a la converfacion , on voyoit qu'elle pefoit toutes les paroles qu'elle lui adreffoit. Cette diftinction fiatta d'abord I'amour-propre de Richard , paree qu'il la prenoit pour un témoignage particulier d'eftime & de confïdération , & qu'elle fembloit lui annoncer , de la part de 1'efpagnole , de la fatisfaction a le voir , & le défir de lui plaire. Mais en remarquant qu'elle gardoit avec lui Ie même ton & la même réferve , que fon air de trifteffè ne changeoit point en fa préfence, & qu'elle évitoit fur-tout de lui parler fans témoins, il crut s'apercevoir que la politeffe attentive dont* elle ufoit a fon égard, n'étoit qu'une précaution pour le tenir toujours a une certaine diftance , & une facon honnéte de lui faire entendre qu'elle ne vouloit pas fe lier plus intimément avec lui. Comparant alors cette conduite avec la manière unie & prefque familière dont elle vivoit avec Robert, & fentant que Ja différenc« étoit toute a I'avantage de celui-  L'ISLE INCONNUE. 377 ci, il préfuma , comme Wilfon, que 1'efpagnole n'étoit pas infenfible aux foins de fon rival, & que Robert avoit trouvé le checiin de fon cceur. II n'en falloit pas davantage pour bleffer vivement 1'orgueil de Richard, pour le rendre jaloux outre mefure, & redoubler la haine qu'il portoit a Robert. Le propre de la jaloufie eft de chercher fans ceffe, & par tous les moyens, a tourner fes foupcons en certitude , c'eft-adire , a augmenter fon tourment en irritant fon mal, & en le rendant auffi cruel qu'il peut 1'être. Richard, qui, malgré fes foupcons & fa colère , fentoit que fon amour prenoit de nouvelles forces, redoubloit d'affiduité auprès de Dona Rofa , pour fe convaincre par lui-même de ce qu'il craignoit le plus, & pour trouver jour enfin a lui déclarer fes fentimens. II ne vouloit pas s'apercevoir que fes viGtes devenoient importunes & fatiguoient a 1'excès. Nulle confidération ne pouvoit 1'arrêter , jufqu'a ce qu'il eüt foulagé fon cceur du poids qui 1'oppreffoit; & qu'il 1'eüt épanché librement devant 1'efpagnole. Le hafard lui en fournit 1'occafion. Un jour 1'ayant trouvée feule : «Madame, lui dit-il, je rends grace a la fortune de la fa-  37*> L'IsLE INCONNUE.' veur qu'elle me fait aujourd'hui. Je 1'attendois depuis long-temps. avec bien de 1'impatience. J'ai fait parler mes regards & mes foins auprès de vous; mais vous n'entendez pas ou vous dédaignez ce langage.Jl faut m'expliquer plus clairement. Dès l'inftant oü je vous ai vue , je n'ai plus connu de repos. Vous ne telfembkz a rien de tout ce qui s'offre a mes yeux, & teut me fait fouvenir de vous. Vous êtes'fans ceffe préfente a ma penfe'e, & je veux toujours vous revoïr -y je vous cherche fans celTe, & fuis par-tout vos pas. Pourriez-vous méconnoitre Ia caufe de cet attrait puifiant qui m'attache tout entier a votre perfonne J Comme tous ceux qui ont le bonheur de vous connoitre, je vous aime , madame , je vous adore ; mais j'ofe croire que nul autre n'a cette ardeur vive & pure que je fens pour vous dans mon cceur. Mon bonheur,. que dis-je ? mon exiftence dépend maintenant de vous; mon fort eft dans vos mains. Ah! permettez que mes foins & mes fervkes puiffent vous convaincre du refpeftueux attachement que vousm'avez infpiré, SdahTezmoi la douce efpérance , qu'affurée de mes fentimens , vous pourrez quelque jour y devenir fenfibk Dona Rofa, quiredoutoit cette déclaration ,  L'ISLE INCONNUE. 379 & 1'avoit évitée autant qu'elle 1'avoit pu , lui tépondit d'un air embaraffé , qu'elle n'étoit pas moins affligée que furprife dece qu'il venoit de lui dire ; qu'elle ne vouloit point le tromper en lui donnant une efpérance qu'elle neferoit jamais dans 1'intention de remplir -; que fon cceur étoit trop plein de ia jufte douleur , pour approuver un nouvel hommage 8c confentir è formerun autre engagement.« Sans vouloir vous montrer ici trop de févénté, continua-t-elle, je crois être en droit de vous dire que vous deviez plus d'égards a mon malheur & a ma fituation ». « Eh quoi! madame , lui répliqua Richard, fenfiblement affeóté de cette réponfe, & en reprenant fon caradère , n'ai-je pas affez refpedé votre longue trifteffe ? D'autres, avant moi, ne vous avoient - ils pas adreffé leurs vceux? enfin cette rigueur dont vous maccablez , s'étend- elle également fur tous mes rivaux? Leschagrins, dites vous, ont ferme votre ame | la tendreffe, & vous ne voulez pas vous engager dans de nouveaux liens ; mais comment accorder ces paroles avec les complaifances que vous montrez pour Robert ? vous luipermettez de vous voir, de vous entretenir, d'efpérer enfin, tandis que l'indiffé-  'jSo L'IsLE INCONNUE. rence & le mépris font mon partage. Quelle ing:atitude ! quelle injuftice ! O ciel! verrai-je impunément le bonheur de mon rival ? & fuisje fait pour fouflrir une fi cruelle injure »? La hardiefle de ces reproches ne pouvoit paroitre qu'une inlulte a une ame auflï délicate & auffi fenfible que celle de Dona Rofa ; auffi en fut-elle vivement offenfée. Elle regarda Richard avec un air de fierté & de grandeur impofante. « Et qui peut vous donner, lui dit-elle , ce ton d'autorité que vous prenez envers moi ? De quel droit cenfurer ma conduite & foupconner ma penfée ? Ni Robert qui vous fait'ombrage , ni Ie fouverain lui même, ne fe Ie permettroient point. Ils ont toujours eu pour moi les plus grands égards ; ils ont refpecté mes malheurs & ma trifte fituation , que vous prétendez avoir affez ménagés. Je n'ai nul compte a vous rendre de mes aétions, encore moins de mes volontés. Cependant je veux bien vous dire que je n habiterois point aujourd'hui le palais du prince , fi tous les liens de 1'eftime & de Ia reconnoiffance ne m'y retenoient; que je n'ai fouffert vos affiduités que par égard pour lui, & que vos prétentions & vos reproches me font une loi de ne plus les fouffrir. Allez donc porter vos vceux ail-  L'I S L E INCONNUE. 381 leurs , & fupprimez fur-tout des vifites qui m'importunent ». Richard, tout bouillant de colère, alloit lui répliquer avec emportement; mais elle le quitta fans attendre fa réponfe , & pa (fa dans 1'appartement d'Adélaïde , oü il neut garde de Ia fuivre. Obligé de fe retirer, il rentra chez lui la rage dans le cceur ; & faifant auffi tót appelet Wilfon pour lui raconter fon aventure f il exhala devant lui fa douleur & fon reffentiment en invedives & en menaces indécentes , non feulement contre Robert & Dona Rofa, mais contre le fouverain lui-même qui leur fervoit de fauve-garde. Wilfon tint avec lui la même conduite qu'il avoit déja tenue avec Vióior. II ne s'amufa plus a le calmer, il s'efforca de 1'irriter encore par des réflexions adroitement avancées. Enfin il entra fi bien dans fa manière de penfer, il embraffa fes intéréts avec tant de chaleur , il fut tellement 1'affermir, ainfi que fes frères, dans la réfolution de fe venger..' en leur en offrant les moyens, il fe montra fi dévoué a les fervir , quoi qu'il put arriver , qu'il fe rendit Ie maitre abfolu de leurs volontés, & put fe flatter d'en faire les inftrumens aveugles de fa propre vengeance. Telles étoient les funeftes dif-  582 L'ISLE INCONNUE. pofitions de ces hommes paffionnés & pervertis, lorfque plufieursévénemens extraordinaires vinrent encore augmenter les efpérances de Wilfon, pour le fuccès défiré de fes perfides manoeuvres.  L'ISLE inconnue. 383 CHAPITRE L V. Les Ardent multiplknt leurs vóyages maritimes, cSles étendent jufqud la Chine & d Java. Viflor , chef de cette familie , y contracle une maladie dont il meurt d Saméa. Louis , qui sy trouvc alors, eft frappé de la contagion, & la commu ■ nique d fon retour au fouverain & d Robert. Henri & Louis y fuccombent. Inftitutions fakes fous le règne de Henri. Ent re les moyens propofés aux chefs de la maifon de 1'Ardent pour la réuffite de leurs deffeins, Wilfon leur préfentoit toujours la fréquence des voyages maritimes, comme le principal reffort des changemens qu'il méditoit. Ce n'étoit pas feulement , difoit-il, pour groflïr encore leur fortune ; mais pour donner 1'habitude de ces courfes lointaines a un grand nombre de jeunes infulaires &c de chefs de familie nouvellement établis , qui, emplovés & encouragés par les entrepreneurs, & trouvant ainfi la facilité de fe mettre dans 1'aifance , embraffëroient de préférence leurs intéréts en toute occafion , & contre tous. II vouloit éloigner cette jeunefle , oc Ia détacher  384 L'IsLE INCONNUE. peu a peu de ce qu'il appeloit les préjugés de l'enfance & de 1'éducation ; c'eft-a-dire , du refpeót qu'on lui avoit infpiré pour les mceurs , les lois, &»la conftitution de 1'ifie ; car 1'efprit d'union & de patriotifme qui régnoit dans la colonie , l'amour pour la maifon fouveraine, & 1'attachement au gouvernement monarchique , auroient eu trop d'influence fur ces jeunes gens , .s'ils étoient reftés au fein de leurs families & fous les yeux de leurs parens. II falloit les accoutumer infenfiblementad'autres idéés, les plier a d'autres opinions & a d'autres mceurs, pour leur faire adopter les projets concertés, ou du moins pour les porter k contribuer aveuglément a leur réuffite. On voit par la que Wilfon ne fe propofoit rien moins que de corrompre une partie des infulaires, pour troubler 1'ordre de la fociété, & pour les employer au befoin contre la maifon fouveraine. Ainfi difpofés par Wilfon, les Ardent entrèrent avec chaleur dans fes fentimens & fa manière de penfer , & s'emprefsèrent de fuivre tous fes confeils. Ils usèrent de dilïimulation , adoucirent en apparence leur caraótère , prirent des manières plus fouples, fe montrèrent prévenans & flatteurs envers les infulaires qu'ils vouloient s'attacher , & répandant de plus en plus fur eux leurs libéralités , vinrent a bout den  L'ISLE INCONNUE. 385" d'en gagner un grand nombre , qu'ils enrólèrent pour leurs voyages. D'un autre cöté , comme ils étoient alors les feuls particuliers qui euffentun navire, & qui fiflent pour leur compte le commerce maritime, ils tachoient de fe rendre agréables aux chefs de familie, qui, ne fortant point de 1'ifie, vouloientfe défaire de leurs produétions oufe procurer des marchandifes étrangères , en leur achetant ce qu'ils avoient a vendre , ou leur vendant ce qu'ils vouloient acheter, avec 1'attention de paroitre dans ces marchés extrêmement définte'reffés ; & cette conduite hypocrite , envers des hommes droits & fans défiance , parvint a changer 1'opinion générale en leur faveur, & a féduire ceux mêmes qu'ils avoient le plus fcandalifés par leur conduite précédente. , Lorfqu'ils fe crurent alTurés de cet heureux changement, ils recommencèrent leurs expéditions lointaines avec une nouvelle ardeur. Ils étendirent leurs courfes, d'un cóté jufqu'aux Moluques & a Java ,. de 1'autre jufqu'a Macao & a la Chine j & retirant de leur commerce des profits immenfes , qu'ils avoient foin de divulguer, & dopt ils faifoient a leur ■ retour de nouvelles largeffes , ils propageoient dans 1'ifle l'amour du luxe , & en donnant aux jeunes gens le défic de ks fuivre & de les Tom. Ut, B b  §86" L'tsLE INCONNUE. imiter , les rendoient infoucians des travaux produótifs, & prefque honteux de leur première {implicité. Le Vigilant &c une barque nommée Ia Prudente , faifoient en même temps des voyages è ces diverfes ftations par ordre de Henri; imisces courfes étoient moins fréquentes que celles des Ardent, & le but n'en étoit pas le même. Ceux-la n'avoient pour objet que 1'utilité de la colonie , & leurs capitaines avoient 1'ordre le plus exprès de ne point fe charger de marchandifes de luxe &. d'oftentation ; ce qui laiiïoit les Ardent fans concurrence , & rendoit leurs entreprifes plus lucratives. Prés de deux ans fe pafsèrent fans qu'aucun événement facheux fut la fuite de ces voyages; mais tout a un terme dans ce monde. Indépendamment du relachement des mceurs & du préjudice que caufoient a l'agriculture les courfes fréquentes des Ardent, 1'expérience fit enfin connoitre que les expéditions maritimes lointaines font nuifibles k la fanté & ala population , Sc que chez un peuple qui s'y adorine fans retenue, elles diminuent tous les ans lè nombre des hommes, non feulement paree que les travaux momentanés , mais violens , que néceffitent ces voyages , ufent & minent les forces des matelots; mais encore paree qu«  L'I S L Ê IN'CÖNKÜ E. 387 finaóiion forcée oü les marins fe trouventfouvent, & les alimetis falés dont ils fe nourriffent , leur caufent de dangereufes maladies-. Ces inconvéniens font peut-être peu fenfibles dans une grande fociété, oü la confommation d'hommes eft facilement réparée; mais il n'en eft pas ainfi dans une fociété commencante & peu nombreufe, oü la vie de tout homme eft d'un prix bien connu, Sc oü fa mort eft une grande perte. Malgré les précautions des Ardent pour dé* rober leur équipage aux maladies de mer, lé fcorbut (1) gagna leur navire, comme ils revenoient de Java, & Viétoï lui-même en fut atteint. Le mal faifanl chaque jour des progrès , & la plupart des malades courant rifque d'y fuccomber avant d'arriver a la colonie , on réfolut de relacher a Patani, iflé qu'cn avoit déja vifitée, oü l'on efpéroit qué la falubrité de l'air Sc les tafraichiffemens qu'on y trouveroit, rendroient des forces a 1'équipage & rétabliroient les malades; Sc cette efpérance ne fut pas décue. Les malades furent mis a terre , Sc guérirent du fcorbut; mais un (ï) Les gateaux de fucre , 1'ail, & les patates crues font les moyens connus les plus suis pour prévenir le fcorbut. Note de l'éditeur. Bbij  388 L' ISLE INCONNUE. autre danger les y attendoit. II régnoifr^alors dans cette ifle une épidémie qui faifoit beauconp de ravages. Viétor gagna la maladie qui défoloit les pataniens; & les accidens en devinrent fi graves en peu de jours, que fes compagnons tremblèrent bientöt pour fa vie. 'Alarmé lui-même de fon état , & craignant de mourir dans cette terre étrangère, il fe fit porter fur le vaifïèau, & voulut qu'on reprit la route de 1'ifle inconnue, fe flattant d'y recouvrer Ia fanté, ou du moins de terminer fa vie au milieu des fiens; mais il ne devoit pas revoir fon pays natal. Le mouvement du vaifTeau , & 1'air qu'on y refpiroit , augmentèrent fi fort le mal-aife de Viétor & fes douleurs, que, plein de regret de fon imprudence, & voulant, s'il étoit poflible, la réparer, il pria fes frères de diriger leur route fur Saméa, pour lui procurer des fecours efficaces & du repos. Le vaifTeau cingla donc vers cette ifle. II y arriva le troifième jour depuis fon départ de Patani, & l'on y defcendit le malade dans un extréme accablement, & prefque fans connoiffance. En abordant a Saméa, les Ardent furent fort étonnés de trouver le Figilant mouillé dans le port. Ce vaifTeau , commandé par Louis , devoit fe remettre en mer le lendemain poug  L'ISLE INCONNUE» 389 ïevenir dans la colonie. Malgré la froideur qui régnoit entre la maifon de Henri & celle des Ardent, les deux équipages fe firent des politeffes; & Louis, apprenant 1'état facheux de Victor, crut qu'il étoit de fon devoir de le vifïter, & de lui offrir tous les fecours qu'il pouvoit lui donner. II alla donc le voir aufïitöt, &, fort touché de fon état, non feulement il lui témoigna, ainfi qu'a fes frères, la peine qu'il en avoit, mais il leur fit cordialement des offres de fervice. II ne parut pas que Victor reconnüt Louis, ni qu'il 1'entendït; mais Richard, affeóïant une grande triftefie, lui répondit en peu de mots, &c d'une manière équivoque. Louis pouvoit prendre cette réponfe pour quelque chofe de pis qu'un refus* Cependant le malade étoit fi bas, & le cceuE de Louis fi bon, que celui-ci ne fe montra fenfible qu'au danger imminent ou étoit Victor, & au chagrin de fes frères , qui, tout in* grats qu'ils paroiffoient, n'en étoient pas moins des hommes , fes concitoyens , fes parens. II différa même fon départ de Saméa jufqu'a ce que Victor eüt 1'efpérance de guérir, ou que le ciel eüt difpofé de fes jours, Prince aimable & magnanime, vous ne préfumiez point, bélas! que vous feriez la viótime de votre gé- B b iij  3^0 V I S L E INCONNtfE; nérofité , Sc qu'elle nous. feroit doublemenff fatale. Victor mourut deux jours après; Sc, le jour même de fon décès, Louis, qui lui avoit rendu. de fréquentes vifites , fe fentit frappé de la même maladie. Les fymptömes qu'il éprou-voit ne laitfbient pas de doute a cet égard.. II fut le premier qui reconnut le danger , 8c il ne fe flatta point. Cependant il ne fe laiffa. pas aller a une vaine frayeur; il tacha même, par fa contenance & par fes difcours , de rafr furer fon équipage, alarmé de cet accident;; 'mais il crut devoir prendre toutes les précau-tions Sc les mefures qu'une prudence pré-;, voyante lui prefcrivoit dans fa fnuation. II; étoit , après Henri, le premier homme de la fociété, 8c a ce titre il fe devoit le foin de veiller a fa propre confervation, tant par rapport a la colonie , que relativement a fes. parens. II jugea donc que dans 1'état oü il étoit, fon premier devoir exigeoit qu'il revïnt incelïamment au fein de fa familie -y & il' donna les ordres en conféquence. Le Vïgilant fe trour voit prét a faire voile; il s'emharqua, l'on partit; & tandis que les Ardent s'occupoientdes funérailles de Victor, le vaifTeau de Louis; arriva en trois jours de navigation dans la baie de 1'ifle inconnue.  L'Islë inconnue; 3pi Le mal, dans ce peu de temps, avoit fait des progrès confidérables, & 1'état de Louis, a fon arrivée, ne laiiToit plus qu un foible efpoir. Quelle trifte nouvelle pour les chefs de la colonie, qui, attendant leur fils avec impatience, comptoient tous les momens jufqu'a fon retour! Qn peut imaginer combien ils furent furpris & affligés en 1'apprenant. L'on tranfporta Louis au palais; & la vue de fon état, prefque défefpéré, jeta la frayeur & la défolation dans 1'ame de fes parens. Tous les foins & tous les fecours furent prodigués pour conferver une tête fi chère, & n'eurent point de fuccès, ou , pour mieux dire, n'en eurent qu'un bien funefte pour la colonie, Adélaïde ne quittoit pas le lit de fon fils , &c le fouverain lui-même fe tenoit auprès du malade autant qu'il le pouvoit. Tous les frères. & fceurs de Louis fe relayoient fans ceffe pour lui rendre les fervices néceffaires, fans fe douter, ou fans voüloir faire attention que fa maladie étoit contagieufe, tk qu'elle pouvoit fe communiquer a ceux qui 1'approchoient avec peu de précaution. Cette imprudente fécurité eut en partie 1'effet qu'on en devoit craindre^ Non feulement 1'ifie perdit Louis , mais elle eut bientöt a pleurer les perfonnes les plus chériesfr les plus refpeéhbles. Henri & Robert Bbiv  3P2 L'ISLE INCONNUE. tombèrent malades le même jour. Le père * plus occupé du danger oü étoit Robert que de celui qu'il couroit lui-même, ne laiffa pas d'abord connoïtre les fymptómes qu'il éprouvoit. Robufte & plein de courage, il vouloit dérober, autant qu'il le pouvoit, fa familie & ion peuple a d'inutiles alarmes. II diflïmuloit fon mal; mais, vaincu par fes efforts, il fut obligé de céder, & de s'abandonner aux foins de fa familie & aux fecours de la médecine. Héias ! ces foins tendres & empreffés, & les vceux ardens de fon peuple, & les fecours de de Martine furent également inutiles. Nous ne rapporterons pas ici les détails de ces accidens, fi défaftreux pour la fociété, & particulièrement cruels pour Adélaïde , qui perdant a la fois un fils, un frère , un époux incomparables , en proie a la douleur la plus poignante qu'un cceur aimant fentit jamais , & forcée de fe montrer fupérieure a fon malheur, trembloit encore pour les jours d'un fecond fils, efpoir de fa maifon, & chef de la colonie ; car Louis étoit mort fans poftérité mafculine : nous ne ferions que retracer en quelque forte le tableau de la trifte fin des fondateurs. La fuite des événemens nous impofe d'ailleurs la néceffité de nous reflèrrer, Nous nous contenterons de dire que les pertes  L'ÏSLE INCONNUE. 