VOYAGES IMAGINAIRESj ROMAN ESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U 1 V IS DES, SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CO NT IE NT: Le Nouveau Gulliver , ou Voyages de Jean Gulliver, fils du Capitaine Lemuel Gulliver, par 1'Abbé Desfontaiues. Les Voyages récréatifs du Chevalier de Quévédo de Villegas , traduits de 1'eipagnol par 1'Abbé Beraud.  VOYAGES 1MAGINA1RES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures, TOME QUINZIÈME. Deuxième divifion de la première claflè, contenant les Voyages Imaginaires merveilleux. A AMSTERDAM, Etfetrouvea P ARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVII.  DER ~ UNIVERSITEIT VAN  LENOUVEAU GULLIVER, O U Vo ya g'es de Jean Gulliver t fils du Capitaine Lemuel Gulliver ; Par 1'Abbé Desfontaines.   AVERTISSEMENT DE L'Ê D 1 TE U R DES VOYAGES IMAG1NAIRES, &c. L'intéRÊt avec lequel on a recu les Voyages de Gulliver, dok naturellement en infpirer pour ceux de fon nis ; & nous ofons affurer que ce dernier èw vrage eft digne d'occuper itne place immédiatement après le chef-d'oeuvre. du dodeur Swift. G'eft au fuccès inef, péré de la tradudion que nous devons le nouveau roman. Nous avons obfervé que 1'abbé Desfontaines, en traduifant le roman anglois, a éprouvé d'abord du dégoüt & des craintes; mais corarae le fuccès a furpaffé fon attente, il a cru que 1'occafion étoit favorable de donner au public une fuite de 1'ouvrage qu'il avoit recu avec tant d'emprefle- A iv  f AFÊRTISSEMENT ment r il a imaginé de donner un fils au voyageur anglois; & ce fils, héritier 1 du goüt de fon père pour les voyages, na pas eu tout a fait le même bonheur dans fes courfes, & na pu recueillir autant de traits originaux, ni des aventures également merveilleufes. Cette différence ne doit pas furprendre; lapartie merveilleufe eft celle qui plaifoitlemoins autradufteur; c'eft celle (fi nous confultons fa préface (i)) qui lui fit plufieurs fois tomber la plume des mains ; il neft donc pas étonnant que, dans un roman de fa compofition, 1'abbé Desfontaines fe fok moins prêté a un genre qui répugnoit a fon gout, & dont peut-être fon imagination étok incapable. A cela prés, le nouveau Gulliver (i) Voye* k préfape du tradufteur des voyages de Gulliver, torn. IV.  DE VÊD1TEVR. 9] eft vraiment 1'émule de 1'ancien; une critique, de la philofophie , & de la morale préfentées avec agrément & ioutenues d un ftyle pur & correct , cara&érifent également 1'un & 1'autre ouvrage. Pierre-Francois Guyot Desfontaines, bien plus célèbi-e par fes critiques que par fes autres ouvrages, eft né a Rouen en 1 6 8 5 ; fon père étoit confeiller au parlement de cette ville ; il ne négligea rien pour Téducation de fon fUs, & le fit étudier fous les jéfuites. Ceuxci, remarquant dans leur élève des talens rares, cherchèrent k . le faire entrer dans leur ordre ; ils y parvinrent: le jeune Desfontaines prit 1'habit en 1700, Sc le garda pendant 15- ans, pendant lefquels il profeffa dans différens colléges de la fociété. Au bout de ce temps, il rentra dans le fiècle, obtint d'abord une cure en Normandie, mais la quitta peu après pour s'occuper  ;to A VÊRT1SSEMENT entièrement de littérature, & fe livrer fans obftacle a fon goüt pour 1'indépendance. Dès eet inftant, il s'exerca a la critique, & le fit avec un fuccès ■qu'il devoit tant a fes talens naturels, qu'aux excellentes études qu'il avoit faites dans la fociété. Le journal des favans étoit alors fort mal rédigé; 1'abbé Bignon, qui défiroit relever la réputation de ce journal, le premier des ouvrages périodiques de France , chercha quelqu'un qui put le faire revivre : fon choix tomba fur 1'abbé Desfontaines, & il n'eut pas lieu de s'en repentir. Ce journal reprit bientöt une nouvelle vie, & auroit continué avec le même fuccès , fi une accufation infame n'étoit venue interrompre les travaux du rédatteur. L'abbé Desfontaines, accufé dun vice honteux, fut enfermé a Bicêtre ; mais le crédit de fes amis & de quelques gens de lettres abrégèrent fa captivité. Rendu a la fociété , l'abbé Desfontaines reprit fes  DE L'ÉDITEUR. ir anciennes occupations. Il ne travailla plus au journal des favans , mais il donna lui-même naiffance a des ouvrages périodiques, qui n'eurent befoiri que des talens de leur auteur pour faire fortune dans le monde. Si fon goüt & fes talens en littérature lui donnèrent des admirateurs, la févérité de fa critique lui attira une foule d'ennemis dont la haine ne demeura pas oifive. II fut obligé de varier a 1'infini les titres & les formes de ' fes écrits périodiques , que la cabale de fes ennemis faifoit fupprimer prefque auflïtót après leur naiffance. C'eft ainfi qu'on a vu paroitre fucceffivement le Nouvellifte du Parnaffe., les Rèfiexions fur les ouvrages nouveaux, les Jugemens fur les ouvrages nouveaux, & les Obfervadons fur les écrits modernes. C'eft fous ce dernier titre que le journal de l'abbé Desfontaines a eu le plus de ftabilité, & il eft continué jufqu'aujourd'hui fous celui de Tannée littéraire.  m 4FERTISSE MENT Nous ne parierons pas des querelles de ce critique célèbre avec plufieurs gens de lettres, fur-tout avec Voltaire; ce que nous aurions a en dire ne fait aucun honneur aux littérateurs, & nouk défirerions qu'il fut poffible de perdre a jamais le fouvenir de ces odieufes diffentions, oü les injures les plus atroces & les calomnies les plus noires ont été prodiguées de part & d'autre fans ménagement. L'abbé Desfontaines eft mort en 174.5-5 agé de 60 ans. Fféron a tracé un portrait de l'abbé Desfontaines, que lJon ne fera pas faché de trouver ici. « Philofophe dans » fa conduite comme dans fes prin» cipes , il étoit exempt d'ambition ; » il avoit dans 1'efprit une noble fierté » qui ne lui permettoit pas de s'abaiffer » a folliciter des bienfaits & des titres. » Le plus grand tort que lui aient fait » les injures dont on 1'a accablé, eft » qu'elles ont quelquefois corrompu  DE UÊDITEUR. 1% » fon jugement. L'exacte impartialité, » je Tavoue, n'a pas toujours conduit » fa plume , & le reffentiment de fon » cceur fe fait remarquer dans quel» ques-unes de fes critiques. Si l'abbé » Desfontaines étoit quelquefois dur & » piquant dans fes écrits, dans la fo» ciété il étoit doux , affable , poli, » fans affe&ation de langage & de ma» nière; on doit cependant le mettre au 3> rang de ceux dont on n'eft curieux » que de lire les ouvrages: il paroiffoit » dans la converfation un homme or» dinaire, a moins qu'on n'y agitat » quelque matière de littérature & de 3) bel efprit. II foutenoit avec chaleur ?> fes fentimens ; mais la même viva» cité dJimagination qui Tégaroit quel» quefois, le remettoit fur la route , » pour peu qu'on la lui fit aperce3) voir ». Indépendamment des, fes ouvrages périodiques , l'abbé Desfontaines a  14. AVERT1SSEMENT, &c. donné une traduction de Virgile , une des odes d'Horace, quelques traductions de Fielding, des poëfies facrées, & des ouvrages de critique. Ce volume eft terminé par le commencement du voyage récréatif de Quévédo , ouvrage traduit de 1'efpagnol par l'abbé Béraud.  1 $ PRÉF ACE DE V É D 1 T EU R. A p r È s le fuccès heureux des voyages du premier Gulliver, ceft avec une véritable timidité qu on ofe publier eet ouvrage ; & on ne fe flatte point que le public, prévenuavec juftice contre les continuations des livres eftimés, daigne faire grace a celui-ci. Le monde fe perfuade aifément que tout continuateur eft une efpèce de copifte qui marche fervilement fur les traces dun autre, qui ne fait que glaner après lui, & qui, n'ayant point la force d'inventer, n'a que le foible talent de mettre a. pront les idéés de fon original, pour les étenire & y ajufter les fiennes.  ltS P R Ê F A C E. H eft toujours foupconné de vouloir faire réuffir un nouvel ouyrage a la faveur dun ancien, ignorant malheureufement, que plus le public a eftimé un livre, moins il eft difpofé a en eftimer un autre dans le même genre. Cela fuppofé, on croit devoir dire ici, que quoique eet ouvrage foit intitulé le nouveau Gulliver J il n'eft point du tout la continuation du Gulliver > qui a paru il y a environ trois ans. Ce n'eft ni le même voyageur, ni le même genre daventures, ni le même gout d'alle'gorie. La feule conformité eft dans le nom de Gulliver. L'un eft le père , 1'autre eft le fils ; & on verra fans peine qu'il eüt été aifé de donner tout autre nom au héros de eet ouvrage, &que fi Ion a choifi ce nom préférablement a un autre, cJeft paree qu'on  P R Ê F A C E. 17 qu on a cru que le public, familiarifé avec les idees philofophiques & hardies du premier Gulliver, ferok moins furpris de celles du fecond , lorfqu'il les verrok en quelque forte reünies fous un titre femblable ; car quoique les fictions foient fort différentes, elies ont néanmoins entre elles une efpèce d'analogie. Dans le premier Gulliver, ce font des nains & des géans prodigieux, des hommes immortels , une ifle aérienne , une république de chevaux raiforinables. Dans celui-ci, c'eft un pays oü les femmes font le fexe dominant; un autre, oü les hommes vieilliflent de bonne heure, & dont la vle eft très-cóurte ; un autre, oü ceux qui font difgraciés de la nature paroiffent bien faits, & plaifent a leurs femblables ; un autre enfin oü les hommes ont recu du ciel B  :i8 P R É F A C E, le don d'une longue vie, & celui de rajeunir, lorfqu'ils ont atteint le milieu de leur courfe. C'eft par la fingularité de ces fuppofitiohs que les deux ouvrages peuvent fe reffembler en général; mais les fuppofitions en ellesmêmes font très-différentes, & les moralités qui en réfultent, n'ont les unes aux autres aucun rapport particulier. Les aventures du fils n'ont rien de commun avec celles du père; elles n en de'pendent en aucune forte, & elles n'en font la fuite ( qu'on me permette cette comparaifon) que comme les aventures de Télémaque font la luite de 1'Odiffée. Tout le monde fait que ces deux poëmes (fi 1'on peut donner également ce nom a 1'un & a 1'autre) n'ont entre eux aucune dépendance, & n'ont ni la même forme, ni le même objet. Ce n'eft qua caufe de quelques légers rapports,  F R É F A C E. i9 & d'une conformité très-fuperficielle, qu'on a qualifié 1'ouvrage de M. de Fénelon, de fuite de l'Odiffée dJHomère. Comme toute ficlion eft méprifable, fi elle nJeft utile, & fi elle ne fert a repréfenter la vérité, on fe fiatte que le le&eur découvrira aifément la morale cachée fous les images qu'on lui offre ici; fans parier de celle qu'on a femée le plus qu'il a été poflible dans les dialogues , lorfque 1'occafion s'en eft préfentée. La première fi&ion, par exemple , fera voir que c'eft une maxime bien condamnable, que celle qui eft répandue parmi nous, & que la corruption du fiècle autorife , par rapport a. la pudeur. Nous nous figurons que c'eft proprement la vertvi des femmes feules, &, fous ce prétexte , les hommes ne croient point fe desho- Bij  20 P R É F A C E. norer en la perdant, & en les preffant de la perdre. A la vue dun pays oü le contraire arrivé, & oü les femmes, devenues le fexe dominant, font ce que les hommes font ici , & imitent leur corruption, nous ne pourrons nous empêcher de trouver ces mceurs trés - étranges, & de les condamner. Cependant dès que les femmes font fuppofées fupérieures aux hommes, on ne doit pas être fort étonné de ce renverfement, qui fait connoitre que les hommes parmi nous ne font fi corrompus fur eet article, que paree qu'ils abufent de leur fupériorité. Mais faut-il que le fexe fort foit le plus foible en un fens, & qu'il veuiile fe prévaloir de fa force pour attaquer fans cefie , avec un mépris préparé pour celles dont il triomphera ? Cette moralité eft connue de tout le monde j "il s'agifToit  PRÉ F A C E. ai de la mettre en attion, ainfi que plufieurs autres qu'on verra ici. Le pays oü les hommes vieilliffant & mourant de bonne heure , vivent néanmoins en quelque forte plus longtemps que nous, fournira par lui-même affez de réflexions, fans qu'il foit néceflaire de prévenir le ledeur fur le fens de cette allégorie, qui a rapport au vain ufage que nous faifons de la vie. Le féjour de Gulliver parmi des nations fauvages, & les entretiens qu'il a avec eux, n'ont rien d'aufïi extraordinaire que le refte, & renferment une philofophie paradoxale, qui s'expliquera afiez d'eile-même. On y verra la cenfure de toutes les nations policées, dans la bouche d'un vertueux fauvage, qui ne connoit que la raifon naturelle} & qui trouve que ce que nous appelons BH]  22 P R É F A C E. fociété civile , politefle , bienféance , n'eft qu'un commerce vicieux , que notre corruption a iniaginé , & que notre préjugé nous fait eftimer. La figure grotefque des peuples foumis a Tempereur Dojfogroboskou, & la prévention qu'ils ont en leur faveur, nous fera connoitre que la beauté & la laideur , la bonne & la mauvaife grace, font des qualités purement arbitraires. Enfin dans 1'ifle de Letalifpons, peuples qui rajeuniffent a un certain age & vivent fort long - temps, oh aura lieu de fentir le tort qu'ont la plupart des hommes, qui, faifant beaucoup de cas de la vie, prennent fi peu de foin d'en prolonger le cours , & vivent comme s'ils fe foucloient peu de vivre. Pour ce qui eft de la philofophie fingulière de ces peuples , par rapport  P R Ê F A C E. 23 aux bêtes , & de leurs lois de fanté , en pronte qui voudra. Ce font des opinions' qui peuvent avoir quelque fondement, mais qui ne courent aucun rifque d'être fuivies. II eft inutiie de parler des différentes ifles qu'on fuppofe ici dans la Ter re de Feu. On a jugé a propos d'en mettre la defcription dans la touche ■dJun hollandois, de peur que ces bizarres imaginations, qui n'ont ri'en de vraifemblable, & qui font purement allégoriques, n'euftent fait fortir notre voyageur de fon carattère de fincérité, s'il eüt raconté lui-même tout ce qui regarde ces ifles. La lettre du dp£teur Ferruginer, qu'on trouvera a la fin du chapitre XXIV, contribuera ï donner un air de vraifemblance a toutes les chofes qui auront paru extraordinaires dans Biv.  24 P R É F A C E. 1'ouvrage, & qu'on y raconte cependant comnie véritables. Le profond favoir de ce dotteur, qui fouiiie dans tous les livres anciens & modernes , pour en tirer de quoi appuyer férieuferaént les idees badines qui compofent ce livré , fera peut-être un contrafte affez agréable. Après tout, fes favantes citations rendent un affez bon office a. Jean Gulliver, ou a celui qui parle fous fon nom ; car la vraifemblance eft ce qu'on doit avoir principalement en vue, lorfqu'on entreprend d'envelopper la vérité fous des images. C'eft en quoi 1'on a admiré le génie de AI. Swift, qui , dans le premier Gulliver, a eu 1'art de rendre en quelque forte- vraifemblables des chofes évidemment impoffibies , en trompant Timagination , Sc en féduifant ie jugement de fon le&eur par un  P R É F A C E. 2$ arrangement de faits finement circonftaneiés & fuivis. Comme les fiftions de eet ouvrage font moins fingulières & moins hardies, il en a dü coiiter moins d'eftorts pour venir a bout d'impofer. On fe borne a fouhaiter que ce petit ouvrage ait une partie du fucces qua eu en France la traduction de celui de M. Swift. Je n'ignore pas que le public a été fort partagé fur ce livre , que les uns ont mis au rang des meilleurs ouvrages qui eufTent paru depuis long-temps, & que les autres ont regardé comme un recueil de fictions puériies & infipides. C'eft que ceux-ci ne fe font attachés qu'aux fimples faits , fans en confidérer 1'efprit & 1'allégorie, qui eft pourtant fi faciie a concevoir dans prefque tous les endroits. Ils fe font plaints de n'y avoir point été in-  *6 P R Ê F A C E. téreffés par des intrigues & par des fituations : iis vouloient un roman felon les régies, & ils n'ont trouvé qu une fuite de voyages aliégoriques, fans aucune aventure amoureufe. On a eu quelque efpèce degard a. leur goü-t dans celui-ci. Cependant on ne s'y eft livré que médiocrement, de peur de fortir du genre. Voila les réflexions que j'ai cru pouvoir placer k la tête de ce livre , conformément aux intentions de fon auteur & de fon traducteur. Ce dernier, qui m'a fait 1'honneur de me charger de la publication de fon ouvrage , m'a laiiTé entrevoir qu'il pourroit bien être lui-même 1'auteur : c'eft ne'anmoins ce que ie n'ofe affurer pofitivement.  36 Le nouveau je faifois paroitre dans toutes les occafions ; lui avoient fait dire plufieurs fois que je ferois un jour une fortune confidérable, & parviendrois peut-être aux premiers honneurs de la marine. Ces louanges me rempliflbient d'émulation , & m'infpiroient un fecret orgueil, que je cachois néanmoins prudemment , perfuadé que rien n'eft plus capable de nous faire perdre feftime des hommes, que de fembler croire qu'on 1'a obtenue. Je me fentois déja Tambition d'un jeune baehelier d'Oxford, qui fe deftine a 1'évêché; heureufement je n'avois ni ignorance ni vices a cacher.  'G Ü L t I V I K . 37 chapitre ii. Le vaijeau eft battu par une tempête ; pouffè dam Vocéan oriental & pris enfuite par des corfaires de Vijle de Babilary. L'auteur eft conduit dans le férail de la reine. Je n'entretiendrai point le le&eur de différens vents qui foufflèrent pendant le cours de notre navigation , du beau temps que nous eümes, du mauvais que nous efïuyames, des rencontres indifferentes que nous fïmes, ni des ifles oü nous fümes oblige's de mouiller pour faire eau & renouveler nos vivres; ce détail ne feroit ni intérefTant ni inftru&if, & mon deflein n'eft pas d'ennuyer exprès le lecteur. Nous avions pafte Ie détroit de la Sonde, & nous nous trouvions vis-a-vis le golphe de Cochinchine au mois de juin de Fannée 1715 , lorfque nous rencontrames un navire anglois qu» étoit en retour, commandé par le capitaine Jefry. Nóus mïmes alors la chaloupe a Ia mer, & envoyames lui demander des nouvelles de 1'état du commerce a Canton, port de la Chine oü C iij  GüLLlVEK. 3S> compas. Ils font appelles tufans par les chinois j & c'eft de la que les européens les appellent tifons. Le 2aoüt, nous n'étions qu'a trente lieues d'Emouy, & nous nous réjouiffions de nous voir fi prés du port, lorfque nous fümes tout a coup attaqués par ces redoutables coups de vent, dont je viens de parler. II s'éleva en même temps un affreux orage , & jamais la mer ne parut fi irritée. Notre grand mat fut emporté, & la plupart de nos voiles furent déchirées. Nous nous vimes pendant quarantequatre heures de fuite dans les ténèbres & dans les horreurs de la mort, & nous nous fentions poufles très-loin , fans favoir de quel cóté : notre capitaine fit paroïtre en cette occafion beaucoup de préfence d'efprit, d'intrépidité, & d'expérience ; il encourageoit tout 1'équipage par fon exemple. De mon cóté, je travaillai avec beaucoup de zèle & de conftance , ce qui augmenta dans la fuite fon eftime & fon affeftion pour moi. Enfin le vent tomba, & la tempête diminua peu a peu. Le jour ayant paru , nous eftimames que nous étions dans 1'océan oriental , au dela de 1'ifle de Niphon , qui eft la plus grande des ifles du Japon. Alors nous jugeames a propos de faire voile au fud-oueft, pour nous v v C iv  4° Le nouveau rendre a Emouy. Au bout de huit jours, nous de'couvrimes une ifle qui nous parut grande, & que nous primes mal a propos pour 1'ifle Formofe. Nous cinglions vers cette ifle, lorfqué nous vimes venir a nous un gros vaiffeau qui nous parut un corfaire, & dans la difpofition de nous donner Ia chaffe & de nous attaquer. Il nous atteignit, & lorfqu'il fut a la portee du canon , il nous falua de plufieurs borde'es qui nous contraignirent de nous rendre après un combat d'une heure & demie. Les vainqueurs entrèrent dans notre navire Ie fabre a la main , & nous ayant tous lie's , nous firent pafler dans leur bord, oü 1'on fit trois clafies des prifonniers, a favoir, des hommes vieux, des hommes de moyen age, & des jeunes gens : ceux ci furent encore divife's en deux clafles. On en fit une particuliere de ceux qui étoient beaux & bien faits, & on me fit 1'honneur de me mettre dans celle-la. Ces barbares, qui nous avoient paru terribles le fabre a la main, nous parurent alors avoir un air poli & humain : aucun d'eux n'avoit de barbe; ils avoient de longs cheveux , & la plupart paroiffoient petits , jeunes, & très-beaux. Quelque temps après, le capitaine corfaire entra dans 1'endroit oh j'e'tois avec mes cam-  Gulliver. 41 pagnons; & après nous avoir tous confidérés, s'approcha de moi, me baifa la main , & me conduifit dans la chambre de poupe , oü il me fit des carefles qui me furprirent extrêmement. J'ignorois que ce capitaine étoit une femme. Je vis alors entrer un homme qui paroiffoit agé. Son vifage majeftueux étoit orné d'une barbe vénérable; fa taille étoit beaucoup plus grande que celle de tous les autres barbares, & il avoit fair plus male. J'appris dans la fuite que c'étoit un commiiTaire royal , revêtu de la charge d'infpedeur des prifes. A fa vue, le capitaine tacha de déguifer fa paflion , & bientöt après il me laiffa feul avec lui. Zindernein (c'étoit le nom de eet infpecteur) s'étant un peu apercu des fentimens du capitaine, me fit entendre que mon intérêt étoit d'être fage & de bien conferver mon honneur. Aufli-tót il me fit palier dans fa chambre, m'y fit préparer un lit, & il fembla toujours me garder a vue jufqu'a notre arrivée dans fifle. Cette ifle , ainfi que je 1'entendis nommer alors , s'appeloit fifle de Babilary (mot qui fignifie, dans la langue du pays , la gloire des femmes.) Nous mouillames au port au bout de deux jours, & aufll-töt nous vxmes venir  42 Le nouveau a nous un grand nombre d'infulaires qui féücitèrent Ieurs compatriotes fur leur prife. Tous mes compagnons ayant été le Iendemain expofés en vente, furent-achetés a differens prix, felon leur age & leurs qualités perfonnelles; & Harington fut vendu a plus bas prix que les autfes , paree qu'il étoit le plus agé. Pour moi, je ne fus point propofé k 1'encan. Au fortir du vaifleau , Zendernein monta avec moi dans une efpèce de calèche tirée par quatre animaux aiïez femblables a des cerfs; & en moins de deux heures nous amvames a Ramaja , qui eft la capitale de 1'ifle & la ville royale, éloignée de douze lieues du port oü nous avions abordé. Une foule de peuple s'amaiïa autour de nous a notie arrivée, & j'entendois s'écrier de tous cötés, fa-bala- couroucoucou , c'eft-a-dire, que eet étranger eft beau ! Nous defcendimes a la porte d'un palais dont 1'afpecl: me parut fuperbe, & dont Fentrée étoit gardée par plufieurs jeunes foldats. Zindernein m'ayant introduit, me fit traverfer plufieurs appartemens oü quelques jeunes hommes , magnifiquement habillés , vinrent au devant de moi-, tous me confidérèrent en fiIence, a caufe du refpecT: que leur imprirnoit Ia préfence de mon condufteur ; on me fit repofer enfuite dans une chambre , oü bientöt  Gullive r. 4^ après, une douzaine de vieilles femmes, que je pris ppur des hommes , m'apportèrent des vêtemens & me firent figne de me déshabiller, J'obéis avec le plus de décence qu'il me fut poffible, & je fus aufll-töt revétu d'une vette blanche de fin lm , & d'une robe de foie couleur de rofe. On me conduifit bientöt après dans une falie oü un magnifique repas étoit préparé; on me fit aifeoir a table dans la place la plus honorable. Zindernein fe mit auprès de moi, & les autres places furent occupées par les jeunes gens qui m'avoient abordé a mon arrivée dans ce palais. On peutjuger que j'étois fort étonné de tout ce que je voyois; je ne favois que juger de ma fituation. Zindernein me rafluroit par fes carefles & par des fignes flatteurs , qui me faifoient comprendre que j'étois defiiné a être heureux. Pendant Ie repas on s'entretint de diverfes chofes que je ne pus entendre , en forte que je m'ennuyai un peu; mais comme j'avois un grandappétit, je mangeai beaucoup, ce qui parut faire plaifir a Zindernein : je comprenois, par le mouvement des yeux de ceux qui étoient a table , que j'avois beaucoup de part a leurs difcours ; ils paroiuoient quelquefcis difputer enfemble en me regardant, ce  44 Le nouveatj qui me fit juger qu ils ne penfoient pas tous fur mon fujet de la même manière. Sur la fin du repas on nous fit entendre un concert de voix & d'inftrumens qui ne me caufa qu'un plaifir médiocre : cette mufique me parut fans force , fans génie, fade, uniforme , & d'une mollede dégoutante, telle que la mufique des francois (i). Comme j'étois fort fatigué, je fis comprendre a Zindernein que j'avois befoin de repos. II me conduifit lui-mé'me dans une chambre meublée magnifiquement , oü deux vieilles femmes, qui m'attendoient, me déshabillèrent. Je me mis au lit, & Zindernein me dit adieu, après m'avoir promis de me venir revoir le lendemain : je reftai feul, & la porté de ma chambre fut fermée a la clef. Je me livrai alors aux plus triftes réflexions. Me voila, difois-je , dans une véritable prifon ; j'ai perdu ma fiberté ; je pafferai ici le refte de mes jours, fans aucun efpoir de la recouvrer. Mais pourquoi ces délices & ces magnificences? Queüe prifon ! A quoi fuis-je deftiné? N'eft-ce point pour m'empêcher de mourir d'ennui & de douleur, qu'on me traite fi bien? (i) C'eft un anglois qui parle conformément aux idéés de fa nation.  Gullive r. 45" On me réferve fans doute pour être immolé a la divinité qu'on adore dans ces lieux. Maïs ü cela eft, pourquoi les autres jeunes gens qui étoient a table avec moi, & qui vraifemblablement font comme moi captifs en cette ifle, auroient-ils 1'air fi tranquille & fi gai ? Si je fuis réduit feulement a 1'efclavage, le traitement qu'on me fait ici a-t-il quelque rapport a la condition d'efclave f Tous ceux qui font ici les compagnons de mon fort, n'ont point 1'air fervile. Oü fuis-je? que fuis-je? que ferai-je ? Peut-étre hélas qu'on prétend me faire renoncer a ma religion ; mais il n'y a rien que je ne fouffre plutöt que d'y confentir. Ces penfées inquiètes retardèrent mon fommeil; cependant je m'y abandonnai a la fin, & je dormis tranquillement. Le Iendemain, je m'éveillai a regret. Le fommeil finit toujours trop tot pour les malheureux.  46* Le nouveau C H A P I T R E III. U Auteur apprend en peu de temps la langue babilarienne par une méthode fngulière & nouvelle ; fes entretiens avec le diretleur du férail, qui lui découvre que les charges Gr emplois de Vétat font exercés par des femmes. Origine de eet ufage. Zindernein vint me trouver peu de temps après que je fus éveillé, I! me témoigna beaucoup de bonté, & me voyant trifte & inquiet, il me fit comprendre que je n'avois aucun fujet de m'affliger. Un moment après, je vis entrer dans ma chambre un homme qui avoit un talent merveilleux pour apprendre la langue du pays aux étrangers , fans le fecours d'aucune grammaire raifonnée. C'étoit un peintre en miniature , excellent deffinateur, qui avoit recueilli dans deux gros volumes les images de toutes les chofes naturelles qu'il avoit peintes lui-même, & qu'il avoit fait graver. Tout fon art confiftoit a préfenter d'abord a fes écoliers les tableaux des chofes les plus fimples & les plus ordinaires; a chaque eftampe qu'il leur montroit, il leur  Gullive r. 47 pronotKjoit le terme qui dans fa langue fer- , voit a l'exprimer, & le leur faifoit écrire au bas dans le caraótère étranger que chaque écolier pouvoit connoïtre, & qui lui étoit propre; ce qui formoit, pour fes difciples, une elpèce de didionnaire très-commode. JNous n'apprenons les langues étrangères , qu'en liant S'idée d'un mot dont nous voulons retenir la {ïgnifïcation , avec 1'idée d'un autre mot qui nous eft familier. Ainfi, nous retenons un Ion par le moyen d'un autre fon. Or ce qui entre dans notre efprit par 1'organe de la vue, s'y imprime bien mieux que tout ce qui y entre par le moyen des autres fens , corame 1'expérience le prouve. D'oü je conclus que la méthode de ce peintre grammairien étoit excellente , & qu'on devroit s'en fervir dans les univerfités pour apprendre Ie grec & Ie latin a Ia jeunefle. Les enfans n'apprennent fi promptement la langue de leurs nourrices , que paree qu'ils voient & regardent attentivement tout ce qu'ils entendent prononcer. Je prévois néanmoins que ce nouveau fyftême de grammaire ne fera pas plus goüté que les nouvelles méthodes qu'on invente tous les jours en Europe pour abréger le chemin des' fciences, & qui n'augmentent pas beaucoup le nombre des favans.  48 Le nouveau Je paflai quinze jours a apprendre tous les noms fubftantifs de la langue babilarienne : a mefure que j'apprenois les fubftantifs, j'apprenois auffi les adjeftifs, paree qu'il n'y avoit point d'eftampe qui ne repréfentat la chofe avec plufieurs attributs. Plufieurs de ces eftampes étoient enluminées, fans quoi je n'aurois pu apprendre les noms des couleurs. A "'égard des verbes qui expriment une action de I'ame ou du corps, mon maitre, voyant . que j'avois la mémoire très-heureufe, & que je favois déja les noms, me mit entre les mains le fecond volume de fon recueil , qui contenoit les verbes, c'eft-a dire, les tableaux de toutes les aótions & de toutes les pafiions. Comme les noms de cette langue ne fe déclinent point, les verbes ne fe conjuguent point non plus ; en quoi elle a beaucoup de rapport a Ia langue angloife, plus parfaite en ceia que la plupart des autres langues , hériffées de difficultés inutiles. Elle n'a point, non plus que la nötre, de noms mafculins, ni de noms féminins , pour exprimer les êtres inanimés ; ce qui m'a toujours paru la chofe du monde la plus abfurde. Car pourquoi, par exemple, enjis en latin, qui veut dire une épée, eft-il du genre mafculin ? & vagina, qui veut dire le fourreau, eft-il du genre féminin ? L'épée &  Gtülliiver ,-&c. & le fourreau ont-ils un fexe différent ? J'ar jouterois plufieurs autres obfervations fur cette matière , fi ces fortes de recherches conver noient a un voyageur. Les eftampes deftinées a exprimer les verbes'; étoient , pour la plupart, affèz compofées ; mais en même temps je ne vis jamais rieri de fi bien deffiné, fur-tout lorfqu'il s'agifloit d'exprimer les mouvemens de 1'ame, comme la haïne , le défir, la crainte , 1'efpérance, 1'eftime , le refpedt, le mépris , la colère , Ia foumiflion ; & les vertus , telles que la chak teté , l'obéiflance , la fidélité ; & les vices , comme la fourberie, 1'avarice , 1'orgueil, la cruauté , &c. Comme nous exprimons ces chofes par des termes métaphoriques & analogues aux mouvemens & aux modifications de notre corps, il eft clair que rien n'eft plus aifé que de peindre tout cela aux yeux. Les adverbes , qui fervent a augmenter ou a diminuer la force des verbes, & a mettre des nuances dans nos idéés , étoient peints aufti; & a mefure que j'apprenois les verbes par 1'expreflion des actions peintes , j'apprenois auffi les adverbes par la peinture des modalités de ces adions. Parexemple, les difFérens degrès d'amour formoient autant de tableaux différens auxquels, D  Gullive k. 55 le fexe dominant, c'eM eux de commander. Cela devroit être ainfi dans cette ifle, me répondit-il , & cela a été autrefois; mais les moeurs font changées, & aujourd'hui les femmes y font les maitrefles. Elles y occupent toutes les charges de 1'épée & de la robe : elles feules compofent nos armées de terre & de mer •, les hommes, en un mot, font ici ce que les femmes font dans votre pays. Eh quoi! lui répondis-je , vous qui préfïdez ici, & qui avez de 1'autorité fur les vaiueaux , n etes-vous pas un homme ? Ceux qui nous ont pris font-ce des femmes ? Oui, me répliqua-t-il , ce font des femmes qui ont pris votre vahTeau. Elles font habillées comme tous les hommes , a 1'exception que leurs robes ne leur defcendent que jufqu'a la moitié des jambes , & que les hommes ont une robe beaucoup plus longue , & qui a plus de circuit. Pour moi je fuishomme, & le feulhomrne qui ait quelque autorité dans 1'état, paree qu'il n y a qu'un homme qui puifie exercer ma charge. Je fentis alors une efpèce de honte en apprenant que j'avois été vaincu les armes a la main par des femmes , & je ne pus m'empêcher de rougir. Mais Zindernein qui s'en apergut, me dit que- les femmes de 1'ifle qui avoienË 1  ƒ4 Le nouveau embrafle 1'état militaire, étoient très-aguerries & très-braves, qu'eiles étoient furieufes dans les combats, & qu'il étoit difficile aux hommes de foutenïr leurs efforts; elles font d'ailleurs fort vigoureufes , ajouta-t-il. Comme elles font élevées de bonne heure a faire tous les exercices du corps , & qu'eiles apprennent dans leur première jeunefle a monter a cheval & a faire des armes, qu'eiles vont fouvent a la chafle, qu'eiles boivent des liqueurs, elles ont plus de vigueur que les hommes de ce pays, a qui tout cela eft interdit, fuivant les régies de la bienféance. Nous n'avons pas toujours été dans eet ufage , ajouta-t-il, & je vous en expliquerai 1'origine , fi cela excite votre curiofité. Je le priai de men inftruire, & il commenca ainfi : « II y a environ fept mille deux cents lunes qu'Amenéinin régnoit dans cette ifle; fous fon regne les hommes commencèrent a avoir, des égards infinis pour les femmes , il fembloit même que le règne des femmes fut déja vettu. Le roi, &, a fon exemple , tous les hommes de 1'ifle, négligeant toute affaire férieufe, ne donnant plus aucune attention a 1'étude des lois & de la politique , dédaignant la gloire, fuyant la guerre, n'adminiftrant plus la juftice, méprifant la fcience & les beaux arts, piongés  G TJ £ L I V E K. St 'dans 1'ignorance de 1'hiftoire & de Ia philofophie, déteftant tout genre de travail , fans honneur & fans émulation, étoient continuellement aux pieds d'un fexe enchanteur, qui, naturellement ambitieux , entreprit de profiter de la honteufe mollefTe des hommes, pour fecouer le joug que la fagefle des premiers temps leur avoit juftement impofé , & que la foiblefle du fexe dominant avoit depuis rendu trop léger. Elles ne réuflirent que trop bien dans cette funefte entreprife. La reine Aiginu, dont le roi cultivoit peu les appas , commenca la trahifon ; elle s'empara du tröne, & en fit tomber un mari foible, négligent, noyé dans les plaifirs, & efclave d'une foule de maitreffes. La confpiration de toutes les femmes éclata en même temps; s'étant élévées au-deflus de leurs maris, elies s'emparèrent, non feulement de la conduite des affaires domeftiques , que ceux cinégligeoiententièrement, mais encore du gouvernement de toutes les affaires publiques, de la politique , de la finance , de la guerre, de 1'adminiftration de la juftice, dont on ne prenoit plus aucun foin. Cependant elles n'osèrent d'abord ufurper ouvertement le droit des hommes ; elles fe contentèrent de travailler fous leur nom. Si elles euffent alors D iv  S<5 L ï N O U V E A IX porté plus loin leurs attentats , les hommes fe feroient peut-étre réveillés de leur profond' affoupiuement, ou auroient au moins difputé un pouvoir abfolu qu'ils tenoient de la nature & de la raifon. Mais les femmes, naturellement adroites & d'un efprit fin & fubtil , s'y prirent autrement ; elles flattèrent leurs époux, & féduifirent leurs amans : elles trouvèrent enfin dans leurs attraits tous les préparatifs d'une fatale révolution. On s'accoutuma peu a peu a recevoir la loi des femmes. Comme elles gouvernoient aflezbien , & qu'il y avoit au moins beaucoup plus d'ordre dans 1'état qu'auparavant, on ne murmura point. On s'imagina même, avec le temps , que puifqu'elles réuffiffoient fi heureufement dans le maniement des affaires , elles étoient nées pour commander. Cependant les hommes fe plongeoient de plus en plus dans loifiveté, & leur pareffe croiflbit a mefure qu'elle étoit fomentée par leur inaction. Ce fut alors, dit on, qu'il parut au ciel une comète extraordinaire dont la ehevelure fembloit éclipfée; préfage que les femmes aftrologues ne manquèrent pas d'interpréter en leur faveur. Après la mort du roi Amenéinin , Aiginu fit mourir les parens de fan mari qui auroient  Gul l i v e r. I 57 pu taï difputer 1'autorité & renverfer fes projets ; on croit même qu'elle facrifia fon fils a fadéteftable ambition. Quelques vieillards, devenus férieux & inquiets, s'efforcèrent en va'ui de rappeler les anciens ufages , & de rétablir le fexe mafculin dans fes premiers droits. Ils furent bannis parun acte du parlement, compofé des femmes les plus difïinguées de 1'ifle. Quelques autres vieillards, qui auroient pu encore eflayer de remuer, intimidés par eet exemple, prirent confeil de leur age & de leur foiblefTe, & demeurèrent tranquilles. Les autres , après avoir langui toute leur vie aux pieds des femmes , n'osèrent prendre les armes contre elles , & achevèrent le refte de leur vie fous un joug qu'ils avoient volontairement porté dans leur jeuneffe. A 1'égard des jeunes gens nés dans la fervitude , il ne leur vint pas feulement dans 1'efprit de tacher de s'en affran.chir. Tandis que Zindernein me parloit ainfi, je faifois réflexion que les hommes d'Europe , par le genre de vie qu'ils menent aujourd'hui, pourroient bien voir un jour arriver quelque révolution femblable parmi eux. Leur mollelfe & leur ignorance préparent depuis long-temps eet événement, pourvu que les femmes faehent profiter de la difpofitiou des hommes.  58 LE NOUVEAU Cependant, continua Zindernein , les peu» pies du nord de cette grande ifle, qui formoient a'ors un royaume particulier & indépendant du nötre , craignant la contagion d'un exemp'e li voifin, & appréhendant que leurs femmes ne formaffent cLcz eux une parei'le entreprife , envoyèrent fecrètement des émiffaires dans nos provinces pour tacher de foulever les hommes & d'aboiir le nouveau gouvernement. Vingt mille hommes s'étant révoltés, fommèrent Ia reine de faire élire un roi par un parlement d'hommes , & la menagèrent d'en élire un, en cas de refus. La propofition fut fièrement rejetée par Ia reine ^ qui menaga les rebelles de leur faire fentir le poids de fon bras , s'ils ne fe hatoient de rentrer dans le devoir. Aufli-tót elle affembla une armee de cinquante mille femmes pour réduire les mutins. Ce qu'il y eut de plus honteux , eft que trois mille jeunes gens, entraïnés par leur foiblelfe, fouffnrent d'être incorporés dans ces régimens féminins. L'armée étoit commandée par la reine en perfonne , qui avoit fous elle douze Iieutenantes générales, douze maréchales de camp , trente-fix brigadières , & quarante huit colonelles. Les deuxarmées fe rencontrèrent dans la plaine de Camaracailes hommes étoient armés d'arcs &  GüLLIVER.&C.' 5> de fleches, & leur cavalerie étoit très-bien montée. La reine, qui jugea que fes troupes, peu aguerries alors & qui n'avoient jamais vu de combat, auroient de la peine a réfifter a une armée mafculine , ufa d'un ftratagême digne d'elle. Elle mit a la tête de fon armée, rangée en bataille, quatre mille femmes, des plus jeunes & des plus belles. De grands cheveux bouclés fiottoient fur leurs épaules nues; leur gorge d'albatre étoit découverte, auffi-bien que leurs bras & leurs jambes. C'étoient la leurs feules armes , & ce fut dans eet état dangereux & terrible qu'eiles fe préfentèrent aux yeux de 1'armée ennemie , dont toute Ia fureur s'évanouit a cette vue : ils mirent bas les armes, & d'ennemis redoutables qu'ils étoient , ils devinrent tendres amans & humbles efclaves. D'autres racontent que la chofe fe pafTa autrement. Ils difent que Ia reine ayant jugé a propos d'entrer en négociation, envoya dans lecamp des rebelles vingt jeunss femmes d'une beauté parfaite, qui gagnèrent les coeurs de tous les conjurés , & enfuite femèrent la divifion parmi les chefs, & que par ce moyen 1'armée ennemie fat difïïpée. Cela paroit d'autant plus vraifemblable , que les femmes ont en effet un talent admirable pour brouiller les hommes.  6o I e "nouveau Quoi qu'il en foit, les femmes tirèrent de cette vi&oire pacifique tcutTavantage qu'eiles auroient pu fe promettre dun combat fanglant, oü-elles auroient eu la gioire de tailler en pièces 1'armée ennemie. Depuis ce temps-la, leur autorité a toujours cru ; nous fommes exclus de toutes les charges & de tous les emplois de 1'état ; elles feules profeÜent les fciences , & il n'eft permis qua elles de les cultiver ; jufques-la qu'on fe moqueroit aujoura'hui d'un homme qui fe donneroit pour favant, & qu'on le renverroit a fon aiguille & a fon ménage. Enfin elles font les feules dépofitaires du miniftère des autéls & des lois de Ia religion ; elles offrent dans nos temples des facrifices folennels a Ia divinité, & préfident aux cérémonies religieufes. Pour moi, ajouta-t-il, qui ai le malheur d'être homme, & qui aurois néanmoins lieu d'en rendre grace a la nature, fi j'étois -né fous un autre ciel, je gémis en fecret de eet indigne renverfement de 1'ordre naturel, & je ne foufcrirai jamais intérieurement a cette faufle propofition enfeignée par toutes nos favantes, qui prétendent que, parmi stoutes les efpèces d'animaux, Ia femelle éft plus parfaite que le male. C'eft, felon moi, une dodrine nouvellö & erronée, contraire a 1'ancienne traditiona  G Ü L L I y E R. 61 & qu'on peut détruire par des argumens invincibles, II eft vrai què les femelles feules ont le pouvoir de mettre au jour leurs femblables , & que c'eft ce leur fubftance que fortent iramédiatement toutes les fubftances anime'es ; mais pour mettre en oeuvre cette puiffance admirable, qui eft en eftet une excellente prérogative, peuvent-elles fe pafier des males? On a beau dire que le principe fecond eft dans elles, & que 1'adtion des males ne fait que Ie préparer & le modifier, comme la rofée du printemps, qui, penetrant le fein de la terre;, développe les germes & en fait fortirles plantes: pour moi, ie foutiens que les males font tout» que c'eft dans eux que réfide le germe primitif, & que les femelles ne font, par rapport k eux, que ce que la terre eft par rapport k une main induftrieufe qui la cultive. C'étoit le fentiment de nos anciens dodteurs , dont les femmes ont brülé les livres , oü nous aurions trouvé des armes pour cömbattre leurs pre'tentions. Cependant perfonne n'ofe aujourd'hui foutenir ce fentiment en public, fans pafièr pour un novateur dangereux, & fans être traité de perturbateur. Voila, mon cher Gulliver, le pays oü vous êtes. Si vous pouvez renoncer k Torgueil que vous infpire jufteoient 1'excellence de votre  6% Le nouveau de domeftiques de 1'un & de I'autre fexe ; mats gardez-vous alors de vous livrer a des défirs criminels, & de prendre de 1'amour pour aucune femme. Si vous témoigniez la moindre foibleffe , vous tomberiez dans le mépris de Ia nation •, car il eft établi que la pudeur, qui n'eft ici pour les femmes qu'une qualité médiocre, eft pour nous une vertu eftentielle. Un homme .qui a des amantes, & qui s'y abandonne , eft deshonoré Iorfque fes déréglemens deviennent publics •, ce qu'il lui eft fort difficile d'empêchër , paree que les femmes de ce pays font très-indifcrètes , & que leur vanité leur fait fouvent publier les faveurs qu'eiles recoivent. L'époux de la reine eft fur-tout obligé a une circonfpeótion fcrupuleufe Sc a une conduite exempte de tout reproche. II ne lui fuffit pas d'avoir de la pudeur, il ne doit pas même être foupconné d'en manquer. Tous les courtifans font donc d'une grande modeftie? répliquai-je. Oui, me repartit Zindernein ; mais la plupart de ces Meflïeurs ne font pas néanmoins toujours ce qu'ils veulent paroitre, & il y en a peu qui ne paffent pour avoir des amantes. La gloire des femmes confifte a conquérir le cceur des hommes, & ceile des hommes a favoir fe défendre; elles veulent qu'on leur pardonne tout, quoiqu'elles fe difent  66 Le nouveau figure; a 1'égard du caractère & de 1'humeur, ce n'eft qu'après les noces que eet article fe difcute. II eft vrai que les femmes ont la commodité du divorce, qui les difpenfe de prendre des mefures fcrupuleufes par rapport a Ia conformité des humeurs & des inclinations; mais ce privilege étant refufé aux hommes, il eft étonnant de les voir li peu précautionnés fur un point fi important de la fociété conjugale. Depuis que j'eus un peu appris la langue, afin de m'en faciliter 1'ufage, on m'accorda Ia liberté de voir tous mes compagnons du férail & de me divertir avec eux. Ils fe couchoient d'ordinaire & fe levoient fort tard & paffoient une partie de la journe'e a fe parer, & 1'autre a fe promener, a jouer, & a entendre des concerts & des come'dies oü la reine afliftoit quelquefois avec toute la cour. II n'y avoit aucune union parmi ces jeunes hommes, paree qu'ils afpiroient tous au même honneur , & croyoient tous Ie mériter préfe'rablement k leurs concurrens. lis médifoient fans cèfie 1'un de 1'autre, & s'attachoient fur-tout a rabaifler celui qui paubit pour le mieux fait ,84 qui, felon 1'opinion commune , devoit le premier époufer Ia reine. Cet heureux rival s'appeloit Sivilou. Un d'eux me difoit de lui, qu'ü avoit 1'air fadea  GtTLLlVE R, 67 que fes yeux étoient trop IanguifTans; ün autre difoit qu'il n'avoit point d'efprit; un autre prédifoit que la reine n'en feroit point contente , & qu'elle ne le garderoit peut être pas huit jours. Si je louois quelqu'un d'eux , on lui trouvoit de Ia mauvaife grace , des yeux rudes, un mauvais" cara&ère; enfin quoiqu'ils fe traitaiïent 1'un 1'autre k 1'extérieur avec affez de politeffe & d'honnêteté , ils fe haiffoient tous mortellement. Comme je paffois pour être bien fait & affez beau , on peut juger qu'ils ne m'épargnoient pas entre eux. Leurs converfations étoient fort ennuyeufes, fi ce n'eft lorfqu'ils médifoient 1'un de 1'autre. Souvent ils s'entretenoient de leurs parures Sc de leurs ajuftemens. Quelquefois ils difpu-^ toient enfemble-, mais les queftions ordinaires qu'ils agitoient, étoient de favoir fi les cheveux longs & fiottans fur les épaules avoient plus de grace, qu'attachés avec un ruban; fi un rouge artifieiel étendu fur leurs joues n'en relevoit pas 1 eclat, & fi la couleur naturelle n'étoit pas moins brillante que les couieurs empruntées ; fi un teint -un peu brun n'étoit pas plus agréable aux femmes qu'un teint trop blanc & trop fleuri. Sur tout cela chacun fuivoit la décifion de fon, miroir. II y avoit un affez grand nombre de femmes Eij  68 Le nouveau dans Ie férail, deftinées au fervice de ceux qui y étoient renfermés, lefquelles étoient chargées d'en défendre 1'entrée a toutes les femmes, fous peine de mort, a moins qu'eiles n'y fufTent amenées par Ia reine, qui y venoit de temps en temps. Ces femmes, qui nous gardoient, étoient toutes fort laides, &,a ce que j'appris, hors detat de faire ufage de leur fexe. Elles avoient toutes différentes charges dans Ie férail, & celle qui étoit la principale, & a qui les autres obéiflbient, s'appeloit la grande Maramouque; elle & toutes les autres étoient foumifes k Zindernein, intendant général des plaifirs de la reine, & grand pourvoyeur de fon férail; charge a laquelle étoit attachée celle d'infpec-. teur de toutes les prifes fur mer. On juge aifément qu'il étoit plus a propos, felon leurs mceurs , qu'un homme fut revêtu de cette charge, qu'une femme.  7° Le nouveau on me couvrit de pierredes, & je fus revétu d'habits magnifiques. On m'avoit fait baigner dans des eaux parfumées, & Zindernein avoit eu la bonté de me faire boire d'une liqueur merveilleufe, qui répand la fraïcheur & 1'embonpoinr iur le vifage, & rend les yeux humides & brillans. Mes compagnons, me voyant , en eet état , ne purent cacher leur dépit; Sivilou appréhenda que je ne retardaffe fon bonheur & fa gloire. A travers un certain rouge léger , dont il avoit touiours foin de couvrir avec art fa pa'eur naturelle, je m'apercus qu'il palhToit en me regardant. Les femmes du férail difoient entre elles que j'avois la taille plus avantageufe que lui, Ia jambe plus fine, les cheveux plus beaux, le tour du vifage mieux fait, les yeux plus grands , Ia bouche plus petite , les traits plus fins. Cependant Sivilou étoit bien pris dans fa taille, & étoit fort beau de vifage ; mais il avoit 1'air mélancolique & Ia phyfionomie peu fpirituelle. La reine vint au férail fur le foir, & Zindernein me préfenta a elle en particulier, en lui difant que j'étois le jeune étranger dontil lui avoit fouvent parlé, & qui étoit fur le dernier navire qu'on avoit pris. La taille de la reine étoit majeftueufe ; fon air gracieux & noble étoit digne d'une grande princeflé; elle avoit 3  G U E £ I V E B'. f tl ainfi que la plupart des femmes de ce pays-la, ce que nous appelons en Europe une beauté male; mais ce qui ne s'appelle pas ainfi dans cette ifle, paree que les hommes y ont toujours 1'air effeminé. Elle me fit affeoir auprès d'elle, & me demanda d'abord de, quel pays j'étois? Lui ayant répondu que j'étois européen, né dans une ifle appelée la Grande-Bretagne, elle me dit qu'elle feroit en forte de me faire oublier ma patrie. Je lui repartis que j'avois déja commencé a en oublier les mesurs , & que je ne penfois qu'a fuivre les ufages du pays oü le ciel m'avoit conduit. Ces ufages doivent fans doute vous paroïtre étranges, répliqua-t-elle,. a vous qui avez été élevé dans des maximes fi oppofées ; mais vous éprouverez bientöt que vous avez gagné au change. Les femmesfont chez vous plus heureufes que les horiimesi ici les hommes font plus heureux que les. femmes; vous ne vivez que pour le plaifir » vous paffez votre vie dans une agréable vieiffitude d'amufemens, nulle affaire, nulle inquiétude ne trouble vos jours. Votre dépendance n'eft qu'apparente & imaginaire ; c'eft nous qui au fond dépendons de vous ; nous ne fongeons qu'a vous plaire; vous reeueilleJE' E iv  72 Le nouveau tout Ie fruit de nos travaux; nous ne vivons que pour vous rendre heureux. Goutez donc, ajouta-t-elle , un bonheur que votre féjour dans cette ifle vous allure , & confentez dans Ia fuite a faire le mien, qui peut-être augmentera le votre. Mais quoi! vous roughTez? Ah! que cette pudeur me charme ! Vous femblez né dans cette ifle; cependant vous êtes ne' dans celle de la GrandeBretagne. Vous étiez fans doute le roi de cette ifle; un homme fi parfait devoit commander k tous les autres. Vous n'avez rien de fimmodeftie d'un étranger; vous femblez avoir fait un long féjour dans mon royaume, cependant vous n'y êtes que depuis trois mois. Quoique je me fuffe préparé a répondre avec efprit au difcours de la reine , j'avoue que je men fentis fort dépourvu alors; la modeftie qui m'avoit été tant recommandée, jointe k 1'étonnement, me rendit muet & ftérile. Je m'affure qu'il n'y a point en Europe de femme de condition qui ne fut d'abord un peu déconcertée, fi un grand roi lui parloit fur ce ton. Comme homme & comme erropéen, je ne me fentois point eapable de répliquer k un pareil langage forti de Ia bouche d'une augufte reine, dont 1'air majeftueux cap-    G u i' i i s e s', 751 Inrolt mes refpects, & dont les difcours indécens blefloient mes préjugés ; car fa majefté ne fe contenta pas de me dire une infinité de chofes obligeantes qui intéreffoient ma modeftie; elle me prodigua encore les expreffions les plus tendres & les plus paflionnées. Mais fi je parus peu enjoué , je parus judicieux & retenu; je fus a propos baiffer les yeux, les lever, les tourner de cöté, fourire , pencher la tête, rougir; enfin la reine fut très-fatisfaite de ma figure & de mes manières , quoique j'euue fait paroïtre peu d'efprit. Peut - être étoit-elle du goüt de plufieurs hommes d'Europe , qui fe mettent peu en peine que les femmes en ayent, pourvu qu'ils trouvent en elles de la modeftie & de la beauté, avec une lueur de raifon. En me quittant, elle me donna avec dignité un baifer tendre , oü je fentis plus d'amour que de politefle. Lorfque la reine fut partie , Zindernein m'apprit que fa majefté lui avoit témoigné beaucoup de fatisfaótion, & lui avoit dit qu'il n'y avoit aucun jeune homme dans le férail qui me valüt. Si la reine, ajouta-t-il, ne change point de penfée, & que vous ne mettiez aucun obftacle a votre élévation , vous ferez vraifemblablement le premier qu'elle époufera ; &  74 t ï NOUVEAU comme elle eft extrêmement éprife de vous* p»ut être jouirez-vous pendant plufieurs années de 1'honneur de fon lit. Comme cette princeffe, en fortant du férail, n'avoit celle de parler de moi aux dames & même aux feigneurs de fa cour, le bruit fe répandit bientöt que j'avois plu infiniment a fa majefté. Je commencai alors a être haï & déchiré par tous mes compagnons. Sivilou devint inconfolable, fa mélancolie naturelle fe ehangea en noires vapeurs; il ne mangeoit plus ; le fommeil le fuyoit; il négligea le foin de fe parer & de cultiver fa beauté. II devenoit de jour en jour plus maigre & plus pale; ma gloire avoit défiguré fes traits. Les autres , qui fe voyoient également reculés par mon avancement, & qui, fachant que, dans le cas dont il s'agiuoit, 1'ancienneté dans le férail n'étoit rien moins qu'un titre pour parvenir, ne pouvoïent cependant traiter de paffe-droit la préférence qui m'étoit donnée , & étoient réduits a Ia trifte confolation qu'offre la patience dans tous les revers de la vie. Cependant Ia reine, informéeparZindernein de I'état de fon férail depuis la dernière vifite qu'elle y avoit faite, fit dire a tous mes compagnons qu'ils ne s'affligeaffent point fe  G u i n v i i; 7? qu'elle fongeroit a leurs intéréts, & les rendroit heureux avec le temps •, mais qu'il falloit attendre : difcours ordinaires des grands. Mais afin de ne point laifler languir le férail dans une cruelle incertitude , fa majefté jugea a propos de faire favoir fon choix. Je fus donc nommé, d .ns les formes, époux de la reine, pour le cours de Uannée 1716. On en fit des réjouiffances publiques; & ayant été tiré du férail pour loger dans le palais de fa majefté, je recus les complimens de toute la cour & de tous les corps du royaume. Je paffai, felon la coutume , quinze jours dans le palais avant la célébration des noces. Tantót je me promenois en calèche dans la compagnie de Zindernein, de quelques dames, & de quelques feigneurs de la cour , qu'il me plaifoit de choifir, & je vifitois les belles maifons de plaifance des environs. Tantöt je tenois appartement chez moi , oü les parans, qui font les plus grands feigneurs du royaume, avoient coutume de fe rendre, & avoient droit d'être affis devant moi furun tabouret. J'étois traité en roi, fans 1'être, paree que j'étois deftiné a 1'honneur d'époufer une reine, 8t d'en donner peut-être une a 1'état, fi le ciel eüt fecondé les vceux des peuples.  7~6 £ e k o V v e a: v CHAPITRE VI. Littérature des femmes deBahilary. Tribtmanx des hommes. Religion différente des deux fexes. Manière dom les femmes rendent la juftice, adminiflrent les finances , & font le commerce'. Académies iiffèremes. jn ^OMME dans ces premiers jours j'exercai beaucoup ma curiofité, je dirai ici en peu de mots tout ce que je remarquai de fingulier dans les ufages de 1'ifle de Babilary. Etant un jour alle' a la come'die avec Zindernein, je vis fept femmes qui avoient 1'air extrêmement fpirituel, affifes fur un banc diftingué. Au iortir du fpedacle , ayant demandé a mon conducteur quelles e'toient ces fept perfonnes, il me dit qu'eiles compofoient un tribunal litte'raire, e'rigé depuis peu par la reine pour juger fouverainement de toutes les pièces de the'atre. Auparavant cette e'redion, ajouta-t il, Ie public e'toit accablé de mauvaifes pièces, que' d'infipides plumes avoient I'audace de lui Pre'fenter, fous Ie bon plaifïr des actrices & des adeurs, fans avoir auparavant confulté les per-  GULLIVER. 