VOYAGES I MA GINA IRE S, ROMANESQUES, M E R V E1LLÈܱ, ALLÉGOR1QUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITJQUES. S U 1 VI S DES SONGES ET VISÏONS, ET DES ROMANS CABALISTIQUES*,  CE VOLUME C O NT IE NT La fuite des Votages du Capitaine Robert Boyle , avec la relatioa du naufrage du Sieu£ JllCHARD CASXEJLMAN.  V O Y A G E S / MA GIN AIRES, SONGES, VISIONS, e t ROMANS CABALISTIQUES. Ornés dt Flgurcs. t o m e onz1eme. Première divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaginaires romanefques. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PA RIS, rus et hotel serpents. "m. dccTlxxxvii. I ... J   VOYAGES ET AVENTURES DU CAPITAINE ROBERT BOYLE; Ou 1'on trouve 1'Histoire de Mademoiseixe Villars , avec qui il fe fauva de Barbarie ; celle d'un Esclave Italien , & celle de bon Pedro Aquilio , qui fournit des exemples des coups les plus furprenans de la fortune; Avec La Relation du voyage, du naufrage & de la confervation miraculeufe duS' Castelman, oii 1'on voit une defcription de laPenfylvanie & de Philadelphie fa caphale.   V O Y A G E S ET AVENTURES DU CAPITAINE RÖBERT BOYLE. Quand k ger.tilhomme italien ent fini fon hiftoire , nous nous fitnes réciproquement des comolimens de condoléance fur nos malheurs, qui étoient tont femblables. Le jour commencoit a poindre, & Muftapha nous dit que nous arriverións a Magazau avant la nuit. Cette nouvelle nous réjoiüt tres-fort, ear nous avions compté qü'ii nous faudroit 'tin jour davantage. Je priai mademoifelle Villars de me permettre d'öter la peinture dont je lui avois frotté le vifage avant que de partir, vu qu'ii n'y avoit plus rien a craindre : efle y confeaïk ; & je puis dire que, quand j'eus rendit A  2, V O Y A G E S k fon teint fa couleur naturelle, je fus aufïl frappé de 1'éclat de fa beauté, que ü c'eüt été la première fois que je Favois vue. Je la regardois avec admiration, & je ne pouvois me laffer de la regarder, lorfque, tout-a-coup, le ciel fe couvrit de nuages qui fembloient nous menacer d'un ouragan. Ces fortes de tempêtes font fréquentes dans ces mers-la quoique, pour 1'ordinaire, elles ne durent pas long-tems, il étoit a craindre que notre petit ■vaifleau ne put pas y réfifler. Muftapha étoit d'avis de gagner la terre au plutöt ; je ne pus jamais y confentir, & je lui ordonnai de continuer fa route pour Magazan , quelque chofe qui en arrivat. Mais la tempête s'éleva tout d'un coup avec tant de violence, que force nous fut de nous abandonner au gré du vent & des vagties, fans favoir oii nous allions, paree qu'il faifoit fi obfeur, que 1'on eüt dit qu'il étoit nuit. Notre bateau étoit nouvellement confiruit, & affez fort pour fa grandeur , de forte qu'il réfifta fort bien a 1'orage; mais cela n'empêcha pas que la pauvre demoifelle Villars ne fut extrêmement efrrayée, ce qui me faifoit plus de peine que tont le refte. La tempête dura prefque la moitié du jour ; &, lorfqu'elle eut ceffé, & que le tems ie fut un peu éclaircij nous nous trouvames  DE ROBÈRf BOYLE. * feors de la vue des terres. Par bonheur, nous avions une bouffole : je dis a Müftapha de s'en fervir, & de reprendre notre première route. II le fit ; mais, après avoir vogué plufieurs heures, & quoique nous euffions vent arrière, nous ne pümes encore découvrir Su* enne terre. II nous cönfeilla alors de ferlef nos voiles, & de rebrouffer chemih, r,e doulant pas que nous n'euffions paffé Magazan dans la tempête. Nous nous difpofións a fuivre fon avis* quand nous appercümes un vaiffeau a une demi-Iieue de nous ; car le tems étoit encore erabrumé, quoique la tempête eüt celïé, autrement nous 1'aurions découvert affez-tot pouf éviter fa rencontre. Nous gagnames le vent ; mais, comme il fouffloit avec violence, notre voile fe déchira en deux > de forte qu'il nouS fut impoffible de nous fauver par la fuite ; ainfi nous primes le parti de nous mettre k cötéj & d'attendre tranquillement le vaiffeau qui avoit le vent fur nous & qui faifoit force de voiles , dans 1'efpérance que ce feroit un vaiffeau d'Europe. Je priai mademoifelle Villars de ne point déclarer fon fexe, & je fis promettre a I'Italien & k Muftapha de garder lè-deffus le fecret. Cependant le vaiffeau nous joignit, Sc arbora pavillon de France ; ee qui nous fur* A ij  '4 V O Y A G E S prit fort agréablement. Aufli-töt nous nous fimes connoïtre, & il nous recut a bord. , Ce vaiffeau portoit M. Pidau de Saint-Olon, qui alloit k Maroc, en qualité d'ambafTadeur du roi de France, pour y négocier la paix avec l'empereur. Nous lui fümes préfentés fnr le champ, Sc il nous recut avec beaucoup de bonté. Je lui contai, en peu de mots, toutes nos aventures, excepté celles de mademoifelle Villars , que je ne pouvois lui dire fans découvrir ce qu'elle étoit. II m'écouta avec plaifir, & nous promit fa protection ; nous aiTurant que fes affaires ne le retiendroient pas long-tems k Maroc, & qu'il nous prendroit avec lui pour retourner en Europe. Je le remerciai de fa générofité, & je le priai de nous employer en tout ce qu'il jugeroit a propos, difpofés que nous étions a le fervir avec zèle. II me répondit que, puifque nous le voulions bien, il avoit acïuellement befoin de nous. J'ai perdu, me dit-il, trois perfonnes de ma fuite dans le voyage ; deux font mortes de maladie, & la troifième s'eft noyée par accident. Vous les remplacerez, s'il vous plaït ; & vous n'avez que faire de vous mettre en peine pour des habits, je vous en fournirai. A 1'egard de ce renégat que vous avez pris  DE ROBERT BOYLE. 5 avec vous (parlant de Muftapha) ,je crois que vous ferez content qu'on Ie garde a bord du vaiffeau ; car fi on le débarquoit fur la cöte d'Afrique, il pourroit vous jouer quelque mauvais tour. Ces propofrtions me flrent un très-grand plaifir, & je les communiquai a mademoifelle Villars & a notre gentilhomme Italien, paree qu'ils n'entendoient point le Francais ni 1'un ni 1'autre. Madenioifelle Villars me dit, qu'elle fe laiffoit entièrement conduire par moi; & 1'italien crut qu'il trouveroit aifément a Mequinez 1'occafion de retourner dans fon pays, fans paffer en France, & même avant que nous puffions repartir avec M. de SaintOlon. Ainfi je dis a eet ambaffadeur que nous étions tout prêts a fuivre fes ordres ; mais que nous n'avions pas befoin d'habits, comme il nous en avoit offerts, paree que j'en avois acheté quatre complets, a 1'européenne, d'un juif qui me les avoit donnés prefque pour rien, avant que de partir de Salé. L'ambaffadeur, content de ma réponfe, ordonna qu'on nous mït enfemble, mademoifelle Villars & moi, dans une cabane. II parut frappé de la beauté de cette charmante perfonne, qu'il croyoit un jeune ga^on ; & il ne put s'empêcher de dire que la nature s'etoit bien trompée en déterminant fon fexe, puifqu'elle fembtoit A ij  6 VOYAGES en avoir voulu faire la plus belle de toutes les femmes. Cela me rendit fort inquiet, craignant qu'il ne découv'rït la vérité ; majs j'eus bientöt fujet de me perfuader qu'il n'avoit pas lemoindre foupcon de ce cöté-la. II nous régala magnifiquementa fouper, confidérant que nousétions en mer, & fur la fin d'un affez long voyage. Qüahd il fe fut allé coucher, nous nous retirames, mademoifelle Villars & moi, dans la cahane qui nous étoit deftinée. Je vous laiffe a penfer quel plaifir je goütai a me trouver feul avec elle, fans crainte de quoi que ce foit, Elle s'en apper,cut a mon air, &: me paria de manière que je vis bien qu'elle appréhendoit que ma joye ne fut un effet de quelque penfée criminelle qui me rouloit dans 1'efprit. M. Boyle, me dit-elle, j'efpère que vous n'avez pas oublié les égards que vous devez a mon fexe, & que vous ne me ferez pas perdre la bonne opinion que j'ai concue de vous. Je reconnois que je vous ai la plus grande de toutes les ohligations, & je ne fuis point fichée d'être en votre pouvoir tant que vous en uferez honnêtemerit. Je n'eus pas Ia patience de lui en laiffer dire davantage : madame, lui repartis». je, foyez perfuadée de la pureté de mes fentimens ; je fuis incapable d'avoir anemie penfée qui puiffe vous faire la moindre peine, Mais  V " DE R O BERT BOYLE. 7 permettez-moi de vous dire qu'il n'y a perfonne au monde qui ait fur moi 1'empire que vous avez. J'avoue que vous pouvez me punir de la témérité que j'ai de vous faire une pateiile déclaration, en méprifant un cceur qui brille du plus tendre amour pour vous ; mais je me (latte que vous ne me ferez pas fi cruelle ; tout ce que je demande, c'eft que vous me permettiez feulement d'efpéref ; fi vous me refufez cela, je ne ni'en vengerai point fur vous, je m'en vengerai fur moi-même; je haïrai la vie, & bieivt öt le défefpoir terminera mes jours. Je ferois bien ingrate, me repliqua-t-elle , fi je prenois plaifir a vous tourmenter après les obiigations que je vous ai. Je regarde la diffimulation comme un art indigne des bonnêtes gens; &, pour vous parler fincèrement , je ne faurois vous hair , quand je le voudrois. C'eft affez vous en dire; & fi vous connoiffiez mon humeur, vous feriez plus que fatisfait. Cette déclaration me tranfT porta de joie ; & je lui dis en retour rout ce que je pus imaginer de plus tendre. Notre converfation dura plufieurs heures; enfin je 1'avertis qu'il étoit tems qu'elle fe couchat, perfuadé qu'elle avoit befoin de repos. Je i'aflurai, que quelque plaifir que j'euffe a demeurer avec elle, le foin de fa fanté m'ctoit encore plus précieu-x ü & qu'ainü je la laiffois feule, dans la cabans» A iv  % V O Y A G E 5 dormir a fon aife. Elle parut fachée que je fuffe obligé de fortir, fachant bien que je ne troitverois pas un endroit propre a me cöucher. Je montai fur le tülac, & j'y paffai le refie de la nuit a rêver a mes amöurs. Sur le matin , je fas furpris de voir mon aimab'e maïfreffe toute habitlée , qui venoit me relever. Madame , lui dis-je, j'dpère que vous navez rien eu qui vous aft empêché de dormir. Rien, me repondit-elle obligeamment, finon de favoir que vous ne repofiez pas ; ainfi je vous prie de vous aiier coucher, pendant que je veillerai ii mon tour, ccmme il eft bien jufte. Je m'en défsndis fortement, lui difant que nous n'avions plus qu'une nuit a paffer fur le vaiffeau , paree que, felon toutes. les apparences, nous débarquerions le jour fuivant; & qu'alors nous pourriöns nous repofer tout a notre aife. Nous defcendimes enfemble dans notre cabane, & la nous recornmen^ames notre enïrctien du foir précédent. Elle me dit enfin, qu'elle vouloit attendre a reconnoitre autrement que p?.r des parolés les obiigations au'elle m'avoit, jüfqu'a ce qu'elle füt plus en liberté, & dans fa propre patriq ; de peur què je ne m'iriiaginaffé que le befoin qu'elle avoit de mon fecours füt le feut mötif qui 1'engageröit a faire quelque chofe pour moi. Quand  DE ROBERT BOYLE. 9 je me vis en fi beau chemin, je réfolus d'en profiter. Je lui dis tout ce que ma pafïïon put m'infpirer de plus touchant: enfin, a force de prières, de proteffations &C de fermens de la fidélité la plus inviolable, elle m'avoua qu'elle s'étoit fentie de 1'inclination pour moi dès le premier moment qu'elle m'avoit vu, & qu'elle avoit cruauflis'appercevoir alorsque jel'aimois; non pas, dit-elle, que j'eüffe quelque expérience dans l'art d'aimer, mais j'étois perfuadée que ce que vous faifiez pour me rendre fervice , ne pouvoit avoir d'autre motif que cette paffion ; & plus j'y penfe, plus j'ai de penchant a vous croire fincère. Ceux qui ont jamais fenti le pouvoir de 1'amour , peuvent juger de 1'excès de ma joie dans ce moment. Je me jettai aux genoux de cette charmante perfonne, je lui baifai mille fois la mam, & je la ferrai contre mon cceur, d'un air fi paffionné, que je ne me pofledois plus. Elle me conjura de me modérer, de peur qu'on ne nous entendit, ou qu'on ne nous vit; car vous devez vous fouvenir, continua-t-elle , de ce que je vous ai dit en vous faifant l'hiftoire de mes malheurs, que nous fümes fur le point de perdre la vie oul'honneur, ma pauyre fervante & moi, par une pareille inadvertance. Cette réflexion réprima ma langue, & mes  IO V O Y A G E s. tranfports amoureux ; mais elle ne put em- pêcher mes yeux de parler le langage de mon eoeur. Nous gardames quelque tems le filence, mais il fut bientöt interrompu par les cris de joie des matelots qui découvrirent, dans ce moment, la terre. Nous crümes qu'il étoit a propos d'en aller féliciter 1'ambaffadeur; ce que nous fitnes, après avoir pris avec nous notre gentilhomme Italien. II nous recut honnêtement, & nous dit, entr'autres cfeofes, qu'il étoit ravi de cette nouvelle pour 1'amour de nous ; afin que nous pufïions d'autant plutöt nous remettre, a terre, de la fatigue de notre voyage, &C des peines de notre captivité. Le capitaine du vaiffeau nous affura que nous arriverions au port de Mammora avant dïné. Je fus extrêmement furpris de voir que nous étions au fud de Salé, & par conféquent que la tempête nous avoit rechaffés plufieurs lieues au-dela de cette ville. Cependant 9'avoit été un grand bonheur pour nous ; car, fi je n'euffe pas dirigé Muftapha fuivant mes petites lumières, nous n'aurions point rencontré ce vaiffeau francois, & en peu de tems nous ferions rentrés ma'gré nous dans le port de Salé. Cela me fit penfer que , comme ce malheureux renégat entendolt fort bien ia navigation, il n'avoit point  DE R.OBERT BOYLE. II ignoré Ie lieu oii nous étions après la tempête, & qu'ainfi il avoit deffein de nous trahir. Je dis ce que j'en croyois a M. de Saint-Olon, qui en jugea de même. II fit appelier fur le champ le capitaine du vaiffeau, & lui ordonna de prendre foin que Muftapha füt étroitement gardé en fon abfence, & que, s'il venoit des Maures k bord , on ne les lui laiflat point voir ; mais que, du refte, on lui donnat tout ce qu'il demanderoit. Dès que nous futnes entrés dans le port de Mammora, & que nous eümes jetté 1'ancre , on envoya le capitaine k terre pour donner avis aux Maures de Parrivée de 1'ambafiadeur de France. Auffi-töt le fort le falua de vingt-un coups de canon, que notre vaiffeau lui rendit coup pour coup. Une heure après, le gouverneur de la place, fuivi d'un nombreux cortège, vint a bord le complimenter fur fon arrivée , & Ie prier de demeurer dans le vaiffeau jufqu'a ce qu'il en eüt informé 1'empereur fon maitre. M. de Saint-Olon, pour répondre aux honnêtetés de ce gouverneur, I'invita k un petit régal qu'il fit préparer fur le champ. Ni lui, ni fes gens ne voulurent boire de vin, felon la loi de Mahomet; mais, en revanche, ils avalèrent tant de pvinch, que leur tête s'en reffentit. Quand ils nous eurent quittés pour retourner a terré, notre vaiffeau les falua  12, V O Y A G E S; de quelques coups de canon, qui nous fitrent rendus du fort, aufli-töt qu'ils eurent débarqué. Le lendemain , il vint un ordre de 1'empereur, de nous rendre incefTamment a Mequinez, lieu de fa réfidence. Ainfi notre ambafTadeur partit le jour fuivant, avec tout fon équipage. Nous 1'accompagnames, mademoifelle Villars, 1'Italicn & moi, en qualité de fes domeftiques. Nous étions richement vêtus a 1'européenne , & tous montés fur des dromadaires qu'on nous avoit fournis pour faire le voyage , excepté M. de Saint-Olon , a qui 1'on avoit donné, par diflinflion, un beau courfier d'Arabie. A un mille ou deux de Mequinez, nous vïmes 1'empereur a la tête de fon armée, dans une grande plaine. Je crus d'abord que c'étoit pour faire honneur a 1'ambaffadeur de France ; mais je ne tardai pas a m'appercevoir que je me trompois fort; & que ce n'étoit-la qu'un pur accident ; car notre guide nous fit prendre un autre chemin, pour éviter la rencontre de ce prince, Quand nous fümes arrivés a Mequinez, 1'on nous conduifit a une maifon qui appartenoit au conful francois , ou plutöt que le conful frangois avoit louée pour cette occafion. A peine y étionsnous entrés , qn'on mit k la porte une garde de Maures, avec ordre de n'en buffer fortir perfonne, non pas même 1'ambalfadeur ni le confuL  DE R O B E R T B O Y L E. Ij Ce procédé me parut fort étrange ; & , comme la crainte nous rehd ingénieux a nous tourmenter, je m'allai mettre dans 1'efprit, que c'étoit k caufe de mes compagnons de fortune & de moi, qu'on avoit donné ces oïdres, paree qu'apparemment on avoit appris que nous nous étions fauvés de Salé. Mais je revins bientöt de ma frayeur , quand M. de Saint-Olon m'eut dit que c'étoit la coutume des Maures, de ne point permettre aux ambalfadeurs étrangers de faire ou de recevoir des vifites , qu'après qu'ils ont eu leur première audience de 1'empereur. On nous mit, mademoifelle Villars & moi, dans une même chambre , ou il n'y avoit qu'un feul lit, k la manière de ce pays-la. Elle me dit qu'elle ne pouvoit fe réfoudre k me laiffer veiller toutes les nuits, comme j'avois fait jufqu'alors, & qu'elle me prioit de coucher avec Tltalien, qui, fans doute , auroit un lit k lui feul ; mais il fe trouva qu'on lui avoit déja donné un compagnon , & qu'il n'y avoit pas moyen d'y rien changer. Ainfi il fallut faire autrement. Je fortis de la chambre , lorfque ma maitrefie voulut fe déshabiller, & je lui laiffai le tems de fe mettre au lit; après quoi, j'étendis un matelas fur le plancher, & je me jettai deffus dans mes habits; mais ce fut bien en vain, car je ne pus fermer 1'ceil de toute la nuit. L'idée  *4 V O Y A G È S de ma belle, nue dans un lit k deux pas de mol; ölluma dans mon ame des defirs fi violens ; & les efforts que je fis pour les étouffer, étoient tels , que je fouffris cruellement. Je prie les lecteurs de m'excufer, s'ils trouvent dans ma rélatiort quelque chofe qui leur paroiffe un peu trop libre ; ce font des faits que je raconte, &t. je n'ai pas cru devoir les taire, ni pu les exprimer autrement. Lelendemain, je me levai de bon marin, & je fortis fur le champ pour laiffer a mon aimable enchantereffe le tems de s'habillen Quand je rentrai, elle m'examina fort attentivement, & me dit qu*elle voyoit bien, a mon air, que j'étois indifpofé, ce qui 1'affligeoit d'au* tant plus, qu'elle étoit perfuadée que cela ne venoit que de manque de repos : mais, ajouta* t-elle,je vous demande en grace de vous déshabiller dans le moment, & de vous mettre au lit ; je vous laifferai dormir tout a votre aife, & je ferai vos excufes a rambaffadeur. Je m'en défendis lcng-tems ; mais, a la fin, il fallut céder a fes tendres follicitations. Elle fortit, & je me couchai ; mais hélas ! le ljeu oii je me trouvois, ne fit que m'embrafer d'une nouvelle ardeur, & qu'éloigner de moi le fommeil. Au bout d'une heure, madernoifelle Villars entra tout doucement dans la chambre, de peur d§    DE ROBERT BOYLE. Ïn ne permet de porter Pépée qu'a ceux de la garnifon ; de forte que, s'il s'élève quelque querelle dans les rues, un combat k coups de  7* Voyage-* poings Ia finit ordinairement, quoiqu'on pmffer ïouer la, a aufli bon marché qu'a Rome, des affaflins de profeflion, qui fe piquent même d'honneur. En voici un trait: deux gentilhommes Napolitains s'étant querellés, 1'un d'eux loua un de ces coupe-jarrets pour affaffmer 1'autre ; mais , quelques amis les ayant raccommodés, celui qui avoit fait marché avec le coquin, lui envoya dire qu'il n'avoit plus befoin de fon fervice, qu'il n'avoit qua garder 3'argent. II n'efl: pas en mon pouvoir, réponditil, de le rendre, & je ne fuis pas homme a le garder fans 1'avoir mérité ; ainfi il faut, de toute néceflité, que j'expédie mon homme. Le gentilhomme employa tous les moyens ima* ginables pour le diffuader; il le menaca même; mais en vain. Voyant qu'il ne pouvoit rien gagner fur fon efprit, il lui dit qu'il informeroit la perfonne avec qui il avoit eu querelle de fon deffein, ce qu'il fit affeclivement, Malgré tout cela,ce malheureux trouvant 1'occafion, dès le loir même, laiffa le pauvre gentilhomme pour mort fur Ie mole : cependant il fe rétablit, après avoir trainé long-tems. Le coquin, voyant qu'il n'avoit pas réuffi, eutl'impudence d'aller chez celui qui avoit voulu I'employer,& lui demanda pardon de ce qu'il n'avoit pas &é aufli bon que fa paroje j mais qu'une au-  Dl ROBERT B O Y I. E. 7J trefois il prendroit fi bien fes mefures, cue fon homme ne lui èchapperoit pas. Enfin il parut fi obftiné dans fa réfolution, que ce gentilhomme fut obligé d'en louer un autre du même métier, pour le dépêcher, avant qu'il put exécuter fon deffein ; Sc, le lendemain, il fut trouvé mort devant la porte de celui qu'il avoit deiTein d'affaffiner , attendant , comme on le fuppofa, Poccafion pour faire fon coup. Après avoir vu tout ce qu'il V avoit a voir dans la ville, nous allames vifiter le fameux Véfuve, ou la montagne briilante, a une lieue Sc demie de la ville, du cöté de 1'eft. Les Napolitains 1'appellent la Chambre a lit du Soleil, paree que eet afire leur paroit fe lever du fommet de cette montagne. Au pied, Sc tout autour, il y a la le plus excellent morceau de terre qui foit dans le monde; je n'en excepte pas même les mines de Potofi, puifque la recolte qu'on y fait en vin , produit tous les ans douze eens mille ducats. Des chataigniers Sc plufieurs autres arbres fruitiers forment, fur le milieu de la montagne, un ombrage fort agréable. Son fommet eft doublé, ou plutöt elle a deux pointes. Celle qui eft du cöté du nord fe termine dans une plaine , fort bien cultivée, L'autre, qui eft au fuds Sc oü fe  74 V O Y A G E S trouve Ie volcan, s'élève beaucoup plus baütr Lorfque nous eümes gagné le fommet, nous defcendimes infenfiblement dans Pouverture de la montagne, par de grandes marches taillées exprès. Ce volcan a caufé autrefois, par fes * foudaines irruptions, beaucoup de dommage au pays d'alentonr; mais, aujourd'hui, il ne fait que préfager quand il doit pleuvoir, par les nuées épaifTes dont le fommet eft alors couvert. Après avoir fuffifamment fatisfait noïre euriofité h Naples, nous fimes un tour a Putzof ou Pofuolo, en paiTant au travers d'un rocher percé a jour, & dont Pouverturea un mille de • long , & ne recoit point d'autre lumière que celle qui entre par les deux extrémités & par un trou qu'il y a au fommet, dans le milieu du rocher. Cepaffage fouterrain eft pavé de pierre d'un bout a Pautre ; &, dans Pendroit o& il eft le plus étroit, il a- pourtant plus de dix verges de large. Environ au milieu , il y a une petite chapelle dédiée a la Vierge-Marie. Nous vifitimes toutes ies raretés de ce lieu, en particulier le tombeau de Virgile, qui eft prefque tout couvert de lierre. On m'avoit pa-rlé d\inlaurier qui avoit cru natureileraent deflus j mais , fans prétendre diminuer la gloire de eet homme incomparable, dont les ouvrages-  DE RÖBERT BOTLE. méritent des lauriers immortels, je ne pus rien voir de femblable. Nous vimes aufli le lac Agnano, ainfi appellé a caufe de la quantité de ferpens qui y tombent des montagnes voifines , qui font fort efcarpées. L'eau de ce lac a deux qualités ditférentes: elle eft douce & fraïche fur la furface ; au fond, elle eft un peu falée & apre: apparemment que cela vient des minéraux qui 1'environnent. Au midi du lac, il y a une étuve formée par la nature, qu'on appelle 1'étuve de faint Germain ; mais nous n'eümes ni affez de curiofité pour y entrer, ni affez de foi pour croire la ridicule fable qu'on en raconte, quoiqu'elle ait un faint pour garant de fa vérité. Voici le fait, j'en laiffe le jugement au ledteur. On confeilla a faint Germain d'aller a cette étuve pour fe guérir d'une maladie dangereufe. Lorfqu'il y fut arrivé, il y trouva Pame d'un fort honnête homme qu'il avoit connu, tourmentée par la chaleur du lieu. Comme il entendoit le langage des ames , il demarida k celle-ci pourquoi, ayant eu tant de piété dans cette vie, elle étoit condamnée k une peine fi févère dans 1'autre. L'ame lui répondit fort civilement, que c'étoit paree qu'elle s'étoit rangée du parti de Laurentius , qui s'oppofoit a ce que Symacus parvïnt au pontificat; mais je fuis perfuadé«s  7S Voyage s ajouta-t-elle , que vos prières auront affez d'efc ficace pour me tirer d'ici. La-deffus, faint Germain pria avec inftance & avec fuccès , car il délivra 1'ame du pauvre homme de ce maudit féjour. Perfonne ne put nous dire oü elle s'en fut après cela ; mais le lieu a toujours été nommé depuis, 1'étuve de faint Germain. A 1'orient de la montagne voifine, il y a un lieu qu'on appelle 1'antre, ou la caverne de la mort; paree que tout ce qui a vie, & qui fe hafarde d'y entrer jufqu'au fond , tombe , a ce qu'ils difent, mort fur la place. Cependant un homme qui demeuroit dans un village voifin , y alloit , quand on vouloit, pour une pièce dargent. Nous eümes la curiofité d'en faire 1'expérience. Lorfqu'il fortit de la caverne, il étoit tout en fueur, & il fut cinq ou fix minutes avant que de pouvoir fe tenir debout. Après être revenu k lui-même, il tira un chien d'un fac ; Sc , par le moven d'un inftrument de bois fait exprès , il le pouffa jufqu'au fond de la caverne , Sc 1'en retira mort en apparence. Quand il Peut laiffé quelque ttms dans eet état, pour que nous le viffions, il le prit par les pieds de devant, Sc le jetta dans le lac Agnano ; k peine y fut-il entré, qu'il en fortit a la nage , Sc s'enfuit a toutes jambes» Don Antonio me dit qu'il étoit fort difficile de  BE ROBERT BöTLE. ff trouver un chien la, paree qu'auflitöt qu'ils voyoient un étranger, ils s'alloient cacher dans les bois, de peur d'être jettés dans la caverne, pour fatisfaire leur curiofité ; & que c'étoit pour cela que 1'homme qui étoit entré dans eet antre, fe pourvoyoit toujours d'un chien pour 1'occalion. Nous fümes enfuite a la cour de Vulcain, k un mille dela. Ce lieu eft affez défagréable; il y fume toujours, & les vapeurs chaudes qui fortent de la terre , pensèrent m'étouffer. En quelques endroits , 1'eau fort a gros bouillons des creux ; &, lorfque nous y jettions une pierre , elle rebondiffoit comme fi nous 1'euffions jettée contre un pavé. On compte que ce lieu a la vertu de guérir plufieurs indifpofitions, fur-tout le mal de tête & des yeux. On dit même qu'il rend les femmes fécondes. On fit paffer dona Ifabella par-deffus dans une chaife a porteur, felon la coutume, quoiqu'elle n'eüt guère befoin de ce prétendu remède, comme il paroït affez par fon hiltoire. Six femaines s'écoulèrent dans eet agréable amufement; &, comme nous en étions prefque raffafiés, nous revïnmes k Rome. Hès-lors la mélancolie s'empara tellement de moi, qu'il ne me fut plus poffible de la cacher. Don Antonio & toute fa familie parurent y prendre beau;  V O Y A G E Si coup de part. Mon état les touchoit vivemerit j & je fuis bien perfuadé qu'ils n'auroient rien épargné pour me rendre tranquille. Mais il n'y1 a point de médecin pour les maladies de Pefprit. Enfin nous recümes une lettre du moine , qui ne nous apprenoit que fon heureux retour è Gènes, & qu'il comptoit de s'embarquer en peu de jours pour Rome. Cette relation itnparfaite acheva de m'abattre , & nous öta toute efpérance, perfuadés que, s'il avoit eu un heureux fuccès dans fon voyage, fon premier foin auroit été de nous en informer. Cette réflexion m'accabla de douleur jufqu'a me rendre ma- ■ lade. Une groffe fièvre me prit, & me conduifit prefque au tombeau. Je fouhaitois de mourir ; mais Ia mort, femblable aux faux amis, me refufa fon fecours dans ie befoin. Don Antonio & fa femme abandonnoient rarement le chevet de mon lit; &, quand j'aurois été leur frère , ils n'auroient pas pu avoir plus d'égards pour moi. Cependant la force de mon tempérament prévalut enfin , & je guéris en quelque fa$on malgré moi. Pendant ma maladie , on m'avoit bien fait part de 1'arrivée du moine, & du mauvais fuccès qu'il avoit eu; mais on n'étoit entré dans aucun détail ladeffus ; fi bien que, pour être inftruit exacrement de tout, je priai qu'on envoyat cherchef,  DE R O B E R T B 0 Y L E. 79 cê père. 11 vint, &C voici ce qu'il me dit en francois : Auffitöt que j'arrivai a Salé , je rencontraiHamet, le renégat Irlandois. D'abord, il me recut d'une manière affez brutale; mais, lorique je lui dis que je venois pour lui payer la rancpn d'un de fes efclaves qui s'étoit fauvé, il commen^a un peu a fe radoucir, & a me traiter mieux. II paria fort bien de don Antonio ; mais , lorfque je fis mention de vous, il devint comme un furieux, & s'exhala en reproches les plus amers. II me dit que vous étiez ur» infame impofteur, que vous 1'aviez lachement trompé , & même volé doublement en lui emportant, & fa maitreffe, & fon argent. Je lui répondisque je venois pour ranconner la dame, & pour faire bon de tous les dommages qu'il avoit foufferts. Pour ce qui relarde la dame, me repliqua-t-il, il y a long-tems qu'elle fert de nourriture aux poiffons ; car, plutöt que de confentir a mes defirs, elle fe jetta dans la mer avant que nous euffions gagné le port, lorfque je 1'eus prife fur la faïque, dans laquelle un de mes efclaves 1'avoit emmenée de Mammora; &, malgré tous nos efforts pour la fauver, elle fe noya. Elle eft donc périe! m'é-i criai-je. O preuve d'un amour conftant & vertueux! que j'euffe été heureux, fi j'avois pattagé fa deftinée!  tó ' VotïGH Je he pus plus réfifter a un récit qui nie percoit le cceur. Je tombai en défaillance. Lorfque je fus —venu è moi-même, le moine continua de la forte i J'efpérois d'abord que ce q ie le renégat me difoit , n'étoit qu'un conté de fa fagon , pour ne pas rendre votre maïtrtiTe< m s toutle monde rn'aflura que le •fait étoit vérirable. Le juif, entr'autres, de qui Vous aviez acheté plufieurs chofes pour votre voyage , me dit que Hamet arriva fans avoir de femme avec lui; qu'il le vit débarquer en fort mauvaife humeur; & que, pour vous avoir aflifté, il porta des plaintes contre lui a fon fupérieur a Méquinez, qui lui avoit bien lavé la tête. Tout cela' ne me perfuadant que trop de la vérité de ce que m'avoit dit le corfaire, je preflai mon départ. Je fuis faché d'avoir fi mal réutfi ; mais il faut obéir a 1'ordre du deftin, & j'efpère que vous vous foumettrez paifiblement a Ia volonté du ciel, qui vous envoie cette affiiction pour vous éprouver. Le Bén moine me fit plufieurs exhortations falutaire^.; mais je n'étois pas dans un état h pouvo r y défcrer. Comme depuis la mort de ma cbère femme, il n'y avoit plus rien dans ie monde qui put ni'attacher , je devins fans fouci pour toutes chofes. Je ne penfai point a retourner en Angletcrre, quoique je ne manquaffe pas  BE ROBERT BOYLE. 8l pas d'occafion pour le faire. Je pris la réfolution d'aller dans quelque pays éloigné, pour m'y confiner -, dans la penfée que plus je m'éloi-gnerois de ma patrie, plus mes chagrins fe diffiperoient. Mais , hélas! la douleur eft une compagne trop fidè'e, & la mienne étoit d'un genre a ne pouvoir finir que par la mort. Je priaï don Antonio, que, s'il entendoit parler d'un vaiffeau pret a faire un long voyage, il voulüt avoir la bonté de m'en informer. II me le promit, après avoir vu qu'il entreprenoit vainement de me diffuader de ce deffein. Deux mois fe paffèrent, lans que j'entendiffe parler de vaiffeau. Je commencois a être fort inquiet, & je dis k Antonio , que j'avois envie de faire un voyage a Gènts, ou je trouverois infaillibleinent ce que je voulois. Lorfqu'il vit que je perfiftois dans ma réfolution , & que rien n'étoit capable de m'arrêter : dans quelle partie du monde , me demanda-t-il , fouhaitez-vous aller ? Cela m'eft indifférent, repliquai-je. Eh bien , dit-il, mon père & moi nous vous équiperons un vaiffeau du port que vous voudrez , foit en guerre , foit en marchandife. Je le remerciai, & je lui dis que , s'il le vouloit bien, je fouhaitois qu'il füt pour 1'un & 1'autre , & que je ferois leur furveillant, s'üs jugeoient a propos de me confier une place de cette impor- F  8i V O V A G E S tance. En un mot, on acheta a Naples, d'uh marchand anglois, un bon navire tout neuf, de deux eens cinquante tonneaux , monté de vingt-fix canons; & nous y mimes cent hommes d'équipage, prefque tous anglois , qui, entendantque j'avois deffein d'aller k la mer du fud, furent ravis de 1'occafion. Don Antonio eut föiri de nous pourvoir de toutes les chofes nécefïaires pour le commerce, & je fus fait capitaine & furveil'ant. Je lui dis qu'en peu d'années, j'efpérois lui rendre bon compte de fa cargaifon: & j'efpère , moi, répondit-il obligeamment, que vous reviendrez d'accord avec vous-même, & alors je me croirai heureux. Le pis de Paffaire étoit que nous n'avions point de. commiflion, & je ne voulus pas fouffrir qu'Antonio m'en procurat une. Mais , comme de 'braves Anglois , nous réfolümes de nous battre feulement contre les ennemis de notre nation. Je donnai a mon vaiffeau le nom Alfabelle, par rfefpect pour la femme d'Antonio , & nous arhorames le pavillon d'Angleterre. Lorfque le jour qu'il fallut aller a bord fut venu, nous versames bien des larmes de part & d'autre; Je ne pouvois, fans regret, me féparer d'un aufli bon ami qu'Antonio ; & je fuis très-perfuadé que ïeur douieur étoit aufli fincère que h mienne.  DE ROBËRT BÓYLË. 8$ Nous partïmes d'Oftie, 011 étoit nctre vaiffeau , le deuxième de Mars 1693, dans lë deffein de faire route en droiture pour 1'Amérique. Notre batiment fe trouva être un excellent voiiier; car rtous gagnames le détroit erl douze jours. Lorfque je vis la cöte d'Afrique , cela me rappella tous mes malheurs paffes; &Z je foupirai après une occafion favorable pour fne venger des Maures. Le lendemain , nos gens découvrirent deux vaiffeaux , ayant lë Vent de nous. Nous nous crümes trop bien armés pour fuir. Nous continuames notre route t & nous appercümes qu'il n'y avoit qu'un des vaiffeaux qui nous fuivoit. Je demandai a mes gens s'ils avoient envie d'en venir aux mains, & ils me répondirent tous d'une voix : de tout notre cceur. Nous fimes toute la diligence imaginable pour nous préparer au combat, dë peur que ce ne füt un vaiffeau de Barbarie; Nous arborames le pavilkm d'Angleterre j & eux en firent de même. Lorfque nous vïmes cela j nous les attendimes ^ pour apprendre des nouvelles de notre patrie. Mais auflitöt qu'ils nous eurent donné le cöté, ils mirent bas leur pavillon anglois, & arborèrent celui de Maroc ^ nous criant de nous rendre dans l'inftant i ou' que nous nous en trouverions plus mal. Nous fümes d'abord un peu furpris d'avoir été trom-: F ij  j £4 V O Y A G E S pés ; cependant mes gens me prièrent de commencer le combat. Nous n'avions point encore ouvert notre fabord, & je leur défendis de le faire, jufques a ce que je leur donnaffe le mot. J'envoyai iffer le pavillon d'artimon , afin que le corfaire crut que nous allions amener. Nous étions bien pourvus d'armes & de toute forte de munitions de guerre. J'ordonnai k mes gens de fe tenir k leurs pofies, de ne point paroi re que quand ils entendroient un coup de fifflet, & alors d'ouvrir leur fabord, & de faire feu fur 1'ennemi, du canon & de la moufqueterie. Le corfaire s'impatienta de ce que nous étions fi long-tems a amener. II nous cria une feconde fois , que fi nous ne nous rendions pas dans Pinftant, il alloit nous couler a fond. La-deffus , je donnai Ie coup de fifflet, & mes gens m'obéirent ponöuellement; ils ouvrirent leur fabord , ils pointèrent le canon, & ils envoyèrent au pirate une bordée, avec une décharge générale de leur moufqueterie. Comme les ennemis n'attendoient aucune oppofition de notre cöté, cela les mit fort en défordre; & je fuis sur que nous leur tuames beaucoup de monde ; car , croyant que nous deviendrions leur proie fans combattre, ils s'étoient affemblés en foule fur le tillac. J'avois déja viré & donné une autre falve au  D E R O B" E R' T B Ö Y L E. £ j corfaire , avant qu'il nous eüt rendu la première. Mais il ne refta pas long - tems en arïière. II tira fur nous promptement, & avec beaucoup de vigueur. Mes gens firent fort bien leur devoir, & le combat fut très-chaud pendant une demi-heure. Je commencois a croire que nous n'en aurions pas bon marché, lorfque , jettant les yeux fur le tillac du corfaire, je découvris le renégat Hamet , donnant les ordres. Sa vue me furprit & me rejouit en même tems, mais elle remplit mon ame de fureur & de rage. Nous étions fi prés 1'un de 1'autre, que je pouvois entendre tout ce qu'il difoit, quoique je ne le compriffe point, paree qu'il parloit maure. Comme nous étions occupés a mettre a. 1'autre bord & a charger de nouveau, je me montrai a. lui. Je lui dis qu'il étoit le feul homme dans le monde que je haïffois , & que ce jour-la même il feroit mon efclave, ou que la mort me vengeroit de- lün II parut étonné , & ne me répondit qu'én vomitTant un torrent d'imprécations & d'injures. J'encourageai mes gens a fe bien battre, en leur difant que fi nous tombions entre les mains de 1'ennemi, il ne nous feroit point de quartier. Auparavant , je tirois a tout halard, c'eft-adire, a la première perfonne que je voyois ; jnais» dès4ors, je poiotat toujours h Hamet * F iij  80 VOYACES & lui h mol A la fin , j'eus le bonheur dé 1'abattre, A la vue de fa défaite , je ne pus m'empêcher de jetter un cri de joie, qui fit tant d'impreffion fur ceux de mes gens qui étoient autour de moi, qu'ils fe battirent comme des défefpérés. Enfin, après un combat opiniatre qui dura deux heures , nos ennemis amenerent. Nous rendimes graces a Dieu de cette vicïoire, & je m'en fus immédiatement k leur bord, oü nous avions fait un terrible carnage puifqu'ils avoient perdu, felon leur propre compte, quatre-vingt-dix.fept hommes. Je leur demandai quel ëtoit le vaiffeau qui fe tenoit k quelque diftance , & qui n'avoit pas voulu fe battre. Ils me dirent que c'étoit wneprife qu'ils avoient faite, il y avoit quebques jours ; & que ce vaiffeau étoit chargé de vin & d'autres denrées, Cette nouvelle me fit penfer k un flratagême pour m'en rendre maitre. Je fis amener notre pavillon, & arborer, è la place, celui des Maures; après quoi nous nous mimes k touer notre vaiffeau. La prife nous voyant faire ce manége, crut que le corfaire nous avoit vaincus ; elle fit force de voiles pour nous joindre, & bientöt nous en ftsmes affez prés pour envoyer a fon bord notre Chaloupe armée, V. n> avoit que douze Maures fur ce vaif.  peRobertBoyle. §7 ïeau, fans les prifonniers qui étoient enfermés fous 1'écoutille. Lorfque nos gens s'en furent affurés , je m'y tranfportai; j'ordonnai qu'on relachat les prifonniers, & je fis prier leur capitaine de monter fur le tillac. Les Maures n'avoient encore rien öté de la cargaifon de ce navire. J'ai dit ci-deffus , qu'il étoit chargé de vins d'O-porto., & de jarres d'huile. C'étoit un batiment de quatre-vingt-dix tonneaux , qui alloit a Leverpool. Je dis au maitre, qu'il n'avoit qu'a pourfuivre fon voyage , quand il le jugeroit a propos. Le pauvre homme fut quelque tems avant que de pouvoir croire que je parlois férieufement. Mais enfin, lorfqu'il en fut convaincu, il me fit des reroercïmens proportionnés a la faveur que je lui faifois. Et, pour me témoigner plus amplement fa reconnoiffance, il me fit préfent d'un couple de muids de vin, de deux jarres d'huile, & de deux caiffes de raifins , outre fix de chaque forte, qu'il voulut donner a mon équipage. J'avois eu dix-fept hommes tués dans la mêlée, & onze bleffés. Je remplis ce nombre en prenant autant d'efclaves du vaiffeau d'Hamet, qui ehoifirent tous de me fuivre. Je recommandai au maitre les autres qui. ne fe foucièrent pas de faire un fi long voyage; & il me promit de les débarquer tous en Angleterre. F iv  8S VOYAGES Nous pillames le corfaire , & nous lui primes jufqu'a la valeur de deux mille livres fterlirrg en effets, que j'entrai dans les livres du vaiffeau, pour le compre de ma fociété. Nous ne favions' pas bien que faire de 1'équipage; car,quoique ces gens - lè méritaffent la mort, il me femb'oit que de la leur inniger de faog froid , c'auroit été une aftion inhumaine. Je les relachai donc da confentement de nos officiers , fous cette condition , qu'ils feroient, de ma part, un préfent de cinquante livres de leur monnoie a Mirza, premier eunuque d'Hamet: ce que celui qui les' commandoit, me jura , par Mahomet, d'accompbr. Lorfque nous eümes pris dans leur vaiffeau tout ce qui pouvoit nous être de quelque utilité pour notre voyage , nous les laifsames aller , & nous continuames notre route. Nous touchames aux Canaries ou ïles Fortunées, pour y faire de Peau; & nous y vendimes les marchandifes que nous avions prifes aux Maures. J'en partageai Pargent entre les matelots, m'en réfervant une quatrième partie pour moi & pour les propriétaires du vaiffeau, comme je les appellois. Je leur permis enfuite d'aller k terre, & ils y furent k tour de röle par le fort. Ils eurent bientöt employé leur argent ace dont ils avoient befoin: mais comme nous avions un long voyage k faire, ils fe pourvurent principalement de vin & d'eau-de-vie.  deRobertBoyie. $9 Nous fümes obligés de quitter 1'ile, plutót que .nous n'avions deffein, paree que notre pilote tua malheureufement un Portugais, & que le gouverneur nous menacoit d'arrêter notre vaiffeau, fi nous refufions de le lui livrer. Je compris que le défunt avoit toutle tort; ainfi, plutót que de courir rifque de perdre notre pilote , nous partimes de-la le dixième d'avril. On tira fur nous du chateau plufieurs coups de canon chargés a cartouches pour nous arrêter, mais nous n'y eümes point d'égard , & nous pourfuivimes notre voyage. Nous ne rencontrames rien quiméritat d'être remarqué, jufqu'a notre arrivéea 1'ile de SaintVincent, 1'une de celles du Cap-Verd, oü nous jettames 1'ancre fur dix braffes d'eau , fond de beau gravier. Ces iles font les Hefpérides des anciens. Les naturels du pays font noirs,pauvres&miférables. Ils nous apportèrent quelques tortues, pour lefquelles nous leur donnames de vieilles nipes, & ils en furent contens. Le ruiffeau oü 1'on fait de Peau , pouvoit a peine nous en fournir, étant prefque fee; mais nous fimes affez de bois. Toute 1'ile n'a pas plus de deux lieues & demie de long, & une demi lieue de large. Elle eft fort ftérile en truits, en herbes ou en plantes , & même en animaux. Je n'y vis que quelques anes fauvages, Sc quelques chèvres  ^6 Voyage! qui étoient ou trop agües pour que nous les puP fions atteindre, ou trop éloignées pour qu'elles valuflent la peine que nous confumaffions en vain du plomb & de la poudre. L'ile de Saint-Antoine , a-peu-près a deux lieues de la , au nord, eft bien peuplée. Elle appartient a la couronne de Portugal. Nous avions pris Ia réfolution d'y aller mouiller ; mais le vent fe trouvant favorable, nous pourfuivimes notre route. Nous paflames dans la nuit prés de l'ile del Fogo, dont nous vïmes le volcan, qui jettoit du feu comme la flamme d'une verrerie. Vingt jours après nous paflames la Iigne, oit, comme k 1'ordinaire, nous plongeames dans Ia mer ceux qui n'y avoient jamais été. Cependant j'en fauvai la plus grande partie, en payant pour eux un ankre d'eau-de-vie. Le lendemain nous enfevelimes deux de nos gens, qui moururent des bleflures qu'ils avoient recues dans le dernier combat: tout le refte fe rétablit heureufement. Nous tirames trois coups de canon, & nous les abandonnames aux ftots. A 12 degrés de latitude méridionale, nous vimes un grand nombre d'oifeaux; cela nous fit juger que nous ne pouvions pas être fort loin de terre; aufli découvrïmes-nous bien-töt l'ile de 1'Afcenfion, environ a deux lieues au nord. Nous ne voulümes pas nous y arrêterjöc deux.  DE RöBERT B O T L Ei ff jours après nous jettames 1'ancre fur fix braffes d'eau, a l'ile de Sainte-Catherine , qui eft environ a un demi-mille du continent du Brefil. Cette ïle eft fituée a 17 degrés 30 minutes de latitude méridionale. C'eft prefque un bois perpétuel; & il n'y a que quelques Portugais, & quelques negres qui 1'habitent. Exceptéla nourtiture , tant bonne que mauvaife, qui y eft affez abondante, tout le refte y manque. Les habitans font affez civils ; ils ne voulurent point prendre d'argentpour ce que nous avions eu d'eux; nous les payames en linge & en laine. Après m'ètre pourvu de tout ce dont j'avois befoin pour le vaiffeau, je leur vendis pour quatre cent livres fterling de denrées, qu'ils me payèrent enor. Ils ne font jamais enpaixavec les Indiens du continent^ 5i comme ils font fi prés les uns des autres, ceux-ci ont fouvent fait des incurfions dans l'ile, & en ont enlevé des hommes; mais a la fin les Portugais s'en font mis a couvert, en batiffant plufieurs redoutes, ei; ils font conftamment Ia garde. Ils ne payent point d'autres taxes que les dïmes de 1'églife, qu'elle ne laiffé jamais perdre. Lorfque j'étois-la, ils n'avoient qu'un moine pour les inftruire dans la religion ; 6c 1'on me dit que fa principale occupation étoit celle de recueillir fes droits. A ce propos un frangois me raconta une plai-  9* V O Y A G E S fante hiftoire d'un des habitans, homme adroit & rufé, mais qui, malgré fon induftrie & fon adreffe, avoit beaucoup de peine a mettre bouta-bout de quoi aller jufqu'a la fin de 1'année. II avoit dix enfans fur les bras; & ce qui le chagrinoit encore, c'étoient les dimes & 1'argent du prêtre. Souvent il vouloit lui perfuader de 1'oublier pendant un an ou deux ; mais point de nouvelles, le père faifoit la fourde oreille. Un jour que ce dernier lui rendit vifite pour recevoirfes droits, le pauvre homme 1'affura ingénuement qu'il n'étoit pas dans fon pouvoir de les lui payer , mais le moine n'en voulut point démordre. Ainfi, voyant fon obftination , il lui dit a la fin qu'il ne favoit qu'un moyen pour le fatisfaire; mais qu'il craignoit que 1'églife ne voulut pas permettre qu'il 1'employat. Le prêtre repliqua qu'il étoit meilleur juge dans ce cas que lui, & qu'il lui dit de quoi il étoit queftion.Un homme, répondit Ie rufé paroiflïen > qui demeure fur le continent, a plufieurs cochons de lait fort gras, & de bonne race; lorfque je reviens de mon travail, je pourrois en apporter unavec moi, fans être appercu de perfonne; & un tel (nommant fon voifin) m'en payera bon prix. Après une petite paufe, le moine lui fit cette réponfe : c'eft certainement un pêché de voler, mais c'eft un plus grand pé-  DE ROBERT BÖYLE.' 9$ ché encore de voler les droits de 1'églife ; ainii, faires votre chemin , je vous donnerai l'ablolution, mais apportez-moi direcfement le cochon de lait, car fi c'eft une bonne marchandife pour votre voifin, elle n'eft pas moins bonne pour moi. L'homme lui dit qu'il pouvoit compter qu'il le lui apporteroit ce foir-la même; fi je ne fuis pas a la maifon, repliqua le moine, je donnerai ordre a mon valet qu'il en ait foin. Le bon père ne demeuroit pas la conftamment; les miffionnaires n'y viennent que de tems en tems de Lagoa, qui eft une ville fur le continent, environ a dix lieues de l'ile au fud-fud-oueft, oii il y a une miflion; & d'ordinaire on leur envoie la leurs dimes dans une petite barque qu'on garde exprès pour eet ufage. En cas que ce petit manége fe découvrït, le moine , pour pouvoir jurer en bonne confeience qu'il n'en favoit rien, prit grand foin de n'être point au logis , lorfque l'homme viendroit avec le cochon de lait; mais il donna ordre a fon valet de porter immédiatement abord de la barque tout ce qu'on lui remettroit pour fon compte. A 1'heure marquée le paroiflien vint, & apporta , dans un panier k anfe, ce qu'il avoit promis au prêtre. Le valét exécuta les ordres de fon maitre, & fut porter k bordle panier : mais avant qu'il put arriver au bavre, ce qu'il y avoit dedans commenga a  94 VOYAGES crier. Le pauvre garcon fut fort étonné de voir que c'étoit un enfant. Cependant craignant, k caufe que fon maitre Pen avoit chargé fi pofitivement, qu'il ne füt intéreffé dans 1'affaire, il fe dépêcha tant qu'il put de fe rendre a bord. Le vaiffeau mit a la voile cette même nuit; de forte qu'il arriva le lendemain avec fon paquet a Lagoa, & le délivra fort fecrettement k la confrairie. Le prêtre de Sainte-Catherine étarit retourné au logis, & voyant que fon valet ne revenoif point, crut qu'il Pavoit volé, & qu'il s'étoit enüv ; car il avoit porté plufieurs autres chofes a bord, avant que d'y porter Penfant. Cela le rendit fort inquiet; &C le vent continuant k être favorable, il s'embarqua fur un vaiffeau & arriva a Lagoa un jour après fon valet. Mais quelle fut fa furprife , quand il vit qu'on lui avoit fait préfent d'un enfant a la mamelle, au lieu d'un cochon de lait? II en enragea de dépit, &c ne manqua point d'en informer la fainte confrairie. Auffi-töt il fut réfolu de renvoyer 1'enfant; mais foit faute de foin ou fatigue du voyage, il mourut en chemin. La première fois que le moine revinta Sainte-Catherine, il courut fur le champ, tout en colère, chez le pauvre homme, & lui jura qu'il feroit excommunié pour avoir feit un tel aifrontal'églife, Mais le drole lui dit,  B E R O B E R T B Ö Y L K. 9§ fans fe démonter, qu'il favoit qu'il aimoit affez qu'on lui payat fes dimes, & qu'ayant dix enfans, & que neuf étant déja plus qu'il n'en pouvoit entretenir, il avoit réfolu de lui donner le dixième, qui étoit fon dü. II ajouta même que s'il s'avifoit de faire du bruit pour cela, il diroit a tout le monde comment il 1'encourageoit a voler fes voifins. Le bon père voyant que eet homme avoit trop d'efprit pour fe laiffer mener par un prêtre, crut qu'il valoit mieux le laiffer en repos, & garder le filence; mais cela n'empêcha pas que l'hiftoire ne füt fue, & que le pauvre moine n'en eüt fon faoul de mortification: car toutes les fois qu'ilalloitrecueillirfes dimes, il fe trouvoit des gaillards qui lui demandoient, en riant, s'il ne vouloit pas auffi fa dime de cochons de lait. En un mot, on lui en fit tant qu'il quitta l'ile, & que la miffion fut obügée d'envoyer un autre prêtre en fa place, qui eut encore fouvent le chagrin d'entendre répéter le même conté, avec des réflexions malignes contre 1'ordre. Nous mouillames d'abord k un trait d'arbalêtre de l'ile des perroquets, fur fept braffes d'eau; mais 1'on nous dit que le meilleur endroit pour faire de 1'eau étoit k deux lieues par dela l'ile de Sainte-Catherine. Nous en pouvions bien $voir du continent dans set encrage, mais pas  96 Voyages affez pour notre provifion; ainfi, nous réfolümes d'allera l'aiguade,dans la baie d'Arazatiba, dont on nous av oit parlé Nous na viguames entre l'ile Sc le continent, Sc nous vimes de chaque cöté, tout le long du chemin, de jolies maifons environnées de bocages, ce qui faifoit une agréable perfpective. Comme nous approchions de la baie d'Arazatiba, nous appercumes un vaiffeau qui portoit pavillon d'Angleterre , Sc qui avoit fon ancre a pic pour venir favoir qui nous étions. Je fis fur le champ même pavillon, & j'ordonnai cependant a mes gens de fe tenir prêts en cas d'attaque , m'imaginant que c'étoit quelque pirate Anglois,ouun vaiffeau Francois quin'étoit pas moins a craindrepour nous, paree qu'il y avoit alors guerre entre les deux nations. Mais je fus agréablement furpris de voir que c'étoit uncapre Anglois, commandé par le capitaine Dampier, qui me vint faire vifite, après avoir hélé fur notre vaiffeau. II fit tout ce qu'il put pour m'engager a me joindre a lui, me promettant de partager avec moi, par égale porticn , tout le burin que nous ferions; mais je lui dis que j'avois d'autres affaires qui m'en empêchoient abfolument. Je le régalai auffi bien qu'il me füt pofiible, après quoi il me quitta, Sc m'inyita a diner le lendemain fur fon vaiffeau : je le lui promis, & je tins parole. II me traita fplendidement;  DE ROBERT BOYLE. 97 fplendidement; & la nous convïnmes de donner conjointement une fête a terre a nos officiers, dans deux jours, &c le lendemain une autre au refie de 1'équipage. Pour eet effet je fis dreffer, fur le rivage, une tente capable de contenir cinquante perfonnes, & nous y envoyames des provifions, le capitaine Dampier & moi, al'envi 1'un de 1'autre. Nous eümes la mufique de nos deux vaifieaux; mais la mienne fut trouvée la meilleure , étant toute compofée d'Italiens : cela n'empêcha pas qu'elles ne jouaffent en concert, & qu'elles ne s'accordaffent fort bien. Après le diné , le capitaine me dit que s'il ne pouvoit pas me régaler d'une mufique italienne, il avoit en échange un eunuque Anglois qui chantoit admirablement, du moins pouvoit-il aflurer qu'il n'avoit jamais entendu une plus belle voix. En même-tems il le fit appelier: mais jugez de ma furprife, je ne 1'eus pas plutöt envifagé, que je reconnus en lui 1'amant de la femme de mon ancien-maitre, que fon ami'le chirurgien avoit ainfi ajufté d'un feul coup. II ne changea point de contenance en me voyant, ce qui me fit comprendre qu'il ne fe fouvenoit plus de moi; & effecf ivement il n'étoit guère poffible qu'il s'en fouvint, car il ne m'avoit vu qu'une feule fois, & encore étoit-i!alors fi occupé d'autres chofes, qu'il n'eut pas le tems G  $8 V O Y A G E S de prendre garde a ma figure. Pour mol, qui avois i'efprit plus tranquille, j'obfervai très- bien comment il étoit fait; & les triftes fuites qu'eut cette aventure, me frappèrent tellement, qu'il avoit toujours été depuis préfent a mon efprit. II chanta fi bien, que j'en fus tout extafié : je demandai au capitaine par quel hafard il étoit eunuque ; mais il me répondit qu'il n'en favoit rien, & qu'il n'avoit jamais pu 1'engager a lui en faire confidence. La-deffus je dis a ce pauvre diable que j'étois un peu devin, & que je me faifois fort, fi cela ne lui faifoit point de peine , d'inftruire le capitaine de la caufe de fon malheur. II rougit a ces paroles, & parut déconcerté; cependant, s'imaginant qu'il n'étoit pas poflible que je fufle rien de fon aventure, il confentit a me laiffer dire tout ce que je voudrois, quoiqu'avecchagrin, prévoyant bien qu'il feroit la rifée de toute la compagnie. Mais quand j'eus commencé a faire le récit de fon aventure, &C qu'il m'entendit nommer le maitre chez qui j'avois été en apprentifiage, il fut dans une fi grande confufion, qu'il me fitpitié, & que je lui dis que je m'arrêterois-la s'il le fouhaitoit. II me répondit en mauvais Francois, pour être entendu de moins de perfonnes, qu'il ne s'oppofoit pas a ce que je fifie fon kiftoire, pourvu que ce ne füt pas  ÖÈ BOBERT BOYLË. 