393 fucceffives de la maifon fouveraine , trop dignes de tous nos regrets, portèrent la plus grande afflidtion dans le cceur des bons patriotes, & qu'il n'y en eut aucun qui n'en gardat profondément le fentiment cher & pénible. La mort de Henri fur-tout , dans des circonftances malheureufes, étoit un de cesdéfaftres dont la fatale influence caufe les plus grands défordres dans le fein d'une nation , & la pouffe quelquefois jufqu'au penchant de fa ruine. A toutes les vertus civiles & domeftiques, Henri joignoit les qualités les plus elfentielles a un fouverain. Parmi les ames privilégiées , il en eft peu qui aient autant de droiture, de bonté, d'élévation,&quipofsèdent auffi émincmment la connoiffimce Sc le courage du bien. Pour faire fon éloge en deux mots , il fuffira de dire que c'étoit le vrai portrait du Chevalier des Gaftines. Sa mémoire , précieufe a fes fujets & a leur poftérité , eft encore plus chère a ceux qui ont eu le bonheur de 1'approcher, & d'être liés avec lui d'une amitié particulière. Perfonne, a ce titre, n'a plus de motifs dele regretter, que moi Philippe. Amis depuis 1'enfance , nous avons toujours vécu dans la plus parfaite intimité ; nos deux ames n'en faifoient qu'une. « La mort, en vous  394 I'IstE INCONNUE. enlevant, d mon cher frère ! m'a privé'de fi moitié de moi-même ; mais elle ne me fer* rien perdre de cette vive tendreffe que j'eus. toujours pour vous, Vous vivrez toujours dans. mon ceeur comme dans ma penfée La maladie de Henri n'avoit duré que huit jours. Celle de Robert, qui n'eut pas une fi funefte ilTue , fut très-Iongue & très-douloureufe. Le fentiment de la perte commune réfïltoit chez lui aux foins & aux remèdes , & cependant il faltoit pourvoir aux foins du gouvernement & aux funérailles, du fouverain.. Robert, hors d'état de s'en occuper , choifie trois de fes oncles , Guiliaume, Philippe , &; Vincent, pour adminiftrer a fa place les affaires, publiques. L'on rendit fes derniers devoirs au prince défunt. Et-ienne prononca fon oraifonfunèbre avec beaucoup déloquence; mais les larmes & les gémiffemens des infulaires furent fon plus bel éloge. Vincent lui fit conftruire un beau monument, a cóté & fur le modèle de celui du Père, oü, comme dans celui-ci,, le marbre & les infcriptions retracent a la poftérité les vertus & les actes mémorables qui. lui méritent le fecond rang parmi les bienfaiteurs de 1'ifte. Henri étoit bien digne d'y avoir- place; car non feulement il a gouverné fes fujets ave.Q  L'ÏSLE INCONNUE, 3S>j? Vne affedion tendre & vigilante , avec une douceur & une bonté toujours égales, avec la juftice la plus fcrupuleufe; mais il a fait de belles inftitiitions & de fages lois, qui complètent celles du Père , & doivent contribuer au bonheur des infulaires préfens & futurs, Uon a exécuté, par fon ordre, des travauX; publics très-utiles, & Ton a fait des expéditions heureufes & défirées pour le perfedionnement de la fociété. Si des troublès funeftes a la colonie ont pris nailTance a cette ^époque , c'eft a une influence étrangère & a des circonftances malheureufes, plutöt qu'a la négligence ou al'inexpérience de Henri, qu'il faut les attribuer. Ces troubles font diffipés , les malheurs qui les ont fuivis font effacés ; & les biens que 1'ifie doit a Henri fubfiftent & s'é-. tendront jufqu'aux races futures. On a pubiié, par fon ordre , le catéchifme du citoyen, auquel il avoit travaillé lui-même : livre claffique, indifpenfable a tout membre de 1'état en age de raifon, & qui contient le précis & 1'effence de l'inftrudion fociale. Ou en trouvera le fommaire a la fin de ces mémoires. II a fait une loi en faveur des veuves , qui rend leur état plus affuré, en leur attribuant  ^QO* L'ISLE ÏNCÓNNÜE. une portion des revenus des biens de leur* époux défunt. Les lois primitives de 1'ifle ne faifoient pas mention des veuves. Pour prévenir le tort qu'auroit pu leur caufer ce filence des lois, Henri ordonna que les veuves qui voudroient paiTer a de fecondes noces , auroient droit de répéter, fur la fucceflion du mari, la dot qu'elles avoient portée en mariage,- que dans le cas oü elles feroient fans enfans & ne fe remarieroient pas, elles jouiroient, pendant leur vie , de la moitié des biens de fa fuccefifion; 8c fi elles avoient des enfans & qu'elles ne derneurafTent pas avec eux , qu'elles auroient feulement la jouilfance du quart, qui reviendroit a 1'héritier reconnu , lorfqu'elles contraéteroient un fecond mariage. Cette loi pourvoit ainfi a la pénurie , 8c prévient le délaiffement oü pourroit fe trouver une veuve infirme ou dans Ia caducité , hors d'état de fournir par elle-même a fes be» foins. Elle a pour but en mème temps d'affurer aux veuves plus d'égards 8c d'attentions de la part des héritiers de leur mari défunt. La düTonance des caraétères d'Amélie, veuve de Baptifte, & de fes fils, & la crainte que ceux-ci venant a oublier ce qu'ils devoient a leur mère, elle ne manquat des moyens de fou-  L'ISLE INCONNUE. 3^7 tenir fon rang &c fon état, & ne füt peut-être obligée de recourir a d'autres, déterminèrent le fouverain a publier cette loi. Les lois criminelles de 1'ifle, en de'clarant que tout homme , coupable d'un délit grave, payeroit de fa perfonne le tort qu'il auroit fait a la propriété publique ou privée, & que cependant aucun crime, pas même 1'homicide volontaire, ne feroit puni de mort, n'avoient pas fpécifié les cas particuliers qui méritoient punition , ni le genre des peines que devoient fubir les coupables. Henri, voulant fuppléer a 1'infuffifance de ces lois, confidérant que les peines extrêmes font fouvent injuftes; que fi la peine eft foible en comparaifon du crime , le légiflateur n'eft que bon ; mais que s'il excède la proportion , il devient cruel & tyran, & va contre fon but; & cherchant néanmoins è contenir les méchans par la perfpeftive effrayante d'une peine longue, plus infupportable que la mort, ordonna : i°. Que toute violation de la propriété perfonnelle, commife fciemment & a deflein, & qui priveroit un individu de la vie ou dela liberté , foit que ie coupable eut employé 1'artifice ou la force,feroit punie par une peine qui ne finiroit qu'avec lui. 2°. Que le délit confiaté & le criminel coh-s  3pS L'ISLE iNCONNUS. vaincu d'en être 1'auteur, par une preuve évidente , fondée fur la dépofition de trois témoins , d'une probité & d'une capacité connues (i), feroit condamné a ufer fes jours au travail des mines les plus profondes, & préaJablement marqué au vifage de la lettre C, de manière qu'on put facilement le reconnoitre & le reprendre, s'il venoit a s'évader & a fe dérober a fes gardes. (i) Chez la plupart des nations policées, la dépofition de deux témoins fuffit pour décider de 1'honneur & de la vie d'un citoyen. Et par combien d'expériences ne fait-on pas cependant que deux fcélérats peuvent s'entendre pour eharger & perdre un honnête homme; que deux coquins peuvent vendre leur ame & la vérité a qui veut la mettre a prix, fans être arrêtés par la vue des fupplices qu'ils préparent a 1'innocenee ! La loi de Henri, qui veut trois témoins au lieu de deux, & qui exige qu'ils foient d'une probité & d'une capacité reconnues, nous paroit une loi très-fage; car non feulement elle oppofe un obftacle a la connivence des témoins , elle ne laifle point de foupcons a leur egard , mais elle prévient les abus qui réfultent ailleurs du témoignage d'hommes ignorans, qui, ne fachantpas même rappórter ce qu'ils ont vu ou entendu , jettent du louche dans une affaire , 1'embrouillent quelquefois, de manière que les juges, perdant le fil de la vérité, condamnent l'innocent & fauvent le coupable. Note de l'éditeur.  L7 ï S L E INCONNUE. 399 3°. Que les infultes & les ou trages faits a un citoyen , & les coups dont on 1'auroit frappé ( par exemple , un fouffiet , des bleffures ou des contufions faites par une arme tranchantè ou autre ) attireroient d'abord a leur auteur la peine d'une réparation publique, oü celui - ci feroit non feulement obligé de démander pardon a 1'offenfé, mais encore de recevoir le mêmé nombre de coups qu'il auroit donné; & enfin de travailler cinq ans pour fon adverfaire , ou pour le public. 40. Que les calomniateurs publics , les libelïiftes, les ingrats notoires, les menteurs avérés, en matières graves,& qui blefleroient 1'honneur &laréputation d'un citoyen , feroient attachés publiquement a'un poteau trois jours de marché, & au milieu de la place, avec un écriteau fur la poitrine , portant en gros caradère le nom odieux qu'ils méritent, puis condamnés a dix ans de travaux publics. y°. Que les vols domeftiqües ou avec effraction foumettroient les coupables a vingt-cinq ans de travaux , au profit de la perfonne léfée , ou , fur fon refus , au profit de la propriété publique. 6°. Que la durée de la peine due a tout autre vol feroit proportionnée au dommage que la perte de la chofe volée pourroit occa«.  400 L'ÏSLE INCONNUE. fionner a fon maitre; de manière que fi c'étoit la totalité ou 1'équivalent de fa propriété, la peine du voleur feroit de vingt ans de travaux, de dix ans, fi le propriétaire en perdoit la moitié; & enfin de cinq ans, fi on n'eftimoit fa perte qu'a un quart. Que fi cependant, après la moitié du temps prefcrit pour ia peine du coupable, la partie léfée fe trouvoit dédommagée par fes fervices , Sc fatisfaite de fes regrets & de fon amendement, elle pourroit lui faire grace du refte de la peine qu'il devroit fouffrir, en faifant connoitre alors au gouvernement les motifs de cette indulgence. 7°. Enfin que les accufés détenus dans les prifons n'y demeureroientpas dans uneoifiveté, auffi pernicieufe pour eux que pour le public; mais qu'ils y feroient pourvus d'outils & de matières propres a les occuper , pour leur fournir les moyens de pourvoir a leurs befoins Sc a leurs dépenfes, qui ne devroient pas étre a la charge du gouvernement. La colonie n'ayant plus a craindre les deffeins hoftiles , ni les irruptions des peuples voifins, actuellement amis & civilifés , l'on pouvoit fans danger tirer parti de tous les cantons de 1'ifle , & s'y établir déformais. Henri, qui cherchoit a les rendre plus acceffibles aux entreprifes de fagriculture, de 1'induftrie & du commerce.  L'ISLE INCONNUE. 4OÏ merce, & qui vculoit ouvrir une communica^ tion aifée entre le nord & le midi de fon état, fit faire un grand chemin de vingt-quatre pieds de largeur , pour aller de la partie bafle de 1'ifle a la partie fupérieure, & de la jufqu'a 1'embouchure de la rivière feptentrionale. Ce chemin , qu'on vouloit rendre commode , & qui devoit être folide, pour réfifter aux longues pluies de la mauvaife faifon, fut fait avec beaucoup d'art & d'économie. II commence au cöté gauche de la rivière balTe, a 1'endroit oü fe termine celui que le Père a fait conftruire , & forme unechauffée a travers Ie vallon, jufqu'aux pieds des collines , qui font la bafe des crêtes du midi. La il monte en pen te douce & en ferpentant , jufqu'a la brèche du pont-levis , a la place duquel on a conftruit un pont de pierre; enfuite , gagnant les gorges des montagneS les pjus élevées,qu'il tourne en plufïeurs endroits, il defcend vers le nord par des rampes habilement ménage'es. Au lieu d'un pavé, qui 1'eüt rendu plus couteux & moins doux, i! eft garni, dans toute fa longueur , d'un ferré de petites pierres , encaiflé dans une tranchée de deux pieds de profondeur, & de douze de largeur. II eft revêtu , du cöté des montagnes , d'un foffé néceffaire a 1'écoulement des eaux ■, SC Tom. III. C c  402 L'IsLE INCONNUE. deux rangs d'arbres fruitiers , plantes le long du foffé du coté du chemin , dont ils retiennent les terres , en font une allee magnifique , oü le voyageur trouvea la fois de 1'ombre, du repos, & de quoi fe défaltérer ou fe nourrir au befoin. Cette belle route , a 1'entretien de laquelle on veille foigneufement , difpenfe déformais les infulaires de faire par mer Ie tour de Tifle pour aller dans les cantons d'au dela desmontagnes, ou d'affronter les périls qu'ils couroient a les traverfer. Plufïeurs citoyens en ont profité pour reconnoïtre & vifiter fouvent cette partie du territoire, jufqu'alors fi peu fréquentée; & quelques-uns, invités par 1'avantage de fa fituation , plus commode que celfe du midi pour les expéditions du commerce extérieur (i), par Ia'nature du fol, les qualités desvégétaux} & (i) Les pays avec lefquels la colonie eft en relation de commerce étant fiiués au nord de Tifle, c'eft un grand avantage pour ceux des infulaires qui font des expéditions maritimes, de partir de la rivière du nord , ou d'y arriver; car ils gagnent au moins deux jours fur ceux qui partent en même temps de la baie du midi & doivent y revenir. Ils ne rifquent pas d'ailleurs , comme ceux-ci, d'être poufïes fur les rockers & les écueils fans ■Bombre dont 1'ifle eft environnée-  L'ÏSLE INCONNUE. 403 le voifmage des mines, y ont tranfporté leut domicile, 8?, après avoir obtenu-des conceffions du fouverain , s'y font fait de très-beaux domaines , oü ils font tour a tour , Sc a volonté , cultivateurs, négoeians, ou artifans. Ils portent aux habitans du Pays-Bas des lé' gumes 8c des fruits d'Europe , qui réufliffent beaucoup mieux dans les pays m*ntagneux & tempérés , 8c qui, müriffant plus tard que dans le vallon , y arrivent après que les autres y ont paffé\; des métaux tout prets a être fagonnés , & qui nous reviennent moins cher que li nous les tirlons nous-mêmes de la mine ; & ils prennent en retour les objets de confommation ou d'induftrie dont ils ont befoin. Les relations intérieures & la circulation en ont acquis plus - d'étendue & d'aftivité , i iavantage réciproque des deux parties de 1'ifie, Sc au profit général de la fociété. A 1'occafion des nouveaux défrichemens & de Textenfion de 1'agriculture, Henri, en adminiftrateur habile & foigneux, a publié une loi de précaution , qui défend de couper les bois dont les erêtes 8c les penchans roides 8i élevés • des collines foat couverts , pour empécher non feulemenr 1'éboulement des terres 8c la dénudatjon des rochers > mais pour prévenir la Gcij  '404 L'ISLE INCONNUE. diminution de rhumidité dans Ie pays (i) j car le pied des arbres, le gazon & la peloufe dont (i) L'expérience de tous les pays de la terre habités depuis long-temps, prouve la fagefle de cette loi. On y a par-tout coupé les bois lans prévoyance & fans économie, & la difette de Cette importante production eft le moindre inconvénient qui en foit réfulté, Une grande partie de TAfie n'offre plus que des déferts arides dans les contrées autrefois les plus fertiles & les plus agréables, paree qu'elles n'ont plus de bois, que les terres des montagnes fe font éboulées dans les plaines , Sc que les fohtaines Sc les ruiffeaux y ont tari. L'Europe , habitée plus tard , n'eft pas encore parvenue a ce point de dégradation; mais fi on continue a y couper les bois avec auffi peu de ménagement qu'on 1'a fait depuis quelques fiècles, fi on n'y a pas Tattention d'en femer & d'en planter de nouveaux, on y fentira bientöt les pernicieux effets de cette irnprudence. Déja TItalie , 1'Efpagne , 1'Angleterre , font prefque entièrement dégarnies de grands bois & de forêts; Sc les deux premières, fous un foleil plus ardent, préfentent de vaftes landes inhabitées & inhabitables , paree que la terre, brülée & privée d'ombrage, n'y a plus rhumidité néceffaire pour défaltérer les hommes & nourrir les végétaux; Ton s'aperjoit qu'en France les bois de charpente & de chauffage commencent a devenir rares. Les grandes forêts de TAllemagne & du nord s'éclairciffent confidérablement; Sc cependant la confommation de bois pour le chauffage, pour les befoins de la marine & des arts, augmente chaque jour d'une manière  L'Isee inconnue; 405 ils font entourés , affermiffent & retiennent les terres fur les penchans des lieux élevés ; & les vapeurs humides qui nagent difperfées dans 1'atmofphère, portées par les vents contre la cime de ces arbres , font forcées de s'y arrêter. La , retenues par fépaiffeur du feuillage , & condenfées par la fraicbeur de 1'ombre , elles tombent comme un brouillard fur les plantes & le gazon qui tapiffent le fol , s'attirent, fe réunuTent en petites gouttes , qui s'infinuent dans la terre jufqu'a la glaife & aux rochers dont les creux & les cavités font pour elles autant de réfervoirs. Ces eaux, venant enfuite a remplir la capacité des lieux qui les contiennent, débordent, & s'échappent par la première iffue qu'elles trouvent. Enfin 1'épanchement de ces eaux, toujours entretenu par les vapeurs & par la fraicheur des bois, produit les fontaines & les ruiffeaux qui arrofent les lieux voifins de leurs cours, & entretiennent la sève & i'abondance des végétaux néceffaires a U vie des animaux & aux befoins de 1'homme. S'il eft important pour des régions tempérées incroyable. On abat par-tout les futaies , & l'on fait peu de femis & de plantations. II n'eft pas difficile de prévoir ce qui doit en réfulter un jour , fi les gouvesnemens ne fongent enfin a y mettre ordre. C c üj  40fj L'ISLE INCONNUg.' de prévenir la deftruétion des bois, la dégradation des montagnes , & la perte des fources , c'eft une attention plus néceffaire encore dans un pays tel que notre ifle, fituée fous un climat tres - chaud , & dont la fertilité eft en raifon des eaux qui 1'arrofent. La colonie ayant pris naiffance dans un pays ifolé , & ne pouvant , dans fa foibleffe , établir de communication avec les peuples chrétiens, trop éloignés d'elle , n'avoit pu fe procurer jufques alors les fecours fpirituels dont ceux et jouiffent, & manquoit particulièrement de miniftres de la religion. Le fouverain , il eft vrai, en faifoit les foncTions. II étoit devenu pontife par néceffité; mais les infulaires , éfevés dans les principes du chrifiianifme , défiroient tous ardemment d'en voir établir 'e culte parmi eux, tel que doivent le fuivre des fociétés chrétiennes. Henri voulant les fatisfaire , confidérant que la fociété venant a s'étendre & a fe difperfer de plus en plus fur le territoire de 1'ifte, Ie fouverain , en fa qualité de pontife, ne pourroit pas fuffire feul aux befoins fpirituels de tous fes fujets; qu'il ne s'en occuperoit pas même fans perdre le temps néceffaire, & fans nuire aux fonctions du gouvernement temporel ; & faifant d'aüleurs réflexion que 1'autorité religieufe,. réunie a l'autorité civile , & concentrée dans la.  L'ISLE INCONNUÊ. 4°7 main du chef de la fociété, pouvoit dégénérer en un defpotifme indeftrudible, fi le fouverain vouloit abufer un jour de ce doublé pouvoir, réfolut de rernettre 1'encenfoir & 1'adminiftration du culte religieux a des hommes approuvés & confacrés pour ces fonétions. En conféquence , il fit partir fon fils Louis pour la Chine, & le chargea, pour le chef des miffions envoyées d'Europe dans ce pays-la, d une lettre de fa part, oü il lui demandoit. un miniftre apoftolique, revêtu non feulement du pouvoir d'en confacrer d'autres , mais du caraótère fuffifant pour leur tranfmettre ce pouvoir. Louis réuffit parfaitement dans fa négociation.Il amena dans l'ifleun miffionnaire frangois, muni de tous les pouvoirs qu'on lui défiroit, & qui, fe dévouant tout entier au fervice des infulaires , étoit réfolu d'y finir fes jours. Cet homme plein de zèle, mais fage 8c modéré, n'a fait en quelque forte que s'y montrer. II n'a eu que le temps de confacrer trois miniftres des autels , choifis parmi les jeunes gens les plus vertueux & les plus eftimables, 8c il eft mort peu de mois après fon arrivée , avec le regret de n'avoir pu porter fes travaux auffi loin qu'il le projetoit, mais avec la fatiffadion d'avoir trouvé dans 1'ifle la fociété la C C iv  '£0$ L'ISLE INCONNUE. plus unie & lamieux inftruite ties vérite's efientielles qu'il eüt jamais connue. Avant de mourir, il tranfmit fes pouvoirs a ces trois jeunes miniftres , qui s'en font fervis, & s'en fervent a leur tour pour en confacrer d'autres. Ceux-ci, d'après le défir de la colonie, & de 1'aveu du fouverain , ont formé plufïeurs paroiffes, pour le fervice defquelles on a bati autant de temples. Les deffervans font payés par le gouvernement , & ils ne peuvent rien exiger de leurs paroiffiens pour leurs fonctions. Ils font confervateurs du culte, profefTeurs de morale , & miniftres de charité , & comme tels , ils font eftimés & révérés de tout Je monde; mais on a 1'attention d'empêcher qu'ils ne fe mêlent des affaires temporelies, publiques, ou privées, & qu'ils ne faffent point ufage de leur crédit , foit pour acquérir des richeffes , foit pour fe donner une autorité dont ils pourroient abufer. .  L'ISLE INCONNUE. 409 CHAPITRE LVI. Wilfon & Richard. , profitant des circonfiances , employent tous les moyens pour divifer la fo~ ciété. 1^. obert , accablé par fa maladie & par la douleur des pertes qu'il venoit d'efluyer, avoit fait craindre long-temps pour fes jours. Quand le danger fut diflipé, fon abattement & fa foibleife prolongèrent beaucoup fa convalefcence , & 1'empêchèrent, tant qu'elle dura , de s'occuper des foins du gouvernement. Cependant ceux qui tenoient le timon des affaires, s'efforcoient de les conduire avec la vigilance la plus foigneufe & la juftice la plus intègre ; mais les miniftres les plus fages & les pluséquitables ne peuvent pas fe flatter de plaire a tout le monde. Richard & Wilfon , en revenant dans 1'ifle, avoient fenti redoubler leur haïne contre Robert , en le voyant revêtu du pouvoir fuprême. Richard , aftuellement 1'aïné de fa familie , & rhéritier,de Victor, qui ne laiflbit point d'enfans males , ne pouvoit. fupporter 1'idée d'un fupérieur, & déteftoit fur-tout de  4IO L'IsLE ÏNCOSNU&' trouver un maitre dans fon rival. Rien ne Ie confoioit, non plus que Wilfon , que 1'efpérance de profiter des circonftances. Ils penfoient que la débilité du prince le livreroit a leurs entreprifes ; mais il falioit tacher de le rendre méprifable pour 1'attaquer & pour le perdre , il falioit calomnier fes miniftres & les faire haïr; &c c'eft a quoi ils s'appliquèrent avec la plus grande ardeur. Ils affeétoient de fe montrer mécontens, biamöient ouvertement 1'adminiftration , & ne fe contentoient pas de cenfurer les miniftres, de leur prêter de mauvaïfes intentions ; ils parloient mal du fouverain lui même , & le repréfentoient comme un bomme , qui, par fon caraftère, le manque de connoiffances, & la foibleffe de fa fanté , étoit incapable de gouverner la colonie. m Dans une fociété qui n'a qu'un chef, difoient-ils, tout fe reffent de Tétat d'un prince foible. Sa langueur & fon inexpérience ne lui permettent point de voir ce qui fe paffe , ni deconnottre ce qu'il faut faire. Ses miniftres , qui Ie plus fouvent ne fongent qu'a leur intérêt , lui déguifent la vérité , pour augmenter leur pouvoir & leurs richeffes aux dépens du peuple. Le citoyen n'y eft plus libre, & ne peut y jouir d'un bonheur afïuré. II n'en eft pas ainfi dans une fociété qui fe gouverne par elle- même^  L'ISLE ISCONNUE. 4H ou dont la forme de gouvernement admet différens pouvoirs, qui fe furveillent, fe balancent, ck fe contiennent mutuellement. La, 1'inexpérience d'un chef eft compenfée par les lumières d'un autre , la lenteur par la vivacité , la négligence par 1'application , & la pluralité , guidée par l'amour de la juftice & de la patrie, retient dans les bornes du devoir ceux qui voudroient s'en écarter. Dans une pareille conftitution , le fouverain , toujours prudent, toujours ferme, n'eft point fujet aux infirmités de Ia nature, & ne meurt point. Les miniftres, toujours furveillés , font ne'ceffairement juftes & appliqués, & le peuple jouit de toute fa liberté ». Ces difcours hardis ne furent d'abord regardés par les efprits fages que comme des propos indifcrets , infpirés par une humeur chagrine. Ils excitoient plutöt le mépris ou la pitié , que la colère. Toutefois quelques chefs de familie avertirent Richard & Wilfon de fe montrer plus prudens & plus retenus a 1'avenir; & , penfant que ces repréfentations fufBroient pour les faire rentrer'en eux-mêmes, ils crurent devoirgarder charitablement le lilence fur ce qu'ils avoient entendu, & ne s'en plaignirent point. Mais ces propos faifoient im~ ipreflïon fur les efprits foibles,& fur les jeunes  ~<£Ï2 L'IstE INCONNUE. gens attachés a Richard & prévenus pour lui. L'image de Ia liberté , fans ceffe offerte fous de faufTes couleurs a cette jeuneffe indocile, ne lui infpiroit pas feulement de 1'averfion contre le fouverain , contre la forme actuelle du gouvernement, mais lui donnoit encore le défir fecret d'unerévoluti'on. Les troubles & les défordres de la fociété , préparés de loin 6c fomentés foigneufement, approchoient ainfi du point de fermentation oü Wilfon & les Ardent défiroient les porter. Bientót les mécontens ne gardèrent plus de mefures ; ils parlèrent plus ouvertement; & , profitant de Ia difpofition de ceux qu'ils avoient féduirs, ils formèrent entre eux une efpèce de ügue contre Ia conftitution actuelle du gouvernement. Lorfqu'ils fe crurent affez nombreux pour pouvoir tenir tête au refte des infulaires , ils convinrent de s'affembler un foir derrière les monumens, pour fe concerter fur les points effentiels d'après lefquels ils devoient agir, & fur les démarches qu'ils avoient a faire ; & Ie jour fixé, dès que la nuit fut obfcure, ils s'y rendirent de toutes parts. Chacun d'eux avoit juré de garder le filence fur cette affemblée , & ils furent tous fi fidèles a leur ferment , qu'aucun des infulaires y qu»  L'ISLE INCONNUE. 