6 Ave r tisseme nt, Oc. moins incéreiTantequecelle de M. Viaud, c'eft ceile du Naufrage de Madame Godin, fur la riviere des Amazones. Tableau égale* ment touchant & fait pour accompagner ceux qui précédent.  AVENTURES D'UN ESPAGNOL. L A fombre triftefle oü mes parens me voyoient plongé, les engagea a me faire yoyager. II fut convenu que je commencerois par 1'kaüe. Suivi de mon gouverneur, M. de Beaune, je me rendis a Carthagène, oü le hafard nous fit trouver une frégate fran^oife qui devoit faire voile pour Gènes. Le capitaine nommé M. de Courmelles, nous plut tellement, que nous réfolümesde palier fur fon bord, & de nous embarquer avec lui. De fon coté, il fut bien aife de cette rencontre, &c en peu de jours nous nous liames d'une amitié fi étroite, que nous édons inféparables. De Courmelles écoit un homme d'environ trente-fix ans, & bien fait de fa perlonne. Ses manières infinuantes lui donnoient plutot 1'air A iv  8 Aventures d'un homme de cour que d'un marin. Avec cela il étoit d'une fageflè a. roure épreuve; en un mot, il nous parut tel qu'il le falloit, pour nous rendre agréable un trajet qui, fans cette refïource, nous auroit femblé trés-long Ik rrès-ennuyeux. Nous eumes le tems de nous munir des chofes néceffaires pour la route; de forte qu'après un féjour d'environ trois femaines, nous faluames Ia ville defept coups de canon, & nous mimes en mos. Les premiers jours de norre navigation furent des plus heureux. Nous avancions beaucoup, ayant le vent en poupe, & ne reflèntions cependant aucune des incommodités de la mer. Je paflois Ie tems avec une fatisfaótion infinie, que je n'aurois pas attendue de 1 etat de mon ame. Nous nous entretenions de mille chofes amufantes; les jours bien fouvent nous paroiflbienc trop courts, & nous ne nous féparions que pour aller attendre avec impatience le retour de I'aurore. Hélas! cette félicité ne dura guères; j'étois bien éloigné de voir la fin de mes traverfes, ou, pour mieux dire, j'avois a peine fait les premiers pas dans la trifte carrière a laquelle lafortune me deftinoit. Notre lieurenant étoit d'une humeur toute oppofée a celle du capitaine, il étoit d'une brutalité infupportable. Jamais rien d'obligeanr ne' fcutoit de fa bouche; fes difcours étoient entre-  D*UN ESPAGUOI. 9 snêlés des plus affreux blafphêmes-, il grondoit fans cefïe & témoignoit un efprit turbulent & inquiet. Ces mauvaifes qualités étoient encore irntées par une noire jaloufie qu'il avoit concue contre 1'aimablede Courmelles, paree qu'il simaginoit qu'on lui avoit fait un paffe-droit en lui préferant ce brave homme, vu qu'il étoit plus ancien officier que lui. Craignant le reffentiment du capitaine, il s'étoit contraint pendant quelque tems ; mais fon chagrin augmentant de jour » autre, il avoit enfin levé le mafque ? tellement qu'il ne perdoit aucune occafion de découvrir la haine qu'il avoit tenu cachée jufqu'alors. 11 ne rempliflbic fes fondions qu'avec une répugnance dédaigneufe; il tranchoit de 1'important, & il fuffifoit que le capitaine propofat une chofe, pour qu'il refufat opiniatrément d'y confentir. De Courmelles prévoyant la facheufe conféquence quentraineroit après foi une méfintelligence fi préjudiciable aux intéréts du roi & des particulier*, tacha de le ramener paria douceur: il lui remontra fon devoir plutöt en ami qu'en maïtre, & il n'oublia rien pour le convaincre du tort qu'il avoit de tenir une conduite fi déraifonnable a 1'égatd d'un homme qui ne 1'avoit jamais offenfé perfonnellement,- & qui ne cherchoit qua s'acquitter avec honneur de 1'emplol qu'on lui avoit conne.  10 Aventures Une manière d'agir auffi obligeante, ne fit que redoubler 1'infolence de Nigri, c'eft le nom du heutenant; il s'imagina qu'on le craignoit, & dans cette idee, il n'eji devint que plus brutal & plus revêche. Les chofes allèrent fi loin, que le capitaine fut obligé demployer fon autorité; de forte qu'après avoir afTemblé le confeil de guerre, 11 fut condamné aux arrêts pour quinze jours; après quoi, s'il ne rentroit dans fon devoir, il feroit mis a. terre au premier port oü 1'on pourroit aborder, & chaffé indignement du navire. Gette affaire 1'obügea de fe modérer. Le terme étant échu, il fut relaché, & après avoir promis de fe mieux comporter a 1'avenir, il reprit fes fonéHons ordinaires. Nigri étoit trop outré pour oublier fi-têt une pareille mortification; il garda cependant les dehors, ménagea fes termes & fe montra a(Tez docile, mais il gardoit au fond du cceur un noir venin qui fe manifeftoit au travers de toute fa diflimulation. On le voyoit rarement avec nous, il étoit prefque toujours en conference avec le contre-maitre & quelques autres jeunes officiers, qui ne valoient pas mieux que lui, & a voir 1'empreffement qu'ils témoignoient a s'entretenir enfemble, on eüt dit qu'ils méditoient quelque grand coup. Tout cela ne nous auroit pas paru titer a conféquence; mais ce qui commen^a a  »'UN EsPAGNOt. 11 nous alarmer, ce fuc que nous remarquames ces mutins parlant familièrement, tamot avec les matelots, tantót avec les foldats, & paroiffant leur faire des propofuions qu'ils avoient peine a leur faire accepter. Le capitaine ne fut pas long-tems fans prendre ombrage de ces entretiens fecrets; il lemarquoit que la plupart des officiers étoient fort réfroidis a fon égard, & qu'ils paroiffoient prendre avec chaleur le pard du lieutenant. Voyant les efpats fi animés, il n'ofa plus agir ouvertement fans être au fait de ce qui fe pauoit. II nous communiqua fes appréhenfions : nous les trouvames bien fondées & nous lui promïmes de mettre tont en ufage pour découvrir le fond de cette afïahe. Nous mimes auffi-tot la main al'ceuvre ; nous affections de rechercher leur compagnie & de nous meier dansleurs converfations. Toutefois comme ils n'ignoroient pas la bonne intelligence qui régnpit entre nous &c M. de Courmelles , ils n'avoient garde de fe découvrir a des gens qui leur devoient être na'turellement fufpeds •, de forte que, malgré toute la peine que nous nous donnames , il nous fut impoffible d'avoir la moindre ouverture) nous commencames done a croire que nous pouvions nous ctre trompes, d"autant plus que chacun continuoit a. s'acquitter de fon emploi avec la demiere exa&itude.  14 Avintur.es neur de leur devoir & lui donner par la occafioa de fe louer de leur zèle & de leur obéiflance. Tandis que le capitaine parloit , on voyoit regner un nw-ne filence. Ils fe regardoient d'un air qui témoignoit affez 1 eloignement oü ils éroient de condefcendre a changer de route. Après que M. de Courmelles eut fini fon difcours, Nigri prit la parole & répondit au nom de la plus grande partie de rafiemblée : "ne , 53 croyez pas , monfieur , lui dit-il , que nous >5 foyons affez ftupides pour donner dans un piége aufli groffier , qu'eft celui que vous prés» tendez nous tendre ; nous connoiffons trop « bien la haine qui vous anime , pour ne pas » entrevoir vos perfides defieins j il faudroit » avoir perdu 1'efprit pour ne pas remarquer « que vous feriez bien aife de vous défaire de 55 nous. Je conviens que le foin du navire vous >5 a été commis, mais fachez que nous fommes j5 chargés d'une autre part, de veiller fur votre 53 conduite, & de vous empêcher de rien entre33 prendre qui foit contre les intéréts du roi. Si 55 vous avez des ordres fecrets, vous pouvez 55 nous les communiquer, fans quoi vous pou35 vez compter que nous ne confentirons jamais 33 a ce que vous exigez de nous, & que nous 53 fommes réfolus de maintenir hautement uos » droics & ceux de 1'éqnipage 33.  D'UN ESPAGNOI. I 5 Une réponfe fi fiére fit trembler le capitaine ; ilfe reffouvintdu confeil que lui avoit donné mon gouverneur , mais il avoit tardé trop long-tems a s'en fervir; il fortoit de la chambre , & appelant du monde , il ordonna qu'on arrêtat Nigri, & qu'on le mït aux fers, en attendant qu'on fongeat a lui faire fon procés. Auflï-tót tout fut en alarmes; les rebelles coururent fur le tillac , Sc embrafTant les rins , fuppliant les autres & animant tout le monde , ils fe virent bientöt au nombre de quarante-cinq , prêts a tenter les dernières extrémités. M. de Courmelles, a la vue de ce défordre, ne perdit pourtant pas courage , il fe retira vers la cabine, 011 il fut d'abord fuivi par ceux qui lui étoient demeurés fidèles : nous. fumes de ce nombre , & nous lui jurames de mourir plutót a fes cótés , que de 1'abandonner a la rage des mécontens. Les chofes étoient trop avancées pour reculer; les traitres qui ne favoient que trop qu'il y alloit de leur tête , ne foagèrent qua pouffer leur pointe ; ils fe moquèrent de routes les propofitions qu'on leur fit, & prêtèrent les fermens les plus exécrables , de paffër tout au fil de 1'épée , en cas qu'on s'obftinat i leur refufer la fatisfaótion qu'ils exigeoient. Leurs ofFres étoient trop déraifónnables pour que nous puffions les accepter ; ils vouloignt en  %S AvENTÜRES premier lieu, que le capitaine fe rendit a difcrétion, &que Nigri occupatfa place ; enfecond lieu, ils demandoienr que nous miffions bas les armes, & qu'il leur fut libre de nous conduire a tel endroit qu'il leur plairoit; outre cela ils prétendoient que nous fufïïons enfermés dans notre chambre, quelque vaiffeau qui put nous fecourir, mais nous fiunes trompés dans notre attente , de forte qu'après avoir perdu plus de la moitié de notre monde, le refte jeta indignement les armes & demanda quartier. Nous voila donc expofés a toute la rage du vainqueur ; néanmoins nous réfolümes de vendie chèrement notre vie , & de ne nous rendre qu'a la dernière extrémité. Nous avions déja fait un grand carnage parmi les féditieux; déja nous remarquions , que plufieurs d'entr'eux paroiffoientmoins animés ; nous nous flattions même de quelqu'heureufe révolution, lors que tout d'un coup mon fidéle Gufman , qui ne m'avoit pas quitté jufqu'alors, tomba roide mort a mes pieds d'une balie qui lui perca le coeur. Le capitaine recut un coup dans 1'épaule , qui 1'étendit fur la place, & M. de Beaune eut une profonde bleffiire au bras. A cette vue je ne fus plus le maitre de ma fureur; je me précipitai au milieu des ennemis, & portant de tous cotés des coups terribles , je rachai d'atteindre Nigri, pour avoir du moins, enmourant, la fatisfaótion de purger la terre de ce monftre. Mes efforts furent inutiles, je me B  l8 AvENTUK.ES vis bientot accablé par le nombre , on me défarma, après & m'avoir mis les fers aux pieds & aux mains , on me jeta fur le lit d'un des matelots. Le capitaine & mon gouverneur furent portés dans un autre réduit \ on eut même aflez de pitic pour leur envoyer le chirurgien qui afTura que leurs blefïiires n'étoient pas dangereufes , de forte qu'après les avoir panfés , on les laifta repofer, On s'étonnera peut-être de la compaffion que ces mutins témoignoient pour des pcrfonnes dont la perte leur étoit abfolument néceffaire; mais il eft bon de remarquer que ce fut le contre-maïtre qui empêcha qu'on ne nous fit mourir, foit qu'il eüt véritablement regret de ce qui venoit d'arriver, ou bien qu'il crut pouvoir fe tirer d'affaire par notre moyen , en cas que la chofe vint a éclater. Les rebelles fe voyant ainfï les maïtres du vaifleau, commencèrent a donner les ordres ncceflaires pour la confervation de leur conquête. Nigri fut élu , a la pluralité des voix , pour capitaine ; le refte des emplois fut diftribué parmi les auttes \ après quoi les foldats &c les matelots vinrent prêter le ferment de fidélité a leurs nouveaux chefs : ils s'engagèrent par les vceux les plus facrés , a leur être toujours fidèles , & a facrifier la dernièrs goutte de leur fang pour les maimenir contre tous  D'üM EsPAGNÖti 19 ceux qui voudroient leur nuire. Enfuite ils jetèrent les mores dans la mer , & ce qui furpaflé toute croyance , c'eft que plufieurs malheureux j tant de leur parti que du notre > qui refpiroient encorej eurent le mèrae fort, & fureut livrés en proie aux ondes , oü ils ter mine rent le cours de leur déplorable vie. Nigti ayant pourvu a tout ceci , fit la revue de fon monde. II trouva qu'ils étoient encore ati nombre de cinquante-fix hommes , dont dix-fept étoient légèrement bleffés ; il leur affignales différentes fonótions qu'ils auroient a. remplir ; les o-ardes furent réglés comme a 1'ordinaire & tout fut exécuté avec afiez d'ordre & de docilité. On fit, après cela, un état de la charge du navirej on s'empara de toutes les lettres & des papiers tant de M. de Courmelles, que desnótres; nos effets furenr confifqués au profit de ces fcélérats , qui les partagèrent entr'eux , fans autre forme de procés. II n'ctoit plus queftion que de convenir de la courfe que Ton prendroit a 1'avenir ; car d'aller a Gènes , c'étoit une chofe impraticable, puif» qu'ils ne manqueroient pas d'ètre pris & traités comme des pirates. II fut donc réfolu qu'on reprendroit la route de la grande Canarie, afin d'y faite des provifions nécelTaires pour fix mois $ que de la on feroit voile pour PAmérique , afin Bij  d' u n E s p a g n o l. 2? s, de vous-même pour la rejeter. Voici de quöi il eft queftion : je viens d'être étü capi„ taine de ce vaiOeau , & je veüx témoigner „ que eet honneur hïeft du, autant, du moins, „ qïv'a de Courmelles • pour eet etter, j'ai réfolil » d'aller mériter ma grace par quelqu'achon „ illuftre, qui put être utile a mon prince. Je veux entrer dans une carrière qui nous ofoc „ une riche moiflon de lauriers , li vous aimez „ la gloire , vous pouvez vous joindre k nous : „ vos ertets vous feront rendus , rien ne vous * manquera , on vous témoignera la- même ,, déférèncë qua moi-mêrne , en un mot, vous „ recevrez tous les honneurs que vous ménrez, „ & 1'on ne fera aucune chofe fans votre par» ticipation ». J'avois écoutéle difconrs de Nigri avec une furprife , qu'il eft plus facile de comprendre que d'exprimer ; j'étois outré que le traure ósat me propofer l'indigne parti d'exercer le metier de pirate & d'attaquer mdiftérérriment tout ce qui fe reeontreroit fur notre route. Si je n'avors craint de faire tort a mes amis, je lui aurois fait fentir toute 1'horreur que m'infpiroit fon infame conduite. Cependant, comme j'avois des mennes a garder avec ce rebelle, je fus obligé de me confraindre , & de ménager mes expreffions ; je me contentai de lui reptéfenter que je ne me fentois Biv  M Aventures nullement difpofé 1 embraller le parti qu'il me propofoir, que mes affaires exigeoient ma préfence ; qu'ainfi , je le fuppliois de ne m'en plus pailer, & que j'aimerois mieux mourir que de porter les armes contre ma patrie. Nigri, que ma réponfe avoit choqué, me donna a peine Ie tems d'achever , il m'interrompit tout d'un coup d'un air dédaigneux , & me regardant avec mépris : « Jene vois que trop, me dit il, que vous « ne méritez pas 1'honneur qu'on vouloit vous » faire, vous tranchez maPa-propos du géné» reux ; fachez qu'on n'eft pas aflfez déraifon» nable pour vous propofer rien qui püt bleflèr » votre délicateüe , & qu'on fe foucie fort peu .» de vos legons ; 8i puifque la mort vous paroit » avoir tant de charmes, vous ferez fatisfait; » car vous devez penfer qu'il n'y a point de » milieu , & que vous devez vous réfoudre a >» périr, 0u i fuivre notre fortune. Nous ne vou» lonspas pluj long-tems épargner des laches » ne pourroient que nous nuire». ^Cet infolent difcours me fit oublier Ie danger ou j'étois; je ne pouvois fouffrir de me voir traite? de laclie par un perfide, qui venoit de. violer & de foujer aux pieds routes les loix, 8c qui méritoit de fouffrir les plus infames fup. plices. Je lui répondis fièrement que je m'inquié-, tois fort peu de toutes fes rnenaces , que je ne  P*UN ESPAGNOL. 1$ devois mon malheur qu'a. fa trahifon, & que je ne doutois pas qu'il ne reedt cor ou tard la re» compenfe que méritoient les crimes qu'il avoit commis. II ne daigna pas feulement m'entendre, & me regardanc d'un air de mépris , il fe r;tira. Je n'entretiendrai pas mes le&eurs par le détail ennuyeux des chagrins que je fus obligé d'eiïuyer pendant ma captivité ; je remarquerai feulement que notre vaitTeau ayant changé de route , on mouüla a la rade de Mayorque , oü les rebelles fe munirent de rafraichiiTemens , & des chofes nécelTaires pour une longue courfe. Ils . ne s'y arrêtèrent que peu de jours , apparemment de peur d'êcre découverts; de forte qüayant leve 1'ancre , ils continuèrent leur voyage vers les Canaries, a deflein d'exercer le métier de corfaire , & de s'enrichir par leurs brigandages , ou bien d'y périr. 11 y avoit environ deux mois & demi que nous érions en chemin, Iorfque j'entendis un murmure extraordinaire patmi i'équipage , je crus d'abord qu'on alloit attaquer quelque vaifleau, mais je ne fus pas long-tems dans Terreur : une tempête furieufe qui nous alTaillit avec une impétuotité terrible , m'apprit la caufe du bruit que j'entendois. Les vents fembloient être conjurés contre nous, les ondes mugiflantes étevojeiit  ^8 Aventures d'autre, nous empêchèrent de nous parler; toutefois je remarquai dans M. de Beaune cette même fermeté que je lui avois vue dans toutes les occafions : la joie de me voir étoit 1'unique caufe de fes pleurs; il s'approcha de moi Sc me ferrant la main : « Courage , monfieur, me dit»i il, voici la fin de nos épreuves , & le comj' mencement de notre vióloire : mourons en 55 héros chrétiens, Sc qu'il ne foit pas' dit que 55 1'oppreflion air triomphé de notre innocence. 33 En difant ces mots , il me conduifit dans la chambre oü nous trouvames nos juges aflemblés. Après les formalités ufitées en pareilles occafions , on nous lut notre fentence , voici a quoi elle fe réduifoir. 33 Vu que de Courmelles s'étoit rendu indigne 53 de 1'emploi qui lui avoit été confié en mal33 traitant fans raifon fes officiers , Sc n'obfer' 53 vant pas les loix de la marine , on avoit jugé 55 a propos de le dégraderde fa dignité, Sc- de 35 lui fubftituer, par provifïon , le lleur Nigri: 33 que pour ce qui nous regardoit, nous avions 55 pris le parti de 1'opprelTeur, jufqu'a maltraiter 1 35 Sc tuer plufieurs de ceux qui n'avoient pris les 33 armes que pour conferver leur vie & leur li35 berté ; qüen ce cas, le confeil de guerre fai3s lant droit, nous trouvoir atteints & convain-» 53 cus de tyrannie & de malverfation , crimes  •30 Aventures dufteurs rentrèrent dans la chaloupe, qui ne fut pas plutöt arrivée au vaifTeau , qu'on leva les ancres , & pour infulter a notre malheur, 011 nous falua dé cinq coups de canon en partant. 'Quelle fituation étoit la notre! grand Dieu I j'en frémis encore quand j'y penfe, & eet affreux fouvenir tenouvelle journellement nion ancienne döuleur; nous voila donc trois compagnons de la plus trifte misère, expofés fur un rivage inconnu , qui paroit rton-feulement défert Sc inhabité, mais même ftérile Sc dépourvu de tout ce qui pouvoit nous donner quelque nourritme. Nous ignorons dans quel endroit nous fommes , & comme M. de Courmelles n'a ni bouiTolle ni cartes marines , il ne peut s'orientet pour prendre la hauteur ou nous nous trouvons. Nous nous afTeyons fur ce rivage, Sc a mefure que le vaifTeau s'éloigne, nous fentons redoubler notre affliclion; un morne fdence qui règne entre nous , n'eft interrompu que par de profonds foupirs. M. de Beaune fut le premier qui fortit de cette efpèce de Téthargie. » Mes amis, nous » dit—il , nous perdons ici le tems en plaintes » inutiles; s'il nous refte encore quelque cou» rage , voici Toccafion de nous en fervir; notre » fituation, je Tavoue, eft des plus triftes; ce 3> climat fauvage fera peut-être bientót notre  52 Aventures oü nous étions étoit tout-a-fait inculte, & que nous ne voyions que des rochers & des précipices affreux, oü il ne fe trouvoit rien qui put nous fervir de nourriture , nous comprimés aifément que nos provifions venant a manquer, nous nous verrions réduits a la dernière exttémité. C'eft fur cette idéé que nous réfolümes d'allerplus avant, afin de tacher de rencontrer quelque place plu's convenable, & voir ii nous ne trouverions pas des lieux habités. Nous ne vöulümes cependant pas nous éloigner trop de la cöte, afin d'être toujours a portée , en cas que quelque vaiffèau vint a pafler; & pour que , ceux que le hafard conduiroit au même lieu pulTent reconnoitre qu'il y avoit des hommes dans cette afFreufe folitude, nous fïmes une efpèce de pyramide de plufieurs pierres, fur la plus grande defquelles je gravai ces mots en gros caraétères : Qui que vous foye^ qui» lire% ceci, aye^ pitié de trois malheureux qui implorent votre ajjijlance ; vous les trouvere^ indubilablement en fuivant le rivage du coté dufud. Durant ces entrefaites, la plus grande partie du jour s'étoit écoulée, de forte que nous fümes d'avis de palier la nuit dans 1'endroit oü nous étions, & de nous mettre en chemin dès la pointe du jour ; nous mangeames quelques bifcuits, & le foir étant venu nous étendïmes notre voile pour nous fervir de matelas, car il  D* UN ËSPAGNOL. n'y avoit aux envirotis aucun arbre ou nous puffions l'attacher. II fut arrêté que pendant que deux d'entre nous racheroient de prendre quelque repos, le troifième feroir garde , de peur que nous ne fuffions furpris a 1'improvifte, foit pat des animaux , foit par des fauvages. Comme j'étois le plus jeune, Sc par conféquent le plus robufte, je m'offris de bon cceur a m'acquitter de ce devoir; cependant M. de Beaune & fon compagnon étant trop pénétrés de trifteffe pour pouvoir s'abandonner au fommeil, neus paflames la nuit a parler enfemble Sc a nous confoler mutuellement. Nous n'entendimes d'autre bruit que celui que faifoient les vagues qui venoient fe brifer avec impétuofité contre les rochers prés defquels nous étions. Le lendemain nous nous difpofames a commencer notre marche, laquelle fut fort lente Sc fort pénible , tant a caufe de notre bagage , qui nous donnoit beaucoup de peine , que par rapport aux chaleurs exceffives qui nous incommodoient extrêmemenr, de forte que nous étions obligés de nous arrêter de tems en tems pour reprendre haleine. Nous trouvames quelques tortues de mer, qui fe tenoient fur le rivage, mais n'ayant aucune matière combuftible pour les préparer, Sc n'étant pas encore aiïez affamés pour les jnanger toures crues, nousnevoulümes pas nous G  34 Aventures en charger. Après avoir fait , a ditférentes reprifes , quatre ou cinq lieues , nous f imes halte , 8c nous primes les mêmes précautions que la nuit précédente : elles fe trouvèrent inutiles, car nous n'appercümes pas le moindre veilige d'aucun être vivant. Après avoir erré de certe forte pendant fept ou huit jours, nous appercüines quelques arbnffeaux; le terrein devenoit moins rude, Sc nous remarquames plufieurs endroirs cü il y avoit de 1'herbe d'une afiez belle hauteur; nous vïmes même des oifeaux d'une efpèce inconnue , mais fi peu farouches qu'on pouvoit les prendre aifément fans qüils fifle'nt aucun mouvement pour s'envoler^ceci nous confirma dans 1'idée oü nous étions que cette cóte étoit inhabitée. Lorfque nous nous vimes en état de pourvoir a notre fubfiftance , nous reprimes courage , Sc a 1'aide de nqs fufils, nous allumames du feu & fimes rorir quelques oifeaux que nous avions pris; ils étoient très-délicats, Sc le goüt en étoit a peu prés dè même que celui de nos faifans. • Comme nous remarquions que la terre devenoit plus fertile a mefure que nous nous éloignions du rivage, nous fümes d'avis de quirrer notre premier defTein & de pénétrer plus avant dans le pays : nous ccuoyames une rivière aflez large ; elle paroüToir avoif vingt pieds de profondeur:  d' ü n E s v a g n o. t. 35 nous fuivïmes cette route pendant trois gu quatre jours , au bout defquels nous nous trouvames au pied d'une montagne extrêmement haute & efcarpée ; elle étoit couverte de brouffailles Sc d'arbres d'une groffeur prodigieufe ; nous ne jugeames pas a propos d'y monter ce jour-la , vu qüil étoit déja tard, & que la nuit nous fitrprendroit infailliblement avant que nous puifions arriver au fommet; ainfi nous aimames mieux attendre au lendemain, que de nous expofer mal a propos pendant 1'obfcurité. M. de Courmelles , qui avoit voulu veiller cette nuit, s'étant écarté de cinq ou fix pas , un tigre d'une groffeur énorme fe jeta fur lui, & 1'alloit mettre en pièces , fi je n'étois accoum promptement aux cris de mon compagnon; il me pria de faire feu fans balancer , & de nafarder mon coup ; je le fis auffi-tot, & je fus affez heureux pour jeter 1'animal par terre fans bleffer mon ami, qui n'avoit d'autre mal, qu'une longue éoratignure que lui avoir faire le tigre en 1'aflaillant: ceci nous fut une bonne lecon pour nous faire redoubler notre exaótitude & nos précautions. Les fatigues extraordinaires que nous effuyions journellement, les chaleurs du climat auxquelles nous n'étions nullement accoutumés , ie chagrin, les veilles continuelles & la gtofle nourriture , Cij  }' *j N E S P A G N 'o t: 55 1'éloignement néanmoins étoit caufe que nous ne pouvions difcerner au jufte ce qu'ils faifoient; nous avancames encore quelques pas , lorque tout d'un coup nous entendïmes jeter des cns lugubres qui faifoient retentir les échos d'alentour; ils prirent chacun un tifon a. la main, 8c coururent comme des forcenés. lis firent enfuite plufieurs fois le tour de la coline, après quoi nous les perdimes de vue. Pour moi qui n'étois pas accoutumé a ces fottes de fpeótacles, j'eus une frayeur mortelle j nous retournames au plus vire a notre pavillon > & nous nous tinmes toute la nuit fous les armes, fans ofer prendre aucun repos; dès que le foleil reparut fur rtiorifon , nous pliames bagage, 8c nous allames a la coline pour voir ce qui s'y éroit paffé le foir précédent. Nous ne trouvames rien qui put nous en donner le moindre indice ; ce qui nous fir conjeóturer quon y avoit peut-être célébré quelques myftères nocturnes. Après avoir fait environ trois lieues nous montames fur une montagne affez haute ; étanr arrivés au fommer , nous appercumes dans un vallon plufieurs cabannes qui ne reffèmbloienr pas mal a des ruches d'abeilles. Elles étoient couvertes de grandes feuilles, & rangées d'efpace en efpace fans ordre ni fymmétrie. Nous vimes D iij  #4 AVENTURES fible de les atteindre. Ayant rechargé nos fufils } nous revenions en rriomphe , lorfqu'érant arrivés a. 1'endroit oü 1'aótion s'étoit paffee, nous entendimes un fauvage que nous avions Heffe, qui nous demandoit Ia vie & du fecours. Emerveillés de ce prodige , nous crümes entendre la voix d'un ange tutélaire que le ciel nous envoyoit. Nous fongeames d'abord a foulager 1'Indien; il n'avoit qu'une légère bleffïire au genou-, nous lavames fa plaie, nous le primes fous les bras, Sc le conduisimes a notre cabane pour lui laiffer prendre du repos. Bientót nous vimes revenir nos gens dedifférens cötés. Il me feroit impoflible de décrire toutes les aótions que leur reconnoiflance Sc' la joie de fe voir fi heureufemenr délivrés de leurs ennemis , leur fir faire. Us fe mettoient fur-tour a genoux , Sc prenant nospieds, ils lespofoient fur léurs tètes, peur nous défigner leur foumiffion & leur gratitude. Etant revenus a notre demeure, ils appercurent notre prifonnier, s'imaginant, peut-être, qu'il s'y étoit gliffe a. notre infu, ils vouloient le tuer; mais nous les empêchames d'entrer, Sc leur fimes comprendre que ce n'étoit pas notre deffein qu'il mourüt. Dès que nous nous vïmes feulsj nous interrogeames notre Indien, il  d'un Espagnol. 71 capitale de cette puhTante république; nous recurent a bras ouverts; & j'aurois goüté quelques plaifirs dans ma nouvelle fituation , fi le ciel, par une dernière épreuve , n'eut renouvelé tout le fentiment de mes maux. M. de Beaune, le digne compagnon de mes longues infortunes, mon fage gouverneur , mon fecond père fut attaqué a Venife d'une maladie mortelle qui le mit en peu de jours au tombeau. Je reiTentis fi vivement cette perte, qu'elle me replongea dans la plus profonde mélancolie. Quelques amis réfolurent , pendant qu'on feroit les obsèques de M. de Beaune , de me mener aux environs de la ville, dans une campagne de notre Ambafladeur. On n'eut pas de peine a. m'y déterminer. J'étois convaincu que les douloureufes circonftances oü je me trouvois, me rendoient la retraite néceflaire; & je me laifiai conduire. On faifoir de vains efforts pour me rerirer de la noire rriftelTe dont j'étois accabié. Je formai dès-lors le delïein de quitter abfolument le monde, & d'aller pafler mes jours loin du commerce des hommes. Quoique je me vifle dans un age oü 1'on commence a peine a goüter les ' douceurs de la vie , je me fentis néanmoins un dégout intérieur pour les vanirés mondjes. Mes malheurs m'en avoient entièrenv"1 detaché. Je * E iv '  RELATION DU NAUFRAGE D'U N VAISSEAU HOLLANDOIS. I^Jous partïmes de Batavia avec les vaiffeaux nommés Wéfop , Brouwers-haven, &Nieu\venhove , le rroifième Seprembre de 1'année mil fix cent foixante & un , & fimes voiles vers Onguoli, dans le royaume de Bengala. Notre vaifTeau iiommé Ter-Schelling étoit monté de quelques piècesde canon de huit;l'équipage étoit de quatrevingt-cinq hommes, & fa charge dargent monnoyé, de cuivre Sc de planches. Le vingt-troifième, notre contre maïtrenommé Hillebran étant defcendu entre les ponts pour en rirer quelques cordages dont il avoit befoin , vit ou crut voir nager dans la mer des perfonnes pales Sc défaites, & même quelques morrs aflor. Au retour de ce lieu, il parut demi-troublé , Sc  7^ Naufrage quand fa trifte rêverie fut un peu difïlpée , il nous ditce qui la caufoit. Soit que fa vifion fut réelle, ou un pur effet de fon humeur fombre , plufieurs en tirèrent mauvais augure , Sc commencèrent a fe préparer a quelque chofe de funefte. Pour lui, depuis ce moment-la il fut toujours trifte & rêveur, au lieu qu'auparavant il étoit gai & aimoit a. rire. Sa mélancolie devint telle qu'il ne pouvoit fouffrir nigeftes, ni paroles libres, ni s'empêcher de nous exhorter a la prière , pour détourner les mauxdont ilfembloit que 1'équipage fut menacé. Comme il y en avoit qui fe moquoient de fes vifions , Sc qui en faifoient des railleries , il demandoit fouvent a dieu qu'il lui plüt de faire voira ces libertins , ce qu'il avoit vu , ou chofe femblable ; afin que cela les fit un peu rentree en eux-mêmes , & réprimar leur libertinage. Le huitième Oclobre nous fümes a la vue de la cóte de Bengala , mais nous la vimes fans Ia cennoitre, n'y ayant pas plus d'appatence que ce fut elle, que les terres d'Arakan qui en font proches. Dans cette incertitude nous gouvernames de ce cóté-la, & donnames fond a deux lieues de terre, oü notre mairre de navire nommé Jacob Janfz Stroom, natif d'Amftetdam , fit mettre la chaloupe en mer , Sc dépëcha vers les habitans le pilote , fept ou huit matelots Sc le fommelier qui favoit un peu la langue dupays ,  d'un Vaisseau Hollandois. 77 pour s'informer de la narure du parage , & du nom des terres que nous voyions. Nous favions que celles de Bengala font femées d'écueils dangerenx oü plufieurs vaiffeaux avoient fait naufrage : mais nous n'avions pas les connoiflances néceffaires de leur gifement , & fans cela nous ne pouvions les éviter. Depuis qu'on eutenvoyé de nos gens a terre , nous les attendions d'heure a autre; & rrois jours s'écoulèrent en les atrendant de laforte.Aubout de ce tems nous craigmmes qu'ils n'eiuTent été, ou dévorés, ou faits captifs; & dans cette crainte nous levames 1'ancre & cherchames un port oü nous puflions nous en informer. Après avoir long-rems cherché , nous découvrimes trois petites barques qui venoient a nous du cóté de terre. Nous en fumes fortréjouis, efpérant qüe pax leur moyen nous apprendrions des nouvelles de ceux que nous cherchions , & qu'ils nous aideroienr a fortir de norre embarras. Ces barques s'arrêtèrent a un jee de pierre de notre bord , comme pour avifei; enfemble s'ils devoient y entrer, paree que c'étoic un navire de guerre. Après avoir balancé plus d'un gros quart-d'heure, leur chef que les autres nommoienr Orangkai, oü le capitaine de leur village , fit approcher fa barque , & nous fit figne que les deux aurres qui le fuivoient étoient,  78 Naufraöe routes pleines de poules , de pifangs , de forla- ques, Sc d'autres fruits de leur terroir. Nous lui fimes entendre le mieux que nous pümes , qu'il n'avoit rien a craindre , Sc nos fignes 1'encouragèrent. Si-tót qu'il fut dans notre bord, il fit approcher les autres barques, Sc décharger leurs provifions qui nous vinrent fort a propos ; & le maïrre de notre navire le fit entrer dans fa chambre oü il lui fit fort bon accueiL Comme ils commencoient a s'entretenir dupays, après avoir demandé des nouvelles de nos gens, notre vaifleau toucha contre un rerrein qui mie 1'alarme dans Péquipage. L'ordre que 1'on mie pour nousrelever, ne fepouvant faire fansbruit, 1'Orangkai s'épouvanta , & crur que c'étoit un fignal pourle maltraiter. Dans cette appréhenfion il ne fongea qu'a s'évader , Sc il le fit fi adroitement que nul de nous ne s'en appercut qu'après qu'il fut un peu éloigné. 11 s'arrêroit de tems en tems, & nous penfions qu'il retoutneroir, mais quand nous vimes qu'il avoit oublié Pargent qu'on lui avoit compté , nous ne doutames plus que fa frayeur ne fut extréme ; en effèt il ne revint pas, Sc quand notre vaifleau fut a flot, nous nous trouvames aufli avancés que nous étions aupatavant. Dans 1'extrémité oü nous étions, la plupart opinèrent qu'il falloit attendre  d'un Vaisseau Hollandois. _ 79 nos gens , & durant huit jours nous fimes des courfes aurour du parage, dans 1'efpérance de lesretrouver; mais 1'ayant fait inutilement, nous nous mimes au large 8c cherchames nos vaiflèaux de confetve. Après les avoir long-rems cherchés nous allames heurrer conrre un banc d'oü nous étant relevés , nous retombames fur un autre plus dangereux que le premier. Cela nous obligea de mettre notre efquif a l'eau, & de prendre la fonde , tant pour favoir la profondeur du parage oü nous étions , que pour connoïtre la narure & la qualiré du fond. Fort loin aux enviróns, nous ne trouvames que bafles & batures, 8c par rour fi peu d'eau que nous ne favions par oü pafler. Dès-lors nous nous crümes perdus, 8c rout 1'équipage s'affligea, excepté les pilotes qui, au plus fort du péril courutent a leurs ronneaux, & burent a la fanté 1'un de 1'autre. Cependant nous mouillames pat 1'avant 8c eh croupière ; & comme la mer étoit agitée & le vent forcé , nous ne pümes empêcher qu'il ne fe fit une ouverture a notre vaifleau, qui couroit rifque de couler bas, fi nous n'euflions coupé le beaupré. Pour 1'efquif il fut abïmé , 8C un feul homme qui étoit dedans fauvé , avec le fecours qu'on lui donna. Ainfi nous étions fans efquif, fans chaloupe, hors de la vue de terre , 8c dans une mer incon-  ?s Naufrage nue. Ces malheurs étoient granrJs Sc fuffifoiênt pour nous accabler, mais nous n'étions pas encore au bout, &peu après nous nous rrouvames dans un état bien plus pitoyable. Comme nous fongions aux moyens de réparer le délbrdre, un coup de venr rompir nos deux cabies. Nous en jetames promptement deux autres, quin'empêchant pas que le vaiffeau ne heurtat contre le banc, nous les coupames a coups de hache fur 1'écubier , Sc abandonnames les ancres. Er pour les voiles, outre que le vent avoit emporté Ie petit unier, il fallut mettre le vaifTeau a. fee , & les avoir toutes pliées. De plus , le vent avoit fi fort grofli les vagues , que le navire faifoit eau par fes fabords, Sc il fembloit a tous momens qu'il düt fe brifer contre Técueil. La confrernation étoit grande, mais elle n'étoit pas générale : Sc tandis que la pluparr fongeoient aleur confcience Sc a prier dieu , devant lequel ils alloient paroitre, les pilores fe réjouiffoient & chanroient le verre a la main , que toute furieufe Sc terrible qu'étoit Peau de la mer, ils Pempêcheroient bien d'occuper le lieu oü ils mettoient de 1'eau-de-vie. Ainfi ces galans morguoient le péril Sc la mort même, qu'ils appeloient Ia terreur des ames communes i Sc le mépris de ceux qui la connoiffoient en elle-même. Tandis qu'ils buvoient d'un coté , & que nous priions dieu de 1'autre , un coup  82 Naufrage s'écria terre, terre, & qu'on n'en étoit pas loin. Cette bonne nouvelle donna coeur a tout 1'équipage;chacun fit de nouveauxefforDs,& commenca a mieux efpérer de 1'avenir. Cette douceur ne fut pas de longue durée, & trois ou quatre heures après nous eumes. la marée contraire qui nous empêcha d'avancer; de forte que le foir nous fumes contraints de jeter 1'ancre a trois ou quatre lieues de terre, fur un fond de quatre brafles.Ce dernier accidenr acheva de nous défoler , car nous ne pouvions plus pomper, & ,1'eau nous gagnoit a vue d'ceil. Les plus robuftes néanmoins fe voyant prêts d'échouer auporr, firent des efForts extraordinaires , & s'encourageant les uns les autres mirent la main a 1'ceuvre , dans la réfolution de couper le cable le lendemain pour nous approcher avec le flot, le plus ptès de terre que nous pourrions. Mais a peine fix horloges s'étoient écoulées dans ce travail, qu'on s'appercut que d'un fceau d'eau, plus de la moitié étoit du fable dont nous avions lefté, ce qui rompit routes nos mefures. Depuis ce facheux accident on ne fongea plus qu'a s'abandonner a la providence divine, & toute refTource nous étant otée, les uns cédèrent a la violence du fommeil, les autres y refiftèrent, ne pouvant fe réfoudre a. fermer les yeux a la clarté qu'ils étoient fur le point de perdre j  §4 Naufrage plufieurs firent cuire un refte de feves nommées Kitferi , qui fe trouvèrent au fond du coffre d'un matelot qui repofoit. On les mangea avec affez de tranquillité, quoiqu'on jugeat bien que ce feroit le dernier repas qui fe feroit. Peu de tems après il entra tant d'eau par le fabord de la chambre du cuifinier, oü la violence des houJes avoit fait une ouverture , qu'il fallur faire des trous au tillac pour Ia faire couler a fond de cale , & on les rebou:ha avec peine avec des plaques de plomb garnies d'étoupes. Après cela les plus robuftes furent contraints de fe retirer, n'y ayanr plus moyen de vaincre Penvie qu'ils avoient de dormir. Pour moi qui jufques ü y avois pu rcfifter, je me laiffai romber fur un coffre attaché fur le tillac, ne pouvant me réfoudre de me mettre plus a mon aife, dans un tems oü je me croyois fi proche de la mort. A peine avions-nous repofé une heure, que les cris de ceux qui s'apparcurent les premiers que le vaifTeau penchoit d'un cóté, nous éveillèrent & nous firent voir le danger oü nous étions. Ce fut alors que la confufion augmenra, & que chacun trouva des forces pour fe retirer de prefTe, ou pour chercher un lieu commode pour fe mettre a nage dans la demière extréinité: quand tout Péquipage fut fur les hauts de  SS N A O F R A o t . t tion qu'on éprouve dans ces rencontres Ceux-Ii gardoient quelques mefures, mais d'autres plus brutaux fe gorgeoient comme des cochons jufqu'a perdre le jugemenr, malgréles remontrances que les plus fenfés leur faifoient Cependant la mort approchoic, & 1'unique reflource étoit de faire une machine ou nous puffions nous mettre quand le vaiiTeau nous manqueroir. Le maitre charpentier s'offnt d'en faire une, & avec 1'aide de quelques autres il pnt les vergues, les mits & autres bois ronds dont il fit un aflemblage qui pouvoit porter qua* rante hommes. Nous étions davantage 5 mais les liberrins fe mdquèrent de notre precaution , & ne voulurent pas nous aider, fi bien que, faute de fecours, nous ne pümes en faire une qui fut ni plus forte ni plus ample. La dureté de plufieurs de nos gens fur telle, qu'ils ne vouloient pas même prêter ni les haches ni les couteaux donr nous avions befoin. Lefous-cuifinier fur un de ceux ld. Cet homme nommé Guillaume Ysbrants, en avoir quantité , & bien loin d'en donnet, ü dilTuadoit ceux qui en avoient, de s'en défaire , difant qu'il avoit un moyen plus court & plus sur de fauver ceux qui le voudroient lui/re. Enfin malgré ce cceur endurci , & les difciples des Pdores qui continuoient ï fe divertir , nous ■ntmes i bout de notre radeau que nous atra-  5>o Naufp.age nuit la marée' étoit a demi-retirée ; nous euffions bien voulu pouvoit atrendre le vif de 1 eau Sc le retour de la clarté pour nous mettre fur le radeau; mais le danger étoit trop preflant , Sc nous ne le pouvions fans coutir rifque de la vie. On fongea donc férieufement a fortir du vaiffeau, & 1'on commenca par diftribuer quelque argent a ceux qui 'en voulurent alors, car plufieurs ne 1'acceptèrent qu'en defcendant fur Ie radeau, oü nous ne portames que ttès-peu de vivres, deux compas de mer , deux coutelas, une épée, une hache d'armes, quelques rames faites a la hare , une lanterne Sc quelques livres de chandelles pour achever de paffer la nuit. •.•,],.';,* r> oz èü i ' Avec ce peu de précaution nous abandonnames le vaifleau, Sc nous mimes fur le radeau , oü chacun, la rame a la main, nous rachames d'approcher de terre. Je nè puis exprimer combien nous fouffrimes dès que nous y fumes; mais il eft aifé de s'imaginer qu'étant dans 1'eau jufqu'a la ceinture par un tems extrêmement froid , Sc dans une nuit forr obfcure , nous devions être fort incommodés. Lorfque le jour parut nous eümes Ia marée contraire, 6c n'ayant rien a lui oppofer, elie nous entraina fi loin que nous ne vimes plus la terre. Une heure après nous i'appergümes Sc usames de routes nos forces pour  d'un Vaisseau Hoixandois. 91 la joindre ; mais les courans qui étoient rapides rendoient nos efforrs inutiles, & cela penfa nous décourager. Cet accident fut fuivi d'un autre, la pluparr rombèrenr en délire, Sc donnèrenc beaucoup de peine a. ceux qui purenr réfiftér a tant de farigues. Les uns vouloient aller a leurs coffres & les demandoient opiniatrément pour en titer du linge. D'autres cherchoient la cuifine pour fe chauffer. Mais un des plus facheux , fut Guillaume Baftians mon ami', qui, s'imaginant comme les autres être encore dans le vaiffeau, demanda oü nous le menions; Sc ramant tout-a-coup de 1'autre cbté & tout au contraire des autres : Hé laiflez-moi faire ! dit-il, je vous menerai oü il faut; je vois la tour de Hellevoutftuys, bon courage, nous y voila. Le fou, dit un autre, il voit une tour? Oui nous y fommes comme j'ai le dos. C eft une églife, dit le charpentier, la belle pièce & la riche voüte! Ce n'eft par-tout qu'or & azur : que les étoiles en font brillantes! D'oü viennent ces fous, dit un quatrième ? & quelle extravagance a eux de prendre les mats d'un navire pour une tour Sc pour une églife ! Ces pauvres gens ont le cerveau creux.Jeris quelque tems de ces folies , Sc peu après j'y tombai comme eux. Hé bon dieu m'écriai-je, on fe divettit aü chateau d'avant, Sc je n'irai pas avec eux! Le maitre auprès de  d'un Vaisseau Hoxxandois. 99 lettre, & étoic pret a s'emporter , lorfqu'on lui hz voir la folie de 1'autre. Hé bien, repliqua-t-il, s'ii eft fou, je ne le fuis pas, & il n'eft que trop vrai que de fix facs d'argent que j'avois on m'en a pris ttois cette nuit; n'eft-il pas jufte qu'on me les rende? D'abord nous le crümes auffi fou que 1'autre, mais dans la fuite on le reconnut plus fenfé, & foit que fa perte fut réelle ou imaginaire , il s'obftina a demander fatisfaction, a quoi 1'on ne répondir rien , & fans 1'écouter davantage nous quittames ce lieu 011 le pauvre lecteur, qui n'eut pas l'efprit de nous fuivte , demeura feul, nul n'ayant voulu s'en charger. Nous marcharnes donc vers le rivage, dans 1'efpérance d'y trouver ou des pêcheurs ou d'autres gens capables de nous redreffer. Le premier objet qui fe rencontra fut une grande tortue fans rête, & peu après nous trouvames un bufle étendu par terre, dont la tète étoit a demipourrie & rongée des vers. Quantité d'animaux que les habitans nomment Léganez étoient autour de cette béte, dont 1'odeur étoit fi mauvaife que nous ne pümes en approcher. Mais nous n'eümes les jours fuivans ni la même averfion ni la même délicarefle. A un grand quarr de lieue dela nous nous trouvames prés d'une rivière, au-dela de laquelle nous vimes htiit Mores arrêtés, que nous primes Gij  d'un Vaisseau HollAndois.' 