77 fonnes délicates & judicieufes, verfées dans la fcience profonde du dramatique. Mais depuis que toutes celles qui compofent pour le théatre , par un reglement nouveau, font obligées d'obtenir 1'approbation de ce favant & ingénieux tribunal, avant que de faire repréfenter leurs pièces, on n'en voit plus aucune tomber; elles font toutes applaudies , felon leur différent degré de mérite , & le public n'eft plus trompé aux premières repréfentations. L'établiuement de ce tribunal, lui dis-Je, eft digne de la fageffe de votre gouvernement; mais pourquoi, ajoutai - je , n'en érige-t-on pas un femblable pour tous les livres qu'on met au jour ? La reine y a pourvu , me répliqua Zindernein. Autrefois il fuffifoit que les livres ne continffent rien d'oppofé aux intéréts du gouvernement ou aux bonnes meeurs. Mais on prend garde aujourd'hui qu'ils ne puiffent corrompre le goüt & gater 1'efprit, & on ne permet point de publier de livres inutiles ou mal conftruits. On a pour cela établi une compagnie de perfonnes prudentes & profondes dans chaque genre de littérature , qui ne font ni bizarres ni pointilleufes; & ce font elles qui permettent & autorifent la publication des ouvrages d'efprit.Depuis cette fage inftitution t  78 Le nouveau on ne voit plus de livres abfolument mauvais, &, ce qui eft un grand bien, les livres nouveaux font plus rares. D'ailleurs on accorde une grande liberté aux lettres , de peur de retarder le progrès des fciences & des arts. Pour augmenter de plus en plus les lumières de la nation, la reine comble de bienfaits quiconque publie quelque livre excellent; ce qui répand 1'émulation, multiplie les talens , & fait éclore les bons ouvrages. Sous le règne précédent, les lettres étoient extrêmement négligées ; on y regardoit le métier pénible de faire des livres , comme le dernier de tous. La reine , volée & pillée impunément par les Marajates, chargées du foin de recueiliir les impóts, penfoit s'en dédommager par le retranchement économique de toutes les récompenfes du mérite. Il eft vraifemblable que les mceurs & la poütefTe fe feroient bientöt perdues avec les lettre- , fi Ia reine qui règne aujourd'hui, n'avoit ouvert les yeux fur une conduite fi préjudiciable a 1'état. Je demandai alors a Zindernein fi les livres eftimés de la nation étoient fort ingénieux. Nous eftimons moins, me dit-il, ceux qui font purement ingénieux, que ceux qui font judjcieux. Nous voulons en général, dans les  Gullive r. 7p ouvrages , du génie & de la raifon; mais nous oimons mieux tout fans efprit, que tout avec efprit (i). On a, dans ces derniers temps, mis a la mode un certain ftyle épigrammatique & affecté, qui a d'abord ébloui le public, mais qui eft a préfent extrêmement méprifé; en forte que courir après 1'efprit, eft aujourd'hui courir après le ridicule. Ce ftyle fade & puéril eft cependant encore admiré de quelques perfonnes, qui, brouillées avec la raifon, ont fait entre elles une efpèce d'union , pour en perpétuer la précieufe femence. Les hommes ont ici plus goüté ce ftyle que les femmes; figne de leur légèreté & de leur efprit fuperficiel. II eft étonnant, dis-je a Zindernein, que les femmes aient ainfi cultivé la littérature parmi vous, & que ce fexe, qui, dans tous les pays du monde , eft pareffeux & ignorant, & qui regarde même comme une fatigue Ie foin de penfer, foit fi laborieux & fi favant dans votre ifle. La fcience, me répondit-il, -eft la fille de 1'amour-propre & de Ia curio■fité. Faut-il s'étonner que les femmes , a qui (i) C'eft un proverbe anglois (Ratster ihan all be wit, let none be there) c'eft-a-dire, poini d'efprit, plutót que tout efprit*  8o Le nouveau tout eft permis dans ce royaume, défirent de 1'acquérir , & fe faflènt une occupation férieufe de 1'étude ? Le travail que la fcience exige ne leur coüte rien, paree qu'eiles font foutenues par la vanité & excitées par 1'inquiétude ambitieufe de leur efprit: elles étudient pour avoir droit de me'prifer celles qui n'étudient point. Si dans le refte du monde les femmes font ignorantes, comme vous dites, c'eft que les hommes, pour de juftes raifons, les empéchent de parvenir a des connoiffances qui enflent le cceur. Ils jugent fagement que les femmes ont déja trop de penchant a la vanité, & que fi elles s'adonnoient férieufement a 1'étude , leur curiofité naturelle leur feroit trop pénétrer, trop approfondir; que leur délicatefTe & leur fubtilité pourroient faire naïtre entre elles mille queftions dangereufes; que leur opiniatreté rendroit leurs erreurs incurables; qu'eiles feroient infatiables d'apprendre, & qu'enfin elles perdroient un peu de ce gout vif que le ciel leur a donné pour le devoir capital & indifpenfable de leur fexe; ce quiporteroit préjudice a 1'humanité. C'eft ce que nous voyons arriver dans cette ifle. Celles qui cultivent les fciences font d'un orgueil extreme; la plupart fe perdent dans des  Gullive r. 87 pour ranimer le commerce languifTant, & rendre les peuples heureux. On fe flatte que fa fageffe confondra 1'orgueil d'une foule de marajates qui ont ofé batir des palais égaux au fien, & qu'au moins fon équité politique les» réduira a être un peu moins-riches que les princefles de fon fang ; car on a vu ici des marajates de la plus baffe extraction , fans mceurs & fans honneur, acquérir, par des avances ufuraires , des richeffes immenfes , éclipfer, par leur magnificence, les dames les plus illuftres, s'approprier les plus hautes dignités & les plus belles terres , & avoir même 1'odieufe ambition de devenir la tige d'une poftérité de paratis. II n'y a aujourd'hui d'autre impöt dans 1'e'tat, ajouta-t-il, qu'une capitation générale, proportionnée aux facultés de chaque perfonne; ce qui rend beaucoup, fans épuifer 1'état. Sous les règnes précédens, vingt mille marajates , fous prétexte de lever les droits royaux, pilloient les peuples , & n'en rapportoient pas le tiers au tréfor de la reine. Par un re'glement nouveau & très-fage, c'eft aujourd'hui celle qui préfide aux myftères d'Offok en chaque ville, qui recoit les revenus de 1'état. Par ce moyen, 1'exaöitude & la fidélité è payer les tributs légitimes eft devenue une efpèce de F iv  G u l i i V ï i. 89 maximes fi judicieufes. Pour moi, je m'imagine que la raifon principale qui fait que les femmes gouvernent fi bien, eft que lorfqu'elles ont 1'autorité en main, elles fe lahTent conduire par des hommes. Au contraire, lorfqué les hommes commandent, ils fuivent aveuglément les défirs & les confeils des femmes. Peut-être que dansl'ifle de Babilary les hommes commandent en effet, comme en Europe ce font les femmes qui gouvernent le plus fouvent. Je communiquai cette penfée a Zindernein , qui me parut la goüter. Le lendemain, je lui dis que je voulois aller vifiter la grande place de la ville. Nous nous y rendïmes, & j'avoue que je vis une place qui n'a rien d'égal dans aucune des plus belles villes d'Europe. Elle eft oótogone & a trois cents toifes de largeur; toutes les maifons y font d'une architecture noble & d'une ftructure fymétrique. Au milieu eft la ftatue équeftre de la reine Rafalu, qui régnoit il y a cinquante ans, & qui a fait conftruire cette place fuperbe , autour de laquelle on voit les ftatues de toutes les femmes qui, depuis la révolution , fe font diftinguées par un mérite rare. Ces ftatues repréfentent, non feulement de grandes générales d'armées, mais de favantes jurifconfultes a de fameufes mathématiciennes ,  ïoS L e Nouveau nous, ils nous envoyèrent une chaloupe pouc nous fignifier les ordres de Ia reine ,& nous lommer de rentrer dans !e port, & en cas de refus on menaca de nous attaquer. Nous dédarames que nous n'obéirions point, & que nous étions réfolus de nous défendre fi on nous attaquoit. Cependant nous étions tous rangés furie pont; Mejax k Ia tête de toutes les femmes de fa foite , Ie fubre k Ia main Harington & moi, a Ia téte de tous !es hommes de 1 equipage , qui n'étoient occuoés ni au canon ni a Ia maneeuvre. Après plufieurs volees de canon tirées de Fart & d'autre , les deux vaiffeaux ennemis nous accrochcrent & on en vint a I'abordage. Le combat fut ter-'" nble & fanglant; Mejax fit des prodiges de valeur, auffi bien que toutes les femmes qui combattoient avec elle. Comme le fort de rattaque étoit de fon cóté , nous nous mêlames tous, hommes & femmes, & je Combatus avec fureur k cóté de Mejax, qui pa_ roifloit moins craindre pour eüe que pour moL Enfin nous repoufsames les ennemis, qui, défefpérant de nous vaincre , & craignant' que nous n'entraffions dans leurs vaiffeaux, & que nous ne nous en rendiffions les maïtres , jugerent k propos de s'éloigner. Cependant nous n'avions perdu que quatre-  ~T io L E NOUVEAU affligée des vifs regrets que vous caufera ma mort. Efforcez-vous, je vous prie , dé m oublier, & livrez-vous dans ia fuite a tout ce qui pourra effacer de votre mémoire le fouvenir douloureux de la tendre Mejax; .Que m'importera d'être dans votre efprit, lorfque je ne ferai flus nen? Vos regrets ne me rappelleront pas a Ja vie, & ne ferviront qua troubier la votre Au milieu de ces adieux héroïques, elle mj donna toutes fes pierreries , en me confeillant de les vendre lorfque j'en trouvefois 1'occafion , de peur que la vue de ce préfent ne me rapiMttc Ia trifte idee de celle qui m'avoit tant aime. En même temps elle recommanda a fes femmes de me fuivre par-tout, & de me défendrecourageufementcontre tous les ennemis qui voudroient m'attaquer. Peu de temps après elle expira, regrettée de toutes les femmes de f [mtS & de tout notre équipage anglois, que ia genérofité avoit tiré d'efclavage, & que fa valeur avoit empêché d'y retomber. ï Je fus Ornement affligé de fa mort, & *!me fut imP°^bIe d'atteindre a cette infeniibiuté philofophique qu'elle >'avoit recom«nandée en mourant. Je perdois une bienfaitrice généreufe & une amante accompüe. Ha"ngton & Zindernein n'omirent rien pour adoucir ma douleur, qui, pendant trois jours,  G u l l i v e »< i ri me fit verfer un torrent de larmes. II fallut me contraindre , dans ces premiers jours, a prendre un peu de nourriture pour me fou~ tenir; je fouhaitois de rejo'mdre Mejax, & la vie m'étoit devenue odieufe. Toutes les femmes qui étoient fur le vaiffeau admirèrent la bonté de mon cceur, & redoublèrent leur attachement pour moi. Cependant nous cinglions toujours du cóté du fud, ou le vent nous portoit, & nous tachions de découvrir quelque ifle pour y faire eau, paree que notre vaiffeau avoit été armé a la bate, & que notre départ précipité ne nous avoit pas donné le temps de nous en fournir fuffifamment. Enfin au bout de huit jours, nous en découvrïmes une fort petite; & ayant conjecturé que c'étoit une des Moiuques , nous réfolümes d'y mouiller. Nous entiames dans une petite baie qui étoit a 1'oueft de cette ifle , & une partie de nos hommes & de nos femmes s'étant mife dans la chaloupe, nous defcendïmes a terre. Nous avaneimes environ une demi-lieue, pour tacher de découvrir quelque fource , & nous étant approchés d'un bois qui étoit prés d'une montagne, nous nous écartames un peu les uns des autres. Harington alla d'un cóté avec dix ou douze anglois, & moi de 1'autre,  ÜÏ2 L E NOUVEAU avec environ au.tant de femrn: meur» homme. Les babilariennes , qui avoient un extreme attachement pour moi, nc voulurcnt point me laifler aller avec !« anglois, ,nc croyant plus en fürete' avec elles. Nous étions tous bien armés, & en état de nous défendre, en cas que nous eufïions été attaqués par les mfulaires. Cependant nous marchions avec beaucoup de précautions, & nous tachions de nous tenir fur hos gardes. A peine ma petite troupe eut-elle fait un quart de lieue le long du bois , qu'elle fut apergue par une centaine de fauvages qui étoient affis fur le fommet de la montagne. Auffi-töt nous les vïmes defcendre rapidement & accourir de notre cóté. Comme ils étoient en plus grand nombre que nous , & que Ia partie ne parohToit pas égale, nous jugeames a propos de nous retirer a Ia hate du cóté du rivage ; mais ils nous coupèrent Ie chemin. Nous vïmes alors de grands hommes nus, dont la plupart avoient plus de fix pieds de hauteur, qui n'avoient ni barbe ni poil, mais Ia peau toute rouge. Nous ayant enveloppés, ils menacèrent de nous aflommer fi nous ne nous rendions. Ayant même tiré quelques flèches, ils blefsèrent deux de nes babilariennes. Auffi-töt ils fe jetèrent fur  O U t 1 I V E R. itj fur nous, nous défarmèrent, & fe mirent a nous dépouiller. Comme j'étois k la tête de la troupej je fus le premier qu'ils défarmèrent, & k qui ils ötèrent les habits. Mais qüelle fut leur furprife , lorfqu'ils virent que les autres qui m'accompagnoient étoient des femmes, dont la plupart étoient jeunes Sc affez jolies, Cette découverte parut les réjouir beaucoup, & ils fe mirent tous a rire Sc a danfer. Cependant je fus attaché k un arbre avec des branches d'ofier , Sc je fus alors le trifte fpeóhteur d'une fcene horrible. Ces fauvages groffiers, femblables aux fatyres fabuleux de 1'antiquité , fe jetèrent impitoyablement fur les femmes, Sc fatisfirent avec tant de fureur leur pafïion toujours renaiffante, que les malheureufes vicfimes de leur brutalité fuccombèrent pour la plupart, Sc s'évanouirent entre Jeurs bras. Comme ils n'étoient occupés que de ï'afTouviffement de leurs défirs, Sc qu'ils ne faifoient aucune attention a moi, je détachai peu k peu 1'öfier qui me tenoit lié, & m étant glifTé dans le bois, fans qu'ils s'en aperguffent, je me mis k courir de toute ma force vers le rivage, ou j'apergus avec une grande confolation la chaloupe qui le cötoyoit. Dès que nos gens me virent, ils s'approchèrent de terre, Si étant auffi-töt fauté dans H  H4 { Le noüveatj Ia chaloupe, je leur racontai le péril oü j'avois été, & le malheur arrivé aux babilariennes qui m'accompagnoient. Nous jugeames a propos de demeurer quelque temps dans la baie & de cotöyer encore le rivage, pour voir fi nos compagnes ne pourroient point avoir Ie même bonheur que moi, & s'échapper des mains des barbares; mais nous attendïmes en vain, & nous nous rendimes a bord. Les babilariennes, qui étoient reftées dans le vaiffeau, ayant appris ce qui étoit arrivé k leurs compagnes , en voulurent tirer vengeance, & prièrent Ie capitaine de les mettre a terre, pour aller attaquer les infulaires. On tint confeil, & comme nous n'avions pu faire eau dans cette ifle, il fut délibéré qu'il falloït tout rifquer. Nous defcendïmes donc a terre au nombre de cent trente , dont il y avoit quarante femmes & quatre-vingt-dix hommes,' tous armés de fabres, de fufifs, & de bayonnettes. Nous marchames en bon ordre vers I'endrok oü les fauvagas nous avoient furpris, & n'y trouvames que deux babilariennes mortes de leurs bleffures. Nous allimes alors vers Ia montagne, & montames jufqu'au fommet, oünous découvrïmes plufieurs cabanes. Nous ne doutames point que eet endroit ne fut le lieu de  G ü i n i v e i ir? k retraite des fauvages : cependant il y régnoit un grand fiïence* Nous nous approchames fans faire de bruit , & nous apereümes d'abord quelques infulaires endormis. Nous pénétrames plus avant, & nous vïmes, de loin, nos ba^ bilariennes liées enfemble & couchées prés d'une cabane. Nous marchames de leur cóté , & auffi - tót quelques fauvages qui n'étoient point endormis , fe mirent a hurler de toute leur force, & a faire un bruit qui réveilla tous leurs compagnons. A 1'inftant nous fcndïmeS fur eux , & ayant caffé la tête aux premiers , les autres prirent la fuite; mais nos babilariennes ayant entouré 1'habitation , les arrêtèrent j, & en maffacrèrent un grand nombre. Les prifonnièresa qui furent auffi-töt délivrées par nos anglois , ayant repris leurs habits, & s'étant faifies de leurs armes 5 qu'eiles retiouvèrent dans la cabane prochaine , fe joignirent a nous , & achevèrent Ia défaite des barbares. Comme elles étoient tranfportées de fureur, elles voulurent réferver, pour un fupplice cruel , ceux qui leur avoient paru les plus ardens a les tourmenter. Elles en lièrent dix , qu'eiles conduifirent fur lerivage, oü, malgré nous, elles les brülèrer.t fans pitié. Après cette expédition , nous nous avan- Hij  iiö" Le nouveau cames dans le bois le long de la montagnej &nous trouvames une fontaine, oü nous étanchames notre foif, & oü nous fïmes conduire des tonneaux pour les remplir d eau. Pendant qu'une partie de nos gens étoit occupée a cela, les autres fe mirent a chalfer dans le bois, oü ils tuèrent beaucoup de gibier, qui, ayant été porté a bord, fervit a célébrer notre vicloire. Nous ne jugeames pas a propos de refter plus long-temps dans cette ifle, de crainte que quelque nouvelle troupe dmfulaires ne vint nous attaquer , & que leur nombre ne nous accablat. Nous nous retirames donc tous a bord, après y avoir fait conduire nos tonneaux remplis d'eau, & nous Ievames 1'ancre.  'G ij i l I v b fc? ii^ Dans cepéril extréme, je ne délibérai point, je fautai dans un des canots 5 & fans perdre de temps , je coupai le cable qui 1'attachoit au vaiffeau, qui, un moment après s'abima dans les flots. Ce fut en vain que je voulus ramer pour atteindre la chaloupe; la mer étoit fi agitée, & le temps fi fombre, que je la perdis bientöt de vue. Je ramai long-temps fans favoir fi je m'éIoignois ou fi je-m'approchois de la terre. Je ne fongeois qu'a lutter contre les flots , & a me garantir du naufrage. Cependant 1'obfcurité fe diffipa peu a peu; le vent tomba, & la mer devint affez calme. Je vis terre , & cette vue rendit auffi un peu le calme a mon ame. Je pris courage,. & je ramai. de toutes mes forces pour pouvoir aborder. Je me flattois de retrouver mes compagnons fur le rivage; mais, hélas i je ne les ai jamais vus depuis, fi ce n'eft le capitaine Harington , comme je dirai dans la fuite. Ils furent engloutis dans les flots, & je ne cefferai jamais de regretter ces chers compagnons de voyage , fur - tout Zindernein & les braves babilariennes. Après avoir ramé cinq heures, j'abordai enfin & defcendis a. terre avant le coucher du. foleil.. Comme j'étois épuifé , je me mis a cueillir quelques fruits , que je. trouvai. heu- Hiv  t2$ Lb Noüveaü fendre Ia vie plus agréable f Je lui re'pondis qu'il y avoit des hommes parmi nous qui con* facroient les trois quarts de leur vie a 1'étude de ces langues; qu'üs en apprenoient, outre cela, plufieurs autres également éteintes, telles que 1'hébreu, le famaritain, le caldéen ; qua la vérité ces linguijies n'étoient pas les favans les plus confidérés parmi nous; que nous faifions beaucoup plus de cas de ceux qui avoient le courage de pafier toute leur vie a remplir leur mémoire de la date & des circonftances de tous les événemens, & a apprendre tout ce qui s'étoit paffe dans Ie monde, avant qu'ils y tuffent, depuis la création de 1'univers jufqu'a préfent. Que vous profitez mal de Ia longue vie que Ieciel vous a accordée! repartit Furofolo. Je vois que quoique vous viviez quatre fois plus Iong-temps que nous, vous ne vivez pas davantage, puifque les trois quarts de votre vie font perdus, N'eft- ce pas une folie de paffer tant de temps a apprendre Part d'exprimer une même chofe en plufieurs termes différens ? Vous reffemblez a un ouvrier, qui, au lieu d'apprendre fon métier & de s'y perfeftionner, employeroir un grand nombre d'années a mettre dans fa mémoire les noms différens que les anciens peuples donnoient aux inftrumens de fa profelfion.  G U L L I V E K. Ï2p prafeffien. A 1'égard de 1'application férieufe que vous donnez a 1'hiftoire, pourquoi vous mettez-vous tant en peine de ce qui eft arrivé depuis le commencement du monde 5 Ce qui fe paffe fous nos yeux n'eft-il pas un fpeclacle fuffifant pour nous occuper ou nous amufer? Que nous importe ce qui a été lorfque nous n'étions point? Lepaffé n'eft plus; s'en occuper, n'eft *ce pas s'occuper de rien ? Le paffe n'a pas plus de réalité que 1'avenir, qui n'en a point encore, & je trouve qu'il eft auffi inutile de fonger a 1'un , que de fonger a 1'autre. Telle étoit la philoiophie paradoxale de Furofolo , conforme aux idéés fingulières des habitans de cette ifle, appelée en leur langue , Tilibet. Comme le peuple de cette ifle vit peu de temps, il met a profit ce court efpace. II ne fonge qua jouir , fans fe mettre en peine de connoïtre , & il ne paffe point, comme nous, un temps confidérable de la vie, a faire des provifions fuperflues pour un voyage qui eft toujours achevé avant qu'eiles foient entièrement fakes. Quelles font encores les autres occupations des "hommes de votre pays? me demanda une autre fois Furofolo. Les uns, lui répondis-je, s'adonnent au commerce, les autres a la guerre, les autres.... Quoi, interrompit-il, vous fake» I  '*3° Le nouveau affez peu de cas de votre longue vie, pour vous expoler a la perdre dans les combats ? Nous, dont la vie eft II courte, nous regardons néanmoins Ia guerre comme une folie quoique nous ne laiflions pas de Ia faire quelquefois, lorfqu'il s'élève entre nous quelque divifion. Mais fi nous pouvions efpérer de vivre auffi Iong-temps que vous, je fuis affuré que perfonne parmi nous ne feroit affez infenfé pour rifquer un bien fi précieux & fi durable. Je vois que ces jours trop Iongs vous font a charge, & que vous cherchez, tantöt a en diffiper une partie, & tantöt k vous en délivrer tout a fait. Ce que vous dites n'eft que trop vrai, répondis-je. Nous jugeons que Ie plus grand malheur qui nous puiffe arriver , eft d'être réduits a penfer que nous fommes; penfée qui nous détruit en quelque forte. C'eft pour cela que nous nous formons mille occupations différentes , afin d'éviter cette affreufe idee, qui n'eft autre chofe que 1'ennui, que nos philofophes définiffent: Vattmtion aux parties fucceffives de notre durée. J'eus affez de peine k faire comprendre a Furofolo ce que cetoit que 1'ennui, paree que , comme ces peuples ne s'ennuient jamais, ils n'ont point de termes en leur langue pour Êxprimer cette maladie de 1'ame, &^ven ont  G U £ I» I V E R. »3 * pas même la première idée. Ils ne font pas , comme une grande partie des européens, mélancoliques par tempérament , & triftes par caprices, La joie & la fatisfactiou de leurs ames eft empreinte fur leurs vifages toujours ouverts &fereins; & ils femblent pratiquer a la lettre leprécepte d'Horace: Dona prczfenns rape Ixms hom. Occupés du préfent qui les remplit, ils oublient le paffe & méprifcnt 1'avenir, & leur cceur eft également ferme aux craintes frivoles & aux 'efpérances chimériques. La vie leur paroït trop bornée pour fe livrer a des défirs fans fin , & pour confurner le préfent en idees de 1'avenir. Ils font heureux aujourd'hui, & ne fongent point a 1'être demain. Pendant mon féjour dans 1'ifle de Tilibet, je n'omis rien pour m'informer des mceurs de ces infulaires , 2; de la nature de leur gouvernement. La partie de üïfle oü je faifois mon féjour étoit alors gouvernée par un monaique qui étoit a la fleur de fon age, & age de .quatre ans. Son premier miniftre en avoit feize , & dans fa vieillelfe il confervoit un corps Gun Sc un efprit vigoureux, I! conduifott k prince & 1'état avec une extréme fageffe ; les peuples & même les grands appjaudiffoient a fon heureux miniftère , & fouhaitoient qu'ils durat toujours. Uniquement attentif a fes devoirs, lij  132 Le nouveav & aux intéréts de 1'état, inféparables de ceux du prince; modefte , poli, affable, défrntéreffé, il étoit extrêmement chéri du roi, qui, aimant la vérité & Ia juftice, ne pouvoit s'empêcher de fuivre exadement tous les confeils d'un miniftre- fi prudent & fi modéré. Par fes foins , Ia vérité régnoit a la cour, & Ia juftice dans les tribunaux. II y a dans la même ifle deux autres royaumes qui ont chacun un prince particulier, auquel ils font foumis. La fagefle du miniftre entretenoit Ia paix entr» les trois monarchies, & il étoit l'arbitre de tous les différens qui naiffoient entre ces peuples. Les arts Sc les fciences utiles a 1'homme, & tout ce qui eft capable de perfeclionner 1'humanité, eft eftimé avec raifon chez les peuples de cette ifle, & ceux qui fe diftinguent entre eux par des talens, font toujours favorifés par. Ie miniftre, qui a remarqué, que, dès qu'on avoit cette de les protéger, les lettres & les arts, manquant d'émulation & de mptifs pour être cultivés, étoient tombés dans 1'oubli, Sc que l'ignorance & la ftupidité s'étoient emparées des efprits. Auffi le roi veille-t-il foigneufement a 1'entretien de tous les génies diftingués de fon royaume. Ce qu'il y a de fingulier a Ia cour de ce>  G y l l i v e r. 135 prince , & ce qui au moins n'a point d'exemple dans les cours de 1'Europe, eft qu'on y a moins d'égard a la noblefle du fang qu'a celle de 1'ame , & que la vertu & le mérite y fait la feule illuftration des fujets. On eft élevé aux charges de 1'état, non par des brigues puiflantes, ou par des vertus fimulées, mais par la droiture & la capacité. La cour du prince n'eft compofée que de perfonnes d'un mérite fupérieur, & on peut dire de lui, qu'il voit la meilleure compagnie de fon royaume. Les tilibetains ignorent abfolument la navigation , paree qu'ils trouvent la vie trop courte & trop précieufe , pour en confumer la meilleure partie dans des voyages pénibles , & pour I expofer aux fureurs de la mer. On comprendra aifément pourquoi ces infulaires fuient le fommeil & dorment bien moins que nous. Furofolo , me voyant dormir fept a huit heures de fuite, me dit un jour : Vous dormez le tiers de votre vie; ainfi elle n'eft pas fi longue que je 1'avois cru d'abord. Pour nous, dont la vie eft plus bornée, nous mettons tous nos momens a proflt; & comme le fommeil eft une efpèce de mort, nousle fuyons le plus qu'il nous eft pofiible , & nous, nous accoutumons a ne dormir qu'une heure tout au plus chaque nuit. Iiij  Ï34 t E N O Ü V E A tf Je lui dis alors que les femmes parmi nous jf & même quelques hommes , dormoient fouvent dix & douze heures de fuite, ou au moins palToient la moitié de la journée au lit, afin de la trouvev moins longue ; que nous regardions comme un bonheur de favoir paffee le temps; en forte même que le mot de pafietemps étoit le nom que nous donnions a nos plaifirs les plus doux; qu'un jour long & un jour triffe étoient pour nous des termes fynonymes, & que le plus heureux étoit celui qui avoit long-temps vécu, & avoit trouvé fa vie courte. Furofolo, furpris de ce que je lui difois-J me demanda a quel age nous commencions a jouir de notre liberté & a entrer dans le monde 3 fi nous n'étions pas fujets a de longues maladies & a de violens chagrins ; fi dans notre vieilleffe, & lorfque nous avions atteint 1'age de foixante ans , nous jouiffions d'une fanté parfaite, & étions encore agréables dans la fociété. Je lui répondis que nous ne commencions k être libres & a entrer dans le monde , qu'environ a llge de vingt ans; qu'il -nous arrivoit d'ordinaire d'effuyer des maladies & des chagrins pendant le cours de notre vie, fur-tout fi nous nous livrions trop a nos paffions ; que.  Gullive 13? vieux, nous étions fujets a mille incommodités facheufes; que nous devenions chagrins & incommodes, & que les jeunes gens avoient coutume de fuir la compagnie des vieillards. Tout cela n'eft point parmi nous , me répliqua-t-il. Nous fommes libres, & entrons d'ordinaire dans le monde a 1'age de quatre ans 5 nos corps ne font fujets a aucune infirmité , ft ce n'eft dans une extreme vieillefle, vers 1'age de dix-fept ou dix-huit ans, oü nous confervons néanmoins toute la gaïté de la jeuneffe; en forte que, calculant le temps que vous donnez au fommeil, celui qui eft perdu pour vous avant que d'entrer dans le monde , celui que vos maladies & vos chagrins vous rendent infupportable, & les triftes années qui compofent votre vieilleffe, je trouve que nous vivons encore plus long-tempsquê ceux d'entre vous a qui le ciel accorde la vie Ja plus longue. I ha  G ü t i I V E, Ki i6t eux, & peut-être que Halaïmi (c'eft le nom du principal dieu que ces infulaires adorent , & qui eft fans doute uné corruption dü mot hébreu Eloïm) vous a exprès conduits en cette ifle pour nous aider k exterminer cette nation injufte. Soyez toujours nos frères, nous ferons les vötres : vivez parmi nous comme fi vous étiez les enfans de nos mères & de nos femmes : nous n'omettrons rien pour vous procurer toutes les fatisfictions qui dépendront de notre nation. L  1Ó2 Le nouveau CHAPITRE XII. Vauteur deviént amoureux d'une jolie fauvage. Ses entretiens avec elle & avec fon père, qui cenfure les mceurs européennes. ]N"ous nous accoutumames peu a peu a Ia vie des fauvages, & nous commencames même a la goürer, pafTant notre temps a boire, a manger, a dormir, & a chaffer. Nous n'avions d'autre inquiétude que celle que nous caufoit de temps en temps le défir de revoir notre patne, que malheureufement nous ne pouvions oublier. Pour en affoiblir 1'ide'e, & me lier en quelque forte au pays oü j'étois; je rn'attachai a une jeune fauvage qui avoit beaucoup d'agrémens & d'efprit, & que j'aurois même époufée, fi notre capitaine & tous mes amis ne m'en euffènt détourné. Elle m'aimoit éperdument, & je puis avouer auffi que je pafTai avec elle des momens bien doux. Soit que fon père, qui avoit beaucoup de bon fens, eüt pris un foin particulier de fon éducation, foit que la nature lui eüt donné une raifon fupérieure, jamais je n'avois vu de femmes raifonner de toutes chofes avec tant  G U L t I V E K. ï6$ ■ie juftefie & de pénétration. Ni les femmes de Babilary, qui ont 1'efprit fi orné, ni celles d'Angleterre, qui font fi délicat, n'approchoient point, a mon gré, de cette ingénieufe & aimable fauvage. Je faifois mon poffibie pour lui plaire, Sc la plupart de nos entretiens rouloient fur des paradoxes galans, que je lui débitois pour 1'amufer & la flatter. Je me fouviens qu'elle me demanda un jour fi les femmes de mort pays étoient plus belles' que celles du fieni Les femmes d'Angleterre font très-blanches , lui répondis-je, & c'eft en quoi confifte lenc principale beauté, fi on peut dire néanmoinS que c'en foit une ■, car cette blancheur eft, fiïlon moi, un avantage très-médiocre, & je vous avoue même que, depuis que j'ai le bonheur de vous connoïtre, je commence a douteC fi ce n'eft pas une véritable laideur. Les femmes de mon pays, dégoütées ellesmêmes de la couleur naturelle de leur teint, font aujourd'hui leur poffibie pour la changer. De la vient qu'eiles fe couvrent le vifage d'un rouge très-foncé; & je m'imagine qu'aveer le temps elles pourront bien fe faire peindre en noir, pour mieux déguifer la couleur de leur peau. Après tout, fi eet ufage venoit a s'établir dans notre ifle, elles pourroient Lij  ï&t Le nouveau jouir alors d'un avantage dont vous jouiflez, Efles ont le malheur de ne pouvoir fortir de leurs maifons, lorfqu'il fait foleil, ou, fi elles font abfolument obligées de le faire, il leur faut prendre mille précautions gênantes. Au contraire, le foleil le plus ardent ne fait que vous embellir, en donnant a votre teint un plus beau noir. La blancheur de nos dames, quand elle eft a un certain degré, a quelque chofe de fade & d'in-fipide ; auffi pre'férons-nous toujours les brunes aux blondes dont la blancheur eft extreme. Par-la vous voyez que ce qui approche un peu de votre couleur, ou du moins ce qui s'en éloigne moins, eft plus goüté, même parmi nous. Comme nous pre'férons, pourfuivis-je, les brunes aux blondes, les femmes de mon pays ne manquent pas auffi de préférer les hommes dont le vifage eft fort brun, a ces hommes extrêmement blancs , dont Ie teint ménagé eft un figne de molleffe, & annonce ordinairement peu de vigueur. A 1'égard des parures de toute efpèce , que les femmes de mon pays employent pour relever leur beauté, je puis vous affurer qu'il n'y a point d'homme parmi nous, qui ne fouhaitat fincèrement qu'eiles ne fulfent pas plus parées que vous. Elles cachent fouvent mille défauts fous leurs vaftes & pom-  G C L £ ï T K R. lof peux habits y qui ne fervent qu'a déguifer leur taille & a nous tromper. Mais elles entendent fi peu leurs intéréts, qu'eiles portent de grandes pièces d'étoffe pliffées , qui leur defcendent depuis la ceinture jufqu'aux pieds; d'énormes cercles de baleine revêtus de toile, qui les font paroitre. grofles & prés d'accoucher. Elles marchent au milieu de ces mobiles cerceaux, qui les entourentfanscefle, comme vos petits enfans, a qui vous apprenez a marcher, & que vous emboïtez dans de petites machines qu'ils font avancer ou reculer, par le mouvement qu'ils font. Je demande pardon aux dames angloifes d'ofer rapporter cette réponfe, que je fis a Ia queftion de ma petite fauvage. Un amant trouve toujours fa maitreffe la plus belle de toutes les femmes ; & comme la mienne étoit extréme ment noire, & n avoit d'autre parure que ce fimple habit d'été que les fauvages des pays chauds portent en toutes les.faifons, je ne pouvois, felon les régies, de la bienféance & de la politefle, m'empêcher de préférer fon teint & fonhabillement,au teint & a 1'habillement de toutes les femmes de 1'Europe. Si quelques.-unes d'elles. s'en fcandalifent, je les prie de faire grace a la fincèrité d'un. voyageur qui ne veut rien omettre ni déguifer..  i66 Le nouveau Son père, nommé Abenouffaqui, avoit,comme j'ai dit, beaucoup de raifon & de bon fens , mais de ce bon fens tel qu'il fort des mains de la naturs, fans être poli & fagonné par les paffions. Comme j'allois fouvent a fa cabane, oü fa fille m'attiroit, j'avois de temps en temps avec lui des entretiens qui valoient peut-être les dialogues de Platon. Pourquoi ( me dit-il un jour dans une promenade que nous fïmes, tandis que tous nos gens étoient a la chalfe avec les fauvages ) pourquoi, vous autres européens, quittez-vous le pays oü la nature vous a fait naïtre, & rifquez-vous fur la mer le petit nombre de jours que vous avez a vivre ? Ne feriez-vous pas mieux de les paffer dans le fein de votre familie, ou dans la compagnie de vos amis , 8c de vous occuper de la chalfe, qui eft une exercice auffi utile qu'agréab'e ? Si vous aviez fuivi ce genre de vie, vous n'auriez point été expofé a tous les périls & a tous les malheurs que vous a fait effuyer une vaine curiofité. II eft vrai, lui répondis je, que je n'aiquitté ma patrie, & que je ne me fuis embarqué que par le défir curieux de voir des pays éloignés 9 & de connoïtre les peuples divers répandus fur la furface de la terre. Mais fi j'ai beaucoup fouffert dans ce voyage, & fi je me fuis vu expofé aux plus grands dangers, j'ai eu auöï  G u r, l i v e i 171 riche,eft de toutes les qualités laplus déshonorante , & le premier de tous les ridicules. Ce qui ne fe concoit pas , eft que 1'homme opulent, qui a été pauvre lui-même & nourri dans le fein de la misère ( comme il y en a beaucoup) eft ordinairement de tous les riches le plus impertinent & le plus infupportable. II oublie la baflefle de fa naiffance & de fa première condition, & jamais celle de fon éducation , qui fait celle de fes mceurs. Enfin ces nouveaux riches , que nous appelons hommes de fortune , fe diftinguent d'ordinaire des nobles, & de ceux dont la richefie eft héréditaire & ancienne, & fe font reconnoïtre a ces marqués. Ils faluent ceux qu'ils rencontrent, & qui les faluent les premiers , parunelégère inclination de tête, en fouriant d'un air content ou diftrait ; ils parient haut & mal ; tous leurs meubles font toujours de la dernière mode ; ils régalent magnifiquement les perfonnes de condition & d'un rang diftingué, tdont la table leur eft néanmoins interdite •, ils nefontlibéraux qu'a 1'égard de leurs maïtreffes. Comme la vertu n'enrichit perfonne, & que le crime eft d'ordinaire 1'auteur de leur fortune, on ne les voit jamais rendre hommage a la divinité, qu'ils favent irritée contre eux , a moins qu'ils ne le faffent par une odieufe hypo-  !ij2 Le nouveau crifïe, pour impofer au public. Ils ont honte de leur nom, qu'ils éclipfent d'ordinaire pat un furnom magnifique , & ils tachent de faire oublier ce qu'eux ou leurs pères ont été, par un nuage bigarréde domeftiques qui les fuivent par tout. Expliquez-moi, interrompit AbenoufTaquh, ce que vous entendez par ce mot de domeftique. Eft-ce que 1'argent vous fert a multiplier le nombre de vos enfans ? Ce ne font pas nos enfans qui nous fervent, lui repartis-je, a moins que nous ne foyons extrêmement pauvres. Pour peu que nous foyons a notre aife, nous donnons de 1'argent a des hommes & a des femmes que nous logeons , & que nous nous engageonsa nourrir, pour nous rendre les plus bas offices , a qui nousfaifons faire tout ce qu'il nous plait, qui effuyent tous nos caprices, & qui n'ofent nous défobéir. Sont-ce , me demanda-t-il, des hommes d'un autre pays que le vötre, des prifonniers de guerre ? Non, rui répondis-je, ce font nos, compatriotes , ceux de notre nation, qui, manquant de eet argent dont je vousaiparlé, fe foumettent a nous, & fe rendent en quelque forte nos efclaves, pour en acquérir une petite portion, capable de les faire fubfifter. Comment fe peut-il faire , s'écria Abenouf-  184 Li nouveau droit a ce qu'eiles rapportent. -Notre are & nos flèches nous amuïent, & nous font vivre fans foin & fans inquiétude. Nous n'avons pas votre induftrie pour batir de grandes cabanes fur terre & fur mer; nous fommes contens fous les nötres, & iamais nous n'avons eu la penfée de n jus éloigner de notre ifle. Nous n'avons que de petits canaux d'écorces d'arbre pour la cötoyer, pour defcendre & remonter nos rivières. Si nos cabanes tombent , il nous coüte peu de peine pour les relever. Tout croit dans notre ifle, paree que tout ce qui n'y croit pas nous femble inutile. Voyez a préfent la différence qui eft entre vous & nous, & quel eft le fauvage de nous deux. Vous femble-t-il que celui qui fuit les traces de la nature, eft plus fauvage que celui qui s'en détourne & 1'abandonne, pour fuivre 1'art ? Ces arbres , qui, fans culture & fans foin , produifent dans cette ifle des fruits délicieux que vous mangez fans aucun affaifonnement, font-ce des arbres fauvages ? Faites-vous plus de cas de certaines plantes qui ne portent des fruits qu'a force de travail & de culture ? Si cela eft , je confens que vous vous préfériez a nous. Je ne prétends pas néanmoins , continuat-il, que quoique nous foyons les partifans de la fimple nature, nous en fuivions toujours,  Güiiivis. ï8j" exaótement les lois facrées, ni que nos moeurs ibient toujours pures , & tous nos ufages irrépréhenfibles. Nous avons des paflions comme vous , & ces paflions corrompent la nature , après avoir altéré la raifon. Par exemple, nous fommes trop cruels envers nos ennemis; c'eft un vice ancien qui a jeté de profondes racines parmi nous ,& dont la coutume & le préjugé nous dérobent la difformité. Peut-être qu'un jour nous ouvrirons les yeux. J'étois charmé de la profonde fagefTe qui régnoit dans les difcours de eet infulaire; mais j'étois en même temps humilié par fes raifons, que je ne pouvois néanmoins m'empêcher de goüter. Je rêvai quelque temps fans répondre aux dernières paroles d'Abenouflaqui, ce qui 1'engagea a me parler ainfi: Ne croyez pas, ó Gulliver, que je fois irrité du nom de fauvage que vous m'avez donné. Au contraire, fi, par confidération pour moi, vous vous fuffiez abftenu de ce terme , j'aurois toujours paffé pour fauvage dans votre efprit , & je n'aurois point eu occafion de vous défabufer. Je fais que 1'amour - propre nous follicite tou. jours en faveur de notre pays, & je vous pardonne volontiers d'avoir paru vous préférer a nous. En parlant de cette forte, notre promenade  x'86" Le nouveau s'acheva, & nous revïnmes a 1'habitation , oiï nous trouvames nos compagnons avec plufieurs des infulaires , de retour de la chaffè , & chargés de gibier dont ils nous firent part. Les femmes 1'apprêtèrent, & nous fïmes, dans la cabane d'Abenouffaqui , oü plufieurs des chaffèurs furent invités de fe trouver, un repas prefque auffi agréable que je l'aurois pu faire en Angleterre au milieu de mes amis; après quoi nous primes tous le calumet, & ne le quittames que fort avant dans la nuiu  G Ü-L L I ▼ B *'• l87 chapitre xiii. Combat des Kiftrimaux & des Taouaous. Ceux-ci remportent la vicloire par le fecours des portugais. Difcours de Vauteur pour empêcher lefupplice des prifonniers. La paix eft conclue entre les deux nations. En ce temps-la nous apprïmes que les kiftrimaux, qui étoient ces fauvages contre qui nous avions combattu a notre arrivée dans 1'ifle , ennemis depuis long-temps ^de ceux parmi lefquels nous vivions , & qu'on noramoit taouaous , avoient depuis peu fait des dégats fur leurs terres , & s'étoient avancés .en grand nombre, dans. le deiTein de vènk brüler leur habitation , & de tuer ou enlever tous les taouaous qu'ils pourroient rencontrer. Dans cette conjonóture, npus offrimes nos fervices a nos alliés, & nous les prefsames de fouffrir que nous les aidaflions a repouffer des ennemis qui avoient déja fenti la puiffance de nos armes. Les taouaous ayant accepté nos offres avec reconnoiflance, nous leur dïmes de s'affemblet le lendemam,; paree que nous voulions leut  188 Ie nouveau apprendre a combattre en bon ordre; ce qui leur donneroit une grande fupériorité fur leurs «nnemi.. Ils confentirent que notre capitaine • *ut leur général, & ils promirent d'exécuter tous fes ordres, & d'obéir dans le combat a ceux d'entre nous qu'il choifiroit pour être officiers & commander fous lui. Notre petite armée étoit compofée de neuf cents hommes, nouS compns: notre général s'appliqua d'abord a faire faire 1'exercice aux fauvages pendant quelques jours, Ie mieux qu'il lui fut poffibie, fans prétendre néanmoins en faire des foldats difcipl.nés comme les nötres. Au bout de quelques jours, les jugeant fuffifamment ïnfiruits, il les mena aux ennemis. Nos fauvages étoient armés d'arcs, de flèches, & de haches faites avec des pierres noires, dures comme le fer. Pour nous, nous avions nos fufils, nos piftolets , & nos bayonnettes. Nous n'eümes pas fait une lieue , qUe nous arrivames au pied d'une colline, oü notre général, accompagnë de fon neveu & de moi, monta pour reconnoitre les ennemis que nes coureurs nous difoient campés dans la plaine. Nous les découVrïmes environ a une demi-Iieue de diftance, & nous jugeames, par lamanière dont ils étoient poftés, qu'ils étoient plus forts que nous; car ils avoient fort étendu leürs ailes pour nous  GtrttivKR. igp envelopper, ayant apparemment appris notre petit nombre. Ils avoient encore 1'avantage du lieu; un bois fort épais les couvroit a la gauche, & un large ruiffeau étoit a la droite. Notre général ayant attentiyement confidéré la difpofition des ennemis, changea celle de fon armée, & la rangea ainfi. Comme les ennemis ne pouvoient être pris en flanc, & qu'il leur eüt été aifé de nous envelopper par leur grand nombre, fi nous les euffions attaqués de front, il fit trois bataillons de fon armée; le premier étoit commandé par Cuniga , portugais d'une grande bravoure & d'une expérience confommée, qui avoit fervi fur les frontières de Portugal, fous milord Gallowai, dans la dernière guerre des alliés contre les deux couronnes : ce corps étoit compofé de deux cents fauvages & de vingt-cinq portugais. Le fecond bataillon étoit commandé par le neveu du capitaine, & compofé de même que celui de Cuniga; quatre cents fauvages & cinquante portugais compofoient le troifième, oü j'étois, & dont le général fe réferva le commandement. Nous marchames en eet ordre, & nous nous apereümes que les kiitrimaux avoient encore élargi leurs ailes; nous nous arrêtames pour voir s'ils ne viendroient point nous attaquerj  loo Le nouveau mais voyant qu'ils ne branloient point, nous avangames jufqu'a deux portées de fufil des ennemis, qui jetèrent alors mille cris affreux. Cuniga & Ie neveu du capitaine coramen* cèrent 1'attaque par deux cötés différens, & notre général envoyoit du fecours, a 1'un & a. 1'autre, felon qu'il le jugeoit néceffaire. Voyant que la troupe de fon neveu ne fe battoit qu'en retraite, il me commanda avec cent fauvages & vingt-cinq portugais, pour le foutenir. A coups de fabre, & par le feu de notre moufqueterie, nous fimes changer la face du combat. Le neveu du capitaine & fa troupe reprirent cceur , & chargeant de nouveau les fauvages avec furie, nous en fïmes un grand carnage: ils ne reculoient pas, maigré leur défavantage; il fembloit, au contraire, que plus on leur tuoit d'hommes, plus ils avoient de courage. Cuniga & fa troupe faifoient des merveilles, & ce brave homme tailloit en pièces les ennemis de 1'aïle gauche, pendant que nous les repouffions a 1'aïle droite; les taouaous, nos amis, montroient une joie fans égale de nous voir fi bien combattre pour eux & pour leur patrie; mais il faut ici avouer qu'ils fe battirent eux-mêmes avec un courage extraordinaire. Cependant le général, n'appréhendant plus  G U L L I V E R. ior qu'on nous enveloppat, marcha lui-même aux ennemis. Ce fut alors que la mêlee devint fanglante; les kiftrimaux ne fuyoient point, quoiqu'ils euffent déja perdu beaucoup de monde. Ils fe battoient avec une valeur & une opiniatreté qui auroient encore fait balancer la victoire , s'ils n'avoient eu affaire qu'aux taouaous. Nous les entendions s'écrier les uns aux autres, Can, obami paru, natefris miquio; ce qui fignifie , mourons donc tous, puifqu'il nous faut céder : il ne s'en fauva guère du combat, & on fit beaucoup de prifonniers. Après une victoire oü nous avions eu tant de part, les taouaous ne purent plus doutet que nous ne fuflions leurs véritables amis, & ils nous rendirent mille graces. Mais pendant qu'on étoit occuppé a fe féliciter de la victoire , Abenouffaqui , qui ne m'avoit point quitté durant le combat, me fit remarquer la cruauté de fes compagnons, qui égorgeoient tous les blefle's des ennemis; & il me témoigna la peine que lui caufoit une pareille inhumanité. Cependant on fongea a s'en retourner a 1'habitation, & il fallut faire panfer nos bleffés, qui étoient en grand nombre. J'avois moi-même une légère bleffure a I'épaule, d'un coup de hache qui avoit gliffe. Ma petite fau-> vage voulut elle-même être ma chirurgiènne,  ï$± Le nouveau & étant allé chercher des plantes , dont elle connoiflbit la vertu, elle les appüqua fur ma plaie, qui fut guérie promptement. La nuit étant venue , on nous fit afiemblef dans la grande cabane* & li on nous donna un grand fouper dont les prifonniers furent; ils ne tnangèrent pas avec moins d'appétit que nous, & ne parurent aucunement touchés de leur trifte fort. Nous nous fépararnes tous après Ie fouper, & nous convinmes de nous rendre le lendemain au même endroit. Le lendemain, nous étant affemblés , un des chefs s'approcha de nous, & nous demanda fi nous étions d'avis de brüler ou d'affommer les prifonniers. II ajouta poliment, que comme nous avions eu tant de part i la victoire , il étoit jufte de nous déférer I'honneur d'être les principaux exécuteurs du fupplice des vaincus; & en même temps on préfenta i notre capitaine une mafiue & une torche, afin qu'il marquat, par fon choix, le genre de mort auquel il condamnoit les prifonniers. On peut juger que notre capitaine fe garda bien d'accepter 1'horrible emploi dont on vouloit 1'honorer. Pour moi, me reffouvenant alors que j'avois été dans la même fituation que ces miférables, je parlai ainfi i tous les fauvages affemblés. « Eft-il poffibie, ö généreux taouaous, » que  G ü L I 1 V E Bi Ip3 « que des hommes fi éclairés , fi fages , fi ver» tueux , ayent tant d'inhumanité ? N'eft-ce )> pas affez que vous ayez vaincu vos redou35 tables ennemis, que vous ayez abaiffé leut » orgueil, que vous les ayez mis en fuite, & 53 que vous ayez couvert de leurs bataillons » terraffes, la plaine fanglante oü vous avez » fi généreufement combattu > Le carnage a 33 ceffé; faut-il que de malheureux vaincus , » échappés a vos armes dans la fureur du •» combat, foient,après la vidoire ,les vidimes »> de votre courroux ? Que ne les avez-vous » immolés fur le champ de bataille, lorfqu'ils » avoient les armes a la main , & qu'ils pou» voient fe défendrè ? .Quelle gloire trouvez33 vous a faire mourir cruellement un ennemi » défarmé? Si en fauvant la vie dans le combat » a ces malheureux, vous avez prétendu les 33 faire fervir a votre triomphe; que ne rendez55 vous ce triomphe plus durable, en corifer35 vant ceux dont vous avez triomphe, qui s .->» tant qu'ils refpireront, publieront, malgré 33 eux, votre gloire & leur défaite? Quels avan» tages ne retirerez-vous pas de cette cön55 duite mode'rée? La fortune des armes change; s5 fi vos ennemis remportent quelque jour une 35 vidoire fur vous , & que ce jx de votre na55 tien ayent le malheur de tomber entre leurs N  ip^ Le nouveau 3» mains , vous pourrez propofer un utile 33 échange, & les délivrer. C'eft donc en quel35 que forte vous fauver Ia vie a vous-mêmes, 33 que de la fauver a ces captifs. Mais je fens, 53 ö généreux taouaous, que ce motif vous ?3 intérefie trop pour toucher vos coeurs ma» gnanimes. 11 faut a vos grandes ames des » motifs plus nobles & des objets plus grands. 35 Signalez donc aujourd'hui votre générohté 33 par une.action digne d'elle. Ne vous con35 tentez pas d'ab1 olir parmi vous un ufage bar» bare, contraire a Ia raifon & a la vertu, & 33 de fauver la vie a des guerriers infortune's 33 quinepeuvent plus vous nuire; faites plus, *> rendez-leur la liberté, & renvoyez-les gé33 néreufement a leurs compatriotes, qui, frap»3 pés de cette aöion héroïque, avoueront que 33 votre vertu eft encore au defTus de votre 35 bravoure, & qui, autant par eftime que 33 par reconnoiftance , rechercheront votre 33 amitié. Eft-il un bien plus^précieux que Ia » paix ? On ne doit faire la guerre que pour y 33 parvenir. Or cette paix, qui ne s'achète d'or33 dinaire que par le fang, vous pouvez aujour33 d'hui vous Ia procurer, en vous abftenant » de Ie répandre. Cette liberté dont vous étes » fi jaloux, & que Ia guerre expofe fi fouvent, 33 vous allez vous 1'aflTurer pour toujours , en Ia  Gullives. » rendant aujourd'hui a ceux qui font en Votre *> pouvoir. Si vos ennemis font affez dépourvus s> de raifon pour refufer a votre adion magna*> nime Ia juftice & les éoges éclaïans qui lui » font dus, ils feront forcés au moins de » juger alors que vous les avez affez méprifés 33 pour vous mettre peu en peine, de les affbi» blir en diminuant leur nombre,& eet aveu, » qui fera pour eux le comble de 1'humilia33 tion, fera pour vous la fource d'une gloire » immortelle ». i Dès que j'eus fihi mon difcours, Abenouf» faqui, qui étoit extrémement refpedé de fa nation , fe leva, & fe tournant du cóté de fes compagnons, leur dit, qu'il y avoit longtemps qu'il condamnoit darts fon cceur cette coutume barbare, que je les exhortois d'abolirj que rien n'étoit plus contraire a la vertu dont ils faifoient profeffion; que la gloire d'une nation étoit de vaincre fes ennemis, & non de les accabler; qu'il y avoit de la foibleffe a vou* ioir les détruire autrement que dans les com* bats , & de 1'inhumanité a faire fouffrir un cruel fupplice a des güerriers pris les armes 8 lamain, & réduits a 1'efclavage, pour avoit généreufement combattu. Qu'au refte, puifqu'ils étoient redevables de leur vido'ue aüX N ij  iq6* Le nouveau braves européens qui les avoient fi bien feconde's , il étoit jufte qu'au moins en cette occafion on leur fit préfent de tous les prifonniers, & qu'on les rendit les arbitres du fort de ces malheureux. II s'éleva alors un grand murmure parmi nos infulaires , qui fe mirent a délibérer fur ma harangue & fur le difcours d'Abenoulfaqui. Les femmes, plus vindicatives & plus cruelles que les hommes, avoient médiocrement goüté nos raifons. Elles infiftoient fortement pour 1'obfervation de 1'ancien ufage, & demandoient la mort des captifs. Mais malgré leurs cris , l'avis d'Abenouffaqui prévalut; & il fut décidé que tous les prifonniers nous feroient remis , avec pouvoir d'en difpofer a notre gré. Auiïïtöt on les alla tirer de la cabane oü ils étoient enfermés; ils parurent, & croyant qu'on les alloit faire mourir, ils demandèrent d'abord leurs haches, fuivant la coutume, pour venger leur mort. Se voyant enfuite livrés a nous, il nous regardèrent fièrement, & commencèrent par nous accabler d'injures & de reproches. Ils nous dirent, en nous bravant, que S le puiifant démon qui nous favorifoit , n'avoit pas rempli d'un feu liquide & impétueux les longs tuyaux que nous portions, ils nous au-  G U L E I V E R. 107 roient tous maffacrés fans peine ; que nous étions des laches , qui avions combattu avec plus d'artifice que de valeur. Un chef des kiftrimaux, qui étoit parmi ces prifonniers, m'ayant reconnu, s'adreffa a moi, & me dit: C'eft toi qui as autrefois échappé au fupplice que tu avois mérité , 6c que j'aurois rendu le plus cruel qu'il m'auroit été poffibie, fi le démon qui te protégé ne t'avoit pas arraché de nos mains; je t'aurois fait bruler a petit feu, & j'aurois eu foin qu'aucune partie de ton corps n'eüt été exempte de douleur. Je te défie aujourd'hui d'être auffi ingénieux dans les tourmens que tu me prépares , que je 1'aurois été dans ceux que je te deflinois. Mais avant que j'expire, peut-être ferai-je affez heureux, moi & mes compagnons, pour vous faire tous périr. Oui , c'eft fur vous , étrangers odieux, que nous allons venger notre mort, puifque ce font vos armes meurtrières & infernales qui ont été la caufe de notre défaite. Ce difcours barbare nous étonna tous , & déja -je commencois prefque a me repentir de ma harangue , lorfque notre capitaine s'approchant de ce chef avec un air de douceur & d'humanité , qui parut le furprendre , lui paria ainfi:.