4IJ ïfétoient pas du complot, iie s'en feroit douté, & qu'on ne feut connu que par fes (uires , (1 Ic hafard , ou plutöt la providence , n'avoit ptis foin de le révéler. Guillaume & Philippe s'étoient allés promener ce foir - la même fur fefplanade , pour s'entretenir folitairement des affaires les plus preifantes de la colonie. Frères, amis, alfociés au miniftère , également zélés pour le bien public , ils aimoient a fe communiquer leurs penfées , a épancher leur cceur dans le fein 1'un de 1'autre , a fe concerter dans 1'intimité fur le plan & 1'exécution des projets les plus uéceffaires. La douleur des pertes récentes , la maladie de Robert, & la facheufe difpofition de Wilfon & des Ardent, qui commengoit a percer, & devenoit inquiétante , firent tour a tour le fujet de leur converfation 5 qui fut prolongée jufqu'a la nuit. lis fongeoient afe retirer , lorfque Philippe, qui, dans ce moment, éprouvoit une forte de mal-aife, & dont les réflexions, conformes a 1'état de fon ame, étoient devenues fort triftes, entra , comme par infpiration , dans le monument du Père , devant lequel il palfoit, en difant a Guillaume qu'il ne vouloit pas s'en retournet fans avoir fait une prière fur le tombeau des fondateurs, pour invoquer leur aflïf-  414 L'IsLE INCONNUE* tance dans 1'état pénible oü il étoit. Guillaume lui répondit qu'il avoit la méme intention, §£ ne le quitta point* En conféquence, ils etitrèrent tous deux dans le maufolée; & pour n'étre pas interrompus , dans le cas oü le hafard ameneroit quelqu'un, ils fe mirent a genoux fur les gradins intérieurs. La , recueillis , ils prioient en filence & dans 1'obfcurité , lorfqu'ils entendirent venir , a différens intervalles , des perfonnes qui , paiïant prés du périftile , fe rcndoient dans la grande allée derrière le monument. Quelques-unes y venoient feules, d'autres y arrivoient deux a deux , & fe parloient a voix baffe , mais de manière que, fans diftinguer ce qu'elles difoient , les deux frères pouvoieht comprendre , par la chaleur des paroles , qu'il s'agiÜoit entre elles d'affaires importantes. Tous ces gens alloient au méme endroit , & s'y arrêtoient; c'étoit donc un rendez-vous. Mais 1'endroit fe trouvoit écarté, folitaire,& il étoit nuit; on vouloit donc en faire un fecret. Quel motif pouvoit y réunir tant de monde, a cette heure, & a 1'infu de la colonie ? Ce ne pouvoit être rien d'avantageux pour elle. Auffi les deux frères en concurent-ils des foupcons & des alarmes, & réfolurent de faire tout leur poffible •pour en découvrir .la caufe. Ils fe commun.i-  L'ISLE INCONNUE. 41J quèrent fur le champ leurs idees, & s'étant approchés de 1'allée a petit pas & fans bruit, ils fe placèrent convenablement pour ne rien perdre de ce qui devoit s'y palfer. Les conjurés étoient fans lumière, crainte d'être découverts. La nuit étoit noire. Les deux frères ne purent voir ceux qui compofoient 1'aifemblée ; mais ils pouvoient reconnoïtre a la voix ceux* qui parloient. Ils entendirent d'abord Richard, qui, faifant 1'appel des conjurés , leur révéla par ce moyen le nom de tous fes complices. Wilfon prit enfuite la parole pour les haranguer. « Voici, leur dit-il , 1'occafion favorable de recouvrer votre liberté , ou du moins vos droits les plus plus précieux. L'autorité, comme la force des fociétés, réfide dans la main du peuple, & fes chefs (quelque nom qu'ils aient) n'en jouiffent que par délégation. Qui peut douter que le peuple, n'ait le droit de reprendre ce qu'il leur a confié , s'ils en abufent, ou même s'il juge pouvoir en faire un meilleur emploi? Qu'eft-ce en général qu'un peuple qui n'a qu'un chef J Une fociété dévouée a 1'efclavage , iouet du caprice d'un fouverain defpote, s'il gouverne par fa feule volonté, ou livré aux paflions de ceux qui 1'environnent, s'il eft foible.  LTSLE INCONNUE. y> Votre premier chef, il eft vrai, avoit le droit de vous gouverner, comme Père de la colonie; mais fon fils aïné ne 1'avoit pas. Le Père ne pouvoit lui tranfmettre une autorité qui devoit finir avec lui. Un père eft par nature le fouverain de fes enfans; mais la nature ne connoit pas le droit d'ainefTe. Après la mort du père chaque membre de la familie eft libre. Le pouvoir, comme le patrimoine, eft divifible entre tous. C'eft la réunion de leurs volontés qui conftitue le chef fuprême. Lorfque Henri eft devenu le fouverain de fes frères, c'eft que fes frères 1'ont bien voulu. Ils étoient libres de ne pas le vouloir, & rien ne pouvoit les contraindre a Pobéiffance. Plufïeurs motifs de confiance les portoient a la foumiffion. Henri étoit 1'ancien de tous après le Père; il étoit actif, expérimenté (faifons taire ici les juftes reproches que Richard pouvoit lui faire, & convenons, fi on veut, que la chofe publique a profpéré fous fon gouvernement ); mais le génie & 1'expérience d'un chef font-ils un héritage pour fon fucceffeur? Le droit de gouverner, attaché a la naiffance, n'impofe-t-il pas la néceflité d'admettre pour fouverain 1'homme fouvent le moins propre a régner? Pour quelques bons princes qui fe montrent de loin en loin  L'ISLE INCONNUE. 4I7 torn dans rhiftoire, combien de mauvais rois n'y peut-on pas eompter? » Un peuple qui donne a une feule familie le droit de fucceffion au tröne, devient par cela méme paflif, & fe dévoue fans retour aux malheurs de l'oppreffion & de la tyrannie. Potirriez-vous encore vous foumettre a cet ordre de fucceffion , lorfque tout vous donne lieu d'en craindre les funefte fuites? Robert eft un jeune homme fans expérience , d'un efprit foible & borné, livré aux fuggeflions de ceux qui le conduifent, & abandonné fans réferve atoute 1'ardeur d'une paffion violente, qui ne lui lahTe plus écouter la modération ni la juftice. Qu'attendre d'un prince fafciné par les charmes d'une femme étrangère, orgueilleufe , hautaine, qui voudra voirramper toute la fociété devant elle, & qui ne fe fervira du pouvoir qu'elle a fur le fouverain, que pour fatisfaire fon amoufpropre & fa fierté ? 33 Les circonftances ne fauroient être plus favorable pour nos deffeins; Robert eft mala~ de, hors d'état de s'y oppofer , fa familie eft confternée, & les régens n'ont pas affez de pouvoir pareux-mêmes pour nous forcer a nous foumettre a leurs caprices. Nous formons Ia partie de la fociété qui a le plus d'énergie Sc d'activité ; demandons une affemblée générale Tem. Ut, D  r4ï8 L'ÏSLE INGONNÜÉ. de Ia colonie. On ne fauroit nous la refufera On ignore nos projets & nos moyens. Nous y viendrons unis & fermes dans nos réfolutions, tandis que ceux,qui voudroient s'y oppofer, n'étant point préparés a nous répondre, & néceiïairement peu d'accord entre eux, balanceront foiblement nos raifons & la force de nos difcours. Demandons que la conftitution foit changée , & qu'au lieu d'une monarchie, la fociété foit déformais une république, gouvernée par un certain nombre de magiftrats inamovibles, choifis parmi les chefs des principales families. C'eft alors que vous ferez libres, & que vous pourrez mettre a votre tête les hommes les plus dignes d'y figurer par leur mérite, & les plus propres a maintenir le bonheur de la fociété. Si nous trouvons des obftacles, notre courage doit les vaincre. On ne nous attaquera pas impunément ; & fi, contre toute efpérance, nous nous trouvions les plus foibles, nous nous retrancherons dans Ia partie fupérieure de 1'ifle, oü j'ofe vous promettre des fecours qui nous feront pré.valoir. 33 J'ai mis par êcrit, continua-t-il, le plan de la conduite que nous devons tenir; je 1'ai communiqué a Richard & a plufieurs d'entre ,Yous, quj, 1'ont approuvé. J'en communiquerai  L'IsLE INCONNUE.' 41$ les détails a ceux qui ne les connoifient pas dans un moment plus convenable ». Les applaudiffemens des conjurés firent connoïtre aux deux frères que les propofitions da Wilfon étoient généralement adoptées. Quelques-uns vouloient cependant un gouvernement démocratique ; ^mais ils fe rangèrent enfin a 1'avis de la pluralité. Ils s'exhortèrent tous réciproquement a la perfévérance, & firent ferment de demeurer fermement unis pour 1'exécution de leurs projets. Après quoi Wilfon demanda qu'on fixat le jour oü l'on devoit requérir 1'alfemblée de la colonie, & l'on convint de ne pas en remettre 1'époque plus loin qu'au lendemain. Richard fe chargea d'en faire la demande pour le même jour. « Si on nous 1'accorde , ajouta Wilfon, je vous avertirai du moment oü elle fe tiendra, pour que nous nous y trouvions en force. Si on la refufe , nous crierons tous a 1'injuftice , & la voix des c'itoyens , la crainte d'un foulévement contraindra fans doute le miniftère a y confentir. Enfin, quoi qu'il puilfe arriver, trouvons-nous ici demain a pareille heure, afin de prendre les mefures ultérieures qu'exigeront nos intéréts Tel fut le réfultat de cette délibération clandeftine, a la fin de laquelle la troupe fe fépara, Ddij  420 L'IstE INCONNUE, Chacun revint dans le même ordre, & avec les mêrnes précautions qu'il avoit prifes en y allant, fans apercevoir les deux frères, qui, pour n'être pas découverts, s'étoient d. ucement couchés par terre au pied d'un arbres Qu'on fe peigne 1 'étonnement & femotion qu'éprouvoient alors Guillaume & Philippe, & le cruel embarras oü les mettoit la néceffité de pourvoir fur le champ au falut de la colonie. II falioit avifer a ce qu'il y avoit a faire, fe concerter & agir, pour ainfi dire, è la fois. II étoit indifpenfable d'apprendre ee qui venoit de fe palier a tous les citoyens attachés au bien de la patrie, de leur remettre les lois & leurs devoirs fous les yeux, de les encourager , de les réunir pour les oppofer aux conjurés. Ils devoient fe conduire en même temps avec beaucoup de prudence & de fermeté , tant par confidération pour 1'état facheux oü Robert étoit encore, que pour renverfer & détruire les projets des féditieux. En quittant 1'efplanade, les deux trères coururent chez Vincent, oü ils tinrent a trois un petit confeil, dans Iequel il fut décidé que tous les chefs de familie non fufpeófs feroient appel és chez Philippe pour neuf heures dufoir, & qu'en les avertiffant on fe contenteroit de leur dire qu'il vouloit les confulter fur unc affaire trè*  L'ISLE INCONNUE. qit preffante & très-etTentielle pour la colonie. Guillaume & Vincent fe chargèrent de leur porter cette invitation , & fortirent a cet effet, tandis que Philippe retourna chez lui pour lesrecevoir, & pour méditer plus tranquillement fur les moyens les plus efficaces a employer dans cette occurrence. Tous les anciens de la colonie , & la plupart des autres chefs de familie fe rendirent chez Philippe a 1'heure indiquée : Philippe leur expofa les motifs de leur convocation, & cette nouvelle porta la furprife & findignation dans leur ame. II leur demanda des confeils, & l'on délibéra fur le parti que l'on prendroit-Falloit-il accorder aux féditieux 1'appel général de la colonie, ou le refufer?Devoit-on , dans fe premier cas, agiter la queftion délicate de la conftitutiont fociale la plus avantageufe ? Si l'on fe déterminoit a rejeter leur requête, étoit-il néceffaire, ou même prudent d'employer la force pour réprimer les mutins ? Enfin, en fe décidant a prendre le parti de la vigueur , penfoit-on qu'il fut a propos de prévenir les féditieux» & de les arrêter chacun chez foi pendant la nuit, tandis que, fe croyant affurés du fecret de leur complot, ils fe livroient au fommeil fans aucune défiance ï Ces points très-importans furent fong-tempSi DdUj  4*2 L'IsLE INCONNUE. 'difcutés & débattus, Les plus jeunes déïïbérans, emportés par la colère, opinoient pour la rigueur. Ils vouloient que, fans perdre un moment, on allat furprendre les féditieux dans leur lit, & qu'ils fuffent enfuite jugés & punis févèrement, conformément aux lois. a Quoi, difoient-ils, vous pouvez couper d'un feul coup Ia racine du mal, & vous balancez ! Ne vautïl pas mieux perdre quelques mauvais citoyens, que d'expoferla colonie a une perte affuréesi? Mais les plus agés, dont la plupart avoient des fils parmi les féditieux, retenus par cette confïdération, & d'ailleurs plus modérés, voyoient de grands inconvéniens dans la violence , Sc préféroient une autre voie. II faudroit enfoncer la porte des conjurés, qui, découverts & pleins de défefpoir, fe défendant de toutes leurs forces, périroient dans cet affaut, ou tueroient même les affaillans. Ne feroit-il pas norrible de facrifier une partie de la fociété a la fureté de 1'autre, fans vouloir tenter I'ufage de moyens moins violens ? Ils conclurent en conféquence a ce qu'on mït dans cette affaire une prudente modération. Guillaume & Philippe fe déclarèrent pour cet avis, » La partie faine de Ia fociété, dit celuïci, eft encore Ia plus nombreufe. Elle a pour elle non feulement 1'autorité paternelle , mais 1'autorité manifefte & reconnue des lois & du  L'ÏSLE INCONNUE. '42? gouvernement, qui en impoferont toujours aux plus hardis; elle eft en poffefiïon du commandement & du pouvoir, dont les chefs n'ont jamais abufé. Que pourront contre nous les féditieux, fi nous favons prendre nos précautions; & qui peut nous empêcher de les prendre, quand nous en avons les moyens? Séduits, égarés par les difcours perfides d'un étranger , portés a la révolte par fes calomnies , ces malheureux ne favent plus connoïtre la vérité rii leurs devoirs. Mais devons-nous les faire périr quand nous pouvons les éclairer? J'ofe 1'attefter ici, le feul Wilfon eft coupable; c'eft lui qui a corrompu le cceur de nos jeunes gens, & qui eft fauteur du complot affreux qu'ils méditent. C'eft lui qui doit éprouver la févérité des lois. Que fon crime foit conftaté, qu'on le juge, qu'il foit puni. Mais, au nom du ciel, mes amis, fauvons les autres, s'il eft poffible. N'employons la force contre nos frères, qu'a l'extrêmité. » Que prétendent les conjurés ? que- nous changions la forme de notre gouvernement l Mais fur quoi fondent-ils cette étrange prétention ? de quoi peuvent-ils fe plaindre, quand tout profpère dans 1'état ?< a quoi penfent-ils en requérant 1'afTemblée de la colonie? comment ofent-ils fe flatter de fubjuguerlW  ^•24 L' ÏSL & INCONNUE. pinion & d'entrainer les fuffrages ? Songez que* nous avons la juftice & 1'expérience pour nous. L'on ne rifque donc rien a leur accorder cett» aflemble'e. Je me propofe d'y réfuter leurs fophifmes , de confondre 1'orgueil de leurs chefs, de dévoiler leurs manoeuvres, de faire tomber enfin la vengeance des lois fur les vrais criminels : i'opine donc pour 1'affemblée, Du refte, comme elle doit être nationale, & comme il faut fe garder de la perfidie, je,vous recommande d'y venir armés; & je confeille aux chefs de familie, qui ont le malheur d'avoir des fils dans la fédition , de les tehir auprès d'eux , & de fe fervir de leur autorité pour leur impofer lerefpeét, s'ils pouvoient avoir 1'audace de s'élever contre les lois recues. » Je me charge d'annoncer au prince, avec les ménagemens néceffaires , les prétentions des infurgens & nos réfolutions; & comme je le connois mieux qu'ils ne Ie connoiffent, je crois pouvoir vous répondre de fon courage & de fa bonté. Si fon état peut Ie permettre s nous le verrons au milieu de fon peuple, ou fon afTurance modefte, fes difcours puifés dans fon cceur, & Ia noble hardieffe que donnent 1'innocence & la vérité, pour Ia plus belle & 3a plus jufte caufe qu'on puiffe expofer devant des citoyen?, feront palir ceux qui cherchenf  L'ISLE INCONNUE. 42f k troubler notre fociété, jufqu'a ce jour fi paifible & fi heureufe 33. Philippe eut la fatisfaétion de voir toutes les opinions fe réunir a la fienne. L'on fe concerta fur les mefures a prendre pour le lendemain. Tout fut prévu, tout fut ordonné ; & l'on arrêta de garder le plus grand fecret fur la découverte du complot, & fur les réfolutions qui 1'avoient fuivie. Chacun s'en retourna chez foi, intérieurement agité par 1'attente des événemens qui fe préparoient; Sc Philippe, refté feu!, paffa la nuit a méditec encore dans le filence fur la conduite particulière & fur les difcours qu'il devoit tenit dans une occafion fi crjtique & fi importante. L'aurore paroiffoit a peine , que Guillaume & Vincent fe rendirent auprès de Philippe . tant pour avifer entre eux aux détails de certaines démarches qu'il falioit bien pefer, que pour donner conjointement audience aux conjurés lorfqu'ils fe préfenteroient. II étoit d'ailleurs néceffaire que Philippe fut fuppléé dans fes fonétions publiques par les autres régens, lorfqu'il iroit parler au fouverain. Les trois frères s'expliquèrent enfemble fur les objets elTentiels qui les raUembloient; après quoi Phi-  426 L'IsLE INCONNUE. lippe fe rendit au palais, dès qu'il apprit qu'i! étoit jour chez le prince. Philippe le trouva dans un état de fanté & dans une fituation d'efprit qui permettoient qu'on lui révélat la découverte de Ia conjuration. En conféquence, il lui apprit, d'un manière adroite & fa ge, les vues & les projets des féditieux , le confeil auquel cette découverte avoit donné lieu , & les points qu'on y avoit arrêtés. II lui fit fentir 1'importance de i'aflemblée nationale que les conjurés deinandoient , & combien ils s'abufoient dans leurs efpérances , en croyant qu'elle dut leut etre favorable. 11 lui communiqua la réponfe qu'il fe propofoit de faire a leurs difcours ; enfuite il lui expofa les reffources du parti des patriotes, & les moyens dont il uferoit pour démafquer & punir les coupables, & pour rétablir 1'ordre. Enfin, en lui montrant de juftes motifs de confiance dans 1'efprit & l'affeétion de la colonie , & dans les mefures qu'on avoit prifes, il exhorta Robert a venir préfider 1'afrfemblée, & a dire a fes fujets ce que fon cceuc & Ia circonftance pourroient lui dicter. Quoique fort étonné de cette nouvelle, Robert ne s'abandonna point a la crainte. Au contraire, indigné contre les auteurs du cohh  L' I S I. E INCONNUE. 427 plot, il fentit fon courage & fes forces fe ranimer. Le reffentiment de leur perfidie le pouffoit même h la plus prompte vengeance, Sc ne vouloit d'abord ni ménagement ni mefure. Mais la réflexion arrêta ce premier mouvement, 8c il revint aux partis plus modérés qu'on lui propofoit. II loua la vigilance Sc la fage conduite de fes oncles, approuva leurs délibérations, adopta leurs confeils; Sc, défirant contribuer par lui-même a 1'exécution de leurs projets , il promit a Philippe d'aller a 1'afiemblée Sc d'y, haranguer le peuple. Richard Sc Wilfon, comme ils en étoient convenus, firent demander audience aux trois régens, qu'ils prièrent en même temps de vou> loir fe raffembler a cet effet. Ceux - ci répondirent qu'il les trouveroient chez Philippe , que Wilfon Sc Richard pouvoienty paroitre quand ils voudroient, Sc qu'on étoit prêt a les recevoir Sc a les entendre. Ils vinrent peu de momens après, fuivis de quelques-uns des leurs; Sc, fe préfentant d'un air fier, ils dirent qu'ils étoient la pour requérir en leur nom, & de la part d'un grand nombre de citoyens, la convocation d'une affemblée générale de la colonie; que la chofe preffoit, Sc qu'ils les prioient, s'il étoit poffible, d'en faire fappel pour le même jour,  $20 L'I S L E iNCOKNÜÏf. Les régens les accueillirent d'un air tranquille & avec une confiance apparente. Ils leur demandèrent enfuite ingénument le fujet pour lequel ils follicitoient cette affemblée, & les motifs qu'ils avoient d'en prefier fi fort le moment. Mais, pour éluder ces queftions, les autres leur dirent que ce qu'ils avoient a propofer regardant toutes les clafles & tous les membres de la fociété, & demandant la plus prompte délibération, il ne falioit s'occuper en ce moment que du foin de les rafièmbler; qu'on ne pouvoit parler de cette affaire qu'en préfence de toute la colonie, dont le bonheur & 1'exiftence , en quelque forte, dépendoient du parti que l'on prendroit. alors Feignant toujours d'ignorer Ie complot, les trois frères parurent contens de cette réponfe, & n'infiftèrent pas davantage fur leurs demandes. Ils dirent donc aux conjurés, que puifque Ia chofe étoit d'un intérêt fi grand & fi preffant a Ia fois, & qu'elle ne pouvoit en ce moment être portée devant le fouverain, l'on alloit donner 1'ordre en fon nom de convoquer tous les citoyens; que Paffemblée feroit indiquée pour quatre heures après midi, & qu'elle fe tiendroit fur le préau de Ia citadelle. Wilfon & fa fuite feretirèrent Ie cceur plein de joie de ces paroles, croyant toucher aa  L'ISLE INCONNUE. 