103 gté , a caufe que cet animal n'eft que de la grandeur d'unchat. Lachair en eft fade&défagréable, mais la grande faim la fit trouver bonne, aufli bien que'ïeau, toute amère & falée qu'elle éroit. Demi-heure après on prit la bible, car nous en avions encore deux, Sc le pilote fit la prière; puis tour a rour on dotmit auprès du feu, tous ne pouvant pas y être enfemble. Le lendemaih nous commencames la journée par prier Dieu qu'il lui phjï nous regarder dun «pil de compaflion , Sc finir des misères qui nous fembloient déja au deflus des forces humaines; puis chacun alla oü il voulut. Le chirurgien s'avifa, en fe promenanr, de goüter aux k ailles des arbres. II en mangea, il les trouva bonnes'} &c a fon exemple, tous les autres en vouluient goüter. D'abord on les macha long-tems avant que de les ayaler; mais peu après on les trouva bonnes, puis excellentes & fi délicates, que nous n'avions jamais éprouvé que le meilleur pain fut fi bon. Quoique les feuilles nous femblaflent un mets fort délicieux, nous n'y érions pas fi fort attachés que nous euflions renonce aux autres i Sc fi des fangliers, des cerfs Sc des bufles qui fe promenoient dans le bois, Sc qui fe veautroient dans les marais, avoient voulufe laiiTer prendre , car nous n'avions point d'armes a feu pour les arrêter, je ne doute pas qu'on n'y eüt goüté Sc même Giv  *H Naufrag? avec plaifirj mais ces animaux avoient bonnes jambes , & eouroienr plus vite que nous. Un jour, en marchant le long du rivage, nous apper$umes deux gros ferpens qui nous firent peuf# Nous nous en éloignames un peu, mais comme ia faun nous preiïbit, & jugeant que nous portvions en-faire un bon repas, «ous nous aflémblames autour d'eux, chacun un baton a la main, & en vinmes bientót a bout. On leur coupa la tére & la queue , & après les avoir écorchés , Vidés & lavés s on en fit des portions égalês qui ■furent mangées avec plaifir, & nul n'en fut incommodé. A la fin de chaque répas iiaus réfombions dans la même peine, & allionsparpetites bande*, les uns dün coté, Ies aurres de 1'autre, d'oü la plupart revenant fouventles mains vides, fe jetoient fur les feuilles d'arbres qu'ils mangeoient avec appetit, mais qu'ils ne troüVoienr pas capables delesnourrir fuffifamment. Nousaltèmes, mon ami & moi, plufieurs fois fur le rivage, pour Voir fi la mer n'auroir point jeté quelque chofe i bord qm .püt nous fervir de rtourriture 5 mais töujours inurilement.Enünjour, entr'autres, quö la faimnous preffbir plus que de coutume, nous tejoignïmes nos compagnons avec tant d'amérrume que je ne la puis exprimer. Elle fe diflïpa feu a peu i la vue de certabes fèves qaê les  fc'üN Vaissëau Hollandois. 105 tiutres avoient trouvées. Jamais rien he fut mangé de meitleur appétit, ni rroüvé d'un goür plus exquis. La gaieté nous revint enfuite, &C après avoir fumé une pipe oü deux de feuilles d'arbres en guife de tabac, nous noüs exhortames les uns les autres a nöus repofer fur la providertce diviné. La joie d'avoir fait un fi bon repas ne fut pas de durée; & une heure après que noüs les eümes dans Peftomac , nous fentimes des doüleurs fi vives que nous les jugeames mortelles. Notre plus grande peine étoit la difficulté de refpiter , & il fembloit a chaque moment que nous düffions rendre le dernier foupir. Après avoir fouffert trois heures, la refpiration devint plus libre, & nous commencames a nous relever , mais nous érions fi foibles, qu'a peine pouvions-nous marcher. Depuis ce moment-la nos forces ne revinrenc plus ; & foit que ce füt un effet de ces méchantes fèvés, ou du peu de nourriture que nous ptenions depuis fi long-tems , nous n'avions pas la forcd de porrer du bois pour nous chauffer. Certe incommodité fut fuivie de quelque dégout pour les feuilles qüe nous avions trouvées fi bonnes , 8c nous n'en pouvions plus manger qu'avec quelque forte de répugnance, paree qu'après les avoir mangées , nous fentions dans la bouche uns odeur forte comme de punaifes qui nous étoit  io£ Naufrage infupportable. Au lieu de ces feuilles s j'efTayai fouvent de manger de Pherbe, mais je la trouvai encore pire , & il me fut impoflible den avaler. Nos forces diminuanr toujours, & ne voyanr nulle apparence de fortir de ce méchant lieu, on tint confeil, & 1'on convint qu'il falloit faire un radeau pour aller dans une autre rerre; pour cet effet 1'on coupa de petits arbres qui étoient le long du rivage, & anxquels on óta 1'écorce, dont on fe fervir pour les aflembler. Ce radeau ne fe rrouva propre que pour porter cinq hommes au plus, & chacun vouloit être de ce nombre : car quoique 1'ordre de ces cinq hommes fut de fe hater de revenir au fecours des autres avec des rafraïchiffèmens , ce devoit être un avantage pour ceux-la , qui, avanr que de revenir, prendroient apparemmenr le rems de fe rafraichir les premiers. Pour nous mettre d'accord, on s'en rapporta a Pavis du maitre qui les nomina comme il lui plur, & qui leur confeilla de cötoyer 1'ïle jufqu'a ce qu'ils fuflent a la pointe oü nous avions été; & que dela, ils commencaflenr a faire la rraverfée; qu'en fe laiflanr co.nduire au flot, il les poufleroit vers deux iles, au deflus defquelles ils trouveroienr la terre ferme, qu'il jugeoit ne pouvoir être éloignée de celle d'oü ils partoienr que de quelque huit ou neuf lieues. Outre ces inftrudtions , il leur donna un compas de route ; &z après avoir pris des  d'un Vaisseau Hoixandois. 107 feuilles d'arbres pour fe nourrir, ils partirenr le treizième jour de notre arrivée en cette ïle, &C proteftèrenr que fi le ciel faifoit réuffir leur deffein , ils feroient bientót de retour avec les chofes nécelfaires pour nous tirer de ce labyrintbe. Ils avoient chacun une rame, mais nulle ancre ni aurre chofe qui put arrêrer la machine quand ils auroientla marée contraire. Ils partoientnéanmoins pleins d'efpérance d'un heureux fuccès, que nous leur fouhaitames, en les priant de fe hater de venir a. notre fecours. Dès qu'ils, furent partis nous nous enfoncames dans le bois, ou ayant cherché inutilement de quoi nous nourrir, nous fumes contraints de nous contenter de nos feuilles d'arbres que 1'on ne pouvoir prefque plus avaler feules , & fans quelqu'aurre chofe qui 'adoucïr une partie de leur amertume. Ainfi la faim nous preffa fi fort que nous crümes ne pouvoir mieux faire que de chercher le corps du leéteur que nous croyions mort infailliblement, & nous eümes un chagriri fenfble de 1'avoir cherché en vain; car après avoir mangé deux ferpens impunémenr, & fans en avoir éré malades , nous ne pouvions croire que lachair humaine nous put incommoder. L'envie de manger quelque chofe plus folide que des feuilles d'arbres continuaut de nous preiïer3 il fut auffi propofé de tuer un des gar-  d'un Vaisseau Hollandois. iii moi, dit-il, mangeons-en , Sc je vous réponds da fuccès. Comme il achevoit ces paroles il fe jeta fur ces méchans reftes qu'il pric avec une apreré qui nous fir craindre qu'il n'en laifsat poinr. Nous avions trouvé fes raifons fi juftes, ouplutöt la faim nous prefloit de telle forte, que nous ne pumes nous réfoudre a manquer l'occafion de 1'appaifer en partie. Nous partageames donc avec lui ce petit tas d'ordures, & le portames au lieu oü nous couchions. Quelques-uns de ceux qui avoient vu avec .horreur ce que le premier avoit mangé , nous voyant revenir chargés de la même provifion, nous demandèrent fi nous avions toutenlevé , & fans attendre la réponfe, ils coururent fur les lieux pour en être plus affurés, Cependant nous .fimes de ces faletés une grillade que nous trouvames excellente, Sc nous la mangeames d'un air fi content, que ceux qui peu auparavant ne la pouvoient voir fans horreur, eurenr un dépit fenfible de n'ètre~ pas de notre écor. Enrre ceux fur qui notre joie fit le plus d'impreflion, il y en eut un qui, oubliant qu'il faifoit cuire fur les charbons un peu de la peau du léganez , courut chercher de notre ragout. A dix pas dela il s'en fouvint & retourna pour prier quelqu'un d'en prendre foin; puis, continuant fa  HS Naufrage qui avoient tenté la même fortune, y étoient demeurés ; que nous ne pouvions pas efpérer d'être plus heureux qu'eux , puifque nous n'avions pas de meilleurs moyens d'en fortir; au lieu que dans peu de rems nous verrions peurêrre paflèr le long de ce rivage quelques barques de pêcheurs oü nous pourrions êrre recus. Ces raifons étoienr vraifemblables & nous en demeurions d'accord; mais le forr en éroir jeté, quoiqu'il arrivat nous voulions forrir de cette affreufe folitude, & le maitre enfin nous permir de faire ce que nous pourrions pour cela. Dès que nous eümes fon confenremenr, nous coupames des arbres fecs, & nous fimes de leurs écorces de petites cordes qui fervirenr a les lier enfemble. Nous n'y avions rravaillé que rrois ou quarre heures, quand nous commencames & rrouver que eer óuvrage excédoir les forces de quarre ou cinq fquelertes qui, a tout moment plioient fous le faix, & que les autres ne voulurent nullemenr aider. Ceux-ci alléguoienr que leur foiblelfe n'étoit pas moindre que la nörre, qu'ils avoient rendu vainement ce fervice a d'autres, & qu'ayant perdu toute efpérance, ils ne fe foucioienr plus de rien. Le re fus qu'ils firent de nous aider ne nous rebuta pas, nous conrinuames notre ouvrage, & plus nos forces diminuoient, plus nous nous  d'un Vaisseau Hollandois. 117 hations de 1'achever. Avec tout cela, je necrois pas que nous en fuflions venus a bout, fi deux des plus jeunes & des plus forts de 1 equipage , ne s'étoient joints a nous. Leur fecours vint fi a propos que nous achevames le radeau, a la réferve de rrès-peu de chofe a quoi le vif de 1'eau nous empêcha de rravailler duranr quelques heures> En attendant le reflux de la marée, nous nous mïmes tous a fumer des feuilles autour d'un perit feu; & en fumant je penfai qu'on avoit fouvent vu des léganez acharnés après le bufle , & que s'il y en avoit encore je pourrois en prendre quelques-uns. Jepriscerte penféepout uneefpèce de révélation ; j'allai me cacher derrière un arbre oü j'attendis long-tems en vain. Cependant je fongeai que fi le bufle éroir un ragoür pour ces animaux, il falloit que fa chair ne fut pas encore fi mauvaife que nous nous le figurions. De ces réflexions je vinsauxeflèts ; 6c a. 1'un desendroits que je crus le moins gaté, j'en coupai un gros morceau & rejoignis mes camarades. Dès que 1'on vit ma provifion, chacun ouvrit dè gtands yeux pour la regarder, & tous enfemble me demandèrenr confufément quelle chair c'éroir, oü je 1'avois prife, 6c s'il y en avoit en* core. Ils furent un peu furpris quand je leur dis que c'éroit de la chair du bufle, car jufques-la,  118 Naufrage nul autre que moi n'avoit eu la penfée d'en venir a cette extrémité; mais quand ils virenr que certe chair, qui fentoit fi mauvais, ne choquoit pas fi fort la vue, plufieurs y coururent a mon exemple & en prirent Ie plus qu'ils purenr. Avant que ceuxci fuilent de retour, je mis ma portion fur la braife, d'oü la voulant tirer avec un baton fait exprès, il ne fe trouva qu'une humeur gluante qui ne pouvoit nous être utile. Cette expérience me fit tour quitter pour courir a nos gens a qui je confeiilai de laifler le gras & de ne couper que du maigre. En même-rems nous mimes rous la main a 1'ceuvre, & en coupames quarante livres qui furent mifes fur des arbres fecs,comme étant pluspropres,anorreavis, pour leur faire perdre une partie de leur mauvaife odeur. Nous en fimes rótir un morceau qui fut diftribué également. L'odeur en étoit fi mauvaife que plufieurs crurent qu'ils alloient crever, & cependant ils en mangèrent & latrouvèrenr paffablemenr bonne. Comme route la bande n'avoit pas été du régal, nous en porrames une portion au rendezvous & fimes en forte que le refte ne fut pas découvert. Nous la donnames au maitre & lui dïmes que c'étoit du bufle. Iln'étoit pas,dit-il, nécefTaire de me dire ce que c'eft, a l'odeur je 1'ai reconnu; de grace, reprit-il, porrez votre prcfent  d'ün Vaisseau HollaKdoïs. 119 préfent ailleurs. Comme il achevoic ces paroles, je voulus m'approcher de lui pour lui dire qu'il n'étoit pas fi mauvais qu'il s'imaginoir; mais il me dir que mori haleine étoit infupportable , que j'infeétois 1'air qu'il refpiroit, Sc qu'il avoit déja mal au coeur. En difant cela il fe retira Sc alla chercher un autre gite. Les autres un peu moins délicars s'approchèrenr de nous, & nous prièrent de leur en donner. Nous leur en donnames, ils en mangèrent; Sc ces premiers morceaux irritcrent tellement leur nppetit, qu'ils fembloient être poffédés. Lorfque les plus ardens eurcnt dévoré leur portion, ils vouloient de celle des autres: ceux-ci n'y vouloienr poinr entendre , Sc ce refus mêlé daigreur émut une conteflation qui nous fit craindre qu'ils ne fe mangeaffenr les uns les autres. Pour les appaifet, nous leur donnames de ce que nous gardions pour nous, mais cela ne fit que les en* flammer, il leur enfalloirdavantage, & quoiqüil fut nuit ils vouloient aller oü éroit cette charogne pour en manger rour leur foul. On leur repréfenra que la nuit étoit trop obfcure , & que c'étoit pendant ce temsda que les caymans Sc les crocodiles fe promenoient fur le rivage. Ils fe rendirent a cette raifon, mais ils dormirenr peu, nous nous fentimes tous des effets de leur avidité , & il fallur acheter la paix au prix de ce qut  130 Naufrage nous reftoir. Après qu'ils eurenc tout mangé, quelques-uns d'entr'eux s'alfoupirent; les autres dirent que la faim les tourmentoit plus qu'auparavant; & fur-tout, il y en eut un qui dit que la nuit lui duroit un fiècle, qu'il lui étoit impoilible de repofer, & qu'il ne croyoit pas qu'il y eut un mal comparable a la faim qu'il fentoit. Cependant il avoit mangé plus de trois livres de cette charogne •, & quelques heures avant la nuit, la moitié d'un grand poiflbn qu'il avoit trouvé a demi-rongé fur le rivage. Ce poiflbn étoit fi. grand qu'il croyoit d'abord s'en nourrir deux jours; mais depuis qu'il y eüt goüté , il n'en fit qu'un repas, & il aflüra qu'il eüt, pu en manger quatre fois autant. Ainfi cet aftamé troubla par fon inquiétude le repos de route la bande; fi bien que dès le point du jour nous nous Ievames tous; les affamés, pour courir au bufle , & nous pour achever le radeau que nous avions commencé. Quelque méchanr & garé que füt ce que nous avions mangé le jour précédent , il nous avoit donné des forces que nous ne fentions point quand nousne mangions que des feuilles d'arbres. C'eft pourquoi une demi-heure après que nous fumes a norre travail, nous le quitiames pour en faire cuelques grillades qui achevèrent de nous fotfifier. Quelques heures avant la nuit, .notre ra-  B*um VaiSSEAÜ HóLLANDOÏS. t$ deau fe trouva fait; & après nous être un peu promenés, nous retournames vers nos compa-1 gnons, que nous trouvames tous occupés , les uns a mettve leur pitance a Pair , les autres a la tourner, quelques-uns a la faire cuire , & a la manger d'un air de gaieté qui eüt fait venir Pappetit aux plus délicats. Lorfque le maitre fut que notre radeau étoit prêr; il nous remontra , comme auparavant* la grandeur du péril oü nous allions nous expofer, puifque fans voiles, nous ne pouvions aller a terre, ni réfifter aux courans fans ancre. Nous lui répondimes qu'il n'y avoit rien de fi dangereux pour nous que cette ile , oü nous courions rifqne de mourir de faim dès que noas n'aurions plus de bufle ; que li nous n'avions ni voiles, ni ancre, nous nous fentions affez ce forces pour réfifter aux courans ; &.que nous efpérions rencontrer quelques Bengalois qui nous recevroient dans leur bord. Après quelques autres raifons il nous fouhaitta un bon Voyage , &:confentit que nous menaflions avec nous un jeune homme de Péquipage qui patloit pottugais. Comme cette langue eft fort ufitée dans les royaumes de Bengale SC d'Aracan, nous en efpérames un grand fecours Sc ne fongeames plus qua pardr. Sur ces entrefaites, un des nötres propofa de faire une ancre 4 lij  d'un Vaisseau Holiandois. W mes la pointe de File qui regarde la terreferme. la nous fimes encore une paufe, nous nous y pourvumes de feuilles d'arbres,. nous y allumimes du feu, & y fimes encore un repas. Nous démarames enfuite , & peu après a force de rames, nous nous trouvames affez loin de lüe. D'abord, nous tachames d'avoir la marée de ce coté, ce qui nous réuffit affez bien; mais a mefure que nous avancions, il nous fut impoflible de furmonter la force des courans. Par bonheur il faifoit calme, ce qui nous donna lieu de nous fetvir d'un fachet de fable en guife de fonde. Par ce moyen, ayant reconnu que la marée nous éroir contraire , nous jetames 1'ancre fur un fond ou le 'radeau ne pouvoit arer. Cependant, la faim nous reprit, & nous convinmes de manger ; mais auparavant , il fut arrète que les provifions feroient partagées, afin que chacun mangelt la fienne , de peur que notre voyage ne fut plus long qu'on en penfoit. On commenca donc le repas, dans le deffein de manger rrcs-peu : mais a peine eut-on goüté a b viande , qüil fut impoflible d la plupart de s'empêchetde la manger route. Quand ils fe virent réduks aux feuilles, ils eurent recours aux fouhaits, &c a prier Dieu de tout leur cceur que la corde romp'u pour re-  1J4 Naufrage Coitrnèr a 111e, donc nous n'érions encore éloi^néi que d'une lieue, Leurs pnères furent exaucées , il s'éleva une rempête , donr le radeau fur fi tourmenté que la corde rompir; les houles enlevèrenr nos provifions qui confiffoient en quelques feuilles, 8c nous poufsèrenr vers le même endroir d'oü nous étions partis le matin. Deux des plus jeunes de la rroupe furenr deftinés a garder le radeui pendanr.que les autres allèrent a terre. D'abord 9 nous courümes vers le feu que nous avions laiflTé en partant, & y trouvames une des femmes de ces nègres dont nous avons parlé. Dès que cette femme nous vit, eile fe jeta a nos pieds, nous découvrir fon corps tour meurtri & tailladé, & „ous fit entendre que c'étoient fes gens qui 1'avoient mifë en cet état. Outre cela, cette miférable n'avoit que la peau & les os , nous jugeames que fon fort n'étoit pas meilleur que le nörre. Comme nous ne 1'entendions point, nous lui fimes figne de fe r'afleoir, 8c nous nous chauffames tous enfemble, dans le dedein de nous repofer dès que nous le pourrions. Une heure après, la faim nous prelTa de telle forte, qu'il fut impoflible de dormir. Ce qui acheva de nous défoler, fur l'odeur d'un peu de viande que, malgré la tem-  d'un Vaisseau Hoixandois. , $11 pèt'e un He nos gens avoit confervée , & qu'd man-ea en notre préfence , fans en f.ure part a petfonne.quelquinftance qu'on lui en fit. Nous allames donc chercher des feudles , mais nul de nous n'en put avaler a quelque fauce que nous les miflïons. La chair du bufle nous avou rendus trop délicats , & depuis qu'on y eut goüte, les feuilles d'arbres étoient devenues infipides, Cependanr la faim continuoit avec tant de violence, que nous étions hors de nous memes. Les uns avoienr la vue égarée , & fe regardoieni d'un teil affreux comme des gens qui méditoicnt quelque mauvais defleim Les autres alloient & venoient, & marchoient en défefpérés , criant de tems en tems qu'ils foufftoienr comme des damnés. Pendant que Pon fe tourmentoit, un des plus malades dit aux autres qu'il venoit d'avoir une mfpirajtion. Mais avant, dit-il, que je vous la dife, il faut m'avouer quec'en eft une; & fans nous donnet le tems de répondre : Admircz, reprit-il, les efTets de la providence, Dieu qui a pitié de notre misère vient d'y pourvoit fi vifiblemenr, que nous ne pouvons en douter; cependanr nos péchés nous avoient obfcurci les yeux , & nous onr empèchés longtems de voir le remède qu'il nous envoie. Le difcours de cet homme que nous traitames d'mfeufé nous ennuya , de forte que nous ne pumes 1 iv  I *8 Naufrage foupir. Dès le point du jour, ils fe levèrent & me (ommèrent de ma promefTe. J'étois fi foible , que je ne pouvois prefque marcher ; & de-la, au lieu ou étoit le bufle, d y avoit pius d'une lieue. Je les priai donc de me difpenfer d'un voyage fi incommode; mais j'eus beau dire, ils vouiurent abfolument que je fufTe de ia partie, & 11 me fallut les accompagner. Les quatre plus foibles demeurèrent la , & nous promirent cependanr de faire une corde neuve pouramarera une autre ancre que nous ferions au lieu de celle qui étoit perdue. A vingt pas de la, Charles Dobbel retourna vers les quatre autres , & leur recommanda de prendre garde que cette femme ne leur échappat, étant réfolu a fon retour, de lui faire pafler le pas , en cas que le bufle fut tour mangé. Nous nous hatames enfuite de nous rendre oü étoit le bufle , & nous y trouvames beaucoup de chair, mais fi gatée que nous n'en pouvions approcher. Après avoir cherché la meilleure , & vu qu'elle étoit toute égale , nous encoupames deux ou trois morceaux que nous mimes fur les charbons, & que nous dévorames avant qu'ils fufferit a demi-cuirs. . II vint pendant que nous les mangtons deux de nos gens qui étoient demeurés avec le maitre; & nous vimes bien , a leur contenance, qu'ils al-  d'un Vaisseau Holi.ando:s. 139 biertt a la provifion. Cela nous déplut infiniment, car nous craignions qu'ils ne priffent tour. En effet, c'étoit leur deffein , Sc la fuite nous fit bien connoïtre qu'ils ne vouloient pas nous en laiffer. Après les avoir obfervés environ une heure , nous les joignimes pour reconnoitre leur inrention. Lorfque nous vïmes qu'il ne reftoir plus que les os , les larmes nous vinrent aux yeux , Sc nous nous dïmes les uns aux autres que nous méritions de mourir de faim, pour avoir atrendu fi long-tems a nous mettre en devoir de les empêcher de tout prendre. 11 eft un peu tard , dit Charles Dobbel, pour avoir de la chair f puifqu'ils n'y en onr point laiffé; mais il refte encore un peu de la peau , rachons de 1'avoir de gré ou de force. En même tems il les pria de fe contenter de ce qu'ils avoient, Sc de leur laiffer ce qui reftoit. Ho ! dit 1'un d'enrr'eux d'un ron ironique, ces meffieurs la. ne font M fots i ni dégoütés : uous avons pris de la chair pourrie, Sc nous leur laifferons la peau qui eft ce qu'il y a de plus fain , Sc par conféquent de meilleur ! Penfez-vous, nous dit-il , que nous ayons travaillé pour vous , Sc que nous ayons pris la peine de tdurner la béte , pour vous facilirer les moyens de prendre ce qui refte ? Nous fouhairerions bien que vous ne manquaffiez de rien > mais nous fouhaitons encore moins de  »4° Naufrage manquer nous-mêmes; & fi nous fommes condamnés a périr ici, je vous déclare que je ferai tous mes efForts pour périr le dernier. ' Le difcours de ce babillard nous échmffa b bile, principalement a Charles Dobbel qui, fans fe foucier de ces raifons, voulut d'abord ufer de violence : mais je lui remontrai qu'il ne falloit pas aller fi vke, & qu'il ne falloit nous emporter que Ie plus rard que nous pourrions. Je leur dis donc que notre demande n'étoit ni injufte ni ridicule ; que nous étions tous d'un même équipage , compagnons de même forrune ; 8c qu'ils devoient avoir égard que nous allions hafarder nos vies, aufli bien pour eux que pour nous. Ces raifons furent méprifées , & Charles Dobbel indigné de ce procédé, allons, dir-il, camarades , rravadlons aufli-bien qu'eux , qu'avons nous befoin de leur' permiflion ; chacun de nous rira fon couteau , & nous leur ótames leur proie. Les autres qui étoient inférieurs en nombre , fe regardèrent quelque tems comme .pour s'animer 1'un 1'autre. ïls nous demandèrent s'il ctoit jufte qu'ils euflent travaillé pour nous , 8c en difant cela, ils levèrent 1'un une hache, 8c 1'autre un couteau pour nous en frapper. De notre cóté nous nous mïmes en état de nous défendre ; & celui qui avoit la hache, ayant juré qu'il fen-  d'un Vaisseau Hollandois. 157 demander , ni nous de donner, tant nous avions peur de nette pas affez-tot a terre. En nous repofant de la forte nous vimes pafler deux autres barques qui joignirent la notre &C qui firent le même chemin. Leurs geftes faifoient affez voir que c'étoit de nous qu'ils parloient, 8c leur entretien dura longtems. Enfuire ils defcendirent a terre, comme pour réfoudre plus commodement ce qu'ils feroient de nous. Ils contoient 1'argent qu'ils avoient recu , & nous regardoient d'une manière qui nous fit craindre le fuccès de leur conférence. Après avoir artendu une heure dans la barque , deux de nos compagnons en fortirent pour les prier de leur montrer oü étoit Peau douce. Dès que les nègres les appercarenr, un d'enrr'eux les prit pat le bras , & les fit rentrer dans la barque. Cette brutalité nous fit croire qu'ils n'éroient-li que pour réfóudre des moyens de nous égorger, pour avoir notre ar gent; & dans cette penfée nous nous difposames a la mort. Ce ne fut pas néanmoins fans peine, & fans trouver un peu crrange que le ciel s'obftinat fi forr a nous perfécuter. Depuis que nous crümes qu'ils avoient formé le deffein de nous noyer, il nous rardoit qu'ils ne 1'exécutaffent, & il nous fembloit que la morr feroir infiniment plus douce que la faim qui nous rourmentoit, Enfin, après avoir foufferc  d'un Vaisseau Hollandois. 16$ maïs qu'il falloit auparavaat qu'on leur mir en main toutes les armes de 1'équipage, & on leut donna fans répugnance jufqu'aux coureaux. Les pêcheurs ne craignanr plus rien, donnèrent a. nos gens un peu de riz cuir, qui fur mangé fi avidemenr que les premiers en demeurèrent tour furpris. Cependanr les nótre's , impariens de fe voir hors de la. , demandèrent aux nègres s'ils vouloient bien les en tirer , & ceux-ci y confentirent, pourvu qu'on payat la voiture , alléguant qu'ils étoient pauvres & qu'ils ne pouvoient, fans s'incommoder, les portera terre pour rien.Comme les nbtres avoient de 1'argent on fut bientótd'accord du prix , & 1'on convint de leur donner quatre écus pour chacun , puis les pêcheurs s'occupèrent rour le jour fuivant a renforcer leurs barques qu'ils difoient être trop legères 6c trop petites pour tant d'hommes. Pour ce qui eft des vivres , ils dirent qu'ils avoient affez de riz pour eux & pour les Hollandois , &c qu'ils efpéroient prendre du poiflon en affez grande quanrité pour raffafier les plus affamés. C'étoit la meilleure nouvelle que puffentapprendre ces derniers; aufli en eurent-ils' une joie extraordinaire ; & dès ce moment il y en eut qui demandèrent plein leur chapeau de riz , ce qu'ils obtinrent pour le prix d'un demi-écu. Pendant que les nègres pêchcient, nos gens faifoient cuire le riz qu'ils leur avoienr Lij  D'UN VAISSEAU HOLIANDOIS: l6$ par plufieurs petits appartemens , au milieu defquels eft une cour oü 1'eunuque les fit entier. A peine y étoient-ils qu'ils furent entourés de ces femmes, donr les unes leur prenoienr le nez; les autres leur pincoient les joues, celles-ci les déboutonnoient pour voir & roucher leurs eftomacs ; celles-la leur pafioient doucement la main fur le vifage en les regardant d'un ceil tendre ; & il n y en avoit pas une qui ne témoignat fouhairer que ces deux jeunes hommes demeuraflenr Ik quelques heures , mais le facheux eunuque fortit &c leur fit figne de le fuivre. Lorfqu'ils eurent joint leurs compagnons , ils furent menés tous enfembles dans 1'auberge des érrangers. Le lendemain,: qui éroit un jour de marché , le gouverneur les alla trouver , leur changea leur argent en certaines petites. coquilles qui eft la monnoie du pays , Sc leur aida k acheter les chofes néceffaires afin qu'on ne les trompat pas. Le refte du jour fut employé a faire bonne chère ; &: fur le foir le teneur de livres ayant mis le nez a la porre , recut un coup de pierre dont il fut forr incommodé. Celai-ci ayant fait fes plaintes , le gouverneur fe mir en colère Sc fic chercher le criminel, qui étoit un de fes domeftiques. Après 1'avoir aigrement repris, il lui fit pafler une.- flèche au travers des narrines; enfuite on lui attacha un tambour fur Liij  d'un Vaisseau Hollandois. 167 fur la néceflité de mourir en ce trifte lieu: Que vous en femble , dit-il a quatre autres qui 1'accompagnoienr ? faut-il que nous moutions tous de faim ? Sc ne feroit-ilpas plus jufte que quelques-uns fuffent facrifiés pour les autres ? Ii eft vrai que la loi ordonne d'aimer fon procham , & qu'elle défend 1'homicide ; mais eft il rien qui nous foit plus proche que nous - mêmcs ? Sc ce précepte de prohibition ne femble-t-il pas nous infinuerque rout eft permis pour conferver 1'ëtre que la nature nous a donné ? J'ai pour garant tout ce qui a vie , les grands poiftons mangent les petits, Sc le moindre petit infedte Fait par un inftinct naturel les approches de fon ennemi. La mort nous talonne ! s'écna-t-il; de tous nos ennemis , c'eft le plus terrible &le plus cruel. Pourquoi ne lui pas oppofer le feul obftacle qui nous refte? Tuons les plus foibles d'entre nous, la nature nous le confeille , & je ne vois pas que vous puiffiez éluder mon raifonnemenr. Faux raifonnemenr, faux principe , reprit un de ceux a qui il parloit , la défenfe de raer perfonne eft fi exprefle dans la loi , que mille raifon ne nous en difpenfe. Ces paroles , tu ne taeras point , font formelles Sc ne fouftrent nrïlle exception, Sc fans ufer de plus longsdifcours pour vous faire voir que vous vous rrompez, fachez qüe fi vous continuez dans un fi pernicietix def- L iv  i de ne me pas faire fouffrir: dépêchez» moi aulfi promptement que le nègre»; èc fe toutnant vers celui qui avoit fait cette première exécution ; h c'eft toi que  2 2 2 P R É F A C E » jechoifis, ajouta-t-il, pour me por ter » Ie coup mortel». II demanda enfuite une heure pour le préparer a Ia morr. Ses compagnons fondirent en larmes; la pitié combattit Ja faim, & \\s réfolurent de retarder le lacrifice jufqu'au lendemain matin a onze heures. Ils fe déterminèrent a ce délai, dans 1'efpérance de trouverquelqu'autre fecours. L'infortuné Flat n'en recut qu'une foible confolation. La certitude de mourir Ie lendemain fit fur lui une imprefïïon fi profonde, qu'il tomba dangereufement malade. Son état devint fi cruel, qu'avant la nuit quelques matelots proposèrentde le tuer fur ie champ, pour mettre fin a fes foufFrances. Mais la réfolution qu'on avoit prife d'attendre au lendemain matin, prévalut. A dix heures & demie on avoit déja allumé un grand feu pour rêtir les membres du malFieureux Flat. Celui qui devoit le tuer chargeoit déja le piftolet dont il vouloit fe fervir, lorfqu'on appercut un vaifTeau : c'étoit la Sufanne qui revenoit de la Vir-  DE L' È D 1T I V R. 223 glnie, & faifoit voile pour Londres. Le capitaine inftruit de 1'état de la Peggy, fit porter a 1 equipage les fecours les plus prompts, & le conduifit k Londres. Deux matelots périrent pendant la route. Flat recouvra fa fanté, & le capitaine Harrifon, a. fon arrivé, fit la déclaration dont on vient de voir le précis: elle eft aufli authentique qu'on peut le défirer, & peu de relations font aufli atteftées'que celle-la. II étoit intérèflant pour le commandant de la Peggy, qu elle le fut, paree qu'il devoit répondre du vaifleau & de fa charge qui n'étoit point pour fon compte. Son intérêt eüt pu le porter k en impofer; mais il n'a pas été poffible de douter des faits qu'il a déclarés : le témoignage de 1'équipage de la Sufanne a confirmé fon récif. Aucun motif ne pouvoit engager M. Viaud a tromper fur fa fituation. 11 a été malheureux ; mais lui feul a perdu dansfonvoyage,ainfiquefes compagnons. 11 n'a écrit 1'hiftoire de fes infortunes, qua la follicitation d\n ami auquel il ne  214- P R É F A C E , &c. pouvoit rien refufer; & Iorfqu'il a confenti k la publier, il y a été déterminé par lefpoir trifte, mais confolant, de voir les ames honnêtes Sc fenfibles s'attendrir fur fon fort. NAUFRAGE  NAUFRAGE ET AVENTURES DE M. PIERRE VIAUD. CAPITAINE DE NAVIRE. ^Vo u s avez été long-tems inquiet fur mon fort, mon ami, vous étiez prefque perfuadé, ainfi que ma familie, que j'avois péri dans mon dernier voynge; le rems que j'ai paffe fans écrire, vous confirmoir dans cette opinion ; ma Jettre , dites vous , a féché les larmes que 1'idée de ma perte faifoit couler: les regrets de mes amis me flattent & m'attendriflenr; ils me confolent de mes malheurs paffes, & je me féli- P  Naufrage et Aventures cite de vivre pour goüter encore le plaifir d'être ai mé. Vous vous plaignez de ce que je ne fuis entré dans aucun détail fur mon naufrage; rafhiré fur ma vie & fur ma fanté, vous defirez un récit, plus circonftancié de mes aventutes : je n'ai rien a vous refufer j mais c'eft une entreprife pénlble, & dont je viendrai diflicilement a bout j je ne puis me rappeler fans frémir les infortunes que j'ai etfuyées : je fuis étonné moi-même d'y avoir réfifté; peu d'hommes en ent éptouvé de pareilles plufieurs exciteront la pitió d'une ame aufti fenfible que la votre; quelques-unes vous feront horreur. Vousverrez. a quel excès a été quelquefois le défefpoir dans lequel m'ont plongé mes fouffrances, & vous ne ferez point furpris qu elles aient épuifé mes forces , affoibli mon tempérament; & qu'un éta't aufti tetrible que le mien m'ait oté fouvent i'ufage de la raifon. N'attendez pas fur rour que je mette de fordre dans cette relarion; j'ai perdu la plupart des dates; 'pouvoient-elles fixer mon attention lorfque j'étcis accablé des peines les plus cruelles? Chaque jour ajoutoit a mes fouffrances ; le matheiir préfent m'affeétoir trop vivemenr pour me permertre de fonger a celui qui layoit précédé ; pendant prés de deux mois mon ame a écé inca-  11$ Naufrage et Aventures part: il arriva; je n'en rirai poinr le foulagemènt que j'avois efpéré; la mer, le mouvement du vailfeau augmentèrent mon mal; on me fignilia que je ne pouvois continuer la route fans danger , ma foiblefle m'en aifuroit a chaque inftant: je fus forcé de confentir a redefcendre a terre, & 1'on me débarqua dans le mois de Novembre a la Caye de Saint-Louis (i). Cette néceffité d'interrompre món voyage fut la fource de mes infortunes. Quelques jours de repos a Saint-Louis, & les foins généreux de M. Defclau , habitant de cette ile , qui m'avoit donné un logement dans fa maifon, me rendirent bientot ma première fanté. J'attendois avec une vive irapatience 1'occafion de retourner en Europe : il ne s'en préfentoit aucune ; un long féjour a Saint-Louis pouvoit nuire a ma fortune; cette inquiétude fe joignoit a 1'ennui qui me dévoroit \ M. Defclau, mon hnte, s'en appercut ; la générofité avec laquelle il m'avoit fecouru pendant ma maladie, m'avoit infpité la reconnoiffance la plus vive, & ( i) C'eft un petit terrein de quatre a cinq eens pas de long, fur foixante de large, qui n'a précifément que la bauteur fuffifante pour n'être pas couvert d'eau quand la tnér eft l>aute; il n'eft féparé de Saint-Domingue que par KA caoal' d'environ huit eens pas de large.  DE M. PlERRE ViAUD. la plus rendre amitié ; je ne pus lui cacher la caufe de mes chagrins; il y pric part, & n'oublia rien pour me confoler. tin jour il vint me trouver , & me tint ce difcours: J'ai réfléchi fur votre fituation ; la crainte de refter longtems fans emploi eft la feule chofe qui vous afflige; 1'efpérance d'en trouver eft le motif qui vous fait fouhaiter de vous revoir prompremenr en France : fi vous m'en croyez ; vous renoncerez a ce projet : vous avez quelques fonds, tentez la fortune , vous pouvrez les tripier; je vous en fournirai les moyens. Je compre me rendre inceftammenr a la Louifiane avec des marchandifes dont la vente eft fure; celles que je me propofe d'y prendre a mon rerour , me produironr un bénéfice honnête. Je connois ce commerce, je 1'ai fair plufieurs fois, j'en connois rous les avantages; il dépend de vous de les partager en me fuivant; vous me remercierez un jour du confeil que je vous donne. Dans la pofition oü je me trouvois, je n'avois pas de meilleur parri a prendre; ce difcours de M. Defclau lui éroir dióté par Famitié; je ne balancai pas a fuivre fes avis; je m'aftociai avec lui pour une partie de fon fonds ; nous fimes les achats néceftaires, & il me fervit dans cette occafion avec le zèle le plus em- P iij 1  Z}o Naufrage et Aventures prefle, & la probité la plus exa&e. Nous fretames le Brigantin le Tigre, commandé par M; la Courure; le chargemenr fe fi: avec roure la célériré poffïble, cV nous nous embarquames au nombre de feize, favoir, Ie capitaine, fa femme & fon fils, fon fecond , neuf matelots , M. Defclau, un nègre que j'avois acheté pour me fervir, & moi. Nous appareillames de la rade de Sainr-Louis le i Janvier ijG6, faifanr roure vers Ie rrou Jeremy , perir port au nord de la pointe du cap Dame-Marie, ou nous reftames vingtquarre heures; nous en partïmes pour nous rendre au petit Goave (i); mais cette feconde traverfée ne fur pas fi heureufe que Ia première. Nous effuyames un grain forcé de douze heures qui nous auroir infailliblemenr jetés fur Ie Cayes-Mitres (i), fi la violence du vent qui ceda un peu , ne nous eüt permis de faire ufage de la voile pour nous écarrer de cerre cóte. ( i ) Ou Gouavej on diftingue le grand & le petit. Lepr:mier eft a quatre lieues fous le vent de Lécganc; le fecond eft a une lieue du premier; on n'y mouille guère que dans des cas de néceffité. (i) Petites lies au coucliant de 1'ile Efpagnole, entre Ie quartier du nord Sc celui du fud : elles font partie des Antilles.  VU M. PlERRE VlAUD. Va pea moins d'entètement, & plus d'expérience de la part de notre patron, anroient pa nous éviter ce danger. Je commencai dès lors a mappercevoir qu'il avoit plus de babil que de fcience ; je prévis que notre voyage ne fe termineroit pas fans accident, & je me promis bien d'avoir 1'ceil fur fa manceuvre, pour prévenir , s'il étoit poffible, les périls auxquels fon ignorance pourroit nous expofer. Nos affaires nous obligèrenr de féjourner pendant trois jours au petit Goave; nous dirigeames, en parrant, notre roure vers la LouiLne: les vents nousfurenr prefque roujours caotraites. Le 16 Janvier, nous appercumes File des Pins (i),que notre capitaine foutint écre le cap de Saint - Antoine. Je pris la hauteur : je découvris facilement qu'il fe trompoit; j'eflayai vainement de lui démontrer qu'il étoit dans 1'erreur ; fon opiniatreté ne lui permit pas d'en forrir j il conrinua fa route fans précaution, & il nous conduifit dans les brifans 5 nous y étions déja enfoncés, lorfque je m'en appercus pendant la nuit a la clarté de la lune. Je ne m'amufai pas a lui faire des teproches-, U com- ( 1) Elle eft au midi de la partie occidentale de Cuba, & en eft ftparée par un canal d'environ quatre lieues de largeur. . ö p 1V  2?i Naufrage bt Aventures mengoit a fentïr qu'il avoit eu rort de ne mhvoir pas cm, & la craime faifanr taire fon amour-propre, Ie contraigrat de 1'avouer. Le danger étoir p-efTant; je pris la place du capitaine en fecond, qui étoit très-mal & hors dëtat de nous fervdr. Je- fis virer de bord", & je commandai Ia manceuvre qui feule pouvoit nous fauver la vie : Ie fuccès y répondit; mais après avoir éviré ce péril, nous nous trouvames expofés a une infinité d'autres. ' Notre batiment, fatigué par la mer, faifoit déja de l'eau dans plufieurs endroirs; 1 'équipage étoit inqnier, ii vouloir que je me chargeaflé de Ia route 5 mais je n'avoi* qu'une cönnoffiWe théoriqus de ces cótes oü je n'avois jamais été, & je favois qu'elle ne peut fappléer qu'imparfaitement a la pratiqüe 5 je fentois d'ailleurs que ce feroit faire de Ia peine au capitaine; on ne pouvoit lui refufer le droit de conduite un navire qui lui apparrenoir. Je ne voulus pas lui donnet ce défagrément, & je me conrent.u d'obfervcratrentivement fa manceuvre, tant poLtr ma tranquillité , que pour celle de tout Ie monde qui n'avoit plus de confiance qu'en moi. Nous doublames enfin le cap de Saint-Antoine; de nouveaux coups de vent nous affaiilirent, & ouvrirent encore des voies d'eau que les deux pompts épuifoient avec peine, quoi-  de M. PiereLe Viaud.' i}3 qu'on y travaiüar fans relache. Le vent ne ceffcit pas de nous érre contraire. Le mauvaïs tems augmentoir, la mer s'agitoit & nous menacoit d'une tempête fareufe •, nous n'aurions pu y réfifter. L'alarme eroit générale fur notre batiment; cette fituation douloureu^e & terrible ne paroiflbit pas prête a changer. Dans ces circonfrances funeftes, le 16 Février a fepr heures du foir, nous rencontrames une frégate efpagnole venant de la Havane , & portant le gouverneur & 1'état-major qui alloient prendre pofleftion de Mifliflipi; elle nous demanda compagnie , ce que nous accordaines avec joie, car nous 1'aunons pr;ée de nous permettre de la,fuivre fi elle ne nous avoit pas prévenus. Rien nëft plus confolanr pour des marins, dans le cours d'un voyage fatig;anr & pénib'e, que de rencontrer quelque vaifleau qui tiénne la même route; ce nëft pas qu'ils puiflent compter en rirer beaucoup de fecours au milieu d'une tempête, oü chacun eft trop occupé de fa propre centervation pour fonger a celle des au res; mais dans latten te d'un péril, il femble qu'il fera moindre lorrqti'on fait qu'il fera partagé. Nous ne confervames pas long-tems la compagnie de la frégate , nous Ia perdimes pendant la nuit; elle faifoit route a petite voile , nous n'en pouvions porter aucune, Si nous étions con-  134 Naufrage et Aventures trainrs de tenir a la cape. Le lendemain nous nous trouvames feuls; nous découvrïmes une nouvelle voie dëau qui redoubla notre confternation. On me coufulta fur ce qu'il falloit faire. Je fentis qu'il étoit nécelfaire d'alléger promptement le batiment : néceffité cruelle pour des marchands, qui font obligés de jeter eux-mèmes dans la mer une partie des bieiis qu'ils ont acquis avec beaucoup de peines , & fur lefquels ils ont fait des fpéculations qui pouvoient les augmenter; mais dans de pareilles circonftances , Ia confervation de la vie eft le premier intérêt, on lccoute feul, & 1'on oublie tous les autres. Je fis décharger Ie brigantin de toutes les marchandifes de poids. J'établis un puits au grand pannean avec les barriques de notre eargaifon, afin d'effayer fi 1'on pourroit achever d'épuifer l'eau avec des feaux , les deux pompes ne fuffifant pas. Ces foins furent inutiles; l'eau nous gagnoit de plus en plus; le travail des matelots les épuifoit avec de foibles fuccès. II étoit impoflible de tenir la mer encore long-tems: nous primes la réfolution de relacher a la Mobille : c'étoit le feul port ou le vent nous permettoit de nous rendre, c'étoit aufli le plus prés; nous étions a quatre ou cinq lieues des iles de Ia Chandeleur. Nous dirigeames donc notre route vers la Mobille , mais le ciel ne nous permit pas d'y  de M. Pierre Viaud. 