VOYAGES IMAGINAIRE S, ' ROM ANESQUES , MERVEILLEU X, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES, S U 1 VI S DES SONGES ET VXSIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQ.UES.  CE F O LU ME C0NT1ÊNT: Le Voyage d'AlcimÉdon , ou le naufrage qui conduit au port. Les Isles Fortunées , ou les aventures de Bathyixe & de ClÉobule. L'HlSTOIRE DES TROGLODITES. Les Aventures d'un jeune Anglois. Les Aventures d'un Corsaire Portügais. Les voyages & aventures du capitaine Robert BOYLE.  VOYAGES / MA GINAIRES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQÜËS* Qrnés de Figurcs. TOME, DIX1ÈME. Première divifion de la première claffe, contenani les Voyages Imaginaires romanefquzs. AAM STERDAM, Etfe trouve a Paris, RÜE ET HOTEL SERPENTE. Mi DCC. LXXXVII.  / OER ' \ | universiteit j V van / X^ero^X  A VERTISSEMENX DE FÊ D I T E U R. DES VOYAGES IMAGINAIRES. C E volume commence par le voyage d'Alcimédon, ou le Naufrage qui conduit au port. Le philofophe Alcimédon eft jetté par un naufrage dans File de Pkilos, habitée par des peuples qui font leurunique occupation de 1'amour, mais d'un amour épuré, qui élève 1'ame, 1'ennoblit, & n'eft nullement maitrifé par les fens. II n'eft rien de plus doux que les mceurs de ces peuples , dont les ufages, les loix & la forme du gouvernement font abfolument différens de ceux de toutes les nations de 1'Europe. L'auteur, ainfi que tous ceux qui ont imaginédepareillesfictions, après avoir créé une nation idéale , en devient a3  VÜj AVERTISSEMENT le légiflateur, & fait produire les plus heureux effets aux loix qu'il a étabües. On trouve d'ailleurs de !a raorale cV une faine philofoph'ie dans. eet ouvrage : s'il paroit d'abord un peu extraordinaire de voir des vieillards foupirer d'amour, & fi 1'on eft étonné de voir de jeunes femmes préférer ces foupirs furannés aux fempreffemêns d'une jeuneffe aimable & faire pour plaire , on reconnoit bientöt que Tamour véritable eft fondé fur la raifon & le fentiment, & que ft 1'on peut s'abandonner fans crainte a cette efpèce d'amour, il faut au contraire fe garamir foigneufement de celui qui ireft fondé que fur les fens; que ce dernier amour eft une paffion dange-r reufe, qui féduit d'abord , mais produit par la fuite l'ennui, le dégout & les regrets. Nous n'avons aueuri renfeignernent fur 1'auteur des voyages d'Alcimédon % eet ouvrage a été imprimé en 1759... L'hjftcire intérefTan^ desSévarambcs%  DE L' t D 1 T E V R. ix ainfique tous les ouvrages d'un mérite diftingué,aeuunfuccès foutenuik a fait beaucoup d'imitateurs. On s eft vu pendant quelque tems inondé de nouvelles defcriptions de peuples fages & amis de la vertu , qui habitoient des comrées particuiiérement favonfees de la nature. Nous n'avons pas cru devoir emplover aucune de ces imitations, la plupart froides &faftidieufes; nous nous fommes contentés de faire mennen de quelques-unes qui fe trouveront dans notrenoticealafin de ce recueü nous croyons que nos leéteurs hront avec plaifir uu ouvrage moderne , mUtulé les IJles Fonunées. Nous y avons trouvé une peinture fraiche & délicate,des mceurspures des anciens Grecs. Les bergers habitans des IflesFortunées,nous retracent ceux de 1'ancienne TheffaHe , & leur hiftoire; écrite d'un ftyle pur , agréable , & me. meunpeu poëtique , nous a para digne detrouver place dans cerecued. C eftala a 4  X AVERTISSEMENT plurae élégante & facile de M. Moutonnet de Clairfons aue nous devons eet ouvrage. L'auteur s'eft attaché particulièrement a imiter les anciennes paftorales , & en a heureufement faifi la manière. Nous lui fommes redevables en outre des traductions des idylles de Théocrite , des ouvrages d'Anacréon , de Sapho , de Bion & de Mofchus., & des baifers de Jean Second. Les Mes Fortunées ont été revues, retouchées & augmentées par 1'Auteur. On a fait fuivre eet ouvrage de l'Hiftoire des Troglodites. Nommer 1'illuftre Montefquieu, c'eft faire le plus bel éloge du morceau que nous imprimons, & que nous tirons des Lettres Perfannes. On verra que eet épifode tenoit trop intimement a notre plan 5 pour que nous ne nous empreflaffions pas de Fadopter. Charles de Secondat de Montefquieu , né au chateau dè la Brede prés Bordeaux , en 1689 , eft fans contredit un  DE L'ÉDITEÜR. Xj des plus beaux génies de fan fiècle. II fut pourv.u en 1716 d'une charge de préfident a mortier du parlement de Bordeaux , qu'il trouva dans la fucceffion d'un de fes oncles. II s'occupa dès fes plus tendres années de 1'étude des loix, decelie de la philofophie , & a cultiver la littérature, II eft inutile de dire combien fes fucces furent.rapides & brillans. Ses Lettres Perfannes, fruit des loifirs de fa jeuneffe , annoncèrent tout ce qu'on devoit attendre du jeune auteur, foit comme philofophe , foi.t comme écrivain. Ce chef- d'ceuvre ouvrit a Montefquieu les portes de l'académie : il fut recu en janvier 1718 , malgré 1'oppofition de plufieurs membres , qui avoient été mécontens de quelques traits, qu'il s'étoit permis contre cette compagnie, ou qui avoient été effrayés de certaines propofitions un peu hardies, & que 1'on crut contraires au dogme de la religion chrétienne. Après les Lettres Perfannes, Montefquieu travailla fans relache a i'ou-  Xlj AVERTISSEMEN'T vrage qui a été le principal fondement de faréputation, nous parions de YEfprit des Loix. Nous ne nous permettons aucune obfervation fur cette produöion : fa place eft marquée dans les archives de la littérature, & elle eft d'une nature trop éirangère a notre collection, pour nous occuper plus long-tems. Cet illuftre auteur eft mort en février 1755. Outre les Lettres Perfannes & 1'Efprk des Loix, on a de lui des lettres familières & quelques ouvrages de littérature iégère, entr'autres le Temple de Gnide, efpècede poëme en profe, digne de fervir de modèle a ceux qui voudroient tenter cette carrière nouvelle. Les deux épifodes qui fuivent, intitulés , ies Aventures d'un Anglois , & les Aventures de Firia , corfaire Portugais , font tirées , la première des voyages de Jean Lediard, & la feconde des voyages de Mendez Pinto. Nous n'avons pas voulu employer ces ovi-  DE L'ÊDITEÜR. XliJ vrages en leur entier: nous en avons feulement tiré les deux épifodes que nous imprimons, qui nous paroiffent propres a intéreffer nos lecteurs, & qui iuffifent 3 leur curiofité. Enfin nous terminerons ce volume par les voyages du Capitaine Robert Boyle, Le principal mérite de eet ouvrage confifre danstrois épifodes ,1'un eft 1'hiftoire de mademoifelle de Villars, 1'autre celle d'un efclave hallen , & la troifième les aventures de Dom Pédro Aquilio. Nous n'anticiperons pas fur le plaifir que feront a nos lefteurs ces trois épifodes, en leur en donnant ici un extrait. Nous eroyons qu'on y trouvera de quoi fatisfaire a tous les goüts. Toutes ces aventures font très-variées-, les unes fton plaifantes , les autres font intérefïantes, Nous ne connoiffons pas 1'auteur de ces voyages, que 1'on croit traduits de 1'Anglois. On Ta imprimé en Hollande en ;73o , & quoique 1'édition ait été en-  xv AVERTISSEMENT DE l'ÉdiTEUR. levée promptement, & que 1'ouvrage ait eu beaucoup de iuccès, nousne croyons pas qu'il ait été réimprimé j en conféquence il eft devenu rare. La fin du Voyage de Robert Boyle compofele onzième volume.  V O Y A G E D'A LCIMÉDON, O V NAUFRAGE QUI CONDUIT AU PORT. Hijloire plus vraieyuevraifemblahle, mais qui peut tncouragera la recherche des terres inconnues. Ahl Neptune, tibi qualia dona daretn l Propert. Eleg. ï^Hib. i.   AVER TISSEM ENT DE V AUT EU R. Les fentimens font partagé: fur k fondement des faits extraordinaires que je racowe. Selon des mémoires excelkns, maïs fecrets, qu'il m'eft défendud'indiquer j je dois croire vraies toutes les chöfes qül fefi* avancees dans cette hiftoire. , . • _ Selon un manufcrit, qui ne merite pas moins de confiance que ces mémoires , tout ce qui ett arrivé d'étrange a Alcimédon, n'eft du qu a une rop forte doff de fyrop de diacode , que médecin lui fit prendre , pour calmer une agiutionquile privoit depuis long-tems du fommed, rdo?mitltcemanUrit,quarante-huitheurei de S pendant lefquelles il fitle voyage que ^Ên fupoofant que 1'efprit endormi puiffe parcourir autant de pays par heure dans« qu'éveillé il fait de chemm pendant un |öur entkr, ce cakul rendra affez probable k onge d^Akimédon; fans parkr des chofes fingulieres que 1'on prétend qu'il a vues, & qui reffemblent fort a des rêveries, ni de cette maxime auffi ancienne que les femmes , non gaudct vttm JanSuine mollis amor; maxime qui donne k dementi au goüt que 1'on fuppoie aux jeunes perfonnes de 1'ïle de Philos pour les viedlards C'eft au moment de tomber dans ks bras d'Akioné.que 1'on affure qu'Akimedon seveilla. J'ai trouvé ce dénouement tropcruel, & Alcimédon trop malheureux, pour adopter  !xvj cette affertion. Dans la réalité, oufonge, j'ai préféré la réalité; & je me fuis conforme aux mémoires qui en font les garans. Mes leöeurs ont comme moi, la liberté du choix; ils croiront, ou ne croiront point. Mais j'ai aflez bonne opinion de leurs cceurs, quoique cette hiftoire faffe fort peu de cas des nötres, pour préfumerqu'ils defirerontl'exiftenceréelle & connue de 1'ile, ou plutöt qu'ils voudroient que tous les continens de 1'univers puflent avoir les mêmes moeurs, & les mêmes vertus. Cependant je fuis encore plus affuré que fi cette petite hiftoire a 1'honneur de mériter un regard de quelque critique, il trouvera que la regie des vingt-quatre heures y eft auffi déplacée , que fon infradion 1'eft dans une pièce dramatique. 11 obfervera qu'il eft contre toute vraifemblance que dans un jour, on arrivé, on faffe connoiflance, on plaife, on aime, on époute èc 1'on hérite. Cette remarque pourroit être fondée, fi 1'aöion paffoit chez nous, ou chez nos voifins ; mais Féquité veut que 1'on juge des chofes fuivant les tems, les lieux, les ufages. C'eft par ce principe que les adorateursd'Homère &'des anciens juftifient ce que leurs écrits ont de choquant a nos oreilles. Ilfaut donc réfléchir, quefiparmi nous on ne croit point un homme fur fa parole , quand il dit qu'il eft vertueux < 1'épreuve en eft inutile dans un pays oii la bouche eft toujours 1'organe du coeur, & oü le taft eft fi exquis, que la diffimulation ne peut en impofer un inftant aux yeux des peuples qui 1'habitent. VOYAGES  V O Y A G E D'ALC I M É D O N, O U NAUFRAGE QUI CONDUIT AU PORT. A lcimÉdon , perfécuté de la fortune, trahï par l'amitié, défefpéré par 1'amOLir , réfolut dé fuir le ciel funefte qui 1'avoit vu naitrê, & s'abandonhant au gró des vents & de la deftinée, de chercher un afyle oü fon nom & fes malheurs reftaffentinconnus.il fe flatta detrouver peut-être ce repos & cette heureufe obfcurité chez des peuples que nous nommons barbares ; paree qu'ils touchent encore a la nature. L'óccafion d'exécuter ce deflein, en s'exilant d'une patrie ingrate, fe préfentöit. El!e lui étoit offerte par un vaiffeau qui n'attendoit qu'un tems favorable pour mettre a la voile. Celui qui le commandoit, ignoroit luimême le lieu de fa deftination. II n'en devok A  ^ Voyages être inftruit qu'a une certaine hauteur, en ouvrant, quand il y feroit parvenu , des ordres jufquesda fecrets Sc fcellés. C'étoit précifement ce qu'Alcimédon pouvoit défirer de plus conforme a fa fituation Sc au plan qu'il s'étoit formé. Réfolu de s'abandonner au hazard, il ne vouloit plus fe reprpcher un choix. II connoiflbit trop 1'opiniatreté du fort qui le pourfuivoit, pour n'en pas redouter les rigueurs ordinaires, Sc fi fouvent répétées. J'irai déformais a 1'aventure, difoit - il; ce qu'on appellej communément hafard , me conduira peut-être mieux que ce qu'on nomme prudence, raifon, réflexion, combinaifon. Si une conftante & cruelle expérience m'a forcé de haïr les hommes, Sc de méprifer les femmes, par leur ingratitude Sc leurs perfidies ; fi mon efprit trop confiant m'a rendu la victime des uns, Sc ia dupe des autres , je ferai a 1'abri de ces écueils , dans une terre étrangère. Perfonne ne m'y devra rien ; ainfi point de trahifons a redouter , point de piéges a fuir. iTous ces êtres inconnus me feront indifftrens. Sans haine, fans goüt & fans intérêt pour eux, je rirai de leurs vices, peut-être même de ïeurs vertus; Sc ce fera pour la première fois depuis long-tems que j'aurai pu rire. i Ce fut avec ces difpofitions, Sc ce petit  b' Alcimédon. 3 levain de la philofophie de Démocrite, qu'Alcimédon s'embarqua. Pour imiter a la fois plus d'un philofophe, comme Bias, il emporta tour. fon bien avec lui. Mais il étoit plus chargé que ce grec , quoiqu'il ne le fut que des foibles débris d'une affez grande fortune que fa générofité, fa fenfibilité pour les malheureüx , fa droiture dans les affaires, fon défintéreffement, les hommes enfin, & les élémens avoient coniribué a détruire. II lui en reftoit affez pour yivre felon le nouveau fyftême qu'il s'étoit fait. Dans le fein de 1'opulence , il n'avcit jamais aimé le fafte ; dans celui de la philofophie, il le dédaignoit. Borné au feul néceffaire, le fien étoit au-deffous des reffources qu'il avoit confervées, pourfe procurer les befoins de la vie. Son principal tréfor étoit fes livres & fes manufcrits ; il les chériffoit comme les feuls remédes aux maux qu'il avoit foufferts , & comme les confolateurs de fes dernièresannées. II avoit alors atteint fon huitième luftre; & depuis le quatrième , il avoit travaillé a fe ménager cetappuicontrehuit autres,s'ildevoit avoir le malheur de les vivre, ayant fans ceffe devant les yeux 1'éloge que fait Ciceron de 1'é tilde des belles-lettres, pour s'en fervir comme d'un bouclier impénétrable k 1'adverfité & k 1'ennui. A ij  ' A"l c i m e d ö »; 7 n'y avoit plus qu'un plancher entre le feu & lé falpêtre. Alcimédon qui avoit d'abord été affez fermej & qui contemploit dans ces images effrayant.es le terme de fes malheurs, penfa néanmoins comme les autres a s'y fouftraire. II oübiia fes livres & fes manufcrits, & fauta machinalement dans la mer. Elle étoit auffi paifible qu'un étang. A peine eut-il nagé pendant quelques minutes, qu'il rencontra le fable fous fes pieds, & cette rencontre lui caufa le plaifir. le plus vif de fa vie. Les infortunés ont beau dire , le plus grand des malheurs eft de mourir fur-tout auffi horriblement. Le philofophe A1-. cimédon qui avoit appellé cent fois la mort & fon fecours, dans 1'orage continuel de fes in-! fortunes, 1'eut priée, comme le bucheron de la fable, de 1'aider a en fupporter de nouvelles; II avoit lü toutes les hiftoires des fuicides ; 1! avoit loué leur tragique réfolution, mais il n'avoit jamais eu le courage défefpéré qu'il feut pour les imiter. II fut donc fort aife de fentir; qu'il marchoit, & qu'il marchoit a pied fee.' Le ciel ceffant d'être en feu, étoit devenu trop; Obfcur, pour qu'il put difcerner aucun objetJ Mais dans ce moment il en favoit affez. 11 étoit aterre, quels qu'en fuffent les habitans ils ne pouvoient être plus dangereux, que le A iv  5 -V O Y A -G-E S naufrage auquel il venoit d'échapper. Si c'étoit une terre déferte , il lui reftoit la reffource de Roblnfon, des racines & de l'eau. Que dephiIpfophes dans des païs abondans n'en avoient pas eu davantage! Mais bientör il vit qu'il ne feroit pas même réduit a cette dure extrêmité. La poudre du Vaiffeau s'enflamma , & telle que ces mines meurtrières, que les affiégeans employent a leur défenfe, elle vomit Ie feu & la mort. Alcimédon fut moins effrayé du bruit de fon explofion , que raffuré par les objets que fa lumière horrible lui fit entrevoir. C'étoit une cöte charmante, couverte d'arbres éternellement verds, qui anncncoient un printems perpétuel , & bordée d'habitations d'un goüt qui lui firent bien augurer de leurs habitans. Cette réflexion fut auffi prompte , que la difperfion des membres du vaiffeau qui 1'avoit apporté , & de ceux de quelques malheureux matelots qui vinrent tomber a fes pieds. II n'en fentit que plus vivement le bonheur d'exifter encore. Cependant il étoit très-humain ; mais on 1'eft pour foi,] avant que de 1'être pour les autres, & 1'on ne privé jamais la nature de fes droits. Ces infortunés qui venoient ce périr avec le vaiffeau étoient des gens de 1'équipage, les  i>' Alcimédon. 9 uns trop malades pour avoir pu en fortir , les autres trop foibles, pour foutenir 1'image Sc 1'approche d'une mort qu'ils croyoient certaine. Avant qu'une main bienfaifante les eüt pouffés fur un rivage inconnu , ils s'étoient noyés dans les liqueurs les plus fortes Sc les plus fpiritueufes, pour être infenfibles au fort qui les attendoit. Comme ils ne voyoient plus le danger, ils ne virent point le port; Sc du fein du fommeil de 1'ivrefie, ils paffèrent dans celui de la mort fans 1'envifager , fans la connoïtre & fans la fentir. Alcimédon , qui pour la première fois de fa •vie fe voyoit heureux , au comble d'un malheur fi complet, fans s'arrêter inufdement k déplorer leur fort, effeya de marcher. Ils'appercut qu'il fouloit un gazon tendre ; Sc au parfum qui s'en exhaloit, qu'il écrafoit des fleurs. Celles des citroniers Sc des orangers s'y mêloient. Notre philofophe alloit a pas lents , autant pour refpirer 1'air voluptueux de ces lieux , que dans la crainte de rencontrer quelques prccipices; car tout étoit encore couvert de ténébres Sc de fumée. II avancoit pourtant, Sc non lom du rivage , il fe trouva a 1'entrée d'un bofquet , dont 1'odeur lui annoncoit le jafmin , le mirthe Sc la rofe. 11 héfita de s'y enfoncer , mais il falloit le traverfer ou reculer; il prit le premier parti.  ïo Voyages A peine y avoit-il fait quelques pas, qu'ïi entendit des fotipirs , . finir par un fonge incroyable , après avoir été traverfée par les calamités les plus inouies. II alloit continuer ces exclamations; maisil les interrompit, pour écouterla voix qui recommencoit ainfi afe plaindre: << O étrangers , éga» lement trop heureux, foit que vous ayêz été » enfevelis dans un naufrage que je vous envie, » foit que vous ayez pu y échapper, quelfort » vous attend , fi vous meritez de vivre fous » ces climats ? Sévère Alcioné, voici peut-être »le jour de ta défaite, ou plutot de ton »triomphe !... » Le malheureux qui gémiflbit n'en put dire davantage.... Et ces derniers mots furent prononcés d'un tona faire croire qu'il expiroit, en les proférant. Alcimédon ne les comprit pas mieux que les premiers. II fut tenté d'aller confoler, ou fecourir eet amant défefpéré; mais une courte réflexion 1'arrêta.' C'eft un fou, certainement, dit - il, qui s'eft échappé des petites-maifons de ce pays. J'ai aimé, j'ai fatigué les échos & les hommes de mes plaintes , mais, tout infenfé que j'étois , jamais il ne m'eft rien échappé de fi extravagant. J'ai cru connoïtre tous les caprices des femmes; celui dont on fe plaint ici n'eft pas dans la nature. C'eft un fou ou un phantöme qui rend desfons, & qu'il faut fuir. II exécuta cedeffeinaufli rapidement qu'il le concut. La  ïi Voyages peur des. faux pas ne ralentit plus fa marche. Les craintes font comme les paflions; c'eft toujours la plus forte qui fait taire les autres &c qui domine, II étoit déja hors du bofquet odoriférant , quand les ténèbres fe diflipèrent, & que 1'aurore parut pour annoncer le retour du foleil. Les rofes, dont elle parfemoit le chemin qu'elle tracoit a fon char , avoient moins d'éclat que celles qui environnoient Alcimédon. De quelle parure il vit la nature ornée dans ces lieux de délices J II douta encore de leur exiftence & de la fienne même. II n'ofoit plus marcher, crainte de fouler une terre facrée,le féjour feulement de quelque divinité. Quoique nourri de la lecfure des ouvrages les plus folides, il s'étoit quelquefois amufé de ceux qu'il ne croyoit que frivoles. Au premier coup d'oeil du fpeöacle flirnaturel qui éblouiffoit fes yeux, au développement des merveilles qu'il découvroit, il crut vrais tous les contes qu'il avoit cru ridicules. II refpeöa nos brochures, & les regretta feules dans la perte générale de fes livres. Cependant il s'accoutuma peu-a-peu, paree qu'ennn on s'accoutume a tout, a la variété charmante des objets qui embéliflbient les plaines délicieufes fur lefquelles il promenoit avidement fes regards enchantés. II con-  b' Alcimédon. 31 tinna donc fa marche, ou plutöt fa promenade dans ces jardins, qu'il prit pour 1'empire de Flore. *- lis environnoient une ville dont chaque maifon fembloit offrir un palais , non tels que ceux que 1'opulence feule fait élever, mais tels que le goüt & le génie les deffinent. Un peuple nombreux remplilToit les avenues qui conduifoient a cette ville. Alcimédon approchoir; il remarqua des jeux, des danfes , & fur-tout des têtes-a-têtes , ou il croyoit voir 1'amitié fincère dans ceux des hommes , & la tendrefle naïve dans ceux des deux fexes , qu'aucun importun , aucun indifcret n'alloient interrompre. Tout étoit nouveau pour lui. Tout renverfoit fes idéés; car ces têtes--a-têtes d'amans & de maïtrefles lui parohToient auffi bizarrement afTortis, que les gémiffemens du bofquet lui avoient paru étranges. Les femmes avoient tout au plus l'air de dix-huit a vingt ans. La fleur du printems n'étoit qu'a demi éclofe fur leur teint. Parmi les hommes , au contraire , les plus jeunes touchoient a leur automne ; & les autres portoient déja 1'empreinte des traces de 1'hiver. Néanmoins c'étoient précifément ceux qu'Alcimédon voyoit traiter avec le plus de tendrefle. Oii fuis-je , s'écria-t'il encore ? je n'ai que quarante ans, & j'avois commencé  *4 Voyages depuis dix dans mon pays a être un amant ridicule aux yeux d'une femme de vingt: Sc ce font ici les femmes de eet age qui préviennent les vieillards! II n'y a aucun de mes lefteurs a qui le même fpeöacle n'eüt caufé la même furprife. Mais pourquoi la nature , qui fe joue dans fes produclions végétatives , ne varieroit-elle pas également dans celles que nous appellons animées ? Ici une planle n'a pas la même vertu qu'elle a plus loin. Nous ne connoiffons la nature que par les opérations dont elle nous préfente les effets dans le cercle étroit qui nous renferme. En eft-ce affez pour conclure qu'elle fait fentir, penfer Sc agir par-tout les mêmes animaux de la même manière ? Ils fe reffemblent a 1'extérieur, mais 1'ame , mais 1'efprit fe modifient par des difFérences qui nous font cachées, Sc qui font néanmoins déciftves dans les goüts , dans les paffions, dans des fentimens. Si ce n'eft pas k cette phyfique qu'il faut rapporter les caufes de la différence effentielle des mceurs des peuples de 1'ifle dont je parle , de celles des autres peuples connus, il faudra dire qu'ils font une efpèce nouvelle d'êtres chéris 6c privilégiés, que le premier de tous a féparés du refte des autres, pour qu'ils évitaffent la corruption générale. Je laiffe le choix de 1'opi-  d' Alcimédon. 15 süon ; car je hais la difpute, & je me borne aux faits. Ceux qui me reftent a raconter font auffi nouveaux qu'intéreffans , pour les mortels qui chériflent encore la vertu dans le cahos du vice. Je fuis faché de ne pouvok leur tracer la route de cette terre fortunée ; mais il eft défendu d'en marquer la pofition fur aucune carte; & d'ailleurs on n'y peut arriver, qu'en ne la cherchant point. Tel eft 1'arrêt du fort. Heureux ceux qu'il favorife! Par combien de traverfes youlut-il épurer Alcimédon , avant que de Ie conduire dans ce lieu de repos & de volupté ! II y a peu de voyageurs qui confentiffent a s'embarquer, pour fa recherche , en courant feulement les rifques de fon naufrage. Tout le monde veut être heureux; mais perfonne ne veut acheter le bonheur par des peines , encore moins par des dangers. Alcimédon ne. penfoit plus qu'a fuir les hommes corrompus, & k vivre avec lui. II n'eüt ofé former des vceux pour la deftinée qui lui étok réfervée. Déja il étoit parvenu k 1'entrée d'un long mail, lorfqu'il fut abordé par un vieiilard plus propre k infpirer du refpect a un homme fage, & des plaifanteries k un étourdi, & du goüt k une jeune femme. Alcimédon ne fut  t$ Voyages donc poïnt étonné de le voir feül & défoeuvré, quoique d'autres vieillards lui paruffènï fort occupés. Ils étoient précil'ément les objets de fa furprile: & il fut enchanté d'en trouver un plus raifonnable que les autres, puifqu'il fuyoit les femmes. II efpéra qu'il alloit être inftruit des merveilles & des contradiöions qu'il voyoit depuis fon arrivée dans une terre aufli extraordinaire par fes produöions, que par fes habitans. O, qui que vous foyez, lui dit le vieillard d'un air doux & ferein , étranger heureux qu'une étoile favorable a pouffé fur ces bords, vous avez commehcé a y refpirer le plaifir , vous allez vivre dans fon fein ; c'eft lui qui eftle fceau du bonheur! Vous paroiflez prefque parvenu a 1'age d'en gouter un inaltérable parmi nous. Que ces promeffes font douces 8c nouvelles pour un cceur qui le chercha toujours, & qid ne trouva que des malheurs, répondit Alcimédon ! Trop généreux vieillard , ma félicité commence en effet, puifqu'elle me préfente aujourd'hui a vos yeux.Mais,degrace, inftruifez-moi du nom des peuples nouveaux que j'envifage, des lieux oü je fuis tranfporté. Je fatisferai votre jufte curiofité , répondit Charés, c'eft ainfi que fe nommoit le vieillard , & je ne contribuerai pas a diminuer votre étonnement.  D' A L C ï M É D O Ni ff étonnement. Vous êtes dans 1'ile de Philos, & cette ville fe nomme Philamire. Mais commencons par ce qui vous intérefle ; il vous eft plus néceflaire que je fache vos aventures , que de favoir oii vous êtes. Quel age avez-vous ? quarante ans, répliqüa Alcimédon. Quarante ans > reprit le vieillard j c'eft encbre peu. Dix de plus vous applaniroient bien des difficultés. Mais peut-être auffi, aurez-vous des chofes è me dire qui pourront vous obtertir une difpenfe d'age. Hélas, inter-; rompit Alcimédon, un peu plus confondu que jamais , que pourrai-je vous raconter? Des malheurs , des perfidies, des noirceurs , des ingratitudes ? Depuis vingt ans j'en fuis la déplorable vi&ime... Des perfidies , des ingratitudes , reprit vivement le vieillard: ah, mon fils, vous êtes trop heureux! quelle félicité j'entrevois pour vous! quel prix de vos peinesl & qu'elles vous paroitront chères ! vous les bénirez mille fois le jour. Mais, dit Alcimédon, en fe troublant, & doutant s'il révoit > ou fi fon Mentor extravaguoit, ne fuis - je plus au nombre des vivans? aurois je été cömpris dans le naufrage de mes compagnons d'infortune } & ferois-je arrivé dans ces lieux d'un repos éternel, ou 1'on récompenfe la vertu ? O s mon père , ne feriez - vous point Minos, ce B  iS Voyages juge incorruptible des aftions des hommes ? ma vie m'a toujours raffuré fur ma mort. Je ne dois pas redouter votre urne. Si je fus toujours malheureux , je m'efForgai toujours auffi d'être vertueux. On me perfécuta , on me trahit fans cefle , & je ne m'en vengeai jamais. Le vieillard fourit de ce délire plaifant, & le laiffa exbaler, pour que la tête de l'étranger fe remït enfuite avec plus de facilité. Non, lui dit-il enfin, non, vous n'êtes point defcendu au féjour des morts. C'eft plutöt ici celui de la vie; on ne 1'y perd que dans le fein qui la donne, & ce n'eft qu'au terme de la plus grande plénitude des années. J'ai bientot vingt luftres , ma carrière avance, & j'en 3ttends la fin avec empreffement pour me rejoindre a ma chère Aglatide. A ce nom , le vieillard foupira , pleura , & fe tut un moment. Peu s'en fallut qu'Alcimédon n'interrompit ce filence par un éclat de rire outrageant & infenfé. Damis & Mondor n'y euflent pas manqué; 1'épigramme impromptue feroit partie enfuite plus vïte que 1'éclair. Mais Alcimédon n'avoit jamais reflemblé a ces meffieurs; leur éducation avoit eu les mêmes différences que leurs principes. D'ailleurs il avoit déja refpiré un air de douceur , d'attendriffement, d'intérêt, de décence Scd'égardsj  d' Alcimédon. 19 qui, en pénétrant fon ame , y avoit développé & fécondé entiérement le germe de ces bonnes qualités que la nature y avoit placé. Chez les mortels oü vous êtes né, reprit le vieillard, après une courte paufe, on demanderoit excufe de la fenfibilité que je vous ai fait voir, comme d'une foibleffe; mais ici on s'en glorifie comme d'une vertu qui honore le coeur. Je ne m'en juftifierai donc point devant vous, car il faut que vous adoptiez nos mceurs pour être heureux. Vous avez déja acquis ce qui eft principalement néceffaire pour le devenir, puifque vous avez été malheureux longtems, fans avoir mérité de 1'être. Vous m'aver vu pleurer une femme digne des hommages de la terre; ma vie ne fauroit être affez longue pour déplorer ma perte, quand même je n'aurois encore que votre age. Mais ne vous y trompez pas; je fuis mille fois plus heureux par le fouvenir de mon bonheur paffé, & par ma douleur même, qu'on ne 1'eft chez vous dans les bras de la volupté. Vous n'êtes pas le premier homme de votre monde qui foyez venu dans cette ïle. J'en ai vu beaucoup, mais fort peu de raifonnables „ & qui fuffent dignes de la fociété dont ils pouvoient jouir parmi nous, & dont ils n'ont pas joui en effet, par la féchereffe de leur ame, Bij  20 * Voyages Tous m'ont fait exatfement les mêmes détails de vos plaifirs. Vos annales galantes dégoutent, & je plains fincèrement les hommes deftinés a vivre dans ces climats empoifonnés, avec des coeurs fenfibies &C droits. Mais, fans m'attendrir plus long-tems fur leur fort, je ne dois m'occuper a préfent que du votre. J'ai cru entrevoir dans le peu de mots que vous m'avez dit de vos infortunes, que 1'amour a caufé les plus grandes de votre vie 3 que vous avez aimé fou vent, Sc que 1'on vous a trahi auffi fouvent. Hélas, fage vieillard, toutes les fois que je me fuis attaché, c'étoit toujours avec une vérité, une candeur, un amour qui méritoient de produire les mêmes fentimens dans 1'ame des femmes les plus légères. Mais on fixeroit plutót 1'axe du monde. Ce font les amans de mon caractère que 1'on trompe le plus impunément, paree qu'il n'y a ni éclat, ni vengeance a redouter. Le fat ne fent rien, mais fon amour propre fait du bruit; 1'honnête homme fouirre Sc fe tait. L'un affiche des lettres, montre des portraits, fait de mauvaifes chanfons; 1'autre rencf, ou enfevelit les preuves des complaifances & de 1'infidélité de fa maitrefle. Cependant le croiriez-vous? c'eft ordinaii ement ce premier que 1'on quitte moins hardiment. On ne 1'aime plus, qu'on le craint encore.  d' Alcimédon. it Bientöt un autre fat lui fuccède; il eft plus jeune, il fait plus de quolibets, il a plus de phrafes précieufes Sc entortillées, un équipage plus lefte, des habits d'un goüt fingulier. Voila des ridicules plus que fuffifans pour tourner une tête, Sc chaffer un rival. Mais ce dernier venu a beau faire, il ne tiendra pas plus que le premier. II n'eft queftion que de perfiflage Sc d'extravagances. II eft toujours facile d'être furpaffé par de tels avantages. On invente fans cefle du nouveau dans ce genre, Sc chaque jour voit éclorre un ridicule de modes, de ton, de démarche , de voitures, d'habits imaginé dans la nuit, comme chaque nuit voit prefque ordinairement trahir les fermens du jour, auxquels on ne rougit pas d'appeller 1'amour a témoin, en profanant fon nom. Ainfi ce commerce de liaifons Sc de ruptures forme bientöt une chaïne dont les deux bouts fe rejoignent : & alors il faut revenir de part & d'autre fur fes pas, Sc reprendre comme neuf un fentimént que I on avoit perdu comme ufé. Cependant fi vous lifiez les lemes de ces coquettes, de quelles éxpreffions tortes, naïves Sc touchantes votre efprit feroit-il frappé Sc votre cceur attendri! C'eft le langage de 1'amour le plus dél'icat, te plus durable, du fentimént le plus pur & le moins partagé. Quels B üj  ai Voyages pièges pour un coeur ferifible Sc vrai! On ne fe croit que trop facilement aimé, quand on fait fon bonheur de 1'être. Vous allez le trouver ce bonheur, ou je fuis fort trompé, interrompit Charés, fi vous faites dépendre le vötre d'un retour fincère Sc vif. Malgré la peinture afïligeante pour le coeur humain de 1'amour que 1'on connoït chez vous, j'ai voulu vous écouter jufqu'a la fin, paree que vous m'avez prouvé de plus en plus que vous méritez d'être aimé, puifque vous méprifez le plaifir que le fentimént n'accompagne pas. Vous êtiez digne de naïtre parmi nous; & j'ofe croire pour ma propre fatisfaflion, que, puifqu'il y a des hommes dans votre monde faits pour fentir les plaifirs purs dont 1'ame feule nous enivre ici, on y trouveroit également des femmes qui ne font fenfibles qu'a ces mêmes plaifirs, Sc qui ont en horreur ceux que les fens confeillent, & dont 1'inconftance, ou plutot le vuide qu'ils Iaifient enfuite dans le coeur, en fait bientöt rebuter les objets, pour en prendre de nouveaux, renvoyés a leur tour. N'en doutez pas, répondit Alcimédon, il en eft parmi nous de ces femmes tendres, Sc dévouées irrévocablement a leurs amans. Mais le nombre en eft petit : Sc comme leur conduite eft une cenfure pubiique Sc continuelle  d'AlcimÉdön. £$ de celle des autres, celles-ci cherchent k s'en ( venger par des ridicules & des calomnies. Car il faut que je vous 1'avoue. L'opinion & 1'ufage influent chez nous jufques fur le fentimént. La dépravation eft venue au point de faire rougir de la conftance dans le choix, & de 1'honnêteté dans les procédés. Je connois cependant Mélanie, Thémire, Mélite Ah, que vous me caufez de joie, s'écria le vieillard, en interrornpant Alcimédon ! Je vois au début que votre Me eft plus longue que je n'ofois 1'efpérer. Peut-êrre qu'enfin les exemples de ces femmes vertueufes & fenfibles , corrigeront & inftruiront celles qui ne le font que pour le plaifir, & jamais pour 1'obiet. Mais louez votre fort; vous n'en verrez point ici que la feule volupté décide. Toutes celles que je vous ferai connohre feront des Mélames, desThémires, des Mélites.... Obfervez comment ces noms font reftés facilement dans ma mémoire ; mais placez d'avance celui d'Alcione dans votre cceur. Alcioné.... s'écria Alcimédon! Oui, mon Éls, reprit Charés, la plus belle & la plus digne des femmes. Eüe n'a encore rien aimé, quoiqu'elle ait été 1'objet des adorations de tout le monde. Mais c'eft un détail qui eX1ge un autre iieu que celui oh le hafard nous a Biv  *4 Voyages fait rencontrer. Vous devez avoir befoin de repos & de nourriture. Venez prendre 1'un & 1'autre chez moi, & vous y inftruire de Ia route qui peut vous mener a une félicité qui femble n'attendre que vous. Un fentimént intérieur & inconnu, plus que la curiofité, avoit fait oüblier a Alcimédon fes fatigues & fes befoins. Son empreffement étoit peint dans fes yeux, & par le fang qui coloroit fes joues. II auroit voulu moins d'attentions dans le vieillard, & plus de vivacité k lui révèler des chofes qui commencoient a lus devenir fi intéreflantes. Les hommes de eet age aiment ordinairement a parler, & Alcimédon trouvoit celui-ci trop réfervé. Cependant il n'ofa lui faire connoïtre fon impatience, Sc il le fuivit dans fa maifon. C'étoit celle d'un fage, batie Sc meublée par un voluptueux. Tout y refpiroit le goüt; tout y étoit diftribiié de la manière Ia plus commode. Les ornemens étoient légers & élégans; ils fe répètoient dans une infinité de glacés : & mille tableaux confacrés k immortalifer 1'amour, les plaifirs & la vertu, y formoient une variété auffi favante pour les yeux des connoiffeurs, qu'intéreflante pour les coeurs fenfibles. Ce coup-d'ceil enchanta fur-tout Alcimé&Qn3 qui avoit aimé & étudié la peinture. II  D' i L C I M E D O Ni lf ne fe raffafioit point de ce qu'elle lui offroit de beau & de grand chez Charés. Mais chaque tableau lui paroiffoit une énigme auffi obfcure, que tout ce qu'il avoit vu & entendu dans cette ile étonnante. II comprenoit cependant que ces attións muettes, qu'il admiroit fur la toile, étoient les emblêmes, ou même les hiftoires des aftions réelles des hommes parmi lefquels il étoit tranfporté. Avec un peu d'examen & plus de tems que fa fituation ne lui permettoit d'en donner a cette étude, il feroit parvenu a connoïtre leurs mceurs par ces images, & a développer même la fuite des évènemens qu'elles lui préfentoient. Mais fon attention étoit encore trop partagée, & d'aiileurs le vieillard quile rejoignit vint entièrement l'en diftraire, pour le conduire dans un failon agréable, oii ü trouva vm dïné fimple, mais délicat. Charés , qui vouloit jouir de la furprife & de 1'impatience de fon höte , fous prétexte de 1'amufer, & d'effacer de fon efprit les traces afïligeantes que fon dernier malheur y avoit dü laifler, lui fit entendre une mufique, dont les voix & les inftrumens lui parurent auffi nouveaux , que tout ce qu'il avoit déja remarqué de plus extraordinaire. II fentit bientöt que le plaifir s'emparoit de fon ame, & qu'une efpèce de quiétude voluptueufe fe répandoit dans  Voyages fes fens. Les defirs naiffoient, mais fans tumulte; il étoit remué par une émotion délicieufe qui enivre doucement Ie coeur, 1'efprit & le corps , fans y porter le feu de ces agitations violentes, qui mêlent des peines réelles a des plaifirs fouvent imaginaires, touiours exagérés par 1'attente, & jamais tranquilles dans la jouiflance même. Alcimédon crut qu'il fe formoit en lui une nouvelle création. Tout ce qu'il avoit lu du pouvoir de la mufique des anciens fur les fens, étoit alors juftifié paria volupté dont les fiens étoient faifis. Les plaintes de la harpe rattendriflbient; 1'harmonie des clarinettes 1'animoit; 1'éclat des hautbois de forêts 1'égayoit, les fons radoucis des cors le calmoient; la douceur de la guitarre, qu'U avoit toujours méprifée , 1'étonnoit; enfin , des voix céleftes le pénétroient & Penflammoient. Si les dieux, difoit-il, ont des concerts, ils ne font pas difFérens , ou ils font fort inférieurs a celui-ci. II aimoit la mufique, & tant que celle de Charés dura, il ne fut occupé que des fenfations qu'elle lui caufoit. II oublia jufqu'au befoin de manger. En le régalant ainfi a chaque repas, Ie vieillard 1'eüt. fait mourir de faim. II s'en appercut, & la mufique cefla.  • A 1 C I M É D 'O N, 17 Je ne fais oü je fnis, ni ce qui fe paffe en moi, depuis une heure fur-tout, lui dit Alcimédon , d'une voix embarraffée par 1'excès du fentimént. Que venez - vous de me faire entendre? Ah ! fans doute la douceur de vos concerts eft une peinture auffi fidéle de vos mceurs, que celle que j'en ai déja cru entrevoir dans vos tableaux! C'eft le coeur qui fert ici de génie. C'eft lui qui y donne la vie aux arts. Ils ont trop d'afcendant fur moi, pour que j'en puiffe douter. Que 1'on eft heureux chez vous! II n'eft pas néceffaire de raifonner pour le devenir , U ne fa.öt que fentir. L'efprit feul échauffé de la plus féconde imagination, n'auroit pu atteindre a ce degré inconnu ailleurs de délicateffe Sc de perfedion qui me frappe. Qu'il faut de vertu pour avoir autant de talens! On a réduit ici en pratique les fpéculations ftériles des autres peuples fur le bonheur. Charés 1'écoutoitfans 1'interrompre , & jouiffoit du plaifir que lui donnoit le dèveloppement de fon ame. Vos réflexions, lui dit-il enfuite, font juftes; mais vous êtes déja prefqu'au même point que nous. Vous avez peutêtre cru penfer dans toutce que je viens d'entendre ? Cependant vous n'avez fait que fentir. Avant de vous apprendre des chofes que je ne  ^8 Voyages peuxautant animer par mes expreflions, qu'elles lont été dans ma galerie & dans mon fallon, par la peinture & par la mufique, j'ai voulu qu'elles vous y préparaffent, & que vous leur duffiez les premières lecons du bonheur. C'eft au coeur qu'elles parient, & c'eft par le coeur que 1'on devient heureux. Mais ce feroit en vain qu'elles voudroient le remplir, vous y trouyeriez bientöt un vuide qui vous chagrineroit. Ce pouvoir n'appartient qu'aux defirs qui le rappellent tendrement aux plaifirs. C'eft. la 1'ouvrage d'Alcioné. C'eft k elle k vous éleyer au comble de la félicité. Ce nom déja fi cher k mon coeur, répondit Alcimédon, vous me 1'avez prononcé tantöt, vous le répétez k préfent; le bois de mirthes, que j'aitraverfé pour venir jufqu'ici, enretentifibit; il me paroit dans la bouche de tous les êtres. Eft-ce celui de la déeffe, ou de la reine de cette contrée ? C'eft le nom d'une mortelle, répliqua Charés, mais qui efface Venus en beauté, & qui égale Minerve en fageffe. Elle n'a d'autre empire en ces lieux , que celui que donnent fur les cceurs ces avantages réunis. Nous ne connoifibns point d'autres fouverains i c'eft 1'amour, c'eft 1'humanité, c'eft la bienfaifance, c'eft la candeur , c'eft 1'amitié & la yérité qui règnent fur nous, Le mortel qui  D' A t C I M È B O N. ï§ brille le plus par ces vertus, eft celui qui acquiert le plus d'autorité, paree qu'il acquiert le plus de vénération. C'eft le citoyen le plus utile, qui eft le premier citoyen; & nous avons le bonheur d'être toujours dans 1'embarras de ce choix. Mais il eft tems, pourfuivit-il, d'entrer en matière , & de ne vous plus faire languir. Defcendons dans mes jardins: vous les trouverez dignes de la maifon qui vous a plu, & perfonne ne viendra nous y interrompre. En difant ces mots, ils arrivèrent fur une terrafle , d'oü Alcimédon découvrit des eaux, des bofquets, des gazons , des fleurs; mais tellement jettés en apparence au hafard, que leur enfemble cachoit la main de 1'art fous celle de la belle nature. Ce n'étoient point ces diftfibutions fimétriques, ces compartimens uniformes, ces allées fatiguantes au feul coup d'oeil; Les ftatues mêmes & les bronzes qui enrichiffoient ce payfage varié, y fembloient amenés fans deffein , & y produire 1'effet que font les hommes répandus ca & la dans les campagnes , fans ordre & fans régularité. Enfin rien ne fe reflembloit, & tout étoit d'accord, paree que tout étoit au ton de la nature. Charés , en faifant remarquer , & Alcimédon en admirant ces beautés de détail, qui n'ac-  $6 VOYAGES cabloient point les yeux, comme dans nos jardins, oü tout fe montre aux premiers regards, arrivèrent dans une grotte que 1'ceillet & le jafmin parfumoient, que l'eau d'une fontaine rafraichiffoit, qu'ornoient en-dedans les coquilles les plus brillantes , & que des lits épais de gazons environnoient. Ils s'y affirent 1'un & 1'autre. Peu s'en fallut que les coquilles ne fiffent oublier a Alcimédon le fujet intéreffant de fon tête a tête. II en avoit formé autrefois , a grands frais , une collection , qu'il croyoit précieufe; & il en voyoit plus de prodiguées dans une feule grotte, qu'il n'en avoit jamais raffemblé dans les tiroirs de fon cabinet. II ne put comparer la vivacité de leur coloris qu'a celui de 1'arc-en-ciel. Ses couleurs primitives y formoïent par leur mélange mille teintes agréables, qui préfentoient un tableau varié, oü toutes les nuances poflibles fe confondoient &c s'accordoient. Mais Alcimédon ne pouvoit comprendre qu'avec du goüt, on facrifiat ainfi des tréfors dignes d'être foigneufement renfermés. II condamnoit intérieurement cette profufion, quand Charés lui paria en ces termes: Vous voyez un pays dont les mceurs, les ufages , les loix , les goüts vont vous paroitre aiuTi nouyeaux , que Pair que vous y refpirez  D' A t C I M É Ö O N. Jil Üepuis hier. Mais fans m'appefantir féchement en détail fur chacune de ces chofes, je veux vous en inftruire, en vous intéreflant. Je vais doncme fervir, pour nous faire connoïtre, de la règle générale que la morale devroit employee, pour enfeigneraux hommes Ia vertu Sc leurs devoirs; peu de maximes Sc beaucoup d'exemples. Ce que 1'on nomme par-tout la plus belle moitié de 1'univers , ce qui fait le charme des yeux, les délices des fens, les douceurs de la fociété ; mais en même tems ce qui caufe tant de troubles , de jaloufies, d'intrigues, de haines , les femmes' enfin , qui ont chez vous tant d'empire fur Pefprit, Sc que, par une inconféquence étrange, ort y prife fi peu en eénéral, font ici 1'ame de nos vertus, & la fource toujours pure , toujours féconde de notre bonheur. II me fuffira de vous les peindre , pour que le tableau de tout le refie fe préfente a vos yeux. Le monde entier eft gouverné par elles; les peuples qui femblent en faire le moins de cas, en fort les efclaves. On rougit parmi vous de cette fervitude qui fera éternelle; paree que qui règne fur les fens, gouverne Pefprit. Chez nous elles le gouvernent également; mais nous en faifons gloire. C'eft par le coeur, qu'elles épurent, $ue leur empire s'établit fur Pefprit,  '3 % Voyages Nos femmes font en général ce que les vötreS font dans 1'exception ; ou 1'exception pour les nötres eft auffi reflerrée, que la règle commune eft étendue pour les vötres. Ce ne font jamais les fens qui les conduifent, mais toujours le fentimént. Elles fe confidèrent comme des fleurs précieufes , qui ne doivent tomber qu'en des mains qui en connoiffent la valeur; 6c elles fe regarderoient comme flétries, fi elles en rencontroient d'indignes de les apprécier, 6c de s'y attacher uniquement. Autant elles fe croient d'un prix ineflimable, tant qu'elles font des fleurs intaétes, ou des fleurs chéries par ceux qui en font devenus les poffeffeurs, autant elles fe croient avilies, Sc peu dignes enfuite de l'honT mage 6c du coeur d'un honnête homme j quand elles ont été le jouet & la viftime de l'inconftance ou de la fauffeté. Elles font donc auffi diflïciles Sc auffi lentes dans leur choix, que les vötres font inconfidérées 6c précipitées dans le leurs. La jeuneffe, les gracës, qui par-tout féduifent leur fexe , les effrayent ici. Une femme qui veut s'affurer de fa conquête auffi certainement qu'elle affure la fienne a fon amant, n'en prend aucun dans eet age équivoque pour le gout Sc les fentimens , oü les fens dominent prefque toujours le coeur , 6c le fubordonnent a  d' A L C I M £ D ö n. 3 y a leur penchant pour la variété des plaifirs. Elles attendent la maturité de 1'efprit, & les preuves de la folidité de 1'ame ; ce qui regarde les avantages du corps les intérefTe peu; elles prétendent gagner plus d'un cöté , qu'elles ne perdent de 1'autre. Leur réputation eft refpeöée , leur fanté a 1'abri des poifons qui les flétriflent chez vous dès 1'aurore des ans, & les agrémens de la fociété, les dédommagent de la diminution des emportemens qui font dus ordinairement a la fougue de 1'age , 6c raïement k la force de la paflion. Les objets de leur tendrefle deviennent leurs idoles. Elles les ménagent avec autant d'avarice, que les autres femmes les prodiguent a leurs plaifirs. On pourroit dire que leurs fens font confondus dans leurs ames, par la vivacité de leur amour, Sc leur peu d'ardeur pour les plaifirs , que 1'on regarde ailleurs comme les plus fortes preuves de la tendrefle , 6c qui ne font fentir cn effet que 1'accablement, quand leur pointe eft émouffée. Ce n'eft pas qu'elles n'en connoiflent & n'en partagent les délices avec p!us de fenfibilité que les femmes qu les recherchent davantage. Quand leur choix eft fait,, elles ont un empreflement délicat de le confacrer par ce noeud indiflbluble. Elles favent qu'après ce facrifice, qui livre k jamais leur C  34 Voyages être entier k ce qu'elles aiment, le feul moyen de le rendre précieux, eft de le rendre efti- mable. C'eft ce que leur -conduite, leur dêlicateffe, leurs attentions continuelles leur affurent. L'homme le plus volage, ou le plus inconftant, ne pourroit jamais rompre une union loutenue par tous les moyens qu'elles employent pour la fortifier. Les remords 1'arrêteroient; & d'ailleurs il ne trouveroit pas une femme qui voulüt s'expofer au malheur de celle qu'il abandonneroit , ni aux reproches d'y avoir contribué. Ce feroit pour elle une flétriffure honteufe. Jugez fi eet art criminel & aviliffant, que vous nommez coquetterie , eft en horreur ici ? Les hommes le méprifent autant, qu'ils refpeftent une paflion fincère. L'intérêt ne domine point davantage les femmes de cette ifle ; rarement les favoris dé Plutus font les leurs. II faut qu'ils rachètent ce tort par mille vertus, pour que les femmes , qui fe refpeófent, ofent fe livrer è leur penchant pour eux. Elles craignent, prefque a 1'égal de Pinconftance, le foupcon d'un attachement mercenaire & intéreffé. Ce n'eft qu'a cinquante ans paffes que Mitrane, dont 1'opulence lui eft peut-être même inconnue , tant elle eft immenfe, a pu toucher  b' A t c i M ï d d Ni' 35 le cceur de la belle & fage Nifa. Elle 1'aimoit depuis long - tetns $ & lans 1'obftacle de fes richefles $ ion bonheur eut été avancé de plus de dix ans. Elle n'a confenti enfin a y mettre le fceau depuis quelque mois , qu'après les preuves les plus éclatantês de la générofité, &t de la fenfibilité dé Mitranë pour les malheureux. Les fecours pródigieux qu'il leur a procurés font la mefure de Ion amour. Sa mairt & fa böurfe ont été les appuis de 1'inforiune : & le coeur de Nifa le prix ineftimable de tant de bienfaits. C'eft prefque toujours aux femmes fortes &t vertueufes que les hommes doivent leurs plus belles aöions. Le défir de leur plaire, 1'ardeur d'en être eftimés , les élèvent au-deffus d'euxmêmës. Si'une maitreffe méprifable eft 1'éeueil de la réputation & de la fortuhe de fon amant * une maitreffe éftimable en eft le mobile principah Je vais bientöt vous en doriner des preuves toüchantes , qui exiftent fous hos yeux, après vous avoir étonné encore davatttage par ce qui me refte a vous dire , pour achever le portrait de nos femmes. Le germe de la vertu & de la fidélité efl tellement identifié avec leur ame, qu'il faut chez nous des régiemens de police les plus féyères pour obliger celles qui naiffént dans C ij  3^ Voyages 1'obfcurité a fe dévouer aux plaifirs des fens des jeunes gens , que leur age privé encore de ceux du fentimént, que vous n'en avez chez vous, pour empêcher la licence 6c le débordement des filles qui fe proftitucnt par tempérament, oii parintérêt, 6c fouvent par ces deux motifs enfemble. II a faliu que ce facrifice de la part des nótres fut noté d'autant de gloire, qu'il 1'eft ailleurs d'infamie. On les regarde comme des citoyennes utiles , qui s'immolent au bien & au repos de 1'état qui les entretient; car el'es prendroient pour un outrage 1'offre du prix des plaifirs qu'elles font obligées de donner; 6c aucun de ceux qu'elles recoivent dans leurs bras ne les méprife affez , pour les payer. Vous. me dites des chofes bien furnaturelles 6c bien inouies , s'écria Alcimédon, en interrompant Charés. Si la vérité n'avoit pas imprimé fes caraöeres facrés fur vos lévres , fi un autre que vous me parloit de moeurs auffi incroyables , je 1'avouerai, ma raifon,mes notions qu'il voudroit renverfer , fe révolteroient, 6c je ne croirois rien. Mais vous me perfuadez , 6c vous me tranfportez hors de mon premier être. Eh bien , feigneur , cette Alcioné que mon cceur adore déja.... Bien'töt, monfils, je vous parlerai d'elle, reprit Charés  d'Aiciméüon, 37 a fon tour; il étoit eilentiel que vous connufilez nos femmes en général, pour apprendre a révérer Alcioné en particulier, comme elle doit s'attendre a 1'être. Encore un coup de crayon que vous avez arrêté en m'interrompant. Les filles de théatre, infcrites ailleurs par ce nom feul, dans la claffe des filles publiques pour lefquelles tant d'ihfenfés, tant de dupes , prodiguent leur fórtune , & expcfent leur fanté , qui mettent fans cefie a 1'enchère ce qiii a été vendu mille fois; ces filles font ici ce que les vefiales étoient a Rome; encore y montrèrent-elles quelquefois des marqués de fragilité que nos comédiennes n'ont jamais données. Nos théêtres font des écoles de vertu , de bienféance & de modeflie. Nos actrices prennent les fentimens des röles qii'elles jouent; ou plutöt elles trouvent dans ces röles leurs propres fentimens; leur cceur s'élève au niveau des héroïnes doot:.elles empruntent les noms. Elles fe croiroienf indignes de le porter deux heures, & peu propres a faire illufion aux fpectateurs, s'ils voyoient une femme perdiie fous les habits d'Andromaque ou de Mérope ; d'ailleurs devant au public la confervation de leur beauté, & le ménagement de leur fanté, elles trouvent ce doublé avantage dans leur C iij  3§ Voyages fageiTe & leur réferve. Jugez par ce dernief trait, ajouta Charés , a quelles femmes vous avez affaire } k préfent, continua-t-il, venons a Alcioné. Quoique fon origine foit illuftre , quoiqu'elle remonte jufqu'è celle de la population de cette ile, Alcioné tient trop de la nature Sc d'ellemême , pour qu'elle ait befoin de rien emprunter de fes aïeux, La vertu Sc la beauté furent toujours 1'apanage de fa race, La mémoiré de fon père eft précieufe parmi nous, En s'endormant pour la dernière fois dans la .piénirude des années Sc de la félicité, il laiffa Irois filles, 1'ornement de leur pais, Sc celui du monde entier, fi elles en étoient connues, Le portrait des graces ne femble qu'une foihle copie de ces trois foeurs. Les deux ainées, Sophronie Sc Pulchérie, combient depuis quelques années le bonheur de deux mortels, dont Ia vertu Sc la réputation avoient comhlé la gloire, quand, ijs ont mérité; qu'elles en deY^flflejit le prix. Nous leur devons les bienfaits immortels que nous tenons de ces deux grands gommes. Sophronie, Pulchérie Sc Alcioné étoient auffi difficiles dans leur choix , qu'elles furpaffent les, autres femmes ici même en beauté & en npbleiTe de iéntimens. •!! falloit, pour ainfi  d'Alcimédon. 39 '«Ere, faire des aöions furnaturelles pour arriver a leur cceur. Tous les hommes le tentèrent, & deux feulement y réulïïrent. Ce fut Arifton quï toucha celui de Sophronie, & Zénoclés qui s'empara de celui de Pulchérie. Mais ils y parvinrent par des voies différentes-, paree qu'il y a plufieurs chemins qui conduifent è 1'immortalité, & a Pheureux don de plaire. Arifton r génie univerfel, confacra fes jours, a 1'étirde , & nous montra dans le même homme , un philofophe judicieux & éclairé , un hiftorien concis & impartial, un poëte fublime & plein de feu , un homme de lettres fans jaloufie , un favant fans rudefTe , un cntique exaft, fans aigreur, un écrivain toujours lïïr de plaire, fans le fecours de la plaifanterie offenfante, & d'inftruire fans la féchereffe des moralités. Tout refpire, tout eft en a&ion fous fes mains.Ses ouvrages inimitables font prefque devenus notre feule bibliothèque. On les lit, ■ & on les relit fans ceffe ; ils font toujours nouveaux , paree que le vrai, le raifonnable , le jufte , en font les caradères inaltérables. La plus laconique de fes réflexions eft une fentence fans appel de la jufteffe & de la raifon* Elles font inféparables de fon efprk: Me n'eft jamais immolé a 1'agréable. C'eft a. 1'imagination a fuivre la vérité; & non k la vérité a C iv  49 Voyages ■ s'évanouir devant i'imagination. II en'faut une bien féconde & bien réglée pour fournir fans ceiTe des chofes nouvelles a cette condition , & conferver k 1'efprit fon carattère créateur! c'eft cependant ce qu'Arifton a toujours 'fu concilier. • J'admire tous les jours en lui eet accord inaltérable, cette harmonie foutenue du feu de I'imagination & de la jufteffe du raifonnement. Mais ce que j'admire , ce que j'aime encore plus dans fes écrits, c'eft eet efprit philofophique, eet amour de 1'humanitë qu'ils refpirent, & qu'üs infpirent. Arifton étoit né pour changer Ia face. de la terre ; pour faire une révolution dans les mceurs , comme dans les arts, les fciences & les lettres, s'il eüt vécu dans ces fiècles de groffiéreté, de ténébres & d'ignorance , que je fais qui ont fi long-tems 5 obfcurci votre monde,il eüt civilifé les peuples «I?s Plus barbares : & il a encore inftruit & éclairé le plus doux & le plus policé de 1'uttvers. Oui, nous lui devons prefqu'autant pour i'accroiffement de nos vertus , que pour celui de nos connoiffances, qu'il a étendues, éclaircies & affurées. Son ftyle ne peut être imité , 6 cependant tout le monde croit en le- lifant .qu'il eüt exprimé la même penfée, comme i! i'exprime. C'eft toujours la netteté la plus  d'Aiciméd 6 n.' 4* grande, & la précifiön la plus exacte. Puen de trop, bi de trop peu. C'eft la penfée qui orne 1'expreffion , Sc ncn 1'expreffion qui embellit la penfée. L'efprit précéde la plume , & la plume ne court point après Pefprit. Enfin aucun mortel n'a jamais été plus univerfellemer.t inftruit, & n'a jamais fait un ufage' auffi utile , auffi varié , ni auffi agréable de fes connoiffances. II éto't déja célébre, il y avoit long-tems quand il vit Scphronie , &C qu'il s'enflamma pour elle. Le goüt de Sophronie accordoit fon coeur a Arifton; mais fa prudence le retenoit. II n'avoit pas encore quarante ans accomplis. II eft vrai que la nature plus occupée de fon efprit, que des traits de fon vifage, s'étoit bornée a mettre feulement dans fes yeux le feu de fon génie. Arifton plus touchant qu'Apollon, n'en avoit point les charmes ; & c'étoit un avantage de plus pour plaire a Sophronie. Car c'eft une obfervation que j'ai oubliée dans le portrait qu2 je vous ai fait des femmes de cette ile, dit Charés, en s'interrompant. Les Adonis & les Hercules en font auffi peu recherchés que les Plutus. Je vous ai dit pourquoi elles fuyent 1'amour de ces derniers, &£ vous devez comprendre la raifon qui les engage a redouter celui des autres. Ce n'eft pas affez  %z Voyages pour elles de n'avoir rien a fe reprocher: elles ne veulent pas même être en buté a Fombre du plus leger foupcon, & les Adonis & les Hercules les y expoferoient. Ils font fouvent plus propres a allumer les fens, qu'a échauffer 1 'ame. Quoique les plus preiTans avantages follicitaflent Sophronie en faveur d'Arifton, elle ne put néanmoins fe réfoudre li-tot a répondre k fes voeux, ni a écouter les fiens propres. Elle admiroit la folidité de fon efprit, & elle craignoit la légéreté d'un coeur, dont il lui fembloit que toutes les femmes devoient envierla conquête. Elle remit donc Arifton k un tems plus mür & plus afluré pour fon repos» II en fut défefpéré , & pour effayer d'affoupir fa paflion, par la privation de la vue de Sophronie, il fe retira dans une maifon de campagne, oh fes feuls amis eurent le privilege de 1'aller voir. Ce fut Ik qu'il augmenta confidérablement ces produöions admirables en tous les genres dont je vous ai parlé , & qu'il les réunit dans une même éclition , pour 1'utilité & la gloire de fa patrie; elle parvint bientót ici, & Sophronie fut la première & la plus empreffée è ïa lire. Après cette leclure , fon coeur ne fe défendit  p' A i c i m e d o n; 43 plus. Dix années d'abfence s'étoient écoulées. Malgré ce long terme, fi propre k guérir une paflion ordinaire , Sc a en faire oublier même Pobjet, elle vola chez Arifton, qu'elle trouva plus vieux , plus infirme , & auffi amoureux. Elle couronna fa conftance & fa paflion ; elle prit tous fes goüts. On devient , pour ainfi dire, ce que 1'on aime. Elle adore Arifton , admire fes ouvrages, les imite, & n'aime que fes amis. Pulchérie fut d'abord auffi inexorable aux voeux de Zénoclés , que Sophronie 1'avoit été a ceux d'Arifton, quoique fon penchant les eut peut-être prévenus. II avoit encore plus de difficultés a vaincre que 1'amant de fa foeur, Zénoclés, deftiné par le fort a marcher fur les traces de Mars 5 en avoit prefque reeu Pair & la majefté. Pulchérie en fut effrayée pour fa réputation. II eft vrai que fon amant étoit déja connu par fa douceur, fon humanité, fon affabilité, fon adreffe a tous les exercices , & par fa valeur froide & réfléchie, Mais en étoit-ce affez pour qu'elle put fe mettre audeffus de toutes fes craintes ? Elle ne le crut pas. Plus Ion amant lui paroiffoit aimable , plus il lui fembloit redoutable. Elle prit donc le parti de lui avouer ingénüment fon inchna$ion naiffante pour lui \ mais en même - tems  44 V O Y A O E 5 elle lui avoua auffi les juftes motifs qneïle avoit de la combattre, Sc de lui réfifter encore long-tems. Ce fut en vain que Zénoclés tacha de la raffurer, en diffipant fes terreurs mal fondées. Elle fut inébranlable dans cette réiblution, Sc fon amant dévoré d'amour Sc de regrets, renonca a la fociété Sc aux charmes de ce féjour, pour aller s'enfevelir dans une retraite obfcure , que des forêts auffi anciennes que cette ile dérobent aux yeux des voyageurs. II n'avoit que les bêt'es fauves pour compagnes dans ce défert prefqu'inhabité ; Sc pour perfpeöive , que des rochers affreux , au pied defquels les ondes vont fe brifer en mugiflant. Ce lieu fauvage efi fitué dans Ia partie feptentrionale de cette ile. On a d'abord de la peine a concevoir comment une terre auffi heureufe que celle que vous voyez, a une de fes portions fi différente des autres. Mais ce partage inégal, qui, a Papparence d'un jeu aveugle de la nature , eft en effet le préfent le plus précieux qu'elle ait jamais fait, puifqu'il eft le rempart de notre repos Sc de notre liberté. Vous avez éprouvé vous-même , par Ie naufrage de votre vaiffeau, que la tempête a pouffé fur ces cötes, que la feule qui foit abordable, n'a point affez d'eau pour y forraer un port cii  ' D* A L~G I M Ê D O N. 45 F-ennemi puiffe mouiller, On y échoue fur des fables, avant que de toucher au rivage. II n'y a que de légers canots qui puiffent y atteind-re; 6c nous n'avons rien k en redouter. Mais au contraire , fans les rochers menacans 6c efcarpés qui défendent le cöté du Nord, la nier y eft affez profonde pour y porter les plus grands vaiffeaux. Nous leur fommes donc redevables de notre füreté ? Cependant vous allez voir que 1'on chercha a nous pénétrer il n'y a pas long - tems par eet endroit même impénétrable. Mais revenons auparavant k Zénoclés , a qui nous dümes notre falut dans cette occafioo. II y avoit déja quelques années qu'il vivoit, ou plutöt qu'il languiffoit dans fa folitude. II n'y voyoit de tems en tems que des chaffeurs qu'il raffembloit pour détruire les animaux féroces qui ravageoient lestroupeaux des campagnes voifines. Les pafteurs de ces troupeaux, attirés par ce motif intéreffant, s'y joignoient, ainfi que les cultivateurs des champs qui touchent a la forêt de Zénoclés. En les réuniffant tous pour leur avantage commun, il répandoit fur eux mille bienfaits, & fes revenus affez confidérables étoient employés uniquement a leur foulagement 6c a 1'augmentation de leurs cultures. II les encourageoit par des récompen-  '4*5 Voyages fes, & les inftruifoit par des lecons d'agriculture & de commerce qui, en les enrichiffant, fertilifoiënt tous les jours ces terres autrefois incultes. Le bruit de fa renommee 6c de fa géhérofité fe répandit bien - tot par-töut} 6c en peu de tems la population de ces liéux prefque déferts fut augmentée cónfidérablement. C'étoit fe rendre Ie bienfaiteur de fa patrie j & ce titre étoit affez beau pour honorer le nom de Zénoclés. Mais celui de fon libérateur lui étoit encore deftinéi Sans le prévöir j Zénoclés s'en étoit préparé les moyens; & lorfqu'il n'avoit penfé qu'a faire des heureux , il avoit formé des défenfeurs intrépides a fort paysi Le jour d'une chaffe générale, qui étoit une efpèce de tête qu'il vouloitdonnerafon peuple^ il en faifoit déja la revue, il en vifitoit les armes, lorfqu'un pêcheur accourant du rivage, lui apprit que, profifant de 1'obfcurité de la nuit, une flotte ennemies'en étoit approchée > 6c que choififfant les accès étroits que leur préfentoient les coupures de quelques rochefs féparés ^ elle avoit débarqué des troupes qui s'occupoient a fe retrancher , a feconnoïtre le pays , 6c a chercher des guides. A eet avis d'un danger fi preffant, Zénoclés ne balanca point furie feul parti qu'il avoit a prendre, II comprit  d' A l c i-m £ d o n. 4J qu'en donnant le tems aux ennemis de fe förtirier , & d'affurer leur marcne, c'étoit leur aiTurer la viöoire. II connoiffoit trop Pefprit doux, mais peu guerrier de fes coneitoyens, pour en attendre du fecours. Tranquilles par les foins de la nature, nous nous étions peu occupés d'y joindre les défenfes de Part. Satisfaits de ne pouvoir être envahis, & bien éloignés de penfer a envahir les terres de nos voifins , nous regardions comme inutiles, Sc même comme barbares, toutes leurs précautions. Mais Pexpérience vient de nous apprendre qu'il ne fuffit pas d'être pacifiques pour conferver la paix, qu'il faut encore pou /oir foutenir la guerre. Malgré le peu de fecours que Zénoclés fe flatta de tirer de cette ville, il y dépêcha néanmoins un courier, non pour y porter 1'alarme & le défefpoir, mais pour en tranquiilifer les citoyens, les inviter a fe joindre a lui, & leur apprendre qu'en les attendant, il alloit au devant de leurs ennemis, dans le deffein de les harceler & de les retarder. II marcha en effet contr'eux, & fes fuccès paffèrent fes promeffes. II les trouva dans le premier défordre d'un débarquement, les chargea & les tailla en pièces. Ses chaffeurs, fes bergers, fes laboureurs furent dans cette aftion des foldats mieux dif-  48 Voyages ciplinés & plus aguerris que ceux qu'ils attaquoient; 6c Zénoclés, tel qu'Epaminondas, fortit de fon cabinet pour être un héros dès fon premier coup d'eflai. Ceux qui purent échapper a fes armes cherchèrent une retraite fur les eaux, 6c prefque tous y trouvèrent un tombeau. Zénoclés -arrivoit chez lui avec fa petite armée, fuivi de quelques prifonniers, lorfqiPil fut rencontré par les plus empreffés de nos citoyens. Le compte qu'il leur rendit de fa vicfoire fat auffi modefte qu'elle étoit éclatante & glorieufe. Imité par fes troupes, ce ne fut que 'fur le rapport des ennemis que nous jugeames de leur nombre 6c de 1'important fervice que Zénoclés nous avoit rendu. Fatigué de louanges 6c de félicitations, il fe renferma chez lui, rendit graces aux Dieux, 6c regretta de n'avoir point perdu la vie dans une occafion qui venoit d'affurer notre liberté. Le tems, ni 1'abfeuce n'avoient pu le guérir de la paflion qu'il nourriflbit dans fon coeur. C'étoit un poifon qu'il trouvoit trop lent a fon gré, & il s'en plaignoit douloureufement, quand il vit entrer chez lui la belle Pulchérie. II douta d'abord du rapport de fes fens, enfuite du bonheur qu'elle venoit lui annoncer. ,Quois madame, s'écria-t-il, lorlque j'ai dé- chiré  D5 A L C I M É D O N. 49 fchiré mon coeur, en vous fuyant, vous avez; 1'inhumanité de pénétrer jufques dans le tombeau que je me fuis choifi, & d'y venir ranimer des cendres encore trop fenfibles, afin de rendre mon tourment plus vif ? Avez-vous craint que vos coups ne ■ fuffent pas affez mortels de loin, ou vous êtes-vous offenfée que je les fupportaffe fi long-tems & que je r-efpiraffe encore? Pulchérie prenoit trop de plaifir a. ces reproches & k ces plaintes pour les interrompre. Quoique incertaine de Feffet de 1'abfence fur le coeur d'un amant, qu'elle n'avoit ceffé d'aimer, elle étoit venue mêler fa joie a la joie publique, & fe jetter dans fes bras, fi Pamour les lui ouvroit encore. Elle avoit cru voir tous nos yeux tournés fur les fiens, & la conjurer d'être la récompenfe de fon libérateur &c du notre. Ce qu'elle venoit d'entendre la raffuroit; elle voyoit fon amant auffi paffionné que couvert de gloire. Ah! Zénoclés, jugez mieux de Pulchérie, s'écria-t-elle a fon tour. Vous lui fütes toujours cher. Que de foupirs vous lui avez couté! Mais peut-elle les regretter, puifque c'eft a leur caufe que nous devons notre falut, notre honneur, & notre liberté? Si vous avez bien connu les craintes délicates qui ont D  '$o Voyages produit queique tems vos maux & les mïens j vous ne pouvez, fans injuftice, m'accufer ds rigueur. Je viens pour y faire fuccéder une féiicité inaltérable, fi vous partagez la mienne. Vous n'êtes devenu que trop digne de ma tendrefle ; mais le fuis-je encore de la votre? Si vous 1'êtes, trop généreufe Pulchérie, répondit Zénoclés, fi vous 1'êtes? Ah! vous ne me faites cette queftion que pour avoir le plaifir d'entendre répéter que vous êtes adorée, comme vous le fütes toujours! Sans ce morif flatteur, que le doute feroit cruel & outrageant! ils tombèrent dans les bras Pun de Pautre; leurs ames fe confondirent, & depuis ce jour elles n'en font qu'une. Le vieillard fe tut un moment, comme pour refpirer leur bonheur. Le même fentimént agitoit Alcimédon. Qu'ils font fortunés, dit-il, en foupirant & en rougiflant ! mais hélas, la connoiflance d'une féiicité fi pure, d'une féiicité, dont je ne croyois pas que les mortels puffent jouir fous aucun climat, n'eft-elle pas un poifon dévorant pour ceux qui ne peuvent efpérer d'y atteindre ? Eh! qui peut Pefpérer, continua-t-il, que ceux qui font nés fur cette terre trop heureufe ? N'en défefpérez pas, reprit Charés, la modeflie feule de cette crainte vous rend digne  d'Alcimédon. ^ t d'un même bonheur. II ell tems de vous mettre fur la voie qui peut vous y conduke. Je vous ai fait, lans doute, foupirer après ce moment, & votre retenue, votre déférence pour mon age m'ont facririé votre jufte impatience. Vous ne perdrez ici le mérite d'aucune vertu. La moins brillante en apparence y eft fouvent la plus eftimée. Tout ce que je vous ai dit étoit nécefidire a votre inftruction , & je vous épargne mille détails qui ne le feront pas moins enfuite, pour vous parler enfin d'Alcioné. Elle eft, comme vous le favez déja, la foeur de Sophronie & de Pulchérie. Quand on voit les deux ainées fans elle, on croit voir deux déeffes d'Amathonte fe difputer Pempire de la beauté; mais quand on voit Alcioné avec fes foeurs, la concurrence n'arrête plus, tous les yeux, tous les coeurs fe réunifient, tout eft Paris pour Alcioné. Les verius de fon ame, les charmes de fon efprit égalent la légèreté de fa taille, & la beauté incomparable de fes traits. S'il y a eu des nymphes & des déeffes, elles ont dü être faites & belles comme Alcioné. Vous remarquerez bientöt que ces avantages font Papanage des femmes de ce pays; mais vous remarquerez facilement auffi que tout difparoït devant ce miracle de la nature; & c'eft peut-être une de fes erreurs, plutöt Dij  52. Voyages qu'un de fes bienfaits. La différence eft trop grande 6c interrompt trop 1'enfemble des autres beautés, pour n'être pas un excès. Parmi vous il feroit dangereux, mais admirez la trempe de nos coeurs. Alcioné, la divine Alcioné, n'a pas fait un infidèle. Les amans heureux par d'autres engagemens font les feuls qui puiffent la voir tranquillement, 6c fe borner au tribut d'admiration qui lui eft dü par tout le monde. Heureux fi les coeurs libres avoient le même avantage; mais aucun n'échappe a fes chaines. Plus elle s'obftine a en refufer, plus elle s'en attaché. II me feroit difficile de les compter; je ne vous parlerai plus que du tendre Cofroës. C'eft un jeune homme charmant Sc de la plus haute efpérance; il joiat, a la fleur du printems, la folidité de Page mür. II adore Alcioné, 8c tel qu'une plante noyée que le foleil ne réchaufFe point, languit, fe fanne Sc périt, le malheureux Cofroës, sbïmé dans Ia douleur, eft prêt k expirer. Si jamais cette nymphe, delTéchée par 1'excès de la fiemw, mérita que les Dieux en priffent pitic, Colrocs eft digne, fans doute, de la même commifération 6c du même bienfait. Son cceur eft dcvoré, fes fens font confondus & fon cfprit troublé. II fuit !a lumière 6c les humains, 6c  B'AtClMÉDON. 