V O Y AGE S I MA G I NA IR ES, ROM ANESQUES, MERVEILEEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U 1 VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CÉ VOLUME CO tfTïEXT L'histoire véritable de Lucïën j traduite & continnée par Perrot d'Ablancourt. Les Voyages de Cyrano de Bergerac , dans les empirës de la Lune & duSolell, Thiftoire des Oileaux»  VOYAGES /MA G I NA I R E S, SONGES, VlSlöNlj E T ROMANS CABALISTIQÜES» Ornés de Figures. TOMÉ TRE1ZIÈME. Seconde d; vifiori de la première c laffe, contenant les Voyages Imaginaires meryeilleux: Aam sterdam. Et fi trouve a PARISy RÜE ÈT HOTEL SERPENT E. Mi DC C.-LXXXVII.   AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR DES VOYAGES IMAGINAIRES. Les fiftions que nous avons données jufqu'a préfent a nos lefteurs , ont été refferrées dans les hornes de la vraifemblance. II n'a manqué aux terres oü nous les avons fait voyager, que d'obtenir une place fur nos cartes géographiques. II n'en fera pas de même de celles que nous allons leur faire parcourir.Ici 1'imagination rompt tous fes liens, & prend un libre effor ; rien ne i'arrête dans fa courfe; il femble que lunivers ne foit point affez vafte pour fes entreprifesi elle le pénetre dans tous les fens» Si elle prend fon vol , c'efl: pour fendre les airs avec rapidité , & vifiter, fans obftacles, toutes les planeres; au-  Vj AvERTISSEMENTcune n'échappe a fes recherches ; elle ne craint pas ies torrens de flammes dont]e foleil elt enveloppé , & fa marche n'eft pas pallentie par les glacés de Jupiter & de S..rur ie. La mêine rapidité qui Ta élevée audeffus de nos têtes , & 1'a fait voyager dans les aftres , lui fait percer notre globe jufqu'au centre , & lui fait rechercher eurieufement ce qui s'y paffe. Quelquefois elle s'arnüle a planer dans les airs; enfin , il n'eft pas jufqu'au iéjour des ombres , oü elie ne porte un, ceilcurieux, & oü elle ne fe promène è fon gré. Des découvertes curieufes & für-, prenantes devoient néceifairement être Je fruit de courfes auffi extraordinaires: pour s'en convaincre , il fufflra de jetter un coup d'ceil fur chacun des ouvrages, qui compo.fent cette divifion , deltinée aux voyages merveïlleux.^ ' Nous la cornmencpns. par un ouvrage qui mérite phj& qu'aucune autre le titr%  BE L'ÉDITEUR. Vh de merveilleux , c'eft l'hiftoire vémabh de Lucien, II n'exifte aucurte production oül'on trouve autant d'idées. difparates & rnerveiUeufes a que dans cette hiftoire qüe 1'auteur caraclérife , par plaifanterie, de véritable ■> c'eft une critique fans doute des contes merveilleux j & nous croyons que 1'auteur a voulu faire voir jufqu'a quel point peut s'égarer 1'imagination > lorfqu'on la kiffe errer fans frein hors. des botn.es. de k vraifemblance. Lucien, a qui nous fommes redev-ables de ce conté , i'a laiffé imparfait : il n'en a donné que les deux premiers livres; les deux fuivans font de la compofition dePerrot d'Ablancourt,fon. traduaeur. C'eft par cette raifon que nous. avons préféré cette traduaion a une plus moderne. En piéfentant la continuatioa de d'Ablancoutt , il nous a para. naturel de la faire précéder de la traduótioa. fortie de la mênte plume. Lucien ej n.é a. Sam.ofate fout k «4  ■Vlij AvERTISSEMENT règne de 1'empereur Trajan, de parens médiocres ; il avoit un oncle habile iculpteur, qui voulut 1'inftruire dans ion art : mais le jeune Lucien ne répondir pas a fes vues; il cafla, dit-on, la première pierre qu'on lui mit entrc les mains , & il prétendit avoir été averti dans un fonge de fuivre la carrière de ia littératute. Si on 1'en croit, la déeffe qui prélide a eet art l'appeila h elle , lui ordonna d'abandonner la fculpture, & découvrant a fes yeux une carrière vafte & brillante, parut lui ouvrir les portes du temple de la fortune & celles de 1'immortalité. Quoi qu'ii en foit de cette rêverie , Lucien fuivit fon goüt: il embrafTa néan*noins la profeffion d'avocat , dans laquelle il ne travailla pas plus a fa fortune & a fa gloire que dans ia fculpture , Sc bientót il 1'abandonna , pour fe confacrer en entier a l'étude de Ja philofophie & de 1'éloquence. C'eft k cette époque que Lucien commenca a fe faire  de l' éditeur. ix connoïtre; fa réputation s'établit en peu de tems : il profefia avec le plus grand avantage dans toute la Grèce, même dans 1'Italie & dans les Gaules; mais Athènes fut le théatre principal de fa gloire. Non-feulement Lucien s'acquit de la réputation , il eut encore le bonheur de travailler utilement.pour fa fortune , & d'obtenir des diftinftions & des honneurs. Marc-Auréle le nomina greffier du préfet d'Egypte. Lucien vécut long-tems, & vit s'accomplir le fonge qui le détermina a fuivre la carrière littéraire. II mourut fous i'empereur Commode. Quelques-unsdifent qu'il étoitchrétien ; maisfionconfultelaliberté qui règne dans quelques-uns de fes écrits, 1'on doit craindre qu'il n'ait égalelement rejetté les vérités de la religion chrétienne & les erreurs du paganifme. De tous fes ouvrages, fes dialogues font le principal fondement de fa réputation: la critique en eft fine, vive & fpirituelle; les tableaux vrais & variés, & le ftyle vraiment dramatique.  X AvERTIISEMENT La continuation de 1'hiftoire véritable^ par d'Ablancourt , fon tradu&eur, eft inférieure a Touvrage de Lucien , &C part d'une imagination moins féconde» Cependant elle eft néceffaire. D'ailieurs, ü elle perd a êrre comparée a Lucien, il feroit injufte de lui refufer des éloges. Nicoias Perrot d'Ablancourt eft né a, Chalons-fur - Marne en 1606, d'une bonne faroilie de robe. Sa jeunefTe donna de grandes efpérances; fes. premières, études furent brillantes : il exerca d'abord a Paris, la profeflion d'avocat, ovk il obiint de grands fuccès. D'Ablancourt étoit calvinifte; il abjura folemnellement, a 1'age de dix-huit ans, pour reprendre , dix ans après, la religion de fes pères, Ces variations troublèrent fon. repos , & nuifirent a fon état : il fut néanmoins vequ. de 1'académie francoife. en 1637. Quoique d'Ablancourt eü.t pu fe faire un nom dfftingué comme auteur , il fe contenta du titre modefte de traduft.eur : fon a.mour pour les anciens^  pe l'Éditeur, xj avec lefquels il étoit très-familier, Yy dérermina. Il n'eft donc guères conmi que par des traduftions, qui étoient trèseftimées de fon tems, & qui méritent encore de 1'être aujourd'hui. Outre Lucien , d'Ablancourt a traduit Xénophon, Thucydide , Tacite , les Commentaires de Céfar, &c. Cet eftimable littérateur eft mort a la terre d'Ablancourt en 1664, agé d'environ cinquante neuf ans, Après 1'extravagantehiftoire de Lucien, on ne pouvoit donner de produftion plus analogue que le voyage de Cyrano de Bergerac dans L empire de la lun'e } fon hifioire comiaue de l'é&at & empire du foleil, & fon hifioire des oifeaux, On trouye cependant dans ce fecond ouvrage , au milieu des contes les plus bizarres, de la morale & de la phiio(ophie : le ftyle en a un peu vieilli; maïs il porte un caraftère fi original, que nous n'avons ofé y toucher; & il nous femble plus convenable d'y laiffer quelquesimperfe£]tions,qui-tiennent au tems  XÏj AvERTISSEMENT oü écrivoit 1'auteur, que de lui óter de fes graces. SavinienCyrano eft né a Bergerac en Périgorden 1610,Stil a ajouté afonnom celui du lieu de fa naiffance. La fingularité qui règne dans 1'ouvrage que nous imprimons, fe retrouvoit dans Ie caraólère de 1'auteur : il avoit la réputation du fpadaflin Ie plus dérerminé; chaque jour de fa jeunelTe étoit marqué par des preuves de cette prétendue bravoure , qui heureufement eft paffée de mode. On dit cependant, a Ia louange de Bergerac , qu'il eut perfonnellement peu de querelles, & qu'il ne fe battoit que pour rendre a fes amis de bons offices. II avoit acquis le furnom d'intrépide, & il le rnéritoit. On rapporte qu'il difperfa lui feul cent hommes , attroupés a la porte de Nelle pour infulter un de fes amis; qu'il en tua deux, & qu'il en bleffa fept. Cependant Cyrano ne forroit pas toujours fain & fauf de ces fortes d'aventures; il fut blelTé pltifieurs fois dangereufement.  DE L' ÊD1TEUR. XÜj Son amour pour les armes ne 1'empêcha pas de cultiver les lettres, & il porta en littérature le même cara&ère de hardieffe & de bizarrene 5 c'eft ce qui lui donna la réputation d'incrédule. Un jour que 1'on jöuoit fa tragédie 6'Agrippine, lorfqu'on fut a 1'endroit oü Séjan, réfolu de faire mourir Tibère,dit: frappe, voila Phoflie, des fpeftateurs , ignorans & prévenus s'écrièrent : Ah l'impie l comme ilparle du faint Jacrement. Ce reproche n'étoit pas mérité. On tient même que Bergerac mena dans fes dernières années une vie chrérienne & retirée. 11 mourut en 1655, agé de trentecinq ans. On croit que fa mort fut occalionnée par une chüte qu'il avoit négligée. Outre les voyages imaginaires de Bergerac, on a de eet auteur une tragédie , intitulée Agrippine ; la comédie du Pédant joué , qui eft pleine de détails plaifans , & de fcènes du meilleur comique , oü Molière n'a pas dédaigné depuiferjdes lettres, quelques  XIV AvÉRTISSEMÉNT DE L'ÈDITEURi facéties , fous le titre d'entretiens pouv tus, & des fragmens de phyfique. On a teeueilli fes ceuvres en 3 volumes i/2-12*  HISTOIRE VÉRITABLE DE LUCIEN, Traduite & ccntinuée par PerROT £>'AB LAN C OU RTé  HISTOIRE  L' H I S T O I R E VÉRITABLE. LIVRE P.REMIER. Dejfein de C auteur. Son embarquement, fuivi de fon arrivée dans ur.t Ut de l'océan. Son voyage au globe de la lune. Sa venue en tik des lampes. Son engloutijjement &fcn féjourdans la balelne. Cotnbat des üesjlottames. Co mme les athlètes n'ont pas feulement foin du travail , mais du repos , ceux qui s'adonnent aux exercices de 1'efprit, lui doivent quelquefois donner du relache , pour revenir après plus frais a 1'étude. Cela ne fe peut mieux faire , k mon avis , qu'en le délaffant fur quelque fujet agréable , oü 1'inftru&ion foit mêlée avec le plaifir. C'eft ce que j'ai tSché de pratiquer en eet ouvrage, oü parmi plufieurs menfonges affez plaifans, j'ai mêlé quelques dottes railleries des anciens A  2 L'HlSTOIRE vÉRITABLE; poëtes & hiftoriens, fans épargner même les philofophes, qui n'ont pu s'empêcher de nous débiter pour bons , plufieurs contes fabuleux & ridisjiles. Car Ctéfias, par exemple, dans fon hifioire des Indes , a dif des chofes qu'il n'avoit jamais ni vues ni ouies ; & Jambule a compofé une hifioire affez ingénieufe des merveilles de l'océan , fans avoir guère plus d'égard a la vérité. Plufieurs en ont fait de même, & conté diverfes aventures qu'ils difoient leur être arrivée's dans leurs voyages , parmi lefquelles ils ont entremêlé la defcription de divers animaux monftrueux, de cruautés inouïes, de mceurs tout-a-fait barbares Sc fauvages ; a 1'exemple d'Homère , qui fait décrire a Ulyffe chez Alcinoüs, la captivité des vents , la figure énorme des cyclopes , la cruauté des antropophages, avec des bêtes a plufieurs têtes, & la métamorphofe de fes compagnons par les charmes d'une forcière , & autresfemblables rêveries qu'il débitoit au peuple groffier des Phéaques. Mais je ne le trouve pas étrange a un poëte, accoutumé a dire des fables, puifqne nous voyons tous les jours la même chofe arriver aux philofophes; je m'étonne feulement que les hïftoriens aient prétendu par-la nous en faire accroire. Cependant, il m'a pris envie, pour n'être pas Ie  LlVRE PREMIER. 3 ieul au monde qui n'ait pas la liberté de mentir, de compoler quelque roman a leur exemple ; mais je veux , en 1'avouant, me montrer plus jufte qu'eux, & eet aveu me fervira de juftification. Je vais donc dire des chofes que je n'ai jamais ni vues ni ouies, & qui plus eft, ne font point, & ne peuvent être ; c'eft pourquoi qu'on fe garde bien de les croire. Un jjour , touchés d'un noble defir de voir & d'apprendre des chofes nouvelles , nous nous embarquames cinquante que nous étions, dans un vaiffeau bien équippé & fourni d'un bon pilote, & cinglames des colonnes d'Hercule dans la mer atlantique, pour découvrirla grandeur de l'océan, & voir s'üy avoit quelques peuples au-dela. Après avoir yogué un jour & une nuit fans perdre la terre de vue , tout a coup au lever du foleil il s'éleva une fi furieufe tempête , qu'on ne pouvoit pas feulement baiffer les voiles ; fi bien qu'il fallut fe laiffer aller au gré du vent , qui,, après nous avoir bien agités par 1'efpace de foixante & dix-neuf jours, nous jetta a la fin dans une ile fort haute, couverte de bois, & dont les bords étoient affez calmes. Nous y defcendïmes pour nous remettre du travail de la mer, & nous étant repofés quelque tems fur \e rivage, nous entrames plus avant dans le A ij  4 L'HisTorRE. véritable, pays pour le reconnoïtre, après avoir laiffé trente de nos compagnons pour la garde du navire. Nous n'eümes pas fait quatre eens pas a travers une forêt» que nous trouvames une colonne d'airain , fur laquelle étoit écrit en caraclères grecs, que le tems avoit a demi effacés : HercuU & Bacchus ont èté jufqvüd. On voyoit encore leurs pas imprimés fur le roe , dont un, qui étoit le plus grand, avoit prés d'un arpent de longueur, ce qui nous fit jager que c'étoit celui d'Hercule. Après avoir révéré des lieux fi fameux par la venue de ce héros , nous continuames notre route , & n'eümes pas fait beaucoup de chemin , que nous arrivames a un ruiffeau, dont la liqueur étoit comme celle d'un excellent vin grec, & qui étoit fi large en quelques endroits, qu'il pouvoit porter bateau. Ce nous fut un nouveau gage de la venue de Bacchus, & de la vérité de la colonne. Mais comme nous remontions vers fa fource, pour découvrir la caufe d'unefi grande merveilIe,nous trouvames des vignes chargées de raifins, du pied defquelles couloit ce large ruiffeau, lequel fourmilloit de poiffons qui avoient tous la couleur &le goüt de vin, & en les ouvrant on les trouvoit pleins de vendange. Ils enivroient tnême ceux qui en goütoient, & nous fümes  LlVRE PREMIER. ? contraints de les tempérer avec des poiffons d'eau douce , pris dans une rivière voifine. Lorfque nous eümes traverfé la première, nous découvrimes d'autres vignes d'une nature bien plus étrange. C'étoient de belles femmes, depuis la tête jufqu'a la ceinture, qui finiffoient en un gros tronc verdoyant, telles que les peinires peignent Daphné , fur le point qu'Appolion la voulut ravir. Leurs doigts s'épandoient en rameaux chargés de raifins , & leurs coëfFures étoient faites de pampres & de grappes entrelaffées. EUes nous fïrent mille carré ffes, nous parlant 1'une grec,l'autre indien ou perfan; mals elles ne vouloient pas fouffrir que 1'on cueillit de leurs fruits, & lorfqu'on en vouloit prendre , elles jettoient des cris, comme fi cela leur eütfait mal. Elles ne laiffoient pas de nous baifer , & de nous toucher k la main; mais leurs baifers enivroient, & deux de nos compagnons s'étant laiffés furprendre k leurs charmes, demeurèrent pris par les parties criminelles; & comme s'ils euffent été entés enfemble, commencèrent k prendre racine , & a pouffer des rejettons. EfFrayés d'un fi grand prodige , nous courümes k notre vaiffeau conter k nos compagnons une fi pitoyable aventure. Après nous être donc pourvus d'eau Sc de A üj  6 L'HlSTOÏRE VERITABLEj vin dans les deux fleuves, nous paffames la nuit fnr le bord, & le lendemain dès la pointe du jour, nous fïmes voile par un vent doux , qui fe changea fur le midi en une bourafque fi violente , que notre vaiffeau fut enlevé par un tourbillon jufqu'a la hauteur de trois mille flades; (1) & commen^a a voguer par le ciel 1'efpace de fept jours & de fept nuits, tant que nous abordames au huitième en une grande ile ronde Sc luifante qui étoit fufpendue en 1'air , & ne laiffoit pas d'être habitée. De jour on ne voyoit rien; rnais la nuit paroiffoient autour quantité d'autres iles brillantes, de diverfes gran* deur & lumière , & une terre au deffous couverte de fleuves , de mers , de forêts , & de montagnes, ce qui nous fit juger que c'étoit la nötre , outre qu'on y voyoit des villes, qui reffembloient a de grandes fourmillières. Lorfque nous fümes plus avant dans le païs, nous fümes pris par les Hippogryphes. C'étoientdes hommes , montés fur des grifons ailés qui avoient trois têtes. Je ne faurois mieux depeindre leur grandeur, qu'en difant que leurs ailes ëtoient plus longues & plus groffes que |e mat d'un grand navire. lis avoient ordre de ba'ttre 1'eflrade, pour voir 'ceux qui entroient & qui (i) plus de cent lieues, -  LlVRE PREMIER. 7 fortoient, & lorfqu'ils trouvoient des étrangers, ils les amenoient au roi. Lorfque nous fümes en fa préfenee, il jugea que nous étions Grecs, a notre babit, & demanda comment nous avions fait pour venir en fon païs, & tra- verfer une fi 'vafte étendue. Nous lui fimes le récit de notre aventure , & il nous dit de fon cöté qu'il étoit Endymion, & qu'il avoit été enlevé la nuit en dormant, & fait roi du globe de la lune , qui étoit le païs oü nous étions. II ajouta , que nous n'avions rien a craindre , & qu'il nous ferolt bonne chère, & ne nous laifieroit manquer de rien ; que s'il pouvoit retourner viftorieux de la guerre qu'il avoit contre les habitans du foleil, nous pourrions demeurer en paix avec lui & jouir de fa félicité. Nous lui demandames qui étoient ces peuples , & le fujet de leur différent? II nous dit que c'étoit unpaïs habité comme la lune, & que Phaéton en étoit roi, & le vouloit empêcher par envie , d'envoyer une colonie dans 1'étoile du jour > qui étoit une ile déferte & inhabitée. Mais jeveux, dit-il, 1'aller planter fur fa mouftache r & fi vous voulez être de la partie , & venir avec moi, je vous donnerai k chacun un des. grifons de mon écurie , &c vous équiperai detoutes chofes néceflaires, pour demain qui eft le jour du départ. Après que nous eümes accepti A iv  8 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, le parti, il nous retint a fouper ; & le lendemain de grand matin que toutes fes troupes furent affemblées , il les rangea en bataille , paree que les coureurs rapportoient que 1'ennemi paroiffoit. II avoit bien cent mille hommes de cheval, dont il y avoit quatre-vingts mille hippngryphes, & vingt mille lacanoptères , fans 1'infanterie & les alliés. Ces lacanoptères font de grands oifeaux tout couverts d'herbes ( i ) au lieu de plumes, fur leiquels étoient montés les fcorodomaques (z) & les cenchroboles. (3 ) Pour les alliés , il y avoit trente mille pfyllotoxotes de Fétoile de 1'ourfe; (4) & cinquante mille anémodromes 1(5) Les premiers montés fur de grandes puces groffes comme douze éléphans, & les autres portés furies ailes des vents; car retrouffant leurs robes qui leur pendent jufqu'aux talons, ils en ufent comme de voiles } &c fervent ordinairement d'infanterie légère dans le combat. On attendoit foixante & dix mille ftrutobalanes , & cinquante mille hippogéranes, (6) des aftres (1) Qui ont les ailes d'herbes. (2) Qui combattent ayec des aulx. (3) Qui jettent des grains de mil. (4) Que le vent fait courir. (5) Paffereaux-glands. (é) Montés fur des gruet.  LlVRE PREMIER. 9 qui font au deffus de la Cappadoce, & Ton en contoit des chofes étranges & incroyables; mais comme ils ne vinrent point, il n'eft pas befoin de les rapporter. Voila quelle étoit 1'armée d'Endymion. Pour les armes, chacun avoit un habillement de tête fait de la coquille d'un lima^on, & une cuiraffe a écaille d'écoffes de fèves, qui font dures & fortes en ce païs-la comme de la corne. Leurs boucliers & leurs épées étoient femblables aux nötres. Quandles armées furent en préfence , Endymion fe placa a 1'aile droite avec fes hippogryphes, & nous mit autour de lui avec les plus vaillans , pour la garde de fa perfonne. Les lacanoptères eurent 1'aile gauche , les alliés furent au milieu. L'infanterie montoit a foixante millions, & fut rangée en cette forte. II commanda aux araignées qui font grandes en ce païs-la comme les iles Cyclades, de faire un tiffu depuis le globe de la lune jufqu'a Pétoile du jour, ce qui fut fait en un inftant, car elles font en grand nombre ; & il rangea deffus l'infanterie , commandée par Nyöérion , fils d'Eudianadé , avec deux lieutenans. Pour 1'armée du foleil, Phaéton prit 1'aile gauche, avec les hippomyrméques, (i) qui font des hommes montés fur (i) A cheval fut des fourmis.  io L'Histoire' véritabieJ des fourmis ailées qui couvrent deux arpens de leur ombre, & combattent de leurs cornes. II y en avoit bien cinquante mille. A 1'aile droite - étoient les aéroconopes (i). prefque en même nombre.. Ceux-ci lont montés fur de grands moucherons, & font tous archers. Derrière étoient les aérocordaques , (z) qui ne'combattent qu'a coups de trait, &. font fort vaillans & de grand fervice , quoiqu'ils ne Iancent que des raves , mais elles font grandes & fortes , & trempées dans du jus de mauve, qui eft parmi eux un poifon mortel, & qui engendre auffi-tot de la puanieur dans la bleffure. Prés d'eux étoitnt dix mille caulomycétes, (3) gens de main , & pefamment armés , qui portent pour boucüers de grands champignons , & pour lances de groffes afperges. A cöté étoient cinq mille cynobalanes (4) qu'avoient envoyés les hdbitans de la canicule, tous avec un mufeau de chien , & a cheval fur des glands ailés. On attendoit des frondeurs de la voie de lait, mais il n'y vint que des nephélocentaures, (5) & plut a Dieu qu'ils ne fuffent pas. (1) Moucherons aériens. (2.) Sautans en 1'air. (3) Tige-champignonsi (4) Chiens-glands. (5) Centaures-nues,  tlVRE PREMIER. II venus: car ils furent caufe de la perte de la bataille. Pour les autres, Phaéton , depuis indigné, mit leur païs a feu 6c a fang. Comme on vint aux mains, après avoir levé les enfeignes & fait braire les anes, qui font les trompettes de la haut, les deux armées s'affrontèrent terriblement, 6c s'entrechoquèrent avec grand bruit. L'aile gauche des ennemisplia d'abord, 6c ne put foutenir le choc de nos hippogryphes, qui les pourfuivirent vivement, 6c en firent un grand carnage ; mais leur alle droite eutl'avantage, 6c les aéroconopes poufTerent nos gens jufqu'a notre infanterie, qui rétablit le combat, 6c les mit en fuite , après qu'ils eurent appris la défaite de leur aile gauche. II y eut donc grande boucherie, 6c le fang ruiffeloit de tous cötés dans les nues, qui en furent teintes, 6c de\inrent rouges-, comme on les voit quelquefois au coucher du foleil. II en tomba même h terre,6c ce fut peut-être par une femblable aventure , qu'Homère dit qu'd plut du fang a la msrt de Sarpédon, quoiqu'il 1'attribue a la douleur de Jupiter. Nos gens de retour de la pourfuite, érigèrent deux trophées, 1'un dans les nues, pour la viaoire de 1'air, 6c 1'autre fur la toile d'araignée, pour la défaite de l'infanterie. Cependant, les coureurs rapportent qu'on voyoit paroïtre lesn4-  12 V FÏISTÖIRE VÉRITABLE, phélocentaures, qui étoient des monfires ailés moitié chevaux 6c moitié hommes, d'une grandeur fi prodigieufe , que la partie humaine étoit aulïi grande que le co'offe de Rhodes , & 1'autre groffe comme un gros n'avire. lis étoient conduits par le fagittaire du Zodiaque , & le nombre en étoit fi grand, qu'il furpaffe la créance. Lorfqu'ils eurent appris la défaite de leurs gens, i ls envoyèrent vers Phaéton pour recommencer le combat, & fe rangèrent en bataille. Après ils vinrent fondre fur les nötres qui étoient en délbrdre , & épars ca & la dans la pourfuite, ou parmi le bagage; & les ayant déconfits , pourfuivirent Endymion jufqu'au globe de la lune , fans avoir pü fauver qu'une partie de fes hippogryphes. Ils renverfèrent enfuite r.os trophées, & coururent tout ce grand efpace qui s'étend depuis le globe de la lune jufqu'a 1'étoile du jour. C'eft-la que je fus fait prifonnier , avec deux de mes compagnons. Sur ces entrefaites arriva Phaéton , qui fit dreffer de nouveaux trophées, & nous fit conduire dans le globe du foleil, ayant les mains attachées derrière le dos, avec une jambe d'araignée. II ne voulut pas affiéger la lune, mais il fit tirer autour, par forme de circonvallation, un doublé mur fait de nuées épaiffes, de forte qu'elle ne recevoit plus la  LlVRÏ PREMIER. Ij Iumière du foleil, & étoit dans une édipfe perpétuelle. Endymion touché de cette infortune, lui envoya offrir un tribut Sc des ötages , qu'il ne voulut point recevoir d'abord, mais après avoir mis 1'affaire en delibération, il fe relacha , Sc la paix fut conclue aux conditions, que le mur feroit démoli, Sc les captifs rendus de part Sc d'autre pour de 1'argent. Qu'Endymion laifleroit libre les autres aftres, & n'auroit pour amis Sc pour ennemis que ceux du foleil. Que lui Sc fes fucceffeurs payeroient tous les ans a Phaéton Sc aux fiens, dix mille muids de rofée , Sc donneroient autant de leurs fujets pour ötages. Que 1'étoile du jour feroit peuplée en commun, Sc que ceux qui voudroient être compris dans la paix , le feroient. Ces articles furent gravés fur une colonne d'ambre, qui fut plantée fur les confins des deux empires. Du cöté du foleil fignèrent Pyronide, Thérite, Sc Phlogie ; & de 1'autre, Nyöor, Ménie , Sc Polylampe. Ainfi la paix fut faite, le mur démoli, Sc nous remis en liberté. Lorfque nous fümes de retour, nos compagnons coururent nous embraffer avec larmes , & Endymion, pour nous obliger k demeurer avec lui, nous offrit le droit de bourgeoifie ; mais je ne pusm'y refoudre: il me voulut donner fon üls en mariage, pour la raifoa que je  1*4 L'HisToire veritaelë; cirai tantöt; & comme il nous vit opiniatrés au retour , il nous traita fplendidement 1'efpace de fept jours , & nous congédia. Mais avant que de paffer outre, il ne fera pas hors de propos de raconter ici les merveilles du païs. Premiérement, il n'y a point de femmes , Sc 1'on n'en fait pas même le nom. On fe fert au lieu d'eiles de jeunes garcons jufqu'a 1'age de vingt-cinq ans , & ils portent les enfans dans le gras de la jambe, qui s'enfle quand ils ont concu, & lorfqu'ils veulent accoucher on y fait une incifion. Je crois que c'eft de la que vient le mot grec de Gaftrocnimie , paree que la jambe fert de ventre. L'enfant eft mort venantau monde, mais en 1'expofant a 1'air , il commence k refpirer. II y en a une autre efpèce qui naiffent comme des plantes, ce quife fait en cette forte. On coupe le tefticule droit d'un homme, & on le met en terre; au bout de quelque tems, il naït un grand arbre charnu , qui porte des glands d'une coudée de hauteur, lefquels on ouvre lorfqu'ils font mürs , &C 1'on en tire un enfant. Mais ceux-la n'ont point de parties naturelles , ils s'en attachent lorfqu'ils en ont befoin. Les pauvres en mettent de bois, & les plus riches d'ivöire. Lorfqu'un homme devient vieux , il ne meurt pas, mais il s'en.va en fumée. Ils ufent tous de même  Livre premier; 15' viande, qui font des grenouilles röties fur les charbons ; car 1'air en eft tout rempli; mais ils ne les mangent pas, & fe contentent d'en avaler la vapeur, & pour cela ils s'approchent des • 1 tifons, lorfqu'elles rötiffent, comme s'ils fe mettoient a table. Leur breuvage eft de 1'air preffé dans un verre , dont il fort de la liqueur comme de la rofée. Ils ne font point d'eau ni d'ordure , car ils n'ont point d'ouverture en ces lieux-la ; mais i!s ont un trou fous le jaret par oü ils careffent les gar^ons. Les plus beaux parmi eux font chauves, au contraire du pays des comedes oü ils aiment les cheveux longs. La barbe ne leur croit pas au menton, mais un -peu au-deffus des genoux. Ils n'ont point d'ongles aux pieds, & n'y ont qu'un doigt; mais il naït k tous fur le croupiori, comme une efpece de cboux cabus , toujours vert , qui eft de chair, & ne fe rompt pas quand ilsfe couchent. Ils ont une étrange propriété, c'eft qu'ils mouchent du miel, mais fort acre; & lorfqu'ils s'huilent, c'eft avec du lait qui fe prend après comme du fromage , en y mêlant un peu de miel. Ils font de 1'huile d'ail, dont 1'odeur eft très-excellente. Au lieu de fontaines, ils ont des vignes qui portent de Peau , dont les grains font comme de la grêle ; fi bien que lorfqu'il grêle parmi nous, c'eft que le vent fecoue les  ié L'HlSTOIRE VÉRITABLE, vignes erf ce pays - la. Le ventre leur fert de poche, & ils y mettent tout ce qu'ils veulent, car i! s'ouvre & fe referme comme une gibeeière; & paree qu'il eft velu par dedans , les enfans s'y nichent quand il fait froid. Les riches portent des habits de verre, & les pauvres de cuivre; car 1'un & 1'autre fe file , & le dernier quand il eft mouillé fe carde comme de la laine. J'ai peur qu'on ne me cr.oie pas fi je parle de leurs yeux, car cela furpaffe la créance. Ils s'ötent & s'appliquent comme des lunettes, & plufieurs ayant perdu les leurs, empruntent ceux de leurs voifms; car 1'on en fait des tréfors, & celui qui en a le plus , eft efbmé Ie plus riche. Leurs oreilles font de feuilles de platane, hormis a ceux qui naiffentde gland , qui les ont de bois. Je vis deux mervfilles dans le palais du roi; un puits qui n'é.oit pas fort profond , oü en defcendant on entendoit tout ce qui fe difoit dans le monde; & un miroir au-deffus, oü en regardant on voyoit tout ce qui s'y paffoit. J'y ai vu fouvent mes amis & ceux de ma connoiffance; mais je ne fais s'ils me voyoient. Si quelqu'un ne me veut pas croire, quand il y aura été il me croira. Après avoir pris congé du roi & de toute fa cour , nous fitnes voile a. travers les vaftes plaines de 1'air; mais avant que de partir, il me  LlVRE PREMIER. 17 me fit préfent de deux robes de cryftal, ö£ de cinq de laiton, avec une armure toute eomp'ette de coffes deféves; mais je perdis tout cela dans le ventre de la baleine. Nous fümes efcortés par un régiment d'hippogryphes , 1'efpace d'environ cinq eens ftades, & courümes beaucoup de pays; mai's nous n'abordames nulle part, qu'a 1'étoile' du jour, pour faire a;guade. On commenr^oit a 1'habiter. Nous^entrames après dans le Zodiaque, &i laiffantle foleil a main gauche, c0mmen5Str.es k raferla terre , fans y defcendre, paree que le vent étoit contraire; quoique nous 1'euflions bisn défiré , k caufe que le pays que nous voyions étoit fort beau & arrofé de plufieurs fleuves. Les népbelocentaures qui étoient k la folde de Phaéton, vinrent fondre fur nous en eet endroit, penfant que nous fuflions encore ennemis ; mais ils fe retirèrent lorfqu'ils furent que la paix étoit faite. Nous ne laiflames pas d'avoir grand'peur, paree que nous avions renvoyé déja notre efcorte. Après avoir vogué toute la nuit, & le jour fuivant, nous arrivames fur le foir en 1'ïle des lampes, commen^ant peu-a-peu k gagner terre. Elle eft fituce entre les H'yades & les Pleïades, un peu plus bas que le Zodiaque. Lorfque nous fümes defcendus, nous ne trouvames que des lampes, B  18 L'Hi'stoire véritableJ qui alloient 6c venoient comme les habitans d'une ville, tantöt k la place, tantöt fur le port, les unes petites 6c chetives comme le menu peuple, les autres grandes 6c refplendiffantes, mais en petit nombre , comme les riches. Elles avoient routes leur nom 6c leur logis comme 'les citoyens d'une république , parloient 6c s'entretenoient enfemble, 6c nous demandoientdesnouvelles. Quelques-unesnous prièrent même d'entrer chez elles 6c de nous rarraïchir; mais nous ne voulümes ni boire ni manger, de peur de furprife. Le palais du roi eft au milieu de la ville oü il rend juftice toute la nuit, 8c chacun eft obligé de s'y trouver, pour rendre compte de fes aclions. Celles qui ont failli ne fouffrent point d'autre peine , linon qu'on les éteint, qui eft une efpèce de mort, d'oü vient qu'on dit tuer la chandelle. Nous nous approchames pour entendre leurs raifons 6c leurs excuies , 6c y vimes jufqu'a la lampe de notre logis, qui nous dit des nouyelles de la familie. Après que nous eümesdemeuré la toute la nuit, nous en partïmes le lendemain, 6c voguant prés des nues, nous vimes la ville deNéphélococcygie, qui nous donna de 1'admiration; mais nous n'y defcendïmes point, paree que le vent étoit jcontraire. Coronus, fils de Cottyphion, en étoit  LlVRE PREMIER, 19 tol ; ce qui nous fit fouvenir du poëte Ariftophane qui en parle , homme do£te, & qui pour rien au monde n'eüt voulu mentir. Trois jours après, nous découvrïmes clairement l'océan; mais nous ne voyions plus de terres, que celles que nous avions laiffées dans le ciel, qui nous paroiffoient claires Sc luifantes comme des aftres. Le quatrième, fur le midi, le vent s'étant appaifé , nous defcendïmes tout doucement dans la nier, oü nous ne fümes pas plutot , que nous commencames a faire bonne chère de ce que'nous avions; Sc paree qu'il faifoit un grand calme, nous nous baignames même dans l'océan. Mais comme fouvent un petit rayon de bonne fortune eft le préfage d'un grand malheur, nous n'eümes pas vogué deux jours, qu'au troifième, au lever du foleil , nous vimes nager force poiffons Sc quantité de baleines , dont il y en avoit une d'environ quinze eens ftades, qui faifoit blanchir la mer d'écume tout a 1'entour. Elle avoit les dents longues & pointues comme des clochers, Sc blanches comme de 1'ivoire. Lorfque nous la vimes venir a nous la gueule ouverte, nous nous recommandames aux diéux, Sc nous nous embraffames 1'un 1'autre, pour n'être pas féparés même par la mort. Elle nous engloutit tous enfemble, avec notre navire; maisde bonne Bij  20 L'HlSTOïRE VÉRITABLE, fortune, avant qu'elle put nous écrafer, notre vaiffeau coula heureufement dans 1'intervalle de fes dents. Comme nous fümes dans ce gouffre, nous ne voyions rien d'abord, mais lorfqu'elle vint a ouvrir la gueule , nous vimes un grand & large monflre, capable de loger dix mille habitans. II y avoit dedans quantité d'autres poiffons qu'elle avoit avalés, des carcaffes d'homrnes & d'animaux, des balles de marchandife , des ancres & des mats de navire; &C vers le milieu une terre & des montagnes, qui étoient faites, k mon avis, de la quantité de limon qu'elle avaloit. II y avoit même une forêt, & toutes fortes d'arbres & de plantes comme en un pays cultivé, qui pouvoit avoir trente milles de tour. Ony voyoit quantité de hérons & d'alcyons & autres oifeaux de rivière, qui avoient fait leurs nids dans le bois. Après avoir répandu beaucoup de larmes inutiles, j'encourageai mes compagnons, & fis foutenir le vaiffeau qui penchoit; puis ayant allumé du feu, nous nous mïmes a table; car nous avions quantité de poiffon de toute forte, & de Peau que nous avions apportée de 1'étoile du jour. Le lendemain étant éveillés , comme la baleine ouvroit la gueule, nous voyions tantöt le ciel, tantöt des montagnes, tantöt des ïles; car nous la fentions remuer de tout cöté  L I V R E PREMIER. 21 en un inftant. Lorfque nous fümes accoutumés a un fi trifte féjour, je pris fept de mes compagnons avec moi, & entrai dans la forêt pour découvrir le pays. Nous n'eümes pas fait fept eens pas, que nous trouvames un petittemple dédiéa Neptune, comme le témoignoit 1'infcription , & enfuite, plufieurs fépulcres, & une fontaine très-claire affez proche. Nous ouimes même les aboiinens d'un chien, & vimes de loin de la fumée, ce qui nous fit juger que le pays étoit habité. Nous doublons le pas , & nous trouvames enfin un vieillard & un jeune homme , qui cultivoient un petit jardin, & y faifoient venir de 1'eau de la fontaine pour 1'arofer. Joyeux & étonnés toutenfemble, nous nous arrêtames affez long-tems a les regarder, &C vimes qu'ils n'étoient pas moins furpris que nous. Après quelque filence de part & d'autre, le vieillard nous demanda fi nous étions des dieux marins ou des hommes? pour nous, ditil, nous avons été autrefois au monde ; mais nous flottons maintenant dans la baleine, fans favoir au vrai ce que nous fommes; car il' femble que nous foyons morts, & toutefois nous vivons. Et nous, lui dis-je, mon père y nous fommes de pauvres étrangers qui fümes hier engloutis avec notre navire, & il y a apparence que quelque Dieu nous a amenés ici pour B iij  il L'HlSTOIRE VÉRITABLEJ nous confoler Puri 1'auire, & pour nous apprendre que nous n'étions pas feuls dans cette rnifère. Faites - nous donc, s'il vous plaït, le récit de votre aventure, & puis vous faurez la notre. Ce ne fera pas, dit - il, fans avoir mangé auparavant; & en difant cela, il nous prit par la main & nous mena dans fa cabane, oü il nous fit bonne chère de ce qu'il avoit. Lorfque nous fümes raffafiés, il nous preffa de lui dire qui nous étions, &.comment nous avions été engloutis. Nous lui contames donc tout ce qui nous étoit arrivé depuis notre embarquement ; dequoi il parut fort étonné, &C nous dit qu'il étoit de 1'ile de Chypre, & qu'étant allé avec fon fils pour trafiquer en Italië , ils avoient navigé heureufement jufqu'en Sicile , d'oü ils avoient été emportés par la tempête dans l'océan, & engloutis avec leur vaif» feau, dont nous avions pu voir les débris dans le ventre de la baleine. Que tous les autres étoient morts, a la réferve de fon fils & de lui; &C qu'après leur avoir rendu les derniers devoirs, ils avoient bati la chapelle que nous avions vue, & cultivoient enfemble ce petit jardin qui leur fourniffoit des légumes, dont ils vivoient avec des fruits fauvages & du poiffon, Qu'il y avoit des vignes au pays dont le vin étoit excellent ; &c que nous avions  tlVRE PREMIER: 1$ pü voir une fontaine dont Peau étoit trèsfraiche & très-bonne. Qu'ils s'étoient accommodés chacun un lit de branches d'arbres i avec quelques autres petits meubles néceffaires, avoient allumé du feu, & s'occupoient a la chaffe, & quelquefois a la pêche, a travers les ouies de la baleine. Qu'il n'y avoit pas fort loin de la a un étang falé qui avoit bien deux mille cinq eens pas de tour, oii ils fe baignoient quelquefois, & oü ils péchoient auffi, paree qu'il y avoit force poiffon. Qu'il y avoit vingtfept ans qu'ils vivoient dans cette mifère , & que la vie leur feroit encore fupportable, fans les habitans du pays qui étoient fauvages, & leur faifoient beaucoup de mal. Comment, lui dis-je, y a-t-il ici encore d'autres gens que nous ? oui, dit-il, & qui font faits d'une facon effroyable ; car a 1'extremité de 1'ile, versl'occident, habitent les Taricanes , (i) qui ont le vifage d'écreviffe & le refte d'anguille; mais barbares &C belliqueux. De 1'autre cöté ,, è main droite, font les Tritonomendettes, (2) femblables a nous de la ceinture en haut,mais ayant le refte de chats. Ceux-la ne font pas fi méchans que les autres. A la gauche font les (1) Comme qui diroit falés ou confits- (2) II fait allufion aux tritons» B iv.  H L'HlSTOIRE VÉRITABLE, Carcin xqtiirés (i) & les Cynocéphales, (i)qul fo t alliés enfemble. Au milieu , les Pjgoura,.des & les Piïttopodes , (3) nations vaillantes , excellentes a la courfe. Vers 1'orient a Pembouchure du monftre , le pays eft preique défert, a caufe qu'il eft fouvent inondé. Néanmoins, j'y ai établi ma demeure, & y vis en quelqueaffurance, moyennant cinq censhuïtres que je paye de tribut aux Pfittor,od;s. Voila 1'état du pays. II faut confidérer maintenant comment nous ferons pour y vivre, & pour nous défendre de tant de monftres. Combien font-ils , lui dis-je ? plus de mille, répondit-il, mais ils n'ont pour armes que des arrêtes de poiffon. Puifqu'ils font défarmés, répartis-je , nous en yiendrons bien a bout, & après les avoir défaits, nous habherons le pays fans crainte. Nous réfolümes donc de les combattre, & retournames a notre navire, pour faire les aprêts néceffaires. Nous commencames la guerre par le refus du tribut; car comme ils le vinrent demander , nous leur rénondimes arrogamme it que nous étions nés Iibres, & maltraitames leur députés. Les Pfittopodes (1) Mains de cancres. (2) Têtes de chiens. (3) Pieds légers.  LïVRE PREMIER. 2.J donc & les Pagourades vinrent contre nous avec grand bruit; mais nous nous étions préparés a les recevoir, & avions mis vingt-cinq hommes en embufcade, avec ördre de ne fe point découvrir que les ennemis ne fuffent pt fles , afin de les charger en queue ; car nous les attendions de pied ferme avec fe refte. Le combat fut grand & opiniatre ; mais enfin la viöoire nous demeura , &C nous tuames cent foixante & dix des ennemis, fans perdre qu'un de nos camarades, avec le pilote, qui ent le dos percé d'outre en outre d'une arrête de poiffon. Nous pourfuivimes les autres jufqü'a leurs cavernes, & tout le refte du jour & la nuit fuivante , demeurames fur le champ de. bataille , oü nous dreflames un trophée de l'épine du dos d'un Dauphin. Sur le bruit de cette défaite, le refte des habitans prirent les armes, &c marchèrent contre nous des lelendemain avec grand appareil. Les Taricanes avoient 1'aile droite , les Cynocéphales la gauche , les Carcinoquires étoient au milieu; il n'y eut que les Tritonomendettes qui demeurèrent chezeux, fans vouloir être de la partie. Nous les vinmes rencontrer pres du temple de Neptune , ck entrames au combat avec de grands cris, qui réfonnoient dans le ventre de la baleine comme dans un antre. lis furent détaits  iS L'HlSTOIRE VÉRITABLI; aifément, paree qu'ils étoient nuds, & fan* armes; de forte que nous les pourfuivimes jufqu'a laforêt. Auffi-töt ils envoyèrent rechercher notre alliance, & fur notre refus retournèrent au combat, oü ils furent tous taillés en pièces. Les Tritonomendettes ayant appris cette nouvelle, fe fauvèrent dans la mer k travers les ouies de la baleine. Après cette victoire , nous demeurames maitres du pays, nous occupant k la chaffe & aux'exercices du corps, cultivant les vignes & recueillant en paix les fruits de la terre. Semblables k des captifs renfermés dans une prifon large & fpacieufe, qui ne fongeroient qu'a paffer le tems, & k fe réjouir. Comme nous eümes vécu de la forte plus d'un an & demi, enfin le cinquième jour du neuvième mois, environ le fecond baillement du monftre, qui ne bailloit qu'une fois par heure , ce qui fervoit a les compter , nous entendïmes un grand bruit comme de rarnes & de forcats, & courümes k fon enbouchure, oü nous tenant a couvert dans Pintervalle de fes Jents, nous vïmes des géans , grands comme des coloffes, qui conduifoient des iles, comme 1'on fait des navires. Je fais bien qu'on aura de la peine a le croire , mais je ne laifferai pas de le dire, paree qu'il eft véritable. C'étoit des xles longues & étroites, qui  LIVRE PREMIER. If n'étoient pas fort hautes, 6c qui pouvoient avoir cent ftades de tour. II y avoit environ trente hommes fur chacune , fans compter ceux qui étoient employés pour la défenfe; 6c ces trente hommes étoient rangés de part 6c d'autre comme des forcats d'une galère, 6c ramoient avec de grands pins feuillus. Derrière, fur une éminence, étoit le pilote , qui tenoit un gouvernail d'airain de plus de cent pas de long. De Fautre cöté, ala proue, il y avoit environ quarante fiommes tous armés , femblables k nous, hormisque leur chevelure étoit de feu, ce qui les défendoit comme un cafque. Les arbres de Filé fervoient de voile ; car le vent venant k fouftler dedans, la faifoit voguer ,fi bien qu'on la conduifoit oii 1'on vouloit , 5C 1'on entendoit le fiflet du comité qui faifoit mouvoir les rames tout d'un tems, comme dans une galère. On ne voyoit que deux ou trois-de ces ilesd'abord; mais fur la fin il en parut environ fix eens, qui tournèrent toutes les proues 1'une contre Fautre , pour le combat. Du premier choc il y en eut de brifées, & d'autres coulées k fond; mais plufieurs fe maintinrent courageufement jufqu'a la fin, 6c ceux qui combattoient ala proue faifoient merveilles de bien attaquerende bien fe défendre. Les vain« queu« fautoient dans celles des vaincus pour les  a8 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, empêcher de fe détacher & de prendre la fuitej & 1'on faifoit main baffe fans faire de prifonniers. Au lieu de harpons & de mains de fer , ils jettoient de grands polypes attachés les uns aux autres , qui s'accrochoient aux arbres de la forêt; de forte que 1'on coinbattoit de pied ferme, comme fi ce n'eüt pas été un combat naval. On fe lancoit auffi a la tête, au lieu de pierres, des huitres & des tortues , groffes comme des pièces de rocher. L'un des généraux s'appelloit Eolocentaure , & Fautre Thalaffopotés ; car on les entendoit fouvent nommer dans le combat. Le premier reprochoit a 1'autre qu'il lui avoit enlevé plufieurs troupeaux de dauphins, qui étoit le fujet de leur difFérend. Auffi demeura-t-il viftorieux, & coula ° afond cent cinquante ïles des ennemis, en prit trois avec tous ceux qui étoient dedans , Sc pourfuivit le refte qui fe retiroit avec la poupe fracaffée. Sur le foir, comme il fut de retour de la pourfuite , il recueillit tout le butin qui flottoit , tant dü fien que des ennemis; car il avoit bien eu quatre - vingts ïles fubmergées. Après, il dreffa un trophée fur la tête de !a baleine , qui étoit elle - même comme une grande ile, ou plutöt comme le continent, & appendit a Neptune une des iles des ennemis. Sa flote demeura toute la nuit k 1'ancre au tour  LlVRE PREMIER. du monftre, auquel ils avoient attaché leurs cordages. Le lendemain, ils firent des facrifices d'acüon de graces , & ayant enleveli leurs morts, partirent avec des cris de joie & des chants de triomphe. Voila ce qui fe paffa au combat des iles.  JO L'HlSTOIRE VERITAELE. LIVRE SECOND. 'Continuation du voyage de f auteur. Son arrivés aux iks fortunées. Defcription des enfers. IJledes fonges. Aventures afle^ extravagantes. Autres qui le font encore plus, jufqu'a fon arrivée aux Antipodes. ■A.PRÈS ces chofes, ne pouvant endurer un plus long féjour dans la baleine, il nous prit envie de lui faire un trou au cöté droit pour nous évader; mais quand nous eümes creufé cinq ou fix eens pas fans trouver le fond , nous abandonnames 1'entreprife , & jugcames plus a propos de mettre ie feu dans le bois pour la faire mourir. Eile brüla fept jours entiers fans en rien fentir; mais fur la fin du feptième, eile bailloit plus kntement, & refermoit la gueule auffi-töt, ce qui nous fïtjuger qu'elle commenc/jit a fe porter mal. Vers 1'onzième jour, nous appereümes qu'elle fe mouroit, car elle fentoit fort mauvais; fi bien que le lendemain nous lui traverfames la gueule avec de groffes poutres, pour l'empêcher de la refermer, fans quoi nous étions tous perdus. Cependant, nous donnames ordre a notre départ , & fimes nos provifions, prenant 1'étran-  L t v r e s e e o n ©: jf ger pour notre pilote. Le troifième jour nous tirames notre vaiffeau par 1'intervalle de fes dents, & le defcendïmes tout doucementdans la mer. Après , rnontant fur le dos du monftre, nous facrinames a Neptune , prés du trophée des ïles flottantes, &c ayant demeuré la trois jours , a caufe du calme , nous fïmes voile le quatrième. Nousrencontrames d'abord quantité de corps morts de la dernière défaite, contre lefquels notre vaiffeau alloit heurter comme contre des écueils, &C nous demeurames étonnés de leur prodigieufe grandeur. II faifoit fort beau du commencement; mais la bife venant k fouffler, il fit un froid fi infupportable, que la mer fe gla$a k la hauteur de quatre eens braffes. Nous fümes donc contraints de defcendre, & commencames a gliffer deffus; mais le vent venanta fe renforcer, nous fïmes dans la glacé, par 1'avis de notre pilote, un trou oü nous demeurames renfermés trente jours, y faifant du feu, 6c mangeant le poiffon que nous trouvions en creufant. A la fin, comme les vivres commen5oient k nous manquer, nous détacbames du mieux que nous pümes notre vaiffeau , & mettant la voile au vent, nous coulamesfur la glacé comme fur du verre. Le cinquième jour elle fe fondit,&nousvoguames furl'eau comme auparavant, jufqu'a ceque nous abordames k une pe-  fï L'HlSTOIRE VÉRITABLE, tite ïle délerte, oü nous defcendïmes pour faire aiguade, paree que 1'eau nous m^nquoit. Nous y tuames deux taureaux fauvages, qui avoient les cornes fous les yeux, comme le vouloit Momus, afin de mieux voir oü ils frappent.- Plus loin nous trouvames ure mer de lait, qui avoit au milieu une petite i e de fromage , oü nous féjournames quelque tems, mangeant de la terre de 1'ïle, & buvant du lait des raifins ; car ils ne portent point de vin. La princeffe Tyro (i) fille de Salmonée, en étoit reine, & avoit recu cette faveur de Neptune pour récompenfe de fa chafteté. II y avoit auffi un temple dédié k Galatée, (z) comme il paroiffoit par 1'infcription. ' Comme nous eümes demeuré la cinq jours, nous en partïmes le fixième par un bon vent ; & deuxiours après nous pafflmes de cette mer blanche dans une autre , fur laquelle nous vimes marcher des hommes fernblables k nous , hormis qu'ils avoient des piés de üége , ce qui les fouteroit fur Peau. I!s s'approchèrent de nc tre navire , & r.ous faluant en noire langue, nous dirent qu'ils alloient au liége qui étoit, leur patrie. Après avoir couru quelque tems (1) Tyro , fignifie fromage en grec. (2) Galatée, veut dire lait. autour  Livre second. 33 -autour de notre vaiffeau, ils s'en allèrent en nous fouhaitant une heureufe navigation. Ils ne nous eurent pas plutöt quittés, que nous découvrimes plufieurs ï'es , parmi lefquelles étoit la leur fur un grand liége tout rond. Plus loin, fur la droite il y en avoit cinq autres fort hautes & fort grandes, oü 1'on voyoit paroitre beaucoup de feux; & devant nous une petite, large & baffe , d'cü s'exhaloit un doux parfum, comme Hérodote dit qu'il en fort de PArabie heureufe. Nous cinglons de ce cötéla, & trouvons en arriyant de grands ports , calmes & profonds, & des fleuves d'une eau claire & argentine qui couloit doucement dans la mer. Les bords étoient couverts de bois odoriférans, oü 1'on oyoit retentir la mufique des oifeaux , qui faifoient un concert avec les Zéphirs. Car les feuilles agitées par un doux vent, rendoient un fon comme de flütes douces. On entendoit parmi cela , des voix, ou plutöt des cris de réjouiffance, comme dans un feftin , oü les uns chantent & les autres danfent au fon du flageolet ou de la lyre. Étonnés de tant de merveilles, nous entrons a pleines voiles dans le port, oü nous ne fümes pas plutöt, que les gardes nous lièrent avec des chaines de rofes & nous menèrent vers le prince, après nous avoir dit qu'on ne nous feroit point de mal, Sc C  34 L'Histoire véritable; que nous étions dans 1'ïle des bienheureux qui étoit gouvernée par Rhadamante. Nous trouvames en arrivant qu'il y avoit trois caufes k plaider avant la notre. La première étoit celle d'Ajax , fils de Télamon, pour favoir s'il feroit recu en la compagnie des héros, après s'être tué lui-même en fureur. Le feconde étoit un diférend amoureux de Thefée & de Menelas , a qui demeureroit Helène. Et la troillème , une difpute de préféance entre Alexandre & Annibal. Après beaucoup de conteftations, Ajax fut recu , moyennant quelques prifes d'élébore, pour lefquelles on le renvoya k Hipocrate, Helène fut adjugée a Menelas, a caufe des longs travaux qu'il avoit foufferts pour elle, outre que Théfée avoit d'autres femmes , comme TAmazone & Ariane. Alexandre fut préferé k Annibal, & on lui donna un fiège a cöté du vieux Cyrus. Après cela, nous fümes ouis , on nous demanda d'abord , pourquoi nous avions ofé profaner ces lieux facrés de notre préfence mortelle? Sur notre réponfe, 1'on nous fit retirer ; & Rhamadante, de 1'avis de Caton & d'Ariftide, remit a nous punir de notre curiofité , après notre mort, & cependant nous permit de voir les raretés du pays, & de nous entretenir avec les bienheureux; auffi-töt, nos «haines tombèrent d'elles-mêmes, &c 1'on nous  LlVRE SECONDf 3 5 conduifit a la ville, pour affifter a leur feftins Nous fümes tous ravis en entrant de voir que Ja ville étoit d'or, & les murailles d'émeraudes, avec le pavé marqueté d'ébène, & d'ivoire 5 les temples des dieux de rubis & de diamans, avec de grands autels d'une feule pierre précieufe, fur lefquels on voyoit fumer desHécatombes. II y avoit fept portes, toutes de cinamome; & un foffé d'eau de fenteur large de cent coudées , qui n'étoit profond qu'autant qu'il falloit pour fe baigner a fon aife. II ne laiffoit pas d'y avoir des bains publics d'un artinee admirable, oü 1'on ne brüloit que des fagots de canelle. L'édifice étoit de cryftal, &C les baffins, oü 1'on fe lavoit, de grands vafes de porcelaine pleins de rofée. Du refte , ces bienheureux n'ont point de corps & font inpalpables, ils ne laiffent pas de boira & de manger, & de faire les autres fonöions naturelles. Ondiroit que c'eft leur ame toute feule, revêtue de la reffemblance du corps; car fi on ne les touche , on ne fauroit découvrir qu'ils n'en ont point; femblables a des ombres droites qui ne feroient pas noires. Ils ne vieilliffent point, mais ils demeurent toujours a Vage oü ils meurent, hormis que les vieillards y reprennent leur beauté & leur vigueur. Leurs habits font d'un crêpe fin de couleur de poupre C ij  3o L'HlSTOIRE VÉRITABLE,' filé par des araignées qui font fans venin , Si qui ne font point horreur. II ne fait jamais nuit dans toute File, maisJe jour n'y eft pas fort éclatant, c'eft comme une aurore perpetuelle. De routes les faifons ils ne connoiffent que le printemps, & de tous les vents que les Zéphirs; mais la terre eft couverte de fleurs & de fruits toute 1'année, dont la récolte fe fait tous les mois, encore dit-on qu'au mois qui porte le nom de Minos, il y a doublé moiffon. Les épis, au lieu de bied, font chargés de petits pains femblables a des champignons , fi bien qu'on n'eft jamais en peine ni de cuire, ni de moudre. II y a trois eens foixante - cinq fontaines d'eau douce, & autant de miel ; Sc cinq eens d'huile de fenteur, mais plus petites; avec plufieurs ruiffeaux de lait Sc de vin. On mange hors de la ville dans la plaine d'Elife , a la fraicheur d'un bois qui 1'environne , oü 1'on eft couché fur des fleurs , & les vents portent des viandes. Sur les têtes pendent de grands arbres de criftal, qui portent des verres de toutes fortes , Sc i?on ne les a pas plutöt pris qu'ils font pleins de vin. On n'eft point en peine de fe faire des guirlandes, car les petits oifeaux qui voltigent autour en chantant, répandent fur vous des fleurs qu'ils ont pillées dans les prairies voifines. D'ailleurs, il s'éleve des nuée$  LlVRE SECOND.' }y de parfums tant des fources de fenteur, que du fleuve dont la ville eft ceinte , lefquelles s'épreignent a 1'aide des vents , & verfent fur 1'affiftance une liqueur très-précieufe. On ne ceffe de chanter pendant le repas , 8c de réciter de beaux vers, &i particuliérement ceux d'Homère , qui eft affis parmi les héros au-defïus d'Ulyffe. Les danfes font compofées de talles 8c de garcons , 8c les maïtres de mufique font Eunome , Arión, Anacréon ScSteficore, dont le dernier eft réconcilié avec Hélène. Après qu'ils ont fini leurs chanfons , paroit un fecond chceur de muficiens compofé de ferins 8c de roffignols, qui avec les zéphirs , font un concert trés-agréable. Mais ce qui fait principalement le félicité des bienheureux , c'eft qu'il y a deux fources, 1'une du ris, l'autre de la joie , dont chacun boit un grand trait avant que de fe mettre a table , ce qui le tient gai le refte du jour. Difons maintenant ceux qui font le plus eftimés dans cette ile , 8c qui tiennent le prémier rang parmi les ombres. Premiérement, les demi - Dieux , 8c ceux qui fe font fignalés au fiége de Troye.hormis Ajax le Locrien qui eft tourmenté, a ce qu'on dit, dans les eafers. D'entreles barbares, les deux Cyrus, Anacharfis, Zamolxis, 8c Numa. Des grecs, Licurgue ,; Phosion, 8c Tellus; les fept lages, hormia C iij  3§ L'HlSTOIRE VÉ RI TA BLEJ Périandre; Socrate, qui s'entretient ordinairement avec Palaméde & Neftor, ou avec de beaux garcons comme Narciffe , Hylas, & Hyacinthe; & 1'on dit qu'il eft amoureux du dernier, car il lui fait force careffes. Rhadamante Pa fouvent ménacé de le maltraiter, s'il ne quittoit fon ironie; mais il a de la peine a s'en défaire, tant il eft dangereux de fe faire de mauvaifes habitudes. Je n'y vis point Platon , & comme j'en demandois la caufe , on me dit qu'il habitoit fa république , & qu'il vivoit felon lesloix qu'il y avoit établies. Ariftipe& Epicure y font des premiers , & chacun les vent avoir, paree qu'ils font de bonne compagnie. H n'eft pas jufqu'a ce pauvre malotru d'Efope qui n'y foit, &c ils s'en fervent comme de boufon. Pour Diogéne on ne le reconnoïtroit pas, tant il eftchangé; car il eft devenu voluptueux, & a époufé la courtifane Laïs. II ne fait donc rien tout le jour que chanter & danfer, & faire mille extravagances, fur-tout quand il a bü. Les Stoïciens en font bannis, & Pon dit qu'ils grimpent encore fur le cöteau, & font occupés a défricher le chemin de la vertu. Je n'y vis point d'académiciens, paree qu'ils délibèrent toujours, qu'ils ne peuvent rien réfou» dre; on doute même s'ils croyent des enfer & des cbarops élifées, Mais, a mon avis, ceft  Li VRE S E C O N 0. 3£ qu'ils craignent le jugement rle Rhadamante, paree qu'ils ont voulu öter toute forte de jugement, ckmettre 1'univers en confufion. Voila les plus illuftres de 1'autre monde ; mais on y revère principalement Thefée & Achille. Les femmes y font communes, & en cela , ils font tous Platoniciens. On ne s'abftient pas même des garcons, il n'y avoit que Socrate qui juroit qu'il ne les toucheroit point, encore croit-on qu'il fe parjuroit. Après avoir été deux ou trois jours en ce pays - la , j'abordai Komère , & le priai de me dire d'oii il étoit, paree que c'étoit une des plus grandes queftions qui fut parmi les Grammairiens. II me dit qu'ils 1'avoient tellement embrouillé fur ce ce fujet, que lui-même n'en favoit plus rien, mais qu'il croyoit être de Babylone, & qu'on 1'y nommoit Tigrane , comme Homère parmi les grecs, k caufe qu'il y avoit été donné en ötage. Je lui demandai enfuite, s'il avoit fait les vers qu'on rebute ? U me dit que oui, ce qui me fit rire de 1'impertinence de ceux qui les veulent retrancher. Je m'enquis auffi pour* quoi il avoit commencé fon pcëme par la fureur ? & il me dit que cela s'étoit fait fans deffein, & qu'il n'avoit pas fait non plus FOdyffée avant Pillade , comme plufieurs le croyent. Pour fon prétendu aveugleaient, je ne lui en C iv  40 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, parlai point, paree que je vis bien le contraire. Je lui faifois plufieurs autres demandes, lorfqu'il étoit de loifir, & il me répondoit a tout fur le champ , principalement depuis qu'il eüt gagné fon procés contre Therfite, qui 1'accufoit de calomnie; mais il fut reiivoyé abfous k Paide d'Ulyffe qui plaida fa caufe. Sur ces entrefaites arriva Pythagore, après avoir achevé toutes ces révolutions, & paffé par diverfes metempfyeofes; car il avoit été métamorpholé par fept fois, &l doutoit encore s'il fe feroit appeüer Pythagore ou Euphoibe. II fut fort bien recu ; paree qu'il avoit tout un cóté d'or. Empédocle vint auffi tout grille; mais on ne le voulut point recevoir , quelque inftance qu'il en fit, de peur qu'il ne fut travaillé de mélancolie. Après quelque tems on célebrales jéüx qu'on nomme des trépaffés, oü Achille & Théfée préfidèrent, celui-ei pour la feptième fois, & Fautre pour la cinquième. 