« Braves infulaires, 'nous avons été . N üj  io§ Le nouveau » les défenfeurs de nos généreux alliés ^ & nous » fommes a préfent les arbitres de votre fort; 53 mais vous nous connoiffez ma!. Nous dé55 tefions 1'ufage de faire mourir un ennemi 55 défarmé, & encore plus celui de Ie faire 55 fouffrir. Aucun de vous ne mourra par nos 53 mains; loin de vous condamner a des tour33 mens douloureux , nous voulons même vous 5» épargner celui de Ia captivité, & vous ren=-3 voyer libres. Allez dire a ceux de votre 33 nation, que nous favons encore mieux par» donner que vaincre, ou plutót que nous ne 35 favons vaincre que pour donner la paix. 33 Dites-Ieur qu'armés , ils nous trouveront 33 toujours auffi terribles qu'ils 1'ont éprouvé •> »3 mais que défarmés, ils verront toujours en » nous des vainqueurs humains, compatiffans , » & incapables d'abufer de la viéloire. Partez , »3 vous êtes libres; mais fouvenez-vous que 33 nous ne vous craignons , ni ne vous haïf- » fonS 55. Ce difcours , égilement plein de douceur & de fierté, caufa de 1'admiration a tous les prifonniers, qui, nous regardant comme des hommes extraordinaires, auffi bienfaifans que formidables , demeijrèrent quelque temps interdits, jufqu'a ce que leur chef, s'étant incliné devant nous, nous regarda avec un vifage  G U L L I V E R: IP9 oü 1'eftime & la reconnoiffance étoient peintes. « Magnanimes étrangers , dit-il, votre gé» nérofité, qui n'a point d'exemple , & qui » captive nos cceurs en nous rendant la liberté, » eft une feconde viftoire que vous rempor» tez fur notre nation, en lui faifant voir que * votre valeur, qui a furpafle la notre, cède » encore a votre humanité. Ne croyez pas » que 1'ingratitude nous faffe jamais' oublier M cette aótion généreufe, ni que le reffenti» ment des maux que vous nous avez caufés, w effaye jamais d'en traveftir le mérite. Votre * haïne éteinte étouffe la nötre, & votre gé» nérofité efface nos relfentimens. Je vais » avec mes compagnons infpirer a ma nation, » que fa défaite n'aura point abattue, les fen» timens d'une magnanimité qui puiffe égaler » la vötre. Je 1'exhorterai a pardonner en vo» tre confidération aux taouaous vos alliés*. « C'eft ce que nous défirons le plus ardem» ment , répondit le capitaine. Après vous » avoir vaincus, après vous avoir rendu la h» berté, il ne manque plus a notre gloire , „ que de vous rendre la paix, & de vous ré» concilier avec les généreux taouaous, qu'une » haine invétérée & injufte vous fait regarder » comme vos ennemis. Nous nous offrons pouc N it  zoo Le nouveau » être les médiateurs d'une paix folide & du- » rable Les prifonniers ayant été mis en liberté , nous leur donnames un repas le plus magnifique qu'il nous fut poffibie; nous comblames leur chef de carefTes & d'honneurs; & on n'omit rien pour les gagner. Nous lentïmes alors la raifon reprendre fes droits fur ces ames féroces & barbares , & nous éprouvames, qu'ou elle n'eft point entièrement éteinte, il y a tou* jours des reffources pour la vertu. Cependant les prifonniers partirent, & au bout. de trois ou quatre jours , nous les vimes revenir en qualité d'ambaffadeurs, chargés de préfens & de pouvoirs pour conclure la paix, non feulement avec nous , mais encore avec les taouaous nos amis. Elle fut enfin réfolue & jurée folennellement. II y eut de grandes réjouiffimces en cette occafion, & je remarquai qu'on traita de part & d'autre avec beaucoup de droiture & de franchife. Les kiftrimaux nous dirent que fi nous voulions les aller voir, ils nous recevroient avec tous les honneurs qui nous étoient dus; mais nous les remerciames de leurs offres, & nous ne jugeamcs pas a propos de leur promettre notre vifite. Ils me firent des préfens beau-  Gullivek. nor coup plus confidérables qu'a tous les autres , paree qu'ils avoient appris le difcours que j'avois prononcé dans l'alTsmblée en leur faveur, & que j'avois été le premier auteur de 1'avis falutaire qui leur avoit fauvé la vie. Les préfens confiftoient en fourrures, en paniers délicatement travaillés, & en fruits de toute efpèce. Après cela, ils reprirent le chemin de leur village , très-fatisfaits de nos honnêtetés, & du fuccès de leur ambaffade. Fin de la première partie.  zoi Le nouveau SECONDE PARTIE. CHAPITRE XIV. L'auteur, avec tous les portugais, sembarquefur un vaifeau bollandois. La jeune fauvage, amoureufe de l'auteur, fe précipite dans la mer. IL retrouve Harington, qui lui raconte ce qui lui eft arrivé dans 1'ifle des bojfus. Conflrublion d'une forge & d'un navire. l\ peine les Kiftrimaux furent-ils partis , que fix de nos compagnons , que nous avions coutume d'envoyer tous les jours dans un canot s. la de'couverte, vinrent nous rapporter qu'ils avoient vu un vailleau a 1'ancre, environ k trois lieues ; que i'ayant apercu avec Ie telefcope,iIs avoient ramé vers lui; & qu'ayant enfuite remarqué qu'il portoit pavillon hollandois, ils n'avoient point fait de difficulté d'aller a bord, & de demander k parler au capitaine, qui leur avoit dit qu'il étoit prêt a nous recevoir tous fur fon vaiflèau , pourvu que nous lui apportaffions des vivres , dont il commencoit a manquer. Cette nouvelle nous combla de joie. Nous renvoyames le canot, pour prier le capitaine  2i2 Le nouveau moqueries dont ils m'avoient accablé la veiïle; ou fabattement de mon efprit & de mon corps m'avoit empêché de rire auffi bien qu'eux. ** Cependant on fortit pour aller faire la célébration du mariage , & je voulus y affifter. Mais on ne jugea pas a propos de me le permettre, de crainte que ma figure extraordinaire n'excitat des ris indécens , Sc ne troubtèt Ia cérémonie. Je reftai donc aü Iogis avec la mère de celle qu'on alloit marier, qui fe mit a fa toilette, & qui, avec le fecours de fa femme de chambre, fe para de fon miaux. Elle s'étoit enfermée avec elle ; & comme je ne favois que faire , en attendant le retour des nouveaux mariés, je m'avifai de regarder par le trou de la ferrure. Je vis d'abord fur la toilette deux boffies artificielles de groffeur honnête. La dame fe dépouilla d'abord jufqu'a Ia ceinture inclufivement, & fit mettre par fa femme de chambre fur fon dos & furfon eftomac, les deux bolles dont je viens de parler, qu'elle fit attacher a fa chemife avec beaucoup d'adreffe & de propreté. Je congus alors pourquoi elle n'avoit point ri la veille comme les autres, fon amour-propre , ou plutöt fa confcience , favoit rendue férieufe. Les nouveaux mariés étant revenus avec tous les parens & tous les amis , on fit de grandes réjouiffiances ; Sc après le repas, qui  G U E L I V E R. 21^ fut magnifique , on m'óbligea de danfer pour divertir la compagnie. J'étois pour eux une efpèce de polichinelle, auffi ma danfe les fitelle beaucoup rire. Quelques-uns d'eux,plus honnêtes & plus charitables que les autres, s'approchèrent de moi, & me firentcomprendre qu'il falloit un peu excufer leurs ris involontaires; qu'au refte jedevois me confoler de mes épaules unies & de ma poitrine plate , tout le monde ne pouvant pas être bien fait, & notre figure ne dépendant point de notre choix. Tant il eft vrai que rien en foi n'eft difforme ou ridicule, & que ce qui nous femble tel n'eft que fingulier par rapport a nous. Cependant la dame du logis , qui s'étoit toujours abflenue de rire, pria la compagnie de me ménager, & de ne me témoigner aucun mépris. Nous aimons toujours ceux qui nous reiïèmblent, même par les défauts. Le lendemain on voulut bien me donner un payfan pour me conduire vers 1'endroit oü étoient ces étrangers femblables a moi, qu'on difoit être au nord de 1'ifle. Je pris donc congé de mes bötes, après les avoir remerciés de leurs bons traitemens. Je me mis en campagne, accompagné du payfan, qui, m'ayant m'ontré la route que je devois tenir , me quitta au bout de deux lieues. Mon voyage fut de fept jours» Oiij  214 Le nouveau & après m'être égaré & avoir beaucoup fou& fert de la faim , de la foif, de Ia lafïitude & de 1'ennui, j'arrivai prés de 1'habi.tation quf m'avoit été indiquée. Je fus agréablement furpris d'y trouver des amis & des voifins de notre nation ; je veux dire des hollandois. Comme la plupart entendoient ma langue , je leur expofai mon infortune , & les priai de vouloir bien me permettre de refter avec eux, lis me recurent avec honnêteté,& me dirent qu'ils étoient au nombre de cent cinquante , qui avoient été comme moi maltraités par une tempête, &obligés d'échouer fur les cótes de cette ifle; que depuis fix mois qu'ils y faifoient leur féjour , ils n'avoient point quitté le rivage oü ils étoient, fe tenant toujours fur leurs gardes -,'que perfonne ne les avoit inquiétés jufqu'alors, & que tout le mauvais traïtement qu'ils avoient recu des habitans du pays , qui leur avoient paru difformes & contrefaits , étoit d'avoir fouvent excité leurs rifées ; ce qui leur faifoit juger que ce peuple étoit préfomptueux, méprifant, railieur & malin; qualités ordinaires aux hommes d'une figure telle que la leur. Cependant, ajoutérent-ils, nous fommes condamnés a pafler peut être le refte de notre vie dans ce trifte féjour, paree qu'U ne nous refte.  G Ü l E H E R. ?ï? iju'une mauvaife chaloupe, fur laquelle nous n'ofons nous mettre en mer. Nous avons de bons charpentiers , mais qui he peuvent la radouber, n'y ayant point de fer dans cette ifle , & nous étant par conféquent impoflible de couper des arbres. Quand même nous Ie ferions avec des pierres tranchantes , a la manière des habitans du pays , a quoi nous ferviroit le bois que nous pourrions abattre & jnettre en oeuvre, puifque la plupart des vieilles ferrures de la chaloupe font brifées, & ne peuvent plus fervir 2 Ce difcours, qui m'ötoit prefque toute efpérance de revoir ma patrie, m'affligea extrêmement; mais enfin je pris mon parti, & je réfolus de vivre comme tous ceux avec qui j'étois , c'eft-a-dire, de pafferles jours entiers a chaiïèr, a manger, & a boire. Combien de Gentilshommes de mon pays , me difois-je , mènent une vie pareille ! Que font-ils autre chofe ? Cependant ils font fatisfaits, tandis que les habitans des villes, dont les occupations font différentes.les méprifent, & les regardent comme une efpèce d'hommes auffi brutes que les animaux k qui ils font la guerre; de même a peu prés que les habitans de cette ifle nous tnéprifent & fe moquent également de notre ügure & de notre genre de vie. Après tout; O iv  2i6* Le nouveau puifque je fuis re'duit a ce miférable état, ï| eft inutile de men affliger. Je me mis donc a chaffer avec tous les autres compagnons de mon exil; & 1'habitude me fit gouter peu a peu un exercice oü je ne concevois pas auparavant qu'un homme un peu raifonnable put prendre beaucoup de plaifir. Un jour en revenant de la chaffe, & me trouvant dans une vallée affez profonde, j'apergus quelques évents, fignes ordinaires, qui, comme on fait, indiquent les mines de fer. J'allai auffi-töt porter cette nouvelle a mes compagnons , & ]es engagai a venir le lendemain fouiller dans la terre , pour voir fi en effet ïl n'y avoit point de fer dans 1'endroit oü j'avois remarquéces évents. Nous n'eümes pas creufé environ un pied, que nous fümes furpns & charmés tout enfemble de trouver Ja plus belle mine ronde que nous pufïions founa>ter. A quelque diflance de Ia, nous eümes encore Ie bonheur de trouver, après quelques recherches, une caftine excellente. Cetteheureufe découverte nous engagea quelques jours apres a batir un petit fourneau. Comme nous n'avions aucune fonte pour en conftruire les voutes, nous nous fervïmes de pierres. A 1 egard des foufflets, nous prïmes quelques planches de notre chaloupe, que nous ajuff.  Gullive r. 217 tames, & que nous garnïmes de peaux attachées avec des chevilles de bois. Les bufes de ces foufnets groffiers furent faites avec des canons de piftolets. La difficulté étoit de faire jouer ces foufnets , n'y ayant point d'eau qui paffat auprès de notre fourneau; nous fümes obligés de les ajufter de facon que nous les pufiions faire mouvoir a force de bras, ainfi qu'il fe pratique en Europe chez les ferruriers & les maréchaux. Comme nous avions du bois en abondance, nous fïmes du charbon , a peu prés ce qu'il en falloit pour mettre notre fourneau en feu. Nous tirames de la mine de fer a proportion ; & après avoir fait le travail ordinaire, nous coulames un gueufet d'environ trois cents livres; cette opération étoit d'autant plus furprenante, que nous n'avions pu travailler qu'avec des ringards & des fourgons de bois. Quand nous eümes notre gueufet, nous fïmes des marteaux , des heuffes, des taques, des enclumes, & nous continuames de couler le fer, afin d'être en état de travailler bientöt a une forge. Pour cela nous conftruisïmes une chaufferie , oü nous employames nos taques & nos foufnets; nous mïmes une bafe de fonte, & fïmes des barres de différentes groffeurs, des coins, des haches, das fries, des tenailles, des  218 Le nouveau étaux, des clous, & tout ce qui nous e'toit néceiïaire pour Ia conftru&ion de notre vaiffeau. Un ferrurier, que nous avions parmi nous , nous fut dun grand ufage pour fagonner diverfes pièces de fer, & former 1'acier néceffaire pour tous nos outils. Ce qui nous couta 3e plus de peine, furent les ancres, que nous vïnmes cependant k bout de forger comme Ie refte. Nous alïames enfuite couper plufieurs grands arbres, que nous fciames, & que nous accommodames avec nos outils , afin qu'ils puffent nous fervir de mats & de vergues. Nous fciames des planches de différentes grandeurs, & alors nos charpentiers, qui étoient fort habiles, fe mirent a commencer Ia conftruétion du vaiffeau , qui, en peu de mois fut affez avancé. Cependant il nous manquoit des cables , du goudron, de la toile pour faire des voiles. Afin de nous en procurer, nous donnames des pièces différentes de fer de fonte ' & de fer forgé aux infulaires, qui étoient venus en foule admirer notre travail, & dont les yeux s'étoient tellement accoutumés a notre figure, qu'ils n'étoient plus tentés de rire ' *n nous voyant. Nous leur donnames, dis-je, des pièces différentes de notre fër, & en echange,ils nous fournirent en abondance de?  Gullive r. 2t$ Ia corde & des toiles, avec du goudron compofé' d'une réfine excellente , qui croiffoit fur de grands fapins fitués au nord de 1'ifle. Notre vaiflèau étant entièrement conftruit, nous !e goudronnames parfaitement, aufli bien que nos cordages, dont nous fimes des cables de toute grofleurl Nous plantames les mats avec leurs hunes & leurs haubans, & y attachames les vergues , les voiles , & tous les cordages ordinaires. Enfin , après un travait de plus d'une anne'e , nous lancames a la met le navire , que nous appelames It Vulcain, paree qu'il étoit redevable de fon origine a la forge, que nous avions fi. heureufement eonitruite dans un pays oü il n'y en avoit jamais eu. Ce fut alors que la curiofité des infulaires augmenta. Un d'entre eux nous otrrit une fomme confidérable , a condition d'avoir le droit de montrer notre vaiflèau en eet état pour de 1'argent, & d'en retirer le profit. Nous y eonfentïmes , & il y eut un concours extraordinaire d'habitans du pays, qui témoignèrent autant d'admiration que d'empreflement; ce qui rendit beaucoup d'argent.  220 E E NOUVEAU1 chapitre xv. L'empereur de Vijle des bofus vient voir le vaiffeau conflruit par les hollandois. Leur départ. Combat maval, oü ils remportent la vichire. Il y avoit parmi nous, pourfuivit Harington, un jeune homme qui avoit beaucoup de difpofition pour apprendre les langues, & qui, ayant un peu appris celle du pays oü nous' étions, nous avoit été d'une grande utiüté dans le commerce que nous avions été obligés d'avoir avec les naturels de 1'ifle, afin de pouvoir nous fournir de tout ce qui nous étoit nécefïaire pour notre départ. Ce fut lui qui nous fervit d'interprète dans la vifite que nous regümes alors d'un envoyé de l'empereur de 1'ifle , nommé Doffogroboskow LXXFll du nom , qui régnoit avec beaucoup de gloire depuis trente années. l'envoyé nous dit, que fon indépendance ( c'eft le titre d'honneur qu'on donne k eet empereur) ayant ouï parler du grand & vafte canot que nous avions conftruit, fouhaitoit que nous le lui apportaflions pour Ie voir; que pour eet effet elle nous enverroit autant d©  G U L L I V E R. 22Ï chameaux que nous voudrions, pour nous faciliter le moyen de le tranfporter a la cour. Nous lui répondimes, par notre interprète , que ce que fon indépendance fouhaitoit étoit impoffible ; Sc que fi elle étoit curieufe de voir notre ouvrage, il falloit qu'elle prïtla peine de fe tranfporter elle-même fur le rivage, Sc que nous tacherions de la recevoir avec tous les refpects &c tous les honneurs dus a un auffi grand prince. II nous répliqua, qu'il falloit donc qu'il toisat le grand canot, pour faire goüter notre réponfe a l'empereur, qui ne confentiroit jamais a prendre la peine de le venir voir, qu'après qu'on lui auroit démontré 1'impoffibilité abfolue de le tranfporter par terre. II entra auffi-töt dans notre vaiffeau, & après en avoir eftimé la pefanteur, il nous promit d'en faire un rapport fidéle a fon indépendance t & de tacher de lui faire entendre que le tranfport par terre étoit impraticable. II partit,& revint quelques jours après pour nous annoncer que l'empereur en perfonne viendroit le lendemain avec toute fa cour, Sc que c'étoit a nous de nous préparer dignement a un fi grand honneur. Par malheur nous n'avions point de canons, & nous étions au défefpoir de nous voir hors  £22 Le nouveau d'état de briller dans une occafion fi glorieufe L'envoyé nous dit, que dès que l'empereur feroit arrivé a cent pas de diftance, il fuffiroit de nous profterner tous la face contre terre , pour 1'adorer; qu'après cela, nous nous releverions , & que notre chef, ou 1'interprète en fon nom & au nom de toute la troupe * lui feroit un compliment court, pour lui témoigner 1'admiration que nous caufoit fon augufte préfence,& la reconnoilfanee dont nous étions pénétrés de I'honneur fingulier qu'il vouloit bien nous faire. En même temps il remit entre les mains de notre premier capitaine, nommé Van-land, une efpèce de farbacane ou porte-voix, en nous avertiffant que lorfque l'empereur donnoit audience, ceux a qui il accordoit cette grace ne pouvoient s'approcher de fa perfonne facrée , qua la difi* tance de cent pas; qu'il falloit par conféquent qu'ils lui parlaffent par le moyen d'une farbacane, & que fon chancelier répondoit de même. II nous avertit encore, que lorfque 1'empereur s'approcheroit pour voir de prés le grand canot & le vifiter, nous devions alors nous éloigner a gauche a cent pas de difhnce; que cependant il nous enverroit fes miniftres & fes courtifans pour nous entretenir. Lorf-  GULLIVER. 22$ qu'il nous eut inftruits de ce bizarre cérémonial, nous demandames a l'envoyé, fi en par* tent aux miniftres du prince & a fes courtifans, il falloit leur donner quelques titreS d'honneur, comme votre grandeur, votre excellence. II nous répondit que 1'ufage' étoit parmi eux de donner des titres k chacun , non felon fes qualités perfonnelles , mais felon les qualités qui convenoient k fon rang & 3 fa profeflion. Par exemple, dit-il, lorfque vous parlerez aux miniftres, vous leur direz, votre affabilité ; aux gens de guerre vous direz, votre humanité; aux adminiftrateurs desfinances vous direz, votre défintérejfement; aux magiftrats de cour, votre intégrité ; aux bracmanes de la fuite de l'empereur, votre fcience; aux dames , votre rigueur; aux jeunes feigneurs, votre modeftie; & k tous les courtifans en général, votre jincérité. Notre interprète retint toutes ces formules , & promit de les obferver le mieux qu'il lui feroit poffibie. Le lendemain , l'empereur, monté fur un fuperbe chameau, précédé d'une foule de gardes , & fuivi d'une cour nombreufe, arriva fur les trois heures après midi. Lorfqu'il fut environ a cent pas de nous, il s'arrêta , & aufli-tót nous nous profternames , comme on nous 1'avoit prefcrit. Nous nous relevames, & alors  2224 Le nouveau notre interprète, prenant la farbacane, complimenta fon indépendance durant cinq minutes. La réponfe du chancelier, qui fut très-polie & très-éloquente, dura trente fecondes; après quoi nous nous retirames fur la gauche, pout lahTer avancer l'empereur, qui, étant defcendu dans notre canot, avec quelques-uns de fes favoris, fe mit en devoir de monter fur la navire. Son indépendance , qui étoit groffe & pefante , eut befoin du fecours de tous ceux aui faccompagnoient, pour pouvoir paffer du canot dans le vaiffeau, & elle penfa tomber dans la mer. Elle nous fit I'honneur d'être deux heures fur notre navire; & tous les courtifans y.étant montés les uns après les autres, témoignèrent tous beaucoup d'admiration. L'empereur paffbit pour un des princes les mieux faits qui eüt jamais été affis fur le tröne de cette ifle; il étoit fort grand & fort gros; il avoit de très-larges épaules, au milieu defquelles s'élevoit une boffe parfaitement convexe, qui effacoit entièrement fon omoplate, &qui pouvoit faire hontea tous les chameaux de fa fuite. Une autre boffe naturelle qu'il avoit pardevant, lui tomboit jufques fur 1'eftomac, & étoit prefque contiguë a fon gros ventre; ce qui lui donnoit une gravité trèsmajeftueufe aux yeux de fes fujets, Notre  GULLIVER. 2lf ■ Nótfe interprète s'entretint avec plufieurs des courtifans, qui nous dirent poliment qu'ils prenoient part a la joie que nous devions reffentir d'avoir pu procurer a leur augufte maitre un plaifir nouveau. Cependant 1'empereuc ayant Vu & examiné a loifir le vaiffeau, & ayant eu la bonté de nous donner quelques éloges , defcendit dans le canot, & enfuite remonta fur fon chameau, puis s'en alla avec toute fa fuite. Avant que de partir, il voulut bien envoyer a notre capitaine fon portrait gami de diamans & d'émeraudes; II étoit trèsfidèle, excepté que le peintre , pour flatter: le monafque , avoit un peu enflé fes deux boffes. Cependant comme nous ne pouvions partir que dans un mois, & que nous n'avions plus que cinq ou fix coups de poudre , il fut réfolu que nous mangerions nos provifions jufqu'au temps de notre embarquement, & que nous gardefions notre poudre pour tuer du gibier deux jours avant que de partir, afln de pouvoir 1'embarquer, fans qu'il fut néceffaire de le boucanner. Nous primes donc Ie parti de vivre de poiffbn jufqu'a notre départ; mais nous n'avions point de filets pour pêcher. Comme nous étions un peu embarraffes, je Ixouvai ce moyen pour attraper du poiffbn.  226" Le nouveau J'allai dans Ia forêt, qui n'étoit pas éloïgnée, & y coupai huit branches fort droites, dont je fis autant de perches de dix pieds. Je fis enfuite faire par notre ferrurier cinq ou fix cents petits crochets très-pointus. J'attachai. tous ces crochets, garnis d'un peu de viande, a mes dix perches , & les allai planter fur la grève dans Ie temps du reflux, fachant que 1'endroit devoit être inondé lorfque le flux arriveroit. Je voulus 1'attendre, pour voir fi les premières vagues ne renverferoient point mes perches; mais j'eus la fatisfadion de les voir refter debout & immobiles , paree qu'eiles étoient folidement plantées. Trois heures après, lorfque la mer commencoit a fe retirer, je vis toutes mes perches chargées de poiffons de différentes groffeurs. J'allai alors chercher plufieurs de mes camarades, & leSi priai de venir m'aider a apporter une charge de gibier que j'avois pris. Ils furent agréablement furpris de voir 1'heureufe pêche que j'avois faite. Nous Ia réitérames plufieurs fois jufqu'au jour de notre départ; & nous .primes affez de poiöbn pour en pouvoir charger une grande quantité fur notre vaiflèau. Le navire étant fuffifamment lefté& en état de nous tranfporter, nous fïmes une chaflê. générale pendant trois jours, & nous eüme$  GuinïïS. 22? Ie bonheur de tuer des boeufs fauvages, des biches j & plufieurs autres animaux, que nous portames fur le vaiiïeau. Enfin le vent étant favorable pour retourner en Europe, nous le* vames l'ancre & mïmes a la voile. Au bout de huit jours nous primes hauteur, Sc nous eftimames que nous avions fait cent trente lieues. Nous ne manquions point de bouifole, notre contre-maïtre nous ayant fourni une excellente pierre d'aimant, qu'il avoit heu* reufement fauvée du naufrage , & avec laquelle il frotta une aiguille que notre ferrurier nous avoit fake. Mais malheureufement nous n'avions point de canons, & nous n'avions pour toutes armes, que nos fabres, nos bayonnettes, avec nos fufils & nos piftolets , qui ne pouvoient nous être d'aucun ufage , n'ayant plus de poudre; en forte que nous craignions extrêmement les rencontres : mais ce fut uns rencontre même qui nous fournit ce qui nous manquoit, comme je vais vous le dire. II y avoit environ deux mois que nous naviguions, lorfqu'un corfaire d'Achem parut, & nous donna la chalfe. Nous fïmes foxce de voiles pour nous en éloigner; mais ce fut en vain , & il nous atteignit. Nous nous préparames alors è la défenfe, & nous convïnmes avec le capitaine, le pilote, &c le contre maïtre, Pij  128 Ie nouveau qu'il falloit faire nos efTorts pour accrochef le navire ennemi, qui étoit petit & paroiffoit foible d'équipage. C'eft en effet ce que nous fimes. Après avoir efTuyé quelques bordées de canon qui ne nous firent que peu de tort, nous primes le deflus du vent, & tombamesfur le corfaire, que nous accrochames ; aufli-tót nous fautames a 1'abordage les premiers !e fabre a la main , & les autres la bayonnette au bout du fufil. Cette action rapide & vigoureufe ayant étonné les barbares , dont le nombre n'égaloit pas le notre , nous en maflacrames la plus grande partie, & nous nous rendimes maïtres de leur vaiflèau, dont nous primes les vivres, les marchandifes, tous les agrès qui pouVoient nous convenir, Ia poudre, & fur-tout les vingt-quatre pièces de canon, qui nous firent ■un grand plaifir; après quoi nous renvoyames les corfaires dans leur vaiflèau, ne jugeant pas a propos de nous charger de tels prifonniers. II y a environ deux mois ( ajouta Harington ) que cette aftion s'eft paffee; & comme nous avons a préfent fur notre vaiflèau, par le moyen de cette prife, des marchandifes très-précieufe de f Oriënt, telles que des toiles Bengale & de Surate,, & des foies de h  GUil I V E R. '225( Chine, nous avons ju gé a propos1 d'aller a Ia mer dü fud, pour y commercer en interlope.' Nous avons heureufement paffé prés de 1'ifle, oü la fortune vous avoit conduit;& un calme de quelques jours nous ayant retenus dans cette plage, vous nous avez apercus,& avez imploré notre fecours. Béniffons a jamais 1'adorable providence , mon clier Gulliver, & efpérons toujours en elle, dans nos plus grands malheurs. Je vous ai raconté, ajouta-t-il, ce qui m'eft arrivé depuis notre féparation, & vous voyez que j'ai mené une vie affez trifte ; mais votre rencontre m'a rendu toute Ia joie que j'avois perdue. Cependant apprenez-moi pourquoi vous femblez regretter le féjour que vous venez de quitter; 1'amour de la liberté & de la patrie , qui touche fi fenfiblement tous les hommes, ne fait-il fur vous aucune impreflion ? Avez-vous contraété une funefte habitude de mélancolie, par cette fuite de malheurs que vous avez effuyés ? Je ne pus alors me défendre de lui faire confidence de la paffion violente que m'avoit infpirée la fille d'un fauvage , & de la douleur dont j'avois été pénétré en la voyant périr a mes yeux, par le défefpoir que lui avoit caufé mon départ, Harington n'omit rien pour me  230 Le nouveau confoler , & me dit obligeamment qu'il avoit en Angleterre deux filles qui paflbient pour belles; que fi nous étions affez heureux pour revoir notre patrie, il m'en donneroit le choix, avec lamoitié de fon bien; qu'il m'avoit oh>Hgation de la liberté qu'il avoit perdue dan$ 1'ifle de Babilary, & que par mon moyen il avoit recouvrée,& qu'il ne pouvoit trop fair© pour payer ce bienfait,  GULLIVER. 2$$ fut feulement relégué dans une maifon royale, fituée au bord d'un fleuve qui arrofe la capitale. C'eft la qu'il paffe fes jours dans la compagnie de fes anciens amis, hommes de mérite comme lui, qui, malgré fa chüte, ne Tont point abandonné: exemple de conftance & de fidélité, dont on trouve peu de modèles dans 1'hiftoire. Cependant Baftippo, qui avoit le plus contribué au détrönement d'Hoftoginam, fut mis en fa place , & couronné folenr.ellement. Ce prince auroit été mis au rang des plus grands rois de 1'ifle, s'il avoit eu plus de politique & de modération ; mais il ne ménagea point les grands; au contraire, i! s'étudiaa les rabaiffer, & en toute occafion il leur marqua du mépris, & même en maltraita plufieurs. Les amis du roi détröné profitèrent alors du mécontentement des grands , pour former une ligue contre lui, & entraïnèrent même dans leur parti ceux qui 1'avoient élevé fur le tröne. La révolte éclata de toutes parts , & le nouveau roi fe vit obligé de fortir de 1'ifle , de crainte d'être immolé a la vengeance des grands. Depuis ce temps-la, le gouvernement eft réduit a une efpèce d'anarchie , le peuple ns s'étant pu accorder fur l'éle&ion d'un nouveau roi.  §40 Le nouveau Ce détail me fit un extréme 'plaifir. Je demandai alors a mon hollandois, fi la foire de 1'ifle, qui attiroit tant de marchands * étoit bien fournie. On y trouve, me répondit-il , des afTortimens de toute efpèce. Dans une boutique , ce font des tragédies ; dans une autre, des comédies; dans celle*ci, des paroles d'opéra, des cantates, des idylles; dansceile-!a, des poèmes épiques; ici, des fatires, des épitres, & des élégies; la, des fables, des contes , des épigrammes, des vaudevilles. II y a des boutiques fi bien garnies, qu'on y trouve de tout, depuis le poème épique & la tragédie, jufqu'a la chanfon & a 1'énigme. Il y a aufli des manufactures a toutes fortes de prix , & fur-tout des cantiques a bon marché. Les marchands , lui dis-je, qui achètent tout cela , en font-ils un heureux débit? C'eft felon, me répondit-il. Comme la plupart des acheteurs , qui font marchands en détail, ne font point connoiffeurs, ils fe voyent fouvent trompés & réduits a vendre a vil prix ce qu'ils ont acheté affez cher. Au refte , le commerce de ces marchands, ajouta-t-il, n'eft pas fort avantageux; paree que les marchandifes qu'ils ont achetées a la foire de Foollyk, font toujours exactement vifitées lorfqu'on lesdébarque dans les autres ifles, & que ce qu'il X  G U L L 1 V E R. 24! y a de plus piquant, eft quelquefois confifqué par les infpefteurs. Mais, interrompis-je j n'y a-t-il point dans cette ifle des orateurs, des philofophes, des géomètres? S'il y en a, comment fouffrent-ils la domination des poëtes ? II y en avoit autrefois un grand nombre dans 1'ifle, me ré* pliqua le hollandois, mais ils en ont été chafles comme des perturbateurs de la tranquillité publique , paree qu'ils méprifoient la race d'Hérofom, c'eft-a-dire j les enfans du foleil &C de Ia lune , eux qui n'étoient que les enfans de la terre & de l'air; ils ne ceflbient de déclamer contre la poéfie; ils décrioient les meilleures manufactures, & en mettoient les plus ïlluftres ouvriers au rang de ces vils fauteurs> dont 1'art, pareil au leur, étoit, difoient-ils, aufli difficile qu'inutile. Les orateurs fe font heureufement retirés dansun pays abondant & fertile, oü néanmoins la plupart font ou maigres ou bouffis; mais les philofophes & les géomètres ont été ré-» duits a faire leur féjour dans un pays fee Si aride, oü il necroït que des fruits amers, au milieu des ronces & des épines. La, les géomètres paflent le jour a tracer des figures fur le fable, &£ a fe démontrer clairement 2 eux-mêmes, qu'un & un font deux, & la nuit a obferver les aftres» ö  '242 Le nouveau On les prendroit pour des êtres inanimés ; \l règne dans leurs villes un filence éternel ; a force de penfer a la ligne courbe, a 1'angle obtus, au trapéze, leur efprit fem'ble avoir pris ces figures. Pour les philofophes , les uns s'occupent a pefer 1'air, les autres a mefurer Ie chaud, Ie froid, le fee, &Thumide ; a comparer deux gouttes d'eau, & a examiner fi elles fe relfemblent parfaitement; a chercher des définitions, C eft-a-dire, remplacer un mot par plufieurs autres équivalens; a difputer fur Ia nature de 1'être, fur finfini, furies entités modales, fiir forigine des penfées, & autres pareilles matières qu'ils croyent extrêmement dignes d'occuper 1'efprit humain. Ils fe plaifent fur-tout a entreprendre de vaftes édifices , qu'ils appellent des fyftémes. Ils les commencent d'abord par le faite , qu'ils étayent le mieux qu'ils peuvent, en attendant que lesfondemens foientpofésj mais fouvent, dans eet intervalle , ie batiment s'écroule , & 1'architecte eft écrafé. Ils ne parient, les uns, que de tourbillons & de matière fubtile; les autres , que d'accidens abfolus & de formes fubftancielles; ce qui fait que ceux qui ont eu la curiofité d'aborder dans cette ifle pour apprendre quelque chofe, en reviennent tou-  Gullive r. 25T par le ventre. Au refte, ils font oififs, lourds, & pareffeux, & on les trouve prefque toujours a table; c'eft la qu'ils traitent toutes les affaires de la religion & de 1'état. Ils y chantent fouvent les louanges du dieu qu'ils adorent; & ces pieux fainéans n'ont point de honte de publier que le dieu Ventre eft le premier auteur de tous les arts & de toutes les fciences, Sc que c'eft lui qui a appris aux hommes a travailler pour fuftenter leur vie. Sans fe mettre en peine d en donner 1'exemple aux autres, ils recommandent extrêmement le travail au peuple, & n'en difpenfent que les riches. Au refte , les principaux métiers qu'on exerce dans cette ifle fe rapportent tous a Ia table, & on y trouve une foule de cuifiniers, de rötiffeurs ,& de patifEers. Les prêtres élifent toutes les annéesr un doge ou doyen tiré de leur chapitre ; mais cette dignité eft au concours ,Sc celui qui a le talent de manger le plus vite Sc le plus long-temps , a I'honneur d'être élu. Le pays eft très-fertile en paturage: on y voit paitre une infinité de troupeaux, Sc on y trouve toutes fortes de volaille & de gibier. Cependant il règne fans ceffe dans ce pays une maladie dangereufe, qui, fans 1'ufage fréquent de la feringue3 de  ayi L'e » ö ij v e a' la rhubarbe, de la cafle , de la marine, dit fe'né , & de 1'antïmoine, auroit, il v a déja long-temps, dépeuplé 1'ifle , & en auroit principalement détruit tous les prêtres du Dieu qu'on y adore. Eft-il poffibie, interrompis-je alors, que ces infatigables mangeurs ne foient pas Ia victime d'une^intempérance fi outre'e? Mais, d'un autre cóté, comment ces hommes fenfuels & efclaves de leur goüt, ne preferent-ils pas une diète falutaire, prudemment obfervée de temps en temps , a 1'ufage fréquent des potions fades & dégoütantes que Ia médecine leur fournit? Pour empêcher, me répondit-il, que leur embonpoint exceffif ne leur caufe des maladies mortelles, & fur-tout des apoplexies , ils ufent quatre fois chaque année d'une excellente précaution , qui eft de fe faire ,dégraiuer par d'habiles chirurgiens, lefquels, par de Iégères incifions dans les parties charnues, par des topiques corrofifs, par des frictions réitérées , & par 1'ufage de la panacée, ont 1'art de diminuer la maffive épaifleur de leur volume, & les difpenfent par ce moyen de 1'affreufe néceffité d'avoir recours k labftinence. A 1'égard de la préparation des. remèdes  Gtjlliver. purgatifs qu'ils font obligés de prendre fré~ ■quemment pour guérir les obftruftions & fuftotations dont ils font attaqués, elle fe fait d'une manière qui ne blelfe point leur fenfualité. On fait infufer de lamanne, de la grande tythimale, & de la fcamonée dans leur potage ; on leur fert un coulis de rhu-. barbe , une fricalfée de jalap, des pigeonneaux au féné , des pilules en ragout , un aloyau a la calfe, une éclanche faupoudrée de kermès minéral & végétal, des falades de fleurs de pécher & de follicules ^.affaifonnées de fel ftibié , de tartre foluble, d'huile de vitriol, & de vinaigre fyllitique; des.tourtes de coloquinte cuites avec le coin , & faites de pate de ricin ou pignon d'Inde; des fromages & des jambons empreints dé fel d'epfom, de fel ammoniac & policrelfe, & enfin des confitures de fureau, d'amandes douces, & de rofes pales. Tout cela eft fi favamment préparé & fi merveilleufement affaifonné par leurs cuifiniers, très-verfés dans la pharmacie, qu'ils fe trouvent purgés fans le favoir & fans s'en apercevoir autrement que par des nauzées plus fortes , des vents plus fréquens & plus tumultueux , & des déjections plus impétueufes & plus abondantes qua 1'ordinaire , qu'ils  £54 NoÜtEAÜ ont foin d'aider par quelques remèdes de ta* bac. Avant que de fe coucher, ils prennent fouvent un bouillon fait avec la jufquiame9 la mandragore, & le ftrammonium* qui les fait dormir profonde'ment, & rêver qu'ils font è table.  G ü l i i v e r!' êjjf gJ ''■—-"""■-»"■ CHAPITRE XVIII. Z''auteur eft fur le point d'être-dn'öré par des ours dans 1'ifle des Létalifpons. Comment il eft refu par ces infulaires. Son féjour parmi eux» Ses entretiens avec Taïfaco, A.PRÈS avoir féjourné quelque temps dans 1'ifle des Etats, oü nous eümes le temps de nous rafraïchir, & oü plufieurs de notre équipage , qui étoient malades, recouvrèrent la fanté, nous primes congé des hollandois qui nous avoient fi bien recus. Ils nous fournirent -des vivres en abondance, & nous firent projnettre de les revenir voir a notre retour de %a mer du fud, pour leur apporter diverfès chofes dont ils avoient befoin, & que nous efpérions trouver aifément fur les vaiffeaux européens, qui font le commerce en interlope -fur les cötes du Chily & du Pérou. Nous mïmes donc a la voile le dix-feptième aoüt mil fept cent dix-huit, & nous pourfuivimes notre route par le détroit de Magellan, que nous pafsames heureufement & en peu de temps, a caufe de la rapidité des courans. Après avoir rangé fur notre droite le cap de la Vic-  feyrj Le noüveaü toire, & enfuite 1'ifle de Madre de Dioê t lorfque nous fümes a la hauteur du cap de iego Callego , il s'éleva un vent du fud-eft, qui nous fit prendre la réfolution de nous éloigner un peu des cötes, pour éprouver fi nous ne pourrions point avoir la gloire de découvrir quelques ifles nouvelles dans cette partie de la mer Magellanique, oü les géographes n'en placent aucune. Ce fut moi qui donnai ce confeil au capitaine & aux principaux officiers, en leur repréfentant qu'il étoit honteux que depuis cinquante ans les vaiffeaux européens n'euffent fait aucune découverte* Hélas ! j'eus bientöt fujet de me repentir d'avoir donné ce funeffe confeil. Nous découvrïmes vers le quarante-cinquième degré de latitude méridionale , & le deux cent foixante-neuvième de longitude J une ifle qui nous parut grande, & digne de notre curiofité. Nous ne fümes point furpris que les vaiffeaux d'Europe, qui vont au Chily & au Pérou, ne l'euffênt point encore découverte, paree qu'ils cötoyent d'ordinaire les cötes de cette mer pacifique, oü ils ne redoutent point les tempêtes, qui y font auffi rares que les écueils. Nous étant approchés de cette ifle, appelée 1'ifle des Litalifports (comme je 1'appris dans la  GütttV-ER. 25*7 ïa fuïte ), environ a la diftance de deux lieues , fcous jetames 1'ancre ■, & le capitaine, avec quelques officiers hollandois , plufieurs de nos portuguais, Harington, 8c moi, defcendïme's dans la chaloupe , qui nous conduifit a terre fans aucun danger. Nous trouvames d'abord un pays défert, 8c couvert d'épaiffes forêts. Cependant nous apercümes un petit chemin battu, qui nous fit juger que cetté ifle étoit-h'abitéé. Nous fuivimes ce chemin fans nous féparer , 8c fimes environ une demi-lieue fans rien rencontrer. Je précédois les autres d'affez Ioin , accompagné d'un jeune portugais très-brave, qui, a mon exemple , prenoit plaifir a marcher , 8c étoit impatient de fatisfaire fa curiofité, Nous quittames le chemin, & étant montés 1'un & 1'autre fur une montagrte affez efcarpée , pour mieux découvrir le pays , nous laifsames les autres derrière nous dans la vallée. A peine eümes nous atteint le fommet, que nous vïmes plufieurs ours d'une grandeur demefurée defcendre du cóté gauche de la montagne. Nos gens, qui les apercurent, n'osèrent ni avancer ni les attendre , & jugèrent a propos de retourner fur leurs pas 8c de fe retirer. Nous voulümes alors defcendre de la montagne 8c fuivre leur exemple ; mais les ours R  254 L E NOÜVEAU ne nous avoit fait aucunes inftances pour nous faire entrer les premiers dans la falie, je concus qu'on avoit prétendu nous faire honneur en paffant devant nous; ce qui ne me furprit point , fachant que cela fe pratique en plufieurs autres pays. Taïfaco , qui e'toit affis a table a cóté de moi, eut foin de me rendre en efpagnol la plupart des chofes qui fe dirent pendant le repas. On s'entretint , entre autres chofes , d'un mariage qui devoit fe faire au premier jour , entre un homme de trente ans & une femme de foixante. On plaignit fort cette femme d'époufer un homme de eet age, qui, felon Ie cours de la nature , s'aifoibliroit tous les jours pendant 1'efpace de trente anne'es. On paria auffi d'un homme fexagénaire qui étoit fur le point de prendre pour femme une fille de vingt-cinq ans; on ajouta que cette fille étoit trop jeune ou trop agée pour lui, qu'il auroit mieux fait de choifir une fille de foixante-dix ans ou de quinze. Quelles énigroes pour des étrangers comme nous , qui n'avions aucune idéé de la prérogative finguüère des habitans de cette contrée ! ; Au refte, quoique je ne puiffe dire précifément ce que nous mangeames , & que je n'en puiffè aucunement définir le goüt, je fe-  Gul iiïeü 26f rols faché néanmoins que le lecteur ïgnorat que nous fïmes un repas très-délicat. Cependant il eft certain qu'on ne nous fervit aucunes viandes, paree que ces peuples, qui croyent la tranfmigration des ames , ne donnent jamais la mort a aucun animal, a moins qu'il ne leur foit nuifible; & en ce cas, ils ont horreur de s'en nourrir. Ce fut dans ce premier repas même que j'appris leur opinion fur cette matière ; car ayant demandé a Taïfaco de quelle nature étoient les mets excellens qu'il nous préfentoit , il me répondit que ce n'étoient que des légumes finguliers qui croiffoient dans le pays, & qu'on avoit 1'art d'afTaifonner. Nous n'imitons pas, ajouta-t-il, les efpagnols & les autres européens, qui fe repaiffent de la chair des animaux : funefte habitude qui les a en quelque forte familiarifés avec 1'effufion du fang des hommes. Les bêtes n'ont-elles pas une ame ? Quel droit a 1'homme de la féparer de leur corps, & de s'approprier leur fubftance pour fuftenter la ftenne, tandis que la terre libérale lui offre une infinité de grains, de racines , & de fruits dont il peut fe nourrir légitimement. Silva écoutoit ce difcours d'un air dédai-  z66 L e nouveau gneux, & fourioit en ignorant. Comme il n'avoit aucune teinture des lettres, il trouvoit, dans les pre'jugés de fon enfance, la réfutation complete de la doctrine de Taïfaco. Pour moi, qui dans ma première jeunefïe m'étois appliqué a Ia philofophie, & qui comptois pouf rien les ide'es populdires & nationales, fi elles n'étoient conformes a Ia raifon naturelle , je crus que la doctrine de notre höte méritoit d'être un peu autrement réfutée. Je lui expofai d'abord les deux fyftêmes qui régnoient parmi nous , touchant 1'ame des bêtes. Le premier, lui dis-je, qui n'a que peu de partifans , refufe aux bêtes tout fentiment & toute forte de connoiffance. Selon les défenfeurs de cette opinion, les bêtes font des étres inanimés, incapables de plaifir & de douleur, de crainte ou d'amour. Vous voyez que , felon ce fyftême, la charité que vous avez pour elles eft affez mal placée , & qu'il eft auffi permis de les tuer, que d'abattre des arbres , de couper des herbes , ou de déracinerdes plantes. Mais comme ce fyftême ou les bêtes font traitées de pures machines , n'eft adopté que par des hommes fubtils, & peu attentifs a la voix de la nature, je nai garde de m'y appuyer, pour la juftification de 1'u-  fage oü nous fommes de tuer les bêtes & de les manger. L'opinion la plus commune aujourd'hui, & qui paroït la plus folide fur cette matière, eft que les bêtes ont une ame, mais une ame très-inférieure a la nötre, en ce qu'elle ne réfléchit point & ne délibére point; qu'elle eft déterminée par les objets , maïtrifée pac fes paflions, & invinciblement emportée pat tous fes mouvemens. Les bêtes, comme vous voyez, font donc extrêmement inférieures k 1'homme, doué d'une ame qui penfe , qui réfléchit , qui compare , qui délibére , qui eft: la maïtreffe de toutes fes aétions, qui connoit la vertu & le vice , & qui a la liberté de choifïr entre 1'un & 1'autre. Quand je vous accorderois tout cela, répliqua Taïfaco, je ne vois pas que vous en puffiez rien conclure en faveur du droit que vous vous attribuez de tuer les bêtes & de vous en nourrir. Si les bêtes, lui repartis-je, font fi inférieures a nous , elles ne font pas nos femblables, & par conféquent rien ne nous engage a les épargner. C'eft par cette raifon même, répondit Taïfaco, que vous devez le faire. II y a une efpèce de bafTeffe a abufer de leur foiblefle, & a vous prévaloir de votre fupériorité pour les opprimei'. Pourquoi vous  ÖÜLLIVER. 2Jt & 1'oifiveté, oü la fupériorité des femmes avoit plongé les hommes, n'étoient pas contraires a 1'intérêt même des femmes qui les avoient réduits a eet état. Des hommes effeminés , difoient-elles, ne font point des hommes ; ils doivent s'acquitter bien mal des fonctions de leur fexe, & le pays ne doit pas être fort peuplé. J'admirai comme ces dames avoient tout d'un coup faifi le point défeciueux du gouvernement de Babilary; ce qui me fit connoitre la folidité & la pénétration de leur efprit. Je leur répondis qu'il étoit vrai que depuis la révolution arrivée dans cette ifle , elle étoit beaucoup moins peuplée qu'autrefois; mais que 1'ambition des femmes avoit regardé cela comme un léger jnconvénient auqutl elles s'étoient imaginé pouvoir remédier avantageufement, par la liberté de répudier leurs maris , lorfque leur age , leur tempérament , ou leur conduite ceffèroit de leur convenir. Ce droit des femmes, ajoutai-je , tient leurs maris dans un exercice continuel de complaifance & d'alfiduité, & les maintient fur le pied d'amans. Mais tous leurs foins emprefles & toute leur attention a plaire, ne fert qu'a reculer le divorce, dont ils font toujours menacés, & dont la faifora fatale arrivé enfin au bout d'un certain nombre  272 Lê Nouveau d'années. Car il n'y a qu'un très-petit nombre de femmes conftantes, qui ayent Ie courage de conferver de vieux maris; les vieilles mêmes s'accommodent du changement. Les dames ne purent s'empêcher de fourire. 'Alors la plus jeune des petites filles de Tai* faco, qui paroiffoit avoir environ quatorze ans , pria fon grand-père de me demander a quel age les filles étoient nubiles dans 1'ifle de Tilibet. Je n'employe point ici les termes dont elle fe fervit; ce qui bleffe la bienféance dans notre langue, eft indifférent dans Ia leur, oü toutes les paroles font honnêtes. Taïfaco me rendit fa queflion fidèlement, & j'y fatisfis , en difant que dans cette ifle on marioit d'ordinaire les filles a 1'age de trois ans. Ciel! interrompit-elle avec vivacité, fi j'étois née en ce pays-la, il y auroit donc déja onze ans que j'aurois un époux. J'en ai vu a votre age, lui répondis-je, qui étoient déja veuves de quatre maris; mais elles n'étoient pas alors auffi jolies que vous. Que les femmes feroient heureufes en ce pays- la, reprit-elle, fi, en commencant d'être femmes de fi bonne heure , elles pouvoient vivre long-temps & rajeunir comme nous. Ce fut alors que Taïfaco, qui ne m'avoit point encore donné declairciffenaent fur eet article,  GüLLlVEK. 273 artlcle, m'apprit que dans Ie pays oü j'étois, les hommes & les femmes vivoient d'ordinaire cent vingt ans; qu'ils ne vieilliflbient que jufqu'a 1'age de foixante ans; & qu'après cela, loin de s?affoiblir comme les autres hommes, ils reprenoient de nouvelles forces & rajeuniffoient. Nous ïgnorons , ajouta-t-il, fi les habitans de ce pays font une efpèce particulière d'hommes , a qui 1'éternel feigneur du monde a daigné accorder cette prérogative , ou fi nous en fommes feulement redevables a la pureté de notre air, a la falubrité de nos planfes & de nos fruits , a la vie douce 8c tranquille que nöus menons, & a nos lois qui défendent également 1'excès du repos & dü mouvement , si de nous livrer a aucune paffion. Quoi qu'il en foit, c'eft un précieux avantage, que nous polTédons depuis un temps immémorial, & qui, comme vous voyez, met notre nation fort au-deffus de tous les autres peuples de 1'Univers. Regardez-moi, pourfuivit-il, j'ai quatre-vingt-dix ans paffés, & mon père qüe vous voyez, en a cent neuf. Silva , entendant ces dernières paroles, fè mit a regarder fixement le petit bifaïeul de cent neuf ans; 8c a force de 1'examiner, il découvrit fur fon vifage jeune & même fleuri t des marqués imperceptibles d'un age avancé, S  274 Le nouveau qu'il me fit fecrètement remarquer. Sa peau paroiffoit un peu defféchée, & n'avoit point ce fuc vital qui caractèrife la jeuneffe; il paroiffoit comme un fruit cueilli de Ia veille, qui n'a plus cette fleur qu'il conferve furl'arbre. La comparaifon que nous fimes de lui avec fon arrière petit-fils, nous en fit fentir la différence. Taïfaco lui-même, malgré fon air fain, frais, & vigoureux, a le confidérer de prés, montroitun teint un peu ufé. Il reffembloit en un fens a ces femmes de mon pays qui malgré leur age prétendent toujours plaire, & ont 1'art de perdre tous les matins vingt années, qu'eiles retrouvent le foir en fe couchant. Je ne fuis point furpris, dis-je a Taïfaco, que 1'air que vous refpirez, Ja vie douce & tranquille que vous menez, & Je régime de vie que vous obfervez, vous faffent vivre plus long-temps que tous les autres hommes, qui femblent faire des efforts pour abréger leurs jours. Ce qui m'étonne , eft de voir que la vieilleffe n'eft pour vous qu'une éclipfe, & que vous rétrogradez, pour ainfi dire, & recouvrez toutes les années que vous avez perdues, en retournant k la jeuneffe & même a 1'enfance. La lumière, répondit Taïfaco, eftl'image de  6 U L L I V E 27$ Xrotre vie; elle naït le matin fur notre 'hémi£ phère elle augmente peu a peu par 1'élévation du flambeau qui la produit; & quand 1'aftre du Jour a touché le méridien, elle décroit infenfiblement 8c revient au même degré 8c au même point oü ëlle avoit paru en naiflant. La caufe de votre étonnement eft, que vous bornez la puiffance du feigneur éternel du monde, 8c que vous vous êtes imaginés jufqu'ici que la nature obferve par-tout les mêmes regies; mais a force de la rendre régulière 8c uniforme, vous la rendez ftérile 8c impuhTante. Par exemple , fi nous n'avions jamais vu d'autres hommes que nos compatriotes, nous ne pourrions nousmêmes nous perfuader qu'il y eüt des hommes fur la terre qui mouruffent de vieillefte. Eh quoi! interrompis-je, n'eft-ce pas de vieillefte que meurent tous les animaux &c toutes les plantes, 8c leur exemple ne vous fuffiroit-il pas pour vous faire juger de Ia deftinée de tous les autres hommes? Nous faifons une grande différence, repartit Taïfaco, entre la vieillefte 8c 1'ancienneté. Les animaux 8c les plantes meurent comme nous d'ancienneté, mais non de vieillefte, a moins que quelque caufe particulière ne change ce cours ordinaire de la nature. II en eft ainfi des hommes fi nous n'obfervons point les lois de fanté éta- Sij  276 Le nouveau blies depuis long-temps dans ce pays; fi nous nous livrons a un travail immodéré ou a un repos trop durablejfi nous ne réprimons point nos paflïons, qui aüument dans nos corps & y nourriüent un feu qui les conlume , il arrivé alors que nous mourons neufs ou vieux, mais jamais anciens. Nous entendimes alors Ie bruit d'une efpèce de violon, qui fic rentrer toute la compagnie dans la falie ou nous avions foupé. Taïfaco nous apprit que 1'ufage étoit parmi eux de danfer tous les jours après les repas du foir,. & que ce n'étoit pas une des moins importantes de leurs lois de (anté. Il ajouta , que: ce feroit un grand plaifir pour les dames de nous voir danfer a la manière d'Europe , fi nous voulions bien leur donner cette fatisfa&ion. Nous répondiaies, Silva & moi, que nous danferions volontiers, mais que nous fouhaitions ne le faire que les derniers, afin de voir d'abord le goüt de leurs danfes, & d'être animés par leur exemple. Alors les plus jeunes de Ia familie commencèrent cette efpèce de bal domeftique , oü tous dansèrent fucceffivement, tantót feuls , tantöt deux, tantöt quatre, 8c tantöt tous enfemble , 8c toujours avec beaucoup de juftefTe & de grace. Lorfque notre tour de danfer fut venu, je priai  G ü L t I V E K. 2-77 celui qui jouoit du violon de répéter un certain air que je lui avois entendu jouer, & dont le mouvement étoit celui de la gigue, que je danfai avec I'applaudiffement de toute la compagnie. Pour Silva, il danfa un pas de deux, oü il brilla moins par fa bonne grace que par fa légereté. Les dames prirent alors congé de nous, & fe retirèrent. Pour nous, nous fümes conduits par Taïfaco dans un appartement compofé de deux chambres agréablement meublées, mais fans magnificence, oü nous trouvames d'excellens lits. Voila, nous dit-il, oü je fouhaite que vous goütiez les douceurs d'un profond fommeil. Dormez tranquillement , aimables étrangers, & que les regrets & les inquiétudes ne viennent point troubler votre repos. A ces mots, il nous falua civilement, & nous dit adieu. Comme Silva & moi étions extrêmement fatigués, après avoir rendu grace a la providence du foin qu'elle prenoit de nous, nous nous couchames, & fürnes auffi tót enfevelis dans un profond fommeil, dont nous ne fortimes que Ie lendemain alfez tard. S iij  '27 S e nouveau CHAPITRE XX. Taïfaco explique a t''auteur les lois de fantê e'tablies parmi les Létalifpons. •Xjes alimens épurés que nous avions pris la veille, quoiqu'en grande quantité, a caufe de notre appétit extréme, n'excitèrent pendant la nuit aucun tumulte dans notre eftomac. Queïque temps après que nous fümes éveillés , Taïfaco vint nous retrouver, & après nous avoir demandé obligeamment des nouvelles de la manière dont nous avions pafle la nuit, il nous fit déjeuner; puis il nous propofa une promenade vers un endroit agréable , oü il nous aflura que nous aurions du plaifir. Aufli-têt nous fortimes de notre appartement & le fuivimes; il nous fit d'abord remarquer la beauté champêtre de plufieurs maifons qui s'offroient a nos yeux. Ce n'eft point 1'ufage parmi nous, dit-il, de batir des villes comme vous. On dit que vous en avez en Europe de très-grandes ; pour moi, qui n'ai vu que les petites villes que les efpagnols ont baties dans le Chily, je m'imagine que ces grandes villes d'Europe doivent plutöt être  Gullive Bc 27e un amas de prifons & de cachots , qu'une fuite de logemens commodes. Comment pouvezvous conferver un efprit Übre, au milieu d'une fi grande multitude d'hommes? N'y êtes-vous pas fans celle afliégés de vifites & d'affaires, qui fouvent ne font point les votres ? II me paroït que les villes font aux hommes ce que les cages font aux oifeaux. Ce feu célefte qui eft dans nous, ne veut point être enfermé ; il aime 1'air & les champs. C'eft la qu'il penfe librement & a Ioifk, & qu'il eft plus a couvert des préjugés & des paffions. Dans les grandes villes, les vices en foule ne doivent point fe fentir , mais fe gliffer par-tout fans qu'on s'en apercoive. La vertu y doit être éclipfée, & y périr prefque toujours pat la contagion de 1'exemple. La vie champêtre eft toute en exercice & en aftion; ce qui aiguife fappétit, endurcit & fortifie le corps# C'eft donc avec beaucoup de fagefie que nos lois nous défendent de batir des villes. Si nous le faifions, il eft vraifemblable que nous perdrions bientöt le don d'une longue vie & le privilege de rajeunir. Taïfaco nous demanda alors en quoi confiftoient nos lois de fanté. Nous lui répondimes que nous n'en avions aucune , & que nos légiflateurs n'avoient jamais fongé a prorw S iv  2So L E NOUVEAU Jonger.notre vie; qu'au contraire, ia plupart de nos lois ne fervoient qu'a en abréscer Ie cours par les facheufes affaires qu'eiles occafionnoienr. D'ailleurs, ajoutai-je, nous eftimons & révérpns un homme qui dort peu , qui travaille beaucoup , qui mène une vie auftère , qui brave les injures de 1'air,le chaud, le froid, la faim , la foif, & qui ne fe nourrit que de mets fans fuc , qui e'chauffent fon fang & altèrent fa fan té. La vie n'eft donc pas , felon vous, répliqua Taïfaco, le fondement de tous les biens, ni Ia fanté le premier de tous les avantages > Le Seigneur éternel du monde vous a-t-il donné une vie , pour Ia ménager fi peu ? Eft-ce ainfi que vousrefpedez ce don célefte?Pour nous, qui regardons la vie comme Ie plus grand de tous les biens, nous tachons d'en prolonger la durée le plus qu'il nous eft poffibie, & de tenir notre ame le plus long-temps que nous pouvons dans le corps humain quelle anime actuellement; & pour cela nos lois contiennent des préceptes admirables. Nous lui demandames alors en quoi principalement elles confiftoient, & fi elles étoient fort étendues. Elles ne comprenent, nous répliqua-t-il, que quatre ou cinq articles , que je vais vous expliquer en peu de mots. La  G U L L I V E R.. 2§I première loi concerne 1'air que nous devons refpirer. Par eet article important, il nous eft ordonné expreffément de choifir toujours celui quiconvient le plus a notre tempérament, fans confidérer fi c'eft notre air natal ou non : car 1'air que nous avons commencé a refpirer en naiffant , ne peut nous être falutaire qu'autant qu'il a le degré de température qui nous convient. Pour connoitre la qualité de 1'air qui nous environne, nous avons des thermomètres, des baromètres, des hygroniètres, & des anemomètres ; & pour difcerner celui qui nous convient davantage, nous avons parmi nous des hommes habiles, qui, en obfervant attentivement la refpiration de ceux qui les confultent, jugent infailliblement de la nature de 1'air que leur tempérament exige. II eft démontré que 1'air eft 1'auteur de Ia fermentation qui arrivé dans toutes les fubftances fluides : Jugez du pouvoir qu'il a fur nos corps, oü il entre non feulement par la bouche & par les autres conduits naturels, mais qu'il pénètre encore par tous les pores extérieurs de la peau. Aufli en comparant les changemens que 1'air caufe dans le corps humain a ceux qui y produifent les alimens, on trouve que ceux que 1'air caufe font beaucoup plus confidérables. En général un air fain nous eft recommandé ; & c'eft pour  ZS2 L B SOÜVEAO cela qu'il nous eftextrêmementdéfendu,commë je vous 1'ai dit, de batir des villes, qui élèvent néceffairement des vapeurs chargées de corpufcules grofliers, capables decorrompre la maffe du fang. Un air trop fubtil, tel qu'on le refpire fur les hautes montagnes, peut être auffi trèsnuifible , paree que Ia colonne n'y ayant pas affez de hauteur, & par conféquent la compreffion de eet air étant foible, les poumons s'enflent, &la refpiration devient plus difficile. ( J'avertis ici en paffant le leéteur curieux, que dans les baromètres dont on fe fert en ce paysla, on employé 1'eau & non le mercure , conformément a 1'opinion du favantBoyle , qui dit avoir expe'rimenté que Ia compreffion de 1'atmofphère eft bien plus fenfible dans le baromètre, lorfque 1'on fe fert d'eau , quelorfqu'on y employé le mercure ). Le fecond article, pourfuivit-il, regarde les alimens dont nous devons faire ufage;je vous ai deja dit, que par 1'art de la chïmie nous avions trouvé Ie fecret de les épurer & de les réduire a une efpèce de quinteffence. Ce n'eft pas qu'il nous foit abfolument de'fendu de manger les herbes, les le'gumes, les grains, & les fruits, tels que la nature nous les offre , après les avoir affaifonnés ; mais en ce cas i! nous eft recommandé de ne point nous en raffafier, & d'é-  Gu uives; 283 viter Ia trop grande variété , qui fait que Ia fermentation eft plus difficile, la digeftion plus lente, & que le chile , compofé de trop de particules hétérogènes , ne peut que difficilement arriver a cette mixtion parfaite, qui eft néceffaire a la nourriture de toutes les parties du corps. A 1'égard de la boiffon , notre ufage eft de ne boire jamais 1'eau froide, mais de la mêler avec de 1'eau qui abouilli. Je faisque dans les ardeurs brulantes de I'été, il eft plus agréable de boire de 1'eau , non feulement froide , mais glacée ; mais nous éprouvons que la glacé , loin d'éteindre la foif, ne fait que 1'augmenter; elle ferme par fa froideur les pores du palais, & bouche lesfontaines falivales, d'oü coulecet humide radical qui tempère la chaleur du fang. Le troilïème article regarde 1'exercice du corps. La loi nous recommande de le proportionner toujours a la nourriture que nous prenons ; en forte que fi nous rnangeons. peu, nous travaillons peu , & que ft nous travaillons beaucoup, nous rnangeons aufli beaucoup. C'eft cette harmonie judicieufe entre le travail & Ja nourriture, qui fait que les maladies font très- rares parmi nous , & que nous nous mettons en état de jouir du privilége finguHer que la nature nous a donné de rajeunir>  284 Le nouveau Le mouvement des mufcles re'veille Ia ehaleur aiïbupie , excite la circulation du fang , favorife la diftribution des alimens , prévient & diffipe les obftruétions , & augmente la tranfpiration. Le quatrième artiele concerne la veille & le fommeil. La ioi nous défend de renverferlordre que prefcrit la nature, & nous ordonne de donner la nuit au repos, & le jour au travail. EHe nous recommande degarder, par rapport 3 l'un& a Pautre, Ia proportion de trois a un. Car fi Ie fommeil eft néceflaire pour délaffèr le corps fatigué des travaux de la journée, & pour détendre les fibres, il eft certain que rien n eft plus capable de nous affoiblir , qu'un trop long fommeil, qui nous fait perdre dans Ie repos beaucoup plus d'efprits, que nous n'en pouvons diflïper par 1'exercice. Le cinquième artiele, continua-t-il, regarde les mouvemens dére'gle's de fame, aufli contraires a la fanté, que les exercices mode're's du corps lui font favorables. Pour en prévenir les funeftes effets, on nousaccoutumedèslenfance a re'primer nos paffions, & a dompter i'amour-propre , qui en eft toujours Ie principe. On punit fur -tout trés- fe'vèrement la colère, qui de toutes les paffions eft celle qui agit Ie  Gullive r. 285* plus fur le corps ; car c'eft alors que 1'ame offenfée, réuniffant en un inftant toutes fes forces, pouffe le fang & les efprits au dehors , & agite le cceur, dont les fyftoles font fi violens, par le flux impétueux des efprits animaux , que le/ang, précipité dans les artères,au heu d'entrer dans les veines, s'extravafe en quelque forte, & caufe cette rougeur fubite, qui éclate fur la peau d'un homme extrémement irrité. Le contraire arrivé dans la crainte , oü il fe fait une contraction générale de toutes les fibres, & oü le fimg eft reporté vers Ie cceur par les artères ; ce qui eft caufe que Ia paleur faifit toujours le vifage d'un homme effrayé. C'eft ainti que , par la liaifon mécanique qui eft entre I'ame & Ie corps , les mouvemens de 1'ame agitant toute la maffe des fluides, 1'économie naturelle eft renverfée. C'eft donc avec raifon que , pour conferver la fanté & parvenir a une longue vie , nous nous exercons de bonne heure a dompter nos paffions ; & que notre principale éducation confifte dans une étude pratique des' préceptes de la morale. Nous inf» truifons fur-tout les jeunes gens a faire un ufage modéré des plaifir* de 1'amour, dont I'excès eft fi nuifible & fi honteux. Vous autres Européens au contraire , ajou-  .iBo" Le nouveau ta-t-il, vous vous contentez d'appliquer d'abord la jeuneffe a 1'étude de plufieurs langues ; & vous fongez bien davantage a cultiver 1'efprit des enfans, qu'aleur former le cceur & a déraciner leurs paffions* II arrivé même que, par une exceffive application a 1'étude, vous altérezleur conftitution. Sous prétexte d'imprimer profondément dans leur cerveau les traces d'une infinité de mots & de régies grammaticales, vous en ébranlez les fibres tendres & délicates : leur mémoire furchargée appefantit leur imagination & affoiblit leur jugement ; & la fcience, que vous faites d'ordinaire entrer dans leur ame par la crainte (i) ( ainfi que les efpagnols le pratiquent), leur donne pour le refte de leur vie une timidité qui énerve leur efprit. Ce n'eft pas que nous méprifions les lettres; mais nous n'y donnons qu'une application modérée. La fobriété par rapport aux fciences nous eft recommandée , de même que par rapport aux alimens , paree que 1'intempérance de 1'étude éteint la chaleur naturelle , interrompt &• détourne le cours des efprits. La tête, le fiége de 1'ame, &, pour ainfi dire, le palais de la fcience, (i) C'eft un proverbe efpagnol : La fcientia por la fangre entra, c'eft-a-dire, la fcience entre par le fetng-  Gullive r. 287 iÊchauftée par Ia continuelle action des fibres & par la tenfion babituelle des nerfs, cefie de diftribuer dans tous les membres les efprits vitaux, dont elle eft le principe ; ce qui produit un abattement dangereux, & une efpèce d'engourdiflement qui précipite les jours & Mte le trépas.  