55 n'habite plus que ce bofquet que vous avez traverfé en arrivant ici. Ah ! feigneur, s'écria Alcimédon, j'ai entendu fes gémiflemens : fon fort m'eüt attendri, fans doute , fi j'euffe pu concilier avec la raifon les cauies de fon infortune. 11 fe plaignoitde fa jeuneffe , de fes richeffes, & il les regardoit comme des barrières impénétrables qui lui fermoient a jamais le cceur d'Alcioné. Vous êtes affez inftruit a préfent, reprit Charés , pour conceyoir le jufte fondement de fes plaintes &c de fes regrets.il connoït trop Alcioné pour fe flatter d'en être aimé; mais il 1'aime trop éperduement pour écouter la raifon. Voilala. feule efpèce d'infortunés que nous ayons parmi nous, ajouta le vieillard en s'attendriffant, mais c'eft un mal fans remède. Cofroës eft trop éloigné de 1'Sge auquel Alcioné pourroit lui faire grace en faveur de tant d'amour , & de fes heureufes qualités, pour qu'il lui refte aucun efpoir. Plus fa paflion eft violente , plus elle luiparok fufpede; elle fe défie des defirs 6c des feux d'ua age inconftant & fougueux; jamais elle n'y expofera la deftinée de fes beaux jours. Non , non, s'écria tout-a-coup Alcimédon dans un tranfport dont il ne fut pas le maïtre, non, il n'eft pas poflible qu'Alcioné réfifte a un amant fi éperdu, 6c d'ailleurs fi digne de plaire^ D lij:  %% Voyages Elle fe lallera de fa réfolution , elle perdra fes craintes, elle fera fenfible au fupplice du tendre Cofroës, elle 1'aimera..... feigneur , je fuis perdu! Quoi! interrompit Charés, déja des allarmes, de la jaloufie, de 1'amour , fans en connoïtre 1'objet} Ah ! cruel , reprit Alcimédon , vos peintures ne me Font que trop fait connoïtre. Avec quel art vous avez enfoncé un trait brulant dans mon fein ! que fera-ce donc , répondit Charés, a la vue d'Alcioné? vous en ferez confumé. Cependant, éqntïnua-t-ïl, raffurez-vous, gardez ces premiers feux que mes difcöurs ont allumés , mais perdez vos craintes & vos inguiétudes, le malheureux Cofroës ne doit point vous en donner : fa jeuneffe & fes biens ne font pas fes plus grande torts aux yeux d'Alcioné, c'eft le don de plaire qui Fexclut a jamais de fon ame. Vous avez vu fes foeurs auffi févères qu'elle fur 1'age, mais vous les avez vues fenfibles pour leurs amans, avant le terme qu'elles avoient flxé a leur bonheur; vous les avez vues leur donner des efpérances, & fouffrir autant qu'êux des épreuves qu'elles leur (aifoient mpïr; mais rien n'a pu émouvoir Alcioné, Trop (incère pour nourrir une paffion qu'elle ne peut partager, loin de laiffer le plus; 'foible efpoir a Cofroës. elle a cru-devcir la'  d' Alcimédon. 51 lui faire perdre, a la première étincelle de fou feu. Elle fe feroit fait un crime de fes progrès, fi. elle avoit pu y contribuer par fon filence. Elle ignore 1'art odieux d'enyvrer uit coeur, quand le fien refte infenfible ; elle a donc parlé a Cofroës avec cette candeur qui eft le feul langage de la vertu, mais elle n'a pu le guérir. Hélas, Seigneur, lui dit alors Alcimédon, avec un air qu'il tacha de rendre tranauille, aura-t-elle plus de pouvoir fur mon ame, que fur celle de Cofroës, quand elle 1'aura bleflee auffi profondément; mais répondit le vieillard, loin delavouloir guérir, fi elle ne s'occupe que du foin d'en augmenter la flame » ou qu'elle vous en faffe voir une auffi ten- dre. N'achevez pas de m'empoiformer, interrompit Alcimédon. Eh ! qu'ai-jé a lui offrir pour qu'elle Me tomber fon choix fur moi? A quel titre puis-je prétendre a eet exces de bonheur? Qu'ai-je fait dans ma vie qui put même juftiher le goüt d'Alcioné? Confidérezles travaux, les vertus & la gloire des amans de Sophronie & de Pulchérie. Ils n'en font devenus dignes que par des voies que la nature & !a fortune m'ont interdites. Ma vertu eft obfeure, je n'ai pas une étincelle du génie d'Arifton, & jamais je n'aurai Poe* D iv  56 Voyages cafion qui a imraortalifé Zénoclés. D'ailleurs ctranger en ces lieux Quand le mérite accompagne les malheurs, on n'eft point étranger parmi nous, répiiqua Charés. Ce font ces malheurs que vous ne méritates jamais, c'eft cette qualité d'étranger abandonné & pourfuivi par le fort, qui peuvent vous gagner le coeur d'Alcioné. Ses fceurs ont regardé les titres d'hommes illuftres par les lettres & par les armes, comme ceux qui faifoient a leurs amans un honneur qui rejaik liffoit fur elles. Alcioné, auffi délicate, croit la gloire d'un homme éprouvé par les adverfités, & toujours vertueux au milieu des vices, une gloire, encore plus folide, plus difficile a acquérir, plus digne d'admiration & d'intérêt, que celle qui naït des lettres & des armes.: Les amans de fes fceurs avoient un puiffant motif qui leur faifoit rechercher une grande réputation. Ils envifageoient un prix au-deflus de leurs travaux; mais vous, feigneur, c'étoit fans efpoir de récompenfe que vous reftiez attaché a vos devoirs & fidéle a votre parole, quand on vous donnoit Pexemple d'y maaquer. Ce n'étoit pas non plus 1'efpoir d'une réputation fiatteufe, ni celui düne eftime particulière, puifque vous viviez dans un monde ou rien n'eft fi équiyoque que cette réputa-  D' A L 'C I M É D 6 N, 57 tlon & cette eftime que 1'on accorde fouvent a celui qui les mérite le moins; tandis qu'on les refufe encore plus fouvent a celui qui les mérite le mieux. Croyez donc que 1'efpèce de gloire que vous vous êtes acquife, eft le plus grand tréfor que vous ayez pu apporter dans cette ile. Ne regrettez rien de ce que votre naufrage vous a fait perdre. C'eft cette gloire qui touchera fur-tout la fenfible & généreufe Alcioné. Elle a 1'ame grande, & les malheureux font les feuls qui ayent jamais pu 1'affe£ter. Mais , comme vous 1'avez dü remarquer déja, il eft prefque impoflïble qu'il y ait iet de ces malheureux dignes d'eftime, qui ayent tout fait pour fe concilier la faveur des hom-; mes, fi elle s'accordoit aux vertus, .& qui par. les vertus ayent réfïfté courageufement & inaltérablement aux coups injuftes du fort. Vous êtes donc arrivé pour flatter le penchant naturel d'Alcioné, & lui offrir un amant autant felon fes defirs, par la forte de mérite qu'elle révère, qu'Arifton & Zénoclés ont été , par le leur, dignes de la tendrefle de fes fceurs. La douce perfuafion, répondit Alcimédon , coule de vos lèvres dans mon ame. Plaife k 1'amour que ce ne foit point une cruelle illufion; mais pourquoi voudriez-vous m'en renr  5§ Voyages dre la viclime ? Quel plaifir pourriez- vous prendre a enchaïner ce vautour fur mon fein, pour le déchirer ? Le refpect que vous m'infpirez me raflure , & la confiance en eft le fruit. Mais, feigneur, avec même de 1'amour propre, m'eft-il permis de recevoir les éloges que vous avez donnés a ma conftancedans les adverfnés, & a ma probité pour ceux mêmes qui me trahiffoient? Qu'ai-je fait. en cela que Phonnète homme ne foit tenu de faire? Tout ce qu'il faut pour que je vous admire , interrompit Charés. Croyez qu'il eft peut-être plus difficile de mériter ce titre, que de devenir un grand homme. Souvent 1'acïion la plus héroïque de 1'honnête homme eft enfevelie dans le fecret, tout le monde 1'ignore, perfonne n'en parle, paree qu'il ne la pubiie point; au lieu que les actions qui font acquérir Ie titre de grand homme ont toujours mille témoins, volent de bouche en bouche , & s'enflent même par la renommée. Eft-i! bien difficile de fuivre ici la vertu pour elle-même? Tout le monde y eft vertueux par tempérament; mais eft-il bien facile de 1'être par principes , de 1'être exactement & foncièrement dans un pays ou les plus délicats fe bornent a 1'être extérieurement? Cette dernière réflexion obügeante de Cba-.  d' Alcimédon. 59 rés pour Alcimédon, termina leur long tête a tête. ïl eft tems, dit le vieillard, de retourner chez moi; peut-être y trouverons-nous bonne compagnie; le foleil approche de fon couchant, c'eft 1'heure è laquelle mes amis viennent me voir, je veux vous les faire connoïtre, & vous applanir les routes qui vous mèneront aux pieds d'Alcioné. Ils fortirent de la grotte, & revinrent par im' cötë oppofé a celui qui les y avoit conduits. La variété des objets n'y eut pas moins étonné & charmé les yeux d'Alcimédon que les premiers qui les avoient frappés, mais ils étoient tous dans fon coeur. Ses facultés, fes idéés s'y concentroient pour y contempler la divinité que les difcours de Charés y avoient pro.fondcmcnt gravée. II étoit difttót 82 ne répondóit plus aux chofes étrangères a cette divinité, dont le vieillard 1'entretenoit en marchant, que comme un homme qui ne répond qü'a fa penfée. II nc s'appercut même pas d'abord qu'il Pavoit quitté & qu'il étoit feuL II y avoit déja cuelques momens que Charés Pavoit prévenu de s'arrêter devant une ftatue d'Hébé, qui lui feroit encore plus admirer le modèle fourni par la nature, que la main de Partifte , quoiqu'il Feut imité dans la plus grande perfeaion. A-t-elle été faite d'après  éo Voyages Alcioné, demanda-t-il long-tems après, cette ftatue fi parfaite ? Surpris alors que Charés ne lui répondit rien, il le chercha & ne le vit plus. II en fut alarmé, & fortant de fa rêverie, il retourna fur fes pas pour le chercher. II n'alla pas loin. II le vit a fon tour tellement occupé de cette ftatue d'Hébé, dont fes embraffemens fembloient vouloir animer le marbre, qu'il crut que rien ne 1'en fépareroit. II le contemploit; il craignoit qu'il n'expirat dans un tranfport oh le feu du cceur triomphoit de la glacé des ans; mais il n'ofoit le retirer des bras de fa ftatue, ni pénétrer la caufe d'une tendrefle fi animée pour un objet fi froid. Enfin Charés s'en arracha le vifage baigné de pleurs & le cceur plein de foupirs plus éloquens que toutes les plaintes. Vous voyez, dit-il a Alcimédon, quand il fut maitre de fon trouble, vous voyez prefque tout ce qui me refte de ma chère Aglatide. Vous avez déja été témoin de ce que ce nom fi précieux m'a caufé de douleurs ; jugez. de 1'impreflion qu'une image fidéle de tant de charmes doit faire fur mon ame, toutes les fois que mes regards s'y attachent. La voila, feigneur! elle femble refpirer dans ce marbre , & le rendre fenfible. Elle femble me dire :  b'A 1 C I H É D O N. 6l Charés, je vous aime autant que vous m'adorez. Ouvrez mon tombeau, defcendez-y, vous y trouverez le feu de mes cendres égal a celui dont mon cceur brüla toujours pour vous. La mort avoit des droits fur ma vie, mais elle n'en aura jamais fur mon amour. Les ombres qui m'entourent en font témoins. Elles nous verront un jour réunis, & ce fera de ce jour feulement que commencera pour moi cette féiicité immortelle , dont les autres jouiffent dès 1'inftant de leur entrée au féjour de délices que j'habite. En finiflant cette profopopée attendriffante pour un cceur tel que celui d'Alcimédon, & extravagante aux oreilles d'un agréable, Charés tomba prefque évanoui. Ses forces 1'aband'onnèrent, & fon hóte ne fut pas peu embarraffé a le fecourir. Cependant il revint a lui, & fut touché des foins, & plus encore des larmes d'Alcimédon. Ne vous effrayez point de Pétat ou vous m'avez vu, lui dit-il; c'eft le plus heureux que je goute depuis la perte horrible que j'ai faite de la tendre Aglatide. Chaque jour je viens ici mourir dans les bras de fon image, pour tacher de revivre plutöt dans les fiens. Je me flatte que j'y trouverai une fin douce, qui fera le commencement d'un bonheur éternel  6z V G Y A 6 E S quand mon ame féparée de la fienne s'y fera rejointe. Ma maifon eft remplie de fes portraits, chaque appartement m'ofrre fes charmes, 8c chacun de fes traits m'arrache des foupirs 8c des larmes qui font tout mon bien, Son tombeau eft mon lit. Nos corps n'ont pu être féparés par la mort. Mes nuits 6c mes jours font a elle. Ah! Pigmalion, s'écria-t-il, qu'avois-tu fait d'aflez agréable aux DieuXj pour qu'ils animaffent, a ta prière, 1'ouvrage de tes mains, tandis qu'ils ont permis a la mort aveugle de détruire le chef-d'oeuvre des leurs? cependant, ajouta-t-il d'un ton plus calme^ avec cette douleur profonde qui vous attendrit, Sc qui peut-être vous épouvante, je fuis,, après ceux qui jouiffent encore des objets de leur paflion, le plus heureux des hommes, 6c mille fois moins a plaindre que ceux qui né peuvent les obtenir. J'aime mes peines, elles me font précieufes : 6c ce feroit me ravir tout ce que j'ai de plus cher, que de m'en guérir, fi elles avoient un remède. Gharés & Alcimédon étoient déja arrivés au périftile de la maifon, quand le vieillard acheva ces mots. Ils y virent plulieurs domeftiques étrangers qui en firent connoïtre les maïtres a Charés. Montons", dit-il a Alcimédon j on m'atteud; j'ai paflé de quelques minutes  b'Alciméson, 63 fheure de mon rendez-vous avec mes amis. Ils connoiffent celle que je donneplus particuliérement au culte tk au fouvenir d'Aglatide, & ils viennent affidüment faire un peu de diverfion aux traces lugubres que ce moment laiffe dans mon efprit. Quoi, les hommes font ici, répondit Alcimédon, des amis auffi attentifs , auffi fenfibles que des amans parfaits ! Cette ifle eft donc ce paradis de la terre tant célébré ailleurs, & fi peu connu ? II n'en put dire davantage. Les portes de la galerie s'ouvrirent, & Alcimédon ne vit qu'une feule perfonne , quoiqu'il en vïnt plufieursa la rencontre de Charés. Ah ! la voila, s'écria-t'ilj fans faire attention a 1'étonnement que ce cri cauferoit, la voila , cette unique Alcioné! Sei-» gneur , mes fens m'abandonnent, & je fuis prêt a 1'adorer comme une divinité. C'étoit Alcioné en effet, fuivie de fes fceurs & de leurs amans. Elle rougit de cette exclamation elle baifla les yeux, les releva malgré elle fur 1'inconnu , & les rabaiffa. Mais Alcimédon n'étoit plus en état de remarquer eet embarras. Le fien, déja trop annoncé par fes paroles , ne 1'étoit pas moins par fa contenance. Tout le monde en fut frappé, mais perfonne ne voulut augmenter fon trouble. Quand Charés eut dit fon nom , & expliqué  64 Voyages en peu de mots fon aventure, chacun s'efflpreffa de lui faire, non de ces politeffes affecties & extérieures que 1'éducation & la curiofité dittent pour les étrangers, mais des prévenances que la feule affabilité du coeur peut infpirer. II entendit la belle Alcioné qui demandoit au vieillard, fon nom, fa patrie, la caufe de fon arrivée dans 1'ile. II prévint la réponfe de Charés. J'étois, madame, dit-il a Alcioné, un malheureux que le fort & les hommes perfécutoient. Le projet de m'y fouftraire ne m'avoit laiffé que le parti de les fuir. Je croyois ne m'éloigner que du vice & de la méchanceté.' Un deftin plus heureux que celui qui me pourfuivoit n'a jamais été cruel, m'a conduit au centre du bonheur & de toutes les vertus. Mais mon cceur, mes fens, mes yeux font trop foibles pour foutenir 1'éclat des merveilles étonnantes que je vois ici. En prononcant ces derniers mots, il ofa regarder un moment Alcioné ; mais comme fi c'eüt été un crime, il parut fe troubler de nouveau , & fa rougeur décela fa crainte. La modefte Alcioné eut été également embarraffée de fa réponfe & de fon filence, fi Charés, voulant leur donner le tems a 1'un & a 1'autre de fe remettre un peu, n'eüt pris la parole. Ce fut pour raconter a fes amis le peu qu'il fa voit de rhiftoire  b'Alcimédon. § 5 Phiftoire d'Alcimédon. II n'oublia rien de ce qui pouvoit le rendre intéreflant & eftimable par les qualités du cceur. L'amour propre d'Alcimédon en dut être auffi flatté , que fa modeftie embarraffée. Arifton & Zénoclés y joignirent leurs éloges , & Sophronie & Pulchérie femblèrent encore enchérir fur leurs amans. La feule Alcioné ne favoit comment parler, ni comment fe taim Son état chez nous Peut autorifée è prendre ce dernier parti. La diffimulation y eft la vertu principale de fon fexe * & on la confond avec la réferve; mais dans cette ifle fortunée la franchife eft du de voir des deux fexes & de tous les états. Alcioné loua donc enfin auffi le courage & le mérite d'Alcimédon , mais en termes mefurés qui euflent plutot femblé faire 1'éloge de la vertu que du vertueux, fi le ton n'eüt annoncé au moins autant d'intérêt pour Pun que pour 1'autre. Le fcm enchanteur d'une voix déja fi chère achèva de porter le feu le plus ardent au cceur d'Alcimédom S'il eut fu que la candeur des mceurs du pays autorifoit Paveu public de tous les fen* timens de Fartie, il n'eut pas différé d'ouvrir la fienne a Alcioné. Mais il étoit encore tröp obfédé par nos ufages, pour ofer être fi prgm» E  66 Voyages ptement fincère. II favoit qu'il y a un tems marqué pour les déclarations des feux les plus pailïbles, faites même aux femmes les moins dignes d'ert allumer d'autres. II n'eft pas étonnant qu'il n'ofat fe permettre d'avouer fa paflion, dès la première vüe de celle qui la lui infpiroit; mais il n'étoit pas néceflaire que fa bouche parlat. Sesyeux, fes geftes, fa couleur , fa voix, fes difcours fans ordre & fans fuite, difoient tout, lorfqu'il croyoit ne rien dire, & qu'il s'applaudhToit defacirconfpedhcn & de fon refpecï. Arifton, qui s'appercevoit comme les autres, de ce qui fe paflbit dans le cceur de 1'érranger, propofa a Charés de le mener a la comédie. C'eft un délaffement , un plaifir de tous les ages & de tous les pays, ajouta-t'il: & Alcimédon fera fans doute bien aife de les partager avec nous. On joue le Sertorius de Corneille. Si les maximes de ce grand homme, fi celles de Pauteur de Phèdre &c de Britannicus, de celui de Mérope , d'Alzire , de plufieurs autres de vos poëtes illuftres & célébres, pouvoient devenir les maximes générales des peuples de vos contrées, vous n'auriez rien k nous envier, pourfuivit-il, en s'adrefiant a Alcimédon. Nous fommes bien éloignés de penfer comme un de vos Mifantropes nouveaux, qui fait confifter  b'Alcimédon. 67 Ia force du génie dans la bifarrerie des paradoxes les phis étranges, & laperfeaion de la philofophie dans la haine des hommes. Nous avons lu fon étonnant difcours contre les fciences & belles lettres, qu'une académie plus étonnante encore a couronné, & nous en avons ri; mais nous ne favons pas encore précifément fi c'eft plus aux dépens du vainqueur , que des juges de la viftoire. Pour excufer ceuxci, nous avons cru que leurs ftatuts ne leur impofent que Pobligation de péfer le fon & Parrangement des mots, & qu'ils les difpenfent de 1'examen des chofes. Mais fi cette régie les juftifie, elle eft fi contraire a la véritable éloquence, qui confifte plus dans la force des penfées vraies, que dans le choix des termes fonores, que nous leur confeillons d'y renoncer. II feroit auffi peu judicieux de dire que Pacier brut eft moins fufceptible de rouille que Pacier poli, & qu'il faut brifer les limes qui enlèvent ce que fa furface a de raboteux, que d'accufer les fciences & les lettres de corrompre le cceur. Elles font les limes qui le po liffentfiparfaitement, que la rouille des vices honteux n'y peut mordre, & qu'il devientune glacé unie fur laquelle leur poifon ne fait que gliffer. Nous avons lu auffi 1'ouvrage de ce moderne Eij  Voyages Timon contre Perpèee hurnaine ; mais póuf' cette fois nous avons gémi. Eft-il poflïlb quê né avec de i'efprit & des talens, on faffe gloire de montrer un cceur fi farouche ? Vos vices font encore préférables a la vertu qu'il y veut fubfthuer. S'il 1'aime en efFet, il 1'a peint d'une facon a la faire haïr. Quoi, n'y a-t il donc point de milieu pour 1'homme , entre marcher a quatre pieds avec les brutes, ou vivre dans les excès de la débauche ? Ne peut - on être vertueux fans fair , fans maudire la fociété de fonefpèce ? C'eft ce qui en épure les liens qu'il faut enfeigner, & non ce qui les détruit; voila comment il eft glorieux de travaüler, comment on doit faire parler la vertu. Inftrütfez Sc n'humiliez pas; ne faites point de üéclamation contre 1'art divin des Sophocles, & penfez que les citoyens d'Athenes & de Rome , qui en admiroient les chef - d'oeuvres; valoient bien les citoyens de Genève qui les profcrivent. Nous eftimons d'autant plus ici vos bons ouvrages, que nous obfervons ce qu'ils enfeignent. C'eft notre régie inviolable d'adopter les vertus & les connoiffances étra"geres, pour fortifier, pour étendre les nötres, & de rebuter ce qui peut-être vicieux ou dangereux dans Ia pratique. Les fpéculations de vos ecrivains font admirables en général. Par quelle incon-  D' A L C I M É D O N. 69 féq«ence dit-on fi bien , & agit-on fi mal? Alcimédon répondit en affez bon philofophe a cette queftion, 8c accepta avec reconnoiffance 1'offre qu'Arifton lui avoit faite de le mener a la comédie. L'heure fonnoit, tout ce qni étoit chez Charés s'y rendit. En entrant dans la loge , Alcimédo . entendit Sophronie qui difoit a Alcioné , cue eet étranger eft intéreffant par fes ma heurs , les déplaifirs 8c fa conftance ! Un jugera facilement de 1'effet de ce difcours fhr un amant déja dévoré de fa paflion. U tacha d'entendre également la réponfe d'Alcioné. Elle n'en fit point a fa fceur ; mais elle {na Alcimédon. Ce regard dans un pareil moment, n'étoit il par la réponfe ld plus favorab'e qu'il put défirer Hl ofa prefque la comprendre. Bien-töt la toile fe le va, 1'orcheftre qui jouoit depuis long-tems, 8c qui 1'eut autant féduït que le concert de Charés , s'il eüt pu 1'entendre,ceffa tout-a-coup : les afteurs parurent , ils avoieot i'air 8c 1'h bit des Héros qtöfc repréfentoient. II avoier.t plus encore , la nobleffe de leur démarche, 8c cette de leur voix; de l'ame , des entrailles , Sc point de poumons-; point de contreféns dans le coftume , point d'ail.aation dans le ge-ftê , point de déciama-. |ion dans le difcours. C'étQit le véritabla ion du cabintt des rois» E «1  7° V 0 Y A- G E S La falie étoit belle, bien éclairée Sz d'une jufle proportion. La voix fe diftribuoit également par-tout. Une partie des fpecfateurs n'attendoit point impatiemment fur fes jambes la fin dün divertiffement fatiguant, tandis que 1'autre eft afiife. Perfonne n'y parloit. Les femmes trop attentives, trop attendries, pour y faire des nceuds , écoutoient, & les jeunes gens fembloient oublier leur beauté, pour ne fe fouvenir que de Pintérêt de la pièce. Point de cabale contr'elle, point de partialité pour les acteurs. C'étoit enfin le fpecfable le plus décent & le mieux réglé, auquel ou peut affifter. Alcimédon, accoutumé au bruit, aux diffonances,au pathétique exagéré, a mille défauts que nous condamnons tous les jours , & auxquels ne remédient ni le goüt, ni Ia police, trouva encore autant de différence entre ce fpeftacle & ceux qu'il connoiflbit, qu'il en avoit remarqué dans tout ce qu'il avoit admiré précédemment. La tragédie étoit commencée, il fit fes efibrts pour y donner un peu d'attention; mais il ne fut tiré de fa rêverie profonde, que par ces yers que Sertorius dit a Perpenna. J'aime... a mon age il fied fi mal d'aimer, Que je le cache même a qui m'a fu charmer. Alcimédon ne put fe défendre de tourner  d'Alcimédon. 71 des regards timides & enflammés fur Alcioné f qu'il ne baiffa qu'è ces mots fuivans. Mais tel que je puls être on mVme. II laiffa échapper un foupir qu'il avoit voulu étoufFer , & porta la main fur fon vifage, pour en dérober le trouble. II fe promit dene plus fe laifferfurprendre acesapplications fi naturelles afon état préfent; mais cette réfolutron dépendoit-elle de lui? La fcène de Vrnate avec Thamire la lui fit bientöt oublier. II le fentit accablé de la furprife que cette confidente témoigne ala reine , en lui parlant de fon amour pour Sertorius, en ces termes : II eft affez nouveau qu'un homme de fon age , Ait des charmes fi forts pour un jeune courage : Et que d'un front ridé les replis jauniffans, Trouvent 1'heureux fecr^t de «ptiver les fens. Ceux d'Alcimédon, prêts a 1'abandonner,' „e furent retenus que par le defir d'obferver fi Alcioné éprouvoit ce que Viriate repliqua a Thamire en faveur de fon amant: Ce ne font pas les fens que mon amour confulte; L'atnour de la vertu n'a jamais d'yeux pour 1'age, Le mérite a toujours des charmes éclatans. II re^arda encore Alcioné , mais pour cette fois avec un air de crainte 5c d'inquiétude, E 'vt  'fi Voyages Cjue devint-il, quand il rencontra fes yeux J qui le fixoient auffi avec une langueur qui fem? bloit lui parler comme Viriate! II en eut bien moins fallu pour enyvrer d'efpérance les conquérans de nos belles. Cependant Alcimédon étoit trop enflammé, pour être légèrement crédule ou préfomptueux. II flotta jufqu'a la fin de la pièce entre la crainte & 1'efpérance ; mais le combat de' ces deux fentimens étoit inégal , & la crainte finiflo.it toujours par prendre le deflus. Dans 1'entre-afte de la tragédie è Ia comédie qui devoit la fuivre, la converfation devint générale dans la loge de Charés, & Alcimédon eut lieu dadmirer autant 1'efprit d'Alcioné que fa beauté qu'il avoit d'abord cru incomparable. Elle lui fournit cette comparaifon , qu'en vain il eut cherché ailleurs. Elle feule pouvoit être rivale d'elle-même. Pulchérie , 1'amante du héros de fa patrie, trouva tant de conformité entre fa fituation, &. celle de la reine de Lufitanie, qu'elle en prit occafion' de dire les cbofes les plus délicates & les plus tendres a Pheureux Zénoclés, qui répondoit avec plus de paflion , qu'uu amant bien enflammé chez nous , qui n'a encore rien obtenu. Ils avoient 1'un & 1'autre la précieufe liberté de penfer tout haut j de fentir  d' A l c i M e d o n; 75 en public ;& les témoins de leur bonheur fembloient en augmenter les charmes. Celui d'Arifton & de Sophronie n'éclata pas moins. Arifton jugeoit en maitre fouverain du théatre, & Sophronie partageoit les applaudiffemens qu'il recevoit. Cette converfation animée & intereffante fut interrompue par le commencement de la petite pièce, & que les afteurs ne firent point attendre; c'étoit la pupille. II fembloit que le choix & non le hafard, eut fait jouer cette comédie. Lesapplications au fort d'Alcimédon y furent encore plus fortes , plus fréquentes que dans la tragédie. Alcimédon croyoit être a la place du tuteur, & Alcioné a celle de la pupille. Elle fouffroit de fon embarras, elle s'impatientoit de 1'excès de modeftie de fon amant. Je plains un coeur fi tendre & fi vertueufement formé, lui dit Sophronie; je le plains d'être né dans un pays oh le préjugé veut étouffer la nature , & fermer la bouche i la fincérité.' Si Lucinde eüt étéélevée parmi nous, & elle en étoit digne, elle n'eut pas fouffert la contrainte de fes ridicules amans, ni affligé celui qu'elle chénffoit, en n'ofant m déclarer^fa tendrefle. Elle eüt fait avec lui ,ce que nous faifonS ici. Le premier qui fent V-amour , 1'aveue le premier a 1'objet qui le faU  74 Voyages naitre. C'eft une foibleffe auffi grande de diffi- muler un fentimént, que c'eft une tache hon- teufe de le feindre, quand le cceur ne le dkie point. Alcimédon ne perdoit pas un mot de cette réflexion, il confidéroit attentivement &c alternativement Sophronie & Alcioné , pour tacher de démêler 1'intention de 1'une, &C 1'impreffion de ce difcours fur 1'autre. II put fe flatter qu'elles lui étoient également favorables ; mais encore une fois, il le défiroit trop , pour 1'efpérer beaucoup. On fortit de la comédie. Mille flambeaux en éclairoient les iffues, & nul embarras n'empêchoit d'y arriver. La falie du fpectacle formoit une efpèce de rotonde environnée de portiques qui ouvroient circulairement plufieurs débouchés. Cet édifice , confacré aux plaifirs du public & a fon rendez-vous, étoit élevé au milieu d'une grande place odtogone > dont les rues préfentoient autant de routes larges & commodes aux carroffes. Geux de Charés & de fa fuite approchèrent donc avec facilité; ainfi fans fe morfondre fur un efcalier en les attendant, on arriva bientöt chez lui. Un fouper délicieux fut fervi peu de tems après i & la converfation fut amufante du commencement jufqu'a la fin , paree qu'elle fut  d' A l e i m e d o n. 75 toujours intéreffante. On obligea Alcimédon de raconter fes avantures. II en paria modeftement; il peignit fans aigreur & fans amertume les amis ingrats & les maitreffes perfides; dont il avoit a fe plaindre. Il avoua naturellement les foibleffes de fon cceur , quand les preuves des plus évidentes trahifons n'avoient pu le détacher des objets de fes affedtions. II déplora d'une manière touchante la douloureufe fituation d'un honnête homme, qui aime malgré lui une femme qu'il ne peut eftimer. Alcioné , qui étoit è table a cöté de luij s'intéreffoit vifiblement h fes malheurs , le plaignoit moins en apparence que les autres , mais plus vivement fans s'en appercevoir. Elle rougiffoit d'indignation aux détails des fauffetés de fon fexe, & ne pouvoit concevoir comment il étoit ailleurs fi différent de ce qu'il eft dans fon pays. Les vices des hommes ne la chagrinoient pas moins fenfiblement. Elle gémiffoit de leur corruption & confoloit Alcimédon par la certitude de n'en plus trouver que de vertueux, s'il étoit réfolu de fixer fa demeure dans 1'ifle oü le fort 1'avoit conduit. Si j'y fuis réfolu, madame , s'écria -1 - il ? J'aurois mérité plus de malheurs & de perfécutions que je n'en ai effuyé dans le cours déja long de ma vie, fi j'étois capable de quitter  j6 Voyages Fafyle oii je Tuis parvenu , pour redefcendre aux enfers ! L'expremon eft forte , dit Al' eioné. ..... Pas encore affez, reprit - il , pour expliquer ce que j'éprouve dans ce mo=» ■iri- nt. II n'y a ni plus de beautés, ni plus de vertus au ciel que j'en vois ici, & je n'ai point d'autre comparaifon pour ine faire entendre, II ne faut aux di^ux que des hommages , de Pencens & des voeux.. Tout ce que je connois ici n'eft pas moins digne des miens. Nous dema^dons., int-errö.mpit Sophronie , plus de fentimens que de refxcr, ; ceux - ci gênent Pame, ceux - la en font les interprêres. Ah 1 madame , reprit Alcimédon, la mienne eft Femphe de ces fentimens que 1'on eft'.me tant chez vous, & qui ro'ont toujours trahi ailleurs. Livrez-vous y fans coütrainte , repliquat.-elle % nous la conno ffons auffi peu que la licence. Toujours tranquilles, toujours raffurées par les m.otifs , nous permettons un libre effor. aux mcuvemens du coeur & aux p]ps fecrètes penfées de Pefprit. L'un eft fmcère , Pautre eft droit; qu'aurions-nous a en redouter ? On en étoit 'a quand ie fouper finit. Peu de tems aprè.s chicun fe fé.jara ayant 1'heure ordinaire , afin de procurer a Pétranger urt repos que 1'on croyoit lui être néceffaire. 1-1 refia donc feul avec Charés. Ah!. feigneur 4  d' A l C 1 M ï D 6 N. 77 ïüi dit-il, avec une expreffion qui aiF;öa le vieillafd; feigreur, que votre peinture éloquente eft encore au • deffous de la nature ! Elle s'eft épu.fée en formant Alcioné. Rien n'avoit paru d'égal fur la terr? , Sc rien n'y reparoitra plus de femblable. On eft accablé du pouvo'.r de fes charmes avant que Ton ait pu les adm'irer. Je ne fais fi elle eft blonde ou brune , grande ou petite ; je fais feu'ement que j'ai été ébloui, enyvré Sc embrafé au premier coup d'oeil. Que je vais être heureux ou infortuné! Si A'cioné dédaigne mes vceux , mes malheurs paffés ne font pas 1'ombre de mes malheurs a venir. Je ne vois rien , interrompit le vieillard , qui doive vous donner lieu de redouter ce refus. Ou je me trompe fort, ou 1'impreffion que vous avez faite fur Alcioné , ne tardera point k répondre ouvertement k la VÖtre. Oui , feigneur , elle vous airnera ; je la connois affez pour ofer vous le pré lire. Son embarras & fon air d'intérêt font mes garans. Si votre age trop peu avancé encore ne vous nuit point, je vous vois bientöt le plus heureux des hommes. Demain nous ferons mieux inftruits. II faut vaincre votre timidité, & porter votre ame k fes pieds. C'eft elle qui doit régler votre fort; ainfi c'eft d'elle qu'il faut 1'apprendre. A ces mots, il conduifit Al-  78 Voyages cimédon dans fon appartement, & crovant le livrer au fommeil , en le livrant k lui- même , il le laiffa en proie a tout ce que 1'agi- tation de la paflion la plus ardente & la plus impétueufe a de troubles , d'allarmes & de déchiremens. Quelle nuit éternelle il paffa ! j'en attefterois les amans les plus tendres, & je leur en demanderois la peinture, s'il y en avoit parmi nous qui puffent être comparés a Alcimédon. Mais que diroient-ils qui approchat de fon tourment, qui donnat une idéé de fa fituation ? II n'a pu la faire comprendre lui-même, & je ne fuis pas affez éloquent pour y fuppléer. A peine le'jour recommencoil-il a éclairer le fommet des cöteaux charmans de 1'ifle de Philos, qu'il fe leva, & defcendit dans les jardins de Charés. II n'y fut devancé que par mille oifeaux , dont les chants amoureux , & les careffes animées furent a fon cceur & a fes yeux autant de fymboles du bonheur général de tout ce qui refpire fous ce climat chéri de la nature & des dieux. Tout portoit le feu dans fes fens, jufqu'a la fraïcheur & au murmure des eaux. II erra long-tems dans les détours multipliés de ces jardins. Ils renfermoient mille beautés, mais il n'en remarquoit plus aucune, paree que celle qu'il cherchoit ne leur donnoit  d'Alcimédon 79 pas la vie. Situatioa étrange d'efprit & de cceur des amans! Sans Alcioné, il fe croyoit dans un défert; devant elle, tout le refte fe fut également évanoui. II y avoit déja plufieurs heures qu'il marchoit a 1'aventure, & qu'il revenoit fur fes pas, en croyant avancer, lorfque les rayons du foleil commencèrent a échauffer affez la terre , pour que 1'on cherchat des afyles contre leurs feux. Mais ceux d'Alcimédon étoient trop vifs pour qu'il fut averti par une ardeur étrangère de fe couvrir des ombrages frais que mille réduits touffus lui préfentoient. II n'y penfa, au contraire, que pour redoubler la flamme qui le dévoroit. La grotte oii Charés avoit commencé la veille a la faire naltre, lui étoit trop chère, pour 1'oublier. II crut qu'un lieu qu'il avoit ouiretentir du nom d'Alcioné étoit devenu un temple qu'il ne pouvoit affez fréquenter. II y marcha pour le remplir de fes foupirs & de fes vceux : & déja il avoit mis un pied fur 1'entrée , quand il entendit une voix inconnue de femme. La difcrétion 1'arrêta; mais une puiffance fecrette 1'empêcha de fe retirer. « Ne réfiftez point a votre coeur, difoit cette voix ; votre jour de fenfibilité eft arrivé. Vous avez fait affez d'infortunés jufqu'a pré-  So Voyages fent, pour jouir enfin de la douceur de fairs des heureux & d'être heureufe vous - mêmei Tout ce que le fage Charés vous a dit de 1'étranger, tout ce que vous en avez vu vousmême, ne vous laiffe aucun doute d'en être adorée , quand vous n'auriez pas Pexpérience conftante de 1'être par tous ceux qui ofent élever un regard jufqu'a vous. Je fuis fon garant, répondit un homme, qu'Alcimédon reconnut pour Charés, autant que 1'état de fon cceur le lui permit dans ce moment inexprimable. Si vous aviez pu être témoin de fes tranfports, quand vous fütes fortie de chez moi, la gloire &^ la fatisfatt ion d'être aimée a eet excès par un homme vertueux j que toutes les adverfités ont éprouvé j vous euffent décidée fur le champ en fa faveur. II me faifoit autant de pitié que de plaifir. Toute la nuit j'aipartagé fa fituation, a préfent je fuis inquiet de fes fuites. II a précédé Paurore, & c'efi: en vain que je Pai cherché.» « Ce feroit en vain auffi , répondit Alcioné , car il eft facile de juger que c'étoit a elle que ees difcours s'adreflbient, qite je vous difïïmulerois, ou que je combattrois le penchant qui m'entraine vers eet étranger. II eft felon mon cceur, il réunit les chofes que je voulois raffembler dans mon amant; mais,hélas,ajou- ta-t-elle,  ' O' A L C I M É D 0 N. §1 ïa-t-elle en foupirant, qu'il eft encore jeune ! » Alcimédon ne put tenir a eet aveu. Quoique le plaifir & la furprife lui dérobaffent prefque 1'ufage de fes jambes, il entra & fe précipita aux genoux d'Alcioné. Ah ! madame , lui dit-il, vous redoutez mon age, & moi je regrette les jours écoulez loin de vos yeux. Peuvent - ils. être trop longs , quand ils doivent vous être confacrés ? Divine Alcioné, je venois ici par Pexcès de mon amour animer & attendrir ces marbres , que j'y croyois mes feuls témoins , Sc j'y entends prononcer par vous - même Pexcès de mon bonheur. En ratifierez - vous Paveu aux yeux'du plus paffionné de tous les hommes ? Pourriez- vous craindre fon inconftance , vous née pour faire adorer la fidé" lité, & la rendre la vertu la plus facile de 1'univers? Vous le favez, j'ai aimé fans partage des femmes volages Sc infidèles; pourrois-je trahir 1'incomparable Alcioné? Non, puifque votre coeur m'eft favorable , votre raifon ne nous fait ni a Pun ni k 1'autre une telle injuftice. Si un mortel peut être digne de vous intérefier, j'ofe le difputer a tous les amans de 1'univers , quand il ne faut, pour être préféré qu une paffion fans bornes , une conftance fans altération , & des malheurs non mérités, foutenus fans foibleffe, F  8z Voyages L'étonnemerrt d'Alcioné a Farrivée imprévue de fon Amant, ne lui permit pas de 1'interrompre. Elle garda même le filence encore quelques momens, après qu'il eut ceffé de parler; & il attendoit a [fes pieds 1'arrêt de fa vie ou de fa mort. Mais pendant ce filence , fes yeux commencoient a expliquer les fentimens de fon ame. Sans pouvoir vous foup$onner d'indifcrétion, lui répondit - elle enfin, vous avez furpris 1'aveu de mon inclination. Mon deffein ne fut jamais de vous le dérober; incapable de déguifement, je me ferois fait un mérite de ma fincérité, & de la promptitüde de eet aveu, qui vous eft fi cher. Oui, pourfuivit-elie, d'un ton enchanteur, oui, Alcimédon, je vous aime; vous allez faire déformais ma fouveraine féiicité, fi je fais la votre. A ces dernières paroles, elle voulut le relever, mais il étoit évanouï a fes pieds; il n'avoit pu les entendre, fans être abandónné de tous fes fens retirés dans fon ame. La paleur de la mort avoit fuccédé au feu de Famour; il ne fallut pas moins que les mains d'Alcioné , qui preffoient tendrement les fiennes, pour le rappeller a la vie. II ouvrit les yeux. Quel fpeftacle! L'idole de fon amour, allarmée de fon état, & lui répétant les affurances de fon bonheur! II fau-  ö'AtciMÊDÖNi §3 droït avoir brülé a eet excès, pour jugéf de ce tableau* Ma chèré Alcioné, puifqué Cê titre rnett permis par vous-mème, lui dit eet Amant d'une voix étouffée par le plaifir, connoiffez ce qui fe paffe en moi par les effets que vous en avez vus! Cette révolution de tous mes fens, parle mieux pour mon cceur que ma bouche > qui en fut toujours 1'interprète fidéle. Je vous adore, vous devenez mon unique divinité. C'eft-la ce que je fens de moins pour vous, & ce que je peux feulement vous dire. C éft-la ce que je vous répéterai mille fois , & ce que je vous prouverai, tant que mes jours feront prolongés* Zélonide , c'eft le nóm de la cónfidenté d'Alcioné, & Charés étoient témoins de Cette! fcene d'attendriffement & de bonheur; ils fe fentoient heureux par celui de ces Amans. Alcimédon fe jetta dans les bras du vieillard , & lui exprima fa reconnoiffance par fes embraffemens & par des larmes de joie. II de* voit trop auffi a Zélonide pour oublier un tel bienfait. Que de chofes lénties & fenfibles il lui dit! Mais toutes fe rapportoient au prix qu'il avoit obtenu par fes confeils; & Zélonide n'en fut point offenfée. Elle aimoit trop Alcioné , pour vouloir lui ravir les mouvemens Fij  $4 V O Y A G Ê S même de la reconnoiflance, dans un inftant li doux. i Pour que ces-amans y miffent un fceau , qui rendit a jamais durable & précieufe Punion qu'ils venoient de former, Charés & Zélonide fortirent de la grotte :l'amourfeul y refta avec eux , non", pour animer leurs tranfports , ils étoient au-deffus de fes feux, mais pour en fermer 1'entrée au refte des humains. C'eft ici que le voile de Tiraante m'eft encore plus néceffaire qu'il ne le fut a ce peintre , quand il fe trouva dans 1'impuiffance d'exprimer la violence de la douleur exceflive d'Agamemnon, L'ivreffe du cceur, le comble de la féiicité, le fein des délices font encore plus au-deffus de Part du pinceau. Je me tais, & je laiffe fentir. Cependant Zélonide qui fuivoit Charés, avoit cru reprendre avec lui, le chemin de fa maifon. Mais ce tendre vieillard , toujours entrainé par le fouvenir de fon Aglatide, la conduilit aux pieds de fa ftatue. A cette vue fes larmes coulèrent a Pordinaire , fes bras s'ouvrirent &c ferrèrent étroitement cette froide image de fon amante. Source jadis de mon bonheur, lui dit-il, fu le rendis égal k celui de ces amans , qui  d'Alcimédon; §5 öublient a préfent 1'univers, & peut-être même leur propre exiftence. De ce moment, ils commencent a vivre, & j'ai vécu. Jufqu'a quand, chère Aglatide , prolongeras - tu mon exil ! N'es-tu pas encore fatisfaite des preuves de conftance que je t'ai données depuis notre horrible féparation ? II eft tems de nous réunir. Je viens de procurer k ma patrie un citoyen vertueux qui fuivra 1'exemple de mon amour. L'union des coeurs que j'ai vu former , comble le mien d'une joie pure, mais elle y réveille celle qui Penyvra. J'ai légué a Alcimédon & a Alcioné, qui te fut chère , tout ce que jetiens des mains de la fortune. Quel héririers plus dignes de toi & de moi ponvois-je choilir de ce que tu m'as laifïé & de ce que je défire de quitter? Que ce foit le dernier hommage que je rendrai k ta cendre!' Aglatide • chère Aglatide , entends mes fo-upirs, & remplis mes vceux. Que mon ame, qui m'échappe pour voler fur ces levres dcntlapaleur me rappelle le coup fatal qui nous fépara , fatiguée de fa prilbn détruite , s'exhale dansle fein des airs-, pour aller fe renouveller dans le tien. En achevant ees mots, Charés embraffa encore plus fortement i'ombre de fon Aglatide : & bientöt il parut aux yeux de Zélonide, n'être F ii]  86 Voyages devenu lui-même qu'une ftatue. Le mouve» ment Sela voix fe perdirent enfemble. Zélonide epprocha, Sc Charés ne vivoit plus, Aux cris percans que cefpeftacle douloureux Sc touchant lui fit pouffer, Alcioné Sc Alcimédon eurent la vertu de s'arracher des bras de 1'amour, pour voler au fecours de Famitié. Cjuelle image pour des cceurs auffi tendres! «Quel paffage rapide des fenfations les plus délicieufes, aux regrets les plus juftes! Alcimédon anconfolable, fe jetta fur les reftes inanimés de fon ami. II Farrofa de feslarmes, il en fit cou* Ier un torrent des yeux d'Alcioné Sc de Zélonide , par les chofes attendriffantes que fa vive douleur Lui infpira. Alcioné fentit qu'il lui en devenoit plus cher. Elle ne pouvoit faire une épreuve nouvelle des qualités vertueufes de fon ame , qu'elle ne lui fournit un nouveau motif de s'applaudir de fon choix. Mais craignant enfin que la violence de Faftlittion de fon amant ne devint funefte h fa fanté, elle fe fervit de icn pouvoir pour Fentrainer loin de 1'objet qui ia caufoit..Malgrc la vüe d'Alcioné, Sc tout brüJant encore de fes careffes, il crut que ion ame s'arrachoit de fon lein, en s'éioignant du malheureux Charés, C'eft a lui que je vous dois, divine Alcioné %  d'Alcimédon. 87 lui difoit-il; ne condamnez pas Pétat oü fa perte me réduit. Je lui dois plus qu'aux dieux. Qu'auroient-ils pu donner au mortel qu'ils euffent voulu combler de leurs bienfaits, fi ce n'eüt été vous? 11 n'y a qu'une Alcioné dans 1'univers, & je la tiens de Charés. En difant ces mots , il fondoit en larmes ; & foutenu par fa maitreffe & par Zélonide, il arrivaavec peine chez eet ami qui lui coütoit des regrets fi juftement mérités. La vüe de fa maifon lesredoubla encore , & quand on lui préfentale don de tous fes biens que ce généreux vieillard avoit écrit Ie matin même en fa faveur, il n'en fentit le prix que par un nouveau déchirement de fon ame. Quelle maitreffe fous un autre climat eüt pardonné a fon amant une douleur fi démefurée pour un ami, fur - tout en fortant de fes bras pour la première fois? Les femmes auront peine a le croire: cependant Alcioné fut enchantée de celle d'Alcimédon. Tous deux a Fenvi s'empreffèrent a rendre a Charésles derniers devoirs.. de 1'amitié , & k remplir fes volontés. Ils mêlèrentfes cendres k celle* d'Aglatide, & confacrèrenta la fldélité le lieu qui renfermoit leur tombeau commun. Sophponie, Pulchérie fleurs amans inuruits Fiv  88 Voyages par Zélonide du bonheur & de la douleur d'Alcioné & d'Alcimédon , vinrent pour partager 1'un & 1'autre avec eux. Alcimédon apprit de Zénoclés que les compagnons de fon naufrage qui avoient pu s'en échapper, après avoir fait des efForts inutiles pour fauver les débris de leur fortune, étoient arrivés ce matin même fur la place principale de la ville ; & que le premier mouvement des habitans avoit été de lesfecourirSc de les retirer chez eux; mais qu'ils avoient trouvé dans ces étrangers tant d'incon» féquences, de légèreté , d'étourderie, de familiarité avec les femmes qu'ils vouloient honorer de leurs careffes, & d'arrogance avec les hommes, qu'ils fembloient déja menacer, en fe prévalant de ces armes meurtrières qui font toujours prêtes a verfer le fang dans le fein même de la fcciété , que fur leur rapport , la police avoit jugé néceffaire , pour éviter le trouble que ces nouveaux hötes pourroient caufer, ékplus encore pour fe garantir de la contagion de leurs mceurs, de les pourvoir de toutes les chofes qui leur manquoient , & de tirer du port un vaiffeau léger qui put les porter dans cette même ile d'oti fondirent autrefois fur eelle d'un penple, auffi doux qu'heureux, les barbares que la valeur de Zénoelés repoufia.  b' A l c i M é d b fii 8c> Elle s'eft ainfi peuplée de nos rebuts, ajoutat'il. Notre force ne confifte pas dans le nombre, mais dans la vertu des citoyens; &nonsdonnons ce titre h tous ceux de 1'univers qui nous paroiffent le mériter. Nous confervons les hommes tels que vous, que le fort y conduit, pourfiiivit-il, & nous renvoyons a nos ennemis ceux qui font indignes de vivre parmi nous. Vous avez été le feul dans cette occafion, digne d'être adopté avec gloire & avec avantage pour ce pays; & dans plufieurs naufrages nous n'en trouvons fouvent pas un que nous puiffions garder avec indulgence. Ces voifins dont je vous parle, continua-t'il, fervent donc a nous purger des étrangers vicieux que le hazard nous amène. L'humanité nous défendroit de les détruire , tandis qu'une fage politique nous interdiroit le danger de les recevoir. Ce feroit une extrêmité facheufe dont nos ennemis nous débarraffent. Ils nous font encore utiles d'une autre manière, pour la confervation de la pureté de nos mceurs. S'il étoit poffible que 1'air de cette ile fe corrompit par quelque maligne influence , au point de faire commettre un crime a un citoyen, quelque grand qu'il fut, les loix n'ont point trouvé de peine plus rigoureufe, que celle de 1'exil du  9© Voyages coupable dans cette ile, ou regnent les vkes & les paffions criminelles. Rendu a lui-même, a fes premiers fentimens, concevez quel fupplice il foufFriroit! Nous n'avons heureufement poinê encore eu d'exemple de ce chatiment. ïl eft moins que jamais a redouter que Pbccafion de Femployer fe préfente, répondit Alcimédon : j'ai recu aller d'inftruöions du fage Charés, pour favoir que fi vos concitoyens euffent été fufceptibles de corruption, les actions & les écrits de Zénoclés & d'Arifton les en euffent encore mieux préfervés que la crainte de Fexil. Si Zénoclés eft le héros de fa patrie, pourfuivit-il, en s'adreffanta Arifton, vous en êtes le légiflateur par vos fublisnes écrits : je brüle d'impatience de les lire; & c'eft a vous-même , feigneur, que je m'adreffe, 'pour vous prier de me les confier. On vous les a trop exagérés, répïiquamodeftement Arifton; mais s'ils obtiennent le fuffrage d'un juge éclairé & philofophe, je les croirai bons a mon tour. Y verrai-je, reprit Alcimédon , les tables de vos loix? Parlez-vous de votre culte , de votre jurifprudence , des mariages ? Pas un mot de tout cela , répondit Arifton. Vous avez pu remarquer que nous n'avons point ici de temples. Celui que Pon éleve  D'AlCIMlfi.ONi $t a ia divinité eft dans le cceur. Nous n'avons point non plus de jurifpruden.ce pour régler des droits contentieux, paree que tout le monde étant jufte , perfonne n'a de procés. Quant aux mariages nous ne leur connoiffons point d'autres nceuds que ceux que vous avez formés ce. matin avec la belle Alcioné. Croyez-vous qu'elle ait jamais befoin de recourir a un afte authentique du don de votre cceur ? ou sM pouvoit arriver que vous le retiraffiez, croyezvous qu'elle fe fouciat de votre main ? Nous n'avons point de miniftres qui recoivent nos fermens , ei de notaires qui les écrivent. Nous les faifons a 1'objet de nos voeux, Sc ils font facrés. Ah! Seigneur, pardonnez , s'écria Alcimédon tout confus , pardonnez aux notions communes qui m'ont captivé pendant quarante ans. Je me croyois philofophe; je ne fuis encore que 1'efclave des préjugés de mon éducation. Ma vie ne fera point affez longue pour adorer Alcioné, Sc pour admirer la pureté de la nature naiffante , confervée dans eet afyle inviolable. Tous les jours augmenteront ma furprife, mon inftruöion Sc ma féiicité. J'avois des livres que je croyois excellens, des manufcrits que l'amour propre me faifoit conferver avec  V O Y A G E 3 complaifance, je les ai perdus dans mon naufrage ; & tandis que je les regrettois comme un bien réel, je ne perdois en effet que la fource ou le dépot de mes erreurs. Alcioné fera a jamais ma divinité, fes foeurs charmantes & leurs amans ma fociété, & les ouvrages d'Arifton mes feuls livres. Leur converfation fut interrompue par Farrivée de Cofroës que 1'on annonca. Son nom fit regner un filence profond. Cet amant malheureux parut. Alcimédon ne put fe défendre d'un premier mouvement involontaire de jaloufie, en le voyant beau encore comme Narciffe, quoiqu'une langueur différente Peut defféché plus que lui. Mais le fecond fentimént fut d'admirationpour Alcioné, que les charmes de la figure n'avoient pu féduire. Cofroës s'approcha d'elle , & d'une voix affoiblie par le défefpoir , il la félicita fur fon union , dont il étoit déja inftruit, avec un étranger digne par fes vertus & fes infortunes d'intéreffer fon coeur. II eut le courage de proférer ces mots : je me fais jufiice, madame , fur ce que j'en ai oui dire. II vous méritoit mieux que moi; &z je fens que votre féiicité adoucit mes peines. Alcioné fut fenfible a cette démarche généreufe. Alcimédon lui montra un défir fmcère-  d'Aiciméson. 9J de mériter fon amitié, après avoir obtenu fon eftirne; & il étoit aifé de lire dans les yeux de Zélonide qu'elle lui offroit une confolatrice. Cette fille charmante, qui n'avoit point encore quitté Alcioné, avoit fenti un intérêt pour les maux de eet infortuné , dont la vivacité étoit trop grande pour n'être que de la pitié. Ma chere Zélonide, lui dit Alcioné d'un air enchanteur , je vous confie Cofroës. Ses fentimens éprouvés méritent que vous faffiez moins d'attention a fa jeuneffe qu'a celle de tout autre. Par amitié pour moi, abrégez la durée de fes épreuves, & mettez-le enétat de me revoir. Zélonide rougit& fourit. Serois-je digne qu'elle daignat en prendre la peine , répondit Cofroës embarraffé ? Un cceur qui a brulé pour une autre.... adorera de même Zélonide , interrompit Alcioné ; c'eft une autre moi-même. En erTet quelques années après ces deux amans furent auffi charmés 1'un de 1'autre , que ceux qui leur avoient donné 1'exemple & le confeil de s'aimer , Pétoient de leur choix. Ici finiffent les mémoires de 1'hiftorien d'Alcimédon. II affure que Pon fait le refte de fes aventures, quand on eft infiruit du bonheur  54 Voyages qu'il goüta dans la poffeffion d'Alcioné; parcê que les jours qui fuivirent celui qui le mit dans fes bras, furent tellement marqués Sc comptés par les mêmes délices 6c la même féiicité, qu'ils fe refTemblèrent tous. Fin des voyages d''Alcimédon,  LES ILES FORTUNÉES, O u LES AVENTURES DE BATHYLLE E T DE CLÉOBVLE. Par M. Moutonnet de Clairfons, de plufieuri académies. Cette édition a été revue & corrigée par 1'auteur. L'lfole difortuna ora vedete , Di cuï granfama a voi, ma ïncerta guitige, Ben fono elle feconde, e vagke , e Hete, Mapur motto dl faljo al ver s'aggiunge. Jérufalem délivrée, chant 15, oftave 37.  AVERTISSEMENT.  97 A VE R TISS E ME NT. Si j'avois voulu fuivre la coutume ufitée depuis long-tems, j'aurois affuré ayec hardieffe, que eet ouvrage n'eft que la traduclion d'un manufent grec trouvé dans les ruines d'Herculanum, J'aurois bati eette hypothèfe a ma fantaifie , & il feroit poffible que j'en euffe impofé pendant quelque tems aux; fbts & aux ignorans: mais les gens éclai* ris n'en auroient voulu rien croire. J'avoue donc ingénument, que cene ba* gatelle eft toute entière de moi, & que je fuis feul refponfable de tous les dé~ fauts qui la déparent (i). Je ne pardonne pas a Montefquieu d'avoir en recours a ce miférable fubterfuge, eti donnant le Temple de Gnide, Quel auteur avoit moins befoin d'une pareille (i) La première idéé de ce roman m'eft venue ere llfant dans le Tafle les quatre vers italiens qui lui feryeni; d'épigraphe. è  98 AVERTISSEMENT. reflource! Et quel ouvrage plus original & plus digne de fa réputation ! Mon but n'a pas été de travailler dans le gout dominant du iiècie. On ne fera point fatigué, effrayé , déchiré , fuffoqué, anéanti, a la le&ure de mon ouvrage. Mon deflein n'a pas été de compofer un roman bien noir , bien lugubre , bien horrible , ck bien dégoutant. On ne converfera point ici avec des fcélérats abominables , fouillés , noircis d'horreurs & d'infamies. On ne fera point révolté par la peinture hideufe de perfonnages odieux & atroces, dont les a&ions affreufes devroient être enfevelies dans le plus profond oubli. Toute mon ambition, c'eft d'intérefler les gens honnêtes; de les attendrir; de les occuper agréablement, en leur faifant verfer quelques larmes. Si je réufüs, je n'ai plus rien a delirer , & mon triomphe eft complet. Je crois de voir avertir Ie le&eur , que eet ouvrage fut compofé pendant  AVERTISSEMENT. 99 1'été de 1771. L'auteur étoit alors relégué au mitieu des bois, fur une montage (1) élevée de neuf eens pieds audeffus du niveau de la rivière qui coule au pied. C'eft au fond de cette folitude , que, pour fe diftraire d'occupations férieufes,& pour éloigner 1'ennui, il s'amulbit a former la riffure de ce petit roman, dans lequel il tachoit d'imiter la fimplicité grecque , & d'écarter les fombres vapeurs de Panglomanie, qui caufent préfentement des vertiges dans toutes les têtes ; tandis que le cara&ère de gaieté nationale s'affoiblit, fe dénature & s'anéantit. Malgré toutes les brochures fentimentales dont la France eft inondée , nous n'en fommes pas devenus plus" fenfibles ck plus heureux. Cette épidémie littéraire eft d'autanr. plus contagieufe , que les femmes, qui donnent a&uellement le ton, la fomentent & Ja propagent. Elles enten- (1) Montjeu, auprès de la ville d'Autun, en Bourgogne,  IOO AvERTISSEMENT. dent bien peu leur intérêt! Tous ceux qui affichent le titre faftueux de penfeurs , font triftes, égoïftes, infociables, pointilleux & arrogans. Quelle fatale révolution! Quel puiiTant génie pourra nous guérir d'un travers auffi ridicule & auffi dangereux?  LES ISLES FORTUNÉES, O u LES AVENTURES DE BATHYLLE ET DE CLÉOBULE. Devenere locos latos , & amcena vlreta Fortunatorum nemorum, fedefque beatas* Virgile. Énéide, liv. 6, vers 638. L I V R E PREMIER. Bathylle monté fur un vaiffeau Tyrien ^ voguoitfans inquiétude, lorfqu'il s'élèva touta-coup une horrible tempête. Les vents font déchaïnés fur les mers : le ciel s'obfcurcit : une nuit affreufe fuccède aiv plus beau jour. L'air fiffle , 1'onde bouillonne & mugit , il tonne, les éelairs brillent: les vagues devien» nent & plus groffes & plus furieufes, les voiles lont déchirées, le mat rompu , les rames brilees. Le vaiffeau devenu le jouet des aquilons Giij  io£ LesIsles fougueivx, eft emporté rapidement fur la pointe des rochers, s'entr'ouvre avec bruit, s'enfonce, & s'abïme en tournoyant au milieu des goufFres profonds. Quelques débris furnagent & prélentent aux mourans un foible fecours. Bathylle fans fe troubler, s'élance fur une large pianche, la'faifit, fortement d'une main, &c nage de 1'autre. Accablé de laffitude , il ne perd pas courage; élève fa tête au-deffus des flots, & appercoit dans le lointain un endroit oü il peut aborder fans danger. II fait de plus grands erForts: un rayon d'efpérance brille a fes yeux: une nouvelle force renait dans fes membres fatigués. Enfin il arrivé au pied d'une haute montagne, & s'accroche a des branches fouples. C'eft avec ce frêle appui qu'il parvient fur un quartier de roche. Inquiet, incertain , il doute quelque tems , s'il trouvera une habitation commode. Pendant qu'il étoit livré è ces inquiétudes, il découvre une grotte fpacieufe, creufée dans le roe. II s'avance de ce cöté, & reconnoit avec plaifir, qu'il peut y entrer fans crainte , & faire fécher fes habits mouillés du naufrage. Arraché a une mort prefque inévitable , Bathylle fixe alors fes regards fur cette mer encore follement irritée, & confidère avec étonnement la rage & la fureur de eet élement  FORTUNÉES. I&3 indomptable ,mais qu'il ne craint plus, II fait de fages réflexions fur les vicimtudes & Fiöfiabilité de la fortune , auffi mobile , auffi changeante que les flots agités par les vents. Ambitieux courtifans, aveugles mortels, voila votre fidelle image ! le deftin vous élève mjourifhui au fommet des grandeurs, & demain il vous renverfe , & vous fait rentrer dans le néant d'oii ii vous avoit tirés. Les premiers rayons du foleillevant doroient Fentrée de cette grotte. Sa pofition heureufe la mettoit entiérement k Fabri du fouffle glacial des aquilons. Une douce chaleur y régnoit en tout tems. Une tendre verdure , émaillée de mille couleurs, en tapiffoit agréablement les environs. Les fleurs répandoient les parfums les plus fuaves, les plus délicats; & Fair étoit embaumé par les exhalaifons les plus odoriférantes. Des arbres chargés de fruits vermeils , réjouiffoient la vue : le chant mélodieux & varié des oifeaux, flattoit délicieufement l'oreille. Tout raviffoit, tout enchantoit auprès de cette grotte champêtre. L'intérieur en étoit fimple: Fart n'y avoit point donné le poli au marbre : les fiéges étoient fimplement taillés dans le roe. Une flute, une houlette, des vafes de terre , des peaux moëlleufes , étendues fur desjoncs frais,dans un petit enfoncement, Giv  ïc* Lés I s t ê i «ompofolent les meubles & les rïcheffés les plus précieüfes de cette demeüre, oii 1'on'ne voyoit étalés nil'or, ni la pourpre. Tout an* ftoncoit que cette grotte fervoit d'afyle a un fimple berger. Du fond de cette retraite jailliffoit une eaulimpide, dont les flots argentés couloient avec un doux murmure , & ofTroient pour fe défaltérer, une boiffon pure Sc fa* lutaire. Bathylle enfre avec fectrrifé dans cette grotte ; la parcourt d'un eeil avide Sc curieux. Rien ne 1'intimide a rien ne 1'effraye : toutl'invite au contraire a fe repofer avec confiance: la joie commence a renaitre dans fon cceur. U préfére bientöt cette retraite meublée fi firnplement i aux palais les plus vaftes Sc les plus toagnifiques. Preffé par la faim Sc la foif, il prend un vafe rempli de lait, Sc répareVes forees épuifées. Un inftant après, fes paupières s'appefantiflent doucement. Aecablé de fom* meil, il fe couche fur le iit de jones , Sc s'endort. La férénité de fon ame étoit peinte fur fon vifage: il fembioit fourire en dormant. Semblable au jeune enfant qui, après avoir pompé un lait pur Sc nourriffant, laiffe pencher mollement fa tête fur le fein maternel. L'homme jufiê a feul 1'avantage précieux de goüter les douceurs d'un fom'meil calme Sc    F O R T U N Ê Ë S.' 'lO$ tranquile. Une ame fouillée de crimes Sc de forfaits, eft toujours plus tourmentée pendant les ombres de la nuit. Les inquiétudes Sc les craintes ^augmentent Sc redoublent avec les ténébres. Les fcélerats ne peuvent alors fe diftraire de leurs frayeurs, les remords les dé» chirent plus cruellement; Sc s'ils s'endorment, leurs fonges font affreux Sc terribles. Pendant que Bathylle fe livre aux charmes du fommeil, un berger vénérable , fuivi d'un chien fidéle , s'avance a pas lents Sc fait répé-, ter aux échos d'alentour, des chants males Sc animés. Sa barbe blanche , longue Sc touffue ; fon front large Sc ferein, fes yeux vifs Sc percans; fa démarche fimple , noble, aifée , infpirent le . refpecF. II s'arrête , raffemble fes chèvres Sc fes brebis; les compte, les renferme dans une caverne. fpacieufe Sc profonde ; en bouche 1'entrée avec une groffe pierre, Sc cueille enfuite des fruits §Z les apporte dans fa grotte chérie. Mais quelle eft fa furpfife Sc fon étonnement, a 1'afpect d'un étranger , couché fur fon lit! II treffaille, recule, approche » regarde , confidère attentivement Bathylle. Que vois-je ? Quelle agréable furprife, dit-il en lui-même! Quel fommeil paifible ! II annonce la 'candeur d'une belle ame. C'eft un infortuné qui, fans doute, vient d'échouer  'io6 LesIsles fur ces cötes. La tempête aura brifé & englouti fon vaiffeau. Je fuis trop heureux de pouvoir être utile a ce mortel. Un Dieu bienfaifant me 1'envoye , afin que j'aie Ie plaifir d'exercer envers lui les droits facrés de 1'hofpitalité. Telles étoient les réflexions de eet admirable vieillard. Elles prouvent combien le malheur a toujours été refpe&able pour une ame pure, exempte des paffions tumultueufes, qui tyrannifent la plupart des hommes. De peur de réveiller fon nouvel höte , le berger marche légérement: prépare fur une table de pierre, un repas fimple & frugal; mais apprêté par les mains de 1'amitié. II le compofe de lait, de fromage , de dattes, d'olives, de raifin, de figues, & d'autres fruits excellents , nouvellement cueillis. II arrange & difpofe tout dans le plus grand filence : a peine il fe permet de refpirer: il craint que le moindre bruit n'interrompe le fommeil de ce jeune étranger. II fourit de tems en tems: il femble s'applaudir de le furprendre agréablement a fon réveil. Enfin Bathylle s'agite légérement, &ouvre les yeux. Quel pinceau pourroit peindre fa furprife & fon étonnement, lorfqu'il vit ce vieillard refpectable qui le confidéroit avec attendriffement ? II doute s'il eft bien éveillé. II s'imagine rêver encore , & que tout ce  FORTUNÉES; IO7 qu'il appergoit, n'eft qu'un vain fonge qui va difparoitre & s'évanouir. II veut parler, & fes paroles expirent fur fes Ièvres. II eft plus aifé de fentir fon embarras, que de 1'exprimer. Banniffez la crainte , de vqtre cceur , aimable jeune homme, s'écrie le berger, & foyez tranquile. Ne la'uTez point abattre votre courage , vous n'avez rien k redouter. Je tacherai d'adoucir 1'amertune, de diminuer les rigueurs de votre fort, & de vous faire oublier vos infortunes. Si la mer en courroux a fubmergé votre vaiffeau, je réparerai ce malheur, autant qu'il me fera poffibie. Vous n'êtes point au milieu de peuples cruels & fauvages. On fait ici refpeder les malheureux, & leur procurer les fecours néceffaires. Vous avez fans doute entendu parler des iles fortunées : on vous a peut-être entretenu de la douceur, de la Concorde , de la paix , & de 1'humanité qui règnent parmi leurs habitans ? Vous refpirez dans cette heureufe contrée de la terre. Levez-vous maintenant , & foyez déformais fans inquiétude. Que la joie & la férénité brillent fur votre front! oubliez vos chagrins. Bathylle furpris & enchanté de ce difcours ; interrompt le berger en ces termes: généreux vieillard, qui peut vous infpirer en ma faveur de pareils fentimens ? comment pourrai-je vous  ïoS Les Isles en marquer ma reconnoiffance? quelle preuve; hélas ! vous en donnerai-je ? II ne me refte rien, les flots ont englouti ce que je poffédois. La mifère feule eft mon partage. Je ne puis vous offrir qu'un cceur fenfible & reconnoiffant. II faut que vous ayez vous-même éprouvé 1'injufiice du fort, puifque vous êtes touché de mon état, & que vous voulez partager les malheurs d'un infortuné. A ces mots il fe tait, fe léve , ferre étroitement entre fes bras le vieillard attendri, 1'embraffe , & 1'inonde de fes pleurs. Larmes délicieufes pour des coeurs purs & innocens! ils reftent tous les deux immobiles & fans voix; mais leur filence eft plus énergique & plus touchant que les difcours les plus étudiés. II peintmerveilleufement ce qui fe paffe au fond de leur ame. Que ce langage muet a d'éloquence, qu'il eft fublime ! leurs yeux ba ignés de douces larmes, leurs tendres foupirs, leurs embraffemens mutuels , prouvent que leurs coeurs font vivement émus , & que 1'amitié leur fait déja goüter fes délices les plus pures. Quelques inftans après, le berger prend Bathylle par la main, le conduit vers la table couverte de mets naturels, délicats, favoureux , & lui adreffe le premier la parole; Affeyez-vous, jeune étranger; & chaffez lom de vous toutes les penfées qui pourroient trou-  FORTUNÉÊS.' 