11 feroit long rapporter ici tout ce qui s'y fit; mais Carus de la race des Héraclides, vainquit Ulyffe a la lute, &c Epée combattit a coup de poing contre Arie, dont le fépulcre eft a Corinthe, fans que pas un eüt 1'avantage. Il n'y a point parmi eux de jeu de Pancrace. Je ne fai plus qui vainquit k la courie ; Homère remporta de bien loin le prix de la poëfie; mais Héfiodc auffi fut  L I V R E S E C O N D. 41 eouronné. La couronne étoit faite de plumes de paon , Sc c'étoit le prix de tous les jeux. Comme on en fortoit, la nouvelle vint que les enfers s'étoient révoltés fous la conduite de Phalaris Sc deBufiris (1), accompagnés de Dioméde, de Sciron Sc de Pityocampte , Sc qu'ils venoient pour forcer 1'ïle des Bienheureux , après avoir rompu leurs fers, Sc tué leurs gardes. Auffi-töt Rhadamante mit les héros en bataille fur le bord de la mer, fous le commandement de Thefée , d'Ajax Sc d'Achille; car le fecond étoit déja retourné en fon bon fens. Après un grand combat , oti Achille fit des merveilles, les héros furent viftorieux. Socrate fit bien auffi a 1'aile droite , Sc incomparablement mieux qu'a la bataille de Délie. Aulïï eut-il pour reccmpenfc un beau jardin au fauxbourg ou il tenoit académie, qu'on appelloit 1'Académie des morts. Les vaincus furent renvoyés aux enfers pour y être tourmentés au doublé. Homère a décrit cette guerre comme il a fait celle de Troye , Sc me donna fon livre en partant; mais je le perdis avec le refte de mon équipage. II commen^oit ainfï fon poëme, je chante des enfers les combats redoutables. Après la victoire on fit un grand feftin felon la (1) Anciens brigands.  42- L'HlSTOIRE VÉRITABLE, coutume, oii 1'on ne fervit que des féves, c'eft pourquoi Pythagore ne s'y trouva point. Enfuite, il arriva de nouvelles aventures ; Cinyre fils de Sintare , notre pilote qui étoit un grand garcon de belle taille, & fort bien fait, devint amoureux d'Helène , & elle de lui. Leur amour ne put être long-tems caché, car ils fe faifoient mille careffes a table, &C quelquefois après le repas s'égaroient tout fèuls tfens la forêt. A la fin , ils réfolurent de fe retirer en quelques-unes des iles voifines,& gagnèrent pour cela trois de nos compagnons fans nous en rien dire, paree qu'ils favoient bien que nous ne le trouverions pas bon. lis prirent la nuit pour 1'exécution de leur deffein , & cinglèrent en haute mer, fans que perfonne s'en appercut. Mais Menelas s'étant éveillé en furfaut, & ne trouvant plus prés de lui fa femme, fe mit a crier, & fautant en bas du lit alla éveiller fon frère Agamemnon, & vint avec lui faire fes plaintes a Rhadamante. Le jour venu , ceux qu'on avoit envoyés a la découverte, rapportèrent qu'on voyoit un navire fort éloigné, & Rhadamante fit embarquer cinquante héros fur un vaiffeau d'Afphodelle fait tout d'une pièce, & les envoya après. Ils firent fi grande diligence qu'ils les atteignirent fur le midi, avant qu'ils puffent prendre terre nulle part, & les  L X V R E S E C O N D. '43 ramenèrent au port, remorquant leur vaiffeau avec des chaines de rofes; car il n'y en a point de plus fortes dans toute 1'ïle. Helène pleuroit & fe défefpéroit, s'arrachant les cheveux , &C baiffant la vue de honte. Rhadamante , après avoir interrogé les coupables, les renvoya aux enfers pour y être chatiés de leurs crimes , paree que 1'ïle des Bienheureux eft exempte de fupplices. II nous fit commandement de partir le lendemain, pour éviter de pareils inconveniens a 1'avenir. Je regrettois fort de quitter un fi agréable féjour, pour entrer dans de nouveaux malheurs; mais les héros me confolèrent me montrant la place qu'ils me donneroient auprès d'eux après ma mort. J'aliai donc prendre congé de Rhadamante, & le priai de m'enfeigner la route que je devois tenir, & de me dire ce qui m'arriveroit par le chemin. Alors me montrant les ïles voifines , ces cinq la, ditil, que tö vois toutes en feu , font celles des enfers; plus loin eft celles des fonges; & enfuite, Ogygie ou demeure Calypfo; mais tu ne les faurois encore voir. Quand vous les aurez paflees, vous rencontrerez les Antipodes , oü vous demeurerez quelque tems parmi les fauvages; puis vous retournerez dans votre pays, après de longues & périlleufes erreurs. Comme il eut dit cela, il arracha une racine  44 L'HlSTOIRE VÉRITABLÉ, de mauve, & me la préfentant m'ordonna dy avoir recours dans mon affliöion. II me cornmanda auffi quand je ferois arrivé aux Antipodes, de ne point creufer de feu avec une épée, ni manger de lupins, ou m'approcher d'un garcon qui eüt plus de dix - huit ans ; & me dit qu'en obfervant bien ces chofes , je ferois recu dans 1'ïle des bienheureux après ma mort. Alors je fis mes préparatifs pour mon départ, &c allant dire adieu a Homère, je le priai de me faire un quatrain , que je gravai fur une colonne prés du port; il contenoit ces mots. Lucien, favori des dieux, A vu ces hautes deftinées , Et hors des iles fortunées, Retourne en fon pays,joyeux. Après avoir demeuré la le refte du jour, & pris congé des héros, je partis le lendemain , & ils me vinrent conduire jufqu'a mon vaiffeau , oü Ulyffe me tirant a part, me donna une lettre pour Calypfo, fans que fa femme en vit rien. Rhadamante envoya avec nous le pilote Nauplion, pour empêcher qu'on ne nous arrêtat en quelqu'une des iles voifines, & témoigner que notre deffein étoit de tirer plus loin. Au fortir de eet air doux & odorant, nous  LlVRE SECON D." 4$ *n refpirames un puant & épais , qui diftilloit de la poix au lieu de rofée. On fentoit de loin une odeur de foufre Sc de bitume , avec une exhalaifon comme de corps morts qu'on rötit. Parmi cela retentiffoient les coups de fouet: Sc le bruit des cbaines, avec les cris des damnés; Nous n'aborclames qua une de ces iles qui étoit toute bordée d'écueils & de précipices, Sc par dedans ce n'étolt qu'une roche fèche & aride , fans eau Sc fans aucune ver dure. Après avoir grimpé comme nous pümes par un fentier rude Sc épineux, nous arrivames au lieu des fupplices , qui étoit tout femé de pointes d'épées Sc de hallebardes, 8c ceint de trois fleuves , 1'un de fang , Fautre de boue , 8c le troifième de feu, mais d'un feu rapide comme un torrent , Sc fujet aux tempêtes comme la mer. On y voyoit des poiffons comme des tifons ardens, Sc d'autres plus petits comme des charbons, qu'on nommoit de petites lampes. On n'y pouvoit aborder que par une porte forte étroite qui étoit gardée par Timon le Mifanthrope. Nous y entrames pourtant fous la conduite de notre guide , Sc vïmes tourmenter plufieurs rois Sc particuliere, dont il y en avqit quelques-uns de notre connoiffance. Cynire y étoit pendu par les parr lies naturelies, Sc tout noirci de fumée. II y.  46 L'HlSTOlRE VÉRITABLE avoit des gens qui nous montroient tout poin* de 1'argenr, & qui difcouroient fur la vie de chacun, & fur la nature du fupplice. On tourmentoit principalement les menteurs, & ceux qui en avoient impofé a la poftérité par leurs écrits fabuleux, comme Ctefias & Hérodote, cequi me donna quelque confolation, paree qu'il n'y a guère de vice dont je me fente moins coupable. Après cela nous fortimes, ne pouvant plus fouffrir la puanteur , ni 1'horreur du lieu , & prenant congé de notre guide nous retournames a notre vaiffeau. Nous n'eümes pas navigé beaucoup, que 1'ile des fonges nous apparut, mais obfeurément comme les fonges ont accoutumé. Car elle fembloit s'éloigner a mefure que nous en approchions; mais enfin 1'ayant attrapée, nous y entrames par le havre du fommeil, & y defcendïmes fur la brune. Elle étoit ceinte tout autour d'une forêt de pavots & de mandragores, qui étoit pleine de hibous & de chauves-fouris; car il n'y a point d'autres oifeaux dans toute File. II y avoit un fleuve qui ne couloit que de nuit, & deux fontaines d'une eau dormante. Le mur de la ville étoit fort haut & de couleurs changeantes comme Parc-en-ciel. Elle avoit quatre portes , quoiqu'Homère n'en mette que deux, les deux premières regardoient  LlVRE SECOND. 47 la plaine de la nonchalance , 1'une de fer & 1'autre de terre, par ou fortent les fonges affreux & mélancoliques ; les deux autres font tournees vers le port, 1'une de corne & 1'autre d'ivoire, qui eft celle par oü nous entrames. Le fommeil eft le roi de 1'ïle, & fon palais eft a main gauche en entrant. A main droite eft le temple de la nuit, qui eft la Déeffe qu'on y adore ; & enfuite , celui du Coq. Le fommeil a fous lui deux lieutenans , Taraxion & Plutoclés, engendrés de la fantaifie & du néant. Au milieu de la place eft la fontaine des fens, qui a deux temples k fes cötés, 1'un du menfonge & 1'autre de la vérité. C'eft la qu'eft 1'oracle Sc le fanftuaire du Dieu, dont Antiphon 1'interprète des fonges eft le prophéte, & a obtenu cette grace du fommeil. Tous les habitans de 1'ïle font différens , les uns beaux & de belle taille, les autres petits &c contrefaits; ceux-ci riches k ce qui paroït, & vêtusd'or &depourpre comme des rois de comédie ; ceux-la gueux &z mendians, & tout couverts de haillons. Nous en vïmes plufieurs de notre connoiffance qui nous conduifirent chez eux , & nous traitèrent fplendidement, & après la bonne chère , nous frrent tous rois & princes a notre départ. Quelques-uns nous menèrent en notre pays , & nous ramenèrent le même jour: nous demeurames-la  4§ L'HlSTOIRE VÉRITABLE, trente nuits, car on ne compte point autrement, & tout ce tems-la nous ne fimes que manger Sz dormir; mais a la fin, éveilles par un coup de tonnerre, nous gagnons le navire Sc quittons le port. Trois jours après nous arrivames en 1'ïle d'Ogygie, oüavant que d'aborder je décachetai la lettre d'Ulyffe, de peur que ce fourbe ne nous eüt fait quelque fupercherie , Sc n'y trouvai que ces mots:« lettre d'Ulyffe aCalypfo. Je ne vous eus pas plutöt quittée que je fis naufrage , Sc ne me fauvai qu'a peine , al'aide de Leucothée, en la contrée des Pheaques. Comme je fus de retour chez moi, je trouvai ma femme galantifée par des gens qui mangeoient mon bienSc après les avoir tués, je fus affaffiné par Télégone que j'avois eu de Circé. Maintenant, je fuis en 1'ïle des bienheureux, oü jeregrette les plaifirs que nous avons eus enfemble, Sc voudrois être toujours demeuré avec vous, & avoir accepté 1'offre que vous me faifiez de 1'immortalité. Si je puis donc m'échapper , foyez affurée de me revoir. • Adieu ». II ajoutoit a cela quelque chofe en notre faveur: nous n'eümes pas été fort loin que je trouvai la grotte de Calypfo, telle qu'Homere 1'a décrit, oü elle travailloit en tapifferie. Elle n'eut pas plutöt lu la lettre qu'elle fe prit a pleurer, Sc nous pria d'entrer chez elle, oü elle nous traita  LivftE SEPÓNO. 49 traita magnifiquement, & nous fit di verfes queltions pendant le repas, s'enquerant fort fi Pénélope étoit auffi belle & auffi chafte que la renommée le publioit. Nous lui répoi dimes ce que nous vimes qu'elle auroit de plus agréable , &i après avoir pris congé d'ellê , nous retöutnarnes a notre vaiffeau & pafsames la nuit iur le rivage. Le lendemain , dès le matin, nous fimep voile par un grand vent, & après avoir été battus de la tempête deux jours entiers , au troifième nous fümes attaqués par des barbares qui mf\f geoient fur de grandes cirrouilles lorigues de fix coudées ; car lorfqu'elles font fèches, ils les creufent, & fe fervent des grains , au lieu de pierres, dans le combat, & des feuilles au lieu de voile, avec un mat de rofeau. Après un rude combat, nous vimes paroitre fur le midi d'au* tres pirates , que ceux-ci n'eurent pas plutót appercus, qu'ils nous quittèrent, pous les aller rencontrer, paree que c'étoient leurs ennemis. Auffi-töt nous mimes la voile au vent, £c cingl^mes en haute mer, fans favoir qui remporta Pavantage ; mais il y avoit apparence que les derniers étoient les maitres ; car outre qu'ils étoient en plus grand nombre , leurs vaiffeanx étoient plus forts , étant faits de la moitié d'une coque de noix, qui font groffes 6c dures en cë pays-la, & longues a proportion. Comme nous  L5 H IS t O ï R È VÉRiTAétËJ les cümes perdus de vue , nous pansames nói bleffés, & nous tinmes fur nos gardes de peur dê furprife. Ce nc- fut pas en vain; car avantle coucher du foleil nous fümes attaqués par environ Vingt hommes , qui étoient k cheval fur des dauphins , lefquels fautoient & henniffoient tcomme des chevaux» Lorfqu'ils furent prés de nous, ils fe féparèrent en deux bandes, & nous enfermant.au milieu, nous lancèrent des yeux de cancres, qui étoient gros comme des ceufs d'autruche , dont ils faillirent k nous affommer,, Nous les repouffames k coups de traits jufques dans leur ïle , qui étoit déferte & ftérile , ce qui les contraignoit a faire le métier de corfaires, Sur le minuit qu'il faifoit grand calme, nous rencontrames un nid d'alcyons d'une fi prodi» gieufe grandeur, que la mere faillit k nous fubmerger, du feul vent de fon aile , & nous le prenions d'abord pour un écueil. Après 1'avoir connu nous y defcendïmes , & trouvames qu'il étoit fait de grands pins tous entiers , & conte*noit bien cinq eens ceufs , dont le moindre étoit plus gfos qu'une pipe de malvoifie, Les petits étoient prêts a éclore , & on les entendoit déja crier dans la coque. Comme nous fümes un peu éloignés , il nous arriva divers prodiges ; car 1'oileau qui étoit peint fur la poupe de notre navire, commenca a chanter, & a déployer les  L I v R E S E C Ö N B. )t ailes; notre pilote qui étoit chauve , devint tout-a-coup chevelu, & 1'arbre de'notre valk feaü jetta des fruïts & des branches. Etonrtes dé tant de merveilles, & priant les dieux de détourner ces prodiges,nous n'eümes paS faitbeaueoup de chemin , qu'il 'nous en arriva encore de plüS grands. Nous vimes une forêt de pins &€ de cyprès qui flottoient fur 1'eau fans racïnë t nous penfions d'abord que ce fut la terre ferme; mais en abordant nous trouvames ce que j'ai dit; cependant, comme nous n'y poüvions defcendre , ni paffer a travers , a caüfe de 1'épaiffeur , öu reculer paree que lë vent étoit contraire i nous tirSmes notre navire en haut , è foirce de cables, &hauffant les Voiles, nbü's edulames fur le faite qui étöit touffu, comme fur dé la glacé ; cela me fit fouvenir du poëté'Antimaque , qui appelle la mér bócagèrë. Lorfquè nous eümes paffé la forêt, qui n'étoit pas fort profonde ; nous defcendïmes notre navire comme nous 1'avions rhonté , & navigeSmeS fur une mer claire & unie, jufqu'a ce que nbüS arrivames k un précipicë ; car les eaux fe féparant en deux, laiffoient au milieu un abyme oit nous faillïmes a tomber ; mais hous plièmes eh bate les Voiles ; & après- avoir jèfté la vüe dé tous cötés i nous appereümes comme un pont d'eau qui joignoit la fuperfïcie des deux mers j Dij  $2 L'HlSTOIRE VÉRrjABLE; & paflames deffus dans un autre océan. C'étoit une mer douce & paifible , oü nous découvrïmes d'abord ur.e petite ïle qui étoit facile a aborder , & y defcendïmes pour faire aiguade, & prendre des vivres. Nous trouvames de 1'eau aifément; mais comme nous cherchions des vivres , nous ouïmes des mug'.ffemens affez proches, & y accourümes , penfant que c'étoit un troupeau de vaches ; mais en arrivant, nous yïmes que c'étoit des fauvages, qui avoient Ia tête detaurea,! , comme on peint parmi nous le Minotaure. Nous voulümes prendre la fuite, mais ils nous pourfuivirent de fi prés , qu'ils prirent trois de nos compagnons , le refte fe fauva a la courfe. Lorfqne nous fümes arrivés è notre vaiffeau , chacun s'arma en diligence pqur tirer vengeance de cette injure, & ravoir nes camarades; mais en arrivant nous trouvames qu'ils les mettqient en pièces, & qu'ils fe les diftribuoient comme des morceaux de viande. Nous donnames deffus de furie, nous en marnes cinquante, & enfimes deux prifonniers. Comme nous n'avions rien a manger , plufieurs étoient d'avis de les traiter comme ils avoient fait nos gens ; mais nous trouvames plus a propos de les garJer , pour en avoir ce qui nous faifoit befo'm : nous les changeames donc contre du fromage , dei poiffons fecs & des légumes, outre  L I V R E S E C O N D. 53 ^uelq'öes cerfsque cesfauvages nousdonnèrent, quin'avoient que trots pieds, paree que ceux de devant s'unifibient èn un. Après avoir deé: meuré la un jour , pour nous remettre du travail de la mer, nous en partimes par un bon vent, Si n'eümes pas fait beau coup de chemin que nou* vimes nager force poiffons , Sc voler quantité d'oileaux, comme quand on approche de terre, ce que nous reconnümes a plufieurs autres fignes. Nous vïmes-Ia de plaifans nageurs ; c'étóient des gens couchés fur le dos avec un Mrori entre les jambes, qui fervoit comme dê rnkt^ oü étoit attachée une peiite voile qu'ils conduifoient avec la main , & voguoient a nfi fuf 1'ócéan. D'autres é'oient affis fur des li^ges , Si ttainés par des dauphins, qui les promenoient comme en carrolTe fur 1'eau. lis ne nous firent point de mal,maiss'approchant de nous , admi^ roient notre fa^on de naviger aütar.t que nous faüïons la leur. Sur le «oir rlfÖÜS aberdamts en' une petite ile habitée par des femmes qui avoient le pied d'anon , mais du refte étoient trés be,les Sc vêtues en courtifanes , avec de longues robes traïnantespour cacher leur défaut, ce qui nous empêcha de le découvrir d'abord. Elles nous recurent fort bien, Sc nous menèrent chez elles.; mais je n'y allois qu'en tremblant, & me défiois de leurs careffes. Et de fait , j'appercus chez D iij  |4 L'LilSTOIRE VÉRITA BLlJ 1'une , en entrant, des carcaffes & des offemens de'morts , ce qui m'obligea k me tenir fur mes gardes, & a prendre ma racine de mauve, felon 1'ordre de Rhadamante , pour la prier de m'affifter en cette occalion. Après mettant 1'épée k la main , je me failïs de mon höteffe , & la contraiguis de me dire qui elles étoient. Elle m'a-, yp,ua qu'elles étoient des femmes marines qut égorgeoient les étrangers après avoir eu leur compagnie , &c les mangeoienr. Auffi 1'ayant liée, je montai fur le haut de la maifon, & appellai mes camarades , qui ne furent pas plutöt yenus, que je leur contai ce qu'elle m'avoit dit. Comme elle les appercut elle fe changea en eau s mais trempant mon épée dedans , je la retirai toute fanglante. Après , nous courümesja, aotre navire , & levant les voiles, cinglames en haute mer , tant que nous découvrimes a ïaub.e du jour les antipodes. Nous commen^ames alors a faire des actions de graces aux dieux , & a délibérer fur ce que nous avions a> faire. Les uns étoient d'avis de prendre terre s & de nous rembarquer aufü-töt pour tacher de yegagner.notre patne, puifque nous avions rencontré, ce que nous cherchions : les autres de i^iffer notre vaiffeau fur ie rivage, & d'entrer. plus avant en terre-ferrns, ppur découvrir le, j^ays & les mceurs des habiians; dans cette con?.  L ï V R E S E C O N D» ?J5 tóftationilselevatout a-coup une tempête qui brifa notre navire , & chacun fe fauva comme: il put-avec fes armes, & ce qu'il avoit de meik leur. Voila ce qui m'arriva dans mon voyage du nouveau monde ; je décrirai aux livres fuivans. les merveilles que j'y ai vues.  5<$ L'T-IlS TOÏRE VÉRITABLE, LI V RE TROISIÈME. D ESC nï PT ION de la republlqne des dhimaüx. Hommage qu'ils viennent rendre au phénix. ■t>alfabi & Lucien aux antipodes. Batai/le des animaux contre les J'auvagzs, Pacification par 'Centremife de Lucien, Xj e plus réiolu demeura fans force & fans courage , voyant notre vaiffeau brifé , Sc toute lefpérance du retour perdue : mais après nous être conlolés du mieux que nous pümes, les ur:sallumèrent du feu, les autres fe répandirent le long de la cóte, ou entrèrent avant dans le pays pour le découvrir. Sur le foir, ceux qiü étoient allés a la découverte, rapportèrent que le pays étoit cultivé Sc rempli de toutes fortes d'animaux, dont plufieurs leur étoient incon» nus ; mais qu'ils n'avoient poirit vu d'hommes. Ce qui les avoit Ie plus étonnés, c'efi; qu'on voyoit, d'un cöté , les agneaux paitre parmi les lonps ; de 1'autre, des faucons voler en la compagnie des colombes. Ici des eignes fe jouant avec des ferpens, Sc la des poiflbns nageans parmi des caftors Sc des Ioutres. Sur ces entrefaites, arriverent des finges vétus a la grecque, qui nous vinrent faire commandement de Ia part  LIVRE TROISIEME. 57 du roi de 1'aller trouver: ils portoient chacun fur le poing un perroquet qui leur fervoit de truchement, & parloit bon grec ;fans quoi 1'on n'eüt pu jamais rien entendre au jargon de ces ambaffadeurs. Cependant, pour obéir aux ordres du prince, nous nous acbeminons vers le beu oii il étoit, & apprenons d'eux en cbemin que nous étions dans 1'ile des animaux, qui dépendoit du vafte empire des tables ; qu'elle étoit environnée de celle desgéans, des magiaens, des pygmées & autres femblables, qui relevoient toutes de la jurifdiaion des poëtes, dont 1'ile étoit affez procbe ; que eet empire étoit partagé en fept comtés, gouvernées par autant de comtes, qui font les contes pour rire, les contes de la cigogne, les contes jaunes, les contes violets, les contes borgnes, les contes a dormir debout, & les contes de vieilles, fans parler de plufieurs autres petits contes de moindre importance, qui font tous compris fous le nora de contes de 1'autre monde ; que parYm tous ces peuples, le plus grand crime étoit de raconter deux fois une même cbofe; qu'on n'y étoit point introduit qu'on ne laiffat fon jugement a la porte, avec permiffion de le reprendre au retour : mais qu'on le retrouvoit, prefque toujours, ou cgaré ou corrompu; que la république des anirnaux étoit gouvernée par le phénix, &C  5 3 L'HlSTOIRE VÉ RI T AB LE, que celui qui régnoit alors avoit été curieux de nous voir, paree qu'il ne faifoit que de naitte,. 6 n'avoit iamais vu d'hommes; que, fans cela, on ne nous auroit pas fouffert plus long-tems dans 1'ile , paree qu'il leur étoit défendu trèsétroiternent, par leur légiflateur, d'avoir aucun commerce avec ceux de notre efpèce, fur peine de retourner en leur première fervitude; que ce légiflateur étoit un petit bon-homme tout contrefait, qui n'étoit guèr.es différent d'un lïnge pour la figurejmais au refte d'un favoir & d'une eonnoiffance admirables; que c'étoit lui qui les. avoit établis, policés & raffemblés de toutesles parties du monde, & qui leur avoit enfeigné a s'entr'aimer & a s'entendre 1'un 1'autre; mais qu'il n'avoit jamais pu apprendreaparler qu'aux perroquets & a quelques autres oifeaux ; que les finges, comme ils lont ingénieux & adroits a contrefaire tout ce qu'ils voient, avoient ap^ pris de lui 1'art de fe vêtir, &l une partie de ce qu'ils avoient vu faire aux hommes ; qu'ils. avoient bati le palais que nous verrions , a 1'aide des hifohdëlles', cultivoient la terre par le moven des pourceaux & des taupes, qui fe plaifent a la remuer, & faifoient la moiffon nar Pentremife des fourmis, qui avoient, en moins de rien, emporté- toute la graine d'un champ , ck la ferroient dans uesgrenjers, oü on 1'allok  L I V RE TROISIÈME. 59 prendre quand on en avoit befoin; que comme il n'y a point de fociété fans quelque religion , ils adoroient tous le foleil, & que le phénix , qui lui étoit confacré , avoit joint k la royaute le facerdoce,&: fe brüloit lui-mème fur fon autel, fervant 5f de prêtre & de viaime; qu'il y avoit des animaux qui avoient quelque révérence pour les autres aftres; que 1 eléphant adoroit la lune & 1'orix 1'étoile de la canicule ; qu'Efope ( car c'eft ainfi que fe nommoit leur légiflateur) fe voyant forcé de les quitter, avoit établi pour roi le phénix, comme le plus propre k eet honneur , paree qu'il étoit unique, &C qu'on n'étoit point fujet par ce moyen aux guerres civiles, que 1'ambition des grands & le defir derégner, ou le dépk & la jalouüe pnt coutume d'allu.mer en 1'ame des princes. D'aik leurs , comme il vivoit plufieurs fiècles , on étoit exempt par-la des révolutions que caufent dans les empires le fréquent changement de monarques; que pour fe décharger des foins de 1'érat, il avoit établi divers animaux fur chaque efpèce , qui les gouvernoient fous fon autorité ; car il fe faifoit voir fort rarement , foit pour conferver fa. majeflé,. ou pour quelque. autre raifon ; que les finges lui fervoient d'officiers &C de minifires; les tigres & les lions de foldats-; les oies & les chiens de garde &l de fentinelie;.  6o L'HlSTOlRE VÉrITABLE, les pt rroquets d'irirerprêtes & de truchemens; les cigognes de médecins : car a caufe de (on ..afure! foüaire & mélancolique, il avoit befoin de fa purgerd. tems en tems; a quoiles cigognes for.t fort adroites; que les licornes faifoient 1'efiai dë< ant lui, pour ia propriété qu'eiles öntde' chaffer les venins, & qu'enfin tous ces animaux vivoient en paix & en bonne intel ig-nee fous fon empire. Mais ceux qui fe nourriffent de proie, de quoi vivent-ils , leur dis j - ? Vous avez raifon, répondirent-ils , de faire ceite demande; car ils ne peuvent pas pairre comme les autres, ni manger comme nous des fruits de la terre. Voici donc comme on les nourrit. Outre les criminels qu'on leur abandonne; lorfque les animaux deviennent vieux, & qu'ils ne fe pv uvent plus foutenir, on les engraiflê tant qu'ils meurent ; & tous les jours on va dans leurs appartemens recueillir ceux quifont morts; mais cela tft caufe auffi quelquefois que ceux qui vivent de carnage font deux ou trois jours a jeüner;& lorfqu'ils ne peuvent fupporter la faun, il vont da is les pays étrangers, &c font nommés,a caule de cela, oifeauxde pafb.ge. Dans ces èritfetiéns & autres fërablablës , nous arrivames a la cour du phénix qu'il éft-it déja nuit. II étoit dans une grande falie toute briiiante de lumière, par le moyen des vers lui-  LlVRE TRQISÏÈME. 6t fans , Sc d'autres infeöes lum'meux , %m étoient attachés au plancher, ou qui voloient par i'a:r, comme autant d'ctoiles errantes. PV.tre cöic, la voute étoit garnie de plumes d'azur , accommodées vort pioprement avec le bec des hirondelles; li bien que cela ne reffembloit pas mal k un ciel. II y avoit deux corps-de-garde k la porte ; 1'un de lions Sc 1'autre de tigres, qui nous effrayèrent d'abord; mais nouspaffames enaffurance fous la conduite de nos guides. Au fond de la falie étoit le phénix pofé fur un tröne d'or enrichi de perles, avec un dais d'ambre Sc de corail , ou 1'on avoit enchaffé des pi.errtries ; mais de tout fon tröne, rien n'étoit fi brillant que lui, Sc il n'en recevoit pas tant d'éclat qu'il hü en donnoit; car il avoit le cou d'or, les ailes de feu , doublées d'un azur célefte, Sc il portoit un aftre étincelant fur la tête. A fes cötés étoient rangés, en forme d'amphithéatre , un grand pombre d'oifeaux de taille Sc de plumage tout différens, mais d'une beauté merveilleufe , fans parler de ceux qui pendoient en 1'air par des filets, comme des bouquets de plumes. Au bas étoit une iniinité de paons qui faifoient la roue k 1'entour, Sc étaloient avec pompe Sc magnificence les cereles d'or de leur queue, oü bril? loient autant d'yeux qu'il y en avoit dans le eiel.Cefpeclacle nous ravittellementen admira»  €l L' HlSfÖiRE VERITABLE, tion, que nous demeurames comme immobilësj jufqu'a ce que le prince nöus envoyat complimenter par divers oifeaux de fa fuite , qui imitent notre langage. Lors nous fümes prés dé lui, après lui avoir fait la révérence, il nous dit, par la bouche d'un petit perroquet qui fe perchoit fur fon tröne , que nous étions leS bien-venus; & qu'ayant feu notre arrivée,il avoit été bien-aife de nous voir, &t avoit envoyéau-devantde nous quelques-uns de fes officiers, afin qu'on ne nous fit aucün déplaifir, Après cela il s'enquit du fujet de notre voyage 4 & témoigna d'être fort furpris au récit de nos aventures: mais paree qu'il étoit tems qu'il fé retirat, il nous congédia, après avoir donné ordre qu'on nous logeat dans fon p'alais , &C qu'on nous traitat avec toutes fortes de magnificenees. Nous n'eümes pas plutöt pris congé de lui, que nous fümes environnés de geais & de pies, qui ne faifoient que caqueter a nos oreilles^ & nous rompoient la tête d'une infinité de queftions & de demandes. D'ailleurs, il me tardoit que je fuffe feul, pour m'entretenir a mon aife des merveilles que j'avois vues, & je foupirois déja après mon retour en Grece , pour avoir le plaifir de les conter. Nous fümes eonduits efï notre appartement par les mêmes ambaffadeurs qui nous étoient venus recevoir, & le trou-;  LiVRÊ T R o i s i i M Èi Vêmes meublé d'étofFes exquifes, filées par des Vers a foie, & tiffues par des araignées ; de forte que 1'onvrage en étoit trés-ingénieux &C trèsdélicat. Si-töt que nous fumes arrivés,on couVrit pour le fouper , ou nous fümes fervis magnifiquement, de toutes fortes de mets, &mangeames des petits oifeaux qui n'étoient que comme des pelotons de graiffe (i). Nos ambaf* fadeurs prirent place avec nous ; mais les perroquets le perchèrent deca &c de-la, au-deffus dé mos têtes, oü 1'on leur donnoit a manger de tout ce qu'il y avoit fur la table, comme 1'on fait aux enfans ; mais ils aimoient particuliérement le pain trempé dans du vin. Pendant le repas, il y avoit des finges accoutrés en charlatans, qui faifoient cent tours de paffe-pEffe , & avoient avec eux des petits chiens qui contrefaifoient les foldats, avec 1'épée au coté & la piqué fur 1'épaule, paffoient a travers des cerceaux, marchoient fur des batons j fautoïeht pour 1'amour des dames, faifoient plufieurs galimteries ferhblables. Après fouper les pies danfcrent un balet, oü elles imitoient le faut des grues, paffant 1'une dans 1'autre avec une adreffe & une agilité admirable. Les roffignols lirent le récit, & les ferinsle concert. (i) Ortolani6  64 L'BlSTOtRE VERITABLÉ, Le lendemain dès le point du jour notre efcorte nous vint prendre pour affifter a 1'hommage que les animaux venoient rendre au phénix, qui eft la plus belle cérémonie de toute 1'ile; il étoit a 1'entfée de fon palais pour les mieux recevoir, & pour en faire la revue avec plus de magnificence. Nous remarquames en paffant, qu'a toutes les portes du palais, il f avoit un chien cn fentinelle; & une oie fur chaque fenêtre , avec un aigle au haut du donjon, pour découvrir de plus loin ; & on les relevoit d'heure en heure, autant la nuit que le jour. Si-töt que nous fümes arrivés,le phénix nous fit affeoir auprèsde lui fur des fiéges. II étoit environné de tous les animaux de fa garde, & de tous les oifeaux de fa fuite, comme le jour précédent. Après que fon perroquet eut harangué affez long-tems fur le fujet de la cérémonie, avec grande fatisfaction, de toute 1'affemblée, qui étoit charmée de la douceur de fon éloquence; on vit venir de loin les oifeaux. en magnifique appareil, fous la conduite de 1'aigle, qui après avoir une pointe en 1'air, fondit tout a coup au pied du phénix , pour lui faire hommage, puis fe guinda dans le ciel, &i s'alla perdre dans les nues. Aufli-töt les oifeaux de fa fuite fe perchèrent de$a & dela fur les arbres, tandis que ceux qui favoient chanter s célébrèrent  LlVRE TROISIÈME. 65 célébrèrent les louanges du phénix, &c remplirent 1'air de leurs doux concerts, oü le cigne tenoit le tacet, & le coucou battoit la mefure. Mais auparavant quelques faucons, pour donner du plaiiir au prince, lièrent en 1'air des perdrix; & paffant devant fon tröne , les laiffèrent envoler , fans leur avoir fait aucun mah Cette galanterie fut trouvée de bonne grace , auffi-bien que celle des coqs, qui après avoir paru a. la tête des oifeaux domeftiques , fe féparèrent en deux bandes, qui vinrent joüter 1'une contre Fautre, avec tant d'animofité & de furie, que le phénix fut contraint de les envoyer féparer. Mais les cailles qui s'étoient mifes de la partie, étoient fi acharnées au combat (1) , qu'elles ne voulurent point obéir;fi bien que pour conferver la majefté de 1'empire, & punir leur crime, il fit figne aux éperviers, qui enlevèrent en un inftant les plus opiniatres, &: les allèrent plumer hors de fa préfence. Cependant , les paons danfoient un ballet avec beaucoup d'art, de jufteffe & de gravité, trawant diverfes figures felon les divers airs que leur chantoient les oifeaux, & marquant Ia cadence d'une facon admirable; mais les coqsd'inde les ayant voulu imiter, fe fïrent moquer (1) On les faifoit joüter en Grèce comme des coqs. E  66 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, d'eux avec leur graiffe rouge & bleue , entrecoupée de rides; leur mine de vieille, & leur peau pendante lur le nez; ce qui fit bien voir la difierence qu'il y a de la vaine gloire , avec la gloire véritable. Comme le phénix s'étonnoit de ce que les oifeaux de nuit & ceux de rivière, ne paroiffoient point, un perroquet prenant la parole , dit qu'il avoit charge de lui repréfenter de leur part, que les premiers attendoient la nuit, pour lui venir rendre leur hommage, de peur de troubler les autres oifeaux de leur préfence; & que les derniers s'étoient alTemblés a 1'endroit ou il devoit recevoir celui des poiffons, comme étant plus en leur luffre dans 1'eau. Après vinrent les animaux aquatre pieds, que le lion conduifoit avec une majefié & une contenance digne d'un prince, Sc lorfqu'ils furent tous paffés devant le phénix, ils fe féparèrent en deux, comme pour le combat: mais le combat parut étrange, pour 1'inégalité des combattans, car ceux qui vivent de proie,s'étoient mis tout d'un cöté, & le refte de 1'autre,; de quoi le phénix s'étonnant, un finge qui les avoit difpofés , lui dit: que c'étoit pour faire paroitre la modération des uns, & la confiance des autres. Car les oifeaux n'eurent pas plutöt fonné ïa charge, qu'on vit les chèvres 6c les brebis «ourir de toute leur force contre les tigres & les  LlVRE TROIS1EME. 67 lions, & les choquer de leurs têtes ft rudement, qu'ils tombèreot a la renverfe-, comme s'ils euffent été morts; puls fe relevant légèrement, fe jouèrerit avec elles fans leur faire aucun déplaifir. II n'étoit pas jufqu'aux rats & aux fouris,qui ne vouluffent être de la partie, & ne vinffent affronter les chats, qui fe couchoient par terre en les voyant & de peur de les bleffer , faifoient la patte de velours. Enfuite les ours fe levèrent fur leurs pieds de derrière, & fe tenant tous par les pattes, ils commencèrent a danfer en rond fort gravement, ayant un finge au milieu qui jouoit de la flüte, tandis que d'autres tout noirs, montés fur de grands ours blancs, contrefaifoient les bateleurs, & faifoient cent tours de foupleffe; car les finges en cette occafion faifoient mille fingeries: les uns jouoient a la bouie, avec des hériffons, ayant mis des gans de fer, de peur de fe piquer; les autres fe battoient a outrance , comme des gladiateurs, tandis que quelques-uns de leurs compagnons pendus par la queue aux arbres voifins, faifoient les juges du camp. Ceux-ci couroient la bague fur des chevaux de manége; ceux-Ia faifoient des tournois, comme on en voit faire a Rome aux enfans de bonne maifon. Les licornes couroient auffi, la lance baiffée 1'une contre 1'autre, ayant mis une pomme a la pointe E ij  68 L'HlSTOIRE VERI TAB LE, de leurs cornes, comme 1'on met un bout aux Heurets , de peur de fe faire mal. Cependant, on voyoit des chevaux bondir tout feuls dans la plaine, & faire des voltes & des paffades avec des caracols, oü ils tournoient plus jufte que les meilleurs écuyers du monde. II n'étoit pas jufqu'aux éléphans qui, pour montrer leur adreffe , ne vouluffent danfer fur la corde (i), & faire admirer leur agilité dans une fi grande maffe de chair. De quelque part que le phénix jettat la vue, il ne voyoit que des objets divertiffans. II y avoit de petits animaux qui fe tenoient fur le dos de leur mere, foit qu'elle courut ou qurelle jouat; d'autres étoient renfermés dans fon fein, comme dans une bourfe, d'oü ils fonoient & fe promenoient; puis y ils rentroient au premier cri qu'elle faifoit. Les porcs-épics fe laiffoient pourluivre par les chiens, & lorfqu'ils étoient prêts de les attrapper, ils leur lancoient de leurs dards, qui les faifoient crier & prendre la fuite. Sur ces entrefaites, on entendit de loin le fiflement des ferpens, qui fit ceffer tous les jeux : ils fe traïnoient Ientement, la tête haute, pour témoigner plus de majefté & avoient quitté leur vieille peau, & pris une robe nouvelle, pour paroitre plus beaux. Ils venoient tous (i) On a vu cela autrefois a Rome.  LlVRE TROISIEME. 69 rendre hommage au phénix, fous la conduite du bafilic , qui convoit un dépit mortel en fon fein, & prétendoit devoir régner fur les animaux, a caufe qu'il les fait tous trembler. II lan?a donc d'abord fes regards fur lui, au lieu de lui rendre fon hommage (1). A eet afpecl, le divin oifeau penche la tête mourante, comme une fleur que le coutre de la charrue a renverfée : 1'or, 1'azur, & la pourpre de fes plumes fe terniffent, & il alloit rendre 1'ame, fi au cri que jettèrent les animaux, la licorne qui repofoit a fes pieds , ne 1'eüt touché de la corne , dont elle chaflë les venins; &c en même tems Fardente belette (x) n'eüt fauté fur le bafdic, & imprimé fa dent mortelle futles taches blanches de fa couronne, 1'étendant mort fur la place. Auffi-töt le phénix redrelfe fa tête penchante, & reprend fon vif éclat effacé par les ombres de la mort; 5i les animaux juftement irrités,viennent fondre detoutes parts fur les ferpens, tandis que les cigognes les attaquent d'en-haut, Sc que les aigles percent de leurs ongles tranchans les dragons qui vouloient prendre 1'effor. Ils furent donc en moins de rien déchirés & mis en pièces; & !a nature (1) II tue de fa vue. (a) Elle eft ennemie du bafilic» Eüj  70 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, purgée cle ces monftres. Cependant, l'umque oifeau qui avoit repris fa force & fa beauté , voulut achever la cérémonie, & alla vers la mer pour y recevoir 1'hommage des poiffons & des oifeaux de rivière. II rencontra en chemin les abeilles , qui n'ayant pu montrer leur diligence accoutumée, pour avoir attendu les fourmis qui ne vont pas fi vite qu'elles, venoient avec les autres infeftes rendre leur bourdonnant hommage au phénix, Sc lui ,apportoient du miel de leurs ruches, qu'elles lui préfentèrent fur les ailes des papiüons, qui brilloient d'autant d'yeux que la queue des paons. A leur tête marchoient de petits oifeaux de différentes efpèces (1) & de plumages divers, qui ne font guère plus gros qu'elles, &Z qui ne pefent chacun, avec leur nid, que quarantehuit grains. Les poiffons s'étoient affemblés dans une efpèce de golfe, qui faifoit comme un amphitéatre, fur lequel fe rangèrent tous les animaux; & les oifeaux fe perchèrent fur les arbres pour augmenter la magnificence du fpeöacle qu'ils venoient voir. Car les baleines rangées en forme d'arc, du cöté qui regardoit la mer, faifoient un rond d'eau oü 1'on voyoit jaillir centfontaines par ces^ouvertures qu'elles (i) Les-colibris & les oifeaux-mouches.  LivRE TROISIÈ ME. Jï ont fur la tête, par lefquelles elles jettoient Peau de la groffeur d'un muid, & de la hauteur d'une demi-piqué ; qui , retombant avec bruit fur leurs mufles , couvroit toute la mer de bouillons d'écume. Mais avant que le phénix arrivat au lieu du fpeftaele , les poiffons Penvoyèrent recevoir a deux eens pas de la mer, par de petits poilTons volans, fuivis d'amphibies, pour montrer que leur jurifdiftion s'étendoit fur Ia terre 8c dans Pair, auffi-bien que dans les eaux. Après venoient cent grandes tortues chargées de tous les tréfors de ce vaile Sc liquide élément. Les unes portoient fur leur dos des montagnes d'ambre ; les autres des rochers de corail, enrichis de nacre de . perle;qui en arrivant entr'ouvrirent leurs co* quilles, Sc firent voir des joyaux d'un prix & d'une valeur ineftimables. C'étoient de groffes perles rondes, d'une blancheurnompareille dont le vif éclat étoit redoublé par la »oir* ceur des mains des finges qui les tiroient de leurs huitres pour les préfenter au prince. II fit ferrer les parfums dans fes magafins, pour s'en fervir a Phonneur de fa fépulture, 8c deftina le refte a 1'ornement de fon cabinet, &C a 1'embelliffement de fon tröne. Dans ce grand5 cercle que les baleines formoient d'un cöté, &C les rochers de Pautre, parurent premiéremenfc E iy  n L'HlSTOXRE VERITABLE, tous les oifeaux de rivière, ayant le cygne k leur tête, qui s'étoit joint k eux, avec quelques autres oifeaux de la cour du phénix. II paroiffoit-la dans fon luflre,hauffant fon col voüté cntre fes ailes k demi-levées; ce qui faifoit un enfoncement qui lui donnoit beaucoup de majefté. Auffi-töt qu'il vit arriver le phénix, il prit fon vol avec les autres, & viat tourner trois fois k 1'entour de lui, comme pour faire la revue de fes fujets, & lui en faire admirer la beauté & Je plumage. Le brillant phénicoptère, aux ailes de pourpre, fut choifi pour aller rendre 1'hommage au phénix, comme lui devant etre plus agréable, a caufe qu'il porte fon nom : au retowr, ils fe jouèrent en 1'air avec les poiffons volans, qu'ils abattoient dans 1'eau, du ;Vent de leurs ailes; puis ils vinrent fondre tous dans la mer avec grand bruit. Alors, pour donner du plaifir au prince, les barbets fe ïancerent après eux & commencèrenta les pourfmvre. Ils les Iaiffoient approcher de fort prés • pius fe plongeant tout-a-coup, ils trompoient leurs dents & leurs efpérances. Ils fe déroboient de même des oifeaux de proie, qui venoient pour donner deffus,& qi,i mouilloientles cerceaux bigarés de leurs ailes, fans avoir pris que du vent. A la fin, ils difparurent tous au leul cn du cygne, & fe coulant fous les eaux3  LlVRE TROISIÈME. 73 allèrent reparoïtre bien loin, & faire une triple couronne au - dedans des rocbers & des baleines, pour donner le tems aux poiffons de fe faire voir & finir la magnificence du jour. Auffi-töt on vit toute la mer couverte de monftres, différensde grandeur & de fïgure; parmi lefquels rien ne fatïsfit, tant le phénix que les petits hériffons de mer, qui ne font pas plus gros que des ceufs de poule, & qui font tous femés de pointes rouges , vertes &c bleues. En eet état, ils roulent fur 1'eau, comme de petites boules de lumière , fi bien qu'on eüt dit que toute la mer étoit en feu & leurs ceufs attachés a leur peau, paroiffoient comme autant d'étoiles brillantes. D'autre cöté, voguoient de petiteshuïtres(i)d'une nacretranfparente &cifelée; c'eft un poiffon qu'on voit le dos appuyé contre fa coquille, qui lui fert comme de proue; & la tête qu'il leve, lui tient lieu de voile ; fes ailerons font les rames; fa queue lui fert de gouvernail; enfin, c'eft comme un vaiffeau vivant &C animé, qui femble n'avoir été- fait par la nature que pour inftruire les hommes k la navigation. Comme le fpe&acle ne faifoit que de commencer , & que les dauphins, qui font les finges de la mer, fe plongeoient tout d'un coup au fond de 1'eau, & puis felanc^ient en 1'air avec (1) les nautilles.  74 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, une vigueur incroyable ; pour montrer leur agibté : on vit arriver la babillarde hirondelle , qm s'approchant du phénix, commenca a lui débiter ce qu'elle avoit appris dans les pays etrangers , & mit toute la cour en rumeur. Car elle rapporta que les animaüx des antipodes s'étoient révoltés contre les fauvages , & qu'ils envoyoient demander fecours au prince, & Ie prier de leur donner quelqu'un pour les commander , paree que leur plus grand défaut venoit de leur méfïntelligence. On affembla donc fur le champ le confeil des animaux ruminans , oü il fut arrêté qu'on feroit partir en diligence le premier miniftre du phénix, qui étoit un vieux magot très-favant dans la poütique. Cela me toucha tellement , qu'il me prït envie de Faccompagner, quoique le prince fit tout ce qu'il put pour m'en empêcher, me repréfentast le danger que je courois avec tant d'animanx différens qui n'étoient pas policés , & n'avoient pas appris a obéir comme les flens ; mais iln'en put venir a bout. Cependant on dreffa le train de 1'ambaffadeur, & 1'on me donna deux dauphins , Fun pour me porter , & Fautre pour porter mon équipage. Nous partïmes donc dés la nuit't paree la chofe ne fouffroit point de retardement, & que tous les barbares étoient en armes, pour remettre les animaux dans 1'obéiC-  LlVRE TROÏSlÈME. 7$ fance. Cependant les baleines eurent ordre de teni'r la mer libre, & de nous fervir comme d'efcorte , de peur qu'on ne nous vint envelopper ; car une partie des fauvages s'étoient fauvés fur les eaux , pour éviter la fureur des bétes farouches qui battoient la campagne , & dcchïroient tous ceux qu'elles rencontroient. Si-tot qu'ils nous virent, ils vinrent pour nous attaquer avec leurs petits bateaux fairs d'un feu! tronc d'arbre; mais les baleines fe mettant entre deux, en renversèrent autant qu'il s'en préfenta, & leut firent faire la culbufe. En cetendroit, jenepuistaire la valeur & 1'obitinanoa des barbares, qui, d'un courage invincïbïe, fautoient fur le dos des baleines , après avoir èü bien de la peine a efquiver la fureur d'autres poiffons qui les attendoient dans 1'eau peur les dévorer ( 1 ), & montant fur la tête de css monftres , leur enfoneóient des pieux dans leurs ouvertures qui font comme des lóuplraux , par oü elles jettent 1'eau & elies refpirent; de forte qu'ils venoient a bout d'un fi grand animal par leur valeur & leur adreffe. Cependant nos dauphins prenantleur tems gagnoient pays, & devancant la vïteffe des fauvages par la leur , nous vinrent expofer fur le rivage , oü les animaux avertis de notre venue (1) Requiem , ou requin, chacalot ou bakme.  7 6" L'HlSTOIRE VÉRITABLE, par les hirondelles , nous attendoient avec grande impatience. On ne peut exprirner Ia joie avec laquelle ils nous recurent, &c les careffes qu'ils nous firent, fans prendre aucun ombrage de moi, a caufe qu'ils favoient que je n'étois pas lè pour leur faire de mal. Nous apprimes en arrivant, que la caufe de leur révolte venoit d'un perroquet, qui ayant été emporté par un grand vent de 1'ile des animaux en leur pays , leur avoit appris comme des bêtes vivoient en paix dans cette ile, & les avoit encouragés a fecouer le joug des hommes. Sur ces entrefaites, la nouvelle arrivé que les fauvages s'avancoient avec toutes leurs forces pour les attaquer. Auffi-töt notre vieux finge, qui étoit auffi favant dans la guerre que dans la politique, quoique fa force ne répondit pas a fa valeur, rangea tous les animaux en bataille a Pentrée du bois, qui avoit au-devant tme grande plaine , & fur les aïles , d'un cöté des rochers efcarpés & inacceffibles , & de 1'autre un grand marais, bordé en dedans d'une rivière qui n'étoit pas guéable. II fit commandement d'abord a tous ceux qui n'étoient pas propres au combat, de fe retirer dansy le fond du bois, pour ne point embarraffer les autres; puis partageant le refte en trois corps, les rangea en cette forte. II mit a ladroite une efpèce  LlVRE TROISIEME. 77 de tigres très-vaillans ; car j'oubliois a dire qu'il n'y a prefque point d'animaux aux Antipodes qui foient tout-a-fait femblables a ceux de notre pays , fi ce ne font des perroquets & des finges. Enfuite il rangea les lions , qui font beaucoup plus petits & moins courageux que les nótres, puisles ours; les fangliers après, qui ont une ouverture fur le dos, &. enfin une efpèce de lynx ou de loups cerviers, qui faifoient la pointe de 1'aile gauche: car ils font fi vaillans qu'ils vont attaquer les fauvages en plein jour , jufques dans leurs cabanes. II avoit mis exprès les plus courageux fur les ailes, afin que venant k enfoncer les bataillons des ennemis aux deux bouts , ils les enfermaffent au milieu, & les empêchaffent de prendre la fuite. Chaque corps en avoit un autre k fes épaules pour le foutenir en cas qu'il fut enfoncé; & il étoit de la même efpèce , afin d'être plus intéreffé k la défenfe. Dans les intervalles des bataillons, étoit comme l'infanterie légère compofées de petits animaux moins forts & moins vigoureux , qui ne laiffent pas d'avoir du courage, pour fe mêler parmi les autres dans le combat, & mordre les jambes des fauvages, ce qui fut de très-grand fer•vice. De ce nombre étoient les porcs-épics, & certains petits pourceaux qui font armés partout comme d'une cuiraffe a écaille. Le front de  J% L'HlSTOIRE VERITA2LE, la bataille étoit couvert d'animaux légers comme cerfs, pour attaquer 1'efcarmouche , & de trois ou quatre efpèces de grands oifeaux qui ne fatiroient voler, mais qui font très-vites a la courfe; du nombre defquels étoient les autrucbes, qui font plus petites que les nótres. Voila qu'elle étoit 1'armée de terre : mais il y ea avoit encore deux autres; 1'une dans 1'air , qui n'étoit pas moins effroyable que la première , étant compofée d'une efpèce de grands vautours & d'autres oifeaux de proie , pour venir fondre d'en-haut furies fauvages, dans la chaleur de la mêlée. Et 1'autre dans 1'eau, toutes d'animsux amphibies, comme des hippopotames & des crocodiles , pour prendre les barbares en queue & en flanc. Le général avoit au tour de lui les fmges les plus adroits & les plus vaiilans , pour porter fes ordres par - tout. Les autres étoient employés aux diverfes néceffités du camp , paree qu'ils n'étoient pas affez forts ni affez vigoureux pour le combat. Pour moi, je montai fur un arbre pour voir la bataille tout a mon aife , ne voulant pas qu'on me put reprocber a mon retour d'avoir tenule partides bêtes contre les hommes. L'armée étant ainfi rangée , on vit paroitre celle des fauvages en une très.belle ordonnance. Les premiers bataillons étoient armés de mafliies & de graades épées  LlVRE TROISIEME. 79 e!e bois qui coupent comme dufer; & les autres d'arcs & de flèches pour les défendre contre les oifeaux, afin qu'ils ne fuffent point attaqués d'en-haut pendant lamêlée.I's étoient tout nuds avec la peau noircie, 6c peinte en figure de ferpens , pour donner plus de terreur; & portoient des bonnets 6c des ceintures de plume par magnificence , ayant la lèvre d'enbas 6c les joues percées, 6c remplies de pierres de diverfes couleur? , comme pour 1'ornement. Ils marchoient ferrés dans un grand filence, mais lorfqu'ils furent proches , ils vinrent aux mains avec de grands cris. J'oubliois dire que Ie front de leur bataille étoit couvert de trois ou quatre rangs d'archers, qui avoient ordre de fe retirer dans les intervalles des bataillons, après avoir fait leur décharge. Ils écartèrent d'abord k coups de flèches tous les animaux légers a la courfe, 8c ces grands oifeaux qui ne volent point, lefquels marchoient a la tête. Mais le corps de bataille s'avanca auffi-töt en diligence, pour n'être point percé de leirrs flèches , avant que de venir aux mains. Les premiers bataillons des fauvages furent enfoncés par la furie des animaux, 6c particuliérement des tigres & des loups-cerviers qui étoient rangés fur les ailes, &C qui en firent un grand carnage ; mais le corps de réferve venant tout  $0 L'HlSTOIRE VÉRITABLE, frais au combat avec leurs arcs tendus & leurs flèchei apprêtées, percèrent les plus courageux qui étoient aux premiers rangs; car ils ne tiroient aucun coup en vain dans une li grande multitude. Cela donna lieu a ceux qui étoient armés de maffues de fe rallier; de forte que tout ce qu'il y avoit de hardi & de courageux dans 1'armée des animaux, fut tué & affommé fur la place. Le refte prit la fuite & fe fauva dans les bois, ou ils furent pourfuivis par les fauvages. Pour les oifeaux , quoique Pair fut obfcurci de leur multitude, ils furent écartés en un inftant par une nuée de dards, & incommodoient plus les hommes par leur chüte que par leur bec & leurs griffes. Les amphibies auffi ne firent pas grand effet, paree que les fauvages qui font agiles &c vaillans , tournèrent tête a leur abord; & faifant front de tous cötés, ils les recognèrent aifément dans la rivière. Il ne reftoit plus d'efpérance pour les pauvres animaux , fi les ferpens qui n'avoient pu s'aflembler, ni arriver auffi-töt que lesautres, ne fuffent accounts a leur fecours :mais les fauvages n'eurent pas plutöt entendu de loin leurs fiffiemens, qu'ils firent halte dans Ie bois; & voyant les uns fur les arbres, prêts a fe lancer fur eux , & d'autres de vingt a trente pieds de long, qui ouvroient la gueule pour les dévorer,fansparler de  LlVRE TROISIEME. 8l 'de Ceux qui ont des fonnetfes a la queue, &C qui font plus dangereux par leur venin , que les autres par leur grandeur, ils prirent la fuite & fe fauvèrent a la courfe. Les animaux fe rallièrent, les pourfuivirent avec une grande vigueur , & en firent un prodigieux carnage. Après la viétoire, tout retentit de cris différens; les animaux qui s'étoient cachés dans le fond du bois, accoururent au bruit avec leurs petits. Cependant, 1'écho réfonnoit de la mufique des oifeaux, qui chantoient un chant de triomphe , & rien n'eüt été égal a cette harmonie ,fi les animaux a quatre pieds, en fe voulant réjouir, n'euffent fait un effroyable charivari. Sur ces entrefaites, on entendit un bruit fourd de trompettes & de tambours, &c on vit venir de loin des troupes qui marchoient en très-bon ordre , ce qui fit ceffer 1'allégrefTe ; mais comme elles furent proches, on appergut que c'étoient des finges, qui pour faire peur aux autres, s'étoient armés de la dépouille des fauvages. Ils frappoient fur des troncs d'arbres creufés &c couverts de peaux, dont les' barbares fe fervent pour s'animer au combat, & fonnoient des cornets marins qui font un bruit comme une trompette enrouée; de forte que la frayeur fe changea en allégreffe.Car on voyoit les uns fe battre contre leurs compagnons avec F  Sl L'HlSTOIHE VÉRITABLE, des flèches, qtü tencient lieu depées, n'étanf pas affez forts pour manier les maffues; les autres' danfbient un ballet de poftures , ou ils contrefaifoient les fauvages dans leurs mariages, leurs affemblées & leurs funérailles. La deffus on ouit le cri de divers oifeaux noöurnes, accompagné d'autres fignes d'un grand malheur; après quoi 1'on vit arriver quelques finges de la fuite du général, qui dirent qu'il avoit été tué dans le combat. Alors, ce ne furent que cris &c qu'hurlemens, qui ne furent pas plutöt finis, que les animaux faillirent a s'entremanger pour 1'élection d'un nouveau roi; car les ferpens prétendoient a eet honneur, pour avoir été caufe de la viftoire; les bêtes a quatre pieds , pour leur grandeur & leur multitude; & les oifeaux, pour leur excellence ; outre qu'il femble que la nature leur ait donné le deffus. Mais le perroquet en qui ils avoient créance , &z qui avoit été caufe de leur révolte, appercevant ce défordre, Sc craignant qu'on n'en vïnt a la dernière extrémité , dit qu'il étoit d'avis qu'on me fit venir pour favoir mon opinion. Je defcendis donc de mon arbre,que jen'avois pas vouluquitterpour la crainte des lerpens, dont j'avois vu un fi grand exemple de cruauté en la perfonne du phénix, & repréfentai aux animaux, par 1'entremife du perroquet, que j'étois d'avis qu'ils  LlVRE TROISIÈME. 8$ fiffent la paix avec les fauvages, qui ne manqueroient pas de profiter de leurs divifions, &Z de prendre cette occafion pour les défaire ; &C en cas qu'ils vouluffent fonger a un accommodement, je leur offris mon entremife. L'affaire ayant été mife en délibération , la chofe paffa tout d'une voix, par la timidité des uns & la fagcffe des autres, qui virent bien que les animaux ne pourroient jamais s'accorder; i outre que les plus fiers& les plus vaiïlans avoient été tués dans le combat. Je partis donc avec ce perroquet, & un autre qui favoit la langue du pays, & fus trouver les fauvages, qui ne furenf pas difficiles a perfuader, après une fi grande défaite ;& en pafsèrent par-tout ce quejevoulus. A mon retour, je rencontrai mes camarades, que le regret de mon départ & la même curiofité que moi, avoient portés a me fuivre ; de forte qu'ayant pacifié tous les différens qui reftoient, & mis les hommes & les animaux bien eniemble ; je m'embarquai avec mes compagnons , trés - aife d'avoir évité un fi grand péril, & d'avoir vu des chofes fi étranges & fi merveilleufes. F ij  84 JL'Histoire véritable; LIVRE QUATRIÈME. TArrlvée dans 1'ile des Pyrandriens. Defcription du pays des Aparctiens. Royaume de Numifmacie. Ijle des Poïtes. Celle des Pygme'es. Retour de 1'auteur en Grece par tilt des Magiciens. A pres avoir dit adieu aux animaux , & pris congé des fauvages , nous nous embarquames r.nes compagnons &c moi, pour voir le refte des ïles dont on nous avoit dit tant de merveilles. ILa première oii nous abordames, fembloit être ïoute de feu, cequi fit que nous la découvrïmes que fi quelqu'un nous touchoit,' nous lui rendiffions le coup, afin que Ie fort retournat fur celui qui 1'avoit donné. Dans-cet entretien nous arrivames k la plaine de Zoroaftre, qui prend fon nom de la capitale du pays, Iaquelle eft batie au milieu. La nuit nous furprit avant que d'y pouvoir arriver; de forte  LïVRE QUATRIÈME. IOJ que , comme il ne fait pas bon voyager de nuit en ce pays-la, nous fümes contraints de nous coucher fur 1'herbe, Sc de manger ce que nous avions apporté de notre barque. Mes compagnons dormoient déja,lorfque j'ouïs un grand miaulement de chats, de quoi m'étant ennuyé, je me levai pour les chaffer, a caufe qu'ils m'empêchoient de dormir. Mais comme je les pourfuivois affez loin, paree qu'ils ne vouloient pas s'en aller, je me trouvai engagé dans une grande caverne éclairée d'une infinité de lampes. A mefure que les chats entroient, ils fe changeoient en autant de belles Sc de jeunes demoifelles, qui fe mettoient a danfer toutes nues a reculons, tournant le dos les unes aux autres, Sc renfermoient au milieu un bouc lafcif, dont elles imitoient les poftures diffoIues , fe baiffant de tems en tems pour le regarder entre leurs jambes. Après que cela eut duré affez long-tems, ce bouc s'alla mettre en un coin, oü elles vinrent toutes le baifer au derrière ; Sc jettèrent fur lui des fleurs, comme on a coutume de faire aux myftères de Priape. Pendant cette cérémonie , on vit venir par Pair des hommes k cheval fur des balais; Sc ils ne furent pas plutöt arrivés qu'ils firent un facrifke. Mais le bouc rejetta toutes leurs offrandes; de forte que croyant avoir manqué k  lc6 L'HlSTOIRE VÉRITABLË, quelque cérémonie, ils recommencèrent tout de nouveau, & fe tirèrent du fang de toutes les parties du corps, a coups de lancettes, Mais le bouc continua a témoigner de 1'averfion; fi bien que lui en ayant dernandé la caufe , ils furent que c'étoit paree que j'étois Ia. tadeffus ils me vinrent prendre , & je crus qu'il m'alloient irhmoler; mais j'en fus quitte pour ê:re mordu au-derrière & figner de mon fang un papier; après quoi Ie bouc me dit que j'étois a lui. Alors, ce ne furent que jeux & que ris, avec un fabat effroyable; car on ne s'entendoit pas 1'un i'aütre; & chacun faifoit ce qu'il vouloit, a 1'imitation du bouquin, qui careffoit les plus belles. Lorfque cela fut fait, je fus étonné de voir la nappe mife ; & fans voir ceux qui apportoient les plats, elle fut couverte en un inftant. Comme tout le monde fe fut placé, fans fe faire beaucoup prier, il fe fit d'abord un grand filence', & chacun menoit plus de bruit des dents que de la langue; mais 'paree que je trouvois les viandes un peu fades, je ne pus m'empêcher de crier qu'on appörtat du fel. A ce mot, tout difparut, & je me trouvai feul & fans lumière , dans une.carrière fort obfcure,óü je fus contrahit de demeurer jufqu'au point du jour. Enfuïte, je me rendis oü CLÖient mes compagnons, fans leur ofer rien,  LlVRE QUATRIÈME. 