99 en préfence de tant de gens; car, ajouta-t-il, je vois bien que vous la favez parfaitement. Je lui premis de n'en pas ouvrir la bouche qu'au capitaine feul, mais a condition qu'il m'apprendroit la fin de cette aventure, que j'ignorois; ce qu'il s'engagea de faire. Ainfi, nous nous féparames, le capitaine, lui & moi, du refte de la compagnie ; Sc nous étant un peu éloignés , comme pour nous promener le long de la rivière, qui eft un endroit fort agréable, je lui dis que je tenois fon hiftoire , du porteur qui Pavoit fuivi a la pifte ( car je ne jugeai point a propos de lui faire connoitre que j'euffe eu aucune part a cette découverte), Sc que 1'ayant vu paffer en caroffe dans Lombard-ftreet, fon vifage ne m'étoit pas inconnu. Mais , ajoutai-je, puifque nous fommes ici feuls, faites-nous vous-même le récit de votre malheureufe aventure; je pourrois en avoir oublié quelques circonftances ,ou n'avoirpasété tout-a-fait bieninformé. Ilrépondit qu'il le feroit pour nous obliger , quelque peine qu'il eüt k s'y réfoudre, & reprenant fon hiftoire deplushaut, il commenca ainfi. Mon père, qui étoit un procureur de LincolnsInn, k Londres , m'avoit élevé pour le barreau. En mourant il me laiffa un petit patrimoine, que j'eus bientöt dépenfé en affez mauvaife compagnie. Je vécus dans une diflipationaffreufe,fans G ij  lbo V O Y A G E S penfeï a m'appliquer a quoi que ce foit, jufqu'a ce que la néceffité m'y forca. Alors je commencai a ouvrir les yeux , 6c k me reprocher mes excès ; je pris logement dans Clifiords-Inn , qui eft un collége d'avocats, & je réfolus de fuivre ma profeffion. En peu de tems j'eustrouvé descliens, a caufe du nom de mon père, qui étoit fort connu ; & entendant très-bien toutes les chicanes du barreau, je gagnai affez d'argent pour fatisfaire même aux plus folies dépenfes. J'avois toujours beaucoup aimé le fexe , & j'avois eu le bonheur ou plutöt le malheur de réuffir dans la plupart de mes petites intrigues. La première fois que je vis celle qui a été la fatale caufe de mon infortune, ce fut k 1'églife de faint Dunflan, oii j'avoue k ma honte que je n'affifcois que trop fouvent fans dévotion. Je la trouvai fort belle , & je ne lui deplus pas: nos yeux furent bientöt les interprêtes de nos fentimens ; & dans la fuite j'affeöai de me feoir dans un banc qui touchoit le fien;mais ne fachant comment m'y prendre pour Pinftruire plus pofitivement de ma paffion, je fus quelque tems que je défefpèrois prefque de pouvoir faire connoiffance avec elle. Un dimanche que le clerc avoit entonné le pfeaume , elle fe leva & me pria de vouloir lui prêter mon livre , difant qu'elle avoit oublié de  DE R O B E R T B O Y L E. IOI prendre le fien a la maifon. Je le lui donna! avec un empreffement qui lui fit plaifir ; & quand elle en eut fait elle me le rendit, &me remercia. Cela me redonna de 1'efpérance , & je réfolus aufli-töt de lui offrir, en fortant de 1'églife , de 1'accompagner jufques chez elle; mais j'en fus empêché par fon époux futur, qui me prévint. De retour a la maifon, je tirai de ma poche monliyre de prières: & m'appercevant qu'il ne fermoit pas comme a 1'ordinaire, je voulus voir ceque c'étoit. Mais que je fusagréablement furpris d'y trouver un petit billet de ma belle, qu'elle avoit attaché avec une épingle au dernier feuillet, & oit elle m'invitoit k un rendez-vous, ce foir-la, k fix heures! Jen'eus garde d'y manquer ,& je la trouvai qui m'y attendoit. Je lui en fis excufe ; & après quelques explications d'amour, nous fümes de la meilleure intelligence du monde; car avant que delaquitter, j'en obtins tout ce que je fouhaitois , & je goütai des plaifirs qui futent bientót fuivis des plus grandes amertumes. Elle me dit qu'il y avoit long-tems qu'elle avoit concu de 1'amour pour moi; que quoiqu'elle eüt réfifté de toute fa force aux progrès de cette paffion , die n'en avoit jamais pu être la maitreffe, & qu'elle s'étoit enfin vue forcée k m'en faire la déclaration. Elle m'apprit aufli qu'elle alloit être mariée Giij  '«°ï Voyage^ dans peu k la perfonne qui Favoit conduite au fort* de 1'églife, bien que ce fut contre fon incïination, mais qu'elle étoit obligée d'obéir k fa mère, qui le vouloit abfolument. Depuis ce tems-IA nous eumes plufieurs rendez-vcus; elle vint même quelquefois dans mon propre appartement, jufques-la que mes voifins s en appercurent: & quand elle fut mariée, nous ne laiflames pas de nous rencontrer fouvent tantót dans un endrok, & tantót dans un autre " & aufli fouvent elle me fit de beau.v prcfens* Alors le pauvre miférable nous raeonta comment.il avoit étéfurpris en faftion avec elle dans la maifon de mon maitre, par un de fes aoprenHfs Qui étoit moi-même ; mais comme il avoit auflï-tót tourné le vifage contre la fenêtre pour n'être pas reconnu, il ne m'avoit point vu, ni ne pouvoit par conféquent fe fouvenir que ce fut moi. II nous dit ce qui lui arriva enfuite, de Ia même manière que je 1'ai conté au commencement de cette relation : & il ajouta qu'après que 1'opération , qui avoit fait tout le malheur de fa vie, füt achevée, & cue mon maitre & fon ami furent partis , la belle voyant qu'il avoit perdu ce qu'elle eftimoit le plus en lui , Ie quitta fans lui dire un feul mot. Quand j'eUS recouvré, continua-t-il, affez de force pour eenre, j'envoyai chercher quelques-uns de mes  DE R O B E R T B O Y L E. Ï6f ïntUncS amis , Sc entr'autres un ehirurgien a qui je communiquai mon défaftre. Il m'examina; Sc, me trouvant en grand danger , il me fit mettre au lit, Je demeurai plufieurs jours dans ce cabaret ; Sc enfin je guéris comme par miracle, Sc je retournai a' mes affaires. Mais mon aventure étant devenuc publique , je fus bientöt la rifée de tous ceux qui me connoiffolent; de forte que la vie me devint a charge, & que je pris la réfolution d'aller en quelque endroit du monde oh je fuffe abfolument mconnu. Heureufement j'appris que le capitaine Dampier alloit partir pour les fndes, 6c je fus lui offrir mes fervices. Comme il connöiffoft ma familie, il me recut fort gracieufement, Sc me fit même mumtionnaire de fon vaiffeau. J'avois appris a chanter étant jeune ; Sc ma voix, qui s'eft éclaircie par la perte que j'ai faite , m'a donné lieu de rappeller le pen de mufique que je favois, & de m'exercer dans eet art, oh 1'on dit que je ne réuffis pas tant mal J'aurois caché mon malheur a tout 1'éqiwpa*e, fi je n'avois pas recu, k la cuiffe,un coup de flèche d'un Indien , il y a enviren uneannée , fur les cötes de la-Floride: carle ehirurgien étant venu pour me penferr dans te tems que 1'extrême douleur que je reffentois m'avoit prefque faitperdre k.connoiffancer>t G tv.  IC4 V o r a g £ s s'appercut bientöt de ce qui me manquoit, & le dit è ceux qui étoient la préfens. Cependant je fuis affez heureux pour que perfonne n'en prenne occafion de m'infulter ou de me railler. L'hiftoire étant finjè, nous rejoignïmes notre compagnie, & nous pafsames le refle du jour en réjouiffance , comme nous 1'avions commencé. Le lendemain, mon équipage feul fut a terre , pour en faire autant; car nous changeames notre premier plan , dans ia crainte que fi nos deux compagnies de matelots faifoient la fête enfemble , ils ne fe querellaffent, & qu'd n'arrivat du défordre. Et le jour fuivant, 1 equipage du capitaine Dampier fut régalé k fon tour. Sur le midi, comme j'étois k lire dans ma chambre, j'entendis tirer plufieurs coups de fufil. Auffitöt je courus fur le pont, & je montai moi-même fur la grande mine, d'oii je vis mes gens qui étoient allé faire de 1'eau k la nvière des Perroquets , environnés d'une troupe d'Indiens qui paroiffoient réfolus k ne leur faire aucun quartier. Dans le moment, je fis lacher les cables ; & , ayant un bon vent frais en poupe, nous for^mes de voiles, & portimes en droiture dans 1'embouchure de la nvière, au hafard de ce qui en pourroit arri-  DE ROBERT BOYLE. 40$ ver. J'avois ordonné a nos matelots de s'armer chacun d'un fufil, Sc de fe tenir fur le pont, prêts a faire feu au premier commandement; &c j'avois fait charger tous nos canons a cartouches. Heureufement pour nous, c'étoit prefque haute marée, de forte que nous remontames aifément la riyière , jufqu'a 1'endroit oii nos gens fe défendoient le mieux qu'ils pouvoient. Ils s'étoient fait un rempart de leurs tonueaux vuides ; Sc , avec leurs armes a. feu, ils avoient empêché les Indiens d'approcher. Cependant la poudre Sc le plomb commencoient k leur manquer, Sc ils avoient déja réfolu de fe rendre. Mais , dés qu'ils rious appergurent, ils fe mirent k courir k toutes jambes du cöté de notre vaiffeau. Les Indiens voulurent les fuivre ; mais nous les arrêtames bientöt par une décharge de notre moufqueterie Sc de notre canon, qui en tua plus de cinquante, Sc mit le refle en fuite. Nous primes nos gens k bord, & nous voulümes defcendre la rivière ; mais la marée commencoit déja k être baffe ; Sc, avant que nous fuffions k 1'embouchure, notre vaiffeau échoua : de forte que nous fümes obligés d'attendre que la marée remontat. Cet accident me fit beaucoup de peine, Sc j'ordonnai auffi-töt k mon lieutenant de prendre la chaloupe , Sc d'en aller informer le capitaine Dampier.  IIÖ6 V O Y A G E S Cependant, pour ne pas demeurer la oififs J j'envoyai vingt hommes armés a terre, avee ordre de faire la garde , pendant que d'autres rempliroient nos tonneaux d'eau douce : ce qui fut exécuté en peu de tems; après quoi ils ■ chargèrent les tonneaux fur la barque ; mais je ne voulus point qu'on les pouliat dans notre vaiffeau , de peur qu'on ne Pendommageat, pendant qu'il touchoit, quoique ce füt fur un fond d'argille. Une heure avant la nuit, nous vïmes un Indien qui couroit de toute fa force de notre cöté, & qui nous cria de loin, en portugais, de le prendre fur notre vaiffeau : ce que nous fimes avec toute la diligence poffible. Dès qu'il fut a bord, il nous dit que les Indiens, au nombre de mille, avoient réfolu de venir fur le minuit, & qu'ils defcendroient la rivière dans leurs canots, fachant bien que nous ne pouvions pas partir de 1'endroit oh. nous étions , que la marée ne remontat. Cet homme, que nous primes d'abord pour un Indien , étoit un Portugais que les Indiens avoient fait prifonnier une année auparavanf, Comme il entendoit leur langage, & qu'il étok préfent a leur délibération, il n'avoit pas eu de peine a favoir leur deffein ; &, ayant pris le tems qu'ils étoient occupés a affembler leur monde, il s'étoit évadé pour venir nous ea  DE ROBERT BOYLE.' 107 inftruire. Je lui fis dire qu'il feroit bien récomcompenfé de fon avis ; & j'affemblai fur le champ tous nos officiers , pour voir ce qu'il y avoit a faire dans un danger fi preffant. Nous convïnmes d'envoyer demander du fecours au capitaine Dampier, qui vint auffitöt -dans fa chaloupe, avec cinquante hommes bienarmés; &, par fon avis, dès qu'il fut nuit clofe , nous mimes a terre fix canons, &Z nous élevames, fans bruit, une petite batterie qui donnoitobliquement fur la rivière. Nous placames deux autres canons, chargés a cartouches, k 1'arrière de notre. vaiffeau ; & nous poftames nos gens derrière une efpèce de parapet de terre que nóus fimes de chaque cóté de 1'eau, avec ordre de ne point faire feu fur les canots des Indiens, qu'ils ne fuffent tous paffés. A une heure après minuit, nous entendimes le bruit que leurs pagayes , qui font les avirons de leurs canots, faifóient dans 1'eau ; &, bientöt après , nous appercümes environ deux eens canots qui defcendoient la rivière. Nous les laifsames venir a la diftance de cinquante pas de notre vaiffeau , fans tirer un feul coup ; mais aiors nous fimes un fi terrible feu fur eux, que nous les taillames prefque tous en pièces. Nous primes un canot, oii il y avoit douze Indiens avec leur chef. Quand le jour con>  10? V O Y A G E S menga a paroitre ,,nous fümes étonnés de voir le carnage que nous avions fait de ces malheureux ; les kords mêmes de la rivière étoient teints de fang , & j'en fus faifi, tout-a-la-fois , d'horreur & depitié. Pour nous, nous n'avions pas perdu un feul homme. Je donnai au Portugais qui nous étoit venu avertir du deffein des Indiens , cent livres flerling, & deux habits complets tout neufs , 1'uu de toile , & 1'autre de laine, pour le récompenfer du fervice qu'il nous avoit rendu; & je m'en fervis en qualité d'interprète. II nous dit que nous avions, parmi les prifonniers, un de leurs caciques, ou un des rois de leur nation. Je lui ordonnai de demander a ce cacique , pourquoi ils étoient fi animés contre nous , puifque nous ne leur avions jamais fait de mal. II répondit qu'ils nous avoient pris pour des Efpagnols ou pour des Portugais , deux nations qu'ils haïffoient a la mort, a caufe des mauvais traitemens qu'ils en avoient recus. Mais il ajouta qu'il étoit trés-fiché de cette méprife , puifque nous étions Anglois , & ennemis des Efpagnols aufïïbien qu'eux ; & qu'il nous paieroit largement fa rancon, fi nous voulions lui donner la vie &c la hberté. Nous lui dimes qu'oui , moyennant cent livres pefant de poudre d'or, & vingt livres pefant d'or en lingot: & auffitót il envoya un  DE ROBERT BOYLE. IO9 Indien de fa fuite les chercher. Cependant la marée étant remontée, nous en profitames pour fortir de la rivière , afin d'aller jetter 1'ancre dans 1'endroit oü nous étions auparavant. Le lendemain, environ midi, nous vimes arriver deux canots, dont Pun portoit 1'or, & plufieurs perfonnes de qualité qui venoient pour faire honneur a leur roi, &C 1'autre étoit chargé de fruits Sc d'autres provifions de bouche que je fis diftribuer , par égale portion , a nos deux équipages. Je pris 1'or en lingot pour mes affociés, 8c nous partageames la poudre d'or entre nous, en obfervant les proportions ordinaires. Le capitaine Dampier 8c fes gens furent fort fatisfaits de ce qu'ils recurent a leur part, & me prefsèrent encore inflamment de ne pas les quitter. Mais je le leur refufai tout net; feulement je leur promisque quand j'aurois vifité plufieurs places maritimes dans la mer du fud, je reviendrois a Saint-Salvador, 8c que je les attendrois la deux mois, fi je ne les y rencontrois pas. Nous mimes les Indiens a terre, 8c le lendemain nous levames 1'ancre, 8c faluames le capitaine Dampier d'onze coups de canon. II nous rendit le même falut, 8c nous portantes le cap fur le détroit de Magellan, voulant paffer par-la pour aller dans la mer du fud, paree  "ïO VOYAGES que je croyois que c'étoit le plus court chemin, & que d'ailleurs, j'étois curieux de faire cette route. Cependant mon lieutenant me dit que nous ferions bien de nous arrêter a BuenosAyres, ville appartenante aux Efpagnols, oü il étoit affuré que nous pourrions vendre fous main nos marcbandifes avec avantage. Je communiquai la chofe a tout Péquipage, qui convint unanimement que c'étoit le meilieur parti que nous puffions prendre. Ainfi nous rangeames la cöte, & nous fimes route pour Rio de la Plata, ou la rivière de Plate , oü nous arrivames en vingt jours, fans aucun accident. Comme nous étions alors en guerre avec la France & PEfpagne , nous arborames pavillon deFrance,pourpouvoirnégocier plus fürement. Buenos - Ayres eft fitué è cinquante lieues de la mer, fur la rivière de la Plata , qui porte lenom de Paraguay, au-de!a de cette ville, & qui a fa fource fort avant dans les terres. La province qu'elle arrofe eft appellée , è caufe de cela même, la province de la Plata, & elle eft habitée par une nation nombreufe d'Indiens qui trafiquent quelquefois avec les Efpagnols, & qui les tuent encore plus fouvent, quand ils les rencontrent feuls & fans armes; car ils font animés contr'eux d'un efprit de vengeance qui paffe des pères aux enfans, & qu'ils fucent,  DE ROBERT BOYLE. III pour ainfi dire, avec le lait. Dela vient qu'ils regardent comme une oeuvre méritoire d'en expédier quelqu'un, & aufli en font-ils généralement récompenfés par leur cacique. La ville de Buenos-Ayres, ou de Bon-Air, eft ainfi appellée k caufe de la bonté de fon air, & de fa fituation. Il n'y vient qu'une fois 1'année des vaiffeaux d'Europe qui y apportent aux habitans les marchandifes dont ils ont befoin, & qui prennent en retour leur or, qu'on y eftime moins que le fer, paree qu'il y eft moins néceflaire. Quand nous fümes a deux lieues du port, nous jettames 1'ancre dans une crique, ou petite baye, fur huitbrafles d'eau, fond de fable, Nous ne juge;irnes pas k propos de nous approcher davantage de la ville , de peur qu'il ne prit fantaifie au gouverneur de nous empêcher de fortir du port quand nous le voudrions. Quoique- nous ne fuffions pas k la vue de Buenos-Ayres, k peine y avoit-il quelques heures que nous avions jetté 1'ancre , qu'il nous vint k bord, incognito, des marchands, même des plus riches, pour s'informer de ce que nous avions k vendre. L'un d'eux me dit qu'il croyoit que fi je voulois faire un petit préfent au gouverneur, il ne me feroit pas diffkile de difpofer de toute ma cargaifon k profit,  Hl V O Y A G E S Je fuivis fon avis, & j'envoyai fur le champ au gouverneur, par mon munirionnaire, une pièce de toile d'Hollande & fix pièces d'étoffes de foie d'Italie. II les recut fort bien, comme un préfent de valeur, & me fit affurer qu'il ne m'inquiéteroit point, pourvu que je ne trafiquaffent pas trop a découvert. Je compris bien ce que cela vouloit dire ; & pour agir plus fecrétement, je ne vendois qu'a une feule perfonne a la fois, & je ne laiffois pas même venir a bord deux marchands enfemble ; 1'un étoit obligé d'attendre que 1'autre füt expédié. En deux jours de tems j'eus vendu toute ma cargaifon, plus avantageufement que je ne 1'aurois jamais pu efpérer; après quoi je permis k mes gens de difpofer, comme ils voudroient, des" marchandifes qui leur appartenoient, ce qui leur fit grand plaifir k tous. Le lendemain j'invitai le gouverneur, avec quelques-uns des principaux marchands de la ville, k venir k bord de notre vaiffeau, oü je les régalai aufli bien que je pus ; & en revanche, il me pria k diner au chateau le jour fuivant. J'y fus; mais comme je ne me fiois pas trop aux Efpagnols , je donnai des ordres'fecrets k mon lieutenant pour me tirer d'affaire, au cas qu'on s'avifèt de m'arrêter. Quand  D ë RobëRt BóyLê, ii| Quand nous fümes entrés dans !a ville, elle me parut affez peu de chofe > ne confftant qu'en deivx rues , baties en croix , & ceintes d'un mur de torchis. Le chateau même n'avoit pas grande apparence ; mais cela n'empêcha point que je n'y fuffe régalé magnifiquemenf» Le gouverneur étoit un homme beaucoup plus übre dans fes manières, &c plus ouvert que les Efpagnols ne le font généralement. En prenant congé de lui , il me fit préfent de deux efclaves Itaüens Sc d'une barre d'or qui pefok trois livres 6c deux onces, Quand je fus retourné a bord de notre vaiffeau , j'affemblai les officiers pour favoir quelle route nous prendrions d'abord ; car nous n'avions plus que faire d'aüer a la mer du fud pour trafiquer nos marchandifes , puifque nous les avions déja vendues. Nous fümes quelque tems a délibcrer la-deffus , mais enfin nous convinmes unanimement de faire voile pour le détroit de Magellan , 6c de paffer dans la mer du fud peur y croifer fur les vaiffeaux Franeois 8c Efpagnols. Nous communiquames notre deffein k tout 1'équipage qui parut en être fort aife. Je commencai alors a me repentir de ne m'être pas affocié avec le capitaine Dampier; car je n'avois pas affez de monde pour entreprendre quoi que ce füt d'un peu confidérable; H  114 V O Y A G E S mais je ne défefpérai pas de le rencontrer dans nos courfes. Nous levames 1'ancre , 6c nous partimes avec un vent favorable. Un matin mon valet vint m'éveiller , 8c me dit qu'on découvroit un vaiffeau qui faifoit force de voiles pour nous joindre, 8c le lieutenant entra au même moment, 6c me demanda ce qu'il devoit faire. Aufli-töt je me levai, je montai furie pont, 8c avec ma lunette d'approche je vis que c'étoit un vaiffeau qui portoit pavillon d'Angleterre ; mais croyant que ce n'étoit que pour nous donner le change , je fis arborer pavillon deFrance, ce que les autres n'eurent pas plutöt appercu qu'ils en firent autant. J'ordonnai qu'on préparat toutes chofes pour le combat, fans précipitation; je défendis a mes gens de paroitre fur le pont, 6c je gouvernai de même, mettant toutes nos voiles au vent, pour faire croire k ceux qui nous pourfuivoient', que nous les craignions, 8c que nous prenions chaffe. Cependant nous fimes fauffe route, fi bien qu'infenfiblement ils gagnèrent fur nous. A trois heures après midi , ils n'étoient qu'a une demi lieue de notre vaiffeau, tirant chaque quart-d'heure un coup de canon, pour nous faire connoitre qu'ils étoient amis. Tout d'un coup nous mimes a 1'autre bord, nous ar borames pavillon Anglois, 6c nous por-  DE ROBERT BOYLE. II5 tames fur eux. Ils furent étrangement furpris; & cependant lis continuèrent a faire pavillon de France, & femblèrent fe préparer au combat , quoiqu'ils nous fufTent fort inférieurs. Quand nous leur eümes donné le cöté, nous hélames fur eux, & ayant avoué quils étoient Francois , je leur commandai de fe rendre; mais ils ne me répondirent que par une bordée de leur canon qu'ils m'envoyèrent, & que je leur rendis au doublé, & avec tant de fuccès, qu'ils amenèrent aufTi-töt, & qu'ils demandèrent quartier. J'ordonnai au capitaine de venir a bord, ce qu'il fit, & il me dit que fon vaiffeau, qui s'appelloit la Félicité, appartenoit k M. de Gennes , & qu'il y avoit trois jours que le vent les avoit féparés du refle de la flotte. Je le traitai aufli honnêtement que je pus, pour 1'amour de M. de Saint-Olon. Je le chargeai d'une lettre &-d'un petit préfent pour ce feigneur , & je le renvoyai fans lui prendre quoi que ce foit, ni exiger de lui aucune rangom Je m'appergus bien-tót que ma générofité ne plaifoit point a mes gens, & ne voulant pas qu'ils euffent k fe plaindre de moi, je les fis tous venir fur le pont, & je leur dis les obligations que j'avois k 1'ambaffadeur de France a Maroc, & que d'ailleurs, comme c'étoit un vaiffeau de guerre , il n'y avoit pas grand bu-; Hij  Ïl6 V O Y A G E S tin a faire. J'ajourai que pour les dédommager en partie, je voulois leur donner cinq cents livres fferling , que je partagerois entre eux: mais il n'y en eut aucun qui ne refufat de prendre feulement un fou; de forte que je fus charmé de leur générofité , & je ies affurai qu'a Favenir je ne ferois pas fi honnête envers les Francois, s'ils nous tomboient entre les mains. Cette déclaration leur fit plaifir, & il y en eut même quelques-uns qui louèrent ce que j'avois fait; car quoique les matelots foient généralement grofliers &c brufques dans leurs manières, cela n'empêche pas qu'ils ne fachent admirer a leur mode, une acfion généreufe, aufli bien que le refte du monde. Nos officiers'me dirent qu'ils craignoient que nous ne rencontraflions 1'efcadre dé M. de Gennes, qui, étant compofée de cinq voiles, feroit certainement trop forte pour nous; d'aiileurs, nous avions appris du capitaine du vaiffeau la Félicité, qu'elle avoit fait route pour le détroit de Magellan. Leur crainte me parut bien fondée, & je compris que ce feroit une aöion également téméraire & extravagante que de vouloir en venir aux mains avec un ennemi qui nous étoit fi fupérieur: car quoique la vie me füt, en quelque manière, a charge, cependant 1'humanité me défendoit d'expofer, fans  DE ROBERT B O Y L E. 117 néceffité, a un péril évident, celle de tant de gens qui n'étoient pas encore raffafiés de ce monde. Ainfi je réfolus de renoncer pour cette fois, a la curiofité que j'avois de paff;r 'e détroit de Magellan , &c de faire voile pour celui de le Maire, ce qui fut auffi-töt exécuté. Après cinq jours de navigation, nous découvrimes ce détroit, fi connu aux matelots par trois roes qu'on appelle les trois frères, a caufe de leur proximité &C de leur reffemblance. Qj,and nous y fümes arrivés , nous fentïmes un courant rapide qui portoit au nord, & un branlement continuel & extraordinaire dans le vaiffeau; cependant nous paflames heureuftment en deux jours, &C nous entrames dans la mer du fud. Le lendernain de notre paflage, nous appergümes les nuées de Magellan, ee qui nous fit juger que nous étions vis-a-vis de ce fameux détroit. Ces nuées, qui font fi remarquables pour les navigateurs, paroiffent toujours dans le même dégré & dans la même forme , qui eft une forme orbiculaire. Nous fimes droite route, voulant nous tenir hors de la vue des terres pour n'être pas découverts;. en quoi le tems qui continuoit a être embrumé^ nous favorifa beaucoup. A une heure de nuit environ , nous entendimes le bruit d'une trompette, que nous eon- Hiij,  IlS VOYAGES jecrurames venir de quelque vaiffeau qui étoit en mer, paree que nous étions a une trop grande diftance de la terre. La-deffus je fis faire fur Ie~ champ fanal de tous nos feux, & gouverner du cöté que nous entendions le fon, qui fervit è nous conduire droit au lieu d'oü il partoit. En une demi-heure de tems, nous découvrimes, quoiqu'il fit affez obfeur, un vaiffeau qui naviguoit tranquillement, & dont 1'équipage paroiffoit être dans la joie. Mais ce fut bien autre chofe quand nous les eümes atteints, que nous pointames notre canon, & que nous hélames fur eux. Ils nous firent entendre qu'ils étoient Efpagnols , & je leur ordonnai de fe rendre fur le champ, & d'envoyer leur commandant a bord, ou qu'autrement je ne leur ferois aucun quartier. Auffi tot ils amenèrent le pavillon & mirent leur efquif a la mer, fur lequel le capitaine vint a bord de nolre vaiffeau. II s'appelloit dom Juan Villegro, & fon navire le feu Grégeois. Le vice-roi du Pérou lui avoit donné la commiffion de tranfporter les criminels a Baldivia, qui eft le lieu oii 1'on envoye en exil la plupart des voleurs, ou autres coquins de 1'Amérique. Mais, ce qui nous intéreffoit de plus prés, ü nous apprit qu'il avoit a bord le réal ftituado, qui eft une fomme d'argent que le vice-roi du Pérou envoye de tems  DE R O B E. R T B O Y L E. II* en tems pour payer & habiller la garnifon , auffi bien que pour réparer les fortifications de Baldivia. Cette fomme monte ordinairement & quatre cents mille écus; cependant nous n'en pümes trouver que deux cents cinquante mille; mais nous fümes bien dédommagés de ce qui manquoit, par une grande quantité de riches marchandifes des Indes Orientales, que leur vaiffeau la Manille avoit apportées de-la, & que 1'on avoit enfuite chargées fur ce navire. Car c'eft la coutume des marchands du Pérou de mettre tout ce qu'ils deftinent pour Baldivia , dans le vaiffeau qui y porte 1'argent pour la garnifon; 1'occafion étant alors plus favorable que jamais pour vendre leurs marchandifes a profit. Une fi riche prife tranfporta mes gens de joie, & je craignis qu'ils ne cruffent qu'ils en avoient affez , &C que 1'envie ne leur prit de retourner en Europe. Mais j'eus bientöt le plaifir de voir que cela avoit produit un effet tout contraire , & qu'ils, regardoient eet heureux commencement comme un bon augure qu'ils feroient tous dans le voyage que nous avions entrepris, üne affez haute fortune pour n'envier le fort de perfonne. Je traitai fort humainement les prifonniers oui étoient au nombre de quarante-fix , en y H iv.  T20 V O Y A G E S eomprenant quinze malfaiteurs qui furent ravis de changer de maitres, fe flattant d'éprouver moins de rigueur de notre part que de la part des Efpagnols de Baldivia, oü on les tranfportoit pour y fubir la peine de leurs crimes. ,11 y avoit, entr'autres, un certain Roberts, Anglois de nation, qui, a ce que j'ai appris, a été exécuté depuis, pour avoir fait le métier de pirate : je le pris k mon fervice avec deux Francois, quatreEfpagnols & le trompette, qui étoient dans le même cas; j'en renforcai mon équipage qui en avoit grand befoin , & j'appris que tout leur crime n'étoit qu'un fïmple foupcon de piraferie, ce qui me perfuada qu'ils étoient bons matelots. Mais ce qui m'embarraflbit extrêmement, c'étoit de favoir ce que je devois faire du vailfeau & du refte de 1'équipage. Si ja les reiachois, il étoit certain qu'ils ne manqueroient pas d'allarmer tout Ie pays , & de faire qu'on armeroit en coittfe contre nous; & fi je les gardois, je prévoyois que nous aurions bien-töt befoin de nou velles provifions; car ils n'en avoient pris que pour un mois de tems, ce qui étoit cependant plus qu'il ne leur en falloit pour leur voyage. Le capitaine ayant appris mon embarras, me fit dire par un interprête, que j'en avois fi bien wfé avec lui, qu'il me promeztok fur fon hon-  DE ROBERT BOYLE. III neur, de faire route pour quelque port que je voudrois , & de publier, fi je le fouhaitois, que j'étois retoumé a la mer du nord. Je lui répondis que quoique je puffe compter fur fa parole, il ne pouvoit pass'affurer que fes gens fuffent de même fentiment. Enfin, après avoir bien rêvé aux moyens de lui faire prendre le cbange, de même qu'aux autres prilbnniers, je rne fervis de ce ftratagême. Au premier quart de la nuit , nos prifonniers étant tous fous 1'écoutiite , je montai fur le tiilac , 6c je dis a nos matelots , qui étoient en foncfion , le danger qu'il y avoit 6c a les garder Sc a les laiffer aller : ainfi nous convinmes qu'ils feroient fembkmt de fe foulever le kndemain , declarant unanimement qu'ils vouloient retourner par le détroit de la mer du nord. Quand le premier quart fut levé , je communiquai a 1'autre moitié de notre équipage les mefures que nous avions. prifes, Sc je 1'engageai a y entrer; après quoi je fus me coucher. Je ne fis que rêver toute la nuit k ma chère Villars; je fongcai que je la voyois entre les bras du renégat Hamet, faifant effort pour s'en débarraffer, & m'appellant k fon fecours; mais qu'avant que j° puffe lui en donner, la mort étoit venue la délivrer des mains de ce fcélérat. Ce fonge me frappa fi fort, que je me réveillai en  il* Voyage s furfaut dans la dernière affliction ; & je ne fais quand j'aarois mis fin a mes foupirs & k mes gémiffemens, s'ils n'euffent été interrompus par les cris & le bruit confus des matelots que j'entendis fur le pont. Je me levai avec précipitarion, & je courus voir ce que c'étoit; je trouvai mes gens qui fe mutinoient comme nous Pavions concerté. D'abord je fus tout allarmé, mon fonge m'ayant fait oublier que ce n'étoit qu'une feinte , mais cela ne dura pas long-tems, & je fis comme fi la chofe eut été bien férieufe. L'idée de ma chère moitié en proie k la paffion d'un brutal, avoit répandu, fur mon vifage une fi grande trifleffe, qu'un des quartiers-maitres me dit enfuite que mon air feul fufKfoit pour en impofer k tout le monde. Les Efpagnols eurent Ia permiflion de demeurer tout le jour fur le tillac , & 1'on prit grand foin de les inflruire de la prétendue mutinerie de nos matelots. A diner je dis a leur capitaine, car & lui & les marchands que nous avions faits prifonniers , mangeoient toujours avec moi, qu'il m'avoit bien prophétifé le jour précédent , puifque j'étois obligé de céder a 1'obflination de mon équipage , & de retourner k la mer du nord. II me répondit qu'il en étoit faché , & qu'il me fouhaitoit un heureux voyage, quelque route que je priffe. Pour mieux  DE ROBERT BOYLE, lij couvrir notre jeu , nous revirames effecYivement, & nous fimes voiles au fud. L'aprèsmidi Robert vint me dire qu'un des Efpagnols qui étoit content de demeurer avec nous, s'engageoit de m'apporter dans dix jours dix mille piéces de huit, fi je voulois lui donner le vaiffeau que nous leur avions pris, avec un nombre fuffifant de matelots pour la manoeuvre. Ladeffus j'envoyai chercher l'homme & je le fis queflionner par Roberts qui entendoit fort bien 1'Efpagnol. II dit qu'il me prioit de ne me point informer de rien que Paffaire ne füt faite ; mais que pour m'affurer de fa fidélité , je pouvois envoyer avec lui qui bon me fembleroit, pourvu feulement que je lui permiffe de prendre un de fes compagnons qui étoit du fecret, & qui devoit agir de concert avec lui dans cette entreprife. Ainfi j'ordonnai fur le champ a vingt matelots & a un officier de notre équipage de le fuivre, & de lui obéir, pendant 1'expédition , comme s'il étoit leur capitaine. Nous convïnmes de les attendre les dix jours marqués, a la même hauteur oü nous étions alors. Je fis dire au capitaine efpagnol, par un truchement, qu'un de fes gens, qu'on lui nomina , étoit parti avec fon vaiffeau pour quelque expédition fecrète, & qu'auffitöt qu'il feroit de retour, nous continuerions notre route. II répon-  124 VOYAGES dit que , quelque chofe que ce füt, il croyoit qu'il réuffiroit dans fon deffein, paree qu'il ne manquoit ni d'adrefle , ni de courage. II ajouta qu'il avoit déja été tranfporté une fois auparavant a Baldivia , mais qu'il avoit trouvé le moyen de fe fauver ; & qu'il ne doutoit point que , s'il y étoit de nouveau condamné , il ne s'échappat encore, donnant a entendre eh même tems , qu'il pourroit bien jouer d'un tour dans cette entreprife. Cela me fit un peu crajuidre ; & j'aurois fur le champ rappellé le vaiffeau , s'il n'eüt pas été trop tard ; mais, efpérant que tout iroit bien, je pris le parti de croifer en attendant que les dix jours fuffent expirés. J'avois fait habiller fort proprement, a 1'Européenne , les deux Indiens que le gouverneur de Buenos-Ayres m'avoit donné ; & je leur avois appris en très-peu de tems Fanglois, qu'ils parloient fort bien. Je les traitai avec toute la douceur pofïïble ; &C, ils en étoient fi reconnoiffant, que je crois qu'ils fe feroient facrifiés pour moi. Je leur trouvai beaucoup d'adrefle f de docilité & de bon naturel: ce qui me perfuade que fi 1'on en ufoit bien avec les Indiens de 1'Amérique en général , on ne tarderoit pas a les rendre arnis des Européens & des Anglois en particulier. D'ailleurs, c'eft grand dom.»  DE ROBERT BOYLE. 11$ mage qu'un peuple fi nombreux vive dans une entière ignorance du vrai Dieu ; car, quoique les Efpagnols envoient des miffionnaires dans ce pays-la pour y enfeignèr le chriftianifme , ces eccléiiaftiques ne fongent qu'a\ s'y enrichir aux dépens des Indiens qu'ils accablent d'impofitions exorbitantes, au lieu de les inflruire dans la foi. On m'a même affuré qu'en quelques endroits de FAmérique , ces pauvres gens donnent a la mifiion tout ce qu'ils gagnent par leur travail ou par leur induftrie, ne fe réfervant que ce qu'il leur faut juftement pour vivre d'un jour a 1'autre. J'mftruilis moi-même des principes de la religion les deux que j'avoisavec moi, & je les baptifai , nommant 1'un Robert qui étoit mon nom , & 1'autre -Jofeph , du nom de mon père. J'efpère que ce baptême , quoique je fuffe un laïque , eft bon devant Dieu , fur-tout quand on ne peut pas avoir d'eccléfiaftique pour 1'adminiftrer ; & je ne doute point que fi ces jeunes gens vivent conformément a leur profefiion , ils ne trouvent le chemin du ciel tout aufli bien que s'i's avoient été baptifés dans 1'églife par un prêtre orthodoxe. Trois jours avant le tems marqué pour le retour de notre Efpagnol, nous découvrimes deux vaiffeaux qui venoient a nous; & ne  I2É> V O Y A G E S fachant ce que ce pouvoit être, nous nous préparames au combat. Mais nous appercümes bientöt que c'étoit le vaiffeau que nous avions pris, avec un autre que nous ne connoiffions point; ce qui nous réjouit fort. Quand ils nous eurent joints , 1'Efpagnol vint a bord, & me dit qu'il avoit encore mieux réuffi qu'il ne penfoit, & qu'il apportoit tant en argent qu'en marchandifes environ 80000 écus. Voici le récit qu'il nous fit de fon expédition. La dernière fois, dit-il , que j'étois prifonnier a Baldivia, 1'on me fit travailler pour un riche Négociant, nommé Dom Sancho Ramirez, mais le plus avare, le plus jaloux, & le plus malicieux coquin que j'aie jamais connu. II avoit coutume d'attendre a une maifon de campagne qu'il avoit fur le bord de la mer, Farrivée du vaiffeau le Réal Situado , qui eft le même que vous nous avez pris, & d'aller fecrér tement a bord, trafiquer avec les marchands. Comme j'étois inftruit de cela, j'ai formé le deffein de cette expédition, autant pour me venger des coups que ce vieux vilain m'a fouvent donné fans aucune raifon , que pour gagner de 1'argent. Quand nous fumes arrivés a une demi-lieue de 1'endroit, nous appercümes une barque qui étoit a 1'ancre. Je demeurai quelque tems en fulpens de ce que je devois  DE ROBERT BOYLE. H7 faire, craignant qu'on ne nous découvrir, mais a la fin je réfolus de tenter la fortune. La barque leva 1'ancre , & vint a nous; ce qui me caufa une nouvelle furprife, qui fe changea en joie quand je vis Dom Sancho lui-même fur le pont. II héla fur nous, & nous pria de carguer nos voiles, afin qu'il put venir a bord, ce que nous fimes; & étant entrés dans une petite baye qu'il y avoit tout proche de la, nous y jettames 1'ancre. Je ne voulus point paroitre d'abord, paree qu'il me connoiflbit trop bien ; ainfi mon compagnon, qui étoit du fecret, tint ma place, & lui paria comme s'il eut été le Capitaine du vaiffeau. Dès que ce vieux pêcheur fut a bord , il demanda ou étoit Dom Juan Villegro, qui avoit coutume de commander le Réal Situado; mais on lui répondit qu'il étoit fi mal, qu'il n'avoit pas pu faire le voyage. Enfuite il voulut parler aux marchands, difant que le Gouverneur avoit découvert qu'il trafiquoit avec eux en fecret avant toute autre perfonne, & qu'ainfi il avoit pris le parti de nous rencontrer dans un de fes propres vaiffeaux , qui étoit actuellement chargé pour Buenos Ayres, & qui n'attendoit que notre arrivée pour mettre a la voile. Je fus ravi d'apprendre cela, ayant réfolu d'en faire une prife. Mon camarade Efpagnol le pria d'entrer dans fa chambre, & pendant qu'ily refta,  nB V o y a g e s je m'en fus avec dix hommes armés a bord de fa barque , dont je n'eus pas de peine a\ me rendre maitre, n'y ayant que cinq hommes & un garcon : le refte de 1'équipage étoit a terre. Je coupai le cable de cette barque, & celui de notre vaiffeau ; & nous primes le large. Quand nous fümes fous voiles, je fus faluer le vieux Dom, & je lui fis entendre en peu de mots qu'il étoit mon prifonnier, & ce que je venois de faire. Cette nouvelle le frappa fi fort. que je crus pendant quelque tems qu'il alloit expirer; mais je le fis un peu revenir en lui montrant la boite oü étoit fon cceur & fon ame, je veux dire fon argent. II voulut fe jetter fur moi pour me 1'arracher, mais on le retint: cependant pour le mettre encore de meilleure' humeur, je lui lus fon connoiffement, & je lui dis net, qne'fi fes marchandifes^ie s'y trouvoient pas conformes, je ne voulois point traiter avec lui. Quand il vit qu'il ne lui fervoit de rien de fe facher & de faire du bruit, il m'offrit la moitié de fon argent, fi je voulois lui refiituer fon vaiffeau & fa cargaifon. Je lui répondis que puifque j'avois le tout en mon pouvoir, je ne me fouciois plus de faire de marché avec lui, a moins que ce ne füt pour fa propre rangon, que je mettois a dix mille pièces de huit davantage, oC dont je ne rabattrois pa? une obole.  DE ROBERf BÖYLE. Ï29 ©bole. II fut frappé de cette déclaration comme d'un coup de foudre , & n'eut pas la force d'ouvrir la bouche póur me répondre : il garda même fi long-tems le filence, que je crus prefque qu'il ne parleroit plus jamais; pour le confoler un peu par 1'agréable afpecl de la mer, je le menai fur le pont; car nous étions alors hors de Ia vue des terres. Quand il vit qu'il ne pouvoit ni m'échapper, ni m'engager a lui rien reftituer, fon cceur cömmenca a s'attendrir, &t fe jettant a genoux, il me lupplia, les larmes aux yeux , de lui accorder au moins fa liberté, fi nous voulions abfolument le voler. Ce mot que le défefpoir oü il étoit de perdre fes effets lui fit lacher, me mit dans une furieufe colère, & je lui ordonnai de s'en rétrafler fur le champ ; ce qu'il ne put gagner fur lui de faire,qu'après que je lui eus fait donner cent coups d'étrivières. Je lui dis enfuite, qu'il falloit qu'il vïnt rendre fes devoirs a votre grandeur; &c c'eft pour cela que je vous 1'amene. Je ne pus m'empêcher d'admirer 1'adrefle dé 1'Efpagnol, quoique je n'approuvafle point fon acfion, car fi même le vaiffeau qu'il amenöit étoit de bonne prife, par rapport a nous, c'étoit , a mon avis, une pure volerie par rapport a lui. Cependant je ne laiflai pas de le remercier' pour notre intérêt commun , & de 1'aifurer I  Ï3Q VÖYAGES qu'il feroit bien récompenfé de fon expédition. Ua moment après, on m'amena Dom Ramirez plus mort que yif; & comme il avoit appris que nous étions Anglois, il me paria en cette langue, & me conjura de le mettre en liberté. Je lui dis qu'il n'avoit rien a craindre, que je ferois ce qu'il fouhaitoit, & que j'efpérois qu'il feroit content de moi, II me remercia auffi bien que fa douleur pouvoit le lui permettre; & je 1'invitaia diner, ce qu'il acceptaavec affez de plaifir. Cependant j'ordonnai qu'on tranfportat dans notre vahTeau la cargaifon de fa barque, qui étoit fort confidérable, & la meilleure partie des provifions, craignant que ce ne füt ce dont nous aurions le plus de befoin. Pour 1'autre vaiffeau que nous avions pris, comme il appartenoit au roi d'Efpagne , qui pouvoit bien en fupporter la perte, je réfolus de le garder. Je rendis a Dom Ramirez fa barque, & plufieurs balles de marchandifes qui ne pouvoient pas nous être d'un grand ufage, mais dont il pouvoit tirer bon parti; je lui aurois même volontiers reflitué le tout, jufqu'a fon argent, fi je n'avoisappréhendé de faire criermon équipage; car, comme je Fai déja dit, il me fembloit que c'étoit un bien mal acquis. Néanmoins, je lui donnai vingt mille réales, ce qui ne montoit pas k la fomme qui nous devoit revenir a mes  DE ROBERT BOYLE. (31 aflbciés & a moi, de cette prife. II me remercia mille fois de ma bonté; & pour me témoigner fa reconnoifiance, il me fit préfent d'un très-beau diamant, qu'on ne lui avoit pas pris, m'aflurant qu'il regarderoit toujours les Anglois Comme de généreux ennemis. Je fi. mettre avec lui fur fa barque tous les Efpagnols que nous avions faits prifonniers, leur laiffant la liberté de prendre la route qu'ils voudroient, a la réferve des deux qui avoient entrepris la dernière expédition , & qui choifirent de demeurer avec nous, Ils me rendirent mille graces de la manière honnête avec laquelle je les avois traités, proteftant que fi jamais la fortune conduifoit chez eux quelqu'urt de mes compatriotes , ils lui rendroient la pareille avec ufure. J'avoue que cela me fit beaucoup de plaifir. Un homme éprouvè toujours au dedans de lui une fatisfadfion fecrète , lorfqu'il a fait un acle d'humanité & de générofité ; comme, au contraire, s'i! eft coupable de quelque lacheté, le remors & la crainte ne man» quent guère de s'emparer de fon efprit. Le jour après que nous nous fümes féparés,' j'aflemblai tous mes gens fur le pont, &C leut ayant fait le récit de 1'expédition de 1'Efpagnol, je leur demandai quelle récompenfe ils vouloient que je lui donnaffe. Ils convinrent aufli- I ij  132 V O Y A G E S tot qu'il devoit avoir cinq mille piéces de huitj ion compagnon cinq eens ; & qu'on joindroit le refte au butin que nous avions fait öuparavant ; ce qui fut exécuté fur le champ. L'Efpagnol me remercia fort poliment en francois , car il avoit appris que j'entendois cette langue. J'avois déja remarqué en lui beaucoup d'efprit & de bonne humeur, un grand ufage du monde , & plus de générofité & de candeur qu'on n'en devoit naturellement attendre d'un homme comme lui, qu'on croyoit être de baffe extraction. II paroiffoit agé d'environ trente ans, & n'avoit rien des manières empefées des Efpagnols , quoiqu'il füt né a Séville. Je lui dis que je comptois qu'il me feroit en peu de mots 1'hiftoire de fa vie: II me répondit qu'il tiendroit k honneur de m'obéïr, en cela comme en toute autre chofe, mais qu'il me prioit d'attendre qu'il füt un peu plus familier avec moi; car , ajoüta-t-il en fouriant , mon hiftoire a quelque chofe de fi gaillard & de fi comique, que je la réciterois mal fi j'entreprenois de le faire k préfent. Ainfi il fallut remettre la partie a une autre fois. Nous fimes route au Nord pour aller a Panama, comptant que les prifonniers, que nous avions renvoyés , ne manqueroient pas de répandre le bruit que nous étions retournés a la  DE ROBERT BOYLE. 133 mer du Nord. Après quelques heures de navigation, nous découvrimes un vaiffeau qui faifoit voiles du même ccté que nous. J'ordonnai a notre prife de lui courir deffus, & avant la nuit elle le prit. C'étoit une barque chargée de fuif & de cuirs pour la Conception. Je me repentis de favoir attaquée , paree qu'elle fe trouva fi pefante de voiles, qu'elle ne pouvoit pas nous fuivre, & que cependant il n'étoit point a propos de la laiffer aller. Dom Pedro Aquilio (c'étoit le nom de notre rufé Efpagnol) me dit qu'il entreprendroit volontiers de vendre avec avantage la barque & la cargaifon, fi je ne favois que faire des matelots qui la conduifoient, & qui n'étoient en tout que quatre, favoir trois Indiens & un Efpagnol. Les Indiens furent bien aifes d'entrer a notre fervice ; & cependant nous leur pfomimes une demi-portion de tout le butin que nous ferions dans la fuite. Pour 1'Efpagnol , nous réfolümes. de le garder jufqu'a ce que nous euffions fint nos cours , & qu'alors nous le relacherions. Ainfi, comptant fur 1'habileté de dom Pedro, je le laiffai partir avec la barque , & je lui donnai trois Efpagnols pour le feconder dans fon deffein, fous la promeffe qu'il me fit de revenir le lendemain. Nous n'étions qu'a cinq lieues de la Conception , & nous réfolüme* I iij.  '*34 V O Y A G E S d'attendre-!a fon retour, demeurant a vue de Mamelles de Biobio ou des mammelles de Biob:o , deux rochers qu'on appeile ainfi. Le jour fuivant , nous vimes venir notre homme dans une pirogue , petit vaiffeau efpagnol qui n'a qu'une voile. 11 m'apportoit un beau préfent de fruits ; & il en avoit affez , outre cela , pour tout Péquipage. Hé bien ! me dit-il, ferez-vous content de mon marché ? Je n'ai pu tirer de notre prife, que vingt mille pièces de huit. Ce vieux coquin de gouverneur ne m'en a pas voulu donner davantage. Quand il en auroit eu moins , je n'aurois pas laiffé d'être content de fon expédition , & de Peu louer. II m'apprk que le gouyerneur de la Conception enlevoit tout le fuif& & tous les cuirs qu'on apportoit dans cette ville, & obligeoit enfuite ceux qui les détailloient , de les lui acheter au prix qu'il vouloit ; de forte qu'il s'étoit adreflé hardiment a lui, & lui avoit vendu la cargaifon avec la barque. Cependant don Pedro nous confeilla de croifer pour découvrir le vaiffeau la Manille, qu'on attendok tous les jours , dans 1'efpérance que nous pourrions nous en rendre maitres. Son avis fut approuvé de chacun, & nous réfolümes, fur le champ, de faire du bois & de 1'eau pour le yoyage, Ainfi nous portantes le cap fur Juan  M* V O Y A G E S malades & les bleffés qui étoient a bord de Ia prife ; & nous échangeames notre barque contre des provifions, & autres chofes néceffaires. Au tems marqué, les Efpagnols nous apportèrent 1'argent dont nous étions convenus; & nous leur rendimes leur vaiffeau avec fa c?rgaifon. Après cela, nous réfolümes, d'un commun confentement , de mettre fin a nos cöurfes, & de nous retirer dans notre patrie ; car nous étions tous , jufqu'au moindre matelot, affez.riches; cependant nous voulions tou' chera Saint -Salvador, fur la cöte du Brefil (aprèsavoir paffé le détroit de Magellan), pour y faire quelques provifions, aufTi bien que pour vendre nos marchandifes, & pour radouber nos vaiffeaux. Neus portames donc le cap fur le détroit de Magellan, & nous fimes toute la diligence poffible, Le 3 de Mai, nous découvrimes ces fanieufes nuées qui fervent de guide aux matelots: les montagnes voifines étoient couvertes de neige, & il faifoit extrêmement froid; mais nous avions eu le foin de nous pourvoir de bons habillemens & de liqueurs fortes. Nous mouiliames au port Famine, appellé autrefois la Baye des Chevaliers; les Hollandois lui donnèrent ce nom dans un voyage qu'ils firent en 1598, avec une fiotte de cinq voiles. Comme  DE R O B E R T B O Y L E. 14$' ilsfurent obligés de relacher dans cette baye,* qu'ils y effuyèrent bien des peines, &C qu'ils étoient les premiers de leur nation qui euffent pénétré fi avant; Pamiral, pour en conferver la mémoire,. fit chevaliers fix de fes officiers, fous le titre de chevaliers du lion furieux. Le ferment qu'ils preferent a cette cérémonie, les engageoit a ne jamais rien faire, ni confentir que 1'on fit aucune chofe contre leur honneur , ou qui pütpréjudicier au voyage qu'ils avoient entrepris; k expofer leur vie pour le fervice de leur république, &ck mettre tout en oeuvre pour chafferles efpagnols de leurs riches acquifitions dans ce nouveau monde. Ils furent inftallés fur le rivage; on leur donna une jarretière de couleur do verd de mer, & 1'on grava leur nom fur une table de plerre, qu'on éleva expres pour cela. Nous vimes plufieurs habitans de ces cötes, &, quelques fauvages qu'ils foient, ils fe laifïèrent aifément perfuader de venir k bord de nos vaiffeaux; mais je ne marquai rien d'extraordinaire dans leur taille, comme Pont débité certains voyageurs. Le plus grand homme que je pus voir parmi eux, n'avoit pas plus de fix pieds de haut. C'eft un peuple, fans contredit, fort miférable & fort ignorant, mais fimple & fans malice; & je ne doute point que  DE ROBERT BOYLE. 151' voit m'engager a le revenir voir. Je lui répondis que , pour 1'en convaincre , je viendrois diner avec lui le jour fuivant; ce que je fis. Après le repas, je lui témoignai 1'envie que j'avois de voir la ville. Auffi töt il fe mit en devoir defatisfaire ma curiofité , & ayant donné ordre qu'on tint prêts deux palanquinspour nous porter, nous partimes. Saint Salvador , capitale du Bréfil, eft fituée furlabaye de Tous les Saints, environ le ue degré45 minutes de latitude méridionale. Elle eft divifée en deux villes, la haute Sc la bafTe. Les rues en font droites , Sc affez larges ; la plupart fort roides; & 1'on y charge Sc décharge en très-peu de tems les vaiffeaux, par le moyen de certaines machines faites exprès. Elle appartenoit autrefois aux Efpagnols, mais les Hollandois la leur prirent en 1614, Sc la fortifièrent affez bien : cependant les Efpagnols trouvèrent le moyen de la reprendre 1'année fuivante. On n'a pas pu me dire précifément combien il y a que les Portugais en font en poffefiion : tous ceux a qui je m'en fuis informé, conviennent qu'il y a plus de 50 ans. Ils en ont fait une place régulière, Sc trèsforte ; car elle a cinq forts, outre la citadelle, &C elle eft bien pourvue de canon Sc d'autres munitions de guerre, Sc d'armes pour dix mille K iv  Ha V o y a g e s hommes. C'eft la réftdence ordinaire des vice-^ rois du BréTiI ; lorfque j'y étois, il n'y en avoit point, mais on en attendoit un tous les jours. La cathédrale eft un magnifique batiment, riéfteinènt orné , Sc. peint è la moderne. L'églife des jéfuites ne lui cede point en magnificence, éta t toute barie de marbre d'Europe; il y a aufli de très-belles orgues , dont les tuyaux font dorés. On compte encore dans Saint-Salvador vi ,gt autres églifes affez confidérables, Oütré plufieurs couvens. Cette, ville eft aufli le fiège d'un évêque qui y a un.trcs-beau palais; &, pour ce qui eft des rehgieux, ;e n'en ai jamais tant vu en aucun endroit , pour la grandeur du lieu, comme bé^ riédiains , francifcains , carmes , auguftins, capucins, dominicains, & autres moines dér' chauflés. A propos de déchauffés , je ne dois pas oubiier de d.re que la plupart des gens, fur- • tour parmi le petit peuple , n'y portent point de bas. II y a aufli trois couvens de religieufes, bien remplis de npnnes qu'on ne voit'jamais: ce qui eft commun è prefque toutes les autres femmes , k la réferve des fifles pub'iques & des e'claves noives; car les Portugais tienneiit leurs femmes & leurs filles fous Ia clef, avec autant de fojn que leur argent; Sc ils ne vaudroient pas que perfonne ne les vit qu'eux-mêmes. Je  DE ROBERT BOYLE. 