109 bier votre tranquilité. Piüffiez - vous trouver fur cette table une nourriture agréable ! je vous préfente ces aliments, que j'ai cueillis Sc apprêtés moi-même. Voila mes plus riches tréfors: voila mes provifions les plus exquifes. Choififfez: vous devez être preffé par la faim : c'eft le meilleur affaifonnement. Bathylle ravi de ce langage Sc de cette fimplicité, femble avoir oublié fes malheurs. La joie Sc la gaieté pétillent dans fes yeux: il mange avec appétit: favoure avec plaifir ces fruits Sc ces mets champêtres , & fe défaltère avec l'eau puifée h une fource claire Sc pure. II ne regrette point ces feftins fomptueux, oü règnent au milieu de 1'abondance, 1'ennui Sc la fatiété. Il préfere ce repas fans apprêts, fans cérémonie, a des viandes recherchées, a des affemblées bruyantes Sc tumultueufes, dans lefquelles 1'homme fenfé fe trouve abfolument feul parmi une foule de gourmands importuns, Sc de vils parafites. L'amitié qui lie déja étroitement Bathylle avec ce fage vieillard, le dédommage Sc lui tient lieu des biens qu'il a perdus. Que ce douxpenchant fe fait fentir avec force! que fes charmes ent de pouvoir fur des cceurs pleins de candeur Sc de franchife ! que 1'amitié a de puiffans appas! elle fait feule le bonheur de la vie. C'eft elle qui anime pour nous la nature entière.  tiö Les Isles L'homme qui ne connoït pas fes plaifirs, reffemble k un mort; c'eft un cadavre ambulant. Fuyons comme des ferpens cruels, ces ames dures Si. infenfibles, qui n'ont jamais aimé : rien n'eft plus dangereux. Après ce léger repas, le berger adreffe ces mots a Bathylle: jeune étranger, daignez me regarder déformais comme votre plus cher ami. Je crois mériter ce titre augufte , que tant de laches & tant de perfides profanent & dèshonorent. Je fuis digne de votre confiance. Epanchez tous vos fentimens dans le fein de 1'amitié. Racontez-moi les divers événemens de votre vie. Dites-moi par quel enchainement fatal de circonftances bizarres & malheureufes, vous avez été jetté fur ces bords. Je brüle de 1'apprendre. Allons nous afieoir auprès de cette fontaine ; le caime & le filence, dont nous jouiffons dans ce lieu, font très-favorables a mon deffein. Je vous peindrai moi-même a mon tour les malheurs que j'ai efluyés. En butte aux coups de la fortune, & le jouet de fes caprices les plus cruels, j'ai parcouru autrefois des contrées entiérement inconnues: mais commencez votre récit: je vais vous prêter une oreille attentive.  FORTUNEES. lil' LIVRE SECOND. 13 athylle , après s'être affis fur les bords de cette fource limpide , s'exprima en ces termes: je fuis né a Téos ville d'Ionie, fameufe par la naiffance du voluptueux & de 1'immortel Anacréon. L'on m'appelle Bathylle. Mes parens, diftingués par leur naiffance èz par leurs grandes richeffes , le font encore plus par leurs vertus & par leur intégrité. J'ai paffé mes premières années dans le fein de ma familie. Que les jours étoient purs & fereins pour moi! La joie franche & naïve brilloit fur mon front, & chaque inftant de ma tendre jeuneffe , étoit confacré alternativement a des occupations utiles , a des plaifirs innocens. Aucun nuage n'obfcurciffoit la férénité de mon ame. Je me livrois avec vivacité aux divertiffemens de mon age. Naturellement doux & careffant , j'obéiffois fans peine , comme fans contrainte. On n'eüt jamais recours aux menaces, encore moins aux chatimens, pour me conduire dans mon enfance. Mes parens m'idolatroient : j'adorois mes parens. Les maitres que l'on me donna, me furent attachés par le fentimént, & j'aimai par un retour fincère ceux qui m'inftruifirent, Mon éducation  ïi* Les Isles ne fut point négligée. On n'épargna rien pour y réuffir. On choifit dans tous les genres les hommes les plus honnêtes Sc les plus inltruits, J'ai eu le bonheur de profiter de leurs lecons, de leurs exemples , Sc de leurs confeils. Comment aurois-je pu les négliger ? on fe fervit des deux moyens les plus efficaces : on employa la douceur Sc 1'émulation. Heureux mélange qui dompte infenfiblement les carattères même les plus farouches. Pour recueillir des fruits mürs Sc abondans, le laboureur habile fouhaite tour-a-tour despluies bienfaifantes & des chaleurs tempérées. Mes études étant finies, mon père réfolut de m'envoyer a Athènes, pour m'y perfectionner dans les exercices du corps Sc de Pefprit. Athènes eft le rendez - vous de toute la Grèce. C'eft - la feulement, que l'on trouve raffemblés les philofophes les plus profonds, les orateurs les plus diftingués, les poëtes les plus célèbres, Sc les artiftes les plus habiles. Les fciences & les arts y font portés a un degré de perfe&ion, que l'on défireroit inijtilement de trouver dans une autre ville. J'avois toujours eu la plus forte envie de voir Sc de connoïtre cette capitale fi renommée de 1'Attique. Je m'en formois 1'idée la plus avantageufe. Je la regardois comme la meilleure écoJe en tout genre ;  FöRTÜNÉÈS.' ïl£ genre; ék j'efpérois y faire les plus grands progrès , & aèquérir les plus belles connoiffances4' 'Cependant, que mes adieux furent triftes ! Je ne pus quitter un père & une mère que j'aimois fi tendrement, fans verfer un torrent de larmes. J'aliois, a la vérité , a la fource de töutes les fciences; mais j'abandonnois le féjour de la Candeur , de 1'innocence, de 1'amour conjugal & du bonheur. J'avois le cceur gros de foupirs % un tremblement violent & involontaire agitoit tous mes membres : je ne pouvois proférerune feule parole. Mon père plus ferme en apparence , n'étoit pas moins trifte ; mais il avoit la prudence de renfermer fa douleur au fond de fon ame, & me donnoit, en m'embraffant, des confeils que je n'oublierai jamais. Pour ma mère , fe livrant a toute fa tendr'effe , elle ne put que me ferrer triftement entre fes bras. Le chagrin dont elle étoit pénétrée , la rendoit muette : elle m'inondoit de fes pleurs. En me voyant partir pour Athènes, elle s'imaginoit que Pon me portoit fur le büchen Que ma pofition étoit accablante! Combien je fouffrois! Toutes mes idéés fe boulverföient & fe détruifoient mutuellement* J'étois incertain , fi je devois refter ou nParracher des bras maternels. Les foins, Pamitié de des parens refpecfables, les obligations que je leur avois, tout s'offroit; H  2i-4 LesIsles en même tems a mon efprit irréfolu. Je craï-' gnois d'être ingrat en les quittant» L'amour filial refroidiffoit mon ardeur pour les fciences. J'étois dans la plus cruelle perplexité. Mon père fit ceffer cette fcène attcndriffante , en emmenant ma mère. Je partis enfin; mais en rn'éloignant, je me retournois fans cefle pour revoir un lieu que je chéris & que je regrette toujours. Que l'amour pour le pays qui m'a vu naitre fe réveille vivement dans mon cceur ! O jour trop malheureux ! Ecartez ces idéés, dit le Berger , en interrompant Bathylle ; ne vous livrez point a votre douleur; éloignez ce cruel reffouvenir, Sc continuez , je vous en conjure, votre récit m'intéreffe Sc m'attendrit. Deux jours après mon départ, je m'embarquai fur la mer Egée. Un vent favorable enfle nos voiles, Sc nous pouffe rapidement vers les Cyclades. Nous cotoyames 1'ile de Samos, confacrée a Junon. Bientöt nous appercumes celle de Délos , ou 1'infortunée Latone devint mère d'Apollon & de la chafte Diane. Apollon y rend des oraties fameux; & l'on célèbre en fon honneur des fêtes magnifiques. Nous rengeames quelques autres iles peu connues, & nous abordames fur les cötes de 1'Attique. Tous les objets que j'appercus alors, me  F Ó R T U N t E S. fV« parurent nouveaux. J'admirois les chemins larges Sc commodes que je parcourois. Des arbres choifis & bien alignés, les bordoient dans toute leur éténdue, & procufoient aux Voyageurs fatigués, une ómbre falutaire. Des campagnes 'riantes, cultivées avec beaucoup de ioin, & couvertes de riches möiffons; des villages nombreux , une populatióri prodigieufe annoncoient 1'opulence & la ncheffe. Fappercevois avec furprife une quantité irinombrable de maifons de campagnes, baties övec élégance. Des tapis de galon, des arbres ffuitiers , des bofquèts fleuris , de belles ftatues en; rendoient le féjour le plus agréable. Jë croyois que Fon ne pouvoi't imaginer rien de plus parfait; mais tout eet éclat, toute cetté pompe, diminuèrent beaucoup a mes yeux, lorfque j'approchai davantage d'At'hènes , St que j'eus confidéré les ouvrages mérveilleux qui décorent 6l embelliffent fes environs. Quelle fut ma furprife, en entrant dans cette fuperbe ville ! Je crus être dans urt monde nouveau & enchanté. Jé ne favois ou pbrter mes pas. Je marchois au milieu de chefsd'oeuvre , qui de tous cötés at'dröient mes regards. Mon ame étoit, pour ainfi dire , fatiguée de fes jouiffances. Les merveilles de Fart font en fi grand nombre , qu'il eft pénible Hij  ïif» Les Isles & prefque impoffible de les voir toutes; le choix même en eft difficile. J'emploiai plufieurs joursa vifiter les promenades, les places publiques , les atteliers , le port & 1'arfenal d'Athènes. Je voulus connoïtre d'abord 1'étendue du commerce, 1'induürie 6c les reffources des habitans de cette ville opulente, afin de me livrer enfuite tout entier & fans diftraöion, a létude des fciences; d'approfondir le caractère des Athéniens, d'en faifir les ridicules, 6c de les comparer avec ceux des étrangers qui s'y rendent en foule de toutes parts. C'eft le meilleur moyen d'apprécier les différentes Nations , & de les jugerfans partialité. Je fuivis pendant quelque tems les philofophes les plus fameux, ck j'écoutai attentivement leurs lecons. Divifés en plufieurs feöes ennemies , ils fe haïffoient &c fe critiquoient mutuellement d'une manière outrageante &c groffière. Ils débitoient leur morale fauffe 6c dangereufe d'un ton tranchant 6c emphatique. Leur orgueil étoit infupportable. Je dévoilai bientöt les paradoxes 6c le charlatanifme de ces philofophes turbulens : j'eus bientöt de 1'éloignement pour leurs difputes injurieufes, 6c j'abandonnai fans héfiter ces écoles du mauvais goüt, de la licence 6c de 1'athéïfme. J'allois renoncer pour toujours a 1'étude de la  F, ortunées. 117 philofophie , lorfque j'eus le bonheur de connoïtre un homme d'un cara£tère doux Sc fociable, d'un efprit élevé, & d'un génie fublime. 11 fuyoit les affemblées; vivoitfeul ckretiré: rnéditoit continuellement fur les merveilles de la nature; fondoit, approfondiffoit fes myftères les plus impénétrables ;ne s'attachoit qu'a 1'évidence , & ne fe repaiffoit point d'illufions Sc de vaines chimères. II chériffoit la vertu , Sc nourriffoit fon ame des connoiffances les plus précieufes. Ce fage philofophe vivoit inconnu dans Athènes , dédaignoit Ia célébrité Sc la re* nommée, Sc paffoit tous fes jours dans 1'obfcurité : femblable k eet infeöe rampant 8c vil en apparence; mais qui brille Sc forme un phofphore lumineux au milieu des ténèbres de la nuit. Théophante (c'eft-la le nom de mon nouveau guide), après s'être affuré que je cherchois fincérëment a m'inftruire , me promit de m'aider de fes lumières , de fes confeils , & de me conduire dans la recherche de la vérité. Théophante dans fes difFérens entretiens , fuivit une route tout oppofée k celles des autres philofophes qu'il méprifoit. II réfuta d'une manière folide 6c convaincante, le fyftême abfurde des difciples voluptueux d'Epicure; le doute revoltant 8c infenfé des aveugles Pyrrhoniens ; le fentimént trop rigide des Hiij  'l8 ÏjES ïsles Stoïcijns infenfibles., U feppoit par les fondew mens, & faifoit crouler de fond en comble les édifices ruineux , élevés par ces philofophes inconféqüens. Quf hes merveilles il développoit a mon efprit étonné! 11 me donnoit une idee claire , noble & précife de 1'être luprême. Sa volonté, me difoit-il, eft éien.elle & immuable, ainfi que fon effence. Son po u voir ne peut être limité. II voit tous les fiècles réunis dans un feul point indivifible : le tems n'a point de fucceflion pour lui, & il emhrafle du même coup-d'ceil, s'il eft.permis de s'exprimer ainft, le préfent, le pafte & 1'avenir. D'un feul mot il a créé tout ce vafte univers , qu'il foutien* fans efrbrt, comme une plume légère. L'homme comparé a ces globes innombrables Sc immenfes , n'-eft qu'un atöme imperceptihje , un être dépendant. II nait fans fa participation, refpire quelques inftans , & la mort le moiffonne fans 1'avertir. Pendant qu'il végéte fur cette terra étrangère , c'eft un mélange monftrueux de bafieffe & de grandeur, de favoir & d'ignorance, de force & de foibieffe; enforte que l'homme eft la plus inconcevahle de toutes les emgm.es. II s'ignore lui-même.; marche k talons au toilieu des objets qui Fenvironnent, Sa vue foible & déhile , ne peut foutenir.1 e~ clat d'une. yiye. lumière :.fes cuanpi£ances font  Fortune es. ÏT9 très-bornées, & it prétend exphquer les cfifficultés les plus infolubles. Son amour - propre voudrolt tui faire oublier fa petiteffe & io» néant. En effet, veut-il former des projets au* bitieux, s'illuftrer par des adions hrdlantes, goüter même le plaifir : la mort fe prélente è 1'inftant, Parrête au milieu de fa courfe, le frappe & 1'abbat. Infenfés que nous fommes, &d'oü peut donc naltre notre orgued ! hnbecilles & pufdlanimes conquérans , comment ofez-vous tonder des efpérances fur un long avenir? Votre vie n'eft qu'un fouffle léger , & votre exiftence qu'un- moment rapkle , qui paffe comme 1'éclair. Théophante vengeoit 1'être fuprême des ab~ fürdttés innombrables que l'on a débitées en fon nom, foit par intérêt, foit par ignorance. II déploroit amèrement la cruauté facnlège de ces prêtres barbares & avengles, qui immolent des vilmes humaines fur des autels fanglans , érigés k des dieux fantaftiques. fi peignoït 1'être fuprême dans toute fa pureté , fans avdir-, ni dégrader la nature humaine , a iaquelle ft accordoitlaliberté, ce préfent ineftimable qui nous fait en quelque forte participer a la dmnité. J'écoutoisies difcours de Théophante avec la plus grande attention. Chaque mot faifok uaitte dsws mon efprit de nouvelles idéés, & Hif.  %ïö LesIsles aggrandiffoit la fphère de mes connoiffanees, Quel heureux changement J Je rampois autretois, & je commengois a planer dans des régions qui m'étoient abfolument inconnues auparavant. Théophante me conduifoit , pour amfi dire , au pied du trone majeftueux de 1'eternel. Je me trouvois au centre de la luiere ; j'en étois inondé. II me recommandoit fur - tout , une foumiftïon aveugle aux decrets éternels j beaucoup de modeftie & de modération dans la bonne fortune; de la patience, de la douceur, & du courage dans 1 adverfité, II m'infpiroit du goüt pour la vertu , & de 1 horreur pour le crime. La vertu par fes charmes divins, s'écrioit-il avec enthoufiafme, epure, élève, anobüt les penfées; tandIS que le vice de fon fouffle impur, ternit & fouille 1 ame. Théophante m'expliqua d'une manière admirable les myftères les plus cachés de la gén*, radon II me démontra par des espériences fures & reiterées , la néceffité de germes preexxftans, contenus dans les ovaires des femelles : ces efpèces d'oaufs doivent être féccndes par le male ;& c'eft de ce mélange & de cette umon.que naiffent t0utes les différences, & toutes les variétés que 1'on «marqué dan d»que wdmdu. II me fit encore part d'«a  FORTUNEES. 12.1 fyftême bien merveilleux, & affez vraifembiable, fur la palingénéffe (i ). H prétendoit que notre corps renferme fous fes enveloppes groffières , un atöme indeftruftible, un abrégé invifible de l'homme matériel. Pour me faire comprendre plus aifément fon opinion , il fe fervoit de comparaifons tirées de 1'hiftoire naturelle. Examinez , medifoit-il, confidérez attentivement cette chenille velue ; elle rampe maintenant: dans peu de jours elle fe renfermera dans une efpèce de fac , paroïtra fans mouvement, & comme enfevelie dans un fommeil léthargique. Attendez quelque tems, &C cette chryfalide informe fe dépouillera de fa peau , fubira une brillante métamorphofe , & fe transformera en infefte aïlé, qui s'élévera légérement dans les airs, pompera le fuc des fleurs, après avoir rongé fous une forme hideufe les feuilles des arbres. Sans les preuves multipliées que nous en avons fous les yeux, nous ne voudrions pas croire qu'une chenille rampante fe métamorphofe en léger papillon. 11 en eft de même de l'homme, quelqu'inconcevable que vous paroiffe cette affertion. Pendant que nous vivons, nous reffemblons a la (i) Cette expreffion eft compofée de deux mots grecs, qui fignifient nouvelle vie3 rmaiffanee, rèfurretiion.  Les Isles chenille : le trépas eft 1'état de la chryfalide , Sè nous quittons alors notre dépouille mortelle , pour reparoitre fous une forme plus parfaite, Frappé de ces raifons lumineufes, j'aurois pen* ché yolontiers pour le fentimént de Théophante ; mais quel mortel peut expliquer clairement une énigme auffi diflicile ? Les entretiens de Théophante augmentèrent mon averfion pour les autres philofophes d'Athènes. Ce fage vertueux défrichoit en ma faveur un terrein aride Sc négligé : augmentoit mes rieheffes Sc multiplioit mes connoiffances, Sa morale pure Sc célefie fortifioit mon ame contre les attaques de Finfortune , & contre les charmes féduifans de la valupté. C'étoit pour moi un guide fur & fidéle, au milieu de chemins tortueux Sc difficiles : c'étoit un flambean qui bril'oit dans la nuit, Sc diffipoit les. ténèbres, dont la vérité eft obfcurcie. Que fes leeons étoient claires & fublimes 1 aveq quelle avidité je les écoutois!. Combien Théo« phante m'étoit cher! Je le regardois comme un fecond père. Quelles obligations ne lui ai-jepoint! Sans lui mon efprit feroit encore plongé, dans 1'ignorance ,6V remplide préjugés, Quand. pourrai-je embraffer eet ami rare Sc précieux t & puifer dans. fon fein ces douces confolations qui élèvoient, au.trefois mon ame en Ffcoiitant 1  FORTUNÉES, 12.3 Le berger ému , attendri, laiffe échapper quelques larmes. Bathylle fans s'en appercevoir, continue ainfi: Théophante, doné d'une péné* tration 8c d'une fagacité merveilleufes , débrouilloit aifément les matières les plus abttraites, & les expliquoit avec clarté 6c précis fion. Je pafTois avec lui les jours entiers fans m'ennuyer. Tous fes difcours rouloient fur des objets piquans, utiles, neufs 6c intérefTans. II étoit également verfé dans la connoifTance des belles-lettres , 8c indruk dans 1'étude de la morale. Nous lümes enfemble les poëtes, les orateurs 8c les hiftoriens. J'ai retiré de cette leaure les plus grands avantages, par les remarqués fenfées 8c judicieufes dont Théophante favoit 1'aiTaifonner. Cephilofophe éclairé, profond 8c modefïe, formoit en même-tems mon efprit 8c mon coeur , en inculquant dans mon ame les connoiffances les plus précieufes , 8c en m'infpirant des fentimens généreux. Je fortois rarement, & je ne me répandois dans la fociété, que pour approfondir de plus en plus les moeurs des habitans d'Athènes. Doux, afFables, honnêtes, ils ont 1'efprit délicat 8c cultivé; mais naturellement portés au plaifir 8c a la volupté, ils confacrent tous leurs momens aux femmes, 6c paffent leur vie dans 1'in.sngue 6c la molleffe. L'amour, cette paf-  l24 LesIsles fion fi forte, fi violente & fi impétueufe dans d'autres climats, eft traité a Athènes avec légèreté & en badinant : les coeurs fe donnent lans s'aimer, & s'éloignent fans fe haïr. C'eft un commerce. On ne connoït point les tranfports, les emportemens d'une paffion naiffante; encore moins la rage & la fureur de la fom' bre jaloufie. On s'aime, ou plutót on fe voit, tant que l'on fe convient, & dès que 1'ennui ie fait fentir, l'on fe quitte fans éclat & fans reproche. II fembleroit que les coeurs, ou, pour mieux dire, que les corps fe louent pour un an, pour un mois , pour un jour. Quel trafic honteux & révoltant! Les voluptueux Athéniens ne veulent cueiflir que la fleur du plaifir; ils en redoutent les épines. Le même inftant voit naïtre, & s'éteindre leur flamme. Les femmes fur-tout aiment a voltiger d'intrigues en intrigues. Elles ont 1'ambition d'enchainer en même tems a leur char, un grand nombre d'efclaves & de foupirans. Elles les rendent heureux tour-a-tour. Souvent elles ignorent elles-mêmes celui qu'elles préfèrent. Le plaifir feul les conduit, & les empêche d'avoir de la délicateffe. Elles négligent, ou méprifent eet art merveilleux d'irriter, d'enflammer les defirs. Leur manière indécente de s'habiller, ou, pour parler plus vrai, de fe  FORTUNÉES. I25 découvrir, ne laiffe rien a deviner a 1'imagination. La fatiété & le dégout s'emparent auffitöt de Fame de leurs amans blafés; 8c ces Athéniennes ne peuvent fe plaindre de la légèreté & de 1'inconftance des hommes : ce font elles malheureufement qui en donnent 1'exemple aviliffant: 8c une conduite auffi étrange ne les s ... déshonore point, tant elle eft ordinaire. Les promenades publiques, les jardins mêmes des particuliers, annoncent que la pudeur eft entièrement bannie d'Athènes. On y voit des ftatues, admirables a la vérité, quant k la perfeöion du travail; mais elles préfentent des nudités 8c des attitudes qui allument le feu despaffions dans les jeunes coeurs, les brülent 8c les confument. La jeuneffe refpire la volupté, avant que fes organes trop délicats foient entièrement développés. Voila pourquoï elle s'énerve, s'épuife, 8c languit au milieu d'inutiles defirs. Enfin ces frêles machines, fans avoir joui, pour ainfi dire, chancellent, torn* bent 8c fe détruifent. Les maifons des riches Athéniens, baties avec beaucoup de goüt , 8c k grands frais,1 renferment toutes les commodités raffinées du luxe 8c de la volupté. Des jardins fpacieux,' agréables, variés, offrent a 1'ceil furpris & étonné, les fleurs du printems, les fruits de  ï*ö Les Is les 1'automhë, des plantes curieufes & des arbres étrangers. Que dirai je des grottes, des cabinets de verdure, des boiquets de toutes les faifons, des labyrinthes qui procurent un afyle favorable aux döux myftères, C'eft dans ces retraites enchantées, que les Athéniennes, verlies légérement, vont^ entretenif leurs ten-, dres rêveries, en attendant 1'heure du plaifir. Les Athéniens énervés dés leur plus tendre énfance; fatigués, accablés du poids de leur pröpre exiftence; infenfibles aux charmes durables de 1'amitié; dévofés d'ambition; faftueux par goüt, & plus fouvent encore par ton, ne confultent jamais leur cceur, qüand ils veülent fubir le jóug de 1'hymen. Ils calcülent les richeffes, pèfent 1'or; & c'eft cë métal funefte qui décide toujours de Puniori des époux qui ne fe connoiffent point partiCulièrement & même qui ne fe font jamais vus. De-la naiffent bientöt 1'indifférence, la tiédeur, le dégout & la haine. C'eft une fuite naturelle de ces mariages auffi mal affortis; tandis que la nature cruellement offenfée, perd fes droits les plus facrés. C'eft de cette fourcë fatale que nait Ie libertinage le plus effréné. Voilé pourquoi les courtifannes font fi nombreufes, fi riches, fi brillantes a Athènes. Qu'il eft difficile a un jeune homme défceuvré, de  FORTUNÉES. il? réfifter k leurs charmes trompeurs, k leurs feintes careffes, a leurs paroles féduifantes! Les fons enchanteurs des redoutables fyrènes,' étoient moins a craindre. Cependant quel nouvel UlyiTe prendra foin de fermer les yeux & de boucher les oreilles de cette jeuneffe téméraire, bouillante & infenfée? Quelquesunes de ces Laïs & de ces Phrynés, jouent un rö!e important, & envié même par des femmes d'une nailTance très-diftinguée. Quelle horrible dépravation de mceurs! Nulle retemie, plus de frein. Les Athéniens difent qu'ils aiment paflionnément la mufique : mais lêur goüt dans ce genre n'eft ni fur, ni formé; s'il faut en juger par leur engouement pour toutes les nouveautés étrangères, 1'affaire la plus importante, & qui les occupe le plus férieufement, c'eft le théatre. Quand il paroit une tragédie ou une comédie nouvelles, on fe ligue alors t comme s'il s'agiffoit de repouffer 1'ennemi com* mun de la patrie. Les efprits s'échauffent &C fermentent. Tout eft en mouvement, tout eft en combuftion; & fouvent de quoi s'agit-il? D'une pièce déteftable. J'afliftai a la repréfentation d'une tragédie que l'on vantoit beaucoup. Je baillai, je m'ennuyai. Elle étoit fi compliquée, fi embrouillée, fi chargée d'inr  iiS Les Isies cidens & d'épifodes étrangers au fujet, que les cinq a£tes auroient aifément fourni de la matière pour compofer cinq pièces différentes. Quelle ftérile fécondité! Le théatre eft maintenant en proie a des poëtes ignorans, fans verve, fans enthoufiafme, fans génie. Ja.mais ils ne font échauffés par ce feu divin qui produit des chef - d'ceuvres , des merveilles. Ces foibles écrivains, ces avortons du Pinde, ne favent débiter que de froides fentences, & ne peu vent peindre le fentimént. Nulle gradation dans les paffions : tous leurs perfonnages parient le même langage. C'eft toujours le poëte effoufflé qui nous refroidit par la peinture de fon amour glacial & romanefque. Ces tragidies monftrueufes ne doivent leur exiftence éphémère, qu'aux brigues & aux cabales; mais le tems venge enfin le bon goüt, en les plongeant dans le gouffre de Foubli. Cet abus, eet aviliffement & cette dégradatlon de Part dramatique , préfagent la décadence prochaine, & 1'anéantiffement entier du théatre d'Athènes. On négligé malheureufement le feul moyen qui auroit pu retarder fa deftruction. On ne repréfente plus, comme autrefois, des tragédies fublimes & héroïques ; tendres & harmonieufes; fombres & terribles. On négüge, on oublie les pièces immortelles d'Efchyle ,  Fortünèes. 119 d'Efchyle , d'Euripide , & de Sophocle. Les frivoies Athéniens font tellement changés, que les comédies d'Ariftophane & de Ménandre, quoiqu'affaifonnées du fel le plus piquant de la plaifanterie, les ennuyent, & ne peuvent exciter le plus léger fourire. Ils prépréfèrent aujourd'hui des pièces écrites d'un flyle lourd, pefant, lache, entortillé , bourfoufflé, fans comique, fans intérêt & fans agrément. Thalie devenue trifte, larmoyante &C rêveufe, s'occupe a filer de longues fentenees, & a dire de graves inepties. Cette mufe vive, enjouée, maligne & légère , a perdu toute fa gaieté, toute fa fineffe. Son fel s'efl entièrement afTadi; & par une révolution in* croyable, arrivée au théatre, on pleure actuellement a la repréfentation des comédies i &c l'on rit a celle des tragédies. Quel renver* fement inoui! Le bon goüt en gémit. Aveugles Athéniens, jufqu'a quand durera le preftige qui vous fafcine les yeux? Depuis quelque tems les jeunes Athéniens ont une paflion effrénée pour' les chevaux. Qu'elle eft dangereufe & meurtrière 1 Ils courent a toute bride au milieu des rues. Ils font plus encore : ils conduifent avec la célérité, le bruit, 1'éclat & 1'impétuolité de la foudre des chars très-élevés qui effrayent, & mettenE I  13° Las Isles en fuite le citoyen modefte qui marche paiiiblement a pied. Rien ne peut mettre a 1'abri de ces chars rapides, & roulans avec fracas fur le pavé. On a déja porté quelques loix pour les défendre; mais inutilement. Le comble de la déraifon, de la folie, de 1'indécence & du fcandale; c'eft que fouvent de jeunes étourdies tiennent les rênes, dirigent & font voler ces voitures fi mobiles, fi fragiles, fi légères; au rifque de les brifer, de fe froiffer ellesmêmes dans leur chüte, & d'écrafer en tombant les enfans, les femmes enceintes, & les vieillards. Ce nouveau goüt, ou plutöt cette fureur dévoile clairement Finconftance de leur caraöère pétulant, volage & frivole. Après avoir paffé deux ans au milieu du bruyant tourbillon d'Athènes, je formai la réfolution de parcourir des pays éloignés, afin de juger & de comparer enfemble les loix & le gouvernement des peuples étrangers. Mon deffein étoit de revenir enfuite a Téos, ma patrie, & d'y paffer des jours heureux auprès de mes parens. Vains projets! O foibleffe humaine, un fouffle diffipe & détruit nos réfolutions! Téos femble fuir devant moi. Tous les jours de nouveaux obftacles s'élèvent & m'éloignent de cette contrée chérie. Ne pourrai-je donc jamais ferrer tendrement dans mes  FORTUNÊE-S. Ijl bras, ceux qui m'ont donné la naiffance! effuyer leurs larmes ! calmer leurs énnuis ! . . . Le berger voyant que Bathylle s'attendriiToit ? Finterrompit en ces termes : Ceffez de vous affliger inutilement : un jour vous arriverez dans votre patrie : le fort fe laffera de vous pourfuivre. Les Dieux font juftes. Calmez vos inquiétudes; mais vous devez être fatigué f repofe/-vous. Le murmure de cette claire fontaine, vous invite a vous rafraichir. Vos difcours font plus agriabies pour moi, que la rofée ne 1'eft pour les troupeaux aliércs, &C que le fuc odoriférant des fleurs, pour la dis; JigenlÊ abeilie. lij  132; Les Isles LIVRE TROISIÈME. AprÈS un moment de filence , Bathylle continua le récit de fes voyages, & s'exprima de la forte. En quittant Athènes , je portai mes pas du cöté de la Béotie. Dès que je fus arrivé a Thébes, je merendis a la Cadmée, cette citadelle fameufe. J'allai vifiter enfuite, avec refpeft & vénération , la petite maifon cü vécut dans la médiocrité le célèbre Epaminondas, ce héros philofophe, 1'honneur de i'humanité. Les Thébains font fimples, francs , généreux, intrépides, & foldats excellens fous un chef habile. Cadmus, le premier fondatenr de leur ville, effrayé des malheurs qui ménacoient fa poftérité , s'exila volontairement. Amphion rebatit les murs de Thébes, & en raffembla les habitans épars & difperfés. Les poë'tes ont feint, que les pierres fenfibles aux accords mélodieux de fa Lyre , fe mouvoient & s'élevoient d'elles - mêmes pour former de hautes murailles. Belle & ingénieufe allégorie du pouvoir & des charmes invincibles de i'éloquence & de 1'harmonie. Je féjournai fort peu de tems a Thébes , & je m'embarquai pour la feconde fois fur la mer Egée. L'horizon paroif-  FORTUNÉES. 133' foit tout en feu ; le foleil commencoit a lancer obliquement fes premiers rayons, & nous annoncoit une heureufe navigation. Les matelots pouffoient des cris de joie, fe courboient en cadence fur leurs rames , & fillonnoient la mer a coups redoublés. La terre difparoit bientöt a nos yeux, & les vents pouffent notre vaiffeau avec la rapidité d'une fleche, lancée avec effort par un bras vigoureux. Nous rangeons 1'Eubée , & nous commencons a découvrir dans 1'éloignement un point prefque imperceptible. 11 augmentoit a mefure que nous avancions, &c nous offrit bientöt diftinöement la pointe d'un rocher. C'étoit le mont AthosNous en approchames. Je n'appercus que des roches noircies Sc brülées par la fbudre qui les frappe fouvent. Le ciel femble d'airain pour cette contrée inculte , couverte de pierres & de fables arides. La nature , avare de tous fes tréfors , lui refufe les produftions les plus néceffaires. Les vents nous portèrent vers File de Lemnos : nous y dcbarquames. Nous n'entendimes point gémir les enclumes fous. les pefans marteaux des borribles Cyclopes. Nous ne trouvames plus ces forges fouterraines, oü 1'ardent Vulcain fabriquoit les foudres redoutables de; Jupiter. II n'en refloit point de veftiges i 8e  'ij 4 Les ïslês l'on ne voyoit aucune tracé des fentïers toriueux de Panden labynnthèt Le coup - d'ceil 'des campagnes eft riant: les vailées produifent de riches moiffons, & les cöteaux lont couverts de pampres verdoyans & de raiftns coIoré-. Les Lemniens forts, robuftes & laborieux , cultivent la terre avec beaucoup de foin: elle leur rend avec ulüre lè fruit de leurs travaux. Tout annonce 1'abondance & Sa fertilité de cette ïle, peüplée de femmes, dont la peau blanche, les traits délicats, la taille légere , les graces de la figure , cbarment les regards, & caufent de douces émotions. En laiffant 1'ïle deLemnos, nous dirigeames hotre courfe du cöté de la Phrygie. Nous-jettames 1'ancre vis-a-vis les ruines de 1'ancienne Troye, cette ville devenue fi fameufe par la brillante imagination d'Homère. Je reconnus leScamandre, quipromène lentementfesondes dans un canal étroit. II femble par fes longs circuits, fe jouer dans la plaine, & la quitter a regret. Autrefois on livra fur fes bords des cómbats terribles, & fes flots furent fouvent énfanglantés, pendant que 1'acharnement , la rage & la fureur, mettoient aux prifes les hommes & les dieux. Aujourd'bui des troupeaux nombreux paiffent tranquillement dans ks lieux ; oü de farouches guerriers avoiêhl'  FORTïïNÉïS, 135 dreffé leurs tantes , fe défioient au combat, en venoient aux mains, & s'égorgeoient impitoyablement. De fimples cabanes de chaume couvrent 1'efpace immenfe qu'occupoit le vafte palais du malheureux Priam. Les temples & les édifices anciens , offrent a peine des ruines. Que les ouvrages des hommes font fragiles 1 qu'ils font peu durables ! Les plus folides monumens de Part, font condamnés a être renverfés tot ou tard ; & quelques fiècles fuffiient pour les détruire & les anéantir entièrement. Que la nature travaille avec bien plus de folidité! fes ouvrages font parfaits, portent une empreinte durable , & bravent la révolution des années. Je retrouvai encore le Xanthe & le Simoïs, quelque foible que foit leur cours. Je parcourois avec plaifir ces lieux fi vantcs. Je montai fur le fommet élevé du mont Ida, & je promenai fans obftacle mes regards fur un pays immenfe. C'eft fur cette montagne que la jaloufe Junon , la chafte Pallas, & la charmante Vénus, difputèrent le prix de la beauté. Le berger Paris fut pris pour juge de leurs appas. Les voiles tombent & difparoiffent. Paris ému , tranfporté , laiffe errer fes regards enchantés ; dévore des yeux les charmes fecrets des trois déeffes. II s'approche , recule , héfite 5 balance..... Enfin il I iv  Les Isles' s'incline refpeöueufement devant 1'époufe de Jupiter, regarde tendrement Pallas, & tombe ivre d'amour aux pieds de la mère des graces , &C lui prélente la pomme fatale. Junon fronce lefourcil d'indignation ; Minerve, rougit, & iVénus fourit malicieufement de fon triomphe. Les matelots impatiens déploient toutes les voiles : on léve 1'ancre : Ponde écume & blanchit : la cime du mont Ida fe perd dans les mies. Nous rangeons la cöte de Lelbos. Cette ile eft connue par la naiffance de 1'immorrelle Sapho, dont les vers brülans prouvent de quels feux elle étoit confumée. Les froideurs dédaigneufes de 1'infenüble Phaon, caufèrent la mort tragique de cette dixième mufe. Livrée au défefpoir , elle fe précipita du faut de Leucade dans la mer, 8c termina ainfi le cours de fa vie malheureufe. Nous mouillames prés de Chio, cette ile fi renommée par fes vins excellens. Nous y primes terre. Les montagnes font couronnées de forêts odorif;rantes, d'orangers , de nmriers, de citronniers & de jafmins. II n'y tombe jamais de neige , & 1'hiver n'y fait point fentir fes rigueurs. Un printems éternel fourit a cette agréable eontrée, oii les pluies font inconnues; mais d'abondantes rofées défaltèrent la terre, & rafraichiffent les plantes 8c les arbres. La  FORTÜNÈES. 137 mer envoie des vents tempérés qui 'adouciffent les chaleurs de 1'aftre brülant du jour. La nature a prodigué dans cette ile toutes fes richeffes: des troupeaux nombreux paiffent & bondiffent dans les vallons, au milieu de gras paturages. Les cöteaux font chargés des riches préfens de Cérès & de Bacehus. Des fources pures & limpides jailliffent , s'épanchent, bouillonnent, & murmurent a travers les rochers couverts d'une mouffe toitjoursfraiche. Les chanfons ruftiques des bergers , les concerts amoureux des oifeaux , la douce haleine des zéphirs, le parfum d?s fleurs , la beauté des femmes , leur tendre fenfibilité, rendent le féjour de cette ile enchanteur. Heureux habitans de Chio, vous ne connoiffez ni les meurtres fanglans, ni les guerres deftruaives , ni les calomnies atroces! vous goutezfansamertume Scfans remords des plaifirs toujours nouveaux : vous menez une vie calme , tranquille ; vos mceurs douces & innocentes , retracent le tableau des jours fortunés de 1'age d'or. Je quittai File de Chio en foupirant, & je tournai fouvent mes regards vers fes hautes montagnes , ombragées d'épaiifes forêts. Des zéphirs badins fe jouoient en folatrant dans nos •voiles , & faifoient voler légérement notre .vaiffeau. Nous cotoyames les Cyclades, &  ï3§ Les Isles1 nous traversaffies les Sporades fans nous y arrêfer. Nous vïmes Griide , recommandable par fon temple farneux , érigé en Tbonneur de Vénus. Nous découvrimes Rhodes & fon coloffe énorme , ftatue moriftrueufe & gygantefque du foleil. La terre de cette ile eft naturellement fertile , & n'attend que la main du cultivateur , pour produire d'abondantes moiffons; mais les laches habitans redoutent la plus légère fatigue : leur pareffe étouffe en eux tout fentimént. Ils n'ont pas le courage de labourer & de cultiver les campagnes. Ils aiment mieux languir dans la misère, que de fe procurer 1'aifance par des travaux modérés. Ils dégénèrent, & leur population diminue confidérablement. Ils fe nourriffent de fruits fauvages , de lait & de poiffon. Si les Rhodiens vouloient un peu travailler, ils deviendroient bientöt opulens & heureux. De Rhodes nous cinglames vers 1'ile de Cypre , & nous mouillames dans fon port le plus commode. Deux fupérbes temples élevcs 1'un h Paphos, & 1'autre a Amathonte , prou-vent combien le culte de Vénus eft en honneur chez les Cypriens. La joie, 1'allegreffe , le p!aifir, éclatent dans. toute Pétendue de 1'ile , oh règne en tout tems une chaleur tempérée. Les habitans'livrés a la volupté, la célèbrent chaque  FORTUNÉES, 139 jour par des fêtes & des facrifices. Rien ne trouble leur repos & leur molle indolence; jamais la bêche , la herfe , les rareaux &c les infirumens de labour , ne font maniés par leurs mains débiles. Jamais les bceufs ne gémiffent fous le jong pefant de la charme, pour tracer de pénibles iillons. La terre produit fans culture, & en abondance , des fruits de toutes efpèces, & les plaines font dorées de moiffons jauniffantes. Tout infpire l'amour dans cette ile. Les Cypriennes le difputent aux lys & aux rofes. Leur beauté eft éblouhTante , & le feu voluptueux qui brille clans leurs tendres regards, brü!e , enflammé le cceur de ceux qui les regardent. Les échos ne répètent que les tendres gémiffemens de la tourterelle , que les fons attendrhfans du roiïïgnol. Les zéphirs1 légers agitent molicment les fleurs , les carefient, & chargent leurs alles des plus doux parfums. Les êtres même inanimés, paroiffent feniibles. Les ruiffeaux qui ferpentent dans les vallées, femblent muvmurer d'amour, enbaignantles fleurs qui couronnent leurs bords. On diroit que les arbres fe courbent & s'attirent mutuellemenn Les rofiers , les jafmins , les chèvrefeuilless'entrelacent & ferment des berceaux odorans. Ou refpire la volupté avec 1'air parfumé par ces exhalaifonsfuaves & balfamiques. Chaque mo-  fI4Ó t ES ÏSLES ment de la vie de fes habitans eft joyeux 8t agréable: un plaifir fuccède a un nouveau plaifir. Leur amour, bien loin de séteindre , augmente & s'accroit. Vénus n'a point de fujets plus fidèles. Si mon cceur n'avoit été armé contre les impreffions funeftes de cette paffion efféminée , par les lecons de Théophante, j'aurois fuccombé. Une jeune Cyprienne, embellie de tous les charmes, ornée de tous les attraits, auffi fraiche que la rofe, auffi blanche que le lys, auffi piquante que les graces , belle comme Vénus, attira toute mon attention. La douceur de fon vifage , fes yeux languiffans, fa timidité modefte , fa taille haute & riche , les boucles flottantes de fes bcaux cheveux blonds, la diftinguoient de fes autres compagnes. Affisauprès d'elle fur un fiège de gazon , au milieu d'un bofquet de myrtes & d'orangers fleuris, je la regardois voluptueufement. Mon coeur s'attendriffoit. Le filence, la folitude, tout augmentoit le trouble de mon ame : ma raifon s'égaroit: j'allois tomber aux genoux de cette adorable Cyprienne , & lui faire 1'aveu de ma défaite. A 1'inftant la vertu brille d'un nouveï éclat a mon efprit. Une voix inférieure fe fait entendre, & me crie de prendte la fuite. Je m'arrache auffi-tót d'un lieu fi dangereux. Je regagne le vaiffeau: les vents enflent les voiles 3  FortunIes; 141' & j'abandonne fans regret une ile oii j'aurois langui honteufement dans la molelTe , & oublié mes devoirs les plus facrés, ma patrie & mes parens. Nous gagnons la pleine mer , & le pilote dirige notre courfe du cóté de Tyr.. Nous commencames bientöt a découvrir les tours élevées de cette ville immenfe. Les vaiffeaux rangés dans le port, reffembloient a une cité flottante. Par fa pofition favorable Tyr eft devenue 1'entrepöt des autres nations : on s'y rend de toutes les parties de 1'univers. On rencontre dans les mes une foule innombrable d'étrangers. Les boutiques font remplies de riches marchandifes, d'étoffes brillantes , des produitions les plus rares, & des ouvrages les plus recherchés. La paix & le bon ordre , dont jouit cette ville fi commercante, font le plus bel éloge de la police & du gouvernement. Des magiftrats éclairés veillent continueliement , pour empêcher le trouble,& entretenir latranquillité. On recoit, & l'on traite les étrangers avec beaucoup de politeffe , & on leur procure toutes les commodités. C'eft cette fage conduite qui attire une fi grande affluence a Tyr. Comme ladifférence deslangages eft auffi nombreufe que celle des habillemens, on s'imagine , en parcourant les rues , être tranfporté dans le même iniiant  14* .Les Isles chez des peuples divers. Les Tyriens ont tou» jours ambitionné 1'empire de la mer ; voila pourquoi ils entretiennent des flottes bien équippées. Ils ont 1'art de former d'excellens matelots , en les encourageant par des récompenfès proportionnées a leurs fervices ; c'efr. ainfi qu'ils ont feu étendre leur commerce , amaffer des richtlTes incroyables , & ié faire craindre & refpecter des autres puiffances j par la meilleure & la plus formidable marine. Pendant que j'étois a Tyr , je me liai d'amitié avec un carthaginois , d'un caraclère froid , mais plein de franchife & de fincérité : il avoit fait de longs voyages fur terre & fur mer. Les détails curieux & intéreffans dont il m'entretenoit, augmentèrent encore le defir que j'avois de voyager. Cet homme inftruit me confeilla de vifiter les cötes baignées par la mer Adriatique , & de remonter jufques dans la Bétique , cette contrée admirable & merveilleufe par la pureté de Pair, la fécondité de la terre , la douceur & la bonté de fes habitans. Un vaiffesu tyrien étoit prêt a faire voile pour ces clirrvats éloignés:je profitai de cette occafion favorable, & je rr/embarquai fans délai. Nous cotoyames long-temps la Phénicie & PEgypte ; nous pafsames devant les fept bouches du Nil , qui arrofe 6w fertiiife un pays  FORTUNÉES. I43 immenfe , en y dépofant un limon précieux. Ce fk'iive célèbre prend fa fource dans les hautes montagnes de l'Abiffinie , fe précipite avec un horrible fracas du fommet de rochers efcarpés. Devenu moins orageux , il roule tranquillement fes eaux , partage en deux la Nubie , defcend dans 1'Egypte , fe divife en mille canaux , & porte 1'abondance jufqu'aux extréniités les pius reculées de ce puiffant empire. L'affreux & redoutable crocodile infecte les bords de ce fleuve : malheur a ceux qu'il peut furprendre ! il les déchire , & les dévore. Un jeune enfant fe promenoit un jour fur le ri< age du Nil : des fons piaintifs frappent fon oreille , il écoute , s'avance , & devient la trilte viclime de fon imprudente fenfibilité. Un crocodile énorme fe jette la gueule béante fur ce jeune infortuné, le met en pièces , & 1'engloutit clans fon large ventre. La mère entend , & reconnoït les cris de fon fils mourant. Tremblante , défolée , elle accourt, mais trop tard, pour le fauver, Elle voit encore la terre enfanglantée , & connoït tout fon malheur, Furieufe a cette vue , elle fe précipite courageufement fur le crocodile. Vains efforts ! inutile tendreffe ! cris luperflus ! le farouche reptile la failit, la broie fous fes dents tranchantes, &p  144 Les Isles femble fe préparer encore a un nouveau caf-» nage. Inftruit de fa doublé perte, le maris'arme aulfi-töt d'un long épieu , & vole a rinftant pour venger fa femme & fon fils- Quel état horrible pour un père , pour un époux 1 animé par la douleur & le défefpoir, il s'élance hardiment fur le crocodile, 1'attaque , le harcèle, Ie combat fans reiache , & lui porte des coups terribles. L'animal bleffé, hériffe fes dures écailles, ouvre fa gueule fanglante , roule des ye ix rouges & enflammés, avance, recule, fuit, s'arrêre , fond fur 1'Egyptien , & le renverfe. Celui-ci ramaffe toutes fes forces, fait un dernier efFort , fe débarraffe, fe relève t preffe vivement k fon tour le crocodile, attend un moment favorable , & lui enfonce fon épieu jtuqu'au fond du gofier. Le reptile vomit a rinftant des flots de fang noiratre , fe roule avec fureur, bondit horriblement. Sa rage impuiffante expire enfin, Sc fon corps monftrueux refte étendu fur le fable fans vie & fans chaleur. L'homme bleffé dangereufement , & inconfolable , ne put furvivre a fon infortune ; mais avant de rendre le dernier foupir , il demanda inftamment que l'on renfermat fon corps dans un même tombeau avec le crocodile , auteur de tous fes maux , & qui receloit dans fes entrailles les deux objets de fon amour & de fa tendrefle ,  F O R T tl N Ê È S; I4J tendrefle. On éleva ce monument fingulier fur les bords duNil, dans Pendroit ou s'étoit paffee eette fcène horrible & fanglante; & l'on grava fur la pierre la fin tragique & lamentable de ees trois infortunés Egyptiens. je n'entrerai dans aucun détail fur 1'Egypte* Je ne vous parlerai point de fes obélifques, de fes pyramides , du lac Moeris , de fes caraftères hiéroglyphiques ^ du commerce & des moeurs de fes habitans: eet empire vous eft lürement connu; ce que je trouve de plus étonnant, c'eft que les Egyptiens aient été auffi fuperftitieux* On vante beaucoup leur fageffe & leur fagacité 5 lis ont cultivé les premiers les fciences & les arts; fe font adonnés fur-tout a la géométrie , è 1'aftronomie , & cependant aucun peuplé nê s*eft plus avili par le nombre & la qualité dö fes dieux; preuve bien eonvaincante que ceux qui favent lire dans les aftres, & débrouiller les calculs les plus difficiles & les plus compliqués, n'en font pas plus pénétrans, quand il s'agit dé fonder les profondeurs de la divinité; c'eft ilrt labyrinthe dans lequel s'égarent égalemem \ê favant & 1'imbéeile, 1'aveugle & le plus clairvoyant* Un vent impétueux emporta notre vaiffeatt vers les cötes de la Crète , & nous relachamsS dans cette ïle, qm * fuivant les poëtes, a ierV*  U$ Les Islës de berceau au puiffant Jupiter. De combien dè fcènes tragiques h'a-t-elle pas été témoin! Idoménée , en revenant du iïége de Troye , fut prés de périr dans une affreufe tempête. Saifi de frayeur, & pour appaifer les dieux , il fit un voeu imprudent, qu'il eut la cruauté de remplir. Père barbare & dénaturé , il trempa fes mains dans le fang innocent du jeune Idamante fon fils. Les Crétois indignés de ce meurtre atroce, fe révoltent, pourfuivent Idoménée , & le cbaffent de fes états. Pour accomplir un voeu indifcret , ce prince aveugle foule aux pieds les droits les plus facrés de la nature : quelle religion infenfée ! Je retrouvai encore quelques légers veftiges du labyrinthe , eet ouvrage merveilleux de Dédale , & fi funefte a fon fils Icare. Ce jeune téméraire oubliant, ou plutót dédaignant les fages confeüs de fon père, s'élève trop haut dansles airs. Ses alles fe fondent & fe détachent. 11 tombe & fe noie dans la mer, qui de fon nom eft appellée Icarienne. Pafipnaé , femme de Minos , concut une paffion infame pour un taureau, & donna le jour au minotaure , cette produaion monftrueufe, formée d'un commerce encore plus monftrueux. Cet animal redoutable, renfermé au milieu des détoiws inextricablis du laby»  FOSTÜNïES. »4f rinthe , rië fe repaiffoit que de chair humaine; L'invincible Théfée purgea la terre de cè monftre fanguinaire. Guidé par l'amour, & par un peloton de fH, ce Héros fortit aifém'ent de ce dédale tortueux. Mais que Théfée fut ingrat! il oublia dans la fuite tout ce qu'il deVoit a la trop fenfible Ariane. II eut la cniauté de 1'abandonner feule fur un rocher défert. Sourd aux plaintes &C aux prières de cette princeffë défolée , il vit couler fes larmes j fans en êtrè attendri. L'ile de Crèté eft fort confidérabie par fóh étendue, fa fertilité, & le grand nombre dfe fes laborieux habitans. L'air qu'ort y refpire eft pur & falutaire. Les vallons font arrofés St fertilifés par des ruiffeaux limpides: Le gibief abonde dans les campagnes. Les abeilles comipofent le miel le plus délicat. Les cöteaux próduifeht des vins trés - eftimés. Des tröupeaux de brebis paiffent fur les montagnes , & fourniffent une laine fine 3 & recherchée par les autres nations. La foie & 1'huile font encórë une branche confidérabie &c très-étendue dë commerce. Les vents ayant changé, les matelots comhiencent a appareiller: nous nous éloignbns du tivage , & notre vaiffeau vole légérement fur les flots «nollement agités. Nous appercümes Kij  ï4§ LesÏsles de loin 1'iie de Cythère, fi favorifée de Vérnis. Les vents étoient calmes, le ciel pur & ferein: les monftres marins quittent leurs grottes profondes, s'attroupent, fe jouenr, & boridiffent fur la furface unie de la plaine liquide. La ville d'ltaque, perchée comme un nid , fiir la cime d'un rocher efcarpé, frappe nos regards. Itaque eft devenue immortelle par les vers harmonieux d'Homère , qui célèbre dans fon Odyffée, Ia prudence , les longs voyages, les malheurs, le courage d'Ulyffe, & Pattachement inviolable de la chafte Pénélope, pour ce Héros éloquent. Nous continuons de voguer tranquillement; nous appercevons le rivage des Phéaciens \ nous en approchons, pour y defcendre. Une forêtépaiffe couronne les montagnes voifines, & forme un vafte amphithéatre. Ces arbres paroiflent auffi anciens , que la terre qui les a produits. Un fleuve majeftueux roule lenrement fes ondes au pied de ces monts, & va porter è. la mer le tribut de fes eaux. Je vis fur fes hords fleuris un palmier antique, & un vieux olivier : ils entrelacoient enfemble leurs branches touffues, & formoient un berceau impénétrable aux rayons du foleil. Alors je me rappellai le naufrage d'Ulyffe. Ce Héros nud, & couvert d'écurne-faléex fe retira dans un fem-  FÖRTUNÉES. 149 blable afyle, après avoir effuyé une tempête 8c un naufrage affreux; 8c comme il étoit accablé de fatigue, il y goüta les douceurs du fommeil. Je crus reconnoitre Fendroit du rivage , 011 la belle 8c fimpie Nauficaa, fuivie de fes femmes, venoit lavër elle - même fes vêtemens. Prés de la ville on trouve les reftes du palais d'Alcinoiis. 0;i admire encore fon jardin délicieux. Je ne puis vous tracer qu'une efquiffe imparfaite des beautés naturelles qui 1'embelliffent. Les arbres 8c les fleurs ne redoutent ni les froids rigoureux de Phyver , ni les ardeurs brülantes de Pété. Lés zéphirs de leurs tièdes haleines entretiénnent përpétuellement une douce chaleur. Le printems réunit fes fleurs aux fruits de Pautomne. Des pommes müres 8c colorées courbent fous leur poids des branches fleuries. Le poirier , le prunier, chargés de fruits vermeils , étalent en même tems des fleurs odorantes. L'oliviër verdoyant, le figuier couvert de hgues rafraïchiffantes, ferment de longues ailées. La vigne embraiTe amoureufement de fes branches fiexibles Pormeau voifin, 8c porte des raifins couleur de pourpre, 8c des grappes naiffantes. La rofe 8c le lys fleuriffent dans le même buiiTon , mêlent 8c nuancent leurs belles couleurs , 8c embaument Pair des parfums les plus exquis. La vue Kiij  ï59 Les Isles. 1'odorat font également fatisfaits dans ce jardin. L'art en eft entièrement banni. Une feule (pntaine s'y fait diftinguer par fon archite&ure noblc & fimple. Le travail en eft affez fini, & la forme élégante. Unpélican s'éleve au-deffus, & la couronne agréablement. Cet oifeau merycilleux déchire avec fon bec fes entrailles, pour en nourrir fes petits. Emblême jufte 8c admirable de la tendrefle paternelle ! une eau limpide 8f falutaire jaillit en abondance de cette belle fontaine, tombe dans un large baffin , formé de grandes pierres polies, & unies enfemble, coule dans différens canaux, fe diftribue dans mille endroits, arrofe & fertilife les différentes parties de cet immenfe jardin, que l'on ne fe laffe point de parcourir, & d'oii l'on s'élqigne toujours a regret. Déja notre vaiffeau fillonne les flots, les montagne-s des Phéaciens difparoiffent a nos regards. Le foleil prés de finir fa carrière , lancoit fes rayons agités fur les vagues. La mer ftmbloit un déluge de feu, & réfléchif» foit une lumière fi vivc, que 1'ceil ébloui n'en ppuvoit fqutenir 1'éclat. Des nuages d'unfombre azur, rouloient confufément k 1'horizon , préfentoient un contrafte fingulier, par leurs rmes variées & pittorefques. Dès que 1'aftre du jour eüt difparu., les vents fe türent, la.  FORTUNÉES. t$£ mer devint calme, ces montagnes mobiles fe difiipèrent, & la voute célefte fut femée d'é-. toiles brillantes. Les matelots fe livrent au fommeil, tandis que le fage pilote veille feul 8c. dirige notre courfe. Pour moi,. ne pouvant alors fermer 1'ceil, en proie aux plus vives in-. quiétudes , je me rappellois Téos. Mes parens,. me difois-je a moi-même enfoupirant, doivent être piongés dans la plus grande trifteffe. Leur cceur eft dans de continuelles allarmes: ils ne recoivent aucune nouvelle d'un fils unique , qu'ils aiment avec tendreffe. Peut-être que dans ce moment leurs yeux baignés de larmes, fe refufent au fommeil. Mais quel noir preffentiment vient troubler mon ame ! s'ils étoient ma-l^des ? S'ils avoient malheureufement terminé leur carrière ? quel feroit mon défefpoir? je me regarderois comme un parricide.. Ejow snons ces idéés funeft.es, elles me tuent. Je veux abréger mes voyages, & retourner a Téos , le plutöt qu'il me fera poftible , afin de faire le bonheur de leur vieilleffe. Accablé de laffitude, je m'endormis au milieu de ces triftes. penfées. Je fus bientöt réveijié en furfaut, parr les cris redoublés des matelots. Un vent vio-. lents'étoit élevé tout - a - coup, fouftloit avec fureur , §c nous emportoit contre les rochers» Le pilote effrayé, fait plier ptomptement. les, K iv  *5* Les Isles voiles: nous gagnons k force de rames une anfe qui nous mit k 1'abri du naufrage. Nous nous trouvames au pied des hautes montages qui bordent 1'Üe d'Ogygie , fi célèbre par le féjcur de la Nymphe Calypfo. Pendant que Pon radouboit notre vaiffeau endommagé par la tempête, j'eus la curiofité de parcourir cette ile, de traverfer fes forêts , de gravir fur fes rochers: & dans cette courfe rapide, je ne rencontrai que des daims légers, des chèvres farouches, & des boeufs fauvages. Tout étoit agrefte & inculte. Les chofes merveilleufes que Pon raconte de la grotte de Calypfo, n'cnt exiffé que dans I'imagination brillante & féconde du chantre fublime d'Achille, Les vents nous appellent: on tend les coi> dages: on s'empreffe. Nous fendons les flots , & nous commencons a découvrir les montagnes élevées de la Sicile, qui fembloient fe mouvoir &c s'avancer au-devant de notre vaiffeau, On diftinguoit déja le Mont Etna, Son fommet étoit couvert de tourbillons ondoyans de flarame & de fumée. Un feu fouterrain gronde dans fes abimes, & lance avec une explofion épouvant^ble , un nuage épais de cendres brulantes. Le ciel en eft obfcurci: la terre tremble & mugit. On diroit qu'elle va s'écrouler fur ses fondemerts, Les cntrailles d* PEtna bouik  FORTUNÈES. 153 lonnent comme une fournaife ardente : une lave enflammée s'épanche par une large ouverture , avec un bririt horrible, & porte au loin le défaftre , la mort, & d'affreux incendies. Les hommes, les animaux, les campagnes, des villes entières, font enfevelis fous cette matière liquide Sc embrafée. La confternatlon & 1'efFroi fe répandent dans tous les lieux voifins. On n'ofe donner du fecours aux malheureux qui périiTent. Quelqu'un eft-il afTez courageux pour 1'entreprendre ? il eft auftitöt englouti &t dévoré par une nouvelle éruption, encore plus terrible que la première. Pour éviter les feux de 1'Etna, nous nous éloignons des cötes de la Sicile. Nous perdions a peine de vue cette ile, que les vents nous emportent fur la gauche, & nous laiflbns a droite les iles Baléares, ou Pon élève des frondeurs fi adroits. Après avoir vogué quelque tems , nous paflbns le détroit des colonnes d'Hercule , & je me trouve pour la première fois fur le vafte Océan, dans la mer Athlantique. C'eft-la que je devois éprouver Finconftance de la fortune. Des vents impétueux affemhlent les tempêtes & les orages, nous dérobent la hvmière , des éclairs redoablés fillonnent les nues , la foudre gronde fur nos têtes, Tous les efforts des rameurs font iau*  ï 54 LesIsles tües. Notre vaiffeau battu des aquilons, fe brife contre des rochers. J'ignore abfolument le fort de mes autres compagnons. Pour moi, après avoir lutté long-tems contre la fureur des flots, j'ai eu le bonheur d'aborder au pied de cette montagne, & de découvrir cette grotte, Pafile de la candeur & de 1'humanité. Ma confiance a eommencé dès-lors k renaitre , & je fuis entréfans crainte & fans héfiter, dans cette paifible retraite. J'ai lieu de m'en applaudir. Vous m'avez recu & accueilli avec tant de bonté, que j'oublie maintenant les périls que je viens d'effuyer. Vous adouciffez la rigueur* de ma fituation, & vous calmez toutes mes inquiétudes. Puiffiez-vous recevoir un jour la jufte récompenfe de vos bienfaits ! commentpourrai-je trouver des expreffions affez fortes , pour vous peindre ma reconnoiffance de vosfoins paternels ! je vous regarde comme unDieu tutélaire. J'ai été fenfible a vos malheurs , dit le berger ; mais les autres habitans de cette ile, en auroient été attendris également, Sc vous en auriez recu les mêmes fecours. Jerends graces au ciel qui vous a conduit dans. ma grotte; puifque cet événement me procure Poccafion de vous connoïtre & de vous temoigner mon attachement. L'affre qui mefure les, jours, ne dore plus ces coteaux s la nuit vienU-  PORTÜNÈES. I5f levens-nous : il eft tems de vous repofer , & vous devez en avoir grand beioin. Que Morphée repande fur vos paupières fes pavots affoupiflans, & qu'il ne vous ofFre que des fonges agréablcs.  15S Les Is les LIVRE QUATRIÉME. Dé, a 1'Aurore vermeille ouvroit les portes étincelantes du palais du foleil. Déja les oifeaux, en agitant leurs ailes humides, annoncoient par leur gazouillement le retour de la lumière. Le berger réveillé par le bêlement continuel de fes brebis impatientes , fe léve , court les mettre en liberté, & les conduit fur le penchant de la colline, a travers les gazons encore humectés d'une abondante rofée. Le petit troupeau fe difperfe auffi-töt au milieu des herbes fleuries, & le berger les confie & la garde feule de Mélanpe, chien fidéle & vigilant. II retourne enfuite vers fa grotte , &c trouve Bathylle occupé dans ce moment a mettre un appui , pour foutenir des branches courbées fous le poids de leurs fruits. Ils fe faluent réciproquement, & fe donnentdes marqués de la plus tendre & de la plus vive amitié. Trop généreux berger, dit Bathylle, je me relïouviens que vous m'avez promis de me faire le récit des malheurs que vous avez effuyés autrefois. Daignez me raconter toutes vos aventures , rendez-vous a mon empreffement, fatisfaites ma curiofité, tandis que nous fommes feuls fous ce berceau toiufu. Le Heü & Poe ca-  Fortunées. 157 ilon ne peuvent être plus favorables. Fai le plus grand defir de connoïtre vos infortunes , & de favoir par quel hafard fingulier vous vous trouvez dans ces climats heureux. Le berger après s'être recueilli un inftant , s'exprime ainfi. J'ai pris naiffance a Corinthe, cette ville riche & puiffante de la Grèce , notre patrie commune. Mon nom eft Ciéobule. Né avec des pafïions vives &C impétueufes , je me livrai dans ma jeunerTe k bien des excès. Lorfque je perdis les auteurs de mes jours, j'étois dansun 3ge trop tendre, pour être fenfible a ce malheur. Mon éducation connée a des mains étrangères, fut entièrement négligée. Quand j'arrivai a 1'époque du développement& de 1'efFervefcence des paffions, perfonne n'en modéra la fougue & 1'emportement. N'étant arrêté par aucun frein, je franchifTois tous les obflacles. Rien ne s'oppofoit a mes goüfs , a mes fantaifies. J'errois, je flottois au gré de mes caprices. Je ne fuivois que PimpretTion du plaifir, & je me plongeois fans remords, comme fans retenue , dans la difTolution la plus effrenée. Héritier d'une fortune confidérabie, je ne trouvai, au lieu d'amis fincères, que de vils adulateurs; & des corrupteurs infames, au lieu d'amis fïdèles, Ils ont empoifonné la moitié de  158 LesIsles ma vie. L'infortune feule a pu me défiller les yeux, & me faire rougir de mes déréglemens, Je paiTois les jours & les nuits au milieu des fëftins &c des plaifirs. Je ne refufois rien a 1'ardeur impétueufe de mes défirs. J'étois dans i'enivrement. Malheur aux jeunes Corinthiennes,dont les charmes avoient frappé mes re= gards! Je mettois tout en oeuvre pour corrompre leur innocence, Sc affouvir ma paffion. Je n'épargnois pour y réuffir , ni foins, ni démarches , ni argent. Quelles rufes, quels détours n'aurois-je pas inventés, pour dèshonorer une jeune perfonne ? Corinthe retentiffoit du bruit de mes défordres. L'on me regardoit comme une pefie publique. L'on gémiffoit en fecret fur ma conduite fcandaleufe, &c perfonne ne s'oppolbit publiquement aux progrès du mal. Cependant la contagion fe répan^ doit dans toute la viile. Séduits, entrainés par mon exemple, les jeunes Corinthiens commencoient a me prendre pour modèle. Les mères de familie me fuyoient avec horreur. Elles craignoient toujours que je ne m'introduififTe dans leur maifon , & que leurs filles ne devinffent les victimes malheureufes de mes intrigues & de ma pafBon. Malgré leurs précautions 5 j'eus le talent d'approcher d'une jeune beauté, Tart de lui plaire, & d'attendrir fon ccetirö  F O R T U N É E S. 1^9 Je lui jurai mille fois de 1'aimer feule Sc toujours. Raffurée par mes promelTes Sc par mes fermens, elle fuccomba, & eut la foibleife de m'accorder fes faveurs. Glorieux de ce nouveau triomphe, je publiai par-tout>dès le lendemain , ia défaite Sc ma victoire. Cet événement fit beaucoup de bruit. La jeune Corinthienne étoit de Ia naiffance la plus illuftre. Elle fut anéantie a cette nouvelle. Furieufe , elle m'envoya des tablettes , dans lefquelles on lifoit fa douleur Sc fon défefpoir, qu'elle exhaloit en ces mots terribles : monftre exécrable , que ton procédé eft lache , odieux , infame ! Que je te hais! combien je te détefte! ton nom feul me fak friffonner. Je ne veux plus fouiller ma penfée de ton reffouvenir honteux. Je t'oublie pour toujours. O moment d'erreurs Sc de foibleffe, que tu me couteras de larmes! mais plutöt tarifïbns-les. Puis-je furvivre a mon dèshonneur. O douce mort, viens f3nir mes tourmens, & enfevelir ma bonte dans un éternel oubli! homme abominable Sc perfide, mon ombre te pourfuivra fans relache.Ton ame atroce, en proie aux plus noires furies, fera déchirée, mais trop tard, par les plus cruels remords. Cette idéé feule peut adoucir 1'horreur de mes derniers momens. Déja la mort me faifit. Déja mes forces s'affoibliffent; un nuage épais couvre  16c) L E~S I S L È s mes yeux : un froid mortel fe gliffe dans tous mes membres, & ma haine eft toujours la même. Mon coeur eft glacé: j'expire, & mon dernier foupir eft une imprécation contre le fcélérat qui eut la cruauté de m'abufer, & Ia barbarie de divulguer ma honte Cette infor- tunée périt en effet, peu de jours après, victime de mon horrible indifcrétion. Tout Co* rinthe la pleura. Je fus moi-même effrayé, attendri d'une mort auffi fubite, auffi violente. Cette aventure funefte fit grand bruit, & mit le comble a mes infamies. La juftice Divine, trop lente a me punir, fit enfin éelater fa vengeance. PuiiTent les malheurs que j'ai éprouvés, effrayer & corriger ceux qui mènent une vie fouillée par un libertinage honteux & aviliffant. Je diffipai en fort peu de tems ma fortune* Je tombat tout-è-coup dans la plus affreufe mifère ; mes faux amis fe démafquèrent dans ce moment critique, s'éloignèrcnt prompte* ment, & m'abandonnèrent dans la plus grande folitude. Je n'avois plus de refTourees. Je fis alors de tardives réflexions; une lumière importune vint briller a mes yeux fafcinés, jufqu'é cet inftant fatal. Mon repentir amer m'arracha des larmes. J'eus horreur de mes défordres paffés. Le chagrin, le défefpoir s'em- parèrent  FORTUtoÉES» 't6t parèrent de mon ame : les remords vengeurs me pourfuivoient par-tout: plus de relache, plus de repos : la vie m'étoit odieufe. Je n'eus pas la force & le courage de ioutenir cette épreuve terrible : je languis quelque tems, &C j'effuyai une cruelle maladie. Privé d'amis, de fecours, dénué de tout, ma mifère étoit a fon comble , & j'allois périr, lorfque d'honnêtes citoyens, touchés de compaffion a la vue de ma jeuneffe &c de mon état déplorable». me procurèrent les remèdes & les fecours propres a ma guérifon, & me retirèrent des portes du trépas. Dès que mes forces commencèrent a renaitre, ck que mes idéés devinrent plus nettes, je m'imaginai fortir d'un fonge long & pénible. J'admirois 1'humanité généreufe de ceux qui venoient de mefecourir, fans me connoïtre; je la comparois avec la conduite atroce & iméreffée des amis perfides, qui avoient développé mes paffions, flatté baffement mes goüts, partagé mes plaifirs, & fomenté mes vices, en diffipant mes biens. Quel contrafle! Quelle différence! Ce relTouvenir humiliant empoifonnoit tous les inftans de ma vie; & je regrettois lincèrement la mort. Cependant les réfiexions, les confeils, le-tems, diffipèrent , quoique 'lentement , ces idéés fombres c£ lugubres, & ramenèrent un pea L  ï62 Les Isles le calme dans mon ame. A peine étois-je forti de cet état de langueur, que je pfis le parti de quitter Corinthe, qui étoit devenue le théatre de mes fcènes déshonorantes. Je crus que c'étoit le feul moyen de guérir radicalement; j'étois clans la ferme réfolution d'effacer les déiordres de ma jeuneffe, par une conduite foutenue, fage & réglée. Sans faire part k perfonne de mon projet, j'abandonne Corinthe : je traverfe 1'Ifthme, & je me rends a Epidaure, brülant d'impatience de m'éloigner de la Grèce, afin d'oublier moimême, s'il étoit poffible, la caufe de mon exil volontaire. Epidaure eft recommandatie par le temple fameux d'Efculape. Si ce dieu eüt guéri les maladies de 1'ame, comme celles du, corps, j'aurois pu lui adreffer mes vceux, & lui offrir des facrifices. J'eus le bonheur de trouver un vaiffeau prêt k faire voile pour 1'Egypte. Je profite avec joie d'une occafion auffi favorable. Je fens naïtre pour la première fois 1'honneur au fond de mon ame : il m'échauffe & m'enflamme. Mes penfées s'épurent : j'aime , je chéris la vertu. Ce n'eft point un goüt paffager : je vais enfin parcourir une nouvelle carrière. Que la vertu a de charmes & d'attraits! que fon empire eft doux & confolanti depuis cette époque & cette heureufe  FORTUNÉES. 