107 élrc de ce qui m'étoit arrivé ; paree qu'ils étoient fi effrayés des contes qu'on leur avoit faits du pays, que la moindre chofe étoit capable de leur troubler Pefprit. Malgré ces terreurs paniques, je les araeaai a Zoroaftrie, oü tous les logis nous paróifföïeht autant de palais enchantés. On voyoit aux portes & aux fenêtres , les plus belles dames du monde, qui nous jettoient en paffant des ceillades fort amoureufes; ce qui m'eüt touché davantage, fi je ne les euffe pas connues ; mais c'étoient les mêmes que j'avois vues dans la carrière. Comme nous paffions de cette mé-la, a une aütre, nous eümes la tête rompue de cent valets 'de marchands , qui, fortant de leurs bout^ques, nous crioient: » Meffieurs, voulcz-vous^qu'on » tire votre horofcope, pour voir fi vous fe» rez heureux en ce monde-ci, ou en i'autre? » Meffieurs, c'eff ici qu'on trouve touts? for» tes d'efprits familiers , & de caraclères pour » faire mille lieues en un jour. Meffieurs, » voulez-vous avoir la précieufe racine que » les rois de Perfe donnent a leurs ambafïa» deurs, pour ne manquer de rien dans les » grands voyages? C'eft ici, difoit un autre, » qu'eft le véritable fecret pour retrouver tou» tes les chofes perdues & même fon puce« lage: c'eft moi qui, par la grace des Dieux ,  ioS L'HlSTOIRE VÉRÏTABLEj » nettoie Ie corps de fa rouille & qui le rend » invulnérable. C'eft ici , meffieurs , qu'on » trouve de ces écus roulans & de ces bourfes » inépuifables, oii 1'on rencontre toujours de » 1'argent, quoiqu'on n'y en mette jamais. , » Meffieurs , difoient d'autres , d'une voix » toute enrouée a force de crier, voki la » véritable vervène cueillie avant jour & fé» chée a 1'ombre, lorfqu'il n'y avoit ni lune » ni foleil fur terre; vous plaït-il d'en avoir, » quand ce ne feroit que pour voir vos » maitreffes en fonge ». Enfin , délivrés de ces importuns criailleurs , nous arrivames au loais o une bonne femme, de la connoiffance de nos matelots, qui nous recut fort bien. Mais je ne faisparquel accident, un de mes compagnons tomba malade fi dangereufement, que nous croyions a foute heure qu'il dut mourir. Son plus grand mal venoit de 1'imagination qu'il avoit d'être enforcellé; & pour en favoir la vérité, il fit tout ce qu'on lui confeilla. Entr'autres chofes, on lui fit acheter un cceur de bceuf, qu'on larda d epingles fans tête & d'aiguilles fans cul; puis le mettant bouillir dans un chauderon, on accompagnoit chaque bouillon d'une parole magique, pour attirer dans la chambre celui qui avoit fait le fort. Que s'il ne venoit pas, on avoit du moins la fatisfaclion de  LïVRE QUATRIEME. JtOO le faire mourir en langueur; car a mefure que le cceur fe confumoit, celui de 1'enchanteur fe devoit confumer auffi. Comme il n'y avoit plus d'eau au chauderon,, on vit venir une grande femme noire, avec les yeux égarés Sc étincélans, 1'écume a la bouche, 8c la fureur fur le vifage. Si-tot qu'elle fut entrée, on mit un manche de balai derrière la porte, pour 1'empêcher de fortir ; mais cette mégère, fans prendre garde a cela, vint droit au lit du malade; 8c tirant le rideau, lui dit d'une voix caffée 8c enrouée , que me veux-tu ? En même tems, quatre grands coquins qu'on avoit loués pour la frotter avec des batons de farment, fautèrent en place; mais comme ils vouloient rabattre le bras qu'ils avoient levé , elle trouffa tout d'un coup fa robe, d'ou. fortit une fi grande flame, que ces galans furent tous grilles; 8c la forcière en même temsfe faifit du balai qui étoit derrière la porte, & fe perchant deffus, s'envola par la fenêtre, laiffant dans la chambre une puanteur effroyable. Cependant, notre pauvre malade étoit k Pextrémité, 8c dans la penfée que tout ce qu'on lui donnoit étoit charmé, il ne vouloit prendre aucune chofe; ce qui ayant ému notre höteffe a compaffion, elle nous mena chez la plus grande magicienne de la ville, qui étoit de fes amies, 6c logeoit dans un vilajn trou qui n'é ec tant de rapidité, qu'au lieu de m'approcher de la lune, comme je prétendois , elle me paroiffoit plus éloignée qu'a mon départ , je caffai plufieurs de mes fioles , jufqu'a ce  de la Lune.' 'uitroe je fentis que ma pefanteur furmontoit 1'attraaion , & que je redefcendois vers la terre. Mon opinion ne fut point fauffe , car j'y retombai quelque tems après; & a compter de 1'heure que j'en étois parti, il devoit être minuit. Cependant je reconnus que le foleil étoit alors au plus haut de l'horiion , & qu'il étoit la midi. Je vous laiffe k penfer combien je fus étonné. Certes, je le fus de fi bonn3 forte , que ne fachant k quoi attribuer ce miracle , j'eus 1'infolence de m'imaginer qu'en faveur de ma hard efTe , dieu avoit encore une fois recloué le foleil aux cieux, afin d'éclairer une fi généreufe entreprife. Ce quï accrut mon étonnemer.t, ce fut de ne point csnnoïtre le pays ou j'étois , vu qu'il me fembloit qu'étant monté droit, je devois être defcendu au même lieu d'oü j'étois-parti. Equipe pourtant comme j'étois , je m'acheminai vers une efpèce de chaumière . ou j'appercus de la fumée ; & j'en étois k peine a une portée de piftolet, que je me vis entouré d'un grand nombre d'homme tous nuds. Ils parurent fort furpris de ma rencontre ; car j'étois le premier, a ce que je penfè , qu'ils euffent jamais vu habillé de bouteilles ; & pour renverfer encore toutes les interprétations qu'ils auroient pu donner a eet équipage, ils voyoient iv  ïsö Ê t.a t et Empire qu'en marchant je ne touchois prefque point 5 a terre : auffi ne favoient-ils pas qu'au moindre branie que je donnois a mon corps , 1'ardeur des rayons de midi me foulevoit avec ma rofee; & que mes fioies n<étant pIus en affgz grand nombre , j'aurois pu être k leur vue enleve dans les airs. Je voulus les aborder • mats comme fi la frayeur les eüt changés en . pifeaux , un moment les vit perdre dans la foret prochaine. Jen attrapai un toutefois , dont les jambes fans doute avoient trahi le coeur, Je kfi demandai avec bien de la peine (car j'étois tout efioufflé) combien 1'on comp! jou dela k Paris, & depuis quand en France le monde alloit tout nud, & pOUrquoi ils me fuyoient avec tant d'épouvante? Cet homme a qui je parlois, étoit un vieillard olivaïre qiu d'abord fe jetta k mes genoux; & jpign^ ies mams en haut derrière la tête, ouvrit la bouche, &c ferma les yeux. II marmota long, tems entre fes dents; mais je ne difcernai point • qiul articulat rien; de faoon que je pris fon langage pour le gazouillement enroué d'un muet. A quelque tems dela je vis arriver une compagnie de foldats tambour-battant, & j'en rewarquai deux fe féparer du gros pour me re«auwtre. Quand ils furent affez proches pour  i? e la Lune. ïi"f être entendus, je leur demandai oü j'étois. Vous êtes en France , me répondirent-ils : mais quel diable vous a mis en cct état? & d'oü vient que nous ne vous connoiffons point? Eft-ce que les vaiffeaux font arrivés ? En allezvous donner avis a M. 'e gouverneur ? & pourquoi avez-vous divifé votre eau-de-vie en tant de bouteilles? A tout cela je leur repartis, que le diable ne m'avoit point mis en eet état; qu'ils ne me connoiffoient pas, a caufe qu'ils ne pouvoient pas connoitre tous les hommes; que je ne favois point que la Seine portat de navires h Paris : que je n'avois point d'avis a donner a M. le maréchal de fHofprtal , & que je n'étois point chargé d'eau-de-vie. Oh, oh, me dira*it-ils , me prenant par le bras , vous faites le gailiard ! M. le gouverneur vous connoitra bien , lui. Ils me menèrent vers leur gros , oü j'appris que j'étois vcritablement en France , mais en la Nouvelle : de forte qua quelque tems de-la je fus préfenté au vice-roi, qui me demanda mon pays, mon nom & ma qualité ; & après que je 1'eus fatisfait, lui contant 1'agréabie fuccès de mon voyage , foit qu'il le Crüt, foit qu'il feignït de le croire , il eut la bonté de me faire donner une chambre dans fon appartemenr. Mon bonheur fut grand , de rencontrer un homne capable de hautes opinions , & qui  État et Empire ne s'étonna point, quand je lui dis qu'il fallöïï que la terre eüt tourné pendant mon élévation ; puifqu'ayant commencé de monter a deux lieues de Paris, j'étois tombé par une bgne quafi perpendiculaire en Canada. Le foir , comme je m'allois coucher, il entra dans ma chambre, & me dit: je ne feroispas venu interrompre votre repos, fi je n'avois cru qu'une perfonne qui a pu trouver le fecret de faire tant de chemin en un demi-jour, n'air pas eu auffi celui de ne fe point laffer! Mais vous ne favez pas, ajouta-t-il , la plaifante querelle que je viens d'avoir pour vous avec nos pères ? lis veulent abfolument que vous %ez magicien ; & la plus grande grace que vous puiiïïez obtenir d'eux , eft de ne paffer que pour impofteur. Et en effet, ce mouvement que vous attribuez a la terre, eft un paradoxe affez déücat ; & pour moije vous dirai franchement , que ce qui fait que je ne fuis pas de votre opinion , c'eft qu'encore n,,'hier vous foyez parti de Paris , vous pouvez être arrivé aujourd'hui en cette contrée , fans que la terre ait tourné : car le foleil vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles , ne doit-il pas vous avoir amené ici puifque,felonPtolomée & les philofophes mo' dernes , il chemine du biais que vous fakes  de la Lune. >z3 marcher la terre ? Et puis, quelle grande vraifemblance avez-vous , pour vous figurer que le foleil foit immobile , quand nouslevoyons marcher? 6c quelle apparence que la terre tourne avec tant de rapidité, quand nous la fentons ferme deffous nous? Monfieur, lui repliquai-je , voici les raifons a peu prés qui nous obligent a le préjuger. Premièrement, il eft du fens commun , de croire que le foleil a pris place au centre de 1'univers, puifque tous les corps qui font dans la nature , ont befoin de ce feu raclical; qu'il habite au cceur du royaume , pour être en état de fatisfaire promptement a la néceffité de chaque partie ; & que la caufe des générations foit placée au milieu de tous les corps, pour y agir également, 6c plus aifément : de même que ia fage nature a placé les parties gcnitales dans Phomme, les pepins dans le centre des pommes, les noyaux au milieu de leur fruit: Sc de même que 1'oignon conferve , a 1'abri de cent écorces qui l'environnent, le précieux germe, oii dix milüons d'autres ont a puifer leur effen ce : car cette pomme eü un petit univers a foi-même, dont le pepin, plus chaud que les autres parties, eft le foleil, qui répand autour de foi la chaleur confervatrice de fon globe : 6c ce germe, dans cette opinion, eft le petit foleil de ce petit  ï44 ÊTïf et Empire: monde, qui réchauffe & nourrit Ie fel végétatifde cette petite maffe. Cela doncfuppofé, je dis que Ia terre ayant befoin de la lumière„ de la chaleur , & de 1'influence de ce grand feu, elle fe tourne autour de lui, pour recevoir également en toutes fes parties cette vertu qui Ia conferve : car il feroit auffi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tourne autour d'un point dont il n'a que faire, que de s'imaginer, quand riöüS voyons une alouette rötie , qu'on a pour Ia ciüre tourné la cheminée a 1'entour: autrcment, fi c'étoit au foleil a faire cette corvée, il fembleroit que la médecine eüt befoin du malade; que le fort düt plier fous le foible, le grand fervir au petit; & qu'au lieu qu'un vaiffeau cingle le long des cötes d'une province, la province tournerok autour du vaiffeau. Quï» fi vous avez peine a comprendre dömmënt une maffe fi lourde fe peut fnöuvoir; dites-moi, je vous prie, les aftres & les cieux que vous fakes fi folldes , föfft-ils plus légers? Encore éft-il plus aifé k nous qui fommes affurés de la rondeur de la terre, de conclure fon mouvement par fa figure : mais pourquoi fuppofer le ciel rond , puifque vous ne Ie pouvez favoir , & qU'e de' toutes les figures, s'il n'a pas celle-ci, il eff certain qu'il ne fe peut mouvoir ? Je ne vous  de ia Lune; 115 reproche point vos excentriques , ni vos épicicles, que vous ne fauriez expliquer que trés* confufément, Sc dont jefauve mon fyftême. Parions feulement des caufes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints, vous autres, de recourir aux intelligences, qui remuent Sc gouvernent vos globes. Mais moi, fans interrompre le repos du fouverain être, qui fans doute a créé la nature toute parfaite, Sc de la fageffe duquel il eft de 1'avoir achevée, de teile forte que Payant accomplie pour une cbofe, il ne 1'ait pas rendue défecmeufe pour une autre ; je dis que les rayons du foleil ,' avec fes influënces, venant a frapper deffus par leur circulation, la font tourner , comme nous faifons tourner un globe en le frappant .de la main; ou de même que les fumées qui s'évaporent continuellement de fon fein du cöté que le foleil la regarde, repercutées par le froid de la moyenne région, rejailliffent deffus, Sc de néceffité , ne la pouvant frapper que de biais , la font ainfi pirouetter.' L'explication des deux autres mouvemens eft encore embrouillée. Confidérez un peu , je vous prie...A ces mots, le vice-roi m'interrompit. J'aime mieux , dit-il, vous difpenfer de cette peine (auffi-bien al-je lu fur ce fujet quelques livres de Gaffendi;) mais a larfharge  i2il} nous irons tantót a la promenade, mals maintenaht il eft faifon de manger; achevez votre potage; & puis, nous feronS venir autre chofe. Et oü diable eft ce potage , lui répondis-je prefque en co1ère ? Avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd'hui? Je penfois, me repliqua-t-il, que vous euffiez vu k la ville d'oü nous venons, votre maitre, ou quelqu'autre prendre fes repas; c'eft pourquoi je ne vous avois point dit de quelle fagon on fe nourrit ici. Puis donc que vous 1'ignorez encore, fachez que 1'on n'y vit que de'funiée. L'art de cuifinerie eft de renfermer dans de grands vaiffeaux moulés expres, Pexhalaifon qui fort des viandes en les cuifant; & quand on en a ramaffé de plufieurs fortes & de différens goüts, felon Pappétit de ceux que 1'on traite, on débouche le vaiffeau oü cette odeur eft affemblée, on en découvre après cela un autre; & ainfi jufqu'a ce que toute la compagnie foit repue. A moins que vous n'ayez déja vécu de cette forte, vous ne croirez jamais que le nez,fans dents & fans gofier, faffe pour nourrir 1'homme, PofHce de la bouche ; mais je vous le veux faire par expérience. II n'eut pas plutöt achevé, que je fentis entrer fucceffivement dans la L  Êtat et Empire falie tant d'agréables vapeurs, & fi nourriiïantes, qu'en moins de demi-quart-heure, je me fentis tout k fait raffafic, quand nous fümes levez. Ceci n'eft pas, dit-il, chofe qui doive caufer beaucoup d'admiration, puifque vous ne pouvez pas avoir tant vécu, fans avoir obfervé qu'en votre monde les cuifiniers, les patiffiers & les rótifleurs, qui mangent moins que les perfonnes d'une autre vacation, font pourtant beaucoup plus gras. D'oü procédé leur embonpoint, a votre avis, fi ce n'eft de la fumée dont ils font fans ceffe environnés, & laquelle pénètre leur corps & les nourrit? Auffi les perfonnes de ce monde jouiffent d'une fanté bien moins interrompue & plus vigoureufe , k caufe que la nourriture n'engendre prefque point d'excrémens, qui font 1'origine de prefque toutes les maladies. Vous avez, poffible, été furpris, lorfqu'avant le repas on vous a déshabillé, paree que cette coutume n'eft pas ufitée en votre pays; mais c'eft la mode de celui-ci, & 1'on en ufe ainfi, afin que Fanimal foit plus tranfpirable k la fumée. Monfieur, lui repartis-je, il y a trés-grande apparence a ce que vous dites, & je viens moi-même d'en expérimenter quelque chofe; mais je vous avouerai que ne pouvant me débrutalifer fi promptement, je ferois bien-aife  de la Lune, i6> de fentir un morceau palpable fous mes dents: il me le promit, Sc toutefois ce fut pour le lendemain, k caufe, dit-il, que de manger litöt après le repas, cela me produiroit une indigeftion. Nous difcourümes encore quelque tems, puis nous montames a la chambre pour nous coucher. Un homme au haut de 1'efcalier fe préfenta a nous, 8c nous ayant envifagés attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher étoit couvert de fleurs d'orange k la hauteur de trois pieds ; 8c mon démon dans un autre rempli d'ceillets Sc de jaffemin. 11 me dit, voyant que je paroiffois étonné de cette magnificence , que c'étoient les Hts du pays. Enfin nous nous couchames chacun dans notre celluie; Sc dés que je fus étendu fur mes fleurs, j'appergus, a la lueur d'une trentaines de gros vers luifans enfermés dans un cryftal, ( car on ne fe fert point d'autres' chandelles) ces trois ou quatres jeunes garcons qui m'avoient déshabillé k fouper, dont 1'un fe mit k me chatouiller les pieds, 1'autre les cuiffes, l'autre les flancs, 1'autre les bras , Sc tous avec tant de mignoteries Sc de délicateffe, qu'en moins d'un moment je me^fentis affoupi. Je vis entrer le lendemain mon démon avec Je foleil. Je vous yeux tenir ma parole, me. Lij  164 État et Empire dk-il; vous déjeunerez plus folidement que vous ne foupates hier. A ces mots , 'je me levai, Sc il me conduifit par la main derrière le jardin du logis , oii 1'un des enfans def hóte nous attendoit avec une arme a la main, prefque femblable a nos fufils. II demanda k mon guide, fi je voulois une douzaine d'allouertes, paree que les magots (il croioit que j'en fuffe un ) fe nourriffoient' de cette viande. A peine eus-je répondu qu'oui, que le chaffeur déchargea un coup de feu, & vingt ou trente allouettes tombèrent a nos pieds toutes röties. Voila , m'imaginai-je auffi-töt, ce qu'on dit par proverbe en notre monde, d'un pays oü les allouettes tombent toutes röties; fans doute que quelqu'un étoit revenu d'ici. Vous n'avez qua manger, me dit mon démon. Ils ont 1'induftrie de mêler parmi leur poudre & leur plomb une certaine compofition qui tue, plume , rötit Sc affaifonne le gibier. J'en ramaffai quelques-unes, dont je mangeai fur fa parole, & en vérité je n'ai jamais en ma vie rien goüté de fi délicieux. Après ce déjeuné, nous nous mïmes en état de partir; Sc avec mille grimaces, dont ils fe fervent quand ils veulent témoigner de Faffeftion, 1'höte recut un papier de mon démon. Je lui demandai fi c'étoit une obligation pour la valeur de Pécot. II me  de la Lune. 165 repartit'que non, qu'il ne lui devoit plus rien, &C que c'étoit des vers. Comment des vers , lui repliquai-je ? les taverniers font donc ici curieux de rimes? C'eft, me dit-il, la monnoie du pays; & la dépenfe que nous venons de faire céans, s'eft trouvée monter a'un fixain, que je viens de lui donner. Je ne eraignois pas de demeurer court; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours , nous ne faurions dépenfer un fonnet, & j'en ai quatre fur moi, avec deux épigrammes, deux odes Sc une églogue. Et plüt a Dieu, lui dis-je, que cela fut de même en notre monde ! J'y connois 'beaucoup d'honnêtes poëtes qui meurent de faim , & qui feroient bonne chère,fi on payok les traiteurs en cette monnoie; Je lui demandai li ces vers fervoient toujours , pourvu qu'on les trarifcrivit : il me répondit que non, & continua ainfi. Quand on en a compofé, 1'auteur les porte a la cour des monnoies, cü les poëtes jurés du royaume tiennent leur féance % ia ces verfificateurs officiers mettent les pièces a 1'épreuve; & fi elles font jugces de bon aloi, on les taxe non pas felon leur prix, 'c'eft-adire qu'un fonnet ne vaut pas toujours un fonnet , mais felon le mérite de la pièce; & ainfi quand quelqu'un meurt de fnm , ce n'eft jamais quun buffle , & les perfonnes d'efpiit tonï- m  ï66 Êtat et Empire toujours grande chère. J'admirois tout extafié la police judicieufe de ce pays-la; & il pourfuivit de cette facon. II y a encore d'autres perfonnes qui tiennent cabaret d'une manière bien différente. Lorfqu'on fort de chez eux, ils demandent, a proportion des frais, un acquit pour 1'autre monde ; & dés qu'on le leur a donné, ils écrivent dans un grand regifire, qu'ils appellent, les comptes du grand jour, a-peu-près en ces termes. Item , la valeur de tant de vers délivrés un tel jour, a un tel, qu'on m'y doit rembourfer auffi-tot recu du premier fonds qui s'y trouvera; & lorfqu'ils fe fentent en danger de mourir, ils font hacher ces regiftres en morceaux , & les avalent, paree qu'ils croient que s'ils n'étoient ainfi digérés, cela ne leur profiteroit de rien. Cet entretien n'empêchoit pas que nous ne continuaflions de marcher, c'eft-a-dire, mon porteur a quatre pattes fous moi, & moi a califourchonfur lui. Je ne particulariferai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent fur le chemin, qu'enfin nous terminames a la ville ou le roi fait fa réfidence. Je n'y fus pas plutöt arrivé, qu'on me conduifit au palais, ou les grands me regurent avec des admirations plus modérées que n'avoit fait le peuple, quand j'avois paffé dans les rues: mais la con<  de la Lune, 167 ciüfxpfi que j'étois fans doute la fémelle du petit animal de la reine, fut celle des grands comme du peuple. Mon guide me 1'interprétoit ainfi, & cependant lui-même n'entendoit point cette énigme, & ne favoit quel étoit ce petit animal de la reine: mais nous en fümes bientöt éclaircis. Le roi quelque tems après m'avoit confidéré, commanda qu'on Pamenat , & a une demi-heure de-la, je vis entrer au milieu d une troupe de finges qui portoient la fraife & le haut de chauffe, un petit homme bati prefque tout comme moi, car il marchoit a deux pieds. Si-töt qu'il m'appercut, il m'aborda par un criado de vou eftra merced. Je lui ripoftai fa révérence a-peu-près en mêmes termes. Mais hélas ! ils ne nous eurent pas plutöt vu parler enfemble, qu'ils crurent tous le préjugé véritable ; & cette conjeöure n'avoit garde de produire un autre fuccès; car celui des alhftans qui opinoit pour nous avec plus de faveur, proteftoit que notre entretien étoit un grognement, que la joie d'être rejoints par uninftina naturel, nous faifoit bcurdormer. Ce petit homme me conta qu'il étoit europeen, natif de la vieille Caftille 3 qu'il avoit trouvé moyen avec des oifeaux, de fe faire porter jufqu'au monde de la lune oü nous étions alorsv qu'é'tant tombé entre les mains de la reine, ella  •i68 État êt Empire 1'avoit pris pour un finge, a caufe qu'ils habiilent par hafard en ce pays-!a les finges a 1'efpagnole; & que 1'ayant è fon arrivée trouvé vêtu de cette facon, elle n'avoit point douté qu'il ne fut de 1'efpèce.TI faut bien dire, lui repliquai-je, qu'après leur avoir effayé toutes fortes d'habits, ils n'en aient point rencontré de plus ridicules, & que ce n'eft qu'a caufe de cela qu'ils les équipent de la forte, n'entretenant ces animaux que pour s'en donner du plaifu\ Ce n'eft pas connoïtre, reprit-il, la dignité de notre narion , en faveur de qui 1'univers ne produit des hommes que pour nous donner des efclaves, & pour qui la nature ne fauroit engendrer que des matières de rire. II me fupplia enfuite de lui apprendre .comme je m'étois ofé hafarder de gravir a la lune avec Ia machine dont je lui parlai: je lui répondis que c'étoit paree qu'il avoit emmené les oifeaux fur lefquels j'y penfois aller :il fourit de cette raillerie, & environ un quart - d'heure après, Ie rei commanda aux gardeurs de finges de nous ramener, avec ordre de nous faire coucher enfemble 1'efpagnol & moi, pour faire en fon royaume multiplier notre efpèce. On exécuta de point en poinr la volonté du prince, de quoi je fus très-aife, pour le plaifir que je' recevois d'avoir quelqu'un qui m'entretint pen-  be la Lune. 1S9 dant ma folitude de ma brutification. Un jour, mon male (car on me tenoit pour fa femelle) me conta que ce qui 1'avoit véritablement obligé de courir toute la terre, & enfin de Pabandonner pour la lune, étoit qu'il n'avoit pu trouver un feul pays, ou Timagination même fut en liberté. Voyez-vous, me dit il , a moins de porter un bonnet, quoique vous puiffiez dire de beau, s'il eft contre les principes des docteurs de drap , vous êtes un idiot, un fou, & quelque chofe de pis. On m'a voulu mettre en mon pays a 1'inquifition > pour avoir foutenu , a la barbe des pédans, qu'il y avoit du vuide, & que je iie connoiffois point de matière au monde plus.pefante 1'une que 1'autre. Je lui demandai de quelles probabilités il appuyoit une opinion fi peu recue. Il faut, me répondit-il , pour en venir a bout, fuppofer qu'il n'y a qu'un élément; car encore que nous voyions de 1'eau, de. la terre, de 1'air & du feu féparés , On ne les trouve jamais fi parfaitement purs, qu'ils ne foient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exetnple , vous voyez du feu, ce n'eft pas du feu , ce n'eft que de Pair beaucoup étendu; Pair n'eft que de Peau fort dilatée ; Peau n'eft que de la terre qui -fe fond, & la terre elle - même n'eft autre chofe que de Peau beaucoup reffer-  170 État et Empire rée; & ainfi, a pénétrer férieufement la matière, vous connqitrez qu'elle n'eft qu'une , qui, comme excellente comédienne, joue icibas toutes fortes de perfonnages, tous différents habits : autrement il faudroit admettre autant d'élémens, qu'il y a de fortes de corps. Et fi vous me demandez pourquoi le feu brüle, & que 1'eau réfroidit, vu que ce n'eft qu'une feule matière, je vous réponds que cette matière agit par fympathie , felon la difpofition ou elle fe trouve dans le tems qu'elle agit. Le feu , qui n'eft rien que de la terre encore plus répandue , qu'elle ne 1'eft pour conftituer 1'air, tache de changer en elle , par fympathie, ce qu'elle rencontre : ainfi la chaleur du charbon étant le feu le plus fubtil & le plus propre a pénétrer un corps , le gliffe entre les pores de notre maffe au commencement, paree que c'eft une nouvelle matière qui nous remplit, & nous fait exhaler en fueur ; cette fueur, étendue par le feu , fe convertit en fumée , & devient air; encore davantage fondu par la chaleur de 1'antipériftafe , ou des aftres quï 1'avoifinent, s'appelle feu ; & Ia terre, abandonnée par le froid, tombe en terre ; 1'eau , d'autre part, quoiqu'elle ne diffère de la matière du feu, qu'en ce qu'elle eft plus ferrée, ne nous brüle pas, a caufe qu'étant ferrés 9  de la Lune. 171 elle demande , par fympathie , a refferrer les corps qu'elle rencontre ; Sc le froid que nous fentons , n'eft autre chofe que 1'efFet que notre chair, qui fe replie fur elle-même par le voifinage de la terre ou de 1'eau, qui la contraint de lui reffembler. De-la vient que les hydropiques remplis d'eau , changent en eau toute la nourriture qu'ils prennent; dela vient que les bilieux changent en bile tout le fang que forme le foie. Suppofé donc qu'il n'y ait qu'un feul élément, il eft certain que tous les corps, chacun felon fa qualité , inclinent également au centre de la terre. Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux , la terre , le bois , defcendent plus vïte a ce centre qu'une éponge, fi ce n'eft k caufe qu'elle eft pleine d'air, qui tend naturellement en haut. Ce n'eft point du tout lala raifon , & voici comme je vous réponds. Quoiqu'une roche tombe avec plus de rapidité qu'une plume , 1'un Sc l'autre ont même inclination pour ce voyage ; mais un boulet de canon , par exemple , s'il trouvoit la terre percée k jour, fe précipiteroit plus vite k fon centre , qu'une veffïe groffe de vent; Sc la raifon eft que cette maffe de métal eft beaucoup de terre recognée en un petit canton , Sc que ce vent eft fort peu de terre en beau-  17* État et Empire coup d'efpace : car toutes les parties de la matière qui loge dans ce fer , jointes qu'elles font les unes aux autres , augmentent leur force parPunion; a caufe que s'étant refferrées, elles fe trouvent a la fin beaucoup a combattre contre peu, vu qu'une parcelle d'air , égale en groffeur au boulet, n'eft pas égale en quantité. Sans protwer ceci par une enfilade de raifons, comment par votre foi une piqué, une épée, un poignard , nous bleffent-ils , fi ce n'eft a caufe que 1'acier étant une matière oii les parties font plus proches & plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair, dont les pores & la moileffe montrent qu'elle conttent fort peu de matière répandue en un grand lieu , 6c que la pointe de fer qui nous piqué étant. une quantité prefque innombrable de matière, contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de meme qu'un efcadron bien prefié , entame aifément un bataiilon moins ferré & plus étendu ? Car pourquqi une Ioupe d'acier embrafée eft-elle plus chaude qu'un tronc de bois allumé, fi ce n'eft qu'il y a plus de feu dans Jaloupe en peu d'efpace, y en ayant d'attaché a toutes les parties du métal, que dans le baton, qui, pour être fort fpongieux-, enferme beaucoup de vuide, &c que le vuide n'étant qu'une  de la Lune. 175- privation de 1'être, ne peut être fufceptible de la forme du feu? Mais, m'objecterez-vous , vous fuppofez du vuide, comme fi vous Paviez prouvé, Sc c'eft cela dont nous fommes en difpute. Et bien, je vais vous le prouver ; & quoique cette difHculté foit la fceur du nceud gordien, j'ai les bras affez forts pour en devenir 1'Alexandre. Qu'elle me réponde donc, je 1'en lüpplie, cette bete vulgaire, qui ne croit être homme que paree qu'on le lui a dit. Suppofé qu'il n'y ait qu'une matière, comme je penfe Favoir affez prouvé; d'oii vient qu'elle fe relache &C fe reftreint felon fon appétit ? d'oü vient qu'un morceau de terre , a force de fe condenfer, s'efl fait caillou ? Eft-ce que les parties de ce caillou fe font placées les unes dans les autres , en telle forte que la ou s'efl: fiché ce grain de fablon , la même, oh dans le même point loge un autre grain de fablon? Tout cela ne fe peut, & felon leur principe même, puifque les corps ne fe pénètrent point : mais il faut que cette matière fe foit rapprochée , & fi vous voulez, fe foit raccourcie , enforte qu'elle ait rempli quelque lieu qui ne 1'étoit pas. De dire que cela n'eft point compréhenfible, qu'il y eüt rien dans le monde; que nous fuflions en partie compofés de rien : hé  174 État et Empire pourquoi .non? Le monde entier n'eft-il pas enveloppé de rien,puifque vous m'avouez eet article , confefTez donc qu'il eft auffi aifé, que le monde ait du rien dedans foi , qu'autour de ioi. Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc 1'eau , reftreinte par la gelée dans un vafe , le fait créver , fi ce n'eft pour empêcher qu'il ne fe faffe du vuide ? Mais je réponds que cela n'arrive qu'a caufe que 1'air de deffus, qui tend auffi-bien que la terre &C 1'eau au centre, rencontrant fur le droit chemin de ce pays une hötellerie vacante , y va loger , s'il trouve les pores de ce vaiffeau, c'eft-a-dire , les chemins qui conduifent a cette chambre de vuide , trop étroits , trop longs Sc trop tortus; il fatisfait , en le brifant, k fon impatience, pour arriver plutöt au gïte. Mais fans m'amufer k répondre a toutes leurs oojections, j'ofe bien dire que s'il n'y avoit point de vuide, il n'y auroit point de mouvement , ou il faut admettre la pénétration des corps : car il feroit ridicule de croire que quand une mouche pouffe de 1'aile une parcelle de 1'air, cette parcelle en faffe reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, & qu'ainfi 1'agitation du petit orteil d'une puce aille faire une boffe derrière le monde.  de la Lune. 175 Quand ils n'en peuvent plus, ils ont recours a la raréfraétion : mais en bonne foi, comment fe peut-il faire , quand un corps fe raréfïe, qu'une particule de la maffe s'éloigne d'une autre particule, fans laiffer ce milieu vuide ? N'auroit-ii pas fallu que ces deux corps qui viennent de fe féparer , euffent été en même tems au même lieu ou étoit celui-ci, & que de la forte ils fe fuffent pénétrés tous trois ? Je m'attends bien que vous me demanderez pourquoi donc par un chalumeau, une feringue ou une pompe, on fait monter 1'eau contre fon inclination? A quoi je vousrépondrai qu'elle eft violentée, & que ce n'eft pas la peur qu'elle a du vuide qui 1'oblige a fe détourner de fon chemin; mais qu'étant jointe avec 1'air, d'une nuance imperceptible , elle s'élève, quand on élève en haut 1'air qui la tient embarrafTée. Cela n'eft pas fort épineux a comprendre , quand 011 connoït le cercle parfait & la délicate enchainure des élémens: car fi vous confidérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre & de 1'eau, vous trouverez qu'il n'eft plus terre , qu'il n'eft plus eau, mais qu'il eft 1'entremetteur du contrat de ces deux ennemis; 1'eau tout de même avec 1'air s'envoient réciproquement un brouillard qui pé-  'jy6 Etat et Empire nètrent aux humeurs de 1'un & de Fautre J pour moyenner leur paix ; & 1'air fe réconcilie avec le feu, par le moyen d'une exhalaifon médiatrice qui les unit. Je penfe qu'il vouloit encore parler,_ mais on nous apporta notre mangeaille; & paree que nous avions faim , je fermai les oreilles a fes difcours, pour ouvrir 1'eftomac aux viandes qu'on nous donna. II me fouvient qu'une autrefois , comme nous phüofophions , car nous n'aimions guères ni 1'un ni l'autre a nous entretenir de chofes balles ; je fuis bien fiche, me dit-il, de voir un efprit de la trempe du votre, infeclé des erreurs du vulgaire. II faut donc que vous fachiez , malgré le pédantifme d'Ariftote, dont retentiffent aujourd'hui toutes les clalfes de votre France , que tout eft en tout; c'eft-adire que dans 1'eau, par exemple, il y a du feu, dedans le feu de 1'eau, dedans l'air de la terre, & dedans la terre de l'air. Quoique cette opinion faffe ouvrir aux fcolares les yeux grands comme des falieres, elle eft plus aifée a prouver qu'è perfuader : car je leur veux demander premièrement, fi 1'eau n'engendre pas du poiffon ; & quand ils me le nieront, creufer un foffé, & le remplir du fyrop de 1'éguière ; qu'ils pafTent encore, s'ils veulent, 2  db la Lune; tjf a travers un bkiteau , pour éehappef aux objecTions des aveugles, je veux , en cas qu'ils n'y trouvent du poiflon dans quelque tems t avaler toute 1'eau qu'ils y auront verfée: mais s'ils y en trouvent, comme je n'en doute point, c'eft une preuve convaincante qu'il y a du fel & du feu : par conféquent, de trouver enfuite de 1'eau dans le feu, ce n'eft pas une entreprife fort difficile : car qu'ils choififfent le feit même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il y en a toujours beaucoup ; puifque fi cette humeur oncmeufe dont ils font engendrés, réduite en fouffle par la chaleur de 1'antipériftafe qui les allume , ne trouvoit un obftacle a fa violence dans 1'humide froideur qui la tempère & la combat, elle fe confommeroit brufquement comme un éclair, Qu'il y ait maintenant de l'air dans la terre , ils ne le nieront pas, ou bien ils n'ont jamais entendu parler des friffons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été li fouvent agitées. Outre cela, nous voyons la terre toute poreufe, jufqu'aux grains de fablon qui la compofent. Cependant, perfonne n'a dit encore, que ces ereux fuffent remplis de vuide-i on ne trouvera donc pas mauvais que l'air y faffe fon domicile. II me refte a prouver que dans l'air il y a de la terre; mais je ne daignê M  178 État et Empire prefque pas en prendre !a peine, puifque vous en etes convaincu autant de fois que vous voyez tomber fur vos têtes ces légions d'atomes fi nombreufes, qu'elles étcuffent Parithmétique. Mais paffons des corps fimples aux compofés, ils me fourniront des fujets beaucoup plus fréquens ; & pour montrer que toutes chofes font en toutes chofes, non point qu'elles fe changent les unes aux autres , comme le gazouillent vos péripatéticiens ; car je veux foutenir a leur barbe, que les principes fe mêlent, fe féparent, & fe remêlent derechef, en telle' forte, que ce qui a été fait par le fage créateur du monde , le fera toujours : je ne fuppofe point a leur mode de maxime que je ne prouve. C'eft pourquoi prenez , je vous prie , une buche, ou quelqu'autre matière combuftible, & y mettez le feu ; ils diront, quand elle fera embrafée, que ce qui étoit bois eft devenu feu : mais je leur foutiens que non , & qu'il n'y a pas plus de feu quand elle eft toute enflammée , qu'avant qu'on en eüt approché 1'allumerte ; mais celui qui étoit caché dans la büche , que le froid & Phumide empêchoient de s'étendre & d'agir, fecouru par 1'étranger, a rallié fes forces contre le flegme  de la Lune. 179 qui 1'étouffoit, & s'efl emparé du champ qu'occupoit, fon ennemi: auffi ie montre-t-il fans öbflacles, en triomphant de fon geolier : ne voyez-vous pas comme 1'eau s'enfuit par les deux bouts du troncon , chaude & fumar.te encore du combat qu'elle a rendu. Cette Aam me que vous voyez en haut , eft le feit le plus fubtil, le plus dégagé de la matière , & le plutöt prêt par conféquent a retourhêr chez foi: il s'unit pourtant en pyramide jufqu'a certaine hauteur , pour enfoncer 1'épaiffe humidité de l'air qui lui réfifte : mais comme il vient en montant a fe dégager peu a peti de la violente compagnie de fes hote*, a'ors il prend le large, paree qu'il ne rem :>ntre plus rien d'antipatique a fon paffage; & cette négligence eft bien fouvent caufe d'une fecondé prifon ; car cheminant féparé, il s'égarera quelquefois dans un nuage , s'il s'y rencontre, d'autre fois, en affez grande quantité pour faire tête a la vapeur, ils fe joignent, ils grondent, iis tonnent, ils foudroient, & la mort des 'innocens eft bien fouvent 1'effet de la cólère animée dans ces chofes mortes. Si quand il fe trouve embarraffé de ces crudités importunes de la moyenne région , il n'eft pas affez fort pour fe défendre, il s'abandonne a la difcrétion de fon ennemi, qui le contraint par fa Mij  ï8o État et Empire pefanteur de retomber en terre; Sc ce maP heureux, enfermé dans une goutte d'eau , fe rencontrera peut-être au pied d'un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de fe loger avec lui; ainfi le voila qui revient au même état dont il étoit forti quelques jours auparavant. Mais voyons la fortune des autres élémens qui compofoient cette büche. L'air fe retire a fon quartier, encore pourtant mêlé de vapeurs, a caufe que le feu tout en colère les a brufquement chaffés pêle-mêle. Le voila donc qui fert de balon aux vents , fournit les animaux de refpiration, remplit le vuide que la nature fait; Sc poffible encore que s'étant enveloppé dans une goutte de rofée , il fera fucé & digéré par les feuilles altérées de eet arbre, oü s'eft retiré notre feu : 1'eau que la flamme avoit cbaffée de ce tröne , élevée par la chaleur jufqu'au berceau des météores , retombera en pluie fur notre chêne auffi-töt que fur un autre; Sc la terre devenue cendre , St puis guérie de fa ftérilitê, ou par la chaleur nourriffante d'un fumier oü on 1'aura jettée , ou par le fel végétatif de quelques plantes voifines , ou par 1'eau féconde des rivières, fe rencontrera peut-être prés. ce chêne , qui par la chaleur de fon germe 1'attirera , Sc en fera une; partie de fon tout.  de la Lune. i8t De cette fagon voila ces quatre élémens qui regoivent le même fert, Sc rentrent au même état d'oüils étoient fortis quelques jours auparavant : ainfi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui eft nécefTaire pour compofer un arbre , Sc dans un arbre tout ce qui eft nécefTaire pour compofer un homme. Enfin , de cette fagon , toutes chofes fe rencontreront en toutes chofes. Mais il nous manque un Prométhée, qui nous tire du fein de la nature , Sc nous rende fenfible ce que je veux bien appelier matière première. Voila les chofes a peu prés dont nous amufions le tems ; carce petit efpagnol avoit 1'efprit joli. Notre entretien toutefois n'étoit que de nuit, a caufe que depuis fix heures du matin jufqu'au foir , la grande foule du monde qui nous venoit contempler a notre logis, nous eüt détournés ; car quelques-uns nous jettoient des pierres, d'autres des noix , d'autres de 1'herbe : il n'étoit bruit que des bêtes du roi , on nous fervoit tous les jours a manger a nos heures, Sc la reine Sc le roi prenoient euxmêmes fouvent la peine de me tater le ventre, pour connoitre fi je n'emptiffois point; car ils brüloient d'une envie extraordinaire d'avoir de la race de ces petits animaux. Je ne fais fi ce fut pour avoir été plus attentif que mon male Miij  i8i Êtat et Empire è leurs fimagrées & k leurs tons: mais j'appris plutöt que lui a entendre leur langue, & k •1'écorcher un peu, ce qui fit qu'on nous confidéra d'une autre facon qu'on avoit fait, & les nouvelles coururent auffi-töt par-tout le royaume , qu'on avoit trouvé deux hommes fauvages plus petits que les autres, k caufe des mauvaifes nourritures que la folitude nous avoit fournies, & qui ?ar un défaut de la femence de leurs peres, n'avoient pas eu les jambes de devant affez fortes pour s'appuyer deffus. Cette créance alloit prendre racine k force de cheminer, fans les dodes du pays qui s'y opposèrent, difant que c'étoit une impieté épouvantable , de croire que non - feulement des bêtes, mais des monftres, fuffent de leur efpèce. II y auroit bien plus d'apparence, ajoutoient les moins paffionnés, que nos animaux domeftiques participatie nt au privilege de 1'humanité & de 1'immortalité , k caufe qu'ils font nés dans notre pays , qu'une béte monftrueufe , qui fe dit née je ne fais öü.dans la lune; & puis confidérez la différence qui fe remarque entre nous & eux. Nous autres marchons k quatre pieds, paree que dieu ne fe voulut pas fier d'une chofe fi précieufe, k une moins ferme afiiette , & il eut peur qu ailant autre-  de la Lune. 183 ment, il n'arrivat fortune de 1'homme; c'eft pourquoi il prit la peine de 1'affeoir fur quatre pilliers, afin qu'il ne put tomber : mais dédaignant de fe moler de la conftrucbion de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la nature , laquelle ne craignant pas la perte de li peu de chofe, ne les appuya que fur deux pattes. Les oifeaux même, difoient-ils, n'ont pas été fi maltraités qu'elles; car au moins ils ont recu des plumes pour fubvenir a la foibleffe de leurs pieds , &c fe jetter en l'air, quand nous les éconduirions de chez nous ; au lieu que la nature, en ötant les deux pieds a ces monftres , les a mis en état de ne pouvoir échapper a notre juftice. Voyez un peu, outre cela, comme ils ont la tête tournée vers le ciel: c'eft la difette 011 dieu les a mis de toutes chofes, qui les a fitués de la forte; car cette pofture fuppliante témoigne qu'ils fe plaignent au ciel de celui qui les a créés, & qu'ils lui demandent permiffion de s'accommoder de nos reftes. Mais nous autres nous avons la tête panchée en bas , pour contempler les biens dont nous fommes feigneurs, & comme n'y ayant rien au ciel a qui notre heureufe condition puiiïe porter envie. J'entendois tous les jours a ma loge faire t M iv  ï§4 État et Empire ces contes, ou d'autres femblab'es; & enfm ils bridèrent fi bien 1'efprit des peuples fur eet article, qu'il fut arrêté que je ne pafferois tout au plus que pour un perroquet fans plumes ; car ils confirmoient les perfuadés, fur ce que , non plus qu'un oifeau , je n'avois que deux pieds : cela fit qu'on me mit en cage, par ordre exprès du confeil d'enhaut. La, tous les jours 1'oifeleur de la reine prenoit le foin de me venir fiffler la langue, comme on fp.it ici aux fanfonnets. J'étois heureux a la véritó , en ce que je ne manquois point de man» geaille : cependant parmi les fornettes dont les regardans me rompoient les oreilles, j'appris è- parler comme eux; enforte que quand je fus affez rompu dans 1'idiome, pour exprimer la plupart de mes conceptions, j'en contai des plus belles; déja les compagnies ne s'entretenoient plus que de la gentilleffe de mes bons mots, & de 1'eftime que 1'on faifoit de mon efprit j on vint jufques-la, que le confeil fut contraint- de publier un arrêt, par iequel on défendoit de croire que j'euffe de la raifon; avec un commandement trés-exprès a toutes perfonnes , de quelque qualité ou condition qu'elles fuffent, de s'imaginer, quoique je puffe faire de fpirituel, que c'étoit l'infiinci; qui me 1« faifoit faire.  de'LA Lune. i^f Cependant la définition de ce que j'étois, partagea la ville en deux fadions. Le parti qui foutenoit en ma faveur, groffiffoit de jour en jour; & enfin, en dépit de l'anatbême par Iequel on tachoit d'épouvanter le peuple, ceux qui tenoient pour moi demandèrent une affemblée des états, pour réfoudre cette controverfe. On fut long-tems k s'accorder fur le choix de ceux qui opineroient, mais les arbitres pacifièrent 1'animofité, par le nombre desintéreffcsqu'ilségalèrent,&qui ordonnèrent qu'on me poiteroit dans l'affemblée , comme on fit : mais j'y fus traité autant féverement qu'on fe le peut imaginer. Les examinateurs m'interrogèrent, entr'antres chofes , de philofophie; je leur expofai, tout k la bonne f©i, ce que jadis mon régent m'en avoit appris: mais ils ne mirent guères a me le réfuter par beaucoup de raifons convaincantes; de forte que n'y pouvant répondre , j'alléguai, pour dernier refuge , les principes d'Ariftote, qui ne me fervirent pas davantage que les fophifmes; car, en deux mots > ils m'en découvrirent la fauffeté. Cet Ariftote , me dirent-ils, dont vous vantez fi fort la fcience , accómmodoit fans doute les principes k fa phiïofophie , au lieu d'accommoder fa phiïofophie aux principes j & encore, devoit-il les prouver au moins plus  *M État et Empire raifonnables que ceux des autres fecles dont vous nous avez parlé ; c'eft pourquoi le bon feïgneur ne trouvera pas mauwais fi nous lui baifons les mains. Enfin , comme ils virent que je ne leur clabaudois autre chofe, finon qu'ils n'étoient pas plus favans qu'Ariftote , & qu'on ■m'avoit défendu de difputer contre ceux qui ruoient les principes , ils conclurent tous d'une commune voix, que je n'étois pas un homme, mats poffible quelque efpèce d'autruche , vu que je portois comme elle la tête droite, que je marchois fur deux pieds; &qu'enfin, hormis un peu de duvet, je lui étois tout femblable ; ■fi bien qu'on ordonna k 1'oifeleur de me reporter en cage. J'y paffois mon tems avec affez -de plaifir; car a caufe de leur langue, que je poffédois correftement, toute la cour fe divertiffoit k me faire jafer. Les filles de la reine, entr'autres, fourroient toujours quelque bribe dans mon pannier ; & la plusgentille de toutes ayant concu quelque amitié pour moi, elle étoit fi tranfportée de joie, lorfqu'étant en fecret, je 1'entretenois des mceurs & des divertifiemens des gens de notre monde, & princïpalement de nos cloches , & de nos autres inftrumens de mufique, qu'elle me proteftoit les larmes aux yeux , que fi jamais je me trouvois en état de revoler en notre monde, elle me fuivroit de bon cceur.  de la Lune. 187 Un jour, de grand matin , m'étant éveillé en furfaut, ie la vis qui tambourinoit contre les batons de ma cage : réjouifTez-vous, me dit-elle, hier dans le confeil on conclut la guerre contre le Roi. j'efpère parmi I'embarras des préparatifs , pendant que notre monarque & fes fujets feront éloignés, faire naitre 1'occafion de vous fauver. Comment la guerre, 1'interrompis-je ? Arrive-t-il des querelles entre les princes de ce monde-ci, comme entre ceux du notre? Hé! je vous prie, parlez-moi de leur fagon de combattre. Quand les arbitres , reprit-elle, élus au gré des deux partis, ont défigné le tems accordé pour 1'armement, celui de la marche , le nombre des combattans , le jour Sc le lieu de la bataille , & tout cela avec tant d'égaüté, qu'il n'y a pas dans une armée un feul homme plus que dans 1'autre : les loldats eftropiés d'un cöté font tous enrölés dans une compagnie ; & lorfqu'on en vient aux mains, les maréchaux de camp ont foin de les expofer aux eftropiés : de 1'autre cöté, les géans ont en tête les coloffes; les efcrimeurs, les adroits; les vaillans, les courageux ; les débiles, les foibles; les indifpofés, les malades; les robuftes, les forts; &fi quelqu'un entreprenoit de frapper un autre que fon ennemi défigné, a moins qu'il put  «88 État et Empire juftifïer que c'étoit par méprife, il feroit condamné comme un couard. Après la bataille donnée, on compte les bleffés, les morts , les prifonniers; car pour les fuyards, il ne s'en trouve point; fi les pertes fe trouvent égales de part & d'autre, ils tirent k la courte-paille k qui fe proclamera victorieus. Mais encore qu'un royaume eüt défait fon ennemi de bonne guerre, ce n'eft prefque rien avancé; car il y a d'autres armées peu nombreufes de favans & d'hommes d'efprit, des düputes defquelles dépend entièrement le tnomphe ou la fervitude d'un état. Un favant eft oppofé kun autre favant, un efprité k un autre efprité , & un judicieux k un autre judicieux: au refte, le triomphe que remporte un état en cette fagon, eft compté pour trois victoires a force ouverte. Après la proclamation de la viétoire on rompt 1'affemblée, & le peuple vainqueur choifit, pour être fon roi, ou celui des ennemis, ou le fien. Je ne pus m'empêcher de rire de cette facon fcrupuleufe de donner des batailles ; &c j'alléguois , pour exemple d'une bien pkis forte politique, les coutumes de notre Europe, oü le monarque n'avoit garde d'omettre aucua de fes avantages pour vaincre; ik voici comrae elle me paria.  de ea Lune: Apprenez-rnoi, me dit-elle , fi vos princes ne prétextent pas leurs armemens du droit. Si font-ils, lui repliquai- je, & de la juftice de leur caufe. Pourquoi, continua-t-elle, ne choififfent-ils des arbitres non fufpeds pour être accordés ? & s'il fe trouve qu'ils aient autant de droit 1'un que 1'autre , qu'ils demeurent comme ils étoier-t, ou qu'ils jouent en un coup de piquet la ville ou la province dont ils font en difpute. Mais vous, lui repartis-je , pourquoi toutes ces circonftances en votre fagon de combattre ? Ne fuffit-il pas que les ar méés foient en pareil nombre d'hommes ? Vous n'avez guères de jugement, merépondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu fur le pré votre ennemi feul a feul, 1'avoir vaincu de bonne guerre , fi vous étiez maillé, & lui non; s'il n'avoit qu'un poignard, & vous un eftocade; enfin s'il étoit manchot, &i que vous euffiez deux bras? Cependant avec toute 1'égalité que vous recommandez tant a vos gladiateurs, ils ne fe battent jamais pareils; car 1'un fera de grande, 1'autre de perite taille, 1'un fera adroit, 1'autre n'aura jamais manié d'épée ; 1'un fera robufie , Pautre foible ; &: quand même ces difproportions feroient égales, qu'ils feroient auffi adroits §C auffi forts 1'un que 1'autre, encore ne feroient-  190 E T A T E T E M P-ï R E ils pas pareils , car 1'un des deux ailra peut-être plus de courage que l'autre; & fous on)bre eet emporté ne confidérera pas le péril,quUfera Mieux, qu'il aura plus de fang, qu'il aura le cceur plus ferré, avec toutes ces qualités qui font Ie courage; comme il ce n'étoit pas, auffi bien quune épée, une arme que fon ennemi n'a point , ,1 s'ingérera de fe ruer éperduement fur lux, de 1'effrayer, & d'óter la vie k ce pauvre homme qui prévoit le danger , dont la chaleur eft étouffée dans la pituite, & duquel le cceur eft trop vafte pour unir les efprits néceffaires k diffiper cette glacé, qu'on appelle pohronnerie. Ainfi vous louez eet homme, d avoir tué fon ennemi avec avantage ; & le louant de hardieffe, vous le louez d'un pêché contre nature , puifque fa hardieffe tend k la deftru&on. Et a propos de cela , je vous dirai qu il y a quelques années qu'on-fit une remontrar.ee au confeil ^ guerre-, pour apporter un reglement plus circonfpeét & plus confeient*eux dans les combats. Et le philofophe qui donnoit 1'avis, paria ainfi. Vousvöusimaginez, MM. avoir bien éealé les avantagesde deux ennemis, quand vous les avez choifis tous deux grands, tous deux adrous , töus deux pleins de courage; mais ce neu pas encore affez, puifqu'ü faut qU'enrra  de la Lune. 191 ïe vainqueur furmonte par adreffe, par force, & par fortune. Si c'a été par adreffe, il a frappé fans doute fon adverfaire, par un endroit oü il ne s'attendoit pas, ou plus vïte qu'il n'étoit yraifemblable ; ou feignant de 1'attraper d'un cöté , il 1'a affailli de 1'autre. Cependant tout cela c'eft rafüner , c'eft tromper, c'eft trahir; & la tromperie & la trahifon, ne doivent pas faire 1'eliime d'un véritable généreux. S'il a triomphé par force, eftimerez-vous fon ennemi vaincu, puifqu'il a été violenté? Non, fans doute; non plus que vous ne diriez pas qu'un homme ait perdu la vicfoire, encore qu'il foit accablé de la chute d'une montagne, paree qu'il n'a pas été en puiffance de la gagner. Tout de même celui-la n'a point été furmonté , a caufe qu'il a terraffé fon ennemi; c'eft la fortune qu'on doit couronner, il n'y a rien con-r tribué; &c enfin le vaincu n'eft non plus blamable que le joueur de dez, qui, fur dix-fept points, en voit faire dix-huit. On lui confeffa qu'il avoit raifon, mais qu'il étoit impoffible , felon les apparences humaines, d'y mettre ordre, & qu'il valoit mieux fubir un petit inconvenient, que de s'abandonner a cent autres de plus grande importance. Elle ne m'entretint pas cette fois davantage, paree qu'elle craignoit d'être trouvée feule avec  f0£ État èT Empire moi fi matin. Ce n'eft pas qu'en ce pays - lis l'impudicite foit un crime; au contraire, horS les coupables convaincus, tout homme a pouvoir fur toute femme; & une femme tout de même, pourroit appelier un homme en juftice, qui 1'auroit refuiée; mais elle ne m'ofoit pas fréquenter publiquement, è caufe que les gens du confeil avoient dit dans la derniere sitemblée, que c'étoit les femmes qui publioient que j'étois homme , afin de couvrir, fous ce prétexte, le defir qui les brüloit de fe mêler aux bêtes, & de commettre avec moi, fans vergogne, despéchés contre nature; cela fut caufe que je demeurai long tems fans la voir, ni pas une du fexe. Cependant il falloit bien que quelqu'un eut réchauffé les querelles de la définition de mon être; car comme je ne fongeois plus qu'k mourif en ma cage , on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. Je fus donc interrogé en préfence d'un grand nombre de courtifans fur quelque point de phyfique ; & mes réponfes, a ce que je crois, ne fatisfirent aucunement; car celui qui préfidoit, m'expofa fort au long fes opinions fur la ftrucïure du monde ; elles me fernblèrent ingénieufes, &, fans qu'il paffat jufqu'a fon origine, qu'il foutenoit éternelle, j'euffe trouvé fa phiïofophie beaucoup plus  de la Lune. 195 plus raifonnable que la notre; mais fi-tót que je 1'entendis foutenir une rêverie fi contraire a ce que la foi nous apprend, je brifai avec ° lui, dont il ne fit que rire; ce qui m'obligea de lui dire que , puifqu'ils en venoient la , je recommengois a croire que leur monde n'étoit qu'une lune. Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers; que feroit-ce donc tont cela? N'importe, repartisje , Ariftote affure que ce n'eft que la lune ; & fi vous aviez dit le contraire dans les claffes ou j'ai fait mes études, on vous auroit fiflé. il fe fit fur cela un grand éclat de rire; il ne faut pas demander fi ce fut de leur ignorance ; mais cependant on me conduifit dans ma cage. Mais d'autres favans, plus emportés que les premiers , avertis que j'avois ofé dire qua la lune d'oü je venois, étoit un monde, & que leur monde n'étoit qu'une lune, crurent que cela leur fourniffoit un prétexte affez jufie pour me faire condamner a 1'eau; c'eft la fagon d'exterminer les impies. Pour eet effet, ils furent en corps faire leur plainte au roi, qui leur promit juftice , & ordonna que je ferois remis fur la fellette. Me voila donc décagé pour la troifième fois , & lors le plus ancien prit la parole, & plaida contre moi. Je ne me fouviens pas de fa ha- N  ï'94 ÉTAT ËT Ë M 1» i k Ë raogüe, ?, caufe que j'étois trop épouvanté poiif re ce voir les éfpèces de fa voix fans défordre, & paree qu'il s'étoit fervi pour déclamer ti d'un inftrument dont le bruit m etourdilToit ; c'étoit une trompette qu'il avoit tout exprès choifie, afin que la violenee du fon martial «chauffat leurs efprits a ma mort, & afin d'empécherpar cette émotion, quele raifonnement ne put faire fon office, comme il arrivé dans nos armées, oii le tintamarre des trompettes & des tambotirs empêche le (bldat de réfléchir fur 1'importance de la vie. Quand il eut dit je melevai pour défendre ma caufe, mais j'en fus délivré par une aventure qui vous va furprendre. Comme j'avois la bouche ouverte , un homme qui avoit eu grande difficulté k traverfer la foule, vient cheoir aux pieds du Roi, & fe traïna long - tems fur le dos en fa préfence. Cette facon de faire ne me furprit pas, car je favois que c'étoit la pofture oii ils fe mettoient, quand ils vouloient difcouriren public. J'abandonr.ai ma harangue , tk voici celle que nous eümes de lui. Jufies, écoutez-moi, vous ne fauriez condamner ctt homme, ce fu-ge, ou ce perroquet, pour avoir dit que la lune eft un monde d'oü il venoit; car s'il eft homme, quand mêmeil tie feroit pas venu de la lune, puifque tont  © é la Lune.' ï$'i feomriie eft libre , ne lui eft-il pas libre èüfti de s'imaginer ce qu'il vóudra ? Quoi! pouvezVous le contra'irtdre k n'avoir pas vos vifionSr Vous le forcerez bien a dire que la lune n'eft pas un monde, mais il né le croira pas pourtant; car pour croire quelque chofe, il faitt qu'il fe préfente k fon imagination certaineS pouibilit'és plus grandes au oui qu'au non 5 a moins que vous ne lui fourniffiez ce vrai-fémblablé , Ou qu'il ne vienne de foi-même s'offrir a fon efprit & il vous dira bien qu'il croit, mais il ne croira pas pour cela. j'ai maintenarit a vous prouver qu'il ne doit pas être condamné, fi vous le pofez dans la cathégorie des bêtes; Car fuppofé qu'il fóit animal fans raifóii, ën aüriez-vöus vbus-même del'accufer d'aVöir pêché contre elle ? II a dit que la lune étoit un monde. Or les bêtes n'agiffent que par in£ tinct de nature : donc c'eft la nature qui le dit; 6c non pas lui; De croire que cette favante nature \ qui a fait le monde 8c la lune ; ne fache ce que c'eft elle - même ; 8c que vous autres qui n'avez de cohnoiffance que ce que Vous en tenez d'elle, le fachiez plus eertainement, cela feroit biert ridicule; mais quand même la paffionvous feroit renoncer a vos principes * 8c que vous fuppoferiez que la naturè  19*5 Etat et Empire ne guidat pas les bêtes, rougiffez k tout le moins des inquiétudes que vous caufent les caprices d'une béte. En vérité , meffieurs, fi vous rencontriez un homme d'age mur, qui veillat k lapolice d'une fourmilière, pour tantót donner un fouflet a la fourmi qui anroit fait cheoir fa compagne, tantót en emprifonner une qui auroit dérobé k fa voifine un grain de bied, tantót mettre en juftice une autre qui auroit abandonné fes ceufs, ne 1'eftimeriez-vous pas infenfé, de vaquer a des chofes trop au-deflous de lui , & de prétendre affujettir k la raifon des animaux qui n'en ont pas 1'ufage? Comment donc, vénérable affemblée, défendrez-vous 1'ihtérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal? Juftes, j'ai dit. Dés qu'il eut achevé, une forte de mufique d'applaudiffemens fit retentir toute la falie ; &, après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart-d'heure , Ie roi prononca : Que dorénavant je ferois cenfé homme; comme tel, mis en liberté; & que la punition d'être noyé, feroit modifiée en une amende honteufe, car il n'en eft point en ce pays - Ik d'honorable; dans laquelle amende je me dédirois publiquement d'avoir foutenu que la lune étoit un monde , k caufe du fcandale que la nouveauté de cette opinion auroit pu apporter dans 1'ame des foibles.  de la Lune. 197 Cet arrêt prononcé, on m'enlève hors du palais, on m'habille par ignominie fort magnifiquement, on me porte fur la tribune d'un magnihque charriot; & trainé que je fus par quatre princes, qu'on avoit attachez au joug, voici ce qu'ils m'obligèrent de prononcer aux carrefours de la ville. Peuple, je vous déclare que cette lune-ci n'eft pas une lune , mais un monde; & que ce monde de la-bas n'eft pas un monde, mais une lune. Tel eft ce que le confeil trouve bon que vous croyiez. Après que j'eus crié la même chofe aux cinq grandes places de la cité , j'appercus mon avocat qui me tendoit la main pour m'aider a defcendre. Je fus bien étonnédereconnoitre, quand je 1'eus envifagé, que c'étoit mon démon. Nous fümes une heure a nous embraffer. Venezvous-en chez moi, me dit - il 5 car de retourner en cour , après une amende honteufe , vous n'y feriez pas vu de bon ceil. Au refte , il faut que je vous dife que vous feriez encore parmi les finges, auffi bien que 1'efpagnol votre compagnon, fi je n'euffe publié dans les compagnies la vigueur & la force de votre efprit, & brigué contre vos ennemis en votre faveur la proteöion des grands. La fin de mes remsrciinens nous vit entrer chez lui; N iij  it>8 E t i t et Empire il irfentretint jufqu'au repas , des refforts qu'il avoit fait jouer pour obliger mes ennemis, malgré tous les plus fpócieux fcrupules dont ils avoient embabouiné le peuple a fe déporter d'une pourfuitt fi injufte. Mais comme on nous eut avertis qu'on avoit fervi, il me dit qu'il avoit, pour me tenir compagnie ce foir-la, prié deux profeffeurs d'académie de cette ville , de venir manger avec nous. Je les ferai torn» ber, ajouta t-il, fur la phiïofophie qu'il enfeignent en ce. monde.ci, 6c par même moyen vous verrez le fils de mon hote. C'eft ua jeune homme autant plein d'efprit que j'en aie jamais rencontré ; ce feroit un fecond Socrate, s'il po.uvoit régler fes lumières, & ne point étouffer dans le vice les graces que Dieu continuellement lui accorde , & ne plus affefter le libertinage comme il fait, par une chimérique oftentation 6c une affecfation de s'acquérir la reputaiion d'homme d'efprit. Je me fuis logé céans, pour épier les occafions de 1'inftruire. II fe tut , comme pour me laiffer k mon tous la liberté de difcourir: puis il fit hgne qu'on me dévêtïf des honteux ornemens dont j.'