153 dois pourtant. en excepter mon ami don Jacques; ce qui eft d'autant plus extraordinaire en lui, Saint-Salvador fait un grand commerce en Guinee & en d'autres pays, & pafte pour une des plus riches villes qui foient fous la domination du Portugal. Suivant un calcul modéré, il peut y avoir vingt mille blancs (je devrois dire Portugais, car ils ne font pas des plus blancs), & environ le triple d'efclaves noirs. Don Jacques me fit employer cinq jours a voir ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville, & me retint , tout ce tems-la, chez lui, fans me laiffer aller une feule fois a bord. Nous y pafsSmes une partie du tems a jouer a 1'ombre, qui eft fort en vogue parmi les Efpagnols & les Portugais, & qui a été inventé par les premiers, k ce qu'on dit, pour prévenir tous les inconvéniens des tête-a-tête, que les jeux qu'on peut jouer a deux , favorifent. Mais hélas ! je crains bien que les femmes qui veulent en profiter, n'y aient plutöt gagné que perdu, Cependant nos affaires étant finies, & toutes nos provifions faites, il fallut fe préparer k partir. Don Jaques me témoigna qu'il étoit fort fiché de me perdre ; Sc certes, je ne le quittai point fans regret; car fes honnêtetés Sc la douceur de fa converfation m'avoient fait infenfiblernent concevoir pour lui beaucoup d'amitié.  Voyage s cence, ordonna qu'on mit une garde a la porfe de la maifon oü j'étois. Cependant on avoit ^laiffé aller mes matelots qui s'en furent fur le *champ a bord, & y jettèrent 1'alarme en récitant ce qui m'étoit arrivé. Auffi-töt nos deux vaiffeaux le verent 1'ancre, & vinrent auffi prés de la ville qu'il leur fut poffible, réfolus de la canonner fans quartier, fi 1'on ne me relachoit inceffamment. Ayant été informé de leur deffein, je leur fis dire que c'étoit pour me mettre a couvert des infultes des Portugais, qu'on m'avoit donné une garde, jufqu'a ce que cette affaire füt finie. Cela ne les fatisfit point ; & cent hommes de 1'équipage, avec les officiers & dom Pedro, vinrent k terre, tous bien armés, & firent vceu de ne point retourner a bord que je ne fuffe avec eux. Cependant le gouverneur fe tranfporta chez don Jacques, pour favoir plus exadement de moi-même le détail de cette facheulé aventure; & je Pen inffruifis auffi bien que ma foibleffe pouvoit me le permetre. En examinant les corps morts des Portugais que nous avions tués, on ne fut pas peu furpris de trouver celui du neveu du dernier gouverneur. Cette découverte aigrit extrêmement les efprits, & 1'on eut bien de Ia peine d'empêcher la populace, qui s'étoit affemblée devant la maifon.  DE ROBERT BOYLE. 159 d'y entrer, & de me mettre en pièces; car, quoique les Portugais fhTent affez peu de cas du neveu, ils confervoient une grande vénération pour Tonele qui s'étoit toujours conduit d'une manière fort intègre dans fon pofte, &Z dont ils regrettoient encore , par cette raifon, la perte. Le gouverneur appaila les plus animés en leur difant que fi j'étois coupable on ne me feroit aucune grace, quelle qu'en put être la conféquence. Et, fur le champ,il aflembla la juftice pour me faire mon procés, quoiqu'il füt paffé minuit ; &C 1'on m'y porta dans un palanquin, tout. foible que j'étois. Mais auparavant je fis appeller mon lieutenant, & je lui dis qu'il n'y avoit rien a craindre, & que je voulois qu'il renvoyat fon monde a. bord. Quand je fus arrivé au lieu oü fe tenoit la cour, le gouverneur ordonna qu'on me donnat un fiège : 1'affaire fut bientöt terminée en ma faveur; car le Portugais que nous avions arrêté, & qui étoit domeftique du neveu du gouverneur défunt, avoua que fon maitre avoit deffein de me tuer, paree qu'il avoit appris que j'étois fon rival a 1'égard de la charmante dona Bianca , fille de don Jacques , dont il étoit paCionnément amoureux. Cette déclaration me furprit étrangement, de même que don Jacques , qui ne m'ayoit point quitté: &i nous  Ü E ROBERT BÖYLE. peine de fuivre envers les autres les régies les plus communes de 1'équité. Je remerciai le gouverneur de fon bon avis, que don Jacques ne put s'empêcher d'approuver, malgré 1'envie qu'il avoit de me mener chez lui. Ainfi, je me fis porter fur le champk bord: & comme il faifoit grand jour, le gouverneur m'offrit obligeamment de m'accompagner avec fa garde •; mais je le priai de ne point fe donner cette peine, d'autant plus qu'il n'y avoit rien k craindre. Pour don Jacques, je ne pus Pempêcher de me fuivre, & même de venir jufqu'au vaiffeau-. En chemin il me dit qu'il penfoit a aller demeurer en Angleterre, qu'il avoit affez de bien, & qu'ainfi il vouloit dans deux ou trois ans fe retirer du cómmerce, pour vivre tranquillement le refte de fes jours. 11 mé pria de lui écrire dès que je ferois arrivé en Europe , & de lui apprendre le lieu que j'aurois choifi dans ma patrie pour mon féjour ordinaire , m'affurant qu'il y viendroit, quand ce ne feroit que pour le plaifir de me voir. Je lé remerciai d'une fi grande marqué d'amitié ; &t après nousêtre embrafféstendrement, nous nous quittames les larmes aux yeux. A peine étoit-il parti, que le vent étant favo^ rable , nous levames 1'ancre, & nous fortimes de la baye. Lorfque nous fümes en pleine msrj L  bé R Ö b e r t B o y l E. iSj i> vous conjure de me croire le plus fincère dê i> vos amis & de vos ferviteurs, » Jacques de Ramires>^ II faut que j'avouè que cette lettre me furprif fextrêmement, & que je ne pouvöis m'imaginef quelles raifons avoit eu don Jacques pour me cacher jufques-la cette affaire. J'ordonnai qu'on fit venir le jeune homme ;,8c auffi-töt je vis en» trer dans ma chambre un des plus beaux garcons quej'euffe jamais vus. II paroiffoit agé d'environ quinze ans ; il avoit de longs cheveux blonds , qui tomboient a groffes boucles fur fe9 épaules; & tous les traits de fon vifage étoient fi réguliers & fi agréables, que je fus un moment en admiration. A la fin je le pris par la main, & je 1'embraffai j Paffurant qu'en confidération de fon père, il me feroit déformais aufli cher que mon propre fils. Je lui dis cela en Anglois; &C eomme je vis qu'il ne me répondoit rien, je le lui répétai en Francois, m'imaginant bien qu'il ne m'avoit pas entendu. Il me remercia trèshumblement, me difant qu'il ne doutoit poinf que je nele traitaffe avec bonté, & qu'il feroit tout ce qui dépendroit de lui pour s'en rendre digne, Un moment après il me remit une canette pleine de joyaux , pour la valeur de cinq mille Lij  *7° V O Y A G E S pour y achever mes études. La première chofe que j y appris , fut de me défaire des manières Efpagnoles, &j'envins d'autant plus aifément a bout, qu'elles n'avoient pas fait de profondes imprefïïons fur mon efprit, paree que j'avois remarqué que mon père ne les aimoit point. J'eus bientót lié amitié avec plufieurs jeunes feigneurs Francois de mon age; car 1'égalité de 1'age eft le premier pas a 1'amitié. Quand j'eus quinze ans accomplis, je commencai a penfer a une maitreffe, pour achever mes études dans les régies. Et comme je vis que c'étoit la coutume parmi mes compagnons de fe fupplanter 1'un 1'autre en fait d'amour fans animof«é,je m'y pris fibien,qu'il n'y eut pas une de leurs donfelles dont je ne gagnafle les bonnes graces en peu de tems. Cela donna lieu a quantité de complotsSc de ftratagêmes pour me débufquer: mais ils ne purent en venir è bout , paree que les belles aimoient les préfens, & que je leur en faifois plus que les autres. Nous recevions, tous les quartiers, une certaine fomme fixe, pour nos menus plaifirs. Un jour qu'on nous avoit payés, j'engageai tous mes compagnons dans le jeu, & j'eus le bonheur de leur gagner jufqu'au dernier fou. Ils parurent un peu chagrins de fe voir ainfi enlever leurs maitreffes, & leur argent; & j'eus beau dires  ©E ROBERE BÖYEE. 171 pour les confoler, que, comme j'étois chargé des belles , j'avois par-la même plus befoin d'efpèces qu'eux, cela ne les contenta point * & ils me fupplièrent inftamment de leur prêter la moitié de ce qu'ils avoient perdu, avec promeffe de me le rendre le quartier fuivant: ce que je fis ; après quoi nous nous remïmes k jouer, Mais la fortune m'abandonna, & je perdis, en peu de tems, tout ce que j'avois gagné, & mon propre argent. Le bonheur en voulut k 1'un de la compagnie qui nous dépouilla tous, & qui nous refufa enfuite , tout k plat, de nous prêter un fou. Cela nous mit de fort mauvaife humeur ; & le dróle s'en appercevant, fut fe renfermer dans fa chambre, pour éviter nos importunités. II eft aifé de juger de la confternation ou il nous laiffa, n'ayant pas un denier en poche ; &, ce qui nous mortifioit le plus, c'eft que les fêtes approchoient, tems ou nous avions coutume d'aller battre 1'eftrade. Celui qui avoit gagné notre argent, étoit le dernier que nous avions admis dans notre fociété; & quoiqu'il n'y eut pas longtems , nous commencions k nous laffer de lui, autant k caufe de fa mauvaife humeur, que de fa poltronnerie. A la fin, pour nous venger, je m'avifai d'un expédient que tous mes compagnons approuvèrent. Quand les fêtes furent  / I7a V O Y A G E S venues, nous lui dimes que nous voulions aller nous divertir a la campagne, & que nous avions trouvé de 1'argent pour cela; mais, comme il n'étoit pas homme a nous en croire fur notre parole , il nous déclara qu'il n'iroit point avec nous, fi nous ne lui produifions chacun une certaine fomme. C'étoit-la la grande difHculté ; car nous n'avions pas le fou, ni ne favions oii en trouver : je dis notre embarras a mon valet, qui étoit un maitre gonnin, & qui m'offrit auffi-töt dix louis d'or qu'il avoit; heuréufement que je lui avois payé fes gages avant que de jouer. J'acceptai fon offre avec beaucoup de plaifir, & je courus montrer les dix louis è notre taquin ; après quoi je les donnai a mes compagnons, qui allèrent, chacun a leur tour, en faire autant. C'eft fort bien, dit-il, ne fe doutant point de la fupercherie, foixante louis d'or feront notre affaire (car nous étions fix, en 1'y comprenant) ; mais qui aura la bourfe ? Nous n'avions garde de 1'en charger, quelque envie qu'il en eut; ainfi voyant notre réfolution, plutöt que de s'en fier a nous, il propofa qu'on en remit le foin a mon valet. Nous n'eümes pas de peine a y confentir ; & le dróle , pour en impofer a notre compagnon, ne manqua point, en conféquence , d'écrire fur fon liyre de pocbe a  13 E R O B E R T B O Y L E. fff qu'il lui montra, tant d'argent en banque re9ii de tels & de tels, quoiqu'il n'eüt en tout que vingt louis d'or. Cela fait, nous primes des chevaux, & nous nous en fümes a fix lieues de Paris, a Pendroit oü nous avions réfolu d'exécuter notre projet. Nous devions payer tous les foirs la dépenfe que nous aurions faite pendant le jour, & la coucher enfuite par écrit dans le livre de mon valet. Mais quand nous voulümes 1'appeller, la nuit même que nous arrivames , il ne fe trouva point, felon les inftructions que nous lui avions données en particulier. On fit toutes les perquifitions poflibles, mais inutilement ; ainfi nous conclümes unanimement qu'il avoit pris cette occafion de nous voler, & qu'il s'étoit enfui avec notre argent. Nous priames notre taquin de payer pour tous, lui difant que nous le lui rendrions, &C qu'il n'y avoit pas d'autre moyen de nous tirer d'affaire : mais il nous protefta qu'il n'avoit pas deux écus en poche : ce que nous favions fort bien ; car il avoit coufu tout fon argent dans fa vefte. Puifque cela fe rencontre fi mal, dis-je alors, ne faifons pas connoitre aux gens de la maifon , que nous fommes a fee; allons nous coucher, &, dema'm matin, nous confulterons enfemble fur les moyens de nous tirer d'ici. On fuivit mon avis, Sc nous nous  <74 V O y A G Ê S féparames. Je couchai avec noffe pince-maille ? de peur que 1'envie ne lui prit de décamper pendant la nuit. Quand il fut bien endormi, je me Ievai tout doucement, j'empaquetai fes ha^ bits, & je les jettai, par la fenêtre, è mort valet qui s'étoit mis en fentinelle dans la rue. Le matin étant venu , je dis a mon camarade de fe lever, pour voir avec les autres comment nous pourrions fortir d'intrigue ; mais il n'y ayoit point d'habits pour lui. II commenca aufïïtöt a tempêter & è jurer comme un charretier embourbé. Je fis femblant de ne rien favoir, & de compatir a fa peine. Au bruit qu'il faifoit, les autres vinrent dans la chambre , & ne purent prefque s'empêcher de rire de le voir nud & s'agitant comme un poffédé. Dans les accès de fa frénéfie, il nous dit qu'il avoit perdu tant d'argent coufu dans fa vefte. Nous lui reprochames fa taquinerie, de n'avoir pas vouhr nous en prêter pour nous tirer d'embarras, comme nous ren avions prié: mais tóut cela ne fervit de rien. II menaca d'aller chez le prévöt, & de faire arrêter 1'höte; & il 1'auroit affurément fait, s'il n'eüt pas été nud. Après avoir bien pefté & extravagué, il fut obligé de fe remettre au lit pour ne pas prendre de froid. II nous demanda ce qu'il devoit faire; mais tous les avis que nous lui donnames, ne furent pas capables de le tranquillifer.  176 V O Y A G E S affaires de conféquence, & qu'il avoit pris avee lui tous fes habits, exceptéun habit de mafque que j'apportois, croyant que cela valoit mieux que rien. II parut un peu fatisfait, dans la penfée qu'au moins il ne feroit pas obligé de demeurer au lit. C'étoit un habit de fatyre , que nous avions fait faire exprès a Paris. Quand il s'en fut affublé, mes camarades ne purent s'em* pêcher d'éclater de rire de voir la grottefque figurc qu'il faifoit; & j'avoue que j'eus toutes les peines du monde a m'en abftenir. Cela le mit encore plus de mauvaife humeur; &t peu s'en fallut qu'il ne jettat 1'habit par la fenetre. Cependant on fervit le diné ; nous nous mimes a table ; & nous mangeames de bon appétit, a la réferve de notre fatyre malgré lui, qui étoit dans la dernière affiicrion. Nous cherchames divers expédiens pour nous fauver fans payer ; mais aucun n'étoit praticable. A la fin , je leur dis que j'avois penfé k une chofe qui pourroit nous tirer d'affaire avec honneur, & réparer même toutes nos pertes, fi 1'Enfarit vouloit y confentir. II réppndit auffitöt qu'il n'y avoit rien qu'il ne fit pour cela. Eh bien , repliquai-je, fi vous voulez permettre que nous vous montrions dans eet habit pour de 1'argent, comme un monflre nouvellement arrivé des Indes , je réponds du fuccès. II fit d'abord  DE ROBERT BOYLE, 177 d'abord un peu de diffieulté ; mais, amörcé par 1'efpérance du gain, il y confentit enfin, è condition qu'on lui déguiferoit auffi le vifage. Je lui dis que je m'en allois quérir le mafque qui accompagnoit 1'habit, que j'avois vu dans la chambre de mon ami ; & la-delfus je fortis. Je revins un moment après , & je lui donnai celui dont nous nous étions pourvus nousmêmes ; il le mit auffitöt, & parut très-fatisfait de mon expédient. Malgré le bruit que nous avions fait, perfonne dans la maifon, excepté 1'höte , ne favoit rien de notre petit manége; mais le lert» demain , nous fimes publier dans tous les carrefours ■, qu'on pourroit voir, en payant, un monftre, 1'après-midi, dans notre cabaret. Pour mieux couvrir notre jeu, nous avions attaché le pauvre diable de fatyre avec une chaine, comme un animal dangereux ; &c nous lui avions appris a faire plufieurs fingeties capables d'en impofer au petit peuple. A 1'heure marquée, il y eut un fi grand concours de monde pour voir notre monftre, paree que c'étoit clans les fêtes, que le profit que nous fimes nous réjouit tous: car ce que nous avions recu fe trouva monter k vingt-trois piftoles; & le dröle joua fi bien fon róle , que les fpeclateurs s'en retournèrent tous. fatisfaits, M  27§ V O Y A G E S Nous 1'avions averti de prendre un air & des manières féroces, de peur que quelqu'un ne s'approchat de lui d'afiez prés pour découvrir la fourbe. Nous nous divertïmes beaucoup des badauderies de ces campagnards. L'un d'eux me demanda quel age avoit ce monltre. Je lui répondis qu'il avoit quatre ans, trois mois & cinq jours. Bonté ! miféricorde ! s'écria-t-il tout haut, quand il en aura vingt , il n'y a point de maifon qui puiffe Ie contenir. Enfin nous Ie montrames fi long-tems , & avec tant de fuccès, que nous amafsames au-delfus de cent piffoles, toute notre dépenfe payée. Le jeu lui plaifoit fi fort, qu'il 1'auroit bien voulu continuer jufqu'a la fin des fêtes ; mais nous en avions difpofé autremer.t fans le lui dire. Un beau matin, nous le plantames-la , enchaïné au poteau de la fenêtre, comme a 1'ordinaire ; &, après avoir payé graffement notre höte, nous lui dimes comment il falloit qu'il fit. Nous nous en fumes tous au plus prochain village ; nous y laifsames nos chevaux ; nous revinmes a pied , l'un après 1'autre, au cabaret, & fans être appercus de perfonne que de 1'höte qui avoit le mot; nous montames dans la chambre qui touchoit celle de notre fatyre, & nous fimes de petits trous a la cloifon, pour yoir ce qu'il feroit. Le pauvre diable voyant  DE ROBERT BOYLE. que nous demeurions plus long-tems k revenir qu'a 1'ordinaire, commenca a faire un grand bruit : ce que le cabaretier entendant, il envoya un de fes domeftiques qui ne favoit rien de 1'affaire, pour voir ce que c'étoit. Quand 1'Enfant le vit entrer dans la chambre , il lui fit plufieurs fignes ; mais le valet, qui croyoit bonnement que ce füt un monftre, en fut tout efFrayé, & redefcendit bien plus vite qu'il n'étoit monté. Cela acheva de dépiter notre pince-maille ; il s'affit k terre, fe rongeant les ongles de rage ; car il voyoit bien qu'il étoit vendu. Après avoir demeuré quelque tems dans cette attitude, il fe leva, & fit tous fes efforts pour fe débarrafler de fes chaines; mais, comme elles étoient attachées ferme k une poutre dans la muraille , & cadenaffées dans les endroits oü elles 1'embraflbient, il lui fut impoflible d'en venir k bout. Nous avions toutes les peines du monde de nous empêcher d'éclater de rire. Quand il vit que tous fes efforts étoient inutiles, il devint comme un furieux ; & le bruit qu'il fit en frappant des pieds, & fecouant fes chaines de rage ,obligea enfin les valets de monter, armés de broches & d'autres inftrumens de cuifine pour le faire taire. lis ouvrirent la porte de fa chambre avec précaution, eraignant que % M ij  iSo V O Y A G E S peut-être, il ne fe füt détaché; Sc, maïgré tout leur courage , ils n'eurent pas plutöt vu fon air menacant, que la peur les faifit; ils s'enfuirent avec tant de précipitation, qu'ils fe jettèrent les uns fur les autres en bas de Pefcalier. Quand nous crümes qu'il étoit tems d'en venir a une conclufion, nous lui envoyames le cabaretier, muni d'un bon fouet, Sc avec une lettre a la main. Dès qu'il fut entré dans fa chambre , il lui dit d'un ton de maitre: » J'ai » toujours bien cru que tu n'étois qu'un in» figne fourbe ; mais a préfent que j'en fuis » pleinement convaincu , je vais commencer » par te chatier , Sc puis je raifonnerai avec » toi a la manière des juges criminels, qui pu» niffent premicrement, & qui examinent en» fuite les démérites des accufés , de peur » que la juftice ne fouffre quelque retard». Ces paroles furent fuivies de quelques coups de fouet bien fanglés, qui ouvrirent une fcène des plus comiques Sc des plus lugubres tout enfemble ; car les cris horribles de PEnfant, fes fauts Sc fes gambades, la voix rauque du cabaretier qui s'échaufFoit dans fon harnois , & le üfflement du fouet qui marchoit d'importance ; tout cela faifoit un cbarivari affreux, Sc nous divertit a merveille, tandis que le pauvre miférable foufxroit mort Sc paffion : Sc il  *8l V O Y A G E S Un foïr mon valet, qui avoït une intrigue en ville , & qui, pour n'être pas reconnu, s'étoit avifé de mettre mes habits, revenant è la maifon affez tard , recut par derrière un coup de piftolet qui lui traverfa le corps, précifément comme il mettoit le pied fur le feuü „de la porte du collége. On le crut mort; cependant il en réchappa , après avoir été plufieurs jours dangereufement malade. Comme il n'avoit pas vu celui qui avoit fait le coup, il ne put donner aucune lumière fur eet accident. Je ne laiffai pas que d'en être fort inquiet, car il étoit tout clair que c'étoit a moi qu'on en vouloit, & que cela venoit de I'Enfant, qui avoit quitté le collége après la perte de fon procés. Ce fut un avertiffement pour moi de me tenir fur mes gardes, & je ne fortis plus que de jour & bien efcorté. Cependant je commencai a me repentir du tour que je lui avois joué, & je lui écrivis un billetpour lui en faire excufe, lui renvoyant en même-tems ma portion de 1'argent que nous lui avions pris. II recut avec plaifir les efpèces, & me répondit qu'il me pardonnoit de tout fon cceur. Je crus qu'il parloit fincèrement, & je fortis comme h 1'ordinaire, feulement j'avois foin de me retirer de bonne heure. Un foir q»e je revenois de fouper en viile, quatrt  ÖE ROBERT BOYI.E. lSj hommes mafqués, qui s'étoient cachés derrière la muraille d'une maifon qu'on batilfoit, m'attaquèrent le piftolet a la main, & après m'avoir tous quatre laché leur coup , ils s'enfuirent. La frayeur m'avoit faifi a un tel point que je me crus mort; mais étant revenu peu a peu a moi-même, je trouvai que je n'avois point de mal. Cela me parut tout - a - fait extrordinaire , car les coquins étoient fi proche de moi que j'eus plufieurs grains de poudre dans le vifage. Une lettre que je reegis le lendemain mafm, m'expliqua tout le myflère; elle étoit concue en ces termes: » Monfieur, » Je fuis un de ces malheureux qui, faute » de meilleure occupation pour vivre , ven» dent & prix d'argent le fang humain, quoi» que je puiffe protefter en confcience que je » n'ai point encore mis en pratique ma pro„ felfion. Hier matin M. Gomberville, com„ munément appellé 1'Enfant, m'envoya cher» cher , & m'engagea , avec deux autres de » mes amis, moyennant une certaine fomme » qu'il devoit nous compter, a vous afTafTiner » ce foir-la même; & pour être plus fur de » 1'exécution , il voulut faire le quatrième. » Mais comme je devois fournir des piftolets? M iv  184 VÓTAGES * & les charger moi-même, j'eus foin de n'y' « point mettre deplomb, ne pouvant me ré» foudre a öter la vie au fik de dom Ferdi» nand Aquilio, que j'ai connu dans ce pays » fur le pied d'un homme également illuftre » par fa naiffanee & par fes grandes qualités. » Je vousprie, pour Famour de moi, de gar» der la chambre , & de faire courir le bruit » que vous êtes dangereufement bleffé. II n'eft » pas néceffaire que je vous avertiffe de vous * tenir bien fur vos gardes , car la haine de » l'Enfant me paroit implacable. On ne révèle » point ces fortes de chofes, autrement nous » favons comment punir ceux qui font affez » imprudens pour le faire; ainfi que perfonne » ne fache ce que je vous écris, & n'oubliez » pas que vous devez la vie a » Jacques Marriot. Quand j'eus lu cette lettre, je dis a mon vaiet de faire entrer celui qui Favoitapportée, & je compris bientöt, par les difcours de eet homme, qu'un peu d'argent feroit grand plaifir a M. Marriot; ainfi je lui envoyai dix piffoles, Faffurant que je ferois exaöement ce qu'il me marquoir. Je commencai alors a penfer férieufement au danger oü je me voyois expofé par un fimple tour de gaillardife ; & je vis  DE ROBERT BÓYLE. bien qu'il n'y avoit rien de bon a attendre du reffentiment de 1'Enfant. Je fis dire dans le monde que j'étois dangereufement blefle ; &£ pour qu'on en doutat moins, je fis appeller un ehirurgien de mes amis a qui je communiquai la chole, & qui vint me voir régulièrement tous les jours. Lorfque j'eus gardé la chambre autant de tems qu'il en falloit pour guérir mes-prétendues bleflures , je m'aventurai de fortir, mais non fans être efcorté de quatre ou cinq de mes amis, & je revins de bonne heure a la maifon. Pendant ma maladie feinte , j'avois recu des lettres de condoléance de plufieurs de mes maitrelfes ; & quand elles eurent appris mon rétablifiement, j'en recus d'autres de reproche de ce que je ne les allois point voir. II y en avoit une, en particulier, qui étoit ma favorite, qui me prefibit extrêmement de lui donner un rendez-vous, & cela, difoit-elle, pour la dédommager par ma préfence , des affronts qu'elle avoit recus de 1'Enfant k mon occafion. Je lui répondis que je ne manquerois point d'aller chez elle le dimanche fuivant a Pentrée de la nuit. Je tins parole, & m'étant dépouilié de toutes les marqués du collége, je fortis fecretement & j'arrivai fain & fauf a la maifon de ma belle.  186 V O Y A G E S Après avoir bien foupé , & bu deux ou trois bouteilles de vin de 1'hermitage , nous nous mimes au lit; & quand nous y eümes pris nos ébats, ma maïtrefle s'endormit. J'aurois bien voulu en faire autant , mais il me fut impoflible, & plufieurs heures fepafsèrent fans que je puffe fermer 1'ceil. Sur le minuit il me fembla que j'entendois parler tout bas dans la chambre voifine, ce qui m'allarma extrêmement; mais ma frayeur redoubla bien quand, regardant au travers d'une fente qu'il y avoit a la porte par oii 1'on pouvoit pafler d'une chambre k 1'autre fans fortir, j'appercus 1'Enfant avec quatre coupe - jarrets , qui répandoient de la fciure fur le plancher, tenant un mafque a Ia main. Je compris aufli-töt ce que cela vouloit dire , & je fongeai a pourvoir a ma füreté autant que j'en étois capable dans le trouble oii fe trouvoit mon efprit. J'allois toujours bien armé depuis la dernière rencontre, ayant deux paires de piftolets de poche, une bonne épée & un ftilet. Mais quel fut mon étonnement lorfque voulant prendre mes habits ób tout cela étoit, je ne les trouvai point ? Je commencai alors a penfer tout de bon a la mort, & je demandai ardemment k Diau le pardon de tous mes pé-  DE R Ö B E R T B Ó T L E. 187 diés , perfuadé qu'il n'y avoit plus moyen d'échapper, nud comme j'étois, & fans ar mes pour me défendre. Cependant je me fouvins qu'il y avoit dans la chambre un petit cabinet dont la fenêtre donnoit fur la Seine ; Sc quoique ce fut au troifième étage, néanmoins, comme je favois nager, je crus qu'il valoit encore mieux me confier a la providence en me jettant dans 1'eau, que d'attendre tranquillement qu'on vint me couper la gorge. Je m'en fus donc k cette fenêtre , mais, a ma grande confternation, je la trouvai fermée de manière que je ne pus jamais 1'ouvrir : heureufement a force de tatonner de cöté Sc d'autre dans 1'obfcurité, je trouvai enfin mes habits; je les mis au plus vite, Sc ayant préparé mes armes, je réfolus de ne pas mourir feul. II fe pafia encore quelque tems avant que les coquins, qui en vouloient a ma vie, entraffent dans la chambre. Quand ils eurent ouvert la porte , je les vis venir l'un après 1'autre mafqués, a la faveur d'une lanterne fourde que le premier portoit. Je ne jugeai point a propos d'attendre qu'ils viffent que je n'étois pas au lit, mais je me jettai fur le premier k qui je caflai la tête d'un coup de piftolet; en deux fecondes j'en couchai par terre deux autres, Sc j'aurois tout aufli vite expédié les deux qui  ISS* V ö Y A G E S refloient s'ils ne m'euffent dans le moment," demandé quartier a genoux. Je le leur accordai, a condition que l'un lieroit 1'autre, ce qui fut exécuté fur le champ , après quoi je liai moi-même le dernier. Cela fait, je voulus auffi m'affurer de ma perfide maitreffe ; mais jugez de ma furprife, je la trouvai expirante dans le lit : cependant elle eut encore affez de force pour me dire qu'elle étoit tombée dans le piége qu'elle m'avoit tendu, & que fon valet ayant apparemment pris une bouteille pour 1'autre, lui avoit donné, k fouper, du vin empoifonné qu'elle avoit préparé pour moi. Je lui demandai la raifon d'un procédé fi barbare, ne me fentant coupable de rien a fon égard. Elle me répondit que 1'Enfant 1'avoit affurée que je lui étois infidèle, ce qui 1'avoit fait paffer dans un inftant de 1'amour k une haine implacable; de forte qu'elle avoit réfolu, pour fe venger, de m'öter elle-même la vie, ne fe fouciant pas de confier a perfonne fon deffein , dans la crainte qu'il n'échouat. li faut que j'avoue que j'étois épris des charmes de cette malheureufe , & j'avois auffi plufieurs preuves qu'elle m'aimoit fincèrement ; mais malgré tout cela, elle étoit. d'une humeur fi inégale & fi emportée , qu'ïndépendamment de la noire trahifon qu'elle venoit de me faire,  BE ROBERT B d T 1 E, 189 je fus peu touché de fon état. Elle me pria de lui pardonner, Sc un moment après elle rendit le dernier foupir. Quand elle eut expiré, j'examinai les deux dröles qui étoient lies, Sc ie trouvai que c'étoient des valets de 1'Enfant qui avoient été obligés de faire ce qu'ils avoient fait; ainfi je réfolus de leur pardonner. Je fus une fois fur le point d'aller informer le prévöt de toute cette affaire ; mais l'un de ces malheureux m'ayant dit qu'il étoit proche parent de leur maitre Sc qu'il 1'aimoit beaucoup, je changeai de fentiment dans la crainte que la pafïion ne 1'emportat chez lui fur la jufrice. Ainfi je ré" folus de quitter Paris fans perdre de tems, pour me rsndre en toute diligence enEfpagne; je partis avant le point du jour, après avoir donné ordre a mon valet de régler mes petites affaires Sc de me fuivre inceffamment. Je me mis en chemin avec cette réflexion, que les moindres accidens , que de fimples gaillardifes peuvent avoir des fuites terribles ; Sc qu'une femme irritée eft le plus dangereux ennemi qu'un homme puiffe avoir. ■Je ne rencontrai rien d'extraordinaire dans mon voyage. Arrivé a Séville, j'appris que mon père , qui en étoit gouverneur , étoit a une maifon de campagne qu'il avoit a lix lieues  190 V O Y A G E S de la. Quoique je fuffe extrêmement fatigué, je réfolus d'y aller ce foir-la même. Je pris une mule de louage , ne me convenant pas d'avoir une meilleure monturedans 1'équipaga oü j'étois; car j'ai oublié de dire que je m'étois fauvé avec les habits de mon valet, pour n'être pas reconnu. Je partis fur le champ, mais ma béte marchant fort lentement, je perdis patience, & je la laiffai a un village a une lieue de notre maifon de campagne. Je continuai mon voyage a pied, quoiqu'il füt déja nuit, & qu'il fit même fort obfcur; mais j'étois impatient de revoir mon père, & d'ailleurs , je connoiffois parfaitement le chemin. J'atteignis dans un défilé, deux hommes qui, m'entendant venir, m'appellèrent, & me demandèrent d'oü vient que je demeurois fi long-tems, & oü étoit dom Lcfttis. A ce mot je foupconnai d'abord dom Louis de quelque mauvais deffein contre mon père, fachant que c'étoit fon mortel ennemi. Je ne répondis rien, incertain fur le parti que je devois prendre; de forte que ces deux hommes vinrent a moi. Ils s'appercurent aufïi-tót de leur erreur, &me demandèrent oü j'allois k ces heures-la : je leur dis que j'allois chez mes parens k Saragoffe, un gentilhomme que j'avois fervi plufieurs années a Cadix, m'ayant renyoyé, paree que j'avois  491 V O Y A G E S un de mes anciens domeftiques que j'ai gagné ^ & qui doit nous introduire cette nuit dans fa maifon oü je veux éteindre dans fon fang la haine que je lui porte : & pour diffiper, ajouta-t-il, la crainte que vous pourriez avoir que nous ne trouvions de la réfiftance, je vous dirai qu'il n'y a dans toute la maifon que deux autres valets que Ie dröle a foulés, &C qui fe trouveront chargés du meurtre de leur maitre, par la manière dont il difpofera les chofes. Ce fut un bonheur pour moi qu'il faifoit fort obfcur, autrement ce vieux coquin fe feroit appercu , a mon air, du trouble oü m'avoit jetté Ion difcours. Cependant je lui dis d'un ton ferme , que je me tiendrois honoré de le fervir dans cette occalion & dans toute autre. Grand-merci , me répondit-il; Sc pour t'encourager voici quelque chofe que je te donne: en même - tems il me mit dans la main une poignée d'écns. Je vous laiffé a penfer le plaifir que eet argent pouvoit me faire; il fallut pourtant le prendre, tout en rêvant aux moyens de prévenir un attentat dont la feule idéé me faifoit friffonner d'horreur. Quand nous fümes arrivés a la maifon de mon père, nous trouvames le fcélérat de vakt qui attendoit dom Louis a la porte. Dès qu'il 1'appercut, il lui dit tout bas; je fuis bien- aife  Ö E ROBERT BOYLË. Ï93 aife que votre grandeur foit venue, mais dom Ferdinand eft dans fon cabinet, & ne f^fCouchera point de toute la nuit, paree qu'i!,doit être demain de grand matin a Séville, & il a fermé la porte fur lui. Eb. bien ! dit dom Louis, nous 1'enfoncerons ; mais, répliqua le valet, il a des armes toutes prêtes dans fon cabinet, & je crains qu'il ne foit un peu difficile d'en venir a bout, car c'eft un vieux routier a qui il ne fait pas bon fe frotter. Sur cela mon homme demeura quelque tems interdit, ne fachant quel parti prendre , ce qui me donna le loifir de penfer k un expediënt pour tirer mon pauvre père de danger. Monfieur , dis-je a ce vieux pêcheur , lahTez moi faire, &c je vous réponds du fuccès. Le valet n'a qu'a venir avec moi jufqu'a la porte du cabinet, a laquelle il frappera comme pour parler k fon maitre; Sc au moment que ce feigneur ouvrira,.je me jetterai fur lui avant qu'il ait le tems de le reconnoitre, Sc je 1'aurai bientót expédié. Ton projet eft fort bon, répliqua dom Louis, Sc fi tu 1'exécutes comme il faut, je te réeompenferai bien. La-deffus nous entrames dans la maifon , §J le coquin de valet me conduifit tout doucement en haut. Le cabinet étoit a 1'extrêmité d'une grande chambre dont je verrouillai Ia N  194 Voyage s porte par dedans auffi-töt qvie nous y fümes 'entn.j , & en même - tems je plongeai mort poighard dans le fein de ce malheureux, qui tomba mort a mes pieds. Au bruit qu'il fit en tombant , mon père cria qui elf-la ? 8c fortit Wüfquement de fon cabinet avec un piflolet a la main. C'eft votre fils, répondis-je, qui vient vous fauver la vie. Vous pouvez juger de la furprife oü il fut en me voyant , & en voyant devant moi un de fes valets noyé dans fon fang. Je le priai de rentrer dans fon cabinet, ce qu'il fit fans dire une feule parole; 8c la je rinffruifis en peu de mots du deffein de dom Louis, Sc de la manière dont jel'avorsdëcouvert. Sans perdre de tems nous primes chacun tin moufqueron 8c une paire de piftolets, 8c nous defcendimes par 1'efcalier dérobé pour mieux 'furprendre dom Louis 8c fes gens. Je me prêfentai le premier dans la falie baffe oü ilsm'attendoient. Dés que ce vieiix coquin m'appefcut, il me cria : eh bien-, mon enfant, as-tu expédié 1'ho'mnse ? Oui, Monfieur , lui dis-je, & je 1'ai même tralné en bas afin que vous voyez comment je 1'ai ajufté. A ces mots il fit un faut'de joie, 8c vint en courant a moi pour raffafier fa vite de eet agréable fpe&acle. Mais quelle ne fut pas fa furprife, quand il  fi E ROBÈRT ËÓYLE. 19^ vit mon père qui s'avancoit avec fon möufqueton? II demeura immobile comme une ftatue. Dans le même moment je déchargeai le mien fur les trois autres, qui, ayant appercu ee dont il s'agiffoit , faifoient effort pour fe fauver , & j'en étenuis deux fur le carreau,. Ie bruit du coup fit tomber a. la renverle dom Louis, qui fe crut mort; & le troifième voyant qu'il lui étoit impoflible d'échapper , devint furieux, II tira de fa poche un ftilet, & fe jetta fur moi comme un lion; & quoique je lui eufle percé 1'eflomach de deux balles, il me bleffa en trois endroits. Comme je faifois de grands efforts.pour me dégager, nous tombames tous deux fur dom Louis que cette chiite fit revenir a lui-même; 6c ce moment auroit été le dernier de ma vie fi mon père ne füt accouru k mon fecours, 6c n'eüt paffé fon épée au travers du corps de ce malheureux. Cependant le bruit de nos armes k feu ré? veilla les deux valets qui étoient fouls, & qui vinrent k nous tout effrayés, ne fachant ce que ce pouvoit être. Leur fecours nous étoit fort inutile , n'y ayant plus que dom Louis qui, voyant la mort devant fes yeux, fe jetta aux genoux de mon père, & lui demanda quartier, Töi , infame , lui dit mon père , comment peux-tu te flatter que je te donne la vie après Ni  tc)6 Voyage s que tu as attente a la mienne d'une manière fi lache, lans que je t'aie j amais fait le moindre tort? II répliqua qu'il ne s'y attendoit point, qu'il prioit feulement qu'on lui accordat un prêtre & le tems de fe confefTer, & qu'il mourroit avec un fincère repentir de fon crime. Malheureux I reprit mon père, tu vois combien le ciel a en horreur ton barbare deffein, par la manière dont il 1'a fait échouer. Ce jeune homme que tu voulois faire fervir a ta fcélérateffe, eft mon propre fils, qui eft venu ici comme fi c'eüt été un ange envoyé du ciel pour me fauver la vie. II eft vrai, répliqua dom Louis, la providence s'eft déclarée en votre faveur, & je fuis un malheureux qui ne mérite pas de vivre : cependant li vous voulez me pardonner & oublier tout le paffé, je vous regarderai toujours comme mon libérateur, je vous aimerai autant que je vous ai haï; & pour ferrer encore davantage les nceuds de notre amitié , je donnerai ma fille , avec une riche dot, a votre fils que voila. Puiffent-ils vivre long-tems heureux enfemble ! Mon père avok trop de générofité pour tuer un homme de fang - froid; quoique s'il 1'eüt fait dans cette rencontre , il avoit affez de quoi fe juftifier. D'ailleurs, la fille de dom Louis étoit un trèsriche parti, fort au-dela de ce que je pouvois efpérer.  ïpS V O y A G E s & dès-lors j'eus la liberté de voir la belle aüffl fouvent que je le fouhaiterois. Mais je fus obügé de retourner auparavant a Séville pour me mettre dans un équipage convenable a cette occafion , & dom Louis fuivit de prés avec fa fille. J'avoue qu'elle me charma la première fois que je la vis; le jour de nos nöces fut fixé, & tout Séville fe réjouit de voir que deux des plus illuftres families de la ville alloient, par ce mariage , enfevelir dans un éternel oubli leur ancienne inimitié. Dans les vifites que je rendis k ma future époufe , je pris toutes les bbertés honnêtes que me pouvoient permettre les termes ou nous en étions enfemble; & je Crus remarquer qu'elle ne me haïfibit pas , fi bien que je me flattai de trouver dans fa poffeffion tout le bonheur que je pouvois foufcaiter. La femaine avant que nous duflions célébrer notre mariage, je fus un matin pour lui rendre vifite, mais 1'on me' dit qu'elle n'étoit pas encore fortie de fa chambre ; ainfi je pris le parti de maller promener dans la grande place de la ville , en attendant qu'elle füt habillée, Comme je fortois j'appercus fa femme-de-' chambre qui parloit a un payfan , & je remarquai que ma prcfence lid caufa quelque  fi E ROBERT BOTLE. 20f ferma avec trop de précipitation, mon habit s'y trouva pris, &c pour furcroit de malheur, elle laiffa tomber la clef qu'elle avoit dans fa main. Je voyois bien oii elle étoit; mais je ne pouvois pas me baiffer pour la prendre, a caufe que j'étois retenu par mes habits, ni je n'ofois parler, de peur d'être reconnu. A la fin, a force de chercher, elle la trouva, & auffi-töt elle ouvrit la porte pour me mettre en liberté; mais dans ce moment mon rival parut; & fe voyant précédé d'un autre lui-même, il entra de force, & fe jetta fur moi. A la vue de deux Sofies , Thérèfe ferma la porte toute effrayée, & s'enfuit, en criant comme une folie : ainfi nous eümes le plaifir de nous trouver feuls, le galant & moi", renfermés dans le jardin. Cependant, pour me tirer d'affaire avec lui du mieux qu'il m'étoit poffible , je le renverfai par terre, & je le bourrai d'importance a coups de poings; car heureufement nous n'avions ni l'un ni 1'autre aucune arme offenfive. Les cris de la femme-de-chambre , joints au bruit fourd que nous faifions en nous chamaillant, réveillèrent un gros matin anglois qui gardoit la maifon ; il s'en vint d'abord a nous , & fans dire gare , il faifit mon rival par le bras, & le houfpilla a merveille. .Quelques raifons que j'euffe de le laiffer faire,  DE R Ó* ff Ê R T B O T t E. 107 Mon ami me conduifit a un endroit du jar■din oü ia muraille étok plus baflé qu'ailleurs: nous y grimpames ; & quand nous eümes gagné le lïaut , nous appercumes un homme qui 1'efcaladoit, droit au - deffous de nous; mais dom Juan le jetta par terre en defcendant. Auffitöt rinconnu fe releva \ & courut fur lui ■comme un furietix , le poignard a la main, dont il lui donna plufieurs coups ; a la fin,mon ami lui fai-fit le bras , & lui arrachant fon poignard , il le lui enfonca dans le feïn. Dés qu'il eut expédié fon homme, nous nous retirames en diligence; mais nous n'eümes pas fait une centaine de pas, qu'il tomba mort de -fes bleffures. Je fus fort touché de eet accident ; '&, de peur qu'on m'accusat d'y avoir quelque part-, fi 1'on me tronvoit auprès de lui, je doublai le pas , & je fus me re,-fermer chez moi. Je me mis d'abord aü Ik, qrïoiqué je ftrtTe dans une fi grande agitation , que je ne pus fermer 1'ceiV'de toute fa nuk. Mais qaefle ne fut pas ma douleur , lorfque mon valet vifit le lendemain matin , me dire kju'ön ta«ta§it trouvé mon père & mon ami dom Juan aflafiinés, enhabits de payfan , aü pie'd de la muraille dü' jardin de doffi' Louis. J'en p*->'is -la par-ole, & prefque la raifon. Je vouh'S me tuer plus " d'une fois;-&, fans-mon fiJèl.- .lorneftique^e  DE ROBERT BÖYLÊ. ±09 b mariage de votre fils avec dona Ifabella ma w maitreffe. Pourvoyez- vous d'un habit de » payfan, & demain je vous enverrai un petit » billet, oii je vous marquerai plus au long ce » que vous devez faire. » Votre , &c. Therése ». Voici la feconde: « Trouvez-vous a 1'extrémité du jardin du » cöté du couchant, a une heure après minuit, » & montez par une échêlle, que vous verrez » attachée a la muraille, & que vous aurez » foin de tirer après vous. Quand vous ferez » entré , mettez vous fous un berceau qu'il y » a dans le coin , & attendez-la que je vienne » vous prendre pour vous conduire vers 1'ob» jet de vos vceux. J'aurai foin que vous ne » foyez point interrompu dans vos. plaifirs; » feulement prenez garde de ne pas ouvrir la » bouche ; car, li vous parlez, nous fommes* » perdus tous les deux. Le' dénouement de cette malheureufe affaire me jetta dans un trouble inexprimable; &, k force d'y rêver , je me fouvins que, dans la dernière converfation que j'avois eue avec mon père , il me dit qu'il croyoit que c'étoit encofé un peu trop tot pour me marier, & qu'il feröif de mon intérét 4e différer nos nöces j qu'il O  Ö Ë R O B E R T B O Y 1 É. itt' quée a diverfes perfonnes pour douze ans ; de forte qü'au lieu de me trouver riche de vingt mille écus de rente, comme je le croyois, a peine en avois-je trois mille bien clairs. It eft certain que mon père faifoit une très-grolfe ligure, fa maifon étant toujours ouverte a tout le monde ; cependant 1'on croyöit généralement qu'il ne dépenfoit pas la moitié de fon revenu. Cela me fit foupconner qu'il falloit qu'il y eut la-deffous quelque myftère , mais je ne pus jamais rien découvrir. Ainfi, peu fatisfait de ma fituation préfente, & voulant rompre entièrement avec Ifabelle, je formai le deffein de m'exiier moi-même d'Efpagne , &t de m'ert aller courir le monde jufqu'a ce que le terme de douze ans, fixé pour les hypotheques , fut expiré. Je fus rendre vifite a dom Louis, & je lui communiquai mon deffein & les raifons que j'avois pour cela. II ne pouvoit manquer de 1'approuver ; car il étoit aifé de voir qu'il n'avoit en vue que 1'intérêt en me donnant fa fille. II ne me prefik point de la voir, & je n'infiflai pas non plus la - deffus ; &, après quelques affurances réciproques de nous fouvenir l'un de 1'autre, nous nous féparames. II faut que j'avoue que j'aurois bien voulu , avant que de partir, rendre encore une vifite O ij  %l% l 1 V0YAGE5 noöurne alfabelle; ce n'eft pas que j'euffe aucune inclination pour elle : mais les plaifirs dérobés que j'avois goütés avec elle m'avoient fi fort enchanté , que je languiffois d'en jouir une feconde fois. Cependant, comme la chofe étoit impratiquable, il fallut s'en paffer. En peu de femaines, j'eus mis ordre a toutes mes affaires, & je n'attendis plus que le départ de la flotte deflinéepour leslndes occidentales ; car j'avois réfolu d'aller au Mexique, ou j'avois un oncle fort riche, qui avoit fouvent témoigné , dans les lettres qu'il écrivoit a mon père , un erand defir de me voir. J'avois trouvé le moyen de lever fix mille écus fur mes biens délabrés , fans toucher a la vaiffelle ni aux ameublemens de la maifon, dont je confiai le foin, de même que celui de tous mes papiers, a un de mes proches parens, fupérieur d'un monaffère de Séville. Un jour que j'allois me promener a environ deux lieues de la ville, la fangle de mon cheval fe rompit, ce qui m'obligea a m'arrêter a la boutique d'un fellier pour la faire raccommoder. Le maitre me pria honnêtement d'entrer dans fon jardin, & d'y faire un tour de promenade pendant qu'il travailleroit a ce que je fouhaitois, ce que je fis. Au bout d'une allée qui traverfoit ce jardin, il y avoit un joli ber=  DE ROBJERT.BöYLE. 11J ceau, oü je vis une femme affife, qui lifoit. Dès qu'elle m'appercut, elle fit un grand cri, cc voulut fe retirer; mais je 1'arrêtai; & ,oomme je lui demandois pardon de mon incivilité , & que j'eus le tems de 1'examiner de plus prés, je ne fus pas peu furpris de voir que c'étoit Thérèfe , la femme-de-chambre de mon ancienne maitreffe. Cependant je réfolus de profiter de cette rencontre pour tacher de découvrir quelque chofe de 1'intrigue de mon père avec Ifabelle, oü je ne voyois pas encore bien clair. La pauvre créature étoit toute hors d'ellemême , s'imaginant que j'étois venu-la pour la faire failir ; mais je la défabufai bientót avec quelques bonnes paroles; & avec une couple de piffoles que je lui donnai, je 1'engageaia me déclarer tout ce qu'elle favoit. Monfieur, me dit-elle, j'efpère que vous voudrez bien me pardonner ; car, ce que j'en ai fait, n'a point été pour vous trahir, mais j'ai été féduite par le brillant éclat de 1'or. La première fois que votre père vit ma maitreffe , il m'avoua que fon cceur étoit pris, & que fa raifon 1'abandonnoit; &£ ,. depuis ee tems-la , il m'a. fouvent protefté que , s'il ne pouvoit pas en obtenir les dernières faveurs , il fe donceroit la mort pour ne point furvivre k fon in- O iij  a!Ó V O Y A G E S foler avec elle de la perte de dom Juan fon cher amant. Mais elle m'avoua ingénuement qu'elle n'en étoit pas fort fachée, paree qu'il •étoit un peu dur è la defferre; Sc vous favez, monfieur, me dit-elle, qu'il faut que nous fafbons nos orges pendant que nous le pouvons. Eh bien, lui dis-je, puifque je fais ce que vous aimez le mieux, fi vous voulez renpuer 1'mtrigue noclurne avec Ifabelle , je vous fais préfent de vingt piftoles. Vous n'avez qu'a 1'afTurer que dom Juan n'eft point mort comme on 1'avoit publié; qu'après une longue Sc dangereufe maladie, il eft parfaitement guéri de fes bleffures; mais qu'il ne veut pas qu'on le fache dans le monde, de peur que je ne le pourfuive en juffice pour avoir tué mon père. Monfieur, me repliqua-t-elle , je ne faurois rien vous refufer pour une fomme auffi eonfidérable que celle-iè, Sc j'approuve fi fort votre ftra£agème„ que j'ofe vous répondre du fuccès. Je vais y travailler inceffamment, car auffi-bien je m impatiente de tenir les vingt piftoles. Si cela vous fait tant de. plaifir , lui dis-je, les voila d'a-vance ; & qi,and 1'affaire fera faite, je vous en donnerai encore autant. Elle fut toute charmé? de ma générofité ; Sc, après m'avoir fait bien des remercimens, elle marqua la troifième mit enfuite pour 1'exécution de fon deffein; 6c  DE ROBERT BOYLE. -ZIJ me dit de me trouver au lieu & a 1'heure accoutumée, dans le même déguifement qu'auparavant. La-deffus, je la quittai; &, étant remonté a cheval, je continuai ma promenade. Je me divertis très-bien le refte du jour avec mes amis , & je revins le foir a la maifon. A Ia fin, 1'heureux moment que j'attendois avec impatience arriva. Ma mercenaire de confidente s'étoit mife en fentinelle. Dés qu'elle m'appercut, elle me fitentrer, & je pris une feconde fois poffefïion de ce que j'eftimois plus dans ce moment, que tous les tréfors du monde. Comme je croyois bien de n'y plus revenir, je m'en donnai au cceur joie ; & la belle en fut fi fatisfaite , qu'elle ne put s'empêcher de me le dire a 1'oreille. J'avois préparé une lettre oit je lui découvrois tout le myftère. Sur le point de me retirer , elle me demanda tout doucementpar quel hafard je m'étois trouvé engagé dans la malheureufe aventure dont j'ai parlé plushaut. Je lui répondis, auffi bas qu'il me fut poffible , que comme je me doutois bien qu'elle me queftionneroit la-deffus, & qu'il étoit dangereux de parler, j'avois apporté par écrit le détail de cette affaire ; & , en difant cela , je lui donnai ma lettre , qu'elle prit avec empreffement, après quoi je lui dis adieu, non fans quelque  *ï8 V O Y A G E S regret de ne pouvoir pas continuer mes vi'fites noöurnes; car le lendemain je devois m'embarquer pour les Indes. Eu traverfarrt le jardin pour fortir , je demandai a Thérèfe qui me reconduifoit, combien de térhs il y avoit que dom Juan faifoit 1'amour a fa maitreffe : environ denx ans, me répondit-elle; & voici quelle "en fut 1'occafion. Un jour dom Juan allant I fa maifon de campagne qui eft k deux lieues de diftance de ceüe de mon maïtre, fut attaqué par des vofeurs qui le blefsèrent dangereufement ; & it feroit mort fur la place, fi dom Louis ne füt beureufement furvenu, accompagné de fes domeftiques, qui donnèrent la chaffe aux affaffins. II étoit dans un fi pitovable état, qu'on ne jugea pas k propos de le porter chez lui, k caufe du trop grand éloignement : ainfi mon maitre le fit conduite k fa maifon, OÜ fes bleffurés le retinrent long-tems. Quand il eut recouvré affez deforces pour pouvoir fe promener, il paffoit ordmairement fon tems dans le jardin ; & ma maitreffe ayant oecafion de 1'y voir fouvent,. elle en devint amoureufe a la fureur. Elle me fit confidence de fa paffion ; & , comme j'étoisfort propre k ménager une affaire de cette nature, je lui confeiliai de fe laiffer vöir k dom Mhi & pour cela* de s'y prendre de Cettemanière..  DE R O B E R T B O Y L E. 110 II y avoit a 1'extrémité du jardin un berceau oii j'avois remarqué que ce gentilhomme alloit s'affeoir tous les jours k une certaine heure. Je dis a ma maitreffe de s'y rendre quelque tems avant lui, dans 1'habillement le plus propre k infpirer de 1'amour, de s'y mettre dans la pofture d'une perfonne qui dort, 8c de laiffer k fa bonne fortune le foin de faire le refte. Elle fuivit mon confeil de point en point; & il eut tout le fuccès qu'elle pouvoit fouhaiter; car dom Juan étant entré dans le berceau, & 'la voyant dans cette attitude , la prit pour la déeffe de 1'amóur , s'appïocha tout doucement, & lui déroba un baifer. Elle fe réveilla en apparence toute effrayée, & fit femblant d'êtrê fort en colère, & de vouloir fe retirer : mais le galant la retint, & s'y prit fi bien, qu'avant que de fe quitter , ils furent en parfaite intelligence. Ce berceau fut dans la fuite le rendez-vous de nos deux amans, qui ne laiffoient échapper aucune occafion de s'y voir. Mais dom Juan ayant parfaitement recouvré fa'fanté, quoiqu'il affecfit pendant quelque tems d'être fort foible , fut enfin obligé de prendre congé de mon maitre & de toute la familie. Cependant , comme 1'amour eft ingénieux, 'il eut bientöt trouvé le moyen de revöir fa chère Ifabelle  ZIO V O Y A G E S dans le même lieu , en 1'abfence de dom Louis ; &, lorfque nous revinmes en ville, il fut réfolu que je 1'introduirois de nuit dans les habits du payfan qu'il envoyoit de tems en tems a la maifon, avec des préfens de fruits pour ma maitreffe : ce qui n'étoit qu'un prétexte pour avoir occalion de s'écrire. Quand Thérèfe eut achevé fa petite hiftoire, je lui donnai les vingt piftoles que je lui avois promifes, & je lui dis adieu pour la dernière fois. Elle m'arrêta un moment pour me dire qu'elle étoit fort en peine comment elle fe tireroit d'afFaire avec fa maitreffe, quand elle verroit que dom Juan ne revenoit point, & qu'elle n'auroit plus beu de douter de fa mort; cependant, ajouta-t-elle , ce qui me confole, c'eft qu'elle n'oferoit s'en plaindre a perfonne , de peur de fe trahir elle-même. Mais la pauvre créature ne penfoit guère qu'Ifabelle feroit inftruite de tout dès le matin, par la lecture de la lettre que je lui avois remife en la quittant. Je lui dis de prendre courage, & que tout iroit bien; & la-deffus je me retirai. Le lendemain, j'envoyai mon équipage a bord du vaiffeau fur lequel je devois m'embarquer, qui étoit a Cadix, & je fuivis de prés; mais le vent ayant changé, nous ne pümes mettre a la voile. Je me repentis alors d'avoir donné ma lettre k  BE ROBERT BOYEE. llf Ifabelle; car, par le moyen de mon argent auprès de Thérèfe , j'aurois pu paffer encore quelques nuits avec elle. Comme javois tout a craindre de fon reffeatiment, je ne jugeai point a propos de retourner a tërre. Ainfi j'attendis patiemment fur notre vaiffeau, que le vent nous devint favorable. Un jour que j'étois feul dans ma cabane, occupé a lire, mon valet m'apporta une lettre dont voici le contenu : » Monfieur, » Ayant appris que vous allez a Mexico , » le lieu de ma naiffance, je vous £erai infini» ment obligé, & ce fera pour moi un très» grand honneur, fi vous voulez bien me pren» dre fous votre proteftion. Mon père étoit » un riche marchand de cette ville , qui, en » partant pour 1'autre monde, m'a laiffé un » bien confidérable dans celui-ci. Ceux qui ont » eu le foin de mon éducation dans ce pays, » femblent en vouloir a ma fortune ; c'efl ce » qui m'a fait prendre la réfolution de m'éva» der, &de retourner dans ma patrie. Mais il » faudra que je me rejette entre fes mains de » mes traitres , fi vous n'avez pas la bonté de » me fervir de tuteur jufqu'a Mexico, oii je ta» cherai de reconnoitre les obligations infinies » que je vous aurai».  