163 révolution, je n'ai point abandonné fon fentier. Nous avions a peine quitté le rivage, que notre pilote appercut un vaiffeau monté par des Corfaires. II crie aux rameurs de redoubler leurs efforts, afin de nous dérober a la pourfuite d'ennemis qui alloient nous attaquer, & contre lefquels il faudroit chèrement difputer la vicfoire. Leur navire s'avancoit vers nous avec la rapidité de 1'aigle , qui s'élance fièrement du creux des rochers , plane dans les airs, & fe précipite d'un vol affuré au milieu d'un troupeau tremblant de brebis. Avec la même célérité ces Corfaires fondent fur notre vaiffeau, & le heurtent avec 1'impétuofité de la foudre. A ce choc terrible nous fommes tous renverfés. Nos ennemis pouffent des hurlemens affreux , lancent fur nous une grêle de traits : nous accrochent avec des crampons de fer, & fe préfentent au combat d'un air menacant. De notre cöté nous nous mettons en défenfe, & nous les recevons k coups d'épées. L'on fe bat, l'on fe mêle , Fe fang coule & ruiffèle ; la mer eft couverte de morts; aucun parti ne veut céder, 1'acharnement eft incroyable; le cliquetis des armes , les cris des mourans, le bruit des flots ne font point entendus: on ne voit que le péril: rien Lij  164 Les ïsles ne peut rallentir le carnage. La fureur, la rage j ïe défefpoir , la vengeance, immolent toujours des victimes: c'eft une horrible boucherïe. Le nombre 1'emporte enfin fur la valeur; nous fuccombons; & ces infames Corfaires , maitres de notre vailFeau, nous chargent de chaines pefantes. Ces tigres altérés de lang nous dépouillent , & nous déchirent la peau avec des fouets, armés de pointes de fer. Ceft avec cette barbarie revoltante, qu'ils vengent Sa mort de leurs compagnons , & qu'ils affouviffent fur nous leur brutale férocité. Un prompt trépas eüt été préférable a ce traitement indigne. Ces Corfaires nous conduifent yersles cötes de la Lybie, ck abordent auprès d'une petite ville, Quand on nous arracha du fond du vaiffeau , nous pouvions a peine marcher. Notre corps étoit couvert de plaies. Nous ne revimes la luraière que pour en être privés un inftant après. On nous traïna dans une prifon fouterraine, oü la clarté du jour ne pénétra jamais. On nous laiffa languir penant six mois au fond de ce noir cachot. Nous y éprouvames les befpins les pius preffants de Jaibif & de la faim. On ne nous donnoit tous les trois jours qu'un peu de pain & d'eau: nous aurions dévoré les pierres, & bu les liqueurs ks ghfs iaiaaoades. Les expreflions les plus  FORTUNÉES. 165 fortes ne peuvent donner qu'une idéé imparfaite de i'état horrible 011 nous nous trouvions. La chaleur devenoit de jour en jour plus infup* portable, dans un lieu trop étroit pour le nombre des malheureux que l'on y tenoitrenfermés. Nous étions entaffés les uns fur leS autres: nous étouffions. La plupart de mes compagnons infortunés, fuccombèrent fousle poids de ces maux terribles. Notre fituatiori en devint encore plus cruelle. Leurs cadavres pourriffoient dans notre cachot, nous infectoient, ck nous rappelloient fans ceffe la mort, & ce qu'elle a de plus hideux. Quelle plus affreufe pofition! c'étoit une longue & douloureufe agonie: nous mourions lentement & en détail, tandis que nous aurions voulu hater rinftant de notre trépas. Tous nos voeux étoient de mourir. Jamais la barbarie la plus atroce n'inventa de pareils fupplices. Enfin , nos bourreaux lafïés eux-mêmes des tourmens dont ils nous accabloient , nous tirèrent de notre prifon. Nous étions fi foibles, fi languiffans , que plufieurs d'entre nous ne purent fupporter ce retour fubit a la lumière:. ils expirèrent,& je fus inconfolable de leur furvivre. Nous fümes vendus a des marchands d'efclaves, & j'eus le malheur de tomber entre les mains d'un maitre dur èi. féroce. Son plu& Liij ■  L E S I S L E S grand plaifir étoit de tourmenter fes efclaves,' & de les punir avec une rigueur barbare. Je trainois languiffamment les chaïnes dont mes pieds étoient chargés; je les foulevois en foupirant: je les arrofois de mes larmes , & je tournois enfuite mes regards vers les bords de la mer. Son yoifinage m'empêchoit de me livrer au défefpoir. Je nourriffois toujours au fond de mon cceur la douce efpérance de m'arracher un jour a ce dur efclavage. Cette penfée confolante relevoit mon courage abattu. Je formai le hardi projet de brifer mes fers, dès que Poccafion s'en préfenteroit. Je diffimulai mon deffein : j'ufai de prudence : je feignis dès ce moment d'être plus content de mon fort: je ne murmurois point : je ne me plaignois point : je m'acquittois de mes devoirs avec 1'exactitude la plus fcrupuleufe. Je tachai de gagner 1'amitié & la confiance des autres efclaves. Quand il furvenoit entr'eux quelque difpute, quelque conteftation, on s'en rapportoit a mon équité; on me prenoit pour arbitre : on fuivoit mes décifions. Quoiqu'enchainé, je reffemblois a un juge qui diöe fes arrêts irrévocables. Tous s'intérefToient k mon fort, & cherchoient a 1'adoucir. Je me fis des amis dans un lieu, oii je n'avois d'abord rencontré que des délateurs & des bourreaux. J'o-  fORTÜNÉES. Ï67 pérai un miracle: j'eus le bonheur de rendre mon maïtre plus traitable; c'étoit un prodige. II me permit de quitter de tems en tems mes chaines. Cette diftinétion n'excita aucun murmure parmi mes autres compagnons. Ma conduite lage fit taire la jaloufie. Je n'étois plus furveillé avec le même foin. Je voyois approcher le moment de recouvrer ma liberté , 8c j'attendois avec impatience le retour d'une fête folemnelle que l'on célébre chaque année dans ce pays. Enfin cet heureux jour arriva. Mon maitre , après s'être livré aux plus honteux excès de la débauche, s'enivra 8c s'endormit profondément. Dès que la nuit eut déployé fes voiles les plus fombres, je me dérobai fecrétement de la maifon. Je marchois en tremblant: je cratgnois a chaque pas d'être pourfuivi, reconnu, arrêté. Le moindre bruit me faifoit friflbnner. Je gagnai au milieu de ces terreurs, les bords de la mer, je gravis avec beaucoup de difficulté fur la pointe d'un rocher qui dominoit fur les flots, 8c j'attendis dans la plus grande inquiétude , le lever du foleil. A peine Paurore commencoit a difliper les ténébres , que je diftinguai un vaiffeau qui cötoyoit le rivage. A 1'inftant je me précipite dans 1'onde. Je fus un moment étourdi de ma chüte. Les matet L iv  i68 Les I s l e s * lots s'appercevant que je nageois, dirigèrent leurs voiles de mon cóté, & m'encouragèrent par leurs cris redoublés. Ils m'eurent bientöt donné du fecours, & tiré du danger qui menaeoit mes jours. Je repris mes efprits, & je reconnus avec fatisfaöion , que j'étois avec des Carthaginois. Mes craintes fe diffipèrent alors, & je leur racontai en peu de mots tous les tourmens que j'avois enduré , & de quelle manière je venois déchapper a mon honteux efclavage. Ces Carthaginois me plaignirent , louèrent mon courage & ma hardiefte, & tachèrent de me confoler. Nous allons, me dirent-ils, dans 1'Hefpérie : nous vous débarquerons ou vous le defirerez : vous pouvez nous 1'indiquer fans crainte: nous ferons trop heureux de vous être utiles. Parlez. Magnanimes Carthaginois, fi vous le permettez, leur répondis-je, mon defiein eft de vous accoimpagner & de vous fuivre. Je verrai avec bien du planlr les fameufes contrées que vous allez vifiter. Ils applaudirent a mon projet. Qu'une feule nuit avoit apporté de changement dans ma fituation, &. que mon fort étoit différent! je me trouvois libre avec des hommes honnêtes, polis, humains & fociables. Avec quelle eomplaifance je faifois la comparaifon de mes ïiouveaux compagnons, avec le maïtre cruel  FORTUNÉES; i£>9 Be farouche qui m'avoit traité fi cruellement. Après une navigation heureufe , nous arrivames le cinquième jour fur les cötes de 1'Hefpérie. Je remerciai alors les Carthaginois du fecours qu'ils m'avoient donné , je pris le parti de voyager feul : je leur fis mes adieux & je les quittai. Entrainé par 1'ardeur de connoïtre ce pays riche, abondant & fécond , j'avancai dans les terres , & je reconnus avec furprife , qu'un peuple que les grecs regardoient comme barbare, étoit policé & gouverné par des loix excellentes. Je m'enfoncai de plus en plus dans ces campagnes fertiles, arrofées par un grand nombre de fleuves & de ruifleaux. Je parcourus pendant plufieurs jours des plaines riantes & bien cultivées, & je me trouvai au pied de hautes montagnes, dcnt le fommet toujours couvert de neige , fe perd dans les nues. Je crus être au bout de 1'univers. Cette grande chaïne de rochers m'oppofoit une barrière infurmontabie. J'étois effrayé, en mefurant de 1'ceil ces hauteurs inaccefiibles. Je voulus cependant les franchir. La peine, la fatigue, le froid, rien ne me rebuta. Je grimpai fur ces rochers arides, environné de précipices de tous les cötés; fouvent menacé d'être entrainé par les torrens qui fe précipitent avec bruit du  *7° Les Isles fommet de ces montagnes. Quelquefois la terre molle fuyoit fous mes pas, & j'étols fur le point d'être englouti. Je furmontai toutes ces difficultés, tous ces obftacles. Las, harrafTé , hors d'haleine, je parvins enfin avec despérils toujours renaiffans, fur la cime de ces monts. Penfus bien dédommagé. Quel brillant fpectable 1 Quel immenfe tableau ! quel vafte horizon ! je découvrois en même - tems des campagnes couvertes de troupeaux bondifTans, des forêts fombres & épaiffes, des moiflbns ondoyantes, des rivières larges & profondes , qui ferpentoient a travers de vertes prairies , des lacs unis comme une glacé , des villages nombreux, & des villes opulentes. Je domhnois, pour ainfi dire , fur le globe entier de la terre. Ma tête touchoit les cieux; je foulois dédaigneufement fous mes pieds les nuages , & la foudre grondoit fous mes pas. Après avoir joui de ce coup-d'ceil unique , je defcendis de 1'autre cöté de ces montagnes. Je me traïnois de rocher en rocher, a travers la neige. A tout inftant j'étois prés de tomber dans des précipices. Je marchois lentement, & avec précaution. Quand un monceau de neige fe détachoit du haut de ces roches, il acqueroit un volume confidérabie, en roulant fur le flanc de ces monts. J'en étois couvert, enveloppé.  FOETUNÉES. 171 Le feul moyen d'éviter le péril, c'étoit de me coucher & de m'attacher fortement a un quartier de roche. Un moment après, je me relevois, & je continuois de defcendre toujours au milieu des mêmes dangers. A chaque pas je me trouvois entre la vie & la mort. J'oubliai tous ces maux; je fus bien rccompenfé de ma curiofité. Je connus dans ces montagnes des peuples excellents, de mceurs douces, fimples & frugales. Leurs richeffes principales confiftent en de gras paturages, dans lefquels ils nourriffent des taureaux & des génifTes d'une grolTeur prodigieufe. Ils vivent de lait, de fromage & de viande falée. Le courage , 1'intrépidité t la bravoure, la fobriété , forment le caradtère dominant de ces peuples, qui portent toutes les vertus fociales, jufqu'a 1'héroïfme. Leurs corps durs ÖC robuftes foutiennent aifément les plus grandes fatigues. Leur fimplicité, leur candeur, leur bonne-foi, les font aimer & refpecter des peuples voifins. La nature les a mis a couvert des infultes & des entreprifes des autres nations. Ils ne craignent point pour leurs propres foyers les fureurs & les défordres qui accompagnent la guerre. Naturellement braves & courageux , ils fe mettent a la lolde des princes étrangers, & compofent ordinairement  '17* 'tES ISIES leurs meilleures troupes. La garde des rois leitr eft confiée, & elle ne peut être remife en des mains plus füres & plus fidelles. Leurs femmes font chaftes , laborieufes , attachées a leur ménage. Comme ce peuple n'a point d'ambition , & qu'il dédaigne par goüt les diftinaions, les grandeurs & les richeffes, il leur préfère fans peine fes toits ruftiques, fa nourriture groffière, & fa médiocrité. On peut dire avec vérité, que ces montagnes font faites pour cette nation, & qu'elle eft née pour y vivre. Je paflai des jours délicieux dans ces climats, & je ne les quittai qu'après un long féjour. Je marchai long-tems; j'efTuyai beaucoup de fatigues, & j'arrivai dans un pays humide & marécageux, ou 1'art avoit par-tout forcé la nature. Un peuple commercant & induftrieux, le difpute aux plus puiffans potentats, qui dans leurs guerres ruineufes, ont recours a la bourfe de ces riches négocians. Les villes font nombreufes , fuperbes, magnifiques , coupées de larges canaux, & ornées de quais & de ponts très-hardis, de ports vaftes, fïirs, bien entretenus , & d'arfenaux immenfes. Toute cette contrée eft couverte de digues, élevées a grands frais, pour contenir les eaux dans leur lit, defTécher le terrein , 1'améliorer , & faciliter le tranfport des marchandifes. Des marais  FORTüNi ES. Ijf fangeux, convertis par la main de quelques hommes, en un fol habitable, offrent préfentement des palais élégans, des jardins agréables, embellis par 1'art, & dans lefquels oneft étonné de voir les fleurs les plus rares, les plus curieufes Sc les plus chères. Une nation nouvelle & intelligente travaille , s'enrichit, amafle des tréfors conlidérables, fe fait craindre &l refpecter dans des lieux ou Ton n'entendoit autrefois que le coaflement rauque des grenouilles , & le fifflement importun des reptiles aquatiques. Quels prodiges n'enfantent pas l'induftrie, un travail opiniatre , & fur-tout, l'amour de la liberté 1 ces hommes , fobres, économes, fages & prudens, ne prennent ouvertement aucun parti dans les querelles de leurs voifins. Ils continuent leur commerce, pendant que les autres peuples s'afFoibliffent & fe détruifent par des guerres fanglantes. Leur politique merveilleufe de neutralité apparente leur réuffit, & leur produit les plus grands avantages. Ils jouifTent de la paix & de 1'abondance, au milieu des fecoufïes violentes qui agitent & bouleverfent les autres états. Ce petit continent nourrit une multitude innombrable d'habitans; & quoique le fol foit naturellesaent ingrat & flérile ; il n'y a point de pays plus abondant Sc plus riche. Les femmes font  '74 LesIsles fimples, modeftes, & ne connoiffent que Ie travail, 1'occupation, & leL,r ménage. Tous les bras font employés : la parefTe eft en horreur: tout agit; tout eft en mouvement. Telles pendant les beau* jours, les fourmis labo-' neufes & prévoyantes, fe répandent dans les champs , & cherchent des provifions néceffaires pour la faifon rigoureufe de 1'hyver. Elles les apportent, les entaffent dans leurs' magafins fouterrains, & vivent dans 1'abondance , tandis que les autres infeftes pareffeux périffent de faim. Quand j'eus bien approfondi lesmceurs, les loix, & connu le commerce Sc les richeffes de ce peuple unique Sc fingulierj je m'embarquai pour de nouvelles contrées. Je traverfai un détroit, & je me trouvai dans une ile abfolument féparée du refte de 1'univers. On s'imagine être dans un autre monde, & fous un nouvel hémifphère. Des chevaux fins, vites & légers paiffent dans de vaftes paturages. Les brebis font couvertes d'une laine exquife par fa qualité ; les chiens fiers , pleins d'ardeur Sc de feu, ont un jarret infatigable. On déclare dans ce pays une guerre ouverte aux loups , aux ours , aux renards: on les pourfuit fans relache. Le nombre de ces animaux voraces Sc deftructeurs diminue tous les jours, & leur ef-  FORTUNÉES. 175 pèce fera bientöt anéantie. On recoit des récompenfes pour les détruire. Croiriez - vous que les habitants de cette ile potTèdent a peine quelque feps de vigne qu'ils cultivent, comme une plante rare & curieufe ? Les mines de différens métaux font abondantes , & l'on travaille Facier avec la dernière perfedtion. Le commerce de ces fiers infulaires efi immenfe. Ils parcourent toutes les mers, & rentrent dans leurs ports chargés de riches marchandifes , qu'ils apportent des extrémités de la terre. Jaloux de leurs moindres privileges , ils pouffent l'amour de la liberté , jufqu'a la licence. Leur ambition, leur hauteur dédaigneufe, leurs railleries amères, leur mépris infultant révoltent les étrangers, & rendent défagréable le féjour de leurs villes. Ils s'imaginent être le premier peuple de la terre, regardent les autres nations comme de vils efclaves, & veulent toujours les dominer. La populace infolente & brutale, aime les fattions, ck fe porte a des excès énormes; enforte que cette ile eft auffi fujette aux orages & aux révolutions , que la mer qui baigne fes cötes. Deux traits que je vais vous rapporter, fivffiront pour vous faire connoïtre le caraöère altier , turbulent, & vindicatif de cette nation remuante & inquiète. Cette république , quoique libre} eft gouver-  ï7$ Les is les nee par un roi; mais qui n'eft en effet qu'uri fimulacre , un phantöme de roi. Un fimple particulier fut a force d'intrigues & de cabales s'élever au premier rang, & gOUverner avec gloire cette puiffante république. Ce fourbe cruel, cet hypocrite ramné, ce dévot fombre & farouche , cette ame atroce &c froide ; cet efprit artificieux & déüé, ce génie vafte & profond, affemblage monftrueux & bizarre de vices & de vertus, de bravoure & de timidité, eut le talent d'en impofer a fes concitoyens, & de fe rendre nécellaire, après avoir tout bouleverfé, & brifé les liens facrés qui uniffoient le prince & fes fujets. En flattant le peuple, en feignant de lui rendre fa liberté, ïl s'empara de tout le pouvoir , régna en defpote , & fit périr injuftement fur un échafaud fon maitre &C fon roi. Mais une énigme encore plus inexplicable , c'eft qu'un peuple auffi féditieux, & auffi terrible dans fes tranfports, vit de fang-froid trancher la tête d*un prince qu'il chériffoit, & ne mit pas en pïèces 1'auteur exécrable de cette fanglante tragédie, L'inïame régicide mourut tranquilement dans fon lit , & laiffa les rênes du gouvernement entre les mains de fon fils, qui, né plus humain, & fans ambition, les abandonna auffitót volontairement. Uns  FORTUNÊÈS." ïjf Une place très-forte, & regardée comme imprenable,lïtuée dans une ïle alors dépendanté de ces Républicains , fut attaquée par une nation voifine & belliqueufe. Les affiégés, pref* fés de tous cötés, envoyèrent demander dn fecours: on donna le commandement de quelques vailTeaux a un capitaine brave, courageux , expérimenté. II s'avance en bon ordre vers la place, effaye d'y faire paffer des vivres 6c du renfort, mais inutilement: les ennemis fur leurs gardes, 1'obligèrent de s'éloigner * fans avoir pu exéeuter fon delTein; 6c pouffèrent le iiège avec tant de vigueur, qu'ils forcèrent les affiégés a capituler , 6c a fe rendre* Quand on apprit cette trifte nouvelle , le peuple devint furieux. On accufa de IScheté 6c de perfidie le général de la flotte: on lui fit fon procés: on le condamna , comme traitre envers la patrie. Ce capitaine intrépide au milieu des combats, ne fe démentit point, 6c conferva dans le malheur toute fa fermeté. II écouta fon arrêt de mort, fans être ému; protefta hautement contre 1'injuftice de ce juge» ment, prouva fon innocence, 8c en appella a la poftérité. Cependant on eut la cruauté inique de le faire mourir ignominieufement.Les fodats chargés de cette odieufe commiffion yerfèrent des larmes , quand ils appercurent M  LesIsles ce généralqui s'avancoit furie vailTeau, avec un front ferein. Lorfqu'il fut a 1'endroit, oü il devoit perdre la vie, ce héros vraiment philofopbe prononca un difcours noble , précis , & touchant; pardonnaa fes 'ennemis, déplora leur aveuglement barbare, fe recueillit un inftant, &. donna lui-même le fignal de fa mort. AulTi-töt les flèches partent en fifflant, & le percent. Ainfi périt cette vi£Hme malheureufe de la haine, de la politique, & de la calomnie. Les pleurs & les regrets fincères de tous les bons citoyens font fon éloge, & publient fon innocence. Ces Infulaires ont des goüts bien finguliers: ils prennent beaucoup de plaifir k voir combattre enfèmble, ou des taureaux, ou des dogues , ou même des coqs. Le fang quiruilTèle leur fait pouffer des cris de joie. Tous leurs divertiffemens annoncent la cruauté. Leurs tragédies monilrueufes, & fans vraifemblance , les 'occupent agréablement. Les ombres, les fpeftres, les offemens, les tombeaux , font pour eux un fpectacle divertiffant. Ils outrent toutes les paffions. L'amour chez eux eft fombre & mélancolique, & les porte aux plus grands excès: il dégénéré fouvent en fureur, en frénéfie. Lorfque ces peuples font ennuyés de leur exiftence, & las de vivre, ils fe donnent  Förtunéës. 17^ froidement la mort. lis calculent les avantages, Sc les incommodités de la vie; fi le mal fait pencher la balanee, ils tranchent auffi-tot le jfil de leurs jours. Cette odieufe manie, bien loin de prouver de la fermeté & du courage , annonce au contraire un lache défefpoir. Dès que j*eus vu les villes 6c les ports les plus confidérables de cette ile, je me préparai a partir, & je m'embarquai dans 1'intention d'aller connoïtre les pays fitués au fond du Nord. J'eiTuyai bien des périls dans ces courfes maritimes. Nous nous trouvames dans ün en* droit, oü un froid fi piquant fe faifoit fentir $ que nous pouvions a peine avancer : des mon* tagnes de glacé , poulTées par des vents impétueux, s'y oppofoient: elles fondirent fur notre vaiffeau , le brifèrent i 6c 1'engloutirent dans la mer. Heureufement je me trouvai fur un morceau de glacé d'une largeur prodigieufe i j'étois porté deffus au gré des vagues 6c des aquilons. Je voyois paffer auprès de moi des ours, des renafds, des loups, des rennes , emportés également fur des quartiers énormes de glacé. Ce tableau mouvant & pittorelque , m'auroit été agréable, fi je n'avois été que fimple fpe&ateur: mais je n'entrevoyois aucun moyen de fuir le danger > dont j'étois menacé. L'efprit rempli de crainte, le corps tranfi dg Mij  iSo Les Isles froid, je paflai la nuit entière dans cette pénible & inquiétante fituation. Je tremblois a tout moment, qu'un glacon ne vïnt heurter, &C bnfer celui qui jufques-tè m'avoit préfervé de la mort. J'étois fur-tout effrayé de la fin malheureufe d'un de mes compagnons. Après avoir effayé de fe fauver a la nage , deux gros morceaux de glacé fe rapprochent avec violence , lepreiTent, & lui coupentla tête. Ce fpeftacle me fit friffonner, & je vois encore cette tête féparée du tronc, cette bouche entr'ouverte , ces yeux éteints , ces cheveux fouillés de fang , ce cadavre méconnoiffable & flottant, qui devieht la proie d'un avide poifTon. Livré a de triftes réflexions, abforbé clans la douleur, je m'oublie alors moi-même; je perds 1'équilibre, & je gliffe dans les flots. Je füs obligé pendant long-tems de nager d'une feule main , & d'écarter de Pautre les glagons qui s'oppofoient a mon paffage. Ils me heurtoient rudement, & m'entrainoierit malgré ma réfiflance. Mes forces m'abandonnoient, & je connoiffois toute 1'horreur de ma pofition. Froiffé , meurtri, accablé de fatigue , i'arrive enfin fur une cöte affreufe & déferte. Je n'appercois que des montagnes & des rochers couverts de neige. Un vent glacial fouffloit avec impétuofité. J'étois gelé, Sc je ne trouvois aucune habitation.  FORTUNÉES. l8l Après une marche longue , dure & pénible a travers cette contrée incuite , j'entrevis un peu de fumée. Je me hare d'arriver dans cet endroit. Je diftingue une mauvaife cabane , creufée dans la terre au pied d'un rocher. J'approche , j'entre: elle étoit habitée par des fauvages d'une taille extrêmement petite ; Sc d'une figure hideufe. Je les efFraye : ils fe lèvent précipitamment, & prennent la fuite. Je les appelle , & je tache de leur faire comprendre par mes gefles, qu'ils n'ont rien a craindre. Ils fe raffürent, reviennent, & me regardent avec furprife. Je leur fais entendre par des fignes , que j'ai befoin de manger. Ils m'apportent, au lieu de pain, de la poud<-e de poiffon defféché, leur nourriture ordinaire. Ces fauvages mal-propres, fuperftitieux y piongés dans les ténèbres les plus épaiffes de 1'ignorance , font entièrement abrutis. Leur légèreté a la courfe eft incroyable % ils devancent les animaux les plus vites. Ils menent une vie errante ck vagabonde ; changent fouvent d'habitation , & logent toujours fous des chétives cabanes. Leur mifère, Sc leur aveuglement égalent la rigueur, & 1'apreté de ces climats glacés. Cependant ils lont tellement attachés a leur pays natal , qu'ils ne voudroient pas fixer leur demeure dans des contrées plus douces & plus M iij  ï8i Les Isles abondantes. Üs ont fans interruption trois mois de jour, & trois mois de nuit. La terre eft prefque toujours engourdie par un froid rigoureux. J'abandonnai, le plqtöt qu'il me fut poffible, ces malheureux Sauvages. J'errai pendant löng-tems a travers des régions inconnues. J'ai parcouru, pour ainfi dire, tous les empires , tous les royaumes, tous les états. La vengeance célefte laffe de me pourfuivre , m'a fait aborder fur les rivages fortunés de cette ile. L'air pur que l'on y refpire, la beauté de la fituation, la fertilité de la terre , la douceur des habitans , tout m'a déterminé a paffer ici le refte de mes jours. Je me fuis creufé moi-même cette grotte, j'ai planté & cultivé de mes mains ces arbres. Mon coeur eft exempt de paffions; la paix règne dans mon ame: tous les inftans de ma vie font heureux; je goüte le bonheur, & j'ai oublié pour toujours la ville de Corinthe. Voila le tableau fidéle des égaremens de ma jeuneffe,de mes voyages, & de mes infortunes. Je fuis enfin arrivé au port depuis long-tems, & jamaisje ne me rembarquerai fur la merorageufe. J'attefte le ciel que je n'ebandonnerai point ma grotte chérie, cette tranquille retraite que j'ai créée, embellie, comme vous le voyez 5 c'eft mon ouvrage? quelsdoux infhns j'aipaffés fur cette montagne! quels tréfors poyrrgient  FORTUNÉES. I?3 m'endédommager? mon ame eft auffi pure que Fair que l'on y refpire. Combien mes idéés lont changées! Ah ! Bathylle, partagez avec moi cette habitation le plus long-tems qu'il vous fera poffible; vivons enfemble : vous trouverez ici la vraie féiicité. J'ai un preffentiment que la fortune ne vous a conduit fur ces bords, que pour vous rendre les, biens qu'elle vous a enlevés. Votre jeuneffe embellira ce féjour, Sc vous aurez pour amis tous les habitants de cette ile. Mr iv  lS4 Les I s l e s LIVRE CINQUIÊME. L e berger ayant fini font récit, Bathylle 1'embraffe, 8c le remercie de fa complaifance & de fa bonne volonté. Que vous êtes heureux, ó mon cher Cléobule, d'être forti de 1'abïme oit vous étiez englouti! Le calme a fuccédé a la tempête. Vous êtes maintenant hbre. Avec quel courage vous avez brifé les hens du vice i par combien de vertus n'avezvous pas fait oublier quelques inflans de foihiefTe l Un pareil repentir efface tous les crimes. A ces mots ils fe lèvent, 6c quittent Ie berceau qui leur avoit prêté fon ombre. Le foleil avoit bientöt fourni la moitié de fa bruiante carrière. Les fleurs fraichement éclofes , entr'ouvroient leurs calices encore humeaés des briliantes pleurs de 1'aurore, Sc exhaloient de tous cötés les plus doux parfums. La rofe élevée fur fa tige épineufe , étaloit avec complaifance fa pompe orgueilleufer onreconnoiffoit facüement la reine des fleurs, agitée légérement par 1'haleine des Zéphirs, elle balancoit mollement fa belle tête, répandoit au loin une odeur fuave, & préfentoit a 1'ceil, des feuilles entr'ouvertes, 6c d'une fraïcheur éclatante. Bathylle 6c Cléobule raarchoient ea  FORTUNÉESJ 185 s'entretenant a travers ces riantes campagnes, émaillées des plus vives couleurs, & fouloient fous leurs pieds les plus riches prélens de Flore. Je vous conduis au milieu de cette ïle, dit Cléobule ; on doit y célébrer aujourd'hui une fête agréable Si bien fingulière, & dont nous n'avons point d'idée en Grèce. Vous allez en juger vous-même. Elle obtiendra , je crois , aifément votre approbation. Les habitans des ïles fortunées ont coutume de s'atTembler tous les cinq ans, pour couronner la vertu & la beauté réunies dans la même bergère. Celle qui remporte ce prix , eft ordinairement auflï belle que Venus, aufli chafte que Minerve. Cette couronne eft préférable aux lauriers enfanglantés dont on ceint le front des guerriers. Cette vi&oire eft plus glorieufe que celle qui coüte la vie &. le repos è tant de malheureux. On ne p*eut découvrir l'orig'uia d'une coutume aufli louable , auffi précieufe ; elle eft fi ancienne, qu'elle fe perd dans les tems les plus reculés. Comme la vertu & la beauté font, pour ainfi dire, héréditaires parmi les habitans de cette ile; il eft affez vraifemblable que cette fête aura pris naiffance dans le berceau de ce peuple heureux. A peine Cléobule achevoit de parler, qu'ils appercoivent s'avancer S/C fe réunir dans un vallon  lB6 Lï5 ISIES délicieux toutes les bergères, parées desfeuls charmes de la nature, & ornées de fimples bouquets, qu'elles ont cueillis elles - mêmes dans Ia prairie. Leur démarche eftgrave,noble & modefte. Les graces, la candeur , 1'innocence, fiègent fur leur front: la joie «5c le contentement brillent dans leurs yeux. Elles vont fe rendre dans un grand fallon de verdure, formé par des pajmiers, des orangers & des myrtes très-élevés. Au milieu font fufpendues plufieurs couronnes de lys 8c de rofes , qui marient enfemble leurs belles nuances, 8c mêlent leurs douces odeurs. De gros bouquets ■font attachés a chaque arbre. L'efprit le plus pur & leplus fuave des plantesnouvelles forme un parfum odoriférant, & embaume les environs. L'émail éclatant & varié des fleurs , le jnurmure enchanteur des ruiffeaux,Ia tendre harmonie des habitans de 1'air, Ia férénité du ciel, Ia heauté du lieu , tout femble favorifer cette fête, 6c y prendre part. Jamais ces bergères n'ont été auffi belles 5c auffi charmante» que dans cette circonflance importante. Elles entrent avec refpett 8c en filenee, dans le fallon de verdure. On y parvient par quatre portiques majeflueux. Des colonnes de marbre n'en foutiennent point la voute large 6c élevée : le cifeau n'a point fculpté des feuilles  FORTUNÉES. 187 légères d'Acanthe ; on n'y voit régner ni 1'ordre ionique, ni le dorique : le fculpteur habile n'a pas fait refpirer le marbre , 6c le pinceau délicat n'a point animé la toile , pour décorer 6c embellir ce fallon champêtre, fimplement orné de guirlandes de fleurs naturelles. Les mêmes arbres avec leurs tiges hautes 6c droites , compofent les colonnes, 6c ferment avec leurs têtes touffues, un döme mobile qui laiffe pénétrer a travers le feuillage , quelques rayons de foleil, qui rendent cette affemblée encore plus briilante. La nature feule a été le fublime arebitede de cet édifice fingulier, 8c le peintre fécond & hardi de cette décoration pompeufe, fans être recherchée. Ce beau fallon va devenir pour ces bergères , le temple le plus augufte. C'eft-la qu'elles doivent recevoir 1'hommage le plus diftingué 8c le plus flatteur. La beauté jointe a la vertu , règne toujours en fouveraine. Tout fe foumet fans murmurer a fon joug aimable. Ses chaines font douces 8c légères: on les porte avec plaifir , 6c on ne fonge guères a les brifer. C'eft un efclavage que l'on chérit plus que la liberté. Une femme vertiteufe 8c belle, eft une divinité. Ses paroles font des oracles; fa volonté des commandemens. Tout lui obéit, tout lui cède §c lui rend les armes. Elle tient les coeurs  »8S Les Isies doucement enchainés. Elle fait, quand il lui plait, foumettre, dompter, & vaincre les efprits les plus rebelles &les plus intraitables. O charmes vainqueurs! öpouvoir invincible de la vertu & de la beauté réunies ! Toutes les bergères fe tiennent debout & paria main, & forment le cercle le plus beau, le plus voluptueux. On diroit que les graces fe font multipliées. L'oeil eft enchanté d'un fpeftacle auffi rare, auffi raviflant. Le cceur des fpeftateurs tendrement émus, eft entrainé tourè-tour vers chaque bergère. L'efprit héfite, refte en fufpens, & ne peut adjuger le prix de Ia beauté. Une bergère charmante eft a cöté d'une bergère aimable. La beauté fe trouve auprès de la beauté. Une grace touche une grace. Ici une chevelure blonde & flottante couvre de blanches épaules. Lè, c'eft une bergère , dont les cheveux d'ébène tombent k grofles boucles ondoyantes fur un fein de lys. Celle-ci a les yeux bleus, pleins d'une tendre flamme , & les joues nuancées de rofe & d'albatre. Celle-la, plus blanche que le lait, brille par un grand ceil noir, vif & pergant. Elles fe font encore remarquer par une fimplicité piquante, une candeur ingénue , une gaieté naïve, un fourire délicat. Elles n'ont employé aucun art pour fe rendre plus belles.. La nature feule forme leur plus riche parure, &  F O R T U N Ê E s: leur donne leurs plus brillans attraits. Quelques fleurs fimples accompagnent les graces & les charmes qui les embelliffent. Cette chafte affemblée refTemble a un magnifique parterre , dans lequel on voit entremêlés la rofe vermeille, le lys éclatant, la douce violette , 1'ceillet parfumé, le fuave aneth ,1e fouci doré , la jacinthe pourprée , la tendre giroflée , la tulippe orgueilleufe , Sc le pavot fuperbe. Une femme recommandable par fon grand age & fa rare vertu, fuivie d'une foule innombrable d'habitans , s'avance è pas lents, un fceptre & une couronne de fleurs a la main. Elle entre dans le fallon. A fon afpeft augufte & vénérable, ces jeunes bergères s'inclinent modeftement: leurs joues fe colorent d'un vif incarnat: leur coeur palpite, leur inquiétude redouble a 1'approche du couronnement: un filence profond Sc refpeftueux règne dans 1'affemblée: on attend en fufpens. Cette femme refpeöable, après avoir parcouru plufieurs fois de 1'ceil le cercle charmant qui 1'environne, femble encore héfiter. Enfin elle fe décide : embraffe tendrement la jeune &c belle Ada, (a) (i) Les Afiyriens &. les Babyloniens nommèrent originairement le foleil Ada , c'eft-a-dire Yunique, paree qu'aucun des aftres ne lui eft comparable en éclat & en utilité : c'eft par la même raifon qu'ils avoient nommé la lune Ada, c'eft-a- dire Yunique.  i9<-» LesIslès lui met la couronne fur la tête, & le fcepire fleuri dans la main. Quel triomphe ! Quelle vidïoire! On pouiTe tout-a-coup des cris de joie & d'allégrefie: les montagnes & les vallons en retentiffent. Tous les bergers , toutes les bergères, dépofent a rinftant des bouquets & des guirlandes de fleurs, aux pieds de Celle qui vient de remporter un prix auffi ineftimable; en torment une efpèce de tröne, y placent Ada, & fe profternent pour lui rendre hommage. Ils la regardent comme leur reine , comme leur fouveraine. Qu'il eft doux , qu'il eft glorieux de régner ainfi fur les cceurs, fans exciter Ia jaloufie ! Quel pinceau pourroit pemdre avec des couleurs vraies, cet enthoufiafme de la vertu, & fur-tout 1'enchantement des parens d'Ada, qui pleuroient de plaifir &c de tendrefle , en couvrant de baifers leur fille auffi belle qu'elle eft vertueufe. Quel moment délicieux pour un cceur paternel 1 Ada avoit la taille legére & dégagée , de beaux yeux noirs, pleins de vivacité, de finefie & d'efprit; les dents blanches comme 1'yvoire; le fourire doux & gracieux ; la bouche fraiche & jolie ; la jambe fine & Ie pied petit. Ses cheveux d'ébène flottoient voluptueufemenr fur fes belles épaules, & tomboient jufqu'a terre. Les graces accompagnoient tous fes  FORTUNÉES. 191 mouvemens: elle étoit remplie de charmes & d'attraits. La férénité de fon ame, 8c fa modeftie, étoient peintes fur fon vifage , au milieu même de fon triomphe. Les bergers Sc les bergères , tranfportés de joie, mêlent leurs voix aux fons mélodieux des mufettes, des flutes, des hautbois, & des autres inflrumens champêtres ; forment différens chceurs, 8c célèbrent ainfi par leurs chants & par leufs danfes, cette viftoire glorieufe. Tout refpire la gaieté 8c 1'allégrefTe. Déja le foleil commencoit k fe plonger dans 1'océan, 8c Fétoile de Vénus annoncoit le retour des ténèbres. Les choeurs ceffent de danfer; on fe faflemble; on fe preffe au tour de la jeune Ada; on 1'affied; on 1'élève fur un brancard .jonché de fleurs odorantes. Six bergers vigoureux portent fur leurs épaules ce précieux fardeau, 8c traverfent la prairie, fuivis d'un cortège nombreux. Pendant cette marche triomphale, des iaftrumens de mufique font réfonner les échos, 8c les bergères manifeftent leur fatisfacïion par des chanfons agréables 8c conformes k cette fête. On arrivé au bas d'une colline. La, fe préfente humblement une petite cabane couverte de chaume. C'étoit la demeure, le palais de la bergère couronnée. Auffitöt on la tapiffe avec des bouquets 8c des guir-  '*9* Les Istis landes de fleurs. On la transforme darts m temple, oü l'on révère , oü l'on adore la mö* defte Ada. Ses brebis chéries aecourent, fe rafTemblent auprès d'elle, & paroifTentmarquer leur joie par leurs doux bêlemens. Une géniffe fuperbe, lesdélices de fa belle maitreffe, femble toute orgueilleufe de fon triomphe, s'approche &la careffe. A 1'inftant fes cornes, quiimitent unbeau croifTant, fontornées de couronnes de rofes par eette aimable bergère , qui la flatte doucement de fa main délicate. Bathylle, témoin de cette fête augufte, étoit en extafe; il pouvoit a peine refpirer , tant il étoitému , tranfporté de plaifir. Jamais, difoitil, jen'aurois pu me formerune véritableidée de cette cérémonie, auffi utile que refpecf able ! Je ne puis me laffer d'admirer une fête & des divertiffemens auxquels préfident la décence & 1'honnêteté. Ces danfes légères, ces chanfons ruftiques, cette gaieté pure , cette fimplicité , ces moeurs ingénues rappellent les plus beaux jours de Page d'ort Heureux bergers, s'écrioitil, dans fon raviffement, vous feuls jouiffez des plaifirs vrais & folides! Vos cceurs innocens ne font.jamais troublés par de noirs foupcons. La fombre jaloufie ne peut fe gliffer dans votre ame , & la déchirer avec fes affreux ferpens. Vos époufes font toujours chaftes & fidelles.  FORTÜNEES. I93 delles. Vous goütezlespuresdélicesde l'amour: vous ne reffentez ni le dégout, ni la fatiété I Vous ignorez les f afinemens des coaurs ufés. Rien he peut altérer votre bonheur. Que la vie eft unfongé doux, agréable Scflatteur, au milieu de votre ile! Puiftiezvoits conferver long-tems Cette innocence & cette candeur , fource intariffable de tranquiliité & de conteiitêmënt ; Puiftent Vos bergères j être toujours belles, toujours chaftes, toujours aimables! Cléobule vint rejoindre Bathylle, & interrompre ces réflcxions. Déja la lune répandoit fes rayons argentés. Déja les dahfes que Pon avoit recommencées, a la porte de la cabane d'Ada> étoient finiês. On fe difperfe a travers la plainè , &C chacun fe retire dans fon liabitation. Cléobule , accompagné & fuivi de Bathylle , s'en retourne vers fa grotte, pour y paffer tranquillémènt la nuit. Un mois après cette fête admirable, cellé qui a remporté le prix de la chafteté &t de la beauté, peuthabiter , fi elle le déftre, dans un üeu confacré & deftiné aux feules bergères courqnnées. Cette délicieufe retraite, formée par la nature elle-même , eft fituée fur le penChant d'une haute montagrie. L'art tacheroit en vain d'en imiter les beautés & les agrémens. On y pénètré par des fentiers tortueüx, tapiftés- N  194 LesÏsles de gazons toujours vercis, Scrafraïchis par l'eau claire & pure de petits ruiffeaux , qui' coulent & ferpentent, avec un doux murmure , fur un fable léger. Après s'être partagés, divifés en plufieurs canaux étroits, ils fe réimiffent, produifent une cafcade brillante, & torment un brouillard humide, en fe précipitant avec bruit au milieu de deux énormes quartiers d'un rocher couvert de moufTe, de roi ces & d'arbufles rampans. II femble que cet immenfe rocher va fe détacher du flanc de la mor.tagne, s'écrouler& s"abimer dans les vaüons. On trouve au pied un phénomène furprenant; c'eft une grotte fpacieufe, creufée par la nature, & remplie de coquilles rares &c précieufes. Elle efl arrofée par une fontaine limpide , dont la furface n'efl jamais ridée , pas même par le fouftle le plus léger des zéphirs. Cette belle fource entretient dansles plusgrandes chaleurs une fraicheur délicieufe. Des arbres élevés ombragent de leurs rameaux touffus une cabane fimplejproprejmodeite.embauméeparleparfum des rofes & des fleurs de différente? efpèces, qui fleurifTent a 1'entour. On lit ces mots, gravés au-deffus de la porte en gros caractères : cet afyk efl confacré a la vertu , a la beauté. Jamais cette demeure n'a été fouillée par des regards profanes, & l'on y paffe les jours les plus purs &  FORTÜNÉES. 19 !es plus heureux. Les points de vue font riches , étendus, variés & pittorefques. Le? vallons j les montagnes & les bocages des environs, femblent placés & diftribués pour être confidérés de cette habitation enchantée, que l'on voit toujours avec un nouveau plaifir; que l'on ne peut fe raffafier d'admirer & que l'on ne quitte point, fans le defir de la revoir encore., Nij  196 Les Isles IIVRE S 1 X I É M E. Les ïles fortunées font au nombre de fept; celle ou fe trouve la grotte de Cléobule, s'élève au-dsfTus de fix autres , tel qu'un cerf, armé de fon grand bois rameux , furpaffe les jeunes faons & les biches; de même qu'un chêne antique & majeftueux domine avec fa tête orgueilleufe tous les arbuftes qui 1'environnent. La température de 1'air eft douce, & la fécondité de la terre merveilleufe. Dïs forêts épaiffes ombragent le fommet des montagnes. Les vallons font toujours fafraïchis par des ruifleaux qui coulent, ferpentent & murmurent doucement au milieu des prairies verdoyantes. Les campagnes couvertes de riches mohfons, & les arbres chargés de fruits colorés, annoncent 1'abondance & réjouiffent la vue. Les orangers , les citrcnniers , les grenadiers & les myrtes embeihfient &l parfument les cöteaux. Tout rend ce climat préférable aux autres contrées de 1'univers. On admire dans ces i'.es un petit oifeau charmant, dont le plumage efl du plus beau jaune. II 1'emporte fur le rofTignol lui - même , par la douceur, la force & la flexibilité de fon goiïer. On 1'inf-  Fortunées. 197 fruit aifément. Rien de plus docile. II répète, fans fetromper, tous les tons; imite toutes les inflexions; furpaffe dans fes chants fharmome , la jufteffe & la précifion des inftruméns de mufique, & fait les délices des jeunes bergères , qui cueillent elles-mêmestesplantes & les graines dont il fe nourrit. Elles le careffent, fel donnentde tendres baifers. II y paroit fenfible , & les becquète doucement k fon tour , en agitant légérement fes petites aïles. Les habitans des iies fortunées vivent entr'eux dans la plus parfaite unïon. Chaque père des familie eft refpeöé , honoré de fes enfans, qui regardent fes confeils comme des oracles. Ils ne font rien, n entreprennent rien, fans le cónfulter auparavant; & ils ne fe décident que d'aprés fes avis. La confiance, l'amitié, &latendreffe refferrent les noeuds du fang qui les unit; 6c entretiennent une harmonie m.erveilteufe parmi ces fages citoyens, qui goütent fans interruption & fans mélange les douceurs de fa paix, de Ia concorde & de la tranquilité. Ils ne fe livrent point aux mouvemens violens de la haine; ils déteftent les diffenrions & abhorrent les poifons de la caïomnie. Jamais ils ne commettent de crimes, de meurtres, de forfaits. Chez eux toutes ces abominations; toutes Nüj  .Le s Is lesces horreurs font abfolument inconnues. La can Jeur, la probité, la vertu règnent dans tous les cceurs. Les terres partagées également, n'ont ni hornes, ni limites ; Sc cependant perfonne n'empiète fur 1'héritage de fon voifin, La bonne foi Sc la juftic e qui préfident a toutes leurs a&ions, maintiennent un jufte équilibre Sc une parfaite égalité dans les fortunes. Na turellement fenfibles Sc bienfaifans, ils fe prêtent mutuellement du fecours, s'aident Sc fe foulagent dans leurs travaux. Lorfqu'ils veulent fe marier, ils confultent toujours leur cceur Sc fuivent fon impulfion. L'ambition& les richeffes n'exercent aucun empire fur leur efprit, Sc ne peuvent les décider a profaner des nceuds facrés. Ils choififfent pour époufe, la bergère qui a fu leur plaire, Sc qu'ils aiment le plus. Ces mariages font heureux Sc féconds. Le père, qui fe reconnoit dans fes enfans, les chérit, adore leur mère vertueufe Sc fage, qui les a nourris de fon lait. La plus grande confïance règne dans ces ménages. Le doute le plus léger ne peut en troubler le repos. Leur eflirae réciproque Sc il bien fondée , entretient & augmente leur tendreffe Sc leur amour. Epoux fortunes, vous n'avez rien a defirer l Vos plaifirs font purs Sc inaltérables^ Votre bonheur eff è fon comble».  FORTUNÉES. ^99 Comme 1'air eft par , falubre , & la conduite des habitans fage & réglée, leur fanté fe foutiëut long temps robufte & inaltérab'.e ; c'eft le fetd pays au monde oii l'on rencontre a la fois un auffi grand nombre de vieillards refpeQable- &c vigoureux. La vieülefle y fut toujours en honneur: les jeunes gens font accoutumés a 'ui obéir , a 1'aimer, a 1'honorer: ils fucex.t a"\ ec le lait ces fentimens refpeftueux. Dans cbaque maifon l'on voit ordinairement un enfant a 'a mamelle porté, careffé par un vieillard en ba^ be & en cheveux blancs. Ce perfonnage augufte, père de plufieurs générations qui vivent enfemble fous fes yeux, leur donne le premier 1'exemple & le modèle de la douceur , de la juftice, de la bienfaifance & de 1'affabilité. Son expérience confommée , fes rcflexions judicieufes leur font très-utiies pour fe conduire. La familie entière,par un retour fincère, chérir, révère, adore Pautèur de fes jours; c'eft fa divinité. Ce fpeftacle touchant pénètre le cceur% 1'émeut, élève Pame& aggrandit les idéés. Quel peuple ! quelles moeurs 1 Bathylle n'avoit pu fermer 1'ceil pendant toute la nuiuL'image de la bergère couronnée , toujours préfente a fon imagination , 1'empêchoit de fe iivrer au fommeil. Son cceur avoit recu Niv  200 Les Isles une bleffure profonde. Son ame étoit émue J attendrie; il foupiroit. II fentoit que les charmes de la belle Ada alloient troubler ion repos Sc fa raifon : il vouloit combattre cette paflion naiffante ; mais inutilement, L'amour 1'emporte fur tous fes raifonnemens. Pourquoi m'oppoferoisje , dit-il enfin en lui-même ? Pourquoi réfifterois-je a ce doux penchant ? Jamais on ne biü'a d'une ardeur & fi pure Sc fi belle! Quel objet peut être plus digne de mes hommages ? II efi; glorieus , il eft honorable d'aimer la chafte Ada. C'eft la vertu, c'eft la beauté couronnées par un peuple nombreux. Si Ada n'infpire pas l'amour , quelle femme pourra le faire reflentir* Je préfère pour époufe cette jeune bergère, dénuée de biens, mais riche en verrus , aux partis les plus confidérables de Ia Grèce, Combien je me trouverois heureux d'être uni pour toujours avec elle ! Quel bonheur { quelle féiicité ! Je veux confier mon amour a Cléobule, & lui faire part des mouvemens qui agitent mon coeur. Pourquói lui cacherois-je ce qui fe paffe au fond de mon ame ? II faut qu'il connoiffe ma nouvelle fituation. Son amitié défintéreffée Sc 'fincère le rend digne d'une telle confidence. 11 ne pourra d'ailkurs. blamer une paffion auffi hon-. nête, auffi décente. II approuvera fürernent mor* Choix, & m'aidera de fes cor.feils.  Fortunées.' -mm' Bathylle fe léve alors promptement, vatrouver Cléobule , qui conduifoit déja fon troupeau, fur le penchant de la montagne , & Vatorde en rougiffant. O mon cher Cléobule, dit-il, comment pourrai-je vous avouer leHrouble de mon ame ! Je ne fuis plus libre : mon coeur, hélas, trop fenfibïe , eft enchainé; & je ne puls , ni neveux brifer mesliens! Je les chéris: j'aiine mon efclavage. La jeune & belle Ada règne impérieufement fur tous mes fens. C'en eft fait; je fuis fon efelave. Sa beauté , fes graces , fa modeftie, fon triomphe , tout a fait fur mon ame KmpreffioB la plus forte & la plus durable. Tout en elle meravit: tout m'enchante. Je fuis ivre d'amour; & fi mon fort n'eft uni au fien, plus cle repos, plus de tranquiliité pour moi dans la vie. O mon chcr Cléobule , ne m'abandonnezpas,jevous en conjure , dans une circonftance auffi effentielle au bonheur dc mes jours. Je ne puls vous exprimer avec affez de cbaleur , de force & d'énergie , l'amour que je rcffens pour cette bergère divine. Les paroies animées, les geftes rapides, le vifage enflammé, & tout 1'extérieur de Bathylle , font vivement fentir 1'ardeur du feu qui le confume & le dévore. Cléobule touché de t'etat, & flatté de la oo*  Les Isles fidence de Bathylle , rembraffe avee atrendriffement, & lui dit , qu'il approuve fon amour & fon choix. Tachez cep?ndant, ajoutet-Ü , de calmer les tranfpórts de cette paffion tumultueufe, & d'être un peu plus tranquille. J'cfe efpérer que vous ne rencontrerez point d'obffacles infurmontables. Effayez fur-tont de gagner la confiance d'Ada , de toucher fon cceur, &de I'attendrir, Si cette Bergère devient fenfible a votre amour , & vous voit avec plaifir , vous n'aurez plus de difficuhé a vaincre : je vous réponds du fuccès, & vos vceux ieront remp'is. Je connois depuis long-temps les parens d'Ada. L'amitié qui nous unit, n'a point encore éprouvé d'altération. Ils ont beaucoup de confiance en moi, & je fuis fur d'obtenir en votre faveur leur confentement. Je veux déformais vous fervir de père : foyez mon fils. A ces mots Bathylle s'élanceau cou de Ciéobule , le ferre , rembraffe, & le remercie. Cléobule continue de parler en ces termes; Bathylle , fi vous le défirez , je vais vous conduire k Pinftant dans la cabane qui fert de retraite k la beauté qui vous fait foupirer ; nous verrons quelle impreffion caufera votre préfence fur cette jeune bergère ; je vous préfenterai a fes parens ; je leur ferai votre éloge; je mettrai tout en oeuvre pour  Fortunées. ïoj vous les rendre favorables, & pour procurer votre féiicité. Bathylle , pendant ce difcours , flottoit entre la crainte & 1'efpérance. 11 étoit dans une agitation violente. Les paroles de Cléobule auroient dü répandre la joie dans fon ame ; mals il craignoit que les événemens ne lui fuffent contraires. II ne pouvoit s'imaginer qu'il feroit affez fortuné pour devenir un jour 1'époux d'Ada : un tel bonheur lui paroiffoit impoffible. II n'ofoit fe livrer a une illufion fi chère : au milieu de ces incertitudes , il s'adreffe airtfi a Cléobule: 6 vous , en qui je retrouve un tendre père, comment pourrai-je vous remercier d'une manière digne de vos généreux bienfaits i Si vous pouviez lire dans mon cceur, vous y verriez gravés profondément les fentimens de la vive reconnoiffance que je vous dois. Je remets mon deftin entre vos mains ; foyez 1'artifan de mon bonheur. En vous le devant, il en fera plus grand a mes yeux , & je m'en croirai plus heureux. Allons , mon cher Cléobule, puifque vous le permettez, conduiiez-moi vers la demeure d'Ada. Partons. Ils dirigent auffi-töt leur marche de ce coté, traverfent légérement la plaine , &c arrivent bientöt auprès de la cabane, Cléobule entre le premier. La jeune Ada étoit ablcnte ; elle faifoit paitre fon troupeau dansun  204 Les Isies champ voifin. Mirta fa mère, étoit reftée feule; «Sc Palémon , fon père, étoit occupé a élaguer des arbres. Bathylle , en pofant le pied dans la cabane, refpiroit a peine , fes genoux fe déroboient fous lui. Quelle fut fon émotion , quand il appercut les guirlandes de fleurs & les couronnes encore fufpendues ca & la! Ces marqués récentes du triomphe de la bergère, excitent fon refpect Sc fa vénération: il eft tenté de fe profterner : il s'imagine être dans un fanöuaire augufte. Occupé tout entier de ces idéés, il ne prenoit aucunepartau difcours de Cléobule, Sc de la refpeöable Mirta. II ne penfoit qu'a 1'objet de fon amour. Quoique abfente, il ne voyoit que la jeune Ada. Sloigné d'elle, privé de fe vue, qirj les momens lui paroiffoient longi! Enfin on entendit les échos répéter des chants naturels Sc agréables: c'étoit la voix de la charmante Ada, qui conduifoit lentement devant ells fon cher troupeau; la candeur Sc la modeftie étoient empreintes fur fon vifage; elle fembioit avoir oublié fa vifloire. Dès qu'elle s'approcha, un troubie fubit s'éleva dans 1'ame de Bathylle : les mots inarticulés expirèrent fur fes lèvres tremblantes. Ses regards errèrent, Sc moururent. Ada fe colore des plus belles couleurs y refte un moment interdite ; regarde Bathylle  Fortunées. 105' avec douceur , démêle fon embarras , n'en triomphe point, mais paroit en être flattée. Cette première entrevue fut courte. Bathylle fe retira plus pafïionné qu'auparavant, fi l'amour parvenu a fon dernier période , peut encore crottre & augmenter. En s'éloignant, il fe retourna plufieurs fois , pour revoir Ada. Depuis ce moment il chercha toutes les occafions de la rencontrer & de 1'entretenir de fa paffion. II rendoit des vifites fréquentes a Palémon & a Mirta , leur marquoit beaucoup d'attachement & de refpeö, gagnoit de jour en jour leur confiance, & leur infpiroit pour lui du goüt & de 1'amitié. Ils parohToient le voir avec plaifir, &C être dansles meilleuresdifpoiitions afon égard. Ada elle-même, la trop fenfible Ada, étoit plus gaie lorfque Bathylle arrivoit: dès qu'il s'abfentoit , la trifteffe & la mélancolie s'emparoient de fon ame.Rêveufe, inquiète,elle commencoit a kik les affemblées; elle cherchoit la folitude, foupiroit triftement , quand elle étoit feule; tachoit de fe dég'uifer a elle-même 1'état de fon coeur & vouloit étouffer un fentimént qui troubloitfon repos. Plus elle oppofoit de réfiftance s plus le trait meurtrier s'enfoncoit. La plaie devenoit incurable ; les rofes de les belles joues s'eiFagoient; elle languiffoit: la paleur(de  *ö6 Les I s L ë s fon vifage, fes yeux éteints, fa Iangueur mêmè^ la rendoient encore & plus belle & plus tou- chante. Cléobule s'appercut le premier de ce changement fubit, & devina aifément la caufe. Cette dé couverte lui fit le plus grand plaifir i elle annoncoit qu'Ada étoit devenue fenfible, & que Bathylle ne lui étoit pas indifférent. II réfolut alors d'en faire part aux parens de cette bergère, & de leur dévoiler tout ce qui fe paffoit dans le cceur de leur fille- Mirta & Palémon furent furpris &attendris, en apprenant de la bouche de Cléobule, quelle étoit 1'origine de la Iangueur d'Ada. Ils en avoient cherché long-tems le principe, fans avoir pule découvrir. Ada gardoit le plus profond filence fur cet article important. Elle n'ofoit s'avouer a elle-même la fituation de fon ame. Elle rou-» giffoit, foupiroit, verfoit un torrent de larmes, & cachoit obftinément fon fecret au fond de fon coeur. Au lieu de guérir, elle aigriffoit, elle augmentoit fon mal. Quelle pofition plus cruelle! Un exoès de pudeur & de délicateffe la rendoit malheureufe. Elle aimoit tendrement Bathylle, & trembloit de peur qu'on ne s'en appercur. Céobule paria vivemeut a Palémon & a Mirta; leur fit entrevoir par fes réflexions,  Fortunées, ioj ïe bonheur de leur fille dans fon unïon avec Bathylle. ïls confentirent enfin a cet hymen, fi Ada aimoit véritableme-nt Bathylle, Charmé, du fuccès de cette démarche, Cléobule court promptement vers Bathylle, pour lui annoncer cette heureureufe nouvelle, & 1'tmbraffe en 1'abordant. Vous touchez enfin, ö mon cher Bathylle, vous touchez au moment que vous défirez avec tant d'ardeur. Les-parens d'Ada vous choimTent pour fon époux. Tous vosvceux, tous vos fouhaitsfont accomplis. II ne faut plus que le confentement d'Ada. Vous feul pouvez la déterminer a cette alliance. Allez vous jetter h fes genoux. Priez, conjurez cette aimable bergère. Vous ferez aifément éloquent auprès d'elle. Son cceur n'eft point infenfible : il pariera en votre faveur. Ada vous aime Cléobule allorr continuer; mais Bathylle, fans lui répondre , part comme un trait, Sc vole dans un bocage folitaire, ou il eft fur de trouver Ada. II la cherche des yeux, 6c 1'appercoit affife au pied d'un platane, plongée, abforbée dans une douleur profonde, la tête appuyée fur une de fes mains, Sc toute baignée de larmes. Quel fpeflacle touchant pour Bathylle ! 11 fe précipite a fes genoux. Aia pouffe un cri aigu, le léve toute en défordre, Sc veut prendre la fuite. Bathylle la retient, Sc  ioS v Les Isles lui adrefle ces mots : Pourquoi me finr, adöra* ble Ada ? Demeurez, je vous en conjure; vous voyez a vos pieds un malheureux qui ne vit, qui ne refpire que pour vous. Si vous méprifez mon amour, la vie me devient a charge; c'eft un fardeau pénible dont je veux me débaraffer. Daignez jetter fur moi un regard favorable. Vos parens viennent de confemir a notre union; il ne faut plus que votre aveu, Parlez. Ada émue , troublée, attendrie, ne pouvoit répondre. Après s'être un peu remife de cette violente agitation, levez-vous, dit— elle d'une voix tremblante : levez-vous, Bathylle éloignez-vous de moi. Oubliez une bergère , hélas, trop fenfible, & qui ne peut vous haïr! Fuyez : abandonnez-moi, & ceffez par votre préfence de troubler plus long-tems mon repos...... Ada, ma chère Ada, puis-je m'éloi-' gher de vous. Eft-il dans mon pouvoir de vous oublier. Puis je déformais être privé du bonheur de vous voir, d'admirer vos charmes & de vous adorer? Laiffez-vous attendrir : ayez pitié de mon tourment. Vous détournez les yeux. Ah, cruelle ! vous voulez donc ma mort. Ordonnez; & j'expire a vos pieds.'Ces mots prononcés avec tout Pemportement de la douleur & du défefpoir, percent le cceur d'Ada. Elle en eft efirayée Si tremblante; elle fou- pire  Fortunées. 2.09 pire tendrement, étend les bras vers Bathylle, & 1'aide a fe relever, en laiflant tomber fur lui un regard 1'anguiflant. Ah 1 trop dangereux" Bathylle, vous triomphez, & vous arrachez le fecret de mon cceur. Je ne defire point votre mort. Vivez. Je partage toute votre tendrefle. Hélas! vous ne le voyez que trop; & mon trouble doit vous en convaincre : allons trou- ver mon père : dites - lui ou plutöt ne lui dites rien. Mon défordre, ma confufion, feront plus expreffifs que vos difcours. Puiffe-t-il confentir a notre hymen! Ada prononca ces derniers mots d'une voix étouffée &z en rougiffant. La pudeur auftère reprenoit fes droits dans fon cceur innocent. Elle brüloit intérieument d'être 1'époufe de Bathylle, & craignoit de 1'avouer. Ces deux jeunes amans s'avancent enfemble vers la cabane de Palémon. Bathylle , enflammé d'amour, reffentoit la joie la plus vive , & goütoit déja d'avance tout fon bonheur. Ada marchoit les yeux baiffés; le plaifir fe gliffoit au fond de fon ame, & une rougeur modefte étoit répandue fur fon vifage. Ils trouvent en entrant dans la cabane , Cléobule qui s?entretenoit avec Palémon & Mirta. Ada fe précipite dans les bras de fa mère, cache fon embarras & fon défordre dans le fein maternel, & 1'inonde de fes pleurs. Bathylle em- O  aio Les I s l e s braffe Palémon, le conjure dans les termes les plus forts, de mettre le fceau a leur féiicité. Cléobule fe joint a fon ami, prefTe, fupplie, conjure Palémon de confentir a Phymen de ces deux jeunes Amans. Quel tableau délicieux! Quelle fcène attendrifTante ! Palémon s'approche d'Ada, lui prend la main, & la met dans celle de Bathylle. Puifque vos coeurs brülent d'une ardeur mutuelle, dit-il, je vous unis: foyez époux. Bathylle, faites le bonheur de ma fille : atteftez-en le ciel Embraffez votre époufe. Bathylle ferre dans fes bras fa chère Ada, & lui donne mille ardens baifers. Ce jeune couple fait alors éclater fa joie & fareconnoifTance. Cléobule attendri, embrafTe les nouveaux époux, & les appelle fes enfans. Dès que les habitans de 1'ile apprennent cet heureux mariage, ils s'emprefTent de témoigner combien ils approuvent cette alliance, formée par la tendrefTe, la vertu & l'amour. Les jeunes bergers & les jeunes bergères enchantés de cette union, interrompent a Pinftant leurs travaux, s'attroupent, fe ralTemblent & viennent danfer auprès de la cabane de Palémon, pour célébrer ce bel hyménée. Fin des IJles Fortunées,  HISTOIRE DES TROGLODITES. Par Montèsquieu» O ij   HIST OIRE DES TROGLODITES. I L y avoit en Arabie un petit peuple, appellé Troglodite , qui defcendoit de ces anciens Troglodites , qui , fi nous en croyons les hiftoires , reffembloieut plus a des bêtes qu'a des hommes. Ceux-ci n'étoient point fi contrefaits; ils n'étoient point velus comme des ours ; ils ne fifloient point: ils avoient des yeux; mais ils étoient fi méchans & fi féroces, qu'il n'y avoit parmi eux aucun principe d'équité, ni de juftice. Ils avoient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitoit févérement; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, & exterminèrent toute la familie royale. Le coup étant fait, ils s'afiemblèrent pour choifir un gouvernement; &, après bien des difcuflions y ils créerent des magiftrats; mais Oiij  iI4 HlSTOIRE k peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrenï infupportables; & ils les maffacrèrent tous, Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne confulta plus que fon naturel fauvage ; tous les parti&uliers convinrent qu'ils n'obéiroient plus a perfonne; que chacun veilleroit uniquement a fes intéréts, fans confulter ceux des autres. Cette réfolutionunanime flattoit extrêmement tous les particuliers; ils diloient: « qu'ai-je a faire d'aller me tuer a travailler pour des gens dont je ne me foucie point ? Je penferai uni~ quement a moi; je vivrai heureux , que m'importe que les autres le foient? Je me procurerai tous mes befoins; & pourvu que je les aie, je ne me foucie point que tous les autres Troglodites foient miférsbles. » On étoit dans le mois ou l'on enfemence les terres , chacun dir: *. je ne labourerai mon champ , que pour qu'il me fourniffe le bied qu'il me faut pour me nourrir; une plus grande quantité me feroit inutile : je ne prendrai point de la peine pour rien, » Les terres de ce pèti't royaume n'étoient pas de même nature : il y en avoit d'arides & de montagneufes ; &z d'autres qui , dans un terrein bas , étoient arrofées de plufieurs nüiieaiix^ Cette année la féchéreffe fut trés*  des Troglodite S. 'irj grande, de manière que les terres qui étoienï dans les lieux élevés , manquèrent abfolument, tandis que celles qui purent êtrearrofées furent très-fertiles; ainfi les peuples des montagnes périrent prefque tous de faim, par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte. L'année fuivante fut trèspluvieufe, les lieüx élevés fe trouvèrent d'une fertilité extraordinaire , & les terres baffes furent fubmergées; la moitié du peuple cria une feconde fois famine ; mais ces miférables trouvèrent des gens auffi durs qu'ils 1'avoient été eux-mêmes. Un des principaux habitans avoit une femme fort belle; fon voifin en devint amoureux, &C 1'enleva : il furvint une grande querelle ; & après bien des injures ck des'coups, ils convinrent de s'en remettre a la décilion d'un Troglodite qui , pendant que la république fubfiftoit, avoit eu quelque crédit. Ils allèrent a lui , & voulurent lui dire leurs raifons : « que m'importe, dit cet homme , que cette femme foit a vous ou k vous ? Tai mon champ a labourer; je n'irai peut-être pas employer mon tems a terminer vos différens, & a travaille-r a vos affaires, tandis que je négligerai les miennes; je vous prie de me buffer en repos} & de ne m'importuner plus de vos O iy  210 H I S T O I R E querelles. „ La-deffus il les quitta, & s'en alla travailler fes terres. Le raviffeur, qui étoit le plus fort, jura qu'il mourroit olutót que de rendre cette femme; & 1'autre, pénétré de 1'injuftice de fon voifm, & de la dureté du jiwe s'en retournoit défefpéré , loriqu'il trouva d°ans fon chemin une femme jeune & belle , qui revenoit de la fontaine ; il n'avoit plus de femme; celle-lè lui plut; & elle hii plut bien davantage, lorfqu'.l apPrit que c'étoit la femme de celui qu'il avoit voulu prendre pour juge -& qui avoit été iipeu fenfible k fon malheur • il 1'eoleva , & 1'emmena dans fa maifon. II- y avoit un homme , qui poffédoit un champ affez fertile, qu'il cultivoit avec grand fom:deux de fes voifins s'unirent enfemble, le chaffèrent de fa maifon, occupèrent fon champ :ns firent entr'eux une union pour fe defendre contre tous ceux qui voudroient lufurper; & effeéhvement ils fe foutinrent par-la pendant plufieurs mois; mais un des d'eux, ennuyé de partager ce qu'il pouvoit avo.r tout feul, tua 1'autre , & devint feul maitre du champ. Son empire ne fut pas longceux autres Troglodites vinrent 1'attaquer • lui fe trouva trop foible pour fe défendre; il fut maffacré. Un Trogloditeprefque toutnud, vit de la laine  des Troglodite s. 217 qui étoit a vendre: le marchand dit en 1uimême : « naturellement je ne devrois efpérer de ma laine, qu'autant d'argent qu'il en faut pour acheter deux mefures de bied ; mais je vais la vendre quatre fois davantage , afin d'avoir huit mefures. » II fallut en paifer par-la , 8c payer le prix demandé. « Je fuis bien aife, dit le marchand , j'aurai du bied a préfent. Que dites-vous, reprit 1'étranger, vous avez befoin de bied ? j'en ai k revendre; il n'y a que le prix qui vous étonnera peut-être : car vous faurez que le bied eft extrêmement cher, 8c que la famine regne prefque par-tout: mais rendez-moi mon argent, 8c je vous donnerai une mefure de bied; car je ne veux pas m'en défaire autrement, duffiez-vous crever de faim. » Cependant une maladie cruelle défoloit la contrée : un médecin habile y arriva du pays voifin , 8c donna les remèdes fi a propos, qu'il guérit tous ceux qui fe mirent dans fes mains. Quand la maladie eut cefle, il alla chez tous Ceux qu'il avoit traités demander fon falaire ; mais il ne trouva que des refus; il retourna dans fon pays; 8c il y arriva accablé de fatigues d'un fi long voyage ; mais bientöt après, il apprit que la même maladie fe faifoit fentir de nouveau, 8c affligeoit plus que jamais cette  il8 HlSTOIRE terre ingrate; ils allèrent a lui cette fois, & n'attendirent pas qu'il vint chez eux: « allez, leur dit-il, hommes injuftes, vous avez dans 1'ame un poifon plus mortel que celui dont vous voulez guérir ; vous ne méritez pas d'occuper une place fur la terre, paree que vous n'avez point d'humanité , & que les regies de 1'équité vous font inconnues; je croirois offenfer les dieux qui vous punilfent, ü je m'oppofois a la juflice de leur colère.» De tant de families troglodites , il n'en refta que deux qui échappèrent aux malheurs de la naüon. I' y avoit dans ce pays deux hommes bien finguliers : ils avoient de 1'humanité ; ils connoiffoient la juflice; ils aimoient la vertu. Autant liés par la droiture de leur coeur, que par la corruption de celui des autres, ils voyoient la défolation générale , & ne la reffentoient que par la pitié ; c'étoit Ie motif d'une union nouvelle : ils travailloient avec une follicitude commune ; ils n'avoient de différends que ceux qu'une douce & tendre amitié faifoit naïtre; &, dans 1'endroit du pays le plus écarté , féparés de leurs compatriotes indignes , ils menoient une vie heureufe 5c tranquille ; la terre fembloit produire d'elle-même, cuhivée par ces vertueufes mains.  DES TROGLODIDES. 