II   VOYAGES I MA GINA I RE S, B.OMANËSQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, GOMIQUES ET CRITIQUES. S U 1 FIS DES SONGES ET VISIONS, ET D E S ROMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CO NT IE NT La fuite des Voyages récréatifs du chevalier de QUÉVÉDO. Refetion du Monde de Mercjre.  VOYAGES I MA G IN A IR E S, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTTQUES. Ornés de Fignns. TOME SEIZIÈME. Seconde divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaginaires mcryeilkux. A AMSTERDAM, Et fi trouve a Pa ris, RU E ET HOTEL SERPENTE. M. DCC. LXXXVII.   V O Y A G E S RÉCRÉATIFS D U C H EVALIE R DE QUÈVÊDO.   AVERTÏSSEMENT DE L' É Dl TE, U R DES VOYAGES t M A GI NA IR ES» I_E Voyage récrndfde Qucvcdo eft le même ouvrage que celui öuti a intitulé dabord Viflons. 1\ a refondu 1'un dans iautre, & en a feulement changé Ia foraie : nous avons fait uiage de celui des deux ouvrages qui nous a paru devoir être ie plus agréable au public ; il eil d'ailleurs plus rare que les Viiions, & n'a point été iriéré clansla dernière édition que Ton a faite des oeuvres de Quévédö. Francois Quévédo. de Vülegas. eft né a Vilieneuve de l'In&ntada en 1570. li étoit dune familie  I viij Ave rt issement noble , & fut fait chevalier de Saint-Jacques. Son goüt le portoit a la critique , même a la fatyre perfonnelle ; & , comme il sy livra, avec trop peu de circonfpeclion/il éprouva les chagrins qui font la fuite ordinaire des licences de cette nature. II attaqua d'ailleurs des gens en place. Le comte Olivarès, dont il décria le miniftère, s'en vengea en privant notre auteur de fa liberté. Quévédo ne fortit de prifon qu'après la difgrace de ce miniftre. Les ouvrages de Quévédo lui ont acquis, en Efpagne , la plus haute réputation. II a eu 1'avantage qui n'appartient guère qu'aux auteurs diftingués d etre traduit en plufieurs langues* Les tradu&ions que nous avon$  de l'Editeur. ix de Quévédo, font anciennes, & eet auteur a dü perdre par la tra-, dü&iori. Le genre qu'il affe&oit, étoit, comme nous 1'avons dit, la critique & la fatyre perfonnelle ; fon ton étoit celui de la plaifanterie ; or on conviendra qu'en paffant dans d'autres langues, ces fortes, d'ouvrages perdent de leur prix* Quévédo a écrit en vers & en profe 5 fes principaux ouvrages, outre celui que nous imprimons, font des.poéfies héroïqueSj lyriques & facétieufes, raffemblées en un recueil, & publiées fous le titre de parnafe Efpagnol ; YAvemurier Mufcon, roman très-comique, contenant des aventures très-plaifantes: eet ouvrage a eu du fuccèsquoique la traduclion en fok mauvaife  X AVERTISSEMENT. & mal écrite ; les Vifi&ns.; YAventurier nocturne ou le Coureur de nuit, roman comique & burleique5 moins plaifant que l'aventuner Bufcon , & pluüeurs lettres & pièces fugitives. Quévédo eft mort a Viileneuve de llnfantado, lieu de fa naiffance, en 1645. II étoit agé de foixante-cinq ans. Le voy-age de Quévédo a éte traduit par 1'abbé Béraud, iur lequel nous n'avons aucun renfeignement, &dontnous ne connoiiTons que eet ouvrage. Nous terminons ce volume par la Relation du Monde de Mercure, imprimée en 1750 , & dont nous ne connoiiTons point 1'auteur. Nous aurions pu inférer eet ou-  DE L'ÊDITEUR. X] vrage dans la claffe des romans de magie & de fortilège , puifquil eft queition dun cabaliite qui, a 1'aide d'une lunette magique fait voir a 1'auteur toutes les merveilles du monde de Mercure; mais, comme il s'agit dun peuple nouveau dont on décrit les mceurs & le gouvernement •, comme Ion y donne le tableau de la terre qu'il habite, & des différentes produQ:ions qu'elle renrerme dans fon fein, eet ouvrage nous a paru fe rapprocher plus prés des voyages imaginaires que de tout autre , & nous avons cru que fa place naturelle fe trouvoit au milieu des relations qui nous peignent les habitans du icleil, de la lune & des autres planettes. On lira avec plaifir la f e-  XLJ AVERTISSEMENT, ticl lation du monde de Mercure ; le ftyle en eft clair , net & bien foigné ; c'eit la production d'une imagination riante , qui, fous des images gaies, nous a caché une critique fine, & de la faine morale. VOYAGES  V O Y A G £ S RÉCRÉATIFS DU CHEVALIER DE QUÉVÉDO. LIVRE SECOND. Le fpe'ciacle du monde dévoile. ALLOisdecarts eri ecarts, fans remarquer 'dans 1'émotion qui me troubloit, ce qui étoit autour de moi. Tóut-a-coup j'entendis des voix confuies qui m'appelloient; & je me fentis for* tement tirer par le manteau. Je tournai brufquement la tête. C'étoit un vieillard vénérable qu'on avoit indignement maltraité. Ses habits fouillés étoient déchirés de toute part; il cönfervoit malgré cela un air majeftueüx qui inj* A  2 VOYAGES RÉCRÉATIFS piroit le refpeÊt. Quies-tu, lui dis-je cependant avec une vivacité offenfante , toi qui te déclares Pennend juré de mes plaifirs ? Vous autres vieux, vous condamnez dans la jeunefie des amufemens que vous ne quittez pas, mais que le tems vous enlève de force. Tu es fur le retour , je commence ma carrière ; c'efl a mon tour de jouir. Mais qui es-tu, encore une fois ? D'oü viens-tu, & de quel droit t'ingères-tu a me contredire ? Le vieillard diflimula fon chagrin , & me répondit en fouriant: Je ne prétends troubler, ni ne t'envie des plaifirs qui n'excitent que ma pitié. Tu veux lavoir qui je fuis , 1'état & le mauvais équipage oii tu me vois, difent affez que je fuis un homme de bien, porté a dire la vérité ; & le plus grand malheur pour toi eft de ne m'avoir pas fréquente jufqu'a préfent. Je m'appelle Difant-vrai. Ces habits déchirés font 1'ouvrage de ceux qui me tirent a eux ; ces meurtriffures font 1'effet des mauvais traitemens qu'ils me font fitöt que je me préfente , & la preuve de leurs fentimens réels. Car vous dites tous dans le monde que vous aimez la vcrité ; & dès qu'on vous 1'a dit, les uns fe livrent au défefpoir , les autres s'emportent contre ceux qui la djfent; le meilleur accueil qu'on leur faffe, eft de fe contenter de ne pas les croire. Si tu es plus fenfé , & que    DE Q U É V É D Ö. L ï V. ï ï. f hl veuil'.es véritablemcnt co inoitre le monde » fuis-moi; je te menerai dans un endroit cü tu le verras tel qu'il eft; aü lieu que tu n'en as jamais vu que les apöarences. Corhment appelle-t-on , lui dis-je, eet endroit merveüleüx ? On lui donne , répliqua-t-il, bien des norns différens; mais le plus cönvenable eft le fendez-vous de 1'impofture. Enïre Us hommes, il y en a qui en fcat habiiaus ordinaires ; il y en a qui n'y lont que paffagers: mais il n'eft prefque perfonne qui n'y ait, finön.une maifon, du moins une chambre, ou un cabinet; Nous avancions tout en parlant; & nous n'avions pas encore fait beaucoup de chemin. qu'il m'interrompit pour me faire regarderautour de moi. Remarques-tu , me dit-il, eet hómme fi bien mis ? C'eft un impofteur qui fe nourrit en artifan , & qui s'habille en gentilhomme : le dimanche fous 1'or & la ioie , il fe défigure tellement, qu'il étonneroit jutqu'a foh aune &C fes cifeaux , en rentrant dans ia bputique, & qu'il y feiok niéconnoiffable. N'aurois tu pas cru lui faire tort, en le jugeant d'ur.e profeffion méchanique ? Vois - tu ce i&'róplë gentilhomme* a cöté de ce grand perfonnage qui a tout 1'équipage d'un homme de qualité ? Le premier , au lieu de fe mefurer a fdn revenu , & de marcher fans Ëajtfi , n'eft qu'un im- A ij  % VOYAGES RÉCRÉATIFS pofteuf qui, pour paroïtre ce qu'il n'eft pasj veut fnivre les gens du premier vol. Pour foufiemr 1'honneur qu*il met k avoir beaucoup de laquais , il négligé celui qu'il y a k ne point voler fes créanciers, & k tenir fa parole. Difons tout en deux mots : perfonne n'eft ce qu'il paroït. Le noble s'endette pour paroïtre grand. Le grand introduit chez lui tout le cérémonial des fouverains. Que dirai-je des précieux ridicules ? Vois - tu eet important ? Ce n'eft qu'unfot qui, pour fe donner un air de bel efprit, dit qu'il a peu de mémoire fe plaint de la migraine & des vapeurs, affeöe de 1'humeur de la diftraction , & un certain dérange* ment dans tout ce qu'il fait; enfin c'eft un importeur, qui veut paroitre n'avoir que de grandes penfées , & qui n'a pas le fens commun. Ces impofteurs barbons, rajeunis par les baigneurs q:ii ont bruni leur poil & leurs fourcils, fe mettent k la torture , pour foutenir eet air de jeuneffe, Ne voit-on pas les enfans afpirer a 1'honneur de donner des confeils ? Enfin tout n'eft qu'impofture. II n'y en a point même de plus fenfible que dans le nom des chofes. Le favetier fe dit cordonnier en vieux , la ravaudeufe fe dit couturiere ; le galopin , poftillon royal; le crocheteur, commilfionnaire j le porteur-de-balle t  de Quévédo. Liv. II. f marchand; & le moindre clinquailler , mar^ c'nand magafinier. L'huifïier fe non-me membre de la juftice; le bourreau s'en dit officier; le joueur fripon fe dit fin joueur ; le gargotier, aubergifte ; les filles de joie , des créatures charmantes.; les femmes trop libres, des perfonnes qui ont 1'ufage du monde i &C les maris commodes, des hommes, de tête. On nomme le libert-inage galanterie ; le concubinage amitié; l'ufure commerce ; la friponnerie induftrie; le menfonge plaifanterie; la méchanceté badinerie; lesti aits de coquins les plus réfléchis^évuesou méprifes , &C 1'impudence hardieffe, L'aventurier fe donne pour un homme habile & prévenant; le morifque avoue tout au plus qu'il ed bafané ; le clerc s'érigeroit volontiers en con-* fultant, & le moindre fratrer en doöeur. Entre eux , tous tant qu'ils font , aucun eft , ni ce qu'il fe dit, ni ce qu'il par*>ic : tou.n font- impofteurspar leurs noms -Sc par leurs aftions. Quelle impofture continuelle , que certain.es qualifïr cations générales qu'on donna lajis exception a tout le monde ! Qn appelle dame, toute femme de la moindre cpnféquence ; révérend père > tout homme en froc ; ferviteur du roi, tout ce qui a 1'unitbrme ; tout copifte , fecretaire ; feigne-ur-, tout ce qui fait flgure ; & tout. ce. qui porte épcmide , doöe.ur. De forje quq to&% A iij  6 VOYAGES RÉCRÉATIFS 1'hornme n'eft qu'un menfonge perpétuel qui fe joue de quelque cóté que tu 1'envifages; h moins qu'ignorant au point oü tu 1'es, tu ne fentes la nécdïité de t'en rapporter a ceux qui ont plus d'expérience que toi. Rappelles-toi les difïérentes efpèces de péchés 5 tels que la colère, 1'amour des plaifirs , Tayarce, la vanité & bien d'autres: tous ne font qu'impoftures. Le propos m'étonna. Cominent, repartis-j^, prouver ce paradoxe, puifqu'jl eft conftant que les vices font en grand nombre & fort diftingués entr'eux ? II me répliqua: Je ne fuis pas furpris de ton ignorance; elle t'eft commune avec bien d'autres. Entendstnoi donc ; tu comprendras facilement ce qui paroit d'abord étrange , & ce qui s'explique néamr.oins parfaitement. Tous les péchés font autant de maux ; tu en conviens; & tu convien:tras auffi ailément que la voionté ne fe porte au mal, que fous quelque couleur de bkn. Or, eft-i! une impoflure plus manifefte, que de fe revétir des dehors du bien pour entrainer dans la plus mortelie iÜufion ? L'impofteur eft ie plus téméraire des pécheurs. Les autres pécheurs offem'ent effecrivement Pauteur de km exi têfiQe ; mai ils. ne h chargent pas, de leurs pêché : cdui-c'. offenfe Dien par fes f^ftes I & enn eprend de les faire momber fu|  de Quévédo. Li v. II. 7 lui, puifqu'il tache de 1'en faire rinftrument & le complice. Je commen?ois a trouver cette morale, trop relevée pour moi, 8c un peu longue, quand nous arrivames enfin oü nous prétendions. Je vis auflitöt le concours étonnant du monde que le vieillard m'avoit promis. II me fit prendre un pofte favorable pour remarquer aifément tout ce qui fe paffoit. Ce fut d'abord un enterrement dont voici 1'ordre : La marche étoit ouverte par certains coquins qui, engainés dans des houppelandes de toutes couleurs, paroiffoient autant d'arlequins en deuil. L'efcouade faifoit force encenfemens, & grand bruit avec des clochettes. Suivoient les menins de la mort, ou les pages de la bière , c'eft-a-dire, les enfans de 1'höpital, qui s'amufoient du réjouiffant cliquetis des têtes de mort qu'ils portoient. Sur leurs pas, marchoient douze gueux, vrais efcrocs d'aumönes, & importeurs en fait de pauvreté, accompagnant le corps, chacun une torche en main ; ils fervoient d'efcorte aux meffagers de la mort qui lui portoient fa proie, 8c qui, pliant fous la charge, annoncoient la corpulence de la défunte a tous les paffans. On appercevoit enfuite une longue proceflion d'amis qui partageoient le deuil 6c le chagrirt du veuf» A W  $ VOYAGES RÉCRÉATIFS Lui-même couvert d'un froc énorme, la tête abimée dans un profond capuchon de lerge .' ernmailloté dans une robe immenfe , le vifage ombragé des vaftes aïies d'un chapeau antique i-abattu fur fes yeux, marchoit pefamment, courbé fous le faix, ê^retenu par 1'embarras de dix^huit sunes d'étoffes qui balayoient la terre derrière lui. A ce fpeöacle, touché de compaffion : Epoufe fortunée , m'écriai-je , fi 1'on peut 1'être en mourant, vous avez trouvé un marl don.t la fidélité & la tendreffe vous accompagnent.au-de la de la mort! Et toi auffi, veuf hëureux d'avoir des amis qui, non -feulement partagent ta douleur , mais qui paroiffent la furpafcr ! Quelle trifteffe que la leur, & quel accablement l Le vieillard, branlant malignement la tête • Toute cette trifteffe , dit-il, eft forcée , & n'eft qu'un faux femblani. Dans le moment, tu verras la chofe au naturel , & comment la réalité dement les apparences. -Que fert eet éclat de flambeaux, ce bruit des cloches , ces habits lugubres, toute cette fuite & eet attirail, auflibien que ces fiiperbes inferiptions gravées fur des monumens qui ne renferment que vers 5$ que cendre ? Vois - tu ces pieux eftaffiers qui environnent la bière ? Ce n'eft pas pour lui faire bopneur j ce font des vautours affamés qui  be Quévédo. Liv. II. 9 emportent la première part de la proie de la mort; puifqu'avant qu'elle y touchat, il n'en eft aucun qui ne lui ait porté quelque coup de fes ferres avides , &£ qui n'en ait «rraché quelques réaux. Pour la trifteffe des amis, elle confifte feulement a fe trouver a 1'enterrement; & ceux qu'on invite , n'y viennent qu'en mau=. diffant ceux qui les ont invités ; paree qu'ils aimeroient beaucoup mieux fe trouver a quelque rendez-vous, ou vaquer a leurs affaires. Le beau régal, difent-ils, qu'un enterrement, pour y inviter des amis! Cela eft bon pour les fonneurs. & pour les prêtres. Maudits foient les premiers fainéans qui fe font mis en tête d'y avoir compagnie ! Le veuf lui-même n'eft pas chagrin de la mort de fa femme, mais de ce que, pouvant auffi-bien 1'enterrer fans cérémonie & fans dé.penfe , il faille tant de mouvement & tant d'appareil, tant pour la fonnerie , tant pour le convoi, tant pour ks grandes meffes Sc pour le luminaire. II dit, entre fes dents, qu'il ne lui a guères d'obligatipn , & qu'il aimeroit autant qu'elle ne fut pas morte; qu'au moins, en faifant tant que de mourir , elle auroit pu le faire fubitement , fans le ruiner en médecines, en potions, en faignées, en parties d'apothicaire de toutes les efpèces. II a déja enterré deux femmes out» celle- ci; & U a tant de plaifir \ devenir  IO VOYAGES RÉCRÉATIFS veuf, qu'il tracé dès ce moment le plan d\ii» nouveau mariage avec une autre, dont il connolt affez 1'honneur & la vertu , pour compter qu'elle fe prêtera officieufement a lui faire quitter dans peu de tems le crêpe & les pleureufes. Je fus étrangement furpris de ce que j'entendois & de ce que je voyois. Que les chofes du monde, difois-je, font différentes de ce qu'elles paroifftnt ï Dès ce moment, mes yeux perdent tout le crédit qu'ils avoient fur moi; & rien déformais ne me fera plus incroyable que ce que je verrai. Ces réflexions furent bientót troublées par le bruit qu'on entendoit dans une maifon voifine. Nous entrames pour voir ce que c'étoit ; &, au moment qu'on nous vit, Pon entonna une lamentation a fix voix de femmes qui accompagnoient celle d'une jeune veuve. Douleur auffi démonflrative que peu fincère. On, battoit des mains par intervalie avec un bruit pareil k celui des flagellans. On entendoit de longs foupirs, entrecoupés de fanglots forcés & artificiels. La maifon étoit démeublée , tous les murs dépouillés, la pauvre affligée enfoncée dans une chambre obfcure , oü elle pleuroit k tatons. Ses compagnes lui difoient: Chère amie% les larmes ne remédient k rien. D'autres ajoutQient; II eft sürement en paradis. Celle-ci  p e Quévédo. Liv. H. i i i'exhortoit a fe conformer a la volonté de Dien, Alors la trifte veuve tiroit fon mouchoir ; &, pleuranr a feau : Que veux - je encore faire , difoit-elle , dans la vie fans lui ? Que je fuis malheureufe ! II n'y a plus perfonne dans le monde qui puifie me faire plaifir! Qui protégera une pauvre femme abandonnée ? Toutes ici la fecondant , heurloient a pleine tête , fe. lamentoient avec un bruit qui faifoit trembler Ja maifon. Le vieillard malin eut beau me dire que le chagrin failoit vivre les femmes, & qu'elles fe purgeoient par les yeux de la malignité de leurs humeurs; je ne pus m'empêcher de m'attendrir, & de m'écrier: Quel objet plus digne de compaffion qu'une veuve ! Toute femme eft dépourvue de force & d'appui; mais une veuve 1'eft bien plus que les autres. Son nom feul, qui en Hébreu fignifie-muette, en eft la, preuve, EHe n'a ni affurance pour parler ellemême, ni perfonne qui parle pour elle. Que fi 1'abandon oü elle fe trouve la force h prendre la parole, comrne on ne 1'écoute pas, c'eft la même chofe que ft elle étoit muette, & en* j;ore pire. Bon, dit le vieillard, le remède eft facile, EUeaentrent dans quelque bonne maifon avec te tftre de per(onne de compagnie, mais a.yec  &2> VOYAGES RÉCRÉATIFS la qualité réelle d'efpionnes & de délatrices; ï>ans cette place elles parient tant que ce qu'elies difènt de trop pourroit fournir au défeut de tous les bégues & de tous les muets.' Connoiffez - les bien ; elles ne pleurent leur man que quand on les porte en terre, & qu'il n'eft plus en état de les gêner & de les obferver, Elles ne 1'aiment que mort, elles le déteftent vivant. C'eft-lè, répondis-je, un trait malin qui peut tomber fur quelques-unes; mais. en général c'eft un féxe foible, fans appui, & digne de pitié : témoin cette pauvre femme que nous voyons ki. Laiffez-moi donc plaindre un, pareil malheur, & méler mes larmes aux fiennes. La - deftus k vieillard répliqua aveo émotion: Tu pteures après avoir fait une vaine pftentation. de ton étude , & montré de la fcience quand il falloit donner des fignes de prudence. Ne devrois-tu pas attendre que je te fuTe connoitre ces chofes au naturel, pour favoir comment il falloit parler? Mais qui fait empêcher les penfées de fe produire fur le bord des lèvres?. Voila. donc tout ce que tu avois a nous dire , & fans ton étimologie hébraïque de la veuve, toute ta fcience eüt été muette, C'eft- une pauvre philofophie que celle qui apprend ok il y a des tréfors. cachés, mais qui n'apprend pas la manière de travailler la mine ^  b e Quévédo. L i v. 11. ï$ & de les en tirer; & il ne vaut pas mieüx dê favoir les tirer fi 1'on n'en fait faire un bon ufage. Que t'importe de favoir quatre mots de philofophie , fi tu n'as pas aflez de bon fens pour en faire 1'application ? Tu verras , te dis-je , que cette femme qui n'eft par dehors que Requiem & que De profundis, criante déja VAlleluia dans 1'ame. Tout fon attirail eft noir , fon intérieur n'eft que vermillon & cérufe. Sais-tu pourquoi cette obfcurité de 1'appartement, & ces capes rabaiffées qui couvrent fon vifage & celui de fes compagnes. C'eft afin que n'étant pas vues , elles en foient quittes pour cracher & fe moucher, pour lacher quel-j ques paroles entre-coupées de fanglots dans ce deuil contrefait, qui leur laifle les yeux fecs comme meche agarique. Veux - tu les confoler ? Point de meilleur moyen que de les laiffer feules; la joie leur reviendra quand elles n'auront plus perfonne qui les gêne. Aufii-töt les amis de la veuve feront leur office : Vous êtes jeune, dira 1'une j ce feroit bien dommage de refter de la forte. Qu'il y aura de cavaliers qui penferont comme moi! Vous connoifiez don tel, quand il ne remplaceroit pas tout-a-fait le défunt, cepen- dant vous m'entendez.... vous devez beau- coup a don Pedre , dira une autre; vous fa*  14 VóYAGËS RÉCRÉATIFS Vez avec quel zèle il vous a fervie dans tous Vos embarras. Je ne fais quelle penfée me vient k 1'efprit, mais fi elle a quelque fondement..... Hélas! vous êtes fi jeune ! iltvous faudra bien prendre un parti. Alors la veuve d'un ton modefte tk les yeux baifies comme une veftale : il n'eft pas tems de penfer a ce'a, répondra-t-elle> abandonnons tout a la Providence, elle le fera fi elle juge qu'il convient* Et remarquez que le jour des obféques eft le jour oii les veuves de Pétalage le plus commun vivent le plus délicatement. II n'eft perfonne qui, pour donner des forces k 1'inconfolable, ne 1'engage a prendre un morceau &t k boire un coup. Elle obéit en difant que tout lui femble un poifon; & tout en avalant, quel bien, dit elle, ce'a peut-il faire a une femme défolée, qui a toujours 1'objet de fon chagrin fous les yeux ? Décide k préfent fi toutes tes condoléances font raifonnables. A peine le vieillard eut-il parlé de la forte* qu'attirés par des grands cris, étourdis par un tumulte affreux que faifoit la populace, nous fortïmes pour favoir de quoi il s'agifToit; c'étoit Un alguazil qui, la maffe rompue en main , le nez plein de fang , le col arraché, fans perruque & fans manteau, couroit en demandant juüice au roi & aux ïribunaux, k la fuite d'un  de Quévédo. Liv. II. 15 voleur qui, s'acheminant vers une églife fans en être meilleur chrétien , alloit avec plus de légereté que n'en peut donner Ia dévotion la plus fervente. L'écrivain reftoit par derrière , environné de peuple, couvert de boue , le porte-feuille fous le bras gauche, & écrivant iur le genou. Je m'apper§us en paffant que rien ne croït fi vite qu'un crime fous la plume d'un écrivain; car il eut grifFonné en un inftant une rame de papier. Je demandai la caufe du tumulte, on me dit que celui qui fuyoit étoit un ami de 1'alguazil, qu'il lui avoit fait confïdence de je ne fais quel vol; & que , de peur qu'il ne fut pris par quelqu'autre alguazil $ celui - ci 1'avoit voulu arrêter; mais que le voleur s'étoit enfui, après s'être dégagé a force de coups de poings, & que, voyant venir le monde, il avoit doublé le pas, & alloit porter fon affaire aux pieds de quelque faint dans une églife d'afyle. L'écrivain verbalifoit tandis que 1'alguazil avec les recors, qui font les chiens de chaffe du bourreau, le fuivoient a la pifte fans le pouvoir joindre. Et il falloit que ce voleur fut bien léger a la courfe, puifque ces animaux afFamés ne le pouvoient atteindre. Quelle récompenfe, m'écriai-je, 1'état ne doit-il pas k des gens qui, pour mettre en süreté ma vie,  l6 VOVAGES RÉCRÉATIFS mon honneur, mes biens & ceux de tant d'aitï tres, expofent leur propre perfonne? Que ne mentent - ils pas devant Dieu & devant les hommes ? Comme les voila maltraités pour avoir vöulu arrêter un criminel, & un perturbateur du repos public! Hola j dit le vieillard , je vois bien que fi 1'on ne te retient, tu ne finiras pas. Apprends que eet alguazil ne pourfuit le voleur ni pour le bien public, ni pour le bien particulier de perfonne, mais paree qu'étant vu de tout le monde, il eft honteux qu'un voleur foit plus habile que lui. Voila ce qui lui fait faire tant d'efforts. Au refte, 1'alguazil n'eft nullement repréhenfible de vöuloir arrêter fon ami, en le fuppofant coupable : celui qui vit de fon bien ne fait aucun mal ; il agit juftement & fagement. Or, tout méchant & tout fcélérat, quel qu'il foit, eft le bien de 1'alguazil, & il peut en vivre. Ces fortes de gens ont leur revenu fur les fouets & la marqué ; les galères & la potence font leurs domaines. Les années de vertu , crois-moi, font aufli ftériles que facheufes pour eux & pour le diable ; & je ne fai pourquoi le monde qui les a fi fort en horreur, ne deviént pas vertueux pour un an ou deux , afin de les faire tous mourir -de faim ou de dépit. Maudit foit le métier qui a  de Quévédo. Liv. II. 17 a fön falaire fur les mêmes fonds qu'Aftarot &C que Beelzébut! Je voulus du moins juftifier l'écrivain : De quelque friponnerie, repris-je, que vous chargiez 1'alguazil, qu'ïmputer a l'écrivain, qui ne to.mbe plutöt fur les témoins , puifqu'ils font la décifion des affaires? A d'autres, dit le vieillard. As-tu jamais vu alguazil fans écrivain ? Non, certainement. Quand ils vont, pleins d'avidité, quêter leur proie, ils peuvent tombe.r fur un innocent comme fur un coupable; afin donc qu'il ne foit pas emprifonné fans crime, ils ont grand foin d'avoir un écrivain pour en forger quelqu'un. Ainfi quoique ces malheureux n'ayent commis aucune faute , l'écrivain leur en trouvera; & ils ne feront pas pris fans délit. Ne m'oppofe pas les témoins , puifqu'il en a a Ia main pour toutes fortes de caufes, d'aufïi noirs & en aufïi grand nómbre que les gouttes d'encre de fon écritoire. Ignores-tu que c'eft 1'intrigue qui les préfente, 6i le plus fouvent 1'avarice qui les examine ? Si quelqu'un dit la vérité, l'écrivain met ce qui lui eft néceflaire, & cependani ne lit jamais a "haute voix comme le témoin a dépofé. Ainfi le monde devant aller comme it va, il eüt été expediënt qu'au lieu de faire prêter ferment fur Pévangile au témoin devant B  l8 VöYAGËS RÉCRÉATIFS l'écrivain, qu'il répondra avec vérité aux iri* terrogations qu'on lui fera, celui-ci, au contraire , jurat qu'il 1'écriroit telle qu'on 1'auroit dépöfée. II peut arriver que des gens de probité fe faffent écrivains ou alguazils ; mais de foimême la profeffion eft par rapport, a eux, comme la mer par rapport aux corps morts * qu'elle rejette fur la cöte dans 1'efpace de trois jours. Pour moi je goüte fort le fpeftaele d'un écrivain a cheval & d'un alguazil en toque &C en manteau, faifant les honneurs d'un convoi patibulaire , comme on pourroit faire ceux d'un jour de triomphe, & fuivant avec dignité un voleur qu'on fuftige; mais je voudrois que quand on crie aux carrefours : Tel eft condamné comme voleur , üécho ne répétat pas plus loin que fur la maffe de 1'alguazil & la plume de i'écrivain» II en eüt dit davantage fi fon attention n'eüt été attirée d'un autre cöté, par l'air de grandeur avec lequel venoit en carroffe un homme riche , fi gros, fi bourfouflé , & d'un pas fi grave, que la maffe ne fembloit avancer qu'a force de machines. Les quatre bêtes qui le trainoient fembloient s'appercevoir de fa gravité , & s'y conformoient. Lui - même étoit négligemment étendu dans le fond de fon carr  D E QUÉVÉDO. Lï V. i ï. Ï paree que le monde n'eft que fauffeté & que misère, comme B ij  20 VO'YAGES RÉCRÉATIFS céluj que tu admires n'eft que vanité & que fo' e. Remarqoe fes chevaux qui , flairant lsavo'ne , femblent reconnoïtre & fuivre è Ia pifte celui qui en fait crédit a leur maitre; èc le maitre lui-même , qui , refpettant fort la juftice, ne paroit qu'avec ce nombreux cortége pour éluder les pourfuites. Les ftratagêmes qui le font vivre, lui coütent plus de peine que de fouir la tefre pour gagner fa vie. Tu vois ce bouffon ; apprends que lui-même a pour bouffon celui qui le tient a fes gages, Quelle plus grande misère peux-tu concevoir que d'acheter, comme ce riche, les menfonges & les flateries, que de confumer fon bien a fe faire dire des contes ridicules! Ce fou eft au comble de fa joie , paree que fon faquin lui dit qu'il n'y a pas un feigneur fémblable a lui, & que tous ceux qu'on pcurroit lui comparer ne font, dans ce point de vue , que de petits houbereaux: il eft aufS content que fi Ia chofe étoit vraie. Enfin il feroit difücile de dire qui des deux eft le vrai bouffon : ils le font réciproquement 1'un de 1'autre; le riche fe divertit du bouffon , le boufTon fe divertit du riche a fon tour, & avec plus de raifon. Nous vimes après cela une perfonne d'une beauté parfaite, qui charmoit les regards de tous ceux qui lappercevoient, &c qui raviffoit  de Quévédo. Li v. II. 21 tous les cceurs. E!le paffoit avec une certaine négügence induftrieufe, dérobant fes attraits a ceux qui ks avoient vus , & les failant voir a ceux qui ne les remarquoient pas. Tanlöt elle fe montroit au travers de la gaze, tantot a travers les dentelles. Elle relevoit de tems entems fon voile, en feignant de le rabaifTer, & elle éblouiffoit comme 1'éclair par 1'éclat frappant de fes charmes. Quelquefjis elle fpéculoit de cöté, ne montrant qu'un ceil & qu'un coin de la jque, pour donner plus d'envie de voir le refte. Ses cheveux mis a la torture , couronnoient de cent manières difFérentes fa belle tête. Son teint n'étöit que neigé, rofe & corail induftrieufement confondus enfembk , & prodigués avec un fage ménag^ment. Ses dents blanches comme Tyvoire, & fes mams qui paroifToient de tems en tems fur le voile dontla couleur relevoit leur b-ancheur admirable , embrafoient ks cceurs. Sa taille & fa démarche occaftonnoient quelqu'émotion aux ames les plusfroides. Sa parure, pour le goüt & la richeiTe, étoit tout ce qu'on imagine de mieux dans ces perfonnes chargées de bijoux, qui ne leur coütent rien , & qui n'ont que le foin de 1'arrangemerfC La vue d'un objet fi charmant me ra vit hors ds moi-même ; & fans mort barbon qui me' B iij  11 VOYAGES RÉCRÉATIFS gênoit beaucoup, j'euffe fuivi Ia pente de 1^ nature qui confondoit déja toutes mes penfées. Je me retournai du moins pour exhaler mes fentimens, & je dis: Quiconque n'aime pas de toute fon ame & de tous fes fens, une beauté aufli parfaite, ne fait pas apprécier le chefd'ceuvre de la nature. Heureux celui qui fait une pareille rencontre , Sc plus heureux qu^ peut en profiter l Quelle agitation ne trouve pas fon repos dans une créature née, dit-on, pour le malheur de 1'homme? Mais quoiqu'on en dife , 1'amour qu'on lui porte , s'il eft fecondé , dégage de tous les foucis, fait tout oublier, fait tout regarder avec indifférence, avec mépris. Quelle vivacité modefte dans fes yeux ! Quels regards plus gracieux Sc moins affcöés, Sc qui foient plus vifiblement le tableau d'une belle ame! Quelle grace dans ces croiffans de jais qui couronnent les yeux, qui rehauflent la blancheur du front, & que Ia blancheur du front rehauffe a fon tour! Quel coloris fur ces joues, oii le fang le plus pur, encore mêlé avec le lait0 forme un incarnat admirable ! Quel corail dans ces lèvres qui. bordent un rang de perles au lieu de dents, qu'un ris fage & ravilTant découvre avec réferve ! Quel objet faifiifant que ce col, ces mains, cette taille ! Si ce font-la des fource%  de Quévédo L i v. II. a j ntriez dans la fépulture. Mais, apprenez-moi, je vous prie, fi vous êtes la mort , ce que fignifïe ce cortége qui vous accompagne , & pouquoi les ftatteurs avec les femeurs de zizanie , font plus prés de vous que les médecins , vos zélés ferviteurs. Ce n'eft pas que j'aime les flatteurs, me dit-elle , puifque la vérité eft mon élément; mais ils me font d'un plus grand fervice encore que les médecins ; & beaucoup plus de perfonnes périffent par leurs intrigues que par la pharmacie. Tandis que je m'inftruifois ainfi dans fes lecons, nous entrames dans une caverne remplie de monftres que je ne fis qu'entrevoir, tant il y faifoit obfcur. C'étoit comme le veftibule d'une grande falie, ou plutöt d'un vafte enclos, oii Pon n'entendoit que de foupirs , Pon n'apprenoit que de mauvaifes nouvellesj  de Quévédo. Liv. III. '4? 1'on ne refpiroit que ï'ennui , le chagrin, le défefpoir, & outoutfrémifibit de malédiftions. Qu'eft-ce que tout ceci , m'écriai-jë , & ou me trouvé je? Une figure pale, qui étoit prés de moi, me répondit: Comment voudriez-vous qu'il n'y eüt point ici des chagrins &C des malédiftions, puifqu'il y a. des faifeurs de mariages & des Procureurs? Ne favez-vous pas qu'on dit par-tout, maudit foit celui qui me maria: maudit foit le procureur qui me fit entreprendre cette affaire ! Que fignifie , reprisje , 1'affemblage que vous fakes ici des faifeurs de mariages & des procureurs? Qtfont» ils a faire enfemble? Ignorant que vous étes, me dit-elle d'un ton animé , eft-ce pour me facher que vous me faites ces queftions? S'il n'y avoit de faifeurs de mariages , y auroit-il tant de perfonnes au défefpoir, & s'il n'y avoit des procureurs , y auroit-il tant de gens réduits a 1'indigence ? Avouez que les uns & les autres font les principaux agens de eet empire, & les folides appuis de ce tröne. Alors je levai les yeux & je vis erTeftivement la mort s'affeoir fur un tröne, & autour d'elle une multitude de petites figures qui lui reffembloient toutes en un point , & qui en étoient différentes en tous les autres. C'étoient les diverfes efpèces de morts, telles que la  r44 V O Y A G E S RÉCRÉATIFS mort d'amour, la mort de peur, la mort de froid , & une infinité d'autres. La mort d'amour avcit a fes pieds Pyrame & Thisbé, la bonne Didon , & qnelques douzaines d'Amadis, auffi pales que le jour qu'ils rendirent le dernier fonpir. La mort de peur étoit la plus magnifique dans fon cortége , & les dégrés du tróne, du cöté oü elle étoit affife, étoient couverts de tyrans orgueilleux, de généraux célèbres; mais qui avoient eu encore plus de peur qu'ils n'en avoient donné. La mort de froid n'avoit autour d'elle que quelques vieux barbons , quelques vieux abbés , des favans ennuyeux, & des prélats qui n'avoient jamais été aimés de perfonne, que leurs neveux &c leurs gouvernantes avoient dépouillés avant qu'ils eufTent les yeux fermés. Tandis que je confidérois le cortège & les trophées de la mort, j'entendis une voix terrible qui cria : Morts , morts, morts; &, au même inftant, je vis paroïtre des têtes, des bras, des pieds en mouvement, puis des hommes & des femmes tout formés, encore demienveloppés dans leurs fuaires, lefquels fe rangeoient en ordre, & obfervoient un profond fdence. Parlez chacuna votre tour, leur dit la mort. En même tems je vis approcher vers moi un mort de mauvaife humeur, maigre &  de Quévédo. L i v. III. 45' décharné , le vifage mélancolique & fort mécontent. Je lui demandai qui il étoit, & ce qu'il me vouloit. 11 n'eft pas, me dit-il, que vous n'ayez fouvent ouï parler de moi; je fuis 1'autre, c'eft-a-dire , un homme de bien que fon diffame a tout inftarit, & a qui 1'on prête les plus impertinens difcours, quoique je fois fort pacifique, & que je ne dife jamais rien. Cependant il n'y a pas de fottife que 1'autre ne dife. Les ignorans qui veulent citer quelqu'autorité, difent toujours: comme dit 1'autre. II y a trèslong tems que eet abus règne. Les latins m'appelloient quidam , & fe fervoient de cé nom pour donner du nombre a leurs longues périodes. Je defire donc que vous me rendiez un fervice , quand vous ferez de retour dans le monde : je vous prie de dire que vous avez vu 1'autre ; qu'il eft tout vêtu de blanc ; qu'il n'y a rien d'écrit, ni de peint fur lui; qu'il ne dit, ne dira, & n'a jamais rien dit; que tous ceux qui le citent en ont menti; qu'il protefte contre le témoignage de tous ces importeurs & de tous ces fots. Dans les querelles &c les éclairciffemens , ils m'appellent une certaine perfonne ; dans les intrigues, je ne fai qui; dans la chaire & dans le barreau , certain auteur. Mais tout cela ne déligne que le pauvre 1'autre, &c tend a le charger de tout ce qu'on dit  4Ö VOTAGES RÉCRÉATIFS d'impertinences. Aecordez-moi ce que je vous demande , Sc tirez-moi de 1'état déshonorant oü je fuis. Je lui promis de faire ce qu'il defiroit; & il fe retira content. Je vis d'un autre cöté unmort ou une morte, quimarchoit d'un pas grave, & qui, en m'abordant , jetta fur moi un regard févère , ou ülutöt furieux , Sc me dit : Rends-moi 1'honneur qui m'eft dü, Sc ne penfes pas avoir a faire a 1'autre. Qui eft votre feigneurie, lui dis-je , vous qui me parlez fi impérieufement, Sc qui prétendez k des diftincfions dans un lieu oü tous font égaux ? Je fuis , dit-elle , la grande & puiflante reine Guillemette ; & , fi tu ne me connois pas, tu n'en es que plus coupabie de parler de moi fans refpecf. Car vous autres mortels, vous êtes fi peu maitres de votre langue , que vous choquez les morts auffi facilement , Sc plus facilement encore que les vivans. Si vous voyez quelque chateau ruiné , quelque carofle délabré , quelque ajuftement qui ne foit plus k la mode, quelque beauté pafTée, vous dites auffitöt que tout cela eft du tems de la reine Guillemette» Mais vous êtes des extravagans ; mon tems vaut beaucoup mieux que le votre ; & , pour en être convaincu, il ne faut que vous entendre parler comme vous faites.  be Quévédo. Liv. Ilï. 47 Elle en eüt dit davantage : mais je m'éloignai doucement, & je me coulai dans une antre oü il faifoit k demi-nuit. Je me fentis ferrer le bras; je me retourne avec frayeur , & je m'appercois que c'étoit une efpèce de fpecfre droit & immobile , comme une ftatue de marbre dans une niche. I! tacha de me guérir de ma peur, en me difant qu'il ne me vouloit aucun mal, & qu'il ne prétendoit que m'iuftruire. Je le confïdérai,&: je remarquai un vieillard qu'on pouvoit, k jufte titre, appeller le bucéphale des hommes a caufe de fa groffe tête. Son menton étoit couvert d'autant de erin qu'il en faudroit pour une felle de pofte. Je le pris pour un fauvage d'une contrée non-découverte. II m'envifage ; & , me voyant fi attentif a le confidérer: La fcience , me dit-il, que j'ai des chofes cachées , m'apprend que vous êtes inquiet de favoir qui je fuis: c'eft Noftradamus qui vous parle. Mon inquiétude &C ma crainte diminuèrent a ces mots , & me familiarifant d'abord avec lui: Eft-il poffible , lui dis-je , que ce galimathias de prophéties qui fe pubiie fous votre nom foit votre ouvrage ? Impudent que vous êtes, me répondit-il, ofez-vous infulter de la forte 1'interprête des deftinées ? Efprit groffier, vous méprifez la fcience qui paffe la portee de  SfS VOYAGES RÉCRÉATIFS votre intelligence, & vous appellez galima» thias les, plus judicieux oracles ! Serez-vous affez ftupide, par exemple, pour ne pas pénétrer & ne pas admirer le fens de ces paroles: En confidérant la nature, J'ai lu dans 1'hiftoire future, Que ce que femme ordonnera , D'abord le feigneur le voudra. II n'eft point d'efprit fi bouché, qui ne concoive cette véïité, digne de paffer en proverbe; & je ne crois pas que perfonne Faccufe de fauffeté ou d'obfcurité. Voyons iï les autres font plus obfcures; elles ne font certainement pas moins süres: écoutez & jugez: Les mariés feront époux , Quand ils ne feront plus jaloux ; Et quiconque, dans fa carrière, Veut rapidement parvenir, S'il eft dofteur, pour la fournir, Jette les coudes en arrière. A ces paroles,. je me mis a rire de toutes mes forces ; & le prophete s'en appercevant Bouffon que vous êtes, me dit-il fort en colère, mauvais plaifant qui trouvez a mordre fur-tout, vous n'avez pourtant pas les dents affez bonnes pour brifer le noyau & trouver ce  de Quévédo. Liv. III. 49 ce qui y eft caché. Ecoutez avec plus de refpect, ou je vous arracherai la barbe, poil a poil; écoutez , de par tous les diables, puifque vous êtes venu, non pour rire, mais pour vous inftruire. Penfez-vous que tous les mariés foient les vrais épottx ? Vous vous troniperiez de plus de moitié. Sachez qu'ü y a bien des mariés qui vivent en célibat, & plufieurs perfonnes dans le célibat, qui viven't en perfonnes mariées. Telle eft aujourd'hui la mode. II y a une infinité d'hommes qui fe marient pour laiffer leurs femmes vierges ; & autant de femmes indifférentes par rapport a leurs maris, Voila la moitié de la prophétie expliquée , & voici le refte. Vous me direz, peut-être, qu'il eft ridicule pour n'être que trop vrai; eft ce a dire que la vérité naïve vous déplait ? Dequelle fagon faut-il donc qu'elle foit habillée pour être a votre goüt ? Je gage néanmoins que vous ne fauriez objecfer aucune fubtilité contre eet oracle „ &c que vous ne penfez pas qu'il y ait des gens qui courent les coudes en avant aufli-bien qu'en arrière. Mais je veux vous en faire connoitre de cette efpèce : ce font les médecins, mon amï, quand ils remercient en tournant les mains en arrière pour recevoir leur argent. Après Pavoir attrapé, ils courent somme des finges d'opérateurs, qui vienner.ï D  50 VOY ACES RÉCRÉATIFS de-recevoir quelque pièce de monnoie, 6c qui vont faire la quête ailleurs. Plufieurs femmes le verront mères ; Et les enfans qu'elles feront Seront les enfans de leur pere, Comme on le verra fur leur front. Eh bien, avez-vcus quelque chofe a dire ici ? Je vous réponds qu'il y a quantité de maris qui fe convaincroient, s'ils vouloient, qu'ils n'ont pas engendré les enfans qui les appellent pères. L'on n'a point d'autre preuve du contraire, que la dépofition de la mère , que les hommes recoivent, je ne fais par quelle bizarrerie , puifque , fur toutes les autres matières , leurs loix défendent de recevoir le témoignage d'une perfonne dans fa propre caufe. Mais combien n'y aura-I il pas de gens a la vallée de Jofaphat, quioccupentapréfentles premiers rangs dansle monde, & qui feront contraints alors d'appeller pères, ceux qu'ils avoient appellé 1'Epine ou la Verdure ? Combien de pères fe trouveront alors fans poffèrité, contre leur efpérance ? Vous en ferez convaincu, quaud vous y ferez, vous qui riez a préfent de ces grandes vérités, comme d'autant de fornettes. J'avoue , répondis- je , que nous avons tort de méprifer vos oracles. II eft vrai qu'on n'en pénètre pas le f&ns; ils font  be Quévédo. Li v. IIÏ. 51 plus judicieux qu'on ne penfe , & ils ont une force fingulière , expliqués de votre bouche. Entendez encore celui-ci, ajouta-t-il ? Toujours régnera la coutume, De bien voler avec la plume. Y êtes-vous? Comprenez-vous ces mots: voler avec la plume ? Vous n'êtes pas affez fimple , je m'imagine , ou vous ne me le croyez pas affez, pour vous perfuader que je veuille parler des o.ifeaux. Vous vous tromperiez loürdement, Ce que ie dis, regarde les avocats, les procureurs & les notaires, qui volent votre argent & vos fonds, par une infinité d'induftries dont la plume eft 1'inftrument. Après ces mots, le bon Noftradamus difparut, & me laiffa la réponfe fur les lèvres. Au même inftant, je me fentis tirer par derrière, & je m'entendis tout-a-la-fois appelier par une voix grondeufe , qui fembloit fortir du centre de la terre , &C formée de la machoire plutöt qu'articulée par la langue. Je me retourne avec étonnement: c'étoit une vieille , la plus vieille qui fut jamais, vrai remède a tous les defirs ~% & hideux épouvantail des morts mêmes & des démons. Ses yeux étoient enfoncés comme dans ces cornets de tritfrac de malades , doublés de velours cramoifi. Ses joues &i fon front avoient Dij  '5$ VOYAGES RÉCRÉATIFS le coloris de la planre des pieds. Sa bouche ren~ trante 8c fes lèvres éteintes étoient a 1'ombre d'un vrai nez d'alambic. Son menton ne reffembloit pas mal au croupion d'un oifon mal plu mé. Elle n'avoit pas plus de dents qu'une lamproie. Les peaux de fes giffbs pendantes repréfentoient les poches des finges. Sa tête branloit perpétueliement, 8c fa voix tremblante fe conformoit affez bien a ce battement de meiure. Son corps taccourci étcit comme emmaillotté dans un grand voile de crêpe. Elle avoit un baton dans une main pour étayer une machine auffi ruineufe ; 8c , de 1'autre , elle tenoit un long chapelet qui tmïnoit par terre , 8c qui femb'oit une ligne avec laquelle elle auroit pêché les médailles & les petites têtes de morts qui y étoient attachées. En appercevant eet abrégé des fiècles paffés," je lui criai de toutes mes forces , la jugeant fourde a fa figure : Oh ! ma mère , ma grand*mère , que cherchez-vous par ici ? Elle relève auffi-tót le crêpe rabaiffé fur fa face fépulchrale, Sc mettant une grande paire de lunettes pour m'envifager , ou plutót pour me dévifager, fi elle Peut pu : Je ne fuis ni fourde, ni grand'mère , me dit-elle avec un ton de Proferpine, 8c j'ai un nom aufïi-bien qu'un ciron. Qui croiroit qu'en 1'autre monde les femmes  de Quévédo. Li v. III. 53 euffent encore la vanité de ne pas pafier pour vieilles ? Ses yeux larmoyans &C le fouffle de fa voix rendirent 1'odeur des caveaux ou 1'on met les cercueils. Je la priai d'excufer mon ignorance , & de me dire fon nom; que je ne prétendois que lui rendre les honneurs que je lui devo;s. Je m'appelle Duégna Quintagnogna, dit-elle Comment, repris-je tout étonné , cette maudite efpèce de créatures fe trouve en cette région ? Avec combien de ferveur les vivans ne doivent ils pas dire pour elies requiefcant in pace ? Puifqu'il y a ici des duégnes & des furveillantes , les habitans y feront dans le trouble & dans les divifions. J'avois cru qu'elles ne mou* roient pas, & que le monde étoit condamné a les garder éternellement: je me détrompe en vous voyant, & je fuis charmé de vous rencontrer, après avoir tant ouï parler de vous. Car, dès qu'on voit queique vieille cenfurer la conduite de la jeuneffe , paree qu'elle ne fe fouvient pas de la fienne , on dit d'abord, regardez un peu cette Duégna Quintagnogna. En un mot on parle de vous par-tout. Approchez donc , Ducgna Quintagnogna , que je vous confidère a mon aiie. Le diable vous le rende , me dit-elle, &. la pefte vous étoufFe pour le fouvenir que vous avez de moi. Fils de Lucifer que vous D iij  54 Vota6 es récréatifs êtes, n'y a-til pas des duégnes plus anciennes que moi ? N'y en a-t-il pas de cent quarante, de fix vingts ans ? Que ne vous divertiffez-vous de celles-la , Sc me laiffez. tranquille. Tout doux , lui dis-je , n'altérez pas ainfi vos traits gracieux, en vous irritant. Quand je ferai retourné dans le monde , je vous ferai rendre plus de jüftice. En attendant, dites-moi ce que vous faites ici, èc par quelle aventure vous vous y trouvez. Elle fut appaifée par ma promeffe, & me dit : Je me fuis préfentée aux enfers , Sc j'ai propofé d'y fonder un ordre de duégnes ; mais meflieurs les diables n'ont pas voulu y confentir , difant que bientöt nous les chafferions de leur empire ; que Pon n'y auroit pas befoin d'eux pour tourrnenter les ames, fi nous y étions; ou que , fi nous y demeurions enfemble , nous ferions toujours a couteaux tirés , Sc qu'ils ne pourroient remplir leur charge. Je fuis allée en putgaroire : dès que les ames m'ont vue, elles ont commencé a crier libero, nos domine, plus fort que fi elles euffent vu vingt légions de démons. Pour le paradis, nous n'y prétendons rien: n'y pouvant faire de rapports , Sc tout y étant dans la paix, nous y fécherions d'ennui. Les habitans de la région foüterreine oii nous yoici fe plaignent a leur tour de ce que je ne les laifie pas tranquilles  0e Quévédo. Liv. 11I. 55 dans tin lieu qui devroit être celui du repos, & ils me renvoient dans le monde. Mais qu'aller chercher fur la terre ! les vivans font aufïï injuftes envers nous, & plus infolens que les morts. J'ai appris dernicrement qu'un homme allant de Madrid a Valladolid , &Z s'informant 011 il pourroit coucher, on lui répondit qu'il y avoit fur la route un village qui s'appelielt Duégnas. N'y a-t-il point d'autre lieu en-deca , ou en-dela, reprit-il, pour m'y arrêter ? 11 n'y a , lui dit-on , qu'une potence. Bon , répliqua-t-il, voila mon affaire; j'aime cent fois mieux m'arrêter la qu'a Duégnas. Je vous conjure donc de travailler auprès des mortels, afin que déformais ils ehoififlent un autre objet de leurs quolibets infenfés, & qu'ils mc laiflent en repos. Elle eut parlé davantage, & peutêtre le fit-elle, me croyant toujours préfent : mais je m'éloignai inlënfiblement, fans qu'elle s'en appercüt, paree qu'elle avoit óté fes lunettes. Je cherchois un guide pour me conduire ennn hors de ce trifte féjour , quand je fus arrêté de nouveau par un mort d'affez bonne figure , excepté qu'il avoit une aigrette de bélier fur la tête , mais une aigrette fi haute & fi brillante , qu'on pouvoit le prendre pour le bélier dit ' zodiaque. H roidit les bras , ferma les poings-, D iv  5 6 VOYAGES RÉCRÉATIFS 6 fe préfenta avec la plus fiere contenance. Je vis qu'il m'en vouloit, & je me mis en défenfe avec des armes égales, excepté celles du front qui me manquoienr. Que prétend ce nouveau Moife , lui demandai-je ? A ces mots, il entre en fureur, s'élance fur moi, combat des ongles 8f des cornes ; & bien m'en prit qu'il étoit miré, c'eft-a-dire , que fes cornes fort anciennes faifoient plufieurs tours fur fon front, comme celles des vieux béliers, & ne pouvoient plus frapper de la pointe. L'on accourut pour nous féparer, & l'on me fit grand plaifir; puifque Ia langue, qui fait ma principale défenfe , ne fauïoit tenir contre les cornes. A quoi penfez-vous, me dirent-ils, d'infulter don Diégo Dandino? Comment, repris-je, c'eft la Diégo Dandino ! Infame que tu es, de quoi peux-tu te plaindre , & quelles rifées peut-on faire que tu n'en mérite davantage ? Que fau3/óit-on me reprocher, répondit-il ? Y eüt-il homme plus accommodant que moi ? J'étois aufïï paifible que les fept dormans enfemble. Nous nous accordions parfaitement, ma femme & moi. Auffi difoit-elle fouvent: Dieu prête yie | don Diégo» c'eft le mari Ie plus commode qu'il y ait au monde ; quoiqu'il arrivé chez nous, il ne dit jamais, voila qui eft mal, oü voila qui eft bien. Elle mentoit cependant;  de Quévédo. Liv. III. qué. On lui demanda qui il étoit? II répondit d'un ton de complaifance , qu'il étoit un homme  de Quévédo. L i v. III. 71 i bons mots. Alors, le coeur affadi: C'eft Don Farceur, reprit a haute voix un diable, il auroit dü prévoir le contre-tems de fa viüte, Sc nous épargner fa préfence ennuyeufe. Le bouffon promit de fe retirer, & qu'on pouvoi 1'en croire fur fa parole; mais on voulut profiter de la conjonaure, & il lui fallut prendre la ' route qu'on lui indiqua. II parut enfuite un cavalier fi courtifan & fi patelin , qu'il fembloit vouloir féduïre la juftice même. II faifoit mille révérences k droite & a gauche, &, dc la main, tous les geftes d'un perfonnage automate qui déclame un récit. II portoit un collet antique , fi haut & fi large qu on ne lui voyoit poini ue 1^. Le portier , étonné a la vue d'une pareille figure, lui demanda s'il étoit homme: & lui avec de profondes inciinations : Oui, dit il, foi de chevalier; & il commenga un long dénombrement de titres & de qualités. Alors un diable fe mettant a rire : Voici , dit-il , une piêce curieufe pour Fenfer; & il lui demanda ce qu'il prétendoit. Le paradis, répondit-il, & rien de plus. On le remit entre les mains du ' maitre des cérémonies infernales, pour le conduire oü il méritoit. Sa retraite fit place a quelques précieufes , qui firent mille minauderies en voyant la figure E iv  7* VOXAGES RÉCRÉATIFS des diables. L'un de ceux-ci dit que Vefta; que ces perfonnes avoient fait profefiion de révérer, devoit prendre leur défenfe. Bon, dit un autre, cette chafteté forcée n'a rendu leurs ames que plus noires, Vous avez raifon, répartit Furie d'entr'elles , & aucune de la troupe ne vaut pas mi eux que moi, quoi qu'on m'accufe d'avoir eu un mari en fept corps dirférens, & de na voir contraclé avec un homme que pour en avoir mille autres. Elle fe condamna ainfi de la meilleure grace du monde, & dit feulement: Que ne favois-je que je ferois damnée, je ne me ferois pas tourmentée a faire tant de bonnes ceuvres inutiles. Quand tout cela fut fini , on en revint a Judas, a Mahomet & k Luther. Un diable demanda d'abord lequel des trois étoit Judas. Luther & Mahomet prenant la parole tous deux k la fois, dirent : C'eft moi. Mais Judas en eut tant de honte, qu'il cria de toutes fes forces : Ce font des importeurs ; c'eft moi, feigneur, qui fuis Judas; & vous favez combien je mérite d'être préféré a des fcélérats aufti pernicieux. Mon crime, quoique je n'en aye pas goüté le fruit, a procuré le falut du ' genre-humain; te leur n'a fervi qu'a fa perte. On leur ordonna k tous les trois de fe retirer, & de donner la liberté de décider cette grande  de 'Quévédo. Liv. ILI. 73 queftion; Sc celui des miniftres qui tenoit les pièces du procés, ne Voyant ni procureurs ni huiffiers , pour fervir a ce jugement , en fit appeller un grand nombre. Ils approchèrent, 1'air auffi embarrafle que les coupables. Nous les tenons tous les trois pour condamnés, dirent-ils; il eft inutile de faire d'autres recherches. Ils n'avoient pas achevé ces mots, qu'un aftrologue, chargé de globes, de tubes Sc de lunettes, dit en fe préfentant : Qu'on s'étoit trompé; que ce ne pouvoit pas être encore le jour du jugement; que Saturne ni fes fatellites n'avoient pas achevé les révolutions qui devoient nécefiairement le précéder. Alors un diable fe tournant vers lui, Sc le voyant fi chargé debois Sc de carton: Ami, dit-il, vous avez apporté fort fagement de quoi vous brüler, devinant fans doute, que de tous les cieux que vous aviez parcourus durant la vie, vous n'en retrouveriez aucun après la mort; Sc qu'il vous faudroit prendre la route de 1'enfer. Je n'irai pas , reprit celui-ci : On vous y portera donc , répondit le mauvais plaifant; Sc il fut fait ainfi qu'il avoit dit. L'audience finitpar-la; le tribunal difparut, les ombres retournèrent dans leurs retraites obfeures , les zephirs recommencèrent leurs foupirs, la terre refleurit, les cieux reprirent  74 VOYAGES RÉCRÉATIFS un afpeö plus riant. Le juge fuprême emmens les bons avec lui pour les rendre heureux de fon propre bonheur. Je reftai feul au milieu de la vallée ; mais en la parcourant j'entendis un grand bruit comme de perfonnes qui fe plaignoient. J'avangai avec curiofité, & j'apper§us un groupe de coupables, tourmentés dans une profonde caverne. II y avoit, entr'autres , un juge en butte a tous les infolens qu'il avoit cru réprimer; un notaire condamné a blanchir les papiers qu'il avoit fouillés de fes friponeries. Plufieurs damnés étoient attachés avec des chaïnes formées des doigts crochus des huiffiers & des alguazils. II y avoit quelque chofe de plus grotefque encore ; favoir , un mcdecin le nez cloué fur un bafïïn, & un apothieaire la bouche coufue a fa feringue. Ce furent les derniers objets qui me frappèrent. Je fus bon gré a ceux qui avoient ménagé cette fcène pour la fin d'une pièce auflï tragique. C'étoit avoir pour moi les égards qu'on a communément dans les grands fpectacles, d'oii l'on a foin de ne pas renvoyer les lpeöateurs attrifiés. Je repris ma route, le cceur calme & 1'efprit ferein. La beauté du payfage acheva de diffiper les vapeurs noires & fouterreinesque je venois de refpirer, & je n'en eus que plus de goüt pour les nouvelles aventures.  