23$ arriver; le vent qui nous étoit favorable changea au bour de deux heures; nous fumes obligés de renoncer a notre projet; nous fimes tous nos efForts pour gagner Paflacole, porr plus éloigné que celui de la Mobille; mais cette entreprife échoua encore. Les venrs roujours déchainés conrre nous , nous conrrarièrenr de nouveau , Sc nous retinrenr au milieu d'une mer agirée cönrre laquelle nous combattions, privés de lëfpoir de prendre porr nulle parr, Sc arrendant le moment oü 1'Océan ouvriroit fes abimes pour nous engloutir. J'ai fait plufieurs voyages dans ma vie, je ne me fonviens pas d'en avoir fair aucun oü j'aie tant foufterr, & oü la fortune m'ait été auffi contraire ; jamais le ciel & la mer ne fe font réunis avec plus de fureur & de conftance, pour rourmemer de malheureux voyageurs. Nous fentions enfin, qu'il étoit impoflible de fauver notre batiment Sc nos effers ; la confervarion même de notre vie devenoit difficile; nous nous occupames de cet unique foin , Sc nous tentames de faire córe aux Appalaches, mais nous ne pumes paryenir a. les gagner. Nous reftames a. la merci des flors enrre la vie & la morr, gémiflanr fur notre infortune, aflurés de périr, & faifanr néanmoins des effbrts continuels pour forrir du danger. Tel fur notre état depuis le 11 Février jufqu'au tó.Le  2 3 6 Naufrage et AvenTurss foir a fept heures , nous nous trouvames échoués fur une chaïne de brifans, a deux lieues de Ia terre. Les fecoulfes furent fi terribles, qu'elles ouvrirenr 1'arrière de norre batiment; nous demeurames trenre minutes dans cette fituation , éprou vant des alarmes inexprimables. La violence & la force des lames nous jetèrent, au bout d'une demi-heure, hors de ces brifans, nous nous retrouvames a flots fans gouvernail, combattus pat lëau qui nous environnoit, & par celle qui entroit dans notre vaifleau, & qui augmentoit a chaque inftant. Le peu dëfpoir qui nous avoit encore fourenus jufqu'alors , s'évanouit tout-a-fait ; notre batiment retentit des cris lamenrables des matelots , qui fe faifoient leurs adieux, fe préparoient a la mort, imploroient la miféricorde du ciel, lui adreffbient leurs prières, & les interrompoient pour faire des vceux, malgré 1'affreufe certitude ou ils étoient de ne pouvoir jamais les accomplir. Quel fpedacle , mon ami! Il faut en avoir été le rémoin, pour s'en former une idéé, & celle que je vous tracé eft bien imparfaite & bien au-deffous de la réalité. Je partageois les terreurs de 1'équipage. Si mon défefpoir éclatoit moins, il étoit égaij au iien. L'excès du malheur, 1'aflurance qu'il étoit inévitable, me rendirent un refte de fermeté j je me  be M. Pierre Viaud. tations. Tout Ie jour il alloit chafler avec fa familie , & le foir il ne paroiffoit point dans fa cabanne qu'il nous avoit abandonnée , & que nous habitions ; nous ne favions que penfer de fa conduite. Que vouloit-il faire de nous? Epioitil le moment de s'emparer de nos effets & de nous quittet ? Ce foupcon nous excita a la vig'lance, 8c nous la fimes fi exacte , qu'il lui fut impoflible de nous voler. Quelques-uns de nos compagnons, las de fes délais, proposèrent un patti violent, mais qui nous auroit épargné peut être bien des malheurs : c'étoit de tuer les cinq fauvages , & de nous emparêr de leur pi-: rogue, pour renter d'arriver aux Appalaches. Je les dérournai de ce deflein , dont les conféquences me parurenr tres - dangereufes ; il étoit a craindre que les fauvages de leur nation ne fuffent inftruits de leur morr , & ne vouluflent la venger \ aucun de nous ne connoiflbit ces ïles 8c ces mers; comment aurions-nous rrouvé la rerre ferme? Le hafard feul pouvoir nous y conduire. Mais eft-il prudent de sëmbarquer fans aurre efpérance que celle qui eft fondée fur le hafard ? Nous demeurames cinq jours dans cette ile," vivant de notre pêche & de notre chaffè, écoromifant notre bifcuit, dans la crainte de le voir manquer, 8c nous bornant a une once par jour. Rij  df. M. PlERRE ViAüd: *i annoncés , & dont le fouvenir feul me fait frémir encore. Antonio nous avoir alTurés que norre voyage ne dureroit pas plus de deux jours; nous avions fait nos provifions en conféquence. La crainte des évènemens nous avoit cependanr fait prendre des vivrespour quarre jours; ils confiftoient en fix a fept livres de bifcuit, & plufieurs quartiers d'ours 8c de chevreuils boucannés. Cette prccaution éroir raifonnable , mais elle ne fur pas fuffifante ; notre roure devoir êrre plus longue, & nous nous en appercumes dès le premier jour. Antonio s'arrêta après trois lieues , & nous defcendit dans une ïle , ou il nous forca de^ demeurer jufqu'au lendemain , que nous ne fimes pas un chemin plus confidérable. Je remarquai qu'au lieu de nous pafier du coté de la grande terre, il s'amufoit a nous promener d'iles en iles (i). Cela me donna des inquiérudes, & augmenta la défiance que fa conduite m'infpiroir. Six jours s'écoulèrenr dans ces perires traverfées; nos provifions étoient épuifées; nous n'avions ( i) Ces lies ne me font pas bien connues; lorfqu'on les voit de la pleine mer, on diroit qu'elks font partic de la terre ferme; mais elles en font féparées par un canal d'environ deux Heues. Je fuis defcendu fur quatre de ces Hes; clks font fort bafles & fort fablonneufes. Riij  DE M. PlERRE VlAUII. 2^3 „ous devions attendre de ce perfide fauvage ; ce qrwl avoit fait déia juftifioit ma défiance. Je leur dis nettement qu'il en vouloit i nos jours, Sc que c'étoit fait de nous fi nous ne le prévemons pas. Je ne concois pas comment je pus mfifter avec tant de chaleut fur la néceffité de tuer Antonio ; c'étoit moi qui dans Me, avots empêche „os matelots de s'en défaire. Je ne fuis pas ne barbare ; mais 1'infortune m'avoit rendu féroce, capable de méditer un meurtre & de lëxécuter; la citconftance ou j'étois me fervoit d'excufe, & ce qui arriva enfuite , acheva de juftiher ma refolution a mes yeux. M. Defclau Sc M. Lacouture jugerent difteremment de ce deflein; ils me tappelèrent les mèmes raifonnemens dont je m'érois fervr pour en détourner nos matelots. Ils ne me perfuaderent pas: mais je cédai a leurs repréfenranons; ,e pafla L refte de la nuit avec eux fans rien entreprendre. Le lendemain 11 Mars , nous fimes encore deux lieues, & nous defcendimes i 1'ordmane dans une ile, abattus par la misère , prefles du befoin de dormir. Nous primes chacun une couverture dans laquelle nous nous enveloppames fuivant notre ufage, & nous nous couctómes autour d'un grand feu. Le fommeil nous gagna, Sc nous nous y livtames avec joie, paree que c'étoit autant de tems de diminué fur notre m- Riv  de M. Pierre Viaud.' 273 nn bonheur; tant quëlle les occupe, le fentiment de leurs peines les affecte moins vivement, ils les oublient pout ainfi dire. Nous arrivames enfin, après rrois heures &c demie de marche, a 1'exrrémité de norre ile. Nous n'avions point renconrré de rivières aflez larges pour nous arrèrer long-tems; celles que nous vimes n'auroienr pafle que pour de foibles ruifleaux en Europe ; il ne nous fur pas diflïcile de les traverfer. Nous trouvames au bour de 1'ile une efpèce de canal d'un quart de lieue, qui> nous féparoit de celle oü nous, dirigions nos pas : cette érendue d'eau a traverfer nous caufa quelque effroi; nous la mefurions des yeux avec une certaine inquiétude; le defir de nous procurer une voiture , l'ardeur avec laquelle nous nous occupions a fortir de notre mifère, foutinrent notre réfolution. Nous nous afsimes pendant une heure pour nous repofer ; nous avions befoin de routes nos forces pour réufïir dans le rrajer que nous allions entreprendre; nous ignorions fi le canal feroir partout guéable ; nous tremblions qu'il ne le fut pas, & que 1'efpace que nous aurions a traverfer a la nage , ne fut trop confidérable pour ftos forces; cette idéé nous retint encore en fufpens pendant une demi-heure; enfin nous téfolümes de tout rifquer. Avant d'enrrer dans S  Xjs Naufrage et Aventures lieu oü nous trouverions des hommes 8c da fecours. II ne fallut plus fongér a les embarquer ce jour-la ; la mère & Ie fils étoient trop foibles. Partir, c'étoit les expofer a une mort certaine. Les laifler, c'étoit une inhumanité dont 1'idée feule révoltoit mon cceur, & dont j'étois incapable. Refter moi - même avec eux , c'étoit mëxpofer a ne voir jamais la fin de mes peines , aperdre le radeau qui m'avoit tant coüté, a le voir emporter par les flots. Cette dernière idéé, que le premier malheur que nous avions éprouvé fortifioit encore, déchiroit mon cceur, & me jetoit dans un défefpoir que rien ne pouvoit calmer, & que chaque minute augmentoit. Je ne balancai pas cependanr; je remplis les devoirs que 1'humanifé m'impofoit: je me réfignai £ rous les maux qui m'étoient encore préparés; je les offris au ciel, & jën attendis ma récompenfe. Je cöurus décharger le radeau des provifions que nous y avions placées. Mon cceur faigna encore a la vue de cet ouvrage qui alloit peutêtre encore devenir inutile. Je fbngeai a 1'amarrer de manière qu'il püt réfifter long-rems a 1'impétuofité des flots , s'il furvenoit une nouvelle tempête. Jën détachai le mat, les cordages, & tour ce que je ne pouvois plus efpérer de recouvrer fi je venois a le perdre, 8c je les mis dans  df. M. Pierre Viaud. 299 un lieu fur a Pabri de la fureur de la mer. Je pris la couverture furrout que je portai a nos malades qui avoient befoin de ce meuble. Je paflai la journée a leur donner des foulagemens : heureux s'ils pouvoient contribuet a les rérablir, & a. lever les obftacles qui s'oppofoient a notre départ! La douleur de madame Lacourure, fes inquiétudes fur fon fils, éroienr !a feule caufe de fon mal. Je parvins a les diffïper en parrie, non pas en lui donnanr des efpérances que je n'avois pas, car j'étois perfuadé que nous perdrions le jeune homme, mais en lui infpirant du courage, & en lëxhortant a la foumiffion aux volonrés du ciel. Je croyois qu'il étoit imporrant de la préparer ainfi par degrés au coup qui devoit la frapper , & que je n'imaginois pas être fort éloigné. En effet le jeune homme étoit dans la pofition la plus douloureufe; il avoit toute fa connoiflance 5 mais fa foiblefle étoit fi gtande , qu'il étoit forcé de fe renir couché. Ses membres ne pouvoient foutenir Ie poids de fon corps , &C ce n'étoit qu'avec des efforrs infinis qu'il fe toumoir d'un cóté fur 1'autre. S'il vouloir changer de place, il étoit obligé de ramper & de fe trainer fur le ventre. Je veillai fans cefle auprès de lui pendant la nuit, lui-même ne ferma pas i'ceil: s'il roe parloit  joo Naufrage et Aventures quelquefois; c'étoit pour me remercier de mes foins , & pour me témoigner combien il y étoit fenfible , & le regret qu'il avoit de retatder notre voyage. Je n'ai rien entendu de plus rendre & de plus touchant que les difcours qu'il me tenoit fur ce fujet. Ce jeune .homme avoit une fenfibilité profonde , un fens & une fermeté qu'on n'a pas ordinairemenr a cet age. 11 fe trouva trés-mal vers le point du jour, il n'y avoit prefque pas de minutes ou je ne m'attendifle a le voir paffer: j'avois eu la précaution de tenir fa mère a quelque diftance de lui, afin qu'elle ne le vit point expirer , s'il venoira rendre le dernier foupir. Ce fpecfacle eft toujours afFreux pour des érrangers , combien 1 auroir-il été pour une mère! Je n'aurois pas répondu que madame Lacourure eütconfervé la fermeté que j'avois taché de lui infpirer, & je voulois lui dérober au moins cette cruelle image, dont lëftet eft fouvent moins fenfible lorfqu'on ne 1'a pas fous les yeux. Le jeune homme, danscemomenr, me dit avec effort : Pardonnez-moi les inquiétudes & les peines que je vous donne; je n'attends plus aucun fuccès de vos foins; je fens que 1'inftant de ma mort eft proche; je ne quirterai pas cette ile , quand même mes jours fe prolongeroient, je ne pourrois vousiuivre, mes jambes me refuferoient abfolument tout fervice : arrivé avec vous fur la  de M. Pierre Viaud. 'jat terre ferme , je n'en ferois pas plus heureux: les endroirs habités ne fe trouvent pas fur la cote ; comment pourrois-je m'y rendre ? II me faudroit refter expofé dans les bois aux bêtes farouches, 8c a des incommodicés plus cruelles encore que celles que j'éprouve a préfenr. Mën croirez-vous, M. Viaud, ajouta-t-il, après un inftanr de réftëxion, parrez fans m'attendre, ne vous inquiétez pas de mon forr: il ne peut être long ; profitez de votre radeau; craignez de perdre avec lui 1'efpérance qui vous refte de vous fauver : emmenez ma mère , ce fera une confolation pour moi; tant quëlle fera avec vous , je ne craindcai rien pour elle. Vous laifterez feulement auprès de moi le plus de provifions que vous'pourrez ramafter, 8c jën ferai ufage ranr que le ciel me laiftera la vie. Si vous arrivez en lieu de fureté , vous ne m oublierez point, & vous aurez fans doute 1'humanité de revenir ici me porter des fecours donr je profiterai fi je refpire encore , ou me donner la fépulrure fi vous me rrouvez mort. Ne me répondez point, ajouta-t-il, en voyant que j'allois Pinterrompre , ce que jëxige eft jufte : il ne faut pas que lëfpérance incerraine de me merrre en érat de partir avec vous, vous fafte rifquer de périr avec moi: je fuis déterminé a périr feul x mais éloignez-vous, fauvez ma mère , & cachezlui mon état 8c le confeil que je vous donne.  joi Naufrage et Aventures Je demeurai confondu a ce difcours: je n'y répondis point; jën étois incapable : une foulé d'idées confufes fe préfentèrent a mon imagination , & toutes me difoient que notre falut dépendoit de ce confeil , que la néceffité mërdonnoit de le fuivre. Agité de mille mouvemens de compaflion, de douleur & d'incertitude, je me jetai fur le jeune homme que jëmbralfai avec tendrelfe ; je mouiilai fon vifage de mes larmes , en vantant fon courage, en lëxhortant a le conferver, fans lui parler de mes réflexions, & fans lui dire non plus que je ne pouvois céder a ion avis. 11 me ferra les mains,en me difant de réfléchir a ce qu'il mavoit propofé. Je le quittai , & je fus en eifet occupé de fon difcours: je 1'admirois; mais je fongeois, eu frémitTant, que c'étoit fait de nous tous , fi je balancois a entreprendre un voyage qu'il paroilfoit defirer. Cependant 1'idée de le lailfer me défefpéroit ; j'aurois pu le po ;r fur le radeau , & lui faire partager notre fortune pendant la traverfée; mais quën aurois-je fait quand nous ferions arrivés a terre ? 11 ne pouvoit fe remuer; fon féjour dans 1'ile étoit moins dangereux; il n'y avoit point de bêtes féroces contre lefquelles il eür a fe défendre. A force de m'arrêter fur cette idéé, mon ame s'y ac-.-  ce M. Pierre Viaud.' 30J coutuma ; & je 1'avouerai, celle d'abandonner le jeune Lacouture me parut moins terrible. Mon intérèt, celui de fa mère, notre perte inévitable , me firent penfer nu'une néceffitc aufli preffante que celle dans laquelle nous étions, me difpenfoir de route efpèce de ménagemenr. Je dois cependanr dire qu'au milieu de ces réflexions, il s'en préfenroit d'autres qui raffuroient 1'humanité gémiflante d'une réfoturion qu'elle ne prenoit qu'avec peine. Je penfoft; que mon voyage feroit court, que j'arriverois promp ■ tement dans un lieu habité , oü je pourrois prendre un bateau & des hommes pour le venir chercher & le tranfporter auprès de fa mère. Ce raifonnemenr éroit hafardé , le fuccès 1'étoit encore davantage; mais le malheur me le üt regarder comme rrès-folide &c très-fenfé. Cependant je ne pus me réfoudre a parrir de route la journée. Le foir, le jeune Lacoutute me fit des reproches de mes délais. Si votre féjour en ce lieu pouvoit prolonger ma vie , me dit-il, je n'aurois rien a vous oppofer; mais vos efforrs feront inutiles, je le feus; je puis languir encore un jour ou deux, & pendant ce tems il peur s'éléver une aurre tempête qui vous privera de votre radeau : vous voudtez alors vous éloigner, & vous n'en aurez plus le pouvoir; vous gémirez d'avoir différé , &  j04 Naufrage et Aventures vos regrets feronc cl autant plus violens, qua ce délai m'aura été inurile : j'aurai péri fous les yeux de ma mère, jëmporterai en mouranc 1'affreufe alfurance qu'elle me fuivra bientót; je la lailferai dans les pleurs 81 dans le défefpoir; ce lieu cruel qu'elle ne pourra plus quitter, me rappelera fans celle a fon fouvenir , 8c renouvelera la fource de fes pleurs. L'abfence , 1'éloignemenr, le rems pourroienr la confoler. Profirez de cette nuit pour faire vos préparatifs; raccommodez votre batiment ; ramalTez vos provifions , lailfez-m'en une certaine quantité , 8c partez demain au point du jour : réveillez ma mère au moment du déparr; elle croira que je ne fuis plus, & que vous voulez 1'arracher a ce fpectacle funefte; ne la tirez pas de fon erreur, partez 8c confolez-la, L'état de ce jeune homme , le fang-froid avec lequel il prononcoit ce difcours, la néceffiré enfin, rout me détermina. Je pris la couverture donr il étoit enveloppé, 8c je lui donnar a la place une redingotte que je portois par-deflus mon habit. Je me dépouillai encore de ma vefte que je lui laiflai : j'allai redrefler le mat de mon radeau; j'y attachai la couverture : pendant ce tems, mon nègre fut ramaffer des coquillages ; il en trouva beaucoup; ma cargaifon fut bientbt prête: je 1'aidai i tranfporrer  be M. Pierre Viaud. 505 tranfporter une quantité fufnfante de vivres auprès du jeune Lacouture. Nous féchames plufieurs poiffbns aü feu, afin qu'ils puflent fe conferver plus long-tems; nous les mimes a fa portée. Le printems étoit venu , les nuits n'étoient plus auflï fraiches; &c le feu lui devefioit moins nécefiaire» Je me repofai quelques heures en attendaht celle de mon départ; mais je ne dormis point: je parlai long-tems avec le jeune homme, qui faifoit des efforts continuels fur luimême , pour me confoler de notie féparation, & pour me recommander fa mère. Une heure avant le jour il tomba dans une nouvelle foiblefle; il perdir la connodfance ; je ne pus réuflir a le faire revenir : dès cet inftant , je le regardai comme un homme morr. Le dirai-je? je vis dans fon trépas un bonheur pour lui, & un foulagement pour moi; je 1'abandonnois avec moins de regrer. Le jour vint, il refpiroit encore, mais il ne parloit plus : il me paroiffcir dans les douleurs de Pagonie; je ne penfai pas qu'il put vivre encore une demi heure. Je mis cependanr prés de lui le plus d'alimens qu'd me fur polfible ; je remplts d'eau toutes les écailles des huitres que nous avions ouvertes , afin qu'il trouvar des fecours, s'il reprenoit atfez de forces pour pouvoir en profiter ; mais je ne 1'efpérois V  jck> Naufrage et Aventures pas, & en rempliffant ce foin, je ne doutois pas qu'il ne fut inutile. Je le recpmmandai au ciel, & je courus auprès de fa mère que je réveillai avec peine. Ranimez vorre courage , Madame, Lui dis-je brufquemenr, le ciel veut que nous nous éloignions; obéilfons a fes décrets; harons-nous : craignons un délai qui nous feroir fans doute funefte, &c qu'il ne feroit plus en notie pouvoir de réparer. Jufte ciel! s'écriar-elle , mon fils eft morr... je n'ai déja plus d'époux... j'ai rour perdu. Elle fe rur a ces mots; elle répandit un torrent de larmes ; je ne m'amufai pas a les effuyer : je la pris dans mes bras, & avec Faide de mon nègre , je la tranfportai dans le radeau, fans qu'elle fit la moindre réfiftance. J'avois craint qu'elle ne demandat a. voir fon fils : ce mouvement naturel eut pu lui être dangereux, & rerarder encore notre déparr jufqu'au lendemain. La perfuafion oü elle étoit qu'il avoit rendu le dernier foupir , 1'empêcha d'y fonger. De quel fecours lui eüt-elle été après fa mort ? Elle n'avoit pas befoin d'un fpedtacle de cette efpèce, capable de lui oter les forces qui lui rc-ftoient, & qu'il lui étoit importanr de conferver. Moi-même, quand nous eümes gagné le darge, je fus perfuadé que Ie jeune homme  ös M. Pierre Viaud. 507 n'étoit plus. Occupé de ces idéés en gouvernant notie batiment, j'adrelTai pour lui mes prières au ciel, & je le conjurai en même tems de nous être plus favorable. Nous étions partis le 19 Avril, fi ma mémoire ne me trompe point. Nous voguames vers la terre ferme , fans éprouver Ie moindre accident, fi ce nëft beaucoup de fatigue. Notre navigation dura douze heures, au bout defquelles nous primes terre. Notre premier mouvement fut de rendre graces a Dieu de notre heureufe arrivée. Nous abandonnames notre radeau , Sc nous nëmportames que nos provifions , notre couverture Sc les cordages que nous avions faits de nos bas. Nous nous avancames dans le pays, que nous trouvames irnpraticable , Sc prefque généralemenr inondé. Cer inconvénient nous aftligea; il nous fit reconnoïrre que le malheur ne nous quittetoit pas de li-tót, Sc qu'il nous accompagneroic encore fur la terre ferme. Le foleil alloir fe coucher ; la laflitude que nous éprouvions , la crainte de nous égarer pendant la nuit dans un lieu que nous ne connoiffions pas, nous fit fonger a chercher un endroic ou nous puftions la palfer avec le moins d'incommodité. Nous choisïmes un tertre que fon élévation mettoit a 1'abti de 1'humidité. Trois Vij  jöS Naufrage et aventures gros arbres qui étoient a peu de diftance les uns des aurres, & donr les branches épailfes fe joignoient, nous fervirent de couvert. Je tirai ma pierre a fufil que je n'avois point négligé dëmporter, & j'ailumai un grand feu, auprès duquel nous mangeames une partie des provifions que nous avions apporrées. Nous nous attendions a repofer rranquilIement, & nous en avions un véritable befoin ; mais a peine nos yeux furent-ils fermés, que nous entendimes des hurlemens aftfeux qui nous réveilièrenr, & portèrent l'effroi dans nos ames : bétoient les cris des bêtes féroces. Nous les entendions de tous cötés : elles fembloient fe répondre &c nous environner. Nous nous levames avec une terreur dont rien ne peut rendre 1'idée. Nous nous attendions a chaque minute a. voir fondre fur nous ces monftres furienx : nous por« tions nos regards par-tout ou nous entendions leurs hurlemens , qui ne faifoient qu'augmenter. 11 fembloit que ces animaux fatouches s'approchoient de nous: nous en jugions du moins ainfi par leurs cris, qui, de minute en minute nous paroiifoient plus violens & plus forrs. Mon nègre, dans ce moment, ne put réfifter a fa peut: il courut a 1'un des arbres fous lefquels nous étions; & s'élanc^ant avec une rapidité inconcevable, il y grimpa fur le champ, Sc courut  be M. Pierre Viaub^ 509 fe caclier au fommet. Madame Lacouture Kavók fuivi; elle le prioit a mains joinres de 1'attirer avec lui, & de 1'aider a gagner cet afyle. En va'm je 1'appelois , & luicriois de ne pas s'éloigner da feu, donr les bètes féroces ne s'approcheroient pas, & que je tachois d'augmenter en y jetant beaucoup de bois, Elle n-e m'écoutoit point; elle continuoit a pleuren, a fupplier mon nègre , que fa propre frayeur rendoit fourd a fa voix. Je tachois vainement aufli de me faire entendre , & je n'ofois courir auprès dëlle pour la ramener; je craignois de m'écarter du feu qui faifoit ma sureré. Dans un inftant je 1'entendis poufler un cri rerrible , & crier : au fecours, M. Viaud, je fuis perdue. Je ne pus me réfoudre a 1'abandonner; je faifis un gros rifon enflammé, & mon zèle fupérieur a mon erfroi, me conduifir de fon cóté. Je la vis accourant de toutes fes forces , 8c pourfuivie par un ours d'une grofleur démefurée , qui s'arrêta a mon. afpedt. J'avouerai que fa vue me fitfrémir. Je m'avancai d'un pas chancelanr en lui préfentant mon rifon. Je joignis madame Lacouture, 5c je la ramenai a norre brafier, oül'ours ne nous fuivir pas. Je le lui fis obferver, en lui apprenant que 1'on fe fervoit du feu avec fuccès pour écarter les monftres des forèts. L'ours qu'elle vit de loin immobile , & nous regardant Viij.  3io Naufrage et Aventures d'un üil étincelant, la perfuada de lavéricé de ce que je lui difois , & la raifura. L'arbre fur lequel éroir monté mon nègre ,' étoit a quelques pas de nous. Sa rerreur ne lui avoir pas permis de choifir : il n'avoir pas même fair artention qu'il y en avoit un beaucoup plus proche. Je lëntendis biëntót poufler a fon tour un cri horrible : je portai mes regards de ce cóté. Le feu que j'avois allumé étoit très-flamboyant; il m'aida a voir 1'ours qui s'étoit dreffé contre l'arbre for lequel s'étoit refugié ce malheureux, & qui fe difpofoit a y monter. Je ne favois commenr m'y prendre pour le fecourir. Je lui criai de monter au fommer de l'arbre, de chercher les branches les plus pfianres, mais qui fuffent capables de le foutenir, & ou il ne fut pas poflible a 1'ours de le joindre : car ces animaux guidés par leur inftincT:, s'attachent, autant qu'ii eft: poflible, aux branches les plus groflés, & craignent de fe fier a celles qui püent fous leur corps. Je m'avifai en même-rems de lancer de ce cóté de gros rifons allumés, pour effrayer 1'animal, & lëngager a quitter fon entreprife. J'en jerai plufleurs avecrant d'adrefle & de bonheur, qu'ils s'arrêtèrent au pied de l'arbre, fe croisèrent les uns fur les autres en rombanr, & continuèrent d'y brfder comme dans notre feu, qui par le foin  de M. Pierre Viaud. 5*1 que j'avois pris, étoic devenu un bücher extrèmement ardent. La clarté que jetèrent ces brandons éblouic 1'ours, qui redefcendir avec précipitation , en prenant le cbté du tronc qui leur etoit oppofé i & s'éloigna fur le champ. 11 ne fallur pas fonger a dormir de route cette nuit : c'étoit une chofe impoflible au milieu de ces hurlemens continuels, qui fembloient redoubier de momens en momens. Jamais je n'ai rien entendu de fi terrible & de fi affreus. Plufieurs ours s'approchèrent encore de nous, & a une diftance affez peu éloignée pour que nous puffions les appercevoir i la clarté de norre feu. Nous tremblions que la faim ne les fïr sëlancer avidemenr fur leur proie, a rravers les dammes donr nous cherchions I les éblouir & a nous couvrir. Dans notre effroi qui augmentoit fans ceffe, nous crümes voir parmi les monftres qui nous environnoient, des animaux des efpèces les plus féroces, de celles mème qui font étrangeres a ces climats. Pendant quelques momens la peur anéantit toutes nos facultés & nous retint immobiles. Nous ne fortimes de cet état qui la vue d'un ours qui s'avanca davanrage ; nous coummes 4 notre bücher; & quelques brandons enflammes que nous lan9ames de fon cbté , 1'obhgèrent de s'éloigner ; mais ce ne fut pas fans avoir jae des V iv  51 * Naufrage et Aventures cris furieux auxquels tous ces monftxes répon~ direnr. Pour nous débarraffer de la vifite que d'autres auroient été tentés de nous faire encore, & de plus prés, nous jetames beaucoup de tifons a une certaine diftance autour de notre grand feu „ de manière que nous en étions prefque envbronnes. Cette prccaution, en forcant ces animaux a s'écarter loin de nous, les déroboit a notre vue, Sc diminuoir par M nos frayeurs; mais nous ne pümes le faire qu'aux dépens de notre bücher; le bois qui Ie compofoit étoit prefque tout confumé, Sc nous craignior.s fort qu'il ne le fut entièrement avant le jour; mais heureufement Ia nuit étoit plus avancée que nous ne le croyions. Les hurlemens qui nous avoient fi fort épouvanrés, diminuèrenr, s'éloignèrenr, Sc cefsèrent enfin auffi-tot que le jour parut. Les bêtes féroces, a fon approche , rentrent dans leurs repaires, pour n'en fortir que lorfque les ténèbres ont pris fa place. Je profitai de ce moment pourramaffer quelques pièces de bois que je jetai encore dans notre feu. J'appelai enfuite mon nègre, que j'eus, bien de la peine a faire dëfcendre de l'arbre oü il s'étoit caché, Sc qui vint enfin plus mort que vif.  de M. Pierre ViAVD. Jij' Après la farigue & 1'effroi de la nuit, nous ne pouvions nous remectrc fur le champ en route; nous avions befoin de repos, & nous le cherchimes. Norre agiration ne nous permir pas de le rrouver facilement; nous fommeillames plutót que nous ne dormimes jufqu'a midi; alors nous primes un léger repas qui confomma le refte de nos próvifions. Neus nous mïmes enfuite en route, & nous marchames du cóté de 1'tft, dans le deflein de nous rendre a Saint - Mare des' Appalaches, efpéranr de rencontrer dans notre marche quelques fauvages qui daigneroienr nous guider, nous fournir des vivres, ou nous donner la mort: nous n'en avions rien de pis a craindre, & nous aurions mieux aimé moutir tout d'un coup, que de vivre comme nous avions vecu , paflant de malheurs en malheurs, expofés a périr par la faim , ou fous la dent des monftres. Nos forces ne nous permirent pas de faire beaucoup de chemin; notre journée fe borna a une marche d'une heure & demie : nous nous hatames de faire halte avant lëntier épuifement de nos forces. Encore pleinsde lëffroi de la veille, nous voulions avoir le tems & le courage de faire Ie plus grand amas de bois. Nous en entaflames autant que nous le pumes, dans un lieu (itue comme celui ou nous nous étions arrètés la veille. Après avoir préparé notre bücher, fans y mettre  314 Naufrage et Aventufces le feu, jën difpofai douze autres a lënt'our', a vingt pas de diftance, 6c dans un égal éloigne— ment les uns des autres; nous devions, par cette précaution, en être entourés de tous les cotés : elle nous parut la plus füre pour nous garantir des attaques des bêtes féroces. La crainte étoit le premier fentimentqui avoit" féclamé nos foins : il falloit qu'il fut bien puiffanr, puifqu'il étoit fupérieur a notre faim. Nous fongeames enfin a chercher de quoi la contenter.' Le terrein fur lequel nous étions étoit extrêmement ftérile ; nous n'y voyions ni coquillages, ni racines bonnes a manger : toutes nos petquifitions furent inutiles; nous ne découvrïmes rien qui pür nous fervir d'alimenr •, trop heureux de trouver une eau bourbeufe, mais douce, & dont boos bümes beaucoup : ce fut roure la nourriture' que nous primes ce foir-la. Dès que la nuit parut, je fis du feu, & j'allumai tous nos büchers. Je n'avois pas voulu le faire plutbt, paree qu'il nous éroit inutile, & que je voulois ménager le bois que j'avois amaffé avec peine, afin qu'il durat jufqu'au jour. Nou,s nous couchames auffi-tot, afin de gouter quelques heures de fommeil, avant que les bêtes farouches fe répandiflent dans la plaine , & vinflent nous t'roublet par leurs hurlemens. Elles ne nous interrompirent en eftëc qua minuit : nous dor-  Naufrage et Aventures demain le feu nous a/oir marqué norre route. Je regrettai de ne m'être pas avifé p'utbt de cet expediënt qui nous aurolt préfervés des bleffures que nous avions aux jambes, qui nous f ufoient beaucoup fouffrir, & nous obligeoient de faire de très-petites journées. Nous trouvames aufli fur norre cbemin quelques provifions qui nous furent trés agréables : c'étoient deux ferpens a fonnettes; 1'un en avoit quatorze, & 1'autre vingt-une; ce qui fait conmoitre leur age , fi réellemenr il leur crou une fonnette a la fin de chaque année : ils étoient très-gros; le feu les avoit furpris pendant leur fommeil, & les avoit étouffés ; ces ferpens nous founrrjnr des alimens frais pour route cette journée & pour la fuivante : nous fcchames aufli partie de leur chair pour la conferver, & nous la joignimes aux provifions que nous avions déja. Dans le cours de norre voyage, je trouvai encore 1'occafion de les augmenter. J'sppergus ur» matin dans une marre d'eau voifine , un cayHran (i) endormi : je m'en approchai pour Ie reconnoitre. La vue de ce monfhe ne m'infpira aucune terreur, quo;que je fuffe combien il efV dangereux. La feule idéé qui fe préfenra a mon - (i) C'eft une efpèce de Crocodile : celui dont je parle Icoit de douze pieds de long.  de M. Pierre Viaud. 333 imagination, fut que fi Je pouvois le tuer, ce feroit un ftipplément confidérable a nos alimens. J'héiïtai un moment a 1'attaquer; mais ce ne fut pas la crainte qui m'arrera, ce fut 1'incertitude de la manière dont je devois m'y prendre. Je m'avancai avec mon baton qui étoit d'un bois dur & pefant, je lui en déchargeai précipitamment trois ccups fur la tête, avec une telle vigueur, que je 1'érourdis au point qu'il ne put fe jeter fur moi, ni fuir : il ouvrir feulemenr une gueule affreufe , dans laquelle j'enfoncai promptement le bout de mon baton qui formoit une pointe affez aiguë : je trouvai la gorge que je tra~ verfai , & baiffant aufli-tot Pextrémité de mon arme fur la terre, j'y tins le monftre comme cloué : il faifoit des bonds & des mouvemens fi affreux , que fi mon baton n'avoit pas été forremenr affujerti dans le fable, & a une certaine profondeur, il m'eüt été impoflible de conrenic cet animaj farouche , & j'aurois éré la victime de ma témérité. J'employois toutes mes forces pourle rerenir: j'érois dans une pofition fatigante qui ne me permettoit pas de faire d'autte mouvement pour achever de tuer le monftre. J'appelai madame Lacouture, en la priant de venir me fecourir j mais elle n'ofa pas le faire : elle fut feulemenr me chercher un morceau de bois de rrois ou quarre  '3 54 NAUFRAGE ET AVENfüRES pieds de long, & me lapporta. Je m'en fervis' pour achever d'étourdir Panimal, en le frappanc d'une main, & en renant mon baron de 1'autre» Dès qu'il ne fit prefque plus aucun mouvement, ma compagne rafiiifée prir ma place, & pouvant alors employer mes deux mains , j'achevai de cafler la rête au cayman , & je lui coupai la queue. Ce triomphe me couta beaucoup de peine, & m'en dédommagea. Nous ne fongeames point i pourfuivre notre route de ce jourda : nous nous occupames a faire un bon repas, & a préparer la chair du cayman, comme nous avions préparé celle de norre nègre : nous la coupames par morceaux de la grandeur de la main, afin qu'ils féchaffent plus facilement, & nous rerinflent moins long-tems. La peau me fervit a faire des fouliers a la fauvage pour madame Lacouture & pour moi : nous nous enveloppames les jambes d'un autre morceau de cette peau qui nous tint lieu de bottines , êc nous garantit de la piqure des infeótes qui nous avoient tant fait fouffrir, & que leurs aiguillons ne pouvoient pénétrer : d'autres morceaux fervirent a couvrir nos mains & notre vifage. Nous nous fimes des efpèces de mafques , que nous trouvames d'abord incommodes, mais qui nous préfervant encore des morfures, nous rendirent ie plus grand fervice.  de M. Pierre Viaud.' 35$ Tels furent les fecours différens que nous rirames de notre cayman : nous pafsames rout ce jour & la nuit fuivante a ces prépararifs : nous ne voulümes point dormir, Sc nous renvoyames a la nuit fuivante le foin de goüter quelque repos : nous craignions d'allonger notre voyage par des féjours : il étoit déja alfez long par les'petites journées que nous étions contrahits de faire. Le lendemain notre marche fut arrêtée au bout d'une heure, par une rivière qui fe jetoit dans la mer : elle étoit peu large, mais fon courant étoit très-rapide. Jëxaminai li nous pourrions la traverfer; je me deshabillai & j'allai la fonder : je trouvai des obftacles infuimontables, la profondetir de lëau qui obligeoir de fe mettre a la nage, la force du courant qu'il étoit difficile de couper,&qui, infailliblemenr, m'auroit entraïné dans la mer. Quand j'aurois pu vaincre ces dimcultés, madame Lacouture ne Pauroit pu ellemême. Je revins a terre avec un chagrin inconcevable : il n'y avoit pas d'autre parti a prendre que celui de' remonter cette rivière, en fuivant le bord, juiqu'a ce que nous trouvailions fon cours plus rranquille, ou quelque haur fond qui rendit le traiet plus aifé, : Nous recommencames a. marcher : deux jours entiers s'écoulèrent, Sc nous ne vimes rien qui nous donnar de lëfpérance. Plus nous allions,  }}6 Naufrage et Avestur.es plus Ia rivière nous paroitfoit impraticable; nos inquiétudes & notre défefpoir augmentèrent; nous défefpérions déja de quitter le pays; nous n'avions rencontré aucun aliment pendant ce rems; nous avions été en conféquence forcés de recourir au cayman , laitTanr le nègre pour Ia dernière extrémité : nous tremblions d'épuifer nos provifions' avant d'ctre arrivés dans quelque lieu habité, & de ne trouver aucun moyen de les renouveler. Effrayés du paflé , incerrains de 1'avenir, & de la durée de nos inforruues, nous pafiions les heures a efpérer, agémir , a défefpérer. Enfuite la vue d'une rivière toujours rapide ajouroit a norre laffitude , l'impofiibilité de la traverfer , la néceffiré de marcher encore, fans favoir quand nous trouverions un lieu favorable , nous ótoient le courage. Sur la fin du fecond jour que nous fuivions certe rivière , je rournai fur le bord avec mon baron , une tortue qui pouvoit pefer environ dix livres. Cette nouvelle reflburce que Ia providence nous euvoyoit, fufpendit les murmures qui nous échappoienr a chaque inftant, & les changea en aétions de graces. Nous avions vu auparavant une groffe poule d'Inde qui v^iioit boire rous les foirs & tous les matins a none vue , & qui paroiflbit avoir fon nid dans les environs;  de M. Pierre Viaud. 337 enviFons ; mais nous le cherchames en vain: Pefpoir de trouver un alimenr très-fain dans fes ceufs, nous avoit fait faire les recherches les plus exacres ; elles ne nous réuflirenr point: c'étoit un chagrin pour nous , qui ne contribuoit pas peu a nous donner de 1'humeur , & a nous faire maudire notre deftinée. La découverte de la rorrue nous réconcilia un peu avec la forrune: nous fongeames a la faire cuire; notre foyer éroit déja préparé. Quelle fur ma confternarion , lorfque je ne rrouvai plus ma pierre a fufd ! Je vidai toutes mes poches, je les rerournai; je défis les paquets qui contenoient nos vivres ; je fouillai par-tout avec Patrention la plus fcrupuleufe; Madame Lacourure me fecondoir -y nous ne la trouvames point. Quels furenr nos regrers ! Ils croienr proportionnés au befoin que nous avions de cette pierre, & aux fecours que nous en aurions rirés. Jamais perte n'a donné plus de douleut a un homme. Nous regardions cette tortue , que nous avions trouVée avec rant de joie, de Pceil le plus indifférent; nousl'aurions rroquée volontiers conrre la pierre; nous aurions perdu avec moins de chagrin la moirié des provifions que nous avions. Comment , fans fon fecours , nous garaatir du froid & des attaques des bêtes féroces ? Corn- Y  338 Naufrage et Aventures ment cuke nos alimens, nous en procurer, nous meitre a i'abri de 1'humidké. Madame Lacouture n'étoit pas moins aftligée que moi. Je fongeai que nous n'avions pu perdrecerre pierre que dans le lieu oü nous avions repoféla nuk précédenre , ou fur la roure que nous avions fake depuis. Malgré ma foiblefle &z ma laflitude, jene balancai pas un indam a retourner fur mes pas pour la chercher. Je propofai a Madame Lacouture de me fuivre ou de m'attendre. Elle fut obligée de fe déterminer au dernier parri; elle n'avoit pas affez de forces pour entreprendre de marcher encore. Eile rrembloit cependant de refter feule ; mais elle ne de.'iroit pas moins que moi, que nous euflions le bonheur de recouvrer le tréfor que nous avions perdu. Elle me fir promettre de ne pas 1'abandonner , & de revenir le plutöt qu'i! me feroir poflible. Nous avions fait heureufementpeu de chemin; une heure &demie avoit été la durée de lacourfe' du jour; la nuit étoit encore éloignée Je retour-' nai fur mes pas, dans le deflein d'être de retour avant les ténèbres; mais la chofe me fut impoflible : j'étois trop foible pour avancer promptemenr; je ne fiifois d'aiUeurs pas un pas, fans regarder fi je ne rerrouverois pas ma pierre; j'efpérois qu'eile aurok été perdue fur le chemin ,  de M. Pierre Viaud. 339 que je la rencontrerois , fans être obligé d'aller bien loin ; mais il fallut pourfuivre jufqu'au lieu oü nous nous érions repofés. J'avois mis beaucoup de rems ; la nuit paroiffoit déja lorfque j'arrivai; je ne diftinguois prefque plus les objets; je cherchai par rout oü je remarquai des traces de nos pas : foins inutiles, je ne découvris rien. Je me couchois fur la terre; je pailois mes mains par-tout; elles fuppléoient a mes yeux, donr 1'obfturité ne me permettoit pas de faire ufage. Las de me fatiguer en vain, je courus au feu que j'avois allumé la nuit précédente, pour voir fi j'y trouverois encore quelque charbon qui me mit en état de le renouveler, & de m'éclairer enfuire dans mes perquiütions. II étoit abfolument éteint: je n'y vis plus que des cendres, &c pas la moindre étincelle. Accablé de ce nouveau contre-tems, comme fi je nëulfe pas dü m'y attendre, je reftai couché, livré a la douleur Ia plus prcfonde, défefpérant de tirer aucun fruir de ma peine, incapable de rejoindre madame Lacouture de cette nuit, & ne fongeant.pas même a 1'entreprendre. L'idée de repartir fans ma pierre, me défoloit; je refoUis d'attendre le jour, pour la chercher de nouveau , efpérant de réuffir enfin a la trouver. Yij  54° Naufrage et Aventures J'allai me jeter fur les tas de fougères, ck feuilles & de plantes différentes qui nous avoienr fervi de fit* je penfai que c'étoit peut être dans cet endroit 0,11e j'avois fait ma perte. Je délibémi un indam fi j'attendrois le lendemain pour y faite mes recherches : c'étoit le parti le plus raifonnable. Le grand jour mëtoit abfolument nécefiaire; je ne devois pas m'attendre 1 rien trouver dans 1'obfcutité : jën étois bien perfuadé; mais mon impatience étcit ttop vive pour fupporrer des délais. Je paffai mes mains a plufieurs reprifes ftr tous les pointsdelafurface de ce lit; elles ne fentirent rien fous elles. Mon premier deflein étoit de me borner a eer eflai, & de renvoyer au jour des recherches plus exacles; mais je ne pus réfifler a mon imparience. Je dérangeai eer araris de plantes, poignée par poignée : il n'y en ei t pas une qui ne me pafsat par les mains. Je les mettois dans un autre endroit après les avoir bien examinées. Je demeurai la plus grande parrie de la nuit dans cette occupation ; je défefpérois déja de retróüYer mon tréfor. Toutes ces plantes avoient changé de place. J'étendis mes mains fur le terrein nud qui en étoit auparavanrcouveit, & eiës s'arretèrent fur 1'objetde mes recherches. Je le faifis avec une joie égale au regret que m'avoit  de M. Pierre Viaud. 341 caufé fa pene; je le ferrai folgneufement, & je pris toutes fortes de grécautions pour n'en être plus privé a I'avénir, Pendant que j'avois été occupé de ce foin je n avois pas été fans inqaictude au fujet des bêtes féroces. Leurs ctis s'étoient fait entendre, mais . d.ms un grand éloignement. Je frémis plufieurs fois & pour moi, & pour ma malheureufe compagne qui fe rrouvoit feule, Sc dont lëffroi devoit être extréme au milieu de la nuit. Je fougeai a me rendte auprès dëlle pout la raffurer, s'il étoit poifible; mais j'avoue que la crainte de faire quelque rencontre dangereufe, me retint longtems en fufpens. Je réfléchis enfin que le foin que nous avions eu de mettre le feu par-tout fur notre route, avoit du éloigner les monftres, Sc qu'ils s'étoient retirés, peurlefuir, aux extrémités de ces déferts. En effet, depuis ce tems, ils ne s'étoient jamais approcbés des lieux oii nous faifions nos haltes, & nous n'avions plus entendu leurs hurlemens que dans un certain éloignement, qui diminuoit de beaucoup nos terreurs. Je me perfuadai enfin que je n'en rencontrerois aucun, & je me mis en route; mais ce ne fut pas fans frémir, & fans être plufieurs fois fur le point de m'arrêter Sc de faire du feu pour me raffurer. Je pourfuivis cependanr mon chemin; la crainte me denna des alles, & malgré ma foibleffe , Yiij  H2- Naufrage et Aventures j'arrivai encore auprès de madame Lacouture env'ron deux heures avant le jour. Je faihis a la manqüer & a m'écarrer beaucoup de 1'endroit oü je. 1'avois laiffée : 1'obfcurité, la peur m'empêchoienr de reconnoirre le lieu. Un gémiffement que j'entendis par hafard & qui me fit friffonner, m'avertit que j'allois pafler auprès dëlle fans m'en appercevoir. Elle avoit entendu le bruit de mes pas, & dans fon effroi elle avoit imaginé qne c'étoit une béte fatouche qui venoit a elle : c'eft ce qui lui avoir fait pcuffer ce gémiffement. Je 1'appelai a haure voix : eft-ce vous, madame ? Öui, me répondir-elle, d'une voix prefque éteinte. Bon Dieu! que vous m'avez effrayée, & que votre éloignement & votre retard m'ont fait pafler de cruels momens! Avez-vous entendu ces hurlemens horribles ? Ils ont frappé mon oreille. J'ai cru que puifque vous ne reveniez point, vous aviez été dévoré, & que je ne tarderois pas a 1'êrre. Je vis encore, m'écriai-je; je vous retrouve; nous en avons éré rous deux quirres pour la peur: j'ai rerrouvé ma pierre; nous allons avoir du feu; nous pourrons nous repofer & prendre quelque nourrirure. En difant ces mots, je ramaffois quelques morceaux de bois fee ; je tirois du feu de ma pierre; un lambeau de ma chemife qui étoit entière-  ce M. Pierre Viaud. 