119 Ils aimoient leurs femmes, & ils en étoient tendrement chéris : toute leur attention étoit d'élever leurs enfans a la vertu : ils leur repréfentoient fans cefTe les malheurs de leurs compatriotes, & leur mettoient devant les yeux cet exemple fi touchant : ils leur faifoient furtout fentir , que 1'intérêt des particuliers fe trouve toujours dans 1'intérêt commun; que vouloir s'en féparer, c'eft vouloir fe perdre ; que la vertu n'eft point une chofe qui doive nous coüter; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible , & que la juftice pour autrui, eft une chanté pour nous. Ils eurent bientöt la confolation des pères vertueux, qui eft d'avoir des enfans qui leur reffemblent, Le jeune peuple qui s'éleva fous leurs yeux, s'accrut par cTheureux mariages ; le nombre augmenta, 1'union fut toujours la même; & la vertu, bien-loin de s'affoiblir dans la multitude, fut fortihee, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples. Qui pourroit repréfenter ici le bonheur de ces Troglodites ? Un peuple fi jufte devoit être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connoïtre , il apprit a les eraindre ; Si la religion vint adoucir dans les mceurs , Ce que la nature y avoit laiffé de trop rude. Jls inftituèrent des fêtes en 1'honncur d&s  220 H I S T O I R E dieux : les jeunes filles, ornées de fleurs, & les jeunes garcons les célébroient par leurs danfes, & par les accords d'une mufique champêtre : on faifoit enfuite des feftins oü la joie ne régnoit pas moins que la frugalité : c'étoit dans ces afTemblées que parloit la nature najive : c'eft-la qu'on apprenoit a donner le cceur & a le. recevoir: c'eft-la que la pudeur virginale faifoit, en rougiffant, un aveu furpris, mais bientöt confirmépar le confentement des pères: & c'eft-la que les tendres mères fe plaifoient a prévoir par avance, une union douce & fidéle. On alloit au temple pour demander les faveurs des dieux; ce n'étoit pas les richeffes & une onéreufe abondance; de pareils fouhaits étoient indignes des heureux Troglodites ; ils ne favoient les defirer que pour leurs compatriotes : ils n'étoient aux pieds des autels que pour demander la fanté de leurs pères, 1'union de leurs frères , la tendreffe de leurs femmes, l'amour Sc Pobéiffance de leurs enfans. Les filles y venoient apporter le tendre facrifice de leur cceur , & ne leur demandoit d'autre grace, que celle de pouvoir rendre un Troglodite heureux. Le foir, lorfque les troupeaux quittóient la prairie , & que les bceufs fatigués, avoient ramené la charme , ils s'aflembloient; &, dans  des Troglodites. i2t un repas frugal, ils chantoient les injuftices des premiers Troglodites &C leurs malheurs, la vertu renaiffante, avec un nouveau peuple , & fa féiicité. lis chantoient enfuite les grandeurs des dieux , leurs faveurs toujours préfentes aux hommes qui les implorent, & leur colère inévitable a ceux qui ne les craignent pas; ils décrivoient enfuite les délices de la vie champêtre , & le bonheur d'une condition toujours parée de 1'innocence ; bientöt ils s'abandonnoient a un fommeil que les foins & les chagrins n'interrompoient jamais. La nature ne fourniffoit pas moins a leurs defirs, qu'a leurs befoins : dans ce pays heureux , la cupidité étoit étrangère ; ils fe faifoient des préfens, oh celui qui donnoit , croyoit toujours avoir 1'avantage : le peuple troglodite fe regardoit comme une feule familie;- les troupeaux étoient prefque toujours confondus ; la feule peine qu'on s'épargnoit ordinairement, c'étoit de les partager. Un des Troglodites difoit un jour : « mon père doit demain labourer fon champ , je me leverai deux heures avant mon père ; & quand il ira a fon champ, il le trouvera tout labouré.» Un autre difoit en lui-même : «il me femble que ma fceur a du goüt pour un jeune Troglodite de nos parens; il faut que je parle k  Zli HlSTOIRË mon père, & que je le détermine a faire cê manage. » On vint dire a un autre que des voleurs avoient enlevé fon troupeau : «j'en fuis bien faché, dit-il; car il y avoit une géniffe toute blanche que je voulois ofFrir aux dieux.» On entendoit dire a un autre : « il faut que j'aille au temple remercier les dieux ; car mon frère, que mon père aime tant, & que je chéris fi fort, a recouvré la fanté.» Ou bien : « il y a un champ qui touche celui de mon père, & ceux qui le cultivent, font tous les jours expofés aux ardeurs du foleil, il faut que j'aille y planter deux arbres , afin que ces pauvres gcns puiflent aller quelquefois fe repofer fous leur ombre. » Un jour que plufieurs Troglodites étoient affemblés, un vieillard paria d'un jeune homme qu'il foupconnoit d'avoir commis une mauvaife acfion , & lui en fit des reproches : <» nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodites; mais s'il 1'a fait, puiffe-t-il mourir le dernier de fa familie.» On vint dire a un Troglodite, que des étrangers avoient pillé fa maifon, & en avoient tout emporté : « s'ils n'étoient pas injufl.es, répondit-il , je fouhaiterois que les dieux leur en donnaffent un plus long ufage qu'a moi. »  des Troglodites. 213 Tant de profpérités ne furent pas regardées fans envie; les peuples voifins s'affemblèrent, &, fous un vain prétexte , ils réfolurent d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette réfclution fut conriue, les Troglodites envoyèrent au-devant d'èux des ambaffadeurs, qui leur parlèrent ainfi. « Que vous ont fait les Troglodites? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos beftiaux,ravagé vos campagnes ? Non , neus fommes juftes , & nous craignons les dieux ; que voulez-vous donc de nous ? Vouiez-vous de la laine pour vous faire des habits? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de nos terres ? Mettez-bas les armes; venez au milieu de nous, & nous vous donnerons de tout cela; mais nous jurons par tout ce qu'il y a de plus facré, que fi vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injufte , & que nous vous traiterons comme des bêtes farouches. » Ces paroles furent renvoyées avec mépris : ces peuples fauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodites, qu'ils ne croyoient défendus que par leur innocence; mais ils étoient bien difpofés k la défenfe; ils avoient mis leurs femmes &c leurs enfans au milieu d'eux; ils furent étonnés de 1'injuftice de leurs ennemis, &  114 HlSTOIRE rion pas de leur nombre; une ardeur nouvelle s'étoit emparée de leur cceur; 1'un vouloit mourir pour fon père, un autre pour fa femme & fes enfans; celui-ci pour fes frères, celui-la pour fes amis, tous pour le peuple troglodite. La place de celui qui expiroit, étoit d'abord prife par un autre, qui, outre la caufe commune, avoit encore une mort particulière a venger. Tel fut le combat de 1'injuftice & de la vertu: ces peuples tèches, qui ne cherchoient que le butin , n'eurent pas même bonte de fuir; & ils cédèrent a la vertu des Troglodites, même fans en être touchés. Comme le peuple groffiffoit tous les jours, les Troglodites crurent qu'il étoit a propos de fe choifir un roi: ils convinrent qu'il falloit déférer la couronne & celui qui étoit le plus jufte; & ils jettèrent tous les yeux fur un vieillard, vénérable par fon 3ge & par une longue vertu ; il n'avoit pas voulu fe trouver a cette affemblée; il s'étoit retiré dans fa maifon, le cceur ferré de trifteffe. Lorfqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avoit fait de lui: «• a dieu ne plaife, dit-il, que je faffe ce tort aux Troglodites, que l'on puiffe croire qu'il n'y a perfonne parmi eux de plus jufte que moi. Vous me  des Troglodites. ut me déférez la couronne ; Sc fi vous le voulez abfolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai^de douleur, d'avoir vu en naiffant les Troglodites libres, Sc de les voir aujourd'hui affujettis. » A ces mots il fe mit a répandre un torrent de larmes. « Malheureux jour! difoit-il, öc pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s'écria d'une voix févère : je vois bien ce que c'eft, ö Troglodites, votre vertu .commence a vous pefer. Dans 1'état oii vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous foyez vertueux malgré vous, fans cela vous ne fauriez'fubfifter, 8c voustomberiez dans le malheur de vos premiers pères; mais ce joug vous paroit trop dur; vous aimez mieux être foumis a un prince, 8c obéir k fes loix, moins rigides que vos mceurs: vous favez que pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richeffes, 8c languir dans une lache volupté ; que pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas befoin de la vertu. II s'arrêta un moment, 8c fes larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je faffe ? Comment fe peut-il que je commande quelque chofe a un Troglodite? Voulezvous qu'il faffe une a£tion vertueufe, paree que je la lui commande, lui qui la feroit tout de même fans moi, 6c par le feul penchant de la P  Mi HlSTOIRE nature ? Troglodites, je fuis a la nn de mesjours* mon fang eft glacé dans mes veines; je vais bientöt revoir vos facrés aïeux: pourquoi voulez-vousque jelesafflige, &que je fois obligé de leur dire, que je vous ailaiffés fous un autre joug que celui de la vertu ? Fin de Chifloire des Troglodites.  AVENTURES D'UN JEUNE ANGLOIS* pij   AVENTURES D'UN JEUNE ANGLOIS. Je fuis né a Shrowsbury en Angleterre, 1'an i6n , de parens aifés, qui faifoient un commerce fort étendu. Je fus élevé avec foin; on m'envoya k 1'univerfné d'Oxford , oü je fis affez de progrès , & fur-tout dans la fcience de la navigation. Après fix ans d'étude je retournai chez mes parens; ils m'affocièrent k un gros marchand de bied, pour me faire inftruire dans cette partie. Un jour que je voyageois feul pour mes achats, je fus attaqué vers les frontières de la province de Lincoln, par un cavalier, qui, le piftolet k la main, me demanda la bourfe. Je n'avois point d'armes k feu, & je voulois cependant défendre mon argent; j'eus 1'adreffe d'écarter fon piftolet avec le manche de mon fouet , & lui en portant un grand coup fur le poignet, je le défarmai; je mis fur le champ le couteau de chaffe k la main, & je tombai fur Piij  %i6 Aventures men ennemi. Comme il étoit mieux monté que moi, il fit faire une évolution a fon cheval, prit un fecond piftolet, &, me prenant en flanc, il me cria de me rendre, finon qu'il me brüleroit la cervelle; je fus obligé de céder; je lui donnai ma bourfe ; elle contenoit environ cent cinquante guinées. Jl me quitta en me laiffant une guinée pour la refolution courageufe que j'avois montrée , difoit il , de vouloir me défendre contre un homme mieux monté & mieux armé que moi. Je coatinuai ma route, & tachai de gagner le bourg prochain; mais avant que d'y entrer, mon cheval s'abattit dans un bourbier profond; le jour finiflbit, je défefpérois de me tirer de-la. Mon cheval, après beaucoup d'efforts pour fe rifever, fit un écart & fe renverfa fur moi; je me fentis bleffé a la tête, & je ferois certainement refté dans ce précipice, fans une perfonne qui appella du monde & qui vint me fecourir. Qn me tranfporta dans la meilleure hötellèrie du bourg , ou j'appris que c'étoit au Chevalier Widrington que j'étois redevable de la vie. II vint me voir; je lui dis qui j'étois, & je lui racontai mon aventure. li me raffura en m'ofrrant fa bourfe. Je pris vingt guinées; je fus , en peu de jours, en état de continuer ma route, & je partis pour ma Pro.vince,  d'un jeune Anglois. 22.7 Mon premier foin, a mon arrivée, fut de renvoyer les vingt guinées a mon bienfaiteur. Quelque tems après je perdis mon père. Le Parlement ayant enfuite déclaré la guerre au roi; je pris le parti des armes. J'acceptai un brevet de capitaine dans un corps de troupes levées pour le feryice du Parlement; j'y acquis, j'ofe le dire, quelque'réputation, & je me fis bientöt connoïtre des généraux. Le parti du roi ayant eu du defïbus , notre armee mit le fiége devant Colchefter, la feule ville importante qui reftat a fa majefté. N01 re régiment fe trouva a cette attaque, & après une vigoureufe réfiftance, la ville fut prife d'affaut. Pappris que le cbevalier de Widrington étoit dans cette place, & je réiblus de lui fa 11 ver la yie^a quelque prix que ce fut. Je vifitai tous les prifonniers de marqué ; o£ ne le trouvant pas , je courus au quartier général pour en avoir des nouvelles. On m'afiura que Cronwel étoit inquiet de favoir ce qu'il étoit devenu, & qu'il vouloit abfolument le déterrer. Cet avis me fit prendre la réfolution de me ebarger de cette commiffion. Je me préfentat au général; je Pafïurai que je découvrirois cet officier royalifte mort ou vif, & que je ne vouïois, pour cette expéditlon , que trois eens. Piv  22,8 AvENTURLS hommes & quarante-huit heures. Cronwel me conna cetre èntreprife. Je partis fur le champ avec ma trëupe ; & comme je cohnoifiois parfanement toutes les maifons du parti royal, qui étoient autour de Colchefter, je me mis en embufcade, pendant la nuit, dans un petit bois, entre le grand chemin du nord & un autre détourné, è d>x millesde cette ville. . A Ia P°*nte du jour rnes fentinelles m'avertirent que deux hommes k cheval venoient par le grand chemin ; je me fis fuivre auffi-töt par dix ioldats, que je laiflai un peu en arrière , pour reconnoitre ces deux cavaliers. Quelle fut ma joie! c'étoitWidrington lui-même ; je courus a lui, & lui dis, k voix baffe, que je n'étois la que pour lui fauver la vie. Je lui appris, en peu de mots, 1'ordre de Cromvel; je le prévins de me traiter familiérement vis-a-vis de ma troupe, ce qu'il fit avec une grande préfence d'efprit. J'ordonnai enfuite a mes dix hommes d'aller rejoindre leurs camarades &c de leur dire qu'ils fe tinffent prêts k marcher ; qUe je venois enfin d'apprendre oii étoit notre proie. Après la retraite de mes gens, je rappellai au chevaher les obligations que je lui avois; je hu donna» un pafle-port, & je le preflai vivement de prendre ma bourfe;je ne pus ly tl  d'un jeune 'Anclois. 119 foudre; nous nous embraffames tendrement, Sé' nous nous quittames les larmes aux yeux. Je ne Pai point revu depuis ce tems; mais j'appris, pendant mes voyages, qu'après le rétabliffement de la maifon royale, il avoit fait, pour me découvrir, toutes les recherches poffibles, tant en Angleterre qu'en SuifTe, ou il crut que je m'étois retiré. Je Pai vainement cherché k mon tour depuis que je fuis rentré dans le fein de ma patrie, Sc j'ai appris, avec une douleur fincere, Paccident malheureux qui termina fes jours. Après avoir fatisfait a la reconnoifTance , je quittai le fervice ; Cromwel avoit levé le mafque ; je ne voulois pas favorifer fon ambition déméfurée , ni être le complice de fes crimes. Je me retirai chez moi} Sc après avoir arrangémes affaires, je m'erhbarquai pour 1'ile des Barbades en Amérique. Je reftai fix mois dans cette ile délicieufe, oh je fis connoifTance avec Sharpely. II avoit un bon vaiffeau de feize pièces de canon; il comptoit faire voile vers la mer du Sud, parcourir les cötes du Chili, du Pérou, Sc s'enrichir , comme armateur, aux dépens des Efpagnols. II me preffoit, fans ceffe, de partager fa fortune je cédai a fes inftances, ou plutöt a fes importunités.  4jo Aventures . Nous mimes donc a la voile vers le milieu de feptembre 1647, avec un équipage de deux eens hommes aguerris & des munitions pour un an. A la vue des cötes du Bréfil, nous nous éloignames de terre pour éviter les Efpagnols de Buenos-Aires, & nous gagnames, a la fin de novembre , une ile déferte oh nous reöames quinze jours pour rétablir nos malades. Le quinze décembre, nous remimes a la voile, & nous entrames bien-töt dans le détroit de Magellan, avec untrès-beau tems. Le 20, a quatre heures nous dépaffames ce détroit avec un vent frais qui foufïloit du cap de Horn, & devenant plus fort, il nous jetta malgré nous vers le nord. Le lendemain le vent baifïa, & nous fitnes route vers le nord-eft, & enfuite vers le fud-eft; le 25 , le vent devenant favorable, nous tirames vers le fud-fud-efl; en forte que le 6 janvier 1648, nous primes terre dans une ile inhabitée a Ja hauteur des cötes du Chili. Comme nous étions entrés dans la mer du fud, le champ de nos futurs exploits, nous vifitames notre navire que nous fimes radouber ; cette précauiion prife , après nous être un peu repofés pour rafraichir 1'équipage, nous nous. remimes en mer le 2 Février , & nous arrk vames en quatre jours a la haye de fanöa- maria.  d'un jeune Anglois. 23ï La nuit luivante, nous attaquames la ville de ce nom, Sc nous la primes fans beaucoup de peine. Nous y fimesunbutinconfidérabie, Sc nous nous rembarquames contens de notre première expédition. Nous avions gagné plus de trente mille livres fterling, fans avoir perdu un feul homme, n'en ayant eu que quatrebleffés très-légèrement. Encouragés par ce fuccès, nous réfolümes de gagner les cótes du Pérou , Sc de furprendre Paita, s'il étoit poflible. Cette ville eff grande, riche Sc affez peuplée ; nous entrames dans le port vers minuit, Sc fans nous amufer aux barques qui s'y trouvoient, le capitaine Sc moi, accompagnés du contremaitre, nous defcendimes a la tête de cent foixante hommes pour aller droit a la ville; je rnenois 1'avant - garde., le contre - maitre Ie centre, & le capitaine Parrière - garde : nous, avancames jufqu'aux portes de Ia ville, oii nous effuyames une décharge in-attendue de la part de quelques foidats Efpagnols; on leur avoit donné Pallarme fur notre arrivée ; mais le pétard que nous attachames a la porte ayant fait fon effet, nous entrames dans la ville, Sc nous aliames nous mettre en bataille dans la plus grande place, oh étoit le palais du gouverr neur , qui s'étoit fauyé k U feule nouvelle de nptre approche,.  43* Aventures Nous fimes un butin immenfe en or , ea Pierreries & en autres effets précieux; nous les ftmes porter k notre bord fous la conduite du contre-maïtre , & nous reftimes, le capitame 6c moi, dans Ia ville avec cent hommes , pour en impofer au peuple. Au point du jour nous découvrïmes environ fix eens hommes fur une petire hauteur k deux milles par-de-la la ville ; ils commtneoient k defcendre vers nous en très-bon ordre: je fongeai férieufement k Ia retraite, & je dépêchai un foldat au contre - maïtre pour hater fon retour , les foisante hommes qu'il avoit avec lui m'étoient néceffaires pour affurer notre marche 6c pour favonfer notre embarquemenr. Mais quel coup de foudre, Iorfque je vis revenir mon foldat feul , 6c le défefpoirpeint fur le vifage ! II m'apprit en peu de mots la trahïfon du refte de 1'équipage, la fiiite du contremaïtre avec le vaiffeau 6c tout le butin. La conffernation que cette nouvelle porta parmi nous eft difficile a peindre; fans vaiffeau*, fans provifions, au moment d'être attaqués par fix eens hommes qui aflurément ne nous auroient pas donné de quartier, s'ils nous euffent pris: voilé quelle étoit notre pofition; les réflexions étoient inutiles , notre efpoir étoit dans une prompte réfolution; je la pris furie  d'un jeune Anglois. 133 champ, & regagnant bien vïte ie port, nous nous jettames fur la plus groffe barque dont nous nous emparames aifément, & nous gagnames la haute mer. N'ayant plus rien a craindre de Paita, nous eümes le tems de réfléchir fur notre malheureux état. Nous ne pouvions rien entreprendre, ni même penfer au retour fans vaiffeau; notre barque ne valoit rien, elle ne pouvoit pas tenir la mer plus d'un mois, & nous n'y trouvames de provifions que pour huit jours. Après nous être bien confultés , nous réfolümes unanimement d'aller attaquer le port de Callao , oh le roi d'Efpagne entretenoit trois vaiffeaux de guerre; nous nous déterminames atacherd'en enlever un, ou de périr; ce projet étoit téméraire ; mais nous n'avions point d'autre parti a prendre. Nous fïmes donc route vers Callao : nous ne pümes arriver a la hauteur de ce port que le quatrième jour vers les deux heures après midi. Nous préparames Pattaque, & nous convinmes d'attendre la nuit. Nous appercümes un moment après un batiment : quelques - uns fe flattoient que c'étoit notre navire, d'autres plus expérimentés foup9onnoient què c'étoit un vaiffeau Efpagnol qui nous cherchoit pour venger le ravage que nous ayions fait k Paita.  $34 A V E N T U R ES Nous déployames toutes nos voiles; a quatrë heures nous vïmts bien que nous étions pourfuivis, & que ce vaiffeau gagnoit route fur nous. Dans cette extrémité, nous tirames vers la cöte pour tacher de trou'ver quelque anfë oii le batiment Efpagnol ne pourroit pas entrer. A cinq heures ce vaiffeau nous approchoit fort, 6c nous étions encore a prés d'une lieue de terre ; vers fix heures nous fïmes échouer notre barque , 8c nous gagnames le rivage avec nos armes, nos munitions 6c tout ce que nous pümes emporter du refte de nos vivres. Le navire qui commencoit déja k nous ca'noner, envoya fa chaloupe pour s'emparer de notre barque que nous abandonnames; 8c nous étant mis k couvert derrière une éminence, nous découVrimes a environ une demi-Jieue de diftance une grande föret ou nous allames paffer la nuit. Lelendemain matin,nous vïmes le vaiffeau Efpagnol retourner k Callao, en remorquant notre barque. Après avoir tenu confeil fur ce que nous avions a faire, nous conclümes qu'il falloit diriger notre route vers 1'Iftbme de Panama 6c gagner les cötes feptentrionales du Pérou, oii croifent fouvent des Chebeks contrebandiers de notre nation; c'étoit Punique moyen de nous fauver.  b'üN JEUNE ANGLOIS. itf Nous nous mimes en marche en cotöyant la ïifière de la fbrêt oii la voie étoit battue; vers le milieu du jour, nous arrivames a un village d'Indiens qui nous donnèrent aulli quelques provifions & un nouveau guide. Ces bonnes gens nous avertirent que le pays étoit en allarmes & qu'il falloit hater notre retraite. Sur cet avis nous doublarnes Ie pas, 84 nous menacames notre guide d'une mort inévitable, fi nous tombions dans quelque embufcade; il nous répondit qu'il nous menoit par le chemin le plus lür, mais qu'il ne pouvoit pas répondre des événemens, &C qu'il ne doutoit pas que la cavalerie Efpagnole ne fut en campagne pour nous chercher. Cette réponfe nous donna de 1'inquiétude, & nous fit fouvent regarder de tous cötés» Nous gagnames heureufement la nuit $c un bois fans rien découvrir ; le guide nous affura que le lendemain au( foir , fi nous pouvions joindre la chaïne de montagnes, nous ferions tout-a-fait hors de danger. Nous repartimes dans cet efpoir de grand matin , 8i nous rencontrames encore une bourgade; on nous y donna de grandes provivifions, des muiets pour les porter & deux guides. Nous reprimes au plus vite notre marche pour joindre cette chaine favorable;  ^3<5 Aventures mais nous n'avions pas fait deux lieues, qu'en defcendant dans une plaine nous vïmes, entre nous & ces montagnes, un gros de cavalerie qui vint nous reconnoitre. Ils étoient environ fix eens cinquante hommes ; en un moment nous fümes enveloppés; je fis former un quarré a notre petite troupe, qui étoit bien déterminée a vendre chérement fa vie. Au premier choc , les Efpagnols furent répouffés avec beaucoup de perte par une décharge que je fis faire a propos; ils nous blefferent bien du monde avec leurs longues piqués. Ils ne fe rebutèr;:nt cependant pas & vinrent fondre encore une fois fur nous. Ils furent aufli mal recus que la première , &c nous donnèrent enfin le tems de refpirer & de panfer nos bleffés; nous leur primes quelques chevaux fur lefquels nous montames & nous tachames de gagner en bon ordre un bois que nous apperSÜmes a notre gauche, k environ une demilieue. L'entreprife étoit difticile a la vue d'une troupe de cavalerie ; nous avions déja plus de quarante hommes hors de combat, cependant nous fïmes bonne contenance , & nous marchames d^ o';t au bois. Les ' Efpagnols qui s'appergurent de notre manoeuvre, nous prévinrent & allèrent border le bois pour nous öter tout efpoir de falut. Je  b'tJN JEUNE AnGLÖIS. 237 Je vöulus faire un dernier effort, & abandonnant nos bleffés , je me préfentai k eux fur une ligne pour tacher de les percer & dfentref dans le taillis, cü nous nous ierions déferdus avec moins de défavantage; & oü leurs chevaux n'auroient pu vous fuivre; c'étoit riotré dernière reffource;. Le capitaine , moi & quelques-uns de nos gens, nous montames les chevaux des bleffés , & a la tête de notre iigne nous attaquames les Efpagnols en défefpéré^: le choc fut vif & douteux ; mais a la fin , accablés par le nombre, manquant de poudre , &C prefque tous bleffés par les piqués dont nous ne pouvions parer les coups, nous fumes obligés de nous rendre. Les Efpagnols nous traitèrent avec humanité & en vainqueurs généreux \ üs louèrent notre bravoure, ffrent enlever tous les bleffés & les conduifirent a la bourgade prochaine, oü nous fümes traités avec beaucoup de foin. NoUs perdimes foixante hommes &c les Efpagnols cents cinquante. Aurès notre guérifon, on nous difperfa; le capitaine & moi fümes deftinés pour Lima i on nous mena au palais du viceroi, qui, de fon balcon , nous vit arriver; il nous recut affez bien & nous do-ma la ville pour prifotf. II nous demanda les noms de nos meilleurs Q  23s Aventures mariniers, qu'il fit diftribuer dans les frégates du roi, le refie fut employé aux mines. On nous affigna , au capitaine & a moi, chacun trois piaftres par jour , & on nous logea chez de bons bourgeois. Ce doux traitement auquel nous ne devions pas nous attendre , paree que le capitaine avoit un peu fait le corfaire, nous fit trouver notre fituation moins infupportable. Les habitans de Lima avoient pour nous plus de confidération & de politeffe que nous n'en efpérions; quelques- uns même nous recevoient chez eux avec amitié , ce qui m'engagea a apprendre 1'Efpagnol, & je parlai en peu de tems trés - paffablement cette langue. Un jour que je me promenois feul, je fus abordé par une vieille femme , qui me pria de liréun billet qu'elle me remit. Quoiqu'il füt écrit cn affez mauvais anglois, je compris que c'étoit un rendez-vous qu'on me donnoit dans 1'églife. Je promis a la duegne de me rendre au lieu & k 1'heure indiqués. Ma réponfe parut la fatisfaire, & elle me laiffa livré aux réflexions que ma bonne fortune devoit naturellement faire naïtré. J'en badinai beaucoup avec le capitaine , qui me prédit en riant une partie des aventures qui me font arrivées dépuis. Je me rendis donc k cette églhe de trés-  d'un jeune Anglois. 239 honne-heure ; j'obfervai exaöement toutes les femmes qui y entroient; je vis arriver entr'autres une jeune dame grande & bien fake; elle étoit accompagnée de la meffagcre qui m'avoit rendu le billet; je jugeai que c'étoit la femme au rendez-vous , & je ne me trompai point. Après une courte prière , elle fe retira dans une des chapelles coilatérales , qui lui fut ouvertepar unreligieux. Un moment après, ce bon père vint me prier de le fuivrs , & me mena dans cette chapelk, oü la jeune dame me fit un accueil très-gracieux , mais d'un air timide & embarraffé. On m'a permis de m'entretenir avec vous , me dit-elle en anglois, je vous'ai préféré au capitaine, paree que vous êtes généralement plus aimé que lui; la douceur de votre caraöère fait mieux fentir la dureté du fien qu'on a peine a fupporter.... Que cette préférence me flate! lui répondis-je avec précipitation; quels fentimens différens ne faitelle ooint naitre dans mon cceur! II ne faut que vous voir un moment pour defirer de vous voir toujours. Oferois - je vous demander , belle inconnue , par quel hafard vous parlez ma langue ? ... Je fuis née a Londres , me répondit-elle avec candeur , mes parens m'amenèrent avec eux k 1'ile des Barbades a l'age de douze ans. Nous fümes pris en route par les Q ^  *40 Avëntüres Efpagnols & conduits a Carthagène. Le fort m'a jettée a Lima oti je vis dans 1'opulence. Je compre vous inflruire, pourfiüvit-elle, de ce qui me regarde; je veiix avant tout vous connoïtre , fonder vos fentimens & éprouver votre difcrétion:vous me verrez fouvent dans cette églife, mais je ne pourrai vous parler que deux fois par femaine , & en préfence des mêmes perfonnes qui m'accompagnent: votre fituation me. touche, je me flatte que vousne refuferez pas les fecours que je vous cffre, jaurai peut - être un jour befoin des vótres ; prenez cette bourfe enattendant, & fi vous perfiftez dans les voies de 1'honneur & de la vertu , nous pourrons mutuellement nous rendre des fervïces plus effentiels. Je reftai imrnobile a ce difcours ; je ne pus refufer le préfent, elle ne me donna pas Ie tems de répondre, &c partit fur le champ. Je revins chez moi agité de mille rcflexions contraires; je me fentois ému , le fon de la voix de la jeune angloife fembloit encore frapper mes oieilles, & fa générofité flattoit mon cceur. Je n'a vois jamais aimé , j'ignorois les effets de l'amour, je les refientis pour la première fois; fa beauté me parut au-delTus de tout ce que j'avois vu. Plus je rêvois a mon aventure, moins je pouvois comprendre que  d'un jeune Anglois. 141 cette belle perfonne eüt jetté lés yeux fur un prifonnier de guerre, un inconnu; j'ignorois fes idéés, mais fans fixer mes incertitudes, fa décence & la préfence du religieux me rafïïirèrent fur fes vues. De retour dans mon appartement, j'ouvris la bourfe, j'y trouvai un rouleau de cinquante doublons & un petit billet par lequel on me preffoit de me vétir a 1'Efpagnole, & d'étudier leur langue & leurs mceurs. Je courus chez le capitaine pour lui faire part de ma bonne fortune; je le forcai de prendre vingt-cinq doublons ; je pris de-la occafion de lui faire connoïtre le tort que fa dureté lui faifoit dans la ville. II me remercia de mon amitié, me promit de travailler a corriger fon caractère, &C m'afTura que je ne tarderois pas a m'appercevoir d'un grand chang.-ment. Je le quittai pour aller faire mes émplettés ; en peu d'heures je fus vétu a 1'Efpagnole & je m'occupai, dès ce moment, a m'appliquer a la langue de cette nation : je commen9ois déja a me faire entendre dans cet idiome ; car que ne fait point l'amour ? Un mois après , je fus en état de 1'écrire, &C il m'ótoit ptefqu'aufli familier que le mien, Le lendemain , je regus un billet par lequel la jeune angloife m'apprit qu'elle alloit a la Qlij  M2- Aventures campagne pour deux jours, & que le troifièms elle fe troüveroit au même rendez-vous. Elle me témoigna fa fatisfaction de me voir fi bien remplir fes defirs, Sc elle loua mon procédé avec le capitaine. Elle étoit trés - inftruife de ce qui fe paffoit dans la ville. II eft inutile de peindre mon impatience; ce jour heureux arriva , je volai au convent, Sc la chapelle m'étant ouverte, je me jettai a fes genoux que je vouhis embrafTer. Elle m'arrêta , en me faifant remarquer qu'on nous obfervoit; mais étant heureufement dans 1'églife, ma pofition pou voit s'ihtérpréter favorablement. Elle m'ordonna de renfermer mes tranfports & de la mériager; elle me loua enfuite fur Paifance ou je paroiffois être dans mon nouvel habillement. Elle fut agréablement furprife de m'entendre parler efpagnol; elle me répondit dans cette Iangue qu'elle étoit bien fachée de ne pouvoir , ce jour-la , refter plus long-tems dans 1'cglife, qu'elle partoit pour Ia campagne ou elle refteroit trois jours. Elle me forca encore de prendre une boi'te, elle fe retira en me ferrant la main , Sc en me regardant d'une facön fi tendre , que je faillis a mourir de plaifir. Je me retirai chez moi auffi peu inftruit que le premier jour: mille idéés fe fuccédoient Ss  d'un jeune Anglois. 143 fe détruifoient tour-a-tour dans mon efprit, &C je ne pus m'arrëier & aucüne. J'ouvris la boïte , j'y trouva cinquante autres doublons,un trèsbeau diamant & un billet : on m'y recommandoit la fageffe & la patience; elle figna Sufanne. Je paffai les trois jours defonabfence avec le capitaine , en qui je trouvai beaucoup de changement : je lui découvris de 1'aménité & de la politefle ; nous ne ceffions de faire des conjeöures fur une aventufe fi fingulière; il me perluada toujours qu'elle ne pouvoit qu'être heureufe. Le quatrième jour arrivé , je courus au rendez-vous; mais j'attendis Sufanne inutilement. Je revins chez moi trifte & rêveur, toutes mes réflexions étoient noires , je la croyois malade ; la jaloufie efpagnole fe repréfenta a mon imagination; je voyois tantöt ma chère Sufanne immolée a cette frenéhe cruelie,tantöt je la voyois renfermée dans une tour obfcure , en proie aux fureurs & aux larmes. Je paffai le jour & toute la nuit dans ces idéés artreufes. Le cinquième jour je retournai vers la chapelle, &C ce fut encore inutilement , perfonne ne parut : je ne pus tenir a 1'excès de mes agitations, je vins me mettre au lit; bien-töt le friffon & une fièvre violente me tourmentèrent tour-a tour. Je fus faigné trois fois; je ne pouvois prononcer que le nom de Sufanne : on Qiv.  ?44 Aventures craignok le traniport, mais heureufement un billet qu'elle m'envoya remk le calme dans mes fens 6c me mk en état de fortir le lendemain. Je me fis tranfporter au couvent; j'étois fi foible que j'avois beaucoup de peine a me foutenir; auflï-töt que la belle Sufanne m'ap- percut, elle vint a moi Que vous êtes chargé , me dit-elle avec émotion, vous feroitil arrivé quelqu'accident funefre ? Mes inquiétudes fur vctre abfence, lui répondis-je d'une voix rremblante, m'ont réduit dans 1'état ou vous me voyez, je vous croyois perdue pour moi ; je vous adore, charmante Sufanne , ma feiübü.ré ne vous le prouve que trop; vous ê:es le premier objet qui m'ait fait connoïtre l'amour & fes tourmens. Que fes effets font cruels, quand on aime fans certitude de retour! Mon bonheur & ma vie font entre vos mains ; daignez m'expliquer 1'énigme de vos bienfaits, je mérite votre confiance. Que ne pouvez-vous connoïtre 1'excès de mon ardeur & la fincérité de mes fentimens! Je fuis prêt k tout entreprendre , atout facrifier pour vous plaire. Je fuis hbre, 1 etes-vous ,adorab!e Sufanne ? Parlez...., A ces mots i un foupir qu'elle laiffa échapper me Ex trembler pour Pavenir. . ., .-Oui, je fuis lihre, cher compatriote, me répoijdk-elle d'une.  d'un jeune Anglois. M5 voix mal affurée , mais je crains de vous dévoiler l'état de mon cceur. Votre amour me touche èc vos fentimens me raffurent en vain : je fens " que je n'ai point la force de vous déclarer de vive voix l'horreur de ma fituation. Quand vous me connoitrez, peut-être, hélas! ne m'ai- merez-vous plus! Adieu, je vous ferai remettre par notre confidente la caflette fatale quirenferme ce myftère ; adieu, cher compatriote, vous avez befoin de tout votre amour pour foutenir cette épreuve; c'eft trop vous en dire , mon cceur au moins eft innocent Je voulus la raflurer fur une conftance a toute épreuve de ma part; mais Sufanne partit les larmes aux yeux, en me laiffant dans une fituation moins facile a peindre qu'ai fentir. Je n'imaginois point quel pouvoit être le fecret qu'elle n'ofoit me confier que par écrit. Je revins chez moi pénétré d'amour & accablé d'incertitude ; j'y trouvai le capitaine. Il me pria d'aflifter a la cérémonie de fon abjura- tion J'étois dans Terreur ou vous êtes, me dit-il, & dont je prie le ciel de vous défabufer un jour ; vous méritez fes faveurs. Je rentre dans le fein de la religion romaine Je promis de m'y trouver ; la cérémonie fut augufte ; Ie vice-roi fut fon conducteur; toute la ville y affifta ; j'y vis ma chere Sufanne qui n'ofoit a peine lever les yeux, Le nouveau con-  146 Aventures verti voulüt me faire partager les préfens qu'il avoit recus a cette occafion ; je le refufai conftamment; mais il me forca de prendre les différentes fommes qu'il avoit recues de moi, 6> partit pour 1'Efpagne, oü il trouva de Pemploi a la prière du vice-roi & d'autres efpagnols de diftinction. Deux jours après cette cérémonie, je recus la caffette myfiérieufe. Mais quel fut mon étonnement k la vue des richeffes qu'elle contenoiti Elle étoit garnie de diamans, de pierres précieufes de toute efpèce & de mille écus d'or: je la renverfai, &je trouvai dans le fond la lettre fuivarftè: « Quoique vous foyez préparé a tout, mort cher comoatriote, vous avez encore befoin de rappeller toute votre conflance pour fupporter la lecture de 1'hiftoire de mes malheurs. Je vous ai déja dit que je quittai Londres a Page de douze ans pour venir avec mes parens a 1'ile des"Barbades , que notre batiment fut pris par un vaiffeau de guerre efpagnol, & qu'il nous conduifit au Pérou. A notre arrivée a Lima , nous ruines préfentés au Gouverneur, il m'accueillit beaucoup. L'Oydor , c'eft-a- dire le premier juge , qui dans ce moment la étoit au Gouvernement, me fit auifi beaucoup d'amitié ; il voulut même m'attacher a lui 6c me placa auprès de fon  d'un jeune Anglois. M7 époufe. Cette dame me prit en afFedion, Sc me traita comme fa fille. Elle eut foin de mes parens , qui par fes bienfaits recouvrèrent leur liberté , & allèrent s'établir aux Barbades. Elle les raffura fur mon fort, en leur difant qu'elle auroit foin de ma fortune. Je vivois heureufe, mais peut-on gouter ici-bas de bonheur permanent ! Ma biecfaitrice mourut dans mes bras trois ans après mon arrivée chez elle , & me laiffa par ion tefiament quarante mille écus de Cafiille pour me marier. La douleur que me caufa fa mort , me fit regarder le convent comme le feul afyle ou je pouvois trouver des confofatibns; maisl'Oydór Sc fa fceur Ifabelle s'y opposcrent fortement, ils m'engagèrent a refter avec eux. L'aimable caraüère alfabelle, üs vertus , fon amitié pour moi, me déternnnèrent a prendre auprès d'elle la place que j'occupois auprès de fa belle-fceur. L'Oydor enchanté de ma réfolution, me traita avec plus d'égard ; il m'apporta les quarante mill? écus en or dans une cafiètte , qu'il orna de plufieurs bijoux de prix. Ses attentions, fes foins, me paroiffoient trop marqués pour ne point me donner de 1'inquiétude : bien-tot fes démarches ne furent plus éqüivoques ; il me fit la déclaration d'amour la plus vive , Sc dans des termes qui m'étonnèrent fi fort, que je le quittai fans lui répondre. J'allai me renfermer dans mon  248 Aventures appartement; j'inftruifis fa fceur de cette avantnre ; elle crut de bonne foi que 1'Oydor penfoit a m'époufer, elle m'exhorta même a lui donner la main, s'il perfiftoit a me la demander. En vain lui repréfentai-je que la paflion de fon frère n'avoit que des vues illégitimes, qu'il ne m'avoit point parlé de mariage, je ne pus la perfuader. Je lui dis même que quand il voudroit m'époufer , fa haute fortune ne pourroit jamais vaincre ma répugnance, & que je préférerois plutöt le couvent, ou même 1'efclavage, a une union fi difproportionnée. Quelques jours fe pafsèrent affez tranquillement; mais bien tót la paflion de 1'Oydor fe ralluma è un telpoint, qu'il ofa me faire des propofitions qui me firent frémir d'horreur. Je me fauvai dans le cabinet d'Ifabelle, qui ne douta plus alors de la brutalité de fon frère ; elle me promit de me défendre contre lui; je cherchai dès ce moment les moyens de m'échapper de cette maifon affreufe. Je m'appercus que j'étois gardée a vue ; l'amour de la patrie fe réveilla dans mon cceur ; & je réfolus de tout temer pour la revoir. La foeur de 1'Oydor 1'accabla de reproches ; il promit de ceffer fes pourfuites ; tandis qu'il méditoit de fatisfaire fa paï'üon par la trahifor, la plus noire 6c la plus infame. II gagna la Alle qui rne fervoit; & ayant, de concert avec elle pour me faire dormir profondément, jetté  d'un jeune Anglois. 149 quelques drogues dans un bouillon que ;eprenois ordinairement avant de me coucher, le eruel vint au fort de mon fommeil fe mettre dans mon lit: hélas ! c'eft ainfi qu'il triompha de ma répugnance & de ma vertu. Puis-je me rappeller ce moment afFreux fans yerfer encore un torrent de larmes! A mon réveil, je fus ft faifie que je n'eus ni la force de me venger, ni celle de parler ; je ne voulus plus fortirde ma chambre ; mais le tems fufpend au moins les maux , s'il ne les détruit point. Le projet de fuir &C de revoir Londres vint me retirer de ma profonde mélancolie. Je fis femblant d'oublier le pafte ; 1'Oydor ne ceffs aöuellemcnt d'aller au-devant de tout ce qui peut me faire plaiiir , il m'accable de préfens. Sous prétexte de me diftraire, je monte fouvent a cheval, a la campagne, mais c'eft pour être bien-töt en état de fuir avec plus de viteffe.Votre arrivée en cette ville, votre réputation , votre valeur, vos verrus, tout me marqué que vous devez être Pinftrument dont la providence veut fe fervir pour me tirer de 1'état ou je fuis. Ne me parlez plus de votre amour, j'en fuis peut-êtreindigne;neme donnez que votre pitié. Daignez fauver une infortunée &C la conduire dans fa patrie ; j'ai perdu mes parens aux Barbades , vous êtes ma feule reffource. Notre fuite ne fera pas difticile. Adreffez-vous a un Indien aifé; ces gens-lè déteftent les Efpagnols, ils  2 Rüj  i5§ Aventures d'un jeune Angxots; nos Indiens me prièrent de leur échanger notre monnoye pour des lingots que leurs correfpondans me donnèrent : cet" échange nous étoit réciproquement favorable ; a eux, paree qu'il leur étoit très-défendu d'avoir de 1'or en barre ; a nous, paree que ne leur donnant que le même poids d'or monnoyé, oü il entre beaucoup d'alliage, il y avoit beaucoup k gagner. Ces bonnes gens me remercièrent & me dirent que lorfque les Efpagnols leur trouvoient de ces lingots , ils leur faifoient fouffrir des maux inouis pour tacher de découvrir des minesplus abondantes ; ils m'avouèrent de bonne foi qu'ils en connoiffoient, mais qu'ils aimeroient mieux mourir que de les indiquer k leurs tyrans & k leurs bourreaux. Nous arrivames enfin a San-Salvador, & nous ne pümes quitter nos Indiens , nos libérateurs & nos amis, fans verfer quelques larmes. Nous nous embarquames fur un vaiffeau Portugais qui alloir k Lisbonne ; après trois mois de navigation , nous entrames dans le Tage. Nous reftames prés d'un mois en Portugal, d'oü nous fimes voile pour 1'Angleterre, & en vingtcinq jours nous abordames au port de .... oü la belle Sufanne me tint parole, en me donSiant fa main. Fin des aventures d'un jeune Anglois.  AVENTURES D'UN CORSAIRE PORTUGAIS, Rir   AVENTURES D'UN CORSAIRE PORTUGAIS, Tirées des voyages de Hinde^ Pinto. F ARIA, fameux corfaire portugais, s'étoit fignalé dans les mers des Indes par plufieurs expéditions fouvent heureufes , quelquefois malheureufes, mais toujours hardies. II ne favoit quelle nouvelle entreprife il formeroit, lorfqu'un autre corfaire célèbre, nommé Similau, ami de fa nation , que fa qualité de chinois n'avoit pas empêché d'exercer longtems fes brigandages fur fes propres compatriotes, 6c qui étoit venu jouir de fa fortune a Liampo, lui raconta des merveilles d'une ile appellée Calempluy, ou il 1'afTura que dixfept rois de la Chine étoient enfevelis dans  Aventures Aoü +n~r>Ur,-...„ J' Tl t " r l. _11 _ lumucdUA uui. 11 ïui ni une 11 uene peinture des idoles du même métal, & d'une infinité d'autres fréibrs que les moriarques Chinois avoient faffemblés dans cette ile, que, s'étant offert a lui fervir de pilote, il Ie détermina facilementa tenter une fi grande enIreprife. La guerre qui occupoit les Chinois parut k Faria un tetnps favorable. Similau lui confeilia d'abandonner fes jonques, qui étoient de trop haut bord & trop découvertes, pour réfifter aux cóurans du golfe de Nanquin : d'ailleurs, ce corfaire ne vouloit ni beaucoup de vaiffeaux , ni beaucoup d'hornmes., dans ia crainte de fe rendre fufpect, ou d'être reccnnu fur des rivières tres-fréquentées. ïl lui fit prendre des panoures, qui font des efpèces de galiotes, mais un peu plus élevées. L'équipage fut borné a cinquante-fïx Portugais, quarante - huit matelots, & quarante-deux efclaves. » Au premier vent que Similau jugea favorable, nous quittames le port de Liampo (i). ■e refte du jour & ia nuit fuivante furent employés a fortir des iies d'Angitur, & nous en- (i) C'eft Menc1 ;z Pimo qui parle,  d'un Corsaire Portugais. 265 trames dans des mers oü les Portugais n'avolent point encore pénétré. Le vent continua de nous favorifer jufqu'a Panfe des pêcheries de Nanquin. De la nous traverfames un goife de quarante lieues, & nous découvrïmes une haute montagne qui fe nomme Nangafo , vers laquelle tirant au nord, nous avancames encore pendant plufieurs jours. Les marées qui étoient fort groffes, & le changement du vent, obligcrent Similau d'entrer dans une petite rivière, dont les bords étoient habités par des hommes fort blancs & de belle taille qui avoient les yeux petits comme les Chinois, mais qui leur ref.fembloient peu par 1'habülement & par le langage. Nous ne pümes les engager dans au ame communication. Ils s'avancoient en grand nombre fur le bord de la rivière, d'oü il fembloit nous menaccr par d'affreüx hurlemens. Le tems & la mer nous permettant de remettre a la voile, Similau, dont toutes les décifions étoient refpeÖées, leva 1'ancre auffi-tot pour gouverner a l'eft-nord-eft. Nous ne perdimes point la terre de vue pendant fept jours: enfuite , traverfant un autre golfe a Peft , nous entrames dans un détroit large de dix lieues, qui fe nomme Sileupaquin , après lequel nous avangames encore 1'efpace de cinq jours, fans ceffer de voir un grand nombre de villes  »é>4 Aventures & de bourgs. Ces parages nous préfentoient auffi quantité de vaiffeaux. Faria commencant a craindre d'être découvert, paroiflbit incertain s'i! devoit fuivre une fi dangereufe route. Similau, qui remarqua fon inquiétude, lui repréfenta qu'il n'avoit pas dü former un deffein de cette importance, fans en avoir pefé les dangers; qu'il les connoiffoit lui-même, & que les plus grands ie menacoient, lui qui étoit Chincis & pilote ; d'oü nous devions conclure qu'indépendarnment de fon inclination, il étoit forcé de nous être fidéle; qu'a la vérité, nous pouvions prendre une route plus füre, mais beaucoup plus longue; qu'il nous en abandondonnoit la décifion, & qu'au moindre figne il ne feroit pas même difficulté de retourner a Liampo. Faria lui fut bon gré de cette franchife. II 1'embraffaplufieursfois, & le faifant expliquer fur cette route qu'il nommoit la plus longue, il apprit de lui que cent foixanté lieues plus loin vers le nord, nous pourrions trouver une rivière avez large, qui fe nommoit Sum-Hepadano, fur laquelle il n'y avoit rien k redouter, paree qu'elle étoit peu fréquentée ; mais que ce détour nous retarderoit d'un mois entier. Nous délibérames fur cette ouverture : Faria parut difpolé le premier a préféier les Ion-  d'un Corsairê Portugais. 16% gtteurs au péril, & Similau recut ordre de chercher la rivière qu'il connoiffoit au nord. Nous fortimes du golfe de Nanquin, SC pendant cinq jours nous rangeames une cöte affez déferte. Le fixième jour, nous découvrimes a Peft, une montagne fort haute, dont Similau nous dit que le nom étoit Fanjus. L'ayant abordée de fort prés, nous entrames dans un beau port, qui, s'étendant en forme de croiffant, peut contenir deux mille vaiffeaux a 1'abri de toutes fortes d'orages. Faria defcendit au rivage avec dix ou douze foldats; mais il ne trouva perfonne qui put lui donner les moindres lumières fur fa route. Són inquiétude renaiffant avec fes doutes, il fit de nouvelles queftions a Similau, fur une entreprife que nous commencions a traiter d'imprudente. — Seigneur Capitaine, lui dit cet audacieux corfaire, fi j'avois quelque chofe de plus précieux que ma tête, je vous 1'engagerois volontiers. Le voyage que je'm'applaudis de vous avoir fait entreprendre eft fi certain pour moi, que je n'aurois pas balancé a vous donner mes propres enfans, fi vous aviez exigé cette caution. Cependant je vous déclare encore que fi les difcours de vos gens font capables de vous infpirer quelque défiance, je fuis prêt a prendre vos ordres. Mais après avoir formé un fi  i66 Aventures beau defTein,feroit-il digne de vous d'y renoncer; Sc fi 1'efFet ne répondoit pas a mes promeffes, ma punition n'efi-elle pas entre vos maïns —} Ce langage étoit fi propre a faire impreffion fur Faria , que promettant de s'abandonner a la conduite du corfaire, il menaca de punir ceux qui le troubieroient par leurs murmures. Nous nous remimes en mer. Treize jours d'une ravigation affez paifible, pendant lefquels nous ne perdïmes point la terre de vue , nous firent arriver dans un port nommé Buxipalem, a quarante-neuf degrés de hauteur. Ce climat nous parut un peu froid : nous y vimes des poiffons & des ferpens d'une fi étrange forme, que ce fouvenir me caufe encore de la frayeur. Similau , qui avoit déja parcouru tous ces lieux, nous fit des peintures incroyables de ce' qu'il y avoit vu S: de ce qu'il y avoit entendu pendant ia nuit, fur-tout aux pleines lunes de Novembre, Décembre & Janvier, qui font les tems des grandes tempêtes; ol nous vérifiames par r.os propres yeux une partie des merveilles qu'il r.ous avoit racontées. Nous vimes dans cette mer des raies auxquelles nous donnames le nom de Peixés-Mantas, qui avoient plus de quatre braffes de tour, & le mufeau d'un bceuf: nous en vimes d'autres qui reffembloient a de  d'un Co rs ai re Portugais. 2.67 grands lézards, moins groffes & moins longues, mais tachetées de verd & de noir, avec trois rangs d'épines pointues fur le dos, de la groffeur d'une fleche. Elles fe hérifTent quelquefois comme des porc-épics, & leur maPeau, qui eft fort pointu, eft armé d'une forte de crocs d'environ deux pans de longueur, que ies Chinois nomment pulifiücoens , & qui reffemblent aux défenfes d'un fanglier. D'autres poiffons que nous appercümes, ont le corps tout-a-fait noir & d'une prodigleufe grandeur : enfin, pendant deux nuits que nous paffames a 1'ancre, nous fümes continuellement tfFrayés par la vue des baleines & des ferpens qui fe préfentoient autour de nous, & par les hennlftemens d'une infinité de chevaux marins dont le rivage étoit couvert. Nous nom marnes ce lieu la rivière des Serpens. Quinze lieues plus loin, Similau nous fit entrer dans une baie beaucoup plus belle & plus profonde, qui fe nomme Calindamo, environnée de montagnes fort hautes & d'épaiffes forêts, au travers defquelles on voit defcendre quantité de ruiffeaux dans quatre grandes rivières qui entrent dans la baie. Similau nous apprit que, fuivant les hifloires chinoifes, deux de ces rivières tirent leur fource d'un grand lac nommé Mofcombia, & ies deux au-  268 AVENTÜRES tres d'une province appellée Alimania , oü les montagnes font toujours couvertes de neige. C'étoit dans une de ces rivières, qui porte le nom de Paterbernam, que nous devions entrer. II falloit drefier notre route a 1'eft, pour retourner vers le port de Nanquin, que nous avions laiffé derrière nous a deux eens foixante lieues, paree que dans cette diftance r.ous avions multiplié notre hauteur, fort audela de 1'ile que nous cherchions. Similau, qui s'appercut de notre chagrin, nous fit fouvenir que ce détour nous avoit paru néceflaire a notre füreté. On lui demanda combien il eraploieroit de tems a retourner jufqu'a 1'anfe de Nanquin par cette rivière; il répondit que nous n'avions pas befoin de plus de quatorze ou quinze jours, Sc que cinq jours après il nous promettoit de nous faire aborder dans 1'ïle de Calempluy, oü nous trouverions enfin le prix de nos peines. A 1'entrée d'une nouvelle route qui nous engageoit fort loin dans des terres inconnues, Faria fit difpofer 1'artillerie Sc tout ce qu'il jugea convenable a notre défenfe : enfuite nous entrames dans 1'embouchure de la rivière, avec le fecours des rames Sc des voiles. Le lendemain, nous arrivames au pied d'une fort haute montagne nommée Borinafou, d'oü couloient plufieurs  ï>'uN CORSAIRE Po RTÜG AIS. lö^ plufieurs ruifleaux d'eau douce. Pendant fix jours , que nous employames k la cötoyer r nous eümes le fpecfacle d'un grand nombre? de bêtes farouches, qui ne paroiffoient pas effrayées de nos cris. Cette montagne n'a pas moins de quarante ou cinquante lieues de Iongueur : elle eft fuivie d'une autre qui fe nOmme Gangitanou, & qui ne nous parut pas moins fauvage, Tout ce pays étoit Couvert de forêts'fl épaifTes, que le foleil n'y pouvoit communiquer fes rayons ni fa cbaleur.. Similau nous affura néanmoins qu'il étoit habité par des peuples difformes, nommés Gigohos, qui ne fe nourriffoient que de la chaffe & dti riz que les marchands chiuois leur apporroient ert échange pour leurs fournitures: il ajouta qu'on tiroit d'eux chaque année plus de deux eens mille peaux , pour lefquelles On payoit des droits confidérables aux douanes de Pocaffer Sc de Lantau., fans compter celle que les Gigohos employoient eux-mêmes k fe couvrir. & a tapiffer leurs maifons Faria, qui ne perdoit pas une feule occafion de vérifier les récits de Similau, pour fe confirmer dans Popinion qu'il avoit de fa bonne foi, le prefTa de lui faire voir quelques-uns de ces difformes habitans, doit il exageroit la lai- S  ifo Aventures deur. Cette propofition parut 1'embarrafïer ; cependant, après avoir répondu a ceux qui traitoient fes difcours de fables, que fon inquiétude he venoit que du naturel farouche de eés barbares, il promit è; Faria de fatisfaire fa curiöfité, a xondition qu'il ne defcendroit point a terre, comme il y étoit fouvent porté par fon cpurage. L'intérêt du corfaire étoit auffi vif pour la conferva'ion de Faria, que celui de-Faria pour la fienne. Ils fe croyoient néceffaires 1'un a 1'autre : 1'un, pour évker les jnauvais traitemens de 1'équipage, qui 1'accufoit de nous avoir expofés a des dangers infurmontables; 1'autre, pour le conduire dans une entreprife incertaine, oü toute fa confiance étoit fon guide. * Nous ne ceffions pas d'avancer a voiles & a rames, entre des montagnes fort rudes & des arbres fort épais, fouvent-étourdis par le brult d'un fi grand nombre de loups, de renards, de fangliers, de cerrs & d'autres animaux, que nous avions peine k neus entendre. Enfin, derrière une pointe qui coupoit le cours de l'eau , nous vimes paröitre un jeune garcon qui chaffoit devant lui fix ou fept vaches. On lui fit quelques fignes, auxquels il ne fit pas difficulté des'arrêter. Nous nous approchames de larive, en lui montrant une pièce de tafretas verd,  d'un Cörsaire Portugais. iji par le eonfeil de Similau, qui connoiffoit le goüt des Gigohos pour cette couleur. On lui demanda par d'autres fignes s'il vouloit Facheter : il entendit auffi peu le chinois que le portugais. Faria lui fit donner quelques aunes de la même pièce, &C fix petits vafes de porcelaine, dont il parut fi content, que , fans marquer d'inquiétude pour fes vaches, il prit aufli-töt fa courfe vers le bois. Un quartd'heure après, il revint d'un air libre, poi« tant fur fes épaules un cerf en vie. Huit hommes & cinq femmes dont il étoit accompagné % amenoient trois vaches liées, & marchoient en danfant au fon d'un tambour, fur lequel ils frappoient cinq coups par intervalle. Leur habillement étoit difrérentes peaux, qui leur laiffoient les bras & les pieds nuds, avec cette feule différence peur les hommes & pour les femmes , qu'elles portoient au milieu du bras de gros bracelets d'étain , & qu'elles avoient les cheveux beaucoup plus longs que les hommes. Ceux-ci étoient armés de gros batons brülés par le bout, & garnis jufqu'au milieu des mêmes peaux , dont ils étoient couverts : il avoient tous le vifage farouche, les lèvres grofTes, le nez plat, les narines larges & la taille haute. Faria leur fit divers préfens, pour lefquels ils nous laiffèrent trois vaches oc leur Sij  171 AvËNTURES cerf. Nous quittames la rive; mais ils nous fuivirent pendant cinq jours fur le bord de l'eau. Après avoir fait environ quarante lieues dans ce pays barbare, nous pouflames notre navigation pendant feize jours , fans découvrir aucune autre marqué d'habitation, que des feux que nous appercevions quelquefois pendant la nuit. Enfin nous arrivames dans 1'anfe de Nanquin, moins promptement a la vérité que Similau ne 1'avoit prédit, mais avec la même efpérance de nous voir dans peu de jours au terme de nos defirs. II fit comprendre k tous les Portugais la nécefïité de ne pas fe montrer aux Chinois , qui n'avoient jamais vu d'étrangers dans ces lieux. Nous fuivimes un confeil dont nous fentïmes 1'importance; tandis qu'avec les matelots de fa nation, il fe tenoit prêt k donner les explications qu'on pourroit lui demander. II propofa auffi de gouverner par le milieu de 1'anfe, plutöt que de fuivre les cötes, oü nous découvrions un grand nombre de lantées. On fe conforma pendant fix jours a fes intentions: le feptième nous découvrimes devant nous une grande ville , nommée Sileupemor, dont nous devions traverfer le havre pour entrer dans la rivière. Similau nous ayant recommandé plus que ja-  d'un Corsaire Portugais. 273 mais de nous tenir couverts, y jetta Fancre a deux heures après minuit. Vers la pointe du jour, il en fortit paifiblement au travers d'un nombre infini de vaiffeaux, qui nous laiffèrent paffer fans défiance; & traverfant la rivière, qui n'avoit plus que fix ou fept lieues de largeur, nous eümes la vue d'une grande plaine que nous ne ceffames point de cötoyer jufqu'au foir. Cependant les vivres commencoient a nous manquer, öc Similau, qui paroiffoit quelquefois effrayé de fa propre hardieffe, ne jugeoit point a propos d'aborder au hafard pour renouveller nos provifions. Nous fümes réduits pendant treize jours, a quelques bouchées de riz cuit dans Peau, qui nous étoient mefurés avec une extréme rigueur. L'éloignement de nos efpérances qui paroiffoient reculer de jour en jour, 6c le tourment de la faim nous auroient portés a quelque réfolution violente, fi notre fureur n'eüt été combattue par d'autres craintes. Le corfaire, qui les remarquoit dans nos yeux, nous fit débarquer pendant les ténebres prés de quelques vieux édifices qui fe nommoient Tanamandel, Sc nous confeilla de fondre fur une maifon qui lui parut éioignée des autres. Nous y trouvames beaucoup de riz 8c de petites féves, de grands pots de miel 9 Siij  274 Aventures des oies falées, des oignons, des aulx Sc des cannes de fucre, dont nous fïmes une ample provinon. C'étoit le magafin d'un höpital voifin , Sc ce religieux dépot n'étoit défendu que par la piété publique. Quelques Chinois nous apprirent dans la fuite qu'il étoit deftiné è la fubfiflance des pélerins, qui vifitoient les tornbeaux de leurs rois : mais ce n'eft pas a ce titre que nous rendimes graces au ciel de nous y avoir conduits. Un fecours qu'il fembloit nous avoir ménagé dans fa bonté, rétablit un peu le calme & Pefprit fur les deux vaiffeaux. Nous continuames encore d'avancer pendant fept jours. Quelle différence néanmoins entre le terme que Similau nous avoit fixé, Sc cette proiongation qui ne fipiflbit pas ! La patience de Faria n'a voit pas eu peu de force pour foutenir la notre; mais il commencoit lui-même a fe défier de tant de longueurs & d'incertitudes. Quoique fon courage 1'eüt difpofé a tous les événemens, il confelia publiquement qu'il regrettoit d'avoir entrepris le voyage. Son cha|pn croiffant d'autant plus qu'il s'efForcoit de ] nous avions eu le malheur de faire naufrage; qu'un miracle nous avoit fauvés des flots, & que notre reconnoiffance pour cette faveur dn ciel nous avoit fait promettre de venir en pélerinage dans la fainte ile de Calempluy ; que nous y étions arrivés pour accomplir notre vceu ; que notre feule intention , en le troubiant dans fa folitude , étoit de lui demander quelqu'aumöne , comme un foulagement néceffaire a notre pauvreté , & que nous nous engagions a lui rendre dans trois ans le doublé de ce qu'il nous permettroit d'enlever. L'hermite parut méditer un moment fur ce qu'il venoit d'entendre ; enfuite , regardant Faria, qu'il crut reconnoitre pour notre chef, il eut 1'audace de le traiter de voleur , & de lui reprocher fa criminelle entreprife : ce ne fut pas néanmoins fans joindre a fes injures des  'a8z Aventures prières & des exhortations. Faria löua fa pléte l & feignit même d'entrer dans fes vues : mais après 1'avoir fupplié de modérer fon reffentiment, paree que nous n'avions pas d'autre reffource dans notre misère , il n'en ordonna pas moins a fes gens de vinter 1'hermitage, & d'enlever tout ce qu'ils y trouveroient de précieux. Nous parcourümes toutes les parties de cette efpècede temple,qui étoitrempli de tombeaux, & nous en brisames un grand nombre, oü nous trouvames de 1'argent mêié parmi les os des morts. L'hermite tomba deux fois évanoui, pendant que Faria s'efforcoit de le confoler. Nous portames a bord toutes les richeffes que nous avions pu découvrir. La nuit qui s'approchoit nous öta la hardieffe de pénétrer plus loin dans un lieu que nous connoiffions fi peu : mais comme 1'occafion feule nous avoit déterminés a profiter fur le champ de ce qui s'étoit offert, nous emportames Fefpérance de parvenir le lendemain a d'autres fources de richeffes. Faria ne quitta pas l'hermite fans 1'avoir forcé de lui apprendre quels ennemis nous avions a redouter dans File. Son récitaugmenta notre confiance: le nombre des folitaires, qu'il nommoit Talagrepos, étoit de trois eens foixante - cinq dans les hermitages, mais tous d'un age trèsavancé. Ils avoient quarante valets , nommés  d'un Corsaire Portugais. 28$ Menigrepos , pour leur fournir les fecours néceflaires, ou pour les alfvfter dans leurs maladies. Le refte desédifices,qui étoit éloignéd'unquart de lieue , n'étoit peuplé que de bonzes, nonfeulement fans armes, mais fans barques pour fortir de l'ile , oü toutes leurs provifions leur étoient apportées des villes voifmes. Faria congut qu'en y retournant a la pointe du jour, après avoir fait une garde exacte pendant la nuit, nouspouvions efpérer qu'il n'échapperoit riena nos recherches; & que fix ou fept eens moines Chinois, qui devoit être a-peu-près le nombre des bonzes , n'entreprendroient pas de fe défendre contre des foldats armés. Quelque témérité qu'il y eüt dans ce deffein, peut-êtren'eüt-ilpasmanqué devraifemblance, fi nous avions eu la précaution de nous défaire de l'hermite, oude 1'emmener fur nos vaiffeaux. II pouvoit arriver que les Menigrepos laiffaffent pafler cette nuit fans vifiter fon hermitage , & nous ferions defcendus le lendemain avec' 1'avantage de furprendre tous les autres bonzes : mais il ne tomba dans Pefprit de perfonne , que notre expéditión put être ignorée jufqu'au jour fuivant, & chacun fe repofa fur la facilité qu'on fe promettoit k réduire une troupe de moines fans courage & fans armes. Faria donna fes ordres pour la nuit. Ils confif-  284 Aventures toient principalernent a veiller autour de 1'ile l pour obferver toutes les barques qui pouvoient en approcher:mais, vers minuit, nosfentinelles découvrirent quantité de feux fur les temples & fur les murs. Nos Chinois furent les premiers k nous avertir que c'étoit fans doute un fignal qui nous menacoit. Faria dormoit d'un profond fommeil: il ne fut pas plutöt éveillé , qu'au lieu de fuivre le confeil des plus timides, qui le preffoient de faire voile auffi-töt, il fe fit conduire k rames, droit k l'ile. Un bruit effroyable de cloches & de baffins confirma bientöt 1'avis des Chinois. Cependant Faria ne revint a bord que pour nous déclarer qu'il ne prendroit pas la fuite fans avoir approfondi la caufe de ce mouvement. II fe flattoit encore que les feux Si le bruit pouvoient venir de quelques fêtes, fuivant 1'ufage commun des bonzes. Mais avant que de rien entreprendre, il nous fit jurer fur 1'évangile que nous attendrions fon retour: enfuite , repaffant dans l'ile avec quelques-uns de fes plus braves foldats, il fuivit le fon d'une cloche , qui le conduifit dans un hermitage différent du premier. La, deux hermites dont il fe faifit, & que fes menaces forcèrent de parler, lui apprirent que le vieillard auquel nous avions fait grace de la vie , avoit trouvé la force de fe rendre aux grands édifices; que , fur le récit de fa  d'un Corsairè Portugais. 2.89 fa difgrace, l'alarme s'étoit répandue parmi tous les bonzes; que , dans la crainte du même fort pour leurs maifons pour leurs temples , ils avoient pris le feul parti qui convenoit a leur profeffion , c'eft a-dire celui d'avertir les cantons voifins par des feux & par le bruit des cloches, & qu'ils efpéroient un prompt fecours du zèle & de la piété des habitans. Les gens de Faria profitèrent du temps pour enlever fut Pautel une idole d'argent, qui avoit une couronne d'or fur la tête & une roue dans la main: ilsprirent auffi trois chandeliers d'argent avec leurs chaines qui étoient fort groffes & foit longues. Faria fe repentant trop tard du ménagement qu'il avoit eu pour le premier hermite, emmcna ceux qui lui parloient, & les fit embarquer avec lui. Il mit auffi tot a la voile en s'arrachant la barbe , & fe reprochant d'avoir perdu par fon imprudence une occafion qu'il défefpéroit de retrouver. Son retour jufqu'a la mer fut auffi prompt que le cours d'une rivière rapide , aidé du travail des rames & de la faveur du vent. Après fept jours de navigation , il s'arrêta dans un village nommé Sufeguerim, ou, ne craignant plus que le bruit de fon entreprife eut pu le fuivre , il fe pourvut de vivres, qui recommencoient a lui manquer: cependant il n'y paffa que deux heures, T  &9  Ö'UN COR5AIRE PöRTÜGAIS. 29Ï fro't plus de reffources en nous brfant entfë les rochers, qu'en nous tóiffant abhrter au milieu des flots: mais ce pröjet déiefpéré ne put nous réuffir; levent, qui fe changea bientöt en nord-outfl, éleva d<_s vagues fürieufes qui nous rejettèrent malgré nous vers la haute mer. Alors nous comnlencames k föWagef nds vaiffeaux de tout ce qui pouvoit les apjjefahtir fans épargner nos caiffes d'or & d'argent. Nos mats furent coupés, & nous nóiis abandor.names k Ia fortune pendant le fcfte du iour. Vers minuit , nOus er tendimes dans le Vaiffeau de Faria les derniers cris du défef poir: on y répondit du :,ötre p3r d'affreux génvffemens-; enfuite; n'entendant plus d'autre bruit que celui des Vents & des vagues, nouS d'eineürames perfuadés que notre brave chef & teuts nos amis étoient enfeveüs dans l'abime. Cette idéé nous jetta dans une fi profonde confternatión j que pendant plus d'une hêure noüd reftames tous muets. Quelle nuit ïa döu'eur 8c la crainte nous firent paffer ! Une heure avant le jour , nótre vaiffeau s'ouvrit par la cöntrequille , & fe trouva bièhtöt fi plein d'eau , que le courage nous manqua pour travailler k la pompe; Enfin ; r.öus allèmés choquer contre la cöte, & déja prelqite noyés comme nous i'étions , les vagues nous roulèrent juf- Tij  &91 Aventures qu'a la pointe d'un écueil, qui acheva de nous mettre en pièces. De vingt - cinq Portugais , quatorze fe fauvèrent: le refte , avec dix-huit efclaves chrétiens Sc fept matelots Chinois , périt miférablement a nos yeux. Nous nous raffemblames fur le rivage, oh , pendant le jour Sc la nuit fuivante, nous ne cefsames de pleurer notre infortune. Le pays étoit rude Sc montagneux: il y avoit peu d'apparence qu'il fut habité dans les parties voifines. Cependant, le lendemain au matin nous fimes fix ou fept lieues au travers des rochers, dans la trifte efpérance de trouver quelqu'habltant qui voulüt nous recevoir en qualité d'efclaves, Sc qui nous donnat a manger pour prix de notre liberté: mais après une marche fi fati* . gante, nous arrivames k 1'entrée d'un immenfe marécage , au-dela duquel notre vue ne pouvoit s'étendre, & dont le fond étoit fi humide, qu'il nous fut impoflible d'y entrer. II fallut retourner fur nos traces, paree qu'il ne fe préfentoit pas d'autre paffage. Nous nous retrou- - vames le jour fuivant dans le lieu ou notre vaiffeau s'étoit perdu; Sc découvrant fur le rivage les corps que Ia mer y avoit jettés, nous recommencamesnos plaintes Sc nos gémhTemens. Après avoir employé le troifième jour k les nefevelir dans ie fable, fans autres inftrumens  d'un Corsaire Portugals. 293 que nos mains, nous primes notre chemin vers le nord , par des précipices & des bois que nous avions une peine extreme a pénétrer. Cependant nous defcendimes enfin fur le bord d'une rivière que nous réfolümes de traverier a la nage: mais les trois premiers qui tentèrent le pafTsge,furent emportés par la force du courant. Comme ils étoient les plus vigoureux , nous défefpérames d'un meilleur fort. Nous primes le parti de retourner a 1'eft, en fuivant le bord de l'eau, fur lequel nous pafsamesune nuit fort obfcure , auffi tourmentés par la faim que par le froid & la pluie. Le lendemain, avant le jour, nous appercümes un grand feu, vers lequel nous nous remimes a marcher : mais le perdant de vue au lever du foleil, nous continuames jufqu'au foir, defuivre la rivière. Le pays commencoit a s'ouvrir: notre efpérance étoit de rencontrer quelque habitation fur la rive ; d'ailleurs , nous ne pouvions nous éloigner d'une route ou l'eau, qui y étoit excellente , fervoit du moins a foulager nos forces. Le foir, nous arrivames dans un bois ou nous trouvames cinq hommes qui travailloient a faire du charbon, & dont nous nous promimes quelque fecours. Un long commerce avec leur nation, nous avoit rendu leur iangue affez familière. Nous Tiij  ?94 Aventures nous approchames d'eux; nous nous jettSmes h leurs pieds pour diminuer l'-cffroi qu'ils auroient pu reffentir a la vue d?onze étrangers. Nous les priames au nom du ciel, dont la puiliance eft r ipeclée de tous lés peuples du monde , de pons. adreffer dans quelque Heit oü nous puffions trouverdi' remède au plus preffantde nos maux. Ils nous regardèrent d'un oeil de pitié: - 5 la faim étoit votre unique mal, nous dit 1'un d'entr'eux, il nous feroit aifé d'y. remédier: 'mais vous avez tant de plaies, que tous nos facs ne fuftiroient pas pour les couvrir --. En effet , les ronces au travers defquelles nous avions marché dans les montagnes, nous avoient déchiró le vifage & les mains; & ces plaies, que 1'excès de notre mifère nous empêchoit de fentir , étoient déja tournees en pourriture. L°s cinq Chinqis nous offrirent un peu de riz 6 dVau cfidiide, qui ne pouvoient luffire pour. nous raffaffier; mais en nous laiffant laliberté de poffer la nuit avec eux, ils nous eonfeillèrent de nous ren.ire dans une ville voifine, oü nous trouv.nons un höpital qui fervoit a loger. lei pauvres voyageurs avec les makdes. Nuus prii.icb auffi tót k ehemm qu'ils eurent rhumanité.de nous montrer. II étoit une heure de runt lórf'qüé nous frappames a la porte de. I'höpital. Sur beaucoup de queftions qu'on  d'un Corsaire Portugais. 