DE ROBERT BOYLE. 11$ Foccafion qui s'eft offerte comme d'elle-même; & vous conviendrez qu'il y a bien peu de perfonnes de mon fexe qui ne fuccombaffent k une pareille tentation. Ne foyez pas furpris de voir, dans ce déguifement, la filJe de dom Louis, qui éprouve a un tel point les caprices de 1'amour, qu'elle fe fent forcée de vous ouvrir le fond de fon cceur. La lettre que vous me remites, en me quittant, a produit fur moi un effet tout contraire a celui que vous vous imaginiez fans doute ; une paflion infiniment plus douce que la colère & la vengeance, s'eft emparée de mon ame ; &c la découverte d'une trahifon qui auroit rempli de rage tout autre que moi, m'a infpiré une tendreffe inexprimable pour don Pédro, een eft pas que je meflatte de quelque retour; je prévois bien que ma conduite paffee, & peut-être même la déclaration que je viens de vous faire, vous porteront a rejetter avec mépris un cceur qui veut fe donner a vous. Cependant, fi vous croyez qu'il y ait en moi quelque refte de fincérité, après la foibleffe que j'ai eue; j'ofe vous aflurer que vous pouvez compter fur la proteftation que je vous fais, de n'en aimer jamais d'autre que vous. Je ne parle pas de manage; je m'en fuis rendue indigne k votre égard ; mais , fi vous voulez de moi comme je fuis, vous me trouverez auffi  224 V O Y A G E S prête a vous fervir que le moindre de vos efJ claves. J'étois fi partagé entre le plaifir & 1'étonnement que me caufoit cette aventure, que je. crus que tout ce que j'avois oui & vu étoit un fonge. Mais, ayant tout lieu d'être convaincu de la fincérité d'Ifabelle, je lui dis, en retour, tout ce que la paflion la plus tendre pouvoit me fuggérer, fans me donner le tems de penfer k la bizarrerie de fon procédé , & aux conféquences d'un engagement avec elle. II me fuffifoit de trouver en elle tout ce que mon imagination me repréfentoit d'aimable dans une femme; je n'avois d'autre inquiétude que celle de favoir comment je pourrois la dérober aux perquifitions de fon père, Sc k la connoifiance des matelots a bord; car il étoit très-incertain quand nous partirions. Ma maitreffe me dit que fi la démarche qu'elle venoit de faire n'eüt pas eu 1'heureux fuccès qu'elle voyoit, elle avoit réfolu de fe faire religieufe ; mais que , puifque fes vceux étoient exaucés , elle laiffoit k d'autres a en prendre 1'habit. Elle m'apprit encore qu'elle s'étoit évadée fans le fecours ni la participation de qui que ce foit que de Thérèfe ; & que 1'abfence de fon père qui étoit allé pour dix {jours  DE ROBERT BOYLE. ZICf dans chaque port fe déchargent de belles rivières qui abondent en excellent poiffon ; mais auffi il y a grand nombre d'alligators (efpèce de crocodile) qui font beaucoup de mal. Un jour, j'en vis un fur le bord de la mer , qu'on eut pris pour une fouche de bois. Un buffle vint la pour boire ; auffitöt Palligator fe jetta fur lui, le tira au fond de Peau & le dévora. Cependant il eft facile de les éviter, a caufe de 1'odeur aromatique qui s'exhale de leur corps, & qui fe fait fentir de loin. Je fus extrêmement furpris de trouver, dans la plupart des maifons , des ferpens qui tiennent lieu de chats , & qui font encore plus ennemis qu'eux des rats & des fouris ; mais ce qu'il y a de plus admirable , c'eft qu'ils ne font jamais de mal., n'ayant point de venin. Seulement ils aiment la Volaille, & en détruifent autant que les renards, fi on ne les veille de prés. On trouve auffi dans cette ile la fcolopendre des Grecs, & de fort grands fcorpions; mais, par un eftet de la bonté de Dieu, ni les uns ni les autres ne font malfaifans de leur nature. Je ne vous fatiguerai pas d'une plus ample defcription de cette ile . paree qu'il n'y a rien de remarquable qu'on ne trouve fur le continent , excepté quelques herbes particulières j Piij  23© V O Y A G E S mais , comme je ne fuis pas botanifte, je ne m'y arrêterai point. . Le tems de nous rembarquer vint enfin , & je quittai Saint-Domingue avec quelque re-ret m'xmagmant que je ne trouverois plus de lieu fi agréable en Amérique. Pendant le voyage ma maitreffe fut fort incommodée. Nous arrivamesheureufement a Vera Crux ; & , comme nous n'y avions rien a faire , nous partimes iur le champ pour Mexico , par terre. Lorfque je fus arrivé dans cette ville , je m'enquis de mon oncle ; mais 1'on me dit qu'il étoit allé demeurer k Lima. Cela me fit d'autant plus de peine , que je craignois de ne pas trouver un endroit propre k nous loger, dans 1'état oh etoit ma maitreffe ; Sc qu'elle approchoit trop de fon terme pour pouvoir entreprendre un nouveau voyage. Un ami particulier de mon oncle, qui entretenoit correfpondance avec lui, ayant appris mon arnvée, vint me voir, & me fit mille honnêtetés k fa confidération. I! me régala chez lui, & je lui trouvai plus de franchife que les Efpagnols n'en ont généralement: feulement il avoit la même vanité que tous les vieux chréiiens de cette nation , qui s'effiment beaucoup plus que les autres par eet endroit. Je lui communiquai 1'état de ma maitreffe; Sc,  f> E R O B É R T BOYLE. IJl par le moyen de fa femme , nous lui fimes reprendre 1'habillement qui convenoit a fon fexe. Cependant elle garda toujours la maifon pour n'être vue de perfonne. Don Manuel, c'étoit le nom de eet ami, nous offrit un logement chez lui, que nous acceptames avec plaifir , dans la penfée que ma chère Ifabelle pourroit y faire fes couches plus fecrettement & plus commodément qu'ailleurs. Quand fon terme fut venu , elle mit au monde im beau garcon qui mourut au bout de trois femaines. Je ne doutai point que je n'en fuffe le père ; car il me reffembloit comme deux gouttes d'êau. Ma maitreffe fut fort foible pendant long-tems. Un jour que j'étois feul avec elle , elle me dit que don Manuel lui avoit fait faire fecrettement, par fa garde, de grandes offres , fi elle vouloit condefcendre a 1'amour qu'il avoit concu pour elle. Je lui appris que fa femme m'avoit auffi fait de pareilles avances; maisquoiqu'elle ne füt pas défagréable, &C qu'elle püt même paffer pour une beauté dans un pays oü les femmes blanches font fi rares , je ne me fentois aucune tendreffe pour elle. Après plufieurs réflexions fur ce bizarre accident, il me vint une penfée dans 1'efprit, que je crus qui pourroit nous divertir en nous tirant d'intrigue. Je prai ma maitreffe de donner quelque efpé-. Piv  *3* V O Y A G E S rance k don Manuel, & de me lailTer faire le feftfi ; Le "ail!ard fro« va bientöt 1'occafion , que ie ui fourrus moi même, de la voir en particulier. E le fuivit mes inftruöions , & le tra ifporta fi fort de joie, qu'il ne put plus fe contemr ; ,1 oublia fa gravité efpag o!e , & fe mit • taire des "brioles comme un maitre k danfer Jen ris de bon cceur, quand ma maitteffe me le co ta , & je !a priai de continuer a le bien feeevoff, & de lui promettre même un rendezVous , pour !a hoitaine, dans le. pavillon du jardm, Elle le fit comme je lui avois dit. Cependant j'eus un entretien particulier avec la femme ; & , pour répondre k fes avances , je lui dis de fe trouver , la même nuit & k la meme heure que j'avois marquées k ma maitreffe, dans le même pavillon, mais de ne point parler , paree qu'il étoit fur 1'eau , & qu'il paf. foit continuéllement du monde tout auprès. La bonne femme fut auffi tranfportée de joie que fon man 1'avoit été ;&, pour mieüx couvrir mon jeu , ,e dis dans la maifon, que je devois aller, avec quelques meffieurs ; è la chalfe du buffle pour deux ou trois jours. Je priai mon hote , comme je Pappellois par gaillardife , d avo-r fom de ma femme en mon abfence : & j'aliurai en particulier ma bonne hóteffe , que  DE ROBERT BOYLE. 133 Ce n'étoit qu'une feinte pour empêcher qu'on. ne foupconnat rien de notre rendez-vous. Ma maitreffe avoit fait précifément le même marché avec le mari; & , quand 1'heure marquée fut venue, nous laifsames le bon homme Sc la bonne femme enfemble fatisfaire tout k leur aife , du moins en idéé , leur paffion amoureufe. La chofe réuffit k merveille. Le lendemain k diner, don Manuel jetta maintes ceuillades k ma maitreffe, Sc fa bonne femme a moi, ne fe doutant point du tour que nous leur avions joué. Sur le foir, comme j'étois a lire dans le jardin, je fus tout furpris que la pauvre amante vint k moi dans une colère effroyable , Sc me chanta pouille , me difant que je 1'avois lachement trahie, puifque j'avois dónné k fon mari la bague dont elle m'avoit fait préfent la nuit précédente. Je compris P3r-la qu'elle lui en avoit donné une , s'imaginant d'être avec moi, Sc qu'elle venoit de la voir a fon doigt. Elle m'en dit tant k cette occafion , qu'enfin je fus obligé de lui découvrir tout le myftère, pour me débarraffer d'elle Sc de fa folie paffion; mais j'eus bientöt lieu de m'en repentir; car elle me fauta aux yeux, de rage d'avoir été ff cruellement jouée, Sc avec fes ongles elle me déchira tout le vifage , quelques efforts que je fiffe pour m'en garantir : tant un amour  234 V O Y A G E S méprifé eft capable de rendre une femme furieufe. Cette aventure me fit prendre fur le champ la réfolution de quitter Mexico. Le mari eut quelque foupcon de ce qui s'étoit paffe; mais, comme il croyoit encore avoir eu les dermères faveurs de ma maitreffe , cela arrêta fon reffcntiment. Pour fa femme, elle fut implacable ; & , quelque foin que j'y apportaffe , je ne dus jamais lui faire entendre raifon. Ainfi F pris le parti de Péviter, autant que la bienféance pouvoit me le permettre. Quelques jours après cette malheureufe aventure , étant feul a fouper avec ma maitreffe, elle me dit que la femme de don Manuel lui avoit fait préfent d'une bouteilie d'eau cordiale. Je ne lui avois point parlé de ce qui m'étoit arrivé avec elle, de peur que cela ne lui causat du chagrin. Mais, dans ce moment, je foupconnai qu'il y avoit quelque chofe qui n'alloit pas bien ; la peur me faifit, & je la priai de ne point goüter de cette eau. Hélas , mon cher , me dit-èlle , j'en ai déja bu, & j'efpère que vous en boirez auffi; car c'eft la plus agréable liqueur que j'aie goüté de ma vie. Ces paroles me jettèrent dans un trouble inexprimable ; &, deux heures après , mes craintes ne fe trouvèrent que trop bien fon-  DE ROBERT BOYLE. 2.3 ? dées. Ma maitreffe tomba tout d'un coup en convuliion; &, malgré tout Part des médecins, elle expira dans mes bras, perfonne ne doutant qu'elle n'eüt été empoifonnce. J'avois, dans les tranfports de ma fureur & de mon défefpoir , déclaré a don Manuel que fa femme étoit 1'auteur d'une fi noire aclion; &, quand il voulut favoir ou elle étoit, on lui dit qu'elle étoit fortie avant la nuit, & que, fans doute , elle étoit allée a la ville de Saint-Jago fur le lac, chez une de fes parentes. Le pauvre homme, tout défolé , envoya fur le champ après elle , mais on ne la trouva point. II parut auffi affl géde la perte de ma chère Ifabelle que moiméme ; & je luis bien certain que , s'il avoit rencontré fa femme dans ce moment-la, il 1'auroit facribée aux manes de la mienne. Peu s'en fallut que je ne fuccombaffe a la douleur que me caufa la fin tragique de cette aimable perfonne ; car j'avois toutes les raifons du monde d'être perfuadé que fon amour pour moi étoit fincère. Vous jugez bien que je ne pouvois pas demeurer plus long-tems dans la maifon ou ce cruel défaftre étoit arrivé. Mais comme je me difpofois a en fortir, le corregidor m'envoya chercher pour 1'informer au jufte de la chofe. Je parus devant lui, & je lui dis toute la vérité; 1'affurant, au furplus, que  V O Y A G E S c'étoit ma femme que j'avois perdue. Dort Manuel, quoique je déclaralTe qu'il étoit innocent, fut faifi & mis en prifon , paree qu'on fuppoibit qu'il avoit favorifé 1'évafion de fa femme. Mais, peu de jours après , on eut nouvelle qu'on 1'avoit trouvée dans les bois, alTaffinée , fans doute par des Indiens, comme' elle cherchoit a fe dérober aux pourfuites de la juftice. C'eft ainfi qu'elle recut la jufte récompenfe de fa barbarie envers une femme qui ne lui avoit jamais fait de mal; quoiqu'a dire le vrai , ce füt proprement k moi qu'elle en voulüt. Quelques jours après cette fatale aventure , j'appris que des marchands avoient deffein de traverfer le continent avec une bonne efcorte, pour aller k la mer du fud. Je fis connoiffance avec eux; je fournis mon contingent pour les frais du voyage, & nous partïmes enfemble de Mexico , dont le féjour in'étoit devenu infuptable, depuis que j'y avois perdu le feul obj'et de mes vceux fur la terre. Et il faut que je vous avoue que , malgré toute ma philofophie, je.ne puis point encore penfer quelque tems a cette cruelle perte, fans que Ie cceur me faigne. J'ai fait tout ce que j',ai pu pour diffiper ma douleur ; & il eft vrai que le tems & la bonne compagnie 1'ont beaucoup foulagée ; mais il  DE ROBERT BOYLE. 1$J s'en faut bien que je fois tout-a-fait guéri; c'eft un feu caché fous la cendre; &£ je crois fermement que les cbarmes du beau fexe ne troubleront plus jamais mon repos. Nous nous mimes en chemin avec une ef^ ccrte de cinquante foldats Efpagnols, pour nous défendre contre les Indiens qui faifoient métier defe jetter fur lesEuropéens qui traverfoient le continent, s'ils n'étoient pas trop forts pour eux. Je n'ai pas befoin de vous dire que Mexico eft une des plus belles villes du monde, qu'elle eft fxtué fur un lac, & qu'il n'y a d'autre chemin pour y aller que trois grandes chauffées qui répondent a autant de villes dans les terres, Mais une chofe fort extraordinaire , c'eft qu'une partie du lac eft falée, mal-faifante, & qu'on n'y trouve aucun animal vivant, & 1'autre eft douce, faine & abondante en excellent poiflbn. Comme 1'on a plufieurs bonnes relations du continent de 1'Amérique , & de la conquête qu'en fit mon illuftre compatriote Fernand Cortez, je ne vous en dirairien de plus. J'ajouterai feulement que Céfar & Alexandre n'ont été, au prix de ce fameux capitaine , que de petits conquérans; il n'y a qu'a lire fon hiftoire pour s'en convaincre. Nous ne rencontrames aucun - Indien qui  13$ V O Y A G E S nous fit la moindre infulte , paree que nous étions bien efcortés , & nous arrivames heureufement a Ségovie, qui eft une ville encore dans les terres, environnée derochers, & affez mal batie. Une quinzaine de mes compagnons de voyage voulurent s'y arrêter, & je ne fus pas faché de me joindre a eux pour me remettre de la fatigue du chemin ; car il nous avoit fallu traverfer des montagnes efcarpées, & plufieurs rivières fur des radeaux , ce qui eft quelquefois dangereux, quoique nous paffames par-tout fans aucun accident. Je demeurai quinze jours a Ségovie. Je fus fort furpris de ce que me dirent quelques habitans , que 1'année précédente environ deux cents Anglois, flibuftiers, avoient paffe, avec un riche butin, de la mer du fud dans celle du nord , malgré toute Poppofition des Efpagnols qu'ils avoient battus a diverfes reprifes , quoiqu'ils fuffent dix contre un, & qu'ils eufl'ent même tout Pavantage du vent. Ces bonnes gens en parient comme de tout autant de diables , & foutiennent qu'il falloit qu'ils fuffent aidés des malins efprits pour faire ce qu'ils ont fait. Mais la vérité eft que vos compatriotes méprifent la mort, & s'expofent avec un courage intrépide aux plus grands dangers. Après nous être bien remis de notre fatigue,  DE ROBERT BOYLE. 239 nous partimes de Ségovie Sc nous continuames notre route pour la mer du fud avec une efcorte d'Indiens au fervice des Efpagnols, qui relevèrent la première : Sc il faut avouer qu'il n'y a pas de gens dans le monde plus ndèles que ces pauvres miférables qui reconnoiffent la domination de 1'Efpagne. Nous traverfames un pays fertile , uni Sc fort agréable fur des mules qui font une trés-bonne monture pour le voyage. Nous nous divertimës en cbemin a tirer des linges qui nous faifoient cent petitës niches , courant fur les arbres quand ils nous voyoient, Sc nous piffant fur le nez, ou quelquefois même nous régalant de quelque chofe de pis. Quand nous fumes arrivés a Sancla Fé, petite ville qui a un port fur la mer du fud, nous eümes le bonheur de trouver un vaifleau prêt a mettre a la voile pour Lima. Nous nous rendimes incefTamment k bord, Sc nous levames 1'ancre ce foir-la même. Après un voyage de vingt-cinq jours, nous arrivames heureufement a Lima. Nous débarquames a Calao , qui eft un des plus beaux ports de la mer du fud, Sc celui oii fe rend la flotte Efpagnole qui va tous les ans au Pérou. Le bourg eft fitué fur une pointe de terre qui s'avance dans la mer; il y a de bonnes fortifications Sc une forte garnifon  DE ROBERT EOYLE. 24.1 être , je fuppofois qu'il changeroit de réfolution; mais il me répondit qu'il y avoit déja deux mois qu'il avoit envoyé devant la plus-' grande partie de fes elfets, de forte qu'il falloit néceffairement qu'il fuivit. Je lui donnai a entendre qu'il n'étoit pas en mon pouvoir de 1'accompagner. II fit tout ce qu'il put pour m'y engager; mais quand il vit que cela étoit inutile, il me dit que puifque j'avois réfolu de demeurer en Amérique , il me laifferoit un petit bien a Lima, qui pourroit m'y faire vivre honnêtement. Cependant il m'introduilit dans la plupart des meilleures families de la ville. Le vice-roi lui-même me prit fous fa protecbon, &C lui promit d'avoir foin de mot. Le jour du départ de mon oncle pour 1'Efpagne étant venu,je 1'accompagnai k bord du vaiffeau fur lequel il devoit s'embarquer; & la nous nous dimes adieu , non fans répandre des larmes. Je me fuis repenti bien des fois de ne favoir pas fuivi ; mais 1'on ne fauroit fuir fon deftin, quelque chofe que 1'on faffe. 11 me laiffa une belle maifon bien meublée, Sc une plantation dont le revenu faffifoit pour me faire vivre felon ma qualité, avec promeffe qu'a fa mort il me donneroit le reffe de fes biensj car il n'étoit pas marié, & il n'avoit point de plus proche narent que moi, 0  a42 V Cf Y A G E S Je profitai de tous les plaiürs irmocens que le féjour de Lima peut procurer; & a dire le vrai, iln'y manque rien que la liberté de voir le beau fexe, quoique par rapport a moi, cela m'étoit prefqu'indifFérent. Le vice-roi me témoigna toujours beaucoup de bonté ; mais étant mort lubitement, je n'eus que trop de fujet de regretter fa.perte ; car celui qui lui fuccéda fe trouva être d'une toute autre difpofition a mon égard. II changea généralement tous ceux a qui le défunt avoit donné des places, & je fus un des fouffrans. Non content de cela, il profita de toutes les occafions de me témoigner du mépris, & fouvent il me fit des affronts fi fenfibles qu'il ne falloit rien moins que fa dignité pour le mettre a couvert de mon reflentiment. A fon exemple, plufieurs de fes créatures commencoient a me maltraiter; mais je réfolus fermement de ne plus fouffrir leurs infultes. Un jour, revenant de ma plantation, monté fur ma mule, & fuivi feulement de mon ancien valet, je rencontrai dans un chemin étroit le neveu du vice-roi, qui alloit a la campagne en chaife roulante. Comme je n'avois pas grande envie de lui faire place, nous demeurames quelque tems a nous regarder. A la fin voyant que je ne me mettois point en devoir de lui céder,  DE ROBERT BOYLE. 243 il entra dans une telle colère qu'il fe jetta de fa chaite & enfon^a Ion épée dans le corps de ma mule qui tomba roi-le morte. II n'en falloit pas tant pour excit.r ma biie; |e mis 1'épée a la main, &c du premier coup que ie lui portai je 1'érendis furie carreau, & je le laiffai dans le même état que ma béte. II avoit plufieurs perfonnes a fa fuite , qui fe jettérent aufli tót fur moi & fur mon valet , nous faiiirent de force , & nous trrinèrent devant le vice-roi. Ce malheureux , ravi d'avoir un prétexte d'exercer fur moi fa cruauté, me condamna k être tranfporté a Baldivia pour toute ma vie, malgré 1'intercefbon du peu d'amis qui me reftoient. I! auroit été inutile de me plaindre du maudit tour que la fortune me jouoit : & pour" achever de me défefpérer, le coquin de vice~ roi donna ordre que 1'on me rcmit k dom Sanche Ramirez, qui étoit fon parent &C fon' alfocié en fait de commerce. C'eft le même que je vous ai amené, & dont je ne pouvois me venger d'une manière plus fenfible, puifqu'il fait fon Dieu de fon argent. Ce vieux pêcheur m'occupoit aux emplois les plus ferviles , mais je trouvois moyen de m'en difpenfer le plus fouvent en payant ; car je re-; ceyois toutes les années mon petit revenu dé- Q H.  DE ROBERT BOVLE. 249 nabtes pour en venir a bout , mais en vain ; & je me crus encöïe une fois livré a une éternelle fervitude. La nuit de ce même jbur-la , comme je tachois de me tranquiliifer, & de prendre un peu de repos , j'entendis tout-acoup un grand bruit dans la cour du chiteau; & un moment après, je fus fort furpris de voir entrer un officier &c une bande de foldats, qui me faifirent comme fi j'euffe confpiré contre i'état , &z qui me menèrent de force chez le colonel. Mais ma furprife fe changea bientöt en joie, quand il m'eut dit que ce n'étoit qu'un ftratagême pour me procurer ma liberté. Je lui en témoignai la plus vive reconnoiffance , 1'affurant qu'il m'avoit rendu au triple 1'obligation qu'il difoit m'avoir ; mais j'ajoutai que je ne voulois pas accepter ma liberté , que je ne viffe de quelle manière don Sanche prendroit la chofe, paree que j'en craignois les fuites. II me répliqua qu'il favoit les moyens de 1'appaifer , & que je n'avois qu'a le laiffer faire. Je m'en fus donc a bord fur le champ , & nous mimes a la voile dès la même nuit. Notre voyage ne fut pas des plus heureux, car nous effuyames plufieurs tempêtes ; a la fin, pourtant, nous arrivames fains & faufs a Calao. Avant que de paffer outre , je vous donne rai une courte defcription de Baldivia , paree  DE R O B E R T BOYLF. 1<[I duite. On les fait ordinairement travailler aux mines pendant un certain nnmbre d'années ; &, quand ce terme eft expiré , on leur donne en propre tant d'acres de terre inculte. La plupart trouvent moyen de s'y enrichir : mais je vous laiiTe a juger fi la fripponnerie n'y a point de part. La campagne aux environs eft trèsfertile, & produit en particulier des pommes en abondance , dont on fait H'excellent cidre ; mais, pour le vin , il y eft fort rare, & ceux qui veulenten avoir, font obligés de le payer a un prix exorbitant. On regarde cette ville comme la clef de la mer du fud. Le gouverneur & les officiers de la garnifon y font généralement envoyés de Lima ; mais les foldats font pris de ceux qu'on y tranfporte par punition ; & , s'il y en a peu qui n'y viennent qu'a regret, 1'on peut dire qu'il y en a auffi peu qui fe foucient de quitter le pays , quand une fois ils y font établis. Quoique ces gens - la ne s'embarraflent guère de religion , il y a fept églifes & trois monaftères, mais qui paroilTent bien délabrés. Et je ne doute pas que ceux qui pafferont la dans un fiècle ou deux, ne les trouvent entièrement minés. Pour revenir a mon hiftoire , j'ai dit que nous arrivêmes fains & faufs au port de Calao.  VotageJ Tavois réiblu d'y demeurer incognito , jufqu'a ce que je me fufle informé de la diipofition oh 1'on étoit a mon égard dans la ville. Pour eet effet, j'écrivis une lettre a mon fermier indien, oü je lui donnois avis de mon arrivée. II vint auffitót, & fut ravi de me voir en liberté. Je 1'envoyai chez plufieurs de mes amis pour leur faire favoir mon état. Ils coururent en informer le vice-roi, & le folliciter en ma faveur ; & , comme c'étoit un galant homme, qui n'entroit point dans les reffentimens de fon prédéceffeur qui m'avoit exilé, il m'accorda fur le champ la permiffion de rentrer a Lima, & d'y vivre avec la même liberté qu'autrefois. Je parus donc de nouveau dans cette grande ville ; j'y vis mes anciennes connohTances , dont je fus trés-bien regu , & je commencai a m'y divertir comme auparavant. Peu-apeu, je m'infinuai dans les bonnes graces dn vice-roi, qui me donna un emploi fort lucratif; & je paffai une année entière, eftimé du public, & trés-content de mon état. Mais au bout de ce tems , le vice-roi, dégóüté de fon pofte, trouva moyen de fe faire rappeller en Efpagne. Cependant, comme il me recommanda a fon fuccetTeur, je confervai mon emploi: du refte , ce fut toute la faveur que je re^us de ce nouveau maitre; car c'étoit un homme inconftant?  b E ROBERT BOYLE. 155 pella la Ciüctact de los Reges, ou la Cité des Rois ; mais, dans la fuite , on lui a donné le nom de Lima, qui eft une corruption de celui de Rimac que portoit une idole que les Indiens adoroient autrefois dans ce Iieu-la. Après Mexico, c'eft la plus belle ville de toute 1'Amérique. Toutes les rues en font tirées au cordeau, Sc a-peu-près de la même longueur Sc de la même largeur, c'eft-a-dire, d'environ cinquante verges d'étendue. Dans le centre, il y a un quarré , le plus beau que j'aie jamais vu ; & , au milieu de ce quarré , une fontaine de cuivre , ornée de huit lions qui jettent continuellement de 1'eau que fournit une rivière qui paffe aux extrémités de la ville, Sc fur laquelle on a bati un magnifique pont de pierre par oü 1'on va aux fauxbourgs. II y a, dans cesfauxbourgs,une belle promenade publique, toute plantée en allée d'orangers, oü le beau monde de la ville fe rend tous les foirs. On ne compte pas moins de cinquante-fept églifes ou chapelles a Lima , en y comprenant celles des monaftères, outre vingt-quatre couvens d'hommes Sc douze de femmes. La cathédrale eft magnifique , comme le font auffi la plupart des autres églifes , quoiqu'elles foient, depuis le premier étage en haut, principalement baties de bois, a caufe des tremblemens de terre, qui  25Ó V O Y A G E s font fort communs dans cette ville. II y en arriva un en 1681, qui la renverfa prefque entièrement; & c'eft une chofe furprenante, qu'elle ait pu être ü bien rebaiie en fi peu de tems. Le vice-roi du Pérou y fait fa réfidence, & y exerce un pouvoir fi defpotique, qu'il a bien de la peine a reconnoitre le roi d'Efpagne pour fon maitre. C'eft-la que fe tiennent toutes les cours de juftice, & entre autres la cour fuprême de laquelle on ne peut point appeller. II y a auffi une inquifition qui eft pire , fur mon honneur, qu'en Efpagne. Le ciel en préferve toute bonne ame ; car, dans ce tribunal, le déiateur fert de témoin, & ne paroit point; & , pour raccommoder la chofe , on ne confronte jamais les témoins a 1'accufé. Lima eft encore le fiège d'un archevêque & d'une umverfité qui a trois grands colléges bien remplis, quoique ceux qui étudient, y faffent, pour la plupart, peu de progrès dans les fciences: car j'en ai fouvent trouve qui étoient affez ignorans. 11 y a , outre cela, douze höpitaux, dont l'un eft pour les Indiens en particulier. La garnifon de cette ville eft de deux mille hommes de cavalerie , & de fix mille d'infanterie, mais tous pauvres foldats , fur-tout s'il s'agiflbit de fe défendre contre un ennemi étranger j  DE ROBERT BOYLE. l^j étranger; car ces tronpes font principalernent compofées de créoles Sc d'lndiens. Les créoles, qu'on appelle ainfi a caufe qu'ils font nés en Amérique, quoique de parens Européens , font pour la plupart fiers , pareffeux , ignorans , Sc tout autant de petits tyrans , quand ils ont le pouvoir en main. Ils entendent alfez bien le négoce , & ne fe font point fcrupule de tromper les gens avec qui ils trafiquent, auand ils le peuvent. Ils font tous enclins aux plaifirs de 1'amour , Sc prêts a tout facrifier pour contenter cette paffion. Les femmes, qui font réellement fort belles , demeurent, pour 1'ordinaire, tout le jour, a la maifon, affifes les jambes en croix , Sc muettes comme des poiffons ; mais, dés que la nuit vient, elles courent les rues , voilées, Sc font aufli hardies a demander la courtoifie, que les hommes peuvent 1'être chez nous. En voici un exemple qui vous frappera. Un foir que j'étois occupé dans ma chambre a expédier des lettres pour 1'Efpagne, j'entendis frapper doucement a ma porte. Mon valet étoit forti: ainfi je me levai pour ouvrir; mais quelle fut ma furprife de voir une femme voilée, qui, fans faire de compliment, entra Sc s'aflit fur un lit de repos ! Après y avoir demeuré un moment, elle óta fon voile , Sc me R  V o y a g e s découvrit un des plus beaux vifages que j'euiTe jamais vu. J'en fus fi frappé , que je demeurai quelque tems immobile ; & je fus pret a me jetter k fes pieds pour 1'adorer comme une divinité. Mais elle me dit ingénument, monfieur, je ne fuis point venue ici pour le feul plaifir d'être admirée; je vous trouve a mon gré; &, fi vous me trouvez au votre, je crois que vous ne me traiterez pas mal. Madame , lui répondis-je , je ne fais qu'un moyen de vous convaincre que vous me plaifez infiniment. En difant cela , je la menai dans une alcove oii nous devinmes bientöt les meilleurs amis du monde. Nos petites affaires finies, elle me pria de la laiffer aller, fous -promefie de me rendre une feconde vifite le lendemain k la même heure; mais ,ajouta-t-elle , s'il vous arrivoit de me rencontrer en quelque endroit, ne me regardez point, de peur que vos yeux ne vous trahfffent, & que cela ne vous foit funefte, auffi-bien qu'a moi. Je lui promis da fuivre fes ordres, & la-deffus elle me quitta. Je fus curieux de favoir qui elle étoit ; & , dès qu'elle futfortie de la maifon , je pris mon manteau & mon épée, & je la fuivis de loin. Après avoir marché quelque tems, je la vis entrer dans le palais du vice-roi. D'ailleurs elle étoit habillée de manière que je compris bien  DE ROBERT BOYLE. KfQ que ce n'étoit pas une femme du commun; ainfi, tout fier de ma nouvelle conquête, j'attendis avec impatience le p'ailir de la revoir. E le tint parole, & me rendit vlfne a 1'heure marquée : nous ne perdimes point le tems en complimens, non plus que la première fois, mais nous 1'employames du mieux que nous pümes ; &, fi je fus charmé de ma belle inconnue , elle m'avoua qu'elle n'étoit pas moins fatisfaite de moi, & que la feule chofe qui 1'inquiétoit, c'étoit la crainte de me perdre , ayant appris que j'avois deffein d'aller en Efpagnë. Je lui dis que cela étoit vrai, & que rien ne feroit capable de m'en détourner que 1'amour que j'avois pour elle. A force de careffes, je 1'engageai enfin a m'avouer qu'elle étoit la belle-fille du viceroi: elle me dit de plus , qu'ii y avoit long-tems qu'elle fe fentoit de rinclination pour moi, &C qu'elle étoit partagée entre fon amour & fon devoir; mais que le premier 1'avoit a la fin emporté. Elle m'apprit que fon mariage avec le grand juge de Lima devoit être célébré dans peu de jours, & elle ajouta que Pavantage qu'elle avoit de me connoitre ne feroit qu'augmenter 1'averfion qu'elle avoit d'abord concue pour lui. Nous eümes dès-lors plufieurs autres rendez-vous de cette nature , & toujours a la grande fatis- R ij  2.6o V O Y A G E S fadion des intéreffés. Elle me fit divers préfens de joyaux, que j'ai précieufement confervés pour 1'amour d'elle, malgré tous les malheurs qui me font arrivés depuis. A mefure que le jour de fes noces appröchoit, nos rendez-vous devenoient moins fréquens , ce qui me chagrinoit fort. Pour diffiper ma mélancolie , j'allois fouvent-me promener fous les orangers dans la place publique dont j'ai parlé plus haut, oii il m'arrivoit même quelquefois, par diftracf ion, de demeurer affez tard. Un foir, revenant k la maifon , j'entendis un grand cliquetis d'épées , k quelque diffance de moi ; &, un moment après, je vis un homme qui couroit de mon cöté, en criant; pour la vierge Marie , monfieur, ayez la générofité de me prêter votre épée pour me défendre . contre un coquin qui m'a traité de la manière du monde la plus indigne. Je ne lui répondis rien ; mais, voyant qu'il avoit Pair d'un homme de qualité , je lui donnai mon épée , & je le fuivis. A peine eus - je tourné dans la rue voifine , que je le vis aux prifes avec fon ennemi, qu'il étendit fur le carreau en moins de deux minutes. Auffitót il prit la fuite , & me laiffa feul : je ne m'en appercus point; &, comme le monde s'affembloit, & que je me trouvai dans ce  DE R O B E R T B O Y L E. l6l moment tout prés du mort , 1'on me faifit, fuppofant que j'avois fait le coup. Et ce qui fembloit le conbrmer fans replique , c'étoit mon épée qui étoit demeurée dans le corps du défunt. J'eus beau dire comment la chofe s'étoit paffée, & proteiler que je n'y avois aucune part; pn me mena chez le corregidor. Cependant, comme il n'y avoit point de témoin qui dépofat m'avoir vu aux prifes avec don Rodrigue ( c'étoit le nom de celui qui avoit été tué), & qu'il fe trouva même heureufement un homme qui déclara que ce n'étoit pas moi qui 1'avois attaqué , je fus fimplement condamné a être tranfporté de nouveau a Baldivia. Je maudis mille fois mon étoile, & j'eus un chagrin mortel d'être obligé de quitter mon aimable maitreffe; maisle tems le diffipa peu-a-peu. Cependant on me retint en prifon dans le chateau, jufques a ee que le vaiffeau , fur lequel je devois être embarqué , fut prêt k partir. Durant ma détention, un gentilhomme vint me voir, & me demanda une demi-heure de converfation particuliere. J'avois fi bien gagné Fefprit de mon geolier par mes libéralités, & mon humeur joviale, que je crois que fi je lui avois demandé de favorifer mon évafion, il 1'auroit fait ; de forte qu'il intro-, R iij  %6z V O Y A G E S dnifit avec plaifir ce gentilhomme dans ma chambre qui , quoiqu'alfez mauvaife , étoit pourtant bien la meilleure de la prifon ; il nous laiffa même feuls pour être plus en'liberté. L'inconnu^après s'être affis, me demsnda fi je voudrois prendre quelque rafraïchilTement ; mais lui ayant répondu que non, il marmotta quelque chofe entre fes dents, & me tint ce difcours. Monfieur , vous voyez devant vous I'fofortuné qui eft ia caufe de votre emprifonnement. Je ne vous parlerois pas .fi librement, fi je n'étois perfuadé de votre inclination gé' néreufe & bienfaifante. Encore un coup. je vous dis que vous voyez devant vous celui qui a commis 1'aöion' dont vous devez porter la peine. Je fuis gentilhomme de naiffance , & fi même je n'ni pas eu Ie bonheur de recevoir le jour en Efpagne, j'ai cette confolation que mon père & ma mère en font fortis , étant tous deux nés a Cordoue ; mais la fortune les ayant ob'igés, par fes revers, a venir dans cette partie du monde, elle rougit enfin de leur avoir été fi contraire, & leur fut toujours depuis tres-favorable. En peu d'années Plutus, le dieu des richefies , leur rendit une vffite, & leur en promit de fréquentes. II leur tint parole, & bientöt la fortune devint pour  DE ROBERT BOYLE. 163 eux du genre neutre; c'eft-a-dire, que croyant n'avoir plus befoin d'elle, ils cefsèrent de lui facrifier. Monfieur, lui dis-je alors, dès qu'ils vous plaira de parler naturellement & fans figure , je vous comprendrai. Eh bien donc, repliquat-il, pour ne pas vous laiffer plus long-tems en fufpens , je fuis la perfonne a qui vous eütes la bonté de prêter votre épée, pour me venger d'un infame coquin qui méritoit de fouffrir ^éternellement pour avoir. fait la plus lache de toutes les trahiföns'a la meilleure de toutes les femmes. Et puifque je vois que vous n'aimez pas les longs difcours, ni fes fleurs de rhétorique , je vous ferai mon hiftoire auffi fuccinaement, 8c auffi fimplement qu'il me fera poffible. Ma mère mourut il y a environ fept ans, & laiffa moh père dans une affliction fi grande-, que le refte de fa vie ne'fut prefque autre chofe qu'un délire continuel. Enfin la mort prenant pitié de fon état, vint a fonfecours, il y a prés de deux ans ; 8c par té j'e me vis maitre d'un bien très-confidérable. Comme il étoit déja fort agé & fort infirme, 8c qn'après tout il faut néceffairement payer le tribut k la nature , je me confolai bientót de fa perte ; & , fix mois après , je devins éperduement RiY  l64 V O Y A G E S amoureux d'une jeune demoifeile d'une beauté jncomparable, du moins a mes yeux. Les n W que ,e pofiedois me donnèrent aifément acces auprès d'elle ,& j'eus bien-töt le plaifir de mappercevoir qu'elle -n'avoit point d'éloignement pour moi. Tout répondant è mes déje la demandaien mariage, &je 1'obtins. Nous paffa pIufieurs mois ^ _ ^ plaffirs de I amour conjugal, & je puis dire que la poflêffion ne ralentit point Pardeur dont je brulots pour ma tendre epoufe. Tous mes voeux febornoient a elle , & chaque moment de jouiiTance me fembloit nouveau. Mais enfin ecruelle jaloufie s'empara de mon efprit, & troubla la parfaite union qui avoit jufque-la regne entre nous. Voici comment cela arriva J avois un ami q„i partageoit avec moi la fortune dont je jouiffois. Nous défirions, nous aimions, & nous haïffions de même. Ainfi je ne me crus point heureux que je ne lui euffe fait voir 1'idole de mon cceur. Mais helas.' que dangoifiesce moment fatal ne me couta-t-il Point? II fut frappé de fa beauté,& dans un wflant il perdit fon repos & fa liberté. Je lui permis (car qu'eit-ce que j'aurois pu refufer a un ami que ,e regardois comme un autre moi-meme ! ) je lui permis de rendre vifite è «ia femme , lorfque mes affaires m'aPpelle-  DE ROBERT BOYLE. 265 roient ailleurs. II en fut bien profiter, & fouvent il lui fit connoitre fa paffion par fes foupirs amoureux & par fes regards ianguiffans. Quand mon époufe s'appe^ut qu'il pouflbit les chofes trop loin ? elle le menaca de m'en avertir; mais il la prévint, & me dit un jour: je croyois que votre femme feroit comme les autres , inconftante & legére ; voila pourquoi j'ai fait femblant, en votre abfence, d'en être paflionnément amoureux, pour voir fi elle vous feroit fidéle ; & je fuis ravi de pouvoir vous aflurer que vous avez fait un très-digne choix. Je vous avoue que je fus charmé de la démarche de mon ami, ne doutant point qu'elle ne procédat de 1'intérêt particulier qu'il prenoit a ce qui me regardoit; mais j'eus beaucoup de peine a engager ma femme k recevoir fes vifites comme auparavant. Quelquefois , elle ne pouvoit s'empêcher de me dire : je fouhaite que votre ami foit fincère,mais pour moi j'en doute fort. Peu de tems après, je m'apperc,us que don Rodrigue ( c'étoit le nom de eet ami) devenoit tout mélancolique. Je fis tout ce que je pus pour favoir quelle en pouvoit être la raifon , mais inutiiement pendant quelque tems. Enfin un jour que nous étions allés enfemble prendre l'air k cheval, & qu'il  166 V O Y A G E S paroifibit encore plus trifte que de doutume, je lui dis que je ne le regarderois plus comme mon ami , s'il ne vouloit pas m'apprendre quelle étoit la caufe de fon chagrin. Après s'en être long-tems défendu , il me dit que la bonne opinion qu'il avoit d'abord concue de ma femme fe trouvoit malheureufement fauffe , car il favoit de bon lieu qu'elle ne m'étoit pas' fidéle. 1 Vous pouvez penfer que cette déclaration fut pour moi un coup de foudre , partant d'un ami, que je croyois incapable de me dire une fauffeté. Je demeurai quelque tems fans pouvoir ouvrir la bouche , & le coquin me parut fi fSché de m'avoir fait cette découS verte, que je ne doutai plus qu'il ne m'eüt accufé jufte. Quand je fus un peu revenu a moi , je le conjurai de me dire fur quoi il fondoit fes föupcons; mais il me pria de 1'excufer jufqu'a ce qu'il eut une preuve plus convaincante de 1'infidélité de ma femme, ce qu'il ne doutoit point d'avoir bientöt, quoi qu'il fouhaitat de toute fon ame d'y être trompé. H ajouta qu'il me confeilloit de ne lui en rien témoigner, & d'agir avec elle comme auparayant; car, me dit-il, fi vous faifiez connoitre la moindre chofe , vous ne viendriez jamais a bout de favoir la vérité. Je lui promis  DE ROBERT BOYLE. 167 de fuivre fon confeil, & je retournai chez moi, mais Dieu fait dans quelle agitation. Quelques efforts que je fiffe pour la cacher a ma femme , elle s'en appercut, & me pria inftamment de lui dire ce que j'avois. Elle s'empreffa même de la manière du monde la plus tendre a diffiper mon chagrin par fes carreffes & par fa bonne humeur; mais comme je pris tout cela pour artifice & pour diflimulation, je n'eus garde de lui ouvrir mon cceur, & je m'enfoncai toujours de plus en plus dans la mélancolie. II y avoit pourtant des momens oü je la croyois fincère, & ou je doutois de la ficlélité de mon ami; mais toutes les fois que ce perfide en trouvoit 1'occafion, il ne manquoit point de m'affermir dans mes foupcons. II enflamma même fi fort ma jaloufie que je commencai a fouhaiter que celle qui en étoit la caufe ne fut plus au monde: & fi ce n'avoit été pour me venger du compagnon de fon prétendu crime, je crois certainement que j'aurois cherché les moyens de m'en défaire au plutor. J'avois des affaires qui m'obligeoient d'alier toutes les années a Ségovie; & le tems de mon voyage approchant, mon ami me ditqu'avant que je fuffe de retour il fe faifoit fort de me fournir des preuves authentiques de 1'infidélité  DE ROBERT BOYLE. 269 fion de mon départ pour donner ordre a mon infidèle époufe de vous accorder en mon abfence, la même liberté de venir chez moi, que vous aveza préfent. Cela étant, répliqua-t-il, ne foyez point furpris de ce que je lui dirai, pour lui faire prendre le change. La-deffus nous nous quittames, Sc je revins k la maifon difpofer toutes chofes pour mon voyage. A diné je parlai de mon ami a ma femme, Sc je lui dis que je fouhaitois qu'elle le recjit familièrement pendant mon abfence. Je remarquai qu'elle changea de couleur a ce difcours, Sc qu'elle fut dans la dernière confufion, mais je fis femblant de n'y pas prendre garde. Après s'être un peu remife, elle me dit que fi je le trouvois bon elle avoit deffein de vivre retirée, Sc de ne recevoir aucune vifite tant que je ferois dehors ; car, ajouta-t-elle, le monde ne manquera pas de médire , Sc vous favez que nos manières Efpagnoles ne me permettent point de voir un homme en votre abfence. Cependant comme elle vit que je voulois abfolument que la chofe füt ainfi.,ft elle changea de difcoursfeulement elle parut fort inquiéte tout le tems que nous fümes k table, 6c elle eut bien de la peine k retenir fes larmes. Cela, loin de me toucher, me mit 'dans une furieufe colère , Sc ce fut tout ce que  *7 V O Y A G E S je pus faire que de nrempêcher d'éclater; car je crus fermemerit que fon chagrin ne venoit que de ce qu'elle voyoit que mon ami me ferv:roir d'efpion auprès d'elle. Cependant dom Ródrigue vint a ï'heure niarcuée , & durant le foüpé je dis a ma femme qu'elle devok le regarder comme Ie feul ami que jeinTe , & Ie recevoir en mon abfence comme un autre moi-même, fachantbien qu'il ne feroit jamais rien de contraire a 1'étroite amitiéqui étoit entre nous deux. Monfieur me dit Ik deffus ce perfide , je fuis très-föché de ne pouvoir fuivre k eet egard mon inclination, mais j'ai recu des Iettres d'un de mes proches parens de Panama, qui me prie de m'y rendre au plutót paree qu'il doit fe maner, & que , pour des raifons de familie, le contrat de mariage ne peut fe faire que je ne fois fur les Beu* ; ainfi il faut que je parte inceffamment, & je cloute que je puiffe être de retour avant fix femaines. Je fus d'abord très-furpris de cet'e prompte réfoluiion , & j'aüois lui en parler ïorfqu'd me fit figne de 1'ceii. Alors je me rappellai ce qu'il m'avoit dit le matin, que ie ne devois pas prendre garde a ce qu'il diroit le foir; mais je remarquai que cela difïipa peü-èpeu Ie chagrin de ma femme, & répandit'fur fon vifage un air de contentement qui me fem-  DE ROBERT BOYLE. 271 bloit être une preuve pariante de fon infidélité. J'en fus fi irrité que je ne pus m'empêcher de le faire paroitre par mes difcours &C par mes adfions; cependant je confervai encore affez de raifon dans ma folie ( car on ne fauroit appeller autrement la paflion qui me poffédoit alors ) pour en taire la véritable caufe. Ma pauvre femme fut toute confondue de me voir fi peu d'accord avec moi-même , & dans une colère dont elle me croyoit incapable ; qaand mon ami s'en fut allé elle me conjura les larmes aux yeux de lui en dire la raifon, étant bien perfuadée qu'il fa'loit qu'il y eut quelque chofe de fort extraordinaire pour me rendre fi méconnohlable. Mais je demeurai ferme dans la réfolution que j'avois prife da ne lui rien découvrir , 8c le lendemain matin je partis pour Ségovie, 1'efprit plein d'idées iragiques qui me préfageoient ce qui devoit m'arriver. Le chagrin qui me minoit depuis quelque tems, m'avoit fi fort affoibü que j'eus toutes les peines du monde a me tenir fur mon cheval; & dés que je fus arrivé le foir a l'hotellerie, il fallut me mettre au lit avec une violente fièvre. Toute la nuit je ne fis que rêver ; &£ mes valets effrayés de me voir dans eet état, ■envoyèreut aufli-tot chercher un médecin. II  272. V O Y A G E S vint ; & comme dans mon délire je dis bien des chofes qui marquoient de lajaloufie, il ne tarda pas a comprendre que mon mal venoit du défordre de mon efprit plutot que de la mauvaife difpofition de mon corps. Quand le tranfport eut ceffé, je ne fus pas peu furpris d'entendre ce médecin me parler en ces termes : Monfieur, il y fi long-tems que j'exerce ma profeffion, que je fai bien diffinguer les malaciies du corps de celles de 1'efprit; & ne vous étonnez point fi je vous dis que j'ai fouvent guéri ces dernières, fur lefquelles notre art ne peut rien, par de bons confeils. Vous êtes encore jeune, & peut-être vous êtes-vous mis des chimères dans la tête; fi vous voulez bien me dire votre cas, je vous donnerai mon avis fans qu'il vous en coüte rien ; & ne trouvez pas mauvais que je vous faffe une telle propofition, j'ai plus d'expérience que vous. Vous pouvez me taire votre nom & celui des perfonnes qui font intéreffées dans 1'affaire qui caufe votre chagrin; & fi mon ccnfeil ne vous plait pas vous n'avez qu'a le laiffer, vous n'en ferez pas plus mal : je garderai auffi fidèlement votre fecret que fi j'étois votre confef- ' feur. Vous pouvez croire que je fus extrêmement étonné de ce difcours du médecin; cependant  *74 V O Y A G E s qu'il croyoit avoir raifon de foupconner fa .vertu, c'eft qu'il vouloit, ou fe venger de ce que votre époufe avoit méprifé fa paffion, ou fe procurer les moyens de la fatisfaire en votre abfence. Je fuis affuré que le tems vénfiera ma conjecfure qui eft toute naturelle , & qu'il n'y a point de perfonne défintéreffée qui n'en pcrtat 3e même jugemenr. La paffion vous a aveuglé, mais fi vous pouviez vous donner le tems de réfléchir tranquillement fur ce que je viens de rvous dire, je ne doute point que vous ne fuffiez bientöt de mon opinïon. Une chofe que je fais bien, c'eft que la jaloufie eft une marqué certaine d'amour; & fi d3ns la chaleur de cette paffion vous vous portiez a quelque facheufe extrêmité, quels regrets n'en auriez-vous pas enfuite ! chaque moment de votre vie devien«Iroit pour vous un vrai fupplice. Les amans .voyent fouvent tout de travers, & ne font que trop fujets a fe forger des chimères. Appellez la raifon a votre fecours ; penfez a loifir è. ce que je vous confeille. Les amis aufli bien que les femmes, peuvent être infidèles; &, après tout, il vaut mieux courir le rifque de perdre les premiers que d'en ufer mal fans preuves, avec les dernières. A mefure que ce médecin me parloit, il me,  VjS V O Y A G E s pas en toute diligence, & de confidérer, cheirun faifant, comment je devois m'y prendre, réfolu de laiffer au tems a démêler cette facheufe affaire. Je dis a mes valets que je voulois me rendre au plutöt chez moi, n'ayant pas la force d'aller plus loin, ce qui, dans le fond, étoit très-vrai; car je me trouvois extrêmement foible, & je puis dire par ma propre expérience, que le défordre de 1'efprit caufe plus de dérangement dans le corps que beaucoup de maladies aftuelles. Pendant une partie du chemm je ne pus prendre aucune réfolution qui me fatisht, de forte que je crus qu'il valoit mieux coucher encore une nuit fur la route, dans 1'efpérance qu'elle me donneroit confeil. En arrivant a 1'hötellerie un de mes valets me dit que don Rodrigue venoit d'y mettre pied £ terre dans le moment: je n'eus pas entendu proférer fon nom que mon fang fe gla^a dans mes veines, & auffi-töt je commencai è foupconner qu'il y avoit quelque chofe qui n'alloit pas bien. - Je demandai a mon valet fi don Rodrigue m'avoit vu, il me dit que non, & qu'il paroiffoit fe cacher & ne pas fe foucier qu'on le le connüt. Cela augmenta mes foupcons; & je ne doutai prefque plus qu'il n'eüt deffein de faire quelque mauvais coup, ou qu'il ne 1'eüt  a86 Voyage s rent fon efprit, je ne fai ce qui en feroit arrivé. II me renvoya en liberté, mais avec force imenaces que fi a 1'avenir je m'émancipois encore a parler mal de lui , il fauroit bien s'en venger. Je ne tardai pas a éprouver les effets de fon relfentiment, car il m'óta une petite place que j'avois d'ans la ville ; mais comme la providence m'avoit mis en état de m'en paffer, je né fus pas fort fenfible a cette perte. Ma femme voyant le mauvais tour que cette affaire avoit pris, me conjura de quitter Lima oii j'avois déja recu tant d'affronts , & oh probablement 1'on m'en préparoit encore denouveaux ; ce qui ne fe trouva que trop vrai. Peu de jours après que j'eus comparu devant le viceroi, la fervante qu'on avoit enlevée de chez moi, penfant que ce fut ma femme , re- ' vint a la maifon dans un pitoyable état, & m'apporta une lettre du perfide don Rodrigue, qui contenoit ce qui luit. » Je veux bien que vous fachiez que je fuis » votre ennemi mortel, quoique je n'en aye » aucun légitimefujet. Je n'aurai point de repos » dans ce monde que vous n'en foiez forti. Je » ne vousécrirois peur-être pas fi librement ma » penfée fi je n'étois bien afiuré que vous ne » gagneriez rien a la rendre publique. J'ai en-  DE ROBERT BOYLE. 1%J » core affez d'honneur pour t'avertir que j'ex» poferai avec plaifir ma vie pour t'arracher » la tienne , & que fi je puis en trouver 1'oc» cafion, je ne la laifferai point échapper, ainfi » je te confeille d'être bien fur tes gardes quand » tu fortiras. Les cceurs comme le mien font » implacables. J'ai toujours été un fcélérat, » mais j'ai eu affez d'adrefle pour le cacher au » monde, jufqu'a préfent que cette affaire a » éclaté : & tiens-toi pour dit que je mettrai » tout en oeuvre pour fatisfaire ma vengeance » tant que je ferai, Rodrigue. Une lettre aufli infolente ne pouvoit fe fouffrir, & je fouhaitai impatiemment de rencontrer ce fcélérat pour en tirer vengeance. Je demandai a la pauvre fille ce qui lui étoit arrivé après qu'on 1'eut enlevée; elle me dit qu'on la mit dans un carroffe fermé, & q i'on la mena a une maifon de campagne, cl une lieue de la ville ; mais que don Rodrigue ayant reconnu fa méprife, 1'avoit traitée avec la dernièreindignité, jufqu'a engager fes valets a exercer fur elle toute leur brutalité. Sans doute les coquins ne valeient pas mieux que leur maitre, ou ils auroient eu horreur d'une acfion fi infame. Ceux qui ignorent quel eft Ie caracière  488' Voyage s des gens en place dans cette partie du monde, > s'imagineront aifément que de pareüles violencesn'y demeurent pas impunies. Mais, hélas 1 la juftice en eft prefque entiérement bannie, & 1'on pourroit efpérer plus de compaffion des cannibales que de la plupart de ceux qui y font revêtus de quelque autorité. Cependant la pauvre fille ne tarda pas areffentir de cruels effets de la brutalité de ces malheureux; car ils lui communiquèrent un mal dont elle ne put guérir, & qui en peu de tems la conuuifit au tombeau. Je n'avois befoin de rien pour m'animerala vengeance; mais j'avoue que eet accident enflamma ma colère d'une étrange force. Ma femme en fut auffi toute troublée, & ne pouvoit affez bénir la providence d'avoir échappé a la cruauté de ces fcélérats. Je ne lui fis rien connoitre du deffein que j'avois de chercher don Rodrigue , mais je le mis auffi-tót en exécution. Je fus a 1'endroit oii notre pauvre fervante m'avoit dit qu'il 1'avoit fait conduire ; j'y appris qu'il étoit allédemeurer a Lima. Cela me facha fort, paree que je favois qu'il me feroit plus difficile de faire mon coup en fureté dans cette ville qu'a la campagne. Cependant je revins chez moi, & j'écrivis k ce malheureux la lettre fuivante. » Jene fauroisfupporter plus long-tems Ia » manière  DE ROBERT BÖYLE. 2.8$ » manièi-e indigne dont tu m'as traité; ainfi fi. » tu as le courage que tu dis , ce dont je doute » pourtant beaucoup, paree que les coquins » font pour 1'ordinaire poltrons, trouve - toi » demain matin a fix heures dans les prés de » Saint-Juftin. Comme je crois que tu n'as pomt » de compagnon de ta fcélératefle , je t'atten» drai feul, & j'efpére que tu ne manqueras pas » au rendez-vous» Alonzo de Gastro* Je chöifis les prés de Saint-Juftin a caufe d'une petite maifon publique qu'il y avoit tout auprès, & oii je fus avant jour pour voir fi le coquin viendroit feul, car je ne pouvois pas attendre grande générofité d'un homme comme lui. A 1'heure marquée je le vis paffer feul a cöté de la maifon; mais je demeurai quelque tems avant que de le joindre, de peur qu'il ne füt fuivi de quelque coupe - jarret. A la fin , ne voyant venir perfonne, je courus après lui dans le pré , & je 1'appellai par fon nom. II fe retourna aufli-tot; & 1'enfer peint fur le vifage, il me dit: Je croyois que votre reffertittient vous auroit amené le premier au rendez* vous; mais puifque je vousy ai devancé, c'eft une preuve que je ne fuis pas fi poltron qué Votre vil griffonnage voudroit l'infinuen Al- T  DE ROBERT BOYLE. 