CE VOLUME C O NT IE NT Les voyjges du capitaine Lemuel Gulliver , par !e Do&eur Swift , traduits par 1'abbé Desfontaine.  V O Y A G E S I MA GINAIR.ES> SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTïQUËS* Ornis de Figures. T O M E QUATORZlfeME. Seconde divifion de la première claH"', contenans les Voyages Imag'inaires merveilleuxi A AMSTERDAM, Etfe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTË, M. D <ï C. LXXXVII.   V O Y A G E S DU CAPITAINE LEMUEL GULLIVER, Par le docteur S W i F T 3 Traduits par 1'abbé Desfqntaine,   AVE RTISSE MENT DE UÉD1TEUR DES VOYAGES IMAGINAIRES. De tous les ouvrages dont cette claffe eft compofée, nous ne croyons pas en préfenter un qui mérite mieu'x les fuffrages de nos leélcurs, que les voyages du capitaine Lemuel Gulliver. A peinecette produclion parut-elle en Atrgleterre, qu'elle y fu' accueillie avec 1'empreffement que Pon témoigne pour les chef-d'ceuvres: plufieurs éditions épuifées en peu de tems fatisfirent a peine 1'avidité. du public. L'abbé Desfomame concut le deflein de faire paffer eet ouvrage dans notre langue j maïs il héfita quelque tems 5 ii craignk que la fmcile du critique anglois ne nous. échappat & ne perdit de fon mérite fous - , < ö 4  Vlij AVERTISSEMENT un idióme étranger; il fut auffi rebuté par i'exceffive invraifemblance de la fiÉtion. Une fable qui heurte avec auffi peu de ménagement toutes les régies de! la poffibilité phyfique, lui parut le fruit d'une imagination trop hardie, qui avoit pu plaire en Angleterre, mais qui choqueroit notre délicateffe. Heureufement ce tradu&eur s'eft trompé ; fa traduction a eu un fuccès auffi complet que 1'ouvrage original, & lui a appris que nous avions fu , auffi-bien que les Anglois , démêler le fond de critique , de -morale & de philofophie que le dofteur Swift avoit enveloppé de la plus extravagante de toutes les fables. La fiftion en elie-même ne nous a pas paru indigne d'amufer les gens de goüt; on y a trouvé de 1'efprit, de la gaieté & des idéés neuves , qui ne pouvoient avoir été produites que-par une imagination vive & agréablement variée. C'eft donc un vrai fervice que l'abbé Desfontaine a rendu a notre littérature  fiE l'Éditeur. lx cn traduifant les voyages de Gulliver, & il na pas tardé a en être convaincu. La première édition donnée en 1728 a été bientöt épuifée ; de nouvelles fc font fuccédées rapidement, & c cft un des ouvrages que Pon réimprime le plus fréquemment. Le dofteur Jonathan Swift , auteur des voyages de Gulliver , eft 'né a Dublin en 1667. Quelques perfonnes ont cru qu'il étoit fils naturel du chevalier Temple 5 roais cette opinion , fondée fur des liaücns d'intimité qui étoient entre fa mère & le chevalier , n'a pas été générale-ment adoptée. La mère du dofteur étoit parente du chevalier , & leur intimitc, fondée fur les liens du fang , a pu ne pas aller audela des hornes de 1'eftime & de Pamitié, Quoi qu'il en foit, ie chevalier a pris un foin particulier du jeune Svift il a fourni aux frais de fon éducation ; & , cette éducation finie, il s'eft occupé de fon avancement.  X AVERTISSEMENT Le jeune Swift fuivit d'abord la carière militaire ; mais il 1'abandonna prefquauffitót pour embrafTer 1'état eccléfiaftique. Le chevalier Temple Pavoit fait connokre au roi Guillaume : ce prince avoit pris Swift en amitié , & fe plaifoit en fa converfation ; il lui en donna des marqués en lui conférant tm bénéfice en Mande, dont h revenu étoit confidérable. L'inconftance de Swift & fon goüt pour 1'mdépendance ne hri permi! pas de profiter de eet avantage. II abandonna le bénéfice , dont les devoirs étoient incompanbles avec fon humeur.. II quitta ilrlande , qui 1'éloignoit de fes anciennes habitudes en Angieterre. Swift retourna auprès de fon protecteur , qui 1'accueillit avec bonté j mais. il n'eut pas le tems de rien faire pour lui. La mort Tenleva peu de tems après. Ce fut dans ce tems que le decreur époufa fecrètement la £ile de i'un desdomeftiques du chevalier. Cette jeune perfonne fe nommoit Stelia ; il prit  DE L'ÉDITEUR, XJ d'abordJe foin de cultiver fon efprit & fes talens ; en étant devenu amoureux , il la célébra dans fes ouvrages: mais toutes ces flatteries ne flrent point le bonheur de Stella. A peine le docleur 1'eut-il époufée , qu'il rougit de s'être donné pour femme la nlle d'un dofneftique. II tint fon mariage fecret, & fa femme captive. Elle demeura dans une dépendance conforme a fon ancien état. Stella ne fut pas infenfible a ce traitement j elle en concut un chagrin qui la conduifit en peu de tems au tombeau. L'humeur du doéteur avoit toujours été difficile ; la mort de fon protefteur & celle de fa femme contnbuèrent a 1'aigrir encore davantage. II fit fa cour au roi Guillaume ; mais ce prince, qui avoit perdu le doéteur de vue , ne lui fit pas 1'accueil qu'il avoit efpéré : il obtint néanmoins le doyenné de SaintPatrice en Irlaride , dont le revenu mon^ toit a environ 30,000 livres. Toutes ces chofes ne fatisiirent pas Swift} qui  Si] AvERTISSEMENT portoit dans Tame un fond d'inquiétude & de chagrin que rien ne put guéiïr. En 1735, une fievre violente fe joignit a ces maux; le malheureux doyen perdit la mémoire ; il tomba dans une mélancolie profonde , accompagnée d'un trifte délire, C'eft ainfi que mourut 1'un des écrivains les plus gais de 1'Angleterre , après avoir trainé pendant dix ans la vie la plus trifte & la plus infortunée. II eft mort dans les derniers jours, de 1'année 1745. D'après ce que nous venons de dire du doéteur Swift, on en conclura qu'il étoit d'un caraélère chagrin & difficile s & qu'il a dü avoir peu d'amis ; fon gout pour la fatyre & le peu de ménagement qu'il gardoit dans fes critiques ont du lui fufciter une foule d'ennemis. On ajoute qu'il étoit fier, intraitable, cuïieux d'être diftingué des grands, familier par goüt avec les gens du peuple. Airêtons-nous, & n'achevons pas un portrait qui pourroit être pris pour uüq  DE L' ÊD1TEUR. SÜ| fatyre tropamère d'un homme de lettres, dont les talens cloivent folliciter notre Indulgence. Nous aurions defiré feulement que notre auteur n'eüt pas étendu jufqu'aux chofes les plus refpe&ables la hardieffe de fa critique. Les principaux ouvrages de Swiftfont un poëme intitulé : Cadences de Vanejfa. On prétend qu'il y a tracé fa propre hiftoire. Ceft celle d'une femme qui brüle de la paffion • la plus vie pour le plus indifférent des hommes. Si cela eft, Svift eft doublement blamable, & d'avoir caufé la mort de cette infortunée, & d'avoir chanté lui-même fa déplorable vicltoire. Le conté du Tonneau, hiftoire allégorique, dans laquelle il caraétérife, fous le nom de Pierre, de Martin & de Jean , les églifes catholiques & proteftantes, & oü il exerce , avec une liberté repréhenfible , fa critique fur les unes & fur les autres. L'art de mêditer fur la garde-robe ; la merrc des tivres, &c., & plufieurs autres  XlV AvERTISSEMENT DE L'ÉdITEÜR*' ouvrages de critique & de fatyre qui font beaucoup d'honneur a fon efprit, mais qui en font peu a fon cara&ère & k fon goüt, Le traduéteur des voyages de Gulliver eft 1'Abbé Desfontaine ; en enri-^ chiflant notre littérature de ce charmant ouvrage , il en a retranché plufieurs plaifanteries fades, des réflexions trop hardies, & des fatyres perfonnelles, qui n'auroient eu parmi nous aucun agrément» II a paru , il y a quelques années, une nouvelle édition des voyages de Gulliver, dans laquelle on a donné, par forme de fupplément , un fecond voyage d Brobdingtiag & le voyage des Sevarambes. Nous nous fommes bien gardés d employer ce fupplément, qui n'appartient, ni au doéteur Swift , ni a fon traduéleur , & n'eft digne , ni de 1'un , ni de 1'autre ; le voyage des Sevarambes , entr'autres , eft un mauvais abrégé de Fhiftoire des Sevarambes que 1'on a lue dans le cinquième volume de cette colleétion.  P R É F A C E DU TRADUCTEUÏ1-, Mife a la tète de l'édiiioii de tyzS. JL'auteur de eet ouvrage eft le célèbre M. Swift, Anglois , doyen de 1'églife de S. Patrice a Dublin, dont tous les écrits, fok dans le genre de belleslettres, foit fur les matières de pelitique, font connus Sr très-elïimés en Angleterre. II y a environ dix-fept ans qu'il fit imprimer a Londres un volume in-%°. d'ceuvres mêlées. En 1701 , il donna au public Fhiftoire des dilfentions qui s'élevèrent autrefois dans les républiquës d'Athènes & de Rome , entre la nöblefte & le peuple, ouvrage oü il faifoit ailufion aux accufations irttëntées , en 1700, par la Chambre-Bail^, góritj e les milords Somers, Halifax & Oxford. Sans parler de plufleurs de fes écrits qui regardent les affaires d'état & les intéréts  xviij P R £ F A CE. cas que je m'en fentiffe capable, & que je le trouvafle conforme a mon goüt. Je le lus & n'y trouvai aucune obfcurité. Mais j'avoue que les trente premières pages ne me firent aucun plaifir. L'arrivée de Gulliver dans 1'empire de Lilliput, la defcription de ce pays & de fes habitans qui n'avoient que fix pouces de hauteur, & le détail circonftancié de leurs fentianens & de leur conduite a Végard d'un «étranger qui étoit pour eux un géant, tout cela me parut affez froid & d'un mérite médiocre , & me fit craindre que tout 1'ouvrage ne fut du même goüt. Mais, quand j'eus un peu.pius avancé dans la le£f.ure du livre , mes idéés changèrent, ck: je reconnus qu'on avoit eu raifon de me le vanter. J'y trouvai des chofes amufantes & judicieufes, une fiction foutenue , de fines ironies , des allégories plaifantes, une morale fenfée & libre, ck par-tout une critique badine & pleine de fel; je trouvai, en un mot, un livre tout-a-fait neuf & original dans fon genre. Je ne balancai plus; je me mis a  XXXlj P R Ê F A C E. gnag, tous les hommes lui femblent des pigmées; & après avoir quitté le pays des Houyhnhnms, oü il.a entendu dire tant de mal de la nature humaine, il ne la peut plus fupporter lorfqu'il retourne parmi les hommes. Mais il fait bien fentir enfuite que toutes les impreffions s'effacent avec le tems. Quoique j'ai fait mon pofTible pour ajouter 1'ouvrage de M. Swift au goüt de la France, je ne prétends pas cependant en avoir fait un ouvrage frangois. Un étranger eft toujours étranger; quelque efprit & quelque politefle qu'il ait, il conferve toujours un peu de fon accent & de fes manières. Si cette préface paro'it longue, le public doit pardonner cette prohxité k un écrivain qui va faire le perfonnage de tradu&eur, & ne dire prefque rien de lui-même dans deux volumes. VOYAGES  VOYAGES DE GULLIVER. PREMIÈRE PART IE. VOYAGE A L I & L I P U T. CHAPITRE PREMIER. Uauteur rend un compte fuccincl des premiers motifs qui le porterent cl voyager. II fait naufrage, & fe fauve d la nage dans le pays de Lilliput. On tenchaine, & on le conduit en eet état plus avant dans les terres. M o n père , (Jont le bien fitué dans la province de Nottingharn, étoit médiocre, avoit cinq fils; j'étois le troifième, & il m'envoya A  2 V O Y A G È au collége d'Eramanuel a Cambridge , a 1'age de quatorze ans, J'y demeurai trois années que j'employai utilement; mais la dépenfe de mon entretkn au collége -étant trop grande, on me mit en apprentiffage fous monfieur Jacques Bates, fameux chirurgien a Londres, chez qui je demeurai quatre ans. Mon père m'envoyant de tems en tems quelques petites fommes d'argent, je les emplóyois a apprendre le pilotage & les-autres parties des mathématiques les plus néceffaires a ceux qui forment le deffein de /voysger fur mer, ce que je prévoyois être ma deftinée. Ayant quitté M. Bates, je retournai chez mon père , &. taat de lui que de mon öncle Jean & de quelques autres parens, je tirai la-^omine de quarante Hvres fterling, avec ■la promefie de trente autres livres fterling par an, pour me foutenir a Leyde. Je m'y rendis & m'y appliquai a 1'étude de la médecinependant deux ans 6c fept mois , perfuadé qu'elle me feroit un jour trés - utile dans mes yoyages. Bientót après mon retour de Leyde , j'eus, a la recommandatipn de mon bon maïtre M. Bates, 1'emploi de chirurgien fur l'hirondelle, oii je reftai trois ans & demi fous le capitaine Abraham Panell, commandant. Je fis pendant - ce tems-la des voyages au levant 6c ailleurs.  A tlLLIPUT, 3 A mon retour je réfolus de m'établir a Londres, M. Bates m'encouragea a prendre ce parti, & me recommanda a fes malades : je louai un appartement dans un petit hotel, fitué dans le quartier appellé Old-Jewry; Sibientot après j'époufai mademoifelle Marie Burton, feconde fille de M. Edouard Burton, marchand dans la rue de Newgate , laquelle m'apporta quatre cent livres fterling en manage. Mais mo.n cher maitre M. Bates étant mort deux ans après, & n'ayant plus de prote&eur, ma pratique commenca a diminuer: ma confcience ne me permettoit pas d'imiter la conduite de la plupart des chirurgiens, dont la fcience eft trop femblable a celle des procureurs. C'eft pourquoi, après avoir confulté ma femme, & quelques autres de mes intimes amis, je pris la réfolution de faire encore un voyage de mer. Je fus chirurgien fucceffivement dans deux vaiffeaux; & plufieurs autres voyages que je fis, pendant fix ans , aux indes orientales & occidentales, augmentèrent uti peu ma petite fortune. J'employois mon loifir a lire les meilleurs auteurs anciens & modernes, étant toujours fourni d'un certain nombre de livres ; & quand je me trouvois k terre , je ne négligeois pas de remarquer les mceurs Sc les coutumes des peuples, & d'apprendre en même- Aij  11 Voyage & a gauche pour éviter le déluge. Quelque tems auparavant ,_on m'avoit frotté eharitablement le vifage & les n,ains d»un efpèce dW guent d'une odeur agréable , qui dans trés peu de tems meguérit de la piquure des fleches.Ces circonfiances, jointes aux rafraichiffements que J'avois regus , me difpofèrent a dormir, & mon fommeil fut environ de buit heures, fans me réveiller; Iesmédecins, par ordre de 1'empereur, ayant frelatté le vin , &y ayant mêlé des drogues foporifïque$> Tandis que ie dormois, l'empereur de Lilliput, ( c'étoit le nom de ce pays ) ordonra de me faire conduire vers lui. Cette réïolution femblera peut être hardie & dangereufe, & je fuis fur qu'en pareil cas, elle ne feroit du goür d'aucun fouyerain de 1'Europe ; cependant, a mon avis, c'étoit un deffein également prudent & généreux; car en cas que ces peuples euffent tenté de me tuer avec leurs lances & leurs flechcs, pendant que je dormois, je me ferois certainement éveiSlé au premier lentiment de douleur; ce qui auroit excité ma fureur & augmenté mes forces a un tel degré, que je me ferois trouvé en état de rompre le refte des cordons ; & après cela, comme ils n'étoient pas capables de me réfifter , je les aurois tous écralés & foudroyés.  aLilliput. 15 On fit donc travailler k Ia hate cinq mille charpentiers , & ingénieurs , pour conftruire une voiture. C'étoit un éhariot élevé de trois pouces, ayant feptpieds de longueur & quatre de largeur, avec vingt-deux roues. Q.iand il fut achevé, on le conduifit au lieu oü j'étois ; mais la principale difficulté fut de m'élever, & de me mettre fur cette voiture. Dans cette vue, quatre-vingt perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent employées, & des cordes très-fortes de la groffeur d'une fkelle furent attachées, par le moyen de plufieurs crochets , aux bandages que les ouvriers avoient ceints autour de mon cou, de mes mains , de mes jambes, & de tout mon corps. Neuf eens hommes des plus robuftes furent employés k élever ces cordes par le moyen d'un grand nombre de poulies attachées aux perches; &de cette fa§on, dans moins de trois heures de tems, je fus élevé, placé, & attaché dans la machine. Je fais tout cela par le rapport qu'on m'en a fait depuis; car pendant cette manoeuvre, je dormois très-profondément. Quinze eens chevaux, les plus grands de 1'écurie de 1'empereur, chacun d'environ quatre pouces & demi de haut, furent attelés au chariot, &me trainèrent vers la capitale , éloignée d'un quart de lieue. II y avoit quatre heures que nous étions en  A LlLLIPUT. 15 profane, & pour cette raifon employé a divers ufages. II fut réfolu que je ferois logé dans ce vafte édifice. La grande porteregardant le nord, étoit environ de quatre pieds de haut, & prefque de deux pieds de large. De chaque cöté de la porte, il y avoit une petite fenêtre élevée de fix pouces. A celle qui étoit du cöté gauche, les ferruriers du roi attachèrent quatre-vingtonze chaines, femblables a celles qui font attachées k la montre d'une dame d'Europe , & prefque auffi larges: elles furent par Pautre bout attachées k ma jambe gauche , avec trente-fix cadenats. Vis-a-vis de ce temple, de l'autre cöté du grand chemin, a la diftance de vingt pieds, il y avoit une tour au moins de cinq pieds de haut: c'étoit-la que le roi devoit monter avec plufieurs des principaux feigneurs de fa cour, pour avoir la commodité de me regarder a fon aife. On compte qu'il y eut plus de cent mille habitans qui fortirent de la ville, attirés paria curiofité; & malgré mesgardes, je crois qu'il n'y auroit pas eu moiris de dix mille hommes, quia différentes fois auroient monté fur mon corps par des échelles, fi on n'eüt publié un arrêt du confeil d'état pour le défendre. On ne peut s'imaginer le bruit & 1'étonnement du peuple, quand il me vit debout & me promener: les chaines qui tenoient mon pied gau-.  A LlLLIPUT. 19 je le mis doucementa terre, Sc il prit lafuite. je traitai les autres de la même facon, les tirant fucceffivement 1'un après 1'autre de ma poche. Je remarquai avec plaifir que les foldats & Ie peuple avoient été très-touchés de cette action d'humanité, qui fut rapportée a. la cour d'une manière avantageufe , Sc qui me fit honneur. La nouvelle de 1'arrivée d'un homme prodigieufement grand, s'étant répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens oififs Sc curieux ; en forte que les villages furent prefqiie abandonnés, Sc que la culture de la terre en auroit fomfert, fi fa majefté impériale n'y avoit pourvu par différens édits Sc ordonnances. Elle ordonna donc que tous ceux quï m'avoient déja vu, retourneroient inceffamment chez eux, Sc n'approcheroient point, fans une permiffion particulière, du lieu de mon féjour. Par eet ordre les commis des fecretaires d'état gagnèrent des fommes trés - confidé-rables. Cependant 1'empereur tint plufieurs confeils," pour délibérer fur le parti qu'il falloit prendre a mon égard: j'ai fu depuis que la cour avoit été fort embarraffée. On craignoit que je ne vinfTe a brifer mes chaines, 6c a me mettre en liberté. On difoit que ma nourriture , caufant Bij  3i Voyage qui réuflït mieux, & montre plus d'agilite SC defoupleffe en fautant eft, récompenfé de kt foie cramoifie. La jaune eftdónnée au fecond* &ria blanche au troifième. Ces fris, dont ils font des baudriers, leur fervent dans la fuite d'ornement, & les diftinguant du vulgaire, leur infpirent une noble fierté. L'empereur ayant un jour dönné ordre a une partie de fon armée, logee dans fa capitale Sz aux environs , de fe tenir prête , voulut fe réjouir d'une facon très-fingulière. II m'ordonnna de me tenir debout comme un coloffe , mes deux pieds auffi éloignés 1'un de 1'aiitre que je les pourrois étendre commodément. Enfuite il commanda a fon général, vieux capitaine fort expérimenté, de ranger les troupes en ordre de bataille, & de les faire paffer en revue entre mes deux jambes , 1'infanterie par vingt-quatre de front, & la cavalerie par, feize , tamboufs battans, enfeignes déployées, & piqués hautes. Ce corps étoit compofé de trois mille hommes d'infanterie , & de mille de cavalerie. Sa majefté prefcrivit, fous peine de mort, a tous les foldats , d'obfervet dans la marche la bierlféance la plus exacte a 1'égard de ma perfonne', ce qui néanmoins n'empêcha pas quelques-uns des jeunes officiers,de lever en haut leurs yeux, en paffant au-deffous de moi. Et pour copfeffer la  a Lilliput. 33 la vérité, ma culotte étoit alors dans un fi mauvais état, qu'eli e leur donna oceafion d'éelater de rire. J'avois préfenté ou envoyé tant de mémoires & de requêtes pour ma liberté, que fa majefté a la fin propofa l'affaire , premiérement au confeil des dépêches, & puis au confeil d'état, oü il n'y eut d'oppofition que de la part du miniftre Slcyresh-Bolgolam, qui jugea a propos, fans aucun fujet, de fe déclarer contre moi. Mais tout le refte du confeil me fut favorable , & l'empereur appuya leur avis. Ce miniftre , qui étoit Galbet , c'eft-a-dire , grand amiral, avoit mérité la confiance de fon maïtre, par fon habileté dans les affaires; mais il étoit d'un efprit aigre & fantafque. II obtint que les articles, touchant les conditions auxquelles je devois être mis en liberté , feroient drefies par lui-même. Ces articles me furent apportés paf Skyresh-Bolgolam en perfonne, accompagné de deux fous-fecrétaires, & de plufieurs gens de diftinction. On me dit d'en promettre 1'obfervation par ferment, prêté d'abord a la facoti de mon pays, & enfuite a la manière ordonnée paf leurs loix, qui fut de tenir 1'örteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre le doigt du milieu de ma main droite fur le haut de ma tête, &i le pouce fur la pointe de moft C  34 Voyage oreille droite. Mais comme le leéteur peut être curieux de connoitre le ftyle de cette cour, &C de favoir les articles préliminaires de ma déli— vrance, j'ai fait une traduftion de 1'acte entier, mot pour mot. Golbasto Momaren Ëulamé Gurdjlo Shefin Mully Ully Gue , très-puiffant empereur de Lilliput, les délices & la terreur de 1'univers, dont les états s'étendent cinq mille bluftrugs (c'eft-a-dire , environ fix lieues en circuit) aux extrémités du globe; fouverain de tous les fouverains, plus haut que les fils des hommes, dont les pieds preffent la terre jufqu'au centre, dont la tête touche le foleil, dont un clin d'oeii fait trembler les genoux des potentats; aimable comme le printems , agréable comme 1'été, abondant comme 1'automne , terrible comme rhyver: a tous nos fujets amés & féaux, falut. Sa trés-haute majefté propofe a 1'homme-Montagne les articles fuivans, lefquels , pour préliminaire , il fera obligé de ratifier par un ferment folemnel. I, L'homme-Montagne ne fortira point de nos vaftes états, fans notre permiffion fceliée du grand fceau. II, II ne prendra point la liberté d'entrer dans notre capitale, fans notre ordre expres, afin que les habitans foient avertis deux  A L I t L I P ui 35; heures auparavant de fe tenir fenfef més chez eux. III, Ledit homme-Montagne bofnera fes promenades a nos principatix grands chemirts , &c fe gardera de fe prornener oü de fe cóuchëf dans un pré ou pièce de bied. IV, En fe promenaht paf lefdits cliemins , il prendra tout le fbin poffible de ne fouler aux pieds les corps d'aucuns'de nös fidèles fujets, ni de leurs chevaux ou voitures; & il ne prendra aucuns de nofdits fujets dans fes mains, fi ce n'eft de leur confentement. V, S'il eft néceffaire qu'un cöurrier du cabinet faffe quelque courfe extraordinaire , l'homme-Montagne fera obligé déporter dans fa poche ledit eoufrier durant fix journées, une fois toutes les lunes , & de femettre ledit eoufrier, (s'il en eft reqüis) fain & fauf en notre préfence impériale, VI, II fera hótre allié contre rios ènneniis de 1'ile de Blefufcu , & fera tout fon poffible pour faire périr la flotte , qu'ils arment actueilemerit pour faire une defcente fur nos terres. VII, Ledit homme-Montagne, a fes heures de loifir, prêtera fon fecöurs a nos ouvriers, en les aidant a élever certaines gtoffes piefres, poiir achever les murailles de notre grand pare, Sc de nos batiments impériaux. C ij  3<5 Voyage VIII, Après avoir fait le ferment folemnel d'obferver les articles ci-deffus énoncés, ledit homme - Montagne aura une provifion journalière de viande öc de boiffon fuffifante a la nourriture de dix - huit cents foixante 6c quatorze de nos fujets, avec un accès libre auprès de notre perfonne impériale, 6c autres marqués de notre faveur. Donné en notre paiais a Belfaborac, le douzième jour de la quatre-vingt-onzième lune de notre règne. Je prêtai le ferment, 6c fignai tous ces articles avec une grande joie, quoique quelquesuns ne fuffent pas auffi honorables que je 1'eulTe fouhaité : ce qui fut 1'effet de la malice du grand amiral Skyresh-Bolgolam. On m'öta mes chaïnes, 6c je fus mis en liberté. L'empereur me fit 1'honneur de fe rendre en perfonne , 6c d'être préfent a la cérémonie de ma délivrance. Je rendis de trés-humbles aótions'de grace a fa majefté, en me profternant a fes pieds; mais ilme commanda de me lever , 6c cela dans les termes les plus obligeans. Le lefteura pu obferver que dansle dernier article de 1'aéte de ma délivrance , l'empereur étoit convenu de me donner une quantité de viande 6c de boiffon qui put fuffire a la fubfiftance de dix-huit eens foixante & quatorze Lilliputiens ; quelque tems après demandant a  a Lilliput. 37 tin courtifan , mon ami particulier, pourquoi on s'étoit déterminé a cette quantité , il me répondit que les mathématiciens de fa majefté y ayant pris la hauteur de mon . corps par le moyen d'un quart de cercle, & fupputé fa groffeur , & le trouvant par rapport au leur, comme 1874 eft a un, ils en avoient inféré par analogie , que je devois avoir un appétit 1874 fois plus grand que le leur, d'oü le lecteur peut juger de 1'efprit admirable de ce peuple > & de 1'économie fage , exacle & clairvoyante de leur empereur. CHAPITRE IV. Defcription de Mildendo , capitale de Lilliput, & , du palais de tempereur. Converfation entre 1'auteur & un fecretaire £êtat , touchant les affaires de 1'empire. Les offres que 1'auteur fait de fervir l'empereur dans fes guerres. 3La première requête que je préfentai,. après avoir obtenu ma liberté , fut pour avoir la permiffion de voir Mildendo ,. capitale de 1'empire ; ce que l'empereur m'accorda y mais er* me recommandant de ne faire aucun mal aux babitans , ni aucun tort a leurs maifons. Le C iij.  a Lilliput. 39. petites rues, dans lefquelles je ne pus entrer , ont de largeur depuis douze jufqu'ü dix - huit pouces. La ville eft capable de contenir cinq eens mille ames. Les maifons font de trois ou quatre étages ; les boutiques & les marchés font bien fournis. II y avoit autrefois bon opéra & bonne comédie; mais faute d'auteurs excités par les libéralités du prince , il n'y a plus rien qui vaille. Le palais de l'empereur, fitué dans le centre de la ville , oh les deux grandes rues fe rencontrent, eft entouré d'une muraitle haute de vingt-trois pouces, & a vingt pieds de diftance des batimens. Sa majefté m'avoit permis d'ernjamber par-deffus cette muraille , pour voir fon palais de tous les cötés. La cour extérieure eft un quarré de quarante pieds, & comprend deux autres^ cours. C'eft dans laplus inférieure que font les appartemens de fa majefté , que j'avois un grand defsr de voir, ce qui étoit pourtant bien difficile; car les plus grandes portes n'étoient que de dix - huit pouces de haut , Sc de fept pouces de large. De plus, les batimens de la cour extérieure étoient au moins hauts de cinq pieds , & il m'étoit impoffiBle d'enjamber par-deffus , fans courir rifque de brifer les ardoifes des toits ; car pour les muraiiles , elles étoient fondement balies de pierres de taille », C iv  a Lilliput. 41 qu on puifle imaginer. Je vis 1'impératrice & les jeunes princeffes dans leurs chambres, envir ronnées de leur (uite. Sa majefté impériale voulut bien m'honorer d'un fouris très-gracieux, 6c me donna par la fenêtre fa main a baifer. Je ne ferai point ici le détail des curiofités renfermées dans ce palais, je les réferve pour un plus grand ouvrage qui eft prefque prêt a être mis fous la preffe, conteriant une defcription générale de eet empire depuis fa première fondation ; 1'hiftoire de fes empereurs pendant une longue fuite des fiècles; des obfervations fur leurs guerres, leur politique , leurs loix , les lettres & la religion du pays ; les plantes & anima ux qui s'y trouvent ; les mceurs & les coutumes des habitans , avec plufieurs autres matières prodigieufement curieufes , & exceffivement utiles. Mon but n'eft a préfent que de raconter ce qui m'arriva pendant un féjour d'environ neuf mois dans ce merveilleux empire. Quinze jours après que j'eus obtenu ma liberté, Keldrefal, fecrétaire d'état, pour le département des affaires particulières , fe rendit chez moi, fuivi d'un feul domeftique. II ordonna que fon carroffe 1'attendit a quelque diftance , & me pria de lui donner un entretien d'une heure. Je lui offris de me coucher , afin  4* Voyage qu'il put être de niveau a mon oreille; maïs il aima mieux que je le tin.ffe dans ma main pendant la converfation. II commenga par me faire des complimens fur ma liberté , & me dit qu'il pouvoit fe flatter d'y avoir un peu contribué; puis il ajouta que fans l'intérêt que la cour y avoit, je ne 1'euffe pas fitöt obtenue: car, ditil, quelque floriffant que notre é;:st paroiffe aux étrangers , nous avons deux grands fléaux k combattre, une faéiion puiffante au-dedans,& au-dehors 1'invafion dont nous fommes menacés par un ennemi formidable. A 1'égard du premier., il faut que vous facbiez que depuisplus de foixante & dix lunes, il y a eu deux partis oppofés dans eet empire, fous les noms de Trameckfan &c Slameckfan , termes empruntés des hauts & bas talons de leurs fouliers, par lefquels ils fe diftinguent. On prétend, il eft vrai, que les hauts talons font les plus conforrnes k notre ancienne conftitution ; mais quoi qu'il en foit, fa majefté a réfolu de ne fe fervir que des bas talons dans 1'adminiftration du gouvernement, & dans toutes les charges qui font a la difpofition de la couronne : vous pouvez même remarquer que les talons de fa majefté impériale , font plus bas au moins d'un Drurr, que ceux de fa cour. ( Drurr eft envi^ ton la quatorzième partie d'unpouce).  a Lilliput. 43 La haïne des deux partis, continua-t-il, eft a un tel degré, qu'ils ne mangent ni ne boivent enfemble, & qu'ils ne fe parient point. Nous comptons que les Trameckfans ou hauts talons, nous furpaffent en nombre ; mais 1'autorité eft entre nos mains. Hélas, nous appréhendons que fon alteffe impériale, Phéritier apparent de la eouronne, n'aye quelque penchant aux hauts talons; au moins , nous pouvons facilement voir qu'un de fes talons eft plus haut que 1'autre; ee qui le fait un peu clocher dans fa démarche. Or au milieu de ces diffentions inteftines, nous fommes menacés d'une invafion de la part de 1'ile de Blefufcu, qui eft 1'autre grand empire de 1'univers , prefque auffi grand & auffi puiffant que celui-ci. Car pour ce qui eft de ce que nous vous avons entendu dire, qu'il y a d'autres empires, royaurnes & états dans le monde, habités par des créatures humaines , auffi groffes & auffi grandes que vous, nos philofophes en doutent beaucoup, & aiment mieux conjeöurer que vous etes tombé de la lune ou d'une des étoiies, paree qu'il eft certain qu'une centaine de moi tels de votre g> oiTeur, confommeroit dans pèu de tems tous les fruits & tous les beftiaux des états de fa majefté. D'ailleurs nos hiftoriens depuis fix mille lunes, ne font mention d'aueune autre région, que des deux grands ei$"»  44 Voyage v'^ de Lilli put & de Blefufcu. Ces deux formidables puiiTances ont, comme j'allois vous dire, été engagées pendant trente-fix lunesdans une gnerre tiès-opiniatre dont voici le fujet. Tout le monde convient que la manière primitive de caffer les ceufs avant que nous les mangions, eft de les caffer au gros bout; mais 1'aïeul de fa majefté régnante , pendant qu'il étoit enfant, fur le point de manger un ceuf, eut le malheur de couper un de fes doigts , fur quoi l'empereur fon père donna un arrêt pour ordonner a tous fes fujets, fous de grièves peines , de caffer leurs ceufs par le petit bout. Le peuple fut fi irrité de cette loi, que nos hiftoriens racontent qu'il y euta cette occafion fix révoltes, dans lefquelles un empereur perdit la vie, & un autre la couronne. Ces diffentions inteftines furent toujours fomentées par les fouverains de Blefufcu; & quand les foulevemens furent réprimés , les coupables fe réfugièrent dans eet empire. On fuppute que onze mille hommes ont, a différentes fois, aimé mieux fouffrir la mort, que de fe foumettre a la loi de caffer leurs ceufs par le petit bout. Plufieurs centaines de gros volumes ont été écrits & publiés fur cette matière , mais les livres des Gros - Boutiens ont été défendus depuis long-tems, 8c tout leur parti a été déclaré par lesloix, incapable de  a Lilliput. 45 poiTéder des charges. Pendant la iuite continuelle de ces troubles , les empereurs de Blefufcu ont fouvent fait des remontrances par leurs ambaffadeurs, nous accufant de faire un crime, en vio'ant un précepte fondamental de notre grand prophete Luftrogg, dans le cinquante-quatrième chapitre du Brundecral ( ce qui eft leur alcoran;) cependant cela a été jugé n'être qu'une interprétation du fens du texte , dont voici les mots: que tous les fidèles cafferont leurs ceufs au bout le plus commode. On doit, a mon avis, laiffer décider a la confcience de chacun , quel eft le bout le plus commode; ou au moins, c'eft a 1'autorité du fouverain magiftrat d'en décider. Or les Gros-Boutiens exilés ont trouvé tant de crédit dans la cour de l'empereur de Blefufcu , èc tant de fecours & d'appui dans notre pays même, qu'une guerre trés - fanglante a régné entre les deux empires, pendant trente-fix lunes a ce fujet, avec différens fuccès. Dans cette guerre nous avons perdu quarante vaiffeaux de ligne , & un bien plus grand nombre de petits vaiffeaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots & foldats: 1'on compte que la perte de Pennemi n'eft pas moins confidérable. Quoi qu'il en foit, on arme è préfent une flotte trés redoutable , & on fe prépare a faire une defcente fur nos cötes. Or  4<5 V o y a g è S. M. impériale mettant fa confiance en votfë valeur, & ayant une haute idéé de vos forces , m'a eommandé de vous faire ce détail au fojgt de fes affaires, afin de favoir quelles font vos difpofitions a fon égard. Je répondis au fecrétaire, que je le priois d'affurer l'empereur de mes trés-humbles refpects, & de lui faire favoir que j'étois prêt a facrifier ma vie pour défendre fa perfonne facrée & fon empire, contre toutes les entreprifes & invafions de fes ennemis. II me quitta fort fatisfait de ma réponfe, CHAPITRE V, Vauteur , par un Jïratagèrtie tres extraordinaire $ s'oppofe a une defcente des ennemis. L'empereur lui confïre Un grand titre d'honneitr. Les am~ bajfadeurs arrivent de la part de tempereur de Blefufcu, pour demander la paix. Le feu prend a l appartement de Umpératrice : 1'auteur con~ tribue beaucoup d éteindre l'incendie. L'EmpiRe de Blefufcu eft une ile fituée au nord-nord-eft de Lilliput, dont elle n'eft féparée que par un canal qui a quatre cents toifes de large. Je ne 1'avois pas encore vu, & fur 1'a-  a Lilliput. 47 vis d'une defcente projettée, je me gardois bien de paroïtre de ce cöté-la, de peur d'être découvert par quelques-uns des vaiffeaux de Pennemi. Je fis part k l'empereur d'un projet que j'avois formé depuis peu, pour me rendre maïtre de toute la flotte des ennemis , qui felon le rapport de ceux que nous envoyions a la découverte,étoit dans le portprête a mettre k lavoile au premier vent favorable. Je confultai les plus expérimentés dans la marine, pour apprendre d'eux quelle étoit la profondeur du canal; & ils me dirent qu'au milieu, dans la plus haute marée, il étoit profond de 70 glumgluffs(c'efta dire, ,environ fix pieds, felon la mefure de PEurope , ) & le refte de 50 glumgluffs au plus. Je m'en aliai fecrettement vers la cöte nord-eft, vis a-vis de Blefufcu ; & me couchant derrière une colline , je tirai ma lunette, & vis Ia flotte de 1'ennemi compofée de cinquante vaiffeaux de guerre, & d'un grand nombre de vaiffeaux de tranfport. M'étant enfuite retiré, je donnai ordre de fabriquerune grande quantité de cables les plus forts qu'on pourroit, avec des barres de fer. Les cables devoient être environ de le groffeur d'une doublé ficelle, & les barres de la longueur & de la groffeur d'une aiguille a tricoter. Je tripiai le cable pour le rendre en-  48 V O Y A G È core plus fort, & pour la même raifon, je tof* tillai enfemble trois des barres de fer , 8c attachai a chacune un crochet. Je retournai a la cöte de nord-eft, 8c mettant bas mon jufte-aueorps, mes fouliers, 6c mes bas , j'entrai dans la mer. Je marchai d'abord dans 1'eau avec toute la vïteffe que je pus, 8c enfuite je nageai au milieu , environ quinze toiles, jufqu'a ce que j'euffe trouvé pied. J'arrivai a la flotte en moins d'une demi-heure : les ennemis furent fi frappés a mon afpec"t, qu'ils fautèrent tous hors de leurs vaiffeaux comme des grenouilles, 8c s'enfuirent a terre: ils paroiffoient être au nombre.de 30000 hommes. Je pris alors mes cables, 5c attachant un crochet au trou de la proue de chaque vaiffeau, je paffai mes cables dans les crochets. Pendant que je travaillois , 1'ennemi fit une décharge de plufieurs milliers de flèches, dont un grand nombre m'atteignit au vifage 6c aux mains, 8c qui, outre la douleur exceffive qu'elles me caufèrent, me troublèrent fort dans mon ouvrage. Ma plus grande appréhenfion étoit pour mes yeux que j'aurois infailliblement perdus, fi je ne me fuffe promptement avifé d'un expédient. J'avois dans un de mes gouffets une paire de lunettes, que je tirai 6c attachai a mon nez , auffi fortement que je pus. Armé de cette facon, comme d'une efpèce de cafque, je pour-  aLilliput. 49 pourfuivis mon travailen dcpit de la grêle conti* nuelle de flèches qui tomboit fur moi. Ayant placé tous les crochets , je commencai a tirer, mais ce fut inutilement , tous les vaiffeaux étoient k 1'ancre. Je coupai auffi-tót avec mon couteau tous les cables auxquels étoient attachées les ancres ; ca qu'ayant achevé en peu de tems, je tirai aifément cinquante des plus gros vaiffeaux, &c les entrainai avec moi. Les Blefufcudiens, qui n'avoient pointd'idée de ce que je projettois, furent également furpris & confus. Ils m'avoient vu couper les cables, & avoient cru que mon deffein n'étoit que de les laiffer flotter au gré du vent & de la marée, & de les faire heurter 1'un contre 1'autre ; mais quand ils me virent entrainer toute la flotte a la fois, ils jettèrent des cris de rage & de défefpoir. Ayant marché quelque-tems, & metrouvant hors de la portée des traits, je m'arrêtai un peu pour tirer toutes les flèches qui s'étoient attachées a mon vifage & k mes mains; puis conduifant ma prife, je tachai de me rendre au port impérial de Lilliput. L'empereur avec toute fa cour étoit fur le bord de la mer, attendant le fuccès de mon entreprife. Ils voyoient de loin avancer une flotte fous la forme d'un grand croiffant ; mais D  •jö Voyage comme j'étois dans Peau jufqu'au cou , ils ne 2,'appercevoient pas que c'étoit moi qui la conduifoit vers eux. L'empereur crut donc que j'avois péri, & que la flotte de 1'ennemi s'approchoit pour faire une defcente. Mais fes craintes furent bientót diffipées; car ayant pris pied , on me vit a la tête de tous les vaiffeaux , & on m'entendit crier d'une voix forte: vive le très-puiffant empereur de Lilliput. Ce prince, a monarrivée, me donna des louanges infinies, & fur le champ me créa Nardac, qui eft le plus haut titre d'honneur parmi eux. Sa majefté me pria de prendre des mefures pour amener dans fes ports tous les autres vaiffeaux de 1'ennemi. L'ambition de cë prince ne lui faifoit prétendre rien moins que defe rendre maitre de tout 1'empire de Blefufcu, de le réduire en province de fon empire, & de le faire gouverner par un viceroi; de faire périr tous les exilésGros-Boutiens,& de contraindre tous fes peuples k caffer les ceufs par le petit bout , ce qui 1'auroit fait parvenir k la monarchie univerfelle. Mais je tachai de le détourner de ce deffein par plufieurs raifonnemens fondés fur la politique & fur la juftice; & je proteftai hautement que je ne ferois jamais Pinfirument dont £1 fe ferviroit7 pour opprimer la liberté d'un  a Lilliput. fi peuple libre, noble & courageux. Quand on eut déübéré fur cette affaire dans le copfeil,la plus faine partie fut de mon avis. Cette déclaration cuve'rte & hardie , étoit fi oppofée aux projets & a la politiqtie de fa majefté impériale , qu'il étoit difficile qu'il put me le pardonner. II en paria dans ie confeil d'une manière trés - artificieufe , & mes ennemis fscrets s'en prévalürent pour me perdre. Tant il eft vrai que les fervices les plus importans rendus aux fouverains, font bien peu de chofe !orfqu'ils font fuivis du refus de fervir aveuglément leurs paffions. Environ trois femaines après mon expédition éclatante, il arriva une ambaffade folemnelle de Blefufcu , avec des propofitions de paix. Le traité fut bientót conclu h des conditions trèsavantageufes pour l'empereur. L'ambaffade étoit compofée de fix feigneurs, avec une fuite de cinq cents perfonnes ; & on peut dire que leur entrée fut conforme a la grandeur de leur maïtre & a 1'importance de leur négociation. Après la conclufion du traité, leurs excclIences étant averties fecreltement des bons offices que j'avoisrendus a leur nation, par la ma nière dont j'avois parlé a l'empereur x me rendirent une vifite en cérémonie. Ils comme:-!cèrent par me faire beaucoup de complimeas D ij  <)i Voyage furitaa valeur & fur ma générofité," & m'invitèrent, au nom de leur maïtre, a paffer dans fon royaume. Je les remerciai, & les priai de me faire Phonneur de préfenter mes très-humbles refpeéts a S. M. Blefufcudienne , dont les vertus éclatantes étoient rcpanduespar tout 1'univers. Je promis de me rendre auprès de fa perfonne royale, avant que de retourner dans mon pays. Peu de jours après je demandai a l'empereur la permiffion de faire mes complimens au grand roi de Blefufcu: il me répondit froidement qu'il le vouloit bien. J'ai oublié de dire que les ambaffadeurs m'avoient parlé avec le fecours d'un interprète. Les langues des deux empires font très-différentes 1'une de 1'autre: chacune des deux nations vante 1'antiquité , la beauté Sc la force de fa langue, Sc méprife 1'autre. Cependant l'empereur, fier de 1'avantage qu'il avoit remporté fur les Blefufcudiens, par la prife de leur flotte , obligea les ambaffadeurs a préfenter leurs lettres de créance , & a faire leur harangue dans la langue Lilliputienne , & il faut avouerqu'a raifon du trafic &du commercequi eft entre les deux royaumes, de la réception réciproque des exilés , & de 1'ufage oii font les Lilüputiens d'envoyer leur jeune nobleffe dans  a Lilliput. 