195 nous fit, nous répondimes que nous étions des marchands de Siam , a qui la fortune avoit fait perdre leur vaiffeau par un naufrage. Notre intention , dimes • nous , étoit de nous rendre è Nanquin , oh nous efpérions nous cmbarquer fur les premie.'es. lantées qui partiroient pour Canton , dans la confian.ce d'y trouver des marchands de notre nation ,. a qui Pempereur permettoit d'y exercer le commerce. Après ces éclairaff.-mens, qu'on ne jugea pas k propos d'approfondir, & plufieu.rs autres formalités affez incommodes, mais conformes au caraöère des Chinois,. on nousregut avec un& charité digne du chriffianifme. Nous refi&mes 14 tout le tems néceffaire au rétablifferaent de nos forces. & de notre fanté , & nous repartïmes enfin, pénétrés de reconnoiffance pour les généreux bienfaiteurs qui nous avoient ra» cheté la vie. Tel fut le trifte dénouement d'une entre» prife que fans doute le ciel n'avoit pas approuvée. Au lieu de voir fe réahfer les hautes efpérances que nous en avions co^cues, nous ne trouvaraes que le naufrage , la faim , 6c. toutes les extrémités de la mifère-. Quant & Faria , malgré des informations fans nombre , eous reftames toujours dans Pignorance dg: Tiv  29<5 Aventures d'un Corsaire Portugais, fon fort, mais bien perfuadés d'aüleurs qu'il avoit péri, & que la vengeance célefte ayant Piini en nous les moins criminels, n'auroit pas épargné le plus coupable de tous. Fin des Aventures d'un Corfaire Portugal  VOYAGES ET AVENTURES DU CAPITAINE ROBERT BOYLE; Oit l'on trouve fliiftoire de Mademoifelle Vii lars, avec qui il fe fauva de Barbarie; celle d'un Efclave Italien , & celle de Dom Pedro Aquilio, qui fournit des exemples des coups les plus furprenans de la fortune ; AVEC La Rclation du Voyage, du Naufrage & de la Confcrvation miraculeufe du fieur Castelman, oü l'on voit une defcription de la Penfylvanie, & de Philadelphie, fa capitale. Traduits de l Anglois*   199 PRÉFACE Imprimée en tête de Pêdition de iJ30. T i a relation füivante eft un détail de ce qui m'eft arrivé de plus remarquable pendant plufleurs années ; & quelque extraordinaire qu'elle puifle paroitre , je déclare qu'il n'y a pas jufqu'a la moindre circonftance qui n'en foit vraie. Comme je ne 1'avois écrite que pour ma propre fatisfaftion , il s'en felloit beaucoup qu'elle fut en état de voir le jour ; & je n'aurois jamais penfé a la publier, fi un de mes anciens amis ne s'étoit emparé de mes papiers k mon infu, & ne m'avoit affuré que fi je ne voulois pas les mettre au net pour les donner a. rimprimeur , il le feroit lui-même. L'hiftoire du naufrage de mon ami M, Caftelman , & des dangers qu'il a %ourus, & la defcription de la Penfyk  3 go Pr é f a c e. vanie & de Philadelphie fa capitale, qu'on trouvera enfuite, ne déplairont pas, j'efpèrë, aux Ie&eurs. II n'y a ni ornement étranger, pi rien qui ne foit exaöement vrai. Je fuis perfuadé que tous ceux qui connoiflent ce gentilhomme , avoueront qu'il y a peu de perfonnes d'une auffi grande probité , comme le pofte qu'il occupe, & la manière dont il 1'occupe , le juftifient fuffifamment.  VOYAGES ET AVENTURES DU CAPITAINE ROBERT BOYLE. Je fais né dans un port de mer, appellé Bofton, en la Province de Lincoln. Mon père étoit capitaine & propriétaire d'un vaiffeau marchand, qui négocioit aux Indes occidentales; mais en revenant il fut jetté fur les rochers de Silly (i) , ou il périt avec tout 1'équipage , k la réferve d'un feul homme. Ma mère & moï étions chez une tante k Londres, quand cette trifte nouvelle arriva. J'étois trop jeune pour fentir la perte que je faifois; mais ma mère en mourut bientöt de chagrin, & me laiffa orphelin, deftitué de tout (i) C'eft un amas de petit-ss iles fnuées entre les cêtes d'Angleterre , de France , Sc d'Irlande , & bordéss de rochers. On les appelle autrement les Sorlingues.  Jói Voyages fecours, a 1'age de dix ans. II eft vrai pourtant que j'avois une bonne tante j qui étoit affez k fon aife, & qui prit foin de mon éducation. J'appris en peu de tems a lire & a écrire , quelque peu de latin, & pour ce qui eft du francois, je le poffédois parfaitement, ayant eommeneé a le parler dès mon enfance avec ma mère , qui étoit née a Paris, oii mon père Pavoit époüfée, & d'oü il Pavoit menée a Bofton. Quand j'eus atteint Page de quatorze ans, ma tante me dit qu'il étoit tems de fonger k ifi'appliquer a quelque profeflion, qu'elle m'eh laiffoit le choix, & qu'elle fourniroit a tout ce qui feroit néceffaire pour cela. Cependant, ajouta-t-elle, fi j'avois un confeil k vous donner, je voudrois que vous étudiaffiez en droit fous la direéf ion de votre oncle; mais je lui répondis, que je ne me fouciois pas fort d'embraffer une profeflion, oü l'on ne peut faire fortune qu'aux dépens d'autruL Enfin , j'aimai mieux être horloger, me fentant un génie propre a cela. Ainfi je cherchai un maïtre , & en ayant trouvé un, qui me re venoit affez , je fus mis en apprentiffage chez lui: je n'eus pas fujet de m'en plaindre, car il me traita toujours fort honnêtement, en confidération de ma naiffance 6c des malheurs de notre familie.  ü E ROBEfcT BÓYLE. Ma tante lui donna quarante guinées d'engagemént; ce qui étoit beaucoup dans ce tems-la; mais il paflbit pour un des plus habiles de fort métier : d'ailleurs elle devoit m'habiller, & me fburnir de tout ce dont j'aurois befoin pendant les fept années de mon apprentiffage. Les fix premiers mois je me trouvai fort bien de ma nouvelle condition; mais k peiné étoient-ils écoulés que mon maitre époufa une femme, qui avoit affez de bien, Sc beaucoup de mauvaife humeur. Au bout de quelques fe* maines , elle commenca k le maïtriler, 8c k me traiter aufli fort durement, jufqu'a m'obliger de faire tous fes petits meffages, 8c de porter fon livre k 1'églife le dimanche, cömme fi j'euffe été fon laquais. Je fouffrois töut cela affez bien , mais non fans me plaindre a ma tante , qui me confeilloit de prendre patience , croyant qu'il feroit inutile d'en parler k mon maitre. Je demeurai dans Cet état un an entier, au bout duquel, pour comble d'ir.fortuune f ma pauvre tante mourut d'une hydropifie. C'étoit lè, en effet, la plus grande difgrace qui put m'arriver ; caf elle m'a voit toujours temt lieu de père ck de mère. Elle me laiffa par fon teftament 800 livres flerlings, & me donna mon oncle pour tuteur : je m'abftiendrai de le nommer, non pas par confidération pour lui, mais  304 Voyages pour fes enfans, qui ont été de bons rejettons d'une mauvaife tige, & auffi généreux qu'il étoit avare. Ma maitreffe continua toujours a me maltraité*, & une aventure me fit connoïtre fon mauvais cceur. Mon maitre faifoit un grand commerce de montres, qu'il vendoit au de-la la mer. Un jour qu'il en portoit plufieurs a bord d'un vaiffeau chargé pourLisbonne,qui étoitaDeptford(i); il me prit avec lui. A peine avions-nous fait trois milles, qu'il fe fouvint qu'il avoit oublié une montre d'argent, dont il vouloit faire préfent au capitaine du vaiffeau. II m'ordonna de 1'aller chercber, & me mit a terre, paree que la marée étant contraire , je pouvois me rendre beaucoup plus vite au logis a pied, que par eau. Je fis tant de diligence, que je crois que j'arrivai a la bourfe en moins d'une demiheure. Quand je fus venu a la maifon, je ne trouvai perfonne dans la boutique , que mon compagnon d'apprentiffage, qui me dit que ma maitreffe étoit dans fa chambre. J'y montai tout auffi-tot pour prendre la montre, mon (1) C'eft un bourg fur la Tamife , nn peu au-deflbus de Londres. Maïtre  be Robeiit Boyle. 305 maitre m'ayant dit qu'il Py avoit laiffée, après Pavoir ponée plufieurs jours pour 1'éprouver ; mais je trouvai la porte fermée. M'arrêtant un moment a confidérer ceque je ferois, j'entendis la voix d'un homme, qui parloit bas a ma maïtrefle, & je compris bientöt, par leur entretien, que Pamour en étoit le hij et. Je fus aux écoutes, jufqu'a ce que je m?appercus qu'ils faifoient autre chofe que fe parler. Au haut de 1'efcalier il y avoit un marchepied , que la fervante avoit laiffé la par négligence, s'en étant fervie le matin pour clouer des pentes aux fenêtres de la falie; & comme le deffus de la porte étoit vitré , j'eus grande envie de voir qui c'étoit, qui faifoit la befogne de mon maitre en fon abfence. Ainfi je pofai fort doucement le marche-pied contre la boiferie a cöté de la porte , & je montai delfus ; mais comme j'étois panché fur la vitre pour regarder dans la chambre, le poids de mon corps fit gliffer le marche-pied, qui donnant contre la porte la fit ouvrir; de forte que je tombai dans la chambre tout de mon long avec le marche-pied; ce qui ne caufa pas un petit bruit. Vous pouvez bien croire qu'a cette chüte le couple amoureux ne fut pas peu furpris; Ia frayeur qu'ils en eurent fut fi grande, qu'ils V  3o6 Voyages oublièrent ce qu'ils faifoient: mais j'en vis affez pour me convaincre que mon maitre étoit en beau chemin de gagner paradis , graces k ma maitreffe. Quand nous fümes revenus de notre furprife réciproque, & que tout eüt été remis en ordre, je me hafardai de dire a ma maitreffe la commiffion que j'avois. Elle me donna la montre , en m'appliquant un bon foufflet, & me difant qu'elle s'étonnoit que j'euffe eu 1'effronterie de monter fans frapper a la porte ; mais, ajouta-t-elle , je crois plutöt que vous veniez dans quelque mauvaife intention, & que vous auriez volé votre maitre, fi je ne me fuffe trouvée dans la chambre avec mon médecin , qui eft venu voir comment je me portois. II n'étoit pas difficile de deviner quelle médecine elle prenoit; cependant je m'excufai du mieux que je pus , en difant que voulant óter du paffage le marche-pied, il m'avoit échappé des mains, & étoit tombé contre la porte qu'il avoit enfoncée: j'ajoutai que j'étois bien faché de lui avoir fait de la peine; je fis la révérence, & je me retirai fans donner a connoïtre que j'euffe vu la moindre chofe. Je pris un bateau, & je fuivis mon maïtre. Dès que je fus fur l'eau, je me mis a confidérer lequel valoit le mieux, ou de tenir fecret  de Robert Boyle. 307 ce qui venoit d'arriver, ou d'en inftruire mon maitre. Enfh, après avoir bien pefé le pour & le contre, je me détermhai a ce dernier parti ; d'un cöté , pour me venger de ma mdïtreffe , qui m'avoit frappé ; Sc de 1'autre, pour ne pas laiffer un auffi honnête homme que mon maitre dans 1'ignorance de ï'infidélité qu'elle lui faifoit. Quand je fus a bord du vaiffeau, le capitaine pria mon maitre de trouver bon que je me miffe a table avec eux. Nous dïnames de bon appétit; le vin&le punch (1) ne nous manquèrent point; & toute la compagnie commencolt a être de bonne humeur, lorfqu'on vint d'.re au capitaine , que fa lady (1), comme 1'appelloit le mtff iger, feroit a bord dans une heur: pour prendre congé de lui. La-deffus mon maïtre fe mit ale raüler; je m'étonne, lui dit-il, que vous autres gens de mer voaliez vous cxpo^eraavoir des femmes: pourquoi cela ? répondit le capi- (1) C'eft une efpèce de liqueur forte, comporée d'eau de vie & d'eau commune , de iucre & de jus de citron ,' qu'on fait au moment même qu'on veut la boire, & qui eft fort en ufage dans toute 1'Angleterre. (2) C'eft un titre d'honneur, qui n'appartient proprement qu'aux dames de qualké , mais que les Anglois,' par un exces de flatterie, dont on ne les croiroit pas volontiers capables , prodiguent indifféremment aux, femmes & aux filles de toute condition. Vij  3oS Voyages taine; paree que, répliqua mon maitre, vous devriez, a mon avis , vous fouvenir de la pointe des cocus (c), que vous avez paffee en defcendant la rivière; votre abfence leur fournit une fi belle occafion, que je creis qu'il y en a bien peu qui la laiffent échapper. Vraiment, reprit le capitaine , la votre ne pourroit-elle point coëffer, au moment même que je parler fl'a-t-elle pas affez de tems? Qu'en penfez-vous? Cela eft bientöt fait ? Quand une femme a réfolu , &c. Maint alderman f» a été fait cocu , Pendant qu'il étoit a fes affaires fur la bourfe ; & j'ai connu la femme d'un miniffre, qui alïoit rarement a 1'églife, mais qui ne perdoit pas fon tems aulogis. Tandis que le bonhomme endoctrinoit fon troupeau, elle prenoit fes ébats avec un jeune fermier fort riche. Mais un jour ayant été attaqué d'un vertige , dans le temps qu'il alloit commencer fes fonöions, on fut obligé de le ramener a la maifon , oü il découvrit bientöt la caufe de fon mal; car fa femme lui avoit fait pouffer des cornes, comme les en- (0 C'eft une petite langue de terre fur la Tamife un peu au-deffous de Londres, a l'extrémitê de laquelle il y a une maifon , oü l'on a attaché n:r nl,;r.... • ? r— i'iaiiüiiLciie , ces cornes; ce qui a donné lieu a rappeller la pointe des cocus. CO Les a'.dermans font les magiftrats, ou les membres du conieil dss villes.  de Robert Boyle. 309 fans poufTent des dents. Cependant, comme il avoit affez de témoins qu'on 1'avoit enrölé malgré lui dans la grande confrairie , il intenta procés au fermier, & en ree, ut un dédommagement de 500 livres, quoiqu'on lui a fouvent oui dire depuis, qu'il ne trouvoit pas que fa femme en fut eftropiée. Cette hiftoriette donna lieu a en faire quelques autres dans le même goüt. A la fin , mon maitre & moi, voyant que la marée remontoit, nous primes congé de la compagnie, & lui fouhaitames un bon voyage. Comme nous repaflions auprès de la pointe des cocus, mon maitre me dit a haute voix, Robin: pourquoi ne tirez», vous pas. votre chapeau a ce Monfieur qui eft a cette fenêtre ? Je le tirai fort docilement , mais je ne vis perfonne ; furquoi il fe mit a éclater de rire, me difant 'que j'avois bien fait de 1'honneur aux cornes. Alors comprenant fa penfée , je lui répondis que cette efpèce de civilité ne convenoit qu'aux hommes mariés ; & comme j'étois piqué de 1'afFront que je croyois qu'il m'avoit fait, j'ajoutai qu'effettivement il y en avoit bien peu qui ne fuffent cornards, ou qui ne duffent 1'être un jour. Comment , fripon, répliqua mon maitre , penfez-vous donc que je fois auffi du nombre ? Vraiment, Monfieur, repartis-je, je n'ai pas grande raifon de Viij  3*0 Voyages croire ma maitreffe plus fainte qu'une autre ; & puifque vous me mettez fur ce chapirre, je vous prie que nous allions a quelque cabaret, de peur que les bateliers n'entendent ce que nous dirons, & la je vous apprendrai ce que j'ai vu anjottrd'hui. A ces mots, mon maïtre cbangea de couleur, & impatient de iavcir ce que j'avo's è lui dire , il ordonna aux bateliers de neus mettre k terre, Sc de nous attendre quelque tems. N us entrames dans une taverne, Sz prïmes une chambre en particulier j oü je lui déclarai tout ce d nr j'avois été témoin. Après m'avoir fait p!ufieurs queff ons, je vis bien qu'il ne doutoit nullcment que je ne lui eufie dit la vérité ; car il de vint pale comme la mort & eut de la peine a retenir fes larmes. Je fus facbé alors de lui avoir appris ce qui s'étoit paffé, me fouvenant de ces mots: Quand on Ie fait, c'eft peu de chofe; Quand on ï'ignore, ce n'efl: rien. Après avoir g.rdé quelque tems le filence , il fe mit k peller 8c k menacer, tenant des difcours e travagans, & paroiffant fout en fureur. Enfin je me hafardai k lui dire, que je croyois qu'il avoit tort de s'affliger ainfi pour une chofe qui ne pouvoit fe réparer ; & que je m'étonnois que le monde fut fi injufie que de £ire to.i.ber  de Rob e r t Boyle. 311 fur le mari une ignominie qui ne regarde proprement que la femme. Peu a peu il devint plus tranquille; & alors il me fit ce compliment: Robin, me dit-il, j'ai remarqué en toi un jugement au-deffus du commun; je te prie, dis-moi comment je dois me conduire dans cette affaire. Je vous remercie , Moniieur, lui dis-je, de la bonne opinion que vous avez de moi ; mais fi j'étois dans votrecas, je ne voudrois pas faire femblant de rien , jufqu'a ce que je pufTe trouver ma femme fur le fait, ou dans de telles circonftances qu'elle fut obligée elle-même de paffer condamnation ; oó cela pour deux raifons. ip. Dès que vous en viendrez a une rupture ouverte, vous ne jouirez plus d'aucun repos. i°. Ma maitreffe pourroit bien fe mettre dans la tête de nier cette aventure ; & alors elle ne manqueroit pas de décharger toute fa colère fur moi; & franchement, ajoutai-je, je fouffre déja trop de fa mauvaife humeur, pour que je puiffe en fouffrir davantage. Mon maitre réfolut de fuivre mon avis , & de ne pas faire connoïtre a fa femme qu'il fut rien de ce qui s'étoit paffé. Le pauvre homme ne pouvoit deviner qui étoit le galant en queftion , par la defcription que je lui en fis,, car je ne 1'avois jamais vu que ¥>v.  312 Voyages cette feule fois. Nous retournSmes a notre ba-" teau,& dela k la maifon. Quand nous fümes arrivés, ma maitreffe demanda k mon maitre, fi je ne lui avoïs point fait de contes: des contes' ma chère! répondit mon maïtre; que's contes > II ne m'a rien dit. Vraiment, répliqua ma maïtrefTe; ce n'eft pas grand-chofe; feulement je lm ai donné un foufflet ce matin , quand il eft venu pour la montre que vous aviez oubliée , & je m'imaginois qu'il vous en auroit fait des Plamtes; mais , ajouta-t-elle , je fuis tèchée de 1 avoir frappé, & je veux lui faire fatisfaflion ; & elle dit ceci affez haut pour que je pufte 1 entendre. Le lendemain, mon maïtre étant allé a la bourfe, elle monta dans la boutique , oü je travaillois au troifième étage, & fous quelque prétexte , elle envoya mon compagnon dehors Quand il fut parti, elle s'affit, & après m'avoir regardé quelque tems en face: eh bien ! Robin, me dit-elle, je vous fuis très-obligée de n'avoir donné aucune connoiffance de 1'accident qui arriva hier è votre maïtre; & pour récompenfer votre filence, voilé un jacobus que je vous donne pour vous acheter une paire de gants: je vous promets que vous n'aurez jamais plus fujet de vous plaindre de moi. Je pris fa pièce d'or, & je 1'affurai que je ne parlerois de ma vie de'  de Robert Boyle. 313 cette affaire: elle me dit que j'étois un bon gar9on , & fe retira. Mon maitre n'avoit pas toujours la commodité de m'entretenir a la maifon , de forte qu'il me donnoit rendez-vous tous les dimanches après le fermon du foir, dans quelque taverne , pour y parler a notre aife de 1'afFaire en queftion. La première fois que neus y allames, je lui fis 1'hifloire du jacobus, & de 1'entretien que j'avois eu avec ma maitreffe; & pour le mieux convaincre, je lui montrai la pièce, qu'il reconnut d'abord ap/a-tenir a fa femme par fa beauté, étant la même qu'il lui avoit donnée depuis peu, comme une pièce a conferver. Pour le coup, Robin , me dit il, je fuis pleinement perfuadé de 1'infidélité de ma femme ; car nonobftant tout ce que tu m'en avois dit, je me flattois que ce pourroit bien être un conté de ta facon , que tu aurois inventé pour lui rendre la pareille des mauvais traitemens que tu en as recus. Mais il s'agit de déterrer ce galant, afin que je puifTe me venger premièrement fur lui; car, pour t'avouer ma folie , il faut que je te dife, Robin, que je ne ferai jamais capable de haïr cette ingrate. Quelque tems après , mon maitre découvrit que ma maitreffe étoit allé avec fon amant, dans  3*4 Voyages un jardin prés de la ville, & que cet amant étoit tin jeune procureur. Ainfi la première chofe fur laquelle nous conférames enfuite , fut de leur fournir une occafion de fe voir a la maifon tout a leur aife. Pour cet effet, mon maitre dit k ma maitreffe qu'il étoit obligé d'aller jufqu'a Sainte-Marguerite , dans la provmce de Kent (i), retirer certaines marchandifes , qu'on y avoit débarquées pour fon compte; qu'il vouloit éviter de les faire paffer a la douane; & qu'il appréhendoit qu'on n'exécutat pas bien fon deffein, s'il n'y étoit lui-même. Le mardi fuivant fut choifi pour le jour de fon départ. 11 me donna ordre, devant tout le monde, d'aller en fon abfence en plufieurs endroits, pour parler aux ouvriers , qu'il employoit dans fa profeflion ( car il y a divers métiers particuüers qui appartiennent a 1'horlogerie). Le jour marqué étant venu , mon maitre monta a cheval de grand matin , a deffein , comme ma maitreffe & le refte de la familie le croyoient , d'aller oh il avoit dit : mais il ne fut pas plus loin qu'Iflington (z), il revint d'abord fur fes pas, remit fon cheval a 1'écurie , & alla droit au lieu de notre rendezvous. (1) C'eft un port de mer a. Go milles de Londres.- (2) Petit village tout prés de Londres.  de R o b e r T Boyle.' 31? A peine étoit-il parti, que ma maitreffe m'appella, & m° demaida fi j'avois le tems de faire un meffage pour die. Ie lui répondls que cela étoit impoffible , ayant de 1'ouvrage a finir que je devois porter dehors mceffamment. Alors elle mepria de faire venir un porteur; ce que je fis, en choififfant un que je connoiffois particulièrement, Sc qui étoit fort bien dans fes affaires; car dans ce tems-la un porteur de la cité gagnoit beaucoup, la pofte d'un fou (t) n'étant pas encore établie. Je 1'inftruifis de ce qu'il avoit a faire; je lui dis q.t'il devoit monter auprès de ma maitreffe , prendre la lettre qu'dle lui remettnrt , Sc aller enfuite a un cabaret a bierre tout joignant, oü il m'attendroit quelque tems. II fuivit mes inftruaion?; Si fdifant femblant de fortir pour les affaires de mon maïtre , je fus le joindre. Dela je le menai fur le champ dans 1'eniroit oü étoit mon maïtre, qui ayar.t 011vert la lettre , y fut ce qui fuif : « mon cher Thomas, il y a un fiècle que je ne vous ai vu; le cocu eft allé peur une femaine hors de ville ; ainfi trouvez-vous fur les fix heures (1) Cette pofte part toutes les deux heures pour tous les quartiers de Londres , & fes environs , a dix milles: on donne un fou par lettre; & c'eft pour cela qu'on 1'apptlle la pofte d'un fou.  510 Voyages du foir au rendez-vous ordinaire.». Ce billet nous laiffoit dans le même embarras qu'auparavant; car nous ne pouvions comprendra quel ëtoit ce rendez vous ordinaire, a moinS que ce ne fut le jardin , dont j'ai déja parlé. Enfin nous primes la réfolution d'envoyer le porteur avec la lettre au galant, le chargeant de nous rapporter fa réponfe, pour voir fi nous n'en pourrions pas tirer plus de lumière: il s'en fut & revint avec un billet, que nous ouvrimes, & oü nous trouvames ces mots: « ma chere, le rendez-vous ordinaire ne me paroit pas convenable , paree qu'un avocat de ma connoiffance a découvert quelque chofe de notre intrigue; ainfi je ferai a vous avant 1'heure que vous me marquez , afin que nous puiffions prendre la-defius nos mefures. Je fuis ravi que votre animal foit hors de ville; nous ajouterons un autre andouiller a fon bois pour orner fon front, auffi-töt que j'aurai le bonheur de voir celle qui aura toujours tout pouvoir fur votre , &c. » Quand mon maitre vit que Ia fcène devoit s'ouvrir dans fa propre maifon, il demeura tout interdit; mais après avoir gardé quelque tems le filence , il me tint ce difcours : « Robin , cette lettre a en quelque manière confondu notre projet, paree que je ne voudrois  be Robert Boyle. 317 pas , s'il étoit poffible, exécuter chez moi le deffein que j'ai formé , de peur que cela ne fit untrop grand éclat; car, ajouta-t-il, quoiqu'un homme ait le malheur d'être cocu, il feroit bien faché que tout le monde le fut ». Je Jui dis que j'étois ravi de le voir de fi bonne humeur, & fi raifonnable fur le cas; mais que je le priois de ne pas retenir davantage le porteur, de crainte de quelque accident. II me remercia de mon attention, recacheta la lettre, & la donna au porteur pour la rendre inceffamment. Quand celui-ci fut parti, mon maitre me chargea de retourner a la maifon, & de prendre garde a ce qui s'y pafferoit, avec ordre qu'auffi-töt que le galant feroit venu, je lui renvoyaffe le même porteur lui dire, que 1'ouvrage étoit fait, & prêt k lui porter, s'il le trouvoit a propos. II n'y avoit pas un quart - d'heure que j'étois au logis, quand mon galant arriva en carroffe : il monta droit a la chambre de ma maitreffe, mais il ne s'y arrêta point; ildefcendit dans le moment, dit quelque chofe a 1'oreille du cocher , & enfila la rue. Je ne favois qu'en penfer , ni ce que je devois faire; mais ma maitreffe me tira bientöt d'embarras; car elle fit appeller un fiacre. Sur le champ , j'envoyai querir mon porteur, & je lui dis  31S Voyages è l'oreille de fuivre ce caroffe, & de fe dépêcher de me venir dire en quel endroit il fe feroit anêté. Ma maitreffe dtfcendit , fon mafque a la main, 8c fe jetta dans le fiacre : je le fuivis des yeux auffi loin que je pus, 8c je vis que le porteur avoit trouvé le moyen de fe mettre derrière le carrofTe. Je fus de ce pas jomdre mon m.,i:re, 8c je l inflruifis de tout : il me preffa de retourner a la maifon pour ne pas faire attendre le porteur, 6c m'ordonna de 1'amener aufli-tot qu'il feroit venu è la tête du pape , paree que ce cabaret étoit plus proche de chez lui. Le porteur ne re vint qu'au bout de deux heures : il me dit que le carrofTe étoit allé dans York-Buildings, a 1'endroit par ou l'on defcend a la rivière ; que la ma mahreffe, 8c un jeune homme qui 1'attendoit, avoient pris un bateau a deux rameurs , 8c avoient paffé a Lambeth, cu ils étoient entrés dans un cabaret , a 1'enfeig ie du iion blanc ; Sc que les y ayant fuivis de prés, i! avoit atte^du qutlque tems, pour voir ï'ils n'avoient point réfolu d'aller plus loin : je fuis entré, me dit-d,dans la cuifine, 6c j'ai demandé un pot de bierre ; a peine y étois-je, qu'un des ferviteurs efl venu, & a dit aucuifinier, que le gentilhomme & fa dame qui venoient d'arriver, vouloient qu'on leur  de Robert Boyle. 319 apprêtat une volaille rötie & du poiflbn, & qu'on fèchat des draps blancs; paree que , comme le coche devoit les appelier a une heure du ma; in, ils avoient deffein de fe mettre au lit d'abord après diné. Le porteur m'ayant ainfi rendu compte de tout, je ne jugeai pas bien a propos de le mener a la Tête du pape; de forte que j'y fus feul: j'y trouvai mon maitre avec un autre homme que je ne connoiffois point. Quand je lui eus dit ce que j'avois appris du porteur, nous allames tous enfemble en carroffe a Weftminfter; dela nous paffames en bateau a Lambeth, & nous fümes droit au Lion blanc par la porte de derrière. Je m'adreffai au garcon qui tire le vin , comme nous en étions convenus, & je lui demandai s'il n'y avoit pas dans le cabaret un monfieur & une dame, qui vouloient y paffer la nuit, en attendant le coche, qui devoit les prendre de grand matin ; il me répondit qu'oui , ajoutant qu'ils s'étoientalléscoucher en ce moment la même, pour être plus en état de ie lever de bonne heure : je le priai de me dire la chambre qu'ils occupoient, paree que j'avois une affaire de grande importance a leur communiquer; la voilé, me dit-il, en me la montrant du doigt, au premier étage : fort bien , répliquai-je ,  Voyages apportez-moi une pinte de vin, j'en boiraï un verre avant que de monter. Le garcon courut a la cave, & alors je fis figne a mon maïtre, qui n'étoit pas loin , de me fuivre : nous montames tous trois enfemble ; & enfon^ant la porte fans beaucoup de difficulté, nous entrames clans la chambre, oh nous appercümes bientöt le couple amoureux occupé aux myftères de Vénus. Je refermai la porte & me tins derrière , pour erapêcher que perfonne n'entrat. Aufli-tot mon maïtre fe faifit du galant tout nud, le renverfa fur fon dos, lui mit un piftolet fur la gorge , & lui jura qu'il le tueroit, s'il s'avifoit de branler , ou de crier au fecours. Alors 1'ami qui nous avoit accompagné, tira de fa poche un étui a inftrumens de chirurgie, & avec une paire de cifeaux faits pour cela, il lui enleva ce qui manque a Senefino, & a bien d'autres mnficiens Italiens. L'opération fut fi prompte, que je crois que le pauvre diable ne connut fa perte , que lorfqu'il fentit le fang couler le long de fes cuifles : il eflaya a diverfes reprifes de fe lever, mais inutilement. Mon maïtre lui dit qu'il feroit beaucoup mieux de demeurer tranquille , de peur qu'on ne le traitat plus mal encore; mais, a mon avis, cela n'étoit guères poflible. Le chirur- gien  DE B.OBERT BOYLE. 3H gïen (car celui qui venoit de faire le coup en étoit effectivement un) avoit avec lui tout fon attirail, aiguille , onguens , emplatres , &c. ; de forte qu'il eut bientöt panfé mon homme, & qu'il ne tint pas a lui de Ie renvoyer fur le ■champ a ia maifon un peu plus léger qu'il n'étoit venu ; mais le fang qu'il avoit perdu , joint a la douleur de l'opération , 1'avoit fi fort affoibli, qu'il tomba en défaillance. Ma maitreffe s'étoit cachée tout ce tems-li derrière les rideaux du lit, & n'avoit pas ouvert la bouche; mais malgré le trouble ou elle devoit être , elle eut foin de s'habiller; après quoi elle s'affit fur le bord du lit du cöté de la muraille, ou elle paroiffoit enfévelie dans une profonde trifteffe. Pour ce qui eft du galant, nous le f imes revenir a lui avec Paffiftance du garcon du cabaret, qui vit bientöt de quoi il étoit queftion. Quand cela fut fait, mon maitre dit k fa femme: «madame, il faut que j'avoue que j'ai eutort de vous troubler dans vos plaifirs ;, mais je reconnois ma faute, & je vais tacher de la réparer, en vous laiffant feuls vous divertir k votre aife; ainfi je prends congé de vous.» La-deffus nous defcendimes, nous payames le vin aue nous avions bu, & nous retour- X  j ii Aventures names k notre bateau , qui nous attendoit ; pour repaffer la rivière, & nous rendre au logis. Mon maitre fut fort inqniet pendant tout le chemin, & il nous fut impoffible d'en arracher une feule parole. Quand nous fümes arrivés a la maifon, il monta droit a fa chambre , s'y renferma è la clef, Sc y demeura plufieurs heures. J'aurois bien voulu diffiper fa mélancolie; mais je ne favois comment m'y prendre. Sur les fept heures du foir, il m'appella, & me demanda , fi je n'avois aucune nouvelle de fa femme; je lui dis que non : vraimenr, reprit-il, fi elle n'a pas perdu toute honte, elle ne fe hatera pas de revenir a la maifon. II fortit quelque tems après , & ne revint qu'a minuit ; il me demanda de nouveau fi nous n'avions point entendu parler de ma maitreffe, & voyant que nous n'en avions rien appris, il s'alla coucher. Le lendemain matin , il m'ordonna d'envoyer le porteur k Lambuh , pour favoir ce que nos deux amans avoient fait après que nous les eümes quittés. Je 1'envoyai fur Ie champ; & il rapporta pour réponfe a mon maitre, qu'auffi-tót que la dame s'appercut que nous étions partis, elle s'en étoit allee, laiffant le galant ü foible, qu'il n'avoit encore pu forti*,  Ï)e Robert Boyle. 32$' du cabaret, d'oh il avoit envoyé querir plu* 'fieurs perfonnes de ia connoiffance. L'après-midi, la fnère de ma maitreffe vint chez mon maitre, 6c eut un long entretieri avec lui; après quoi ils fortirent tous deux enfemble. Je ne fus de mes jours plus furpris ; que quand je le vis revenir le même foir avec fa femme 6c fa belle-mère. II me fit la grace de me dire le lendemain que fa femme étoit bieri repen-tante, 6c que fur fa foumiffion, 6c les prières inftantes de fa mère, il s'étoit enfin déterminé a la reprendre pour cette fois feule-. ment-. Monfieur, lui repliquai-je , li vous pouvez lui pardonner , perfonne n'a droit d'y trou*. ver a redire ; mais, ajöütai-je, je crains bien que jé ne fois la vïcrime de fon reffentimenr; Non, me dit-il; une des conditions fous lefqueiles je me fuis raccommodé avec votre ^maitreffe , c'eft qu'elle ne vous témoignera jamais le moindre fouvenh de ce que vous avez fait a fon égard. Et effeclivement, elle tint parole, jufques - la qu'elle n'öfoit pas feulement me regarder en face : elle vêcut avec beaucoup de réferve pendant un long-tems , ne fortant jamais que pour aller a 1'églife le di-. manche. Sur la fin de cette même année ~, mon maitre tomba malade, 6c lesmédecinslui confeillèrenS  J24 Aventures d'aller k la campagne pour changer d'air, ainfi il alla prendre logement a Hampftead (i). Ma maitreffe 1'y alloit voir deux ou trois fois la femaine ; Sc j'y allois auffi le dimanche pour lui rendre compte de 1'état de la boutique. Un jour il me dit que fa femme lui avoit marqué tant de tendrefle pendant fa maladie , qu'il croyoit vraiment qu'il n'auroit jamais plus^ fujet de fe plaindre de fa conduite: je lui répondis que cela me faifoit autant de plaifir qu'a lui, Sc que j'étois auffi demon cöté trés-content d'elle. Huit jours après, je m'appercus que ma maitreffe fortit &c rentra fort fouvent, comme li elle eüt été bien affairée; Sc qu'elle donna ordre k mon compagnon d'aller lui retenir une placé au coche d'Hampftead k 1'ordinaire. Ceci arriva un mardi; Sc je ne la vis plus dès ce jour-la. Je fus voir mon maitre le dimanche fuivant, il me demanda fi ma maitreffe ne fe portoit pas bien, qu'il ne 1'avoit point vue depuis le lundi précédent: ni moi, répondis-je, depuis mardi; mais je croyois qu'elle étoit avec vous, car elle prit place au coche , pour vous venir voir ce jour-la; Sc elle envoya divers paquets (i) Village fitué fur une hauteur, a quatre ou cinq milles de Londres.  de Robert Boyle. 31? devant elle, comme elle avoit coutume de faire quand elle venoit ici. Le pauvre homme fut fi frappé de ce que ie venois de lui apprendre, qu'il en perdit la parole pour quelque tems, & que la fueur découloit de fon vifage k grofles goutes. A la fin il me dit, Robin, je crains qu'il n'y ait bien du mal, ma femme m'a certainement ruiné. Prenez courage , monfieur, lui répondis-je, & efpérez pour le mieux TVmt f™h\p rm'il étoit, il voulut partïr fur le champ pour Londres. Nous primes, un carrofTe , & nous nous rendimes en diligence k la maifon: mais quelle ne fut pas notre donleur de voir que ma maitreffe avoit emporté environ cinq mille livres fterling en billets de banque, & en efpèces ; outre trente- fix montres d'or, & dix-fept d'argent, avec toutes fes nippes? A la vue de cette perte,mon maïtre tomba fur fon lit dans le dernier accablement; je'fus appelier quelques-uns de fes voifins &C de fes amis pour le confoler; après quoi je me pris k courir de cöté Sc d'autre comme un fou, pour voir fi je ne pourrois point avoir de nouveiles de la voleufe, mais inutilement. Je m'en fus a la banque, pour arrêter le paiement des billets volés; mais a mon grand chagrin je trouvai que 1'argent en avoit dejfe  '326 Aventures été recu quatre jours auparavant. Je revïns en informer mon maitre qui s'étoit mis au lit, Quand il apprit que toutes mes perquifitions & tous mes foins avoient été inutiles, il s'écria: ah, Robin ! ce n'eft pas la perte de mon argent qui m'afflige, c'eft la mauvaife conduite de ma femme ; j'en ai le cceur navré, & la douleur que j'en reffens durera autant que ma .vie. Je demeurai auprès de lui jufqu'a ce qu'il me dit qu'il commencoit a s'affoupir, & que je devois maller coucher; en même tems il me prit la main, & me fouhaita le bon foir* Je m'appercus par fón pouls qu'il avoit la fièvre, & je le priai de me permettre d'appeller un médecin ; mais il me répondit qu'il falloit attendre jufqu'au lendemain, efpérant qu'alors. ïl feroit mieux. Comme je vis qu'il avoit de la difpofition a repofer , je Ie- Iaiffai & fus. me coucher. Dès que je fus éveiüé, je me levai, Sf je defcendis dans fa chambre, pour favoir comment il avoit pafte la nuit; je le trouvai ft foible qu'il n'avoit pas la force de lever la tête. Je voulus aller fur le champ appeller un médecin, qui demeüroit tout prés de chez ïious; mais il m'en empêcha, me difant qu'il étoit trop tard, & qu'il fentoit approcher fon dernier moment. II m'ordonna de m'afleoir fö?  DE RóBERT BOYLÉ. JIJ* le lit a cöté de lui, il me prit la main , 6c me dit: Robin, ma femme m'a tué; j'euffe pu fupporter tout autre malheur que celui-la; fi tu la revois jamais, dis-lui de ma part que je lui pardonne, 8c que je la conjure de changer de vie; mais apprends-lui en même tems que c'eft elle qui eft la caufe de ma mort. Je lui répondis, qu'il avoit tort de vouloir mourir pour une ingrate, qui ne méritoit pas la moindre attention; qu'il devoit plutöt prendre courage, 6c me laiffer appeller le médecin. Non, repliqua-t il; tous les médecins 6c tous les avis du monde me font déformais inutiles; je fens un feu qui me dévore, 6c que rien ne fauroit éteindre ; adieu Robin, fouviens - toi de ton maitre. A peine eut-il prononcé ces mots, qu'il perdit la parole ; 8c un moment après il rendit le dernier foupir. J'en fus frappé comme d'un coup de foudre; 6c j'avoue qu'un mouvement fubit de vengeance s'éleva dans mon ame conT tre la barbare caufe de fa mort. Quand je fus un peu revenu a moi, je m'en allai chez un coufin de mon maitre, qui demeüroit dans Ia même rue, 8c je le pnai de venir prendre foin de fes affaires. Deux ou trois jours fe paffèrent avant que je puffe me tranquillifer. Au bout de ce tems, je fus chez. X iv  JiB Atêntüijés-" fnon oncle lui demander vingtlivres pourm n^ biüer de deuil, par refpecl pour la mémoire de mon mairre ; car je voulois que mon extérieur répondit a mon afïliction inférieure. A quoi bon cette dépenfe , Robin , me dit mon oncle , quand je lui eus expiiqué mon deffein? Si les parens de ton mairre ne veulcnt pas te donner le deuil, il me femble que tu ne dois pas te mettre en peine de le porter. Pardonnez-moi, monfieur , repliquai-je, je crois qu'il eft de mon de voir de le faire ; car fi même ma maitreffe n'en a pas bien ufé envers moi, mon maitre m'a toujours été fort bon. Mais loin de fe rendre a mes inftances, il me dit nettement que je n'aurois pas un denier pour cela. Je lui répondis, que je ne lui demandois que le mien; il me repïiqua , que quand il jugeroit que j'aurois affez de raifon pour ménager mon petit fait, il pourroit peut-étre me le remettre entre les mains, mais qu'en attendant ce tems-la , il en prendroit foin pour moi. Cette repartie de mon 'oncle me fit beaucoup de peine, car il fembloit qu'il eüt deffein de me retenir mon bien; auffi ne fis-je pas difficulté de lui dire en termes honnêtes ce que j'en penfois; mais ce fut inutilement. Je ie quittai le cceur fort gros, & m'en revins a la maifon ; je me couchai dans un défordre d'efprit  ce Robert Boyle. 329 inconcevable, & cependant je dormis jufqu'au roatin. Je me levai fur les iix heures, ?.vec de triftes idees de mon fort k venir. A huit heures, le valet de mon oncle vint, & me rendit une lettre de fa part, dans laquelle il me dcmandoit excufe de ce qui s'étoit paffe le jour précédent, m'affurant que ce qu'il en avoit fait n'avoit été que pour m'éprouver. Le valet me donna en même tems par fon ordre dix guinées, & rns dit que fon tailleur alloit venir pour m'habiüer; en effet il arriva un moment après, prit ma mefure , & me promit que 1'habit feroit fait pour le lendemain environ midi; il me tint parole, Cependant j'eus foin de m'acheter, avec 1'argent que mon oncle m'avoit envoyé, tout ce qu'il me failoit d'ailleurs pour le deuil; &c le même foir j'ailai chez lui pour le rernercier. Robin, me dit-il, ne fois point choqué de ce que je te dis hier, je voulois feulement connoïtre ton humeur, & je vois bien que tu es le fils de ton père , un rejefton du vieux tronc. II m'arrcta a fouper avec lui, & en, tr'autres difcours qu'il me tint, il me demanda ee que j'avois deffein de faire k préfent que mon maïtre étoit mort; car il ne croyoit pas que je fuffe affez bien ma profeffïon pour 1'exercer. Je lui répondis, que je Pentendois fuffi-  ^3© Aventures famment pour trouver un autre maitre, che£ qui je pourrois achever mon apprentiflage fans rien payer. II me repliqua que je n'avois que faire de me tant preffer, qu'il falloit prendre du tems pour y penlèr, Sc qu'en attendant je 'demeurerois chez lui, ou j'étois le très-bien Venu: Sc afin de me convaincre de la fincérité de fes difcours , il me donna cinq guinées pour mes menus plaifirs, Sc me dit, que je partagerois la chambre Sc le lit avec un de fes clercs, jeune garcon de bon naturel qui avoit été r on camarade d'école. Je fus bien aife de 'profiter de cette offre , & je paffai un mois chez mon oncle avec le plus grand plaifir; il paroiffoit m'aimer tendrement, ne me refufant jamais rien de ce que je lui demandois. Un Dimanche matin , il m'appella dans fa chambre , Sc après mille démonftrations d'amitié , il me demanda fi mon maitre ne m'avoit jamais chargé de quelque affaire particr.lière dans le négoce qu'il faifoit en montres. Je compris d'abord fa penfée, & je lui répondis qu'oui. Fort bien, me dit-il, je veux vous envoyer demain aGravefend, pour une pareille chofe ; Sc fi vous exécutez comme il faut ma commiffion, vous n'y perdrez rien. Le lendemain, dès que je fus levé, il me  de R o b e r t Boyle. jji donna une lettre, pour remettre k un de fes cliens dans le Pall-mall, & dont je devois lui apporter la réponfe. A mon retour, je te trouvai qui difoit adieu a un homme qui avoit tout 1'air d'un officier de marine. Auffi - tot qu'ils fe furent féparés, mon oncle me dit de partir, après m'avoir donné les inflru&ions nécefTaires; je devois m'informer du vaiffeau nommé le Succès, a Gravefend, & quand je m'y ferois rendu, fuivre les ordres du capitaine Stokes, qui en avoit le commandement. Pendant que je lui parlois, mon camarade me fourra un livre dans la poche, me difant que fa lecture pourroit me divertir fur le bateau, au cas que je n'y trouvaffe pas de compagnie qui me re vint. Je ne fis pas grande attention a cela , 8c après avoir pris congé de mon oncle, je partis. Je ne fus pas plutöt entré dans le bateau de Gravefend, que nous defcendimes la rivière; j'eus le bonheur d'y rencontrer bonne compagnie , & enti'autres un jeune homme qui devoit aller au même vaiffeau que moi. Nous nous divertimes tout le chemin a faire de petits contes. Environ deux heures aprèsmidi nous fümes a bord du Succès, & la première perfonne que j'y vis fut le même homme que j'avois vu le matin dire adieu k mon  333 Aventures oncle , & qui fe trouva être le capitaine du vaiffeau; il me prit par la main, me conduifit dans fa chambre, Sc me fit donner a manger. .Quand j'eus diné, il me dit que mes affaires feroient a bord dans un moment; je lui répondis que c'étoit fort bien, ne me défiant pas de la moindre chofe. Après cela, il fortit 8c me laiffa feul; je regardai par la ienêtre 8c je vis que nous étions fous voiles; cela me furprit un peu; mais j'étois fi ignorant que je crus que nous remontions la rivière. Comme j'y rêvois , le capitaine entra 8c me dit que ce que j'attendois étoit arrivé,. 8c que je n'avois qu'a le faire mettre ou je voudrois. Je montai fur le pont; mais quel ne fut pas mon étonnement, quand je vis mon coffre, que j'avois laiffé chez mon Oncle, Sc toutes mes hardes dedans! J'en fus fi troublé ,. que je demeurai quelque tems fans pouvoir dire une feule parole. A la fin , ayant un peu recueilli mes efprits, je demandai au capitaine ce que cela vouloitdire. Ce que cela veut dire, me repliqua -1 - il ? quoi mon ami, Jvoudriezvotts faire un auffi long voyage que celui que nous entreprenons , fans vous pourvoir des chofes néceffaires? Quel voyage , repartis-je ? Vraiment, me dit-il, ne le favez-vous pas?Celuide la Virginie. A ces mots, je m'aflis fair  de Robert Boyle. 333 mon coffre , & me mis k verfer un torrent de larmes; la douleur m'accabla même a un tel point, cue j'en perdis potrr quelques momens jufqu'a la force de penfer. Le capitaine fit tout ce qu'il put pour me confoler; & alors il m'apprit que mon oncle avoit fait marché avec lui pour mon pafiage , & 1'avoit chargé de me remettre entre les mains d'un parent que j'avois a Charles-TWn, fur le continent de 1'Amérique. Je lui demandai le nom de ce parent; mais il mé nomma une perfonne dont je n'avois jamais oui parler. Quand je vis que mon barbare d'oncle m'avoit certainement vendu, je me jettai aux pieds du capitaine , & je le fuppliai de me mettre a terre, 1'afTurant que je trouverois moyen de lui payer la fomme qu'il devoit avoir pour mon pafrage. II me répondit, qu'il étoit déja trop bien payé pour me laiffer aller, & que le meilleur parti que j'avois a prendre, étoit de me tranquillifer, paree que j'avois bien Pair de ne pas mettre le pied en Europe, que je n'euffe vu auparavant 1'Amérique. Je compris alors qu'il étoit inutile de le foliiciter davantage la-deffus : j'avoue que j'avois plutöt du penchant, que de 1'averfion , a aller en mer , & fi mon oncle m'eüt honnêtement propofé ce voyage, & donné de quoi le faire agréable-  334 Aventures ment, il y a a parier dix eontre un, que je 1'au» rois accepté avec plaifir. Mais 1'idée de me voir trahi, Sc enlevé comme par force, jointe a la crainte d'être vendu pour efclave , me jetta clans la dernière confternation. Cependant comme j'étois d'une humeur naturellement portée a la joie , huit ou dix jours dhTipèrent prefque mon chagrin, Sc je commencai, au bout de ce tems, a prendre en patience mon malheur. Ie m'appliquai avec toute la diligence poffible a apprendre les mathématiques, Sc la manoeuvre, Sc je puis dire qu'en peu de tems j'en acquis une médiocre connoiffance, a 1'aide de plulieurs de notre équipage dont je ne tardai pas a gagner 1'amitié. J'ai parlé d'un livre, que le clerc de mon oncle m'avoit fourré dans lapoche, comme je recevois fes ordres pour me rendre au vaiffeau. Je n'y penfai point les trois ou quatre premiers jours, mais enfin me 1'étantrappellé, je voulus voir ce que c'étoit; je le pris, & j'y trouvai la lettre fuivante qui m'étoit adreffée. Mon cher Robin, » Pendant que vous êtes allé Ce matin a St. James (il fuppofoit que je lirois cette lettre ce jour-la même) j'ai entre-oui mon maïtre qui parloit a un capitaine de vaiffeau, Sc j'ai  ÖE ROBERT BOTtE. 33^ compris par leurs difcours qu'il a deffein de vous envoyer a la Virginie, &C que le marché en eft conclu. L'amitié que je vous porte , &C la barbarie de votre oncle m'obligent a vous en avertir ; & j'efpère que ce fera encore a tems. Tirez-vous d'affaire du mieux que vous pourrez; mais quelques mefures que vous preniez pour cela, ne me compromettez point, vous en favez la conféquence. J'ai imaginé ce moyen de vous faire favoir ce qui fe paffe , craignant que je ne puffe pas avoir 1'occafion de vous parler. Adieu jufqu'au revoir, ce qui, j'efpère , fera bientöt. A. M. Cette lettre me fit maudire de nouveau ma deftinée; car fi je 1'euffè heureufement lue avant que de venir a bord du vaiffeau, j'au-' rois prévenu le deffein de mon oncle. Mais ce devoit être la mon fort, auffï je pris le parti de m'y foumettre. Nous ne rencontrames rien de remarquable dans notre voyage , jufques a ce que nous fümes prés des ïles Canaries. Un foir nous entendimes plufieurs coups de canon; ce que nous jugeames venir d'un vaiffeau , a deux lieues de diftance. Notre capitaine changea auffi-töt de route , pour éviter la rencontre 4e quelque ennemi; car il n'avoit que dix ca-  336 Aventures nons Sz vingt hommes d'équipage , outre les paffagers. Mais malgré toute -fa diligence, nous nous trouvames le lendemain, dès que le jour eut commencé a paroïtre , & que le brouillard fe fut r.n peu élevé, a un demi mille feulement d'un corfaire de Barbarie. Nous fumes tous étrangement furpris; car il faifoit force de voiles & de rarnes pour nous joindre , ayant 1'avantage du vent. Notre capitaine propofa d'abord de fe rendre, mais les matelots aimèrent mieux fe battre, & furent confirmés dans leur réfolution a la vue d'un autre vaiffeau qui venoit a nous, & qui faifoit pavillon d'Efpagne. On placa fur le champ tous nos canons fur le ftrihord , & chacun fe prépara au combat pour fauver fa hberté. Cependant le corfaire parut en un iöftant è notre avant de ftribord , difpofé a venir h 1'abordage. Nous avions avec nous quelques grenades , & dis'erfes autres munitions de guerre deftinées pour le fort de Charles-tovn, & un canonnier au nombre des paffagers. Ce3ui-ci fit poffer quelques matelots avec des grenades fur la grande hune, & il les y fuivit luimême; & dès que la galère ennemie fut è portée , nous primes la chaffe , & lui envoyames une bordée qui la prenant par devant &. par derrière,  DE R O B E R T B Ö Y L E. 337 derrière, lui fit beaucoup de mal : en même tems ceux qui étoient fur Ia hune jettèrent leurs grenades, ce qui acheva de mettre fon équipage en défordre. Mais tout cela ne nous auroit pas fervide grand-chofe,fi nos ennemis n'avoient appercu le vaiffeau de guerre Efpagnol qui venoit a nous. Alors ils cbangèrent de deffein, & fans chercher davantage a nous aborder, ilsfe contentèrent de nous incommo* der par le feu continuel de leur canon & de leur moufqueterie. Je m'étois muni d'un fufil que je croyois avoir déchargé en tirant avec les autres; car la poudre du bafiinet avoit pris feu, mais le bruit du canon & des autres armes m'a voit empêché de m'appercevoir que le coup n'étoit pas parti. Je le rechargeai, & je vis alors par la baguette que je m'étois trompé ; cependant je réfolus de le tirer: je me poftai, pour cet effet, contre le plat - bord du bas - bord , précifément fur le chateau d'avant, pour être auffi loin de 1'ennemi que je pourrois; mais le fufil ayant doublé charge, & étant très-mai** vais , il repouffa d'une telle force, qu'il me jetta a la renverfe par deffus le plat-bord; mon pied s'étant accroché aux cordages de 1'éperon, je demeurai quelque tems fufpendu la tête en bas hors du vaiffeau, mais faifant effort Y  33** Voyages pour me relever, mon pied fe dégagea, Sc je tombai a plomb dans !a mer. Quoi que j'euffe appris a nager, la frayeur , le bruit, la fumèe, tout cela enfemble m'avoit öté la connoiffance ; de forte que je ne fis que me débattre. Inlenfiblement pourtant j'avois avancé du cöté du vaiffeau Corfaire, Sc lorfque je fus un peu revenu a moi, je ne m'en trouvai éloigné que d'environ cinq braffes: & comme dans cet infknt il prenoit la chafle ayant vent-arrière , les matelots me firent 1'amitié en paffant de me décharger un grand coup de rame qui m'étourdit, Sc de me prendre enfuite dans leur bord. Ils forcèrent de voiles & de rames , Sc comme ils avoient le vent en pouppe , ils fe furent bientöt éloignés du Succès qui ferra de voiles, attendant le vaiffeau Efpagnol. Celui-ci ne tarda pas a le joindre; Sc nous les vimes enfuite venir de compagnie après nous. Le capitaine Corfaire étoit un renégat Irlandois; dès qu'il fe crut hors de danger, il me fit appeller dans fa chambre, Sc me demanda ou notre vaiffeau alloit , & qui j'étois; car il me prit pour quelque chofe de plus qu'un matelot , voyant que je n'en avois pas 1'habit. Je lui contai mon hiftoire telle que je viens de la faire. II branla la tête , Sc me dit avec un  de Robert Boyle, 339 fouris moqueur que je favoisfort bien mentir, Monfieur, répliquai - je , je fuis fi éloigné de vous en impofer, que je me fuis jettédansla mer.a deffein de vous venir joindre, aimant mieux être efclave que d'aller je ne fais ou , avec le fripon qui m'a vendu: 6c pour convaincre votre grandeur (car je voulois flatter fa vanité pour m'infinuer plus aifément dans fes bonnes graces ) que je dis vrai , voila la lettre que le clerc de mon oncle avoit mife dans Ie livre qu'il me fourra dans la poche; heureufement j'avois 1'un &c 1'autre avec moi. Quand il Peut lu.e , il me dit qu'il étoit perfuadé de ma üncérité ; 6c tu verras, ajouta-t-il, mal* gré la mauvaife opinion qu'on a de nous autres renégats, que . tu n'en fer.as que mieux poue t'être confié en moi, Monfieur, repartis^je» cet accident doit vous. convaincre que j'ai eu une trés - bonne idéé de votre grandeur ; car dès que je vous' ai appercu fur le tillac donnant vos ordres, j'ai remarqué en vous un air de gentil - homme qui m'a fait plaifir. Notez pourtant qu'il avoit la phifionomie du monde la plus patibulaire. Je'' lui donnai fi bien de la grandeur, qu'il commenca k fe croire en effet un héros: 6c en reconnoilfance il me fit öter mes chaines, (car fes gens ro'en avoient honnêtement pourvuau Tij  340 Voyages moment qu'ils m'avoient pris dans leur bord ) & me dit que fi je voulois me faire Mahométan, je commanderois fous lui. Je lui repondis, que j'efpérois qu'il me donneroit quelque tems pour y penfer. Oui, oui, repliqua-t-il, tu auras fix.mois pour te déterminer: en même tems il me mena fur le pont, & conta mon hiftoire a fon équipage qui en fut charmé, & qui me falua a la manière des maures, en baiffant la tête & mettant les mains en croix fur la poitrine. II y avoit fur cette galère plufieurs renégats Anglois , qui en étoient officiers; mais la plupart des matelots étoient des naturels Maures. Le capitaine me dit, qu'il vouloit fe rendre en diligence a Salé, paree que fon vaiffeau & fon équipage avoient beaucoup fouffert dans un 'combat qu'il avoit foutenu le jour d'auparavant, avec un vaiffeau de guerre Efpagnol : mais il ajouta, qu'il remettroit bien - tot a la mer avec une autre galère qu'il avoit toute prête fur la route de Salé: ainfi nous fïmes voile de ce cöté - la. Dix jours après nous découvrimes les cötes d'Afrique , & nous nous trouvames cinq lieues a 1'oueft de Salé ; & le vent nous étant favörable, nous entrames dans le port de cette ville fur les fix heures du foir.  be Robert Boyle. 341 J'avoue que je commencai alors k concevoir quelque efpérance de revoir ma patrie , quoique je ne comprilTe pas encore comment cela pourroit fe faire; néanmoins je réfolus de me confier entièrement a cet égard k la providence. Le lendemain matin , mon maitre ( car j'appellerai déforrnais ainfi le capitaine corfaire ) m'envoya chercher k la ville par un jeune renégat, qui étoit né k Londres , Sc qui avoit changé fon nom de Francois Corbet pour celui de Muftapha : le dröle ne manquoit pas d'efprit, & entendoit fort bien les mathématiques ; il n'avoit pas accompagné le capitaine dans ce voyage, paree qu'il étoit malade de la fièvre quand il partit. Je lui demandai comment il avoit pu renier le fauveur du monde pour fe faire Mahométan; il me répondit , qu'il n'étoit tel que de nom, & qu'il avoit cru qu'il valoit mieux confier fon ame a Dieu, que fon corps k ces chiens de barbares. Je trouvai la déclaration bien libre , pour être faite k un homme qu'il ne connoiffoit point. Quand nous fumes débarqués , nous rencontrames prefque toute la ville de Salé qui étoit fortie pour me voir comme une efpèce de prodige ; car mon maïtre avoit pris grand foin de publier mon hiftoire; & l'on me té- Yiij  344 Voyages moigna autant de confidération qu'a lui-mêmé. tl me mena chez lui, &c m'y traita fort honnêtement pendant huit ou dix jours : je fus , entr'autres $ deux ou trois fois avec lui a une rnaifon de campagne qu'il avoit a fix milles de la , en remontant la rivière. Cette maifon étoit fituée dans un endroit fort agréable , au milieu d'un perk bois que la rivière environftoit de tous cötés , & dont on ne pouvoit approcher que par le moyen d'un pont-levis: c'eftïa qu'il gardoit fes femmes , car l'on me dit qu'il en avoit plufieurs. Je remarquai que fon jardin étoit affez mal èntretenu , & je ne pus m'empêcher de le lui dire ; il me répondit , que c'étoit faute d'un bon jardinier , aucun de fes efclaves n'entendant cette profeflion. Je lui offris mes fervices, 1'afTurant, que quoique ce ne fut pas la mon métier , j'y aurois bien-töt fait de bonnes réparations , avec le fecours de quelques-uns de fes domeftiques. II accepta mon cffre, & m'ordonna de prendre autant de fes eunuques que j'en voudrois pour m'aider, ajoutant, que comme il defiroit avec impatience de voir fon jardin en meilleur état, il alloit me laiffer pour y tra•vailler fur le champ. Je le priai de m'excufer pour le coup j paree qu'il me manquoit plufieurs ehofes néeeffaires pour cela. Si ce font  de Robert Boyle. 343 desoutils, ou des femences, me dit-il, j'en ai de toutes les fortes; & la-deffus il me conduifit a une petite maifon, faite pour un cabinet de verdure, oii je trouvai tout ce dont je pouvois avoir befoin. Comme je lui témoignai en être fatisfait , il fit mettre un lit pour moi dans ce cabinet, & me donna un vieil eunuque qui entendoit fort bien le franccis , pour me fervir, avec ordre de me fournir tout ce que je demanderois; feulement je ne devois pas approcher de la maifon en fon abfence pour quelque raifon que ce fut. Je lui dis, que la curiofité ne me portoit point de ce cöté-la , & que j'efpérois lui montrer quelque chofe qui lui feroit plaifir, la première fois qu'il reviendroit , ce qui devoit être dans 20 jours. Dès qu'il fut parti, je me mis a travailler ; heureufement pour moi , j'avois toujours pris beaucoup de plaifir au jardinage , foit dans la théorie, foit dans la pratique , en forte que je Pentendois paffablement. Je tirai des deffeins , & je les fis exécuter a mes ouvriers; ils me fecondèrent fi bien, qu'en fix jours j'eus donné une nouvelle forme au jardin. II y avoit au milieu un grand bourbier, je le fis faigner, 8c je trouvai , en creufant , une fontaine qu'on avoit laiffé remplir de toute forte de viienies. Y iv  344 Voyages Je demandai au vieil eunuque s'il fe fouvenoit de 1'avoir jamais vue jouer; il me répondit que non, & qu'on ne s'étoit pas même imaginé qu'il y eüt-lè une fontaine; paree qu'un vieux renégat Efpagnol , de qui fon maitre avoit acheté cette maifon de campagne, il n'y avoit que quatre ans, lui avoit dit que c'étoit autrcfois un vivier. Je me mis a chercher du Cöté de la rivière, s'il n'y auroit point de conduif, & je trouvai effeöivement des tuyaux , dont 1'ouverrure étoit bouchée par la grande quantité d'ordures & de limon qu'il y avoit dans cet endroit-la. Je les fis déboucher, & infenfiblement l'eau vint dans la fontaine, d'oü elle reiTortoit par un autre canal. Je m'appercus qu'il y avoit eu au deffus des figures , proche des tuyaux; je demandai k mon eunuque s'il n'en avoit point vu en quelque endroit de la maifon; il me dit qu'il y en avoit pluikuvs dans une cour fur le derrière de la malfort» J'y fus avec lui, & j'y trouvai quatre pentes figures de Tritons, êc un Neptune dans fon char tiré par des chevaux marins. J'ordcnnm qu'on les apportat k Ia fontaine ; & après svo:r arrêté l'eau , je les placai comme elles devoient 1'ètre; je Ia lachai enfuite, ck je vis avec un extréme plaifir qu'elle jouoit admirab'ement bien au travers des narines des che-  de Robert Boyle. 34? vaux, & du trident de Neptune, & de la hors des écailles des Tritons qu'ils fembloient enfler de leur fouffle. Les ouvriers que j'avois employés , fort iurpris a cette vue , Sc ne comprenant pas comment je pouvois avoir exécuté tout cela en li peu de tems, s'imaginèrent que j'avois commerce avec le diable, Sc ne favoient que penfer de moi. Le lendemain matin , Peunuque vint dans ma chambre, avant que je me fiuTe levé, Sc me pria de lui en donner la clef, Sc de vouloir être fon prifonnier jufqu'è ce qu'il revint. Cela me furprit un peu, de forte que je lui en demandai la raifon ; il me dit, qu'il ne pouvoit point m'en donner, paree que ce feroit outrepaffer fa commiffion; ainfi il me renferma Sc s'en fut. Je me mis a rêver h cet accident , mais je n'en pouvois comprendre la caufe: il n'y avoit point dans ma chambre d'ouverture du cöté du jardin , Sc de la maifon; de forte que je ne pus voir ce qui s'y paffoit, comme j'en aurois bien eu la curiofité dans ce moment-lè ; mes fenêtres regardoient fur la rivière Sc fur le bois, du cöté tout oppofé. Je fus donc obligé de prendre patience, en attendant mon eunuque; il revint au bout de deux heures, Sc nous dinames enfemble. Je déployai toute ma rhétorique, pour 1'engager a me dire les raifons qu'il avoit  346 Voyages eues de m'enfermer ainfi, mais ce fut en vain; il m'apprit feulement qu'il feroit obligé d'en faire encore autant le lendemain matin. Ma furprife n'augmenta pas peu a cette nouvelle , & je commencai a croire que j'allois perdre par degrés ma liberté. Le vieil eunuque découvrant ma penfée, m'affura qu'on n'avoit aucun mauvais deffein fur moi, & que je pouvois dormir en repos. L'après - midi je ffnis toutes les réparations que je voulois faire au jardin; c'étoit trois jours avant que mon maitre dut arriver. Sur le foir j'appercus un autre eunuque de la maifon qui p3rloit avec feu a celui qui me fervoit, lequel vint a moi fur ie champ, & me dit qu'il me prioit de me retirer a 1'inflant dans ma chambre; je fis ce qu'il demandoit fans lui repliquer un feul mot, fachant bien que ce feroit inutilement. Je me donnois la torture pour trouver la raifon, qui m'avoit fait renfermer avec tant de précipitation , lorfque j'entendis des voix de femmes. J'en fus d'abord furpris; mais après y avoir rêvé un moment, je vis bien que c'étoit-la la caufe de la conduite qu'on avoit tenue a mon égard. Quand Peunuque vint m'apporfer a fouper, je lui dis qu'il avoit eu tort de me faire un fecret d'une chofe que j'avois découvert par moi-même, &C en même tems  de Robert Boyle. 347 je lui contai que j'avois oui des voix de femmes dans le jardin. Comment? repliqua-1 - il tout étonné; je prendrai foin qu'elles tiennent leur langue a 1'avenir. La-deffus il fortit & revint un moment après, m'alTurant que je ne les entendrois plus parler. Un procédé fi extraordinaire ne fit qu'augmenter ma curiofité. Lorfque je me vis feul dans ma chambre, je 1'examinai avec foin , pour voir fi je ne pourrois point découvrir quelque petit trou qui donnat fur le jardin; heureufement j'en trouvai un que les mauvais tems avoient fait a la longue deffous 1'auvent. Aufli-töt je regardai au travers, & j'appercus trois femmes dans Tune des aliées du jardin , qui me tournoient le dos: elles étoient en deshabillé Turc , le fein découvert: jl y en avoit une entr'autres , qui me parut avoir la taille plus belle & plus dégagée, que ne l'ont communément les femmes de Maroc. Je ne fais quelle émotion je fentis tout-a-coup, mais j'attendis avec impatience qu'elles s'approchaffent du lieu ou j'étois. A la fin mes défirs furent fatisfaits; car après s'être arrêtées quelque tems a examiner ma nouvelle fontaine , elles tournèrent leurs pas du cöté de ma prifon. Quand elles-furent un peu proche , je pus difcerner que c'étoient  34S Voyages trois belles femmes ; mais celle dont j'avois déja admiré la taille , furpaflbit encore k cet égard les deux autres , du moins dans mon opinion : elle me parut avoir environ vingtans, extrêmement blonde, Sc faite a-peu-près comme une Angloife: elle marchoit feule, d'un air fort rêveur, la mélancolie peinte fur le vifage ; & je remarquai qu'elle foupiroit fort fouvent. Jufques-la je n'avois pas eu la moindre inclination pour le fèxe; mais dans ce moment je me fentis pour cette inconnue une tendrefle inexprimable. J'en fus comme hors de moi-même , jufqu'a ce qu'elle fe fut retirée avec les deux autres; mais alors je me mis k penfer a cet accident, 8c après m'étre bien examiné, je trouvai que l'amour comme le deflin ne peut s'éviter; plus même j'y réfléchhTois , 8c plus je m'engageois dans cette cfuelle, mais agréable paflion. Cependant je fentois bien que je faifois une folie , vu les circonflances; je n'avois rien a efpérer, Sc j'avois tout a craindre; j'étois pauvre, prifonnier, étranger , fort éloigné de ma patrie, fans amis Sc fans fecours. Quelle apparence que je pufle jamais feulement faire connoïtre mon amour a celle qui en étoit 1'objet ? 8c quand je Paurois pu, quelle apparence qu'elle voulüt y répondre 3 me trouvant réduit a un fi tiïfte  de Robert Boyle. 34^ état? Ces réfléxions me défoloient, mais elles ne m'ötoient pas toute efpérance ; je me flattois encore de pouvoir réuffir , malgré les difficultés infurmontables qne j'y voyois; ainfi je réfolus d'aimer a quelque prix que ce fut. Dans cette réfolution, je me mis a penfer a la conduite que je tiendrois , & aux moyens de fatisfaire mon amour. Je favois que les Maures font extrêmement jaloux de leurs femmes, 8c je ne doutois point que mon renégat Irlandois n'eüt aquis parmi eux cette belle qualité. Pour me précautionner de ce cóté - la , je m'avifai enfin de cet expediënt; je réfolus de faire paroitre a mon maitre une entière averfionpour toutes les femmes; &c la vérité eft que cela ne m'étoit pas bien difficile , paree que la conduite de ma maitreffe d'apprentiffage m'avoit donné une très-mauvaife idéé du lèxe en général. Cet expédient me parut merveilleux, & j'en efpérai beaucoup. Quand Peunuque vint me rendre la liberté, je le priai k fouper ce foir-la avec moi; il Paccepta de bon cceur, & s'en fut chercher une bouteille d'excellent vin de Grèce , qu'il eut grand foin de cacher fous fon habit, de peur que quelqu'un ne 1'appercüt. J'avoue que je fus bien, mais agréablement furpris; car comme je favois que Pufage du vin eft interdit aux Maures, je ne m'attendo is  350 Voyages point a en trouver-la. Le gaillard me dit, en fouriant, qu'il avoit apporté ce cordial pour me faire réparation de ce qu'il m'avoit enfermé; car, ajouta-t-il, quoiqu'il ne foit pas permis aux Mufulmans de boire du vin , nous favons fort bien que vous autres Européens ne mangez guère fans cela; & notre maitre n'eft pas fi rigide obfervateur de la loi qu'il n'en boive lui-même fouvent, & qu'il n'en faffe en fecret de bonnes provifions pour fon propre ufage. Je lui répondis, que je croyois que Ma* hornet avoit ordonné a fes fecfateurs de s'abftenir du vin , paree que 1'ufage immodéré en eft pernicieux , & ne manque jamais d'enflarnmer les paffions; au lieu que pris avec fobriété, il donne de la vigueur au corps, & réjouit Pefprit. 11 convint de ce que je difois, & pour montrer qu'il étoit dans les mêmes fentimens , il but a ma fanté. Malgré les efforts que je fis fur moi pour cacher le trouble ou m'avoit jetté l'amour, mon obligeant eunuque s'appercut a mon air que j'avois du chagrin, &c tacha de Je diffiper a force de me faire boire ; ck comme il crut que j'étois choqué de ce quïl m'avoit ainfi renfermé , il me pria de ne point le prendre en mauvaife part, m'affurant que des que fon maïtre feroit venu , j'aurois ma liberté toute entière, paree qu'alors fes femmes n.e  de Robert Boyle." 351 fortiroient point de leurs appartemens. Je lui dis avec une apparence de joie, que je ferois ravi quand cela arriveroit, que je haïffois les femmes dès mon enfance , & que la connoiffance que j'avois de leur perfidie avoit fi fort augmenié cette averfion, que je n'en pouvois pas même fupporter la vue; ajoutant, que je croyois que la plus grande malédi&ion qui put tomber fur l'homme étoit celle d'en être né. La - deffus je lui dis l'hiftoire de mon maïtre d'apprentiffage , & de ma maitreffe , & plufieurs contes extravagans de ma facon, ou je dépeignois des couleurs les plus noires cette belle partie de ia création. Mon homme loua beaucoup le mépris que je faifois du fexe, & en dit auffi a fon tour pis que pendre. Le vin qui commencoit a lui monter a la tête , le fit caufer plus qu'il n'auroit dü; il m'apprit que fon maïtre avoit plufieursfemmes, a la manière du pais, outre une efclave qu'il avoit faite tout nouvellement, & qui paroiffoit fi oppofée k fa paflion, qu'il n'avoit encore pu la gagner avec toute fa rhétorique ; il ajouta qu'il ne favoit point de quelle nation elle étoit, mais qu'elle parloit fort bon francois. Je con$us bien que ce ne pouvoit être que la charmante blonde que j'avois vue, ce qui me fit changer de couleur; mais pour empêcher que 1'eunu-  35s Voyages que ne s'en appercüt, je lui dis aufli-tót ave*C une efpèce de paflion, la pefte foit de toutes les femmes, ne parions plus de cette maudite engeance, je vous prie. J'ai peur , me répondit-il, que vous n'aimiez les hommes, & que ce ne foit ce qui vous fait méprifer fi fort le fèxe. Je ne compris pas d'abord ce qu'il vouloit dire; mais s'étant expliqué , je lui témoignai tant d'horreur d'une pratique fi abominable, qu'il en fut tout étonné. Vraiment, me dit-il , c'eft une chofe li commune dans ce pais, qu'on ne la regarde que comme une galanterie. Pour moi, repliquai-je, je crois que ceux qui s'y abandonnent méritent d'être traités plus mal que les bêtes, & je la détefte encore plus , s'il eft poflible , que je ne détefte les femmes. Nous nous féparames la - deffus bons amis; & comme il fortoit, je lui dis, qu'il n'avoit que faire de m'enfermer une autre fois, que je faurois bien me garder moi-même. Oui, oui, repliqua-t-il en branlant la tête, je crois que je puis vous laiffer fur votre parole. Dès qu'il fut parti, je me couchai, non pas pour dormir, mais pour rêver a mes amours; car je commencois a efpérer beaucoup de ma diflimulation. Je paffai toute la nuit k inventer mille moyens d'avancer mes affaires, jufqu'a ce que confondu par la multitude, tk a force de me tourmenter  £> £ ROBËRT BÖVLË. 