de Quévédo. Liv. IV. 75 L I V R E QUATRIÈM E. Defcente aux enfers. Je reccmmencai mes courfes quelque tems après mon dernier voyage. J'errois au hafard dans la campagne la plus délicieufe que la nature ou 1'imagination euffent jamais embellie. Qu'on ne me demande pas oü c'étoit; je fe rois affez embarraffé de le dire. Mais qu'importe pour le fond de la chofe , qui n'en eft ni moins vraie ni moins intéreffante ? En tout cas un calme voluptueux régnoit dans ce lieu aimable, la vue étoit enchantée par le fpectacle des objets les plus flatteurs. Les ruiffeaux murmurant entre la rocaille , & les zéphirs entre les rameaux des arbres , faifoient une forte d'entretien que nulle voix importune n'entreprenoit d'interrompre ; les oifeaux feuls s'efforcoient d'y répondre. Soit émulation pour Pemporter fur les fons qu'ils entendoient, foit reconnoiffance pour les égaler, ils rendoient concerts pour concerts. Que 1'homme eft bifarre & peu fait pour la folitude ! Celle - ci, toute charmante qu'elle étoit , n'eut pas de quoi flxer mon coeur inquiet. Je portai les yeux de tous cötés, cherchant  7& VOYAGES RÉCRÉATIFS ' un chemin pour aller trouver compagnie. J>ap2 percus deux routes qui partoient du même endroit, & qui s'écartoient également a droife & a gauche, comme pour éprouver Iaquelle je prendrois. L'une n'etóit qu'un fentier ra^ boteux, plein d'épines & peu frequentére vis cependant quelques gens qui la fuivoient, mais avec des travaux incroyables. Ils n'avoient ni train ni équipage; ils marchoient feuls, pieds nuds, & rougiffant de leur fang leur tracé pénible ; ils étoient pales & défaits : bien loin cependant de tourner la tête pour rebrouffer fur leurs pas , ils n'afpiroient qu'a s'avancer avec une ardeur toujours nouvelle. Je demandai a 1'un d'eux s'ü n'y avoit pas moyen de faire a cheval ce voyage difficile. Ni cheval m mule, répondit-il tout en marchant, n'a jamais paffé par ici. En effet, j'eus beau examiner, je ne trouvai le pas d'aucune béte de monture, je ne vis aucune ornière ni aucune indice que jamais il eüt paifé par-lè des voittires. Toujours plus étonné , je demandai de nouveau k un homme accablé qui s'arrêtoit un moment pour reprendre haleine , s'il n'y avoit point d'auberges fur la route pour fe rafraichir & pour loger. Des auberges! vous voulez rire , ou vous ne connoiflëz pas ces Heux. II fe iève a ces mots , & doublant fea  be Quévédo. L i v. IV. 77 pas: Adieu, me dit-il brufquement, le tems eft précieux, & je le perds avec vous. II pourfuit fon chemin , trébuche a chaque pas, pouffe d'amers foupirs , verfe des larmes capables d'amollir les rochers qui lui déchiroient les ,pieds : Maudite foit cette route, dis-je en moimême! Quoi! outre les peines excefïives qu'il y a a la fuivre, les gens qu'on y trouve font fi revêches 6c fi fauvages! Tout ceci ne convient pas a mon humeur. Je 1'abandonne a 1'inftant, & je me jette fur la gauche , oü j'appercevois des troupes entières du plus beau monde, des équipages fans fin , des carroffes remplis de jeunes beautés plus fraïches que le lys Sc que les rofes; des •fuites nombreufes de domeftiques Sc de filles de compagnies ; des pages , des écuyers ; en un mot tout 1'attirail de la grandeur & des gens d'honneur. Pour moi qui avois toujours ©ui dire combien il importe de fuivre bonne compagnie , je pris ce chemin , d'ailleurs fi conforme a mon goüt ; ce n'étoient que réjouiffances 6c fêtes perpétuelles ; on n'entendoit qu'éclat de rire 6c que concerts raviffans; ©n ne penfoit qu'aux jeux 6c aux plaifirs. On ne remarquoit rien de eet air de pauvreté 6c de misère de la route voifine. II ne manquoit ici ni marchandes de modes, ni jouailliers, ni  J$ VOYAGES RÉCRÉATIFS boutïques de goüt, ni bonnes auberges. Era un mot, je ne faurois éxprimer tout le plaifir que je reffentis au milieu de tant d'honnêtes gens; quoiqu'il y eftt cependant dans la troupe un bon nombre de médecins & de juriiconfultes, gens faits pour mon tourment , a ce que je penfe, & que je retrouve par-tout oh je puiffe aller. Les médecins & les jurifconfultes formoient une longue proceflion , fermée par des juges fexagénaires , & par les plus graves magiftrats; mais les enfans de Galien, autrement dit empoifonneurs gradués , formoient des bataillons tout entiers. Qu'on ne s'ennuie pas de revoir fur cette route bien des perfonnes dont j'ai déja parlé ; ce dernier voyage eft le terme des autres, & l'on ne doit pas me favoir mauvais gré de ne rien laiffer ignorer de Phiftoire de mes héros. D'ailleurs, s'il y a quelques redites, il ne faut pas être furpris qu'il n'y ait pas plus d'ordre dans le récit de ces folies que dans ma tête. Quoi qu'il en foit, Ia bonne humeur des voyageurs fur la route gauche, me fit autant & plus de plaifir encore que leur nombre. Si quelques-uns paffoient de la gauche a la droite, il en paffoit infiniment davantage de la droite a la gauche. Peu foutenoient conftamment des fatigues  de Quévédo. Liv. IV. 79 auffi exceffives; mais après avoir marché quelque tems ils retournoient en arrière. Je ris fort, fur-tout de 1'entreprife téméraire de quelques piliers de taverne, qui, dans un accès d'yvreffe qu'ils croyoient dévotion , s'étoient engagés dans le chemin étroit: ils n'y demeurèrent pas long - tems , ils virent couler des torrens de larmes; Sc comme 1'eau leur fait horreur, ils s'éloignèrent avec précipitation Sc repafsèrent de notre cöté. Nous continuames a nous mo-r quer de ceux qui ne les fuivoient pas , & il n'y eutforte de raillerie que nous n'en Mions: quelques-uns fe bouchoient les oreilles ou ne faifoient pas femblant de nous entendre, d'autres s'arrêtoient pour nous écouter ; & convaincus par nos raifons, ou confus de nos moqueries, fe déterminoient a nous fuivre. Outre les deux routes que "je viens de dire, il y en avoit une troifième qui n'étoit ni la droite ni la gauche , Sc que fuivoit un grand nombre de perfonnes avec des peines égales a celles de la droite : de loin même ils fembloient confondus avec eux; cependant quand ils furerit plus prés, je m'appergus qu'ils étoient des nötres. Ils n'entroient pas dans notre chemin , quoique fi beau Sc fi facile ; ils fe tenqient fur la pente , je ne fais par quelle bizarrerie; Sc ils nous cötoyoientavec des peines  8o VOYAGES RÉCRÉATIFS incroyables. On me dit que c'étoient les no; vices de 1'enfer qui fe chargeoient de faire honneur a 1'état par les auftérités, le jeune, & par tous les travaux qui fervent aux autres a gagner le ciel , & qu'on les appelloit d'un autre nom, hypocrites ou importeurs. I's étoient fuivis d'un grand nombre de femmes. Ce fexe dé vot &c tendre répétoit fouvent qu'elles avoient en eux une grande connance; ce qui étoit la même chofe dans leur ftyle, que de dire qu'elles les aimoient beaucoup : elles leur baifoient fouvent la main , n'ofant rien de plus ; elles les prenoient par la robe, elles en coupoient de petits morceaux qu'elles confervoient trèsprécieufement; non fans faire dire aux malins que quand on aime tant 1'habit l'on n'eft pas indifférent pour la perfonne. Ceux-ci fe défendoient d'une manière a inviter davantage; & je vis la le monde renverfé; les femmes cajoltufes & faifant toutes les avances de notr& fexe , tandis que les hommes faifoient toutes les minauderies des femmes. Ce langage étoit un peu extraordinaire , mais il n'en étoit pas moins entendu; eer impofteurs nourriffant leur orgueil d'humiliations , & dans le deffein de n'être pas crus, difoient qu'ils étoient les plus miférables des hommes ; en quoi ils avoient très-grande raifon, puifqu'outre Pindignité de leur.  o e Quévédo. L i v. IV. 8* ïeur conduite contraire a leurs lumièrës, ils ne jouifloient pas de cette vie avec ceux qui n'en attendoient point cPautre , & ne fe difpofoient pas a jouir d'un bonheur a venir; mais fe tourmentoient pour étre tourmentés encore davantage dans la fuite. Auffi marehoient-ils feuls, & perfonne nefe vouloit mêler, avec eux. Pour nous, nous ailions tous en troupe, & nous faifions mutuellement notre plaifir. II eft vrai que tous médifoient les uns des autres; mais cela même contribuoit beaucoup h nous amufer. Seulement les prudes , qui font en .grand nombre fur le chemin de l'enfer , faifoient bande a part, ainfi que les étourdis qui avangoient a toutes jambes pour ne pas eatendre les avis de certains fages , plus fous dans le fond & plus malheureux qü'eux. L'on voyoit, comme ici bas, des riches Sc des pauvres qui leur demandoient l'aumöne ; des juges & des plaideurs ; des fuborneurs Si des fauffaires ; des fouverains Sc des cours brillantes. Je vis des bataillons entiers de jeunes guerriers qui avancbient avec toute rintrépidité qui les avoit conduits a 1'ennemi ; on auroit dit qu'ils n'avoient, ni ame , ni dieu. Ils avoient cependant une ame; car ils 1'avoient fouvent donnée au diable ; Sc ils n'étoient certainement F  t± VOYAGES RÉCRÉATIFS pas athées , puifque perfonne n'avoit eu plus fouvent le nom de dieu en bouche. L'on entendit une infinité de rodomons vanter leurs exploits & leurs conquêtes : mais il ne s'agiffoit que des triomphes de leur libertinage & de leur imprudence. Combien n'en avons-nous pas mis en pièces , difoient-ils quelquefois ! Combien n'en avons nous pas jettés fur le carreau ! II n'étoit queftion que des verres qu'ils avoient brifés, & des flacons qu'ils avoient couchés par terre ! En effet, je les examinai de prés , & je vis leurs habits tachés de vin , & non de fang; j'appercüs beaucoup de bourgeons fur leurs vifages, & je n'y vis ni cicatrices ni eftafïlades. II y avoit a la droite quelques vieux militaires, la plupart chargés de gloire, & non de récompenfes , qui entendoient tous ces propos infenfés. Ils voyoient les ambitieux qui avoient desbrevets, des placets, & des mémoires en main , pour faire valoir leurs fervices, dont 1 ils efpéroient beaucoup. Camarades , leurs crièrent-ils, quittez ces vaines elpérances, & paffez de notre cóté : ici la récompenfe eft süre ; la les plus longs travaux font inutiles. Vous comptez beaucoup de campagnes faites a la vue de Pennemi, mais vous en avez encore plus fait dans les antichambres. Ne mettez pas  de Quévédo. Liv. IV. 8$ !a première vertu au prix des chofes méprifables ; celui qui la pratique par intérêt, 8c non pour elle-même , eft plutöt un vil mercenaire qu'un homme valeureux. Rien de plus noble que de donner généreufement fon fang; mais rien de plus bas que de le vendre : c'eft fe ravaler a la condition de ces miférables, qui, a prix d'argent, permettent aux charlatans de faire fur eux les épreuves les plus cruelles 8c les plus périileufes. Les vrais braves hrent attention k ces fages confeils; les fanfarons infultèrent ceux qui les leur donnoient, les traitèrent de poltrons, paree qu'ils n'étoient pas braves a leur mode, 5c ils continuèrent a fuivre le grand chemin. Après cela je vis des femmes qui faifoient Ia route, ornées des préfens des hommes , 8c les hommes qui les fuivoient , en demandant le prix de leurs préfens ; mais le nombre des créanciers étoit grand , 8c 1'affaire n'étoit pas aifée a accommoder. Une chofe me furprit beaucoup : a mefure qu'on avancoit dans les deux routes , & qu'on approchoit du terme , celle qui avoit été étroite 8c pénible , s'élargifibit & s'applaniffoit; Sc le chemin large devenoit rude & fatiguant; de forte que plufieurs voyageurs qui croyoient s'être trompés dans le choix, paffoient de 1'une a 1'autre. Ma fur- F ij  #4 VOYAGES RÉCRÉATIFS -prife augmenta k 1'occafion que je vais dire* Ayant appergu une dame de bonne fagon quï alloit en enfer fans caroffe , fans chaife k porteur , & fans aucune fuite , je cherchai des procureurs, ou des notaires qui favent le fort & le foible de toutes les families, pour apprendre la raifon de ce qui me paroiffoit fi extraordinaire : je n'en pus trouver aucune; je conclus dela que je ne pouvois être fur le chemin de 1'enfer, puifqu'il n'y avoit point de gens de chicane. II ne me reftoit qu'un fujet de doute, c'eft que j'avois toujours oui-dire que le chemin du ciel étoit plein de croix & d'autres objets affligeans ; & je ne voyois autour de moi que jeux & que réjouiffances. Mais mon embarras fut levé , quand j'eus découvert une foule d'hommes mariés , accompagnés de leurs femmes , que je me fïgurai facilement être leurs croix ; &,ces bons hommes , de vrais pénjtens, qui jeünoient pour les régaler, & qui ne portoient que des habits groffiers pour fournir k leur vanité. Je ne doutai plus que nous ne fufficns dans le bon chemin ; & je prenois en toute affurance, pour unfigne de falut, ce quï eft au contraire un enfer dès cette vie, lorfque j'entendis crier derrière moi: qu'on laiffe paffer les chirurgiens & les apothicaires. Des chirurgiens &c des apothicaires, repris-je , hors de  de Quévédo. L i v. IV. 8$ moi-même ! Nous allons donc en enfer ; & il ne fut que trop vrai. Car, a 1'inftant même,. nous nous y trouvames, par une porte femblable a celles des fouricières, oü l'on entre aifëment, & d'oü il eft impoffible de fortiri II eft étrange que perfonne ne fe fut avifé , durant tout le chemin, de dire que nous allions en enfer. Mais tous répétèrent cent fois avec confternation , fitöt qu'ils y furent, nous voicï en enfer , c'en eft fait, nous y voici. Tout le monde fe livra aux regrets & aux gémiffemens , exceptéune troupe de vieilies coquettes, maigres & defféchées , comme des fauterelles. Elles üfoient fur une infcription qui étoit au veftibule infernal: Ici il ny a que pkurs & que grincemens de dents. Alors la plus vieille de la troupe prenant la parole : ft ce font la, dit-elle , tous les maux de 1'enfer , qu'avons - nous a craindre ? Nous fomme.s fi dures & fi féches , que nous n'avons plus de larmes a répandre; & pour les grincemens de dents , comment pourrions-nous en faire , puifque toutes nos dents nous manquent ? Pour moi je le pris fur un autre ton. Je regrettai mes amis , parens, plaifirs, tout ce que j'avois laiffé dans le mondei Je me retournai vers 1'endroit d'oü j'étois venu : je vis arriver un très-grand nombre de gens de connoiffance, & je me confolai un peu dans F iij  86 VOYAGES RÉCRÉATIFS 1 'efpérance d'adoucir , par la fociété , un féjour qu'on trouvoit infupportable dès le premier moment qu'ont y mettoit le pied. Je m'avancai donc ; mais je me trouvai au milieu d'une troupe de procureurs , qui fe ferroient les uns les autres a la vue des diables, comme fait un troupeau de moutons a la vue d'un loup. Sept de ces furveillans cornus prenoient a la première porte les noms dé ceux qui entroient. Ils me demandèrentle mien; ce n'étoit pas ce qu'ils cherchoient: on me laiffa paffer. Ils queftionnèrent enfuite mes compagnons , qui répondirent qu'ils étoient procureurs. C'eft une chofe étrange , dit 1'un des diables ; on diroit que 1'enfer n'eft fait que pour les procureurs , tant il nous en vient. Et combien êtes-vous? nousfommes cent,répondirentils. II n'eft pas pofïible qu'il y en ait fi peu , dit le portier expert; & le moins qu'il nous en vienne chaque jour, eft trois ou quatre mille : je ne fais plus oü les loger, & fi jen dols recevoir davantage. A ces mots ils craignirent déja qu'on ne leur refusat Pentrée. Cependant on leslaiffa paffer , comme par grace ; & je fus fort furpris qu'il y eüt des hommes fi méchans , qu'on fit difficulté de les recevoir en ce lieu. J'en remarquai un entr'autres , petit de ftature , la phyfionomie finiftre, le front ferré , les yeux  de Quévédo. Liv. IV. 87 enfoncés , la barbe rafe , le poll roux, & la voix glapiffante, qui, accoutumé a être rebutté par - tout , s'applaudit beaucoup de fe voir introduit , & qui commencoit déja a chercher quelque fujet de chicane , & a augmenter le trouble infernal. Au même inftant un diable, qui avoit 1'air d'avoir été fort & vigoureux , mais pour lors boiteux & boffii , fort de fon antre , & faififfant nos chicaneurs, les jette dans une profonde fournaife , en criant : gare le bols. Je m'approchai de ce diable par curiofité; & je lui demandai, pourquoi il étoit ainfi con'trefait. II me répondit briévement, en homme fort affairé : mon diftrid eft ce qui regarde les procureurs ; autrefois j'étois affez ftmple pour les aller chercher dans le monde , & les apporter ici. Ce bel ouvrage m'a eftropié de la forte. Je fuis plus au fait a préfent: je les laiffe venir d'eux mêmes; il en arrivé beaucoup plus que je n'en pouvois apporter; & j'ai encore fort a faire de les jetter dans la fournaife; je les rebuterois même , fi ce n'étoit qu'ils font le meilleur bois qu'on brüle en enfer. Au moment qu'il parloit, le monde pour s'en purger , en vomit une nouvelle troupe; & la place devenant trop étroite , je me retirai pour laiffer travailler librement le diable boiteux. J'enfilai une allée étroite & obfeure , oü je F iv  $8 VOYAGES RÉCRÉATIFS m'entendis appelier par mon nom. Je portal les yeux du cöté d'oü venoit la voix , non fans quelque frayeur ; &, a travers des tourbillons de fumée, j'entrevis un homme, a la faveur du feu qui le brü'oit. Me reconnoiffez-vous , me dit-il, & auriez-vous cru que votre libraire dut être traité de la forte ? Quoi! c'eft vous, lui dis-je, d'un grand air d'étonnement ? Mais dans le fond je n'avois jamais rien attendu autre ehofe pour lui ; paree que fa boutique étoit véritablement le champ de ba-taille de 1'obfcènité , de la calomnie , & de 1'atbéifme; & , au lieu de prendre i'enfeigne & 1'infcription de hbraire , il auroit pris avec plus de juftice Paffiche de recruteur pour les lieux de corruption. Je le confidérois d'un ceil attentif , & d'un air rêveur: Que voulez-vous , me dit-il ? Les autres ne font condamnés que pour leurs crimes, & nous le fommes pour ceux d'autrui ; pour avoir donné lieu aux femmes mêmes de dogmatifer, de tenir , fur 1'auteur de leur être , & fur la nature de leur ame , des propos qui perfuadent effeclivement, que fi elle eft fpirit-uelle, elles-mêmes ne font pas purem'ent efprit. ' Hen auroit dit davantage, fi un diable ne lui eüt eoupé la parole & la refpiration, en lui brülant fous le nez quelques-uns de fes volumes iöm il lui Iut auparavant les infamies. Je m'en«  de Quévédo. Liv. IV. 8ef fins a ce fpeftacle, en difant au-dedans de moimême: que doivent craindre ceux qui font le mal, fi l'on traite ainfi les autres a\ leur occafion ? Cette penfée m'occupoit , qiiand j'entendis les gémiffemens effroyables d'une troupe de gens que les diables accommodoient de toutes pièces a grands coups de fouets. Je demandai ce que c'étoit; &c un diable crotté, chauve, cacamard, d'un air & d'une contenance a faire tête aux plus hardis porte-faix, me répondit , que c'étoient des cochers , fort honteux de voir leurs fouets dans la main des diables. Mais pour quelle raifon , repris-je,, font - ils tourmentés de la forte ? Monfieur, réplique un vieux cocher, a la barbe roufle & au regard infolent, on ne • nous traite fi indignement , que paree que nous fommes venus en bonne compagnie aux enfers. Tu mens avec impudence, répartit auffi-töt le diable: tu fais fort bien les rendez-vous oii tu conduifois, & tous les crimes que tu as facilités dans ton indigne métier. Comment en parlezvous, réplique le cocher avec 1'audace d'un domeftique de jeune marquis, & comme s'il eüt encore été sur d'être appuyé ! Indigne métier! II n'y en a point de plus honorable dans le monde. N'eft-ce pas nous qui taifons tout 1'honneur de nos maïtres; & fans leurs brillans équi-  90 VOTAGES RÉCRÉATIFS pages, leurs courfes bruyantes, & les allarmes que nous donnons a tous les paffans , fauroiton feulement ce que c'eft que de jeunes feigneurs ? Combien de beautés mal faites ou boiteufes , qui ne font avantageufement que dans le fond d'un caroffe, & dont 1'éclat terni brille plus que celui des vieux tableauxa travers des glacés ? Quelle éloquence pour un cocher, dit le diable ! II ne finiroit pas fi on le laiffoit tranquilie. Mais quelle injuftice de nous maltraiter de la forte , répliqua encore le cocher ! II n'eft point de fervic.es que nous ne vous rendions ; nous fommes vos meffagers ordinaires ; & nous vous remettons toujours la marchandife la plus précieufe dans le meilleur état. Si nous en faifions autant pour tout autre, il n'y auroit point d'obligations qu'il ne nous eüt. Direzvous, que vous me faites ce traitement pour avoir conduit mes maïtres ou mes maitreffes a 1'églife ? Mais , outre que cela m'eft arrivé fort rarement, vous ferez obligé de convenir que ces Iieux de piété ne vous étoient guère moins avantageux que les plus profanes. Le diable, fatigué de tant de verbiage , ne lui répondit que par une horrible volée de coups d'étrivières, qui forca le déclamateur de le prendre fur un autre ton; & moi, qui ne pus foutenir cette fcène cruelle, de m'éloigner au plutöt.  de Quévédo. Liv. IV. 91' Jepaffai dela fous des voütes oii régnoit un froid fi pénétrant, que j'en fus d'abord faifi, &C que j'en trembiai de tous mes membres. Je demandai , fort étonné de fentir du froid en enfer, ce que cela vouloit dire. Alors un diable s'approrhant en boitant, les mules aux talons , les griffes enflées & crévaffées d'engeiures: Monfieur, me dit-il, ce froid provient de ce que voici le quartier des bouffons & des mauvais plaifans, dont on eft las dans Ie monde. Ils ne font pas moins infupportables ici; & nous les tenons a part, paree que s'ils étoient en liberté , ils feroient capables d'amortir la vivacité du feu qui tourmènte les damnés. Je demandai la permiffion de les voir ; il me la donna. Je m'approche , quoique faifi de friflbns femblables k ceux de la fièvre , & je vis le plus inföme logement que j'euffe encore vu, & qu'on aura peine k s'imaginer : ils fetourmentoient eux-mêmes par la répétition éternelle de leurs fades plaifanteries. Je remarquai entre ces bouffons bien des gens que j'avois toujours crus gens d'honneur. J'en demandai la caufe : le diable me répondit, que c'étoient lesflatteurs. Bouffons de première claffe; & dont nous faifons quelque cas, ajouta-t-il. Pourquoi donc, repris-je, font-ils condamnés ? Nous ne les forcons point k venir ici, dit-il; mais c'eft  9* Vc-YAGES RÉCRÉATIFS- une efpèce de gens qui s'infinué par-tout, Sc qui arrivé , comme on dit ordinairement foleil couchant Sc table mife. Dans le fond, nous n'en fommes pas fachés, & nous nous, en accommodons fort bien; paree qu'ils font diables pour eux & pour autrui, & qu'ils nous épargnent bien des travaux. lis font d'ailleurs les damnés les plus dociles du monde, ayant fait, toute leur vie , 1'apprentiffage des peines & de 1'opprobre de I'enfer. Ils font accoutumés k ramper Sc a fouffrir, a prix d'argent ; &, femblables a ces jongleurs qui fe font arracher les poils de la barbe , ou donner des croquignoles au vifage pour quelques pièces de monnoie, plufieurs d'entr'eux fouffrent de la meilleure grace du monde les plus rudes tourmens que nous puiffionsleur faire endurer. Ils fe plaignent feulement a la fin de ce qu'ils ne font pas récompenfés. Voyez vous eet autre, pourfuit-il? C'eft un mauvais juge qui mérite place entre les bouffons de cette dernière claffe ; par complaifance & par flatterie , il a refufé de rendre juftice ; & , au lieu de redreffer les torts , il fauffoit du moins les droits, quand il ne les courboit pas tout-a-fait. La eft un man commode , mis aufïï au nombre des bouffons , pour s'être rendu ridicule afin de plaire k d'autres; il a mis fon  de Quévédo. L i v. IV. 95 droit a 1'enchère, & traité fa femme comme une terre de rapport, ou comme un fonds arrenté. La, eft une dame, & une dame du premier ordre , rangée parmi les bouffons avec plus de juftice qu'aucun d'eux : elle étoit fiére au-dehors , mais dans fon domeftique , elle n'étoit rien moins qu'inhumaine. II y a enfin des bouffons de tout état, que vous pourrez reconnoitre, fi vous les obfervez de prés; &C il y en a tant qu'on vous pourroit traiter de bouffons , tous tant que vous êtes dans le monde : puifque vous ne faites que médire & plaifanter les uns des autres : enforte que le nombre des bouffons qui le font par état & par artifice, n'eft rien en comparaifon de ceux qui lefontnaturellement. II y a des bouffons ifolés; il y a des bouffons en grouppe. Les premiers font ceux qui vont feuls ou deux k deux, divertir les valets qui fervent k table chez les feigneurs, & les maïtres qui ne penfent pas plus délicatement. Les autres forment ces. fociétés entières qui fe raffemblent aufïi régulièrement que les farceurs pubücs, & oü les gens fenfés craignenf fi fort de fe rencontrer. Je vous affure que nous ne les craignons pas moins que les hommes peuvent les craindre; &; bien loinrde les aller chercher'fur la terre , nous trouvons fort mauvais que vous vous mettiez fur le pied de  94 VOYAGES RÉCRÉATIFS vous en décharger , en nous les envoyant. Au moment même les bouffons fe prirent de paroles entre eux; la querelle s'échauffa promptement; 1'émeute alloit commencer : le diable accourut pour voir ce que c'étoit. Je profitai du moment, & j'entrai dans une cour, oü Podeur de la poix me prenoit au nez. Je gagerois, dis-je en moi-même, que c'eft le quartier des gens de la manique. Effectivement je ne fus pas long-tems, fans ouir le bruit des formes qu'on remuoit, & j'appercüs un arfenal de tranchets. Je me ferre le nez avec les doigts, & j'avance la tête au-deffus de la prifon enfon■cée, pour voir s'il y avoit beaucoup de monde. J'en vis une quantité prodigieufe. Le gardien me dit, qu'il lui en arrivoit une infinité chaque jour, fur-tout les jours des fêtes Sc les lendemains, mais qu'il n'en étoit pas plus avancé pour le travail qu'ils devoient faire. Car vous faurez, pourfuit-il, que le plus rude enfer de ces miférabies, eft le travail; ils aimoient mieux mourir de faim fur la terre que de s'occuper affidument: ils apportent ici cette pareffj ; 5c ils ne me parient que de recréations & de jours de fêtes : jugez fi j'ai fort a faire pour les appliquer a des travaux qui n'ont ni fin, ni interruption. Je vis plus loin une caverne immenfe, oü  de Quévédo. Liv. IV. 95? l'on jettoit pêle-mêle les traiteurs & les rotiffeurs,les patiffiers, les cuifiniers, les aubergiftes, ou gens tenant hotel. La quantité en étoit inconcevable. Mille diables ne pouvoient fuffire a enregiftrer ceux qui arrivoient; des légions entières étoient occupées a leur mettre les fers aux mains. Malheureux que nous fommes, dit 1'un en paffant, on nous condamne pour le pêché de la chair, fans qu'on nous reproche d'avoir eu commerce avec aucune femme. Infame, reprit un diable d'un ton & d'un air indigné, qui mérite Penfer plus juftementque vous? que d'ordures n'avez-vous pas faitmanger? que de fales animaux? & s'ils reffufcitoient comme les hommes, dans combien d'eftomacs n'entendroit-on pas miauler &c abboyer ? pour les vins Sc les liqueurs, que de menfonges impudens, que de parjures n'avez-vous pas faits ? que de mélanges empoifonnés pour donner une féve étrangère ? auffi ridicules & plus criminels que les alchymifles, vous avez entrepris de changer en liqueurs exquifes les plus mauvais breuvages, comme ils s'efforcent de 'faire Por des plus vils métaux. Brülez, brülez, &C enragez de foif au milieu de ces brafiers: tout le monde nous fait bon gré des tourmens que nous vous faifons endurer. Vous avez bonne grace de vous plaindre; nous avons plus a faire  $6 V~OYAGES RÉCRÉATIFS pour vous tourmenter, que vous, pour (on.tr frir. Et vous, me dit-il, d'un air fort brufque, pafTez votre chemin: tous doivent êtreoccupés ici, & nous n'y avons que faire de fpeöateurs oififs. Je ne demandai pasmonrefte, & je m 'éloignai bien vïte d'un diable fi incivil, en comparaifon des autres. Je trouvai prés de-la une horrible fournaife, oü les ardeurs du feu étoient entretenues fans relache dans le plus vifdégré, les laches délateurs , les rapporteurs & les médifans , tous les mauvais génies qui avoient fait métier de femer la zizanie & de fouffler la difcorde , étoient forcés par les gardes vigilans k fouffler fans ceffe, & a entretenir ces ardeurs immortelles. " JVppereus un marchand qui étoit mort depuis peu : quoi ? c'eft vous, lui dis-je, en la nommant par fon nom, qu'en penfez-vous k préfent ? n'eüt-il pas mieux valu vous enrichir moins vïre , que devenir ici pour toujours ? II fut fi honteux, qu'il n'ofa me répondre; mais 1'un des bourreaux, au pied fourchu, prenant la parole: il voulut, dit-il d'un air malin & ironique , tirer de Peau des pierres par Ia vertu de fonaune, comme fi c'eüt été la verge de Moïfe; & il ne penfoit pas que cette fortune dut finir. Tous ces marchands font de braves chevaliers qui  se Quévédo. Liv. IV. 97 qui font la conqüête de 1'enfer k la pointe de leur aune, comme a la pointe de 1'épée. Mais peuvent-ils douter que les ftratagêmes de leurs boutiques n'éprouvent tot ou tard cette repréfaille. Remarquez auprès de celui-ci & de fes femblables leurs compagnons inféparables, les orfévres & les jouailliers, qui furent fi opulens , quoiqu'ils n'euffent d'autres fonds que la folie des hommes, Car fi le monde, par impoflible , fe fut trouvé fage un feul jour, ces gens auroient étéréduits k lamendicité; on eütreconnu dès-Iors, que 1'or cizelé, & les broderies, les perles ,.les diamans &c toutes les autres pierres qu'on nomme précieufes, ne font pas eftimées, paree qu'elles font d'un ufage fréquent & néceflaire ; mais au contraire paree qu'elles font rares &c inutiles. Faites donc attention que ce qui donne le prix a ces fortes de chofes, n'eft que la vanité humaine: défaut auquel ces miférables que vous voyez brüler, fourniffoient fora aliment , ainfi qu'a bien d'autres défordres qu'entraine celui-ei. Le diable déclamateur n'avoit pss encore Fair de vouloir finir. Je le laiflai, & m'avancai d'un autre cöté, oü j'entendois de grands éciats de rire. La chofe étoit furprenante pour moi, d'entendre rire en enfer; & j'en cherchois la caufe % quand j'apperjus deux figures fort extraordi- G  9§ VOYAGES RÉCRÉATIFS naires, monrées fur une butte , & parlant-d'uti ton fortélevé. L'un avoit la fraife & !e manteau, la culotte a la fuiffe , les manchettes auffi grandes que la fraife, & la fraife auffi grande que la culotte. L'autre habillé plus leflement avoit a la main un grand parchemin, d'oii pendoient de gros placards de cire en forme de fceaux. A chaque parole qu'ils difoient, une troupe de fept a huit mille diables étouffoient de rire : ce qui mettoit nos orateurs en furie. Je m'avance avec empreffement, pour entendre de quoi il s'agiffoit : celui qui tenoit le parchemin, & qui étoit de grande extra&ion , a ce qu'il contoit, expofoit fa généalogie : oui, je fuis fils de don Diégo , feigneur de tel & de tel endroit, petitfils de don Manuel, arrière petit-fils de don Alvaro; & je cómpte,parmi mes ancétrespaternels, treize généraux qui furent autant de foudre de guerre. Du cöté de ma mère dona Rodriga, je'defcends en droite ligne de( cinq docleurs les plus profonds de Punivers; les uns & les autres incontcftablement de la race des anciens chrétiens: comment peut-on avoir Fau„ dace de me condamner ? voila mes titres en bonne forme : je fuis né indépendant; & je ne dois pas répondre h la canaille telle que vous. Le diable perdit patience, &, le prenant lui & fes titres, les jette avec fa fourche dans la  bi (Quévédo. Li v. IV» 9$ 'ehaudière, en difant: apprends qu'il n'eft rieri de fi infenfé que de fe prévaloir du nom de fes aneêtres, quand on ne leur reffemble pas, &£ qu'on n'a été qu'un miférable comme toi. C'eft de leurs vertus qu'il falloit te parer & non de leurs titres. Sans cette preuve, toutes les autres font fauffes; elles peuvent tromper les hommes durant la vie : mais elles ne tiennent point contre les recherches de 1'enfer; & notre chancellerie annulle enfin toutes les lettres. L'hom* me vertueux eft le vrai noble , de quelques aïeux qu'il defcende. Que fert-il d'être iflu du fang des anciens chrétiens , fi l'on a moins de vertil que les juifs & les mores ? Puis fe retournant vers moi: vraiment, pourfuit-il, vous êtes bien fous, vous autres hommes^ bien ridicules dans vos prétentions. Tes erreurs me font pitié,. toi k qui l'on a accordé la faveur de defcendre ici fans être obligé d'y refter; il faut que je t'inftruife. Les hommes ex^ travaguent abfolument j quand ils parient de nobleffe, d'honneur & de bravoure. Pour ce qui eft de la nobleffe, ne leur fuffit-il pas que leurs pères ayent été nobles, pour fe perfuader qu'ils le font eux-mêmes, quelque inutiles ou quelque pernicieux qu'ils foient dans le monde? 1'enfant né de la lie du peuple, nepeuj:, avec tout le mérite imaginable ? afpirer k certains G ij  ÏÖ6 VOYAGES RÉCRÉATIFS poftes qu'il rempliroit parfaitement; & celui qui eft iffu d'aïeux diftiugués, eft, fans autre mérite, élevé aux emplois les plus ho orables & les plus difficiles; comme fi fes pères üppléoient pour lui. Les vertus des gens morts depuis cinq ou fix fiècles, font un mérite pour un homme vicicux; & les vertus perfonnelles n'en peuvent faire pour un homme de bafie extra ction. Le gëntilhomme vêtu a 1'antique, & qui ne favoit pas encore quel feroit fon fort, trembloit de tous fes membres, en attendant cette morale qui ne lui pronoftiquoit rien de bon. Mais le diable orateur étoit en haleine , & la fcene ne devoit pas finir fi-töt. Que dirai-je, reprit-il, de 1'honneur dont les hommes ont li fouvent le nom dans la bouche ? y a-t-il une tyrannie plus facheufe que celle-ci, qui les fafle fouffrir davantage, & qui les réduife a de plus rudes extrémités ? un homme de certaine naiflance meurt de faim, n'a pas de quoi fe vêtir, ou devient voleur pour fe tirer de la mifère; & cela par honneur, paree qu'il ne veut pas, dit-il, faire un métier qui foit au-deflbus de lui. Tout ce qu'on fouffre de peines & de déboires, on dit que c'eft par honneur. ó eftets malheureux de 1'honneur! l'on en prononce le nom avec emphafe, & lorfqu'on veut examinei;  T3E QUÊVÉDÓ. LlV. IV. lof üe prés ce que c'eft, on trouve que ce n'eft qu'une chimère. On jeune par honneur, tandis qu'on a très-bon apétit. Par honneur, cette veuve vit dans Pennui & l'aftli£tion; cette beauté fiere eft vierge & martyre; cette femme, qui détefte fon mari, eft régulière. L'honneur fait affronter les orages aux hommes pour amaffer du bien, ou leur en fait dépenfer plus qu'ils n'en ont; il détruit les hommes par la main des hommes: enforte que 1'honneur n'eft que la gêne du corps & de 1'ame, qu'elle privé également de leurs gouts & de leurs plaifirs. Et, & pour vous faire connoitre fenfiblement votre travers, pour vous faire toucher au doigt la vanité des chofes que vous eftimez le plus > il ne faut que favoir ce qu'elles font. Ne font-ce pas les richefies , la vie, & 1'honneur? or votre honneur dépend de la fagefie de vos femmes; vos vies, de 1'habileté de vos médecins; & vos fortunes, de la probité des gens de robe. Je fentis la force de ce difcours, & je dis: Enflons-nous encore d'orgueil, miférables mortel s que nous fommes ; on expie durement cette folie en enfer. Peut on concevoir un tourment plus cruel, que d'être contraint d'entendre des vérités fi amères! Le diable cependant pourfuivoit fa harangue, & paria enfin de la bravoure. Eft-il quelque Güj  '%0l VOYAGES RÉCRÉATIFS chofe, dit-il d'abord, plus digne de rifée qué ce beau nom , puifque ne fignifiant rien qui exifte réellement, tout le monde fe croit plein de bravoure? C'eft une vérité conftante, que tous les grands exploits' des hommes , & des plus fameux capitaines qui aient jamais été, ne font pas 1'effet de la valeur, mais de la crainte. Celui qui combat en apparence pour défendre la patrie, ne combat que par la crainte qu'il a d'un plus grand mal, tel que la captivité ou la mort. Celui qui s'arme pour quelque conquête, le fait quelquefois de peur qu on ne le vienne attaquer chez lui; quelquefois par avarice, c'eft-a-dire , par la crainte de Tindigence. Quelle valeur trouve-t-on a inquiéter &c k dépouiller les peuples que la nature avoit pris un fi grand foin de prémunir contre Pambifion des conquérans , en mettant de valies mers ou de grandes chaines de montagnes entre deux ? Le vainqueur qui fe glorifie du nombre des morts qu'il a laiffés fur le champ de bataille, n'a fi bien combattu que par la crainte de périr lui-même. Par le même principe, vous autres hommes qui prenez en tout le contre-pied de la raifon , vous appellez fot ou petit génie, celui qui n'eft pas pernicieux a Pétat & a la fociété; & vous nommez fage, le fourbe ou le citoyen féditieux; vous  de Quévédo. Liv. IV. 103 appellez vaillant, le perturbateur du repos public, & iache , celui qui, né avec des mceurs douces & aimables , ne fait pas naïtre des troubles que vous devriez confpirer unanimement a prévenir ; c'eft-a dire , que vous blamez ceux qui font d'un caratfère qui évite ou qui réprime les vices. L'orateur finit par - la fa harangue. Quelle merveille, repris-je tout hors de moi-même, d'entendre un diable tenir de fi bons difcours ! Je ne voudrois pas , pour tout 1'or du monde, ne 1'avoir pas entendu. Tout cela eft bon , dit le fecond gentilhomme dont nous avons parlé, & qui fe croyoit fort différent du premier ; tout cela eft bon pour eet ennobli qu'on ne connoïtroit pas fans les parchemins ; mais pour moi qui fuis d'un nom célebre depuis fi long tems, qu'on en ignore 1'origine, pour un homme de la première qualué, on doit faire quelque difti'.aion. Et il fe mit a parler d'extradion & de nobleffe, de la diiférence des conditions , d'une manière vraiment comique. II répéta les noms de gentilhomme & de chevalier fi fouvent, que les diables mouroient de rire. II fut fort piqué de fe voir manquer de refpeö a ce point ; & il commen5oit a fe facher tout de bon , lorfqu'un diable badin s'approchant: Mon gentilhomme, lui dit-il, me- G iv  104 VOYAGES RÉCRÉATIFS prifez cette canaille infolente ; ordonnez: que faut- il faire , & de quel ufage puis - je vous être ? Difpofez fouverainement de ma perfonne ; je fuis prêt a tout pour vous faire honneur. Ah, mon ami, répondit-il, on me manque ici, paree que je n'y ai pas les officiers de ma maifon : voudriez-vous me fervir de page ou d'écuyer ? Les diables , a ces mots , fe mirent a rire plus fort que jamais, & mon chevalier en devint plus furieux. Je prévis que cette fcène, qui plaifoit tant aux diables, ne finiroit pas fitöt; &, comme j'avois déja donné bien du tems a ce fpeftacle, 'tandis qu'il en reftoit tant d'autres, ie pourfuivis ma route. Je trouvai affez prés de la un grand étang, plein d'une eau croupie & fangeufe, oii l'on faifoit perpétuellement un bruit infupportable. Je demandai ce que c'étoit, & l'on me répondit que c'étoit le lieu oü fouffroient & croaffoient ces vieilles fempiternelles , qui, dans le monde , avoient fait 1'office de furveillantes, & qui font les grenouilles de 1'enfer. Elles y font auffi bruyantes & auffi incommodes que ces animaux, parlantéternellement, inventant & dénon$anta tort & a travers, ne fe plaifant que dans le trouble & 1'infeöion , comme ces amphibies, & n'étant , non plus qu'eux, na chair, ni poiflbn. Je ris de bon coeur de les  de Quévédo. Liv. IVJ 105 voir changées en ces infedfes toujours maigres Sc décharnés, les jambes Sc les bras parfaitement reffemblans a ceux des fquelettes ou de la mort, Sc dont la tête eft encore plus hideufe Sc plus dégoutante que .le refte du corps. J'avancai en laiffant cette mare a gauche, & j'entrai dans un grand enclos, oü il y avoit nombre infini de gens déja fur 1'age , qui fe lamentoient, en s'arrachant les chevettx Sc en fe déchirant le vifage. Je demandai pour quelle raifon ce nombre prodigieux de gens agés étoient la raffemblés. On me répondit que c'étoit le quartier des pères damnés pour avoir enrichi leurs enfans, Sc qu'on 1'appelloit ordinairement le quartier des infenfés. Malheur k moi, s'écria k 1'inftant un d'entr'eux ! Je ne me fuis pas accordé un jour de repos dans toute ma vie ; je m'épuifois de foins Sc de fatigues ; je m'épargnois le néceffaire pour amaffer du bien a mes enfans, Sc pour augmenter celui que je leur avois amaffé, fans jamais me donner de relache. Je fuis mort enfin , plutöt que de toucher aux tréfors que j'avois accumulés ; Sc, a peine eus-je rendu le dernier foupir , que mon fils m'oublia. Il ne verfa pas une larme fur mon tombeau, Sc peu s'en fallut qu'il ne prït pas le deuil; Sc jugeant, fans doute , que j'étois en enfer, par la fortune rapide que je lui  706 VotAGÈS RÉCRÉATIFS laifiois , il ne fit pas faire pour moi les moindres prières ; il n'exécuta aucune de mes derrières volontés ; è préfent, pour mon défefpoir, je vois d'ici, par un jufte jugement, le mépris qu'il fait de toutes les peines que je me fuis données, & comment il inuilte a mon malheur. II eft tard d'y penfer , lui dit uil diable ; n'aviez-vous pas fouvent bui dire ce proverbe dans le monde : heureux les fils dont les pères font damnés.! A ces mots, toute Ia troupe recommenea a pcuffer des hurlemens affreux, & è fe décfrrer le corps de défefpoir: ce qui me fit tant de peine , que je n'en pus fupporter la vue plus long tems. Je trouvai , plus loin , une prifon affreufe par fon obfcurité , & plus encore par un bruit effrayant de chaiues qu'on y traïnoit, de coups de fouets qui retentiffoient au loin , & de cris percans qu'on poufioit au milieu d'un tourbiüon impénétrable de flammes & de fumée. Je m'informai ce que c'étoit que ce quartier : on me répondit que c'étoit celui des plüt-a-dieu. Je ne comprends pas cela , repris-je ; & qui font ces p!üt a-dieu ? C'eft, me dit-on, une efpèce de fous qui fe font abandonnés aux vices, & qui fe font damnés fans prefque y avoir penfé. A préfent, ils penfent a ce qu'ils auroient dü faire plutöt, & ils difent fans fin :  de Quévédo. Liv. IV: ^07. p!üt-a-dieu que j'euffe évité cette perfonne,1 que j'euffe été moins riche ! Ils pafferont une jnfinité de fiècles a réitérer les mêmes fouhaits, Je laiffai cette troupe imprudente ; mais j'en retrouvai une autre encore pire que celle-ci, Sc dont le nom étoit encore plus étrange, Car 1'ayant demandé a un diable commis k leur garde, il me répondit que c'étoit les panégyriftes de la divine miféricorde. Vous parlez en diable , lui repartis-je ; Sc peut-on être damné pour av«ir honoré les divins attributs ? Et vous , me dit le diable , vous parlez en fot &£ en ignorant. Pouvez-vous ne pas concevoir que la moitié de ceux qui font ici, n'y feroient pas fans la divine miféricorde ? RéfléchuTez un moment combien il y a de pécheurs qui répondent k ceux qui les reprennent de leurs vices : La divine miféricorde eft fi grande ! Dieu ne prend pas garde k ces bagatelles. Et, tandis qu'ils efpèrent en Dieu de la forte, nous efpérons nous autres les voir un jour avec nous. Selon vous, lui dis-je, il ne faudroit donc pas efpérer en la divine bonté ? Vous avez 1'efprit bien épais, me répondit-il, fi vous ne pouvez trouver la différence qu'il y a entre les divers ufages qu'on peut faire de la miféricorde, entre Pefpoir de la récompenfe §c celui de 1'impunité, C'eft bien fait que de  Ï08 VOYAGES RÉCRÉATIFS fe feryir de 1'efpérance comme d'un motif pour faire le bien avec plus d'ardeur ; c'eft le comble du crime , que de faire fervir 1'efpérance è pécher avec plus d'audace & d'opiniÉtreté. Mais vous autres aveugles, vous faites de ia bonté de Dieu un ufage tout contraire. Souvent les meilleurs d'entre vous remettent au dernier moment ce qu'ils auroient dü faire au premier ; & Je dernier moment eft paffé, qu'ils n'y ont pas penfé. C'eft donc vous qui parlez & qui penfez en diable beaucoup plus que moi, felon 1'idée que vous attachez k notre nom , qui eft très-faufle & très-ridicule , puifque les diables, comme je vous le fais voir, penfent & parient beaucoup mieux que les hommes. J J'admirois, tout en marchant, le bon fens de ce diable ; & j'arrivai auprès d'une cave fort profonde & fort obfcure , oii étoient les •chapeliers & les teinturiers, fi femblables aux diables, que les commiffaires les plus expérimentés de 1'inquifition n'auroient pü diftinguer lesuns des autres. Et, voyant a mes cötésune efpèce de mulatre qui avoit tant de cornes fur la tête qu'elle fembloit une herfe, je lui demandai fi c'étoit-la le quartier des maris qui fouffroient patiemment des collégues, ou des mères qui n'avoient point eu de maris? en  de Quévédo. Liv. IV. 109 voila un entre autres, répondit-il; mais il n'y a point de quartier flxe pour ces Cortes de gens. Les premiers errent indifféremment par tout 1'enfër. Comme ils ont la tête toute pareille aux diables, voila pourq'ioi fans doute vous ne les avez pas remarq iés. Les femmes ufëes fe gliflent également de tous cötés, ici comme fur la terre, quoiqu'elles ne foient pas moins déteflées. Elles effayent d'infpirer de 1'amour aux diables meines , & de les tromper en faifant les jeunes , quelque décrépites qu'elles foient, &C quoique ridées , chaffieufes, édentées Ce qu'il y a de plus plaifant, c'eft que fi vous les croyez, il n'y a pas une d'elles qui foit vieille. CeUe qui n'a pas feulement la tête grife, mais qui Pa toute pelée, a perdu fes cheveux , a 1'entendre, par la violence de la fièvre; ceüe qui n'a plus de dents, fe les eft gatées en mangeant trop de dragees: les filions du vifage &c la maigreur hideufe de cette autre, font les effets de la fièvre; ces yeux cerclés & ce dégoutant incarnat font la fuite d'une fluxion ; cette lenteur de la marche, &c tout ce corps courbé vers la terre, n'eft que 1'ouvrage d'une fièvre lente: mais pour avouer que cette décrépitude fépulchrale, qui s'annonceroit par le feul ton de leurs voix aux aveugles mêmes, eft 1'effet de Page, quand,  110 VOTAGES RÉCRÉATIFS en 1'avouant, elles efpéreroient rajeunir, cé qui eft leur plus grande paffion, elles ne le faroient pas. Affez prés de-la il y avoit des perfonnes qui déploroient leur infortune a haute voix, Qui font ceux*ci, demandai-je ? & 1'un d'eux répondit: ce font les triftes victimes d'une mort fubite. Vous en avez menti, reprit un diable ; car perfonne ne meurt fubitement. Si vous avez été inconlidérés, ce n'eft pas la faute de la mort qui ne furprend perfonne : comment pourroit-on mourir fubitement, puifque dès le premièr moment de la naiffance , & durant toute la carrière de la vie, l'on a toujours Ia mort fous les yeux? que voit-on autre chofe dans le monde que des mourans & des convois funèbres? qu'entend-on, qu'a-t-on continuellement autour de foi; qui ne rappelle le fouvenir de la mort ? ces habits qui s'ufent, ces meubles qui vieilliffent, cette maifon qui tombe en ruine,le fommeil même, image naturelle de la mort, tout la retrace tous les jours, aux yeux. Comment pourroit-il fe faire, que quelqu'un fut furpris par la mort quï lui donne tant d'avertifiemens ? n'ayez donc plus 1'impudence de dire que vous êtes morts fubitement ; mais avouez que vous étiez des gndurris; que vqus yous êtes fait une étude  be Quévédo. Liv. IV. m d'oublier la mort qui ne s'en approchoit pas moins de vous; dont on vous avoit même fouvent dit, qu'elle déroboit fa marche dans fes vifites, & que dans fes rigueurs ou fon indulgence, elle ne confultoit jamais Page, ni le tems, mais fon feul caprice. Je tournai la tête , & j'appercüs dans un trou profond des ames enfoncées dans des pots de verre remplis de liqueurs fortes &C défagréables. Fi, m'écriai je, qu'elle infecfion! & que fignifie tout ceci ? Celui qui les tourmentoit, & qui étoit de couleur de faffran, me répondit: que c'étoit le rendez-vous, & le laboratoire des apothicaires; fortes de gens, ajouta-t-il, qui femblent craindre de n'avoir point de place en enfer, tant ils ont d'emprefTement d'y venir, & de s'y rendre néceffaifes; tout au contraire des autres hommes qui fe fervent des remèdes pour leur falut, ils s'en font fervis pour leur damnation. Ce font les vrais, & les feuls alchymiftes, bien plus dignes de ce titre , que les démocrites d'Abdere, que les Avicenes, ou que lesRaymonds Lulles, & tous les autres, excepté peut-être ceux qui ont travaillé fur les matières fécales ; paree qu'ils fe font tous contentés d'enfeigner. comment on pouvoit faire For, fans le faire euximêmes j au lieu que les apothicaires t onj:  112 VOYAGES RÉCRÉATIFS fait réellernent de 1'or, & de Por tout monnoyé , avec de Peau de riviere & quelques racines; avec des mouches, des araignées, des vipères, & toutes fortes d'infeftes ; avec des matières encore bien plus fales, & même avec quelques chiffons de papier, puifqu'ils vendent jiifqu'au papier qui enveloppe leurs drogues: de manière qu'il femble que, pour éux feuls , la nature ait donné de la vertu aux her-, bes, aux pierres, & mêmes aux paroles; car il n'y a point d'herbes, quelque nuifibles & quelques venimeufes qu'elles foient, fut-ce Portie & la ciguë, qui ne leur produifent quelque profit; point de pierres fi dures, ou fi feches, fut-ce la roche vive & la pierre ponce, dont ils ne tirent de 1'argent : pour les paroles, c'eft ce qui leur en rapporte davantage, écrites ou proférées, elles font vendues au poids de Por. II eft bon que vous fachiez, que quand ils vous femblent vendre des drogues, ils ne vendent le plus fouvent que de grands mots; &, quoiqu'ils n'ayent rien de tout ce qu'il vous faut, s'ils voyent de 1'argent, ils auront de tout; ils ne feront point embarraffés, par exemple, de vous faire dé bon quinquina avec des écorces les plus communes. Enforte qu'on devroit les appelIer armuriers , plutöt qu'apothicaires; & leurs boutiques  d e Quévédo. Li v. IV. u $ boutiques arfenaux , plutöt que pharmacies ; puifqu'ils fabriquent &c tirent de-la ces recettes maudites & ces potions meurtrières , qui tuent bien plus de monde que la dague &c que le moufquet. Jettez les yeux fur eet étalage de pots & de bouteilles empoifonnés, avec leurs affreufes étiquettes; dites fi ce fpectacle n'eft pas efTeöivement plus funefte que celui des armes en faifceaux , ou a 1'attelier , chez 1'armurier, ou dans le corps-de-garde^ Je ne fais, s'il fe fauve quelqu'un de cette profeffion; mais s'il s'en fauve un feul, il faut qu'il fe foit ruiné pendant fa vie, & qu'a fa mort il n'ait pas eu de quoi fe faire enterrer. Si vous voulez vous récréer, montez ces deux dégrés, & vous verrez les chirurgiens & les barbiers , affociés aux apothicaires. Je m'approchai, & je vis la plus plaifante chofe du monde pour les fpe&ateurs, mais la plus défefpérante pour ces gens toujours affamés du fang & de la chair des hommes. Ils étoient enchaïnés par les reins , de manière qu'ils avoient les bras libres, & le pouvoir de fe baiffer. II y avoit au-deffus de leurs têtes des mets délicats, & de grandes coupes d'un vin exquis entre leurs jambes : mais quand ils portoient leurs mains fur leurs têtes, les mets fe relevoient; &: quand ils fe baiffoient pour H  14 VöYAGES RÉCRÉATIFS prendre la coupe, elle s'enfoncoit dans la terre % & devenoit invifible £ ce qui leur caufoit un lourmént & un défelpoir femblable a celui de Tantale. Quelques-uns de la troupe étoient con* damnés araferdes anes, jufqua ce qu'ils euffent le menton poli; quelques autres a favoner des négres & des mores. J'étouffois de rire a la vue de cette fcène bifarre, & je paf-, fai outre pour reprendre haleine. La, j'appercüs une grande multitude d'hommes qui fe plaignoient de ce qu'on faifoit fi peu de cas d'eux, qu'on ne penfoit pas feulement a les tourmenter. II y avoit un diable qui leur répondit: qu'ils étoient tous auffi diables que lui, & qu'ils n'avoient qu'a s'occuper a tourmenter les autres. Je demandai avec curiofité , qui étoient ces gens la : l'on me répondit: que toute vérité n'ëtoit pas bonne a dire, & que je pouvois deviner. J'en dis autant a ceux qui auroient la même envie que moi. Dans le même inftant un diable me fit figne d'approcher, &c de ne point faire de bruit. Je m'avancai tout doucement; lui, me faifant regarder par une fenêtre: voyez, dit-il, ce que font la les laides. J'appercüs efTecfivement une multitude de femmes dans des occupaiionsfort divertiffantes. Les unes s'appliquoient fur le vifage des placards ronds, ovales, en  BE QüévÉöo; Liv. IV. ii5 'cróitTant, quarfés, triangulaires; en un mot "de toutes les figures qu'on tróuve daris les livres de mathématiques. Les autres fe faifoient tout k neuf; car leur taille qu'elles exhauffoient par le moyert de la chauffure, leurs four» fcils & leurs cheveux noircis, leurs vifages & leurs lévres platrés , leurs corps rembourés comme des matelats ou de bits de mules ^ n'avoient rien qui leur fut naturel. J'en vis quelques-unes, qui naturellement exhauffées avoient la tête toute couverte de cheveux, qui h'étoient k élles que paree qu'elles les avoient achetés. Une autre terioit en main la moitié de fon vifage dans les boetes de fard & dé pomade. Si vous en vouliez favoir davantage fur les artifices de ces femmes, me dit le diable , il faudroit refter ici un peu plus longtems. La plupart fe couchent avec un viia~ ge, & fe levent avec un autre; leurs che s-ux font blancs pendant la nuit, & blonds ou noirs pendant le jour ; pendant le jour elles ont de belles dents , qu'elles défont tous les foirs. Examinez attentivement celle-eïi comment elle regarde avec indignation la glacé, qu'elle accufe de fa laideur. G'eft ainfi que les femmes, qui avoient tant de facilité pour fe fauver par leur difformitéj font ingénieufes k fe perdre* en fe donnant une beauté qu'elles n'avoient pasj Hij  116 VOYAGES RÉCRÉATIFS Je trouvai cette reflexion du diable extrè-* mement fenfée ; mais tournant la tête, je vis un homme affis dans un fauteuil, fans diables autour de lui, fans feu, fans glacé , fans aucune des chofes deftinées au tourment des damnés , & qui pouffoit'cependant les cris & les hurlemens les plus afFreux que j'euffe encore entendus ; il s'arrachoit les cheveux, fe meurtriffoit le vifage, fe déchiroit lui-même, comme une béte tranfportée de la rage. O Dieu! m'écriai-je, de quoi fe plaint eet homme , que rien ne tourmente; & pourquoi a chaque iöftant redouble-t-il fes cris & fes gémiffemens ? mon ami, lui dis-je , que vous faut-il , & de quoi vous plaignez-vous , puifque perfonne ne vous fait de mal; puifqu'il n'y a, ni feu, ni aucune autre chofe capable de vous faire fouffrir autour de vous ? hélas! dit-il, avec un foupir eiTrayant, le plus rude fupplice de 1'enfer eft le mien. II vous femble qu'il n'y a point de bourreaux qui me tourmentent : ah! les plus impitoyables & les plus cruels font au-dedans de moi; ils m'infultent continuellement, ils me repréfentent fans ceffe les bons confeils que j'ai méprifés, le bonheur que j'ai perdu , & que d'autres ont acquis, en prenant moins de peine que je n'en ai pris pour me perdre. Ils me déchirent, ils me ron-  de Quévédo. Liv. IV". 