étoig encore. tout brillant.. Les deux profeffeurs que nous atfiendions entrèrent prefque auffi - tot, 6c nous allames rto.us mettre a table, ou elle dtoit dceffée , 6&  eü nous trouvames 4e jeune garcon don* it m'avoit parlé , qui mangeoit déja ; ils lui firent grande fahiade, & le trahètent d'un refp,& auffi. profond que d'efclave a feigneur. Ten. demandai la caufe a mon démon, qui me répondit que c'étoit k caufe de fon age , paree qu'en ce monde-U les vieux rendoient toute forte de refpeö & de déférence aux jevmes.s bien plus, que les pères obéiuent l leurs enfans , auffi tot que par- 1'avis du fénat des philofophes, ils avoient atteint Page de raifon. Vous vous étonnez, continu* t-u\. d'une coutume £% contraire k ceile de votre pays; mais elle ne répugne point a la droite raifon. Car , en c.onf-cience, dites-moi, quand un homme jeune & chaud eft en forqe dimaginer , de juger & d'exécutets n'eft il pas plus capable de gauverner une familie, qu'un infirme fexagénai^ pauvre. hébêré, dont la neige de foixante bivers a glacé 1'inugination; qui ne fe conduit que par ce que vous appellei expérience des, heureux fuccès , qui ne font cependant que defimplesefkts du hafard contre toutes.les régies, de 1'économie, cle la prudence humaine? Pour du jugement, il en aauffi peu, quoique le vulgaire de votre monde-en faffe' un appanage de, la/vieilleffe; mais pour le défabufer, itót qu'iï feche. que ce qu'on ap^lle pwtonce. en m N w  3oo État et Empire vieillard, n'eft autre chofe qu'une appréhenfion pamque, une peur enragée de rien entreprendre qui 1'obsède: ainfi quand il n'a pas rifqué un danger, oü un jeune homme s'efl perdu , ce n'eft pas qu'il en préjugeSt la cataftrophe,' mais il n'avoit pas affez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font ofer; au lieu quel'audaceen ce jeune homme, étoit comme gage de la réuffite de fon deffein, paree que cette ardeur, qui fait la promptitude & la facihte d'une exécution, étoit celle quile poufioit a i'entreprendre. Pour ce qui eft d'exécuter, je ferois tort a votre efprit de m'efforcer a l en convaincre par des preuves. Vous favez que la jeuneffe feule eft propre a 1'aöion, & ü vous n'en étiez pas tout a fait perfuadé, ditesjnoi, je vous prie, quand vous refpeétez un homme courageux, n'eft-ce pas a caufe qu'il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppreffeurs? Eteft-cepar autre confidération ou par pure habitude, que vous Ie confiderez ' lorfqu'un bataillon de foixante-dix janviers a gele fon fang, & tué de froid tous les nobles enthoufiafmes, dont les jeunes perfonnes font echaufFees ? Lorfque vous déferez au plus fort, * eft-ce pas afin qu'il vous foit obligé d'une victoire que vous ne lui fauriez difputer ? Pourquoi donc vous foumettre a lui, quand la pareffe a  de la Lune. .301 fonclu fes mufcles, débilité fes artères, évaporé fes efprits , 8c fucé la moële de fes os? Si vous adoriez une femme , n'étoit-ce pas a caufe de fa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions , après que la vieillefie en a fait un fantöme , quine repréfente plus qu'une bideufe image de la mort? Enfin, lorfque vous aimiez un homme fpirituel, c'étoit a caufe que, par la vivacité de fon génie, il pénétroit une affaire mêlée, & la débrouilloit; qu'il défrayoit par fon bien-dire 1'afTemblée du plus haut carat; qu'il digéroit les fciences d'une feule penfée; 8c cependant vous lui continuez vos bonneurs, quand fes organes ufés rendent fa tête imbécile, pefante 8c importune aux compagnies; 8c lorfqu'il reffemble plutöt a la figure d'un dieufoyer, qu'a un homme de raifon. Concluez donc paria , mon fils, qu'il vaut mieux que les jeunes gens foient pourvus du gouvernement des families , que les vieillards. D'autant plus même , que, felon vos maximes, Hercule, Achille , Epaminondas, Alexandre 8c Céfar, qui font prefque tous morts au-deca de quarante ans , n'auroient mérité aucuns honneurs, paree qu'a votre compte ils auroient été trop jeunes, bien que leur feule jeunefle fut la caufe de leurs belles aftions; qu'un age plus avancé eüt rendues fans effet, paree qu'il eüt manqué de Par-  3oi État et Empire deur Sc de Ia promptitude, qui leur ont donné ces graads fuccès, Mais, direz-vous, toutes les loix de notre monde font rétentir avec foin ce refpecT; qu'on dok aux vieillards. II eft vrai ;. mais auffi tous ceux qui ont introduit d, s loix* ont été des vieillards, qui craignoient que les jeunes ne les dépoffédiffent juftement de I'au- tqrité qu'ils avoient extorquée ... Vous ne tenez de votre architede mortel, que votre corps feulement; votre ame vient des cieux ; »I n'a tenu qu'au halard, que votre père n'ait eté votre hls, gomme vous êtes le. fjen^ Savez.vous même s'il ne vous a pas empêehé d'hériter d'un diadèm.e ? Votre efprit peut être étoit parti du ciel, a deffcin d'animer le roi des romains. au ventre de 1'impératrice; en ch.emin pat; hafard il rencontra votre embrion, Sc peut-être qye, pour abréger fa qourfe , il s.'y logea. Non , non: Dieu ne vous eüt point rayé du calcul qu'il avoit des hommes, quand votre père fut mort petit garccm. Mais qui fait fi vous ne ferie*. point ai,jourd'huirouvrage de quelque vaillant Capitaine , qui vous auroit affocié a fa gloire, comme a les biens. Ainfi peut-être vous n'êtes. non p iis rede vable k votre père de la vie qu'il' vous a donnée, que vous Ie ierhz.au pirate qui vous auroit mis k la chaine, paree qu'il vous, nojatnroit.. Et je veutf même qu'il vous, tik en-  be la Lune. 303 gendré prince, qu'il vous eüt engendré roi; un préfent perd fon mérite, lorfqu'il eft fait fans le choix de celui qui le recoit. On donna la mort a Céfar, on la donna a Caffius; cependant Caffius en eft obligé a 1'efclave dont il Pimpétra, & non pas Céfar a des meurtners , paree qu'ils le forcèrent de la prendre. Votre père confulta-t-il votre volonté, lorfqu'il embraffa votre mère ? Vous demanda-t-il fi vous trouviez bon de voir ce fiècle-la, ou d'en attendre un autre ? Si vous vous contenteriez d'être fils d'un fot, ou fi vous auriez 1'ambitibn de fortir d'un brave homme? Hélas! vous que 1'affaire concernoit tout feul, vous étiez le feul donton ne prenoit point 1'avis. Peut-être qu'alors fi vous euffiez été enfermé autre part, que dans la matrice des idéés de la nature, & que votre naiffance eüt été a votre opinion,. vous auriez dit a la parque : ma chère jdemoifelle, prends le fufeau d'un autre ; il y a fort long-tems que je fuis dans le rien , & j'aime encore mieux demeurer cent ans a n'être pas, que d'être aujourd'hui, pour m'en repentir demain ; cependant il vous fallut paffer par la; vous eütes' beau piailler, pour rëtourner a la longue & noire maifon dont on vous arrachoit, on faifoit femblant de croire que vous. demandie^ a tet.er.  3o4 État et Empire Voila, ö mon fils, les raifons a-peu^près , «pu font caufe du refpeét que les pères portent * leurs enfans. Je fais bien que j'ai penché du cote des enfans, plus que Ia juftice ne le demande, & que j'ai en leur faveur un peu parlé contre ma confcience; mais voulant corriger eet orgueii dont certains pères bravent la foibleffe de leurs petits, j'ai été obligé de faire comme ceux qui pour redreffer un arbre tortu le tirent de 1'autre cöté, afin qu'il redevienne egalement droit entre les deux contorfions; ainfi jaa fair reflituer aux pères, ce qu'ils ötent a leurs enfans; leur en ötant beaucoup qui leur appartenoit, afin qu'une autre fois ils fe conremaffent du leur. Je fais bien encore que j'ai choqué par cette apologie tous les vieillards ; maïs qu'ils fe fouviennent qu'ils ont été enfans, avant que d'être pères , & qu'il eft impoffible' que je n'aie parlé fort k leur avantage , puifqu'ils n'ont pas été trouvés fous une pomme de choux. Mais enfin, quoiqu'il en puiffe arriver, quand mes ennemis fe mettroient en bataille contre mes amis, je n'aurai que du bon ; car j'ai fervi tous les hommes, & je n'en ai deffervi que la moitié. A ces mots il fe tut, & Ie fils de notre höte pnt ainfi la parole : promettez-moi, lui dit-ü, puifque je fuis infermé par votre foin de Po-  de la Lune. 305 rigine, de Fhiftoire, des coutumes, & de la phiïofophie du monde de ce petit homme, que j'ajoute quelque chofe a ce que vous avez dit, & que je prouve que les enfans ne font point obligés a leurs pères de leur génération, paree que leurs pères étoient obligés en confeience de les engendrer. La phiïofophie de leur monde la plus étroite, confeffe qu'il eft plus avantageux de mourir, a caufe que pour mourir il faut avoir vécu, que de n'être point. Or, puifqu'en ne donnant pas 1'être a ce rien, je le mets en un état pire que la mort; je fuis plus coupable de ne le pas produire, que de le tuer. Tu croirois cependant , ö mon petit homme, avoir fait un parricide indigne de pardon, fi tu avois égorgé ton fils. II feroit énorme a la vérité, mais il eft bien plus exécrable de ne pas donner 1'être a qui le peut recevoir; car eet enfant h qui tu ötes la lumière pour toujours, eüt eu la fatisfattion d'en jouir quelque tems. Encore nous favons qu'il n'en eft privé que pour quelque fiècle ; mais ces pauvres quarante petits riens, dont tu pouvois faire quarante bons foldats a ton roi, tu les empêches malicieufement de venir au jour, & les laiffes corrompre dans les reins, au hafard d'une apoplexie qui t'étouffera  $q6 Etat et Embirè Cette réponfe ne fatisfit pas, a ce que jë crois, le petit höte , car il en hocha trois ou quatre fois la tête; mais notre cömmun préeepteur fe tut} paree que le repas étoit en im= patience de s'envoler» Nous nous. étendimes donc fur des matelas fort molets, couverts de grands tapis; & un jeune ferviteur ayant pris le plus . vieux de nos philofophes, le conduifit dans une petite falie féparée, d'oii mon démon lui cria de nous venir trouver fi-töt qu'il auroit mangé. Cettefantaifie de manger apart, me donna la curiofité d'en demander la caufe. 11 ne goüte point, me dit-il, d'odeur de viande, ni même des herbes , fi elles ne font mortes d'elles-mêmes, a caufe qu'il les penfe capables de douleur. Je ne m'étonne pas tant, répliquai-je , qu'il s'abftienne de la chair, 6c de toutes chofes qui ont eü vie fenfitive; car, en notre monde, les pytagoriciens, 6c même quelques faints anaeborettes, ont ufé de ce régime; mais de n'ofer, par exemple, couper un chou, de peur de le bleffer , cela me femble tout .a fait ridiculer Et moi, répondit mon démon, je trouve beaucoup d'apparence en fon opinion. Car, dites-moi, ce chou dont vous parlezjj n'eft-il pas, comme vous, un être exiftant de la nature ? Ne 1'avez-vous pas tous deux pouf  BÉ LA Lu Nli 30? teèfë également ? Encore femble-t-il qu'elle ait pourvu plus nécefTairement a celle du végétant que du déraifonnable, puifqu'elle a remis la génération d'un homme aux caprices de fon père , qui peut, felon fon plaifir Pengendrer tou ne 1'engendrer pas ; rigueur dont cependant elle n'a pas voulu traiter avec le chou : car au lieu de remettre a la difcrétion du père de germer le fils, comme fi elle eüt appréhendé davantage que la race du chou pérït, que celle des hommes , elle les contraint bon gré malgré de fe donner 1'être les uns aux autres , & non pas ainfi que les hommes , qui ne les engendrent que felon leurs caprices, & qui en leur vie n'en peuvent engendrer au plus qu'une vingtaine ; au lieu que les choux en peuvent produire quatre eens mille par tête. De dire que la nature a pourtant plus aimé 1'homme que le chou, c'eft que nous nous chatouillons pour nous faire rire. Erant incapable de paffion elle ne fauroit ni haïr, ni aimer perfonne; & fi elle étoit fufceptible d'amour, elle auroit plutöt des tendreffes pour ce chou que vous tenez,*qui ne fauroit 1'ofTenfer, que pour eet homme qui voudroitla détruire s'il le pouvoit. Ajoutez a cela que 1'homme ne fauroit naïtfe fans crime; étant une partie du premier criminel; mais nous favons fort bien que le pre-  308 Etat et Empire mier chou n'offenfa pas fon créateur. Si on dit que nous fommes faits k 1'image du premier être, & non pas le chou; quand il feroit vrai, nous avons, en fouillant notre ame par ou nous luireffemblons, effacé cette reffemblance, puifqu'il n'y a rien de plus contraire a dieu que le pêché. Si donc notre ame n'eft plus fon portrait , nous ne lui reffemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front & par les oreilles, que le chou par fes feuilles, par fes fleurs, par fa tige, par fon trognon, & par fa tête. Ne croyez-vous pas en vérité, fi cette plante pouvoir parler quand on la coupe, qu'elle ne dit: homme, mon cher frère, que t'ai-je fait qui mérite la mort? Je ne croïs que dans les jardins, & 1'on ne me trouve jamais dans un lieu fauvage, oii je vivrois en füreté; je dédaigne toutes les autres fociétés, hormis la tienne ; & k peine fuis-je fémé dans ton jardin, que pour te témoigner ma complaifance, jem'épanouis, je te tends les bras, je t'offre mes enfans en graine, & pour récompenfe de ma courtoifie , tu me fais trancher la tête. Voila le difcours que tiendroit ce chou, s'il pouvoit s'exprimer. Hé quoi! a caufe qu'il ne fauroit fe plaindre, eft- eek dire que nous pouvons juftement lui faire tout le mal qu'il ne fauroit empêcher ? Si je trouve un miférable lié,  DE LA L' U N E.' fÖ$ lié, puis-je , lans crime , le tuer , a caufe qu'il he peut fe défendre ? Au contraire , fa foibleffë aggraveroit ma cruauté ; car bien que cette miférable créature foit pauvre , Sc dénuée de tous nos avantagës, elle ne mérite pas la mort. Quoi! de tous les biens de 1'être , elle n'a que celui de rejetter , 8c nous le lui arracbons? Lé pêché de maffacrer un homme n'eft pas li grand, paree qu'un jour il revivra, que de couper un chou & lui öter la vie, k lui quï n'en a point d'autre a efpérer. Vous anéantiffez le chou én le faifant mourir : mais en tüan't un homme, vous ne faites que changer fon domicile: 8c je dis bien plus, puifquê dieu chérit également fes ouvrages, Sc qu'il a partagé fes bienfaits également entre nous Sc les plantes, qu'il eft très-jufte de les confidérer également comme nous. 11 eft vrai què nous naquïmes les premiers; mais dans la familie de dieu , il n'y a point de droit d'ainefTei Si donc les choux n'eurent point de part avec nous au fief de 1'immortalité, ils furent fans doute avantagés de quelque autre , qui par fa grandeur réc'ompehfa fa briéveté. C'eft peutêtre un intellect univerfel, une connoiffancé parfaite de toutes les chofes dans leurs caufes j Sc c'eft auffi pour cela que ce fage moteur rié leur a point taillé d'organes femblables aux O  310 Ètat et Empire nötres, qui n'ont qu'un fimple raifonnement foible, & fouvent trompeur ; mais d'autres plus ingénieufement travaillés , plus forts, & plus nombreux , qui fervent a 1'opération de leurs fpéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu'ils nous ont jamais communiqué de ces grandes penfées. Mais, ditesmoi, que nous ont jamais enfeigné certains êtres que nous admettons au-deffus de nous , avec lefquels nous n'avons aucun rapport ni proportion, & dont nous comprenons 1'exiftence auffi difficilement que 1'intelligence &c les fagons avec lefquelles un chou eft capable de s'exprimer a fes femblables, & non pas a nous, a caufe que nos fens font trop foibles pour pénétrer jufques-la. Moïfe, le plus grand de tous les philofophes , & qui puifoit la connoiffance de la nature, dans la fource de la nature même , fignifioit cette vérité, lorfqu'il parloit de 1'arbre de fcience; & il vouloit fans doute nous enfeigner fous cette énigme, que les plantes pofïèdent privativement a nous la phiïofophie parfaite. Souvenez-vous donc, ö de tous les animaux le plus fuperbe , qu'encore qu'un chou que vous coupez ne dife mot, il n'en penfe pas moins: mais le pauvre végétant n'a pas des organes propres a hurler comme vous, il  be la Lune; n'en a pas pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois par lefquels il fe plaint du tort que vous lui faites , & par lefquels il attire fur vous, la vengeance du ciel. Que fi enfin vous infiffez a me demander comment je fais que les choux ont ces belles penfées, je vous demande comme vous favez qu'ils ne les ont point, & que tel d'entr'eux, a votre imitation, ne dife pas le foir en s'enfermant : je fuis, M. le chou frifé, votre très-humble ferviteur , chou cabus. II en étoit la de fon difcours, quand ce jeune garcon qui avoit emmené notre philofophe , le ramena. Hé quoi, déja dïné, lui cria mon démon ? 11 répondit qu'oui, a 1'iffue prés, d'autant que le phyfionome lui avoit permis de tater de Ia notre. Le jeune homme n'attendit pas que je lui demandaffe Pexplication de ce myftère. Je vois bien , dit-il, que cette facon de vivre vous étonne. Sachez donc,quoiqu'en votre monde on gouverne la fanté plus négligemment, que le régime de celui- ci n'eft pas a méprifer. Dans toutes les maifons il y a un phyfionome entretenu du public , qui eft a peu prés ce qu'on appelleroit chez vous un médecin , hormis qu'il n'y gouverne que les fains , &£ qu'il ne juge des diverfes facons dont il nous O ij  ft"*; Êtat ët Empirë fait traiter, que par la proportion , figure êé fymétrie de nos membres, par les linéamens du vifage, le coloris de la chair, la délicateffe du cuir> 1'agilité de Ia maffe, le fon de la voix , la teinture , Ia force & la dureté du poil. N'avez-vous pas tantöt pris garde a un homme de taille affez courte, qui vous a confidéré ? C'étoit le phyfionome de céans : affurez - vous que felon qu'il a reconnu votre complexion, il a diverfifié Pexhalaifon de votre diné : regardez combien le matelas ou 1'on vous a fait coucher, eft éloigné de nos Hts ; fans doute qu'il vous a jugé d'un tempéramment bien éloigné du notre , puifqu'il a craint que l'odeur qui s'évapore de ces petits robinets fous notre nez, ne s'épandït jufqu'a vous , ou que la votre ne fumat jufqu'a nous. Vous le verrez ce foir, qui choifira les fleurs pour votre lit, avec la même circonfpedtion. Pendant tout ce difcours je faifois figne a mon höte, qu'il tachat d'obliger les philofophes a tomber fur quelque chapitre de la fcience qu'ils profeffoient. II m'étoit trop ami, pour n'en pas faire naitre auffi-töt 1'occafion. C'eft pourquoi je ne vous dirai point ni les difcours ni les prières qui firent Pambaffade de ce traité; " auffi-bien la nuance du ridicule au férieux fut trop imperceptible, pour pouvoir être imitée :  BE LA L V N É. 33 tant y a, ledteur, que le dernier venu de ces doöeurs, après plufieurs autres chofes, con-, tinua ainfi: II me refte k pronver qu'il y a des mondes infinis dans un monde infini. Repréfentez-vous donc 1'univers , comme un grand animal; que les étoiles qui font des mondes , font dans ce grand animal comme d'autres grands animaux qui fervent réciproquement de mondes k d'autres peuples tels que nous , nos chevaux, &c. & que nous, a notre tour, fommes auffi des mondes a 1'égard de certains animaux encore plus petits , fans comparaifon , que nous : comme font certains vers, des poux , des cirons; que ceux-ci font la terre , d'autres plus imperceptibles; qifamfi, de même que nous paroiffons , chacun en particulier, un grand monde k ce petit peuple , peut-être que notre chair, notre fang, nos efprits , ne font autre chofe qu'une tiffure de petits animaux qui s'entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, & fe laiffent aveuglément conduire a notre volonté, qui leur fert de cocher, nous Gonduifent nous - mêmes, & produifent tout enfemble cette acfion que nous appellons la vie: car, dites-moi, je vous prie, eft-il malaifé k croire qu'un poux prenne votre corps pour-un monde a & que quand quelqu'un d'eus Oüj  314 Êtat et Empire voyage depuis 1'une de vos oreilles jufqu'è 1'autre , fes compagnons difent qu'il a voyagé aux deux bouts de Ia terre, ou qu'il a couru de 1'un a 1'autre pole ? Oui fans doute, ce petit peuple prend votre poil pour les forêts de fon pays ; les pores pleins de pituhes, pour des fontaines; les bubes, pour des lacs & des étangs; les apoftumes , pour des mers; les défluxions pour des déluges ; & quand vous vous peignez en devant &c en arrière , ils prennent cette agitation pour le flux & le reflux de l'océan. La démangeaifon ne prouve -1 - elle pas mon dire? Le ciron, qui la produit, eft-ce autre chofe qu'un de ces petits animaux qui s'eft dépris de la fociété civile, pour s'établir tyran de fon pays? Si vous me demandez d'oii vient qu'ils font plus grands que ces autres imperceptibles;je vous demande pourquoi les éléphans font plus grands que nous , & les hibernois que les efpagnols ? Quant a cette ampoule &c cette croute dont vous ignorez la caufe, il faut qu'elles arrivent, ou par la corruption de leurs ennemis, que ces petit géans ont mafTacrés; ou par la pefte produite paria néceffité des alimens dont les féditieux fe font gorgés, & ont laiffé pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres; ou que ce tyran, après avoir tout autour de foi chaffé fes com-  de la Luns; 31? pagnons , qui de leurs corps bouchoient les pores du notre, ait donné paffage a la pituite, laquelle étant extravafée hors la fphere de la circulation de notre fang , s'eft corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en produit tant d'autres ? Ce n'eft pas chofe mal-aifée a concevoir; car de même qu'une révolte en produit une autre , auffi ces petits peuples pouffés du mauvais exemple de leurs compagnons féditieux, afpirent chacun au commandement, allumant par-tout la guerre, le maffacre Sclafaim. Mais, me direz-vous, certaines perfonnes font bien moins fujettes a la démangeaifon que d'autres : cependant chacun eft rempli également de ces petits animaux, puifque ce font eux, dites-vous, qui font la vie. II eft vrai, auffi le remarquons-nous, que les phlegmatiques font moins en proie a la gratelle que les bilieux, a caufe que le peuple fympatifant au climat qu'il habite , eft plus lent en un corps froid , qu'un autre échauffé par la température de fa région , qui pétille , fe remue , & ne fauroit demeurer en place : ainfi le bilieux eft plus délicat que le phlegmatique , paree qu'étant animé de bien plus de parties , & 1'ame étant 1'aótion de ces petites bêtes, il eft capable de fentir en tous les endroits olt ce bétail fe remue; la ou le phlegmatique n'ér O iy  fiS État et Empire tant pas affez chaud pour faire agir qu'en pen 4'endroits cette rerauante populace, il n'eft fenfihle qu'en peu d'endroits. Et pour prouver encore cette cironalité univerfelle, vous n'a-. vez qu'a confidérer, quand vous êtes bleffé, comme le fang accourt a la plaie. Vos doéteurs difent qu'il eft guidé par la prévoyante nature, qui veut fecourir les parties débilitées: ce qui feroit conelure qu'outre 1'ame & 1'efprit, il y auroit encore en nous une troifième fubftance intelleéuielle , qui auroit fes fondtions & fes organes a part; c'eft pourquoi je trouve bien plus probable de dire que ces petits animaux fe fentant attaqués, envoient chez leurs voifjns demander du fecours, &c qu'étant arrivés de tous cötés, & le pays fe trouvant incapable de tant de gens, ils meurent ou de faim , ou éto.uffent dans la preffe. Cette mortalité arrivé, quand Fapoftume eft müre ; car pour témoigner qu'alors ces animaux font étouffés , c'eft que la chair pourrie devient infenfible ; que fi bien fouvent la faignée qu'on ordonne pour divertir la fluxion profite, c'eft a caufe que s'en étant per du beaucoup par 1'ouverture que ces petits animaux tachoient de bou-f. cher , ils refufent d'affifter leurs alliés, n'ayant que médiocrement la puiffance de fe défendrej chacun chez fois  de la. Lune. 317 II acheva ainfi, quand lefecond philofophe s'appercut que nos yeux affemblés fur les hens 1'exhortoient de parler a fon tour. Hommes, dit-il, vous voyant curieux.d'apprendre a ce petit animal, notre femblable , quelque chofe de la fcience que nous profeffons , je ditte maintenant un traité que je ferois bien aife de lui produire , a Caufe des lumières qu'il donne a 1'intélligence de notre phyfique. C'eft 1'explication de 1'origine éternelle du monde : mais comme je fuis empreffé de faire travaiiler a mes foufflets , car demam fans remife la ville part, vous pardonnerez au tems, avec promeffe toutefois qu'auffi-tót qu'elle fera arrivée ou elle doit aller., je vous fatisferai. A ces mots, le fils de 1'hote appella fon père, pour favoir quelle heure il étoit; mais ayant répondu qu'il étoit huit heures fonnées , il Lui demanda tout en colère , pourquoi il ne les avoit pas avertis afept, comme il le lui avoit commandé? Qu'il favoit bien que les maifons partoientlelendemain, & que les murailles de la ville Fétoient déja. Mon fils, repliqua le bonhomme , on a publié, depuis que vous êtes a table, une défenfe expreffe de partir avant après demain. N'importe , repartit le jeune homme , vous deyez obéir aveuglement,  318 Êtat et Empire ne point pénétrer dans mes ordres, & vous fouvenir feulement de ce que je vous ai commandé. Vïte, allez querir votre effigie. Lorfqu'elle fut apportée, il la faifit par le bras, & la fouetta un gros quart-d'héure. Or fus, vaurien, continua-t-il, en punition de votre défobeifTance, je veux que vous ferviez aujourd'hui de rifée a tout le monde , & pour eet effet je vous commande de ne marcher que fur deux pieds le refte de la journée. Le pauvre homme fortit fort éploré, & fon fils nous fit des excufes de fon emportement. J'avois bien de la peine, quoique je me mordiffe les lèvres, a m'empêcher de rire d'une fi plaifante punition, & cela fut caufe que pour rompre cette burlefque pédagogie, qui m'auroit fans doute fait éclater, je le fuppliai de me dire ce qu'il entendoit par ce voyage de la ville dont tantót il avoit parlé , & fi les maifons & les murailles cheminoient. II me répondit: entre nos villes , cher étranger , il y en a de mobiles & de fédentaires : les mobiles, comme, par exemple, celles oü nous fommes maintenant, font faites comme je vais vous dire. L'architeöe conftruit chaque palais, ainfi que vous voyez, d'un bois fort léger; il pratique deffous quatre roues dans 1 epaiffeur de 1'un des murs; il place dix gros foufHets,  b e la Lune. 319 dont les tuyaux paffent d'une ligne horifontale a travers le dernier étage de 1'un a 1'autre pignon , enforte que quand on veut trainer les villes autre part (car on les change d'air a toutes les faifons) chacun déplie fur 1'un des cotés de fon logis, quantité de larges voiles au-devant des foufflets; puis ayant bandé un reffort pour les faire jouer, leurs maifons en moins de huit jours, avec les bouffées continuelles que vomiffent ces monftres a vent , font emportées fi on veut a plus de cent lieues. Quant a celles que nous appellons fédentaires, les logis en font prefque femblables a vos tours, hormis qu'ils font de bois, & qu'ils font percés au centre d'une groffe &c forte vis, qui règne de la cave jufqu'au toit, pour les pouvoir hauffer & baiffer a difcrétion. Or la terre eft creufée auffi profonde, que 1'édifice eft élevé, & le tout eft conftruit de cette forte , afin qu'auffi-töt que les gelées commencent a morfondre le ciel, ils puiffent defcendre leurs maifons en terre, ou ils fe tiennent a 1'abri des intempéries de l'air : mais fi-töt que les douces haleines du printems viennent a le radoucir, ils remontent au jour , par le moyen de leur groffe vis dont je vous ai parlé. Je le priai, puifqu'il avoit déja eu tant de bonté pour moi, & que la ville ne par toit que le lendemain,  3io État et Emp-ire de me dire quelque chofe de cette origine éter* nelle du monde , dont il m'avoit parlé quelque tems auparavant; & je vous promets, lui dis-je , qu'en récompenfe, fitot que je ferai de retour dans la lune , dont mon gouverneur (je lui montrai mon démon) vous témoignera que je fuis venu, j'y femerai votre gloire, en y racontant les belles chofes que vous m'aurez dites. Je vois bien que vous riez de ma promeffe, paree que vous ne croyez pas que la lune dont je vous parle foit un monde, & que j'en fois un habitant ; mais je vous puis aflurer auffi, que les peuples de ce monde la , qui ne prennent celui-ci que pour une lune, fe moqueront de moi, quand je dirai que votre lune eft un monde, &C qu'il y a des campagnes, avec des habitans. II ne me répondit que par un fouris, & paria ainfi. Puifque nous fommes contraints, quand nous voulons recourir a 1'origine de ce grand tout , d'encourir trois ou quatre abfurdités , il eft bien raifonnable de prendre le chemin qui nous fait Ie moins broncber. Je dis donc que le premier obftacle qui nous arrête, c'eft 1'éternité du monde ; & Pefprit des hommes n'étant pas affez fort pour la concevoir, & ne pouvant non plus s'imaginer que ce grand univers , ft beau, fi bien rég'é, put être fait fof-mêrne-j.  de e a Lune.' jii lis ont eu recours a la création: mais fembla-» bles a celui qui s'enfonceroit dans la rivière ,' de peu d'être mouillé de la pluie , ils fe fauvent des bras nains , a la miféricorde du géant ; encore ne s'en fauvent-ils pas: car cette éternité qu'ils ötent au monde, pour ne 1'avoir pu comprendre , ils la donnent a dieu , comme s'il avoit befoin de ce préfent, & comme s'il étoit plus aifé de 1'imaginer dans 1'un que dans 1'autre. Car , dites-moi, at-on jamais concu comme de rien il fe peut faire quelque chofe r Hélas! entre rien & un atome , il y a des proportions tellement inhnies , que la cervelle la plus aiguë n'y fauroit pénétrer. II faudra , pour échapper a ce labyrinthe inexplicable , que vous admettiez une matière éternelle avec* dieu. Mais, me direz-vous, quand je vous accorderois la matière éternelle, comment ce cahos s'eft-il arrangé de foi-même ? Ah ! je vous le vais expliquer. II faut, ö mon petit animal, après avoir féparé mentalement chaque petit corps vifible, en une infinité de petits corps invhibles , s'imaginer que 1'univers infini n'eft compofé d'autre chofe que des atomes infinis très-folides , très-incorruptibles & très-limples, dont les uns font cubiques, les autres parallélogrammes, d'autres angulaires, d'autres ronds 9  3" ÊTAT ET EMPIRÊ d'autres pointus, d'autres pyramidaux, d'autres héxagones, d'autres ovales, qui tous agiffent diverfément, chacun felon fa figure. Et qu'ainli ne foit, pofez une boule d'ivoire fort ronde, fur un lieu fort uni; a la moindre impreffion que vous lui donnerez , elle fera un demiquart d'heure fans s'arrêter : or j'ajoute que li elle étoit auffi parfaitement ronde, que le font quelques-uns de ces atomes dont je parle, & la furface oh elle feroit pofée , parfaitement unie, elle ne s'arrêteroit jamais. Si donc 1'art eft capable d'incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne croirons-nouspasquela nature ne le puiffe faire ? II en eft de même des autres figures, defquelles 1'une, comme quarrée, demande le repos perpétuel; d'autres, un mouvement de cöté; d'autres, un demi-mouvement, comme de trépidation ; & la ronde, dont 1'être eft de fe remuer, venant a fe joindre a la pyramidale , fait peut-être ce que nous appellons feu, paree, que non-feulement le feu s'agite fans fe repofer, mais perce & pénètre facilement. Le feu a outre cela des effets différens, felon 1'ouverture & la qualité des angles oii la figure ronde fe joint, comme, par exemple, le feu du poivre eft autre chofe que le feu du fucre ; le feu du fucre, que celui de la canelle; celui de la canelle, que celui du clou de girofle;  de la Lune. 31^ & celui-ci, que le feu d'un fagot. Or, le feu qui eft le conftrudteur des parties & du tout de 1'univers,apouffé & ramaffé dans un chêne, la quantité de figures néceffaires a compofer ce chêne. Mais , me direz-vous, comment le hafard peut-il avoir ramaffé en un lieu töutes les chofes néceffaires k produire ce chêne? Je vous réponds, que ce n'eft pas merveille que la matière ainfi difpofée, ait formé un chêne; mais que la merveille eüt été plus grande, li la matière ainfi difpofée, le chêne n'eüt pas été produit : un peu moins de certaines figures, c'eüt été un orme , un peuplier, un faule ; un peu moins de certaines figures, c'eüt été la plante fenfitive , une hiutre a 1'écaille , un ver, une mouche , une grenouille , un moineau , un finge, un homme. Quand ayant jetté trois dés fur une table, il arrivé rafle de deux ou bien de trois, quatre. & cinq, ou bien deux fix & un ; direz-vous :ö le grand miracle ! A chaque dé, il eft arrivé le même point, tant d'autres points pouvant arriver : ö le grand miracle! il eft arrivé trois points qui fe fuivent! ö le grand miracle ! il eft arrivé juftement deux fix, & le deffous de 1'autre fix. Je fuis affuré qu'étant homme d'efprit, vous ne ferez jamais ces exclamations;. car puifqu'il n'y a fur les dés qu'une certaine quantité. de nombres, il  2*4 ÉTAT ET EMPIRË eft impoffible qu'il n'en arrivé quelqu'un. Et après cela vous vous étonnez, comme cette matière brouillée pêle-mêle au gré du hafard, peut avoir conftitué un homme, vu qu'il y avoit tant de chofes néceffaires a la conltruftion de fon être. Vous ne favez donc pas qu'un million de fois cette matière s'acheminant au deffein d'un homme , s'eft arrêtée a former tantöt une pierre, tantöt du plomb , tantöt du corail, tantöt une fleur , tantöt une comète; & tout cela a caufe du plus ou du moins de certaines figures qu'il falloit, ou qu'il ne falloit pas a défigner un homme : fi bien que ce n'eft pas merveille qu'entre une infinité de matières, qui changent & fe remuent inceffamment, elles aient rencontré a faire le peu d'animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons ; non plus que ce n'eft pas merveille , qu'en cent coups de dés il arrivé une rafle , auffi bien eft-il impoffible que de ce remuementil ne fe faffe quelque chofe, & cette chofe fera toujours admirée d'un étourdi, qui ne faura pas combien s'en eft fallu qu'elle n'ait pas été faite. Quand la grande rivière fait moudre un moulin , & conduit les refforts d'une horloge, & que le petit ruiffeau ne fait que couler, & fe dérober quelquefois, vous Jie diriez pas que cette rivière a bien de l'efprir,  de la Lune. 3*5 Fefprit, paree que vous favez qu'elle a rencontré les chofes difpofées a faire tous ces beaux chefs-d'ceuvre ; car fi fon moulin ne fe fut pas trouvé dans fon cours , elle n'auroit pas pulvérifé le froment; fi elle n'eüt point rencontré 1'horloge , elle n'auroit pas marqué"' les heures; & fi le petit ruiffeau avoit eu la même rencontre , il auroit fait les mêmes miracles. II en va tout ainfi de ce feu qui fe meut de foi-même; car ayant trouvé les organes propres k 1'agitation nécefTaire pour raifonner, il a raifonné; quand il en a trouvé de propres feulement k fentir , il a fenti; quand il en a trouvé de propres a végeter , il a végété. Et qu'ainfi ne foit ; qu'on crève les yeux de eet homme que le feu de cette ame fait voir, il ceffera de voir; de même que notre grande horloge ceflèra de marquer les heures, fi 1'on en brife le mouvement. Enfin, ces premiers & indivifibles atomes font un cercle , fur qui roulent, fans difficulté , les difficultés les plus embarraffantes de la phyfique ; il n'eft pas jufqu'a 1'opération des fens, que perfonne n'a pu encore bien concevoir, que je n'explique fort aifément par les petits corps. Commencons par la vue; elle mérite, comme la plus incompréhenfible, notre pre=; mier début. P  3i<5 E t a"t et Empiré Elle fe fait donc, è ce que je m'imagine J quand les tuniques de 1'ceil , dont les pertuis font femblables a ceux du verre , tranfmettent cette pouffière de feu, qu'on appelle rayons vifuels, & qu'elle eft arrêtée par quelque matière opaque qui la fait rejaillir chez foi : car alors renconirant en chemin 1'image de 1'objet qui 1'a repoufiée , & cette image n'étant qu'un nombre infini de petits corps qui s'exhalent continuellement en égale fuperficie du fujet regardé, elle la pouffe jufqu'a notre ceil. Vous ne manquerez pas de m'objeöer que le verre eft un corps opaque , & fort ferré, & que cependant, au lieu de rechaffer ces autres petits corps, il s'en laiffe pénétrer. Mais je Vous réponds que ces pores du verre font taillés de même figure que ces atomes de feu qui le traverfent; & que comme un cribie a froment n'eft pas propre k cribler de 1'avoine ; un cribie a avoine, k cribler du froment l ainfi une boëte de fapin , quoique mince, & qu'elle laiffe pénétrer les fons , n'eft pas pénétrable a la vue ; & une pièce de cryftal , quoique tranfparente , qui fe laiffe percer k Ia vue, n'eft pas pénétrable au toucher. Je ne pus la m'empêcher de 1'interrompre. Un grand poëte & philofophe de notre monde, lui dis-je, a parlé après Epicure, & lui après Démocrite'  "6 E LA L Ü N t* ji^ öe cês petits corps, prefque comme Vous ; c'ert pourquoi vous ne me furprenez point par ce difcours; & je vous prie, en le eontinüant de me dire cornment, par ces principes, vous expliqueriez la facon de vous peindre dans Un miroir. II eft fort aifé, me repliqua-t-il: car figurez-vous que ces feux de votre ceil ayant traverfé la glacé, Sz rencöntrant derrière uh corps non diaphane qui les rejette s' ils repaffent par oü ils étoient venus; & trou-» vant ces petits corps cheminans en fuperficie égale fur le miroir, ils les rappellent a nos yeux; & notre imagination plus chaude que les autres facultés de notre ame, en attire le plus fubtil, dont elle fait chez foi un portraie en racourci. L'opération de rouie n'eft pas plus mal-aifée a concevoir ; & pour être plus fuccinét, confidérons-la feulement dans 1'harmonie d'un luth touché par les mains d'un maïtre de Part. Vous me demanderez cornment il fe peut faire quö j'appercoive fi loin de moi une chofe que jè ne vois point ? Eft-ce qu'il fort de mes oreilles' une éponge qui boit cette miüique, pour me la rapporter? ou cejoueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur, avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme uri écho les mêmes airs ? Non: mais ce miraclg  32.8 Et at et Empire procédé de ce que la corde tirée venant k frapper de petits corps , dont l'air eft compolé , elle le chaffe dans mon cerveau, le percant doucement avec ces petits riens corporels; & felon que la corde eft bandée, le fon eft haut, a caufe qu'elle pouffe les atomes plus vigoureufement; & 1'organe ainfi pénétré , en fournit a la fantaifie de quoi faire fon tableau : fi trop peu , il arrivé que notre mémoire n'ayant pas encore achevé fon image , nous fommes contraints de lui répéter le même fon , afin que des matériaux que lui fourniffent , par exemple, les mefures d'une farabande , elles en prennent affez pour achever le portrait de cettte farabande ; mais cette opération n'a rien de fi merveilleux que les autres, par lefquelles, a 1'aide du même organe, nous fommes émus tantöt a la joie, tantöt a Ia co« lère... Et cela fe fait , lorfque dans ce mouvement ces petits corps en rencohtrent d'autres en nous, remués de même facon , ou que leur propre figure rend fufceptibles du même ébranlement; car alors les nouveaux venus excitent leurs hötes a fe remuer comme eux ; & de cette facon , lorfqu'un air violent rencontre Ie feu de notre fang, il le fait incliner au même branie, &ill'animeè fe pouffer dehors; c'eft ce que nous appellons ardeur de courage. Si  de e a Lune: 31^ Ie fon eft plus doux, & qu'il n'ait la force de foulever qu'une moindre flamme plus ébranlée,, en la promenant le long des nerfs, des membranes , 6c des pertuis de notre chair, elle excite ce chatouillement qu'on appelle joie. II en arrivé ainfi de Pébuliition des autres paffions , felon que ces petits corps font jettés plus ou moins violemment fur nous , felon le mouvemenr qu'ils recoivent par la rencontre d'autres branies, & felon qu'ils trouvent a. remuer chez nous : c'eft quant k I'ouie. La démonftration du toucher n'eft pas maintenant plus difficile, en concevant que de toute matière palpable, il fe fait une émiffion perpétuelle de petits corps, & qu'a mefure que nous la touchons, il' s'en évapore davantage, paree que nous les épraignons du fujet même, comme 1'eau d'une éponge , quand nous la preffons. Les durs viennent faire k 1'organe le rapport de leur folidité, les fouples de leur molleffe , les raboteux , &c. Et qu'ainfi ne foit, nous ne fommes plus ft fins k difcerner par 1'attouchement avec des mains ufees de travail, k caufe de Pépaiffeur du cal, qui pour n'être ni poreux, ni animé, ne tranfmet que fort mal-aifément ces fumées de la matière.. Queiqu'un defirera d'apprendre ou 1'organe de toucher tient fon fiège. Pour moi, je penfe- Piij  5JG Etat et Empire qu'il eft répajpdu dans toutes les fuperfides de la maffe, y/i qu'il fent dans toutes fes parties. Je m'imagine toutefois que plus nous tatons par un membre proche de Ia tête , & plus vïte nous difiinguons ; ce qui fe peut expérimenter, quand les yeux clos nous touchons quelque chofe, car nous la devinons plus facilement; & fi au contraire nous la tations du pied, nous aurions plus de peine a la connoïtre: cela provient de ce que notre peau étant partout criblée de petits trous, nos nerfs, dont la matière n'eft pas plus ferrée , perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes, par les menus pertuis de leur contexture , avant que d'être arrivés jufqu'au cerveau , qui eft le terme de leur voyage. II me refte a parler de 1'odorat & du goüt. Dites-moi, lorfque jegoüte un fruit, n'eft-ce pas k caufe de la chaleur de la bouche qui le fond? Avouez-moi donc , qu'y ayant dans une poire, des fels, & que la diffolution les partageant en petits corps d'autre figure que ceux qui compofent la faveur d'une pomme , il faut qu'ils percent notre palais d'une manière bien différente; tout ainfi que 1'écare enfoncée par une piqué qui me traverfe, n'eft pas femblable è ce que me fait fouffrir en furfaut la balie d'un piftolet, & de même que la balie de ce piftolet  de la Lune. 331 m'impriine une autre douleur que celle d'un. earreau d'acier. Je hai rien a dire de 1'odorat, puifque les philofophes mêmes confeffent qu'il fe fait par une émiffion continuelle de petits corps. Je m'en vais fur ce principe vous expüquer la création , 1'harmonie & l'influence des globes céleftes , avec 1'immuable variété des météores. 11 alioit continuer ; mais le vieil höte entra la-deffus, qui fit fonger notre philofophe a la retraite; il apportoit des cryftaux pleins de vers luifans, pour éclairer la falie : mais comme ces petits feux infeöes perdent beaucoup de leur éclat, quand ils ne font pas nouveilement amaffés , ceux ci, vieux de dix jours , n'éclairoient prefque point. Mon démon n'attendit pas que la compagnie en fiit incommodée ; il monta dans fon cabinet, & en redefcendit auffi-töt avec deux boules de feu fi brillantes , que chacun s'étonna comme il ne fe brüloit point les doigts: ces flambeaux incombuflibles , dit-il, nous ferviront mieux que vos pelotons de vers. Ce font des rayons du foleil, que j'ai purgés de leur chaleur; autrement les qualités corrofives de fon feu auroient bleffé votre vue en 1'éblouiffant; j'en ai fixé la lumière , & 1'ai renfermie dans ces boules tranfparentes Piy  331 État et Empire q«e je tiens. Cela ne voos doit pas fournir uri grand fujet d'admiration ; car il' ne m'elr pas plus difficile, a rrfoi'qui.fuis né dans le foleil, de condenfer fes rayons, qui font la gttffièM de ce monde-Ia , qu'a vous d'amaffer de la pouffière ou des atomes , qui font de la terre pulvérifée de celui-ci. La-deffus notre höte envoya un valet conduire les philofophes , paree qu'il étoit nuit , avec une douzaine de globes k verres pendus k fes quatre pieds. Pour nous autres, favoir mon précepteur & moi , nous nous couchames par Pordre du phyfionome. II me mit cette fois la dans une chambre de violette & de lys , m'envoya chatouiller k 1'ordinaire ; & le lendemain , fur les neuf heures, je vis entrer mon démon, qui me dit qu'il venoit du palais, oü... 1'une des demoifelles de la reine 1'avoit prié de Palier trouver, & qu'elle s'étoit enquife de moi, témoignant qu'elle perfiftoit toujours dans le deffein de me tenir parole , c'efi-a-dire que de bon cceur elle me fuivroit, fi je la voulois mener avec moi dans 1'autre monde. Ce qui m'a fort édjfié , continua-t-il, c'eft quand j'ai reconnu que le motif principal de fon voyage étoit de fe faire chrétienne : ainfi je lui ai promis d'aider fon deffein de toutes mes forces, & d'inventer pour eet effet une machine ca-  de la Lune. 333 pable de tenir trois ou quatre perfonnes, dans laquelle vous y pourrez monter enfemble dès aujourd'hui. Je vais m'appliquer férieufement a 1'exécntion de cette entreprife: c'eft pourquoi, afin de vous divertir , pendant que je ne ferai point avec vous, voici un livre que je vous laiffe. Je 1'apporiai jadis de mon pays natal; il eft intitulé : les états & empires de la lune , avec une additïon de Chïjloire de titincelle. Je "vous donne encore celui-ci, que j'eftime beaucoup davantage; c'eft le grand oeuvre des philofophes, qu'un des plus forts efprits du foleil a compofé. II prouve la-dedans, que toutes chofes font vraies, Sc déclare la facon d'unir phyfiquement les vérités de chaque contradictoire, comme, par exemple , que le Liane eft noir , &r que le noir eft blanc ; qu'on peut être 8c n'être pas en même tems; qu'il peut y avoir une montagne fans vallée ; que le néant eft quelque chofe ; 8c que toutes les chofes qui font, re font point: mais remarquez qu'il prouve tous ces inouis paradoxes, fans aucune raifon captieufe ou fophiftique. Quand vous ferez ennuyé de lire , vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre höte; fon efprit a beaucoup de charmes. Ce qui me déplait en lui, c'eft qu'il eft impie : s'il lui arrivé de vous fcandalifer, ou de faire  3?4 Etat et Empire par quelque raifonnement chanceler votre foi ne manquezpas auffi-töt demele venir propo-' fer; je vous en réfoiidrai les difficultés. Un autre vous ordonneroit de rompre compagnie ; mais comme il eft extrêmement vain, je fuis affuré qu'il prendroit cette fuite pour une défaite, & il fe figureroit que notre croyance feroit fans raifon , fi vous refufiez d'entendre les fiennes. II me quitta , en achevant ce mot ; mais il fut a peine forti, que je me mis a confidérer attenti vement mes li vres, & leurs boetes , c'eft a-dire leurs couvertures qui me fembloient admirables pour leurs richeffes. L'une étoit tailléed'un feul diamant, fans comparaifon plus brillant que les nötres ; la feconde ne paroiffoit qu'une monftrueufe perle fendue en deux. Mon démon avoit traduit ces livres en langagè de ce monde ; mais, paree que je n'ai point de leur imprimerie, je m'en vais expliquer la facon de ces deux volumes. A 1'ouverture de la boete, je trouvai dedans je ne fais quoi de métal, prefque femblable a nos horloges , plein de je ne fais quels petits refforts & de machines imperceptibles : c'eft un livre a la vérité, mais c'eft un livre miraculeux , qui n'a ni feuillets , ni caradière; enfin, c'eft un livre , oii pour apprendre, les yeux font inutiles; on n'a bsfoin  de la Lune. 33 f que d'oreilles. Quand quelqu'un donc fouhaite lire , il bande avec grande quantité de toutes fortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne Faiguille fur le chapitre qu'il defire écouter, & au même inftant il en fort comme de la bouche d'un homme, ou d'un inftrument de mufique, tous les fons diftinös & différens qui fervent entre les grands lunaires a 1'expreffion du langage.... Quatre d'entr'eux portoient fur leurs épaules une efpèce de cercueil enveloppé de noir: je m'informai d'un regardant , ce que vouloit dire ce convoi , femblable aux pompes funèbres de mon pays; il me répondit que ce méchant.... & nommé du peuple par une chiquenaude fur le genou droit, qui avoit été convaincu d'envie & d'ingratitude , étoit décédé le jour précédent, tk. que le parlement 1'avoit condamné il y a plus de vingt ans a "mourir dans fon lit, &C puis d'être enterré après fa mort. Je me pris a rire de cette réponfe ; & lui demandant pourquoi? Vous m'étonnez, dis-je, de dire que ce qui eft une marqué de bénédidion dans notre monde , comme la longue vie, une mort paifible, une fépulture honorable, ferve en celui-ci d'une punition exemp'aire. Quoi? vous prenez la fépulture pour quelque chofe de précieux, me repartit eet  33<5 Et at et Empïre Komme? Et par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chofe de plus épouvantable, qu'un cadavre marchant fous les vers dont il regorge, a la merci des crapaudsqui lui mangent les joues, enfin la pefte revêtue du corps d un homme ? Bon dieu ! la feule imagination d'avoir , quoique mort, le vifage embarraffé d'un drsp , & fur la bouche une piqué de terre', nfe donne de la peine a refpirer. Ce müérable que vous voyez porter , outre 1'infamie d'être affiffé dans une foffe , a été condamné d'être affiffé dans fon convoi de cent cinquante de fes amis; & commandement a eux, en punition d'avoir aimé un envieux & un ingrat , de paroitre a fes funérailles avec im vifage trifle; & fi les juges n'en avoient eu pitié, imputant en partie fes crimes a fon peu d'efprit, ils auroient ordonné d'y pleurer. Hormis les criminels, on brüle ici tout le monde : auffi eft-ce une coutume trés-décente & tres-ra;fonnab!e; car nous croyons que le feu ayant feparé le pur d'avec 1'impur, la chaleur rafkmble par fympathie cette chaleur naturelle qui faifoit 1'ame, & lui donne la force de s'élever toujours, & montant jufqu'a quelque aftre > Ia terre de certains peuples plus immatériels que nous , & plus intelleftuels , paree que leur tempérament doit répondre  de la Lune. 337 & participer a la pureté du globe qu'ils habitent. Ce n'eft pas encore notre facon d'inhumer la plus belle. Quand un de nos philofophes vient a un age ou il fent ramollir fon efprit, & la glacé de fes ans engourdir les mouvemens de fon ame , il affemble fes amis par un banquet fomptueux; puis ayant expofé les motifs qui le font réfoudre a prendre congé de la nature , Sc le peu d'efpérance qu'il a d'ajouter quelque chofe a fes belles aélions , on lui fait ou grace , c'eft-a-dire qu'on lui permet de mourir ; ou on lui fait un févère commandement de vivre. Quand donc , a la pluralité des voix , on lui a mis Ion fouffle entre les mains, il avertit fes plus chers Sc du jour Sc du lieu : ceux-ci le purgent , Sc s'abftiennent de manger pendant vingt-quatre heures; puis arrivés qu'ils font au logis du fage, & facrifié qu'ils ont au foleil, ils entrent dans la chambre, pu ie généreux les attend fur un lit de parade. Chacun le veut embraffer, & quand c'eft au rang de celui qu'il aime le mieux, après 1'avoir baifé téndrement, il 1'appuiefur s qui nous ferions au rang de ce qui n'eft pas; le Promethée de chaque animal, 6c le réparateur infatigable des foiblefles de la nature? malheureufe contrée , ou les marqués de génération font ignominieufes, 8c ou celles d'anéantiffement font honorablesl cependant vous appellez ce membre-la des parties honteufes , comme s'il y avoit quel» aue chofe de plus glorieux que de donner la la vie , Sc rien de plus honteux que de Poter. Pendant tout ce difcours nous ne liiffions pas de diner; 8c fi-töt que nous fümes levés, nous allames au jardin prendre l'air; 8c la prenant ©ccafion de parler de ia génération 6c con- Q  34ï Etat et Empire ception des chofes, il me dit: vous devez fa voir que la terre fe faifant un arbre, d'un arbre un pourceau, 8c d'un pourceau un homme , nous devons croire, puifque tous les êtres dans la nature tendentau plus parfait, qu'ils afpirent a devenir hommes; cette effence étant 1'achevement du plus beau mixte, Sc le mieux imaginé qui foit au monde, paree que e'eft le feul qui faffe le lien de Ia vie animale avec la %, raifonnable. C'eft ce qu'on ne peut nier fans être pédant, puifque nous voyons qu'un prunier, par la chaleur de fon germe, comme par une bouche, fuce 6c digere Ie gafon qui 1'environne ; qu'un pourceau dévore ce fruit, & le fait devenir une partie de foi-même ; 6c qu'un homme mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint k foi, 6c fait revivre eet animal fous une plus noble efpèce. Ainfi eet homme que vous voyez, étoit peut- être, il y a foixante ans, une toufFe d'hcrbe dans mon jardin; ce qui eft d'autant plus probable, que 1'opinion de la metemplycofe pytagorique, foutenue par tant de grands hommes, n'eft vraifemblabiement parvenue jufques k nous, qu'afin de nous engager a en rechercher la vénté. Comme en eifet nous avons trouvé que tout ce qui eft, fent & végète , H quenfln après que toute Ia matière eft par-  de la Lune. 343 venue a ce période qui eft fa perfeétion, elle defcend öc retourne dans fon inanité, pour revenir & jouer derechef les mêmes röles. Je defcendis très-fatisfah au jardin,& je eommenc,ois a réciter a mon compagnon ce que notre maitre m'avoit appris, quand le phifionöme arriva pour nous conduire s la refection & au dortoir. Le lendemain dès que je fus éveillé, ie m'en allai faire lever mon antagonifte. C'eft un auffi grand miracle (lui dis-je en 1'abordant ) de trouver un fort efprit comme le votre enfevel'i dans le fommeil, que da voir du feu fans adfion : il foufFrit ce mauvais compliment; mais (s'écria-t-il avec une colère paffionnée d'amour ) ne vous déferez-vous jamais de ces termes fabuleux? fachez que ces noms-la diffament le nom de philofophe , & que comme le fage ne voit rien au monde qu'il ne concoive, & qu'il ne juge pouvoir être concju, il doit abhorrer toutes ces expreffions de prodiges & d'événemens de nature, qu'ont in venté les ftupides pour excufer les foiblefles de leur entendement. Je crus alors être obligé en confcience de prendre la parole pour le détromper. Encore, lui répliquai-je, que vous foyez fort obftiné dans vos fentimens, j'ai vu tout plein de cho» Qij  344 Stat et Empire fes arrivées furnatnrellement. Vous le dl tes J contmua-t-il; mais vous ne favez pas que la force de 1'imagination eft capable de guerir toutes les inaladies que vous attribuez au furnaturel, a caufe d'un certain baume naturel contenant toutes les qualités contraires a toutes celles de chaque mal qui nous attaque : ce qui fe fait quand notre imagination avertie par la douleur , va chercher en ce lieu le remèdefpecifique qu'elle apporte au venin. C'eft la d'oü vient qu'un babile médecin de votre monde confeille au malade de prendre plutöt un médecin ignorant qu'on eftimera pourtant fort habiie , qu'un fort habile qu'on eftimera ignorant, paree qu'il fe figure que notre imaginationtravaillant anotrefanté, pourvu qu'elle fok aidée de remèdes, eft capable de nous guérir ; mais que les plus puiffans étoient trop foibles, quand 1'imagination ne les appliquoit pas. Vous étonnez-vous que les premiers hommes de votre monde vivoient tant de fiècles fans avoir eu aucune connoiffance de la médecine? non. Et qu'eft-ce a votre avis qui en pouvQit être la caufe, finon leur nature encore dans fa force, & ce baume univerfel , qui n'eft pas encore difïipé par les drogues dor.t vos médeeins vous confomment? n'ayantlors, pour rentrer en convalefcence, qu'a le fou-  re la Lune, 345 halter fortement, 6c s'imaginer d'être gueris. Auffi leur fantaifie vigoureule le plongeant. dans cette huüe vitale, en attiroit 1'elixir , êc appüquant 1'actif au paflif, ils- fe trouvoier.t. prefque dans un clin d'ceil auffi fains qu'auparavant: ce qui malgré la dépravation de Ia nature , ne laiffe pas de fe faire encore aujourd'hui, quoiqu'un peu rarement a la vérité ; mais le populaire Fattribue a miracle. Pour moi, je n'en crois rien du tout, & je me fonde fur ce qu'il eft plus facile que tous ces doöeurs fe trompent, que cela n'eft facilè a faire : car le fievreux qui vient d'être gueri , a fouhaité bien fort pendant fa maladie, comme il eft vraifemblable, d'être gueri, & même il a fait des vceux pour cela ; de forte qu'il falloit néceffairement qu'il mourüt, ou qu'il demeurat dans fon mal, ou qu'il guerit : s'il fut mort, on eüt dit que le ciel 1'avoit récompenfé de fes peines , & même on eüt dit que-, felon la prière du malade, il a été gueri de tous fes maux : s'il fut demenré dans fon infirmité, on auroit dit qu'il n'avoit pas la foi=t mais paree qu'il eft gueri , c'eft un miracle tout vifible. ^N'eft-il pas bien plus vrai-femblabie que fa fantaifie excitée par les violens defirs de la fanté, a fait fon opération?