34? ment ufée Sc prefque réduite en charpie, me tint lieu d'amadou : depuis long-tems elle me fervoit a cet ufage, & jëmployois indiftinéfcement la miemie ou celle de madame Lacouture. Nous eumes bientót un grand feu, auquel nous fimes cuire une parrie de notre tortue, dont la chair étoit très-tendre Sc trés - fucculente. Nous trouvames dans fon corps, en 1'ouvrant, une muititude de petits ceufs que nous grillames fur lescharbons, Sc qui nous procurèrent un aliment également fain & rafraichilïant, qui nous fit beaucoup de bien. Nous nous endormimes enfaire, & le repos dont nous avions befoin, 8c qui dura cinq heures, nous foulagea & nous rendir quelques forces. A notre réveil, nous confulrames entre nous, fi nous conrinuerions notre route. En regardant la rivière dont le cours étoit aflez droit, nous défefpérames de trouver de long-rems un lieu commode pour la rraverfer. Nous nous déterminames a rifquer le palTage dans celui ou nous étions. Pour cela i'imaginai de conftuure un radeau. Six arbres effeudlés par le tems, que lëau avoit entra'més, Sc qui sëroienr arrêtés vers le bord, auprès d'un autre arbre que le vent avöït couché fur lëau, & dont les racines tenoient encore fortement a la terre, me parurent des matériaux foüdes & faciles i employer. Jëmtai  344 Naufrage et Aventures dans lëau qui, heureulëmeot, nëtoir pas proronde dans cet endroit: j'amarrai quatre de ces arbres enfemble; ils étoient fuffifans . jes He^ que jëmployai furenr des écorces : j'y ajuftai de mon rmeux une longue perche, plus gtoife i une extremxte qu'a 1'autre, pour me fervir de rame oc de gouvernaü. . Cet ouvrage érant fini, nous „ous préparames ' * Pa"lr- Nous nous dépouillames de nQ$ ^ donr nous fimes un paquer que nous aiTujertimes avec des ecorces. Nous primes certe précaution afin de pouvoir nous fauvpr plus facilement s'il nous arnvoit quelque accident. Nos habits „ous aurojent incommodés, fi nous étions rombés dans 1 eau; & en les réuniflant dans un paquet, nous nous menagions la facilité de lespttraper, s'il falloit que je me mifie a la nage Jour les aller chercher. L evenement nous ptouva que nous avions eu raifon de nous précautionner ainfi. L'état oü nous étions, madame Lacouture & moi , nous reudoir inuriles les ménagemens quexige Ia pudeur. A peine fongions,nous depuis que nous voyagions enfembie , que nous «ions d'un fexe différent. Je ne m'étois appercu de ceiui de ma compagne, que par k foib]e^e ordinaire aux femmes. Elle ne voyoit dans ie imenquela fermeté, Ie courage que je tachois de lm mlpirer, & les fecours que mes forces, un  de M. Pierre Viaod. 345 peu plus grandes que les fiennes, me metroient dans le cas de lui donner. Tout aurre fentiment étoit mort en nous , & la nature épuifée , indifférente fur rour aurre objer, ne nous demandoit que des alimens. La crainre des accidens qui pouvoient nous arriver, ne nous permit pas de nous féparer de nos provifions comme de nos habits; la perte de ceux-ci nous eut moins affligés que'celle des aiitres. Nous défimes nos paquers pour les arranger de manière a pouvoir les arracher aurour de notre corps , allures de les fauver avec nous, ou de périr avec eux. Nous defcendimes fur notre radeau , que je pouflai au large, en gouvernant du mieux que je le pus avec ma perche. Le courant nous entraina d'abord avec une rapidiré qui ine fir rrembler : il nous avoir rranfportés en un in'tant a plus de trois eens pas du lieu oü nous nous étions embarqués : je craignois qu'il ne nous entramat de même jufqu'a la mer. Je manceuvrai avec une peine infinie pour parvenir a le couper. J'y réuffis a la fin, mais c'étoit toujours en cédant & en defcendant prodigieufement, de manière que je ne comprois arriver a. 1'autre bord qu'a une demidieue plus bas que le point d'oü nous étions partis. Après bien des effo'rts, je parvins a pafler le milieu de la rivière. Le courant ahoit bientóe  34^ Naufrage et Avektures ceder d'èrte fi rapide. Nous étions prefqu'au bout de 1'endroit ou il avoit le plus de violence, lorfqu'il jcra notre radeau en travers fur un arbre qui le rrouvoir prés de nous a fleur d'eau. Le mouvement que je fis pour léviter, conctibua a notre naufrage. La fecoufle fut fi forte , que les liens de notre batiment fe rompirent : les pièces de bois qui le compofoienr fe féparèrent: nous tombames dans l'eau, & nous nous ferions infailliblement noyés, fi je ne m'étois pas pris d'une main aux branches de cet arbre : je faifis en même rems , de 1'autre , madame Lacouture par les cheveux , au moment ou elle plongeoit déja, prête a difparoicre fans doure pour toujours. Le fommet de fa tête étoit feulement a fleur d'eau. Je la tirai avec précipitation ; elle n'avoit pas perdu connaiffance : je lui criai de remuer les bras & les jambes pour m'aider a la foutenir. L'endroit ou nous étions étoit tres profond. Je la fis grimpër fur le corps de l'arbre, donr je fis le tour a la nage. L'autre extrémité touchoit au bord, & cela me donna la facilité de 1'y conduire : elle s'y aflit. Je détachai les paquets de vivres que j'avois autout de moi, & que je mis a. fes ebtés. Je revins a la rivière pour voir fi je découvrirois nos habits : ils s'étoient arreres aux branches de l'arbre oü je les vis encore; mais le mouvement de lëau les en dcrachoi:; & au mo-  tjb M. Pierre Viaud. 347 ment oü je m'y jetois pour les aller chercher, le courant commencoit a les emporter. Je nageai après eux : jëus le bonheur de les atteindre, & je les pouflai devant moi vers le rivage, oü je les conduifis. Mon premier foin fut de les porter a madame Lacourure , qui les délia, en exprima lëau, & les érendir au foleil, pendant que je préparois du feu pour les fécher pius prompremenr, & pour faire cuire encore quelques morceaux de notre rortue que nous avions apportée. Noüs ne perdimes rien dans norre naufrage. Nous ne regrerrions pas norre radeau , qui, s'il nous avoit menés a 1'autre bord, eüt alors ceflé de nous être urile , & que nous aurions abandonné. Après avoir pris un repas qui nous rétablit de de notre fatigue, nous fimes fécher nos provifions. Ce foin nous prir route la journée. Nous pafsames la nuit dans ce lieu, & le lendemain nous trouvant repofés & rafraichis, nous nous remïmes en marche, cherchant toujours a nous rendre a. Sainr-Marc des Appalaches} nous orienrant comme nous pouvions, & tremblant roujours de nous égarer. Les bois qui fe rrouvoienr du coté de la rivière , n'éroient pas plus praticables; les bruyères , les joncs étoienr aufli défagréables & aufli dangereux : nos chauflures, nos bottines , nos efpèces de gants & de raafques étoient ufées;  348. Naufrage et Aventures lëau qui les avoir mouillces , les avoit mis hors d'état de fervir davantage : les roiïces nous déchiroienc; les mouftiques & les maringouins nous tüurmentoientcommeauparavantjteursmorfures venimeufes & continueltes avoient prodigieufement enflé nos corps : nous rrouvions encore moins de vivres que de 1'autre cóté : notre nègre & notre cayman furent notre unique relfource. Nous marchames plufieurs jours avec toutes ces incotnmodltés , qui augmentoient journeilement : nous fouffrions également du corps & de iëfpric , lëfpérance confolante ne venoit plus nous bercer de fes chimères : nous étions dans un état affreus , & nous reffemblions plus a des tonneaux ambulans qua des hommes. Nous marchions pefammenr, pouvant a peine merrre un pied devanr l'aurre, & nous relevanr difficilement lorfque nous étions affis. Madame Lacourure réfifta plus long-tems que moi: tant que j'avois eu quelques forces, j'avois ménagé les fiennes , & je m'étois chargé de tous les foins pènibles : fon efprit étoit aufli plus tranquille que le mien, paree qu'elle fe repofoit de rout fur moi feul. J'avois eu jufqu'alors tous les embarras; mais il étoit tems de céder a de fi longues infortunés. Un jour, n'en pouvant plus, abattu, voyant a peme , paree que les ampoules qu'avoient  de M. Pierre. Viaüd. 349 faites autour de mes yeux les infeótes.donr j'ai parlé , les avoienr arfoiblis , & les couvroient prefque tour-a-fair, je m'écois jeté fur le rivage, fous un aibre, d une centaine de pas de la mer. Après m'ètre repofé pendant une heure , jëffayai de me lever pour conrinuer de marcher : cette entreprife étoit au-deffus de mes forces. C'en eft fair, dis-je a ma compagne, je ne puis aller plus loin; ce lieu-ci fera le rerme de mon voyage , de mes infortunés & de ma.vie : profitez des forces qui vóus reftent encote, pour tacher de gagner un lieu habité : emportez avec vous nos provifions ; ne les confommez pas inutilement a m attendre ici : je vois que le ciel ne veut pas que jën forte; il m'en avertit par mon cpuifement : le courage & la fanté qu'il vous a confervés , montrent qu'il a d'autres vues fur 'vous : jouifTèz de fes bienfaits, & penfez quelquefois a un infottuné qui a partagé fi longtems vos malheurs, qui vous a foulagée autant qu'il a pu, &qui ne vous eüt jamais abandonnée, s'il lui avoit été permis de vous fuivre, & s'il avoit le pouvoir de vous être encore urile : cédons a la néceflité cruelle qui nous inipofe de r{\ dures loix : partez , rlchez de vivre ; 8c lorfque vous aurez oublié, dans 1'abondance , la . diferre que nous éprouvons, dites quelquefois : J'ai perdu un ami dans les défens de l'Ameriquc.  5 5° Naufrage et Aventures Vous vous retrouverez fans douce un jour avec des Européens ; les occafions des vaifTeaux qui retournenr dans ma patrie , ne vous manquercnr pas : profitez-en pour me rendre un fervice , 1'unique que je puhfe fouhaiter, & que j'atrends de vorre amitié : écrivez a mes parens le fort de 1'infortuné Viaud ; apprenez - leur qu'il nëft plus, & qu'ils peuvent fe partager les rriftes débris de fa fortune, les employer comme ils le jjugeront a propos , fans craindre que je reparoiffe jamais pour les réclamer : dites-leur de me plaindre & de prier pour moi. Madame Lacourure ne me répondit que par des larmes 5 fa fenfibilité me toucha : c'eft nne confolation pour les malheureux de voir qu'ils excirenr la compaflion ; elle me prenoir les mains , les ferröit avec tendrefle : je renrai encore de la difpofer a notre féparation; je lui prouvai en vain qu'elle étoit néceffaire. Non, mon ami, me dic-elle, non, je ne vous quitterai pas; je vous rendrai, felon mon pouvoir, les foins que je vous dois , & que j'ai recus de vous fi long-rems: prenez courage, vos forces peuvent revenir : fi mon efpérance eft rrompée , je ferai toujours a rems de mëxpofer feule dans ce vafte déferr, oü je ne ferois accompagnée que par mes craintes, oü je croirois a chaque inftant que le ciel enverroit conti e moi des bêtes féroces,  de M. Pierre Viaud. 351 pour me déchirer Sc me punir de vous avoir laiffé dans un moment oü je pouvois vous être utile. A 1'égard de nos provifions, nous tdcherons de les ménager : j'irai en chercher de traïches fur le bord de la mer; peur-être en trouverai je; elles vous feronr plus falutaires. Je vais commencer dès-a-préfent a vous fervir; mais pour vous garantir des infeéles dont vous avez peine a vous défendre, prenez-ceci. En me difant ces mots, elle détachoit un de fes jupons; elle n'en avoit que deux : a 1'aide de mon couteau, elle le partagea en deux pièces, dont elle mit 1'une fur mes jambes, Sc 1'autre fur mes bras Sc fur mon vifage : ce fut un grand foulagemenr pour moi: ils me garanrirent en effet des piqüres que je craignois. Ma compagne fit enfuite du feu, Sc alla vers la mer, d'oü elle revint avec une tortue. J'imaginai que le fang de cet animal pourroit me foulager, en m'en fervant a frotter mes bleffures. Je l'effayai, Sc je coufeiliai a. madame Lacourure de faire comme moi : elle m'imira volontiers, car elle avoit la tête, le cou Sc les bras couverts des morfures des mar'.ngouins. Nous nous repofames enfuite; mais ma foibleffe ne paffa point : je me fentois fi mal, que je ne doutois pas que ma mort ne füt très-prochaine. fcJne grolfe poule d'Inde que nous appercümes  } M". Wright étoit la politefle & la complaifan.ee mème. 11 confentic encore a me donner cette fatisfaction. 11 commanda a tour fbn monde de débarquer & de me porrer auptès du morr. Nous nous y rendimes tous. Madame Lacouture voulut aufli être préfente a ce pieux office. Mon fils infortuné, s'écria-r-elle en foupirant , a fuivi fon père au tombeau ; fa mere lui furvit : le fecours qui m'arrive commence a m'ètre moins cher, puifque je ne puis le parrager avec lui. Nous arrivames auprès de ce malheureux jeune homme : il étoit couché fur le ventre, le vifage contre terre: fon corps étoit d'un rouge halé; il fentoit déja mauvais, ce qui nous fit préfumer qu'il étoit mort depuis quelques jours. 11 avoit des vers autour de fes jarrerières : c'éroit un fpectacle hideux & dégoutant dont mon cceur étoit pénétré. Je me mis en prières pendant que les foldats creufoient fa fofle : dès qu'elle fut faite , ils vinrent le prendre pour Py jeter. Quelle fut leur furprife, quelle fur la mienne & celle de fa mère, lorfque nous appereümes que fon cceur barroit encore! au moment oü 1'un des foldats s'avangoitpour le prendre par la jambe, nous Ia lui vimes retirer. Dans 1'inftant nous nous emprefsames de lui donner tous les fecouts qui étoient en notre pouvoir. On lui fit avaler un peu de raffia avec  J64 Naufrage et Aventures de lëau : on fe fervit du même mélange pour laver les plaies qu'il avoit fur les genoux, &c d'oü nous tijmes plufieurs vers qui les avoient peut-être faites, & qui fervoient a les enve- nimer. Madame Lacoutute, immobile d'étonnemenr, palfoit tour a tour de la crainte a la joie , voyant fon fils quëlle avoit cru mort, tefpitant encore, & fe défiant de fes yeux ; cela eft-il poflible, s'écrioit-elle , dans une efpèce de délire ? Au nom de Dieu, ne m'en impofez pas ; aflurezmoi de ce qui en eft; craignez de me donner une faufle efpérance, qui rendroit ma douleur plus vive, fi je la voyois trompée. Après avoir dit ces mots, elle couroit a fon fils , lëxaminoit ; nous regardoir enfuite , & cherchoit a. lire fur nos vifages ce que nous penfions de fon état. Un moment après, elle retournoit a lui, le prenoit dans fes bras, cherchoit a Ie réchauffer par fes baifers. Nous fümes cbligés de la forcer a sën éloigner, paree quëlle nous rroubloit dans les foins que nous lui donnions. J'étois incapable d'en offrir beaucoup. Je la priai de s'afleoir auprès de moi, & je lëntretins sde tout ce qui pouvoit la flatter. Elle m'écoucoir avec inquiétude; a chaque inftant fes yeux fe tournoient du coté de fon fils : elle fe  de M. Pierre Viaud. 36^ levoit avec précipitation; j'étois contraint cle ranimer mes forces pour Parrêter. Un moment, lui difois-je , laiffez agir ces généreux Anglois, ne les interrompez poinr; vorre vivacité leur feroir nuifible. Je le vois, me répondit-elle; je vais vous öbéir. .. je demeure. Er un inftant après, elle rentoit de m'échapper. Je lëxhorrois a la parience; je lui renouvelois mes repréfenrarions \ je lui rappelois quëlle m'avoit promis de refter rranquille. Je le fais , je 1'ai promis, je dois 1'êrre; mais, mon cher Viaud, je ne fuis pas maïtrefle de moi: je ferois rafturée , ii je le voyois un inftant , un feul inftant?... Pourquoi me retenez-vous.... Quë vous êtes cruel! Ah! fi vous faviez ce que c'eft d'être mère ! Avez-vous jamais eu' an fils? Et fans attendre ma reponfe , elle me faifoit de nouvelles queftions, me demandoit ce que je penfois de cette aventure, fi jëfpérois que fon enfant put vivre , n'écoutoit point ce que je lui répondois, & continuoit a eflayer de me quirter. Enfin M. Wright vint a nous, & nous dit qu'il avoit repris le fentiment, qu'il ouvroit les yeux , qu'il pleuroir , qu'il regardoir rout ce monde qu'il ne connoiffoit pas, & qu'il demandoit fa mète , qu'il m'appeloit aufli. Nous nous  } fit a nous guérir , a reffufciter le jeune Lacouture , dont le mal étoit, fans contredit, le plus dangereux. II eut beaucoup moins de peine a rétablir fa mère. Je demeurai treize jours dans le fort. Pendant ce tems, j'appris par un chef de fauvages, qui vint apporrer des lertres a M. Sevettenham , de la part de 1'ofiicier Anglois qui commandoit A Paifacole, des nouvelles du perfide Antonio , &  de M. Pierre Viaud. 371' des matelots qui étoient reftés derrière nous dans Pïle oü il nous avoit tous conduits. Ces infortunés , après avoir attehdu vainement le retour de ce fauvage, avoient furpris pendant leur fommeil, fa mère, fa fceur & fon neveu , &c les avoient maffacrés. Ils s'étoient emparés enfuite de leurs armes a feu, de leur poudre , & d'une petite pirogue. Cumme ce batiment ne pouvoit contenir que cinq perfonnes , ils avoient riré au fort quels feroient ceux qui s'embarqueroienr, & ceux qui refteroienr a terre. Trois furent contrahits d'attendre dans ce lieu une meilleure fortune, & virenr avec douleur le départ de leurs compagnons. Deux jours après, Antonio revint pour prendre le refte de nos effets , & les emporter chez lui. II vengea fur eux la mort de fes parens, & les tua les uns après les autres a coups de fufil. De retour dans fon village , il fe vanta de cette expédition. Cëft par ce moyen que le chef des fauvages en fut inftruit , & qu'il me Papprit. Je n'ai jamais pu favoir ce qu'étoient devenus les cinq qui s'étoient embarqués dans la pirogue. Tout fert a me perfuader que de feize perfonnes avec lefquelles j'avois entrepris ce funèfte voyage, nous ne fommes réchappés que rrois. "' Après un féjour dënviron treize jours a Sainr- A a ij  372. Naufrage et Aventures Mare des Appalaches, me trouvanr une me'dleare fanté, & n'ayant plus befoin que de la fortifier, je fongeai a quitter ce fort; & comme il sën préfenra une occafion, je réfolus d'en profiter fur le champ , dans la crainte de n'en pas trouver d'autre de long-tems. II y vient très rarement des batimens; on y refte quelquefois des fix mois entiers fans en voir. J'avois été prévënu qu'il devoit partir le 21 un bateau pour SaintAuguftin. Je me déterminai a m'y embarquer. Je penfai que je ferois plus a portée de me prccurer dans cette ville les fecours néceffaires a ma fituation , que dans un pofte aufti recidé que celui de Sainr-Marc, oü je ne pouvois d'ailleurs demeurer plus long-tems , fans diminuer les provifions du commandant, Sc les vivres de la garnifon. Madame Lacouture m'auroit fuivi bien volontiers, mais fon fils n'étoit pas encore en état de faire le voyage, Sc elle ne voulut pas 1'y expofer. Comme elle étoit de Ia Louifiane , oü fes parens étoient établis, elle préféra de s'y rendre. On 1'avoir affurée quëlle en trouveroit 1'occafiou a la fin du mois fuivant, Sc que fon fils pourroit alors faire ce voyage fans péril. Nous nous féparames avec regret. L'habitude dërrer Sc de fouffrir enfemble, nous avoit unis d'une amitié ten-  ee M. PigRRE Viaud. 373 dre : 1'inforrune en avoit formé les liens : les fecours que nous nous étions prétés réciproquemenr les avoient refterrés. tfolés pendant longtems au milieu des vaftes déferts de ïAménque, nous n'avions trouvé de foulagemens , dëncouragemens, de confolarions que dans nous-mêmes. Le plus grand malheur que nous redourions , étoit d'être féparés. La folitude eut alors paru affreufe au furvivant. Le befoin & 1'mnmné nous attachoient 1'un a 1'autre. Le tems .étoit enfin venu bu il falloit nous quitter : la raifon, les circonftances qui avoient changé, nous en faifoient un devoir; nous le remplimes en gémiffant: mais nous étions accoutumés a céder a la néceflité; elle nous entrainoit dans des climats différens. Ce qui nous confoloit, cëft que nos malheurs étoient finis, & que nous n'avions aucun fujet d'inquiétude fur le fort 1'un de 1'autre. Nos adieux furent touchans j nous ne pbmes nous empêcher de vetfer des larmes : nous nous promimes de ne point nous oublier. Son fils, qui dans ce moment étoit dans Ion lit , fe joignit a nous: il fe leva, & fe metrant a genoux, il cria : Mon Dieu , confervez celui qui m'a rendu ma mère , qui m'a rappelé moi-même a la vie. récompenfezde de ces deux bienfaits , & daignez m'acquitter envers lui. Aaiij  374 Naufrage et Aventures Cette effufion d'un cceur honnêre & fenfible m'attendnt encore davantage, je lëmbraflai avec tranfport, en lui difant que jërois trop payé p,r les fentimens, qu'il ne me devoit rien ; que fi J avois eule bonheur d'être utile d fa mère, fes fecours ne m'avoient pas moins fervi; qu'd fcm egard , j'avois fait mon de voir, & qn'en contribuant d le tirer de 1'ile, je ne me flattois point d avoir expié la barbarie que j'avois eue de Tv abandonner. Toures les fois que je fongeois d 1'état oü je lavois rrouvé, j'avois horreur de moi-même f ,e me fëIicito" de 1'idée que j'avois eue de le faire chercher d terre, & enfuite de 1'inhumer. Je fremiffois, en penfant qu'il ne feroit plus, fi lorfque le foMat étoit venu nous dire qu'il étoit mort, nous avions continué notre route. Je quirtai enfin madame Lacouture , & j'allai faire mes remerciemens dM. Sevettenham Sc d M. Wrighr. Ils ne voulurent point m'entendre pariet de reconnohTance ; ils m'embrafsèrent dune manière qui 1'augrnenta. Ils maccompagnerent au batiment, oü je vis qu'ils avoient deja fait tranfporter routes les provifions dont j avois befoin pour mon voyage : rous deux me recommandèrent au capitaine, de la manière Ia plus prefiante, Sc fe firenr prometrre qu'il auroit  CE M. Pierre Viaud. 375 les plus grands égards peur moi, & qtf» *a' «** droit rous les fervices qui dépendroiem de lui; ils fe chargèrenr mème de ma reconnoidance ; m m'embrafsèrenr de nouveau. M. Sevettenham Më remit enfuite un paquet pour le gouverneur deS.bt-Augu«in,&il me donna un cerr.ficat de la fituation dans laquelle M. W«ght nous avoit trouvés , madame Lacouture & moi, &. enfuirefon fils (i). Ces deux officier» s eloi-nèrent enfin, & me laifsèrent penetre dada* ration & de reconnoitfance pour leurs pro- cédés. , , v Mon voyage de Saint-Marc des Appakches a Saint-Auguftin, dura vingt-qüatre jours, Je n entrerai pas" dans des détails; je me contenterai de vous dire que la première chofe que fit le patron du bateau, fut d'oublier les recommandations de M Sevettenham. 11 eut pour moi des manieres extrèmement brutales , auxquelles je navois pas ■lieu de m'artendre, & dont je n'ai jamais conna le motif. Elles me rendirent la traverfée fort défaaréable, & me firent trouver le chemin bien (!) On trouvera la traduclion de ce certificat a la fin de cette relation. Je favbis demandé k mon arrlvée a SamCMarc, M. Sevettenham lavoir préparé, & il me le donua a moft départ. m Aaiv.  37g ■ Naufrage et Aventures long. Jëus aufli le malheur de manquer dëau , & le capiraine eut la dureté de m'en refuler. Cette privation d'une liqueur fi néceflaire a un convalefcent, faillit a m'occafionner une rechüte très-dangereufe; & j'aurois fait fans doute, une maladie confidérable, fi nous n'avions pas été fut h Rn de notre route. J'arrivai le 13 Juin d Sainr-Auguftin. Le bateau moudla a la barre. Le canot du pilote me débatqua fur le rivage, oü un caporal vint me prendre. II me conduifit chez iM. Grant, qui commando-! dans ce lieu, & d qui je remis le paquet de M. Sevettenham- Si j'avois eu lieu de me louer de cet officier, je n'éprouvai pas moins de bontés de la part de M. Granr. II ne voulut point me laifler fortir du gouvernement : il y fit arranger une chambre & un bon lir pour moi. Son chirurgien vinr me vifirer par fon ordre. j'avois quelques idcères a la gorge, occafionnés par le manque dëau : une partie de mon corps avoit recommencé a enfler. Les foins qu'on prit de moi, firent enfin difparoitre tous ces fymptómes. Le 7 Juillet, je me trouvai en état de fortir & de me promener par la ville. Cëft d la générofité d« M. Grant que je dois la confervation de Ia vie, que M. Wright & M. Severtenham m'avoient' rendue. Je ne puis penfer, fans attendriffement  de M. Pierre Viaud. 377 aux bontés que les uns & les autres ont eues pour moi, & qu'un étranger inconnu n'avoit guères droir d'attendre : mais j'étois malheureux, Sc c'en étoit aflez pour exciter leur fenfibilité bienfaifante. Je demeurai chez M. Grant jufqu'au s i Juillet," que je partis pour la nouvelle Yorck. Je n'oublierai jamais la manière donr le généreux gouverneur couronna fes bienfairs. II eur la complaifance de faire venir le capiraine du bateau , auquel il me recommanda : il lui donna trentefepr fchellings pour mon paflage ; Sc après avoir choifi lui-même les provifions qu'il me falloit pour mon voyage , il les fic embarquer avec quelques rafraichifTemens parriculiers , Sc pourvut ainfi au commode Sc au néceflaire. 11 fit porrer aufli une pecire malle remplie de linge & d'habits pour mon ufage, dont j'avois aufli grand befoin. Lorfque j'allai lui témoigner ma reconnoiflance Sc lui dire adieu: ne parions poinr de cela, me répondit-il; vous avez fouffert : j'ai fait ce que je voudrois qu'on fïr pour moi, fi je me trouvois jamais a votre place. Mais ce n'eft pas aflez, ajouta-t-il, vous ne devez pas être en argenr, Sc cependanr il en faur un peu. Vous trouverez de 1'emploi a la nouvelle Yorck, je penfe que vous ne vous attendez pas a en avoir en arrivant;  37s Naufrage et Aventures quelques jours peuvenc s'écouler 5 pendant ce tems vous aurez des befoins: dix guinées peuvent vous êrre utiles; jëfpère qu'il ne vous en faudra pas davantage : les voila. M. Grant me les mit alors dans la main. La manière dont èllès mëtoient offertes, la bonté -avec laquelle ón me prévenoir, me pénétièrent, je voulus balbutier un remerciement; ma fenfibi•lité étoit trop vive : un fentiment profond sëxprime toujours'difficilement. M. Grant mëmbraifa : cëft une bagatelle , me dit-il, Sc vous •£tes trop fenfible ; vous m'affligerez fi vous m'en parlez : faites comme moi, oubliez tout cela; je je ne m'en fouviens déja plus. Je fus forcé de me taire ; mais mon" cceur Sc mes yeux fe firent entendre. On vint m'avenir alors qu'on n'artendoit plus que moi pour partir, & je quittai mon bienfaiteur avec le plus vif tegrer. Après quatorze jours de traverfée , fous Ia conduite d'un capitaine plus honnête que Ie premier, Sc qui n'auroit pas eu pour moi moins d'attennon ni moins dëgards, quand même je ne lui aurois pas été recommandé par Ie gouverneur de-. Saint-Auguftin , j'arrivai a la nouvelle Yorck. Nous étions au 3 Aoüt. Je fis cbnnaiffance avec des Francois établis dans cette ville  de M. Pierre Viaud. 3?? êc qui, touchés de mes infortunés, m'offnrent tous leurs fecours. lis me préfentèrent le 7 du même mois a M. Dupeyftte, 1'un des plus riches négocians de cette ville qui moffat généreufeinent de lëmploi ; mais après avoir écouté le récit de mes traverfes inouies; il ne feroit pas prudent a vous, me dit-il, de fonger a vous occuper de quelque tems : un long repos vous eft néceflaire après tout ce que vous avez fouffert; & pour le rendre plus fahitaire , il faut que vous foyiez déiivré de toute inquiétude fur le préfent & fur 1'avenir. Il vous faudra aufli des foins & des remèdes : tout cela me regarde. Dès ce jour vous devenez mon hote; vous trouverez dans ma maifon une bonne chambre, un bon lir, une table abondante & faine. Lorfque je vous verrai tout-a-fait rérabli, je ne vous empêcherai pas de chercher de 1'occupation, & je vous en procurerai moi-même. Ces arrangemens vous conviennenr, ajouta-t-il , en me prenanr la main: & far Ie champ , il donna des ordres pour qu'on préparat mon appartement, & que je ne manquafle de rien. Je ne vous parlerai point de la reconnoilfance que ces procédés m'infpirèrenr. Depuis que j'étois forri de la cbre déferte, oü j'étois expirant, je n'avois trouvé que des ames honnêres, fenfibles  380 Naufrage et Aventures &" généreufes. En eft il beaucoup comme cellesJa ? Quëlles m ont dédommagé de mes malheurs! Cëft a eux que je dois leur connoiffance. Pendant que mes jours sëcouloient rranquilleinenr dans la maifon de M. Dupeyftre, jëcrivis a ma familie que je vivois encore , & que j'avois eprouvé pendanr quatre-vingr- un jours des peines inexprimables. Cëft certe lettre qu'on vous a monrrée, & donr les détails n ont pas fatisfait votre amirié. Je me fërvis de 1'occafion d'un vaiftêau qui partoit pour Londres. Ignorant fi mon féjour feroir bien long a la nouvelle Yorck, je ne demanJai point de réponfe, me refervant de donner une adrefië süre, lorfque je faurois ma véritable deftination. M. Dupeyftre me retint chez lui jufqu'au mois de Février 176-7 > qu'il me propofa de conduire a Nantes le Senau le comte d'Eftaing. Je partis en conféquence le 6 Février, & je fuis arrivé a bon port le 17 du même mois. Mon Senau étoit a i'adrefle de M. Walch, que j'ai trouvé auffi fenfible a mes malheurs que M. Dupeyftre fon correfpondanr. Cëft de Nanres que j'ai encore écrit a ma familie; cëft dans cette ville que j'ai recu fes réponfes & votre lettre. Vous me demandiez le récit déraillé de mes infortunés : je n'ai rien pu refufer a Pamitié;  m M. Pierre Viaud.1 yC\ employé le • loifir que m'ont laifTé mes affaires, a les tracer fur le papier. Je ne doute pas que cette trifte relation ne vous attendriile , & ne vous fafle plaindre le fort de votre ami. Puiffè 1'empreftement avec lequel je me fuis haté de répondre a vos delirs , vous convaincre de plus en plus de Pattachement que je vous ai voué pour la vie, & de 1'importance que j'attache au retour le plus tendre de votre part 1 Fin du Naufrage & des Aventures de M. Pierre Viaud.  3Si Traduction du Cerfificat donné par M. Sevettenham, Commandant du Fort Saint-Mare des AppaJaches, k M. Viaud. JE foujjignéj, Georges Sevettenham 3 lieutenant au fervice de fa majeflé britannique , en fon neuvième régiment d'infanterie, & commandant au fort SaintMare des Appalaches, certifie que fur l'avis d'un fauvage, qui me dit avoir vu un corps mort fur le fable 3 a. environ quarante milles du Fort SaintMarCy ayant de fortes raifons de foupconner que quelque batiment avoitpéri dans ces mers3 craignant que ce n'en fut un que j'attendois depuis plufieurs jours y & dont je ne recevois aucune nouvelle3 j'ai détaché quatre foldats & mon interprete 3 fous la. conduite de M. JTrighty enfeigne dans le même régiment pour vifiter la cóte , & fecourir les infortunés qui pouvoient y avoir fait naufrage. M. Wright a fon retour m'a préfenté le fleur Viaud} Francois y & une femme, qu'il a trouvés  3g? fur une cóte déferie, tous deux dans une fituation déplorable 3 & prefque rn.6u.rans de faim 3 n'ayant que quelques hukres 3 & le refle d'un nègre qu'ils: avoient tuépour conferver leur vie. Lefieur Viaud -é'a dit qu'il étoit capkdine de navire &. officier bleu, au fervice du roi; qu'un fauvage qu'il avoit rencontré3 & qui lui avoit promis de le mener ici3 a Saint-Marc , lui avoit enlevé ce qu'il avoit fauvé dn naufrage, & s'étant enfui pendant la nuit dans fon canot, l'avoit abandonné dans une ile déferte. M. Wright m'a préfenté encore un jeune homme , fils de la dame qui étoit avec lefieur Viaud3 qu'il avoit trouvé fur une ile, dans un état plus trifte y qui vraifemblablement fans fon fecours 3 n'auroit pu vivre plus d'une demi-journée fans nourfiture 3 & qui avoit perdu le mouvement & la connoiffance lorfqu'il l'a rencontré. L'affreufe fituation dans laquelle ils étoient 3 leur foibkffe extréme & ce que j'ai appris depuis par quelques fauvages 3 me prou'ymt que le rapport que m'a fait le fieur Viaud au fujet du fauvage qui l'a volé & abandonné3 eft véritable : en foi de quoi j'ai donné le préfent certificat audit fleur Viaud3 qui dok partir 3 dis  5*4 que faire fe pourra s pour Saint-Augujlin > & paffef de-la. dans quelque Colonie Francoife. Au fort Saint» Hare des Appalaches, le iz Mai 17 66. Signe' Sevettenham,' RELATION  RELATION DU NAUFRAGE DE MADAME GODIN, SUR LA RIVIÈRE DES AMAZONES.   RELATION DU NAUFRAGE DE MADAME GODIN, SUR LA RIVIÈRE DES AMAZONES. Lettre de m. Godin des O don ais a M. de la condamine. "Vo u s me demandez , monfieur, une relation du voyage de man époufe , par le fleuve des Amazones , la même route que j'ai fuivie auprès de vous. Les bruits confus qui vous font parvenus, des dangers auxquels elle sëft vue expofée, & dont elle feule, de huit perfonnes, eft échappée , augmentent votre curiofité. J'avois réfolu de n'en parler jamais, tant le fouvenic Bbij  388 Relation du Naufrage m'en eft douloureux ; mais le thre de votre ancien compagnon de voyage, titre dont je me fais honneur, la part que vous prenez a ce qui me regarde, & les marqués d'amitié que vous me donnez, ne me permettent pas de refufer de vous fatisfaire. Nous débarquames a la Rochelle, le %6 Juin dernier (1773), après foixante-cinq jours de traverfce , ayant appareillé de Cayenne le 11 Avril. A norre arrivée, je m'informai de vous, & j'ap-, pris avec déplaifir que vous n'y étiez plus depuis quatre a cinq mois. Ma femme & moi vous donnames des larmes, que nous avons effuyées avec toure la joie poflible, en reconnoiffant qu'a la Rochelle , on lit moins les journaux littéraires , & les nouvelles des académies, que les gazetres de commerce. Reeevez , monfieur , norre félicitation , ainfi que madame de la Condamine, ï qui nous vous prions de faire agréer nos refpects. Vous vous fouviendrez que la dernière fois que j'eus 1'honneur de vous voit, en 1741, lorfque vous partïtes de Quito, je vous dis que je comptois prendre la même route que vous alliez fuivre , celle du fleuve des Amazones, autant par ledcfir que j'avois deconnoitre cette route, que pour procurer a mon époufe , la voie la plus  ee Madame Godin. 389 commode pour une femme, en lui épargnant un long voyage par terre, dans un pays de montagnes, ou les mules font 1'unique voiture. Vous eütes 1'attention, dans le cours de votre navigation, de donner avis dans les mifllons efpagnoles & portugaifes établies fur fes bords , qu'un de vos camarades devoit vous fuivre; & ds n'en ayoient pas perdu le fouvenir plufieurs années après votre déparr. Mon époufe defiroit beaucoup de venir en France: mais fesgrotfefïes fréquenter ne me permectoient pas de 1'expofer , pendant les premières années, aux fatigues d'un fi long voyage. Sur la fin de 1748 , je recus la nouvelle de la mort de mon pèie ; & voyant qu'il m'étoic indifpenfable de mettre ordre a des affaires de familie, je réfolus de me rendre a. Cayenne feul, en defcendant le fleuve, & de tour difpofet pour faire prendre commodément la même route a ma femme. Je partis en Mars 1749 , de la province de Quito, laiffant mon époufe groffe. J'arrivai en Avril 1750 a Cayenne. J'écrivis auffi-tbt a M. Rouillé, alors miniftre de la marine, & le priai de m'obrenir des paflepórts & des recqmmandations de la cour de Porrugd , pour remonter 1'Amazone , aller cbercher ma familie , & 1'amener par la même route*. Un autre que vous, monfieur, feroit furpris que j'aie entrepris B blij  3?o Relation du Naufrage fi leftement un voyage de quinze eens lièués, uniquemenc pour en préparer un autre; mais vous favez que dans ce paysda !ës voyages exigent moins d'appareil qu'en Europe. Ceüx qiie j'avois fairs depuis douze ans, én recorinoiffant le terrein de la meridienne de Quito, en pofanf des ügnaüx fur les plus hautes montagnes, éh allaiit Si revenant de Carthagèhe , m'avoienr aguerri ; je profitai de cette oceanen pour ehvoyér plufieurs morceaux d'hiftoire naturelle au jardin du cabinet du roi; eritr'autres la graine de Salfe-Pareille , la Butua dans fes cinq efpèces, & une grammaire imprimée a Lima, de la langüe des Incas, dont je faifois préfenr aM.de BufFon , de qui je n'ai recu aucune réponfe. Par celle dont M. Rouillé m'honora, j'appris que fa majefté trou voit bon què MM. les gouverneurs & interidans dé Cayennè mê donnaffent des rëcommandatioris pöttr le gouverneur du Para. Je vous écrivis alors, monfi.nir, & vous eütes la bonté de follicitèr mes p'aïfepörts. Vous mënvoyates aufli Une lettre dè rèêommandation de M. le commandeur de la Cefda, miiiiftrê de Portugal en France, pour le gouverneur du Para, & une lettre de M. I'abbé dé la Ville'i qui vous marquoie qv.e mes patfeJ>öfts étoient expédiés i Lisbonhê, & envdyés supata. Jen dèmandai des nouveliês au gcuver-  be Madame Godin. 3 9'- fer dé cette place , qui me répondit n'en avoit aucune connodTance. Je répétai mes lettres £ H. Rouillé , qui ne fe trouva plus dans le mihiftcré. Depuis ce tems, j'ai follicité quatre , c inq & fix fois chaquë année, pour avoir les pafieporrs, & roujours infructueufement. Plufieurs de mes lettres ont été perdues ou intèrceptées pendant la guerre. Je n'en puis doureï, puifque vous avez ceiïé de recevoir les mieimes, quoique j'aye continué de vous écrire. Enfin, ayant oui dire qül M. le corhte d'Hérouville avoit la confiance de M. le duc de Choifeul, je m'avifai en 17^ , cVécrire au premier fans avoir Phonneur den Êtrè connu. Je lui marquois én peu de mots qui j'étois, & le fuppliois d'intercéder pour moi auprès d* M. de Choifeul, au fujer des pafTeports. Je ne puis attribuer qu'aux bontés de ce feigneur, le fuccès de ma démarche : puifque le dixièmé mois, k compter de la date de ma lettre a M. le comre d'Hérouville, je vis arriver a Cayenne une galiote poritée , armée au Para, par orciic dit roi de Portugal, avec un équipage de trente ra'meur-s, 6c commandée par un capitaine de la garmfon de Para, chargé de m'y conduire, & du Para , cn remontant lé fleuve , juiqüau premier établiffement efpagnol, pour y attendre mon retour s 5r me ramener a Cayemie avec ma familie : le* Bbiv  ■ J91 Relation du Naufrage touc aux frais de fa majefté irès-fidèle; générofité vraimenr royale & peu commune, même parmi les fouverains. Nous parcïmes de Cayenne les derniers jours de Novembre 1765 , pour aller prendre mes eifets a Oyapok (1), ou je réfidois. Je rombai malade, 8c même alfez dangereufemenr. M. de Rebello, chevalier de 1'ordre de Chrift, 8c commandant de la gaüote, eut la complaifance de m'attendre fix femaines. Voyant que je n'étois pasen état de m'embarquer, 8c craignant d'abufer de la patience de cet officier, je le priai de fe mettre en chemin , en me permettant dëmbarquer quelqu'un que je chargerois de mes lerrres, • 8c de tenir ma place pour foigner ma familie au rerour. Je jerai les yeux fur Triftan d'Orcafval x que je connoiflbis depuis long-rems, & que je crus propre a remplir mes vues. Le paquet dont je le chargeo:s, contenoit des ordres du père générai des Jéfuites, au provincial de Quito & au fupérieur des miffions de Maïnas, de faire fourni les canots 8c équipages nécelfaires pour le voyage de mon époufe. La commifiion dont je chargeois Trilhn , étoit uniquement de porter ces lettres au fupcrieur réfident a la Laguna, ( 1) Fort fur la rivière du même nom, a trente lieues au &d de la ville de Cayenne^  de Madame Godin. 3 9? chef-lieu des miflions efpagnoles de NLiV.as, que je priois de faire tenir mes lettres a Riobamba , afin que mon époufe fut avertie de i'armement fait par ordre du roi de Portugal, a la recommandation du roi de France , pour la conduire a Cayenne. Triftan n'avoit d'autre chofe a faire , finon d'artendre a la Laguna la réponfe de Riobamba. 11 partit du pofte d'Oyapok, fur !e batiment portugais, le 24 Janvier 1766. llamva a Lorèto, premier établiflement efpagnol, d?ns. le haur du fleuve , au mois de Juiller ou d'A.-ut de la même année. Lorèto eft une miflion rsouvellemenr fondée au-deflous de celle de Pévas, & qui ne Pétoit pas encore lorfque vous defcc-ndites la rivière en 1743 , ni même lorfque je fuivis la même route en 1749 , non plus que la miflion de Tavatinga, que les Portugais ont auÉg depuis fondée au-de flus de Sanpabio, qui étpit leur dernier érabliflemenr en remontanr. Pour mieux entendre ceci, il feroit bon d'avoir fous les yeux la carte que vous avez levée du cours de 1'Amazone , ou celle de la province de Qukp , inférée dans votre journal hiftorique du voyage a 1'équateur. L'oflicier Portugais, M. de Rebello , après avoir débarqué Triftan a Lorèto, revint X Tavaringa, fuivanr les ordres qu'il avoit recus d'y attendre 1'arrivée de madame Godin; Sc Trifv  f$4 Relation du Naufrage tan , au lieu de fe rendre a la Laguna, chef lieu des miftions efpagnoles, & d'y remettre més Ietrres au fupérieur , ayant rencontré a Lorèto uri ïiiilLonnairë Jéfuite, ÉCpagnot, nommé le perë Xefqueri, qui rétoürnolt k Quito , Jui remit le paquet de lettres par une bévue impardonnable , Sc qui a route 1'apparence de la mauvaife volonté. Le paquer éroit adreffé k la Laguna, a quelques' journées dé diftance du lieu oü fe trouvoit Triftan : il lënvoye a pres de cinq eens lieues plus loin, au-dëla de la Cordilliere (i) , & il refte dans les mifllons porrugaifes k faire le commerce. Remarquëz qu'oatre divers eftets dont je 1'avois chargé pour m'en proeürer le débir , je lui avois remis plus qué fuffifamment de quoi fubvenir' aux dépenfes du voyage dans les miflïons d'Efpagne. Malgré fa mauvaife manceuvre, un bruit vague fe répandit dans la provincë de Quito , &c parvint jufqu'a madame Godin, qu'il étoit venu non-feulement des lettres pour elle, qui avoient été remifes k un père Jéfuite, mais qu'il étoit arrivé , dans les miffions les plus hautes de Portugal , une barque armée par ordre de fa majefté (i ) La chame de hautes montagnes, connues fous k nom de Cordilliere des Andes , qui traverfe toute 1'Amtzïque méridionale du nord au fu'd.  de Madame Gobïv. porttigaife, pour la rranfporrer a Cayenne. Son frère, rëligiéux de Saint-Au'guflin, cónjointement avec le père Férol , provihcial de 1'ordre dé Saint Dahiiidque, fifërit dê grandes ïnurances au provincial des Jéfuites pour rêcóuvfer ces lettres. Le Jéfuite comparut , ét SS les avoir remifes 3 un autre ; celui-ci fe difêrflpa de la hiêihè manière, fur ce qü'il èh' avoit chargé un troifièthë ; rliais quelques diligences qu'on pSt faire , lè paquët n'a jamais paru. je vous faifle a penfer 1'inquiétude ou fe tröiiva ma femme, fans favoir le parii quëlle avoit a prëhdrè. On parföit diverfement dans le pip dé cet arfiïêménr; les uns y ajoutoient fóij les autres doutoiêrit ce fa réalité. Se détetminer è. faire ürië fi longue route, arranger ë'n conféquence fel affaires domëftiquès , vendre les meubles d'uilë maifo'n, fans aücuhê certitude, c'étoit mettre tout au hafard. Enfin . pour favoir ï quoi sën tëhir, madame Godin réfolut dënvoyer aux miffions un nègre d'unè fidélité éprouvée. Le nègre parr avec quelques Indiens de compagnie : & après avoir fait une partie du chemin , il CU arreté & obfigê dè revenir chèz fa maitreffe, qui lëxpédia une fecó'naê fois avëc de nouveaux otdires Sc de plus grandes précaurions. Le nègre' retourne , furmonre lés öbfraclës, arrivé a Lorèto, voit Triftan-, & liiï  j96* Relation du Naufragb parle; il revient avec la nouvelle que 1'armemenr du roi de Portugal étoit certain, 8c que Triftan étoit a Lorèto. Madame Godin fe détermina pour lors a fe mettre en chemin ; elle vendit ce quëlle put de fes meubles , laifla le refte , ainfi que-fa maifon de Riobamba, le jardin & les terres de Guaslen, un autre bien entreGalté & Maguazo, a fon beau-frère. On peur juger du long rems qui sëcoula depuis le mois de Seprembre 1766, que les lerrres furenr remifes au Jéfuite, par le rems quëxigèrent le voyage de ce père k Quito , les recherches pour rerrouver le paquet paffe de main en main, Péclaircilfement des bruits répandus dans la province de Quito, & parvenus k madame Godin k Riobamba, fes incenirudes, les deux voyages de fon nègre a. Lorèro, fon retour a Riobamba , la vente des effets d'une maifon, & les prépararifs d'un fi long voyage ; aufti ne put-elle partir de Riobamba, quaraute lieues-au fud de Quito , que le premier Ociobre 1769. Le bruit de 1'armement portugais s'étoit entendu jufqu'a Guayaquit 8c fur les bords de la mer du Sud, puifque le fieur R....., fpi-difaut médecin Francois, qui revenoir du Haut-Pérou , 8c alloir k Panama ou Porro-Bello, chercher uw embarquemenr pour pafier k Saint -Domingue  de Madamb Godin; '5'97 ©üala Martinique, ou du moins a la Havane, & de-la en Europe, ayant fait échelle dans le Golfe de Guyaquit, a la pointe Sainte-Helène, apprit qu'une dame de Riobamba fe difpofoit a partir pour le fleuve des Amazones , & s'y embarquer fur un barimenr armé par ordre dii roi de Portugal, pour la conduire a Cayenne. 