a8« Le nouveau CHAPITRE XXL Littérature des Létalifporis. Réflexions fur les vers rimés & fur les vers latins. Nous écoutions avec autant de plaifir que d'attention les maxjmes fages & utiles que Taïfaco nous expofoit; nous e'tions furpris de trouver en lfiï une efpèce de médecin, raifonnant clairement& avec juftelfe fur 1'économie du corps humain. Mais en même temps nous ne pouvions nous imaginer qu'il y eüt des médecins dans un pays oü les hommes vivoient fi long-temps. Taïfaco,.s'étant apercu de notre étonnement, nous dit, qu'effectivement il n'y avoit perfonne parmi eux qui fit profeflïon de guérir les autres, paree que chacun étoit médecin de foi-méme ; en quoi ils fuivoient les exemples de tous les animaux , qui dans leurs infirmités ne prennent confeil que de la nature ; que d'ailleurs ils étoient trés rarement malades, & que cela n'arrivoit que lorfqu'ils violoient leurs lois defanté ; qu'en ce cas ils confultoient leur propre raifon & leur expérience ; & que paria connoilfance de leur tempérament, que chacun  G u l l i r e e. 289 chacun étudioit avec attention, ils fe guériffoient aifément. Gomme il nous avoit parlé du degré d'application qu'ils donnoient a 1'étude des fciences9 & de 1'eftime qu'ils faifoient des lettres, jelui demandai qu'eiles fciences ils cultivoient particulierenient. A quoi il me répondit, qu'en général ils les cultivoient toutes; mais que celles qui étoient les plus eftiméesparmi eux, étoient les mathématiques & la phyfique ; que communément ils préféroient a 1'étude des fciences fublimes , celles des beavrx arts ; tels que la mufique, la poëfie, 1'éloquence & la peinture , paree que ces arts les amufant agréablement & flattant leurs fens, contribuoient a la confervation de leur fanté & a la prolongation de leur vie» Notre poëfie, ajouta - t - il, ne rèfTemble pas a la poëfie des efpagnols, dont les vers, malgré la noblelfe 8c Ia majefté de leur langue, ont une cadence ennuyeufe & défagréable, caufée par la grandeur affectée & monotone de leurs mots. D'ailleurs la rime , qu'ils regardent comme un agrément, 8c qui, a ce que j'ai ouï dire, caraótèrife les vers de la plupart des nations d'Europe , me paroït une invention méprifable, & une affeótation puérüe. Qu'y, T  2$o Le nouveau a-t-il de plus ridicule & même de plus fatiguantpour 1'oreille, que ce retour pe'riodique de pareilles fyllabes , placées régulièrement au bout de chaque ligne , avec les mêmes mefures & les mêmes pofes ? Si rien n'eft plus agre'able aux fens que la variété, comment a-t-on pu s'imaginer que des fons uniformes & femblables puffent flatterToreille ? La rime doit gêner infiniment le poëte, & ne peut rien produire qui foit capable de donner de la force ou de la grace au difcours & d'émöuvoir 1'ame, Je ne pouvois autrefois, fans rire, entendre les tragédies des efpagnols, oü je voyois des héros mourir en rimant. Mais ce qui me paroiffoit le plus abfurde étoit de voir que dans un changement de fcène, celui qui entroit nouvellement fur le théatre, & qui n'avoit pu entendre les vers récités immédiatement avant qu'il arrivat, ne laiflbit pas de rimer avec Ie dernier vers qu'on avoit dit en fon abfence, comme s'ilfeüt ouï. En vérité, ajouta-t-il, je ne puis comprendre votre goüt européen , ni Ia manie de vos beaux efprits. Pour nous, continua-t-il, nous n'avons qu'une verfifïcation métrique , compofée de fyllabes longues & breves, qui nous fournit une variété harmonieufe de fons , qui, par les degrés divers de leur gravité ou  Gullive r. 280 de leur rapidité , expriment & excitent en même temps les mouvemens tranquilles ou impétueux de 1'ame. Tels étoient, lui répondis-je , les vers des grecs & des romains, peuples célèbres de 1'antiquité, dont nous avons emprunté toutes les fciences & tous les arts qui fleurifient aujourd'hui parmi nous. Quoique leurs langues foient éteintes, & qu'il n'y ait plus que celle des derniers qui brille encore un peu dans les ténèbres de nos colléges ( paree que nous 1'apprenons d'ordinaire dans nos premières années, pour 1'oublier ou pour n'en faire aucun ufage Ie refte de notre vie) , il fe trouve néanmoins des hommes parmi nous, qui non contens de k cultiver & de confacrer leurs veilles a en étudier les régies & le goüt, prennent encore plaifir a compofer dans cette langue des vers admirables que perfonne ne lit. Ces vers ont beaucoup plus de force & de grace que les nötres ; &c une preuve de leur mérite & de leur beauté, eft qu'il fe trouve aujourd'hui des poetes , qui, quoique certains de n'être point entendus, ne laiffent pas d'en faire. C'eft dommage, continuai-je, que le goüt decette verfification harmonieufe e foitperdu, & que, par un trifte effet de notre parefle& de notre ignorance, nous foyons réduits a lui Tij  29* Le nouveau préférer notre barbarie vulgaire. La langue des anciens romains étoit encore il y a cent ans celle de tou, les favans & de tous les beaux elprits d'Europe, qui, par le moyen de eet idiome comraun , pouvoient fans peine fe communiquer mutuellement leurs lumières & leurs découvertes. Mais Ie défir vain detre lu & entendu des ignorans, leur a fait abandonner un langage qui ne leur attiroit pas affez d'applaudiffeurs, pour raffafïer leur vanité. De la vient qu'ils ne peuvent plus aujourd'hui s'entendre que par Ie fecours des interprètes , ou qu'ils font obligés de perdre leur temps a acquérirl'intelligence de plufieurs langues vulgaires. Cet abus, ajoutai-je, eft encore plus fenfible par rapport a 1'Angleterre, qu'a 1'égard de tous les autres royaumes de 1'Europe. Notre langue sèche & peu agréable n'eft prefque connue que dans nos ifles; & néanmoins c'eft dans cette langue que nos favans anglois écrivent aujourd'hui. Il femhle qu'ils craignent ou dédaignent de faire part aux étrangers de leurs richeffes. Peut-être auffi veulent-ils forcer en quelque forte Ia république des lettres d'adopter leur langue, c'eft-a-dire , de la mettre au rang des langues favantes, & fur Ie pied de Ia francoife & de 1'itaüenne, qui, depuis un certain nombre d'années, font en pofieffion de cet avantage.  G U L L I V E K. 321 ïnjuftement envahi ce que le ciel' nous avoit donné en partage ; & ils voudroient encore nous contraindre a rious ersfevelir dans les en-, trailles de la terre , pour lervir leur avarice; mais ils n'ont pu encore nous y forcer. Je jugeai alors que j'avois entrepris un voyage également péniblë Sc inutile* Je réfolus, de retourner dans ma patrie, & de faire tous mes efforts pour pofleder Amenofa , Sc en cas que le deftin continuat- de m'être contraire , de mourir du moins a. fes pieds. Je pris donc congé de mes hötes après avoir paflé quelque temps chez eux, & m'être repofé de mes fatigues, & je repris le chemin d'Accha'mqui, oü j'avois laifle mon canot. Mais a peine avois-je fait fix lieues, que je fus rencontré par des efpagnols qui chaffoient. Voyant, a mon habillement, que j'étois étranger, ils m'arrêtèrent, Sc m'ayant demandé de quel pays j'étois, je jugeai a propos de, leur répondre que j'étois né dans une ifle fort éloignée. Je ne faifois pas attention que je me trahiffois moi-même en leur répondant dans Ia même langue qu'ils me parloient, c'eft-a-dire, dans la langue chiüenne. Votre pays eft-il riche? me demandèrent-ils. Non, leur repartis-je, & vous voyez en moi un exemple de fa pauvreté. Une tempête imprévue m'a" X  5,2,2 Le nouveau jeté malheurefement fur ces cötes, & je cherché le moyen de pouvoir retourner dans mon pays. Je voulus alors continuer mon chemin, mais le chef de ces efpagnols m'ayant arrêté , me paria ainfi: Etranger, votre figure me plaït; venez chez moi, je vous y donnerai un emploi honnête, & quand vous jugerez a propos d'aller revoir votre patrie, la récompenfe de vos fervices furpaffera votre attente. Cette propofition me fit palir, & je craignis que cette promeffe n'aboutït a me devouer aux mines. L'efpagnol, s'apercevant de mon trouble,me dit: Ne craignez rien; oubliez ce que les naturels de ce pays vous ont pu dire a notre défavantage; fi vous vous fiez a ma parole , je n'omettrai rien pour vous rendre heureux. Si j'avois deffein d'attenter fur votre liberté, je pourrois vous contraindre a me fuivre; mais je me contente de vous y inviter. Ce difcours honnête me gagna, & malgré mes préjugés , je crus devoir rifquer ma liberté & ma vie, & les facrifier a. 1'efpérance d'acquérir de 1'or. Je m'imaginai que fi l'efpagnol me tenoit fa paro'e, je ferois bientöt en état de mériter Amenofa. Je fis donc une humble révérence a don Fernandez de la Chirade ( c'étoit le nom de l'efpagnol ) , pour lui faire connoïtre que j'acceptois fes offres. Aufli--  324 Le nouveau ne favoit la langue chilienne, il étoit bien aife de m'avoir auprès de lui, aimant mieux fe fier a moi qu'aux naturels, qui confervoient toujours de la haïne & du reflèntiment contre fa nation; que ceux de ces naturels qui étoient a fon fervice, ne cherchoient qua le trahir & a lui nuire; que perfuadé que je n'avois pas les mêmes motifs de Ie haïr, il me donnoit une infpecf ion générale fur leur conduite, &c qu'il efpéroit que mon zèle & ma fidélité Ie garantiroient de tous leurs complots ; que comme je parlois leur langue , je pourrois m'infinuer dans leur efprit, découvrir leurs delfeins, & les contenir dans leur devoir. Je lui promis de me comporter en homme d'honneur & de lui être fidéle, & je lui tins parole; de manière que je gagnai entièrement fon amitié & fa confiance. Outre 1'infpection que j'avois fur tous les naturels qui étoient a fon fervice , la garde de fes tréfors m'étoit encore confiée. J'étois heureux , fi on peut 1'être éloigné d'une beauté qu'on adore & d'une patrie qu'on regrette. J'avois d'ailleurs tous les jours devant les yeux le fpedacle le plus trifte pour un cceur létalifpon; je veux dire que je voyois Fernandez & les autres efpagnols tuer fans pitié les bêtes les plus aimables, & les manger inhumaine-  326' L E NOUVEAU* elleVenferma feuledans fa chambre, & vouluf fe donner la mort. La foibleffe attachée a fon fexe arrêta heureufement fon bras timide, prêf a percer fbn fein. On enfonga la porte de fa chambre pour prévenir les funeftes confeils de fon défefpoir , & on lui arracha fon poignard; mais on ne put lui arracher fa douleur, dont fon père, qui 1'aimoit très-tendrement, étoit auffi pénétré qu'elle. Tu n'es plus, cheï Taïfaco, difoit-elle avec tranfpoit; la dureté de mon père & la tendreffe de ton cceur ont caufé ta mort; elles cauferont auffi la mieïine, & je te fuivrai. PuifTe mon ame, après mor» trépas, fe trouver dans le même féjour que la tienne , & animer un corps de la même efpèce que celui qu'il anime en ce moment ! Le ciei équitable ne permettra pas que nous foyons a jamais féparés 1'un de 1'autre ; il nous réu-r nira , pour récompenfer ton courage & ma fidélité. Après avoir ainfi donné un libre cours a fa douleur, elle demeura quelque temps enfevelie dans une profonde trifteue, fans prononcer aucune parole. Cependant elle trompa fon père & tous ceux qui Pobfervoient. Affeöant dans la fuite un air moins affligé, elle fit entendre qu'elle pourroit , avec le temps, fe confoleu feau européen fur lequel nous allons monter. » Nous voudrions qu'if nous fut permis de ?> retourner k terre pour vous remer'cier de »> tant de bontés que yous nous avez témoi-  GuLLIVER J^I * gnées ; mais nous ne favons fi Ie vaiffeau » oü nous nous préparons a entrer voudra *> nous ie permettre. En tout cas , nous fou» haitons que cette lettre parvienne jufqu'a 5> vous, & que les mefures que nous avons *> prifes pour cela réuffiflent. So3rez perfuadé que nous conferverons toujours le précieux » fouvenir des bienfaits dont vous nous avez 2j comblés. Nous publierons par toute la terre , » que 1'ifle des lêtalifpons eft 1'ifle de la fa» geffe & de la vertu Jean Gulliver. Francois .Silva.. , Nous mïmes cette lettre dans un endroit oü elle püt être aifément trouvée, fans qu'elle courüt rifque d'être emportée par le vent. Cependant après avoir tourné notre gouvernail & notre voile, nous quittames notre canot & entrames dans un de ceux du vaiflèau , oü nous montames bientöt après. On peut juger que nous y fümes bien recus, la nation francoife étant extrémement polie & obligeantea 1'égard das étrangers. Nous allames d'abord faluer le capitaine , a qui nous dimes notre nom & notre pays , & a qui je racontai enfuite le malheur qui nous avoit retenus plus de fix mois dans 1'ifle des lêtalifpons. Le capitaine nous dit qu'il retournoit en droiture a Yiij  342 Le 'nouveau Saint-Malo, d'oü il étoit parti depuis dix-huif mois; & que nous trouverions aifément dans ce port, des occcauons de nous embarquer, 1'un pour Ie Portugal, & 1'autre pour 1'Angleterre, Nous comprimés que le vaiffeau avoit fait le commerce de la mer du fud en interlope, ce qui m'engagea a demander au capitaine s'il n'avoit point eu de nouvelles d'un vaiffeau hollandois, nommé le Vulcain. Il me répondit qu'il étoit parti un mois avant lui du port de Coquinbo, & qu'il avoit fait une affez bonne cargaifon. Je lui demandai encore s'il n'avoit pas connu fur ce bord un anglois nommé Harington ; il m'en fit de grands éloges, & m'affura qu'il étoit parti en parfai^e fanté fur Ze 'Fulcairi, pour retourner en Europe. Ce qui me fit un extreme plaifir, & redoubla Ie défir que j'avois de revoir 1'Angleterre, oü j'efpérois le retrouver. Les francois n'ajoutent pas foi aifément aux chofes extraordinaires & merveilleufes, non plus que nous autres anglois; & ce fut en quelque forte malgré moi que je me vis dans Ia néceffité de raconter aux officiers & aux principales perfonnes de 1'équipage, les aventures incroyables que j'avois eues. Silva, a qui je les avois dites affez en détail, & qui connoif-  GüHiver. 343 fok ma fincérité, ne doutant pas qu'eiles ne fuflent vraies, en avoit parlé au capitaine & a quelques autres officiers; en forte que je me vis preffé vivement de les leur raconter moi-même. Je paflai d'abord pour un vifionnaire , & peut-être pour un menteur. Mais lorfque 1'onm'eut un peu plus connu , & qu'on eut vu clairement que je n'avois 1'efprit ni foible ni égaré, & que j'étois extrêmement ami de la vérité, on commenca a en juger autrement. On m'avoit écouté d'abord par amufement, on m'écouta enfuite par curiofité; une conviction mêlée d'étonnement fuccéda a 1'incrédulité , fur-tout lorfque je leur eus dis qu'Harington, qu'ils avoient connu aCoquinbo comme un homme très-fage & tres digne de foi, avoit été témoin de mon aventure dans 1'ifle de Babilary. Ils firent, au fujet du gouvernement des femmes , qui leur parut ridicule, une infinité de plaifanteries, qui coütent toujours fort peu aux frangois; & comme en parlant de ce qui m'étoit arrivé dans cette ifle, j'étois obligé de fuppofer qu'on m'avoit trouvé beau gargon, comme je 1'ai auffi fuppofé dans cette relation, je fus extrêmement raillé fur cet artiele. J'avoue qu'ils avoient raifon ; cependant ce qu'on dit è fon avantage ne doit choquer perfonne, lorfqu'un pareil aveu y iv  344- Le nouveau eft ingénu , & n'eft diéié. ni par 1'orgueil nï par ie menfonge. Comme je n'avois eu aucune aventure depuis mon départ d'Angleterre jufqu'a Ia mer de la Chine , ainfi que je 1'ai dit au commencement de cet ouvrage , je n'en eus aucune non plus dans mon retour en Europe. Pour me défennuyer fur le vaiffeau, n'ayant point d'argent pour jouer, je me mis a écrire une relation de mon voyage dans ma langue. Un francois , avec qui je m'étois lié d'amitié , & qui entendoit alfez bien f anglois, entreprit de la traduire de mon confentement. Comme ft n'avoit pas plus d'argent que moi, il trouva auffi dans ce travail un remède contre 1'ennui. Lorfque nous eumes 1'un & 1'autre achevé notre ouvrage, il me demanda la permiffion de Je publier dans fon pays , lorfqu'i! feroit arrivé a Paris , & j'y confentis. Nous arrivames k Saint-Malo le 8 novembre 1720, & j'en partis Je 20 pour me rendre a Portfmoutk Fin du demier chapitre.  G ü i l i ï E B. 345 CONTINUATION D U TRADUCTEUR. puis 1720, que mon ami M. Jean Gulliver eft de retour en Angleterre, j'ai entretenu avec lui un commerce de lettres affez régulier. A peine y fut-il arrivé, qu'il me manda qu'il avoit trouvé fon père, fa mère, & toute fa familie en pleine fanté; que fon père écrivoit aótugllement la relation de fes voyages, & fe difpofoit a la donner au public; que lorfqu'elle feroit prête a paróitre, il me 1'enverroit auffi-töt; mais qu'il me prioit, en attendant, de ne communiquer a perfonne la traduclion que j'avois faite de la fienne , jufqu'a, ce que celle de fon père eüt paru. Quelque temps après, il m'écrivit qu'il avoit eu la joie de retrouver fon cher ami Harington ,& qu'il étoit prés d'époufer une de fes filles. Sur la fin de 1'année 1626*, il eut la bonté de m'envoyer les deux volumes imprimés des voyages du capitaine Lemuel Gulliver, avant qu'aucun exemplaire n'en eut encore paru ea  34°" Le nouveau Angleterre-, & il m'engagea a les traduire, ce? que je fis. Tout le monde fait quel fut Ie fuccès de cet ouvrage imprimé a Paris en 1727,. & combien toute la France, a 1'exemple de 1'Angleterre, en goüta le hardi badinage. Je fouhaite que 1'ouvrage que je publie aujourd'hui réuffifle également en francois. L'original anglois doit paroitre a Londres Ie même jous que cette tradudtion paroit a Paris. On ne manquera pas fans doute de comparer 1'ouvrage du fils avec celui du père. Si 1'on trouve dans celui-ci moins de feu, moins de génie, moins de délicateffe que dans 1'autre, on y trouvera peut-être, en récompenfe, des images un peu plus riantes , & une morale auffi utile , amenée par des récits moins extraordinaires. L'auteur m'ayant fait la grace de m'envoyerdepuis peu une lettre d'un de fes amis, au fujet de fon ouvrage, j'ai jugé a propos de Ia traduire & de la donner au public. Je n'ai jamais rien négligé de tout ce qui peut faire honneux ames amis.  'G u i i i v ! k. 347 LETTRE FERRUGINER, A L'AÜTEÜR. Je vous rends mille graces, Monfieur , de m'avoir bien voulu communiquer le manufcrit de votre relation, qui contient des faits que je crois auffi certains que curieux. Je ne fuis point du nombre de ces efprits défians & mcrédules, qui traitent de fuppofition tout ce qui n'eft pas conforme a leurs mceurs & a leurs préjugés. S'ils n'avoient jamais vu de nègres, je m'imagine que le rapport de ceux qui ont été fur les cötes de Sénégal & de Guinee, les convaincroit a peine qu'il y en a. En vérité, je ne connois point de marqué plus fure d'un efprit foible, que 1'incrédulité. L'hiftoire facrée & profane nous apprend qu'il y a eu autrefois des géans; & les relations de quelques voyageurs nous aflurent qu'il y en a encore dans les terres Auftrales. Cependant prefque perfonne n'a voulu ajouter  54^ Le nouveau foi a ce que M. votre père a publié des ge'an* de Brobdingnac, non plus qu'a ce qu'il a rap.porté des petits hommes de Liliput. Peut-on dire ne'anmoins que les combats d'HercuIe avec les pygmées foient fabuleux ; que Paul-Jove s'eft trompé lorfqu'il a affuré qu'il y en avoit au nord de la Laponie Mofcovite & de la Tartarie oriëntale; que les famojèdes , peuples fujets du Czar,ne font point tels qu'on nous les dépeint; qu'enfin les fauvages américains en impofent aux européens, lorfqu'iis aflurent qu'd y a de trés-petits hommes au nord de leur continent? J'ai lu depuis, dans une relation fidéle de 1'Amérique, qu'une fille de Ia nation des efquimaux fut prife & amene'e, en I7'7> a 'a cóte de Labrador; qu'elle y refta trois ans, & qu'elle aifura qu'il y avoit, au nord de fon pays , des nations entières dont les hommes avoient k peine trois pieds , & dont les femmes étoient beaucoup plus petites. II faut avouer, Monfieur, que les favans qui. ont eu 1'avantage de lire Ctefias, Hérodote, Pline, Solin, Pomponius Mela, Qrofe, Manethon, font bien plus difpofés k croire les chofes extraordinaires qu'on rapporte des pays éloignés, que la plupart des autres hommes, que lignorance & le préjugé rendent foupcon neux & difficites. Quand on a lu , par exemple, dans  Gullive r. 340 'ces auteurs (1) refpeétables qu'il y a des nations de cynocéphales, c'eft-a-dire, d'hommes a tête de chien ; d'acephales, ou d'hommes fans tête; d'énotocetes, comme les appelfe Strabon, c'eft-a-dire, d'hommes qui ont les oreilles fi longues & fi larges, qu'ils peuvent s'en enve'opper (quelques auteurs les appellent fanéjiens , d'autres fatmaks); d'arimafpes , qui n'ont qu'un ceil; de monojceks ou de Jciopodes, qui n'ont qu'une jambe & un pied : lorfqu'on lit dans ces mêmes auteurs qu'il y a des pays oü les femmes n'accouchent jamais qu'une feule fois; d'autres oü les enfans naiffent tous avec des cheveux blancs; qu'il y a des peuples qui n'ont point de nez; d'autres qui n'ont ni bouche ni fondement, & par conféquent ne mangent point, mais fe nourriffent d'une fagon particuliere : quand on fait tout cela, on n'eft plus étonné de rien, & on croit tout aifément. C'eft pourquoi Pline (2) dit fort judicieufement, qu'avant que 1'expcrience nous eüt appris que plufieurs chofes étoient poflibles, on les croyoit impoflibles. (1) Vide Ctef. Fragm. Plin. I. 7 , c. z , Solin. cap. 44. Pomp. Mel.l. 1. Augujl. ferm. 57. ad Fratres in Eremo. (t) Plin. I. 7, cap. 1.  jjo Le nouveau Mais quand même on feroit affez témêrairsf pour douter de ce que des auteurs fi éclaire's nous ont tranfmis, pourroit-on fe défendre d'ajouter foi aux relations moderrres des ifles occidentales, quiconfirment les te'moignages de ces auteurs anciens ? Elles nous apprennent qu'il y a encore aujourd'hui des hommes dont les oreilles monftrueufes leur pendent jufqu'audeffous des épaules, & qui prennent plaifir a les alonger a leurs enfans par des poids qu'ils y attachent; qu'il y a des pays (O oü les hommes ont des mamelies qui leur tombent jufqu'aux cuiffes, en forte qu'ils les lient autour de leur corps, quand ils veulent courir: qu'il y a, dans la Guyane , des hommes qui n'ont point de tête; qu'il y en a dans d'autres pays , les uns qui ne mangent point, les autres qui n'ont qu'une jambe & un pied très-Iarge; d'autres qui font d'une hauteur & d'une groffeur ïncroyables; tel que Ie roi de Juda, qui, ayant . depuis peu chargé les francois qui commercent fur cette cóte de lui faire faire un habit en France, ne put jamais mettre celui qu'on lui apporta, quoiqu'on en eüt pris la mefure fur un muid. (i) Joan. de Lacf. Ind. occïd. lib. 17, cap. 7, Waker Ralegh in defcrivt. Guyana.  le N/ouveatj bomer la le cours ordinaire de Ia vie humaine, 5ui de cette forte eft bien plus naturel que Ie cours d'une vie dont la longueur eft fi peu commune. Ne peut-on pas conclure de la que nous commen£ons a vivre trop tard , c'eft-adire , que nous n'entrons point dans Ie monde affez tót, & qu'on diffère trop de nous con^ fier Ie maniement de nos biens & les emplois de la république ? Si on vouloit changer la forme ordinaire de I'éducation des enfans., & les accouturner de bonne heure au commerce du monde, au manége de la pohtique , aux affaires & aux foins domeftiques , fans leur faire perdre les premières années de leur vie dans des études ftériles, les hommes , dont la vie eft fi courte, pourroient alors jouir d'une vie un peu plus longue. Selon les anciennes lois romaines, on nepouvoit polféder' de magiftrature qu a trentecinq ans. Augufte jugea a propos de retrancher cinq années, & déclara qu'il fuffiroit a 1'avenir d'avoir trente ans. N'auroit-il pasbien fait d'en retrancher encore dix ? En vérité nous fommes k vingt ans a peu prés ce que nous ferons tout Ie refte de notre vie.. Après cet age, 1'efprit ne fe développe plus; feulement 1'expérience s'accroït & les paffions, s'affoibliifent; & il eft faux que dans la fui.t@  öütllT E' B« 363 Ta me fe déploye , 1'efprit s'augmente, & fe jugement fe fortifie. Recueillez toutes les belles aétions des héros anciens & modernes , vous verrez que Ia plus grande partie de ces aétions mémorables ont été faites par de jeunes gens qui n'étoient pas encore parvenus a leur trentième année, Alexandre , Annibal, Scipion , le prince de Condé , fe font immortaüfés avant cet age. Les plus célèbres ouvrages d'efprit ont été enfantés par de jeunes écrivains. Plus on vit , plus on apprend ; mais la vivacité , 1'émulation , Ie courage, la vigueur, la fermeté , les graces, & Fenjouement diminuent» Enfin je trouve que Fhabitant de Tilibet fait un calcul très-jufte , lorfqu'après avoir fupputé le temps que nous perdons dans Fenfance , celui que nous emporte une longue éducation, celui qui nous échappe pendant Ie fommeil , & celui qui eft triflement rempli par les maladies, le chagrin, 1'ennui, & enfin la vieillefte, il conclut que ceux qui parmi nous parviennent jufqu'a Fage le plus avancé , n'ont pas vécu vingt années complètes. Le mépris que les tilibetains font du fommeil, me rappelle un beau paftage de Plutar gens-la dérobent toujours la moitié de ct  G ü t r. i v e k, 35^ ttn fiècle entier, comme faint Jéröme Ie rapporto de faint Paul hermite, & de faint Antoine. C'eft aufli de cette manière qua vécu le noble vénitien Louis Cornaro, qui fut toujours fain & robufte jufqu'a 1'age de quatre-vingt-feize ans., qu'il mit au jour fon livre des avantages de la vie fobre, fur lequel j'ai formé le deflein de publier un jour des commentaires, dont chacun pourra faire ufage , fuivant fon idiofyncrafie ou tempérament particulier, J'y ferai voir la vérité de ce que dit Celfe (1) : Ignavia maturam feneciutem , labor longam adolefcentiam reddit, & j'appliquerai au corps humain ce que Virgile dit de la renommée; Mobilitate viget, vlres acquirit emdo. Je ne manquerai pas de citer aufli ces admirables lois de fanté qu'obfervent les lêtalifpons, & que je préfère aux lois des douze tables. Si quelqu'un regardoit comme chimérique ce que vous rapportez du rajeuniflëment régulier de ces infulaires, je les renverrois a la favante diflertation de M. Begon, médecin au Puy en Vellay, imprimée en 1708. L'auteut y cite 1'exemple de plufieurs perfonnes qui (1) Celf. Ub. i, cap. s.  3 7^ AVERTISSEMENT. fera auffi reconnoiffable ici que dans la vieille & infidèle traduftion du fieur de Lagénefte, dont les vifions n'ont pas laiffé d'être lues. II ne tiendra pas ici un langage fale &groffier; lony verra moins d'extravagances; il ne reffemblera plus aux bouffonneries des halles & des quais. Je crois auffi, fans préfomption , que la diaion fera plus pure que celle d'un écrivain qui s'énoncoit mal, même pour les commencemens du fiècle paffé; & qui, en un mot, n'a donné dans fa langue qu'une idéé, auffi baffe qu'injufte, d'un auteur eftimable par mille endroits. , Cet ouvrage eft d ailleurs tout différent de celui de Lagénefte, par le choix & 1'arrangement des différens morceaux, & fur-tout par la forme & Iq plan général.  V O Y A G E S RÉCRÉAT1FS du chevalier D E QUÉVÉDO. LIVRE PREMIER. Fifite des petites maifons de Vamour. Ij es voyageurs pafient communément pour menteurs. Je fuis perfuadé qu'il n'y a point de règle fans exception , en cette matiere, comme en toute autre. Le principe concerne les nobles aventuriers qui ont porté les armes dans les troupes de tous les fouverains connus, A a iv  37<5 VOYAGES RECREATIES Sc qui ont fait par-tout des prodiges de valeur j qui ont parcouru les Indes orientales & occidentales, les déferts de l'Afrique Sc de Ia Tartarie ; qui ont pénétré jufques dans les états du prêtte Jean, du grand & du petit Thibet; qui ont paffe & repaffe la ligne , & qui ont fait neuf ou dix fois le tour du monde. Qu'on ne s'at-. tende pas a des détails aufli curieux, en lifant mes voyages; je n'ai jamais aimé a changer d'air. J'aurpis craint le froid en allan.t du cóté du nord, & j'euffe encore éu plus de fujet de crai.ndre, en expofant ma tête, qui n'eft pas des plus faines, aux coups du foleil du midi. Je ne fuis hardi que prés de mon foyer, comme. les chiens de garde , & je n'ai voyage' que dans nos provinces, Que ceux qui aiment le récit des grands événemens ne me lifent pas j je les en difpenfe: je n'aime pas les admirateurs a bouche béante & a longues oreilles. Tous veulent être goutés de leurs femblables ; & faime mieux plaire a. un fou, qua mille fots* En unmot, chacun a fon goüt; le mien me porta a voyager dans la proyince de la Manche Sc dans le vpifinagedu Toboxo.De tout temps cette contrée a été célèbre par les folies amou-. reufes de fes habitans, Soit curiofité, foit fym-. pathie, je commencai mes courfes parrla; j'eus; ^ffez de bon fens pour ne prendre ni cpmpa-r  »e Qüévépo, Liv. ï. 377 gnons ni témoins. Je partis même de nuit, & il n'eft. pas bien décidé que je fuflê parfaitement éveülé. Quoi qu'il en foit, j'entrai dans un bois touffu. Après 1'avoir parcouru durant quelque temps, je defcendis dans un vallon, ou plutöt dans une gorge très-ferrée , qui, après bien des tours & des détours, débouchoit dans une prairie enchantée. Pour s'en former tout d'un coup une idee qu'on fe repréfente un' lieu plus riant & plus agréable que n'en ont jamais feint ces poètes écoliers , qui, jetant leur premier feu fur les vallons & fur les ruifTeaux, fans être plus cou-* lans, paffent enfuite aux Indes, en raviffent tous les tréfors, & en furchargent leurs mufes, qui n'en deviennent pas plus riches. J'apercus deux ruifTeaux, 1'un d'eau douce, & 1'autre d'eau arnère, qui couloient avec ce murmure monotone, qu'on ne fe laffe pourtant pas d'entendre, & qui fembloient participer au fentiment que tout refpiroit dans ces lieux. L'Amour fe fevvojt de ces différentes eaux pour la trempe de fes. flèches , comme je le compris a la manoeuvre des ouvriers qui bordoient les rives. A toutes ces marqués, je crus, pour un moment, me trouver dans les célèbres jardins de Chypre , & je cherchois déja cette ruche mémorabied'oü {ortit 1'abe.ille  578 VOVAGES RECRÉATIFS toméra.re qui piqua dom Cupidon, & qui donna lieu au teudre Anacréon de faire une fi dévote complainte. Ce qui s'offrit au même inftant a mes regards , fortifia cette perfuafionj j'apercus dans le milieu de la prairie un palais merveilieux, dont le portail étoit d'une archiiedure élégante & majeftueufe, de 1'ordre dorique, avec piédeftaux, bafes, colonnes, corniches, chapiteaux, architraves, frifes, & tous les autres ornemens qui pouvoient embellir une facade. Mille trophées d'amour, ingénieufemeqt imaginés, formoient des bas-reliefs admirables, qui, joints a des grotefques amufans, tragoient rhiftoire aux yeux en décorant le palais , & repréfentoient quelque myftère. Sur un bouclier d'une forme bizarre, qui pendoit entre les chapiteaux des deux colonnes principales, on avoit gravé ces vers en lettres d'or; Voici 1'agréable féjour Ou le juge éclairé des graces Décerne les premières places Aux cceurs les plus épiis d'amour. La diverfité du marbre qui compofoit 1'édifice, & les couleurs faillantes qu'il ralfembloit, frappoient infailliblement la vue de tous les paiTans. Le palais étoit vafte, & les portes en étoient ouvertes a tous ceux qui vouloient %  t> e Quévédo, Liv. I. y]$ entrer, quoique le nombre en fut infini. Une femme d'une rare beauté faifoit 1'office de portière; fon vifage avoit quelque chofe de doux & de majeftueux, dont aucun mortel ne pouvoit fe défendrejfa taille élégante,& toutes les parties de fon corps, exaêtement proportionnées, étoient embellies des vêtemens les plus riches & du meilleur goüt: elle étoit telle, en un mot, par fa figure & par fes ornemens, qu'elle faifoit fur tous les coeurs la plus vive impreffion ; car une perfonne mal mife eft comme la faufle monnoie , qui n'a de cours que pendant la nuit, ou comme une épée qui rie fauroit blelfer tandis qu'elle eft dans le fourreau. Je m'imaginai que c'étoit la Beauté même , & je crois ne m'être pas trompé. Elle ne refufoit le palfage a perfonne, & perfonne ne prétendoit a rien de plus qu'a la voir. Moi , qui avois des yeux aufli faits pour ce fpeétacle que qui que ce foit, je m'approchai; êc profitant de la liberté qu'on accordoit , j'entrai dans la première cour ; j'y trouvai une multitude infinie de perfonnes , avec lefquelles je fis d'abord nombre. Toutes étoient fi différentes de ce qu'eiles avoient été, qu'a peine quelques-unes pouvoient fe reconnoïtre. Leurs vêtemens mêmes & leurs équipages étoient changés, leurs vifages devenus mélancoliques,  380 VoYAGES RSCRèATlFJ fombres, rêveurs , & d'un jaune a effrayer* Telle eft la couleur qu'Amour fait porter k fes vaff/aux, comme dit Ovide dans fon Art d'aimer» Sc le Camouens dans fa Lujïade. Je remarquois tout avec attention, quand un homme d'une figure étrange.tout couvert d'yeux& d'oreilles, & très-fin en apparence> fendit la foule. Je lui demandai avec empreffement, de peur qu'il ne me pre'vïnt, qui il. étoit, & ce qu'il faifoit lè. « Pourquoi ces, » queftions inutiles? me répondit-il. Vous me. » connoiffez fort bien; & fi vous ne me con» noiffiez pas, vous ne feriez pas ici. Quoi» que je contribue beaucoup k augmenter Ie » nombre des malades, 8c des frénétiq.ues que. » voici, je fuis leur gardien; je ne fers qu'a. » les chatier ,8c non k les guérir. Je fais plutöt » empirer leur mal & paroitré leur ignoniinie* » comme la peine qu'on prend k raccommoder » un habit ufé, ne fert qua montrer davantage =» la corde. Si, vous voulez favoir ce qui fe " paffe dans cette maifon, ne m'interrogez pas ; »■ c'eft un miracle quand je dis. la vérité > Puif* » que j'agis alors contre nature, & que je » cefle d'être ce que j'étois. Je fuis un grand » fabricateur de nouvelles , & j'ai toujours, » mille fables k conter. Mais voyez vous d'ici « les appartemens ? Vous n'avez pas befoia  be Quévédo , L t v. L ^Öf de guide dans un lieu oü vous avez quel» que privilege, & bien des amis: vous pou» vez aller feul ». La-deflus il me laiffe, & je profite de la liberté qu'il me donne. Après avoir traverfé une première cour, ou les fous erroient péle-mêle , fans qu'on put diflinguer a la pifte, comme on dit, quelle étoit la bete, le premier appartement que je trouvai étoit rempli de perfonnes du fexe de toute elpèce. II y a des femmes en ce lieu! m'écriai-je , fans en nommer aucune cependant, & tout attrifté de leur fort ; non fans raifon , puifqu'elles étoient précifément dans le quartier le mieux fermé , & relferrées comme des furieufes. Cependant elles obéhToient avec docilité au fupérieur de la maifon, fans réfléchir qu'eiles dufTent tirer leur guérifon des peines qu'il leur faifoit fouffrir. L'une fe défoloit d'être fille, 1'autre brüloit pour un cavalier qu'elle n'ofoit nommer; celle-ci écrivoit une lettre de cinquante doublés, griffonnoit des efpèces de lignes qui fe croifoient & fe recroifoient en tout fens, formées de hiéroglyphes ou de caraétères indéchiffrables, pour avoir occafion de les lire plus fouvent & de les méditer plus long-temps : celle-la demandoit une férénade a fon galant ; ce qui étoit Ia même chofe que de le prier d'annoncer a  382 VoYAGES RECREATIES tout Ie voifinage qu'il 1'aimoit, & d'inviter k fon de trompe au triomphe de fon amour» L'autre difoit a fon amant, qu'elle étoit fon amante, mais qu'il ne demandat & n'efpérat rien de plus: celui-ci répondoit qu'il fe conformeroit a fon intention ; & elle le croyoit. Quelques-unes vouloient fe maner a leurs laquais, d'autres a des hommes mariés; celle-ci étoientrenfermées a part, & mifes au nombre des incurables. ]1 y avoit parmi elles des perfonnes de la première qualité, & des prudes des plus fières. D'autres ne refpiroient que les douceurs & les cajoleries , femmes de lettres, & précieufes minaudières, dont la plus grande partie r.'étoit occupée qua écrire des billets doux 3 métier oü elles étoient paiïe'es maitreiffes , & qu'eiles fanclifioient par les formules d ecritures les plus pieufes, telles que Dieu vous garde ; le feigneur bénijfe Ventreprife; fur-tout quand il s'agnToit de ces lettres larrones & homicides , qui demandoient le cceur ou la bourfe, & qui ne fe contentoient que de réponfes effeaives en bonnes efpèces. Car c'eft a ce prix que font les faveurs de ces doucereufes; graces de jubilé, qu'on ne gagne que par des fatisfadions préalables. Prefque toutes les folies de ce quartier parIoient fans ceffe, la nuit comme le jour; plu-  de Quévédo, Liv. I. jgj Cêurs cependant ne s'accufoient que de trop* <3e réferve. II y en avoit qui étoient paffionnées les unes pour les autres; elles fe donnoient le bras pour fe promener, fe faifoient des cadeaux , & vouloient être aimées fans partage. Elles extravaguoient véritablement; néanmoins on leur lailfoit la liberté, paree que cette forte de folie n'a point de fuites. Il y avoit une grande affluence de monde,dans cette partie du quartier, paree qu'aucune de celles qui 1'habitoient, cherchant.fans doute a fuppléer a la qualité par le nombre, ne Te contentoit pas de moins que de trois ou quatre amantes. Le mal de ces folies , & de toutes celles qui rempliffbient le refte de ''appartement , provenoit de 1'oifiveté , & du temps employé a jafer plutöt qu'a coudre; car partout oü les femmes font oifives, amour ne 1'eft pas, comme 1'a dit le bon Pétrarque, en décrivant le triomphe de cet enfant malin, & avant lui le rigorifte Sénèque. II y en avoit la qui n'étoient pas fi folies pour leur intérêt qu'on fe 1'imaginoit; & telle, fur le feul fond de fon air précieux, touchoit plus de lettres de change qu'aucun banquier de Gènes , ou qu'aucun traitant de Francs. Quelques-unes au contraire mettoient beaucoup a la banque, & én tiroient peu ; de forte.  3 qui ne favoient oü ils iroient diner, & qui refroidiffoient terriblement leurs dulcinées, en ne leur donnant d'autre régal, que Ie fpectacle de leurs courfes étourdies; en forte qu'on pouvoit bien dire dès lors, comme aujourd'hui, qu'il y a peu de têtes faines en cabriolets. Cornbien qui n'avoient pas de pain, & que Ia chair tentoit! J'en vis un qui, voulant fe donner pour amoureux bel-efprit, alloit fe faire diéter des billets doux; & un malin lui faifoit écrire en ftyie plus le'ger, qu'il n'étoit qu'un fot. Les autres vouloient qu'on füt épris de leur jolie figure, fiers de leurs beaux cheveux, de leur frifure a la dernière mode , de leurs jambes tournées a leur fantaifie , & dont ils avoient placé les mollets pofüches comme ils avoient voulu, déguifant en mille manières quelque chofe de pis qu'un hömme mal marié, c'eft-a-dire, un diable en pourpoint, qu'on reconnoït toujours a la corne, & afiez fots pour ne pas concevoir que tout mari perd fon temps, quand il veut plaire a une femme qui a elle-même la paffion de plaire. Je vis un de ceux-ci, guerrier de 1'autre fiècle, & guerrier de Cypris, qui, ayant tenu  DE Q ü £ VÉ D O , L I V. I. 3pp fes mouftaches en papillottes toute la nuit, plus gêné que le mulet qui ne dort pas le frein a la bouche , auffi embarraffé qu'un ours en mufelière, les produifoit enfuite en public fous les aiies d'un vafte chapeau qui leur fervoit de dais. Prefque tous portoient le hauffecol, & avoient la tête environnée de rubans; ce qui la faifoit paroïtre comme les petits anges peints dans les églifes , avec des aïles fous le menton -, & tout leur corps , comme un patron de paroiife, orné par les dévotes du village, ou comme ces figures d'émail qu'on conferve en boites , avec le pourpoint , le collet, & tous les ajuftemens a 1'antique. Quelques-uns étoient auffi difTormes que les plus plaifans grotefques. La plupart des fous damerets étoient pourfuivis par des créanciers; mais ils trouvoient une fauve - garde aifurée dans le chapeau vert , qui a la vertu merveilleufe de les rendre fupérieurs a des armées entières de records , & qui ne craint ni corde ni prifon. II y eut un de ceux-ci qui me divertit beaucoup; c'étoit un nouveau NarchTe, amoureux de. foi-même, au point de fe paffionner en fe voyant au miroir , & d'embraifer fon ombre. Content de lui feul , il difoit qu'il étoit bien éloigné de vouloir fe maner. II fe croyoit tant de charmes, qu'il lui paroilfoit que les oifeauxa  4Ö0 VOYAGES KÉCKÉ ATIFS épris de fa figure , s'arrêtoient au milieu dé leur vol, pour avoir Ie plaifir de le confidérer» Un jour qu'il avoit vu , ën paflant dans la rue, la mule d'un médecin , rongeant fon frein , ruant, hennilTant, & tournant fouvent la tête en arrièrej il dit a fon valet : << N'as-tu pas remarqué comment toutes les créatures, juf» qu'aux mules mêmes , me font les yeux i> doux ? 53 II y en aVoit d'autres, grands amis de Ia pipe & de la roquille, qui, par leur humeur grenadière & en vantant leurs exploits, vouloient infpirer de Tamour, fans rérléchir que Ia plupart des femmes font naturellement mignardes öu peureufes; & que celles qui affectionnent le plus les armes , n'aiment guère I'épée ni Ie moufquet, mais feulement les drapeaux eririchis de broderies, & le*s braffelets d'or. Plufieurs de ceux-ci portoient des chapeaux d la facré-mon-ame, & les nommoient Gabiom de la tête. lis les tenoient ombragés de panaches, qui étoient toüt ce qu'ils avoient de terrible. J'en ouïs un , a qui 1'on vouloit faire mettre I'épée a la main , répondre qu'il s'abftenoit par dévotion de fe batrre trois jours" de Ia femaine, & qu'on étoit heureux de fe prendre a lui un des jours que fa religion gêhoit fa valeur. J'en vis plufieurs , qui, reclus tout  de Quévédo, L i v. I. 401 tout le jour, ne fortoient que la nuit, femblables aux chauves - fouris , & aux finges de forciers, ou plutöt vrais chats de gouttières, dont 1'amour nocturne & lunatique ne s'accommode que des ténébres ou de la fombre Iueur de Vénus. J'en vis d'autres qui aimoient précifément, paree qu'ils voyoient aimer. Ils parcouroient les lieux d'affemblée & de promenade tous les jours de fêtes, pour y.prendre de 1'amour, & ils en faifoient des jours d'un travail fingdier. Ils alloient de ftation en ftation , comme les pièces d'échecs vont de cafe en cafe, fans pouvoir attraper la dame. Parmi eux, les uns exprimoient bien des fentimens qu'ils n'avoient pas; d'autres au contraire en avoient beaucoup , qu'ils n'exprimoient pas. Je portai grande compaffion a ces fous muets, Sc je leur euffe volontiers confeillé de s'amouracher de quelque devine; mais comme les fous n'entendent rien, moins encore les bons confeils qu'autre chofe, je les réfervai pour moimême. Les préfomptueux, croyant que 1'amour eft comme le tonnerre qui frappe toujours les lieux élevés, brüloient pour des perfonnes d'un étage fi haut, que jamais ils n'y parvenoient. La cour eft pleine de cette forte d'amans qui ne fe propofent que des amantes du premier Cc  «J02 VOYAGES RÉ CRÉATIES vol , fans autre avantage que leur prétendu mérite peu étoffé, & qui annoncent, du plus lom qu'on les voit, qu'ils portent fur eux tout ce qu'ils pofsèdent. Les modeftes , fous de fens & de jugement, indigens pour la plupart, fe contentoient de femmes qui ne faifoient que redoubler leur indigence. Les prodigues s'épuifoient tous les jours en largeffes qui ne leur procuroient ni gloire ni plaifir; & les lézins procédoient encore plus chimériquement, prétendant fe procurer 1'un & 1'autre fans tant de facons. Il y avoit des fous, aufli bien que des folies de toutes les claffes. Les fous mariés avoient leurs époufes avec eux. Ils étoient moins furieus que les autres. Quelques-uns fe rendoient redoutables pour fe faire aimer; mais ils fe trouvoient fouvent trompés , & contraints de changer bientöt: au lieu de fiers lions-, ce n'étoient plus que de doucereux agneaux qui devenoient aufli fouples qu'ils avoient été arrogans. II y en avoit beaucoup de ceux-ci, quis faifant tout ce que vouloient leurs femmes, leur donnoient lieu de ne rien faire de ce qu'eux-mêmes défiroient. Ils difoient pour leurs raifons, que la femme eft comme la paille, qui, laiflee en plein air & dans fon état naturel, fe conferve long-tempsj & qui, plié©  de Quévédo, Lïv. I. 403 8c reflerrée entre les murs, fe ruine & fe gate elle-même; ou comme des oranges de la plus belle apparence, qui, prelTées, ne rendent que 1'amertume dont elles font pleines. Queiques-uns faifoient des bonnes amies de leurs femmes , des amies meilleures encore pour eux ; quelques autres avoient pour commères , en effet auffi bien que de nom, les mères des enfans dont oh ne les croyoit pas pères* Un, entre autre, répétoit fouvent qu'il n'y avoit rien de plus accablant que de voir une époufe auprès de foi a toute heure & a tout moment; quelle étoit plus infupportable que les catarrhes Sc que la fièvre chaude , puifqu'on fe délivroit de ces incommodités par le fecours de la médecine, Sc qu'on ne fe délivroit de la femme que par la mort. « Je fuis, ajou» toit-il,du parti de ceux qui fe fervent tou» 33 jours du terme de marier Si non d'époufer ; 33 paree qu'il n'y a rien en effet qui expofe >> plus a être marri Sc repentant, que le ma33 riage, Sc qu'il n'y a point d etourderie qui » foit une matière plus abondante de regrets, ,> Vous connoiffez peiit-être un endroit de » Caftille, dont le nom fignifie époufer: jamais 33 je n'ai voulu paffer par-la, a caufe du nom 30 feul; tant j'ai horreur de la chofe » l Je prenois plaifir a entendre ce fou, rav* C c ij  404 VoYAGES R ÉCRÉATIFS d'apprendre ce qui fe paflbit entre femme & mari. Je lui repréfentai cependant , parlant religion, que le mariage étoit une image de l'union du rédempteur avec fon églife, dont il eft le chef; que le mari eft pareillement le chef de la femme, & que Dieu, en lui impofant le fardeau de cet état, lui a donné une compagne pour 1'aider a en foutenir le poids. « Après tout, repris-je, le monde ne peut fe 35 perpétuer que par la femme , & il eft bien is plus raifonnable de s'attacher a fon bien » propre, qu'a un bien étranger, puifqu'il n'y 33 a qu'un fou qui négligé fon champ , pour 33 cultiver celui de fon voifin. L'inclination qui 33 nous attaché a notre propre femme , ajou33 tai-je, a le pouvoir qu'eut ce roi fameux, » de changer en or tout ce qu'il touchoit; & »> jamais 1'on ne s'eft ruiné plus vite que par 33 les difientions domeftiques. De plus, fi les 33 hommes diftimulent les fottifes d'un ami, » s'ils mettent leur honneur & leur courage * a fupporter, fans s'abattre, les douleurs les 37 plus violentes ou les plus longues infirmités, 35 ne feroient-ils pas encore mieux de fouffrir >» avec la même conftance une femme qui » vient de la main de dieu, & dans le choix >> de Iaquelle on ne fe tromperoit pas, ü 1'on ** confultoit la voix di les yeux du public plus  ce Quévédo, Liv. I. 405» que les fiens propres? II faut même con33 venir, que s'il y en a d'auffi méchantes qu'on » dit, eelt fouvent par la faute de leurs maris, 3j qui ne leur fournilfent pas ce qui convient » a leur état; car une femme dans le befoin » eft comme une place dépourvue de muni30 tions & a demi ruinée. Mari qui négligé 33 fa femme , négligé fon honneur; & qui va 33 chercher fortune dans la maifon de la voi33 fine, enhardit le larron a venir a la fienne, 33 comme a un bien abandonné. Ne feriez»3 vous pas, repris-je, du nombre de ceux qui 33 recoivent le mariage, & non le facrement, 33 & qui, prenant le cheval , abandonnent la » charge qu'il portoit? J'ai vu trés- peu d'époux 33 qui n'ayent été qu'un cceur, comme ils n'é33 toient qu'une chair, d'auffi bonne intelli33 gence dans lespeines que dans les plaifirs, & 33 lorfqu'ils avoient la liberté d'époux; que 33 quand ils avoient les défirs d'amans. D'oü » je conclus en finiftant mon fermon , dont 33 vous profiterez autant & auffi peu qu'il vous 33 plaira , que les mariages d'aujourd'hui 11e 33 font que des contrats d'adjudication , oü il 33 ne s'agit que de vendre & d'acheter, pour »> lever boutique enfuite , & fe tromper 1'un 33 1'autre ». C'eft ainfi que je moralifois ce fou, en cela auffi fou que lui. Mais lorfqu'il C c iij  de Quévédo, Liv. I. 41* affez, en gata les eaux: qu'on devine comment. Je me divertis beaucoup a voir ces plaifans perfonnages faire leurs patrones de celles qui n'aimoient pas leurs dévots , & célèbrer des graces qui leur faifoient connoïtre clairement qu'ils ne leur étoient nullement gracieux. Les amoureux tranfis alloient & revenoient, perpétuellement occupés de leurs belles 5 ils couroient les rues le jour, s'arrêtoient fous leurs fenêtres la nuit. Les uns parloient aux fervantes, pour être introduits en quahté de valets-, les autres graiffbient la main aux furveillantes , pour être admis aux privileges des furveillans; tous avoient les mains pleines de lettres & de billets, & ils étoient auffi chargés d'anneaux, de rubans, de colliers, que des clinquailliers favoyards. II y avoit un de ces fous qui n'avoit jamais dit un mot a fa maitreffe, qui ne la pouvoit voir qua certaines fêtesde 1'année, telles que la nuit de Noël, ou du Jeudi Saint; encore tout ce qu'il pouvoit obtenir alors, étoit de lui parler par figne comme un muet, réduit a ruminer en lui-même fes projets chimériques, femblable a un mulet bridé qui voit le foin au rateher. II y en avoit tels, qu'une fervante rufée les  de Quévédo, Liv. ï. 41$ être parfaitement inconnus. Mais Ie plus fouvent ils ne cachoient leur jeu qu'a ceux quï ne vouloient pas les voir. On avoit cependant des déférences infinies pour eux, & de fi grands ménagemens, qu'il étoit bien rare que perfonne mourüt de ce mal. Ils avoient la liberté de donner des fêtes a la campagne; ils étoient maitres abfolus dans les parties de promenade & dans les rendez-vous de comédie; & le feigneur époux , honnête homme d'ailleurs & bon croyant, ne manquoit pas d'une amie qui Temmenat de fon cóté. II y avoit deux fortes de fous parmi les amans des veuves: les uns n'étoient point aimés, & fe mettoient en efclavage a pure perte ; les autres au contraire, que je ne qualifierois pas de fous (fi 1'on pouvoit aimer fans 1'être ), tiroient plus d'avantage de leur inclination > que de la plus riche femme, & ils n'étoient jamais troublés dans leur bonheur, que par quelques frères ou neveux de la veuve, quï craignoient fon mariage. Les fous paflionnés pour les perfonnes libres étoient ceux quï paroifibient fouffrir le plus. Ils étoient pales, maigres,& defféches, fi exténués, qu'on les eüt pris pour des grillons qui ne font ni chair nï poilfon : la plupart étoient des jouvengeaux du yoifinage, d'abord galans ajoujous, puis rodo*  416* Voyage s récréatifs monts & ferraüleurs. II y en avoit d'autres a leur cóté, qui paroifi'oient plus gais & plus contens : c'étoient ceux qui employoient a leurs conquêtes 1'amour & 1'argent tout enfemble, & qui par conféquent manquoient rarement leur coup , puifqu'ils étoient doublement armés; & que pour ces princefles il ne peut y avoir d'armes oflenfives plus triomphan* tes que celles d'or, comme il n'y a point de meiileurs écus que ceux de la grande forme. Les étrangers fondoient toutes leurs efpèces pour cette guerre; les patriotes les prenoient pour dupes. & croyoient avoir plus de priviléges: les belles fe moquoient des uns & des autres. Je terminai la mes obfervations; & tandis que je marchois lentement, regardant de toute part pour découvrir quelque nouvel apparte* ment, je me trouvai, fans y penfer, hors du vafte enclos qui renfermoit tant de chofes amufantes. On ne quitte qu'a regret fes femblables. Le chagrins'empara de moi quand je me vis hors de ce féjour agréable. Ce fut bien pis , quand , voulant y rentrer, il ne me fut jamais poffibie. Je ne pus même le voir, quoique je portaffe les yeux de tous cötés; & il parut anéanti pour moi. Les efforts que je fis inutilement, me causèrent a la fin beaucoup d'impatience. J'avangai au hafard, rêveur, chagrin, &  de Quévédo, Liv. f. 417 '8c de 1'humeur de ces perfonnes qui s'en prenhent au premier objet qu'eiles rencontrent, de tout ce qui contredit leur caprice. Ce contre-temps me fut plus utilequece que je prétendois; j'eus Favantage ineftimable de voir le monde a découvert & fans vöile. Fin du premier livre de Quévédoi Dd  42Q TABE E. vaiffeaux d la pourfuite de Mejax. Combat fanglant. Mejax viBorieufe eft blejfée , & meurt. Le vaiffeau mouille d une ijle. Danger oh l'auteur fe trouve , ioj Chap. IX. L'auteur fait naufrage & fe fauve dans un canot. Tl aborde d Vifte de Tilibet oü il eft fait efclave. Defcription des mozurs de ces infulaires; leur vie courte, & 1'ufage qu'ils en font, nj Chap. X. JJ auteur fe fauve de Vifte de Tilibet „ & monte fur un vaiffeau portugais qui reldche d une ifle. II eft pris par les fauvages qui fe prèparent d l'ajfommer & d le manger. Comment il eft délivré, 136 Chap. XI. Tandis qu'une partie de 1'équipage eft d terre, ceux qui étoient reftés fur le vaiffeau , levent l'ancre. L'auteur, avec plufieurs portugais, eft obligé de refter long-temps dans Vifte de Manouham. lis font aüiance avec une nation fauvage , 3 j- x Chap. XII. L'auteur deviént amoureux d'une} jolie fauvage. Ses entretiens avec elle & avec feri père, qui cenfure les mceurs européennes, - , 162 CHAP. XIIl! Combat des Kiftrimaux & des Taouaous. Ceux-ci remportent la victoire par le ff cours dis portugais. Difcc-un de l'auteur poup  T A B L E. 42 $ empêcher lefupplice des prifonniers. la paix eft, conclue entre les deux- nations, 187 seconde partie. Chap. XIV. L'auteur, avec tous les portugais , s'embarque fur un vaiffeau hollandois. La jeune fauvage , amoureufe de l'auteur , fê précipite dans la mer. II retrouve Harington , qui lui raconte ce qui lui eft arrivé dans Vifte des b.offus. ConftruStion d'une forge & d'un navire , 202 Chap. XV. L'empereur de Vifte des boffus vient voir le vaiffeau conftruit par les hollandois.. Leur départ. Combat naval, oü ils remportent la victoire , 220 Chap. XVI. L'auteur aborde d 1'ifle des Etats.. Defcription des différentes ifles de la terre de Feu. Ifles des poëtes, des géomètres, des philofophes , des muficiens , & des co mé diens , 2.31 Chap. XVII. Suite de la defcription des ifles de la terre de Feu. Ifle des médecins. Ifle des gourmands , 246 Chap. XVIII. L'auteur eft fur ie point d'être dévoré par des ours dans Vifte des Lêtalifpons-, Comment il eft recu par ces infulaires. Son féjour parmi eux, Ses entretiens avec Taïfaco j Chap. XIX. Queffion que Von fait d l'auteur  422 TABLE. cV fes réponfes. 