- car je veux qu'il foit réchappé ; pourquoi crier miracle. ,,  346 État et Empire puifque nous voyons beaucoup de perfonnes qui s'étoient vouées , périr miférablementavec leurs vceux ? Mais a tout le moins, lui repartis-je, fi ce que vous dites de ce baume eft véritable, c'eft une marqué de la raifonnabilité de notre ame, puifque fansfe fervir des inflrumens de notre raifon, fans s'appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même comme fi étant hors de nous elle apoliquoit 1'actif au paffif. Or fi étant féparée de nous elle eft raifonnable, il faut néceffairement qu'elle foit fpirituelle; &fi vous la confeffez fpirituelle , je conclus qu'elle eft immortelle, puifque la mort n'arrive dans 1'animal que par le changement des tormes dont la matière feule eft capable. Ce jeune homme alors s'étant mis en fon féant fur fon lit, & m'ayant fait affeoir , difcourut a-peu-près de cette forte. Pour Pame des bêtes qui eft corporelle , je ne m'étonne pas qu'elle meure, vu qu'elle n'eft poffible qu'une harmonie des quatre qualités, une force de fang, une proportion d'organes bien concerté; mais je m'étonne bien fort que Ia notre, intelletluelle, incorporelle & immortelle, foit COrttrainte de fortir de chez-nous par la même caufe qui fait périr celle d'un bceuf, A-t-elIefait paefe avec notre corps, quand il auroit un  de la Lune; 347 coup d'épée dans le cceur, une balie de plomb dans la cervelle , une moufquetade a travers le corps, d'abandonuer auffi-töt fa maifon.... Sc fi cette ame étoit fpirituelle , & par foimême fi raifonnable, qu'elle fut auffi capable d'intelligence quand elle eft féparée de notre maffe, que quand eile en eft revêtue, pourquoi les aveugles nés, avec tous les beaux avantages de cette ame intelleftuelle , ne fauroient-ils s'imaginer ce que c'eft que de voir> Eft-ce a caufe qu'ils ne font pas encore privés par le trépas , de tous leurs fens > quoi ? je ne pourrai donc me fervir de ma main droite, a caufe que j'en ai une gauche?... Et enfin pour faire une comparaifon jufte , & qui détruife tout ce que vous avez dit, je me contenterai de vous apporter 1'exemple d'un peintre qui ne peut travailler fans pinceau; &c je vous dirai que 1'ame eft tout de même, quand elle n'a pas 1'ufage des fensQui, mais ajouta-t il.... Cependant ils veulent que cette ame qui ne peut agir parfaitement, a caufe de la perte d'un de fes outils dans le cours de la vie, puiffe alors travailler avec perfeftion, quand après notre mort elles les aura tous perdus. S'ils me viennent rechanter qu'elle n'a pas befoin de cesinftrumens pour faire fes for.aions , je leur rechanterai qu'il feut Q iv  34^ État et Empire fouetter les quinze-vingt, qui font femblanfi de ne voir goutte. II vouloit continuer dans de fi-impertiiens raifonnemens ; mais je lui ferrnai la bouche, en le priant de les ceffer, comme il fit, de peur de querelles : car il Connoiffoit que je commeneois am'éehauffer. II s'en alla ëri.fuite, & me laiffa dans 1'admiration des gens de ce monde-la, dans lefquels , jufqu'au fimple peuple, il fe trouve naturellèment tant d'efprit; au lieu que ceux du nötre en ont fi peu , & qu'il leur coute fi cher. Eufin 1'amour de mon pays me détacha petit a petit de I'afFeclion, & même de la penfée que j'avois eue de demeurer en celui-la. Je ne fongeai plus qu'a mon départ; mais j'y vis tant d'impoffibilité , que j'en devins tout chagnn. Mon démon s'en appercut; & m'ayant demandé k' quoi il tenoit que je ne paruffe pas ïe même que toujours, je lui dis franchement le-fujet de ma mélancolie; mais il me fit de fi' belles promeffes pour mon retour, que je m'en repofai fur lui enrièrement. J'en donna» avis au confeil, qui m'envoya quérir, & qui me fit prêter ferment, que je raconterois dans notre friohde les chofes que j'avois vues en celui-la. Enfuite on me fit expédier des paffeports; & mon démon s'étant muni des chofes néceffaires pour un fi grand voyage , me de-  be la Lune. 345É manda en quel endroit de mon pays je voulois defcendre. Je lui dis, que la plupart des riches enfans de Paris fe propofant un voyage k Rome une fois en la vie, ne s'imaginant pas après cela qu'il y eüt rien de beau ni a faire , ni avoir, je le priai de trouver bon que je les imitaffe : mais ajoutai-je, dans quelle machine ferions-nous ce voyage, & quel ordre penfez-vous que me veuille donner le mathématicien qui me paria 1'autre jour de joindre ce globe-ci au notre ? quant au mathématicien , me dit il, ne vous y arrêtez point, car c'eft un homme qui promet beaucoup, & qui ne tient rien. Et quant a la machine qui vous reportera , ce fera la même qui vous voitura k la cour. Cornment, dis-je , l'air deviendra , pour foutenir vos pas, auffi folide que la terre ? c'eft ce que je ne crois point. Hé c'eft une chofe étrange , reprit-il, que vous croyiez & né croyiez pas. Hé ! pourquoi les forciers de vo. tre monde , qui marchent en 1'air , & conduifent des armées, des grêles, des neiges, des pluies , &C d'autres météores , d'une province en une autre, auroient-ils plus de pouvoir que nous? foyez, foyez, je vous prie , plus crédule en ma faveur. II eft vrai, lui dis-je, que j'ai recu de vous tant de bons offices , de même que Socrate, &i les autres pour qui vous avez  jyo État et Empire tant eu d'amitié, que je me dois fier a vous, comme je fais, en my abandonnant de tour mon cceur. Je n'eus pas plutöt achevé cette parole, qu'il s'enleva comme un tourbillon , me tenant entre fes bras; il me fit paffer fans incommodité tout ce grand efpace que nos afironomes mettent entre nous & la lune, en un jour &c demi; ce qui me fit connoitre le menfonge de ceux qui difent qu'une meule de moulin feroit trois eens foixante & tant d'années a tomber du ciel, puifque je fus fi peu de tems a tomber du globe de la lune en celui-ci. Enfin dès la feconde journée , je m'appercus que j'approchois de notre monde. Déja je diftinguois 1'europe d'avec 1'afrique, & ces deux d'avec 1'afie , lorfque je fentis le foufre qui fortoit d'une haute montagne : cela m'incommodoit, de (orte que je m'évanouis. Je ne puis dire ce qui m'arriva enfuite;mais je me trouvai, ayant repris mes fens, dans des bruieres fur la pente d'une colline , au milieu de quelques patres qui parloient italien. Je ne favois ce qu'étoit devenu mon démon , &c je leur demandai, s'ils ne 1'avoient point vu. A ce mot, ils firent le figae de la croix , & me regardèrent comme un démon moi-même : mais leur difant que j'étois chrétien, & les priant de me conduire en quel-  de la Lune. 351 que lieu oh je puiffe me repofer, ils me menèrent dans un village a un mille de la, óii je fus a peine arrivé, que tous les chiens du lieu, depuis les bichons jufqu'aux dogues , fe jettèrent fur moi, 8c m'euffent devoré, fi je n'euffe trouvé une maifon oh je me fauvai: mais celane les empêcha pas de continuer leur fabat, en forte que le maïtre du logis m'en regardoit de mauvaisceil; 8c je crois que dans le fcrupule oh le peuple au gure de ces fortes d'accidens, eet homme étoit capable de m'abandonner a ces animaux , fi je ne me fuffe avifé que ce qui les acbarnoit ainfi après moi, étoit le monde d'ou. je venois, a caufe qu'ayant coutume d'abboyer a la lune, ils fentoient que j'en venois , 8c que j'en avols 1'odeur , comme ceux qui confervent une efpèce de relan ou air marin, après être defcendus de deffus la mer. Pour me purger de ce mauvais air, je m'expofai fur une terraffe, durant quelques heures au foleil: après quoi je defcendis, 8c les chiens qui ne fentoient plus Pinfïuence qui m'avoit fait leur ennemi, ne m'abboyèrent plus , & s'en retournèrent chacun chez foi. Le lendemain je partis pour Rome, ou je vis les reftes des triomphes de quelques grands hommes , de même que ceux des fiècles: j'en admirai les belles ruines, 8c les belles réparations qu'y  35* Etat et Empire ont fait les modernes. Enfin après y avoir dei «ïeuré quinze jours avec M. de Cyrano mort coufin, qui me prêta de 1'argent pour mon retour, j'allai a Civita-vecchia, & me mis fur une galere,qui m'amena jufqu'a MarfeiHe.Pendant ce voyage je n"eus Pefprit tendu qu'aux merveiïles de celui que je venois de faire. Pen commeneai les mémoires dès ce tems-la; & de retour, je les ai mis autant en ordre que Ia maladiè qui me retient au lit me Pa pu permettre. Mais prévoyant quelle fera la fin de mes études & de mes travaux , pour tenir parole au confeil de ce monde-la, j'ai prïé monfieur Ie Bret, mon plus cher & plus inviolable ami, de les donner au public, avec Phifioire de la republique du foleil, celle de Pétincelle , & quelques autres ouvrages de même facon, fi ceux qui nous les ont dérobés les lui rendent, comme je les en conjure de tout mon cceur. Fin du voyage dans la. Lune*  DU SOIEIC 3^3? HISTOIRE COMIQUE DES ÉTAT ET EMPIRE DU S O L E I L. Enfin notre vaiffeau furgit au havre de Toulon; & d'abord après avoir rendu graces aux vents &c aux étoiles , pour la félicité du voyage , chacun s'embraffa fur le port, & fe dit adieu. Pour moi, paree qu'au monde de la lune d'oü j'arrivois, Pargent fe met au rtombre des contes faits a plaifir, & que j'en avois comme perdu la mémoire, le pilote fe contenta pour le naulage , de Phonneur d'avoir porté dans fon navire un homme tombé du cieh Rien ne nous empêcha donc d'afler Kifqu'auprès de Touloufe, chez un de mes amis. Je brülois de le voir, pour la joie que j'efpérois lui caufer, au récit de mes aventures. Je ne ferai point ennuyeux a vous récirer tout ce qui m'arriva fur le chemin. Je me laffai, je me repofai, j'eus foif, j'eus faim , je bus , je mangeai, au milieu de vingt ou trente  354 État et Empire chiens qui compofoient fa meute. Quoique je fuffe en fort mauvais ordre, maigre, & roti du hale, il ne laiffa pas de me reconnoitre. Tranfporté de raviffement, il me fauta au col, & après m'avoir baifé plus de cent fois, tout tremblant d'aife, il m'entraina dans fon chateau, oii fi-töt que les larmes eurent fait place a la voix: enfin , s'écria-t-il , nous vivons, & nous vivrons, malgré tous les accidens dont la fortune a baloté notre vie. Mais bons dieux! il n'eft donc pas vrai le bruit qui courut que vous aviez été brülé en Canada, dans ce grand feu d'artifice duquel vous fütes Pinventeur ? Et cependant deux ou trois perfonnes de créance , parmi ceux qui m'en apportèrent les triftes nouvelles , m'ont juré avoir vu & touché eet oifeau de bois dans Iequel vous fütes ravi. Ils me contèrent que par malheur vous étiez entré dedans au moment qu'on y mit le feu , & que la rapidité des fufées qui brüloient tout a Fentour, vous enlevèrent fihaut, que 1'affiftance vous perdit de vue ; & vous fütes, a ce qu'ils proteftent, confommé de telle forte, que la machine étant retombée , on n'y trouva que fort peu de vos cendres? Ces cendres, lui répondis-je, Monfieur, étoient donc celles de Partifke même ; car le feu ne m'endommagea en facon quel-  duSoleil. 355 conque. L'artifïce étoit attaché en dehors, & fa chaleur par conféquent ne pouvoit pas m'incommoder. Or vous faurez qu'aufTi-töt que le falpêtre fut k bout, 1'impétu ufe afcenfion des fufées ne foutenant plus la machine, elle tomba en terre. Je la vis cheoir ; &C lorfque je penfois culbuter avec elle, je fus bien étonné de lentir que je inontois vers la lune. Mais il faut vous expiiquer la caufe d'un effet que vous prendriez pour un miracle. Je m'étois le jour de eet accident, a caufe de certaines meurtrifTures, frotté de moëile tout le corps : mais paree que nous étions en décours, &: que la lune pour lors attire la moëile, elle abforba fi goulument celle dont ma chair étoit imbue , principalement quand ma boete fut arrivée au-deffus de la moyenne région , ou il n'y avoit point de nuages interpofés pour en afroiblir 1'influence, que mon corps fuivit cette attraction : & je vous protefte qu'elle continua de me fuccer fi longtems, qu'a la fin j'abordai ce monde, qu'on appelle ici la lune. Je lui racontai enfuite fort au long, toutes les particularités de mon voyage , & M. dé Colignac ravi d'entendre des chofes fi extraordi.naires, me conjura de les rédigcr par écrir.  SYS État et Empire" Moi qui aime le repos , je réfiftai long-rems, I caufe des vifites qu'il étoit vraifemblable que cette pubiication m'attiroit: toutefois honteux du reproche dont il me rebattoit, de ne pas faire affez de compte de fes prières, je me réfolus enfin de le fatisfaire. Je mis donc la plame a la main : & a mefure que j'acbevois un cahier , impatient de ma gloire , qui lui démangeoit plus que la fienne , il alloit a Touloufe le pröner dans les plus belles aflemblées. Comme on 1'avoit en réputation d'un des plus forts génies de fon fiècle, mes louanges, dont il fembloit 1'infatigable écho, me firent connoïtre de tout le monde. Déja les graveurs, fans m'avoir'vu, avoient buriné mon image; & la ville retentiffoit dans chaque carrefour , du gofier enroué des colporteurs , qui crioient è tue-têfe : voila le portrait de Vauteur des états & empires de la lune. Parmi les gens qui lurent mon livre , il fe rencontra beaucoup d'ignorans qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les efprits de la grande volée , ils applaudirent co-mme les autres , jufqu'a battre des mains a chaque mot, de peur de fe méprendre; & tout joyeux s'écrièrent, qu'il eft bon ! aux endroits qu'ils n'entendoient point. Mais la fuperftition, traveftie en remords, de qui les dents font bien aiguës fous la chemife d'un fot, leur rongea  © U S Ö L E 1 1, 357 fongea tant le cceur, qu'ils aimèrent mieux renoncer a la réputation de philofophe, laquelle aufïi-bien leur étoit un habit mal-fait, que d'en répondre au jour du jugement. Voila donc la médaille renverfee ; c'eft k qui chantera la palinodie. L'ouvrage dont ils avoient fait tant de cas, n'eft plus qu'un potpourri de contes ridicules, un amas de lambeaux découfus, un répertoire de peaux d'anes, propres a bercer les enfans ; & tel n'en connoït pas feulement la fyntaxe, qui condamne 1'auteur a porter une bougie a faint Mathurin. Ce contrafte d'opinions entre les habiles 6c les idiots augmenta fon crédit. Peu après, les copies en manufcrit fe vendirent fous le manteau; tout le monde, & ce qui eft hors du monde, c'eft-a-dire depuis le gentilhomme jufqu'au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque familie fe divifa, & les intéréts de cette querelle allèrent fi loin „ que la ville fut partagée en deux factions,la lunaire & 1'anti-lunaire. On étoit aux efcarmouches de Ia bataille, quand un matin je vis entrer dans la chambre de Colignac, neufou dix barbes a longue robe, qui d'abord lui parierent ainfi: Monfieur, vous favez qu'il n'y a pas un de nous en cette com- R  3!)8 Etat et Empire pagnie qui ne foit votre allié, votre parent ou votre ami , & que par conféquent il ne vous peut rien arriver de honteux, qui ne nous rejaillifie furie front? Cependant nous fommes informés de bonne part, que vous retirez un forcier dans votre chateau. Un forcier , s'écria Colignac ! ö dieux! nommez-le-moi, je vous le mets entre les mains : mais il faut prendre garde que ce ne foit une calomnie. Hé quoi, Monfieur, interrompit 1'un des plus vénérables , y a-t-il aucun parlement qui fe connoiffe en forciers comme le notre ? Enfin, mon cher neveu , pour ne vous pas davantage tenir en fufpens; le forcier que nous accufons, eft l'autéjir des états & empires de la lune. II ne fauroit nier qu'il ne foit Ie plus grand magicien de 1'Europe , après ce qu'il avoue luimême ? Cornment ? avoir monié k la lune 1 cela fe peut-ii fans 1'entremife de... je n'oferois nommcr la béte; car enfin, dites-moi, qu'alloit-il faire chez la lune ? Belle demande , interrompit un autre 1 II alloitaffifter au labbat qui s'y tenoit poffible ce jour ia : & en effet vous voyez qu'il eut accointance avec le démon de Socrate. Après cela vous étonnez-vous que le diable 1'ait, comme il dit, rapporté en ce monde ? Mais quoi qu'il en foit, voyezvous, tant de lunes, tant de cheminées, tant  DUSOLEIL. 'de voyages par 1'air ne vajent rien , je dis rien du tout, & entre vous & rrioi, ( a ces mots il aoprocba fa bouche de fon oreiile ) je n'ai jamais vu de forcier qui n'eüt commerce avec la lune. Ils fe turent après ces bons avis ; &£ Colignac demeura tellement étonné de leur commune extravagance, qu'il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant un vénérable butör , qui n'avoit point encore parlé: voyezvous , dit-ii, notre parent; nous connoiffons ou vous tient 1'enclouure. Le matiicien eft une perfonne que vous aimez; mais n'appréhendez rien; a votfce confidération, les chofes iront a la douceur; vous n'avez feulement qu'a nous le mettre entre les mains; & pour 1'amour de vous, nous engageons notre, honneur de le faire brüler fans fcandale. • - A ces mots, Colignac , quoique fes poings dans fes cötés , ne put fe eontenir ; un éclat de rire le prit , qui n'olfenfa pas peu meffieurs fes parens ; de forte qu'il ne fut pas en fon pouvoir de répondre a aucun point de leur harangue , que par des ha a a a , ou des1 ho o o o o : fi bien que nos meffieurs, très-fcandalifés, s'en allèrent, je dirois avec leur courte honte, fi elle n'avoit duré jufqu'a Toulouiè. Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans fon cabinet, oü fi - tot que j'eus fermé la porte Rij  3^o Etat etEmpir-e deffus nous: comte, lui dis-je, ces ambafladeurs a long poil me femblent des comètes chevelues; j'appréhende quë le bruit dont ils ont éclaré , ne foit le tonnerre de Ia foudre qui s'ébranle pour cheoir. Quoique leur accufation foit ridicule , & poffible un effet de leur ffupidité , je ne ferois pas moins mort, quand une douzaine d'habiles gens qui m'auroient vu griller, diroient que mes juges font des fots. Tous les argumens dont ils prouveroient mon' innocence , ne me reffufciteroient pas, & mes cendres demeureroient tout auffi froides dans un tombeau , qu'a la voierie : c'eft pour quoi, fauf votre meilleur avis, je ferois fort joyeux de confentir a la tentation qui me fuggère de ne leur laiffer en cette province que mon portrait; car j'enrageois au doublé , de mourir pour une chofe a laquelle je ne crois guères. Colignac n'eut quafi pas la patience d'attendre que j'euffe achevé, pour répondre. D'abord toutefois il me raiUa ; mais quand il vit que je le prenois férieufement: ah ! par la mort, s'écria-t-il d'un vifage allarmé , on ne vous touchera point au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vaffaux , & tous ceux qui me comidèrent, ne périffent auparavant. Ma maifon eft telle , qu'on ne la peut forcer fans canon ; elle eft très-avantageufe d'afïïette & bien  : b u S o t E i i. y&L $anquée. Mais je fuis fou, de me précauticnner contre des tonnefres de parchemin. lis font, lui repliquai-je , quelquefois plus a craindre que ceux de la moyenne région. De-la en avant nous ne pariames que de nous rejouir. Un jour nous chaffions, un autre nous afbons a la promenade; quelquefois nous recevions vifite , & quelquefois. nous en fendions; enfin nous quittions toujours chaque divertiffement, avant que ce divertifTement eüt pu nous ennuyer. Le marquis de CufTan , voifin de Colignac, homme qui fe connoït aux bonnes chofes , étoit ordinairement avec nous, & nous avec lui; & pour rendre les lieux de notre féjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac k Cuffan , & revenions de Cuffan k Colignac. Les plaifirs innocens dorit le corps efi capable, ne faifoient que la moindre partie. De tous ceux que 1'efprit peut trouver dans 1'étude & la converfation , aücun ne nous manquoit; & nos bibliothèques , unies comme ■nos efprits , appelloient tous les do&es d'ms notre fociété. Nous mêiions la lefiufè a I'entretien, 1'entretien a la bonne chere; ceïle-lïï a la pêche , k la chaffe, aux promenades ; én tin mot , nous joui.flious, peur ainfi dire , & de flous-nismes 5 &i de tout ce crue la-nature - • ftfï  $6i È t a t et Empire a prodiiit de plus doux pour notre ufage, & re mêlions que la raifon pour bornes a nos , defirs, Cependant ma réputation , contraire.k mon repos, couroi't les villages circonvoifins, &Z les villes mêmes de la province : tout le monde, attiré par ce bruit, prenoit prétexte de venir voir le feigneur , pour voir le forcier Quand je fortois du chateau , non-feu!er ■ ment les enfans & les femmes , mais auffi les hommes, me regardojent comme la béte; furtout le pafteur ce Coiigf-ac , qui, par malice , ou p;r ignoiance , ctolt en fecret le plus grand de mes epnemis. Cet homme, iimple en appa.rence , & dont 1'efprit, bas &c naïf, étoit infinimeu p aifant en fes naï/etés , étoit en effet trés méchant: il étoit yindicatif jufqu'a Ia rage; calomniateur, comme quelque chofe de plus qu'un normand , & fi chicaneur, que 1'amour de la chicane étoit fa paffion dominante. Ayant long-tems plaidé contre fon feigneur, qu'il haïffoit d'autant plus , qu'il 1'avoit trouvé ferme contre fes attaques, il en craignoit le reffentiment, & pour 1'éviter avoit voulu permuter fon bénéfice : mais foit qu'il eüt changé de deffein , ou feulement qu'il eüt différé, pour yenger de Colignac en ma perfomne, pendant le féjour qu'il feroit en fes terres , il s'effor9oit 4?P.er(uader ie contraire, bien que. des, ypyages  DU S O L E I L. jé? qu'il faifoit bien louvent a Touloufe, en donnaffent quelque foupcon. II y faifoit mille contes ridicules de mes enchantemens; & la voix de eet homme malin fe joignant a celle des fimples & des ignorans, y mettoit mon nom en exécration : on n'y parloit plus de moi que comme d'un nouvel Agrippa; Sc nous fümes qu'on y avoit même infbrmé contre moi, a la pourfuke du curé, Iequel avoit été précepteur de fes enfans. Nous en eümes avis par plufieurs perfonnes qui étoient dans les intéréts de Colignac & du marquis ; & bien que 1'huraeur grofTière de tout un pays nous füt uri fujet d'étonnement & de rifée, je ne laiffai pas de m'en effrayer en fecret, lorfque je confidérois de plus prés les fuites facheufes que pourroit avoir cette erreur. Mon bon genie fans doute m'infpiroit cette frayeur; il éclairoit ma raifon de toutes ces lumièies , pourme faire voir le précipice oü j'allois tomber ;• & non content de me confeiller aklfi tacitement,fe voulut déclarer plus expreffement enma faveur. Une nuit des plus facheufes qui fut jamais , ayant iuccédé a un des 'ours les. plus agréables que nous euüions eus a Colignac,'je me levai auffi tót que 1'aurore : &z pourdiïïiper les inquietudes & ies nuages dont mon ejprit étoit encore o&üqué , j'entrai dans. la  #4 État et Empire jardin, oü Ia verdure , les fleurs & les fruirs ' lartifice, & la nature, enchantoient par les' yeux, lorfqu'au même inftant j'appercus le marquis qui s'y promenoit feul dans une grande allée , laquelle coupoit le parterre en deux • >I avoit le marcher lent, & le vifage penfif. Je reftai fort furpris de le voir, contre fa coutume, fi matineux; cela me fit hater mon abord pour lui en demander la caufe. II me répohdit' q«e quelques facheux fonges, dont il avoit' ' etetravailIé,l'avoient contraint de venir plus matm qu'a fon ordinaire, guérir au jour un mal que lui avoit caufé 1'ombre. Je lui conteffai qu'une femblable peine m'avoit empeché de dormir.&je lui en allois conter le detail : mais comme j'ouvrois la bouche, nous appercümes au coin d'une paliffade qui croifo.tdansla notre, Colignac' qui marchoit k grands Pas. De loin qu'il nous appercut: vous voyez, s'écria-t-il, un homme qui vient d'échapper aux plus afFreufes vifions, dont le fpecfacle foit capable de faire tourner le cerveau. A peine ai-je eu le loifirde mettre mon pourpoint, que je fuis defcendu pour vous le conter; mais vous n'étiez plas , ni Pun , ni l antre, dans vos chambres ; c'eft pourquoi ie fuis accouru au jardin , me doutant que vous y lenez. En efièt, ie pauvre gentilhomine étoit  DU S O L Ë i t; 365 prefque hors d'haleine. Si-töt qu'il 1'eut reprife, nous i'exhortames a fe décharger d'une chofe, qui, pour être fouvent fort légère , ne laiffe pas de pefer beaucoup. C'eft mon deffein, nous repliqua-t-il; mais auparavant affeyons-nous. Un cabinet de jafmins nous préfenta tout k propos de la fraïcheur & des fièges : nous nous y retirames, & chacun s'étant mis k fon aife, Colignac pourfuivit ainfi. Vous faurëz qu'après deux ou trois fornnes, durant lefquels je me fuis trouvé parmi beaucoup d'embarras, il m'a femblé dans celui que j'ai fait environ au crépufcule de 1'aurore, que mon cher höte que voila étoit entre le marquis & moi , & que nous le tenions étroitement embraffé, quand un grand monftre noir , qui n'étoit que de têtes, nous 1'efi venu tout d'un coup arracher. Je penfe même qu'il l'alioit précipiter dans un bücher allumé proche de-la, car il le balancoit déja fur les fiammes : mais une fi 11e femblable a celle des mufes, qu'on nomme Euterpe , s'eft jettée au genou d'une dame , qu'elle a conjuré de le fauver, (cette dame avoit le port & les marqués dont fe fervent nos peintres pour repréfenter la nature.) A peine a-t-elle eu le loifir d'écouter les prières de fa fuivante , que toute étönnée : hélas ! a-t-elle cfié , c'eft un de mes amis! Auffi-töt  366 État et Empire elle' a porté a fa bouche une efpèce de farbatane, & a tant foufflé par le canal, fous les pieds de mon cher höte, qu'elle 1'a fait monter dans le ciel, & 1'a garanti des cruautés du monftre a cent têtes. J'ai crié après lui fort long-tems, ce me femble, & 1'ai conjuré de ne pas s'en aller fans moi ; quand une infinité de petits anges tout ronds , qui fe difoient enfans de 1'aurore , m'ont enlevé au même pays, vers Iequel il paroifToit voler , & m'ont ' fait voir des chofes que je ne vous raconterai pas, paree que je les tiens trop ridicules. Nous, le fuppiiames de ne pas laiffer de nous le dire. Je me fuis. imaginé , continua-t-il, être dansle foleil, & que le foleil étoit un monde. Je n'en ferois pas même encore défabufé, fans le henniffement de mon barbe , qui me réveillant, m'a fait voir que j'étois dans mon lit. Quand le marquis connut que Colignac avoit achevé: & vous, dit-il, M. Dyrcona, quel a été le votre? Pour le mien , répondis-je , encore qu'il ne foit pas des vnlgaires, je le mets en cömpte de rien. Je fuis bilieux , mélaucolique.; c'eft la caufe pour laquelle , depuis que je fuis au monde , mes fonges m'ont fans ceffe repréfenté des cavernes & du feu. Dans mon plus bel age , il me femhloit, en dor-. mant, que devenu léger, je m'e,nlevois juf-r.  D U S O L E I L. 367 qu'aux nues , pour éviter la rage d'une troupe d'affaffins qui me pourfuivoient; mais qu'au bout d'un effort long & vigoureux, il le rencontroit toujours quelques murailles , après avoir volé par - deffus beaucoup d'autres , au pied de laquelle, accablé de travail, je ne manquois point d'être arrêté; ou bien fi je m'imaginois de prendre ma volée en haut , encore que j'euffe avec les bras nagé fort longtems dans le ciel, je ne ne laiffois pas de me rencontrer toujours proche de terre, & contre toute raifon, fans qu'il me femblat être devenu ni las , ni lourd, mes ennemis ne faifoient qu'étendre la main , pour me faifir par le pied, &£ m'attirer a eux. Je n'ai guères eu que des fonges femblables a celui-la , depuis que je me connois ; hormis que cette nuit , après avoir longtems volé comme de coutume, & m'être plufieurs fois échappé de mes perfécuteurs, il m'a femblé qu'a la fin je les ai perdus de vue , & que dans un ciel libre êcfortéclairé, mon corps foulagé de toute pefanteur , j'ai pourfuivi mon voyage jufques dans un palais, ou fe compofent la chaleur & la lumière. J'y aurois fans doute remarqué bien d'autres chofes ; mais mon agitation pour voler m'avoit tellement approché du bard du lit, que je fuis tombé d^ns la rueile , le ventre tout nud fur le platre»  368 État et Empire & les yeux fort ouverts. Voila, Meffieurs ; m°n f°a& tout au Io"g, je n'eftime qtAm pur effet de ces deux qualités qui prédominent a mon tempérament : car encore que celui-ci öirfere un peu de ceux qui m'arrivent toujours, en ce que j'ai volé jufqu'au ciel fans retomber, jattnbue ce changement au fang, qui s'étanf repandu, par la joie de nos plaifirs d'hier , plus au large qu'a fon ordinaire , a pénétré la melancohe, & luia öté, en la foulevant, cette pefanteur qui me faifoit retomber : mais après tout, c'eft une fcience ou il y a fort k devinerMa foi, continua Cuffan, vous avez raifon, c elt un pot pourri de toutes les chofes k quoi nous avons penfé en veillant; une monflrueufe chunère, un affemblage d'efpèces confufes, que la fantaifie, qui dans le fommeil n'eft plus guidee par la raifon, nous préfente fans ordre, & dont toutefois, en les tordant, nous croyons epreindre le vrai fens , & tirer des fonges, comme des oracles , une fcience de i'avenirmais par ma foi, je n'y trouve aucune autre conformité, finon que les fonges, comme les oracles, ne peuvent être entendus : toutefois jugez par le mien, qui n'eft point extraordinaire , de la valeur de tous les autres. j'ai (ougé que j'étois fort trifte , & que je rencontres par-tout Dyrcona qui réclamoit. Mais fans da-  DU S O L E I L.' 369 vantage m'alambiquer le cerveau a 1'explicatlon de ces noires énigmes, je vous en développerai en deux mots le fens myftique : c'eft par ma foi qu'a Colignac on fait de fort mauvais fonges ; & que fi j'en fuis cru, nous irons effayer d'en faire de meilleurs a Cuffan. Allons-y donc, me dit le comte, puifque ce trouble-fête en a tant d'envie. Nous délibérames de partir le jour même. Je les fuppliai de fe mettre donc en chemin devant, paree que j'étois bien-aife, ayant, comme ils venoient de conclure , a y féjourner un mois, d'y faire porter quelques livres : ils en tombèrent d'accord , & auffi-töt après déjeuner, mirent le cul fur la felle. Cependant je fis un balot des volumes, que je m'imaginai n'être pas a la bibliothèque de Cuffan, dont je chargeai un mulet; & je fortis environ fur les trois heures, monté fur un trés-bon coureur. Je n'aüois pourtant qu'au pas, afin d'accompagner ma petite bibliothèque, & pour enricbir mon ame avec plus de loifir des libéralités dé ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous furprendra. J'étois avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une contrée, que je perfois indubitablement avoir vue autre part. En effet, je follicitai tant ma mémoire de me dire  37© État et Empire d'oü je connoiflbis ce payfage , que la pré-* fence des objets excitant les images , je me fouvins que c'étoit juftement le lieu que j'a-> vois vu en fonge la nuit paffée. Cette ren-* contre bizarre eüt occupé mon intention plus de tems qu'il ne Foccupa , fans une étrange apparition par qui j'en fus réveille. Un fpeclre (au moins je le pris pour tel) fe préfentant k moi au milieu du chemin , faifit mon cheval par la bride. La taille de ce phantöme étoit énorme , 6c par le peu qui paroiffoit de fes yeux , il avoit le regard trifte 8c rude. Je ne faurois pourtant dire s'il étoit beau ou laid ; car une longue robe tiffue des feuillets d'un livre de plein -chant, le couvroit jufqu'aux ongles, Sc fon vifage étoit caché d'une carte, oü 1'on avoit écrit Yin principio. Les premières parolesque le phantöme proféra, Satanus Diabolus , cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand dieu vivant.... A ces mots , il héfita ; mais répétant toujours le grand dieu vivant, & cherchant d'un vifage effaré fon pafteur, pour lui fouffler le1 refte , quand il vit que de quelque cöté qu'il allongeat la vue, fon pafteur ne paroiffoit point, un fi efTroyable tremblement le faifit, qu'a force de claquer , la moitié de fes dents en tombèrent, & les deux tiers de la gamme fous lefquels il étoit  B ü S O L E I L. 37I gtfant, s'écartèrent en papillotes. II fe retourna pourtant vers moi; & d'un regard , ni doux ni rude , oü je voyois fon efprit flotter, pour réfoudre Iequel feroit le plus a propos de s'irriter ou s'adoucir : ho bien, dit-il, Satanus Diabolus , par la fangué, je te conjure au nom de dieu, & de M. faint Jean, dé me laiffer faire ; car fi tu remues m pieds nipattes, diable emporte, je t'étriperai. Je tiraillois contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me fuffoquoient, m'ötèrent toute force. Ajoutez a cela, qu'une cinquantaine de villageois fortirent de derrière une haie , marchant fur leurs genoux, & s'égozillant a chanter Kyrie Eleifon. Quand ils furent affez prothes, quatre des plus robuftes , après avoir trempé leurs mains dans un benitier, que tenoir. tout exprès leferviteur du presbytère, me prirent au colet. J'étois a peine arrêté, que je vis paroitre meffire Jean , Iequel tira dévotemtnt fon étole , dont il me garrota ; &c enfuite une cohue de femmes 6c d'enfans , qui, malgré toute ma réfiftance , me coufirent dans une grande nappe. Au refte , j'en fus fi bien entortillé , qu'on ne me voyoit que la tête. En eet équipage il me portèrent a Touloufe, comme s'ils m'euffent porté au monument. Tantöt 1'un s'écrioit, que fans cela il y auroit eu famine,  372 Et at et Empire paree que , lorfqu'ils m'avoient rencontré , j'allois affurément jetter le fort fur les bleds; & puis j'en entendois un 'autre qui fe plaignoit que le claveau n'avoit commencé dans fa bergerie , que d'un dimanche , qu'au fortir de vêpres je lui avois frappé fur 1'épaule. Mais ce qui, malgré tous mes défaftres, me chatouilla de quelqu'émotion pour rire, futle cri effroyable d'une jeune payfanne après fon flancé, autrement le phantöme qui m'avoit pris mon cbeval, (car vous faurez que le ruftre s'étoit califourchonné deffus^ck déja, comme le fien, le ralonnoit de bonne guerre.) Miférable, glapiffoit fon amoureufe, es-tu donc borgne ? ne vois-tu pas que le cheval du magicien eft plus noir que charbon , & que c'eft le diable en perfonne qui t'emporte au fabbat ? Notre pitaut, épouvanté, en culbuta par-deffus la croupe; ainfi mon cheval eut la clef des champs. Ils confultèrent s'ils fe faifiroient du mulet ; ils délibérèrent qu'oui; mais ayant décoitfu le paquet, & au premier volume qu'ils ouvrirent s'étant rencontré la phyfique de M. Defcartes , quand ils appercurent tous les cercles par lefquels ce philofophe a diftingtié le mouvement de chaque planète, tous d'une voix hurlèrent que c'étoit les cernes que je tracois pour appelier Belzebut. Celui qui le tenoit  DU SOLEIL. 173 tenoit le laiffa cheoir d'appréhenflon; & par malheur, en tombant , il s'ouvrit dans une page oiifont expliquées les vertus de 1'aimant; je dis par malheur, paree qu'a 1'endroit dont je parle, il y a une figure de cette pierre mérallique , ou les petits corps qui fe déprennent de fa maffe pour accrocher le fer, font repréfentés comme des bras. A peine un de ces marauts 1'appercut, que je 1'entendis s'égoziller que c'étoit la le crapaud qu'on avoit trouvé dans 1'ange de 1'écurie de fon coufm-Eiacre , quand fes chevaux moururent. A ce mot , ceux qui avoient paru le plus échaufés, rengainèrent leurs mains dans leur fein, ou fe regantèrent de leurs pochettes. Meffire Jean de fon cöté crioit a gorge déployée , qu'oa fe gardat de toucher a rien; que tous ces livres la étoient de francs grimoires, & le mulet un fatan. La canaille, ainfi épouvantée, laiffa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine , la fervante de M. Ie curé , qui Ie chafloit vers 1'étable du presbytère , de peur qu'il n'allat dans le cimetière fouler 1'herbe des trépaffés. II étoit bien fept heures du foir, quand nous arrivames a un bourg , oü pour me rafraïchir on me traina dans la geole; car le lecteur ne me croiroit pas., fi je difois qu'on m'enterra S \  274 État et Empire dans un trou : & cependant il eft fi vrai, qu'avec une pirouette j'en vifitai toute Fétendue : enfin il n'y a perfonne qui me voyant en ce lieu , ne m'eüt pris pour une bougie allumée fous une ventoufe. D'abord que mon geolier me précipita dans cette caverne : fi vous me donnez , lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il eft trop large; mais fi c'eft pour un tombeau il eft trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq fens il ne me refte 1'ufage que de deux, 1'odorat, & le toucher; 1'un, pour me faire fentir les puanteurs de ma prifon; 1'autre, pour me la rendre palpable. En vérité, je vous 1'avoue, je croirois être damné, fi je ne favois qu'il n'entre point d'innocens en enfer. A ce mot d'innocent, mon geolier s'éclata de rire : & par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens? car je n'en ai jamais tenu fous ma clef que de ceux-la. Après d'autres complimens de cette nature, le bon homme prit la peine de me fouiller , je ne fai pas a quelle intention; mais par la diligence qu'il employa, je conjecture que c'étoit pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, a caufe que durant la bataille de Diabolas, j'avois glifie mon or dans mes chaufTes; quand au bout d'une très-exa&e anatomie, il fe trouva les  DU S O L E I t. 275 mams auffi vuides qu'auparavant, peu s'en fallut que je ne mouruffe de crainte , comme il penfa mourir de douleur. Ho vertubleu, s'écria-til, 1'écume dans la bouche, j'ai bien vu d'abord, que c'étoit un focier; il eft gueux comme le diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, fonge de bonnedieure a ta confcience. II avoit a peine achevé ces paroles, que j'entendis le carillon d'un troufleau de clefs, oir il choififfoit celle de mon cachot. II avoit le dos tourné; c'eft pourquoi de peur qu'il ne fe vengeat du malheur de fa vi-fite, je tirai dextrement de leur cache trois piftoles,& je lui dis : monfieur le conciërge, voila une piftole , je vous fupplie de me faire apporter un morceau , je n'ai pas mangé depuis onze heures. II la recut fort gracieufement, & me protefta que mon défaftre le touchoit. Quand je connus fon cceur adouci: en voila encore une , continuai-je, pour reconnoïtre la peine que je fuis honteux de vous donner. II ouvrit 1'oreille , le cceur & la main; & j'ajoutai lui en comptant trois au lieu de deux, que par cette troifième, je le fuppliois de mettre, auprès de moi, 1'un de fes garcons, pour me tenir compagnie, paree que les malheureux doivent craindre la folitude. Ravi de ma prodigalité, il me promit tou- Sij  iy6 État et Empire tes chofes, m'embraffa les genoux, déclama contre la Juftice , me dit qu'il voyoit bien que j'avois des ennemis, mais que j'en viendrois a mon honneur, que j'eufTe bon courage , & qu'au refte il s'engageoit, auparavant qu'il fut trois jours , de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai trés - férieufement de fa courtoifie; & après mille accolades dont il penfa m'étrangler, ce cher ami verrouilla la porte. Je demeurai tout feul, & fort mélancolique, le corps arrondi fur un boteau de paille en poudre : elle n'étoit pas pourtant fi menue, que plus de cinquante rats ne la broyaffent encore. La voute, les murailles & le plancher , étoient compofés de fix pierres de tombes, afin qu'ayant la mort deffus, deffous, & a 1'entour de moi, je ne putTe douter de mon enterrement. La froide bave des limas & le gluant venin des crapauds, me couloit fur le vifage: les poux y avoient les dents plus longues que le corps. Je me voyois travaillé de la pierre, qui ne me faifoit pas moins de mal pour être externe. Enfin je penfe que pour être Job, il ne me manquoit plus qu'une femme & un pot caffé. Je vainquis-la pourtant toute la dureté de deux heures très-difficiles, quand le bruit d'une  DU SOLEIL. 277 grofles de clef, joint a celui des verroux de ma porte , me réveilla de 1'attention que je prêtois a mes douleurs. Enfuite du tintamarre , j'appercus a la clarté d'une lampe , un certain ruöaut. II fe déchargea d'une terrine entre mes jambes: & la, la , dit- il, ne vous affligez^point, voila du potage aux choux, que quand ce feroit.... tant y a, c'eft de la propre foupe de notre maitrefTe ; & fi par ma foi, comme dit 1'autre , on n'en a pas öté une goutte de graiffe. Difant cela, il trempe fes cinq doigts jufqu'au fond, pour m'inviter d'en faire autant. Je trayaillai après 1'original, de peur de lé décourager; & lui d'un ceil de jubilation : morguienne, s'écria-t-il, vous êtes bon frere. On dit qu'ous avez des envieux; jernigué, font des traïtres, oui, tétigué, font des traïtres: hé, qu'ils y viennent donc pour voir. O bien, bien, tant y a, toujours va qui danfe. Cette naïveté m'enfla deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant fi heureux que de m'en empêcher: je voyois que la fortune fembloit m'ofirir en ce maraut une occafion pour ma liberté, c'eft pourquoi il m'étoit très-important de choyer fes bonnes graces; car d'échapper par d'autres voies , 1'architecte qui batit ma prifon, y ayant fait plufieurs entrées, ne s'étoit pas fouvenu d'y faire une fortie. Toutes Siij  ijS Etat et Empire ces confidérations furent caufe que pour le fonder, je lui partei ainfi : tu es pauvre , mon grand ami, n'eft-il pas vrai? Hélas! monfieu, répondit le ruftre, quand vous arriveriez de chez le devin , vous n'auriez pas mieux frappé au but. Tiens donc , continuai - je, prens cette pifiole. Je trouvai fa main fi tremblante, lorfque je la mis dedans, qu'a peine la put-il fermer. Ce commencement me fembla de mauvaife augure; toutefois je connus bientöt, par la ferveur de fes remercimens, qu'il n'avoit tremblé que de joie : cela fut caufe que je pourfuivis : mais fi tu étois homme k vouloir participer a 1'accomplifTement d'un vceu que j'ai fait, vingtpiftoles , outre le falut de ton ame, feroient a toi comme ton chapeau; car tu fauras qu'il n'y a pas un bon quart-d'heure, enfin un moment auparavant ton arrivée , qu'un ange m'efl apparu, & m'a promis de faire connoïtre la juftice de ma caufe, pourvu que j'aille demain faire dire une meffe k Notre-Dame de ce bourg, au grand-autel. J'ai voulu m'excufer fur ce que j'étois enfermé trop étroitement : mais il m'a répondu, qu'il viendroit un homme envoyé du geolier pour me tenir compagnie, auquel je n'aurois qu'a commander de fa part de me ' conduire a t'égli'fe, Sc me reconduire en pri-  D U S O L E I 1. i/9 fon; que je lui recommandaffe le fecret, & d'obéir fans réplique , fur peine de mourir dans Tan : & s'il doutoit de ma parole , je lui dirois, aux enfeignes qu'il eft confrère du fcapulaire. Or le leöeur faura qu'auparavant j'avois entrevu par la fente de fa chemife un fcapulaire, qui me fuggera toute la tiffure de cette apparition : & oui da , dit-il, mon bon feigneur , je ferons ce que 1'ange nous a commandé : mais il faut donc que ce foit a neuf heures, paree que notre maitre fera pour lors a Touloufe aux accordailles de fon fils avec la fille du maitre des hautes ceuvres : dame acouté, le bouriau a un nom auffi-bian qu'un ciron: on dit qu'elle aura de fon pere en mariage, autant d'écus comme il faut pour la rancon d'un roi. Enfin elle eft belle &riche,mais ces morceaux - lè. n'ont garde d'arriver a un pauvre garcon. Hélas! mon bon monfieur, faut que vous fachiez.... Je ne manquai pas a eet endroit de 1'intêrrompre; car je preffentois par ce cemmencement de digreffion, une longue enchainure de coq-a-l'ane. Or après que nous eümes bien digéré notre complot, le ruftaut prit congé de moi. II ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer juftement k 1'heure promife. Je laiffai mes habits dans la prifon, & je m'équipai de guenilles; car afin de n'êtire S if  aSo État et Empire pas reconnu, nous 1'avions ainfi concerté fa veille. Si-tót que nous fümes k l'air, je n'oubliai point de lui compter fes vingt pifioles. II les regarda fort, & même avec de grands veux. Elles font d'or & de poids, lui dis-je, fur ma parole. Hé, monfieur, me répliqua-t-il ce n'eft pas k cela que je fonge; mais je fonge que la maifon du grand Macé eft k vendre avec fon dos & fa vigne. Je 1'aurai bien pour deux eens francs, il faut huit jours k Mtir le marché; & je voudrois vous prier, mon bon monfieur, fi c'étoit votre plaifir, de faire que jufqua tant que le grand Macé tienne bien comptées vos piftoles dans fon coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne. La naïveté de ce coquin me fit rire. Cependant nous continuames de marcher vers 1'églife, oü nous arnvames. Quelque temps après on y commenca la grand'meffe: mais fi-töt que je vis mon garde qui fe levoit k fon rang pour aller a lofrrande, ,'arpentai la nef de trois fauts, & en autant d'autres, je m'égarai preftement dans une ruelle détournée. De toutes les diverfes penfées qui m'agitèrent en eet inftant, "He que ,e fuivis , fut de gagner Touloufe, dont ce bourg-la n'étoit diftant que d'une demiheue, k deffein d'y prendre la pofte. J'arrivai aux fauxbourgs d'affez bonne-heure; mais je  DU S O L E I L. l8l reftai fi honteux, de voir tout le monde qui me regardoit, que j'en perdis contenance. La caufe de leur'étonnemementprocédoit de mon équipage; car comme en matière de gueuferie j'étois affez nouveau, j'avois arrangé fur moi mes haillons fi bizarrement, qu'avec une démarche qui ne convenoit point a 1'habit, je paroiffois moins un pauvre qu'un mafcarade; outre que je paflois vïte, la vue baffe , & fans demander. A la fin confidérant qu'une attention fi univerfelle me menacoit d'une fuite dangereufe, je furmontai ma honte. Auffi-töt que i'appercevois quelqu'un me regarder, je lui tendois la main. Je conjurois même la charité de ceux qui ne me regardóient point: mais admirez comme bien fouvent pour vouloir accompagner de trop de circonfpeaions les deffeins ou la fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant eet orgueilleufe. Je fais cette réflexion au fujet de mon aventure; car ayant apperc;u un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos étoit tourné vers moi: monfieur, lui dis-je, le tirant par fon manteau, fi la compaffion peut toucher.... Je n'avois pas entamé le mot qui devoit fuivre, que eet homme tourna la tête. O Dieu! que devint-il; mais ö Dieu! que devins-je moi-même? Cet homme étoit mon  Etat et Empire. geolier. Nous reftames tous deux confternés d'admiration, de nous voir oh nous nous voyions. J'étois tout dans fes yeux, il empioyoit toute ma vue. Enfin le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira, 1'un & 1'autre, de 1'extafe oii nous étions piongés. Ah! miférable que je fuis, s'écria le geolier, faut-il donc que je fois attrappé ? Cette parole a doublé fens m'infpira auffi-töt le ftratagême que vous allez entendre. Hé main-forte, meffieurs, main-forte, k la Juftice, criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la comtefTe des Mouffeaux; je le eherche depuis un an. Meffieurs, continuai-je tout échauffé, cent pifioles pour qui 1'arrêtera. J'avois k peine laché ces mots, qu'une troupe de canaille éboula fur le pauvre ébahi. L'étonnement ou mon extraordinaire impudence 1'avoit jetté, joint k 1'imagination qu'il avoit, que fans avoir, comme un corps glorieux, pénétré fans fraction les murailles de mon cachot je ne pouvois m'être fauvé, le tranfit tellement , qu'il fut long-temps hors de lui-mêrrfe. A la fin toutefois il fe reconnut, & les premières paroles qu'il employa pour détromper le petit peuple, furent, qu'on fe gardat de fe méptendre , qu'il étoit fort homme d'honneur. Indubitablement il alloit découvrir toutle myf-  DU SOLEIÈ iSj' tére: mais une douzaine de fruitières, de laquais & de porte-chaifes , defireux de me fervir pour mon argent, lui fermèrent la bouche a coups de poings; & d'autant qu'ils fe figuroient que leur récompenfe feroit mefurée aux outrages dont ils infulteroient a la foibleffe de ce pauvre dupe, chacun accouroit y toucher du pied ou de la main. Voyez 1'homme d'hon. neur, clabaudoit cette racaille! II n'a pourtant pu s'empêcher de dire, dès qu'il a reconnu monfieur, qu'il étoit attrappé. Le bon de la comédie, c'eft que mon geolier étant en fes habits de fête, il avoit honte de s'avouer marguillier du bourreau, & craignoit même fe découvrant d'être encore mieux battu. Moi de mon cöté , je pris 1'eflbr durant le plus chaud de la bagare. J'abandonnai mon falut a mes jambes; elles m'eurent bientöt mis en franchife : mais pour mon malheur, la vue que tout le monde recommencoit a jetter fur moi , me rejetta tout de nouveau dans mes premières allarmes. Si le fpeöacle de cent guenilles qui, comme un branie de petits gueux, danfoient a 1'entour de moi, excitoit un bayieur a me regarder, je craignois qu'il ne lüt fur mon front, que j'étois un prifonnier échappé. Si un paffant fortoit la main de deffous fon manteau, je me le figurois un fergent, qui  184 ê ta t et Empire allongeoit le bras pour m'arrêter. Si j'en remarquois un autre arpentant le pavé, fans me rencontrer des yeux, je me perfuadois qu'il feignoit de ne m'avoir pas vu, afin de me faiiir par derrière. Si j'appercevois un marchand entrer dans fa boutique, je difois : il va décrocher fa hallebarde. Si je rencontrois un quartier plus chargé de peuple qu'a 1'ordinaire : tant de monde, penfois-je, ne s'eft point affemblé-la fans deffein. Si un autre étoit vuide, on eft ici prés a me guetter. Un embarras s'oppofoit-il a ma fuite , on a barricadé les rues pour m'enclore. Enfin ma peur fubornant ma raifon, chaque homme me fembloit un archer ; chaque parole, arrêtez; & chaque bruit, 1'infupportab'e croaffement des verroux de ma prhon paffée. Ainfi travaillé de cette terreur panique , je réfolus de gueufer encore , afin de tra1 verfer fans foupcon le refte de la ville julqu'a la pofte. Mais de peur qu'on ne me reconnüt k la voix, j'ajoutai a 1'exercice de Quaifinan, fadreffe de contrefaire le muet. Je m'avance donc vers ceux que j'appercois qui me regardent: je pointe un doigt deffous le menton, puis deffus la bouche , & je 1'ouvre en baiilant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu'un pauvre muet demande raumöne. Tantöt  DU SOLEIl. 2.85 par charité on me donnoit un compatiffement d'épaule; tantöt je me fentois fourrer une bride au poing; & tantöt j'entendois des femmes murmurer, que je pourrois bien en Turquïe avoir été de cette facon martyrifé pour la foi. Enfin j'appris que la gueuferie eft un grand livre, qui nous enfeigne les mceurs des peuples , a meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb & de Magellan. Ce ftratagênre pourtant ne put encore laffer 1'opiniatreté de ma deftinée , ni gagner fon mauvais naturel: mais a quelle autre invention pouvois-je recourir? Car de traverfer une grande ville comme Touloufe, oü mon eftampe m'avoit fait connoitre même aux harangères, bariolé de guenilles auffi bourues que celles d'un arlequin , n'étoit-il pas vraifemblable que je ferois obfervé & reconnu incontinent, &C que le contre-cbarme de ce danger étoit le perfonnage de gueux, dont le röle fe joue fous toutes fortes de vifages? Et puis, quand cette rufe n'auroit pas été projettée avec toutes les circonfpections qui la devoient accompagner , je penfe que parmi tant de funeftes conjonctures, c'étoit avoir le jugement bien fort, de ne pas devenir infenfé. J'avancois donc chemin , quand tout a coup je me fentis obligé de rebrouffer arrière; car  i86 État et Empire mon véritable geolier, & quelque douzaine d'archers de fa connoifTance , qui 1'avoient tiré des mains de la racaille, s'étant ameutés, & patrouillant toute la ville pour me trouver, fe rencontrèrent malheureufement fur mes voies. D'abord qu'ils m'appercurent avec leurs yeux de linx, voler de toute leur force, & moi voler de toute la mienne, fut une même chofe. J'étois fi légèrement pourfuivi, que quelquefois ma liberté fentoit deffus mon col 1'haleine des tyrans qui la vouloient opprimer : mais il fembloit que l'air qu'ils pouffoient en courant derrière moi, me poufsat devant eux. Enfin le ciel ou la peur , me donnèrent quatre ou cinq ruelles d'avance. Ce fut pour lors que mes chaffeurs perdirent Ie vent & les traces, moi la vue & le charivari de cette importune venerie. Certes, qui n'a franchi, je dis, en original, des agonies femblables, peut difficilementmefurer la joie dont je treffaillis, quand je me vis échappé. Toutefois, paree que mon falut me demandoit tout entier, je réfolus de ménager bien avaricieufement le tems qu'ils confommoient pour m'atteindre. Je me barbouillai le vifage, frotai mes cheveux de pouffière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chauffe, jettai mon chapeau dans un foupirail; puis ayant étendu mon mouchoir  DU S O L E I L. 287 deffus le pavé, & difpofé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion, je me couchai vis-a-vis,le ventre contre terre, & d'une voix piteufe me mis a geindre fort langoureufement. A peine étois-je la, que j'entendis les cris de cette enrouée populace long-tems avant le bruit de leurs pieds; mais j'eus encore affez de jugement pour me tenir en la même pofture, dans 1'efpérance de n'en être point reconnu , & je ne fus point trompé, car me prenant tous pour unpeftiféré, ils paffèrent fort vïte, en fe bouchant le nez, & jettèrent la plupart un doublé fur mon mouchoir. L'orage ainfi diffipé, j'entre fous une allee," je reprens mes habits, & m'abandonne encore a la fortune; mais j'avois tant couru, qu'elle s'étoit laffée de me fuivre. II le faut bien croire ainfi, car a force de traverfer des places & des carrefours, d'enfiler & couper des rues, cette glorieufe déeffe n'étant pas accoutumée de marcher fi vite; pour mieux dérober ma route, me laiffa cheoir aveuglement aux mains des archers qui me pourfuivoient. A ma rencontre ils foudroyèrent une huée fi furieufe, que j'en demeurai fourd. Ils crurent n'avoir pas affez de bras pour m'arrêter; iis y employérent les dents, 8c ne s'affuroient pas encore de  iS8 État et Empire me tenir; 1'un me traïnoit par les cheveux, uri autre par le collet, pendant que les moins paffionnés me fouilloient. La quête fut plus heureufe que celle de laprifon, ils trouvèrent le refte de mon or. Comme ces charitables médecins s'occupoient a guérir 1'hydropifie de ma bourfe, un grand bruit s'éleva; toute la place retentit de ces mots, tue, tue, & en même tems je vis briller des épées. Ces meffieurs qui me trainoient, crièrent que c'étoient les archers du grand-prévöt, qui leur vouloient dérober cette capture. Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu'a 1'ordinaire, de cheoir entre leurs mains, car vous feriez condamné en vingt-quatre heures, & le roi ne vous fauveroit pas. A la fin pourtant effrayés euxmêmes du chamaillis qui commencoit a les atteindre, ils m'abandonnèrent fi univerfellement, que je demeurai tout feul au milieu de Ia rue, pendant que les aggreffeurs faifoient boucherie de tout ce qu'ils rencontroient. Je vous laiffe a penfer fi je pris la fuite, moi qui avois également a craindre 1'un & 1'autre parti. En peu de tems, je m'éloignai de la bagarre; mais comme déja je demandois le chemin de la pofte, un torrent de peuple qui fuyoit la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant réfiftcr  DU S O 1 E I i. 2.89 réfifter a la foule, je la fuivis; & me fachant de courir fi long-tems, je gagnai a la fin une petlte porte fombre , ou je me jettai pêle-mêle avec d'autres fuyards. Nous la baclames defius nous; puis quand tout le monde eut repris haleine : camarades, dit un de la troupe , fi vous m'en croyez, paflbns les deux guicbets, & tenons fort dans le preau. Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d'une douleur fi furprenante , que je penfai tomber mort fur la place. Hélas! tout auffi-töt, mais trop tard , je m'appercus qu'au lieu de me fau~ ver dans un afyle comme je croyois , j'étois venu me jetter moi-même en prifon, tant il elf impoffible d'échapper a la vigilance de fon étoile. Je confidérai eet homme plus attentivement, &c je le reconnus pour un des archers qui m'avoient fi long-tems pourfuivi: la fueur froide m'en monta au front, je devinspale, èc prêt a m'évanouir. Ceux qui me virent fi foible, émus de compaffion, demandèrent de 1'eau; chacun s'approcha pour me fecourir, & par malheur ce maudit archer fut des plus em» preffés ; il n'eut pas jetté les yeux fur moi , qu'auffi - tot il me reconnut. 11 fit' figne a fes compagnons, & en même tems on me falua d'un , je vous fais prifonnier de par la roi. II ne fallut pas aller loin pour m'écrouer. T  190 État et Empire Je demeurai dans la morgue jufqu'au foïr J oü chaque guichetier 1'un après 1'autre , par une exacte diffection des parties de mon vifage , venoit tirer mon tableau fur la toile de fa mémoire. A fept heures fonantes, Ie bruit d'un trouffeau de clefs donna le fignal de la retraite. On me demanda fi je voulojs être conduit a la chambre d'une piftole ? Je répondis d'un baiffement de tête. De 1'argent donc ? me répliqua ce guide. Je connus bien que j'étois en lieu oü il m'en faudroii avaler bien d'autres: c'eft pourquoi je le priai, en cas que fa courtoifie ne put fe réfoudre k me faire crédit jufqu'au lendemain , qu'il dit de ma part au geolier, de me rendre la monnoie qu'on m'avoit prife. Oh par ma foi, répondit ce maraut, notre maitre a bon cceur , il ne rend rien.Eft-ce donc que pour votre beau nez.... Hé allons, allons aux cachots noirs. En achevant ces paroles, il me montra le chemin par un grand coup de fon trouffeau de clefs, la pefanteur duquel me fit culbuter & griller du haut en bas d'une montée obfcure , jufqu'au pied d'une porte qui m'arrêta ; encore n'aurois - je pas reconnu que c'en étoit une, fans 1'éclat du cboc dont je la heurtai, car je n'avois plus mes yeux, ils étoient demeurés au haut de  b u S o l e i t. ï$ï. Pefcalier fous la figure d'une chandelle que tenoit a quatre-vingt marches au-deffus de moi mon bourreau de conducteur. Enfin eet homme tigre pian piano defcendu, démêla trente grof-, fes ferrures , décrocha autant de barres, & le guichet feulement entre-baillé, d'une fecouf-, fe de genouil il m'engouffra dans cette foffe; dont je n'eus pas le tems de remarquer toute 1'horreur, tant il retira vïte après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jufqu'aux genoux.' Si je penfois gagner le bord, j'enfoncois jufqu'a la ceinture : le glouffement terrible des crapauds, qui patogeoient dans la vafe, me faifoit foubaiter d'être fourd; je fentois des lezards monter le long de mes cuiffes, des couleuvres m'entortiller le col; & j'en entrevis une a la fombre clarté de fes prunelles étincelantes qui, de fa gueule toute noire de venin, dardoit une langue a trois pointes, dont la brufque agitation paroiffoit une foudre, oü fes regards mettoient le feu. D'exprimer le refte , je ne puis, il furpaffe toute créance ; & puis je n'ofe tacher a m'en reffouvenir, tant je crains que la certitude oü je penfe être d'avoir franchi ma prifon, ne foit un fonge, duquel je me vais éveiller. L'aiguille avoit marqué dix heures au cadran de la groffa tour, aywtf q«e perfonne mt frappé a mo§ " r" " " Tij  Et Af et Empire lombeau : mais environ ce tems - la, comme déja la douleur d'une amère trifteffe commencoit a me ferrer le cceur, & défordonner ce jufte accord qui fait la vie, j'entendis une voix laquelle m'avertifloit de faifir la perche qu'on me préfentoit. Après avoir, dans 1'obfcurité, tatonné affez long-tems pour la trouver , j'en rencontrai un bout, je le pris tout ému, & mon geolier tirant 1'autre a foi, me pecha du milieu de ce marécage. Je me doutai que mes affaires avoient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me paria que la tête nue, & me dit que cinq ou fix perfonnes de condition attendoient dans la cour pour me voir. II n'eft pas jufqu'a cette béte fauvage , qui m'avoit enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lèquel eut 1'impudence de m'aborder ; & un genouil en terre m'ayant baifé les mains, de 1'une de fes pattes, il m'óta quantité de limas qui s'étoient colés a mes cbeveux ; & de 1'autre , il fit cheoir un gros tas de fangfues dont j'avois le vifage mafqué. Après cette admirable courtoifie : au moins ; medit-il, mon bon feigneur, vous vous fouviendrez de la peine & du foin qu'a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi, écoutez, quand c'eüt été pour leroi, ce n'eft pas pour vous le  D V S O 1 £1 1. ±9? reprocher da. . . . Outré de 1'effroriterie du maraut, je lui fis figne que je m'en fouviendrois. Par mille détours effroyables j'arrivai enfin a la lumière , & puis dans la cour , oix fi-tót que je fus entré, deux hommes me fauv rent, que d'abord je ne pus connoïtre, a caufe qu'ils s'étoient jettés fur moi en même tems, & me tenoient 1'un & 1'autre la face attachée contre la mienne. Je fus long-tems fans les deviner; mais les tranfports de leur amitié prenant un peu de trève, je reconnus mon cher Colignac & le brave marquis. Colignac avoit le bras en écharpe , & Cuffan fut le premier qui fortit de fon extafe. Hélas! dit-il, nous n'aurions jamais foupconné un tel défaflre , fans votre coureur & le mulet, qui font arrivés cette nuit aux portes de mon chateau. Leur poitrail, leurs fangles, leur croupière , tout étoit rompu, & cela nous a fait préfager quelque chofe de votre malheur. Nous fommes montés auffi-töt a cheval , & n'avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac , que tout le pays ému de cèt accident, nous en a particularifé les circonffanees. Au galop en même tems nous avons donné jufqu'au bourg ou vous étiez en prifon ; mais y ayant appris votre évafion , fur le bruit qui couroit que vous aviez tourné du cöté de Touloufe; avec.. Tüj  194 E t 'a t et Empire? ce que nous avions de nos gens, nous y fommes venus a toute bride. Le premier a qui nous avons demandé de vos nouvelles, nous a dit qu'on vous avoit repris. En même tems nous avons pouffé nos chevaux vers cette prifon t mais d'autres gens nous ont aflurés que vous vous étiez évanoui de la main des fergens : & comme nous avancions toujours chemin, des bourgeois fe contoient 1'un a 1'autre que vous étiez devenu invifible. Enfin , a force de prendre langue, nous avons fu qu'après vous avoir pris, perdu Sc repris, je ne fai combien de fois, on vous menoit a la prifon de la grefTe tour. Nous avcns coupé chemin a vos archers, Sc d'un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus , & mis en fuite ; mais nous n'avons pu apprendre des bleffés mêmes que nous avons pris , ce que vous étiez devenu , jufqu'a ce matin qu'on nous eft venu dire que vous étiez aveuglément venu vous-même vous fauver en prifon. Colignac eft bleffé en plufieurs endroits , mais fort légèrement. Au refte, nous venons de mettre ordre que vous fuffiez logé dans la plus belle chambre d'ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous feul tout au haut de la groffe tour, dont la terraffe vous fervira.  