53 le Blefufcu, afin de s'y polir & d'y apprendre les exercices , il y a très-peu de perfonnes de diftinction dans 1'empire de Lilliput , Sc encore moins de négocians ou de matelots dans les places maritimes qui ne parient les deux langues. J'eus alors occafion de rendre a fa majefté impériale un fervice très-fignalé. Je fus un jour réveillé furie minuit, par les cris d'une foule de peuple affemblé a la porte de mon hotel: j'entendis le mot burgum répété plufieurs fois. Quelques-uns de la cour de l'empereur, s'ouvrant un paffage a travers la foule, me prièrent de venir inceffamment au palais, ou Pappartement de 1'impératrice étoit en feu par la faute d'une de fes dames qui s'étoit endormie en lifant un poëme Blefufcudien. Je me levai a 1'inftant, & me tranfportai au palais avec affez de peine , fans néanmoins fouler perfonne aux pieds. Je trouvai qu'on avoit déja appliqué des échelles aux murailles de Pappartement , Sc qu'on étoit bien fourni de feaux; mais Peau étoit affez éloignée. Ces feaux étoient environ de la groffeur d'un dez a coudre, Sc le pauvre peuple en fourniffoit avec toute la diligence qu'il pouvoit.L'incendie commengoit a croïtre, Sc un palais fi magnifique auroit été infailliblement réduit en cendres, fi, par une préfence; D iij  f4 Voyage d'efprit peu ordinaire , je ne me furie tour-ai coup avifé d'un expediënt. Le fbir précédent j'avois bu en grande abondance d'un vin blanc appellé Glimigrim, qui vient d'une province de Blefufcu, & qui. eft très-diurétique. Je me mis donc a uriner en fi grande abondance , tk. j'appliquai Peau fi a propos & fi adroitement aux endroits convenables , qu'en trois minutes le feu füt tout - a - fait éteint, & que le refie de ce fuperbe édifice , qui avoit couté des fommes immenfes, fut préfervé d'un fatal em CHAPITRIÏ VI. Les mceurs des habitans de Lilliput, leur littêrature, leurs loix , leurs coutumes & Uur manïèrt d'élever les enfans. Quoique j'aie le deffein de renvoyerla defcription de eet empire a un traité particulier , je crois cependant devoir en donner ici aulecteur quelque idéé générale. Comme la taille ordinaire des gens du pays eft un peu moins haute que de fix pouces , il y a une proportion exa3e dans tous les autres animaux, auffi - bien que dansles plantes & dansles arbres.Par exemple, les chevaux & les bceufs les plus hauts, font de quatre a cinq pouces; les moutons d'un pouce & demi, plus ou moins ; leurs oies environ de Ja groffeur d'un moineau; en forte que leurs infecles étoient prefque invifibles pour moi ; mais la nature a fu ajufter les yeux des habitans de Lilliput • k tous les objets qui leur font proportionnés. Pour faire connoïtre combien leur vue eft percante, k 1'égard des objets qui font proches, je dirai que je vis une fois avec plaifir un cuifinier habiie, plumant une alouette qui n'étoit pas fi groffe qu'une mouche ordi- D iv  ?6 Voyage naire, & une jeune fiüe enfilant une aiguille snvifible avec de la foie pareillement ïnvifible. Ils ont des caradères & des lettres; mais leur faccn d'écrire eft remarquable, n'étant ni de la gauche a la droite comme celle de 1'Europe, ni de la droite a la gauche comme celle des Arabes, ni de haut en bas comme celle des Chinois, ni de bas en haut comme celle des Caicariens,mais obliquement, & d'un angle du papier a 1'autre, comme celle des dames d'Angleterre. Ils enterrent les morts la tête direöement en bas, paree qu'ils s'imaginent que dans onze mille lunes tous les morts doivent reffufciter , qu'alors la terre ( qu'ils croyent plate ) fe tournera fens-deffus-deffous; & que par ce moyen , au moment de leur réfurrection, ils feront tous trouvés debout fur leurs pieds. Les favans d'entr'eux reconnoiffentl'abfurdité de cette opinion; maisl'ufage fubfifte , paree qu'il eft ancien, & fondé fur les idéés du peuple. Ils ont des loix & des coutumes très-fingulières, que j'entreprendrois peut-être de juftifier, fi elles n'étoient trop contraires a celles de ma chère patrie. La première, dont je ferai mention, regarde les délateurs, Tous les crimes contre 1'état font punis en ce pays-la avec une rigueur extréme; mais fi 1'accufé fait voirévidemment fon innocence, 1'accufateur eft auffi-  a Lilliput. 57 tot condamné k une mort ignominieufe , Sc tous fes biens confifqués au profit de 1'innocent. Si 1'accufateur eft un gueux, l'empereur , de fes propres deniers, dédommage 1'accufé , fuppofé qu'il ait été maltraité le moins du monde. On regarde la fraude comme un crime plus énorme que le vol; c'eft pourquoi elle eft toujours punie de mort; car on a pour principe que le foin & la vigilance, avec un efprit ordinaire, peuvent garantir les biens d'un homme contre les attentats des voleurs; mais que la probité n'a point de défenfe contre la fourberie 8c la mauvaife-foi. Quoique nous regardions les chatimens & les récompenfes comme les grands pivots du gouvernement, je puis dire néanmoins que la maxime de punir Sc de récompenfer n'eft pas obfervée en Europe, avec la même fageffe que dans 1'empire de Lilliput. Quiconque peut apporter des preuves fufKfantes, qu'il a obfervé exactement les loix de fon pays pendant foixante treize lunes, a droit de prétendre a eer- 1 tains privilèges , felon fa naiffance Sc fon état, avec une certaine fomme d'argent, tirée d'un fonds deftiné k eet ufage : il gagne même le titre de Snilpall ou de Légitime, lequel eft ajouté a fon nom ; mais ce titre ne paffe pas a fa pofte-  a Lilliput1. 59 & de difcernement. On eft perfuadé que tant s'en faut que le défaut des vertus morales foit füppléé par les talents fupérieurs de 1 efprit , cue les emplois ne pourroient être confiés k de plus dangereufes mains qu'a celles des grands efprits , qui n'ont aucune vertu ; & que les errèurs nées de 1'ignorance, dans un miniftre honnête homme, n'auroient jamais de fi funeftes fuites k 1'égard du bien public, que les pratiques ténébreufesd'un miniftre, dont les inclinations feroient corrompues , dont les vues feroient cnminelles , &C qui trouveroit, dans les reffources de fon efprit, de quoi faire le mal impunément. Qui ne croit pas la providence divine parmi les Liiliputiens, eft déclaré incapable de pofféder aucun emploi public. Comme les rois fe prétendent k jufte titre les députés de la providence , les Liiliputiens jugent qu'il n'y a rien de plus abfurde , & de plus inconféquent que la conduite d'un prince qui fe fert de gens fans religion, qui nient cette autorité fuprême, dont il fe dit le dépofitaire , & dont en effet il em« prunte la fienne. En rapportant ces loix & les fuivantes , je ne parle que des loix originales & primitives des Liiliputiens. Je fais que par des loix modernes, ces penples font tombés dans un grand  a Lilliput. 67 utiles. En général, ils fe mettent peu en peine de connoïtre toutes les parties de 1'univers, & aiment moins a raifonner fur Pordre & le mouvement des corps phyfiques, qu'a jouir de la nature fans Pexaminer. A 1'égard de la métaphyfique, ils la regardent comme une fource de vifions &C de chimères. Ils haïffent 1'afteétation dans le langage, Sc le ftyle précieux , foit en profe , foit en vers , & ils jugent qu'il eft auffi impertinent de fe diftinguer par fa manière de parler, que par celle de s'habiller. Un auteur qui quitte le ftyle pur, clair & férieux, pour employer un jargon bifarre & guindé , & des métaphores recherchées & inouies, eft couru & hué dans lesmes comme un mafque de carnaval. On cultive parmi eux le corps & 1'ame tout a lafois, paree qu'il s'agit de dreffer un homme, & que 1'on ne doit pas former 1'un fans 1'autre. C'eft,felon eux, une couple de chevaux enfemble qu'il faut conduire a pas égaux. Tandis que vous ne formez ( difent-ils) que 1'efprit d'un enfant, fon extérieur devient groffier & impoli: tandis que vous ne lui formez que le corps, la ftupidité & 1'ignorance s'emparent de fon efprit. II eft défendu aux maitres de chatier les enfans par la douleur \ ils le font par le retranche* Eij  6% V O Y A G E ment de quelque douceur fenfible /par la horlte, & fur - tout par la privation de deux ou trois lecons, ce qui les mortifie extrêmement, paree qu'on les abandonne a eux-mêmes, & qu'on fait femblant de ne les pas juger dignes d'inftrudtion. La douleur, felon eux, ne fert qu'a les rendre timides, défaut trés - préjudiciable- , & dont on ne guérit jamais. CHAPITRE VIL 'Vauuur ayant regu avis quon lui vouloit fairt fon proces, pour crime de Ih^e-majeflê, senfuil dans le royaume de Blefufcu. jA.vAnt que je parle de ma fortie de 1'empire de Lilliput, il ferapeut-êtrea propos d'inftruire le leöeur d'une intrigue fecrette qui fe forma contre moi. J'étois peu fait au manége de la cour, & la baffeffe de mon état m'avoit refufé les difpofitions néceffaires pour devenir un habile courtifan , quoique plufieurs, d'auffi baffe extractioti que moi, ayent fouvent réuffi a la cour, & y foient parvenus aux plus grands emplois, mais auffi n'avoient-ils pas peut - être la même déli€ateffe que moi fur la probité & fur 1'honneur,  *j'Q v O y A G ë eert avec Flimnap grand tréforier , Limtoc le général, Lalcon le grand-chambellan , & Balmuff le grand-jnge, ont dreffé des articles pour vous faire votre procés en qualité de criminel de leze-majefté, & comme coupable de plufieurs autres grands crimes. Cet exorde me frappa tellement, que j'allois Finterrompre, quand il me pria de ne rien dire & de 1'écouter; & il continua ainfi. Pour reconnoïtre les fervices que vous m'avezrendus, je me luis fait inftruire de tout le procés, & j'ai obtenu une copie des articles : c'eft une affaire dans laquelle je rifque ma tête pour votre fervice. jirticles de Üaccufation intentie contre Quinbus Flejlrin (/'Homme-Montagne'). ART1CLE PRE BI IER. D'autant que par une loi portée fous le règne de fa majefté impériale Cabin Deffar Plune , il eft ordonné que quiconque fera de 1'eau dans Pétendue du palais impérial, fera fujet aux peines & chatiment du crime de léze majefté, & que malgré cela ledit Quinbus Fleftrin , par un violement ouvert de ladite loi, fous le prétexte d'éteindre le feu allumé dans 1'appartement de la chère impériale époufe de  a Lilliput. 71' S. M. auroit malicieufement, traïtreufement & diaboliquement, par la décharge de fa veffie , éteint ledit feu allumé dans ledit appartement, étant alors entré dans Pétendue dudit palais impérial. A r t i c l e II. Que ledit Quinbus Fleftrin, ayant amené Ia flotte royale de Blefufcu dans notre port impérial ; & lui ayant été enfuite enjoint par fa majefté impériale, de fe rendre mailre de tous les autres vaiffeaux dudit royaume de Blefufcu, & de le réduire a la forme d'une province qui put être gouvernée par un viceroi de notre pays , & de faire périr & mourir non-feulement tous les Gros - Boutiens exilés, mais auffi tous le peuple de eet empire, qui ne voudroit inceffamment quitter 1'héréfie Gros - Boutienne ; ledit Fleftrin, comme un traitre rebelle a fa très-heureufe impériale majefté , auroit préfenté une requête pour être difpenfé dudit fervice , fous le prétexte frivole d'une répugnance de fe meier de contraindre les confeiences , & d'opprimer la liberté d'un peuple innocent. Article III. Que certains ambaffadeurs étant venus depuis peu de la cour de Blefufcu , pour demander la paix a S. M. ledit Fleftrin , comme un fujet dé- E iy  f i Voyage' loyal, auroit fecouru, aidé, foulagé & régalc lefdits ambaffadeurs, quoiqu'illes connüt pour être miniftres d'un prince qui venoit d'êtrerécemment 1'ennemi déclaré de fa majefté impériale , & dans une guerre ouverte contre fadite majefté. Article IV. Que ledit Quinbus Fleftrin, contre le de voir d'un fidéle fujet, fe difpoferoit acluellement k faire un voyage k la cour de Blefufcu, pour lequel il n'a re?u qu'une permiffion verbale de fa majefté impériale ; & fous prétexte de ladite permiffion , fe propoferoit témérairement &c perfidement de faire ledit voyage, & de fecourir, foulager & aider le roi de Blefufcu. II y a encore d'autres articles, ajouta-t-il , mais ce tont les plus importans dont je viens de vous lire un abrégé. Dans les différentes délibérations fur cette accufation , il faut avouer que fa majefté a fait voir' fa modération , fa douceur & fon équité repréfentant plufieurs fois vos fervices , & tachant de diminuer vos crimes. Le tréforier & l aiinrai ont opiné qu'on devoit vous faire mourir d'une mort cruelle & ignominieufe, en mettant le feu k votre hotel pendant la nuit; & le géaéral devoit vous attendre avec vingt mille hommes armés de flèches empoifonnées, pour  A LlUIPUT! vous frapper au vifage & aux mains. Des ordres fecrets devoient être donnés a quelques-uns de vos domeftiques, pour répandre un fuc venimeux fur vos chemifes, lequel vous auroit fait bientót déchirer votre propre chair, & mourir dans des tourmens excefüfs. Le général s'eftrendu au même avis : enforte que pendant quelque tems, la pluralité des voix a été contre vous ; mais fa majefté, réfolue de vousfauver la vie,, a gagné le fuffrage du chambellan. Sur ces entrefaites Reldrefal, premier fecrétaire d'état pour les affaires fecretes, a recu ordre de l'empereur de donner fon avis: ce qu'il a fait conformément a celui de fa majefté, & certainement il a bien juftifié l'eftime que vous avez pour lui. II a reconnu que vos crimes étoient grands, mais qu'ils méritoient néanmoins quelque indulgence. 11 a dit que 1'amitié qui étoit entre vous & lui, étoit fi connue , que peut-être on pourroit le croire prévenu en votre faveur; que cependant, pour obéir au commandement cLe fa majefté , il vouloit dire fon avis avec franchife & liberté : que .fi fa majefté , en confidération de vos fervices, & fuivantla douceur de fon efprit, vouloit bien vous fauver la vie , & fe contecter de vous faire crever les deux yeux , il jugeoit avec foumiffion que, par eet expediënt,ia juftice pourroit  74 V O Y A € E être en quelque forte fatisfaite, & que tout Ie monde applaudiroit a la clémence de l'empereur , auffi bien qua la procédure équitable & généreufe de ceux qui avoient 1'honneur d'être fes confeillers: que laperte de vos yeux neferoit point d'obftacle k votre force corporelle, par laquelle vous pourriez être encore utile a S. M.; que 1'aveuglement fert k augmenter le courage, en nous cachant les périls ; que 1'efprit en devient plus recueilli & plus difpofé a la découverte de Ia vérité: que la crainte cue vous aviez pour vos yeux étoit la plus grande difficulté que vous aviez eue a furmonter en vous rendant maitre de la flotte ennemie, & que ce feroit affez que vous viffiez par les yeux des autres , puifque les plus puiffans princes ne voyent pas autrement. Cette propofition fut recue avecun déplaifir extréme par toute raffembïée : 1'amiral Bolgolam tout en feu fe leva, & tranfporté defureur, dit qu'il étoit étonné que le fecrétaire ofat opiner pour la converfation de la vie d'un traïtre ; que les fervices que vous aviez rendus étoient,' felon les véritables maximes d'état, des crimes énormes; que vous, qui étiez capable d'éteindre tout-a-coup un incendie en arrofant d'urine le palais de S. M. ( ce qu'il ne pouvoit rappeller fans horreur,) pourriez quelqu'autrefois, par  ï LlILIPUTi ff lè même moyen , inonder le palais & toute la ville, ayant une pompe énorme difpofée a eet effet; & que la même force qui vous avoit mis en état d'entraïner toute la flotte de 1'ennemi pourroit fervir a la reconduire , fur le premier mécontentement, a 1'endroit d'oü vous 1'aviez tirée. Qu'il avoit des raifons très-fortes de penfer que vous étiez Gros - Boutien au fond de votre cceur; & paree que la trahifon commence au cceur avant qu'elle paroiffe dans les aétions, comme Gros-Boutien , il vous déclara formellement traïtre & rebelle, & infifta qu'on devoit fans délai vous faire mourir. Le tréforier fut du même avis. II fit voir k quelles extrémités les finances de S. M. étoient réduites par la dépenfe de votre entretien ; ce qui deviendroit bientót infoutenable. Que 1'expédient propofé par le fecrétaire , de vous crever les yeux, loin d'être un remède contre ce mal, Paugmenteroit felon toutes les apparences, comme il paroit par 1'ufage ordinaire d'aveugler certaines volailles , qui après cela mangent encore plus, & s'engraiffent plus promptement. Que fa majefté facrée, & le confeil, qui étoient vos juges , étoient dans leurs propres confciences perfuadés de votre crime; ce qui étoit une preuveplus que fuffifante pour vous condamner a mort, fans avoir recours a des preuves  *fó V O Y A 6 s formelles, requifes par la lettre rigide de la lot Mais S. M. impériale étant abfolument détermmée a ne vous point faire mourir, dit gracieufement que, puifque le confeil jugeoit la perte de vos yeux un chatiment trop léger, on pourroit en ajouter un autre. Et votre ami le fecrétaire priant avec foumiffion d'être écouté encore pour répondre a ce que le tréforier avoit objeété touchant la grande dépenfe que fa majefté faifoit pour votre entretien, dit que fon excellence, qui avoit la feule difpofition des financesde 1'empereur, pourroit remédier facilement k ce mal, en diminuant votre table peua-peu; & que par ce moyen, faute d'une quantité fuffifante de nourriture , vous deviendriez foible Sc languifiant, Sc perdriez 1'appétit, Sc bientót après la vie. Ainfi par Ia grande amitié du fecrétaire toute l'affaire a été terminée k Pamiable ; les ordres précis ont été donnés pour tenir fecret le deffein de vous faire peu-a-peu mourir de faim. L'arrêt,pour vous crever les yeux, a été enregiftré dans le greffe du confeil, perfonne ne s'y oppofant, fi ce n'eft 1'amiralBoIgolam. Dans trois jours le fecrétaire aura ordre de fe rendre chez vous, Sc de lire les articles de votre aecufation en votre préfence , Sc puis de vous faire favoir la grande clémence & la grace de S. M.  a Lilliput. 77 & du confeil, en ne vous comdamnant qu'a la perte de vos yeux , a laquelle fa majefté ne doute pas que vous ne vous foumettiez avec la reconnciflance Sc 1'humilité qui conviennent. Vingt des chirurgiens de fa majefté fe rendront a fa füite, Sc exécuteront 1'opération par la décharge adroite de plufieurs flèches très-aiguës dans les prunelies de vos yeux, lorfque vous ferez couché a terre. C'eft a vous a prendre les mefures convenables que votre prudence vous fuggérera. Pour moi, afin de prevenir les foupqons, il faut que je m'en retourne auffi fecrétement que je fuis venu. Son excellence me quitta, Sc je reftai feul livré aux inquiétudes. C'étoit un ufage introduit par ce prince, 8c par fon miniftre (trésdifférent a ce qu'on m'affure de 1'ufage des premiers tems)qu'après que la cour avoit ordonné un fupplice, pour fatisfaire le reflentiment du fouverain, ou la malice d'un favori, l'empereur devoit faire une harangue a tout fon confeil, parlant de fa douceur Sc de fa clémence comme de qualités reconnuesde tout le monde. La harangue de l'empereur a mon fujet fut bientót publiée par - tout 1'empire , & rien n'infpira tant de terreur au peuple que ces éloges de la clémence de fa majefté , paree gu'on avoit remarqué que plus ces éloges  §4 Voyage me punir par la perte de mes yeux; que je m'étois fouftrait a la juftlce ; & que fi je neretournois pas dans deux jours, je ferois dépouillé de mon titre de Nardac, & déclaré criminel de haute trahifon. L'envoyé ajouta, que pour conferver la paix & 1'amitié entre les deux empires, fon maitre efpéroit que le roi de Blefufcu donneroit ordre de me faire reconduirea Lilliput, pieds & mains liés, pour être puni comme un traitre. Le roi de Blefufcu ayant pris trois jours pour délibérer fur cette affaire , rendit une réponfe très-honnête & trés -fage. II repréfenta qu'a 1'égard de me renvoyer lié, l'empereur n'ignoroit pas que cela étoit impoffible; que quoique je lui euffe enlevéfa flotte, ilm'étoit redevable de plufieurs bons offices que je lui avois rendus par rapport au traité de paix. D'ailleurs qu'ils feroient bientót Pun & 1'autre délivrés de moi, paree que j'avois trouvé fur le rivage un vaiffeau prodigieux, capable de me porter fur la mer, qu'il avoit donné ordre d'accommoder avec mon fecours & fuivant mes inftruftions, en forte qu'il efpéroit que dans peu de femaines les deux empires feroient débarraffés d'un fardeau fi infupportable. Avec cette réponfe, l'envoyé retourna k Lilliput; & le roi de Blefufcu me raconta tout  a LiLtrpüT. 8j ce qui s'étoit paffe, m'offrant en même-tems, mais feerétement & en confidence, fa gracieufe proteétion , fi je voulois refter a fon fervice. Quoique je cruffe fa propofition fincère, je pris la réfolution de ne me livrer jamais a aucun prince, ni a aucun miniftre lorfque je me pourrois paffer d'eux : c'eft pourqiroi après avoir lémoigné a S. M. ma jufte reconnoiffance de fes intentions favorables , je la priai humblement de me donner mon congé, en lui difant que puifque la fortune, bonne ou mauvaife, m'avoit offert un vaiffeau, j'étois réfolu de me livrer a 1'océan, plutöt que d'être 1'öccafion d'une rupture entre deux fi puiffans fouverains. Le roi ne me parut pas ofFenfé de ce difcours, & j'appris même qu'il étoit bien aife de ma réfolution , auffi bien que la plupart de fes miniftres. Ces confidérations m'engagèrent at partir urt peu plutöt que je n'avois projetté ; & la cour , qui fouhaitoit mon départ, y contribua avec empreffement. Cinq eens ouvriers furent employés a faire deux voiles k mon bateau , füivant mes ordres, en doublant treize fois enfemble leur plus groffe toile , & la matelaffanti Je pris la peine de faire des cordes & des cables,. en joignant enfemble dix, vingt, ou trente des plus forts des leurs, Une groffe pierre , que Fiij  B6 Voyage j'ens le bonheur de trouver, après une longue recherche, prés le rivage de la mer, mefervit d'ancre; j'eus le fuif de trois eens bceufs pour graiffer ma chaloupe , & pour d'autres ufages. Je pris des peines infinies a couper les plus grands arbres pour en faire des rames & des mats, en quoi cependant je fus aidé par les charpentiers des navires de fa majefté. Au bout d'envlron un mois , quand tout fut pret, j'allai pour recevoir les ordres de fa majefté , & pour prendre congé d'elle. Le roi, accompagné de la maifon royale , fortit du palais. Je me couchai fur le vifage pour avoir 1'honneur de lui baifer la main qu'il me donna trèsgracieufement, auffi - bien que la reine & les jeunes princesdu fang.Sa majefté me fit préfent de cinquante bourfes de deux eens fpruggs chacune, avec fon portrait en grand que je mis auffi-tot dans un de mes gants pour le mieux Conferver. Je chargeai fur ma chaloupe cent bceufs &c trois eens moutons , avec du pain & de la boiffon a proportion , & une certaine quantité de viande cuite, auffi grande que quatre eens cuifiniers m'avoient pu fournir.Je pris avec moi fix vaches & deux taureaux vivans, & un même nombre de brebis & de béliers, ayant defiein de les porter dans mon pays, pour en  A Lilliput. 87 multiplier 1'efpèce : je me fournis auffi de fbin & de bied. J'aurois été bien aife d'emmener fix des gens du pays , mais le roi ne le voulut pas permettre; & outre une très-exade vifite de mes poches, fa majefté me fit donner ma parole d'honneur, que je n'emporterois aucun de fes fujets, quand même ce feroit de leur propre confentement, & a leur requête. Ayant ainfi préparé toutes chofes, je mis k la voile le vingt-quatrième jour de feptembre 1701 , fur les fix heures du matin; & quand j'eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le vent étant au fud-eft, fur les fix heures du foir , je découvris une petite ile , longue d'environ une demi-lieue vers le nsrd-oueft. Je m'avancai &c jettai 1'ancre vers la cóte de 1'ile qui étoit k Tabri du vent: elle me parut inhabitée. Je pris des rafraichiffemens & m'allai repofer : je dormis environ fix heures, car le jour commenca aparoïtre deux heures après que je fus éveillé.Je déjeünai, & le vent étant favorable, je levai Tancre, & fis la même route que le jour précédent, guidé par mon compas de poche. C'étoit mon deffein de me rendre, s'il étoit poffible , a une de cesïles, que je croyois avec raifon., fituées au nord-eft de la terre de Van Diémen. Je ne découvris rien ce jour-la; mais le lendemain, fur les trois heures après midi, quand F iv  ^ Voyage" jeusfait, felon mon calcül, environ vingtquatre lieues , je découvris un navire faifant route vers le fud-eft. Je mis toutes mes voiles ; & au bout d'une demi-heure, le navire m'ayant appercu, arbora fon pavillon, & tira un coup •de canon. II n'eft pas facile de repréfenter la joie que je reffentis de 1'efpérance que j'eus de revoir encore une fois mon aimable pays, & les chers gages que j'y avois laiffés. Le navire relacha fes voiles , & je Ie joignis a cinq ou fix heures du foir, le 2.6 feptembre. J'étois tranfporté de joie de voir le pavillon d'Angleterre. Je mis mes vaches & mes moutons dans les poches de mon jufte-au-corps; & me rendis k bord avec toute ma petite cargaifon de vivres. C'étoit un vaiffeau marchand Anglois, revenant du Japon par les mers du nord & du fud , commandé par le capitaine Jean Bidell de Deptfort, fort honnête homme & excellent marin. II y avoit encore cinquante hommes fur le vaiffeau , parmi lefquels je rencontrai un de mes anciens camarades, nommé Pierre Williams, qui paria avantageufement de moi au capitaine. Ce galant homme me fit un trés-bon accueil, & me pria de lui apprendre d'oü je venois & oii j'allois, ce que je fis en peu de mots; mais il crut que la fatigue & les périls que j'avois cotirus , m'avoient fait tourner la tête j fur qtioi je  A Lilliput. 8$ tirai mes vaches & mes moutons de ma poche, ce qui le jetta dans un grand étonnement, en lui faifant voir la vérité de ce que je lui venois de raconter. Je lui montrai les pièces d'or que m'avoit données le roi de Blefufcu , auffi-bien que le portrait de fa majefté en grand , avec plufieurs autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux bourfes de deux eens Spruggs chacune , &promis, a notre arrivée en Angleterre, de lui faire préfent d'une vache Sc d'une brebis pleine. Je n'entretiendrai point le leóteur du détail de ma route; nous arrivames aux Dunes le 13 d'avril 1702. Je n'eus qu'un feul malheur, c'eft que les rats du vaiffeau emportèrent une de mes brebis. Je débarquai le refte de mon bétail en fanté, Sc le mis païtre dans un parterre de jeu de boule a Greenvich. Pendant le peu de tems que je reftai en Angleterre , je fis un profit confidérable , en montrant mes petits animaux a plufieurs gens de qualité, Sc même au peuple; & avant que je commencaffe mon fecond voyage , je les vendis fix eens livres fterlings. Depuis mon dernier retour , j'en ai inutilement cherché la race que je croyois confidérablement augmentée, furtout les moutons ; j'efpérois que cela tourneroit a Pavantage de nos manufactures de laine, par la fineffe des toifons.  '$ö Voyage a Lilliput. Je ne reftai que deux mois avec ma femme & ma fille. La paffion infatiable de voir les pays étrangers ne me permit pas d'être plus long tems fédentaire. Je laiffai quinze eens livres fterlings a ma femme , & 1'établis dans une bonne maifon a Redriff. Je portai le refte de ma fortune avec moi, partie en argent, & partie en marchandifes, dans la vue d'augmenter mes fonds. Mon oncle Jean m'avoit laiffé des terres proche d'Epping, de trente livres ftgrlings de rente ; & j'avois un long bail des taureaux noirs en Fetterlane , qui me fourniffoit le même revenu: ainfi je ne courois pas rifque de laiffer ma fille è la charité de la paroiffe. Mon fils Jean , ainfi mommé du nom de fon oncle, apprenoit le latïn , & alloit au collége; & ma fille Elifabeth (qui eft a préfent mariée, & a des enfans) s'appliquoit au travail de' Paiguille. Je dis adieu a, ma femme, a mon fils & a ma fille; &, malgré beaucoup de larmes qu'on verfa de part & d autre, je montai courageufement fur 1'Aventure, vaiffeau marchand de trois eens tonneaux, commandé par le capitaine Jean Nicolas, de Leverpool.  9i SECONDE PARTIE, VOYAGE A BROBDING NA G. CHAPITRE PREMIER. L'auteur, après avoir ejfuyé une grande tempête y Je met dans une chaloupe pour defcendre et terre, & ejl faiji par un des habitans du pays. Comment il en ejl traité. Idee du pays & du peuple. Ayant été condamné paria nature &par la fortune a une vie agitée , deux mois après mon retour, comme j'ai dit, j'abandonnai encore mon pays natal, & je m'embarquai dans les Dunes le 20 Juin 1701, fur un vaiffeau nommé 1'Aventure , dont le capitaine, Jean Nicolas, de la province de Cornouaille, partoit pour Surate. Nous eümes le vent très-favorable jufqu'a la hauteur du Cap de Bonne-Efpérance, oü nous mouiiiames pour faire aiguade. Notre capitaine fe trouvant alors incommodé d'une fièvre intermittente, nous ne pümes quitter le  9X Voyage Cap qu'a la fin du mois de mars. Alors nous remïmes a la voile, & notre voyage fut heureux jufqu'au détroit de Madagafcar, Mais, étant arrivés au nord de cette ïle, les vents, qui dans ces mers foufflent toujours également entre le nord & 1'oueft depuis le commencement de décembre jufqu'au commencement de mai, commencèrent, le 29 avril, a fouffler très-violemment du cöté de 1'oueft : ce qui dura vingt jours de fuite, pendant lefquels nous fümes pouffés un peu a Porient des ïles Moluques, &€ environ a trois degrés au nord de la ligne équinoxialerce que notre capitaine découvrit par fon eftimation faite le fecond jour de mai, que le vent ceffa; mais étant homme très-expérimenté dans la navigation de ces mers , il nous ordonna de nous préparer pour le lendemain a' une terrible tempête : ce qui ne manqua pas d'arriver. Un vent de fud appellé monfon commen$a a s'élever. Appréhendant que le vent ne devint trop fort, nous ferrames la voile du beaupré , & mimes a la cape pour ferrer la mifaine; mais 1'orage augmentant toujours, nous fïmes attacher les canons, & ferrames la mifaine. Le vaiffeau étoit au large , & ainfi nous crümes que le meilleur parti k prendre étoit d'aller vent derrière. Nous rivames la mifaine , Sc bordames les écoutes; le timon étoit devers  a Brobdingnag. qupiqu'affez mauvaife , eut beaucoup de fuccès. Sur la fin del'année dernière,M. Swift publia a Londres les voyages du capitaine Lemuel Gulliver, dont il s'agit. Un feigneur anglois , qui réfide & Paris , les ay ant prefque auffitöt recus d'Angleterre, me fit Fhonneur de m'en parler comme d'un livre agréable & plein d'efprit. Le fuffrage  P R É F A CE. xvij fuffrage de ce feigneur , qui a lui-même beaucoup d'efprit, de goüt & de littérature , me prevint en faveur du livrei Quelques autres Anglois de ma connoif-: fance , dont j'eftime auffi beaucoup les lumières , en portèrent le même jugement; & comme ils favoient que depuis quelque tems j'avois un peu appris leur langue , ils m'exhortèrent a faire connoitre eet ouvrageingénieux a laFrance, par une traduétion qui put répondre a 1'original. Dans ce même tems , un ami de M. de Voltaire me montra une lettre de fraiche date, écrite de Londres, oü eet illuftre poëte vantoit beaucoup le livre nouveau de M. Swift, & affuroit qu'il n'avoit jamais rien lu de plus amufant & de plus fpirituel; & que, s'il étoit bien traduit en frangois, il auroit un fuccès éclatant. Tout cela me fit naitre, au commencement du mois de février de cette année, non-feulement 1'envie de le lire , mais même le deffein de le traduire, en b  P R É F A CE. XlX le traduire, u'niquement pour ma propre utilité , c'eft-a-dire, pour me perfeétionner dans la connoiiTance de la langue angloife, qui commence k être k la mode a Paris , & que plufieurs perfonnes de diftinélion & de mérite ont depuis peu apprife. Je lus quelques morceaux de ma traduétion k des amis éclairés, & qui fe connoifTent en bonnes plaifanteries. J'obfervai la première impreffion que cela produifoit fur eux , & y fis, felon ma coutume , bien plus d'attention qu'aux réflexions avantageufes qui fuivirent. Enfin, déterminé par leurs fuffrages & leurs confeils, je réfolus d'achever ma traduétion, & de rifquer de la donner au public. Je ne puis néanmoins diffimuler ici que j'ai trouvé dans 1'ouvrage de M. Swift des endroits foibles & même très-mauvais, des allégories impénétrables , des allufions infipides, des détails puériles, des réflexions triviales, des penfées balles, des redites ennuyeufes , des polilfonne- 6 ij  .xx Pré fa c e. ries grofïières, des plaifanteries fades; en unmot, des chofes qui, rendues littéralement en francois, auroient paru indécentes , pitoyables, impertinentes, auroient révolté le bon goüt qui règne en France , m'auroient rnême couvert de confulion, & m'auroient infailliblement attiré de juftes reproches, li j'avois été affez foible & affez imprudent pour les expofer aux yeux du public. Je fais que quelques - uns répondent que tous ces endroits qui choquent, font allégoriques, & ont du fel pour ceux qui les entendent. Pour moi qui n'en ai point la clef, non plus que ces meffieurs même qui en font 1'apologie, & qui ne puis ni ne veux trouver 1'explication de tous ces beaux myftères, je déclare que j'ai cru devoir prendre le parti de les fupprimer entièrement. Si j'ai, peut-être, laifTé encore quelque chofe de ce genre dans ma traduéfion, je prie le public de fonger qu'il eft naturel a un traduéfeur de fe laiffer gagner, & d'avoir quelquefois un peu trop d'indulgencQ pour fon auteur. Ah  P R È F A C E. XXJ refte , je me luis figuré que j'étois capable de fuppléer k ces défauts , & de réparer ces pertes par le fecours de mon imagination, & par de certains tours que je donnerois aux chofes même qui me déplaifoient. J'en dis affez pour faire connoitre le caraérère de la traduélion. J'apprends qu'on en imprime acluellement une en Hollande. Si elle eft littérale, & ft elle eft fake paf quelque traduéreur ordinaire de ce pays-la, je prononce, fans 1'avoir vue, qu'elle eft fort mauvaife , & je fuis bien sur que quand elle paroitra , je ne ferai ni démenti, ni détrompé. J'ai dit que eet ouvrage de M. Swift étoit neuf & original en fon genre. Je n'ignore pas cependant que nous en avons déja de cette efpèce. Sans parler de la République de Platon, de YHiJloirc vèritable de Lucien, & du fupplément a cette hiftoire, on connoit YUtopie du chance lier Morus, lanouvelle Atlantis du chancelier Bacon, Yhijloire des Sevarambes, b ïij  \ XXlj P R É F A CE. les voyages de Sadeur & de Jacques Macé, ck enfin le voyage dans La Lune de Cyrano de Bergerac. Mais tous ces ouvrages font d'un goüt fort différent, & ceux qui voudront les comparer k celui-ci, trouveront qu'ils n'ont rien de commun avec lui, que 1'idée d'un voyage imaginaire & d'un pays fuppofe. Certains efprits féiïeux 6k d'une folidité pefante, ennemis de toute fiétion, ou qui daigntfnt tout au plus tolérer les fictaons ordinaires , feront , peut-être , rebutés par la hardieffe & la nouveauté des mppofitions qu'ils verront ici. Des pigmées de fix pouces ; des géans hauts de cent cinquante pieds; une ile aërienne, dont tous les habitans font géomètres & aftronomes ; une académie de fyftêmes & de chimères; une ile de magiciens, des hommes immortels 5 enfin des enevaux qui ont k raifon en partage dans un pays oü les animaux qui ont la figure humaine , ne font point raifonnables , tout cela révoltera ces efprits folides qui veulent par-tout de la vérité ck de la  P R É F A C E. xxii) réalité, ou au moins de la vraifemblance & de la poffibilité. Mais je leur demande s'il y a beaucoup de vraifemblance & de poffibilité dans la fuppofition des fées, des enchanteurs & des hippogryphes. Combien cependant n'avons-nous pas d'ouvrages eftimés, qui ne font fondés que fur la fuppofition de ces êtres chimériques ? L'Ariofte & le Talie font pleins de ces ficfions qui choquent la vraifemblance. Que dirni-je des fiftions les plus ordinaires des poëtes ? N'y trouve-t-on pas des centaures, des fyrènes, des tritons, des driades, des naïades, des mufes, un pégafe , des gorgones, des faunes , des fatyres , des fleuves animés, des génies, enfin des pigmées 8c des géans, comme ici ? Voila le fyftême poétique : fi on le condamne , il faut réduire aujourd'hut toutes les fiftions aux intrigués ennuyeufes des romans ; il faut regarder avec ledernier mépris les métamorphofes d'Ovide , & celles qui font répandues dans les poëmes d'Homère & de Virgile 7 b iv  XXIV P R É F A CE» puifque tout cela n'eft fondé que fur des imaginations qui n'ont aucune vraifemblance. 2 Mais le Pantagruel de Rabelais doit paroitre auffi un livre infipide & déteftable dans les endroits mêmes que les connoiffeurs admirent. Gargantua n'eft-il pas un géant plus grand encore que ceux de Brobdingnag ? On le voit monté fur une jument qui eft capable de porter les deux grofles cloches de Notre-Dame de Paris, & d'abattre avec fa queue la moitié de Ia forêt d'Orléans. Que cette image doit peu plaire a nos critiques ! Le voyage dans l'ile aërienne eft-il plus abfurde dans fa fuppofition , que le voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac ? Cependant cette imagination burlefque a été goütée de tout le monde. Al'égard du voyage dans le pays des chevaux raiforinables, ou desHouyhnhnms, j'avoue que c'eft Ia fiétion ia plus hardie; mais c'eft auffi celle oü 1'art & 1'efprit brille Ie plus. Pour moi, en commengaafc a lire ce voyage, j'avois de la peine  P R È F A C E. XXV a concevoir comment 1'auteur pourroit foutenir & orner cette ficlion bifarre, & lui donner au moins un air de vraifemblance fabuleufe. Des chevaux raifonnables , & s'entretenant avec un voyageur , me paroifloient une imagination infoutenable. Je me fus pourtant bon gré enfuite d'avoir admis 1'hypothèfe : 1'homme, en effet, pour être bien peint, doit 1'être par un autre animal que 1'homme. Au refte , dans le fupplément de i'hiftoire de Lucien , on trouve une république d'animaux ; & les fables d'Efope, de Phèdre, de la Fontaine; & quelques-unes aulfi de M. de la Motte, font parler & raifonner les bêtes. Je crois donc que , pour toutes ces taifons , on ne doit pas cenfurer les voyages de Gulliver, précifément paree que les fiftïons n'en font pas croyables. Ce font, il eft vrai, des fiétions chimériques, mais qui fourniffent de 1'exercice a 1'imagination, 6V donnent beau jeu k un écrivain , & qui, par eet endroit feul, doivent être goütées, ft elles font  XXVJ P R É F A CE. conduites avec jugement, fï elles amufent, & fur-tout ft elles amenent une morale fenfée. Or c'eft ce qui me paroit fe trouver ici. Cependant, comme un auteur & un traduéfeur ne font qu'un, je n'exige pas qu'on me croye fur ma parole. Les deux premiers voyages font fondés fur 1'idée d'un principe de phyfïque très-certain : favoir, qu'il n'y a point de grandeur abfolue, & que toute mefure e,ft relative. L'auteur a travaillé fur cette idéé, & en a tiré tout ce qu'il a pu, pour réjouir & inftruire fes le&eurs, &; pour leur faire fentir la vanité des grandeurs humaines. Dans ces deux voyages, il femble, en quelque forte , confidérer les hommes avec un télefcope. D'abord il tourne le verre objeftif du cöté de 1'ceil, & les voit par conféquent tréspetits: c'eft le voyage de Lilliput. II retourne enfuite fon télefcope, & alors il voit les hommes très-grands : c'eft le voyage de Brobdingnag. Cela lui $eurnit des images plaifantes, des alluflonsj des réflexions.  P R É F A C E. XXVIJ , A 1'égard des autres voyages, 1'auteur a eu deftêin, encore plus que dans les deux premiers, de cenfurer plufieurs ufages de fon pays. L'ile aërienne de Laputa paroit être la cour d'Angleterre, & ne peut avoir de rapport a aucune autre cour. On fent auffi que , dans ce troifième voyage, 1'auteur en veut k certaines maximes des voyageurs hollandois qui commercent au Japon; maximes qui ne font que trop réellement pratiquées, & qu'il eft a préfumer que la république n'autorife point. Dans tous ces voyages, & fur-tout dans celui au pays des Houyhnhnms , 1'auteur atttaque 1'homme en général, & fait fentir le ridicule & la misère de 1'efprit humain. II nous ouvre les yeux fur des vices énormes que nous fommes accoutumés a regarder , tout au plus, comme de légers défauts, & il nous fait fentir le prix d'une raifon épurée , & plus parfaite que la notre. Je ne fuis point furpris d'apprendre qu'en trois femaines , dix mille exem-  XXVilj P R É F A CE. piaires de 1'original anglois des voyages de Gulliver , ont été débités a Londres & répandus en Angleterre & ailleurs. Comme tout ce que ce livre contient, a un rapport direér. & immédiat aux ufages des trois royaumes & aux mceurs de leurs habitans, & ne regarde nos coutumes & nos mceurs, qu'autant qu'il sy agit de 1'homme en général, je fuis Men éloigné de penfer que ma traduction puiffe avoir en ce pays-ci un auffi prodigieux fuccès. Je puis néanmoins dire, fans trop me flatter , qu'elle a un cèrtain mérite que 1'original n'a point: jen ai dit les raifons ci-deflus. Je prie le leéleur de me pardonner ? s'il m'eft échappé quelques anglichmes. Quoique j'aie eu foin de les éviter, je crains qu'on n'en découvre ici, & qu'on n'ait de la peine a y reconnoitre ce ftyle, dont je fais peu de cas, & qu'on veut quelquefois trouver , malgré moi, dans des ouvrages qui ne m'appartiennent point. Je ne défavouerai jamais ceux que j'ai écrits & publiés, de quelque nature  P R É F A CE. XXIX qu'ils foient , paree que je n écris rien dont je doive me défendre j & , quoique celui-ci ne foit pas fort conforme au genre de mes études > a mon génie & au peu de talent que la nature m'a donné pour autre chofe, je ne rougirai cependant point d'un travail dont j'ai expliqué les motifs, & je m'en cacherai d'autant moins, que c'eft une traduétion: ouvrage ingrat qui ne flatte point la va• nité, & qui n'en peut jamais infpirer qu'a un efprit extrêmement foible & fuperficiel. Mais, ce que je défavoue d'avance, ce font -les applications malignes & injuftes qu'on voudroit , peut-être , faire de quelques endroits de eet ouvrage. Le monde eft aujourd'hui plein de faifeurs d'allufions , d'hommes fubtils & chimériques , qui , pleins d'intentions mauvaifes, en prêtent le plus qu'ils peuvent aux autres, & fe livrent avec plaifir aux interprétations les plus odieufes & les plus forcées. Si on condamne tout ce qui geut occafionner des allufions éloignées  XXX P R É F A C E. & de fantaifte, il faut condamner, nonfeulement la plupart des livres d'imagination , mais prefque toutes les hiftoires, oü 1'on trouve néceffairement des portraits qui reflemblent un peu a des perfonnes modernes, & des faits qui fe rapportent k ce qui fe paffe fous nos yeux. II eft clair que ce livre n'a point été écrit pour la France, mais pour 1'Angleterre ; & que ce qu'il renferme de fatyre particulière & direéte, ne nous touche point. Après cela , je protefte que ft j'euffe trouvé dans mon auteur des traits piquans, dont 1'allufion m'eüt paru marquée & naturelle , & dont j'euffe fenti le rapport injurieux a quelque perfonne de ce pays-ci, je les aurois fupprimés fans balancer, comme j'ai retranché tout ce qui m'a paru groffier & indécent. Ce qui m'a fait plaifir dans 1'original, c'eft que je n'y ai rien appergu qui put bleffer la vraie Religion. Ce que 1'auteur dit des Gros-boutiens, des Hautstaluns & des Bas-talons dans 1'empire de  P R £ F A C E. XXX] Lilliput, regarde évidemment ces malheureufes difputes qui divifent 1'Angleterre en conformiftes, en torys & en wigts: fpeétacle ridicule aux yeux d'un philofophe profane , mais qui excite la compaffion d'un philofophe chrétien, attaché a la vraie religion & a 1'unité qui ne fe trouve que dans l'églife romaine. Je n'infifte point fur cette réflexion qui eft trop férieufe pour la préface d'un livre' tel que celui-ci. Je crois, au refte, qu'on ne fera point blefTé de certains détails de marine, ni t être une perfonne de condition, me fit une harangue affez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s'écria trois fois: Langro Dehul fan. Ces mots furent répétés enfuite, &C expliqués par des fignes pour me les faire entendre. Auffi-töt cinquante hommes s'avancèrent, Sc coupèrent les cordons qui attachoient le cöté gauche de ma tête , ce qui me donna la liberté de la tourner k droite , & d'obferver la mine & 1'aöion de celui qui devoit parler. II me parut être de moyen age, & d'une taille plus grande que les trois autres qui Paccompagnoient, dont l'un qui avoit 1'air d'un page , tenoit la queue de fa robe , & les deux autres  *ö Voyage étoient debout de chaque cöté pour le ïoutenir. II me fembla bon orateur, & je conjecïurai que felon les régies de 1'art, il mêloit dans fon difcours des périodes pleines de menaces & de promeffes. Je ris la réponfe en peu de mots, c'eft idire par un petit nombre de fignes; mais d'une manière pleine de foumiffion, levant ma main gauche & les deux yeux au foleil, comme pour le prendre k temoin que je mourois de farm, n'ayant rien mangé depuis long-tems. Mon appétit étoit en effet fi preffant, que je ne pus m'empêcher de faire voir mon impatience (peut-être contre les régies de 1'honnêteté) en portant mon doigt très-fouvent a ma bouche, pour faire connoïtre que j'avois befoin de nourriture. L'Hurgo , ( c'eft ainfi que parmi eux on appelle un grand feigneur, comme je Pai enfuite appris) m'entendit fort bien. II defcendit de 1'échafaud , & ordonna que plufieurs échelles fuffent appliquées k mes cötés, fur lefquelles montèrent bientót plus de cent hommes, qui fe mirent en marche vers ma bouche, chargés de paniers pleins de viandes. J'obfervai qu'il y avoit de la chair de différens animaux, mais je ne les pus diftinguer par le goüt. II y avoit des épaules & des éclanches en forme de celles de' mouton, & fort bien accommodées, mais plus petites que les ailes d'une alouette; j'en avalois  A LlLLIPUT. II deux ou trois d'une bouchée avec fix pains. II me fournirent tout cela, témoignant de grandes marqués d'étonnement & d'admiration, a caufe de mataille&de mon prodigieux appétit. Ayant fait un autre figne pour leur faire favoir qu'il me manquoit a boire; ils conjeöurèrent par la fagon dont je mangeois, qu'une petite quantité de boiffon ne me fuffiroit pas, & étant un peuple td'efprit, ils levèrent avec beaucoup d'adreffa un desplus grands tonneaux de vinqu'ilseuffent, le roulèrent vers ma main, & le défoncèrent. Je le bus d'un feul coup avec un grand plaifir : on m'apporta un autre muid que je bus de même, & fis plufieurs fignes pour avertir de me voiturer encore quelqu'autres muids. Après m'avoir vu faire toutes ces merveilles, ils pouffèrent des cris de joie, & fe mirent a. danfer , répétant plufieurs fois , comme ils avoient fait d'abord , Hekinah Degul. Bientót après , j'entendis une acclamation univerfelle , avec de fréquentes répétitions de ces mots , Peplom Selan, & j'appergus un grand nombre de peuple fur men cöté gauche, relachant les cordons a un tel point, que ]a me trouvai en état de me tourner, & d'avoir le fouiagement de piffer; foncüon dont je m'acquittai au grand étonnement du peuple, lequel devinant ce que j'allois faire, s'ouvrjt impétueufenient k droite  14 V O Y A G Ê chemïn, lorfque je fus fubitement éveillé par un accident affez ridicule. Les voituriers s'étant arrêtés un peu de tems pour raccommoder quelque chofe, deux ou trois habltans du pays avoient eu la curiofité de regarder ma mine „ pendant que je dormois, & s'avaneant trèsdoucement jufqu'a mon vifage, 1'un d'entr'eux, capitaine aux gardes, avoit mis la pointe aiguë de fon efponton bien avant dans ma narine gauche ; ce qui me chatouilla le nez, m'éveilla & me fit éternuer trois fois. Nous fimes une grande marche le refte de ce jour-la, & nous campames la nuit avec cinq cents gardes, une moitié avec des flambeaux, & 1'autre avec des arcs & des fleches prêtes a tirer, fi j'euffe effayé de me remuer. Le lendemain au lever du foleil, nous continuames notre voyage, & nous arrivames fur les midi a cent toifes des portes de la ville. L'empereur 5c toute la cour fortirent pour nous voir ; mais les grands officiers ne voulurent jamais confentir que fa majefté hazardat fa perfonne en montant fur mon corps , comme plufieurs autres avoient ofé faire. A 1'endroit oii la voiture s'arrêta, il y avoit un temple ancien , eftimé le plus grand de tout le royaume, lequel ayant été fouillé quelques années auparavant par un meurtre, étoit, felon la prévention de ces peuples, regardé comme  16 Voyage che , étoient environ de fix pieds de long, & me donnoient la liberté d'aller & de venir danï un demi-cercle. CHAPITRE II. Vempereur de Lilliput, accompagnè de plufieurs de fes courtifans , vient pour voir t auteur dam fa prijon. Dcfcription de la perfonne & de Vhabit de fa majefié. Gens favans nommés pour apprendre la langue a 1'auteur. II obtient des graces par fa douceur. Ses poches font vijitéis. JL/Fmpfreur a cheval s'avanca un jour vers moi, ce qui penfa lui coüter cher. A ma vue , fon cheval étonné fe cabra ; mais ce prince , qui eft un cavalier excellent, fe tint ferme fur fes étriers, jufqu'a ce que fa fuite accourut & prit la bride. S. M. après avoir mis pied a terre, me confidéra de tous cötés avec une grande admiration ; jnais pourtant fe tenant toujours par précaution hors de la portée de ma chaïne. L'impératrice , les princes & princeffes du fang, accompagnés de plufieurs dames, s'affirent a quelque diftance dans des fauteuils. L'empereur eft plus grand qu'aucun de fa cour, ce qui le  A LlLLIPBT. 