11 changea aufii-tot de route, monta la rivière de Guyaquit , & vint a Riobamba demander a madame Godin quëlle voulut bien lui accorder paflage , lui promettant qu'il veilleroir fur fa fanré; & auroit pour elle roures forres d'attentions. Elle lui répondit d'abord quëlle ne pouvoit pas difpofer du batiment qui étoit venu la chercher. Le fleur R.... eut recours aux deux frères de madame Godin, qui firent tanr d'inftances a leur fceur, en lui repréfenranr qu'un médecin pouvoit lui être utile dans une fi longue route , quëlle confentit a 1'admettre dans fa compagnie. Ses deux frères, qui parroient aufli pour PEurope, ne balancèrent pas a fuivre leur fceur, pour fe rendre plus promptement, 1'un a Pv.ome eii les affaires de fon ordre 1'appeloienr, 1'autre en Efpagne , pour fes affaires particulières. Celui-ci amenoit un fils de neuf a dix ans, qu'il vouloit faire élever en France. M. de Grandmaifon , mon beau-père , avoit déja pris les  Relaïio^ pu Mautra^e devants, pour tout difpofer fur la route 4e fille, jufqu'au lieu de 1'embarquement au-dela de la grande Cordelfère. II fe trouva d'abord des difiicultcs de la pare du préildent & capirainegénéral de la province de Qujto. Vous favez , monfieur, que la yoie de 1'Amazone eft défendue par le roi d'Efpagne; mais les difficultés furent bientót levces. J'avois apporté a mon retour de Carthagène , pu j'avois été envoyp en 174,0, pour les affaires de notre compagnie , un paffeport du vice-roi de Santa-F.é , don Sébaftien de Efclava, qui nous laiffoit la liberté de prendre la route qui npiis paroïrroit la plus cqnyenable ; auili le gouverneur Efpagnol de la province de Maïnas &f d'Qmagnas , préyc-nu de 1'arriyée de men cpoufe, ent la politeffe d'envoyer a fa- rencontre un canot avec des rafraichiffemens , comme fruits, Jaitage, &c. qui 1'atteignjt a peu de diftance de Ja peuplade d'Omagnas; mais quëlles rraverfes, quëlles horreurs devoient précéder eer hfureux moment! Elle partit de Riobamba, lieu de fa réfidence, avec fon efcorte, le premier O&obre 17^9; ils arriveren r a Canélos, lieu de 1'embarquement, fur la petite rivière de Bobonafa, qui tombe dans celle de Paftafa <§c celle-ci dans 1'Amazone. M. de Grandmaifon qui les précéda d'enyiron un mois, avoit rrouyé Je  ce Madame Godin» \\ -395? village de Canélos peuplé de fes habitans, Sc s'étoit anffi-töt embarqué pour continuer fa route , Sc préyenir des équipages a 1'arnvée de fa fille dans tous les lieux de fon paffage. Comme il la favoir bien accompagnée de fes frères, d'un médecin, de fon nègre & de trois domeftiques, mulatrefles ou Indiennes, il avoit continué fa route jufqu'aux miflions porrugaifes. Dans eer intervalle, une épidémie de petite vérole , maladie que les Eurcpéens onr portee en Amériqr.e, Sc plus funelle aux Indiens, que la pefte , qu'ils ne connoiflent pas , ne iëft au levant, avoit fair défetter tous les habitans du village de Canélos, qui avoient vu mourir ceux que ce mal ayeiE attaqués les premiers \ les autres s'étoient difperfés au loin dans les bois, cü chacun dëux ayoic fon abattis ; cëft leur maifon de campagne. Ma femme étoit partje avec une efcorte de trenre-un Indiens, pour la porrer elle Sc fon bagage. Vous fayez que le chemin , le même qu'avoit pris don Pedro Maldonado, aufli parti de Riobamba pour fe rendre a la Laguna, ou vous vous étiez donné rendez-vous, que ce chemin, dis-je , nëft pas praricabte , même pour des muiets ; que les hommes en état de marcher le font a pied, Sc que les autres fe font porter. Les Indiens que madame Godin avoit amenés , & qui étoient  4*<"> Relation du Naufrage payés cl avancé , fuivant la mauvaife coutume dei pays a laquelle la méfiance quelquefois bien fondée dc ces malheureux , a donné lieu, a peine arrivés a Canélos, retournent fur leurs pas, foit par la crainte du mauvais air , foit de peur qu'on ne les obligeat de s'embarquer, eux qui n'avoienr jamais vu un canor que de loin. II rte faut pas même chercher de fi bonnes raifons pour leur déferrion; vous favez, monfieur, combien de fois ils nous onr abandonnés fur nos monragnes, fans le moindre prétexte, pendant le couts de nos opérations. Quel parti pouvoit prendre ma femme en cette circonftance ? Quand iï lui eüt été poflible de rebroufler chemin, le defir d'aller joindre cette barque difpofée pour la recevoir par ordre de deux foüverains, celui de revoir un époux après vingt ans d'abfence, lui firent braver tous les obftacles dans lëxtrémiré oü elle fe voyoit réduite. II ne reftoit plus dans le village que deux Indiens échappés a la contagion; ils étoient fans canot. Ils promirent'de lui en faire un, & de la conduire a la miflion d'Andoas, environ douze journées plus bas, en defcendant la rivière de Bobonafa, diftance qu'on peut eftimer de cent quarante a cent cinquante lieuês. Elle les paya d'avance : le canot achevé , ils partent tous dé Canélos •,  de Madame Godin. 401 Canélos; i!s naviguent deux jours • on s'arrêre pour paffer Ia nuir. Le lendemain matin , les deux Indiens avoient difparu; la rroupe infor-" tunée fe rembarque fans guide, & la première journée fe paffe fans accident. Le lendemain, fur le midi, ils rencoiitrent un canot arrêté dans un perit pott voifin d'un catbet (i). lis trouvenc un Indien convaëfcent , qui confenrir d'aller avec eux, & de temt le gouvernail. Le troifième jour, voulanr ramafler le chapeau du fieur R..., qui étoit tombé a lëau, Flndien y tombe luimême; il n'a pas la force de gagner le bord, & fe noye. Voila le canor dénué de gouvernail, & conduit par des gens qui ignoroient la moindre manceuvre : auffi fut-il bientbt inondé; ce qui les obligea de mettre a terre , &c d'y faire un carber. Us n'éroient plus qu'a cinq on fix jour- nées d'Andoas. Le fieur R s'offrit a y aller , & partir avec un autre Francois de fa compagnie, & le fidéle nègre de madame Godin, quëlle leur donna pour les aider. Le fieur R eut grand foin dëmporter fes effets. J'ai reproché depuis a ( i) C'eft le nom que 1'on donne, dans nos colonies des iles & en Canada, aux feulllées qui fervent d'habitations aux,fauvages, & d'abri aux voyageurs. Les Efpaguols kur donnenr le nom de Ranche. Cc  40i Reï-Ation du Naufrgs mon époufe de n'avoir pas envoyé aufli un de fes frères avec le fieur R.-.. chercher du fecours a Andoas; elle m'a répondu que ni 1'un ni 1'autre n'avoient voulu fe rembarquer dans le canor , après 1'accident qui leur étoit arrivé. Le fieur R.... avoit promis, en partant, a madame Godin Sc a fes frères, que , fous quinze jours , ils recevroient un canor Sc des Indiens. Au lieu de quinze , ils en attendirent vingt-cinq; & ayant perdu 1'efpérance a cet égard , ils firent un radeau fur lequel ils fe mirent avec quelques vivres Sc effers. Ce radeau , mal conduit aufli, heurta conrre une branche fubmergée , Sc tourna. Effets perdus , Sc tout le monde a lëau. Perfonne ne périt, graces au peu de largeur de la rivière en cet endroir. Madame Godin , après avoir plongé deux fois, fur fauvée par fes frères. Réduits a une fituarion „encore plus rrifte que la première , ils réfolurent rous de fuivre a pied le bord de la rivière. Quelle entteprife! Vous favez, monfieur, que les bords de ces rivières font garnis d'un bois fourré d'herbes, de lianes & d'arbuftes, oü 1'on ne peut fe faire jour que la ferpe a la main , en perdant beaucoup de tems. Ils retoumenr a leur carbet, prennent les vivres qu'ils y avoient laifles, Sc fe mettent en roure a pied. Ils s'apper^oivent, eu fuivant le bord de la rivière, que  m Madame Godin. 403 fes finuofités alongent beaucoup leur chemin : ils emrent dans le bois pour les éviter, & , peu de jours après» ils s'y perdenr. Farigués de tant de marches dans lapretè d'un bois fi incommode pour ceux même qui y fonr faits, bleffés aux pieds par les ronces Sc les épines , leurs vivres finis, preffés par la foif, ils n'avoient d'autres reflburces que quelques graines, fruits fauvages , Sc choux palmiftes. Enfin , épuifés par la faim , 1'altération, la laffirude, les forces leur manquent, ils fuccombent. ils s'alfeyenr» Sc ne peuvent plus fe relever. La ils attendent leurs derniers momens : en trois ou quatre jours» ils expirent 1'un après 1'autre, Madame Godin, étendue a cóté de fes frères Sc de ces autres cadavres, refta deux fois vingt - quatre heures étoutdie , égarée , anéantie, Sc cependanr tourmentée d'une foif ardente. Enfin, la proyidence, qui vouloir la conferver, lui donna le courage Sc la force'de fe trainer, Sc d'aller chercher le falut qui lattendoit. Elle fe tröuvoir fans chauffure» demi-nue : deux mantilles Sc une chemife en lambeaux par les ronces , la convroienr a pe;ne. Elle coupa les fouliers de fes frères , Sc s'en attacha les femelles aux pieds. Ce fut a peu prés du 15 au 30 Décembre 1769 , que cette troupe infortimée périt au nombre de fept. Jën juge par des dates, pof- C c ij  ,4°4 Relation du Naufrage térieures, bien conftatées ; & fur ce que la feule victime, échappée a Ia mon, m'a dit que ce fut neuf jours après avoir quitté Ie lieu oü elle avoit vu fes frères & fes domeftiques rendre les derniers foupirs, quëlle parvint au bord du Bobonafa. 11 eft fort vraifemblable que ce tems lui parur trèsdong. Comment 3 dans eer érat d'épuifemenr& de diferte,une femme délicatemenc élevée, réduire a cette extrémité , put-e!le conferver fa vie, ne füt-ce que quarre jours? Elle m'a afluré quëlle a été feule dans le bois dix jours , dont deux a coté de fes frères, attendant elle-même fon dernier moment, Sc les autres huir, a fe trainer cd & la. Le fouvenir du long Sc affreux fpectacle dont elle avoit été témoin, I'horreur de la folitude & de la nuit dans un défert, la frayeur de la mort toujouts préfente a fes yeux , frayeur que chaque inftant devoit redoubler, firent fur elle une telle impreilion , que fes cheveux blanchirent. Le deuxième jour de fa marche, qui ne pouvoit pas être confidérable, elle trouva de lëau, &, les jours fuivans, quelques fruirs fauvages & quelques eeufs verrs quëlle ne connoiifoit pas, mais que j'ai reconnus, par la defcription quëlle mën a faite, pour des oeufs de perdrix (i). A peine elle pouvoit C i) C'eft du moins lenorn que donnenr les È#agnoIs l  de Madame Godin. 40; avaler , tant l'cefopliage s'étoit rétréci par la pnvarion des alimens. Ceux que le hafard lui faifioit rencontrer , fuffirent pour fubftanter fon fquelerre. Il étoit tems que le fecours qui lui étoit réfervé parüt. Si vous lifiez dans un roman, qu une femme délicate , accoutumée a jouir de routes les commodités de la vie, précipitée dans une rivière, -retirce a demi-noyée , sënfonce dans un bois elle huirnme, fans roure, & y marche plufieurs fëmaines , fe perd , fouffre la faim, ia foif', la farigue, jufqu'a 1'épuifement, voir expirer fes deux frères beaucoup plus robnftes quëlle, un neveu a peine forti de lënfance, trois jeunes femmes, fes domeftiques, un jeune valet du médecin qui avoit pris les devants ; quëlle furvit a cette cataftrophe; quëlle refte feule deux jours & deux nuirs entre ces cadavres, dans des panton? ou abondent les tigres' Sc beaucoup de ferpens très-dangereux (1), fans avoir jamais. ce gibier, affez commun dans le pays chaud de l'Amé* rique. (1) J'ai vu, dans ces quartiers, des Onccs, forte de tigre noir la plus féroce. II y a auffi, en terpens, des efpèces les plus venimeufes, telle que te ferpent a fonnctte , celle que lesEfpagnols nomment Corat, & le fameux Balalao , qu'on nornme a Cayenne Serpent Grage. C c iij  4o£ Relation vu Naufrage rencontré nn feul de ces animaux ; qu'elle fe relève.fe met en chemin, couverte de lambeaux, erranre dans un bois fans route, jufqu'au huitièrrie jour qu'elle fe trouva fur le bord du Bobonifa, vous accuferiez 1'auteur du roman, de nranquer a la vraifemblance ; mais un hiftorien ne doit a fon lecteur que la ftmp'e vérité. Elle eft atteftée par les lettres originales, que j'ai entre les" mains, de plufieurs miftionnaires de ''Amazone , qui ont pris part a ce trifte événement, dont je n'ai eu d'aüleurs que trop de preuves, comme vous le verre? par la fuire de ce récir, Ces malheurs ne feroient point arrivés, fi Triftan n'eiïr pas été un commiuionnaire infidèle. Si, au lieu de sarrêrer a Lorèto, ii avoit porté mes ■ lettres au fupérieur a la Laguna, mon époufe eüt trouvé , comme fon père, le village de Canélos peuplé d'Indiens , &c un canot prêt pour continuer fa route. Ce fut donc le huitou neuvième jour, fuivant le compte de madame Godin, qu'après avoir quitté le lieu de la fcène funefte, elle fe trouva fur les bords du Bobonafa a la pointe du jour; elle entendit du bruit a environ deux eens pas d'elle. Va premier mouvement de frayeur la fit d'abord fe renfoncer dans Ie bois: mais faifant; réflexiou qlie rien ne pouvoit lui arriver de pis.  Bi Madame Godin.' 4q-7 ouefon état aduel, & quellenavoit par coiv Jéquentrienicraiud,e,elle gagna le bord,* vic deux Indiens qui pouflVient un canor a1eaU, II eftdufage,lorfqu'onmerarerre pourfa e ^.d'échonerenroucouenpaine les canors "'évuerlesaccidens. Er en effet, un canor a LPendanrlanuu,c,donrlW-ceffeio , ,-en iroit a la dérive 5 Sc que deviendroienr ceux Lercurent de leur cbté madame Godin & inrentaelle. Elle les conjura de la conduire * Andoa, Ces Indiens, retirés depuis long-rems de Canélos avec leurs femmes pour la contagion dekpetire vérole, venoieur d'un abattis qu i s avoienr au loin, Sc defcendoienr a Andoas. LU recurenr mon époufe avec des remoignage. d'affeftion, lafoignèrenr 5c la conduifitent a ce village. Elle auroir pu s'arrêter quelques jours, pour ferePofer,& 1'on peur juger quelle en avoir grand befoin -, mais indignée nu procédé du miffionnaire k la merci duquel elle fe rrouvoit Hvrée, 8c avec lequel, pour cerre raifon meme elle fe vir obligée de diffimuler , elle ne voulut pas prolonger fon féjoura Andoas , & ny eut pas même paffé la nuir, s'il b> eut ere. poffible ■ d'asir aurrement. , , . , . U venoit d'arriver une grande revoluuon dans Cciv  4o8 Rexattcn du Naufragles miffions de 1'Amérique efpagnole , dïpendantes de Lima, de Quito, de Charcas & du Paraguay , dedervies & fondéespar les Jéfuires depuis un & plufieurs fiècles. Un ordre imprévu de la cour de Madrid , les avoir expulfés de tous leurs colléges & de leurs miflions. Ils avoient tous été arrêtés, embarqués & envoyés dans Pétat du pape. Cet événement n'avoit pas caufé plus de trouble que nëür fait le changement d'un vicaire de village. Les Jéfuires avoient été remplacés par des prêtres féculiers. Tel étoit celui qui rempüffoit les fönétions des millionnaires a Andoas, & dont je cherché a. oüolier Ie nom. Madame Godin , dénuée de tout, & ne fachant comment témoigner fj reconnoilfance aux deux Indiens qui lui avoienr fauvé la vie , fe fbuvint quëlle avoit au col, futvant 1'ufage du pays, deux chaines d or du poids dënviron quatre onces- elle en donna une a chaque Indien, qui crut voir les cieux ouverts, mais le miffionnaire, en fa préfence même, sëmpara des deux chaines, & les remplaca, en donnanr aux Indiens trois ou quatre aunes de cette grofië toile de coton fort ckire, que vous favez qui fe fabrique dans le pays, & quou nomaie tucuyo. Ma femme fut fiirritéede certe inhumanité, quëlle demanda a-Pinftant même un canot & un équipage, &  de Madame Godtn. paftic dès le lendemain pour la Laguna. Une lndienne d'Andoas lui fit ün japon de cpton, quëlle envoya payer dès quëlle fut atnvée a Laguna, Sc quëlle conferve précieufement, ainfi que les femelles des fouliers de fes frères, dont elle sëtoit fair des fandales : rrifte monument qui mëft devenu cher ainfi qua elle. Pendant quëlle erroit dans les bois, fon fidéle nègre remontoir la rivière avec les Indiens d Andoas , qu'il amenoit a fon fecours. Le fieur R......, plus occupé de fes affaires perfonnelles, que u Naufrage je fus recu dans tous les établiflemens du Portugal , par les miflionnaires & rous les commandans des forts, avec toute Paffabilité poflible. J'avois fait, en paflanr a San-Pablo, Pacquifition d'un canot, fur lequel j'avois defcendu le fleuve jufqu'au forr de Curupa, d'oü j'écrivis au gouverneur du grand Para, M. Frangois Mendoza Gorjaó, pour lui faire parr de mon arrivée, Sc lui demander la permiffion de pafler de Curupa a Cayenne, oü je comprois me rendre en droiture. II m'honora d'une réponfe fi polie, que je n'héfitai pas de quitter ma roure, 8c a prendre un tres-long détour pour 1'aller remercier, & lui rendre mes devoirs. II me recur a bras ouverrs, me logea, ne permir pas que j'eufle d'autre table que la fienne, me retint huit jours, Sc ne voulut pas me laifler partir avant qu'il ne partit luimème pour Saint-Louis de Maranao, oü il alloit fairé fa.tournee. Après fon départ, je remonrai a Curupa, avec mon canot, efcorté d'un autre plus grand, que m'avoit donné le commandant de ce forr, pour defcendre au Para, qui, comme vous Pavez remarqué, eft fur une grande rivière, qu'on a prife mal-a-propos pour le bras droir de 1'Amazone, avec laquelle la rivière de Para communiqué par un canal naturel, creufé par les rnarées, qu'on nomme Tagipuru. Je trouvai a  de Madame Godin. 41? Curupa une grande pirogue qui m'attendoit, armée par ordre du gouverneur de Para, commandée par un fergenr de la garnifon, & armée de quarorze hommes, pour me conduire a Cayenne, oü je me rendis a Macapa, en córoyanr la rive gauche de 1'Amazone jufqu'a fon embouchure, fans faire, comme vous, le tour de la grande üe de Joannes ou de Marajo. Après un pareil trairemenr, recu fans recommandation exprefle, a quoi ne devois-je pas m'arrendre depuis que S. M. T. S. avoit daigné donner des ordres précis pour expédier un bariment jufqu'a la fronttere de fes états, & deftiné a recevoir ma familie, pour la rranfporrer a Cayenne ? Je reviens a mon récir. Après avoir pris congé de M. de Marrel fur le cap d'Orange, avec roures les démonftrations d'ufage en pareil cas entre les marins, je revins a Oyapok, d'oü je me rendis a Cayenne. 11 ne me manquoir plus que d'avoir un procés que j'ai gagné bien inutilement. Triftan me demandoir le falaire que je lui avois promis de 60 livres par mois. J'offris delui payer dix-huit mois, qui éroient le tems au plus qu'auroir duré fon voyage, s'il eüt exécuté fa commiflion. Un arrêr du confeil fupérieur de Cayenne, du 7 Janvier dernier, l'a condamné a me rendre compre Ddij  4*o Relation dü Naufrage de fept a huit milie francs dëffets que je lui avois remis, déducrion faire de mil quatre-vingt livres que je lui offrois pour dix-huit mois de falaire entre nous convenus : mais ce malheureux, après avoir abufé de ma confiance, après avoir caufé la mort de huit. perfonnes, en comprant 1 Indien noyé, & tous les malheurs de mon époufe; après avoir didipé tout le produit des effets que je lui avois confiés, reftoit infolvable, 8c je n'ai pas cr dèvoir augmenter mes pertes, en le nourriffant en prifon. Je crois, monfieur, avoir fatisfair a ce que vous défiriez. Les détails oü je viens dëntrer m'onr beaucoup coüré, en me rappelanr de dou*louteux feuvenirs, Le procés contre Triftan, & les maladies de ma femme depuis fon arrivée a Cayenne, qui n'étoient que la fuite de ce quëlle avoic fouffert, ne mënt pas permis de lëxpofer, plutot que certe année, a un voyage de long cours par mer. Elle eft actuellemenr avec fon père dans le fein de ma familie, oü ils ont été recus avec tendrefle. M. de Grandmaifon ne fongeoit pas a venir en France; il ne vouloit que vemettre fa fille a bord du batimenr porrugais ; mais, fe voyanr dans un age avancé , fans enfans, pénétré de la plus vive douleur,il ahan» douna tour, 8c sëmbarqua avec elle, chargeant  de Madame Godin. 4** fon autre gendre, le fieur Savala, réfident aufli a Riobamba, des effets qu'il y avoit laiflés. Quelques foins que 1'on fe donne pour égayer mon époufe, elle eft roujours trifte : fes malheurs lui fonr roujours préfens. Que ne ma-t il pas coüré pour tirer d'elle les éclairciflemens donr j'avois befoin, pour les expofer a mes juges dans le cours de mon procés! Je concois même quëlle ma ru, par délicarefle, des dérails donr elle voudroir perdre le fouvenir, Sc qui ne pouvoient que m'affliger. Elle ne vouloit pas même que jê pourfuivifle Triftan , laiffant encore agir fa compaflion, & fuivanr les mouvemens de fa pnié envers un homme fi mal-honnêre Sc fi injufte. FM du doui(ième Volume.  4" T A B L E DES VQYAGES IMAGINAIRES CONTENyS DANS CE VOLUME. •el vertissement de l'Editeur, page i aventurms d'un EsPAGNOL , y Relation du Naufrage d'un Faisseau Hollandois, 7^ Préeace ll} Naufrage et Aventures de M. Pierre Viaud, Capitaine de Navire, 2.2j Relation du Naufrage de Madame Godin, sur la rivière des Amazonesa 387 Fin de la Table.    I    V O Y A G E S IMAGINAIRES, HOMANESQUES, MERVEILLEUX; ALLÉGORIQUES, AMÜSANS, COMIQUES ET CRITIQÜES. SU 1 VIS DES SONGES ET YïSIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CO NT IE NT: Les Aventures d'un EfpagnoL La Relation du Naufrage d'un Vaifleau Hollandois, ■Le Naufrage et les Aventures de M. Ptirre ViauDj Capitaine de Navire. La Relation du Naufrage de Madame G O E i n, fur Ia Rivière des Apa?ones.  V O Y A G E S IMAGINAIRE S, SONGES,VISïONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME DOUZIÈME. Première divifion de Ia première claffe, contenant les Voyages Imaginaires romanefques. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENT E„ M. DCC. LXXXVIL   AVENTURES DUN ESPAGNOL.   ï ^p=g^-—^^^^^^ r—=& AVERTISSEMENT DE L'ÉDIT E U R. Ce volume eft confacré a un chok d'hiftoires qui ne peut manquer d'intéreïTer vivement les ames fenfibles. 11 nous paroïc terminer heureufement notre première clafle des voyages puremenc romanefques. On y trouvera toutes les infortunes que peuc effuyer un malheüreuxvoyageur, & des cableaux fidèles de tour ce que peuvent lui faire éprouver de plus cruel, 1'inconftance de la mer 6c la malice des hommes. On voic dans les Aventures d'un jeune Efpagnol, un capicaine de vahTeau trahi par les fiens, abandonné, avec quelques amis, dans une ïle déferte, oü il éprouve, pendant plufieurs mois, les befoins les A  1 AvERTISSEMENT plus preïïans. Indépendamment des tourmens que lui caufe le dénuement le plus abfolu, il eft: encore obligé de défendre fes jours contre les attaques des bêtes féroces & les pièges des fauvages; Sc ce n'eft: que par une forte de miracle, qu'il parvient a conferver fa vie, & a retourner dans fa patrie. Cette hiftoire intéreftfante eft; tirée d'un ouvrage Efpagnol, intitulé : Mémoires de Don Karaf que de Figueroas, dont nous ne connoiflbns pas 1'auteur. L'ouvrage qui fuit, eft: Ia Relation d'un Naufrage, & des extrémités oü fe font trouvés les malheureux voyageurs. On y parcourera une fuite d'infortunes encore plus cruelles que dans l'ouvrage qui précède. ïl n'eft: pas poffible de tracer un tableau plus terrible de la faim &c des triftes efiers que produit en nous ce befoin jlorfqu'ü eft extreme. Nous renvoyon's  DE L' É D 1 T È U R. 3 nos le&eurs aux détails que contient la relation. Nous donnons enfuite le Naufrage & les Aventufes de M. Viaud. QuelqueS perfonnes feront furprifes de trouver cette relation dans un recueil deftiné a de pures fictions; cependant on doic nous favoir gré de 1'y avoir employee, 8c nous croyons quelle y trouve naturellement fa place. Nous ne penfons nullement a révoquer en doute l'exiitence de M. Viaud, non plus que la réalité des aventures douloureufes dont il nous a tranfmis Ie récit, quoique ces aventures foient accompagnées de circonftances fi extraordinaires, qu'elles fembleroient avoir été imaginées a plaifir. Lebut principal que 1'on fepropofe,efl d'amufer, d'inftruire &. d'iniérejfer. Les A ij  4 A F E R T I S S E M E N T aventures de M. Yiaud ont complettement la dernière qualité : ce ne feroic cependanr pas une raifon pour fortir du genre que nous nous fómmes prefcrit; mais nous n'en fortons point. On a déja vu dans les Aventures de, Robinfon, dans le Solitaire Anglois t Sc dans les Mémoires du Chevalier de Gaftines y de malheureufes victimes de i'jnconftance de la mer, jetées fur des cotes inconnues èc abandonnées de tout fecours humain; mais on a vu que, la néceffité réveillant leur induftrie, ils ont fu, les uns Sc les autres, fe fuffire a eux-mêmes, Sc, fans autres reflources que celles que que leur fournifFoitla nature, ils fe font procuré les chofes néceflaires pour foutenir leur exiftence. A la fuite de ces tableaux il en manquoit un, celui d'un homme abandonné de fes femblables Sc de  DE L'É D I T E V R. 5 la natureelie-même. II falloit qu'il fut jeté dans uneïle non-feulement déferte, mais ftérile, fut un fol fee Sc ingrat, Sc fous le ciel le plus rigoureux. II falloit qu'il s'y trouva tranfporté fans habits, fans ar mes, fans inftrumens1 d'aucune efpèce; c'étoit alors qu'en proie aux tourmens les plus affreux, il pouvoit peindre les nuances qui conduifent au plus grand défefpoir; c'eft ce que préfentent les aventures de M. Viaud, Sc fous ce point de vue, elles étoient néceflaires a notre recueil. La préfaee qui précède cette relation, a été imprimée dans 1'ëdition de 1780; comme elle donne des renfeignemens fur M. Viaud, Sc des atteftations de la réalitë de fes aventures, nous n'avons pas cru devoir la iupprimer. Enfin ce volume eft terminé par une relation de naufrage plus récente Sc non A üj  12 Aventures Cette perflianon n'empêchoit pourtant pas que nous ne fuffions fur nos gardes & que nous n'obfervaflions de prés la démarche des mécon- tens. Une pareille difTention fit bientot changer les affaires de face; je ne goutois plus ce doux repos qui m'avoit paru fi charmant pendant les premiers jours de notre voyage; nos converfations n'avoient plus le mème enjouement, nous étions dans des inquiétudes perpétuelles, d'autant plus facheufes, que nous n'ofions les faire paroitre, de peur que les autres venant a s'en appercevoir, ne nous méprifaflent ouvertemeut & ne fe prévaluffent de notre timidité. Mon gouverneur étoit celui qui montroit le plus de courage; il exhertoit le capitaine k changer de conduite, &c a montrer une févérité extérieure qui fit trembler les mutins. II lui fit comprendre quelesgrands maux demandoient de 1 'émétique, & qu'avec la foldacefque, on gagnoit peu par la douceur; que pour eet effet il devoit faire un exemple, Sc ne pas paflèr la moindre chofe a Nigri; qu'il devoit, au contraire, le punir févèrement, fi on le trouvoit en faute, bien perfuadé que fon exemple rendroit les autres plus fages & les feroit rentree dans leur devoir. Ce confeil étoit certainemenc falutaire, mais il étoit trop tatd pour 1'exécuter; & bientót M. de Courmelles fe repentit d'avoir  O' U « ESPAGNOL. IJ donné la liberté a fon indigne lieutenant, ce fut lui qui nous caufa les calamités que nous ef- fuyames dans la fuice. Nous pafsames de cette manière environ trois femaines , fans voir aucun jour a quelque réconciliation ; ce n'eft pas que Nigri nous témoignat la moindre chofe; il nous étoit aifé de remarquer que ce qu'il faifoit n'étoit qu'une purecontrainte & que fon cceur démentoit abfolument fes actions. Enfin M. de Courmelles remarquantle danger oü il étoit, & craignant qu'on n'en vint a quelqu'extrémité 1unefte, fongea férieulement a fe mettre a 1'abti de 1'orage dont il étoit menacé, & pour ne donner aucun ombrage a ces féditieux, il pric la réfolntion de dimmuler fon refientiment, jufqu'a ce qu'il eüt ttouvé quelque port oü il put potter fes plaintes Sc y prendre les mefures convenables pour fa füreté & celle de ceux qui paroifToient être les mieux intentionnés a fon égard-, dans cette vue, il affemblale confeil auquel il donna a connoitre que des ordres fecrets 1'obligeoient a changer de route; il ajouta . qu'on devoit fe conformer aux inftrudions dont il étoit muni, qu'on pouvoit compter qu'il ne feroit tien que ce qui lui étoit ordonné , & qu'ainfi il ne doutoit pas que fes officiers ne concouruflent avec lui pour s'acquitter avec hon-  io Aventures d y furprendre les badmens marchands qui alloient Sc venoient en grand nombre , Sc de faire ainfi un profir confidérable : cette réfolution étant prife , on la ratifia par de nouveaux fermens qu'on exigea de 1'équipage , après quoi nous remimes a la voile. Comme les traitres étoient dans des appréhenfions continuelies d'être abordés par quelqu'autre navite, qui put découvrir leur noire trahifon , ils formèrent le deflëin de nous mafTacrer Sc de feindre qu'une mort naturelle avoit tranehé le fil de nos jours, lis auroient exécuté ce déteftabler projet, fi le contre-maïtre ne s'y füt de nouveau oppofé ; il remontia la cruauté qu'il y auroit a fe fouiller du fang de trois malheureux que leur condition préfente ne rendoit déja que trop miférables; il ajouta , qu'en cas de néceffité on pourroit toujours fe défaire de nous , d'une manière ou d'autre , Sc qu'ainfi on ne rifquoit rien en nous accordant une vie qui étoit le 1'eul bien qui nous reftpit Sc qui ne pourroit leur porter aucun préjudice , puifqu'ils étoient les maïrres de nous loter dès qu'ils s'appercevroienr qüelle pouvoit leur être nuifible. La providence permit qu'on approuvat ce confeil, de forte qu'on fe contenta de nous garder a vue , Sc pour prévenir toute furprife , on arbora le pavülon mortuaire pour fignifier le  I>' O N E S P A G N O 1. " prétendu décès da capitaine. Lorfque je me vis traité d'une manière fi indigne , pour avoir fou, tenu unebonne caufe, je fus tellement outre , qu'il n'y avoit point de reproche dont je n'accablafle 1'infame ufurpateur ; mais après que je me fÖS épuifé en malédicYions & en injures , ma ra^e fit place a la douleur la plus amère. J'avois vu bietfes le brave de Courmelles & mon gouverneur , j'ignorois 1'état dans lequel ils étoient, je craignois qu'ils n'eufTent fouffeic les plus indignes cruautés de la part des rebelles. Le fort deM. de Beaune me touchoit particulièremenf, jeconfidérois que c'étoit encore a mon occafion qu'il efTuyoit cette difgrace j je me regardois comme la caufe de fes malheurs & 1'infortunée fource de fon défaftre: j'étois incoijfolable de na pouvoir lui parler 3 je n'avois perfonne a qui j'ofaffe me confier ; je ne voyois autour de mol qüune troupe d'ennemis, que je méprifois trop pour leur demander aucune grace. D'autre part, je prévoyois que dans les conjonctures préfenres, iwus leur ctions a charge , vu qu'ils rifquoient tout en nous confervant, & qu'ainfileur int'érêr demandoit notre pette. Ces funeftes idéés me faifoient frémic, je m'abandonnois atout 1'exccs de 1'afflicfcion la plus douloureufe , &c je deman' dois fouvent au ciel de mettre fin a une vie aufii infortunée , qu'étoit la mienne. B iij  Ü AVENTUR.E S Je paffai en eet état trois jours qui me pmuenè autant de fiècles ; je ne voulois prendre aucune nourriture, & je refufois d'accepter aueun foulagement. Néanmoins on m'avoit óté mes liens, ainfi j'avois la liberté de me promener; mais il ne m'étoit pas permis de monter fur le tillac ; on comprendra fans peine la raifon de cette défenfe. Le matin du quatrième jour de ma captivité , Nigri, atcompagné de deux officiers , vint me trouver; il parut touché de me voir dans un etat fi pitoyable ; il commenca par m exhorter a prendre courage; il me dit, entr'aiures chofes, que les armes étant journalières, je ne devois pas m'affliger de me voir prifonnier, qua la vérité j'avois eu tort de prendre avec tant de chaleur le parti de fon concurrent, que j'aurois du lui rendre plus de juftice, & réfléchir combien il lui étoit défagréable d'obéir a un homme qui ne fervoit le roi que depuis peu de tems, Sc qui ne devoit fon élévation qua la faveur de quelque favori de ce monarque. « Cependant, » continua-t-il, je veux oublier le paffe, pour » faire honneur a votre courage , vous vous » êtes défendu en brave homme , & je ferois » charmé de devenir votre ami. Je viens vous * faire une propofition qui doit vous paroitre », fort avantageufe dans votre fituation préfeute; » je ne crois pas que yqus foyez affez ennemi  i6 Aventures tantot notre vaiifeau jufqu'aux nues, & le replongeoient enfuite dans les abïmes : la confternation étoit générale ; on n'etirendoit par-tout que les cris les plus triftes ; en un mot, la mort paroifloit inévitable, & notre perte certaine.Nous reftames pendant deux jours dans ce déplorable érat, lorfque nous entendimes crier qu'on appercevoit la terre, & que même on n'en étoit qu'a une petite diftance. Comme nous craignions d'échouer, nous nous mimes au large, le plus qu'il nous fut poffible, jufqu'a ce que 1'orage ayant ceiTé , nous nous vimes tout d'un coup furpris d'un calme paifible , qui nous empêcha de continuer notre route. Nigri ayant fait mettre la chaloupe en mer, envoya un officier avec douze hommes , pour reconnoitre 1'endroit oü nous tftions ; la chaloupe revint fort tard , & 1'officier rapporta qu'il avoit parcouru un efpace afTez conhdérable de pays, fans trouver aucune tracé d'homme, & que la ftérilité du lieu lui faifoit foupconner.que cette ile étoit entièrement déferte. Le lendemain Nigri voulut aller- en perfbnne pour voir ce qui en étoit, il tronva les chofes telles que 1'officier les lui avoit rapporrées, & il revint a bord vers le foir. Cette'conjoncture lui fuggéra un delfein digne de fon mauvais cceur. Il affembla le cohfeil de guerre, & propofa fon projet, perfonne n'eut garde d'y  D' U N E S P A G N O t. 17 contredïre, & H fat exécuté dès la pointe da jour, , Pour eet effet, on m'ordonna de me rendre dans la caline , pour y entendre , difoir-on, 1'arrèt de mes deftinées. Cette nouvelle , je la* voue , me confterna , je croyois fermement que 1'heure de ma morr éroit venue, & que 'j'allois devenir la miférable vidime de mes infames bourreaux. Néanmoins je m'encourageai autant qu'il dépendit de moi, Sc j'ofe dire que je téihoignai une intrépidité qui étonna les émiflaires de mon perfécuteur. Je leur demandai avec douceur, fi meffieurs de Courmelles Sc de Beaune étoient aifignés de comparoitre avec mol, ou bien fi Ton fe contenteroit de me faire mounr feul, & d epargner les autres ; car, en ce cas, la mort me paroïtroit moiris rigoureufe, Sc je la fubirois fans murmure. Cette demande attendrit mes gardes, qui me répondirent que nous devions comparoitre tous trois, mais qu'on n'avoit aucun dcffein de nous bter la vie : cette almrance calma, en quelque forte mes appréhenfions 5 Sc je me laifiai conduite au confeü fanguinaire, Etant mónté fur le tillac , j'y trouvai men gouverneur Sc fon ami qui attendoient ma venue j on nous donna la liberté de nous embraffer; les larmes que nous répandions de part Sc  V U N E S V A G N Ó tl 29 * qui ne fe p'euvenr expier que par le derniet 0 fupplice • que routefois on avoit bien voulu „ bitter agir la clémence , & qu'ainfi on nous » iaiftoit la vie pour que nous euffions le tems „ de nous repentir & d'appaifer le ciel offenfé ; ,» que pour eet effer, le confeil nous condam» noit a être mis X terre dans 1'endroit prés du» quel on étoit a l'ancre , & qu'a la follicitation de plufieurs officiers, on nous accordoit i cha» cun une hache , un fufil, un fabre , feize li„ vres de poudre , des balles a proportion, & „ quelques autres provifions qui nous feroient „ délivrées, & qu'enfin , i 1'égard de nos effets, ïi on trouvoit 1 propos de les confifquer au profic « du roi». C eft aiftfi que ces malheuxenx fe moquoient de la juftice & abufoient de 1'autorité fuprème , pour donnet, s'il étoit poffible, quelque couleur i leur trahifon.' A peine eet injufte arrêt- fut-il prononcé, que, fans nous donner le tems de répondre, on nous traïna dans la chaloupe, & on rama vers le rivage; auffi-tot que nous eümes mis pied a terre, on nous délivra les provifions qu'on nous avoit accordées. Outre les chofes dont j'ai fait mention , nous recümes du linge, des bifcuits , une vieille voile qui pouvoit fervir d-e rente, & quelques autres bagatelles de moindre valeur ; tout cela nous ayant été remis, nos coa-  v v n E s p a e n o t; % \ » tombeau; nous avons a craindre la fureur des v> bêtes féroces & les injures de 1'air. Qui fait jj même fi ce pays n'eft pas habité par des can3) nibales encore plus féroces que les rigres & 95 les lions ? Malgré routes ces juftes raifons de ■» crainte , il faut faire triompher la fermeté 33 chrétienne : fi du cóté de la terre toute efpéj5 rance nous eft ravie, tournons nos regards vers 93 le ciel; le Dieu que nous adorons eft le prc» tecïeur des innocens , c'eft dans 1'adverfité » qu'il aime a faire briller fa clémence, & fous3 vent, lorfque notre perte nous paroit inévi»3 table , il emploie dirTérens moyens pour nous »3 faire arriver au port defiré 33. Cette fage exhortation nous anime efficacement, nous commentons a envifager notre état avec moins d'horreur; 1'idée d'un être fouverain dont la püiflance eft fans bornes , & donr nous .avions éprouvé fi fouvent la divine proteclion, jious remplit d'une pieufe confiance, & nous fair efpérer que fa bonté n'eft pas encore épuifée a notre égard ; nous nous mettons a genoux fur le rivage, &c élevantnos voix & nos foupirs vers le ciel, nous prions le tout-puitTant de vouloir bien jeter 1111 ceil favorable fur trois infortunées viótimes. Après avoir rendu a la divinité l'hommage de nos larmes , nous délibérames fur la manière dont nous nous conduirions. Comme 1'endroir  ?8 Aventures que nous fufïïons arrivés au fommer de cette prodigieufe montagne; nous fumes agréablement furpris de rrouver une vafte plaine couverte d'arbres fruitiers , de mille efpèces différentes ; une infinité d'oifeaux voltigeoient fur lesbt anches, & formoient un ramage des plus harmonieux ; ce qui nous charma Ie plus, fut de trouver un ruilïeau d'une eau claire & pure qui baignoit cette aimable folitude; il étoit bordé de cittonniers, & d'orangers düne beauté raviffante , &c plantés avec tant d'ordre, qu'il nous fembloit impoffible que ce put être un fimple ouvrage de la nature. Cette heureufe découverte nous remplit de joie; nous remerciames le tout-puiflaot de la proteétion divine dont il avoit daigné nous _favorifer durant une longue & pénible marche, & nous le fuppliames de nous en accorder la continuation. Les différentes beautés que nous remarquions dans ce lieu enchanté , nous firent oublier notre fatigue. Nous parcourümes une grande partie de cette charmante plaine s après quoi nous nous afsimes fur le bord du ruifTeau, pour y prendre un repas champêtte. Nous cueilli'mes quelques fruits, que nous trouvames d'un goüt exquis; néanmoins nous en mangeames fobrement, de peur que 1'excès ne nous devint funefte. Comme nous jugeames a propos de refter quelques jours  D' U N E S P A G N O L. .39 dans eet endroit, pour nous y remettre de nos inquiétudes paffées , nous poarvumes a notre fureté ; pour eet effet nous coupames quelques etoflës branehes dont nous fitnes des pieux que nous enfoncames dans la rerre , en forme oe palitTades , fur lefquels nous érendimes notre voile i ceei nous fit une efpèee de pavdlon , dans lequel nous étions a l'abri contre les iniultes des bètes féroees. Notre ouvrage érant firn , nous mnngeames de quelques bifcuits , dont nous avions eneore une petite ptovifion , & nous f tant retirés dans notre tente, que nous eumes foin de fetmer de tous cótés , nous goutames pour la première fois un repos affez paifible. Nous nous levames de bonne heure , & nous allames nous promener a prés de deux heues de 1'endroit oü nous avions paffé la nuit , & dans lequel nous enfermames notre bagage, excepte nos armes , pour que nous fuffions moins embarraffés , & mieux en état de faire une bonne traite. . Le pays étoit par-tout égalemenr beau & riant, nous rencontrions a chaque pas quelque nouveauté qui attiroit notre attention, & nous fumes eontraints d'avouer que la nature forpaffe de beaueoup tout ee que 1'arr peut produire de plus embelli & de plus parfait. J'ofe dire, fans craindre d'exagérer, que la beauté de ce délicieux fcjout C iv  -4° Aventures furpafïoit infiniment tout ce que nous lifons de 1'ancienne Tempé & des paturages dArcadie. Nous étions furpris a la vue de tant de metveilles, dont les hommes ne peuvent faire aucun ufage, Sc qui feroient plongées dans un éternel oubli, fi quelque infortune n'y conduifoit dés perfonnes qui en inftruifent les autres. Nous parcourümes de cette manière un efpace alTez confidérable , Sc nous trouvant fatifé Pirrirer par nos téméraires murmures, Sc nous le fuppliames de vouloir fortifier en nous les feminiens de confianee que nous devions avoir en fa divine bonté;  D' U N E S P A G N O I. 41 Nous revïnmes a notre pavillon, que nous trouvames dans le même état oü nous 1'avions laiffe, ce qui nous réjouit d'aurant plus, que nous avions craint que quelque béte féroce ne 1'eüt endommagé. Nous pafsames environ trois femaines dans cette charmante folitude, & j'avoue que j'aurois voulu y demeurer tout le refte de ma vie , li notre fociété fe fut trouvée plus nombreufe, & fi nous euflions eu les chofes dont nous pouvions avoir befoin. Comme nous ne favions pas fi les endroits par oü nous devions palier feroient auifi fertiles que celui oü nous étions, nous fitnes provifion de quelques fruits & de racines que nous avions découverts, dont le goüt étoit afiez bon; nous nous en fervimes au lieu de pain, pour manger le peu de bifcuïts qui nous reftoit : nous coupames une grande quantité de branches, dont nous fimes une efpèce de panier carré, fous lequel nous attachames deux roues; ainfi nous n'eümes plus tant de peine a. tranfporter notre bagage. Ayant pris toutes ces ptécaution?, notre petite caravane fe remit en chemin; nous tirames du córé du fud-oueft, paree que M. de Courmelles conjeduroir, par les obfervations qu'il avoit eu le tems de faire, que nous étions dans 1'une des péninfules de 1'Amérique , & qu'en fuivant la  42 A V S N T 17 R. E S route que nous renious, il y avoit beaucoup d'apparence que nous rencontrerions quelque colonie. Quoique ceci ne fut qu'une fuppofition qui n'avoit aucune certitude , elle ne laifloit pas de nous encourager & de nous faire fouffrir ces fatigues avec moins de répugnance, que nous n'aurions fait autrement. Nous marchames de cette maniète durant plufieurs jours; il faifoit le plus beau tems du monde; les chaleurs mêmes devenoient plus fupportables, & cette circonftancenecontribuoit pas peu a donner du poids aux conjeótures de M. de Courmelles, puifque chacun convient que la plus grande partie de 1'Amérique eft forr tempérée. ;. II y avoit environ quinze jours que nous avions quitté 1'agréable plaine donr je viens de parler, lorfque nous enrendimes un bruir affieux, donc le fon épouvanrable nous fit frémir les fens. Jufques-la nous n'avions rien entendu de pareil; nous délibérames quelque tems fi nous avancerions, ou bien fi nous prendrions une autre route, & il fut réfolu que nous nous arrêrerions pour attendre le jour, vu qu'il nous feroir plus aifé de voir 8c d'examiner ce qui nous reftoit a faire dans cette conjecture. Nous reftames toute la nuit fans ptendre aucun repos; ce même bruit continuant toujours fans aucune interruption, nous commencjimes a nous dourer de ce que ce pouvoit êtrej  ©' U N E S P A G N O t.' 43 1'expérience nous fic voir que nous ne nous étions pas trompés. Nous étant remis en chemin dès la pointe du jour, nous arrivames, au bout d'une demi-lieue } a une pente efcarpée d'oü fe précipitoit un torrent qui formoit la plus belle cafcade qu'on puitfe jamais voir; 1'eau tomboitavec tant d'impétuofité, qu'on pouvoit 1'entendte de fort loin, & c'étoit cette violente chüte qui nous avoit caufé tant de frayeur. Nous fïmes unpetit détour, & nous defcendïmes dans un vallon , dont les beautés égaloient tout ce que nous avions vu dans la belle folitude d'oü nous venions. Etant fort haraffés d'une fi longue marche, nous réfolümes de nous y repofer quelque tems, a deffein d'y faire de nouvelles provifions & de nous mettre en ctat de continuer notre chemin. Nous tendimes riotre pavillon, comme nous 1'avions déja fait; & après avoit pourvu a notre sureté , nous fongeames a prendre quelque repos. Nous lencontrames plufieurs animaux d'une efpèce inconnue; nous en primes un qui reffembloit a une biche, mais bien plus petite que celles que nous avons en Europe: nousenfimes rotir -un morceau que nous mangeames avec nos racines, & dont nous nous ré« ga'.ames comme d'un excellent mets. M. de Courmellés fe confirmoit de plus en plus dans fes conjeftures, vu que li nous' avions  44 Aventures été dans quelqulle , il eil naturel de penfer que nous en aurions déja trouvé Ia fin & que nous ferions arrivés a la mer : ce qui n'étant pas , il eft probable que nous étions dans quelque continent qui ne pouvoit être que celui de l'Amérique; 1 efFér fit voir qu'il ne s'étoit pas trompé. Au bout de quelques jours nous reprimesnotre route ; 1'efpérance de.trouver bientót des fecours, nous donna de nouvelles forces, & a. nous voir, on nous auroit pris plutót pour des gens qui voyageoient a leur aife, que pour des infortunés qui n'afpiroient qua leur délivrance & qui fe voyoient expofés a tout ce que la misère .a de plus aftreux; mais hélas! notre courage diminuabeaucoup, lorfqüaprès une traire d'environ onze jours , nous nous trouvames fur Ie bord d'tmc rivicre très-profonde , qui avoit plus d'un^ demi-lieue de large ; nous fumes dans "une étrange perplexité, fans favoir quel parti prendre,; car de rerourner fur nos pas, c'étoit nous oter pour roujours tout efpoir de falut.1 D'un autre cóté, nous ne favior.s comment faire pour arriver a 1'autre bord : M. de Courmelles étoit le feul qui favoit nager, &' quand nous 1'euffions fu tous trois, comment étoit-il poffible de pafTer notre petit bagage que nous ne potivions abandonner qu'au péril de notre vie, d'autant qne c'étoit une des dernièies rcuTourccs qui nous ref-  d' u n E s v a g n o i'. 