1^ auffi bien je m'imagine que ma préfence ne te fait pas beaucoup de plaifir. La- deffiis il fe retira avec fes gens, Sc ferma la porte fur moi. Je vous laiffe a penfer de quel trouble mon efprit ne fut point agité dans ce moment. Je demeurai quelque-tems immobile ; après quoi, jettant par hafard les yeux du cöté de la porte, je vis qu'il y avoit une barre pour la fermer en dedans. Auffi-tötje courus labarrer, Sc je regardai par-tout pour voir fi je ne pourrois rien trouver pour me défendre; mais ce fut inutilement. Jëntrai dans le cabinet d'oii j'avois vu fortir les cinq hommes, Sc je 1'examinai de tous les cötés avec auffi peu de fruit. Alafin,pourtant,a force de chercher, j'appergus un des ais du plancher qui étoit prefque décloué; je tachai de le lever, mais je ne pus faute d'inftrumens propres pour cela. Heureufement il me vint en penfée de me fervir de la barre de la porte, dont je pouvois toujours me défendre, au cas qu'on entrat pendant que je travaillerois. Cela me réuffit a merveilles, je levai facilement 1'ais, & j'enfongai a grands coups de barre le plat-fond deffous qui couvroit un lieu oü 1'on ne voyoit goutte.. Je fis le trou affez grand pour y pouvoir pafler , réfolu de m'y jetter a tout hazard; car il ne pouvoit pas m'amver pis que ce qui me menacoit u je T iv  V o y a g e s demeurois dans la chambre oh j'étois. Je me coulai donc tout doucement , quoiqu avec beaucoup de peine , paree que les folives étoient fi proehes les unes des autres que mon corps ne pouvoit pas pafler librement entre deux. Je tombai de fort haut, fans pourtant me farre de mal, finon que j'en fus tout étourdi pourun moment, . Après être un peu revenu a moi, je vis que j'étois tombé dans une efpèce de boutique ou travailloit un tonnelier, car il y avoit plufieurs outils propres pour un homme de cette profeffion, & grande quantité de douves: j'en pris quelques-uns , & par leur moyen j'ouvris de force la porte qui donnoit dans la rue, fur le devant de la maifon de don Rodrigue. Sans perdre le tems a confidérer ce que je ferois, je me mis a courir du cóté du port, pour gagner au plus vite mon logis. Précifément comme j'entrois dans la rue des Cordeliers, je rencontrai ma femme avec fa fervante , & le coquin qui m'avoit vendu, & qui 1'étoit allé chercher de ma part. Aufli-töt je courus fur lui, je le pris au collet, & je le jettai par defius le pont dans la rivière ou il recut Ia récompenfe que méritoit fa perfidie. Je n'eus pas la force de dire a ma femme ce qui venoit de m'arriver, tant ï'étois irrité, & hors de mói-même ; mais je lui  DE R O B E R T B O Y L E. 197 fis figne de reprendre le chemin de la maifon.' Cependant il fe faifoit nuit; Sc le fcélérat de don Rodrigue s'imaginant que fon maudit coquin de meffager demeuroit trop a revenir, fortit dans la rue vis a-vis du pont. Dès que je 1'appercus , je courus a lui, Sc le prenanta la gorge , je lui dis; pour le coup je te tiens , infame que tu es, Sc je ne te quitterai point que je n'aye envoyé ton ame en enfer. Nous luttames quelque tems, mais enfin je le renverfai par terre, Sc je le bourrai d'importan.ce jufqu'a ce que voyant fes valets venir a fon fecours , je fus obligé de le laiffer. Je fouhaitois pafiïonnément de trouver quelque arme pour le pourfuivre ou pour me défendre, lorfque j'eus le bonheur de vous rencontrer. Auflïtót que vous m'eütes généreufement donné votre épée, je retournai fur mes pas en diligence , Sc j'atteignis le perfide Rodrigues comme il alloit rentrer dans fa maifon. Je l'obligeai a tourner vifage, Sc je lui enfoncai 1'épée dans le corps jufqu'a la garde. Vous eütes la bonté de me fuivre, Sc je crois que vous êtes un meilleur témoin de fa mort que moi; car dès que je le vis tomber , je me retirai au plus vite , Sc je vous laiffai auprès de lui, ne m'imaginant pas qu'il put vous en arriver d'autre mal que celui de perdre votroépée.^5,  29§ V O Y A G E S foppofe que 1'obfcurité de la nuk empêcha les valets qui vinrent au fecours de leur maitre, de me reconnoitre , car ils ne m'ont jamais accufé, ni même foupconné d'avoirfait le coup, ou s'ils 1'ont fu , il faut qu'ils ayent craint de le déclarer, de peur que je ne les pourfuiviffe pour avoir attente a ma vie , & a 1'honneur de ma femme. Quand j'appris que vous deviez être jugé , comme auteur ou complice de cette mort, je me rendis a la cour de juftice, réfolu, fi vous étiez condamné, de déclarer toute la vérité , & de m'avouer feul coupable. Mais voyant ' que vous en étiez quitte pour être tranfporté a Baldivia, je crus que je ferois mienx de garder le filence, ne doutant point que je ne puffe obtenir votre liberté quand vous y feriez une fois, en payant votre rancon: & c'eft pour cela, ajouta-t-il, que je fuis venu ici , vous affurant que. je ne négligerai rien pour vous rendre fervice, & en cela, & en toute autre chofe. Je le remerciai mille fois de fes offres généreufes; & réfléchiffant fur ce qu'il venoit de me conter, je lui dis que je m'eftimois heureux d'être en quelque forte Pinftrument de la jufte punition de fon ennemi mortel, & celui de fa déüvrance. II voulut abfolument que j'acceptaffe une bague , & deux eens piècesdoc-  DE ROBERT BOYLE, 30J nous fimes toute la diligence poffible pour lui en donner , mais avant que nous fuffions a portée il s'enfonga dans lëau. Tout ce qu'il y avoit de monde s'étoit jetté dans la chaloupe qui vint aufïi-töt a nous. Dès qu'ils purent fe faire entendre , ils nous demandèrent quatier'; ce que je leur promis. Ils étoient au nombre de 123 ; & comme ce nombre furpaffoit celui de nos gens, nous fümes obligés de les renfermer, de peur qu'ils ne s'avifaffent de le jetter fur nous, fi nous les laiffions en liberté. Le capitaine avoit été tué dans le combat, mais le lieutenant me dit que ces deux vaiffeaux étoient deux navires de guerre, de quarante pièces de canon, & de deux eens hommes d'cquipage chacun, qui étoient partis de Barcelone pour croifer le long de la cóte; & que le refle de fes gens étoit ou tué, ou coulé a fond avec le vaiffeau, n'ayant pas pu fe fauver comme les autres, a caufe des bleffures qu'ils avoient recues. Je ne jugeai point a propos de mener tout ce monde en Italië, de peur que cela ne fit du tort a don Antonio ; & comme 1'on vint me dire que nos gens en remuant les marchandifes du Villars avoient enfin trouvé & rebouché la voie de lëau, je réfolus de leur donner ce vaiffeau avec leur liberté. Mais auparavant j'en fis öter le canon-,  304 V O Y A G È S & les munitions de guerre, & je n'y laiflai rien que les provifions de bouche-^ & lëau. Ils me rendirent mille graces de ma générofité, 6c re* prirent la route de Barcelone. Le lendemain il s'éleva un fi furieux orage que nous nën avions encore jamais efluyé de femblable, 6c il continua avec la même violence pendant quatorze jours , de forte que nous fümes en grand danger de périr, 6c je crois que la plupart de nous auroient volontiers donné toutes leurs richefiës pour être a terre fains &faufs. Enfin nous découvrïmes la terre, mais nous ne fümes pas peu furpris de voir que c'étoit l'ile de Gandie, d'autant plus que nous avions k craindre les pirates de Turquie. Ainfi nous réfolümes de faire route pour Zante avec toute la diligence poffible, 6c la de partager entre nous 1'argent & les marchandifes que nous avions a bord. Nous y arrivames heureufement le 3 Septembre 1696. L'ile de Zante appartient aux Vénitiens , ainfi nous n'avions plus rien a craindre des Turcs. La ville qui porte le même nom, k enyiron un mille de longueur, 6c eft fituée fur une pointe de la Baye. La plupart des maifons y font baties de pierre, 6c 1'afpedt en eft trèsbeau de la mer. A 1'occident eft le chateau, fur une éminence dont le penchant eft fort' roide  ë' È R ö b e r t Bóf if. 305 róide , oü la meilleure partie des rharchands demeurë, & qui égale pre'fquë ën grandeur ia ville. C'eft le fiége d'un évêque, & le gouverneur qui y fait fa réfidence, eft toujours uri noble Vénitien. On y tr'afique fur-tout eri vins , en huile, & en raifins de Corinthe, qui. font la beaucoup rrfeiïleürs qu'en aucun autre endroit: ils croiffent fur des feps cómme les autres raifins , on les cueille au mois de Juillety & on les met dans des tonneaux pour les vendrë aux marchands.- Nos gens ravis de fe voir hors de danger' ^ & dans un lieu eü ils pouvoient avoir du vin a bon marché , s'en donnèrent fi fort au cceur' joie qu'ils tombèrent malades pour la plupart.Ainfi je pris le parti de quitter Zante , pour' aller a la Sapienze, pe'tite ile inhabitée oü il y a un bon port, & oü il n'étoit pas a craindre que notre équipage fe tuat a force dë boiré3Nous y jettames 1'ancre le 8 feptefnbre. Je fiï porter douze canons a terre, & élever une' plate-forme pour nous défendre contre les irrfultes de ceux qui pourroient venir nous attaquer. Sur une belle verdure nous dreffames' une grande tente pour moi , & auprès de cellela d'autres plus petites pour les officiers 65 pour les matelots. Mais comme je n'avois faitamettre qu'un lit dans ma tente^dofh Ferdina'iïi V  3°S V @ Y A G E S fut obligé, bien malgré lui je penfe, de coucher avec moi. Nous fümes occupés quatre jours a partager Fargent que nous avions. J'en réfervai un quart pour les propriétaires du vaifleau, qui monta a la fomme de plus de foixante mille livres fterling ; & un douzième pour moi, qui, joint aux préfens & autres chofes de valeur que j'avois, faifoit environ cinquante mille livres. Tbüs les matelots , depuis le premier jufqu'au dernier, eurent prés de douze eens livres chacun ; mais quand il fallut partager les marchandifes , nous fiimes fi embarraffés, que tout 1'équipage me pria d'une commune voix de les accepter, fans rien donner de retour. Le lendemain nous remimes a la voile, portantle cap fur Oftie, oü nous arrivames heureufement Ie ierNovembre, après un voyage de deux ans & fept mois, amenant avec nous la plus rkhe prife qui füt jamais entrée dans aucun port d'Italie. Jënvoyai d'abord yn exprès a don Antonio, pour lui donner avis de mon arrivée, & le prier de venir retirer ce qui lui appartenoit. Deux jours après, lui, Dona Ifabella fon époufe & leur petit garcon , vinrent a bord de notre vaiffeau dans un bateau de plaifir. Comme je vis qu'ils étoient en deuil, je leur dis que je craignois de leur demander qui ils  3°S V O T A O E S effet fur le champ. J'inftruifis en peu de mots don Antonio & Ifabelle des principales circonflances de fa vie & de fa bonne humeur; ils le regurent avec beaucoup d'honnêteté, 8c nous nous en fümes tous enfemble a leur maifon de campagne. Après y avoir demeuré une femaine dans des divertilfemens continuels, qui commenccient a mënnuyer , je demandai permiifion a don Antonio d'aller faire un tour a Rome , feulement pour montrer a don Ferdinand cette ville fi célèbre. Aufïï-töt il me dit qu'il m'y accompagneroit; & il envoya un de fes domeftiques donner ordre a fon palais, qu'on préparat toutes chofes pour notre réception ; 8c dès le lendemain nous partimes. Nous vifitames les antiquités 6c les autres chofes curieufes qu'on voit a Rome, 6c nous eümes plus d'une fois occafion d'admirer la magnificence des anciens romains, dans les beaux morceaux qui s'en font confervés. Comme cette ville a été autrefois la pépinière des hommes illuftres par leur valeur, ou par leur fomptuofité, 1'on peut dire qu'elle eft aujourd'hui la mère des beaux arts , 6c fur-tout de la peinture, de 1'architecture 6c de la mufique. C'eft-la qu'ont fleuri , dans 1'efpace d'un fiècle , Lanfranion, Dominichino, Pietro de Cortone, les PoffmeiJCa-  V o y a g e s dis gue je lui pardonnois aifément de s'être laiffé perfuader par dona Ifabella plutöt que par moi. IIparut tout confus, ce que j'attrikiai au petit reproche que je lui faifois: mais peu de jours après je changeai bien d'idée, quand je vis don Pedro aux pieds de dona Felicia tout tranfporté d'amour, & elle le regardant de meüleur ceil qu'a 1'ordinaire. Je ne pus mëmpêcher d'en témoigner ma furprife a do? pa Ifabella, qui ne fit que 1'augmenter en m'apprenant que le jour des noces de don Pedro &C d.9 dona Felicia étoit aöuellement fixé. Je lui dis que j'étois ravi que cette belle fe fut fi-töt guéne de fa violente paffion mais, ajoutai-je , ce n'eft pas d'aujourd'hui que j'ai remarqué que plus 1'amour eff vif, & moins il dure. Sur ce pied-la, repartit dona Ifabella , j'efpère que ïe votre eft éteint depuis long-tems. Vous yous ?rompez , madame , lui dis-je, mais c'eft que je ïi'aime point comme les autres; & quoique ma pafiion foit des plus violentes, je la conierveraï jufqu'au tombeau. Cela me paffe, me répliqua-t-elle , car enfin de la manière dont vous nous avez parlé a mon mari & a moi , vqtis. n'avez pas la moindre ombre d'efpérance de ce cöté-la..Cela eft vrai, lui repartis - je , mais cependant jamais mon cceur ne brülera d'une autre .ffamme. Nous dimes plufieurs au-  BE R O B E R T B O Y L E. 31? tres chofes fur Ie même fujet, & dona Ifabella m'avoua enfin que j'étois un modéle en fait d'amour. Pendant que nous fümes a Naples , j'achetai les marchandifes que j'avois promis a dom Jaques de lui envoyer k faint Salvador, &je les fis charger fur un vaiffeau qui devoit toucher k Oflie, & y prendre mes lettres. Je priai don Ferdinand d'écrire k fon père ; mais il s'en excufa fur ce qu'il craignoit que fa lettre ne tombat malheureufement entre les mains de fon époufe; & par la même raifon il me conjura de mefurer bien mes termes, &£ de ne parler de lui qu'en mots couverts. Je lui dis que pour le fatisfaire, je lui montrerois ma lettre avant que de 1'envoyer; ce que je fis, & voici ce qu'elle contenoit, MomlëuV, » Je ne fai comment je pourrai reconnoitre » les faveurs que vous m'avez fi généreufe» ment faites; la manière même toute gra» cieufe avec laquelle vous vous y êtes pris , » redouble 1'obligation que je vous en ai. Si » je ne puis vous témoigner par des effets com» bien j'y fuis fenfible, je me fouviendrai du » moins toujours avec la plus vive gratitude » de don Jacques, & de fes bienfaits. Je vous  3*4 V O T A G E 5 » envoye les marchandifes que vous me de» mandates la dernière fois que j'eus le bon» heur de mëntretenir avec vous; & je vous » prie de les accepter comme une petite mar» que de mareconnoiffance, vous affurant que » rien ne fauroit me faire plus de plaifir que Fa» vantage de pouvoir me dire Votre fincère ami, & trèshumble ferviteur Robert Boyle. » P. S. Je vous prie d'affurer de mes très» humbles refpecls votre digne époufe, & vo» tre aimable rille; & d'être perfuadé que j'dU» rai autant de foin de tout ce que vous m'a» vez donné en garde , que fi une intelügence » célefte mëüt apporté votre commiffion , & >> 1'eüt gravée dans mon efpfit. Quand vous » voudrez m'honorer de vos lettres , adrefTez »» les, s'il vous plait, au palais de don Anh tonio de Alvarez a Rome , d'oii on me les » fera tenir en quelque lieu que je fois ; car je » ne fai point encore en quel endroit je fixe» rai ma demeure , quoique j'aie plus d'in» clination pour 1'Angleterre que pour tout » autre pays. Don Ferdinand fut fort content de cette  33° VOYAGES tems h venir. La-deffus j'appellai, & perfonne ne répondant , je lui dis d'aller voir ce que c'étoit; mais il ne trouva ni la femme , ni lënfant , ni ame qui vive ; la coquine s'étoit fans doute fauvée Par ia porte de derrière , au travers du jardin. Cela me furprit extrêmement, & je réfolus de faire toutes les perquifitiöns poffibles fur cette aventure. Je vifitai moi même la maifon avec beaucoup de foin, mais inutilement; & pendant ce tems-la jënvoyai mon valet a Ia pourfuite de la femme qu'il ne put jamais attraper. Pour fürcröïc de malheur, il n'y avoit pas une maifon voifme ou nous puffionsen demander des nouvelles; le village ou j'avois laiffé lënfant étoit lëndroit le plus prcche des environs. Ainfi je défefpérois prefque de découvrir la yérité, & j'étois déja remonté a cheval pour mën retourner , lorfque j'appercus l'homme qui revenoit chez lui: auffitót, je courus a lui a toute bride, je Ie pris au collet, & je lui dis que je venois 1'arrêter pour le meurtre de lënfant que j'avois vu la nuit précédente dans fa maifon. Le pauvre miférable en fut fi effrayé, qu'il étoit plus mort que vif: affurément, monfieur, me dit-il, quand il fut un peu revenu a lui, Penfant n'eft point tué, & je ne faurois le croire. La-deffus je lui ordonnai de Ie produire, ou qu'autrement je le ferois.  34© V O Y A G E S ter a quelque prix que ce füt, nous paflames au dela. Sur le foir la tempête commenca a s'appaifer, & nous reprimes le chemin de Salé; mais ayant qu'il füt tout-a-fait nuit, nous vimes paroitre un vaiffeau. Quoique notre coquin de capitaine eütperdu beaucoup de monde dans un combat précédent, il réfolut d'attaquer ce vaiffeau; & comme il faifoit calme , il fit force de rames pour le joindre. Mais celui-ci voyant a qui il avoit a faire, n'attendit pas que nous commencaflions; &z dès que nous fümes a portée , il fit fur nous un feu terrible. Le combat dura prés d'une heure, autant que je pus en juger; car je ne m'occupai tout ce tems-la qu'a prier Dieu, dans 1'attente que quelque heureux coup viendroit mettre fin a une vie qui m'étoit a charge. Quand le bruit du canon & de la moufqueterie eut ceffé, je n'eus point la curiofité d'aller voir de quel cóté étoit la vieloire. Mais jugez de ma furprife, & de ma joie; le premier homme que je vis entrer dans ma cabane , fut le contremaitre que j'avois fait capitaine, comme je vous le dis, fi vous vous enfouvenez, en vous faifant l'hiftoire de mes premiers malheurs. Quoi, madame ! s'écria ce jeune homme en me voyant , eft-ce vous ? Grace a la bonne  DE R.OBERT BOYLE. 341 providence, mon voyage eft fait. Allons, madame, continua-t-il, je veux vous conduire auprès d'une perfonne qui fe croit indigne de la vie, tant que la votre n'eft pas en fureté, paree que c'eft elle qui eft la caufe des dangers que. vous avez courus. Je n'eus pas la force de lui répondre , ni de lui demander de qui c'étoit qu'il vouloit parler, tant j'étois frappée d'un changement fi heureux, & fi fubit. II me mena a bord de fon vaiffeau , oit il me préfenta Sufanne, mon ancienne femme de chambre: ma joie augmenta en la voyant; & je vous avoue que j'étois fi fatisfaite, que je fus quelques momens fans penfer k vous. Cependant le vaiffeau d'Hamet couloit k fond, car il étoit percé k lëau, & 1'on ne pouvoit point venir k bout de 1'arrêter. Nos gens en emportèrent tout ce qu'ils purent, & tous les bleffés ; le refte de 1'équipage fe mit dans la chaloupe , & reprit le chemin de Salé. Je leur fis votre hiftoire, & je leur dis en quels termes j'étois avec vous. En échange, le capitaine m'apprit comment ils avoient obtjenu leur liberté du renégat Hamet, après qu'il mëut fait conduire fecrétement k fa maifon de campagne. Vous favez, madame, me dit-il, que les Maures ne nous fouillèrent point, quand ils nous prirent; & j'avois heureufement, dès que Y iij  34* V o y a g e 3 fe les appercus, caché tout 1'argent des mar-* chands deftiné pour le commerce, & le rmën propre, dans mes hahits , & fur-tout dans un grand bonnet fourré que je portois fur la tête, Hamet, content de vous avoir, & des marchandifes qu'il avoit trouvées d'ailleurs dans notre vaiffeau, ne fe foucia point de nous vendre pour efclaves; il nous laiffa la liberté de nous promener dans la ville, & nous affigna une petite portion de vivres pour notre eniretien jufques a ce que nous puiffions recevoir d'Angleterre mille livres fterling, pour la rancon de notre vaiffeau & de tout 1'équipage, En pende tems j'eus fait connoiffance avec un juif de Salé, que j'engageai a force d'argent a nous acheter un vaiffeau Sc a payer notre rancon a Hamet; ce qu'il fit fans qu'aucun de nous s'en mêlat. Nous fimes tout ce que nous pümes pour apprendre de vos nouvelles, Sc pour vous emmener avec nous; tous nos foins furent inutiles ; de forte que nous fümes obligés de partir fans vous pour 1'Angleterre. , Dans notre voyage, Sufanne m'apprit toute votre hiftoire , fans me taire même la part quëlle y avoit eue. Son repentir me parut fi fincère , que je he pus mëmpêcher de la plaindre : ce qui fit bientöt naitre en moi  ï)l R O B E R T B O Y L E. j 4% une paffion plus douce. Je lui trouvai des charmes ; je 1'aimai; elle y répondit; & , dès que nous fümes arrivés en Angleterre , je 1'époufai en face d'églife.Nous informamesM.Kendrick, votre maitre-d'hötel, du malheur qui vous étoit arrivé ; & , par notre avis , il équipa un vaiffeau en votre nom, pour vous aller chercher en Barbarie. II m'en donna lc commandement, & me remit une fomme d'argent fuffifante pour votre rancon, fi nous pouvions apprendre de vos nouvelles ; & puifque nous avons eu le bonheur de vous rencontrer , il ne nous refte qu'a retourner au plus vite dans notre patrie , crainte de quelque nouvel accident. Je les remerciai de leur zèle a me fervir , fur-tout la pauvre Sufanne , qui avoit voulu accompagner fon mari dans ce voyage. Je priai Morrice (c'étoit le nom du capitaine) de faire route pour Mammora , dans 1'efpérance que nous pourrions y apprendre ce que vous étiez devenu ; mais il me dit qu'il n'étoit pas sür pour nous d'aller dans ce port, paree qu'y ayant guerre alors entre t'Angleterre & la France, le vaiffeau qui avoit porté M. de Saint-Olon pourroit bien nous attaquer, & nous prendre malgré lui, fuppofé qu'il y füt encore. D'ailleurs nous apprïmes d'un des renégats que nous avions faits prifonniers , que eet ambaffadeur étoit Yiy  344 V O Y A G E S retourné, il y avoit déja quelque tems, en France. Neus fimes donc route en droiture pour 1'Ang'eterre, dans 1'efpérance que vous y arriveriez bientöt, & que vous m'y trouveriez ; car je vous avois donné affez d'indices pour cela , lorfque je vous fis mon hiftoire. Avant que nous euflions découvert les cötes d'Angletene, je m'appercus que j'étois enceinte. La feule idee penfa m'en coüter la vie , craignant que vous n'arrivaffiez pas affez a tems pour fauver mon honneur ; car, quoique je ne doutaffe point devotre probité & de la fincérité de votre amour, j'appréhendois les coups de la médifance. Je communiquai mon état k la fidelle Sufanne , pour qui je n'avois plus rien de fecret , & elle joignit fes craintes aux miennes. Quand nous fümes entrés dans le canal de Briftol, nous confultames enfemble fur les moyens de dérober au monde la connoiffance de ma groffefle; & k la fin , je réfolus de vivre auffi retirée que je le pourrois , jufqu'a ce que j'appriffe de vos nouvelles. Cependant je fis favoir mon arrivée a M. Kendrick, mon maitre d'hótel; mais je nëus garde de lui rien dire de mon état. J'envoyai auffitót un exprès a Londres pour s'infbrmer de vous ; mais , comme vous ne m'aviez point dit le nom de votre oncle en me  DE ROBERT BOYLE. 345 faifant votre hiftoire , tous ces foins furent inutiles. Cela me mit prefque au défefpoir, & me jetta dans une mélancolie qui ne fit qu'augmenter avec ma grolfeffe. Enfin je pris le parti d'aller me cacher dans le pays de Galles, chez une parente de Safanne, oü j'accouchai heureufement d'un garc^n qui eft le vrai portrait de fon père, & qui a été ma plus grande confolation dans mon malheur. Quand je fus relevée de mes couches , je le pris avec moi, & je revins a la maifon , oü ma fidelle Sufanne le fit pafier pour lënfant d'une de fes parentes , quëlle s'étoit chargée de mettre en nourrice. Elle le donna eftectivement a une bonne payfanne qui demeure a fix milles d'ici, fans lui dire a qui il appartenoit; &, de puis , elle 1'a été chercher prefque toutes les femaines, afin que je le vifle , & que fa vue me confolat un peu de la dure abfence de fon père. Aujourd'hui même elle avoit réfolu d'y aller , mais le défordre qui vient d'arriver, lën a empêcbée. Mon maitre d'hótel voyant que j'avois pris le parti de vivre fort retirée, s'étoit aventuré a me parler d'amour; & s'appercut bientöt que je dédaignois fa paffion ; il en vint jufqu'a me dire que fi je ne voulois pas 1'époufer, il trouveroit le moyen de me dépouiller infenfiblement de mes biens, Si de me réduire k la mem.  34<5 V O Y A G E s dicité Qüoiqü'il m'eüt été facile de le mettrehors d'etat de me nuire de ce cöté-la, je craignois fi fort 1'embarras, que je lui donnai quelque efperance : ce qui ne fit que le rendre plus infolent, ,ufques-la qu'il eft venu k eet excès de brutahté dont vous avez été vous-même le temoin, & dont vous m'avez délivrée fi a propos. Je compris bien, par ce récit que ma femme venoit.de me faire, que 1'enfant que j'avois iauve d une manière fi merveilleufe, étoit vraiment le nötre. Quand je lui eus conté tout ce qui m'étoit arrivé a cette occafion, elletémoigna tout-a-ia-fois tant de crainte, de terreur de tendrefie & de joie, que je crus qu'elle en Perdroit Ja connoiffance. Cette hiftoire peut iervir a nous convaincre qu'il y a une providence qui dirige a notre avantage toutes nos aéhons , lorfquëlles tendent k ia vertu. M. Kendrick, le maitre d'hötel de ma femme, qui avoit attenté k fon honneur, appnt bientöt notre heureufe rencontre ; & fes bleffures fe guériffant tous les jours, il nous fit pner de 1'aller voir. Nous y fümes, & il nous demanda pardon de fon infolence en des termes fi prefians , & qui marquoient un repentir fi fmcère, que nous ne pümes le lui refufer. II fe fit apporter tous les livres de compte} & tous  DE ROBERT BÖYLE. 347 les papiers qui regardoient les biens de mon époufe , qu'il avoit en main, & il nous les remit. . Le même jour le capitaine Morrice arnva de France , ób il étoit allé par 1'ordre de ma femme, comme la feule reflburce qui lui reftoit pour apprendre de mes nouvelles. II s'acqmtta fi bien de fa commhTion , qu'il paria a M. de Saint-Olon, qui ïïnfttuifit de mon voyage en Italië , après que j'eus pourfuivi inutilement le vaifeau corfaire qui avoit enlevé mon époufe. Je le récompenfai largement de fon zèle , & je remarquai en lui tant de probité & de francbife , que je 1'aimai toujours depuis ce moment-li Toutes ces affaires ne me firent point oublier don Ferdinaed; fa maladie me touchoit fenfiblement, & je réfolus de 1'aller voir avec ma femme , qui étoit d'ailleurs fi impatiente d'embraffer notre petit garcon, qu'elle ne voulut pas me laiffer feulement le tems de fimr avec M. Kendrick. En chemin , nous rencontrames un de mes pareus, fils de mon barbare d'oncle qui m'avoit vendu. Malgré tout ce que j'avois fouffert par fon injuftice , je ne laiffai pas de recevoir mon coufin avec toute 1'affecfion poffible ; car, outre que nous étions de même age, & affez reffemblans, foit du cöté du corps, foit  ±4$ V O Y A G E S du cöté de lëfprit, nous avions été élevés enfemble jufqu'a la mort de mon père : ce qui avoit fait naitre entre nous une amitié trèsforte. Je ne 1'avois point vu en palfanta Londres, paree qu'il étoit alors a la campagne. II m'apportoit un paquet qui venoit d'Italie, & dans lequel je trouvai une lettre que don Jacques m'écrivoit de Saint-Salvador. Impatient de favoir ce quëlle contenoit, je 1'ouvris auffitót , & j'y lus ce qui fuit: « Monfieur , »> Jëfpère que Ia diftance des lieux n'aura » point apporté de changement a votre amitié. » La mienne a plutót augmenté que diminué,fi » tant eft quëlle fut fufceptible. d'augmenta» tion. Je fuis accablé de chagrin ; ma fille, » qui faifoit toute ma confolation, eft, je penfe^ » perdue pour toujours. Le jour même que' » vous nous quittStes, elle difparut, fans que » nous ayons jamais pu depuis en apprendre » aucune nouvelle. Nous avons quelque raifon » de foupconner que les parens de la perfonne » qui périt par votre épée, en vous attaquant » mchement peu de jours avant votre départ, » 1'ont enlevée, & peut-être tuée fecrétement, »> pour fe venger fur nous de eet accident dont » nous ne fommes pourtant en aucune manière  DE ROBERT BOYLE. 349 » la caufe. En voila plus qu'il nën falloit pour » me rendre ce féjour odieux & infupportable. » Je vais chercher du repos, fi j'en puis trou» ver, dans quelque autre partie du monde ; » & comptant toujours fur votre chère amitié, » j'efpère avoir 1'honneur dans peu de vous » embraffer en Angleterre, car je me difpofe, » a quitter Saint-Salvador au plutöt. J'ai recu » votre obligeante lettre , & les bales de mar« chandifesque vous m'avez envoyées, le tout » bien conditionné. Mais il y a dans votre » lettre quelque chofe de myftérieux pour » moi; du moins je ne comprends rien a ce » paragraphe : Soye{ ajfurè que tout cs que vous » mavei donnè en charge ,&c.Js ne vous ai rien w envoyé que quelques petits préfens, que je » me flatte que vous aurez. bien voulu garder; » &, fi je les ai fait mettre a bord de votre » vaiffeau fans vous en rien dire, c'eft que je » favois bien que je ne pourrois jamais vous » engager a les accepter autrement, comme » venant de celui qui fe fera toujours une » gloire de fe dire , » Votre fincère ami & ferviteur , » Jacques de Ramirez. » P. S. Ma femme, qui eft inconfolable , » vous fait fes baife-mains; & , la feule chofe  35° V Ó Y A G E S » qui lui fafle quelque plaifir , c'eft lëlpérante » de vous voir, & de vous dire de bouche k » quel point la perie de fa fille 1'afflige. Souffrez » que nous vous ayons une nouvelle obligatiom » ayez la bonté de dire aux gens de,notre » pays qui fréquentent votre bourfe , oii nous » pourrons vous trouver , afin que nous ne » foyons point embarraffés a vous chercher, » quand nous ferons arrivés a Londres». Je fus extrémement touché du malheur de mon ami; fur-tout croyant que j'en étois, en quelque manière, la caufe, quoique fort innocente. J'avois déja conté k ma femme tout ce qui m'étoit arrivé a Saint-Salvador ; de forte quëlle prit aufli beaucoup de part a 1'affliftion de don Ramirez, d'autant plus quëlle s'étoit vue h la veille d'un pareil défaftre par rapport k fon propre enfant. Après avoir donné quelque tems a ces triftes réfléxions , j'ouvris une autre lettre qui venoit de don Antonio, & qui étoit concue en ces termes. Mon cher ami, » Nous avons recu votre lettre avec un plaim fir inexprimable; mais comme je fuis Ita» Hen, je n'ai pu voir fans jaloufie la joie que » ma femme a fait paroitre en la lifant. Cëfl w bien pis a préfent quëlle déclare quëil®  de robert boyle. 35 i »» veut aller en Angleterre , expres pour vous » reprocher le peu de foin que vous avez pris » de la commiffion qu'elle vous avoit donnée. » Et ce qu'il y a de plus enrageant encore, » c'efl quëlle a deffein de vous écrire elle» même fes fentimens. Mais quëlle dife tout » ce quëlle voudra, j'ai réfolu de vous eflimer » jufqu'a la fin, comme le feul ami qui me foit » vraiment cher. Antonio de Alvarez. L'autre lettre, qui étoit celle d'Ifabelle, contenoit ce qui fuit. Monfieur , . » Je veux attendre k vous faire des repro ches » que j'aie le plaifir de vous voir, ce qui jëf» père fera dans peu. Je ne vous chargeai d'au» cune commiffion dans les papiers que vous » avez perdus, excepté celle de réparer 1'in» jure que vous avez faite a notre fexe en 1'ac» cufant d'inconftance a 1'occafion du mariage » inopiné de don Pédro avec dona Féiicia, » après la violente paffion quëlle a eue pour » don Ferdinand. Vous aviez , ce femble , » quelque efpèce de raifon; mais vous chan» gerez bien de langage quand je vous aurai ?# expliqué tout ce myftère. Je ne me fus pas  j?2, Voyage s » plutöt appergue que dona Félicia aimoit » fans être aimée, que je la plaignis de tout » mon cceur, connoiffant par moi-même toutes » les peines de 1'amour ; ce qui fit que j'accu» fai plus d'une fois don Ferdinand de dureté, » de ne pas fe rendre aux charmes de cette » belle. Je lui en dis tant qu'a la fin il me » pria de marquer un jour & une heure ou » nous nous recontrerions dans mon cabinet, » dona Felicia, lui, & moi, fans autres té» moins; & que la il nous expliqueroit fes » vrais fentimens. Je fis ce qu'il fouhaitoit, » & quand nous eümes fermé la porte fur nous » pour n être entendus de perfonne, il prit la » parole , & s'adreffant a moi il me dit: Ma»» dame, ne me taxez plus de dureté envers >> dona Felicia, car fi je n'avois pas un cceur » extrêmement fenfible , jamais je ne ferois » venu ici, & pour vous avouer tout d'un tems » ma foibleffe , vous faurez que je fuis fiile. » La-deffus elle découvrit fon fein, & ne nous » laiffa plus de lieu de douter quëlle ne dit » vrai. Cela nous furprit fi fort toutes les deux, » que nous nëümes pas la force de parler; & » elle continua ainfi. Je vous conjure, mes » dames, de ne point ouvrit la bouche de ceci » è mon capitaine; car je vous déclare que » le moment qui m'apprendra qu'il eft inftruit » de  DE Ro'BERT BOYLE. 353 » de ma foibleffe , fera le dernier de ma vie. » Cependant, monfieur, je ne faurois m'em- » pêcher de vous en donner avis, par com- » paffion pour elle; & je crois que vous avez » trop d'humanité & de générofité pour vou- » loir être la caufe de"la mort d'une perfonne » qui n'aime que vous , furtout puifque vous » avez perdu toute efpérance de revoir jamais » votre maitreffe. Tout ce que je puis vous » dire la-deffus, c'efl: que rien au monde nè » fauroit égaler la joie que j'aurois de voir » en arrivant en Angleterre don Ferdinand de- » venu la femme de monfieur Boyle-, qui aura » toujours 1'amitié de , Isabelle de Alvarez. Les paroles me manquent pour exprimer 1'étonnement oü me jetta la lechtre de cette lettre. J'en fus fi troublé, que je pris le parti de retourner a la maifon, pour me remettre de 1'agitation de mon efprit, & pour confidérer plus tranquillement ce qu'il étoit a propos de faire dans cette rencontre. Certaines circonftances que je me rappellai alors, me firent comprendre que j'avois été bien aveugle de ne pas m'appercevoir plutót du fexe , & de 1'inclination de don Ferdinand. Son état me toncha jufqu'au fond du cceur, & je n'eus pas la ' ' Z  314 VOYAGES force de mën expliquer a ma femme & k mor! coufin. Quelquefois il me fembloit que tout cela n'étoit qu'un fonge; mais k Ia fin je me fis un plaifir de penfer qu'il étoit en mon pouvoir de rendre a don Jacques fa chère fille qu'il croyoit perdue depuis fi long-tems. Ma femme fut prefque aufli frappée que moi de cette découverte; & mon coufin pouvoit a peine mën croire. Je compris bientöt par ce qu'il me dit, que cette pauvre demoifelle ne vouloit pas que le paquet qu'il venoit de me remettre, tombat entre mes mains ; ce qui me convainquit quëlle craignoit que je ne découvrifle la yérité. Le lendemain nous fümes la voir. Nous Ia trouvames habillée, & dans la pofbire d'une perfonne qui veut écrire , mais extrêmement foible. Je lui préfentai ma femme & mon coufin : elle les falua fort poliment, & me témoigna prendre beaucoup de part k mon bonheur, ajoütant quëlle étoit trés-fachée que fon indifpofition ne lui permit pas de nous tenir compagnie pour mêler fa joie avec la notre. Elle étoit fi abattue, qu'a peine pouvoit-elle parler. Elle ne favoit point que mon coufin mëütapporté le paquet quëlle attendoit d'Italie ; mais après que j'eus demeuré quelque tems feul avec elle, je lui remis la lettre de fon père t  be Röbêrt Boylè. 355 qu'elle n'eut pas plutöt lue , quëlle tomba a la renverfe évanouïe. Le bruit que nous fimes, elle en tombant, & moi en voulant la fecourir, amena plufieurs perfonnes dans la chambre, & entre autres, 1'hötelfe qui en étoit devenue éperduement amoureufe , s'imaginant que ce fut un homme. Elle courut a elle, faifant des lamentations li comiques , que li cëüt été dans toute autre occafion , nous en aurions ri de bon cceur. Elle fe mit d'abord k déboutonner fes habits pour lui donner de 1'air; maisquelle ne fut pas fa furprife , quand elle vit, par fon fein , combien elle sëtoit trompée clans Fobjet de fa paffion ? Elle courut en bas comme une folie, nous lailfant le foin de fecourir la pauvre fille. Quand nous lëümes fait revenir, elle s'appercut bientót que nous avions découvert fon déguifement; & Ja douleur & la honte quëlle en eut tout k la fois, manquèrent de la faire retomber en défaillance. Nous eumes toutes les peines du monde k lën empêcher, &t k la fin elle fe remit un peu , quand elle comprit par mes difcours que je favois déja auparavant toute fon hifloire. Après avoir gardé affez long-tems le filence, elle me dit: je ne voulois vous inllruire de ma foibleffe , qu'après ma mort ; mais puifquëlle vous efl connue , je vous conjnre d'a- Z ij  35^ V O Y A G E 3» voir quelque égard pour ma mémoire, & je jnourrai contente. Je Ia priai de ne point parler de mourir, mais de vivre pour redonner la joie a fes parens afHigés. C'eft trop tard, me repliqua-t-elle, j'ai appellé la mort a mon fecours, &C la voici qui vient terminer mes peines. En difant cela , une paleur mortelle fe répandit fur fon vifage, un tremblemént faifit tous fes membres; & il lui refta a peine affez de force pour nous dire quëlle avoit pris une bonne dofe de poifon quëlle avoit acheté d'un apothicaire du village , & quëlle alloit m'écrire , juflement comme nous étions entrés dans fa chambre , pour me faire 1'aveu de fa foibleffe, & me prier de la faire enterrer fecrétement, & de ne point divulguer fon hiftoire. Elle nëut pas plutót achevé deprononcer ces mots, quëlle perdit la parole , & prefque en même tems la vie , du moins a en juger par toutes les apparences. Ma femme n'étoit pas préfente lorfque cela arriva , elle étoit demeurée en bas auprès de notre enfant, ne pouvant fe laffer de le tenir entre fes bras, & de lui faire des careffes; mais elle vint un moment après , & ne fut pas peu furprife d'un accident fi tragique. Pour mon confin, il paroifïbit encore plus affligé que nous, car la compaflion avoit bientótfait place dans fon cceur a 1'amour.  de Robert Boyle. 357 Cependant le brult de la mort de cette aimable perfonne s'étant répandu furie champ dans le village, 1'apothicaire qui lui avoit vendu la drogue , vint s'informer du fait. II ent-ra dans la chambre tout effoufflé, & me dit: monfieur, que 1'état oü vous voyez ce gentilhomme ne vous afflige point, car il nëft pas mort, il a feulement pris une potion dormitive: j'ai bien foupconné une partie de fon deffein quand il m'a demandé du poifon, le prix extraordinaire qu'il mën a payé fuffifoit pour me faire ouvrir les yeux; ainfi je lui ai donné une chofe pour 1'autre. Cette nouvelle nous réjouït tous, fur-tout mon coufin qui en fut fi extafié, qu'il ne fe poffédoitplus. Et quand je vis avec quelle impatience il obfervoit cette aimable fille, attendant fon retour è la vie, ft je puis 1'appeller ainfi; cela ne fit que me confirmer dans la penfée , qu'un feul regard fuffit quelquefois pour allumer dans le cceur un amour éternel. Cependant 1'apothicaire lui fit avaler force cor~ diaux pour la faire revenir de cette efpèce de létbargie ; & a la fin elle ouvrit les yeux , & fe mit a regarder' fixement tout autour dëlle , comme fi elle füt revenue de 1'autre monde. Nous lui appfimes auffi-tót la fupercherie de 1'apothicaire, elle en fut dans la dernière conr % iij  358 V O Y A G E S fufion, & nous donna a entendre que c'étoit malgré elle qu'on lui rendoit la vie, & qu'une autre fois elle prendrolt mieux fes mefures. Nous fimes tout ce que nous pümespourla tranquillifer; & k la fin, ma femme voyant que nous ne gagnions rien fur fon efprit, lui dit que fi elle vouloit mourir, ce n'étoit que paree quëlle ne pouvoit pas nous voir heureux. Ce reproche la réveilla comme d'une léthargie : eh bien! dit-elle, je veux vivre, quand ce ne feroit que pour vous convaincre que je vois avec plaifir mon capitaine (car elle m'appelloit toujours ainfi) au comble de fes v ceux, Nous demeurames encore un moment auprès dëlle pour 1'affermir dans ces bons fentimens; après quoi nous defcendïmes, ma femme & moi, pour voir notre enfant pour lequel je mëtois fi fort intéreffé fans le connoitre , par un fecret inftinct de la nature. Quand nous eümes payé ce que nous devions dans 1'hötellerie, nous fimes monter en caroffe avec nous dona Bianca , que je n'appellerai plus don Ferdinand , & nous arrivames le foir a Briftol, ou nous primes poffefiion de la maifon que le capitaine Kendrick avoit occupée jufqu'alors, & qui appartenok k ma femme. Nous y demeurames quelque tems, autant pour rétablir dona Bianca de fon indifpofuion, que pour régler pos affaires.  BE R O B E R T B O Y L E. 359 Cependant mon coufin gagna bientöt par ion afliduité lëflime de cette charmante perfonne; mais elle lui déclara naturellement qu'il ne devoit rien efpérer de plus, paree qu'il lui étoit déformais impoffible d'aimer. Néanmoins, a force d'importunités, nous lëngageames a la fin k 1'accepter pour fon époux; & 1'eflime quëlle avoit concue pour lui fe changea bientöt en un amour des plus tendres. Après leurs noces, nous allames tous enfemble a Londres, pour mettre ordre k quelques affaires que j'avois-la, 6ë pour y recevoir les amis que j'attendois d'Italie, & de Saint-Salvador. Un matin, comme nous étions en route \ nous entendimes a lëntrée d'un bois , des gémiffemens affreux qui nous allarmèrent. Mais comme nous avions avec nous trop de gens armés pour craindre la moindre chofe , nous defcendimes de caroffe , & nous nous en fümes droit au lieu d'oü partoit le bruit. Nous trouvames une femme noyée dans fon fang, &C percée de plufieurs coups d'épée. En lëxaminant de plus prés, jugez de ma furprife, je vis que c'étoit la femme du maitre chez qui j'avois fait mon apprentiffage, 6ë qui étoit mort de chagrin de ce quëlle 1'avoit abandonné , en emportant la meilleure partie de fon bien. Quelque mépris que jëuffe pour elle, je ne Z iv  i6° V O y a C e s pus mëmpêcher d'avoir compaffion de fon état, & je la fis porter dans notre caroffe. Dona Bianca délaifa fon corps de juppe , & banda fes plaies du mieux quëlle put, en attendant qu'un ehirurgien que j'avois d'abord envoyé chercher k lëndroit leplus proche, vint. Elle me reconnut auffi-tót, & elle me dit; affurément, monfieur, le ciel vous a conduit ici pour etre le témoin de mon repentir, puifque vous l'avez été de mon crime. Le tort que j'ai fait k mon man m'a pourfuivi jufqu'au tombeau. Après que je lui eus emporté tout ce que je pus, je mënfuis en Irlande, je changeai de nom, &z & je me fis paffer dans le monde pour un riche parti. J'eus beaucoup d'adorateurs ; mais le ciel pour me punir, voulut que jemiffemonaffeflion dans.une perfonne qui ne me recherchoit que pour mon argent: & quoique je fufle quëlle n'a~ . voit que très-peu de bien, 1'amour lëmporta fur la raifon, & je 1'époufai. Comme mon nouvel époux étoit fort débauché, il a bientöt eu dépenfé tout ce que nous avions; & sëtant enfuite endetté par delfus les oreilles, nous avons été obligés de nous fauver dans ce pays ; mais n'y trouvant point de reffource pour vivre honnêtement, il sëfi fait voleur de grand chemin, & a même déja commis plufieurs vols. Pour moi je logeois dans un village voifin , ou il ne  V O Y A G E $ venu, elle rendit le dernier foupir, en implorant le pardon de fes péchés. Je la fis aufli-têt porter au village voifin, dans la maifon oii elle logeoit, & je donnai quelque argent pour la faire enterrer. On courut après fon mari , mais on ne put jamais 1'attraper. J'appris peu de tems après qu'il avoit été arrêté pour vol fur les grands chemins, & exécuté a Worcefter oü il avoit avoué le meurtre de fa femme. C'efl ainfi que la vengeance divine, quoique lente a punir, atteint toujours les fcélérats. Nous continuames notre route, & nous nous rendimes heureufement a Londres ; don Antonio, & fon époufe y arrivèrenf les prémiers en fimples bourgeois, pour n'être pas connus, ne fe fouciant point d'y paroitre avec vin équipage convenable a leur qualité. Et peu de jours après , don Jacques, & fa femme vinrent dans un vaiffeau qui leur appartenoit, de conferve avec 1'Ifabelle que mon lieutenant commandoit, & qui avoit été obligé de relacher a Lisbonne, paree qu'il faifoit eau. Cependant je priai dona Bianca de reprendre fes habits d'homme , ayant deffein de furprendre agréablement fes parens. Je louai des logemens pour eux , en attendant qu'ils puffe nt trouver une maifon commode dans la ville , oü ils avoient rcfolu de demeurer. Je les recus d'abord chez moi, ck après les complimens  364 V O Y A G E 5 frappé de cette reffemblance, quand je le vis pour la première fois a mon retour. Comme 1'heure du foupé approchoit, dona Bianca, & mon coufin entrèrent dans la chambre ou nous étions. Je les préfentai a don Jacques & a fa femme qui les faluèrent comme des gens qu'ils ne connoiffoient point. Mais quand ils eurent un peu envifagé dona Bianca, & qu'ils 1'entendirent parler, les larmes leur coulèrent des yeux, furpris de la grande reffemblance qu'il y avoit, difoient-ils , entre ce gentilhomme & leur fille, foit pour les traits , foit même pour le ton de la voix. Elle tint bon auffi long-tems quëlle put, parlant toujours anglois; mais a la fin la vue de fon père & de fa mère quëlle aimoit tendrement, & leurs larmes 1'émurent fi fort quëlle fut obligée de fe retirer, difant quëlle alloit revenir :' mon coufin fortit auffi un moment après. Pendant leur abfence, les bonnes gens ne firent que foupirer & que pleurer ; mais comme je favois bien que leur afflicbon ne feroit pas de durée , je ne me mis pas feulement en peine de leur rien dire pour les ccnfoler. Quand dona Bianca eut repris les habits qui convenoient a fon fèxe, un valet vint me dire qu'il y avoit a la porte un gentilhomme qui demandoit a me parler. Je fortis, & étant renfré un moment après, je dis que nous al-  3 d'autre reffource pour batir les égbfes dans une certaine ile , 1'ouvrage avancëfóit bien ientement. II y a des mailons fur le quai qui ont coüté jufqu'a fix mille livres fleriing. En particulier la brafferie de M. Badcok eft un grand & magnifique bati'ment ; on y vo;t une cuve d'une grandeur prodigieufe, puifqu'clle contient buit tonneaux de bière mefure d'An* gleterre. C'eft dans cette ville que fe tiennent les cours de judicature póur la province, & 1'affemb'ëe générale dé tout le pays. Cette at* femblée reffemble affez a un parlement dépendant, a-peu-près comme les pariemens des villes de France, qui relèvent de celui de Paris la capitale. II y a trois foires chaque année , &C deux marchés chaque fémaine. Dans le tems des foires, il s'y rend üne'fi grande quantité de monde , qu'on a peine a y trouver du logement , auffi bien que dans les' plantations voiiïnes. : Le gouvernement &c les loix'y font les mêmes qiVen Angleterre. Le confeil eft compofé de proteftans &- de quakers , mais les officiers publics font pris d'entre les premiers. Le gouverneur eft nommé par S. M. Britannique ; les dutres magiftrats ' font le maitre des röles . quatre juges, un juge de 1'amirauté , un avo Ddij  4ió V O Y A G È cat général, un fecretaire, un tréforier, tm grefner, un clerc k paix, un commiffaire, & un infpe&eur général. Ces magiftrats, avec huit membres du confeil, compofent ce qu'on appelle le gouvernement de ia ville. On fait monter le nombre des habitans au-déla de iy,ooo, fans compter les efclaves. II n'y a prefque aücune forte de commerce en Angleterre , qu'on ne faffe auffi k Philadelphie; & les ouvriers de toute profeffion y font mieux payés; un tailleur a la journée y gagne douze fchelins Ia femaine , outre fa nourriture. On y a nouvellement établi une grande pofte, oit 1'on recoit les lettres de tout le pays pour les envoyer a Bofton dans la nouvelle Angleterre, a Charles-tovn dans la Caroline, & aux-autres Iieux voifins. La terre qui eft encore en fricne, s'y vend dix fois la valeur de ce qu'on en donnoit au commencement, quoiqu'on n'en trouve point k dix milles autour de la ville. Et ce qu'on vendoit autrefois dix livres fferling dans le voifinage, en coüte k préfent plus de trois eens. Tous les ouvrages de femme y font fort chers, a caufe du petit nombre d'ouvrières qu'il y a ; car il eft peu de blies, fans en excepter même celles du plus bas étage, qui ne s'y marient avan-  DE RlCHARD CASLELMAN. 41I tageufement, de forte que dès-la. elles tiennent au-deffous d'elles de travailter. Le propriétaire de ce beau pays eft, comme je 1'ai déja dit 9 Guillaume Perm, écuyer ; il a une magnifique maifon de campagne , nommée Pensbury, qui eft fituée fur trois petites iles, fi je puis les, appelier ainfi ; car la rivière de Delaware en fait trois fois le tour. Dans les vergers Sc les jardins de cette maifon, on trouve toutes les efpèces de fruits, de racines , 6c d'herbes que 1'Angleterre produit, 6c bien d'autres qui font particulières au pays. On fait de très-bon papier en Penfylvanie , du linge , des droguets , des crépons , des camelots, 6c des ferges, dont les habitans font un grand commerce. La plupart des marchands 6c même quelques artifans ont des maifons de campagne bien baties 6c bien meublées. On n'a jamais out parler dans ce pays d'aucune infuhe de la partdes indiens , ce qu'on ne peut pas dire des autres plantations du continent. Auffi ne les traite-t-on pas en efclaves , car on leur paye leur travail 6c leurs marcbandifès tout comme aux Européens ; d'aiïleurs les chrétiens y font a proportion en plus grand nombre que dan.s, aucun autre lieu de 1'Amérique, La- plupart des naturels font apprendre a lire ÖC è. é.crir^ 4 leurs enfans ; Sc quelquefois ils les metteafc Ddiij  4*2, Voyage en apprentiflage chez les Européens, oh ils deviennent bientöt auffi habiles dans leur profeffion que leurs mam s. Un peut dire qu'au .miueu de la guerre qui fe fait k préfent fentir prefque par-tout, on jouit dans ce pavs des douceurs de la paix. P eft trop é'oigné de la mer pour avoir k craindre les invafions d'un ennemi érranger ; outre qu'il y a plufieurs forts fur Ia rivière de DeWare , dont il faudroit fe rendre maïtre ava.nt que de pouvoir arriver a Phi'ad :phie. Cependant lorfque jy étois , il fe rébandit un bruit que les francois avoient débarqué dans 'a baye, & commis diven, aftes 4'hofi.ffité : ce qui aliarma toute la ville ; mais ce bruit fe trouva fans fondement, & il y eut d s gens qui crurent qu'on 1'avoit femé pour voir comment les habitans fe mettroient en état de dcfenfe, & fi 1'on pouvoit comPter fur les quakers en cas d'mvafion. Le gouverneur fe mit k la tête d'epviron 700 hommes, M txh°rta ,es frères h comhattre pour Ja défenfe de leurs vies & de leurs biens ; mais als décWèrm quTlne bar étoit pas permis de fe fervir des armes charnelies, qu'ils fe retireroient & prieroient pour nou?. Les Habitans apoortèrent a Penvi k rnanger & k boire gtf ^iIdats W s'en donnèrent au cceur joie." ifeÉ? i.a.nui.t» fel noa-vt-be vint que c'étoit  deRichard Castuman. 42? «ne fauffe allarme : ce qui, je crois, ne déplut a perfonne. J'allois quelquefois me promener dans la Chaleur du jour, avec des pe.fonnes de la ville , a Fa r-mount, qui eff un fort joh endroit, ombragé d'arbres , fur la rivière ^de Schuylkill. \Ja jour, retournant au logis, lëfprit tout occupé de certaines chofes dont je rn'entretenois avec ma compagnie, comme 5e franchiffois le pas d'une haye, je vis devant moi un ferpent étendu k terre de 1'autre cote % qui étoit apparemment endormi. II ne fut point en mon pouvoir de me retirer a cette vue » & la pefenteuf cfe mon corps lëmportant, je mis juftement le pied fur la tête 8c fur une partie du cou dte ce roptüe, plutot par une direftion part.cu'iere de ta providence, que de defkin prémédité. Sur le champ, il s'élarca,. & sëntortdla autour de ma jambe dröite ÖC de mon corps, avec tant de force, que je crus qu'il m'étoufïeroit. Gepen iant je ne ïachai point prife ; j'appuyai fi ferme mon pied fur fatéte,crueje 1'écr dai ; & il tomba mort en peu de tems, U n'eft pas poffible dëxpnmer ce que je feniis dans cette rencontre ;. le f,-ul attouchement de eet anima'! m'avoit prefque êté la refpiration ; & ce fut le plus grand bonheur du monde , que je ne levai pas mon DdiV  Voyage Pied de deffusfa tête, car il m'aurok eer. tainemem rnordu. Je demeurai un affez long, tems avant que de pouvoir revenir de ma ?rayeuC , & j'en fus vraiement malade tout le lendemain. Quelques-uns de ceux qui étoient avec moi eurent la curiofité de mefurer ce grpent ^ & ils trouvèrent qu'il avoit fix pieds & neuf po.uces de lo.ng, & dix pouces de tour depu s le cou julques a environ trois pieds Je diffance de la queue. Depuis eet accident, jai toujours eu bien foin, toutes les fois qu'il Pa fallu enjamber quelque pas de haye, foit en Penfylvanie , foit en Angleterre, de re, garder devant moi, tant la frayeur avoit fait qimpreffion fur mon efprit. Je féjournai a. Philadelphie pr.ès de quatre ?°1S> & fus bif?n régalé par diverfes perfonnes de la ville. Je fuis ravi d'avoir ici une occafion de leur témoigner publiquement ma reconnoifiance de toutes les honnêtetés que jen a.i.recues ; fur-tout è M. Erooks, que je trouvaj par hafard è Philadelphie. II étoit oc?VBé alors a ramaffer des fouferiptions pour tanr une églife prés de. la Nouvelle-York. lorfqu'il apprit mon malheur, il eut la bonté' jN h char«ë ^Wrk en prit une fomme d;:r^.'m sV0it entre fes mains,, & cela fur ma fimple parede 3 è conditioo que je la  DE RlCHARD CASTELMAN. 