11 apprend que dans Vifle des Lêtalifpons les hommes ont le privilege de rajeunir, 2y0 Chap. XX. Tdifaco explique d Vauteur les lois de fanté ètablies parmi les Lêtalifpons , - 278 Chap. XXI. Littérature des Lêtalifpons. Réflexions fur les vers rimés & fur les vers latins , 288 Chap. XXII. Defcription du village des cérébellites & des quatre clavecins. Rêception d'un nouveau cérebellite , 293 Chap. XXIII. Mceurs & gouvernement des Letalifpons. Ce qu'ils penfent ■ au fujet de la fou- ■ veraineté, 303 Chap. XXIV. Hifloire de Tdifaco & d'Amenofa , 314 Chap. XXV. L'auteur s'étant mis dans un canot avec fon compagnon , pour pêcher , rencontre un vaiffeau francois, fur lequel ils moment 1'un & 1'autre, pour retourner en Europe , 33f£ Continuation du traducleur , 34,5 Lettre du dobleur Ferruginer, d Vauteur, 347  TABLE. VOYAGES DE QUÉVÉDO. Jvertijfement, Liv. 1. Vifite des petites maifons de Vamour, 31$. Fin de la table»    XE NOUVEAU GULLIVER, O U VOYAGES DE JEAN GULLIVER, FILS DU CAPITAINE GULLIVER. jk...,—.—,^~—^n-tj~"--*-™r™^'rm*n —j PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Education de V'Auteur. Son inclination naturelle pour les voyages. Son apptication a Vétude. Son dégout pour la philofophie de Vécole. II èalance entre la profejjion d'homme d'afaires & celle d'homme de lettres. 11 tembar que pour la Chïne. J'ai obfervé que les enfans ont ordinairement les mêmes inclinations que leurs pères s  28 Le nouveau a moins que 1 education qu'üs ont re$ue n'ait changé en eux cette difpofition naturelle. Je fais ne'anmoins que les enfans ne reflemblent quelquefois qu'a leurs mères ; d'oü i! arrivé , par exemple, que le fils dun poëte eft fage, que Ie fils dun philofophe elt petit-maitre ou de'vot, & que le fils d'un voyageur eft fédentaire. Pour moi, je puis dire que je renemble beaucoup a mon père, non feulement par mes qualités exte'rieures , mais encore par Ie caraétère de mon ame; & fur ce fondement j'bfe me flatter detre vraiment le fils du célèbre capitaine Gulliver & de Marie Burton Ion époufe , dont la conduite a toujours pafte pour irre'prochable. Ayant été élevé dans la maifon de mon père, oü jentendois parler continuellement ce fes voyages & des admirables découvertes qu'il avoit faites dans les difFérentes mers qu'il avoit parcourues, je me fuis fenti, dès ma première enfance, un défir de voyager fur mer, que rien n'a pu rallentir. En'vain me peignoit-on quelquefois les dangers des tempêtes & des rencontres, & me repréfentoit-on les périls afireux oü mon père avoit été expofé ; Ia curiofité Pemportoit fur Ia cramte, & je confentois de fouffrir comme mon père, pourvu que je pufFe voir comme lui des chofes aufli merveilleufes.  Gulliver. 20 ÏI me trouva dans ces difpofitiöns au retour de fon troifieme voyage, qui étoit celui de Laputa; & charmé de voir en moi des inclinations fi conformes aux fiennes , il me promit de m'emmener avec lui au premier voyage qu'il feroit. Apparemment qu'il ne comptoit pas partirfi-töt; carn'ayant que quatorze ans, jetois trop jeune pour le pouvoir fuivre alors: auflï ne me tint il pas fa promeffe -, car peu de ternps après s'étant embarqué a Portfmouth le 2 aoüt 1710, il ne dit adieu qu'a ma mère , & me laiffa inconfolable de fon départ précipité. Jamais enfant n'a plus fouhaité que moi de devenir grand & d'avancer en age, non pour être a couvert des difgraces de f enfance, ou pour jouir d'une agréable liberté, mais feulement pour être en état de fupporter les fatigues d'un voyage fur mer , & d'être regu dans un vaifleau. J'allois au collége malgré moi: que m'importe, difois-je quelquefois en moimême, d'apprendre des langues qui ne me feront jamais d'aucun ufage ? Les indiens, les 'chinois, les peuples du nouveau monde feront ils plus d'eftime de moi, paree que je faurai Ie grec & le latin ? Que ne puis-je apprendre plutöt les langues de 1'Afie , de 1'Afrique, ou de l'Aoiérique ? Cela me feroit fans  5 Le nouveau doute plus utile. Malgré ces réflexions, qui me caufoient quelquefois du dégout, je ne laifTai pas de faire mes études avec fuccès. Celle qui me rebuta le plus, fut Ietude.de Ia philofophie telle qu'on 1'enfeigne dans les univerfités. Le fameux profefleur fous lequel j'étudiois, nous débitoit gravement que la logique de 1'école étoit abfolument néceiïaire pour toutes les fciences , qu'elle dirigeoit 1'efprit dans fes opérations , & lui donnoit une juftefle a laqueüe on ne pouvoit atteindre fans elle. II faifoit méme foutenir des thèfes fur eet article. Cependant il raifonnoit luimême fi mal en toute occafion , & toutes les opérations de fon efprit grolïier & matériel étoient fi ma! dirigées, qu'on peut dire qu'il argumentoit fans ceffe contre fa ridicule opinion. La métaphyfique me parut plus propre a rendre 1'efprit fee & ftérile , qu'a lui donner de la précifion ; je n'en pouvois foutenir les extravagantes fubtilités. La morale, qui eft faite pour le cceur, étoit mife en problêmes Sc en queftions épineufes. A I'égard de Ia phyfique, on en apprend fi peu dans 1'école, que le fruit qu'on en retire ne vaut pas le temps qu'on y confacre. L'étude des livres de Defcartes & de Newton, & de quelques autres philofophes  Gulliver. rnodernes, eft, felon moi, le meilleur des cours de philofophie ; on ne s'y gate point 1'efprit par un barbare tiftu de diftin&ions fcolaftiques. Aufll je puis dire que le peu de philofophie que je fais , je 1'ai puifé dans ces livres , & 1'ai beaucoup augménté parl'oubli de tout ce que le collége m'avoit appris. Je m'appliquai extrêmement, pendant Ie cours de mes études 3 a la géographie; par-la, ne. pouvant voyager en erret, je voyageois en idée. Je lifois avec avidité toutes les relations des pays étrangers , qui me tomboient entre les mains. Je faifois mille queftions a ceux qui avoient parcouru les mers, je m'entretenois fouvent avec des matelots, & la vue d'un vaifleau & de tous fes agrès excitoit en moi des mouvemens indélibérés, femblables a ceux d'Achille a 1'afpecl d'une épée ou d'une lance. Ma mère, qui fe voyoit chargée de plufieurs enfans avec un revenu médiocre, m'excitoit a chercher avec empreflement quelque petit emploi de finance. Elle me mettoit devant les yeux 1'exemple d'un grand nombre d'opulens Sc fuperbes financiers , dont Ia modeftie prudente avoit d'abord accepté les plus minces Sc les plus humiliantes commiflions. Mais quelque chofe qu'elle me put dire , elle  32 Le nouveau ne pouvoit me perfuader d'embrafler un état incertain & peu honoré, oü la friponnerie n'eft pas toujours heureufe , & oü 1'on court rifque de paffer une trifte vie , dans 1'infupportable dépendance d'une foule de maïtres plus impérieux que refpeclables , dont Pinconftance procure fou.vent a ceux qu'üs emploient le fort du malheureux & famelique (O Erefichthon. Si j'avois pu me réfoudre a une vie fédentaire, j'aurois , ce me femble, préféré a toutes lesautres profeflïons, celle d'homme de lettres. Voüs avez d'heureufes difpofitions pour les fciences me difoit un jour un aimable favant; la nature vous a donné de la mémoüre , de 1'intelligence , du génie, de la fécondité , & du goüt,vous pouvez,par le rare affemblage de ces qualités & par 1'exercice de vos talens , rendre de grands fervices a la république des lettres, & faire honneur a votre nom & a votre patrie. Vous favez quelle confidération on a dans ce royaume pour les" perennes qui fe diftinguent dans les fciences. L'Angleterre devient de jour en jour le fiége glorieux de 1'empire des beaux arts & de toutes les connoifTances curieufes. On ne voit point ici Ie philofophe profond, rhiftorien dofte & - (i) Voyez les Métamorphofes d'Ovide, liv. xj. judicieux ,  Gulliver. 35 judicieux, 1'écrivain délicat & fenfé, Ianguir dans une trifte indigence; les places dues aux favans & aux beaux efprits ne font remplies que par eux. Le mérite littéraire y eft toujours reconnu & récompenfé, Embraffez, mon cher Gulliver,un étattranquille & honorable, oü , fans acquérir la richefle immenfe d'un partifan, vous obtiendrez celle qui, par fa médiocrité , eft plus digne d'un honnête homme. C'eft ainfi que j'étois preflé tour a tour d'embrafler la profeflion d'homme d'affaires ou celle d'homme de lettres. Quelle différencc néanmoins entre ces deux états ! L'un brüle d'amafler des richefles , 1'autre ne fonge qu'a acquérir des connoiflances; l'un fait fortune, 1'autre ne fe fait qu'un nom; l'un s'enrichit de la dépouille des vivans, 1'autre de celle des morts ; l'un méprife également la fcience & les favans, 1'autre méprife plus les riches que la richefle ; l'un jouit de la vie, 1'autre vit après fa mort. L'année 1714, ayant alors dix-huit ans , une taille affez avantageufe, & un air robufte , je fis un paquet de toutes mes hardes; & fans prendre congé ni de ma mère, ni d'aucun de mes parens, ayant recueiUi un peu d'argents qui me fut prêté par de bons amis , & m'étant muni de quelques livres, je me rendis k Briftol, C  34 Le nouveau oü j'avois appris qu'un vaiffeau pret a mettre a la voile pour un voyage a la Chine, manquoit d'un fecond écrivain. Quoique je n'eufle ni expérience ni recommandation, je me flattai de pouvoir obtenir cette place; & dans cette vue je vins offrir mes fervices au capitaine Harington qui devoir monter cevahTeau. L'emploi n'étoit ni fort lucratif ni fort honorable; mais comme il me procuroit le moyen de voyager fut mer , il étoit devenu 1'objet de tous mes défirs. D'ailleurs je n'ignorois pas que plufieurs de nos plus célèbres- marins & de nos plus riches négocians avoient commencé par des emplois bien moins honnêtes. Je dis au capitaine que j'étois un jeune homme fans fortune, qui n'avoit pour toute reffburce qu'un peu d'éducation & beaucoup d'honneur ; qu'ayant fait toutes mes études avec afTez de fuccès , j'avois quelque intelligence ; que je me fentois une forte inclination pour les voyages de mer; qu'enfin je me croyois capable de 1'emploi que je le priois de m'accorder. Le capitaine , faifant peu de cas de ce que je lui difois de mes études , fe contenta de me demander fi je favois 1'arithmétique. Comme ma mère me 1'avoit fait apprendre dès ma première jeunefle , il me fut aifé de Ie contenter fur eet article. II me fit  GULLIVEK. 35 encore quelques queftions, auxquelles je répondis judicieufement & avec grace; en forte que , paroiffant content de mon efprit, de ma figure , & de mes manières , il m'accorda Ia place que je lui demandois. Ma joie fut extreme, fur-tout le jour que nous levames 1'ancre, qui fut le 3 o&obre 1714. Je m'appliquai d'abord a gagner les bonnes graces du capitaine & de tous les officiers, & a m'acquérir 1'eftime de tout 1'e'quipage. Quoique la figure d'un homme ne dovve être naturellement confidérée que par les femmes, il eft certain néanmoins qu'un jeune homme beau & bien fait plaxt généralement a tout le monde , lorfque les qualités de 1'ame re'pon'dent a celles du corps, & qu'il a de l'efprit & de la vertu. Je ne fais fi 1'on trouva en moi eet heureux aflortiment, & fi mon ex;érieur avantageux ne contribua pas autant a me faire aimer, que ma fageffe, mes manières pofies, & mon humeur douce , égale & complaifante. Le capitaine Harington me témoignoit en toute occafion de feftime & de l'amitié.. Mon application .& mon zèle par rapport a mon emploi, la facilité avec laquelle j'apprenois le pilotage , les raifonnemens fenfés que je faifois fur différentes matières , ma conduite prudente & circonfpeae, & le courage que Gij  ?S Le nouveau abordent d'ordinaire tous les vaifleaux d'Europe , pour y faire leur vente & leur cargaifon. II nous apprit qu'il y avoit aduellement un grand nombre de vaifleaux européens dans ce port, en forte que les marchandifes d'Europe s'y vendoient a vil prix, & que celles de la Chine, fur-tout la foie crue de Nanquin , y étoient fort chères ; il nous confeilla, pour cette raifon, d'aborder a un autre port, & de nous rendre a celui d'Emouy, dans Ia province de Foquien. Nous fimes re'flexion que ce port nous convenoit d'autant plus, que, fuivant 1'ordre de nos armatcurs , nous devions retourner par les mers du fud. Nous fuivïmes donc le funeHe confeil du capitaine Jefry, & ayant laifle 1'ifle de Macao & le port de Canton fur notre droite, nous entrames , vers Ie milieu de juillet, dans la mer de la Chine. Nous favions qu'il y avoit du danger a naviguer fur cette mer dans les mois d'aoüt & de feptembre ; mais nous efpérions arriver dans la rade d'Emouy au commencement du mois d'aoüt, & n'avoir point de tifons a efluyer. Ces tifons font des ouragans qui commencent ordinairement du cóte de 1'eft, mais qui font fouvent, en moins de quatre heures, le tour du  Le nouveau répondoit un terme commun , avec I'addition d'un autre terme , pour exprimer les degrés de Ia paffion ; ce qui faifoit 1'adverbe. Zindernein me rendoit vifite tous les jours , Sc étoit charmé du progrès que je faifois dans la langue babilarienne. Enfin au bout d'unmois jefus en état dem'entretenir avec lui: quelquefois l'expreflïon propre me fuyoit; mais comprenant ce que je voulois dire, il me la fuggeroit. D'ailleurs cette langue fe parle trèslentement, en forte qu'on a le temps de chercher les mots en parlant; la prononciation en eft fort aifée , paree que la langue eft trèsdouce: a 1'égard de f accent, je le pris peu a peu. Au refte, ce qui fit que j'appris promptement la langue babilarienne , eft que pendant deux moisje fus très-retiré, ne parlant a perfonne, fi ce n'étoit a mon maitre & a Zindernein. C'eft par le recueillement qu'on acquiert des connoiffances & qu'on s'orne 1'efprit. Dans les premiers entretiens que j'eus avec Zindernein, je lui demandai pourquoi on avoit tant d'attention pour moi , par quel motif j'étois fi bien traité, quel étoit le lieu que j'habitois , a quoi j'étois deftiné f II ne fit point difficulté de fatisfaire ma curiofité, & me dit gue j'étois dans le férail de la reine, oü il y  CüLLIVBR. 51 avoit environ une douzaine de jeunes étrangers comme moi qu'elle affedionnoit, & qu'elle faifoit élever pour fes plailirs. Les hommes de cette ifle , ajouta-t-il, ne font pas dignes d'elle. La reine croit que ce feroit offenfer la majefté de fon rang, que de s'abauTer a aimer aucun de fes fujets, & qu'il y auroit même du danger du cöté de la politique , dans eet honneur qu'elle leur feroit, paree que les families de 1'ifle, dans lefqueües elle choifiroit des maris, pourroient fe prévaloir de cette élévation. Eh quoi! lui répondis-je, fuis-je deftiné k être le mari de la reine? Oui, me répliqua-t-il, fi votre efprit & votre figure lui plaifent; mais tous les jeunes gens qui font ici ont la même prétention. Voila une étrange conduite pour une reine, repartis-je; eft-il poffible que la pudeur d'une femme fouffre une douzaine de maris ? Elle n'en a jamais qu'un a Ia fois, me repartit Zindernein ; mais elle a le droit d'en changer une fois toutes les années , fi elle le veut; & alors elle tire du férail celui des jeunes gens qui lui plaït davantage, pour 1'élever k eet honneur; & dans ce cas, elle renvoie le mari qu'elle quitte, dans ce même férail d'oü elle le retire quelquefois, fi elle le juge k propos , pour 1'époufer encore. Celui qu'elle a aóïuel- Dij  $2 i Le nouveau lement vit avec elle depuis dix mois, fon temps va finir , & 1'on croit qu'il ne fera pas continué; il y a dans ce lieu un jeune homme plein de mérite & d'appas, qui, felon 1'opinion commune, lui fuccédera. Peut-être que votre tour viendra, & que vous aurez le bonheur de plaire a fa majefté. Qui fait méme fi vous ne ferez point préféré a ce jeune homme defiiné a fes auguftes embraflemens ? Cet honneur , repartis-je, auroit de quoi me flatter , s'il étoit durable, & fi, en devenant 1'époux de Ia reine , je devenois roi. Cela eft impolfible, me répondit Zindernein; la loi y eft formellement contraire. Quoi, lui dis-je, il y a une loi dans cette ifle qui interdit le tröne aux hommes , & qui y élève les femmes a 1'exclufion de tous les males ? Cela n'eft pas ainfi chez nous; une femme (i), il eft vrai, eft aftuellement fur le tröne d'Angleterre , mais ce n'eft que par accident, & paree que la plus grande partie de notre nation 1'a jugée la plus proche héritière de Ia couronne. Après fa mort nous aurons un roi; ce qui eft plus convenable de toutes manières : car nous fentons qu'il eft honteux a des hommes d'être aflervis a une femme. Les hommes forment (i) Anne Stuart, qui régnoit alors.  <»2 Le NOUVEAU fexe, & Ie préjugé légitime de votre éducation, vous ferez heureux. Etant auffi beau que Vous êtes , toutes les femmes vous traiteront avec refpedt, & jetteront fur vous des regards flatteurs qui fatisferont votre amour-propre. Car quoique les femmes regardent notre fexe comme inférieur au leur , elles ont pourtant pour nous une infinité d'égards ; elles nous traitent avec refpect ; elles nous cèdent toujours le pas; elles n'ofent nous dire la moindre parole défobligeante ; & une femme a qui il échapperoit une malhonnêteté a notre égard, paiïeroit pour une extravagante , & feroit deshonorée. Ceft un refte précieux de nos anciens ufages, un droit naturel que 1'orgueil des femmes n'a pu abolir , & un titre ancien que nous confervons contre elles. Elles prétendent néanmoins qu'eiles n'ont pour nous tant d'égards , qu'a caufe de notre foibleffe, qui exige detre ménagée. Hélas! ces déférences, ces refpedis, ces complaifances ne font aujourd'hui que des honneurs fiériles. Les femmes, lorfqu'elles nous aiment, nous appellent leurs maitres, & nous fommes néanmoins toujours leurs efclaves.  Gü LLIVEK, &C. 65 CHAPITRE IV. Suite de Ventretien de ïauteur avec le direbleur du férail. Mozurs des fenmes de Babilary & des hommes de cette ijle. Defcription du férail. Portrait de ceux qui y étoient renfeimés avec ï'auteur ; leurs occupauons, leurs jaloufies, &c. J'écoutai avec beaucoup d'attention ce difcours qui me furprit extrêmement: Iorfque Zindernein me parloit, il me prenoit quelquefois envie de rire; mais je me retenois le plus qu'il m'étoit pofiible , paree que je m'étois apercu que mes ris le rendoient plus férieux , & fembloient augmenter fon humiliation. Lorfqu'il eut ceffé de parler, je lui dis d'un air gai &affez franc, que puifque le fexe féminin étoit, dans 1'ifle oü j'étois, le fexe dominant, je me contormerois aux ufages établis, & tacherois de compenfer la perte de mon rang naturel par la jouiffance aifée des plaifïrs qui s'offriroient a moi. Si vous avez 1'honneur d'époufer la reine , ine répondit-il, vous fortirez de ce férail & vous ferez libre dans Ie palais de fa majefté, OU vous aurez une foule innornbrable d'officiers Sc  G o u i v e b; 6$ difent moins foibles que les hommes a qui elles ne pardonnent rien. Cependant quand un homme n'a qu'une amante qu'il favorife, 1'indulgence publique 1'excufe; mais s'il fe livre È plufieurs, & que fa honte éclate, fa femme, alors ridiculement deshonorée, prend d'ordinaire Ie parti de le répudier. Quelquefois aufli elle tolère Ia conduite de fon époux & garde un filence prudent. D'ailleurs il n'eft pas aifé de voir en ce genre ce qui manque a 1'honneur d'un homme. Les femmes , pourfuivit-il, médifent ici beaucoup des hommes, qui Ie leur pardonnent aifément, pourvu qu'eiles n'attaquent ni leur figure , ni leurs talens, dont la réputation leur eft beaucoup plus chère que celle de leur vertu. Ils regardent tous comme Ia première de toutes les qualités, celle de plaire aux femmes, & celle de s'en faire refpeder comme la dernière. Je lui demandai alors comment on fe marioit dans 1'ifle. II n'y a point d'affaire , me répondit-il, qui fe traite & fe conclue avec tant de précaution &c fi peu de prudence. On voit des hommes furannés dont Ie métier eft d'être courtiers de mariages , & qui ne s'occupent qu'ii affortir les filles & les garcons. On n'examine d'ordinaire que 1'extérieur d'un gargon, fa naiffance, fon bien, fa E  G V t t I V E R. ^ CHAPIT1E V. La reine vient vijiter fon férail; ïauteur lui eft préfentè; 'il a le bonheur de lui plaire, & eft nommè & déclaré époux de la reine pour Vannee fuivante ; il fort du férail s & eft logé dans le palais. Ijorsque Zindernein m'eut jugé afTez habile dans la langue pour pouvoir entretenir la reine, & qu'il eut trouvé que j'avois attrapé un certain air néceflaire aux hommes du pays pour plaire aux femmes, il me dit de me préparer a voir la reine , qui le lendemain viendroit au férail. Il me recommanda de patier peu lorfque je ferois en fa préfence , d'avoïr un air fimple & ingénu , de mettre beaucoup de douceur & de modeftie dans mes regards, de ne faire aucun gefte inconfidéré , d'avoir en même temps un air tranquille & ferein , & de jeter quelquefois fur fa majefté des yeux vifs, tendres , & refpeftueux. Je lui promis de profiter de fes lecons , & je me préparai a 1'honneur que je devois recevoir le lendemain. Je fus paré ce jour-la plus qu'a 1'ordinaire; . Eiij  G U L l I V- E B. 8l des fpéculations abftraites; elles renoncent quelquefois au bon fens, en faveur du bel efprit; elles remuent des queftions qui étonnent la raifon; elles s'avifent de cornpofer de gros volumes fur la nature des chofes impoffibles & fur les propriéte's du néant. Lorfqu'elles fe trompent, jamais elles n'en conviennent; enfin non feulement elles méprifent celles de leur fexe qui ne s'adonnent qu'aux exercices du corps., mais elles dédaignent encore la fociété des hommes , qu'eiles femblent ne regarder que comme des animaux brutes, qui ne pofsèdent tout au plus que la partie inférieure de 1'ame humaine; fi elles fe marient, ce n'eft, pour ainfi dire, que malgré elles & pour obéir a la loi qui défend le célibat ; encore s'en eft-il trouvé parmi elles qui ont ofé avancer que ce n'étoit point un crime de 1'enfreindre ;.ear il y en a qui mettent tout en problême. C'eft fans doute depuis la révolution , répliquai-je, que plufieurs des femmes de cette ifle ont pris ce goüt extreme pour les fciences. Hélas ! repartit Zindernein , la révolution ne feroit peut-être pas arrivée , s'il n'y avoit pas eu parmi nous des femmes favantes long-temps avant cette fatale époque. , Le favoir des femmes qui s'appliquoient a 1'étude, tandis que les hommes étoient piongés F  §2 Le nouveau dans l'ignorance , a été une des principale* caufes de notre abaiüement. Les connohTances •qu'eiles avoient acquifes leur donnèrent une funefte fupériorité fur nous. Comme en général 1'homme n'eft le maïtre de tous les animaux, que par fon efprit induftrieux, qui lui fournit des moyens fürs pour dompter les plus fiers & les plus féroces; de même 1'efprit de Ia femme, devenu fupérieur a celui de 1'homme, par Ie foin qu'elle avoit pris de le cultiver , de le fubtilifer, de 1'étendre, vint aifément a bout de nous fubjuguer. C'eft ainfi que me parloit Zindernein, & qu'il me découvroit ingénument tout ce qu'il penfoit des mceurs & des ufages de fa patrie. Que les hommes de mon pays qui liront cette relation véritable, craignent de voir un jour arriver dans Ia Grande-Bretagne ce qui eft arrivé dans 1'ifle de Babilary, & que leur médiocre favoir ne les raffure point. Que les -dames néanmoins ne fe flattent pas de parvenir fi-töt a Ia gloire des femmes babilariennes: 1'heureufe averfion qu'eiles ont pour toute forte d'application & d'étude , aflure aux hommes, au moins encore pour un fiècle, Ia confervation de leur droit naturel, & de leur fupériorité légitime fur elles. Mais l'ignorance fait aujourd'hui tant de progrès parmi les  hommes d'Europe , que je ne voudrois pas répondre , qu'après avoir déja rangé une partie de nos voifins fous fon empire, elle n'entreprït de paffer la mer, & de venir aufii mettre les anglois au nombre de fes efclaves. Dans cette ficheufe extrêmité, fi les dames angloifes s'avifoient d'imiter les femmes de Babilary, que de viendrions-nous ? Je demandai encore a Zindernein fi les hommes de fon pays n'avoient pas quelque tribunal oü ils exercaffent une efpèce de jurifdi&ion ? Ils en ont fans doute , me répliqua-t-il, mais des tribunaux ridicules, qu'on auroit abolis il y a long-temps , s'ils n'avoient fupplié qu'on les leur confervat comme un refte précieux & une foible image de leur ancienne autorité. II y a donc dans cette ifle fix tribunaux compofés d'hommes furannés & prefque décrépits. Le premier eft pour juger avec précifion du degré de blanc & de rouge que chaque homme, felon la nature de fon teint & le nombre de fes années, peut mettre en ufage pour plaire aux femmes ^en général , avec le droit d'impofer une amende a ceux qui outrent ce ridicule vernis , fruit du caprice & de Ia folie. Le fecond eft chargé de juger des modes, d'en approuver le changement ■ & de fixer fê nombre de jours que doit F ij  84 Le nouveau régner une certaine couleur , une e'toffe de certain goüt, ou une certaine facon de s'habiller. Le troifièmë eft pour régler le rang que les hommes doivent tenir entre eux, & leurs pre'émïnences refpedives, dont ils font trèsjaloux. Le quatrième, qui eft le plus refpedé, juge de leurs querelles, de 1'innocence ou de' Ia malignité de leurs railleries & de leurs médifances, & les leur fait rétrader ou adoucir, felon qu'il eft convenable. Le cinquième eft pour faire le proces aux hommes dun age avancé qui fe donnent pour jeunes. II ne leur eft permis que de fe retrancher dix années ; Iorfqu'ils font convaincus de s'en être öté davantage, on les condamne a porter fur une médaille pendue a leur cou, & qui leur defcend jufqu'au-deJJous du nombril, 1'année, le mois, & le jour de leur naiffance , écrits'en gros caradères. Ceux qui, par malignité , ont dans leurs difcours calomnieux augmenté 1 age des autres , font condamnés a ne jamais mettre de rouge , & a paroïtre le refte de.leur vie a vifage découvert. Le fixième eft pour punir ceux qui négligent le culte du dieu OlTokia. Qu'eft-ce que ce dieu ? dis-je k Zindernein ; eft-il le feul que vous révériez en cette ifle? C'eft Ie dieu des hommes, me répondit-il, Gompie Oflbk eft la déefle des femmes: déeffe'  G U L L I V E R. imaginaire & inconnue fur la terre , avant qu'eiles fe fuffent emparées de toute 1'autorité dans ce royaume. On n'adrefToit autrefois des vceux qu'a Offokia , & on ignoroit qu'il eut une femme. Les nötres fe font avifées de Ie maner a une déeffe , qui, felon leur opinion moderne, lui eft fort fupérieure; comme fi cette prétendue déeffe avoit pu fecouer Ie joug d'un dieu avec la même facilité qu'eiles ont fecoué le notre. Quel aveuglement! Les hommes foibles Sc imparfaits ont pu fe laiffer vaincre par elles; mais Offokia, qui eft parfait, & qui peut renverferle ciel & la terre, eft trop puiffant & trop éclairé pour avoir été fubjugué par fa femme. Telle eft la corruption de Pefprït humain, répondis-je, qui fe fait fouvent une relïgion conforme a fes intéréts & a fes préjugés. Mais puifque vous m'avez parié de vos tribunaux mafculins, rendez-moi compte auffi de vos tribunaux féminins , & apprenez-moi comment fes femmes rendent la juftice-dans ce pays. Elles la rendent avec beaucoup de lumières & d'équité, repartit Zindernein; fi ce n'eft que quelques vieilles , dévoréës d'une foif' infatiable du Simao ( c'eft-a-dïre, de Tor ) , fouffrent qu'on en mette quelquefois dans leurbalance, & que les jeunes paroiffênt auffi quelquefois.  B6 Le Nouveau plus favorables aux plaideurs jeunes & bien faïts qua ceux qui font vieux & Iaids. C 'eft un abus , répliquai-je , qui ne dok point être imputé au fexe de vos juges. II eft dans des pays oü V3S maximes ne font point établies, des juges également fufpetts de ces petites prévarications, que 1'e'clat éblouifiant du Jïmao & de la beauté' leur fait paroitre excufables. II n'eft que trop vrai repartit Zindernein , que les différens feront rarement bien jugés , tant qu'ils feront portés a. des tribunaux humains. Plüt au ciel qu'Offokia voulüt. prendre le foin de juger lui-même tous les débats qui naiffent trop fouvent entre les mortels ! Nos femmes , qui exercent la magiftrature, ont beau dire ' qu'eiles font fur la terre les images vivantes de leur déefTe Offok ; fi cela eft, Offbk , qui, a les en croire, les a fait telles, ne s'entend guère a faire des portraits. II ya encore, pourfuivit-il, dans cette ifle d'autres tribunaux féminins, charge's de maintenir le droit public & de veiller fur 1'adminiftration des finances. Jamais règne ne fut plus^doux , plus fage, plus équitable que celui de notre augufte Reine , depuis qu'elle gouverne par elle-même. Aidée des feuls confeils de fa nourrice, dont tout Ie monde vante ie zèle §c le définte'reflement, elle fait fes efforts  83 Le nouveau vertil reKgieufe 5 paree que ces miniftres* d'Oflbk ont foin de prêcher aux peuples qu'ils feront punis par la déeffe, s'ils meurent fans s'être acquittés de ce devoir. Les perfonnes Ves plus qualifiées & fes plus riches payent le plus : chacun déclare fes facultés ; & comme H y a toujours beaucoup de vanité dans les femmes , on en voit qui payent de leur plein gré une capitation qui excède le tarif, dans la vue de paffer pour plus riches qu'eiles ne le font effet. Pour augmenter la félieité pubhque, toutes les marchandifes étrangères ne payent plus aucun droit d'entrée dans cette ifle ; le commerce y eft libre & floriffant; les banqueroutes n'y font plus d'ufage, parée que tout le corps des négociantes a fait un fonds public pour dédommager les marehandes, des pertes qu'eiles ont faites fans qu'il y ait eu de^leur faute , & pour réparer les malheurs qu'eiles n'avoient pu prévoir. J'écoutois avec attention toutes ces particularités. Je ne pouvois comprendre que des femmes euffent eu des idéés fi fages, & que leur gouvernement fit hoxite a celui des hommes, Je fouhaitai avecardeur, non que les femmes gouvernaffent en Angleterre, comme dans eette ifle, mais que les hommes au moins y gouvernaffent auffi bien , & fuiviffent de%  5>0 L E NOUVEAU des femmes illuftres, ou poètes, ou oratrices-^ &c. A chaque cöté de I'octogne eft placée une académie., La prémière regarde les mathématiques ; la feconde , la phyfique ; la troifième , la morale; la quatrième, 1'hiftoire; la cinquième , J eloquence & la poéfie; la fixième, la peinture, la fculpture, & 1'architecture; la feptième, la mufique; la huitième, les mécaniques en général. Toutes ces académies font remplies deperfonnes d'un mérite diftingué. Les dames' de la première qualité y font quelquefois admifes, moins pour leur naiflance & leur rang, que pour leur mérite perfonnel & leur favoir. Chaque académicienne, avant que d'étre regue,. eft obligée d'avoir donné une preuve publique de fa capacité.  GULLIVEB. 5>* CHAPITRE VII. Mejax , gouvernante du premier port de Vifie, eft amoureufe de Vauteur, qui devient auffi amoureux d'elle ; elle ïenlève, dèlivre en même temps tous fes compagnons de l'efclavage, & s'enfuit avec eux fur un navire quelle avoit fait préparer. C^uoique je fuffe fouvent dans la compagnie de Zindernein, il me quittoit quelquefois pour alier donner fes ordres au férail. Pendant ce temps-la je n'étois point feul; j'avois toujours une cour nombreufe, compofée de femmes & d'hommes. Quelquefois auffi je m'entretenois en particulier avec quelques dames diftinguées par leur naiflance & par leur dignité. Celle qui paroiffioit la plus affidue a me faire fa cour , étoit la gouvernante du port de Pataka , fitué a deux lieues de la ville royale-, femme d'une trés-haute naiffance , riche , jeune , vive , fpirituelle , d'une beauté parfaite & d'un caractère très-aimable. Elle me plaifoit tellement, que j'étois devenu infenfible a la gloire d'époufer la reine; mais je ne pouvois, fans bleffer les régies de la bien-  $2 Lenouveau féance , lui déclarer mes fentimens ; je connmflbis auffi combien il étoit dangereux pour moi de les avoir, d'autant plus que je m'étois apercuqueüe fentoit pour moi ce que je fentois pour elle. Malgré ces réfiexions,je prévfs que mon cceur ne pourroit long-temps le de'lendre contre un fi charmant objet, Eile entra dans mon appartement une fois que tout Je monde en étoit forti, & que j'étois refte feul avec quelques efclaves, qui, auffi-töt qu ils la virent, fe retirèrent par refpeóh Mejax (eeft ainfi qu'elle s'appeloit ) profita de ce moment, pour me dire dun air tendre, qu'elle étoit bien malheureufe que je fufTe fi beau ; que mes charmes, qui lui avoient fait naitre des fentimens refpedtueux, la mettoient hors detat de pouvoir jamais être heureufe, puifqu'ils avoient touché Ie cceur de la reine. Hélas! ajouta-t-elle d'un ton animé , pourquoi faut-if que vous ayez entré dans le férail de fa majefté ? Que ne 1'ai-je prévenue, que vos perfeöions n'ont-elles échappées a Zindernein ? Que ne 1'ai-je gagné au moins, Iorfqu'il débarqua dans I'ifle , après Ia prife de votre vaiffeau ! Seule, j'aurois eu Ie bonheur de vous connoitre, & peut-être de vous plaire. i Comme cette déclaration me faifoit un extréme pJaifir,. je ne jugeai point a propos  Gullive r. 93. de me contrefaire, en imitant la févérïté fimulée des femmes d'Europe , qui dans ces occafions délicates afiectentd'ordinaire de fe mettreen courroux. Puifque vous me faites, répondis-je, un aveu fi tendre & fi libre, mais que je crois fincère , je ne ferai point diffïculté de vous avouer, a mon tour, que je fens tout le prix de vos fentimens; que votre mérite fait fur moi une vive impreiïïon, & que fi fa majefté ne m'avoit pas deftiné a la gloire d'être fon époux , je me ferois cru très-heureux d'être a vous & de pouvoir vous époufer; d'autant plus que eet établiffement , quoique moins 1 glorieux, auroit été peut-êtie plus folide & plus durable. Mais il n'y faut plus penfer. EroufFez des défirs qui oifenfent ma gloire , & qui peuvent vous devenir funeftes. Ah ! cruel , repliqua-t-eile , voulez-vous , caufer ma mort ? La reine ne vous a point encore donné fa main ; vous pouvez me rendre heureufe, fans détruire votre bonheur: époufez la reine , puifqu'il le faut, & que je ne puis m'oppofer a raccompliffement de votre deftin; mais fouffrez au moins mon amour & mes tendres refpeéis , & lahTez-moi me flatter que votre cceur les avoue. Jamais je ne vis tant de paflion dans une , femme, que Mejax m'en témoigna dans ce .  j?4 Le nouveau moment. Comme de mon cpte je brülois d'amour pour elle, il me prenoit de temps en temps envie de fuivre les moeurs de mapatrie, & de me comporter en galant homme & en europeen. Tantöt la nature m'avertiflbit que j'étois homme ; tantöt le lieu & 1'état oü j'étois me Ie faifoient oublier; en forte que j'étois extremement embarraffé de mon röle d'homme féminifé , ne fachant fi je devois témoigner de la hardieffe ou de Ia crainte, de la vivacité ou de la retenue. Cependant Mejax continuoit de me tenir les difcours les plus tendres & les plus animés, & je continuois de défendre ma vertu, qu'elle s'efforcoit de féduire. Je prie les dames angloifes de me pardonner ces images & ces exprellions contraires a nos mceurs, mais conformes a celles de 1'ifle de Babiiary , & a la fituation équivoque oü j'étois alors. Cependant il me vint dans I'efprit de profiter de la difpofition de Mejax, & de fa paffion violente, non pour la fatisfaire & contenter la mienne, mais pour recouvrer ma liberté, s'il étoit poffible. Mejax, lui dis-/e , il eft impoffible que j'accorde jamais rien a vos vceux , ni que je fouffre que vous foupiriez déformais pour moi. Dès que j'aurai eu 1'honneur d'entrer dans le lit de Ia- reine, fi vous -  GULLlVEK. Oj avez Ia témérité de m'entretenir encore de votre paffion, vous vous verrez a jamais bannie de ma préfence. Cependant je ne vous cache point que je vous aime tendrement, & que, malgré Ie fort glorieux qui m'eft rélervé , je ne fouhaiterois rien avec plus d'ardeur que de me voir votre époux. Après tout, ce ne feroit point un défir ftérile & chimérique, fi de votre cöté vous aviez le courage de le fer conder , & de choifir f'un des deux partis que j'ofe vous propofer. Le premier feroit de détournerla reine, s'il étoit poffible, du deffein qu'elle a formé de me donner la main. En vous facrifiant 1'illuftre rang que fa majefté me deftine, c'eft vous prouver affez combien vous avez fu me plaire ; mais comme ce moyen vous femblera peut être impraticable, & qu'il eft dangereux d'entreprendre de guérir Ie cceur paffionné d'une princeffe , j'aime mieux vous propofer un autre parti. Vous êtes la gouvernante du port de Pataka, & tout ce qui eft dans ce port dépend de vous. Ordonnez qu'on y arme inceffamment un vaifTeau , fur lequel je monterai fecrètement avec vous; & alors m'ayant fouftrait a Ia puiffance de la reine , jeremplirai vos vceux & les miens, fans craindre de nous perdre 1'un 1'autre. Je fais qu'il vous en coütera tous les biens & tous les titres  'S>6 Le nouveau que vous pofiédez en cette ifle, dont, par cette démarche, vous vous banniffez pour tou- jours; mais fi vous m'aimez véritablement & fans rélerve, votre générofité vous coütera moins. Mejax, quim'avoit écouté avec attention , tomba dans une rêverie profonde ; après avoir été long-temps fans parler , elle rompit fon filence en foupirant , & me répondit qu'il s'aghToit de prendre une réfolution bien étrange, mais que le vrai amour ne connoiffoit ni politique , ni intérêt, ni dangers; que puifque j'avois le courage de lui facrifier la main de la reine, elle devoit avoir celui de me facrifier fes richeffes & fes honneurs; qu'il n'y avoit point de périls oü elle ne fut réfolue de s'expofer , pour me marquer la reconnoiffance qu'elle avoit de mes bontés pour, elle; que fon parti étoit pris; que, comme je devois inceffamment époufer la reine, il n'y avoit point de temps aperdre, & qu'elle feroit fes efforts pour m'enlever la nuit du jour fuivant, & me mettre fur un vaiffeau qui heureufement étoit pret a lever 1'ancre dans la rade de Pataka. Ce n'èft point affez, lui dis-je; il faut que vous m'accordiez la liberté de tous mes compagnons de voyage , efclaves de plufieurs habitar*s de cette ville, qui les ont achetés. Je fouhaite /  G TJ L L I V E R. 5>7 foühaite qu'ils montent avec nous fur le vaiffeau, & qu'une partie de mon bonheur puiffe rejaillir fur eux. J'exécuterai tout ce que vous exigez de moi , répondit-elle; je veux vous conduire triomphant dans votre patrie , trop heureufe de paffer avec vous le refte de ma vie dans les terres les plus éloignées-. Comme je favois Ia demeure du capitaine Harington , qui étoit venu me faluer depuis qu'il avoit appris mon fort, j'en inftruifis Mejax, qui me promit de 1'envoyer chercher fecrètement, & de t'avertir de (e trouver fur Ie chemin de Pataka le jour fuivant, avec tous ceux de fes compagnons captifs qu'il pourroit raffembler. Alors elle me quitta , en me jurant un amour éternel tk une fidélité inviolabla , & alla donner ordre ï tout pour notre départ, Je paffaile refte de la journée dans une extreme agitation, caufée par la crainte que notre complot ne put réufiir; car en. ce cas je pré* voyois les plus affreux malheurs. J'aurois été perdu , aufli bien que Mejax, & j'aurois eu a me reprocher d'avoir été le téméraire auteur de fa perte. De peur de me trahir malgré moi, & afin de cacher mon trouble aux yeux importuns d'une cour clairvoyante, je jugeai a propos de fuppofer une indifpofition & de me mettre au lit. Dans eet état d'inquiétude & de per- G V. '  5>8 Le nouveau piexité, j'étois en quelque forte ( s'ii m'efl permis d'employer cette bizarre comparaifon } tel que 1'auteur d'une tragédie nouvelle, qui va étre repréfèntée pour la première fois fur le théatre de Londres ; caché au fond d'une loge obfcure , agité tour a tour par 1'efpérance & par la crainte, dès que la pièce eft cornmencée, il eft rempli de joie ou de triiteffè, felon les divers mouvemens des fpeflateurs , dont dépend fon fort; les ris 1'affligent, les pleurs Ie réjouiffent. Le défir du fuccès Ie tranfporte, 1'appréhenfion de la chiife le glacé; il fiotte dans I'incertitude jufqu'au cinquième acte qui décide de fon fort. Hélas ! rien n'étoit plus tragique pour moi que ce que j'avois ofé tramer. II s'aghToit de recouvrer ma liberté , & de me voir bientót avec Mejax au comble de mes vceux, ou de nous voir 1'un & 1'autre livrés a la vengeance redoutable d'une reine méprifée & trahie. Tandis que j'étois dans ce crue! état , la reine , alarmée de ma prétendue indifpofition, me fit 1'honneur de me venir voir , accompagnée de Zindernein; 1'époux qu'elle avok depuis un an venoit d'être remercié & reconduit dans le férail, en forte qu'elle attendoit avec une extréme impatience le jour heureux deftiné a la célébration dg fon nouveau  ■ G v L n v i ii' 99 Ksariage. M'ayant trouvé fort abattu, elle craignit que mon indifpofition neretardat 1'accompliffement de fes défirs. Sa majefté me paria ' avec beaucoup de bonté & d'affeótion, & je ne puis diffimuler qu'en ce moment je fentis quelques remords de ma perfidie; ce qui fut pour moi un nouveau furcroït de peine, qui augmenta mon ttowble. Mais le défir de la Kberté , 1'efpoir de revoir ma patrie & ma familie i & la paffion violente que je fentois pour 1'adorable Mejax, eurent plus de force que ma fenfibilité & ma reconnoiffan.ee , & je perfiftai conftamment dans le périlleux deffein de me faire enlever. Sa majefté me pria de vouloir bien avoir foin de ma fan té, & de ne me point laiffer abattre; & après m'avoir témoigné le tendre intérêt qu'elle prenoit k ma guérifon, elle fortit avec un air trift.e & inquiet, & me laiffa avec Znndernein. J'avois concu pour lui beaucoup d'eftime & d'amitié; en forte que 1'idée d'en être bientöt féparé redoubla ma trifteffe & ma peine. J'aurois voulu lui pouvoir faire confidence de mon projet, & lui perfuader de me fuivre; mais je n'ofai lui en parler, craignant que fa vertu auftère & fa fidélité ineorruptible ne mit un invincible obftacle k raccompliffement de mes defleins. J:appréhendois auffi de com- Gij  ïoo Le nouveau mettre mon amante, a qui j'avois tant d'obligation, & que j'aimois de 1'amour le plus tendre & le plus vif. Les rebecafles de ia reine (ce font des femmes favantes qui exercent la me'decine) entrèrent alors dans ma chambre, & après m'avoir taté le poulv , qu'eiles trouvèrent très-agité, fe mirent a confulter entre elles fur ma prétendue maladie. Les unes foupgonnèrent que j'avois un abcès dans la tête ; les autres dirent que j'avois des fquirres dans le foie; les autres que c'étoit une indigeftion. L'une me vouloit faire faigner au pied, & 1'autre me faire prendre une efpèce d emétique. Si j'avois déféré k leurs avis , j'aurois pris mille remèdes , & j'aurois peut-être eu le fort de tant de princes & de feigneurs d'Europe, dont un zèle exceflif pour la confervation de leur précieufe vie a fouvent procuré Ia mort. Je déclarai hautement a toutes les rebecaffes que je n'étois point malade, & que ma légère indifpofition feroit bientöt guérie fans leur fecours. En effet, je me levai le lendemain & m'entretins d'abord avec Mejax, qui vint me voir le matin. Elle me dit que tout étoit préparé, qu'elle avoit donné fes ordres, qu'Harington étoit averti, & lui avoit promis de fe trouver Ie foir avec tous fes aoglois fur Ie chemin de  G u I i i v E S. tor Pataka; elle ajouta qu'elle ne voyoit aucun obftacle au fuccès de 1'entreprife ; que 1'aprèsdïnée je propoferois une partie de promenade en calèche du cöté de Pataka; que Zindernein & elle auroient 1'honneur de me tenit, compagnie... . Eh quoi! interrompis-je, efl-ce que Zindernein eft du complot? Non , me répondit Mejax; mais vous ne pouvez, felon la bienféance , faire une partie de promenade avec moi feule, fans avoir un homme , qui vous accompagne; & eet homme qui ne peut être fufpect a la cour, fera Zindernein. Lorfque nous ferons prés du port , plufieurs de mes femmes qui nous fuivront a cheval, mettront 1'épée a la main , k un certain fignal do it je fuis convenue avec elles; auffi-tót Harington , que j'ai inftruit de tout ce qu'il avoit a faire, paroitra avec tous fes gens bien armés. Joints k nos femmes, ils diffiperont aifément la garde royale, & bientöt nous étantrendus au port, nous monterons fur le vaiffeau préparé , 5c nous renverroris Zindernein. Le temps. & le lieu font marqués pour 1'exécution, & fi Harington eft fidele k la parole qu'il m'a donnée & a du courage , notre entreprife. ne. peut manquer de réuffir. Puifque Harington vous a donné fa parole, Lui repartis-je, vous pouvez compter fur lui 6c fur fes gens; il n'eft. Güj  102 L E NOUVEAU pas homme a reculer; ii e!l d'aüleurs trop intérefle , ainfi que tous fes compagnons, au fuccès de i'entreprife. J'aftectai de faire paroitre beaucoup de gaïté le refte de Ja journée , & ton te Ja cour me fit des compUmens fur le rétabliffement de ma fanté. On me fit I'honneur de me dire que mon indifpofition de Ia veille m'avoit embelii, & on fe moqua fort des rebecaffes, qui avoient voulu épuifer fur ma perfonne toutes les reffburces de leur art. Mais pendant que toute Ia cour fe réjouiffoit de ma prétendue convalefcence, & qu'elle s'entretenoit avec plaifir des fuperbes préparatifs ordonnés pour Ia cérémonie de mon augufte mariage , fa nouvelle d'un accident funefte plongea les efprifs dans une trifteffe extréme , par Ia crainte de rimpreffion facheufe que ce malheur poüvoit faire fur fa majefté'. Le beau & infortüné Sivilou , qui s'e'toit fiatté de I'honneur d'e'poufer la reine préférabïement a tous les autres, craignant pour fes charmes quelque déchet , par Ie retardement d'une année , honteux de fe voir frufiré de fon attente, & fe figurant peut-être que fa majefté, extrêmement amoureufe de moi, pourroit me retenir long-temps auprès d'elle, s'étoit abandonné au dernier déiefpoir, & dans les  Gullive Ri 103 trarTports de fa douleur extreme , augmentée par fa mélancolie naturelle, il s'étoit, pendant la nuit, plongé un poignard dans le fein; en forte qu'on 1'avoit trouwe le matin baigné dans fon fang & fans vie. On appréhendoit que la reine, qui paroilfoit 1'aimer tendrement, & qui, avant qu'elle m'eüt connu , avoit été dans la difpofition de 1'époufer cette année , ne fut vivement frappée de fa mort tragique, dont elle étoit la caufe, 8i que, comme elle avoit le cceur très-bon , elle ne s'abandonnat trop a fes regrets : mais fa majefté ayant appris eet accident, en fut bien moins affligé qu'une darne angloife ne 1'eft d'ordinaire de la mort de fon chien favori. Cette médiocre fenfibilité de Ia reine fut une preuve éclatante de lempire que j'avois fur fon co;ur. Sur Ie foir, Mejax s'étant rendue auprès de moi, comme elle en étoit convenue, je propofai a Zindernein d'aller nous promener tous trois vers Pataka. Bientót après nous montames en calèche , fuivis d'une vingtaine de gardes, auxquelles fe joignirent fur le chemin plus de cinquante cavalières, qui firent femblant de vouloir prendre part au plaifir de la promenade, & avoir I'honneur de nous efcorter. Cependant j'étois très-inquiet, auffi bien que Mejax, & Zindernein ne.favoit a quoi G iv  io4 t e nouveau attribuer Ie morne filence que nous gardlons 1'un & 1'autre. II nous voyoit jeter fans cefïe les yeux ca & Ia, & il rémarquoit dans nos» regards une efpèce de trouble & de crainte , qu'infpirent toujours les entreprifes hardies & périileufes. Lo'rfque nous fumes a la vue du port, prés d'un petitbois, nous en vïmes fortir un grand nombre d'hommes qui vinrent au devant de nous. Les gardes royales parurent furprifes de voir un fi grand nombre d'hommes , fans avoir aucune femme parmi eux, & ne puremt s'empêcherden rire. Mais elles furent bien autrement étonnées, lorfqua un certain figne que fit Mejax, elles.virent tous ces hommes, done elles fe moquoient, tirer des fabres de deffous leurs robes, & s'avancer d'un air menacant & guerrier. La garde voulut fondre fur eux; mais toutes les autres cavalières , qui étoient du complot, ayant mis Ie piftolet a la main, les arrêtèrent, & bientöt après les mirent en fuite. Zindernein paroiffoit au défefpoir & vouloit fe donner la mort; mais Mejax lui déclara en ce moment qu'elle avoit réfolu de m'enlever, pour m'époufer dans une terre étrangère, Elle lui confeilla de nous fuivre; auffi bien, lui dit-elle, Ia reine, qui vous a confié le foin d? ce beau gar.con , ne vous pardorinera jamais  G U L L I V E B. IOf fon enlevement; elle vous croira complice de mon attentat, ou au moins coupable de négügence & de lacheté. Le moins qui vous puilfe arriver, fera de perdre votre charge avec fes bonnes graces. Pour 1'ébranler davantage, je lui dis que quand la reine 1'excuferoit, & qu'il fe pourroit juftifier auprès d'elle , il ne devoit point refter dans un pays oü les hommes étoient indignement dominés par les femmes. . Ne vous ai-je pas vu , ajoutai-je, gemir de ce honteux renverfement des lois de la nature? Venez avec nous , & fouffrez d'être conduit avec moi en Angleterre, oü vous ferez honoré comme vous le méritez. J'ai fait mettre fur le vaiffeau, interrompit Mejax, une cafletté pleine de pierreries; ainfi, en quelque lieu que nous faffions notre féjour , nous ferons toujours heureux, paree que nous ferons riches. Je partagerai mes richeffes avec vous , & Gulliver, qui vous aime & que vous aimez, fera votre bonheur. Zindernein ayant fait quelques réflexions, nous dit que c'en étoit fait, & qu'il étoit réfolu de nous accompagner ; qu'aufli bien il y avoit trop de danger pour lui a refter dans l'ifle; que, comme il n'avoit point d'enfans , rien ne 1'attachoita ce féjour, & qu'il fuivroit volantiers notre deftinée.  