117 gent inhumainement le coeur: §c après ces mots. il retombe dans d'affreufes convulfions, mord fon fiége & fon propre corps; mais arrêtant un ceil fixe fur rh'oi: mortel, me dit-il , apprends qu'il n'eft point ici de fupplice comparable au tourment de ceux qui ont connu les principes de toutes les fciences, les lolx de la vertu, & de 1'équité, & qui ont abufé de leurs connoiffances ; qui ont fait gloire d'une impiété qu'ils appelloient force d'efprit. Ses accès de fureur m'effrayèrent; & je m'éloignai avec horreur en réfléchiflant aux fuites aflreufes de 1'abus de Pefprit, & du favoir. J'arrivai dans un endróit ou il y avoit beaucoup de monde qui couroit après des chariots brülans , chargés d'ames & de démons qui les tenailloient. Des héraults pfécédoient ces chars, en criant: ainfi font traités ceux qui ont corrompu le monde par leurs mauvais exemples» Tout les autres damnés leur faifoient en paffanfc les plus outrageans reproches, & anirnoient les diables a leur faire fouffrir les peines de tous ceux que leurs exemples avoient perdus. Tout effrayéque j'étois de eet affreux fpectacle , je ne pus m'empêcher de rire en voyant plus loin des taverniers qui n'étoient pas enchaïnés comme les autres , mais qui avoient la Hberté d'aller ca & la, 6c qui étoient "en H iij  II8 V^OYAGES. RÉCRÉATIFS enfer fur leur parole. Je demandai pourquoï eette diftindion. II ne faut pas vous en étonner, me dit un diable; nous laiffons la porte ouverte a ces fortes de gens, fans craindre qu'il leur prenne envie de fortir de chez-nous 5, puifque dans le monde ils prennent tant de peine pour y venir; & ils ont tant de talent pour notre métier, qu'en moins de trois. mois. qu'ils demeurent ici, ils font auffi diables que nous. Nous_n'avons qu'une inquiétude a leuE fujet, c'eft qu'étant accoutumés a mêler de 1'eau par-tout, ils n'en répandent fur le. feu, que nous fommes chargés d'entretenir. II eft tems, ajouta-t-il, de vous apprendre. des chofes plus importantes; venez ici prés & voyez Judas avec toutes ces honnêtes confrères, les intendans de maifon & les m.aitres-d'höte!. Je m'approchai, & je trouvai efFeftivement ce digne apötre environné, de fes fucceffeurs. Je i'examinai attentivement, & je ne lui trouvaipas la barbe rouffe, comme on le repréfente ordinairement, fans doute pour le faire croire'efpagnol d'origine. II me parut n'avoir point de barbe, il avoit les traits tk le teint éq.uivoques des gens qui ne font ni males, ni femelles. Et en quelle autre perfonne. effecfivement de ft mauvaifes inciinations pouvoient-elles fe rencontrer? je qrois  de Quévédo. Liv. IV. 119 cependant qu'il avoit été rouffeau : mais fes cheveux 8c fa barbe avoient été brülés ; 6e quand je le vis, il étoit fans barbe , fans fourCils, & parfaitement chauve, ainfi que tous les diables. Judas me parut fort gai au milieu de tous les maitres-d'hötel, qui lui racontoient les tours de leur métier qu'ils avoient faits en 1'imitant. Car il faut favoir que la plupart de ce gens-la ne s'enrichifTent qu'en vendant leurs maitres. Je m'appercus que leur peine étoit a-peu-près femblable a celle que les poëtes ont imaginées pour ïitius do ut ils feignoiënt qu'un vautour rongeoit fans ceffe les entradles. C'étoient ici des harpies qui , au lieu de leur ronger le cceur qu'elles auroient eu peine a découvrir, leur arrachoient les ongles, 8a leur rognoient les doigtsJ II y avoit un diable qui difoit de tems en tems a haute voix : les maitres-d'hötel ont volé les ferres. des harpies , Si les harpies les leur reprennent. A ces mots , tous frémiffoient de rage & de défef* poir. Je demandai'i Judas pourquoi il étoit au milieu de tous ces gens-la. Je n'en fais pas trop la raifon , me dit-il;; car il y a une diffé-* reuce bien marquée entre eux Sc moi; je fuis damné pour avoir vendu , 8c la plupart d'entrs OT Le font pour avoir acheté, & même fut, H iv  120 VOYAGES RÉCRÉATIFS acheté, mais avec 1'argent de leurs maïtres, ' & quand ils prévoyoient qu'ils auroient part a 1'acquifition, ou qu'ils recevroient des préfens du vendeur. Je vous prie même de croire que je ne fuis pas le plus méchant des hommes; & pour n'en avoir plus de doute , donnez-vous la peine de regarder ici defTous , & vous verrez bien des perfonnes plus méchantes que moi. ^ Je crois que tu disvrai, lui répondis-je, fitöt que j'y eus regarde. Je m'avancai plus prés, & je rencontrai plufieurs démorts armés de fouets & de batons, qui chaffoient de 1'enfer une troupe de belles femmes & de mauvais auteurs. Je leur demandai pourquoi ils en ufoient de la forte ; & 1'un d'eux me répondit que c:s fortes de gens leur étoient d'un grand fecours dansle monde pourpeupler 1'enfer; cesfemmes, avec leurs beautés artificielles ; & ces beaux efprits, avec leurs propos infenfés ; & qu'ils 1 s y renvoyoient, afin d'en tirer de nouvelles colonies. Quelques-unes de ces femmes, condamnéesavec une troupe de voleurs, m'embarrafsèrent par une queftion affez fingulièr? qu'elles me fïrent: monfieur, me dirent-elles, irouvez-vous ici de la juftice ? l'on y condamne pour les deux chofes oppofées: ces voleurs le font pour avoir pris le bien d'autrui; & nous, pour avoir donné le notre. Si chacun eft ma£-  de Quévédo. Li v. IV. 121 tre de fon bien , qu'a-t-on a nous reprocher? je trouvai le problême trop difficile a réfoudre ; & , voulant m'inftruire de tout, comme on venoit de me nommer les voleurs, je demandai ou étoient les huiffiers oC ks notaires. Eft-il poffible , difois-je , qu'il n'y en ait point en enfer, & pourquoi n'en ai-je pas rencontré fur la route ? il n'en faut pas être furpris, me répondit un démon. Comment, re^ pris-je , eft-ce qu'ils font fauvés ? point du tout; mais c'eft. qu'ils ne marchent pas en venant ici: ils fe fervent de leurs plumes pour y voler ; &£ ils y volent en troupes innombrables ,' comme vous voyez quelquefois paffer des troupes de corneilles , ou d'autres oifeaux de mauvais augure. Auffi viennent-ils par milliers, & la diligence qu'ils font eft fi grande, que partir &C arriver eft la même chofe pour eux. Mais pourquoi , répliquai-je , n'en vois-je point, s'il y en a tant? c'eft, me dit-il, que ces gens a do!gts crochus ne font plus ici fous la figure humaine , i!s y font transformés en chats; &, pour vous affurer qu'il y en a beaucoup en enfér , remarquez que quoique la maifon foit fi grande , fi délabrée , & li pleine de toutes fortes d'infeöes & de fales animaux , il n'y a pas un rat, ni une fouris. Et les alguazils, lui dis-je ? N'y en a-t-il point  122. VOYAGES RECREATIES én enfer ? Prefque point, me dit-il. Comment cela peut-il être, fi, pour un qui eft honnête homme, il y en a quatre-vingt - dix-neuf de fripons? Vous êtes bien embarrafTé, me dit-ib non; il n'y en a prefque point en enfer, paree qu'il n'y en a prefque point qui n'aient en eux un enfer. Bon Dieu! m'écriai-je, vous voulez encore plus de mal a ees gens-la, vous autres diables , que nous ne leur en voulons! N'avons-nous pas raifon, reprit-il, puifqu'ils font fi endiablés, que nous craignons qu'ils ne fachent mieux tourmenter les ames que nous; & que Lucifer, les trouvantplus habiles,ne lesprenne a fa folde, & ne nous laifle fans emploi? Pen ne demandai pas davantage, je paffai outre, & je trouvai un grand enclos en treillage , tout plein d'ames, dont les unes gardoient un profond filence, les autres pleuroient & gémifioient fans cefie. On me dit que c'étoit le quartier des amoureux. Je ftis attendri de voir qu'après la mort même ils foupiroient encore,. Quelques-uns parloient de leurs inclinations, & fe tourmentoient par- des foupcons cruels.. Qu'il y en avoit qui attribuoient la caufe deleur malheur a leur imagination! Elle leur avoit peint les perfonnes mille fois plus belles qu'elles n'étoient. La plupart étoient tourmentés d'un Aipplice que le diable quimeconduifojt, nomma,  be Quévédo. Liv. IV. 113 je croyois. Quel plaifant fupplice eft celui-la, lui dis-je? II fe mit a rire, Sc me répondit : il eft fort convenable è leurs fautes; ils ne fe font perdus qu'en croyant a de vaines apparences; 6c lorfqu'ilss'appercevoient de leur erreur, ils difoient fans fin, je croyois qu'elle m'aimoit; je croyois qu'elle feroit ma fortune ; je croyois qu'elle fe contentoit de moi feuljj je croyois qu'elle ne s'en lafferoit jamais; de forte que tous les amans ne font en enfer, que pour avoir été trop crédules. Ce font ces fortes de gens qui éprouvent les plus fréquens & les plus cruels regrets, 8c qui deviennent les moins fages. II y avoit des infcriptions, 8c grand nombre de devifes dans ce quartier; mais comme tout étoit roufli ou fort enfumé, je ne pus les lire. Je congus que puifqu'il y avoit la de la rime, les poëtes ne devoient pas être loin. En effet, en me tournant, je vis une efpèce de prifon, faite 8c fufpandue comme une cage, divifée en compartiment, oü il y avoit un nombre prefque infini de poëtes qu'on appelloit fous, même dans 1'enfer. Ce fpeflacle plaifant attira ma curiofué; &c 1'un d'eux me dit, en montrant du doigt le quartier des femmes qui étoit attenant, ne penfez-vous pas comme moi? Ne conviendrez-yous pas que ces perfonnes ne font qu'a  «4 VOYAGES RÉCRÉATIFS demi femmes-de-chambre; elles dépouillentïes hommes, & ne les revêtent jamais ? Comment % lui dis-je, les fubtilités & les pointes vous ont füivi jufqu'aux enfers? Voilé bien le comble de la folie. Vous avez raifon , mon frère, répliqua un autre, qui étoit tout couvert de chaines, &qui fembloit fouffrir les plus grandes peines. Que celui qui trouva Ia rime & la cèfure, N'eüt-il depuis long-tems éprouvé Ia bruiure ! Ce miférable,pareila fon confrère Ovide, qui verfifioit fous le fouet, en promettant qu'il ne verfifleroit plus, me técha quantité de rimes en les maudiffant. Je ne m'appliquai point k les retenir; mais je me fouviens qu'il m'apprit qu'il étoit damné, pour avoir rimé aux dépens de la pudeur & de la réputation des gens d'honneur; que ne trouvant pas facilement k rimer avec farce , il avoit fouvent gratifié une honnête rille de 1'anagrame de grace; ou qu'embarraffé d'un vers qui finiffoit par écu, il avoit rimé richement en u, un mari qui n'étoit pas des plus commodes. Je ne connois point de folie plus grande que la vötre, lui dis-je. Quoi.' vous êtes en enfer pour avoir rimé, & vous rimez encore fans vous en appercevoir. C'eft Ia chofe la plas.  de Quévédo. Liv. IV. 115 étrange du monde , me dit un diable , les autres pleurent ou cachent leurs péchés; ceux-ci les chantent & les publient par-tout. S'ils ont quelque commerce iufpedt avec la moindre grifette, ils Fapprennent fans honte a tout un royaume ; s'ils s'en dégoütent, ils font d'infames fatyres contre elle; fi leur attachement eft durable, ils la transforment en déeffe, & la fatiguent de leurs hommages, de leurs vairs préfens en fonnets & en rnadrigaux. Au refte, on ne fauroit dire de quelle religion font ces fortes de gens; ils fe difent chrétiens; mais leurs maximes font toutes épicuriennes ou mufulmanes ; leurs idéés & leurs expreffions , payennes & idolatres. Quand je vis comment ce diable entonnoit contre les poëtes, je commengai a craindre pour moi. Je crois qu'il me connoit, dis-je en moi-même, & póur peu que je refte ici, je pourrois entendre bien des chofes qui ne me feroient pas plaifir. Je pafTai donc plus loin, & j'arrivai au quartier des dévots, a qui je ne craignois pas de reffembler. Oh qu'ils témoignoient reffentir de grandes douleurs! Oh qu'ils poufToient de foupirs &c de fanglots! car ils avoient tous la bouche cadenaffée, & ils étoient condamnés a un éternel filence , a entendre continuellement un démon qui crioit k leurs oreilles, ames bafles & inj;  ïl'é VötAGÉS RÉgRÉATJPS téreffées , qui regardiez la prière comme uÜ tfafie, & qui traitiez avec votre Dieu commë avec un banquier; combien de fois ne vous a-t-on pas vus dans le coin d'une églife lui faire les yeux doux, en lui adreffant tout bas des vceux que vous auriëz eu honte de laiiTer entendre aux hommes. Seigneur, lui difiez-vous, ótez la vie a mon père, afin que je jouiffe de fes biens; donnez la mort a mon frère aïné ^ afin que je fois 1'héritier de la familie ; faites que ce prince prenne ma parente pour fa favorite, & que j'en retire le falaire. Si je dëviens bien riche, je vous promets de marier dix orphelines, Sc de fonder quatre lits a 1'höpital. Oh ! quelle horrible difpofition, & quels fentimens de demander a Dieu comme récompenfe , ce qu'il accorde comme chatiment! Quelle impudence 8c quelle impiété, d'avoir voulu corrompre Dieu même par vos pro*mefles, 5c 1'entrainer dans vos vues par intérêt 3 comme s'il avoit befoin de vos dons ! Encore n'accomplifïïez-vous pas ces fortes de vceux; & la même avidité qui les avoit formés j les faifoit violer. Vous avez compté en vain. que vos héritiers les accompliroient. Ils font auffi avares Sc auffi durs que vous. Ne leur faites point de reproches; ils ont raifon d'ea wfer ainfi. Ils fa vent que les bonnes ceuvres  b e Quévédo. L i v. IV. tij tte furent jamais de votre goüt durant votre vie, & ils croient qu'il en eft de même après la mort. D'ailleurs de quoi vous ferviroientelles a préfent? Je m'appercus que ces miférables faifoient les derniers efforts pour répondre, mais ils ne pouvoient rompre leurs efpèces de mufelières; 6c, contraints d'étoufFer tous leurs reffentimens, ils fe livroient aux plus horribles accès de défefpoir. Je me retirai, & j'allai voir les empyriques & les charlatans qui brüloient tous vifs , 6c qui étoient traités comme les plus criminels impofteurs. Voila, me dit un diable, ceux qui ont trompé les imaginations foibles. Quelque mal qu'ils fifTent dans le monde, ils avoient le bonheur que l'on ne fe plaignoit jamais d'eux. Ceux qui par hafard guériffoient entre leurs mains, leur attribuoient leur guérifon; & ceux qu'ils tuoient ne pouvoient plus fe plaindre. C'eft ainfi qu'ils font toujours fürs de leur fait; le malade qu'ils guérifïent leis récompenfe; 1'héritier de celui qu'ils fontmourir , leur a obligation. N'euffent-ils employé que des vieux linges, 6c de Peau fraiche fur une plaie , que la bonne conftitution du malade a guérie, c'eft felon eux Peffet de quelque fecret merveilleux. Laiffent-üs empirer une égratignure  Ïl8 VOYAGES RÉCRÉATIFS jufqu'a ce que la gangrène s'y mette & qu'il n'y ait plus rien a faire, c'efl que 1'heure de celui-ci étoit venue, & que les hommes ne font pas immortels. C'eft une chofe plaifante , que d'entendre raconter a ces fortes de gens les cures merveilleufes qu'ils ont faites. L'un a guéri un homme qui avoit le ventre ouvert, & qui portoit fes entrailles dans. fes mains ; 1'autre, celui qui avoit la tête fëndue , du front jufqu'au menton; & cela , fans laiiTer de cicatrice. Mais , prenez-y garde, ce qu'ils racontent, s'eft toujours paffé a deux ou trois censlieues de la, & fur des perfonnes mortes depuis neuf ou dix ans. Par la, ils en impofoient en toute süreté. Avancez encore, me dit le démon, & vous verrez des gens bien plus extraordinaires. Je defcendis beaucoup dedegrés, & me trouvai al'entrée d'une grande cave, ou plutöt d'une caverne, d'oü toutes les mauvaifes odeurs s'exhaloient a la fois. Je crus d'abord qu'un pareil féjour faifoit tout le fupplice de ceux qui y étoient renfermés; mais point du tout, il faifoit leur plaifir. C'étoit les aftrologues & les alchymiftes, efpèce d'hommes qui parloient un jargon que les diables mêmes ne pouvoient comprendre. Ils étoient chargés de foufflets, de  be Quévédo. Liv. IV. 129 de creufets, d'alambics , de minéraux , d'ar» gile, de fientes même Sc de poudre de toute efpèce. Les uns calcinoient, les autres lavoient, ceux-ci féparoient 8c purifioient. La on fixoit le mercure fous le marteau; on en exiloit les parties vifqueufes, volatiles Sc corruptibles; Sc après ce grand oeuvre, tout s'exhaloit en fumée. Quelques-uns difputoient, s'ils devoient faire un feu de roue, ou un feu de mêche ; fi le feu ou le non feu de Lullius devoit s'entendre de la lumière effeftive de la chaleur , ou de la chaleur effecfive de la lumière. Quelques autres aimoient mieux donner le principe au grand oeuvre par le figne d'Hermés; & par mille autres maximes auffi énigmatiques qu'extravagantes , ils afpiroient a la réduöion de la matière première en or, qu'ils appelloient foleil. Mais bien-loin de faire de 1'or, des cheveux , des cornes, 8c d'autres ordures femblables , ils changeoient au contraire en pauvrete Sc en misère les richeffes qu'ils avoient de leur fonds. Au moment que je les examinois, ils agitèrent une grande qu'efiion, favoir, quelle étoit la chofe la plus vile du monde. Les uns difoient que fi la pierre philofopk le ■, qui eft tout ce qu'il y a de plus précieüx, devoit fe faire de la chofe la plus vile, ii falloit la faire des Gommis, des employés 6c des colleöeurs l  IjO VOYAGES RÉCRÉATIFS d'impöts. Les autres prétendoient que les ar■ chers , les huiffiers & les recors étoient encore plus propres a fa compofkion. La difpute s'échauffoit, lorfqu'un diable narquois, & qui, en riant, favoit prévenir le défordre, leur dit: vous voulez favoir quelle eft la chofe la plus vile du monde ? La décifion eft facile : ce font les alchymiftes; ainfi, pour former la pierre philofophale, il faut vous mettre dans la fournaife, tous tant que vous êtes. Auffi-tót on les jetta dans le feu; & ces fous brfdoient avec une forte de plaifir, tant ils avoient envie de voir les effets de la promefle. J'appercüs de 1'autre cöté la troupe des aftrologues qui n'étoit pas moins nombreufe. II y avoit entr'autres un Chiromancien, qui, prenant la main k tous les coupables, leur difoit, qu'il leur eüt été facile de prévoir qu'ils feroient damnés. Unautre, qui étoit environnédefphères & de mappemondes, prenoit des dimenfions avec un compas, mefurant les hauteurs & confidérantles étoiles ; puis fe levant tout a coup, ah Dieu ! s'écria-t-il, fi ma mère fut accouchée deux minutes plutöt, j'étois fauvé; paree que Saturne changeoit d'afpeö a ce moment, & que Mars paflbit dans la maifon de la vie; le fcorpion perdoitfes malignes influences, &  ö ë QuÉvbo, L ï v. IV. 131 au lieu d'être procureur, j'euffe été capucin. ïl y en avoit un autre qui difoit aux diables de bien prendre garde a ce qu'ils faifoient, &C de s'affurers'il étoit mort, avant que dele tourmenter; que, pour lui, il ne pouvoit fe perfuader qu'il le fut, paree qu'il avoit Jupiter pour afcendant, & que Venus n'avoit pas un afpecl: malin; qu'ainfi il devoit abfolument vivre quatre-vingt-dix ans. Perfonne ne pouvoit lui öter cette penfée; &£ il fe plaignoit continueltement des démons, comme d'injuftes tyrans; maisceux^ci n'en devenoient pas plus indulgens pour lui. II y avöit auffi bien des hommes fameux, accuies durant leur vie de nécromancie ou de fortilège , & qui n'étoient coupables que d'impofture. Je vis une chofe auffi furprenante qu'épouvantable, le fameux magicien Cornélius Agrippa, qui brüloit en quatre corps différens, quoiqu'il n'eüt qu'une ame. Mifade & Bafacelfe étoient vêtüs des feuilles oü ils avoient écrit leurs menfonges, & ils étoient forcés de laiffer brüler fur leurs corps tous les volumes de fottifes dont ils avoient inondé 1'univers. Le livre de la phyfionomie brüloit fur le vifage de Treif* nérius, qui n'avoit plus envie de rire des erreurs qu'il avoit accréditées, ni des particuliers qu'il avoit pris plaifir a diffamer. II n'avoit ja-  VOYAGËS RÉCRÉATIFS mais ignoré que rien n'eft plus trompeur que la phyfionomie des perfonnes privées, qui vivent dans la dépendance, & qui répriment leurs mauvaifes inclinations par crainte, ou par 1'impoffibilité de les fatisfaire, qu'on ne peut faire que 1'horofcope des grands qui n'ont point de maïtres, & dont les inclinations fe montrent fans peur & fans gêne. II y avoit une infinité d'autres importeurs femblables , bien des faux prophètes , tels que les fanatiques, qui aVoient entrepris d'expliquer 1'apocalypfe, de prédire la chüte de Rome qu'ils appelloient Babylone ; tous ces réformateurs a phyfionomie finifire, & a maximes auftères. A cöté d'eux, il y avoit encore beaucoup de places retenties pour leurs femblables; pour quelques feigneurs qui avoient 1'imbécilité de les croire, & pour une infinité de dames. Mais, pourquoi des femmes, & de belles femmes ici, difois-je, moi qui ai toujours eu le cceur tendre pour ce beau fexe! Ignorez-vous , répondit un diable , qu'il n'y a guère d'autre magie dans le monde que celle des belles? Elles ufentd'enchantemens qui corrompent les organes de Ia vue ; qui troublent les puiffances de 1'ame; & qui repréfentent au cceur, comme les chef-d'ceuvres de la beauté, & comme 1'objet du bonheur des créatures, ce qui en eft précifément le con-  DE QüÉVÉRO. LlV. IV. 135 trafte, & ce qui ne mérite que d'être détefté. Je me rappellai alors tous les maux que j'avois foufFerts, 6c je convins que ce diable avoit raifon. Je me prefïai cependant de flnir mes vifites., Sc j'entrai dans un lieu fi obfcur, que je ne pus qu'entrevoir ce qui s'y paffoit. Prés de la porte j'appercüs la juftice avec un regard Sc un maintien effrayans; le vice plein de fierté &C d'effronterie ; 1'infolence ; Pimpiété , 6c mille autres monftres d'un afpeóf fi affreux, que je frémiffois a leur vue.. Toutes les fe&es d'idolatres Sc d'hérétiques étoient logées dans le même endroit. Les incrédules, les matérialiftes & les athées taqhoient de fe confondre avec elles, Sc même avec celles de la morale la plus févère, pour mieux fe déguifer. Mais il n'y avoit plus moyen d'en impofer , Sc tout le monde étoit connu pour ce qu'il étoit. Epicure étoit a leur tête ; Dotilée Ie fuivoit de prés. L'un & Pautre brüloient comme des fournaiies, Sc prouvoient par leurs hurlemens Sc leurs grincemens de dents , qu'il y a du fentiment après la mort. Hommes mafériels Sc fiüpides , juftemcnt traités de. Ia forte , pour avoir eu les penfées plus baffcs que la brute, pour s'être dépouillés eux-inê.mes de 1'avantage honorahle qui caraöcnfcit leutnature} 6c dela plus grande l ui  134 VOYAGES RÉCRÉATIFS confolation que puiffe avoir un être raifonnable. Effeöivement fi 1'ame ne devoit pas furvivre ait corps , & fubfifier éternellemeut, nous devrions par amour propre imaginer nous - mêmes cette durée éternelle. Lucain a dit que les gens qui ne croyoient point 1'immortalité, étoient heureux par leur erreur; pour moi, je les trouve très-malheureux ; & il s'enfuivroit, de la déciiion du poëte de Cordoue, que 1'animal du monde, a qui le créateur a donné le moins de fens, feroit 1'homme; puifqu'il prendroit tout le contre-pied de la réalité dans ce qui lui importe le plus, en efpérant une immortalitê chimérique. Le chef de la fefle des Saducéens, le groflïerAfpad , étoit confondu avec les matérialifies, & voyoit k fes cötés les antropomorphites, qui avoient attribué une figure humaine k la divinité , avec tant d'autres feöaires , inventeurs de mille abfurdités auffi indignes du premier être. Les difciples de Manès étoient en très-grand nombre; caron avoit confondu avec eux tous ceux qui avoient élevé le concubinage au-delïïis du mariage; & une perfonne diffamée, au-deffus d'une époufe. On didinguoit au milieu de tout cela la lafcive N., plus débordée que Meffaline. Entre fes horribles propos , un des plus ordinaires étoit que 1'ame  t> e Quévédo. L i v. I V. 135 mouroit avec le corps ; mais elle éprouvoit que le fentiment & les feux de 1'enfer ne s'éteignoient jamais, ainfi qu'elle n'avoit jamais été raflafiée de fes infames délices. Je pafiai outre , & je vis dans un coin un homme feul féparé de tous les autres, en trèsmauvais état, une jambe eftropiée , le vifage balafré, & une multitude de clochettes attachées après lui pour attirer Fattcntion des paffans. II brüloit dans un horrible brafier en blafphémant & en grincant les dents. Qui es-tu, lui demandai-je , toi qui me- parois très-méchant au milieu des méchans mêmes r 3e fuis Mahomet, me dit-il, en confirmant ce que fa figure & fon équipage me difoient déja. Tu es donc, répliquai-je, 1'homme le plus déteftable qu'il y ait jamais eu dans le monde, & celui de tous qui a le plus entraïné d'ames ici bas. Que te fert, dans i'état oü te voila, le culte & les refpefts de tes dévots bafanésr Mais ce qui me fiche pour eux , & ce que je voudrois que tu m'appriffes, pourquoi, importeur, leur as-tu interdit i'ufage du vin? Je leur avois affez troublé 1'efprit, me répondit-il„ par les extravagances de mon alcoran, & jen'aurois eu que des brutes parfaites a ma fuite fi je leur euffe encore permis I'ufage de ce qui eny vre. Et pour rendre une autre raifon de la 1 W  Ï3^ VOYAGES RÉCRÉATIFS gêne attachée k ma loi, c'eft que je méprifois & que je haïffois au fond de 1'ame ces vils peuples, que je ne pouvois m'attacher qu'en flattant leurs plus mauvaifes inclinations: ainfi non content de les exclure du ciel, j'ai voulu les tourmenter même fur Ia terre. Je les ai traités en vils animaux , puifque je leur aï défendu de faire ufage de leur raifon pour tout ce qui concernoit ma loi, qui, effeaivement, n'en eft pas fufceptible. Ils ne la foutiennent que par les armes & la hrutalité; & fi des peuples | nombreux 1'ont embraffée, ce n'eft pas que je 1'aye autorifée par de vrais prodiges ou par des voies raifonnables, mais c'eft qu'elle eft conforme k tous les fales penchahs ; que chacun y peut avoir autant de femmes, & y porter la lubricité auffi loin qu'il yent • cepen* dant je n'ai pas fait toutle mal du monde, & ü n'eft pas bien décidé que je fois le plus méchant des feflaires, puifque parmi tous ceux que tu viens de voir, il y en a qui, fans fe fleclarer avec la même franchife que moi, n'ont peut-être pas fait moins de mal. Si je 1'emporte fur eux par le nombre des perfonnes per, verlies, .ils 1'emportent fur moi par la qualité, & paree qu'ils attachoient leur zèle infernal k ■ te ponton' la plus précieufe Sc la plus diftmguée du chriftjanifme,  de Quévédo, Liv. IV. 137 Je crus enfin avoir vu ce qu'il y avoit de plus curieux dans 1'enfer , & je commencois k m'ennuyer. Je cherchois une iffue pour fortir , i'entrai dans une galerie oü étoit Lucifer environné de diables & de diableffes ; car il y a des femelles aufiV bien que des males, & ce ne feroit qu'un demi enfer , fi elles y manquoient. Je craignois de m'approcher, & fon afpea affreux me glacoit d'effroi. Je remarquai cependant les ornemens finguliers de cette galerie. Elle n'étoit point ornée de tableaux, ou de ftatues muettes 8c infenfibles, comme les palais ordinaires; mais toutes les figures étoient autant de perfonnages vivans &Z animés, du rang le plus élevé. On n'y voyoit que heros & grands hommes; la maifon ottomane y occupoit les premières places; la plupart des empereurs Romains , une longue fuite des Pharaons & des Ptolomées d'Egypte, plufieurs rois d'Affyrie, de Babylone Sc de Perfe. Je reconnus le mol Sardanapale , 6c parmi les ■rois barbares, le cruel Attila. Pen vis une infinité d'autres que j'ai oubliés , paree qu'ils ri'étoient que peuple dans cette foule de rois. Ma curiofbré me preffoit beaucoup de m'avaneer ; mais j'entendis tant de bruit & de tumulte, eomme de gens furieux qui fe difputoierrf 6c qui en venoient aux mains, que j'eus  138 VOYAGES RÉCRÉATIF» peur; cependant j'examinai de mon mieuxj quoique d'un peu loin, ce qui fe paffoit. Je vis le prince des ténèbres defcendre de fon tróne pour mettre ordre a ce tumulte. Sa. fuite redoutable 1'accompagnoit; la voix impérieufe du monarque fe rit entendre & fufpendit le défordre. II ordonna aux manes irritées de fe plaindre a lui, de ne point fe faire juftice par eux-mêmes, & de 1'attendre de fa, puiflance. Le premier qui prit la parole avoit le corps fanglant & percé de plufieurs- coups profonds. Je fuis, dit-il, Clitus. Ofes-tu prendre la parole avant moi, reprit un autre d'un ton orgueilleux? Prince de ce noir empire, pourfuivit-il, je fuis Alexandre le grand, le conquérant du monde, le maitre des rois, Peffroi de la terre. II alloit réciter tous les titres de fon orgueil, fi on ne lui eüt impofé filence. Vous, Clitus, dit Lucifer, pourfuivez. Vous favez, reprit Clitus, que je fus le favori de ce maitre barbare, qui, quoique fouverain de POrient, fut 1'efclave de fes paffions, du moins de fon orgueil, qui ne lui permit pas de recevoir les confeils de fes amis fidèles. Je fus un des plus zélés pour fon véritable honneur ; mais ce n'étoit pas-la ce qu'il s'étoit propofé en m'accordant fa faveur ; il prétendoit faire de moi, comme de tant d'autres,.ua  be Quévédo. Liv. IV. 139 tèche flatteur. Je fus trop fincère pour lui. Un jour que je lui entendis méprifer les glorieux exploits de fon père , je lui repréfentai qu'il ne convenoit pas de ternir la gloire de celui qui avoit pofé les fondemens de la fienne. Confidérez 1'excès de fa férocité ; ce qui méritoit la plus digne récompenfe , le tranfporta de fureurj ilfe jettafur moi & me tua de fa propre main. Eft-ce la le nis d'un Dieu , comme il voulut perfuader qu'il 1'étoitr Je viens de lui faire cette queftion , &C voila pourquoi il eft fifurieux. II a fait quelques aftions qu'on loue; mais on nepenfe pas que les plus belles comme les autres , lui étoient commandées par fon orgueil, Sc que le vice ne faifoit alors que prendre la forme de la vertu. Quand il donna le royaume de Sidon au pauvre Sc vertue\ix Abdalonime , ce ne fut pas pour hónorer la vertu , mais pour humilier les feigneurs de Perfe. N'eft - ce pas affez que je fois damné pour lui, fans fouffrir encore fes fureurs? Vous le favez, je ne fuis pas ici pour mes crimes, mais pour ceux du tyran dont je fus le favori. La fuite natuuelle d'une pareille faveur eft la damnation, comme la mort eft la fuite de la condition mortelle des hommes. Car la maladie n'eft pas la caufe de la mort, elle ne lui fert que de prétexte.  140 VOYAGES RÉCRÉATIFS Tu raifonnes fort bien , dit Lucifer , ma* un peu tard. Ne devois-tupaspenfer plutöt que les favoris des princes font comme des éponges; ils les laiffent imbiber, puis ils en expriment toute la fubftance. II eft vrai cependant , que le tyran eft plus coupable que toi; & Ton aura foin que 1'orgueil qui 1'a fuivi jufqu'aux enfers, n'éclate plus en. de pareilles fureurs. Cet oracle n'étoit pas prononcé qu'il falktt porter fon attention d'un autre cöté ou une multitude de vieillards étoit réunie contre un feul homme. Celui-ci avoit une couronne de laurier fur la tête; les autres en robes longues, & , les livres des loix en mains , lui reprochoient fon ambition & fa tyrannie. Qui êtesvous, leur dit Lucifer en s'approchant, vous qui, condamnez a ce féjour de crime & dfiorreur, ne parlez que d'équité & de vertu ? Ce font les laches perfides qui m'ötèrent la vie, répondit alors Jules-Céfar. Ils déteftoient 1'ambition, difoient - ils; ils ne la haïffoient que dans moi. Ils me maffacrèrent paree que j'avois établi la monarchie dans Rome; mais ils ne 1'abolirent pas. Infimes affaffins, reprit-ilen fe tournant de leur cöté, 1'empire étoit-il mieux entre. les mains des fénateurs qui ne le pouvoient garder , qu'entre celles, d'un. guerrier-  be Quévédo. L i v. IV. 141 'dont la valeur 1'avoit établi ? Ceux qui favent förmer une accufation font-ils plus dignes de gouverner 1'état que celui qui fait la gloire des citoyens & la terreur de 1'ennemi ? Aveugle Rome, n'appelles-tu fervitude que 1'obéiffance rendue a un feul, & la multitude des tyrans fait - elle la liberté ? Romains , dégénérés en barbares, concevez ce que c'étoit que 1'autorité des fénateurs ; puifque . le peuple ayant une fois goüté de la monarchie , a mieux aimé obéir aux Nérons & aux Caligulas qu'au fénat. Les vieillards irrités répondirent: Ce ne fut pas nous ni le peuple qui appellames Néron a 1'empire : il naquit de fon fang; Sc la tête abattue fut 1'hydre funefte qui en produifit douze autres. Le trouble Sc les violences alloient recommencer, fi Lucifer n'eüt fait rentrer Jules dans les chatimens dus a fon orgueuil qui n'avoit jamais pu fouffrir de maitre; &C fes rivaux, qui n'avoient pu fouffrir un égal, furent envoyés avec tous les juges pervers pour être les afTeffeurs des démons. J'appercüs après cela les héritiers du nom & de la puiffance du premier Céfar. J'en remarquai un fur-tout qui avoit Fair fombre & cruel. Prés de lui étoit un vénérable vieillard,  142. VöYAGES RECREATIES d'une paleur affreufe, & dont les veines épuifées de fang , faifoient douter s'il vivoit ou s'il étoit mort. II prit cependant la parole, en voyant 1'attention extréme avec laquelle je le confidérois; & fatisfaifant ma curiofité: Je fuis, dit-il, le célèbre Sénéque, précepteur & favori de Néron. Le tyran me donna tout ce qu'un pareil maitre pouvoit donner ; mais jamais fes libéralités ni fes faveurs ne m'empêchèrent de le porter k la vertu qu'il n'aimoit pas, ni de lui reprocher les vices qu'il aimoit. Un pareil ami lui devint incommode. L'envie augmenra fes aigreurs, en publiant que je ne perfuadois le mépris des richeffes que pour avoir moins de compétiteurs dans leur recherche. II avoit fait maffacrer fa mère ; il s'étoit fait un divertifiement de 1'incendie de Rome. Que pouvois-je efpérer, ou plutöt que ne devois-je pas haïr dans la vie ? II me délivra bientöt de ce poids importun, & me laiffa, par une grace digne d'un pareil bienfaiteur, le choix de ma mort. Que dis-je ? Ce ne fut pas Ik un fentiment de pitié, mais de cruauté, qui tendoit a me donner plufieurs morts dans une feule, en m'en faifant éprouver toutes les horreurs. Je me fis ouvrir les veines , & je me croyois heureux d'être defcendu dans ce féjour; mais ce monftre odieux me fuivit bientöt. Pour mon  de Quévédo. L i v. IV. 145 malheur je fuis contraint de 1'y voir exercer fa cruauté, & enfeigner de nouveaux genres de tourmens aux démons. Sénéque, repartit Néron, tes propos infu!tans prouvent encore que tu as mérité plus d'une fois mon indignation. C'eft un métier dangereux que d'inftruire les princes. On rifque beaucoup a faire entendre au peuple qu'on eft plus fage que le maitre. J'aime mieux fouffrir ici les tourmens infernaux , que de voir a cöté de moi un favori faire gloire de ma honte. Je Vous en prends a témoin, vous tous qui m'entendez, empereurs & monarques. En eft-il un parmi vous qui ait foufFert fans peine qu'un favori furpafsat votre pénétration & votre fagefTe? A ces mots j'entendis la foule des têtes couronnées applaudir au tyran , & maudire les favoris qui n'avoient été le plus fouvent que leurs tyrans véritables. Tibère s'éleva contre Séjan ; Commode contre Pyrène &. Cléandre; Domitien contre Rufus : Juftinien prétendoit qu'il avoit encore fait grace k Bélifaire, a qui il devoit fa gloire & la grandeur de fon empire, quoiqu'd lui eüt fait arracher les yeux & qu'il 1'eüt réduit a mandier fon pain; lui glont la valeur étoit li célèbre qu'on avoit  144 VOYAGES RÉCRÉATIFS coutume de prononcer fon nom a la tête de Parmée pour encourager le foldat, & effrayer 1'ennemi un jour de bataille. Je concus a ce fpectacle la reffemblance parfaite de la faveur avec les objets dont le diable philofophe qui me fervoit de guide , avoit parlé, & particulièrement avec le vif argent, qui eft dans un mouvement perpétuel , fans fe fixer nulle part, II s'échappe entre les doigts, lorfqu'on veut le retenir; quand on le veut rendre plus fublime, il fe convertit en vapeurs, ou même en poifon ; il pénétre jufqu'aux os quand on le manie; & celui qui fe familiarife avec lui, en conferve du moins.un tremblement qui ne le quitte qu'a la mort. Je tournai les yeux d'un autre cöté, & j'appercüs un vieillard d'un air majeftueux, fuivi de quantité d'autres, dont la plupart ayant été maltraités par de mauvais princes, avoient encore le corps & le vifage tout fanglans. Je fus curieux de connoitre ces perfonnages qui paroiffoient déplacés en enfer. JefuisSolon, me dit le plus grave d'entr'eux, & voici les fept fages de la Grèce , fi fameux dans 1'univers. Celui que le tyran Nicocréon broye, comme vous voyez, dans ce mortier, eftle philofophe Anaxarque. Ce petit boffu que voila eft le pro- dige  be Quévédo. L i v. IV. 5 dige d'efprit & de fcience que le monde connoit fous le nom d'Ariffote. Ce camus eft le fage Socrate. Ce front large & élevé eft le divin Platon : & tous ces autres que vous vpyez en file font des hommes de même merite , dont les tyrans & les mauvais princes, irrités de leurs préceptes , ont tiré la plus cruelle vengeance. Tout ceci m'étonnoit étrangement; & je ne pouvois comprendre comment des hommes fi vertueux fe trouVoient aux enfers. Un diable fpirituel s'appercut de mon embarras, & me dit: Ne vous en laiflez pas impofer par ces hommes a barbe longue & aux cheveux négligés. Ils ont mis la vertu en recommandatioQ dans leurs livres, mais 011 juge ici fur les mceurs , non fur les écrits. Quelle injuftice croyez-vous qu'il y ait a maltraiter des fourbes qui ont loué quelques vertus conformes k leurs caprices , mais qui fe font livrés aux crimes; qui ont quelquefois entrepris d'en accréditer les plus honteiix ; qui, dans le peu de belles actions qu'ils ont faites, ne fe font jamais propofé d'honorer d'autre divinité que leur orgueil? Tout ceci fe paffoit k 1'extrémité de la galerie oüla cour infernale étoit raffemblée. Les acfeurs de la fcène n'avoient été jufqöes-la que les plus fameux perfonnages de 1'antiquité. K  146 VOYAGES RÉCRÉATIFS Tout-a-coup nous fümes interrompus par un homme du commun , qui s'écria : Ne fuis-je pas bien malheureux , d'avoir été 1'homicide de moi - même par mon teftament! Si je n'en euffe point fair je ferois encore en vie; le mal le plus mortel, après le médecin, eft le teftament. II en eft mort beaucoup plus par-la que par aucune maladie. J'ai figné ma Sentence de mort en fignant mes dernières volontés. Ah! que ne devins-je muet lorfque je voulus prononcer ces paroles: Je fais mon rils monhéritier univerfel ; je laiffe a ma femme le reve«u d'une telle terre; a un tel domeftique, une telle fomme; ma vaiffelle d'argent a Monfieur un tel , mon ami intime , afin qu'il fe fouvienne de moi. Item, fi je meurs je veux qu'on mette en liberté Mouftapha , mon efclave. Item, a Monfieur le doöeur un tel, je donne mon beau diamant, en confidération des foins qu'il a pris de moi durant ma maladie. Sitöt que j'eus figné ces articles , la terre k qui j'avois donné mon corps, en fut.affamée; chacun de mes héritiers &c de mes légataires s'informoit fi la maladie feroit longue; le médecin , pour fe récréer la vue en la portant fur mon diamant, ne ceffoit de me tater Ie pouls; fi j'avois quelque foibleffe, ma femme crioit qu'on détendit les meubles; mes valets  dë Quévédo. Liv. IV. 147 preÏÏbient pour leurs legs; mon ami demandoit en quoi confiftoit la vaiffelle d'argent ; Fefclave courroit du cöté de la porte. Je protefte donc que fi je retournois dans le monde, je ferois un teftament tout contraire ; & je dirois: J'ordonne que tout ce que je laifferaï après ma mort foit brülé, & que les cendres en foient mifes dans mon tombeau. Je veux que tout ce que je ne pourrai emporter, le diable en prenne poffeflion. Item, fi je meurs que mon efclave ait les étrivières trois fois par jour; que ma femme fe rende partie contre mon médecin, en 1'accufant de ma mort, 8c en exigeant la réparation de mille calomnies que ces fortes de gens ont coutume de faire contre les mourans ; car ils nous perfécutent jufqu'au-dela du tombeau. Dieu lui fafle paix, difent - ils, c'eft le vin qui Fa tué; comment Paurions-nous guéri ? II étoit perdu de débauches. II vivoit fi mal ! il valoit bien mieux qu'il mourüt. O toi, me dit-il , qui n'es ici qu'en qualité de pélerin , apprends comment il faut dreffer un teftament, Sc tu vivras auffi long-tems qu'une corneille. Après ce difcours on vit venir une multitude de diables , archers & recors qui traïnoient pieds $l mains liés, le diable des larrons, coopable, felon eux, d'un crime atroce. Kij  Ï4§ VOYAGES RÉCRÉATIFS Lucifer, afiis fur fon tröne de feu, prit fon air févère. Ses officiers fe rangèrent autour de lui; le rapporteur paria en cette forte : Prince des ténèbres, voici un diable coupable de prévarication ou de 1'ignorance Ia plus craffe dans 1'ejcertice de fa charge. C'eft une honte qu'il foit honoré du titre de diable , püilqull fait un métier contraire a cette qualité , & qu'il ne s'occupe a autre chofe qu'a fauver les hommes. Tout le tribunal frémit a ce mot de fauver, mot horribïe en enfer; & le noir .monarque écumant de rage, ordonne qu'on inftruife au plutöt le procés du perfide. Seigneur, reprend le rapporteur, c'eft fait en deux mots; fon métier eft de porter les hommes au larcin : la plupart des voleurs qu'il a tentés ont été pris, on les a condamnés a être pendus; mais avant 1'exécution on les a excités a la pénitence; on les a confeffés & ils ont été fauvés. II ne faut point d'autre accufation que cellela, dit Lucifer. Le pauvre diable voyant qu'on alloit prononcer contre lui, s'écria : Juge équitable des noirs cachots, écoutez-moi , & ne me condamnez pas fans m'entendre ; quoiqu'on dife que le diable eft fourd, cela ne sent end pas de votre diablerie. On lui permit de parler, & il pourfuivit: Je conviens, grand Lucifer' que la plupart des pendus m'cnt échappé; mais'  de Quévédo. Liv. IV. 149 fi vous voulez comparer leur nombre a ceux qui fe font damnés a leur fujet, je m'afTure qu'on n'aura plus rien a. me reprocber. Combien n'ai-je pis Iivré de témoins corrompus par argent? Combien de greffiers qui donnoient au procés telle forme qu'on defiroit, pouryu qu'il y eüt de quoi payer la faqon} Combien de Juges qui ne trouvoient jamais condamnable quiconque étoit opulent, & qui faifoient infailliblement périr ceux qui étoient pourfuivis par des ennemis puiffans , & par des concurrens libéraux ? S'il eft arrivé parmi tant de brigandages qu'ils fifTent faire juftice de quelques voleurs véritables , ce n'étoit pas afin d'exterminer les larrons ; ce n'étoit , ce femble, qu'afin qu'il n'y en eüt point d'autres qu'eux. J'ai donc ufé de rufe dans mon miniftère; je troquois volontiers un pendu pour trente pendards , & je penfe que vos domaines ne perdoient rien au change. Lucifer trouva que ce diable avoit raifon;, il le combla d'éloges , & fit défenfes a fes accufateurs de fe méprendre une autre fois de la forte , fous peine de punition exemplaire.. On lui donna en récompenfe le choix de l'emplot qu'il voudroit. Je ferai tout ce qu'il vous plaira , dit-il; mais fi vous le trouvez bon f & pour me repofer des fatigues que j'ai e£- K iij  'T50 VOYAGES RÉCRÉATIFS fuyées jufqu'ici, j'ai deffein d'employer le refte de ma vieillefiê auprès de quelque abbé de condition qui afpire a 1'évêché. Je* crois qu'un diable dans ce pofte, n'a qu'a demeurer les bras croifés. Ces fortes de perfonnes vont, de leur plein gré , ou plutöt courent avec emprefiement aux enfers. Nul n'eft digne de Fépifcopat que celui qui le fuit & qui s'en croit indigne. II faut pofieder toutes les vertus dans leur perfeöion pour fe fauver dans cette digmté ; c'eft n'en connoitre pas les devoirs, s'en faire un jeu impie , ou être d'une préfomption tout a-fait damnable, que d'y afpirer. Ainfi je n'aurai rien a faire pour prendre mon gibier ; & le métier fera pour moi un repos véritable. On foüfcrivit a fa requête. II fe retira, & l'on apporta un autre diable qu'on avoit trouvé a quelques pas de la dormant d'un fommeil fi profond, que, fans le bruit qu'il faifoit en ronflant, on Feut foulé aux pieds ; la méprife qu'on venoit de faire renditles délateurs plus circonfpefts. Onvoulut Fentendre avant de le condamner, & on lui demanda pourquoi il repofoit fi tranquillement. II y a trois jours , dit - il , que je dors de la forte , paree que je n'ai rien a faire ; je prends mes vacances: je fuis Ie diable des religieufes. Les révérendes rnères font maintenant occupées  be Quévédo. Liv. IV. 151 h élire une abbeffe ; & , jufqu'a ce que 1'élection foit faite , j'ai le loifir de repofer k mon aife, car il n'y en a pas une qui ne foit a préfent pire qu'un diable. Elles font des brigues & des cabales, des ligues offenfives & défenfives; elles calomnient; elles flattent; elles fe parjurent; en un mot, il y a une fi grande confufion parmi elies , que mes fuggeftions ne feroient que les diftraire. Si jamais le tumulte & le défordre venoient a ceffer ici, &c fi la paix fe hafardoit a entrer en enfer, il n'y faudroit qu'afTembler un chapitre de religieufes , pour rétablir les chofes dans leur état naturel. Tout las que j'étois d'un fi long féjour au milieu des diables, ce que je voyois & ce que j'entendois de la hiérarchie & du gouvernement infernal ne laiffoit pas de m'attacher. Mille autres diables de toute efpèce, le diable du luxe, le diable des richeffes, le diable de la conféquence ou de la cour, les diables de la capitale & ceux de la province, le diable de la mode, le diable de la piété, collègue de celui de la mollefle & de l'impofture ; le diable de 1'honneur même & celui de la probité vinrent rendre compte de leur mimftère. K iv  '5= VOYAGES IïÉcrÉatIFS le fpeflad, fi„it par „„ ob; em, b,fc. uns dles amrMjtom •. * om cou„rt dVaignées. On rom,k les ■emc d„ .,, „,,,.,,,, ,ctir f office, & p„urqil0, ils „, felT ;ren' E° bai"a0t & « es ™- ,„e depuls ,„•„„ ,£,oit ^ Je * fi». pa,- ,es preft»s, toMes ""f,,n d'a™« «oitplus Je pou. ,:r a,p,us rUT™ ' . .? ' »" de douces paroles - ,::„p:,voit)eiltoutesf,ret,leurdonae;^ Ce fut ladernière fcène de Ia pJèce II v avono n|temsq i;étoisenenJ vel"',-\qT ge"^omme de m enfexgner par oü Je pourrois fortir. II me eondudït, par un pafTage dérobé, dans Ia  DE Q U E V É D O. L I V. IV. 153 garde-robe de Lucifer. J'y vis, en paffant, des tonnes pleines de médecins, & d'une infinité d'écrivains , adulateurs fots , en plufieurs volumes, & toujours avec épitre dédicatoire & privilege. Ils étoient emballésavec leurs écrits, & je ne pus m'empêcher de rire en les voyant. Vous devinez a quoi fert tout cela , me dit mon guide , qui me voyoit fourire. Je vois que vous êtes un badin , lui répondis- je; avancons, & ne tardez pas a me faire changer d'air. II me montra un paffage qui étoit fait comme un foupirail de c^ve , par lequel je grimpai plus vïte qu'aucun Savoyard ne fit jamais dans une cherainée , & je me trouvai dans la charmante folitude dont j'ai parlé au commencement de cette hiftoire. Etonné , eftrayé & rcjoui tout enfemble , je réfléchis alors fur les différens objets que j'avois vus. Qui ne croiroit que 1'efFet de mes voyages, auffi inftruöifs qu'extraordinaires, auroit été de me rendre fage ? Cependant, fi jamais j'ai été fou , je le fuis encore. Quand les morts viendroient des enfers prêcher les vivans, ceux-ci feroient toujours les mêmes : c'eft un1 auteur plus fage que moi qui 1'a dit; oc, quand les vivans iroient dans 1'enfer contempler les morts, iis n'en reviendroient pas meijleurs ;  Ïf4 VÖYA6ES RÉCRÉATIFS, &C. c'eft moi qui en fuis la preuve. Leöeur, fi tu ne tires aucun autre fruit de- mes ouvrages, admire du moins un fou qui dit tant de bonnes chofes. Fin des yoyages de Quévédo.  R E L A T I O N D U MONDE DE MERCURE.   