415 lui rendrois quand je ferois de retour en Angleterre par le canal de la fociété pour la propagation de 1'évangile dans les pays étrangers. Je n'acceptai point fon offre généreufe, paree que je n'en avois pas befoin ; mais je eonferverai une éternelle reconnoiffance de fa bonne volonté. Je ne dois pas oublier ici les obligations fans nombre que j'ai a fon excellence M. le gouverneur Evans, de même qu'a M. Evans, le commiffaire , de qui j'ai recu des honnêtetés toutes particulières. Quoique ces meffieurs portent le même nom, ils ne font point de la même familie ; toute la relation qu'il y a entre eux, c'efl; qu'ils ont époufé les deux fceurs, nlles de M. Moor, receveur des douanes de fa majefté. Le commiffaire vient de retourner a Philadelphie après avoir demeuré prés d'un au en Angleterre, a la pourfuite d'un procés qu'il avoit contre le chevalier Guillaume Keith, aujourd'hui gouverneur de la Penfylvanie , au fujet des douanes du roi. A ces diverfes perfonnes qui m'ont honoré de leur proteclion ou de leur amitié , je dois joindre 1'agréable M. Staples, maitre a danfer, qui fut le premier étranger de Philadelphie qui me rendit vifite, &i dans la compagnie de qui je puis dire que j'ai paffé avec plaifir bien des heures, que  4> &C nous rangeames la cöte en tirant au nord. Le premier de janvier, nous n'avions encore rien découvert ; & il étoit a craindre que nous n'euffions manqué notre coup ; car le vaiffeau la Manille arrivé ordinairement a Acapulco environ Noël. Cependant nous réfolümes d'attendre encore vingt jours; & fi, au bout dece tems, nous n'en avions aucune nouvelle, de retourner a la mer du nord, en croifant le long de la cöte ; & , pour n'être point décou-. verts , nous nous tinmes toujours hors de la vue des terres, I iy  I$6 V O Y A G E S Le fixième de janvier, nous appercumes deux vaiffeaux, & nous leur donnames chaffe. Don Pedro nous affura que c'étoit la Manille & un vaiffeau de conferve. Nous tinmes fur le champ Gpnfeil, oü nous réfolumes que la barque attaqueroitla Manille , pendant que notre vaiffeau engagerpit le combat avec le navire de guerre, Et la raifon que don Pedro allégua pour cela , fut que la Manille étoit fi pefante de voiles, que la barque pourroit aifément la canonner en flanc d'un & d'autre cöté ; d'autant plus que n'étant pas, a beaucoup prés, li grande, elle feroit k couvert du canon des ennemis, qui ne pouvoient fe fervir que de celui qu'ils avoient fur le pont le plus élevé. Le vaiffeau de guerre voyant que nous leur donnions chaffe , ferra de voiles pour nous attendre & fe préparer au combat, dans la penfée que nous 1'attaquerions tous les deux k la fois ; mais il fe trompa. Notre barque paffa outre, fans lui tirer un feul coup ; & , pour nous, dès que nous pümes lui préfenter le flanc, nous lui envoyames une bordée en faifant un grand cri de joie. II nous la rendit auffitöt; mais nous revïnmes a la charge avec tant de vigueur, & nous le ferrames de fi prés, qu'il cqmmenca a prendre chaffe. Nous le pour^ fuivimes; &, venant k fon ftribord, nous lui envoyames une nouvelle bordée qui abattk  öe Robert Boyle. 137 fon grand mat : de forte qu'il amena fur le champ, & fe rendit. La mer étant fort calme, quoiqu'il fit un bon vent frais, je pris la chaloupe, &c je fus k bord de ce vaiffeau avec quarante hommes bien armés. Je leur ordonnai de fe faifir des matelots, & de les renfermer fous 1'écoutille; mais je fus fort furpris de n'en trouver que feize en tout, outre huit qui avoient été tués dans le combat; & , parmi eux, pas un feul homme qui eut fair d'un Officier. Ils nous dirent que leur Capitaine , avec cent cinquante hommes de fon équipage , étoit allé k bord de la Manille , dès qu'il nous avoit appercu le matin, paree que la plupart des matelots de ce navire étoient malades. A ce récit, nous jugeames bien que notre barque avoit befoin de notre fecours, n'ayant pas plus de trente-cinq hommes d'équipage : ainfi nous primes le parti de couper le gouvernail du vaiffeau de guerre, &c de 1'abandonner a la merci des vents, après en avoir pris fix matelots, qui, voyant que nous étions Anglois, parurent fort difpofés a noüs fervir, & auxquels je promis , pour les y engager encore davantage , leur portion du butin, fi nous réuffiffions. Ces fix matelots étoient des Efpagnols, •vieux chrétiens , comme ils s'appellent, s'efti-  4 38 V O Y A G E S mant beaucoup pour cela feul, & méprifant les criolles. Nous fimes force de voiles, & nous eumes bientöt atteint le vaiffeau la Manille ; car notre barque 1'avoit fi chaudement attaqué, qu'il n'avoit pas pu s'éloigner beaucoup, quoiqu'elle eut rencontré une vigoureufe réüffance , & quoique fes agrêts fuflent fort endommagés, elle n'avoit pourtant pas perdu un homme ; elle avoit été obligée feulement de vner pour raccommoder fon cordage. Nous avions placé tout notre canon fur un des cotés; &, quand nous fümes fous la pouppe de ce vaiffeau , nous lui en envoyames une décharge , & nous mimes auffitöt a 1'autre bord pour recharger. Dans ce moment, j'appercus un batteau occupé a quelque chofe a 1'arrière maïs je ne pouvois deviner a quoi. Je me p?éparois k taiiler de la befogne k ceux qui y étoient, & k les enapêcher de retourner k bord, quand je vis, k ma grande furprife , que c'étoit notre batteau , & don Pedro dedans , qui , profitant de la fumée de notre décharge,' clouoit le gouvernail de la ManiUe pour 1'enJ pecher de virer. Cela fair, il retourna en toute diligence k bord de la barque , qui avoit alors raccommodé fes cordages ; &, avec fa moufquéterie, il empêcha les ennemis de venir, avec leur chaloupe, déclpuer le gouvernail, comme-  DE ROBERT BOYLE. 139 ils fe mettoient en devoir de le faire. En même tems nous nous hafardames a donner le cöté è leur vaiffeau, malgréfon énorme grandeur, & nous lui envoyames une bordée. qui fut bientöt fuivie d'une feconde,' & puis d'une troifième ; de forte qu'a la fin, il amena le pavillon, & fe rendit. J'ordonnai a tous les officiers qui qui y étoient, de venir a bord de notre vaiffeau : ce qu'ils firent. Je les recus fort civilement, & je m'en fus fur le champ vifiter la prife. Je fus étonné de fa grandeur prodigieufe; elle avoit fept ponts; & la conftruaion en étoit fi forte, que notre canon n'avoit point pu la percer de part en part. Cependant j'y trouvai plus de fobaite hommes tués au travers des fabords & ai fes ouvertures. Pour nous, ce qui eft flirprenar.t, nous n'eümes que deux bleffés, & pas un homme tué, II v avoit a bord de la Manille au dela de Cent malades ; de forte que ce vaiffeau reffeaibloit a un höpital. [1 étoit fort richement chargé , puifque 1'on eftimoit fa cargaifon plus de 1800000 écus : nous n'y trouvames pourtant que peu dargent monnoyé, outre la vaifieile du gouverneur de Luconia une des Hes Philippines, qui retournoit a Mexico, lieu de fa naiffance & fa patrie. Quoique ce füt-la la plus riche prife que nous euuions encore faite,  '4° V O Y A G E S nous en étions prefque embarraffés: il étoit impoflible , avec le peu de monde que nous avions, de la mener a la mer du nord ou aux Indes orientales ; car nous avions le doublé plus de prifonniers que de matelots a notre fervice. Ainfi il fallut chercher, avec dom Pedro, les moyens de remédier a eet inconvénient. II nous confeillad'envoyer aAcapulco, & d'y demander la rancon du vaiffeau Sz de 1'équipage. Cet expédient nous parut également diflicile & dangereux ; mais il foutint qu'il n'étoit ni Pun ni 1'autre; & que, fi nous voulions lui en remettre le foin , il répondoit dit fuccès. Cependant, comme la chofe étoit d'une trés-grande conféquence , nous le priames de nous dire , auparavant, de quelle manière il concevoit qu'elle put fe faire. Je prendrai, me répondit-il, la barque avec le capitaine du vaifleau de guerre, le gouverneur de Luconia, & un ou deux autres des plus apparens de 1'équipage efpagnol, qui feront favoir le cas è la ville d'Acapulco , mais pas autrement que par lettres ; car je n'en mettrai qu'un a terre, qui fera le porteur de la nouvelle ; &, s'il arrivoit qu'on voulut envoyer des forces contre nous, je ferai fi bien , que vous en aurez avis affez a tems pour les éviter; quoiqu'il n'y ait point de danger de ce cöté, paree  O E ROBEB.TT BOYLE. Ï41 que je fais que les Efpagnols n'ont aucun vaiffeau de guerre a plus de deux eens lieues de la, & que celui que vous leur avez pris, étoit le feul qu'ils euffent pour garder leurs cötes. Nous trouvames fon projet bon, & nous lui confiames le foin de 1'exécuter. Ainfi il partit le lendemain avec les perfonnes dont il nous avoit parlé ; &, par Favis de notre équipage, nous le fuivimes de prés, étant bien perfuadés, fur le rapport des Efpagnols eux-mêmes, qu'il n'y avoit rien a craindre. Favois fait raccommoder le vaiffeau de guerre, & je réfolus de le garder & de rendre notre barque ; de forte que, quand nous fümes a vue de terre, j'en lis tranfporter tous les effets a bord de ce vaiffeau , qui fe trouva être un très-bon voilier. Le jour fuivant Dom Pedro revint avec plufieurs marchands & diverfes perfonnes de qiialité , pour traiter de la rai^on de la prife; & nous convïnmes enfin de la reftituer, moyennant la fomme de 1100000 écus, après en avoir óté plufieurs bales de riches marchandifes. Cette fomme devoit nous être payée dans fix jours, & nous attendimes qu'ils fuffent écoulés k la même hauteur oü nous étions alors, ne me fouciant point d'approcher trop de la terre, crainte de quelque accident. Nous renvoyames, avec les gens de la ville, tous les  144 V O Y A G E S les contes qu'on a faits ci-devant de leur ex« trême cruauté, auffi bien que de leur taille monftrueufe, ne foient de pures fables. Après avoir pafie le détroit de Magellan * nous entrames dans la mer du Nord, & infenfiblement nous nous trouvames dans un climat plus chaud. Mais une terrible tempête nous furprit, précifément comme nous étions è vue de l'ile de Pepy, & nous jetta vis-a-vis du port de Defir, fur le continent; de forte que nous crümes que le plus fur pour nous étoit d'y entrer, ce que nous fimes fans perdre de tems; & nous y mouillames fur dix-fept braffes d'eau. Au fud de ce port, eft 1'ile de Penguin, ainfi appellée, a caufe de la grande quantité d'oifeaux de ce nom, qu'on y trouve. Nos matelots ydefcendirent, & en trois heures de tems ils en apportèrent cinq eens, & plufieurs milliers de leurs eeufs, qui nous parurent délicieux. On les appelle Penguins, non pas a caufe de leurgraifie, comme quelques auteurs le prétendent; mais a caufe de leur couleur blanche, mêlée de noir. Ils font a-peu-près de la grofieur d'une oye; ils pèfent de neuf a quatorze livres; & quoiqu'ilsvivent principalement de poifion, ils n'en ont pas le goftt. Leur peau eft fort épaifle, leur bec eft comme celui des corbeaux , mais pas tout-a-fait fr crochu ;  DE R O B E R T B O Y L E. i%\ 'erochu; leur cou eft court & gros * & le refté de leur corps reffemble a i'oye, excepté leurs aïrès, quine font eompoféesqi e d'-.infcukronc, couvert de plumes ; dont ils fe fervent pour hager. Leurs pieds font noirs, comme èeüx des cignes; ils font leurs petits dans des tröiis de rochers , qui fönt én fi grand nombre \ qu'on court rifque d'y tomber a tout moment, fi 1'on n'y prend garde. Qua id ils fe pr mènent fur le rivage, ils fe dreffentexLrêmeme.t &£ baiffent leurs alles, de forte qu'ils reffemblent dans cette pofture a de petits pigmées. Nous ne demeurames la que deux jours, & nous fimes route pour Rio Janeiro, ou la rivière de Janvier^ dans le deffein de toucher premièrement a SaintSébaftien , & puis k Saint-Salvador, au cas que nous ne trouvaflions pas k nous y accommöder. Quand nous y fümes arrivés, les Portutugais ne voulurent point nöus laiffer entrer dans la baie, & nous tirèrent plufieurs coups de canon de ieurs forts , pour nousobligerè paffer outre. Nous ne pouvions pas comprendre quelle en étoit la raifon ; cependant nöus ne jugeames pas k propos de nous én informer, & nöus contir.uames notre route pour SaintSalvador. Au bóut de vingt-un jours, nöus découvrimes Praya de Zumba , qui eft un endroit qu'on reconrioït fort aifément, au grand K  I4<5 V O Y A G E S nombre de taches blanches qu'il y a, &Z qui paroiffent de loin, comme du linge qu'on auroit étendu pour blanchir , ou pour fecher. Nous paffames devant le fort Saint-Antoine, & nous le faluames d'onze coups de canon, qu'il nous rendit coup pour coup; après quoi nous fümes jetter 1'ancre a une demi-lieue de la ville , que nous faluames aufli d'onze coups ; mais elle ne nous en rendit que fept. Par 1'avis de nos officiers , nous donnames a chaque matelot mille pièces de huit, pour leur portion du butin que nous avions fait; ce qui les réjouit tous extrêmement. Le lendemain je fus faire la révérence au Gouverneur de Saint-Salvador, & lui demander fa protecbon. II me recut fort honnêtement, &me retint même a diner avec lui. Le repas fut trés- magnifique, & accompagné d'une excellente mufique. Après le diner , je lui offris les préfens que nous étions convenus de lui faire, & il les accepta avec beaucoup de civilité ; mais quand je lui demandai la permiflion de vendre nos marchandifes, dans la ville, il me la refufa tout net ; me difant que tout commerce avec les étrangers étoit defendu, par les ordres exprès du roi de Portugal. II voulut même me rendre mon préfent; mais je le preffai fi fort de le garder, qu'a la fin il le fit, &c me dit en francois, qu'en  DE RCBËRf BÖYLE. I47 faveur de ma générofité, il paffóit par-deffus toute forte de confidérations & m'accordoit ma demande. Sur le champ il envoya chercher quelques-uns des principaux marchands de la ville; & , après leur avoir parlé en particulier, il revint a moi & me dit, que ces meffieurs* la vouloient aller a bord de nos vaiffeaux examiner nos marchandifes , & que li nous pouvions nous accorder pour le prix, il me répondoit dupaiement. II y en avöit un entr'eux qui me parut plus affable & plus franc, que les Portugais ne le font généralement; quoiqu'a Saint - Salvador , la plupart affeöent les manières francoifes. Nous eümes bientöt fait marché, & l'homme, dont je viens de parler, m'invita fort obligeamment a fouper chez lui ce föir la, ce que je ne crus point devoir lui refufer ; ainfi je le fuivis, accompagné feulement de mes deux Indiens, qui parloient déja affez bien 1'anglois. '■ Quand nous fümes arrivés a fa maifon,.qui étoit très-belle , il nous conduifit a un joli pa*villon qu'U y avoit au bcnit du jardin, pü il me dit que nous de vions fouper. Et pour vous convaincre, ajouta-t-il, que vous, êtes le biefe venu, ma femme &c ma fille vous tiendront compagnie; ce qui eft, comme vous ie favez* une chofe fort extraordinaire parminou;. Mais K ij  V o y a 6 e s j'ai été en Angleterre Sc en France, & je trouVe que les femmes n'en font pas moins fages , pour avoir leur liberté. Je lui dis que j'étois perfuaclé que la contrainte ne faifoit qu'enflammer leurs defirs, & que 'es rendre plus ingénieufes a trouver les moyens de les fatisfaire. Je fuis de votre fentiment, me répliqua-t-il; c'eft pourquoi je laifle è ma femme & a ma fille toute la liberté qu'elles peuvent fouhaiter, & jufqu'ici je n'ai point de raifonde m'en plaindre. Un moment après, elles vinrent nous joindre. Je les trouvai toutes deux fort belles & même fort blondes, malgré la chaleur du climat. La mère paroiflbit agée d'environ 35 ans, & la fille d'environ 16. Comme elles parloient trésbon francois, nous eümes bien-tötlié converfa'tion; j'y fournis de mon mieux, & quelques momens fufnrent pour me convaincre qu'elles avoient beaucoup d'efprit. Je leur en fis compliment , & je leur dis que j'étois tout extafié Me trouver des dames fiaccomplies dans unpays 4i éloigné. Après le fouper, le marchand, qui s'appellort dom Jacques, me dit que c'étoit fa coutume de retenir a coucher ceux qu'il invitoit a fouter, & q/il efpéroit que je ne me ferois point prier pour cela. Je lui répondis que j'accep»tois fon offre avec d'autant plus de plaifir-,  DE ROBERT BOYLE. 149 qu'elle me fourniroit 1'occafion de jouir plus long-tems de fa bonne compagnie Sc de celle de ces dames. Ainfi, après avoir fait un tour ou deux de jardin, nous nous retirames chacun dans notre appartement. Le lendemam matin nous bümes le chocolat tous enfemble, Sc j'invitai dom Jacques , avec fa femme & fa fille, k diner le jour fuivant fur notre bord ; ce qu'il me promit. Enfuite je pris congé de mes hötes; mais comme il faifoit fort chaud , 1'on m'avoit préparé un palanquin de foie, qui eft une efpèce de machine ou Ion fe met, faite a-peu-près comme un branie, couvert d'un dais ou d'un ciel quarré, Sc porté par deux noirs, qui ont chacun une pièce de bois pour la foutenir d'efpace en efpace , pendant qu'ils reprennent haleine. On ne fe fert point d'autre voiture, pour aller d'un lieu a 1'autre , k SaintSalvador , k caufe de 1'inégalité, Sc de la roldeur du terrein fur lequel cette ville eft batie. Je me préparai a recevoir ma compagnie le lendemain , aufli bien qu'il m'étoit pofllble. Elle me tint parole , Sc dès qu'elle fut arrivée k börd , nous nous mimes a table. Dom Jacques , fa femme Sc fa fille furent agréablement furpris de la variété des plats qu'on fervit» Sc qui étoient accommodés è la manière an- K iij  '5° V O Y A G E S gloife; &, pour augmenter le plaifir de la fête; je leur donnai la mufique, dont ils furent charmés. Nous hümes a diverfes fois les fantés des rois d'Angleterre & de Portugal, au bruit du canon de notre vaifleau. Et quand la compagnie voulut fe retirer, je fis a la mère & k la fille un préfent de quelques étoffes de foie. Dom Jaques s'en appercut, & me dit fort agréablement: monfieur, cela n'eft point jufte, nous ne vous payames pas hier pour le plaifir de votre compagnie, & cependant je crois qu'elle valoit bien la notre , du moins pour ce qui me regarde; car a 1'égard de ces dames, je n'en dirai rien , elles peuvent répondre pour elles-mêmes. Ce compliment m'en attira d'autres, de la part de ces deux aimables perfonnes; mais comme je ne fuis pas grand amateur de ces fortes de civilités, je les oublie facilement. Unjour oudeuxenfuite, dom Jacques vint a bord, & me dit que mon argent pour les marchandifes que j'avois vendues étoit prêt; mais que je ne l'aurois point, que je ne fuffe le recevoir moi-même. Ainfi j'allai chez lui oii je foupai, comme la première fois, avec fa femme & fa file, & oü je couchai. Le lendemain iime dit, en léquittant, qu'il verrok hiemöt fi quelqu'autre chofe que 1'argent, pou-  M4 VOYAGES Je fus prendre congé du gouverneur, qui me fit préfent de confitures de l'Amérique , & qui me pria de diner avec lui: ce que je ne pouvois honnêtement lui refufer. Après le diné , don Jacques me preffa, d'une manière fi obligeante, de vouloir fouper , pour la dernière fois , avec lui, que je ne pus m'en défendre ; mais je lui dis que ce feroit a condition qu'il ne mé retiendroit point a coucher, felon fa coutume: ce qu'il me promit. J'envoyai un de mes Indiens a bord , donner ordre qu'on vint me prendre a terre , avec le bateau, a dix heures du foir. Quand I'heure fut venue , je pris congé de don Jacques & de fa familie, après l'avoir comme forcé d'accepter une montre d'or, & avoir fait préfent a fa femme & a fa fille d'une bague k diamant, que le gouverneur de Luconia m'avoit donnée , en reconnoiffance de ce que je lui avois rendu fa vaiffelle & fes joyaux, lorfque rous primes Ie vaiffeau 1 Acapulco dans la mer du fud. Eh bien, dit don Jaques , je vois que vous voulez payer, en dépit de moi, ce que vous avez bu & mangé dans ma maifon ; mais j'aurai ma revanche. Cependant la mère & la fille ne purent s'empêcher de répandre des larmes en me voyant parrir. J'avoue que j'en fus fenfiblement touché ; & cela me rappeltant l'idée de ma chère femme, répandit fur mon  DE ROBERT BOYLE. 155 vifage un air fi mélancolique , que don Jaques ne douta point que ce ne füt le chagrin que j'avois de les qnitter. Je vois , me dit-il, que 1'amitié, comme 1'amour, peut fe contracter en peu de jours , fur-tout lorfqu'il y a correfpondance de fentimens. Je fus charmé qu'il le prit de cette manière , & je n'eus garde de 1'en défabufer. Nous convinmes d'entretenir enfemble un commerce de lettres & d'autres chofes, & je m'engageai k lui envoyer quelques marchandifes d'Europe, fi Dieu me faifoit la grace d'y arriver fain & fauf. Enfin je lui dis adieu, quelque violence que je me fiffe pour cela, le tems de me retirer étant déja paffe. II m'embraffa tendrement; me parut fi affligé , que je ne pus m'empêcher de 1'être a mon tour par une efpèce de fympathie. II voulut même me fuivre, fans penfer k ce qu'il faifoit; mais j'ordonnai a fes domeftiques, que j'avois largement récompenfés de la peine que je pouvois leur avoir donnée , de fermer la porte après moi. Je pris le chemin du port, marqhant avec une efpèce de précipitation , quoiqu'enféveli dans une profonde rêverie ; mais un de mes Indiens m'en tira bientöt , en me criant da prendre garde a moi. Je me retournai , & je vis quatre Portugais qui nous pourfuivoient.  M V O Y A G E S Sur le champ, je mis 1'épée a la main, & je m'enveloppai le bras de mon manteau , pour mieux parer les coups qu'on me porteroit. fis m'attaquèrent tous quatre a la fois; mais mes Indiens, a qui j'avois ordonné de porter des épées lorfqu'ils me fuivroient k terre, tombèrent fur eux , Sc en étendirent , dans un moment, deux fur la place. Je vins a bout d'en expédier un troilième, non fans recevoir plufieurs bleffures; Sc le quatrième fe voyant feul, prit la fuite. Mais mes gens, qui étoient vïtescomme des daims, Fatteignirent bientöt; Sc , Fempoignant par les cbeveux, ils le trainoient dans la boue pour me Famener, tandis que Ie coquin crioit, de toute fa force, mifericordla* mifericordia ! Au bruit que nous faifions , les matelots qui m'étoient venus chercher, Sc qui m'attendoient dans mon bateau , accoururent , armés de piftolets & de coutelas , craignant qu'il ne me füt arrivé quelque chofe; & Ia garde de la ville étant arrivée en même tems % & voyant mes Indiens qui trainoient un Portugais, tomba fur nous. Mais mes matelots Sc mes valets la chargèrent fi vigoureufement , qu'ils la mirent en fuite , quoiqu'elle füt trois fois plus nombreufe. Cela ne nous fervit pourtant pas de grand'chofe , car toute la garnifon % avertie du défordre, furvint dans ce moment.  DE ROBERT BOYLE. 1^7 J'ordonnai alors a mes gens de fe rendre fans plus de réfiftance , ne doutant point qu'on ne nous rellchat bientöt, puifque nous étions innocens. Cependant don Jacques entendant le chamaitlis, fe fit accompagner de fes domeftiques dans 1'endroit oü nous étions. II arriva fort a propos, car les Portugais commencoient a nous maltraiter. Quand il vit mon état, & que je lui eus conté de quelle manière la chofe s'étoit paffee , •il en fut fort affligé, & ne négligea rien pour engager ia garnifon a nous laiffer aller. Dans ces entrefaites, il vint un gentilhomme de la part du gouverneur, qui nous ordonna de le fuivre. Auffi tót je me mis en devoir de lui obéir, accompagné de don Jacques ; mais je perdois tant de fang par les bleffures que j'avois recues, qu'on fut obligé de me porter k la maifon de ce généreux ami, & d'envoyer fur le champ chercher un ehirurgien. rleureufement il n'y avoit pas a craindre pour ma vie, mais j'étois dans une foibleffe extréme par les efforts que j'avois faits , & paria grande quantité de fang que j'avois perdue. Don Jacques s'en fut chez le gouverneur, & 1'informa de toute 1'affaire & de 1'état oü je me trouvois. Mais le gouverneur n'étant pas encore pleinement convaincu de mon inno-  tèó V Ö Y A G Ë S proteftames tous deux aux juges, que ce n'étoii qu'une pure imagination de ce gentilhomme * caufée par fa feule jaloufie, ce qu'ils crurent aifément; de forte qu'ils me renvöyèrent abfous. Le gouverneur me fit en particulier mille honnêtetés, me difant qu'il étoit trés-fiché que cette affaire m'eüt caufé tant d'embarras Ó£ privé du repos dont j'avois befoin. Je le remerciai de fa bonté, & je 1'afiurai que je n'étois pas moins fiché d'être la caufe, quöiqu'innocente, d'un fi facheux accident dans un pays oh j'avois été fi bien recu. Don Jacques me pria de retourner chez lui, & d'y demeurer jufqu a ce que mes bleffures fuffent guéries i mais le gouverneur nous tirant a part, lui dit^ en francois: je fais que c'eft Pamitié que vous avez pour le capitaine (parlant de moi), qui vous fait fouhaiter de l'avoir chez vous ; cependant fi j'avois un confeil a lui donner, ce feroit d'aller de ce pas a bord de fon vaifleau J car, quoi qu'il foit dans le fond très-innocent * je crains que quelques-uns des amis ou des parens du défunt, qui font en grand nombre, ne cherchent les moyens de lui öter la vie fans avoir aucun égard a la juftice. En éffet, la plupart des Portugais font jaloux, méchans, vindicatifs, & fe mettent fört rarement en peine  lét V O Y A G Ë $ ovm'apporta une lettre écrite en francois, dont yoici le contenu. Monlieur, w J'ai voulu vous éprouver avant que de me »> livrer a vous, comme a un intime ami; 5c je » fuis maintenant fi convaincu de la droiture de t> votre cceur, 8c de la fincèrité de vos dif» cours, que je n'héfite point a vous confier un ?> fecret qui intéreffe particulièrement mon re» pos. Avant que de me marier, j'ai eu une in» trigue d'amour qui a produit le porfeur de »> cette lettre. J'ai trouvé le moyen, jufqu'a pré»> fent, de le cacher k ma familie; mais la per»» fonne k qui j'avois confié le foin de fon édu»> cation 8c ce fecret, étant morte , j'ai craint » qu'on ne découvrit bientöt toute 1'afFaire, s'il » demeuroit plus long-tems dans cette ville: » ainfi, comptant fur la bonté de votre cceur, t> 8c fur votre amitiéjje vous 1'envoye avec » une fomme fuffifante pour fournir aux frais »> de fon éducation, que je fouhaite qui foit for» table au bien qu'il eft en mon pouvoir de lui » donner; 8c je vous fupplie de le prendre avec » vous,8c de 1'honorer de votre bienveillance. » Je vous en aurai une obligation éternelle; 8c » je m'eftimerai fort heureux fi je puis jamais f> vous en donner des preuves.En attendant, je  Ï&4 V ö Y A G E 5 pifioles, &c une petite boite oü il y' avoit mille moidores (i). Je 1'affurai que j'en aurois autant de foin que fi elle m'appartenoit: cela eft deftiné , me dit-il', pour fournir a mon entretien & aux frais de mon éducation. Enfuite il fitapporter une autre boite, & 1'ayant ouverte , il me pria d'accepter ce qu'elle renfermoit, comme un préfent que fon père me faifoit. Quand je ï'examinai, j'y trouvai fix grands plats d'argent, & trois douzaines d'afïiettes du même métal; une douzaine de couteaux , de fourchettes 6c de cuillers d'or, & une demi-douzaine de plats pour mettre des confitures , aufli d'or. Cette boite étoit accompagnée d'une autre beaucoup pius grande, oüil y avoit toute forte de conferves &c de cordiaux ; &c j'appris que don Jacques avoit, outre cela, fait un petit préfent a chaque officier du vaiffeau , & donné affez de viande fraïche &c de boiffon pour régaler les matelots pendant toute une femaine. Je fus furpris de eet excès de genérofité ; car le préfent qu'il me fit étoit affurément digne d'un prince ; $c je crus qu'il étoit demon de voir detémoigner toute l'affection pofiible au fils d'un fibon père. Ainfi, j'ordonnai qu'on mit dans ma chambre (i) C'eft une monnoie d'or de Portugal, qui vaiu environ iïx écus.  de Robert Boyle. 165 un petit lit-de-camp pour lui, voulant 1'avoir toujours auprès de moi: & certes, toutes fes manières étoient fi engageantes , que je me fentis bientöt autant de tendreffe pour lui que s'il eut été mon propre enfant. Comme il me dit qu'il favoit un peu de chirurgie, je voulus qu'il prit foin de mes bleffures : a la vérité elles n'étoierrt pas dangereufes, & j'avois d'aiileurs a bord un trés-bon ehirurgien , qui lui fournit tout ce qu'il lui falloit, & qui eut toujours 1'ccil fur fa manière dont il me panfoit. II s'en acquitta fort bien pour un jeune homme de fon age ; & en peu de tems je fus tout-a-fait guéri. J-'auroïs voulu qu'il füt allé quelquefois fur le tillac pour prendrel'air, & un peu de récréation ; mais il me dit qu'il aimoit mieux s'occuper a lire dans la chambre oü il avoit des livres francois , & oü j'en avois auffi , dont il pouvoit faire ufage comme des fiens ; entr'autres, une grammaire, & un diaionnaire francois & anglois, que j'avois achetés par occafion a Saint-Salvador, & qui lui faifoient beaucoup de plaifir, paree qu'il avoit grande envie d'apprendre Panglois. Je lui donnai, a eet égard, tous les feccurs dont j'étois capable; & en éehange il m'apprit le portugais ; de forte qu'en peu de tems nous pümes nous entretenir dans 1'une & 1'autre langue. Nous avions réfolu d'aller en droiture a l'ile L iij  166 V O Y A G E 3 de Tercère, Ia principale des Acores ; & après cinquante jours de navigaticn , nous découvrimes la pointe d'une de ces iles, qu'on appelle Fic a caufe de Ia montagne qui eft fort haute. Cette pointe eft faite en forme de pyramide, & 1'on peut la découvrir d'aufn loin que le pic de Teneriffe; car nous en étions alors a trente lieues, & cependant nous pouvions la voir diftmclement. Deux jours enfuite nous cótoyames Kle de Saint-Michel, Nous fumesravis de nous voir enfin entrés dans cette partie du monde qu'on appelle Europe , ou nous avions prefque tous été élevés , & que nous pouvions, par Cette raifon, regarder comme notre commune patrie : mais ce qui nous faifoit encore plus de plaifir, c'eft que nous avions tous fait notre fortune, & que nous 1'emportions avec nous. Le 19 d'aoüt 1696 , nous jettSmes 1'ancre dans la baye d'Angra, capitale de 1'ile de Tercère, & par conféquent de tantes les Acores. Je ne dirai rien de ce port, finon qu'il eft affez mauvais, §C qu'on n'y eft point en füreté dans la tempête. Aufli ne nous y arrêtames-nous qu'auïantde tems qu'il nous enfal'oit pour faire de 1'eau,& pour acheter de nouvelles provifions. La ville eft fituée au fond de la baie, & au pied d'une montagne qu'on appelh monto de Erafil, ou Ia montagne deBrefil, je ne fais pour quelle  DE ROBERT BOYtE. 167 raifon. Elle eft très-bien fortifiée, ayant deux bons chateaux,& outre cela buit batteries oii il y a des canons de trente livres de balie: mais la garnifon en efttrès-mauvaife; car elle n'étoit compofée, quand nous y paflames, que de deux eens hommes, fi mal entretenus, qu'il y avoit trois ans qu'on neles avoit habillés. Cette villeeft, fort agréable : un petit ruiffeau, qui a plufieurs milles de cours, la traverfe d'un bout a 1'autre , ce qui contribue beaucoup a fa propreté & è la commodité des habitans ; & il y a aufli, dans tous les quartiers, des fontaines publiques, dont 1'eau eft excellente. C'eft dela que viennent les plus beaux ferins de Canarie ; car quoiqu'ils foient plus petits que ceux qu'on apporte des Canaries mêmes, ils les furpafientde beaucoup par la beauté de leur chant. L'argent eft fort rare dans eet endroit, & par conféquent on y a tout k bon marché. J'y achetai pour deux mois de provifion de bifcuit , a beaucoup meilleur compteque je n'aurois pu faire dans aucunport d'Europe. La principale marchandife des habitans c'eft le bied, qu'ils envoyent en Portugal; le commerce qu'ils font d'ailleurs eft fi peu de chofe, que je crois que le roi de Portugal n'en retire pas grand profit. J'avois fait aflez de progrès dans la langue Portugaife pour pouvoir la parler ; ce qui m'ou- Liv  168 V O Y A G E S vrit un'chemin a 1'Efpagnole, dont j'apprié aufli quelque chofe avec le fe cours de don Pedro, qui, de fon cöté, s'étoit fl bien appfiqué a 1'Anglois , qu'il le parloit coulamment. Nous fimes connoiflance dans la ville avec un père Cordelier, qui nous fit voir les églifes, & les autres chofes remarquables. La cathédrale efl un trèsbeau batiment, bien peint, qui porte le nom de Saint-Salvador, qui, de même que celui de SaintAntoine, eft fort commun parmi les Portugais. II y a vingt autres églifes, outre la cathédrale , & buit couvens , dont quatre ont des chapelles magnifiquement ornées. Quand nous eümes fait toutes nos provifions, nous mimes k Ia voile dans Ie deffein de ne toucher nulle part jufqu'au détroit de Gibraltar; & comme il ne nous arriva rien de fingulier dans notre voyage, je vals, pour divertir le lefteur, lui donner 1'hiftoire de mon compagnon de fort-me dom Pedro Aquilio5 telle qu'il nous la récita lubmême.  BE R O B E R T B O Y t E. 169 Hiftoire de don Pedro Aquilio. M o N père, qui demeuroit en France dans le tems que les troubles du royaume commencèrent par la méfmtelligence entre le roi & le parlement , fe trouva engagé dans les intéréts du cardinalde Retz, enépoufant une de fes nièces, qui lui apporta de grands biens. Il eut part a la plus grande partie des affaires fecrètes de ce tems-la ; & s'en étant un peu trop mêlé pour fon repos, il fut contraint de fe retirer en Efpagne, fa patrie. Prévoyant ce qui arriveroit, il vendit le bien qu'il avoit en France; il fit partir ma mère pour Séville, lieu de fa nahTance, & il la fuivit de prés. Le roi d'Efpagne, qui 1'eftimoit beaucoup, lui donna plufieurs emplois honorables & lucratifs; & lorfque je naquis, il étoit la première perfonne de la ville. Le long féjour qu'il avoit fait en France lui avoit fait ^ contraöer les manières des Francois; & les formalités des Efpagnols lui paroiffoient auffi étranges que s'il füt né dans tout autre pays. II eut plufieurs enfans, mais aucunne vécut que moi. Quand j'eus atteint 1'age oü les préjugés de 1'éducation commencent a être a craindre, il m'envoya a Paris au collége des Quatre-Nations ?  t> t R Ó B E R T B O Y L E. I7«J II étoit fort grand & fort gros; & , a caufe de cela, nous Tappellions, par dérifion , 1'Enfant. II propofa de vendre fon cheval pour s'acheter des habits : ce que nous fimes ; mais fa taille étant afl'ez extraordinaire , nous fupposames que , malgré tous nos foins , nous n'avions rien pu trouver qui put lui convenir. Ce fut bien pis un moment après ; car, quoique le cheval eut été vendu vingt piftoles, nous fimes enforte que 1'höte fe failit de tout 1'argent pour le paiement de notre écot. II penfa crêver de chagrin & de rage. Je fis femblant d'être fort touché de fon malheur, pendant que les autres ne faifoient qu'en rire. Je me fachai contr'eux , proteftant que je ne négligerois rien pour remédier a tout. Je dis alors, que je me fouvenois que j'avois un ami dans la ville, apeu-près de la taille de 1'Enfant, & que je m'en allois lui demander k emprunter un habit complet. Le pauvre diable fut tout réjoui a cette nouvelle ; car il avoit bien réfolu de faire arrêter 1'höte pour vol, dès qu'il pourroit fortir. Lè-deffus, je le quittai, comme pour aller oit j'avois dit; &, après avoir demeuré quelque tems en bas, je remontai dans la chambre avec un paquet fous le bras , paroifTant fort fiché de n'avoir pas eu le fuccès que j'efpérois. Je lui dis que mon ami étoit allé k Lyon pour des  DE ROBERT BOYLE." iSl faut avouer que notre homme s'acquitta de fa commiffion au-dela de nos efpérances. Après avoir fait une petité paufe, il commenc,a a raifonner avec fon patiënt, qui, n'en pouvant plus, s'étoit jetté fur le lit, & ïllui remit la lettre que nous lui adrefïions, & 011 nous lui découvrions tout le complot. II en fut frappé comme d'un coup de foudre, & fit mille imprécations contre nous , jurant qu'il s'en vengeroit; mais le cabaretier redoublant les coups de fouet, lui impofa filence. Cependant nous commencions a nous lafler de cette comédie; pour y mettre fin, nous lui envoyames fes habits, quoique quelques-uns de mes camarades euflent voulu qu'on Peut laiffé retourner a Paris dans 1'équipage oii il étoit. A peine étions-nous rentrés dans le collége qu'il nous intenta un procés , nous accufant de i'avoir volé; mais les juges voyant que ce n'étoit qu'un tour de gaillardife, fe contentèrent de nous condamner a fix livres d'amende chacun , dépens compenfés. Cela ne fit que 1'irriter davantage , & dès-lors il commenca a méditer une cruelle vengeance; il s'affermit dans fon defiéin quand il vit qu'il étoit devenu la rifée du public , & qu'il ne pouvoit pas fortir fans être fuivi d'une bande d'enfans qui fe moquoient de lui, M üj  DE ROBERT BOYLE. 191 fait un enfant a fa fervante ; & que comme je n'avois point d'argent pour payer ma couchée, j'étois obligé dë marcher toute la nuit. Ils me firent plufieurs autres queftions auxquelles je répondis avec la même ingénuité; & après avoir caufé quelque tems enfemble, deux autres hommes nous joignirent, Sc demandèrent aux premiers qui c'étoit qu'ils avoient avec eux. Lè-deffus ils marchèrenttous quatre quelques pas devant moi , Sc s'étant parlé un moment a Poreille; celui qui paroiffoit le chef de la bande revint k moi, Sc me dit que fi je voulois me joindre a eux dans une entreprife qu'ils avoient réfolu d'exécuter cette nuit-la, il me récompenferoir bien, & me prendroit même k fon fervice ; mais que li je refufois de les fuivre, après qu'il m'auroit communiqué la chofe , ils me tuéroient fur la place. Je lui répondis que je ne demandois pas mieux, n'y ayant rien au monde que je ne fiffe pour m'affurer du pain. Je m'en vais donc, me répliqua-t-il, vous inftruire de notre deffein; mon nom eft dom Louis, je hais mortellement dom Ferdinand Aquilio, gouverneur de Séville : j'ai cherché pendant plufieurs années 1'occafion de me venger; mais je n'ai pu la trouver qu'a préfent. II a pris k fon fervice  BE ROBERT BOYEE. 197 Ainfi, après y avoir penfé un moment, il lui répondit: Monfieur, vous favez que felon les loix, vous devez perdre la vie pour avoir attenté a la mienne ; mais comme je puis pardonner les injures qu'on a voulu me faire, fi vous exécutez votre première promefTe, j'oublierai tout le paffe. Je vous fuis fi redevable de ce que vous voulez bien me donner la vie, répliqua dom Louis tout tranfporté de joie, que je ne fortirai point de votre maifon que je n'aie figné les articles du mariage ; &C je puis dire que rien ne me donne plus de confufion de mon crime que la générofité avec laquelle vous me traitez. Mon père le pria de prendre bien garde dans la fuite de ne pas fe laiffer aller auffi aifément a la haine qu'il 1'avoit fait a fon égard; car il faut favoir que fa paffion n'avoit d'autre fource qu'un malheureux procés que mon père avoit eu avec lui, & qu'il avoir gagné , & 1'honneur que le roi lui avoit fait de lui donner le gouvernement de Séville que dom Louis fe flattoit d'obtenir. Le lendemain nous eümes foin de répandre dans le monde que les gens que nous avions tués étoient des voleurs qui avoient deffein de piller notre maifon pendant la nuit. Le vieux gentilhomme tint parole, on dreffa les articles1 du mariage, il les figna avant que de fortir„ N iij  DE ROBERT B O Y L E. 199 embarras. Mon cceur me dit aum-tót que j'étois intérene la - dedans , de forte que j'aliai me pofrer au coin de la rue pour voir quand le payfan fortiroit, & le chemin qu'il prendroit. II ne demeura pas long-tems après moi, & il s'en fut par ia porte qui donne fur le chemin de Cordoue. J'avois mon valet avec moi a qui je dis ce que je foupconnois , & je lui ordonnai de fuivre le dröie a la pifte, & de tacher de favoir de lui, a quelque prix que ce füt, ce qu'il étoit venu faire a la maifon de dom Louis , 1'affurant que j'allois monter k cheval & que je ne tarderois pas a le joindre. Auffi-töt il fe mit a. courir après le payfan; de mon cöté je fis toute la diligence pofHble, & je les atteignis tous deux k une lieue & demie de Séville. Dés que mon valet m'appercAit, il prit un petit panier que le manant portoit, & s'enfuit avec a travers les champs. Je jugeai par-la qu'il avoit ce qu'il fouhaitoit, je tournai bride & je le fuivis. Quand je 1'eus joint , nous nous en fümes enfemble derrière une touffe d'arbres un peu loin du chemin; & la il me dit qu'il avoit fait croire au payfan que Thérefe ( c'étoit le nom de la femme-de-chambre a qui je 1'avois vu parler) 1'envoyoit après lui pour 1'avertir qu'il N iv  10O V O Y A G E S.' feroit pourfuivi par un cavalier qui 1'obligeroit a lui remettre ce qu'elle lui avoit donné, Sc qui , peut-être , 1'affaffineroit s'il faifoit la moindre réfiftance; de forte quil falloit qu'ils confukaffent enfemble les moyens de mettre Sc fon panier Sc fa vie en füreté. Le pauvre diable qui n'avoit pas plus d'efprit qu'il ne lui en falloit, Sc qui trembloit de peur que le cavalier ne füt déja a fes tróuffes, découvrit bien-tot a mon valet tout le pot aux rofes, & entra dans toutes les mefures qu'il lui propofa; de forte que dés qu'il m'appercut, il lui donna de grand cceur fon panier, Sc s'enfuit a toutes jambes au village voifin oü il lui avoit dit de venir le rejoindre quand je ferois paffe, Sc qu'il verroit qu'il n'y auroit plus rien a craindre. Cependant nous ouvrimes le panier Sc nous y trouvames quatre meions, dans l'un defquels il y avoit une lettre fort artiftement cacbée : je la pris, Sc tout tremblant j'y lus ce qui fuit : » Vie de ma vie, Sc tréfor de mon ame, j'ai » recu votre lettre qui m'a donné toute la » confolation que je fuis capable de recevoir » dans la détreffe oü je me trouve. Cependant » le moment fatal s'approche oü je ferai obfigée » de donner a un autre qu'a vous, mon corps, » mais non mon cceur que vous pofféderez  DE ROBERT BOYLE. 10 ï ft toujours tout entier, a moins que par votre » ingratitude vous ne le forciez a reprendre fa » première indifférence. Mais, mon cher, ne » vous affligez point; car, malgré mon tyran » de mari, je faurai bien trouver les moyens » de voir le plus tendre objet de mes vceux, » & d'oublier dans les tranfports de fa jouif» fance, les fades embraffemens d'un époux. » Ne venez pas plus tard, ce foir , que dix » heures; vous trouverez au lieu ordinaire celle » qui vous attend avec toute Pimpatience que « peut infpirer 1'amour le plus vif, & qui efl » toute a vous, ISABELLE. Je fus frappé comme d'un coup de foudre," a la ledture de cette lettre; cependant je bénis cent fois mon étoile de m'avoir conduit a la découverte de cette noire intrigue avant la célébration de notre manage. Et quoiqu'Efpagnol, la jaloufie ne s'empara point de mon efprit; toute la vengeance que je réfolus de tirer d'un li fanglant affront, fut de tacher de jouir de mon infidèle fans avoir recours aux cérémonies de 1'églife. Je m'y déterminai avec d'autant plus de facilité , qu'elle mandoit a fon amant, par apoflille, de venir dans fon déguifement ordinaire 6c dans 1'obfcurité, Ainfi j'allaj  20Z V O Y A G E s., dans une maifon qui étoit prés de la, & j'y écrivis la lettre fuivante que je mis dans Ie me--. Ion a la place de 1'autre. » Mon cher, » Je n'ai pas le tems de vous écrire moi» même; mon père & mon tyran d'époux futur» m'obsèdent li fort, que je fuis obligée d'emv ployer Thérefe. Ne venez point au rendez^ » vous ordinaire, que vous n'ayez recu plus » au long de mes nouvelles, ce qui fera certain » nement demain. Adieu, mon cceur & ma vie. » ISABELLE. Juques-la , tout alloit bien ; mais il s'agifToit de favoir fi le payfan étoit inftruit de la manière dont le galant fe déguifoit pour aller voir Ia belle, & ou étoit le lieu du rendez-vous ; car, fans cela, mon deffein échouoit. Je laiffas a mon valet, qui en favoit affez pour vendre vingt manans comme celui - la , le foin d'en tirer les éclairchTemens que je fouhaitois ; &, fans attendre qu'il eut expédié fa commiilion, je repris le chemin de Séville, partagé entre 1'efpérance & la crainte. Deux heures après être arrivé, mon valet entra dans ma chambre, & me fit le récit de la plaifante converfation. qu'il avoit eue avec le pauvre diable de payfana  Ö E ROBERT BOYLE. 20} qui s'eftimoit fort heureux de m'avoir échappé, & qui, ne foupconnant rien du tour qu'on lui jouoit, s'étoit mis a dégoifer. II me dit donc que le galant d'Ifabelle fe déguifoit en payfan, & que fa femme-de-chambre 1'introduifoit a 1'heure marquée, par le jardin de derrière la maifon de dom Louis, dans fon appartement, oii il n'y avoit point de lumière pour plus de süreté. Tout cela étoit felon mes defirs ; &, par la defcription qu'il- me fit de eet amant fortuné, nous étions a-peu-prés de même age & de même taille. Pour le refle, 1'obfcurité me favorifoit ; de forte que je n'avois point a craindre d'être reconnu. J'eus bientöt trouvé un habit tel qu'il me le falloit; je le mis, & je m'en fus , un peu avant 1'heure marquée, au lieu du rendez-vous, A peine y étois-je arrivé, que je fus introduit par la trop fidéle confidente. Elle me mena au travers du jardin, dans un petit cabinet qu'il y avoit a 1'entrée de la maifon , oii je découvris d'abord, quoique dans Pobfcurité, mon indigne maitreffe : elle étoit dans un désbabillé fort léger, & tout propre a 1'amoureux déduit. Elle me fauta auffi-töt au col, fans me dire un feul mot, & je vis bien , par fes carefles, qu'il n'étoit pas quelïion de paroles, mais d'effets; ainfi je m'en donnai au  i04 V O Y A G E S teeur-joïe, J'eus tout lieu de m'applaudir de mon expédition; car, avant que de nous féparer, elle me donna a entendre que j'avois fait des merveilles, fort au-dela de ce qu'elle attendoit. Quand nous eümes paffé enfemble environ quatre heures dansles plus doux plaiCrs, la femme-de-chambre vint nous avenir qu'il étoit tems de fe quitter; ce que nous fimes, non fans offrir encore une petite libation a Vénus. Je m'en fus fur le champ chez moi; je me mis au lit, & je n'eus pas befoin de rien prendre pour me faire dormir. Le lendemain, je commencai k réfléchir féneufement fur cette aventure, & fur la manière dont je devois m'y prendre quand je ferois avec mon infidele; mais je ne pus me déterminer k rien & je réfolus d'attendre que je viffe comment elle me recevroit. Je fus la voir environ midi, & je la trouvai beaucoup plus gaie & plus obhgeante k mon égard qu'a 1'ordinaire, en unmot, j'en fusfi charmé, que je formaidans le moment le deffein de lui rendre cette nuitla même une feconde vifite incognitó, & pour cela d'être le premier au rendez-vous, en cas que Ie galant de la campagne s'avisat d'y venir. A 1'heure marquée, ma conduörice m'ouvrit la porte du jardin; mais comme elle la re-  20Ö V O V A G E S j'eus Pmé du pauvre diable , & me jettant Ét Je chien je le tuai, c'eft-a-dirè, que je Jui ferrai fi fort Ia gorge avec les mains, que je W & ^ndit le dernier foubir en lachant prife. Mon rival, fe voyant déüvré par mes mains contre toute attente , me rendit mille graces de ma générofité; mais il n'eut pas plutot ouvert la bouche (car jufques-la nous n'avions pas defferré les dents ni l'un ni 1'autre), que je le reconnus pour un de mes particuliere amis. Quoi ! c'eft vous, don Juan ! m'écriai-je • Par quel hafard êtes-vous ici dans ce déguifoment? Je pourrois vous faire Ia même queftion, me répliqua -t- il; mais, pour couoer court, je vous dirai que fi j'euffefu que vous aviez quelque prétention dans cette maifon , je n'y aurois jamais rien entrepris a votre pré' judice." U n'y a pas de mal, lui dis-je; je ne fois point faché que la chofe foit comme elle eft. A:inf| nous ne fimes que rire de notre aventure , qui ne fe feroit peut-être pas terWe entre tout autres gens de notre nation , quil n'y eut eu du fang répandu. Cependant * et0lt queffion d? nous fauver fans perdre de tems; car toute la maifon avoit pris 1'alarme, & venoit a nous armée de batons, de fourgons, de pêles è ^ de broches, &c.  208 V O y A G i s 1'aurois certainement fait. Mais; quand jé fus un peu revenu k moi-même, je commencai k réfléchir tranquillement fur cette étrange aventure; & bien que j'eufie une douleur inexprimable d'avoir perdu un fi bon père, je n'étois pas homme a m'affliger longtems de quoi que ce fut. D'ailleurs les grands biens dont je me voyois par-la maitre , fe préfentoient k mon efprit fous une face fi riante , qu'ils firent bientöt tarir mes pleurs. Toute la ville crut que mon père avoit été affafTiné par 1'ordre de dom Louis , vu 1'ancienne inimitié qu'il y avoit entr'eux : &, ce qui fortifioit ce foup^on, c'eft qu'on 1'avoit trouvé fi proche de la maifon de ce Seigneur. J'étois le feul qui fut perfuadé du contraire. Cependant les valets qui apportèrent k la maifon le corps de mon père, me remirent plufieurs papiers qu'ils avoient trouvés dans fes poches , & entr'autres deux lettres qui me découvrirent en partie le fecret de cette malheureufe aventure. La première étoit con§ue en «es termes : « Monfieur, v Je ne faurois rélifter plus long-tems a vos » offres généreufes ; mais, fi je les accepte, ce » n'eft qu'a condition que vous romprez le » mariage  110 V O Y A GE S avoit de bonnes raifons pour cela, & que j'en, conviendrois raoi-même, quand il me les diroit dans quelques jours. Quel'es que fuffent ces raifons, je me doutois fort peu de la véritable. J'envoyai une lettre a Thérèfe pour Fengager a m'initruire plus en détail de toutes les particularités de cette aventure ; mais , craignant qu'on ne découvrit la part qu'elle y avoit, comme on le découvrit en effet, elle avoit pris foin de fe cacher. Cependant dom Louis vint me faire des complimens de condoléance fur la mort de mon père ; mais je remarquai qu'il étoit, dans le fond, bien aife de me voir aauellement en poffeffion d'un riche héritage qu'il m'étoit tout au plus permis d'efpérer auparavant. Quoique fa vifite füt courte , je la trouvai encore trop longue; car, comme je n'avois aucune intention d'époufer la fille, je me fouciois fort peu de 1'amitié du père, & j'aurois voulu rompre avec lui dès ce moment-la même. Cependant je lui fis efpérerque, lorfque les premiers mois de mon deuil feroient paffes, j'aurois foin de remplir mes engagemens avec Ifabelle. Après que j'eus fait ks funérailles de mon père, je me mis a examiner 1'état de fes affaires, & je ne fus pas peu furpris de voir que ïa meilleure partie de fes biens étoit hypothé-  *I4 V O Y A G E s fortune. Quand je lui repréfentois qu'il vous feroit un fanglant affront, il me difoit qu'il avoit deffein de rompre votre mariage , d'autant plus qu'il étoit bien affuré que vous n'aviez pas une forte inclination pour Ifabelle, & qu'il y avoit a Séville des filles de qualités, auffi nches qu'elle, qui fe feroient un honneur de fon alliance. Cependant il me fit des préfens fi confidérables & en fi grand nombre , pour me mettre dans fes intéréts , que je ne pus y réfifter. Cette fatale nuit oii il perdit la vie, étoit celle que je lui avois marquée pour Paccompliffement de fes defirs. Mais, continua Thérèfe , après avoir fait une petite paufe , il y a une chofe qui me paffe. Qu'eft-ce que c'eft, madame ? lui dis-je. Monfieur, me répondit-elle , puifque je fuis parfaitement inftruite des feminiens de ma maitreffe a votre égard, je vous dirai que vous n'étiez pas 1'amant favorifé, & qu'un autre jouiffoit, tout a fon aife, des plaifirs que vous croyiez, peut-être, réfervés pour vous feul. C'eft auffi ce qui me fit condefcendre plutót a ce que votre père fouhaitoit de moi, car je réfolus de le faire déguifer en payfan, comme ce gentilhomme 1'étoit toujours, & de 1'introduire auprès de ma maitreffe , d'abord après que celui-ci fe feroit retiré. Pourpréve-  DE ROBERT BOYLE. 215 nir la furprife oü cela devoit naturellement Ia jetter, j'aurois fuppofé que fon amant ne pouvant fe réfoudre a la quitter litöt, revenoit paffer encore un quart d'heure avec elle. II étoit d'autant plus facile de lui faire cette fupercherie, qu'elle avoit coutume de le recevoir dans 1'obfcurité , & que dom Louis fon père couchant dans la chambre voifine, il falloit de néceflité garder le filence. Mais ce qui me confond, comme je le difois tout-a-Pheure , c'eft qu'en ouvrant la porte a Pamant de ma maitreffe , une autre perfonne s'y préfenta dans le même déguifement , & entra de force avec lui ; &, comme je fuis bien affurée que ce n'étoit pas votre père, je ne faurois m'imaginer qui ce pouvoit être. Je 1'eus bientot éclaircie fur ce point, & je lui appris en même tems de quelle manière j'avois fupplanté mon rival. Cette découverte la furprit extrêmement; mais elle fut bien aife de voir qu'elle n'avoit rien k craindre de ma part: car c'étoit la principale raifon qui lui avoit fait quitter fa maitreffe , s'imaginant bien que j'aurois trouvé les lettres qu'elle avoit écrites a mon père. Ainfi elle réfolut de retourner a la maifon de dom Louis, d'oü elle apprenoit tous les jours des, nouvelles de la familie, & en particulier d'Ifa» belle , qui fouhaitoit fon retour pour fe con^ O «r  ^^^ V o ya g é s Je demandai a mon valet t qui avoit apportê cette lettre, Sc il me dit que c'étoit un jeune nègre : je lui ordonnai de le faire entrer. Je fis plufieurs queftions a ce jeune homme , auxquelles il répondit fans héfiter. II m'affura que fon père, quoique nègre, étoit fort riche, 8c qu'il 1'avoit envoyé, lorfqu'il étoit encore enfant, a Séville, pour y être élevé avec foin; il ajouta que fa lettre m'infbuifoit fuffifamment du reffe. Je pris beaucoup de plaifir dans fa converfation, & je le recus fort civilement, 1'affurant que je le remettrois fain 8c fauf a fes amis a Mexico. Quand nous fümes feuls, il me dit qu'il avoit un plus grand fecret encore a me confier; mais qu'il fouhaitoit de n'être point interrompu. Ladeffus j'ordonnai a mon valet d'aller dans la ville m'acheter quelques provifions; 8c après avoir fermé la porte, je dis a mon gentilhomme noir que nous n'avions que faire de craindre que perfonne vint nous troubler de quelques heures. II garda quelque tems le filence, comme une perfonne qui feroit dans une profonde rêverie, 8c tenant les yeux baiffés, il commenca ainfi : Je n'aurois jamais ofé faire la démarche que je fais aujourd'hui, fi je ne favois que vous êtes parfaitement inftruit de ma foibleffe. Mais faites attention a majeuneffe, au climat du pays, a  OE ROBERT BOYLE. 