105 tg NOUVEAU Etant tous arrivés au port, nous rmmes pied a terre; nos anglois arrivèrent prefque auffi-töt que nous, & toutes les cavalières ayant alors quitté leurs chevaux, fe mirent dans une chaioupe, & allèrent semparer du vaifFeau qui étoit a 1'ancre. Elles y firent enfuite entrer tous nos anglois. Les matelotes & toutes les femmes de I'équipage voulurent eri vain faire quelque • réfifiance: Méjax ayant paru, tout plia fous fes ordres, & les cavalières avec nos matelots demeurèrent les maitres du vaiffeau, fur leque! nous montames auffi-töt, Mejax, Zinderrfcin, & moi : en même temps on leva 1'ancre & on tira du cöté de 1'eft. II fut arreté que Mejax auroit le commandement du navire pendant toute la route, & qu'Harington feroit capitaine en fecond. Nos matelots furent feuls chargés de Ia manoeuvre, fous la conduite de Hotre pilote, homme habile & expérimenté, & les femmes babilariennes furent chargées du foin de nous défendre, en cas qu'on vint sous attaquer.  G ü L II T B S. 107 CHAPITRE VIII. La reine de Babïlary envoie deux vaiffeaux a la pourfuite de Mejax. Combat fanglant. Mejax vitlorieufe eft blejfée , & meurt. Le vaiffeavt mouille a Une ifle. Danger oü ïauteur fe trouve. Nous n'avions pas le vent fort favorable, & le lendemain de notre départ, nous n'étions encore qu'a fix Iieues du port, lorfque nous vïmes de loin deux vaifieaux qui nous pourfuivoient. Nous redoublames nos voiles , & réfolus de nous abandonner au vent, nous gouvernames au fud, le vent foufflant du nord, Cependant les deux vaiffeaux nous pourfuivoient toujours , & comme ils étoient plus légers que le notre, nous les voyions s'approcher fenfiblement. Nous jugeames qu'ils nous atteindroienf avant ïa fin de la journée, SC nous nous préparames au combat. En effet, fur les quatre heures du foir, ils nous joignirent, & nous vïmes alors, comme nous 1'avions penfé , que c'étoient deux vaiffeaux babilariens, montés par des femmes, felon 1'ufage du pays. Lorfque les deux vaifieaux furent prés de  Gullive R. loo hommes & dix femmes , qui avoient été tués en combattant courageufement, & nous n'avions qu'environ vingt bleffés, tant hommes que femmes; mais ce qui me perca de douleur , fut de voir Mejax toute couverte de fon fang. Elle avoit toujours combattu jufqu'a la fin, & 1'ardeur du combat 1'avoit empêchée de s'apercevoir de trois coups d'épée qu'elle avoit regus, dont le plus dangereux lui avoit pergé les deux mamelies , depuis le cóté droit , oü le coup avoit été porté , jufqu'au cóté gauche. Notre chirurgien ayant vifité fes plaies, m'affura qu'elle n'en réchapperoit point; & elle-même fentit qu'elle n'avoit plus que peu de temps a vivre. Je ne la quittai point dans cette extrêmité. Comme elle me vit répandre beaucoup dg larmes , elle prit foin elle-même de me confoler. Pouvois-je prétendre , me dit-elle, a une mort plus glorieufe? Je péris, il eft vrai, les armes a la main contre ma fouveraine ; mais eft-ce un crime a une fujette de difputer a fa reine 1'empire d'un cceur? J'ai défendu ma conquête ; 1'amour a fecondé ma valeur; j'ai vaincu: le ciel ne permet pas que je cueille le fruit de ma victoire. Vivez , adorable Gulliver ; je meurs, hélas! dans la crainte de vivre toujours dans votre cceur. Je me fens  G O t l I V I R; Ttï? ——— IWIIII | CHAPITRE IX. V auteur fait naufrage & fe fauve dans un canot. Jl aborde a l'ijle de Tilibet, oü il eft fait efclave. Defcription des mozurs de ces infulaires ; leur vie courte, & 1'ufage quds en font. X i E deffein d'Harington , a qui j'avois fait part d'une partie des pierreries que Mejax m'avoir. lailfées en mourant, étoit de retonrner en Angleterre, très-fatisfait de eet avantage, beaucoup plus grand que s'il avoit ramené fon vaiffeau chargé de marchandifes. Comme nous n'en avions aucunes fur notre navire, il nous auroit été inutiïe de nous rendre ailleurs. Je fus de fon avis , & nous primes la route d'Europe. Au bout de lix femaines de navigation, pendant lefquelles nous avions eu le vent affezc favorable , nous fümes accueillis d'une violente tempête, étant environ a douze degrés de latitude feptentrionale , & cent quatre de longitude. Les vents déehaïnés, après avoir brifé nos voiles, emportèrent notre mat de misaine, & celui de beau-pré eut le même fort. Les vagues furieufes ayant inondé notre navire, nous ne pouvions fuffire a pomper. H iij  '118 Le nouveau Ayant même heurté contre des rochers i! étoit fracaffé & faifoit eau en plufieurs endroits. Nous vïmes alors que le naufrage étoit ine- vitable. Cependant les rochers contre Iefquels nous nous étions brifés nous faifoient connoïtre que nous n'étions pas éloignés de quelque terre , que 1'obfcurité nous empêchoit de voir.. Dans cette extrêmité, nous jugeames a propos d'abandonner le vaiffeau & d'échouer. Nous delcendïmes la chaloupe, dans laquelle tout féquipage , hommes & femmes, fe jetèrent auffi-töt. J'étois prés de m'yjeter auffi, lor£que maJheureufement il me vint en penfée d'aller chercher ma botte de pierreries , qui étoit dans une armoire de la chambre du capitaine. Je courus donc vers cette armoire; je 1'ouvris, & en tirai ma boïte. Mais a 1'inftant le vaiffeau commenga a s'enfoncer : je me crus perdu , & je me mis a courir de toute ma force pour gagner la chaloupe ; mais5 ceux qui étoient dedans, étoient fi troublés, & il y avoit parmi eux tant de confufion , que, fans fonger que je n etois pas avec eux, ils coupèrent le cable, qui attachoit la chaloupe au vaiffeau , & a l'inftant , la violence des flots les emporta fi loin , qu'il ne leur fut plus. poffible de me fecpurir,  IZO ti E N O U V E A V reufement a quelque diftance, du rivage. Je rnontai fur une éminence, doü je vis des terres bien cultivées, & apercus quelques villages. Je jugeai alors que les habitans du pays étoient policés; ce qui me donna quelqueconfolation. Je voulus m'avancer du cóté de ces villages; mais la nuit me furprit en chemin , & ne fa-, chant plus de quel cóté aller, je m'arrêtai gf montai fur un arbre, pour y paffer la nuit a 1'abri des bêtes féroces, On devine aifément que je dormis peu, & que je fis beaucoup de réflexions, dont je ferois part è mon lefteur, fi les réflexions des malheureux n'étoient pas toujours ennuyeufes, 1 Le lendvmain , dès que !e jour commenga a paroïtre, je m'éveillai au bruit de quelques chiens que j'entendis aboyer autour de mon arbre. Je vis en même temps un jeune homme bien fait, portant un are 8c un carqüois, s'a* vancerde mon cóté. Déja ll étoit affez proche, & il fe mettoit en état de me tirer une flèche, lorfque je jetai un Cri horrible. Le jeune' homme, qui peut-être m'avoit pris d'abord, a travers les branches , pour quelque gros oifea'u, ayant entendu le fQn d'une voix humaine, baiffa auffi-töt fon are, & s'approcha tout au. prés de 1'arbre, Voyant que ce chaffeur avoit de 1'humanité , je defcendis, me jetai a fes  Gullive r. i2ï genoux, & me mis en diverfes poftures fuppliantes, pour lui marquer mon refpect, ma foumiffion, & le befoin que j'avois de Ion fecours. II me confidéra quelque temps, & par plufieurs geftes gracieux, me fit connoïtre qu'il auroit foin de moi, & qu'il ne m'arriveroit aucun mal. Cependant il m'ordonna de le iuivre , & me montiant une maifon qui me fembla grande & bien batie, il m'y conduifit. Etant entré, je vis une femme qui me parut la fienne, des'enfans & des domeftiques, qui tous me témoignèrent beaucoup de bonté, & m'offrirent a manger. Comme je portois ma boite de pierreries fous mon bras, la dame du logis défira voir ce que c'étoit; je la lui préfentai, & je crus ne pouvoir me difpenfer de la lui offrir en préfent: mais 1'ayant ouverte , & ayant confidéré ce qu'elle renfermoit , elle me la rendit, fans daigner toucher aux diamans. Voyant que je la lui offrois honnêtement, 8c que je la preflois d'accepter au moins les d\zmans les plus précieux , elle fe mit a fourire d'un air dédaigneux, en me faifant entendre que ce n'étoient pas la des chofes dignes d'être offertes ni acceptées. J'app;is dans la fuite qne les habitans de ce pays ne faifoient aucun cas des diamans j comme n'étant d'aucune utilité  «22 Le nouveau pour les befoins & les agre'mens de la vïe; Etrange aveuglement, de ne pas connokre le prix de ces pierres luifantes, qui , ayant le mérite de réfléchir Ia Iumière plus vivement que les autres corps naturels, font avec raifon eftimées & fi recherchées en Europe, que les femmes les préfèrent fouvent a tout ce qu'eiles ont de plus précieux. -Ayant fait entendre k mes hötes que j'étois m étranger d'un pays très-éloigné , & que j'avois fait naufrage fur leur cöte, ils parurent me plaindre, & tachèrent de me confoler', en me faifant comprendre qu'ils auroient de Ia bonté pour moi , pourvu que je les ferviiTs avec affeétion & avec fidélité. Peu de jours après, on m'habilla comme les autres efclaves de Ja maifon, & on me confia le foin des bains de JalafTou ( c'étoit le nora de Ia maitrefie du logis). Cet emploi me fit trembler, & je m'ir maginai que puifqu'on me Ie confioit, on me deftinoit le fort des efclaves , qui, chez les turcs, font chargés d'un pareil foin. Mais ma crainte étoit mal fondée. Les hommes de ce pays, ainfi que jel'appris dans lafuite, exempts de jaloufie, ont une fi haute idéé de la vertu de leurs femmes, qu'ils ne prennent aucune précaution pour s'en aflurer. Cette généreufe confiance des maris fait que. les femmes ea  G ü I 1 I V ï K. 12? effetleur font conftamment fidèles, & n'abufent jamais d'une liberté qui rendroit infipideS pour elles des plaifirs criminels , dont la jaloufe défiance d'un époux ombrageux eft fou-, vent le feul auaifonnement. II y avoit a peine un mois que j'étois dans la maifon , que je fus réveille fur le minuit, ainfi que tous les autres efclaves , paree que Jalaffou venoit d'accoucher. Nous entrames tous dans fon appartement pour être en état de la fecourir, s'il étoit néceffaire. L'accouchement fut heureux , & ce fut un garcon qu'elle mit au monde. Mais quelle fut ma furprife , lorfque je vis 1'enfant, dont elle venoit d'accoucher depuis une heure, afïis fur une chaife , ouvrant déja les yeux, jetant des regards curieux de tous cötés , & articulant quelques mots que perfonne n'entendoit. Au lieu de pleurer, comme tous les enfans qui viennent au monde, il rioit, chantoit, & témoignoit la joie qu'il avoit de fe voir hors du ventre de fa mère , comme un prifonnier nouvellement élargi. II parohffoit charmé d'être forti du néant, & de fe voir au nombre des créatures. Je le vis auffi-töt fe lever, & courir vers fa mère, qui lui donna a téter. Quelques heures après, on fit venir un tailleur pour prendre l*  i24 Lï KouvEArj mefure & lui faire un habit, qu'on ordonna dachever Ie plus promptement qu'il feroit poffibie, paree que 1'enfant crohToit & groffiffoit prefque a vue d'ceil; ce qui fut caufe que tous les mois ,1 fallut dans la fuite lui en faire un neuf. J'admirois la nature, qui, dans ce pays, etoit fi favorable aux hommes & qui les faifoit vivre des qu'ils naiffoient. Le même jour on fit venir un maïtre de langue pour apprendre k parler au nouveau-né. Ce roaitre ne faifoit qu'articuler le mot qui fignifioit une chofe t 1'enfant le répétoit après lui, & dès-Iors il Ie favoit pour ne Ie plus oublier; auffi au bout de quinze jours, il paria comme tous les autres enfans de la maifon. Je me fervis de cette occafion favorable pour apprendre auffi Ia langue: mais quelque heureufe que foit ma me'moire, j'avoue qu'il me fallut beaucoup plus de temps pour apprendre tous les termes. Cependant au bout de trois mois jj en fus affez pour me faire entendre & pour comprendre tout ce qu'on me difoit. A peine pus-je expliquer mes penfe'es, que je demandai a un des efclaves, qui étoit le plus ancien & le plus accrédité dans !a maifon, fi tous les enfans du pays étoient comme Ie dernier dont notre matireffe venoit d'accoucher; fi i eet age ils apprenoient tous Ia langue  G Ü 1 l I V E K. Ï2f. aufli faciiement, & fi, au bout de trois mois, ils avoient 1'efprit auffi ouvert & auffi formé. Que dites-vous? me répondit-il; celui-ci ne fait encore que la langue, tandis qu'il devroit favoir déja un peu de danfe & de mufique; je fuis afluré qu'a 1'age de deux ans , il ne faura pas encore faire fes exercices: il eft petit pour fon age, & il a a peine quatre pieds de hauteur. Les enfans, lui répliquai-je , croiffent en bien peu de temps dans ce pays-ci. Eft-ce que ce n'eft pas de même dans le votre, me repartit-il ? Non , vraiment, lui répondis-je. Par exemple, quel age croyez-vous qus j'ai? Cinq ans , me répondit-il; car vous paroiffez a peu pres de même age que moi. Vous vous trompez, repartis-je, j'ai vingt ans. Ah ciel! s'écria-t-il, vingt ans! cela n'eft pas poffibie; c'eft 1'age le plus avancé ou nous puiffions parvenir: au moins jamais aucun homme, dans cette ifle, n'a vécu au dela de vingt-quatre ans, & cependant vous parohfez auffi jeune & auffi robufte que moi. L'ayant afluré que ce que je difois de mon age étoit vrai, & que dans mon pays on vivoit quatre-vingts & quelquefois cent ans , il fe leva & courut vers Furofolo ( c'eft ainfi que s'appeloit notre maitre J, pour lui rapporter ce que je venois de lui dire.  *2Ó Le nouveau Toute Ia familie fe mit alors a me cohfidérer, comme s'ils m'euffent vu pour la première fois. Ils ne pouvoient comprendre ce que je leur difois, & ils me firent cent queftions pour s'aflurer de Ia vérité, Un mathématicien habile qui ét^it dans la maifon , Sc qui enfeignoit les mathématiques aux deux derniers enfans, me demanda adroitement fi je me fouvenois d'avoir vu dans mon pays quelques e'clipfes de foleil. Comme je me fouvenois diftinctement den avoir vu fix, & que je n'avois oublié ni 1'année, ni le mois, ni le jour, ni J'heure de ces éciipfes, paree que dès ma première jeuneffe j'avois aimé a me mêler: un peu de tout ce qui fe paffe dans Ie ciel , je lui dis exa&ement ce que ma mémoire me rappeloit. Affi-töt il eonfulta fon livre aftronomique, & il trouva que les éciipfes devoient être arrivées au temps précis que je lui avois marqué. ( C'eft ainfi que les chinois prétendent prouver, dit-on, 1'antiquité de leur empire & I'autbenticité de leur hiftoire, en faifant voir que dans leurs anciens livres il eft fait mention de plufieurs éciipfes conformes aux régies du mouvement des planètes , & en prouvant que les auteurs de ces livres ont dü les avoir vues, paree que ces livres exiftoient déja dans un temps oü leurs ancêtres igno-  Gullive k. 127 roient raftronomie, & étoient incapables de faire avec jufteffe des calculs rétrogrades fur Ja combinaifon antérieurement poffibie des mouvemens céleftes.) Le mathématicien , frappé de mes réponfes, dit a la familie qu'il falloit que j'eufTe effecü* vement 1'age que je me donnois, & qu'il n'y; avoit plus lieu d'en douter. Qu'avez-vous donc fait, me dit mon maitre, depuis tant de temps que vous vivez? J'ai paffé , lui répondis-je, les fix ou fept premières années de ma vie , fans faire aucun ufage ni de ma raifon ni de ma liberté. Je bégayois encore a trois ans ; a 1'age de quatre ans j'ai commencé a parler un peu , alors on m'a appris a lire & enfuite a écrire ; après cela on m'a envoyé au collége, oü j'ai étudié plus de fept ans. Qu'étudiez-vous pendant un fi long efpace de temps ? interrompit Furofolo. J'étudiois , lui répondis-je, les langues latine & grecque. Ce font apparemment, me repartit-il, les langues de quelques peuples voifins de votre pays? Non, lui répliquai-je , ce font des langues éteintes, qu'aucon peuple ne parle plus. Pourquoi donc vous les faifoit-on apprendre ? me dit-il. N'auriez-vous pas mieux employé votre temps , a étudier des chofes utiles a votre familie Sc a votr,e patrie, ou capables de vous  '13 °" E NOUVEAU CHAPITRE X. L'auteur fe fauve de Vifle de Tilibet, & monte fur un vaiffeau portugais qui reldche d une ijle. II eft pris par les fauvages qui fi prêparent a l'affommer & die manger. Continent il eft dglivrg'. Quoi que Furofolo eüt beaucoup de bonté pour moi, ainfi que fa femme & toute fa fa-mille, je m'ennuyois néanmoins beaucoup de mon féjour dans cette ifle, ou j'étois depuis un an, & du trifle état auquel j'étois réduit; en forte que je penfois nuit & jour au moyen den fortir; je regrettois 1'ifle de Babilary, & je faifois la trifte comparaifon de ma honteufe condition d'efclave, avec l'augufte rang auquel j'avois renoncé. Un jour que je me promenois feul au bord de la mer, dont la maifon de Furofolo n'étoit pas fort éloignée , j'apergus une chaloupe amarrée, & dix ou douze hommes bien armés qui venoient de defcendre a terre, & qui paroiffoient chercher une fontaine. La vue de leur habiüement europeen me caufa de ia joie; mais je craignis qu'ils ne me priffent pour  G U L t I V E El 137 quelque efpion des infulaires, & que peut-être ils ne me tuaffent. Cette crainte fit que je me cachai dans un petit bois qui étoit proche, afin que je puffe les obferver fans être apercu d'eux. Cependant ils s'approchèrent tellement du lieu oü j'étois, que je pus les entendre parler, & que je connus qu'ils parloient portuguais. Alors je ne fis point de diffkulté de fortir de 1'endroit oü j'étois caché, de les faluer honnêtement, & de leur parler dans cette langue , que j'avois apprife d'un portugais qui étoit fur notre vaiffeau lorfque nous partimes d'Angleterre. Les portugais, s'imaginant que j'étois un de leurs compatriotes, m'embrafsèrent, & m'ayant témoigné beaucoup d'amitié, me demandèrent ce que je faifois dans cette ifle , oü ils croyoient qu'aucun européen n'avoit encore abordé. Je leur dis que j'avois été jeté fur cette cóte par une tempête qui avoit fait périr le vaiffeau oü j'étois, & que depuis un an je me voyois réduit a la condition d'efclave parmi ces infulaires ; que je les fuppliois de vouloir bien me délivrer; qu'ils me paroiffoient cherchec une fource pour faire eau; que j'allois leur en montrer une , & que pendant qu'ils rempliroient leurs tonneaux , j'irois a Ia maifon oü je demeurois 4 qui n'étoit pas éloignée de plus  I3<5 I E NOUVEAU" d'une lieue , pour y chercher ce que j'avois pu fauver de mon naufrage. Ils me promirent obligeamment de ne point retourner a bord que je ne fufTe revenu ; alors, après leur avoir indiqué une fource , je courus vers le logis pour y prendre mes pierreries. Lorfque j'y fus arrivé , je trouvai par malheur que Furofolo , a qui je les avois données a garder, étoit abfent. Ce fut un trifte contretemps pour moi; je craignois extrêmement qu'il ne revint de long-temps : en ce cas j'étois réfolu d'abandonner mon tréfor; mais heureufement mon mattre revint peu de temps après, & auffi-töt je le priai de me donnet ma boïte. Que veux-tu faire, me dit-il, de ces pierres luifantes ? As-tu trouvé quelque imbécille qui les veuille acheter? Je lui répondis, d'un air embarralfé, que j'avois trouvé une occafion favorable pour en tirer dans la fuite quelque profit. A la bonne heure, me répondit-il, je fuis ravis que tu retires quelque utilité d'une chofe fi inutile. Je pris ma boïte, & auffi-töt étant forti de la maifon, fans dire adieu a perfonne, je me rendis, par un chemin détourné, a 1'endroit oü les portugais m'avoient promis de m'attendre. Je leur aidai a faire leur provifion d'eau, & étant entré avec eux dans leur chaloupe, }©  G C I l I V I Ei - 13^ «ne rendis a bord du vaiffeau, qui étoit a 1'ancre environ a une demi-lieue du rivage. Le capitaine 'me regut avec beaucoup de politeffe; & quoique je lui euffe dit que j'étois anglois, il me traita comme fi j'euffe été de fa nation. Ayant appris de moi tout ce qui m'étoit arrivé depuis trois ans, que j'avois quitté 1'Angleterre, il me félicita du bonheut que j'avois de me voir délivré de tant de dangers, & me dit que je devois me conföler da naufrage que j'avois effuyé, & de 1'efclavage oü j'avois été réduit, puifque j'avois fauvé une marchandife auffi précieufe que celle dont j'étois poffeffeur. Grace a mes pierreries, je me vis confidéré , non feulement du capitaine , mais encore de tous les autres officiers & de tout lequipage , qui me regardèrent comme un homme qui alloit bientöt faire dans mon pays une figure brillante. Je tirai de ces pierreries un autre avantage, qui fut de leur faire ajouter foi au récit de mes aventures dans 1'ifle de Babilary. Sans cela j'aurois peut-être paffé pour un menteur, ou au moins pour un fabulifte. Le vaiffeau étoit en retour de Macao, ifle dépendante de la Chine, a 1'entrée du golfe de Quang-cheu, oü les portugais, qui y ont une fortereffe, font un affez grand commerce,*  *4° 3j e nouveau moins confidérable néanmoins depuis que les hollandois les ont chaffés de la plus grande partie des indes. La cargaifon du vaiffeau étoit ricbe, & il étoit muni fuffifamment de vivres pour le voyage qu'il devoit faire au Bréfil, avant que de retourner a Liibonne. II y avoit environ trois mois que nous naviguions, & nous étions dans la mer du Paraguaï, vers le trent-cinquième degré de latitude méridionale, lorfqu'on s'apercut que le navire faifoit eau en deux 'endroits. On tacha d'abord de boucher les voies avec de 1'étoupe, & on crut y avoir réuffi. Mais le lendemain on trouva plus de quatre pieds d'eau dans le fond de cale. On mit alors les pompes en . ufage, & tout le monde travailla. On pompa cinq heures de fuite, & les voies furent mieux bouchées que la première fois. Cependant comme on craignoit qu'eiles ne fe rouvriffent, & qu'il s'en faifoit tous les jours de nouvelles, on réfolut, afin de pouvoir radouber le vaiffeau , de mouiller a une ifle que nous découvrfmes avec le télefcope, quoiqu'elle ne fut point marquée fur notre carte. Le lendemain, comme nous avions le vent favorable, nous nous en vïmes fort proche. Ayant alors mis Ia chaloupe a la mer, nous .entrames dans une baie, & fur les quatre  G U L L I V E R. iqt heures du matin nous nous trouvames a 1'embouchure d'une rivière. Ayant amarré , nous defcendïmes dans notre chaloupe au nombre de vingt-cinq, dont je fus un, & nous remontames la rivière environ 1'efpace de deux lieues. Nous mïmes pied a terre, & bientöt nous trouvames une vafte plaine au détour d'une colline, fur laquelle ayant monté, no'us vïmes au pied une longue fuite de cabanes. Nous nous tïnmes alors fur nos gardes, de peut d'être furpris. Nous étions armés de fufils, de bayonnettes , de piftolets , & de fabres ; en forte que fi 1'on fut venu nous attaquer, nous étions dans la difpofition de nous bien défendre. Bientöt après, nous vïmes fortir des cabanes & d'un petit bois qui les environnoit , un grand nombre de fauvages armés de maflues , qui, nous ayant apergus, s'avancèrent vers nous d'un air fier & menagant, & en jetant de grands cris. Nous nous rangeames alors fur une ligne , & nous nous préparames a les recevoir. Dès qu'ils furent a la portée du fufil, nous fïmes une décharge fur eux, & en tuames quinze ou feize ; alors quelques - uns d'eux, qui étoient armés de flèches , nous en décochèrent, & blefsèrent légèrement un de nos camarades. Nous ne nous effrayames point^  142 Le nouveau & nous les laifsames s'avancer jufqu'a Ia portee' de nos piftolets, que nous déchargeames fi a propos , que nous en tuames encore une douzaine, & en blefsames autant. En même temps nous mïmes la bayonnette au bout du fufil, & nous fondïmes fur eux. Ils fe défendirent avec leurs maffues le mieux qu'il leur fut poffibie, & quoiqu'ils euffent de'ja perdu plus de quarante hommes , ils ne reculoient point, mais jetoient des cris horribles, qui, retentiflant au loin , firent accourir d'autres fauvages de tous cótés ; en forte qu'en un moment nous en vïmes plus de deux cents venir a leur fecours. Alors nous jugeames qu'il nous feroit difficile de réhfter a un fi grand nombre, & nous fongeames a nous retirer. Les fauvages, voyant que nous reculions , avancèrent fur nous. Ayant formé une efpèce de bataillon carré , nous nous battimes en retraite 1'efpace d'un quart de lieue, & leur tuames encore beaucoup de monde, fans perdre aucun de nos gens, paree que, nous tenant ferrés & leur préfentant toujours la bayonnette, il leur étoit impoffible de nous atteindre. Enfin nous gagnames notre chaloupe avec bien de la peine. Comme je fus des derniers a y entrer, & que les fauvages, quoique toujours repoulfés, ne ceflbientdenous pourfuivre,  C U L L I V E -R.' 143 je fus malheureufement pris avec trois de mes camarades, Sc tout ce que purent faire pour nous fecourir ceux qui étoient entrés dans la chaloupe, fut de charger leurs fufils a la bate, & de tirer fur les fauvages des coups qui ne portèrent point. Cependant ils nous conduifirent vers leur habitation avec des hurlemens affreux ; Sc auffi tot que nous yfümes arrivés, leurs femmes vinrent danfer autour de nous, Sc nous ayant , dépouillés jufqu'a laceinture, nous peignirent Ie dos & la poitrine avec des couleur rouges & bleues. Le même foir, les fauvages qui nous avoient pris, nous firent un grand feftin; ce qui nous furprit extrêmement. Pvlais nous le fumes encore davantage , quand nous vimes plufieurs d'entre eux venir a la fin du repas nous toucher les uns les bras , les autres Ia jambe , cenx-ci la cuiiïe, ceux-la les épaules , & en même temps faire un préfent au maitre de la cabane oü nous étions régalés. J'appris dans la fuite que ceux qui nous touchoient ainfi, rctenoient chacun les membres de notre corps qui étoient le plus felon leur goüt, afin de les manger lorfqu'on nous auroit alfommés. On nous donna une natte pour nouscoucher & paffer la nuit. On peut juger que moi, ni mes compagnons ne dormimes guèrei per-  144 Le noüveau fuadés que cette nuit étoit la derniere de notre vie. Le lendemain matin, on apporta en cérémonie les corps de tous ceux qui avoient été tués dans le combat du jour précédent. Nous vimes alors un grand nombre de femmes afllfes a la porte de leurs cabanes, poufter des gémiffemens & jeter des cris lugubres , accompagnés de ces triftes paroles , qu'eiles répètoient fouvent: Stulli baba coubico fomac barahou fuhanahim, him.'him ! Jartanafrcbibachou rabap'mouJicon ,courtapafallourik, him ! hïm\! C'eft-a-dire, comme je 1'ai fu depuis: mon amour, mon efpoir, charmant vifage , teil de mon ame , hélas ! hélas ! jambe légere, beaudanfeur , vaillant guerrier, tard au Ut 3 èveillé le matin , helos ! hélas ! Après cette efpèce de nénie, ou de chant funèraire, plufieurs hommes fortirent de leurs cabanes d'un air trifte & abattu , la tête baiffée, & gardant un profond filence. Ils fembloient regarder les cris plaintifs & les gémiffemens des femmes comme indignes de leur courage , & renfermer une douleur vive au fond de leur cceur. Cependant les femmes fe levèrent, & fe prenant toutes par la main , fe mirent a danfer autour des morts en chantant d'un ton lugubre plufieurs chanfons funèbres ou thrènes; ce qui me rappela ce que j'avois lu dans un ancien auteuc  G-ULEIVEK. 145", aütéur(i) , que ce qui a fait inftituer lés chants funèraires, a-été fidée que les hommes avoient, que les ames féparées des corps remontoient au ciel, lieu de leur origine , & oü eft celle de toute 1'harmonie qui conferve 1'univers; c'eft potvr cela que ces fauvages chantoient en I'honneur de leurs morts , & danfoient auffi en cadence, pour imiter le mouvement régulier & harmonique des corps célèftes» Peu de temps après , on frappa fur des écorces d'arbres & Ton fit un grand bruit, dans la vue, comme je 1'ai fu depuis, d'obligerles ames des défupts de s'éloigner de leurs corps & de fe rejoindre a celles de leurs ancêtres; ce qui fut fuivi d'un long difcours que fit un des chefs pour célèbrer les vertus des morts, & confoler les vivans de leur perte. Après cela, on fe mit a creufer un grand nombre de folTes rondes, femblables a des puits, & Ton y enterra ies morts , en les mettant dans la même fituation oü font les enfans dans le ventre de leurs mères; pour fignifier que la terre eft la mère commune de tous les hommes : ufage conforme a ce qu'Hérodote (2J rapporte des Nafamons. On mit dans les foffes de petits pains, de la faga- (1) Macrob. in fómm. Scip. I. x , cup. 3. (i) Herod. liv. 4.  14Ö Le nouveau mité, du tabac, une pipe, une courge pleine d'huile , un peigne , avec diverfes couleurs dont les fauvages ont coutume de fe peindre le corps. Après 1'enterrement, ily eut un feftin public, oü nous n'aftiftames point, & oü nous v'imes cependant qu'on fervit tous les chiens des morts, -qu'on avoit cuits & prépare's. Le repas étant fini, un des chefs qui préfidoit a la cérémonie, jeta au milieu des jeunes gens un baton de la longueur de quatorze pouces, dont tous s'efforcèrent de fe rendre les maitres, en fe culbutant les uns fur les autres, & en fe donnant mille coups de poing. On en jeta un femblable au milieu d'une troupe de jeunes filles qui firent de pareils efforts pour le faiffr, & n'épargnèrent ni les coups de poing, ni les coups de pied. Ce combat, ou plutöt ce jeu funèbre , qui dura environ une demi - heure , après avoir réjoui tous les fpedateurs, & leur avoit fait perdre les triftes idéés de lenterrement, fut terminé par Ia diftribution des prix, qui furent donnés a celui & a celle qui avoient remporté la victoire : après quoi chacun fe retira. Pendant ce temps-la nous étions renfermés dans une cabane, d'oü nous pouvions voir néanmoins toute cette cérémonie. On nous en fit fortir, & tous les fauvages s'étant alors  GlTLLi-VERi Ï47 f-angés autour de nous , armés de batons & de rondaches, on nous rendit nos piftolets, en nous faifant entendre qu'on alloit nous affommer ; maïs que 1'ufage étoit parmi eux de. rendre aux prifonniers une partie de leurs armes, afin qu'ils pulfent périr bravement en vengeant leur mort; qu'ainfi nous n'avions qu'a frappet comme nous pourrions, avec ces inftrumens, tous ceux qui s'approcheroient de nous, 8c que tout nous étoit permis. Nous priames que, cela étant, ont eüt auffi la bonté de nous rendre nos fabres; mais on nous les refufa, paree que cette arme leur parut trop fneurtriere. Ceux qui nous les avoient enlevés, les tenoient en leur main, & fe glorifioient extrêmement de les avoir. Cependant nous tirames chacun de notre poche de la poudre & des balles, dont nous chargeamesnas piftolets. Les fauvages, voyant ce que nous faifions, ne favoient quel étoit notre deflein. Quoique nous euffions tué plufieurs d'entre eux a coups de fufil & de piftolet, ils s'imaginoient que nous avions lancé du feu fur eux, 8c ils ne concevoient pas qu'a moins d'en mettre dans nos piftolets, nous puffions leur faire aucun mal, avec de la pouffière noire & de petifes balles. Je dis 'alors a mes camarades qu'il faUoit dV Kij  148 Le nouveau bord cafier la tête aux quatre fauvages qui étoient les plus proches de nous, & qui avoient nos fabres; qu'il falloit en même temps les leur enlever & fe faifir de leur rondaches ; que peutêtre en nous défendantavec courage, fans nous féparer, & en nous fecourant adroitement 1'un fautre, nous fauverions notre vie, ou qu'au moins nous la perdrions avec honneur. Ils me promirent de faire ce que je leur recommandois , & de fe battre courageufement, jufqu'a ce qu'ils rendiffent Ie dernier foupir. Nous bandames alors nos piftolets , & nous étant approchés de fort prés des quatre fauvages qui tenoient nos fabres, nous leur caffames !a tête de trois balles, dont chacun de nos piftolets étoit chargé. Ils tombèrent a la renverfe, & al'inftant nous leur enlevames leurs rondaches avec nos fabres. Quelques autres fauvages étant accourus auffi-töt, pour nous empêcher de défarmer ceux qu'ils voyoient étendus par terre , dans le temps qu'ils Ievoient leurs batons pour nous frapper, nous leur fimes fubir le même fort. Alots nous jetames nos piftolets , qui ne pouvoient plus nous être d'aucun ufage, & nous étant mis tous les quatre dos a dos, nous nous mimes en devoir de réfifter k tous les fauvages qui nous environnoient, & d'en m'affacrer le pli$ qu'il nous feroit poffibie.  Gullive e. 140 Nous en tuames & blefsames un affez grand nombre. Quelques-uns ayant ramaffé nos piftolets, s'avisèrent devouloir faire comme nous, & crurent pouvoir nous tuer, en nous préfentant le piftolet de fort prés , & en faifant avec leut bouche un bruit approchant de celui que fait lapoudre enflammée en fortant du canon. Leur épreuve leur coüta cher, & nous leur fendïmes la tête avec nos fabres. Cependant le nombre des fauvages & notre propre laffitude nous accabloient. Plufieurs voyant qu'avec leurs batons, dont nous parions les coups adroitement avec nos rondaches, ils ne pouvoient venir a bout de nous affömmer , allèrent chercher leurs maffiies ; ce qui étoit néanmoins contraire a 1'ufage. Cependant il étoit difficile que nous puflions réfifter plus long-temps, & nous étions prés defuccomber, lorfqu'un fecours inopiné arriva, & nous délivra du périh Ceux de nos compagnons quis'étoientfauvés dans la chaloupe, avoient porté au vaiffeau la nouvelle du combat, & du malheur qui nous étoit arrivé. Le capitaine, au défefpoir de ce funefte accident, paree que fon neveu étoit des quatre prifonniers , exhorta tous ceux qui étoient fur le vaiffeau, dont la plupart étoit de fort braves hommes} a retourner a la  ifo Le nouveau charge & a faire leurs efForts pour nous retirer des mains des fauvages. Tous les paflagers, avec la meilleure partie de 1'équipage , s'offrirent courageufement pour cette expédition. Le capitaine leur dit qu'il ne falloit point s'effrayer du grand nombre des ennemis, qui n'avoient que de mauvaifes armes, & qui, nefachant point combattre , feroient aifément défaits. Cent hommes bien armés, ayant a leur tête le capitaine du vaifTeau, defcendirent dans la chaloupe, & ayant remonte la rivière, abordèrent prés de 1'habitation des fauvages, qui, ayant vu venir a eux un fi grand nombre d'ennemis, prirent tous lafuite & fe diflipèrent dans le bois. Cependant nos gens s'avancèrent & mirent le feu a leurs cabanes abandonnées. Pour nous, rien ne nous empêcha de nous aller joindre a tous nos compagnons, qui nousrevirent avec une grande joie , & auxquels nous témoignames toute la reconnoiffance que méiitoit leur générofité.  G U L L I V E K. CHAPITRE XL Tandis quune partie de 1'équipage eft a terre , ceux qui étoient reftés fur le vaiffeau, kvent Vancre. Vauteur, avec plufieurs portugais, eft obligé de refter long-temps dans Vifle de Manouham. lis font alliance avec une natioit fauvage. Le capitaine ayant alors fait prendre les haches & les fcies , qu'il avoit fait mettre dans la chaloupe, ordonna d'abattre deux gros arbres, de les fcier, & d'en faire des planches, pour radouber notre vaiffeau. Mais dans le temps que nous étions occupés a eet ouvrage , fous la conduite d'un nommé Oviélo , qui s'enténdoit fort bien dans lacharpentedes navires, nous vïmes arriver deux de nos gens dans le canot, qui, étant defcendus a terre, nous apprirent une trifte nouvelle. Ils nous dirent que les trente hommes que nous avions laiffés fur le vaiffeau , pour le garder en notre abfence, voyant le capitaine & tous les officiers a terre * avoient forraé le deffein de s'emparer du navire & de toute fa cargaifön ; que ma boïte de pierredes les avoit extrêmement tentés-, Ce &iv  Le nouveau qu'ils avoient levé 1'ancre & mis a Ia voile: que comme Ie capitaine leur avoit donné a 1'un & a 1'autre le commandement du vaiffeau dans fon abfence & dans celle de tous les officiers qui étoient a terre, ils avoient taché de s'oppoferde toutes leurs forces a cette coupable réfolution , mais qu'on ne les avoit point écoutés ; qu'on les avoit même menacés de les poignarder; qu'ils avoient alors jugé apropos de fe jeter dans le canot & de nous venir rejoindre, pour nefe voir pas obligés de tremper dans un crime fi horrible. # Cette nouvelle nous jeta dans Ia eonfternation, & en mon particulier je regrettai fort ma batte, oü étoit enfermée toute ma fortune, Nous n'avions aucuns vivres, & il ne nous reftoit pour toute reffburce que nos fufils avec deux barils de poudre & un fac remplj de bales de plomb qu'on avoit mis dans Ia chaloupe , pour nous en fervir en cas que la guerre contre les fauvages ent plus duré. Nous n'avions donc d'auue parti a prendre, que celui de refter dans 1'ifle, & d'y vivre de notre chafie. Dans cette extrêmité nous tinmes confeil a &c il fut délibéré que nous tuerions d'a-* bord Ie plus de gihier que nous pourrions -f que nous le boucannerions, & qUe 1'ayant pqrté dans la chaloupe, nous cotoyerions 1'ifle ,  Gullive r. 153 & tacherions enfuite de nous établir dans quelque endroit, oü nous n'euffions rien a craindre, jufqu'a ce que nous puffions trouver quelque moyen de retourner en Europe ; car il n'étoit pas poffibie, avec la chaloupe qui nous reftoit, de faire une fi longue route, ni même de nous rendre a aucune cöte du continent de 1'Amérique, dont nous nous jugions trop éloignés. Nous nous mïmes donc a chaffer, mais fans nous féparer , de crainte d'être furpris par les infulaires. Nous tuames alfez de gibier que nous boucanames, & dont chacun de nous mangea le foir avec un grand appétit. Nous pafsames la nuit dans Ie bois, oü, après avoir établi deux fentinelles, qu'on devoit relever toutes les heures, nous nous endormïmes fous les arbres, Le lendemain matin nous portames le refte de notre gibier dans Ia chaloupe, 85 y étant tous entrés, nous cötoyames 1'ifle toute la journée. Vers Ie foir nous defcendïmes a terre dans un endroit qui nous parut agréable , & ou nous crümes pouvoir paffer la nuit. Un ruiffeau que nous avions apergu, nous fit choifir ce lieu. Nous mangeames, comme le jour précédent , de nos viandes boucannées, & nous nous couchames enfuite fous des arbres, avec les mêmes précautions.  ij4 Le nouveau Nous dormïmes affez tranquillement; mais dès quele jour commenca a paroitre, les fentinelles nous éveillèrent en criant aux armes. Quatre fauvages avoient paffe auprès d'euX;, & s'étoient approchés de nous, pour nous reconnoïtre. Nous nous éveillames a 1'inftant , & ayant pris nos fufils , nous courümes & enveloppames les quatre efpions, que nous primes. D'abord nous leur fimes entendre que nous ne leur ferions aucun mal, & que nous étions dans la réfolution de ne point nuire aux habitans de 1'ifle, pourvu qu'ils ne nous attaquaffent point: nous leur offrimes a manger; & après les avoir beaucoup carefles, nous les priames de dire a ceux de leur nation, quo nous étions leurs amis , s'ils vouloient être les notres, & que nous leur rendrions tous les fervices dont nous ferions capables. Nous tachames de leur faire entendre cela par des fignes qu'ils parurent comprendre. Charmés de nos manières, ils nous flrent entendre auffi, par d'autres fignes, que nous n'aurions rien a craindre de leur nation. Nous les renvoyames, après avoir donné a chacun le petit couteau que nous leur avions prêté pour manger, & qu'ils avoient plufieurs fois confidéré avec attention. Cependant nous ne jugeames pas a propos  Gullive r. 155 de nous fier entièrement a leur parole, & nous eontinuames de nous tenir fur nos gardes. Nous nous avancames dans le pays fans nous éloigner beaucoup de notre chaloupe, que nous ne voulions pas abandonner. Vers le midi, nous vïmes venir a nous una groflè troupe de fauvages, portant des fruits & toute forte de rafraïchiflemens. Dès que nous les apercümes , nous les faluames de la manière que nous avions vu que les quatre fauvages nous avoient falués , c'eft-a-dire, en croifant nos deux mains fur notre tête, & en faifant un fouris gracieux. Ils nous rendirent de loin le même falut, & s'étant alors approchés de nous, ils nous offrirent leurs préfens, que nous acceptames en les embralfant. Nous leur montrames notre chaloupe , 8c leur fïmes entendre que nous venions d'un pays très-éloigné, & que c'étoit par un malheur extréme que sous étions oblige's de féjourner dans leur ifle; que nous lespriionsde nous recevoir comme leurs alliés & leurs frères: ils nous firent figne alors de les fuivre, & de venir vers leur habitation, qui n'étoit pas fort éloignée; ce que nous fïmes volontiers. Lorfque nous y fümes arrivés, les femmes ëc les enfans fe mirent a danfer devant nous, & bientöt après, on nous préfenta è manger  ï^o* Le nouveau d'une efpèce de gateau, avec de la viande tt des fruits, & on nous fit boire d'une liqueur qui nous parut affez agréable. Comme nous avions un peu d'eau-de-vie , nous leur en fïmesgouter; ce qui leur fit un grand plaifir: mais, ayant vu qu'ils vouloient en boire un peu trop, nous leur fïmes entendre que 1'excès de cette boiffon les feroit mourir, & qu'il n'en falloit prendre que fort peu. Ik nous crurent, & les chefs de la nation de'fendirent aux autres der» boire davantage. Toute 1'après-dïnée fe paffa a danfer & a chanter; le foir on nous donna des nattes pour nous coucher, & on nous mit tous enfemble dans une grande cabane. Comme plufieurs d'entre nous avoient été bleffés dans le dernier combat, les fauvages nous fiient entendre qu'ils vouloient les guérir. En effet ils allèrent chercher un homme qu'ils paroiffoient regarder comme un faint, & pouc qui ils témoignoient une grande vénération. Cet homme extraordinaire vifita nos bleffés, & enfuite s'enferma feul dans une cabane que nous vïmes trerhbler violemment pendant deux ou trois heures, fans pouvoir comprendre comment cela fe faifoit. II revint enfuite retrouver les malades, fe ringa la bouche, fuca leurs plaies, & leur appliqua une certainefeerbe inconnue en Europe, Au bout de vingt-  Gullive e. 157 quatre heures, tous nos bleffés furent parfaitement gueris. Cette preuve de la bonte" de nos fauvages nous öta tout foupgon, & fit que nous commengames dès-lors a les regardec comme nos vrais amis. Le lendemain ils nous proposèrent d'aller a la chaffe avec eux , & nous préfentèrent des ares & des flèches; mais nous leur fimes comprendre, en leur montrant nos fufils, que nous avions des armes qui valoient bien les leurs. I!s fe mirent alors a les confidérer attentivement. Ils paroiffoient ne pouvoir coraprendre comment, avec de pareils inftrumens, il étoit poffibie d'atteindre des objets éloignés. Mais lorfqu'ils nous virent tuer avec nos fufils des oifeaux , & abattre de loin des bêtes fauves,ils furent extrêmement furpris, & jugèrent, comme avoient fait les autres fauvages de 1'ifle, auxquels nous avions eu affaire, qu'il y avoit du feu caché dans le canon de aos fufils, 8c que nous avions 1'art de lancer ce feu a notre gré. Nous les détrompames , & leur fimes comprendre ce que c'étoit, en Jeur montrant notre poudre 8c nos bales, Sc en chargeant devant eux deux ou trois fufils, que nous leur fïmes décharger. Cette confiance que nous leur marquions les charma; ils nous regardèrent comme des hommes ex-  ij8 Le NöüvèAu traordinaires, qui avoient des lumièreS fupfrieures & une grande affection pour eux. Au retour de cette chafTe, nous mïmes en délibe'ration, conjointement avec les fauvages, fi nous bltirions une grande cabane qui pourroit nous contenir tous, ou fi nous en batirions une pour chacun de nous en particulier, dont les femmes & filles des fauvages voudroient bien prendre foin, pour nous y préparer a manger, en les mettant toutes les unes^ auprès des autres ; ce qui agrandiroit Thabitation. Les femmes, que nous confultames auffi bien que les hommes , furent, je ne fais pourquoi, unanimement de ce dernier avis-, Nous mïmes donc tous la main a 1'ouvrage, Sc les infulaires, charmés de voir croïtre leur village, travaillèrent avec nous; en forte qu'au ■bout d'environ un mois nous fümes tous logés & meublés. II y avoit parmi nous un efpagnol, nommé Rodriguez, qui avoit paffe plufieurs années a la terre de S. Gabriel; il nous dit qu'il n'y avoit pas plus de différence entre la langue des peuples de cette cöte Sc celle de nos infulaires , qu'entre 1'efpagnol & Ie portugais; qu'il entendon la plupart des chofes qu'ils difoient, & qu'avant qu'il fut huit jours, non feuleraent il feroit en état de les entendre  GULLlVER. T5-p parfaitement, mais même de leur parler affez bien pour être entendus d'eux. Comme nous ignorions Ie temps que nous aurions a paffer dans cette ifle, & que nous avions befoin du fecours continuel des infulaires, avec lefquels nous étions liés, nous 1'exhortames a s'appliquer a leur langue, afin qu'il put leur parler en notre nom Sc nous fervir d'interprète. II nous le promit, Sc effeótivement au bout de peu de jours il commenca a parler la langue de Manouham ( c'étoit le nom de 1'ifle oü nous étions). Nos infulaires furent charmés de pouvoir, par ce moyen, s'entretenir avec nous, Sc nous en témoignèrent une joie infinie. Comme j'avois une grande difpofition pour les langues, il me prit envie, pour me défennuyer , d'apprendre celle de Manouham; & pour eet effèt, je priai Pefpagnol, qui avoit autrefois fait fes études, de m'en dreffer une efpèce de grammaire , & de me donner de temps en temps des legons. Je m'y appliquai tellement , qu'au bout de quelques mois je commengai a entendres un peu le langage de nos fauvages, Sc que je me hafardai même quelquefois de leur parler en leur langue; ce qui m'y fit faire de plus grands progrès. Dès que notre efpagnol avoit été en état de s'entretenir avec eux, il leur avoit appris  'ï6o Le n ö ü v £ a ü que nous étions des hommes d'un pays trés* éloigné, qui courions les mers depuis plufieurs années; que, pour radpuber notre vaiflèau , nous avions été obligés de relacher a 1'ifle oü nous étions; qu'étant defcendus a terre, nous avions été attaqués par les habitans méridionaux de 1'ifle, qui avoient voulu nous maiïa* crer; mais que nous les avions repouffés 8c en avions fait un grand carnage; que pendant ce temps-Ia, ceux a qui nous avions confié la garde de notre vaiflèau , avoient difparu; en forte que nous avions été réduits a la néceffité de demeurer dans 1'ifle. L'efpagnol raconta notre combat & notre victoire avec un air de vanité 8c de complaifance qui nous déplut; en forte que nous le priames d'ajouter que c'étoit malgré nous que nous avions caufé ce défordre, qui n'étoit arrivé que paree qu'on nous avoit attaqués injuftement, 8c que nous avions été dans la néceffité de nous défendre. Nos fauvages écoutèrent avec beaucoup d'attention le détail que Rodriguez leur fit dè notre aventure , du péril que rious avions couru , 8c de la victoire que nous avions remportée. Ce font, dirent-ils , de très-méchans hommes que ceux que vous avez vaincus; & nous vous favons gré de les avoir punis. Nous forames depuis long-temps en guerre avec - euxs  G trtLivER. 167 la fatisfa&ion de voir des chofes trés - finguÜères ; je me faurai toujours bon gré d'avoir été conduit par Ia fortune dans 1'ifle de Babilary & dans celle de Tilibet, dont je vous airaconté plufieurs particularités qui vous ont furpris & réjoui. Ce que vous m'avez dit de votre pays, me repartit-il, m'a paru pour Ie moins auffi étonnant, & ne m'a pas moins diverti. Mais après tout je ne puis comprendre que pour le feul plaifir de s'inftruire des mceurs & des ufages de différens peuples , on prenne la peine de batir de grandes cabanes flottantes, & qu'on ait la témérité d'affronter les tempêtes & d'effuyer tant de fatigues & de périls. J'étois jeune, lui répliquai - je lorfque je quittai mon pays, & j'avoue qu'une vaine & folie curiofité fut le feul motif de mon embarquement. Mais ceux qui avoient bati le vaiffeau , & ceux qui y montèrent avec moi , avoient des motifs plus folides & plus raifonnables. C'étoit pour commercer, & rapporter des pays étrangers des marchandifes, qui, a leur retour, étant vendues dans notre pays ,devoient leur produire beaucoup d'argent. Pour avoir de eet argent, & en amalfer le plus qu'il eft poffibie, nous travaillons toute notre vie , & nous nous rendons actuellement rrralheureux,, h iv  ï68 Le nouveau dans 1'efpérance d'être un jour heureux, per- fuadés que fans 1'argent nous ne pouvons letre. Qu'efUce donc que eet argent, s'écria Ie fauvage, qui a la vertu de vous rendre heureux dès que vous le poffédez ? Voyez, lui dis-je en lui montrant une pièce d'or & une autre d'argent que j'avois depuis long temps dans ma poche ; voila ce qui nous procure toutes lesN néceffités de la vie, &c ce qui nous fait jouir de toutes les commodités & de toutes les délices que nous pouvons fouhaiter. La poffèffion de ces deux métaux règle les rangs parmi nous, nous fait confidérer & refpecter, Sc même nous donne du mérite & de 1'efprit. Abenouflaqui voyant qu'il y avoit fur mes pièces d'or & d'argent des figures & des caractères , s'imagina qu'ils avoient peut-être une certaine vertu magique , & me pria de lui en prêter une, pour éprouver fi en effet elle pourroit donner de 1'efprit a fon fils , qui, fèlon lui, en avoit fort peu. Je veux voir 4 ajouta-t-il, fï vous ne me trompez point, & fi cette pièce aura Ie pouvoir que vous dites. Elle ne fera aucun effet fur lui, repartis-je, quand même il auroit affez de ces pièces pour en remplir la plus grande de vos cabanes. II n'y a donc que dans votre pays, interrom-» pit-il, oü ces pièces ayent de Ia vertu 3 Cela  G U L E I G E R. Ï6$ eft vral, lui répondis-je; paree que nous y attachons de concert des idees que vous n'êtes pas capables d'avoir. Par exemple, lorfqu'un grand nombre de ces pièces fe trouve dans un coffre, nous nous imaginons qu'il y a dans ce coffre de grandes terres , des maifons commodes , des meubles fuperbes, des habits magnifiques , des honneurs & des rangs, un grand nombre de domeftiques , de belles femmes , des mets exquis. Ce qui vous paroïtra furprenant, eft qu'en ouvrant ce coffre , nous y trouvons en effet tout cela , fi nous voulons. Alors en acquérant ces chofes , qui font en quelque forte adorées dans notre pays , paree qu'eiles font ardemment fouhaitées, chacun nous eftime, nous revère, nous fait la cour, nous donne du mérite & de 1'efprit. Abenouffaqui ne comprenant rien a cette érfigme, crut que je lui débitois des chimères, & que je me voulois jouer de fa crédulité. Mais lui ayant enfuite expliqué comment tout cela arrivoit, il trouva nos meeurs très-méprifables, & 1'ufage de 1'or Si de 1'argent utile peut-être & commode dans fa première inftitution , mais pernicieux par 1'abus déraifonnable que nous en faifions : en forte qu'il conclut, que puifqu'il nous en coütoit tant de peines & de fatigues pour être heureux 3 Si que nous attachions  '17° L E NOUVEAU follement notre bonheur a une chofe qui nè dépendoit point de nous, nous étions malheureux de notrepropregré, &méritions de 1'être. On n'eft heureux, difoit-il, qu'autant qu'on ne défire rien; & cependant toute votre vie fe pafte a défirer. Pour nous, nous avons tout, paree que rien de ce que nous défirons ne nous manque, Mais, pourfuivit-il, ces hommes qui parmi vous ont beaucoup plus d'argent que les autres,fe voyant eftimés &révérés, comme vous dites, ri'ont-ils pas Ie cceur enflé d'un ridicule orgueil i & ne méprifent-ils pas ceux qui ont moins de richeffe qu'eux ? C'eft ce qui arrivé prefque toujours, lui répondis-je ; un riche eft Ie plus fouvent un fot, un homme fans vertus & fans talens ; n'importe, il croit que fa richeffe fupplée a tout & lui donne une fupériorité inconteftable fur 1'homme d'efprit & de mérite , qui, quoique peu a fon aife, ne lui demande rien. S'il arrivé par hafard qu'ils fe trouvent enfemble , on s'apergoit que 1'un , quelques honnêtetés qu'il daigne faire a 1'autre, ne lui parle point comme a fon égal. Mais fi 1'homme de mérite eft d'une indigence malheureufement exprimée par fes trop modeftes habits, il lui feroit bien moins préjudiciable d'avoir une réputation flétrie. La pauvreté, aux yeux d'ufi  GULLlVEK. 173 faqul, qu'il y ait des hommes parmi vous d'un cceur affez bas , les uns pour fe rendre les efclaves de leurs compatriotes, & les autres pour fouffrir que leurs compatriotes foient leurs efclaves? Je vois que 1'argent eft votre ennemi, puifqu'il vous réduit a 1'efclavage, & qu'il vous affèrvit a ceux quile poffèdent. II eft vrai, répondis-je, que 1'argent eft une efpèce de tyran, & que c'eft un grand malheur pour nous que d'être nés dans la difette des chofes néceffaires a la vie. Votre pays me répliqua-t-il, eft donc ou trop petit, ou trop peuplé , puifqu'il ne peut nourrir fes habitans, & qu'il y a parmi vous des hommes qui n'y peuvent fubfifter, ou qui n'yfubfiftent que pardesmoyensvils &indignes. Je luirépondis que notre pays étoit très-fertile , & capable de nourrir deux fois plus d'hommes qu'il ne contenoit; mais qu'il y avoit parmi nous des hommes puiffans, qui s'étoient emparés de la plus grande partie de la terre que nous habitions ; en forte qu'il ne reftoit plus rien pour les autres , qui, afin de pouvoir vivre, étoient obligés de travailler pour eux nuit & jour. Abenouffaqui me demanda alors fi ces hommes puiffans , qui dominoient ainfi fur les autres, étoient en plus grand nombre que ces  174 Le nouveau hommes pauvres , qui étoient obligés de menef une vie fi humiliante & fi miférable. Je lui répondis que le nombre des pauvres furpaffoit de beaucoup le nombre des riches. Si cela eft, répliqua-t-il, les pauvres, parmi vous,n'ont guère d efprit & de courage, de fouffrir paifiblementqu'un nombre d'hommes moins grand que le leur envahuTe tout & ne leur laifle rien. Les lois les en empêchent, lui repartis-je. Qu'eft-ce que ces lois ? interrompit le fauvage. Sont-ce des hommes armés de fufils 8c de fabres, qui fervent de fauvegarde aux riches, pour les maintenir dans la poffeffion de leurs richeflès s & pour les défendre contre les juftes prétentions des pauvres ? Les lois, lui répondis,-je, font des régies & des maximes publiques , recues depuis longtemps parmi nous , & que les pauvres & les riches revèrentégalement; paree qu'eiles font, felon nos idéés, les liens & les garans de notre fociété civile ; les uns & les autres fe liguent donc enfemble pour les foutenir & les faire obferver 5 en forte qu'un pauvre , qui, par exemple, auroit dérobé quelque chofe a un riche , feroit trés -rigoureufement puni. Nonfeulement les riches exigeroient cette punition; mais tous les pauvres 1'approuveroient, & même quelques > uns d'entre eux en feroient les mi-  Gullive r. j^j niftres & les executeurs. II n'eft pas étonnant , comme vous fentez bien , que les riches vengent un pareil attentat, & qu'ils 1'appellent une actioh baffe, honteufe , & criminelle , comme elle 1'eft en effet. Mais vous êtes peut-être furpris que ceux qui ne font pas riches, condamnent autant cette a&ion que ceux qui le font, & qui y ont beaucoup plus d'intérêt qu'eux. Mais deux motifs les engagent a Ia détefter, s'ils ont de Ia probité & de I'honneur, & par conféquent k maintenir les riches dans Ia poffeflion des biens qui leur font échus en partage, de quelque facon que ce foit. Le premier eft, que s'il e'toit permis au pauvre de s'approprier ce qui appartient au riche, le peu de chofe que pofsède le pauvre pourroit auffi lui être enlevé , ou par un riche, ou par un autre pauvre ; il eft donc intéreffé a maintenir la loi qui défend toute forte de larcins. Le fecond motif eft fondé fur un grand principe de morale, que nous regardons comme le pivot de notre fociété civile : ce principe eft de ne point faire a autrui ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit a nous-mêmes; en forte que le pauvre, fentant bien qu'il feroit très-faché qu'on lui enlevat ce qu'il a pu gagner par fon travail, s'abftient, pour ne point fachet le riche , de lui de'rober quoi que ce foit.  