M7 AVERTISSEMENT. Tout le monde fait que le moyen le plus sur d'inftruire , eft de déguifer les confeils de la raifon fous le voile de 1'allégorie. Rome étoit prête de fe perdre elle-même par la révolte du peuple contre le fénat , quand 1'apologue des membres qui refufent leur miniiïere a 1'elr.omac, arracha les armes des mains. a cette populace effrenée , & conjura 1'orage en un moment. Les Athéniens enivrés de profpérités, & négligeant leur propre süreté , fembloient tendre les mains aux chaines de Philippe , quand Démofthène les réveil) a par un conté d'enfant. Cet artifice innocent, ayant rendu le peuple attentif, produifit les décrets falutaires qui fairvèrefrt la république. Efope qui connoiffoit la puiffance des tables, s'en fervit pour former les  'i J 8 AVERTISSEMENT*. mceurs des hommes; il leur fit adrefler la parole par les animaux & par les chofes infenlibles : ils n'auroient pas écouté Socrate, ils écoutent les lecons du lièvre & du corbeau. C'elt a cette même intention que Ia comédie a été inventée, & les confeils d'Epi&ète n'ont jamais corrigé tant de ridicules , que le théatre de Molière en a réformé parmi nous. La relation de Mercure n'eft autre chofe qu'une fable, dans laquelle on a effayé de joindre a des idéés amufantes par leur nouveauté , quelques obfervations utiles. L'opinion qui nous porte a croire que toutes les planett.es font ha bitées comme notre terre, s'eft tellement familiarifée avec nous, depuis qu'on a vu i'ingénieufe defcription des mondes de M. de Fontenelle , qu'on ne craint point que la relation de Mercure paffe pour une idéé abfurde ; puifqu'il femble, au contraire , qu'on feroit plus  AvERTISSEMENT. I 5 9 e:nbarralTé a nier férieufement la pluraiité des mondes habités^ qu'a la foutenir d'une manière très-probable. En effet, notre terre qui fourmille d'habitans , pourroit n'être autre chofe qu'une planette, puifqu'elle en fait toutes les fon&ions , qui font de tourner fur fon centre , & de circuler autour du foleil, d'être opaque , de renvoyer la lumière, enfin d'avoir toujours 1'une de fes moitiés éclairée & 1'autre dans 1'ombre. Tout ce qu'on peut dire des planettes , on peut le dire de notre terre : li on la voyoit de loin • comme on voit les planettes , on leur trouveroit une parfaite reffemblance , & on avoueroit qu'on ne fauroit imaginer pourquoi ie fouverain architeéle auroit voulu plutót peupler celle-ci que celle-la j puifqu'il n'y a pas une des planettes qui ne mérite autant , ou plus que notre notre terre, d'être habitée , foit par fa grandeur fort fupérieure a celle de  I 6*0» A V E RT I S S E M E N T. notre globe , foit par fa fituation plus avantageufe a 1'égard du foleil, ou par les foins plus attentïfs qu'il nous paroit que 1'auteur de la nature a pris de 1'appareil qui les accompagne. Si les planettes font inhabitées , a quoi leur fert-il que le foleil fe léve & le couche fi régulièrement pour elles l Quel eft I'ufage de la lumière qu'il leur communiqué, fi perfonne n'en joait, & pourquoi les faifons fe fuivent - elles dans ces globes avec la même régulanté que fur notre terre > Eft-il poffibie que Dieu ait fait avec tant d'art un ft grand .nombre d'inutilités ? Peut-on s'imaginer qu'en formant ces malles prodigieufes de matière , il n'ait daigné créer que des déferts immenfes & d'effroyables folitudes i1 On foupconne donc affez généralement que tous les globes qui tournent autour du foleil , font habités , Sc on n'en excepte plus que le foleil, ce qui, fans  AVERTISSEMËN f. 1 6 i fans doute , eft' grand dommage : car les foleils étant répandus fans nombr■■: dans tout 1'efpace de 1'univers , voila bien de la place perdue ; puifque chaque foleil en particulier eft inliniment plus grand lui feul, que tous les aftres qui font renfermés dans fon tourbillon. Mais quelle apparence , dira-t-on , que le foleil, qui n'eft qu'un globe liquide de lumière & de flame , puifle être habité ? Quel corps pourroit fubfifter un moment dans ce tourbillon embrafé, puifque la lumière feulement réfléchie calcine & dévore tout fur notre terre , malgré 1'effroyable diftance de plufieurs millions de lieues qui nous féparent de lui ? Demeurons en repos a eet égard , & laiffons faire la toutepuiffance ; elle ne fera point embarraflee a créer des êtres auxquels le feu fera auffi néceffaire pour la conferva-' tion de leur vie , que 1'eau eft nécef- L  I 6* 2 A V E RT I S S E M E N T. faire aux poiffons , & 1'air aux habitans de notre terre. Rien n'empêche donc que le foleil ne foit habité comme les autres planettes : il paroit, au contraire , plus dignes qu'elles de cette diftinétion, par la place qu'il occupe au centre du tourbillon, & par fa prodigieufe grandeur; car les aftronomes le font un million de fois plus grand que la terre que nous habitons. Quelle perte feroit-ce dans 1'univers, fi un fi grand terrein , & fi bien placé pour voir mieux la fymétrie de l'iinivers , étoit abfolument inutile ? P'ailleurs , fi l'on fuppofe notre foleil habité ainfi que tous les autres foleils qui fourmillent dans 1'efpace du monde dont nous ne connoiiTons pas leurs hornes , quel fera le nombre de fes habitans , puifque ces aftres font euxmêmes innombrables , & qu'ils font d'une grandeur effrayante ? L'imagination véritablement fe confond ici  AVERTISSEMENT. l6$ & fe perd dans un calcul fans fin ; mais plus ce calcul eft au - deffus de notre compréhenilon, paree qu'il approche de 1'infini , plus nous devons le trouver digne du pouvoir illimité de Dieu. L'auteur du Monde de Mercure ne. s'eft pas contenté de rendre fa fi£Hon amufante , il a encore eu deffein de donner un léger crayon, & comme une efpèce d'effai des variétés que la nature eft capable de répandre dans tous les globes qu'il fuppofe pouvoir être habités. II décrit d'autres créatures raifonnables, d'autres oifeaux, d'autres poiffons , & fouvent d'autres idéés , pour montrer que li un homme a bien pu ïmaginer ces variétés dans un monde qu'il décrit de pure fantaifie , la divinité ne doit pas être embarraffée a en trouver des millions d'autres , tous plus ftmples & plus raifonnables, puifqu'elles Lij  164 'AVERTISSZMENT. font fondées fur fa connoiflance infinie ?' & fur un pouvoir que rien ne fauroit borner.  RELATION DU MONDE DE MERCURE. PREMIÈRE PARTIE. M ercure eft fi prés du foleil, qu'il fe trouve prefque abïmé dans fa lumière, & qu'il échappe la plupart du tems a Fattention des aftronomes. Un matin que je 1'obfervois a la campagne, quelques momens avant le jour, 8c que je me plaignois en moi - même de voir cette petite planette prefqu'effacée par Féclat de lalumière naiflante, je fus furpris d'entendre marcher fort prés de moi. Je me tournai avec quelqu'inquiétude , & j'appercüs un homme d'affez bonne mine, qui tenoit a la main une fort petite lunette* Monfieur, me dit-il, felon toute apparence j L iij  i66 t e Monde 1'approche du jour interrompt votre obferva- tion : mais, fi vous voulez bien la continuer avec cette efpèce de lorgnette, elle vous donnera tout le loifir dont vous aurez befoin, & j'efpère que vous n'en ferez pas mécontent. Malgré le peu de raifon que je trouvois aregarder les aftres avec un inftrument qui me fembloit li peu propre a eet ufage, & dans un jtems oü le foleil alloit paroïtre, 1'air de celui qui me parloit m'en impofa; de manière que je ne dédaignai pas de tenter cette expérience: mais je fus bien étonné de voir qu'au lieu de mercure que je cherchois , je rencontrai dans ma lunette une terre habitée , fur laquelie je diftinguois aifément les beautés du payfage, 6k le mouvement des hommes & des animaux. Je crus d'abord que quelqu'artifice inconnu, renfermé dans cette lunette, me préfentoit ces images ; & , dans cette idéé, j'allois la démonter , pour découvrir la caufe d'une illufion fi agréable: arrêtez, me dit le maitre de eet inftrument; ce que vous voyez eft un microfcope philofophique, dans lequel vous ne trouverez que des verres , & rien de plus ; mais il eft conftruit avec un tel art, qu'il rend vifibles les objets les plus éioignés, comme les plus proches , aufti-bien que les plus fombres &. les plus éclairés. II n'eft pas encore parfaits  de Mercure. 167 je venois 1'effayer quand je vous ai rencontré, & je compte de le finir dans la journée. Si vous êtes d'humeur a 1'éprouver demain, nonfeulement il vous fera voir les aftres & leurs habitans , mais vous découvrirez encore , par fon moyen , les peuples éiémentaires, les atomes d'Epicure , & jufqu'anx mouvemens de 1'ame, & aux intentions des hommes. A ce difcours, je tombai fur les genoux ; j'adorai prefque comme un dieu celui qui me parloit, & je le fuppliai, de la manière du monde la plus affecmeufe , de ne permettre pas que le hafard heureux qui m'avoit fait rencontrer fur fa route, me fut tout-a-fait inutile. Efprit célefte , lui dis-je , ne dédaignez pas d'inftruire un homme miférable & ignorant, qui ne cherche qu'a éclairer fa raifon par les connoiffances , &c a corriger fes mceurs par 1'étude de la vérité. II rêva quelques momens avant de me répondre ; & , prenant tout-acoup un air plus grave & plus majeftueux: mor. Hls , me dit-il, ( car la fuprême intelligence qui vous infpire, m'apprend que vous n'êtes pas indigne de cette adoption ) , je fuis un rojicroix , que mon ancienneté a mis prefqu'& la tête de tout. 1'ordre. Seriez-vous capable d'entrer dans une fociété de laquelle L iv  i6S l e Monde vous avez ouï center tant de fables extravagantes ? Ouï, mon père, m'écriai-je avec tranfport, & ,e donnerois ma vie, s'il étoit néceflaire, pour acquérir un bonheur fi rare. II n'y a rien d'impoflible, me répondit le fage : quelques - uns de eeux qui compofent notre fociété font prêts de la quitter, pour devemr citoyens de la patrie éternelle. C'eft ce qu'on appelle mourir dans notre monde: il ne tien dra pas a moi que vous ne foyez recu dans la première place vacante. II ne s'agtt que de favoir fi vous avez les qualités neceflaires. Mais il eft dangereux de 1'éprouver : il y Va de votre vie ; voyez fi vous voulez courir un fi grand rifque. Oui fans doute, lui répondis-je. Alors il me dit de prendre d'une poudre qu'il portoit dans un flacon de cnftal. J'obéis, & j'éternuai plufieurs fois • mais quoique ce fut fans violence , je fentis que' mon ame fe féparoit de mon corps. En eftV elle le laiffa entre les bras de mon rofecroix' qm eut foin de le coucher doucement a terre. Pour mon ame , elle entra dans la fleur Pun mirthe qui n'étoit qu'a deux pas de la. Ce qui m'étonnoit alors, étoit. que ce nouvel organe ne m'empêchoit pas de penfer , de raifonner, & meme de voir les objets è Pordinaire3 &  de Mercure; 169 id'en juger de la même manière que j'avois fait un moment plutöt. Pendant que je faiiois ces réflexions, une flame trés - vive fortit de la terre, confuma 1'arbriffeau fous lequel j'étois, fortifia mon efprit; & , parcourant tout mon corps, elle le purifia de manière qu'il rajeunit en un inftant, acquit une extréme légéreté, devint prefqu'inaltérable & propre a prendre toutes les formes poffibles, & même la tranfparence de Pair ou de la matière fubtile. II fut a peine dans ce nouvel état, que mon ame, qui en étoit fortie fans le vouloir, y rentra fans y fonger, par une efpèce de force magnétique. Vous venez, me dit mon. rofecroix, de faire une périlleufe tentative , &c vous en êtes bien forti ; mais fachez a préfent, que fi votre ame eüt choifi toute autre plante que le mirthe pour s'incorporer, vous étiez mort fans reffource. Le choix qu'elle a fait de eet arbre confacré a 1'amour , marqué la nobleffe de fa nature : nos ames fympatifent avec toutes les plantes fuivant leurs inclinations, & s'y joignent toujours pendant un tems , avant de rentrer dans la maffe immenfe des intelligences. AuiTitöt que les liens qui les attachoient a leurs corps font rompus, celle d'un homme trifle & févère aime le cyprès; un ivrogne cherche la vigne ; un poltron, la fenfttive ou la trivffe; le carac-  *7ö i e Monde tére léger, foible & inconftant s'attache au rofeau ; 1'efféminé, au jafmin ; le préfompJueux, k la citrquille; le flatteur , au melon ; Ie perfide, au rofier, &c. Les ames de toutes ces trempes ne conviennent pas k nos myftères. Celles dont nous connoiiTons les défauts dans 1'épreuve que vous venez de faire, nous les abandonnons; leurs corps fe détruifent d'euxmêmes, & elles demeurent attachées aux plantes qui leur font fympatiques, jufqu'a ce que le hafard les en fépare dans la deftruöion de ces plantes. C'eft de lè que font venues dans Ie monde les fables des dryades , des faunes & des chênes prophétiques de Dodone. Voila de quoi j'ai voulu vous inftruire , paree que ce font des fecrets qu'on ignore fur cette terre oü vous vivez. Au refte , ces vérités font comme les élémens de la véritable philofophie. J'ai k préfent deux queftions k vous faire : êtes-vous amoureux, & favez-vous 1'arabe ? Oui & non, lui répondis-je. Je vous entends , dit-il: vous avez plus de fentiment que de docfrine : tant mieux, car aiuTi-bien faudroit-il oublier tout ce que vous auriez appris fans notre fecours. La fcience humaine, quelle qu'elle foit, eft toujours imparfaite; mais nous donnons dans un moment toute forte de connoiffances, & 1'habitude de tous les arts: il n'y  de Mercure. 171 S que la fenfibilité de 1'ame, que nous regardorts comme la première des vertus, que nous ne faurions donner. Mais, pour ne vous pas laiffer. avec des inflruftions toutes sèches, & fans expérience de notre pouvoir, je vais vous apprendre 1'arabe dans un inftant. PalTez votre pouce entre les deux premiers doigts de votre main droite , & mettez le petit doigt de la même main fur le front, tournant vers les quatre parties du monde. Mon tour étoit a peine achevé , que le philofophe me paria arabe, & que je 1'entendis comme ma langue naturelle. Je me jettai pour la feconde fois a fes pieds. Levez-vous, me dit-il, & fi vous êtes content , commencez votre noviciat ; c'eft une loi de laquelle perfonne ne peut s'exempter. II faut que chacun, avant d'être recu parmi nous, ait fait quelque chofe pour le bien ou le plaifir des hommes qu'il fe prépare a quitter. Cette efpèce de tache eft au choix de celui qui nous fert de parain : je fuis le votre, & je ne vous ordonne que de traduire dans votre langue une relation que j'ai faite, dans la notre, du Monde de Mercure. Vous favez que la langue des fages eft 1'arabe : 1'attention que j'ai vu que vous aviez a obferver la planette dont vous allez traduire 1'hiftoire , m'affure que ce  171 £ e Monde travail ne vous fera pas défagréable, & fef- père qu'il fera de quelque utilité dans le monde. Dans ce moment, je pris Ie manufcrit qu'il me donna, j'allai m'enfermer chez moi, & je commencai la traduftion qu'on va voir. CHAPITRE PREMIER. Defcripdon de Mercure. M it1ercure, que nous regardons comme une planette, eft, auffi-bien que tout ce que bous appercevons d'aftres, un monde comme notre terre , excepté qu'il eft confidérablement plus petit, & qu'étant infiniment plus proche du foleil, la nature, dont il eft comme Ie père femble avoir pris plaifir a Penrichir de tous' ies préfens, & a 1'embellir par des variétés plus nantes & pk,s nombreufes que toutes celles dont elle pare le refte de Punivers. Mercure étant plus petit que la terre , les montagnes, lesmers, les arbres, les plantes, les animaux &c les hommes y font auffi plus' petits que parmi nous. II y a peu de rivières plus creufes que nos fontaines un peu profondes. Les plus hautes  as Mercure. 173 montagnes n'excèdent que de fort peu nos collines : mais quelques-uns ne laiffent pas d'avoir , dans cette hauteur moyenne, 1'air fourcilleux des Alpes Sc des Pyrenées. Les arbres les plus hauts, le font a-peu-près comme nos orangers en caifTe , & il y a peu de fleurs qui s'élèvent plus de terre que la jonquille Sc le narciffe. Tout le globe eft femé de petites montagnes , qui répandent dans les vallées qu'elles laiffent entr'elles , une ombre infiniment néceffaire dans ce monde brülant. Ces montagnes font prefque toutes couvertes d'arbres chargés de fleurs en tout tems. Elles parfument Pair ; & ces fleurs, qui ne produifent point de fruits, font éternelles. Car, dans le Monde de Mercure, la fubfiftance des habitans ne fe cultive point comme ici ; la nature bienfaifante la fournit elle-même, & cache les lieux qui lui fervent de magafin, pour ne laiffer k la portee des hommes , que des objets toujours rians, & propres feulement aux plaifirs,  164 l e Monde CHAPITRE lX Des habïtans de Mercure. Ils font tous moins grands que nos hommes de la plus petite taille , & ils atteignent au plus a celle d'un enfant de quinze ans. Ils reffemblent, pour les traits du vifage & pour la forme du corps, aux idees charmantes que nous nous faifons des zéphirs & des génies. Leur beauté ne fe fane qu'après plufieurs fiècles : la fraïcheur, la fanté & la délicareffe y paroït comme inaltérable. S'il arrivé pourtant, par quelqu'erreur de la nature, que quelqu'un ait fujet de n'être pas content de fa figure, il y a des moyens, comme on le verra dans la fuite, de corriger les défauts qu'on fe reproche. Tout ce petit peuple a des ailes, dont il fe fert avec une grace & une agilité merveilleufe; &, quoique 1'ardeur du foleil les empêche de s'élever affez haut pour fortir de 1'ombre de leurs montagnes, ils ne laiffent pas de voler d'un lieu a un autre très-facilement: a la vérité, ils aiment mieux marcher, & ne fe fervent de leurs ailes que pour la grace. Les femmes ont auffi des ailes, qu'elles quittent & reprennent a leur gré, comme elles  de Mercure; 165 font, dans notre monde, leurs gants & leurs éventails. Elles fe les attachent avec des rubans, & s'en fervent avec autant de facilité que 11 fi elles étoient naturelles. Quoiqu'elles craignent la peine, elles ne fortent pourtant prefque jamais fans les avoir, foit pour fatisfaire un nouveau goüt, foit pour chercher un nouveau plaifir, ou pour d'autres raifons qu'on verra dans la fuite. CHAPITRE III. De tempereur & du gouvernement. O N donne le titre d'empereur au fouverain unique de Mercure. Ce n'eft pas que la planette ne foit divifée en plufieurs royaumes; mais ils ne font tous gouvernés que par des vicerois dépendans de l'empereur, qui les continue dans leurs gouvernemens, ou qui les rappelle k fon gré. Autrefois, dans un tems dont on conferve a peine la mémoire, il s'y étoit formé plufieurs états , c'eft - a - dire , plufieurs monarchies & quelques républiques.'Je ne dirai rien de ces fiècles reculés , dont 1'extrême éloignement rend 1'hiftoire fufceptible d'une infinité de fables, me renfermant k ne parler que du règne  ï 7*5 l e Monde des empereurs, dont 1'hifïoire conferveun fou* venir tres-fidèle. Un jour, du moins on le raconte ainfi , 1'air étant très-pur & le ciel fort ferein, on vit un nuage épais defcendre comme des limites de 1'univers, & s'arrêter fur la planette. Ce nuage étoit féparé de toute autre exhalaifon, & nageoit feul dans le vague de 1'air: a mefure qu'il s approchoit, on diftinguoit des traits brillans de feu & de lumière, qui faifoient craindre aux peuples de Mercure, peu accoutumés aux météores, quelque ravage épouvantable , ou qui leur fafoient du moins attendre un fpeöacle très-nouveau. II le fut en effet pour eux: ce nuage s'approcha affez prés de terre pour être vu fans peine; & alors tout le monde remarqua qu'il y avoit en différens endroits du nuage, des caraftères lumineux, qui formoient bien diftinflement ces paroles : Adorez le divin pouvoir qui vous defiine un nouveau maitre, feul digne de vous commander, & foumettezvous a fes loix. Le nuage refta pendant quelque tems a Ia même place, & laiffa la planette tourner audeffous de lui pour être vue de tous les peuples: enfuite , s'abaiffant tout-a-coup , & s'étendant toujours davantage, il joignit la terre. Mais, ö meryeille qu'on ne fauroit trop admirer ! une grande  de Mercure.' 177 grande Si fuperbe ville fe trouva batie en 1'endrjitoü la nuée fe difiïpa. Tous les peuples des environs viren.t , avec une admiralen qui n'avoit point de fin , la furprenante merveille qui venoit d'éclater a leurs yeux. On entroit par cent portes toujours ouvertes dans ce féjour enchanté: cent rues conduifoient de ces portes ;■ la p'ace du palais de 1'empereur. Elle étoit fort grande & magnifiquement ornée : mais la maifon qui occupoit le milieu de cette place, étoit fi magnifique Sc fi ag^éable , qu'il eft plus aifé de 1'imaginer que de la décrire. Je ne laifferai pourtant pas d'en donner un jour le plan, fur les mémoires d'un falamandre (1) de mes amis, qui la connoït comme la mienne propre, oü, depuis plus de mille ans, il me fait 1'honneur d'entrer au moins une fois par femaine. L'empereur étoit dans fon palais, entouré d'une foule innombrable de fes amis qui l'avoient fuivi pour 1'inftaler fur fon nouveau tröne , ou plutöt pour le voir plus long-tems; car, a dire le vrai, leur fecours lui étoit fort inutile: la volonté de celui qui 1'envoyoit gouverner Mercure, lui garantiflbit affez qu'il feroit bien recu. Cette fuite de l'empereur , & l'empereur (1) On verra plus bas quels font ces falamandres. M  17^ ' l e Monde lui-même, qu'on a, je crois, quelqu'impa* tience de connoïtre, étoient des habitans du foleil, que lafuprêmeintelligence avoit deftinés a gouverner la planette de Mercure, Les habitans du foleil n'ont point de corps, ©u du moins il ne peut être fenfible a nos yeux ; & fi ces intelligences font liées a quelque portion de matière , elle eft fi fubtile qu'ils font feuls capables de 1'appercevoir : mais, quand il leur plak de fe rendre vifibles, ils fe batiftent un corps a leur gré ; ce qui leur «ft trés facile, paree que la matière obéit a leur volonté. Le premier empereur de Mercure , & tous ceux qui lui ont fuccédé, fe font fait un coprs femblable a eelui des hommes qu'ils font venus gouverner. A la vérité , il eft plus parfait que le leur ; & tout ce qu'on pourroit imaginer ou peindre de plus accompli, n'approcheroit point des graces de celui qui venoit établir dans les volontés de fon peuple , un empire également plein de charmes & d'équité. Une partie de ceux qui avoient accompagné l'empereur fe répandit en peu de tems dans toute la planette, & raconta a tous les habitans des lieux éloignés la merveille qui n'avoit été vue qu'en un feul endroit. Les voifins de la Ville impériale y accouroient en foule, attiré*  de Mercure. 179 par la nouveauté du fpeclacle; ils ne pouvoient fe laffer de 1'admirer. L'empereur connut bientöt par lui-même , & fur le rapport des amis qui 1'avoient fuivi, le mérite & la capacité de tous fes fujets : car , quoique j'aie dit qu'il n'y a point de peuple plus accompli que celui de Mercure , cela n'exclut pas 1'inégalité de mérite, de talens & de vertus. II n'y a que lê foleil oü tout foit uniforme & parfait, autant qu'il peut convenir a la créature de 1'être. L'empereur étant donc informé des qtialités perfonnelles de tous les particuliers, il appella a fa cour ceux qu'il jugea propres a être mis fous fes ordres a la tête des affaires, & il en envoya une partie s'inlfaler dans les différens états qui s'étoient formés dans la planette fur les idéés ddinaires des hommes. En peu de jours, tout 1'empire lui fut fournis ; 8c", quand les tyrans & les chefs des républiques auroient voulu rélifler , ils n'auroient fait que des tentatives inutifes , & démenties par la révolte générale des peuples , qui fe foumettoient, plus par goüt que par néceffité, a leur nouveau ma'irre. Après avoir Vaqué au premier devoir, l'empereur fongea a faire de nouvelles lob:: mais ce ne fut qu'après avoir affemblé tous fes fujets par leurs députésj 81 leur ayoir permis de M ij  i8o leMonde repréfenter leurs befoins, ou d'expliquer leurs* defirs, regardant comme un crime de rendre les peuples heureux contre leur volonté. II fe réferva le droit unique de leur montrer leurs véritables intéréts, en cas qu'ils lui préfentaflent des requêtes qui y fuflent contraires; & il fit en même tems un ferment authentique, de préférer, pour les régiemens qu'il vouloit faire , les idéés de fes propres fujets a fes propres vues, fauf k abroger, de leur confentement, en tems & lieu, les décrets dont on pourroit reconnoitre dans la fuite le danger & les inconvéniens. CHAPITRE IV. Lolx fondamentaks & impériales, Voici la forme du ferment que l'empereur prononga, i°. JE Jure de laiffer aux peuples qui viennent de prêter ferment de fidélité, la jouiflance entière de leur liberté, de leurs biens , de leurs goüts, de leurs difcours & de leurs actions, pourvu que le bien général n'en foufFre pas. 2°. Comme je n'accepte 1'empire que pour 1'amour de mes fujets, il leur fera permis de s'affembler, pour demander au foleil un nouveau maitre , aufiitöt qu'ils cefferont d'être eontens de moi ou de mes fucceffeurs.  DE M É R C U R*E. iSl 3°. Je m'oblige d'être acceffible en tout tems a tous mes fujets, & de ne jamais remettre au lendemain les occafions de leur rendre juftice, ou de leur accorder des graces. 4°. II ne fera rien fait d'important dans 1'état fans avoir pris 1'avis des députés de tous les ordres, a qui j'ordonne, pour eet effet, \ine réfidence continuelle a la cour. Défenfes font faites, fous les peines les plus rigoureufes, a qui que ce foit, de paffer plus de trente-trois heures , qui font trois jours de Mercure , dans une fituation délagréable de corps & d'efprit, ou de fortune , fans s'être mis en devoir d'en avertir S. M. I. qui y* pourvoira fans délai. Ce petit nombre d'articles effentiels, jurés par l'empereur, & rendus publiés, furent avidemment rechts par los peuples. II fe fit encore quelques régiemens de police , qu'il feroit trop long de rapporter ici, mais que l'on trouvera cités dans la fuite , lorfque je parlerai des mceurs & des ufages de ce peuple. L'empereur ne règne ordinairement dans Mercure que cent ans. Ce terme expiré, il retourne dans le foleil, laiffant dans Mercure fon corps pétrifié, dans 1'attitude qui lui étoit la plus ordinaire. Ce corps , ainfi rendu incorruptible, ne perd rien des agrémens qu'il M iij  l Z M O N D t jj avoit étant animé; excepté la paf cle & Ie mouvement , il conferve tout le refte: le coloris , Ja fraichtur , le brillant des yeux & 1'éclat du teint. Une ftatue ft précieufe eft confervée dans un palais deftiné a ce feul ufage. Chaque empereur y a laiffé fon portrait de cette manière, & ce lieu. s'appelle d'un nom qui revient a celui de cer.otaphe impérial. i L'habitant du foleil qui (uccède a l'empereur défunt, fe place fur le tröne, fans pompe & fans appareil, excepté qu'il convoque une aflemblée, la plus générale qu'il eft poftible , pour jurer en public 1'obfervation des loix, &. faire connoitre a tout le monde la figure fous laquelle il fe rend vifiblel Car, quoique les empereurs aient tous pris un corps femblable a ceux des habitans de Mercure, comme je 1'ai dit plus hafut, ils peuvent prendre indifféremment la forme d'un animal, d'une plante, ou de tel être qu'il leur plak, leur intelligence infinie ayant le pouvoir d'organifer toutes fortes de figures, & de les rendre capabl.es des fonclions humaines ; aufti l'empereur peut - il fe métamerphofer en autant de manières , & auffi fouvent qu'il veut. Ce talent , qu'il eft le maitre de communiquer a perpétuité , ou pour un tems fixe, a quelques-uns de fes fujets, eft un des plus beaux droits de fa couronne^Sc  pE Mercure. 185 celui dont il eft le plus avare. Jè donnerai, li j'en ai le tems , quelques aventures fmgulières» arrivées par I'ufage de ces transformations , dont je crois qu'on me faura gré. CHAPITRE V. De la vie, du timplramment & des malad'us ks plus communes dans Mercure. Le tempéramment de ces peuples eft le plus ferme qui foit dans le refte du tourbillon : toute la nature y contribue. L'ardeur du foleil diffipe les vapeurs nuifibles qui pourroient fe former dans 1'air , & la terre , toujours pénétrée des premiers rayons de la lumière, n'exhale jamais qu'une rofée bienfaifante. La nourriture y eft toujours également faine Sc pleine de fuc , & les foins pénibles qu'il faut prendre dans notre monde pour acquérir les chofes utües&les déiicieufes, font bannis dans cette planette. D'ailleurs les peuples de Mercure font abfolument maïtres de tous les mouvemens qui fe font dans leurs corps. Ils règlent la circulation de leur fang, felon ce qu'ils ont deffein d'en laire; ils entretiennent leur eftomac par I'ufage de certains elixirs délicieux, dont 1'effet eft immanquable ; &; ils font auffi M iv  *%4 l e Monde sürs d'une di^eftion parfaite , que nous ï«* fommes d'avoir les mains nettes , après les avoir bien lavées. Tous les refforts qui refufent fi fouvent de nous obéir, font parmi eux foumis a leur volonté. II n'y a que les mouvemens de 1'ame, Sc ce que nous appellons les lentirnens , qu'ils ne peuvent régler a leur choix. Auffi font-ils la fource de tqutes leurs maladies , Sc quelquefois de leur mort. Mais ceux qui font aflliz heureux pour n'avoir point de pifiions trop vives, n'ont prefque rien k cramdre, & ils peuvent jouir d'une jeuneiïe & d'une frakheur prefqu'éternelles. II eft vrai cependant que lage y imprime fon trifte caracfère comme ailleurs ; mais a peine y eft-il fenfib'e. II ne fait que noircir une plume de leurs ailes dans un demi-fiècle , Sc ce font toujours les plus petites Sc les plus cachées qui fe terniffent les premières: ainfi il faut un prodigieux nombre d'années pour que ces plumes accufatrices tirent k conféquence, encore ne font-elles de mal que dans 1'opinion; car toutes les graces de 1'enfance Sc toute la force du bel age fe perpétuent malgré la noirceur des plumes. Auffi voit-on tous les jours de jolies femmes avec leurs plumes noires , qui dif. putent des conquêtes aux ailes couleur de rofe, & qui en font quitte pour ne jamais pox-  be Mercure. 185 ter les leur. Mais, k la longue, ces entreprifes téméraires n'oot pas un fuccès favorable : les ailes cachées font naïtre des foupcons fouvent plus nuifib'es que la vérité même : ce qui fait que les femmes fe fervent affez rarement de la liberté qu'elles ont de les laiffer dans leur garderobe. Pour les hommes, comme les leurs font inféparables, leur baptiftaire eft toujours écrit a-peu-près comme dans notre monde, oii on peut le lire fur le front. Les habitans de Mercure ne dorment jamais la proximité du foleil entretient un mouvement perpétuel dans la planette, qui ne peut être ralenti que par de grands accidens, & alors tout ce qui tombe dans l'inaction fe trouve dans un péril manifcfte. C'eft pourquoi un des plus grands fupplices auxquels on condamna les criminels , c'eft de dormir quelques jours. 11 y a dans ce pays des poifons affoupiffans, dont le confeil fouverain eft dépofitaire : il les ordonne aux coupables a proportion de leurs fautes , & ce ne peut être qu'un crime énorme, qui foit puni par un fommeil de huit jours. L'engourdiffement de Pame , & ce qu'on nomme, dans notre monde, la pareffe & la nonchalance , font des maladies fort confidérables parmi ce peuple ; auffi regarde-t-on comme très-contagieux, ce qui peut caufer ces accidens-lè,  l e Monde L'ennui, par exemple, eil nxtifiWe au premier degré , & tout ce qui en dépend , eft réputé dangereux & très-mal fain; une converfatlon pefante , Ie récit d'un homme diftrait, une mufique froide, des vers paffables, un coote trivial, Pabfence de ce qu'on aime, Ia préfence d'un ficheux , &c; toutes ces efpeees d'ennuis pourroient mettre Ia pefte dans Mercure. On a donc très-grand foin d'éviter Ie mauvais air, & la rencontre même de ceux qni ff font trouvés; c'eft a quoi la police a mis bon ordre, en obligeant, fous des peines eoafidérables, ceux qui font malheureüfement attaqués de ces infirmités, de porter certaines marqués que tout le monde connoït. Ainfi celui qui fort d'avec un ennuyeux, doit tenir un éventail a la mairf pour chaffer ia contagion; & de plus, il lui eft défendu de fe trouver en honnête maifon que vingt-quatre heures après. II refte, dit-on , après une pareille vifke, certains corps glutineux, capables dëmpefter 1'imagination la plus vive, &z dërouffer toutes les forces de 1'ame. La rencontre d'un fot, d'un pédant, d'une devote, d'une précieufe (car il s'en trouve auffi dans Mercure), oblige celui qui Pa eues de porter a la main un fouet garni de grelots, comme pour écarter ces infetfes , & pour avertir qu'ils fe font trouvés fur fa route.  x) e Mercure. 187 ■ II y a encore quelques maladies dans Mercure , dont les fymptómes fe manifeftent d'euxmêmes. Un préfomptueux, par exemple , enfle comme nos hydropiques; les extrêmes ignoraris contradent une forte d'étifie ; celui qui parle de foi, perd autant de plumes de fes ailes qu'il sëft donné de louanges vraies ou fauffes; ks avares fondent a vue d'ccil, & s'ancantiffent a la fin; les flaneurs meurent a force de rire ; les traïtres & les menteurs , qui ne font qu'une claffe, deviennent tranfpaparens, & caffans comme notre cryftal , tellement qu'ils meurent ordinairement brifés en mille pièces. Pour éviter tous ces maux, il ne faut que fuivre les confeils de la raifon & les intentions de la nature ; c'eft-a-dire , fe délaffer dans les plaifirs qu'elle infpire & permet, & fe livrer avec moclération aux goüts qu'elle a répandus parmi les hommes, avec une abondance & une variété procligieufe. En iüivant ce régime facile, on peut vivre cternellement dans Mercure, ou du moins auffi long-tems qu'on le defire. En effet, il fe trouve dans cette planette des hahitans , qui y font depuis qu'elle tourne au-tour du foleil. A la vérité, la plupart fe laffent d'une vie fi longue, & font tentés a la fin, de fe réunir  ,sg l e Monde au grand principe; c'en-a-dire, d'aller peupJer ie fo.eil ; car la connohTance certaine qu'ils ont de leur état après Ia mort, fondée fur la parole mdubitable de PEmpereur, fait ou'ils n en ont aucune crainte. CHAPITRE VI De la mort. Voici ce qu'ils pratiquent en cette occaion : lorfque quelqu'un veut quitter la plantte , d affemblefes amis, & leur diftribue talens. Car, afin qu'on le fache, les dons de 1 ame & les qualités acquifes, font réputés effets mobdiers dans Mercure, & on peut en laiffer 1 ulufruit a qui Pon veut, après quoi on retourne dans la malTe commune, comme on le verra par ce qui fuit. Le voyageur (on nomme ainfi le mourant) demande donc aux affiftans, fi perfonne n'a beioin de quelques-unes des faveurs, qu'il ne tenoit que de la nature. Pour entendre ce difcours du voyageur, il faut favoir qu'il ne peut y avoir dans toute la planette qu'une certaine portion de beauté d'agrément, de force & d'adrefle : mais par une faveur particulière que PEmpereur veut  b e Mercure. j§9 Bien accorder au globe qu'il gouverne, tous les talens corporels, qui reftent vacans par la mort d'un habitant de Mercure, fe doivent partager entre les furvivans a leur choix. Ainfi ceux qui fe trouvent contens de leur figure, ce qui fait le plus grand oombre, ne prétendent rien a cette efpèce de fucceffion; mais les autres font en droit de demander part a la dépouille du voyageur. Par ce droit, un boffu, peut hériter en un moment d'une trés-belle taille; une perfonne gauche, d'un air aifé ; une phyfionomie baffe, d'un minois fin; un boiteux, d'une ou de deux bonnes jambes. Si on étoit chauve, on gagne tout-a-coup a eet inventaire une perruque naturelle admirable. Enfin, chacun peut demander ce qu'il s'imagine lui convenir davantage , & il 1'obtient. Aufïi-tötque le voyageur a quitté la planette, Téchange fe fait d'une manière imperceptible. Comme il arrivé fouvent, au départ d'une belle perfonne, que plufieurs fe trouvent en concurrence pour fes agrémens, les afpirans règlent leurs prétentions a trois dez par le plus haut point; mais comme il y a quelque chofe d'impoli a difputer ainfi la dépouille future du voyageur, les perdans font condamnés a faire devant toutle monde, ce qui eft exprimé dans notre proverbe, qui a perdu gratte, &c. Pour  ï9d l e Monde a ceux qui ont gagné, ou a qui on n'a rien contefté, iis fortent tous dela maifon du mourant, fi tot que le mémoire de leurs demandes eft fait. Ses plus intimes amis reftent avec lui , ils font un grand feftin tous enfemble, après quoi on lit au voyageur une lifte fort circonftanciée des biens qui 1'attendent, 8c une defcription du monde oü il va. Cette relation qu'il fait toujours par cceur, 8c qui eft longue, lënnuye Silëndort; dans ce moment fon corps fe divife, & en très-peu de tems fe réduit en une poudre fine qui paroït d'or; c'eft la dernière réduftion des corps dans Mercure , 5c ce qu'on peut appelier la cendre des morts. Alors les perfecfions qu'il poffédoit, paffent a ceux qui les ont defirées, & rien ne refte de lui que ce peu de pouffière, qui même eft bientöt dévoré par les élemens. CHAPITRE VII. Des talens en ge'néral. Il y en a de deux efpèces, ceux qu'on tient de la feule libéralité de la nature, & ceux qu'on peut acquérir par art 8c par étude. Les premiers ne peuvent s'aliéner, fi ce n'eft en mourant, comme on 1'a vu; tous les  d e Mercure. 19* autres dans Mercure , fe peuvent conferver , communiquer, vendre & trocquer comme des bijoux & des nippes. Suivant cette inftitution de la nature, un peintre , un géomètre, un muficien, eft libre de fe défaire par échange, ou par vente de fes talens acquls, & de les tranfmettre a celui qui fouhaite, eii payant, les acquérir fans peir.e. Auffi-tot que le prix convenu eft payé, 1'acquéreur jouit du talent qu'il a acheté, & le vendeur en eft privé. Tous les arts libéraux & méchaniques font propres a cette efpèce de commerce ; a la vérité, on méfeftime autant ceux qui fe défont de cette précieufe denrée , qu'on loue ceux qui 1'acquièrent; car dans ce monde, oü 1'efprit eft regardé comme untréfor, tout ce qui le pare, étend fes connoiffances & 1'annoblit, paroit fans prix. C'eft pourquoi il fe trouve bien plus d'acheteurs, que de vendeurs de talens. 11 s'en trouve pourtant quelques-uns, &C dans Mercure comme chez nous, les favoris de la fortune trouvent de tout ce qu'ils peuvent fouhaiter. C'eft peut-être de eet ufage d'acheter des talens dans Mercure, qu'eft venu notre proverbe; les gens de qualité favent tout, fans rien apprendre. II n'eft pas impoffible que quelques-uras des fages qui voyagent fans cefle par toutes lespla-  l e Monde nettes, aient dit dans notre monde que lestak lens &c les ornemens de 1'efprit s'acqüèrent dans Mercure a prix d'argent; la-deffus nos riches, qui fe réputent tous grands, peuvent s'être imaginés, qu'en payant chérement leurs maitres, le plus fort en étoit fait, & qu'un talent bien payé, étoit fuffifamment acquis; mais malheureufement ce privilège particulier au monde de Mercure, n'a pas pafte jufqu'a notre planette ; Sc quelque prix qu'il en coüte aux profélytes de la fcience 8c des arts, ils n'en peuvent acquérir fans étude & fans peine, que les termes 8c quelques mots fpécieux, propres tout au plus a impofer a 1'imbécille vulgaire. Une autre manière d'obtenir les talens, eft de fe rendre 1'élève de celui qui les pofède : en ce cas le maitre 8c celui qu'on peut regarder comme 1'apprentif, conviennent d'un certain tems de fervice, que le profélyte doit remplir ; 8c, fuivant qu'il s'en acquitte au gré de fon maitre , 1'art ou la fcience fe place d'ellemême dans fon efprit, 8c dans 1'organe convenable. Ainfi celui qui fervira avec foin & d'une manière agréable un orateur, apprendra parfaitement Féloquence ; fa voix deviendra fonore, étendue, harmonieufe; la bienféance du gefte sëmparera de fes bras 6c de fes mains, &  de Mercure. ic,j & ce pathétique, qui prévient favorablement en faveur de 1'orateur, fe répandra fur toute fa perfonne, pendant que fon efprit fera meublé de toutes les connoiffances néceffaires, & du tout 1'art quënfeignent Ariftote , Longin , Ciceron. Mais s'il arrivoit qu'un élève négligent ou mauffade, n'eüt pas 1'induftrie de faire agréer les fervices , il ne fe trouveroit pas plus avancé a la fin de fonapprentifTage, qu'au premur jour; car la nature eft fi attentive au bonheur des hommes de cette planette, qu'elle ne récompenfera dans les uns, que les agrémens qu'ils ont donné aux autres. II ne lui fuffit pas, pour le bien de la fociété, que les hommes fe rendent mutueüement des fervices réels; elle veut encore que le prix des loins & des fervices foit augmenté, par Pattention de les rendre agréables è celui qui les recoit; & un ami, un parent ou un domeftiqueferoient malrécompenfés dans Mercure , s'ils entreprenoient de procurer a quelqu'un des biens réels contre fon gré. Cet ufage de notre monde eft profcrit dans Mercure, & on y prendroit pour de la haine, 1'amitié zélée, mais importune, qui s'efforce-» roit de rendre quelqu'un heureux contre fa volonté. N  J94 t b Monde CHAPITRE VIII. Des alimens. Il n'y a dans cette planette, ni cuifiniers, ni rötiflêurs, ni patiffiers, ni aucun de ces officiers è qui la déücateffe , ou peut-êtrela fauffeté de notre goüt donne tant d'emploi parmi nous. La nature a pris foin elle-même de préparer & d'affaifonner d'une manière exquife , lesrepas de ces heureux habitans. II n'en coute point la vie aux animaux, comme dans notre monde ; au contraire , ce font eux qui ont foin de la nourriture des hommes. Voici comment. Je crois avoir dit que le pays étant extrêmement chaud par la proximité du foleil, la nature toujours fage, 1'avoit femé d'une infinité de petites montagnes, qui font en tout tems couvertes, jufqu'a une certaine hauteur, d'arbres, de fleurs, de gazon & d'une mouflê extrêmement fraiche & briljante. Le fommet de ces cöteaux eft efcarpé, & paroit aride, comme nos rochers les plus impraticables; c'eft dans ces lieux, fi ftériles enapparence, que la nature prodigue fes tréfors les plus précieux. Ces rochers fe terminent par une efpèce de plate-  de Mercure. 195 forme, fur laquelle croiflent & fe confervent en tout tems des mets délicieux. Tous les goüts qui font répandus dans les autres mondes 9 prenant leur origine du foleil, & s'arrêtant d'abord dans Mercure , ces influences, au lieu de fe répandre fur toute la terre, fe fixent fur ces colines ; la elles produifent des fruits de toutes lesefpèces que nous connoiffons, & d'une infinité d'autres dont nous n'avons pas feulement la moindre idée. Ces fruits (car il faut bien leur donner un nom) renferment toutes les faveurs poflibles. Un potiron, par exemple, émaillé d'une certaine manière, aura le goüt d'une excellente bifque; une citrouille, fera un paté d'Amiens S une calebaffe, un jambon de la Mecque, &c. On trouvera un bouillon excellent dans un baton de cafle; & les ortolans tous rötis fe cueillent engouffes, comme nos fèves; une pomme de rambour , eft une perdrix; le pied d'un choux , eft un boudin blanc; & de petits buiffons , femblables a nos grofeliers , portent des huïtres vertes d'Angleterre dans des coquilles, couleur de feu ; c'eft dans eet heureux monde , & non ailleurs , que les navets font au fucre. La boiffon fe trouve toute faite & toute rafraïchie dans des caraffes de cryftal, qu'il ne N ij  ï95 i- e Monde faut que reporter oh on les a prifes, pour qu'elles fe rempliffent. Tous les vins que nous connoiffons, & tous ceux qu'on boit dans le monde de Wars, de Jupiter & de Saturne, fe trouvent Ik; la fource en eft inépuifable , puifqu'elle vier.t des influences du foleil. . II ne s'agit plus que de dire la manière d'aller chercher fur ces montagnes efcarpées les fruits & les liqueurs qu'on fouhaite. On s'imaginera d'abord qu'elle eft pénible; mais laiffons faire fe fttprêmeintelUgence, elle ne manquera pas dëxpédiens pour rendre heureux fon peuple favori. De grands oifeaux d'une figure agréable , peints de toutes les couleurs, & plus affectionnés aux hommes que nos chiens, font les pourvoyeurs de la planette. Ces oifeaux font très-commims, & exrrêmernent famdiers. II n'y a perfonne dans Mercure qui n'en ait plufieurs k fon fervice, fans les acheter, ni les prendre traïtreufement comme parmi nous; car il fuffit de les appeller. II y 1 a dans Mercure un langage général que tout le monde fait; qu'on nomme la langue des animaux. Uslëntendent tous, elle eft prefque auffi étendue que la langue humaine ; ils la tiennent de la nature, & 1'apportent en naifïant; k la vtrité, ils ne fauroient la parler faute d'organes;  db Mercure. 197 uiais i!s nën fervent pas moins utilement; car ijs la comprennent a ravir. Ces oifeaux qui font forts , & dont le vol eft très-rapide, fe tiennent toujours prêts au commandement. Aufti-töt qu'on leur a dit ce qu'on fouhaite , 6c qu'on Jes a enharnachés de la corbeille propre a 1'apporter, ils partent en diligence. Ils vont toujours deux enfemb!e;l'un choifit ce qu'on lui demande, Sc le range des pieds & du bec dans la corbeille , 6c fon camarade lerapporte. Si ce porteur ne pouvoit s'acquitter de 'fa commifïion par quelque accident, comme s'il monroit en chemin , celui qui eft libre prendroit fa place , & retourneroit promptement fervir fon maitre. Quand plufieurs habitans de Mercure mangent enfemble , ce qui eft fort ordinaire , chacun envoie fes pourvoyeurs , & le répas eft prefqu'auffi - tot fervi que commandé , tant ces merveilleux oifeaux font alertes & foigneux. N iij  I9S t e Monde C H A P I T R E IX. Des domejtiques. O uTre les domefliques aïlés, qui font principalement deftinés a faire les menages un peu éloignés, il y en a d'autres pour le dedans'de la maii'on , & pour Ié fervice ordinaire. Ce ne font point des efclaves, mais des gens qui fe font réduits par leur faute a cette malheureufe condition. Tels font ceux qui faute de cultiver leurs talens, les ont laiffés perdre, & qui n'ont plus que celui de fervir les autres; ceux auffi que la démence des paffions outrées a ruines de quelque facon que ce foit. On prend encore des domefliques parmi les gens qui font tombés en roture. Ce malheur arrivé au troifième d'une familie, de père en fils, qui fe trouve fans mérite , fans efprit, & inutile a 1'état; comme a ceux qui fe font déshonorés dans les charges publiques par mauvaife intention, ou par incapacité; car dans Mercure on punit celui qui manque è fon devoir par fottife, comme celui qui prévarique de deffein formé, par la raifon que le public en fouffre également, & qu'on eft auffi cour  de Mercure.' 199» pable de s'être propofé pour un pofte qu'qn ne fauroit bien remplir, que fi on avoit trahi 1'état. C'eft inutilement qu'on dit, pour excufer celui qui s'eft emparé d'un emploi fans la capacité requife, que 1'amour propre aveugle tous les hommes ; que chacun s'adjuge de bonne foi plus de mérite qu'il n'en a véritablement, & qu'en cela on peut être trompé fans être criminel. L'excufe eft recue , lorfque le public n'en foufTre pas; mais dans les emplois elle eft frivole, difent les habitans de Mercure : car les manières de fe connoitre foimême font innombrables , pour peu que nous voulions faire attention fur ce qui nous regarde. Cent fois par jour, ajoutent-ils, ce qui nous entoiire , nous apprécie, & notre valeur intrinsèque eft la chofe qu'on nous montre le plus fouvent; de forte qu'une femaine au plus d'attention, peutmettre 1'imbécille leplusborné, en état de favoir ce que tout le monde penfe de lui. Les yeux & la contenance de ceux qui nous écoutent, nous découvrent fans peine leur difpofition a notre égard; les baillemens d'un homme d'efprit, ou fa diftraftion, font des marqués de notre peu d'agrément; fes interruptions empreffées, vives ou dédaignantes,; Niv;  ioo l e Monde jnarquent I'in&fTifan.ce de nos raifons. Un fouris arner de fa part montre 1'indignatiou que lui donne 1'incapacité du parleur, qu'il ne veut pourtant pas interrompre par un égard de pc liteffe; & s'il haufle les épaules, ü faut que Tabfurdité fok 3 fon comble. En faifant donc queiques-unes de fes remarques, quand on fe rencontre avec des gens géncralement efliniés , on ne fauroit douter de leur opinion a notre égard, & par conféquent de celje qu'en aura tout le monde. üne marqué encore bien füre de ce que nous valons, c'eft lëmprefTement ou 1'inciifférence que ces mê.nes gens marquent pour notre commerce; car il ne faut pas s'imaginer que jamais un fat, un imbécile, un homme fans mérite, foit recherché par celui qui en a ; fi ce n'eft que quelque miférable raifon d'intérêt, ou de refpeft humain n'y force 1'honnête homme; mais en ce cas , fa contraire décëlefonfentiment. C'eft donc avec raifon qu'on pumt dans Mercure la fauffe opinion qu'on a de foi-même, puifqu'il ne faut, pour en avoir une jufle, qu'ouvrir les yeux & les oreiïlês. Une troifième efpèce de domeftiques, qu'on pourrok nömmer des élèves, font des gens qui n'ayant pas affez de bien pour acheter les  DE M E R C U R E. ZQl talens, ou les qualités de 1'ame s'attachent è ceux qui les pofsèdent, pour les acquérir euxmêmes par 1'habitude ou par 1'imitation.. En effet, dans le commerce de ceux qui nous font fupérieurs par les connoiffances, par le goüt, ou par les talens , 1'ame fe dérouille, s'inftruit, fe dépouille despréjugés, acquiert des lumières, prend le goüt des arts, Si s'accoutume a faire ufage de fa propre raifon ; ce qu'on doit regarder comme la plus fublime de toutes les lciences. L'un s'affedlionne a la géométrie, chez un géomètre; un autre étudie la nature, en fervant un phyficien; celui-la acquiert les graces de 1'éloquence dans la familiarité d'un Salamandre ; on gagne de la politeffe, Si 1'air du. grand monde chez un courtifan ; une jolie fille en fert quelquefois une autre moins aimable qu'elle; mais plus favante dans 1'art de fe bien niettre; plus fpirituelle, plus fine, Si par conféquent bien plus capable de rinftruire de la coquetterie délicate,fi néceffaire a qui veutplaïre long-tems. Une infinité d'autres raifpns que chacun peut imaginer , attirent des élèves. On en trouve fouvent plus qu'on n'en veut, & il y en a même qu'on rebute. Ce font ceux qu'on foupconne de ne vouloir acquérir des talens, que pour  ioz t e Monde les vendre, ou en faire une efpèce de tram:; qu'on trouve malhonnête. Ces gens-la font regardés, comme on regarde dans notre monde les femmes qui font commerce de leur beauté pour de 1'argent; cette efpèce de négoce n'eft pas défendu, mais on méprife les perfonnes qui le font, paree que c'eft aller direöement contre les intentions de la nature, de trafiquer les dons précieux ' que nous tenons d'elle, & qu'elle nous a donnés gratis, h deffein que nous les donnions de même. Ainfi cette efpèce de fimonie tourne a déshonneur, & le brocantage des qualités de 1'ame ou des talens de 1'efprit, eft réputé dans Mercure une tache honteufe. CHAPITR'E X. | Bes animaux en génèral, & de leur langage. ■'Ires animaux dans Mercure font proportionnés a la grandeur de la planette, & par conféquent ils font tous beaucoup plus petits que les nótres ; mais ils ne s'en éloignent pas, quant a 1'efpèce & a la figure. Au refte, leur cerveau étant bien mieux compofé qu'il ne 1'eft dans les brutes de notre monde, ils ont généralement parlant plus d'efprit qu'elles ; ils font  de Mercure; 103 encore différens par les inclinations naturelles, par Péducation qu'ils rccoivent des hommes, & par les emplois auxquels on les deffine. A la vérité , ceux que leur nature rend moins fociables , font toujours groffiers & féroces , comme parmi nous ; les lions & les tigres de Mercure ne font pas d'un commerce auffi doux que les moutons &lesbarbets; quoiqu'ils entendent la langue générale ; mais tous ceux quë nous appellons domeffiques, on ne fauroit dire combien ils font dociles , & qu'elle envie ils ont de fe rendre néceffaires aux hommes, lis ne peuvent pas parler, comme on a déja dit, mais au lieu de la voix que la nature leur a refufée , elle les a doués d'un langage muet, compofé de mines, d'aftions & de différentes poftures qui ne font guère moins intelligibles que la parole, & les peuples de Mercure les entendent mieux , que les habitans du férail n'entendent les muets, dont le langage eft fort clair a ceux qui y font accoutumés. C'eft en cette langue qu'ils témoignent aux hommes qu'ils les entendent; & qu'ils rendent compte des commiffions dont ils les ont chargés. Ils s'en fervent même pour la converfation , & quelquefois on s'entretiendra dans un bois auffi raifonnablement avec un roffignol, qu'avec une perfonne très-fenfée. II eft vrai que dans ces  *«4 t E M O N D E difcours on afFeöe de ne parler que des chofes convenabies a 1'animai avec lequelon fe trouve Par exemple, la converlation avec un rofiï*nol ne rouje pas fur ia morale & fur la politie o^fur la beauté du jour, fur 1'agrément du payiage; on lëntretiendra des arbres, des fleurs des piames, de fa maitreffe , de fes amours ' de fes camarades, de leurs aventures. Toutes ces bagatelles traitées avec art, font d'une affez grande reffource, quoiqu'elles paroifTent d'aï*ord fort fimples. II arrivé même qu'en s'entrerenant ainfi , on s'mfrruit de milie propriêtés öes plantes, de la fingularité des lieux, & qU'on trouve occafion de faire bien des remarques qm devoilent la nature, & nous infiruifent mieux que ne pourroit faire une étude plus férieufe. Ce que je dis d'un rofilgnol, fe doit entendre egalement d'un loup, d'un ferpent, d'un lièvrlaufa la prudence de 1'homme, de choifir des' fujets de converlation proportionr.