17 ïe fait redouter par ceux qui le regardent. Les traits de fon vifage font grands & males, avee une lèvre d'Autriche , & un nez aquilin ; il a un teint d'olive , un air élevé , & des membres bien pröportionnés, de la grace & de la majefté dans toutes (es aftions. II avoit alors paffe la fleur de fa jeuneffe , étant agé de vingt-huit ans & trois quarts , dont il en avoit régné environ fept. Pour le regarder avec plus de coramodité, je me tenois couché fur le cóté , en forte que mon vifage put être parallele au fien; & il fe tenoit a une toife & demie loin de moL Cependant depuisce tems-ü, je l'ai eu plufieurs fois dans ma main; c'eft pourquoi, je ne puis me tromper dans le portrait que j'en fais. Son habit étoit uni & fimple, & fait moitié a 1'Afiatique , moitié a 1'Européenne ; mais il avoit fur,la tête un léger cafque d'or orné de joyaux 8i d'un plumet magnifique. II avoit fon épée nue a la main , pour fe défendre , en cas que j'euffe brifé mes cbaines; cette épée étoit prefque longue de trois pouces, la poignée & le fourreau étoient d'or & enrichis de diamants» Sa voix étoit aigre, mais claire & diftincte, 6c je la pouvois entendre aifément , même quand je me tenois debout. Les dames & les courtifans étoient tous habillés fuperbement , en forte que la place qu'occupoit toute. la cour, paroif- B  rS Voyage foit a mes yeux comme une belle jupe étendue fur la terre, & brodée de figures d'or & d'argent.Sa maiefté impériale me fit Phonneur de me parler fouvent, & je lui répondis toujours , mais nous ne nous entendions ni 1'un ni 1'autre. Au bout de deux heures , la cour fe retira, & on me laiffa une forte garde , pour empêcher 1'impertinence, & peut-être la malice de la populace, qui avoit beaucoup d'impatience de fe rendte en foule autour de moi pour me voir de prés. Quelques- uns d'entr'eux eurent 1'effronterie & la témérité de me tirer des flèches, dont une penfa me crêver 1'ceil gauche ; mais le colonel fit arrêter fix des principaux de cette canaille, & ne jugea point de peine mieux proportionnée k leur faute, que de les livrer liés & garottés dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite, & en mis cinq dans la poche de mon jufteau-corps ; & k 1'égard du fixième , je feignis de le vouloir manger tout vivant. Le pauvre petit homme pouffoit des hurlemens horribles , & le colonel avec fes officiers étoient fort en peine , fur-tout quand ils me virent tirer mon canif. Mais je fis bientót ceffer leur frayeur ; car , avec un air doux & humain, coupant promptement les cordes dont il étoit garotté a  20 V O Y A G É une dépenfe exceffive , étoit capable de pfö^ duire une difette de vivres* On opinoit quelquefois a me faire möürir de faim , ou a me percer de fleches empoilonnées; mais on fit réflexion que 1'infeflion d'un corps tel que le mien , pounoit produire la pefte dans la capitale , &' dans tout le royaume. Pendant qu'on délibéroit, plufieurs officiers de l'armée fe rendirent k la porte de la grand'chambre, oh le confeil impérial étoit affemblé ; & deux d'entr'eux ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite k 1'égard des fix criminels dont j'ai parlé, ce qui fit une impreffion fi favorable fur 1'efprit de fa majefté & de tout fon confeil, qu'une commiffion impériale fut auffi-töt expédiée , pour obliger tous les villages, k quatre cents cinquante toifes aux environs de la ville, de livrer tous les matins fix bceufs , quarante moutons, & d'autres vivres pour ma nourriturej avec une quantité proportionnée de pain, de vin , & d'autres boiffons. Pour lepaiement de ces vivres, fa majefté donna des affignations fur fon tréfor. Ce prince n'a d'autres revenus que ceux de fon domaine , & ce n'eft que dans des occafions importantes qu'il leve des impöts fur fes fujets, qui font obligés de le fuivre k la guerre a leurs dépens. On nomma fix cents perfonnes pour me fervir, qui furent pourvues d'ap*  a Lilliput. at pointemens pour leur dépenfe de bouche , 6c de tentes conftruites trés - commodément de chaque cöté de ma porte. II fut auffi ordonné que trois cents tailleurs me feroient un habit a la mode du pays ; que fix hommes de lettres, des plus favans de 1'empire, feroient chargés de m'apprendre la langue ; 6c enfin que les chevaux de 1'empereur & ceux de la nobleffe , & les compagnies des gardes, feroient fouvent 1'exercice devant vnoi, pour les accoutumer h ma figure. Tous ces ordres furent pon&uellemer.t exécutés. Je fis de grands progrès dans la connoiffance de la iangue de Lilliput; pendant ce tems-la 1'empereur m'honora de vifites fréquentes, 6c même voulut bien aider mes maitres de langue a m'inftruire. Les premiers mots que j'appris, furent pour lui faire favoir 1'envie que 'j'avois qu'il voulut bien me rendre ma liberté, ce que je lui répétois tous les jours a genoux. Sa réponfe fut qu'il falloit attendre encore un peu de tems , que c'étoit une affaire fur laquelleil ne pouvoit fe déterminer fans 1'avis de fon confeil; & que premiérement il falloit que je promille par ferment i'obfervation d'une paix inviolable avec lui & avec fes fujets; qu'en attendant je ferois traité avec toute 1'honnêteté poffible. Ilmeconfeilla de gagner par ma patience, 6c par ma B iij  11 Voyage bonne conduite , fon eftime & celle' de fes peuples. II m'avertit de ne lui favoir point mauvais gré, s'il donnoit ordre k certains officiers de me vifiter; paree que vraifemblablement je pourrois porter fur moi plufieurs armes dangereufes & préjudiciables k !a füreté de fes états. Je répondis que j'étois pret k me dépouiller de monhabit,&a vuider toutes mes poches en fa préfence. II me répartit que , par les loix de 1'empire , il falloit que je furie vifité par deux commiflaires ; qu'il {avoit bien que cela ne pouvoit fe faire fans mon confentement; mais qu'il avoit fi bonne opinion de ma générofité & de ma droiture , qu'il confieroit fans crainte leurs perfonnes entre mes mains ; que tout ce qu'on m'öteroit, me feroit rendu fidélement , quand je quitterois le pays, ou que je ferois rembourfé felon 1'ivaluation que j'en ferois moi-même. Lorfque les deux commiflaires vinrent pour me fouiller , je pris ces mefiieurs clans mes mains ; je les mis d'abord dans les poches de mon jufte-au-corps , & enfuite dans toutes mes autres poches. Ces officiers du prince , ayant des plumes , de 1'encre & du papier fur eux , firent un inventaire très-exaft de tout ce qu'ils virent; & , quand ils eurent achevé, ils me prièrent de les  i Lilliput, .23 irietrre a terre, afin qu'ils puffent rendre compte de leur vifite a 1'empereur. Cet inventaire étoit congu dans les termes fuivans : « Premièrement , dans la poche droite du » jufte-au-corps du grand Homme-Montagne » (c'eft ainfi que je rends ces mots Quinbus » Flefinn), après une vifite exadle, nous n'avons » trouvé qu'un morceau de toile groffière , » affez grand pour fervir de tapis da pied dans » la principale chambre de parade de votre » majefté. Dans la poche gauche , nous avons » trouvé un grand coffre d'argent avecun cou» vercle de même métal, que nous commif» faires n'avons pu lever. Nous avons prié » ledit Homme-Montagne de Pouvrir, & 1'un »> de nous étant entré dedans, a eu de la pouf» fiére jufqu'aux genoux, dont il a éternué v pendant deux heures, & 1'autre pendant fept » minutes. Dans la poche droite de fa vefte , » nous avons trouvé un paquet prodigieux de » fubftances blanches & minces, pliées 1'une » fur 1'autre, environ de la groffeur de trois » hommes , attachées d'un cable bien fort, & » marquées de grandes figures noires , lef» quelles il nous a femblé être des écritures. » Dans la poche gauche, il y avoit une grande » machine plate, armée de grandes dents très- B iv  M Voyage » longues, qui reffemblent aux palifFades qui » font devant la cour de votre majefté. Dans » la grande poche du cöté droit de fon couvre» milieu ( c'eft ainfi que je traduis le mot ran* v fulo , par lequel 1'on vouloit entendre ma » culotte) , nous avons vu un grand pilier de » fer, creux , attaché a une grofte pièce de » bois plus large que le pilier ; & , d'un cöté » du pilier, il y avoit d'autres pièces de fer » en reliëf, ferrant un caillou coupé en talus ï » nous n'avons fu ce que c'étoit; & , dans la » poche gauche, il y avoit encore une ma» chine de la même efpèce. Dans la plus petite » poche du cöté droit, il y avoit plufieurs » pièces rondes & plates, de métal rouge &i » blanc , & d'une groffeur différente : quel» ques-unes des pièces blanches , qui nous ont *> paru être d'argent, étoient fi larges & fi » pefantes, que mon confrère &c moi avons eu » de la peine a les lever. Item, deux fabres de » poche , dont la lame s'emboitoit dans une ■>■> rainure du manche, & qui avoit le fil fort '» tranchant: ils étoient placés dans une grande s* boite ou étui. II reftoit deux poches a vifiter: V eelles-ci, il les appelloit gouffets. C'étoit x> deux ouvertures coupées dans le haut de fon *» couvre - milieu, mais fort ferrées par fon ** yentre qui les preffoit. Hors du gouffet droit^  a Lilliput. 3,5 » pendoit une grande chaine d'argent avec une ^> machine très-merveilleufe au bout. Nous lui yt avons commandé de tirer hors du gouffet » tout ce qui tenoit k cette chaine : cela pa» roiffoit être un globe, dont la moitié étoit »> d'argent, & 1'autre moitié d'un métal tranf»> parent. Sur le cöfc tranfparent, nous avons » vu certaines figures étranges , tracées dans » un cercle ; nous avons cru que nous pour» rions les toucher ; mais nos doigts ont été » arrêtés par une fubftance lumineufe. Nous » avons appliqué cette machine h nos oreilles; »> elle faifoit un bruit continuel a-peu*près » comme celui d'un moulin a eau ; & nous •» avons conjcciuré que c'eft , ou quelque anin mal inconnu , ou la divinité qu'iladore ; mais >! nous penchons plus du cöté de la dernière » opinion , paree qu'il nous a affurés (fi nous » 1'avons bien entendu , car il s'exprimoit » fort imparfaitement) qu'il faifoit rarement *> aucune chofe fans 1'avoir confultée ; il l'ap» pelloit fon oracle , & difoit qu'elle défignoit » le tems pour chaque aclion de fa vie. Du » gouffet gauche, il tira un filet prefque aflez » large pour fervir a un pêcheur, mais qui » s'ouvroit & fe fermoit; nous avons trouvé » au - dedans plufieurs pièces maffives, d'un p métal jaune : fi c'eft du véritahle or, il  iS Voyage a faut qu'elles foient d'une valeur ineftimable; » Air.fi ayant, par obéiffance aux ordres de »> votre majefté, fouillé exaflement toutes fes » poches , nous avons obfervé une ceinture » autour de fon corps, faite de la peau de » quelque animal prodigieux, a laquelle, du w cöté gauche , pendoit une épée de la lon» gueur de fix hommes ; &, du cöté droit, » une bourfe ou poche partagée en deux cel» lules , chacune étant capable de contenir » trois fnjets de votre majefté. Dans une de » ces cellules, il y avoit plufieurs globes ou » balles d'un métal très-pefa"!t, environ de !a » groffeur de notre tête , cV qui exigeoient une » main très-foite pour les lever. L'autre celluie » contenoit un amas de certaines graines » noires, mais peu groffes & affez légères, » carnous en pouvions tenir plus de cinquante t> dans la paume de nos mains. » Tel eft 1'inventaire exa£t de tout ce que >> nous avons trouvé fur le corps de 1'Homme»> Montagne, qui nous a rcgus avec beaucoup *> d'honnêteté, & avec des égards conformes » a la commiffion de votre majefté. Signé & » fcellé le quatrième jour de la lune quatre» vingt-neuvième du règne très-heureux de » votre majefté ». » Flessen Frelok , Marsi Frelok ».  a Lilliput. 27 Quand ce*t inventaire eut été lu en préfence de 1'empereur, il m'ordonna, en des termes honnêtes, de lui livrer toutes ces chofes en particulier. D'abord il demanda mon fabre ; il avoit donné ordre a trois mille hommes de fes meilleures troupes qui 1'accompagnoient, de 1'environner a quelque diftance avec leurs arcs & leurs flèches ; mais je ne m'en appergus pas dans le moment, paree que mes yeux étoient fixés fur fa majefté. II me pria doric de tirer mon fabre, qui, quoiqu'un peu rouillé par Peau de la mer, étoit néanmoins affez brillant. Je le fis , & tout auffitöt les troupes jettèrent de grands cris; il m'ordonna de le remettre dans le fourreau, & de le jetter a terre auffi doucement que je pourrois , environ a fix pieds de diftance de ma chaine. La feconde chofe qu'il me demanda, fut un de ces piliers creux de fer, par lefquels il entendoit mes piftolets de poche : je les lui préfentai; &, par fon ordre, je lui en expliquai 1'ufage comme je pus; &, ne les chargeant que de poudre , j'avertis 1'empereur de n'être point effrayé , & puis je les tirai en Pair. L'étonnement, a cette occafion , fut plus grand qu'a la vue de mon fabre; ils tombèrent tous a la renverfe , comme s'ils euffent été frappés du tonnerre, & même 1'empereur , qui étoit trés-brave , ne put revenir a  x8 Voyage lui-même qu'après quelque tems. Je lui remis mes deux piftolets de la même manière que mon fabre, avec mes facs de plomb & de poudre , 1'avertiffant de ne pas approcher le fac de poudre du feu , s'il ne vouloit voir fon palais impérial fauter en 1'air : ce qui le furprit beaucoup. Je lui remis auffi ma montre, qu'il fut fort curieux de voir ; & il cornmanda k deux de fes gardes les plus grands de la porter fur leurs épaules, fufpendue a un grand baton, comme les charretiers des braffeurs portent un baril de bière en Angleterre. II étoit étonné du bruit continuel qu'elle faifoit , & du mouvement de 1'aiguille qui marquoit les minutes : il pouvoit aifément la fuivre des yeux, la vue de ces peuples étant bien plus percante que la notre. II demanda fur ce fujet le fentiment de fes docteurs, qui furent très-partagés , comme le lefteur peut bien s'imaginer. Enfuite je livrai mes pièces d'argent & de cuivre , ma bourfe avec neuf groffes pièces d'or , & quelques - unes plus petites ; mon peigne,ma tabatière d'argent, mon mouchoir, & mon journal. Mon fabre , mes piftolets de poche, & mes facs de poudre & de plomb furent tranfportés k 1'arfenal de fa majefté; mais tout le refte fut laiffé chez moi. ■ J'avois une poche en particulier , qui ne fut  • a Lilliput. point vifitée , dans laquelie il y avoit une paire de lunettes, dont je me fers quelquefois a caufe de la foiblcffe de mes yeux, un télefcope avec p'ufieurs autres bagatelles , que je crus de nulle eomféquence pour 1'empereur, & que pour cette raifon je ne découvris point aux commiffaires, appréhendant qu'elles ne fuffent gatées ou perdues, fi je venois a m'en deffaifir. CHAPITRE III. Vauteur divertit tempereur & les grands de tun & 1'autre fexe , (Tune manier e fort extraordinaire, Deftription des divertiffemens de la cour de Lilliput. U auteur ejï mis en liberté a certaines conditions. JL/Empereur vouiut un jour me donner le divertiffement de quelque ipeftacle , en quoi ces peuples furpafiént toutes les nations que j'ai vues, foit pour l'adreffe , foit pour la magnificence; mais rien ne me divertit davantage, que lorfque je vis des danfeurs de corde voltiger fur un fil blanc bien mince , long de deux •pieds onze pouces. Ceux qui pratiquent eet exercice, font les perfonnes qui afpirent aux grands emplois, &  3° Voyage fouhaitent de devenir les favoris de la cour: ils lont pour cela formés dès leur jeuneffe a ce noble exercice , qui convient iiir-toutaux perfonnes de haute naiffance. Quand une grande charge eft vacante, foit par la mort de celui qui en étoit revêtu, foit par fa difgrace ( ce qui arrivé très-fouvent) cinq ou fix prétendans a la charge , préfentent une requête a 1'empereur, pour avoir la permiffion de divertir fa majefté & fa cour d'une danfe fur la corde ; 6c celui qui faute le plus haut fanstomber, obtient la charge. II arrivé très-fouvent qu'on ordonne aux grands magiftrats & aux principaux miniftres de danfer auffi fur la corde pour montrer leur habileté , & pour faire connoitre k 1'empereur qu'ils n'ont pas perdu leur talent. Flimnap, grand tréforier de 1'empire, paffe pour avoir l'adreffe de faire une capriole fur la corde , au moins un pouce plus haut qu'aucun autre feigneur de 1'empire. Je 1'ai vu plufieurs fois faire le faut périlleux ( que nous appellons le fommerfet ) fur une petite planche de bois attachée k la corde, qui n'eft pas plus groffe qu'une ficelle ordinaire. Ces divertiffemens caufent fouvent de accidens funeftes , dont la plupart font enregiftrés* dans les archives impériales. J'ai vu moi-même deux ou trois prétendans s'eftropier ; mais le  a Lilliput. 31 péril eft beaucoup plus grand quand les miniftres eux-mêmes recoivent ordre de fignaler leur adreffe; car, en faifant des efforts extraordinaires pour fe furpaffer eux - mêmes , & pour 1'emporter fur les autres, ils font prefque toujours des chütes dangereufes. On m'affura qu'un an avant mon arrivée, Flimnap fe feroit infailliblement caffé la tête en tombant, fi un des couffins du roi ne 1'eüt préfervé. II y a un autre divertiffement qui n'eft que pour 1'empereur, 1'impératrice, & pour le premier miniftre. L'empereur met fur une table trois fris de foie fort déliée,longs de fix pouces; 1'un eft cramoifi, le fecond jaune, & le troifième blanc. Ces fils font propofés comme des prix, a ceux que l'empereur veut diftinguer par une marqué fingulière de fa faveur. La cérémonie eft faite dans la grande chambre d'audience de fa majefté , ou les concurrens font obligés de donner une preuve de leur habileté, telle que je n'ai rien vu de femblable dans aucun autre pays de Tanden ou du nouveau monde. L'empereur tient un baton , les deux bouts paralleles k 1'horizon , tandis que les concurrents s'avangant fucceffivement, fautent pardeffus le baton. Quelquefois l'empereur tient un bout, èc fon premier miniftre tient 1'autre; quelquefois le miniftre le tient tout feul. Celui  3§ Voyage peuple en fut averti par une proclamation qui annoncoit le deffein que j'avois de vifiter la ville. La muraille qui 1'environnoit étoit haute de deux pieds & demi, & épaiffe au moins d'onze pouces, en forte qu'un caroffe pouvoit aller deffus, & faire le tour de la ville en füreté< elle étoit flanquée de fortes tours a dix pieds de diftance 1'une de 1'autre. Je paffai pardeffus la porte occidentale , & je marchaitrèslentement & de cöté par les deux principales rues, n'ayant qu'un pourpoint, de peur d'endpmmager les toits & les gouttières des maifons par les pans de mon jufte-au-corps. J'allois avec yne extréme circonfpection, pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étoient reftés dans les rues, nonobftant les ordrespréCis fignifiés a tout le monde de fè tenir chez föi, fans fortir aucufiement durant ma marche. Les balcons , les fei-êtres des premier, deuxième, troifième & quatrième étages, celles des greniers ou galetas^ & les gouttières même étoient remplies d'une fi grande foute de fpect tateurs , que je jugeai que la ville devoit être cohfidérablement peupiée. Cette ville formë un quarré exact, chaque cöté de la muraiUe ayant cinq eens pieds de long. Les deux grandes rues qui fe oroiiént, &£ la partagent en quatre ^lias'tiers égaux, ont cinq pieds. de large t les  4° Voyage epaifles de quatre pouces. L'empereur avoit neanmoins grande envie que je viffe Ia magnificence de Ton palais; mais je ne fus en état de le faire qu'au bout de trois jours, Iorfque j'eus coupe a«c mon couteau quelques arbres des plus grands du pare impérial, éloigné de la ville d'environ cinquante toifes. De ces arbres, je fis deux tabourets chacun de trois pieds de haut, & affez forts pour foutenir le poids de mon corps, Le peuple ayant donc été averti pour Ia feconde fois, je paffai encore au travers de la ville, & m'avancai vers le palais , tenant mes deux tabourets a la main. Quand je fus arrivé k un cöté de la cour extérieure , je montai fur un de mes tabourets, & pris 1'autre k la main. Je fis paffer celui-ci par-deffus le toit, & je le defcendis doucement k terre dans 1'efpace qui étoit entre la première & la feconde cour, Iequel avoit huit pieds de large. Je paffai enfuite très-commodémerit par-deffus les bati, mens, par le moyen des deux tabourets; & quand je fus en dedans, je tirai avec un crochet le tabouret qui étoit refié en dehors. Par cette invention , j'entrai jufques dans la cour la plus intérieure , oü me couchant fur Ie cöté, j'appliquai mon vifage k toutes les fenêtres du' premier étage qu'on avoit expres laiffé ouvertes, & je vis les appartemens les plus magnifiques  5 8 Voyage rité. Ces peuples fegardent comme un défaut prodigieux de politique parmi nous, que toutes nos loix foient menacantes, & que l'infraftion foit iuivie de rigoureux chatimens , tandis que 1'obfervation n'eftfuivie d'aucune récompenfe: c'eft pour cette raifon qu'ils repréfentent lajuftice avec fix yeux , deux devant, autant derrière , & un de chaque cöté ( pour repréfenter la circonfpeöion ) tenant un fac plein d'or a fa main droite, & une épée dans le fourreau a fa main gauche, pour faire voir qu'elle eft plus difpolée k récompenfer qu'a punir. Dans le choix qu'on fait des fujets pour remplir les ernplois , on a plus d'égard a la probité qu'au grand génie. Comme le gouvernement eft néceffaire au genre humain, Gn croit que la providence n'eut jamais deffein de faire de 1'adminiftration des affaires publiques nne fcience difHcile & myftérieufe, qui ne put être poffédée que par un petit nombre d'efprits rares & fublimes, tels qu'il en naït au plus deux ou trois dans un fièele; mais on juge que la vérité, Ia juftice, la tempérance , & les autres vertus font a la portée de tout le monde ; & que la pratique de ces vertus, accompagnée d'un peu d'expérience & de bonne intention , rendent quelque perfonne que ce foit, propre au fervice de fon pays, pour peu qu'elle ait de bon fens  6o Voyage excès de corrupticn: témoin eet ufage honteux d'obtenir les grandes charges en danfant fur la corde, & les marqués de diftinöion en fautant par-deffus un baton. Le leöeur doit obferver qi* eet indigne ufage fut introduit par le père de l'empereur régnant. , L'lngra™ude eft parmi ces peuples un crime enorme, comme nous apprenons dans 1'hiftoire, qu'il 1'a été autrefois aux yeux de quelques nations vertueufes. Celui, difent les Liiliputiens, qui rend de mauvais offices a fon bienfaiteur même, doit être néceffairement 1'ennemi de tous les autres hommes. Les Liiliputiens jugent que le père & la mère ne doivent point être chargés de 1'éducation de leurs propres enfans.; & il y a dans chaque ville des féminaires publics , oü tous les pères & les mères(excepté les payfans & les ouvriers) font obligés d'envoyer leurs enfans, de 1'un & de 1'autre fexe, pour être élevés & formés. Quand ils font parvenus a 1'age de vingt lunes , on les fuppofe dociles & capables d'apprendre. Les écoles font de différentes efpèces,fuivantla différence du rang & du fexe. Des maitres habiles forment les enfans pour un état de vie conforme a leur naiffance , k leurs propres talens, & a leurs intentions. Les féminaires pour les males d'une naiffance  a Lilliput. 6i illiiftre, font pourvus de maïtres férieux Si favans. L'habiliement Sc la nourhuré des enfans font fimples. On leur infpire des principes d'honneur, de juftice, de courage, de modeftie, de clémence, de religion Sc d'amour pour la patrie. Ils font habiliés par des hommes jufqu'a 1'age de quatre ans; & après eet age , ils font obligés de s'habiller eux mêmes, de quelque grande qualité qu'ils foient. II ne leur eft permis de prendre leurs divertiffemens, qu'en la préfence d'un maitre; par-la ils évitent ces funeftes impreffions de folie Sc de vices, quicommencent de fi bonne heure a corrompre les mceurs Sc les inclinations de la jeunefie. On permet a leurs père Sc mère de les voir deux fois paran: la vifite ne peut durer qu'une heure, avec la liberté de baifer leur fils en entrant Sc en fortant; mais un maitre qui eft toujours préfent en ces occafions ne leur permet pas de parler fecrettement a leur fils, de le flatter, de le careffer, ni de lui donner desbijoux, ou des dragees Sc des confitures. Dans les féminaires pour les femelles , les jeunes filles de qualité font élevées prefque comme les garcons; elles font habillées par des domeftiques de leur fexe; mais toujours enpréfence d'une maitreffe, jufqu'a ce qu'elles ayent atteint 1'age de cinq ans, qu'elles s'habilleht  &2 V O Y A © E elles - mêmes. Lorfque 1'on découvre que !eé nourrices ou les femmes de chambre entretiennent ces petites Alles d'hiftoires extravagantes, de contes infipides, ou capables de leur faire peur ( ce qui eft en Angleterre fort ordinaire aux gouvernantes, ) elles font fouettées publiquement trois fois par toute la ville, emprifonnées pendant un an , & exilées pendant leur vie dans 1'endroit le plus défert du pays. Ainfi les jeunes files, parmi ces peuples, font auffi honteufes que les hommes, d'être laches & fottes, elles méprifent tous les ornemens extérieurs, & n'ont égard qu'a la bienféance, & a la propreté. Leurs exercices ne font pas touta-faitfi violens que ceux des garcons, & on les fait un peu étudier; car on leur apprend auffi les fciences & les belles lettres. C'eft une maxime parmi eux , qu'une femme devant être pour fon mari une compagnie toujours agréable, elle doit s'orner 1'efprit qui ne vieillit point. Les Liiliputiens font perfuadés autrement que nous ne le fommes en Europe , que rien ne demande plus de foin & d'application que 1'éducation des enfans. II eft aifé, dilént-ils, d'en faire, comme il eft aifé de femer &c de planter. Mais de conferver certaines plantes, de les faire croitre heureufementj de les défendre contre  a Lilliput. 65. les rigueurs de 1'hiver, contre les ardeurs 8c les orages de 1'été, contre les attaques des infedles, de leur faire enfin porter des fr.uj.ts en abondance ; c'eft 1'efFet de 1'attention 6c des peines d'un jardinier habile. Ils prennent garde que le maitre ait plutöt un efprit bien fait qu'un efprit fublime , plutót des mceurs que de la fcience. Ils ne peuvent fouffrir ces maitres qui étourdiffent fans ceffe les oreilles de leurs difciples , de combinaifons grammaticales, de difcuffions frivoles, de remarques puériles; 8c qui pour leur apprendre 1'ancienne langue de leur pays, ( qui n'a que peu de rapport a celle qu'on y parle aujourd'hui) accablent leur efprit de regies 6c d'exceptions, 8c laifient la 1'iifage Sc 1'exercice, pour farcir leur mémoire de principes fuperflus 6c de préceptes épineux. Ils veulent que le maitre fefamiliarife avec dignité, rien n'étant plus contraire a la bonne éducation , que le pédantifme 6c le férieux affecré. II doit, felon eux, plutöt s'abaiffer que s'élever devant fon difciple; Sc ils jugent 1'unplus difficile que 1'autre, paree qu'il faut fouvent plus d'effort 8c de vigueur, 6c toujours plus d'attention , pour defcendre furement, que pour monter. Ils prétendent que les maitres doivent bien plus s'appliquer a fermer 1'efprit des jeunes gens  ^4 Voyage pour la conduite de la vie, qu'a 1'enriehir de connoilTances curieufes , prefque toujours inutiles. On leur apprend donc de bonne heure a être fages & philofophes, afin que dans la faifon même des plaifirs, ils fachent les goiiter philofophiquement. N'eft-il pas ridicule, difentüs, de n'en connoïtre la nature & le vrai ufage que lorfqu'on y eft devenu inhabile; d'apprendre a vivre , quand la vie eft prefque paffée, & de commencer a être homme, lorfqu'on va ceffer de 1'être ? On leur propofe des récompenfes pour Paveu ingénu & fincère de leurs fautes, & ceux qui favent mieux raifonner fur leurs propres défaut's, obtiennent des graces & des honneurs. On veut qu'ils faffent fouvent des queftions fur tout ce qu'ils entendent, & on punit trés - févérement ceux qui, a la vue d'une chofe extraordinaire & remarquable, témoignent peu d'étonnement & de curiofité. On leur recommande d'être très-fidèles, trèsfoumis, très-attachés au prince, mais d'un attachement général & de devoir, & non d'aucun attachement particulier, qui bleffe fouvent Ia confcience, & toujours la liberté, & qui expofe a de grands malheurs. Les maitres d'hiftoire fe mettent moins en peine d'apprendre a leurs éleves la date de tel ou  a Lilliput. £f feu tel événement, que de leur peindre le caractère , les bonnes & les mauvaifes qualités des rois, des généraux d'armée & des miniftres. Ils croyent qu'il leur importe affez peu de favoir , qu'en telle année &c en tel mois , telle bataille a été donnée ; mais qu'il leur importe de confidérer, cömbien les hommes dans tous lesfiècles font barbares, brutaux, injuftes, fanguinaires , toujours prêts a prodiguer leur propre vie fans néceffité, & attenter fur eelle des autres fans raifon ; combien les combats deshonorent 1'humanité, & combien les motifs doivent être puiflants, pour en venir a cette extrêmité funefte. Ils regardent 1'hiftoire de 1'efprit humain comme la meilleure de toutes, & ils apprennent moins aux jeunes gens è retenir les faits qu'a en j«ger. Ils veulent que 1'amour des fciences foit bofné, & que chacun choififfe le genre d'étude qui convient le plus a fon inclination & a fon talent. Ils font auffi peu de cas d'un homme qui étudie trop , que d'un homme qui mange trop , perfuadés que 1'efprit a fes indigeftions comme le corps. II n'y a que l'empereur feul qui ait une vafte & nombreufe bibliotheque: a 1'egard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des anes char* gés de livres. B  66 Voyage La phlloiophie chez ces peuples eft très-gaïe, & ne confifte pas en ergotifmes, comme dans nos écoles. Ils ne favent ce que c'eft que Baroco 8c Baralipton, que Catégories, que termes de la première Sc de la feconde intention, Sc autres fottifes épineufes de la dialectique , qui n'apprennent pas plus a raifonner qu'a danfer. Leur philofophie confifte a établir des principes infaillibles , qui conduifent 1'efprit a préférer 1'état médiocre d'un honnête homme ,• aux richeffes Sc au fafted'un financier, Sc les viöoires remportées fur fes paffions, a celles d'un conquérant. Elle leur apprend a vivre durement, Sc a fuir tout ce qui accoutume les fens a la volupté , tout ce qui rend 1'ame trop dépendante du corps, Sc affoiblit fa liberté. Au refte , on leur repréfente toujours la vertu, comme une chofe aifée Sc agréable. On les exhorte a bien choifir leur état de vie, Sc on tache de leur faire prendre celui qui leur convient le mieux , ayant moins d'égard aux facultés de leurs parens, qu'aux facultés de leur ame ; en forte que le fils d'un laboureur eft quelquefois miniftre d'état, Sc le fils d'un feigneur eft marchand. Ces peuples n'efiiment la phyfique 8c les mathématiques, qu'autant que ces iciences font avantageufes a la vie, Sc au progrès des arts  a Lilliput. 6$ Quoi qu'il en foit, pendant que je me difpofois a partir pour me rendre auprès de l'empereur de Blefufcu , une perfonne de grande confidération a la cour, 8c a qui j'avois rendu des fervices importans, me vint trouver fecrétement pendant la nuit, Sc entra chez moi avec fa chaife , fans fe faire annoncer. Les porteurs furent congédiés; je mis la chaife avec fon ex^ cellence dans la poche de mon jufie au-corps , & donnant ordre a un domeftique de ter.ir la porte de ma maifon fermée, je mis la chaife fur la table s 8c je m'affis auprès. Après les premiers complimens, remarquant que 1'air de ce feigneur étoit trifte 8c inquiet, 8c lui en ayant demandé laraïfon, il me pria de le vouloir bien écouter fur un fujet qui intéreffoit mon honneur Sc ma vie. Je vous apprends, me dit il, qu'on a convoqué depuis peu plufieurs comités fecrets k votre fujet , Sc que depuis deux jours fa majefté a pris une facheufe réfolution. Vous n'ignorez pas que Skyriesh Bolgolam (galbet ou grand amiral) a prefque toujours été votre ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n'en fais pas la caufe; mais fa haine s'eft fort augmentée depuis votre expédition contre la flotte de Blefufcu r comme amiral il eft jaloux de ce grand fuccès. Ce feigneur de ccui« Eiij  7? Voyage étoient amplifies , plus le fupplice étoit ordinairement cruel & injufte. Et a mon égard, il faut avouer que n'étant pas deftiné par ma naiffance ou par mon éducation k être homme de cour, j'entendois fi peu les affaires, que je ne pouvois décider fi 1'arrêt porté contre moi étoit doux ou rigoureux, jufte ou injufte. Je ne fongeai point a demander la permiffion de me défendre, j'aimai autant être condamné fans être entendu. Car ayant autrefois vu plufieurs procés femblables , je les avois toujours vu terminés felon les inftructions données aux juges, & au gré des accufateurs accrédités & puiffants. J'eus quelqu'envie de faire de la réfiftance , car étant en liberté, toutes les forces de eet empire ne feroient pas venues a-bout de moi, & j'aurois pu facilement k coups de pierres battre & renverfer la capitale; mais je rejettai auffi-töt ce projet avec horreur, me reffouvenant du ferment que j'avois prêté a S. M., des graces que j'avois recues d'elle , & de la haut dignité de Nardac qu'elle m'avoit conférée.D'ailleurs, je n'avois pas affez pris 1'efprit de la cour, pour me perfuader que les rigueurs de S. M. m'acquittoient de toutes les obligations que je lui avois. Enfin je pris une réfolution, qui, felon les  ï Liilipüt; 79 apparences , fera cenfurée de quelques perfonnes avec juftice; car je confeffe que ce fut une grande témérité a moi, & un très-mauvais procédé de ma part, d'avoir voulu conferver mes yeux, ma liberté & ma vie, malgré les ordres de la cour. Si j'avois mieux connu le caraétère d es princes & des miniftxes d'état, que j'ai depuis obfervés dans plufieurs autres cours , & leur méthode de traiter des accufés moins criminels que moi, je me ferois foumis fans difficulté a une peine fi douce. Mais emporté par Ie feu de la jeuneffe , & ayant eu ci-devant la permiffion de S. M. impériale de me rendre auprès du roi de Blefufcu , je me hatai, avant 1'expiration de trois jours, d'envoyer une lettre a mon ami le fecrétaire , par laquelle je lui faifois favoir la réfolution que j'avois prife, de partir ce jour-la même pour Blefufcu, fuivant la permiffion que j'avois obtenue; & fans attendre la réponfe , je m'avancai, vers la cóte de 1'ile oii étoit la flotte. Je me faifis d'un gros vaiffeau de guerre , j'attachai un cable a la proue, & levant les ancres, je me deshabillai, je mis mon habit (avec ma couverture que j'avois apportée fous mon bras) fur le vaiffeau , & le tirant après moi, tantöt guéant, tantöt nageant, j'arrivai au port-royal de Blefufcu , ou le peuple m'avoit attendulongtems. On m'y  3» V O Y A G É fournit deux guides pour me conduite a la capitale, qui porte le même nom. Je les tins dans mes mains, jufqu'a ce que je fuffe arrivé k cent toifes de la porte de la ville, & je les priai de donner avis de mon arrivée a un des fecrétaires d'état, & de lui faire favoir que j'attendois les ordres de fa majefté. Je recus réponfe au bout d'une heure, que fa majefté, avec toute la maifon royale, venoit pour me recevoir. Je m'avancai cinquante toifes; le roi & fa fuite def* cendirent de leurs chevaux; & la reine avec les dames fortirent de leurs caroffes, & je 'n'appercus pas qu'ils euflent peur de moi. Je me couchai k terre pour baifer les mains du roi & de la reine. Je dis k fa majefté que j'étois venu fuivant ma promeffe, & avec la permiffion de l'empereur mon maitre , pour avoir 1'honneuf de voir un fi puiffant prince , & pour lui offrir tous les (ervices qui dépendoient de moi, & qui ne feroient pas contraires k ce que je devois a mon fouverain , mais fans parler de ma difgrace. Je n'ennuyerai point le lecteur du détail de ma réception k la cour, qui fut conforme k la générofité d'un fi grand prince , ni des incommodités que j'effuyai, faute d'une maifon & d'un lit, étant obligé de me coucher k terre ényeloppé de ma couyertufe. CHAPÏTRE  a Lilliput. 8i CHAPITRE VIÏL Vauteur , par un accident heureux , trouve le. moyen de quitter Blefufcu ; 6-, après quelques diffcultés , retour ne dans fa patrie. Trois jours après monarrivée, me prome-.nant par curiofité vers le cöté de 1'ïle qui regarde le nord-eft, je découvris a une demilieue de diftance dans la mer, quelque chofe; qui me fembia être un bateau renverfé. Je tirai mes fouliers & mes bas, & allant dans 1'eau cent ou cent cinquante toifes, je vis que Pobjet s'approchoit par Ia force de la marée, & je connus alors que c'étoit une chaloupe, qui, k. ce que je crus , pouvoit avoir été détachée d'un vaiffeau par quelque tempête : fur quoi je revins inceffamment k la ville, & priai fa majefté de me prêter vingt des plus grands vaiffeaux qui lui reftoient depuis la perte de fa flotte, & trois mille matelots, fous les ordres du viceamiral. Cette flotte mit a la voile, faifant le tour , pendant que j'allai par le chemin le plus court k la cöte , ou j'avois premièrement decouvert la chaloupe. Je trouvai que la marée Pavcit pouffée encore plus prés du rivage. Quand les vaiffeaux m'eurent joint, je me dé-: F  gi Voyage pouillai de mes habits , me mis dans 1'eau , m'avancai jufqu'a 50 toifes de la chaloupe , après quoi je fus obligé de nager, jufqu'a ce que je 1'euffe atteinte. Les matelots, me jettè* rent un cable, dont j'attachai un bout a un trou fur le devant du bateau, èc 1'autre bout a un vaiffeau de guerre : mais je ne pus continuer mon ouvrage, perdant pied dans 1'eau. Je me mis donc a nager derrière la chaloupe & a la pouffer en avant avec une de mes mains; en forte qu'a la faveur de la marée , je m'avancai tellement vers le rivage , que je pus avoir le menton hors de 1'eau , & trouver pied. Je me repofai deux ou trois minutes , & puis je pouffai le bateau encore , jufqu'a ce que la mer ne fut pas plus haute que mes aiffeiles, & alors la plus grande fatigue étant paffee , je pris d'autres cables apportés dans un des vaiffeaux , & les attachant premièrement au bateau , & puis a neuf des vaiffeaux qui m'attendoient, le vent étant affez favorable, &. les matelots m'aidant, je fis en forte que nous arrivames a vingt toifes du rivage; & la mer s'étant retirée, je gagnai la chaloupe a pied fee , & avec le fecours de deux mille hommes , & celui des cordes & des machines , je vins k bout de la relever, &Z trouvai qu'elle n'avoit été que très-peu endommsgée.  A LjLLIPUTJe fus dix jours a faire entrer ma chaloupe dans le port-royal de Blefufcu, oü il s'amaifa un grand concours de peuple , plein d'étonnement a la vue d'un vaiffeau fi prodigieux. Je dis au roi que ma bonne fortune m'avoit fait rencontrer ce vaiffeau pour me tranfporter a quelque autre endroit, doü je pourrois retournef dans mon pays natal; & je priai fa majefté de vouloir bien donner fes ordres , pour mettre ce vaiffeau en état de me fervir, & de me permettre de fortir de fes états; ce qu'après quelques plaintes obligeantes , il lui plut de m'ac« corder. J'étois fort furpris que l'empereur de Lilliput , depuis mon départ, n'eüt fait aucunes re« cherchesa mon fujet; mais j'appris que fa ma* jefté impériale, ignorant que j'avois eu avisi de fes deffeins , s'imaginoit que je n'étois allé k Blefufcu , que pour accomplir ma promeffe g fuivant la permiffion qu'il m'en avoit donnée , & que je reviendrois dans peu de jours. Mais a la fin, ma longue abfence le mit en peine j & ayant tenu confeil avec le tréforier & le refïe de la cabale , une perfonne de qualité fut dépê• chce avec une copie des articles dreffés contre moi. L'envoyé avoit des inftrudtions pour repréfenter au fouverain de Blefufcu , Ia grande douceur de fon maitre, qui s'étoit contenté de F ij  a Brobbingnag. 