D U S O L E I L. 295 de bakon ; vos yeux , du moins, feront en liberté , malgré le corps qui les attaché. Ah ! mon cher Dyrcona , s'écria le comtc , prenant alors la parole , nous fiunes bien malheureux de ne pas t'emmener, quand nous partimes de Colignac! Mon cceur, par une triftefle aveugle, dont j'ignprois Ia caufe , me prédifoit je ne fai quoi d epouvantable : mais n'importe , j'ai des amis , tu es innocent; & en tout cas je fai fort bien cornment on meurt glorieufement. Une feule cho'e me défëfpère. Le maraut fur Iequel je voulois effayer les premiers coups de ma vengeance (tu concois bien que je parle de mon curé ) , n'eft plus en état de la reffcntir; ce mïférablea rendu 1'ame. Voici le détail de fa mort. II couroitavec fon ferviteur, pour chaffer ton coureur dans fon éeurie , quand ce cheval , d'une fidélité par qui peut-être les fecrettes lumières de fon inflina ont redoublé , tout fougueux fe mit k ruer, mais avec tant de furie & de fuccès, qu'en trois coups de pied contre lefquels la tête de ce bufle échoua, il fit vaquer fon bé«éfice. Tu ne comprens pas, fans doute, les caufes de la hairie de eet infenfé ,mais je te les veux décoüvrif. Sache donc , pour prendre 1'affaire de plus haut, que ce faint homme, normand de nation , & chicaneur de fon métier, qui deifervoit, felon 1'argent, des pélerins, T iv  io6 Etat et Empire une chapelle abandonnée , jetta un dévolut fur 3a cure de Colignac ; & que malgré tous mes efforts pour maintenir le poffeffeur dans fon bon droit, le dröle patelina fi bien fes juges, qu'a la fin , malgré nous , il fut notre pafteur. Au bout d'un an i! me plaida auffi, fur ce qu'il entendoit que je payaffe la dime. On eut beau lui repréfenter, que de tems immémorial ma terre étoit franchè, il ne laiffa pas d'intenter fon procés qu'il perdit; mais dansles procédures il fit naïtre tant d'incidens , qu'a force de pulluler , plus de vingt autres procés ont germé de celui-Ia, qui demeureront au croc, grace au cheval dont le pied s'eft trouvé plus dur que la ceryelle de M. Jean. Voila tout ce que je puis conjecturer duvertigo de notre pafteur. Mais * admirez avec quelle prévoyance il conduifoit fa rage. On vient de m'affurer que s'étant mis en tête le maiheureux deffein de ta prifon , il avoit fecrettement permutélacure de Colignac contre une autre cure en fon pays, ou il s'attendoit de fe retirer auffi-töt que tuferois pris. Son ferviteur même a dit, que voyant ton cheval prés de fon éeurie , il lui avoit entendu murmurer, que c'étoit de quoi le mener en lieu ou on ne 1'atteindroit pas. Enfuite de ce difcours, Colignac m'avertit de me défier des offres & des vifites que me rendroit peut-être une perfonne très-puiffante,  du Soleil: 297 qu'il me norhma ; que c'étoit par fon crédit que meffire Jean avoit gagné le procés du dévolut; & que cette perfonne de qualité avoit follicité 1'affaire pour lui, en paiement des fervices que ce bon prêtre, du tems qu'il étoit cuiftre, avoit rendu au collége a fon fils. Or, continua Colignac , comme il eft bien mal-aifé de plaider fans aigreur , Sc fans'qu'il refte a 1'ame un caractère d'inimitiéqui ne s'efface plus , encore qu'on nous ait rapatriés , il a toujours depuis cherché fecrettementles occafionsde metraverfer. Mais il importe, j'ai plus de parens que lui dans la robe, Sc ai beaucoup d'amis, ou tout au pis nous faurons y interpofer 1'autorité royale. Après que Colignac eut dit , ils tachèrent 1'un & 1'autre de me confoler; mais ce fut par les témoignages d'une douleur fi tendre , que la mienne s'en augmenta. Sur ces entrefaites , mon géolier nous vint retrouver, pour nous avertir que la chambre étoit prête. Allons la voir, répondit Cuffan ; il marcha, Sc nous le fuivïmes. Je la trouvai fort ajuftée. II ne me manque rien, leur dis-je, finon des livres. Colignac me promit de m'envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerois la lifte. Quand nous eümes bien confidéré Sc bien reconnu par la hauteur de ma tour , par les folies a fonds de cuve, qui 1'en-  ï9§ Etat et Empire vironnoient, Sc par toutes les difpofitions de mon appartement, que de me fauver étoit une entreprife hors du pouvoir humain ; mes amis feregardant 1'un 1'autre , Sc puisjettant les yeux fur moi , fe mirent a pleurer : mais comme fi. tout a coup notre douleur eüt fléchi la colère du ciel, une foudaine joie s'empara de mon ame , la joie attira 1'efpérance ; Sc 1'efpérance, de fecrètes lumières , dont ma raifon fe trouva tellement éblouie, que d'un emportement, qui me fembloit ridicule a moi-même : allez, leur dis-je , allez m'attendre a Colignac, j'y ferai dans trois jours ; Sc envoyez-moi tous les inftrumens de mathématique, avec lefquels jetravaille ordinairement. Au reffe , voustrouverez dans une grande boite force cryflaux taillés de diverfes facons,ne lesoubliez pas; toutefois j'aurai plutöt fait de fpécifier dans un mémoire les chofes dont j'ai befoin. Ils fe chargèrent du billet que je leur donnai, fans pouvoir pénétrer mon intention ; après quoi je les congédiai. Depuis leur départ, je ne fis que ruminer k , 1'exécution des chofes que j'avois préméditées, Sc j'y ruminois encore le lendemain, quand on m'apporta, de leur part, tout ce que ce j'avois marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit , qu'on n'avoit point vu fon maitre depuis le jour précédent, Sc qu'on ne  © u S o i e i l; 199 favoït ce qu'il étoit devenu.Cet accident ne me troubla point,paree qu'auffi-töt il me vint a la penfée qu'il feroit poffible qu'il fut allé en cour folliciter ma fortie : c'eft pourquoi, fans m'étonner, je mis la main a'l'ceuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je colai; enfin je conftruifis la machine que je vous vais décrire. Ce fut une grande boïte fort légère , & qui fermoit fort jufte : elle étoit haute de fix pieds ou environ, 5e large de trois en quarré. Cette boïte étoit trouée par en-bas; & par-deffus la voute qui 1'étoit auffi, je pofai un vaiffeau de cryftal troué de même , fait en globe, mais fort ample , dont le goulot aboutifToit juftemenr , & s'enchaffoit dans le pertuis que j'avois pratiqué au chapiteau. Le vafe étoit conftruit exprès a plufieurs angles , & en forme d'icofaëdre , afin que chaque facette étant convexe & concave, ma boule produisit 1'effet d'un miroir ardent. Le géolier ni fes guichetiers ne montoient jamais a ma chambre qu'ils ne me rencontraffent occupé k ce travail; mais ils ne s'en étonnoient point, a caufe de toutes les gentilleffes de méchanique qu'ils voyoient dans ma chambre , dont je me difois Pinventeur. II y avoit «ntr'autres une horloge a venï, un ceil aitlhael  309 Etat et Empire avec Iequel on voit la nuit, une fphère oü les aftres fuivent le mouvement qu'ils ont dans le ciel; tout cela leur perfuadoit que la machine oü je travaillois étoit une curiofité femblable; & puis 1'argent dont Colignac leur graiffoit les mains, les faifoit marcher doux en beaucoup de pas difficiles..Or,ilétoit neufheures dumatin, mon géolier étoit defcendu , & le ciel étoit obfcu'rci , quand j'expofai cette machine au fommet de ma tour, c'eft-a-dire au lieu le plus découvert de ma terraffe : elle fermoit fi clos, qu'un feul grain d'air , hormis par les deux ouvertures, ne s'y pouvoit gliffer; & j'avois emboité par-dedans un petit ais fort léger qui fervoit k m'affeoir. Tout cela difpofé de la forte, je m'enfermai dedans , & j'y demeurai prés d'une heure , attendant ce qu'il plairoit a la fortune d'ordonner de moi. Quand le foleil débarraffé de nuages commenca d'éclairer ma machine , eet icofaëdre tranfparent qui recevoita travers fes facettes les tréfors du foleil, en répandoit par le bocal la lumière dans ma celluie ;& comme cette fplendeur s'affoibliffoit a caufe des rayons qui ne pouvoient fe replier jufqu'a moi fans fe rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertiffoit ma chafTe en un petit ciel de pourpre émaillé d'or..  t> v S o l~e i l. 3èr • j'admirois avec extafe la beauté d'un coloris fi mêlangé; & voici que tout k coup je fens mes entrailles émues de la même facon que les fentiroit treffaillir quelqu'un enlevé par une poulie. J'allois ouvrir mon guichet, pour connoïtre la caufe de cette émotion;mais comme j'avancois la main , j'appercus par le trou du pïancher de ma boïte, ma tour déja fort baffe audeffous de moi; & mon petit chateau en l'air, pouffant mes pieds contremont, me fit voir en un tournemain Touloufe qui s'enfoncoit en terre. Ce prodige m'étonna , non point a caufe d'un effor fi fubit, mais a caufe de eet épouvantable emportement de la raifon humaine au fuccès d'un deffein qui m'avoit même effrayé en 1'imaginant. Le relt e ne me furprit pas; car j'avois bien prévu que le vuide qui furviendroit dans 1'icofaëdre , k caufe des rayons unis du foleil par les verres concaves, attireroit pour le remplir une furieufe abondance d'air, dont ma boïte feroit enlevée ; & qu'a mefure que je monterois, fhorrible vent qui s'engouffreroit par le trou, ne pourroit s'élever jufqu'a la voute, qü'en pénétrant cette machine avec furie il ne la poufsat en haut. Quoique mon deffein fut digéré avec beaucoup de précaution, une circonftance toutefois me tiempa , pour  30z' Et At ê t Empï rr;ê n'avoir pas affez efpéré de la vertu de mes mi-» roirs. J'avois difpofé autour de ma boïte une petite voile facile a contourner , avec une ficelle dont je tenois le bout , qui paffoit par le bocal du vafe ; car je m'étois imaginé que quand je ferois en l'air, je pourrois prendre autant de vent qu'il m'en faudroit pour arriver a Colignac ; mais en un clin d'ceil le foleil qui battoit a plomb & obliquement fur les miroirs ardens de 1'icofaëdre , me guinda fi haut, que je perdis Touloufe de vue. Cela me/fit abandonner ma ficelle , & fort' peu de tems après j'appercus par une des vitres que j'avois pratiquées aux quatre cótés de la machine, ma petite voile arrachée, qui s'envoloit au gré d'un tourbillonentonné dedans. Il mefouvient qu'en moins d'uneheure je me trouvai au-deffus dela moyenne région: je m'en appercus bien-töt, paree que je voyois grêler & pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être, d'oü venoit alors le vent (fanslequel ma boïte ne pouvoit monter) , dans un étage du ciel exempt de métèores; mais pourvu qu'on m'écoute, je fatisferai a cette objection. Je vous ai dit que le foleil qui battoit vigoureufement fur mes miroirs concaves, uniffant les rais dans le milieu du yafe, chaffoit avec fon ardeur, par le tuyau d'enha.ut, l'ai|  B U S O L E I C JOf 'dont ïl étoit plein ; & qu'ainli le vafe demeurant vuide, la nature qui 1'abhorre lui faifoit rehumer par 1'ouverture baffe, d'autre air pour, fe remplir: s'il en perdoit beaucoup , il en recouvroit autant; &C de cette forte on ne doit pas s'étonner que dans une région au-deffus de la moyenne oii font les vents, je continuaffede monter, paree que l'jEther devenoit vent,par lafurieufe viteffe avec laquelle il s'engouffroit pour empêcher le vuide, & devoit par conféquent pouffer fans ceffe ma machine. Je ne fus quafi pas travaillé de Ia faim , hormis lorfque je traverfai cette moyenne region ; car véritablement la froideur du climat me la fit voir de loin; je dis de loin , a caufe qu'une bouteille d'effence que je portoistoujours, dont j'avalai quelques gorgées, lui défendit d'approcher. Pendant tout le refle de mon voyage je n'en fentois aucune atteinte ; au contraire , plus j'avancois vers ce monde enflamé , plus je me trouvois robufte : je fentois mon vifage un peu chaud, & plus gai qu'a 1'ordinaire; mes mains paroiffoient colorées d'un vermeil agréable , 6c je ne fai quelle joie couloit dans mon fang, qui me tranfportoit hors de moi. .11. me fouvient que réfléchiffant fur cette .aventure, je raifonnai une fois ainfi. La faim %  304 Etat et Empire fans doute, ne me fauroit atteindre , a caufe que cette douleur n'étant qu'un infrïnct de nature , avec Iequel elle oblige les animaux a réparer par 1'aliment ce qui fe perd de leur fubftance; aujourd'hui qu'elle fent que le foleil, par fa pure , continuelle & voifme irradiation , me fair plus réparer de chaleur radicale , que je n'en perds , elle ne me donne plus cette envie qui me feroit inutile. j'objeclois pourtant a ces raifons, que puifque le tempérament qui fait la vie, confiftoit non-feulement en chaleur naturelle , mais en humide radical, ou ce feu fe doit attacher comme la flamme a 1'huile d'une lampe ; les rayons feuls de ce brafier vital ne pouvoient faire i'ame, a moins que de rencon'trer quelque matière ondtueufe qui les fixat. Mais tout auffi-töt je vainquis cette difficulté , après avoir pris garde que dans nos corps 1'humide radical, & la chaleur naturelle , ne font rien qu'une même chofe : car ce que 1'on appelle humide , foit dans les animaux , foit dans le foleil, cette grande ame du monde, n'eft qu'une fluxion d'étincelles plus continues, k caufe de leur mobilité; & ce que 1'on nomme chaleur, eft une brouine d'atömes de feu, qui paroiffent moins déliés , k caufe de leur interruption ; mais quand 1'humide & la chaleur radicale feroient deux chofes diftinétes, il eft conf- tant  DU S O L E I L. JÓf tant que 1'humide ne feroit pas nécefTaire pour vivre fi proche du foleil; car puifque eet humide ne fert dans les vivans, que pour arrêter la chaleur qui s'exhaleroit trop vite, &C ne feroit pasréparée affez tot; je n'avois garde d'en manquer dans une région oü de ces petits corps de flamme qui font la vie, il s'en réuniffoit davantage a mon être, qu'il ne s'en détachoit. Une autre chofe peut caufer de fétonnement; favoir, pourquoi les approches de ce globe ardent ne me confumoient pas, puifque j'avois prefque atteint la pleine activité de fa fphère ; mais en voici la raifon. Ce n'efi point a proprement parler, le feu même qui brüle, mais une matière plus groffe , que le feu pouffe ca & la par les élans de fa nature mobile; & cette poudre de bluettes , que je nomme feu, paf elle-même mouvante, tient poffible toute fon aclion de la rondeur de fes atómes ; car ils chatouillent, échaufFent ou brülent, felon la figure des corps qu'ils traïnent avec eux. Ainfi la paiile ne jette pas une flamme fi ardente que le bois; le bois brüle avec moins de violence que le fer ; & cela procédé de ce que le feu de fer, de bois &C de paiile , quoiqu'en foi le même feu, agit toutefois diverfement, felon la diverfité des corps qu'il remue : c'eft pourquoi dans la paiile , le feu (cette pouffière quafi fpirituelle) ."•'^ V  306 État et Empire n'étant embarraffé qu'avec un corps mol, il eft corrofif: dans le bois, dont la fubftance eft plus compacte , il entre plus durement; & dans le fer , dont la maffe eft prefque tout-a-fait folide, & liée de parties angulaires, il pénètre & confomme ce qu'on y jette en un tournemain. Toutes ces obfervations étant familières, on ne s'étonnera point que j'approchaffe du foleil fans être brülé , puifque ce qui brüle n'eft pas le feu, mais la matière oü il eft attaché; & que le feu du foleil ne peut être mêlé d'aucune matière. N'expérimentons - nous pas même que la joie qui eft un feu , paree qu'il ne remue qu'un fang aérien , dont les particules fort déliéesgliffent doucement contre lesmembranesde notre chair, chatouille & fait naitre je ne fai quelle . aveugle volupté; & que cette volupté, ou pour mieux dire , ce premier progrès, de douleur , n'arrivant pas jufqu'a menacer 1'animal de mort, mais jufqu'a lui faire fentir que 1'envie caufe un mouvement è nos efprits , que nous appellons joie. Ce n'eft pas que la fièvre, encore qu'elle ait des accidens tout contraires, ne foit un feu enveloppé dans un corps, dont les grains font cornus , tel qu'eft la bile acre, ou la mélancolie; qui venant a darder fes pointes crochues par-tout oü fa nature mobile le promet, perce, coupe, écorche, & produit par  DU SOLEIL. 307 tette agitation violente , ce qu'on appelle ardeur de fièvre : mais cette enchainure de preuves eft fort inutile; les expériences les plus vulgaires fuffifent pour convaincre les aheurtés. Je n'ai pas de tems k perdre , il faut penfer a moi: je fuis, a 1'exemple de Phaëton , au milieu d'une carrière oü je ne faurois rebrouffer , & dans laquelle fi je fais un faux pas, toute la nature enfemble n'eft p oint capable de me fecourir. Jereconnus très-diftinaement, comme autrefois j'avois foupconné en montant a la lune, qu'en effet c'eft la terre qui tourne d'orient en occident a 1'entour du foleil, & non pas le foleil autour d'elle ; car je voyois enfuite de la France, le pied de la botte d'ltalie, puis la mer mediterranée, puis la Grece, puis le Bofphore, le Pont-Euxin, la Perfe, les Indes, la Chine , & enfin le Japon, paffer fucceffivement vis-a-vis du trou de ma loge; & quelques heures après mon élévation, toute la mer du fud ayant tourné , laiffa mettre a fa place le continent de PAmérique. Je diftinguai clairement toutes ces révolutions, & je me fouviens même que long-tems après je vis encore 1'Europe remonter une fois fur la fcène, mais je n'y pouvois plus remarquer féparément les états, a caufe de mon exalta- Vij  308 Etat et Empire tion qui devint trop haute. Je laifïai fur ma foute, tantöt agauche, tantöt a droite, plufieurs terres comme la notre, ou pour peu que j'atteigniffe les fphéres de leur aaivité, je me fentois fléchir : toutefois larapide vigueur de mon effor furmontoit celle de ces attractions. Je cötoyai la lune, qui pour lors fe trouvoit entre le foleil & la terre, & jelaiffai Vénus a main droite.'Mais a propos de cette étoile , la vieille aftronomie a tant prêché que les planètes font des aftres qui tournent a 1'entour de la terre, que la moderne n'oferoit en dou* ter : & je remarquai toutefois , que durant tout le tems que Vénus parut au-deca du foleil, a 1'entour duquel elle tourne, je la vis toujours en croiffant; mais achevantfon tour ,'j'obfervai qu'a mefure qu'elle paffa derrière, les cornes fe rapprochèrent, & fon ventre noir fe redora. Or cette viciffitude de lumières & de ténèbres, montrent bien évidemment que les planètes font, comme la lune & Ia terre, des globes fans clarté, qui ne font capables que de réfléchir celle qu'ils emprunrent. En effet, è force de monter, je fis encore la même obfervation de Mercure. Je remarquai de plus, que tous ces mondes ont encore d'autres petits mondes qui fe meuvent a 1'en  DU SOLEIL 309 tour d'eux. Rêvant depuis aux caufes de Ia conftruction de ce grand univers, je me fuis imaginé qu'au débrouilletrient du cahos, après que Dieu eut créé la matière , les corps femblables fe joignirent par ce principe d'amour incon. nu, avec Iequel nous expérimentons que toute chofe cherche fon pareil. Des particules forméés de certaine facon s'affemblèrent, & cela fit l'air: d'autres, a qui la figure donna poffible un mouvement circulaire, composèrent en fe liant les globes, qu'on appelle aftres, qui non feulement , a caufe de cette inclination de piroueter fur leurs pöles, a laquelle leur figure les néceffite, ont dü s'amaffer en rond comme nous les voyons, mais ont dümême s'évaporant de la maffe, & cheminant dans leur fuite d'une allure femblable , faire tourner les orbes moindres qui fe rencontroient dans la fphére de leur afiivité : c'eft pourquoi Mereure , Vénus, la Terre, Mars, Jupiter & Saturne , ont été contraints de piroueter & rouler tout enfemble a 1'entour du foleil. Ce n'eft pas qu'on ne fe puifTe imaginer qu'autrefois tous cesautreS globes n'ayent été des foleils, puisqu'il refte encore a la terre, malgré fon extinction préfenté, affez de chaleur pour faire tourner la lune autour d'elle par le mouvement circulaire des corps qui fe déprennent de fa maffe , & qu'il en refte  3ro Etat et Empire affez a Jupiter pour en faire tourner quatre s mais ces foleils, a Ia longueur du tems, ont fait une perte de lumière & de feu fi confidérable, par 1'émiffion continuelle des petits corps qui en font i'ardeur & la clarté qu'ils font demeure's un mare froid, ténébreux, & prefque impuiffant. Nous découvrons même que ces taches qui font au foleil, dont les anciens ne s'étoient point appercus, croiffent de jour en jour : or que fait-on fi ce n'eft point une croüte qui fe forme en fa fuperficie, fa maffe qui s'éteint a mefure que la lumière s'en dépend; & s'il ne deviendra point, quand tous les corps mobiles 1'auront abondonné, un globe opaque comme la terre? II y a desfièclesfort eloignés , au-dela defquels il ne paroit aucun vefhge du genre humain : peut-être qu'auparavant la terre étoit un foleil peuple d'animaux proportionnés au climat qui les avoit produits, & peut-être que ces animauxla étoient les démons dont Pantiquité raconte tant d'exemples. Pourquoi non ? ne fe peut-il pas faire que ces animaux, depuis 1'extinétion de la terre , y aient encore habité quelque tems, & que Paltération de leur globe n'en eut détruit encore toute la race ? En effet, leur vie a duré jufqu'a celle d'Augufte, au témoignage de Plutërque, II femble même que le teftament pro-  phétique Sc facré de nos premiers patriarch es, nous ait voulu conduire a cette vérité par la main; car on lit, auparavant qu'il foit parlé de 1'homme, la révolte des anges. Cette fuite de tems que 1'écriture obferve , n'eft-elle pas comme une demi-preuve que les anges ont habité la terre avant nous; 6c que ces orgueilleux qui avoient habité notre monde , du tems qu'il étoit foleil, dédaignant peutêtre depuis qu'il fut éteint, d'y continuer leur demeure , 6c fachant que Dieu avoit pofé fon tröne dans le foleil, osèrent entreprendre de 1'occuper? Mais Dieu qui voulut punir leur audace, les chaffa même dela terre, 6c créa 1'homme moins parfait, mais par conféquent moins fuperbe , pour occup;r leurs places vuides. Environ au bout de quatre mois de voyage, du moins autant qu'on fauroit fupputer, quand il n'arrive point de nuit pour diff inguer le jour , j'abordai une de ces petites terres qui voltigent a 1'entour du foleil, que les mathématiciens apellent des macules, ou a caufe des nuages interpofés, mes miroirs ne réuniffant plus tant de chaleur , 6c l'air par conféquent ne pouffant plus ma cabane avec tant de vigue ur, ce qui refta de vent ne fut capable que de foukair ma chute, 6c je defcendis fur la pointe \* iv  3 État et Empire d'une fort haute montagne ou je baiffai doucemenr. Je vous laiffe a penfer la joie que je fentis de voir mes pieds fur un plancher folide, après avoir fi long-tems joué le perfonnage d'oifeau. En vérité des paroles font foibles, pour exprimer 1'épanouiffement dont je treffaillis, lorfqu'enfin j'appercus ma tête couronnée de la clarté des cieux. Cet extafe pourtant ne me tranfporta pas fi fort, que je ne fongeaffe au fortir de ma boëte, de couvrir fon chapiteau avec ma chemife avant de meloigner; paree que j'appréhendois, fi l'air devenant ferein , le foleil eut rallumé mes miroirs, comme il etoit vraifemblable , de ne plus retrouver ma maifon. Par des crevaffes que des ruines d'eau témoignoient avoir creufées , je dévalai dans la plaine, oh par l'épaiffeur du limon dont la terre étoit couverte , je ne pouvois quafi marcher: toutefois au bout de quelque efpace de chemin , j'arrivai dans une fondrière, ou je rencontrai un petit homme tout nud, affis fur une pierre, qui fe repofoit. Je ne me fouviens pas fi je lui parlai Ie premier, ou fi ce fut lui quim'interrogea: mais j'ai Ia mémoire toute fraïche, comme li jeTécourois encore, qu'il m'entretint pendant trois grofïes heures en une langue que  duSoleil. 313 je (ais bien n'avoir jamais ouie, & qui n'a aucun rapport avec aucune de ce monde-ci, laquelle toutefois je comprisplus vïte & plus intelligiblement que celle de ma nourrice. II m'expliqua , quand je me fus enquis d'une chofe fi merveilleufe, que dans les fciences il y avoit un vrai, hors Iequel on étoit toujours éloigné du facile ; que plus un idiöme s'éloignoit de ce vrai , plus il fe rencontroit au-deflbus de ia conception, ót de moins facile intelligence S de même, continua-t-il, dans la mufique ce vraine fe rencontre jamais, que 1'ame auffitöt foulevée ne s'y porte aveuglement. Nous ne le voyons'pas, mais nous fentons que la nature le voit; & fans pouvoir comprendre en quelle forte nous en fommes abforbés, il ne laifTe pas de nous ravir; cependant nous ne faurions remarquer oii il eft. II en va des langues tout de même : qui rencontre cette vérité de lettres , de mots & de fuite , ne peut jamais en s'exprimant tomber au-deflbus de fa conception ,il parie toujours felon a fa penfée, & c'eft pour n'avoir pas la connoiffance de ce parfait idiöme, que vous demeurez court, ne connoiffant pas l'ordre ni les paroles qui puiffent expliquer ce que vous imaginez. Je lui dis ,]que le premierhomrre de notre monde, s'étoit indubitableme.it fervi de cette langue, paree que cha-  3r4 Etat et Empire que nom qu'il avoit impofé a chaque chofe ; déclaroit fon effence. II m'interrompit, & continua. Elie n'eft pas fimplement nécefTaire ,-pour exprimer tout ce que 1'efprit concoit, mais fans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme eet idiöme eft 1'inftinct ou la voix de la nature, il doit être intelligible a tout ce qui vit fous le reffort de la nature ; c'eft pourquoi fi vous en aviez Pintelligence, vous pourriez communiquer toutes vos penfées aux bêtes , & les bêtes a vous toutes les leurs, paree que c'eft le langage même de la nature , par qui elle fe fait entendre atous les animaux. Que la facilité donc avec laquelle vous entendez le fens d'une langue qui ne fonna jamais a votre ouie, ne vous étonne plus. Quand je, parle, votre ame rencontre dans chacun de mes mots, ce vrai qu'elle cherche a tatons; & quoique fa raifon ne Temende pas, elle a chez foi nature qm ne fauroit manquer de 1'entendre. Ah! c'eft fans doute, m'écriai-je, par Tentremife de eet énergique idiöme, qu'autrefois notre premier père converfoit avec les animaux , &c qu'il étoit entendu d'eux; car comme la domination fur toutes les efpèces lui avoit été donnée } elles lui obéiffoient, paree qu'il  DU S O L E I V. 31*5 leur paroit en une langue qui leur étoit con ue; & c'eft auffi pour cela (la langue matriceé int perdue ) qu'elles ne viennent point aujourd'hui,' comme jadis, quand nous les appellons, a caufe qu'elles ne nous entendent plus. Le petit homme ne fit pas femblant de me vouloir répondre; mais reprenant le fil de fon difcours, il alloit continuer, fi je ne 1'euffe interrompu encore une fois. Je lui demandai donc en quel monde nous refpirions, s'il étoit beaucoup habité, & quelle forte de gouvernement maintenoit leur police. Je vais, répli' qua-t-il, vous étaler des fecrets quine font point connus en votre elfmat. Regardez bien la terre ou nous marchons; elle étoit il n'y a gueres une maffe indigefte & brouillée, un cahos de matière confufe, une craffe noire Scgluante dontle foleil s'étoit purgé. Or après que par la vigueur des raifons qu'il dardoit contre, il a mêlé, prefTé, & rc-ndu compaftes ces nombreux nuages d'atömes; après, dis-je , que par une longue & puiffante coction, il a féparé dans cette boule les corps les plus contraires, & réuni les plus femblables, cette maffe pénétrée de chaleur a tellement fué, qu'elle a fait un déluge qui 1'a couverte plus de quarante jours; car il faloit bien a tant d'eau eet efpace de tems pour s'écouler aux  Jió Etat et Empire regions les plus penchantes & les plus baffes de notre globe. De ces torrens d'humeur aflemblés, ,s'eft formé la mer, qui témoigne encore par fon fel que ce dok être un amas de fueur, toute fueur étant falée. Enfuite de la retraite des eaux, il eft demeuré fur la terre une bourbe grafie & féconde, oü quand le foleil eut rayonné, ü s'éleva comme une ampoulle, qui ne put caufe du froid pouffer fon germe dehors. Elle recut donc une autre coaion ; & cette coaion la reaifiant encore, & la perfeaionnant par un mélange plus exaa, elle rendit ce germe qui n'étoit en puiflance que de végeter, ;capable de fentir : mais paree que les eaux qui avoient fi long-tems croupi fur le limon, Pavoient trop morfondu, la bube ne fe crêva point; de forte que le foleil la recuifit encore une fois ; & après une troifième digeftion, cette matrice étant fort échauffée, que Ie froid n'apportoit plus d'obftacles a fon accouchement, elle s'ouvrit, & enfanta un homme, Iequel a retenu dans lefoie, qui eft Ie fiege de 1'ame végetative, & 1'endroit de la première coaion, la puiflance de croitre ; dans le cceur, qui eft le fiège de Paaivité , & la place de la feconde coaion , Ia puiflance vitale; & dans le cerveau, qui eft le fiège  DU SOLEIL. 3 i «7 de 1'intellectuelle, & Ie lieu de la troifième coction , la puiflance de raifonner. Sans cela, pourquoi ferions-nous plus long-tems dans le ventre de nos mères, que tout le refte des animaux? li ce n'eft qu'il faut que notre embrion recoive trois coótions diftindtes, pour former les trois facultés diftinótes de notre ame; & les bêtes feulement deux , pour former fes deux puiflances ? je fais bien que le che* val ne s'achève qu'en dix, douze ou quatorze mois, au ventre de la jument : mais comme il eft d'un tempérament contraire a celui qui nous fait hommes, que jamais il n'a vie qu'aux mois remarqués tout-a-fait antipatiques a Ia notre, quand nous reftons dans la matrice outre le cours naturel; ce n'eft pas merveille que le période du tems dont nature a befoin pour délivrer une jament, foit autre que celui qui fait accoucher une femme. Oui, mais enfin , dira quelqu'un , le cheval demeure plus de tems que nous au ventre de fa mère ; & par conféquent il y recoit des coótions ou plus parfaites, ou plus nombreufes. Je réponds qu'il ne s'enfuit pas ; car fans m'appuyer des obfervations que tant de doctes ont faites fur 1'énergie des nombres, quand ils prouvent que toute matière étant en mouvement, certains etres s'achèvent dans une certaine réyolation  318 Et at et Empire de jours, qui fe détruifent dans une autre ; ni fans me faire fort des preuves qu'ils tirent, après avoir expliqué la caufe de tous ces mouvemens, que le nombre de neuf eft le plus parfait; je me contenterai de répondre que le germe de fhomme étant plus chaud, le foleil y travaille , & fournit plus d'organes en neuf mois, qu'il n'en ébauche en un an dans celui du poulain, Or qu'un cheval ne foit beaucoup plus froid qu'un homme , on n'en fauroit douter, puifque cette bete ne meurt que d'enflure de rate , ou d'autres maux qui procédent de mélancolie. Cependant, me direzvous , on ne voit point dans notre monde aucun homme engendré de boue , & produit de cette facon. Jele croisbien, votre monde eft aujourd'huitrop échauffé: car fi-töt que le foleil atrire un germe de la terre, ne rencontrant point ce froid humide, ou pour mieux dire ce période certain d'un mouvement achevé , qui le contraigne.a plufieurs coétions, il en forme auffi-töt un végétant; ou s'il fe fait deux coctions , comme la feconde n'a pas le loifir de s'achèver parfaitement, elle n'engendre qu'un infecte : auffi j'ai remarqué que le finge, qui porte comme nous fes petits prés de neuf mois, nous reffemble par tant de biais , que beaucoup de naturaliftes ne nous ont point difiin-  ÏJ U S O L E I L. 319' gvtés d'efpèce; & la raifon , c'eft que leur femence a-peu-près tempérée comme la nöire pendant ce tems, a prefque eu leloifir d'achever les trois digeftions. Vous me demanderez indubitablement, de qui je tiens 1'hiftoire que je vous ai contée. Vous me direz que je ne faurois 1'avoir apprife de ceux qui n'y étoient pas. II eft vrai que je fuis le feul qui s'y foit rencontré, & que par conféquent je n'en puis rendre témoignage, a caufe qu'elle étoit arrivée auparavant que je naquiffe; cela eft encore vrai: mais apprenez auffi, que dans une région voifine du foleil comme la nètre , les ames pleines de feu font plus claires , plus fubtiles &c plus pénétrantes , que celles des autres animaux aux fphères plus éloignées. Or puifque dans votre monde même il s'efl jadis rencontré des prophètes, de qui 1'efprit échaufTé par un vigoureux enthoufiafme ont eu des preffentimens du futur, il n'eft pas impoffible que dans celui-ci beaucoup plus proche du foleil, & par conféquent beaucoup plus lumineux que le Votre, il ne viennea un fort génie quelque odeur du paffé ; que fa raifon mobile ne fe remue auffi bien en arrière qu'en avant, & qu'elle ne foit capable d'atteindre la caufe par les effets, vu qu'elle peut arriver aux effets par la caufe.  320 Et at et Empire II acheva fon récit de cette forte, mais après une conférence encore plus particulière de fecrets fort cachés qu'il me révela, dont je veux taire une partie, & dont 1'autre m'eft échappée de la mémoire; il me dit qu'il n'y avoit pas encore trois femaines qu'une mote de terre , engroffée par le foleil, avoit accouchée de lui. Regardez bien cette tumeur. Alors il me fit remarquer fur de la bourbe , je ne fais quoi d'enflé, comme une raupinière. C'eft, dit-il, un apoflume , ou , pour mienx parler, une matrice, qui recèle depuis neuf mois Pembrion d'un de mes frères. J'attends ici, a deffein de lui fervir de fage-femme. II auroit continué , s'il n'eüt appercu a 1'entour de ce gazon d'argile, le 'terrein qui palpitoit. Cela lui fit juger, avec la grofieur du bubon , que la terre étoit en travail, & que cette fecouffe étoit déja PefFort des tranchées de 1'accouchement. II me quitta auffi-tót pour y courir; & moi j'allai rechercher ma cabane. Je regrimpai donc Ja montagne que j'avois defcendue ,'au fommet de laquelle je parvins, avec beaucoup de laffitude. Vous pouvez croire combien je fus en peine, quand je ne la trouvai plus oii je 1'avois laiffée. J'en foupirois déja la perte, comme je 1'appercus fort loin qui yoltigeoit  DU SOLEIL. 3 21 voltigeoif. Autant que mes jambes purent fournir , j'y courus a perte d'haleine; 8e certes c'étoit un paffe-tems agréable de contemplef cette nouvelle facon d'aller a la chafle; car quelquefois que j'avois prefque la main deffus, il furvenoit dans la boule de verre une légère augmentation de chaleur, qui tirant l'air avec plus de force , 8c eet air devenu plus roide , enlevant ma boete au-deffus de moi, me faifoit fauter après, comme un chat a un croc ou il voit pendre un lièvre. Sans ma chemife , qui étoit demeurée fur le chapiteau , pour s'oppofer a la force des miroirs, elle eüt fait le voyage toute feule. Mais a quoi bon me rafraichir la mémoire d'une aventure, dont je ne faurois me fouvenir, qu'avec la même douleur que je reffentis alors? II fuffira de favoir qu'elle bondit, courut, & vola tant, Sc que je fautai, marchai Sc arpentai tant, qu'enfin je la vis cheoir au pied d'une fort haute rnontagne. Elle m'eüt mené peut-être encore plus loin, fi , de cette orgueilleufe enflure de la terre , les ombres , qui noirciffoient le ciel bien avant fur la plaine , n'etvffent répandu tout au tour une nuit de demilieue;car,fe rencontrantparmi cestenèbres, fon verre n'en eut pas plutöt fenti la fraicheur, qu'il ne s'y engendra plus de vuide, plus de X  322 État et Empire vent par le trou , & conféquemment plus d'impulnon qui ia fóutint ; de fojte qu'elle chut, & fe fut briiés en mille éclats , fi par bonheur une mare, oü elle tomba, n'eüt plié fous le faix. Je la tirai de 1'eau, je remis en état ce qui étoit froifie; puis après 1'avoir embraffée de • toute ma force , je la portai fur le fommet d'un cöteau qui fe rencontra toutproche. La je développai ma chemife d'alentour du vafe; mais je ne la pus vêtir, paree que mes miroirs commencant^ leur effet, j'appercus ma cabane qui fretiiloit déja pour voler. Je n'eus Ie loifir que d'entrer vitement dedans , oü je m'enfermai comme la première fois. La fphère de notre monde ne me paroiffoit plus qu'un affre , a-peu-près de Ia grandc-vr que nous paroit la lune; encore il s'étrécifToit, 3 mefure que je montois, jufques a devenir une étoile, une bluette, & puis rien; d'autant que ce point lumineux s'éguifa fi fort, pour s'égaler a celui qui termine le dernier rayon de ma vue, qu'enfin elle le laiffa s'unir a la couleur des cieux. Quelqu'un peut-être s'étonnera que , pendant un fi long voyage , le fommeil ne m'ait point accablé; mais comme le fommeil n'eft produit que par la douce exhalaifon des viandes qui s'évaporent de 1'eflomac au cerveau, ou par un befoin que fent na-  DU S O L E 1 L. 3J3 titré de lier notre ame, pour réparer pendant le repos autant d'efprits que le travail en a confommcs; je n'avois garde de dormir, vu que je ne mangeois point, & que le foleil me reftituoit beaucoup plus de chaleur radicale, que je n'en diffipois. Cependant mon élévation continuoit , & a mefure qu'elle m'approchoit de ce monde enflammé, je fentois couler dans mon fang une certaine joie qui le reöinoit , Sc paffoit jufqu'a 1'ame. De tems en tems je regardois en haut, pour admirer la vivacité des nuances qui rayonnoient dans mon petit döme de cryftal ; & j'ai la mémoire encore préfente que je pointois alors mes yeux dans le bocal du vafe , lorfque tout en furfaut je fens je ne fais quoi de lourd qui s'envole de toutes les parties de mon corps. Un tourbillon de fumée fort épaiffe & quafi palpable, fufFoqua mon verre de tenèbres; & quand je voulus me mettre debout, pour contempler ce noir dont j'étois aveuglé, je ne vis plus ni vafe, ni miroirs, ni verrière, ni couverture è ma cabane. Je baiffai donc la vue , a deffein de regarder ce qui faifoit ainfi cheoir mon chefd'ceuvre en ruine; mais je ne trouvai a fa place, & a celle des quatre cötés, & du plancher , que le ciel tout au tour de moi. Encore ce qui m'effraya davantage, ce fut de fentir^, X ij  324 État et Empire comme fi la vague de l'air fe fut pétriflé, je ne fais quel obfiacle invifible qui repouflbit mes bras , quand je les penfois étendre. II me vint alors dans fimagination , qu'a force de monter , j'étois fans doute arrivé dans le firmament, que certains philofophes & quelques aftronomes ont dit être foiide. Je commencai a craindre d'y demeurer enchaffé; mais 1'horreur dont me confterna la bizarrerie de eet accident, s'accrut bien davantage par ceux qui fuccedèrent: car ma vue qui vaguoit ca & la, étant par hafard tombée fur ma poitrine , au lieu de s'arrête-r a la fuperficie de mon corps, paffa tout a travers; puis un moment enfuite je m'avifai que je regardois par derrière , & prefque fans aucun intervalle ; comme fi mon corps neut plus été qu'un organe pour voir; je fentis ma chair , qui, s'étant décraflèe de fon opacité , transféroit les objets a mes yeux, & mes yeux aux objets par chez elle. Enfin, après avoir heurté mille fois fans la voir, la voute , le plancher, & les murs de ma chaife, je connus que, par une fecrète néceffité de la lumière dans fa fource, nous étions ma cabane & moi devenus tranfparens. Ce n'eft pas que je ne la duffe appercevoir,quoique diaphane, puifqu'on appercoit bien le verre, le cryftal, & les diamans qui le font; mais je me figure que le  su Sol e~i l. 315 foleil, dans une région fi proche de lui, purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité, en arrangeant plus. droits les pertuis imperceptibles de la matière que dans notre monde, ou fa force prefqu'ufée par un fi long chemin , eft a peine capable de tranfpirer fon éclat aux pierres précieufes; toutefois, a caufe de Pinterne égalité de leurs fuperficies, il leur fait rejaillir a travers de leurs glacés, comme par de petits yeux, ou le vert des éméraudes, ou 1'écarlate des rubis, ou le violet des amétiftes, felon que les différents pores de la pierre, ou plus droits, ou plus finueux, éteignent ou rallument, par la quantité des réflexions, cette lumière affoiblie. Une difficulté peut embarraffer le lefteur, a favoir cornment je pouvois me voir , & ne point voir ma loge, puifque 'j'étois devenu diapbane auffi bien qu'elle. Je réponds a cela, que fans doute le foleil agit autrement fur les corps qui vivent , que fur lesinanimés; puifqu'aucun endroit , ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles * quoique tranfparens, n'avoit perdu fa couleur naturelle; au contraire, mes poulmons confervoient encore, fous un rouge incarnat, leur molle déiicateffe ; mon cceur toujours vermeil, balancoit aifément entre le ftftole 8c le diaftole; mon foie fembloit brüler dans un pourpre de Xiij  3*6 Etat et Empire feu; & cuifant l'air que je refpirois ,continuoit la circulation du fang; enfin je me voyois, me touchois, me fentois le même, & fi pourtant je ne 1'étois plus. Pendant que je confidérois cette métamorphofe, mon voyage s'accourciffoit toujours» mais pour lors avec beaucoup de lenteur, a caufe de la férénité de l'/Ether qui fe raréfioit a proportion que je m'approchois de la fource au jour; car comme la matière en eet étage eft fort déliée pour le grand vuide dont elle eft pleine, & que cette matière eft par conféquent fort pareffeufe a caufe du vuide qui n'a point d'aéfion , eet air ne pouvoit produire, en paflant par le trou de ma boïte, qu'un petit Vert, a peine capable de la foutenir. Je ne réfléchis jamais au malicieux capricede la fortune, qui toujours s'oppofoit au fuccès de mon entreprife, avec tant d'opiniatreté, que je ne m'étonne cornment le cerveau ne me tourna point. Mais écoutez un miracle que les fiècles futurs auront de la peine a croire. Enfermé dans une boïte a jour, que je venois de perdre de vue , & mon effor tellement appefanti, que je faifois beaucoup de ne pas tomber; enfin, dans un état oii tout ce que renferme la machine entière du monde étoit impuiffante a me feeourir? je me trouvois ré^-  DU SOLEIL. 327 duit au période d'une extréme infortune: toutefois , comme lorfque nous expirons , nous fommes intérieurement pouffés a vouloir embraffer ceux qui nous ont donné 1'être; j'élevai mes yeux au foleil notre père commun. Cette ardeur de ma volonté non-feulement foutint mon corps , mais elle le lanca vers la chofe qu'il afpiroit d'embraffer. Mon corps pouffa ma'boïte, & de cette facon je continuai mon voyage. Si-töt que je m'en appercus, jeroidis 'avec plus d'attention que jamais toutes les facultés de mon ame, pour les attacher d'imagination a ce qui m'attiroit; mais ma tete cbargée de ma cabane , contre le chapiteau de laquelle les efforts de ma volonté me gumdoient malgré moi, m'incommoda de telle forte, qu'a la fin cette pefanteur me contraignit de chercher a tatons 1'endroit de fa porte iivifible. Par bonbeur.je la rencontrai , je 1'ouvris, & me jettai dehors; mais cette naturelle appréhenfion de cheoir, qu'ont tous les animaux quand ils fe lurprennent foutenus de rien , me fit pour m'accrocher brufquement étendre le bras. Je n'étois guidé que de la nature , qui ne fait pas raifonner; & c'eft pourquoi la fortune fon ennemie, pouffa malicieufement ma main fur le chapiteau de cryftal. Hé'as ! quel coup de tonnene fut a mes oreilles X iy  JlS ÊTAT ET EMPIRE le fon de 1'icofaëdre que j'ehtendis fe caffer en morceaux. Un tel défordre„un tel malheur, une telle épouvante , font au - dela de toute expreffion. Les miroirs n'artirèrent plus d'air , car il ne fe faifoit plus de vuide; l'air ne devint plus vent , par la hate de le remplir; le vent éeffa de pouffer ma boksen haut; bref, auffi-tót ap.rès ce débris, je la vis cheoir fort Iong-téms k travers ces vaftes campagnes du monde, oü elle recontracla dans la même région 1'opaque ténèbreux qu'elle avoit exhalée; d'autant que 1'énergi'que vertu de la lumière ceffant en eet endroit, elle fe rejoignit avidement k 1'obfcure épaiffeur qui lui étoit comme effentielle; de la même facon qu'il s'efl vu des ames long-tems après la féparation venir chercher leurs corps, & pour tacher de s'y rejoindre , errer cent ans durant k 1'entour de leurs fépultures. Je me doute qu'elle perejit ainfi fa diaphanéité ; car je 1'ai vue depuis en Pologne au même état qu'elle étoit , quand j'y . entrai la première fois. Or j'ai fu qu'elle tomba fous Ja ligne équinoxiale au royaume de Borneau ; qu'un marchand portugais 1'avoit achetée de 1'infulaire qui la trouva, & que de main en main, elle étoit ve ue en la puiflance de eet ingénieur polonois, qui s'en fert maintenant k voler.  du Soleii; 329 Ainfi donc fufpendu dansle vague des cieust, & déjaconfterné dela mort que j'attendois par ma chute , je tournai, comme je vous ai dit, mes triftes yeux au foleil; ma vue y porta ma penfée, 8c mes regards fixement attachés a fon ion globe, marquèrent une voie dont ma volonté fuivit les traces pour y enlever mon corps. Ce vigoureux élan de mon ame ne fera pas incompréhenfible,a quiconfidérerales plus fimples effets de notre volonté; car onfait bien, par exemple, que quand je veux fauter, ma volonté , foulevée par ma fantaifie, ayant fufcité tout le microcoi'me, elle tache de le tranfporter jufqu'au but qu'elle s'eft propofée fi elle n'y arrivé pas toujours, c'eft a caufe que les principes dans la nature, qui font univerfels, prévalent aux particuliers, Se que la puiffance de vouloir, étant particuliere aux chofes fenfibles , & celle de cheoir au centre étant généralement répandue par toute la matière, mon faut eft contraint de ceffer, dès que la maffe, après avoir vaincu 1'infolence de la 'volonté qui 1'a furprife, fe rapproche du point oii elle tend. Je tairai tout ce qui furvint au refte de mon voyage, de peur d'être auffi long-tems ale compter, qu'ale faire. Tant y a, qu'aubout de vingtdeux mois j'abordai enfin très-heureufement les grandes plainès du jour.  33° Etat et Empire Cette terre eft femblable a des flocons de neige embrafée, tant elle eft lumineufe. Cependant c'eft une chofe affez incroyable, que je n'aie jamais fu comprendre , depuis que ma boite tomba, fi je montai, ou fi je defcendis au foleil. II me fouvient feulement, quand j'y füS arrivé, que je marchois légèrement deffus; je ne touchois Ie plancher que d'un point, &C je roulois fouvent comme une boule , fans que je metrouvaffe incommodé de cheminer avec la tête, non plus qu'avec les pieds. Encore que j'euffe quelque fois les jambes vers le ciel, & les épaules contre terre, je me fentois dans cette pofture auffi naturellement fitué, que fi j'euffe eu les jambes contre terre, Sc les épaules vers le ciel. Sur quelque endroit de mon corps que je me plantaffe, fur le ventre, fur le dos , fur un coude, fur une oreille, je m'y trouvois debout. Je reconnus par-la, que le foleil eft un monde qui n'a point de centre , Sc que comme j'étois bien loin hors la fphère aófive du notre Se de tous ceux que j'avois rencontré, il étoit par conféquent impoffible que je pefaffe encore, puifque la pefanteur n'eft qu'une .attraction du centre dans la fphère de fon adfivité. Le refpedt avec Iequel j'imprimois de mes pas cette lumineufe campagne, fufpendit, pour  DU SOLEIL. 331 un tems, Pardeur dont je pétillois d'avancer mon voyage. Je me fentois trop honteux de marcher fur le jour; mon corps même étonné , fe voulant appuyer de mes yeux, & cette terre tranfparente qu'ils pénétroient, neles pouvantfoutenir, mon infiincl, malgré moi devenu naïtre de ma penfée, Fentrainöit au plus creux d'une lumière fans fond. Ma raifon pourtant peu a peu defabufa mon inftinct; j'appuyai fur la plaine des veftiges affurés & non tremblans, & je comptai mes pas fi fièrement, que li les hommes avoient pu m'appercevoir de leur monde , ils m'auroient pris pour ce grand dieu qui marche fur les nues. Après avoir, comme je crois, cheminé durant quinze jours, je parvins en une contrée du foleil moins refplendiffante que celle dont je fortois. Je me fentis fout ému de joie, & je m'imaginai qu'indubitablernent cette joie procédoit d'une fecrette fympathie que mon être gardoit encore pour fon opacité. La connoiffance que j'en eus, ne me fit pourtant point défifter de mon entreprife ; car alors je reffemblois a ces vieillards endormis, lefquels encore qu'ils fachent que le fommeil leur eft pré'udiciabie , & qu'ils aient commandé a leurs domeftiques de les en arra» cher, font pourtant bien fachés en ce tems!a quand on les réveille. Ainfi quoique mon  33* Etat et Empire corps s'obfcurcifTant a mefure que j'atteignois des provinces plus ténébreufes, recontraöat les foibleffes qu'apporte cette infirmité de Ia matière; je devinslas, &le fommeil me faifit. Ces mignardes langueurs, dont les approches du fommeil nous chatouillent, couloient dans mes fens tant de plaifir, que mes fens gagnés par la volupté, forcèrent mon ame de favoir bon gré au tyran qui enchainoit fes domeftiques ; car le fommeil, eet ancien tyran de la moitié de nos jours, qui, a caufe de fa vieilleffe, ne pouvant fuppbrter la lumière, ni la regarder fans s'évanouir, avoit été contraint de m'abandonner è 1'entrée des brillans climats du foleil , & étoit venu m'attendre fur les confïns de la région ténèbreufe dont je parle, oii m'ayant rattrappé, il m'arrêta prifonnier, enfermames yeux, fes ennemis déclarés, fous la noire voute de mes paupières; & de peur que mes autres fens le trahiffant comme ils m'avoient trahi, ne 1'inquiétaffent dans la paifible poffeffion de fa conquête, il les garotta chacun contre leur Ir; Tout cela veut dire, en deux mots, que je me couchai fur le fable fort affoupi. C'étoit une rafe campagne, tellement découverte, que ma vue, de fa plus longue portée , n'y ren* controit pas feulement un buiffon; & cependant a mon reveil, je me trouvai fous un arbre ,  be Soleii; 333 en comparaifori de qui les plus hauts cèdres ne paroïtroient que de 1'herbe. Son tronc étoit d'or maffif, fes rameaux d'argent, & fes feuilies d'émeraudes , qui, deffus 1'éclatante verdure de leur préeieuie fuperflcie, fe repréfentoient comme dans un miroir les im3ges du fruit qui pendoit a 1'entour. Mais jugez file fruit devoit rien aux feuilies; 1'écarlate enflammé d'un gros efcarboucle, compofoit la moitié de chacun, & 1'autre mettoit en fufpens fi elle tenoit fa matière d'une chryfoiite, ou d'un morceau d'ambre doré; les fleurs épanouies étoient des rofes de diamans fortlarges; &les boutons, de groffes perles en poire. Un roffignol, que fon plumage uni rendoit beau par excellence, perché tout au coupeau, fembloit avec fa mélodie vouloir contraindre les yeux de confeffer aux oreilles qu'il n'étoit pas indigne du tröne oii il étoit affis. Je reftai long-tems interdit a la vue de ce riche fpeétacle , & je ne pouvois m'affouvir de le regarder; mais comme j'occupois toute ma penfée a contempler entre les autres fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair étoit un effaim de plufieurs gros rubis en maffe , j'appercus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laqüelle s'allongea autant qu'il le falloit pour  334 ÉTAT ET ÈMPiRÈ former un col. Je vis enfuite bouillonner audeffus je ne fai quoi de blanc , qui a force de s'épaiffir, de croïtre , d'avancer, & dereculer la matière en certains endroits, parut enfin le vifage d'un petit bufte de chair. Cc pi (n bufte fe terminoit rond versfa ceinture, cV1- ,'. dif«, qu'il gardoit encore par en iUre de pomme. II s'étendit pourtant peu $ peu , öc ü queue s'étant convertie en dei,:, ftOlbes, cti cune de fes jambes fe partage;-. cn cinq pi tcïls. Humanifée que fut la grenade , el k i déta -1 ? de fa tige, & d'une légère cüllc juftement a mes pieds. Certes , je 1'avoue , quand j'appercus marcher herentent devant moi cette pomme raifonnable , ce petit bout de nain , pas plus grand que le pouce, & cependant affez fort pour fe créer foi-même, je demeurai faifi de vénération. Animal humain ( me dit-il en cette langue matrice dont je vous ai autrefois difcouru ) après t'avoir long - tems confidéré du haut de la branche oü je pendois , j'ai cru lire dans ton vifage que tu n'étois pas originaire de ce monde ; c'eft a caufe de cela que je fuis defcendu pour en être éclairci au vrai. Quand j'eus fatisfait fa curiofité, a propos de.toutes les matières dont il me queftionna..., Mais vous , lui dis - je , découvrez - moi qui vous êtes; car ce que je viens de voir eft ft  du Söleil. 335 fort étonnant, que je défefpère d'en connoïtre jamais la caufe , fi vous ne me Papprenez. Quoi, un grand arbre tout de pur or, dont les feuilies font d'éméraudes , les fleurs de diamans , les boutons de perles , & parmi tout cela des fruits qui fe font hommes en un clin d'ceil! Pour moi , j'avoue que la compréhenfion d'un tel miracle fur paffe ma capacité. Enfuite , de cette exclamation, comme j'attendois fa réponfe : vous ne trouverez pas mauvais , me dit-il , étant le roi de tout le peuple qui compofe eet arbre, que je l'appel'e pour me fuivre. Quand il eut ainfi parlé , je pris garde qu'il fe recueillit en foi-même. Je ne fai fi bandant les refforts intérieurs de fa volonté , il excita hors de foi quelque mouvement qui fit arriver ce que vous allez entendre; mais tant y a qu'auffi-töt après, tous les fruits, toutes les fleurs, toutes les, feuilies, toutes les branches, enfin tout 1'arbre , tomba par pièces en petits hommes , voyant, fentant & mar-chant, lefquels, comme pour célébrer le jour de leur naiffance, au moment de leur naiffance même, fe mirent a danfera 1'entour de moi, Le roffignol entre tous refla dans fa figure, & ne fut point métamorphofé ; il fe vint jucher fur 1'épaule de notre petit monarque , oii ii ehanta un air fi-mélancolique & fi amoureux,  336 État et Empire que toute 1'affemblée , & le prince même 1 aftendris par les douces langueurs de fa voix mourante , en laiffa couler quelques larmes. La curiofité d'apprendre d'ou venoit eet oifeau, me faifit pour lors d'une démangeaifon de langue li extraordinaire, que je ne la pus contenir. Seigneur , dis-je, m'adreffant au roi , fi je ne craignois d'importuner votre majeflé , je lui demanderois pourquoi parmi tant de métamorphofes, le roffignol tout feul a gardé fon être ? Ce petit prince m'écouta avec une complaifance qui marquoit bien fa bonté naturelle, & conno'ffant ma curiofité: le roffignol, me répliqua-t-il, n'a point comme nous changé de forme, paree qu'il ne 1'a pu: c'eft un véritable oifeau, qui n'eft que ce qu'il vous paroit. Mais marchons vers les régions opaques, & je vous conterai, en chemin faifant, qui je fuis , avec 1'hiftoire du roffignol. A peine lui eus-je témoigné la fatisfaction que je recevois de fon offre, qu'il fauta légèrement fur 1'une de mes épaules. II fe hauffa fur fes petits ergots, pour atteindre de fa bouche a mon oreille; & tantöt fe balan^ant a mes cheveux , tantöt fe donnant 1'eftrapade. Ma foi, me dit-il , excufe une perfonne qui fe fent déja hors d'haleine. Comme dans un corps étroit, j'ai les poulmons ferrés , & la voix par conféquent fi déliée, que je fuis contraint  du S o l e i l; COntraint de me peiner beaucoup pour me faire ouïr, le roffignol trouvera bon de parler luimême , de foi-même: qu'il chante donc fi bon lui femble ; au moins nous aurons le plailir d'écouter fon hifioire en mufique. Je lui repliquai que je n'avois point encore affez d'habitude au langage d'oifeau ; que véritablement un certain philofophe que j'avois rencontré , en montant au foleil, m'avoit bien donné quelques principes généraux pour entendre celui des brutes; mais qu'ils ne fuffifoient pas pour entendre généralement tous les mots , ni pour être touché de toutes les délicateffes qui fe rencontrent dans une aventure telle que devoit être celle-la. Hé bien , dit-il , puifque tu le veux , tes oreilles ne feront pas fimplement fevrées des belles chanfons du roffignol-, mais de quali toute fon aventure, de laquelle je ne te puis raconter que ce qui eft venu a ma connoiffance : toutes fois tu te contenteras de eet échantillon ; auffi bien , quand je la faurois toute entière, la briévété de notre voyage en fon pays, ou je le vais reconduire, ne me permettroit pas de prendre mon récit de plus loin. Ayant ainli parlé, il fauta de deffus mon épaule a terre ; enfuite il donna la main k tout fon petit peuple, & fe mit k danfer avec eux d'une forte de mouvement que je ne faurois  ^■$2 Etat et Empire repréfenter, paree qu'il ne s*en eft jamais vtt de femblable. Mais écoutez , peuples de la terre , ce que je ne vous oblige pas de croire, puifqu'au monde , ou vos miracles ne font que des effets naturels , celui- ci a paffe pour un miracle. Auffi-töt que ces petits hommes fe furent mis a danfer , il me fembla fentir leur agitation dans moi, & mon agitatioa dans eux. Je ne pouvois regarder cette danfe , que je ne fuffe entrainé fenfiblement de ma place, comme par un vortice qui remuoit de fon même branie , & de 1'agitation particulière d'un chacun , toutes les parties de mon corps , & je fentois épanouir fur mon vifage la même joie qu'un mouvement pareil avoit étendu fur leleur. A mefure que la danfe fe ferra , les danfeurs fe brouillèrent d'un trépignement beaucoup plus prompt & plus imperceptible : il fembloit que le deffein du balet fut de repréfenter un énorme géant ; car a force de s'approcher, & de redoubler la vïteffe de leurs mouvemens, ils fe mêlèrent de fi prés, que je ne difcernai plus qu'un grand colofTe a jour, & quafi tranfparent; mes yeux toutefois les virent entrer 1'un dans 1'autre. Ce fut en ce tems-la que je commen^ai a ne pouvoir davantage diftinguer la diverfité des mouvemens de chacun, a caufe de leur extréme;  DU SOLEIL. 