és a fa portede cbaque efpèce. On juge bien qu'un léopard ne raifonne pas comme une levrette ; un dindon, comme un renard; ni untigre, comme un lapin; mais la politeffe naturelle exige quon s'humanife, & qu'on ne parle aux gens°que de ce qui leur convient. Les animaux dans Mercure, ne s'y mangent point les uns les autres; mais on ne tóffe pas  DE M E R C V R E. ZOf d'y voir entre chaque efpèce, Pantipatie que nous voyons parmi ceüe de notre monde. La ditference qu'il y a des animaux de cette planette aux nötres, c'eft qu'au lieu de fe dreffer des embüches, & d'employer la rufe pour fe détruire, comme on dit , en tapinois, ils fe font une guerre ouverte de nation a nation , jufqu'è ce que 1'un des partis fatigué ou plus foible, cède le terrein au viöorieux, & demande la paix. Ils la font quelquefois par Pa* battement des deux'partis, quelquefois paria médiation d'une efpèce neutre ; mais fouvent par 1'entremife des hommes, qui fe rendent garants des traités. Alors elle eft fort folide , &C on craint également de la rompre de part &£ d'autre. Ce n'eft pas que les hommes s'amufent jamais a prendre, comme on dit, fait & caufe dans ces démêlés , ni qu'ils en viennent aux voies de fait contre les infracfeurs du traité ; mais c'eft qu'ils confeillent les létés contre le parti coupable , & leur apprennent les moyens de fe rendre fupérieurs k leurs ennemis. AufTS de pareilles conventions ne font-elles violées que très-rarement; tous les animaux de la planette les refpe&ent, & le lion même leplus indocile de fes habitans, y regarde a deux fois, avant de déclarer la guerre aux cerfs & aux  zo6 l e Monde chevreuils , quand ils ont fait la paix enfemble par Ia médiation de notre efpèce. C'eft ce qui fait que, malgré leur antipatie, on les voit vivre enfemble avec affez de familiarité, fe faluer amiablement a la rencontre, s'entretenir gaiement, fe donner des repas, faire des alliances & des mariages qui femblent être affez difproportionnés, mais que des intéréts politioues autorifent & rendent fortables. C'eft ce qui fait encore qu'on eft affez peu furpris dans Mercure de voir un tigre faire 1'amour a une jolie biche & 1'époufer ; un loup fe radoucir auprès d'une chêvre. Des genstrès-dignes de foi m'ont affuré qu'ils avoient vu des renards, en grande réputation dans leur parti, s'attacher a desjeunes poules hupées, & les défendre contre 1'aigle & le milan , au péril de leur vie. Ces alliances ne choquent pas plus dans Mercure , que celles qui fe font dans notre monde ne nous paroiffent étranges. Yeft-on furpris de voir des hommes graves & d'un age décrépit époufer de jeunes coquettes ? Les plus grands feigneurs ne recherchent-ils pas ralliance d'un malotru, qui s'eft enrichi par les concuftions les plus criantes ? Tout le monde fait encore qu'il n'eft pas fans exemple qu'un magifirat faffe fa femme d'une comédienne.  de Mercure; £07 CHAPITRE XI. De la nourrïture des animaux. La terre fournit è tous les animaux la nourriture qui leur convient: & quoiqu'ils ne paiffent pas Pherbe, qu'ils ne broutent ni les fleurs ni les arbrifleaux, ils ont abondamment tous les alimens néceffaires Sc convenables a leur nature. Les cailloux les leur fourniffent: il fort de toutes les pierres une efpèce de féve univerfelle, que les hommes trowvent inlipide, Sc que tous les animaux qui la fuccent aiment infiniment; on fait par le commerce qu'on a avec eux qu'elle eft pour eux d'un goüt admirable. Les bêtes carnaflières y fentent le goüt des viandes, les animaux qui broutent la comparent aux fruits 8c aux falades, les oifeaux croyent manger du pain au lait, & des gateaux aux ceufs; enfin chaque efpèce eft contente des alimens qui lui font deftinés, elle en ufe délicieufement Sc fans peine , Sc trouve abondament par-tout en toute faifon ce qui lui eft néceffaire. Aufli les animaux fönt-ils libres dans Mercure de la plus parfaite liberté qui foit dans la nature: car ils reconnoiflent 1'empire des hommes qu'autant qu'ils les aiment, Sc ils ne  icS ■ L E M O N B E leur lont affujettis par aucune forte de loi, ni même par la violence. Car les habitans de Mercure lont trop ennemis de la tyrannie , pour enchainer les animaux, retenir les oifeaux en cage, & fe faire fervir par contrainte. La nature a établi entre les hommes & les animaux une efpèce de fubordination bien plus douce : I'amitié en eft le Hen unique. Les animaux s'attachent aux hommes par une inclinat:on fympathique que rien ne fauroit détruire, t£ par la force de eet inftinö , ils font toujours difpofés a leur rendre tous les fervices poflib'.ts , chacun feion fes petits talens. Suivant qu'ils ont été mieux traités, & accueillis , ils s'engagent davantage; car la politeffe des fuperieurs eft un des plus forts Hens de cette eüèce de commerce. Je vais donner quelques exemples du fervice qu'on tire ordinairement des animaux. Un homme veut-il donner une belle courfe au public , s'il a fait amitié a des cerfs, & a des chevaux d'une extréme vïteffe , ils viennent d'eux-mêmes s'atteler a fon char, & fans avoir befoin de cocher, paree qu'ils entendent la langue univerfelle, ils font tous les efforts pour vaincre la viteffe du parti oppofé. S'agst-il d'avoir des marionettes excellentes ? les perroquets apprennent par cceur des dif- cours  de Mercure. 109 'cours fuivis d'une longueur éton'nanteï, Sc föhl dire par fignes a polichinelle; qid eft ordinaiïement un vieux renard, des qüolibets admirables. Les finges danfent fur la corde, Sc tont dëux-mêmes des tours de pantomimes parfaits? les jeunes chats y prennent les fouris 8t s'en jouent fans les bleffer, avec la grace naïve qui leur eft particulière Sc les féreins de canarie ehantent dans les entre-aöes, des airs de flageolet qui feroient bonte a Dekoteaux. Quelqu'un veut-il batir une maifon? lés renards, leslapins, les taupes en creufent les fondemens ; les caftors coupent les grands arbreS Sc les fa?onnent; les anes portent- fur leur dos les groffes pièces de bois faconn'és $ fi on veut s'en fervir ; les ourS fe chargent des matériaux qu'il faut porter fur les échafauds par des echelles jufqu'au comble du batiment, Sc 1'élephant fait fervir fa trompe de grue pour élever les fardeaux les plus pefans. Ainfi lesouvriers n'ont qu'a les mettre en oeuvre , Sc ils en font quittes pour payer de politefle les fervices de ces animaux zélés. Ils font encore mieux s quand 1'édifice eft achevé , Sc qu'il faut orner le dedans , 1'élephant fournit 1'y voire gratis} la tortue donne ion écaille; Sc le poiffon qui vit dans la nacre fournit des perles Sc des coquillages précieux „ dont on fait les plus jölies grottes O  ara t e Monde mi monde. Les vers k foie ne font pas plus avares de leur travail • il n'eft pas jufqu'aux papillons qui muent quatre fois Pannée , qui n'offrent leurs dépouilles avec plaifir; les couleurs admirables dont leurs ailes font peintes ne s'cffacent jamais, Sc je me fouviens d'avoir vü des cabinets meublés d'étoffes, oii elles font appliquces & liferées avec art, qui faifoient un fpeftacle très-brillant & des mieux variés. II ne faut pas tuer les oyes ou les cignes pour •avoir leurs plumes; ils ramaffent foigneule-ment toutes celles qui leur tombent, en font un préfent a ceux qu'ils aiment, comme par une efpèce d'hommage. Tous les oifeaux ont un ramage agréable, Sc ne ehantent point en charivari comme les nötres? mais d'une manière concertée, qu'ils ont 3'art de diverfifier prefqu'a 1'infini. Ce qu'il y a d'admirable , c'eft qu'ils compofent fur le champ , Sc qu'ils ne répétent jamais la même chofe fans la parer de nouveaux agrémens. Les poiflbns ne font pas moins utiles dans Mercure , ni d'un commerce moins agréable : ils entendent comme les autres animaux la langue générale. Les poiffons ont tout de petits pieds; ils peuvent vivre quelque tems hors de 1'eau, Sc tenter fans mourir des promenades de quatre ou cinq eens pas : k la vérité, leur dé-  DE MÉRCUREi 3,1 t marche a bien quelque chofe de gauche, qui leur fied moins que le nager, mais ils ne laiffent pas de s'en aider , fèlon les occafiónS, Leur peau n'eft pas gluante comme dans nötre monde, mais elle eft grenée comme celle des écrc" vilfes , & peinte de couleurs vives , que 1 of a 1'argent & les pierreries auroient peine a imker. La feule chofe qui les dépare , c'eft leur taille jtoute entreprife, ck leur phifionomie fiupide; mais s'ils n'ont pas l'air bien fpiritiielj leurs actions démentent bien la pfévention qu'ils donnent cöntr'eux; & pour peu qu'on'les connoiffe, On s'apper^oit bientöt, que s'ils ne difent mot » ils n'en penfentpas moins. C'eft un plaifir de les voir chercher au fond de 1'eau ce qu'on y laiffe tomb.er, ou ce qu'on y jette exprès : ils rapportent mieux que nos épagneuls, & jamais ils ne refufent d'obéir au commandement d'un homme, pour peu qu'il foit connu aüx ertvirons de la riviere, ou de 1'étang qu'ils habitent. Quand on fe promène fur le bord de 1'eau, ils s'affemblent par troupes, ils font mille tours & mille caracoles, pour divertir la compagnie* Quelquefois on les voit fè divifer par pelotons, repréfenter a fleur d'eau des combats innocens, des eourfes d'une rapidité furprenante, &c des caroufels auffi variés que lesnötres % , les efpèces différentes forment des quadrilles O ij  &ïi t e Monde diftingués par Ja figure & par les couleurs j & ces fortes de jeux fe font avec tant d'art & d'ef.rit, que fans le fecours des paroles, on ne laiffe pas d'enrendre la fuite d'une aftion. Ce font proprement des poëmes dramatiques muéts, tels qu'on les jouoit aurrefois a Rome, quand un feul pantomime repréfentoit en danlapt, fans parler, lënlevement d'Helene, le bor.heur de Paris, les cornes de Menelas, &Z Pembrafement de Troye. Les poiffons rendent encore aux hommes un autre fervice que celui de les divertir: ils conduifent des petits bnteaux qui font de criflal malléable, dont on fe fert pour voyager paf eau. On y attaché de longs cordons, que les poiffons ne manquent jamais de prendre avec les dents; &£ fitót qu'on leur a dit la route qu'on Veut prendre , ils la fuivent, & fe relaient les Uns les autres, jufqu'au lieu oü l'on veut aller: fi par malheur un homme tombe dans Peau, ils le foutiennent, le portent au rivage & le fauvent immanquablement, Quand on veut le baigner, ils fe retirent de peur d'être incommodes , & ne viennent point qu'on ne les appelle; il en refte feulement quelqu'un de garde pour aller avertir les autres en cas d'accident. Car ils font extrêmement attentifs a ce qu'il n'arrive rien de facheux a un  de Mercure. at 3 homme qui leur fait 1'honneur d'habiter pour; quelque tems leur élément; d'ailleurs. ils font bien aife de fe trouver a portée de le diver* tir, autant qu'ils. en font capables: malheur eufement ce n'eft pas par leur ctant,. comme les oifeaux, ( car les pauvres poiffons lont muets par tous pays) mais comme ils entendent la langue générale, ils font leur réponfe par écrij ; ils tracent avec leurs petites pattes des caractères fur des callloux plats, dont les rivières font pleines, & fur de certaines herbes, de manière qu'il n'eft pas étonnant de voir de fort honnêtes gens s'amufer qu^quefois des heures, entières, & rire ^ pamer en sëntretenant avec une tanche ou une huitre verte.. Les animaux qui n'ont pas le talent d'écrire , ont fouvent repréfenté a l'empereur que les. poiffons jouiffentinjuftement de ce droit a leur exclufion. On leur a toujours répondit que le féjour des poiffons.étani aff.z mé'a.nco'ique de fa nature , & fort refferré , ilss'e muieroient a mourir, s'ils n'avoient pas cette teffource. lis écrivent donc, & lifent même en dépit de lën-> vie, & les rivières font toutes peines de bibliothèques a leur ufage, oü. chacun peut s'amu-» fer comme il lui. piaïr. Oa ne fait pas trop.de quoi.traitent leurs livres, mais on préfiune qu'il" £y. trouve beaucoup de réfkxions moraies & O iijt  fT4 sleMokde de raifonnemens politiques, qui demanden* moms d'imagination que de folidité : car perfonne n'ignore que les poiffons ont dans 1 efpnt je ne fai quoi de froid & de pefant, qui ne s'accorde pas mal aux fciences de cette efpèce. g-^-—- CHAPITRE XII. Des habilkmens. Les habits ne fervent pas a fe défendre de Ia rigueur des failbns , comme parmi nous , puifqu'une éternelle ferenité regne dans 1'air, & que le froid eft tout-a-fait inconnu dans cette planête, La nature n'a pas laiffé de donner è ce peuple un inftincf qui le porte a s'habiller, fans doiUe , paree qu'un certain air de modeftie ne rend que plus piquante la beauté Ia plus parfaite. II n'eft pas queftion de mode générale dans la planête; chacun imagine des habits de fantaifie , a-peu prés dans le goüt de nos jolies mafcarades , & tout paroit bien, pourvu qu'on montre dans fa parure de 1'adreffe & du génie. Les étoffes ne s'achètent point dans Mercure. La nature les fournit libéralement, & c'eft l'empereur qui les diffribue. Les magailns font^ou-  de Mercure. 115 jours ouverts, & chacun peut aller choifir y pourvu qu'il préfente une ordonnance de 1'iiy'. tendant commis a eet em ploi. Ceux qui en veulent plus qu'il n'eft réglé par le tarif ordinaire , ont befoin d'un ördre de lëmpereur, qui ne leur eft que difficilement accordé. Cela nëmpêche pas que les garderobes les plus magnifiques & les plus diverfifiées qui foient dans 1'univers, ne fe trouvent dans Mercure. La manüfacture de ces étofFes contient toute. 1'étendue d'un grand lac placé dans les jardins de lëmpereur: ce vafte haffin eft toujours rempli d'une liqueur que les pbilofopbes appelient lëfprit univerfel, le Mercure principe & le foufre folaire. Un feu très-ardent embrafe cette liqueur, dans laquelle une infinité de falamandres nagent fans cefte , comme dans un bain délicieux. Ils mêlent cette matière enflammée de certaines dofes de poudre de projecYion, Ss cëft de ee mélange travaillé par un art trés* caché , qu'ils compofent les étoffés; Les falamandres dont je parle, ne font pas ces animaux monftrueux, dont la peinture nous fait de ft vilains portraits , ni ces habitans chitnériques de la fphère clu feu, connus fur la foi trompeufe des Gabalis: ce font1 de jeunes habitans du foleil, obligésde voyager dans toutes les planètes pour fe former lëfprit,, & d'y fi- O W  2ïö L E M O N B E journer pour travailler pendant un tems au bon» heur & aux plaifirs de ceux'qui les habitent. Quand ils font fur notre terre , ils fertilifent les champs, peuplent les jardins, produifent les fruits, & créent, pour ainfi dire, les métaux & les pierres précieufes dans le fein de la terre : ils muriflent les vins de Tokai & de Champagne , ils diftribuent la beauté, les talens, les graces, le génie, les goüts, les fentimens, & préfident aux fonges agréables. Dans Mercure , ils font artifans d'étoffes , de bijoux, & d'une infinité de curiofités qu'ils fabriquent de la même matière que les étof* fes; car elle eft également p:opre a faire les gazes les plus légéres, les pierres les plus dures, & les métaux les plus fplides: il ne s'agit que de la cuiiTon. : Les bords du !ac - ou fe font tous ces chefd'oeuvres, font entourés k une certaine diftance 4e magafins fuperbes , dans lefquels les falamand) es portent & confervent leur travail qu'ils 'diftribuent gratis, au choix de ceux qui en fouhaitent, pourvu qu'ils montre. f une ordoru *nce de l'empereur, ou la marqué de P-intendant, comme je 1'ai déja dit. Öutre les étofFes, on trouve dans ces magafins tous les aftortimens qui conviennent 4 kparure des hommes, aufii bien qu'a geile des,  de Mercure» n*? femmes; il en faut excepter 1'or & les pierredes, qui ne fervent de rien h 1'ornement. On s'inragine que 1'éclat trop vif des pierrenes, nuit plus a la beauté qu'il ne la fert: & a lëgard des métaux, leur couleur uniforme ne fait, dit on , qu'éblouir, fans rien dire a lëfprit. ; Ce peuple mgénieux & délicat, n'eft frappe que des mélanges induftrieux de la nature & des produaions de 1'art: auffi toute la magmficence de leurs étoffes confifte-t-elle dans la fineffe , dans 1'éclat de couleurs, & dans la variété des deffeins. Cënfur-tout dans cette derrière partie, que les falamandrès excellent; ils repréfentent dans leurs ouvrages, non-feule^ ment les fleurs, les fruits, les animaux , les grotefques, mais de plus, comme ils favent tout ce qui fe paffe dans Mercure & dans.les autres planètes, ils en font de petits tableaux éuigmatiques, enforte qu'on verra quelquefois fur une même robe, les aventures anecdoaes de cinq ou fix planettes, peintes comme les mignatures de nos plus belles tabatieres. Quand on choifit une de ces pièces d'étoffes fatiriques (on les appella ainfi) le falamandre qui 1'a fabriquée, vous donne le petit lardon manufcrit qui fert a 1'intelligence des tableaux. Chacun peut a fon gré faire myftère de lëxpHcafion , ou la montrer a fes amis, & même la, l.iyrer au public.  ifS r e Monde Cela fait imaginer qu'on eft peu charitabïe dans Mercure : les habitans en conviennent, & difent pour leur excufe, que tout ce aui arrivé dans le monde de ridicule & de plaifant, appartient a tous ceux qui le peuvent connoitre, & qu on acquiert en naiffant Ie droit univerfel de rire de tout ce qui le mérite. Ils ajoutent, que puifqu'on s'attendrit o> qu'on pleure a la yme% &c même au récif des aventures affligean, tes^ il efï bien juffe de sëgayer au récit des. éVénemens comiques. CHAPITRE XIII. monnoit. La monnoie nëff compofée daucun métal, &fije 1'appelle de 1'argent dans la fuite, ce nëft que par habitude , ou pour ne pas m'éloigner d'une facon de parler, qui nous eft femilière. Cet argent donc qui nëft ni de métal, ni febriqué de la main des hommes, fe trouve tout feit ƒ11x la plate-forme d'une tour trèsréïevée , fitueë dans les jardins de lëmpereur. Les vapeuri de Ia planette qui sëlèvent jufqu-'a lahauteur de cette tour , s'y congelent en petrts caükntx durs comme Ie métal k pliables comme lui, & affe^  de Mercure. 119 femblables pour la figure a nos grandes paftiU les, mais d'une moindre épaiffeur, Ces pièces de monnoie ont pour empreinte en reliëf la figure de la planette qui dominoit dans le tems de leur formation. Par exemple, celle de Sa* turne repréfentent la planette & fon grand anneau qui la caraftérife: elles font de la cou-, leur des fapbirs. Celle de Jupiter font empreintes d'un globe entouré de fes latellites s &l leur matière eft femblable au diamant: celles de Mars reffemblent au rubis, & la monnoie de Vénus a la couleur des émeraudes. Les pièces des planettes les plus éloignées du foleil font de moindre vakur que celles qui en approchent; ainfi dix pièces de Saturne n'en valent qu'une de Jupiter , dix pièces de Jupi^ ter n'en valent qu'une de Mars, &c. Ce qu'on appelle parmi nous des talifmans, & des pierres confbllées, n'eft autre chofe que cette monnoie de Mercure, mais elle n'acquiert les vertus merveilleufes que nous lui connoiffons, qu'en paffant de cette planette dans les autres: ce qui arrivé quelquefois de la manière qu'on va le dire. Quand lëmpereur envoye dans notre planette quelques jeunesfalamandres ,il leur donne plufieurs de ces caülaux conftellés , pour sën fervir dans les occafions ou leur force & leur  itó l e Monde ïnduftrie ne feroient pas fuffifantes, pour ka tirer d'intrigue : alors lëmpereur diftribue 4 ces pierres les différentes vertus qu'il juge nétèihbès aux folet-s, ( on les appelle ainfi che3 nous) qu'il envoye parcourir les planettes, &r ils s'en fervent felon I'occafion qui fe préfente a produire des méteores, è exciter des ora» ges, a calmer les mers, a fe rendre invifibles, è changer de figure, enfin è faire une infinité de prodiges , ou je ne fai combien de petites fingeries, que toutes les nourrices favent pa* cceur. Quand le voyage de ces jeunes lutins jeft terminé, ou qu'ils vont d'une planette a une autre , ils laiffent pour 1'ordinaire dans celles qu'ils quittent un certain nombre de ces taüfmans, comme pour dédommager les hom. mesdes petites miévreries qu'ils leur ont faites: heureux qui rencontre ces tréfors! le hazard en a quelquefois donné plufieurs a la même per. fbnne , & c'eft par ces incidens fortunés qu'on a vu des hommes faire tant de chofes au-deffus de Ia nature; comme marcher er. 1'air, ft? ren, dre invulnérables, manier fans fe brö'er Èe ferj» embrafé, fe promenerèlu pluiefans fe mouilIer, prédire 1'avenir, guérir avec des paroles. & fe faire aimer de toutes les femmes  öe Mercure; ilfe CHAPITRE XIV. Dijlribulion de la monnoie, & de fon üfagei Les commiflaires du tréfor public qui ónt foin de difiribuer les richefies commifos k leur garde , vaqueot fans ceffe k eet emploi, &t chacun peut k jour nommé aller recevoir ce qui lui doit revenir , fuivant un röle affiche dans toutes les dépendances de lëmpire. Comme la terre fournit gratis la nourriture , & lëmpéreur les habillemens & les meubles » i'argent ne fert qu'au luxe , au jeu, aux emplettes , & fi ce mot fe peut dire , au brocantage, qui eft plus commun dans Mercure , que dans aucune autre planette. Car tout fe vend; parures, bijoux : & même ( ce qui n'eft point ailleurs ) on y troque les compksions , les caraftères , les qualités de 1'ame, ks talens , enfin tout ce qui peut tenter la curiofité des hommes. II eft vrai que les qualités de lëfprit , les compkxions, & les caracfères ne fe verdent pas a pur & k plein , il raut qu'il entre de 1'échange dans le marché. Par exemple, fi un homme févère & taciturne , avoit envie de devenir vit & d'une humeur agréable, il fau-  L E M O N D É droit qu'il troquat avec celui dont lëfprit lui plairoit, fon caraftère faturnien ; fauf a mettré du retour en argent, pour rendre les chofes égales. Si une coquette efi tentée par curiofité de devenir fidéle & tendre, il faut qu'une héroïne de roman adopte fa coquetterie, & lui cède le ton plaintif : ces deux exemples fuffifent. L'acquifition des talens eft plus ftmple, on peut tout d'un coup devenir peintre, géométre, muficien , poëte, pantomime: mais celui qui vend fon talent le perd fans retour, & celui qui 1'achète le pofféde dès le premier inftant, comme on Pa dit plus haut. " Voilè rufage qu'on fait des richeffes & de Pargent dans Mercure t lëmpereur les diftribue avec une fage économie qui n'eft point oppofée a la magnihëence , & qui ne fent nullement Pavarice , puifqu'il ne prend de fes fujets, &c ne léve aucun fubfide* O noble fils du foleil, refpecfable image de la divinité ! s'écrie ici 1'auteur de cette hiftoire ^ le peuple qui vit fous vos loix , peut bien fe dire avec vérité le plus heureux de 1'univers, Invincible père des croyans , ajoute-t-il, redoutable Sophie , votre douceur & votre' equité ne vous éloignent pas de ce caraöère fublime du grand empereur de Mercure. II eft  dê Mercure. ai| Vrai que la mifère de notre terre & les foefclns de votre état, yous obügent k exiger quelques tributs de vos fujets; mais ils font légers, ils font faciles a payer. Hélas! plüt au teint en voyé, qu'ils pafTafTent directement de leurs mains affedionnées dacs votre facré tréfor. Mais, magnifique Sultan, vous ignorez combien ceux qui lèvent le caracbe 1'impofent injuftement! Leur volonti leur fert de lói, & gagnés par 1'intérêt perfonnel, ou par des follicitations de ceux qui font en crédit a votre fublime Porte, ils exernptent une partie de vo* fujets, ou ne leur impofent que la moindre partie de ce qu'ils pourroient payer, pendant que les autres font furchargés & plient fous le faix. 11 réfulte de ce pernicieivx ufage, deux injuffices, contre lefquelles le divin prophéte ne celfe de crier : 1'une que tous les fujets de lëmpire ne contribuent pas également, quoi» qu'ils jouiffent tous de 1'équité de vos loix, & de la proteöion de vos invincibles armées. L'autre que les foibles font opprimés , &i que le poids de leur mifère les empêche même de lever les yeux jufqu'aux marches redoutables du tröne de votre hautefTe. Vos malheureux fujets que la tyrannie des Bachas opprime , fe voient tous les jours arra* cher jufqu'au lit fur lequel ils couchent : on  ii4 t e Monde vend k vil prix le peu qu'ils poffèdent d'infirumens, ou de beftiaux propres au labourage ; on enlève le comble de leurs maiions, & ils reftent avec leur familie, en proie aux injures des faifons qui ruinent leur fanté, & font périr leurs enfans. S'ils s'acquitteut promptement, pour évitef ces Vexations, une impofition plus forte que la première j les fait repentir de cette exacfi'tude; que dis-je, Ia crainte de paffer pour riches, les oblige de cacher jufqu'au pain qu'ils -mangent. C'eft dans le filence, & en bannifïant 1'innocente joie de leur repas , qu'ils ofent quelquefois enhafarder un moins frugal, unique reffource dans leur misère: encore appréhendent-ils qu'un voifin envieux , en publiant eet air d'aifanee , ne faffe doubler la taxe pro* chaine. Qui croiroit, magnifique empereur, qu'unè pareille tyrannie fut exercée fous le règne du plus jufte & du plus humain de tous les prirtces. Après ce long écart de notre philofophe $ il revient k fon hiftoire. CHAPITRE  de Mercure. CHAPITRE XV. Des mariages. Les ufages qui s'obfervent clans Mercure au fujet des mariages , paroitront peut-être bifarres 8c extravagans aux habitans de notre monde. Aufïi me ferois-je difpenfé d'en faire mention , fi la qualité de traduöeur exact 8c fidele , ne mëüt obligé de les rapporter. Le goüt que les hommes ont pour la variété, dit le manufcrit, étant fi univerfellement répandu parmi nous, les peuples de Mercure fe font bien gardé de rendre les mariages durables 8c indifTolubles. II faut regarder notre penchant pour la diverfité, comme une curiofité infatiable, naturelle a 1'homme, 8c qui lui fait défirer fans ceffe d'acquérir de nouvelles connoiffances , de nouvelles idéés , de nouveaux talens. Si cette curiofité naturelle n'étoit pas très-étendue, nous reflerions dans une efpèce d'ignorance 8c de ftupidité, affez femblable a celle des animaux, qui ne s'appliquant qu'aux chofes abfolument néceffaires a leurs beloins peu nombreux , ne font aufli que des expériences indifpenfables, 8c par conféquent n'acquièrent que des connoiffances très-bornées. P  t E M O N B É L'aureur de la nature nous ayantplacés dans un étage forxt fupérieur a celui des animaux, a voulu que notre ame püt acquérir des conïaoifTances de toutes efpèces, & des lumières prefqu'inhnies fur toutes fortes d'objets : dans cette vue il nous a donné le talent de réfléchir, 1'art de combiner , & la faculté de juger des' rapports ou des difconvenances, Pour nous faciliter I'ufage de ces facultés mtelleauelles, il nous a donné la voix qui fert a nous faire entendre des autres hommes, & nous met en état de nous donner les uns' aux autres des fecours mutuels très-néceffaires pour perfeöionner nos connoiffances. II nous a encore formédes mains parfaitement commodes, pour faire des expériences, pour tracer des fignes & des caracïères propres k nous reprefenter nos propres idéés, & Ies empêcher par ce moyen de fe confondre les unes avec les autres par leur extréme variété. Mais tous ces préfens de fa'bonté nous feroientprefqu'inutiles, & 1'intention du créateur refteroit fans effet, s'il n'avoit imprimé dans notre ame un fond immenfe de curiofité qui ne nous permet pas de nous attacher k la connoiflance d'un petit nombre d'objets, mais nous entraïne continuellement k la pourfuite de ceux qui nous font les moins familiers; car  D£ MeRCUHE. 227 ce font les feuls dont il nous importe d'acquérir la connoiffance. A 1'égard de ceux dont nous avons une idéé claire & diftinfte , ils reftent dans notre mémoire ; & comme ils ont porté dans notre efprit, toute la lumière qu'ils font capables de lui fournir , nous n'avons plus befoin de nous occuper k leur recherche , & ils ne nous infpirent plus de curiofité : ainfi c'eft k de nou-, veaux objets que nous nous attachons. Dela vient, fans doute, notre goüt infurmohtable pour la diverfité : ce defrr de tout connoïtre & de jouir fans cefTe de nouveau* objets, nous entraine avec tant de force & de rapidité , que rien n'eft capable de nous plaire par la feule uniformité , que notre efprit s'endort, & que le dégoüt ne manque jamais de marcher k la fuite de eet engourdifTement de 1'ame. Lëmpereur ayant égard a ces raifons , a regardé 1'uniformité qui fe glifie bientöt dans les mariages les mieux alfortis , comme une fource dënnui prefqu'inévitable ; & comme cette infirmité de 1'ame eft mortelle dans la planette qu'il gouverne , il a cru parer eet inconvénient , en limitant a un trés - petit nombre d'années la durée des mariages. Les premières propofitions fe font de cette] P ij  l e Monde manière : auffi , fitót que deux perfonnes ont du goüt 1'une pour 1'autre , elles conviennent de demander enfemble a leurs parens la chambre du fphinx. On appelle de ce nom , un appartement qui fe trouve dans toutes les maifons oü d y a des filles a marier : eet appartement eft pour 1'ordinaire 1'endroit le plus magnifique & le plus orné de la maifon. II eft deftiné k montrer les futurs conjoints 1'un a 1'autre, ce qui fe pratique ainfi. Quand le cabinet du fphinx qui ne fe refufe guères , eft accordé, Ie garcon conduit par fon pere , vafaluer en cérémonie celui de fa femme prétendue , qui fans autre faoon , après les p0hteffes ordinaires , le fait conduire par fes gens dans un petit appartement joignant celui du fphinx , dans lequel il trouve des bains tous prêts, avec toutes les propretés, & les élégances imaginables : la future fuivie de fes femmes entre dans un autre bain oppofé k celui la , & tous deux fe baignent féparément. Les propretés d'ufage étant achevées, & Ia toilette finie de part & d'autre, les deuxamans vetus d'une robe de criftal coloré qui eft maniable dans cette planette, comme notre taffetas , font introduits chacun par une porte oppcfée, dans la chambre du fphinx. Un Salamandre invifibie a foin de préparer dans ce  de Mercure. 229 lieu une coliation délicieufe , & mange qui veut : il n'y a que deux thaifes dans ce cabinet, mais en récompenfe il eft tout meublé de canapés , de fophas, de lits de repos , outre le lit nuptial qui eft magnifique , 6c garni de rideaux impénétrables a la lumière. Les deux amans font obligés de refter dans ce lieu deux jours Sc deux nuits , fans pouvoir aller plus loin que les cabinets des bains , oü l'on a pris foin de ne laiffer rien manquer. Le nom de eet appartement vient de ce 'qu'on y découvre les énigmes de la parure, les déguifsmens de 1'habit, Sc qu'on y démafque en liberté fes fentimens , fes gouts , & fon caraétère , qu'il eft plus difficile de cacher dans un tête a tête de quarante-huit heures, que dans 1'embarras 6c la diffipation du grand monde. A la fortie du cabinet, fi les futurs n'ont point changé da fentiment, on dreffe le contrat; mais fi 1'un des deux refufe, il n'y a rien de fait. Ce refus qui eft une chofe alfez commune, ne préjudicie ni a 1'un ni a 1'autre : on dit feulement , nous ne nous convenons pus encore ; 8c comme il arrivé fouvent que tels qui fe font refufés, fe reprennent dans la fuite , perfonne n'eft piqué d'un premier refus : car on a eu le plaifir de f» dire toutes fes raifons dans la Piij  . 23ö ' 1 Ë M O N D É chambre du fphinx, & c'eft toujours ia , qu'on eft convenu de fes faits. Les contrars font toujours compofés da très-peu d'articles. Le premier concerne les habits, les bijoux , les meubles que l'on met en commun : il règle auffi les avantages que 1'un fait a 1'autre, & ce que chacun dok retirer de Ia communauté k 1'échéance du bail. Le fecond établit un arbitre, homme ou femme au gré des deux parties , devant qui doivent fe porter les conteffations domeftiques & les vétilleries matrimoniales : eet arbitre juge fouverainement, & condamne a 1'amende, ou k quelque peine ufitée , celui des deux qm parok avoir tort. Le troifième, règle le nombre des petites entorfes conjugales & des infJdélirés réelles qu'on eft obligé de fe paffer 1'un k 1'autre, pour conferver la paix dans le ménage : cela ne va pas a grand'chofe dans les trois premiers mois, & c eft plutot par précaution qUe par néceffité quon enfak mention dans le contrat;mais dans la fuite, chacun ufe de fon droit, & les dames fur-tout, quand ce ne feroit, difent-elles que pour ne pas Iaiffer prefcrire un privilège' qu'elles regardent comme le plus beau fleuron oe Jeur couronne. Outre ces friponneries autorifées, il ea  D E U E R C U R E.' "13^ échappe bien encore dans le cours d'un manage de deux ans, dont le contrat n'a pas fait mention ; mais pour 1'ordinaire on n'y fait guères plus d'attention qu'a des fautes d'orthographe. Sur cepied la, dès le lendemain de fes nöces, une femme peut lorgner, faire des mines, parler bas, agacer , fortir feule, revenir tard , fe faire ramener & découcher, même en cas de befoin : fauf a elle a donner des raifons plaufibles de fon abfence, comme , par exemple , je me fuis bien divertie, c'eft 1'amufement qui m'a retenue , c'eft le plaifir qui m'a entrainée.Tout cela eft ordinairemenf bien recu ; mais quand il fe trouve un mari hargneux , la dame en eft quitte pour prendre un air de bouderie , & pour dire: oh! voila comme vous êtes, on ne fauroit jamais rien faire que vous ne le trouviez mauvais, & pour vous contenter , il faudroit sënterrer dans une chambre & ne voir perfonne toute fa vie. On eft rarement obligé d'en venir la ; mais au pis aller la moue domeftique ne va pas plus loin. Le quatrième article exhorte les conjoints a ne fe montrer jamais négligés 1'un a 1'autre, pas même au lit: Fextrême déshabillé étant, difentils, fufceptible d'une parure convenable, & de quelques ornemens fimples 6c de bons gojit, P iv  l E M O N D E Q«and Ie ,er,M d« contrat , c'ert-a-dire ' P-er, les deux 6m4fcS s.affemb * 8-sd'„„,„gedepoiice.Cetoffic p. e„tepourdonneraacauxdei|x noUveauhaI,e„tr.e„Xj0udele ™ neformematérie,1ea,ad,ffo|utionf'dii lp«fe«ea„mari&a,afemmeui! ^ volante cpAfe ont de fe (, 1 ramme„tdela q„e Molière a'pns ce provele 1 Une paifle rompue .Hendfe«rege„ d'hon.eur, une affaire conclue. CHAPITRE XVI. De Pimpératrice, ra^MniEfEUfeft ^ la de fa na r plus fort & plus puiffant, lui feul, que tous les peuples de la planette. II eft 'I 1» , & qudpeut toujours fe rendre aimable iM. perfonne qu'd epoufe. fl fouu de tous *te,ila toutes les graces de Pefprit, une puiffance fans hornes, & des richefle k piu!  de Mercure. Avec tous ces avantages ne croira-t-on pas que le plus grand bonheur feroit de paffer la vie avec lui ? On penfe tout différemment dans la planette de Mercure. L'amour confifte fi fort dans 1'égalité du rang, des fentimens & des goüts , qu'il ne fauroit prefque naitre entre des perfonnes ft difproporticnnées. Lëmpereur a beau fe rapprocher de 1'humanité par ia familiarité & par la douceur qui lui eft naturelle , les belles lui favent bon gré de fa politeffe, &C ne font pas moins rébutées de fa fupérionte. Accoutumées a lëmpire & aux adorations , la penfée que quelqu'un les mérite autant qu'elles, les irrite, & fans une grace que lëmpereur peut faire a 1'impératrice , 5c qu'il ne lui refufe prefque jamais, il fe marieroit peutêtre avec peine. Cette grace eft de lui accorder le privilege des métamorphoies, dès le moment qu'il 1'époufe, & de le lui affurer pour un certain tems a la fin du contrat. Ce droit le plus envié des biens de la planette, eft la facilité de prendre toutes fortes de formes, même celles des plantes & des chofes inanimées. A 1'aide de ce fecret, on s'inftruit par foimême de prefque tous ceux de la nature, en animant tous les corps, & en fe prêtant a tous les goüts $ i toutes les idéés des différentes efpèces créées.  1 E M O N O t Comme on confervefa raifon fous quelque ^gure qu'on 1'enveloppe , & qu'on acquiert . feulementdep'us, les différentes manières de penfer convenables aux êtres dont on s'eft revêtu, on peut faire une infinité d'expériences les unes plus jolies que les autres. L'empereur qm ieul peut accorder ce privilège en eft fort avare , de forte qu'il n'y a jamais plus de cinquante perfonnes qui en jouilfent a fa fois dans toute 1'étendue de la planette : mais il 1'accorde toujours a 1'impératrice; c'eft, pour ainfi dire, ion prefent de noces. ; Les femmes qui font naturellement fort cuneufes, & a qui ce déguifement n'eft pas inutile, ont un goüt fi vif pour cette efpèce de maicarade, que 1'efpérance d'en jouir eft caufe que pas une ne refufe de fe trouver aux aflemWees de la beauté : on appelle ainfi une fête qui fe fait dans le palais de l'empereur, quand H a deffein de fe marier. . T°UteS Ies belles de 1'empire qui y font invitees , ne manquent pas de s'y rendre. II eft facile d'imaginer que toutes fortes de plaifirs fe rencontrent dans cette affemblée , oh les bommes ont la liberté dëntrer, & oü fe réunit tout ce qu'il y a de belles perfonnes dans da planette. Pour fe formerune idéé des charmes de la  de Mercure: %ij cour dans ce tems-la, on n'a qu'a fe fouvenir qu'elle fe tient dans le plus beau lieu de 1'univers , qu'elle eft compofée de tout ce qu'il y a de plus aimable , & que le peuple de Mercure eft le plus riche, le plus gai , le plus libre & le plus galant de tous les peuples de 1'univers. On s'occupe a ces aflemblées a une infinité de jeux , & tout ce qui peut venir a lëfprit de propre a amufer une cour fi brillante , fe trouve-la avec une abondance &C une variété qui ne laiffent rien a defirer. L'empereur fe rencontre a tout moment au milieu de 1'afTemblée. Les agrémens de fa perfonne , fon humeur , fon efprit & fa familiarité qui ne fauroit être plus grande , ne répandent pas peu de charmes dans ce fpeöacle , oh tout eft merveilleux. Le dernier empereur qui s'étoit marié plufieurs fois fans amour , & plutöt pour fuivre I'ufage que par goüt , n'avoit cherché dans ce plaifir que le plaifir même : fon cceur n'avoit pas même éprouvé les moindres émotions, ni les plus légers mouvemens dans les aflemblées de la beauté, fon tempérament feul 1'y conduifoit. Un jour qu'il s'y trouva dans la paifible diftradfion qui lui étoit ordinaire : il fat frappé de la beauté d'une perfonne qui s'offrit a fes  ï?^ l e Monde yeux. C'étoit une jeune fille qui étoit extrêmement jolie ; mais qui ne fe plquóit nulleraent d'être belle, qui n'avoit pas la vanité de rien prétendre , & qui fe contentoit de voir lëmpereur quëUe aimoit avec paffioi . fans ofer feuëment imaginer le moindre remttr de fa part. Bientöt l'empereur ne fut p'üs occupé qtte dëlle ; & , comme 1'amour nëntre jamais dans un cceur bien fait fans délicateffe, il apprit que Ia péffeffion de ce qu'on aim'e , në'ft pas le plus fenfible des plaifirs , & que , fans être maitre du cceur , on lëft inutilement de Ja perfonne. Dans cette idéé, que nos dames appellent romanefque, lëmpereur, qui fuivoit tout fimplement le goüt de la nature, eut une impatience extréme de connoitre le cceur & les fentimens de Zénis. II pafla plufieurs fois 3Uprès dëüe , affeöant de ne la pas remarquer. 11 s'appercut quëlle rougiffoit, & en tira un bon augure. II en parlort k un de fes confidens, cbangé ce jour-la en ferin de Canaries, qj badinoit dans fes cheveux , & caufoit tout bas k 1'oreille de fon maitre, quand il vit fortir 1'aimable Zénis d'un air inquiet, & dans lequel étoit peint Ie dépit de n'avoir pas été feulement regardée. Lëmpereur, qui tira encore des conjeflures flatteufes de fon aflion 9  de Mercure. 237 dit au ferin qui lëntrctenoit, de la fuivre. Il obéit, & ne la perdit pas de vue. El'.e traverfa le jardin avec vïtefTe , paffa une affez grande prairie , & alla s'enfoncer dans un petit bois de jafiöin & d'orangers , fcwnbre & folitaire. Après qu'elle y,eut marché queique tems fans favoir oii elle alloit, elle s'affit avec la même diftniction , le prcmena k plufieurs reprifes,& enfin elle fe repofa, vaincue par la laffitude. Le ferin fe percba fur un jafmin affez prés d'elle , lëntretint d'un ramage charmant, lui chanta des airs de Lambert, qu'il venoit d'apprendre, & des farabandes a faire fendre le cceur. Mais, enfévelie dans fes triftes réflexions, il s'égofilloit en vain. II fit tomber quelques fleurs dans fon fein & dans fes cheveux ; elle n'y fit pas attention. Enfin, ne fachant plus comment la tirer de cette rêverie , qui eft prefque auffi dangereufe dans Mercure , que la léthargie fur notre terre, il vola fi prés d'elle, & fit tant de bruit, qu'elle s'en appercut. J'ai dit que les bêtes, & fur-tout les oifeaux , ont prefque autant d'efprit, dans cette planette, que nos plus jolis hommes. Ainfi on n'eft pas étonné de les voir familiers, &c s'intéreffer aux maux & aux plaifirs des gens. Auffi Zénis lui parla-t-elh ccmme a une perfonne raifonnable. Aimable ferin, lui dit*  -3^ 1 e Monde elle , je vois bien que tu veux me difiraire de ma douleur ; mais tes foins font inutiles. Enfuite , s'appercevant qu'elle s'égaroit, de parler le langage humain a un oifeau qui ne pouvoit 1'entendre, elle continua de 1'entretenir de fon état, dans le langage des oifeaux. Non, difoitelle, charmante bete, malgré le tendre intérêt que tu prends a ma fortune , tu ne faurois changer mon fort ; laiffe - moi mourir, & va dire au cruel qui me tue , que tu m'as vue expirer de la douleur de n'avoir pu lui plaire. Elle voyoit bien que eet ordre étoit impoffible ; que le chant d'un oifeau & toutes fes petites faeons n'étoient pas capables de faire entendre une aventure auffi compofée» que la fienne : mais elle ne laifioit pas de trouver une forte de foulagement a dire fa penfée ; &, n'y eüt- il que le plaifir de parler de fon amant ou de prononcer fon nom , elle s'en trouvoit moins malheureufe. Le ferin lui témoignoit fon étonnement & fa douleur par mille jolies petites mines; il tachoit de la confoler a fa manière , fans pourtant lui laiffer entrevoir ce qu'il étoit. Mais , lorfqu'il vit que tous fes foins étoient inutiles, & que Zénis tomboit dans un affoupiffement mortel, il ne garda plus de mefures. Belle Zénis, lui dit-il en s'approchant de fon oreille , l'empereur vous adore; il m'a  de Mercure. 139 chargé de vous le dire. La voix du ferin étoit bien foible, comme on le peut croire, tk. de plus, il parloit fort bas, de crainte qu'un fecret de cette importance ne fut entendu de quelque métamorphofé comme lui. Cependant ce petit fon , qui articuloit a peine le nom de celui qu'elle aimoit, rappella Zénis a la vie, paffa jufqu'au fond de fon ame , & lui rendit en un moment la fanté, la joie & la beauté. II ne fut plus quefiion que de fe faire confirmer par le ferin, ce qu'elle craignoit qui ne fut un fonge : il s'acquitta de ce devoir en oifeau qui favoit fon monde , & qui n'avoit pas toujours été en cage. Zénis le voulut prendre fur fon doigt, il refufa par politeffe une fi grande faveur ; il fe contenta de voler de branche en branche fur toute la route , & de la conduire dans le chemin du palais, oü il la dévanca pour rendre compte a lëmpereur de fa commiffiom 11 lui raconta 1'amour, la douleur & le peril de Zénis : lëmpereur fut li touché, qu'il prit dans ce moment la figure du petit ferin , rendit a fon favori fa première forme , & courut d'un vol rapide au-devant de Zénis, II lëntretint fous le nom de celui qui 1'avoit conduite jufqu'alors; il lut dans fes yeux la vérité du rapport qu'on lui avoit fait, & jouit de 1'aimable impatience qu'elle avoit de le revoir»  2-4° l e Monde En entrant dans le palais, elle trouva fous fa figure ordinaire , celui qui l'avoit entretenue fous celle d'un ferin ; & quand elle vit encore ce même oifeau autour d'elle, elle craignit d'avoir ététrompée, & penfa mourir de douleur. Le courtifan qui s'appercut de fon trouble, lui fit remarquer l'empereur, quëlle méconnoiflbit fous le plumage du petit animal, quoiqu'il fe découvrit afiëz par le difcours qu'il tenoit, & qu'un oifeau n'auroit jamais pu lui tenir : mais elle ne voyoit & nëntendoit plus rien. L'idée flatteufe, dont elle s'étoit occupéeen chemin, l'avoit tellementfrappée, quëlle ne faifoit nulle attention a tout le refte. Auffi-töt que 1'impératrice eft choifie, on Fa fait affeoir fur un tröne très-élevé ; cëft\k que l'empereur , conduit par un député du foleil, vient lëpoufer dans les formes. Cet envoyé lit le contrat qui fe fait a 1'ordinaire , & il donne par fa préfence une entière célébrité a la cérémonie. Ne promettez-vous pas, dit-il, augufte fouverain de Mercure , de renoncer, en faveur de la princefië N., aux prérogatives que vous avez natureliement de pénétrer le fecret des coeurs, de lire dans 1'avenir, & de maitrifer les volontés ? Lëmpereur répond : oui. Ne confentez-vous pas, ajoutet-il, k nëmployer que les graces, les plaifirs &  de Mercure. 241' èc la tendrefTe, pour gagner le cceur de votre divine époufe? Lëmpereur répond, oui. Ne lui accordez-vous pasle privilege des métamorphofes? Oui, répond lëmpereur. Alors Fambaffadeur du foleil fe tourne vers Fimpératrice: jurez, dit il, divine princeffe, de n'ufer jamais du droit de métamorphofe qui vous a été accordé, pour troubler les plaifirs de lëmpereur, pour deviner fes fecrets, ou pour épier fes actions. Jën fais ferment, dit Fimpératrice. Ce formulaire fini, le mariage eft indiffoluble , comme celui du dernier des habitans de Mercure, tant que durele contrat; cëft-a-dire, deux ans au plus. CHAPITRE XVII. Des mêtamorphofes. Xj'ImpÉratrice peut dès-Iors commencer k faire ufage du don des mêtamorphofes : mais , pour Fordinaire, elle ne sën fert pas dans les premiers mois. Ce nëft que lorfque les foins de lëmpire obligent lëmpereur de sëloigner d'elle. Alors il lui eft permis de prendre toutes fortes de tigures , & d'aller par-tout oh il lui piait, fans qu'il foit poffible de sën appercevoir. q  '*4* t e Monde- Une raifon de pure politique, fait gue l'on accorde k toutes les impératrices le droit des mêtamorphofes. II femble que la majefté feroit blefiëe , files démarches de Fimpératrice lëxpofoient par hafard (comme tout eft poffible) k 1'mdilcrétion d'un caquet médifant, ou peutetre al'mfolence d'un vaudeville. Voila pourquoi on a jugé k propos que tout fut enveloppé d'une nuit impénétrable : c'eft a quoi la mafcarade des mêtamorphofes eft plus propre que tout autre moyen. Outre eet avantage de pouvoir difparoïtre, auffi fouvent qu'on le veut, il s'y en trouve un autre , fans lequel le premier feroit fouvent inutile , c'eft que Fimpératrice peut communiquer le même pouvoir dont elle jouit, toutes les fois qu'il peut lui en revenir quelqu'amufement ou quelque utilité; mais c'eft avec cette reftridlion, que la métamorphofe qu'elle prête, pour ainfi dire, ne peut durer plus long-tems que la fienne; c'eft-a-dire, que fi-tót quëlle reprend fa figure ordinaire, celui qu'elle avoit travefti, redevient auffi tel qu'il étoit auparavant. Une autre reftriction eft, que celui dont elle change la figure, n'en peut prendre qu'une pareille k la fienne ; de manière que fi elle devient une fauvette ou un roffignol, le transformé" ne peut prendre la figure dëu  de Mercure; 145 autre animal. Au refte , la métamorphofe ne prend que fur ceux qui le veulent bien. Mais les dames ont le coup d'ceil fi fur , qu'il y a des chofes fur lefquelles elles ne fe méprennent jamais, & l'on voit toujours que celui a qui on envoie cette forte de moucboir, le recoit avec plaifir. La princefle qui règne préfentement a fouvent avoué a fes meilleures amiés , qu'il faut bien quëlle n'ait jamais mal choifi, puifqu'on lui a toujours donné des marqués d'une reconnoiffance très-effeclive. Le moment de la métamorphofe paffe , la chofe refte comme non avenue ; c'eft une efpièglerie de campagne qui s'oublie de part &C d'autre; & il arrivé très-rarement que le même perfonnage recoive deux fois en fa vie 1'honneur de ce déguifement. L'impératrice eft curieufe comme toutes les perfonnes de fon fexe , & aufli-töt quëlle sëft éclaircie par elle-même des fentimens & des facons de quelqu'un, fon goüt fe tourne vers un autre. Quelque infenfée que foit cette pratique , combien de femmes de notre.monde lui donneront leur approbation ! Que nous fommes a plaindre', diront-elles! Pour quelques légères curiofités, que nous pouvons avoir dans 1'étroit efpace de tems que dure notre beauté, fautil que nous foyons expofées a la clabauderie Q ij  H4 le Monde des précieufes, de nos vieilles grand-mères, de nos tantes laides & rechignées, & de fottes gensdecetteétoffe : commefinousavionsleplus grand tort du monde, de nous être amufées è fatre des expériences pour nous former lëfprit & connoïtre les caraftères! Si on nous jette la pierre pour ces bagatelles-la, il faut donc que nous reft.ons, en vraies bégueules, enfevelies dans la fadeur de notre état, & que, comme de véntables chêvres, nous ne broutions qu'ofi nous fommes attachées ? Que notre monde eft mjufte! & que je fais bon gré a 1'impératrice de Mercure d'avoir établi des loix ft fages par fon exemple. Elle goute par-la toute forte d etats , Et ce n'eft pas agir en femme qui foit béte. Dans quelque rang que 1'on'foit regardé , Hélas ! qu'on feroit miférable ! Si, ne quittant jamais fa mine refpeaable , On fe voyoit toujours fur le tröne guindé.' II n'eft point, a mon gré , de plus fotte méthode Que d'être emprifonné de fa propregrandeur, & fur-tout aux tranfports de 1'amoureufe ardeur , La haute qualité devient fort incommode. L'impératrice en plaifirs fe connoit ; Elle defcend du haut de fa gloire fuprême, Et pour entrer dans tout ce qu'il lui plair, Elle fort fouvent d'elle-même; L'impératrice alors n'eft pas ce qui paroit. Pr^logue d'Amphitrion,  de Mercure. 145 CHAPITRE XVIII. Des édifices. Les matériaux dont on les conftruit ne font qu'une terre métallique , ou plutöt un métal maniable, rendu tel par Pair de la planette, qui n'eft autre chofe que «'alliage des philofophes, diffolvant univerfel de tous les métaux. Auffi font-ils tous dans Mercure femblables a une argile, donton peut faire aifément des briques, des tuiles, des pièces de charpente, & genéralement tout ce qui peut fervir a batir des édifices fuperbes. Toutes les pièces d'un batiment fe font, fionveut, au moule, & fe durciffent a la chaleur du foleil, mais d'une dureté métallique ; & la même terre dont on fait les briques , les chevrons, les portes, fert encore , étant molle, è lier enfemble ces mêmes matériaux. D'un argile d'argent, on en forme des briques blanches: on en fait auffi d'or, de mercure, de cuivre. II n'y a que le fer qui fert, comme dans notre monde, a joindre enfemble les différentes parties auxquelles les autres métaux ne pourroient donner une affez forte liaifon. Q H  24^ 1 E M O N D E II eft impoffible de décrire en combien de figures ingémëufes on forme les briques, & • quels deffeins charmans elles compofent, pour lëmbelliffement des murailles. Notre peinture la plus favante, n'atteint pas au briljant, ni a la vivacité qui en réfulte , fur-tout quand les pierres de toutes les couleurs font jointes aux métaux. Ces pierres, que nous appellonsici précieufes, font molles comme 1'argile , & ne durciflent comme elle, que par le tems; de forte qu'il eft facile dën former toutes les figures qu'on veut. On peut s'imaginer quel effet doit faire 1'affemblage de tant de chofes magnifiques, & fi faciles a modéler. La terre produit par-tout de quoi batir des maïfons : il n'y a qu'a lever une fuperficie légere, deftinée a la produöion des arbres, des plantes, des fleurs & du gazon, tout le'refte eftpurement métallique , litspar lits,& quelquefois mêlé de veines, comme nos marbres. On y volt les pierres précieufes de toutes efpèces, confondues enfemble avec un art&un deffein, que la nature, plus ingénieufe qu'ailleurs , rend inimitable & toujours charmant. ^ Les grands oifeaux dont j'ai parlé , ont foin d'a!der les ouvriers dans leur travail. Ce font eux qui portent les matériaux, il ne s'ag« que  de Merg u r e. 147 de les travailler en bas, & de les difpofer enfuite dans 1'ordre que chacun imagine. Chaque me prend fon nom de la forme des maifons quëlle contient. Par exemple, on dit la rue des Fleurs, paree que toutes les facades des maifons font ornées de guirlandes, de vafes , ou de paniers pleins de fleurs , & de branches entrelacées. Une autre s'appelle la rue des Grotefques; une autre celle des Staïues; une autre ceüe des Feftins; 1'autre celle des Dames; paree que toutes ces chofes y font repréfentées avec les couleurs naturelles des cailloux, des agates, des pierres précieufes, jointes au mélange des térres qui fe peuvent varier a lïnfini. La grande facilité de batir ces maifons, dont les matériaux font a tout le monde, eft caufe que les habitans de Mercure en font fouvent de nouvelles, pour avoir le plaifir de la variété. Ils prient un falamandre de leurs amis , de vouloir bien détruire leur maifon : il le fait fans peine; un flambeau, allumé du feu qui brüle fans ceffe dans le grand lac , confume en un moment tout ce qu'il touche. 