420 terme de leur entreprife, & ne fe doutant nu!lement de ce qui les attendoit. Tous les citoyens de Tifle, fans exception, furent invités fur le champ, & par billets, a fe trouver a quatre heures précifes a 1'endroit indiqué. Les conjurés y vinrent en troupe & en armes, penfant en impofer par leur nombre & par leur conténance; mais ils furent furpris, & ne purent s'era* pêcher de montrer del'étonnement en trouvant tous les patriotes également armés, & en voyant 1'ordre & la difpofition oü ils étoient. Une troupe étoit rangée devant le palais , une autre gardoit la porte de la citadelle; & le refte formoit une doublé haie qui ceignoit tout le préau» Dès que les conjurés furent entrés, on Ieva le pont-levis. Ils avancèrent jufqu'au milieu du préau; & les patriotes qui le bordoient s'approchèrent d'eux en feferrant. En même temps on vit fortir du palais le fouverain, que, dans fon état de foibleffe, on ne fuppofoit pas devoir paroïtre a Taffemblée. II s'appuyoit en ruarchant fur Guillaume & fur Philippe, & Vincent le fuivoit de prés. La troupe qui étoit devant le palais s'ouvrit a leur approche, Sc Robert vint s'affeoir fur un fauteuil ( efpèce de tröne élevé de quelques marches au deffus du fol, au pied duquel s'aflïrent les régens) B  430 L'IstE INCONNUE. tandis que cette troupe, ainfi divifée, fe pia-* cant des deux cötés , forma deux ailes , au milieu defquelles il falioit palfer pour aller jufqu'au prince. Il étoit fans armes, ainfi que fes trois oncles; mais tout Ie refte des infulaires étoit armé, & devoit demeurer debout. Cet appareil guerrier , ces précautions de prudence & de füreté , & Ia préfence du prince que les conjurés n'attendoient pas, commencèrent a leur infpirer des foupcons, qui augmentèrent encore, lorfqu'ils entendirent chaque chef de familie appeler a foi ceux de fes fils qui faifoient partie de Ia troupe des infurgens, & Ieur ordonner de le venir joindre. Ces jeunes gens , accoutumés jufqu'alors aü plus grand refpeét pour leurs parens, frémirent a cet ordre; mais nul n'ofa défobéir, & chacun , d'un air confus & la tête baiiTée, alla fe placer a cöté de fon père: défeótion imprévue, qui, diminuant tout d'un coup Ia troupe das conjurés, fut un coup très-fenfible pour leurs chefs. Inquiets & embarraifés , Richard & Wilfon fe regardèrent 1'un 1'autre en filence, & fe dirent enfuite quelques mots tout bas; mais affectant bientöt de paroïtre indifférens a ces facheux préfages, & reprenant toute Faudace de leur caraétère, ils s'efforcèrent de montrer autant de hardieife & de réfolution que s'ils  L' I S L E iNCÓNNÜÊi 431! Wavoienteu rien a craindre ou a fe reprocher. Lorfque chacun eut pris fa place & qu'on eut fait filence , Philippe fe leva de fon fie'ge, s'inclina devant le fouverain , & lui adreffant la parole, lui fit brièvement le rapport de Ia demande des infurgens, & Ie pria d'écoutet ce qu'ils avoient a dire. Robert lui répondit qu'il ne refuferoit jamais d'entendre aucun de fes fujets; que , quoique 1'affemblée générale des citoyens, pour un fujet inconnu, fut une chofe contre 1'ufage, il 1'approuvoit cependant, pour donner a tous les infulaires une nouvelle preuve de fon affection, & que ceux qui 1'avoient demandée , pouvoient s'expliquer librement. Philippe rendit cette réponfe a Richard, qui, après avoir falué tout le monde fans diftinguer le prince,paria d'un ton emphatique en. ces termes : « Vous qui préfïdez cette augufte affemblée,vous tous mes frères & mes parens,car nous ne formons qu'une feule familie, je viens vous expofer ici de la part d'un grand nombre de citoyens , je viens foumettre a votre examen & a votre décifion, des objets auflï importans au maintien & au bonheur de notre fociété, qu'aux droits de chacun de ceux qui Ia compofent. Je vais m'exprimer avec la liberté généreufe d'un citoyen qui connoït toute  4J 2 L7 I S L E I N C O N N Ü È. I'étendue de ces droits , qui voit qu'on les oublie, & qui regardë comme un devoir facré d'en répéter le plein exercice. Ceux qui confentent lachernent a les perdre, taxeront peutêtre mon entreprife de coupable hardieffè; mais cette conlldération ne fauroit m'arrêter. Mon but eft Ie bien commun, mon guide la vérité, & mes moyens font lés titres primitifs de tout homme, fondés fur les lois naturelles. Qu'aurai-je a craindre en vous rappelant ces lois, a vous qui en êtes inftruits, qui portez au fond du cceur la conviétion de leur importance, & qui favez qu'elles font auffi durables que la nature même? N'eft ce pas d'ailleurs devant mes amis, roes proches, mes égaux, que. je parle? n'eft-ce pas pour les rétablir dans leur premier état que j'élèvë ici la voix; =» Le fondateur de la colonie, notre père commun , chef a jamais refpeétable , n'a eu fans doute que des intentions pures, en formant de fa nombreufe familie une fociété policée, fur le plan qu'il lui a tracé. Mais il étoit homme, & , j'ofe le dire, il s'eft trompé dans fes vues ; il étoit père, & il a trop cédé a fa prédilection pour fon aïné , & pour la poftérité qui en devoit naitre. II a vu la bafe du pouvoir fouverain dans 1'autorité paternelle, & il a cru que ce pouvoir devoit fe tranfmettrefucceffive- ment  L'ISLE INCONNUE. '433 merit aux fils aïnés de la raceprivile'giée, comme un bien héréditaire dépendantnaturellement du droit d'aineflè. U 1'a cru, & c'eft vifiblementune erreur. II Pa fait pafTer en loi, & cette loi, contraire aux premiers droits de tout citoyen , ne peut fubfifter qu'au détriment de la fociété. Dans 1'intention de la nature , les hommes font tous égaux. Le but de 1'union fociale eft de maintenir cette égalité. Que des enfans foient foumis a leur père, cela eft dans 1'ordre naturel. Ils lui doivent la vie, la fubfiftance , la protection ; leur dépendance eft une fuite de leur foiblelfe & de leur reconnoiffance: mais oü eft la raifon, pour qu'après le décès du père > les frères dépendent de leur frère aïné ; que des oncles foient foumis a leur neveu , quelquefois au berceau ? L'autorité du père défunt eft néceffairement divifible entre tous fes enfans; elle n'exifte plus entière alors que dans 1'union de leurs volontés; & c'eft cette union formelle qui conftitue la fouveraineté. L'autorité ne pouvoit donc pas être tranfmife a Henri par Ie Père, ni la fucceflion au tröne fixée dans une feule familie , au préjüdice de toutes les autres. Tous les principes du droit naturel prohibent cette inftitution. Ajoutons ici, que ceux de la politique & de la prudence ne lui font pas aoins contraires. Tom. III, E e  434 L'ÏSLE INCONNUE. « Voyez ce qui s'eft paffe , Sc ce qui fe paffe encore dans les états oü la fucceffion au tröne a été ainfi réglée. La fociété n'y eft-elle pas dévouée a tous les malheurs que 1'ignorance & le defpotifme peuvent caufer, a toutes les fautes de la foibleffe , a tous les caprices de 1'arbitraire ? Les peuples n'y font-ils pas forcés d'obéir, fans réfifter, a celui que le hafard de la naiffance leur donne pour maitre, quoique fouvent il n'ait pas les connoiffances & les talens néceffaires pour bien gouverner, que fon efprit foit offufqué par des préjugés funeftes , fon cceur livré aux plus dangereufes paflions , & que Terreur de la nature, ou les vices de I'éducation le rendent abfolument incapable de tenir le fceptre! Si quelquefois le ciel favorable leur fait préfent d'un bon roi, fes jours font limités. La perte que fa mort caufe k fes peuples n'eft prefque jamais réparée. Les fucceffeurs d'un grand homme ne juftifient que trop * hélas! tous les regrets qu'il emporte. Ils héritent de fon pouvoir , fans hériter de fes vertus. Tels font les malheurs inféparables de la monar-, chie. « Mais ces vices & ces malheurs font inconnus dans la république Sc dans le gouvernement mixte, oü la puiffance eft partagée , oü les chefs font des hommes gra,ves Sc prudens g.  L' I s l è inconnus; 43J chóifis d'après leur mérite connu; car , de même que 1'harmonie de funivers nait de 1'bppofition des élémens , les pouvoirs & les volontés, dans ces dernières conftitutions, fe balapcent & fe contiennent 1'un par 1'autre. La pluralité, guidée par l'amour de 1'ordre & de la juftice, y prévient ou arrête fans ceffe les entreprifes nuifibles ou dangereufes de 1'ambition & de la cupidité. Un tel gouvernement ne fauroit être foible, ni defpote , ni arbitraire: il eft effentiellement patriote; &, fous fa direction, le peuple roi, jouiffant pleinement de fes droits & de fa liberté , vit heureux, fans craindre que la mort vienne détruire 1'édifice de fon bonheur ; car tous fes délégués ne peuvent mourir a la fois ; & ceux qui payent Ie tribut a la nature, font toujours fuppléés par ceux qui reftent , ou remplacés au gré des citoyens, La , ni 1'intrigue ni la corruption n'élèvent jamais au miniftère des hommes incapables ou dangereux; la, toujours furveillés , les miniftres font forcés d'être juftes & appliqués. 3j C'eft fous une telle conftitution que vous devez vivre, & que vous recouvrerez les droits que vous avez perdus. Etabliffez parmi vous Ia démocratie pure, ou 1'ariftocratie , ou ce gou- E e ïj  436 L'ISLE INCONNUE vernement qui exige que la fanétion du peuple ratifie & valide les lois du fouverain; mais renoncez pour toujours au gouvernement d'un feul, fous lequel vous n'êtes plus que des hommes paffifs. Abrogez 1'abufive loi de la fucceffion au tröne , qui vous menace de mille dangers , & qui prépare a nos defcendans des maux inéVitables. » Et qu'on ne nous dife pas que nos chefs ne méritent que des louanges, que par leurs foins tout a profpéré dans la colonie, que les citoyens y font heureux, Nous touchons encore aux premiers temps de notre fociété, & l'on fait que le zèle & la ferveur brillent dans les commencemens de toute inftitution. Mais 1'expérience nous apprend que ce zèle fe ralentit, que les abus le * remplacent bientöt , & que les vices , inféparables d'une conftitution fondée fur de faux principes , fe montrant peu a peu dans l'adminiftration, paffent en habitude, font naitre le défordre & la divifion, & renverfent 1'état. Ce n'eft pas fur la fituation momentanée de la colonie qu'il faut arrêtervos yeux, puifque le bonheur dont elle jouit peut paffer comme une ombre. C'eft 1'avenir que nous devons confidérer ; c'eft 1'état & le bonheur de 1'ifle que nous devons établir pour les jfiècles.  L'IsLE INCONNUE. 437, »> Je veux croire que le chef défigné pour nous gouverner a les meiüeures intentions pour la colonie ; mais cela peut-il la rendre conftamment heureufe , quand il doit rnaintenir des lois qui portent avec elles le germe de la deftruction ? Je veux qu'il ait encore les talens & les connoiffances néceffaires au chef de la fociété , qu'il foit fans vices & fans paffions , qu'il règne au gré de fes fujets; votre profpérité n'en eft pas plus affurée. Que faut-il en effet pour arrêter & faire évanouir le bonheur d'une fociété gouvernée par le plus grand & le plus jufte monarque ? Un accident fimple & naturel, pareil k ceux que nous venons d'éprouver; une mort imprévue , qui mettra le fceptre aux mains d'un prince peu digne de lui fuccéder. N'avons nous pas vu le moment, oü tous les chefs de la maifon de 1'Ainé alloient nous être enlevés, oü Robert lui-mêrne , touchant au botd du tombeau , augmentoit les regrets de la colonie, qu'il jetoit dans une crife effrayante ? » Je lui rends la juftice de croire qu'il aime fur-tout a fe montrer bon citoyen, qull préfère a fon intérêt propte celui de la fociété , & qu'il défire ardemment d'en affurer le bonheur ; & c'eft cette perfuafion qui me fait parler Ee iij  438 V Isle iNconntte. devant vous avec tant de franchife , & mé donne Pefpoir que 1'évidence des vérités importantes que je viens de vous expofer, fuffira pour diffiper les préjugés de la naiffance & de L'éducation , & pour lui faire adoptet les changemens que je propofe. La gloire de régner fur ce peuple peut-elle égaler celle dont le couvrira pour toujours la générofité de lui rendre fa première liberté, & de renonceraux fuprêmes honneurs, pour. faire jouir fes frères de tous leurs droits , en devenant leur égaler" Après ce difcours de Richard, Wilfon, fans faluer perfonne, & d'un air peu convenable a fa fïtuation & a la difpofition des efprits, fe permit de parler, comme s'il en avoit le droit, & l'on eut 1'indulgence de ne pas 1'interrompre. II dit que, fi la fociété ne vouloit pas adoptet la forme du gouvernement républicain , elle ne pouvoit rien faire de mieux que de fe régler fue la .conftitution angloife, qu'il s'efforga de repréfenter comme la plus belle, la plus folide, & la plus parfaite qu'il y eut jamais. II loua les intentions de Richard , fon entreprife , fes propofitions; & d'un ton de hauteur,. qui fembloit prefcrire plu tót qu'inviter , il exhorta 1'affemhlée a les approuver, & afe régler d'après elles. .  L'ISLE INCONNUE* 439 Philippe, felevant alors, s'inclina profon'dément devant le fouverain , & falua tous les citoyens d'un air modefte, Enfuite fixant Richard & Wilfon , & prenant la parole, après avoir gardé quelques momens le filence, il leur fit cette réponfc E eir  44° L'isle inconnue. CHAPITRE LVII. Pifcours de Philippe & de Robert; düibération de Vajfemblée. Les lois font marntenues $ Robert ejl reconnu fouverain s les confpirateurs font jugés & punis. Pa r quelle étrange fatallté Ia conftitutiorj de cette fociété naiifante eft-elle donc attaqués avec tant d'éclat , lorfque la nature femble donner è nos lois la fan&ion Ia plus folennelle, par les prodigieux fuccès dont elle couronne nos premiers efforts ? Quel autre figne, quel autre garant , quel autre gage de fa bonté demanderions - nous au ciel , que la profpérité la plus rapide & la plus générale ? II fe peut fans doute que fous les lois les plus faintes & fous le gouvernement le plus falutaire, il fe trouve, au milieu du bonheur public, quelques malheureuxqui ayent elfuyé des revers, je dirai même des injuftices , ou par un vice caché dans la légiflation, ou par une erreur de fautorité tutélaire, ou du moins par la malignité inévbtable de Ia fortune. S'il en eft parmi nous, qu'ils fe lèvent,, qu'ils fe plaignent hautement, librement; je joins ma voix a la leur> je leur;  L'ISLE INCONNUE. 441 promets les acclamations unanimes de la nation: fur le champ , les injuftices de 1'homme feront réparées, les torts même de la fortune feront effacés.... Mats ce filence univerfel me confirme que je fuis au milieu d'un peuple fortuné , au milieu d'une familie heureufe. Graces foient rendues au ciel! je ne vois autour de moi que le bonheur. » Quels font donc les citoyens qui s'élèvent aujourd'hui contre notre conftitution , & quï ofent Ia citer devant la nation aifemblée , comme s'ils avoient des crimes a lui reprocher? Je n'oferois le dire , fi vous n'en étiez les témoins , s'il étoit poffible de Ie diiïimuler : ce font ceux qui paroilfent le plus comblés des faveurs de la fortune, ceux qui , par la plus libre jouiffance de leurs droits , ont le plus efficacement recueilli les bienfaits de Ia puiffance tutélaire; ceux qui , diftingués par une confidération particuliere , n'ont pas de plus véritable intérêt que de fe Ia conferver , fi ce n'eft de Ia mériter ; ceux enfin qui font forcés, par 1'évidence des faits , a publier les louanges du gouvernement, lors même qu'ils cefient de refpeder la conftitution Je m'arrête; ils rougilfent, & leurs yeux fe baiifent. » Comment 1'efprit de fchifme s'eft-il donc emparé de mes frères ? Croirai-je que leur ri-  442 L'ISLE INCONNUE. cheffè & leur crédit ont troublé, ont enne leurs cceurspar des fentimens d'une ambitionjaloufe, turbulente , ennemie naturelle des lois , de la fociété, de la paix ? A Dieu ne plaife ! Moi, jelescroirois corrompus, jufqu'alesfoupgonner d'être les ennemis du bien public ! Non , non; ils ne font qu'abufés par des fuggeftions étrangères : on les a féduits par 1'apparence même du bien public. Non, Ie vice n'eft pas dans leur cceur; mais leur efprit eft fafciné par 1'illufion : qu'ils rentrent en eux-mêmes, & je réponds d'eux. » C'eft a nous a diffiper 1'illufion & a faire triompher Ia vérité. O manes de notre Père commun ! vénérable auteur de notre race Sc de notre fociété ! du haut des cieux, récompenfe des hommes juftes & bienfaifans , vous veillez fur nous , vous êtes préfent a nos débats & a nos délibérations : infpirez-moi, défendez par ma voix votre doctrine , vos inftitutions , votre ouvrage, votre mémoire, & les intéréts de votre familie, fans vous offenfer de la témérité de quelques-uns de vos enfans, déja toutprêts a fe repentir Si a rétraéier leurerreur. Leur hardieffe même eft tout a Ia fois un hommage qu'ils rendent a vos inftitutions, & Ia preuve la plus folennelle de votre refpeiS in.violable pour les droits de 1'homme & du ei-  L'ISLE INCONNUE. 44? toyen. Vous avez cre'é un peuple libre, libre jufqu'a foumettre la conftitution & les lois a la difcuffion ouverte. Vous avez vu qu'il n'obéiroit qu'a la raifon & aux lois toutes puilfantes de 1'ordre. La fcience nous vient de vous, comme la liberté, 1'exiftence, & tous les biens. Infpirez-moi ; éclairez ceux qui s'égarent, pardonnez-leur, & rendez-nous nos frères & la paix aux acclamations de toute votre familie, pénétrée d'amour & de reconnoiffance, & profternée devant votre image. ^ : » On ofe nous dire, ö citoyens! que 1'inftitution du gouvernement monarchique viole 1'égalité naturelle des hommes. Oü donc nos adverfaires ont-ils trouvé cette égalité prétendue? La nature diftribue-t-elle a chaque individu la même force, le même talent, la même induftrie, les même faveurs, & au même degré? Les a-t-elle tous également appelés a la même fortune? La nature a partagé fes dons comme elle 1'a voulu. Elle a voulu ce partage inégal & différent, pour unir étroitement les jndividus les uns aux autres, par la grande différence des moyens qu'elle leur a donnés defe fervir les uns les autres, de fe communiquer ks uns aux autres les fruits des avantages individuels .dont elle a doué chacun d'eux, & de répandre ainfi :fur toute la fociété toute 1'influencede fes dons,  '444 L'ISLE I N C O N N U E. inégalement & diverfement départis. L'inéga* lité naturelle eft donc la bafe immuable de 1'inégalité fociale? 1'inégalité fociale eft donc le Hen naturel de la fociété ? La fociété eft le moyen néceffaire pour que les dons, diftribués a chacun, fe déployent, exercent leur énergie, acquièrent leur perfeétion, & deviennent, par la réciprocité des fervices , la jouhTance & en quelque forte le patrimoine de tous. Voila. le plan de la nature, il eft digne d'elle. C'eft ainfi qu'elle fonde, qu'elle commande, qu'elle néceffite 1'ordre contre lequel on ofe fi légèrement 1'invoquer. » Si la nature avoit fait les hommes égaux, fi elle vouloit qu'ils fuffent égaux dans la fociété, elle formeroit donc, je ne dis pas un peuple roi, mais un peuple de rois, également pourvus des mêrnes droits de fouveraineté; Panarchie, deftruöive de toute fociété, feroit donc Ie gouvernement naturel de Ia fociété ? O novateurs! fi vous changiez aujourd'hui Ia conftitution de 1'état, vous commenceriez d'abord par démentir & violer vousmêmes votre principe d'égalité, hafardé fi témérairement. Ne diffimulez donc pas vos intentions fous une fauffe juftice, n'appuyez pas vos prétentions par des abfurdités manifeftes." Ce n'eft pas 1'égalité que vous réclamez pour  L'ISLE INCONNUE. 44£ tous-, c'eft l'autorité que vous convoitez pour. vous-mêmes. J'en appelle a votre confcience, & je 1'entends qui vous condamne. oo Le gouvernement d'un feul vous bleffe. Mais je vous demande d'abord, fi la nature, ou plutöt le ciel lui-même , n'a pas nommé votre premier roi, fondateur de votre familie & de votre fociété? je vous demande fi vous lui difputeriez le tröne a lui-même ? je vous demande s'il n'a pas acquis des droits inconteftables a la fouveraineté par toutes les avances de fouveraineté qu'il a faites pour la fondation , la confervation , la profpérité , la perpétuité de 1'empire ? Tout eft ici fon ouvrage % il en a difpofé ; & quel titre avez-vous de plus pour difpofer de votre propre bien? » II n'eft plus temps d'appeler a votre fecours la nature , que vous venez de méconnoïtre & de trahir par de fauffes imputations; mais la nature elle-même vous condamne & vous rejette encore. Eft-il dans la nature de former un corps, fans lui donner un chef, & un chef unique? Un corps a plufieurs têtes eft une efpèce de monftre. Eft-il dans la nature de multiplier les moyens & de compliquer les refforts , lorfqu'elle peut tout réduire k la fimplicité & a 1'unité ? La perfection eft dans la fimplicité, & la perfecTion  44°* L'IsLJE inconnüë. fuprême dans 1'unité. Eft-il dans la nature que' chacun ait le droit de régner, ou du moins le pouvoir de participer a l'autorité fuprême, fur-tout quand elle établit un ordre de fubordination & d'obéilfance ? L'homme naic dominé, affujetti, affervi de toutes parts, 8£ avec lefeul droit d'exercerlibrement fesfacultés pour Ia fatisfaction de fes befoins, fans léfion du droit d'autrui ; c'eft la tout fon empire. Eft-il dans Ia nature de livrer l'autorité & le gouvernement aux paffions des citoyens , a leurs intrigues, a leurs cabales, a leurs manceuvres, a leurs intéréts exclufifs, plutöt que de fixer la puiffance dans les mains d'un dépofitaire nommé par 1'ordre d'une fucceffion invariable? Tous les moyens d'union, de concorde, & de paix perpétuelle entrent dans fes plans. O vous, détraéteurs inconfidérés de la monarchie ! panégyriftes imprudens de la république ! je croirai que vous êtes de bonne foi dans le fond de votre cceur, je croirai que la perfuafion Ia plus intime n'y a pas laiifé Ie plus léger doute, quand je vous verrai abjurer dans votre familie Ia qualité de chef unique, & donner a votre gouvernement do-» meftique une forme républicaine. " Dois-je répondre ici a 1'imputation que vous faites, auffi injuftement que gratuite-  L'ISLE INCONNUE. 