3 3 S> Volubilité, & paree auffi que cette volubilité s'étreciflant toujours a mefüre qu'elle s'approchoit du centre , chaque vortice occupa enfin fi peu d'efpace qu'il échappoit a ma vue. Je crois pourtant que les parties s'approchèrent encore; car cette maffe humaine auparavant démefurée , fe réduifit peu k peu a former un jeune homme de taille médiocre, dont tous les membres étoient proportionnés avec une fymétrie , ou la perfectum dans fa plus forte idéé, n'a jamais pu voler. II étoit beau au-dela de ce que tous les peintres ont éleyé k leur fantaifie ; mais ce que je trouvai de bien merveilleux, c'eft que la liaifon de toutes les parties qui achevèrent ce parfait microcofme, fe fit en un clin d'ceil. Tels d'entre les plus agiles de nos petits danfeurs , s'élancèrent par une capriole a la hauteur &c dans la pofture effentielle k former une tête tels plus chauds & moins déliés , formèrent le cceur; &c tels beaucoup plus pefans , ne fournirent que les os , la chair, &' 1'embonpoint. Quand ce beau grand jeune homme fut entiérement fini , quoique fa prompte conftruction ne m'eüt quali pas laiffé de tems, pour remarquer aucun intervalle dans fon progrès, je vis entrer par la bouche le roi de tous les peuples dont il étoit un cahos; encore il me Yij  34° Etat et Empire femble qu'il fut attiré dans ce corps par la refpiration du corps même. Tout eet amas de petits hommes n'avoit point encore donné aucune marqué de vie ; mais fuöt qu'il eüt avalé fon petit roi , il ne fe fentit plus être qu'un. II demeura quelque tems ame confidérer ; & s'étant comme apprivoifé par fes regards, il s'approcha de moi, me carefTa, & me donnant la main : c'eft maintenant que fans endommager la délicateffe de mes poulmons , je pourrai t'entretenir des chofes que tu paffionr.ois de favoir , me dit-il; mais il eft bien raifcnnable de te découvrir auparavant les fecrets cachés de notre origine. Sache donc que nous fommes des animaux natifs du foleil, dans les régions éclairées : la plus ordinaire, comme la plusutilede nos occupations, c'eft de voyager parlesvaftes contréesde ce grand monde. Nous remarquons curieufement les mceurs des peuples , le génie des ciimats , & la nature de toutes les chofes qui peuvent méiiter notre attention, par le moyen de quoi nous nous formons une fcience certaine de ce qui eft. Or, tu fauras que mes vaffaux voyageoient fous ma conduite, & qu'afln d'avoir le loifir d'obferver les chofes plus curieufement , nous n'avionspas gardé cette conformation particuliere a notre corps, qui ne peut tomber fous  DU S O L E 1 L. 341 fes fens , dont lafubtilité nous eüt fait cheminer trop vïte : mais nous nous étions faits oifeaux ; tous mes fujets par mon ordre étoient devenus aigles; & quant a moi, de peur qu'ils ne s'ennuyaffent, je m'étois métamorphofé en roffignol pour adoucir leur travail par les charmes de !a mufique. Je fuivois fans voler la rapide volée de mon peuple ; car je m'étois perché fur la tête d'un de mes vaffaux , & nous fuivions toujours notre chemin ; quand un roffignol habitant d'une province du pays opaque que nous traverfions alors, étonné de me voir en la puiflance d'un aigle ( car il ne nous pouvoit prendre que pour tels qu'il nous voyoit ) fe mit a plaindre mon malheur. Je fis faire halte a mes gens , Se nous defcendïmes au fommet de quelques arbres oü foupiroit ce charitable oifeau. Je pris tant de plaifir a la douceur de fes trilles charifons, qu'afin d'en jouir plus longtems & plus a mon aife, je ne le voulus pas ; détromper. Je feignis fur le cbamp une biftoire, dans laquelle je lui contai les malheurs irnaginaires qui m'avoient fait tomber aux mains de eet aigle. J'y mêlai des aventures fi furprenantes , oü les paffions étoient fi adroitement foulevées, Se le chant fi bien choifi pour la lettre , que le roffignol en étoit tout hors de lui- même. Nous gazouillions 1'un après Fautre, récipro- Yiij  34* É t a t e,t Empire q'uement en mufique 1'hiftoire de nos mutuelles amours. Je chantois dans mes airs , que nonfeidement je me confolois, mais que je me réjöuifiois encörê de mon défaftre , puifqu'il rn'avoit procure fa gloire d'être plaint par de fi belles chanfon<; & ce petit inconfolable me .répondoit darfs' le-, fiens , qu'il accepteroit avec joie toute i'effkne que je failois de lui , s'il ■ llé lui put faire mériter 1'honneur nöüfif a ma' p'ace ; mais que la fortune ft'ayai t pas réfervé tant de gloire a un malheureux co;-r!ir.e lui , 41 acceptoit de cette eftim'e feulement ce qu'il en falloit pour rn'empêcher de rougir de mon amitié. Je lui répondois encore a mon tour, avec tous les tranfports , toutes les tendreffes & toutes les mignardifes d'une paffion fi touchante , que je 1'appercus deux ou trois fois fur la 'branche, pret a mourir d'amour. A la vérité, je mêlois vrant d'adrefTe a la douceur de ma voix , & je furprenois fon oreille par des traits fifavans , & des routes fi peu fréquentées a ceux de fon efpèce, que j'emportois fa belle ame a toutes les paffions dont je la voulois maïtrifer. Nous occupames en eet exercice 1'efpace de vingtqua're heures; & je crois que jamais nous ne nous fuffions lafles de faire 1'amour, fi nos gorges ne nous euffent refufé de la voix. Ce fut  Du S O L E I t. 343 1'obftacle feul qui nous empêcha de pafier outre ; car fentant que le travail commencoit a me déchirer la gorge, & que je ne pouvois plus continuer fans cheoir enpamoifon, je lui fis figne de s'approcher de moi. Le péril oii i\ crut que j'étois au milieu de tant d'aigles, lui perfuada que je 1'appellois k mon aide ; il vola auffi-töt a mon fecours; & me voulant donner un glorieux témoignage qu'il favoit pour un ami braver la mort jufquës dans Ion tröne, il fe vint affeoir fièrement fur le grand bec crochu de 1'aigle oit j'étois perché. Certes, ce courage fi fort dans un fi foible animal, me toucha de quelque vénération ; car encore que je 1'euffe réclamé , comme il fe le %uroit, & qu'entre les animaux de femblable efpèce, aider aux malheureux foit une loix, 1'inftina pourtant de fa timide nature , le devoit faii e balancer; & toutefois il ne balanca point, au contraire il partit avec tant de bate , que je ne fais qui vola le premier , du fignal , ou du roffignol. Glorieux de voir fous fes pieds la tête de fon tyran, & ravi de fonger qu'il alloit être pour 1'amour de moi facrifïé prefque entre mes ailes, & que de fon fang peut-être quelques gouttes bienbeureufesrejailliroientfur mes plumes, il tourna doucement ia vue de mon cöté, & m'ayant comme dit adieu, d'un regard ï IV  344 État et Empire par Iequel il fembloit me demander permiffiori de mourir , il précipita fi brufquement fon petit bec dedans les yeux de 1'aigle , que je les vis plutót crevés que frappés. Quand mon orfeau fe fentit aveugle , il fe forma de rechef une vue toute neuve. Je réprimandai douce^ ment le roffignol de Ion aöion trop précipitée ; & jugeant qu'il feroit dangereux de lui cacher plus long-tems notre véritable être , je me découvris a lui, je lui contai qui nous étions; mais le pauvre petit, prévenu que ces barbares dont j'étois prifonnier , me contraignoient a feindre cette fable, n'ajouta nulle foi a tout ce que je lui pus dire. Quand je connus que toutes les raifons, par lefquelles je prétendois le convaincre,s'en alloient au vent, je donnai tout bas quelques ordres a dix ou douze mille de mes fujets , & incontinent le roffignol appercut a fes pieds une rivière couler fous un bateau , & le bateau floter deffus ; il n'étoit grand que ce qu'il devoit 1'être , pour me contenir deux fois. Au premier fignal que je leur fis paroitre, mes aigles s'envolèrent, & je me jetfai ƒ ans i'efquif , d'ofi je criai au roffignol , que s'il ne pouvoit encore fe réfoudre a fn% bandonner fitöt, qu'il s'embarquat avec moi. Dès qu'il fut entré dedans , je commandai a la rivière de prendre fon flux vers la région , oü  Dü SOLEU, 34^ mon peuple voloit; mais la fluidité de Tonde étant moindre que celle de l'air, Sc par conféquent la rapidité de leur vol plus grande que celle de notre navigation, nous demeurames un peu derrière. Durant tout le chemin , je m'efforcai de détromper mon petit höte ; je lui remontrai qu'il ne devoit attendre aucun fruit de fa paflion , puifque nous n'étions pas de même efpèce; qu'il pouvoit bien 1'avoir reconnu , quand 1'aigle a qui il avoit crevé les yeux, s'en étoit forgé de nouveaux en fa préfence, Sc lorfque par mon commandement donze mille de mes vaffaux s'étoient métamorpofés en cette rivière, Sc en ce bateau fur lefquelles nous voguions. Mes remontrances n'eurent point de fuccès : d me répondoit, que pour Taigle que je voulois faire accroire qui s'étoit forgé des yeux, n'en avoit pas eu befoin , n'ayant point été aveugle, a caufe qu'il n'avoit pas bien adreffé du bec dans fes prunelies ; Sc pour la rivière Sc le bateau que je difois n'avoir été engendrés que d'une métamorphofe de mon peuple , ils étoient dans le bois dès la création du monde , mais qu'on n'y avoit pas pris garde. Le voyant fi fort ingénieux a fe tromper, je convins avec lui que mes vaffaux Se moi, nous nous métamorphoferions a fa vue en ce qu'il voudroit , a la charge qu'après cela il  État etEmpire s-'en retourneroit en fa patrie. Tantöt il demanda que ce fut en arbre; tantót il fonhaita que ce fut en fleur , tantót en fruit, tampt en métal, tantót en pierre : enfin pour fatisfaire tout a la fois a toute fon envie , quand nous eümes atteint ma cour au lieu oii je lui avois commandé de m'attendre , nous nous métamorphofames aux yeux du roffignol en ce précieüx arbre que tu as rencontré fur ton chemin , duquel nous venons d'abandonner la forme. Au refte , maintenant que je vois ce petit ©ifeau réfolu de s'en retourner en fon pays, nous allons , mes fujets & moi, reprendre notre figure , & la route de notie voyage. Mais il eft raifonnable de te découvrir auparavant qui nous fommes ; des animaux natifs & originaires du foleil dans la partie éclairée ; car il y a une différence bien remarquable entre- les peuples que produit la région lumineufe, & les peuples du pays opaque. C'eft nous , qu'au monde de la terre vous appellez des efprits , & votre préfomptueufe ftupidité nous a donné ce nom, a caufe que n'imaginant point d'animaux plus parfaits que 1'homme, & voyant faire a de certaines créatures des chofes au-deffus du pouvoir humain , vous avez cru ces animauxïa des efprits. Vous vous trompez toutefois, nous fommes des animaux comme vous : car  d u S o l e i l; 3 47 encore que quand il nous plait, nous donnions a notre matière, comme tu viens de voir, la figure & la forme effentielle des chofes auxquelles nous voulons nous métamorphofer, cela ne conclut pas que nousfoyons des efprits. Mais, écoute, & je te découvrirai cornment toutes ces métamorphofes qui te femblent autant de mira'cles, ne font rien que de purs effets naturels. 11 faut que tu facties qu'étant né habitant de la partie claire de ce grand monde, ohle principe de la matière eft d'être en aftion , nous devons avoir 1'imagination beaucoup plus aöive que ceux des régions opaques , & la fubftance du corps auffi beaucoup plus déliée. Or, cela fuppofé, il eft infaillible que notre imagination ne rencontrant aucun obftacle danslamatière qui nous compofe, elle 1'arrange comme elle veut, & devenue maïtrefTe de toute notre maffe, elle la fait paffer, en remuant toutes fes particules , dans 1'ordre nécefTaire a conftituer en grand cette chofe qu'elle avoit formée en petit. Ainfi chacun de nous s'étant imaginé 1'endroit & la partie de ce précieux arbre auquelil fe'vouloit changer , & ayant par eet effort d'imagination excité notre matière aux mouvemens néceffaires k les produire , nous nous y fommes métamorphofes. Ainfi mon aigle ayant les yeux crevés,  34S Etat et Empire n'a eu pour fe rétablir qu'a s'imaginer un aigle clairvoyant , car toutes nos transformations arrivent par le mouvement ; c'eft pourquoi quand de feuilies, de fleurs & de fruits que nous étions , nous avons été tranfmués en hommes , tu nous a vu danfer encore quelque tems après, paree que nous n'étions pas encore remis du branie qu'il avoit fallu donner a notre matière pour nous faire hommes: a 1'exemple des cloches , qui quoiqu'elles foient arrêtés , brouiffent encore quelque tems après, & fuivent fourdement le même fon que le batail caufoit en les frappant: auffi efl-ce pourquoi tu nous a vus danfer auparavant que de faire ce grand homme, paree qu'il a fallu pour Ie produire nous donner tous les mouvemens généraux & particuliers qui font néceffaires a le conftituer, afin que cette agitation ferrant nos corps peu a peu , & les abforbant en un chacun de nous par fon mouvement, créat en chaque partie le mouvement fpécifique qu'elle avoit. Vous autres hommes ne pouvez pas les mêmes chofes, a caufe de la pefanteur de votre maffe, & de la froideur de votre imagination. II continua fa preuve , & 1'appuia d'exemples fi familiers & fi palpables, qu'enhn je me défabufai d'un grand nombre d'opinions mal prouvées, dont nos docteurs aheurtez prévien-  du S o i e i C 349 nent 1'entendement des foibles. Alors je commencai de comprendre qu'en erTet 1'imagination de ces peuples folaires, laquelle k caufe du climat doit être plus chaude, leurs corps pour la même raifon plus légers, 8e leurs individus plus mobiles (n'y ayant point en ce monde-la , comme au notre, d'adfivité de centre qui puifTe détourner la matière du mouvement que cette imagination lui imprime) je con$us, dis-je , que cette imagination pouvoit produire fans miracle, tous les miracles qu'elle venoit de faire. Mille exemples d'événemens quali pareils, dont les peuples de notre globe font foi, achevèrent de me perfuader. Cippus , roi d'Italie , qui pour avoir affifté k un combat de taureaux , 8e avoir eu toute la nuit fon imagination occupée a des cornes, truuva fon front cornu le lendemain. Gallus Vitius, qui banda fon ame, 8e Pexcita fi vigoureufement k concevoir 1'efTence de la folie, qu'ayant donné k fa matière par un effort d'imagination les mêmes mouvemens que cette matière doit avoir pour conftituer la folie, devint fol. Le roi Codrus , poulmonique, qui fichant fes yeux 6c fa penfée fur la fraïcheur d'un jeune vifage, 6c cette floriffante allegreffe qui regorgeoit jufqu'a lui de 1'adolefcence du garcon prenant dans fon corps le.  3yo Êtat et Empire (nouvement par Iequel il fe figuroit la fante d'un jeune homme , fe remit en convalefcence. Enfin plufieurs femmes groffes, qui ont fait monftres leurs enfans, déja formés dans la matrice, paree que leur imagination qui n'étoit pas affez forte pour fe donner a elles-mêmes la figure des monftres qu'elles concevoient,l'étoit affez pour arranger la matière du foetus, beaucoup plus chaude & plus mobile que la leur, dans 1'ordre effentiel a la production de ces mónfires. Je me perfuadai même que fi quand ce fameux hypocondre de 1'antiquité s'imaginoit être cruche , fa matière trop compacte & trop pefante avoit pu fuivre 1'émotion de fa fantaifie, elle auroit formé de tout fon corps une cruche parfaite'; & il auroit parit a tout le monde véritablement cruche, comme il fe le paroiffoit a lui feul. Tant d'autres exemples dont je me fatisfis , me convainquirent en telle forte, que je ne doutai plus d'aucune des merveilles que 1'homme efprit m'avoit racontées. II me demanda fi je ne fouhaitois plus rien de lui. Je le remerciai de tout mon cceur. Et enfuite il eut encore la bonté de me confeiller, que , puifque j'étois habitant de la terre , je fuiviffe le roffignol aux regions opaques du foleil, paree qu'elles étoient plus conformes aux plaifirs qu'appète la nature humaine.  du S a i ï i i. 3fi' 'A peine eut-il achevé ce difcours, qu'ayant ouvert la bouche fort grande , je vis fortir du ,fond de fon gofier le roi de ces petits animaux, en forme de rofTignol. Le grand homme tomba auffi tot, & en même tems tous fes membres par morceaux s'envolèrent fous la figure d'aigles. Ce roffignol créateur de foi-même, fe percha fur la tête du plus beau d'entr'eux, d'oh il entonna un air admirable , avec Iequel je penfe qu'il me difoit adieu. Le véritable roffignol prit auffi fa volée, mais non pas de leur cöté, ni ne monta pas fi haut : auffi je ne le perdis pbint de vue. Nous cheminions a peu-près de même force, car comme je n'avois pas deffein d'aborcler plutöt une terre que 1'autre , je fus bien-aife de 1'accompagner; outre que les regions opaques des oifeaux étant plus conformes a mon tempérament, j'efperois y rencontrer auffi des aventures plus correfpondantes a mon humeur. Je voyageai fur cette efpérance pour le moins trois femaines avec toute forte de contentement, fi je n'euffe eu que mes oreilles a fatisfaire ; car le roffignol ne me laiffoit point manquer de mulique; quand il étoit las , il venoit fe répofer fur mon épaule ; & quand je m'arrêtois, il m'attendoit. Ala la fin j'arrivai dans une contrée du.royaume de _ce petit chantre, qui alors ne fe foucia *  2 Êtat et Empire* plus de m'accompagner. L'ayant perdu de vue£ je Ie cherchai, je Pappellai; mais enfin je reftai fi las d'av@ir couru après lui vainement, que je réfolus de me repofer. Pour eet effet je m'étendis fur un gazon d'herbe molle qui tapiffoit les racines d'un fuperbe rocher. Ce rocher étoit couvert de plufieurs jeunes arbres verds 8c touffus, dont 1'ombre charma mes fens fatigués, le plus agréablement du monde, Sc m'obligea de les abandonner au fommeil, pour réparer avec füreté mes forces dans un üeti fi tranquille 8c fi frais. HISTOIRE  du SotEiti 353 H I S T O I R E DES OISEAUX. Je commencois de m'endormir, comme j'appercus en l'air un oifeau merveilleux qui planoit fur ma tête; il fe foutenoit d'un mouvement fi léger & li imperceptible , que je doutai plufieurs fois li ce n'étoit point encore un petit univers balancé par fon propre centre. II defcendit pourtant peu-a-peu, & arriva enfin fi proche de moi, que mes yeux foulagés furent tout pleins de fon image. Sa queue paroiffoit verte, fon eftomach d'azur émaillé, fes ailes incarnates; & fa tête de pourpre, faifoit briller en s'agitant une couronne d'or, dont les rayons jailliffoient de fes yeux. II fut long-tems a voler dans la nue, & je me tenois tellement collé a tout ce qu'il devenoit, que mon ame s'étant toute repliée, &£ comme racourcie a la feule opération de voir, elle n'atteignit prefque pas jufqu'a celle d'ouir, pour me faire entendre que 1'oifeau parloit en chantant. Ainfi peu-a-peu revenu de mon extafe, je Z  354 Etat et Empire remarquai diftindtement les fyllabes, les mots, & le difcours qu'il articula. Voici donc, au mieux qu'il m'en fouvient, les termes dont il arranga le tiffu de fa chanfon. Vous êtes étranger, fifrla Poifeau fort agréablement, & naquites dans un monde d'oii je fuisoriginaire. Or cette propenfionfecrète dont nous fommes émus pour nos compatriotes, eft 1'inftinct qui me pouffe a vouloir que vous fachiez ma vie. Je vois votre efprit tendu a comprendre cornment il eft poffible que je m'explique a vous d'un difcours fuivi, vu qu'encore que les oifeaux contrefaffent votre parole, ils ne la concoivent pas; mais auffi quand vouscontrefaites Paboi d'un chien, ou le chant d'un roffignol, vous ne concevez pas non plus ce que le chien ou le rofügnol ont voulu dire. Tirez donc la conféquence de-la, que ni les oifeaux ni les hommes ne font pas pour cela moins raifonnables. Cependant de même qu'entre vous autres il s'en eft trouvé de fi éclairés, qu'ils ont entendu 6z parlé notre langue , comme Apollonius Thyaneus, Anaximander, Efope , & plufieurs dont je vous tais les noms , paree qu'ils ne font jamais venus a votre connoiffance; de même parmi nous il s'en trouve qui  du Soseil. 355 entendent & parient la votre. Quelques-uns a la vérité ne favent que celle d'une nation : mais tout ainfi qu'il fe rencontre des oifeaux quine difent mot, quelques-uns qui gazoüiüenr, d'autres qui parient, il s'en rencontre encore de plus parfaits , qui favent ufer de toutes forte d'idiomes; quant a moi j'ai 1'honneur d'être de ce petit nombre. Au refie, vous faurez qu'en quelque monde que ce foit, nature a imprimé aux oifeaux une fecrète envie de voler jufqu'ici, & peut-être que cette émotion de notre volonté, eft ce qui nous a fait croïtre des ailes ; comme les femmes groffes produifent fur leurs enfans la figure des chofes qu'ils ont defirées , ou plutöt comme ceux qui paffionnant de favoir nager, ont été vus endormis fe plonger au courant des fleuves, & franchir avec plus d'adreffe qu'un experimenté nageur , des hazards qu'étant éveillés ils n'euffent ofé feulement regarder; ou comme ce fils du roi Crefus, a qui un véhément defir de parler pour garantir fon père, enfeigna tout d'un coup une langue ; ou bref comme eet ancien, qui preffé de fon ennemi, & furpris fans armes, fentit croitre fur fon front des cornes de taureau, par le defir qu'une fureur femblable a celle de eet animal lui en infpira. Zij  356 Etat et Empire Quand donc les oifeaux font arrivés au foleil, ils vont joindre la republique de leur efpèce. Je vois bien que vous êtes gros d'apprendre qui je fuis. C'efi moi que parmi vous on appelle Phénix. Dans chaque monde il n'y en a qu'un a la fois, Iequel y habite durant Pefpace de cent ans; car au bout d'un fiècle, quand fur quelque montagne d'Arabie il s'efi décharge d'un gros ceuf au milieu des charbons de fon bucher, dont il a tiré Ia matière de rameaux d'aloës, de canelle, & d'encens, il prend fon effor , & dreffe fa volée au foleil, comme la patrie oii Ion cceur a long tems afpiré. II a bien fait auparavant tous fes efforts pour ce voyage; mais lapefanteur de fon ceuf, dont les coques font fi épaifTes, qu'il faut un fiècle a le couver, retardoit toujours Pentreprife. Je me doute bien que'vous aurez de Ia peine a concevoir cette miraculeufe production; c'eft pourquoi je veux vous 1'expliquer. Le Phénix eft hermaphrodite ; mais entre les hermaphrodites, c'eft encore un Phénix tout extraordinaire car. ... II refla un demi quart-d'heure fans parler , & puis il ajouta : Je vois bien que vous foup^onnez de fauffeté ce que je vous viens d'apprendre ; mais fi je ne dis vrai, je veux ja-.  D V S O L E I L. 357 mais n'aborder votre globe, qu'un aigle ne fonde fur moi. II demeura encore quelque tems a fe balancer dans le ciel, & puis il s'envola. L'admiration qu'il m'avoit caufée par fon récit, me donna la curiofité de le fuivre; Sc paree qu'il fendoit le vague des cieux d'un effor non précipité, je le conduifïs de la vue & du marcher affez facilement. Environ au bout de cinquante lieues, je me trouvai dans un pays fi plein d'oifeaux , que leur nombre égaloit prefque celui des feuilies qui les couvroient. Ce qui me furprit davantage, fut que ces oifeaux, au lieu de s'effaroucher a ma rencontre , voltigeoient a 1'entour de moi; 1'un fiffloit a mes oreilles ; 1'autre faifoit la roue fur ma tête: bref après que leurs petites gambades eurent occupé mon attention fort long-tems, tout-a-coup je fentis mes bras chargés de plus d'un million de toutes fortes d'efpèces, qui pefoient deffus fi lourdement, que je ne les pouvois remuer. Ils me tihrent en eet état , jufqu'a ce que je vis arriver quatre grandes aigles , dont les unes m'ayant de leurs ferres accolé par les jambes, les deux autres par les bras , m'enkvèrent fort haut. Je remarquai parmi la foule une pie, qui Z iij  3?3- Etat et Empire tantöt de-ca, & tantöt de-la, voloit & revoloit avec beaucoup d'empreffement; & j'entendis qu'elle me cria, que je ne me défendiffe point, a caufe que fes compagnons tenoient 'déja confeil de me crêver les yeux, Cet avertiffement empêcha toute Ia réfiftance que j'aurois pü faire; de forte que ces aigles m'emportèrent a plus de mille lieues de-la dans un grand bois qui étoit (ace que ditmapie) la ville oü leur roi faifoit fa réfidence. La première chofe qu'ils firent, fut de me jetter en prifon dans le trou creufé d'un grand chêne , & quantité des plus robuftes fe perchèrent fur les branches, oü ils exercèrent les fonctions d'une compagnie de foldats fous les armes. Environ au bout de vingt-quatre heures, il en entra d'autres en garde, qui relevèrent ceuxci. Pendant que j'attendois avec beaucoup de mélancolie ce qu'il plairoit è la fortune d'ordonner de mes defailres, ma charitable pief m'apprenoit tout ce qui fe pafToit. Entr'autres chofes il me fouvient qu'elle m'avertit, que la populace des oifeaux avoit fort crié, de ce qu'on me gardoit fi long-tems fans me dévorer; qu'ils avoient remontré que j'amaigrirois tellement, qu'on ne trouveroit plus, fur moi que des os a ronger,  DUSOLEIL. 359 La rumeur penfa s'échauffer en fédition ; car ma pie s'étant émancipée de repréfenter que c'étoit un procédé barbare, de faire ainfi mourir fans connoiffance de caufe, un animal qui approchoit en quelque forte de leur raifonnement, ils la penfèrent mettre en pièces, alléguant que cela feroit bien ridicule de croire qu'un animal tout nud, que la nature même en mettant au jour ne s'étoit pas fouciée de fournir des chofes néceffaires a le conferver, fut comme eux capable de raifonner. Encore, ajoutoient-ils, fi c'étoit un animal qui approchat un peu davantage de notre figure; mais juftement le plus diffemblable, & le plus affreux ; enfin une béte chauve, un oifeau plumé, une chimère amafTée de toutes fortes de natures, & qui fait peur a toutes : 1'homme, disje, fi fot & fi vain, qu'il fe perfuade que nous n'avons été faits que pour lui : 1'homme qui, avec fon ame fi clairvoyante, ne fauroit diftinguer le fucre d'avec 1'arfenic, öc qui avalera de la cigue que fon beau jugement lui aura fait prendre pour du perfil: 1'homme qui foutient qu'on ne raifonne que par le rapport des fens, & qui cependant a les fens les plus foibles , les plus tardifs, & les plus faux d'entre toutes les créatures : 1'homme enfin que la nature, pour faire de tout, a créé comme les monf- Z iv  3<5o Etat et Empire tres, mais en qui pourtant elle a ïh'fus Vambition de commander a tous les animaux a 1'exterminer Voila ce que difoient les plus fages. Pour la commune, elle crioit que cela étoit horrible, de croire qu'une béte qui n'avoit pas ie vifage fait comme eux, eüt de la raifon. Hé quoi, murmuroient-ils 1'un a 1'autre, il n'a ni bec, ni plumes, ni griffes, & fon ame feroit fpirituelle? O dieux! quelle impertinence ! La compaffion qu'eurent de moi les plus généreux, n'empêcha point qu'on n'inftruisit mon procés criminel: qn-en dreffa toutes les écritures deffus Pécorce d'un cyprès; & puis au bout de quelques jours, je fus porté-au tribunal des oifeaux. II n'y avoit pour avocats, pour confeillers & pour juges, a la féance, que des pies, des geais & des étourneaux , encore n'avoit-on choifi que ceux qui entendent ma langue. Au lieu de m'interroger fur Ia fellette, on me mit a califourchon fur un chicot de bois pauw, d'oü celui qui préfidoit è 1'auditoire, après avoir claqué du bec , deux ou trois coups, & fecoué majeflueufement fes plumes, medemanda d'oü j'étois, de quelle nation & de quelle efpèce? Ma charitable pie m'avoit donné auparavant quelques inflruöions, qui  DU S O L E I L. 361 rne furent très-falutaires & entr'autres que je me gardaffe bien d'avouer que je fuffe homme. Je répondis donc que j'étois de ce petit monde qu'on appelloit la terre, dont le phénix & quelques autres que je voyois dans 1'affemblée, pouvoient leur avoir parlé; que le climat qui m'avoit vu naitre étoit affis fous la zone tempérée dis Pole ardtique, dans une extrémité de l'Europe, qu'on nommoit la France : & quant a ce qui concernoit mon efpèce, que je n'étois point homme comme ils fe le figuroient, mais finge, que des hommes avoient enlevé au berceau fort jeune & nourri parmi eux; que leur mauvaife éducation m'avoit ainfi renclu la peau délicate; qu'ils m'avoient fait oublier ma langue naturelle & inliruit k la leur ; que pour complaire a ces animaux farouches, je m'étois accoutumé a ne marcher que fur deux pieds; & qu'enfin comme on tombe plus facilement qu'on ne monte d'efpèce, 1'opinion, la coutume, & la nourriture de ces bêtes immondes avoient tant de pouvoir fur moi, qu'a peine mes parens, qui font finges d'honneur, me pourroient eux-mêmes reconnoitre. J'ajoutai pour ma juftification, qu'ils me filfent vifiter par des experts; & qu'en cas que je fuffe trouvé homme , je me foumettois a 'être anéanti comme un monftre.  Etat et Empire Meffieurs , s'écria une hirondelle de 1'arTemblée, dès que j'eus ceffé de parler, je le tiens convaincu : vous n'avez pas oublié qu'il vient de dire que le pays qui 1'avoit vu naitre, étoit la France; mais vous favez qu'en France les finges n'engendrent 'point : après cela jugez s'il eft ce qu'il fe vante d'être Je répondis a mon accufatrice, que 'j'avois été enlevé fi jeune du fein de mes parens, & tranfporté en France, qu'a bon droit je pouvois appelier mon pays natal celui duquel je me fonvenois le plus loin. Cette raifon, quoique fpécieufe , n'étoit pas fuffifante; mais la plupart ravis d'entendre que je n'étois pas homme , furent bien-aifes de jamais croire : car ceux qui n'en avoient le vu, ne pouvoient fe perfuader qu'un homme ne fut bien plus horrible que je ne leur paroiffois; & les plus fenfés ajoutoient que l'homme étoit quelque chofe de fi abominable, qu'il étoit utile qu'on crüt que ce n'étoit qu'un être imaginaire. De raviffement, tout 1'auditoire en battit des ailes, & furPheureon me mit, pour m'examiner, au pouvoir des fyndics, a la charge de me repréfenter le lendemain; & d'en faire, a 1'ouverture des chambres, le rapport a la compagnie. II s'en chargèrent donc , & me  D U S O L E I L. 363 portèrent dans un bocage reculé. La pendant qu'ils me tinrent, ils ne s'occupèrent qu'a gefticuler autour de moi cent iorte de cullebutes, a faire la proceffion , des coques de noix fur la tête. Tantöt ils battoient des pieds 1'un contre 1'autre ; tantöt ils creufoient de petites foffes pour les remplir; Sc puis j'étois tout étonné de ne voir plus perfonne. Le jour Se la nuit fe paffèrent a ces bagatelles, jufqu'au lendemain que 1'heure prefcrite étant venue, on me fit de rechef comparcïtre devant mes juges , ou mes fyndics interpellés de dire vérité, répondirent que pour la décharge de leur confcience, ils fe fentoient tenus d'avertir la cour, qu'aflurément je n'étois pas finge comme je me vantois; car, difoient-ils, nous avons eu beau fauter, marcher, piroueter, & inventer en fa préfence cent tours de paffe - paffe, par lefquels nous prétendions l'émouvoira faire de même, felon la coutume des finges. Or quoiqu'il eüt été nourri p;>rmi les hommes; comme le finge eft toujours finge, nous foutenons qu'il n'eüt pas été en fa puiflance de s'abftenir de contrefaire nos fingeries. Voila , meffieurs , notre rapport. 'Les juges alors s'approchèrent pour venir aux opinions : mais on s'appercut que le ciel fe couvroit 6e paroiffoit chargé , cela fit lever 1'afïemblée,  364 Et At et Empire Je m'imaginois que 1'apparence du mauvais tems les y avoir conviés , quand 1 'avocaf général me vint dire parordre de la cour. qu'on ne me jugeroit point ce jour-la; cue [amais on ne vuidoit un procés crimine!, lo-fque le cxel n'étoit pas ferein, paree qu'ils craignoient que la mauvaife te.npérature de 'air n'altérat quelque chofe a la bonne Conftitution de 1'efprit des j. ges; que le chagrin dont Thumeur des oifeaux fe charge durant la pluie, ne dégorg"at fur la caufe ; ou qu""enfm la cour ne fe Vengeat de fa trifttffe fur 1'accufé ; c'eft pourquoi mon jugementfut remis a un plus beau tems. On me remena donc en prifon, & je me fouviens que pendant le chemin ma chantabie pie ne m'abandonna guère, elle vola toujoirrs a mes cötés, & je crois qu'elle ne m'eüt point quitté, fi fes compagnons ne fe fuffent approchés de nous. Enfin j'arrivai au lieu de ma prifón, oü pendant ma.captivité je ne fus nourri que du pain du roi; c'étoit ainfi qu'ils appelloient une cinquantaine de vers, & autant de guillotE, qu'ils m'apportoient a manger de fept en fept heures. Je perrfois récomparoüre dés le lendemain, & tout le monde le croyoit ainfi ; mais un de mes gardes me conta au bout de cinq ou  D U S O L E I L.' fix jours, que tout ce tems-la avoit été employé k r^nare juftice a une communauté de chardonntrets qui i'avoient implorée contre un de leurs compagnons, je demandai k ce garde de quel crime ce malheureux étoit accufé; du crime, répliqua le garde, le plus énorme dont un oiieau puiffe être noirci. On 1'accufe.... le pourrez-vous bien croire ? On 1'acculè....mais bons dieux? d'y penfer feulement, les plumes m'en dreffent a la tête. Enfin on l'aecufe de n'avoir pas encore, depuis fix ans , mérité d'avoir un ami; c'eft pourquoi il a été condamné k être roi , & roi d'un peuple différent de fon efpèce. Si fes fujets eufTent été de fa nature, il auroit pn tremper au moins des yeux & du defir dans leurs voluptés : mais comme les plaifirs d'une efpèce n'ont point du tout de relation avec les plaifirs d'une autre efpèce, il fupportera toutes les fafgues, & boira toutes ,les amertumes de la royauté, fans pouvoir en goüter aucune des douceurs. Oa 1'a fait partir ce matin, environné de beaucoup de médecins, pour veiller k ce qu'il ne s'empoifonne dans le voyage. Quoique mon garde fut grand caufeur de fa nature, il ne m'ofa pas. entretenir feul plus long-tems, dc peur d'être foupc,onné d'intelligence.  $66 Et at et Empire Environ fur la fin de la femaine, je fus encore remené devant mes juges. On me nicha fur le fourchon d'un petit arbre lans feuilies. Les oifeaux de longue robe, tant avocats, confeillers que préfidens, fe juchèrent tous par étage, chacun felon fa dignité , au coupeau d'un grand cedre. Pour les autres qui n'affiftoient a Paffemblée que par curiofité , ils fe placèrent pêie-mêle, tant que les fieges furent rempüs , c'eft-a-dire , tant que les branches du cedre furent couvertes de patres. Cette pie que j'avois toujours remarquée pleine de compaflion pour moi, fe vint percher fur mon arbre , oii feignant de fe divertir a béqueter la mouffe; en vérité, me dit-elle, vous ne fauriez croire combien votre malheur m'efl fenfible; car encore que je n'ignore pas qu'un homme parmi les vivans eft une pefte dont on devroit purger tout état bien policé; quand je me fouviens toutefois d'avoir été dés le berceau élevée parmi eux, d'avoir appris leur langue fi parfaitement, que j'en ai prefque oublié la mienne, & d'avoir mangé de leur main des fromages mous fi excellens, je ne faurois y (onger, fans que Peau m'en vienne aux yeux & a la bouche; je fens pour vous des tendreffes qui m'empêchent d'incliner au plus jufte parti.  DU SOLEIL. 367 Elle achevoit ceci, quand nous fümes interrompus par 1'arrivée d'un aigle, qui fe vint affeoir entre les rameaux d'un arbre affez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre a genoux devant lui, croyant que ce fut le roi, fi ma pie de fa patte ne m'eüt contenu en mon afTiette. Penfiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fut notre fouverain ? C'eft une imagination de vous autres hommes, qui k caufe que vous vous laiffez commander aux plus grands, aux plus forts, & aux plus cruels de vos compagnons, avez fottement cru , jugeant de toutes chofes par vous, que 1'aigle nous devoit commander. Mais notre politique eft bien autre; car nous ne choiiiflbns pour nos rois que les plus foibles, les plus doux & les plus pacffiques ; encore les changeons-nous tous les fix mois; & nous les prenons foibles, afin que le moindre a qui ils auroient fait quelque tort, fe püt venger de lui. Nous le choififlbns doux , afin qu'il ne haïfle ni ne fe faffe haïr de perfonne; & nous voulons qu'il foit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre , le canal de toutes les injuftices. Chaque femaine il tient les états, oü tout le monde eft recu k fe plaindre de lui. S'il fe rencontre feulement trois oifeaux mal fatisfaits  368 E T A~T ET E"M P I R £ de fon gouvernement, il en eft dépofledé, &" Pon procédéa une nouvelle élection. Pendant la journée que durent les états, notre roi eft monté au lommer d'un grand yf , fur le bord d'un étang, les pieds & les ailes liées. Tous les oifeaux, 1'un après Pautre, paffent par-devant lui; 8e fi quelqu'un le fait coupable du dernier fupplice, il le peut jetter a Peau : mais il faut que fur le champ il juftifie la raifon qu'il en a eue, autrement il eft condamné a la mort trifte. Je ne pus m'empêcher de 1'interrompre, pour lui demander ce qu'elle entendoit par Ia mort trifte; & voici ce qu'elle me répliqua. Quand le crime d'un coupable eft jugé fi énorme, que la mort eft trop peu de chofe pour 1'expier, on tache d'en choifir une qui contienne la douleur de plufièurs, 8e 1'on y procédé de cette facon. Ceux d'entre nous qui ont la voix Ia plus mélancolique 8e la plus funèbre, font délégués vers le coupable, qu'on porte fur un funefte cyprès. La ces triftes muficiens s'amaffent tout autour, & lui rempliffent 1'ame par 1'oreille de chanfons fi lugubres & fi tragiques, que 1'amertume de fon chagrin défordonnant 1'économie de fes organes, 6c lui preflant Ie cceur,' il  Dt) SOUU. 36? 'il fe confume a vue d'ceil, Sc meurt fuffoqué de trifteffe. Toutefois un tel fpeaacle n'arrive guère; car commè nos rois font fort doux, ils n'obligent jamais perfonne è vouloir pour fe venger encourir une mort fi cruelle. Celui qui régne a préfent, eft une colombe, dont 1'humeur eft fi pacifique, que 1'autre jour qu'il falloit accorder deux moineaux, on eut toutes les peines du monde a lui faire comprendre ce que c'étoit qu'inimitié. Ma pie ne put continuer un fi long difcours , fans que quelques-uns des affiftans y priffent garde; 8c paree qu'on la foupconnoit déja de quelque intelligence, les principaux de 1'affemblée lui firent mettre la main fur le colet par un aigle de la garde,,qui fe faifit de fa perfonne- Le roi colombe arriva fur ces entrefaites; chacun fe tut, & la première chofe qui rompit le filence, fut la plainte que le grand cenfeur des oifeaux dreffa contre la pie. Le roi pleinement informé du fcandale dont elle étoit Caufe, lui demanda fon nom, & cornment elle me connoifloit. Sire, répondit-elle fort étonnée, je me nomme margot; il y a ici force oifeaux de qualité, qui répondront de mol J'appris un jour, au monde de la terre Aa *  37° Etat et Empire d'oü je fuis native, par Guillery 1'enrhumé que voila (qui m'ayant entendu crier en cage, me vint vifiter a la fenêtre oü j'étois pendue ) que mon père étoit courtequeue, & ma mère croquenoix. Je ne faurois pas fu fans lui; car j'avois été enlevée deffous 1'aile de mes parens au berceau, fort jeune. Ma mère quelque tems après en mdurut de déplaifir; & mon père déformais hors d'age de faire d'autres enfans, défefpéré de fe voir fans héritiers, s'en alla a la guerre des geais, oü il fut tué d'un coup de bec dans la cervelle. Ceux qui me ravirent, furent certains animaux fauvages qu'on appelle porchers, qui me portèrent vendre a un chateau, oii je vis eet homme k qui vous faites maintenant le procés. Je ne fai s'il concut quelque bonne volonté pour moi, mais il fe donnoit la peine d'avertir les ferviteurs de me hacher de la mangeaille. II avoit quelquefois la bonté de me Fapprêrer lui-même. Si en hiver j'étois morfondue, il me portoit auprès du feu, calfeutroit ma cage, ou commandoit au jardinier de me réchaufTer dans fa chemife. Les domeftiques n'ofoient m'agacer en fa préfence, & je me fouviens qu'un jour il me fauva de la gueule du chat qui me tenoit entre les griffes, oü le petit Jaqvais de madame  B y S O L E I L. 371 m'avoit expofé : mais ii ne fera pas hors de propos de vous apprendre la caufe de cette barbarie. Pour complaire a Verdelet ( c'eft le nom du petit laquais) je répétois un jour les fottifes- qu'il m'avoit enfeignées, Or il arriva par malheur, quoique je recitaffe toujours mes quolibets de fuite, que je vins a dire en fon ordre juftement comme il entroit pour faire un faux meffage : taifez-vous , fils de putain „ vous avez menti. Cet homme accufé que voila, connoifTant le naturel menteur du fripon, s'imagina que je pourrois bien avoir parlé par prophétié, & envoya fur les lieux s'enquérir fi Verdelet y avoit été : Verdelet fut convaincu. de fourbe, Verdelet fut foueté ; & Verdelet, en punition, m'avoit voulu faire manger au; matou. Le roi d'un baiffement de tête , témoigna qu'il étoit content de la pitié qu'elle avoit eue de mon défaftre; il lui défendit toutefois de ne me plus parler en fecret. Enfuite il demanda a Pavocat de ma partie, fi fon plaidoyer étoit prêt. II fit figne de la patte qu'il alloit parler , &c voici , ce me femble, les -mêmes points dont il infifta contre mol A 3 Ij  371 État et Empire PlaidoyÈ fait au Parlement des Oifeaux, les Chambres affemblèes , contre un animal accufs d'être homme. Messieurs, la partie de ce criminel eft guillemette la charnue, perdrix de fon extraction , nouvellement arrivée du monde de la terre , la gorge encore ouverte d'une balie de plombquelui onttiré les hommes, demandereffe a 1'encontre du genre humain, & par conféquent a Pencontre d'un animal que je prétensêtre un membre de ce grand corps. II ne nous feroit pas mal-aifé d'empêcher par' fa mort les violences qu'il peut faire : toutefois comme le falut ou la perte de tout ce qui vit importe a la republique des vivans, il me femble que nous mériterions d'être nés hommes , c'eft-a-dire dégradés de la raifon & de Pfm] mortalité que nous avons par-deffus eux, fi nous leur avions reffemblé par quelqu'ime'de leurs injuftices. Exarhinons donc, meiTieurs, les difficultés de ce procés , avec toute Ia contention de laquelle nos divins efprits font capables. Le nceud de 1'affaire confifte a favoir fi eet animal eft homme; & puis, en cas que nous avérions qu'il le foit, fi p0ur cela il mérite la mort.  du Soleii: ^73 Pour moi, je ne fais point de difHculté qu'il ne le foit; premièrement, puifqu'il eft fi ef> fronté de mentfr, en foutenant qu'il ne 1'eft pas , fecondement, en ce qu'il rit comme un fou; troifièmement, en ce qu'il pleure comme un lot; quatrièmement, en ce qu'il fe mouche comme un vilain; cinquièmement en ce qu'il eft plumé comme un galeux; fixièmement, en ce qu'il porte la queue devant; feptièmement, en ce qu'il a toujours une quantité. de petits grés quarrés dans la bouche, qu'il n'a pas 1'efprit de cracher ni d'avaler ; huitièmement, &pour conclufion, en ce qu'il léve en haut tous les matins , fes yeux, fon nez & fon large bec, colle fes-mains ouvertes la pointe au ciel, plat contre plat, & n'en fait qu'une attachée , comme s'il s'ennuyoit d'en avoir deux libres, fe caffe les jambes par la moitié , enforte qu'il tombe fur fes gigots; puis avec des paroles magiques qu'il bourdonne, j'ai pris garde que fes jambes romnues fe r'attachent, & qu'il fe relève auffi gal qu'auparavant. Or vous favez, meffieurs, que de tous les animaux il n'y a que 1'homme feul dont 1'ame foit affez noire pour s'adonner a la magie , & par conféquent celui-ci eft homme. II faut maintenant examiner fi pour être homme , il mérite 1* mort. A a iij  374 ÊtAt e* È- U' fikt Je penfe, meffieurs, qu'on n'a jamais rév<* qué en doute que toutes les créatures font pröduites par notre commune mère, pour vivre en fociété. Or fi je prouve que 1'homme femble n'être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu'allant contre la fin de fa créaiiom, H 'mérite que la nature fe répente.de fort ouvrage ? La première & la plus fondamentale loi pöur ia manutention d'une république , c'eft Tégaliré u Soleil; 377 Tout le barreau frémit de 1'horreur d'un fi grand fupplice. Ceft pourquoi afin'd'avoir lieu de le modérer , le roi fit figne a mon avocat de rcpondre. C'étoit un Efiourneau grand jurifconfulte, Iequel après avoir frappé trois fois de fa patte contre la branche qui le foutenoit, paria ainfi a 1'afTemblée. ïl eft vrai, meffieurs, qu'ému de pitié, j'avois entrepris la caufe pour cette malheureufe bete; mais fur le point de la plaider, il m'eft venu un remors de confcience , & comme une voix fecrète, qui m'a défendu d'accomplir une a£tion fi déteftable. Ainfi , meffieurs, je vous déclare, & a toute la cour, que pour faire le falut de mon ame, je ne veux contribuer en facon quelconque k la durée d'un monftre tel que 1'homme. Toute la populace claqua du bec en figne de réjouiffance , & pour congratuler a la fincérité d'un oifeau fi raifonnable. Ma pie fe préfenta pour plaider a fa place , mais il lui fut impofé de fe taire, a caufe qu'ayant été nourrie parmi les hommes, & peut-être infectée de leur morale , il étoit k craindre qu'elle n'apportat k ma caufe un efprit prévenu; car la cour des oifeaux ne fouffre point que 1'avocat qui s'intéreffe davantage pour un cliënt que pour 1'autre, foit oui, a moins qu'il  378 État et Empire puiffe juftifier que cette inclination procédé du bon droit de la partie. Quand mes juges virent que perfonne ne fe préfentoit pour me défendre , ils étendirent leurs ailes qu'ils fécouèrent, Sc volèrent incontinent aux opinions. La plus grande partie, comme j'aifu depuis, infifta fort que je fuffe exterminé de 'a mort trifte ; mais toutefois quand on appercjut que ie ' roi pénchoit a la douceur, chacun reyint a fon opinion. Ainfi mes juges fe modérèrent, & au lieu de la mort trifte dont il me firent grace, ils trouvèrent a propos, pour faire fympatifer mon chatiment a quelqu'un de mes crimes , de m'anéantir par un fupplice qui fervit a me détromper , en bravant ce prétendu empire de 1'homme fur les oifeaux, que je fuffe abondonné a la colère des plus foibles d'entr'eux, ' cela veut dire qu'ils me condamnèrent k être mangë des mouches. En même tems 1'affemblée fe lèva, & j'entendis murmarer qu'on ne s'étoit pas davantage étendit a particularifer les circonftances de ma tragédie , a caufe de 1'accident arrivé a un oifeau de Ia troupe , qui venoit de tomber en 'pamoifon , comme il voloit parler au roi. On crut qu'elle étoit caufée par i'horreur qu'il avoit eu de regarder trop fixement un homme : c'ciï  D U S Ö L E I L. 379 pourquoi ou donna ordre de m'emporter. Mon arrêt me fut prononcé auparavant; & fi-töt quel'ophraye qui fervoit de grefïïer criminel, eut achevé de me le lire , j'appercus a 1'entour de moi ie ciel tout noir de mouches, de bourdons, d'abeilles, de guiblets , de coufins & des puces, qui brouiffoient d'impatience» J'attendois encore que mes aigles m'enleValTent comme a 1'ordinaire , mais je vis a leur place une grande autruche noire, qui me mit honteufement a califourchon fur fon dos ( car cette pofture eft entr'eux la plus ignominieufe oir 1'on puiffe appliquer un criminel; & jamais oifeau , pour quelque offenfe qu'il ait commife , n'y peut être condamné.) Les archsr:-; qui me conduifiren't au fupplice, étoient une cinquantaine de condurs, & autant de grhToiis; devant & derrière ceux-ci voloit fort lentsment une proceffion de corbeaux, qui croaffoient je ne fais quoi de lugubre , & il me fembloit ouir comme de plus loin, des chouètes qui leur répondoient. Au partir du lieu oii mon jugement m'avoit été rendu , deux oifeaux de paradis, a qui on avoit donné charge de rh'affifter a la mort, fe vinrent afleoir fur mes épaules. Quoique mon ame fut alors troublée, a  380 État et Empire caufe de 1'horreur du pas que j'allois franchir , je me fuis pourtant fouvenu de quafi tous les raifonnemens par lefquels ils tachèrent de me confoler. La mort, me dirent-ils , (me mettant le bec a 1'oreille ) n'eft pas fans doute un grand mal, puifque la nature notre mère y affujettit tous fes enfans , & ce ne doit pas étre une affaire de grande conféquence, puifqu'elle arrivé k tout moment, & pour fi peu de chofe : car fi la vie étoit excellente, il ne feroit pas en notre pouvoir de ne la point donner, ou fi la mort trainoit après foi des fuites de Fimportance que tu te fais aceroire , il ne feroit pas en notre pouvoir de la donner : il y beaucoup d'apparence au contraire, puifque Fanimal commence par jeu, qu'il finit de même. Je parle k toi ainfi, a caufe que ton ame n'étant pas immortelle comme la notre, tu peux bien juger quand tu meurs , que tout meurt avec toi. Ne t'afflige donc point de faire plus tot ce que quelques-uns de tes compagnons feront plus tard.Leur condition eft plus déplorable que la ttenne; carfi ia mort eft un mal elle n'eft mal qu'a ceux qui ent k mourir ; & ils feront au prix de toi, qui n'a plus qu'une heure entre ci & la, cinquante ou foixante ans en état de pouvoir mourir; & puis, dis-moi, celui qui n'eft pas  DU SOLEIL. 381 né, n'eft pas malheureux. Or tu vas être comme celui qui n'eft pas né; un clin d'ceil après la vie, tu fera ce que tu étois un clin d'ceil devant; & ce clin d'ceil paffé, tu feras mort d'aulfi long-tems que celui qui mourut il a mille fiècles: mais en tout cas, fuppofé que la vie foit un bien , le même rencontre qui parmi ^'mfinité du tems a pu faire que ,tü fois, ne peüt-il pas faire que tu fois encore un autre coup ? la matière qui a force de fe mêler eft enfin arrivée a ce nombre , cette difppïitiou tk. eet ordre nécefTaire a la conftruétion de ton être, peut-ilpas, en fe remêlant, arriver a une difpofition requife pour faire que tu te fentes être encore une autre fois? oui, mais, me diras-tu , je ne me fouviendrai pas d'avoir 'été. Hé ! mon chèr frère, que t'i^iporte, pourvu que tute fentes être? & puis, ne fe peut-il pas faire que pour te confoier de la perte de ta vie, tut'imagineras les mêmes raifons que je te repréfente maintenant ? Voila des confidérations affez fortes pour t'obÜger k boire cette abfinthe en patience; il m'en refte toutefois d'autres encore plus preffantes qui t'inviteront fans doute u la fpuhaiter. II faut, mon cher frère, te perfuader que comme toi & les autres brutes, êtes matériels; &C comme la mort^ au lieu d'anéantir la ma-  382 État et Empire tière , n'en fait que troubler 1'économie, tu dois, dis-je , croire avec certitude , que cefiant d'être ce que tu étois, tu commenceras d'être quelqii'autre chofe. Je veux donc que tu ne deviennesqu'une motte de terre, ou un caillou, encore feras - tu quelque chofe de moins méchant que 1'homme. Mais j'ai un fecret a te découvrir, que je ne voudrois pas qu'aucun de mes compagnons eüt entendu de ma bouche, c'eft qu'étant mangé, comme tu vas être, de nos petits oifeaux , tu pafferas en leur fubftance : oui, tu auras 1'hönneur de contribuer, quoique aveuglement, aux opérations intellectuelles de nos mouches , & de participer a la gloire , fi tune raifonnes toi-même de les faire au moins raifbnner.. Environ a eet endroit de 1'exhortation , nour arrivames au lieu deftiné pour mon fupplice. II y avoit quatre arbres fort proches 1'un de 1'autre , & quafi en même diftance, fur chacun defquels, ahauteur pareille, un grand héron s'étcit perché. On me defcendit de deffus 1'autruche noire,& quantité de cormorans m'ér levèrent oü les quatre hérons m'attendoient. Ces oifeaux, vis-a-vis 1'un de 1'autre , appuyés ferm^ment chacun fur fon arbre, avec leur cc, de longueur prodigieufe , m'entortillèrent,  D U S O L E I L. 383 comme avec une corde , les uns par les bras, les autres par les jambes, & me lièrent fi fcrré , qu'encore que chacun de mes membres ne fut garoté que du col d'un feul, il n'étoit pas en ma puiffance de me remuer le moins du monde. Ils devoicnt demeurer long-tems en cette pofture; car j'entendis qu'on donna charge a ces cormorans qui m'avoientélevé d'ailer a lapêche, pour les hérons, & de leur couler la mangeaille dans le bec. ' On attendoit encore les mouches, a caufe qu'elles n'avoient pas fendu l'air d'un vol fi puiffant que nous ; toutefois on ne refta guères fans les ouir. Pour la première chofe qu'ils- exploitèrent d'abord, ils s'entre départirent mon corps, &C cette. diftribution fut faite fi malicieufement, qu'on affigna mes yeux aux' abeilles, afin de me les ere ver en me les mangeant; mes oreiiles aux bourdons, afin de me les étöurdir & me les dévorer tout enfembie ; mes épaules aux pucss, afin de les entamer d'une morfure qui me démangeat, & ainfi du refie. A peine leur avois-je entendu difpofé de leurs ordres, qu'incontinent après je les vis approcher. II iembloit que tous les atömes, dont l'air eft compofé, fe fuffent convertis ënmoufhès; car je  3S4 État et Empire n'étois prefque pas vifité de deux ou trois foibles rayons de lumière , qui fembloient fe dérober pour venir ;ufqu'amoi,tant ces bataillons étoient ferrés &c voifins de ma chair. Mais comme chacun d'entr'eux choififfoit déja du defir de la place ou il devoit me mordre, tout-a-coup je les vis brufquement reculer;& paimi la confufion d'un nombre infini d'éclats qui rétentiffoient jufqu'aux nues, je diftinguai plufieurs fois ce mot, - grace , grace , grace. Enfuite deux tourterelles s'appprochèrent de moi. A leur venue, tous les funeftes appareils de-ma mort fe diffipèrent; je fentis mes hérons relacher les cercles de ces longs cols qui m'entortilloient, & mon corps étendu en fautoir, griller du faïte des quatre arbres jufqu'aux pieds de leurs racines. Je n'attendois de ma chüte , que de brifer 'a terre contre quelque rocher; maif ;au bout de ma peur , je fus bien étonné de me trouver a mon féant fur une autruche blanche, qui le mit au galop, dès qu'elle me fentit fur fon dos. On me fit faire un autre chemin que celui par ou j'étois venu; caril me fouvient que je traverfai un grand bois de myrthes, & un autre de terehintes, aboutiffant aune vafle forêt d'oli- viers,  d u SóLEit, 3 8y viers, oh mattendoit le roi Colombe au milieu de toute fa cour. Si-tot qu'il m'appereut, il fit figne qu'on m'aidSt a defcendre. Auffi-töt deux aigles de la garde me tendirent lespattes, 8e me portèrent k leur prince. Je voulus par refpect embraffer 8e baifer les petits ergots de Sa Majefté, mais elle fe retiraw Je vous demande, dit-elle auparavant, fi vous connoiffez eet oifeau. A ces paroles, on me montra un perroquet, qui fe mit a rouer 8e battre des aïles , comme» il appercut que je le confidérois. Ilmefemble, criai-je au roi, que je 1'ai vu quelque part; mais la peur 6c la joie ont chez moi tellement brouille les efpèces, que je ne puis encore marquer bien clairement oii ?a été. Le perroquet k ces mots me vint de fes deux ailes accoler le vifage, 8c me dit: quoi! vous ne connoiffez plus Céfar, le perroquet de votre coufine, a 1'occafion de qui vous avez tant de fois foutenuque les oifeaux raifonnent? C'eft moi qui tantöt, pendant votre procés , ai voulu, après i'audience, déclarer les obligations que je vous ai; mais la douleur de vous voir en fi grand péril, m'a fait tomber en pamoifon. Son difcours acheva de me deffiller la vue. L'ayaat donc reconnu, je 1'embraffai B b  1%6 Etat et Empire & Ie baifai, il m'embraffa & me baifa. Donc; lui dis-je, eft-ce toi, mon pauvre Céfar, è qui j'ouvris la cage pour te rendre la liberté, que Ia tyrannique couttime de notre monde t'avoit ötée ? Le roi interrompit nos careffes, & me paria de la forte : homrae , parmi nous une bonne aéfion n'eft jamais perduë ; c'eft pourquoi encore qu'étant homme, tu mérites de mourir feulement è caufe que tu es né, Iefënat te donne la vie. ,11 peut bien accompagner de cette reconnqiffance les lumières dont la nature éclaira ton inftindt, quand elle te.fit preffentir en nous la raifon que tu n'étois pas capable de connóitre. .Va donc en paix & vis joyeux. II donna tout bas quelques ordres, & mon autrüehe blanche , conduite par les deux tourterelles, m'emporta de 1'aiTemblée. Après m'avoir galoppé environ un demi jour, elle nie laiffa proche d'une forêt, oü je m'enfoncai dés qu'elle fut partie. L;) je commencai a goüter le plaifir de la liberté , & celui de manger le miel qui eouïoitlé long de 1'ècorce des arbres. Je penfe que je n'euffe jamais fini ma promenade ; car 1'agréable diverfité du lieu me faifoit toujours découvrir quelque chofe de pll!S Jseau, fi mon corps eüt pu réfifter au rravail;    d u S o l e ï u 387 Bi'ais comme enfin je me trouvai tout-a-fait amolli de lafiitude , je me laiffai couler fur 1'herbe. Ainfi étendu a 1'ombre de ces arbres, je me fentois inviter au fommeil par la douce fraïcheur ck le filence de la folitude, quand un bruit incertain de voix confufes, qu'il me fembloit entendre voltiger autour de moi, me reveilla en furfaut. Le terrein paroiffoit fort uni, & n'étoit hériffé d'aucun buiffon qui put rompre la vue ; c'eft pourquoi la mienne s'allongeoit fort avant parmi les arbres de la forêt. Cependant le murmure qui venoit a mon oreille, ne pouvoit partirquede fort proche de moi; de forte qua m'y étant encore rendu plus attentif, j'entendis fort diftincbement une fuite de paroles grecques ; & parmi beaucoup de perfonnes qui s'entretenoient, j'en démêiai une qui s'exprimoit ainfi. M. le médecin, un de mes alliés, 1'orme k trois têtes, me vient d'enVoyer un pincon , par Iequel il me mande qu'il eft malade d'une fièvre étique, & d'un grand mal de mouffe , dont il eft couvert depuis la tête jufqu'aux pieds. Je vous fupplie, par 1'amité que vous me portez, de lui ordonner quelque chofe. . Je demeurai quelque tems fans rien ouir; B b ij  3§S Etat et Empire." mais, au bout d'un petit efpace, il me femble qu'on répliqua ainfi. Quand 1'orme a trois têtes ne feroit point votre allié, & quand au lieu de vous , qui êtes mon ami, le plus étrange de notre efpèce me feroit cette prière, ma profeffion m'oblige de fecourir tout le monde. Vous ferez donc dire è 1'orme a trois têtes, que , pour la guérifon de fon mal, il a befoin de fucer le plus d'humide & le moins de fee qu'il pourra; que pour eet effef, il doit conduire les petits filets de fes racines vers 1'endroit le plus moit de fon lit, ne s'entretenir que de chofes gaies , & fe faire tous les jours donner la mufique par quelques rofïïgnols exCellens. Après il vous fera favoir comme il fe fera trouvé de ce régime de vivre; & puis, felon le progrès de fon mal, quand nous aurons préparé fes humeurs, quelque cicogne de mes amies, lui donnera de ma part un cliftère qui le remettra tout a fait en convalefcence. Ces paroles achevées, je n'entendis plus le moindre bruit; finon qu'un quart d'heure après, une vóix que je n'a vois point encore ce me femble remarquée, parvint a mon oreille ; & voici comme elle parloit. Hola l Fourchu , dormez-vous ? J'ouis qu'une autre voix répliquoit ainfi. Non, fraiche écoree, pourquoi?  IJU SOLEIL. 389 C'eft , reprit celle qui la première avoit rompu le filence, que je me fens émue de la même facon que nous avons accoutumé de 1'être , quand ces animaux, qu'on appelle hommes, nousapprochent; & je voudrois vous demander fi vous fentez la même chofe. II fe paffa quelque tems avant que 1'autre répondït, comme s'il eüt voulu appliquer a cette découverte fes fens les plus fecrets. Puis il s'écria : mon Dieu ! vous avez raifon, & je vous jure que je trouve mes organes tellement pleins des efpèces d'un homme, que je fuis le plus trompé du monde , s'il n'y en a quelqu'un fort proche d'ici. Alors plufieurs voix fe mêlerent, qui difoient qu'aflurément elles fentoient un homme. J'avois beau dillribuer ma vue de tous cötés,' je ne découvrois point d'oü pouvoit provenir cette parole. Enfin, après m'être un peu remis de l'horreur dont eet événement m'avoit confterné, je répondis a celle qu'il me fembla remarquer, que c'étoit elle qui demandoit s'il y avoit la un homme, qull y en avoit un; mais je vous fupplie , continuai-je auffi-tot? qui que vous foyez qui parlez a moi, de me dire oü vous êjes. Un moment après j'entendis ces mots. Nous fommes en ta préfence, tes yeux nous B biij  39° Etat et Empire regardent, & tu ne nous vois pas. Envifage les chênes oü nous fentons que tu tiens ta vue sttachée, c'eft nous qui te parions: & fi tu t'éronnes que nous parlions une langue ufirée au monde d'oü tu viens, fache que nos premiers pères en font originaires; ils demeuroient en Epire , dans la forêt de Dodone , oii leur bonté naturelle les convia de rendre des oracles aux affiigés qui les eonfultoient. Ils avoient pour eet effet appris la langue grecque , la plus univerfelle qui fut alors, afin d'être entendus; & , paree que nous defcendans d'eux de père en fils, le don de propbétie a coulé jufqu'a nous. Or tu fauras qu'une grande aigle, a qui nos -pères de Dodone donnoient retraite, ne pouvant aller a la chaffe, a caufe d'une main qu'elle s'étoit rornpue , fe repaiffoit du gland que leurs rameaux lui fourniffoient; quand un ~jour , ennuyée de vivre dans un monde oü elle fouÊfroit tant, elle prit fon vol au foleil, & continua fon voyage fi heureufement, qu'enfih elleaborda le globe lumineux oü nous fommes ; mais a fon arrivée la chaleur du climat la fit vomir, elle fe déchargea de force gland non encore-digéré ; ce gland germa, il en crut des chênes, qui furent nos aïeux. Vcjiia comme nous changeames d'habitation ; cependant, encore que vous nous entendies!  D U S O L E I L. 391 parler une langue humaine, ce n'eft pas a dire que les autres arbres s'expliquent de même ; il n'y a que nous autres chênes, iffus de la forêt de Dodonne , qui parlions comme vous : car pour les autres végétans, voici leur facon de s'exprimer. N'avez-vous point pris garde a ce vent doux & fubtil, qui ne manque jamais de relpirer a 1'orée des bois ? C'eft 1'haleine de leur parole ; & ce petit murmurè , ou ce bruit délicat dont ils rqmpent le facré fdence de leur folitude, c'eft proprement leur langage.. Mais encore que le bruit des forêts femble toujours le même, il eft toutefois ft différent ; que chaque efpèce de végetant garde le fien en particulier 4 en forte que le bouleau ne parle pas comme 1'érable, ni le hêtre comme le cerifier. Si le fot peuple de votre monde' m'avoit entendu parler comme je fais, il croiroit que ce feroit un diable enfermé fous mon écorce; car bien-loin de croire que nous puiffions raifonner , il ne s'imagine pas même que nous ayons 1'ame fenfitive, encore que tous les jours il voie qu'au premier coup dont le bucberon affaut un arbre , la coignéè entre dans la chair quatre fois plus avant qu'au fecond ; & qu'il doive conjeöurer qu'affurément le premier coup 1'a furpris & frappé au dépourvu, puifqu'auffi-tót qu'il a été averti païf B b iy  392 EtatetEmpï/ie la douleur, il s'eft ramaffé en fo'-rr.