'i*j5 L e nouveau Nous reconnoiflbns auffi bien que vous, mé repartit Abenouflaqui, ce principe moral dè toute juftice, qui eft né avec nous, & qué nous portons toujours dans le cceur $ quelque corrompus que nous foyons. Mais il me femble qu'il n'eft point dans Vos idéés , & fuivant ce que vous venez de me-dire, auffi pur& auffi facré que dans les nötres. Votre manière de vivre, & ce que vous appelez votre fociété civile, vous le fait obferver avec une efpèce de partialité qui le défigure; paree que , felon vos mceurs & vos ufages, il eft évidemment plus favorable aux uns qu'aux autreSi II eft bien aifé aux riches de dire : j'ai beaucoup de bien, je ferois faché qu'on me 1'enlevat ; il ne faut donc pas que je raviffe le bien de ceux qui en ont. Le pauvre au contraire, qui manque de tout, ne peut dire autre chofe, que ceci: fi j'avois du bien , je ferois faché qu'on me le ravit; il ne faut donc pas que je m'empare de celui qui appartient a autrui. Remarquez la différence qu'il y a entre le j'ai que dit le riche , &le fi j'avois que dit le pauvre , & vous conviendrez que 1'application du principe eft parmi vous trés-différente; que par conféquent votre morale eft défecfueufe par fa partialité, puifqu'elle n'eft point égale pour tous les hommes & pour toutes les conditions, & que le riche Sc  6 tl 1 I V E R. I77 & le pauvre font obligés deraifonner différemment. Quelque chofe que vous difiez, repartis-je, cette loi naturelle eft parmi nous également révérée de tous;elle maintient 1'ordredans tous les états, chacun s'y foumet, & perfonne n'ofe réclamer contre elle. II eft vrai qu'elle n'eft pas toujours religieufement obfervée. Lepauvre dérobe fouvent ce qui appartient au riche ; & le riche s'empare quelquefois , non feulement des biens du riche, mais il envahit auffi ce que Ie pauvre a pu acquérir par fon travail; mais alors fi la loi eft enfreinte, elle eft aufli-töt vengée, avec cette différence toutefois, que le pauvre eft toujours rigoureufement puni, comme il le me'rite , & que le riche ne 1'eft pas toujours Pourquoi cette honteufe diftinótion ? interrompit le fauvage. C'eft que les riches parmi nous, répondis-je , font les arbitres Sc les difpenfateurs de la juftice, & que les riches penchent d'ordinaire a favorifer les riches; ce qui fait que le pauvre opprimé juge fouvent plus a propos d'étouffer fes plaintes. D'ailleurs ces miniftres refpeclables de la juftice, que nous appelons magiftrats, font naturetleme.upO'tés a rendre a chacun ce qui lui appartient, lorfque rien ne vier.t traverfer leurs idees d'équité. M  178 Le nouveau Mais comme d'un autre cóté il eft naturel de s'aimer encore plus foi-même que les autres, lorfqu'il arrivé que leur intérêt eft flatté par un peu d'injuftice, ils font alors un peu tentés de s'y livrer. Si , par exemple, ils fe voyent follicités par une jolie femme , leur premier mouvement eft certainement toujourspour elle; mais heureufement le fecond eft quelquefois pour lequité. La crainte du déshonneur a coutume de les retenir; il y a ne'anmoins de facheufes circonftances, oü cette crainte n'a point lieu ; ce font celles oü 1'iniquité peut demeurer fecrète : alors malheur a celui qui n'a que raifon , & qui n'a d'autre protedeur que fon innocence ou fon bon droit. Sans la crainte du ciel, ajoutai - je, ce défordre feroit parmi nous beaucoup plus commun qu'il ne 1'eft. Mais notre religion , dont les préceptes font conformes a ceux de la loi naturelle, nous fait regarder la prévarication d'un juge comme Ie plus énorme de tous les crimes que Thumanité puifie commettre ; en forte que pour peu qu'un magiftrat craigne la divinité, il s'abftient toujours de prononcer contre fa confcience. Mais quelquefois i! en a une qui le fait relfembler a ceux qui n'en ont point. Le fauvage me demanda en eet endroit fi toutes nos lois n'étoient pas renfermées dans  G ü L 1 I V E R. 179 Ia confcience. Comme la confcience, lui répondis-je , ne fuffit pas pour retenir ceux qui veulent commettre le mal, & que ceux mêmes qui le commettent , fe perfuadent aifément qu'ils ne le commettent point „ nous avons une infinité de lois qui défendent une infinité de chofes, qui forment une multitude de décifions fur des cas innombrables , & qui impofent différentes peines a ceux qui les violent. A quoi fervent tant de lois , répliqua Abenouiïaqui, lorfque vous avez la loi naturelle, qui eft fi fimple & fi décifive? Nos lois , luirépliquai-je, ne font autre chofe que cette loi naturelle, étendue & appliquée a différentes efpèces de cas particuliers. Mais , ajoutai - je, malgré la fageffe de nos légiflateurs & la fagacité de leurs interprètes , il règne parmi nous un monftre ardent a gueule béante, qui, protégé & chéri d'une foule de têtes cornues qui le nourriffent & qu'il nourrit', brave la juftice dont il fe moque, dévore la fubftance des families , & s'efforce d'anéantir ou d'éluder toutes les lois. . Ce monftre dangereux s'appelle la chicane, plus a craindre mille fois que 1'injuftice même, qui, en nous opprimant ouvertement, nous laiffe au moins le droit vindicatif de murmurer &; de nous plaindre. Mais la chicane eft fi en- M ij  'i8o Le nouveau veloppée dans fes replis, &• fi artificieufe dans fes détours , qu'a la faveur de certaines formalités , qui font des chaïnes qu'il nous a plu donner a la juftice, elle nous fait tout perdre par les oracles des juges , jufqu'a la confolation de pouvoir dire qu'ils ont mal jUgé. Lesredoutables miniftres de la chicane affiègent tous les tribunaux, les échauffent par un feu continuel qu'ils y entretiennent, & les font fans cefie retentir de leurs cris percans , qui néanmoins nont pas toujours la force de troubler le fommeil des juges ; ce qu'il y a de facheux, eft que ce font les vieux feuls qui dorment, & que les jeunes font éveillés. II faut avouer, continuai-je, que la juftice eft plus révérée & peut - être mieuxadminiftrée parmi vous. autres fauvages que parmi nous, Al'occafion de ce mot de fauvage qui m'avoit echappe', Abenouffaqui m'interrompit, & me demandace que j'entendois par ce terme, & pourquoi je 1'appelois fauvage ? C'eft, lui dis-je, paree que vous & vos compatriotes n'êtes point cmlifés & faconnés comme nous, que vous vivez dans 1'indépendance, & que vous nefuivez que le feul inftinéi naturel, que vous n'obfervez quetrès-peu de régies de bienféance, que vous manquez de ce que nous appelons monde & favoir vivre, qui font des lois effentielles parmi  Gullive r. iSi nous, que nous égalons prefque aux lois de la nature ; enfin paree que vous étes nus, & que vous n'avez ni princes ni magiftrats comme nous. Quel eft votre aveuglement ! s'écria alors Abenouflaqui > quoi, paree que nous nous contentons de fuivre 1'inftincT: de Ia nature, & que nous ne connoiffbns que fa loi , vous nous appelez fauvage 1 Vous vous croyez plus formés , plus polis, plus civilifés que nous, a caufede mille inftitutions arbitraires auxquelles vous avez facrifié votre liberté. Pour nous, qui confervons la notre, & qui la regardons comme le plus beau préfent de la nature, nous croirions 1'avoir perdue, fit nous étions affujettis a cette multitude dé régies fuperflues, qui forment votre fociété civile. Quelque chofe que vous penfiez, nous. trouvons que notre fociété eft beaucoup plus civile que la vêtre, paree qu'elle eft plus fimple & plus raifon* nable: nous n'y fouffrons ni injuftiee, ni partialité ; nous nouS croyons tous égaux, paree que Ia nature nous a faits tels , & que nous nous gardons bien d'altérer fon arrangement. Nous obéiflons a nos pères, & nous révérons les anciens , qui ont plus d'expérience , & par conféquent plus de raifon que ceux qui font nés depuis eux. C'eft, comme vous voyez. Ia M üj  iSz Le nouveau nature feule qui a établi parmi nous ces préémlnences. Nous avons un chef principal que nous élifons, paree que nous avons remarqué que tous les hommes, quoiqu'ils naiffent égaux en dignité , ne naiffent pas tous égaux en génie, en talens, en bravoure, en force de corps. La nature, ajouta-t-il, qui a fait elle-même cette diftinction entre fes enfans, nous apprend donc a nous y conformer- , Sc par conféquent a mettre a notre tête celui qui, parmi nous, a été plus favorifé d'elle. Eft-ce la règle que vous-fuivez dans 1'attribution des honneurs & dans la diftinction des rangs? A 1'égard de toutes vós lois de bienféance , dictees par le caprice, elles ne fervent qu'a fomenter votre corruption & votre orgueil , & qu'a natter toutes vos paffions. De la manière dont je vous , vois vivre ici les uns avec les autres , ce que vous appelez politeffe Sc favoir vivre, n'eft que menfonge Sc diffimulation. Vous vous gênez réciproquement pour vous tromper , Sc ce foin affidu eft une fervitude continuelle que vous vous impofez. Vous regardez comme des devoirs importans , mille chofes dont 1'obfervation n'eft pas plus raifonnable que romiffion. Prétendriez-vous, continua-t-il, être plus  G TJ L E I V E K. 183 eivilifés que nous, paree que vous portez des habits ? Mais fi nous étions nés dans un pays éloigné du foleil, comme le votre, n'aurions-nous pas le foin de nous couvrir le corps comme vous. Nous nous contentons de cacher a la vue ce que la nature a deftiné pour la continuation de notre efpèce, de peur d'accoutumer nos yeux a des objets qui, vus fans cefTe , plairoient moins. Nous ignorons ces arts que vos befojns vous ont fait inventer * & qui tirent leur origine de la bizarre inégalité de vos conditions. Car quel eft homme parmi vous, qui y pouvant fubfifter fans travail, s'aviferoit de travailler ? Ces arts, dont vous vous prévalez, font donc la preuve de votre misère; & comme ils ne produifent que des eommodltés arbitraires, ou des plaifirs fuperflus , nous ne vous les envions point •, nous ne défirons que ce que nous connoiflons; & & ce que nous connoiflons fuffit a nous rendre heureux. Enfin, ajouta-t-il, nous ne voyons- point ici un homme demander a un autre homme de quoi vivre, travailler pour lui en mercenaire, ou le fervir lachement; nos femmes cultivent nos terres , dont le fonds n appartient pas plus a 1'un qu'a 1'autre , & dont la culture fcule^a laquelle nous avons part, nous donne M iv  C TJ L L I V E K. SO? hollandois de vouloir bien nous attendre , Sc lui dire que nous allions faire une chaffegénérale , afin de fournir a fon vaiffeau une abondance de vivres, dont il feroit content. Cependant les fauvages apprirent que nous nous difpofions a les quitter ;& cette nouvelle parut les affliger extrêmement. Nous leur dimes qu'iï falloit que nous retournafïions dans notre patrie pour confoler nos femmes, nos enfans, tous nos parens Sc tous nos amis , qui nous croyoient peut-être enfevelis dans le fein des flots; que nous n'oublierons jamais 1'amitié qu'ils nous avoient témoignée ; Sc nous les priames aufli de vouloir bien fe fouvenir de nous. Ces bons infulaires, quoique tres-touchés de notre départ, fe mirent alors a chaffer pour nous, & tuèrent une quantité prodigieufe de gibier. Leurs femmes prirent le foin d'en faire boucanner une partie, en forte que pendant plufieurs jours on ne ceffade porter au vaiffeau des vivres, dont on chargeoit les canots a chaque inftant : on eut foin aufli de renouveler 1'eau. Enfin au bout de cinq jours, nous primes congé de nos chers alliés, Sc nous entrames tous dans la chaloupe. Non feulement les Taouaous , mais encore les Kiftrimaux, qui avoient appris la nouvelle de notre départ, vinrent pour nous dire adieu  204 Le nouveau &nous donner des vivres; en forte que Ia mer paroiffoit en eet endroit toute couverte de •canots. Lorfque notre chaloupe n'étoit plus environ qu'a un quart de lieue du vaiffeau , Ie eapuaine hollandois nous envoya demander ii les fauvages ne feroient point effrayés du canon, qu'il avoir enyie dg faire ^ figne de réjouiffance. Avant que de donner la réponfe, nous communiquamesla propofition aux principaux des Kiftrimaux & desTaouaous, qm, en ayant donné part a ceux de leur nation , nous dirent que cela leur feroit un grand plaifir ; & que puifque nous avions eu la bontéde les avertir, ils n'auroient aucune déöanee. Nous fimes donc dire au capitaine, que nousleremercions de I'honneur fingulier, qu'iS vouloit bien nous faire, & que les fauvages qui nous accompagnoient, prendroient a cette falve un plaifir dont nous lui faurions gré. A peine la réponfe lui eut-elle été portée, qu'on entendit une décharge, dont le bruit egaJoit celui du tonnerre. Ce fut un plaifir pour nous, de voir alors la contenance des fauvages, dont les uns, ravis d'admiration , reftoient immobiles , & les autres, frappés de peur, quoique prévenus , fembloient vouloir s enfuir dans leur ifle. Enfin nous vïnmes  GuELlVER. 2Öf a bord & fümes recus des hollandois avec toute la civilitê poffibie. Je ne puis omettre ici les larmes & les regrets dont 1'aimablefilie d'AbenoufTaqui honora mon départ. Le jour que nous partimes eS!e s'échappa de la cabane oü fon père 1'avoit enfermée » & m'accabla de reproches. Jamais la reine de Carthage ne fut plus défefpérée au départ du capitaine Troyen , & jamais mon cceur n'éprouva de plus rudes combats; je regrettois autant 1'ifle que je quittois , que dans le long féjour quej'y avois fait j'avois regretté ma patrie. J'affiirai ma maïrrefle que jamais je ne 1'oublierois ; je lui promis, pour calmer fon ame , de la revenir voir dans quelque temps. Mais rien ne fut capable de la confoler; & lorfqu'elle vit la chaloupe s'éloigner du rivage, elle fe précipita dans la mer, & s'y noya ; fpectacle qui me fit verfer des larmes en abondance , & qui m'auroit peut-êtrecoüté la vie, fi le capitaine portugais & tous mes amis ne m'avoient fait rougir d'une foiblefiè indigne d'un vrai marin. Le capitaine hollandois ayant appris que j'étois anglois , me dit qu'il avoit fur fon vaiflèau un homme de mon pays, qui avoit beaucoup de fageflè & d'expérience ; que ce feroit une grande fatisfa&ion pour moi de me trouver  20 nous  GULLIVER 263 prend pour des étrangers imbécilles, & pour des hommes fottement crédules. II faut voir fi cette comédie fera longue. Comme j'étois fait aux chofes extraordinaires , & que j'avois beaucoup plus d'expérience que lui, je lui dis de fufpendre fon jugement, jufqu'a ce que nous fuffions plus éclaircis. Taïfaco nous conduifit alors dans un chambre oü des domeftiques nous attendoient pour nous laver , & pour nous donner du linge blanc & des robes defoie a la mode du pays; ce qui nous fit un extreme plaifir, paree que nous étions 1'un & 1'autre un peu mal-propres, & que nous avions bien de la horite de paroïtre en eet état devant des dames. Nous fümes baignés dans des eaux parfumées , & lorfqu'on eut achevé de nous habiller , nous vïnmes retrouver la compagnie, & peu dé temps après on vint avertir qu'on avoit fervi. Auffi-töt on ouvrit la porte d'une grande falie agréablement illuminée , oü les petits enfans pafsèrent les premiers, enfuite les enfans , puis le grand-père & la grand mère , & enfin le jeune bifaïeul , qui nous prit 1'un & 1'autre par la main, s'affit le premier a table, &. nous fit alfeoir, moi a fa droite, & mon compagnon a fa gauche. Comme les enfans avoient paffe avant leurs pères & leurs mères, & qu'on R iv  -6*8 Es NOUVEAU1 comportez-vous envers elles d'une rnanièrë dont vous feriez très-fachés qu'eiles fe comportaffent envers vous. Vous déteftez ces ours cruels qui vous ont attaqués prés de la forêt d'Arifba, & qui ont été fur Ie point de vous déchirer; nous les regardons auffi comme nos ennemis, & nous ne faifons point difficulté de les tuer quand nous le pouvons , paree qu'il eft conforme a la raifon de détruire fon ennemi. Mais eft-il raifonnable d'avoir les mêmes fentimens k 1'égard de tant de bêtes innocentes qui ne font aucun mal a 1'homme, & fur-tout a 1'égard des oifeaux, dont Je plumage eft auffi agréable a nos yeux, que leur chant I'eft a nos oreilles ? . Je lui répondis que tous les animaux avoient été créés pour 1'homme; que par conféquent il lui étoit permis de les tuer & de s'en nourrir; que Ia providence avoit établi entre tous les animaux une fubordination économique, qui faifoit que quelques-uns fervoient de pature aux autres ; que 1'ame de toutes les bêtes périlfoit avec elles , au lieu que celle de 1'homme étoit immortelle; qu'ainfi elles ne nous reffembloient proprement que par iorganifation de leurs corps. Tai'faco, en philofophepithagoricien, voulut  GuLLIVER alors me prouver que 1'ame des bêtes ne périffoit point a leur mort. Mais toutes fes raifons me parurent de pures fuppofitions dé" nuées de preuves; Sc je puis dire que je 1'ébranlai beaucoup, en lui faifant voir que le fyfteme de la tranfmigration des ames ne pouyoit s'accorder avec la fagefle du créateur.  &JÖ Le nouveau CHAPITRE XI X. Queftion que Von fait d l'auteur , & fes réponfes, Jl apprend que dans Vifie des Létalifpons les hommes ont le privilege de rajeuhir. CeTte matière ayant conduit la converfa* tion jufqu'a la fin du repas, on quitta la table, & on nous invita a venir nous promener, au clair de la Lune, dans un grand parterre, pour y refpirer un air pur & frais j les habitans de ce pays, par une loi expreffe, font obligés de fe prornener 1'efpace d'une heure après leur repas. Perfuadés que eet exercice eft favorable a la digeftion , ils trouvent cette . » loi très-fage, ainfi que toutes leurs autres lois , qui fe rapportent la plupart a Ia confervation & a la prolongation de ia vie. Les dames nous ayant priés poliment de leur raconter quelques circonftances de notre voyage, je fatisfis leur curiofité avec le fecours de Taïfaco , qui me fervoit toujours d'interprète. Elles e'coutèrent avec plaifir le récit de mes aventures dans 1'ifle de Babilary, & elles me firent a ce fujet une infinité de queftions. Elles me demandèrent fur-tout fi la mollefle  G U L L I V E K. ïpj CHAPITRE XXII. Vefcription du village des clrebellites & des quatre clavejfins. Réception d'un nouveau cérebellite. En nous entretenant ainfi , nous arrivames infenfiblement prés d'un village très-fameux parmi les habitans de cette contrée , & appelé dans leur langue Scarkrotariparagorgouleo, dont les environs me furprirent par la bizarrerie des chofes qu'ils offrirent a ma vue. j'y vis, fur de hautes montagnes, des prairies arrofées par le fecours de plufieurs pompes , & des vignobles au bord des ruifleaux; des jets d'eau fur Ia pointe des rochers , des cafcades a chaque pas, avec des pavillons ifolés, d'une architeóture fingulière , expofés a tous les vents, & fur lefquels on apercevoit une infinité de girouettes bruyantes & de cadrans lunaires. Vous voyez, nous dit notre conducteur, le fameux village des cérébellites de notre nation. II eut beaucoup de peine a nous definir cette efpèce d'hommes, qu'il nous avoua être au dela de toute définition ; cependant nous comprimés que ces cérébellites fe rap- Tiij  5P4 nouveau; porioient, a ce que nous appelons dans notre langue angloife magget-headed , & a ce que les franeois appellent calotins, gens dont Ie cerveau fécond, malgré le feu dont ileftconfumé, produit des chofes étonnantes. C'eft aujourd'hui, ajouta-t-il, le quatorzième jout de la lune, jour confacré parmi eux a la rérjouiuance ; je veux que Vous foyez témoins de leurs amufemens & de leurs exercices. Ce n'eft point'au refte chez des foux que je vous mène , ou fi Pon veut les appeler ainfi, ce font au moins des foux pleins d'efprit & d'un caraótère aimable. En vérité, fans cette efpèce d'hommes , que la providence a femés fur la furface de la terre, pour le plaifir des fages, il me femble que le féjour en feroit affez trifte. Auffi je crois qu'il n'y a point de pays qui n'ait fes cérébellites. Avancons d'abord de ce cöte-ci, continua-t-il, c'eft dans ce gros pavillon, que vous voyez a gauche, qu'ils ont coutume de s'affembler. Lorfque nous fümes arrivés a cet endroit, Taïfaco nous préfenta d'abord au préfident de Paffemblée. petit homme, maigre, fec,& agile , dont la tête chauve étoit couverte d'une calotre de métal , plus brillante que celle de tous les autres. Tous les cérébellites, charmés de voir deux étrangers aflifter a leurs jeux  G ü i n v e i, 20J périodiques, nous comblèrenf d'honnêteté & nous firent affeoir a la place la plus honorable, & peu de temps après on commenca une efpèce de bal. Ce qui attira le plus mon attention , fut 1'orcheftre , compofé de quatre clavecins , qui ne furent touchés que 1'un après 1'autre. Le premier , au fon duquel on danfa, étoit compofé de fils de laiton , lefquels aboutiflbient a un grand nombre de timbres proportionnés dans leurs volumes, dont les battans, mis en mouvement par une main légère & favante, formoient des accords argentins, & rendoient un fon également pedant & harmonieux , avec une cadence digne de Poreille des cérébellites. Un concert fuccèda au bal, & fut exécuté par une feule familie. Le bifaïeul chantoit le premier deflus , fon fils le fecond deflus, fon petit-fils la balTe , & fon arrière petit-fils la haute-contre. On ne fe fervit point dans ce concert du clavecin a timbres , qui auroit sendu un fon trop éclatant , pour pouvoir agréablement accompagner les voix; mais d'un autre clavecin affez pareil aux nótres, excepté que les touches, au lieu de faire mouvoir des fautereaux & d'ébranler par leur mouvement des cordes de fil de laiton , faifoient tourner, T iv  ioo" Le nouveau par des reflbrts cachés une certaine quantité de petites roues de bois enduites d'une efpèce de coiophane, dont chacune en tournant faifoit réfonner la corde de boyau qui lui étoit contiguë , a peu prés comme dans nos vielles, oü c'eft une roue qui fert d'archet. Ce clavecin me parut infiniment au-deftus des clavecins d'Eurcpe, fur Iefquels, comme le favenr ceux du métier, on ne peut exécuter ni tenues , ni diminutions, ni augmentations de fon, & qui ont toujours une efpèce de dure té & de féchèreflè, quelque parfaitement qu'ils foient touchés. Celui-la au contraire étoit d'une douceur extréme, proportionné a fa force: on y pouvoit aifément tenir, flatter, pincer, diminuer, & enfier les tons; en forte que je crus entendre un concerto de Corelli ou de Vivaldi, exécuté par deux violes de Chelles & quatre violons dTtalie. Je fais conftruire actuellement, par un habile ouvrier de Londres, un clavecin pareil a celui que je viens de décrire; &■ je ne doute point qu'il ne réduife un jour tous les clavecins de 1'Europe, qui ont été jufqn'ici en ufage , au rang de la guitare, du luth , & du théorbe ; inftrumens auffi fur-annes que les perfonnes qui fe plaifent a en jouer, Cependant j'ai jugé i propos d'y faire quelque changement, fui-  G Ü L L I V E R. 297 Vant les avis d'un des premiers joueurs de clavecin d'Angleterre. Au lieu de cette muftitude de roues , dont chacune en tournant ébranfe la corde qui lui répond, il m'a dit qu'il étoit plus a propos de les réduire toutes a une feute d'une grandeur proportionnée a celle du clavecin , laquelle tournera toujours par le mouvement que lui donneroit le pied du joueur; tju'ainfi , au lieu que dans le clavecin des cérébellites, c'eft la petite roue qui va chercher la corde, ici au contraire ce fera la corde qui cherchera la grande roue; ce qui eft plus fimple , plus naturel , & plus aifé a exécuter. Ce concert férieux fut immédiatement fuivi d'un autre petit concert burlefque , qui me réjouit beaucoup, & qui fut exécuté avec le troifïème clavecin, organifé d'une facon nouvelle. On avoit rangé dans quinze différentes cages autant de petits cochons de différens ages;fous chacune des touches du claveffin étoient perpendiculairement attachées de longues aiguilles, dont la pointe portoit immédiatement fur Ie dos de ces animaux , felon que le muficien appuyoit fes doigts favans fur les touches du clavecin; les longues aiguilles ne manquoient point de piquer les cochons, qui, étant proportionnés dans leur grandeur, rendoient auffi par leurs cris plaintifs des tons proportionnés, les uns a  2p8 L E N O U V E A: Xf Ia tiercé, les autres a Ia fixte, ceux-ci a la quinte, & ceux-la a 1'octave. Ceux qui étoient deftinés a faire la bafTe paroiflbient affez gros, & fembloient articuler Howhn, comme les autres plus petits fembloient prononcer Howihn. Et afin que le fon que rendoit chacun de ces animaux, finït régulièrement & avec précifion, & ne caufat aucune cacaphonie, il y avoit a cette efpèce d'orgues des pédales, qui, par le moyen de plufieurs courroies, faifoient, quand on vouloit, taire les cochons, dont le mufeau fe trouvoit bridé &ferré, felon que le joueur appuyoit fon pied fur les touches. J'ai affifté quelquefois a des concerts oü les accords étoient moins juftes, & les voix moins pafïables. L'inventeur de cet inftrument nous dit, qu'il dreffoit aétuellement des chats , & leur apprenoit a chanter, conformément aux idéés d'un ingénieux cérébellite, qui avoit publié un livre fur ce fujet. Mais ce qui me caufa un extréme plaifir & me donna une haute opinion des cérébellites, fut le quatrième clavecin, inftrument dont nous n'avons jamais eu d'idée en europe. La longue vie des peuples de ce pays leur donne lieu de chercher la perfe&ion & de Ia trouver ; chez nous au contraire la vie eft courte , & Tart eft long. Cet inftrument, qui dans fa conftrucciorj  G V L L ï V E E 299 reffembloit en effet a un clavecin , & a qui pour cela on donnoit ce nom, quoiqu'il n'eüt aucun rapport a la mufique , s'appelle dans la langue du pays tira-flouc , c'eft-a-dire, clavecin oculaire, ou th>è-crac, c'eft-a-dire, clavecin dramatique, & fert uniquement a la repréfentation de la comédie automatique. Un cérébellite très-verfé dans cet art, par le mouvement rapide 8c les diverfesflexions de fes doigts agiles» qu'il appuyoit fur différentes touches, faifoit paroitre & mouvoir fur un théatre, qui s'élèvoit au bout du claveffm, plufieurs figures femblables a nos marionnettes , & les ammoit par les fituations , les poftures ,les attitudes & les geftes divers, que fes doigts iritelligens leur communiquoient, & par une efpèce de voix fortjolie qu'il leur prêtoit, en déguifant 8c modifiant la fienne de cent facons différentes qui me furprirent, Le poëte, auteur de la pièce repréfentéepar le clavecin dragmatique , étoit préfent. C'eft une grande ame, me dit Taïfaco, qui ne travaille point en vue de s'acquérir une gloire chimérique, qu'il méprife. II ne fe propofe dans ces fortes d'ouvrages qu'une honnête utilité. Comme on a lancé contre lui quelques petits traits fatiriques, au fujet du rnotif qui lui fait exereer ce métier, fon courage philofophique  5oo Le nouveau lui a fait prendre pour devife un ane mangeanf des chardons ■ avec ces mots: Qu'ils me piquent, pourvu qu'ils me nourriffent ; pour faire connoitre , qu'il fe met peu en peine des railleries piquantes quelui attirent fes vers fiffiesdu public, mais trés - bons au gré de fon eftomac, qui leur donne toujours fon fuffrage. Après tous ces divertiftêmens, on nous annonga qu'on alloit recevoir un nouveau cérébellite,qui, par une infinité d'actions éclatante*, & par quelques ouvrages d'efprit, avoit mérité d'être affocié a cet illuftre corps. On nous affura que ce digne profélite avoit beaucoup brigué cet honneur, qui jamais ne s'accordoit qu'aux plus vives & aux plus preffantes follicitations. Enflé d'un orgueilleufe modefiie, & afifeérant l'air d'un fage téméraire , il s'avanga au milieu de 1'aflemblée, & s'étant mis agenoux auxpieds du préfident, il jura d'abord d'obferver tous les fiatuts du corps, qui fe rapportoient tous a trois chefs, comprenant toute la vie humaine, c'eft-a dire, aux penfées, aux paroles, & aux actions. Par rapport aux penfées, il promit olennelIement, i°. de fuivre toujours les premières, & de n'avoir jamais égard aux fecondes, paree que, par rapport a un cérébéllite, il eft taux que les fecondes penfées foient préférables aux  Gullive r. 501' premières; 2°. de ne penfer jamais comme le commun des hommes, mais de chercher toujours leneuf, le fingulier, & le hardi ; 30. de regarder le goüt, non comme une partie da jugement, mais comme un fixième fens. Par rapport aux paroles , il promit, i°. de parler beaucoup, & d'avoir pour cela toujours dans la mémoire une abondante provifion de contes bons ou mauvais. 20; de s'accoutumer a ne penfer qu'immédiatement après avoir parléj 30. de s'exprimer toujours d'une facon neuve & particulière. Enfin par rapport aux actions, ils'engagea a méprifer ce qu'on appelle coutume, ufage, bienféance , & a donner au moins une fois par an quelque fcène agréable au public.' Après Ia preftation de ferment entre les mains du préfident, le récipiendaire recut de lui Ia marqué honorable de fa nouvelle dignité, qui confiftoit en une calotte de métal brillant. II prononca alors un discours de remerciement, oü 1'on m'aiTura que, felon 1'ufage, il avoit fait une fatire ingénieufe contre le corps oü il entroit. Je remerciai mon conducteur de m'avoir fait pafier une journée fi agréable, & je lui dis que c'étoit dommage que les cérébellites de mon pays n'euiTent pas de pareilles affemblées, & ne formaffent pas un corps particulier ; qu'a la  302 Le nouveau vérité les francois, peuple voifin denotreifte, en avoient fait une efpèce d'ordre ou de régiment ; mais qu'on y enröloit d'ordinaire les gens malgré eux, ce qui étoit contraire a Ia liberté d'une nation ; qu'ils n'avoient entre eux aucune fociété; qu'a peine même ils fe connoiffoient; que la plupart n'entendoient point raillerie, fur-tout s'ils étoient conftitués eri quelque dignité, & qu'ils regardoient les fuffrages & les lettres d'affociation , dont on les honoroit, comme des fatires perfonnelles; que néanmoins rien n'étoit plus utile que ces lettres appelées brevets, puifqu'elles pouvoient fervir a corriger quelques francois de leur fot orgueil, & a réprimer leurs faillies extravagantes; que 1'appréhenilon d'être malignement incorporés dans ce burlefque régiment, les empêchoit fouvent de fe rendre ridicules avec éclat; en forte que cette folie fociété étoit pour eux une école de fagefTe, ou plutöt un préfervatif contre la folie.  G U L L I V E B. 202 CHAPITRE XXIII. Mxurs & gouvernement des Lêtalifpons. Ce qu'ils pen/ent au fujet de la fouverainete'. 0> o mme j'ai toujours eu la curiofité dans les différens pays oü la fortune m'a conduit, de m'informer des ufages particuliers des peuples & de la forme de leur gouvernement, je crois que le ledteur attend de moi que je lui dife quelque chofe des mceurs & du gouvernement des lêtalifpons. On a vu jufqu'ici que cette nation rapporte tout a la confervation de Ia vie, que leur fagelTe regarde comme le fondement de tous les biens. Par un effet du foin extréme qu'ils prennent de leur fanté, ils fuient tout ce qui peut altérer la paix de leurs ames. C'eft pour cela qu'on ne les voit jamais en colère. Ils ne fe haïffent point ; ils ne fe déchirent point 1'un 1'autre par des médifances malignes, ou par des calomnies cruelles. Perfonne n'a d'ennemis , paree que perfonne n'eft offenfé par un autre , &: que s'il échappe a la fragilité quelque chofe qui puifle bleffer, il eftpardonné auffi-töt que réparé. Je me fouviens que leur ayant dit un jour,'  304- ^ E NOUVEAU que dans mon pays un homme offenfé étoit toujours déshonoré, s'il ne tiroit vengeance de I'injure qu'il avoit recue , ils me répondirent que parmi eux le déshonneur étoit toujours du cóté de 1'offenfeur, qui par fon offenfe avoit commis une injuiiice , & que pour en perdre le témoin, c'étoit proprement a lui de fouhaiter Ia deftruétion de I'offenfé, s'il étoit permis de fouhaiter Ia deftruction de quelqu'un. Ils ne pouvoient concevoir comment des hommes raifonnables mettoient 1'épée k la main, & s'expofoient non feulement a tuer un autre homme pour une parole & quelquefois pour un gefte, mais encore a être tués eux-mêmes, pour laver leur propre affront. Sans cela, leur difois-je, nous nous infulterions fréquemment; Ia crainte de Ia vengeance contribue k notre politeffe, & on a remarqué qu'elle règne bien plus parmi ceux qui portent k leur cóté de quoi punir ceux qui Ia bleffent 3 que parmi ceux k qui leur état interdit cet ornement meurtrier. Vous vous refpedez donc réciproquement par poltronnerie, me répliqua-t-il, & vous ne vous ménagez que paree que vous vous craignez? Ne vaudroit-il pas mieux Ie faire par equité & par raifon? Mais vous, k qui 1'exercice de la vengeance eft' fi farnilier, comment Ia  G U L L I V E K. 305" ia connoiflez-vous fi mal? Tuer un ènnemi^ ce n'eft point vengeance, c'eft pure cruauté; car fe venger, c'eft caufer du déplaifir a celui qui nous a offenfé, & 1'en faire repentir. Or étant tué , comment fe repentira-t-il ? II eft a I'abri de tout mal, tandis que le vengeur refte dans la peine , livré a fes remords & a la crainte des chatimens. Qu'on në foit point étonné de ce raifonnement fingulier. Les lêtalifpons ont horreur de 1'effufion, non feulement du fang humain „ mais encore de celui du moindre animal, ainfi qu'on 1'a pu remarquer ci-deftus. Cependant 1'amour de fa patrie & la néceflïté de fe défendre font qu'ils fe battent très-courageufement, quand quelques peuples des ifles voifines viennerit les attaquer, paree qu'il eft permis , felon eux, de verfer le fang de ceux qui veulent verfer le notre 5 mais on ne les voit point, dans le fein de la paix, au milieu de leur patrie & de leurs families porter des armes dangereufes, pour fe faire refpecter oü craindre. Ils ne s'arment que pour détruhe les bêtes féroces, ou pour repouffer les enne* mis de la patrie. Les mariages ne fe font point chez eux comme parmi nous, oü les filles font toujours a charge a leur familie, & oü les plus jolies,  3°6* Le nouveau lorfqu'elles ont peu de bien, ont beaucoup de peine a trouver des maris. La les filles s'achètent, & une belle fille fait toujours la fortune de fon père ; celles qui font d'une beauté médiocre , font d'ordinaire époufées gratis. A 1 egard de celles qui font très-laides, & qui ont le corps Sc 1'efprit mal tournés , elles ruinent fouvent leur malheureux père , qui, felon la loi, eft toujours obligé de leur trouver un époux. Au refte, 1'efprit eft toujours mis en compenfation, foit par rapport aux belles, foit par rapport aux laides. D'un autre cóté, un jeune homme achète toujours a meilleur marché qu'un homme agé.Un garcon bien fait Sc plein d'efprit a quelquefois pour rien une fille très-jolie & très-fpirituelle. Tout eft mis dans la balance de part & d'autre. On n'oublie pas non plus de faire attention a la fortune de celui qui époufe. Ces peuples n'ont point, comme nous, une foif infatiable de richeffes : cependant ils ne les méprifent pas ; ils blament même ceux qui, par un efprit philofophique, paroiffent s'en mettre peu en peine, & n'en faire aucun cas. Méprifer la richeffe, difent-ils, c'eft méprifér 1'occafion de pratiquer plufieurs vertus. La pauvreté ne donne lieu que d'exercer le courage Sc la patience; 1'abondance au contraire  G V L L I V E fi. 307 fournit les moyens de faire paroïtre de la tempérance,de la modeftie, du défintéreflementj d'être libéral & généreux. Ils font beaucoup d'eftime de la beauté , foit des hommes, foit des femmes , non par rapport au plaifir qu'elle peut caufer par les charmes extérieurs , mais a caufe de la relation qui eft entre le corps & 1'efprit. Ils font perfuadés qu'en général une perfonne laide & mal fake de corps , a 1'efprit de même, & qu'un bel homme ou une belle femme ont prefque toujours 1'ame belle, a moins que 1'éducation n'ait apporté quelque changement a ce cours ordinaire de la nature : ce qui me rappelle Ie mot de Socrate, qui, en parlant delui-même, difoit que la Iaideur de fon corps étoit le figne de celle de fon ame; mais qu'il avoit un peu diminué celle-ci par fes foins. Ce n'eft pas qu'ils regardent cette règle comme certaine & invariable; mais ils croyent que ceux qui démentent leur bonne phyfionomie font plus coupables que les autres, paree qu'üs trompent les yeux, en trahiftant la promefte publiquej que la nature a tracée fur leur vifage. A 1'égard de ceux qui font difformes & contrefaits, comme ils ne trompent perfonne, ils leur paroiflènt moins puniffables. La juftice s'adminiftre chez les lêtalifpons ij  3o8 Le nouveau avec beaucoup de droiture & d'équité. Ce qu'il y a de fingulier, & ce qui paroitra incroyable en Europe, eft que les procés ne produifent aucune haine entre les plaideurs; i!s fe regardent réciproquement comme des hommes qui foutïennent deux opinions différentes fur un fujet problématique. Chacun défend fon droit fans animofité, fans aigreur. Les parties font même obligées paria loi de manger enfemble, au moins les deux derniers jours qui précédent immédiatement le jugement définitif; & 1'ufage eft, que celui qui perd fa caufe, ne manque point de rendre vifite a celui qui 1'a gagnée, pour lui en faire compliment. L'état étoit autrefois monarchique , & la couronne élective. Mais depuis environ un fiècle, Ie gouvernement eft devenu républicain; non par aucune révolte des fujets contre leur prince légitime, ou par 1'inconftance & la légèreté du peuple, mais par rimpoflibilité de trouver dans le pays un homme raifonnable & digne d'être roi, qui voulüc 1'être. Comme j avois de Ia peine a me perfuader que c'eüt été la le véritable motif qui eüt caufé cette révolution, Taïfaco me dit un jour quM étoit furpris que j'eufle de Ia peine a comprendre une chofe fi naturelle ; & pour me la faire mieux concevoir, il me peignit ainfi les in-  G U L L I G E E. 309 commodités de la royauté, telles qu'il fe les imaginoit. Les avantages de ce rang, me dit-tl, qui femblent fi flatteurs Sc fi brillans, font foibles Sc peu folides. II eft vrai que 1'éclat de la fouveraineté éblouit le vulgaire: cenefontqu'honneurs & que refpects; une puiflance abfolue, dont dépend le bonheur & le malheur de plufieurs hommes; beaucoup de rieheffes & de magnificence; la jouiflance aifée de toutes les chofes qui flattent le plus vivement les fens; voila ce qui peut rendre le fort d'un roi digne d'envie. Mais comparez avec ces avantages frivoles , les misères réelles d'un fouverain, vous verrez qu'il eft trés a plaindre, & que de toutes les conditions , c'eft peut-être la moins heureufe. Quel aflemblage de talens rares Sc de qualités fupérieures n'exige pas le röle de roi , pour le bien puer fur la fcène de ce monde? S'il eft difficile de fe gouverner foi-même, quelle difficulté n'y a-t-il pas a gouverner un peuple nombreux, a s'en faire craindre & aimer, a corriger les abus, fans blefler les préjugés , Sc a fe rendre puiftant fans devenir odieux? Un roi doit être meilleur que tous ceux a qui il commandé, Sc faire voir en lui le modèle de toutes.les. vertus. Mais comment  3io Le nouveau les alliera-t-il avec Ia politique? comment fe reödra-t-il redoutable a fes ennemis, fans fouter fes fujets? S'i! eft pacifique, on 1'accufera d'indolence & de foibleffe; s'il eft guerrier,il feta murmurer fes voifins & gémir fon peuple : les plaifirs qu'il goüte, font-ils capables de Ie dédommager des fatigues que lui caufent les affaires de fon état ? Ces plaifirs font bien au deflous de ceux dont jouit un particulier; ils s'offrent a un roi fans qu'il les cherche; il ne les achète point, comme nous, par des foins. agréables; il n'en connoït point le pluspiquant, aflaifonnement, qui eft Ia difficulté & Ia réfif. tance; il n'agit point dans fes infipides plaifirs; il gliffe, il fommeille. Par rapport aux plaifirs de 1'efprit, un roi ne goute jamais purement celui de 1'approbation & de la louange ; il fait quelle ne lui eft point donnée par des perfonnes libres, qui puifTent la lui refufer. 11 n'eft afluré de réuffir a rien, fi ce n'eft a dompter un cheval; cars en tout autre exercice, tout Aéchit fous lui, & lui cède 1'avantage: le cheval feul n'eft ni flatteur ni courtifan. La grandeur d'un roi le gêne. Sans ceffe privé de la liberté de voyager, il eft en quelque forte prifonnier dans fon royaume, &C captif dans fa cour, oü. il fe trouve prefque  G B L II V E K, 3IÏ toujours environné d'une foule importune de courtifans qui Pobfervent & 1'étourdiflent, les uns de leurs demandes, & les autres de leurs remerciemens. II eft hors d'état de goüter les douceurs de Pamitié , qui n'eft qu'entre les égaux. Tous les fervices qu'on lui rend partent, ou de la coutume, ou de la contrainte , ou de 1'ambition; aufli voyons-nous les méchans princes aufli bien fervis que les bons : mêmes refpe&s, mêmes cérémonies, mêmes éloges. Mais ce qui fait ie plus grand malheur des fouverains eft que la vérité les fuit; ils ne voyent d'ordinaire que par les yeux d'autrui; & fouvent les yeux dont ils fe fervent empruntent encore le fecours de plufieurs autres yeux auxquels ils fe fient, & qui les trompent. De la vient que fouvent ils récompenfent le vice & maltraitent ou négligent la vertu. Je répondis a Taïfaco que ce n'étoit pas ainfi que dans le refte du monde on regardoit la royauté; qu'un roi y paflbit pour 1'homme le plus heureux de fon royaume; que pour avoir la gloire & le bonheur de régner fur une petite contrée, quelquefois un homme feul ébranloit une grande partie de 1'univers, & faifoit périr un million d'hommes, dont la moitié fe battoit pour fes intéréts, & 1'autre pour ceux de fon rival; qu'une maxime recue V iv  312 Le nouveau parmi les conquérans ambitieux, étoit que \ë erime ceiïoit de 1'étre, quand il procuroit une eouronne ; que toutes nos hiftoires étoient rempües de fouverains trahis & détrónés, de fujets rebelles , devenus ufurpateurs, de tyrans qui avoient facrifié a leur élévation tous les fentimens de la nature & de I'honneur, & qui ne s'étoient maintenus fur le tröne que par les ravages & les maffacres ; que la fureur de régner avoit autrefois renverfé la plus puiffante république de 1'univers 5 qu'un homme avoit eu 1'ambition de gouverner feul la moitié du monde , & y avoit réuffi; & qu'il s'étoit trouvé parmi nous des potentats qui avoient afpiré a donner des lois a toute la terre. Jugez de la, ajoutai-je , que la condition d'un fouverain ne nous paroit pas fi malheureufe qu'a vous. L'éclat de la eouronne éblouit tellement nos yeux , que nous n'y voyons point du tout ce que vous y voyez. II n'y a perfonne parmi nous , qui ne facrifiat volontiers ce qu'il a de plus cher, a la gloire d'être alfis fur le tröne, s'il pouvoit fe flatter raifonnablement d'y monter. Le bonheus de cet état paffe même pour fi indubitable , que lorfque nous voulons exprimer qu'un homme elt heureux , nous difons ordinairement qu'il eft;  G V l L t V E R. 313 heureux comme un roi. Nous comptons pour rien les embarras de ce rang fuprême. C'eft, a nos yeux, 1'objet le plus défirable, paree que nous ignorons tout le poids d'une eouronne portee dignement.  314 Ls NöüVSAü CHAPITRE XXIV. Hiftoire de Taïfaco & d'Amenofa. Un jour que je m'entretenois avec Taïfaco è Pombre d'un bocage oü Ton refpiroit un air frais & pur, je lui demandai pourquoi il avoit autrefois quitté fon pays, pour aller au Chili ; fi c'avoit été par Ie défir d'y commercer utilement, ou par une curiofité femblable a celle qui m'avoit fait abandonner ma patrie, pour connoïtre les mceurs des peuples éloignés. Non, me répondit-il, ce ne fut aucun de ces motifs qui m'engagea a faire ce voyage, 1'amour feul me le fit entreprendre. a lage de dix-huit ans , je devins amoureux d'une fille nommée Amenofa, dont Ia jfeuneffe & les agrémens m'avoient charmé,. & dont Ie père paffoit pour un des hommes les plus riches de cette ifle. J'eus le bonheur de lui plaire; elle regut mes voeux , & nous aurions été dès-lors heureux 1'un & 1'autre, fi la médiocrité de ma fortune , qui n'avoit point été dédaignée de la fille, n'eür été méprifée du père. Mais lorfque je la lui demandai en mariage, il me la refufa durement, en me  G U L L I V E R .' 315 difant que je n'avois point affez de richefle. Voyant que je n'étois ma'.heureux, qu'a caufe de mon peu de bien, je réfolus de tenter toute forte de moyens honnêtes pour 1'augmenter. Dans cette réfolution, ie fus plufieurs jours fans favoir quel parti prendre. II eft aifé de former le deffein d'être riche ; mais il eft difficile de bien choifir les moyens de le deven ir. J'étois dans cet embarras, accablé de trifteffe & réduit au défefpoir , lorfque je rencontrai un jour fur le bord de la mer, ou j'étois tenté de me précipiter , un de mes amis intimes, nommé Hafco. Dès que je 1'apercus, je voulus m'éloigner; mais auffi-töt, accourant vers moi, il me retint; & m'ayant demandé affectueufement le fujet de mon chagrin & de ma trifte revêrie, il m'obligea , par fes tendres importunités , a le lui découvrir. Si le ciel, me dit-il alors, m'avoit donné autant de richeftes qu'au père de la belle Amenofa, je la partagerois volontiers avec vous pour vous la faire obtenir; mais vous favez le peu de bien que j'ai hérité de mes pères, & je fuis réduit a ne pouvoir vous offrir que mes ftériles confeils. J'ai entendu dire, ajouta-t-il, que du cöté de 1'eft il y avoit une terre fert'de en or, fource de celui qui eft répandu  3IÖ L E N O U V E I d dans cette ifle; mais que depuis environ VM fiècle, des hommes extraordinaire*, armés de foudres & d'éclairs , Pavoient conquife, & en avoient égorgé ou foudroyé prefque tous les habitans; ce qui avoit interrompu le commerce que nous avions avec ces peuples, & avoit rendu l'or moins commun parmi nous. Si vous m'étiez moins cher, pourfuivit-il, je vous confeillerois de vous tranfporter dans cette riche contrée ; peut-être que le ciel, favorable a vos défirs, vous y feroit trouver les moyens d'en revenir chargé d'or. Mais les dangers oü ce pénible vo-yage vous expoferoit, ne me permettent pas de vous, donner en ami un fi funefte confeil. Ah I repris-je, les périls les plus affreux n'effrayent point mon ame. Trop heureux fi, en courant les plus grands dangers, je pouvois mériter ma chère Amenofa. Je vous rends graces, cher ami , de 1'idée que vous venez de me communiquer ; le ciel touché de mes maux vous 1'a infpirée : c'en eft fait, je partirai. Hafco me voulut alors détourner du deffein que je venois de prendre , & qu'il m'av-oit lui-même fuggéré; mais voyant que j'étois inflexible: eb. bien, dit-il, puifque vous; voulez vous expofer a périr, & que je fuis la> caufe de votre funefte réfolution, je veux.  CULLIVER. 317 vous accompagner dans votre voyage, & en partager avec vous tous les dangers. II eft jufte que Pauteur du projet foit le témoin du fuccès. Je combattis en vain une générofité fi hcWique, je fus contraint d'accepter fes offres, & nous nous difposames a partir enfemble. La veille de mon départ, j'allai trouver Amenofa, pour lui dire adieu, & 1'informer de mon deffein. Elle fut inconfolable, & maudit cent fois cette eftime des richeffes, qui s'oppofoit a notre bonheur, & alloit peut-être me coüter la vie. Elle fit fes efforts pour me détourner d'un voyage fi périlleux ; mais je le lui peignis moins dangereux qu'il n'étoit; je la confolai par 1'efpérance d'un prompt & heureux retour, & la quittai, après nous être juré 1'un a 1'autre un amour éternel. J'allai le lendemain dans 1'endroit oü Hafco m'avoit promis de fe rendre, & nous marcMmes 1'un & 1'autre vers le bord de la mer, oü nous nous mimes dans un canot que nous avions fait préparer & remplir de quelques provifions. L'efpace qui nous fépare du Chili, eft d'environ foixante lieues. Nous avions fait affez heureufement la plus grande partie du chemin, a la faveur d'un vent d'oueft qui enfloit notre voile, lorfqu'il s'éleva tout a coup un orage qui nous mit dans un extréme pérü;  |ï8 L ï nouveau Nous amenames la voile , & nous iuttames avec nos rames contre la fureur des vagues irritées. Notre canot fut trois fois fubmergé 5 mais comme il étoit d'une écorce également légère & folide, nous sümes, en nous jetant trois fois a la nage, 1'empêcher de s'enfoncer entièrement, & Ie retourner avec adreffe. Cependant une vague impétueufe, haute comme une montagne, vitte nous envelopper, & accabla mon compagnon , que je ne vis plus depuis. II fut enfeveli dans les flots , & je perdis, hélas ! un ami tendre & généreux, dans une trifte circonftance oü fon fecours m'étoit le plus néceflaire. Pour moi, je me fins forte* ment attaché au canot , que je retournai 4 comme j'avois déja fait plufieurs fois. Le trouble oü j'étois m'empêcha de fentir la perte que je venois de faire, auffi vivement que je la reffentis dans la fuite. Je ne fongeai alors qua me préferver du naufrage, & qua défendre mes jours. Cependant le vent ceffa & ïes flots fe calmèrent. Tout fatigué que j'étois, je me mis a ramer jufqu'au foir, qu'il s eleva un petit vent affez favorable , qui me donna lieu de mettre la voile & de me repofer. J'avangai beaucoup pendant la nuit, en forte que Ie lendemain vers le midi je vis terre. Au bout  fi U 1 t t V I R. 31^ de trois heures, j'eus enfin le bonheur d'aborder a une pointe appelée le cap d'Acchamqui, au deflus d'Angud. Je marchai jufqu'au foir , fans trouver aucun habitant , ce pays étant ftérile & défert. Cependant je me nourris de quelques racines affez mauvaifes, & de quelques fruits fauvages que je trouvai fur Ia cöte; & je paffai la nuit fur un arbre, oü je dormis peu. Le lendemain, ayant long-temps marché du cóté du nord, je rencontrai fur le foir quelques naturels du pays, qui, frappés de mon habillement étranger , s'approchèrent de moi, & me firent plufieurs queftions fur le deflein qui m'amenoit dans leur pays. Notre langue ne diffère prefque en rien de celle de ces peuples, paree que, fi 1'on en croit la tradition , notre ifle a été anciennement peuplée par une colonie de la contrée la plus méridionale du Chili ; ainfi j'entendis leur langage , & ils purent entendre le mien. Je leur répondis donc avec politeffe , que j'étois un létalifpon qui avoit eu la curiofité de voir un peuple dont nous tirions notre origine, & aveclequel nous avions autrefois été étroitement unis, avant qu'ils euffent été fubjugués , & que leur pays eüt été envahi par de cruels étrangers. A ces mots, les larmes parurent couler de  g2o Le nouveau leurs yeux; ils me peignirent en général touS les maux que ces impitoyables vainqueurS leur avoient caufés, & ils me firent enfuite entrer dans leur maifon, oü ils me traitèrent avec beaucoup d'hurnanité. Ils me dirent que je pourrois demeurer avec eux autant de temps que je voudrois; que par rapport a la liaifon que leurs pères avoient autrefois eue avec les lêtalifpons & k notre efpèce de filiation, ils me regardoient comme un de leurs compatriotes. Mais ils me confeillèrent de rijf point paroïtre aux yeux de leurs tyrans ( c'eft ainfi qu'ils appeloient les efpagnols qui les avoient fubjugués). Ils croiroient peut-être, me dirent-ils, que votre pays produit de Tor comme le notre; ils vous contraindroient de les y conduire; ils égorgeroient vos femmes & vos enfans, pour vous obiiger de leur découvrir vos tréfors , & vous immoleroient enfuite vous-mêmes, pour aflbuvir leur cruautéi Prévenez ces malheurs, en ne vous montrant que lorfque vous aurez pris nos manières , & que vous pourrez paroitre né dans ce pays. Je les remerciai de leur confeil , & leur demandai fi les efpagnols étoient fguls en pofie-ffion des mines d'or, & s'il n'étoit permis qu'a eux d'en approcher. Eux feuls , me répondirent-ils, en retirent tout Ie profit. Ils ont injuftement  G U I. L I V E R. 323 tót il Drdonna a un des domeftiques de fa fuite de me donner fon cheval. Sur lefoir, nous arrivames h fon logis. C'étoit une maifon magnifique , fituée fur les bords de la mer. D'un cóté, on découvroit une vatte prairie couverte d'un tapis vert toujours renaiffant, & enviionnée de collines couronnées d'arbres. De 1'autre, on voyoit la mer en perfpe&ive , quelquefois élevant fes flots . agités jufqu'aux nues , mais le plus fouvent calme & unie. La magnificence éclatoit de toutes parts dans cette maifon fuperbe. L'or y brilloit dans tous les appartemens; les moindres chofes étoient de ce métal divin. Mon nouveau maïtre ( car, fans être fon efclave, j'étois a lui), me traitant avec diftinction , me fit afleoir a fa table. Mais ayant vu qu'on 1'avoit couverte de viandes de différente efpèce, je m'en éloignai, & ne voulus point manger. Je demandai a Fernaridez la permifïio.n de vivre dans fa maifon felon la coutume de mon pays, & de m'abfteniy de manger de la chairdes animaux'. Ilmele permitj & j'allai auffi-tót cueilür dans le jardin des Iégumes , des racines, & des herbes que j'afc faifonnai & mangeai devant lui. Après le repas, il me prit en particulier, & me dit que comme aucun des efpagnols qui le Jervoient,  Gullive k. 32? ment. Je tachois quelquefois , par mes prières, d'empêcher le meurtre de quelque animal; mais au lieu de m'écouter, on fe moquoit de moi. L'amour feul, auteur du défir que j'avois d'acque'rir de 1'or, e'toit capable de me faire refter parmi eux; mais par un e'vénement fingulier & inattendu, le ciel me rendit a ma patrie, & couronna mon amour, comme je vais vous le dire. Quelques canoteurs de mon pays avoient trouvé fur les cötes de leur ifle le corps de Hafco, que la mer y avoit jeté. Ils 1'avoient confidéré , & comme il me reffembloit aflez de vifage, qu'il étoit a peu pres de mon age & de ma taille, que d'ailleurs j'étois beaucoup plus connu que lui , & que mon départ avoit fait du bruit, ils avoient pris le corps défiguré de mon ami pour le mien. Le bruit de ma mort fut auffi-töt répandu dans toute notre ifle. Ma m.ère, qui m'aimoit tendrement , 1'apprit avec une extreme douleur, & étant allée chez le père d'Amenofa , elle Paccabla de reproches , & faccufa d'être 1'auteur de ma mort. II ne répondit rien a tout ce qu'elle put lui dire; il témoigna feulement beaucoup de regret de la perte qu'elle avoit faite, & tacha de la confoler. Mais dès qu'Amenofa eut appris mon fort, Xiij  G v u i v h r. 327 tune précaution contre fon défefpoir , qui éclata de cette manière. Après avoir quelque temps délibére fur le genre de mort qu'elle devoit choifir, elle préféra celui de fe précipiter dans la mer, oü elle croyoit que j'avois fini mes jours. Elle fe dérobe adroitement, & court feule vers le rivage , pour y exécuter fon funefte deffein ; mais 1'image de la mort qu'elle fe propofe, la fait reculer. Quoi, ditelle, mon efprit timide combat ia généreufe réfolution de mon cceur! Ah! je vals le contraindre a lui céder la victoire , en lui cachant les horreurs d'une mort qui 1'effraye. Elle court auffi-töt vers un canot qui étoit au bord de ia mer ; elle y entre fans héfiter, & coupe hardiment la corde qui 1'attachoit au rivage; elle prend une rame pour s'éloigner du bord, & léve la voile. Alors , les yeux baignés de^ larmes , elle fe couvre la tête, Sc fe couche dans le canot qu'elle abandonne aux flots , craignant Sc défirant également la mort. Le vent fouffloit affez fort d'oueft-fud-oueft, Sc étoit très-favorable pour aller au Chili. Le canot,après avoir vogué heureufement pendant vingt-huit heures,, & avoir cinglé auffi direftement que s'il eüt été conduit par un habile canoteur, fut rencontré le lendemain par une femme du Chili, qui pêchoit Sc qui r X iv  f38 Le nouveau s'étoit avancée a trois ou quatre lieues ett pleine mer. Surprife de voir un canot faire voile fans être conduit , & fans qu'aucune perfonne parut être dedans, elle rama du cóté de ce canot, s'en approcha, & fut bien plus étonnée encore d'y apercevoir une jeune fille e'vanouie 8c ademi-morte. Elle entra dans Ie canot, prit cette fille entre fes bras, & tacha de la'rappeler a la vie. Amenofa, revenue de fon évanouiflement, la regarda fixement, prononca mon nom , puis referma les yeux. J'ai fu tout ce détail, en partie d'Amenofaelle-même, & en partie de cette femme qui 1'avoit rencontrée, & qui, ayant attaché fon canot au fien , Ia conduifit dans fa maifon, fituée fit* le rivage, & peu éloignée de la notre. Elle me connoiffoit depuis long-tempss paree que fon mari étoit chalJeur de profeffion , & que j'allois fouvent chez lui pour tacher de racheter la vie aux animaux qu'il prenoit avec les filets. Je me rendis par hafard dans fa maifon quelques heures après qu'Amenofa y eut été tranfportée. Ciel ! quelle fut ma furprife, lorfque je reconnus ma chère maïtreife .' Jamais je n'éprouvai de fentimens pareils ; je fentois une joie mêlée de crainte Sc de douleur. J'étois charmé de la retrouver; Wis ie trifte état oü je la voyóis réduite a  g ü n i v i s'. 