2.1f jours a la campagne, avoit beaucoup favorifé 1'exécution de fon deffein. Elle ajouta que cependant elle craignoit que , quand il feroit de retour k la maifon , il n'effrayat Tnérefe par des menaces pour lui faire avouer la vériti , ou qu'il ne la gagnat par des promeffes , ce qut n'éfoit pas fort difücile, puifqu'elle aimoit l'af> gent a un tel point, qu'elle vendroit fon père pour cinq fois. Pour pré venir tout accident de ce cóté-la , nous réfo'umes ma maitreffe &£. moi, qu'elle iroit toujours habillée en homme , avec fon teint naturel, fans fe noircirdavantage la peau , comme elle avoit fait pour fe déguifer en nègre. Dans ce deffein, nous allames enfemble è Ia ville , oii elle s'équipa de tout ce qu' 1 lui falloit; après quoi nous revinmes k bord , oh je la fis palfer pour un de mes parens qui s'étoit mis en tête de me fuivre , & de courhf même fortune que mei. Le lendemain, le vent étant favorable, nous mimes k la voile, & nous laifsames derrière nous toutes nos craintes, Cependant je crus qu'il étoit néceffaire d'inftruire mon valet de toute cette aventure , fachant très-bien que s'il venoit k en découvrir quel* que chofe par lui-même, comme il étoit difK* cile que cela n'arrivat une fois ou 1'autre, ce ne feroit pas long-tems un fecret.: quoique 1# P  ilS V O y A G E s dröle gardat très-fidélement les fecrets qu'on lui confioit. Nous touchames aux ïles de Madère ; nous doublames le Pic de Ténériffe, nous pafsames fous la ligne , & nous ne rencontrames rien d'extraordinaire pendant cinquante-trois jours; au bout de ce tems, nous arrivames k SaintDomingue , ou Saint-Dominique , capitale de l'ile Hifpaniola. Je fus charmé de trouver un auffi agréable féjour que celui-la , après les fatigues d'un affiz long voyage. Nous primes un logement, ma maitreffe &moi, chez un bon Efpagnol qui nous traita fort bien pour notre argent. Peu de jours après notre arrivée, elle me dit qu'elle commencoit k fentir les effets de notre familiarité. Cela ne me plut pas beaucoup, & je lachai de lui perfuader que je n'y avois aucune part; mais elle foutint le contraire, & m'en donna même quelques preuves qui ne me permirent plus d'en douter. J'étois fort embarraffé k trouver les moyens de cacher fa groffeffe ; car elle commencoit k avoir des maux de cceur , fymptömes ordinaires de cette indifpofition naturelle. D'ailleurs je craignois que fa grande beauté ne découvrit bientöt fon fexe. , Durant notre voyage, elle avoit eu foin de  DE ROBERT BOYLE. 2l7 fe tenir renfermée dans ma cabane, pour ne pas être vue des matelots , qui n'auroient pas manqué d'en venir avec elle aux demières extrémités , s'ils avoient su ce qu'elle étoit; Sc il n'y avoit pas moins de danger pour une auffi belle femme qu'elle , a fe montrer en public dans cette partie du monde, oii il y en a trèspeu qui puiffent feulement paffer pouy jolies. Ainfi j'étois fur les épines jufqu'a ce que nous nous fuffions rembarqués pour Mexico ; mais la flote demeurant la plus long-tems que je ne croyois, j'allai faire un tour dans les endroits les plus conlidérables de l'ile. Et, comme je comprends par votre hiftoire , que vous n'y êtes point allé , je vais vous en donner une petite defcription. Hifpaniola eft fituée entre le 17 Sc le 19 degré de latitude ; elle a environ 120 lieues. de longueur Sc 50 de largeur. L'air y eft a-peuprès, pour la chaleur, comme a Séville en Efpagne ; les fruits y font délicieux, Sc il y en a qu'on ne trouve point ailleurs. La capitale eft Saint-Domingue , comme je 1'ai déja dit, qui a une charmante vue fur la campagne qui eft toute entre-coupée de beaux jardins Sc de rivières. C'eft la que le gouverneur de l'ile fait fa réfidence, Sc que font toutes les cours de juftice ; 8c c'eft auffi la que les habitans Pij  2-15 V O Y A G E S du pays viennent de toutes parts faire leurs provifions. II n'y a que deux autres villes dans toute file : favoir , Saint-Jaques & Notre-Dame de Haute-Grace, dont la dernière eft au fud, & fameufe pour le meilleur chocolat du monde. La cathédrale de Saint-Domingue eft un beau batiment, & les autres églifes fe reffentent de la richeffe des habitans, dont il n'y a pas jufqu'aux moindres artifans qui ne foient fort a leur aife. Les moines y vivent auffi graffement qu'en aucun pays du monde , & ont bien fu choifir, a 1'imitation de leurs frères par-tout aiHeurs , les plus beaux endroits de la ville pour leur demeure. Cette ile fut découverte par Chriftophe Colomb en fan 1492 , & a toujours appartenu aux Efpagnols depuis ce .tems-la ; au lieu que prefque toutes leurs autres acquifitions ont paffe aux Anglois, aux Francois & aux Hollandois Si meme les Francois y pofsèdent quelques plantations , c'eft par droit d'achat, & non par droit de conquête ; &, comme leur principale occupation eft la chaffe, & qu'ils ne font pas riches, les Efpagnols ne penfent point a leur óter ce qu'ils ont. II n'y a point d'ile qui puiffe fe vanter d'avoir des ports plus commodes que celle-ci; §c  V O Y A G E S trés-bien entretenue. J'envoyai d'abord mon valet a Lima pour informer mon oncle de mon arrivée, & lui dire que j'aurois 1'honneur de le voir le lendemain; mais je fus tout furpris qu'au bout de quatre ou cinq heures je vis venir fon carroffe avec quelques-uns de fes domefliques pour me conduire chez lui. Mon oncle étoit juge civil de Lima, & avoit un grand pouvoir dans- cette ville. II m'envoya fon major-dóme pour m'accompagner, & pour me dire qu'il s'impatientoit de me voir, & qu'il feroit venu lui-même me chercher fi la goutte ne 1'obligeoit pas de garder Ia maifon. Je ne m'arrêtai qu'autant de tems qu'il m'en falloit pour changer de linge & d'habit, après quoi je montai en carroffe avec le major-döme, & a la nuit nous arrivames che.z mon oncle. II me recut avec de grandes démonftrations de joie, & me fit toutes les carrelfes imaginables. Je lui fis i'hiffoire de la mort tragique de mon père, mais fans lui parler de fon amour pour Ifabelle. II fut extrêmement frappé de cette nouvelle; & il m'avoua que la principale raifon qui lui avoit fait prendre le parti de retourner en Efpagne, c'étoit 1'avantage de vivre avec un frère qu'il aimoit fi tendremenf. Je lui dis alors que comme cela ne pouvoit plus être ,  244 V O Y A G E s Lima , je veux dire celui de ma plantation 'j paree que le vice-roi s'étoit faifi de tous mes biens meubles , & il en auroit fait autant de ce fonds de terre, fi 1'honnête Indien k qui j'en avois remis le foin , n'avoit foutenu fortement qu'il appartenoit a mon oncle. Don Ramirez avoit une fille fort belle, qui aimoit un colonel de la garnifon de Baidivia. Ce colonel, malgré ma condition , ne fe faifoit point de honte de me fréquenter , & me difoit fouvent tout ce qu'il fouffroit pour la jeune demoifelle. Je lui demandai un jour fi elle étoit inftruite de fa paflion ; il me répondit qu'oui, & qu'il fe flattoit même de quelque retour , quoiqu'ils ne fe fuffent jamais parlé autrement que des yeux, Iorfqu'elle venoit a une galerie qui donnoit fur la cour des gardes. Je lui dis la-delfus , que, s'il vouloit lui écrire une lettre , j'engagerois ma vie, que je la lui ferois tenir sürement, & que j'en aurois même une réponfe, fi elle avoit du penchant k en donner. II m'embrafia & me remercia de mon offre; après quoi il écrivit un billet doux a la belle , & il me le remit. Je 1'accompagnai d'un autre, oii je Pafiurai que j'étois tout dévoué è fon fervice pour 1'affaire en queftion. Deux jours après, je trouvai une réponfe dans un ?rbre creux du jardin, oii je lui avois fait fign«  DE ROBERT BOYLE. 1^ d'aller chercher les deux billets que ff avois mis. Je portai cette réponfe au colonel, qui en fut tranfporté de joie. Cependant, a force de s'écrire, ils en vinrent a une conclufion ; & la bonne demoifelle réfolut enfin de fe livrer a la difcrétion du colonel. Pour cela, nous primes une échelle de corde , affez grande pour atteindre de fa fenêtre a la terraffe de la cour des gardes; & nous fümes dans la nuit, a 1'heure que nous lui avions marquée , fur cette terraffe. Elle ouvrit auffitót fa fenêtre, & je lui jettai un peloton de ficelle dont un bout étoit attaché a 1'échelle, afin qu'elle put la tirer en haut : ce qu'elle fit ; après quoi, elle la lia ferme k un coffre de fer qu'il y avoit dans fa chambre, & elle s'aventura deffus. Mais, comme elle defcendoit en tremblant de peur, les fecouffes qu'elle donna a 1'échelle firent remuer le coffre de fer de fa place. A ce bruit, fon père s'éveilla tout effrayé, s'imaginant que les voleurs étoient dans la maifon. Auffitót il fe leva , & fit lever tous fes domefbques pour favoir ce que c'étoit; mais le colonel avoit déja décampé avec fa maitreffe. Quand ce vieux ladre eut affemblé tout fon monde , te première chofe qu'il fit , fut de courir a la chambre oü étoit fon argent; mais  -a46 V O Y A G E S Voyant qu'on n'y avoit pas touché, il cnmmenca è fe remettre un peu de fa frayeur. Je vous avoue-que j'aurois fouhaité de toute mon ame que nous euffions pu enlever fon argent auffi bien que fa fille, tant je le haïffois. II fut quelque tems fans ailer dans la chambre de la belle, ne fe défiapt de rien de ce cöté-Ia ; mais, lorfqu'il vit qu'elle étoit partie, & qu'elle avoit emporté la donation par écrit d'un bien alTez confidérable , qu'une vieille tante lui avoit laiffé , il entra dans une colère effroyafre. Pour moi, je fus ravi qu'elle ne s'en füt pas allee les mains vuides ; car j'eüime que 1'argent eft le nerf de 1'amour auffi-bien que de la guerre. Le pauvre diable ne pouvant deviner de qu'el cöté avoit tiré fa fille, femita courir dans lenceinte du chateau comme un furieux, avec üne douzaine de nous k fes troulTes (car j'étois rentré dans Ia mdfon au premier bruit que } 'avois entend» ). Et quand nous fümes tout prés du folTé, oü-ii n'y avoit point alors d'eau, paree que la marée étoit defcendue , mais oü il y avoit, en échange , beaucoup de vafe. Quelques ups des valets cru-ent voir quelque chofe au fond ; auffitót notre vieux taquin voulut y regarder; & , comme la vue commencoit a lui inanquer , il fe ba;iTa fi fort pour mieux fe faüsfaire , que le diab.e me poulfant dans ce  DE R O B E R T B O Y,L E. 147 moment , ja lui donnai du genoux dans les felTes, & je le fis tomber fur fon nez au beau milieu du follé. Je fus le premier a crier au fecours ; mais je ne me hatai pas beaucoup de lui en donner; a la fin , on apporta des cordes ; &, après qu'il fe fut bien débatu dans la vafe pendant un gros quart d'heure , nous le tirames en haut dans un joli état. Heureufement il ne crut point que cela eut été fait k deffein, mais par pure mégarde. Le lendemain, j'eus occafion de voir la demoifelle & le colonel, qui avoit obtenu du prêtre la permifïion de coucher avec elle. Cet amant fortuné étoit fi charmé du fervice que je lui avois rendu , qu'il me promit de me faire avoir ma liberté , ne doutant point qu'il n'en vint k bout, dés-la que 1'argent étoit le fouverain bien de don Ramirez. Mais nous ne fümes pas peu furpris qu'il le refusat tout net ; paree que le vice-roi du Perou lui avoit donné la-deffus des ordres fi exprès , qu'il étoit plus de fon intérêt de me garder, que de me relacher, a quelque prix que ce füt. Cependant la propofition du colonel ouvrit les yeux a ce vieux ladre , & lui fit comprendre qu'il falloit que je fuffe du fecret dans 1'affaire de fa fille. II en fut fi irrité , qu'il me fit attacher k la jambe , avec un cadenas, une groffe pièce de bois ? Q iv.  H8 V O Y A G E S que j'étois obligé de trainer par-tout après Le colonel & fa femme, qui, par parentbèfe, avoient trouvé le fecret de retirer des mains de don Sanche le bien qui venoit è cette dernière, forent fort fichés de me voir traiter fi mal, & rmrent tout en ufage pour me faire avoir ma bberté : mais ce fut inutilement. Je paiTai trois ans dans ce miférable état, pendant lefquels J eus la confolation d'apprendre que mon implacable ennemi, le vice-roi du Perou , avoit «e rappelié en Efpagne, pour y rendre comote de fes malverfations. A cette nouvelle , 1'efpérance que j'avois d'abord concue de me voir un jourlibre, commenca k fe réveiller; mais elle s'évanouit prefque auffitót. Le vieux coquin de Sanche avoit réfolu de m'immoler k fa vengeance , & je demeurai encore deux ans dans ce trifte efclavage , quoique , graces au ciel, rien ne füt jamais capable de m'abattre tout-a-fait. Cependant Ie colonel trouva Ie moyen de me dire qu'il y avoit un vaiffeau dans la rad* chargé pour Lima , & que le capitaine étant un de fes bons amis , il 1'avoit engagé k me prendre fur fon bord , fi je pouvois. par e|que expédient , me tirer des griffes de mor, arabe de maitre. Je fis tous les efforts ima«i-  V O Y A G E S qu'on permet a peu d'étrangers d'entrer dans ce port. Baldivia ou Valdivia eft ainfi appelle du nom de fon fondateur, qui étoit un Efpagnol. La vieille vüle étoit fituée un peu plus avant dans les terres que la nouvelle, mais elle a été entièrement détruite par les Indiens. Pierre Baldivia & fes gens exercoient fur eux une telle tyrannie , qu'ils prirent enfin courage ; & , les ayant fait tomber dans une embufcade , il les exterminèrent fans qu'il en échappat un feul. Pour la nouvelle ville, elle eft fi bien fortifiée, que les Efpagnols n'ont rien a craindre de ces peuples, non plus que des étrangers, qui ont fouvent entrepris de les en chaffer, mais fans fruit. Comme c'eft le lieu de toute 1'Amérique oü font les plus riches mines d'or, la nature en a rendu 1'accès fort diffiicilë; car il y a un banc de fable fi grand a 1'entrée de la baye , que les vaiffeaux font obligés , pour 1 eviter, de fe tenir a plus de cinq eens verges du bord, qui eft encore défendu par un bon fort. Cependant , quand une fois on y a jetté 1'ancre , il n'y a point de vent a craindre , quelque tempête même qu'il faffe, tant c'eft un bon abri. Les habitans de Baldivia font prefque tous des gens qu'on a exilés pour leur mauvaife con-  DE ROBERT BOYLE. 253 fier & vindicatif. II s'étoit nonvellement marié a une très-riche veuve de Lima, qui avoit une fort belle fille , a ce qu'on difoit, car je ne 1'avois jamais vue que voilée , & encore a Féglife, le feul endroit oii on lui permit d'aller. J'appris qu'on la deitinoit au grand juge, quoique bien contre fon inclination , a caufe qu'il étoit beaucoup plus agé qu'elle : difparité qui fuffit affurément pour empoifonner tous les plajfirs du mariage ; mais aujourd'hui 1'on ne confulte k eet égard que 1'intérêt. Cependant jere9us une lettre de mon oncle, de Séville, par laquelle.il me follicitoit de retourner enEfpagne; me promettant, pour m'y engager , de me faire fon héritier. J'avoue que je commencois a me dégoüter de 1'Amérique; & le terme pour lequel j'avois hypothéqué mon patrimoine, étant prêt d'expirer, je n'eus pas de peine a me difpofer a partir. Pour eet effet, je vendis ma plantation a mon fidéle Indien, beaucoup au-deifous de ce qu'elle valoit, vbulant reconnoitre les obligations que je lui avois. Je réfignai mon emploi entre les mains du viceroi , paree que je ne pus point obtenir la permifiion d'en difpofer a mon gré. Je convertis tous mes effets en poudre d'or , que j'envoyai devant moi a mon oncle , & je n'attendis plus que compagnie pour aller par terre k Verar  2H V o y a g £ s Crux, qui eft un port dans la mer du nord, d'oü je pourrois commodément m'embarquer pour 1'Efpagne. Je commencai alors a penfer férieufement a m'étabiir; & certes il en étoit bien tems, car J'avois au-dela de vingt-huit ans , Ége auquel lesfeux de la jeuneffe devroient, ce me femb'e, être paffes ; car, fi lln homme ne re vient pas de les folies avant que d'avoir atteint fa trentième année , il eft fort è craindre qu'il ne foit incorrigible tout le refte de fa vie. D ailleurs tout me promettoit un établiffement auffi avantageux que je pouvois le fouhaiter, ayant du bien de moi-même, & pouvant compter fur celui de mon oncle . qui avoit alors quatrevingt-trois ans. Me voici prefque arrivé a la fin de mon hiftoire ; mais , auparavant, je veux vous donner une courte defcription de Lima , telle qu'elle eft aujourd'hui, paree que c'a été , en quelque lacon , le théatre de mes malheurs. Lima , capitale du Pérou , eft fituée dans une magnifique plaine entre-coupée de collines a quelque diftance les unes des autrts , a deux beues du port de Calao , a.i z degrés 6 minutes de latitude méridionale, & a 29 degrés ^ minutes de longitude occidentale. Francois Pizarro en jetta les fondemens en 153 5 f *& pap.  2(58 V O y A G E s de ma femme; car, ajouta-t-il, votre abfence lui procurera les moyens de fe fatisfaire, & comptez qu'elle n'en laiffera pas échapper 1'oc- cafion. II fallut bien du tems pour me réfoudre a faire réellement ce voyage ; car d'abord je voulois fimplement feindre de 1'entreprendre pour revenir fur mes pas lorfque mon époufe ne s'y attendroit point, & pouvoir ainfi me convaincre par moi-même de fon infidélité; mais mon ami, è qui il importoit que je fufle quelque tems abfent , me dit tant de raifons pour m'en dérourner, que je m'y rendis enfin. Ilajouta qu'il falloit que je donnaffe ordre qu'il put entrer librement chez moi, afin d'obferver de plus prés tout ce qui s'y pafferoit. La porte de ma maifon, lui répliquai-je, ne vous a jamais été fennée, & vous pouvez y aller auffi fouvent qu'il vous plaira. II eft vrai, reprit-il, mais vous favez que depuis que j'ai fait une' fauffe déclaration d'amour k votre femme, elle m'a regardé plutöt comme fon ennemi que comme fon ami , voyant bien que je n'étois pas fincère; car quelque débauchées que foient les femmes , elles ne fauroient fouffrir qu'on doute le moins du monde de leur vertu. Hé bienddnc, lui dis-je, fi vous voulez nous fouperons enfembie cefoir, & je prendrai occa-  DE RöEËRÏ BÓYLE. 17$" pendant j'y remarquai tant de franchiie & d'inclination a me foulager que j'en fus charmé ; je lui contai, fans me faire preffer davantage, toute mon hiftoire, a peu-près comme je viens de vous la faire. Après avoir gardé un moment le filence, il me dit que ce que je venois de lui conter ne faifoit que le confirmer dans 1'opmion qu'il avoit d'aborci eue de ma maladie , 6c felon laquelle il alloit me donner fon avis : la-deffus il me paria en ces termes : Penfez bien, monfieur , me dit-il , a ce que vous allez faire* Vous m'avez' dit que votre ami vous avoit avoué qu'il avoit fait femblant d'aimer votre femme pour 1'éprouver; mais je ne vois pas qu'il vous ait communiqué fon deffein avant que de le mettre en exécution. Et pour vous dire franchement ce que j'en penfe, je crois" qu'il vous trahit, & qu'il aime réellement votre femme. Le chagrin que vous avez remarqué en elle ne venoit que de la haine qu'elle lui porte, & de 1'amour qu'elle a pour vous. La déclaration qu'il vous a faite , après avoir attente a fon honneur , n'a été que pour vous prévenir, ne doutant point qu'elle ne vous en parlat une fois ou 1'autre. Si elle vous en a fait un fecret, c'étoit pour ne pas vous chagriner j 6c fi ce faux ami vous a dit enfuite S  DE ROBERT BOYLE. 17 $ fembloit que j'entendois un oracle ; lorfqu'il eut fini fon difcours, je ne pus m'empêcher de condamner mes foupcons. Je repaffai dans ma mémoire toute la conduite de ma femme, 6c je n'y trouvai rien qui put autorifer le moins du monde la mauvaife opinion que j'avois fi témérairement concue d'elle. Je rendis a eet honnète homme mille graces d«e fon confeil falutaire , 6c je vonlus lui payer fa vifite, mais il le refufa abfolument. Non, monfieur, me dit-il, fi je prenois votre argent, je montrerois que, femblable aux avocats, j'aurois plaidé pour mon honoraire. Toute la récompenfe que je vous demande , c'eft de me faire favoir fi j'ai bien ou mal rencontré, quand vous en viendrez au dénouement, qui fera, j'efpère, tout a 1'avantage de votre époufe. Et permettezmoi de vous donner encore un petit avis ; fi vous trouvez que I'ami en qui vous avez eu tant de confiance, vous trahiffe, ne cherchez point a vous en venger autrement que par le mépris, & laiffez le refle a la Providence. Je lui promis de fuivre de point en point fes fages confeils , 6c la - deffus nous nous féparames avec beaucoup de confidération l'un pour 1'autre. Cependant je pris le parti de ne point con> tinuer mon yoyage, mais de retourner fur mes  b e Robert Boy t je- 1771 peut-être déja fait, de forte qu'il fe fauvoit. J'ordonnai a mes gens de ne point paroitre; Sc quand le foupé fut prêt, je fis prier 1'höte de me tenir compagnie. II vint auffi tot, & après avoir parlé de la pluie Sc du beau tems , je lui demandai quelles gens il avoit dans fa maifon. II ne fe fit point de peine de me le dire; & quand il vint a don Rodrigue, il m'avoua naturellement qu'il ne 1'agréoit pas beaucoup, paree qu'il avoit remarqué qu'il vouloit être en particulier avec fes valets, Sc qu'il les avoit vus fe parler fouvent a 1'oreille. Ils ont deffein, me dit-il, de partir demain de grand matin^ mais je ne fai point quelle route ils prennent. Je fis ce que je pus pour cacher le trouble oii me jettoit cette découverte , mais je réfohis bien en moi-même d'être en campagne auffitót que don Rodrigue , Sc pour en être plus certain , de ne point me coucher , quoique j'euffe grand befoin de repos. Sur le minuit j'entendis des gens qui par* loient tout bas dans la chambre voifine , Sc je pus diflinguer la vorx de mon traitre d'ami. Bien qu'il ne me fut pas poffible de favoir ce qu'ils difoient, j'ouis plus d'une fois prononcer mon nom Sc celui de ma femme. A la pointe du jour je m'appergus qu'ils fe difpofoient a partir;mais quoique je fiffe affez de diligence,, S iij  i?^ V O Y A G E S iis décampèrent avant que je puffe être a cheval avec mes valets. J'en fus extrêmement faché, & ne fachant quel chemin ils avoient pris, je crus que le plus fur étoit toujours de me rendre au plutöt chez moi. Mais quelle ne fut pas ma furprife quand je rencontrai, a deux lieues de Lima , mon époufe en carroffe avec fa fervante & deux valets Indiens! Dés qu'ils me virent ils furent tout tranfportés de joie, & ma pauvre femme n'eut pas la force de me „ rien dire de quelque tems. Cela me fit retomber dans ma première jaloufie , m'imaginant qu'elle fuivoit don Rodrigue, & qu'elle étoit au défefpoir de me rencontrer. A la fin elje ouvrit la bouche dans une efpèce d'extafe. Bon Dieu , me dit-elle, mon cher , eft-ce bien vous , & ne me trompai-je point? Je lui demandai la raifon de fon voyage & de fa grande furprife. Monfieur, me répondit-el!e , cette queflion me confond ; n'ai - je pas recu une lettre de votre part pour vous aller joindre en toute diligence? La voici, continua-t-elle en la tirant de fa poche, je la pris & j'y lus ce qui fuit: ♦> Ma chère, » J'ai eu le malheur en chemin de tomber » de cheval, & de me caffer un bras, ce qui  ï) E R O B E R T BOYLE. 179 » m'empêche de vous écrire mobmême. Cette » chüte a été fuivie d'une violente fièvre qu'on » me dit être fort dangereufe. J'ai difTéré juf* » qu'a préfent de vous faire favoir mon état n pour ne pas vous effrayer, efpérant toujours » que ce ne feroit rien ; mais comme le mal » empire bien loin de diminuer , je vous prie » de fbire toute la diligence poffible pour vous » rendre ou je fuis, de peur que vous ne trou» viez plus en vie » Votre affectionné époux.' II ne falloit pas être grand forcier pour deviner cette énigme; & je vis a 1'air de ma femme , quand je lui eus dit que cette lettre étoit fuppofée, qu'elle en connoiffoit aufli bien que moi le vrai auteur. Cependant le cocher profitant de ce moment, avoit quitté fon fiége & fe fauvoif a la dérobée; mais ma femme qui s'en appergut, fe mit a crier qu'on 1'arrêtat, paree que c'étoit celui qui lui avoit apporté la lettre, & qui lui avoit dit qu'il avoit ordre de la conduire au lieu oü j'étois; circonftance qui avoit plus contribuéa la tromper que toute autre cbofe, vu que notre cocher s'étoit noyé - peu de tems avant que je partiffe, & que nous n'en avions point encore pris d'autre. Ce coquin-la, pour donner encore plus de couleur  è fon impofture , avoit ajouté que j'avois fait pner fon maitre , qui étoit un gentilhomme des environs du lieu oh j'étois malade, de me Pateerder .pour mener le carroffe dans lequel ma remme devoit venir, me trouvant alors fans cocher. je courus après lui , je le ramenai & je lobugeai a conduire le carroffe dans un vdlage voifin , chez un gentilhomme de ma connoiffance. Quand nous y fümes arrivés nous lenfermames dans une chambre, & avec lui deux de mes valets pour le garder a vue. J« dis a mon ami tout ce qui venoit de nous arnver, & que notre vifite étoit purement accidentelle. II nous affura que nous étions les bien - venus, quel que püt être le motif qui nous amenoit chez lui. , Dès ^lle ie P»s être feul avec ma chère epoufe, je 1'embraffai tendrement, je lui demandai pardon d'avoir eu ia foibleffe de la foupconner de m'être infidèle , & jelui contai jngenuement 1'origine & les progrès de ma jaIqufie, fans en omettre la moindre circoniïance Elle rendit graces au ciel de l'avoir tirée d'un fi^auvais pas, & elle m'apprit de quelle mam.ere elle avoit été trompée par le coquin qui IV avcit apporté la lettre. Cinq jours aorès votre départ , me dit-elle, comme j'étois a rêver dans le jardin, ma ferYante vint me dire  BE R O B E R. T B Öïl É." iSt qu'un homme qui avoit une lettre a me remettre de votre part, demandoit ame parlef, Cela me jetta dans un étonnement, & dans des craintes que je ne faurois exprimer ; j'en fus toute troublée, & a peine me refta-t-il affez de force pour dire qu'on m'amenat eet homme. II vint, & me préfenta votre prétendue lettre; mais quelle ne fut pas ma douleur en la lifant ? Je demeurai quelque tems fans pouvoir parler ; a la fin, je lui demandai oü vous étiez. Madame, me répondit-il, monfieur votre époux eft a la maifon de campagne de don Florio (un de mes amis dont ma femme m'avoit fouvent entendu parler ) & comme vous n'ayez point de cocher , mon maitre m'envoye pour vous mener dans votre carroffe chez lui. Je ne voulus pas perdre le tems a m'habilier; & aufii-tötje me mis en chemin , avec ma fervante & les deux Indiens. Je ne foupconnai pas la moindre chofe, quoique je me défiaffe depuis quelque tems de votre faux ami; mals comme il ne m'avoit pas fait une feule vifite en votre abfence , je ne penfai pas même a lui. Je m'appercus bien a Fair du cocher , qu'il ne voyoit pas avec plaifir que mes valets m'accompagnaffent ; cependant je n'y fis pas grande attention , paree que j'étois trop occupée de votre état,  t§2 V O T A G E Si Nous nous embrafilmes de nouveau avee ünejoieinexprimable, & nous nous félicirêmes d'être fi heureufement échappés des piéges qu'on nous ten doit; admirant en cela Ia direöicn de Ia providence, & les bons confeils demon généreux médecin. Ma femme me dit qu'elle fouhaitoitpaflionnément dele voir, peur lui en témoigneren particulier fa reconnoilfance; & je lui promis que nous y irions dés le lendemain matin , fi nous pouvions avoir une voiture commode pour cela, car je ne me fouciois pas beaucoup de me fervir du cocher qui 1'avoit amenée. Je remis au jour fuivant è 1'examiner, me trouvant alors trop fatigue pour pouvoir le faire; mais j'eus foin qu'il ne lui manquatrien que la liberté, car il n'étoit après tout que 1'inftrument de la perfidie de fon maitre. Dès que je fus levé le lendemain, je voulus le faire appelier; mais mes gens me dirent que les deux valets a qui je 1'avois donné en garde , s'étant endormis dans la nuit, il avoit profité de ce moment pour fe jetter par la fenêtre, & s'étoit fauvé fans qu'ils s'en appercufient. Cela me fit beaucoup de peine , aufii-bien qua ma femme, car nous craignions que fon maitre ne vint nous faire un mauvais parti, Ia maifon oii nous étions étant feule , a plus d'un quart de mille du village, & mon  Ö E ROBERT BOYLE. 2§J ami n'ayant que peu de domeftiques. Pour prévenir tout accident , nous crümes que le plus fur étoit de nous rendre inceffamment k Lima, ce que nous fimes, & nous y arrivames heureufement en moins de deux heures. Je n'entendis point parler pendant plufieurs jours du perfide Rodrigue , & cela ne me furprit point , car je penfois que s'il lui reftoit quelque pudeur, il n'oferoit pas paroitre en public a Lima. Cependant, au cas qii'il le fit, j'étois bien réfolu de fuivre les confeils de mon honnête homme de médecin, dont je m'étois déja fi bien trouvé; & de ne me venger de lui que par le mépris. Une nuit que nous dormions profondément,' nous fümes réveillés par le bruit de nos domeftiques qui crioient au feu. Aufli-tot je me levai & je courus voir ce que c'étoit. Ma femme que la frayeur avoit mife toute hors d'elle - même, voulut me fuivre , & fut fe renfermer dans la chambre des fervantes oü , fans penfer k ce qu'elle faifoit, elle mit les habits de fa femme de chambre. La pauvre créature qui n'étoit pas moins effrayée , ne rrouvant pas fes habits, mit ceux de fa maitreffe que je lui avois apportés, voyant qu'elle s'étoit réfugiée la en chemife, & courut en bas pour fortir de la maifon. Je defcendis après elle, &C  1%4 V O Y A Ö E S' je vis quatre hommes mafqués dans le veftibuïe qui la faifirent au paffage , & 1'enlevèrent. Comme j'avois mon épée a la main, je me jettai fur eux; mais l'un de ces coquins venant par derrière, me paffa la fienne au travers du corps, & s'enfuit avec les autres. Je tombai è la renverfe; & mes valets étant accounts au bruit, me trouvèrent nageant dans mon fang, & évanoib' de foibleffe. Ils me portèrent fur mon lit, & appellèrent au plus vite un ehirurgien qui panfa ma bleffure, mais qui ne la trouva pas mortelle. Cependant on eut bien-tót éteint Ie feu qui n'avoit pas encore fait grand mal; & quoi que nous ne puffions jamais découvrir comment eet accident étoit atrivé , nous ne doutames point que quelqu'un denos domeftiques n'en fütl'auteur. II étoit aifé de comprendre que don Rodrigue étoit la première caufe de tout Ie défordre fait par ces quatre hommes mafqués qui avoient enlevé la fervante , s'imaginant que ce füt la maitrefte, a caufe qu'elle en avoit les habits & le voile. Tous mes amis me confeülèrent de le faire citer par devant le juge fupérieur, paree qu'il étoit dangereux de laiffer impunis des attentats de cette nature. Je fuivis leur confeil, mais le coquin ne voulut pas comparoitre a 1'affignation; ainfi il fut com-  DE ROBERT BOYLE. l8f damné par contumacé, felon le cours ordinaire de la juftice ; 6c comme cette affaire ne put être terminée qu'au bout de quelques mois, je fus obligé d'entretenif tout ce tems - la une garde dans ma maifon, car je recevois fréquemment les lettres les plus menacantes de la part de ce malheureux, ou on les jettoit pardeffus la muraille dans le jardin , ou on les remettoit a mes domeftiques; de manière que nous ne pümes jamais faire faifir aucun de ceux qui les apportoient. Le procés n'étoit pas encore fini, lorfqu'il arriva un nouveau viceroi qui fe trouvant être des amis de don Rodrigue, fit ceffer tout d'un coup les pourfuites par un arrêt qu'il rendit en fa faveur; de manière que je fus obligé de fupporter tous les frais, fans avoir de juftice. Cette iniquité du viceroi m'anima fi fort contre lui, que je me plaignis hautement de fon adminiftration , ce qui lui fut rapporti; car dans tous les gouvernemens il ne fe trouve que trop de ces laches qui n'ont d'autre mérite que celui de faire le métier de délateurs, 6c de repaitre les grands de flatteries 6c de menfonges. Cependant le viceroi me fit venir devant lui, pour m'examiner fur ces rapports; 6c je 1'irritai fi fort par mes réponfes , que fans quelques amis qui adoucirent autant qu'ils pu-  *90 V O Y A G E S lons, répondis-je, point tant de paroles, tuinfecles 1'air de ton fouffle. Seulement, repliquat-il, comme vous n'avez point marqué avec quelles armes nous devions nous battre, j'ai apporté une paire de piftoiets; & pour, vous montrer que j'ai encore quelque honneur, vous pouvez choifir celui qu'il vous plaira. J'en pris un fans lui faire de réponfe, & nous convinmes de nous tenir a une certaine diftance l'un de 1'autre. Comme j'allois lacher mon coup,il me cria, arrêtez! J'ai un fecret a vous dire avant que de eommencer; votre piftolet n'eft chargé qu'a poudre , mais le mien 1'eft k baie que j'y ai mife depuis que vous avez choifi, ainfi préparez vous a la mort, & comptez que c'eft ici le dernier moment de votre vie. J'étois fi animé, que je ne laiflai pas de tirer mon coup, & de lui jetter k la tête mon piftolet qui heureufementl'atteignit & lui coupa le vifage, deforte que dans la furprife & la confufion il lacha Ie fien fans me faire aucun mal. Aufli-tot je courus fur lui 1'épée a la main, & je lui dis, hé bien fcélérat? Nous voici encore, malgré talacheté, aarmes égales; j'efpère que le ciel fe déclarera pour la juftice. II fe mit en défenfe , & après lui avoir porté quelques coups, jel'étendis fur le carreau, quoi que j'eufle regu une bleffure dangereufe au fein. Je me retirai  ÖÈ B.OBERT BÖYLÈ. 19f aü plus vite , & j'envoyai fecrétement appelIer un ehirurgien de ma connoiflance qui me panfa , & me dit qu'il n'y avoit rien a craindre! Ma femme fut fort fachée de eet accident, quoi qu'elle ne put s'empêcher d'être bien aife de la mort de don Rodrigue ; mais elle craignoit que fi on venoit a favoir que j'en étois 1'auteur, cela ne m'attirat de mauvaifes affaires, fur-tout connoiffant 1'humeur violente du viceroi , & la haine qu'il me portoit. Cependant iL fe paffa plufieurs jours que nous n'entendimes parler de rien, non pas même que Rodrigue eut été tué , ce qui me furprit fort, 1'ayant laiffé pour mort fur la place. Dés que je fus guéri de ma blefTure, j'allai k la petite maifon , qui donnoit fur les prés de Saint-Jufbn, pour m'informer de ce qu'étoit devenu le corps de ce malheureux. Je pouvois le faire d'autant plus fürement, que celui a qui appartenoit cette maifon, avoit été autrefois mon domeftique, & que c'étoit urt homme de beaucoup de probité, qui favoit toute 1'hifloire. II me dit qu'un peu après que je m'en fus allé, il vit paffer cinq hommes qui s'en furent droit au lieuoit étoit le corps, & qui paroiffant fort atfligés quand ils 1'eurent vu, le chargèrent fur leurs épaules, & 1'emportèrent par le chemin qui conduit a Saint-Dominique, village h. Urt Tij  191 V O Y A G £ S demi-mille de-la. Je m'imaginai qu'ils 1'aurcient enterré fecrétement dans ce village, & je repris le chemin de la maifon pour en inftruire ma femme, qui n'en eut pas moins de joie que moi. Depuis ce tems-la je fortis comme auparavant, fans me défier de rien. On ne parloit, dans la ville, que de don Rodrigue, qui avoit, difoit-on,fubitement difparu. En effet, fa maifon étoit vuide; familie, domeftiques,&c. tout s'en étoit allé, 1'on ne favoit oii; mais perfonne ne difoit ni ne foupconnoit même qu'il füt mort. Quelques -uns de mes amis me dirent qu'ils croyoient que tout cela étoit fait a la main, & que le coquin ne s'étoit abfenté que pour me jouer plusfürement quelque vilain tour. Je fis femblant d'entrer dans leur penfée, mais au fond je n'en tins aucun compte, m'imaginant que je n'avois rien a craindre. II fe paffa un mois entier, fans qu'il m'arrivat aucun mal; mais au bout de ce tems, comme je paflbis un jour fur le pont pour aller a un magafin que j'avois dans les fauxbourgs de la ville, un homme vint a moi, & me demanda fort en fecret fi je voulois acheter quelques marchandifes desindes orientales qu'il avoit a vendre. 11 me fit la-deffus une longue hiftoire; il me dit qu'il étoit obligé de s'en aller, avec ce qu'il pourroit ramaffer du débris de fes affaires, dans une autre partie du  SE ROBERT BOYLE. 2.93 monde, paree que fon crédit diminuoittous les jours, & que s'il ne prenoit promptement ce parti, fes créanciers ne manqueroient point de le faire mettre en prifon. Nous fümes enfemble dans un cabaret voifin, oü il me montra 1'état de fes marchandifes, me difant qu'il avoit penfé a me les offrir, paree que j'avois dans le monde la réputation d'être un honnête homme ,& qu'il venoit chez moi pour m'en parler, quand il m'avoit rencontré. Nous convinmes que j'irois les examiner ielendemain, Sc que fi nous pouvions tomber d'accord du prix, je ne luien compterois Pargent qu'après qu'elles feroient entrées dans mon magafin ; Sc la-deffus nous nous quittames. Le lendemain je fus a 1'heure marquée a la maifon de eet homme, dans la rue des BénédicYins. On me fit entrer dans une chambre , en attendant qu'on apportat les marchandifes; mais comme. j'étois a regarder quelques peintures qu'il y avoit, cinq hommes fortirent d'un petit cabinet, Sc fe jettèrent fur moi. Ils m'ótèrent mon épée, me prirent tout ce que j'avois dans mespoches, Sc après êtrefortis, fermèrent la porte fur moi a doublé tour. Vous pouvez juger de ma furprife, fur-tout quand je vis entrer un moment après don Rodrigue, monplus mortel ennemi. Je crus d'abord que c'étoit fon efprit, Sl effe&ivement il avoit toute la mine d'un Tiij  2-94 V O Y A G E S déterré; mais il me convainquitbierrtöt da contraire. Je te tiens donc a la fin, me dit-il; main< tenant je vais fatisfaire a loifir la haine que je te porte ; mais pour rendre ma vengeance plus complette , je veux premièrement violer ra femme k ta barbe. Le coquin me fit entendre qu'il lui avoit envoyé dire de m'apporter inceffamment une certaine fomme d'argent pour payer les marchandifes que j'avois achetées, & que pour la ccnvaincre que c'étoit bien de ma part que venoit ce meffage, le porteur devoit lui remettre ma montre. Je ne faurois exprimer la douleur & les tranfes mortelles que je reffentis alors ; & affurément fi 1'on ne m'eüt pas öté mon épée, je me la ferois enfoncée dans le fein, pour prévenir 1'infamie & les tourmens qu'on me préparoit. Le barbare don Rodrigue m'infulta fi fort, que je me jettai fur lui, tout défarmé que j'étois; & je crois que dans ma fureur je 1'aurois étranglé,fifes coquins de valets neme lëuffentarraché des mains.Tu es bien heureux,me dit-il alors, de ce que je ne me fens maintenant d'autre paffion que celle de la volupté ; mais quand je 1'aurai afibuvieavec ta femme, prépare-toia fouffrirau doublé pour ton infolence, & compte que je ne tëpargnerai aucun des tourmens que ma Vengeance pourra me fuggérer : cependant je Vais te laiffer pour y penfer plus a ton aife, car  DE B.OBERT BOYLE. 299 qu'il me donna pour marqué de fa reconnoiffance , me priant inftamment de le recevoir au nombre de mes amis. II me rendit plufieurs vifites, & une fois entre autres il m'amenafa femme qui étoit fort belle , & qui me parut avoir beaucoup d'efprit. Elle me fit force complimens , & me pria d'accepter fon portrait avec celui de fon mari, tous deux enrichis de magnifiques perles orientales. Lorfque notre vaiffeau fut prêt a mettre a Ia voile , ce gentilhomme m'accompagna a bord, & remitau capitaine diverfes provifions, & lur-tout d'excellentes liqueurs , pour me fervir pendant le voyage. Ceux qu'on tranfportoit avec moi, étoient tous condamnés pour piraterie ; & le viceroi avoit fait répandre le bruit que je les encourageois a ce metier, de peur que le monde ne blamat Pinjuftice qu'il me faifoit. Jugez du plaifir que j'avois de me voir en fi bonne compagnie. Nous arrivames heureufement a Baldivia, ou nous nous féparames avec de grandes proteftations d'amitié de part & d'autre. Malgré ce que j'y ai fouffert, j'y ai confervé mon humeur gaie jufqu'au jour que j'ai eu le bonheur de vous rencontrer, ce qui ne m'a rien moins que donné lieu de changer. Cette hiftoire de dom Pedro nous divertit  500 V O Y A G E S beaucoup, & je vis bien que je ne m'étois pas frompé quand je 1'avois pris pour un homme qui connoiffoit le monde. Cependant nous avions gagné le détroit de Gibraltar, & nous étions entrés dans la mer Médïterranée. Quelque plaifir que cela me fït, je ne pus voir la cóte d'Afrique, fans foupirer & gémir en penfant a mes malheurs paffés. Don Ferdinand k qui j'en avois fait 1'hiftoire, s'appergut auffi-töt que cette vue avoit renouvellé toute ma douleur. A peine avions-nous navigué un jour dans la Médïterranée , que nous découvrïmes deux vaiffeaux qui venoient a nous. J'avoue que je craignois un engagement , ayant une fi riche cargaifon ; ainfi par 1'avis de nos deux équipages, je fis force de voiles pour les éviter. Mais comme nos vaiffeaux étoient fort fales, n'ayant pas été nettoyés une feule fois dans toutes nos courfes, ils nous eurent bien-töt atteints, malgré tous nos efforts. Quand nous vimes qu'il n'y avoit pas moyen d'échapper, nous réfolümes de nous défendre jufqu'a la dernière goute de notre fang, & nous difpofames toutes chofes pour le combat. J'ordonnai k chaque matelot de fe munir d'autant de fufils chargés qu'il pourroit, & de ne pas tirer un feul coup que je n'en euffe donné le fignal. Je ne pus jamais obtenir de  ü E R O B E R T B O Y L Ê. 301 don Ferdinand de demeurer dans la chambre, quoiqu'il eut la frayeur peinte fur le vifage. Lorfque les ennemis furent a une portée de piflolet de nos vaiffeaux , ils hêlèrent fur nous, &c nous commandèrent d'amener. Nous ne leur répondimes que de notre canon, & de notre moufqueterie, ce qui les furprit fort, & mit toute leur manoeuvre en défordre; car nous coupames les cordages de leur voile de perroquet qui tomba aufli-töt fur le chouquet, 6c les empêcha beaucoup d'agir , deforte qu'il nous eut été facile de nous tirer d'affaire par la fuite. Mais dans ce moment j'appercus le Villars ( c'étoit notre vaiffeau de guerre Efpagnol, que j'avois ainfi nommé en mémoire de ma chère maitreffe) affez embarraffé a fe défendre contre 1'autre vaiffeau qui 1'avoit attaqué. Ainfi il fallut tenir bon malgré nous , & j'ordonnai a mes gens de fe coucher fur le ventre, auffi-tót qu'ils auroient tiré, pour recevoir le feu de 1'eunemi, ce qu'ils firent de manière que nous n'eümes pas un feul homme tué. Après quoi nous relevant tous enfemble , nous fimes notre décharge qui incommoda li fort leur manoeuvre que nous eümes le tems de virer k 1'autre bord, & de recharger avant qu'ils puffent nous rendre la pareille. Je donnai ordre k notre équipage de tirer dans le corps du vaiffeau en-  JOI V O Y A G E S nemi, & pour cela de pointer le canon auffibas qu'il fe pourroit; ce qui réuffit a merveilles, car nous le percames de plufieurs coups a 1'eau, de forte qu'il fut obligé de mettre a ftribord , 1'eau entrant par-tout a bas-bord. Comme je vis qu'il étoit prefque hors de combat, je courus au fecours du Villars qui avoit du deffous. Mais quand fon ennemi s'appercut de mon def* fein, & du mauvais état de 1'autre vaiffeau , il prit chaffe, & fit force de voiles. Nous ne jugeames point a propos de le fuivre, mais nous envoyames a bord du Villars pour favoir comment tout y alloit, On nous rapporta qu'il y avoit huk hommes tués , & trois bleffés , que la manoeuvre avoit extrêmement fouffert dans le combat, & que le vaiffeau avoit recu un coup a 1'eau , & faifoit une grande quantité d'eau. Je fis dire a 1'équipage de chercher 1'ouverture ; mais il n'y eut jamais mcyen de la re* boucher; ainfi j'ordonnai.qu'on tranfportat inceflamment fur mon bord tout ce qu'on pourroit fauver de ce vaiffeau , & comme nos gens ufèrent d'une grande diligence, & que la mer étoit fort calme , cela fut bientöt fait. Cependant le vaiffeau que j'avois mis hors de combat, étoit fur le point de couler a fond. L'équipage qui le montoit, tira plufieurs coups de canon pour nous demander du fecours;  DE ROBERT BOYLE. 307 avoient perdu; ils me répondirent que c'étoit le pere d'Ifabelle qui étoit mort, il y avoit déjk plus de deux ans; mais qu'ils avoient réfolu de ne point porter d'autre habillement jufqu'è mon retour. Jamais rencontre d'amis ne fut plus tendre que celle-la, & j'avoue que j'en oubliai pour quelque tems jufqu'a 1'idée de mes malheurs. Quand j'eus dit a don Antonio les richeffes que j'apportois avec moi, il demeura tout extafié, & ne pouvoit m'en croire : car, outre 1'argent dont je lui fis voir le compte, les marchandifes que j'avois a bord valoient plus que le fret du vaiffeau, & que la cargaifon avee laquelle je m'étois mis en mer,. Je ne pus jamais 1'engager a accepter une fomme fi confidérable, qu'après que je 1'eus affuré que ce n'étoit que fon jufte du , & que j'en avois apeu-près autant pour moi.Jeluipréfentai enfuite & k fon aimable époufe, don Ferdinand, dont ils parurent tous deux charmés. Mais don Pedro me dit, avec fa gaieté ordinaire, qu'il étoit jaloux de la préférence que j'avois donnée k ce jeune homme, paree qu'il croyoit avoir plus de droit que lui a mon amitié, me cortnoiffant depuis plus long-tems. II ajouta, qu'il efpéroif que, pour 1'appaifer, je voudrois bien du moins lui accorder la même faveur; ce que je fis en Vij  de Rob e r t Boyle. 309 maffei, Guerchin de Cento, l'immortel Raphaël, Annibal Carache , Guido Reni, Mutiano , & plufieurs autres exceilens peintres. Palladio , Vitruve , Scamozzi, Pozza , &c. fameux pour 1'architetiure ; & le divin Cotelli pour la mufique , dont les airs tendres feront toujours nouveaux , & dont un excellent poëte anglois a dit, par une efpèce de comparaifon , en parlant de notre compatriote Shakefpeaf, que comme le premier, après avoir arraché la mufique jufqu'a la racine, 1'avoit tranfplantée dans fon propre jardin ; le der-nier en avoit fak autant., par rapport a la poéfie; de forte que tous, ceux qui les ont fuivis, ont été obligés d'emprunter d'eux une branche de ces plantes admirables. Je ne dirai rien davantage de Rome , non plus que de Naples, oh nous fümes aufli k 1'occafion de don Ferdinand , paree que j'en ai déja parlé auparavant. Je fis ce que je pus pour lui perfuader de commencer fes études dans la première de ces deux villes, fuppofant , comme j'avois tout lieu de le croire , qu'il étoit catholique romain; mais il ne voulut point en entendre parler, & il me fupplia de lui permettre de me fuivre en Angleterre, ce que jé lui promis auffi. Dona lfabella avoit une coufi e orpbelin® V üj  3'° V o y a g e s qui demeuroit avec elle, extrêmement riche & belle a ravir. Cette coufine n'eut pas plutöt vu don Ferninand, qu'elle en devint éperduement amoureufe^ mais il ne paroiffoit pas avoir la moindre inclination pour elle. Don Antonio m'en fit la confidence; & comme il favoit par lui-même ce que c'étoit que 1'amour, il plaignoit de tout fon cceur fa coufine , & me pria d'engager don Ferdinand a 1'époufer. Je lui en fis la propofition, comme fi c'eüt été de mon chef, mais il fe jetta aufli-töt a genoux, & me conjura de ne lui en plus parler, difant qu'il avoit fait vceu de ne jamais fe marier. Je lui fis voir la folie d'un vceu fi téméraire, & je mis tout en oeuvre pour le gagner; mais ce fut inutileinent. D'un autre cöté, don Pedro avoit concu la plus violente paflion pour dona Felicia, qui étoit le nom de cette charmante orpheline , & il lui faifoit 1'amour d'une manière fi grotefque, qu'il nous divertit tant & phis. Quelquefois, quand elle alloit fe coucher, il la fuivoit jufqu'a la porte de fa chambre, oii il paffoit la nuit a lui conter fa peine, oü a chanter mille chanfons; de forte que fi elle avoit envie de dormir, il falloit malgré elle qu'elle s'en pafiat. Et lorfqu'elle s'en plaignoit enfuite k lui-même, il lui répondoit en badi»anr, qu'il avoit réfolu de la tourmenter juf-  DE ROBERT BOYLE. 311 qu'a ce qu'elle 1'aimat. Si elle alloit fe promener au jardin, il ne manquoit jamais de la fuivre de prés; en un mot, c'étoit fon ombre. Souvent même k l'églife, oii il prenoit bien foin de fe mettre a cöté d'elle, il lui difoit que c'étoit en vain qu'elle imploroit la bénédiction dü ciel pendant qu'elle étoit inexorable, & qu'elle affafïïnoit le monde de fes regards. II en faifoit tant, que Ia pauvre fille , malgré toute fon affliction, ne pouvoit s'empêcher d'en rire. Cependant je follicitois toujours don Ferdinand k rompre fon vceu téméraire pour un fi charmant objét; mais il me pria d'une manière fi touchante de ne pas le preffer davantage la-deffus, que je réfolus enfin de ne lui en plus parler. Je confeillai pourtant k dona Ifabella de continuer k faire ce qu'elle pourroit pour le gagner, m'imaginant que fes manières engageantes auroient plus de pouvoir fur lui que toutes mes follicitations. Elle ftüvit mon avis, elle le fit appeüer dans fon cabinet ou ils furent plufieurs heures enfemble ; & le lendemain je fus agréablement furpris de le voir fe promener dans le jardin feul avec dona Felicia. Je n'eus garde de les interrompre , mais dès que je pus lui parler , je tui témoignai le plaifir que me faifoit fon changement, & je lui V iv  DE ROBERT BOYLE. ^Tf lettre que j'avois écrite en portugais; ainfi je la fermai, & je 1'envoyai a Ofiie. Cependant j'avois vendu le refte des marchandifes que j'avois a bord, & 1'argent qui en provint fe monta k plus de cinquante mille livres flerling ; mais je ne pus jamais engager don Antonio a en accepter un feul denier.Non, mon cher ami, me dit-il, vous m'avez deja. donné dequoi faire la fortune d'un gentilhomme , quoique je ne fois rien moins qu'avide de richefles. Je me trouve trop heureux de pofféder ma tendre époufe , pour défirer rien davantage; c'efl un bonheur même que je vous dois en grande partie, & la feule chofe qui le traverfe, c'efl que je ne puis vous voir auffi favorifé du ciel que je le fuis. Mais , ajouta-til, j'efpére que le tems qui détruit les paffions les plus fortes, vous guérira de la votre. Je lui dis que mon mal étoit fans remède, 8c que toute la confolation qui me reftoit étoit que lavive idéé , 1'idée accablante de la perte que j'avois faite mettroit bientót fin k mes malheurs, en me précipitant dans les bras de la mort. Don Antonio fut fi touché de mëntendre parler ainfi, qu'il ne put retenir fes larmes, & il mit tout en oeuvre pour me perfuader de demeurer en Italië. Mais je lui dis, qu'outre mon  3l{* V O Y A G E S inclination qui me portoir a préférer món païs natal a tout autre, & Ie défir que j'avois de voir leheu oü ma chère maitreffe avoit autrefois fait fon féjour, 1'éducation de don Ferdinand qui m'avoit conjuré de le mener en Angleterre, pour y faire fes études, me déterminoit entiérement a prendre ce parti. II falïöt donc fonger a le féparer, quelque peine que cela nous fit k l'un & a 1'autre. Je pris des lettres de change pour tout 1'argent que j'avois , de peur qu'il ne nous arrivat d'être volés en chemin , & je réfolus d'aller par terre en Flandres, avec don Ferdinand , mes deux fidéles Indiens , &c un autre valet. Tous les matelots Efpagnols que j'avois pris dans mes courfes , eurent par mon confentement la permifiion de fe retirer chez eux , beaucoup plus riches qu'ils n'auroient jamais ofé lëfpérer; & ils déclarérent tous que fi jamais je voulois faire un fecond voyage", ils étoient prêts de me fuivre au bout du monde. Quelques-uns de mes matelots Anglois avoient époufé des femmes Italiennes, ainfi ils prirent le parti de demeurer en Italië. Je priai don Antonio de difpofer comme il' lui plairoit du vaifleau, mais il me dit qu'il m'appartenoit de droit, après avoir eu un fi heureux fuccès, & qu'il youloit que je le fifle conduire en Anglc-  DE ROBERT BÖYLE; 317 terre pour mon ufage; car ajouta-t-il que favez-vous s'il ne vous arrivera point quelque chofe qui vous fera changer de fentiment, 5c qui nous procurera le plaifir de vous voir encore une fois? Cependant, au bout de quelques jours, on célébra les nöces de don Pedro 8c de dona Felicia avec beaucoup de magnificence. Ce gentilhomme réfolut d'aller en Efpagne avec fa chère époufe, dès que je ferois parti, pour y prendre poffeffion de fes biens, le tems pour lequel il les avoit hypothéqués étant prés d'expirer. J'avoue que eet exemple de 1'humeur inconflante des femmes me donna bienapenferj car jamais mariage ne fut a mon avis plus fingulicr que celui-la. Je fis faire de la vaiffelle d'or 8c d'argent toute femblable a celle que don Jacques de Ramires m'avoit donnée, 8c j'en fis préfent a dona Ifabella afin qu'elle fe fouvint de moi. Elle fe défendit 'd'abord de 1'accepter , me difant que je portois la généfofité trop loin ; mais je lui déclarai d'un air auffi enjoué que je le pus, que fi elle refufoit davantage mon préfent, je lui rendrois le vaiffeau qui portoit fon nom, Sc ne voulois plus être fous fon commandement. Eh bien donc ! ditelle , je 1'accepte; mais puifque vous me regardez comme votre maitreffe, je veux vous don-  3*8 V O Y A G E S ner mes ordres par écrit, que vous n'ouvrirez point que vous ne foyez a un certain degré de latitude, c'eff-a-dire, quinze jours après que vous ferez arrivé en Angleterre. Je lui promis de lui obéir ponftuellement: & le lendemam elle me donna un papier cacheté qui renfermoit, me dit-elle, les ordres dont elle m'avoit parlé. ' Je refhis a mon lieutenant le foin du vaiffeau, le chargeant de faire route pour Briflol avec toute la diligence poffible. Le jour fuivant qui étoit le 6 Fevrier 1696, je pris congé de don Antonio, de fon époufe, & de leur aimable compagnie; & quoi que je ne pleure pas facilement, je ne pus m'empêcher de verfer des larmes en quittant d'auffi tendres amis. Je fus toute le première journée de notre voyage , enféveli dans une profonde méiancolie , fans que jamais la penfée des richeffes que j'avois acquifes en fi peu de tems , & que j'emportois avec moi , m'entrat feulement dans lëfprir. Mais m'appercevant a Mi de don Ferdinand qu'il fouffroit de me voir fi chagrin, je m'efforcai de paroitre plus gai pour 1'engager a 1'être auffi. J'aurois bien voulu lui faire voir dans notre route les raretés d'Italie , mais il parut ne s'en pas foucier. Ainfi il ne nous arriva rien qui  BE ROBERT BOYLE. 