ême, a réunifes forcespour combattre, & s'eft comme pétnfié, pour réfifter a la dureté des armes de fon ennemi. Mais mon deffein n'eft pas de faire comprendrela lumière aux aveugles; un particulier m'eft toute 1'efpèce, & toute 1'efpèce ne m'eft qu'un particulier, quand le particulier n'eft point infeflé des erreurs de 1'efpèce, c'eft pourquoi foyez attentif, car je crois parler, en vous parlant, a tout le genre hun ain. Vous faurez donc , en premier lieu , que prefque tous les concerts dont les oifeaux font miüique, font compofés a la louange.des arbres ; mais auffi en récompenfe du foin qu'ils prennentde célébrer nos belles aétions, nous nous donnons celui de cacher leurs amours ; car ne vous imaginez pas, quand vous avez tant de peine a découvrir un de leurs nids , que cela provienne de la prudence aveclaquelle ils 1'ont caché; c'eft 1'arbre qui lui-même a plié fes rameaux tout au tour du nid, pour garantir des cruautés de 1'homme la familie de fon höte. Et qu'ainfi ne foit, confidérez l'air de ceux ou qui font nés a la deftruaion des oifeaux , leurs concitoyens, comme des éperviers, deshouberaux, des milans , desfaucons, ccc.; ou qui ne parient que pour quereiler ,  DU S O L E I 1. 39} comme des geais & des pies; ou qui prennent plaifir a nous faire peur, comme des hjboux ' & des chats-huans; vous remarquerez que 1'aire de ceux-lè eft abandonnée a la vue de tout le monde, paree que Parbre en a éloigné fes branches, afin de la donner en proie. Mais il n'eft pas befoin de particularifer tant de chofes, pour prouver que les arbres exercent, foit du corps, foit de 1'ame, toutes vos fondtions. Y a-t-il quelqu'un parmi vous, qui n'ait remarqué qu'au printems, quand le foleil a réjoui notre écorce d'une sève féconde, nous allongeons nos rameaux, & les étendons chargés de fruit fur le fein de la terre dont nous fommes amoureux ? La terre de fon cöté s'entrouvre & s'échauffe d'une même ardeur, & comme fi chacun de nos rameaux étoit un .... elle s'en approche pour s'y joindre; & nos rameaux tranfportés de plaifir, fe déchargent dans fon <■ giron de la femence qu'elle brüle de concevoir. Elle eft pourtant neuf mois a former eet embrion auparavant que de le mettre au jour; mais 1'arbre fon mari, qui craint que la froidure de 1'hiver ne nuife a fa grofTeffe, dépouille fa robe verte pour la couvrir , fe contentant, pour cacher quelque chofe de fa nudité , d'un vieux manteau de feuille morte. Hé bien! vous autres hommes, vousregar-  394 Etat et Empire dez éternellement ces chofes, & ne les contemplez jamais: il s'en eft paffea vos yeux de plus convaincantes encore , qui n'ont pas feulement ébranlé les aheurtés. J'avois 1'attention fort bandée aux difcours dont cette voixarborique m'entretenoit, & j'attendois Ia fuite, quand tout-a-coup elle ceffa , d'un ton femblable a celui d'une perfonne que la courte haleine empêcheroit de parler. Comme je la vistout-a-faitobftinée aufilence, je la conjurai par toutes les chofes que je crus qui la pouvoient davantage émouvoir , qu'elle daignat inftruire une perfonne qui n'avoit rif-qué les périls d'un fi grand voyage que pour apprendre. J'ouis dans ce tems-ïa deux ou trois voix qui lui faifoient pour 1'amour de moi les mêmes prières, & j'en diftinguai une qui lui dit, comme fi elle eüt été fachée : Oh bien, puifque vous plaignez tant vos poulmons, repofez-vous, je lui vais conter rhiftcire des arbres amans. O qui que vous foyez, m'écriai-je en me jettant a fes genoux, le plus fage de tous les chênes de Dodone, qui daignez prendre la peine de m'inftruire, fachez que vous ne ferez paslegon a un ingrat; car je fais vceu, fi jamais je retourne k mon globe natal, de publier les merveilles dont vous me faites rhonneu? de  D V S O L E I i. 395 pouvoir être témoin. J'achevois cette proteftation , lorfque j'entendis la même voix continuer ainfi. Regardez , petit homme, a douze ou quinzepasde votre main droite, vous verrez deux arbres jumeaux de médiocre taille , qui confondant leurs branches & leurs racines , s'efrorcent par mille fortes de moyens de ne devenir qu'un. Je tournai les yeux vers ces plantes d'amour, & j'obfervai que les feuilies de toutes les deux; léaèrement agitées d'une émotion quafi volontaire , excitoient en frémiffant un murmure fi délicat, qu'a peine effleuroit-il 1'oreille , avec Iequel pourtant on eüt dit qu'elles tachoient de s'interroger & de fe répondre. Après qu'il fe fut pap environ le tems nécefTaire a remarquer ce doublé végétant,mon bon ami le chêne reprit ainfi le fiT de fon difcours. "Vous ne fauriez avoir tant vécu , fans que la fameufe amitié de Pilade & d'Orefte ne foit venue a votre connoiffance. Je vous décrirois toutes les joies d'une douce paffion , & je vous conterois tous les miracles dont ces amans ont étonné leurs fiècles , fi je ne craignois que tant de lumière n'offenfatles yeux de votre raifon ; c'eft pourquoi je peindrai ces deux jeunes foleils feulement dans leur éclipfe.  395 Etat et Empire II vous fuffira donc de favoir qu'un jour Ie brave Orefte engagé dans une bataille , cherchoit fon cher Pilade pour goüter Ie plaifir de vaincre ou de mourir en fa préfence. Quand il Fappercut au milieu de cent bras de fer élevés fur fa tête,hélas! que devint-il? Défefpéré? i\ fe lanca a travers une forêt de piqués ; il cna, il hurla , il écuma; mais que j'exprime mal 1'horreur des mouvemens de eet inconfolabïef il s'arracha les cheveux,il mangea fes mains, il déchira fes plaies; encore, au bout de cette defcription , fuis-je obligé de dire que Ie moyen d'exprimer fa douleur mourut avec lui. Quand avec fon épée il fe croyoit faire un chemin pour aller fecourir Pilade , une montagne d'hommes s'oppofoita fon paffage.il les pénétra pourtant: & après avoir long-tems marché fur les fanglans trophées de fa vifloire , il s approcha peu a peu de Pilade ; mais Pilade lui fembla fi proche du trépas , qu'il n'ofa prefque plus parer aux ennemis, de peur de furvivre a Ia chofe pour laquelle il vivoit. On eüt dit même, a voir fes yeux déja tout pleins des ombres de la mort, qu'il tachoit avec fes regards d'empoifonner les meurtriers de fon ami. Enfin Pilade tomba fans vie ; & Pamoureux Orefte qui fentoit pareillement Ia fienne fur Ie bord de fes lèvres, la retinttoujours,jufqu'a  DU S O L £ 1 Lï ^97 ce que d'une vue égarée ayant cherché parmj les morts , Sc retrouvé Pilade, il fembla colant fa bouche vouloir jetter fon ame dedans le corps de fon ami. Le plus jeune de ces héros expira de douleur fur le cadavre de fon ami mort, Sc vous faurez que de la pourriture de leur tronc, qui, fans doute, avoit engroffé la terre, on vit germer entre les os déja blancs de leurs fquelettes , deux jeunes arbriffeaux dont la figeSe les branches fe joignant pêle-mêle , fembloit ne fe hater de croïtre qu'afin de s'entortiller davantage. On connut bien qu'ils avoient changé d'être, fansoublier ce qu'ils avoient été, car leurs boutons parfumés fe panchoient 1'un fur 1'autre, Sc s'entr'échauffoient de leur haleine , comme pour fe faire éclore plusvite. Mais que dirai-je de 1'amoureux partage qui maintenoit leur fociété ? Jamais le fuc oii réYide Paliment, nê s'offroit a leur Touche, qu'ils ne le partageaffent avec cérémonie. Jamais 1'un n'étoit mal nourri, que 1'autre ne fut malade d'inanition; ils tiroieat tous deux par dedans, les mammelles de leur nourriffe , comme vous autres les tetez par dehors. Enfin ces amans bienheureux produifirent des pommes, mais des pommes miraculeufes, qui firent encore plus de miracles que leurs pères. On n'avoit pas fi-tót mangé des pommes  3£§ Etat et Em pi r e de 1'un , -qu'on devenoit éperdument paffionn© pour quiconque avoit mangé du fruit de 1'autre r & eet accident arrivoit quafi tous les jours , paree que tous les jets de Pilade environnoient ou fe trouvoient environnés d'Oreffe ; & leurs fruits prefque jumeauxnepouvoient fe réfoudre a s'éloignerl La nature pourtant avoit diftingué 1 energie de leur doublé effence avec tant de précaution , que quand le fruit de 1'un des arbres étoit mangé par un homme , & le fruit de 1'autre arbre par un autre homme , cela engendroit 1'amitié réciproque ; & quand la même chofe arrivoit entre deux perfonnes de fexe différent, elle engendroit 1'amour , mais un amour vigoureux , qui gardoit toujours le caradtère de fa caufe : car 'encore que ce fruit proportionnat fon effet k la puiffance , amoliffant fa vertu dans une femme , il confervoit pourtant toujours je ne fai quoi de male. II faut encore remarquer que celui des deux qui en avoit mangé le plus , étoit le plus aimé. Ce fruit n'avoit garde qu'il ne fut & fort doux. & fort beau , n'y ayant rien de fi beau ni de fi doux que 1'amitié : auffi fut-ce ces deux qualités de beau & de bon qui ne fe rencontrent guères en un même fujet, qui le mirent en vogue. O combien de fois par fa miraculeufe vertu mul-  B U S O. L E i t; '399 tlplia -1- il les exemples de Pilade & d'Orefte! On vit depuis ce tems-la des Hercules &c des Théfées , des Achiles & des Patrocles , des Nifes & desEuriales; bref un nombre innombrable de ceux qui par des amitiés plufqu'humaines, ont confacré leur mémoire au temple de 1'éternité. On en porta des rejettons au Péloponèfe, & le pare des exercices ou les Thébains dreffoient la jeuneffe , en fut orné. Ces arbres jumeaux étoient plantés a la ligne; & dans lafaifon que le fruit pendoitaux branches, les jeunes gens qui tous les jours alloient au pare, tentés par fa beauté, ne s'abftinrent pas d'en manger , & leur courage, felon 1'ordinaire, en fentit incontinent PefFet. On les vit pêlemêle s'entredonner leurs ames , chacun d'eux devenir la mohié d'un autre, vivre moins en foi qu'en fon ami, & le plus lache entreprendre pour le fien des chofes téméraires. Cette célefte maladie échaufFa leur fang d'une fi noble ardeur, que par 1'avis des plus fages on enröla pour la guerre cette troupe d'amans dansune même compagnie. On la nomma depuis , a caufe des acfions héroïques qu'elle exécutoit, la bande facrée. Ses exploits allèrent beaucoup au-deffus de ce que Thèbes s'en étoit promis ; car chacun de ces braves au combat, pour en garantir fon amant, ou pour mériter d'en être  39§ EtatetEmp-ire de 1'un ,-qu'on devenoit éperdument paffionn© pour quiconque avoit mangé du fruit de 1'autre: & eet accident arrivoit quafi tous les jours , paree que tous les jets de Pilade environnoient ou fe trouvoient environnés d'Orefte ; & leurs fruits prefque jumeaux ne pouvoient fe réfoudre as'éloigner. La nature pourtant avoit diftingué 1'énergie de leur doublé effence avec tant de précaution , que quand le fruit de 1'un des arbres étoit mangé par un homme , & le fruit de l'autre arbre par un autre homme , cela engendroit 1'amitié réciproque ; & quand la même chofe arrivoit entre deux perfonnes de fexe différent, elle engendroit 1'amour , mais un amour vigoureux , qui gardoit toujours le caraftère de fa caufe : car 'encore que ce fruit proportionnat fon effet a la puiffance , amoliffant fa vertu dans une femme , il confervoit pourtant toujours je ne fai quoi de male. II faut encore remarquer que celui des deux qui en avoit mangé le plus , étoit le plus aimé. Ce fruit n'avoit garde qu'il ne fut & fort doux plufieurs vers , qui deviennent oifeaux , dont le fans; , privé de chaleur, fait qu'on les range ^ cfuoiqu'ils ayent dés ailes , au hombre des poif- D diy  4M État et Empire fons : auffi le fouverain pontife, Iequel connoït leur origine, ne défend pas d'en manger en carême; c'eft ce que vous appellez des Macreufes. Je cheminois toujours, fans autre deffein que dele fuivre; mais tellement ravi d'avoir trouvé un homme, que je n'ofois détourner les yeux de deffus lui, tant j'avois peur de le perdre. Jeune mortel, me dit-il, (car je vois bien que vous n'avez pas encore, comme moi, fatisfait au tribut que nous devons è la nature) auffitöt que je vous ai vu, j'ai rencontré fur votre vifage ce que je ne fais quoi qui donne envie de connoitre les gens. Si je ne me trompe, aux circonftancesde la conformation de votre corps, vous devez être francois, & natif de Paris. Cette' ville eft le lieu, oii après avoir promené mes difgraces par toute 1'europe , je les ai terminées. Je me nomme Campanella, & fuis calabrois de nation. Depuis ma venue au foleil, j'ai employé men temsa vifiter les climats de ce grand globe , pour en découvrir les merveilles.°Il eft divifé en royaumes, républiques, états & principautés, comme la terre. Ainfi les quadrupèdes, les volatiles, les plantes, les pierres, chacun y a le fien; St quoique quelques-uns de eeux-la n'en permettent point 1'entrée aux  du S o t e i t: 4ij animaux d'efpèce étrangère, particulièrement aux hommes, que les oifeaux, par-deffus tout, haïffent a mort, je puis voyager par-tout fans courrir de rifque, a caufe qu'une ame de philofophe eft titTue de parties bien plus déliées que les inftrumens dont on fe ferviroit h la tourmenter. Je me fuis trouvé heureufement dans la province des arbres, quand les défordres de la Salamandre ont commencé: ces grands éclats de tonnerre, que vous devez avoir entendus auffi-bien que moi, m'ont conduit aleur champ de bataille, oii vous êtes venu un moment après. Au refte je m'en retourne a la province des philofophes.. .. Quoi, lui dis-je, il y a donc ainfi des philofophes dans le foleil ? S'il y en a, répliqua le bon-homme ! oui, certes, & ce font les principaux habitans du foleil, &C ceux - la même dont la renommée de votre monde a la bouche fi pleine. Vous pourrez bientöt converferavec eux, pourvu que vous ayez le courage de me fuivre ; car j'efpère mettre le pied dans leur ville avant qu'il foit trois jours. Je ne crois pas que vous puiffiez concevoir de quelle fa$on ces grands génies fe font tranfportés ici. Non certes , m'écriai-je ; car tant d'autres perfonnes auroient-elles eu , jufqu'a préfent, les yeux bouchés, pour n'en pas trouver le chemin ? Ou bien eft-ce qu'après  4i6 Etat "et Empire1 Ia mort nous tombons entre les mains d'ïin examinateur des efprits , Iequel, felon notre capacité, nous accorde ou nous refiife le droit de bourgeoifie au foleil ? Ce n'eft rien de tout cela , répartit le vieillard. Les ames viennent, par un principe de reffcmblance, fe joindre a cette maffe de lumière ; car ce monde-ci n'eft formé d'autre chofe que des efprits de tout ce qui meurt dans les orbes d'autour, comme font Mercure, Vénus , la Terre, Mars , Jupiter & Saturne. Ainfi, dès qu'une pknte , une béte ou un homme expirent , leurs ames moment , fans s'éteindre, a fa fphère; de.même aue vous ■voyez la flamme d'ur.e chandelle y voler en pointe, malgré le fuif qui la retient par les pieds. Or toutes cès ames , unies qu'elles fcmt a Ja fource du jour, & purgées de la groffe matière qui les empêchoit , elles exercent des fonclions bien plus nobles.que celles de croitre, de fentir & de raifonner; car elles font eraployées a former le fang & les efprits vitaux du foleil, ce grand & parfait animal: Sc c'eft auffi pourquoi vous ne devez point douter que le foleil n'opère de Tefprit bien plus parfaitement que vous, puifque c'eft par la chaleur d'un milbon de ces ames rednfiées, dont la fienne eft un elixir, qu'il cor.noi: le fecret de la vie , qu'il in-  DU SölElt: '417 flue a la matière de vos mondes la puiflance d'engendrer , qu'il rend des corps capables de fe fentir être , Sk enfin qu'il fe fait voir & fait voir toutes chofes. II me refte maintenant k vous expliquer pourquoi les ames des philofophes ne le joignentpas effentiellement a la maffe du foleil, comme celle des autres hommes. II y a trcis fortes d'efprits dans toutes les planettes, c'eft-a-dire dans les petits mondes qui fe meuvent k 1'entour de cehu-ci. Les plus groffiers fervent fimplement k réparer 1'cmbonpoint du foleil. Les fubtils s'infinuent a la place de fes rayons; mais ceux des philofophes , fans avoir rien contraaé d'impur dans leur exil, arrivent tous entiers k la fphère du jour, pour en étre habitans. Or elles ne deviennent pas, comme les autres, une partie mtégrante de fa maffe , paree que la matière qui les compofe,au point de leur gé .ération, fe mêle fi exaaement, que rien ne la peut plus déprendre : fembïable k celle qui forme 1'or , les diamans, 6: les aftres, dont toutes les parties font mêlées par tart d'ei.lacemens, que le plus fort diffolvant n'en lauroit re'acher 1'étre'mte. " Or c*s ames de philofophes font tellement a 1'égard des autres ames, te que 1'or, les diamans, &£ les aftresjfont k 1'égard des autres  4*8 Etat et Empire corps, qu'Epicure dans le foleil eft Ie même Epicure qui vivoit jadis fur la terre. Le plaifir que je recevois en écoutant ce grand homme, m'accourcifibit le chemin , & fentamois fouvent tout exprès des matières favantes & curieufes, fur lefquelles je fpllicitois fa penfée, afin de m'infiruire: & certes je n'ai jamais vu de bonté fi grande que la fienne; car quoiqu'il put, a caufe de Pagilité de fa fubfïance, arriver tout feul en fort peu de journées au royaume des philofophes , il aima mieux s'ennuyer long-tems avec moi, que de m'abandonner parmi ces vafies folitudes. Cependant il étoit preffé; car je me fouviens que m'étant avifé de lui demander pourquoi il s'en retournoit auparavant que d'avoir reconnu toutes les régions de ce grand monde, il me répondit que 1'impatience de voir un de fes amis, Iequel étoit nouvellement arrivé, Pobligeoit a rompre fon voyage. Je reconnus, par la fuite de fon difcours, que eet ami étoit ce fameux philofophe de notre tems; M. Defcartes, & qu'il ne fe Mtoit que pour le joindre. II me répondit encore, fur ce que je lui demandai en quelle eftime il avoit fa phyfique , qu'on ne la devoit lire qu'avee le même refpeS  bu S o l e i li 4*9 qu'on écoute prononcer des oracles. Ce n'efi pas, ajouta-t-il, que la fcience des chofes naturelles n'ait befoin, comme les autres fciences, de préoccuper notre jugement d'axiömes qu'elle ne prouve point: mais les principes de la fienne étant fuppofés , il n'y en a aucune qui fatisfaffe plus néceffairement a toutes les apparences. Je ne pus en eet endroit m'empêcher de 1'interrompre : mais , lui dis-je, il me femble que ce pbilofophea toujours combattu le vuide; & cependant , quoiqu'il fut Epicurien, afin d'avoir 1'honneur de donner un principe aux principes d'Epicure, c'eft-a-dire aux atómes, il a établi pour commencement des chofes , un cahos de matière tout-a-fait folide, que Dieu divifa en un nombre innombrable de petits carreaux, a chacun defquels il imprima des mouvemens oppofés. Or il veut que ces cubes en fe froiffant 1'un contre l'autre, fe foient égrugés en parcelles de toutes fortes de figures: mais cornment peut-il concevoir que ces pieces quarrées aient commencé de tourner féparément, fans avouer qu'il s'eft fait du vuide entre les deux angles ? Ne s'en rencontroit-il pas néceffairement dans les efpaces que les angles de ces carreaux étoient contraints d'abandonner pour fe mauvoir? Et puis, ces  430 Etat et Empire carreaux qui n'occupoient qu'une certaine étendue , avant. que de tourner , peuvent - ils s'être mus en cercle , qu'ils n'en aient occupé dans leur circonférence encore une fois autant? La géométrie nous eniéigne que cela ne fe peut: donc ia moitié de eet efpace a dü néceffairement demeurer vuide , puifqu'il n'y avoit point encore d'atómes pour la remplir. Mon philofophe me répondit, que M. Defcartes nous rendroit raifon de cela lui-même , &c qu'étant né auffi obligeant que philofophe , il feroit affurément ravi de trouver en ce monde un homme mortel, pour Péclaircir de cent doutes que la furprife de la mort 1'avoit contraint de laiffer a la terre qu'il venoit de quitter; qu'il ne croyoit pas qu'il eüt grande difficulté a y répondre , fuivant fes principes , que je n'avois examinés qu'autant que la fciblefie de mon efprit me le pouvoit permettre ; paree, difoit-il, les ouvrages de ce grand homme font fi pleins & fi fubtils , qu'il faut une attention pour les entendre qui demande 1'ame d'un vrai & confommé pjhilofopne.- ce qui fait qu'il n'y a pas un philofophe dans le foleil, qui n'ait de la vénération pour lui; jufques-la que Fon ne veut pas lui contefter ie premier rang, fi la modefiie ne 1'en éloigné. Pour tromper la peine que la longueur du  uuSoleil. 43 i chemin pourroit vous apporter, nous en difcourrons luiva&t fes principes , qui font affurément fi c1airs, & femblent fi bien fatisfaire k ïout par 1'admirable lumière de ce grand génie , qu'on diroir qu'il a concouru a la belle bc magnifique ftrn&ure de eet univers. Vous vous fouvenez bien qu'il dit que notre entendement eft fini: ainfi la matière écant divifible a 1'mftni , il ne faut pas douter que c'eft une de ces chofes qu'il ne peut comprendre ni imaginef, & qu'il eft bien au-deffus de lui d'en ren Irè raifon : mais, dit-il, quoique cela ne puiffe tomber fous les.fens , nous ne laiflbns pas de concevoir que cela fe fait, par la connoiflanee que nous avons de la matière ; & nous ne de vous pas, dit-il, héfitera déterminer notre jugenient fur les chofes que nous concevops. En effét, pouvons-nous imaginer la manière dont 1'ame agit fur le corps ? Cependant on ne peut nier cette vérité , ni la révoquer en doute; au lieu que c'eft une abfurdité bien plus grande d'attribuer au vuide un efpace qui. eft une proprieté qui appartient au corps de rétendue , vu que 1'on confondroit Fidée du rien avec celle de 1'être , & que 1'on lui donneroit des qualités k lui qui ne peut rien produire , & ne peut être auteur de quoi que ce {bib Mais, dit-il, pauvre mortel, je fens que  fyr Etat et Empire ces fpéculationste fatiguent, paree que, comrnë dit eet excellent homme,tun'asjamais prispeine è bien épurer ton efprit d'avec la maffe de ton corps, & paree que tu Pas rendu fi pareffeux , qu'il ne veut plus faire aucune fonöion fans le fecours des fens. J'allois lui repartir, lors qu'il me tira par le bras pour me montrer un vallon de merveilleufe beauté. Appercevez-vous, me ditil , eet enfoncement oii nous allons defcendre ? On diroit que le coupeau des collines qui la bornent , fe foit exprès couronné d'arbres, pour inviter par la fraicheur de fonombre les paffans au repos. C'eft au pied de 1'un de ces cöteaux que le lac du fommeil prend fa fource; il n'eft formé que de la liqueur des cinq fontaines. Au refte , s'il ne fe mêloit aux trois fleuves, & par fa pefanteur n'engourdiffoit leurs eaux, aucun animal de notre monde ne dormiroit. Je ne puis exprimer Pimpatience qui me preffoit de le queftionner fur ces trois fleuves dont je n'avois point encore ouï parler ? Mais je reftai content, quand il m'eut promis que je verrois tout. Nous arrivames bien-töt après dans le vallon , & quafi au même tems, fur le tapis qui borde ce grand laci En verité, me dit Campanella , vous êtes bien  d ü S ö t è 1 t» 435 bieii heitreux de voir avant mourir toutes les merveilles de ce mónde ; c'eft un bien pour les habitans de Votre globe, d'avoir porté un homme qui lui puiffe apprendre les merveilles du foleil, puifque fans vous ils étoient en danger de vivre dans une groffière ignórancè, 6c de goüter cent douceurs, fans favóir d'oii elles ' viennent; car On ne fauroit imaginer les libéralités que le foleil fait a tous vos petits globes ; Sc ce vallon feul répand une infinité de biens par-töut 1'univers, fans lefquels vous ne pöurriez vivre , 6c ne pourriez pas feulement voir le jour : il me femble que c'eft affez d'avoir vu cette contrée, pour vous faire avouer que le foleil eft votre père , 6c qu'il eft 1'auteur de toutes chofes. Pour que ces cinq ruiffeaux viennent fe dégorger dedans, ils ne courent que quinze ou feize heures; 6c cependant ils paroiffent fi fatigués quand ils arrivent, qu'a peine fe peuvent ils remuer : mais ils témoignent leur laffitude par des effets bien différens; car celui de la vue s'étrécit a mefure qu'il s'approche de 1'étang du fommeil. L'ouie, a fon embouchure , fe confond , s'égare, & fe perd dans la vafe; 1'odorat excite un murmure femblable a celui d'un homme qui ronfle; le goüt, affadi du chemin, devient tout-a-fait infipide ; Sc le toucher, n'agueres fi puiffant, qu'il logeoij; Ec  434 Etat et Empire tous fes compagnons, eft réduit a cacher fa demeure. De fon cöié la nymphe de la paix qui fait fa demeure au milieu du lac, recoit fes hötes a bras ouverts, les couche dans fon lit, & les dorlotte avec tant de délicateffe, que pour les endormir, elle prend elle-même le foin de les bercer. Quelque tems après, s'étant ainfi confondus dans ce vafte rond d'eau, on le voit a l'autre bout fe partager de rechef en cinq ruiffeaux, qui reprennent les mêmes noms en fortant, qu'ils avoient laiffés en entrant: mais les plus hatés de partJr, & qui tiraillent leurs compagnons pour fe mettre en chemin, c'eft 1'ouïe & le toucher; car pour les trois autres, ils attendent que ceux-ci les éveillent, &c le gout fpécialement demeure toujours derrière les autres. Le noir concave d'une grotte fe voute pardeffus le lac du fommeil. Quantité de tortues fe promènent k pas lents fur les rivages; mille fleurs de pavot communiquent a 1'eau en s'y mirant, la vertu d'endormir; on voit jufqu'a des marmottes arriver de cinquante lieues pour y boire; & Ie gazouillis de 1'onde eft fi charmant , qu'il femble qu'elle fe froifle contre les cailloux avec mefure, & tache de compofer' tme mufique aflbupiflante. Le fage Campanella prévit fans doute que  du Soseii, 435 j'en allois fentir quelque atteinte , c'eft pouquoi il me confeilla de doubler le pas. Je lui euffe obéi, mais les charmes de cette eau m'avoient tellement enveloppé la raifon, qu'il ne m'en refta prefque pas affez pour entendre ces dernières paroles. Dormez donc, dormez, je vous laiffe ; auffi-bien, les fonges qu'on fait ici font tellement parfaits, que vous ferez quelque jour •bien aife de vous reffouvenir de celui que vous allez faire. Je me divertirai cependant a vifiter les raretés du lieu ; & puis , je vous viendrai réjoindre. Je crois qu'il ne difcourut pas davantage, ou bien la vapeur du fommeil m'avoit déja mis hors d'état de pouvoir 1'écoAiter. J'étois au milieu d'un fonge le plus favant & le mieux concu du monde, quand mon philofophe me vint éveiller : je vous en ferai le récit lorfque cela n'interrompera point le fil de mon difcours ; car il eft tout-a-fait important que vous le fachiez, pour vous faire connoitre avec quelle liberté 1'efprit des habitans du foleil agit pendant que le fommeil captive fes fens. Pour moi, je penfe que ce lac évapore un air, qui a la propriété d'épurer entièrement 1'efprit de 1'embarras des fens; car il ne fe préfente rien a votre penfée qui ne femble vous perfectionner & vous inftruire : c'eft ce qui fait que j'ai le plus grand refpecb du monde pour ces philofo- Ee ij  Etat et Empire phes qu'on nornme rêveurs, dont nos ignorant fe moquent. j'ouvris donc les yeux comme en furfaut: il me femble que j'ouis qu'il difoit"; mortel Tc'eü affez dormir, levezvous, fi vous defirez voir une rareté qu'on n'imagineroit jamais dans votre monde. Depuis une.heure environ que je vous ai quitté, pour ne point troubler votre repos, je me fuis toujours promené le long des cinq fontaines qui fortent de 1'étang du fommeil. Vous pouvez croire avec combien d'attemion je les ai toutes confiderées; elles portent le nom des cinq fens, & coulent fort prés 1'une de l'autre: celle de la vue femble un tuyau fourchu, plein de diamans en poudre, & de petits miroirs, qui dérobent & reftituent les images de tout ce qui fe prefente; elle environne de fon cours le royaume des Lynx. Celle de 1'ouïe eft pa_ reillement doublé; il tourne en s'infinuant comme un dédale , 8c 1'on entend retentir au plus creux des concavités de fa couche, un écho de tout le bruit qui raifonne k 1'entour ; je fins fort trompé fi ce ne font des renards que* j'ai vu s'y curer les oreilles. Celle de 1'odorat parok comme les précédentes , qui fe divife en deux petits canaux cachés fous une feule voute ; elle extrait de tout ce qu'elle rencontre je ne fai quoi d'invifible, dont elle compofe mille  B u S O L E I L. 437 fortes d'odeurs qui lui tiennent lieu d'eau; on trouve aux bords de cette fource force chiens qui s'affinent le nez. Celle du goüt coule par failliés, lefquelles n'arrivent ordinairement que trois ou quatre fois le jour , encore faut-it qu'uoe grande vanne de corail foit levée, Ss par deffous celle-la, quantité d'autres fort petites qui font d'y voire ; la liqueur reffemble k de la falive. Mais quant a la cinquième, celle du toucher , elle eft fi vatte & fi profonde , qu'elle environne toutes fes fceurs, jufqu'a coucher de fon long dans leur lit, & fon humeur épaiffe fe répand au large fur des gazons tout yerts de plantes fenfitives. Or vous faurez que j'admirois, glacé de vénération, les myftérieux détours de toutes ces fontaines, quand a force de cheminer je me fuis trouvé k I'embouchure oh elles fe dégorgent dans les trois rivières: mais fuivez-moi, vous comprendrez beaucoup mieux la difpofition de toutes ces chofes en les voyant. Une promeffe fi forte, felon moi, acheva de m'éveiller, je lui tendis le bras, & nous marchames par le même chemin qu'il avoit tenu le long des levées qui compriment les cinq ruiffeaux, chacun dans fon canal. Au bout environ d'une ftade, quelque chofe d'auffi luifant qu'un lac paryint k nos yeux. Le E e iij  43§ Etat et Empire fage Campanella ne 1'eut pas plutöt appercu, qu'il me dit: enfin, mon fils, nous touchons au port, je vois diftinftement les trois rivières. A cettenouvelle je me fentis tranfporté d'une telle ardeur, que je pénfois être devenu aigle. Je volai plutöt que je ne marchai, & courus tout autour, d'une curiofité fi avide, qu'en moins d'une heure mon conduéleur & moi nous rernarquames ce que vous allez entendre. Trois grands fleuves arrofent les campagnes brillantes de ce monde embrafé : le premier & le plus large, fe nomme la Mémoire ; le fecond, plus étroit, mais plus creux, 1'Imagination; le troifième, plus petit que les autres , s'appelle Jugement. Sur les rives de la Mémoire, on entend jour & nuit un ramage importun de geais, de perroquets , de pies, d etourneaux , de linotes, de pincons, & de toutes les efpèces qui gazouillent ce qu'elles ont appris. La nuit ils ne difent mot, car ils font pour lors occupés è s'abreuver de la vapeur épaiffe qu'exhalent ces lieux aquafiques ;mais leur eftomach cacochime la digère fi mal, qu'au matin quand ils penfent 1'avoir convertie en leur fubftance, on la voit tomber auffi pure qu'elle étoit dans la rivière. L'eau de ce fleuve paroit gluante, & roule avec beaucoup de bruit; les échos qui fe forment dans fes ca-  d.ü Soleil. 439 vernes, répètent la parole jufqu'a plus de mille fois. Elle engendre de cértains monftres, dont le vifage approche du vifage de femme; il s'y en voit d'autres plus furieux, qui ont la tête cornue & quarrée , & a peu prés femblable £ celle de nos pédans. Ceux-la ne s'occupent qu a crier, & ne difent pourtant que ce qu'ils fe font entendu dire les uns aux autres. Le fleuve de lTmagination coule plusdoucement; fa liqueur légère & brillante étinceÜe de tous cötés.' II femble, a regarder cette eau, d'un torrent de bluettes humides , qui n'obfervent en voltigeant aucun ordre certain. Après 1'avoir confidéré plus attentivement, je pris garde que 1'humeur qu'elle rouloit dans fa couche, étoit de pur or potable , & fon écume de 1'huile de talc. Le poiffon qu'elle nourrit, ce font des remores, desfyrènes , & des falamandres. On y trouve au lieu de gravier, de ces cailloux dont parle Pline , avec lefquels on devient pefant quand on les touche par Penvers , & léger quand on fe les applique par 1'endroit. J'y en remarquai de ces autres encore dont Gigés avoit un anneau, qui rendent invifibles, mais fur-tout, un grand nombre de pierres philofóphales éclatent parmi fon fable. II y avoit fur les rivages force arbres fruitiers, principalement de ceux que trouva Mahomet en Ee iv.  44o État et Empire paradis; les branches fourmillóient de phénix; & j'y rémarquai des fauvageons de ce fruitier ' oii la difcor.de cueillit la pomme qu'elle jetta aux pieds des trois déeffes; on avoit enté deffus des greffes du jardin des Hefpérides. Chacun de^ ces deux larges fleuves fe divife en une infimté de bras qui s'entrelaffent; & j'obfervai que quand un grand ruiffeau de la Mémoire en approchoit un plus petit de 1'Imagination, il éteignoit auffi-töt celui-la; mais qu'au contraire li le ruiffeau de 1'Imagination étoit plus vafte, il tariffoit celui de la Mémoire. Or , comme ces trois fleuves , foit dans leur canal \ foit dans leurs bras , cheminent toujours k cöté 1'ua de l'autre: par-tout oii la Mémoire eft forte, 3'Imagination diminue, & celle-ci groffit a me' fure que l'autre s'abaifle. Proche de la coule d'une lenteur incroyable la rivière du Jugement; fon canal eft profond fon humeur femble froide ; & lorfqu'op en repand fur quelque chofe, elle sèche au lieu de mouiller. II croït parmi la vafe de fon Ut des plantes d'ellebore, dont la racine qui s'étend en longs filamens, nettoie Peau de fa bouche : elle nourrit des ferpens, & deffus 1'herbe molle qui tapiffe les rivages, un million d'éléphans fe repofent: elle fe 'J&b'ué , comme fes deux germaines, en une innnité de petits rameaux ; elle groffit en cheminant j & quoi-  DU SOLEIÏ.: W qu'elle gagne toujours pays, elle va & revient éternellement fur foi-même. De rhumeur de ces trois rivières tout le foleil eft arrofé ; elle fert a détremper les atomes brülans de ceux qui meurent dans ce grand monde ; mais cela mérite bien, d'être traité plus au long. La vie des animaux du foleil eft fort longue ; ils ne finiffent que de mort naturelle qui n'arrive qu'au bout de fept a buit mille ans, quand pour les continus excès d'efprit ou leur tempérament de feu les incline , 1'ordre de la matière fe brouille; car auffi-töt que dans un corps la nature fent qu'il faudroit plus de tems a réparer les ruines de fon être qu'a en compofer un nouveau, elle afpire a fe diffoudre ; fi bien que de jour en jour on voit non pas pourrir, mais tomber 1'animal en particules femblables a de la cendre rouge. Le trépas n'arrive guères que de cette forte.' Expiré donc qu'il eft, ou pour mieux dire, éteint, les petits corps ignés qui cornpofoient fa fubftance , entrent dans la groffe matière de ce monde allumé, jufqu'a ce que le hafard les ait abreuvés de rhumeur des trois rivières; car alors devenus mobiles par leur fluidité, afin d'exercer vitement les facultés dont cette eau leur vient d'imprimer 1'obfcure connoiffance , ils s'attachent en longs filets, & par  44* État et Empire un flux de points lumineux, s'éguifent en rayons; & fe répandent aux fphères d'alentour, oü ils ne font pas plutöt enveloppés, qu'ils arrangent eux-mêmes la matière autant qu'ils peuvent, dedans la forme, propre a exercer toutes les fonctious dont ils ont contracté 1'inftinct dans 1'eau des trois rivières , des cinq fontaines, & de 1'étang; c'eft pourquoi ils fe laiffent attirer aux plantes pour végéter; les plantes fe laiffent brouter aux animaux pour fentir, & les animaux fe laiffent manger aux hommes, afin qu'étant paffes en leur fubftance, ils viennent a réparer ces trois facultés, de Ia mémoire , de 1'imagination & du jugement, dont les rivières du foleil leur avoient fait preffentir la puiflance. Or felon que les atömes ont ou plus ou moins trempé dedans rhumeur de ces trois fleuves , ils apportent aux animaux plus ou moins de mémoire , d'imagination, ou de jugement; & felon que dans les trois fleuves ils ont plus ou moins contracfé de la liqueur des cinq fontaines, & de celle du petit lac, ils leur élabourent des fens plus ou moins parfaits, & produifent des ames plus ou moins endormies. Voici a peu prés ce que nous obfervames touchant la nature de ces trois fleuves. On en rencontre par-tout de petites veines écar-  DU S O L E I L. 44$ tées ca & la; mals pour les bras principaux , ils vont droit aboutir k la province des philofophes : auffi nous rentrames dans le grand chemin , fans nous éloigner du courant, que ce qu'il faut pour monter fur la chauffée. Nous vimes toujours les trois grandes rivières qui flottoient k cöté de nous; mais pour les cinq fontaines, nous les regardions de haut en bas ferpenter dans la prairie. Cette route eft fort agréable quoique folitaire; on y refpire un air libre & fubtil, qui nourrit 1'ame , Sda fait régner fur les paffions. Au bout de cinq ou fix journées de chemin ; comme nous divertiffions nos yeux a confidérer le différent & riche afpeft des payfages, une voix languiffante comme d'un malade qui gémiroit, parvint k nos oreilles. Nous nous ap. prochames du lieu d'oh nous jugions qu'elle pouvoit venir, & nous trouvames fur la rive du fleuve Imagination, un vieillard tombé k la renverfe, qui pouffoit de grands cris. Les larmes de compaffionm'en vinrent aux yeux; & la pitié que j'eus du mal de ce miférable, me convia d'en demander la caufe. Cet homme, me répondit Campanella, fe tournant vers moi, eft un philofophe réduit a 1'agonie: car nous mourons plus d'une fois; & comme nous ne fommes que des parties de cet univers, nous  444 Etat et Empire changeons de forme pour aller reprendre vie aiüeurs; ce qui n'eft point un mal, puifque c'eft un chemin pour perfeöionner fon être, & pour arriver a un nombre infini de connoif- , fances. Son infirmité eft celle qui fait mourir prefque tous les grands hommes. Son difcours m'obligea de confidérer le malade plus attentivement; & dès la première ceillade, j'appercus qu'il avoit la tête groffe comme un tonneau, & ouverte par plufieurs endroits. Or fus, me dit Campanella , me tirant par Ie bras , toute l'affiftance que nous croirions donner a cemoribond feroit inutile, & ne feroit que 1'inquiéter. Paffons outre, au'ffibien fon mal eft incurable : Penflufe de fa tête provient d'avoir trop exercé fon efprit; car encore que les efpèces dont il a rempli les trois organesou les trois ventricules de fon cerveau, loient des images fort petites, elles font corporelles, & capables par conféquent de rempïir un grand lieu, quand elles font fort nombreufes. Or vous faurez que ce philofophe a tellement groffi fa cervelle, a force d'entaffer image fur image., que ne les pouvant plus contenir, elle s'eft éclatée: cette facon de mourir eft celle des grands génies , & cela s'appeUe crever d'efprit. Nous marchions toujours en parlant; & les  DU S O L' E I i. 44$ premières chofes qui fe préfentoient a nous,' nous fourniffoient matière d'entretien. J'euffe pourtant bien voulü fortir des régions opaques du foleil pour rentrer dans les lumineufes; car le leéteurfaura que toutes les contrées n'en font pas diafanes, il y ena qui font obfcures, comme celles de notre monde, & qui fans la lumière d'un foleil qu'on appercoit de-la, feroient couvertes de ténèbres. Or a mefure qu'on entre dans les opaques, on le devientinfenfiblement; &C de même , lorfqu'on approche des tranfparentes, on fe fent dépouiller de cette noire obfcurité , par la vigoureufe irradiation du climat. Je me fouviens qu'a propos de cette envie dont je brülois , je demandai a Campanella fi la province des philofophes étoit brillante ou ténébreufe : elle eft plus ténébreufe que brillante, me répondit-il; car comme nous fymphatifons encore beaucoup avec la terre notre pays natal, qui eft opaque de fa nature , nous n'avons pas pü $ous accommoder dans les régions de ce globe les plus éclairées. Nous pouvons toutesfois, par une vigoureufe contention de la volonté , nous rendre diafanes lors qu'il nous en prend envie ; &£ même la plus grande partie des philofophes ne parient pas avec la langue; mais quand ils veulent communiquer leur peri^  44*5 Etat et Empire fée, ils fe purgent, par les élans de leur fantaifie , d'une fombre vapeur , fous Iaquelle ordinairement ils tiennent leurs conceptions a couvert; & fi-töt qu'ils ont fait redefcendre en fon fiège cette obfcurité de rate qui les noirciffoit; comme leur corps eft alors diafane, on appercoit a travers leur cerveau, ce dont ils fe fouviennent, ce qu'ils imaginent, ce qu'ils jugent; & dans leur foye & leur cceur, ce qu'ils defirent & ce qu'ils réfolvent: car quoi que ces petits portraits foient plus imperceptibles qu'aucune chofe que nous puiffions figurer, nous avons en ce monde-ci les yeux affez clairs 'pour diftinguer facilement jufqu'aux moindres idees. Ainli quand quelqu'un de nous veut découyrir a fon ami 1'alfecfion qu'il lui porte, on appercoit fon cceur élancer des rayons jufques dans fa mémoire , fur 1'image de celui qu'il aime; & quand au contraire il veut témoigner ion averfion, on voit fon cceur darder contre 1'image de celui qu'il halt, des tourbillons d'étincelles brülantes, & fe retirer tant qu'il peut en arrière: de même, quand il parle en foi-même, on remarque clairement les efpèces, c'eft-è-dire les caraftères de chaque chofe qu'il médite, qui s'imprimant ou fe foulevant, viennent préfenter aux yeux de celui qui regarde 7  •du SoiïM. 447 non pas un difcours articulé <, mais une hiffoire en tableaux de toutes fes penfées. Mon guide vouloit continuer, mais il en fut détourné par un accident jufqu'a cette heure inoui: & ce fut que tout a coup nous appercümes la terre fe noircir fous nos pas, & le ciel allumé de rayons s'éteindre fur nos têtes, comme fi on eüt développé entre nous & le foleil un dais large de quatre lieues. II me feroit mal-aifé de vous dire ce que nous nous imaginames dans cette conjonclure: toutes fortes de terreurs nous vinrent affaillir, jufqu'a celle de la fin du monde, & nulle de ces terreurs ne nous fembla hors d'apparence; car de voir la nuit au foleil, ou l'air obfcurci de nuages, c'eft un miracle qui n'y arrivé point. Ce ne fut pas toutefois encore tout; incontinent après un bruit aigre & criard, femblable au fon d'une poulie qui tourneroit avec rapidité, vint frapper nos oreilles, & tout au même tems nous vimes cheoir a nos pieds une cage. A peine eut-elle joint le fable, qu'elle s'ouvrit pour accoucher d'un homme & d'une femme. Ils trainoient un ancre, qu'ils acrochèrent aux racines d'un roe: enfuite de quoi nous les apperc, ümes venir a nous, la femme conduifoit 1'homme, & le tirailloit en le menacant. Quand elle en fut fort prés: meffieurs, dit-elle  448 Etat et Empire* d'une voix un peu émue , n'eft-ce pas ici la province des philofophes ? Je répondis que non , ïnais que dans vingt-quatre heures nous efpérionsy arriver; que ce vieillard qui me fouffroit en fa compagnie étoit un des principaux officiers de cette monarchie. Puifque vous êtes philofophe, répondit cette femme, adreffant fa parole a Cajnpanella , il faut que fans aller plus loin je vous décharge ici mon cceur. Pour vous raconter donc en peu de mots le fujet qui m'amene, vous faurez que je viens me plaindre d'un aflaffinat commis en la perfonne du plus jeune de mes enfans. Ce barb.are que je tiens, Pa tué deux fois, encore qu'il fut fon père. Nous reftames fort embarraffés de ce difcours; c'eft pourquoi je voulus favoir ce qu'elle entendok par un enfant tué deux fois. Sachez , répondit cette femme , qu'en notre pays il y a parmi les autres ftatiits d'amour, une loi qui règle le nombre des baifers auxquels un mari eft obligé a fa femme : c'eft pourquoi tous les foirs chaque médecin dans fon quartier, va par toutes les maifons, oit après avoir vifité le mari & la femme, il les taxe pour cette nuk-la, felon leur fanté, forte ou foible, a tant ou tant d'embraffemens. Or le mien que voila avoit été mis a fept : cependant piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avois  du Soleïl. 449 'avols dites en nous couchant, il ne m'approcha point tant que nous demeurames au lit: mais Dieu qui venge la caufe des affligés, permit qu'en fonge ce miférable chatouillé par le reffouvenir des baifers qu'il me reten'oit injuftement, laiffa perdre un homme. Je vous ai dit que fon père 1'a tué deux fois, paree que 1'empêchant d'être , il a fait qu'il n'eft point, voila fon premier affaffinat; &_a fait qu'il n'a point été, voila fonfecond: au lieu qu'un meurtrier ordinaire fait bien que celui qu'il privé du jour, n'eft plus, mais il ne fauroit faire qu'il n'ait point été. Nop-magiftrats en auroient fait bonne juftlce ; mais 1'artificieux a dit pour excufe , qu'il auroit fatisfait au devoir conjugal, s'il n'eüt apprehendé ( me baifant au fort de la colère oii je Favois mis ) d'engendrer un homme furieux. Le fénat embarraffé de cette juflification , nous a ordonné de nous venir préfenter aux philofophes, & plaider devant eux notre caufe. Auffi-töt que nous eümes recu 1'ordre de parlir, nous nous mimes dans une cage pendue au col de ce grand oifeau que vous voyez, d'oii par le moyen d'une poulie que nous y attachames, nous dé valons a terre, & nous nous guindons en Fair. II y a des perfonnes dans notre province établies exprès pour les apprivoifer Ff  410 Er at et Empire jeunes, & les inftruire aux travaux qui nous font utiles. Ce qui les attrait principalement, contre leur nature féroce, a fe rendre difciplinables, c'eft qu'a leur faim, qui ne fe peut prefque affouvir, nous abandonnons les cadavresde toutes les bêtes qui meurent. Au refte, quand nous voulons dormir ( car a caufe des excès d'amour trop continus qui nous affoibbffent, nous avons befoin de repos) nous lachons a la campagne d'efpace en efpace vingt ou trente de ces oifeaux attachés chacun a une corde, qui prenant 1'effor avec leurs grandes ailes , déployent dans le cielune nuit plus large que 1'horifon. J'étois fort attentir & a fon difcours , & a confidérer tout extafié 1'énorme tadle de cet oifeau géant : mais fi - tot que Campanella feut un peu regardé ! ah ? vraiment, s'écria-t-il, c'eft un de ces monftres k plume , appellés condur, qu'on voit dans 1'ïle Mandragore k notre monde, & par toute la zone torride; ils y couvrent de leurs ailes un arpent de terre: mais comme ces animaux deviennent plus démefurés, k proportion que le foleil qui les a vu naitre eft plus échauffe, il ne fe peut qu'ils ne foient au monde du foleil d'une épouvantable grandeur. Toutefois, ajouta-t-il, fe tournatit vers la temme, il faut néceffairement que vous ache-  Dü Souil. 451 vïez votre voyage; car c'eft a Socrate, auquel on a donné la furintendance des mceurs , qu'il appartient de vousjuger. Jevousconjure cependant de nous apprendre de quelle contrée vous êtes, paree que comme il n'y a que trois ou quatre ans que je fuis arrivé en ce monde-ei, je n'en connois encore guères la carte. Nous fommes , répondit-elle , du royaume des Amoureux: ce grand état confine d'un cöté a la république de Paix; & de l'autre, a celles des Juftes. Au pays d'oii je viens , a lage de feize ans ; on met les gareons au noviciat d'amour; c'eft un palais fort fomptueux, qui contient prefque ie quart de la cité. Pour les filles, elles n'y entrent qu'a treize. Ils font la les uns & les autres leur année de probation, pendant laquelle les gareons ne s'occupent qu'a mériter 1'affeaion des filles, & les filles a fe rendre dignes de 1'amitié des gareons Les douze mois expirés , la faculté de médecine va viftter en corps ce féminaire d'amans : elle les tate tous 1'un après l'autre, jufqu'aux parties de' leurs perfonnes les plus fecrettes; les fait coupler a'fes yeux ; & puis, felon que le male fe rencontre, a 1'épreuve , vigoureux & bien formé , on lui donne pour femmes dix, vingt, trente, ou quarante filles de celles qui le chériflbient, pourvu Ff ij  4i Êtat et Empire qu'ils s'aiment réciproquement. Le marié cependant ne peut coucher qu'avec deux- a la fois, & il ne lui eft pas permis d'en embraffer aucune, tandis qu'elle eft groffe. Celles qu'on reconnoit ftériles, ne font employees qu'a fervir; & les hommes impuiffans fe font efclaves, qui fe peuvent mêler charnellement avec les brayhaines. Au refte quand une familie a plus d'enfans qu'elle n'en peut nourrir , la république les entretient: mais c'eft un malheur qui n'arrive guères, paree qu'auffi-töt qu'une femme accouche dans la cité, 1'épargne fournit une fomme annuelle pour Péducation de Penfant, felon fa qualité , que les tréforiers d'état portent eux-mêmes a certain jour k la maifon du père. Mais ft vous voulez en favoir davantage, entrez dans mon mannequin, il eft affez grand pour quatre. Puifque nous allons même route, nous tromperons en caufant, la longueur du voyage. Campanella fut d'avis que nous acceptaffions 1'offre : j'en fus pareillement fort joyeux, pour éviter la laffitude ; mais quand'je vins pour leur aider k lever 1'ancre, je fus bien étonné d'appercevoir qu'au lieu d'un gros cable qui Ia devoit foutenir, elle n'étoit pendue qu'a un brin de foie auffi délié qu'un cheveu. Je demandai k Campanella cornment il fe pouvoit  DU SOLElL. 453 faire qu'une maffe lourde comme étoit cette ancre, ne fit point rompre par fa pefanteur une chofe fi frêle : & le bon homme me répondit , que cette corde ne fe rompoit point, paree qü'ayant été filée très-égale par-tóut, il n'y avoit point de raifon pourquoi elle dut fe rompre plutöt a un endroit qu'a l'autre. Nous nous entaffames tous dans le panier, & nous nous pouliames jufqu'au faïte du gofier de 1'oifeau, ou nous ne paroiffions qu'un grelot qui pendoit a fon col. Quand nous fümes tout contre la poulie , nous arrêtames le cable, oir notre cage étoit pendue , a une des plus légères plumes de fon duvet, qui pourtant étoit groffe comme le pouce ; & dés que cette femme eut fait figne a 1'oifeau de partir, nous nous fentimes fendre le ciel d'une rapideviolence. Le condur moderoit ou forcoit fon vol hauffoit ou baiffoit felon les volontés de fa maitreffe , dont la voix lui fervoit de bride. Nous n'eümes pas volé deux eens lieues, que nous appereümes fur la terre a main gauche une nuit femblable a celle que produifoit deffous lui notre vivant paraffol. Nous demandames a 1'étrangère ce qu'elle penfoit que ce fut: c'eft un autre coupable qui va auffi pour être jugé a la province oü nous allons; fon oifeau fans doute eft plus fort que ie notre ;oubien nous F fiij  454 Et at et Empire nous fommes beaucoup amufés, car ii n'eft parti que depuis moi. Je lui demandai de quel crime ce malheureux étoit accufé. II n'eft pas fimplement accufé nous répondit-elle ; il eft condamné k mourir , paree qu'il eft déja convaincu de ne pas craindre la mort. Cornment donc, lui dit Campanella , les loix de votre pays ordonnenr de craindre la mort ? Oui, répliqua cette femme, elles 1'ordonnent k tous' hormis k ceux qui font recus au collége des fages; car nos magiftrats ont éprouvé par de %ae%s expériences , que qui ne craint pas de perdre la vie, eft capable de 1'öter k tout le monde. Après quelques autres difcours qu'attirèrent ceux-ci, Campanella voulut s'enquérir plus au long des mceurs de fon pays: II lui demanda donc quelles étoient les loix & les coutumes du royaume des Amans; mais elle s'excufa d'en parler, k caufe que n'y étant pas née , & ne le connoiffant qu'a demi , elle craignoit d en dire plus ou moins. J'arrive k la vérité de cette province , continua cette femme : mais nous fommes, moi, & tous mes prédéceffeurs , originaires du royaume de Vérité. Ma mère y accoucha de moi, & n'a point eit d'autre enfant. Elle m'éleva dans le pays jufqu'a l'%e de treize ans, que le roi, par avis des médecins, lui commanda de me conduire  DU SOLEIL. 45 5 au royaume des Amans d'oü je viens , afin qu'étant éievée dans !e palais d'amour , une éducation plus joyéufe & plus molle que celle de notre pays, me rendït plus féconde qu'elle'. Ma mère m'y tranfporta , & me mit dans cette maifon de plaifance. J'eus bien de la peine avant que de m'aprivoifer a leurs coutumes : d'abord elles me femblèrent fort rudes ; car comme vous favez, les opinions que nous avons fucées avec le lait, nous paroiffent toujours les plus raifonnables , & je ne faifois encore que d'arriver du royaume de Vérité , mon pays natal. Ce n'eft pas que je ne connuffe bien que cette nation des Amans vivoit avec beaucoup plus de douceur & d'indulgence que la notre ; car encore que chacun publiat que ma vue bleffoit dangereufement , que mes regards faifoient mourir , & qu'il fortoit de mes yeux de la flamme qui confommoit les cceurs, la bonté cependant de tout le monde, & principalement des jeunes hommes, étoit fi grande , qu'ils me careffoient, me baifoient & m'embrafloient, au lieu de fe venger du mal que je leur avois fait. J'entrai même en colère contre moi » pour les défordres dont j'étois caufe ; & cela fit qu'émue de compaffion , je leur découyris un jour la réfolution que j'avois prife de m'enfuhv F f iv  45*5 Etat et Empire Mais hélas! comment vous fauver s'écrièrenti,s tous> fe Je"ant a mon col, & me baifant les mains : votre maifon de toutes parts eft affiégée d'eau; & ledanger paroit fi grand, qu'indubitablement fans un miracle, vous & nous ferions déja noyés. Quoi donc, interrompis-je notre hiflorienne, la contrée des Amans eft-eile fujette aux inondations? II lefaut bien dire, me répliqua-t-elle; car 1'un de mes amoureux ( & cet homme ne' m'auroit pafs voulu tromper puifqu'il m'aimoit), m'écrivit que du regret de mon départ il venoit de répandre un océan de pleurs. J'en vis un autre qui m'affura que fes prunelies , depuis trois jours, avoient diftillé une fource de larmes; & comme je maudiffois pour 1'amour d'eux 1'heure fatale oh ils m'avoient vue ,un de ceux qui fe comptoient du nombre de mes efclaves , m'envoya dire que la nuit précédente fes yeux débordés avoient fait un déluge. Je m'aüois öter du monde , afin de n'être plus la caufe de tant de malheurs , fi Ie courier n'eüt ajouté enfuite, que fon maitre lui avoit donné charge de m'affurer qu'il n'y avoit rien è craindre , paree que la fournaife de fa poitrine avoit defféché ce déluge. Enfin vous pouvez conjecturer que le royaume des Amans doit être bien aqüatiqüe , puifqu'entr'eux ce n'eft pleurer qu'a  du Soleil. 457 demi, quand il ne fort de deffous leurs paupières que des ruiffeaux, de fontaines , 8c des lorrens. J'étois fort en peine de quelle manière je me fauverois de toutes ces eaux qui m'alloient gagner : mais un de mes amans qu'on appelloit le Jaloux , me cenfeilla de m'arracher le cceur, & puis, que je m'embarquaffe dedans; qu'au , refte, je ne devois pas appréhender de n'y pouvoir tenir, puifqu'il y en tenoit tant d'autres ; ni d'aller a fond, paree qu'il étoit trop léger; que tout ce que j'aurois a craindre, feroit 1'embrafement, d'autant que la matière d'un tel vaiffeau étoit fort fujette au feu: que je partifle donc fur lamer de fes larmes, quele bandeaude fon amour me ferviroit de voile, & que le vent favorable de fes foupirs, malgré la tempête de fes rivaux , me poufferoit a bon port. Je fus long-tems a rêver cornment je pourrois mettre cette entreprife a exécution. La timidité naturelle a mon fexe m'empêchoit de 1'ofer; mais enfin 1'opinion que j'eus que fi la chofe n'étoit poffible, un homme ne feroit pas fi fou de la confeiller , & encore moins un amoureux a fon amante , me donna de la hardieffe. J'empoignai un couteau , me fendis la poitrine : déja même avec mes deux mains je fouillois dans la plaie, & d'un regard intrépide je  458 État et Empire choififfois mon cceur pour 1'arracher, quand un jeune homme qui m'aimoit, furvint. II m'öta le fer malgré Sc moi, & puis me demanda le motif de cette action qu'il appelloit défefpérée. Je lui en fis le conté; mais je reftai bien furprife , quand un quart-d'heure après , je fus qu'il avoit déféré le Jaloux en juftice. Les magiftrats néanmoins qui peut-être craignirent de donner trop a 1'exemple, ou a la nouveauté de 1'accident, envoyèrent cette caufe au parlement du royaume des Juftes. La il fut condamné, outre le bannifTement perpétuel , d'aller finir fes jours en qualité d'efclave , fur les terres de la république de Vérité; avec défenfes a tous ceux qui defcendront de lui auparavant la quatrième génération , de remettre le pied dans la province des Amans; même il lui fut enjoint de n'ufer jamais d'hyperbole , fur peine de la vie. Je concus depuis ce tems-la beaucoup d'affeftion pour le jeune homme qui m'avoit confervée; & foit k caufe de ce bon office , foit a caufe de la paffion avec laquelle il m'a fervie, je ne le refulai point, fon noviciat Sc le mien étant achevés, quand il me demanda pour être 1'une de fes femmes. Nous avons toujours bien vécu enfemble , Sc nous vivrions bien encore, s'il n'avoit tué,  DU S O L E I L. 459 comme je vous ai dit, un de mes enfans par deux fois, dont je m'en vais implorer vengeance au royaume des philofophes. Nous étions Campanella & moi fort étonnés du grand filence de cet homme ; c'eft pourquoi je tachai de le confoler , jugeant bien qu'une fi profonde taciturnité étoit fille d'une douleur trés - profonde ; mais fa femme m'en empêcha. Ce n'eft pas , dit-elle , 1'excès de fa trifteife qui lui ferme la bouche, ce font nos loix qui défendent a tout criminel cité en juftice de ne parler que devant les juges. Pendant cet entretien, 1'oifeau avancoit toujours pays , comme je fus tout étonné d entendre Campanella d'un vifage plein de joie & de tranfport s'écrier : foyez le tiès-bien venu , le plus cher de tous mes amis : allons, meffieurs , allons , continua ce bon homme , audevant de monfieur Defcartes; defcendons, le voila qui arrivé, il n'eft qu'a trois lieues d'ici. Pour moi, je demeurai fort furpris de cette faiilie;car jene pouvois comprendre cornment il avoit pu favoir 1'arrivée d'une perfonne de qui nous n'avions point recu de nouvelle. Affurément, lui dis-je , vous venez de le voir en fonge. Si vous appellez fonge , dit - il, ce que votre ame peut voir avec autant de certitude , que vos yeux le jour quand il luit, je le con-  éfio Etat et Empire fefTe. Mais, m'écriai-je , n'eft-ce pas une rêverie , de croire que M. Defcartes , que vous n'avez point vu depuis votre fortie du monde dela terre , eft a trois lieues d'ici , paree que vous vous 1'êtes imaginé ?s Je proferois la dernière fyllabe , quand nous vimes arriver Defcartes. Auffi-tót Campanella courut l'embrafTer ; ils fe parlèrent long- temps; mais je ne pus être attentif a ce qu'ils fe dirent réeiproquement d'obligeant, tant je brtilois d'apprendre de Campanella fon fecret pour deviner. Ce philofophe qui lut ma pafiion fur mon vifage, en fit Ie conté a fon ami, & le pria de trouver bon qu'il me contentatM. Defcartes ripofta d'un fouris, & mon favant précepteur difcourut de cette forte. II s'exhale de tous les corps des efpèces, c'eft-a-dire des images corporelles qui voltigent en l'air. Or , ces images corporelles qui voltigent en l'air, confervent toujours , malgré leur agitation, la figure , la couleur, &c toutes les autres proportions de 1'objet dont elles parient; mais comme elles font trés - fubtiles & très-déliées, elles patiënt a travers nos organes fans y caufer aucune fenfation : elles vont jufqu'a 1'ame, oii elles s'impriment a caufe de la délicateffe de fa fubftance , & lui font ainfi voir des chofes trèséloignées que les fens ne peuvent appercevoir:  du Solëil: 461 ce qüi arrivé ici ordinairement, ou 1'efprit n'eft point engagé dans un corps formé de matière groffière comme dans ton monde. Nous te dirons cornment cela fe fait, lorfque nous aurons eule loifir de fatisfaire pleinement 1'ardeur que nous avons mutuellement de nous entretenir; car affurément tu mérites bien qu'on ait pour toi la dernière complaifance. Fin des voyages de Cyrano.  461 TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRES Contenus dans ce Volume. jArERTISSEMENT de l'Éditeur. Livre premier, Page 1 Livre fecond, 3 O Livre troijïème , ^6 Livre quatrieme, §4 HlSTOIRE DE CYRANO BE BERGERAC. HlSTQlRE comique des État & Empire de la Luney lj ^ Hifioire comique des État & Empire du Soleil, 253 Hifioire des Oifeaux, 353 Plaidoyer fait au Parlement des Oifeaux , 374 Fin de la Table,