329 iïi'alarmoit beaucoup plus que fa préfence ne me raviflbit. C'eft donc vous, lui dis-je, adorable Amenofa ! Quel deftin vous a conduite fur ce rivage ? Hélas! dans quel état êtes- VOUS ? Amenofa, frappée vivement par le fon de ma voix qu'elle reconnut, ouvrit fes béaux yeux éteints ; & me regardant avec une furprife égale a fa foiblelfe : Eft-il bien vrai, dit— elle, cher Taïfaco, que mes yeux vous re-» voyent? Oui,lui répondis-je , c'eft votre tendre Sc fidéle amant. Raffurez-vous, Sc ceffez de vous troubler ; daignez plu tot prendre quelque nourriture pour rétablir vos forces. Ma préfence fembla la ranimer. Une douce joie fe répandant fur fon vifage, en diminua la paleur. On croit, dit elle, dans notre ifle que vous n'êtes plus, 8c que vous avez été englouti par les flots. Que je fuis heureufe de vous retrouver, lorfque je ne fongeois qu'a mourir pour vous fuivre! C'eft ce qui m'a fait expofer ma vie a la merci des flots Sc des vents, pour être enfevelie dans les ondes avec vous. 'Quoique mon amour m'eüt femblé être jufques-la au fuprême degré, j'en fentis encore croïtre Tardeur, Je remerciai le ciel de m'avoir  ïJ3d EB NOTJVEAtr fi heureufement confervé Pobjet de tous més vceux, & je priai inftamment 1'hötefie d'avoiir un foin extreme de Fétrangère qui étoit chez elle ; je lui recommandai un profond fecret 9 & lui promis une récompenfe digne de fes fbins. Amenofa rétablit fa fanté en psu de jours, & j'aurois. été au comble de mes vceux , fi j'avois eu la liberté de retourner avec elle dans mon pays. Mais mon état , mon devoir, & les bienfaits dont l'efpagnol m'avoit comblé , étoient des chaines qu'il m'étoit difficile de rompre. J'avois au moins la confoiation de voir tous les jours fibrement mon aimable maitreffe, & je 1'aurois dès-Iors époufée, fi ? felon nos lois, le mariage contraire a la voïonté des pareus eüt été permis. Mais fur ces entrefaites don Fèrnandez tomba malade dangereufement. Connoiffant que fa fin étoit proche & qu'il ne pouvoit réchapper % il fe difpofa a fa mort conformément aux principes de fa religion , & récompenfa tous fes domefiiques. Comme j'étois un de ceux qu'il aimoit le plus , il me donna cent livres d'or pur , avec trois mille livres d'argent quinté, & me fit encore quelques autres préfens, en me priant de me fouvenic  G V L E ï V E R> 33? de lui. II mourut regretté de tous les efpagnols & de tous les chiliens qui connoiflbient fa vertu. Heureufe eontrée ! fi tous ceux de fa nation lui euffent relfemblé. Alors je fongeai a retourner dans mon pays & a y conduire ma cbère Amenofa, perfuadé que fon père, a la vue d'une fille unique que je lui rendrois , & des richeffes dont il me verroit poffeffeur, ne pourroit me la refufer. Je fis donc une proviflon de fruits , d'herbes, & de racines, que je fis cuire; & après avoir remercié 1'hóte & l'hötefle d'Amenofa , & avoir payé leurs foins, nous nous embarquames 1'un & 1'autre dans un grand canot que nous avions fait confiruire exprès. Je pris deux habiles canoteurs pour nous conduire plus fürement, & je priai 1'höteffe, en lui promettant une récompenfe, de vouloir bien, pour la bienfe'ance, accompagner Amenofa dans le voyage; je 1'affurai que le même canot Ia rameneroit chez elle dans peu de jours; elle y' confentit, & nous nous difposames a partir. Lorfque nous étions fur le point de quitter le rivage , nous vïmes de Ioin accourir des efpagnols qui nous firent figne de les attendre. Comme nous-ignorions leurs delfeins, & que ■nous foupconnions qu'ils vouloient peut-être  332 tï NOUVEAU s'emparer de 1'or & de 1'argent que noüs empprtions, nous ne jugeames pas a propos" d'ofcéir. Alors ils tirèrent quelques coups de fufiï; mais nous étions trop éloignés d'eux , pour qne leurs balles puflent nous atteindre. Une Iionne furieufe qui parut en mème-temps , les obligea de prendre la fuite. Cependant nous coupames promptement la corde dont le canot étoit amarré, & nous nous hatames de nous éloigner du rivage. La Iionne accourut, prefiee xi'une faim dévorante , elle nous pourfuivit dans la mer, & fe mit a la nage. Elle étoit prés de s'élancer dans notre canot , lorfque je lui déchargeai, de toute ma force , fur Ia tête, un coup de rame qui Ia fit plonger ; mes deux canoteurs réitèrent, & nous Ia frap„pames avec tant d'ardeur, de force, & d'adrefie, qu'elle s'enfonca entièrement dans 1'eau , & difparut. Amenofa, armée d'une rame, nous avoit aidés a la repoufler, & avoit eu part a notre victoire. Notre voyage fut heureux. Comme Ia merr étoit extrêmement calme , nous ne pümes. mettre a Ia voile , & nous fümes obligés de ramer toujours , ce qui fit que nous fümes einq jours fur la mer. Enfin nous revimes notre chère patrie , & je conduifis d'abord Ame-*  Gullives. nofa chez ma mère, qui nóus regut 1'un & 1'autre avec autant de joie que d'étonnement. Quoi, me dit-eile en m'embraflant, vous refpirez encore, mon cher hls! Que vous m'avez coüté de larmes & de foupirs ! Votre heureux retour me rend la vie, en m'aiïürant que vous vivez : & vous , charmante Amenofa, allez jouir des tendres embrafTemens d'un père qui vous pleure encore. Vous nous raconterez dans Ia fuite , 1'un & 1'autre, par quel heureux deftin nous avons la confolation de vous revoir. Ma mère conduiüt le lendemain Amenofa chez fon père. Mais je voulus auparavant Palier trouver. Dès qu'il m'apercut, il s'écria: Eft-ce vous Taïfaco, ou votre ombre irritée vientelle pour me tourmenter? J'ai expié mon crime par la perte de ma fille que j'ai refufe'e a vos vertus. Elle s'eft elle-même précipitée dans les flots, oü vous avez pérï. Ce cruel fouvenir me déchire aflez, fans y ajouter de nouvelles peines. Coupable eftime de Ia richeflè, tu caufes tous mes maux ! père infortuné, tu n'as plus de fille, êc il te refte des tréfors. C'eft: ainfi que ma préfence réveilla fa douleur & augmerta fes tranfports. Je tachai de les calmer, en lui difant: Je fuis ce Taïfaco que 1'on a cru enfeveli dans les eaux , & dont vous  334 L E NOUVEAU vous reprochez la mort. Je refpire, 8c votra fille aufli j voyez fi vous voulez qu'elle vive pour moi. A ces mots, il m'embrafla d'un air tranfporté, 8c m'afliira que nul autre que moi ne Ia pofiederoit. Je lui racontai alors tout ce qui m'étoit arrivé fur la mer, la fortune que j'avois faite au Chili, comment fa fille y avoit heureufement abordé , & comment je 1'avoisramenée dans la compagnie d'une femme du pays. II étoit au comble de fa joie , & roouroit d'impatience de revoir Amenofa. Ma mère 1'amena. D'abord elle fe jeta aux genoux de fon père , & lui demanda pardon de la douleur qu'elle lui avoit caufée. II 1'embraffa avec tranlport; & après avoir verfé un torrent de larmes , il lui demanda pardon a fon tour des périls oü il 1'aVoit en quelque forte lui-même expofée, en s'oppofant a fes innocens défirs. Alors il prit nos mains a 1'un & a 1'autre, 8c nous fit embrafler en préfence de témoins; 8c ma mère en ayant fait autant, nous fümes mariés dès ce moment, felon la coutume de cette ifle, oü il n'y a point d'autre cérémonie pour la célébration des mariages. Je vis avec Amenofa depuis foixante-néuf ans, ajouta-t-il, & jamais rien n'a altéré notre  G U L L I V E R. 3 Jï Venons maintenant aux faits curieux contenus dans votre relation. A 1'égard des mceurs & des ufages de votre ifle de Babilary, il n'y a perfonne qui ne fache qu'il y a eu en différentes parties du monde, des pays oü les femmes avoient un courage viril , & oü les hommes, au contraire, étoient laches & effeminés. Les relations de 1'Amérique nous repréfentent parmi les illinois & les fioux, dans le Jucatan , a la Floride, a la Louifiane, des hommes qui étoient autrefois habillés en femmes pendant toute leur vie, & vivoient comme elles. Semblables a ces prêtres de Cybele ou de Vénus-Uranie , dont parle Julius Firmicus (i), qui portoient toujours des habits de femme, qui avoient un foin particulier de leur beauté & de leur parure; qui fe fardoient & s'efForcoient, par toute forte de moyens, de conferver la délicateffe de leurs traits & Ia fraïcheur de leur teint. Heureux de n'avoir pas eu Ie fort de quelques-uns de ces hommes effeminés de 1'Amérique dont je viens de parler, qui furent dévorés par les dogues que les efpagnols lachèrent fur eux (2)! On fait aufli la coutume de quelques anciens (1) Jul. Firm. lib. de errore prof. relig. (i) Lopez de Gomora, hijl. gén. dt las lni'ws%  35 2 L E NOUVEAU peuples, chez qui les maris fe mettoient au lit lorfque leurs femmes avoient accouché. Eo cet état ils recevoient les complimens de leurs voifins, & fe faifoient fervir par leurs femmes mêmes qui venoient d'accoucher. Cet ufage étoit parmi les ibériens, anciens peuples d'Efpagne ; chez les habitans de 1'ifle de Corfe ; chez les tibareniens en Afie; & il fe conferve encore, dit-on , dans quelques provinces de France, voifines de 1'Efpagne, oü cette ridicule cérémonie s'appelle faire couvade. Les japonois, lescaraïbes, les calibis la pratiquent aufli. Tout cela fait connoïtre qu'il n'eft point étrange de voir des hommes contrefaire les femmes, & renverfer des lois qui nous femblent naturelles. Pourquoi donc ferois-je furpris de voir dans votre relation , touchant 1'ifle de Babilary, des hommes entièrement feminifés, furtout lorfque vous nous apprenez I'origine de cet ufage, introduit autrefois dans,cette ifle par l'ignorance, 1'oifiveté, & lamoÜefTe oü les hommes s'étoient piongés ? Je fuis encore moins étonné de voir. les femmes y dominer, faire le métier des hommes , & porter les armes : comme ces Menades ou Bacchantes qui füivirent autrefois Bacchus a la guerre, c'efta-dire , Depis roi de Libye, ou comme ces anciennes  G U U 1 ï E s. Smeiénnes guerrières, qui s'établirent d'abord fux les bords du Tanaïs, & qui dans la fuite étendirent leur empire depuis le fieuve Calque jufqu'aux extrémités de la Libye. Par combien d'exploits ces illuftres amazones ne fe fignalèrent-elles pas? Quelles héroïnes quePonthefilée& Taleftris ! quels combats ne foutinrenfrelles pas contre Hercule, contre Thefée , contre Achille , & enfin dans les derniers temps contre Pompée, dans la guerre de Mithridate 4 oü elles furent prefque toutes détruites. Aujourd'hui encore , felon toutes les relations , qn trouve de ces femmes guerrières en Amérique, fur les bords du fieuve Maragnon, ou des amazones ; & fi 1'on en croit un auteur italien, miflïonnaire de la Colchide, il y a encore des amazones fur le mont Caucafe. La révolte des femmes de Babilary contre tous les hommes de cette ifle ne rellemblet-elle pas un peu a la confpiration d'Hypfipes & des femmes de Lemnos, qui, felon les anciens hiftoriens, coupèrent, dans une nuit, la gorge a tous leurs maris? N'eit-ce pas en quelque forte avoir autant fait, que d'avóir eu, comme les babilariennes, le courage & 1'adrefle de faire perdre aux hommes de leur pays la fupériorité qu'ils avoient depuis longtemps fur elles? Z  354' tE HOtrVEAÜ Cependant comme le fexe mafculin eft naturellement le plus fort, cette ufurpation du fexe féminin auroit de quoi furprendre , fi Thiftoire n'en fourniffoit pas plufieurs exemples:« Les liciens, dit He'rodote (i), fuivent en » partie les lois des crétois, & en partie celles » des cadens. Mais ils ont cela de particulier, » & qui ne s'obferve point ailleurs,que c'eft * de leurs mères qu'ils prennent leurs noms, » & que fi quelqu'un demande a un autre de * <ïue!Ie famiI1e ü eft, il cherche fa nobleffe *> dans la maifon de fa mère, & en tire fa gé» néalogie. Si une femme noble époufe un » roturier, les enfans qui en naiffent font no» bles; & fi un homme noble & diftingué » entre eux époufe une étrangère ou une » femme qui ait été concubine , les enfans n qui naiffent de ce mariage ne font point » nobles j». « Les lyciens, dit Héraclite de Pont (2), » n'ont point de lois écrites, mais feulement » des ufages établis parmi eux. Les femmes " y font maitreffes depuis leur première ori» gine ». (1) Herod. lib. i. (i) He rad. Pontic. lib. x.  GuLLIVER. & Les lyciens, dit Nicolas de Damas (i), '» font plus d'honneur aux femmes qu'aux » hommes. Ce font les mères qui donnent le 45 nom aux enfans > & les fiiles y font héri» ti;vres des biens ■, & non les garcons «. Cette Gynécccratie (ou empire des femmes) n'étoit pas bornée aux feuls lyciens. Les fcytes & les farmates étoient foumis aux femmes; & dans toutes les contrées oü les amazones avoient étendu leurs conquêtes, elles avoient infpire aux femmes le goüt de maïtrifer les hommes de leur pays. Ifis, felon Diodore de Sicile, avoit établi cet ufage parmi les égyptiens. Ifis, dit-il, s'étoit acquis tant de gloire parmi eux, que les reines y étoient plus honorées & avoient plus d'autorité que les rois. On donnoit, dans les accords de mariage, tout pouvoir aux femmes fur leurs maris, qui étoient obligés de faire ferment qu'ils obéiroient en tout a leurs époufes. Chez les mèdes & les fabéens, les femmes commandoient aufli aux hommes, & leurs reines les conduifoient a la guerre : ce que Gaudien (2) a exprimé ainfi: (1) Nicol. Damafc. AYK101. {%) Claud. in Eiurop. I. 1. Z ij  3y5 Le nouveau Medis, levibufque fabotis Imperat hic fexus, reginarumquefub armis Baxbar'w pars magna jacet. Les enfans des garamantes, peuples d'Afrique , étoient extrêmement attachés a leurs mères, & fort peu a leurs pères , qu'ils refpectoient médiocrement, & qu'ils fembloient a peine reconnoitre pour tels. On auroit dit que les enfans étoient en commun, & appartenoient a tous les hommes de la nation en général, paree que les enfans ne pouvöient, felon leur idéé, difcerner leur véritable père, ÖU du moins s'en aflurer pofitivement. Chez tous les peuples d'Efpagne , & en particulier chez les cantabres , dit Strabon , le mari apportoit une dot a fa femme; les filles héritoient au préjudice des garcons, & étoient, chargées du foin de marier leurs frères. On prétend qu'aujourd hui encore les bafques, defcendus de ces anciens cantabres , ont retenu quelque chofe de cet ufage de leurs ancêtres, par rapport aux mariages & aux fucceflions. Plutarque (i) rapporte qu'une dame étrangère, logeantchez Léonidas, a Lacédemonea dit un jour a fa femme , nommée Gorgoa (i) l'lat, in Lacon apopht.  G u l r. i v e r. 357 comme une chofe qui faifoit honte a la fageffe des lacédemoniens , qu'il n'y avoit que les feules femmes de Sparte qui euffent un pouvoir abfolu fur leurs maris ( en quoi elle fe trompoit) & que Gorgo lui répliqua fièrement, qu'il n'y avoit auffi que les femmes de Sparte qui méritaflent d'avoir cette fupériorité, paree qu'eiles feules mettoient au monde des hommes. Je fais que toutes ces gynécocratks étoient de différente efpèce, & que les femmes exercoient diverfement leur fupériorité chez tous les peuples dont je viens de parler. Mais il en réfulte toujours que ce n'eft point une chofe nouvelle & fi contraire a la raifon , de voir les hommes fous 1'empire des femmes , & celles ei maïtreffes abfolues du gouvernement. Perfonne n'ignore auffi que chez prefque tous les peuples nègres de 1'Afrique , dans tout le Malabar, dans plufieurs pays des I-ndes orientales, & fur-tout dans 1'Amérique, 1'ufage a établi dans la ligne collatérale maternelle la fucceffion au tröne , préalablement a la ligne direóte; en forte que les enfans font toujours exclus de la fucceffion de leurs pères. Pour eonferver plus fürement la eouronne dans la familie royale (dit M. Owington, au fujet da pays de Malemba ), on a coutume de choifir-, pour fuccéder au prince, le fils de fa fceur» Züi.  3^ Le nouveau Cette fceur du roi cherche pour cette raifon a avoir des enfans Je plus qu'elle peut, & quiconque s'offre a lui en faire, eft bien recu. II ajoute que fur les cötes de Ma'abar, lorfque le roi fe marie , un bramine, c'eft-a-dire , un prêtre, couche Ia première nuit avec la reine, afin de faire voir a Ia nation que le fils dont •elle accouchera ne fera point du fang royal 5 ce qui eft caufe que , pour fuccéder au roi, on prend, non fes enfans, mais ceux de fa fceur. Conformément a cet ufage , Nicolas de Damas, dit que les éthiopiens rendoient tout I'honneur * leurs fceurs; que les rois choififfoient, non leurs propres enfans, mais les enfans de leurs fceurs, pour leur fuccéder; & qu'en cas qu'eiles fuffent ftériles, ou que leurs enfans mouruffent , on choififfoit alors dans la nation celui qui paroiffoit Ie plus accompli, le mieux fait, Ie plus belliqueux. Je trouve, il eft vrai, dans les ufages que vous rapportez de 1'ifle de Babilary, la gynécocratie portée jufqu'a fon dernier point. Les hommes y font foumis aux femmes , jufqu'a en être en quelque forte les efclaves. On a bien vu des femmes gouverner des états & conduire des armées d'hommes; on a vu aufli des Srmées de femmes, telles que les amazones,  Gullive b. 359 Mals ce qui me furprend dans votre ifle, eft d'y voir les femmes revêtues de toutes les charges de 1'état & de tous les emplois de la magiftrature & de la finance. Après tout, ce n'eft qu'une fuite naturelle de la gynkocratie; & quand on fait que des femmes ont gouverné des royaumes & ont livré des batailles, peut-on être étonné de les voir miniftres d'état & magiftrats , auteurs & académjciennes ? Ce qu'il y a encore de different entte la gynécocratie de Babilary , & celle qui a été autrefois chez les peuples dont j'ai parlé, eft que, parmi eux, les hommes n'étoient ni laches, ni effèminés. II femble même que 1'empire des femmes contribuoit a les rendre plus braves.. Les fcytes , les garamantes, les fpartiates , quoique foumis aux femmes, ont toujourspaffé pour des peuples très-belliqueux. C'eft que les femmes ne fe mêloient pas de la guerre, &. que les hommes , malgré la fupériorité des, femmes, étoient néanmoins les guerriers de la nation. Mais je fuis perfuadé que dès que. les femmes feules font la guerre, les hommes doivent néceffairement devenir mous & timides : auffi ne voit-on point que dans les pays oü les amazones ont dominé, les hommes., j ayent fait aucun exploit de guerre.. Ziv  36*0 Le nouveau Après tout, le courage viri! des femmes s'accorde très-bien avec 1'efprit effeminé des hommes; lorfque les actions font d'un cóté, il eft naturel que 1'oifiveté foit de 1'autre. Les femmes, parmi nous, font timides, foibles, parefleufes, paree que les hommes ont pris pour leur partage la hardieffe, la force, Fa&ivité. J'ai lu dans une relation de Siam, que Ia langue de ce pays-la a la même perfeótion que vous attribuez a la langue babilarienne, qui, a I'exemple de la langue angloife, n'admet point la diftinction ridicule des genres mafculin & féminin , - dans les noms qui expriment des chofes inanimées; ils n'ont pas même de genres pour 1'expreffion des deux fexes. Lors , par exemple, que les fiamois veulent attribuer a la femme une qualité, qui, prife toute feule, s'entend de 1'homme , ils fe contentent d'y joindre 1'adjectif jeune. Par exemple , pour dire 1'impératrice, ils difent h jeune empereur. Pour exprimer Ia femme d'un miniftre , ils difent ls jeune miniftre, & ainfi des autres. Ce qui, comme on voit , eft affez flatteur pour les femmes, qu'on appele toujours jeunes, quelque age qu'eiles ayent. Venons maintenant a Yoligochronifme, ou a Ia vie eourte des habitans de votre ifle de Tilibet. J'avoue que cela eft plus fingujie^  G U l 1 I V E Ki 3$f que tout ce que j'aTlu jufqu'ici dans les anciens & dans les modernes. II me femble cependant que cela eft alTez analogue a ce qu'on rapporte des habitans de la prefqu'ifle occidentale de 1'inde , qui font formés, dit-on , beaucoup plutöt que nous ne le fommes, & qui par confe'quent finiffent auffi plu tót que nous. On fe marie parmi eux dès 1'age de cinq a frx ans , & a cet age les filles deviennent femmes. Je trouve que les habitans de cette. ifle raifonnent , non feulement d'une manière convenable a la durée de leur vie , mais encore conformément a 1'idée que les anciens philofophes avoient de la durée de la notre. On fait que Caton d'Utique répondit a ceux qui vouloient 1'empécher de fe tuer , qu'il n'étoit plus dans un age oü 1'on püt lui reprocher d'abandonner trop tot la vie. Cependant il n'avoit alors que quarante-huit ans-, mais il regardoit cet age comme un age affez avancé, auquel la plus grande partie des hommes n'arrivoit point. On dit fouvent que le cours ordinaire & naturel de la vie eft de foixante-dix, foixante-quinze, & quatre-vingts ans. Cependant comme il eft bien plus rare de parveniï k cet age, que de mourir a vingt & a trent© ans, il me femhle que notre idéé devroit plutöe  3 6*4' E E NOUVEAU" •» qui paffe par leurs mains, auffi le fommeU " nous dérobe la moitié de notre vie Cs paffage , Monfieur , prouve deux chofes : lapremière, que du temps de Plutarque on dormoit comme aujourd'hui; Ia feconde , que les maltotiers avoient alors la même reputation qu'ils ont a préfent. A 1'égard de ces différentes iffes de Ia Terre de Feu, dont vous rapportez qu'un hollandois vous fit ia defcription, permettez - moi de vous dire que quoiqua Ia rigueur cela puiffe être vrai, cette defcription paroit néanmoins un peu dans Ie goüt de l'hiftoire véritable de Lucien, c'eft-a-dire, fabuleufe & allégorique» Au refte, comme vous n'en garantiffez point la vérité, je vous fais bon gré d'en avoir orns votre ouvrage, que cette fiétion ne décrédite point. Mais ce qui, loin de me paroitre fabuleux, me paroit conforme a la raifon & a 1'expérience , eft la palinnéafïe ou le rajeuniffement des lêtalifpons. Cette heureufe ifle méritoit fans doute d'être confacrée aux deux fi'Ies d'Efculape , Hygée & Panacée. Je ne fuis nullement étonné de Ia longue vie de ces infulaires, lorfque je me rappelle 1'exemplede ces anciens anachorètes, qui, r.e fe nourriffant que de racines, d'herbes, & de dates, ont vicu, /  36*6* ti E N O U V E A U &C. ont réellement rajeuni, & fur-tout celui d'une marquife qui reprit fes régies dans fa centième année , après cinquante ans de fuppreflion , Iefquelles lui revenoient encore dans fa centquatrième année f lorfqu'il écrivoit ce fait ) > de même que dans Ia fleur de fa jeuneffe. Tout Ie monde fait que Ie célèbre Guillaume Poflel, a lage de cent-vingt ans recouvra 1'ufage de fa raifon affoiblie, que fes rides s'effacèrent, & que fes cheveux blancs devinrent noirs ; en un mot, qu'il rajeunit, & que fes amis ne I'auroient point reconnu, s'ils n'euffent été eux-mêmes lés témoins de cette admirable transformatiom Or ce qui eft arrivé a quelques-uns parmi nous, ne peut-il pas arriver a un peuple entier ? Au refte , je fuis charmé, Monfieur , de 1'exactitude géographique qui règne dans votrï ouvrage. Elle ajoutera fans doute de nouvelles beautés aux yeux de ceux qui font inftruits de la fituation des différentes parties de Ia terre, & cette attention fcrupuleufe au vrai vous fera honneur. Je fuis avec 1'attachement le plus parfait & Ie plus tendre , &c. Fin du nouveau Gulliver.  V O Y A G E S RÈCRÈATIFS DU CHEVALIER D E QUÉVÉDO DE VILLEGAS, Traduits de l'efpagnol par l'Abbê B e r au d.  AVERTISSEMENT  AVERT1S S E MENT. *C E n'eft pas un ouvrage d'invention, re n'eft pas une pure traduótion que 1'on donne ici, c'eft un compofé de 1'une & de 1'autrê. II étoit impoffible de tra^ duire exa&ement Quévédo; il étoit dangereux de s'éloigner de fes penfées» 11 en eft de lui comme de tous les auteurs originaux, dont les beautés font fouvent attachées a la langue. Célui-ci eft admirable én caftillan; du moins les efpagnols, & ceux d'entre eux qui font les plus cultivés, ne le lifent qu'avec tranfport. Pour les francois & toüs les étrangers > qui font privés , dans une tradu&ion 9 A a  3 70 JFERTISSEMENT. de ces expreffions heureufes, & de mille traits relatifs aux moeurs, qui ne font piquans que dans une langue feule ou que pour une feule nation, ils ne font pas difpofés a applaudir aux jeux de mots , ni aux fréquentes équivoques „ aux phrafes obfcures, aux plaifanteries bouffonnes. Quelques morceaux qu'ils puiffent voir a cóté de ceux de cette efpèce, les uns ne fauroient leur rendre les autres agréables. II n'y avoit point d'autre moyen de |>laire généralefnent, que de faire ce qu'un fens droit & un peu de délicateffe diaent dans la traduaion de tous Jes ouvrages de la nature de celui-ci; cJeft-a-dire, que de changer, de retran-Cher, & de fubftituer quelque chofe de plus régulier & de plus conforme h no$re facon de. jjenfer.  AVERT1SSEMEN7. 37f Les ceuvres de Quévédo le méri-. toient certainement. C'eft un de ces auteurs d'un génie extrêmement marqué , qui femble sJoublier quelquefois r mais dont les faillies vont fouvent jufquJau raviiTement & au prodige. II étoit a propos de faire un difcernement exa£t dans ce fieuve qui charie Yor} mêlé, dü> moins fuivant notre goüt, avec le gravier. II falloit auffi remplir le vide des matières qu'on écartoit. Et quelle fécondité n'eüt pas été néceffaire pour faire une compenfation égale! Je ne me flatte pas d'y avoir réuiTi: je me fuis propofé* de prendre un ftyle fuivi, foutenu , & précifément de ne pas déshonorer 1'original par ce que j'y inférois. Je crois, au refte, que Quévédo Aaij  JLVtR T1SSEMENT. 373; Je nai pas entrepris cependant de faire de Quévédo (1), dans cette partie de fes ceuvres, un auteur grave & férieux. C'eüt été leur vouloir faire changer de nature. II y a même quelques endroits, oü, dans la claffe de la plaifanterie, les ïdées ne font pas auffi no' bles qu'eiles le pourroient être : il y a des détails de profeffions mécaniques qui ne font pas trop conformes a une certaine délicateffe moderne, ni a ce goüt qui n*admet que les peintures des mceurs prifes en général, & puifées immédiatement, pour ainfi dire, dans le cceur humain. Mais les penfées 8c (1) Quévédo a. des ouvrages auffi profonds & aufli folides , que celui-ci eft plaifant. Si Ton a lieu de croite, fur cet eflai , qu'une lefture durable de cet auteur puifle plaire dans notre langue, ce volume fera le premier tome d'une traduction fuivie, mais toujours. avec un certain choix de fes eeuvres.  374 AVERTISSEMENT* les expreiTioiis de Quévédo font fi plak fantes dans ces endroits , que j'ai cru pouvoir m'écarter un peu de ce goüt, dans un genre de compofition oü je ne fuis pas tout a fait auteur. . Je nJai rien laiffé, du moins avec connoiffance / qui püt bleffer les mceurs; en aucune manière; &, fans me piquer d un rigorifme fauvage, je me fuis pro* pofé d'édifier en amufant; très-convaincu, par un peu d'ufage du monde , oü 1'on en voit plus dans un jour que je n'en laiffe dire a Quévédo dans tout? fon livre, que Des fidtions la vive liberté Peint fouvent mieux la fiére vérité, Que ne feroit la froideur monacale D'une lugubre & pefante morale. Roujfea^  '384 VöYAGES RECREATIES qu'il n'y avoit aucune égalité; & elles ne s'apercevoient pas de la friponnërie de 1'amour ; qui fe déceloit par mille endroits. Dans quelques coins de 1'appartement 1'on dreffoit des tables , & 1'on régaloit les pauvres amans ; ceuvres pies fans doute , que de repaitre ceux qui avoient faim : mais tout fe bornoit a une collation plus amère cent fois que coloquinte t qu'il falloit payer bien cher a la fin* II y en avoit qui cfaignoient d'être apergues par celui qui étoit chargé de la vifite du quartier, & d'autres qui défiroient la vifite de celui quï n'en étoit pas chargé. Les moins folies s'amourachoient du médeciri de la maifon •, elles inventoient des remèdes a. leur tout, & fabriquoient des recettes pour faire dégorger le coffre-fort , oü elles apprenoient a faigner la bourfe du chirurgien lui-même. Les unes, après avoir dépêché la commiffionnaire, marchoient derrière elle pour preller la marche; les autres formoient des partis, & faifoient payer les galans. II y en avoit de fi folies , qu'eiles s'étoient mis en tête de fe lahTer mourir de faim; & elles tomboient dans des accès de frénéfie plus a craindre que ceux de la rage. Les anciennes , affifes fur des canapés, préfidoient a eette galère , & s'occupoient a careffer de petits chiens qui avoient toute leur ten- drefle J  DÉ-QüÊVÊBÖ, LlV. I. 385" dreiïè; elles les ornoient de colliers, de grelots, & de rubans, de plus de couleurs dine* rentes qué les livrées d'une mariée de village. sc Quand viendra-t-il un Thaumaturge nou» veau i nVécriai-je a ce fpectacle , pour les » guérir d'un tel mal , & pour nous délivrer » nous-mcmes du doublé fléau de ces chiens & » de leurs mattreffes» 2 Enfin Ü y avoit la tant de malades , qüc , tout. plaifant qu'étoit leur mal, j'en fus touché de compaflion. Ce qui étoit de plus trifte encore , c'eft que leur infirmier défefpéroit de leür guérifon ; paree que leur mal provenant du défir du facrement, qui n'arrivoit jamais , il étoit auffi incurable que douloureux. Jé n'ofai refter long-temps parmi ces folies, réfiéchiflant qu'un homme court bien des rifques avec plufieurs d'entre elles, & que le plus fin a coutume d'en fortir condamné au mariage , & par conféquent a des repentirs auffi longs que la vie; du moins a fouffrir une même femme toute une année, fans efpérance de rédemption d'un pareil efclavage. Je ne m'aventurai pas même a m'entretenir avec au-1 cune d'entre elles , de peur qu'elle ne s'imaginat fur le champ que j'en étöis amoureux. Ainfi , je paft ai a 1'appartement fuivant, qui étoit celui des femmes mariées. Bb  386* Voyages récréatifs Les maris en avoient fait lier plufieurs ; cc qui les empêchoit de faire toutes leurs folies ; mais quelques-unes forcoient leur prifon, & alors elles étoient beaucoup plus furieufes que celles a qui on avoit laifTé la liberté. Plufieurs alloient ga & la, & paroilToient plus libres & moins folies que les autres , quoiqu'elles ne fuiïent que plus libertines. Les unes prenoient ' a leurs maris, pour donner a d'autres hommes qui en faifoient de même a leur tour. Les autres , vraies pélerines, faifoient de très-dévots pélerinages pour gagner les faveurs de leurs galans. J'en vis une d'intelligence avec fon mari pour vérifier fes foupcons , & qui avoit une complaifance maligne a lui faire horreur, pour 1'éloigner d'elle. Quelques-unes faifoient des voyages de dévotion, pour fe rencontrer avec leurs dévots. Celles-ci alloient au bain, & en revenoient plus fouillées; celles-la alloient au confefleur pour trouver le martyre , & de la pénitence revenoient plus pécherelTes. Quelques-unes fe vengeoient de leurs maris jaloux, en juftifiant leurs jaloufies ; car perfonne, felon Juvénal, docteur en cette matière, ne trouve plus de plaifir afe venger d'un ennemi, qu'une femme a fe venger de fon époux. II y en avoit de triftes &c de mélancoliques , comme des anachorètes, pénitentes faas auguu mérite*  t>e QtrÉvÉDOj Liv. I. 387 J'en remarquai une qui aimoit tant fon carroffè , qu'elle n'en fortoit pas. Je lui en demandai la . raifon. Elle me répondit d'un grand air de mo■deftie, que c'étoit paree qu'il la déroboit aux yeux des hommes. « Ce pourroit bien étre » aufli, répliquai-je en montant a la portière , 53 paree qu'il vous dérobe aux yeux de votre » mari». A ces mots, elle fe dérobaaux miens, & n'ofa plus reparoitre* Je ne trouvai point la ces femmes dont les maris font éternellement fur mer ou dans les Indes, toujours occupés d'affaires & de commiflions , & qui, fe prêtant le plus obligeamment du monde aux défirs de leurs époufes, s'éloignent a pas de lévriers , & ne reviennent qu'a pas de tortues. On ne les trouvoit pas ici, paree qu'eiles vivoient toutes en perfonnes libres , &»que, fortant de leur catégorie, on ne favoit quel rang leur donner parmi les différens membres de cette république. L'appartement fuivant étoit celui des révérendes veuves ■, folies pleines de prudence & d'expérience. Elles étoient dans leurs habits de deuil, le fein exactement couvert de mouchoirs blancs comme neige, qui rendoient leur poitrine femblable a celle des cygnes , avec un air extrêmement grave & compofé, c'eft-adire, très-pefant & très-ennuyeux -, & chacune Bbij v  388 V O Y A G E S EÉCEÉ ATlïS dans fa folie, fachant affez bien 1'art de diflirnuler, pas affez cependant pour la cacher tout a fait. J'en vis une qui tout a la fois pleuroit pourle mari,& rioit pour 1'amant; uns autre, folie de fes ajuftemens noirs, qui étoient les fignes de fa liberté, & plus encore de ceux a qui ils plaifoient, cherchoit k réjouir les vi*' vans plutót qu'a faire honneur aux morts. J'en apergus plufieurs qui s'étoient coiffées en cheveux pour avoir la tête plus libre, & lés oreilles plus difpofées ï entendre les offres qu'on pouvoit leur faire; car on dit que c'eft a cette fin que cette mode a été inventée. Elles avoient d'ailleurs 1'extérieur fi compofé, qu'eiles auroient facilement caché leur folie a quiconque ne les eüt pas connues: mais il ne manqua pas la de plaifans malins, qui les qualifièrent d'apoftates de la viduité, & qui révélèrent qu'eiles y étoient détenues par 1'inquifition. D'autres, d'une humeur bien différente, fembloient avoir gagé k qui auroit la coiffe la plus grande. J'en remarquai quelques-unes qui en auroient pu faire une robe trainante , & qui étoient coiffées, ou plutöt capuchonnées, comme la béguine la plus embéguinée ne le fut jamais. Elles paroiffoient au dehors plus triftes & plus fombres que quatre-temps ou vigile, & au dedans elles étoient plus gaies  de Quévédo, Liv. T. 389 que carême-prenant. J'obfervai que les veuves, a qui la bienféance laiflbit la liberté de fe promener , étoient les premières a reprendre de 1'amour, quel que fut leur age & leur gravité. II y avoit la plufieurs dévotes, & des dévotes de plufieurs , pleines de piété pour les parens , fur-tout au fixième degré, & tenant toujours pieufementle chapelet en main , pour calculer , finon des patenötres & les tréfors qu'eiles amaflbient pour le ciel, du moins les biens du voifin & les ceuvres de charité dont iïs devoient être le falaire. Celles-ci étoient des hérétiques en fait d'amour , & la plupart, pour leur pénitence, étoient condamnées a un jeune perpétuel; car 1'amour a aufli fes pénitences & fon carême. D'autres portoient des eoiffes de crêpe , mais extrêmement fines , au travers defquelles on apercevoit les pompons & les aigrettes. .D'autres enfin fe coloroient le vifage de vermillon , comme fi elles euflent fenti la raifon qu'eiles avoient de rougir d'ellesmêmes, & de leur envie ridicule de fe marier mille fois, fi elles 1'euifent pu. A la fin , chacune de ces folies reftoit au même état, feule avec fa folie. Au refte, les veuves étoient les plus infupportables de toutes les folies ; paree que, comme il y en avoit peu de jeunes , & que Soutes avoient pris 1'habitude d'être maïtreffe% Bb iij  de Qu iviuo Liv. I. 39* femblables a des détroufleufes de grand chemin , de'pouiller 1'homme d'honneur pour revêtir un coquin, qui, a force de coquineries, étoit devenu brave homme, figuroit honorablement fur ce fonds inépuifable , imprimoit le refpeót ou 1'horreur aux hommes , aux dames 1'amour ou la terreur , & impofoit a tout le monde. Folie manifefte, qui, eroyant faire une ceuvre de miféricorde en revêtant les nus , faifoit une eeuvre d'injuftice & d'inhumanité en ,dépouülant les juftes poifeffeurs de leur propre bien. II y avoit encore des folies de 1'humeur la plus étrange , éperdument amoureufes d'un poëte croté, le plus miférable du monde, réduit a attendre ie falaire de fes faloteries, avec plus d'impatience qu'une femme enceinte ne foupire après fa délivrance : folies a vingtquatre karas , elles eroyoient leur fort ineftimable, paree qu'il les faifoit monter tous les jours fur le tréteau, &, les transformant en ftatues enchantées , leur faifoit des cheveux d'or, des dents de perles, & tout le corps de pierres précieufes. Elles n'avoient point de plus grand plaifir , que de gromt de leurs aventures la bibliothèque bleue, que de garnir lesbanquettes des quais, 6c d'être les hé«.oïnes-des ponts & des carrefours. Celles qui Bbiv  §<$2 V/OYAGES EÉCRÉATïPS avoient perdu 1'efprit pour quelqu'un de ceuj? que le monde nommefeigneurs, me re'voltèrent étrangement. Je remarquai que j loin de gue'rir, elles faifoient paroïtre tous les jours de plus rnauvais fymptömes; qu'eiles fe diffamoient en voulant vanter le perfonnage qu'eiles faifoient, & les liaifons qu elles avoient dans Ie grand monde; qu'ayant figuré de la forte, & fait effuyer leurs quintes & leurs boutades au duc & au marquis, elles fe trouvoient re'duites au maïtre d hotel ou au valet de chambre, fouvent a quelque chofe de moins, qui les conduifoit enfin aune maifon de force, par grande fortune a quelque'convent, ou , convertiesfans converfion , leurs aventures fe terminoient a garder la chafteté entre quatre murailfes, & 1'humilité fous un tablier de cuifïne. Quelquesunes vivoient de peu , pour fe rendre la taille fine j & elles 1'avoient effectivemant fi fine, qu'elle pouvoit a peine foutenir leur bufte rebondi. Plufieurs fe voloient des anne'es pour fe rendre jeunes, & fe parjuroient pour ne pas les reprendre; mais en fe prenant des anne'es, elles avoient grand foin de fe rendre de bons jours. Plus ces vieilles rajeunies s'ajuftoient & fe coifFoient d'une manière coquette, ciroient leurs lèvres, meubloient leur bouche de nou-  be Quévédo, Liv. I. 393 velles dents , recrépiffoient leur vifage , &. en combloient les fillons , plutót que les rides ; plus on étoit tenté de les prendre pour des ébauches d'albatre , pour des mortes embaume'es, pour une chair trop faifandée, qui n'eft propre qu'a éteindre 1'appétit. Ainfi , avec tout 1'attirail de la beauté , elles étoient hideufes, copiftes grotefques, ou guenons ridicules des graces de la jeuneffe, J'en vis quelques-unes, vraies phyfionomiftes a aventures, qui alloient trouver 1'aftrologue, docteur en lunatifme , pour fe faire faire leur horofcope; & le charlatan célefte, lifant dans les yeux plus que dans les aftres, leur en difoit fouvent plus qu'eiles n'en vouloient favoir, D'autres alloient prier quelque enchanteur de leur faire retrouver certain tréfor du plus grand prix, qu'eiles avoient perdu dès la fleur de la jeuneffe ; & celui-ci, après avoir tracé quelques lignes & proféré quelques mots myftérieux, difoit d'un air infpiré, que trois chofes fe recouvroient tard, imparfaitement, ou jamais; les richefles tard , la fanté imparfaitement , & la pudeur jamais. J'en vis une autre tirer elle-même fon horofcope devant fon miroir; & lifant dans cet aftre , nouvelle fée, elle tentoit des prodiges contre nature, cherchoit a rehauffer ft taille, du moins fes ta-  3P4 VoYAGES EECRÉATIÉS lons, qu'elle rendoit plus grande que fes pieds^ faifant ainfi, par impoflible, le tout plus grand* que Ia partie. Un grand nombre fe faifoient de nouveaux vifages avec des poudres détrempe'es Sc des couleurs d'emprunt \ folie Ia plus vifible des folies, puifqu'elles détrompoientpar les chofes mêmes qu'eiles employoient a tromper. Elles ttahiffoient leur impofture , en mentant non feulement par Ia bouche, mais par les joues, par tout Ie vifage , par tous les fens. Tel Je eft Ia malice de celles-ci, qu'habiles dans 1'art de Soliman ou d'Ifmène, el! .js veulent tuer les hommes par des poudres & des mixtions, plutót que par leur beauté. Ne paiions pas d'elles davantage; elles fe peignent de fi fortes couleurs, que tout le monde les reconnoit facilement. J'en vis une qui , pour cacher fa chevelure d'or, tant les femmes font peu contentes des plus riches préfens que leur fait la nature, avoit Ia tête plutót platrée que poudrée, & a qui 1'on pouvoit parfaitement appliquer cette épigramme : Vous infultez, Tnès , a la nature , En platrant 1'or de votre chevelure : Le pMtre , je 1'avoue , eft quelquefois doré ; Mais fans vous , jamais 1'or n'auroit été platré».  de Quévédo," Liv. I. 39j II yen avoit qui portoient perruque comme les hommes , pour déguifer leur tête chauve ou leurs cheveux blancs; & qui, fur une tête efpagnole, avoient une chevelure frangoife'. Combien fe mettoient des dents & des fourcils neufs ! On faifoit tout cela fecrètement; mais de quoi fervoit-il de fe cacher, tandis que la marqué de 1'ouvrier difoit a tous les yeux ce qui en étoit? En effet, il y en avoit quelquesunes , tellement ornées de plumes étrangères , qu'eiles ravhToient avec la plus grande fubtilité, que fi on les en eüt dépouillées, elles auroient eu le fort ridicule du geai de la fable. Plufieurs avoient une vieille guide ratatinée, fortie du cloïtre ou de la nuée, qui, coirïée en veuve , fembloit une tortue en cornettes, & qui fervoit de chaperon a leur timide innocence. La bonne abbefTe étoit extrêmement révérée, quoiqu'on n'eüt voué entre fes mains ni obéifTance ni chafteté, & elle difpofoit a fon gré du cceur de fes filles. II y en avoit trèspeu parmi celles-ci, qui refpeótafTent les lois de 1'amour; elles fe laifioient débaucher par 1'intérêt ou par d'autres acteurs qu'on ne dit pas. Ainfi, les autres les tenoient pour des fchifmatiques qui contrefaifoient les folies , afin d'être renvoyées abfoutes. L'amour de celles-ci s'exprimoiÉ: comme celui des chats;  3$)6 VOYAGES RÊCRÉATIFS cara chaque e'cu qu'eiles,voyoient elles crioientï mio, mio (i). On trouvoit encore clans ce quartier, & pres de la porte, celles qui, ne me'ritant pas Ie nom d'Iris ou de Ctimène, ne porcoient que celui de Cateau ou de Toinon ; nymphes en torchons , Sc qui fentoient encore Ia marmite ma! écurée. Mais Amour eft humain, & n'exelut perfonne de fon hotel. Elles étoient toutes en corfet étroit, en cotillons courts, la tête échevelée, & dans un élégant négligé , toujours 1'ceil fripon & les bons mots a la bouche.. Une d'elles étoit habillée d'une toile de couleur très-natureile , puifque c'étoit celle du chanvre;. figne de fes efpérances avortées,& de fa profeffion acluelle; encore 1 etoffe étoit-elle fi épargnée, & la manche fi étroite, que je ne pus m'empécher de plaindre Ia gêne oü devoit être une pécherefle a qui les larges manches auroient été fi convenables. Toutes, au. refte,. étoient de la plus. belle humeur du monde ,, riant a fon de trompe , folatrant fans cefie, & chantant avec toute la mélodie d'une roue mal huilée, qui jure fous reffieu. Voila une partie de ce que je vis dans fe quartier des folies; le fpe&acle m'amufoit, & (i) Mio, mot caftillan qui fignifie miau  S|o6 VOYAGES RÉCRÊATIFS eft queftion des femmes, j'ai peine a tarir. Je lui fis encore le récit de ce qui arriva a deux épöux le premier foir de leurs noces: « Ma S3 chère ame , dit le mari , nous ne faifons » qu'un a préfent; il ne convient plus de rien 33 déguifer 33; & démontant fa machoire, il mit fes dents poftiches fur une table. « Mon petit 33 cceur 5 répondit 1'époufe , ravie d'être pré» venue, vous ne m'aimerez pas moins pour un »> ceil qui me manque ». Elle déboïte a 1'inftant un de fes yeux, qui étoit de criftal, ne pouvant, contre la coutume, dormir tranquillement que 1'ocil ouvert. Tout ceci prouve clairement, que par- tout oü il y a trop de liberté a 11 ne peut y avoir d'agrément durable. La chofe étant ainfi, je me trouve parfaitement comme je fuis , jeune, exempt d'une compagne aftidue & fatigante. Si par hafard je m'oubliois jufqu'a prétendre aux plaifirs de cet état, fans en avoir embrafte les peines , malgré ma petite taille & mon peu de mine, qui m'en empêcheroit ? J'y rifque le falut de mon ame, mais non celui de ma tête. Je re^ connois que la première eft la plus précieufe, & qu'il n'y a point de comparaifon a faire entre Tune & 1'autre; cependant 1'unefe guérit par la confefiion & pendant la vie; mais 1'autre, par 1'extrême-ondion feulement, ou par la mort»  de Quévédo, Li v. I. 407 Dieu me préferve des femmes de longue vie l Le diable en cbrnette feroit moins acraindre; & la plus flmple d'entre elles duperoit en badina.nt une légion de Catons, ou, fi vous voulez, dé démons. Qui me dira pourquoi les troubles & la guerre fuivent la bénédiótion du ciel & le fignal de la paix? Mais qui ne connoït le génie & la nature des femmes ? Si vous ne les aimez pas, elles vous font palTer pour un fot, & pour un fat, fi vous les aimez;. fi vous les cédez a un rival, pour un lache ; & pour un étourdi, fi vous les difputezifi vous les eftimez, elles vous dédaignent; fi vous les refpecfez , elles vous deviennent a charge; fi vous les recherchez, elles vous fuient; fi vous les dédaignez, elles vous importunenf, fi vous les fréquentez, elles vous diffament; fi vous les évitez, elles vous rendent ridicule : en un mot, vu les mceurs du temps, le nom abject d'efclavs vaut mieux que le titre rifible d'époux. Voulez-vous en être convaincu? Ecoutez ce qu'un auteur grave rapporte d'un fage ïnterrogé par un autre , quand il étoit expédient a 1'homme de fe marier 5 il lui répondit qu'il étoit trop tot, quand on étoit jeune, & quand. on étoit vieux, qu'il étoit trop tard. Un autre a mieux dit encore, quoiqu'en termes plus. C c iv  408 V'O YAGES RÉCRÉATIFS durs, qu'il n'avoit jamais vu qu'une bonna femme, pendue a un pommier ; qu'elle lui paroiffoit en cet état un très-bon fruit, & qu'elle payoit d'une manière bien convenable le mal que 1'efpèce nous fait depuis fi long-temps. Il ne pouvoit fouffrir ni le fexe ni les hommes, qui ont fait des lois en fa faveur. En effet, pourquoi nous foumettre a tant de conditions onéreufes ? II faudra donc que j'aime une femme quoique laide; que j'effiiye fes hauteurs, fi elle eft riche ; que je me ruine , fi elle eft pauvre; que je 1'obferve , fi elle eft belle; paree qu'elle ne fait ni aimer, ni haïr avec mefure. Je ne fuis nullement furpris de la fagon de penfer de ces deux philofophes chargés dan-, nées & de fcience, & d'une expérience confommée. L'un difoit qu'il ne vouloit pas fe marier de bonne heure, paree qu'il vouloit attendre qu'il connüt mieux Ie monde ; & 1'autre lui répliquoit qu'il avoit tort, paree que s'il apprenoit ce que c'étoit que la femme, il ne fe marieroit jamais. J'omets mille autres témoignages, & je finis par ce que dit un jour Platon en régalant un de fes amis , que Ia femme étoit comme Ie lierre, qui, attaché au corps dun grand arbre, foutient fa verdure & fa fraïcheur, & qui fe flétrit dès qu'il en eft  de Quévédo, Liv. I. 409 fe'paré. II ajoutoit encore, avec plus de raifon, qu'il gatoit les murs auxquels il s'attachoit. Pardonnez , fexe délicat & vindicatif, cette longue, fortie & ces comparaifons odieufes ; & pour que 1'amertume de votre reffentiment ne vous falie pas confpirer toutes enfemble contre un nouveau Penthée ; pour ne pas renvoyer toutes mes auditrices fans confolation , je dis qu'il n'y a point de règle fans exception; qu'il y aura, chaque fiecle , une bonne femme, qui, auffi réeliement aimable qu'en apparence , pourra dire, comme 1'époufe de Marc-Aurèle : La femme de bonne vie ne doit pas avoir un homme de mauvaife langue. Je m'offre donc en fatisfaction , d'abandonner alors ma langue a la difcrétion des vötres, ou même 3 la cruauté de vos poingons & de vos cifeauxi J'acheterai volontiers une bonne femme au prix de ce que le fage de Phrygie appeloit la meilleure partie de 1'animal. Mais enfin raflurez-vous; tout ce que je puis dire ne diminuera pas d'un feul le nombre des foux amoureux, & ne fera pas même qu'il y ait un feul époux de moins. C'eft trop long-temps m'occuper d'une feule clafie. Je vis les veufs, & j'en remarquai beaucoup qui, étourdis de 1'orage a peine pafte,  VoYAGES RECESATlFS cherchoient le port ou Ia porte de la première femme qui voudroit les recevoir. Plufieurs fe remarioient, en mefurant le temps & les bienféances a leur impatience. Il y en avoit d'autres qui, fous les vêtemens les plus funèbres du premier deuil, avoient une ame fort réjouie; qui, avant que la défunte fut portee en terre, avant même qu'elle fut tirée du lit nuptiaf , avoient déja une autre époufe toute prête , qui avoit été la bonne amie de la morte, & qui alloit Ia devenir hautement du vivant; &, comme regret de femme morte ne va pas plus loin que la porte, & quelquefois moins loin encore, il fe trouvoit dès le lendemain remarié a une petite femme ou fille de chambre , peu fêtée le jour cependant , afin que 1'union fut plus tranquille & plus durable. Je dirois volontiers de ceux-ci, qu'ils font plutöt frénétiques qu'amans ; puifqu'ayant évité unefois la mort, ilsy retournent, en retournanfc a des engagemens qui ne fe rompent que par elle, 8c qui leur caufent quelquefois des maux & des embafras de tête plus a craindre que la mort. Pour ces fous, capables dans un»age avancé d'une extravagance qui n'eft pardonnable qu'aux enfans, je ferois d'avis qu'on les trakat comme les voleurs, a qui 1'on coupoit  de Quévédo , L i v. I. 411 les oreüles la première fois qu'ils étoient pris, afin de les pendre fans autre information , s'ils recommencoient a voler. Après avoir vu le quartier des maris & des veufs , je demandai oü étoit celui des garcons ; mais on me dit qu'ils n'en avoient point de particulier. Ils erroient de tous cötés , cherehoient fortune par-tout, & s'attachoient a tout; femblables a ce fameux Galaor, qui ne voyoit aucune femme qui ne lui plüt, ne fütelle que de marbre ou en peinture. ld les eceurs fe donnoient; la on les prenoit. Je vis mille gueux très-bien partagés, & une infimté de miférables a bonnes aventures. II y en avoit qui étoient devenus fi ftupides, qu'ils parotffoient plutót des brutes que des hommes 5 auffi rampoient-ils fur la terre, haves & défaits, décharnés a force d'être charnels, languiflans, demi-morts, les traits tels que les antiques , ou comme unLazare dans la fépultute; en forte qu'on pouvoit demander aux Marthes & aux Madeleines: Oü les avez-vous mis, pour les défigurerdelaforte? Ce qui m'étonna le plus en voyant le nombre prodigieux de ces fous, eelt qu'aucun d'eux ne nioit qu'il le fut, & necefibitde le vouloir être. Les plus extravagans de la troupe, muficiens de profeffion 5 faifoient retentir leurs  412 VoYAGEs RÊCRÈATlFS inftrumens langoureux , en cherchant Jeurs belles ,& chantoient en marchant, comme s'ils eufient fait le pélerinage de Galice. Et le pis eft qu'ils chantoient avec autant d'opiniatreté que de diffonance , d'une manière è e'pouvanter: car un mauvais muficien feroit fuir jufqu'aux chats des gouttières, principalement s'il eft long a prendre le ton & a monter toutes fes cordes. Je crois que qui a la patience de 1'entendre, pourroit recevoir dix lavemens de fuite fans befoin. II y avoit des poëtes amoureux, ainfi que des folies amoureufes des poëtes. Dignes émules des muficiens , ils étoient comme eux diftribués en plufieurs claffes, tous mourans de faim, fe rongeant les ongles , & fi voraces , qu'on pouvoit les appeler fous de rapine ; ils invoquoient de temps en temps les mufes : mais les pucelles favantes étoient trop fières pour des courtifans de cette efpèce. Ce qu'il y avoit de plus plaifant, c'eft qu'avec leur manie pour les vers, ils faifoient profeffion de méprifer ceux des poëtes les plus célèbres. Je ne m'arrêtai pas long-temps en cet endroit, paree qu'il y puoit d'une manière horrible. La rajfon en étoit, qu'un de ces poëtes ayant voulu boire a la fontaine d'Hyppocrêne, quelque mufe poliflbnne, penfant le favorifej>  4^ VoYAGES RECREATIES jouoit des fix années entières par des billet» de fa main, qui étoient pour elle autant de bonnes lettres de change* Les amans des chanoineffes ou des penfionnaires de monaftère tenoient beaucoup de 1'imbécillité, un peu du goüt de la vertu; mais les autres fous appeloient ceux-ci bourdons de 1'amour , qui voltigent autour des ruches fans y entrer. En effet, ils tournoient fans ceffe autour de 1'enclos du couvent , ils alloient a toutes les meffes qu'on y difoit; ce qui eft a peu prés tout ce qu'on peut prétendre dans ce genre de folie. Ils épioient tantöt les fempiternelles qui fervoient la maifon , tantót les jeunes tourières, un peu plus traitables, & ils faifoient eux-mêmes toutes fortes de tours & de perfonnages : mais les rudes épreuves de cette efpèce de noviciat ne les avancoient pas davantage pour la profeffion. J'en vis un , Ie front tout marqué des grilles du parloir, oü il étoit fi conftamment attaché, qu'on pouvoit lui appiiquer ce qu! a été dit d'Abénamar : Pris a la herfe qu'il vouloit faijir.. .. Des fous épris des perfonnes mariées affectoient un grand air de réferve; fe faifoient amis intimes des maris, ou tachoient de leur  418 TABLE DES V O Y A G E S IMAGINAIRfS Conténus dans ce volume. LE NOUVEAU GULLIVER. première partie. ^4.fertissement de Véditeur, page 7 Préface de t'auteur ( Vab. D.F.), 1 c Chap. I. Education de l'auteur. Son inclination naturelle pour les voyages. Son application d Ve'tudë. Son dégout pour la philofophie de l'école. II balance entre la profejfion d'homme d'affaires & celle d'homme de lettres. 11 s'embarque pour la Chine, 27 Chap. II. Le vaiffeau eftbattupar une tempéte; pouffé dans l'océan oriental & pris enfuite par des corfaires de Vijle de Babilary. L'auteur eft conduit dans le férail de la reine , 37 Chap. III. L'Auteur apprend en peu de temps la  TABLE. 419 langue babilarienne par une méthode Jïnguliére & nouvelle ; fes entretiens avec le diretleur du férail, qui lui découvre que les charges & emplois de Cétat font exercés par des femmes. Origine de cet ufage, 46 Chap. IV. Suite de Ventretien de l'auteur avec le diretleur du férail. Maeurs des femmes de Babilary & des hommes de cette ifle. Defcription du férail. Portrait de ceux qui y étoient renférmés avec l'auteur ; leurs occupations, leurs jaloufles, &c. 63 Chap. V. La reine vient vifiter fon férail; l'au-' teur lui eft préfenté; il a le bonheur de lui plaire, & eft nommé & déclaré èpoux de la reine pour Vannée fuivante ; il fort du férail, & eft logé dans le palais, 69 Chap. VI. Littérature des femmes de Babilary. Tribunaux des hommes. Religion differente des deux fexes. Manière dont les femmes rendent la juftice , adminiftrent les finanées, & font le commerce. Académies différentes , 76 Chap. VIL Mejax, gouvernante du premier port de 1'ifle, eft amoureufe de l'auteur, qui devient auffi amoureux d'elle ; elle l'enlève, délivre en même temps tous fes compagnons de l'efclavage, & s'enfuit avec eux fur un navire quelle avoit fait préparer, 91 Cïïap. VIII. La mns de BaUlary envoie deux Ddij