447 .ment, a notre Père commun, d'avoir pris, dans le gouvernement domeftique, les régies qu'il établit dans^fordre focial? Et fur quel fondement parlez-vous de la forte de 1'homme le ■plus refpeciable pour vous, qui exiftat jamais? Non , fans doute , l'autorité paternelle & l'autorité fociale ne fe reflemblent pas, ni dans leurs titres, ni dans leurs droits, ni dans leurs devoirs. Un père donne a fes enfans 1'exiftence, Péducation, des biens , toute forte de moyens de vivre, & de bien vivre; & la nature n'a pas communiqué fes titres au chef focial. L'autorité domeftique varie dans fon étendue , dans fa durée, dans fon relTort 3 & il n'en eft pas ainfi de l'autorité fociale. L'autorité domeftique ordonne la oü l'autorité fociale ne peut qu'empêcher. La première s'exerce par la volonté , & la feconde ne s'exerce que par la fanétion des lois. Non, ces deux autorités ne fe reifemblent point ; auflï le vénérable fondateur de notre race & de notre empire ne les a-t-il ni confondues , nï alfimilées. Comme père , il foigna, préferva , éleva notre enfance; il inftruifit notre adolefcence dans le culte, les arts , & les vertus de 1'ordre domeftique; il fonda nos ménages, il dirigea notre premier effor. Comme inftituteur focial, il régla nos poffeffions & nos héritages 5  448 L'ISLE ÏNCONNUË. il nous enfeigna les lois de la réunion coffl* mune; il établit l'autorité protectrice des droits de chacun, avec toute la force du confentement univerfel , & de tous les moyens conftitutifs de Ia puiffance, pour la fauve-garde de tous les citoyens, de toutes les propriétés, de tous leurs travaux , de toutes leurs jouiffances, réglées felon 1'ordre de la juftice, & aifurées par 1'influence journalière & conftante de l'autorité légitime. » L'autorité fuprême eft une grande charge; & paree qu'elle impofe de grands devoirs, U faut la doter des facultés néceffaires pour les remplir, & tels doivent être fes droits. Quels font fes devoirs? De préferver d'invafion, tant au dedans qu'au dehors, les droits & les propriétés de tous & de chacun , de garantir le libre exercice des lois, & d'appuyer leur pouvoir par la force publique. Quels font fes droits ? De lever fur chaque propriété productive , felon les régies d'une jufte répartition , une portion des revenus annuels, pour continuer & perpétuer les avances fouveraines , ou tous les travaux publics, néceffaires a la profpérité publique; & c'eft a la puiffance publique a ordonner, a faire 1'emploi de ce revenu & de tous fes moyens, pour faire agir & régner les lois, a 1'avantage de toute la fociété. N'eft-cs  L'ISLE INCONNUE, 449 » N'eft-ce pas la 1'autorité , telle que 1'ordre focial l'exige, telle que notre Père 1'a inftituée, telle que vous 1'envifagez vou*-mêmes ? Je vous le demande.... Avouez-le de bonne foi } vous n'en voulez qu'au gouvernement héréditaire d'un feul. Mais d'abord préféreriez-vous a 1'hérédité, 1'éledion ? vous allumeriez donc au milieu de la fociété un foyer éternel de rivalité, de jaloulie , de diffentiön entre les families, a la mort de chaque dépofitaire de l'autorité ; vous jetteriez aux ambitieux la pomme de difcorde , qui écarteroit du concours les hommes fages & modérés; vous facrifieriez 1'intérêt public aux intéréts &aux deffeins particuliers des éledeurs; vous porteriez fur le tröne I'adroit concurrent qui auroit féduit & corrompu votre peuple ; vous expoferiez fans ceffe 1'état aux troubles, aux factions , a la guerre civile, aux démembremens, a fa ruine. Toujours ces fortes de monarchies furent réduites a renoncer a 1'éledion, ou a périr par 1'éledion même. La couronne ne feroitelle éledive que dans la familie royale ? mêrnes dangers ; & vous rendriez les frères & les parens rivaux, ennemis les uns des autres, & vous les armeriez fans ceffe les uns contre les autres , pour leur deftrudion & celle de i'empire. Refpeftez donc auffi ce droit de prii Tom. III. F f  $S° L' I S E E INCONNUE. mogéniture, qu'il vous plaït d'imputer a unö vaine prédile&ion envers la familie de 1'Ainé; il eft fondé fur le droit de 1'age, de la maturité , de 1'expérience. Tant qu'il y a eu des mceurs , les cadets ont honoré leur aïné comme le chef de Ia familie; & quelle feroit la raifon de les préférera lui, quand il eft néceiTaire, pour Ie bien public, de fixer fur une tête les droits & les prérogatives du chef focial ? » La monarchie héréditaire a des inconvéniens. Oui, fans doute , car c'eft toujours le gouvernement de 1'homme; mais c'efta la conftitution , aux lois, & a 1'inftrudion a y pourvoir, comme notre fondateur 1'a fait. II fe peut que, par les viciffitudes de la nature, un enfant devienne roi; mais la régence y fupplée; & nous, ö mes frères ! nous qui avons été appelés a ce foin , nous fommes prêts a rendre Ie compte le plus rigoureux de notre adminiftration. II fe peut que le prince héréditaire foit malheureufement condamné a une éternelle enfance ; mais alors il eft exciu du tröne. II fe peut que le génie du roi foit reflerré dans des bornes étroites ; mais les lois ont réglé fa marche, des miniftres la foutiennent , des confeils 1'éclairent; la magifiruttrr; n'en exerce pas moins fes fonclior:s ; la i ation re veille pas moins fur fes propres intéréts. Sous quelque  L'ISLE INCONNUE. 4J"X règne que ce foit, tout citoyen a e'galement le droit de pouvoir s'élever aux emplois publics, aux pouvoirs délégue's, aux diftinaions légitimes , aux honneurs, a la gloire, par fa capacité , par fes talens , par fes fervices, pat fes vertus patriotiques , par fes hauts-faits. Soyez le bienfaiteur de vos frères & de votre patrie , on ne vous demandera pas fi vous êtes roi. La gloire eft pour les grands hommes, princes ou fujets fans diftinaion. Libres de faire le bien affez heureux pour pouvoir faire le bien public, faites-le , votre nom fera honoré, exalté dans nos faftes comme dans nos coeurs. Que de fujets ont fait oublier leurs princes , & remporté toute la gloire de leut fiècle ! 3> Le gouvernement monarchique , bien conftitué , ne s'oppofe point au bien que le citoyen peut faire , & aux fuccès qu'il peut mériter: tout au contraire , il les favorife, il les encourage, il les feconde. En eflët, il eft démontré dans nos enfeignemens, il eft évident, pour chacun de nous , que le monarque n'a qu'un feul & unique intérêt, celui de fes peuples; & que fa vraie puiffance n'eft & ne peut être qu'en raifon de la profpérité de la nation. Mais des chefs difterens ont manifeftement des intéréts particuliers a empêcher les Ff ij  '4P L'ÏSLE INCONNUE. progrès des uns, a étouffer le mérite des aatres, a détruire des concurrens , a rabailfer des families, pour prédominer. L'autorité n'eft auffi évidemment puiifante, bienfaifante, paifible, qu'autant qu'elle eft une ; car fi elle eft partagée, vos chefs divifés fe jaloufent, vos pouvoirs oppofés fe combattent , vos forces déchainées les unes contre les autres , s'entredétruifent : il n'y a point d'accord, point de paix,point de süreté. Enfin les befoins publics exigent fouvent une aétion prompte & fubite; le monarque agit, tandis que votre fénat ne peut que délibérer, & laiffer le mal s'accroïtre au milieu de fes débats, ou 1'occafion de faire le bien s'évanouir : 1'ordre demande fans ceffe 1*activité, qu'il ne trouve que dans le gouvernement monarchique. II n'y a qu'un premier principe dans la nature, il n'y a d'accord que dans 1'unité. w L'harmonie de 1'univers, nousdit-on, nait de 1'oppofition des élemens; oui, fans doute, «5c il en eft de même de 1'harmonie fociale. Tous les citoyens concourent au même but par des voies difTérentes , & même oppofées. Celui-ci laboure, 5c celui-la navigue. Le fage eft pour la délibération , & le brave pour les entreprifes courageufes. Ici la fcience répand 1'inftruéKon , 8c la 1'induftrie exerce les arts. Mais  L'Isie inconnüe. 453 il faut que le même principe dirige tout, Sc que tout aboutiffe a la même fin : il faut que le même génie préfide atout, 8c veille fur tout. Dites-moi fi Dieu alivré le gouvernement du monde au fénat des élémens ? » Mais enfin on craint l'abus fi facile , Sc 1'extenfion fi naturelle de la puiffance fuprême dans les mains d'un monarque ; on craint les paffions inévitables ou d'un prince , ou d'un autre. Eh quoi ! l'on craint les paffions d'un feul, 8c l'on ne craint pas les paffions de plufïeurs , les paffions de la multitude ! Dans le monarque l'on voit le defpote Sc l'on ne voit pas dans les ariftocrates des oppreffèurs du peuple réunis feulement pour 1'oppreffion; 8c l'on ne voit pas ce peuple démocratique le jouet & la viótime des mauvais citoyens , qui le réduifent enfin a ne combattre que pour le choix des tyrans; 8c l'on ne voit pas dans les gcuvernemens mixtes une tendance violente 8c perpétuelle a 1'ufurpation , aux révolutions, a la défolation , 8c a Ia deftruction de 1'état ï La monarchie dégénéré en defpotifme, lorfqu'on y méconnoit les principes de la ftabilité des empires ; foit : mais vos républiques (je parle de celles qui ont vraiment formé un état) n'ont-elles pas toutes fini par I'anarchie , par la tyrannie,par le déchirement univerfel } F f üj  4j"4 L'ISLE INCONNUE.' Pourquoile difïimuler ici? Se perfuade-t-on que tout ce peuple Pignore ? Ignore-t-il auflï que l'hiftoire de ces états républicains n'eft qu'un récit continuel de conflits, de défordres , de troubles , de calamités ? Croit-on abufer de la forte un peuple inftruit ? Suppofons , s'il le faut, de mauvais rois , leurs attentats & leurs fureurs feront paffagers & fugitifs comme les ftéaux du ciel, fi vous avez aifuré 1'empire aux lois elles-mêmes, lorfque vos chefs auront été bien convaincus, comme leurs fujets , qu'ils ne font que les exécuteurs fuprêmes de ces lois & les premiers citoyens de 1'empire, & tant que la nation connoïtra parfaitement toute fétendue de fes droits & de fes devoirs. La le danger n'eft que de la part de 1'homme, & 1'homme paffe comme 1'éclair , le tyran fur-tout: ici Ie danger eft dans le vice même de Ia conftitution républicaine, & la conftitution Ie perpétue jufqu'a ce qu'elle périffe. Comparez enfin la durée des républrques les plus célèbres avec celle des monarchies, quoique mal ordonnées. Je ne parfe point de ces petites affociations , qui , fans territoire , n'ont qu'une exiftence précaire, & qui ne fubfiffent que par les fervices qu'elles rendent a leurs voifins , ou par Ia jaloufie que ces voifins ont les uns contre les autres. II s'agit d'un état agricole, Enfin (car il faut le dire), le trouble^  L'ISLE INCONNUE. tfï ó mes concitoyens ! le trouble eft aujourd'hui parmi nous : eft-il donc élevé par les paffions du prince? Reconnoiflèz 1'efprit républicain; mais repofez - vous fur la fageffe de vos lois & de votre gouvernement. » Eft ce a nous a redouter les erreurs, les abus, les exces , les ufufpations de la puiffance monarchique ? N'avons-nous pas des garans de nos droits & de nos libertés ? Quels font-ils ces garans? Nos lois, parfaitement conformes aux principes de 1'ordre naturel & profpère des fociétés politiques ; nos lois , qui réuniffent tous les intéréts en un feul, également commun au prince & aux fujets; nos lois , qui, en fondant la puiffance fur Ia juftice, lont dotée d'une portion invariable du revenu territorial, déterminée par le vceu de la nature, felon les befoins réels de la fociété , & irrévocablement affedée aux avances de la fouveraineté , ou a 1'utilité publique; nos lois qui ne donnent a l'autorité que le pouvoir de faire le bien, & celui d'empêcher le mal; nos lois , que le monarque ne peut ni abroger , ni changer a fon gré , qui ne laiffent rien a 1'arbitraire , qui font au deffus de lui comme au defTus du fimple citoyen , & qui protègent également les fujets contre le prince , & le prince contre les fujets Quels fons ces garans ? Nos inf- Ffw  ^JÓ" L'ISLE INCONNUE. titutions fociales , qui, des héritiers méme du tröne, forment des citoyens, qui rendent ce tröne toujours acceffible a tous & a chacun , qui fixent immuablement, par 1'enfeignement public & national, les bornes des droits & des devoirs & du prince & des peuples, qui, felon 1'efprit & avec la fanction de la religion elleméme , n'admettent d'autre politique qu'une morale pure &falutaire , la même pour la conduite privée & pour le gouvernement public, qui confacrent dans des faftes authentiques, ainfi que dans des monumens folennels , l'hiftoire fidéle de chaque règne , & les divers fuccès de la nation Quels font enfin ces garans? Cette affemblée, ö citoyens ! qui feula fuffit pour confondre nos adverfaires ; cette aflemblée nationale, devant laquelle defïmples particuliersofent citer notre conftitution même, & fommer en quelque forte notre roi d'abdiquer la couronne ; cette affemblée, qui, toujours prête k fe former fur la réclarr.ation des peuples, vous répond a jamais de 1'exécution des lois, ainfi que de la sureté & de la liberté publiques. » O mes frères ! mes amis f mes concitoyens ! fi j'ai eu le bonheur de diffiper les fophifmes de 1'illufion , de rendre a la vérité tout fon éclat , de juftifier 1'ouvrage & la mémoire de notre augufte fondateur, juréz  L'ISLE INCONNUE. 4J7 tous avec moi de nouveau, jurez folennellement une fidélité inviolable a nos lois & a notre conftitution : je la jure pour vous & pour moi, fi vous m'applaudiffez par des acclamations libres & cordiales. Dieu recoit nos fermens. Profternons - nous devant ce jeune prince , dont les vertus douces 8c bienfaifantes nous promettentun règne paternel 8c profpère. Embraflbns-nous les uns les autres; 8c refferrons avec joie les liens du fang qui nous unif^fent tous fi étroitement, avec ceux de la concorde & de la paix fociale , qui, jufqu'a ce jour, ont fait notre boriheur fous le plus favorable des gouvernemens , «3c doivent faire a jamais la profpérité de cette ifle. O vous ! notre Père commun , qui m'avez éclairé de vos lumières & foutenu de vos infpirations, recevez dans le ciel les hommages du refpect, de la reconnoiffance, & de l'amour, les hommages que tous vos enfans raflemblés 8c réunis vous offrent avec les larmes de 1'attendrifTement 8£ du repentir. Que ce jour oü vous avez défendu «Sc affermi votre ouvrage , devienne auffi mémorable que celui oü vous érigeates votre familie en fociété politique , en nous foumettant aux lois de la nature , de la raifon, 8c de la religion. Veillez fans ceffe fur vos enfans , & régnez toujours fur votre peuple. O vous I  L'IsEE INCONNUE. grand Dieu. feul Dieu du ciel & de la terre; auteur de tout bien , vous , qui ne permettez le mal que pour le bien, daignez récompenfer Je Père dansles enfans , & pardonnez-nousnos fautes a tous tant que nous fommes. Vous avez choifï ce peuple, cette terre, pour donner a 1'univers 1'exemple d'une fociété formée d'après les lois que vous enieignez aux hommes par le miniftère de la nature. Détournez donc de nous 1'efprit d'erreur & de fchifme; il y va de votre gloire , & peut - être du bonheur de 1'humanité éclairéepar notre expérience. Ecoutez, exaucez la prièreque nous vous faifons , & que nous vous ferons chaque jour, unis d'efprit & de cceur, de nous rendre dignes de vos bienfaits ; & pour apprendre , en pubüant votre gloire, a toutes les fociétés humaines , les moyens de les obtenir ». Philippe eut a peine fini ce difcours, que toute 1'affemblée , fi l'on excepte les conjurés, fit retentir tout le préau de Ia citadelle de vives acclamations & de longs applaudiffemens, qui commencèrent a faire connoitre quel étoit le parti que la nation devoit embraffer dans ce grand débat. Cependant Robert, qui, malgré fon état, n'avoit ceffé de montrer un vifage ferme & modeffe, fe leva pour être mieux entendu ; car fa voix étoit encore foible; &  L'ISLE INCONNUE. 4JÖ faifant figne de la main, d'un air de dignité , pour demander 1'attention géne'rale , il dit: « Mes enfans & mes amis , vous venez d'entendre les propofitions qu'on fe croit en droit de vous faire , je ne dirai pas contre moi, car je veux m'oublier ici; mais contre la conftitution de notre fociété , contre les fages lois qui nous régiflent, & fous lefquelles vos pères & vous avez vécu jufqu'a ce jour dans la paix & dans Ie bonheur. On vous invite a changét la forme du gouvernement, auquel ce pays, naguere défert, doit tant de biens & de profpérité, fous prétexte qu'il eft fufceptible d'abus qui peuvent dans le temps en opérec la ruine. On veut que vous abrogiez nos lois fondamentates , pour en fubftituer d'autres abfolument contraires. Jamais peut - être on n'ofa tenter un changement auffi hardi , Sc d'une fi grande conféquence. ic Je ne m'éleverai point cependant contre ces propofitions , & ne chercherai point a gagner les fuffrages. Philippe vient de difcuter, d'une manière claire & précife, & les avantages de notre conftitution , & la fageffe de nos lois, & Terreur de ceux qui veulent les détruire, & les malheurs fans nombre qu'éprouveroit notre fociété , fi les innovations qu'on propofe étoient accueillies & exécutées. Je peux m'erj  '460 L'IsEE INCONNUE.' tenir a ce qu'il vient de vous dire; maïs s pour convaincre Ia colonie de mon affeétion pour elle, je crois devoir ajouter, que, quoique partie très-intéreffée a foutenir fon opinion , je ne veux point me prévaloir de Ia force de fes raifons , ni de l'autorité que j'ai en main, pour vous porter a 1'adopter. Je vous laiffe la liberté de vous déterminer pour le parti que vous jugerez être le plus fage. C'eft le fentiment intime de votre confcience que vous devez feul confulter -y c'eft a lui feul que je m'en rapporte ; & fi, contre mon efpérance, vous rejetez la monarchie , fi vous méconnoifiez mon cceur , fi vous me trouvez peu digne de régner après ceux qui ont tenü Ie fceptre fi glorieufement , je vous déclare ici que je fuis tout prêt a defcendre de la place éminente que j'occupe , pour devenir fimple citoyen. Je n'aurai de regret en la quittant, que celui de ne pouvoir vous prouver , par de grands fervices,Ies fentimens que j'ai pour vous , & Ie vif défir dont je fuis animé pour Ia profpérité de 1'ifle. 33 Que chacun opine donc librement dans cette grande affaire, d'après les lumières de fa raifon & les confeils de fon équité , fans être aucunement détourné par la confidération de mon intérêt particulier. Mais pour fe dér  L'ISLE INCONNUE. 46 terminer fagement, & ne pas fe préparer de ïongs & triftes regrets, qu'il ne perde point de vue le bien ou le mal qui peut réfulter du parti qu'il va prendre. . - Comme avant de délibérer fur quelle efpèce de république doit tomber votre choix, il s'agit de fe décider pour ou contre la monarchie, & qu'a cet égard toutes les opinions peuvent fe réduire 1 deux, il fuffira de fe ranger a 1'une ou a 1'autre. L'on ne votera point de vive voix , a moins qu'on n'ait de nouvelles raifons a déduire en faveur de fon opinion. Un fimple figne fuffira pour faire connoitre le parti qu'on embraffe. Que tous les citoyens pofent les armes; que ceux qui croient devoir mamtenir la forme aótuelle de gouvernement, levent les mains au deffus de leur tête, & que les oppofans les tiennent baiffées; l'on verra facilement, par ce moyen, a quel parti chacun fe range; l'on pourra compter les fuffirages, & s'affurer en ce moment de quel cóté fe trouve la pluralité »• Cela fut exécuté fur le champ , ainfi que Robert 1'avoit propofé. Tous les opinans mirent bas les armes; les patriotes levèrent les mains , & 1'efpérance des conjurés s'évanouit comme un fonge ; car outre que les patriotes avoient toujours été les plus nombreux , les  4<52 L'ISLE INCONNUE. jeunes gens que Wilfon avoit fe'duits , & qui fe trouvoient en ce moment a cöté de leurs pères, ébranlés d'abord par les difcours qu'ils venoient d'entendre , entrainés enfuite par 1'exemple des perfonnes qui leur impofoient le refpect, &c voulant réparer a tous les yeux 1'imprudence de leur conduite, dont ils commencoient a connoïtre le danger & a fe repentir , votèrent pour le maintien de 1'ancienne conftitution. II y en eut même plufïeurs autres au milieu des conjurés, qui, mus par ces raifons, & fe ravifant fagement, ofèrent lever les mains & fe déclarer patriotes; ce qui réduifTt leur troupe a un très-petit nombre , & fit tomber 1'audace des chefs, qui ne purent cacher leur trouble 8c leur confufion. Mais ce n'étoit que le commencement des peines & des humiliations qui les attendoient. Les lois fondamentales ayant été de nouveau Jurées, Ie gouvernement monarchique fut de nouveau reconnu pour le feul convenable k la fociété de 1'ifle , le feul qu'elle adoptoit. En conféquence Robert, proclamé fouverain au milieu des applaudiffemens répétés, re$ut le fermenf d'obéiffance que lui prêtèrent les citoyens, aux yeux de Wilfon & des Ardent, qui, pleins de rage & de défefpoir , refusèrent feuls de s'approcher de lui, Sc de faire  LTSLE INCONNUE. 463 cet acte de foumiflion. Voyant alors que tout ce qui venoit de fe paffer dans l'alTembiée étoit !a fuite d'un plan formé pour s'oppofer a leurs deffeins; que leur complot avoit été découvert , & que le fouverain & Ia fociété ,' devant favoir qu'ils en étoient'es auteurs, ne pouvoientmanquerd'envouloir tirervengeance; & jugeant fans doute qu'on ne leur feroit point de grace , iors même qu'ils foufcriroient a la loi de la fucceuion au tröne & fe foumettroient a Robert, ils préférèrent de s'y refufer par un acte public de défobéiflance , & de s'expofer hardiment a ce qui pourroit en arriver, plutöt que de s'abaiffer a reconnoitre l'autorité fuprême du prince ; démarche qu'ils regardoient comme une infigrie lacheté. Cependant ils ne s'abandonnoient pas tellement a leur mauvaife fortune , qu'ils ne vouluffent fe fouftraire , s'il étoit pofïible, au fort qui les menacoit. Ils fe concertèrent entre eux, reprirent leurs armes, formèrent un peloton ; & tandis que les citoyens, empreffés de rendre leurs hommages a Robert , laiffoient des vides dans le cordon qui veilloit fur les conjurés , ils effayèrent de fortir de la citadelle , & marcherent vers la porte pour en abaiffer le pont-levis. Mais ceux qui devoient Ia garder leur coupèrent chemin. IiJ tentèrent  4"6"4 L' I S L E INCONNUE. de gagner le rempart pour fauter dans le folie s & ils ne furent pas plus heureux dans cette entreprife. Un cri que firent les premiers qui s'en apercurent, tourna fur les fuyards 1'attention de l'affemblée , dont une partie les prévint. Le refte des citoyens les entoura, les mit hors d'état d'e'chapper, & leur préfentant un cercle formidable de baïonnettes, les ramena dans le milieu du préau. Alors Vincent, prenantla parole & s'adreffant au fouverain , le pria d'ordonner que Wilfon & fa troupe fuffent défarmés & amenés devant le tröne-> pour répondre aux accufations graves qu'il alloit former contre eux. Il dit qu'ils s'étoient rendus coupables d'un crime énorme contre le prince & la fociété, & qu'il importoit, pour la vindi&e publique & 1'exemple de la colonie, qu'ils fuffent jugés & punis fur le champ , fi le délit qu'il leur imputoit étoit conftaté par des preuves authentiques. « Tous les citoyens , ajouta-t-il , étant ici, le collége de juftice s'y trouve en entier , ainfi que les témoins que j'ai a produire contre les accufés. Le délit vient de fe confommer en votre préfence. Je requiers donc l'autorité de la loi, pour que leur procés leur foit fait a 1'inftant & publiquement; qu'ils foient condamnés comme ils le mérkent, & qu'ils ne fortent  L'ISLE INCONNUE. 