45 toient? Nous nous regardions les uns les autres avec des yeux ou la douleur éroit peinte, les larmes couloient fur nos joues, & nos foupirs étoient les interpreres de nos cceurs afïligés. Nous nous afsimes fur les bords de ce fleuve fatal, qui fembloit mettte des bornes a nos efpérances; dans ces mortelles inquiétudes, nous eümes notre recours vers 1'Être fuprême, comme étant le feul qui put nous tirer du rrifte état oü nous étions, bien perfuadés qu'il fe tient prés de ceux qui 1'invoquent dans leurs détrelfes, & que du fond de nos calamités, nos voix plaintives pourroient fféchir fon jufte courroux. Nous le priames avec toute la ferveur dont nous étions capables, Sc nous le fuppliames de nous fuggérer les moyens convenables pour parvenir a notre but. Nous délibérames enfuite pour trouver quelque expédient qui put nous titer d'affaire. M. de Courmelles propofa de faire feul le trajet a. la nage & de revenir nous joindre après qu'il auroit reconnu le terrein. Nous ne voulümes jamais acquiefcer a cette propofition, paree que nous appréhendions qu'il ne fut dévoré par quelque aniraal amphibie qui pourroit le furprendre dans feau, & mettre, par ce moyen, le comble a nos infortunes. Ce projer ne pouvant nous plaire, nous penfames & faire un radeau; les difficulcés nous re-  t)' U N E S P A O N O L. 4f ener un; mais quatre rames & un mat auquel nou» attachames notre voile, fuppléètent a ce défaut. L'attente d'une prochaine délivrance fit que nous ne regrettions pas le tems que nous avions employé a la conftruétion de ce petit vaifTeau; nous fentions au contraire redoubler notre ardeur a mefxire que nous avancions, Sc quoique nous ne fuflions guères accoutumés a faire Ie mérier de charpenrier, la nécelfiré nous rendoit habiles & nous faifoir faire des chofes qui nous auroient fort embarraffés Sc rebutés dans d'autres circonftances; car n'ayant pour rous outils que des haches Sc des couteaux, ces derniers nous dev®ient faire perdre patience , puifque nous, n'avions pas d'autres vrilles pour percer les trdus oü nous inférions des chevilles de bois au lieu de clous; Sc je crois même que fans une efpèce de gomme que nous trouvames en quanrité aux arbres de la forêr, nous n'aurions jamais pu faire notre ouvrage; cette découverte nous fut d'un trés grand fecours pour boucher toures les jointures de notre petit batiment. L'incerti'tude oü nous étions de trouver de Pautre cöré les fruits & les racines dont nous avions vécu jufqu'alors, fut caufe que nous en fimes une ample provifion, de facon que tout érant prêr, nous nous abandonnames a la con-  48 Aventures duite de h providence, & nous nous embar- quames. Notre paflage fut rrès-heureux; mais lorfque nous fumes de 1'autre cóté, nous trouvames le courant fi rapide, & les bords tellement efcarpés, qu'il nous fut impoflible d'aborder a terre. Nous cotoyames le rivage pendant prés de deux heures, fans trouver aucun endroit oü nous puflions débarquer ; le courant devenoit plus rapide a njefure que nous defcendions ; c'eft pourquoi nous craignimes qu'il n'y eüt aux envitons quelqüe gouffre qui eüt pu nous entrainer & nous perdre fans reflburce ; pour éviter ce funefte malheur, nous voulümes remonter la rivière, pour tacher de découvrir quelque port ou baye de 1'autre cóté; mais il ne nous fut jamais poflible de remonter : le courant nous entraïnoit avec une impétuofité terrible; nos foibles efforts ne faifoient que nous fatiguer fans produire aucun fruit, de forte que nous nous vimes contrahits de quitter les rames, 8c de nous laifler flotter au hafard. Ge fut alors que nous crümes que le ciel alloit rerminer le cours de nos misères, en nous ótant une vie, pour la confervation de laquelle nous faifions d'inutiles efforrs. Dans cette idéé nous nous dimes les derniers adieux : nous nous embrafsames  d' u n E s p a g n o 1.' 49 cmbrafsames mutuellement, Sc après avoir re-> commandc nós ames a celui qui devoit décider érernellement de notre fort, nous attendions la mort qui nous paroiiToit inévitable. Le ciel touché de nos larmes, eut pitié de nous. Déja nous appercevions de loin des rochers a fleur d'eau, qui nous menacoient d'un prochain naufrage , Sc vers lefquels nous étions entrainés avec une force incroyable; lorfqu'étant venus a un endroit ou la rivière formoit une efpèce de coude, M. de Coutmelles , qui voulut faire une dernière tentative , pour nous fauver , tourna fi a propos le canot avec la rame, qui lui fervoic de gouvernail, que le faifant pirouetter adroitement, il entra dans Fembouchure. Nous nous fervïmes auffi-tot de nos autres rames avec tanc de fuccès, qu'en moins de fix minutes nous nous vmies hors du couranr, dans un canal paifible, qui n'avoit tout au plus que cinquante pas de large. Ravis & émerveillés d'une délivrance aufll miraculeufe , nous ne pümes méconnoitre la main puiÏÏante de celui qui nous protégeoit. Nous élevames nos voix de concert, &c remerciames le ciel du plus profond de notre ame, pour une faveur fi fignalée. Les deux rivages étoient bordés de palmiers Sc de macays, fous lefquels D  j0 AvfiNTURES nous étions a 1'ombre contre les atdeurs du foleil, de forte que voguant le plus agréablement du monde, nous fumes d'avis de conferver notre canot & de fuivre ce canal aufli long-tems qn'il nous feroit poffible. Nous defcendions de tems en tems a terre pour y chercher de quoi nous nourrir : nous y rrouvames des noix de coco, des bananes, & plufieurs autres excellens fruits que nous n'avions pas encore vus jufques-la. Cette découverte nous fir un plaifir que perfonne ne fauroit comprendre, fmon ceux qui fe font trouvés dans le ttifte état ou nous étions. Après une navigation de trois jours , & d'autant de nu'us, nous nous trouvames a la- fource de ce détroit : ne pouvant donc palier outte , nous primes notre bagage, & ayant tité notre canot hors de 1'eau, nous 1'abandonnames & eontinuames notre chemin par rerre. Le trajet que nous venions de faire n'ayant pas éré fort pénible , nous avions eu le tems de nous repofer ; auffi nous marchames avec moins de peine; d'un autre coté nous n'avions d'autre fardeau a porter que notre voile & nos armes, car pour des fruits nous en trouvions en abondance fur notre route ; il auroit été iautilë de nous en charger. II y avoit environquinze jours que nous avions  D'UN ËSPAGNOt. jl quitté notre canot, lorfque nous arrivames a 1'entré d'un bois qui nous parut avoir beaucoup plus d'érendue que tous ceux que nous avions déja paffes. Nous fümes d'avis de nous arrêter Sc d'attendre jufqu'au lendemain pour continuec notre route; a peine eümes-nous dreffe notre tente, que nous appercümes qu'on avoir allumé du feu fur une coline qui étoit a un quart de lieue de 1'endroit oü nous étions : cette vue produific fur nos cceurs plufieurs effèts différens ; d'un co té nous appréhendions de tomber entre les mains des Cannibales, defquels nous ne devions attendre aucun quartier, Sc d'autre part nous efpérions trouver quelque peuple plus civilifé, qui put nous accorder fon afliftance, Sc nous indiquer la roure pour arriver aux habirations des Européens, fi tant eft qu'il y en eift dans cette contrée. Une alrernative fi périlleufe nous fit prendre ' diverfes réfolutions; rantot nous voulions faire un dérour pour éviter le danger, Sc tantót nous penlions qu'il feroit plus fur de nous tenir tranquilles dans 1'endroit oü nous étions. M. de Beaune, après avoir péfé toutes nos raifons, nous fit comprendre que nous avions rort de nous alatmer, fans connoïtre l'objet de notre terreur. Jl nous reinontra que nous n'avions fouffert tant Dij  p Aventures de veilles, de fatigues & de périls, que dans 1'efpérance de trouver des hommes, avec le fecours defquels nous puffions obtenir les moyens de revoir quelque jour notre patrie; qu'ainfi il n'étoit nullement raifonnable de vouloir évirer ce que nous cherchions avec rant d'ardeur. Il nous fit enfuite confidérer que nous rrouverions peutêtre quelque compagnon de misère, qui imploreroit le fecours de ceux que la providence pourroit conduite dans ces déferts, & qu enfin, fuppofé que ce fuffent des Cannibales, nous étions tous trois bien armés, que nous viendrions facilement a bout d'une troupe de Sauvages qui n'avoient d'autres armes que des maiïues & des flèches , & qu'un coup de fufd jeteroit indubitablement dans la dernière confternation. De routes ces réflexions, il conclut qu'il étoit de la prudence d'approcher de la colonie, vu qu'en nous cachant derrière les arbres, nous pourrions voir tout ce qui fe palToit, fans être appercus. Encouragés par des raifons aufli folides, nous laifsimes dans notre tente tout ce qui pouvoit nous embarralTer, & nous marcMmes dans 1'endroit oü nous appercevions la lumiète. Nous étant approchés jufqüa environ cent cinquante pas, nous vimes fept ou huit fauvages qui paroiffoient fort empreflcs autour.d'un grand feu j  S4 AviNTURiS même quelques fauvages, dont les uns a 1'entrée de leurs maifbnnettes, & les autres plus éloignés, s'occupoient a différentes chofes; ils alloienr tout nuds, excepté une ceinture de peau, dont ils couvroient ce que la nature nous ordonne de cacher. Tandis que nous délibérions fur la manière dont nous nous conduirions dans une conjoncture auffi délicate & fi dangereufe , nous fumes decouverts pat un fauvage qui étoit couché fur 1'herhe, a quelques pas de nous. II fe leva brufquemenr, & courut agrands pas vers fes compagnons; un moment après nous vïmes tout en rumeur, & en moins d'un quart d'heure nous fümes environnés par plus de cent de, ces barbares ; ils nous confidéroient avec un peu de crainte mèlée d'admiration ; ils s'entreregardoienr en faifant les grimaces 8c les contorfions les plus étonnantes.Cependantils fe tenoient a une certaine diflance, fans ofer faire le moindre mouvement pour nous infulter. Si les Indiens étoient émerveillés de voir des hommes d'une aurre efpèce que ceux qu'ils avoient vus juf. qu'alors , nous n'étions pas moins furpris qu'eux, en nous rrouvaut parmi une nation dout nous ne connoiffions ni le naturel, ni les coutumes. Nous reftames quelque rems a nous regarder fans qu'aucun de nous osat fe remuer; nous nous  d' u n Espagnöl. 55 tenions prêts a faire feu au rnoinclre fignal, & nous attendions avec impatience la fin de cette étrange entrevue ; le nombre de nos fpe&ateurs augmentoit a vue d'ceil, ce qui redoubloit nos appréhenfions , lotfque nous en vimes arriver un , que nous primes pour le roi du canton ; c'étoit un grand homme bien fait; fon air paróiffoit moins féroce que celui des autres \ il ayoit fur la tcte une efpèce de couronne, compofée de plumes de différenres couleurs, & il étoit armé d'une maflue qu'il portoit fur 1'épaule avec une fierté martiale. A fon abord, les autres jetèrent un grand cri, & s'inciinèrent a terre jufqu'a trois fois. Le nouveau venu nous regarda avec la même furprife que le refte; il parcourut des yeux notre habillement, & furtout nos armes qu'il paroiffoit regarder avec une artention furprenante; en même rems, il fit figne a celui qui étoit le plus proche, & témoigna lui donner quelques ordres; 1'Indien courut de toute fa force & revint un moment après avec une coupe faite d'une noix de coco , dans laquelle il y avoit une liqueur blanchatre; il la porta a la bouche , & en ayant bu quelques goutes, il la pofa fur le bout de fa maflue, & la tendit a M. de Courmelles: celui-, ci ayant été plufieurs fois aux Indes comprit Diy  'S6 Aventures d'abord Ia fignificarion de cette cérémonie, qu'il nous expliqua en peu de mots : il nous dit d'avoir bon courage & de fuivre fon exemple, puifque les fauvages vouloient favoir fi nous étions amis ou enhemis; ce qu'ils expérimentoient en nous faifant boire dans le même vafe , comptant pour ennemis ceux qui refufoient de leur faire raifon, II fit aufli-tót le même falut qu'il avoit vu faire aux Sauvages, & prenant la coupe, il la porta è fa bouche, puis la donna a M. de Beaune, qui, après avoir bu, me la tendit avec les mêmes formalités. Je fis comme les autres, & mettant la tafTe fur la crofTe de mon fufil, je la rendis au chef. A peine 1'eüt-il reprife, que les Sauvages jetèrent leurs armes & commencèrenr i faire différentes poftures pour marquer leur joie; au bruic qu'ils faifoient, nous vïmes arriver plufieurs femmes& enfans, d'oü nous conje&urames qu'ils s'imaginoient de n'avoir rien a craindre de notre part, & qu'ils nous regardoient comme leurs amis. Us fe familiarisèrent peu a peti, & s'approchant de plus prés, nous eümes bien de la peine a les empêcher de fe faifir de nos fufils : pour les tenir dans le refpect,' nous voulümes leur faire voir 1'effet que faifoienr nos armes, de fórte que M. de Courmelles voyant un oifeau perché fur «n arbre, a quelque diftance de 1'endroii: oü nous  D5 UN EsPAGNOl! 57 étions, il le coucha en joue, Sc adrefTa fi bien fon coup, qu'il le fit tomber roide mort par terre. A Pouie de ce bruit, qui leur devoit certainement paroïtre fort extraordinaire, ils furent faifis de terreur, ils couroient ca & la , comme un rroupeau de brebis; & ils furent plus d'un quartd'heure avanr que d'oferfe rapprocher de nous :" M. de Courmelles voulanr les raflurer, alla ramafier Poifeau & le préfenra au prérendu roi, qui le recut en rremblant. II le confidéra attentivement avec admiration, & le voyant tout fanglant, il ne pouvoit comprendre ce qui pouvoit avoir caufé cette bleflure. Les Sauvages étant un peu revenus de leur frayeur, fe raffemblèrenr de nouveau, Sc nous firent figne de defcendre dans le vallon; nous les fuivïmes auffi-tot; cependant nous nous tenions toujours prés 1'un de 1'aurre, pour éviter roure furprife. Dès que nous fumes arrivés a. leurs habitations, on nous mena a la cabane du roi, qui n'étok diftinguée des autres, qu'en ce qu'elle éroit plus haute Sc plus fpacieufe. La, on nous donna de nouveau a boire de la même liqueur; cette boiflbn étoit aflez agréable; elle étoit compofée de riz Sc de jus de citron; on nous préfenra aufii plufieurs fortes de fruits, dont nous mangeames avec beaucoup d'appétit.  5~S Aventures Nos hótes étoient charmés de nous voir, ils exprimoient leur contentement par mille geftes Ci grotefques, que malgré nos inquiétudes, nous avions routes les peines du monde de nous empêcher de rire. Le foir étant venu, la plus grande partie fe retira chez foi, Sc nous reftames avec le chef Sc fept ou huit autres. Ils nous firent plufieurs queftions par figne que nous ne comprenions pas , Sc auxquelles nous répondimes de notre mieux; je ne fais s'ils nous entendoient; mais ils parurent contens de nos réponfes. Quelque tems aptès ils fe couchèrent par terre, & s'endormirent tranquillement. Lorfque nous nous vimes en liberté , nous commencames a raifonner de notre condition préfente. Nous fentions vivementda douleur de nous voir éloignés de notre patrie, expofés aux caprices Sc aux trahifons d'un peuple fauvage, de la bonne foi duquel nous n'avions aucune süreré, puifqüil pouvoit nous perdre dès qiie 1'envie lui en prendroit. Ce qui augmentoit nos inquiétudes, c'eft que nous ne favions comment faire pour nous dégager de nos hótes, en cas que nous n'en puffions retirer aucune utilité pour parvenir a nos vues. Nous appréhendions qu'ils ne s'oppofaffent a notre départ, & que notre éloignement pour refter avec eux venant a  d' un EsPAGNOL. leur donner des foupcons, ne les excitat a fe défaire de nous , ou du moins a nous retenir par force dans un dnr efclavage. Si 1'on joint a rout ceci la crainte oü nous étions de tomber parmi quelque nation plus féroce qui exerceroit fur nous tout ce que la barbarie peur infpirer de plus cruel, on fera obligé de convenir que les exprellions les plus énergiques ne font pas capables de dépeindre les mortelles angoüTes que nous devions relfentir. Nous attendimes le jour avec une impatience extreme , & comme nous étions dans des appréhenfions continuelles , nous n'osarr.es fermer 1'oeil. Le lendemain , un grand nombre de fauvages s'aflêmbla autour de notre cabane, foit pour recevoir les ordres de leur chef, foit par curiofité, pour nous voir. Le prince & fes compagnons s'étant levés., ils fortirent tous enfemble; nous remarquames que fe rournant vers le foleil, ils s'inclinèrenr profondément , comme pour rendre hommage a eer aftte, d'oü nous con" clümès qu'ils avoienr quelqu'idée de religion , & qu'ils comioiffoienr une divinité qu'ils adoroient; nous ne voyions parmi eux ni remples, ni idoles, ni prêtres; leur culte étoit fortgromer & ne confiftoir que dans 1'adoration matinale dont je viens de parler. Cette cérémonie étant  6o Aventures actievee, Ie chef nous fit figne de le fuivre; nous obéimes ponétuellement. II prk un are & des flèches, ce que plufieurs firent a fon imitation ; il nous mena dans un bois qui étoit a une demilieue de la. Nous admirames leur habileté a tirer de 1'arc; ils tuèrent plufieurs chèvres. Nous n'osames cependant pas encore nous fervir de nos fufils, de peur d'effaroucher nos conducteurs. Nous chafsames pendant trois ou quatre heures, après quoi nous retournames au hameau. La proie fut divifée parmi les chaffeurs , qui laifiant au chef ce qu'il y avoit de meilleur, s'en. rerournèrent a leurs cabanes, excepté ceux qui avoient pafle la nuir avec nous , & qui paroilToienr être les domeftiques du chef; ce qui nous éronna , ce fut de voir qu'il y eüt plufieurs femmes dans une cabane , fans qu'il s'en trouvat aucune dans celle oü nous étions : ceci nous fit faire plufieurs conjectures , mais il nous fut impoflible d'en découvrir la véritable raifon. On éventra les chèvres , & nos gens prenanr chacun un morceau, le dévorèrent tout cru avec un appétit inconcevable. Ils nous firent figne de prendre notre part, ce que nous refusames unanimemenr ; mais notre refus fembla lesfacher; ils nous offrirent néanmoins quelques fruits que nous acceptames avec plaifir. Après le  DU N E S P A G N O ü 6t[ repas , ils fe couchèrent fur 1'herbe, & firent la méridienne. Nous vccümes ainfi pendant trois mois, & nous nous accoutumames fi bien aux mceurs de nos Indiens , que nous bannimes routes nos craintes, Sc que nous n'avions plus la moindre méfiance \ ils fe firent auffi a nos manières, Sc nous laifsèrent une enrière liberté de vivre a notre fantaifie. Comme nous avions horreur de leur voir manger la viande crue, nous eflayames de les corriger : pour eet effet nous fimes rotir un quartier de chevre , dont nous leur donnames une partie \ la plupart de nos convives n'en voulurent pas goüter , & s'en tinrent a leurs mets ordinaires; les autres qui mangèrent ce roti, en témoignèrenr du dégout, de fotte que nous fumes obligés de renoncer a ce deflein. Nous admirions en fecret la fimplicité de ces peuples, qui ne vivoient que felon les idéés de la nature. Leur état nous parut des plus heureux; on ne voyoit jamais parmi eux ni difputes ni querelles; ils croyoienr ne manquer de rien, Sc aucune inquiétude ne troubloit leur repos. Nous étions charmés de la fidéliré avec laquelle ils agiflbienta notre égard, Sc nous leur donnions la préférence fur bien des narions policées, dont la perfidie Sc la cruauté font toute la puiffance.  61 Aventures II y avoit plus de quatre mois que nous formions différens defleins , fans pouvoir en exécuter aucun, lorfque la bonté divine, fléchie par nos larmes & nos foupirs, nous rendir une main fecourable & nous procura une délivrance d'auranr plus merveilleufe, qu'elle éroit inopinée &c inattendue. Un jour que nous étions dans notre cabane, oü nous converfions enfemble; le chef, accompagné de plus de cinquante de fes fujets , vint nous trouver avec un air effrayé qui ne nous prefageoit rien de bon. Nous crümes qu'on en vouloit a notre vie ; nous primes d'abord nos armes & nous numes en devoir de nous défendre. Les Indiens nous firent figne de fortir, ce que nous n'ofames faire, de peur d'être accablés par le nombre. Ils nous faifoienr plufieurs geftes pour fe faire entendre, mais nous n'en pümes jamais découvrir le véritable fens. Un moment après, nous fumes fort furpris d'entendre un fon lugubre, femblable a celui d'un corner. Ce bruit étrange nous éronna d'aurant plus, que nous remarquions dans nos gens un air de crainre & de terreur, plutot que d'animofité. Nous nous doutames enfin de ce que ce pouvoit être, & fortant de notre retraite, nous vïmes une troupe de plus de deux eens Sauvages qui s'avan^oient a grands pas vers nos habitations.  Xt V N E S P A 6 N O f. 6$ Notre réfolution fut bientöt prife; nous fimes figne au chef, en montrant nos fufils , que nous allions chaffer & tuer fes ennemis; il nous comprit d'abord •, nous nous appercümes qu'il reprit auflitót courage, & qu'il parut beaucoup plus réfolu qu'auparavant. Il alTembla fes gens &; les rangea en ordre a fa manière. Nous laifsames approcher nos ennemis jufqu'a environ cinquanrepas. Les deux parris érant en préfence, ils poufsèrenr de part & d'autre des cris affreux & fe difposèrent au combat. Lorfque nous les vimes fur le poinr d'en venir aux mains, nous crümes qu'il étoit tems de faire jouer notre petite artillerie. Pour ménager nos bales, nous avions chargé nos fufils de petites pierres, de forre que dès norre première décharge, il y eut plus de dix hommes, rant bleftés que tués. Jamais on ne vit une pareille confternation ; les deux armées couroient chacune d'un cóté opoofé, & dans un moment nous nous vimes feuls fur le champ de bataille- Nous pourfuivïmes les fuyards, & comme nous voulions leut óter 1'envie de revenir de long-tems, nous les faluames d'une feconde décharge qui ne fit pas moins d'effet que la première ; nous en rerrafsameg encore quelques-uns a coups de fabre, le refte fe fauva dans le bois, oü il nous fut impof-  d'un Espagnol. 65 il padoit un efpagnol un peu corrompu; toutefois nous pouvions entendre tour ce qu'il nous difoit. II nous apprit qu'il étoit de la nation des Amixocores, qu'a Page de quinze ans il fut fait gfclave & vendu a un marchand Portugais de Sainte-Foi; que celui-ci Payant cédé a un de fes amis, la cruauté de fon nouveau maïtre 1'avoit forcé de prendre la fuite; qu'après avoir erré long-tems au travers des bois & des forêts, il avoit enfin rencontré une tronpe d'Indiens qui font les naturels du pays; que ces peuples Payant recu avec beaucoup d'humanité, il les avoit fuivis dans leurs différentes expéditions, jufqu'au jour oü nous les avions rencontiés. II ajouta qu'il nous aideroit en tout ce que nous exigerions de lui, poiuvu que nous ne le livrafïions pas au pouvoir de nos hótes, & que nous le priffions fous notre proteótion. Une conjoncture aufïï favorable nous fit fon"er d'abord a en profiter le plutót qu'il nous feroit poffible. Pour eet effet nous dc-mandames a 1'Amixocore s'il y auroit moyen que nous puffions parvenir aux plantations dont il venoit de parler. II nous répondit que la chofe étoit fort difHcile, mais non pas impoffible, que nous aurions a traverfer une vafte ctendue de pays coupée de plufieurs riyiètej rapides & profondes, E  '66 Aventures hériffée de forêts pleines d'animaux féroces, Sc fur-tout habirée par des hordes de fauvages qui ne manqueroienr pas de nous malTacrer, fi nous tombions enrre leurs mains. Tant d'obftacles ne furent point capables de nous rebuter, pourvu qu'il confentït a nous fervir de guide. II accepta la propofition, & nous nous préparames au déparr. II fallut tromper nos hótes, en leur faifant accroire que nous allions donner la chafle a leurs ennemis. Huit jours après, nous primes congé d'eux, & nous nous mimes en route. II me feroit impoflible d'exprimer notre joie, a mefure que nous avancions vers 1'endroir ou nous efpérions rrouver la fin de nos malheurs. Tantót nous marchions au rravers de belles plaines & de bois agréables, ranrót noas nous rrouvions dans des déferts affreux, ou fur des montagnes efcarpées, dont le feul afpect effrayoit. Quelquefois nous percious des forêts immenfes & épaifles, que le rugiflement des lions & autres animaux carnaciers faifoir retentir a nos oreilles. Enfin, après plufieurs mois de fatigue &c de périls, nous arrivames au pays des Amixocores, patrie de notre guide. Quels furent nos tranfports a la vue de leurs habitations, qui n'avoient rien de fauvage, & d'un peuple qui padoit notre langue! Un vieillard, chef de la nation, nous recut avec  D* V N E S V A G N O t. é? beaucoup d'humanitc, &c nous remarquamesbien* tót que tous les habitans de cette contrée parrageoient les mêmes fentimens. Nous apprimes qu'il nous reftöit encote cent Heues a faite pour parvenir a Sainte-Foi, ville appartenante aüx Efpagnols, oü nous trouverions mille occafions de retourner en Europe» Des nouvelles fi confolantes redoublèrent notre joie & notre courage» Au bout de quelque tems, nous primes la route de Sainte-Foi, oü nous arrivames enfin. Nous n'y fumes pas moins bien accueillis que chez les Amixocores, Plufieurs perfonnes de qualité, qui connoiflbient ma familie, s'emprefsèrent, a 1'envi, de nous rendre fervice. Le gouverneur lui-même, don Gonfalvo de Vélez, a qui nous étions recommandés, nous fit 1'accueil le plus favotable. Le climat de Sainte-Foi eft très-agréable, & la température très-douce. Les fociétés y font plus enjouées qu'en Efpagne, & il y règne une douce liberté qui me charmoit. Un féjour fi délicieux m'auroit fait defirer d'y finir mes jours, fi tul fentiment plus fort ne m'eütattiré vers ma patrie. Nous écrivimes d'abord en Efpagne, pour donner avis a nos pareus de notre fituation; nous leut marquames le tems oü nous avions deflein de quitter le Mexique. Don Gonfalvo eut la bonté de faire partir nos lettres avec celles qu'il Eij  6% Aventures écrivoit en cour. Ainfi rout concouroit a I'accompliflement prochain de nos vceux les plus chers. Nous étions depuis prés de fix femaines a Sainte-Foi, lotfque don Gonfalvo nous apprit qu'il venoit de recevoir avis qu'il y avoit a Portobello une flotille deftinée pour Cadix; qu'elle partiroit infailliblement vers la fin du mois fuivant, & qu'il ne tiendroirqua nous den profiter. Comme nous n'avions pas de rems a perdre, nous nous difposames a parrir fans délai. Nous primes congé de toutes lesperfonnesquiavoientfi généreufement contribué a foulager nos inforrunes. Nous allames recevoir les ordres de norre illuftre proteéteur don Gonfalvo, & nous nous mimes én chemin. Arrivés a Porrobello , il nous fallur encore attendre quinze jours le départ de la flotille pour Cadix. C'eft la que nous fimes une perre qui nous fut extrêmement fenfible. II y avoit dans la rade un vaifleau francois, dont le capitaine , qui devoit fe rendre a la Martinique , concut tant d'eftime & d'amitié pour M. de Courmelles, qu'il forma le deflein de fe 1'artacher. II lui en paria plufieurs fois, & lui fir des propofitions fi avantageufes, que, malgré fa répugnance a nous quitter, il fe détermina enfin  d' u n EspAcnoi.. 69 a prendre le parti qu'on lui offroit. Quoique cette féparation nous fut très-dure, nous ne pümes cependant le blamer. II fe rrouvoir dans un pays érranger, fans autre argent que celui qu'on lui donnoit en notre confidération ; il n'y avoit pas beaucoup d'apparence qu'il put recouvrer fon vaifleau, & il efpéroit d'être employé dès qu'il feroit atrivé dans les colonies. II étoit même eerrain d'y trouver un grand nombre d'amis qui le ferviroient ardemment. Toutes ces raifons le portèrenr a fuivre M. de Fonraigre, c'étoit le nora du capitaine. Nous aurions été charmés de pouvoir nous embarquer avec lui; mais la chofe n'étoit point praticable, a caufe du détour confidérable que nous aurions été obligés de faire, & qui eüt retardé de plufieurs mois notre retour en Efpagne. Nous aecompagnames norre ami a bord du vaifleau, oü le capitaine nous rerint pendant deux jours, & nous régala de fon mieux. II fallut fe féparer, nous nous embrafsames avec larmes , nous nous jurames une amitié éternelle, 8c nous promimes de nous écrire mutuellement, dans quelque partie du monde que le fort nous placat. Quelques jours après, la flotille fe rrouva prête a partir, & nous nous embarquames. Quoique la route que nous devions faire femblat ne nous Eiij  7° Aventures offrir qu'nrae navigation heureufe Sc facile, cependant le fort qui ne cefloit de nous poutfuivre , voulut encote la traverfer par des évènemens malheureux. Nous étions a la hauteur des ïles de Gallapagos, lorfqu'un calme nous furprit. II fut fuivi d'une tempête afFreufe qui difperfa tous nos vaifleaux, Sc jeta celui que nous montions, M. de Beaune Sc moi, vers 1'ile de Tortuga. A peine étions-nous entrés dans la rade, que deux vaiffeaux anglois vinrent nous y attaquer. Malgré la plus vigoureufe réfiftance de notre part, nous devinmes leur proie. Mais le courage que nous avions montré nous les rendit favorables. Nos vainqueurs nous traitèrent généreufement , Sc & nous conduifirent a la Jamaïque. Ne pouvant aller en droiture a Cadix, nous obtïnmes du capitaine Anglois qui nous avoit pris, la liberté de partir fur un vaifleau qui faifoit voile pour la Méditerranée , & qui devoit fe rendre a Venife. II reftoit encore quelques difficuhés qui furent enfin levées par la paix conclue entre 1'Efpagne & 1'Angleterre. Ainfi, redevenus libres, nous partimes, & après une courfe qui n'offrit plus que les évènemens ordinaires de la navigation, nous arrivames a Venife. Quelle joie pour moi de me voir fi prés de ma patrie ! Quantité d'amis que nous trouvames dans la  72 Aventures d'un Espasnoi,; ne tardai pas a exécuter mon projet , & je me retirai dans ce hameau , le feul afyle oü j'ai pa jouir d'une tranquillitéqut m'a toujouts fuïparmi les agitations de la fociété. Fin des Aventures d'un EfpagnoL  RELATION DU NAUFRAGE D'U N VAISSE AU HOLLANDOIS.   d'un Vaisseau Hollandois. 8i coup de vent nous poufla au travers des bancs , & mit notte vaifleau a flor. Nous commencions a bien efpérer quand nous nous appercümes qu'il faifoit eau de tous ccnés. D'abord nous fimes jouer nos pompes , mais nous ne la pümes épuifer , quoique nous fiflions par horloge plus de cinq eens batonnées d'eau. Peut-être néanmoins que nous y euflions réufli fi tous nos gens qui étoient au nombre de foixante & dix , euflent pu s entr'aider , mais la plupatt étoient fi foibles qu'a. peine pouvoient ils marcher. Cet inconvénient fut fuivi d'un autre qui acheva de nous défoler; nul d'entre nous ne favoit la route, & ni le maitre ni les pilotes ne favoienr a quoi s'arrêter. Après plufieurs conreftationsilsfe trouvèrent d'opinion contraire , ceuxci voulant aller d'un cóté & le maitre d'un autre, fon opinion fut fuivie. Nous n'allames pas loin fans connoirre qu'elle étoit lameilleure, au lieu quecelle des pilotes nous eüt éloignés de Ia cóté. Encore que nous fuflions en repos de ce cóté-la, nous avions aflez d'autres chofes qui nous embarraflbienr , car nous étions gagnés par 1'eau qui entroit dans le navire , nous fumes long-tems fans voir la terre , & nous n'avions plus de provifions. Ajourezque nous étions tousaccablés de fommeil, de foibleflè & de 1'aflitude. Nous étions dans cet état, lorfque celui qui faifoit fentinelle F  d'un Vaisseau HoLtandois. Sc quelques-uns a qui ce fommeil Sc la mort faifoient moins de peur que la faim, demandèrent a mangeravec tant d'inftance, que le maitre ordonna de donner a chacun un peu d'eau de vie Sc de chair fumée. Le fommelier accourumé a 1'économie, obéit avec peine \ mais enfin s'y voyant forcé, il diftribua fi peu de 1'un Sc de 1'autre, qu'il fembloit que nous eufïions encote une longue route a faire. Cependant les veilles & les fatigues avoient rellement épuifé nos gens , que plufieuts devinrent troublés, Sc firent des extravagances dont on eüt ri dans un autre tems. Le cuifinier monta ■1 la hune Sc en defcendit fort échauffé.de la peine qu'il dit avoir eue a pêcher des plongeons dont il fe vantoit de faire un régal qui feroit revivre les morts. Quelques autres ne pouvoient comprendre le péril oü nous étions, ne fe fouvenoient plus du paffé, Sc ne parloient que du profit qu'ils prétendoient faire dans leur voyage. Dès que nous eümes cellé de pomper, la grande vergue Sc celle d'avant que nous avions baiflées , fe trouvèrent remplies de plongeons qui étoient fort aifés a prendre, & c'eft oü le cuifinier qui avoit été le premier a s'en appercevoir, les avoit pris. De ceux qui reftoient dans leur bon fens , F ij  d'un Vaisseau Hottandois.. 8j ï'aniète , il fe trouva de moins rroïs de nos matelots : & il y avoit apparence qu'ils setoient noyez a fond de cale oü ils dormoient profondement. Nous fümes deux heures dans cet état , la pluparr a demi-morts Sc nayant plus aucune efpérance , quand le vaifleau fe releva. Ce changement nous furprit, de forte qüa peine le pouvions-nous croire , & quand on en fut bien afTuré, le ccèur revint, Sc la triftefTe fit place a la joie. Plufieurs coururent a leurs coffres, fe vetirent de leurs beaux habits Sc demandèrent de Peau-de-vie. On ne la leur épargna pas, Sc ce que Pon en bat produifir bientót un plaifanc effet; d'autres débitoient leurs penfées grotefques, s'imaginoient être grands feigneurs Sc ne parloient que de milüons. Ces vifions étoiert fupportables au prix des exces des pilotes qui continuoient a braver la mort. Soit que ce fut un effet du vin ou de la mauvaife compagnie , quelques uns de ceux qui avoient pris plus de peine * s'ajufter , allèrent avec eux dans la Dunetre , d'ou fortant de tems en tems le verrei la main Sc le chapeau fur Poreille , ils invitoient les autres! les imiter en chantant des chanfons profanes ; & peu s'en fallut qu'ils ne danfaffenr. U y en avoit qui étoient plus mornes •, mais qui ne laifToient pas de boire, afin difoient-ils de ...s'afloupir, & d'être moins fufceptibles de lemo- F iij  d'un Vais.seau Hollandois 87 chames-au vaifleau en attendant que 1'on eüt fait des avirons pour le conduire. Quand tout fut ptèt on donna a chacun de ceux qui s'y voulurent mettre dix pièces d'argenr qui étoient de mife au royaume de Bengala , pour s'en fervir dans leurs befoins, lorfqu'ils feroienr a terre. .Avant que de fe féparer il fallut boire teut de nouveau , Sc 1'on but fi imprudemment, que la pluparr perdirent le peu de raifon qui leur reftoit. Je voulus me mettre avec ceux qui fortoient du vaifleau, mais un ami m'en empêcha; il me dit qu'il n'étoit pas jufte que je 1'abandonnafle, Sc qu'il ne pouvoit me céler qu'il n'avoic pas bonne opinion de cette machine, ou plutbt de ceux qui la conduifoient, paree qüils étoient prefque tous ivres, & fur le point de fe quereller ; joinr que la machine étoit k fleur d'eau & plus chargée qu'il ne falloit. Ainfi je reftai dans le vaifleau avec le maitre Sc quelques autres dont le nombre étoit fort inférieur ï celui de ceux qui en fortoient. A peine ceux - ci avoient-ils démaré, que plufieurs d'entr'eux fe repemirent de nous avoir quittés Sc fe mirent a lanage pour nous rejoindre ; fi bien qua leur retour nous nous trouvames au nombre de trente de-u* hommes ; & k ce compte il falloit qu'il y en eüt quarante fur le radeau, oü ils tachèrent d'appareiller la voile de la chaloupe : mais outre qu'elle F iv  83 N A U F R. A G E «oit trop lourde Ie vent tcmba demi - heure après, fi bien qu'ils avancèrent fort peu. Quand nous les eümes perdus de vue, on pria Dieu pour 1'heureux fuccès de leur entrepnfe, afin que,fuivant leur promefle, les habitans nous vinlïent bientót fecourir. Après Ie maitre du vaifleau fit apporter un fac de bifcuic de Zelande & un peu de chair fumée que 1'on mangea avec appétit. Pendant ce tems-la nous vimes encore nos gens fort loin, mais ce ne fut que pour un moment, & depuis on ne les vit plus ce qui nous fit croire que le radeau avoir coule bas par quelque accident imprévu; a quoi 'ly a quelque apparence, puifqu'on n'a jamais pu favoir ce qu'ils étoient devenus. Les fottes conjectures que nous avions de leur perte, ayant ruïne notre efpérance (car nous faifions fond fur les bons offices qu'ils avoient promis de nous rendre quand ils feroient a tetre), nous fongqames a faire un autre radeau ; & quand ü fut achevé, nous trouvames qu'il n'étoit propre que pour dix ou douze hommes. C'eft pourquoi nous pnmes d'autres mefures, & commèncames par faire fauter Ja W dü ^ ^ ^ deja coupé & dépouiilé de tous fes a*rès Eiifaire ,1 nous falloit Ia vergue, mais comme eile etoit fort avantdans Peau, embarraflee d- fa voile & de fes cordages, nous ne la pouvions  b'un VaïsseAu Hollan^ois. §9 dégager. Après avoir cru la chofe impoflible,' 1'ami dont j'ai parlé, nommé Guillaume ou Willem Baftians, fe fit nouer une corde autour du corps, fauta dans la mer, & alla conper tous ces embarras qui nous empêchoient d'achever ce que nous avions commencé. Cependant la niut cV les vagues nous incommodoienr égalemenr.; 1'une par fon obfcurité,&les autres par leur violence; ainfi nous étions a tous momens fur le point de périr. Comme Ia plupart étoienr occnpés a couper Ie mat d'avant qui étoit le feul qui fut debout, fis de nos gens complotèrent de s'-évadéc fecrctement fur le radeau qu'on venoir de faire, &, fans fe foucier de ce qui pourroit arriver aux autres , ils fe mirent en devoir d'exécurer teut lache deflein. Ils avoient même déja coupé les deux cordes ouil étoit attaché ,& commencoient a s'éloigner du vaifleau, lorfque le mar que 1'on coupoir romba dans la mer devant le radeau , par fa chute le fit retourner auprès du bord. Sans cela il eft certain que nous euflions péri cette nuit , car le mauvais tems augmentoit; les fecoulïes étoient violentes, &le vaifTeau ne les pouvoit plus fouteftir. Nous nous hatames donc d'ajouter a notre radeau le mat qui venoit de tomber , ce qui le rendit propre a porter vingt hommes &c nous étions trente-deux. Sur le mi-  9* Naufrage qui j'étois voulur me retenir \ fe me dégageai brufquement, je coums de route maforce, & n'allai pas loin fans tomber dans I'eau. On men retirapromptemenrj mais ni le froid ni 1'appréhenfion ne me firent revenu 1'efprit. Je me feutois néanmoins pénétré du froid, & voulois que Ie maitre otat fes habits pour me les donner; comme le mal continuoit, je pris un tonneau pour la cuifine & m'allai affeoir auprès, pour me fécher & pour me chaufFer. Ce feu imaginaire me fit peut-ètre autant de bien que s'il eüt été réel, car j'y fentis autant de plaifir; je m'y endormis fort doucement, & je trouvai,a mon réveil, que la raifon m'étoit revenue. Cependanr les courans nous avoient poufles fi loin que nous perdimes route efpérance : nous priames Dieu de rour notre cceur d'abréger nos misères, ou de nous infpirer les moyens de les evirer. Quelque rems après nous crümes voir terre, & 1'on s'écria que ce pouvoit être un effet de nos prières, & qu'il falloit donc les cóntinuer; puifque fi le peu que nous avions fait nous en avoit procuré la vue, infailliblement la continuation nous en feroit approcher. 'On prie donc, onchante, & 1'on croir voir une prairie oü des vaches paifflnr. Je ne puis exprimer h joie que nous donna cette vifion, car een étoit une,& des plus groffières, de prendre un banc ae  b'un Vaisseau Holiandois. 53 fable oü la merbrifoit avec violence, pour une prairie & du bérail. Cette trifte méprife nous fit retomber dans le chagrin; & ce qui 1'augmenra , ce fut de voit que notre machine, qui commencoit a s'enfoncer, ne nous porreroit pas bien loin. Les plus déterminés de la troupe, voyant que le péril croiftbit, réfolurent, pour la décharger , de poufier la nuit dans la mer le plus qu'ils pourroient de leurs compagnons. Le ciel ne permit pas qu'ils exécutaftent leur cruel defiein , 8c avant qu'ils le pufiènt, le maitre charpentier s'avifa qu'on avoit quancité d'argent qui pefoit beaucoupj 8c dont on pouvoit faite une ancre ou un contrepoids qui feroit doublement utile. Car, outre que la machine n'en feroir pas plus occupée , ce contrepoids nous pourroit fervir quand nous autions la marée contraire. On fuivit fon avis, & chacun donna fans répugnance ce qu'il avoit d'argent. On mit le tout dans un haut de chaufies qu'on lia avec une corde, puis dans un autre qu'on ferra de même; on mit le fecond dans un troilième , & celui-ci dans un quatrième que nous laiflions tomber a fond au bout d'une corde quand nous voulions nous arrêrer. Nous fimes un autre petit paquet de cetargent, 8c nous en fervimes au lieu de fonde, pour reconnoüre de quel cóté nous jetoient les courans. • L'un & Tautre nous furenr fi utiles, que peu de  94 Naufragb tems après nous nous trouvames aiïez prés de terre pour ne craindre plus de la perdre. Sur les deux heures après midi on dé-fit Pancre pour rendre a chacun ce qu'il avoir, donné, & tous le prirent fans le compter, ranr la joie de fe voir hors de péril les occupoit. Ainfi plufieurs qui y avoient le plus contribué, fe contentèrent de très-peu de chofe; & ceux qui avoient donné Ie moins fe rrouvèrenr les mieux partagés. II y eur même tant d'indifférence a cet égard, qu'il y ent de Pargent de refte, que nul ne voulut s'aproprierj c'eft pourquoi on le diftribua a ceux qui n'en avoient point , étant fort afTurés que de routes les efpèces que nous avions apportées, il n'y en avoit pas une qui n'eüt cours dans le royaume de Bengala. Après cette diftriburion il s'en trouva encore un fac dans un tonneau oü il y avoit eu du bifcuit qu'on ne daigna pas regarder ; & on 1'eüt laiiPé oü il étoit s fi notte maitre de navire n'eüt pris le foin de s'en charger. Nous allames enfuire fi prés du rivage, que nous crümes voir des pêcheurs qui étendoient leurs filets , & qui fembloient fort occupés a les faire fécher au foleil. A mefure que nous aprochions, nous vimes d'autres hommes qui nous parurent vêtus comme nous, & que nous primes pour Pautré moitié de notre équipage. Ils avoient tous les mêmes habits , les merries" chapeaux,"  d'un Vaisseau Hollandois. 