9f Pour moi, je me promenai feul, & avancas environ un mille dans les terres, ou je ne remarquai qu'un pays ftérile & plein de rochers. Je commen9ois a me laffer ; & , ne voyant rien qui put fatisfaire ma curiofité , je m'en retournois doucement vers la petite baie , lorfque je vis nos hommes fur la chaloupe, qui fembloient tacher, k force de rames, de fauver leur vie; & je remarquai en même tems qu'ils étoient pourfuivis par un homme d'une grandeur prodigieufe. Qupiqu'il fut entré dans la mer , il n'avoit de 1'eau que jufqu'aux genoux , & faifoit des enjambées étonnantes ; mais nos gens avoient pris le devant d'une demi-lieue ; & la mer étant, en eet endroit, pleine de rochers a le grand homme ne put atteindre la chaloupe. Pour moi, je me mis k fuir auffi vite que je pus, & je grimpai jufqu'au fommet d'une montagne efcarpée, qui me donna le moyen de voir une partie du pays. Je le trouvai parfaitement bien cultivé ; mais ce qui me furprit d'abord, fut la grandeur de Pherbe qui me parut avoir plus de 20 pieds de hauteur. Je pris un grand chemin, qui me parut tel, quoiqu'il ne fut pour les habitans qu'un petit fentier qui traverfoit un champ d'orge. La , je marchai pendant quelque tems ; mais je ne pouvois prefque rien voir, le tems de la moif-  9<$ Voyage fon étant proche, & les bleds étant hauts de quarante pieds au moins. Je marchai pendant une heure, avant que je puffe arriver a 1'extrémité de ce champ , qui étoit enclos d'une haie haute au moins de cent vingt pieds; pour les arbres, ils étoient fi grands , qu'il me fut impoffible d'en iiipputer la bauteur. Je tachois de trouver quelque ouverture dans la haie, quand je découvris un des habitans, dans le champ prochain , de la même taille que celui que j'avois vu dans la mer, pourfuivant notre chaloupe. II me parut auffi haut qu'un clocher ordinaire , & il faifoit environ cinq toifes a chaque enjambée, autant que je pus conjedurer. Je fus frappé d'une frayeur extréme, & je courus me cacher dans le bied, d'oii je le vis arrêté a une ouverture de la haie, jettant les yeux ck & la, & appellant d'une voix plus groffe & plus retentiffante, que fi elle fut fortie d'un porte-voix: le fon étoit fi fort &c fi élevé dans 1'air, que d'abord je crus entendre le tonnerre. Auffitöt fept hommes de fa taille s'avancèrent vers lui, chacun une faucille a la main , chaque faucille étant de la grandeur de fix faux. Ces gens n'étoient pas fi bien habillés que le premier , dont ils fembloient être les domefriques. Selon les ordres qu'il leur donna, ils allèrent pour couper le bied  A B R O E 0 ï N G N A G. tyf bied dans le champ oü j'étois couché. Je m'é-* loignai d'eu.x autant que je pus; mai? je ne me remuois qu'avec une difficulté extreme, caf les tuyaux du bied n'étoient pas queiquefois diftans de plus d'un pied 1'un de 1'autre ; enforte que je ne pouvois guère marcber dans cette efpèce de forêt. Je m'avancai cependant vers un endroit du champ oii la pluie & lë Vent avoient couché le bied. I! me fut alors tout a fait impoffible d'aller plus loin ; car les tuyaux étoient fi entrelaffés, qu'il n'y avoit pas moyen de ramper a travers ; & les barbes des épis tombés étoient fi fortes & fi pointues , qu'elles me percoient au travers de mon habit, & m'entroient dans Ia chair. Cependant j'entendois les moiffonneurs qui n'étoient qu'a cinquante toifes de moi. Etant tout^a-fait épuifé 8é réduit au défefpoir, je me eouchai entre deux fillons, & je fouhaitai d'y finir mes jours, me repréfentant ma veuve défolée, avec mes en-> fans orphelins , &c déplorant ma folie qui m'avoit fait entreprendre ce fecond voyage t contre 1'avis de tous mes amis & de tous mes parens. Dans cette terrible agitation, je ne pouvois m'empêcher de fonger au pays de Lilliput, dónf les habitans m'avoient regardé comme le plus grand prodige qui avoit jamais paru dans \ê G  ÏOÖ V G Y A G Ê & 1'état oii je me trouvois alors; car je craignois a chaque inftant qu'il ne voulüt m'écraferj comme nous écralbns d'ordinaire certains petits animaux odieux que nous voulons faire périr. Mais il parut content de ma voix & de mes geiles ; &c il commenc^ a me regarder comme quelque chofe de curieux, étant bien furpris de m'entendre articuler des mots, quoiqu'il ne les comprit pas. Cependant je ne pouvois m'empêcher de gémir 8c de verfer des larmes; & en tournant la tête, je lui faifois entendre, autant que je le pouvois, combien il me faifoit de mal par fon pouce & par fon doigt. II me parut qu'il comprenoit la douleur que je reffentois; car levant un pan de fon jufte-au-corps, il me mit doucement dedans; & auffi-töt il courut vers fon maitre , qui étoit un riche laboureur, & le même que j'avois vu d'abord dans le champ. Le laboureur prit un petit brin de paille, environ de la groffeur d'une canne dont nous nous appuyons en marchant, & avec ce brin leva les pans de mon jufte-au-corps qu'il me parut prendre pour une efpèce de couverture que la nature m'avoit donnée. II fouffla mes cheveux pour mieux voir mon vifage. II appella fes valets , & leur demanda (autant que jen pus juger) s'ils avoient jamais vu dans les champs aucun ani-  10(5 Voyage entrefes bras un enfant de lage d'un an qui, auffi-tót qu'il nvappercut, pouffa des cris fi forts, qu'on auroit pu, je crois , les entendre facüement du pont de Londres jufqu'a Chelfea. L'enfant, me regardant comme une poupée ou une babiole, crioit afin de m'avoir pour lui fervir de jouet. La mère m'éleva & me donna a l'enfant qui fe faifit bientót de moi, & mit ma tête dans fa bouche, oii je commencai a Wier fi horriblement, que l'enfant effrayé me feiffa tomber. Je me ferois infaiiliblement caffé Ia tête, fi la mère n'avoit pas tenu fon tablier fous moi. La nourrice, pour appaifer fon poupon , ie fervitd'un bochet qui étoit un gros pilier creux , rempli de groffes pierres, & attaché par un cable au milieu du corps de l'enfant; mais cela ne put i'appaifer , & elle fe trouva réduite a fe fervir du dernier remède , qui fut de lui donner a tetter. II faut avouer que jamais objet ne me dégouta comme la vue des tettons de cette nourrice , & je ne fais a quoi je puis les comparer. Cela me fait penfer aux tettons de nos dames Angloifes , qui font fi charmans, & qui ne nous paroiffent tels, que paree qu'ils font proportionnés k notre vue & k notre taille: cependant le microfcope qui les grolfït, & nous en fait paroïtre plufieurs parties qui échappent a nos  A Brobdingnag. 107 yeux, les enlaidit extrémement. Tels me parurent les tettons énormes de cette nourrice. Oeft ainfi qu'étant a Lilliput, une femme me difoit que je lui paroifibis très-laid; qu'elle découvroit de grands trous dans ma peau; que les poüs de ma barbe étoient dix fois plus forts que les foies d'un fanglier, & que mon teint , compofé de différentes couleurs , étoit tout a-fait défagréable, quoique je fois blond, Sc que je paffe pour avoir le tei.it affez beau. Après le diner, mon maitre alla retrouver fesouvriers; & a ce que je pus comprendre par fa voix & par fes geiles, il chargea fa femme de prer.dre un grand foin de moi. J'étois bien las & j'avois une grande envie de dormir; ce que ma maitreffe appercevant, elle me mit dans fon lit, & me couvrit avec un mouchoir blanc, mais plus large que la grande voile vaiffeau de guerre. Je dormis pendant deux heures , Sz fongeai que j'étois chez moi avec ma femme & mes enfans ; ce qui augmenta mon afiliéiion quand je m'éveillai & me trouvai tout leul dans une chambre vafte de deux ou trois eens pieds de largeur , &c de plus de deux eens pieds de hauteur , &: couché dans un lit large de dix toifes. Ma maitreffe étoit fortie pour les affaires de la majfon, & m'avoit enfermé au verrouil.  ïoS Voyage Le lit étoit élevé de quatre toifes; cependant quelques néceffités naturelles me preffoient de delcendre , & je n'ofois appeller : quand je 1'euffe effayé , c'eut été inutilement avec une voix comme la mienne , ö V Ö Y A G È defcendre & approcher de moi, environ k Uri mille de diftance. Je pris alors mon télefcope, & je découvris un grand nombrè de perfonnes en mouvement, qui me regardoient u 1, A, ekc. ï9r foule de monde amaffée fur le bord qui étoit vis-a-vis de moi. Je découvris par leurs poftu*res qu'ils me voyoient, quoiqu'ils ne m'eufient pas répondu : j'appercus alors cinq ou fix hommes, montant avec empreffément au fom* met de 111e , je m'imaginai qu'ils avoient été envoyés a quelques perfonnes d'autorité , pour en recevoir des ordres fur ce qu'on devoit faire en cette occafipn. La foule des Infu'airesaugmenta, &en moins d'une demi- heure file s'approcha tellement, qu'il n'y avoit plus que cent pas de diftance entre elle & moi. Ce fut alors que je me mis en diverfes poftures humbles & touchantes, & que je fis les fupplications les plus vives. Mais je ne recus point de réponfe : ceux qui me fembloient le plus proche , k en juger par leurs habits, étoient des perfonnes de diftinction. A la fin un d'eux me fit enrendre fa voix dans un langage clair , poli & très-doux , dont le fon approchoit de 1'ltalien ; ce fut auffi en Italien que je répondis , m'imaginant que le fon & Faccent de cette langue , feroit plus agréable a leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma penfée ; on me fit figne de defcendre du rocher, & d'aller vers le rivage, ce que je fis; & alors 1'ile volante  ïq2 Voyage s'étant aba'ffée a un degré convenable, öri tnë jetta de la terraffe d'en bas une chaine avec un petit fiege qui y étoit attaché, fur lequel m'étant affis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d'un mouffle. CHAPITRE II. Caraclère des Lapütiens. Idee de leurs favans, de leur roi & de fa cour. Recept ion qu'on fait d iauteur. Les craintes & les inquiétudes des habitans. Caraclère des femmes Laputiennes. .A. mon arrivée je me vis entouré d'une foule de peuple, qui me regardoit avec admiration ^ & que je regardois de même, n'ayant encore jamais vu une race de mortels fifingulière dans fa figure , dans fes habits & dans fes manière9. Ils penchoient la tête, tantöt a droite, tantöt a gauche : ils avoient un ceil tourné en dedans, & 1'autre vers ie ciel. Leurs habits étoient bigarrés de figures du foleil , de la lune & des étoiles , & pariemés de violons , de flütes , de harpes, de trompettes , de guittarres, de luths, & de plufieurs autres inftrumens incon* nus en Europe. Je vis autour d'eux plufieurs domeftiques armés de veffies, attachées comme WW  a Laputa, Szc. 195 un fléau au bout d'un petit baton, dans lefquelles il y avoit une certaine quantité de petits poids Sc de petits cailloux. Ils frappoient de tems en tems avec ces verlies , tantöt la bouche , tantöt les oreilles de ceux dont ils étoient proche , Sc je n'en pus d'abord.deviner la raifon. Les efprits de ce peuple paroiffent fi diftraits , Sc fi piongés dans la méditation , qu'ils ne pouvoient ni parler, ni être attentifs a ce qu'on leur difoit, fans le fecours de ces veffies bruyantes dont on les frappoit, foit a la bouche , foit aux oreilles, pour les réveiller. C'eft pourquoi les perfonnes qui en avoient le moyen , entretenoient toujours un domeftique qui leur fervoit de moniteur , Sc fans lequel ils ne fortoient jamais. L'occupation de eet Officier, lorfque deux ou trois perfonnes fe trouvoient enfemble , étoit de donner adroitement de la veffie fur la bouche de celui a qui c'étoit a parler , enfuite fur 1'oreille droite de celui ou de ceux a qui le difcours s'adreffoit. Le moniteur accempagnoit toujours fon maitre lorfqu'il fortoit, Sc étoit obligé de lui donner de tems en tems de la veffie fur les yeux , paree que fans cela fes profondes rêveries Peuflént bientót mis en danger de tomber dans quelque précipice, de fe heurter contre quelque poteau , N '  194 V O Y A G Ë de pouffer les autres dans les rues, ou d'en être jetté dans le ruiffeau. On me fit monter au fommet de 1'ile, &C entrer dans le palais du roi, oü je vis fa majefté fur un tröne environné des perfonnes de la première diftinflion. Devant le tröne étoit une grande table couverte de globes , de fphères & d'infirumens de mathématiques de toute efpèce. Le roi ne prit point garde a moi, lorfque j'éntrai, quoique la foule qui m'accompagnoit fit un trés-grand bruit. Il étoit alors appliqué a rcYoudre un problême , & nous fümes devant lui au moins une heure entière a attendre que fa majefté eut fini fon opération. L avoit auprès de lui deux pages qui avoient des. veffies a la main, dont l'un, lorfque fa majefté eut ceiïé de travailler, le frappa doucement ck refpectueufement a la bouche , & 1'autre a 1'oreille droite. Le roi parut alors comme fe réveiller en furfaut, &c jettant les yeux fur moi, & fur le monde qui m'entouroit , il fe rappella ce qu'on lui avoic dit de mon arrivée peu de tems auparavant. II me dit quelques mots , & auffi-töt un jeune homme armé d'une veffie, s'approcha de moi, m'en donna fur 1'oreille droite. Mais je fis figne qu'il étoit inutile de prendre cette, peine , ce qui donna au roi & a toute la cour une  'A L A F U T A , &Ci Ï9f haute idee de mon intelügence. Le roi me fit diverfes queftions auxquelles je répondis , fans que nous nous entendiffions ni l'un, ni 1'autre. On me conduifit bientót après dans un appartement , ou 1'on mefervit a diner. Quatre perfonnes de diftinclion me firent Phonneur de fe mettre h table avec moi : nous eumes deux fervices chacun de trois plats. Le premier fer» vice étoit compofé d'une épaule de mouton coupé en triangle équilatérale ; d'une pièce de boeuf fous la forme d'un rhomboïde, & d'un boudin fous celle d'une cycloïde. Le fecond fervice fut deux canards reffemblans a deux violons, des fauciffes & des andouilles qui paroiffoient comme des flütes Sc des hautbois Sc un foie de veau, qui avoit 1'air d'une harpe; Les pains qu'on nous fervit avoient la figure de cónes, de cylindres, de parallélogrammes. Après le diner, un homme vint a moi de la part du roi, avec une plume, de 1'encre Sc du papier , & me fit entendre par des fignes qu'il avoit ordre de m'apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lefquelles j'écrivis fur deux colonnes un grand nombre de mots, avec la traduéfion vis-a-vis. II m'apprit auffi plufieurs phrafes courtes, dont il me fit connoïtre le fens, en faifant devant moi ce qu'elles fignihoient. Mort N ij  'ï9"5 Voyage maitre me montra enfuite dans un de fes livres ; la figure du foleil &c de la lu'ne , des étoiles , du zodiaque , des tropiques & des cerles polaires , en me difant le nom de tout cela, ainfi que de toutes fortes d'inftrumens de mufique , avec les termes de eet art convenables k chaque inftrument. Qaand il eut fini fa lecon , je compofai en mon particulier un très-joli petit dictionnaire de tous les mots que j'avois appris, & en peu de jours , graces a mon heureufe mémoire , je fus pafiablement la langue Laputienne. Un tailleur vint le lendemain matin prendre ma mefure. Les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu'en Europe. II prit d'abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle ; & puis avec la règle & le compas , ayant mefuré ma groffeur , & toute la proportion de mes membres , il fit fon calcul fur le papier , & au bout de fix jours , il m'apporta un habit trés-mal fait. II m'en fit excufe, en me difant qu'il avoit eu lé malheur de fe tromper dans fes fupputations. Sa majefté ordonna ce jour-la qu'on fit avancer fon ile vers Lagado , qui eft la capitale de fon royaume de terre ferme , & enfuite vers certaines villes & villages, pour recevoir les requêtes de fes fujets. On jetta pour cela plu-  a L a p u t a ; &c. I97* lieurs flcelles avec de petits plom.bs au bout, afin que le peuple attachat fes placets a ces ficelles , qu'on tiroit enfuite, &C qui fembloient en 1'air autant de cervolans. La connoiffance que j'avois des mathématiques , m'aida beaucoup a comprendre leurs fagons de parler , & leurs métaphores tirées laplupart des mathématiques , & de la mufique; car je fuis auffi un peu muficien (1). Toutes leurs idees n'étoient qu'en lignes & en figures, & leur galanterie même étoit toute géométrique. Si, par exemple , ils vouloient louer la beauté d'une fille , ils difoient que fes dents blanches étoient de beaux & parfaits parallélogrammes , que fes fourcils étoient un are charmant , ou une belle portion de eerde ; que fes yeux formoient une ellipfe admirable ; que fa gorge étoit dccorée de deux globes afymptotes, & ainfi du.refte. Le finus, la tangente, la ligne droite, la ligne courbe, le eöne, le cylindre, 1'ovale, la parabole, le diamètre,. le rayon, le centre, le point, font parmi eux (1) « 11 ne tiendra pas a moi ( dit 1'auteur du traite de » la pefanteur, dans une i'ettre inférée dans le Merc. dë» janvier 1727) que torn ie monde ne foit géomètre , Sc j> que la geometrie re devienne un ftyie de conves— » lation, comme la morale, .la pbyfique., rhiftoirs & la. » gazette i Ni».  Voyage des termes qui entrent dans le langage de 1'amour. Leurs maifons étoient fort mal baties : c'eft qu'en ce pays - la on méprife la géométriepratique, comme une chofe vulgaire & méchanique. Je n'ai j'amais vu de peuple fi fot, fi niais, fi mal-adroit dans tout ce qui regarde les aétions communes , & la conduite de la vie. Ce font outre cela les plusmauvais raifonneurs du monde; toujours prêts a contredire , fi ce n'eft lorfqu'ils penfent jufte, ce qui leur arrivé rarement, & alors ils fe taifent. Ils ne favent ce que c'eft qu'imagination , invention , portraits, & n'ont pas même de mots en leur langue, qui expriment ces chofes. Auffi tous leurs ouvrages , & même leurs poëfies , femblent des théorêmes d'Euclide. Plufieurs d'entr'eux , principalement ceux qui s'appliquent a 1'aftronomie, donnent dans 1'aftronomie judiciaire , quoiqu'ils n'ofent 1'avouer publiquement; mais ce que je trouvai de plus furprenant, ce fut 1'inclination qu'ils avoient pour la politique & leur curiofité pour les nouvelles. Ils parloient inceffamment d'affaires d'état, & portoient fansfacon leur jugement fur tout ce qui fe paffoit dans les cabinets des princes. J'ai fouvent remarqué le même caraclère dans nos mathématiciens d'Europe s  A L A P U T A , SlC. '199 fans avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre la mathématique Sc la poiitique, k moins que 1'on ne fuppofe que, comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand, celui qui fait raifonner fur un cercle tracé fur le papier, peut également raifonner fur la fphère du monde. Mais n'eft - ce pas plutot le défaut naturel de tous les hommes , qui fe plaifent ordinairement a parler Sc k raifonner fur ce qu'ils entendentle moins ? Ce peuple paroit toujours inquiet Sc allarmé; Sc ce qui n'a jamais troublé le repos des autres hommes, eft le fujet continue) de leurs craintes Sc de leurs frayeurs. Ils appréhendent 1'altëration des corps céleftes : par exemple , que la terre , par les approches continuelles du foleil, ne foit k la fin dévorée par les flammes de eet aftre terrible ; que ce flambeau de la nature ne fe trouve peu-a-peu encrouté par fon écume , Sc ne vienne k s'éteindre tout-a-fait pour les mortels; ils craignent que ia prochaine comète, qui, felon leur calcul , paroitra dans trenteun ans , d'un coup de fa queue ne foudroie la terre , Sc ne la réduife en cendres. Ils craignent encore que le foleil, k force de répandre des rayons de toutes parts, ne parvienne enfin a s'ufer, Si k perdre tout-a-fait fa fubftance. Voill les craintes ordinaires Sc les allarmes qui leur N iv  *ro V O Y A G É faétion pour moi de n'être plus en 1'air, & dé me trouver en terre ferme. Je marchai vers la ville fans aucune peine, & fans aucun embarras , étant vêtu comme les habitans , &C fachant affez bien 'a langue pour la parler. Je trouvai bientót le logis de la perfonne a qui j'étois recommandé. Je lui préfentai la lettre du grand fe>gneur , & j'en fus trés-bien recu. Cette perfonne qui étoit un fëigneur Balnibarbes, &C s'appeiloit Munodi, me donna un bel appartement chez lui , ou je logeai pendant mon féjour en ce pays , & oü je fus trés-bien traité. Le lendemain matin après mon arrivée, Munodi me prit dans fon carroffe pour me faire voir la ville, qui eft grande comme la moitié de Londres; mais les maifons étoient étrangement baties , &C la plupart tomboient en ruine, Le peuple couvert de haillons , marchoit dans les rues d'un pas précipité, ayant un regard farouche. Nous paflames par une des portes de la ville, 8c nous avancames environ trois mille pas dans la campagne, oü je vis un grand nombre de laboureurs qui travailloient a la terre avec plufieurs fortes d'inftrumens; mais je ne pus deviner ce qu'ils faifoient : je ne yoyois nulle part aucune apparence d'herbes ni de grain. Je priai mon conducteur de vou-  A Laput Aj èt&t Ut loir bien m'expliquer ce que prétendoicnt toutes ces têtes & toutes ces mains occupces k la ville & k la campagne, n'en voyant aucuri effet. Car en vérité je n'avo:s jamais trouvé t ni de terres fi mal cultivées , ni de maifons en fi mauvais état & fi délabrées, ni un peuple fi gueux , & fi milérable. . Le fëigneur Munodi avoit été plufieurs aiK nées gouverneur de Lagado: m lis par la cabalè des miniftres, il avoit été dépofé, au grand regretdu peuple. Cependant le tri 1'eftimoifcomme un homme qui avoit des intentions droites , mais qui n'avoit pas 1'eiprit de la Cour. Lorfque j'eus ainfi critiqué librement le pays & fes habitans , il ne me répondit autre chofe , fmon que je n'avois pas été affez long - tems parmi eux pour en juger, & que les différens peuples du monde avoient des ufages différens 2 il me débita plufieurs autres lieux communs femblables. Mais quand nous fümes dé retour chez lui , il me demanda comment jö trouvois fon palais; quelles abfurdités j'y remarquois; & ce que je trouvois k redire dans les habits & dans les manières de fes do^ meftiques. Il pouvoit me faire 'aifément cette queftion ; car chez lui tout étoit mag üfique,régulier & poli. Je répondis .que fa grandeur, O ij  A L A P U T A , &C 21 ƒ €toït d'une très-noble ftructure , les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bofquets, étoient tous difpofés avec jugement & avec goiït. Je donnai a chaque chofe des louanges , dont fon excellence ne parut s'appercevoir qu'après le fouper. Alors n'y ayant point de tiers, il me dit, d'un air fort trifte, qu'il ne favoit s'il ne lui faudroit pas bientót abattre fes maifons a la ville & a la campagne, pour les rebatir a la mode; & détruire tout fon palais, pour le rendre conforme au goüt moderne; mais qu'il craignoit pourtant de paffer pour ambitieux, pour fingulier, pour ignorant & capricieux; & peut-être de déplaire par-la aux gens de bien. Que je cefferois d'être étonné, quand je faurois quelques particularités qua j'ignorois. II me dit que, depuis environ quatre ans^ eertaines perfonnes étoient venues a Laputa > foit pour leurs affaires, foit pour leur plaifir, 82 qu'après cinq mois, elles s'en étoient retournées avec une très-légère teinture demathématiques^ mais pleines d'efprits volatils, recueillis dans eette région aérienne; que ces perfonnes, & leur retour, avoient comrhencé a défapprouverce qui fe paffoit dans le pays d'en bas, 8c avoient formé le projet de mettre les arts &z ks fciences fur un nouveau pied. Que poua? O ifj  ai8 Voyage de foleil a un prix raifonnable. Mais il fe plai- gnoit que fes fonds étoient petits, & il m'en- gagea a lui donner quelque chofe pour 1'en- courager. affai clans une autre chambre, mais je tournai vite le dos, ne pouvant endurer la mauvaife odeur. Mon conducteur me pouffa dedans, & me pria tout bas de prendre garde d'offenfer un homme qui s'en reffentiroit; ainfi je n'ofai pas même me boucher le nez. L'ingénieur qui logeoit dans cette chambre, étoit le plus ancien de Facadémie ; fon vifage & fa barbe étoient d'une couleur pale & jaune , Sc fes mains avec fes habits étoient couverts d'une ordure infame. Lorfque je lui fus préfenté, il m'embraffa très-étroitement; politeffe dont je me ferois bien paffé. Son occupation depuis fon entrée k Facadémie avoit été de tacher de faire retourner les excrémens humains a la nature des a'imens dont ils étoient tirés par la féparation des parties diverfes , & par ia dépuration de la teinture que Fexcrément re9oit du fiel, 6i qui caufe fa mauvaife odeur. On lui donnoit toutes les femaines , de la part de la compagnie , tfh plat rempli de matières , environ de la grandeur d'un baril de Briftol. J'en vis un autre occupéa calciner la glacé  V O T A G 5 ïe champ fix eens & plus de ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds Sc de leur mufeau , mettoient en très-peu de tems la terre en état d'être enfemencée, & Fengraiffoient auffi, en lui rendant ce qu'ils y avoient pris. Par malheur on en avoit fait Pexpérience, & outre qu'on avoit trouvé le fyftême coüteux Sc embarraffant, le champ n'avoit prefque rien produit. On ne doutoit pas néanmoins que cette invention ne put être d'une trés-grande conféquence & d'une vraie utilité. Dans une chambre vis - a - vis, logeoit un homme qui avoit des idéés contraires par rapport au même objet. II prétendoit faire mar-: cher une charme fans bceufs & fans chevaux, mais avec le fecours du vent; & pour cela il avoit conftruit une charme avec un mat Sc des voiles. II foutenoit que par Ie même moyen il feroit aller des charrettes Sc des caroffes; Sc que dans la fuite on pourroit courir la pofte en chaife, en mettant a la voile fur terre comme fur mer; que puifque fur la mer on alloit a tous vents, il n'étoit pas difficile de faire la même chofe fur la terre. . Je paffai dans une autre chambre qui étoit toute tapiffée detoiles d'araignées, & oii il y avoit a peine un petit efpace pour donner paffage a Pouyrier. Dés qu'il me vit, il cria; pre-  Üh'ez garde de rompre mes toiles! Je 1'entretihs^ -6c il me dit que c'étoit une chofe pitoyable que 1'aveuglement ou les hommes avoient été jufqu'ici par rapport aux vers a foie, tandis qu'ils avoient a leur difpofition tant d'infecres domeftiques, dont ils ne faifoient aucun ufage, & qui étoient néanmoins préférables aux vers k foie qui ne favoient que filer , au lieti que 1'araignée favoit tout enfemble filer & ourdir. II ajouta que 1'ufage des toiles d'araignées épargneroit encore dans la fuitè les frais de la teinture ; ce que je concevrois aifément, lorfqu'il m'auroit fait voir un grand nombre de mouches de couleurs diverfes & charmantes, dont il nourriffoit fes araignées; qu'il étoit certain que leurs toiles prendroient infailliblement la couleur de ces mouches; & que comme il en avoit de toute efpèce, il efpéroit auffi avoir bientót des toiles capables de fatisfaire par leurs cou-j leurs tous les goüts différents des hommes, auffi-tót qu'il auroit pu trouver une certaine nourriture fuffifamment glutineufe pour fes mouches, afin que les fils de 1'araignée en acquiffent plus de folidité & de force. Je vis enfuite un célebre aftronome qui avoit entrepris de placer un cadran a la pointe du grand clocher de Ja maifon de ville, ajufjant de telle manière les mouvemens diurnej'  lia V O Y A 6 Ë & annuels du foleil avec le vent, qu'ils puf* fent s'accorder avec le mouvement de la girouette. Je me fentois depuis quelques momens une legére douleur de colique, lorfque mon conducteur me fit entrer fort a propos dans la chambre d'un grand médecin qui étoit devenu trèscélebre par le fecret de guérir la colique d'une manière tout-a-fait merveilleufe. II avoit un grand foufflet, dont le tuyau étoit d'yvoire: c'étoit en infmuant p'ufieurs fois ce tuyau dans 1'anus qu'il préten doit, pa r cette efpèce de clyftère de vent, attirer tous les vents intérieurs , & purger ainfi les entrailles attaquées de la colique : il fit fon opération fur un chien qui par malheur en creva fur le champ ; ce qui déconcerta fort notre doéteur, & ne me fit pas naïtre 1'envie d'avoir recours a fon remède. Après avoir vifite le batiment des arts, je paffai dans 1'autre corps-de logis, oii étoient les faifeurs de fyftêmes pór rapport aux fciences. Nous entrames d'abord dans 1'école du langage , oü nous trouvames trois académiciens qui raifonnoient enfemble fur les moyens d'em« bellir la langue. L'un d'eux étoit d'avis, pour abréger le difcours , de réduire tous les mots en fimples monofyllabes, & de banair tous les verbts&tous les participes.  a L a put a , Sec. lij" 8 L'autre alloit plus ioin , & propofoif une manière d'aboir tous les mots , enforte qu'on raifonneroit fans parler. Ce qui feroit très-favorable k la poitrine, paree qu'il eft clair qu'a force de parler, les poumons s'ufent, & la fanté s'altère. L'expédient qu'il trouvoit , étoit de porter fur foi toutes les chofes dont on voudroit s'entretenir. Ce nouveau fyftême, dit-on, auroit été fuivi , fi les femmes ne s'y fuffent oppofées. Plufieurs efprits fupérieurs de cette académie ne laiffoient pas néanmoins de fe conformer a cette manière d'exprimer les chofes par les chofes même , ce qui n'étoit embarraffant pour eux , que lorfqu'ils avoient k parler de plufieurs fujets différens : alors il leur falloit apporter fur leur dos des fardeaux énormes, a moins qu'ils n'euffent un ou deux valets bien forts , pour s'épargner cette peine. Ils prétendoient que fi ce fyftême avoit lieu, toutes les nations pourroient facilement s'entendre , (ce qui feroit d'une grande commodité)&qu'on ne perdroit plus le tems k apprendre des langues étrangères. De-la nous entrames dans 1'école de mathématiques dont te maitre enfeignoit a fes difciples une méthode que les Européens auront de la peine a s'imrrginer. Chaque propofition , chaque démonftration étoit écrite fur du pain  Voyage a chanter, avec une certaine encre de telntürë céphahque. L'écoliera jeun étoit obligé, après avoir avalé ce pain h chanter, de s'abftenir de boire & de manger pendant trois jours, enfortè cue le pain a chanter étant digéré, la teinture céphahque put monter au cerveau, & y portef avec elle la propofvtion & la demonftration. Cette méthode , il eft vrai , n'avoit pas eu beaucoup de fuccès jufqulci ; mais c'étoit difoit-on, paree que 1'on s'étoit trompé qdelque peu clans le q. f. c'eft-a-dire, dans la mefure de Ia dófé; ou paree que les écoüers malins & mdcciles fiifoient feulement femblant d'avaler le bolus, ou bien paree qu'ils alloient trop tot a la telle, ou qu'ils mangeoient en caehette pendant les trois jours. CHAPITRE V L Suite de la defcripdon de t académie. Je ne fus pas fort fatisfait de 1'école de politique, que je vifitai enfuite. Ces doaeurs me parurent peu fenfés; & la vue de telles perfonnes a le don de me rendre toujours mélancchque. Ces hommes extravagants foutenoient que les grands devoient choifir pour leurs  A L A P U T A, &C 225 leurs favoris, ceux en qui ils remarquoient plus de fageffe, plus de capacité, plus de vertu, &C qu'ils devoient avoir toujours en vue lè bien public , récompenfer le mérite, le favoir, Fhabileté &C les fervices: ils difoient encore que les princes devoient toujours donner leur confiance aux perfonnes les plus capables & les plus expérimentées , & autres pareilles fottifes & chimères, dont peu de princes fe font avifés jufqu'ici, ce qui me confirma la vérité de cette penfée admirable de Cicéron ; qu'il n'y a rien de fi abfurde qui n'ait été avancé par quelque philofophe. Mais tous les autres membres de 1'académïe ne reifembloient pas a ces originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d'un efprit fublime, qui poffédoit a fond la fcience du gouvernement. II avoit confacré fes veilles jufqu'ici, a découvrir les caufes des maladies d'un état, & a trouver des remèdes pour guérir les mauvais tempéramens de ceux qui adminiftrent les affaires publiques. On convierit, difoit-il, que le corps naturel & le corps politique ont entre eux une parfaite analogie. Donc l'un & 1'autre peuvent être traités avec les mêmes remèdes. Ceux qui font a la tête des affaires ont fouvent les maladies qui fuivent. Ils font pleins d'humeurs en mouvement, qui P  22(5 Voyage leur affoibliffent la . tête & le cceur , & leur caufent quelquefois des convulfions & des contraéfions de nerfs a la main droite, une faim canine , des indigeftions , des vapeurs , des délires, & autres fortes de maux. Pour les guérir, notre grand médecin propofoit, que lorfque ceux qui manient les affaires d'état feroient fur Ie point de s'affembler , on leur tateroitle pouls, & que par-la on tacheroit de connoitre la nature de leur maladie ; qu'enfuite la première fois qu'ils s'affembleroient encore, on leur envoyeroit, avant la féance , des apothicaires avec des remèdes aftringens, palliatifs , laxatifs, céphalalgiques , hyftériqnes, apophlegmatiques, acouftiques , &c. felon la qualité du mal, & en réitérant toujours le même remède a chaque féance. L'exécution de ce projet ne feroit pas d'une grande dépenfe, & feroit, felon mon idéé, très-utile dans les pays oh les états & les pariemens fe mêlent des affaires d'état: elle procureroit 1'unanimité , termineroit les différens, ouvriroit la bouche aux muets, la fermeroit aux déclamateurs , calmeroit 1'impétuofité des jeunes fénateurs, échaufferoit la froideur des vieux, réveilleroit les flupides, rallentiroit les étourdis. Et pai'ce que 1'on fe plaint ordinairement que  A L A P U X A, &C. lij les favoris des princes ont la mémoire courté & malheureufe, le même doéteur vouloit que quiconque auroit affaire a eux, après avoir expofé le cas en très-peu de mots, eut la liberté de donner a M. le favori ,' une chiquenaude dans le nez , un coup de pied dansle ventre , de lui tirer les oreilles, ou de lui fïcher une épingle dans les feffes, & tout cela pour Pempêcher d'oublier 1'afFaire dont on lui auroit parlé; enforte qu'on pourroit réitérer de tems en tems le même compliment, jufqu'a ce que la chofe fut accordée ou refufée tout-a-fait. II vouloit auffi que chaque fénateur, dans ï'affemblée générale de la nation , après avoir propofé fon opinion , & avoir dit tout ce qu'il auroit a dire pour la foutenir, fut obligé de conclure a la propofition contradi&oire , paree qu'infailliblement le réfultat de ces affemblées feroit par - la trés - favorable au bien public. Je vis deux académiciens difputer avec chaleur fur le moyen de lever des impöts fans faire murmurer lés peuples. L'un foutenoit que la meilleure méthode feroit d'impofer une taxe fur les vices, & fur les folies des hommes , & que chacun feroit taxé fuivant le jugement &C 1'eftimation de fes voifins. L'autre académicien étoit d'un fentiment entièrement oppofé , &C P ij  Voyage prétendoit, au contraire, qu'il falloit taxer les belles qualités'du corps & de 1'efprit, dont chacun fe piquoit, & les taxer plus ou moins felon leurs degrés, enforte que chacun feroit fon propre juge , & feroit lui-même fa déclaration. La plus forte taxe devoit être impofée fur les mignons de Vénus, fur les favoris du beauxfexe, a proportion des faveurs qu'ils auroient recues, & 1'on s'en devoit rapporter encore fur cetarticle k leur propre déclaratïon. II falloit auffi taxer fortement 1'efprit & la valeur, felon 1'aveu que chacun feroit de ces qualités. Mais a 1'égard de 1'honneur, de ia probité, de la fageffe, de la raodeftie, on exemptoit ces vertus de toute taxe, vu qu'étant trop rares., elles ne rendroient prefque rien ; qu'on ne rencontreroit perfonne qui voulüt avouer qu'elles fe trouvalTent _dans fon voifin, & que prefque perfonne auffi n'auxoit reffronterie de fe les attribuer a. lui-même. On devoit pareiliement taxer les dames k proportion de leur beauté, de leurs agrémens, & de leur bonne grace, fuivant leur propre efiimation , comme on faifoit k 1'égard des hommes. Mais pour la fidélité , la fincérité, le bon fens, & le bon naturel des femmes, comme elles ne s'en piquent point, cela ne devoit rien payer du tout; paree que tout ce qu'on en  A L A P U T A, &C 235 deux compagnons nullement embarraffés, paree qu'ils étoient faits a ces rnanières, je commencai a prendre courage, & racontai a fon akeffe les différentes aventures de mes voyages, non fans être troublé de tems en tems par ma fotte imagination, regardant fouvent autour de moi a' gauche & a droite, & jettant les yeux fur le lieu ou j'avois vu les phantömes difparoïtre. J'eus 1'honneur de diner avec le gouverneur qui nous fit fervir par une nouvelle troupe de fpeöres. Nous fümes a table jufqu'au coucher du foleil; & ayant prié fon alteffe de vouloir bien que je ne couchaffe pas dans fon palais, nous nous retirames mes deux amis & moi, & allames chercher un lit dans la ville capitale qui eft proche. Le lendemain matin , nous revinmes rendre nos devoirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous reftames dans cette ile , je vins a me familiarifer tellement avec les efprits, que je n'en eus plus de peur du tout, ou du moins, s'il m'en reftoit encore un peu, elle cédoit a ma curiofité. J'eus bïen-töt une occafion de la fatisfaire, & le leöeur pourra juger par-la que je fuis encore plus curieux que poltron. Son alteffe me dit un jour de lui nommer tels morts qu'il me plairoit, qu'il me les feroit venir, & les obligeroit de répondre a toutes les queftions que je leur voudrois faire, a condi-  A L A P U T A , &C. 241 fous leur règne, ils n'avoient jamais récompenfé ni élevé aucun homme de mérite, fi ce n'eft une fois que leur miniftre les trompa, & fe trompa lui même fur cet article ; qu'en cela ils avoient eu raifon,la vertu étant une chofe trèsincommode a la cour. J'eus la curiofité de m'informer par quel moyen un grand nombre de perfonnes étoient iparvenues a une très-hautefortune. Jemebornai a ces derniers tems, fans néanmoins toucher au tems préfent, de peur d'offenfer même les étrangers ( car il n'eft pas néceffaire que j'avertiffe qiie tout ce que j'ai dit jufqu'ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je visie parjure , Poppreffion, la fubornation, Ja perfidie, le pandarifme (1) & autres pareilles bagatelles qui méritent peu d'attention. Mais ce qui en mérite davantage , c'eft que plufieurs confeffèrent qu'ils devoient leur élevation a la facilité qu'ils avoient eue; les uns , de fe prêter aux plus horribles débauches; les autres, de livrer leurs femmes & leurs filles; d'autres, de trahir leur patrie &leur fouverain; & quelques-uns de fe fervir du poifon. Après ces découvertes, je crois qu'on me pardonnera d'a- (1) En angiois pandarifm , mot forgé , qu'on rend ici fans le traduire, & qui s'entend aifément. Q  241 Voyage voir déformais un peu moins d'eftime Sc de ve> nération pour )a grandeur que j'honore & refpeöe naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire k 1'égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans unrangfupérieur. J'avois lu dans quelques livres que des fujets avoient rendu de grands fervices a leur prince & a leur patrie. J'eus envie de les voir; mais on me dit qu'on avoit oublié leurs noms, & qu'on fe fouvenoit feulement de quelques-uns, dont les hiftoriens avoient fait mention, en les faifant paffer pour des traïtres & des frippons. Ces gens de bien, dont on avoit oublié les noms x parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié & en mauvais équipage: ils me dirent qu'ils étoient tous morts dans la pauvreté & dans la difgrace, & quelques-uns même fur un échafaud. Parmi ceux-ci je vis un homme, dont le cas me parut extraordinaire, qui avoit k cöté de lui un jeune homme de dix-huit ans. II me dit qu'il avoit été capitaine de vaiffeau pendant plufieurs années; &i que dans le combat naval d'Actium, il avoit enfoncé la première ligne , coulé a fond trois vaiffeaux du premier rang , & en avoit pris un de la même grandeur, ce qui avoit été la feule caufe de la fuite d'Antoine & de 1'entière défaite de fa flotte; quele jeune  a La f u t a , Szc. 243 homme qui étoit auprès de lui, étoit fon fils unique qui avoit été tué dans le combat. II m'ajouta que la guerre ayant été terminée, il vint a Rome pour folliciter une récompenfe, Sc demander le commandement d'un plus gros vaiffeau, dont le capitaine avoit péri dans le combat. Mais que, fans avoir égard a fa demande , cette place avoit été donnée a un jeune homme qui n'avoit encore jamais vu la mer , fils d'un certain afFranchi qui avoit fervi une des maitreffes de l'empereur; qu'étant retourné a fon département, on 1'avoit accufé d'avoir manqué a fon devoir, Sz que le commandement de fon vaiffeau avoit été donné a un page , favori du vice-amiral Publicola : qu'il avoit été alors obligé de fe retirer chez lui a une petite terre , loin de Rome, & qu'il y avoit fini fes jours. Defirant favoir fi cette hiftoire étoit véritable , je demandai a voir Agrippa , qui dans ce combat avoir été 1'ami* ral de la flotte victorieufe. II parut, & me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta des circonffances, que la modeftie du capitaine avoit omifes. Comme chacun des perfonnages qu'on évoquoit, paroiffoit tel qu'il avoit été dans le monde, je vis, avec douleur combien depuis cent ans, le genre humain avoit dégénéré,  244 Voyage combien la débauche avec toutes fes conféquences, avoit altényles traits du vifage , rappetiffé les corps , retiré les nerts, relaché les mufcles , effacé les couleurs , & corrompu la chair des Anglois. Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens payfans , dont on v-ante tant la fimplicité, Ia fobriété, la juftice , 1'efprit de liberté, la valeur & 1'amour pour la patrie. Je le vis , & ne pus m'empécher de les comparer avec ceux d'aujourd'hui, qui vencient, a prix d'argent, leurs fuffrages dans 1'éleaion des députés au parlement, & qui fur ce point ont toute la finefle &c tout le manége des gens de cour. CHAPITRE VIII. Retour de l'auteur d Maldonada. II fait voile pour le royaume de Luggnagg. A fon arrivée, il efl arrêté & conduit d la cour. Comment il y efl rcgu. Le jour de notre départ étant arrivé , je pris congé de fon alteffe le gouverneur de Glubbdubdrib , & retournai avec mes deux compagnons a Maldonada , oü après avoir attendu  A L A P U T A f SlC. 14 f quinz-e jours, je m'embarquai enfin clans un navire qui partoit pour Luggnagg, Les deux gentilshommes, & quelques autres perfonnes encore eurent 1'honnêteté de me fournir les provifions néceffaires pour ce voyage , 6c de me conduire jufqu'a bord. Nous effuyames une violente tempête & fümes coniraints de gouverner au nord, pour pouvoir jouir d'un certain vent marchand, qui fouffle en cet endroifr dans 1'efpace de foixante lieues. Le ir avrit 1709 , nous entnrmes dans la rivière de Clumegnig , qui eft une ville port de mer, au fud* eft de Luggnagg. Nous jettames 1'ancre a une lieue de la ville , & donnames le fignal pour faire venir un pilote. En moins dame demiheure, il en vint deux k bord qui nous guidèrent au milieu des écueils 6i des rochers qui font très-dangereux dans cette rade & dans le paffage qui conduit k un baffin oü les vaiffeaux font en füreté, ck qui eft éloignédes murs de la ville de la longueur d'un cable. Quelques-uns de nos matelots, foit partrahifon , foit par imprudence , dirent aux pilotes que j'étois un étranger Sc un grand ,voyageur< Ceux-ci en avertirent le commis de la douane •> qui me fit diverfes queftions dans-la langue Balnibarbienne, qui eft entendue en cette ville, a caufe du commerce, 6c fur-tout par les gens™ Q H  i4 Voyage de mer & les douaniers. Je lui répondis en peu de mots, & lui fis une hiftoire auffi vraifemblable & auffi fuivie qu'il me fut poffible. Mais je crus qu'il étoit néceffaire de déguifer mon pays, & de me dire Hollandois, ayant deffein d'aller au Japon, ou je favois que les Hollandois feuls étoient regus. Je dis donc au commis qu'ayant fait naufrage a la cöte des Balnibarbes, & ayant échoué fur un rocher, j'avois été dans 1'ile volante de Laputa, dont j'avois fouvent oui parler, & que maintenant je fongeois a me rendre au Japon , afin de pouvoir retourner de-la dans mon pays. Le commis me dit qu'il étoit obligé de m'arrêter, jufqu'a ce qu'il eut recu des ordres de la cour, ou il alloit écrire immédiatement, & d'oii il efpéroit recevoir réponfe dans quinze jours. On me donna un logement convenable , & on mit un fentinelle' a ma porte. J'avois un grand jardin pour me promener , & je fus traite affez bien aux dépens du roi. Plufieurs perfonnes me rendirent vifite, excitées par la curiofité de voir un homme qui venoit d'un pays très-éloigné, dont ils n'avoient jamais entendu parler. Je fis marché avec un jeune homme de notre vaiffeau, pour me fervir d'interprète. II étoit natifde Luggnagg; mais ayant paffe plufieurs années a Maldonada , il favoit parfaitementles  A L A P U T A, &C. 147 deux langues. Avec fon fecours , je fus en état d'entretenir tous ceux qui me faiioient 1'honneur de me venir voir, c'eft-a-dire , d'entendre leurs queftions, & de leur faire entendre mes réponfes. Celle de la cour vint au bout de quinze jours , comme on Pattendoit; elle portoit un ordre de me £iire conduire avec ma fuite, par un détachement de chevaux a Traldragenbb ou Trildragdrib , car autant que je m'en puis fouvenir, on prononce des deux manières. Toute ma fuite confiftoit en ce pauvre garcon qui me fervoit d'interprète, & que j'avois pris a mon fervice. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devanca d'une demi-journée, pour donner avis au roi de mon arrivée prochaine, & pour demander afa majefté le jour & Pheure que je pourrois avoir 1'honneur & le plaifir de lécher la pouffière du pied de fon tröne. Deux jours après mon arrivée , j'eus audience; & d'abord on me fit coucher & ramper fur le ventre , & balayer le plancher avec ma langue, a mefure que j'avancois vers le tröne du roi. Mais paree que j'étois éiranger, on avoit eu Phonnêteté de nettoyer le plancher , de manière que la pouffière ne me put faire de peine. C'étoit une grace particulière , qui ne s'accordoit pas même aux perfonnes du, Qiv  Voyage premier rang , lorfqu'ils avoient 1'honneur d'être recus k I'audience de fa majefté. Quelquefois même on laiffoit exprès le plancher très-fale & très-couvert de pouffière, lorfque ceux qui venoient k I'audience avoient des ennemis k la cour. J'ai une fois vu un fëigneur avoir la bouche fi pleine de pouffière,&& fi foiullée de 1'ordure qu'il avoit recueillie avec *a langue, que quand il fut parvenu au tröne, d liii fut impoffible d'articuler un feul mot. A ce malheur il n'y a point de remède; car il eft défendu , fous des peines très-grièves, de cracher ou de s'effuyer la bouche en préfence du roi. I! y a même en cette cour un autre ufage que je ne puis du tout approuver. Lorfque le roi veut faire mourir quelque fëigneur ou quelque courtifan d'une manière qui ne le deshonore point, il fait jetter fur le plancher une certaine poudre brune qui eft empoifonnée , & qui ne manque point de le faire crever dou'cement & fans éclat au bout de vingt - quatre heures. Mais pour rendre juftice k ce prince , a fa grande douceur, & k la bonté qu'il a de ménager la vie de fes fujets , il faut dire k fon honneur, qu'après de femblables exécutions , d a coutume d'ordonner très-expreffément de bien balayer le plancher, en forte que fi fes domeftiques 1'oublioient, ils courroient rifque  A L A P U T A , &C. 249 de tomber dans fa difgrace. Je le vis un jour condamner un petit page a être bien fouetté, pour avoir malicieufement negligé d'ayertir de balayer dans le cas dont il s'agit ; ce qui avoit été caufe qu'un jeune fëigneur de grande efpérance avoit été empoifonné. Mais le prince plein de bonté voulut bien encore pardonner au petit page , & lui épargner le fouet. Pour revenir a moi , lorfque je fus a quatre pas du tröne de fa majefté , je me levai fur mes genoux, & après avoir frappé fept fois la terre de mon front, je prononcai les paroles fuivantes que la veille on m'avoit fait apprendre par cceur : Ickpling Glojftrobb fgnutferumm blhiopm lashnalt, qynn tnodbaïkguffh Jlhiophad gurdlubb asht. C'eft un formulaire établi par les loix de ce royaume , pour tous ceux qui font admis a I'audience , & qu'on peut traduire ainfi. Puiffe votre célefte majefté furvivre au foleil. Le roi me fit une réponfe que je ne compris point , & a laquelle je fis cette réplique , comme on me 1'avoit apprife : Fluft drin Valerick dwuldom prajlrod mirpush ; c'eft- adire : Ma langue eft dans la bouche de mon ami. Je fis entendre par-la que je defirois me fervir de mon interprète: alors on fit entrer ce jeune gargon dont j'ai parlé, & avec fon fecours je répondis a toutes les queftions que  i$o Voyage fa majefté me fit pendant une demi-heure. Je parlois Balnibarbien, & mon interprète rendoir mes paroles en Luggnaggien. Le roi prit beaucoup de plaifir a mon entretien, & ordonna a fon Bliffmarklub ou chambelan de faire préparer un logement dans fon palais pour moi & pour mon interprète, & de me donner une fomme par jour pour ma table , avec une bourfe pleine d'or pour mes menus plaifirs. Je demeurai trois mois en cette cour, pour obéir a fa majefté , qui me combla de fes bontés, & me fit des offres très gracieufes, pour m'engager a m'établir dans fes états; mais je crus devoir le remercier, & fonger plutöt a retourner dans mon pays, pour y finir mes jours auprès de ma chère femme privée depuis longtems des douceurs de ma préfence. CHAPITRE IX. Des Struldbruggs ou lmmortels. Les Luggnaggiens font un peuple trés - poli & très-brave; & quoiqu'ils ayent un peu de cet orgueil qui eft commun a toutes les nations de 1'Orient, ils font néanmoins honnêtes &c civils  2.58 Voyage qu'en un mot, je porterois toutes les fcienqes Sc tous les arts a leur dernière perfeclion. Lorfque j'eus fini mon difcours, celui qui feul 1'avoit entendu , fe tourna vers la compagnie , Sc leur en fit le précis dans le langage du pays; après quoi ils fe mirent a raifonner enfemble un peu de tems, fans pourtant témoigner, au moins par leurs geftes & leurs attitudes, aucun mépris poür ce que je venois de dire. A la fin cette même perfonne qui avoit réfumé mon difcours, fut priée par la compagnie d'avoir la charité de me défiller les yeux, Sc de me déconvrir mes erreurs. II me dit d'abord que je n'étois pas le feul étranger qui regardat avec étonnement & avec envie 1'état des Struldbruggs, qu'il avoit trouvé chez les Balnibarbes Sc chez les Japonois a peu-près les mêmes difpofitions ; que le defir de vivre étoit nature! a 1'homme; que celui qui avoit un pied dans le tombeau s'effbrcoit de fe tenir ferme fur 1'autre; que le vieillard le plus courbé fe repréfentoit toujours un lendemain Sc un avenir, Sc n'envifageoit la mort que comme un mal éloigné Sc a fuif; mais que dans 1'ile de Luggnagg on penfoit bien autrement, Sc que 1'exemple familier Sc la vue continuelle des Struldbruggs avoit préfervé les habitans de cet amour infenfé de la vie.  z6o Voyage mais qu'ils n'aimoient qu'eux-mêmes ; qu'ils tenoncoient aux douceurs de 1'amitié ; qu'ils n'avoient plus même de tendrefTe pour leur enfans ; & qu'au-dela de la troifième génération , ils ne reconnoiffoient plus leur poftérité, que 1'envie Sc la jaloufie les dévoroit fans ceffe; que la vue des plaifirs fenfibles , dont jouiffent les jeunes mortels, leurs amufemens , leurs amours , leurs exercices , les faifoient en quelque forte mourir a chaque infiant: que tout, jufqu'a la mort même des vieillards qui payoient le tribut a la nature , excitoit leur envie, Sc les plongeoit dans le défefpoir; que pour cette raifon , toutes les fois qu'ils voyoient faire des funérailles,ils maudiffoient leur fort, Si fe plaignoient amérement de la nature qui leur avoit refufé la douceur de mourir, de finir leur courfe ennuyeufe, Sc d'entrer dans un repos éternel; qu'ils n'étoient plus alors en état de cultiver leur efprit Sc d'orner leur mémdire; qu'ils fe reffouvenoient tout au plus de ce qu'ils avoient vu Sc appris dans leur jeuneffe Sc dans leur moyen age ; que les moins miférables Sc les moins a plaindre étoient ceux qui radotoient, qui avoient tout-a-fait perdu la mémoire , Sc étoient réduits a 1'état de 1'enfance, qu'au moins on prenoit alors pitié de leur trifte fituation, Sc qu'on lëur dopnoit tous les fecours dont ils avoient befoin dans leur imbéciilité.  A L A P U T A, &C l6t Lorfqii'un Struldbrugg ( ajouta-t-il) s'eft maric a une StruldBrugge , le mariage, felon les loix de 1'état, eft diffous, dès que !e plus jeune des deux eft parvenu a 1'age de quatre - vingt ans. 11 eft jufte que de malheureux humains condamnés, malgré eux,& fans Favoir mérité, ;j vivre éternellement, ne foient pas encore , pour furcroit de difgrace, obligés de vivre avec une femme éfernelle. Ce qu'il ya de plus frifte, eft qu'après avoir atteint cet age fatal, ils font regardés comme morts civilement: leurs héritiefs s'emparent de leurs biens;ils font mis en tutelle , ou plutöt ils font dépouillés de tout, &, réduits a une fimple penfion alimentaire , (loi très-jufte, a caufe de la fordide avance ordinaire aux vieillards.) Les pauvres font entretenus aux dépens du public, dans une maifon appeliée 1'höpital des pauvres immortel's. Un immortel de quatre-vingt ans ne peut plus exercer de charge ni d'emplpi, ne peut négocier, ne peut cortracter, ne peut acheter ni vendre, & fon témoignage même n'eft point recu en juftice. Mais lorfqn'ils font parvenus a quatre-vingtdix ans , c'eft encore bien pis. Toutes leurs dents & tous leurs cheveux tombent, ils perdent Ie goüt des alimens , &C ils boivent & mangent fans aucun plaifir. Ils perder t la mé- R uj  Voyage moiré des chofes les plus aïfées a retenir, &z oubhent le nom de leurs amis & quelquefois leur propre nom. ïl leur eff pour cette raifon jnutiie de s'amufet a lire , puifque lorfqa'ils veulent lire une phrafe de quatre mots, ils Oubliqpt les dettx premiers , tandis qu'ils lifent les deux derniers. Par la même raifon , il leur eft ïmpoffiblp de s'entretenir avec perfonne. D'ailleurs, comme la langue de ce pays eft ftrette a de fréquents changements, les Struldbruggs nés dan, un fiècle, ont beaucoup de p ine ii entendre le langage des hommes nés dans un autre fiècle, & ils lont toujours comme étrangers dans leur patrie, Te! fut le détail qu'on me fit au fujet des jmmortels de ce p;:ys . défail qui me furpritextrêmement. On m'en montra dans la fuite cinq ou fix , & j'avoue que je n'ai j rmais fiemyu de filaid, &r de fi dégoutant; !es femmes furDut étoient affreufts; je m'imag'nai voir des fpeelres. Le hdteur peut bien croire que je perdis a ors tout-a-fait 1'envie de devenir immortela ce priï, J'eus bien de la honte de toutes les folies imagihations auxqiulles je m'étois abandoni é, fur le fyftême d'une vie éternelle en ce bas monde,' Le roi ayant appris cc qui s'étoit paffe dans  a La p u t a , &c. léf . Le fix de juillet mil fept cent neuf, je pris congé en cérémonie de fa majefté, &C dis adieu a tous les ami» que j'avois a fa cour. Ce prince ine fit conduire par un détachement de fes gardes jufqu'au port de Glanguénftald , fitué au fiid-oueft dé 1'ïle. Au bout de fix jours , je trouvai un vaiffeau prêt a 'me tranfporter au J-ipon ; je montai fur ce vaiffeau; & notre voyage ayant duré cinquante jours, nous débarquames enfin h un petit port nommé Xamofzi, au fud oueft du Japon, Je fis voir d'abord aux officiers de la douane, la lettre dont j'avois 1'honneur d'être chargé de ia part du roi de Luggnagg pour fa majefté Japonoife. Ils connurent tout d'un coup le fceau de fa majefté Luggnaggienne dont 1'empreinte repréfentoit un roi foutenant un pauvre eftropié, & 1'aidant a marcher. Les magiftrats de la ville, fachait que j'étois porteur de cette augufte lettre , me trai.tèrent en miniftre, èz me fournirent une voiture pour me tranfporter a Yedo , qui eft la capitale de 1'empire. La j'eus audience de fa majefté impériale , & 1'honneur de lui préfenter ma lettre, qu'on ouvrit publiquement avec de grandes cérémonies , &z que l'empereur fe1 fit auffi-töt expiiqner par fon interprète. A'ors fa majefté me fit dire, par ce même interprète, que j'euffe  lós 'Voyage h lui demander quelque grace ; & qu'en confidération de fon trés - cher frère le roi de Luggnagg, il me Paccorderoit auffi-töt. Cet interprète, qui étoit ordinairement employé dans les affaires du commerce avec les Hollandois, connut aifément a mon air que j'étois Européen , & pour cette raifon me rendit en langue Hollandoife les paroles de fa majefté. Je répondis que j'étois un marchand de Hollande, qui avois fait naufrage dans une mer éloignée ; que depuis j'avois fait beaucoup de chemin par terre & par mer , pour me rendre a Luggnagg , & dela dans 1'empire du Japon , oü-je favois que mes compatriotes les Hollandois faifoient commerce ; ce qui me pourroit procurer 1'occafion de retourner en Europe ; que je fuppliois donc fa majefté de me faire ' cpndiiire en füreté a Nangafaki. Je pris en même-tems la liberté de lui demander encore une autre .grace. Ce fut qu'en confidérarion du roi du Luggnagg, qui me faifoit 1'honneur de me protéger on voulüt bien me difpenfer de la cérémonie qu'on faifoit pratiquer a ceux de mon pays & ne point me contraindre a fouJef aux pieds le crucifix , n'étant venu au Japon que pour paffer en Europe, & non pour y trafiquer. Lorfque 1'interprète eut expofé a fa majefté  A L A P U T A, &C. 267 Japonoife cette dernière grace que je demandois , elle parut furprife de ma propofition , & répondit que j'étois le premier homme de mon pays, a qui un pareil fcrupule füt venu k 1'efprit; ce qui le faifoit un peu douter que je fuffe véritablement Hollandois, comme je 1'avois affuré, & le faifoit plutöt foupconner que j'étois.chrétien. Cependant l'empereur goutant la raifon que je lui avoisalléguée, & ayant principalement égard a la recommandation du roi de Luggnagg , voulut bien par bonté compatir a ma foibleffe & a ma fingularité, pourvu que je gardaffe des mefures pour fauver les apparences. II me dit qu'il donneroit ordre aux jofficiers prépofés pour faire oblerver cet ufage, de me laiffer paffer & de faire femblant de m'avoir oublié. II ajouta qu'il étoit demon intérêt de tenir la chofe fecrete , paree qu'infaillibleblement les Hollandois mes compatriotes me poignarderoient dans le voyage , s'ils venoient k favoir la difpenfe que j'avois obtenue , & le fcrupule injurieux que j'avois eu de les imker. Je rendis de trés-humbles actions de graces a fa majeüé de cette faveur fingulière ; & quelques troupes étant alors en marche pour fe rendre a Nangafaki, l'officier commandant eut ordre de me conduire en cette ville , avec une inflruöion fecrete fur 1'affaire du crucifjx.  Voyage Le neuyième jour d'aoüt mi! fept cent neuf, rprès ur) voyage long & pénible, j'arrivai a Nangafaki, oü je rencontrai une compagnie de Hollandois qui étoient partis d'Amfferdam pour régocier a Amboine, & qui étoient prets a s'embarquer pour leur retour fur un gros vaiffeau de quatre eens cinquante tonneaux. J'avois paffe vn tems coniidérable en Hollande ayant fait mes études a Leyde, & je parlois fort bien !a langue de ce pays. On me fit plufieurs queftipns f.ir mes voyages , auxquels je répondis cemme ïl me plur: je foutins parfaitement au milieu d'eux leperfonnage de Hollandois ; jemedonrai des amis & des pareus dans les provinces unies , & je me dis natif de Gelderland. J'étois difpoféa donner au capitaine du vaiff^au, qui étoit un certain Theodore Vanerulf a tout ce qu'il lui auroit plu de me demander pour mon paffage. Mais ayant fü que j'étois, thirurgi?n, il fe contenta de la moitié du prix ordinaire, a condition que j'exercerois ma profeffon dans le vaiffeau. Avant que de nous embarquer, quelques-uns de la troupe m'avoient fouvent demandé fi j'avois pratiqué la cérémonie , & j'avois toujours répondu en général que j'avois fait tout ce qui. étoit néceffaire. Cependant un d'eux, qui étoit •un coquin étourdi, s'avifa de me montrer ma-  aLapüta, &c. lignement a rofficier Japonois, & de dire: II n'a point foulé aux pieds le crucifix. L'officier , qui avoit un ordre fecret de ne le point exiger de moi, lui répüqua par vingt coups de canue qu'il déchargea fur fes épaules, enforte que perfonne ne fut d'humeur après cela de me faire des queftions fur la cérémonie. , II ne fe paffa rien dans notre voyage qui mérite d'être rapporté. Nous fimes voile avec un vent favorable, & mouillames au Cap de Bonne-Efpérance, pour y faire aiguade. Le feize d'avril mil fept cent dix , nous débarquames a Amfterdam, oü je reffai peu de tems, & oü je m'embarquai bientót pour 1'Angleterre. Quel plaifir ce fut pour moi de revoir ma chère patrie , après cinq ans &l demi d'abience ! je me rendis directement a RedrifT, oü je trouvai ma femme & mes enfans en bonne fanté.  1J9 QUATRIEME PARTIE. VOYAGE AU PAYS DES HOUYHNHNMS, CHAPITRE PREMIER. £'auteur entreprend encore un voyage en qualité de capitaine de vaiffeau. Son équipage fe révolte , tenjerme , Cenchaine, & puis le met d terre fur un rivage inconnu. Defcription des Yahous.De.ux Houyhnhnms viennent au-devant de lui. Je paffai cinq mois fort doucement avec ma femme & mes enfans, & je.puis dire qu'alors j'étois heureux, fi j'avois pu connoitre que je 1'étois. Mais je fus maiheureufement tenté de faire encore un voyage , fur - tout lorfqu'on m'eut offert le titre flatteur de capitaine fur 1'Aventure, vaiffeau marchand de trois cents cinquante tonneaux. J'entendois parfaiterr.ent la navigation; & d'ailleurs j'étois las du titre fubalterne de chirurgien de vaiffeau. Je ne renoncai pourtant pas a la profeffion, & je fus 1'exercer dans la fuite, quand 1'occaüon s'en  DES HoUYHNHNMS. VJX préfenta. Auffi me contentai-je de mener avec moi dans ce voyage, un jeune garcon chirurgien. Je dis adieu a ma pauvre femme qui étoit groffe, m'étant embarqué a Porftmouth, je mis k Ia voile le 2 novembre 1710. Les maladies m'enleverent pendant la route une partie de mon équipage, en forte que je fus obligé de faire urte recrue aux Barbades & aux ifles de Leeward , oü les négocians dont je tenois ma commiffion, m'avoient donné ordre de mouiller. Mais j'eus bientót lieu de me repentir d'avoir fait cette maudite recrue, dont la plus grande partie étoit compofée de bandits qui avoient été boucaniers. Ces coquins débauchèrent le refte de mon équipage, & tous enfemble complotèrent de fe faifir de ma perfonne & de mon vaiffeau. Un matin donc ils entrèrent dans ma chambre, fe jettèrent fur moi, me lièrent & me menacèrent de me jetter dans la mer, fi j'ofois faire la moindre réfiffance. Je leur dis que mon fort étoit entre leurs mains , & que je confentois d'avance k tout ce qu'ils voudroient. Ils m'obligèrent d'en faire ferment , & puis me délièrent, fe contentant de m'enchainer un pied au bois de mon lit, & de poffer un fentinelle k la porte de ma chambre , qui avoit ordre de me caffer la tête fi j'euffe fait quelque  172 VOYAGÈ AU PAYS tentative pour me mettre en liberté. Leuf projet étoit d'exercer la piraterie avec mon vaiffeau , & de donner la chaffe aux Efpagrols ; mais pour cela ils n'étoient pas affez forts d'équipage, ils réfolurent de vendre d"abord la cargaifon du vaiffeau , & d'aller a Madagafcar pour augmenter leur troupe. Cependant j'étois prifonnier dans ma chambre, fort inquiet du fort qu'on me préparöit. Le neut de Mai mil fept cent onze, un certain Jacques Welch entra , &C me dit qu'il avoit regu ordre de monfieur le capitaine de me mettre a terre. Je voulus, mais inutiiement, avoir quelqu'entretien avec lui , & lui faire quelques queftions ; il refufa même de me dire le nom de celui qu'il appelloit monfieur le capitaine. On me fit defcendre dans la chaloupe , après m'a voir permis de faire mon paquet &l d'emporter mes hardes. On me laiffa mon fabre , & on eut la politefiè de ne point vifiter mes poches cii il y avoit quelque argent. Après avoir fait environ une lieue dans la chaloupe, on me mit fur le rivage. Je dexnandai è ceux qui m'accompagnoient , quel pays c'étoit. Mafoi, me répondirent-ils, nous ne le favons pas plus que vous; mais prenez garde que la marée ne vous furprenne, adieu. Auffitöt la chaloupe s'éloigna. Je  DES H O U Y H N H N M S. 273 Je quittai les fables & montai fur une hauteur pour m'affeoir & déhbérer fur le parti que j'avois a prendre. Quand je me fus un peu repofé , j'avancai dans les terres , réfolu de me livrer au premier fauvage que je rencontrerois, & de racheter ma vie, fi je pouvois, par quelques qetites bagues, par quelques bracelets & autres bagatelles, dont les voyageurs ne manquent jamais de fe pourvoir, & dor£ j'avois une certaine quantité dans mes poches. Je découvris de grands, arbres, de vafies herbages 8c des champs ou i'avoine croiffoit de tous cötés. Je marchois avec précaution, de peur d'être furpris ou de recevoir quelque coup de flèche. Après avoir marché quelque tems je tombai dans un grand chemin oü je remarquai plufieurs pas d'hömmes 8c de chevaux , & quelques-uns de vaches. Je vis en même-tems un grand nombre d'animaux dans un champ , 8c un ou deux de la même efpèce perchés fur un arbre. Leur figure me parut furprenante, & quelques-uns s'étant un approchés , je me cachai derrière un buiffon pour les mieux confidérer. De longs cheveux leur tomboient fur le vifage; leur poitrine, leur dos 8c leurs pattes de devant étoient couverts d'un poil épais; S  174 Voyage au p a * s ils avoient de la barbe au menton conimê des boucs, mais le refte de leurs corps étoit fans poil, & laiffoit voir une peau très^brune. Ils n'avoient point de queue : ils fe tenoient tantÖf affis fur Fherbe, tantöt couchés & tantöt debout fur leurs pattes de derrière. Ils fautoient, bondiffoient & grimpoient aux arbres avec 1'agilité des écureuils , ayant des griffes-aux pattes de devant & de derrière; les femelles étoient un peu plus petites que les males ; elles avoient de forts longs cheveux, & feulement un peu de duvet en plufieurs endroits de leurs corps. Leurs mamelles pendoient entre leurs deux pattes de devant , & quelquefois touchoient la terre , lorfqu'elles marchoient. Le poil des uns & des autres, étoit de diverfes couleurs, brun, rouge, noir & blond. Enfin dans tous mes voyages, je n'avois jamais vu d'animal fi difforme & fi dégoutant. Après les avoir fuffifamment confidérés, je fuivis le grand chemin dans 1'efpérance qu'il me conduiroit k quelque hutte d'Indien. Ayant un peu marché , je rencontrai au milieu du chemin un de ces animaux qui venoit directement k moi. A mon afpecr. il s'arrêta , fit une infinité de grimaces , & parut me regarder comme une efpèce d'animal qui lui étoit jnconnue : enfuite il s'approcha &c leva fur.  DES HöUYHNHNMSi 7.jf moi fa patte de devant. Je tirai mon fabre 5ï le frappai du plat, ne voulant pas le bleffer$ de peur d'offenfer ceux a qui ces animaux pouvoient appartenir, L'animal fe fentant frappé, fe mit a fuir & a crier fi haut, qu'il attira une quarantaine d'animaux de fa forte 9 qui accoururent vers moi} en me faifant des grimaces horribles. Je courus vers un arbre Sc me mis le dos contre, tenant mon fabre devant moi : auffi-töt ils fautèrent aux branches de 1'arbre, & commencèrent a décharger fur moi leur ordure. Mais tout-a-coup ils fe mirent tous a fuir. Alors je quittai 1'arbre 6c pourfuivis mort chemin , étant affez furpris qu'une terreur foudaine leur eut ainfi fait prendre la fuite. Mais regardant a gauche, je vis un cheval marchant gravement au milieu d'un champ : c'étoit la vue de, ce cheval qui avoit fait décamper ü vïte la troupe qui m'affiégeoit. Le cheval s'étant approché de moi , s'arrêta , recula : 8c enfuite me regarda fixement , paroiffant uit peu étonné. II me confidéra de tous cötés $ tournant plufieurs fois autour de moi. Je voulus avancer, mais il fe mit vis-a-vis de moi dans le chemin, me regardant d'un ceil doux , &é fans me faire aucune violence. Nous nous con-» fidérames l'un 1'autre pendant un peu de tem$| S ij  276 Voyage au pays enfin je pris la hardieffe de lui mettre la rnainfur le cou, pour le flatter , fifflant & pariant a la facon des palfreniers , lorfqu'ils veulent carreffer un cheval. Mais 1'animal fuperbe dédaignant mon honnêteté & ma politeffe , fronga fes fourcils & leva fièrement un de fes pieds de devant, pour m'obliger a retirer ma main trop familière. En mêmetems il fe mit a hennir trois ou quatre fois , mais avec des accents fi variés, que je commencai a croire qu'il parloit un langage qui lui étoit propre , &c qu'il y avoit une efpèce de fens attaché a fes divers henniffemens. Sur ces entrefaites arriva un autre cheval qui falua le premier trés - poliment ; l'un & 1'autre fe firent des honnêtetés réciproques, & fe mirent a hennir en cent facons différente? , qui fembloient former des fons articulés. Ils firent enfuite quelques pas enfemble, comme s'ils euffent votilu conférer fur quelque chofe : ils alloient & venoient, en marchant gravement cöte k cöte , femblables a des perfonnes qui tiennent confeil fur des affaires importantes ; mais ils avoient toujours 1'ceil fur moi , comme s'ils euffent pris garde que je ne m'enfuye. Surpris de voir des bêtes fe comporter ainfi, je me dis a moi-même: puifqu'en ce  DES HOUYHNHNMS. 2.77 pays-ci les bêtes ont tant de raifon , il faut que les hommes y foient raifonnables au fuprême dégré. Cette réflexion me donna tant de courage, que je réfolus d'avancer dans le pays, jufqu'a ce que j'euffe découvert quelque village ou quelque maifon , & que j'euffe rencontré quelqu'habitant , & de laiffer la les deux chevaux difcourir enfemble , tant qu'il leur plairoit. Mais l'un des deux qui étoit gris-pommelé, voyant que je m'en allois, fe mit a'hennir après moi d'une facon fi expreffive, que je crus entendre ce qu'il vouloit ; je me retournai & m'approchai de lui, diffimulant mon embarras & mon troublé, autant qu'il m'étoit poffible; car, dans le fond, je ne favois ce que tout cela deviendroit; & c'eft ce que le leéteur peut aifément s'imaginer. Les deux chevaux me ferrèrent de prés, &c fe mirent a confidérer mon vifage & mes mains. Mon chapeau paroiffoit les furprendre, auffi bien que les pans de mon jufte-au-corps. Le gris - pommelé fe mit a flatter ma main droite , paroiffant charmé ÖC de la douceur 6c de la couleur de ma peau ; mais il la ferra fi fort entre fon fabot & fon paturon, que je ne pus m'empêcher de crier de toute ma force , ce qui m'attira mille autres S iij  t7§ Voyage au pays oarreffes pleines d'amitié. Mes fouliers & mes bas leur donnoient de grandes inquiétudes ; ils les flairèrent & les tatèrent plufieurs fois, & firent a ce fujet plufieurs geftes femblables h ceux d'un philofophe qui vent entreprendre d'expliquer un phénomène. Enfin la contenance & les manières de ces deux animaux me parurent fi raifonnables, fi fages, fi judicieufes, que je eonclus en moimême qu'il falloit que ce fufTent des enchanteurs qui s'étoient ainfi transformés en chevaux avec quelque deffein, & qui, trouvant un étranger fur leur chemin , avoient voulu fe divertir un peu a fes dépens , ou avoient peut-être été frappés de fa figure, de fes habits & de fes manières. C'eft ce qui me fit prendre la liberté de leur parler en ces termes : Meffieurs les chevaux , fi vous êtes des enchanteurs , comme j'ai lieu de le croire, vous entendez toutes les langues , ainfi j'ai 1'honneur de vous dire en la mienne, que je fuis un pauvre Anglois , qui, par malheur, ai échoué fur ces cötes, & qui vous prie l'un Ou 1'autre, fi pourtant vous êtes de vrais chevaux , de vouloir fouffrir que je monte fur vous pour chercher quelque village ou quelque maifon ou jeme puhTe retirer.Enreconnoiffance je vous, Qffra qs petit couteau &c ce braeghju    DES HOUYHNHNMS. 279 Les deux animaux parurent écouter mou difcours avec attention; & , quand j'eus fini, ils fe mirent a hennir tour-a-tour , tournés l'un vers 1'autre. Je compris alors clairement que leurs henniffemens étoient fignificatifs , & renfezmoient des mots dont on pourroit, peutêtre, dreffer un a'phabet auffi aifé que celui des Chinois. Je les entendis fouvent répéter lemotYahou^ dont je difünguaile fon, fans en diftinguer le fens; quoique , tandis que les chevaux s'entretenoient, j'euffe effayé plufieurs fois d'en chercher la fignification. Lorfqu'ils eurent ceffé ds parler, je me mis a crier de toute ma force, Yahou,Yahou,tachantde les imiter.Cela parut les furprendre extrêmement; & alors le grispommelérépétant deux fois le même mot, fembla vouloir rn'apprendre comment il le falloit prononcer; je répétai après lui le mieux qu'il me fut poffible , & il me parut que , quoique je fuffe très-éloigné de la perfeöion de I'aeeent & de h prononciation, j'avois pourtant fait quelque progrès. L'autre cheval, q'iii étoit bai, fembia vouloir m'apprendre un autre mot beaucoup plus difficile a prononcer, &C qui étant rédiiit k 1'orthographe angloife, peut ainfi s'écrire houyhnhnm. Je ne réuffis pas. fi bien d'ar bord dans la prononciation de ce mot, que dans*  a8o V o y a'g e au pays celle du premier; mais après quelques effais, cela alla mieux, & les deux chevaux me trouvèrent de 1'intelligence. Lorfqu'ils fe furent encore un peu entretenus ( fans doute a mon fujet) , ils prirent congé l'un de 1'autre avec la même cérémonie qu'ils s'étoient abordés. Le bai me fit figne de marcher devant lui, ce que je jugeai k propos de faire, jufqu'a ce que j'euffe trouvé un autre conducteur. Comme je marchois fort lentement, il fe mit a hennir, hhuum hhuum. Je compris fa penfée, & lui donnai k entendre, comme je le pus, que j'étois bien las & avois de la peine a marcher; fur quoi il s'arrêta charitablement, pour me laiffer repofer. CHAPITRE II. Vauteur ejl conduit au logis d'un Houyhnhnm : comment ily ejl regu. QutUt étoit la nourriture des Houyhnhnms. Embarras de l''auteur pour trouver de quoi fe nourrir. -Après avoir marché environ trois milles, nous arrivames k un endroit oit il y avoit une grande maifon de bois fortbaffe & couverte de paille. Je commengai auffi-töt k tirer de ma poche les petits préfens que je defiïnois aux  DES HOUYHNHNMS. l8t hótes de cette maifon, pour en être recu plus honnêtement. Le cheval me fit poliment entrer le premier dans une grande falie très-propre, oii pour tont meuble il y avoit un ratelier & une auge. J'y vis trois chevaux entiers avec deux cavales qui ne mangeoient point, & qui étoient affis fur leurs jarrets. Sur ces entrefaites le gris-pommelé arriva, & en entrant fe mit a hennir d'un ton de maïtre. Je traverfai avec lui deux autres falies de plain-pied, & dans la dernière mon conducteur me fit figne d'attendre, & paffa dans rrte chambre qui étoit proche. Je m'imaginai alors qu'il falloit que le maïtre de cette maifon fut une perfonne de qualité , puifqu'on me faifoit ainfi attendre en cérémonie dans 1'anti-chambre. Mais en même-tems je ne pouvois concevoir qu'un homme de qualité eut des chevaux pour valetsde-chambre. Je craignis alors d'être devenu fou, & que mes malheurs ne m'euffent fait entièrement perdre 1'efprit. Je regardai attentivement autour de moi, & me mis a confidérer 1'anti-chambre, qui étoit a-peu-près meublée comme la première falie. J'ouvrois de grands yeux, je regardois fixement tout ce qui m'environnoit, & je voyois toujours la même chofe. Je me pingai les bras, je me mordis les lèvres, je me battis les flancs, pour m'éveiller  *8i Voyage au pays en cas que je fuffe endormi; 8c comme c'étoient toujours les mêmes objets qui me frappoient les yeux, je conclus qu'il y avoit la de la diablerie & de la plus haute magie. Tandis que je faifois ces réflexions, le grispommelé revint a moi dans le lieti ou il m'avoit laiffé, 8c me fit figne d'entrer avec lui dans la chambre, oii je vis fur une natte très-propre & très-fine une belle cavale, avec un beau poulain 8c une belle petite jument, tous appuyés modeffement fur leurs hanches. La cavale fe leva a mon arrivée , 8c s'approeha de moi; 8c après avoir conffdéré attentivement mon vifage 8c mes mains, me tourna le derrière d'un air dédaigneux, 8c fe mit a hennir , en prononcant fouvent le mot yahou. Je compris bientót, malgré moi, le fens funefte de ce mot; car le cheval qui m'avoit introduit me faifant figne de la tête , Sc me répétant fouvent le, mot hhuum, hhuum , me conduifit dans une efpèce de baffe-cour, oit il y avoit un autre batiment a quelque diftance de la maifon. La première chofe qui me frappa les yeux , ce furent trois de ces maudits animaux que j'avois vus d'abord dans un champ, 8c dont j'ai fait plus haut la defcription: ils étoient attachés par le cou , 8c mangeoient des racines 8c de la chair d'ane , de chien öt de vache morte (comme je i'ai  DES HOUYHNHNMS. 1$$ appris depuis), qu'ils tenoient entre leurs griffes , & qu'ils déchiroient avec leurs dents. Le maitre cheval commanda alors a un petit bidet alezan, qui étoit un de fes laquais, de délier le plus grand de ces animaux & de 1'amener. On nous mit tous deux cöte a cöte , pour mieux faire la comparaifon de lui a moi, & ce fut alors que le mot de yahou fut répété plufieurs fois, ce qui me donna a entendre que ces animaux s'appelloient yahous. Je ne puis exprimer ma furprife & mon horreur , lorfqu'ayant confidéré de prés cet animal, je re-; marquai en lui tous les traits & toute la figure d'un homme, excepté qu'il avoit le vifage large &: plat, le nez écrafé, les lèvres épaiffes, & la bouche très-grande. Mais cela eft ordinaire k toutes les nations fauvages, paree que les mères couchent leurs enfans, le vifage tourné contre terre, les portent fur leur dos, & leur battent le nez avec leurs épaules. Ce yahou avoit les pattes de devant femblables a mes mains, fi ce n'eft qu'elles étoient arméesd'ongles fort grands, & que la peau en étoit britne, rude & couverte de poil. Ses jambes reffembloient auffi aux miennes, avec les mêmes différences. Cependant mes bas & mes fouliers avoient fait croire a meffieurs les chevaux, que la différence étoit beaucoup plus grande, A 1'égard du refte du  a§4 Voyage au pays corps, c'étoit en vérité Ia même chofe, ex» cepté par rapport a la couleur & au poil. Quoi qu'il en foit, ces meffieurs n'en jugeoient pas de même, paree que mon corps étoit vêtu, & qu'ils croyoient que mes habits étoient ma peau mêm=, & une partie de ma fubftance, en forte qu'ils trouvoient que j'étois, psr cet endroit, fort différent de leurs Yahous. Le petit laquais bidet, tenant une racine entre fon fabot & fon paturon, me la préfenta. Je la pris , & en ayant goüté , je la lui rendis fur le champ , avec le plus de politeffe qu'il me fut poffible. Auffi-töt il alla chercher, dans la loge des Yahous, un morceaude chair d'ane , ck. me 1'offrit. Ce mets me parut fi détefiable & fi dégoutant, que je n'y voulus point toucher, & témoignai même qu'il me faifoit mal au cceur. Le bidet jetta le morceau au Yahou, qui fur le champ le dévora avec un grand plaifir. Voyant que la nourriture des Yahous ne me convenoit point, il s'avifa de me préfenter de la fienne, c'eft-a-dire , du foin èc de 1'avoine. Mais je fecouai la tête, & lui fis entendre que ce n'étoit pas la un mets pour moi. Alors portant un de fes pieds de devant a fa bouche, d'une facon très-furprenante & pourtant très-naturelle , il me fit des fignes pour me faire comprendre qu'il ne favoit comment me  DES HoUYHNHNMS. 285 nourrir, & pour me demander ce que je voulois donc manger. Mais je ne pus lui faire entendre ma penfée par mes fignes ; & quand je 1'aurois pu, je ne voyois pas qu'il eut été en état de me farisfaire. Sur ces entrefaites une vache pafla ; je la montrai du doigt, & fis entendre , par un figne expreffif, que j'avois envie de 1'aller traire. On me comprit, & auffi-töt on me fit entrer dans la maifon , oii 1'on ordonna a une fervante, c'eft-a-dire, a une jument, de m'ouvrir une falie, oü je trouvai une grande quantité de terrines pleines de lait, rangées très-proprement. J'en bus abondamment, & pris ma réfeöion fort a mon aife & de grand courage. SurPheure de midi, je vis arriver vers la maifon une efpèce de chariot ou de carroffe tiré par quatre Yahous. II y avoit dans ce carroffe un vieux cheval qui paroiffoit un perfonnage de diftbaion ; il venoit rendre vifite a mes hötes, & diner avec eux. Ils le recurent fort civilement, & avec de grands égards. Ils dïnèrent enfemble dans la plus belle falie; & outre du foin & de la paille qu'on leur fervit d'abord, on leur fervit encore de 1'avoine bouillie dans du lait. Leur auge, placée au milieu de la falie, étoit difpofée circulairement, a-peuprès comme le tour d'un preffoir de Norman-  &86 Voyage 'a ü pays die, & divifée en plufieurs eompartimens, ati^ lourdefquels ils étoient rangés, affis fur leurS hanches, & appuyés fur des bottes de pailleè Chaque compartiment avoit un ratelier qui lui répondoit, enforte que chaque cheval & chaque caVale mangeoit fa pórtion avec beaucoup de décence & de propreté. Le poulain & la petite jument, enfans du maitre & de la maitreffe du logis, étoient a ce repas, & il paroiffóit que leur père & leur mère étoient fort attentifs a les faire manger. Le gris-pommelé m'ordonna de v.enir auprès de lui, & il me fembla s'entretenir long-tems a mon fujet avec fon ami, qui me regardoit de tems en tems > & répétoit fouvent le mot de Yahou. Depuis quelques momens j'avois mis mes gants ; le maitre gris-pommelé s'en étant appercu, & ne voyant plus mes mains telles qu'il les avoit vues d'abord, fit plufieurs fignes qui marquoient fon étonnement & fon embarras. II me les toucha deux ou trois fois avec fon pied ,& me fit entendre qu'il fouhaitoit qu'elles repriffent leur première figure. Auffitöt je me dégantai: ce qui fit beaucoup parler toute la compagnie , & leur infpira de 1'affeöion pour moi. J'en reffentis bientót les effets. On s'appliqua a me faire prononcer certains mots que j'entendpis, & on m'apprit les noms de 1'avoi.nej  DES H O U T H N H N M S. i$f 'du lait, du feu, de 1'eau, & de plufieurs autreS chofes. Je retins tous ces noms, & ce fut alors plus que jamais, que je fis ufage de Cette pro-»' digieufe facilité que la nature m'a donnée pouf apprendre les langues. Lorfque le diner fut fini, le maitre cheval me prit en particulier ; & , par des fignes joints a quelques mots , me fit entendre la peine qu'il reffentoit de voir que je ne mangeois point, & que je ne trouvois rien qui fut demon goiif. Hlunnh daris leur langue, fignifie de Pavoine. Je pronongai ce mot deux ou trois fois; car , quoique j'euffe d'abord refufé Pavoine qui m'avoit été offerte , cependant, après y avoir réfléchi, je jugeai que je pouvois m'en faire une forte de nourriture , en la mêlant avec du lait, & que cela me fuftenteroit jufqu'a ce que je trouvaffe 1'occafion de m'échapper, & que je rencontraffe des créatures de mon efpèce. Auffi-tót le cheval donna ordre a une fervante, qui étoit une jolie jument blanche, de m'apporter une bonne quantité d'avoine dans un plat de bois. Je fis rötir cette avoine comme je pus, enfuite je la frottai jufqu'a ce que je lui euffe fait perdre fon écorce ; puis je tachai de la vanner : je me mis après cela a Pécrafer entre deux pierres; je pris de Peau, & j'en fis une efpèce^de gateau, que je fis  aS8 Voyage au pays cuire , Sc que je mangeai tout chaud, en le trempant dans du lait. Ce fut d'abord pour moi un mets très-infipide quoique ce foit une nourriture ordinaire en plufieurs endroits defEurope) , mais je m'y accoutumai avec le tems; Sc , m'étant trouvé fouvent dans ma vie réduit a des états facheux , ce n'étoit pas la première fois que j'avois éprouvé qu'il faut peu de chofe pour contenter les befoins de la nature , Sc que le corps fe fait a tout. J'obferverai ici que , tant que je fus dans ce pays des chevaux, je n'eus pas la moindre indilpofition. Quelquefois, il eft vrai, j'allois a la chafle des lapins Sc des oifeaux, que je prenois avec des filets de cheveux d'Yahou : quelquefois je cueillois des herbes, que je faifois bouillir ou que je mangeois en falade, Sc de tems en tems je faifois du beurre. Ce qui me caufa beaucoup de peine d'abord , fut de manquer de fel; mais je m'accoutumai a m'en paffer ; d'oii je conclus que 1'ufage du fel eft 1'effet de notre intempérancèj & n'a été introduit que pour exciter a boire ; car il eft a remarquer que 1'homme eft le feul animal qui mêle du fel dans ce qu'il mange. Pour moi, quand j'eus quitté ce pays, jeus beaucoup de peine a en reprendre le goüt. C'eft affez parler, je crois, de ma nourriture.  BÉS H O U Y H K H N M 5. igo ture. Si je rn'étendois poitrtant plus au long fur ce fujet, je ne ferois, ce me femble, que ce que font dans leurs relations la plupart des voyageurs, qui s'imaginent qu'il importe fort au lecteur de favoir s ils ont fait bonne chère ounon. Quoiqu'il en foit, j'ai cru que ce détail fuccincr. de ma nourriture étoit néceffaire pour empêcher le monde de s'imaginer qu'il m'a été impoffible de fubfifter pendant trois ans dans un tel pays, & parmi de teis habitans. Sur le foir, le maitre cheval me fit donner une chambre a fix pas de la maifon, & féparée du quartier des Yahous. J'y étendis quelques bottes de paille, & me couvris de mes habits, enforte que j'y paffai la nuit fort bien , & y dormis tranquillement. Mais je fus bien mieux dans la fuite, comme le leéleur verra ci-après „ lorfque je parlerai de ma manière de vivre en ce pays-la. T  ïjo Voyage au pat j C H A P I T R E II I. Vauteur s'applique d apprend.it bien la langue, & le Houyhnhnm fon maitre s'applique d la lui enfeigner* Plufieurs Houyhnhnms viennent voir Cauteur par curiofitt. II fait d Jon maitre un rècit fuccincl deJ'es voyages, J E m'appliquai extrêmement a apprendre la langue que le Houyhnhnm mon maitre, (c'eft ainfi que je Pappellerai déformais ), fes enfans & tous fes domeftiques avoient beaucoup d'envie de m'enfeigner. Ils me regardoient comme un prodige, & étoient furpris qu'un animal brute eut toutes les manières, & donnat tous les fignes naturels d'un animal raifonnable. Je montrois du doigt chaque chofe, & en demandois Ie nom, que je retenois dans ma mémoire , & que je ne manquois pas d'écrire fur mon petit regiftre de voyage, lorfque j'étois feul. A 1'égard de Paccent , je tachois de le prendre, en écoutant attentivement. Mais le bidet Alezan m'aida beaucoup. II faut avouer que la prononciation de cette langue me parut très-difficile. Les Houyhnhnms parient en même tems du nez & de la gorge ;  DES H O V Y H N H N M 5.' El leur langue, également nazale & gutturale approche beaucoup de celle des Allemands, mais eft beaucoup plus gracieufe & bien plus expreffive. L'empereur Charles - Quint avoit fait cette curieufe obfervation; auffi difoit-il que s'il avoit a parler a fon cheval, il lui parleroit allemand. Mon maitre avoit tant d'impatience de me voir parler fa langue, pour pouvoir s'entretenir avec moi, & fatisfaire fa curiofité, qu'il employoit toutes fes heures de loifir a me donner des lecons, & "a m'apprendre tous les termes , tous les tours, & toutes les fineffes de cette langue. II étoit convaincu , comme il me 1'a avoué depuis, que j'étois un Yahou. Mais ma propreté , ma politeffe , ma docilité , ma difpofition a apprendre 1'étoimoient. II ne pouvoit allier ces qualitésavec celles d'un Yahou, animal groffier, mal-propre &c indocile. Mes habits lui caufoient auffi beaucoup d'embarras, s'imaginant qu'ils étoient une partie de raoa corps ; car je ne me déshabillois le foir pouf me coucher, que lorfque toute la maifon étoit endormie ; & je me levois le matin , & m'habillois avant qu'aucun fut éveillé. Mon maïtre avoit envie de connoïtre de quel pays je venois , oh & comment j'avois acquis cette efpèce èe raifon qui paroiffoit dans toutes mes ma«  i9i Voyage au pays nières, & de favoir enfin mon hiftoire. II fe flattoit d'apprendre bientót tout cela , vu le progrès que je faifois de jour en jour dans Pintelligence & dans la prononciation de la langue. Pour aider un peu ma mémoire, je formai un alphabet de tous les mots. que j'avois appris , & j'écrivis tous ces termes avec 1'anglois au-deffous. Dans la fuite, je ne fis point difficulté d'écrire, en préfence de mon maitre, les mots & les phrafes qu'il m'apprennoit. Mais il ne pouvoit comprendre ce que je faifois, paree que les Houyhnhnms n'ont aucune idéé de 1'écriture. Enfin, au bout de dix femaines, je me vis en état d'entendre plufieurs de fes queftions; &, trois mois après, je fus affez habile pour lui répondre paffablement. Une des premières queftions qu'il me fit, lorfqu'il me crut en état de lui répondre, fut de me demander de quel pays je venois, & comment j'avois appris a contrefaire 1'animal raifonnable, n'étant qu'un Yahou. Car ces Yahous , auxquels il trouvoit que je reffemblois par le vifage & par les pattes de devant, avoient bien, difoit-il, une efpèce de connoiffance , avec des rufes & de la ma« lice ; mais ils n'avoient point cette conception & cette docilité qu'il remarquoit en moi. Je lui fépondis que je venois de fort loin , & que  des Houyhnhnms. 