46" C fortent de la citadelle que pour fubir la jufte peine de leur forfait ». Tous les membres du tribunal de juftice s'étant réunis auffi-tót par ordre du fouverain , ce tribunal recut la plainte de Vincent, & ordonna que les accufés paruffent devant lui ,. pour répondre aux accufations , & pour déduire leurs moyens de défenfe. Ceux qui les entouroient leur enjoignirent de mettre bas les srmes , & d'obéir a la citation ; mais ils s'y refusèrent obftinément/Wilfon , furieux , tira même fur celui qui vouloit le défarmér , & 1'auroit tué ou bleffé dangereufement, füofepb, qui fe trouvoit prés de 1'anglois , n'eüt fait un mouvement trés - prompt pour relever le bout du fufü au moment oü le coup partoit. Saifis è 1'inftant , Wilfon & fes complices furent entrainés devant les juges. Vincent récapitula tout ce que nous avons vu ci - devant des trames & des entreprifes des conjurés. II les peignit comme des hommes qui, pour perdre Robert, vouloient mettre le défordre dans la fociété, & la détruire même, s'üs ne pouvoient réuffir dans leurs projets. Mais il accufa Wilfon d'être le premier & le principal auteur de cet affreux complot. «C'eft lui , dit - il , qui a mis en ufag% tous les artifices de la féduftion la plus coupable, pour Tom. III. G S  '$66 L'IstE INCONNÜEi. égarer & féduire les malheureux Ardent, quJ, ayant étudie' leur cara&ère, & connohTant leurs paffions, s'eft fervi de tous les poifons de la flatterie pour les faire tomber dans fes pie'ges, & qui,les mouvantafon gré, difpofant de leurs richefTes & de leur crédit, a trouvé le moyen d'attirer dans la fédition une partie des citoyens. Le nouveau crime dont il s'eft couvert a nos yeux, fuffiroit feul pour le faire jugercapable de ceux dont je Paccufe. Une ame auffi atroce, que la fienne peut fe porter a tous les excès. Mais je ne veux pas m'en tenir a ces preuves, quoiqu'évidentes ; qu'il nie les faits que j'avance, & des témoins irréprochables vont 1'en convaincre. Philippe & Guillaume dépoferont de la vérité de ces faits; & comme fordonnance criminelle de Henri exige trois témoins, & qu'il faut compléter la preuve au gré de la loi, je demande que les papiers de Wilfon fervent ici de fupplémentde témoignage. Qu'ils foient faifis , ainfi que ceux des Ardent , portés & Ijs devant vous , &que, légalement reconnus, ils achèvent de dévoiler les crimes de leurs auteurs A cette dernière réquifition, Wilfon palit Sc rougit tour a tour, & rompant le filence farouche qu'il avoit gardé jufqu'alors, il s'écriaa comme un forgené, que la capture de  L'ÏSLE INCONNÜË. '467 fa perfonne étoit une vraie tyrannie, la vifite de fes papiers une odieufe inquifition; qu'il n'étoit point citoyen de 1'ifle * Sc ne pouvoit. être ju gé comme tel; qu'il récufoit les témoins & le tribunal, comme évidemment fufpeéts, Sc proteftpit contre tout ce qu'on pourroit faire a fon préjudice. Mais voyant qu'on n'avoit point d'égard a ces réclamations ; qu'on fe coritentoit de lui répondre , qu'ayant confpiré contre la fociété , il devoit être jugé par fes lois 1 qu'on alloit s'emparer de fes papiers, & que , malgré ce qu'il pourroit dire 4 ils ferviroient de preuve dans fon procés , il s'abandonna a toute fa fureur , & vomit mille imprécations contre ceux qui le retenoient, & contre lui-même; tandis que Richard & fes frères, qui s'étoient d'abord montrés auffi föugueux , demeuroient en filence, la tête baiffée f avec un air confterné. Ils furent interrogés les uns après les autres , Sc fe contentèrent de nier les faits qu'on leur imputoit. Les juges firent enfuite appeler les témoins, ils entendirent leur dépofition ; Sc quand les papiers attendus furent arrivés, on en fit la leéture devant les accufés , qui répondirent qu'ils ne pouvoient être témoins contre eux> mêmes ; vaine allégation, qui n'affoiblit aucunement les preuves qu'offrojent ces papiers. ij  458 L'Isle inconnue; Ceux des Ardent ne préfentèrent rien de relatif a cette affaire; mais les écrits de 1'anglois jetèrent le plus grand jour fur toute la confpiration, & montrèrent a découvert 1'ame atroce de ce perfide. Ils contenoient l'hiftoire de fa vie, ou le détail de fes aventures, des réflexions fur la religion , fur la morale, & la fociété; enfin le plan de fes fourdes menées , pour bouleverfer la colonie , & pour perdre Robert ainfi que Dona Rofa. II n'y avoit pas une page qui ne fit frémir les juges & les afliftans. C'étoit un tilfu d'horreurs & de fcélérateffes, dont nos païfibles infulaires n'avoient pas même d'idée. L'on vit clairement alors de quoi ce monftre étoit capable. Non feulement il vifoit a pervertir la jeuneffe , è divifer la fociété , a foulever les citoyens les uns contre les autres; mais , fous prétexte de foutenir le parti qu'il s'étoit fait, il avoit projeté d'appeler les hollandois, en leur cédant le privilége exclufif du commerce des produöions de 1'ifle, & d'en obtenir des fecours fuffifans pour la foumettre. Alors le bandeau qui couvroit les yeux des Ardent, tomba.Ils reconnurent qu'ils n'avoient été que les inftrumens & les jouets de ce méchant homme, & pleins d'indignation de tant de perfidie, dont ils étoient les malheureufes victimes, ils fe répaadirent en invectives con-;  L'ISLE INCONNUE. 460 tre lui, & lui firent tous les reproches que le reflentiment & le défefpoir purent leurfuggérer. Cependant, revenus a eux-mêmes , ils condamnèrent hautement leur aveugle conduite , Sc en demandèrent humblement pardon au fouverain & a la fociété ; ce qui toucha toute 1'affemblée. En les voyant s'humilier ainfi , chacun fut ému de pitié de leur trifte fort. Mais la loi qui s'élevoit contre Wilfon, féviffoit contre fes complices. Le tribunal ne pouvoit juger que d'après la loi. Tous les crimes des accufés étoient prouvés; ils devoient fubir la peine qu'ils méritoient. Leur fentence leur fut prononcée. Le préfident dit a Wilfon : « Vous êtes convaincu d'être 1'auteur de la confpiration tramée contre la colonie & fon chef; d'avoir féduit Richard & fes frères , Sc perverti beaucoup de jeunes gens, pour les faire entrer dans votre complot; d'avoir voulu livrer 1'ifle a des étrangers ; enfin, en défobéiffant publiquement au fouverain , de vous être porté au criminel excès d'entreprendre fur la vie du citoyen qui vous intimoit fes ordres. Le moindre de ces attentats mérite la dernière peine. La loi vous c ondamne aux travaux des mines jufqu'a la fin de vos jours ». Puis s'adreffant a 1'aïné des Arden t:« Richard^ G g üj  47° L'ISLE INCONNUE, lui dit-il, votre orgueil démefuré & votre jaloufie vous ont perdu. Vous vous êtes ligué avec 1'ennemi de Ia colonie , pour détruire les lois & renverfer le tróne. Chef d'une familie nombreufe & puiffante , a qui vous deviez 1'exemple de la juftice & de la foumiffion, vous n'avez employé votre crédit & vos richeflès que pour entraïner vos frères & vosconcitoyens dans le précipice oü vous vous êtes jeté. Leur crime eft votre ouvrage; c'eft a vous fur-tout a Pexpier. Vous vous êtes vous-même reconnu coupable. Vos regrets tardifs & votre repentir ne peuvent maintenant vous fauver de la peine qui vous eft due. La loi vous condamne a perdre vos propriétés , a travaillet aux mines pendant vingt-cinq ans , & vous déclare a. jamais incapable d'aucune fondion publique ». Enfin fe tournant vers les frères de Richard (i), & les appelant tour a tour par leur nom , il leur déclara qu'ils étoient condamnés a dix ans de travaux publics , & a perdre leurs propriétés. c<. Quant aux autres citoyens , ajouta-t-il , qui ont trempé dans Ia conjuration , mais dont Ie repentir & I'aban- (i) Ils étoient huit, & avoient un autre frère, qui, ïrop jeune encore, n'avoit pu fuivre Fexemple de fes ainés. Celui-ci recueillk tous les biens de fa maifon.  L'IsEE INCONNUE. 471 'den public de leur parti ont préce'dé le jugement du peuple, Sc qui ont fait ferment d'obéiffance aux lois & au fouverain, le tribunal, confidérant ce défaveu de leur faute, eft perfuadé qu'elle eft plutót la fuite de lafoibleffs Sc de la légéreté, que de la volonté réfléchie; &croyantnéanmoins qu'ils font répréhenfibles, & doivent k la fociété une fatisfaction authentique , en réparation du fcandale qu'ils ont caufé , il les déclare inhabiles a exercer aucune charge publique pendant cinq ans, Sc les exhorte a effacer , par une conduite exemplaire , par leur attachement aux lois Sc au fouverain » 1'imprudence malheureufe qu'ils ont commife ». On porta fur le champ a Robert les pièces du proces , Sc 1'arrêt prononcé par le collége de juftice; car, dans notre ifle , aucune fentence , au criminel , qui foumet a une peine affliöive ou infamante un citoyen , ne 'peut être exécutée fans avoir été préalablement vifée Sc fignée par le prince. II examina tout; Sc, après avoir vu les aceufations Sc les preuves inconteftables des crimes , plein de douleur, il s'écria : « O vénérable fondateur de la colonie ! qui, dans votre follicitude pour vos defeendans, leur avez tracé des !ois fi fages ! ó» mon pere ! qui les avez fait régner avec tanfc de fuccès! auriez vous prévu qu'un étranger^ G§ iv  472 L'ÏSI, E INCONNUE. fauvé d'une mort cruelle par vos enfans, accueilli dans votre fein Sc traité avec tant de bonté, tenteroit de perdre fes bienfaiteurs , de renverfer nos lois fondamentales , Sc d'affervir cette ifle ? Auriez-vous préfumé que des hommes de votre fang , vivant heureux fous ces lois, feroient affez mauvais citoyens, affez dépourvus de raifon & de juftice , pour fe liguer avec ce perfide, dans le deffein de troubler Ia colonie & de détruire le gouvernement ? Jufte ciel 1 Sc de tels forfaits, inconnus encore parmi nous , étoient réfervés a marquer les premiers jours de mon règne ! & j'étois deftiné a leur fervir de prétexte! Ah \ du moins, quand je ne puis en effacer le fouvenir Sc dérober ce funefte exemple aux races futures , quand je me vois forcé, par les devoirs de ma place 5 de donner la fanétion & 1'authenticité au jugement qui les condamne, en foufcrivant 1'arrêt de leur chatiment, fai— fons connoïtre la vive douleur que nous en reffentons. Oui, je le dis ici , je le dis 8s4e ■protefte , j'aimerois mieux ceffer de régner , que d'étre encore obligé d'en punir de femblables. » La majefté des lois Sc Ia süreté des citoyens ne me permettent pas de changer nir , d'abréger la peine de Wilfon. Mais Richard s  L'ISLE INCONNUE. 475 féduit & entraïné par cet étranger ; mais les frères de Richard & les autres infulaires, gagnés par fon exemple , me paroilfent dignes de pitié. De faux rapports & de mauvais confeils leur ont infpiré contre moi la haine la plus injufte. C'eft un motif de plus pour moi de leur montrer de 1'indulgence. Richard eft condamné a vingt-cinq ans de travaux ; je réduis a dix ans le temps de fa peine, celui de fes frères a cinq ; ils peuvent tous efpérer d'être admis a pofféder de nouvelles propriétés, s'ils montrent jufques-la, par leur conduite , un vrai repentir de leur faute, s'ils regagnent, par leurs fentimens, 1'eftime des citoyens. Et quant a ceux qui, engagés dans la fédition, en ont abandonné volontairement les chefs, avant le ferment d'obéilfance qu'on ma prêté , je les rétablis darys leurs anciens droits. En me rappelant que je fuis le chef de la colonie, je ne dois pas oublier que j'en fuis le père, Sc qu'il faut favoir tempérer la juftice par la bonté, fi l'on veut fe montrer véritablement équitable ». La fandion donnée par le fouverain a la fentence des coupables , Sc fade de clémence dont il 1'accompagnoit, leur furent aufli-tót notifiés. Wilfon, déclaré feulindignedegrace, endurci dans fon crime, & qui n'avoit rien a  474 L'fSLE INCONNUE. inénager , fe livra tout entier a la rage Sr au défefpoir; mais les Ardent, fubitement changés par la découverte de fes trahifons, par le fentiment de leur faute , &fur-tout par Ia générofité de Robert, fe montrèrent humblement réfignés a leur fort, & témoignèrent même de la reconnoiffance de la grace qu'on leur faifoit en abrégeant leur peine , tandis que eeux de leurs compagnons que le prince débonnaire déclaroit abfous , leur parens & tout le peuple ,-touchés & enchantés de la magnanimité de leur jeune chef , le combloient de bénédidions, & faifoient retentir tout Ie vallon de leurs applaudiifemens. La grandeur d'ame du prince ne fe borna pas a ces aétes d'une bonté peu commune. Voulant empêcher qua 1'opprobre des coupables ne rejaillït fur leur parens, & montrer que ceux ci, loin d'être regardés comme tachés & avilis par ce malheur (qui ne dépendoit pas de leur volonté , & qu'ils déteftoient euxmêmes ) , loin d'être en butte au mépris de la fociété, ne devoient en recevoir que de Ia confolation, il députa deux de fes oncles a la mère & aux fceurs des Ardent, pour leur dire qu'il s'affligeoit fincèrement avec elles de Ia faute des coupables, & de leur punition, & pour féliciter ces femmes en même temps de  L' I S E E INCONNUE. 477 ee que les dangereux exemples de leurs fils 8c de leurs frères n'avoient pas influé fur le refte de la familie. Cette attention paternelle 8c bienfaifante a prévenu dans la colonie 1'infenfé préjugé qui verfe ailleurs 1'infamie , due aux feuls ciminels , fur Ia tête de ceux quï leur appartiennent. Cependant l'on conduifit Wilfon 8c les Ardent en prifon , oü ils paflèrent la nuit fous bortne garde ; 8c le lendemain ils furent tranfportés aux lieux oü ils devoient fubir leut chatiment. Je n'en ferai pas la peinture, crainte de trop affecler 1'ame fenfible de mes lecleurs. Je me contenterai de dire, en anticipant fuc le temps , que Wilfon ne démentit point fon inflexible caractère. Réfolu de finir fon tourment par le moyen le plus lache, ilparvint, quelque temps après, a tromper la vigilance de fes gardiens, 8c fe cafla Ia tête avec 1'inftrument qui lui fervoit a fendre les rochers au fond de la mine. Telle fut la mort honteufe de ce malheureux, qui, pour fatisfaire 1'ardeur d'une affreufe vengeance, s'efforca de troubler notre fociété , 8c fit jouer tous les reiTorts pour perdre les hommes généreux qui lui avoient fauvé Ia vie , chez lefquels il avoit un afile, 8c qui pourvoyaient libéraleraent a  476" L'ISLE INCONNUE. tous fes befoins. Les chatimens au contraire paroiflént avoir changé le cceur & les fentimens des Ardent. Ils fouffrent avec courage Ia peine qu'ils ont méritée, 8c n'afpirent qu'au moment d'en être délivrés , pour fe montrer d'autres hommes. S'ils perfévèrent dans leur conduite , ils fe feront pardonner le crime qu'il ont commis; mais comment fe pardonneront-ils eux-mêmes leur confiance aveugle pour un traitre , 8c le complot déteftable dont ils furent les fauteurs ? Que ces triftes 8c mémorables exemples fervent du moins a porter un effroi falutaire dans 1'ame de ceux de nos concitoyens 8c de nos defcendans , que 1'ivreiTe des paffions pourroit écarter du refpect qu'on doit aux lois; qu'ils fervent a les convaincre que 1'attentat le plus condamnable eft celui d'un mauvais citoyen, qui, aveuglément foumis a un fol intérêt, ofe tenter de rompre le pafte facré qui lie les fujets au fouverain ! Puiflent enfin tous les infulaires , plus attachés aux vrais principes, ne s'écarter jamais des devoirs que ce paéte leur impofe , & concourir de tout leur pouvoir a maintenir 1'ordre 8c 1'harmonie dans la fociété ! Tels font les vceux que forment les cceurs patriotes , vivement affectés par le fouvenir de  fhLE INCONNUE. 477 nos diffentions , Sc pleins d'eftime & de gratitude pour ceux de nos citoyens qui ont ramené dans la patrie la concorde Sc la paix. L'on verra , dans le chapitre fuivant, que le Ciel, propice aux voeux fincères qui lui font adrelTés pour le bonheur des hommes, les écoute dans fa bonté, &fe plak a les exaucer.  478 L'isle inconnue. CHAPITRE L V111, & dernier. Rétablijfement de l'ordre dans Ia colonie j profpêtité furprenante ; mariage de Robert & de Dona Rofa , mommens éleve's aux bienfaiteurs de Vijle. Ij N iortant des troubles qui avoient agité la colonie, & dont elle avoit manqué d'être la victime , Ia fociété pouvoit être comparée a ces pays des tropiques, qui, quelqnefois défolés par Ia fureur des ouragans & fur Ie point d'en être bouleverfés , regoivent néanmoins , par 1'influence de ces tempêtes , de nouveaux principes de fécondité, & deviennent bientöt après plus fertiles & plus agréables qu'ils n'étoient auparavant. Tous les efprits, tous les cceurs, réveillés & ranimés par la fecouffe violente qu'on venoit d'éprouver, encore émus des dangersque nous avions courus, & fentant plus vivement que jamais 1'importance & la néceflïré de demeurer étroitement unis dans robéilfance des lois , pour rétablir & faire profpérer la chofe publique , réfolurent unanimement de concourir, par leur exemple, a étouffer les ger-  L'ISLE INCONNUE. 479 aies de refTentiment & de difcorde qui pouvoient fubfifter encore, a diffiper les préjugés nuifibles , a remettre en honneur les vrais travaux , & k tenir les affaires & les families dans 1'ordre. L'amour du bien , le patriotifme, la charité, que plufïeurs citoyens fembloient avoir oubliés ou méconnus , échaufièrent d'une nouvelle ardeur les plus indifférens. Le fouverain , qui jufqu'alors n'avoit pu montrer a fon gré les fentimens qui 1'animoient pour fon peuple , ni faire connoïtre d'une manière efficace les talens & les connoiffances qu'il portoit fur le tröne, brülant du noble défir de fuivre les traces de fes pères, & de tout entreprendre pour le bonheur public , employa tous les moyens imaginables pour exécuter fes généreux deffeins. II ne voulut pas fe borner a réparer momentanément les maux de la fociété ; il s'appliqua fans délai, & avec la vigilauce la plus foigneufe , k donner Ia plus grande ftabilité a toutes les parties de 1'adminiflration. La foibiefle de fa fanté Ie retenoit encore dans fon palais il y fit appeier fréquemment les différens tribunaux & les infulaires les plus expérimentés, pour les confulter fur toutes fes vues de réforme & d'amélioration. Chacun , non feulement invité, mais encouragé par le fouverain a dire librement  480 L I S L E INCONNUE. ce qu'il en penfoit, ufa, fans nulobftacle, de cette liberté. Comme le même efprit animoit tout le monde , tous les avis fe concilièrent bientöt, & ces affemblées produifirent les plus fages régiemens. Dès la formation de la fociété, les affemblées nationales avoient eu lieu dans la colonie; la première s'étoit tenue pour reconnoüre& approuver les lois fondamentales & pofitives du Père. Henri avoit été proclamé fouverain dans une autre; il y avoit regu le ferment de fidélité de fes fujets , & y avoit juré lui-même de faire régner ces lois. L'addition qu'il avoit faite au code du fondateur, avoit eu la fanction néceffaire dans une pareille affemblée. Enfin il étoit d'ufage de convoquer la nation dans les cas extraordinaires; mais aucune loi précife n'avoit encore rendu ces affemblées conftitutionnelles, & n'en avoit réglé la forme ni le temps. Robert, de 1'avis des anciens, fit une loi, par laquelle il déclara que les affemblées nationales feroient convoquées tous les trois ans, & compofées des députés élus dans chaque diftrid, pour rendrecompte des affaires de la colonie , & propofer les moyens convenables d'en accélérer la profpérité , outre les affemblées extraordinaires que les cas majeurs & preffans pourroient exiger. Baptifte,  L'IsLE INCONNUE. 481 Baptifte, qui, jufqu'a fa mort, avoit préfidé Ie tribunal du fifc & celui des travaux publics, s'étoit infenfiblement emparé de l'autorité confiée a ces deux colléges ; il 1'avoit concentrée dans fes mains. On connoiffoit l'effervefcence de fon caractère, on craignoit de s'oppofer a fes volontés. Quand le fouverain n'y parohToit pas, Baptifte y étoit tout; les autres n'y étoient rien. Son crédit avoit fait donner a fon fils ainé le maniement des finances. Je n'autoriferai pas ici les propos qu'on s'eft permis a leur égard; car c'eft peutêtre légèrement, & d'ailleurs ils ne font plus. Je veux croire qu'ils n'ont point abufé de leur miniftère; mais ils le pouvoient , ou du moins leurs fuccefleurs , & c'en étoit affez pour engager le gouvernement a prendre des précautions contre les abus qui en pouvoient naïtre. Pour obvier a ces inconvéniens, Robert déclara que déformais perfonne ne pourroit réunir fur fa tête la préfidence des deux tribunaux, ni gérer feul les finances. Il créa des furveillans a la caiffe des revenus publics , avec pouvoir de 1'infpeder en tout temps , d'en apurer les comptes , & d'en retirer 1'argent tous les mois , pour le dépofer ap tréfor royal. Le relachemen{ coramenjoi^ a s'introduire, Tom, IIT. H h  482 L'IsLE INCONNUE. dans Ie militaire , les exercices ne fe faifoient plus régulièrement. II ordonna que, tous les jours de fête , tous les citoyens, qui auroient 1'age requis , feroient exercés aux armes dans chaque parohTe , au fortir de 1'office, & qu'ils ne pourroient s'en abfenter que par congé, ou pour caufe de maladie, fans encourir une peine humiliante. Les voyages maritimes & lointains de nos infulaires n'avoient pas été tous heureux. Plufïeurs fois les vaiifeaux avoient manqué de périr, & 1'équipage s'étoit vu contraint, pour les alléger, d'en jeter le chargement a la mer. Ces pertes réelles , qui pouvoient être plus malheureufes , prouvoient que le commerce extérieur eft fujet a des accidens & a des revers facheux. Cependant la cupidité ne voyoit que les fuccès du commerce, qu'elle élevoit fort au deffus des autres profeffions. Les expéditions des Ardent, & les profits confidérables qu'ils en avoient tirés , avoient fur-tout répandu le préjugé (ailleurs trop commun) de la fupériorité du commerce fur 1'agriculture; & les travaux champêtres, pour lefquels on n'avoit plus autant d'émulation qu'autrefois , comrr.encoient alanguir. Robert voulant arrêter Ie cours de ces erreurs funeftes, fans por=» jter néanmoins atteinte a la liberté du com-;  L'ISLE INCONNUE. 