95 les mêmes bonnets, excepté quelques-uns qui n'étoient couverts que de toile a voile, Sc quelques autres qui ne 1'étoient que depuis la cemture jufqu'en bas. Ce fut ainfi qu'ils nous parurent avec des lunettes de longue vue , Sc tous ceux qui s'en fervirent, crurent voir fort diftinófcement ce qu'ils n'avoient vu qu'imparfaitement fans trela. La marée qui nous entrainoit, ne nous porta pas de ce cbté-la, Sc ne nous fit pas approcher de terre auffi-rór que nous fouhaitions. Cette lenteur .nous fit craindre que le fuccès ne fut pas encore bien eertain; Sc il y en eut un affez impatient pour vouloir tenter d'aller ala nage vers le rivage; il le tenra en effer, mais a peine fur-il dans 1'eaii qu'il fe repentit de fcn entreprife, & revint fur fes pas, foit que la frayeur leut faifi , ou qu'il fe fe crut trop foible pour 1'exécuter. Cependant on fe foüvint que les habitans de Bengala avoient une extréme averfion pour la chair de pourceau, Sc nous en avions encore de refte; c'eft pourquoi nous convinmes de la jeter dans la mer. Mais ce qui nous fit mal au cceur, ce fut de voir que 1'on fe défaifoit auffi d'un baril de bifcuits qu'on pouvoit g.irder fans conféquence, &'diftribuer entre ceux qui éroienr prefque morts de faim, de fatigues, Sc de misère. Plufieurs s'y opposèrenr, mais la pluparty confentirent,par la raifon qu'on alloit a rerre oü 1'on n'en auroit plus befoin.  V6 Naufragh Aiiïfi, nous gagnames le rivage Sc fommes de la machine que nous abandoanames aux courans. Dès que nous fumes a terre , le mairre du navtre, & dix ou douze aurres des moins iricommoclés coururenr a la découverce j les autres les fuivoient de loin , & les prioient de fe hater de leur trouver un lieu commode pour fe fécher , étant également prefles du froid & de la faim; & marchanr, nous nous entretmmes des maux que nous avions foufferts, & du bonheur que nous avions d'être fortis d'un fi méchant pas. Nous en patlions avec autant de fécurité, que fi nous euflions vu les habitans du lieu s emprefler a nous bien recevoir. Les uns difoienr que ceux que nous avions vus en mer, tant les Hollandois que les Indiens ne pouvoient pas être loin de la. Les autres difoienr que ces Indiens étant a la pêche pour leurs maitres, avoient fait renconto} de nos gens qu'ils avoient conduirs dans leurs hutfes, Sc que nous les pourrions trouver dans un bocage que nous voyions. En parlant de la forte, nous alliops gaiement a ce bocage ou nous ne doutions pas que les habitans ne nous recuflent comme nous fouhaitions : mais notre opinion étoit mal fondée; en arrivanra ce bocage nous n'y trouvames ni hommes ni bêres , ni voies , ni fenriers qui y conduififlTent , ni la moindre marqué qu'il eüt jamais été habité. Quelques-uns  d'un Vaisseau Hollandois. 57 Quelques-uns des plus fatigués ayant fait fond fur le fecours qu'ils penfoient trouver dans ce bocage, ne pouvoient croire ce qu'ils voyoient ; & criant de toute leur force, s'imaginoient qu'on dut leur répondre, mais ils s'égofillèrent en vain, on ne leur fit point de réponfe ; & il fallur continuer la marche par un bois fombre, épais, & peut-être rempli de bêtes dont nous pouvions être la proie. Cette penfée jointe au mal préfenr, & aux fatigues précédentes acheva de nous accabler. Comme nous avancions le cceur ferré, plein d'amerrume, & nous demandant les uns aux autres ce que pouvoient être devenus le maitre Sc ceux qui l'accompagnoient, nous les trouvames fort profondément endormis ; & Ie befoin que nous avions d'en faire autant, nous obligea de les imiter. A notre réveil nous nous entretinmes des Indiens Sc des Hollandois que nous penfions ayoir vus proche du rivage; Sc ne les trouvant point, oü apparemment ils devoient être , nous ne doutames plus que cette vue qui nous avoit paru fi diftinóte , ne fut une vifion. Le jour étant fotc avancé, nous réfolümes de pafTer la nuit oü nous étions, & nous employames quelques beures a faire provifion de bois, donr nous fimes trois piles en rriangle , oü nous mimes le feu avec la cbandclle que nous avions laiffé bruler dans la G  jS Naufrage lanterne. Proche de chaque fou on pofa une fentinelle pour nous affurer contre les furprifes des bètes, & par ce moyennous nous chauffames plus rranquillement que nous n euflïons fair. Les nuits étoient fi froides & nous étions fi mal vêtus que nons ne pümes repofer; 8c quand nous 1'euffions pu, norre leóteur étoit fi troublé qu'il nous eüt rous mis en defordre. Quoique nous puffions dire pour le remettre en fon bon fens, il étoit toujours en furie; & demandanr d'oü diable venoir ce changement a. Batavia, & comment il fe pouvoit faire que 1'on y fut fi mal fervi, il jetoit aux uns fes pantoufles, aux autres fon bonnet, & menacoit d'exterminercescanailles d'efclaves qui faifoient fi mal leur devoir. Ainfi nous pafsames rriftement la nuit & dès le point du jour nous fongeames a décamper, pour chercher un gïte plus commode que n'étoit celui-la. Un des derniers a fe réveiller fut notre chirurgien qui, en fe levant brufquement, cria comme un défefpéré qu'on lui avoit volé fon argenr, & qu'il falloit' qu'on le lui rendit. Les cris qu'il fit ébranlèrent le pauvre leéteur , qui le prenant pour un efclave révolté , cria au meurtre & au fecours contre cette race maudite. Le chirurgien qui ne favoir pas que cet homme eüt perdu 1'efprit ( car il avoit dormi avec aflez de tranquillité) prir cë qu'il difoit au pied de la  ioo Naufrage pour des Bengalois. Nous fimes dès-lors ce que nous pumes pour lapafTer, mais fa rrop grande profondeur rendir nos efforts inuriles. Une heure aptès elle nous parut plus guéable, 8c nous la pafsames en effer avec autant de joie que fi nous euffions été certains d'un heureux fuccès, Quand nous fumes de 1'autre cóté, ces Mores coururent au-devanr de nous, fe jerèrent a nos pieds,les baisèrenr , 8c demeurèrent long-rems a genoux , levanr les yeux au ciel en parlant, comme pour le prendre a rémoin de leur innocence & de 1'injuftice qu'on leur faifoit. Ces gens qui éroient au nombre de huit, a favoir quarre hommes, deux femmes, deux enlans, nous paroiffbienr fort afïligés, mais nous ne les entendions point: 8c tour ce que nous pumes faire, en voyant dotter certaine machine qui les avoit pottés jufques-la , fut de comptendte que c'étoient de malheureux efclaves que la dureté de leurs maitres avoient obligés de s'enfuir. Ces pauvres gens n'étant donc pas ce qu'il nous falloit, nous repafsames de 1'autre cóté de larivière, oü, après avoir fait bon feu, nous allames chercher la rortue que nous avions négligée 8c la fimes cuite dans fon écaile. Chacun enfuite en prit un morceau qui ne pouvoit pas être grand (car nous étions trente & une bouches), .& le mangea de bon appetit, ou pour mieux dire,  d'uu Vaisseau HoilAndois. IOl Ie dévora. Comme la faim nons prefloit encore , nous regrettames les provifions que nous avions jetées dans la mer, & nous nous dlmes les uns aux autres que nous étions juftement punis de la folie que nous avions faite. Ces lamentations furent fuivies d'un morne filence, & enfin de la prière, après laquelle on s'accommoda le mieux qu'on put pour repofer. Le lendemain le maitre, avantque de marcher, donna a chacun une rranche d'un fromage de trois livres qu'il avoir apporré du vaifleau; & par 1'ordonnance du chirurgien qui étoit aufli notre médecin, nous bumesla-deflus une tafle d'eaua demifalée , & nous nous en trouvames fort bien. Après une marche de cinq ou fix heures nous nous trouvames au bout d'une poinre de terre qui nous fir connoitre que ce lieu étoit une ile , Sc qu'elle pouvoit être éloignée de la rerre ferme de huir ou neuf lieues. Ces conjectures achevèrent dë nous troubler , & nous commencames a nous réfoudre a mourir de faim Sc de misère dans un lieu ftérile & déferr. Nous ne voyionspar-tout que des arbres, les uns fecs Sc les autres verts, qui n'éroient chargés que de feuilles; rrifte & amère nourriture, dont néanmoins nous jugions qu'il faudroit nous contenter. Nous nous arrêtames fur certe pointe autant de temps qu'il en falloit pour nous dérerminer; 8c G iij  io2 Naufrage nous convinmes que le plus sur éroit de retourner au lieu oü nous avions paffe la première nuit dans cette ïle. En y allant nous pafsames proche de 1'endroit oü nous avions maagé la tortue, dans 1'efpérance d'y trouver de ces léganez dont nous avons parlé. De peur de les effaroucher, deux de nos gens armés d'une hache & d'un coutelas marchèrent les premiers & nous les fuivimes de loin. Us revïnrent bientót après avec un de ces animaux que nous portames au lieu oü nous avions réfolu d'aller. Comme on y avcit laiffe le lecteur, on le chercha, on 1'appela Sc tout cela ne fervir de rien , car il ne parat, ni ne répondit. Nous cherchames enfuire un lieu commode pour y fixer notre demeure , tandis que nous ferions dans cette ile ; & nous jugeames qu'il valoit mieux que ce fut proche du rivage que vers le milieu du bois, oü nous ferions trés-mal poftés pour découvrir les batimens qui pourroient paffer , la feule Sc unique efpérance que nous euffions de fortir de ce trifte lieu. Enfuite on amaffa du bois „ on fit du feu, Sc 1'on coupa le léganez avec fa peau en autant de portions que nous étions d'hommes. Chacun prit la fienne Sc la fit cuire a fa fantaifie ; les plus affamés prefque point, de peur que le feu ne la diminuat, & les autres un peu davantage, par la même r-aifon, n'étam déja que trop petite a leur  *°8 Naufrage cons de 1 equipage; mais graces a Dieu on n'iufifta pas, & ce fut un bonheurpour tous les autres ; car fi 1'on avoit commencé, il eft certain qu'on eüt continué a propofer la même chofe, 8c même qu'on fe füt tué ou par furprife ou par violence. Quoique la chofe n'eüt pas réufti, nous ne laifsames pas de nous défier les uns des autres, 8c depuis ce tems-la on ne dormit plus qüen tremblanr, chacun ayanr peur que les aurres ne confpiraflent conrre lui, 8c ne priflent pour 1'égorger le rems de fon repos. Sur le foir nous apprimes que deux de nos gens qui avoienr fuivi par rerre ceux qui étoient paras le matin par eau , les avoient joints le foir a Ja pointe, oü ils avoient demandé avec tant d'inftances qu'on les prlr, que 1'on n'avoitpu s'en défendre; mais qu'auparavant 1'on avoit joint a leur radeau quelques arbres. Sur ces enrrefaites quelqu'un vint dire qu'il venoit de voir un ferpent d'une grandeur & d'une grolTeur prodigieufes : qu'il n'avoit ofé 1'attaquer tout feul, mais qu'étant tous enfemble, il feroit aifé de l'aifommer. D'abord chacun prir un baton, & courut au lieu oü il devoit être, avec une joie incroyable. Nous ruames chemin faifanr un léganez qui romba d'un arbre a nos pieds, & ravis d'avoir déja dequoi mêler avec nos feuilles, nous pourfuivhnes notre route. Mais par malheur le  d'un Vaisseau Hollandois. 109 fetpent étoit difparu ; & nous eumes le déplaific de le chercher 1'ong-tems en vain. On partagea le léganez , dont les portions étoient fi petites , que, fans le fecours des feuilles d'arbres dont on mangea beaucoup, nous n'euflions pu dormir la nuit. Depuis ce repas on fut long-tems fans rien trouver ; & notre foiblefle étoit extreme, quand le charpentier apporra plein fon bonner de limaqons. Ces petits infeótes n'avoient ni cornes ni coquilles , &c nous les ptimes pour des limacons, faure d'avoir un nom plus propte a leur donner. Mais, fans nous informer du nom, ni fi c'éroit un aliment qui nous fut propre, nous nous fimes mener au lieu oü le charpentier les avoit trouvés, &c le dépleuplames de forte qu'il n'en refta pas un. Lorfque nous fumes de retour nous les jetames en divers endroits qui nous parurent, un moment après, d'un bleu celèfte : cequi nous fie croire que ces infeótes étoient pleins de venin , & qu'il n'étoit pas sür d'en ufer. Ce fur 1'opinion de quelques-uns, mais la plupart raifonnèrent rout autremenr, & dirent que beaucoup de bètes qui paflbient pour venimeufes, ne l'étoient qu'en idéé \ témoins les ferpens dont on difoit que le venin étoit fi fubtil & fi dangereux, & qui, néanmoins, ne leur avoient point fait de mal; qu'après cette épreuve qui leur avoit fi bien réuffi , ils pouvoient fans rifque en faire une  iio Naufrage autre; & qu'au refte, s'ils en avoient, le feu le pourroit diffiper. Ce raifonnement 1 'emporta; nous convinmes tous d'en manger , & pour les cuire nous fimes un grand feu, fous les cendres duquel nous les mïmes , Sc quand ils furent cuits , on les mangea, on les trouva bons; & pour achever le régal, on but de 1'eau a demi-falée, puis on fongea a fe repofer. Une heure ou deux après , Je charpentier commenca a fe trouver mal, Sc tomba enfin en défaillance. Dès que nous le vimes en cet état, nous nous crümes prêts d'y tomber, Sc cependant nous nous entretinmes de toutes les fortes de conttepoifons dont nous avions entendu parler. Tous ces difcours furent inutiles , & 1'on ne dit rien qui füt aifé i exécuter, ainfi nous réfolümesd'attendre patiemment 1'eftet de ce fatal repas. • Demi-heure après nous tombames comme le charpentier, & nous eümes les mèmes fymptómes. Durant deux heures nous fentïmes dans les entrailles des douleurs aigues, mais la plus grande étoit la difficulré de refpirer; Sc nous étions fi oppreflfés; que nul n'efpéroit en guérir. Peu a peu néanmoins les plus grandes douleurs cefsèrenr, mais la foibleife continua ; Sc dès que nous pumes marcher, la faim nous preflant comme de coutume, nous allames nous gorger  d'üN vaisseau hollandois. III de feuilles. Depuis que nous en ufions nous ne favions ce que c'étoit d'avoic le ventre libre, & pas un même n'avoit fatisfait aux néceffités de la digeftion. Nous ne laiflions pas d'avoir des tranchées qui nous défefpéroient; & quand nous les avions, ce qui arrivoit fort fouvent, il n'y avoit point de tourmens que nous n'aimaffions mieux fouffrir. Après avoir fait inutilement ce que nous pumes pour nous foulager , nous nous abandonnames a. la divine providence , a qui fans cefte nous recommandions nos befoins. Notie misère augmentant toujouts , Sc fentant diminuer nos forces , nous nous affemblames pour conférer des moyens d'en fortir. Après que chacun eut dit fa penfée , il fut arrêré qua moins que de faire une machine qui put nous porter de 1'aurre coté , il falloit fe réfoudre a périr oü nous étions. Tous opinoient que ce moyen étoit 1'unique qui nous reftar, particulièrement depuis que nous n'efpérions plus le retour de nos compagnons. Ceux qui les avoient obfervés, afturoient que dès leur départ ils devoient avoir fait naufrage ; qu'ils n'avoientpu furmonter la force des courans, Sc qu'ils devoient être li loin de la cóte, qu'ils mourroient de faim infailliblement avant que d'en approcher. C'eft fur cette opinion que 1'on fondoit 1'envie de faire un autre radeau; mais 1'entreprife étoit difficile,  nf Naufrage &c quand nous eumes confulté nos forces , nous nous en trouvames incapables.Ainfi nous jugeames qu'il falloit céder a la néceflité , & avoir encore parience quelque tems , puifqu'auflï bien le remède donc on parloit «'étoit pas des plus afluré. Après que chacun eut dit fon avis, Ie maitre du navire dit que les feux de nuit fe voyoient de loin , & qu'il jugeoit fort a propos qu'on en fic un grand fur le rivage, d'oü il fe faifoir foit qu'on le verroir de dix ou douze lieues. On choiür pour cela un lieu enrouré d'arbres fecs qu'on entafla les uns fur les autres , & donr on fit un feu qui, felon notre fupputation, fe pouvoit voir de plus de dix lieues. Nous en fimes durant quatre jours avec aflez d'ardeur : mais au bout de ce tems notre zèle fe ralenrit, ou plutot les forces nous manquèrent , Sc nul d'entre nous n'en eur plus pour un rravail fi rude. Le maïrre du navire qui éroir grand, robufte Sc fort fain écouta nos plaintes d'un fang froid, mais il n'y eut aucun égard; Sc mefuranr nos forces aux fiennes, il voulut qu'on Paidat a continuer ces feux, par eonféquenr a porrer du bois ; & nous lui obéimes avec une peine incroyable. Pour nous encourager il alléguoit plufieurs exemples qui avoient réufli en d'auffi facheufes rencontres que celle oü nous étions; qu'il falloit donc faire quelque  d'iJN VaiSSEAU HoitAKDOIS. ii} quelque effort pour tenter le même fuccès , d'autant plus que nous n'avions point de reflburce plus affurée. On prit donc courage, on portadu bois, Sc 1'on fit encore les jours fuivans de ces grands feux; mais enfin les forces Sc le courage manquèrenr rour d'un coup, Sc quoiqüil püt dire on ceffa de rravailler a Un ouvrage dont on ne voyoit point 1'effet qu'on s'en étoit promis. Depuis ce rems-la on n'enrendit plus que des plaintes Sc des regrets; la langueur étoit générale , Sc plufieurs même ne pouvoient marcher fans fecours. Mon ami étoit de ce nombre; il étoir fi foible & fi abattu qu'il ne pouvoit ni parler nï lever la tête. II y avoit entre nous deux une liaifon fi étroite , que j'endurois fes maux Sc les miens, Sc j'étois doublement a plaindre, de voir foufFrir un ami fincère, Sc de ne pouvoir le rirer de peine. Dans fes grands intetvales d'abattemenr Sc de langueur je demeurois auprès de lui, & fi je ne pouvois rien faire qui put le foulager, je difois, pour Ie confoler, tout ce que je favois; Sc il m'avouoit quelquefois que mes difcours le fortifioient. Un jour, après nous être entrerenus quelques heures du malheureux état oü nous gémiffions depuis tant de tems, il fe leva gaiement & dit qu'il alloit a la cliaffe, d'oü il efpéroit ne revenir pas les mains vides. Son efpérance ne fut pis H  .1x4 Naütraoe vaine, il apporta un crapaud de grandeur énorme que nous fimes bouillir dans un por que nous avoient prêté les nègres dont nous avons parlé. Quand il fut cuit il m'invira a fon feftin, & je le remerciai d'abord a caufe du mal que nous avoient fait les fèves & les limacons; mais quand je vis que ces réflexions ne Pépouvantoient point, je crus le pouvoir imiter, & de concert nous allames quérir des feuilles avec lefquelles nous le mangeames. La première heure fe pafta enfuite avec quelque forte d'appréhenfion ; mais enfin le crapaud ne nous fir pas plus de mal que les ferpens, & ce fut pour nous une joie extréme, dans 1'efpérance de retrouver des uns ou des aurres dont nous pourrions faire de bons repas. Le lendemain le charpentier fe mir en tête de trouver le corps du le&ear, & il chercha fi .exactement qu'il vit dans un arbre une des panroufles du défunt, il I'abattir avec fon chapeau, & en nous la montrant d'un air gai, bon courage dit-il , enfans nous le tenons ou peu s'en faut & apparemment il n'elt pas loin du lieu ou j'ai pris ce que vous voyez. A cette nouvelle nous accourümes, & un quart de lieue a 1'entour il n'y eut point de petit coin oü il ne fut cherché ; mais nous ne fümes pas plus heureux cette fois que les autres ; après avoir cherché quelques genres avec une ardeur incroyable nous nous  d'un Vaisseau Hollandois. • 115 retitames fi mélancoliques & fi chagrins que noUs ne pouvions nous fouffnir. Cetre mauvaife humeur qui ne nous quittoit prefque plus, étoit fouvent fuivie de certaines petites riotes qui altéroient la charité. Peut-être qu'en un autre tems on eüt taché de les empêcher; mais dans ce trifte & facheux étar on louhaitoit que les querelleux s'échauffaflent, & fe battiftent jufqu'a la mort, afin d'avoir de quoi faire quelques bons repas. Par bonheur On n'en vint pas-la, & quelque démêlé qu'on eüt, il fe terminoit ordinairement par quelques petites injures. Un jour étant fort attentifs a 1'un de ces petits différens, Ie chirurgien qui étoit un des plus alertes , nous vint dire qu'il avoit trouvé des feuilles d'arbres bien plus agréables que toutes celles qu'on avoit mangées jufques-la. Elles étoient bonnes toutes crues; mais étant cuites fous les ce,ndres par petits pelotons, c'étoit encore toute autre chofe. Lorfque nous en eümes goüté , nous le priames de nous indiquer 1'arbre qui les portoit: a Dieu ne pkife reprit-il, que je vousle montre ; comme il eft feul en fon efpèce, du moins que je fache , fi je vous difois oü il eft, dès la ptemière rafle il n'y refteroit pas une feuille , öc je ferois alors aufli avancé que je 1'étois avant que je Peufte trouvé. Nous ne fimes pas grande inftance , car nous prétendions Pepier, de forte que, malgré Hij  ï.'itf Na u r- r a ge lui nous decouvnrions fon tréfor. Maïs nos pré» tentions furent vaines, le chirugien fur plus fin que nous, & quelque foin que nous priflïons, fon arbre ne fut point vifible. Nous eümes donc recours a notre remède ordinaire qui étoit la 'patience. Nous nous y exhortames mon ami & moi en nous promenant fur le rivage, oü notre promenade fut fi longue, que nous parvinmes au lieu oü éroit le bufle que no.ïs avions trouvé mort le premier jour que nous mimes le pied dans 1'i'le. La mauvaife odeur de cette charogne étoit telle que nous fimes d'abord quelque pas pour nous en éloigner; mais la faim éranr la plus forte nous nous demandames oü nous courions, & & nous étions fages d'avoir encore ces déiicatelfes ; retournons, dis-je a mon ami, paffons auprès de cette charogne, Sc apprenons a nous vaincre en toute manière. Je taifois Phomme fort Sc il fembloic que je le fufle , mais ce n'étoit rien moins que cela : j'étois entrainé vers ce bufle par Ia violence de Ia faim; & je voulois reuter fi en Ie voyant de plus prés je pourrois me réfoudre. a y chercher de quoi 1'appaifer. Mon ami me crut, nous retournames, & en regardanr la charogne; que vous en femble lui dis je en riant, 1'odeur en eft exrrêmement forte, mais penfez - vous que le goüt en foit fi mauvais ? Pour moi, continuai-je,  d'un-Vaisseau Hoixandois. 1*7 je' m'imagine que fi le feu y avoit pa (Té eüe ne feroit point de mal. Il ne crut pas d'abord que je parlafie férieufement; mais quand il connut ma penfée , il dit tant de chofes pour m'en difluader, que je fus obligé de feindre que je n'y penfois plus. Nous nous éloignames donc infenfiblement dece lieu, & en cherchant attentivement quelque chofe de plus fortable, nous gagnames la pointe de 1'ile qui avance le plus vers ia terre. Notre peine fut inutile , nous ne vimes rien qui nous fatisfit, &c faute d'un mets plus folide, nous dimes, pour nous confoler, tout ce que nous favions. Après avoir épuifé toutes nos raifons, nous nous fentimes 1 efprit aufli foible , & aufli peu difpofé a fouffrir la faim qu'auparavanr. Amfi nous quittames ce froid exercice, & nous nous remimes a chercher tout de nouveau y fur quoi la nuit étant furvenue, nous nous rendimes a jeun auprès de nos gens que nous trouvames occupés a faire un de ces grands feux dont nous avons parlé. C'eft oü le maitre du navire mettoit toute fon efpérance, & le feul fignal, a fon avis, qui put avertir que-nous étionsda. Aufti étoit-il extrêmement apre a ce travail, & il portoit hu feul ce que cpatre autres ne pouvoient trainer. Cet homme étoit fi forr & avoit tant d'embon- Hüj  n§ Naufrage point, qua peine s'appercevoir-on qu'il eut jeune auffi-bien que nous. Lorfque le feu fut auffigrand qu'on le vouloir,chacun foupa avec des feuilles d'arbres qu'il avoit amaifées, & après avoir fair la prière , nous tachames de mieux dormir que nous n'avions mangé. Le lendemam deux de nos gens apportèren: un petit léganez qu'ils avoient trouvé a demimorr. Sans s'informer d'oü ,venoit fon mal qui pouvoit être contagieux, ils le donnèrent au maitre, car ils n'ofoient faire aurrement; 1'ordre établi porrant que tout ce qui fe trouveroit feroit partagé également. Jufques-la cet ordre avoit ete aiïèz bien gardé; mais, en cetre rencontre on commenca a fe relacher, & 1'équité fut mal obfervée. Ceux qui avoienr pris eer animal, dirent qu'il falloit confidérer qu'il étoit fort petit, & que fi on en vouloit faire vingt-quatre portions, chacune ne feroir que de la groffeur d'une noix ; que fi peu de chofe ne feroir qu aiguifer 1'appétit, qui n'éroit déja que trop violent, c'eft pourquoi il valoit mieux n'en faire que cinq ou fix parts pour cinq ou fix hommes qui furent nommés & a qui on les diftribua. De ces fix favoris il y en eut un a qui 1'injuftice fit peur. Ce fur le chirurgien qui donna généreufemenr la moitié de fa portion a ceux qui n'avoient rien eu. Ceux-ci affamés au dernier point, & outrés du tort qu'on leur fai-  d'un Vaisseau Hollandois. 119 foit, s'en plaignirent d'abord doucement, & peu après ils éclatèrenr, & reprochèrent tous enfemble au maitre, que pourvu qu'il fut bien, il ne fongeoit pas au mal des autres; qu'au refte il avoit fait certe loi, Sc qu'il devoit rougir d'èrre Ie premier a 1'enfreindre. Pour fe défaire de ces importuns , le maïrre leur fit jetet la peau qu'ils demandoient avec inltance- Ce fut néanmoins contre le gré de ceux qui avoienr mangé la chair, & ils la cédèrent avec peine; mais enfin elle fut cédée. Celui a qui on la confia pour la parrager alloit le faire de bonne foi, lorfque quelques-uns des plus affamés fe jetèrenr deflus, Sc la lui örèrenr par force. D'autres qui nè Péroienr pas moins, étonnés de cette violence, fe jetèrent fur ces dernier, Sc s'étant rrouvés les plus forrs, eurenr aufli les plus gros morceaux. Pour mieux conferver leur burin, ils s'enfoncèrent dans le bois oü ils mangèrent en repos. Ceux qui eurent moins de précaution ou qui fe fioient en leurs forces, fe virenr bientót aflaillis par d'autres qui leur ötèrent üne partie de ce qu'ils avoient. On commencoit a s'échauffer, & fans doute que les coups euflent fuivis de prés les injures, fi ceux qui avoient arraché un peu de cette peau ne s'étoient hatés de' 1'avaler. Lorfqu'on ne vir plus rien a efpérer de ce cotéU, chacun courut 'éSStêti&f Sc Pun des plus aprës" Hiv  **o Naufrage 4 chercher, trouva les reftes des deux ferpens que nous mangeames Jes premiers jours de notre arrivée en ce lieu. Les entrailles de ces reptdes étoient devenues bleues, gluantes, & setoient tellement garées, qu'on ne les pouvoit voir fans horreuri La moindre de ces circonftances degouta d'abord les plus affamés; mais ce dégout nedura pas :& quand on vit qu'un de la troupe en avoit mangé fans accident & fans avoir ufe d'autre précaution que de les laiiTer un Uioment fur les charbons, nous courümes voir fi cekn qui venoit de faire un fi bon repas avoit tout emporté , & nous. trouvames un million de vers qui couvroient ce que nous cherchions. Nous ecartames ces efcadrons, & trouvames que leur pature étoit bleue comme de 1'azur. Quelques-uns dirent que cette couleur étoit une marqué d'un violent poifon, & qtffc ajmoieM mieux mourir de faim que d'en manger. Un autre repartit qu'ils raifonnoient comme des innocens qu, ne favoient pas que le poifon na point decouleuraffectée ; quecellequ'ils voyoient etoitune impreffion de 1'air qui agiffoit dirféremment fuivant Ia nature des fujets oü il fe rencontroit. Mais fans aller fi loin , reprit-il, comment voulez-vcus que Ie poifon qui de foi eft mortel donne Ia vie a tant d'animaux qui n'ont point' d autrenournture quece que vous voyez? Croyez*  m Naufrage pointe, il fe hata de voir s'il trouveroir encore quelque chofe , mais il rerourna les mains vides, paree que ceux qui étoient allés immédiatement après nous, s'étoient harés de rour emporrer. Le déplaifir d avoir couru inurilement, fut fuivi d'un autre qui acheva de le défoler : 1'ami a qui il avoit confié fa pitance avoit Aiccombé a la tenrarion & 1'avoit dévorée. Celui a qui elle apparrenoit la redemanda a fon rerour; & quand on lui eut répondu que les charbons 1'avoient confumée , il s'emporta contre fon ami, lui fit des reproches fangians, & peu s'en fallut qu'il ne 1'aflbmmat. Quand fa bile fut diffipée, chacun alla de fon coté & s'emprefTa a rrouver de quoi lui aider a avaler les feuilles d'arbres qui, fans quelque fecours avoienr de la peine a palfer. Pour moi, lorfque je me vis feul, je m'enfoncai dans un marais oü j'eus le bonheur de trouver de petits Iima§ons dont je remplis mon bonner , mie poches & les manches de ma chemife. Mes compagnons me voyant chargé de ce précieux butin, me demandèrent oü je Pavois fait. Je les fatiffis, ils y volèrent; & cependant mon ami & moi nous fimes cuire fous les cendres une partie de ces animaux que nous mangeames, & que nous trouvames parfaitement bons. Tanr qu'ils  d'un Vaisseau Hollandois. 113 durèrent nous ne cherchames point autre chofe ; mais nous étions fi affamés, que nous n'en eümes que pour ce jour-la. Le Iendemain mon ami & moi nous allame.s encore en chercher, & en rrouvames dans un autre endroir. Nous n'en primes que plein nos poches paree que la nuir s'avancoit ; & nous étions fi foibles, qu il nous falloit beaucoup de tems pour nous rendre auprès de nos compagnons. Quand nousy fumes, qu'apporrez-vousla, dir le maitre ? Ec quand ü vit ce que c'étoit, ah fi! reprit-il, que voulez-vous faire de ces ordures? Nous fumes fi furpris de 1'entendre parler de la forre, que nous crumes qu'il éroït troublé. Mais fans s'émouvoir de norre furprife , venez, venez,. dit-il, mes enfans, j'ai quelque chofe de meilleur pour vous. 11 nous monrra au fond d'un panier de petits poiflbns qu'il nous abandonna, en difant que nous les mangeaffïons, fans nous informer d'oü ils venoienr. Ce n'eft pas la de quoi il s'agit, repliquai-je , ni de quoi nous fommes en peine; de quelque part que ce poiftbn vienne, il eft le bien venu, & je prérends en faire un des meilleurs repas de ma vie. En même-tems nous courümes aux feuilles qui nous fervoient de pain , & nous choisimes les plus. grand es pour envelopper le  IJ4 Naufrage poiflbn qne nous fimes cuire fous la cënclre. li eft ïnurrle de dire que nous le trouvames excellent, & que fans autre fauce que celle du bon appétit que nous avions depuis fi long-tems , il fut trouvé plus délicat que le mieux apprêté & le plus exquis de toüs les mets dont nous euffions jamaismangé. Pendanc lerepaS nous rëfólumes, mon camarade & moi, de ne rien omsrtre pour découvrir d'oü venoit ce poiiïon; & dès qu'il fut fini, nous aliames trouVer notre bienfaiteur que nous priames de nous dke en quel endroit il 1'avoit pêché. II n'en fir pas de difficulté; iP dit qu'il avoit fait une folie fur le bord de la mer que le flux avoit remplie 5 qua fon reflux il 1'avoit épuifée avec fon chapeau, & qu'il y avoit trouvé ee poiflbn. Je ne puis exprimer la joie que nous caüfa cette nouvelle, dans la penfée que li la chofe avoit réufli une fois, nous pourrions avoir le même fuccès, en ufant des mêmes moyens^cela étant, nous efpérions que 1'avenir feroit moins amèr, & nous goddons par avance un plaisir qui ne devoit point être qu'en idée. En eftet , nous fimes tout ce que nous'pumes, & dans aucune des vingt fofles que nous ereusames, il ne fe prit pas un poiflbn. Ce malheureüx fuccès nous fit retomber dans notre première détrefle 3 car ayant fondé nos efpérances fur  d'un Vaisseau Hoixandois: 125 un mets plus folide que les feuilles d'arbres, nous ne pumes nous y voir réduits, qu'avec une peine inexprimable. Le peu de fecours que nous en tirions , nous fit chercher quelqu'autre chofe avec tant de foin & d'exaótitude, que nous trouvames, mon ami & moi, un gros crapaud dont la vue nousréjouit. C'eft une étrange chofe que la faim , elle rend plaifans & agréables les objets les plus affreux; & ce qui fait peur hors dela, devient, quand on en eft faifi, précieux, utile & charmant. Dès que nous 1'appercumes , nous le primes fans averfion, & plus ménagers que 1'autre fois, nous le mimes, fans le vider, & tel qu'il étoit, fur les charbons; d'oü un moment après , nous le retirames & en fimes un forr bon repas. Ce mets fut trouvé excellent & n'eut aucune fuite facheufe ; mais il étoit en fi petite quantité, qu'il ne aura guères dans nos eftomacs. Lbi quart d'heure après, la faim nous reprit , nous tombames dans la même peine, & n'y voyant point d'autre remède que celui de fortir de ce trifte lieu , nous réfolümes d'amafler le plus que nous pourrions d'arbres fecs, & d'en faire un radeau qui put nous porter en terre ferme. Le mairre, ayanr fu notre defiein , eut bien de la peine a y confentir. Il nous repréfenta le péril oü nous nous expofions, puifque nos camarades,  iji Naufrage crochet, & dit que pour eek il ne falloit que quarre petits bois crochus, qu'il lieroit (i propremenr avec des écorces de jeunes arbres qu'ils pourroient mordre le retrein. Cela fe pourroit, lui répliquai je, fi nous avions dequoi faire aller a fond , mais comme vous favez , il n'y a pas une pierre dans cette ile. J'ai pourvu a~ cela , re^ prit-il, nous remplirons de fable deux ou trois manches de chemifes que nous attacherons a. 1'ancre, '& vous verrez qu'elle nous rendra Ie même fervice que li elle étoit de fer. Nous vimes a cela tant d'apparence, que les uns allèrent chercher de l'écorce, les autres des branches courbées, Sc en mcins de deux heures notre ancre fut telle qu'on la fouhaitoit. Cet ouvrage ainfi difpofé, n'étoir encore qua demi-fait, il nous falloit vingt braffes d'amares, Sc nous ne favions oü en prendre dix. Comme nous y penfions, nous vimes venir deux de nos gens chargés de lierre Sc d'écorce de Jeunes arbres. Ils mêlèrent 1'un avec 1'aurre , 8c en firent une corde auffi longue qu'il la falloit. Le lendemain nous primes congé de ceux qui reftoient, dans le deffein de revenir bientöt l eux fi nous arrivions a bon port. Ils nous fouhaitèrent un heureux fuccès , 8c vinrent avec nous jufqu'au rivage, oü, après nous être embraflés, nous nous mïmes huk fur le radeau, Sc gagna-  xis Naufrage nous empecher de lïnterrompre, & de tui dire qu'il étoit fou de prendre ces chimères pour des révélations divines. Croyez-vous , reprit-il, que fi j'étois fou, comme vous penfez, vous euffiez eu raifon de vous ctoite le cerveau mieux timbré ? Mon mal feroit 1'effet de la faim, vous 1'avez foufferte auffi-bien que moi, d'oü viendroir a votre cerveau plus de force que n'en a le mien ? Mais fans tant de difcours , voyez-vous cette pauvre femme , & penfez-vous que le hafard 1'ait amenée ici ? La baleine de Jonas, les pohfons du jeune Tobie De grace, dit un impatient, laiffons-la Jonas & Tobie, ce font des digrefïions qui ne viennenr point a propos; nous avons faim , & il s'agitde la chaffer; avez-vous pour cela quelque moyen prompt & facile ? Ne le voyez-vous pas , répliqtta 1'autre , & penfez-vous que cerre femme ne foir Ia que pour fe chauffer : c'a bien été fon intention, mais Dieu s'en eft fervi pour 1'obliger a fe venic mettre entre nos mains. II a ma foi raifon , reprit un nommé Charles Dobbel; plus j'examine les circonftances de cerre rencontre , moins je doute que ce ne foir un effet de la providence , & je ne crois point que cette femme foit venue d'elle-même ici: c'a , continua- t-il, en fe 1qvant, je m'offre a êrre t'exécureur des volontés divines; après avoir mangé de toutes fortes de  d'un Vaisseau Houandois. 137 faletés , voyons fi la chair humaine eft bonne i & n'en faifons poinr de fcrupule , puifque c'eft 1'intention de Dieu, &que fes ordres y fonrformels. Lorfque je vis qu'il parloic fétieufemenr, je le priai de fe r'aflèoir , Sc lui dis qu'il prit garde aux fuites de fon entreprife; que ces fortes de penfées éroienr plutót des rentarions du démon que des révélations divines , que cette femme étoit notre image , Sc que fi c'étoit par révélation qu'ils entreptenoient de la manger, c'étoit une des plus chétives Sc des plus maigres révélations dont j'eufle jamais ouï parler. Voyezvous , repris je , que cette femme n'eft qu'une carcaflè animée , & qu'nn fquelette couvert d'une peau, qui . comme vous voyez , n'a pas la mine d'être un mets fort délicat; Sc quand cela feroit, penferiez - vous en demeurer la ? Non , fans doute , vous voudriez avoir toujonts la même pature , Sc Dieu fait fi vos camarades feroient en süreté auprès de' vous ? J'ajoutai a ces raifons,que dans deux heures nous pourrions aller vers le bufle , oü nous trouverions, peutctre encore de quoi nous raflafier; & que s'il ne fe trouvoit rien , il leur feroit libre depargner ou de maflacrer cette miférable. Moitié par honte , moitié par un refte d'horreur qu'ils avoient pour cette acYton , ils dirent qu'ils n'y penfoient plus, Si tachèrent de s'af-  d'un Vaisseau hollandois. i4> droït la tête au premier qui approcheroir, je lui dis que s'il étoit fage il y penferoit plus d'une fois, & qu'il feroit mieux d'écouter la raifon que ■de s'emporter de la forte. Quelle raifon , repritil, peut-on efpérer de gens qui n'en onr point. Vous voulez que nous vous cédions ee qui nous appartient, pouvions-nous moins faire que dè nous défendre ? Nous reparrimes fur le même ton , Sc nous corfvinmes enfin qu'ils auroienr ce qu'ils avoienr coupé, Sc que le refte nous de*, meureroit. Lorfque nous eümes prefque rout óté fans couteau, tant la pourrirure étoit grande , nous le lavames en plufieurs eaux , nous en fimes xuire une partie, Sc gardames le refte pour les •autres. Enfuire on for.gea a refaire une ancre^, pour mettre en la place de celle que nous avions perdue, & pour cela, deux des notres furent dépêchés vers le maitre pour demander la hache. II nous 1'envoya auffi-tót, nous trouvames ce que nous cherchions, & quant 1'ancre fut achevée, nous réfolumes d'aller rous quatre remercier le maitre. A moitié chemin , un de ceux qui avoient emprunté la hache nous dit, qu'il avoit vu en allant, le linge du maitre fur des arbres, 8c que fon compagnon & lui, qui étoient prefque toutnus, avoient été tentés de prendre chacun une chemife Sc un pourpoint, mais qu'ils n'a-  *4* Naufrage voient ofé Ie faire fans nous en parler. Nous eumes d'abord de la peine a confentir qu'ils en pnflent, mais legrand befoin qu'ils en avoient nous fit fermer les yeux a toute confidération. Et comme ce vol ne fe pouvoit faire de jour, nous attendunes qu'il fut nuit , & heureufettient, ils dormoient quand nous arrivames a\ Jeur quartier. Ceux qui avoient befoin de linge ayant pris ce qu'ils fouhaitoient, nous vinrent dire qu'il y avoit au même endroit quantité de chair & de peau de bufle, dont nous ferions peut-être bien de nous faifir. Nous fumes longtems a nous réfoudre fur ce point- la , paree qu'il étoit fort a craindre que s'ils nous prenoient fur le fait, ils n'ufaflent de leur avantage, qui étoit d'être mieux armés & en plus grand nombre que nous. La faim 1'emporta fur ces réfbxions , nous leur otames une partie de leur pitance , & nous nous retirames au plus vire. Je n'ailai pas bien loin fans me repenrir de ce vol, & j'étois prêt a teporter ce que j'avois pris , quand Charles Dobbel me repréfenra qu'il éroit ttop tard, Sc que s'ils venoient a s'éveiller, quoique nous puflions dire pour nous juftifier , ils ne croiroient jamais, en nous voyanr a une heure indue , que nous fuflions-la fans deflein. Je crus donc fon avis, Sc avec d'autant moins de peine que la faim m'y faifoit pencher. Après avoir dormi  d'un Vaisseau Hollandois." 14} quelques heures nous conrinuames a marcher vers nos compagnons, que nous rrouvames de 1'autre cóté de la riviere oü nous les avróns laiflés. L'eau étoit alors fi haute qu'il nous falluc la pafier a la nage, chargés du burin que noüs avions fait fur ceux qui renoienr compagnie au maitre. Trois de ceux qui nous attendoient navoient point mangé depuis que nous les avions quittés , & ils étoient fi foibles qu'a peine pouvoient-ils fe tenir de bout. Le quatrième, a qui il reftoit quelque chofe, en fit bonne chere en leur préfence, & eut la dureté de leur refufer aufli gros qu'une noix de chair de bufle , pour leur aider a. manger des feuilles dont ils ne pouvoient plus itfer. Nous ne pümes entendre fans indignatkm les juftes reproches decesaffamés-, nous reprimes aigrement celui dont ils fe plaignoient, & lui remontramesqüil mériteroit qu'on lui fit comme il leur avoit fait; mais que nous étions 8c plus tendres & plus pitoiables, que nous voulions partager avec lui, comme avec les autres s ce^q'Qe nous avions apporté. Après avoir fair de norre vol des portions égales, & que chacun eut pris la fienne , noüs jugeames apropos de veiller roura-tour contre les fu.rprifes de nos ennemis, au nombre defquels nous mettions ceux a qui nous avions volé une  »44 Naufra«k partie de leur pitance: & pour nous lier plus forcement les uns aux autres, nous jurames dé faire les derniers efforrs pour nous entr'aider en cas que 1'on nous attaquar. Nous demandames enfuite ce qu'étoit devenue la femme qu'on leut avoit laiflée en garde , 8c nous apprimes que peu après notre déparr elle s'étoit fauvée fi iubtilement qu'on n'avoit pu la retrouver. Nous fouhaitames alors fon rerour, 8c nous réfolümes unanimement de lui órer la vie & de la manger, quelque décharnée qu'elle fut. Dès qu'il fut nuit la fentinelie fut pofée 8c les fept autres fe mirent a dormir. A peine avions-nous repofé deux heures , que notre fentinelie vit un nègte armé d'un gros baton qui venoit doucement vers lui. Lorfqu'il le vit a la portee de fon aviron , il le lui rompit fur la tête, & de ce coup, ce miférable tomba comme morr. Le bruir qu'ils firent r.ous éveilla, & ayant fu ce que c'étoit, nous courümes après les autres nègres , qui voyant leur homme abattu s'étoient enfoncés dans le bois. Dès qu'ils fentireut que nousjes fuivions , ils firent, en s'enfuyant, un bruit que 1'on eüt dit être de vingt perfonnes, quoiqu'ils ne fuffénr que fept ou huit. Après les avoir fuivis en vain nous retournames au lieu oü leur camarade étoit tombé, & oü nouspenfions . imm ivp i le  d'un Vaisseau Hollandois. 145 I-s trouver mort: mais nos conjechires nous trompèrent, ce malheureux s'étoit fauvé, & il s'étoit fauvé fi vlte qu'il avoit oublié fon baton. Nous raifonnames fur cette aventure , & ne doutames point que la femme qui s'étoit chaufFée avec nous n'eui donné avis a fes gens de ce qui fe paubit parmi nous. Elle avoit remarqué , a notre départ, qu'il n'étoit refté que quatre des nötres, qui feroient peut être aifés a défaire fi on les furprenoit la nuit. G eft aflurément fur ce pied qu'ils étoient venus, mais pat bonheur, au lieu de quatre hommes, ils en avoient trouvé huit, 1'un defquels veilloit a la füreté des fept autres. Aufii-tót que le jour parut nous fimes pour «otre ancre une corde femblable a la première , & quand nous fumes prêts i partir , nous trouvames que le radeau étoit devenu fi pefant qu'il ne pouvoit potter que fix hommes. 11 fallut donc en renvoyer deux , & le fort romba fur les deux plus jeunes, a qui nous promimes , pour les confoler, de revenir a. eux avec un bateau , dès que nous ferions en terre ferme. En attendant que la marée nous fut favorable, nous nous mimes aurour d'un petit feu, oü, une heure après,nous entendimes des cris réitérés qui troublèrent notre repos. Quelque frayeur que nous euffions , on jugea a propos de répondre j & un moment après nous vïraes revenir les deux K  Naufrage jeunes hommes dont nous avions voulu nous défaire. Ils étoient fi troublés qu'ils trembloient encore en nous difant qu'ils n'avoient trouvé ni le maitre, ni aucun de ceux qui 1'accompagnoient: qu'ils les avoient cherchés non-feulement ou ils avoient accoutumé de pafier la nuit, mais même en beaucoup d'autres endroits, & qu'apparemmènt il avoit pafié quelques barques oü ils avoient étérecus. La répugnance qu'ils avoient a demeurer dans 1'ile nous fit croire qu'ils nous en impofoic-nr, nous les primes donc féparément & leur fimes des de mandes dont les réponfes furent conformes. Cela nous fit réfoudre de demeurer la jufqu'au lendemain, pour aller nous-mêmes fur les lieux , & de ne point fortir de 1'ile que nous ne fuffions oü ils étoient. Sur le minuir le dot étant propre a notre deflein, nous levames 1'ancre pour aller vers les arbres fecs, de quelques-uns defquels nous avions befoin pour renfoncer notre radeau. Après avoir tourné une demi heute , nous nous appercümes un peu tard que la marée nous poufibir ïmpétueufement vers un grand arbre dont les branches étoient en quantité & fort étendues. Quelques efforts que nous filfions il fut impolfible de 1'èviter; & Ie radeau y rut pouffé avec tant de violence , que quelques-uns de nos gens tombèrent dans 1'eau, d'autres d'emeurèrenr fuf^endus aux branches de  d'un Vaisseau Holiandois. 