195 favois traverfé les mers avec plufieurs autres de mon efpèce , porté dans un grand batimenC de bois ; que mes compagnons m'avoient mis k terre fur cette cöte ,&£ m'avoient abandonnéa' ïl me fallut alors joindre au langage plufieurs fignes pour me faire entendre. Mon maitre me répliqua, qu'il falloit que je me trompaffe„ & que /'avois dit la chofe qui riétoit pas , c'eft-adire , que je mentois. (Les Houyhnhnms, dans leur langue , n'ortt point de mot pour exprimer le menfonge ou la fauffeté ). II ne pouvoit comprendre qu'il y eut des terres au-dela des eaux de la mer , & qu'un vil troupeau d'ani-» maux put faire flotter fur cet élément un grand batiment de bois , & le conduire k leur gré. A peine , difoit-il, un Houyhnhnm en pourroit-il faire autant, 8c sürement il n'en confieroit pas la conduite k des Yahous. Ce mot Houyhnhnm , dans leur langue , fignifie cheval, & veut dire , felon fon étimologie, la perfeöion de la nature.- Je répondis a mon maitre, que les expreffions me manquoient ; mais que , dans quelque tems , je ferois en état de lui dire des chofes qui le furprendroient beaucoup. II exhorta madame la cavalle fon époufe, meffieurs fes enfans le poulain &c la jument, 8c tous fes domeftiques t k conïourir tous avec zèie a me perfe&ionngïr  Voyage au pays dans ra langue , & tous les jours 11 y confacroït hri-même deux ou trois heures. Plufieurs chevaux & cavales de diftinction vinrent alors rendre vifite a mon maitre , excités par la curiofité de voir un Yahou furprenant, qui, a ce qu'on leur avoit dit, parloit comme un Houyhnhnm, & faifoit reluire dans fes paroles & dans fes manières des étincelles de raifon. Ils prenoieni plaifir a me parler & a me faire des queftions a ma portee , auxqnelles je répondois comme je pouvois. Tout cela sontribuoit a me fortifier dans 1'ufage de la langue ; enforte qu'au bout ce cinq mois, j'entendois tout ce qu'on me difoit; &z m'exprimois affez bien fur la plupart des chofes. Quelques Houyhnhnms qui venoient a Ia maifon pour me voir & me parler, avoient de la peine a croire que je fuffe un vrai Yahou, paree que, difoient-ils, j'avois une peau différente de ces animaux : ils ne me voyoienr, ajoutoient-ils, une peau a-peu-près femblable a celle des Yahous, que fur le vifage & fur les pattes de devant, mais fans poil. Mon maitre favoir bien ce qui en étoit; car une chofe qui étoit arrivée environ quinze jours auparavant, m'avoit obligé de lui découvrir ce myftère que je lui avois toujours caché jufqu'alors, de peur qu'il ne me prit pour un vrai Yahou, & qu'il ne me mit dans leur compagnie.  dés Houyhnhnms. 195 T'ai déja dit au lecteur, que tous les foirs , quand toute la maifon étoit couchée, ma coutume étoit de me déshabiller, & de mecouvrir de mes habits. Un jour mon maitre m'envoya , de grand matin, fon laquais le bidet Alezan. Lorfqu'il entra dans ma chambre, je dormois profondément; mes habits étoient tombés, & ma chemife étoit retrouffée ; je me réveillai au bruit qu'il fit, & je remarquai qu'il s'acquittoit de fa commiffion d'un air inquiet & embarraffé. II s'en retourna auffitot vers fon maïtre , & lui raconta confufément ce qu'il avoit vu. Lorfque je fus levé, j'allai fouhaiter le bon jour a fon honneur (c'eft le terme dont on fe fert parmi les Houyhnhnms, comme nous nous fervons de ceux d'alteffe, de grandeur &c de révérence ) ; il me demanda d'abord ce que c'étoit que fon laquais lui avoit raconté ce matin : qu'il lui avoit dit que je n'étois- pas le même endormi qu'éveillé ; &C que , lorfque j'étois couché , j'avois une autre- peau que debout. J'avois jufques-la caché ce fécret, comme j'ai dit, pour n'être point confondu avec ia maudite & infame racedes Yahous. Maïs, hélas! il fallut alors me découvrir malgré moi. D'aillettrs, mes habits & mes fouliers commengoient a s'ufer -y & ,vcomme LI m'auroit fallu bientót T iv  Voyage au pays les remplacer par la peau d'un Yahou , ou da quelque autre animal, je prévoyois que mon fecret ne feroit pas encore long-tems caché. Je dis donc a mon maitre , que, dans le pays d'ou je venois, ceux de mon efpèce avoient coutume de fe couvrir le corps du poil de certains animaux , préparé avec art, foit pour 1'honnêteté & la bienféance , foit pour fe défendre contre la rigueur des failbns. Que, pour ce qui me regardoit, j'étois prét a lui faire voir clairement ce que je venois de lui 'dire; que je m'allois dépouiller, & ne lui cacherois feulement que ce que la nature nous défend de faire voir. Mon difcours parut Portonner : il ne pouvoit, fur-tout, concevoir que la nature nous obligeat a cacher ce qu'elle nous avoit donné. La nature , difoit-il, nous a-t-elle fait des préfrns honteux , furtifs & criminels? Pour nous , ajouta-t-il, nous ne rougiffons point de fes dons , & ne fommes point honteux de les expofer a la lumière.Cependant, reprit-il, je ne veux pas vous contraindre. Je me déshabiliai donc honnêtement pour fatisfaire la curiofité de fon honneur, qui donna de grands fignes d'sdmiration, en voyant la configuration de toutes les parties honnêtes de mon corps. II leva tous mes vétemens les uns après les autres , les prenant entre fon fabot Sc  des Houyhnhnms. 297 fonpaturon, &les examina attentivement;ilme flatta , me carreffa & tourna plufieurs fois autour de moi. Après quoi il me dit gravement qu'd étoit clair que j'étois un vrai Yahou, & que je ne différois de tous ceux demon efpèce, qu'en cequej'avoislachair moins dure &plusblanche,avecune peau plus douce ; qu'en ce que je n'avois point de poil fur la plus grande partie de mon corps; que j'avois les griffes plus courtes & un peu autrement configurées ; & que j'affectois de 'ne marcher que fur mes pieds de derrière. 11 n'en voulut pas voir davantage , &. me laiffa m'habiller , ce qui me fit plaifir , car je commencois a avoir froid. Je témoignai a fon honneur, combien il me mortijfio.it de me donner férieufement le nom d'un animal infame & odieux. Je le conjurai de vouloir bien m'épargner une dénomination fi ignominieufe , Sc de recommander la même chofe a fa familie , a fes domeftiques & a tous fes amis : mais ce fut en vain. Je le priai en même tems de vouloir bien ne faire part h perfonne du fecret que je lui avois découvert touchant mon vêtement, au moins tant que je n'aurois pas befoin d'en changer ; & que pour ce qui regardoit le laquais Alezan, fon honneur pouvoit lui ordonner de ne point parler de ce qu'il avoit vu.  29g Voyage au pays II me promit le fecret, & la chofe fut toujours tenue cachée, jufqu'a ce que mes habits fuffent ufés , & qu'il me fallüt chercher de quoi me vêtir , comme je dirai dans la fuite. II m'exhorta en même tems a me perfeaionner encore dans la langue, paree qu'il étoit beaucoup plus frappé de me voir parler & raifonner, que de me voir blanc & fans poil, & qu'il avoit une envie extréme d'apprendre de moi ces chofes admirables que je lui avois promis de lui expliquer. Depuis ce tems-la il prit encore plus de foin de m'inftruire. II me menoit avec lui dans toutes les compagnies , & me faifoit par-tout traiter honnêtement, &c avec beaucoup d'égards, afin de me mettre de bonne humeur ( comme il me le dit en particulier ,) & de me rendre plus agréable & plus divertiffant. Tous les jours, lorfque j'étois avec lui, outre la peine qu'il prenoit de m'enfeigner la langue , il me faifoit mille queftions a mon fujet , auxquelies je répondois de mon mieux, ce qui lui avoit déja donné quelques idéés générales & imparfaites de ce que je lui devois dire en détail dans la fuite. II feroit inutile d'expliquer ici, comment je parvins enfin a pouvoir lier avec lui une conyerfation longue & férieufe*  des Houyhnhnms; Je dirai feulement que le premier entretien fuivi que j'eus, fut tel qu'on va voir. Je dis a fon honneur, que .je venois d'un pays très-éloigné , comme j'avois déja effayé de lui faire entendre , accompagné d'environ cinquante de mes femblables : que dans un vaiffeau, c'eft-a-dire , dans un batiment formé avec des planches, nous avions traverfé les mers; je lui décrivis la forme de ce vaiffeau , le mieux qu'il me fut poffible, & ayant déployé mon mouchoir , je lui fis comprendre comment le vent qui enfloit les voiles , nous faifoit avancer: je lui dis qu'a l'occafion d'une querelle qui s'étoit élevée parmi nous, j'avois été expofé fur le rivage de 1'ile oh j'étois adtuellement; que j'avois été d'abord fort embarraffé, ne fachant ou j'étois, jufqu'a ce que fon honneur eut eu la bonté de me délivrer de la perfécution des vilains Yahous. II me demanda alors qui eft-ce qui avoit formé ce vaiffeau , & comment il fe pouvoit que les Houyhnhnms de mon pays en euffent donné la conduite a des animaux brutes. Je répondis qu'il m'étoit impoffible de répondre a fa quefiion, & de continuer mon difcours , s'il ne me donnoit fa parol e , & s'il ne me promettoit fur fon honneur & fur fa confcience , de ne point s'offenfer de tout ce que je lui dirois; qu'a cette  300 V Ö Y A G E AU PAYS condition feule je pourfuivrois mon difcours ^ & lui expoferois avec fincérité les chofes merveilleufes que je lui avois promis de lui raconter. II m'affura pofitivem&nt qu'il ne s'offenceroit de rien. Alors je lui dis que le vaiffeau avoit été conftruit par des créatures qui étoient iemblables a moi, & qui dans mon pays &C dans toutes les parties du monde ou j'avois voyagé, étoient les feuls animaux maitres , dominans & raifonnables ; qu'a mon arrivée en ce pays j'avois été extrêmement furpris de voir les Houyhnhnms sgir comme des créatures douées de raifon, de même que lui & tous fes amis étoient fort étonnés de trouver des fignesde cette raifon dans une créature qu'il leur avoit plu d'appeller un Yahou , & qui reffembloit a la vérité a ces vils animaux par fa figure extérieure , mais non par les qualités de fon ame. J'ajoutai que fi jamais le ciel permettoit que je retournaffe dans mon pays, & que j'y publiaffe la relation de mes voyages, & particulièrement celle de mon féjour chez les Houyhnhnms, tout le monde croiroit que je dirois la chofe qui n'eft point, & que ce feroit une hiftoire fabuleufe & impertinente que j'aurois inventée. Enfin , que malgré tout le refpecl que j'avois pour Lui , pour toute fon honorable fa-  bes Houyhnhnms. 30? mille, & pour tous fes amis, j'ofois affurer qu'on ne croiroit jamais clans mon pays qu'un Houyhnhnm fut un animal raifonnable , & qu'un Yahou ne fut qu'une bete. CHAPITRE IV. Idees des Houyhnhnms fur la vérité & fur le menfonge. Les difcours de ?auteur font cenfurés par fon maitre. Pendant que je prononcois ces dernières paroles, mon maïtre paroiffoit inquiet, embarraffé, & comme hors de lui-même. Douter & ne point croire ce qu'on entend dire , eft parmi les Houyhnhnms une opération d'efprit a laquelle ils ne font point accoutumés, & lorfqu'on les y force, leur efprit fort. pour ainfi dire , hors de fon affiette naturelle. Je me fouviens même que m'entretenant quelquefois avec mon maïtre, au fujet des propriétés de la nature humaine , telle qu'elle eft dans les autres parties du monde , &t ayant occafion de lui parler du menfonge & de la tromperie, il avoit beaucoup de peine a concevoir ce que je lui voulois dire. Car il raifonnoit ainfi: 1'ufage ( de la parole nous a été donné pour nous com-  % 01 V O Y A 6 Ë AU ï A Y S muniquer les uns aux autres ce que nous pen* fons , 6c pour ctre inftruits de ce que nous ignorons. Or , fi on dit la chofe qui n'eft pas, ou n'agit point felon 1'intention de la nature; on fait un ufage abufif de la parole; on parle & on ne parle point. Parler , n'eft-ce pas faire entendre ce que Pon penfe ? Or, quand vous faites ce que vous appellez mentir , vous me faites entendre ce que vous ne penfez point; au lieu de me dire ce qui eft, vous me dites ce qui n'eft point: vous ne parlez donc pas: vous ne faites qu'ouvrir la bouche, pour rendre de vains fons ; vous ne me tirez point de mon ïgnorance, vous 1'augmentez. Telle eft Pidée que les Houyhnhnms ont de la faculté de mentir , que nous autres humains pofiédons dans lin dégré fi parfait & fi éminent. Pour revenir a Pentretien particulier dont il s'agit, lorfque j'eus a'ffurë fon honneur que les Yahous étoient dans mon pays les animaux maitres 6c dominans, ( ce qui Pétonna beaucoup ) il me demanda fi nous avions des Houyhnhnms, 6c quel étoit parmi nous leur état 6c leur emploi. Je lui répondis que nous en avions en trés - grand nombre ; que pendant 1'été ils paiffoient dans les prairies, & que'pendant 1'hiver , ils reftoient dans leurs maifons, oii ils avoient dés Yahous pour lesfervir, pour  des Houyhnhnms. 303 peigner leurs crins, pour nettoyer & frotter leur peau, pour laver leurs pieds, pour leur donner a manger. Je vous entends , reprit-il , c'eft-è-dire, que quoique vos Yahous fe flattent d'ayoir un peu de raifon , les Houyhnhnms font toujours les maïtres , comme ki. Plüt au ciel feulement que nos Yahous fuffent auffi dociles & auffi bons domeftiques que ceux de votre pays : mais pourfuivez , je vous prie. Je conjurat fon honneur de vouloir me difpenfer d'en dire davantage fur ce fujet, paree que je ne pouvois , felon les régies de la prudence , de la bienféance & de la politeffe , lui expliquer le refte. Je veux favoir tout, me réphqua-t-il; continuez , & ne craignez point de me faire de la peine. Eh bien, lui dis-je puifque vous le voulez abfolument , je vals vous obéir. Les Houyhnhnms , que nous appellons chevaux, font parmi nous des animaux très-beaux& tres • nobks, également vigoureux , & légers a la courfe. Lorfqu'ils demeurent chez les perfonnes de qualité, on leur fait paffer Ie tems a voyager, k courir, k tirer des chars, & on a pour eux toute forte d'attention & d'amitié , tant qu'ils font jeunes & qu'ils fe portent bien. Mais dés qu'ils commencent a vieilhr ou k avoir quelques maux de jambes, on s'en défait aüfti-töt, & on les vend a des  'g©4 Voyage au pays Yahous, qui les occupent a des travaux durs $ pénibles , bas & honteux, jufqu'a ce qu'ils meurent. Alors on Jes écorche , on vend leur peau , & on abandonne leurs cadavres aux oifeaux de proie , aux chiens & aux loups qui les dévorent. Telle eft dans mon pays la fin des plus beaux, & des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne font pas tous auffi bien traités & auffi heureux dans leur jeuneffe, que ceux dont je viens de parler. II y en a qui logent, dés leurs premières années , chez des laboureurs, chez des chartiers , chez des voituriers, & autres gens femblables, chez qui ils font obligés de travailler beaucoup , quoique fort mal nourris. Je décrivis alors notre facon de voyager a cheval & 1'équipage d'un cavalier. Je peignis, le mieux qu'il me fut poffible, la bride, la felle, les épérons, le fouet) fans oublier enfuite tous les harnois des chevaux qui trainent un caroffe , une charrette, ou une charme. J'ajoutai que 1'on attachoit au bout des pieds de tous nos Houyhnhnms une plaque d'une certainefubftance très-dure, appellé fer, pour conferver leur fabot, & 1'empêcher de fe brifer dans les chemins pierreux. Mon maïtre me parut indigné de cette manière brutale dont nous traitions les Houyhnhnms dans notre pays* II me dit qu'il étoit très- étonné  ö fe s HöüyHnhnms. ëtonné que nous euffions la hardieffe & frnfblence de monter fur leur dos; que fi le plu* vigoureux de fes Yahous, ofoit jamais prendre cette liberté a 1'égard du plus petit Houyhnhnms de fes domeftiques, il feroit fur le champ renverfé par terre, foulé , écrafé , b'rife. Je luï ï-éphquai que nos Houyhnhnms étoient ordinairement domptés & dreffés k 1'age de trois ou quatre ans, & que fi quelqu'un d'eux étoit indocile, rebelle & rétif, on 1'occupoit k tirer des charrettes, k laboufer la terre, & qu'on 1'accabloit de coüps : que les males deftinés k porter la felle ou k tirer des carroffes, étoient ordinairement coupés deux ans après leur naiffance, pour les rendre plus doux & plus dociles ; qu'ils étoient fenfibles aux récompenfes & aux chatimens , & que pourtant ils étoient dépourvus de raifon , ainfi que les Yahous de fon pays. J'eus beaucoup de peine k faire entendre tout cela è mon maïtre, & il me fallut ufér de beaucoup de circonlocutiöns , pöur exprimer mes idéés , paree que la langue des Houyhnhnms n'eft pas riche, & que comme ils ont peu de paffions, ils ont auffi peu de termes. Car ce font les paffions multipliéês & fubtilifées qui forment la richeffe, la variété & la délicateffe d'une langue^ V  VOYAGÈ AU PAYS II efl impoffible de repréfenter 1'impreffion que mon difcours fit fur 1'efprit de mon maïtre, & le noble courroux dont il fut faifi, lorfque je lui eus expoté la manière dont nous traitions les HouyhrJinms , & particulièrement notre ufage de les couper pour les rendre plus dociles , & pour les empêcher d'engendrer. 11 convïnt que s'il y avoit un pays ou les Yahous fuffent les feuls animaux raifonnables, il étoit jufte qu'ils y fuffent les maitres , & que tous les autres animaux fe foumiffent a leurs loix, vu que la raifon doit 1'emporter fur la force, Mais cor.fi dérant la figure de mon corps, il ajouta qu'une créature telle que moi étoit trop mal faite , pour pouvoir être raifonnable , ou au moins pour pouvoir fe fervir de fa raifon dans la plupart des chofes de la vie. II me demanda en même tems fi tous les Yahous de men pays me reffemb^oient ? Je lui dis que nous avions tous a-peu-près la même figure, & que je paffois pour affez bien fait; que les jeunes males & les femelles avoient la peau plus fine & plus délicate ; & que celle des femelles étoit 'ordinairement, dans mon pays, blanche comme du lait. II me répliqua qu'il y avoit a la vérité quelque différence entre les Yahous de fa baffecour & moi; que j'étois plus propre qu'eux , Si n'étois pas tout-a-fait fi laid ; mais que par  bes Houyhnhnms. 307 rapport aux avantages foiides, il croyoit qu'ils j'emportoientfur moi; que mes pieds de devant & de derrière étoient nuds , & que le peu de poil que j'y avois » étoit inutile , puifqu'il ne fufEfoit pas pour me préferver du froid. Qu'a 1'égard de mes pieds de devant , ee n'étoient pas proprement des pieds, puifque je ne m'en fervois point pour marcher ; qu'ils étoient foibles & déiicats , que je les tenois ordinainairement nuds , & que la chofe dont je les couvrois de tems er, tems; n'étoit ni fi forte , nifidure, que la chofe dont je couvrois mes pieds de derrière : que je ne marchois point fürement, vu que fi un de mes pieds de derrière venoit a chopper ou a gliffer , il falloit néceffairement que je tombaffe. i! Ie mit alors a critiquer toute la configuration de mon corps, la platitude de mon vifage , la proéminence de mon né^ , la fituation de mes yeux attachés immédiatement au front ; enforte que je ne pouvois regarder ni a ma droite , ni a ma gauche , fans tourner ma tête : il dit que je ne pouvois manger fans le fecours de mes pieds de devant que je portois a ma bouche , & que c'étoit apparemment pour cela que la nature y avoit mis tant de jointures , afin de fuppléer a ce défaut; qu'il ne voycfit pas de quel ufage me pouvoient être tous ces petits membres vij  308 Voyage au pays léparés qui étoient au bout de mes pieds dé derrière ; qu'ils étoient affurément trop foibles & trop tendres , pour n'être pas coupés &C brifés par les pierres & par les brouffailles ; &C que j'avois befoin, pour y remédier, de les couvrir de la peau de quelqu'autre béte; que mon corps nud &c fans poils étoit expofé au froid , & que pour 1'en garantir, j'étois contraint de le couvrir de poils étangers, c'eft-a-dire , de m'habiller & de me déshabiller chaque jour, ce qui étoit, felon lui, la chofe du monde la plus ennuyeufe & la plus fatiguante.; qu'enfin il avoit remarqué que tous les animaux de fon pays avoient une horreur naturelle des Yahous, & les fuyoient : enforte que fuppofant que nous avions dans mon pays regu de la nature le préfent de la raifon , il ne voyoit pas comment , même avec elle , nous pouvions guérir cette antipathie naturelle que tous les animaux ont pour ceux de notre efpèce, 8c par conféquent comment nous pouvions en tirer aucun fervice. Enfin, ajouta-il, je ne veux pas aller plus loin fur cette matière; je vous quitte de toutes les réponfes que vous me pourriez faire, cc vous prie feulement de vouloir bien me raconter 1'hiftoire de votre vie , &c de me décrire le pays ou vous êtes né. Je répondis que j'étois difpofé a lui donner  des Houyhnhnms. 309 fatisfaction fur tous les points qui intéreffoient fa curioiïté ; que je doutois fort qu'il me fut poffible de m'expliquer affez clairement fur des matières dont fon honneur ne pouvoit avoir aucune idee , vu que je n'avois rien remarqué de femblable dans fon pays ; que néanmoins je ferois mon poffible , & que je tacherois de m'exprimer par des fimilitudes & des méta-> phores, le priant de m'excufer fi je ne me fervois pas des termes propres. Je lui dis donc que j'étois né d'honnêtes parens dans une ile qu'on appelloit 1'Angleterre, qui étoit fi éloignée , que le plus vigoureux des Houyhnhnms pourroit a peine faire ce voyage pendant la courfe annuelle du foleil; que j'avois d'abord exercé la chirurgie , qui eft Part de guérir les bleflüres; que mon pays étoit gouverné par une femelle que nous appellion's Ia reine ; que je Pavois quitté pour tacher de m'enrichir , & de mettre è mon retour ma familie un peu a fon aife; que , dans le dernier de mes voyages, j'avois été capitaine de vaiffeau , ayant environ cinquante Yahous fous moi, dont la plupart étoient morts en chemin, enforte que j'avois été obligé de les rempiacer par d'autres tirés de diverfes nations ; que notre vaiffeau avoit deux fois été en danger de faire naufrage; la première fois» par une violente Yiij  jü-o Voyage au pays tempête ; & la feconde, pour avoir heurtéj contre un rocher. Ici mon maïtre m'interrompit pour me de* ■ mander comment j'avois pü engager des étran-t gers de différentes contrées a fe hafarder de venir avec moi, après les périls que j'avois courus „■ & les pertes que j'avois faites. Je lui répondis que c'étoient tous des maiheureux qui n'avoient ni feu , ni lieu, & qui avoient été cbligés de quitter leur pays, foit a caufe du mauvais état de leurs affaires , foit pour les crimes qu'ils avoient commis ; que quelques-uns avoient été ruines par les procés, d'autres par la débauche 9 d'autres par le jeu ; que la plupart étoient des traïtres, des affaffins, des voleurs , des ernpoi-? fonneurs , des brigands , des parjures , des fauffaires , des faux - monnoyeurs , des ra* viffeurs, des fuborneurs , des foldats déferteurs , & prefque tous des échappés de prifona qu'enfin nul d'eux n'ofoit retourner dans fon pays, de peur d'y être pendu , ou d'y pourri? dans un cachot. Pendant ce difcours , mon maïtre fut obligé de m'interrompre plufieurs fois. J'ufofs de beaucoup de circonlocutions pour lui donner 1'idée de teus ces crimes qui avoient obligé ia plupart de ceux de ma fuite a quitter leur pays, II ne pouyoit ^Qnceyoir a quelle intent;on ces gens-  des Houyhnhnms. 311 la avoient commis ces forfaits, 'k ce qui les y avoir pu porter. Pour lui éclaircir un peu cet article , je tachai de lui donner une Idéé du defir infatiable que nous avions tous de nous agrandir & de nous enrichir , ck des f .neftes effets du luxe, de Pintempérance , de la maüce & de Penvie. Mais je ne pus lui faire entendre tout cela que par des exemples & des hypothèfes ; car il ne pouvoit comprendre que tous ces vices exiftaffent réellement. Auffi me parutil comme une perfonne dont Pimagination eft frappée du récit d'une chofe qu'elle n'a jamais vue, tk dont elle n'a jamais oui parler, qui baiffe les yeux , & ne peut exprimer , par fes paroles , fa furprife ck fon indignation. Ces idéés, pouvoir, gouvernement, guerre, loi, punstion, & plufieurs idéés, pareilles , ne peuvent fe repréfnter dans la langue-des, Houyhnhnms, que par de longues périphrafes.. J'eus donc beaucoup de peine , lorfqu'i! me fallut faire a mon maitre une relation de 1'Europe, tk particuiièrement de 1'Angleterre mat patrie..  311 VSUGE AU PAYS CHAPITRE V. Vauteur expofe d fon maitre ce qui ordinairement allume la guerre entre les princes de £ Europe ; ü lui explique enfuite comment les particuliers fefont la guerre les uns aux autres. Pottrait des procureurs & des juges d'Angleterre. L e ïeÖeurobfervera, s'il lui plaït, que ce qu'il va lire eft 1'extrait de plufieurs converfations que j'ai eues, en différentes fois, pendant deux années , avec le Houyhnhnm mon maïtre. Son honneur me faifoit des queftions, & exigeoit de moi des récits détaillés, a mefure que j'avancois dans la connoiffance & dans 1'ufage de la langue. Je lui expofai, le mieux qu'il me fut poffible, 1'état de toute 1'Europe. Je difcourus fur les arts, fur les manufa£Uires s fur le commerce, fur les fciences; & les réponfes que je fis k toutes fes demandes furent le fujet d'une converfation inépuifable. Mais je ne rapporterai ici que la fubfiance des entretiens que nous eümes au fujet de ma patrie ; &, y donnant le plus d'ordrequ'il me fera poffible^ je m'attacherai moins au tems & aux circonf! tances3 qu'a 1'exafte vérité. Tout ce qui m'in-  des Houyhnhnms. 313 quiète , eft la peine que j'aurai a rendre avec grace & avec énergie les beaux difcours de mon maïtre , &C fes raifonnemens folides. Mais je prie le ledteur d'excufer ma ioibUfL & mon incapacité , & de s'en prendre auffi un peu a la langue défectueufe dans laquelle je fuis è préfent obligé de m'exprimer. Pour obéir donc aux ordres de mon maïtre , un jour je lui racontai la dernière révolution arrivée en Angleterre par 1'invafion du prince d'Orange, & la guerre que ce prince ambitieux fit enfuite au roi de France , le monarque le plus puiffant de 1'Europe, dont la gloire étoit répandue dans tout 1'univers, öc qui poffé loit toutes les vertus royales. J'ajoutai que la reine Anne, qui avoit fuccédé au prince d'Orange, avoit continué cette guerre, oh toutes les puiffances de la chrétienté étcient engagées. Je lui dis que cette guerre funefte avoit pu faire périr jufqu'ici environ un miliion de Yahous ; qu'il y avoit eu plus de cent villes affiégées &c prifes, &c plus de trois eens vaiffeaux brulés ou coulés a fond. II me demanda alors quelles étoient les caufes & les motifs les p'us erdinaires de nos querelles, & de ce que j'appellois la guerre. Je répondis que ces caufes étoient innombrables , & que je lui en dirois feulement les principales.  314 Voyage au pays Souvent, lui dis je, c'eft 1'ambition de certains princes,-qui ne croyent jamais pofféder affez de terre, ni gouverner affez de peiiple. Quelquefois c'eft la politique des miniftres, qui veulent donner de 1'occupation aux fujets mécontents: c'a été quelquefois le partage des efprits dans le choix des opinions. L'un croit que fifflereft une bonne aaion , 1'autre que c'eft un crime : l'un dit qu'il faut porter des habits blancs, 1'autre qu'il faut s'habiller denoir, de rouges, de gris. L'un dit qu'il faut porter un petit chapeau retrouffé, 1'autre dit qu'il en faut porter un grand, dont les bords tombent fur les oreilles , &c. ( J'imaginai exprès ces exempies chimériques, ne voulant pas lui expliquerles caufes véritab'es denos diffentions par rapport k 1'opinion , vu que j'aurois eu trop de peine & de honte k les lui faire entendre.) J'ajoutai que nos guerres n'étoient jamais plus. longues & plus fanglantes , que lorfqu'elles. é'oient caufées par ces opinions diverfes, que des cervea ix échauffés favoient faire valoir de part& d'aufre .& pour lefquelles ils. excitoient a pre;:d;e les armes. Je conti.nuai ainfi: deux prinqes ont été en. g'.ierre , paree que tous deux vouloient dépoualer un troiiième de fes états, fans y avoir aucu.i droit ni l'un ni Paiure. Quelquefois  des Houyhnhnms. 315 fouverain en a attaqué un autre , de peur d'en être attaqué. On déclare la guerre a fon voifin , tantöt paree qu'il eft trop fort, tantöt paree qu'il eft trop foible. Souvent ce voifin a des chofes qui nous manquent', & nous avons des chofes auffi qu'il n'a pas: alors on fe bat pour avoir tout ou rien. Un autre motif de porter la guerre dans un pays, eft lorfqu'on le voit de* folé par la famine, ravagé par la pefte , déchiré par les fadtions'. Une ville eft a la bienféance d'un prince, &Z la poffeffion d'une petite province arrondit fon état: fujet de guerre, Un peuple eft ignorant, fimple , groffier Sc" foible ; on 1'attaque, on en maffacre la moitié , on réduit 1'autre a 1'efclavage ; ck cela pour le civilifer. Une guerre fort glorieufe, eft lorfqu'un fouverain généreux vient au fecours d'un autre qui 1'a appellé , ck qu'après avoir chaffé 1'ufurpateur, il s'empare lui-même des états qu'il a fecourus, tue, met dans les fers, ou bannit le prince qui avoit imploré fon affiftance. La proximité du fang , les alliances, les mariages, autres fujets de guerre parmi les princes ; plus ils font proches parents , plus ils font prés d'être ennemis. Les nations pauvres font affamées, les nations riches font ambitieufes ; or 1'indigence & 1'ambition aiment égalernent h?s changemens £k les révolutions.  3i6 Voyage au pays Pour toutes ces raifons, vous voyez bien que parmi nous le métier d'un homme de guerre , eft le plus beau de tous les metiers. Car qu'eft-ce qu'un homme de guerre ? C'eft un Yahou payé pour tuer de fang froid fes femblables, qui ne lui ont fait aucun mal. Vraiment ce que vous venez de me dire des caufes ordinaires de vos guerres ( me repliqua fon honneur) me donne une haute idéé de votre raifon. Quoi qu'il en foit, il eft beuren* pour vous, qu'étant fi méchants, vous foyez hors d'état de vous faire beaucoup de mal. Car quelque chofe que vous m'ayez dit des effets terribles de vos guerres cruelles, oii ïl périt tant de monde, je crois en vérité que vous m'avez dit la chofe qui n'eft point. La nature vous a donné une bouche plate fur un vifage plat: ainfi je ne vois pas comment vous pouvez vous mordre que de gré a gré. A l'é?ard des griffes que vous avez aux pieds de devant & de derrière, elles font fi foibles & fi courtés, qu'en vérité un feul de nos Yahous en déchireroit une douzaine comme vous. Je ne pus m'empêcher de fecouer la tête, & defourire de 1'ignorance de mon maïtre. Comme je fa vois un peu 1'art de la guerre, je lui fis une ample defcription de nos canons, de nos coulevrines, de nos mcufquets, de nos carabines  des Houyhnhnms. 317* de nos piftolets , de nos boulets , de notre poudre, de nos fabres, de nos baïonnettes: jelui peignis les lièges de places, les tranchées, les attaques, les forties, les mines & les contremines, les affauts, les garnifons paffées au fil de 1 'épée : je lui expliquai nos batailles navales, je lui reprélentai de gros vaiffeaux coulant a fond avec tout leur équipage ; d'autres criblés de coups de canon, fracaffés & brülés au milieu des eaux ; la fumée, le feu, les ténèbres, les éclairs; le bruit, les gémiffemens des bleffés , les cris des combattans , les membres fautant en 1'air , la mer enfanglantée, & couverte de cadavres. Je lui peignis enfuite nos combats fur terre, oii il y avoit encore beaucoup plus de fang verfé, & ou quarante mille combattans périffoient en un jour de part & d'autre; & pour faire valoir un peu le courage & la bravoure de mes chers compatriotes , je dis que je les avois une fois vus dans un fiège faire heureufement fauter en 1'air une centaine d'ennemis; & que j'en avois vu fauter encore davantage dans un combat fur mer, enforte que les membres épars de tous ces Yahous, fembloient tomber des nues, ce qui avoit formé un fpeöacle fort agréable a nos yeux. J'allois continuer & faire encore quelque belle defcription, lorfque fon honneur m'or-  3iS Voyage au pays donna de me taire. Le naturel du Yahou, me . dit-il, eft fimauvais, que je n'ai point de peine è croire que tour ce que vous venez de taconter ne foit poffible, dès que vous lui fuppofez une force & une adreffe égales a fa méchanceté & a fa malice. Cependant, quelque mauvaife idéé que j'euffe de cet animal, elle n'approchoit point de celle que vous venez de m'en donner. Votre difcours me troublé 1'efprit Sc me met dans une fituation oü je n'ai jamais été; je crains que mes fens, effrayés des horribles images que vous leur avez tracées, ne viennent peu-a-peu a s'y accoutumer. Je hais les Yahous de ce pays; mais après tout, je leur pardonne toutes leurs qualkés odieufes, puifque la nature les a faits tels; & qu'ils n'ont point la raifon pour fe gouverner & fe corriger. Mais qu'une créature , qui fe flatte d'avoir cette raifon en partage , foit capable de commettre des adtionsfi déteftables , & de fe livrer a desexcès fi horribies, c'eft ce que je ne puis comprendre, & ce qui me fait conclure en même tems que 1'état des brutes eft encore préférable a une raifon corrompue & dépravée. Mais de bonne foi, votre raifon eft-elle une vraie raifon? n'eft - ce point plutöt un talent que la nature vous a donné, pour perfectionner tous vos vices?  des Houyhnhnms. 319 Mais, ajouta-t-il, Vous ne m'en avez que ïrop dit au fujet de ce que vous appellez Ia guerre. II y a un autre article qui intéreffe ma curiofité. Vous m'avez dit, ce me femble, qu'il y avoit dans cette troupe dTahous , qui vous accompagnoit fur votre vaiffeau , des miférables que les procés avoient ruines Sc dépouillés de tout, & que c'étoit la loi qui les avoit mis en ce trifte état. Comment fe peut-il que la loi produife de pareils effets? D'ailleurs, qu'eff-ce que cette loi ? votre nature Sc votre raifon ne vous prefcrivent-elles pas affez clairement ce que vous devez faire Sc ce que vous ne devez point faire ? Je répondis è fon honneur que je n'étois pas extrêmement verfé dans la fcience de la loi, que le peu de connoiffance que j'avois de Ia jurifprudence, je 1'avois puifé dans le commerce de quelques Avocats que j'avois autrefois confulté fur mes afFaires; que cependant j'allois lui débiter fur cet article ce que je favcis. Je lui parlai donc ainfi: le nombre deceux qui s'adonnent k la jurifprudence parmi nous, Sc qui font profeffion d'interpréter la loi, eft infini, Sc furpaffe celui des chenilles. Ils ont entt'eux toute forte d'étages, de diftinctions 6c de noms. Comme leur multitude .énorme rend leur métier peu lucratif, pour  3*o Voyage au pays faire enforte qu'il donne au moins de quoi vivre, ils ont recours a 1'mdufir'ie & au manége, ïls ont appris, dès leurs premières an^ nées , 1'art merveilleux de prouver, par un difcours entprtillé , que le noir efl blanc, & que le blanc eft noir. Ce font donc eux qui ruinent & dépouillent les autres par leur habileté , reprit fon honneur? Qui, fans doute, lui répliquai-je, & je vais vous en donner un e.semple, afin que vous puiffiez mieux concevoir ce que je vous ai dit. Je fuppofé que mon voifin a envie d'avoir mavache, auffitöt i! va trouver un procureur, c'eft-a-dire un dofte interprète de la loi, & lui promet une récompenfe, s'il peut faire voir que ma vache n'eft point a moi. Je fuis obligé de m'adreffer auffi a un Yahou de la même profefïion , pour défendre mon droit; car il n'eft pas permis par la loi de me défendre moi-même. Or moi, qui affurément ai de mon cóté la juf* tice & le bon droit, je ne laiffe pas de me trouver alors dans deux embarras' confidérables. Le premier eft que le Yahou auquel j'ai eu recours pour plaider ma caufe, eft par état & felon 1'efprit de fa profeffion , accoutumé dès fa jeuneffe a foutenir faux; enforte qu'il fe trouve comme hors de fon élément , lorfque je lui donne la vérité pure & nue a défendre il  e s Houyhnhnms. 322 ïï ne fait alors comment s'y prendre. Le fecond fcmbarras eft que ce même procureur, malgré la fimplicité de Paffaire dont je Pai chargé, eft pourtant obligé de Pembrouiller, pour fe conformer a Pufage de fes confrères, & pour la trainer en longueur autant qu'il eft poffible, fans quoi ils 1'accuferoient de gater le métier, & de donner maüvaïs exemple. Cela étant, pour me tirer d'affaire, il ne me refte que deux moyens. Le premier eft d'aller trouver le procureur de ma partie, & de tacher de la corrompre, en lui donnant le doublé de ce qu'il efpère recevoir de fon cliënt; & vous jugez bien qu'il ne m'eft pas difficile de lui faire goüter une propofition auffi avantageufe. Le fecond moyen , qui peut-être vous furprendra ^ mais qui n'eft pas moins infaillible, eft de recommander a ce Yahou qui mefert d'avocat, de plaider ma caufe un peu confufément, & de faire entrevoir aux juges qu'effectivement ma vache pourroit bien n'être pas a moi, mais a mon voifin. Alors les juges , peu accoutumés aux chofes claires & fimples, feront plus d'attention aux fubtils argumens de mon avocat , trouveront du goüt a Pécouter & a balancer le pour & le contre, & en ce cas feront bien plus difpofés a juger en ma faveur, que fi on fe contentoit de ieur prouver mon droit «n quatre mots. X  $iz Voyage au pays C'eft une maxime parmi les juges , que tout ce qui a été jugé ci-devant, a été bien jugé. 'Auffi ont-ils grand foin de conferver dans un greffe tous les arrêts antérieurs, même ceux que I'ignorance a diöés, & qui font le plus manifeftement oppofés a l'équité & ala droite raifon. Ces arrêts antérieurs forment ce qu'on appelle la jurifprudence; on les produits comme des autorités , & il n'y a rien qu'on ne prouve & qu'on ne juftifie en les citant. On commence néanmoins depuis peu a revenir de Pabus ou 1'on étoit, de donner tant de force k Pautorité des chofes jugées: on cite des jugemens pour & contre; on s'attache a faire voir que les efpèces ne peuvent jamais être entièrement femblables ; & j'ai oui - dire k un juge trèshabile , que les arrêts font pour ceux qui les obtiennent. Au refte , 1'attention des juges fe tourne plutöt vers les circonftances que vers le fond d'une affaire. Par exemple , dans le cas de ma vache, ils voudront favoir fi elle eft rouge ou noire, fi elle a de longues cornes ; dans quel champ elle a coutume de paitre ; combien elle rend de lait par jour, & ainfi du refte. Après quoi, ils fe mettent k confulter les anciens arrêts : la caufe eft mife de tems en tems fur le bureau: heureux fi elle eft jugée au bout de dix ans.  des Houyhnhnms. ,32$ ïi faut obferver encore que les gens de loi Ont une langue a part, un jargon qui leur eft propre, une facon de s'exprimer que les autres n'entendent point. C'eft dans cette belle langue inconnue que les loix font écrites ; loix multipliées a i'infini, & accompagnées d'exceptions innombrables. Vous voyez que dans ce labyrinthe le bon droit s'égare aifément; que le meilleur procés eft très-difflcile a gagner , & que fi un étranger, né a trois eens lieues de mon pays, s'avifoit de venir me dïfputer un héritage qui eft dans, ma familie depuis trois eens ans,il faudroit peut-être trente ans pour terminer ce différend , & vuider entièrement cette difficile affaire. C'eft dommage , interrompit mon maïtre que des gens qui ont tant de génie &C de talents, ne tournent pas leur efprit d'un autre cóté, Sc' n'en faffent pas un meilleur ufage. Ne vaudroit-, il pas mieux, ajouta-t-il, qu'ils s'occupaffenta donner aux autres des le^ons de fageffe Sc de vertu, & qu'ils fiffent part au public de leurs lumières. Car ces habiles gens poffèdent fans doute toutes les fciences. Point du tout , répliqu3i-je , ils ne favent que' leur métier & rien autre chofe : ce font les plus grands ignorants du monde fur toute autre matière ; ils font en»* nemis de la belle littérature &C de toutes les Xij  3*4 Voyage au pays fciences; & dans le commerce ordinaire de \A vie, its paroiffent fhipides, pefants, ennuyeux, impolis. Je parle en général; car il s'en trouvé quelques-uns qui font fpirltuels, agréables & galants. CHAPITRE VI. Du luxe , de Tintemplrance, & des maladies qui règnenc en Europe. Caraclère de la nobleffe. IVfoN maitre ne pouvoit comprendre comment toute cette race de praticiens étoit fi malfaifante & fi redoutable. Quel motif, difoit-il, les porte k faire un tort fi confidérable a ceux qui ont befoin de leur fecours; & que voulezvous dire par cette récompenfe que 1'on promet a un procureur, quand on le charge d'une affaire ? Je lui répondis que c'étoit de larpent. J'eus un peu de peine a lui faire entendre ce que ce mot fignifioit: je lui expliquai nosdifférentes efpèces de monnoie , & les métaux dont elle étoit compofée : je lui en fis connoitre 1'ufilité, Sc lui dis que lorfqu'on en avoit beaucoup , on étoit heureux; qu'alors on fe procuroit de beaux babits, de belles maifons, de belles terres; qu'on faifoit bonne chère, &  bes Houyhnhnms. 315 qu'on avoit a fon choix routes les plus belles femelles; que pour cette raifon nous ne croyons avoir jamais affez d'argent, ck que plus nous en avions, plus nous en vonlions avoir; que le riche oifif jouiffoit du travail du pauvre, auï pour trouver de quoi fuftenter fa miférable vie, fuoit du matin jufqu'au foir, & n'avoit pas un moment de reiache. Eh quoi, interrornpit fon honneur, toute la terre n'appartient-elle pas a tous les animaux, ck n'ont-ils pas tous un droit égal aux fruits qu'elle produit pour leur nourriture ? Pourquoi y a-t-il- des Yahous privilégiés , qui recueillent ces fruits, a 1'exclufion de leurs femblables; & fi quelques-uns y prétendent un droit particulier, ne doit-ce pas être principalement ceux qui par leur travail ont contribué a rendre la terre fertile ? Point du teut, lui répondis-je ,. ceux qui font vivre tous les autres par la culture de la terre , font juftement ceux qui meurent de faim. Mais, me dit-il, qu'avez-vous entendu par ce mot de bonne-chère, lorfque vous m'avez dit qu'avec de Pargent on faifoit bonne - chère dans votre pays r Je me mis alors a lui expofer les mets les plus exquis, dont la table des riches eft ordinairement couvérte, ck les manières différentes dont on apprête les viandes:je lui dis fur cela tout ce qui me viat a 1'efprit lui X iij  316 VOTAGE AU PAYS appris que , pour bien affaifonner ces viandes,' & fur - tout pour avoir de bonnes liqueurs k boire , nous équipions des vaiffeaux & entreprenions de longs & dangereux voyages fur la mer; enforte qu'avant de pouvoir donner une honnête collation a quelques femelles de qualité, il falloit avoir envoyé plufieurs vaiffeaux dans les quatre parties du monde. Votre pays, repartit-il, eft donc bien miférable, puifqu'i! ne fournit pas de quoi nourrir fes babitans! VoUs n'y trouvez pas même de 1'eau-, & vous êtes obligés de traverfer les rr>ers, pour chercher de quoi boire! Je lui répliquai que 1'Angleterre ma patrie produifoit trois fois plus de nourriture-que fes babitans n'en pouvoient confommer; & qu'a 1'égard de la boif« fon, nous compofions une excellente liqueur avec le fuc de certains fruits, ou avec 1'extrait de quelques grains, qu'en un mot rien ne manquoit k nos befoins naturels: mais que pour nourrir notre luxe & notre intempérance, nous envoyions dans les pays étrangers ce qui croiffoit chez nous, Sc que nous en rapportions en échange de quoi devenir malades Sc vicieux ; que cet amour du luxe , de la bonne chère & du plaifir, étoit le principe de tous les mouvemens de nos Yahous; que pour y atteindre t il falloit s'enrichir : que c'étoit ce qui produï-  p s s Houyhnhnms. 317 foit les filpivx, les voleurs, les' M.... les parjures, les flaneurs, les fuborneurs, les fauffaires, les faux témoins, les fflenteurs , les joueurs, les impofteufs, les fanfaroris, les mauvais auteurs (1) , les empoifonneurs , les impudiques, les précieux ridicules , les efprits forts.' II me fallut définir tous ces termes. J'ajoutai que ia peine que nous prenionS d'aller chercher du vin dans les pays étrangers, n"étoit pas faute d'eau,ou d'autre liqueuf bonne a boire; mais paree que le vin étoit une boiffon qui nous rendolt gais, qui nous faifoit en quelque manière fortir hors de nous-mêmes, qui chaffoit de notre efprit toutes les idéés férieufes, qui rempliffoit notre tête de mille imagïnations folies, qui rappelloit le courage, ban- (i) II eft bien furprenant de trouver ici les mauvais auteurs & les précieux ridicules en ft mauvaife compagnie. Mais on n'a pu rendre autretnent les mots ds fcriblïng & de cantlng. On voit que 1'auteur les a malignement confondus tous enfemble , & qu'il f a auffi joint exprès les free-thinking , c'eft-a-dire , les efprits forts, ou les incrédules, dont il y a un grand nombie en Angleterre. Au refte, il eft aifé de concevoir que le defir de s'avancer dans le monde produit des efprits libertins, fait faire de mauvais livres, & porte a écrire d'un ftyle précieux & ató, afin de paffer pour bet «fprir.  