483 merce & des citoyens, publia un édit, oü, après avoir fait un éloge magnifique du premier des arts, il ordonna que, dans la concurrence des places a remplir, les cultivateurs , a mérite égal, feroient préférés a tous autres. Ces courfes lointaines avoient produit un autre mal, en tenant, une partie de 1'année, un grand nombre de jeunes gens hors de 1'ifie. La vie difiipée que mènent les marins, les mceurs étrangères qu'ils ont fréquemment fous les yeux, & qui influent néceffairement fur leur manière de penfer & fur leurs habitudes, avoit rendu cette jeuneffe indifférente aux grands principes de religion, d'économie, & de politique , qu'on lui avoit enfeignés dans les écoles. La plupart les avoient perdus de vue, ou les méprifoient, ainfi que la fimplicité de nos mceurs. Ces commencemens de défordre étoient d'une trop grande conféquence, pour qu'on dut les tolérer; auffi le fouverain, qui avoit particulièrement a cceur le maintien de l'inftruétion publique, & qui défiroit que la fcience des droits Sc des devoirs de 1'homme fut profondément gravée dans 1'ame & dans 1'efprit de tous les citoyens , paree qu'il favoit que 1'inftruction conftante pouvoit feule établir en préjugés d'opinion les vérités effentielles au bonheur de la fo- Hh ij  484 L'ÏSLE INCONNUE. ciété, & que 1'ignorance des vrais principes étoit la fource de tous les maux publics, le fouverain fit un réglement qui foumit a un févère examen fur cette dodine, tous les jeunes gens qui voudroient partir pour des voyages de long cours , & leur défendit de s'éloigner de 1'ifie, s'ils ne répondoient point d'une manière fatisfaifante a leurs examinateurs. Ce ne fut pas tout. Perfuadé que, pour rallumer Ie zèle dans tous les efprits, les lecons de 1'exemple feroient encore plus puhTantes que les ordonnances, & qu'en le voyant exad a remplir fes devoirs, fes fujets s'emprelïeroient de s'acquitter des leurs , Robert voulut fe montrer en tout digne de fa place , dont une des plus nobles fondions eft celle de premier inftituteur. Dès que fa fanté fut entièrement rétablie , il affembla les citoyens , &c leur remettant fous les yeux les points les plus intérelfans des obligations fociales , leur fit une exhortation pathétique pour les porter a y être fidèles. Les difcours publics & pleins d'affedion qu'il a depuis continués régulièrement chaque mois , ont produit 'e plus grand effet fur tous les infulaires. II s'eft d'ailleurs montré doux , affable, acfelfible a tous fes fujets fans diftindion, at-  L'Isle inconnue: 4Sf tentif a leur rendre une juftice prompte & toujours impartiale, a favorifer les talens , a récompenfer le mérite, a humilier le vice , en lui refufant toute faveur 8c tout emploi; enfin a mettre la plus grande économie dans la dépenfe des revenus publics. Par cette conduite fage 8c conftante, Robert eft devenu fidole de fes fujets. Chacun d'eux eft perfuadé que le prince les regarde tous & les chérit comme fes enfans; ils voudroient tous, aux dépens de leurs jours', pouvoir ajouter aux fiens , 8c il n'y en a pas un qui, jaloux d'obtenir fa confiance, de mériter fes bontés, ne faistt avidement 1'occafion de lui prouver fon amour 8c fön dévouement. C'eft une jouiffanee pour eux que de voir leur prince; ils n'en parient pas fans s'attendrir. Telle eft la récompenfe qu'un bon roi trouve toujours dans le cceur de fon peuple. De cette union intime entre les infulaires 8c le fouverain , de cette réciprocité d'affection & de confiance, font réfultés tous les effets que l'on pouvoit en attendre. L'émulation la plus vive, 1'activité la plus ferme ont reparu , 8c fe montrent de toutes parts. Les citoyens qui étoient demeurés fideles aux lois 8c a la conftitution , ont redoublé de zèle pour le bien public, 8c ceux qui avoient eu le malheur da Hhüj  485 L'IsLE INCONNUE. s'égarer, ont tenté les plus grands efForts pouê faire oublier Terreur d'un moment. Toutes les elaffes de la fociété, toutes les families, tous les individus s'occupent maintenant en paix & avec ardeur du foin de leurs affaires. L'agriculture, plus refpe&ée & plus honorée que jamais, prend chaque jour de nouveaux accroiffemens, multipüe les produits au dela de tout efpoir, affermit la paix & la concorde, Sc, faifant couler dans tous les rameaux de l'arbre focial une sève plus abondante, répand fur tous fa bénigne influence, & les couvre de fleurs Sc de fruits. Le commerce, qui lui doit fon exiftence, jouiffant pleinement de Timmunité & de la liberté dont il a befoin , a fingulièrement profité des fuccès du laboureur pour s'ouvrir de nouvelles routes, pour étendre fes relations; & fans ceffe il fert a fon tour a augmenter encore les progrès de la culture, en multipliant les échanges, en rendant la circulation plus aétive, en facilitant les confommations Sc les jouiflances, qui, par fes mains, rendent a la terre les avances qu'elle leur a faites. Cet accroiffement de richeflès & de facilités a porté Taifance des propriétaires Sc des commercans a un point oü ils ne 1'avoient jamais vue, leur a fait naturellement défirer des  L'ISLE INCONNUE. 487 jouiiïances plus variées , des commodltés plus agréables, des ouvrages mieux entendus, des fagons plus foignées & plus délicates; en forte que non feulement les arts utiles , mais les arts d'agrément, recherchés & encouragés par la concurrence de ceux qui demandent leurs fervices, trouvant le prix de leur temps Sc de leur induftrie dans une portion des revenus de la terre, que leur diftribuent ceux qui les emploient, fe multiplient & fe perfectionnent tous les jours. Enfin le revenu public, qui doit toujours fuivre la progreffion de ceux duterritoire, ayant confidérablementaugmenté par cette marche, a donné les moyens au gouvernement de mieux traiter les citoyens qui font a fes gages, de faire de plus fortes avances pour famélioration du patrimoine com- , mun, Sc de rétablir folidement le règne de 1'ordre & de Ia juftice. Ainfi , les fuccès de 1'agriculture, caufe première de tout bien dans un état, & la perfuafion intime & générale de fes puiflans effets fur toutes les clafles Sc fur toutes les profefiions de la fociété,donnent a la nötre la vie & le bonheur. Tout s'embellit, tout profpère dans cette ifle heureufe. On auroit peine a croire, fi cm ne le favoit pas, que la fociété qui 1'habite ne date pas d'un fiècle; qu'elle a commencé Hhiv  488 L'Isle inconnus: par deux perfonnes, & que tous les membres4 en font les enfans. On He pourroit fe figurer, fi on ne le voyoit de fes yeux , tout ce qu'a fait cette fociété, depuis fa naiffance jufqu'a nos jours, & Ie point de grandeur & de profpérité ou elle eft parvenue. De Martine & Dona Rofa nous en ont montré cent fois leur étonnement, & nous ont dit avec enthoufiafme, qu'ils ne croyoient pas qu'il y eüt fur k ,terre Un PeuPIe& u" pays comme le notre; qu'ils n'en connoiifoient auounpar eux-mêmes, ni d'après lès récits des voyageurs, oü les droits & les propriétés des citoyens fuffent plus affurés, les lois plus conformes è celles de Ia nature , oü l'autorité du fouverain fut mieux réglée, la puiffance du gouvernement moins abufive, oü enfin Ie nceud qui lie le chef aux citoyens, fut plusferme & plus étroit j que d'ailleurs nufle contrée n'offroit une fcène plus riche, plus variée & plus raviffante que celle de notre ifle. En effet, il feroit difficile d'imagïner rien de plus beau & de plus animé que cet heureux coin de terre fi favorifé de la nature , & fi fertilifé par 1'induftrie & les travaux de fes habitans. Ce ne fera bientót qu'un jardin magnifique, entremêfé de jolies habitations , qui, dans fa noble fimplicité, réunira tous  L'IstE incönnue; 4$9 ïes agrémens relégués ailleurs dans le pays des fables-, & tel qu'il eft en ce moment, il caufe la plus douce émotion a 1'obfervateur enchanté de le contempler. Auffi loin que la vue peut s'étendre , tout Hatte, tout intérene les yeux furpris. Les bois fuperbes & toujours verts, qui couronnent le fommet des collines dont le vallon eft entouré , & la cïme bleuatre de montagnes qui le terminent & fe montrent comme un nuage dans le lointain, forment la bordure de cet immenfe tableau. Ils frappent d'abord les regards par leur majefté ; mais ils ne lés fixent pas. On fe laiiTe bientöt aller naturellement au plaifir de les porter fur le fein de la vafte campagne qu'ils renferment La, les champs, les prés, les bofquets, les vignes, lesvergers, cultivés, arrofés d'une main foigneufe & vigilante, préfentent une parfaite image de 1'empire que le génie & le travail conftant de 1'homme ont acquis fur la nature paffive & brute, & les changemens favorables qu'il peut opérer dans 1'ceuvre de la création, pour forcer la terre a payer fes foins empreffés de tous les tréfors de fa fécondité, & a fe parer des ornemens qui peuvent la rendre plus belle. Nulle part on në trouve rafièmblées toutes  4PO L'Isrs INCONNUE. les produétions de chc-ix de divers pays da monde, qui croiffent aujourd'hui dans notre ifle, & nulle part le climat, le fol, & Ia main de 1'homme ne donnent a celles qu'ils font naitre, & qu'ils favorifent , la vigueur & la beauté qu'ont celles de cet heureux paysf Enfin on chercheroit vainement un autre payfage, oü la variété des lues, la diverfité des objets, «5c Ie piquant des contraftes, ferment un enfemble auffi délicieux. Ici, les blés d'Europe couvrent les champs; la, c'eft Ie riz, dont fe nourrit I'Afie; plus loin, le maïs, qui tient lieu de pain au nouveau monde. La monotonie de couleur qu'offrent les terreslabourées ou chargées de moiffons, eft relevée par la verdure perpétuelle, 8c différemment nuancée, des bofquets frais 8c des rians vergers qui les féparent fréquemment, par les jardins «5c les maifons de campagne, ifolées 8c gaies, qui en font voifines, 8c par le large canal de la rivière qui, coupant Ie vallon dans toute fa longueur, fépare en deux bandes les vafles prairies qui la bordent. L'air, par-tout embaumé des doux parfums que les arbres fleuris exhalent ici toute 1'année , flatte I'odorat , «Sc porte jufqu'au cceur une fenfation voluptueufe, tandis qu'on s'étonne de voir croitre «5c mürir de toutes parts les fruits de 1'Afrique*  L'ÏSLE INCONNUE. 49* des Philippines, des Moluques, & les grappes colore'es de la vigne pendre en feftons fous le feuillage protefteur des grands arbres qui leut fervent de foutien. Ajoutons encore a ce tableau tout ce qui peut lui donner de la vie ; & les nombreux troupeaux qui paiffent ou bondiffent dans les prés; & les bergers qui les conduifent au fon du haut-bois & du chalumeau; & les laboureurs qui cultivent les terres, & charment leur travail en chantant; & les troupes joyeufes & bruyantes des faneurs, des moifibnneurs, des vendangeurs; & les infulaires, qui, pour leurs affaires domeftiques, ou celles de leur commerce, parcourent les chemins publics ou vont en bateau fur Ia rivière ; tout concourt a vous donner 1'idée d'une fociété paifibie, occupée , laborieufe, vivant dans 1'aifance & dans le bonheur qui la fuit, fous le meilleur gouvernement & dans le plus beau pays de la terre. Dans cette heureufe fituation , la colonie n'avoit a défirer que de voir le bonheur perfonnel du prince , auffi parfait & auffi folide que celui dont elle jouit. On favoit, qu'épris des charmes de Dona Rofa, touché de fes vertus & de fes rares qualités, il afpiroit depuis long-temps a lui plaire , & a lui faire agréer fon cceur & fa main; mais  H92' I/ISLE INCONNUE.1 «que cette belle étrangère, trop fenfible encorè a la perte de fon époux, & au chagrin d'avoir été , quoiqu'innocemment, la caufe des troubles & des divifions de la fociété, différoit toujours de s'engager dans de nouveaux Hens. Elle connoilToit pourtant le vrai mérite de Robert, elle lui rendoit juftice, & n'étoit rien moins qu'indifférente a 1'attachement refpectueux & tendre qu'il ne cefToit de lui montrer, a Ia préférence qu'il lui donnoit fur toutes les femmes de 1'ifie, en Ia prefTant de partager fon tröne & fa deftinée. Mais cela même étoit un obftacle aux vceux du prince; car , auffi pleine de délicatelfe que de générofité, Dona Rofa faifoit difficulté de céder a fes inflatie-es, de peur qu'on ne penfat qu'elle n'étoit mue , en y cédant, que par des vues d'intérêt ou d'ambition. Étrangère dans la colonie , fans parens &fans fortune, cette confidération lui paroiffoit toute naturelle. Elle craignoit fur-tout que l'amour du prince venant a s'affoiblir, les reproches qu'il pourroit fe faire un jour fur Ie choix d'une époufe, ne féloignaffent d'elle entièrement. A;nfi, Robert avoit a combattre dans 1'ame de f efpagnole, Sc la tendreffe qu'elle confervoit a Don Pedro, & fa trop grande modeftie , Sc fes fentimens même pour le prince. Elle avoit  L'ISLE INCONNUE. 4Q3 tenu long-temps fecrète cette facon de penfer. Cependant Robert, qui ne pouvoit plus vivre fans la polféder, la preffant un jour plus inftamment de céder a fa tendreffe , elle lui fit connoitre les fcrupules qui farrêtoient. Robert n'oblia rien pour les diflïper. II convint avec elle que Don Pedro méritoit de juftes regrets, qu'elle devoit en garder un tendre fouvenir; mais il lui dit que le tribat de pleurs & de foupirs qu'elle lui payoit depuis fi long-temps, avoit pleinement fatisfait a ce qu'exigeoit fa mémoire. II s'efforca de lui faire fentir adroitement qu'elle deviendroit injufte envers elle-même , envers la fociété, envers celui qui 1'adoroit, & qui brüloit depuis tant d'années du déGr de la rendre au bonheur, en affurant le fien propre & celui de la colonie, fi elle fe refufoit encore au doux plaifir de faire tant d'heureux; qu'elle ne connoiffoit pas fon propre mérite, fes fentimens a lui, ni 1'affeftion refpeétueufe qu'avoient pour elle tous les infulaires , fi elle pouvoit penfer qu'on changeat jamais d'opinion & de fentimens a fon égard. Enfin, après avoir fait 1'apologie de fa conduite auprès d'elle, il lui jura , d'une manière fi tendre , une éternelle confiance, qu'il ébranla fa réfolution. Mais ce qui acheva de ia déterminer, fut une confidence du prince,  L'ISLE INCONNUE. qui lui apprit que les principaux de 1'ifle devoient venir la fupplier de couronner les vceux de leur fouverain, & 1'alfurer d'avance de toute leur gratitude, fi elle daignoit les écouter. Dona Rofa ne voulut pas qu'il put imaginer que d'autres avoient plus de pouvoir que lui fur fon efprit, & qu'il 4eur devoit le confentement qu'il avoit en vain follicité jufqu'a cejour. Elle fit donc au prince, en rougiffant & avec un air charmant de timidité, au travers duquel on pouvoit lire feffime parfaite, & la tendre reconnoiffance qu'il lui avoit infpire'e, un aveu de fes fentimens, qui le combla de joie. Élle lui promit en même temps de fe rendre a fes volontés, & de lui confacrer fon cceur & fa vie au pied des autels. « Je ne vous demanderai qu'une grace, ajouta-telle, c'eft de vouloir me permettre d'aller encore pendant neuf jours pleurer fur la tombe de mon époux, pour fatisfaire , autant que je le puis , ames premiers engagemens, & pour adoucir les reproches que je pourrois me faire fur ceux que je vais prendre ». Robert, enchanté de ces promeffes, & de toucher au terme de fes défirs, lui dit tout ce que 1'excès de Ia joie & de la reconnoiffance pouvoient infpirer au cceur le plus fenfible & le plus aimant. II fe foumit, fans murmurer,  LISLE INCONNUE. 49^ a ce qu'elle exigeoit de lui •, majs il obtint d'elle a fon tour qu'elle ne prolongeroit pas le délai de neuf jours, & que le dixième feroit celui de leur mariage. Toute la colonie applaudit avec tranfport a cette heureufe nouvelle, & s'emprelfa d'en féliciter le prince & Dona Rofa. De Martine fut un des premiers qui leur en témoigna fa vive fatisfaction. Ses fentimens pouvoient le mettre au rang des meilleurs citoyens, & il avoit réfolu de fe fixer dans notre ifle; d'ailleurs il étoit depuis long-temps ami de Dona Rofa, & fïngulièrement eftimé de Robert. II en fut accueilli comme il le méritoit. Le prince, qui, dans fon bonheur, auroit voulu rendre tous ceux qu'il aimoit auffi heureux que lui-même, embraffa de Martine, & lui dit : « Mon cher ami, je vais être bientöt au comble de mes vceux , en recevant la main d'une femme adorable. Ne pourrai-je pas vous faire un pareil fort? Vous êtes ici depuis plufïeurs années ; vous ne voulez pas nous quitter, & vous avez raifon. Vous ne trouverez nulle part des hommes qui vous aiment & vous chérifTent autant que nous : mais vous demeurez ifolé dans la fociété que vous avez choifie ; vous ne tenez a aucune familie. Votre coeur ne nous fait-il  '4p6* L' ÏSLE INCONNUE. pas fentir le befoin de vous unir a une douce compagne, pour vivre heureux ? Ah ! fi j'en crois mon cceur, fi j'en crois méme quelques indices, qui ne me paroiffent pas équivoques, vous n'êtes pas indifférent aux charmes d'une de nos belles infulaires, & elle ne recoit pas avec colère les vceux que vous lui adrefTez. Parlez, mon cher de Martine, & fi mes conjeótures fe trouvent juftes, foyez fur d'avance de mon approbadon Sc même de mon appui, pour contribuer au bonheur de deux perfonnes qui me font infiniment chères ». De Martine rougit d'abord de fe voir deviné par le prince ; mais la manière dont Robert 1'avoit recu, le ton de bonté dont il lui parloit, & 1'affurance pofitive qu'il lui donnoit d'approuver & de protéger fon amour, 1'engagèrent a lui faire 1'aveu du fecret de fa vie. II n'avoit pu voir de prés & tous les jours Elife, fceur du prince, fans être vivement touché de fon mérite & de fa beauté. Il n'avoit ofé lui déclarer de vive voix fes fentimens ; mais fes yeux, fes attentions, fes affiduités le lui avoient dit d'une manière fiperfuafive, qu'elle n'avoit pu s'y méprendre, ni s'y montrer infenfible ; & fa complaifance a 1'écouter, le plaifïr qu'elle éprouvoit en le voyant, & qu'elle ne lui cachoit pas, pouvoient flatter de  L'ISLE INCONNÜE. '4p7 de Martine de la plus douce efpe'rance. II pria le prince de lui pardonner la témérité de fes vceux, & de ' confidérer que ce n'étoit. que par obéiffance qu'il les lui faifoit connoitre; qu'il ne s'étoit jamais permis d'en parler même a la princeffe. « Et que vouliez-vous attendre ? lui demanda Robert », « Que le temps, répliqua de Martine, & de plus grands fervices me rendiffent plus digne d'elle & de vous, & puffent vous faire oublier la diftance qui nous fépare ».« Allez, mon cher de Martine, lui répondit le prince en fouriant, votre modefde eft en vous un mérite de plus ; mais fans ma pénétration elle vous eüt peu fervi. Je ne connois perfonne dans la colonie qui foit plus fait que vous pour afpirer a la main de ma fceur. Nous vous devons tous ici de la reconnoiffance; j'efpère qu'elle voudra bien nous acquitter envers vous. J'ofe vous répondre de fa déférence , & en m'exprimant ainfi, je ne crois pas vous faire une promeife indifcrète. Je vous réponds en même temps du confentement de ma mère; elle vous eftime trop, elle aime trop fes enfans, pour nous le refufer. Je vais les prier 1'une & 1'autre d'approuver vos fentimens, de couronner votre conftance; & je me flatte bien d'en obtenir ce que votre cceur défire. En attendant, je fuis bien aife Tom. III. I i  ê]#8 L'IsLE INCONNUE. de vous affurer qu'aucune alliance ne fauroit m'être plus agréable que la votre, & qu'en m'applaudifTant de ma découverte, je me félicite fincèrement de pouvoir vous donner ma foeur, & de faire ainfi bientöt votre commune félicité. Le prince paffa fur Ie champ chez Adélaïde &chezElife; 8c , comme il 1'avoit bien prévu, il les trouva favorablement difpofées pour de Martine. II leur expofa les vceux de cet honnête homme, & les pria de les agréer. La mère confulta fa fille, quirépondit, en rougiffant, qu'elle avoit pour de Martine la plus parfaite eftime; qu'elle dépendoit entièrement du prince & de fa mère, & qu'ils pouvoient difpofer de fa main. Adélaïde recut alors la demande du Prince , & lui donna fon confentement de la manière la plus flatteufe. Robert vint lui-même apporter a de Martine cette bonne nouvelle, qui le jeta dans 1'extafe. II le préfenta aux princeffes ; & dans le tiouble oü il étoit, de Martine put a peine leur faire entendre ce qu'il éprouvoit, par quelques mots entrecoupés ; mais fon embarras même étoit plus éloquent que le plus beau difcours. Elles lui confirmèrent toutes deux ce que Robert venoit de lui dire; & celui-ci Ie mit au comble de la joie, en I'affurant que le même jour ou  L' I S L E INCONNUE. 