319 mérite d'être rapporté jufqu'a Ativers, oiinous demeurames quelque tems pour nous remettre de la fatigue du voyage, & fur-tout don Ferdinand qui s'en trouvoit un peu incommodé , n'ayant jamais auparavant fait un long chemin h chevaLEn approchant de la ville, nous fümes tout furpris de voir la manière dont les pauvres mcndient dans ce païs-la. De jeunes garcons & de jeunes fiiles courent devant les paffans, Sc puis s'arrêtant tout a coup fe renverfent fur leur tête, les pieds en Fair, frappent des mains, & difent leurs prières dans cette pofture. La ville d'Anvers eft dans une fort belle fttuation, fur la rivière de 1'Efcaut; elle eft trèsbien fortifiée, &c fur les remparts 1'on a planté des arbres qui donnent beaucoup d'ombre, & qui rendent la promenade fort agréable. Le chateau qui eft également beau & fort , a été fondé par le duc d'Albe. La ville peut - être comparée, pour fa grandeur, aBriftol: les rues en lont fpacieufes, & les maifons magnifiques. L'églife de fainte Marie qui eft la cathédrale , eftfuperbe, d'une propreté, & d'une délicateffe de ftrucfure fi grandes, que 1'empereur Charles Cbiint avoit coutume de dire, qu'elle fembloit n'avoir été faite que pour la mettre dans un étui. Le dedans nëft pa moins magnifique que le dehors. Les peintures qui 1'ornent  'pö V O Y A G É § font du chevalier Pierre Paul Rubens bourgeois de cette ville, & ne le cedent en rien k aucun autre de fes ouvrages. L'églife des jéfuites eft auffi trés-belle , ornée d'un grand nombre dé colonnes oe marbre artiftement travaillées, & de peintures de la même main que les précédentes. tl y a plufieurs autres églifes, & chapelles maghifiques; mais comme les deux dont je viens de parler font les principales, je ne dirai rien des autres. Après avoir demeuré dix jours a Anvers , &t nous y être affez bien remis de la fatigue de notre voy age, nous en partimes le 3 d'avril, pour nous rendre a Calais, ce qui étoit notré plus court chemin ;. & le 6 nous arrivames dans cette dernière ville , ayant fait une grande diligence. Quel plaifir pour moi de voir de Ik les rochers blancs deDouvres, & mon pays natal ? Le lendemain nous nous embarquames pour cette place, & nous y arrivames environ midi, syant eu un paffage très-favorable. Peu s'en faint que je ne perdiffe un de mes Indiens, en defcendant k terre, Comme on pafioit nos chevaux dans un bateau pour les mener k bord, il s'avifa de fe mettre fur le dos d'un, penfant qu'il n'y eut rien a craindre : mais dans ce moment un vaifleau qui entroit dans le port, tira «n coup de canon ; ce qui efFraya fi fort le cheval v  BE ROBERT BOYLE. 311 cheval qu'il fe jetta dans la mer, & fe mit a riager en s'éloignant du bord , de forte que mon pauvre miférable d'Indien ayant été renverfé , & fon pied s'étant embarraffé dans 1'étrier , il auroit été infailliblement noyé , malgré fon adrefie a nager, fi 1'autre Indien ne füt aufTi-töt accouru a fon fecours, en plongeant,& coupant 1'étrivière avec un couteau. Cela fait, il prit le cheval par la bride d'une main, & nageant avec 1'autre, il 1'amena heureufement a terre. Don Ferdinand ne s'accommodant point de la voiture du cheval, nous primes le lendemain la diligence. J'ordonnai a mes gens de nous fuivre avec notre bagage a petits pas, & d'attendre a. fhotellerie oünous devions defcendre, que je les envoyaffe chercher. Quand nous fümes arrivés aLoudres, nous allames loger pour un jour ou deux chez un baigneur , ne me fouciant point d'importuner mes parens ni mes amis. Cependant j'envoyai appeller fecrétement le clerc de mon oncle, le même qui avoit taché de prévenir la trahifon qu'on me faifoit, en m'en donnant avis par une lettre qu'il me fourra dans la poche, comme je 1'ai rapporté au commencement de cette relation. II vint aufli - tot, & fut également furpris &C ravi de joie de me voir; quoique d'abord il X  32i V O Y A G E S eut quelque peine a me reconnoïtre, paree qth? ne lui ayant point fait dire mon nom, il ne s'attendoit pas a me trouver-la. II m'apprit qu'il y avoit plus d'un an que mon oncte étoit mort , & qu'il avoit laiffé tout fon bien a fon fils ainé, Sc fes affaires au cadet Sc a lui. 11 ajouta qu'ils parloient fouvent de moi , & que quoiqu'ils ne me cruffent plus au nombre des vivans, ils avoient fait valoir avec beaucoup de foin mon petit patrimoine, dans Pintention de me le rendre fidélement fi jamais je revenois. Je lui contai toute mon hiftoire , Sc il fut ravi d'apprcndre que j'avois fait une groffe fortune. Je le priai de nous chercher des logemens commodes dans quelque endroit retiré , paree que je ne me fouciois pas d'être connu ; Sc d'y faire venir de i'höteüerie oii nous avions mis pied a terre, mes valets avec notre bagage. II le fit avec plaifir, Sc un moment après, il revint Sc nous conduifit dans une maifon telle que je la pouvois fouhaiter. Enfuite il fut chercher mes gens, &lesamenaa notre nouvelle demeure. Comme mes deux Indiens parloient fort bien anglois , qu'ils le favoient même lire Sc écrire , Sc que je les avojs fait habliler a 1'européenne, perfonne ne leur fit aucune infulte , ni ne pat ut même autrement furpris de les voir.  DE R.OBERT BÖYLE. 323' Le tems étant venu qu'il m'étoit permis d'ou» vrir le papier qui contenoit les ordres de dona Ifabella, je voulus voir ce que c'étoit; mais je ne pus jamais le trouver, quelque foin que! j'y apportalfe. Cela me furprit, ne pouvant comprendre comment j'avois perdu ce feul écrit, & rien d'autre. J'en fus même fort faché, craignant qu'il ne renfermat quelque cOnv mifTion importante: & dans cette crainte, j'é-» crivis fur le champ a don Antonio pour lui apprendre notre heureufe arrivée, & la perte que j'avois faite, & pour prier fa chère époufs de m'envoyer de nouveaux ordfes,h cela étoit néceffaire , a 1'adreffe que je lui marquoisj Pendant mon féjour a Londres , j'achetai un bien de zooo livres fteriing de rente dans le comté de Sommerfet; & cependant il me refla encore z'jooo livres fterling que je mis dans lesfonds publiés, avec ce que don Ferdinand m'avoit donné pour fon compte. Ctla fait, je penfai tout de bon a l'éducation de ce jeune bommetje lui propofai d'aüer a Oxford ou jé lui donnerois un précepteur , & oü il pöurroit parfaitement bien faire fes études t mais il me pria d'attendre encore quelque tems. Ainfi je pris la réfolution d'aller avec lui, & un feul valet, a Briftol, uniquement pour voir le lieu ©ii demeuroit autrefois le tendre objet de mes X ij  524 V O T A G E S vceux, que j'avois perdu de la manière du monde la plus trifte. Quand nous y fümes arrivés , je demandai oü étoit la maifon qu'habitoit feu M. Villars , fameux marchand de la ville: on me la montra auffi-töt, & 1'on me dit que le capitaine Kendrick y demeuroit alors. Je m'informai de ce qu'étoitdevenue une certaine Sufanne qui avoit été femme de chambre de la fille de ce M. Villars , Sc 1'on m'apprir enfin qu'elle étoit chez une perfonne de qualité , a une maifon de campagne fur le bord de la mer. Auffi-töt je me mis en chemin pour y aller, quoique ce füt a prés de trente milles de la , Sc qu'il fut déja affez tard. Après avoir marché quelque tems, tout k coup le ciel fe couvrit, Sc nous fümes accueillis d'un fi violent orage, que pour nous en mettre a couvert nous courümes k une petite maifon qui étoit un peu hors du chemin. En y entrant, nous ne vimes perfonne qu'un enfant qui s'amufoit avec des jouets qu'on lui avoit donnés; & tout ce que nous en pümes tirer, c'efl que mamma viendroit bientöt. C'étoit le plus joli garcon que jëuffe jamais vu , & nous étions encore a 1'admirer q'uand un homme Sc une femme entrèrent. Ils furent fort furpris de nous trouver lè mais je leur demandai excufe,leur difant que 1'orage nous ar©it obligés de nous  BE ROBÏRT BOYLE. 325 venir mettre a 1'abri fous leur toit. L'homme nous dit que nous étions les très-bien venus , mais qu'il craignoit que nous ne trouvaffions pas chez lui ce que nous fouhaiterions. Cependant 1'orage continua avec la même force, & bientöt il fe fit nuit; pour furcroit de malheur nous étions a deux milles d'aucune hötellerie , & nous ne connoiflions pas les chemins. Le paifan nous voyant dans eet embarras , nous dit qu'il n'avoit que deux lits, & que fi nous voulions les accepter ils étoient a notre •fervice. Je le remerciai, & pour le dédommager de la peine que nous lui cauferions, je lui donnai a 1'avance une guinée. II fut charmé de ma générofité , & le fit bien paroitre par fes manières obligeantes , de même que fa femme. Je le priai de nous faire avoir quelque chofe a manger, & de prendre foin des chevaux ; & je lui donnai une autre guinée pour nous acbeter ce qu'il nous faudroit. II me répondit qu'a 1'égard des chevaux, fon écurie étoit trés - mauvaife; mais que fi je voulois , il les meneroit avec mon valet a une bonne hótellerie qu'il y avoit au village voifin. J'y confentis; & pendant qu'il fut dehors, je fis plufieurs quefbons a la femme touchant 1'enfant que nous avions vu en entrant. A la fin , elle m'avoua qu'il n'étoit point a eux, mais a Xiij  $16 V O Y A G E S une dame qu'ils ne connoiffoient point , & qu'ils n'avoient jamais vue qu'une feule fois La-deffus je lui demandai ce qu'on leur donnoit pour le garder; elle parut furprife de cette queftion , & après avoir demeuré quelque lems fans me répondre , elle me dit d'un ton prefque faché qu'on les avoit toujours bien payés. Comme je vis que cela lui faifoit de la peine je changeai de difcours. Un moment après, fon mari vint, & nous nous mïmes a fouper. J'aurois fouhaité que don Ferdinand eut couché avec moi; mais le bon homme ayant appris de mon valet que nous n'avions pas coutume de coucher enfemble , ne voulut jamais leperwettre, & nous céda fes deux lits, pendant qu'il veilla avec fa femme toute la nuit. Je leur demandai oh couchoit lënfant & ils me répon. dirent, dans un berceau ; je m'intéreffois pour lui, fans favoir pourquoi. Quand nous eümes foupé, nous nous couchames, & nous repo- ' • fames fort peu : Nous nous levames de grand matin, & comme il faifoit fort beau,"nous réfoiumes d'PÜer a pied au village oü étoient nos chevaux, &c de prendre avec nous notre höte pour nous y conduire. Nous partïmes auffi-töt, & lorfque nous fümes arrivés a i'ricU tellerie , je renvoyai ce bon homme, & je lui,  BE FvOBERT BOYLÊ. 3*7, donnai encore une guinée pour fes peines.' J'aurois bien voulu monter a cheval fans perdre de tems , pour continuer notre voyage , mais don Ferdinand étoit fi indifpofé, qu'il nous fut impoflible. Son état me fi, beaucoup de peine , & jé le priai de demeurer la jufqu'au lendemain que je reviendrois; ou que j'envoyerois mon valet avec une voiture commode pour le chercher. 11 y cónfentït, 8c je partis fur le champ. Quand je fus venu a un endroit ou plufieurs chemins fe croifent, je me trouvai fort embarraffé pour favoir lequel je devcis prendre, deforte que je m'arrêtai quelque tems a cónfidérer ce que je ferois. Mais entendant un bruit confus de voix dans une grahge vöifine , j'y allai a pied , après avoir remis mon cheval a mon valet. Plus j'appröchois, Sc plus ce bruit redoubloit, quoique je ne puffe pas entendre une feule parole articulée. Cela réveilla ma curïofité, & je me gliffai doucement derrière la grange, d'ou je vis , au travers d'une fenteplus de vingt Egyptiennes affifes pêle-mêle, Si au milieu d'elles un enfant tout nud qu'elles frottoient par tout le corps avec des écallesde noix vertes; 6c chaque fois qu'il crioit, elles faifoient un bruit affèux pour empêcher qu'on ne 1'entendit. Mais quelle ne fut pas ma furprife X iy  -128 V O Y A G E S de voir quecet enfant avoit tous les traits de «lui que nous avions trouvé chez le païfan ou nous avions logé la nuit précédente ? Je *f figne k mon valet d'approcher avec les chevaux; & comme j'étois bien armé**«ren f-a la p0rte de Ia grange,que jWis de iprce. Etant entré, je demandai k ces coquines dun ton impérieux ce qu'elles faifoient avee eet enfant, & je leur foutins qu'elles 1'avoient vole au pauvre païfan , leur donnant de plus a entendre que ,'amenois du monde pour les faifir-1 n en fdloit pas davantage pour leur don"er !a Peiir' & 'ans fe Ie faire dire, elles gagnèrent au pied l'une après 1'autre , comme fi elles euffent eu le diable k leurs trouffes, laiffant 1'enfant tout feul. Quand elles furent parties, je ne me trouvai pas peu embarraffé a favoir que faire de ce pauvre petit innocent qu elles avoient rendu comme l'une d'elles k force de Ie frotter avec ces écales de noix • Jieureulement nous trouvames fes habits, avec quelques vieiües. guenilles dont je fuppofe qu elles avoient deffein de le couvrir , pour pouvoir faire de i'argent du refle. Nous 1'habiUames, mon valet & moi , du nueuxque nous pümes ; & quelque preffc que ie fufle, je réfolus de retourner a la maifon du païfan pour m'mftruire ó fond de la vérité. Quand nous fümes venus k 1'hötellerie oü j'a-  DE ROBERT BOYLE. 31? voislaiffé don Ferdinand, je priai 1'hötcffe de prendre foin de lënfant jufqu'a ce que je revinffe; & comme elle me dit que mon ami étoit allé repofer, je pourfuivis mon chemin fans le voir, pour ne pas 1'interrompre. Nous arrivames bientöt a la maifon oii nous avions logé la nuit précédente , &C nous trouvames la femme qui étoit affife a la porte. Je vous prie, lui dis-je , oii eft lënfant que je vis hier au foir ici ? Ou il eft, me repartit-elle d'un ton ruftre? II eft dans fon berceau ou il dort. Laiffez-moi levoir, repris-je. Non, repliqua-t-elle, je n'irai point troubler fon fcmmeil pour vous , ni pour perfonne. Je lui déclarai qu'abfolument je voulois le voir, & que je le verrois malgré elle, paree que je foupconnois qu'on lui avoit joué quelque vilain tour. Comme elle vit que j'étois fi réfolu , & que je defcendois du cheval pour entrer dans la maifon, elle me dit que puifque j'avois tant dënvie de voir eet enfant , eüe me l'alloit chercher. Alors je commencai k croire que je me trompois, & que ce n'étoit pas le même enfant que j'avois pris , mais un autre qui lui reffembloit : je me reprochai même d'avoir parlé fi rudement k cette femme , & je me propofois dé)k de lui faire préfent d une guinée pour 1'appabër , lorfque mon valet me fit appercevoir qu'elle demeuroit long-  DE ROBERT BOYLE. 33* pendre; en un mot je 1'épouvantai fi bien, qu'il me dit que li je voulois avoir un peu de patience , il me conteroit tout ce qu'il favoit de eet enfant, que j'efpère, ajouta-t-il en pleurant, qui vit encore. Je lui appris en peu de mots comment je 1'avois fauvé , & nous retournames è fa maifon, oii, après s'être remis de fa frayeur, il me fit le récit fuivant. II y a environ trois ans qu'une dame vint parler a ma femme, & fit marebé avec elle pour garder eet enfant. Comme elle nous a toujours bien payés, puifque nous avons recu dix livres flerling par quartier, & même a 1'avance, nous n'avons point douté qu'il n'appartint a des perfonnes de qualité. Cette dame venoit fouvent le prendre pour un jour ou deux, & le rapportoit elle-même, fans que nous puiffions deviner qui elle étoit, ni ou elle demeuroit. Ma femme qui eft fort mondaine, & fort curicufe, a fait tout ce qu'elle a pu pour en favoir la vérité, mais inutilement; & nous avons bien compris par plufieurs circonftances, que le père & la mère ne fe foucient pas d'être connus. Un jour ma femme me dit qu'elle avoit un bon deffein en tête, mais qu'elle ne vouloit pas me le communiquer , qu'elle ne fut fure du fuccès ; & la première fois que la dame vint pour chercher lënfant, elle eut un long en-  33* V O T A G E S tretien avec elle. Quand elle fut partië, elle me dit qu'elle 1'avoit engagée a nous avancer cent hvres flerling , lui faifant entendre que nous en acheterions la maifon oü nous demeurons. En un mot, comme elle a toujours porté les culottes, elle me fit confentir è fa filoutene; & le lendemain la dame en rapportant lënfant, lui compta les cent livres, fans exiger feulement de moi une reconnoiffance par écrit. Après qu'elle s'en fut allee, ma femme me tint ce difcours. Nous avons a préfent cent cinquante livres , outre nos meubles & notre bétail, qui peuvent en faire cent autres. Avec eet argent nous pouvons aller dans mon pais (c'étoit 1'ile de Man) & y vivre fort a notre aife, le refte de nos jours, fans craindre ni les mauvaifes récoltes, ni les mauvais marchés. Je le veux bien, lui dis-je , mais que ferons-nous de lënfant ? El!e me répondit de manière que je compris amTitöt qu'elle avoit deflein de le tuc-r : jën fus laifi d'horreur, & malgré fon humeur violente &emportée,je m'y oppofai fortement, & je lui dis qu'a quelque prix que ce füt, je ne confentirois jamais a une aöion fi barbare. J'eus beau m'y oppofer, elle peififta dans fa réfolution ; ainfi voyant que je ne pouvois rien gagner fur fon efprit, & qu'elle vouloit abfoiu-  DE ROBERT BOYLÊ. 33J ment fe défaire de lënfant, je lui propofai , comme un moindre mal, de le vendre k une troupe d'Egyptiennes. Elle y donna les mains; & ce nëft que ce matin quëlle a trouve 1'occafion dëxécuter ce projet. Cependant nous avions déja mis ordre a nos affaires, & nous nous difpofions a. partir pour Briftol dans deux jours, fachant bien que la dame ne viendroit point de quelque tems. Quand le bon homme eut fini fon récit, je le tournai de tous les cötés pour voir s'il ne favoit point eftecfivement 011 demeuroit cette dame. A la fin il m'avona qu'il 1'avoit fuivie un jour de loin jufqu'a fa maifon , k la follicitation de fa femme a qui il n'avoit pourtant jamais voulu faire part de cette déc.ouverte, de peur quëlle n'en abufat. Je lëngageai a me conduire dans lëndroit ou étoit cette maifon , fous promefTe de le bien récompenfer, & de le renvoyer enfuite fans 1'inquiéter pour 1'affaire de lënfant. II prit un cheval , &C nous nous mimes en chemin: en moins de deux heures, nous arrivames auprès d'une fort jolie maifon , environnée d'une petite rivière, & de belles allées d'arbres. Je m'arrêtai quelque tems a la confidérer , & j'appercus au travers d'une avenue deux femmes qui cueiüoient des fleurs , l'une avojl le vifage tourné de mon cöté, &C  334 V O Y A G E s Ie payfan me dit que c'étoit celle qui avok a mon ,-er de mener les chevaux a la ville voiün_e, qui étoit a un demi-mille de la, & de merejoindre dans le moment. Pour le payfan ^e!"PaSl3Pfnede^congédier;carclme d craagjoit toujours que je ne lui fiffe quelque mauvaffe af&re, üdécampa fans que nous nous en appercuflions. Dès que mon valet fut parti, je me mis a mf prornener autour de Ja maifon , & a Pexammer de tous les cötés, dans 1'efpérance de découvnr quelque chofe. Mais la pluie étant furjenue, je fus obligé de me mettre a couvert fous un grand chêne qu'il y ayoit tout vis-aJjS-Apemeyétois-je.qu'une femme fortit, &vmtme pner de Ia part de fa,maitreffe d entrer dans Ui maifon jufqu'a ce que la pluie' paffee, e fus charmé de cette invitaL , &-je fL„vis lafervante. En entrant, je trouva une dame fort belle qui me dit, que comme 1 3V°1S l2ir dun gentilhomme, elle n'avou oas joulume laiffer a Ia pluie, &.qu'ellemeprfoit de me repofer en attendant qu'il fit beau. Je la remeraai avec toute la civilité que méritoit fon comphment, & nous nous affïmes ; mais notre converfation fut bientöt interrompue par 1 arnyee d un gentilhomme en manteau d'écarw  DE ROBERT BOYLE. J 3 5 late, que je vis au travers de la fenêtre defcendre de cheval a la porte , & entrer dans la maifon d'un air fort délibéré. La - dellus, la dame fe leva, & me dit quëlle me demandoit excufe fi elle me quittoit, paree quëlle étoit obügée d'aller tenir compagnie a une autre dame pendant que ce gentilhomme feroit avec elle; mais quëlle reviendroit auffi-töt quëlle pourroit. Comme la curiofité m'avoit amené la, je ne penfai point a mën aller que je ne lëuffe fatisfaite de manière ou cfautre. Après avoir été un moment aux écoutes , jëntendis fort diftincfement la voix d'un homme qui menacoit une dame de lui fufciter de mauvaifes affaires par rapport a fon bien , fi elle ne vouloit pas confentir a fa paffion. La dame parloit fi bas , que je ne pus point entendre ce quëlle difoit; feulement je compris par les difcours du cavalier, que fes réponfes ne faifoient que 1'irriter toujours davantage. Ils eurent un affez long dialogue , &C enfin ils gardèrent le filence. Alors la dame qui m'avoit quitté, revint, & me dit en entrant dans la chambre , monfieur , jëfpère que vous excuferez mon impoliteffe, mais il m'a été impoflible de venir plutöt. Madame, lui repartis-je, c'efl moi quidois vous demander pardon de demeurer ainfi dans votre maifon, n'ayant pas 1'honneur d'être connu de  33<5 V O Y A G E s vous. Nous fümes interrompus dans ce moment par la volx d'une femme qui crioit de toute fa force au meurtre. Auffi-töt nous courümes tous deux a Ia porte de la chambre d'oü cette voix partoit; & comme nous la trouvames fermée, je lënfoncai, & j'entrai tenant mon épée nue a la main. Je trouvai le gentilhomme que j'avois vu en manteau d'écarlate, qui sëfforcoit de violer une femme. Je m'en fus k lui, & je lui fanglai un coup de plat d'épée fur la tête , lui difant de tourner vifage pour fe défendre ; ce qu'il fit avec des imprécations horribles. Après nous être battus quelque tems , j'eus le bonheur de le défarmer, & comme il avoit recu plufieurs blefiures, 8c qu'il perdoit beaucoup de fang, il tomba de foibleffe. Cependant la dame qu'il avoit jettée fur un lit, s'étoit évanouïë; &c le bruit que nous avions fait avoit allarmé toute la maifon. Je me retirai dans la chambre d'oü j'étois forti, & je priai Paimable perfonne qui m'y avoit d'abord recu, de prendre foin de ce malheureux, lui difant que quoiqu'il méritat bien de mourir,je fouhaitois qu'il püt vivre pour pré venir tout embarras. Elle fuivit mon confeil, & elle envoya aufli-töt k la ville chercher un ehirurgien qui arriva en même tems que mon valet. Je fus préfent quand il panfa le bleffé; & voyant que fes    DE ROBERT BOYÏ.E. 337 fes bleffures n'étoient pas dangereufes, & que la maifon étoit trop en défordre pour pouvoir apprendre quelque chofe touchaut lënfant en queftion, je voulus mën aller. Mais la dame que j'avois délivrée fi a propos, étant revenue de fon évanouilfement, Sc de fa frayeur, fouhaita de me voir pour me remercier du grand fervice que je lui avois rendu. Ainfi je demeurai, & après avoir attendu encore un moment» elle vint dans ld chambre oii j'étois. Mais bon Dieu ! quels tranfports de joie ne reffentis - je point, quand je reconnus en elle ma chère demoifeile Villars ? Nous demeurames quelque tems immobiles, les yeux attachés l'un fur 1'autre ; & ma vue fit fur elle une telle imprefliom quëlle s'évanouit de nouveau. La dame q'uï étoit avec nous, ne pouvoit d'abord comprendre d'oü venoit notre trouble; mais quand elle entendit que j'appellois cette demoifelle ma chère femme, & cent autres termes d'amour qui m'échappèrent dans ce moment, elle devina bientöt la vérité, & elle en parut aufli extafiée que nous-mêmes. Enfin a force dëmbraffer ma tendre époufe , & de 1'appeller par fon nom , je la fis revenir a elle. On ne fauroit exprimer tout ce que nous fentïmes alors l'un pour 1'autre. Que le letteur coneoive, s'il eft poflible, toute la joie de deux amans qui fe re-. y  33? V Ö Y A G Ë S trotivent après une longue abfence , & dans le tems qu'ils croyent que la mort les a fépa-* rés pour toujours. II nous fembloit que ce füt un fonge ; mais quand nous n'eümes plus lieu de douter de la réalité de ce que nous voyions, & que nos premiers tranfports furent paffes , nous envoyames fecrétement chercher un prêtre , pour nous marier felon les cérémonies de 1'églife. II ne fit que rendre légitime 1'union de deux cceurs fairs l'un pour 1'autre , & dès longtems liés enfemble par un amour indiffoiuble ; & cette nidt-la même je pris une feconde fois poffeffion de ce qui m'étoit plus précieux que tous les tréfors du monde. Le lendemain j'envoyai chercher Ferdinand pour prendre part a notre joie; mais fon indifpofition-avoit fi fort augmenté, qu'on crut qu'il y auroit du danger a le tranfporter. Cela me fit beaucoup de peine , paree que je 1'aimois véritablement, tant pour fen mérite perfonnel, que pour les obligations que j'avois a fon père. J'en fis l'hiftoire a ma chère époufe, auffïbien que de tout ce qui m'étoit arrivé dépuis notre malheureufe féparation. Après quoi je la priai de me conter de quelle manière elle s'étoit fauvée de Barbarie; ce quëlle fit en ces termes. Vous favez, me dit-elle, que quand nous  DE ROBERT BOYLE. 339 nous dimes adieu a Mequinez, nos cceurs nous préfageoient quelque chofe de fatal pour notre amour. Je ne favois rien de 1'évafion de Muftapha : fi j'en euffe été avertie, it eft trés-probable que j'aurois évité le malheur qui m'arriva. II trouva un vaiffeau pour le conduire k Salé, comme il me le dit enfuiie ; & en chemin il rencontra fon maitre Hamet, qui apprenant de fa bouche toute notre hiftoire , le renvoya avec une lettre pour Ie gouverneur de Mammora , pendant qu'il rangercit Ia cöte pour empêcher qu'ón ne nous pourfuivït quand ilauroitfait fon coup. Après m'avcir enlevée,' fes gens me portèrent a bord d'un vaiffeau qui mit aufli tot a la voile; &c avant la nuit nous rencontrames celui d'Hamet fur lequel on me fit pafler dans le moment. Ce malheureux m'infulta de la manière la plus cruelle, & dans des termes qui me firent bien comprendre qu'il étoit réfolu d'en venir k lëxtrêmité; mais je lui déclarai net, que plutöt que de me fou-* mettre k fon indjgne paflion, je me laiflerois mourir de faim , fi je ne pouvois pas trouver d'autre moyen de terminer mes mauxavec ma vie. Le lendemain il s'éleva tout d'un coup une violente tempête qui abattit un des mats de notre vaifleau , & nous rechafta a vue du port de Mammora; mais Hamet voulant 1'évi- Yij  de Robert Boyle. 361 venoit point de peur d'être découvert, mais nous nous rencontrions ordinairement dans ce bois, Sc la il me donnoit 1'argent dont j'avois befoin. Ce matin il eft venu, felonfa coutume, Sc m'a tenu ce difcours. Quand je vous époufai, je n'avois"aucune inclination pour vous, mais è préfent je vous abhorre, ainfi je veux me défaire de vous aujourd'hui. Mais outre la haine que je vous porte , j'ai une autre raifon pour cela : je puis époufer une vieille femme, fort riche; Sc de peur quëlle ne vienne a favoir que je fuis marié avec vous, Sc que cela ne me fafle perdre ma fortune, il faut que je vous envoye dans 1'autre monde. En difant cela , il m'a donné de fon épée dans le corps , Sc m'a mife dans 1'état oii vous me voyez ; après quoi il sëft enfoncé dans le bois, fans que j'aie jamais eu la force de lui dire une feule parole , tant j'étois faifie dëtonnement Sc de frayeur. Quand cette pauvre malheureufe eut fini fonrécit, je lui dis que jëfpérois quëlle avoit recu toute la punition que le ciel vouloit lui infliger. Je lëfpère aufli, me repartit-elle, de la bonté de Dieu, Sc de la lincérité de marepentance ; Sc cëft avec plaifir que je quitte ce monde, & que je fens ma mort approcher. Dans ce moment, nous nous appercümes quëlle alloit expirer; Sc .avant que le ehirurgien fut  de Robert Boyle. 363 ordinaïres en pareil cas , ils ne purent sëmpêcher de verfer des larmes en penfant a leur chère fille, qu'ils avoient perdue le jour même que je les quittai k Saint-Salvador. Je leur téïnoignai prendre beaucoup de part a leur affliction, mais je les conjurai dëfpérer encore, n'étant pas impoflible qu'ils nëuflent a la fin des nouvelles de cette aimable perfonne, Ils branlèrent la tête, en me difant qu'il y avoit longtems , qu'ils ne s'en flattoient plus, & que toute leur efpérance étoit que le tems apporteroit quelque foulagement a leur douleur. Je leur appris, comme par manière dëntretien que j'avois un parent qui reflembloit comme deux gouttes d'eau a leur charmante fille, du moins autant que je pouvois mën rappeller les traits. Ils me témoignèrent une grande envie de le voir. Je leur dis que je 1'avois a deffein invité a fouper avec un autre de mes parens. J'avois averti auparavant dona Bianca de fe peindre le vifage , & de ne parler qu'Anglois pour mieux fe déguifer. En attendant, nous nous contames réciproquement ce qui nous étoit arrivé de plus remarquable depuis mon départ de Saint-Salvador, Je leur dis entre autres chofes, que je n'avois jamais vu , avant que de quitter 1'Angleterre , le parent qui reflembloit fi fort a leur fille , ce qui étoit vrai j deforte que j'avois été extrêmement  DE R O BERT BOYLE. 365 bons avoir augmentation de compagnie , & qu'un autre de mes parens & fon époufe venoient fouper avec nous. La-deffus mon coufin entra, menant dona Bianca par la main, &C aufïi-tót ils furent tous deux fe jetter aux pieds de don Jacques & de fa femme. A la vue de leur fille , la mère s'évanouït, &c le père fut dans une fi grande furprife, qu'il n'eut pas la force de parler, mais il témoigna affez fa joie par fes pleurs, fes baifers, & fes embraffemens. Pour fa femme , quand elle fut revenue de fon évanouïffement, elle fe jetta au cou de fa fille avec de fi grands tranfports de tendreffe, que je crus prefque quëlle 1'étoufferoit a force de lëmbraffer. Leur joie fut fi grande de part & d'autre , qu'ils ne purent de quelque tems lier de converfation tranquille. A la fin dona Bianca fit fon hiftoire: elle dit que dèsle moment quëlle mëut vu a Saint-Salvador, 1'amour s'étoit emparéde fon cceur; mais que fachant ce quëlle devoit a fon fèxe , elle avoit réfolu de ne mën jamais rien faire connoitre quëlle ne füt affurée de quelque retour. Cependant, fa paffion croiffant chaque jour, & apprenant que je devois bientöt partir, elle s'étoit pourvue fecrétement d'uri habit d'homme, & de tout ce dont elle pouvoit avoir befoin d'ailleiws ; & après s'être déguifée du mieux quëlle avoit  37ö V O Y A G E' Le gouverneur nomrré M. Bennet, repréfentant la reine d'Angleterre , auroit dü prêter main forte è M. Jones, & a M. Larkins; mais foit qu'il craignit d'offenfer les habitans , ott qu'il ne fe fouciat pas de fe donner la peine de prendre de juftes informations, iL les fit arrêter & mettre en prifon. M. Jones trouva le premier le moyen de s'évader, & de pafier heureufement en Angleterre, oii il port-a fes plaintes contre le gouverneur, & obtint par un arrêt du banc du roi toutes les réparations qu'il pouvoit fouhaiter. II fut même renvoyé aux Bermudes , & rétabli dans fon pofte. Et je fai que ceux qui lui avoient été contraires , en furent fortement réprimandes dans des lettres que le confeil de la reine fit écrire, a ce fiijet, aux principaux habitans ; mais il y a des gens , qui quand ils ont une fois congu de Ia baine contre quelqu'un, n'en reviennent jamais: c'eft ce qu'éprouva le pauvre M. Jones; 1'animofité de fes oppofans , loin de diminuer , ne fit qu'augmenter; & il fut encore une fois obligé de quitter l'ile. II y a acluellement un procés entre lui & le gouveneur, en Angleterre oii ils font allés tous les deux; & je ne doute point que juftice ne s'y fafle. Pour M. Larkins, il fut mis dans un cachot, ou 1'on ne lui donnoitpas même , dit*  DE RlCHARD CASTELMAN. ¥J§ ment que celui de prendre des dauphins avec, le harpon; mais a mon goüt, cëft un pauvre manger. Nous étions en tout quarante & une per Si celui de M. Ratcliff s'étoit brifé avant mónaf-- Cc  402 Voyage rivée: mais comme il s'appercut de mon inquiétude, il mën fit avoir un. II fe trouva encore une autre difficuhé; c'efl: que je ne pus trouver perfonne, même en payant, pour tirer a la rame. Hé bien, me dit mon höte, puifque nous avons un bateau , tu ne feras point en peine de gens pour le conduire ; mes enfans & moi nous t'accompagnerons. Nous partïmes donc, & nous arrivames a Kakatan : maïs nous fümes bien étonnés de n'y trouver que cinq navires , un defquels étoit celui qui avoit pris a bord le capitaine Bayley & le refte de notre troupe infortunée; ainfi j'eus la fatisfaction de rejoindre ma compagnie , & de recouvrer mes hardes. Quoique la flotte ne fe füt pas encore rafjfemblée , le lieu étoit fi plein de gens qui venoient pour Pattendre, qu'on ne pouvoit trouver de logement. J'en étois moins faché pour moi, que pour mon généreux Quaker qui avoit eu la bonté de m'accompagner. Je rencontrai par hazard un certain M. La Creuze, a préfent marchand de vin a Londres dans la rue de SaintMartin des Champs, qui devoit partir pour 1'Angleterre avec nous. Comme je le connoiffois particuliérement, & qu'il vit la peine oii nous étions, il m'offrit la moitié de fon lit.Je 1'acceptai pour mon honnête homme de Qua-  de Richard Ca stel man. 403 ker, que je ne pus pourtant jamais réfoudre a en faire ufage : ainfi je couchai avec M. La Creuze moi-même, & M. Ratcliff & fes fils s'accommodèrent comme ils purent fur le plancher. Cependant on recut de nouveaux avis a Kakatan , qu'il fe pafferoit plus de quatre mois avant que la flotte Angloife s'y füt raffemblée: ainfi je pris la réfolution de profiter de ce tems-la , pour aller faire un tour a Philadelphie. Je ne favois comment m'y prendre pour reconnoïtre toutes les bontés de mon généreux höte, M. Ratcliff; car il ne vouloit entendre parler d'aucune efpèce de dédommagement: k la fin je m'avifai de eet expediënt. J'achetai un petit barril de rum , liqueur fort eftimée dans les plantations; & je priai mon bon-bomme de Quaker d'ajouter a toutes les obligations que je lui avois, celle de fe charger de ce barril , avec une lettre , pour M. Randal, un de fes voifins: & dans cette lettre il y en avoit une autre pour lui-même. Je priois M. Randal, en lui expliquant tout le myftère, de la lui remettre , & je 1'informois que le rum étoit deftiné pour lui, comme une légère marqué de ma reconnoiffance. Le lendemain il parut avec s fils, fans Youloir rien prendre même pour C c ij  494 Voyage le louage du bateau, quoique j'en euffe fait moi-même le marché. Comme le vaiffeau qui devoit me porter k Philadelphie n'étoit pas encore décharge , je fus obligé de demeurer fept jours davantage a Kakatan. Ce n'eft point un lieu de grand abord, excepté dans le tems que la flotte fe difpofe h partir pour 1'Angleterre , ce qui n'arrive qu'une fois 1'année; ainfi il ne faut pas s'attendre a y trouver beaucoup de commodités pour le féjour. La veille de mon départ, je recus une lettre de mon bon humain de Quaker , avec un préfent d'un petit cochon falé, & de quelques coqs d'inde, qu'il m'envoya par eau. Voici la teneur de cette lettre. Ami Caftelman, » J'ai recu ton préfent d'une manière fort » fingulière; & quoi que cela m'ait fait beau» coup de peine, je ne Iaifle pas de t'en re» mercier, & de t'affurer que nous en confer» verons, moi & les miens , un fouvenir plein » de reconnoiffance. Je te prie d'accepter ce » que je t'envoye, comme venant de la part » d'un véritable ami; & je te recommande k » la protecfion de Dieu. J. Ratcliff,  de Richard Gastelman. 405 Le vaiffeau fur lequel je mëmbarquai pour Philadelphie , n'avoit qu'une feule cabane , qu'une paffagère avoit déja prife ; de forte que je fus obligé de coucher la nuit fur le pont , n'ayant pour toute couverture qu'une voile dont je m'enveloppai. Cependant les vagues ,' en fe brifant contre notre vaiffeau, réjailliffoient de tems en tems fur nous , Sc rendoient la place peu tenable ; & quoi que cela ne füt rien en comparaifon de ce que j'avois fouffert auparavant, je ne laiffai pas d'en être plus incommodé. Nous fimes tant de diligence , que Ie fecond foir nous arrivames a Newcaftle fur la rivière de Delaware ; 6c nous obtinmes du maitre du navire de paffer-la la nuit. Je trouvai un très-bon logement dans une maifon publique, & ce fut la première fois depuis mon naufrage, que je payai pour ma dépenfe. Newcaffle, capitale de la comté du même nom, eft une belle ville , bien batie, 6c fituée fur une éminence d'oü 1'on découvre un beau pais qu'arrofe la rivière de Delaware, ce qui fait une agréable perfpective. Les Hollandois Pont fbndée mais ils ne Pont pas poffédéé long-tems. II y a aujourd'hui cinq eens belles maifons , 6c des fondemens pour un grand nombre d'autres. Comme fes richeffes s'accroiffent tous les jours par le commerce, il n'y Cc hj  4°6 Voyage h pas de douteque fes édifices & fes habitans n'augmentent auffi a proportion. J'ai appris depuis peu qu'on avoit découvert au voifinage de cette ville une belle mine de fer. Le jour fuivant nous dinames k Chefter. 'C'eft une petite ville fort propre, fur la même' "viere, qui contient prés de trois eens maifons. Nousy fümes trés-bien régalés par une perfonne du lieu, qui voulut venir avec nous k Philadelphie. Nous fimes la journée du monde la plus agréable; &, entr'autres chofes, nous eumes le plaifir de voir quantité de villes , de villages, & de plantations, qui font aux deux cötés de la rivière ; & le foir nous débarquames heureiüement k Philadelphie caoitale de la Penfylvanie. La Penfylvanie tire fon nom de Guillaume Pennécuyer, fils de Guillaume Penn, chefd'efcadre dans la dernière guerre contre les HolJandois, oü il fit paroitre beaucoup de courage & de conduite. Sqn.fils, k préfent propriétajre du pays , eut quelque peine k obtemr de Ia cour fa patente k ce fujet, paree qu'.l s'étoit déclaré chef des feöaires connus fous le nom de Quakers. La Penfylvanie renferme tout? cette étendue de terre qui eft entre le quarantième & Ie quarante-cinquième degré de lstitu.de feptentrionale, y compris les ües,  de Rich'ard C astêlmak. 407 rivières , cötes , & bayes: c'eft un des plus riches pays de l'Amérique qui relèvent des rois de la grande Bretagne. L'air en eft agréable , fain, & très-rarement chargé de nuages. Quoique 1'hy ver y foit généralement plus froid quën Angleterre, on y en a vu plufieurs tout de fuite fans gelée : 1'été y eft aufli plus chaud. Les jours, enhyver, y font deux heures plus longs que les nótres, & en été deux heures plus courts; ce qui vaut mieux fans contredit pour toute forte d'affaires. II y a certainement peu de pays au monde mieux fitués que celui-ci, foit pour 1'agréable , foit pour 1'utile : il eft borné a l'orient par la Jerfey occidentale, a 1'occident par la Virginie, au feptentrion par le Canada, & au midi par le Maryland , qui font tous de beaux établiffemens Anglois, a la referve du Canada. Les habitans naturels de ces divers pays font, a ce qu'on croit, des reftes des dix tribus difperfées des juifs; mais je ne comprends pas fur quoi cette opinion eft fondée. J'avoue . que 1'on remarque parmi eux quelques - unes des coutumesde cette ancienne natlon; cependant comme chaque peuple a fes ufages particuliers, il me femble qu'on ne peut rien conclure de la. II eft certain qu'ils ont quelque chofe de l'air des juifs, ils obfervent les nou- C c iy  408 V O Y A G I velles lunes , & ik offrent jM Ieuts frmts k leurs idoles. Ils font communement bien faits , & leurs traits bien proportionnés ne laiftent voir en eux ni les groffes lévres, ni les nez plats des négres. Naturellement bons & paifibles, ils fe mettent difficilementen colère; mais auffi quand ils font irrités, on ne les appaife pas aifément. Un procédé doux & humain les gagne beaucoup plutót que des manières méprifantes & dures. II eft fort rare qu'ils faffent tort k de bons maitres , ou qu'ils les fervent mal; bien loin de Ik, j'en ai fouvent vu expofer leurs vies pour eux. Leur langage a quelque chofe de pompeux & de fo= nore, quoiqu'il ne foit rien moins qu'abondant, car le même mot a plufieurs fignifica? tions. Je vais en donner un petit échantillon que m'a foijrni un de mes amis, nommé M. Thomas. Hodi hita nee huska apeechl, nee machi Pmfylvania huska dogwachi Keshow apeechi nowa , huska hayly chetena koon peo. Ce qui fignifie ' adieu mon ami, je mën vais dans peu k la Penfylvanie ; nous aurons bientöt une lune froide qui fera fuivie de fortes gelées. Ils piongent leurs enfans dans lëau dès qu'ils font nés, pour leur enqurcir le corps. Les hommes s'pccupent k chaffer ou k Pêcher,&  ©E RïCHARD CASTELMAN. 4O9 les femmes a cultiver la terre & a avoir foin de leurs enfans qui marchent ordinairement k neuf mois. Ils connoiffent affez bien, pour la plupart, les fimples Sc leurs vertus; Sc quand ils font malades, ils s'en fervent avec fuccès, Ils font extrêmement charitables ; Sc fi quebqu'un parmi eux a lé malheur de devenir aveugle, eflropié, ou de quelque autre manière que ce foit hors d'état de gagner fa vie , ils ont foin qu'il ne manque de rien. Les garcons fuivent leur père a la chaffe ou a la pêche , dès 1'age de fix ans; Sc quand ils y ont acquis quelque expérience , Sc qu'ils atteignent leur feizième année, ils peuvent fe marier. Les fiiles demeurent k la maifon avec leur mère qui les inftruit dans les occupations attachées a leur fexe. Les femmes y font fort modeftes Sc fort chaftes, Sc 1'on ne fauroit leur faire un plus fanglant affront que de leur tenir des difcours contraires k la pudeur. Chez ces peuples 1'adutère efl puni de mort. Leurs maifens font généralement petites Sc chetives, ils n'ont pour tous meubles qu'un pot, deux ou trois calebafies , Sc un godet. Quand ils voyagent, ils couchent dans les bois auprès d'un feu qu'ils allument pour écarter les bêtes fauvages. Ils font d'un naturel porté a ]ajoie; riant Sc chantant continiieliement? lors  4T° Voyage même qu'ils travaillent. Ils ont quelques chanfons particulières , mais l'air en eft affez maava:s,& leurs inftrumëns de mufique ne valent pas mieux. La fobriété eft une de leurs vertus, excepté quand ils peuvent avoir des liqueurs des Européens , car alors ils ne ceflent de boire jufqu'a ce qu'ils tombent par terre : j'en ai vu plus d'une fois étendus comme des pourceaux au milieu des grands chemins & des rues. Dès qu'ils font un peu revenus a eux, ils fe plor.gent dans lëau, cueillent certaines hei bes, en expriment le fuc dans une calebaffe,& !e boivent; ce qui les remet auffi-töt, & prévientles mauvaïfes fuites que pourrolt avoir leur yvrefte. Ils parviennent communément a 1'age de foixante dix ans, niais fort peu atteignent quatrevingt. J'ai entendu une fois un Indien parler è un autre, a fon lit de mort, de 1'in.ertitude de la vie , & du bonheur dont il alloit jeuïr dans la compagnie de leur dieu , cii i! ne manqueroit ni de grain, ni de bois , ni d'aucune autre chofe néceffaire. Cependant la plupart dëntre eux font inftruits au chriftianifme; il y a des écoles oii on leur apprend a écrire auffibien qu'a lire, & 1'on peut dire qu'ils ont généralement beaucoup de docilitéi La Penfylvanie abonde en tout ce qu'on peut fouhaiter pour la vie, & même pour le luxe»  DE RlCHARD CASTËLMAN. 41I Les bois fourmillent de pigeons, de faifans, de cailles , de perdrix, de bécaffes , de bécaflines, de coqs fauvages 6c de plufieurs autres fortes d'oifeaux excellens a manger. Autour des rivières on trouve des oyes , des canards, des cignes , des farcelies, des plongeons , &c. en quantité: 6c dans celles dont le fond eft couvert de gravier , des harengs , des éperlans , des rougets , des vendoifes, des anguilles, des perches, des faumons , des truites , des aiofes, & plufieurs autres efpèces de poiflbns qu'on ne connoit pas en Europe: Outre cela, il y a de belles grandes huitres qui font beaucoup meilleures qu'aucune que j'aie jamais mangé en Angleterre, &z qu'on peut acheter au marché a un prix fort raifonnable. Les bois produifent des cédres, des müriers, de la vigne fauvage , des noyers , des hêtres, des frênes, des chataigners, 6c detrèsbeaux chênes, dont on fe fert pour la conftrucfion des vaiffeaux. Je fai que quelques habitans ont fait du vin avec des raifins de leur propre cru , mais je ne 1'ai pas ouï fort vanter. Les Hollandols furent les premiers étrangers qui abordèrent dans ce pays: ils y firent peu d'établiffemens, fe contentant de trafiquer avec les Indiens, pour en avoir des peaux, des four-  4ÏÏ' V O Y A G Ë rures, &c. En échange de quoi ils leur donnoient du rum , de la bière j & du fucre. II y vint enfuite une colonie de Suédois qui commencèrenta y planter, & è cultiver la terre. Les Hollandois ne virent pas de bon ceil ces mterlopes , comme ils les appelloient, & les menacèrent de leur faire la guerre; ce que les Suédois prévinrerit en leur abandonnant leurs plantations, & retournant chez eux. Pendant la dernière guerre contre les Hollandois , le chevalier Robert Carr fit une defcente dans ce pays, les en chaffa entiérement, & en prit poffeffion pour Ia couronne d'Angle* terre en 1'année 1666; il en a laiffé une relation qui porte fon nom, en qualité de gouverneur. Mais 1'année fuivante les Hollandois s'y rétablirent, & le peu d'Anglois qui y reftoient fe retirèrent dans les autres colonies Angloifes qui pouvoient mieux fe défendre contre les invafions des étrangers. Les Hollandois fe maintinrént dans la pof** feffion de ce beau pays jufqu'ïr la conclufiort de la paix entre 1'Angleterre & la Hollande \ qu'il fut rendti aux Anglois. Cependant ces derniers ne commencèrent a s'y bien établir qu'en 1682 , 1'année d'après que M. Penn eut obtenu fa patente. On y batit alors en moins d'un an plus de trois eens maifons qui formèreas  DE RlCHARD CASTEiMAN. 413 une petite ville alaquelle M.Pehn donna lenom de Philadelphie , qui veut dire amour fraterneb Cette ville eft fituée fort avantsgeufement fur une petite éminence, dans une lamgue de terre que forment deux belles rivières navigables, a deux eens milles de la mer, & cependant des vaiffeaux de cinq eens tonneaux peuvent y venir décharger leurs marchandifes fur le quai. Le pays d'alentour eft riche, bien arrofé &C bien couvert, la terre y eft fort fertile, & 1'on y moiffonne vers le commencement de juillet. Les jardins &c les vergers y produifent abfolument toutes les racines, les fruits, & les fleurs que nous avons en Angleterre , & plufieurs autres qui font particulières au pays. L'air y eft fi fain qu'on peut s'y paffer de médecins ; oC d'ailleurs les habitans fe guériffent eux-mêmes de leurs maladies accidentelles par le moyen des fimples. On n'y a que faire non plus d'avocats ni de juges, paree que le peuple y eft naturellement bon & enclin a la paix ; s'il arrivé quelque conteftation entre eux, elle eft auffitöt décidée par un tiers, fans qu'il foit néceffaire d'en venir a un procés dans les formes. Tout le pays eft divifé en fix comtés, ou provinces, favoir Chefter, New - Caftle , Kent , Bucks, Suffex, 6c Philadelphie. Chaque comté  414 Voyage envoye fix députés k' 1'affemblée générale qui fe tient a Philadelphie. Toutes les capitales de cescomtés, qui portent le même nom, ont une foire tous les ans, & un marché toutes les femaines, étant fituées trés- commodément pour trahquer avec les Iieux d'alentour. On trouve dans ce pays dëxcellentés mines de cuivre qui furpafie le meilleur d'Angleterre, foit pour la couleur, foit pour la fineffe. On y' a auffi découvert nouvellement des mines de charbon, & plufieurs fources minérales dont on retire les mêmes avantages que de celles de Bath, de Tunbridge , on d'Epfom. Certains. Iieux fourniffent abondamment de la pierre pour butir qui efl belle & bonne, & une autre forte de pierre mince dont on couvre les toits, beaucoup plus propre que nos tuiles d'Angleterre. On y trouve encore de 1'aimant, & la pierre de Salamandre dans les veines de' laquelle il y a une fubftance femblable k du cotton , qui ne fe confume point dans le feu. Les bois ont des loups, des panthères, des ours, des bêtes fauves, des lièvres, des gazelles, des renards , des lapins de toutes fortes, des écureuils, des caflors, &c. dont les peaux apportent un grand profit aux chaffeurs. On y trouve encore un anima! nommé opoffum, qui a une efpèce de ventre pofbche oü fes pe-  DE RjCHARD CASTELMAN. 415 tits fe retirent, lorfqu'il eft en quelque danger; &l'ecureuil volant qui a desailes comme la chauvefouris; j'en ai fouvent vu voler d'un arbre a 1'autre. Les cerfs, les buffles, & les élans y font auffi fort communs, Sc délicieux a manger. On les achète ordinairement, Sc k un prix raifonnable, des Indiens qui favent mieux y chaffer que perfonne. II y a des récompenfes établies pour ceux qui tuent un loup ou un ours, ce qui en a fort diminué le nombre ; Sc du refle chacun a la liberté de chaffer Sc de pêcher fans empêchement. On trouve beaucoup de loutres aux environs des fivièfes; & une fi grande quantité de grenouilles dans les marais , que leur croaflement rompt la tête , fur tout celui d'une certaine efpèce qu'on appelle la grenouille-taureau , paree quëlle fait un bruit pareil au mugiffement de eet animal ; c'eft la baffe du concert. Si les pauvres gens en Angleterre connoiffoient tous les avantages de la Penfylvanie , Sc la facilité qu'on a d'y gagner fa vie, ils ne tarderoient pas a s'y tranfplanter pour fe mettre a couvert de la misère qui les pourfuit: le moindre valet y eft mieux payé quën Angleterre. Si 1'on y tranfportoit des criminels, on trouveroit bien moyen de les occuper, Sc de ré-  4r6 V O Y A G É primer en même tems les vices pour lefquels on les punit ; car, dans ce pays-la, un voleur eft obligé, par les loix, a rendre le quadruple de ce qu'il a volé ; Sc, s'il n'a pas de quoi fatisfaire, on le fait travailler jufqu'a! entier dédommagement; mais tout y abonde fi fort, que les voleurs n'ont pas befoin d'exereer leur pernicieux talent. Les bceufs, moutons, porcs, agneaux, Veaux, Sec. égalent ce que nous avons de meilleur en Angleterre en ce genre; Sc les habitans en trafiqaent avec les iles au-defius du Vent, d'ou ils rapportent en échange dn rum', du fucre, de la melaffe , Sc des pièces de huit. Leurs chevaux font beaux, forts Sc courageux, Sc ne fe nouriffent ordinairemenf que d'herbe. Ce qu'il y a de fingulier, c'eft qu'a la fin de la journée, Sc lors même qu'ils ont le plus fatigué, on les envoye tout chauds aux paturages, fans crainte qu'ils fe morfondent. Le pays produit encore en abondance des pommes Sc des poires, dont on fait une grande quantité de cidre Sc de poiré fort fain Sc de bon gout. II y a dans la Penfylvanie plufieurs villes, belles Sc bien baties, dont Philadelphie eft la capitale,. comme je 1'ai déja dit. Cette ville eft vafte, fuperbe, Sc fort peuplée , occupant autant  D£ Richard Castelman. 417 autant de terrein que la ville de Bnftol en Angleterre. Elle eft fitüée fur urie langde de terre que forment les rivières de Dela^are &C de Schuylkill, toutes deux navigables plufieurs lieues au-deffus ; Sc batie en échiquier, de manière que deux de fes cótés oppofés font face chacun a une de ces rivières : elle a plufieurs rues de prés de deux miiles de long , auffi larges que celle de d'Holbom a Londres > & mieux baties, a 1'Angloife. Les principales font Broad-ftreet (la rue large), Rmg-ftreet (la rue du Roi) , & High ftreet (la haute rue). II y en a un grand nombre d'autres , fort jolies, qui prennent leurs nöms des diverfes produaions du pays, comme Mu'berry-ftreet (la rue du Meurier), Walnut-ftreet (la rue du Noyer)» Beêch-ftreet (la rue du Hêtre) Saffafras-ftreet (la rue du Saffafras), Cédarftteet (la rue du Cèdre), Vine-ftreet (la rue de la Vigne), Ash-ftreet (la rue du Frêne), & Chefnut-ftreet (la rue du Chataignier). Ces rues ont grand nombre de cours, d'allées , & de euls-de-fac que forment des maifons bien baties. Au-deffbus de la ville, il y a plufieurs chantiers öii 1'on conftruit de grands vaiffeaux ; & felon un calcul modéré, on y a lancé en quarante ans prés de trois eens naVires, fans eompter les petite batimens, ce £>d  4*$ V O Y A G È qui peut donner quelque idéé de la richefie des habitans. Quantité de marchands y ont caroffe , les boutiques y font bien achalandées , & les rues fourmillent de monde» Toutes les religions y font tolérées, ce qui re contribue pas peu a y faire fleurir le commerce. Ceux de" la religion anglicane y ont une affez belle églife qui fut batie en 1695 * èi j'apprends qu'on vient d'y jetter les fondemens d'une feconde. Lês quakers, qui y font le p'us grand nombre, ont auib plufieurs Iieux oh ils s'affcmbënt. 11 y a une églife réformée de Suédois. M. Rudman qui en eft le pafteur, eft un homme d'un grand favoir, & d'une piété exemplaire ; quand il prêche, les quakers vont lëntendre avec autant d'empreffement que les proteftans. Qu'il me foit permis de rapporter un trait de fon humilité & de fa piété. Lorfqu'on prenoit des foufcriptions pour batir 1'églife , il foufcrivit pour une fomme confidérable ; mais quand il fallut la payer, il fe trouva hors d'état de le faire ; cependant, pour ne pas manquer a fa iparole, il sëngagea avec 1'entrepreneur a tant par jour pour porter le mortier, jufqu'A ce qu'il eut gagné, par fon travail, tout 1'argent qu'il avoit foufcrit. Rare exemp'e de zèle pour la religion! Et je crois que fi 1'on n'avoit pas  ■ :