353 tourmenter l'efprit, je m'endörmis fur le fiia«" tin ; mais le bruit de quelques voix qua j'entendis dans le jardin, me réveilla biemtóf, Je fautai fur le champ du lit, barrai ma porte de peur que quelqu'un n'entrSt, me jettal mes habits fur le corps, & courrus a mon troü. Je vis d'abord mon aimable enchanterefie qui li-» foit dans un livre , en fe promenant feule dans 1'allée qui conduifoit k ma prifon; les autres femmes étoient auprès de la fontaine occupées a admirer le jeu des eaux. Elle vint tout proche de moi; mais quelle ne fut pas ma furprife , quand je 1'entendis chanter ert anglois des paroles , dont voici le fens ? » Ma » douleur eft toute en dedans; & ces marqués » extérieures de chagrin qu'on voit en moi, ne » font que de foibles fignes de 1'afflicfion fe» crette qui tourmentemon ame». J'avoue que dans ce moment je fentis des tranfports d'amour au-deffus de toute expref* fion. Cette charmante perfonne avoit la voix fi douce ck fi harmonietife, que j'en tombai dans une efpèce d'extafe, dont je ne revins que quand elle eut ceffé de chanter, & qu'elle m'eüt tourné le dos pour aller rejoindre ies» autres femmes qui fe promenoient. Je la fuivis des yeux aufii long-tems que je le pus; & quand je Peus perdue de vue, mon imagination m Z  354 Voyages étoit fi remplie, que je croyois la voir encore. Je ne pouvois plus douter que ce ne fut une angloife , que mon maïtre retenoit en efclavage. Je formai fur le champ la réfolution de lui faire favoir par quelque moyen, que j'étois difpofé a la fervir de toutes mes forces, fi elle vouloit 1'accepter. Le vieux Eunuque vint frappera ma porte, que j'étois encore a mon trou ; ce qui me réveilla de la profonde, mais douce rêverie ou j'étois enfeveli. II fallut changer de note, & prendre le parti de diflimuler. Je laiffai mon homme frapper deux ou trois fois, avant que de lui ouvrir, pour avoir le tems de me remettre. II ne fut pas plutöt entré que je lui dis en me plaignant, mais d'un ton d'ami; vous me promites hier que je ne ferois jamais plus incommodé du babil de ces diableffes de femmes ; & cependant elles viennent de m'étourdir fi fort pendant une heure , que j'ai été oblh gé de barrer ma porte, & de me fauver en haut pour ne les entendre plus. IJ me répondit en fouriant, que les fumées du vin qu'il avoit bu le foir précédent lui avoient fait oublier ce qu'il m'avoit promis ; & qu'il ne manqueroit point de les avertir de fe taire a 1'avenir. Fort bien, repliquai-je; mais cela ne fuffit pas, elles pourroient me furprendre dans le jardin, lorf-  de Robert Boyle. 355 que j'y penferois le moins. Non, me dit-il, j'aurai foin de vous venir avertir, quand elles voudront s'y promener. Je le remerciai de fa précaution. II m'apprit enfuite qu'il avoit deffein de diner avec moi ce jour-la , paree qu'il n'en auroit plus Foccafion de long - tems, a caufe que le capitaine lui avoit envoyé dire qu'il viendroit le lendemain fans faute. Effecfivement, a 1'heure du dïné je revis mon homme qui apportoit un faifan roti, du ris bouilli, Sc une bouteille de vin de Grèce. Nous nous mimes aufli-töt a table ; Sc malgré ma nouvelle paflion , je mangeai Sc je bus de bon appetit. Mon Eunuque fe grifa prefque ; Sc les fumées du vin lui montant a la tête, il me pria de le laiffer dormir quelque tems fur mon lit. Je n'avois garde de le lui refufer , fachant trés - bien , que fi on Feut vu dans cet état, nous aurions pu tous deux être chatiés , pour avoir goüté du jus de latreille; quoi que j'euffe beaucoup mieux aimé qu'il fut allé dormir dans fon appartement, paree que je n'étois pas libre de faire ce que j'aurois fouhaité. Mais il tomba bien-töt dans un profond fommeil , dont il ne me fut pas difficile de m'affurer par ion ronflement. Je profitai de ce tems, pour écrire ce qui fuit. Zij  35$ Voyages A la belle Angloife. Madame, J'ai eu le plaifir de vous voir, & votre air mélaneolique, joLt a d'autres circonftances , ine fait croire que vous êtes prifonnière dans cette maifon. La perfonne qui vous écrit eft Votre compatriote; & quoiqu'elle foit réduite au même ctat que vous, elle a affez de courage & d'induftrie pour vous rendre fervice. Je me flatte qu'il fera quelque jour en mon pouvoir deprocurer votre liberté & la mienne. Si vous n'avez aucune vue de ce cöté-la, je me perfuade que vous êtes trop généreufe pour caufer le moindre préjudice a un homme qui eft prêt k tout entreprendre pour l'amour de vous. Vous comprenez de quelle conféquence il eft que ce billet ne foit vu de perfonne; ainfi je vous prie de le mettre en pièces dès que vous 1'aurei lu. Si vous voulez m'honorer d'une réponfe, & m'apprendre vos fentimens fur ce que je vous marqué, vous trouverez un cordon pendant au nord de la petite maifon du jardin , vous n'avez qu'a y attacher votre billet , j'aurai foin de le retirer, & de prévenir la découverte de ce qui pourroit nuire & h vous, Sc l celui a qui vous pouvez librement commander. Je n'avois ni cire, ni oublie, pour cacheter  de Robert Boyle. 357 ma lettre; ainfi il fallutfe contenter de la plierr j'y mis 1'adreffe , a la belle Angloife. Quand j"eusfait,je commencai a douter du fuccès de mon deffein : peut-être, difois je en moi-même*, cette dame efl-elle contente de fa fortune,.ou craindra-telle d'entreprendre quoi que ce foit pour recouvrer fa liberté? Peut-être auffi s'imagïnera-t-elle qu'on m'a apoffé pour la trahir; 6c pour faire voir fon innocence , me déccuvrirat-elle au capitaine ? mille penfées diverfes me rouloient dans 1'efprit: quelquefois je voulois. brüler mon billet; mais a la fin l'amour l'em.porta fur toutes les raifons que j e pouvois avoir pour Ie faire, & je réfolus d'en tenter le fuccès a Ia première occafion. J'avois demeuré prés de trois heures , tant k écrïre ma lettre, qu'a confulter fur ce que j'en ferois; ainfi je crus qu'il étoit bien tems d'éveiller mon Eunuque: il fauta du lit tout effrayé d'avoir dormi fi long-tems, & me remercia de mon attention, perfuadé que fa prérfence étoit néceffaire a la maifon. II fe retira fort a propos , car avant qu'il fut arnoitiéde la promenade, je vis les femmes qui étoient k 1'autre bout. II leur paria quelque tems, apïès, quoi il les quitta pour aller dans la maifon. Elles fe promenèrent affez long - tems: k la. fin il y en eut deux qui s'afiirent auprès de la Ziij[  35^ Voyages fontaine , tandis que la troifième, qui étoit ma belle angloife, continua a marcher du cöté de mon petit logement, A fa vue mon fang fe précipita dans mes veines, & je reiTentis dans tout mon corps de violentes émotions. II me fembloit que c'étoit - la une belle occafion de lui faire tenir ma lettre, & cependant je craignois d'en profiter; mais enfin rappellant tout mon courage, je me réfolus a tenter la fortune. Ainfi quand cette charmante perfonne fut k une vingtaine de pas de moi, je jettai mon billet , qui par grand bonheur tomba au milieu de 1'allée couverte de gravier, de forte qu'il étoit prefque impoffible qu'elle ne le vit pas ; mais fi le contraire fut arrivé, j'avois encore affez de tems pour courir en bas, & le reprendre avant que quelque autre perfonne put 1'appercevoir. Quand elle fut arrivée a 1'endroit ou il étoit, elle lui donna deux ou trois coups de pied, & enfin elle le prit. Je pus voir qu'elle 1'ouvrit , & qu'elle 1'étendit fur un livre dans lequel elle lifoit auparavant, de forte qu'il femfembloit qu'elle y lüt encore. II n'eft pas poffible d'exprimer 1'inquiétude oh je fus alors, mais je me remis un peu , quand je vis qu'elle déchiroit ma lettre en petits morceaux qu'elle répandit enfuite en plufieurs endroits du jardin, afin qu'on s'en appercüt moins. Elle avoit a  be Robert Boyle. 359 peine fait un tour de promenade, qu'elle revint fur fes pas, pour examiner mon logement avec beaucoup d'attention. II me parut qu'elle cherchoit a venir au Nord, comme je le lui avois marqué dans ma lettre j mais elle fembloit craindre , regardant fouvent derrière elle , & ne favoir quel parti prendre : k la fin elle s'en fut, comme malgré elle , rejoindre les autres femmes. Cela me donna quelque efpérance que ma lettre lui avoit fait plaifir , & que je ne ferois pas long - tems fans recevoir de fes nouvelles. Je remarquai qu'elle s'affit auprès de la fontaine, &C qu'elle étoit fort attachée a fon livre , < ce qui ne me plut pas beaucoup. Au bout d'un quart d'heure elle fe leva, & fe mit a marcher vers le lieu oii j'étois. Quand je la vis venir, je courus en bas attacher une ficelle au haut de Ia fénêtre de ma chambre , de peur que fi elle tournoit de ce cöté-la , & qu'elle ne vit point de cordon, comme je le lui avois marqué, elle ne s'knaginat qu'on la jouoit. J'eus le tems de faire ce que je voulois, & de remonter k mon trou, avant qu'elle fut arrivée au fud de ma petite maifon. Elle vint fi prés, que je ne pus plus la voir; mais en moins d'une minute , js 1'appercus qu'elle retournoit fur fes pas, s'arrêtant d'efpace en efgace k confidérer le lieu ©tt Ziy  5^9 Voyages j'étoisrenfermé. Auffi-tot qu'elle fut au bout de la promenade ( car je n'euspas la force de quitter mon trou anparavant) je deicendis, (te, tirant è moi la ficelle, j'y trouvai attaché un morceau de papier. Je le détachai avec beaucoup d'impatience, & j'y lus les paroles fuivantes, qu'elle avoit écrites avec un crayon fur une feuille blanche d'un livre , qu'elle avoit fans doute arrachée de celui qu'elle lifoit. »* J'ai été extrêmement furprife a la leflure d'un billet, que j'ai trouvé dans 1'allée du jardin, & que je crois m'être adreffé. J'avoue que je fuis rédülte i un trifte état; mais comment me fier è la parole d'un inconnu, qui n'eft peut-être qu'un efpion domefiique ? & qui fait fi ce billet n'a pas été écrit par 1'ordre de celui qui fe croit permis de me traiter en tyran , paree que je fuis en fon pouvoir; & fi ce n'eft pas la un expédient dont il fe fert pour découvrir mon inclination, afin d'avoir un prétexte de fatisfaire fa barbare vengeance ? ainfi 'fattends dans une demi-dieure de nouvelles affurancës de fincérité du même endroit; & alors je profiterai du premier moment de libertépour vous. apprendre mes vrais fentimens. » Je ne faurois exprimer la joie que je refTentis a la leélure de ce billet, J'y fis for le cha,mp, cette réponfe»  de Robert Boyle.* 361' Madame, ♦» Si je vous difois quel eft le motif qui me porte a vouloir vous rendre fervice , vous feriez bien-tót convaincue de ma fmcérité. Mais je remets a vous en inftruire que j'aie le plaifir de vous entretenir, fi jamais je fuis affez heureux pour cela. Vous aurez , fans doute , oui parler de 1'efclave que le maitre de cette maifon a nouvellement amené avec hu de Salé: c'eft celui-la même qui vous écrit, & qui fe fera une gloire de travailler a votre délivrance. Je vous jure par celui qui eft mort fur la croix pour nos péchés, que je fuis fincère dans ce que je vous propofe; & fi je ne puis vous être utile de ce cöté-k\ , c'eft le plus grand chagrin qui puiffe m'arriver , voulant être toujours votre, &c. » R. B. Quand j'eus écrit cette lettre , je m'en fus a mon endroit accoutumé , & je vis ma belle Angloife fort prés de moi. Je jettai mon billet comme la première fois; elle le prit d'abord , & retournant fur fes pas, elle le lut & le déchira, comme elle avoit fait 1'autre , après quoi elle fe retira. Au moment qu'elle entroit dans la maifon, 1'autre Eunuque, non pas celui qui étoit mon ami, fortit; & fe promenant dans le jardin, il appercut les morceaux déchi-  :$6i Voyages rés de mes deux billets, & les ramaffa avec foin. Si quelqu'un m'eut vu alors, il auroit aifément découvert le trouble inexprimable oü cette aöion me jetta. Je crus que nous étions perdüs fans reffource, & je ne favois comment me conduire dans une circonftance fi délicate. Je me repentois quelquefois de mon entreprife, mais cependant je trouvois toujours que je m'intéreffois bien plus pour celle que j'aimois , que pour moi-même. Auffi-töt que ce maudit Eunuque eut ramaffé tout ce qu'il put de mes deux lettres, il s'en retourna: je 1'accompagnaide ma maléditlion, & je (ouhaitai de bon cceur qu'il put être obligé , pour fa peine, d'avaler toutes ces petites pièces de papier qu'il emportoit avec lui. Je ne fai quand je me feroisremis du trouble oü j'étois, li la vue de ma charmante blonde ne 1'eüt fait pour moi. Elle fut s'affeoir au bord de la fontaine, & après y avoir demeuré quelque tems elle vint droit a ma prifon : elle fit deux ou trois tours , & puis je la perdis de vue, paree qu'elle avoit palfé au nord. Je demeurai dans 1'endroit oü j'étois, jufqu'a ce que je la revis dans 1'allée'; & alors je courus en bas, je tirai ma fïcelle, & je trouvai un petit billet écrit avec de 1'ancre, en ces termes: » Je fuis convaincue de votre fincérité, &  de Robert Boyle. 365 je me repoferai entièrement fur vous du foin de ma délivrance. Si vous réuffiffez, je fuis en état de vous recompenfer quand nous ferons arrivés en Angleterre. Comme nos malheurs font femblables, je ne ferois pas fachée de voir la perfonne a qui j'ai obligation , quand même fes bons deffeins devroient être fans effet. Au refte, j'ai toute la liberté que peut avoir une efclave , & l'on ne m'obferve pas de fort prés. Le maitre de la maifon en a bien ufé jufqu'ici avec moi; feulement je le trouve infupportable quand il me dit qu'il m'aime. Je 1'ai retenu, par quelques petites civilités, dans les bornes de la modeflie; mais je ne faurois dire combien cela durera. C'eft ce qui me fait craindre fa préfence ; & le plutöt que je ferai hors de fon pouvoir, le plutöt ferai-je contente. Voila ce que défire, » Votre très-humble fervante. En lifant ce billet, mon cceur nageoit dans la joie; & fi ce n'eüt été 1'appréhenfion ou j'étois qu'il ne nous arrivat quelque mauvaife affaire, a 1'occafion des morceaux de lettres que 1'Eunuque avoit ramaffés, je n'aurois pas été le maitre de modérer mes tranfports; mais cette feule idéé, femblable a de l'eau qu'on jetteroit fur le feu, en eut bientöt éteint la vivacité. Je demeurai entre 1'efpérance & la crainte, jufques  354 Voyages a ce que mon Eunuque vint pour fouper avec moi. J avois déchiré en mille pièces le billet de la belle Angloife, & caché avec foin tous les morceaux oii il y avoit quelque chofe d'écrit; mais il en étoit tombé & terre deux ou trois, que je ne m'étois pas mis en peine de reiever paree qu'ils étoient blancs. Mon homme ne les eut pas plutöt vus qu'il les ramaffa, me difant que je ne faifois pas bien de marcher fur le papier; car, ajouta-t-il, fi Achmet(voulant parler de 1'autre Eunuque ) s'appercevoit d'une telle chofe, il fe mettroit dans une furieufe colère. II a bien fort grondé 1'efclave que mon maitre a amené dernièrement, pour avoir jetté des morceaux de papier dans le jardin , perfuadé qu'il n'y avoit qu'elle qui put 1'avoir fait, paree que les autres font Mahométanes, & qu'elles enfaventla conféquence. Je lui demandai la raifon de tout ce bruit pour une chofe que nous autres Européens faifons fervir aux ufages les plus vils. II me répondit après s'être fait un peu prier, que tous les vrais Mufulmans ont une grande vénération pour les morceaux de papier, paree que le nom de dieu, oh celui de leur prophéte, pourroit être écrit deffus. D'aiüeurs , il y a une tradition qui porte, que quand ils fortiront du purgatoire au jour du jugement, pour être recus dans Ie  be Robert Boyle. 565 féjour des bienheureux, il n'y aura point d'autre chemin pour y aller, que celui de traverfer k pieds nuds une grande grille de fer toute rouge: & au moment qu'ils voudront y pafier, tous les morceaux de papier qu'ils aurontrelevés de terre pendant leur vie, iront ie placer d'eux-mêmes fous leurs pieds; en forte que le feu ne les touchera point, tte qu'ils pourront fans beaucoup de peine arriver k leur prophéte Mahomet. Ce conté borgne manqua de me faire éclater de rire; & le difcours de 1'Eunuque diflipant toutes mes craintes, me rendit la joie. Nous foupames gaiment , vuidames notre bouteille de vin qui tenoit deux quartes, & nous nous quittames bons amis. Je m'en fus coucher, 1'efprit fi content, que je ne tardai pas a m'endormir, & d'un fommeil fi profond que je ne m'éveillai que le lendemain a dix heures. Je fus furpris, & fdché d'avoir demeuré fi long-tems au lit, craignant que peut-être je n'eufle perdu le moment ou je pouvois voir ma belle. Je m'habillai, & je defcendis dans le jardin pour y faire.un tour de promenade, voyant qu'il n'y avoit point de danger. Comme le foleil étoit déjk fort chaud, je me mis è 1'ombre de quelques lauriers; mais je ne fus pas peu furpris d'y trouver celle qui étoit toujours dans mon efprit, aflife & fort rêveufe.  365 Voyages Au bruit que je fis en approchant, elle tourna la tête, & me voyant, elle voulut s'enfuir. Je ramaffai, avec beaucoup de peine, affez de courage pour lui parler: madame , lui dis-je , ne craignez rien; fi j'euffe fu que vous étiez ici, je ne ferois point venu vous interrompre. Je vous dirai feulement ; que je fuis la perfonne qui a fait vceu de vous fervir de tout fonpoffible. Monfieur, répondit-elle, jene fuis du tout point fachée de cette entrevue , qui eft un pur effet du hazard; au contraire, c'eft avec plaifir que je vois pour la première fois celui a qui j'efpère d'avoir un jour obligation de ma liberté, & je fouhaite que nous puiffions nous rencontrer fouvent, pour confulter enfemble fur les moyens de réuffir. Madame, repliquai-je, fi vous voulez bien y condefcendre , je ne doute pas d'en trouver affez d'occafions. Je 1'inftruifis en même tems de la conduite que j'avois tenue avec mon Eunuque , Sc de 1'efpérance que j'en concevois. Elle approuva mon deffein, & tout ce que j'avois fait, m'affurant qu'elle fe promeneroit le plus fouvent qu'elle pourroit dans le jardin, ou je lui avois dit que je pouvois la voir fans être vu; & ainfi nous nous féparames, craignant que fi nous demeurions plus long-tems enfemble, nous ne fuffions découverts. Elle s'en fut  de Robert Boyle. 367 a la maifon, & moi k mon logement; & en moins de demi - heure le capitaine arriva. II vint me éhercher pour diner, & me dit qu'il falloit que j'euffe travaillé par magie, ou qu'autrement je n'aurois jamais pu mettre en fi peu de tems Ion jardin dans Fétat ou il le voyoit. II ajouta qu'il croyoit m'être fort obligé, & que je n'y perdrois rien. Je lui répondis, que ce n'étoit que mon devoir de le fervir en tout ce qui dépendoit de moi; & que s'il le jugeoit a propos, j'y ferois encore de nouvelles réparations. II me fit force complimens a fa mode, & me déclara qu'il me laiffoit le maitre de faire ce que je voudrois. Quand on eut fervi le diné, il m'ordonna de me feoir a table avec lui; car quoi qu'il fe fut fait Mahométan, il mangeoit a la manière des Européens, & non pas k terre fur des tapis, comme font les Afiatiques & les Afriquains. Les viandes étoient apprêtées a 1'Angloife , & nous bümes copieufement de fon vin de Grèce. II me dit en fouriant, qu'il avoit difpenfe du Muphti de boire de vin. Je lui répondis, que je croyois que pourvu qu'on en prit avec modération, c'étoit un crime fort pardonnable , fuivant Mahomet même. Pour ce qui eft de moi, repliqua-t-il, je ne penfe pas que la religion confifte dans la mortification & 1'abfth-  3^8 Voyages nence; & je fuis perfuadé qu'un honnête homme , foit Juif, Turc, ou Chrétien , peut également trouver le chemin du ciel. Nous'parlames beaucoup de religion pendant le dïné , mais je m'appercus bientöt que mon homme n'avoit pas grande idéé d'aucune, ni ne s'en embarraffoit pas fort; Sc je crois qu'il y a bien peu de renégats qui en ayent quelques principes, le motif de leur changement c'eft le plaifir, ou 1'intérêt. Mais laiflbns-la cette petite digreffion. Au fortir de table, nous fümes nous promener dans le jardin, Sc je montrai au capitaine les nou velles réparations que j'avois deffein de faire. Après avoir tout approuvé , il me dit qu'il avoit appris de Mirza fon Eunuque, 1'averfion que j'avois pour le fèxe: mais ajoutat-il, je vous avertis de ne pas faire paroitre vos fentimens ; car fi les femmes de ee pais s'en appercevoïent, elles ne manqueroient pas de s'en venger. Après tout, continua-t-il, c'eft une chofe fort étrange qu'un homme aufli jeune & aufli bien fait que vous 1'êtes , puiffe haïr les belles. Je lui répondis, que j'avois de trésbonnes raifons pour cela, & qu'il n'y avoit pas jufqu'a ma propre mère que je n'avois jamais pu fouffrir, quoi que je lui fufle redevable de la vie. Je le veux, repliqua le capitaine, mais le  de Robert Boyle. 369 le tems & un beau vifage pourront bien vous faire changer d'idée.Je lui dis, que j'étois fort affuré, que je porterois ma haine julqu'au tombeau. Je crois pourtant, reprit-il, que li vous voyiez uneefclave angloife que j'ai amenée ici derniérement, elle vous feroit tenir un tout autre langage. Monfieur, repartis-je, je fuis pret a en faire 1'épreuve pour vous convaincre du contraire; quoi que j'aimerois autant voir un ferpent que de voir la plus belle femme. Eh bien, me dit-il, je ne fuis pas auffi rigide fur cet article a.ue les Maures; Sc quand même je le ferois, votre averfion pour le fèxe m'empêcheroit de rien craindre de votre part. Ladeflüs il me quitta, m'afTurant qu'il alloit revenir dans un moment. II s'en fut a la maifon, & revint en moins de cinq minutes. J'ai donné ordre, me dit-il en me joignant , que mes femmes viennent fe promener dans ie jardin ; ainfi allons nous cacher derrière ces lauriers , d'oü nous pourrons les voir tout a notre aife fans en être vus. A peine nous y étions-nous placés , que nous appercumes trois femmes qui venoienta nous: les deux premières étoient fort belles , mais un peu grafles , agées , k ce qu'il me parut, 1'une d'environ trente ans, Sc 1'autre d'environ vingt , Sc pas tout a fait fi blanches que nos angloifes. La troiiième étoit Aaf  37° Voyages ma charmante blonde, que j'attendois avec impatience , & que le capitaine me montra auffi-tot du doigt, pour me faire comprendre que c'étoit celle dont il m'avoit parlé. Quelque attention que j'euffe a me compofer dans ce moment, la rougeur me monta au vifage. II s'en appercut, &l me dit dès qu'elles furent hors de portée de nous entendre ; eh bien , j'ai pris garde a votre défordre, & je vois a préfent que votre averfion pour le fèxe eft infurmontable; ce dont je ne fuis pas faché, paree que cela fera que vous aurez plus de liberté: je ne vois pas qu'il foit néceffaire de vous renfermer, quand mes femmes veulent fe promener djns le jardin; car je m'imagine ajoüta-t-il, en riant, que vous les fuïrez bien affez de vous-même. Affurément, lui dis-je, tout comme je fuirois des vipères, avec cette feule différence que je ne voudrois pas les tuer, quand même j'en aurois le pouvoir, par le refpeéï que j'ai pour vous. La dernière que vous avez vue, reprit le capitaine, eft de votre nation; je la pris, 1'avant- dernier voyage que j'ai fait, dans un vaiffeau qui alloit a l'ile de Zante. Elle me plut fi fort, que je refufai cinq eens livres fterüng pour fa rancon ; & fes charmes m'ont captivé a un tel point, que je voudrois bien en jouir de fon confen-  be Robert Boyle. 371 tement, car la contrainte bannit le plaifir. Je lui ai clonné vingt jours pour y penfer , &c quand ce terme fera expiré, fi elle ne veut pas fe rendre de bonne grace, je fuis réfolu d'employerla force. Bonté! m'écriai-je dans une efpèce d'emportement; comment pouvez - vous vous tourmenter fi fort pour une chofe qui ne mérite pas la moindre attention ? Si tout le monde , me eVit le capitaine , étoit de votre humeur , les femmes pafferoient bien mal leur tems de ce cöté-la. Pour moi, repris-je , je ne comprends pas comment il peut y avoir des hommes qui fe tuent de peine, qui vivent durement , &c qui s'expofent a toute forte de dangers, pour venir enfuite chez eux dépenfer le fruit de leurs travaux avec ces gueufes ( pardonnez moi Fexprefiion ) qui peut-être ne les payent d'aucun retour de tendreffe, fur-tout dans ces pais chauds, ou les femmes font d'une compléxion fort amoureufe , & ou elles n'ont pourtant qu'un feul homme entre plufieurs , quelquefois entre une douzaine & plus , pendant qu'une douzaine d'hommes fuffiroient a peine a une feule. C'eft auffi pour cela, repliqua mon maïtre, qu'on les renferme & qu'on les obferve de fi prés; car nous connoïflbns affez leur tempéra- A a ij  37* Voyages ment. Si je n'avois pas, lui dis-je, cette averfion que vous me voyez pour le fèxe, & que j'euffe envie d'en tater, j'ai un fecret oü il n'entreaucun fortilége, pour rendre une femme amoureufe a la folie d'un homme. Quoi! s'écria-t-il, vous avez un tel fecret; ff vous voulez me le communiquer, non feulement je vous donnerai votre liberté, mais je vous réccmpenferai largement d'ailleurs. Monfieur, lui repartis-je , je vous fuis fort obligé , mais^pour ce qui eft de découvrir mon fecret, c'eft une chofe que je ne puis point faire; je puis bien cependant, fi vous le fouhaitez , vous préparer une potion chymique , qui mêlée dans du vinblanc, produira fon effet ; mais cela demande beaucoup de tems & de dépenfe. Pour la dépenfe , repliqua le capitaine , je n'y ferois point d'attention; mais en combien de tems cette potion pourroit-elle être faite ? Pas en moins de cent jours après la projecfion , répondis-je. La-deffus il fe mit a rêver un moment; cent jours, dit-il, c'eft bien du tems, cependant je penfe qu'il vaut encore mieux attendre pour avoir le confentement de ma belle efclave, que d'employer avec elle Ia force. En cela je crois que vous avez raifon , repartis-je; & de plus, fi vous prenez ce parti, vous pourrtz faire qu'elle vous aimera auffi:  de R o b e r t Boyle. 373 long-tems que vous Ie voudrez, en mettant de fois a autre , quelques gouttes de cette liqueur dans fa boiffon , après qu'elle aura pris la première dofe. Mon homme parut fort goüter ma propofition, & me demanda a combien monteroient les frais de ce breuvage chymique. Je lui répondis, que je craignois qu'il ne coütat bien prés de deux eens livres fterling ; quoi qu'en Angleterre on 1'auroit a beaucoup meilleur marché; paree qu'il étoit plus facile d'y trouver la plupart des ingrédiens qui devoient y entrer; que cependant je ne pouvois rien dire de pofitif la deffus , que je ne vifTe quel étoit le prix des chofes dont j'avois befoin. J'ajoütai, que j'appréhendois que je n'eufle beaucoup de peine a me pourvoir d'un alambic , & que c'étoit-la pourtant le premier meuble qu'il me falloit. 11 me repliqua, qu'il ne doutoit point que je ne trouvaffe aifément tout ce qu'il m'étoit nécefTaire pour de 1'argent, & qu'il auroit foin de m'en fournir autant que j'en voudrois. II me dit encore, qu'il y avoit nombre de jnifs a S ilé, qui vendoient toute forte de drogues, & ace qu'il croyoit, toute autre chofe dont je pourrois avoir befoin. Ne voulant rien rifquer , je lui répondis , que je n'aurois point a faire de drogues les cinquante A a iij  374 Voyages premiers jours, & que je demandois feulement' un alambic, & la liberté d'aller de nuit dans les bois voifins pour y chercher certaines herbes qu'il me falloit cueillir au clair de la lune, les unes è fon plein, & d'autres a fon déchn. II m'affura que j'aurois toute la liberté que je voudrois , perfuadé que je n'en abuferoïs pas. Je lui dis, que pour en être plus certain, il n'avoit qu'a envoyer avec moi qui il jugeroit a propos. Non , repliqua-t-il, je vous laiffe le maitre de vous-même; mais vous pouvez prendre celui de mes domeftiques qui vous conviendra le mieux-, fi vous en avez k faire. En même tems il me dit de monter avec lui dans fon cabinet, & qu'il me donneroit 1'arger.t dont j'avois befoin: je le fuivis ; & quand nous y fumes entrés, il ouvrit un coffre fort, & en tira deux eens cinquante piftoles d'Efpagne, qu'il me donna , en difant que fi cela ne fuffifoit pas, il m'en donneroit davantage. Je lui répondis, que j'étois perfuadé qu'il y en avoit de trop. Eh bien, dit-il, nous compterons quand tout fera fait: & comme il y a du tems d'ici-la, je ferai un voyage en mer dans cet intervalle, de peur que 1'impatience ne me prenne. Je fus ravi de fa réfolution , paree que cela me donnoit plus de liberté d'exécuter mon deffein. Cependant je diflimulai ma joie , Scje  de Robert Boyle. 375 lui dis que j'étois fiché qu'il prit ce parn-la , paree que j'aurois fouvent quelque chofe a faire prendre k la perfonne fur laquelle je devois exercer mon art. N'importe ! me repliqua-t-il; Mirza aura foin de cela. La-deffusü 1'appella , & le chargea de fuivre mes ordres, ck de faire tout ce que je lui commanderois avec la même exatYitude , que & j'étois le maitre de la maifon. II lui dit cela en langue Morefque , mais il me 1'expliqua en Anglois. Mirza m'apprit auffi lui-même en Franccis la commiffion qu'il avoit recue , ajoutant, qu'il efpéroit que je lui ordonnerois fouvent de vifiter la cave. Je lui dis de ne point s'inquiéter de ce cöté-la , que nous ne manquerions de rien. Je priai enfuite le capitaine de me permettre d'aller au plutöt en ville , pour chercher un alambic , & me faire connoïtre aux marchands droguiftes. Si vous voulez , me repliqua-t-il, nous y irons furie champ; j'y confentis , Sc il donna ordre qu'on tint des chevaux prêts. En même tems je fus a mon logement prendre ce dont j'avois befoin ; heureufement pour moi, car je trouvai un billet que ma belle correfpondante avoit pris le tems d'attacher au cordon qui pendoit h ma fenêtre ,.• lorfqu'elle étoit venue fe promener dans le jardin avec les autres femmes par l'ordre de mon maitre. En voici le contenu. A a iv  37$ Voyages • Monsieur, » Je me fers de cette occafion pour vous donner avis que le tyran de capitaine eft arrivé, & qu'il ne m'a donné que vingt jours pour acquiefcer a fon abcminable paffion. J'efpère que vous me croirez aifément quand je vous dirai, que cela m'a prefque fait perdre 1'efprir. Je crains que le tems ne foit trop court pour éxécuter le deffein de notre liberté; & fi nous ne réuffiffons pas avant le jour fatal, je fuis la perfonne du monde Ia plus infortunée. Donnez-moi de vos nouvelles; & fi vous pouvez adoucir mes chagrins, en me faifant entrevoir quelque lueur d'elpérance, ne refufez pas cette confolation a celle qui eft, Votre, &c. Que je fus heureux de trouver ce billet! II auroit pu tomber entre les mains du capitaine; & alors dans quel éfat eufïïons-nous éré ? Je n'eusle tems que d'ccrire ces deux mots, que je jettai dans le jardin; efpérez tout, & n'écrivez plus jufqu'a demain. Après quoi je ferrai mon cordon , je fermai ma porte , & j'en pris Ja ciet avec moi. Quand nous fümes a cheval, Ie capitaine & moi, nous ne nous entretinmes prefque d'autre chofe que d'enchantemens, de philtres amoukbx, & de foniïéges. Je le eonvainquis qu'il  de Robert Boyle. 377 n'y avoit rien de femblable, & que ma potion chymique étoit la feule chofe qui put produire 1'effet qu'il fouhaitoit. II me demanda fi je n'en avois jamais fait moi-même 1'expérience: plus d'une fois, lui repliquai-je; &c fur le champ je lui fis ce conté. Dans le voifinage du lieu 011 j'ai été élevé il y avoit un vieil homme riche, & fort atnoureux , mais horriblement laid : il étoit camus; il avoit les yeux chaffieux, les épaules rondes, la face large ; & la grandeur de fa bouche répondoit a celle de fon vifage. Ce bel objet s'amouracha d'une fort jolie perfonne, fille d'un mercier qui demeuroit vis-a-vis de chez lui; c'étoit une beauté extrêmement fiére ; & fes charmes lui aflurant prefque autant de conquêtes qu'elle avoit de fpe&ateurs, elle croyoit qu'il n'y avoit qu'un homme de la première qualité qui fut digne de la pofféder. Elle ne pouvoit fouffrir le vieux barbon, & la manière dont elle le traitoit toutes les fois qu'il lui parloit de fa paflion, 1'avoit prefque rendu fou. Je le voyois fouvent, & avant qu'il fe fut mis l'amour en tête, il étoit fort fociable, & le premier a plaifanter fur fa laideur. Un jour que je lui rendis vifite , je le trouvai dans un état qui me fit pitié. Je déployai toute mon éloquence pour le ramener a la railon,  37% Voyages mais c'étoit vouloir arrêter un torrent. A Ia fin je me fouvins de cet Elixir dont, quoique je ne m'en fuffe jamais fervi auparavant, je connoifibis fa vertu, paree que j'avois vu ce qui y entroit; le pnncipal ingrédient n'étoit pourtant que de 1'or calciné. Un de mes oncles, continuai-je , qui avoit employé foixante ans a la recherche de ce que la nature a de plus caché , avoit découvert cet admirable fecret. Etant fur le point de mounr, il m'appella , & me le donna par écrit, me conjurant par tout ce qu'il y a de plus facré, de ne le révéler jamais a perfonne, &c de ne le faire même écrire , que Iorfque je verrois ma fin prochaine : car de peur que la recette qu'il m'en avoit donnée, ne tombat par hazard entre les mains de que'qu'un , il m'ordonna de la brüler au bout de dix jours, ce terme étant affez long pour 1'imprimer dans ma mémoire. Je te remets ce précieux fecret, me dit mon oncle mourant , paree que je vois que ta connoiffance furpaffe ton age, & que 1'averfion que tu as pour les femmes ne te permeura jamais d'en faire un mauvais ufage : d'aiiieurs , ajouta-t-il, les frais en font fi grands, que cela t'empêchera bien de le mettre en oeuvre pour ton feul plaifir. Je lui promis folemnellement, en prenant de fa main un pa--;  de R o b f r t Boyle. 379 pier cacheté oü il ctoit ccrit, de nc jamais le révéler qu'a mon lit dc mort, a fon cxcmple , car fi mon oncle eflt réchappiS dfe cette n-aladie, j'aurois été obiigé de lui rendre ce papier tel que je 1'avois recu: mais il expira peu de momens après. Pour revenir a mon hiftoire, je plaignis fi fort le vieux bon homme, & j'avois d'aiiieurs une fi grande envie d'éprouver mon fecret, que je lui dis, qu'il étoit en mon pouvoir de faire en forte que fa belle 1'aimat paffionnément, s'il vouloit en faire les frais. II me répondit aufli-töt, que la dépenfe ne 1'épouvantoit point, mais qu'il n'avoit pas de foi aux enchantemens. Je lui repiiquai, qu'il n'y avoit rien que de naturel dans mon fecret; je le perfuadai de me laifTer travailler, & je me mis fur le champ a 1'ouvrage. J'en vins heureufement a bout , & je fis affez de cette potion chymique pour pouvoir me fervir cent ans. Notez, dis-je au capitaine, que je l'avois avec moi quand vous me fïtes efclave ; elle étoit dans mon coffre a bord de notre vaiffeau , & fi vous euffiez eu le bonheur de la prendre , cela vous auroit épargné bien du tems '& de 1'argent. Quand j'eus apporté a mon vieux barbon une bouteille de cette liqueur, il me parut qu'il  380 Voyages n'y avoït pas encore grande foi; mais je !e priai d'attendre qu'il en eüt fait Pépreuve. Je lui dis qu'il n'avoit qu'a en mettre adroitement environ quarante gouttes dans un verre de vin blanc qu'il feroit prendre a fa belle a jeun. Cela lera difficile, me répondit-il, paree que je fais qu'elle me hak, & qu'elle ne peut fouffnr ma compagnie. Je lui promis de faire mes efforts pour lui procurer 1'occafion d'éxécuter la chofe; & je Pavertis deporter conftamment dans fes poches de culottes une petite bouteille de cette potion chymique, a caufe qu'il faut qu'elle foit échauffée naturellement de la chaleur de la perfonne qui doit FadminhTrer. Au bout de trois jours, j'obtins d'une de mes parentes qu'elle inviteroit la demoifelle a déjeuner avec elle; & j'avertis auffi-töt fon vieux fou d'amant de s'y rendre comme par hazard, & d'apporter avec lui une pinte de vin blanc, dont il nous feroit tous goüter , comme pour favoir notre fentimént fur une certaine quantité qu'il en.avoit a vendre. L'artifice réuffit a merveilles. Mon homme vint a 1'heure marquée, & profitant d'un moment favorable, il mit quelques gouttes de mon elixir dans un verre de vin , que j'eus le plaifir de voir boire a fa belle. Nous nous retirames , fans que perfonne fe füt appercu de rien; mais en moins  de Robert Boyle. 3S1' de dix jours la pauvre créature devint amoureufe a la fureur du vieux barbon, qui pritfo/i tems , en jouit, & la méprifa enfuite. Mon conté fini, j'ajoutai que telle étoit !a nature de cet élixir , qu'a moins qu'on n'en re< nouvellat la dofe a chaque pleine lune, 1'objet aimé retomboit dans fa première indifférence. Le capitaine qui m'avoit écouté avec beaucoup de plaifir , me dit alors qu'il croyoit que j'aurois pu faire aifément ma fortune par le moyen de ce fecret. Mais je lui repliquai, qu'une des conditions fous lefquelles mon oncle me 1'avoit communiqué, étoit que je n'en vendrois jamais une goutte; ce que je voulois obferver fort religieufement. Cependant, nous arrivames a la ville ; & j'avoue que j'en fus bien aife , car j'étois également las, &c d'inventer des bourdes pour amufer mon homme, & d'aller a cheval a la manière des Maures, les genoux prefque auffi hauts que le menton , fans qu'on puiffe allonger les étriers. Nous defcendimes a la maifon du capitaine; il envoya fur le champ de cöté & d'autre pour un alambic , & en moins d'une heure il en eut acheté un complet. II fut enfuite avec moi chez les juifs qui vendent des drogues, &c heureufement je pus me rappeller les noms de plufieurs fortes : j'en fis une affez  382 Voyages bonne provifion, difant qu'il m'en faudroit encore davantage dans la fuite. J'empruntai en même tems du marchand, par le crédit de mon maïtre, un creufet pour fondre Lor, comme je le lui avois dit. Cela fait, nous repartimes pour la campagne, & nous arrivames a la maifon au foleil couchant. Je courus d'abord a mon cabinet pour voir fi le petit billet, que j'avois jetté a terre pour ma belle , le matin , y étoit encore; mais je ne 1'appercus point, ce qui me fit beaucoup de plaifir, ayant lieu d'en conclure qu'elle 1'avoit ramaffé. Je fus me coucher, & le lendemain je me levai de bon matin. Je defcendis dans le jardin, comme un homme fort empreffé, & j'envoyai appeller mon Eunuque. Je 1'informai de ce que j'avois réfolu de faire pour le capitaine , ajoutant que s'il ne m'accordoit pas fa compagnie de tems en tems, mimi d'une bonne bouteille de vin, je ne viendrois jamais a bout de mon entreprife. II me répondit en fouriant, qu'il avoit ordre de fon maïtre de faire tout ce que jelui commanderois. Mais, repris-je , j'ai encore une chofe a exécuter, plus difficile que tout cela; c'eft que je fuis obügé d'avoir quelque entretien avec Ia femme fur laquelle je dols exercer mon art, pour pouvoir dècouvrir quel eft fon tempérament; car fuivant cela, il fan-  de Robert Boyle. 383 dra que j'ajoute, ou que je diminue plufieurs ingrédiens. Rien au monde, continuai-je , n'eüt été capable de me porter a une démarche de cette nature, que je détefte infiniment, que 1'efpérance de recouvrer ma liberté ; car le capitaine s'eft engagé de me 1'accorder, fi jeréuffis dans mon deffein, ce dont je ne doute nullement. Je fouhaite , repliqua 1'Eunuque , que vos vceux foient accomplis; cependant je ferois très-fêché de perdre votre compagnie. Ce ne fera pas fans regret que je vous quitterai , lui dis-je; mais.le délir de ma liberté, & franchement auffi celui de me v enger de mon barbare d'oncle, ce qui eft naturel a nous autres mortels, me fait paffer par deffus toute forte de confidérations , & me rendra fort expéditif dans mon entreprife. Je le chargeai de me donner une couple de domeftiques pour m'accompagner cette nuit-la dans les champs, & porter les herbes que j'y cueillerois; il me dit qu'il m'obéiroit, &c la-deffus il me quitta. Je penfai alors a informer ma belle angloife d'une partie de mon deffein. Pour cet effet je montai a ma chambre, &c je lui écrivis ces deux lignes. Madame, *> J'efpère avoir 1'honneur de vous entrete«ir en toute liberté, & même du confentement  384 Voyages de votre perfécuteur. J'ai un projet pour nous tirer d'ici , & je me flatte , avec la bénédicfion de dieu, de pouvoir 1'exécuter. Vous rirez , fi je vous dis que je dois entendre pour cela Ia magie blanche : mais rien ne me fera clifHcile, fi je puis venir a bout de procurer la liberté k celle, qui aura toujours tout pouvoir fur » Votre,,&c. En moins d'une heure, je vis les femmes defcendre dans le jardin. Je qourus a mon trou, & j'appercus avec plaifir ma charmante blonde fe promener feule de mon cöté: elle fit le tour de mon logement, a fon ordinaire ; & dès que je la vis revenir fur fes pas , je defcendis dans ma chambre, je tirai le cordon qui pendoit a ma fenêtre; j'y trouvai un billet attaché , a la place du mien, &c qui contenoit ce qui fuit. • » J'ai été un peu confolée k la lethtre de la courte fentence que vous m'écrivites hier. J'appris que vous deviez aller en ville avec le capitaine par un difcours que j'ouis entre Achmet & Mirza; car j'entends affez la langue de ce pais, pour attraper le fens de ce qu'on dit. Je ne me ferois cependant pas avanturée a vous écrire, de crainte que mon billet ne fe perdït, fi je ne vous avois vu de ma fenêtre parler a Mirza.  bi Robert Boyle. 38$ Mirza. Confidérez, je vous pi-ie > que le tems prefle, & que fi je ne puis par quelque auire voie me mettre a couvert des pourfuites dii capitaine, il faut que je me jette entre les bras de la mort, comme mon unique refuge. Au nom de dieu, penfez y bien, & me faites réponfe au plutöt i car Pincertitude oii je fuis me tue. Adieu. » Je lui répondis fur le champ , en ces termes: Madame, » Je ne vous écrirai plus, & je vous demande auffi la grace de vous épargner cette peine; paree que j'aurai le plaifir de vous parler librement demain, & de vous communiquer tout le plan que j'ai formé pour notre délivrance. Mais je vous fupplie de vóus tranquillifer, & d'être un peu plus gaye. Seulement prenez un air refervé quand nous nous rencontrerons, de peur qu'on ne s'appercoive de quelque chofe. » Elle revint a ma fenêtre une heure après , avec un autre billet; mais lifant le mien, ellê le remporta. Nous dinames enfemble , mon Eunuque & moi. Enfuite je fus dans le bois voifin, accompagné de deux efclaves noirs. Je les chargeai d'herbes de toutes fortes , que je cueillois a 1'aventure, & je leur ordonnai de Bb  3 86 Voyages les porter dans le jardin. La je fis des paqtsets d'une partie, que je pendis aux branches des arbres; j'étendis le refte fur Ia verdure, ouje le couvris de terre, comme s'il y eüt eu quelque chofe de myftérieux. Quelquefois j'avois peine a m'empêcher de rire, malgré 1'inquiétude oü j'étois par rapport au fuccès de mon entreprife, quand je penfois aux folies qu'il me falloit faire pour cela, & a la fotte crédulité du capitaine, D'autrefois auffi je craignois mortellement qu'il n'allat découvrir a quelque médecin mon prétendu fecret; car quoi que les Maures qui exercent la médecine, foient généralement fort ignorans , cependant ils en favoient affez, pour pouvoir reconnoitre dans un inftant mon impofture. Tandis que j'étois occupé a accommoder mes herbes, le capitaine entra dans le jardin , & j'avoue que fa vue me fit quelque peine. II vint k moi, & regardant ce que j'avois fait, il me dit: vraiment ceci a bien l'air de qüelque chofe. Oui, monfieur, lui répondisje, j'ai cru que je ferois bien de commencer , pour avoir plutöt fait: mais j'ai une grace a. vous demander, c'eft que vous ne communiquiez mon deffein a qui que ce foit de votre familie, qu'a Mirza, ni a aucune autre perfonne pour quelque raifon que ce puifle être:  de R ö b e r t Boyle. 3S7 fi vos domeftiques font curieux de favoir ce que je fais, dites-leur que je diftille des fimples pour votre ufage. J'approuve votre avis, repliqua le capitaine , & je ne manquerai pas de le fuivre. Au refte, continua-t-il, je viens vous dire adieu ; car j'ai deffein de partir demain de bon matin pour aller en courfe , ayant appris d'un efclave Efpagnol qu'on a amené ici derniérement, qu'il doit y avoir a la hauteur de Salé, dans dix jours, un vaiffeau richement chargé. Je ne fai point combien de tems je demeurerai dans ce voyage ; mais j'efpère de trouver tout prêt a mon retour. Monfieur, repartis - je , je ne doute point, qu'avant ce tems-Pa je ne fois venu a bout de mon entreprife. C'eft fort bien, me dit- il; mais n'aurezvous point befoin de quelque autre chofe ? De rien , lui répondis-je , excepté d'un peu d'eau de mer de tems en tems. Vous en pourrez avoir tant que vous voudrez, & quand il vous plaira, me repliqua-t-il, car je laifferai Muftapha en ville, avec ordre de faire tout ce que vous lui commanderez ; j'y vais coucher ce foir, adieu, portez - vous bien : & lè - deffiis il me quitta. J'en fus ravi, & je fouhaitai de tout mon cceur que ce put être la dernière fois que nous nous verrions ; non que j'euffe autrement fujet de me plaindre de lui , car il avoit toujours B b ij  $88 Voyages agi fort honnêtement avec moi ; mais c'eft quë je réfolus dans ce moment-la même de prófiter de fon abfence pour exécuter mon deffein, Poecafion ne pouvant être plus favorablei Quand il fut parti, Mirza vint me trouver* & me dit que fon maïtre l'avoit ft fort chargé de fuivre aveuglément mes ordres, que fuppofé que je vouluffe Vendre tout fon bien , il ne pourrpit pas 1'empêcher ; car ajouta-t-il, ni moi, ni les autres domeftiques ne devons vous défobéir en quoi que ce foit. Je ne Pentends pas ainfi , lui répondis-je, car fi jamais je vous demande quelque chofe qui n'ait aucun rapport k cette affaire , je vous permets de me le refufer ; feulement je vous ordonne $ puifque j'en ai le pouvoir, de venir fouper avec moi, &C d'apparter un peu du neétar ordinaire , car je fuis très-fatigué d'avoir été tout le jour au foleil a cueillir ou k accommoder mes herbes. De tout mon cceur, repliqua Mirza; fi tous vos ordres ne font pas plus difficiles k exécuter que celui la , vous pouvez compter que je Vous obéirai trés - fidéltment: mais j'ai une grace a vous demander , qui eft que vous ordonniez auffi a Achmet d'être de la partie. Non pas pour aujourd'hui, Mirza > lui dis-je; Une autrefois je Ie veux bien. Ce que j'en fais, repartit-il, ce n'eft pa,s par amitié pour lui*  pe Rob e r t Boyle. j&c* mais je voudrois qu'il eüt fa part du pêché % s'il y en a , pour me mettre plus a couvert; cars'il me furprenoit jamais en flagrant délit, je ne> fais ce qui en arriveroit. Hé bien , luirepliquai-je , nous trouverons, une autre occafiort pour cela. L'heure du foupé étant venue % Mirza revint, felon mes ordres, avec une couple de bouteilles, des vin de Grèce.. Nous mangeames & bümes de bon appétit; & mon, homme s'en donna fi bien au coeur joie , qu'il fe grifa, & que je commencai a me repentirde 1'avoir tant fait boire. Je fus obligé de lecoucher fur mon lit ; mais ce qui me faifoit le plus de peine , c'eft la crainte oü j'étois, qu'A-chmet ne vint le chercher , & ne le trouvat dans cet état; car je ne doutois pas qu'or* n'eüt affaire de lui dans la maifon. Malheureufemént cela arriva , comme je le craignois * environ a minuit on frappa.è ma porte , je me levai pour ouvrir, après avoir penfé comment je pourrois me tirer de ce mauvais pas ;. c'étoit Achmet qui demandoit Mirza,. Je lui fis comprendre par fignes,que je favois envoyé me chercher des herbes au clair de la lune; il parut fatisfait , & s'en alla, Comme Mirza g^'.rdoit la clef de la porte de la maifon ^ je pouvois mentir en füreté, perfonne ne facbant s'il n'étoit point. efteftivernent. forti pour aller oh jedifois, %bï{h  390 Voyages Sur les quatre heures du matin, mon homme s'éveilla, mais tout hors de lui-même de voir qu'il étoit jour. Je lui dis, pour le tranquillifer , Pexpédient dont je m'étois fervi avec Achmet. 11 me remercia mille fois du fervice que je lui avois rendu , ajoutant qu'il ne pourroit jamais affez le reconnoitre. Je lui demandai comment il falloit que je fiffe pour voir la femme fur laquelle je devois exercer mon art, paree que je ne pouvois pas me mettre è travailler, qu'auparavant je n'euffe eu quelque entretien avec elle , quoi que je vous jure , lui dis-je , par tout ce qu'il y a de plus facré , que cette entrevue m'embaraffe plus qu'aucune chofe qui me foit jamais arrivée a cela étoit effecfivement vrai, car mon efprit étoit alors partagé entre 1'efpérance & la crainte, la joie & 1'inquiétude. Franchement je vous plains , me repliqua Mirza , & je voudrois de tout mon cceur pouvoir vous épargner cet embarras. Hé bien, lui dis-je , laiffez- la venir feule dans le jardin , pendant que j'y ferai occupé a arrofer mes herbes; car je crois qu'une femme eft déja plus qu'il n'en faut pour faire enrager un homme. Oh! dit Mirza , tous les hommes ne font pas de votre avis; mais il faut que je vous quitte, efpérant de vous trouver de meilleure humeur quand je vous reverrai.  de Robert Boyle. 391 Quelques heures après , je defcendis dans le jardin. Je me fis apporter une grande quantité d'eau, & de fel qué j'y jettai, feulement pour amufer mes gens. J'en arrofai enfuite les herbes que j'avois cueillies, comme un homme tout occupé de quelque grand deffein. Je n'y eus pas été long-tems, que je vis ma belle angloife qui venoit k moi, & Mirza qui couroit devant elle. Quand il m'eut abordé , il me dit qu'il me demandoit excufe , s'ilnepouvoit pas être auprès de moi de quelque tems ; paree que fon abfence de la nuit précédente avoit fi fort reculé ce qu'il avoit a faire dans la maifon , qu'il avoit befoin de tout fon tems pour en venir a bout. Je lui répondis , que je ne voulois pas 1'empêcher d'aller a fes occupations, quoique je fuffe très-faché d'être privé de fa préfence dans une conjonfture fi embarraffantepour moi. Comme la dame étoit déja a portée de nous entendre, il fe retira fans me repliquer un feul mot. Dès que je me vis feul avec cette charmante perfonne, je l'abordai d'un air fort timide. Madame , lui dis-je, voici enfin 1'heureux moment ou je puis vous parler fans crainte , & vous dire de bouche combien je vous fuis dévoué. Monfieur, répondit-elle , je fuis pleinement convaincue que vos proteftations de fer- Bbiy  39* Voyages Vice font fincères; & comme je vous 1'ai marqué dans un de mes billets, fi Ie ciel bénit notre entreprife, & que nous arrivions fains &faufsen Angleterre, j'efpère qu'il fera en mon pouvoir de vous recompenfer.Madame, lm repliquai-je, le plaifir que je gouterai dans ce cas,me dédommagera largement de toutes mes peines; & puis qu'un même pais nous a donne la naiffance, il eft de mon devoir de faire tout ce qui dépend de moi pour vous rendre la liberté, quand même je n'y ferois porte par aucun autre motif. Mais, s'il tous plait, continuai je, ne perdor.s pas le tems en comphmens; voyons comment nous réglerons nos affaires. Monfieur, repartit - elle , je fuis perfuadée que vous n'avez pas befoin de mes mftrutfions, & je m'abandonne entièrement k votre prudence. Hé bien, lui dis-je , auriezvous quelque repugnance k vous déguifer en homme ? paree que de cette manière nous pourrions plus aifément exécuter notre deffein. Je n'y en ai point, me répondit-elle, dès que' vous m'affurez que cela pourra nous fervir ; mais comment ferez-vous pour me procurer. unhabit?Je vous prie , lui repliquai-je, da vous repofer fur moi de ce foin, & j'efpère qu'en moins de dix jours nous ferons hors de danger. Je lui expliquai alors tout, mon plan ,  d e Rco bert Boyle. 393 qu'elle approuva fort, me difant que ma car pacité furpaflbit mon age. Je lui répondis qu'il arrivoit de certaines chofes dans la vie qui aiguifoient Pefprit, & que fi nous réufliflions , elle en devoit avoir la gloire plutöt que moi, paree que je pouvois dire qu'elle m'avoit infpiré dans cette occafion. Je remarquai qu'elle rougit a ces paroles, mais non pas comme fi elle en eüt été choquée; & fans me faire aucune réponfe , elle fe mit a parler d'autres chofes. Quand je vis cela, je ne jugeai pas k propos de m'expliquer davantage, efpérant que lorfqu'elle auroit recouvré fa liberté, la reconnoiffance 1'engageroit a m'écouter plus favorablement. Je connus par fa converfation qu'elle avoit beaucoup d'intelligence, & un tour d'efprit fort heureux. En un mot cette entrevue acheva de me rendre éperduement amoureux d'elle. J'eus plufieurs fois envie de la prier de me faire fon hiftoire; maisjeeonfidérai que nous n'avions pas affez de tems pour cela , &Z qu'il valoit mieux attendre une autre occafion. Elle me dit qu'elle craignoit que, nous ne fiffions trop durer notre entretien; non pas, ajouta-t-elle, en me regardant d'un air. qui me ravit, que votre compagnie me foita charge, mais j'appréhende qu'on ne nous obferve. Je lui fis comprendre que nous ne pour-  394 Voyages rions pas avoir beaucoup de pareilles entrevues; de forte que je la priai de fe préparer , en peu de jours, a quitter ce maudit lieu, dès que je trouverois un moment favorable pour cela. Elle me répondit, qu'elle i'attendroit avec impatience, & qu'elle feroit prête a toute heure ; ajoutant qu'elle fouhaiteroit de tout fon cceur d'être auffi prête a quitter le monde , lorfque la providence 1'y appelleroit. Je la conjurai de bannir de fon efprit toute mélancoiie , & de fe repofer fur le grand arbitre des événemens du fuccès de notre entreprife. Elle m'affiira qu'elle étoit entièrement réfignée a la volonté de Dieu, & qu'elle feroit tout ce qu'elle pourroit pour fe tranquillifer , quelque chofe qui arrivat , duffions - nous même échouer dans notre deffein: & la-deffus nous nous féparames. Quand elle futpartie, je m'appercus bientöt que fa vue n'avoit fait que redoubler 1'ardeur qui m'enflammoit, fi tant eft qu'elle fut fufceptible d'augmentation. Et comme du tems jadis , c'étoit l'amour feul qui faifoit des merveilles ; ce fut auffi l'amour qui me réveilla de 1'indolence ou je vivois dans mon efclavage, & qui me procura par ce moyen ma liberté: car il faut que j'avoue encore une fois , que fans cette fatale paffion, je n'aurois jamais rien tenté  de R. o b e r t Boyle. 395 de ce cöté-la. Je réfolus alors de mettre mon deffein en exécution avec toute la diligence poffible , de peur d'accident: je continuai a amufer les domeftiques , en travaillant d'un air fort empreffé & fort myftérieux a ma prétendue préparation chymique; & il ne fe paffoit point de jour que je n'en envoyaffe quelqu'un en ville , me chercher la première chofe qui me venoit dans 1'efprit, pour les affermir dans la penfée que j'étois réellement occupé a compofer quelque grand remède pour 1'ufage de leur maitre. Mirza vint me trouver bientöt après que ma belle fut rentrée dans la maifon : je fis ce que je pus pour paroitre un peu tranquille a fon approche , mais inutilement. Hé bien , monfieur , me dit-il, vous voila délivré du rude choc que vous avez eu a foutenir: cependant je m'appercois a votre air que le chagrin que que cela peut vous avoir fait, fe diffiperoit bientöt, fi vous le vouliez, Vous vous trompez , lui répondis - je , mais c'eft que je fuis maintenant agité de deux paffions contraires , la joie, & la trifteffe. L'efpérance de réuffir dans 1'affaire que j'ai entreprife me fait un trèsgrand plaifir; mais d'un autre cöté, la peine que me caufe la vue de cette femme , dont il faut que j'endure la converfation, pour mieux  39$ Voyages exécuter mon deffein, m'affiige vraiment. Confidérez , repliqua Mirza, la récompenfe qui vous attend, Sc prenez courage. Je changeai. de difcours, pour n'être pas obligé de parler plus long-tems contre ma confcience. Je lui dis, qu'il falloit que j'allaffe k la ville, pour avoir de l'eau de mer, & d'autres chofes dont j'avois befoin. Ne pouvez-vous pas y envoyer, me répondit-il, fans prendre la peine d'y aller vous-même? Non , lui repartis-je, je fuis obligé d'y être en perfonne, k caufe qu'il faut puifer l'eau précifément lorfque le foleil eft k une certaine hauteur. Ce que j'en dis , reprit Mirza, n'eft que paree que j'ai engagé Achmet, avec bien de la difficulté , a diner aujourd'hui avec vous. Hé bien , lui dis - je , je ne veux; pas déranger votre projet; je remettrai. moa voyage a de main , pour vous obliger. H me remercia fort de ma condefcendance, Sc s'en fut k la maifon donner ordre k notre diné. Quand 1'heure de fe mettre a table fut ventte , il entra dans ma chambre, fuivi d'Achmet qui me falua a fa manière. 11 avoit pris foin d'apporter plufieurs bouteilles de vin, Sc de les cacher dans une voute qu'il y avóit au deffous. II en fut chercher Une, me priant de vouloir dire que c'étoit un cordial, dont le capitaine m'avoit fait préfent avant que de partir,  d e R o b e r t Boyle. 397 'pour engager plus furement Achmet a en boire. La précaution étoit affez inutile, car cet Eunuque n'entendoit ni 1'anglois , ni lefrarcois, & Mirza lui-même étoit obligé de nous fervir d'interprète. Le dïné étoit bon , auffi mangeames-nous de bon appétit. Après avoir bu chacun un coup , Mirza & moi, du prétendu cordial nous eümes bien de la peine a engager Achmet d'en faire autant. Mais quand il eut vuidé le premier verre , il parut le trouver 'fort de fon goüt; &C bientót il en demanda un fecond, puis un troifième ; en un mot il y revint fi fouvent, que les fumées commencant a lui monter a la tête, il fe leva de table, &C fe mit a danfer, a chanter, a fe rouler , & a faire un tel charivari, que nous tremblions de peur que quelqn'un ne 1'entendit. Pour prévevir cela, nous le fimes boire comme un Templier, jufques k ce qu'il tombat par terre , & qu'il s'endormit. Nous le mimes fur mon lit; & nous le laiffames ronder tout a fon aife. Je dis alors a Mirza, que puifque nous étions venus a bout d'enivrer notre homme, j'avois envie d'aller de ce pas a la ville, paree que le foleil luiloit, & que peut - être ne luiroit - il point le lendemain, étant bien aife de ne point perdre de tems. II me répondit, que j'étois le maitre, 6c qu'il lui fuffifoit d'avoir enfin mis  39^ Voyages Achmet dans la nécefïïté de fe taire. Ainfi 11 me fit préparer des chevaux & des valets, & je m'en fus fur le champ a Salé. Je trouvai Mufiapha a la maifon , qui me félicita de ce que j'étois fi bien dans les bonnes graces de fon maïtre, ajoutant qu'il avoit ordre de fa part de m'obéir en tout ce que je lui commanderois. Je lui dis que javois a faire de lui dans le moment même, que je fouhaitois qu'il me fït avoir un petit bateau pour aller chercher de l'eau de mer, qu'il m'y accompagnat feul, & qu'il prït avec lui fon afirolabe, paree que j'aurois befoin de fon art. II fut prêt a i'inftant: nous entrames dans Ie bateau, & nous nous mïmes a ramer du cöté d'une petite pointe de terre qu'il y a un peu au dela de la baye. Quand nous y fümes arrivés, •je priai Muftapha de prendre 1'élévation du pole, ce qu'il fit ; après quoi nous emplïmes d'eau de mer un vaiffeau que nous avions apporté dans ce deffein, Sc nous retournames a Ia maifon. De la j'allai chez le marchand juif, oh j'avois acheté mes drogues, & je lui demandai de me faire avoir un habit a la Morefque, pour porter a la place du mien; car lui dis-je, les gens de ce païs ouvrent de figrands yeux quand ils me voyent, paree que je fuis habillé autrement qu'eux , que j'en ai honte. II m'en fut chercher un qui étoit fort propre; je  de Robert Boyle. 399 lui en payai le prix, & je 1'empaquetai avec beaucoup de foin, de manière qu'on ne put point s'appercevoir de ce que c'étoit. J'achetai encore de lui plufieurs bagatelles, dont je n'avois que faire, & quelques autres habits riches qui pouvoient m'être d'ufage ; mais en particulier une chofe dont je comptois bien d'avoir befoin, favoir une pinte de Laudanum liquide. Je revins k la maifon oh Muftapha m'attendoit, & donnai ordre qu'on préparat tout pour partir : pendant qu'on étoit occupé a cela, je le fondai pour favoir s'il ne penferoit point k fa liberté ; me fouvenant de la facilité avec laquelle il m'avoit découvert fes fentimens la première fois que je le vis. Mais je n'en pus rien tirer , jeremarquai feulement par tous fes difcours, qu'il étoit d'une humeur fort changeante, deforte que je n'eus garde de m'ouvrir k lui, & je réfolus fur le champ de tenter une autre voie pour 1'exécution de mon deffein. Je lui dis adieu, & nous reprïmes le chemin de la campagne. Quand nous fümes arrivés, je déchargeai moi-même les chevaux, & pris bien foin en particulier des herbes que j'avois achetées. Je mis l'eau de mer dans de grands feaux de bois que j'expofai au foleil, &C en peu de jours j'y trouvai une affez bonne quantité de  4°» Voyages fel. Je ne penfois k rien moins qu'a faire cette expérience , cependant elle me fit plaifir. Le lendemain je commencai a mettre en oeuvre mon alambic : Mirza ne tarda pas a me venir trouver. Vraiment, monfieur, me dit-il, ne nous voila pas mal a cheval avec ce diantre d'Achmet; il jure qu'il ne fera pas content qu'il n'ait bu encore une fois du cordial du Franc (car les Maures appellent tous les Européens, Francs). Je lui demandai comment il avoit fait avec lui quand il s'étoit éveillé, après que jè les eus quittés. II me dit que le gaillard avoit fi bien pris goüt a la précieufe liqueur , qu'il ne put fortir fans avoir vuidé ce qui refloit dans les bouteilles; & qu'il croyoit que fi Mahomet lui-même fut entré dans la chambre lorfqu'il avoit le verre a la main , il ne 1'auroit point quitté qu'il n'en eüt vu le fond. Cela me fit rire , & je dis a Mirza, qu'il favoit bien que le vin ne m'appartenoit pas ; mais que s'ils avoient envie de s'en donner au cceur joie , Achmet & lui, je m'engageois de leur tenir tête. S'il vous plait donc , me repartit-il, nous aurons 1'honneur de fouper avec vous. De tout mon cceur, lui repliquai-je ; ainfi la chofe fut bien-töt conclue. II me dit que les dames avoient envie de voir mon alambic , & la manjère dont je m'en fervois pour diftillerdes fimples. Je lui répondis  de R o«ert Boyle. 401 répondis qu'elles pouvoient faire comme il leur plairoit, mais que je voulois auparavant meretirer; Sc la-deffus, il fut les chercher.Elles vinrent toutes en courant a Falambic, excepté ma charmante angloife qui s'achemina felon fa coutume vers mon logement. Je m'étois caché derrière les lauriers , pour voir ce qu'elle feroit ; Sc quand je m'appercus qu'elle venoit k moi, je m'avancai de fon cöté, afin qu'elle ne fut point furprife. Dès qu'elle me vit, elle s'approcha du lieu ou j'étois avec beaucoup de précaution, Sc me dit tout bas qu'elle fouhaitoit d'avoir un moment d'entretien avec moï. Je lui répondis, que 1'occafion n'en pouvoit être plus favorable, les autres femmes étant occupées a examiner mon alambic; outre que nous étions fi bien poftés , que nous pouvions voir, fans être vus, fi quelqu'un venoit k nous, Sc avoir le tems , moi de me retirer dans mon cabinet, Sc elle de fortir d'entre les lauriers, avant qu'on y fut arrivé. Elle me dit donc , qu'elle avoit penfé que nous aurions affurément befoin d'une bonne fomme d'argent, pour un voyage auffi long Sc auffi dangereux que celui que nousallions entreprendre. La-deffus , jelui appris ce que j'avois pu mettre de cöté de celui que le capitaine m'avoit donné avant fon déparr, ajoutant que cela ne fuffifoit pas encore, fur tout C c  4°2, V o y a g e*s fi nous étions obügés de prendre notre route par 1'Efpagne. C'eft- juftement-'a, me dit-elle, une des raifons pour lefquelles je fouhaitois de vous parler : il eft en mon pouvoir d'emporter une fomme confidérabie ; mais quoiqu'elle n'égale pas celle que le capitaine me prit lorfque je tombai entre fes mains, je me fais quelque fcrupule de me faifir clandeftinement de ce que je puis dire qui m'appartient de droit. j'eus bien-töt levé ce fcrupule, qui étoit affurément mal fondé ; & alors elle me dit, que ce qu'elle pouvoit prendre, confiftoir principalement en joyaux, qu'il étoit plus facile de cacher, & de porteravec foi que desefpèces. Comme elle me parloit encore , elle appercut les autres femmes qui venoient du cöté oii nous étions ; de forte qu'elle me quitta pour les aller joindre, pendant que je me cachai parmi les lauriers. Quand elles fe furent toutes retirées , Mirza vint me dire que j'étois libre, & que les dames avoient pris beaucoup de plaifir è examiner mon travail & mes matériaux. j'efpère, lui répondis-je , qu'elles ne viendront pas fouvent m'interrompre , car elles me feroient fouffrir. II me promit qu'il y mettroit bon ordre. Cependant, le moment critique oü je devois mettre mon projet en exécution, approchoit. J'allai le lendemain a la ville, & nous fümes ,  de Robert Boyle. 403 Muftapha & moi, faire une nouvelie provifion d'eau de mer: je lui dis que j'aurois encore be« foin de lui dans un ou deux jours, pour en prendre au clair de la lune. Ce procédé le furprit; mais fon maïtre 1'avoit fi bien averti que j'étois un homme extraordinaire, & qu'd foupconnoit de magie, qu'd n'ofa jamais me faire de queftion la-deffus; d'autant plus qu'il favoit que c'étoit pour fon ufage, que j'exercois mon art. J'ajout.ii que j'avois plufieurs chofes a laver dans la mer au plein de la lune, qui étoit précifément alors, 6z qu'après cela je ne 1'importunerois plus. Quand nous fümes de retour, je m'en allai chez mon marchand juif, oü j'achetai fecrétement des vivres pour notre voyage , comme des langues de bceuf, du poiffon falé, du bifcuit, du vin , un petit poincon d'eau, ck plufieurs autres chofes , que je lui dis de me tenir toutes prêtes, pour pouvoir les emporter au moment que je voudrois. Ayant ainfi fait provifion de tout ce dont nous pouvions avoir befoin, je retournai a la maifon de campagne , & le même jour j'eus occafion de parler a ma maitreffe. Je la priai de fe tenir prête a partir cette nuït-la , avec toitt ce qu'elle vouloit emporter. Elle me dit qu'elle ne favoit pas comment échapper k la vigilance desEunuques, paree qu'ils 1'enfermoient toutes Cc ij  4°4 Voyages les muts dans la chambre quand ils s'alloient coucher, & même dans le jour lorfqu'ils n'étoient pas avec elle. Je lui répondis que je trouverois bien le moyen d'ouvrir fa prifon , & qu'elle n'avoitqu'a fe tranquilifer la-deffus: pour cet effet, j'invitai Mirza & Achmet a fouper avec moi, leur difant qu'il falloit que je veillafTe cette nuit-la, paree que mon opération chymique tiroit a fa fin, & que je devois aller en ville avant le jour. Ils s'y engagèrent avec plaifir; & 1'heure venue , ils fermèrent les portes de la maifon, & fe rendirent dans ma chambre ré olus de fe bien divertir. Nous nous mimes a table, & je leur fis boire du vin tant qu'ils envoulurent: pour les achever, je leur offris un verre d'une liqueur de ma facon , qu'ils acceptèrent auffi-tot: je fus chercher une bouteille d'eau de vie , que j'avois achetée k deffein, & dans laquelle j'avois mis une bonne dofe de Laudanum. Je leur en donnai k chacun un grand verre, qu'ils avalèrent tout d'un trait, mais dont ils n'agréèrent pas fort le goüt. Je leur dis que j'avois diftillé cette liqueur pour fervir a abattre les fumées du vin, ou du cordial, comme Achmet 1'appelloit, lorfqu'on en avoit un peu trop bu. Ils me répondirent qu'ils feroient ravis,fi elle pouvoit produire cetefret fur eux; cependant ils me prièrent de leur  de Robert Boyle. 