3i8 Voyage au p a *s niflgit la cfainte, 6c nous affranchiffoit pour4 un tems de la tyrannie de la raifon. C'eft, continuai-je, en fourniffant aux riches toutes les chofes dont ils ont befoin, que notre petit peuple s'entretient. Par exemple, lorfque je fuis chez moi, & que je fuishabillé, comme je dois 1'être, je porte fur mon corps loiivrage de cent ouvriers. Un millier de mains ont coninbuéa batir & a meubier ma maifon, & il en a fallu encore cinq ou fix fois plus, pour habiJler ma femme. J'étois fur le point de lui peindre certains Yahous, qui paffent la vie auprès de ceux qui font menacés de la perdre, c'eft-a-dire, nos médecins. J'avois dit k fon honneur, que la plupart de mes compagnons de voyage étoient morts demaladie, mais il n'avoit qu'une idee fort imparfaite de ce que je lui avois dit. II s'imaginoit que nous mourions comme tous les autres animaux , & que nous n'avions d'autre maladie, que de la foibleffe & de Ia pefanteur un moment avant que de-mourir, a moins que nous n'euffions été bleffés par quelque accident. Je fus donc obligé de lui expliquer la mture & la caufe de nos diverfes maladies. Je lui dis que nous mangions fans avoir faim, que nous buvions fans avoir foif, que nous paffions les muts a avaler des liqueurs brülantes, fans  öes Houyhnhnms." 31$ manger un feul morceau; ce qui enflammoit nos entrailles, ruinoit notre efiomac , & répandoit dans tous nos membres une foibleffe & une langueur mortelle; que plufieurs femelles: parmi nous avoient un certain venin dont elles faifoient part a leurs galants; que cette maladie funefle , ainfi que plufieurs autres, naiffoit quelquefois avec nous, & nous étoit tranfmife avec le fang: enfin que je ne finirois point, fi je voulois lui expofer toutes les maladies auxquelles nous étions fujets; qu'il y en avoit au moins cinq ou fix eens par rapport a chaque membre, &C que chaque partie, foit interne, foit externe , en avoit uné infinité qui lui étoient propres. Pour guérir tous ces maux, ajoutai-je, nous avons des Yahous qui fe confacrent uniquement a Pétude du corps humain, & qui prétendent , par des remèdes efficaces, extriper nos maladies, lutter contre la nature même, & prolonger nos vies. Comme j'étois du métier , j'expliquai avec plaifir a fon honneur Ia méthode de nos médecins, & tous nos myftères de médecine. II faut fuppofer d'abord , lui dis-je , que toutes nos maladies viennent de réplétion: d'oü nos médecins concluent fenfément que 1'évacuation eft néceffaire, foit par en haut, foit par en bas. Pour cela , ils  33° Voyage au p a y s font un choix d'herbes , de minéraux , de gomme, d'huile, d'écailies, de fels, d'excréments, d'écorces d'arbres , de ferpents , de crapauds, de grenouilles, d'araignées , de poiffons ; & de tout' cela i!s nous compofent une liqueur d'un odeur & d'une goüt abominable , qui foulève le cceur , qui fait horreur, qui révolte tous les fens. C'eft cette liqueur que nos médecins nous ordonnent de boire pour I'évacuation fupérieure , qu'on appelle vomiffement. Tantöt ils tirent de leur magafin d'autres drogues qu'ils nous font prendre, foit par I'orifice d'en haut, foit par 1'orifice d'en bas, felon leur fantaifie : c'eft alors, ou une médecine qui purge les entrailles, & caufe d'effroyables tranchées, ou bien c'eft un clyflère qui lave & relache les inteftins. La nature, difent-ils fort ingénieufement, nous a donné I'orifice fupérieur & vifible , pour ingérer, & I'orifice inférieur & fecret, pour égérer : or Ia maladie change la difpofition naturelle du corps , il faut donc que le remède agiffe de même , & combatte la nature ; Sc pour cela, il eft néceffaire de changer 1'ufage 'des orifices , c'eft-a-dire, d'avaler par celui d'en bas, 6l dévacuer par celui d'en haut. Nous avons d'autres maladies qui n'ont rien de réelle que leur idée. Ceux qui font atta-  des Houyhnhnms." 331' qués de cette forte de mal , s'appellent malades imaginaires. 11 y a auffi pour les guérir des remèdes imaginaires ; mais fouvent nos médecins donnent ces remèdes pour les maladies réelles. En général les fortes maladies d'imagination attaquent nos femelles ; mais nous connoiffons certains fpécifiques naturels pour les guérir £ans douleur. Un jour mon maitre me fit un compliment que je ne méritois pas. Comme je lui parlois des gens de qualité d'Angleterre, il me dit qu'il croyoit que j'étois gentilhomme , paree que j'étois beaucoup plus propre & bien mieux fait que tous les Yahous de fon pays, quoique je leur fuffe fort inférieur pour la force&pour 1'agilité; & que cela venoit fans doute de ma différente manière de vivre , & de ce que je n'avois pas feulement la faculté de parler mais que j'avois encore quelques commencemens de raifon, qui pourroient fe perfeöionner dans la fuite par le commerce que ] aurois avec lui. II me fit obferver en même-temsque parmi les Houyhnhnms, on remarquoit que les Blancs ckles Alezans Bruns n'étoient pas fi bien faits que les Bai chatains, les Gris-pommelés & les Noirs; que ceux-la ne naiffoient pas avec les mêmes talehs & les mêmes difpofitions que  3Ji Voyage au pays ceux-ci; que pour cela ils reftoient toute leur vie dans Pétat de fervitude qui leur convenoit, & qu'aucun d'eux ne fongeoit a fortir de ce rang pour s'élever a celui de maitre, ce qui paroitroit dans le pays une chofe énorme & monflrueufe. II faut, difoit-il, refter dans 1'état oii la nature nous a fait éclore; c'eft 1'offenfer, c'eft fe révolter contr'elle que de vouloir fortir du rang dans lequel elle nous a donné 1'être. Pour vous , ajouta-t-il , vous êtes fans doute né ce que vous êtes ; car voustenez du ciel votre nobleffe, c'eft-a-dire, votre bon efprit & votre bon naturel. Je rendis a fon honneur de trés - humbles actions de graces de la bonne opinion qu'il avoit de moi; mais je 1'affurai en même-tems que ma naiffance étoit très-baffe, étant né feulement d'honnêtes parens, qui m'avoient donné une affez bonne éducation. Je lui dis que la nobleffe parmi nous n'avoit rien de commun avec 1'idée qu'il en avoit concue ; que nos jeunes gentilshommes étoient nourris dès leur enfance, dans 1'ohiveté Sc dans le luxe; que dès que Page le leur permettoit , ils s'épuifoient avec des femelles débauchées Sc corrompues, & contraétoient des maladies odieufes; que lorfqu'ils avoient confumé tout leur bien, Sc qu'ils fe voyoient entiérement ruines,  des Houyhnhnms. lis fe marioient; a qui? a une femelle de baffe naiffance, laide, mal-faine, mais riche; qu'un pareil couple ne manquoit point d'engendrer des enfans mal conftitués, noués, fcrophuleux, difrormes , ce qui continuoit quelquefois jufqu'a la troifième génération , a moins que la judicieufe femelle n'y remédiat, en implorant le fecours de quelque charitable ami. J'ajoutai que parmi nous, un corps fee , maigre, décharné , foible , infirme , étoit devenu une marqué prefque infaillible de nobleffe ; que même une complexion robufte, & un air de fanté alloient fi mal a un homme de qualité, qu'on en concluoit auffi-töt qu'il étoit le fils de quelque domeftique de fa maifon, k qui madame fa mère avoit fait part de fes faveurs, fur-tout s'il avoit 1'efprit tant foit peu élevé, jufte & bien fait, s'il n'étoit ni bourru, ni efféminé , ni brutal , ni capricieux , ni débauché, ni ignorant (i). (i) Je ne crois pas qu'aucun auteur s'avife de prendre a la lettre cette mordante hyperbole. La nobleffe ar,gloife , felon M. de Saint-Evremond, pofsède la fine fleur de la politeffe, & on peut dire en général crue les feigneurs anglois font les plus honnêtes gens de 1'Europe. Ils ont prefque tous 1'efprit orné; ils font beaucoup de «as des gens de lettres ; ils cultivent les fciences , & il y en a peu qui ne foient en état de compofer de$  Ï334 Voya.ge.au pays CHAPITRE VII. Paralïèle des Yahous & des Hommes. T iF. lecïeur fera peut-être fcandalifé des portraits fidèles que je fis alors de 1'efpèce humaine , Sc de la fincérité avec laquelle j'en parlai devant un animal fuperbe , qui avoit déja une fi mauvaife opinion de tous les Yahous. Mais j'avoue ingénuement que le caraöère des Houyhnhnms , Sc les excellentes qualités de ces vertueux quadrupèdes avoient fait une telle impreffion fur mon efprit, que je ne pouvois les comparer a nous autres humains, fans méprifer tous mes femblables. Ce mépris me les fit regarder comme prefqu'in- livres. Tl ne faut donc prendre cet endroit que comme une pure plaifanterie , ainfi que la plupart des autres traits fatyriques répandus dans cet ouvrage. Si quelque efprit plus mal-fait étoit d'humeur de les appUquer ferieufement a la nobleffe francoife , ce feroit encore une bien plus grande injufiice. Ce font les hommes de rréant qui ont fait fortune, ou par leurs pères, ou par euxmêmes , a qui ces traits peuvent convenir , & non pas aux perfonnes de qualité, qui, en France comme ailleurs, font la portion de 1'état la plus vettueufe, la plusinodérée & la plus polie»  dis Houyhnhnms. 335 dignes de tout ménagement. D'ailleurs, mon maïtre avoit 1'efprit très-pénétrant, Sc remarquoit tous les jours dans ma perfonne des défauts énormes , dont je ne m'étois jamais appercu, & que je regardois tout au plus comme de fort légères imperfeöions. Ses cenfures judicieufes m'infpirèrent un efprit critique Sc mifantrope ; Sc 1'amour qu'il avoit pour la vérité me fit détefter le menfonge , Sc fuir le déguifement dans mes récits. Mais j'avouerai encore ingénuement un autre principe de ma fincérité. Lorfque j'eus paffé une année parmi les Houyhnhnms , je concus pour eux tant d'amitié , de refpect, d'eftime Sc de vénération, que je réfolus alors de ne jamais fonger a retourner dans mon pays, mais de finir mes jours dans cette heureufe contrée oit le ciel m'avoit conduit pour m'apprendre a cultiver la vertu. Heureux ü ma réfolution eut été efficace ! Mais la fortune qui m'a toujours perfécuté, n'a pas permis que je puffe jouir de ce bonheur. Quoi qu'il en foit, a préfent que je fuis en Angleterre, je me fais bon gré de n'avoir pas tout dit, & d'avoir caché aux Houyhnhnms les trois quarts de nos extravagances Sc de nos vices: je palliois même de tems en tems, autant qu'il m'étoit poffible, les défauts de mes  33^ Voyage au p a y § compatriotes. Lors même que je les révéloïs,J j'ufois de reftriclions mentales, & tachois de dire le faux fans mentir. N'étois-je pas en cela, tout-a fait excufable? Qui eft-ce qui n'eft pasun peu partial, quand il s'agit de fa chère patrie ? J'ai rapporté jufqu'ici Ia fubftance de mes entretiens avec mon maitre , durant le tems que j'eus 1'honneur d'être a fon fervice; mais pour éviter d'être long, j'ai paffe fous filence plufieurs autres articles. Un jour il m'cnvoya chercher de grand matin, & m'ordonnant de m'affeoir a quelque diftance de lui, (honneur qu'il nem'avoit point encore fait ) , il me paria ainfi : J'ai repaffé dans mon efprit tout ce que vous m'avez dit, foit a votre fujet, foit au fujet de votre pays. Je vois clairement que vous &c vos compatriotes avez une étincelle de raifon, fans que je puiffe deviner comment ce petit lot vous eft échu. Mais je vois auffi que 1'ufage que vous en faites n'eft que pour augmenter tous vos défauts naturels , & pour en acquérir d'autres, que Ia nature ne vous avoit point donnés. II eft certain que vous reffemblez aux Yahous de ce pays-ci pour la figure extérieure, & qu'il ne vous manque, pour être parfaitement tel qu'eux, que de Ia furce, de 1'agilité &  des Houyhnhnms. 337 & des griffes plus longues. Mais du cöté des mceurs, la reffemblance eft entière. Ils fe hauV fent mortellement les uns les autres, Sc la raifon que nous avons coutume d'en donner, eft qu'ils voyent mutuellement leur laideur Sc leur figure odieufe, fans qu'aucun d'eux confidère la fienne propre. Comme vous avez un petit grain de raifon, Sc que vous avez compris que la vue réciproque de la figure impertinente de vos corps étoit pareillement une chofe infupportable , Sc qui vous rendroit odieux les uns aux autres , vous vous êtes avifés de les couvrir par prudence & par amour-propre. Mais malgré cette précaution, vous ne vous haïffez pas moins , paree que d'autres fujets de divifion, qui règnent parmi nos'Yahous, règnent auffi parmi vous. Si, par exemple , nous jettons a cinq Yahous autant de viande qu'il en fuffiroit pour en raffafier cinquante,, ces cinq animaux gourmands Sc voraces, au lieu de manger en paix ce qu'on leur donne en abondance , fe jettent les uns fur les autres , fe mordent , fe déchirent, Sc chacun d'eux veut manger tout; en forte que nous fommes obligés de les faire tous repaitre a part, Sc même de lier ceux qui font raffafiés, de peur qu'ils n'aillent fe jetter fur ceux qui ne le font pas encore. Si une vache dans , Y  ffi VöYAGE AU PAYS fe voifinage, meurt de vieilleffe ou par ac> eident , nos Yahous n'ont pas plutöt appris cette a^réable nouvelle, que les voila tous en campagne, troupeau contre troupeau , baffe* cour contre baffe cour; c'eft a qui s'emparera de ia vache* On fe bat, on s'égratigne , on fe déebire jufqu'a ce que la viftoire penche d'un cöté; & ff on ne lé maffaere point, c'eft qu*on n'a pas la raifon des Yahous d'Europe, pour inventer des machines meurtrières, ck des armes maffacrantes. Nous avons , en quelques endroits de ce pays, de certaines pierres luifantes de différentes couleurs , dont nos Yahous font fort amoureux. Lorfqu'ils en trouvent, ils font leur poffible pour les tirer de la terre ou elles font Ordinairement un peu enfoncées, ils les portent dans leurs loges, ck en font un amas qu'ils cachënt foigneufement, ck fur lequel ils veillent fans ceffe comme fur un tréfor, prenant bien garde que leurs camarades ne le découvrent. Nous n'avons encore pu connoitre d'oü leur ylent cètte inclination violente pour les pierres luifantes, ni a quoi elles peuventleur être utiles. Mais je m'imagine a préfent que cette avarice de vos Yahous, dont vous m'avez parlé , fe trouvé auffi dans les nötres, & que c'eft ce qui les rend fi pafiionnés pour les pierres lui-  des Houyhnhnms. 339 fantes. Je voulus üne fois ehlever a un de nos Yahous fon cher tréfor. L'animal voyant qu'on lui avoit ravi 1'objet de fa paffion , fe rmt k hurler de toute fa force; il entra en fureur &c puis tomba en foibleffc ; il devint languiffant; il ne mangea plus * né doi-mit plus , ne t?availla plus, jufqua ce que j'euffe donné crdré è un de mes domeftiques de reporter le tréfor dans Pendroit d'oü je Pa vois tiré. A ors le Yahou commtncja k repre.iJie fes. efprits Sc fa bonne humeur, Sc ne manqua pas de cacher ailleurs fes hijoux. Lorfqu'un Yahou a dé'couvert dans un ^harnp une de ces pierres , fouvent un autre Yahou furvient qui la lui difpute. Tandis qu'ils fe battent , un troifième accourt & emporte la pierre , & voi'a le procés terniiné. Selon ce que vous m'avez dit* ajoutat-il, vos procés, ne fe vuident pas fi promptement dans votre pays, ni k fi peu de frais. Ici les deux plaidéurs (fi je puis les appeller ainfi) en lont quittes pour n'avoir ni l'un ni 1'autre la chofe difputée $ au lieu que chez vous en plaidant on perd fouvent, Sc ce qu'on veut avoir Sc ce qu'on a. II prend fquvent k nos Yahous une fantaifie dont nous ne pouvons concevoir la caufe. Gras,bien couchés, traités doucementpar leurs maitres, pleins de fanté Sc de force, ils torn- Yij  54° Voyage au pays bent tout-a-coup dans un abattement, dans un dégout, dans une mélancolie noire qui les rend mornes & ftupides. En cet état, ils fuient leurs camarades, ils ne mangent point, ils ne fortent point, ils paroiffent rêver dans le coin de leur loge, 8c s'abimer dans leurs penfées lugubres. Pour les guérir de cette maladie, nous n'avons trouvé qu'un remède , c'eft de les réveiller par un traitement un peu dur, Sc de les employer a des travaux pénibles. L'occupation que nous leur donnons alors, met en mouvement tous leurs efprits , 8c rappelle leur vivacité naturelle. Lorfque mon maitre me raconta ce fait avec fes circonftances, je ne pus m'empêcher de fonger a mon pays, ou la même chofe arrivé fouvent, 8c oh 1'on voit des hommes comblés de biens 8c d'honneurs , pleins de fanté 8c de vigueur , environnés de plaifirs, Sc préfervés de toute inquiétude, tomber touta-coup dans la trifteffe 8c dans la langueur, devenir a charge a eux-mêmes, fe confumer par des réflexions chimériques, s'affliger , s'appéfantir, Sc ne faire plus aucun ufage de leur efprit livré aux vapeurs hypocondriaques. Je fuis perfuadé que le remède qui convient a cette maladie , eft celui qu'on donne aux Yahous, 8c qu'une vie laborieufe Sc pénible, eft un régime excellent pour la trifteffe Sc la  des Houyhnhnms; 341 mélancolie. C'eft un remède que j'ai éprouvé moi-même , ck que je confeille au leéleur de pratiquer lorfqu'il fe trouvera dans un pareil état. Au refte, pour prévenir le mal, je 1'exhorte a n'être jamais oifif; ck fuppofé qu'il n'ait malheureufement aucune occupation dans le monde, je le prie d'obferver qu'il y a de la difFérence entre ne faire rien 6c n'avoir rien a faire. Nos Yahous ( continua mon maitre) ont une paffion violente pour une certaine racine quirend beaucoup de jus. Ils la cherchent avec ardeur, ck la fucent avec un plaifir extreme ck fans fe laffer. Alors on les voit tantot fe careffer, tantöt s'égratigner , tantöt hurler ck faire des grimaces , tantöt jafer , danfer , fe jetter par terre , fe rouler ck s'endormir dans la boue. Les femelles des Yahous femblent redouter 6k fuir 1'approche des maïes; elles ne fouffrent point qu'ils les careffent ouvertement devant les autres ; la moindre liberté en public les bleffe , les révolte , 6k les met en courroux. Mais lorfqu'une de ces chaftes femelles voit paffer dans un endroit écarté quelque Yahou jeune ck bien fait, auffi-töt elle fe cache derrière un arbre ou un buiffon , de manière pourtant que le jeune Yahou puiffe 1'apperce- Y lij  34* Voyage a v pays voir & 1'aborder. Auffi. tót el'.e s'enfuit, mats rtgardar t fouvent derr ere elle , ck conduit fi bi n ies pas, que le Yahou paffionné qui la pourfiüT, l'atteint enfin dans un lieu favorable au myftere 6i a fes dtfirs. La délormais elle attén Ua tous les jo&rs Ion nou vel amant, qui ne manquera pci t de s'y rendre , a moins Gi ne [lareiiie avemure ne fe prélente a lui fur le chemin, & ne lui faffe oub:ier la pre» IBièr^. Mais la femelle manque quelquefois ti;e - même au rendez - vous ; le changement plaït des deux cötés, & la diverfité efl autant du goüt de l'un que de 1'autre. Le plaifir d'une femelle eft de voir des males fe terraffer, fe mordre, s'cgratigner, fe déchirerpour 1'amour d'elie : elle les excite au combat , ck dev.ent Ie prix du vainqueur, a qui e!le fe donne pour I egratigner dans Ia fuite iui-même , ou pour en être egrttig; ée : & c?eft par la que finiffent toute.s leurs amours. Ils aiment paffion^ nément leurs petits; 'es ma'es, qui s'en croyent ks pères, les chénffent, quoiqu'il leur foit impoüible de s'afiurer. qu'ils aient eu part a leuc naiiia-jce. Je. m'attendois que fon Honneur alloit en dire bien. davantage au fujet des mceurs des Yahous., 6k qu'il ne lui écbapperoit rieo de dst. tous nos vices, J/èn. rougiffojs davantag|  bes Houyhnhnms pour 1'honneur de mon efpèce, 8c je craignoïs qu'il n'allat décrire tous les genres d'irnpuüicité qui règnent parmi les Yahous de fon pa/s: c'auroit été Paffreufe image de nos débauches. a la mode, ou la nature ne fuffit pas a nos defirs effrénés , ou cette nature fe cherche fans fe trouver , 8c oii nous forraons. des plaifirs inconnus aux autres animaux. Vice odieux au~ quel les feuls Yahous ont du penchant, 8c que la raifon n'a pu étoufter dans ceux de. notre hémifphère. C H A P I T P, E V I I L. Philofopkie & mceurs des Houyknknms. Je priois quelquefois mon maitre de me lajffer voir les troupeaux des Yahous du voifinage, afin d'examiner par moi-même leurs manières Sc leurs inclinations. Perfuadé de 1'a.verfion que j'avois pour eux,, il n'appréaenda point que leur vue Sc leur commerce me corrompit ^ mais il vonkt qu'un gros cheval Alezan*brülé:, Vim de fes fidèles domeftiques ,. Sc qui étoit d'un, fort bon, naturel, m'accpmpagn|t tou» jours,, de peur qu'il ne m'arrivat quelque ac* «ident. Ces Yahous me regardoient comme m X 'm  344 Voyage au pays de leurs femblables ; fur-tout ayant une fois vu mes manches retrouffées, avec ma poitrine ck mes bras découverts. Ils voulurent pour lors s'approcher de moi, 6c ils fe mirent a me contrefaire, en fe dreffant fur leurs pieds de derrière , en levant la tête & en mettant une de leurs pattes fur le cöté. La vue de ma figure les faifoit éclater de rire ; ils me témoignèrent , néanmoins de 1'averfion & de la haine, comme font toujours les finges fauvages a 1'égard d'un finge apprivoifé , qui porte un chapeau , un habit ck des bas. II ne m'arriva avec eux qu'une aventure. Un jour qu'il faifoit fort chaud, & que je me baignois, une jeune Yahouffe me vit, fe jetta dans 1'eau, s'approcha de moi 6k fe mit k me ferrer de toute fa force. Je pouffai de grands cris, & je crus qu'avec fes griffes elle alloit me déchirer; mais , malgré la fureur qui 1'animoit, ck la rage peinte dans fes yeux, elle ne m'égratigua feulement pas. L'Alezan accourut & la mena9a, & auffi-töt elle prit la fuite. Cette hifloire ridicule ayant été racontée k la maifon , réjouit fort mon maïtre & toute fa familie; mais elle me caufa beaucoup de honte & de confufion. Je ne fais fi je dois remarquer que cette Yahouffe avoit les cheveux noirs ck la peau bien moins brune que toutes celles que j'avois vues.  des Houyhnhnms. 345 Comme j'ai paffe trois années entières dans ce pays-la , le letleur attend de moi , fans doute, qu'a Pexemple de tous les autres voyageurs, je faffe un ample récit des habitans de ce pays, c'eft-a-dire, des Houyhnhnms, &c que j'expofe en détail leurs ufages, leurs mceurs, leurs maximes, leurs manières. C'eft auffi ce que je vais tacher de faire, mais en peu de mots. Comme les Houyhnhnms, qui font les maitres ck les animaux dominans dans cette contrée, font tous nés avec une grande inclination pour la vertu, & n'ont pas même 1'idée du mal par rapport a une créature raifonnable, leur principale maxime eft de cultiver ck de perfectionner leur raifon, 6k de la prendre pour guide dans toutes leurs adtions. Chez eux la raifon ne produit point de problêmes , comme parmi nous , ck ne forme point d'argumens également vraifemblables pour ck contre. Ils ne favent ce que c'eft que de mettre tout en queftion, ck de défendre des fentimens abfurdes, ck des maximes malhonnêtes 6k pernicieufes,. a la faveur de la probabilité. Tout ce qu'ils difent porte la conviction dans 1'efprit, paree qu'ils n'avancent rien d'obfcur, rien de douteux, rien qui foit déguifé ou défïguré par les paffions ck par 1'intérêt. Je me fouviens que j'eus beaucoup de peine k faire comprendre  34^ Voyage au pays a mon maïtre ce que j'entendois par le mot d'opiniqn , & comment il étoit poffible que nous difputaffions quelquefois , & que nous fuffions raremcnt du même avis. ia raifon, difoit-il, n'eft-elle pas immuable? La vérité n'eft-elle pas une? Devons-nous affirmer comme sur ce qui eft incertain? Devons-nous nier pofitivement ce que nous ne voyons pas clairement ne pouvoir être? Pourquoi agitez-vous des queftions que 1'évidence ne peut décider, & oü, quelque parti que vous preniez, vous ferez toujours livrés au doute & a Pincerti^ tude ? A quoi fervent toutes, ces conjectures philofophiques , tous ces vains raifonnemens fux des matières incompréhenfibles, toutes ces recherches ftériles, & ces difputes. éternelles.? Quand on a de bons yeux , on ne fe heurte point: avec une raifon pure & clairvoyante, on ne doit point contefter ; & puifque vous le faites, il faut que votre raifon foit couverte de ténèbres, ou que vous haïffiez la vérité. C'étoit une chofe admirable que la bonne philofophie de ce cheval: Socrate ne raifonna jamais plus fenfément. Si nous Cuivions ces maximes , il y auroit affurément en Europe moins d'erreurs qu'il n'y en a. Mais alors que deyiendroient nos bibliothèques, que deviendroit la réputatiqn de nos, fayans tk le rtégpc^.  des Houyhnhnms. 347 de nos libraires? La république des lettres ne ne feroit plus que celle de la raifon, & il n'y auroit dans les univerfités d'autres écoles que celles du bon fens. Les Houyhnhnms s'aiment les uns les au-; tres, s'aident, fe foutiennent & fe foulagent réciproquement. Ils ne fe portent point envie: ils ne font point jaloux du bonheur de leurs voifjns. Ils n'attentent point fur la liberté & fur la vie de leurs femblables; ils fe croiroient malheureux fi quelqu'un de leur efpèce 1'étoit, St ils dife. t k 1'exemple d'un ancien: Nihil cabullini d me alienum puto. Ils ne médifent point les uns des autres ; !a fatyre ne trouve chez eux ui principe ni objets: les fupérieurs n'accablent point les inférieurs du poids de leur rang 8c de leur autorité; leur conduite fage , prudente & modérée ne produit jamais le murmure ; la dépendance eft un lien, Sc non un joug , & la puiffance toujours foumife aux loix de l'équité , eft révérée fans être redoutable. Leurs mariages font bien mieux affortis que les nötres. Les males chofiffent pour époufes des femelles de la même couleur qu'eux. Un gris-pommelé époufera toujours une gris-pommelée , & ainfi des autres. On ne voit donc ni changement, ni révolution, ni déchet dans les f^mftles j les, Qnfa,a.s font t,els que leurs pères Sc  34*> Voyage au pays leurs mères : leurs armes & leurs titres de nobleffe confïftent dans leur figure, dans leur taiile, dans leur force, dans leur couleur; qualités qui fe perpétuent dans leur poftérité; enforte qu'on ne voit point un cheval magnifique & fuperbe engendrer une roffe, ni d'une roffe naitre un beau cheval, comme cela arrivé fi fouvent en Europe. Parmi eux , on ne remarqué point de mauvais ménage. L'époufe eft fidéle a fon mari, & le mari Peft également a fon époufe. L'un & 1'autre vieilliffent fans fe refroidir , au moins du cöté du cceur: le divorce & la féparation , quoique permis , n'ont jamais été pratiqués chez eux; les époux font toujours amants, & les époufes toujours maitreffes; ils ne font point impérieux, elles ne font point rebelles, & jamais elles ne s'avifent de refufer ce qu'ils font en droit, & prefque toujours en état d'exiger. Leur chafteté réciproque eft le fruit de la raifon, & non de la crainte, des égards, ou du préjugé. Ils font chaftes & fidèles, paree que pour la douceur de leur vie & pour le bon ordre, ils ont promis de 1'être. C'eft 1'umque motif qui leur fait confidérer la chafteté comme une vertu. Ils regardent d'ailleurs, comme un vice condamné par la nature la né-  des Houyhnhnms. 349 gligence d'une propagation légitime de leur efpèce ; ils abhorrent tout ce qui y peut mettre obftacle , on y apporter quelque retardement. Ils élèvent leurs enfans avec un foin infini. Tandis que la mère veille fur le corps ck fur la fanté, le père veille fur 1'efprit & fur la raifon. Ils répriment en eux, autant qu'il eff poffible , les faillies ck les ardeurs fougueufes de la jeuneffe , ck les marient de bonne heure , conformément aux confeils, de la raifon , ck aux defirs de la nature. En attendant, ils ne fouffrent aux jeunes males qu'une feule maitreffe qui loge avec eux, 6k eft mife au nombre des domeftiques de la maifon, mais qui au moment du mariage eft toujours congédiée. On donne aux femelles a-peu-près la même éducation qu'aux males, ck je me fouviens que mon maïtre trouvoit déraifonnable 6k ridicule notre ufage a cet égard. II difoit que la moitié de notre efpèce n'avoit d'autre talent que celui de la multiplier. Le mérite des males confifte principalement dans la force ck dans la légéreté, ck celui des femelles dans la douceur ck dans la foupleffe. Si une femelle a les qualités d'un male, on lui cherche un époux qui ait les qualités d'une femelle ; alors tout eft compenfé, ck il arrivé ,  35© Voyage au pays corrme quelquefois parmi nous, que la femrnë eft le mari, & que le mari eft la femme. En ce cas, les enfans qui naiffer.t d'eux ne dégéfièrent point, mais raffemblent & perpétuent heureufement les propriétés des auteurs de leur être. CHAPITRE IX. Parlement des Houyhnhnms. Quejlion importants agitée dans cette affemblée de toute la nation. Détail au fujet de quelques ujages du paysi Pendant mon féjour en ce pays des Houyhnhnms , environ trois mois avant mon départ, il y eut une affemblée générale de la nation , une efpèce de parlement, ou mon maïtre fe rendit comme député de fon canton.On y traita une affaire qui avoit déja été cênt fois mife fur le bureau, & qui étoit la feule quefiion qui eut jamais partagé les efprits des Houyhnhnms. mon maïtre a fon retour me rapporta tout ce qui s'étoit paffé a ce fujet. II s'agiffoit de décider s'il falloit abfolument exterminer la race des Yahous. Un des membres foutenoit Paffirmative, & appuyoit fon avis de diverfes preuves très-fortes & très-fo?  ©fes Houyhnhnms. 35* lïdes. II prétendoit que le Yahou étoh ranirriaï le plus difforme, le plus méchant & le plus dangereux que la tiatüre eüt jamais produit; qu'il étoit également malin & indocile; & qu'il ne fongeoit qu'a nuire a tous les autres animaux. II rappella une ancienne tradition répandue dans le. pays, felon laquelle on affuroit que les Yahous n'y avoient pas été de tout tems ; mais que dans un certain fiècle, il en avoit paru deux fur le haut d'une montagne, foit qu'ils euffent été formés d'un limon gras & glutineux, échauffé par les rayons du foleil, foit qu'ils fuffent fortis de la vafe de quelque marécage, foit que 1'écume de la mer les eüt fait éclorre ; que ces deux Yahous en avoient engendré plufieurs autres, & que leur efpèce s4étoit tellement multipliée , que tout le pays en étoit infecté; que pour prévenir les inconvénients d'une pareille multiplication, les Houyhnhnms avoient autrefois ordonné une chaffe générale des Yahous ; qu'on en avoit pris une grande quantité; &c qu'après avoir détruit töus les vieux, on en avoit gardé les plus jeunes pour les apprivoifer autant que cela feroit poffible , a 1'égard d'un animal auffi méchant, & qu'on les avoit deftinés a tirer & a porter. II ajouta que ce qu'il y avoit de plus certain dans cette tradition, étoit que les Yahous n'étoient point  351 Voyage au pays Ylnhniamshy , ( c'eft-a dire aborigenes ). Il repréfenra que les habitans du pays , ayant eu Pimprudente fantaifie de fe fervir des Yahous , avoient mal-a-propos négligé 1'ufage des anes qui étoient de très-bons animaux, doux, paifibles , dociles , foumis, aifés a nourrir, infatigables, ck qui n'avoient d'autre défaut que d'avoir une voix un peu défagréable, mais qui 1 'étoit encore moins que celle de la plupart des Yahous. Plufieurs autres fénateurs ayant harangué diverfement ók très-éloquemment fur le même fujet, mon maitre fe leva & propofa un expédient judicieux, dont je lui avois fait naitre Pidée. D'abord il confirma la tradition populaire par fon fuffrage, & appuya ce qu'avoit dit favamment fur ce point d'hiftoire i'honorable membre qui avoit parlé avant lui. Mais il ajouta qu'il croyoit que ces deux premières Yahous, dont il s'agiffoit, étoient venus de quelques pays d'outre-mer, ck avoient été mis a terre, ck enfuite abandonnés par leurs camarades; qu'ils s'étoient d'abord retirés fur les montagnes & dans les forêts; que dans la fuite des tems, leur naturel s'étoit altéré; qu'ils étoient de venus fauvages & farouches, & entièrement différents de ceux de leur efpèce qui habitent des pays éloignés. Pour établir ck appuyer folidement cette  bes Houyhnhnms. 355 cette propofition, il dit qu'il avoit chez lui , depuis quelque tems , un Yahou trés-extraordinaire , dont tous les membres de l'affemblée avoient lans doute oui parler, & que plufieurs même avoient vu. II raconta alors comment it m'avoit trouvé d'abord , Sc comment mort corps étoit couvert d'une compofition artificielle de poils Sc de peaux de bêtes: il dit que j'avois une langue qui m'étoit propre , Sc que pourtant j'avois parfaitement appris la leur ; que je lui avois fait le récit de 1'accident qui m'avoit conduit fur ce rivage ; qu'il m'avoit vu dépouillé Sc nud, Sc avoit obfervé que j'é« tois un vrai & parfait Yahou, fi ce n'eft que j'avois da peau blanche, peu de poil Sc des, griffes fort courtes. Ce Yahou étranger, ajouta-t-ii, m'a voulu perfuader que dans fon pays, & dans beaucoup d'autres qu'il a parcourus , les Yahous font les feuls animaux maitres, dominans&c raifonnables, Sc que les Houyhnhnms y font dans 1'efclavage Sc dans la mifère. II a certainement toutes les qualités extérieures de nos Yahous; mais il faut avouer qull eft- biert plus poli, Sc qu'il a même quelque teinture de raifon. II ne raifonne pas tout-a-fait comme un Houyhnhnm , mais il a au moins des connoiffinces & des lumières fort fupérieures a celles de nos Yahous. Mais voici, meffienrs , ce qui Z  354 Voyage Au pays va vous furprendre, & k quoi je vous fuppllé de faire attention; le croirez-vous ? II m'a affuré que dans fon pays on rendoit Eunuque les Houyhnhnms dès leur plus tendre jeuneffe ; que cela les rendoit doux & dociles, & que cette opération étoit aifée & nullement dangereufe. Sera-ce la première fois, meffieurs, que les bêtes nous aurons donné quelques lecons, & que nous aurons fuivi leur utile exemple ; La fourmi ne nous apprend-elle pas a être induftrieux & prévoyans, & 1'hirondelle nenous at-elle pas donné les premiers élémens de 1'architeéture ? Je conclus donc qu'on peut fort bien introduire en ce pays-ci, par rapport aux jeunes Yahous, 1'ufage de la caftration. L'avantage qui enréfultera, eft que ces Yahous, ainfi mutilés, feront plus doux, plus foumis , plus traitables, & par ce même moyen , nous en détruirons peu-a-peu la maudite engeance. J'opine en même-tems qu'on exhortera tous les Houyhnhnms , a élever avec grand foin les anons, qui font en vérité préférables aux Yahous, a tous égards, fur-tout en ce qu'ils font capables de travailler k 1'age de cinq ans, tandis que les Yahous ne font capables de rien jufqu'a douze, Voila ce que mon maitre m'apprit des délibérations du parlement. Mais il ne me dit pas  ë s Houyhnhnms; 3 5 ^ tine autre particularité qui me regardoit perfonnellement, & dont je reffentis bientót les funeftes efFets. C'eft, hélas , la principale époque de ma vie infortunée. Mais avant que d'expofer cet article, il faut que je dife encore quelque chofe du caraöère & des ufages des Houyhnhnms. Les Houyhnhnms n'ont point de lèvres ; ils ne favent ni lire ni écrire, & par conféquent toute leur fcience eft la tradition. Comme ce peuple eft paifible, uni, fage , vertueux, trèsraifonnable, & qu'il n'a aucun commerce avec les peuples étrangers, les grands événemens font très-rares dans leur pays , & tous les traits de leur hiftoire, qui méritent d'être fus, peuvent aifément fe conferver dans leur mémoire,fans Ia furcharger. Ils n'ont ni maladies ni médecins. J'avoue que je ne puis décider fi le défaut des médecins vient du défaut des maladies, ou fi le défaut des maladies vient du défaut des médecins, ce n'eft pas pourtant qu'ils n'ayent de tems en tems quelques indifpofitions; mais ils favent fe guérir aifément eux-memes, par la connoiffance parfaite qu'ils ont des plantes Sc des herbes médicinales, vu qu'ils étudient fans ceffe la bo« tanïque dans leurs promenades, & fouvent piême pendant leurs repas. Z ij  3 Jcj V O Y ï 6 I AU P A Y S Leur poéfie eft fort belle, & fur-tout trésharmonieufe. Elle ne confifte ni dans un badinage familier & bas, ni dans un langage affecté, ni dans un jargon précieux, ni dans des pointes épigrammatiques, ni dans des antithèfes puériles, ni dans les Agudezas des Efpagnols, ni dans les Concetti des Italiens , ni dans les figures outrées des orientaux. L'agrément & la jufteffe des fimiütudes ; la richeffe &c 1'exadtitude des defcriptions ; la liaifon & la vivacité des images , voila Peffence & le caraclère de leur poéfie. Mon maitre me récitoit quelquefois des morceaux admirables de leurs meilleurs poëmes; c'étoit en vérité tantöt le ftyle d'Homère, tantöt celui de Virgile, tantöt celui de Milton (i). Lorfqu'un Houyhnhnm meurt, cela n'afflige 'ni ne réjouit perfonne. Ses plus proches parents & fes meilleurs amis regardent fon trépas d'un ceil fee & très-indifférent. Le mourant ne témoignë pas le moindre regret de quitter le monde ; il femble finir une vifite & prendre congé d'une compagnie avec laquelle il s'eft entretenu long-tems. Je me fouviens que mon maïtre ayant un jour invité un de fes amis (i) Poëte anglois, auteur duparadife lojl, c'eft-a-dire, du paradis per du, pocme fameux & très-eftimé en Angletetre.  bes Houyhnhnms. 357 avec toute fa familie, a fe rendre chez lui pour une affaire importante 3 on cpnvint da part &C d'autre du jour & de Pheure. Nous fümes furpris de ne point voir arriver la compagnie au tems marqué. Enfin Pépoufe, accompagnée de fes deux enfans , fe rendit au logis , mais un peu tard, & dit en entrant qu'elle prioit qu'on 1'excufat, paree que fon mari venoit de mourir. Elle ne fe fervit pourtant pas du terme de mourir, qui eft une expreffion mal-honnête , mais de celui de Shnuvnh, qui fignifie a la lettre aller retrouver fa grand'mère. Elle fut très-gaie pendant tout le tems qu'elle paffa au logis, & mourut elle - même gaiement au bout de trois mois , ayant eu une affez agréable agonie. Les Houyhnhnms vivent la plupart foixantedix & foixante - quinze ans , & quelques - uns quatre-vingt.. Quelques femaines avant que de mourir, ils preffentent ordinairement leur fin & n'en font point effrayés. Alors ils re$oiveht les vifites & les eomplimens de tous leurs amis qui viennentleur fouhaiter un bon voyage. Dix jours avant le décès, le futur mort, qui nefe trompe prefque jamais, dans fon calcul, va rendre toutes les vifites qu'il a recues, porté dans une litière par fes Yahous c'eft alors qu'it prend congé dans les fqrmes de tous fes a,nfts9 Z iij ,  35c? Voyage au pays & qu'il leur dit un dernier adieu en cérémonie^ comme s'il quittok une contrée pour aller paffer le refte de fa vie dans une autre. Je ne veux pas oublier d'oblerver ici que les Houyhnhnms n'ont point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui eft mauvais, & qu'ils fe fervent de métaphores tirées de la difformité & des manvaifes qualités des Yahous. Ainfi lorfqu'ils veulent exprimer 1'étourderie d'un domeftique , la faute d'un de leurs enfans, une pierre qui leur a offenfé le pied , un mauvais tems, & autres chofes femblables , ils ne font que dire la chofe dont il s'agit, en y ajoutant fimplement l'éphhète d'Yahou. Par exemple , pour exprimer ces chofes, ils diront hhhm Yahou , Whnaholm Yahou , Ynlhmndwïklima 'Yahou, & pour fignificr une maifon mal batie, ils diront Ynholmhnmrohlnw Yahou. Si quelqu'un defire en favoir davantage au fujet des mceurs & des ufages des Houyhnhnms, il prendra, s'il lui plait, la peine d'attendre qu'un gros volume in quarto , que je prépare fur cette matière, foit achevé. J'en publierai inceffimment le profpeöus, & les foufcripteurs ne ieront point fruftrés de leur efpérance, & de leurs droits. En attendant, je prie le public de fe cohtenter de cet abrégé, & de vouloir bien què j'achcve de lui conter le refte de mes aventures,  des Houyhnhnms. 359 CHAPITRE X. Fèlicite de Hauteur dans le pays des Houyhnhnms-* Les plaifirs quil gdüte dans leur converfation-ï le genre de vie quil mine parmi eux. II eft banni du pays par ordre du parlement. J'ai toujours ai mé 1'ordre Sc 1'économie , 8c dans quelque fituation que je me fois trouvé , je me fuis toujours fait un arrangement induftrieux pour ma manière de vivre. Mon maïtre m'avoit affigné une place pour mon logement, environ a fix pas de la maifon, Sc ce logement qui étoit une hutte conforme a l'ufage du pays & affez femblable a celle des Yahous, n'avoit ni agrément ni commodité. J'allai chercher de la terre glaife , dont je me fis quatre murs Sc un plancher, Sc avec des joncs je formai un© natte dont je couvris ma hutte. Je cueillis da. chanvre qui croiffoit naturellement dans les. champs; je le battis , j'en compofai du fil, Sc de ce fil une efpèce de toile, que je remplis de plumes d'oifeau , pour être couché mollement Sc a mon aife. Je me fis une table Sc une chaife avec mon couteau , Sc avec le fecours de 1'Alezan. Lorfque men habit fut entière- Z iv  360 Voyage au pays ment ufé , je m'en donnai un neuf de peaux de lapins , auxquelles je joignis celles de certains animaux appelles Nnuhnoh , qui font fort beaux Sc a peu prés de la même grandeur, Sc dont la peau eft couverte d'un duvet très-fin De cette peau je me fis auffi des bas trés propres, Je referaelai mes fouliers avec des petites planches de bois que j'attachai a Fempeigne, Sc quand cette empeigne fut ufée entièrement j'en fis une de peau d'ïahou. A 1'égard de ma nourriture, outre ce que j'ai dit ci deffus, je ramaffois quelquefois du miel dans les troncs des arbres, & je le mangeois avec mon pain d'avoine. Perfonne n'éprouva jamais mieux que moi, que la nature fe contente de peu, Sc que la néceffité eft la mère de Pinvention. Je jouiffois d'une fanté parfaite & d'une paix d'efprit inaltérable. Je ne me voyois expofé ni a 1'inconftance ou a la trahifon des amis, ni aux pièges invifibles des ennemis cachés. Je n'étois point tenté d'aller faire honteufement ma cour a un grand fëigneur ou a fa maitreffe pour avoir 1'honneur de fa protection Sc de fa bienveillance.Je n'étois point obligé de me précautionner contre la fraude & 1'oppreffion: il n'y avoit point-la d'efpion & de délateur. gagé, ni de Lord Mayor, crédule , politique , étourdi Sc ■aialfaifant. La je ne craignois point de voir mon  des Houyhnhnm 5. 361 honneur flétri par des accufations abfurdes, & ma liberté honteufement ravie par des complots indignes, & par des ordres furpris.il n'y avoit point en ce pays - la de médecins pour m'empoifonner, de procureurs pour me ruiner, ni d'auteurs pour m'ennuyer. Je n'étois point environné de railleurs, de rieurs, de médifants, de cenfeurs, de calomniateurs, d'efcrocs, de filoux, de mauvais plaifants , de joueurs , d'impertinents nouvelliftes, d'efprits forts, d'hyprocondriaques , de babillards, de difputeius, de gens de parti} de féducteurs, de faux - favants. La , point de marchands trompeurs, point de faquins, point de précieux ridicules , point d'efprits fades, point de damoifeaux , point de petits maitres, point de fats , point de traïneurs d'épée, point d'ivrognes , point de P. point de pédans. Mes oreilles n'étoient point fouillées de difcours licentieux & impies; mes yeux n'étoient point bleffés par la vue d'un maraud enrichi & élevé, par celle d'un bonnête homme abandonné a fa vertu, comme a fa mauvaife deftinée. J'avois 1'honneur de m'entretenir fouvent avec meffieurs les Houyhnhnms qui venoient au logis, & mon maitre avoit la bonté de fouffrir que j'entraffe toujours dans la falie pour profiter de leur converfation. La compagnie  3S2 Voyage au pays me faifoit quelquefois des queftions auxquelles j'avois 1'honneur de répondre. J'accompagnois auffi mon maitre dans fes vifites; mais je gardois toujours le filence, a moins qu'on ne m'interrogeat. Je faifois le perfonnage d'auditeur avec une fatisfaction inüme: tout ce que j'entendois étoit utile & agréable, Sc toujours exprimé en peu de mots, mais avec grace; la plus exaéte bienféance étoit obfervée fans cérémonie. Chacun difoit Sc entendoit ce qui pouvoit lui plaire. On ne s'interrompoit point, on ne s'affommoit point de récits Iongs & ennuyeux, on ne difputoit point, on ne chicanoit point. Ils avoient pour maxime, que dans une compagnie il eft bon que le filence règne de tems en tems; Sc je crois qu'ils avoient raifon. Danscet intervalle Sc pendant cette efpèce de trève, 1'efprit fe remplit d'idées nouvelles, Sc Ia converfation en devient enfuite plus animée Sc plus vive. Leurs entretiens rouloient d'ordinaire fur les avantages Sc les agrémens de Pamitié, fur les devoirs de la juftice , fur la bonté , fur 1'ordre , fur les opérations admirables de la nature, fur les anciennes traditions, fur les conditions & fur les bornes de la vertu , fur les régies invariables de la raifon ; quelquefois fur les délibérations de la proehaine  bes Houyhnhnms. 