11 eft inutile de dire que les maifons font baties , au moins celles d'une même rue, fur un deffein général d'architeöure, dont il n'eft pas permis de s'écarter : & que dans un pays ou le terrein ne coüte rien, paree qu'il ne rapporte rien, on Qiv  t e Monde' donne aux maifons particuliere* & aux édifices Pubhes, toute i'étenduenéceffaire pour la dignite des uns, & la commodité des autres. ; Ceux qui veulent employer pour leurs bktimens [ÈS difFirentes fortes de bois que la terre produn, enfont les maitres. On en trouve de toutes les couleurs, & les animaux dont nous avons fau memion, prennent foin de Ie coupes «de le chamer. Mais comme le bois eft plus , ede è ^vailler que Ia terre métalbque, & les p.erres molles dont on a parlé, I'ufage n'en f pa,S fort comm»»- Les arbres font fi beaux dans leur deftination naturelle , qu'on fait quelque fcrupule de dépouiller la terrede la brillante parure qu'ils lui donnent. Ces afyles du frais & de Ia douee obfeurité, paroiffent refpecfables,par le befoin qu'on en a dans cette planette embrafée, & ce n'eft pas fans peine quonpnve la terre du parfum qu'ils y répandent, & de la douee harmonie qui s'y perpetue, par le chant des oifeaux de toutes efpeces qui les regardent comme leur palais.  de Mercure; '14$ CHAPITRE XIX. De la grande montagne. C elle qu'on appelle ainfi, eft d'une hauteur prodigieufe, en comparaifon des autres ; d'une étendue très-vafie & plus embellie des dons de la nature, qu'il n'eft pofiible de le dire. Le pied de la montagne eft entouré de précipices, & on n'y fauroit arriver que par un chemin étroit, extrêmement fortifié, & gardé par les meilleures troupes de la planette. C'eft fur cette montagne qu'habitent les fages de Mercure, qui fe diftribuent dans tout 1'univers; les rofecroix tant vantés, les fées, les mages, les génies, les filphes, lesfalamandres,les gnomes, lesondins, enfin tous ces êtres que nous regardons comme fabuleux, ont fait leur rendez-vous de cette montagne. Ils y règlent les affaires de la fociété, s'y communiquent leurs connoiffances, y cultivent celles qu'ils ont acquifes , & y vivent quelquefois des fiècles, fans imaginer feulement d'en fortir , tant ce féjour eft aimable. Les peuples de Mercure , qui aiment ces efpèces de demi-dieux, dont ils recoivent mille biens, vont les vifiter quelquefois, avec la permiffion de lëmpereur; & ces vifites quoique  2ï° t e Monde rares, a.ugmenttnt encore 1'admiration du peuple pour les habitans de la grande montagne; auffi *e font-ds aucune difficulté d'expofer leur vie, & deffuyer toute forte de farigues quand elle eit attaquee, ce qui arrivé fouvent de cette manière. Ce que nous appellons les taches du foleil, ce font des rochers calcinés d'une grandeur immenfe, que le prodigieux mouvement de eet aftrelance a une diftance incroyable. Comme ces. rochers brülés font légers, ils fo foutien«ent pendant bien des fiècles fans retomber, «, dans ce long efPace de tems, Pardeur toujours produöive & vivifiante de ce grand aftre forme des animaux &des hommes fur ces croütes; mais quelque bienfaifante que foit de fa nature Ia lumière du foleil, les habitans de ces terresarides & brülées , fe retTentent toujours du beu oü üs naüTent. Les animaux y font grands & cruels; les hommes y font fauvages & fé. roces, ennemis de toute équité , fans arts, fans nieeurs, fans difcipline , & tels a-peu-près pour le caractère, qu'on nous peint les géans & les cyclopes. Ces terres volantes, s'il eft permis de les nommer ainfi, n'ont pas une courfe parfait* ment réglée autour du foleil, mais fe trouvent tantot plus prés, & tantöt plus loin de Mer-  de Mercure. 151 cure : il eft même arrivé quelquefois qu'elles ont prefque touché la grande montagne. Or, les peuples qui habitent ces rochers, voient de leurs demeures hideufes les beautés de Mercure, & la félicité des habitans de cette planette , ce qui leur fait naitre un deftr ardent de 1'habiter. II n'y a rien qu'ils ne tentent dans ce deffein , & comme ils ont des ailes, ils voient de tems en tems en fi grande quantité fur la montagne , qu'on peut toujours craindre qu'ils ne sën rendent maïtres. Ces hommes pervers ne refiëmblent pas mal aux démons dont on fait de fi vilains portraits. II eft vraifemblable que quelques-uns desfages qui habitent la grande montagne , & qui fe tépandent dans tout le monde, nous en ont fait la defcription, & que c'eft de-la que lespeintres nous repréfentent des créatures humaines , effrayantes par des traits hideux , des vifages d'animaux, des cornes, des queues, des griffes tranchantes , & tout eet attirail de difformité qu'on attribue aux anges infernaux. Cette race maudite nait toute armée, comme les lions, les tigres &C les éléphans. Ils font outre cela d'une force prodigieufe; mais 1'induftrie leur manque , & quoiqu'ils en aient beaucoup plus que nos animaux les plus rufés, il eft conftant que les peuples de Mercure infiniment plus petits ÖC  *** « E M O N D E plus foibles leur font fupérieurs. D'ailleurs ces derniers font conduits par des fages, è qui la nature obeit prefque toujours. II faut pourtant avouer que ce n'eft qu'avec peine qu'ds fe déJendent contre les irruptions de leurs ennemis. i ai ete témoin de la dermère guerre & comme ,'y ai fervi avec affez de bonheur & de' difenaon, je fuisplus en état que perfonne d'en iaire une relation jufte. ; Les fages de toutes les parties du monde « etoient rendus dans Mercure, pour une aifemWee générale; il y avoit dëja , . quon reglc.it dans les conférences publiques , es interets de lafociéte, & qu'on m?lhviöït les departemens qui fe font tous les ans, quand apres uneobfcurké de quelques heures , qui Parut fur la montagne, on appercut diftinde»em les troupes ennemies , qui ayant abandonne leurs terres, venoient è titre d'aiie fondre fur la planette. L'affemblée des fages fe rompk iur Iheure, & chacun alia occuper fon poftecar ils font tous régies en cas d'allarme. Auffi-töt que les fages virent approcher les ennemls, ,Is batirent par Ia force de leur art que nous appellons magique, un mur de diamant d'une hauteur prodigieufe autour de Ia grande montagne, pour Ia féparer en quelque mamere du refte de la planette. Enfuite on fit  de Mercure. 253 affembler les troupes, &on les divifa en trois corps diflingués par les armes dont ils fe fervent. Généralement parlant, tous les guerriers dans Mercure font armés, comme onnous peint les amours; les fages nous ont encore fourni cette idée. Les uns portent des arcs & des carquoispleins de fièches; mais ces flèches font des traits de lumière & de flamme rendus folides, qui confervent leur a£tivité naturelle, 6c ne touchent rien qu'ils nepénètrent; ils traverfent les gros os, & la peau endurcie des ennemis , avec autant de facilité qu'ils paffent dans le vague de 1'air: rien ne leur réfifte, & la troupe qui fe fert de ces armes eft la plus confidérable. La feconde porte des flambeauxallumés, dont la flamme ne peut s'eteindre, & dont 1'embrafement eft fi dangereux & fi fubit, que rien au monde n'eft capable ri'en parer lëffet. Ils fecouent ces flambeaux quand ils combattent, ék pour peu qu'on foit atteint de la moindre étincelle , le feu pénètre au fond des cceurs, &C il les divore , d'oü s'enfuit une mort inévitable ë& prompte. La troifième troupe porte de fimples banderolles d'étoffe, qu'on appelle bandeaux; inftrumens en apparence peu redoutables, mais en effet plus dangereux que les autres armes. Le  2.54 ie Monde moindre attouchement de ces étoffes magiques éblouit d'abord , & aveugle prefque dans un moment; de forte que, faute de voir, on ne peut ni fe défendre, ni fe fauver : ainfi on demeure a la merci d'un ennemi impitoyable , qui infulte fouvent a votre défaite , & rend votre mort également ignominieufe & cruelle. Le rapport que les fages nous ont fait de la figure & des armes des habitans de Mercure, a fans doute donné lieu a 1'allégorie qui nous a fait peindre 1'amour aïlé, armé de traits inévitables, de feux cruels , & aveuglé par un band eau, que nous lui mettons mal-a-propos fur les yeux , puifqu'il ne sën fert en effet, que pour aveugler ceux qu'il veut faire fes efclaves. Ces troupes rangées en bataille fur trois lignes, avoient chacune, a leur tête, fept fages montés fur des charriots. Les fept premiers étoient tirés chacun par douze papillons, fort proprement enharnachés; les fept fuivans par douze mouchesamiel, quittes de leur tache; & les fept derniers par douze hannetons choifis dans les écuries de Demogorgon, doyen perpétuel &c irrévocable des rofecroix. Les fages auroient bien pu atteler leurs chars d'aigles, de vautours, ou d'autres oifeaux de cette nature: mais ils étoient bien aifes de mon-  de Mercure. 15.$ trer, que la véritable fagefïe n'a pas befoin d'aide, & que la valeur héroïque fe fuffit k ellemême. Cette difpofition faite , & 1'ennemi s'approchant toujours , les trois troupes , avec leurs chefs, s'élevèrent ea 1'air d'une rapidité incroyable : les traits font moins legers, la foudre eft moins prompte. Les ennemis fe voyant prévenus par ces phalanges aériennes , fefoutinrent quelque tems en 1'air fur leurs ailes , & planèrent pour les attendre; mais ils furent rompus & culbutés en un moment: la brufque attaque des nötres ne leur donna pas le loifir de fe mettre en bataille; les Mercuriens,que leur agilitérend prefque inattaquables, avoient pénétré tous les rangs, ck en avoit rompu 1'ordre, avant qu'ils fufTent raffermis. Le combat ne laifTa pas de fe maintenir aflez long - tems malgré la furprife. La férocité & la rage balancoient d'un cöté, 1'agilité, 1'adreffe & la véritable valeur qui combattoient de 1'autre; mais un des fages (ce fut le trévifan), ayant pris un vol plus rapide, s'éleva avec fa troupe au-deffus des ennemis, tandis que les deux autres troupes armées plus péfamment, prirent le deffous. La troupe qui fuivit le trévifan étoit armee de feux, & elle fecoua fes brandons fur les cohortes: les étin-  l e Monde celles pénétrantes tombèrent comme une plule embrafée, & tanclis que les deux corps qui étoient reftés en bas pergoient Pennend de leurs flèches ou les aveugloient, lëfcadron volant qui occupoit Ia moyenne région de 1'air, fit un ravage qu'on ne peut exprimer. Les ennemis preflés de toutes parts, Sc entourés, pour ainfi dire, de mille morts qu'ils ne pouvoient éviter, précipitèrent leur vol vers la cime de la montagne, Sc abandonnèrent les airs. Ils furent fuivis de prés; mais comme il faut faire un pont d'or a lënnemi qui fuit, les fages fonnèrent la retraite, contens d'avoir remporté 1'honneur de cette journée, Sc de voir la terre couverte de leurs ennemis mordantla poufTière. Après ce fuccès fi glorieus, les fages , fans perdre un moment, garnirent les créneaux de la muraille de diamant d'un grand nombre des habitans de Mercure. Comme nos foldats font beaucoup plus légers que les ennemis, qu'ils s'élèvent plus haut, que d'ailieurs ce peuple barbare n'avoit garde de quitter fes retranchemens, & les entrées de la montagne dont ils s'étoient emparés , on fe prépara pour le lendemain a les y attaquer dans les régies. Outreles armes dont j'ai parlé, les habitans de Mercure portent a la guerre de longues chaines, que leur finefle rend imperceptibles, Sc qu'il  DE M E 'R C Ü R Ë-, Iff (qu'il eft impoflible de rompre. Ils en couvri'rent pendant la nu.it tous les environs des forts & des retraites de lënnemi, Le lendemain, au lever du foleil, ils firent mine de les vouloir attaquer de pied ferme : les ennemis fe promirent une viótoire aifée , & , fortant pleins de confiance & de fureur contre nos troupes, ils donnèrent prefque tous dans le piège. Les derniers sën fauvèrent a peine; mais il ne leur fervit de rien de les avoir évitées, des millions de traits les atteignirent dans leur fuite; en forte que dans ces deux journées, la planette fe vit délivrée de 1'inondation de ces barbares, fans avoir fait prefque aucune perte. A lëgard de ceux qui reftèrent pris dans les pièges invifibles des Mercuriens, on leur donna la vie. Les fages leur firent prendre certaines poudres qui adoucirent leur férocité naturelle pour un tems: en conféquence, on leur permit de paffer leurs jours fur la grande montagne , & même de voyager dans la planette, Comme ils n'amènent jamais de femmes avec eux, quand ils vont a la guerre, on ne craint point que leur nombre s'accroifle dans Mercure , puifque, par une prévoyance de la nature , ils ne fauroient avoir dënfans de nos femmes, Sans cette fage précaution , qui ren^  *ï* l e Monde chez nous ces hommes monfirueux Itériles 2 on y verrolt quelquefois de très-jolies femmes avoir des enfans lix fois pIus grands qu elles. ° CHAPITRE XX. Ponrail a"un fage dans Mercure. Il femble que I'auteur (i) fublunaire, dont jai parlé, ait été inftruit par quelque falamandre,lorfqu'il sëxprime ainfi fur la vertu«la vertu, dit-il, ne s'eft point encore » raontrée a perfonne. On n'en fait point de *> portrait qui lui reffemble : ii n'y a rien d'é» trange qu'il y ait fi peu de preffe k grimper » fur fon rocher ; on en a fait une fêcheufe » qui n'aime que la folitude, on lui a aflbcié » la douleur & Is travail , & enfin on 1'a «faite ennemie des divertifTemens & des » jeux qui font la fleur de la joye, & Paflai» fonnement de la vie. » II avoue pourtant qu'il fe trouve des dévots qui font pales & méiancoliques de leur complexion, qui aiment le filence & la retraite, & qui n'ont que du flegme dans les veines, & de la terre fur le vifage- (0 Le P. Lemoine, Dèvothn aifée.  D E ■ M E & C U 'R Ë. 159 » ils font, ajoute-t-il, fans yeux póur les beaiï*> tés de 1'art &C de la nature ; ils cfoiroient » s'être chargés d'un fardeau incommode, s'ils »> avoient pris quelque matière de plaifir pour » eux. Les jours de fête, ils fe retirent parmi » les morts ■: ils s'aiment rr.ieux dans un tronc » d'arbre, ou dans une grötte, que dans un » palais ou fur un tröne. Quant aux affront's » & aux injures , ils y font aufli infenfibles que m s'ils avoient des yeux ou des oreilles de » Statue : 1'honneur 8c la gloire font des idoles » qu'ils ne connoiflent point, & pour lefquelles » ils n'ont point d'ert'cens è öffrir. Une belle » perfonne leur eft un fpeéfre, & ces vifages » impérieux & fouverains, ces agrsables ty» rans qui font par-tout des efclaves Volontaires » 6c fans chaines, ont le même pouvoir fur leurs «yeux, que le foleil fur ceux d'un hibou »>» . Mais ce fage avoue que ce font-la les traits d*un efprit foible & fauvage , qui n'a pas les affections honnêtes & naturelles qu'il devroit avoir» « Lesvrais fages,font, dit-il, d'une complexion »> plus heureufe : ils ont abondance de cette hu» •» meur douee & nhaude, & de ce fang benin 6c » recfifié qui fait la joie ». ' Les habitans de Mercure, 6c für-tout les fages, font de Cette heureufe trêmpe : ils ontaböndance d'humeur douee 6c chaude ; ils ont ce fang Rij  2(Jd t e Monde refliné & benin qui porte au plaifir. La philofophie n'eft point févère dans la planette-elle sy montre paree de fleurs; les délices foccompagnent en tout tems, elles la fuiventou a preëèdent. Ainfi loin de fonger a détruire les paflions, on les regarde comme un don pré■cieux du créateur. « Plus nous enavons, di» fent les fages, plus 1'ame qui les pofsède eft »rmpuiflante: elles font fon opulence & fa «force». Ehl fans elles que deviendroit Ie genré humain? E1Ies ^ u ^ & ^ ïociete. Un fage dans Mercure, s'attache premièrement è cultiver fon efprit ; il en écarté les prejuges, enfans de 1'ignorance; il acquiert les fciences utiles & les agréables: il affermit fa raifon par la connoiffance du vrai, & il travaille a la meubler de tous les arts qui peuvent etendre fon efprit, & fe rendre plus juffe Mais cette pénible tache une fois remplie , il nëcoute plus que-la nature foumife aux loix de la raifon. - Enfuivant cette fage maïtrefle, il n'y a point beu de craindre que les paflions nous tyranmfent; la raifon faura toujours sën fervir pour notre bonheur, & elle écartera les inconvémens qu'elles traïnent a leur fuite, lorfqu'on ie lailfe emporter a leur fougue & a leurs capnces,  de Mercure. i6t Qu'un jaloux , par exemple , conful'te la raifon, rien ne lui fera plus facile que de diffiper fon délire & de guérir fa maladie. Si celui au'il s'imagine être fon rival n'eft point aimé , le tourment qu'il fe donne eft chimérique : s'il 1'eft, affurément tous fes chagrins, toutes fes querelles 8>c fes plaintes n'empêcheront point qu'il ne plaife , & n'engageront pas celle dont il eft aimé a le fuir Sc a le haïr. A la vérité , on peut bien , ayant de 1'autorité fur elle , 1'empêcher de le voir; mais toutes les précautions que nous employerons dans cette vue, ne ferviront qu'a nous rendre plus odieux a celle dont nous cherchons a nous faire aimer. S'il y a parmi les hommes un moyen efficace d'éteindre dans le cceur de la perfonne que nous adorons , un goüt qui contrarie le notre , & qui détruit notre efpérance, ce feroit de faire pofitivement tout le contraire de ce que la jaloufie nous infpire : ouvrons toutes les portes, occafionnons les tête■d-tëte , diffimulons les rendez-vous , & furtout gardons - nous bien de laifïer croire le moins du monde, que nous ayons le plus léger foupcon. Au furplus, tenons-nous en repos, & certainement ou la dame fe laffera de l'uniformité rebutante d'une aventure que rien ne contrarie, ou votre rival sëndormira dans R iij  a> permis de fe parer k un age qui eft la fleur » & la verdure des ans ; mais il en faut de» meurer la. Le contre-tems feroit étrange de »» chercher des rofes fur la neige; ce n'eft » qu'aux étoiles qu'il appartieflt d'être toujours » au bal, paree qu'elles ont le don de jeuneffe » perpétuelle. Le meilleur donc en ce point, » feroit de prendre confeil de la raifon & d'un » bon miroir, de fe rendre a la bienféance 8c » k la néceffité, & de fe retirer quand la nuit » approche ».. Paroles d'or & dignes d'être prononcées par un Salamandre , & qui conviennent également k 1'un & k 1'autre fexe. Un homme qui atteint fon dixième luftre , doit laiffer les femmes aux jeunes gens, comme on abandonne les poupées aux enfans. Envifageons k préfent 1'amour dans 1'endrok le plus riant de fes tableaux. Une jeune femme entre-t-elle dans le monde? (je parle toujours' du fublunaire ) nous allons voir que tout le mal que lui fait 1'amour ne vient que de foa R iv  i64 l e Monde ignorance & de fes erfears. La peffo„ne dont on parle, brillante, parfaite, adorable, fort a d-huu ans de ïa folitude , on ne i'a point nftruite a connoitre 1'amour. Ce nom licenf eux n a qu'a peine effleuré fes oreilles chaftes elle napasmêmevud'autrebomme que celui quUa caréchife & on lui a mille fois répété qudfautfutr, qu'd faut détefter toute Pefpèce niafcuhne. Ce difoours a je ne fais quoi de fuperbe & de dedaigneux qui fait impreffion fur la jeu«efle, & fa beauté la perfuade de refte qu'elle nepnfera fans peine tout le genre humain, quelle ne connok pas. Mais dès les nremiers Pas qu'elle fak dans le monde, la belle jeu»=ffe paree, brillante, fpirkuelle , complai«ante , lm fait apperce voir que fon orgueil n'eft point contre 1'amour un garant auffi fur qu'elle 1 avoit cru: elle appercoit 1'injuftice du projet qu elle avoit fait de hak ce qu'elle ne Connoiffoit pas, & bientöt le tempérament lui donnant des confeils vicforieux , la rend Ja Vithme du premier que le hafard lui préYentecent autres feroient plus dignes de cette gloire ' m™ ;°ut eft éSal * qui ne connok pas mieux ' Si les abbeffes, les mères, les gouvernantes endoönnoient leurs élèves avec ia bonne foi Su elles mentent, elIes kur 3pprendroiert j  bi Mercure. ïS^ piéges qu'on dok leur tendre , les raifons qu'elles ont de les évker pour leur propre bonheur , Sc la manière de sën fauver. Ces trois efpèces de délires ou 1'amour nous engage , prouve que les fautes qu'il nous fait faire ne font dues qu'a l'ignorance oü nous fommes des moyens qu'il y a de tourner cette paffion a notre bonheur. En fortant des mains d'un gouverneur fans capacké, Alexandre monte fur le tröne; fon ame qui n'eft ouverte qu'aux fenfations , Sc qu'on n'a pas inftruk de fes vérkables intéréts , recoit les premières impreflions qu'on lui donne, Sc toute idee lui eft bonne, paree qu'il ne fait pas diftinguer celles qu'il doit préférer aux autres. Dans eet état pernicieux d'indifférence , il arrivé qu'on lui préfente le cara&ère d'un roi conquérant comme un modèle; il 1'adopte, & toutes fes vues ne tendent qua la guerre. II arme , il s'avance Sc porte la terreur par-tout oü il tourne fes pas : il défole les campagnes, détruit les villes, fubjugue les provinces Sc les états , renverfe les trönes, Sc immortalife enfin fa vanité Sc fa folie par le ravage de toute 1'Afie. Si ce prince avoit connu fes devoks, s'il avoit feulement appris les rudimens de fon métier, il auroit fu qu'un roi ne dok chercher  ïg<* • t E M O N » E que le repos-& I'avantage de fes fujets, qn& h ventable gloire confifte dans leur amour, « que le tnomphe le p}us éclatant eft dans les iouanges finceres qu'ils tu donnent. Un roi qui vife a 1'héroïfme parfait ne doit point perdre de vue le pafte tacite que les peuples ont fait avec lui. >, Nous vous prodi» guerons , difent-üs , Ies refpeas , Pabon. » dance, les titres, le luxe, les voluptés, & » nous vous céderons une part très-ample de » notre néceffaire; mais c'eft aux conditions » que vous employerez tout ce que vous avez m dmtelligence & de iumières pour nous dé» fendre , neus rendre juftice , & procurer - " notre bonheur. Nos vceux & nos acclama» tions, les plus précieux de tous les tributs, » ne font qua ce prix». Ce difcours parle au cceur, & porte Ia conviftton dans 1'ame; il ne s'agit que d'offrir cette idee au fouverain, pour lëngager a la fuivre nen n'eft plus flmple & plus facile. Mais les mauvais confeillers ont fait naitre la paffion turbulente de la guerre, le défaut d'expérience & de réflexions, ont empêché d'en voir Vinconvénient. Ce n'eft donc plus le goüt pour la guerre qu'il faut affoiblir dans 1'ame, mais c'eft la fougue inconfidérée du courage qu'il faut réprimer.  de Mercure. 2.67 L'avarice qui nëft propre k rien, fe change en une économie louable, fitót-Vquëlfe eft dxrigée par la raifon. Conduifez avec prudencela prodigalité, elle devient une libéralité noble & bien entend'ue. La timidité qui vient de la noblefTe d'ame. & de la peur de manquer, eft un défaut quand elle eft exceflive; mais elle a peu de chemin k faire pour devenir cette douee modeftie que quelqu'un a nommé la damt d'atour de la vertu. Sans pouffer ce détail plus loin, on voit affez que le feu des paffions nëft pas plus ia caufe de leurs défordres, que la force & la viteffe d'un bon cheval font caufe qu'il sëmporte fous un mauvais écuyer, qu'il fe cabre & qu'il le défarconne. Le même animal, entre les mains d'un bon maitre , obéiroit au frein , fentiroit 1'épcron , & les reflburces qui font en lui fe trouvant ménagées avec art, ferviroient aux entreprifes les plus hafardeufes , & fourniroient les plus belles courfes. Les paffions font comme la force & le reffort de notre ame , leur vivacité , felon les fages de Mercure, produit nos reflburces, &Z leur foibleffe indique notre indigence. A quoi fera bon le citoyen péfant, taciturne, crédule,  iS* t e Monde it;" IUy» «™ des fo„liers tl »i on compare è eet honnlte artifen nn eélie POS, av.de de connoiffances, amoureuï de a "™ , * commander les arme'es i «Sa.« dansles finances, a mai„teDir ,a jllffice nXïronteslesvaftesfo°fliMs^--' ner ion efom IWant l'ex-iSence de 1V-,„| • Tl'ilrempHra, & ce cicoyen^o Jptin r^et1 ttZ draleftre'f-^efoispll5sutile£ L f f ^ 16 PU1S d^nnaire&le plus de fes compatriote, ConnoiiTons donc le vraz, ecoutons la raifon, la palnon fubfifle &1« mconvéniens difparoiflént.  de Mercure. 2615» CHAPITRE XXI. Di. la rdigion. L a religion nëft fondée dans Mercure , que fur les feules lumières de la raifon. On croit qu'il n'y a que deux fortes de fubfiances dans Punivers, 1'une fpirituelle & Pautre matérielle; paree qu'on eft convaincu de cette vérité par une expérience continuelle , étant auffi facile de s'appercevoir qu'il y a quelque chofe en nous qui vit, que de favoir qu'il y a des corps matériels comme les aftres & les élémens. Ils admettent deux ordres d'intelligences 1'un fupérieur, c'eft Dieu, Pautre inférieur quï comprend les ames particulières de tout ce quï eft animé dans le monde : ils les croyent toutes égales, prétendant que celle (1) d'un ciron, d'un homme ou d'un éléphant, font la même chofe, & qu'elles font toutes immatérielles. Ils regardent tout Punivers comme un temple ou l'on peut adorer Dieu. II eft, difent-ils, également préfent en tous lieux, & toujours prêt a nous écouter; mais comme nous ne fommes pas (1) Ce peuple admet Ia métempfyeofe, comme on va te voir.  a7Q * E M O N J> E toujours en état de lui parler, ik croyerit «tfï feut aider la piété par des chofes fonfibles C'eft pour cela qu'd y a dans Mercure quelques tem. Pies „agmfiques oü tout annonce la grandeur & la bonte de Dieu. Le feul culte qu'ils lui rencenteftdavoir de ce fouverain Etre 1'idée la plusfubhme qu'on en puhTe concevoir, d~ lui annouer toutes fortes de perfeöions , d'être penetre de la plus vive teconnoiffance des biens dont rl comble les hommes, & de 1'aimer autant quelameeftcapabled'aimer. Jecrois avoir déja infmué qUe les habitans de Mexcure penfent que tous les aitres & toutes les planettes font babités ,.& qu'ils le font avec m vanété fans bornes, la nature qui n'aime nen tant què la diverfité, l'ayant jettée a pleines maxns dans ces différens mondes. Aucun, feion eux ; ne reffemble a 1'autfe» c'eft bien toujöurs un foleil & des planettes' m$ excepté cette répétition, le refte de la' fyméme eft diverfifié è 1'infini % rien de ce qu'on voit & de ce qu'on fait dans un foleil, ne fo trouvant dans un autre. Ce font différens animaux , différentes planettes, d'autres %ures d hommes, d'autres fens, d'autres eonnoiffances de nouvelles idéés, d'autresfeminiens, & tout cela en fe rapprochant vers le mieux & le pIus 'parfait, quoiqu'on ne le puiffe jamais atteindre,  BE M E R CV R E. ï^lf C'eft la ligne ajjimtojique des géomètres qui s'approche éterhellement d'un autre, &C qui ne fauroit pourtant jamais la joindre. lis difent que tous ces foleils fi beaux , fi. grands, fi divers , font autant de magnifiques habitations que le fouverain maitre nous a préparées, & dans chacune defquelles nous n'aurons rien a defirer de tout ce qui pourra nous rendre heureux, tant que nous voudrons bien demeurer dans cette délicieufe patrie. lis affurent encore que la fuprême .intelligence, qui prend plaifir k augmenter notre bonheur, rious en deftine un plus grand auffi-töt que nous aurons aflez joui de celui que nous aurons poffédé; qu'Ma vérité ils ignorent 1'efpèce du bien qui nous attend, mais qu'ils font fürs qu'il vaudra mieux que celui dont nous jouiffons , & que nous ne pourrons jamais fortir d'un foleil oü nous ferons enchantés de vivre, que pour aller mener dans un autre une vie encore plus dé-, licieufe. Comme la curiofité , continuent-ils , eft le penchant le plus naturel aux hommes, auffi-töt cm'ils ont demeuré affez de tems dans un foleil pour en connoitre toutes les merveilles , & être en quelque manière, raffafiés d'y vivre, ils n'ont qu'k fouhaiter d'en fortir ; la fouveraine intelligence n'en refufe jamais la permif-  t e Monde fion. II eft vrai qu'elle ne 1'accorde qu'a quefques conditions qui paroiffent difficiles aux hommes: j'en expliquerai les raifons après avoir dit quelles font ces conditions auxquelles il eft permis de paffer d'un foleil a 1'autre. Premièrement, il faut confentir a perdre abfolument la mémoire de tout ce qu'on a jamais fu, & enfuite le ioumettre a paffer d'une des planettes du tourbillon qu'on vent quitter dans celle qu'il plairaa celui qui gouverne tout de vous affigner. ' Li n0us commencerons par animer le corps d'un animal, le moindre de la planette, & k fa mort nous pafferons dans le corps d'un'autre plus noble. Par exemple , une huïtre devient folie, un papillon paffe dans le corps d'un roitelet, & un lièvre délivré de fes terreurs, devient un lévrier. On appelle dans le foleil, cette tranfmigration d'une ame dans plufieurs corps, le grand pélerinage. On entend bien que celui qui le fait ne vit jamais qu'une fois dans chaque ordre d'animaux;cependantcomme ily a fur chaque terre un grand nombre d'efpèces différentes, le tour eft long; mais enfin il s'achève ordinairement en mille ans , & c'eft quand 1'ame pélerine eft parvenue k animer le corps d'un homme. Car alors dès qu'il meurt, la courfe eft foie, & 1'ame qui s'en trouve dé- barraffée.  BE M E R C ü R-E. Z-/f. barrafiee, devient habitante du foleil qui lui eft.deftiné, oü elle fe trouve.., comme on a dit , infiniment plus heureufe que dans celui qu'elle a quitté. Elle n'y arrivé point par 1'enfance, comme elle vient fur notre terre; mais tout d'un coup elle s'y trouve auffi parfaite, &C même plus qu'elle ne 1'étoit avant fon voyage. Car dans le moment qu'il eft achevé, Ia mémoire qu'elle avoit perdue lui revient, augmentée de bien des connoiffances dont elle s'eft inftruite dans fa courfe , & cette mémoire n'eft plus fujette a fe perdre ni a diminuer, fi. ce n'eft a 1'occafion d'un autre voyage; ce quï eft une affaire de longue haleine : car on na voit guères d'habitans de quelque foleil que ce foit, qui n'y vive au moins un million de fiècles avant de fonger a le quitter. Pour entendre la raifon de cette pénible courfe , qui eft impofée a tout habitant qui veut paffer d'un foleil dans un autre, il faut favoir que toutes les planettes fubalternes puifent , pour ainfi dire , la vie de tout ce quï refpire au - deffus d'elles dans le foleil dont elles dépendent, Sc que tous les animaux qui meurent, paffent d'un corps a 1'autre , toujours de bien en mieux , jufqu'a ce qu'ils parviennent k celui de 1'homme , qui eft la fin dii pélerinage. Mais pendant que les ames des S  *Y4 t E M O N D E animaux parcourent tous les dégrés établis dans les aftres du moindre au plus noble, les derniers rangs demeureroient vuides, & les animaux difparoitroient peu a peu de deffus la terre. C'eit donc pour donner la vie a tous ïes corps organifés d'une planettè , qu'il efr. établi que les ames qui voudront quitter uh foleil pour aller dans un autre , feront obligées de paffer dansune planette pour y prendre le dernier ordré des animaux, & en animer un de chaque efpèce. Par cette voie fimple la race animale fe perpétue, & la décoration de tous les globes fe conferve telle qu'il a plu au fouverain artifte de 1'ordonner. Un philofophe fublunaire nommé Py thagore, avoit autrefois imaginé 1'égaUië des ames, & leur tranfmigration d'un corps a un autre. Mais cette circulation n'avoit point de fin : 1'ame d'un animal animoit le corps d'unhomme, Sc réciproquement celle d'un hómme Ie corps d'un animal, fans jamais fortir du même globe. Les habitans de Mercure croyent leur métempfycofe autant fupérieure a celle-la qu'euxfliêmes font fupérieurs a Pythagore. Jamais, felon eux, une amê ne fauroit hat>iter deux fois un corps de même efpèce, ce qui la pöurroit ennuyer, & jamais elle ne defcend de la plus noble k celle qui 1'eft moins.  se Mncnui 475 Au contraire, quand elle eft une fois parvenue a animer le corps d'un homme, elle paffe en le quittant, dans un foleil , lieu de délices * oü elle acquiert en y arrivant, comme on Pa dit, tout le fouvenir de ce qu'elle a été, de ce qu'elle a vu, de ce qu'elle a fu dans tous les autres foleils qu'elle a parcourus, & dans les autres pélerinages qu'elle a faits; car rien de ce qu'elle a appris depuis 1'inftant de fa création ne fe perd pour elle , elle n'oublie rien , & il n'y a que pendant le tems d'un pélerinage , c'eft - a - dire , quand notre ame habite une planette fubalterne , que fa mémoire eftlabile, &C qu'elle peutoublier; mais toutes fes idéés reviennent auffi-töt qu'elle arrivé dans un foleil, & dans le même inftant qu'elle 1'habite, tout ce qu'elle a jamais fu fe retrouve , & ne fauroit plus s'oublier. Ainfi joignant a toutes les connoiffances qu'elle a déja acquifes, celles qu'elle acquiert dans fa nouvelle habitation oü il fe rencontre des millions de nouveautés, elle fe perfe&ionne fans ceffe , & par des connoiffances qui deviennent toujours plus exquifes & plus fublimes, elle approche toujours davantage du fouverain Etre, le connoït plus parfaitement, & 1'aime d'un amour plus éclairé & plus digne de fa grandeur infmie. S ij  'W> ie Monde C'eït par cette raifon que quand on fera las de cette magmfiqué demeure que la main liberale du Tout - Puiffant a enricfiie de fes dons , dë millions d'autres toutes préférables k celles-la nous atfendent; en forte qu'on ne pourra jamais ailer que de merveilles en merveilles , juïqu'a ce qu'enfin 1'ame aille pour 'ainfi dire, fe perdre dans le fein de Dien d'ou elle tire fon origine. Voila, ditent-ils, des efpérances dignes de 1'hömmë, & des promeflës telles qu'on peut les attendre de la toutepuhTance de Dieu, & de fa bonté fans hornes, Mais je n'ai point encore parlë des ames &s animaux du foleil, ni de celles des falamandres qui font les enfans du peuple folaire. Les ames qui font le grand pélerinnge dans une planette , font tellement déterminées k certaines fondions taht qu'elles animent le corps des bêtes, qu'elles n'ont pas Ia liberté de s'y fouftraire. Ainfi les animaux ne fauroient jamais aller contre leur deftination, ni déplaire au fouverain Etre : il n'y a que les hommes k qui il laiffe la liberté d'ufer bien ou mal des lumières naturelles qu'il leur ac'corde affez abondamment , pour qu'üs foient en état de n'en pas abufer; auffi quand cela arrivé, comme c'eft 'toujours par leur faute, elles font punies.  de Mercvre, '177 Ces rebelles a la loi générale, gravée dans 1'idée de tous les êtres, font condamnés après la mort a faire dans le foleil le même pélerinage qu'ils viennent d'achever dans uneplanette, c'eft-a dire, d'animer un corps de chaque ordre d'animaux, en commencant par le moindre, & finiffant comme ils ont déja fait, par celui de rhomme. Mais alors i!s de viennent falamandres, c'eft a-air.-, ecfans d'un des habitans du foleil. En ceiie qualkc als ne peu? vent plus man.quer ; mais il leur refte. une fonöion a remplir , c'eft d'aller voyagcr dans toutes les planettes pour fortifier leur raiioa par 1'expcrience, ol faire du bien autant qu'ils le peuv.ent, a tous les animaux & anx hommes, lis doivent fur-xout pafier cent ans dans la planette oü ils ont fait . la première faute, afin de la réparer, & employer toute leur indufkie k procurer 1'avantage de toutes les créatures qui-'i'habitent. Par-la on peut juger de 1'imbécillité des hommes de la terre qui cralgnent tant ces efprits. bienfaifans , qu'ils prennent pour des génies nuifibles, & qui les fuyent a.vec tant de précaution, ce qui rend fouvent inutiles les bonnes intentions de ces inteiligences. Car elles fe rebutent par la fottife de ceux k qui elles s'adreffent, & quoiqu'elles ne s%rkent pas contr'eux elles ne laiflent pas de S iij  27^ t E M O N D E leur bouder, & de les abandonner a la baffeffe de leurs préjugés. - Les cent ans qu'un falamandre doit paffer a réparer fon ancienne faute , étant explrés, il retourne dans Je foleil d'oü il étoit parti. C'eft Ik qu'il achève de fe purifier, en cultivantfon efprit pendant quelques milliers d'années; enfüitë il lui eft libre de'paffer tout droit dans le foleil qui lui étoit deftiné , fi pendant fa vie humaine il avoit toujours fuivi les lumières de fa raifon. Ce long efpace de tems qu'une ame employé k réparer fa faute, le fouverain Etre Pallonge ou le diminue fuivant la nature du déüt; mais il ne paffe jamais celui d'un pélerinage complet. II arrivé même fouvent, quand la faute eft légère , qu'un homme en mourant dans une planette, devient tout d'un coup falamandre, ce qui abrége infiniment la corvée. C'en eft une cependant que de devenir falamandre au lieu de parvenir tout d'un coup a etre habitant du foleil; mais il eft jufte que les fautes foient punies, quelque légères qu'elles foient. A 1'égard des ames nobles & généreufes qui ont choifi pour guides de leur conduite , la raifon lumineufe & la douce humanité , leur bienheureufemortne fait que lesdélivrer d'un foin pénible,& leur ouvrir la route du foleil auquel elles font deftinées.  t> E M E R C U ft E. 17^ Après s'être inftruit de cette économie de 1'univers , & des grands biens aurfquels toutes les ames doivent participer, onfera peut-être furpris de 1'extrême répugnance que tous les animaux témoignent pour la mort. En voici la raifon. Premiérement, nous croyons a tort que les animaux fuient toutes fortes de mort indifféremment; ils ne craignent que la mort accidentelle, c'eft a-dire, celle qui peut leur arriver avant le tems fixé par la nature. Or, elle ne leur infpire cette crainte que pour les engager a fe conferver la vie pendant un certain nombre d'années convenables k fes vues. Al'égard de la mort naturelle, ils ne 1'appréhendent ni ne la connoiiïent; ils ne foupconnent pas même qu'elle puiffe arriver dans leursmaladies: la diffolution de la machine eft faite avant qu'ils 1'ayent prévue , 6c fans qu'ils la fentent. Pour les hommes , il a fallu de néeeffité les forcer a craindre la mort pour les obliger a vivre : car fans les terreurs qu'elle leur caufe, mille raifons les obligeroient tous les jours a la chercher ; & il s'en trouverott peu qui 1'attendiffent paifiblement, s'ils pouvoient la regarder feulement comme une reffource aux maux qui leur arrivent. J'en étois k eet endroit du manufcril lorfque j"apperv ï mon falamandre au même lieu oü je ravot' S iv  £ e Monde vu la première fois. Je courus au-deva„f' & Avez- vous, me dit-il, quef chofe . Vous arrête> narW « / • * tous vos ^ Prètkrêp°ndrei ^^>M*épo^^ Ies ames P, nent d Plette dans un foleil, & même grande difficulté lk - deflus r « non-P a j r SS §'eomètres de notre monde demontrent que fi une meule de -ouhntomboit du foleil f„r notre terre elt nj arnvero.tqu'après un grand nombre d'an• Je Vols bien qu'un efprit Va plus vït„ quWemaffedepierre^aisencoren^e -ii -verfer ces efpaces immenfes qu'en un c r- tainte^^.ez-moil'efpritla-de.Tusparquel£ a-peu-pres qm me ferve de régie. Combien P- exemple , une inteliigence p^t . eHe ^ tT de"10;S°Udej0l,rS P°-aller de Paturne au foleft oü il peut bien ayoir outroiscensmillionsdelieues/ ün inftant indivifible, me répondit-U. Vous avezeteèlaChine.vousavez vu cent fbTs rcmpereurfemettreatable. Figurez-vous que vous ly voyez, & que nnftahto« cette idéé fera dans votre ame, eft le moment oü votre a-e arnve k Ia Chine. Elle auroit été également dun bout de 1'univers a 1'autre dan" Is  b E M E R C U R ' E. l3i même efpace de tems. La chaïhè ih'vifiblé qui la joint k votre corps , femble 1'attacher localement a un certain endroit; mais dès que ces liens (ont une fois rompus, fouhaiter d'étre dans un tel point de 1'univers, c'eft s'y trouver réellement : Fefpace n'eft rien par rapport k une ame. Vous avez peine, atouta-t-il, k comprendre cela ; mais c'eft une de ces vérités qui font au-deffus de la portee humaine , Sc il m'eft aufli impoffible de vous la faire fentir, k caufe du peu de lumières que vous avez, qu'il vous le feroit d'apprendre a un aveugle né ce que c'eft que le rouge ou le bleu. Vous trouvez ici une vraie occafion d'humilier votre efprit , & d'en reccnnoitre FinfüfHiance; mais il faut aufli qu'une idee fi raifonnable , qui nous conduit naturellement k admirer la divine piiiiTance, nous porte a aimer fa bonté, qui a daigné, pour nous afliirér un bonheur fans hornes, établir 1'admirable métempfycofe qui vient de vous être expliquée. Vous en doutez , je le vois k votre mine, ccntinua le falamandre , un malheureux fouris qui m'échappa dans ce mement, lui confirma cette idéé. » O petits hommes fublunaires, s'écria-t-iï, » cervelles étroites , Sc que vous travaillez » toujours k- rétrécir de plus en plus par 1'i-  a8f t E M Ö N D E » gnorance&la flupidité, ne vous formerez» vous jamals du fouverain Etre une idéé noble » & digne de lui? Elevez votre efPrit, mon » futur compatriote , & croyez que les ref» fources de la puiffance divine font infinies » pour vous combler de biens, Puifque vous » avez une expérience continuelle de fa bonne » volonté k eet égard, n'entrez plus dans ces » baffes défiances de fon pouvoir & de fa » bonté; car elles deshonorent en même-tems » votre jugement & le plus noble des êtres. II ne me refte plus qu'a vous faire remarquer que le foleil peut fans peine, fournir aux planettes de fon tourbillon un nombre fuffifant d'intelligences pour animer tous les animaux & les hommes qu'elles contiennent. Vous ferez aifément convaincu de cette pofTibilité, fi vous faites réflexion que le foleil eft environ trois millions de fois plus grand que Mercure, & que chaque planette n'a qu'un certain nombre' fixe d'habitans égal pour toutes les planettes. La différence qui s'y trouve confifte en ce qu'ils font plus grands dans les grandes planettes, & plus petits dans les moindres, fuivant la proportion qui fe trouve entre leur fuperficie. Mais le nombre des habitans du foleil eft ft prodigieux, que bien fouvent il ne fe trouve pas de place vuide dans les planettes de foa  DE M E R G V R E. 183 tourbillon, pour que celui qui entreprend un grand pélerinage, puiffe le commencer. J'omets, pour ne point charger votre mémoire, un aflez grand nombre de particularités qui fuivent de ■'arrangement général : mais tout homme intelligent peut aifément les imaginer , pourvu qu'ifprenne la droite raifon & les bonnes intentions du fouverain légiflateur pour régies de fes idéés; car lui-même n'a jamais d'autre principe de fes ouvrages, & cette unique vue de fuivre la raifon & de faire du bien a toutes les intelligences du fecond ordre, eft la caufe de la formation de 1'univers, de fon étendue immenfe, & de la prodigieufe variété qui 1'embellit. CHAPITRE XXII. Des fétes. Je ne parle point ici des fêtes établies dans Mercure comme aaes de religlon , mais de celles qui y font confacrées au délaffement &: au plaifir du peuple. Les feftins font parmi les hommes un des principaux liens de la fociété , & une fource très-abondante de plaifirs. Mais comme dans Mercure la meilleure chère du monde eft com-  IE M O N D Ö mune, & qu'elle ne coüte rien, il a fallu, les jours de fête,lui redonner une nouvelle pointe qui la rendit plus defirable, & qui engageat les habitans de la planette k fe raffembler ces jours-la. Ce font, comme nous 1'avons dit, des oifeaux- pourvoyeurs qui vont tous les jours fur les petits cöteaux prendre tout ce que leur demandent les maitres auxquels ils font attachés. Mais ce n'eft qu'un feul jour, & juftement le premier de chaque femaine , qu'ils peuvent voler fur le fommet d'une colline plus élevée que les autres. C'eft-la qu'ils trouvent ka mets délicieux qui font réfervés pour les jours de fêtes; mais ils ne s'y tranfporteroient jams* fi le repas qu'ils en doivent rapporter étoit deftiné a moins de quatre perfonnes; ils s'arrêteroient fur les autres collines , & ne rempliroient leurs corbeilles que de mets ordinaires. On ne dira point quelle eft cette forte de mets, puifqu'il eft impoffible k ceux qui en ont mangé dix mille fois, de les comparer'a quoi que ce foit, paree qu'ils ne reffemblent k rien ü? tout ce que nous pouvons imaginer. Ceux d'une fête fontfi différens de ceux d'une autre , qu'il paffe pour vrai dans la planette, que les vieillards qui fe fouviennent de 1'arrivée du  de Mercure. premier empereur , n'ont jamais mafigé d'un mets répété. Cette prodigieufe variété va encore plus loin : car aucun oifeau pourvoyeur n'apporte a fon maïtre un repas femblable a celui d'un autre; & comme chacun mène cette efpèce de domeftique a fa fuite dans le lieu oü on s'affemble pour manger , les plats font différens les uns des autres. C'eft cette raifon plus que toute autre, qui engage ce peuple a fe réumr enfemble; car plus il y a de perfonnes a table, plus il fe trouve de diverfité, Chacun peut partager avec tous les conviés ce qu'il trouve de plus exquis , & il ne faut pas craindre que ce partage diminue la portion du diflributeur. II ne s'agit que de renvoyer prendre de la même chofe tout ce qu'on en veut, ce qui s'exécute en mettant dans le panier de 1'oifeau un petit morceau de ce qu'on defire. Les pourvoyeurs comptent la peine pour rien, tant que cette journée dure : ainfi on n'a pas befoin de les ménager comme les autres jours, dans lefquels ils ne vont chercher que les alimens néceffaires. Les vins n'y font pas moins bons ni moins variés que tout le refte; mais ce qu'ils ont de fortfingulier, c'eft qu'ils ne fauroient enyvrer pendant tout ce jour-la ni la nuit fuivante» Le  i85 t e Monde kndemain ils feroient mortels, par la raifon que ces liqueurs, infiniment délicates, fe corrompent très-aifément: auffi n'arrive-t-il jamais que Ie plaifir de la table dure'fi lang-tems. A la vérité quelques-uns le prolongent jufqu'a la plus grande partie du jour; mais cela n'arrive qu'a la populace, qui préfère le plaifir des fens a tout autre. Au refte, elle en eft affez punie; car outre une infinité de divertiflemens qu'elle perd , tels que font le jeu ordinaire, les courfes entre les jeunes gens, les vols qu'ils font d'une légèreté furprenante , les bains & les innocens combats des animaux dans 1'eau & fur la terre , qu'ils ne fauroient avoir de part k la loterie générale qui fe tire pofitivement au coucher du foleil. Nous allons donner 1'explication de eet amufement. Les falamandres qui ont achevé leur tems dans une planette, & qui font prêts de la quitter pour aller voyager dans toutes celles du tourbillon , recoivent du foleil, leur patrie , une infinité de précieufes bagatelles dont on n'a pas la moindre connoiffance dans les planettes fubalternes, & ils les abandonnent dans celles dont ils font prêts de partir, a condition que 1'empereur les fera ü on les adreffe, Quelquefois on gagne un fens que les autres hommes n'ont pas ou un talent rare & même unique. Pai connu un homme qui avoit acquis par un lot , Part de guérir de méchans auteurs du fot entêtement d'écrire ; ce qu'il exécutoit en leur arrachant un certain cheveu qu'il favoit diffinguer parmi tous les autres : ce remède fuffifoit ponrvu quïl ne s'agït pas de poëfie; car en ce cas il falloit joindre a la perte du cheveu un violent camouflet. Un autre Kfoit dans fa mairi Ia gazette univerfeile de tout ce qui fe paffoit dans faturne, compris fon anneau & fes cinq fatelüfes. 11 faudroit faire un livre entier des Iots difFirens & des bijoux merveilleux qu'on gagne k cette loterie. Peut-être donnerai je k la fin de cette hifioire un détail un peu circonftancié d'une partie de ceux que j'ai vus pendant mon féjour affez long dans Mercure : j'y renvoye mon lefleur. Le feul inconvénient qui fe trouve k 1'acquifition de ces préfens du hafard, c'efi qu'ils ne durent que pendant vingt ans , k la fin defquels on en perd abfolument 1'ufage; comme parmi nous , celui d'un bon cheval quine fert qu'un certain nombre d'années. Outre  de Mercurë. a§9 Outre eet amufement qui finit d'ordinaire avec le jour , on a pour la nuit celui des fpectacles publics dont 1'agiément ne fe peut décrire. Mais on 1'imaginera en quelque manière , quand on faura que toutes les troupes des comédiens font également parfaites dans Mercure , & qu'il n'y en a pas une qui ne repréfente a tour de röle devant 1'empereur, qui veut juger lui-mëme du mérite des acteurs, paree que c'eft a leurs foins que 1'inftruöion du peuple eft commife. lis font, pour ainfi dire, les prédicateurs dans Mercure, oü 1'on tient pour maxime, que, Des fiftionS , la vive liberté Peint fouvent mieux la fiére vérité , Que ne feroit la froideur monacale D'une lugubre & pefante morale. Rouffeaul Les comédiens dans Mercure préfentent donc leur morale fleurie, parée, accompagnée des allégories fines & délicates, & des exemples fenfibles & perfuafifs que les faits impriment dans les ames a 1'aide d'une éloquence convenable d'une déclamation parfaitement mefurée au fujet, & de tout ce que le gefte foutenu des décorations, des habits & du fpe&acle eft capable d'infinuer dans le coeur, pour y étae Mercure. 333 'Aufurplus, on ne fe piqué pas dans Mercure de favoir pofitivement, fi c'eft un tel, fils d'un tel, qui a fait une telle adion bonne ou mauvaife, ni fila chofe eft arrivée dans une telle olympiade, ou en telle année de 1'égire. Ces peuples difent en général, que pour mériter 1'eftime des hommes, il faut faire de bonnes adions femblables a celles qu'on trouve dans Thiftoire , & éviter celles qui attirent le blame ; mais qu'il importe peu de favoir le nom de celui qui a fait ces aflions, & 1'année oü il a vécu : paree que ces particularités ne font rien au fond de la chofe, & qu'a 1'égard d'un grand homme mort , fon nom tk Tanqée qu'il vivoit, placés dans notre mémoire, font inutiles. Ils ajoutent a cette antipathie qu'ils ont pour le pédantifme de Thiftoire, que 1'ancienne eft fi incertaine, & la moderne fi fouvent faufie, quand elle eft écrite par des contemporains, dont les paffions la falfifient, que quand on s'attacheroit a la favoir k fond, on ne retiendroit fouvent qu'un Roman tout pur. On mépriferoit cependant un homme qui confondroit tous les noms, en prenant, comme la comteffe d'Efcarbagnas dans Molière, Martial pour un parfumeur, ou pour un auteur du douzième fiècle : mais dans le fond, excepté  334 i e Monde ceux qui font profeiTion de favoir 1'hiftoire, paree que leur génie étroit & borrté n'eft propre qu'a meubler leur mémoire, peu de gens s'y attachent. On regarde dans Mercure les hiftoriens & les généalogiftes , comme des gardes^meubles , ou tout au plus comme des dicfionnaires , auxquels on n'a recours que dans le befoin, mais qui ne font pas d'un ufage bien agréable dans la fociété , que leurs citations éternelles ennuient. Mais pourtant leur fcience eft utile, difent nos fages qui reftent quelquefois entêtés de nos manières, fi vous confondez les noms & les tems, on vous prendra pour des ignorans. Eh, quoi! répondent-ils avec indignation, on fera , dites vous, méfeftimé pour s etre mépris a une date , ou avoir pris un nom pour un autre , quoiqu'on ait une infinité d'autres connoiffances, qu'on ait de 1'ordre dans 1'efprit, unelogique süre, & des idéés faines fur toutes les matières; quand on faura envifager un incident par toutes fes faces, quand on aura la capacité de prévoir tous les inconveniens , & des reffources dans 1'efprit pour tourner tous les hafards a fon avantage ? Qu'un tel ignorant au contraire eft bien né pour toute forte d'empiois : c'eft a lui qu'il appartient ie  de Mercure, 335 faire des loix, & de gouverner; c'eft lui qui dok mettre en mouvement tous les grands refforts, c'eft lui qui dok ménager la paix & décider feul des occafions de prendre les armes; enfin ce feroit par fa conduite que 1'empire fleuriroit, & que les peuples feroient heureux, quand ils ne feroient pas gouvernés par le génie fupérieur qui régk la planette, Un tel homme tient, pour ainfi dire, quelque chofe de la divinité, & vous ne trouverez jamais fon pareil dans celui qui pofféde les langues, ni dans ce froid chronologifte, nomenclateur de tous les fiècles. Pour juftifier cette facon de penfer , ils font encore ce raifonnement. Les hommes n'ont qu'une certaine mefure de capacité ; ils ne fauroient donner qu'une poition de leur loifir k la culture de leur efprit, cela eft certain : il n'eft pas moins vrai , que 1'efprk ne fe perfectionne que par les réflexions qu'il fait , en comparanten une infinité de manières, ce qui eft vrai , & ce qui eft faux , ce qui eft bien, ou mieux, ou mal, & quelles chofes font juftes ou injuftes. Or, celui qui emploie tout fon tems k arranger dans fa mémoire des noms , des dates, des faits innombrables, & des fuites généalogiques, peut-il conferver affez de loifir, pour faire quelquV.fage des matériaux qu'il aura ramaffés.  