405 donner un autre verre de vin pour leur öterle mauvais goüt de la bouche , ce que je fis volontiers. Le Laudanum ne tarda pas k déployer fa vertu , & j'eus le plaifir de les voir tomber dans un profond fommeil, qui leur fit perdre 1'ufage de tous leurs fens. Auffi-tot je pris, non fans quelque crainte, les clefs de la maifon dans la poche d'Achmet, & je m'en fus droit au lieu ou étoit renfermé mon plus précieux tréfor. J'ouvris avec affez de peine la chambre de ma belle, qui m'attendoit avec impatience: quoiqu'elle eüt alors lieu de tout efpérer ,1a crainte de quelque accident la rendit toute tremblante. Je fis ce que je pus pour la raffurer, & je la, priai de fe dépêcher de mettre 1'habit d'homme que je lui apportois. Je me retirai par bienféance, & pendant qu'elle s'ajuftoit , je fus a 1'écurie dire a un efclave Italien, que j'avois chargé de tenir prêts des chevaux pour cette heurela, de les fortir. Cet efclave m'avoit accompagné auparavant deux ou trois fois a la ville ; &. comme il entendoit un peu de francois, qu'il étoit fort adroit, & que j'avois remarqué dans fa phyfionomie quelque chofe qui faifoit connoïtre qu'il étoit digne d'un meilleur fort, ;e n'avois pas héfité un moment k le choifir pour notre compagnon de voyage, étant impoffihle C c Ui  4P6 Voyages que nous le fiflions fans le fecours de quelqu'un. Je ne lui avois pourtant pas encore communiqué la moindre chofe de notre deffein, de peur d'accident. Je remontal a la chambre de ma mail-rede, quand je crus qu'elle pouvoit être habtl!ée:je la trouvai effecfivement toute prête; mais je lui dis qu'avant de fortir, il falloit qu'elle fe fonmit a un autre expédient quiacheveroit de la déguifer. Elle me demanda ce que c'étoit; je tirai de ma poche un papier de terre d'O.nbre, qui eft une maudite couleur jaunatre dont les peintres fe fervent, & je la priai de me permettre de lui en frotter le vifage & les mains, ce qu'elle fit. Le plaifir que j'eus de Ia toucher me mit prefque hors de moi-même : elle s'en appercut, & il me fembla que cela ne lui déplut pas; quoique je ne l'attribuafTe point k un retour de tendrefle , mais un'quement au befoin qu'elle avoit de moi, qui 1'engageoit a me ménager. Quand j'eus fait, nous ïoriimes, & je fermai les portes , comme je les avois trouvées. J'avoue que mon efprit flottoit dans ce moment entre 1'efpérance & la crainte, entre la joie & la terreur; & je ne doutois pas que ma belle ne fut dans un état encore pire, ce qui augmentoit ma peine. Après que je lui eus aidé k monter k cheval, nous  de Robert Boyle. 407 montames chacun le notre, Pefclave Italien & moi; car je ne voulus pas le laiffer marcher k pied a la manière du pais, pour faire plus de diligence. Quand nous nous fümes un peu éloignés de la maifon , je me mis k faire diverfes queftions a ce jeune homme fur fa patrie, fur fa familie, fur la manière dont il avoit été'fait efclave, & fur fa condition préfente. Je compris par fes réponfes, qu'il avoit perdu 1'efpérance, &C non le défir, de fa liberté; car il me dit qu'il avoit écrit plufieurs lettres a fes parens en Italië , & qu'il n'en avoit jamais pu recevoir de nouvelles. Alors je lui découvris une partie de notre deffein, avec proteftation que rien au monde ne m'empêcheroit de 1'exécuter. A peine avois-je commencé k lui en parler, qu'il me fupplia de lui permettre de nous fuivre, &c de courir même fortune ; ajoutant que fi par mon moyen il pouvoit recouvrer fa liberté, il m'en auroit une éternelle obligation r comme fi je lui avois fauvé la vie ; car, dit-il, vivre en efclavage , c'eft mourir a chaque moment de la plus cruelle de toutes les morts. Je fus charmé de 1'entendre parler ainfi, & j'eus tout lieu d'en conclure qu'il étoit fincère. Je lui promis de le prendre avec nous,.&je lui C c iv  4oS , V o y a g e s communlquai enfin tout notre projet qu'il approuva fort, difant qu'il étoit fi bien concu, qu'avecla bénédictionde Dieu, il ne pouvoit manquer de réuffir. Cependant, nous arrivamesala maifon que Ie capitaine avoit en ville, & nous y trouvames Muftapha qui m'attendoit. J'avois confidéréque nous nepouvions pas faire le voyage fans lui; cependant je ne voulus pas lui en rien dire, que nous ne fuffions en mer. Je fis porter fur le champ dans le bateaules provifions que j'avois achetées du juif, & tout ce que nous avions pris avec nous: & pour fatisfaire Muftapha fur le chapitre de ma maitreffe déguifée, je lui dis que c'étoit un jeune homme qui avoit été mordu d'un chien enragé , & que j'amenois a la prière de fes parens, qui demeuroient dans le voiiinage de la maifon de campagne , pour le plonger dans la mer; ce qui étoit le feul remède capable de le guérir. Quand nous fümes en pleine mer , je découvris mon deffein a Muftapha, qui ne 1'eut pas plutöt entendu , qu'il fe mit a crier au fecours de toute fa force. Cela me fürprit un peu ; mais fans perdre de tems, je tirai de ma poche un piftolet (car j'en avois acheté plufieurs paires) que je lui portai k Ia gorge, lè mena-  DE ROBERT BOYLE.' %6'$ cant de le tuer au moment même, s'il ouvroit la bouche. J'ajoutai que nous en avions trop fait, pour nous arrêter en fi beau chemin , & je crois effeétivement qitf s'il eüt fait la moindre réfiftance , je 1'aurois expédié fur le champ. Quand il vit qu'il n'étoit pas le plus fort, il fe jetta par terre, & fe mit a pleurer tout fon fou. Son affli&ion m» fit vraiment de la peine ; & pour le confoler, je lui promis qu'auffi-töt que nous ferions arrivés a Magazan(qui eft un port de mer bien fortifié fur la cöte d'Afrique , appartenant aux Portugais) oü nous avions deffein de paffer, non feulement je le laifferois en liberté d'aller oü il voudroit, mais encore je lui donnerois cinquante piftoles de récompenfe. J'ajoütai, que je ne 1'aurois jamais mis dans cette peine, s'il m'avoit été poffible de faire autrement. II parut fatisfait, &c promit de nous aider de toutes fes forces; mais ce qui lui fit le plus de plaifir , c'eft que notre voyage ne feroit pas long , Magazan n'étant éloigné de Salé que de vingt lieues; & comme nous avions le vent favorable , nous devions y arriver en deux jours pour le plus tard. J'avois fait provifion de tout ce qu'il falloit pour un beaucoup plus long voyage , &c quand nous eümes réglé notre route, & mis tout en bon ordre, je priai  fto Voyages ma belle de prendre quelque rafraichitfement, èc de fe tranquillifer, 1'affurant que nous étions entièrement hors de danger. Ce que j'en difois n'étoit que pour la raffurer, car j'étois toujours dans des craintes mortelles que nous ne rencontraffïons quelque Corfaire, & peut-être notre-capitaine lui-même ; d'aiiieurs Pefclave Italien m'avoit fait faire une réflexion qui m'allarmoit extrêmement, c'eft que comme j'avois rlit a Muftapha que je n'avois jamais été a Magazan , ni ne favois ou il étoit fitué, il étoit a craindre qu'il ne nous conduifit en quelque port appartenant aux Maures. J'en touchai deux mots è Muftapha lui-même, lui promettant bien de 1'envoyer fur le champ dans 1'autre monde , s'il s'avifoit de nous trahir ; mais il m'affura qu'il nous feroit fidéle, & qu'il n'y avoit pas même un feul port de Salé a Magazan. Après que nous eümes pris quelque rafraichiffement, je conjurai ma maitreffe de nous faire 1'hiftoire de la manière dont elle étoit tombée entre les mains de notre tyran commun. A préfent que nous fommes un peu tranquilles , je le veux bien, me dit-elle obligeamment; & elle commenca ainfi.  de Robert Boyle. 411 HISTOIRE DE MADEMOISELLE VILLARS. M o n père qui s'appelloit Villars, étoit un fameux marchand de Briftol. Ma mère mourut, que j'étois encore fort jeune, de forte que je ne pus pas connoïtre la perte que je faifois. Les foins que mon père prit de mon éducation la réparèrent en quelque manière; mais avant que j'euffe atteint ma feizième année, il mourut auffi. Un bien de deux mille livres fterling de rente, dont il me laiffa entièrement la maitreffe, outre plufieurs joyaux de prix qui avoient appartenu a feue ma mère, ne fut point capdble de calmer la douleur que me caufa fa mort. Comme je paflbis pour un fort bon parti, j'eus bien-töt nombre d'adorateurs; mais ne connoiffant point encore l'amour, je ne me fentois aucune inclination pour le mariage. Je me trouvai même a la fin fi fatiguée des importunités de mes amans , que pour m'en débarraffer tout-a-fait, je me retirai a une maifon de campagne que j'avois, fur le bord de la mer, ou je vécus prefque en réclufe. Pour mon malheur, je me vis chargée d'affaires, quoique jeune; car mon père avoit  4ti Voyages plufieurs vaiffeaux en mer. Le capitaine de l*un de ces vaiffeaux qui négocioit en Turquie, m'npporta un jour un connoiffement, & je ne fai par quelle fatalité je lui plus au point qu'il devint éperduement amoureux de moi; mais apprenant 1'averfion que j'avois pour le mariage, il n'ofa jamais me déclarer fes fentimens. Cependant a force de préfens, il eut bientöi. mis dans fes intéréts ma fille de chambre, qui pour cent livres fferling qu'elle en recut, le cacha enfin un foir dans un cabinet qu'il y avoit dans ma chambre a coucher. Je me déshabil'ai, & me mis au lit a mon ordinaire , fans m'appercevoir ni me douter de rien; mais a peine étois-je couchée , que je fentis quelqu'un qui tiroit doucement la couverture & qui cherchoit a fe fourrer dans le lit. Je fus prodigieufement furprife & effrayée, comme on peut le croire. Je me mis a crier au fecours, mais inutilement, ma coquine de fille de chambre y avoit bien pourvu. Je fautai du lit avec affez de peine, & je courus a la porte pour fortir, mais je la trouvai fermée. Quand je vis cela, je conjurai les larmes aux yeux le fcélérat qui en vouloit a mon honneur, & qui étoit fi bien déguifé que je ne pouvois le connoïtre, d'avoir pitié de mot, & de m'épargner; ce fut en vain : il  de Robert Boyle. 415 me faifit par te milieu du corps, & m'enleva. Je réfiftai quelque tems , mais enfin les forces me manquèrent, &C j'allois être immolée a fa brutale paflion, lorfque.la porte de mon autre cabinet (car il y en avoit un a chaque bout de la chambre) s'ouvrit tout-a-coup, & il en fortit un autre homme mafqué. II n'étoit guères poflible que ma frayeur augmentat;mais je me trouvai dans ce moment fi atterrée, que je ne favois fi j'étois morte ou vive. Ce dernier mafque fe jetta d'abord fur 1'autre , qui pour fe défendre fut obligé de me lailfer. Je courus aufli-töt a la porte, & ia frayeur me donnant des forces, je fis fi bien qu'elle s'ouvrit; mais je ne faurois dire comment. Je defcendis a la chambre de ma fervante , toute hors de moi même; & le bruit que nous fimes 1'une & 1'autre, joint k celui des deux inconnus qui fe battoient, éveilla tous les domeftiques. Je mis vitement une robe de chambre qui fe trouva fous ma main ; & quand j'eus raflemblé tous mes gens, je leur dis la caufe de ce bruit. Ils s'armèrent fur le champ & coururent a ma chambre, mais il n'y avoit plus perfonne; ils trouvèrent feulement un morceau de mafque emporté , un mouchoir marqué L, K. & des taches de fang  4*4 Voyages en plufieurs endroits du plancher. Nous ne pouvions nous imaginer qui étoient ces deux inconnus; & j'avoue que ma frayeur étoit fi grande , aue je ne pus de cette nuit-la examiner a fond cette étrange aventure. Je fus me coucher dans une autre chambre, prefque morte de peur; mais après avoir donné ordre a deux de mes valets de faire fentinelle a la porre. Quand je 1'eus bien fermée en dedans, & que j'eus vifité les cabinets, & regardé fous le lit; en un mot que je me crus en fïireté , je me couchai avec ma fervante , que j'avois pris avec moi pour plus de précaution. Malgré le trouble &C la frayeur ou j'étois, je m'endormis; & quand je m'éveillai le matin , je me trouvai beaucoup mieux. Je me mis alors a raifonner tranqui'lement fur mon aventure du foir précédent, & je lugeai bien-töt qu'il falloit qu'une ou deux de mes fervantes fuffent du complot, paree que ma porte n'avoit jamais été fermée en dehors auparavant. Je me levai, & je fis monter fur le champ tous mes domeftiques, hommes & femmes. Après leur avoir récité plus en détail ce qui m'étoit arrivé, ils m'apprirent que la Prichard ( c'étoit le nom d'une de mes fervantes) s'en étoit ^allée, & qu'on-ne-favoit oh, ni quand. Je  DE ROBERT BffYLE. 41 <; voulus envoyer vinter fa chambre; mais ils me dirent qu'elle avoit emporté toutes fes hardes. Nous conclümes tous auffi-tot qu'elie étoit la caufe du défordre de la nuit précédente. Je ne jugeai point a propos de faire courir après elle, m'eftimant fort heureufe d'être échappée d'un fi grand danger, jufques a ce que je fuffe montée dans ma chambre, ou je trouvai qu'on m'avoit enlevé un collier & une bague de diamants, ma montre d'or, 6c environ foixante guinées en efpèces; outre cela mon buffet étoit enfoncé, & l'on y avoit pris un billet de cinq eens livres fteriing qui etoit échu. J'envoyai fur le champ un exprès a Briftol pour en arrêter le paiement ; mais l'on fit réponfe que ma fervante étoit venue de ma part, & en avoit recu 1'argent, il y avoit déja quelques heures. Nous fimes inutilement toutes les perquifitions poffibles pour la découvrir. Six femaines fe paffèrent fans que j'en puffe avoir aucune nouvelle. Un jour que je me promenois dans le jardin, je fus toute furprife qu'un matelot entra, & me remit de fa . part cette lettre. Madame, « Je fuis vraiement repentante de la trahifon que je vous ai faite. Après avoir exécuté mon infame deffein, je crus que le meilleur  %i6 Voyages pour moi, étoit de me réfugier k bord d'un vaiffeau qui appartient k mon frère , & qui eft k préfent a 1'ancre a environ fix milles de terre. Si vous voulez bien prendre la peine d'y venir, le porteur de ce billet vous y conduira. Vous ne douterez pas de la fincérité de ma repentance quand vous faurez que je touche a mon dernier moment, ayant eu le malheur de tomber a fond de cale& de me caffer la jambe gauche, & la tête, d'une fi terrible manière , que j'en ai été deux jours fans fentimént. Mais Dieu me faifant la grace de me reconnoitre , quoique l'on m'affure que je ne faurois vivre vingt-quatre heures, je fuis convaincue que le moyen d'obtenir de lui le pardon de mes péchés, eft de vous rendre ce que je vous ai volé , & de vous faire une confeffion ingénue de la noire infidélité dont je me fuis rendue coupable a votre égard. Ainfi je vous fupplie , madame, que j'aye le bonheur de vous voir. Je vous expliquerai tout le myftère de cette fatale nuit, qui m'a fait perdre mon intégrité , 8c qui fera la caufe de ma mort; & je vous inftruirai de certaines chofes qu'il eft bon que vous fachiez pour prévenir le mal qui pourroit vous arriver encore. Votre aftligée fervante, Susanne Prichard. P .S.  de Robert Boyle. 417 P. S. « Je vous prie, madame, de garder le fecret fur ce que j'ai Phonneur de vous ëcrire; & pour donner le change aux domeftiques que vous prendrez avec vous, vous pouvez leur dire que vous aliez a bord d'un vaiffeau marchand de Turquie, pour voir le préfent que la compagnie envoie i 1'empereur de Conflanfinople. Le porteur vous conduira. » EffeÖivemerit, j'avois oui parler d'un vaiffeau de !a flotre de Turquie, qu'une violente tempête avoit obligé de relacher, & oü il y avoit une chaife a porteurs , a glacés , fort artiftement travailiée , & dont on vouloit faire préfent au grand Turc. Je fis plufieurs queftions au matelot touchant la lettre qu'il m'apportoit; mais il me répondit brufquement , qu'il ne favoit ce que c'étoit, & que tout ce qu'il pouvoit me dire, c'eft qu'il y avoit dans le vaiffeau d'oü il venoit, une jeune femme qui étoit tombée è fond de cale, & qui s'étoit prefque tuée , de forte qu'on défefpéroit qu'eile en revint. Je réfolus de le fuivre, &z de prendre avec moi deux valets & une fervante pour plus grande füreté. Quand nous fümes au bord de la mer , qui n'étoit qtfh un quart de mille de ma maifon, nous trouvames une fort belle chaloupe a huit Dd  41S Voyages rames qui nous attendoït. J'y entrai fans héfiter avec mes domeftiques, 6c nous primes le large. En moins d'une heure Sc demie nous arrivames au vaiffeau marchand qui nous donna d'abord le cöté. On m'aida a y monter, Sc l'on me conduifit dans la chambre du capitaine ou je trouvai ma fervante en queffion fur un lit de veiile dans un coiri. Dès qu'elle me vit, elle voulut fe mettre fur fon féant, mais elle fembloit n'en avoir pas la force, 6c elle fe laiffa retomber. Je lui dis, que j'étois fachée de la voir dans cet état, 6c que je la priois de fe tranquilifer pour pouvoir m'inftruire de ce qu'elle m'avoit promis dans fa lettre de m'apprendre. Ah, madame! s'écriat-elle d'une voix entrecoupée de fanglots, 6c comme fi elle alloit s'évanouir, vous ne fauriez croire ce que je fouffre en vous voyant. Vors me rappellez le fouvenir de cette malheureufe nuit ou je vous ai fi indignement trahie ; mais j'efpère de votre bonté que vous me pardonnerez, après que je vous aurai remis entre les mains ce que je vous ai volé. J'oublie tout v le paffe, lui répondis-je, 6c je me flatte que le ciel voudra bien vous traiter avec la même indulgence, puifque vous vous repentez férieufement de votre faute. Elle me remercïa, mais elle ajouta qu'elle fe trouvoit fi foible 3  de Robert Boyle. 419 qu'elle me prioit de lui laiffer quelques minutes de tranquillité pour reprendre haleine. Je confentis a ce qu'elle fouhaitoit; mais elle garda fi long-tems le filence que je crus réellement qu'elle étoit expirée. Je 1'appellai par fon nom; & enfin elle me répondit d'une voix fi baffe qu'il fembloit qu'elle fut fur le point de rendre 1'ame. Je vois bien, madame, me dit-elle, que vous êtes impatiente de favoir ce dont je vous ai promis de vous inftruire % je vais tacher de vous fatisfaire du mieux qu'il me fera poffible. Le capitaine Bourn avoit concu depuis quelques mois une violente paflion pour vous; mais apprenant votre averfion pour le mariage,, il tacha de m'engager dans fes intéréts, & m'offrit de fi groffes fommes d'argent, que je ne pus y réfifter. II me donna cent livres fterling „ outre d'autres préfens de valeur , pour 1'introduire dans 1'un des cabinets de votre chambre, avant que vous y montafliez pour vous coucher ; ce que je fis, éblouie par 1'éclat de 1'or, Vous favez ce qui en arriva, & comment il auroit exécuté fon deffein, s'il n'eut été prévenu par la perfonne qui fortit de 1'autre cabinet. Je vous prie, lui dis-je alors avec empreffement, connoiffez-vous cette perfonne ? Oui , madame, répliqua -1 - elle, c'étoit M. Laurent Ddij  4ao Voyages Kendrick, votre ancien amant & tuteur, que votre femme-de-chambre avoit caché dans cet endroit-la, pour lui fournir le moyen de fatisfaire fa brutale paffion. Quoi! m'écrial-je toute interdite , êtes-vous bien affurée que c'étoit lui? Madame, continua - t - elle , quand vous fïïtes fortie de la chambre, M. Kendrick fe jetta fur M. Bourn, & ils furent quelque tems aux prifes ; mais le mafque du premier lui étant tombé du vifage , 1'autre qui ne fut pas peu furpris de la rencontre , 1'appella par fon nom, & fe démafqua auffi-tot. En un mot, ils en vinrent a un éclairciffement, & fe retirèrent au plus vite, fans être appercus d'aucun des domeftiques. M. Kendrick dit au capitaine Bourn, qu'il avoit donné une bonne fomme d'argent a votre femme - de - chambre pour 1'introduire dans le cabinet d'ou il l'avoit vu fortir; ce qu'elle avoit exécuté fort fecrettement. Puiffent a jamais, m'écriai-je alors, tous les attentats de cette nature échouer de la même manière! Quand cette malheureufe eut fini fon récit, elle me pria d'avoir encore un peu de patience , pendant qu'elle tacheroit de recueiliir affez de forces pour me rendre mon argent & mes joyaux. Je n'avois pas envie de demeurer plus long-tems, cependant quinze eens livres fterling me paroiffoient une trop grofle  de R.obert Boyle. 421 femme pour rifquer de les perdre par ma préeipitation; car mon collier, ma bague, &. ma montre avoient été évalués par mon père k mille livres. II y avoit bien trois heures que j'étois-la, & j'avois des affaires qui me rappelloient a la maifon : ainfi après avoir attendu quelque tems, voyant que ma fervante ne me parloit point, je rompis une feconde fois le filence , en lui difant que j'avois un grand chemin a faire pour me rendre chez moi Sc que je craignois de m'enrhumer. Alors elle me pria de fonner une cloche qu'il y avoit a cöté de fon lit, ce que je fis; & auffi-tot le même matelot qui m'avoit apporté la lettre entra. Elle lui demanda fi fon frère étoit venu. Oui, lui répondit-il, il y a prés d'une demi-heure. C'eft fort bien, répliqua-t-elle, dites-lui qu'il peut entrer. La-deffus elle leva la main , Sc défit la cheville d'un volet qu'il y avoit audeffus de fa tête , &t qui tombant de lui-même donna du jour dans la chambre, car il n'y en avoit prefque point auparavant; mais je n'y, avois pas fait autrement attention, m'imaginant que c'étoit a caufe de fa maladie. Je vous laiffe a juger quel fut mon étonnement, quand je la vis alors fe lever de fon lit aufïi-bien portante que je 1'eiuTe jamais vue. Avant que je puffe ouvrir la bouche pour lui témoigner ma fur« D d iij  4%% Voyages prife, le capitaine Bourn entra ; ce qui acheva de me confondre. J'en fus fi faifie, que je ne pénétrai point d'abord ce myflère, &c que je demeurai quelque tems fans pouvoir parler. A la fin m'adreffant h ce fcélérat, je lui dis, j'efpère, capitaine, que vous vous repentez de votre infame entreprife fur mon honneur. S'i j'en fuis faché, répliqua - t-il, c'eft de ce qu'elle n'a pas eu un meilleur fuccès; mais je eompte qu'il eft a préfent en mon pouvoir d'exécuter mon deffein. II ajouta, pour mieux s'expliquer, que fi je ne voulois pas confentir è fa paflion, il trouveroit bien le moyen de Ia fatisfaire dès cette nuit-la même. A ces paroles, qui furent pour moi comme un coup de foudre, j'appellai mes domeftiques, mais 1'infidèle Sufanne me dit qu'on les avoit renvoyés è terre. Oui , madame , reprit le capitaine, ils font dans ce moment a plus de douze milles loin de nous; & s'il vous plait de regarder par la fenêtre, vous verrez que je vous dis vrai. J'y jettai les yeux , & je m'appergus effectivement que nous étions déja avant dans la mer. A cette vue, je m'évanouis, & je ne revins a moi que pour tomber de nouveau en défaillance, ce qui dura jufques a prés de minuit. Alors je me trouvai fi foible que mes pauvres ïsmbes ne pouvoient plus foutenir mon corps j  DE R O B E R T B O Y L E. 413 & la douleur que je reffentois étoit fi violente, que tous ceux qui me virent dans cet état ne doutèrent point que je n'y fuccombaffe enfin. Sur le matin une groffe fièvre me prit, & tout ce dont je pus me reflbuvenir pendant fix femaines qu'elle dura, c'eft qu'on me mit au lit, & qu'on me donna pour garde la malheureufe qui m'avoit trabie. Mais Fétat ou j'étois la toucha vivement, & produifit en elle une vraie converfion. Elle s'affligeoit plus que moi, & fe maudifloit cent fois le jour d'avoir été capable de me faire une telle infidélité. Quand la fièvre m'eutquittée, je n'étois'plus qu'un vrai fquelette , & affurément perfonne dans mon état ne fe feroit attendu a autre cbofe qu'a la mort. Mais il plut a la providence de faire un miracle en ma faveur, & de me redonner ma première ianté; il n'y avoit que mon efprit qui ne pouvoit fe remettre de fes agitations & de fes craintes, ni penfer a 1'avenir fans des angoifles mortelles. Dès que j'eus lieu de me perfuader que la repentance de ma lervante étoit fincère , je lui pardonnai de bon cceur. Elle m'apprit que le capitaine ne m'avoit point approché pendant toute ma maladie, que pour s'informer de mon état. Mais quand il vit que j'avois recouvré mon embonpoint , &L ce qu'il appelloit ma D d iv  424 Voyages beauté, il fe livra de nouveau a fa brutale paflion , & ne ceffa de me perfécuter. II me dit que fi je voulois confentir a 1'époufer, & lui pardonner tout le paffé, il reprendroit fur le champ la route d'Angleterre, ou nous pouvions arriver en peu de jours. Je confidérai que j'étois au pouvoir d'un fcélérat, qui, a en juger par ce qu'il avoit déja fait, ne fe feroit confcience de rien pour arriver a fon but. Ainfi je réfolus de flatter fon amour, par 1'avis de ma fervante è qui j'avois rendu toute ma première affeaion, quoiqu'elle füt la vraie caufe de mon malheur. Je lu' dis un jour, que s'il vouloit me rendre inceffamment la liberté, je lui promettois de 1'époufer dès que nous pourrions avoir un eccléfiaflique pour faire la cérémonie : mais il me répliqua, que le feul moyen qu'il avoit pour que je ne lui échappafïe point, étoit de jouir de moi a 1'avance ; & que fi je croyois qu'il y eüt du crime, il guériroit bien-tót mon fcrupule par le moyen d'une difpenfe de 1'églife ; car, ajouta-t-il, fi vous avez réellement'deffein de tenir votre paroïe, vous condefcendrez aifément a ce que je fouhaite, & il n'y a que cela au monde qui puiffe me convaincre de votre fincérité. Je vous donne un jour pour y penfer; mais je vous déclare, continua cet infa« *ne, que fi vous ne Voulez pas vous rendre d«  de Robert Boyle. 415 bonne grace, demain j'employerai la force ; 8c la-deffus il me quitta. J'avois bien recommandé a ma fervante de lui cacher notre raccommodement, ce qu'elle fit auffi avec beaucoup de foin Sc d'adreffe ; de forte qu'elle avoit fouvent occafion, en parlant avec lui, de lacher un mot en ma faveur. Quand nous fümes feules, je me livrai toute entière a la douleur, & je demeurai plufieurs heures fans penfer a autre chofe qu'a la déplorable fituation oü je me trouvois. Nous gardames long-tems le filence ; Sc la vérité eft, que pour moi je n'avois pas la force de parler, tant j'étois confternée; quoique le ciel m'infpirat dans ce moment affez de courage pour former la réfolution de mourir plutöt que de me foumettre a la brutale propofition du capitaine. Je communiquai mon deffein a ma fervante, & je lui dis que quand le tems que ce malheureux m'avoit donné pour me déterminer a ce qu'il fouhaitoit, feroit expiré, je me plongerois dans le fein un couteau que j'avois caché tout exprès pour cela fous ma robe. Cette réfolution la furprit étrangement; elle en fut pénétrée de douleur, Sc mêlant fes larmes aux miennes nous ne ceffames d'en répandre que lorfque la fource en fut entièrement tarie. A ce torrent de pleurs fuccéda le plus morne füence; mais  4i6 Voyages enfin ma fervante le rompit, & me paria en ces termes: Madame, entre plufieurs expédiens qui me font venus confufément dans 1'efprit, pour vous tirer de la cruelle fituation oü vous êtes; en voici un qui a quelque apparence de fuccès, & qui \ous convaincra tout au moins de la fincérité de ma repentance. Le capitaine me croit encore dans fes intéréts; & fi nous pouvons en trouver les moyens, je veux bien me foumettre en votre place a fa brutale paflion. Pour cela, il faut a mon avis ménager la chofe de cette manière : dites-lui que vous confentez enfin k ce qu'il fouhaite.; mais a condition qu'il viendra la nuit fans lumière, qu'il ne demeurera pas plus d'une heure avec vous, & qu'il ne reprendra point les mêmes privautés que vous ne foyez unis enfemble par les mains d'un prêtre. J'avoue que cette ouverture me donna quelque efpérance, fachant que fi elle pouvoit réuflir, je n'aurois riena craindre des pourfuites de ce brutal, qaand une fois nous ferions arrivés en Angleterre, oü il promettoit de me ramener inceffamment. D'aiiieurs il me parut que la chofe étoit affez faifable, paree que nous étions a-peu-près du même age, ma fervante 6c moi, & qu'il n'y avoit pas grandg  de Robert Boyle: 41*? différence dans notre taille , du moins étoitil comme impoffible de s'en appercevoir dans robfcurité. Ainfi je réfolus de me fervir de cet expédient, & de prendre un air plus gai lorfque le capitaine viendroit, ce qui fut bien - tot après , quoiqu'il m'eüt donné plus de tems pour me déterminer. Quand il entra dans la chambre, il me demanda pardon s'il venoit m'interrompre, me difant pour excufe qu'il m'apportoit un préfent: &C la-deffus il me remit une petite boite qu'il me pria d'ouvrir; ce que je fis auffi-tot, & j'y trouvai mes joyaux & mon argent. Je vous reftitue, madame, ajouta-t-il, ce qui vous appartient, car je ne me foucie pas d'avoir autre chofe a vous, que vous-même ; vous ferez toujours la maitreffe de difpofer de votre bien comme il vous plaira, & au moment que vous confentirez k mes defirs, je vous donnerai un écrit par lequel je m'engage afigner toutes les conditions que vous voudrez m'impofer. Je demeurai quelque tems fans lui répondre , mais en vérité c'étoit paree que je me faifois de la peine d'être obligée de lui tenir un langage ou mon cceur n'avoit aucune part. Capitaine, lui dis-je, vous prenez le feul chemin capable de vous conduire k votre but;  4"ï8 V O Y A G E 5 & j'avoue que cette marqué de générofité que yous venez de me donner , en me rendant moa argent Sc mes joyaux , quoiqu'd foit en votre pouvoir de me les reprendre quand il vous plaira, diminue un peu la mau vaife opinion que j'ai iujet d'avoir de vous. S'il vous plait de m'accorder encore une demi - heure pour penfer a cette aifaire , je vous promets de vous donner une réponfe pofitive cetté nuit. A ces paroles il fut tout tranfporté de joie , & m'en donna des marqués également extravagantes &impolies. Cependant il me remercia , Sc s'en fut. Je n'avois pas befoin de ce tems - h\"pour me préparer a lui répondre, mais je crus qu'il n'étoit pas a propos de le faire fur le champ. La demi-heure étoit a peine écoulée, que mon homme rentra d'un air impatient. Je le priai de s'affeoir, ce que je vis a fa mine qu'il prit a bon augure. Monfieur, lui dis-je, j'ai mürement pefé toutes choies, Sc li vous voulez vous foumettre a deux ou trois conditions que je vous dirai, vous pofféderez cette nuit même ce que vous défirez fi fort. Des conditions, madame ! s'écria -1 - il, je vous donnerai un blanc-figné, fi vous fouhaitez. 11 n'en eft pas befoin, lui répondis-je, il fuffit que vous en conveniez, les voici. Premiérement je ne veux  de Robert Boyle. 4*9 point avoir de lumière dans la chambre; fecondement vous ne demeurerez qu'une heure avec moi; & enfin n'aitendez plus de pareilles faveurs jufques a ce que nous foyons mariés felon les loix. Madame, ré'pliqua le capitaine, vous me tranfportez fi fort de joie, que je ne fai ou j'en fuis: je confens a tous ces articles, & je m'eftime le plus heureux des hommes. II ajouta plufieurs autres complimens de cette nature, auffi infipides que peu conformes a mes inclinations. Enfin il me quitta, dans 1'efpérance que je ne dïfférerois pas long-tems fon prétendu bonheur. Heureuf'ement pour moi, que j'étois affife dans un coin obfcur de la chambre; car fi j'euffe été expofée au jour, il fe feroit facilement appercu de la confufion ou m'avoit jetté cet entretien. Cependant 1'heure fatale s'approchoit, & ma pauvre fervante fe mit dans le lit du capitaine toute en pleurs, & auffi affligée que fi elle fut allée a la mort. Je fus vivement touchée du facrifice qu'elle me faifoit, car elle m'avoit toujours paru fort fage de ce cöté-lè. Le capitaine vint peu de tems après dans 1'obfcurité, & fut auffi heureux que fa fauffe imaginatïon put s'étendre. Pour moi je tremblois de peur qu'il ne s'appercüt de la tromperie y pu que la pauvre fille ne fe trahit elle-même -f  klé V O Y A G £ S mais tout alla a merveilles; & quand 1'heure fut écoulée, mon homme fe retira fans.fe Ie faire dire. Dès qu'ils fut parti, ma fervante fe leva, & venant a moi le vifage tout baigné de larmes! Eh bien, madame, me ditelle, j'efpère maintenant vous avoir convaincue , quoiqu'a ma honte éternelle ,, de la fincérité de-ma repentance; mais je me flatte que le ciel ne m'imputera point ce crime, non plus qu'a vous, puifqu'une fatale néceflïté en eft 1'unique caufe. Je la confolai du mieux que je pus , & je lui dis, entr'autres chofes, que je ne défefpérois pas d'obliger le capitaine a 1'époufer, quand nous ferions en Angleterre oh nous 1'anrions en notre pouvoir, oc que cela effaceroit toute la honte du pafte. Non, madame, me répliqua-t-elle, fi j'ai fait ceci, ce n'a été que pour vous rendre fervice; & je vous déclare, que plutöt que d'être la femme d'un tel homme, ni même d'aucun homme que ce foit, je me foumettrois aux emplois les plus vils pour gagner ma vie. Je fuppofe que le capitaine, inftruit de la vérité du fait, m'offnt dans ce moment même de m'époufer pour réparer fa faute & mon honneur, je ne pourrois me réfoudre a 1'accepter, car je me fens pour lui une averfion infurmontable. Eh bien donc! lui dis-je,  de Röbert Boyle.' 431 quand nous ferons en lieu de süreté, Sc que le plaifir de refpirer notre air natal nous aura fait oublier toutes nos fouffrances, je t'aflignerai un revenu annuel pour te faire vivre honnêtement le refte de tes jours. Madame, me répondit.-elle , c'eft tout ce que je fouhaiterois, & alors je m'en irois dans quelque lieu retiré, y vivre inconnue a toute la terre, & y pleurer a loifir tous mes crimes & toutes mes folies. Je lui dis qu'elle n'avoit pas befoin de faire cela, &c qu'elle pouvoit vivre avec moi malgré ce qui s'étoit paffé. II n'y a pas moyen, répliqua-t-elle, car il faudra néceffairement, pour votre juftification, que vous rendiez publique toute cette hiftoire, & alors comment oferois-je paroitre devant le monde ? Je tachai de la perfuader que le facrifice qu'elle m'avoit fait, feroit regardé comme une aöion vertueufe en elle-même, & a laquelle il n'y avoit rien a reprendre. Tout ce que je pus lui dire ne fut pas capable de lui faire changer la réfolution qu'elle avoit prife de fe retirer du monde & de vivre en réclufe; ainfi je ne lui en parlai pas davantage. II auroit infiniment mieux valu pour nous que nouseuffions gardé le filence; car a peine eumes-nous fini notre entretien, que le capitaine entra comme un furieux , tenant une  '43* Voyages chandelle a la main. C'eft donc toi, vilaine diableffe, qui m'as trahi! dit-il, en s'adreffant k ma fervante; quoi, fcélérate! après tout ce que j'ai fait pour toi, me tromper de cette manière! Mais je faurai bien en tirer une pleine vengeance. Et pour vous, madame, continua-t-il, en fe tournant de mon cöté, je vous donne encore le même tems pour accepter les propofitions que je vous ai d'abord faites; mais ce tems la pafTé, n'efpérez plus rien, je jouirai de vous, la mort dut-elle me faifir un inftant après! Quand il eut ceffé de parler, il fortit, & nous laiffa dans un étonnement dont nous ne revïnmes qu'avec beaucoup de peine. Comme nous n'avions pas lieu de douter qu'il n'eüt été aux écoutes, & qu'il n'eüt entendu tout ce que nous avions dit, quoique nous parlaffions fort bas; nous craignions d'ouvrir la bouche, de peur qu'il ne nous entendit encore. Enfin ma fervante rompit le filence. Jufte ciel! s'écria-t-elle, les maux que tu m'appelles a fouffrir font des chatimens de mes crimes. Si la réfignation avec laquelle je m'y foumets pouvoit défarmer ta colère, que je m'eftimerois heureufe! II n'eff. point de tourmens que je n'enduraffe avec plaifir dans cette douce efpérance. J'étois hors d'état de lui rien dire pour  de Robert Boyle. 433 pour la confoler; car la vue de mes propres malheurs m'avoit lié la langue, &C le trouble de mon efprit paffoit toute imagination. Je priai Dieu avec ardeur de me délivrer de cet état, ou de me donner affez de raifon & de forces pour préférer la mort a la perte de mom honneur. Quand ma fervante eut un peu repris de courage & qu'elle s'appercut de mon agitation, elle me dit qu'elle ne voyoit point d'autre iffue de ce labyrinthe de maux oü nous étions plongées, que la mort; &, ajouta-t-elle , puifqu'il nous faut mourir une fois, le plutöt que nous quitterons ce miférable monde, le plutöt ferons-nous tranquilles. La mort avoit encore pour moi quelque chófe d'horrible, cependant je m'y réfolus; feulement j'étois incertaine fur le choix du genre : enfin nous primes toutes deux le parti de nous noyer, & pour cela, de nous jetter par la fenêtre de la chambre, dès que le capitaine viendroit pour exécuter fon infiame deffein. Eft-ce ainfi? dit ce fcélérat, qui avoit été tout ce tems aux écoutes, (car la douleur nous avoit mifes hors d'état de prendre aucune précaution ) & qui entra dans ce moment; vous voulez donc vous noyer? Mais je vous en empêcherai bien. La-deffus, il prit un marteau & des clous, 6c cloua les volets Ee  -434 Voyages contre la fenêtre, de manière qu'il nous eüt été impotfible, avec le peu de force que nous avions, de les défaire. Après qu'il fut forti, nous nous mïmes en prières, & nous pafsames la nuit dans cet état. Sur le point du jour, nous comprimés par le branlement du vaiffeau, par le bruit du vent & des matelots, que nous étions dans une furieufe tempête. Cela nous donna quelque efpérance que le vaiffeau feroit nautrage, &C que Dieu avoit exaucé nos prières &c ne permettroit pas qu'on usat de violence envers nous. Nous nous flattions même que nous pourrions être jettés fur quelque cöte, oü nous trouverions de la protection lorfque nous nous y attendrions le moins. La tempête continua tout le jour & une partie , de la nuit fuivante; mais a mefure qu'elle s'appalfoit, nos craintes augmentoient. Quand elle eut a-peu-près ceffé, le capitaine entra dans la chambre & me dit: Eh bien! madame, j'ef, père que vous avez eu affez de tems pour penfer a la propofition que je vous ai faite , oc je viens a préfent pour favoir votre dernière réfolution Le ciel , lui repliquai-je , vous a répondu pour moi; & fi vous avez le moindre fentimént d'une divinité, vous ne fauriez doutér que ce ne foit fa voix que vous avez entendue dans cette violente tempête  de Robert Boyle. 435 qu'elle a excitée pour vous détourner de votre infame deffün. Si vous croyez, me dit-il, d'un airmoqueur, m'en diffuader par vos lermons, fermonnez au nom de Dieu tant qu'il vous plaira. Scélérat que tu es! repaitis-je, ofe-tu bien proférer ce facré nom dans le tems que tu routes dans ton efprit des projets que cet Etre fuprême a en horreur? Je penfe , madame , me repliqua ce brutal, que vous êtes un peu fujette a la lune; & de peur de cor_tagion, je vous quitte pour un moment; mais par tous les diables d'enf'er, puifque vous ne voulez pas que je jure par le ciel, li \ous ne conlentez a mes defirs quand je reviendrai, je vous violerai, & après m'être bien raffafié, je donnerai la permiffion a tous mes gens d'en faire autant; & je les crois d'affez bon appetit pour ne pas manquer cette occafion de s'en donner au cceur joie. II ajouta plufieurs autres groffièretés femblables, qüi ne pouvoient fortir de la bouche que d'un homme comme lui. Et pour vous convaincre, madame, continua-t-il, que je ferai ce que je dis, je vais commencer par votre fervante. Allons, mademoifelle, dit-il a cette pauvre malheureufe, puifque j'ai eu le premier morceau de la pièce, il eft jufte que je 1'abandonne a mon équipage. En même E e ij  43<5 Voyages tems, il nous prit toutes deux par le bras, & nous fit monter malgré nous fur le tillac , oü il appella tous les matelots : Enfans, leur dit-il, je n'ai que deux bons morceaux, & je vous en donne un entre vous, afin que vous ne penfiez pas que je fois trop gourmand. A ces paroles, les matelots fe regardoient les uns les autres, ne comprenant pas bien ce que ce fcélérat vouïoit dire, jufqu'a ce qu'il le leur expliqua en termes affez clairs, avec promeffe de récompenfer celui qui fe montreroit le plus grand fripon. La pauvre fille , voyant qu'elle alloit être immolée a leur brutalité, fe jetta a genoux, & les conjura les larmes aux yeux de ne point fuivre 1'exemple de leur barbare capitaine , mais d'avoir pitié d'une infortunée qui fe voyoit réduite k la fatale néceffité de ne pouvoir plus vivre. Les uns fe firent un jeu de fon malheur , tandis que les autres commencèrent a la plaindre. Un csrtain dröle qui avoit 1'air fort brufque , fe mit k crier, au diantre foit 1'affaire ! J'aime affez les femmes , mais je ne me foucie point qu'on me force a en jouir: c'eft la même chofe que de manger quand on n'a point d'appétit. D'aiiieurs, dit un autre, je foupconne fort qu'il y a quelque raifon fecrète de cette libéralité du capitaine ; car je doute qu'il eür. voulu fe deflaifir  de Robert Boyle. 437 fi facüement d'un bon morceau. J'appercus, dans ce moment, un jeune homme qui fe tenoit a quelque diftance , & qui paroiffoit prendre peu de plaifir a toute cette fcène. II avoit 1'air de quelque chofe de plus qu'un fimple matelot, & fonvifage ne m'étoit pas tout-a-fait inconnu. Je pris fur le champ la réfolution de lui parler &C d'implorer fon fecours, mais il ne m'en donna pas le tems. Dès qu'il me vit, il s'écria dans la dernière furprife, jufte Dieu ! Madame , eft-ce vous ? Comment êtes-vous ici ? Je lui dis que le capitaine m'avoit trahie, &Z qu'il en vouloit a mon honneur. Je favois bien , me répondit-il, qu'il y avoit a bord deux dames qui vouloient aller a file de Zante , mais je ne penfois guère que vous en fuftiez une , car je n'étois pas fur le vaiffeau quand vous y vintes , je n'y arrivai qu'une heure après vous, & je n'ai point eu depuis occafion de vous voir. Je le fuppliai de me prendre fous fa proteöion; ce qu'il me promit avec ferment, m'aflurant qu'il fe couperoit plutöt la gorge avec le capitaine. Madame, ajouta-t-il, je fuis le contremaïtre de ce vaiffeau , établi dans ce pofte par feu votre digne père ; & j'en ferois aujourd'hui le maitre , fans la friponnerie de ce coquin , montrant au doigtle capitaine. Les matelots étoient fi divifés entr'eux qu'ils. E e iij  43 S Voyages n'en étoient encore venus a aucune violence avec ma pauvre fervante, Sc ils 1'avoient laiffée dans la pofture que j'ai dite, toute en pleurs. ' Lp capitaine n'avoit fait que rire tout ce tems de leur difpüte; mais s'appercevant que le contre-maitre me parloit, il vint k lui, Sc lui demanda d'un ton impéneux ce qu'il avoit a faire avec moi. Rien autre chofe, lui répliqua ce jeune homme, qu'a la défendre contre vos infultes. Vous, petit faqnin ! S'écria le capitaine , je vous appren rai a vous mêler de vos affaires; & en d fant cela, il lui fang'a un coup de poing. Mais le contre-maitre le lui rendit bien-töt avec ufure, & le jetta par terre. Les matelots accoururent fur le champ, & les féparèrent; mais le capitaine, enragé, jura qu'il en couteroit la vie k 1'autre : &C la-deffus il courut dans fa chambre chercher quelque inftrument pour le tuer. Celui-ci le fuivit de piès,-& connoilfant fon tempérament furieux, il rerma la porte fur lui a doublé tour, & le laiffa exha'er fa colère k loiiir. Cela fait, il prit un coutelas de fa cabane qui étoit toute voifme ; Sc fe mettant contre la porte , il jura qu'il le plongeroit dans le fein du premier qui s'aviieroit de vou'oir fecourir le capitaine, & ordonna aux matelots de ne point branler qu'ils n'euffent entendu ce qu'il avoit a leur dire,  DE ROBERT BOYLE. 419 A ces mots, tout 1'équipage s'approcha de lui pour 1'écouter, fans fe mettre plus en peine de ma fervante : il leur apprit qui j'étois , & comment l'on m'avoit trahie. Quand les matelots entendirent que j'étois leur maim ffe, & la propriétaire du vaiffeau, ils co.nmtncèrent a fe repentir de ce qu'ils alloient faire, cc déclarèrent qu'ils me ferviroient au péril de leur vie. Alors, pour me les attacher da va.itage, je leur fis au long mon hiftoire, a la réiervede 1'afFaire de ma fervante avec le capitaine , que je ne jugeai pas a propos de leur dire. Ils parurent tous extremêment furpris, & demeurèrent immobiles comme des ftatues tout le tems que je leur parlai. Cependant le capitaine juroit, maudiffoit, & faifoit un bruit terrible dans fa chambre. Je dis au contre-maitre que s'il vouloit, nous le mettrions en liberté: oui, madame, me répondit-il, mais ce fera pour le renfermer dans quelque autre endroit, car fon efprit turbulent ne lui permettra jamais de demeurer en repos. Je 1'affurai que je me laifferois conduire par lui, & que s'il vouloit accepter le commandement du vaiffeau, je le lui donnois dès ce moment la même, fuppofé qu'il fut en mon pouvoir de le faire. II me remercia fort, m'affurant que j'étois la maitreffe, & qu'il me ferviroit fidèlement. E e iv  44° Voyages . Enfuite on ouvrit la porte au capitaine; mals quand il fut monté fur le pont, on fe faifit de lui quoiqu'avec beaucoup de peine ,ori lui mit les fers aux mains & aux pieds , & on 1'enferma dans une autre chambre. 11 fit le furieux, mais en vain. Je lui dis qu'il ne lui manqueroir rien que la liberté, & que je ne voulois pas même le pourfuivre, comme il le méritoit, quand nous ferions arrivés en Angleterre. Je priai le contre-maitre de faire force de voiles pour Brifïol, avec promeffe de donner a chaque matelot le doublé de ce que pouvoit lui valoir le voyage que le capitaine avoit entrepris. A cette nouvelle ils poufsèrent tous des cris de joie, & promirent de feconder nies vceux de toutes leurs forces. Le contre-maitre me dit que nous avions le vent contraire, mais qu'il iroit de bout au vent, comme l'on parle en termes. de marine , dans 1'efpérance qu'il changeroit bien-töt. Je lui demandai ou nous étions ; & il me répondit que nous n'étions pas loin du détroit de Gibraltar, & que nous ferions déja arrivés a Zante fans les vents contraires , & fur-tout fans la terrible tempête que nous avions eue k effuyer. Je lui dis comment le capitaine m'avoit trompée , en m'affurant que nous pouvions , en moins de fix jours, arriver aux cötes d'Angleterre.  de Robert Boyle. 441 Je ne faurois exprimer la joie que reffentit ma fervante k la vue de notre heureufe délivrance; 8c vous pouvez bien être perfuadé que la mienne n'étoit pas moins grande, quoique je ne la fiife pas autant paroïtre.Maisnous éprouvames bien-tot quelle eft 1'incertitude des chofes de ce monde ; car , avant la fin du jour , un corfaire nous donna la chaffe, nous atteignit, 8c nous prit après une vigoureufe réfiftance : cependant nous ne perdimes pas un feul homme dans le combat , excepté notre coquin de capitaine qui fut tué dans fa prifon par accident. Le capitaine de ce vaiffeau corfaire étoit le même que celui a la tyrannie duquel. nous venons de nous dérober. II n'a jamais voulu m'apprendre ce qu'il fit, après m'avoir renfermée , de ma fervante 8c de 1'équipage. Madame , dit alors Muftapha , il les mit tous en liberté, Sc leur rendit même leur vaiffeau pour la fomme de mille livres fterling. Les pauvres gens firent tout ce qu'ils purent pour vous racheïer auffi, mais inutilementril leur fut même impoffible de favoir ce que vous étiez devenue; car le capitaine avoit pris grand foin de vous faire conduire fecrettement k fa maifon de campagne. C'eft ainfi que finit le récit de mademoifelle Villars; elle ajouta feulement que ce mzlheureux corfaire devint éperduement amoureux  442 Voyages d'e-le, & nevoulut jamais entendre parler de fa rangon;que cependant il la traita toujours avec honnêtete, r.e lui retufant tien que la liberté; & que même il avoit laiffé a fa bienféance une jolie bibliothèque qui étoit le fruit de fes pirateries, avec les joyaux & autres cbofes de valeur qu'il avoit prifes fur le vaiffeau. Quand cette charmante perfonne eut achevé fon hiftoire, je la remerciai de la bonté qu'elle avoit eue de nous en faire part. Monfieur, me dit-elle, vos remercimens ne fufEfent pas pour me dédommager de la peine que j'ai prife, je veux que vous me rendiez la pareille. Je lui répondis que je n'avois rien a lui refufer, mais que je la priois de me permettre de m'exprimer en frangois, afin que notre italien put m'entendre; car, ajoutai-je, j'ai deffein de 1'engager a nous faire aufli le récit de fes aventures. Je vous aurois, me répliqua-t-elle, raconté les miennes avec plaifir dans cette même langue, fi vous. m'en eufïiez infinué la moindre chofe. Mais il y a bon remède, je vais recommencer mon hiftoire en frangois, pour porter d'autant mieux notre homme a nous donner cette fatisfadion. Je la priai de me permettre de lui épargner cette peine, ne fut-ce, lui dis-je, que pour vous faire voir que j'ai fi bien imprimé dans ma mémoire ce qui vous eft  de Robert Boyle. 443 arrivé, que j'en pourrois répéter jufqu'aux moindres circonftances. Je le veux bien, me dit-elle, commencez quand il vous plaira. Je lui obéis fur le champ, & je m'en acquittai avec tant d'affeöion, qu'il étoit aifé de voir que le cceur étoit de la partie. Quand j'eus fini, elle me remercia de la peine que j'avois prife. Sans être long, j'avois trouvé le moyen de m'étendre en réflexions fur ce que fon fort avoit de cruel. Comment fe peut-il, diiois-je, qu'une perfonne fi bien partagée du cöté de la naiffance, de la beauté, de la vertu, &C même des richeffes , ait été maltraitée de la fortune au point de fe voir réduite a un indigne efclavage? Je fis enfuite le récit de mes propres aventures. Je n'eus garde de m'expliquer ouvertement fur la paffion que j'avois concue pour cette dame; cependant j'en dis affez pour lux faire comprendre qu'elle étoit l'idole de mon cceur : &C quoique l'amour, comme 1'efpérance, nous trompe fouvent, je crus avoir lieu de me perfuader que ma déclaration, toute enveloppée qu'elle étoit, ne lui avoit pas déplu. Mon hiftoire firiie, nous priames 1'ltalien de nous faire la fhmne. II nous dit en foupirant, qu'il m'avoit trop d'obl:gation pour me refufer quelque chofe, quoique cela lui renouvellat le  444 Voyages fouvenir de certains événemens qui lui feroient verfer, malgré lui, des larmes. Après s'être recueilli un moment,~ il commenca ainfi. HISTOIRE DE L'ESCLAVE ITALIEN, Je fuis né a Rome, ville renommée pour fa magnificence Sc fon antiquité, &c je puis dire fans me vanter , que je fuis forti d'une familie noble. Mon père avoit quatre autres fils& deux filles, tous plus agés que moi: il poffédoit de grands biens , mais ce qu'il donna en dot a mes deux fceurs de fon vivant, en emporta une bonne partie. I' les avoit mariées a des gens beaucoup plus riches qu'elles, quoique d'une naiffance inférieure a la leur : mais vous favez que les richeffes tiennent auiourd'hui lieu de tout, Sc que celui qui a le plus d'argent a ie plus de mérite. Je perdis ma mère, que je n'avois pas encore dix ans: mon père Ia fuivit d'affez pres. 11 donna tout fon bien a fon fils ainé pour foutenir 1'honneur de la familie , & nous laiffa a fa difcrétion, dénués de tout. II nous avoit élevés d'une manière convenabie a notre naiffance; &c je dois  de Robert Boyle. 445 dire a la louange de mon frère , qu'il continua a prendre le même foin, & qu'il ne négligea rien pour nous rendre accomplis. II procura des poftes honorables dans 1'armée a deux de mes frères , qui perdirent la vie dans une glorieufe campagne. Le troifième mourut jeune. Tous ceux qui me connoifïbient ne doutèrent point que cette perte ne me fut avantageufe avec le tems ; & , en effet, pendant quelques années tout parut me le promettre . Mon frère avoit déja atteint fa trentième année , qu'il n'avoit pas même encore penfé a fe marier. Mais un parti avantageux lui ayant enfin été propofé, il crut ne devoir pas le refufer. II n'avoit jamais vu la perfonne qu'on lui deftinoit, mais on l'avoit affuré, qu'elle étoit jeune, belle & riche. Dès la première vifite qu'il lui fit , il en de vint paffionnément amoureux , & cela alla toujours en augmentant. Le jour fut marqué pour les noces , ce qui devoit être quelques femaines enfuite. J'avois aiors d;xbuit ans , & je n'étois point encore poutv.it: le mariage de mon frère fembloit même ne m'être pas favorable.de ce cöté-la. Un jour il me dit, qu'il avoit obtenu pour moi la place de capitaine des gardes du pape. Quoique ce pofte fut fort au-deffous de ma naiffance, j'en  4|6 Voyages fus charmé, paree qu'il m°fourniffoitlesmcyens de vivre lans être fujet aux caprices de la fortune , & a 1'humeur inconftante d'un frère. Comme il avoit ce jour la même des affaires prefTantes qui 1'appelloient hors de la ville, il me donna une lettre pour renettre a fa maitreffe; dans cette lettre il s'excufoit de ce qu'il étoit obligé de partir fans la voir. Je fus aufli tot m'acquitter de ma commiflion; Sc comme l'on me connoiffoit dans la maifon pour le frère de 1'époux futur , j'eus la liberté de remettre la lettre a cette dame en main propre. Mals que cela me coüta cher 1 Je ne 1'eus pas plutót vue, que mon cceur en fut embrafé d'amour ; & tout ce que je devois a mon frère ne put tenir contre fes charmes. Je remarquai qu'elle hit la lettre d'un air indifférent, ce qui ne me déplut pas. Cependant je cachai fi bien ma paffion naiffante , que je parlai en faveur de mon frère. Je compris bien-töt par les difcours de cette belle, que le mariage propofé ne lui faifoit pas grand plaifir. Elle fut même jufqu'a rhavouer, enfin, que fi elle y confentoit, c'étoit plu? par devoir que par inclination. Je lui dis que fi 'étois en la place de mon frère , & que je fuffe ce qu'elle venoit de m'apprendre , j'en ferois au défefpoir; mais que, cependant, quelque grande que fut la  de Robert Boyle. 447 perte que je ferois, j'aurois trop d'eftime pour elle pour vouloir être redevable a fa feule obéilfance du bonheur de la poiTéder. Elle me répondit en rougilTant, que ces Cortes de mariages ou 1'inclination n'avoit aucune part, n'étoient jamais heureux. J'en convins avec elle ; mais j'ajoutai que je craignois qu'elle n'eüt donné fon cceur a quelqu'un a qui elle ne pouvoitplus donner la main. Monfieur, me dit-elle , j'ai toujours été de bonne foi, & la vérité me paroït quelque chofe de fi aimable, que je ne veux ni ne puis vous le nier. Heureux mortel! qui que tu fois , m'écriai-je dans un tranfport dont je ne fus point le maitre , la fortune te comble de fes faveurs, & il n'eft plus en fon pouvoir de te rendre miférable puifque tu pofsèdes le cceur d'une fi charmante perfonne ! Monfieur , me répliqua-t-elle, celui que vous eftimez fi heureux , ignore que j'aie quelque inclination pour lui, & la crainte m'empêchera de lui en faire jamais rien connoïtre. La principale raifon qui me porte a vous découvrir ce fecret, c'eft afin que vous en informiez votre frère; car, ajoutat-elle les larmes aux yeux, fije fuis forcée de 1'époufer, je ferai malheureufe toute ma vie. Son affiittion me perga le cceur, & elle s'en apperguta mon air. Je vois, me dit-elle, que l'amour que vous avez pour votre frère , fait  448 Voyages que ce que je viens de vous dire vous caufe du chagrin. Madame, lui répüquai - je, puifque vous m'avez déclaré fi ingénument votre penfée, je veux auffi être fincère, & vous découvrir mes fentimens les plus fecrets : le chagrin que vous remarquez fur mon vifage n'eft qu'un effet du trouble de mon efprit, dont vous feule êtes la caufe. Du moment que j'ai été frappé de 1'éclat de vos charmes, l'amour m'a percé de fes traits , & ne m'a laiffé en partage qu'un cruel défefpoir. Elle écouta cette déclaration avec beaucoup de plaifir, & demeura quelque tems fans y répondre , en me regardant fixement; ce qui me fit baifferles yeux. Monfieur, me dit-elle a la fin, d'une voix tremblante, j'efpère que vous parïez fincèrement , & dans cette fuppofition je vais vous découvrir un fecret qui vous intéreffe fort; la raifon pour laquelle je ne faurois aimer votre frère, c'eft qu'il y a déja long-tems que je vous ai donné mon cceur. Un aveu fi ingénu & fi tendre me caufa une joie inexprimable : je me jettai aux pieds de cette belle, & je lui dis tout ce que Ia paffion la plus vive me put fuggérer. Elle m'affura qu'elle mourroit plutöt que de confentir a époufer mon frère , & qu'il y avoit plus de deux ans qu'elle m'aimoit. La première fois qu'elle m'avoit vu, c'étoit lorfque je dis adieu  de Robert Boyle. 449 adieu a mes deux frères qui partoient pour cette malheureufe campagne oü ils perdirent Ia vie; & dès-lors elle concut pour moi une inclination qui étoit toujours allée en croiffant. En un mot, nous nous communiquames nos plus fecrètes penfées, & nous nous jurames un amour inviolable. Nous convinmes de nous voir le jour fuivant dans le même endroit oü j'avois la liberté d'entrer comme fon beau-frère futur. Avec quelle impatience n'attendis-je point cet heureux moment? Je me rendis al'heure marquée dans la chambre de ma belle. Nous ne nous entretinmes pendant long-tems, que de notre amour réciproque ; a la fin nous tombames fur le mortifiant fujetdes noces quis'approchoient, & fur le moyen de les prévenir. Je lui propofai de nous fauver dans les pays étrangers , & de nous y unir par les facrés liens du manage. Quoique je ne veuille jamais être a d'autre qu'a vous, me répondit-elle , il faut pourtant penfer a 1'avenir : vous n'avez pas de bien, &c celui qui doit me venir un jour, & qui efttrès» confidérabie, eft au pouvoir de mon'père : je trouverai moyen de faire différer le mariage, & de votre coté tachez d'en diffuader ^otre frère ; peut - être en viendrez - vous a boat, car' je crois qu'il en veut plus au bien qu'a la Ff  450 Voyages perfonne. Je 1'affurai du contraire , Sc qu'il avoit pour elle une forte ine instion. Nous aurjons bien fouhaité tous deux que cela fut autrement; cependant nous réfolumes de nbus aimer touiour.-,. Nous nous iépara.nes , après être convenus que nous nous rencontrenons le lendemaip dans un endjoii reculé de la ville , chez une perfonne de ma connoiffance en qui je pouvois me confier; quoique je ne vouluffe pas lui découvrir tout k fecret, de peur d'accident. Je fus a 1'heure même parler a cet ami, & je lui dis que j'avnis une intrigue avec une femme de qualiïé que je fouhaitois de pouvoir voir dans fa mallen pour plus de fecret; il y confent.t fans peine. Ainfi nous nous rendimes le lendemain chez lui a 1'heure marquée ; mais féparément & fans domeftiques, pour n'être pas découverts. DèsJors , il ne fe pafTa point de jours que nous ne nous y viffions. Une fois , entr'autres , que les yeux de la belle étoient tout étincelans d'ainour, je.m'aventurai, 6V je fus affez heureux pour trouver 1'heure du berger. La poffeffion , loin d'éttindre mes defirs, ne fit que les eriflammer. Nous pafsames un mois entier dans les plus doux plaifirs; mai> au bout de ce tems , les chofes changèrent bien de face. Mon frère reyint de la campagne , 8c le jour marqué pour  be Robert Böylë. 451 lés noces s'approchoit. Nous nous étions tellement livrés a la joie de nous pofféder , que nous n'avions point penfé a 1'avenir ; ou fi 1'idée du malheur qui nous menacoit, venoit quelquefois troubler nos plaifirs , nous la banniflions aufli-töt comme une idéé importune. La dernière fois que nöus nous fépar&mes , ce fut avec un regret qui préfageo't biert nos difgraces. Le père de ma maitreffe avoit fait de gfands préparatifs pour cé'ébrer fes noces avec une magnificence extraordinaire ; mais deux jours avant le mafiage , le bruit fe répandit dans Rome , que la fille unique de don An* tonio Grimaldi (c'étoit le nom de ce gentilhomme ,) étoit dangereufement rnalade. Cette nouvelle me fit plaifir, perfuadé que c'étoit une feinte pour gagner du tems* Mon frère en fut frappé comme d'un coup de foudre, paree qu'il 1'aimoit paffionnément. II ne bougeoit pas d'auprès d'elle , mais j'étois bien affuré que fa préfence lui faifoit une très-grande peine. Un jour, le trouvant fort mélancolique, je lui demandai fi c'étoit la maladie de fa future époufe qui le réndoit fi chagrin : il me répondit qu'oui; d'autant plus qu'il croyoit s'apperceyoir que ce n'étoit qu'une feinte pour fe débanaffer de lui, & qüil avoit plufieurs raifons de fe pérfuader qu'elle avoit donné fon cceur a un autre* Je Ff ij  4?£ Voyages déployal toute mon éloquence pour 1'engager a la Iaiffer , lui repréfentant qu'elle ne méritoit pas qu'il penfat plus a elle: mais il m'afTura qu'il n'étoit pas en fon pouvoir de le faire , tant il I'aimoit. Je commencai alors a réfléchir férieufement fur ma conduite, & je vis bien que je m'étois engagé dans unetrès-mauvaife affaire: mais malgré toutes mes réflexions , je me trouvois plus amoureux que jamais; & 1'abfence qui guérit les paffions légères , donna de nouvelles forces a la mienne. II y avoit quinze jours que je n'avois vu celle qui en étoit 1'objet: je réfolus enfin de lui faire vifite, &c je pris , pour cet effet, le tems que mon frère étoit occupé avec le pape dans fon cabinet. Je n'eus pas de peine a être introduit dans la chambre de ma belle , paree qu'on favoit qui j'étois ; mais malgré tous mes foins,je ne pus jamais trouver un moment favorable pour lui parler de mon amour,a caufe du grand nombre de perfonnes qui étoient venues la voir: cependant fous prétexte de lui tater le pouls , j'eus le plaifir de la toucher óc de lui ferrerlamain. Je n'ofai pas m'arrêter longtems , de peur que mon frère ne vint pendant que j'étois la ; ainfi je me retirai. Quand je fus forti, je confidérai qu'il valoit beaucoup mieux inftruire mon frère de cette vifite, que la lui cacher, paree que s'il venoit a i'apprendre d'ail-  de R o b e r t Boyle. 453 leurs, ilpourroit foupconner quelque chofe; ce que je fis la première fois que nous nous rencontrames, mais, en ajoutant, que g'avoit été pour 1'obliger que je m'étois donné cette pe/ne. II me remercia , & me demanda ce que je penfois de fa maladie : je lui dis que je ne pouvois pas répondre de 1'état de fon cceur, mais que pour celui de fon corps , j'étois trés - affuré qu'elle avoit une violente fièvre : voyant que je ne pouvois pas lui perfuader de 1'abandonner, je crus qu'il falloit au moins, pour notre avantage, lui faire croire que 1'indifpofition étoit réelle. 11 fut la voir un moment après, &C è fon retour il me dit que j'avois trop bien rencontré ; que les médecins avoient affuré qu'elle étoitdangereufement malade, & ordonné qu'on la faignat; & que fon père vouloit 1'envoyer dès le lendemain a la campagne , dans 1'efpérance que le changement d'air lui feroit du bien. Je fus ravi de voir qu'il donnoit dans le panneau de même que le père ; car je ne doutois point que ma charmante maitreffe n'eüt gagnéles médecins, pour mieux couvrir fon jeu. Cependant on la porta le lendemain dans une litière a une maifon de campagne que fon père avoit a deux lieues de Rome fur le Tibre. Je me flattai d'abord que je pourrois la voir plus facilement la qu'en ville; mais il fe paffa prés F fii'j  4U V O T A G E S de fix fema'mes , fims que , malgré tous les foins que je me donnai pour cela , j'en puffe venir a bout, & même fans que j'y viffe encore la moincre apparence. J'étois comme un homme qui auroit p.rdu 1'efprit; & quelqu'effort que je fide pour me contraindre devant le monde, tous mes amis , & particuliérement mon frère, s'app-rcurent bien-töt de mon chagrin, mais je n'eus garde de leur en dire 'a vraie raifon. Tous ceux qui favent ce que c'eft que l'amour, jugeront aifément de ma peine dans ces triftes circonftances. Je ne pus jamais rien apprendre ce ma m utreffe , finon qu'elle étoit toujours fort mal, Mon efprit étoit troublé de mille penfées diverfes: quelquefois je la croyois infidèle, je me figurois que c'étoit elle-même qui mettoit obftacle a ce que je la vifle; d'autres fois je me perfuadois qu'elle étoit réeilement malade , & toujours je n'appercevois que des fujets de défefpoir. II fe paffa encore un mois , que je n'étois pas plus avancé que le premier moment. Un jour je fus furpris de voir mon frère entrer dans ma chambre avant que je fus habillé. II me parut de la dernière complaifance, & fort touché de] mon état. Jepenfe,me dit-il, que l'amour vous 3 captivé malgré vous, &Z que 1'objet de votre palï on eft inlenfible aux maux que vous fouf> foez, Je rafiurai qu'il n'y avoit rien de fem.^  DE ROSERT BOYLE. 455 blable,& que 1'inquiëtude de mon efprit étoit un effet de la mauvaife difpofition de mon corps. II me dit plufieurs chofes obl.geantes è cette occafion, m'offrit tout ce qui dépendoit de lui, & me quitta. Dès qu'il fut forti, ie m'habillai, & je montai a cheval pour aller encore une fois tenter la fortune; car j'étois réfolu de voir ma maitreffe a quelque prix que ce füt, ne pouvant plus vivre fans avoir de fes nouvelle*. Quand je fus arrivé a 1'entrée d'un bols qui eft a une demi-lieue de la maifon de campagne , je me vis entouré d'une douzaine de cavaliers, qui malgré toute la réuftance que je pus faire, me defcéndirent de cheval, me herent', & me portèrent dans le bois. Ie les pris d'abord pour des voleürs; mais comme ils ne fe mirent point en devolr de me rien prendre, je changeai de fentimént, & je commencai a craindre qu'ils n'euffent quelque deffein fur ma vie. lis me gardèrent dans le bois jufques fur la brur.e, & alors ils me .jettèrent dans une litïère qu'ils accompagnèrer.t, & a laquelle ils firent faire toute la diligence pcffible. Nous marchames toute la kuit, fans que je puffe deviher oir l'on me menoit, Sc le lendemain matin l'on me met dans un bateau , qui me conduifit afeospd d'un vaiffeau qui étoit une lieue avant F f iv  45votre crime eft d'avoir aimé. Je veux adoucir votre fentence ; je vous mettrai dans un bateau avec deux matelots pour vous conduire oü vous voudrez avec tout ce qui vous fera néceffaire; mais fous la condition que vous me donnerez votre parole d'honneur de ne point paroitre a Rome avant quarante jours. Vous pouvez juger lije le remerciai de fon humanité; js lui promis tout ce qu'il voulut,.  de R o b e r t Boyle: 459 6c je lui dis que ce n'étoit pas tant paree que je craignois la mort, que pour confondre Fdtrente de mon frère. Auffi-tot il fit mettre en mer un bateau , 6c le pourvut de tout ce qu'il falloit pour un voyage d'un mois: j'y defcendis avec deux matelots qui furent payés a 1'dvance pour ce tems-la, 6c nous quittames le vaiffeau. Je leur ordonnai de faire route pour Livourne , paree que j'étois. lür d'y trouver ce dont j'aurois befoin , auprès d'une de mes fceurs qui y demeuroit, depuis deux ans avec fon mari, gentilhomme de Florence. Mais le vent nous étarfj devenu contraire, il nous fit dériver, ÖC fans un vaiffeau marchand qui alloit a Mahhe , 6c qui nous prit, nous étions certainement perdus. II auroit prefque t'té a fouhaiter pour moi que la chofe fut arrivée , 6c que j'euffe eu la mer pour fépulture ; car deux jours après, ce vaiffeau fut attaqué par un corfaire de Barbarie qui s'en rendit le maïtre, 6c qui nous fit tous captifs. J'étois fi mal habillé, qu'on ne m'auroit pas pris pour un jeune homme de familie; m'étant ; ainfi déguifé peur n'être pas reconnu, quand je fus a la campagne dans le deffein d'y voir ma maitreffe. Hamet, qui eft le nom de notre renégat Irlandois, ou du capitaine corfaire qui prit notre vaiffeau ? ne demanda pour ma ran-  4&> Voyages con que deux eens piltoles, me jugeant affez peu de chofe par mon équipage. J'écrivis k mes deux fceurs, pour les prier de m'envoyer cette fomme, leur repréfentant 1'état oh j'étois. J'ai même réitéré plufieurs fois mes inffances, mais inutilement; je n'en ai jamais pu recevoir de nouvelles, foit que mes lettres aient été perdues, ou que mes fceurs aient cru devoir oublier un malheureux comme moi. Cependant fi le ciel nous favorife , & que je puiffe revoir 1'Italie, j'ai réfolu de faire tenir ma rancon k Hamet le plutöt que je pourrai, paree qu'il en a toujours bien ufé a mon égard. Fin de ce volume,  461 T A B L E DES VOYAGES IMAGINAIR.ES Contenus dans ce Volume. Avertissement de l'Éditeur, Page I Alcimédon , 97 Avertijfement de VAuteur des IJles Fortunées. Les Is les For tune es , Vivre Iert 101 Livre II, 111 Livre III, 13 Z Livre IV, 156 Livre V, 184 Livre VI, 19Ö Histoire des Troglodites, 213 Aventures d'un jeune Anglois, 22 ƒ Aventures d'un Corsaire Portugais, 261 Préface des Voyages de Robert Boyle, 299 Les Voyages & Aventures du Capitaine robert Boyle, \ 3°* Hifloire de Mademoifelle Villars , 411 Hijloire de F Efclave Italiën , 444 Fin de la Table,