3631 affemblée du parlement, & fouvent fur le mérite de leurs poëtes, 8c fur les qualités de la bonne poéfie. Je puis dire , fans vanité, que je fourniffois quelquefois moi-mêmeala converfation; c'efta-dire , que je donnois lieu a de fort beaux raifonnements, car mon maïtre les entretenoit de tems en tems de mes aventures 6c de 1'hiftoire de mon pays; ce qui leur faifoit faire des réflexions fort peu avantageufes a la race humaine, Sc que pour cette raifon je ne rapporterai point. J'obferverai feulement que mon maïtre paroiffoit mieux connoitre la nature des Yahous qui font dans les autres parties du monde, que je ne la connoiffois moi-même. II découvroit la fource de tous nos égarements, il approfondiffoit la matière de nos vices 8c de nos folies, 6c devinoit une infinité de chofes dont je ne lui avois jamais parlé. Cela ne doit point paroïtre incroyable ; il connoiffoit les Yahous de fon pays , enforte qu'en leur fuppofant un certain petit degré de raifon, il fupputoit de quoi ils étoient capables avec cefurcroït, 6c fon eftimation étoit toujours jufte. J'avouerai ici ingénument que le peu de lumière 6c de philofophie que j'ai aujourd'hui , je 1'ai puifé dans les fages lecons de ce cher maitre, 8c dans les entretiens de tous fesjudit  364 Voyage au pays cieux amis; entretiens préférables aux do&es conférences des académies d'Angleterre , de France, d'AUemagne Sc d'Italie. J'avois pour tous ces illuftres perfonnages une inclination mêlée de refpect 8c de crainte, 8c j etois pénétré de reconnoiffance pour la bonté qu'ils avoient de vouloir bien ne me point confondre avec leurs Yahous, 8c de me croire peut-être moins imparfait que ceux de mon pays. . Lorfque je me rappellois le fouvenir de ma familie , de mes amis, de mes compatriotes Sc de toute la race humaine en général, je me les repréfentois tous comme de vrais Yahous pour la figure Sc pour le caraöère, feulement un peu plus civilifés, avec le don de la parole Sc un petit grain de raifon. Quand je confidérois ma figure dans 1'eau pure d'un clair ruiffeau, je détournois le vifage fur le champ, ne pouvant foutenir la vue d'un animal qui me paroiffoit auffi difTbrme qu'un Yahou. Mes yeux, accoutumés a la noble figure des Houyhnhnms , ne trouvoient de beauté animale que dans eux. A force de les regarder Sc de leur parler, j'avois pris un peu de leurs manières, de leurs geftes, de leur démarche; Sc aujourd'hui que je fuis en Angleterre , mes amis me difent quelquefois que je trotte comme un cheval. Quand je parle Sc que je ris> il femble que je henniffe. Je me  bes Houyhnhnms. 365 vois tous les jours raillé fur cela, fans en reffentir la moindre peine. Dans cet état heureux, tandis que je goütois les douceurs du parfait repos, que je me croyois tranquille pour tout le refte de ma vie, & que ma fituation étoit la plus agréable & la plus digne d'envie , un jour mon maitre m'envoya chercher de meilleur matin qu'a 1'ordinaire. Quand je me fus rendu auprès de lui, je le trouvai très-férieux, ayant un airinquiet& embarraffé , voulant me parler & ne pouvant ouvrir la bouche. Après avoir gardé quelque tems un morne filence, il me tint ce difcours : je ne fais comment vous allez prendre, mon cher fils, ce que je vais vous dire; vous faurez que dans la dernière affemblée du parlement, a 1'occafion de Paffairedes Yahous, qui a été mife fur le bureau, un député a repréfenté k raffemblée , qu'il étoit indigne & honteux que j'euffe chez moi un Yahou que je traitois comme un Houyhnhnm ; qu'il m'avoit vu converfer avec lui, & prendre plaifir a fon entretien comme a celui d'un de mes femblables; que c'étoit un procédé contraire ala raifon tk. a. la nature , & qu'on n'avoit jamais oui parler de chofe pareille. Sur cela 1'affemblée m'a exhorté a faire de deux chofes 1'une , ou a vous reléguer parmi les autres Yahous qu'on  yéfj Voyage au payÏ va mutiler au premier jour, ou a vous ren2 voyer dans le pays d'oii vous êtes venu. La plupart des membres qui vous connoiffent &£ qui vous ont vu chez moi ou chez eux, ont rejetté 1'alternative , & ont foutenu qu'il feroit injufte & contraire a la bienféance de vous mettre au rang des Yahous de ce pays, vu que vous avez un commencement de raifon, &C qu'il feroit même a craindre alors que vous ne leur en communiquaffiez; ce qui les rendroit peut - être plus méchants encore; que d'ailleurs étant mêlé avec les Yahous, vous pourriez cabaler avec eux, les foulever, les conduire tous dans une forêt ou fur le fommet d'une montagne, enfuite vous mettre a leur tête , & venir fondre fur tous les Houyhnhnms, pour les déchirer & les détruire. Cet avis a été fuivi a la pluralite des voix , & j'ai été exhorté a vous renvoyer inceffamment. Or, on me preffe aujourd'hui d'exécuter ce réfultat , êz je ne puis plus différer. Je vous confeille donc de vous mettre a la nage, ou bien de conftruire un petit batiment femblable a celui qui vous a apporté dans ces lieux, & dont vous m'avez fait la defcription, & de vous en retourner par mer, comme vous êtes venu. Tous les domeftiques de cette maifon, & ceux même de mes voifins, vous aideront dans cet ou-  des Houyhnhnms. Vrage. S'il n'eüt tenu qu'a moi, je vous aurois gnrdé toute votre vie a mon fervice, paree que vous avez d'affez bonnes inclinations, que vous vous êtes corrigé de plufieurs de vos défauts & de vos mauvaifes habitudes, & que vous avez fait tout votre poffible pour vous conformer , autant que votre malheureufe nature en eft capable, a celle des Houyhnhnms. ( Je remarquerai en paffant qUê les décrets de 1'afTemblée générale de la nation des Houyhnhnms , s'expriment toujours par le mot de Hnhloayn, qui fignifie exhortation. Ils ne peuvent concevoir qu'on puiffe forcer & con-' traindre une créature raifonnable, comme fi elle étoit capable de défobéir a la raifon ). Ce difcours me frappa comme un coup de foudre ; je tombai en un inftant dans 1'abattement & dans ie défefpoir, & ne pouvant réfifter a 1'impreffion de la douleur, je m'évanouis aux pieds de mon maitre qui me crut mort. Quand j'eus un peu repris mes fens, je lui dis d'une voix foible & d'un air affligé, que quoique je ne puffe blamer Fexhortation de raffemblée générale, ni la follicitation de tous fes amis qui le preffoient de fe défaire de moi, il me fembloit néanmoins, felon mon foible jugement , qu'on auroit pu décerner contre moi une peine moins rigoureufe; qu'il  j6S Voyage au pays m'étoit impoffible de me mettre k la nage, que je pourrois tout au plus nager une lieue, & que cependant la terre la plus proche étoit peut-être éloignée de cent lieues; qu'a 1'égard de la conftruction d'une barque, je ne trouverois jamais dans le pays ce qui étoit néceffaire pour un pareil batiment; que néanmoins je voulois obéir, malgré Pimpofiïbiiité de faire ce qu'il me confeilloit, Sc que je me regardois comme une créature condamnée a périr; que la vue de la mort ne m'effrayoit point, Sc que je 1'attendois comme le moindre des maux dont j'étois menacé; que fuppofé que je puffe traverfer les mers & retourner dans mon pays par quelque aventure extraordinaire Sc inefpérée, j'aurois alors le malheur de retrouver les Yahous, d'être obligé de paffer le refte de ma vie avec eux , 5c de retomber bientót dans toutes mes mauvaifes habitudes; que je favois bien que les raifons qui avoient déterminé meffieurs les Houyhnhnms, étoient trop folides, pour ofer leur oppofer celles d'un miférable Yahou, tel que moi; qu'ainfi j'acceptoisl'offre obligeante qu'il me faifoit du fecours de fes domeftiques, pour m'aider a conftruire une barque; que je le priois feulement de vouloir bien m'accorder un efpace de tems qui put fuffire a un ouvrage auffi difficile , qui étoit def- tini  des Houyhnhnms. 369 tiné a la confervation de ma miférable vie ; que fi je retournois jamais en Angleterre , je tacherois de me rendre vuile a mes compatriotes, en leur tracant le portrait &C les vertus des illuftres Houyhnhnms, & en les propofant pour exemple a tout le genre humain. Son honneur me répliqua en peu de mots, Sc me dit qu'il m'accordoit deux mois pour la .conftruction de ma barque, & en même-tems ordonna a 1'Alezan, mon camarade, ( car il m'eft permis de lui donner ce nom en Angleterre ) de fuivre mes inftructions, paree que j'avois dit a mon maïtre que lui feul me fuffiroit, & que je favois qu'il avoit beaucoup d'affection pour moi. La première chofe que je fis, fut d'aller avec lui vers cet endroit de la cöte oii j'avois autrefois abordé. Je montai fur une hauteur , & jettant les yeux de tous cötés fur les vaftes efpaces de la mer, je crus voir , vers le nordeft, une petite ile. Avec mon télefcope je la vis clairement, & je fupputai qu'elle pouvoit être éloignée de cinq lieues. Pour le bon Alezan, il difoit d'abord que c'étoit un nuage. Comme il n'avoit jamais vu d'autre terre que celle oü il étoit né, il n'avoit pas le coup d'ceil pour diftinguer fur mer les objets éloignés, comme moi qui avois paffé ma vie fur Aa  370 Voyagè au pays eet élément. Ce fut è cette ile que je refolus afors de me rendre , lorfque ma barque feroit conffruite. Jé retournai au logis avec mon camarade; & apfès avoir un peu raifonné enfemble , nous arames dans une forêt qui étoit peu éloi^née , ou moi avec mon coüteau , & lui avec un caülou tranchant, emmanché fort adroitement, coupames les bois néceffaires pour 1'ouvrage. Afin de ne point ennuyer le lecleur du détail de notre travail, il fitffit de dire qu'en fix femaines de tems, nous fimes une efpèce de canot a la facon des Indiens, mais beaucoup plus large, que jecouvrjs de peaux d'Yahous, coufues enfemble avec du fil de chanvre. Je me fis une voile de ces mêmes peaux; ayant choffi pour cela celles des jeunes Yahous, paree que celles des vieux auroit été trop dure & trop épaiffe : je me fournis auffi de quatre rames: je fis provifion d'une quantité de chair cuite de lapins & d'oifeaux, avec deux vaiffeaux, 1'un plein d'eau & 1'autre de lait. Je fis Fépreuve de mon canot dans un grand érang , & y corrigeai tous les défauts que j'y pus remarquer, bouchant toutes les voies d'eau avec du fuif d Yahou , & tücbant de le mettre en état de me porter avec ma petite cargaifon. Je le mis alors fur une charrette, 6è le fis con-  des Houyhnhnms. 371 duiire au rivage par des Yahous, fous la conduite de 1'Alezan & cl'un autre domëftïquê. Lorfque tout fut prêt, & que le jour de mön départ fut arrivé \ je pris congé de mon maïtre, de madame fon époufe, & de toute la ma-ifon, ayant les yeux baignés de larmes , Sc le eceur percé de douleur. Son honneur, foit par curiofité, foit par amitié , voulut me voir dans men canot, &s'avancd vers le rivage avec plufieurs de fes amis du voifïnage. Je fus oblige d'attendre plus d'une heure a caufe de la marée; alors obfervant que le vent étoit bon pour aller a 1'ile , je pris le dernier congé de mon maïtre. Je roe profternai a fes pieds pour les lui baifer, Sc il me fit 1'honneur de lever fon pied droit de devant jufqu'a ma bouche. Si je rapporte cette circonftance, ce n'eft point par vanité ; j'imite tous les voyageurs qui ne manquent point de faire mention des honneurs extraordinaires qu'ils ont recus. Je fis une profonde révérense a toute la compagnie, Sc me jettant dans mon canot, je m'éloignai du rivage. Aa ij  37* Voyage au pays CHAPITRE XI. L'"auteur efl percé d'une fièche que lui décoche un fauvage. II ejl pris par des Portugais qui le conduifent a Lisbonne, doü ilpajfe enAngleterre. Je commencai ce malheureux voyage le 15 de février,l'an 171 f a neuf heures du matin. <2"oique j'euffe le vent favorable, je ne me fervis d'abord que de mes rames. Mais confidérant que je ferois bientót las, & que le vent pouvoit changer, je me rifquai de mettre a la voile; & de cette manière, avec le fecours de la marée , je cinglai environ 1'efpace d'une heure Sc demie. Mon maitre avec tous les Houyhnhnms de fa compagnie , reftèrent fur le rivage , jufqu'a ce qu'ils m'euffent perdu de vue , Sc j'entendis plufieurs fois mon cher ami 1'Alezan crier: Hnuy Ma nyka majam Yahou , c'eft-a-dire, prends bien garde a toi, gentil Yahou. Mon deffein étoit de découvrir, fi je pouvois , quelque petite ile déferte Sc inhabitée , ou je trouvaffe feulement ma nourriture , Sc de quoi me vêtir. Je me fgurois , dans un pareil féjour, une fftuation mille fois plus heu-  bes Houyhnhnms» 373' reufe que celle d'un premier miniftre. J'avois une horreur extreme de retouraer en Europe , & d'y être obligé de vivre dans la fociété &C fous 1'empire des Yahous. Dans cette heureufe folitude que je cherchois, j'efpérois paffer doucement le refte de mes jours, enveloppé dans ma philofophie, jouiffant de mes penfées , n'ayant d'autre objet que le fouverain bien, ni d'autre plaifir que le témoignage de ma confcience , fans être expofé a la contagion des vices énormes que les Houyhnhnms m'avoient fait appercevoir dans ma déteftable efpèce. Le lefleur peut fe fouvenir que je lui ai dit ^ que 1'équipage de mon vaiffeau s'étoit révolté contre moi, & m'avoit emprifonné dans ma chambre ; que je reftai en cet état pendant plufieurs femaines , fans favoir ou 1'on conduifoit mon vaiffeau , & qu'enfin 1'on me mit a terre, fans me dire ou j'étois. Je crus néanmoins alors que nous étions a dix degrés au fud du Cap de Bonne-Efpérance, & environ a quarante-cinq degrés de latitude méridionale. Je 1'inférai de quelques difcours généraux que j'avois entendus dans le vaiffeau , au fujet du deffein qu'on avoit d'aller a Madagafcar. Quoique que ce ne fut-la qu'une conjecture , je ne laiffai pas de prendre le parti de cingler a 1'eft, efpéranl Aa iij  374 Voyage au pays mouiller au fud oueft de la cöte de la nouvelle Hollande , ók de-lè me rendre a 1'oueft, dans, quelqu'une des petites iles qui font aux environs. Le vent étoit direétement a l'oueft, ck fur les fix heures du foir , je fupputais que j'avois fait environ dix-huit lieues vers Telt. Ayant alors découvert une trés - petite ile éloignée tout au plus d'une lieue ck demie, j'y abordai en peu de tems. Ce n'étoit qu'un vrai rocher , avec une petite baie que les tempêtes y avoient formée. J'amarrai mon canot én cet endroit, & ayant grimpé fur un des cötés du rocher, je découvris vers 1'eft une terre qui s'étendoit du fud au nord. Je paffai la nuit dans mon canot, ck le lendemain m'étant mis a ramer de grand matin ck de grand courage , j'arrivai en fept heures a un endroit de la nouvelle Hollande, qui eft au fud-oueft. Cela me confirma dans une opinion que j'avois depuis long-tems, favoir, que les Mappemondes ck les cartes placent ce pays, au moins trois degrés plus a 1'eft, qu'il n'eft réellement. Je crois avoir, il y a déja plufieurs années, communiqué ma penfée k mon illufire ami monfieur Herman Moll, 6k lui avoir expliqué mes raifo'ns; mais il a mieux' airné fuivre la foule des auteurs. Je n'appercüs point d'habitans al'endroitoü s  des Houyhnhnms. 37? j'avois pris terre, & comme je n'avois point d'armes, je ne voulus pas m'avancer dans le pays. Je ramaffd quelques coquillages fur le rivage, que je n'ofai faire cuire, de peur que le feu ne me fit découvrir par les habitants de la eoWée. Pendant les. tro's jours que je me tins caché en cet endroit, je ne vecus que d'huïtres Si de moules, afin de ménager mes petites provifions. Je trouvai heureufement un petit ruifiéau dont i'eau étoit excellente. Le quatrièmè jour, m'étant rifqué d'avancer un peu dans les terres, je découvris vingt ou trente habitants du pays fur une hauteur qui n'étoit pas a plus de cinq eens pas de moi. ils étoient tout nuds, hommes , femmes Sc enfants, Sc fe chauffoient autour d'un grand feu. Un d'eux m'appercut, Sc me fit rema; quer aux autres. Alors cinq de la troupe fe détachèrent Sc fe mirent en marche de mon cöté. Auffi-töt je me mis a fuir vers le rivage , je me jettai d.ns mon canot, Sc je ramai de toute ma force. Les fauvages me f d.irent le long du rivage , Sc comme je n'étois pas fort avancé dans la mer, il me décochèrent une flèche qui m'atteignit au gencu gauche Sc m'y fit une krrge bleffurê, dont je porte encore aujourd'hui la marqué. Je craignis que le dard ne fut empoifonné j ainfi. ayant. ramé fortement. Si Aa iv  37<5 Voyage au pays m'érant mis hors de la portee du trait, je tachai de bien fucer ma plaie, & enfuite je bandai mon genou comme je pus. J'étois extrêmement embarraffé, je n'ofois retourner a 1'endroit oii j'avois été attaquée , & comme j'étois obligé d'aller du cöté du nord, il me falloit toujours ramer , paree que j'avois le vent de nord-oueft. Dans le tems que jejettois les yeux de tous cötés pour faire quelque découverte , j'appercus au nord nord-eft une voile qui a chaque inftant croiffoit a mes yeux. Jebalancai un peu de tems, fi je devois m'avancer vers elle ou non. A la fin 1'horreur que j'avois coneue pour toute la race des Yahous , me fit prendre le pati de virer de bord, & de ramer vers le fud ; pour me rendre a cette même baie d'oii j'étois parti le matin, aimant mieux m'expofer a toute forte de dangers que de vivre avec des Yahous. J'approchai mon canot le plus prés qu'il me fut poffible du rivage ; & pour moi je me cachai a quelques pas de la, derrière une petite roche qui étoit proche de ce rniffeau dont j'ai parlé. Le vaiffeau s'avanca environ a une demilieue de la baie, & envoya fa chaloupe' avec des tonneaux pour y faire aiguade. Cet endroit étoit connu & pratiqué fouvent par les voyageurs, k caufe du ruiffeau. Les mariniers en  des Houyhnhnms. 377 prenant terre , virent d'abord mon canot, Sc s'étantmis auffi-töt a le vifiter, lis connurent fans peine que celui a qui il appartenoit n'étoit pas loin. Quatre d'entr'eux, bienarmés, chercbèrent de tous cötés aux environs , Sc enfin me trouvèrent couché la face contre terre derrière la roche. Ils furent d'abord furpris de ma figure , de mon habit de peaux de lapins de mes fouliers de bois , Sc de mes bas fourrés. Ils jugèrent que 'je n'étois pas du pays, ou tous Jes habitants étoient nuds. Un d'eux m'ordonna de me lever, Sc me demanda en langage Portugais, qui j'étois. Je lui fis une profonde révérence, Sc lui dis dans cette même langue, que j'entendois parfaitement, que j'étois un pauvre Yahou banni du pays des Houyhnhnms, Sc que je le conjurois de me laiffer aller. Ils furent furpris de m'entendre parler leur langue , Sc jugèrent par la couleur de mon vifage que j'étois unEuropéen; mais ils ne favoient ce que je voulois dire par les mots de Yahou Sc de Houyhnhnms; Sc ils ne purent en même-tems s'empêcher de rire de mon accent qui reflembloit au henniffement d'un cheval. Je reffentois a leur afped des mouvement de crainte Sc de haine, Sc je me mettois déja endevoir de leur tourner le dos, Sc de me  3?8 Voyage au pays rendre dans mon canot, tarfqu'ils mirent la main fur moi, & m'obligèrent de leur dire de quel pays j'étois, d'oü je venois, avec plufnurs autres queftions pareilles. Je leurréoondis que j'étois né en Angleterre, d'oü j'étois parti il y avoit environ cinq ans, & qu'alors la paix régnoit entre leur p=4yS & le mien. Qa'ainn j'efpérois qu'ds voudroient bien ne me point treiter en ennemi, puifque je ne leur voulois aucun ma!, & que j'étois un pauvre Yahou qui cherchois quelque ile déferte, oü je puffe p.uier dans Ia folitude le refte de ma vie infortunée. _ Lorfqu'üs me parlèreat d'abord, je fus faift d'étonnement, & je crus vo'r un prodige.Cela me paroiffoit auffi extraordipa.ire que fi j'en-, tendois aujourd'hui un chien ou une vache parler en Angleterre. Ils me répondirent avec toute rhumanité & toute la politetTe poffible, que je ne m'affligeaffe point, & qu'ils étoient fürs que leur capitaine voudroit bien me prendre fur fon bord , & me mener gratis k Lisbonne , d'oü je pourrois paffer en Angleterre , que deux d'entr'eux iroient dans un mo ment trouver le capitaine , pour 1'informer de ce qu'ils avoient vu , & recevoir fes ordres ; mais qu'en même tems, k moins que je ne leur dpnnaffe ma parole de ne point m'enfuir, il*  des Houyhnhnms. 379 alloient me lier. Je leur dis qu'ils feroient de moi tout ce qu'ils jugeroient a propos. Ils avoient bien envie de favoir mon hiftoire & mes aventures, mais je leur donnai peu de fatisfaaion , & tous conclurent que mes malheurs m'avoient troublé 1'efprit. Au bout de deux heures, la chaloupe, qui étoit allee porter de 1'eau douce au vaiffeau , revint avec ordre de m'amener inceffamment a bord. Je me jettai a genoux , pour prier qu'ori me laiffat aller , & qu'on voulüt bien ne point me ravir ma liberté: mais ce fut en vain ; je fus lié & mis dans la chaloupe , & dans cet état conduit a bord & dans la chambre du capitaine. II s'appelloit Pedro de Mendez , & étoit un homme très-généreux & trés-poli. II me pria d'abord de lui dire qui j'étois: & enfuite me demanda ce que je voulois boire & manger: il m'affura que je ferois traité comme lui-même, & me dit enfin des chofes ff obligeantes, que j'étois tout étonné de trouver tant de bonté dans un Yahou. J'avois néanmoins un air lombre , morne & faché, & je ne répondis autre chofe a toutes fes honnêtetés, ffnon que j'avois a manger dans mon canot. Mais il ordonna qu'on me fervit un poulet, & qu'on me fit boire d'un vin excellent; & en attendant, il me fit donner un bon lit dans une chambre fort  3§o Voyage au pays commode. Lorfque j'y eut été conduit, je ne voulus point me deshabüler, & je me jettai furie lit dans 1'état oü j'étois. Au bout d'une demi-heure , tandis que tout l'équiPage étoit k diner, je m'échappai de ma chambre, dans le deffein de me jetter dans la mer, & de me fauver k la nage, afin de n'être point obligé de vivre avec des Yahous. Mais je fus prévenu par un des mariniers, & le capitaine ayant été infprmé de ma tentative, ordonna de m'enfermer dans ma chambre. Après le diner, D., Pedro yintme trouver, & voulut favoir quei motif m'avoit porté a former 1'entreprife d'un homme défefpéré. II m'affura en même-tems qu'il n'avoit envie que de me faire plaifir, & me paria d'une manière fi touchante & fi perfuafive , que je commencai a le regarder comme un animal un peu raifonnable. Je lui racontai en peu de mots Fhiftoire de mon voyage , la révolte de mon équipage dans un vaiffeau dont j'étois capitaine . & la réfolution qu'ils avoient prife de me laiffer fur un rivage inconnu:je lui appris que j'avois paffe trois ans parmi les Houyhnhnms , qui étoient des chevaux parlants & des animaux raifonnants & raifonnables. Le capitaine prit tout cela pour des vifions & des menfonges, ce qui me choqua extrcmement. Je lui dis que  des Houyhnhnms. 381 j'avois oublié a mentir , depuis que j'avois quitté les Yahous d'Europe; que chez les Houyhnhnms on ne mentoit point, non pas même, les enfans & les valets : cu'au furplus il croi-* roit'ce qu'il lui plairoit, mais que j'étois prêt a répondre a toutes les difficultés qu'il pourroit m'oppofer, & que je me flattois de lui pouvoir faire connoitre la vérité. Le capitaine , homme fenfé , après m'avoir fait plufieurs autres queftions , pour voir fi je ne me couperois pas clans mes difcours , & avoir vu que tout ce que je difois étoit jufie , & que toutes les parties de mon hiftoire fe rapportoient les unes aux autres, commênca a avoir un peu meilleure opinion de ma fincérité ; d'autant plus qu'il m'avoua qu'il s'étoit autrefois rencontré avec un matelot Hollandois, lequel lui avoit dit qu'il avoit pris terre, avec cinq autres de fes camarades, a une certaine ile ou continent, au fud de la Nouvelle - Hollande , ou ils avoient mouiilé pour faire aiguade ; qu'ils avoient appercu un cheval chaffant devant lui un troupeau d'animaux parfaitement reffemblans a ceux que je lui avois décrits , & auxquels je donnois le nom de Yahous , avec plufieurs autres particularirés que le capitaine me dit qu'il avoit oubliées, oC dont il s'étoit mis alors peu en  3§x Voyage au pays peine de charger fa mémoire, les regardant comme des menfonges. II m'ajouta , que puifque je faifois profeffiort d'un fi grand attachemerit a la vérité, ii vouloit que je lui donnaffe ma parole d'honneur de refter avec lui pendant tout le voyage, fans fonger a attenter fur ma vie ; qu'autrement, il m'enfermeroit, jufqu'a ce qu'il fut arrivé ;a Lisbonne. Je lui promis ce qu'il exigeoit de moi; mais je lui proteftai en même tems, quë je fouffrirois plutöt les, traitemens les plus facheux , que de confentir jamais a retourner parmi les Yahous de mon pays. II ne fe paffa rien de remarquable pendant notre voyage. Pour témoigner au capitaine combien j'étois fenfible a fes honrtêtet.és , je m'entretenois quelquefois avec lui par reconnoiffance, lorfqu'il me prioit inftamment de lui parler ; & je tachois alors de lui cacher ma mifantropie & mon averfion pour tout le genre httmain. II m'échappoit néanmoins de tems en tems quelques traits mordans & latyriques , qu'il prenoit en galant homme, ou auxquels il ne faifoit pas femblant de prendre garde. Mais je paffois la plus grande partie du jour feul & ifolé dans ma chambre, & je ne voulois parler k aucun de 1'équipage. Tel étoit 1'état de mon.cerveau, que mon commerce  'öés Houyhnhnms. 385 avec les Hyuyhnhnms avoir rempli d'idees fublimes ck phüofoph'qnes. J'érois dominé par une mifantropie infurmontable , femblable a ces fombres efprits, a ces faronches fo'itaires , a ces cenfeurs méditatifs , qui , fans avoir fréquenté les Houyhnhnms, (e piquent de connoitre a fond le caraclère des hommes, ck d'avoir un fouverain mépris pour 1'humanité. Le capitaine me preffa plufieurs fois de mettre bas mes peaux de lapins, ck m'offrit de me prêter de quoi m'habüler de pied en cap ; mais v je le remerciai de fes offres , Iryant horreur de mettre fur mon corps ce qui avoit été a 1'ufage d'un Yahou. Je lui permis feulement de me prêter deux chemifes blanches , qui, ayant été bien lavées, pouvoient ne me point fouiller. Je les mcttois tour-a-tour de deux jours l'un , £k j'avois fcin de les laver moi-même. Nous a-rrivames a Lisbor.ne le cinq de novembre mil fept cent quinze. Le caphaine me forca alors de prendre fes hubits , pour empêcher la canaille de nous huer dans les rues. II me conduifit a fa maifon , & voulu que je demeuraffe chez lui pendant mon féjour en cette vi'le. Je le priai infiamment de me loger au quatrième , dans un endroit écarté, ou je n'euffe commerce avec qui que ce fut, Je lui demandai auili la grace de ne rien dire a per-  3S4 Voyage au pays fonne ce que je lui avois raconté de mon féjour parmi les Houyhnhnms, paree que, fi mon hiftoire étoit fue, je ferois bientót accablé de vifites d'une ïnfinité de curieux ; &, ce qu'il y a de pis, je ferois, peut-être , brülé par rinquifition. Le capitaine , qui n'étoit pcint marié , n'avoit que trois domeftiques , dont l'un , qui m'apportoit a'manger dans ma chambre , avoit de fi bonnes manières a mon égard, & me paroiffoit avoir tant de bon fens pour un Yahou, que fa compagnie ne me déplut point: il gagna fur moi de me faire mettre de tems en tems la tête a une lucarne pour prendre 1'air: enfuite il me perfuada de defcendre 1'étage d'au-defibus, & de coucher dans une chambre dont la fenêtre donnoit fur la rue. II me fit regarder par cette fenêtre ; mais, au commencement, je retirois ma tête auffitöt que je 1'avois avancée : le peuple me bleffoit la vue. Je m'y accoutumai pourtant peu-a peu. Huit jours après, il me fit defcendre un étage encore plus bas : enfin il triompha fi bien de ma foibleffe , qu'il m'engagea a venir m'affeoir a la porte, pour regarder les paffans, & enfuite a 1'accompagner quelquefois dans les rues. Don Pedro , a. qui j'avois expliqué 1'état de ma familie & de mes affaires, me dit un jour, que  des Houyhnhnms. 385 que j'étois obligé, en honneur & en confcience, de retourner en mon pays, ck de vivre avec ma femme ck mes enfans. II m'avertit en même tems qu'il y avoit dans le port un vaiffeau prêt a faire voile pour 1'Angleterre, ck m'affura qu'il me foürniroit tout ce qui me feroit néceffaire pour mon voyage. Je lui oppofai plufieurs raifons qui me détournoient de. vouloir jamais aller demeurer dans mon pays, ck qui m'avoient fait prendre la réfolution de chercher quelque ile déferte pour y finir mes jours. II me répliquaque cette ile que je voulois chercher, étoit une chimère, ck que je trouverois des hommes par-tout ; qu'au contraire, lorfque je ferois chez moi, j'y ferois le maitre, ck pourrois y être auffi folitaire qu'il me plairoit. Je me rendis a la fin, ne pouvant mieux faire ; j'étois d'ailleurs devenu un peu moins fauvage. Je quittai Lisbonne le 14 de novembre, 6k m'embarquai dans un vaiffeau marchand. Don Pedro m'aceompagna jufqu'au port, ck eut 1'honnêteté de me prêter la valeur de vingt livres fterlings. Durant ce voyage, je n'eus aucun commerce avec le capitaine, ni avec aucun des paffagers, ck je prétextai une maladie pour pouvoir toujours refter dans ma chambre. Le cinq décerabre mil fept cent quinze, nous jettames 1'ancre aux Dunes en- Bb  386 Voyage au pays viron fur les neuf heures du matin , & a trois heures après midi, j'arriyai a Rotherhith en bonne fanté, ck me rendis au logis. Ma femme ck toute ma familie, en me revoyant , me témoignèrent leur furprife ck leur joie : comme ils m'avoient cru mort, ils s'abandonnèrent a des tranfports que je ne puis exprimer. Je les embraffai tous affez froidement, è caufe del'idée d'Yuhou, qui n'étoit pas encore fortie de mon efprit; ck, pour cette raifon, je ne voulus point d'abord coucher avec ma femme. Le premier argent que j'eus, je 1'employai a acheter deux jeunes chevaux, pour lefquels je fis batir une fort belle écurie , & auxquels je donnai un palfrenier du premier mérite, que je fis mon favori & mon conhdent. L'odeur de 1'écurie me charmoit, 6k j'y paffois tous les jours quatre heures a parler a mes chers chevaux , qui me rappelloient le fouvenir des vertueux Houyhnhnms. Dans le tems que j'écris cette relation , il y a cinq ans que je fuis de retour de mon dernier voyage , ck que je vis retiré chez moi. La première année, je fouffns avec peine la vue de ma femme ck de mes enfans , ck ne pus prefque- gagner fur moi de manger avec eux. Mes idéés changèrent dans la fuite; ck aujourd'hui je fuis un homme ordinaire , quoique toujours un peu mifantrope.  des Houyhnhnms. 387 CHAPITRE XII. ïnveclive de (auteur contre les voyageurs "qui mentent dans leurs relations. II jujlifie la jicnne. Ce quilpenfe de la conquéte quon voudroit faire des pays qu il a découverts. Je vous ai donné, mon cher lecteur , une hiftoire complette de mes voyages pendant 1'efpace de feize ans & fept mois; & , dans cette relation , j'ai moins cherché a être élégant & fleuri, qu'a être vrai & fïncère. Peutêtre que vous prenez pour des contes &C des fables tout ce que je vous ai raconté, & que vous n'y trouvez pas la moindre vraifemblance; mais je ne me fuis point appliqué a Chercher des tours féduifans pour farder mes récits &£ vous les rendre croyables. Si vous ne me croyezpas, prenez-vous en a vous-même de Votre incrédulité. Pour moi, qui n'ai aucun génie pour la fiction , & qui ai une imagination très-froide , j'ai rapporté les faits avec'une fimplicité qui devroit vous guérir de vos doutes. II nous eft aifé, a nous autres voyageurs qui allons dans des pays oh prefque perfonne ne va , de faire des defcriptions fnrprenantes de Bb ij  3-88 VOYASE AU PAYS quadrupèdes, de ferpens, d'oifeaux & de poiffons extraordinaires & rares. Mais a quoi cela fert-il ? Le principal but d'un voyageur qui publie la relation de fes voyages, ne doit-ce pas être de rendre les hommes de fon pays meilleurs 8c Plus fages, & de leur propofer des exempies étrangers, foit en bien , foit en mal, pour les exciter a pratiquer Ia vertu 8c k fuir le vice ? C'eft ce que je me fuis propofé dans cet ouvrage, cc je crois qu'on doit m'en favoir bon gré. Je vouclrois , de tout mon ccour, qu'il füi ordonné par une loi , qu'avant qu'aucun voyageur publiat Ia relation de fes voyages , il jureroit 8c feroit ferment, en préfence du lord grand chancelier, que tout ce qu'il va faire imprimer eft exaöement vrai, ou du moins qu'il le croit tel. Le monde ne feroit, peut-être, pas trompé comme il 1'eft tous les jours. Je donne d'avance mon fuffrage pour cette loi, &c je confens que mon ouvrage ne foit imprimé qu'après qu'elle aura été dreffée. J'ai parcouru, dans ma jeuneffe, un grand nombre de relations avec un plaifir infini. Mais depuis que j'ai prefque fait le tour du monde , 8c que j'ai vu les chofes de mes yeux & par moi - même, je n'ai plus de goüt pour cette forte de leéture; j'aime mieux hre des romans.  des Houyhnhnms. 389 Je fouhaite que mon leöeur penfe comme moi. Mes amis ayant jugé que la relation que j'ai ccrite de mes voyages, avoit un certain air de vérité qui plairoit au public, je me fuis livré a leurs confeils , & j'ai confenti a 1'impreffion. Hélas, j'ai eu. bien des malheurs dans ma vie $ mais je n'ai jamais eu celui d'être enclin au menfonge. (1) Nee jï mïferum fortuna Sinonem Finxlt, vanum etiam mendacemque improba fingel. Je fais qu'il n'y a pas beaucoup d'honneur h publier des voyages; que cela ne demande nifcience, ni génie, & qu'il fuffit d'avoir une" bonne mémoire, ou d'avoir tenu un journal exact. Je fais auffi que les faifeurs de relations reffemblent aux faifeurs de dieftonnaires , & font, au bout d'un certain tems , éclipfés & comme anéantis par une foule d'écrivains poftérieurs, qui répètent tout ce qu'ils ont dit, &C y ajoutent des chofes nouvelles. II m'arrivera , peut-être, la même chofe : des voyageurs iront dans les pays ou j'ai été, enchériront fur mes defcriptions, feront tomber mon livre , Sc, peut-être, oublier que j'aie jamais écrit. Je regarderois cela comme uue vraie mortifica- CO V'rg- .fêneid. 1. 2*1 Bb iij  39©- Voyage au pays tion , fi j'écrivois pöur la gloire ; mais, comme j'écris pour 1'utilité du public, je m'en foucie peu , & je fuis préparé a tout événement. Je voudrois bien qu'on s'avisat de cenfurer mon ouvrage. En vérité, que peut - on dire a un yoyageur qui décrit des pays, oü notre commerce n'eft aucunement intéreffé, & oü il n'y a aucun rapport a nos manufactures ? J'ai écrit fans paffion , fans efprit de parti, & fans vouloir bleffer perfonne. J'ai écrit pour une fin trés - noble , qui eft 1'inftruction générale du genre humain. J'ai écrit fans aucune vue d'intérêt ou de vanité; enforte que les obfervateurs, les examinateurs , les critiques, les flateurs , les chicaneurs, les timides , les politiques , les petits génies , les patelins , les efprits les plus difHciles & les plus injuftes, n'auront rien a me dire, & ne trouverontpoint occafion d'exercer leur odieux talent. J'avoue qu'on m'a fait entendre que j'aurois dü d'abord, comme bon fujet & bon Anglois, prélenter au fecrétaire d'état k mon retour, un mémoire inftruétif touchant mes découvertes , vu que toutes les terres qu'un fujet découvre , appartiennent de droit a la couronne. Mais, en vérité , je doute que la conquête du pays dont il-s'agit, foit auffi aifée que celle que Ferdinand Cortez fit autrefois d'une contrée de 1'Amc-  des Houyhnhnms. 391 rique , oü les Efpagnols maffacrèrent tant de pauvres Indiens, nuds & fans armes. Premièrémént, a 1'égard du pays de Lilliput, il eft clair que la conquête n'en vaut pas la peine, &C que nous n'en retirerions pas de quoi nous rembourfer des frais d'une flotte & d'une armee. Ja dernande s'il y auroit de la prudence a aller attaquer les Brobdingnagiens ? II feroit beau voir une armee angloife faire une defcente en ce pays-la. Seroit-elle fort contente, fi on 1'envoyoit dans une contrée oü 1'on a toujours une ile aërienne fur la tête , toute prête a ëé'rafer les rebelles, & a plus forte raifon les ennemis du dehors qui voudroient s'emparer de cet empire ? II eft vrai que le pays des Houyhnhnms paroit une conquête affez aifée. Ces peuples ignorent le métier de la guerre; ils ne favent ce que c'eft qu'armes blanches &C armes a feu. Cependant , fi j'étois miniftre d'état, je ne ferois point d'humeur de faire une pareille entreprife. Leur haute prudence & leur parfaite unanimité font des armes terribles. Imaginez-vous d'ailleurs cent mille Houyhnhnms en furéur fe jettant fur une armée européenne. Quel carnage ne feroient - ils pas avec leurs dents, & combien de têtes & d'eftomacs ne briferoient-ils pas avec leurs formidables pieds de derrière} Ccrtes il n'y a point de Houyhnhnra Bb iv  39i Voyage au- pays auquel on ne puiffe appliquer ce qu'Horace a dit de l'empereur Augufte : Rualcitrat undique tutus. Mais, loin de fonger a conquérir leur pays, je voudrois plutöt qu'on les engageat a nous envoyer quelques-uns de leur nation pour civilifer la notre, c'eft-a-dire, pour la rendre vertueufe & plus raifonnable. Une autre raifon m'empêche d'opiner pour la conquête de ce pays, & de croire qu'il foit a propos d'augmenter les domaines de fa majefté britannique de mes heureufes découvertes. C'eft qu'è dire le vrai, la manière dont on prend poffefïïon d'un nouveau pays découvert me caufe quelques légers fcrupules. Par exemple(i), une troupe de pirates eft pouffée par la tempête je ne fais oü. Un mouffe, du haut du perroquet, découvre terre: les voila auffitöt a. cingler de ce cöté-la. Ils abordent; ils defcendent fur le rivage ; ils voient un peuple défarmé qui lesrecoit bien. Auffi tot ils donnent un nouveau nom k cette terre , & en prennent poffeffion au nom de leur chef. Ils élèvent un (f) Allufion a la conquête du Mexique, par les Efpagnols qui exercèrent des cruautés inouies a 1'égard des naturels du pays.  des Houyhnhnms. 393 monument qui attefte k la poftérité cette belle aftion. Enfuite ils fe mettent a tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres Indiens, & ont la bonté d'en épargner une douzaine qu'ils renvoient a leurs buttes. Voilé proprement Pafte de poffeffion qui commence k fonder le droit divin. On envoie bientót après d'autres vaiffeaux en ce même pays, pour exterminer le plus grand nombre des naturels: on met les chefs a Ia torture, pour les contraindre a livrer leurs tréfors: on exerce , par confcience , tous les aftes les plus barbares &C les plus inhumains; on teint la terre du fang de fes infortunés babitans. Enfin cette exécrable troupe de bourreaux, employée a cette pieufe expédition, efl une colonie envoyée dans un pays barbare & idolatre , pour le civilifer & le conyertir. J'avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation angloife, qui, dans la fondation des colonies, a toujours fait éclater fa fageffe & fa juftice, & qui peut, fur cet article, fervïr d'exemple a toute 1'Europe. On fait quel efl notre zèle pour faire connoitre la religion chrétienne dans les pays nouvellement découverts & heureufement envahis ; que , pour y faire pratiquer les loix du chriftianifme, nous avons foin d'y envoyer des pafleurs très-pieux & très-édifians, des hommes de bonnes mceurs  394 Voyage au pays & de bon exemple , des femmes & des fllles irréprochables, & d'une vertu très-bien éprouvée; de braves officiers, des juges intègres, & fur tout des gouverneurs d'une probité reconnue, qui font confifter leur bonheur dans celui des habitans du pays, qui n'y exercent aucune tyrannie, qui n'ont ni avarice, ni ambition, ni cupidité, mais feulement beaucoup de zèle pour ia gloire & les intéréts du roi leur maitre. Au refte , quel intérêt aurions-nous a vouloir nous emparer des pays dont j'ai fait la defcription ? Quel avantage retirerions - nous de la peine d'enchainer & de tuer les naturels ? Il n'y a dans ces pays-la, ni mines d'or & d'argent, ni fucre , ni tabac. Ils ne méritent donc pas de devenir 1'objet de notre ardeur martiale, & de notre zèle religieux , ni que nous leur faflions 1'honneur de les conquérir. Si néanmoins la cour en juge autrement, je déclare que je fuis prét d'attefter, quand on m'interrogera juridiquement, qu'avant moi , nul Européen n'avoit mis le pied dans ces mêmes contrées: je prends k témoin les naturels, dont la dépofition doit faire foi. II eft vrai qu'on peut chicaner par rapport k ces deux Yahous dont j'ai parlé , & qui, felon la tradition des Houyhnhnms , parurent autrefois fur une raontagne, & font devenus depuis la tige de'  des Houyhnhnms. 39f tous les Yahous de ce pays-la. Mais il n'eft pas difficile de prouverque ces deux anciens Yahous étoient natifs d'Angleterre : certains traits de leurs defcendans, certaines inclinations, certaines manières le font préjuger. Au furplus, je laiffe aux doüeurs , en matière de colonies , a difcuter cet article , & a examiner s'il ne fonde pas un titre clair & incontettable pour le droit de la Grande-Bretagne. Après avoir ainfi fatisfait a la feule objection qu'on me peut faire au fujet de mes voyages, je prends enfin congé de Fhonnête lecteur qui m'a fait 1'honneur de vouloir bien voyager avec moi dans ce livre , & je retourne a mon petit jardin de RedrifF, pour m'y livrer a mes fpéculations philofophiques. Fin des voyages de Gullivtf.  TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRES contenüs dans ce volume. AVERTISSEMENT de l'ÉDITEUR, page Vlj Préface du traducteur, xv PREMIÈRE PARTIE. Voyage de Lilliput. Chapitre premier. Hauteur rend un compte fuccincl des premiers molifs qui le portèrent a voyager. Il fait naufrage , & fe fauve a la nage dans lepays de Lilliput, On l'enchaine, & on le conduit en cet état plus avant dans les terres, i Chap. II. Vempereur de Lilliput, accompagni de plufieurs de fes courtifans, vient pour voir C auteur dans Ja prifon. Defcription de la perfonne & de rhabit de fa majejlé. Gens favans nommés pour apprendre la langue a 1'auteur. II ob tient des gr aces par fa douceur, Ses poches font vifitées, i g Chap. III. Vauteur divertit tempereur & les grands de Hun & 1'autre fexe, d'une manière fort extraordinaire. Defcription des divertiffemens de la cour de Lilliput. Uauteur efl mis en liberté a. certaines conditions, 29 Chap. IV. Defcription de Mildendo , capitale de Lilliput , & du palais de l'empereur. Converfation entre 1'auteur & un fecrétaire d'état, tou-  TABLE. 397 thant les affaires de £ empire. Les ojfres quel'auteurfiiit de fervir £ empereur dans fes guerres, 3 7 chap. V. L'auteur , par un flratagème tres extraordinaire , s'oppofe d une defcente des ennemis. Vempereur lui confere un grand titre cThonneur. Les ambaffadeurs arrivent de la part de l'empereur de Blefufcu, pour demander la paix. Le feu prend d £ appartement de £ impératrice : 1'auteur contribue beaucoup d éteindre l'inczndie , 46 Chap. VI. Les mceurs des babitans de 'Lilliput, leur littérature, leurs loix , leurs coutumes & leur manière d'élever les enfans, 55 Chap. VII. L''auteur ayant reen avis qu'on lui vouloit faire fon procés, pour crime de lè\e-majefié , s'enfuit dans le royaume de Blefufcu , 68 CHAP. VIII. L'auteur, par un accident heureux , trouve le moyen de quitter Blefufcu ; &, après quelques difficultés, retourne dans fa patrie, 81 SECONDE PARTIE. Voyage de Brobdingnag. Chap. L L'auteur, après avoir ejfuyéune grande tempête ,fe met dans une chaloupe pour defcendre d terre , & ejl faifipar un des habitans du pays. Comment il en ejl traitJ. Idee du pays & du peuple, C)i Ch ap. II. Portrait de la fille du laboureur. V auteur ejl conduit d une ville ou il y avoit un mare hé , & enfuite a la capitale. Détail-de fen voyage, 109 Chap. III. U auteur efl mandé pour jé rendre d la cour, la reine l'achète & lepréfente au roi. II difpute avec les favans de fa majeflé. On lui prépare un appartement. II devient le favori de la reine. II fouüent 1'honneur de jon pays. Ses  398 TABLE. querellcs avec le nain de la reine,' tt