14? Parbre, & je fus le feul inébranlable.La fecouffe fut fi violente, que chacun de nous crut que tous les auttes s'étoient noyés ; & je n'en doutois prefque pas lorfque Charles Dobbel parut, demsndaaux auttes s'ils vivoient encote , Sc fut ravi de me revoir fur le radeau. Peu après les autres fe fitent connoitre, Sc rous enfin fe retrouvèrenr. II faifoit froid , Sc ces pauvres gens éroient tout mouillés: c'eft pourquoi nons rachamesde defcendre a terre pour faire du feu. En fortant de cet embarras, nous entiames dans un autre qui ne fut guères moins fenfible. L'ancre, Sc la moirié de la corde qui s'étoit rompue dans la fecouife , ne fe rrouvèrent point , Sc nous manquions de moyens pour réparer cette doublé perte. Nous ne favions même fi nous poutrions approcher du rivage, la force des courans nous en éloignanr avec violence; Sc quoi que nous fiftions, nous ne les pouvions furmonter. Comme le mal étoit preffant Sc qu'il étoit tems d'y remédier, deux de nos gens prftent le refte de la corde , Sc nagèrent vers le rivage oü ils titèrent le radeau fans peine. 11 étoit nuit , nous mouiions de faim & de froid, Sc nous n'avions ni pain ni feu. Ajoutez a cette misère que du lieu oü nous étions jufqu'a celui oü nous nous étions chauffés le jour Kij  14? Nauïragï précédent, ii y avoit une demi-lieue. Ii falloir néanmoins y aller, fi nous voulions avoir du feu, & nul d'entre nous n'étoit difpofé a faire une fi longue traite. Comme nous gémiflions fans favoir quedevenir, Charles Dobbel, le plus difpos, & peut-être auffi le plus courageux , prit les deux plus jeunes de la rroupe & alla chercher ce qui nous manquoir. En les attendant nous nous entretinmes des malheurs qui nous accabloienr, & du peu d'apparence qu'il y avoir d'en fortir heureufemenr, routes chofes nous étant contraires dans une terre ftérile & barbare, oü il fembloir que Ie ciel nous eüt jetés pour nous faire fouffrir les peines dues a nos oftènfes. De ces entretiess nous tombames dans un morne filence -y &c je crois que nous fuffions morts fi . nos compagnons n'étoient revenus uri quart d'heure après. Le feu qu'ils apportèrent nous fir autant de bien , en diffipant les rénèbres dont 1'horreur aidoit a nous affliger, qu'en chaffant le froid qui étoit extreme. Ces pauvies geus nous contèrent , a leur retour , >ient prefque roujours marché fur des ronces & fur des épines , qu'ils s'étoit égarés , & qupprès avoir trouvé le feu, ils avoient prefque pcrdn 1'idée du lieu oü ils étoient ; qu'ils étoient tombés dans des folfes pleines d m , i leur feu-s'étant éteint, ils avoient été obligés d'en  D'UN VAISSEAU HOILA-NDOIS. T'4'9 aller quétir d'autre , & qn en chetchant un chemin plus doux , ils en avoient trouvé un plas -difficile que le premier , d oü ils n'éroient fortis qüavec une peine incroyable ; ils avoient les pieds rout en lang., les jambes & la rête toutes .meurtries, & une amertume d'elpnt qüd eft mal-aiféd'exprimer. Nous les confolames le mieux que nous pütnes3.& après nous être encouragés les uns les autres, nous tachames de repofer. Le lendemain nous eafopmes deux de nas camarades au quartier-du mairre & aux environs, pour favoir s'ils étoient partis; & cependanr nous cherchames de quoi refaire une autre ancre & une autre corde. Sur le foir, nos gens rapportèrent que les autres n'éroient plus dans File, &c qu'après avoir cherché dans tous les lieux oü ils pouvoient être, ils n'avoient trouvé qu'un méchant refte de poiflbn pourri; un peu de la peau du bufle , quatre goufles d'ail & un pot. A ces indices , nous reccnnümes qu ils étoient partis, & commencames a croire qu'ils fe refTouviendroient de nous. Cependanr nos deuxdéputés nous contèrent que chemin faifant, il avoient trouvé un tombeau que 1'un d'eux avoit ouveir par une firnple curiofité, a ce qu'il difoir -, mais ia fuite fit voir qu'il avoit un autre deflein; car litbr qu'il vit un cadavre que les vers rongeoient» üdk que le fort de ces infectes étoit plus heureux. Kiij  «5° Naufrage que le fien, & qu'il mouroit de faim pendant qu'ils faifoient bonne chere. Après 1 avoir regardé long-remps, il die qu'il avoir grande envie d'óter leur proie a ces animaux, & que n'ayanc pas d'aurre moyen d'éviter la morr, il ne voyoit pas qu'on pücle blamer de manger ce qui s'ofFroir. A peine eur-il parlé de la forte, qu'il fuccomba a la renration; il prit le cadavre & 1'eüt mis en pièces pour le manger, fi fon camarade ne lui eüt fait voir 1'énormiré de cerre a&ion. II eut de Ia peine a 1'en diifuader, mais enfin il en vint a bout, & de concert ils remirenr le cadavre en terre, & fe harèrenr de s'en éloigner de peur que la faim ne fut Ia plus forte & n'achevat de les féduire. Si-töt que nous eümesle pot, nous y fimes bouillir de Peau, avec les reftes du poiffon dont nousavons parlé, &quantité de feuilles hachées. Après le repas, on mit en délibération s'il ne valoit pas mieux demeurer dans File que d'en partir. La première opinion étoit fondée fur la difficulré de réfifter a. la marée qui étoit forr haute; für la perte de nos deux ancres, & fur 1'impoflïbilitéd'en recouvrer une quatrième, en cas que celle que nous avions vinra manquer.Onajoutoit que nos compagnons étant en lieu de süreté, ils auroient foin de nous, & qu'apparemmcnt ils nomettroienr rien pour nous tirer promptement  d'un Vaisseau Hollandois. ï 51 de la. Ceux qui avoient envie de pavtir, difoient quele fecours dont on parloit étoit incertain; que fur cette frêle efpérance, nous mangerions Te peu que nous avions de refte; Sc qu'après avoir attendu en vain,nous ferions enfin obligés d'avoir recours a nos propres forces , Sc de nous expofer au péril que nous penfions fuir. Après une conteftation qui dura une demi-heure, on convint de s'en rapporter a 1 'opinion du plus ancien , Sc celui-cidir qüun plus longféjour dans cerre farale demeure , acheveroit de nous confumer; qu'd ne falloit que deux ou trois jours pour nous rendre incapables de conduire notre radeau; c'eft pourquoi il concluoit qu'il ne falloit plus dirférer, Ge dernier avis fut fuivi : on employa le refte du jour a renfoncer le radeau, Si le lendemain après avoir bien déjeuné du refte de la peau du bufle , Sc fait bonne provifion de feuilles, nous nous mimes fur le radeau. Nous avions fait d'une chemife une pettte Voile qu'un petit vent frais fit d'abord enfler, Sc cn moins d'une demi- heure, nous pafiames la faufle marée qui fe fait fentir ordinairement autour des iles. Peu de tems après, le vent tomba Sc la voile étant inutile, nous nous fervimes de nos rames. Nous n'allames pas loin fans avoir befoin de manger; c'eft pourquoi nous jetames 1'ancre, dont le fuccès fut aufli heureux que fi Kiv  I51 Naufrage elle eut été defer. Quand nous jugions que fa marée ne nous pouvoit nuire, nous le levions & mettions Ia voile ; & de cette manière, nous nous éloignames de 1'ile jufqu'a la perdre de vue. Le lendemain , nous découvrïmes les deux lies 'dont le maitre nous avoit parlé, & profirant des ïnitrudions qu'il nous avoit données, nousallames fi loin que nous les pafsames aufli. Six ou fept heures après, nous crümes voir la terre ferme, & nous Ia voyions en effet, mais nous en étions affez lom; & dès que nous la découvrïmes, la marée nous devint contraire. Nous jetames donc 1'ancre ayec une crainte inexprimable que la corde ne vin t a rompre, car c'étoient fur quoi nous fondions toute notre efpérance; & durant ce temps-la, un des plus affamés propofa d'angmenter la pitance, puifque nous étions fi proche de terre. Bien que les aurres fuflent aufli foibles que lui, ils ne furent pas de fon avis , aliéguant qu'il ne falloit qu'un coup de vent pour rompre la corde qui tenoit a 1'ancre, & pour nous jeter en pleine mer. II fallus donc fe conrenter de très-peu ie chofe, & attendre paifiblement le fuccès de notre entreprife. Comme nous n'avions point de compas, le foleil & les étoiles nous fervoient de guides, & par leur moyen, nous diftinguions de jour & de nuit les gifemens & firuations de notre radeau»  d'un Vaisseau Hollancois. 153 Le lendemain ayant vent & marée pour nous depuis le matin jufqu'au foir , nous aprochames forr prés de terre, mais nous ne pumes gagner le rivage. II fallut jeter 1'ancre & pafler encore une nuir avec beaucoup d'incommodité &c de crainte, les coutans étant fort rapides. Le jour fuivanr, le rems nous fut fi favorable que nous p rimes terre de bonne heure. Nous laiffames le radeau al 'ancre, dans le delfein de le retrouver, en cas que le pays oü nous étions ne fut pas celui que nous cherchions. Après avoir marché quelque tems, nous trouvames deux chemins, 1'un qui éroir le long du rivage, 1'autre le long de la rivière de Sondiep , & ces deux chemins étoient oppofés. Nous connoiflions fi peu 1'un & 1'autre, quenousne favionslequel prendre; & après avoir épuifé routes nos raifons, nous marchames au hafard vers'la rivière & nous nous rrouvames dans le bon chemin. La faim, le froid & les fatigue nous avoient fifort affoibiis, que nous ne pouvions faire vingt oü trente pas fans nous repofer : ainfi nous avancions fort peu, & nous marchames plus de trois heures fans rencontrer perfonne qui nous put mettre 1'efprit en repos. Peu après, nous vimes des arbres dont il fembloit que les branches vinflent d'ètre coupées. A vingt pas de-la, nous vimes une barque dont nous nous approchames; &c dès que ceux qui étoient dedans  M4 Naufrage nous appercurenr, ils vinrent vers nous, Cette faciliré nous troubla; & nous ne pumes les voir venir fans être appelés, que nous ne les cruflions d'humeur a nous faire quelque avanie. Notre frayeur redoubla merveilleufement quand nous les vimes defcendre a rerre au nombre de fix, chacun le couteau a la mak'. Lorfqu'ils furent affez pjcs de nous pour connoitre que nous n'étions ni en état ni eu humeur de les iafulter, nous leur montrames nos bras décharnés , & un refte de la peau du bufle. Quoiqu'il y en eut peu , c'en éroit affez pour empoifonner les moins délicats; aufli ces gens, quelque brutaux & grofliers qu'ils fuflent, firent cinq ou fix pas en arrière en fe bouchanr Ie nez, & nous menacant avec leurs couteaüx. A leurs geftes nous reconnumes qu'ils nous prenoient pour des gens de mauvaife foi, pour des hypocrires & pour des trompeurs. C'eft pourquoi nous nous hacames de leur montrer des feuilles d'arbres, & de leur faire comprendre par fignes que c'étoit notre nourriture. Ils nous entendirent, ils fe rapprochèrent, & tous émus de compaflion, ils fe frappèrent la poitrine , & levèrent les yeux au ciel. Lorfqu'ils furent radoucis nous leur marquames le befoin que nous avions d'eux pour nous mener au prochain village. Ils confenrirenr a nous faire cette amiué , pourvu qu'on leur payat leur voiture.  D'UN VaISSEAU HOLLANDOIS. I J $ J'admirai dans cetce rencontre combien les hommes font incéreffés , Sc le peu de penchanr qu'ils ont a s'enrr'aider les uns les autres. Ces barbaresnous voyoienr tout nus,carnousn'étions couverts que de quelques méchans morceaux de toile : nous étions comme bes fquélettes , Sc n'avions nullement la mine d'avoir ni fou ni maille. De plus ces gens nous rémoignoienr avoir pitié de nous qui étions étrangers, affligés, Sc apparemment dénués de tour. Avec tout cela fans argent nous n'en eulfions eu aucun fecours-, Sc nous vimes bien que fans ce métal la terre ferme n'eür pas éré meilleure pour nous que 1'ile infortunée ou nous avions fi long-rems foufferr. On convint donc de leur donner quelque chofe , Sc on lailfa le foin au plus vieux de faire marché pour 'route la bande. Celui-ci offrit une pièce qui revenoit ar un écu de notre monnoie. Les Bengalois nous firenr entendre qu'il leur en falloit dix , & qu'a moins de cela ils ne pouvoient fe détourner de leur ouvrage. On leur en offrit encore une , puis une troifième ; & tout cela n'étant pas capable de les ébranler, notre vieillard leur montra fes poches vides, pour tacher de leur infinuet que c'étoit tout ce qu'il avoit. Cette feinte nous réufïïr, mais mal-a-propos pour nos voituriers, a qui de bon ceeur nous eufïions donné mille francs pour nous porter en quelque lieu  *$6 Naufrage oü nouspufïïons nous remettre un peu des farigrië> paffées. Lorfque noüs fümes dans la barque, nous leur fimes figne de nous donner quelque chofe a manger ; ils répondirent quils ne le pouvoient fans argenr: on Leur donna encore un écu; & pour cela le plus vieux d'entr'eux nous mit dans un linge environ plein la main de riz, & unpifang grand comme le doigt. Chacun de nous étendit ia main d'un air apre & avide qui fit craindre au diftributeur que fa poignée de riz ne fut caufe do quelque defordre. 11 fe retira donc ét en fit buit portions égales. II fit de même du pifang qui eft un fruit paffablement bon ; & quoique ce ragout nefütpas grand'chofe, nous le trouvames fi déltcieux au prix des faletés que nous mangions depuis un mois , que nous en fouhaitions plein la barque; encore ne penuons-nous pas que ce fik affez pour nous raffaiier. Les nègres s'étant appercus que nous avions encore de 1'argent prohrèrent de 1'occafion ; & ceffanc de ramer nous firent figne queiious n'avions pas affez donné , & que fi nous vouiions qu'ils avancaffent il failoir encore quelques pièces. On leur en offrit une & ils donncrenr dix ou douze coups d'avirons, après quoi ils fe reposèrenr. On leur en donna encore une, ils firent les mêmes efibrrs, & c'étoit toujours a recommeuccr ; eux ne fe laffant point de  15S Naufrage durantdeux ou rrois heures ce que fouffrent ceux qui arrendenr qu'on les vienne égorger, les rrois barques fe féparèrent & nos voituriers revinrenc a nous, pourfuivirent leur roure, & pour une pièce d'un écu ils nous donnèrenc plein un pot d'eau douce. Nous en bümes tous avidement, & avec d autant plus de plaifir qu'il y avoit un mois que nous n'avions bu que de 1'eau falée. Depuis que nous fumes remplis d'eau , la faim ne nous prefik plus rant, Sc nos eftomacs comtnencètent a nous dennet un peu de repos. Cependant nos guides nous firent entendte que vingt de nos compagnons étoient dans le prochain village , Sc pour cette bonne nouvelle nous leur donnames encore un écu. Depuis ce moment ils fe hatèrent de nous mener oü ils étoient; & en entrant dans le village deux de nos guides vinrent avec nous chez le gouverneur, aux pieds duquel ils mirenc les trois écus dont nous étions convenus pour notre voiture , après avoir touché par trois fois de la tête Sc des mains la terre, en difant falamabéta , c'eft-a-dire , paix foit avec vous. Le gouverneur nous recut fott bien, Sc nous fit figne de reprendre 1'argent qui éroir a\ fes pieds. Nous lui fimes comprendre que fes gens Pavoient bien gagné, & que nous ne vqulions pas les priver de leur falaire. Enfuire U donna ordre a deux ou trois de fes domeftiquese  d'un Vaisseau Holla^dois. 159 denousmener au logis de nos compagnons, qui nous ayant appercus de loin, vinrent au devant dë nous, Sc témoignèrent une grande joie de nous revoir. Il y avoit cinq jours que ceux qui étoient demeurés dans 1'ile après nous, étoient dans ce village; & il y en avoit davantage que les cinq qui s'étoient fervis d'un radeau, aulTi-bieft que nous, y étoient arrivés- avec le fecours de quelques pêcheurs qu'ils avoient rencontrés. Auili-tot qu'ils nous virent, ils s'emprefsèrent a nous bien traiter; Sc peut-être euffent-ils mieux fait de ne point donner a des gens qui avoient jeüné li long-tems , de tant de fortes de viandes Sc en fi grande quantité; car, fans le pifang Sc le miel qui nous fervirent d'entremêts Sc de médecine, je crois que nous euflions tous crevé. Cette opération fut fi heuteufe, que toutes ces viandes ne nous causèrent aucune incommodité; & ce qu'il y avoit de fmgulier; c'eft qu'encore que nous mangeaflions beaucoup & fouvent, nous avions le même appétit Sc toujours également faim. Deux jours après que nous fümes la, le gouverneur jugeaa propos d'envoyer les premiers vënus au bureau de la compagnie, pour informer les officiers du naufrage de leur vaiffeau , Sc il leur fit dire par fon truchement qu'ils ne manquaffent pas de faire de grandes provifions, paree que le voyage étoit de plus de deux eens lieues -} qu'ou-  i6o Naufrag-ë tre cela ils marcheroient cinq grandes journées dans un pays ftérile & défert, Sc que celui qu'on trouvoit enfuice , n'étoit gueres plus fertde ni plus habité. Cette nouvelle alarma ces pauvres gens , qui n'étoient encore ni bien remis de leurs fatigues, ni entièrement raffafiés, Sc il fembloir même que plus ils mangeoient, plus ils avoient envie de manger. Nonobftanrcela, il fallutpartir, & ils n'y répugnèrent pas, pour les raifons que nous avons dites. Pour nous qui étions les derniers venus , après avoir donné les trois ou quatre premiers jours au repos Sc a ia joie , je m'informai par quelle aventure nos compagnons étoient fortis de File infortunée, Sc Pon me conra ce qui fait : Après nous avoir dir adieu ils fe retirèrent au lieu ordinaire , Sc comme il étoit tard ils tachèrenr de repofer. Le lendemain s'étant appercus qu'on leur avoit pris leurs provifions , ils en eurenr autant de douleur que fi on leur eüt oré la vie. Dans le fort de leur aftliction ils levèrent les yeux au ciel, Sc demandèrent a dieu avec route 1'ardeur dont les aftligés font capables , qu'il les délivrar de cette misère. Chacun enfuite eut recours aux feuilles , mais ce ne fut pas fans gémir de fe voir réduits a ce trifte mets. Sur le foir il y en eut deux qui, en s'entretenant de leur mauvais fort, fe rrouvèrenr infen- fiblemenr  d'un Vaïsseau Hollandois. 161 fïblement a la pointe de 1'ile, d'oü ils découvrirent des pêcheurs. Dès qu'ils crurent en être vus, 1'un des deux rompit une branche d'arbre oü il attacha un morceau de toile pour fervir de fignal qu'il y avoit quelqu'un dans 1'ile. Les pêcheurs s'approchèrent , 8c baifsèrent la voile a un jet depierredu rivage. Après un quartd'heure de confultation , ils s'approchèrenr un peu plus prés , 8c demandèrent aux nbtres en Portugais , quels gens ils étoient. On leur répondit en la même langue , & après avoir fatisfair a tour, les pêcheurs defcendirent a. terre oü ils attachèrenr leurs trois barques. Ils étoient tous armés , les uns de dards & de jayelots, Sc les autres d'arcs 8c de flèches ; & quoiqu'ils vilTent bien que nos gens n'avoient pas la mine delesvouloir furpren^ dre , ils usèrent de précaution & leur demandèrent leurs armes. Nos gens qui n'avoient que leurs couteaux , les jetèrent a rerre fans héfiter & un des nègres les ramalfa. Enfuite ceux-ci s'approchèrent , demandèrent a voir les autres, 8c combien ils étoient. De peur que le nombre n'erfrayar les nègres, les nbtres dirent qu'ils n'éroient que fept & qu'ils alloient les leur faire voir. Ceux qui les guidoient, ravis de fe voir fur le point d'êtte délivrés, éclarèrenr a Pentrée du bois, 8c jetèrent des cris qui causèrent une équi» L  i<ïi Naufrage voque. Leurs compagnons qui les entendirerït, crurent qu'on leur crioit arrête , & que quelque bete étoit bleffée. Chacun, ace brui-, s'arma d'un baton, & courut de toute fa force vers le lieu oü les voix fe faifoient entendre. Quand les nègres les virent fi arden:! & fi échauffés , ils s'imaginèrent qu'ils étoient trahis , .& dan? cette furprife , ils tirèrent quantité de flèches dont nul des nbtres ne fut atteint. Cenx-ci fe voyant attaqués par des vifages qu'ils preuoient pour des miférables efclaves qu'ils avoient vus de 1'autre cóté , deux jours aptès qu'ils furent dans 1'ile , fe figurèrent que la faim les avoit poulfés la , oü trouvant nos gens a leur avantage ., il les avoient voulu mafiacrer. Dans cette penfée ils s'animèrent de telle forte, qu'ils étoient réfolus de les mettre en pièces quand leurs carquois feroient épuifés. Les deux qui étoient prés des nègres s'étant appercus de la méprife de leurs compagnons , leur crièrent qu'ils fe trompoient -y qu'ils fe défiflent de leurs batons , & qu'ils approchaffent hardimenr. Ceux-ci obéirent , & en approchant ils demandèrent par fignes aux nègres s'ils avoient de quoi manger,' & qu'ils fe hataflent de leur en donner. L'un des pêcheurs répondit en bon hollandois que leurs befoins éroient évidens j qu'on leur donneroit ce qu'ils fouhaitoieu:;  r£-4 NaufPvAge donné ; Sc avant qu'il füt pret , on leur apporta-du poiflbn , & ce qu'il falloit pour 1'apprêter. Le foir, avanr que de nous coucher , le maitre ordonna fecrètement que nos gens veillaflent 1'un après 1'autre , pour empêcher que les nègres ne les infultaflènt ; & ceux-ci, de leur cbté , prirent la même précaution. Deux jours après , les pêcheurs les avertirent de fe tenir prêts pour partir la nuit fuivante ; Sc dès que 1'on fut embarqué , les pêcheurs ramèrent avec tant de force, qu'ils furent bientót a leur village. Dès qu'ils eurenr mis pied a terre, ils menèrent nos gens chez le gouverneur, qui leur fit bon accueil , & qui dépêcha deux ou trois barques chargées de vivres vers ceux qui étoient fur le radeau. Après avoir donné cet ordre, il les fit afleoir autour de lui lur une grande nate, oü les pêcheurs mirent les armes donr ils s'éroient faihs pour leur süreré Sc 1'argent donné pour le paflage. Le r-ruchement du gouverneur leur dit de fa part qu'il falloit qu'ils les repriifènr; mais ils ne reprirenr que leurs armes , alléguant qu'il n'étoit pas jufteque ces pauvres pêcheurs fuifent fruftrés de leur falaire. Dès qu'ils furenr aifis, un eunuque dit que la plupart des femmes du gouverneur avoient envie de voir les plus jeuaes des Hollandois , Sc ils leur furent envoyés. Le lieu oü ils entrèrent eft un grand efpace diftin^uc  i66 Naufrage les épaules , & dans cec équipage on Ie mena devant la maifon du bleiTé , oü , après avoir eu quelques coups de fouet fur les épaules, il fat banni k perpétuité. Voila 1'avenrure des quinze hommes qui étoient demeurés dans \%h ap.rès nous; voici celle des fept qui s'étoient fervis, auffi-bien que nous , d'un radeau pour en fortir. ; Comme i!s n'avoient point d'ancre, durant cinq jours & autant de nuits, ils Iuttèrent inntilemenc contre la force des courans qui les jetèrent contre un banc de fable. Ce baiic occupoit un grand efpace , oü ils crurent d'abord qu'ils trouveroient de 1'herbe & des feuilles dont ils poutroienr vivre quelque tems , ne leur reftant plus rien de ce qu'ils avoienr pris dans 1'ile. Cerre opinion ne leur dura pas, car, après avoir bien cherché, ils ne virent en nul endroit qu'un peu de fienre de bufle qüils amafsèrent avec foin. II y avoit deux jours qu'ils ne vivoient que de la mouffe que le flot de la mer fait naitre fur le bois qui en eft frappé. Ainii leurs eftomacs érant accoutumés aux ordüres , cette dernière leur parut fort bonne , & ils ne fe piaignoient que de n'en trouver pas a(fez, Cette fiente leur dura trois jours , & au bouc de ce tems, ils fe trouvèrent tous fi foibles, qu'ils ne pouvoient plus ni ramer , ni fe tenir debout qu avèé peine. Un de la troupe faifanc refléxion  'i7 Naufrage feau nommé Ie Wefop, vers les fles des Ananans; oü les habüans avoient mangé quarante hommes de 1'équipage. Lorfque nous eümes fait connoitre que nos forces étoient revenues , le commandeur nous fit apptêter une barque pour aller a Ougueli , oü les Hollandois ont un comptoir ; mais une heure avant que de partir , le commandeur recut une lettre du générai du Grand Mogol, par laquelle il ordonnoit que nous allaflions le trouver. Cet ordre étoit exprès, & quelque répugnance que nous eufiions a y obéir, on ne put nous en difpenfer. On difoit pour raifon que ce générai qui étoit puüfant, menacoit, en cas de refus, de faire efclaves tous les Hollandois qui fe trouveroient dans les états de fon maitre , Sc qu'il ne falloit pas l'irrirer. II fallut donc céder a Ia force ; & en nous préparanr a un voyage de plus longue haleine que le premier, on nous dit que ce générai nommé Nabab étoit un homme a qui Ia fortune avoit roujours été favorable. Qüil n'avoir jamais perdu de batailles, ni levé le fiège devant quelque place que ce füt; & qu'il avoit pris quantité de villes , défait des armées toutes entières, & rendu plufieurs royaumes rriburaires du Grand Mogol. Ces profpérirés nous firent embarquer  dun Vaisseau Hollandois.' 177 irmbarquer de meilleur courage pour fuivre les guides qui avoient ordre de nous mener a Parmée que commandoit un fi vaillant homme. Duranttrente jours, nous allames , tantót pat mer, tantot par terre, & nous pafsames par plufieurs villes prefque défertes , les habitans de ce paysla ayant coutume en tems de guerre de quitter leurs maifons pour fuivre 1 'armee, quelque part qu'elle aille. Ces gens font doux & de bonne foi. 14s n'onr ni ambition, ni envie , & bien loin de chercher a s'emparer du bien d'aurrui, ils ont peu de foin de leur intérêt , &c fe contentent de peu de chofes, Ils font querelleux & injurieux , mais dans leur plus grande colère ils ne parient jamais du diable. Pour les fermens, ils n'en font point que dans les affaires d'importance \ 8c ces fermens font fi inviolables, qu'on s'y peut fier, y allat-if de tous les empires du monde. ■ Le trente-cinquième, nous allames a bord d'un des vaiffeaux du Nabab ; nous y rrouvames quatre Anglois , quelques Portugais , & deux hommes de notre équipage dont nous avons patlé. Dela nous allames mouiller prés de la ville de Renguémati, d'oii nous joignimes peu après 1'armée du Mogol. Le genéral que nous faluames dans fa rente, nous témoigna qu'il étoit bien aife de nous voir, 8c un moment après il nous fit donner une grande coupe pleine d'arak, pour M  17"S Naufrage boire a fa fanté. Cette coupe étoit fermée d'une manière alfez dirncile a trouver ; aufli étoit-ce pout fe divertir que le générai nous la fit donner. Lorfque nous nous en appercümes, nous la primes tous 1'un aptès 1'autre avec peu de fuccès & nous étions fur le point de 1'abandonner , quand il me romba dans 1'efptit que cette coupe n'étant que de bois elle étoit aifée a percer. Je la repris donc & y fis un trou avec la pointe de mon couteau. Comme elle étoit pleine jufqu'au haut, 1'arak en forrit impérueufement, &c pat ce moyen nous en bumes rous, & usames de la liberté que le Nabab nous avoit donnée, en difant qu'il falloit bien boire & bien combattre. Cette boiffon étoit fi forte, que nous en fentimes les effets * nous devinmes gais , libres , & hardis avec le générai, qui nous fit dire que dans fix mois il nous renverroir auprès de ceux de notre nation. II nous accorda en même tems la jouiffance de rour le burin que nous ferions fur les ennemis : nous promit cinquante (i ] roupies pour chaque rête de Portugais que nous lui apporterions, & cent pour chaque prifonnier. Enfuite il dit a notte maitre de navire qu il le renverroit vers fes maitres pour leur donner avis de la perte de leur vaifTeau*, qu'il pouvoit prendre notre chi- (i) La roupic vaut trente fois de notre monnoic  d'ün Vaïsseau Hollandois. 179 rurgien avec lui, & trois garcons de 1 equipage, qui étoient trop jeunes pour fuivre 1'armée. Cependant 1'arak nous avoir li fort étourdis, que fans confidérer que nous étions dans la tente du générai, nous pensames nous battre pour des oranges qu'on nous avoit fervies , paree que quelques-uns en avoient pris plus que les autres. Le générai excufa notre impertinence , & fe contenta de commander a fon chirurgien de nous emmenet dans fa tente pour y boire niodérémenr. Le lendemain le générai nous envoya trois eens roupies, & nous affigna certains batimens nommés goutapes, chacun defquels étoit monté dequatorzepiècesdecanon & de cinquanre-cinq ou foixante hommes. Chaque gourape étoit appuyée de quatre koffes : ce font des batimens a rames qui ne fervent qu'a remorquer. Ils font rnontés de quatre-vingt hommes. De plus, il y avoit deux vaiffeaux, chacun defquels étoit commandé pat quatre Anglois • & une galiote dont les officiers qui étoient Portugais , eurenr ordre de nous céder leurs places. La galiote & les deux Vaiffeaux avoient chacun cinq eens hommes, & huit gourapes pour les remorquer. II y avoit aufli un très-grand nombre de gros batimens de l>as bord, dont la poupe & la proue étoient Mij  iSo Naufrasb larges , & qui ne portoient point de mats. Ces batimens avoient a proue trois batteries, dont Ia plus baffe étoit de deux pièces qui portoient chacune ttente - fix livres de balie , la feconde de deux pièces 3 qui en portoient vingt-quatre, & la troifième de deux autres pièces qui en portoient dix. Ils avoient deux b'atteries a poupe, chacune de trois pièces par bande, & chaque pièce de huit livres de balles. La plupart des officiers étoient Portugais , & le générai avoit li bónne opinion des chrétiens , que pour peu qu'un More fur de portugais , il lui donnoit quelque belle charge, fur-tour, s'il fe difoit chrétien. II y avoit encore plufieurs vaiffeaux qui n'éroient chargés que d'arrillerie & de bonnes pièces de canon, afin que 1'on n'en manquat pas. On y voyoit ptincipalement de grands batimens diftingués pat de petites huttes fort propres, pour les femmes des grands qui fuivoient 1'armée. Le générai en avoit cinq eens, fes confeillers trois eens, & ainfi des autres, a proportion de leur qualiré & de leurs biens. Toutes ces femmes étoient gatdées par des eunuques a qui Pon avoit tout coupé dès leur jsuneffe, & qui avoient beaucoup de crédit auprès de leurs maitres. Une infinité d'aurres batimens chargés de routes  d'un Vaisseau Hollandois: 187 terrible manière, que nous nous crümes rous deux perdus. Après quelques reproches d'avcir laiiTé perdrece qu'il aimoit, principalemenr fon canon de fonte , il nous commanda de nous retirer, & de nous hater de choifir tel batiment que nous voudrions, paree qu'on attendoit a tout moment la flotte ennernie. Nous fumes fi aïfes d'en être quittes a fi bon marché, que nous nous hatames d'obéir j ainfi quarre de nos compagnons choifirenr une gourape, & deux autres & moi, une barque montée de fix pièces de canon. Deux jours après notre Amiralalla audevantde 1'ennemi, & route la flotte le fuivir. Nous entendïmes en même-tems le bruit continuel du canon, d'oü nous inférames _qu'on éroir aux mams du coté de terre; mais pour nous, il n'y avoir aucune aparence que nous envinflions fi-tót H, les vaifleaux ennemis étant encore bien loin de nous, du moins a ce que 1'on croyoit. Quand 1'Amiral eur mis la flotte dans Fordre oü il la fouhairoir, le chirurgien du générai, qui étoit de notre nation, ému d'un zèle pour la patrie, hous exhorta a foutenir la bonne opinion qu'on avoit de nous, & a remplir dignement 1'idée qu'on avoit concue des Hollandois. II nous repréfenra que fi 1'on en venoit aux mains , toute la flotte auroir les yeux fur leschrétiens, cV principalemenc  iS8 Naufrage fur nous qui avions parmi les Mores la réputation d'èrre braves ; qu'il importoit a la compagnie que 1'on eut de nous cette haute eftime, & que nous aurions bonne part alagloire des belles adfcions qui feroient faites en cette rencontre. Après qu'il eut ainfi parlé, nous réfolümes d'avancer pour chercher 1'ennemi; & quoique le vent fut forcé , nous continuames notre route , Sc trois ou quatre heures après nous heurtames fi fort contre le rerrein, que norre gouvernail fanra. Peu après nous le recouvrames, &c après 1 "avoir rataché , nous pourfuivimes notre route. Durantdeux ou trois heures nous ne fimes que ranger la cóte, &c fur le point de doubler le cap , nous appercumes la flotte ennernie qui confiftoit en fix eens voiles. Encore que nous la cherchafllons nous fumes extrêmement furpris de voir fi prés de nous ce que nous en croyions bien loin. Dès que 1'ennemi nous eut reconnus , il avanca vers iious, & nous 1'atrendimes avec aflez de réfolurion, autant peut-être par néceflité que par bravoure , Ie venr contraire nous empêchanr de recnler. Pendant qu'il approchoit nous nous mrmes a table, & un moment après, un plat de viande qu'on venoit d'y mettre fut enlevé d'un coup de canon, qui ne nous fit point d'autre mal que celui de nous öter unepartie de notre pitance, D'abord nous courümes a notre canon, & depuis cettss  d'un Vaisseau Hollandois. 189 heure jufques a minuit il fe fir de parr & d'autre un feu continue!. Une heure après que 1'ennemi fefur retiré, nous fumes joints par un batiment qui venoir a notre fecours. C'étoit un More nommé le prince Ménorcan , qui avoir équipe trente vaiffeaux pour le fervice du Grand Mogol. Ce prince voyanr que notre pofte étoitdangereux, nous commanda d'aller vers lui, & quand il fut que la chofe étoit impoflible , il nous fit remorquer par deux galéaffes qui nous mirent au venc de 1'ennemi. Dès que nous eumes jeté 1'ancre il s'éloigna de nous & promir de revenir le lende-; main avec route la flotte. II ne pouvoit pas être loin , quand nous appereümes fix voiles qui tachoient de fondre fur nous. II y en eut cinq qui ne purent furmonter la force des courans ; & Ie fixième , qui étoit peut-être plus fin de voiles ,' s'approcha, fe vint mettre en rravers du notre, £c nous donna infenfiblement le cóté. Si-tót qu'il fut ét notre avantage , nous fautames dedans , Sc les ennemis nous 1'abandonnèrent, s'imaginant avoir affaire a beaucoup plus de gens que nous n'ëtions. Ainfi nous eümes le premier vaifTeau qui fut pris fur 1'ennemi, Sc les prémices du burin. Lorfque nous 1'eümes dépouillé de ce qu'il avoit de meilleur , nous 1'abandonnames au courant, de peur d'en être embarraffés. Une demi-heure après, huir ou neuf vaiffeaux  190 Naufrage ennemis avancèrenr encore vers nous, & ce grand nombre nous inrimida 5 c'eft pourquoi nouslevames 1'ancre • nous nous rendfmes au pofte avancé, cju'occupoienr les Hollandois & lesPorrugais, & ils ceflerent de nous fuivre. Au point du jour, nous trouvames que notre amiral étoit encore a une demi-lieuedenous.Toutela flotte dont les Porrugais & les Hollandois avoient Pavanr-garde, éroit en bon ordre, & avaneoit vers 1'ennemi, autant que le pouvoit permertre le peu de vent qu'il faifoit alors. Pour nous, les courans nous étoient contraires , c'eft pourquoi nous fumes contrains de nous faire remorquer par des Mores qui defcendirenr a terre. Cependanr un trompette & dix ou douze cavaliers venant de Ia part du générai, qui nous croyoir perdus, fur de faux braits qui avoient coutu , nous crièrenr de loin par plufieurs reprifes , Sauwas Hollandois. Le mor de Sauwas fignifie courage, & nous voyions bien a leur mine qu'ils le répétoient de bon cceur. Quand ils nous eurenr joinrs, ils nous apprirent que le générai avoit paflé un mauvaife nuit, fut le faux rapporr que lui avoit fait un More de la perte des Hollandois, des Anglois & des Portugais • mais qu'il 1'auroit eue encore plus mauvaife , fi fon confeil, mieux infpiré , 'ne lui eut fait voir que cerre nouvelle étoit peu vraifemblable. Ils retournèrent donc vers leur malcre,  d'un Vaisseau Hollandois. 19i qui fachanr ce qui fe paflbit, fit couper la langue au miférable qui lui avoit donné cette alarme , Sc fouettet d'un fouet nommé chamboc , dont chaque coup fait dans la peau le même effet qu'un coup de rafoir. Malgré la force des courans, Sc le grandavantage que les ennemis avoient fur nous, nous trouvames moyen de paffer au venr de trois eens de leurs vaiffeaux - & dès ce moment nous fimes un feu continuel de notre canon. En quoi nous fumes bientot fecondés des Anglois Sc des Portugais, Sc une heure après de route la flotte. Lorfque l'ennemi la vir approcher , il fit de fi. grand cris qu'il fembloit que rour dur périr. Il ne laiffa pas de fe bien défendre , Sc durant rrois heures on fe battit, de pare & d'aurre , avec une égale vigueur. Depuis ce tems-la cette grande ardeur fe ralentit de 1'autre cbré les ennemis reculèrent infenfiblement, Sc comme on les pouflbit toujours avec la même impétuofité, ils abandonnèrent leurs batimens, Sc defcendirent a terre , ou fe voyant fuivis de plus prés qu'ils n'avoient penfé , ils tachèrent, mais vainement, de fe faifir d'une haute digue, car nous les pouffames fi vivement, qu'ils demeurèrent rous fur la place , 1'ordre érant de faire main-bafle, & de ne donner poinr de quarrier. Nous primes trois eens de leurs batimens, le moindre defquels  1^>6 Naufrage prés, & les poulfoienr de la force Ie long de Ia rivière, ou vers 1'armée, ou vers la flotte, ou ils étoient pris de loin pour un renfort qu'on nous envoyoit, Sc de prés ils produifoient un ii trifle effer dans les efprits, que la plupart ne les pouvoient voir fans abattement & fans frayeur. Pour ceux qui fe rendoient d'eux-mêmes bien loin de leur beer leurs biens, ils étoient ca' reflés & traités humainement. On reent même des ambafladeurs du roi des anrropophages ou mangeurs d'hommes, orfrant le fecours de fon armée conrre les fujets du roi d'Aflam ; mais comme on connoiflbir le peu de bonne foi de ces peuples, on ne voulur poinr acceprer leurs offres, & on les afliira de la proreóHon du Mogol, en cas qu'ils ne donnaffent aucun fecours aux ennemis. Ces peuples avoient le regard affreux , la démarche fiére, le port terrible, & 1'abord de gens qui fembloient dévorer les autres tour viv^ans. En effer, ces peuples fe nourriflent de chair humaine, Sc ils feroienr fcrupule d'enterrer leurs morrs qu'ils deftinent a un meilleur ufage. Ceux qui font malades, ou qui Ianguiflent, "font affommés & mangés, & c'eft route la charité qu'ils ont les uns envers les autres. Ils ne pofsèdenc rien en propre, Sc ce qu'ils volent aux étrangers ,  d'un Vaisseau Hollandois. 197 ns Ie portent de bonne foi dans la maffe commune cu ils ont tous le même droit. Quand nous leur difions que leur vie éroit toute oppofée a celle du refte des hommes , &c que c'étoit quelque chofe de dénaturé que de manger fon femblable , ils répliquoienr que 1'opinion & la coutume faifoient trouver toutes chofes bonnes ou mauvaifes, & que nul homme ne pouvoit pécher en fuivanr celles qu'il avoit trouvées établies. \ II y avoit dans notre armée cerrains foldars dont la maxime eft de ne reculer jamais, & de mourir plutor que d'abandonner le pofte qu'on leur a confié. Ceux qui meurent de cette manière font affurés de leur falut, au lieu qife les poltrons font infailliblement damnés. C'eft cette créance qui les rend braves, en quoi ils ne font peutctre pas fi barbares qu'on s'imagine, des nations plus polies étant coiffées de cette opinion, que le plus haut point de la gloire confifte a périr pour leur prince. Le générai nous avoit dépeints fi vaillans, que le feul bruit de notre nom lui valoit une armée. Les ennemis qui fe réfugioient parmi nous, avoienr ranr d'eftimede notre valeur, qu'ils nous faifoient place quand nous paffions, & qu'ils avoient même du refpect pour nos valets. Les Mores avoient la même confidérarion, Niij  r98 Naufrage mais les intrépides dont j'ai parlé, gardoient avec nous leut graviré, ils prérendoient dans les rencontres que nous leur cédaffions le pas, & nous le cédions pour avoir la paix. Après les Hollandois, certains cavaliers Arméniens étoient les plus confidérés, tant a caufe qu'ils étoient chrériens, que paree qu'ils avoient foin d'être roujours bien montés, & de fe tenir en bon ordre • notre réputation étant établie de la forte , 1'amiral crut que nous étions les feuls capables de gouverner 1'artillerie; il nous fit prier d'en prendre foin, & fit, peur nous y engager, de fort belles promeffes, mais qui ne nous tentèrent point • les engagemens de ce pays-li n'ayant point de charme pour nous, nous Je priames donc de jeter les yeux fur quelqu autre a qui cet emploi convint mieux qua nous, qui ne favions pas affez la langue pour nous faire obéir, & certe raifon le fatisfir. Chaque nouvelle une eft un jour de fêre pour les Mores, & cette fête commence par une décharge générale de 1'artillerie, après quoi on paye les foldats & ce paiement confifte en cinquante roupies ou vingt-cinq écus pour chaque cavalier, quelques uns en ont cent, d'autres n'en ont que trente, que vingt, & que dix. fiftfanterie a très-peu de chofe, & le pree dün  d'un VaisseAu Hollandois. 199 &ntaffin n'eft chaque mois que de quatre ou cinq roupies. Pour les fo'xats qui rravadlent prefque jour & nuit, on ne leur donne rien, ou ce qu'on leur donne eft fi peu de chofe, que la plupart meurent de faim. Ces forcats étoient des Indiens qui ne mangent rien de ce qui a vie , & leur fuperftirior» étoit celle , que quelque faim qu'ils euflbnr, ils aimoient mieux mourir que de manger 111 chair ni poiflbn ■ leur nourriture n'étoit que de riz, & quand il leur manquoit, ( ce qui arrivoic fort fouvent), ils mouroient gaiemenr, ne doutant pas que ce genre de mort ne leur procurat la vie éternelle. Ces miférables ne parloient que du mépris de Pabondance, & des mérites de la difette; ils ne pouvoient comprendre que ceux qui font heureux dans ce monde , le puflent être dans 1'autre; & dans cette penfée ils prenoienr leut peine & leur misère comme une marqué qu'ils étoient au nombre des élus. Les habitans du pays ^AfTani font une autre forte de fuperftitieux qui adorent la vache, & qui par conféquent n'en tuent point, en quelque extrémité qu'ils foient. On ne voit dans leurs temples' que des figures de ces animaux, la plupart d'or, & quelques-unes d'argent & de cuivre. N iv  10.° Nauïrase A trois heures du lieu oü norre vaifTeau étoit a 1'ancre, nous pillames an de ces temples, oü une de ces vaches d'or nous échut en parrage. C'étoit pout ces pauvres payens une douleur amère que de voir enlever a leurs yeux leur fhère diviniré , & cependanr ils nous vendoient de ces animaux a très-vil prix, car les plus belles vaches ne nous coütoient que vingt-cinq ou trente fo's. Quel aveuglement difois-je en moi-même! Ces peuples vendent leur diviniré, il eft vrai qu'il falloit promertre de ne les pas tuer, mais ils favoient bien Ie contraire • & quand on blamoit leurs grimaces, ils demandoient fi les chrétiens n'en faifoient point, & fi leurs acbions répondoient toujours a la religion qu'ils profeffenr. Comme norre vaiffeau étoit éloigné de 1'armée, nous ne favions qu'une partie de ce qui s'y paffoit, & quoique nousfufïions que la misère y eroient grande, nous n'euflions jamais cru qu'il y füc morr tant de milliers d'hommes, fi la rivière ne nous les avoir amenés. L'eau fut fi infecbée par la prodigieufe quantité des morts que 1'on y jeta , que plufieurs perfonnes en moururent• 6c il en fut morr bien d'avantage, fi on ne s'étoit avifé de faire bouillir l'eau. avant que d'en ufer.  1oz Naufrage qu'il n'eii manquar; que pour lui il en avoit beaucoup plus qu'il n'en falloit pour faire fubfifter fon armée pendant plus de fix mois. Lebutdo notre générai étoit d'alarmer le roi d'Affam, qui méditoit alors de fe retirer dans les montagnes , ayant perdu route efpérance de pouvoir réfifter. Ce prince pénétra-dans le deflein du.générai, & vit bien que c'étoit une fommarion tacite de fe rendre a lui a difcrétion, mais il n'avoit garde de s'y fier, Si ii connoiffoit trop fon ennemi pour en efpérer aucune douceur. II aima donc mieux lui répondre que fa perfonne lui étoit trop chète pour la confier au bafard, mais qu'il étoir prêt de foufcrire atoute autre condirion quelque onéreufe qu'elle put être. Cette réponfe fit connoïtre la foibleffè de 1'ennemi , &: le générai qui étoir outré qu'il 1'eüt infulté dans fes tranchées , fongea a 1'en faire repentir. Il annonca donc a fon confeil qu'il avoit deflein de donner bataille , & prefque tous en étoient d'avis, pourvu qu'on ne différat plus; enrre les plus hardis a ne rien celer de ce qu'ils penfoient il y en eut un qui s'exprima ainfi : «Seigneur, dit-il au générai, » quand nous fommes venus ici nous avions » quatre armées toutes leftes Sc en bon otdre, » Sc maincenant il ne nous en refte pas une qui  ic