33Ö ie Monde Mais, infutera-t-on, avec une mémoire heureufe bien cultivée , tout cela ne coüte prefque rien , & laiffe encore bien du tems pour les réflexions. Pure illufion , repliquent nos fages, la vie d'un homme fuffit a peine pour apprendre Fhifloire ; de plus , un'efprit accoutumé a faire fon principalobjet de pareilles futilités , & qui Pa nourri pendant trente ans de ces alimens indigeftes , n'eft. plus cspable des idéés nobles qu'infpire la faine morale , ni de connoitre la véritable vertu. Car il ne s'agit pas feulement d'en favoir parler , & de la définir , il faut Favoir long-tems exercée , s'être familiarifé avec elle , & s'en être fait une habitude qui foit devenue , pour ainfi dire , la fubfiance même de notre ame. CHAPITRE IV. Suite de tèducation des enfans. _A.pr.es que la jeunefTe s'eff infïruite fuffifamment de 1'hiftoire , elle paffe a la logiaue. Des régies fimples, claires, peu nombreufes , & foutenues d'exemples pour les rendre fenfibles, apprennent aux jeunes gens a conduire leur efprit, a étendre fes lumières, a difcerner sürement  js e Mercure; 537 tórement le vrai du faux , 8c par conféquent a parler raifonnablement, 8c Èk fe conduire de même dans toutes les adYions de leur vie,. La morale pratique fe trouvant entièrement renfermée dans les lecons de Phiftoire, ils négligent de s'occuper de cette morale oifive , & qu'on pourroit nommer intelleótuelle, oü, 1'on n'agite que des queftions frivoles, plus propres, pour 1'ordinaire, a foutenir 1'imagination qu'a former le cceur 8c les fentimens. Ils traitent avec un pareil mépris Ia méta-i phyfique, qui ne nous a encore préfenté que des idéés trés-imparfaites de la divinité. Ils corrigent cette fcience , & c'eft k 1'aide de la bonne phyfique, qu'ils apprennent a connoitre Dieu, 6c la partie intelligente qui nous anime. L'étude de la nature qui fuccéde ala logique, foutenue de la connoiffance des mathématiques, fait faire a ces peuples , qui ont naturellement une grande jufteffe d'efprit, de grands progrès dans la phyfique. Ils apprennent a connoitre les caufes par leurs effets , &£ quelquefois a preflentir les effets par les caufes qui font connues. Par 1'ufage bien ménagé de cette fcience, ils fe délivrent d'une infinité d'erreurs & de préjugés qui font li communs fur notre terre. Toutes ces études préliminaires étant ache~ vees, on permet k un jeune homme de lue Y  33^ E M G N B E les poëtes. On lui fait connoitre quel eft eet -art tant vanté , & combien il fe trouve fouvent éloigné du but oü il tend , qui eft de plaire & d'inftruire, de rendre le vice odieux , & de faire aimer la vertu. Mais cette idee ? difent les habitans de Mercure, n'eft que comme le roman de la poëfie , ou le mafque trompeur dont on abufe prefque tous les jours. Un fage que j'ai connu , la nommoit Part ingénieux d'impofer a la raifon par la cadence & Pharmonie des paroles. II femble, difoit-il, que 1'enthoufiafme dont les poëtes fe piquent, foit un vertige, & je ne fai quel efprit de fédudiion qui les met hors d'eux-mêmes , &c leur fait prefque toujours oublier la raifon , pour fuivre le nombre & la mefure du fanatifme qui les entraine , les tire hors de leur fujet, & en pervertir Pidée; en forte qu'avec les meilleures intentions du monde pour la juftefie & la folidité des raifons , un poëte fe irouve conduit par une efpèce de violence magique dans le faux & la puérilité. La poëfie qui doit plaire n'atteint donc pas a fon but quand elle s'écarte de la juftefie, & qu'elle s'amufe a la bagatelle triviale; car'un lefteur fenfé ne cherche que le vrai & des idees folides. Elle n'inftruit pas non plus, quand elle dé-  5 e- M è ft c u ïTë: 339 gulle les objets , & qu'au lieu de les montrer tels qu'ils font, elle ne préfente qu'un mafque enjolivé qui les rend fouvent méconnoiffablesII eft vrai que dans ces défauts ce n'eft pas Fart qu'il faut blamer, & que 1'ouvrier a tout le tort ; auffi ne méprife-t-on pas la poëfie dans Mercure , mais on avertit feulement de la lire avec précaution , pour fe préferver de Ia féducfion qu'elle répand fouvent a pleines mains. C'eft grand dommage, difent nos fages , que les élèves des mufes avec tant d'imagination , d'agrémens & de feu ne s'appliquent pas affez; a'former leur jugement. S'ds faifoient quelques réflexions fur un point fi important, ils verroient que les frivolités auxquelles ilsfe livrent, déshonorent Fart qu'ils profeffent, & que les tendres fornettes, les pirérilités champêtres, les fades louanges & les petits riens rimés k la fabrique defquels ils vieilliffent, diffament tout a la fois Fart & 1'artifan. Les habitans de Mercure ne refufent pas leur approbation , & les couronnes aux poëtes qui s'en rendent dignes; mais ils adjugent auffi des moulinets & des marottes k ceux qui ne leur donnent pas autre chofe. L'ignorance & la fottife ne paffent pas dans Mercure pour desagrémens, comme fur notre terre; on y élève les filles de même que les Tij  34® t E M O N O E gargons, pour tout ce qui concerne 1'efprit &: la juftefie du.raifonnement; on leur fait 1'honneur de leur croire affez de tempérament & de fanté , pour acquérir un certain nombre de connoiffances néceffaires : on juge même qu'elles ne perdront pas plus de leur teint, ni de .'embonpoint qui fait la beauté en fe formant la raifon , qu'en fe rendant les mains adroites. Suivant ce fyftême, au lieu de leur apprendre a filer, a broder, ou a faire de la tapifferie , on les inftruit a penfer jufte, & réfléchir , & on les conduit autant qu'il eft poffible a connoitre un trés-grand nombre de chofes; & a en parler raifonnablement. II y en a peu qui n'aient appris une des langues que parle les fages , outre celle de la cour que tout le monde fait, & perfonne n'a encore remarqué que cette étude & celle de la philofophie, leur ait rendu les yeux moins brillans, & le teint plus terne. II femble au contraire , que les lumières de leur efprit qui fe répandent fur toutes leurs actions & leurs difcours , les font trouver plas aimables : je fais bien du moins que la douceur de leur humeur, la gaieté, ni le goüt des plaifirs n'en fouffrent point; & j'ai quelquefois entendu de très-jolies perfonnes caufer a leur toilette avec le grand Defcartes, de chofes très-fublimes, pendant  j&e Mercure: 341 qu'elles arrangeoient leurs mouches avec un merveilleux artifice, & des intentions tréséloignées de la m étaphyfique. Ces faits doivent apprendre aux beautés de notre monde, qu'on peut favoir bien des chofes, fans devenir laides; mais qu'il eft fort difficile d'être bien jolie quand on eft fotte , & qu'on ignore tout. Le premier foin qu'on prend aprèsleur avoir formé 1'efprit, c'eft de les affermir autant qu'on le peut, contre les illufions de 1'amour propre. Toutes les femmes dansMercure font füjettes a cette maladie épidémique : elle les attaque ordinairement vers les quinze ou feize ans, & leur revient de tems a autre par accès ; il s'en trouve même a qui elle dure toute leur yie. On appréhende prefqu'autant cette infirmité que notre petite vérole : ce n'eft pas qu'elle gite les traits , ou qu'elle détruife la fraïchenr du teint; mais c'eft qu'elle répand fur toute la perfonne qui s'en trouve atteinte , je ne fa. quoi d'injufte & de rébutant, qui écarté 1'amour & 1'amitié k cinq eens pas a la ronde , ce qui paffe pour un grand malheur dans la planette. Heureufement 1'ar't de guérir cette maladie n'eft pas difficile; car il ne confifte qu'a donner a chacun une idee priie de fa propre Y üj  34* i, e Monde valeur intrinféque, è perfuader è une belle perlonne qu'elle n'eft pas une divinité, & è «ne jolie femme qu'elle n'eft que cela. Suivant ce tarif, telle qui fe connoit peu d'efprit, s'en tient a la complailance & aux agrémens de 1 humeur , & celles qui fe trouvent des talens & du génie au-deffus des autres , ne laiffent pas d'avoir Ja modeftie de croire qu'il leur peut arriver quelquefois de n'avoir pas raifon. Dans cette idéé , 1'entétement n'eft pas un de leurs défauts , & fans s'attirer leurs mépris & leur averfion, en peut fe difpenfer d'être toujours de leur fentiment , ce qui eft d'une grande utnité pour la douceur du commerce de la vie. On charge h comédie de ce qui refte è faire pour Péducation du beau fexe : onjjeur y fait voir les peintures ingénieufes & vraies de toutes les pafilons. Ceft-la oü 1'on apprend qu'elles doivent toutes reconnoitre Pempire de ia raifóri, mais qu'il faut fur-tout fe garder de ceL. s qui metten notre boaheur entre les Iftaifis ü'antrui , comme 1'ambition , & Pamour. Ces deux tyrans nous fmmettent k tant de gens , & tont dépendre r.otre fortune d'un ft grind nombre de bagatelles imperceptibies , qu'il eft prefqu'impoifike de trouver un moment de repos a leur fmte. L'homme ambitieus  de Mercure. 345 eft 1'efclave de fon maïtre , du favori, du miniftre , de la maitrefle & des valets. II faut de plus lutter contre fes égaux , écarter fes fupérieurs, & craindre généralemenf tous ceux que la jufiice, le hafard, ou la feule ambition peut mettre en concurrence avec nous : car quelqu'inférieurs qu'ils nous puiffent être en toutes chofes , ils pourroient par fineffe , par préfens, & comme on dit, par le deffous des cartes, nous fupplanter: rien n'eft plus commun dans le chemin de la fortune. II eft donc vrai qu'en briguant fes faveurs, notre bonheur ne dépend plus de nous ; puifque nous nous livrons a tant de hafards. L'amour n'eft pas moins contraire a notre repos que 1'ambition : il attire toujours par une route femée de fleurs. La beauté , la joie , les amufemens 1'accompagnent, une féduaion réciproque nous foutient pour un tems dans un raviffement auquel tout autre plaihr céde, mais ces momens enchanteurs font moins durables que le calme de 1'océan. L'habitude arrivé bientötfuivie de faffadiffement, qui ne marche jamais fans le dégout & 1'infupportable ennui. Cette dangereufe compagnie s'empare de notre cceur , & comme notre fexe eft plus difpofé a la recevoir, c'eft auffi ehez nous qu'elle commence ordinaireaaent a s'établir. Yi?.  344 t e Monde De-li naiffent les inattentions, les airs diftrajts, les écarts, quelquefois les impoliteffes, & fürement les indifcrétions : 1'humeur vient enfuite , & ce mal contagieux produit les éclairciffemens , les réponfes féches , les reproches, & une infinité d'impertinences réciciproques, dont chacun féparément feroit touta-fait incapable. On conté k ce finet une imagination fingulière d'Artemife, après Ia mort de Maufole fon mari, qu'elle avoit parfaitement aimé. Comme cette princeffe relfa veuve trés-jeune & fort Belle, fon tempérament & les vertus'du célibat ne s'accordoient point enfemble : cependant pour agir avec connoifiance de caufe, elle chargea un mathématicien fameux de calculer au vrai les plaifirs & les chagrins que 1'amour pouvoit caufer, & pour 1'aider dans' ce calcul, elle lui donna le journal exact de fa vie depuis fon mariage. Le géomètre, après une fupputation fort a*tentive , rapporta que 1'attachement le plus parfait entre les perfonnes les mieux afTorties, donnoit environ treize quinzièmes de peine plus que de plaifir. Cette règle d'arithmétique, exprirnée en des termes plus fimples, fignifie que deux perfonnes qui s'aiment bien , n'ont au plus dans toute  de Mercure; 345 1'année, que deux mois de bonheur & de calme parfait pour dix d'inquiétude, de contre-tems, de babioles facheufes & de tracafferies défefpérantes. Sur eet expofé la belle reine de Cane, que fon goüt naturel ioclinoit a de fecondes nöces , conclut au célibat; mais pour fe diftraire &c s'occuper dans fon loifir de quelque pompeufe bagatelle, elle batit le fameux maufolée qui fut en fon tems le plus fuperbe monument de 1'impertinence humaine. CHAPITRE V. Des enterremens. La mort étant ici une aöion volontaire, elle ne traïne rien de lugubre a fa fuite; au contraire , les amis du mort fe réjouhTent de ce paflage que vient de faire leur compatriote a une forte de vie qui étoit plus de fon goüt que la dernière , puifqu'il 1'a quittée. Suivant cette opinion qui eft très-raifonnable, ils n'employent rien dans les funérailles qui ne foit propré a infpirer la joie, tous les fymboles en font rians. On drefle une pyramide devant la porte du défunt, elle eft parée de verdure, de couronnes & de guirlandes de fleurs entremêlées de repréfentations agréables & d'emblêmes. On y  346 i. e Monde chante des airs d'allégrefTe k la louange du mort; on y raconte fes bonnes qualités , fans manquer jamais de faire une fatyre douce de fes défauts : c'eft comme la petite pièce comique qm fuit la grande dans nos fpecïacles. On y rit, on y profite. ' Le plus beau du fpecfacle eft 1'arrivée des cendres du défunt, que fes amis apportent dans une efpèce d'urne trés - précieufe & magnin"quementornée; on la place découverte fur le plus haut de la repréïentation. Cette cérémonie achevée.les plaifirs, les danfes, Ia muiique &c toutes fortes de jeux tant d'exercice que d'autre efpèce , recommencent & durent Ie refte de la journée ; enfuite chacun fe retire , laiffant les cendres de fon ami dans le fein de 1'air qui s'en charge, & va les verfer, par des chemins mconnus, dans les tréfors de la nature , qui fatf un nouve! individu de ce peu de pouffière. Amfi fe perpétue la race humaine. Ces froides reliques étant bientöt diffipées, on détruit 1'appareil des funéraiiles : c'eft alors que ceux qui font affez touchés de la mort du défunt pour s'amufer è le pleurer , font dénoncés au magiftrat qui les condamné, comme des ingrats , a une amende pécuniaire applicable aux héritiers. On dit pour raifon de eet ufage, que celui qui aimoit affez ie défunt pour  de Mercure. 347 le pleurer après fa rriort, lui avoit, fans doute, bien des obligations, qui confiftoient dans 1'agrément de fa converfation, la douceur de fon commerce, fon amitié, fes bons offices, &c. Le pleureur, dit-on, a joui de tout cela, fans quoi il ne le regretteroit pas ; il en a même joui pendant un tems confidérable, puifqu'il y eft fi accoutumé qu'il ne fauroit s'en paffer. Mais n'eft-ü pas bien jufte que le défunt qui a tant vécu pour le plaifir de fon ami, ait enfin la libjerté de mourir pour fa fatisfaaion particulière ; & n'eft ce pas une grande ingratitude d'être fiché par fon intérêt perfonnel, du bien qui eft arrivé a notre ami intime r Voila pourquoi la police punit ceux qui s'affligent de la mort d'un autre. Nos fages ont quelquefois demandé pourquoi on ne dreffoit point de tombeau dans .Mercure comme on fait dans la plupart des autres planettes ? A quoi les Mercuriens ne répondent que quatre mots, mais fort décififs: » Si les tombeaux, difent-ils, & les épitaphes » étoient éternels , la planette ne feroit pas » capable de les contenir tous : s'ils font pé» riffablts, ce n'eft pas la peine de les batir.  34% t e Monde CHAPITRE VL Hifloire de Termeris & de Nixée. T , . X ermetis etoit plus beau que l'amour; & auffi amufant que lui. Le voilé couru de toutes les femmes , c'eft k qui 1'aura, on fe 1'arrache. L'aimable Nixée fut la feule qui ne donna point dans cette frénéfie. Comme elle avoit plus de goüt & de difcernement que les autres, elle évita le piége de ces attraits fuperficiels. Termetis fut éconduit , & fit des efforts inutiles pour la mettre fur fon catalogue. Je ne fai quelles mauvaifes langues avoient dit de lui, que tout ce qui reluit n'eft pas or ; mais il eft certain que ce proverbe, & quelques difcours affortiffans , 1'avoient fi bien déprifé auprès de Nixée, qu'a peine pouvoit-elle le fouffrir. Un pareil traitement lui paroiiToit bien infupportable ; car ces tyrans des cceurs, devant qui toute vertu trébuche, fouffrent les contradictions avec grande impatience. Voila donc Termetis amoureux pour la première fois de fa vie , Nixée d'en rire, & lui de s'en défefpérer. Les autres avoient beau 1'agacer, le railler fur le malheur de fes foins, & fur une fidclité qu'on ne lui deman-  os Mercure.4 '349 üoit pas , rien n'y faifoit, il étoit impoffible de le guérir. Après des années de perfévérance qui n'avoient eu aucun fuccès , il fe mit en tête de vaincre 1'opiniatre dédain de fa reine ou de mourir: comme ce dernier parti lui parut plus fur & plus facile, ce fut celui qu'il tenta d'abord. II fe rendit a la grande montagne dans un tems qu'elle fe trouva très-vivement attaquée. Termetis fe placa par-tout oü le péril étoit le plus évident, fit des prodiges de valeur, & fut bientöt cboifi pour être a la tête de la principale troupe, dont le chef venoit d'être tué. Le combat fut très-long, & ne cefla que par 1'extrême laflitude des deux partis. II recommenca le lendemain, dura tout le jour, & Termetis , qui ne cherchoit qu'a mourir glorieufement, mena fes foldats bien plus loin quilsne fe croyoient capablesd'aller. Ils parvinrent jufqu'a la croüte que les ennemis avoient abandonnée, fe logèrent fur leur propre terrein, & lorfque les ennemis vaincus & repouffés, crurent trouver un afyle dans leur patrie, ils n'y trouvèrent que la mort & des chaïnes, Ce nouveau prodige de courage & de bonne conduite, fut loué même de 1'empereur, ce qui eft dans Mercure, le comble de la gloire. Mais le prince ne fe contenta pas  55° £ ë M o n d é d'avoir donné des louanges k Termetis, il ïu> écnvit de fa main , & lui manda qu'il lui accorderoit les trois premières graces qu'il lui demanderoit, pour vu que ce ne fut pas le don de la métamorphofe , paree que le nombre éroit rempli. Termetis qui ne fouhaitoit que ce don par lequel il efpéroit pouvoir fe rendre aimable aux yeux de Nixée, recut la lettre de 1'empereur & fes promeffes, comme des biens inutiles, & ne fongeoit qu'a mourir, comme font les gens trop vifs qui mettent toujours les chofes au pis. II revenoir accablé de trifteffe , & le défefpoir dans le cceur , maudiffant la cruelle deftinée, lorfqu'il appercut deux petites figures vieillotes, made & femelle, qui difputoient k 1'ombre d'un oranger , avec autant de véhémence que s'ils n'avoient eu que qmnze ans, & que s'ils euffent voulu fe manger le blanc des yeux. II s'approcha dans 1'intention de les mettre d'accord s'il étoit pofiiblei mais ils étoient fi animés qu'ils ne le voyoient pas, quoiqu'il y eüt long-tems qu'il étoit a les écouter; en forte qu'il avoit déja appris que 1'effentiel de la difpute confiffoit k favoir fi les charniers faints Innocens fubfiftoient encore dans leur ancienne forme è Paris , ou s'il éroit 'vrai qu'on en eüt fait un marché au cceur de la ville, comme Pavoient affuré quelques fa-  DE M E R C U R EJ 35«! ges nouvellement arrivés de la grande lune ; qui eft notre terre. Le petit bonhomme foutenoit le premier point, fa petite bégueule affu-roit le fecond. Enfin ils appergurent Termetis, a qui la vieillote s'adreflant la première, lui demanda s'il n'avoit point entendu dire ce qu'elle affuroit? Il répondit que non; mais qu'il ne concevoit pas comment deux perfonnes qui avoient Fair fi fage, pouvoient fi fort s'émouvoir pour une pareille bagatelle. Comment bagatelle , s'écria la bonne petite vieille ? c'eft en effet bagatelle pour vous a qui ils ne font rien; mais pour moi qui les ai batis, la chofe n'eft pas égale: car c'eft mon ouvrage, & Péglife qui y tient auffi, 8c encore de belles 8c bonnes maifons du quartier. II eft vrai que Flamel mon mari, qui eft la préfent, me fournit Fargent, ayant trouvé la belle & bonne pierre philofophate ; dites philofophale, interrompit Termetis; philofophale, comme vous voudrez 1'appeller, dit la petite femme , il eft la pour m'en dédire. Termetis voyant bien alors qu'il avoit affaire a un homme bien plus important qu'il ne fe 1'étoit imaginé , fit bien des politeffes a Flamel, Sc lui demanda pardon de 1'être venu interrompre, en fe mêlant peut-être indifcretement de leur difpute. Non, mon enfant, répondit le vieillard, je ne vous en fai  3Ï-^ i e Monde point mauvais gré ; mais faites-moi le plaifir de me dire qui vous croyez de nous deux qui a raifon; nous vous prenons pour juge, n'eft-il pas vrai Pernelle , dit-il en s'adreflant k fa femme ? Oui, répondit-elle, de bon cceur. Termetis furpris d'avoir k décider un fait dont il n'avoit pas la moindre connoiffance, voulut s'en excufer; mais on le pria des deux cötés fi inftamment de prononcer, qu'il fe rendit a leurs prières. Si vous m'en croyez, dit-il après avoir demeure quelque tems fans parler, le plus court, pour favoir a quoi s'en tenir, ce feroit d'y aller voir. Bon, répondit Flamel, voilé une belle décifion; vraiment nous irions bien fi nous le pouvions; mais quoique fages & philofophes, nous fommes retenus ici par des liens indifiolubles. Hermes qui, comme vous favez eft le premier des fages , & qu'on doit regarder comme le génie de la nature , eft celui qui nous force a vivre dans Mercure, fans en pouvoir fortir qu'après mille ans de féjour. Je ne fai qui Fa averti , quand nous étions fur notre terre , que nous y faifions de grandes dépenfes, des batimens magnifiques, des aumönes extraordinaires , & de grofles fondations. II commenca par blamer notre imprudence; enfuite voyant qu'elle continuoit, il m'en  BE M E R C V K È; }J$ Jm*en paria, & je lui promis d'être plus fage è 1'avenir; mais la femme que vous voyez-la ( Ces animaux, dit-il en fouriant, font fairs pour tourner la tête des hommes ) m'a tant perfécuté, qu'il ne m'a pas été poffible de tenir la parole que j'avois donnée a notre maitre, &C lui, voyant que j'étois incorrigible la-deffus , m'enleva une belle nuit de ehez moi avec ma femme , & nous conduifit ici. II nous dit en chemin qu'il ne le faifoit que pour notre bien, & a defTein d'empêcher quelque prince avare ou d'autres puiffans envieux de notre fecret t de fe faifir de nous pour nous forcer a le leur apprendre, & de parvenir enfin a une divine connoiffance qu'on ne doit jamais acquérir par pure révélation , mais par fes foins , par fon génie, ou par 1'amitié de quelque fage qui peut bien en donner une partie pourtacher de mettre au fait du refte, comme il m'eft arrivé a moimême ; car j'ai fu la matière première d'un juif, mais j'ai dü le refte a mes veilles & a mon attention. Je vous plains, répondit Termetis , d'être pour fi long-tems encore exilés de votre patrie, car vous ne paroiffez pas avoir plus de trois ou quatre eens ans. A peu-près, dit la bonne petite femme , qui rougit en voyant fon baptiftaire, Puifque cela eft, dit Termetis, je m'engage, 1  354 £ e Monde fi vous voulez , a vous faire avoir un pafreport & une voiture pour retourner chez vous, & pour revenir ici. Vous connoiffez le pouVoir de 1'empereur, il m'a promis , comme vous le pouvez voir par la lettre dont il m'honore , de m'accorder trois dons. Le premier que je lui demanderai ce fera votre voyage , & il ne me le refufera pas , fans doute. Le petit couple ratatiné tomba aux pieds de Termetis qui les releva, en les affurant qu'il fe trouvoit fort heureux de rencontrer une occafion auffi favorable d'obliger des perfonnes fi importantes. Flamel, affuré par la lettre de 1'empereur, de la vérité du fait, & pénétré de reconnoiffance pour la bonté de Termetis, lui ofFrit tout fon favoir & ce qui lui reftoit de poudre de projeclion. Termetis, qui ne voyoit pas comment ce fecret le rendroit plus aimable auprès de Nixée , remercia Flamel. Le bonhomme parut furpris de ce refus , & en demanda la raifon ; c'eft , répondit Termetis, qu'il ne s'agit pas pour mon bonheur de tranfmuer les métaux, mais de changer le cceur inflexible d'une perfonne que j'aime paffionnément, & qui ne fauroit me fouffrir. Mort de ma vie , répondit la petite Pernelle, elle eft donc bien dégoütée de ne vous pas trouver    de Mercure. 355 £ fon gré ? II y a quelque chofe la - defTous: mais depuis quand 1'aimez-vous? Termetis, depuis trois ans. Pernelle, & elle ne vous aime pas? Termetis , non. Pernelle , c'eft, refpecï a la compagnie, une grande....... elle a tort affurément, ou il faut que vous en ayez beaucoup. Ecoutez: Flamel n'as-tu point fur toi de eet elixir de ménage dont tu prends fi fouvent? Oui, dit le bonhomme, mais celui - ci n'en a que faire, du moins je n'en prenois pas a fon age. Pernelle , il eft vrai, mais aufli on t'aimoit , j'en fuis bonne preuve , & on ne 1'aime pas. Donne lui en un peu , cela ne fauroit lui faire de mal. Croyez - moi , beau garcon , prenez-en, vous ne vous trouverez pas reconnoiffablc , je fai bien ce que je dis: quand Flamel en eut pris cinq ou fix fois , il embellit fi fort, je m'ê.ntends bien, que c'étoit ' tout un autre homme : ils difent que cela amende la nature , que c'eft un furet qui va chercher les défauts & qui les chaffe. Enfin, que fai-je? je n'entends rien a tout cela; mais je fais bien comme je m'en fuis trouvée. Termetis ne fe le fit pas dire deux fois, il en prit; Flamel lui en donna une grande bouteille, 8c promit de lui en apporter d'autres a fon retour; avèc cette aflurance ils alièrent tous trois a la cour. La requête de Flamel fut accordée Z ij  356 l e Monde par 1'empereur. La troupe alors fe fépara* chacun tira de fon cöté. Le lendemain Termetis reprit une dofe de fon flacon. A peine y avoit-il deux heures qu'il 1'avoit bue , qu'il appercut fenfiblement que fes mains qu'il avoit un peu groffes, s'étoient allongées & blanchies; il fe mira dans la première fontaine, il trouva fes fourcils plus épais, fes cheveux plus longs & mieux fournis. S'il fe fut baigné, qu'elles merveilles n'auroit-il pas vues! II ne les ignora pas long-tems. II lui tardoit d'être arrivé pour voir Nixée: il fit donc grande diligence, & alla defcendre chez elle. On lui dit qu'elle venoit de fortir, èc qu'une telle de fes amies 1'attendoit; c'étoit une de celles qui lui vouloit du bien. II monta, ck malgré fa grande paffion pour Nixée, il n'eut pas le courage de réfifler a 1'occafion préfente : 1'élixir étoit trop preffant & la dame trop foible. Dans le tems qu'il fe paflbit des prodiges, Nixée rentra & trouva nos gens fi enyvrés qu'a peine 1'appercurent - ils. Termetis qui Ia vit le premier, ne fit qu'un faut pour s'aller cacher. Nixée, qui étoit bonne pricefle, fe contenta de faire quelques petits reproches a fon amies de nc 1'avoir pas avertie du rendez-vous: celleci jura que ce n'étoit qu'une rencontre, mais  be Mercure. itf qu'elle valoit bien une bataille , & lui fit le détail de Faventure. Dans 1'admïration oü étoit Nixée de ce récit circonftancié , elle s'écria qu'il étoit donc bien vrai que les voyages faifoient les hommes. Le voyageur rentra, s'alla jetter aux genoux de fa maitreffe , qui lui pardonna, a condition de fe corriger. ou de prendre plus poliment une autre fois fon champ de bataille. Elle fut fi contente de fon amant, qu'elle jura que dans la fuite elle ne fe laifferoit jamais prévenir, & qu'elle jugeroit de toutes chofes par elle-même avant que de les croire. CHAPITRE VII. Du premier minijlre de fEmpereur. Cette place eft fort briguée, comme orr peut croire , y ayant de grands honneurs , beaucoup de crédit & de gros appointemens qui y font attachés. Mais comme il n'y a point de fortune qui ne foit fujette a inconvénient, il s'en trouve un confidérable a eet emploi, comme on va le voir. Auffi-töt que 1'empereur a nommé un pre» mier miniftre, il eft faifi fubitement d'une maladie contagieufe, a laquelleles autres hommes ne font pas fujets , plulieurs en font morts^ Z iij  ' !• e Monde d'autres n'en guériffcnt jamais; & ceux-même* qui s'en fauvent, n'en reviennent pas fans avoir été bien malades. Ce mal s'appelle le rengorgement: il commence par la joie & finit par la douleur. J'expliquerai quelques-uns de fes fymptömes, mais non pas tous; car ils font innombrables. Le rengorgement eftprécédé de vapeurs violentes qui montent a la tête, & qui la troublent abfolument. D'abord une efpèjce de raviffement faifit le malade: on volt dans fes yeux une joie qu'il ne peut contenir, & qui 1'étouffe, paree que la décadence qu'exige fon nouveau grade le force a une contenance férieufe. Cependant ce rire retenu fe répand fur toute fa perfonne; il la gonfle, la redrefTe , ék l'allonge au point qu'un nouveau miniftre croit au moins de quatre grands doigts en vingt-quatre heures. Mais a peine a-t-il joui de 1'avantage de fa taille, que fes yeux s'égarent; je ne fai quoi de farouche charge fa phifionomie & la brunit, le fon de fa voix s'altère , & prend un ton affirmatif qui fait peur aux petits enfans , & dont les autres ont peine a s'empêcher de rire. . Quand le mal a gagné jufques - la , on Ie voit augmenter a vue d'ceü. Alors le malade perd la mémoire , il oublie le vifage de /es  d e Mercure.' 359 meilleurs amis ; il appelle chofe fes plus anciens domeftiques , dont le nom ceffe de lui être familier : un mouvement ir.quiet 1'agite fans ceffe ; il n'entend rien de ce qu'on lui dit. il ne fait ce qu'il répond; il trépigne, va & vient dans une chambre au milieu des nouveaux idolatres de fon rang. II tend encore la main, il la ferre a qui la lui préfente, & c'eft la dernière fcène comique de cette pièce, il entte dans les couliffes & difparoit. C'eft alors que le rengorgement arrivé a fon période, & que la force du mal change abfolument toute la conftitution du miniftre, & lui donne un nouveau caraöère. De femillant , poli , gai , riant & verbiageux qu'il étoit d'abord , il devient pofé , rude , fombre , hagard , taciturne ; il fuit de monde, il commande des verroux a fon appartement , un homme bizarrement vêtu s'en empare. Le cerbère prend, par contagion, le mal de fon maïtre , &: devient auffi rogue & auffi fauvage que lui; il défend la porte comme une place frontière , il en repouffe les affiégeans, &avec ces trois mots , on nentre pas , aui compofent toute fa rhétorique, il expédie einq eens perfonnes. Pendant ce tems-la le miniftre , myftérieufement renfermé, pirouette fur le talon, coupe 'L iv  2öo i E Monde fes ongles, murmure un vaudeville, écrit a fa maïtreffe, & prend tout fait de la main de fon feeréraire , le rapport dont il eft chargé pour le premier confeil. Ces fonöions importantes étant remplies en trois ou quatre heures au plus, la pendule fonne , mon homme prend fon habit , demande fa tabatière & affure fa contenance. La porte s'ouvre; k 1'apparition de 1'homme d'érar, chacun s'empreffe, les plus grands 1'abordent, quelques-uns lui parient , il iourit fans les entendre , & fe charge de termmer telle affaire qu'on ne verra terminée que dans quarante ans. Un quart d'heure fuftit pour eet emploi pénible; on 1'attend, il ne peut s'arrêter, le confeil va fe tenir , il s'éclipfe & fe dérobe k la foule qui 1'aattendu toutle jour, & qui Pattendra demain précifément a la même heure & avec le même fuccès. Le rengorgement ne s'en tient pas la : le mal gagne, & rend en très-peu de tems le malade plus intraitable, il devient fier avec fes fupdrieurs, infolent avec fes égaux, impraticable a fes amis & invifible au refte des hommes. De-Ja s'engendrent les haines, la jaloufie, puis les clameurs pubüques. Le prince les éeoute un tems, &c en eft fatigué; il diffimule, il efpère que les plaintes fe pourront affoupir, elles angmentent, 11 faut enfin céder; le maitre ac-  d é Mercure. 3S1 cablé du cri de tous les états, retire la main qui foutenoit le miniftre; il tombe, & fa chüte entraïne tous ceux que fa maladie avoit gagnés. Ce janïtor inflexible , qui rudoyoit les plus grands, accueille un homme de la pppulace. Le favori difgracié , qui répondoit a peine d'un figne de tête aux profternations, falue a préfent le premier venu. II demande la faveur & la prote£tion de tel qu'il ne daignoit pas honorer de la fienne , &c fa familie , avec laquelle les plus grands noms briguoient la gloire de fe déshonorer, trouve a peine des alliances de plein pied ; tant la fortune fe plait fouvent h humilier davantage ceux qu'elle a le plus élevés. CHAPITRE VIII. De tamoiir. L'amour n'eft pas regardé dans Mercure; comme une affaire plus férieufe que les autres occupations de la vie: il y paffe pour un amufement , tel que le jeu, la bonne chère , le gout des fpeftacles, & les autres diffipations. On ne le condamné point dans la planette; mais on ne laiffe pas de rire du ridicule qu'il donne affez fouyent. Car il n'y a point de fen-  36"2 i- ê Monde timent fi propre a dévoiler ies caraöères, & a en faire connoitre les défaiits. On ne fait nul fcrupule de la chofe , mais on en craint fort les conféquences : c'efi ce qui fait que le fecret d'une galanterie n'eft guères moins gardé que celui d'une affaire d'état. Les arnans ne confient donc au public ni leurs peines ni leurs plaifirs; on igncre dans Mercure, ces catalogues effrcntés.qui affichent les conquêtes d'une jolie femme , & 1'efpèce d'arithmétique grofiière d'un jeune étcurdi quï calcule aux yeux du public , fes amufemens journaliers. Enfin rien n'eft moins libre en apparence, ni fi apprivoifé en effet que 1'amour dans Mercure. Un mari n'enferme point fa femme, un nouvel amant ne fait refufer la porte a perfonne, pas même a fon prédéceffeur; les mères ne contrarient point leurs fiiles, il eft également libre aux deux fexes de fe promener, & même de voler autant que leurs aïles ont de force, fans crainte d'être fuivis fur la terre & dans Fair. 11 eft vrai qu'on n'ufe de ces facilités que Ia ruit; on fe rencontre, on fe voit tout le jour comme ici, mais tant que le foleil éclaire 1'amour fe diffimule. On ne le confie tout au plus qu'au crépiftcule, mais aufii au foleil couchant  de Mercure. 363' il y a teut h pptx qu'avant deux heures, tous les habitans de Mercure fcront tête-a-tête. La jaloufie de notre monde eft inconnue dans la planette. U eft vrai que les craintes délicates de perdre ce qu'on aime, n'en font pas bannies, & qu'on y eft fenfible comme ici, aux inquiétudes légères qui foutiennent 1'amour, & le rendent attentif: mais deux perfonnes qui s'aiment, s'eftiment affez pour ne pas craindre de véritables trahifons ; d'ailleurs c'eft un ufage tout étabii, que le premier de qui ie goüt s'ufe, 1'avoue fans détour. Ainfi la jaloufie, qui ne confifte que dans la crainte & le foupcon, n'a point de lieu, puifque tout eft éclairci d'abord: en ce cas on fe fépare & on fe défefpère fi on veut; mais du moins on n'eft pas ]aloux, & les connoiffeurs difent tous, qu'épargner la jaloufie aun amant quitté, c'eft accordcrla grace a un malheureux condamné qui fe trouve fur 1'échafaud. S'il refte donc quelque peine en amour, c'eft au plus celle du commencement d'une affaire de cceur, oü 1'incertitude ne laiffe pas 1'ame dans une fituation bien paifible ; mais les inquiétudes de cette efpèee ont plus d'agrément que d'amertume. Cela eft ft'vrai, que 1'empe. reur ayant un jour offert d'enfeigner 1'art de confulter les forts'fur les nouveaux engage-  $H t e Monde mens, pour favoir dès les premiers jours s'ils viendroient a bien ou non, il fut très-humblement prié de lailTer les chofes fur 1'ancien pied; ce qui paroït d'autant plus raifonnable que pour 1'ordinaire cette efpèce d'incertitude n'eft pas longue. On a cependant vu des femmes qui ont eté fur la défenfive trois mois entiers; mais la chofe, quoique vraie , pafte encore pour incroyable, tant elle eft rare. Nos hommes font fi adroits & les dames de cette planette font fi vives, qu'un rien fuffit pour les déterminer. Une blonde incertaine, & qui perfiftoit dans fon irréfolution depuis plus d'un mois, avoit deux amans qui lui plaifoient également. Celui qu'elle voyoit le dernier , lui paroiflbit toujours préférable; mais lorfqu'ils fe rencontroient tous deux enfemble, elle ne pouvoit fe réfoudre a perdre ni 1'un ni 1'autre, & malheureufement 1'ufage de les prendre tous deux n'étoit pas encore pafie de notre monde dans celui-la. Dans eet embarras 1'un des deux qui fe trouva un jour feul avec elle,s'avifa de lui dire: L'amour, belle Zénis, augmente la beauté, & la joiel'entretient, au lieu que le férieux & 1'ennui la détruifent, Rien au monde n'eft fi beau que vous; cependant il y a des gens qui difent que 1'incertitude ou vous êtes, pour choifir d'Alcime pu de moi, vous donne je ne fai quoi de fombr@3  DE MERGURÉJ Jöf «qu'on ne vous trouvoit pas auparavant. Je ne m'appergois pas pour moi de ce changement, & il faut que ce foit vos envieufes qui font courir ces bruits-la; mais.... Non Télexis, interrompit-elle, on ne fe trompe pas, je m'appergois moi - même qu'on a raifon, Sc je fuis trop heureufe d'avoir a quoi me prendre des reproches que me fait mon miroir depuis quelques jours : mais puifque vous me faites appercevoir qu'une plus longue incertitude feroit capable de me caufer un malheur effroyable, finiflbns-la, recevez mon cceur avec tous les témoignages de ma plus vive tendreffe. Alcime arriva peu de tems après; Zénis ne lui diffimula point la préférence qu'elle avoit donnée a fon rival, il en fut touché; mais le mal étant fans reméde, il fallut chercher ailleurs des confolations, dont 1'humanité de nos belles ne laiffe guères manquer les affligés. Comme les maladies Sc les foiblefles de tempérament font peu connues dans Mercure, voila deux caufes eflentielles de bouderie, ötées du commerce galant. Ce n'eft pas que la fource des plaiürs y foit inépuifable non plus qu'ici , mais elle eft bien moins limitée. D'ailleurs , la nature ingénieufe , Sc toujours attentive au bonheur de ce peuple favori, permet aux hommes de théfauriferenfait de plaifir j.  3 6* qui fait tomber les bras. Deux cornpagnes inféparables de la Femmé-Forte, font la tiédeur Sc la mauffaderie : elle n'a point d'autres gardes; mais ces deux efpèces de perfonnes , graces a leurs talens , fuffiroient pour la défendre cootre une armée. Pour peu qu'on appercoive la première, on s'étend, on baille , on fe tourne de 1'autre eöté, Sc on s'endort, L'autre tient une petite baguette magique, dont elle donne fur tout ce qu'elle rencontre, St ce malheureux petit baton , fans altérer la fanté , eftropie les gens pour deux fois vingt-quatrè heures , Sc les affoibüt de manière, qu'on diroit a les voir qu'ils font perclus de tous leurs membres. On voit bien qu'avec de pareilles iauve-gardes la Femme-Forte n'a rien è craindre : auffi 1'état n'entretient-il aucunes troupes réglées. On léve feulement des milices, quand il eft queftion de défendre les cötes > ou d'attaquer les voifins, ce qui arrivé quelquefois, comme vous allez voir. La Femme-Forte étant parvenue a la coivronne, oii la chakur du fang infpire 1'audace  j8i l e Monde & des penfées ambitieufes, il lui prit envié d'étendre fon empire par la conquête d'une petite ile voifine qui lui paroiffoit fort a fa bienféance: ce pays sappelle Ccquetterie. Ce n'eft qu'une efpèce d'écueil d'une très-petite éten* due; mais 1'air y eft fi doux, & les peuples en font fi jolis &fi gais, que la Femme-Forte mouroit d'envie de s'en emparer. C'étoit une injuftice manifefte : car les droits font tellement réglés entre ces deux états, & les prétentions fi différentes, qu'il ne pouvoit pas y avoir le moindre prétexte raifonnable de faire Ia guerre; mais un des miniftres de la princeffe , qu'on appelle Tempérament , pcrfonnage brouillon & ambitieux, lui perfuada cette entreprife , & ce ne fut réellement que pour lecontenter, qu'elle fit une irruption dans File voifine, oü elle fe figuroit de trouver des tréfors, dont elle fe prcmettoit de faire un délicieux ufage.. La Femme-Forte ayant donc formé ce chimérique projet, s'imagina, pour y réufiir, qu'il faFoit joindre la rufe a la force; & pour couyrir fon intention, elle fit courirle bruit qu'elle vouloit aller faire une vifite de politeffe a la rezne fa voifine, s'inftruire des mceurs & des coutumes du pays, & voir par elle - même , .s'il ne fe trouvoit point quelque ufage de cette cour briliante, qu'elle püt établir dans Ia fienne,  de Mercure. 383 afin d'adoucir un peu 1'kumeur fauvage de fon peuple. Pour donner plus d'autorité a ee firaragême , ce qu'elle mena de troupes avec elle , fut tout compofé de ceux de fes fujets qui étoient les plus connus dans 1'ïle voifine, Sc qui y entretenoient un commerce réglé. Dans cette vue , on n'enröla que des rubans d'Angleterre de toutes les couleurs, des nompareilles, du rouge, des moucbes , des coè'ffuresdegaze, des robes couleur derofe, des fleurs , des éventails, de petits manchons, des mules brodées admirables, Stc. De ces foldats qui ne paroiffent point fufpects al'ennemi,on forma les régitnens St la grofie phalange : on pourvut tout le corps d'officiers capables de les commander, St on leur donna des enfeignes St des drapeaux convenables pour le ra? liement. Après avoir fait exercer quelque tems cette milice pour la difcipliner, la FemmeForte fit embarquer fes troupes au fon des thuorbes, des flütes Allemandcs St des luths, desclaveffins, desdefTus de vioie, qui tenoient lieu de trompettes St de tambours. Ce fut a la tête de cette armée , que la Femme-Forte defcendit dans 1'ïle de la Coquetterie. Elle mit d'abord fes troupes en bataille fur deux lignes, St après cette précau-  3 $4 l e Monde tioti néceffaire en pays ennemi, elle s'avanga a grandes journées, croyant furprendre des gens qui ne s'attendoient pas a une pareille imiption. Mais les coquettes, qui font alertés & difficiles a tromper, paree que ce font elles qui trompent les autres, ne s'ëtoient pas ertdormies, & elles avoient dreffé une contrebAtterie li fine au ftratagême de la Femme-Fortej qu'elles la crurent fuffifante. Cependant la reine s'avancoit; mais le troifième jour de fa marche on vint 1'avertir, au lever du foleil, que 1'ennemi parohToit. En effet, On découvritbientöt la plaine toute convertedë petites coquettes, qui s'en venoient riant, danfant au fon du tambour de bafque & des caftagnettes, armées k la legére de leurs paniers k ncéuds, avec lesnavettesafFortuTantes, &montrant la contenance du monde la plus afiuréeo Les deux armées s'approchèrent, & faifoient mine d'en venir aux mains; Fair retentifFoit dit bruit des inftrumens de guerre, &c 1'écho des montagnes le renvoyoit encore plus éclatant & plus terrible : les commandans, a la tête des troupes les haranguoient & difoient lés plus belles chofes du monde. L'antipathie qüi voloit entre les deux camps, y fouffloit 1'impla» cable colère : la haine barbare, 1'audace folie , & la déteftable rancune étoient peintes fur lei vifages |  DÈ M E R C U R E» 3^5 vifages ; enfin on ne fut jamais fi prés de voir de furieux coups d'ongle , & des milliers de coëffures arrachées. Le foleil fe couvrit pour ne pas éclairer de lemblables forfaits; mais dans Pinftant fatal oii on alloit en venir aux mains , la pauvre Femme-Forte, par une trahifon fans exemple, fe vit abandonnée de toutes fes troupes, qui fe rangèrent du cöté de 1'ennemi. Les mouches, comme les pluslégères, donnèrent, pour ainfi dire, le fignal de la défertion; le rouge & les petites parttoufles, qui raifonnent toujours de travers, les fuivirent: les fleurs & les robes couleur de rofe , glacées de frayeur , mirent bas les armes: il n'y eut que les éventuils & les petits manchons qui firent quelque défenfe, mais ils ne tinrent qu'un moment. Les coquettes fe jettèrent deflus avec une telle furie , qu'il fut impofiible a cette pauvre troupe abandonnée de foutenir une attaque fi brufque. Le feul corps qui fit ferme en cette occafion, fut la pbalange de réferve : elle foutint avec quelque valeur 1'ancienne vertu de la nation. Cette troupe étoit compofée de paniers de toutes les efpèces: les chefs a reflbrts & garnis de taffetas p aroiflbient è la tête, & montroient une contenance toute martiale, & les fimples foldats, quoique garnis tout fimple- Bb  38* !• e Monde ment de foiles jannes, ne laifsèrent pasdetémoigner beaucoup de hardieffe, & de paroïtre difpoiès a une belle défenfe. En efFet, on les voyoit tomber morts ou blefFés , couverts de plaies honorables, toutes revues pardevant; mais on peut dire que cette défenfe leur fut plus honorable, qu'avantageufe aux intéréts de la Femme-Forte. Car enfin les coquettes enfoncèrent la redoutable phalange , & firent mainbafie fur tout ce qui réfifta, rompant les cordons, brifant les baleines, décbirant lestaffetas: c'étoit une chofe hideufe de voir 1'épouvantable ravage qu'elles firent, & ]e nombre de prifonniers qu'elles emmenèrent: elles laifsèrent a la reine la liberté de regagner ses vaisseaux. Car ce peuple folatre & leger, qui ne vouloit que 1'honneur de vaincre, & profiter cependant des dépouilles de Fennemi, ne s'amufa pas a fuivre les fuyards. La Femme-Forte retournée chez elle, fut bien honteufe de cette cacade; elle fe promit bien de n'y plus retourner , & trouvant heureufement le pays dépeuplé de'fes fujets traitres & rebelles qui 1'avoient fi mal fervie, elle réfolut de former un nouvea i peuple plus robufie que le premier. Dans cette vue, elle fit venir des ïles voifines, ce qu'on peut appeller une peu[ 'ade, ou une colonie compofée de toutesfortes  DE NÏËRCURë. 387 de nations , comme des aiguilles de tapifferie, des rouleaux de carton, des pièces de canevas, des pelotons cte laine de toutes les couleurs, des pefons de marbre, des métiers a broder, des cornettes unies, des pantoufles de maroquin, des robes minimes, des coëffes noires, &c. Ces nouveaux fujets ont fi fort multiplié dans 1'ile par le pouvöir des fées, qu'on n'y voit plus autre chofe ; & réellement il ne refte plus des anciens habitans que quelques romans, comme mille & une nuits , le virgile travefti, la gigantomachie, les lettres d'Héloïfe & d'Abelard, le tableau de 1'amour confidéré dans 1'état de mariage, les lettres galantes du chevalier d'Her... &c. Mais comme la foi de ces anciens peuples eft toujours trés - fufpeóte , on a répandu dans tout le pays les méditations de Cuze, le combat fpirituel a cheval qui commande le guet, & de grandes heures a la chancelière qui font fans ceffe la ronde, portées dans un beau fac de velours noir : ce font elles qui maintiennent la police, & qui mettent 1'ordre dans toute 1'ïle, Bb ij  388 l. e Monde CHAPïTRE XII. D'une peinture quon voit che^ 1'empereur. C E tableau s'appelle d'un nom qui revient au mot efpagnol il defmganno , qu'on ne peut traduire dans notre langue, que par celui de défabufement, qui par malheur n'eft pas uiité. On peut voir dans cette peinture jufqu'a mille portraits hiftoriés des hommes & des femmes illuftres qui ont vécu dans toutes les planettes du tourbillon. II ne faut que toucher les noms de ceux ou de celles qu'on a deflein de voir, & qui font tous gravés fur la bordure; dans 1'inftant même la perfonne paroit admirablement bien peinte dans le moment le plus brillant de fon hiftoire; c'eft-a-dire, dans Poccafion qui lui a fait le plus d'honneur, &c oü elle a montré une plus haute fupériorité fur le refte de 1'efpèce. Ce tableau eft le feul bijou que 1'empereur, qui règne k préfent, ait apporté du foleil. II a une merveiileufe propriété, c'eft qu'après avoir montré la perfonne dans toute fa gloire, il vous la repréfente encore dans quatre points différens de fa vie, ce qui s'exécutepar le moyen de quatre lorgnettes, qui font taillées de ma-  de Mercure. 3^9 nière que chacune repréfente les chofes toutes différentes de celles qu'elles paroiffeut dans ie tableau. L'optique nous fait voir dans notre monde'., mais comme en fonge , une légère idéé de ce tableau; car, par le moyen des cylindres & des cönes réfléchiffans, nous voyons les objets tout différens de ce que la peinture nous préfente a la fimple vue. La même chofe arrivé dans ce tableau oü la figure principale refte toujours; mais tout ce qui 1'accompagne, jufqu'a fes habits, s'y diverfifie, fuivant les différens róles qu'elle joue. Pour mieux faire entendre ce tableau mouvant, je décriraila dernière repréfentation que j'y ai vue, & qui m'eft encore très-préfente a 1'efprit. La peinture repréfentoit un héros guerrier le jour de fon triomphe, &au moment le plus éclatant de ce grand fpeaacle : rien ne manque dans ledeffeinè la gloire du conquérant, 1'or brille , 1'encens fume , 1'admiration fe lit dans tous les yeux, la pompe des habillemens & la fublimité du char triomphal femblent offrir le héros aux adorations du peuple; enfin 1'art & 1'imagination du peintre ont raflemblé-la toutes les nobles bagatelles , & toutes les férieufes bouffonneries que les hommes ont inventées , pour fe tourner la tête les uns aux autres. Bbiij  39ö £ e Monde Eft-onlas de cette magnifique reprefentation? Les grandes marionnettes difparoiftent; il n'y a qu'a prendre 1'un des quatre verres a facettes, pour voir le noble Pantalon dans fon domeftique; la morgue de fon triomphe 1'y a fuivi. C'eft en termespompeux & impératifs qu'ilexlge la complaifance de fes enfans & la tendreffe conjugale. Un efclave qui lui tourne le dos., rit avec fon camarade de Pemphafe déplacée du fanfaron : un malheureux parafite, que Patten-te du fouper retient, baille, fans defferrer les lèvres, au vingtième récit de la dernière bataille. La dame du Iogis entend d'un air diftrait le détail faftueux des opérations de la derniére campagne, &fourit avec complaifance a toutes les fottifes que fait autour d'elle un jeune aidede-camp, qui fut page de fon illuftre époux. On fe tiendra pour dit, que dans ce tableau , les paroles & même les intentions font peintes fur les vifages. En changeant de lorgnette, on appereoit le foudre de guerre, qui recoit un tas d'or des mains de fon intendant: il examine attentivement les pièces, raifonne fur le poids & Paloi des efpèces, & montre , par fa contenance , qu'il eftime bien plus Pavantage d'avoir dépouillé les natidns, que la gloire de l«s avoif  de Mercure. 391 foumifes. II fe plaint aigrement d'un délai que rhumanité de fes gens n'a pu refufer a l'impuiffance préfente d'un créancier mal aifé, quoique folvable. II efquive le paiement d'une dette également jufte & preffée. II feint de ne pas entrevoir les defirs de fa fille qu'il aime, de peur d'être contraint de tirer une légère part de eet immenfe fuperflu, pour 1'étabiir. Rigide obfervateur des régiemens domeftiques, il ne fait rien accorder a la bienféance, ni aux plaifirs d'autrui; enfin il enferme fon or, en appuyant fur les difEcultés du tems, & finit la feène par des vétilleries de ménage, médiocrement héroïques. Un autre verre repréfente le héros amoureux; fa tête fuperbe eft foumife au joug d'une jeune écervelée , qui badine & fe moque, dans un coin du tableau, des attentions puériles du di&ateur ; un jeune citoyen rit avec elle des ïnquiétudes du barbon : on voit qu'elle affure le préféré, que ce n'eft pas fa faute fi le général lui fait inutilement 1'honneur d'afpirer a la conquête, &C s'il fonde des efpérances fur la fimple politeffe qui 1'obüge a le fouffrir. En continuant de regarder, on verra que la petite fille n'eft pas trompeufe , & que le vainqueur des Sarmates eft bien éloigné de devenir le fien: car tous les objets fe préfentent fucceffivement. Bb iij  391 l e Monde Le quatrième verre changera Ia fcène. Le triomphateur, dans un fauteuil, paroït accablé de dotdeur; Ia fortune, qui 1% abandonné, laiffe voir en lui toute la foibleffe qu'elle ccuvroit, Ce héros, la terreur des armées, qui bravoit les dangers & la mort, n'a pas la force de fe rendre fuperieur a fa difgrace; il tourne une dernière fois la tête , regarde fes premières uignités & fon ancienne grandeur, & il meurt de tailiffement. Voilé ce que c'eft qu'un grand homme. Hé ! qui pourroit, bon Dieu , après la contemplation de ces misères humaines, conferver encorequelqu'amour propre, puifque ceuxmêmes auxquels on croiroit plus pardonnable d'en avoir , out tant de motifs d'humiliation! Tous les portraits font fujets a ces lorgnettes défabufives. Elles ne font pas toutes femblables ; car tous les hommes ne font pas ridicules, avares, amoureux, ou foibles; mais tel échappe h 1'un de ces défauts, qui tombe dans un autre; & prefque tous les hommes ont apeu-près, dans le cours de leur vie, la même dofe de ridicule & d'impertinence. L'étude de ce tableau que tout le monde connoït, démafque fi naïvement les caraöères, & fait fi bien voir le peu que vaut 1'homme qui vaut le mieux , qu'on n'eft guères fujet dans Mercure k s'eftimer plus qu'on ne mérite.  dè Mercure. 393 CHAPITRE XIII. Sentiment des fages de Mercure fur ce qu'on appelle bel- efprit. I L n'eft que trop ordinaire de confondre dans Mercure, comme fur notre terre, les noms de bel efprit & d'homme d'efprit : cependant 1'opinion des fages eft que le bel efprit ne reffemble pas plus au véritable efprit, k 1'efprit fupérieur , que le clinquant reffemble a For, & le talc au diamant. Le bel efprit, difentils, eft un homme qui paffe fur le vrai pour faifir le merveilleux, qui méprife le facile pour tenter 1'impoffible , qui préfère 1'agréable a Futile , le fuperflu au néceffaire, & le brillant au folide. II ne voit que la fu perfide ; 1'enveloppe des chofes , ne touche qu'a 1'épiderme, & n'en prend que 1'élixir & la quinteffence. II ignore les fciences U les arts; il en connoït feulement la définition ; il fait que la geometrie neft pas la mécanique, & que le peintre n'exerce pas 1'art du ftatuaire ; mais ne lui demandez rien de plus, Son ignorance le rend pirrhonien ; mais quoiqu'il vive fans principes, & qu'il ne voie rien  394 ie Monde de certain, il ne laiffe pas d'être fuperrtitieux ; paree qu'il eft crédule , en même tems qu'il doute des vérités les plus certaines, pour peu qu elles fe trouvent enveloppées de la moindre obfeunte, ou qu'elles foient contraires a fes penchans & a fes inclinations. Tout examen tout effort le fatigue , 1'appefantit ; & il aime mieux regarder Ia démonftration la plus claire comme un piège qu'on lui tend, que de s'attacher k Ia comprendre. Enfin Ie bel efprit pourroit devenir homme d'efprit, s'il apprenoit tout- ce qu'il ignore , & s'il oublioit une grande partie de ce qu'il fait. Tout bel efprit ne fait ufage que de fa mémoire & de fon imagina.tion , encore jointd rarement enfemble le talent de fe fouvenir & celui d'imaginer; mais, pour le jugement, on diroit qu'il eft exclus de fon lot, ou qu'il dédaigne de s'en fervir. Celui de qui la mémoire fait tout le mérite, 1'a foigneufement chargée de tout ce que les anciens & nouveaux poëtes nous préfentent de bagatelles harmonieufes ; il les cite ; on encenfe le foporatif harangueur; cnacun^convient que eet homme eft , dans le fond , un grand efprit, un merveilleux génie , & qu'on ne fait pourquoi 1'on dort en 1'écoutant. Un autre bel efprit de Ia même claffe fait,  de Mercure. 