499 Dona Rofa devoit unir fon fort a celui du Prince, feroit celui oü fa fceur Elife donneroit fa main a de Martine. Les préparatifs de ces deux mariagesfe firent aurfi-tót, Sc tous les citoyens fe difposèrent a les célébrer par de brillantes fêtes. Nous n'en ferons pas ici la defcription. Nous dirons feulement que le même jour les deux illuftres couples furent unis fuivant leurs défirs , & a la fatisfaftion générale des infulaires, Sc que tout ce qu'on put imaginer pour donner plus de pompe & de magnificence a cette doublé cérémonie , plus d'éclat Sc de gaïté aux repas Sc aux divertiffemens qui la fuivirent, fut mis en oeuvre, & réuffit a fouhait. Depuis ce moment, le prince Sc Dona Rofa, Elife & de Martine font auffi heureux qu'ils peuvent 1'être. Chaque jour accroit Sc juftifie leur mutuelle tendreffe; leur union , bénie du ciel, Sc déja féconde , promet de nombreux rejetons, Sc la certitude du bonheur de ces auguftes époux augmente celui de la fociété. N'oubfions pas de dire ici que ces fêtes Sc ces plaifirs n'ont que légèrement fufpendu les tra* vaux ordinaires de la colonie, Sc qu'ils n'ont pas ralenti les foins ni Tactivité du prince pour le bien de 1'adminiftr'ation en général, Sc en particulier pour la conftrudion des monumens I i ij  yoo L'ISLE INCONNUE. publics, commencés ou continués par fon ordre9 entre lefquels nous devons noter ceux qu'on vient delever a la gloire des bienfaiteurs de 1'ifle. Si l'on a fait de fi pompeux éloges des monumens des peuples anciens ou modernes, remarquables par leur grandeur & leur magnificence , tels que les pyramides d'Eg.ypte , Ie colofle de Rhodes, les palais de Babylone & de Perfépolis, les temples & les théatres de la Grèce Sc de Rome , les arcs funéraires de Ia Chine,Scc., qui, la plupart , n'ont été batis que par forgueil, la fuperftition, ou la vanité, quelle idéé ne devroit-on pas fe faire de ceuX qui honorent Sc embellifïent notre patrie ? Aucun peuple , nous ofons le dire, n'a jamais exécuté, n'a jamais concu le plan de pareils monumens. Ce n'eft pas que les nötres 1'emportent fur tous les autres par la hauteur ou 1'étendue de 1'édifice, par la majefté de i'architecture, par la richeffe des ornemens. Nos prétentions feroient fans doute mal fondées a cet égard. Nous n'avons regardé que comme fecondaires ces objets qui faifoient tout le mérite des fept merveilles du monde. Les princes qui les firent batir n eurent d'autre but que de frapper d'étonnement le fpeétateur, & de jeter la poftérité dans 1'adiniration de leur grandeur Sc de leur puiffance;  L'ISLE INCONNUH. JOI projets vains , dont 1'execution alTujettit les peuples des pays oü elles furent conftruites , a de longs & penibles travaux & a d'énormes dépenfes , fans autre fruit pour eux & pour 1'humanité , que de tromper les efprits , en leur infpirantunefauffe eftime pour les ouvrages & les monumens d'oftentation Sc de vaine gloire. Des vues plus faines & plus louables au contraire ont fait concevoirSc porté les notres a leur perfecïion. L'on s'y eft propofé, non feulement d'bonorer la mémoire des morts , qui, par leurs vertus publiques, leurs travaux & leurs fervices , ont dignement rempli leur tache de citoyen , & bien mérité de la patne; mais d'inftruire les vivans Sc les races futures , & de les embrafer du feu de 1'émulation, en y confacrant a perpétuité les noms de ces hommes célèbres, ainfi que les actions & lestraitsglorieux qui les diftinguèrent de leurs contemporains; enfin , de faire de ces monumens un dépot public des faftes Sc de l'hiftoire de 1'ifle, ouvert: en tout temps a tous les infulaires , dans un édifice majeftueux, embelli de tous les omemens dont la nature Sc 1'art pouvoient le parer,, & fitué dans le plus beau lieu du monde. En fe déterminant a élever ces monumens qui femblent s'éloigner de la fimplicité de nos. mceurs , les' anciens de la colonie, ni lepnnqa ïiiij  $02 L' I S L E INCONNUE. lui-même , n'ignoroient pas ce que l'hiftoire nous apprend de 1'abus que 1'orgueil & la vanité avoient fait tant de fois chez d'autres peuples, de ces marqués honorifiques d'efrime publique. Ils favoient que , plus ces peuples s'étoient corrompus , plus Ia flatterie avoit multip'ié les ftatues , les obélifques , les arcs de triomphe, &c. , a la gloire des hommes puiffans, quelquefois les plus dignes de haine & de mépris; que louvent même elle les leur avoit prodigués pendant leur vie ; ce qui, en aviliflant ces monumens aux yeux des hommes fages & modeftes , en avoit fait de nouveaux moyens de corruption pour les autres. Mais ils favoient auffi que le premier témoignage de reconnoiffance qu'une fociété doit aux fervices & aux vertus qui lui furent utiles, eft d'en gairder , d'en perpétuer le fouvenir; que 'e défir de vivre a jamais dans la mémoire & 1'eftime de la poftérité , eft le plus puiffant & le plus noble ftimulant des ames, pour les porter aux actions & aux vertus les plus fublimes, & que la récompenfe qui coüte le moins , eft celle qui fe paye en honneurs ; enfin que la poffibilité d'abufer d'une chofe bonne en elle-même , ne doit pas engager a en défendre 1'ufage , mais feulement a ie régler. En conféquence, Robert fit une loi, par laquelle il déclara, i°. que les  L'IsLE INCONNUE. S°3 grands fervices rendus a la colonie feroient récompenfés par la mention honorable qu'on en feroit dans les monumens publics ; 2°. que cet honneur ne leur feroit accordé qu'après leur mort i 30. qu'il ne pourroit leur être décerné que dans une affemblée nationale, & d'après le vceu général de la fociété; 4°. qu'on n'y accorderoit un tombeau qu'aux hommes du plus grand mérite; enfin qu'on n'érigeroit jamais dans ces monumens d'autres ftatues que celles des fondateurs. Par ces précautions d'une fage prévoyance , nous nous fommes fans doute mis è 1'abri des abus qui pouvoient un jour s'introduire dans cet établiffement. La defcription que nous avons déja faite du maufolée du Père, a pu donner une idéé de nos monumens funèbres; car le grand nombre de ceux qu'on a conftruits depuis , & qui , avec le premier, font maintenant un tout régulier & parfait, ont tous la même forme, la même grandeur, le même ordre d'architeóture ; mais il convient d'ajouter ici quelques détails , de parler des infcriptions qui décorent certains maufolées, pour bien donner a connoitre en quoi ils différent des autres , & faire mieux fentir tout 1'effet de 1'enfemble. Qu'on fe reporte donc un moment a celui des fondateurs, & qu'on fe figure une longue I iiv  504 L'IsLE INCONNUE.' fuite de monumens fernblables , précédés dé même d'un beau périftile, qui, joint a celui-ci, fait, avec les fuivans, une vafte galerie; qu'on fe repréfente en méme temps un corps de batiment , égal au premier, placé vis-a-vis , a deux cents pas de diffance, on fe fera une idéé jufte de 1'étendue, de la difpofition, & de Ia forme extérieure de ces monumens.Cefont deux ailes parallèles & deux longues colonnades , féparées 1'une de 1'autre par une peloufe de fix cents pas de long, fur deux cents pas de large. Des deux cötés, & derrière les monumens, plufïeurs allées de grands arbres élèvent leurs têtes fuperbes au deffus des toits, & les couronnent majeftueufement d'un feuillage toujours vert. Au bout de i'efplanade , & a une égale diftance des deux ailes , on voit le tombeau de M. d'Aliban & la pyramide érigée a fa mémoire, entourés de palmiers & d'autres arbres épais, qui font avec ce monument un groupe oü les yeux s'arrëtent avec une douce mélancolie. Tels font les premiers objets que préfentent les monumens aux regards des fpeöateurs. L'intérieur de chaque maufolée renferme un tombeau fait d'après 1'antique, mais dont Ja forme & les accompagnemens ne font pas les mêrnes que ceux des autres. Les ïnfcriptions gravées dans les entre-colonnes du pourtouc  L'ISLE INCONNUE; $0$ 'différent auffi néceffairement, comme différoient les vertus & les actions de ceux qu'elles doivent rappeler. La plupart de ces maufolées , préparés d'avance pour ceux des citoyens qu'on jugera dignes, après leur mort, d'être placés au rang des grands hommes de l'ifle,necontiennent encore que des cénotaphes ou tombeaux vides, fans ornemens ; & les entre-colonnes qui les entourent ne préfentent que des tables rafes , propres a recevoir les infcriptions qu'on y voudra graver. Le petit nombre de maufolées déja confacrés a la mémoire des bienfaiteurs de la fociété , & dont les corps y repofent, font ceux des fondateurs , de Henri & de Baptifte ; car on y a porté fes cendres de 1'ifle de Saméa. Les grands hommes fon t rares en tout pays; d'ailleurs la colonie eft trop moderne pour qu'elle ait pu faire en ce genre des pertes fort multipliées. Plaife au ciel qu'elle ne ceffe de nourrir plufïeurs de ces hommes rares, dignes d'être placés parmi fes bienfaiteurs, & qu'ils vivent affez long- temps pour lui donner de plus grands & de plusnombreux exemples de dévouement & de patriotifme, & pour éloigner les regrets qu'ils doivent laiffer après eux ! Les infcriptions qu'on lit dans ces maufolées, ne contiennent point d'éloges vagues , ni de lieux communs; elles offrent feulement de courts  yo6 L'Isle inconnue^ récits des faits glorieux des défunts, qui peuvent inftruire & toucher Ia poftérité. Le ffyle en eft neb!- & fimp'e, fans prétention , fans fuperfluités. Ce'les du tombeau des fondateurs préfentent fuccinctement Ie tableau de leur vie; c'eft-a dire , de leur unior» tendre & conftante, de leurs travaux , de leur gouvernement civil & domeftique, des lois que Ie Père nous a données, & de la mort funefte de nos chers parens. Le leéfeur, étonné de ce qu'ils ont fait, & convamcu qu'il n'eft pas donné a la nature humaine d'aüer plus loin , refte ému , attendri, pénétré dereconnoitTance & d'amour pour les vénérables auteurs de Ia colonie, & ne s'éloigne pas de leur tombeau , fans prendre la ferme réfolution de fuivre conftamment les grands exemples de vertus qu'ils nous ont tracés. Le maufolée de Henri, qui commence 1'aile gauche & fait face a celui du Père, eft moins orné que ce dernier ; mais fa fimplicité méme eft noble & touchante. Les infeription qu'on y voit peignent fon caraétère vertueux & plein de bonté, fa piété filiale, fon dévouement & fon courage pour Ia défenfe de Ia patrie, fon amour pour fon peuple, fes foins & fes travaux afiidus pour en aifurer Ie bonheur. Elles contiennentl hiftoire des chofes & des exploitsmémorables, préparés Sc conduits par fa fageffe.  L'ÏSLE INCONNUE. 507 & opérés fous fes ordres; 1'heureufe iffue des guerres de fifle contre les nègres , la paix & 1'alliance conclue avec eux , la civilifation & 1'inftruétion de ces peuples-fauvages , les relations de commerce & de politique établies avec les indiens & les chinois ; enfin les établiffemens publics faits fous fon règne , & les lois qu'il a promulgue'es. Si 1'idée qu'elles nous donnent de ce prince jufte & débonnaire , n'eft pas auffi fublime que celle que l'on a du vénérable fondateur , elle eft pourtantbien confolante pour 1'humanité , bien encourageante pour fes fuccefleurs , bien attendriffante pour les infulaires. Peu de chefs de nations lailTent après eux une mémoire auffi refpeótable & auffi glorieufe. II n'a pas régné long-temps, & dans la courte durée de fon règne, il a plus fait pour fon peuple , que tant de monarques puiffans & renommés n'ont fait pour les leurs , durantun grand nombre d'années qu'ils ont tenu le fceptre. Si le ciel , propice a nos vceux lui eut accordé de plus longs jours , il fe fut peut-être élevé a la hauteur du chef qui 1'avoit précédé, & quiluifervoit de modèle. Telle eft du moins 1'opinion de ceux qui l'ont bien connu. A cöté du maufolée de Henri, eft celui qui ïenferme les cendres de Baptifte. II eft encore  $o3 L'Isle inconnur plus fimple que celui de fon frère , corrtmg il doit 1'être a tous égards. Le mérite de Baptifte , comme fon rang & fa réputation , étoit bien loin d'atteindre a celui de nos premiers chefs. Il laifloit une mémoire peu fixée; auffi 1'affèmblée générale, qui lui accorda 1'honneut du monument, ne s'y détermina point fans difcufiïon, & fans avoir bien examiné toutes les actions de fa vie publique ; mais 'a fomme des fèrvices qu'il avoit rendus ala fociété 1'emporta dans la balance fur les défauts de fon caractère, & fur les imprudences & les fauffes démarches que fon exceffive délicateffè & fon ardeur impétueufe lui avoient fuggérées. II avoit congu Ia plus violente paffion pour Adélaïde, paffion condamnée par fes parens , comme capable de troubler toute la familie ; & fon dépit 1'avoit porté a s'en féparer , & a fuk dans une partie de fifle jufqu'alors inconnue; mais par un généreux effort, i! avoit profité de fon exil pour vaincre fon amour, il avoit dompté le reffentiment que lui infpiroit la préférence donnée a fon rival Son excurfion hardie étoit devenue l'occafion fortuite de Ia guerre longue & fanglante des fauvages contre nous ; mais i! y avoit donné les plus grandes preuves de courage & d'habileté, & fes exploits rnuhipüés & remarquables en avoient affuré re  L'IsLE INCONNUE. JÖ<) fuccès. S'il avoit de fes talens une trop haute opinion , s'il en tiroit vanité, s'il prenoit quelquefois un ton peu convenable avec fes frères & fes neveux, on ne pouvoit lui difputer la gloire d'avoir été leur maïtre dans 1'enfeignement de tous les arts utiles a la fociété , ni s'empêeher de convenir qu'il avoit non feulement concu , mais conftruit lui-même la plupart des grands. ouvrages qu'on voyoit dans 1'ifie, & qu'il n'y en avoit pas un feul a la confection duquel il n'eüt contribué de fes lumières ou de fa main. Enfin fi on le blamoit de n'avoir pas écouté les avis falutaires des fondateurs, lors de fon dernier voyage , l'on convenoit généralement que c'étoit par un caprice d'humeur , plutöt que par un manque d'affection pour eux & pour la colonie; tk, convaincu de fon zèle pour le bien commun, chacun étoit perfuadé que s'il eüt vécu plus long-temps , les trames odieufes de "Wilfon n'auroient pas eu lieu, qu'il auroit enfin connu ce perfide , & préfervé Richard & le refte de fa familie du n\alheur de partager fa honte & fon fort. Les infcriptions du maufolée de Baptifte expofent fidèlement tout ce qu'on peut lui reprocher , comme ce qu'il a fait de louable. Elles tiennent ici la place de l'hiftoire, dont le premier devoir eft de dire la vérité,  SlO L'ïsLE INCONNUE. & qui , pour 1'inftruction des vivans , dolt toujours parler des morts fans flatterie & fans paffion. Cette legére efquiffe fuffit pour faire comprendre combien ce bel établiffement doit être dans la fuite intéreffant & utile a la fociété, en lui mettant fans celle fous les yeux les principaux événemens de notre hiftoire; en retracant a la jeuneffe tous les actes de courage, de patriotifme, de magnanimité des hommes généreux, qui, dévoués a la patrie, font fervie par leurs travaux , dirigée par leurs foins , illuftrée par leurs lumières, & les exemples de vénération & d'attachement pour les lois , les plus frappans & les plus propres a élever 1'ame, & a remplir le cceur du noble défir de les imiter, de les furpafTer même, s'il eft poffible. On doit concevoir que les pères qui meneront leurs enfans , les maitres qui conduiront leurs difciples dans ces vaftes galeries & les parcourront avec eux, en leur imprimant d'abord le plus grand refpect pour la mémoire des hommes illuftres dont elles ornent les tombeaux , leur montreront foigneufement & leur rendront familier le grand livre oü font confignées les belles aétions qui les ont illuftres; qu'ils les paffionneront pour la vraie gloire, que donnent feulement les vertus utiles & les fer-  L'ISLE INCONNUE. yil vicés rendus a la patrie & a i'humanité. C'eft ainfi que, dans notre ifle, les monumens décernés aux hommes célèbres qui ne font plus, doivent inftruire , confoler, & encourager la ge'ne'ration vivante & les races futures; c'eft ainfi quel'attention & la reconnoiflance éclairée d'un bon gouvernement tirent des honneurs qu'il rend auxcendres des hommes vraiment utiles, des moyens puiffansd'en faire éclore de nouveaux , & de les multiplier , au grand avantage & a la gloire de la fociété. Nous allons terminer ici la rédaétion de ces mémoires. Nous avons rapporté les détails des faits arrivés parmi nous jufqu'a cejour(i), avec toute 1'exactitude & 1'impartialité d'un écrivain qui, ambitionnant 1'eftime de fes lecteurs , chérit fur-tout la vérité , & fe refpeóte lui même. Le temps & les circonftances ameneront peut-être d'autres événemens qui mériteront d'être recueillis & de paffer a la pof- (i) En examinant & en rapprochant, avec beaucoup d'attention, les cüiférentes époques des faits rapportés dans ces mémoires , & dont il femble qu'on ait voulu nous dérober a deffein toutes les dates , nous avons cru povvoir conjeaurer que le te:nps ou Philippe a fini cette rédaétion, peut fe rapporter vers les année 17^ ou 176?, Note de l'éditeur.  j"l2 L' I S L E IMCONNUE, térité; mais plaife au ciel que ceux qui fe char* geront de les lui tranfmettre, n'aient jamais a retracer des troubles & des malheurs femblables a ceux que nous avons éprouvés, & que Ie cours paifible des chofes, fous un gouvernement jufte & profpère , ne leur laiffe d'autre foin que celui de peindre les progrès & le bonheur de Ia colonie ! Heureufes les nations qui n'offrent aux pinceaux de l'hiftoire que ces tableaux tranquilles & confolans , au lieu des fcènes tumultueufes & fanglantes qui ne 1'occupent que trop fouvent, & fur lefquelles 1'avide curiofité d'un leCteur oifif s'arrête avec complaifance! Heureufes celles qui n'ont, comme la notre , qu'a Vendre grace a Dieu de leur profpérité, & qu'a le prier d'accorder de longs jours aux dignes chefs a qui elles en font redevables, & qui ne s'occupent journellement qu'a les y maintenir ! La colonie n'a plus a défirer déformais que la continuation de fon bonheur. Elle ne ceffera point d'en voir raccroilfement, tant qu'elle refpeótera les principes de fa conftitution , tant qu'elle refiera fermement unie a fon chef dans fa foumiffion aux lois. La concorde, la paix, 1 amour du bien commun , lient aujourd'hui tous. les individus, toutes les families. Les peuples voifins, autrefois ennemis dangereux, font  L*IsLÈ INCONNUE. JIJ font maintenant nos amis ounos alliés. Nos relations s'étendent au loin dans les Indes & a la Chine , & par ces pays jufqu'en Europe. Les miffionnaires de Canton , & le bon Hiupen y entretiennent des correfpondances (i), qui, refluant jnfqu'a. nous, nous mettent en communication de commerce & de lumières avec toutes les parties du monde. II eft poffible d'en abufer; mais les fuites de cet abus font trop évidentes , pour qu'on ceffe de mettre dans ce commerce la plus grande circonfpeöion. Les annaleS de fhumanité ne parient pas d'un peuple conftitué comme nous, & auffi heureux que nous. Puiffe 1'exemple que nous leur offrons (2) ne pas demeurer caché dans Ia mer des Indes , & donner a (1) Ceci femble confirmer ce que nous avions déjk penfé; c'cft-a-dire , que M. Vander-Mur avoit lié une correfpondance intime & fuivie avec Hiu-pen, & que c'eft fans doute par le moyen de celui-ci que les derrières parties de ces mémoires font parvenues a M. Vander-Mur, ou du moins a fes héritiers. Note de l'éditeur. (z) Cette dernière phrafe prouve encore ce que nous avons dit dans la note précédente. Philippe tnontre ici 1'intention ou il eft dc faire connoïtre fes mémoires hors de la colonie. Par qui, mieux que par Hiu-pen & M. Vander-Mur, pouvoit-il y parvenir ? Note de l'éditeur. Tom. lil. Kk  P4 L'ISLE INCONNUE. toutes les nations & a tous les gouvernemens J le défir de nous imiter , pour devenir auffi heureux, & auffi conflamment heureux que nous le fommes (i) J (i) Nous devions joindre a ces mémoires un précis du catéchifme du citoyen, dont nous avons déja parlé, tome III , pages 47 , 48, ipj , & que nous réfervions pour terminer 1'ouvrage ; mais la groffeur du dernier volume nous force de renoncer a ce deffein. Cependant ceux de nos le&eurs qui pourroient le défirer, feront bientöt a même de fe fatisfaire a cet égard. Nous nous propofons de faire imprimer ce catéchifme en entier , avec plufïeurs articles intéreffans d'économie politique , que nous avons déja publiés en grande partie dans un recueil très-connu , mais trop volumineux Sc trop cher, pour être a la portee de toat monde. Note de l'e'diteur. Fin de l'IJle inconnue.  T A B L E DES CHAPITRES E T DES SOMMA IRES Contenus dans ce volume. Chap. XLIV. Récepiion quon fait aux européens délivrés; unfrangois racente comment ils étoient tombés au pouvoir des fauvages; on prend la réfolution d'employer la barque armée en guerre pour attaquer laflotte des nègres, lorfquelle sèloignera de VIJle, PaS' 7 Chap. XL V. Arrangemens intérieurs; diftribution des travaux champêtres ; régiemens nouveaux; inftitutions & ouvrages publics; abondance furprenante de denrées , commerce, circulation , &c., Chap. XLVL La barque armée en guerre rencontre laflotte des nègres antropophages, la combat, la difperfe, & la pourfuit jufques fur leurs cètes; fignes ihumiliation & de foumiffion de la part des fauvages: peines quon leur impofe; les navigateurs vont enfuite chei ks K k ij  $16 T A B L E. nègres ennemis des premiers ; ils y trouvent Don Pedro dans unfdcheux état; ils leprennent fur leur vaiffeau pour le ramener d l'ijle; ce qui leur arrivé en revenant de cette expédition, &c, 4g chap. XLVII. Les navigateurs de Tijle inconnue tranfportent a F ijle de Samea les indiens quils ont fauvés. Réception que le fouverain & le peuple de Samea font aux navigateurs. Ils leur iemandent des fecours & des confeils. Le roi leur permet un commerce d'échanges avec fes fujets. Mozurs , lois , & coutumes de ces peuples, &c., jo0 Chap, XLVIII. Retour des navigateürs d Fifte inconnue. Préparatifs du mariage de Dona Rofa & de Don Pedro; celui-ci tombe malade, ico Chap. XLIX. Inftrutlion fur F et at de F Europe depuis le commencement de ce fiècle, 188 Chap. L. Don Pedro fuccombe d fa maladie; défolation de Dona Rofa ; divers voyages faits d Vifle de Saméa ; événemens qui en font la Me, 2J4, Chap. LI. Accident qui arrivé au Chevalier des Gaftines ; fa mort, fuivie de celle d'''Eléonore. 297 Chap. .LH. Enterrement des deux Fondateurs de la colonie; leur éloge funèbre ; monument quon leur élève. Sermentfait par Henri dfon peuple j  T A B L E. 517 ferment prêté par le peuple a fon chef, 319 Chap. LUI. Cérémonie de Vinauguradon du nouveau fouverain de l'Ifte ; difcours prononcés a cette occafion. Grande fête agricole , & réjouifance publique , 339 Chap. LIV. Conduite répréhenfible des Ardent; leur carattère , leurs paffions. Wilfon, qui cherche d les rendre les inftrumens de la vengeance quil médite-contre Dona Rofa & le jeune Robert^ & qui, pour en venir d bout , veut mettre la div.ifion dans la fociété, flatte & gagne les Ardent, leur donne des confeils perfides , & leur infpire de funeftes réfolutions , 35"4 Chap. LV. Les Ardent multiplient leurs voyages maritimes, & les étendent jufqud la Chine & a Java. Ficlor , chef de cette familie, y contraBe une maladie dont il meurt d Saméa. Louis, qui sy trouve alors, eft frappé de la contaglon, & la communiqué dfon retour au fouverain & a Robert. Henri & Louis y fuccombent. Inftitutions fakes fous le règne de Henri, 383 Chap. LVI. Wilfon & Richard , profitant des circonflances, employent tous les moyens pour divifer la fociété, 4°9 Chap. LVH. Difcours de Philippe & de Robert; délïbération de l'affemblée. Les lois font maintenues ; Robert ft reconnu fouverain; les confpirateurs font jugés & punis, 440  IpB TABEE'. Chap. LVIII. Rétablijfement de tordre dans la colonie; profpérité furprenante ; mariage de Robert & de Dona Rofa, monumens élévés aux bienfaiteurs de Vifle, 478- Fin de Ia Table,