39? a point nommé , toutes les anecdotes du dernier fiècle , & les bons mots de la vieille cour; il s'en fournit le matin, & les débite dans la journée. On 1'applaudit ; on 1'admire ; eet homme a tout vu , tout fu; c'eft unprodige: la vérité du fait*, c'eft qu'il fait lire, qu'il a fenilletté fon recueil avant que de fortir , qu'il vous en entretiendra le refte de 1'année, pour le recommencer Tan prochain dans le même ordre, & qu'il mourra 'très-convaincu que pour mériter le titre d'efprit fupérieur, d'homme incomparable , il fuffit d'avoir de la mémoire , & de pofféder un ample répertoire de jolis riens, a 1'ufage de la cour & de la ville. La latitude de quarante - cinq degrés , continuent toujours les fages, nous fournit une autre forte de beaux efprits de la feconde efpèce. Leurimaginationvive, pétillante,enflammée, confume , pour ainfi dire, leur mémoire , &C devance leur jugement: contens d'imaginer 1égérement & foiblement, les objets, les difcours, les faits préfens les déterminent; ils en compofent des images fleuries, riantes, colorées comme les ailes de papillons, & folides comme elles. Les faillies de leurs compatriotes, qu'ils apprennent dès 1'enfance , compofent toute leur docbrine , & leur mémoire ne va pas plus loin ; mais il ne leur en faut pas da-  39^ l e Monde vantage : ce catalogue d'épigrammes , joint au talent de Ia nation , les met en état de tourner affez plaifamment en ridicule ce qui n'en mérite point. Jufteffe dans 1'efprit, connoiffances acquifes, talens, fentimens Failbnnables, font les fujets favoris de leur perpétuelle ironie ; & leur unique reffource pour plaire, elf de parodier en burlefque le beau , le bon, le vrai par-tout oü il fe trouve. Fuyez cette efpèce de feux folets, qui, dans Ie vrai, ne brulent point, mais qui ne laiffent pas de fatiguer la vue. Si ce qui fait le mérite de ces faltimbanques pouvoit s'appeller de 1'efprit, quel homme fenfé defireroit d'en avoir? Heureufement ils n'en ont que le nom, & leurs brevets ne fontfignés que.de la populace. Le beau mende féminin ne laiffe pas d'en diftribuer un affez grand nombre d'une pareille valeur ; ce font ceux que nos petits-maitres obtiennent , & qu'on ne leur refufe jamais, pour peu qu'ils aient la taille paffable, quelque liberté dans 1'attitude, un peu de phifionomie , & le ramage affortiffant. Alors Ie plus fort de 1'ouvrage eft fait, Ie refte confifte a fe montrer chaque jour a tous les fpectacles, a favoir, au moins par oui - dire , ce qu'on peut attendre d'une actrice qui vient de paroitre pour la première fois. On fuppofe auffi qu'il n'aura pas  de Mercure. 397 manqué d'obferver que miadame une telle a lorgné, &t quel effet a produit ce phénomène fur un fpeaateur intéreffé. II fe déshonoreroit dans le monde, fi, fortant de la première repréfentation d'un opéra, il avoit négligé de favoir le nom du poëte Sc du muficien qui 1'ont fait. Demandez-lui fon avis, il n'en a point; mais il vous répétera ce qu'on en penfoit fur 1'efcalier, car c'eft dans cette académie qu'il apprend a juger du poëme & de la mufique. Au furplus, vous en pourrez juger vousmême : il a le livre dans fa poche, il fait 1'air 8c les paroles d'un rondeau parfait 8t d'un tambourin qui font tout le fublime de la pièce, 8c il les chante paffablement. On s'enthoufiafme, on admire également fa mémoire & fa voix ; mais s'il joint k ces prodiges quelques couplets d'un vaudeville que perfonne ne fait encore , ou des calomnies rimées qui ne paroiffent que d'hier au foir , on le fête , on s'extafie, c'eft un homme adorable , un efprit merveilleux, un garcon unique, on pourroit encore ajouter un bel efprit k poil folet, qui ne manque pas d'un peu de mémoire 8c d'imagination.  95 8 l e Monde CHAPITRE XIV. Aventures dépendances des mètamorphofes. Telenis étoit jolie, très-vive & extrêmrement coquette. Lénidor fort piqué de fa figure & de fes facons , cherchoit a avoir une friponnerie avec elle; mais il n'auroit pas voulu pour toutes les brunettes du monde, ( car elle n'étoit que cela ) finir le commerce charmant qu'il avoit avec Zélemi, la plus aimable fille de 1'empire, & la plus accomplie. Si on pouvoit lui reprocher un défaut, c'étoit d'être fi pleine de fa pafilon, qu'elle ne la pouvoit cacher. L'amour n'étoit pas feulement fur .* fes lévres & dans fes yeux, il brilloit dans toute fa perfonne, il Pembelliffoit, il répandoit mille graces fur fa taille & dans fon air, il caufoit fon indolence, il animoit fa gaieté: enfin regarder Zélemi, c'étoit voir l'amour au char de Lénidor. Quoique Lénidor aimat pafiisnnément cette fille , la petite Télenis le tentoit d'infidélité ; & foit malice, foit coquetterie pure , elle lui faifoit tout ce qu'on fait aux gens qu'on feroit bien aife qui s'ofFriflent: il s'offrit donc, & ne fut point rebuté. Les huit premiers jours cette  de Mercure. 399 affaire alla un train de chaffe ; il ne manquoit que la conclufion , & felon toutes les régies de fortification, cette place ne pouvoit encore tenir trois jours. Mais , s'écrie ici le fage auteur de cette hifloire, ö prudence humaine, quo tes vues font bornées! Cette grande vivacité s'affoupit prefqu'auffi-töt qu'elle s'étoit allumée. Lénidor étoit fouffert comme tous les autres, mais il ne pouvoit deviner ce qui 1'arrêtoit en fi beau chemin, ni comprendre comment fes rivaux ne jouiffoient pas d'un meilleur fort que lui. Cette nouveauté le piqua : il n'aimoit pas Télenis , mais il n'en vouloit pas avoif Paffront, ni qu'il fut dit que la petite perfide ne courroit pas la moitié du hafard; elle s'en abftint pourtant, cela étoit réfolu par le deftin. Lénidor , après avoir bien elTuyé tous fes caprices, toutes fes humeurs , tous fes travers & toutes fes facons, fans règle & fans mefure , s'en plaignit enfin : d'abord ce fut avec toute la douceur d'un amant affligé , on le laiffa dire fans même faire femblant de 1'entendre. Un de ceux de qui il fe plaignoit entra : on le re^ut mieux qu'a 1'ordinaire , on ne fut occupé que de lui pendant tout le jour. II fortit enfin , Télenis refta tranquille & rêveufe; elle prenoit un livre; elle bailloit: Lénidor ne difoit mot. II étoit quelquefois honteux de s'attacher  400 i,e Monde a une perfonne qui fembloit fe livrer fi aiférrsenf a tout le monde ; le mauvais fuccès de fes foir s ne lui donnoit pas meilleure opinion de fa maitreffe : il ne favoit, s'il devoit la quitter pour ne la plus revoir, ou attendre encore quelques jours. II en étoit la quand elle lui dit: eh ! qu'avez-vous donc ? vous ne dites mot , cela eft affürement bien vilain de me laiffer ennuyer comme un cbien , fans defferrer les dents. Si vous vous ennuyez, dit-il, il n'y a pas long-tems, car il me femble qu'on vous a tenu bonne & joyeufe compagnie pendant tout le jour. Bon, dit-elle , j'étois dans une gêne a mourir; comment donc ? eft-ce qu'il a feulement le fens commun ? Mais, dit Lénidor, comment eft - il donc poflible que vous ayez tant caufé avec lui, que vous 1'ayez tenu dans toutes les fenêtres , & que vous lui ayez fi fouvent parlé bas ? C'eft qu'il me contoit Thiftoire de la pauvre vous jugez bien que celanefe peut pas dire au-devant de tout ce qui étoit-la. Eh! quoi? répondit Lénidor, il il ne s'agiffoit que de cela? Non, je vous affure , reprit Télenis : vous êtes bien cruelle de me faire tant fouffrir pour rien. Teknis. Vous ? comment cela? Lénidor. Comment cela ? Eft-ce que vous avez oublié que je vous aime plus que ma vie, que je vous 1'ai dit, & que je fuis dans  de Mercure, 40* dans une inquiétude horrible? Télenis. Je vous entends; vous voulez favoir fi je vous aime ? Non, affurément. Lénidor. Affurément?Télenis. Cela eft, comme je vous le dis. Lénidor. Vous êtes donc bien méchante de me 1'avoir fait croire ; quel plaifir avez-vous prisa me trom' per ? c'eft une perfidie qui n'a point d'exemple. Télenis. Oh! fort bien; mais, vous, comment appellez-vous la bouffonnerie que vous fakes a Zélemi? eft-ilpofiible que fa beauté, fon efprit, fon amour ne foient dignes que de votre indolence ? je n'en crois rien, avec votre permiftiön; mais , comme je n'ai pas tant de raifons qu'elle de croire le radotage des hommes , j'ai compté que vous cherchiez k vous amufer : je vous ai aidé , Sc j'ai pris ma part du divertiffement. Je regarde donc cela, comme une petite comédie que nous avons jouée, n'ayant rien de mieux a faire» Lénidor paria plus férieufement , il fe facha , il bouda , il changea de ton , il n'oublia aucun de ceux qui perfuadent fi fouvent, Sc il chargea fon difcours de toute la vivacité qu'infpire une paffion violente Sc expéditive. II en fut pour fes frais : On lui fit honte de 1'infidélité qu'il vouloit faire, Sc on le menaca d'en avertir la perfonne intéreffée. s Pour lui il étoit confondu ; Sc auroit juré Ce  4t & e Monde que ce malheur la n'étoit jamais arrivé a per^ fonne qa'a. kiL li n'avoit aucune confiance au ferme « que Télenis lui avoit fait de n'avoir rien dans Ie cceur , & de vivre de Ia même facan svec tous les hammes: il auroit au moins voulu Ia convaincre de menfonge , pour la pouvoir quittcr avec moins de regret, & fe dire è iui-mêaie qu'elle ne valoit pas Ia peine. qu'il s'étoit doanée. Plein de cette belle imagination, il examina pendant quelques jours, avec uae attention de jaloux , toutes les a&ions de Télenis, fans rien trouver de ce qu'il cherchoit. II ne douta pas que Ia coquette, fine & adroite comme elle étoit, ne cachat bien fon jeu. Enfin il commencoit a fe rebuter, quand ïi appercut qu'il avoit le don de la métamorphoie : il fut ravi que ce bonheur la lui arrivat fi a propos. Voiii donc Lénidor qui fe change en papillon, il entre chez fa maitrefle, & ne Ia quitte plus. Elle ne difoit pas un mot, ni ne faifoit aucune démarche , qu'il eüt lieu de lui reprocher; cela dura long-tems, & fi lon°y tems , que Zélemi qui ne le voyoit prefque plus , lui en fit les plaintes les plus touchantes. Lui par délkatefie de parfait amant, après mille fermens de n'aimer jamais qu'elle , lui découyrit le fujet de fes difparates. II ayoua le  DE MERCURËi 4Ö| goüt paffager qu'il avoit eu pour Télenis, Sc promit de ne plus y retourner , non plus qu'a 1'efpionage qui Tavoit occupé fi long tems, Sc fi mal a propos. (II faut remarquef que Lénidor tenoit folgneufement caché a fes deux maïtrefies , qu'il avoit le don de la métamorphofe. ) Je veitx, répondit Zélemi, que vóus conti* nuïez d'obferver Télenis : il eft bón que vous voyiez clair h la fin dans cette efpèce d'énigmè, & que vous fachiez la différence qu'il y a de toutes les autres femmes a moi. Il fe feroit bien pafte de cette expérience ; cependant il obéité C'eft alors qu'il garda Télenis a vue: il étoit cbez elle, ou le papillori , ou la petite fouris , ouune mouche qui fe mettoit dans fa coëffure, fans en jamais fortir. La conduite de Télenis étoit uniforme, toujours gaie, toujours vive , on aüroit dit folie , mais rien de plus. Enfin , un jour qu'elle étoit feule avec une de fes amies qui la connoiffoit bien , Sc qui repaffoit avec elle le nombre innombrable de fes amans, Lénidor vint a fon rang. C'eft, dit Télenis, celui qui me reviendroit le mieux ; mais il eft fi bien pris, qu'il faudroit être folie pour y fonger. Je 1'ai eu quelques jours , Sc s'il n'eft point menteur , il n'a tenu qu'a moi de 1'avoir dav&ntage : mais quelque fötte. .,,,©£ C c ij  404 ï- £ M ó N d é pourquoi donc , lui difoit fon amie, 1'avezvous chaffé mécontent ? Certainement vous; avez quelquefois des manières qui font fi fortes contre vous, qu'il n'y a perfonne qui ne foit pardonnable, s'il vous prend pour une guenon, je tranche le mot, mais vous Ie méritez. Ce n'eft pas affez d'être fage, & même plus fage qu'un autre, il faut encore le paroïtre, quand on en fait les frais. Télenis. Bon, eft-ce que je ne la parois pas ? Demandez a Lénidor, s'il ne vous dira pas que je fuis la plus grande vertu du monde : j'ai fu par lui-même qu'il m'avoit épiée long-tems, & il n'a sürement rien vu, car il n'y a rien; & je fuis sure qu'il a aufli bonne opinion de moi que de Zélemi, A propos, dit la confidente , la paflion de Zélemi eft-elle aufli exceflive qu'on le dit ? Se peut - il qu'elle dure depuis fept ans, fans le moindre contre-tems, ni Ie moindre nuage ? Cela me confond : je n'aime point les chofes auxquelles je ne fuis point accoutumée, \& fi j'étois homme, j'entrerois en défiance d'une fi grande férénité. Télenis. Mais, que voulezvous qu'on puiffe craindre , quand on vous délivre même des plus légers fujets de foupcons? 7e ne fais, répondit fon amie, mais en la place de Lénidor, je n'aurois pas une confiance fi abandonnée: enfin, je vous 1'avoue, jen auroi§ Je coeur net.  D E MlE R C U R E: 4O5 Et moi aufli, dit Lénidor en lui-même, mais ce ne fera que quand je 1'aurai eu entièrement fur ce qui vous regarde. II continua fes attentiohs jaloufes , 8c avec tout aufli peu de fruit qu'auparayant. II retourna a Zélemi, & lui rendit compte de la commiflion qu'elle lui avoit donnée. Vous 1'avez mal faite , dit Zélemi, ou vous me trompez ; & pour 1'une ou pour 1'autre de ces raifons, je vous condamné k faire encore quinze jours eet examen. II fallut obéir, maïs il ne laifla pas d'être furpris de la propofition. Comment, difoit-il, on ne me voit jamais aflez, on gronde fur les moindres diflipations, & on me jette quinze jours k la tête , fans que je le demande : y auroit-il quelque chofe la-deffous ? Mais, non : que pourroit-il y avoir ? N'importe , la chofe vaut bien peu , fi elle ne vaut quelques jours d'attention ; j'en ferai bientot quitte. II le fut bientot en effet, car dés le lendemain, il vit entrer un homme dans la chambre de Zélemi ,par une porte dont il n'avoit jamais eu connoiflance. II crut d'abord que c'étoit un jeu &C une coquetterie de fa maïtrefle, qui fe vouloit donner le plaifxr d'une demi aventure : mais il ne demeura pas dans le doute , la demi aventure en devint une trés - complette, fut fuivie d'une feconde, 6c elle alloit encore Gc üj  4Ö(> ï. e Monde croitre, fi Zélemi n'avoit congédié fa compagnie, paree qu'il n'y en a point de fi bonne qui ne fe fépare. Lénidor étoit dans un étonnement, dans une *admiration , dans une fureur qui ne fe peut imaginer;il arrangeoit fon difcours, pourfinir la métamorphofe, paroitre aux yeux de 1'infTdele , &c 1'accabler de reproches ; mais il n'en eüt pas le tems. La porte qui venoit de fe fermer fe rouvrit , un fecond champion vint prendre la place du premier. Vertir , voir 8c Vaincre, fut la même chofe. Jamais fcène ne fut plus bri'ilante , & plus foutenue de part & d'aufré ; elle finit pourtant, pour être renou"Vel'ée par 1'arrivée d'un nou vel afteur. CeluiCi fit perdre patience a Lénidor , il s'ennuya de cette incomparable volubiüté de fa reine , & fortit tout effrayé d'un pareil embrafement. Comme il paffoit, il fut furpris de rencontrer prés du logis Je Zélemi un des habitans des croutes du foleil: il ne s'imagina pas qu'il allat chez elle ; mais, comme dans ce moment d'indifférence , il ne cherchoit qu'a s'amufer, il fuivit leprifonnier de guerre , & ce ne fut pas fans un peu d'étonnement qu'il le vit entrer par on venoit de fortir le dernier. Ce mauvais complimenteur prit Zékmi entre fes bras. Lénidor n'en voulut pas voir davantage. II crut  BE Meïscusï. 4°? enfin qu'il aUoit être vengé de la perfidk de fa ma5treffe,& qu'affurémënt elle en i»ourrort5 mais il fut bien étonné, quand il fut qu'élk n'ea avoit pas feulement cligné les. yeux. . On peut aifément comprendre., que ck» étoit beaucoup plus qu'il n'en falfait ?nnt rir Lénidor de fe pafiion poiur Zélemi: auffi ne fcngea-t-il plus qu'a fe venger avec Télenis de la fcène tragique qu'il venoit d'effuyer- Daas ce deffein il eatra chez elle a k faveur de la métamorphofe. II la trouva feufe avec ion amie , qui s'amufok a qttelques ouvrages, & a repaffer en revue tout ce quVJes avoient vu la journée precédente t chacua reeat feu coup de peigne. Le difcours' torofc» p?«&urs fois fur tui, il entrót daas toutes fes cosiparaifons.. Je kis la, dit Têknk, une cfeofe que vous. devea trouver bien eidicwte, boos ea revenons teujotusa Lénidor, c'eft une efpèce de rondeau; il ne me tient ponrtant güères plus 4 cceur que ks autres, vous feveaMeal'amour que j'ai pour la liberté. Je ne veine dkmpïre fur perfoane ; mais fi je m'en donooïs, je yen? drois. qu'on m'aimat k la rage. Aa refte , je veux fuir tout efclavage , uB-cteur bkn pris eft dans une fajetion étemele y cm creit ne dépendre que de foi * oo paffe fa vk a faire k xolonté d'vm autre > & ibavent k obéir è des Cc lv ■  4°S t e Monde" caprices pénibles, & qui ne rendent cfi qu'ils coutent. Eüe en étoit-la , quand Lénidor fe fit voir fout d'un coup : leur furprife fut grande, & elle comprirent qu'il avoit le don des métamorphofes. II 1'avoua, leur conta 1'ufage qu'il en avoit fait, redit toutes leurs converfations remerc.a fort Télenis de 1'heureufe prévention qu'elle avoit pour lui , & pour détrulre tout ce qm pouvoit diminuer cette fympathie , il leur rendit mot pour mot 1'aventure de Zélemi. SeHma ne fut pas trop étonnée ; mais pour Jelems elle n'en pouvoit revenir. Comme nous jugeons ordinairement des autres par nousmêmes , nous croyons difficilement ce qui eft oppofé a notre caraflère. Lénidor fut bon gré k Télenis de n'avoir pas meme 1'idée des vivacités de Zélemi : fon amouraugmentoit pour 1'une, autant que fort averfion croiffoit pour 1'autre. Mais i! craignoie rengourdiflement du cceur de Télenis : il ne fut pas iong-tems è dire ce qu'il en penfoit. La préfence de Sélima, qu'il favoit être dans fes intéréts , 1'enhardiffoit encore de manière qu'il prefik Télenis de toutes les facons imaginables ne vouloir bien accepter le cceur d'un amant que Zélemi Ini avoit enlevé. L'amie commune jojgnoitde trés-bonnes raifons auxfiennes, &  © e Mercure.' 409 !e gout naturel de Télenis en difoit encore de meilleures. Cependant trois orateurs fi viftorieux pour 1'ordinaire , n'avancoient rien: le llbertinage d'efprit, feule divinité de Télenis, la défendit long-tems ; mais enfin étant feule contre trois, il fallut céder, ou du moins fe battre en retraite. Télenis ne vouloit jamais être contrainte; Sélima 1'afïuroit que Lénidor n'étoit pas capable de faire jamais rien qui put lui déplaire , & il confirmoit par des fermens effroyables tous les engagemens qu'on prenoit pour lui. Télemis fourioit a tout cela , fans rien répondre : la difpüte ne 1'ennuyoit pas : enfin ne pouvant réfifter a tant de prieres, & fur-tout ayant égard a la recommandation de la fympathie, elle confentit a tout ce qu'on voulut. II entra fur lefoir chez Zélemi, qu'il trouva feule a fon ordinaire. Elle lui fit les reproches du monde les plus tendres , d'avoir été fi longtems fans la voir: il s'excufa fur la commiffion qu'elle lui avoit donnée d'obferver la conduite de Télenis. Je ne voudrois pas , ajouta-t-il, pour rien au monde, avoir manqué de la fuivre , on ne fauroit avoir mieux été payé de fa peine que je 1'ai été, vous ne fauriez croire combien j'en fuis dégoüté. II commenca alors è lui dire de Télenis tout ce qu'il avoit vu  4J® ï. e Monde cPelfe-même , lui faifant entendre qu'il avoït - ïroitvé moyen de fe cacher dans foo appartement , & qu'il y avoit vu cinq perfonnes dans la même nuit. Comme il njmmoit ceux qui paffcwnt pour être attachés a Télenis, le difcours paroiffoit affez vraifemblable; mais comme ii rendoit Peffentiel de 1'aventure, telle que Zélemi fe fouvenoit bien de Pavoir éprouvée , elle »e pouvoit affez admirer cette étrange conformite , Sc ce qui Pétonnoit encore davantage , étoit de voir qu'on avoit tenu a Télenis les mêmes difcours qu'elle avoit er-tendus ; cela la rendoit férieufe. Elle la devint bien plus, quand elle vit que la fu-ite de cette nuit étoit pofitivement moulée fur la fienne, & que les particuïarités les plus vives , comme les moins impor* tantes, y avoient un rapport fi parfait. Vous »e riez point , difoit Lénidor qui pamoit de rire de fon embarras, fous prétexte de la plaifanterie du conté. Non , dit-elle, je ne faurois rire de voir une perfonne comme Télenis connoitre fi peu ce qu'elle vaut, Sc fe livrer avee tant d'infamie a 1'emportement de fon goüt pour le premier venu; & je fuis fi furprife de voir qu'il y ait au monde une femme de ce caractère , que je ne faurois en revenir. Je n'ai pas les agrémens de Télenis, ni fa coquetterie , ni peut-être fon efprit Sc fa gaieté, mais au moins  de Mercure. 41 ï je fais aimer, je fais être fidéle; & fi jamais vous devenlez jaloux , il faudroit que ce füt de votre ombre : car je ne vois, je n'écoute que vous •, ma maifon eft une retraite impénétrable ,&je ne faurois fouffrirque perfonne m'empêche d'être toujours occupée de mon amant. Lénidor indigné de cette fauffeté exceflive, ne put diffimuler plus long-tems, il fe métamorphofa devant elle. Puis reprenantfa figure : vous voyez , dit-il, la facilité que j'ai eue d'obferver Télenis , je m'en fuis auffi fervi pour vous; & c'eft dans votre chambre oü j'ai paffe la nuit dernière , que j'ai appris par cceur la fcène que je viens de vous dire , fous le nom d'une autre : vous ne me la nierez pas, vous avez vu de refte par mon difcours que je vous ai conté la vérité , puifque je vous ai répété jufqu'aux moindres paroles qui fe font dites.. Zélemi qui pendant ce terrible aveu, avoit eu un moment pour fe remettre , voulut fe retrancher è nier la chofe. Dites plutot, répondit Lénidor, que vous reviez dans ce temsla, & que la violence de votre paffion vous faifoit prendre pour moi tout ce qui fe donnoit la peine d'entrer dans votre chambre: en achevant ce difcours avec un fourire ironique , il fortit de chez Zélemi pour n'y plus rentrer de fa vie, & s'en alla conter a Télenis 1'entretieh  4%ï ï. e Monde qu'il venoit d'avoir avec elle. Comme ils fe trouvèrent feuls, il y a grande apparence qu'elle le paya du plaifir que lui avoit donné fon hiftoire. CHAPITRE XV. Des Jlmulacres de la calomnie. Une tradilion de plus de quatre mille ans, porte que long-tems avant I'arrivée des empe'reurs qui règnent aujourd'hui , les hommes vivoient en paix dans Mercure , gouvernés par des rois équitables &C pleins d'humanité , quand arriva 1'aventure que je vais rapporter. Une nuit le ciel étant plus ferein qu'a 1'ordinaire, & Venus en fon plein répandant une Iumière qui ne permettoit pas de regretter la préfence du jour-, tout-a-coup le ciel fe couvrit, & une vapeur épaifTe & empoifonnée couvrit d'horribles ténèbres toute la face de la planette. Après que 1'obfcurité eut duré quelque tems, un nombre innombrable de feux rouges & enfumés s'élevèrent des bornes de 1'horifon, & ce nuage enflammé s'approcha de la planette avec un fracas épouvantable & une incroyable rapidité. Dans le tems de fon paffage, un monftre hideux compofé d'une flsmme dévorante fe  be Mercure. 41$ féparaen une infinité de'par celles, dont chacune fe revêtit d'un corps fantaftique. Rien au monde n'étoit plus effrayant que la figure de tous ces démons naiffans : il n'y en avoit pas deux qui fe reffemblaffent dans cette multitude infinie qui inondoit la planette. Une terreur univerfelle s'em'para de tous les cceurs: chacun fuit, il n'y avoit point de forêts affez épaiffes, ni. de cavernes affez profondes pour fe cacher. Les monftres qui avoient fixé leur féjour dans Mercure , s'appercurent bientot qu'il leur feroit impofftble d'y vivre avec les hommes , comme c'étoit leur intention , s'ils ne trouvoient le fecret de lesapprivoiferala difformité de leur figure , ou d'en changer du moins en apparence, Ils reconnurent par la continuation de 1'épouvante générale qu'on ne s'accoutumeroit point a les voir fous leurs propres formes , de forte qu'ils prirent la réfolution de déguifer le mieux qu'il leur feroit pofEble, les défauts de leurs perfonnes, & de fe faire des mafques fi rians & fi agréables , que tout le monde en fut charmé. Cette réfolution prife fut bientot exécutée J & a 1'aide des fecrets de la magie, toutft leur laideur difparut. Ce n'eft pas qu'ils changeaffent effeclivement de forme j mais c'eft que n'y;  414 .. l„E M O N D Ë ayant point au monde de plus fubtils enchan- teurs,ils trouvèrent !e fecret de couvrir fi bien leur diffcrmité , qu'il étoit impofiible de les reeonnoitre. Un long habillement plein de décence les couvroit de la tête aux pieds, & un mafque ou refpiroit la douceur & la modeftie , couvroit leur vifage. Dans eet état ils s'approcbèrent des hommes, & les affurèrent qu'ils avoient chaffé leurs ennemis, qui étoient les fuivans déteftables de la calomnie , ce monftre hideux qui leur avoit apparu fur le nuage embrafé. Les peuples de Mercure a qui le menfonge & le déguifement font des vices inconnus ajoutèrent tbi fans répugnance aux artificieufes paroles de leurs nouveaux hötes, & les voila en moins de rien bras deffus , bras deffous. Ils recoivent dans leurs maifons les perfides ennemis qu'ils déteftoient deux iours auparavant, &décus par lafauffe apparence, ils ne croyent point avoir d'amis plus fidèles &. plus dévoués. Les rois fuivirent 1'exemple du peuple, ou plutöt le lui donnèrent; car c'étoit fur-tout a la cour des grands princes qu'ils avoient deffiné de fixer leur féjour, & c'étoit auprès deux qu'ils faifoient les plus grands efforts pour fe ménager un établiffement folide.  deMertcuae* 4n ïls y réuffirent bientot. A peine furent-ils buit jours dans la planette qu'ils la gouvernèrent. Les anciens ferviteurs étoient fufpetfs a leurs maïtres. On fe défïoit de fes amis les plus iblides, les facrés nceuds de la nature fe retèphoient infenfiblement. Les pères craignoient la perfidie de leurs enfans, & ceux-ci les pièges couverts de leurs pères. Le mari cachoit fes vues a fa femme, &C de fon cöté elle n'ofoit confier a un époux qu'elle aimoit, fes craintes ni fes efpérances. L'amour même étoit fans confiance. Quelqu'un avoit - il bien fervi le prince , & prodigué fes jours pour fauver ceux de fon maitre, on le perdoit dans fon efprit, & on qualifidit ce fujet 6dèle du nom d'ennemi couvert. Comme il a bien fervi, dlfoient ces monftres," il ne trouve aucune récompenfe digne de fes fervices : auffi fait-on par des voies certaines qu'il cabale, qu'il fe fait des amis, qu'il cherche des protefteurs 5c de Pappui. Si vousfaviez, difoit-on au prince, quelle liberté il prend quelquefois de cenfurer vos acfions, quelle interprétation finiftre il donne a vos projets les plus judicieux, & quels difcours mais ce feroit un crime de les redire. Sur les moindres foupcons, le plus homme de bien , Pami le plus intime du prince ( fi les princes peuvent en  4i& ï- Ë M O N D Ë avoir ) étoit perdu fans reflburce. Ön n'attêrt* toit pas encore a fa vie , mais on s'éloignoit de fa familiarité ; Sc enfin on Péloignoit luimême, fans lui dire jamais ce qui Pavoit détruit. Ceux mêmes qui lui plongeoient le poignard dans le fein en lui dérobant le eoeur de fon maitre, blamoient en fa préfence la méconnoifTance 8c 1'infidélité du prince , & s'offroier.t pour médiateurs entre deux bons amis , qu'une légère froideur éloignoit , difoient-ils, 1'un de 1'autre ; enfuite ils employoient en apparence leurs offices pour un raccommodement, auquel ils avoient barré toutes les avenues. Peut-être , feigneur, difoientdls au prince , qu'on vous en impofe fur ce qui regarde un tel. Je fuis sur dans le fond qu'il aime votre majefté. La calomnie eft un hydre a cent têtes, elle infeöe toutes les cours. Quelque parfaite & femblable aux dieux que foit votre majefté, peut-être n'eft-elle pas a Pabri des traits perfides de ce monde : dans toutes les converfations que j'ai eues avec un tel qui eft mon ami, j'ai cru voir fon innocence a découvert; le crime n'eft pas capable de cette conftance héroïque avec laquelle il foutient fa difgrace : on diroit qu'il ne la fent pas, & que votre majefté en fe privant de lui, y perd plus qu'il n'y perd lui- mêrae Si votre majefté lui rendoit fes bonnes  DE M E R C Ü R fe '417 bonnes graces , je fuis sür que ce feroit lé moyen d'amolir cette ame inflexible que 1'adVerfité révolte , & qui ne paroït être tenté d'uri crime, que par le defir de la vengeance, paffion fi naturelle aux grands ccêurs. Avec de pareils traits trempés dans l'acönit ou le venin de cerbere , on empoifonnoit lè prince en feignant de vouloir le calmer, & la mine de 1'innocent ne manquoit jamais d'être le prix d'une calomnie fi finement apprêtéei Alors la confiance du prince , la dépöuÜlè du malheureux , les grands emplois, les richeffes étoient la pröie des monflres. L'innoce* ^.e opprfmée ne trouvoit plus d'accès auprès du tröne. Le mérite le plus éclatant fut.perfécuté * la vertu paffa pour un crime ; la fcience & la raifon étoient plus que fuffii'antes pour rendrë fufpecfs de révolte &. de iédition les meilieurs fujets de la planette. Ce qui fe faifoit 'k la cour, fe pratiquoit avec le même artifice & un fuccès pareil dans les maifons particulières : il n'y avoit plus, fi 1'on èn croyoit les monflres \ d'ami fidéle , de do* meftique défintéreflé, d'héritiers exempts dé foupcon , d'amans difcrets, de maïtrefles tendres, d'ouvriers experts dans leur art, ni de philofophes qui fuflent lire; Les monftres liés eniemble d'un intérêt in* Öd  Ïii8 t e Monde diflbluble, étoient les feuls fages , les feuls éclairés,.les feuls vertueux dignes des récompenfes : auffi les envahiflbient-ils toutes pour fe les partager ,*avec cette précaution que jamais celui qui avoit renverfé quelque familie , ne s'approprioit rien de fes dépouilles ; c'étoit fur un autre que retomboit tout le prix des injuftices qu'il faifoit commettre , pendant qu'& fon tour il recueilloit les débris d'une fortune que quelqu'autre de fes monflres avoient ren.verfée. Enfin, la calomnie, fource de tous les malheurs de la fociété, gouvernoit abfolument la planette; Sc je crois qu'elle en auroit chaffé les propres habitans , comme elle a déja renverfé tant d'empires, quand le fouverain qui règne dans le foleil appercut le défordre effroyable qu'elle avoit répandu dans Mercure. II tenta plufieurs moyens d'y remédier; il envoya dans cette planette favorite , Ia raifon , 1'examen & la vérité, leschargeant de s'oppofer en toutes manières aux entreprifes de la calomnie. La raifon s'efforcoit de rendre fufpefts les difcours des monflres, 1'examen en faifoit voir quelquefois Ia faufleté , & fur-tout la vérité arrachoit leur mafque , & les montroit k découvert. Leur vifage faifoit horreur ; mais 1'ennemi s'étoit acquis un fi puiflant empire dans tous les  be Mercure. 4*9 tours par ie fecours du menfonge fon aflbcié ; de l'amour propre qu'il tenoit a gage, & de la flatterie parée des atours de 1'amitié , qu'on n'avoit de confiance que pour eux. A peine la raifon ofoit-elle montrer le nez, qu'on lafiffloit également chez le peuple, a la cour, & dans les places publiques. L'examen qu'elle tenoit parlamain, futdéclaré par un arrêt authentique ennemi public, èc la démence alla jufqu'a ce point, qu'on précipita la vérité dans le fond d'un puits. Heureufement ces divinités ne pouvoient mourir; mais la perfécution qu'elles avoient a fouffrir, les rebuta au point qu'elles ne fe montroient plus nulle part; car les vertus font un peu fières, & comme 1'accueil favorable les attire , la huée les effarouche. II n'y. a que le vice qui ne fache allier 1'impüdente effronterie a fes autres horreurs* Les chofes étoient en eet état quand le génie qui règne dans le foleil, envoya un de fes habitans dans Mercure pour gouverner la planette. A peine y fut-il arrivé, qu'il réunit toutes les puiffances féparées en la feule perfonne ^ comme on 1'a dit plus haut : enfuite d'un coup. de fon pouvoir fuprême il démafqua tous les monflres , & les ayant rendus odieux en les montrant a découvert, il arma tous fes fujets ; fe mit a leur tête , & pourfuivit a force ouvarte Dd ij  4*3 t e Monde ces ennemis que Partifice avoit rendu fi long- ïems invincibles. Ils tentèrent inutilement toute forte de rufes pour féduire 1'armée de Pempereur, débaucher les foldats, & le rendre odieux k fes peiiples , en publiant de lui toutes les horreurs que le me- fonge & la malignité peuvent in venter j mais le mafqüe étant arraché, la perfidie ne put réuifir, & il fallut en venir au combat. Leur défaite tut entière; la plus grande partie des monftres périt fur la place, une partie tomba dans les fers, & fautre prit la fuite. Ceux-ci fe font répandus dans toutes les planettes, & par préférence fur la nötre, oü ils exercent un empire tyrannique dont nous ne devons jamais efpérer la fin. Pour ceux qui demeurèrent prifonniers , Pempereur qui jouit du droit des métamörphofes , les changea en ftatues de bronze, après leur avoir rendu leurs mafques & les habillemens qui cachoient leurs défauts : mais il ne voulut point leur öter la vie, ni le mouvement; il fe contenta de les enchainer avec des liens de fer qui, quoiqu'aufli fouples que les corps de ces métamorphofés, confervent une folidité que rien ne peut ni diflbudre, ni brifer. En eet état il les expofa fur de magnifiques théatres dans la plus grande place de toutes les  de Mercure. 4*ï villes, & il voulut qu'elles continuaffent d'yr vivre dans leur naturel. II conferva aufli la vie a tous les rois que les monflres avoient féduits» & les condamna pour trente mille ans a préfenter tous les jours en public toutes les injuftices. qu'ils ont commifes , & tous les maux que leur aveuglement en faveur des monflres a caufés a leurs fujets. Les monflres devenus ftatues de bronzes, mais mobiles £c vivantes,, continuent donc de flatter les rois , les grands , les riches, &: ceuxci fe laiffent enyvrer comme autrefois de ce poifon : mais toutes ces pièces tragiques admirablement repréfentées finiffent toujours par 1'arrivée de la raifon, de 1'examen & de la vérité, qui découvrentpar une infinité de voies ingénieufes les artifices de la malignité de la calomnie. Ainfi elle fe retire toujours couverte de honte & accablée de fiffiets, tandis que le roi & 1'hom.me riche , pénétrés de repentir de leurs crimes, fouffrent tous les remords de leur confcience pendant Ia nuit ; car le matin tout eft oublié, tk une nouvelle fcène paroït fur le théatre , dans laquelle on repréfente toutes les, intrigues , toutes les démarches couvertes tousles menfonges & toutes les voies fourdes, par lefquelies la,calomnie venoit a fes fins. On afture qu'au bout de trente mille ans ?.l'empe~ E? d iij,  4«- i e Monde reur qui régnera alors obtiendra de Prntell}*. gence qui gouverne le foleil, le pouvoir de purifier 1'efprit des monflres, & d'en faire des hommes en leur formant des corps pareils a celui des habitans de Mercure. Voilé, quels font ces fimulacres animés fi communs dans Mercure , & fi admirables, puifque ce font les feules ftatues vivantes & agifiantes qui foient dans 1'univers. A 1'égard de ceux qui ont fait des crimes par la féduaion des monflres, leur punition fimt auffi-töt qu'ils ont achevé d'en repréfenter toutes les hifloires publiquement, & après avoir effuyé la honte & les remords qui fuivent naturellement de pareilles fautes. Alors ils guittent leurs corps de bronze pour en prendre un autre tel que font ceux de la planette k laquelle on les defline. Car ils font tous exilés, 1'empereur trouvant toujours quelque danger k conferver parmi fon peuple ces ames foibles & affez peu éclairées, pour n'avoir pas pu diilinguer pendant leur VIe le menfonge de la vérité , ni leurs véritablesamis des perfides flatteurs. L'empereur prétend qu'une ame déshonorée par des taches de cette importance, en garde long tems les flétriffures, & qu'il ne faut pas mom* qu'un grand pelerinage pour lui reflituer fe premie nobleffe, 6c. le ramener è la vertu,  de Mercure. 4*3' CHAPITRE XVI. Du principe de la médecine dans Mercure. Q uoique le tempérament des habitans der Mercure fok le plus ferme & le meilleur de notre tourbilion, & que la pureté de Pair , fecondée de la proximité du foleil, les entretienne toujours dans une fanté parfaite , on ne laifle pas de trouver des médeeins dans la planette , oü ils font néceffaires pour le moins aux fages qui Phabitent. Car ils n'ont pas tous la pierre philofophale , ainfi leur fanté n'eft pas inaltérable. Ces médecins de Mercure n'ont pas leurs pareils dans toutes les planettes de notre tinivers, comme on en fera facilement perfüadé, quand on faura combien ils ont ftmplifië leur leur art, & de combien d'études frivoles & de connoiffances inutiles ils 1'ont débarraffé. On veut fur notre terre qu'un médecin renferme dans fa feule tête toutes. les connoiffances imaginables. II doit favoir afond 1'anatomie, quoique ce talent feul demande 1'étude & ie travail d'un habile homme pendant toute fa vie. Outre cela, on veut qu'il eonnoiffe la nature de toutes les liqueurs qui compofent Ist D d Ly  4*4 l e Monde maffe du fang; qrfi voie ? pouf a5nfi . , tous les chemins par lefqueïs elles paffent, ceux par oh elles s'échappent, & les caufes qm peuvent les arrêter dans leurs cours contre les intentions de la nature. ü faut qu'il connoiffe les qualités de toutes fes plantes, de tous les hois, des écorces, des iemlles, des racines, des terres, des pierres, des metaux,des mjnéraux, celles de tous les fels, des foufres ; & qu'ü fache prévoir ave£ certuud, 1'efpèce d'aftion que toutes ces majeres font capables de produire avec le fang & (es humeur*, dans tous les différens états 01. edes peuvent fe trouver : ce qui fuppofe une parfaite connoiffance de la chymie, longue & pémble étude, è laquelle toute la vie d'un homme eft bien éloignëe de fuffire. L'effentiel de fa prófeffion , fuivant n0tre idee, eft de favoir fdéfïnir toutes les maladies, denmarquerles divilions, & d'en connoitre tous les fymptömes. II doit avoir dans fa .mémoire les noms trèsprefens de toutes les drogues, tant fimples que eompofees , & leurs dofes fort exa&ès. ' II faut, outre cela , qu'il connoiffe tous les ympéramens en général, & celui de chacun de fes malades en particulier; paree que, fuivant ^ fyftêrne de médedne ^ ^ ^ ^,  de Mercure. 41! vient au bilieux, nuit au flegmatique; & ce qui peut enrichir un fang appauvri, eft capable de brifer tous les canaux qui contiennent un fang trop vif. Enfin il faut tant de métnone, tant de connoiffances acquifes, & tant d'efprit .pour tormer chez nous un bon médecin , que, s'il s'en rencontroit un tel en mille ans, on ne devroit pas s'étonner de voir les hommes lui dreffer des autels ; car les récompenfes monnoyées, les louanges même, & les acclamations font trop au-deffous d'un tel perfonnage, en qui on doit imaginer quelque chofe de ^ Les médecins, dans Mercure, font bien éloignés d'une telle ambition. Comme les prinapes de leur art font fimples & peu nombreux, 1'étude en eft facile, & l'a#ication des préceptes de la médecine n'exige qu'un mérite très-ordipaire , U des connoiffances affez communes: fi bien que d'un jardinier paffable, mais fur-tout d'un botanifte un peu éclairé, rien n'eft plus facile que de faire un excellent Médecin. Auffi eft-ce dans les parterres de 1'empereur, dans fes bofquets & dans fes potagers, qu'ils prennent, pour ainfi dire , leurs hcences. On y cultive des arbres, des fleurs & des fruits de toutes les efpèces, principalement de ^ux qui fervent a la nourriture de tout le  " 4*6 l e Monde monde, & quj font 1'aliment univerfel. C'eAr ie feul jardin de la planette oü on trouve de ces fruits. Car, hors de-la, ils ne croiffent que fur les hauteurs, comme on 1'a vu ci-devant; mais on les culfive avec foin dans cespotagers^ pour 1'amufement & PinAruöion de ceux qui s'attachent a 1'étude de la nature. Un falamandre, chef de tous les botaniAes de ce monde, y fait la démcnAration anatomique & 1'analyfe de tous les végétaux. On apprend, dans ces écoles, la fl^ure du corps organifé, dont il eA, dit-on , plus facile de smAruire fur ceux des arbres & des plantes, que fur les animaux ; par la raifon que les parties des premiers font plus fenfibles & plus formées que celles des corps animés. D'aiileurs la liberté de les diiTé^er vivans dans tous les tems , laitfe remarquer très-aifément la difpofition des fibres, leur entrelacement & le cours de la Kqueur végétative. On y voit auffi que 1'abondance ou la difette de eet élixir,fon epaiffiffement ou fa liquidité caufent la vie & la fanté des plantes, ou leur maladie & leur mort. . C'eA dans le cours de cette étude, que les élèves de la médecine comprennent le merveilleux artifice de la nature, qui, fans env ployer d'autre principe qu'un peu d'eau pure  de Mercure. 427 chargée de quelques fels & de certains foufres, produit & nourrit 'tout ce qui végète fur la terre; car c'eft de ce liquide, qu'on appelle 1'efprit univerfel , que la nature induftrieufe forme les arbres les plus durs &les herbes les plus délicates, 1'émail & 1'odeur des fleurs & des plantes aromatiques , les goüts des fruits & les différentes formes de toutes ces chofes, variées a 1'infini, malgré 1'extrême fimplicité du principe unique qui les compofe toutes. Les nouveaux botaniftes étant munis de ces connoiffances préliminaire*, on apprend, mais d'une manière trés - générale, 1'anatomie animale, réfervant 1'exattitude & le détail infini de cette fcience pour les chirurgiens. Ces derniers \ dit-on, ayant a opérer fur prefque toutes les parties, n'en fauroient connoitre trop exacïement le lieu , la, forme , la tiffure , auffi bien que celles des parties qui les couvrent, & de toutes les autres qui les entourent. Mais , pour le médecin, il lui fuffit de favoir 1'ufage èl la fituation des parties, avec les incidens qui peuvent y cauier 1'abondance ou la difette du fang , fon épaiftiffement ou fa liquidité. On leur fait remarquer dans le cours de cette étude, combien la nature agit uniformer  4ïS i e Monde ment dans la végétation des plantes, & «fan* Ia nutrition des animaux. Ils y voyent que le chile, principe unique du fang & des humeurs» ne difFere en aucune manière de 1'efprit univerfel qui circule dans les plantes. Ces deux liquides étant compofés, 1'un comme 1'autre, dune eau pure, chargée de divers fels & de différens foufres, opèrent toutes les fonctions animales, a 1'aide de la circulation du fang, comme ces mêmes matières agiffent dans les*' plantes., pour y entretenir la vie & la fanté ou y produire les maladies & la mort. lis apprennent encore la diffcrence des temperamens , qui fe trouve entre les arbres comme parmi les hommes. En effet, celui qui produit le baume, fuc amer & fulphureux , ne reffemble en rien au cenfier, dont les produöions font acqueufes &> ac.des, de même que la vigne n'eft pas femblable au maronnier, &c. Ces obfervations générales les conduifent h, une remarque préliminaire très-effentielle, Sc qu'on peut regarder comme Ie point principale de la médecine; favoir, que la différence du tempérament dans les plantes, n'empêche pas qu'elles ne fe nourriffent toutes du même fuc , & qu'elles ne puiffent toutes être guéries par les mêmes remèdes Sc le même régime»  DE MERCURE. 429 Én effet, pourvu qu'on arrofe une plante , & qu'on laboure la terre autour d'elle, pour charier 1'efprit univerfel jufqu'a fa racine ; pourvu qu'on dé'tourne les accidens d'un froid exceffif qui le coagule, ou de 1'extrême chaleur qui le peut deffécher, ce puiffant liquide fera tout le refte. tl fuffira que Pattention du jardinier élague les branches trop abondantes, qu'il coupe celles qui déparent fa plante, & qu'il dépouille quelquefois 1'arbre de 1'excès de fes fleurs & de fes fruits, pour ne laiffer de bois qu'autant qu'en peut nourrir la quantité de 1'efprit univerlel qui s'infinue par fes racines, Sc circule dans toutes fes parties. Mais * de quelque tempérament que foit un arbre , je veux dire, foit qu'il produife du baume , des liqueurs acides , ou des fruits infipides, ce petit nombre de remèdes Sc quelque peu d'autres qu'on y peut ajoutef, les entretiendront tous en vie, Sc conferveront leur fanté. Ce raifonnement qu'ils font fur les plantes ; & de la vérité duquel ils font convaincus par des expériences indubitables , ils Pérer.dent jufqu'aux animaux Sc aux hommes, prétendant que le bilieux Sc le flegmatique, le fanguin &£ le pituiteux, le fort Sc le foible i le jeune Sc le vieux doivent tous être guéris par 1'ufage du même remède, foutenu d'un régime fage-  43° ï- e Monde ment adminiftré par un médecin intelligent. Ils foutiennent ainfi cette propofition, qui paroit d'abord une idéé fanatique, mais dans laquelle on ne laifle pas d'entrevoir quelques traits de lumière & de vérité qui furprennent. Tous les hommes, difent-i!s, de quelque tempérament qu'ils foient, fe nourrifient d'un même liquide qu'on appelle le chile. Cette liqueur eft compofée de tous les alimens & de toutes les boifibns dont ils ufent. Tant que eet élixir ne s'épaiffit point, & qu'il n'engorge pas des vaiffeaux qui les contiennent, le corps jöuit d'une fanté parfaite. II ne s'agit donc plus que de favoir fi la médecine fournit les moyens de rendre le fang des animaux fluide & propre k circuler dans leurs vaifieaux , comme 1'agriculture nous apprend a donner ce fecours aux arbres & aux plantes. Elle en fournit, il n'en faut pas douter. La nature divine, mère de tous les êtres , na garde de nous avoir refufé un préfervatif a tant de poifons qa'ede a répandus fur la terre. Car on dok appeller ainfi tout ce qui peut détourner Paction falutaire du fang, & nous conduire peu-a-peu k la mort, par le trifte chemin des infirmités & des maladies. Mais, pour ne nous pas affurer d'un fait fur  de Mercure. 431 tule fimple vraiiémblance, parccmrons, dit un médecin de Mercure, quelques-uns des différens accidens qui font capables d'épailïir le fang. II n'y en a pas un affez grand nombre pour rendre eet examen difficile, & on peut efpérer que chaque caufe du mal nous offrira tout naturellement, dans fon contraire , un antidote certain Sc nullement myftérieux. Suppofons donc un homme robufte Sc jouiffant d'une pleine fanté. Tout le monde convient que ie fang Sc les humeurs doivent circuler libremènt, Sc faire parfaitement toutes leurs fonöions dans ce corps bien organifé. Or , par un principe certain des mathématiques , toutes chofes reftent dans leur état naturel, a. moins que quelque chofe ne les dérange. S'il arrivé donc que la fanté de eet homme s'altère, on ne fauroit douter que eet accident ne foit caufé par quelque faute qu'il aura faite contre fa facon ordinaire de vivre. Suppofons que cette faute foit un exercice trop violent, par lequel le fang, privé d'efprits, foit devenu moins fluide , n'eft-il pas vrai que le repos, un, régime judicieufement réglé , ScT'ufage des bons alimens le remettront dans le même état de fanté ou il étoit avant eet excès ? Si c'eft la pareffe Sc la geurmandife qui coa-«  %1i t é Monde gulent le fang, un exercice modéré Ie rendra liquide. L'indigeftion peut faire le même effet que les deux caufes précédentes : mais la diète toute feule réparera le dommage. Les ravages de Pacide feront aifément détruits par Pufage des amers fpiritueux , ou par la diffolution des fels dans une abondante boiffon d'eau, qui les chariera hórs du corps par le chemin ordinaire des fecrétions. Le fimple fommeil, dans la chaleur du lit, fait prefque feul le même effet. La difette des fucs nourriciers eft encore ünë caufe de la coagulation du fang. La bonne nourriture un peu abondante la détruira. La trop longue application d'efprit, qui fixë toutes les liqueurs , aufli bien que 1'infömnie $ trouveront un remède très-fimple dans un peu de diflipation néceflaire Sc dans un fommeil paifible. Les paflions qui tiennent de la douleur f comme la triftefle, la crainte, la jaloufie , lé regret , Paverfion , &c. font de trés - grands coagulans. Mais le repos de Pame ou les pafliorts oppófées détruiront les impreflions de celles-la: c'êft a quoi un médecin doit faire une férieufe attention ; car en vain entreprendra -1 - il dé guérif  DE MERÊÜRÊ. 43J guërir le corps, tant que 1'ame fera malade. Les fougues de ce tyran domeftique peuvent faire plus de mal que tous les remèdes du monde n'en fauroient guérin Jufques a préfent nous n'avons pas encore eu befoin des médicamens effectifs, & il nous a fuffi d'écarter les caufes du mal pour en trouver la guérifom Mais s'il eft arrivé par malheur qu'on ait négligé ces premiers fecours qui s'offrent d'eux-; mêmes, & que la nature fe trouve accablée , c'eft alors qu'il faut joindre enfemble, & pour ainfi dire dans un feul médicament, tout ce qui peut être contraire a la coagulation. Nous venons de voir que lesacides, le froid, la pareffe , l'indigeftion, le travail d'efprit, le trop violent exercice & les fentimens douloureux de 1'ame la caufent ; on doit employef fans difficulté, dans le remède, le contraire de toutes ces chofes, Sc régler le régime dans un fens convenable a cette idée. Ces précautions judicieufes étant bien prifes, c'eft a la nature è faire le refte ; &C elle le fera, fans doute , pourvu que la longueur du mal n'ait pas altéré quelques-unes des parties principales. Tout ce procédé eft fimple, Sc il n'eft pas queftion d'un grand nombre de connoiffances pour en remplir les Yues > puifqu'elles s'offrent Ee  434 ie Monde djelles-mêmes. II n'eft pas non plus néceffaire d'employer des médicamens précieux, ni de recettes myftérieufes. Cependant il nous paroït auffi clair que le jour, qu'il n'y a point de maladie qu'on ne puille guérir par cette voie , puifqu'elle rendra très-sürement au fang & aux humeurs leur liquidité naturelle, & quela circulation reprenant fon train ordinaire, ramenera la fanté telle qu'elle étoit avant que Ia trifte contagion Peut détruite. On pourroit s'en tenir k ce qu'on vient de voir , fans étendre davantage ce chapitre. Mais les phyficiens de Mercure appuyent leur doctrine par des raïfonnemens fi nouveaux, & quelquefois fi féduifans , qu'on s'imagineroit faire tort au public , fi on le privoit abfolument de quelques-unes de leurs obfervations les plus générales. CHAPITRE XVII. Des raïfonnemens des mcdecins dc Mercure. Ces médecins s'expliquent comme les nötres fur ce que nous appellons médicamens froids ou chauds; mais leurs idéés ne font pas les mêmes. Ils appellent drogues chaudes, fofient des alimens, tout ce qui caufe de la chaleur^  BE lï E R £ U S È'. El occafionne la fièvre , & non pas ceux qiu font appercevoir fur la langue une efpèce de chaleur paffagère. Suivant cette idéé, ils avouerit que Findigeftion, qui donne la fièvre, caufe une grande chaleur; qu'un abfcès produit le même effet; que la migraine échauffe la tête, qu'une foif violente & continuelle , jointe au défaut de boiffon ,■ caufe une grande ardeur intérieure; tk. enfin qu'on peut être fort échauffe, lorfqu'on a fait ufage des chofes qui produifent ces ma» ladies; mais comme ils n'admettent la chaleur oule froid que dans le malade qui le fent, Sz non pas dans les médicamens, ils n'attribuent pas la moindre chaleur aupoivre, aux épiceries & aux aromates, quelques fpiritueux qu'ils foient; paree qu'ils ne jugent pas que ces drogues puiffent occafionner la coagulation du fang, dans laquelle réfide la caxife de la chaleur qu'on fent dans la maladie. Le fang, difent-ils ( & ils comprennent fous ce nom toute la maffe liquide qui circule dans notre corps), nous caufe le froid ou le chaud, ou 1'état moyen, fuivant qu'il circule librement ou difficilement. Le premier état eft celui de la fanté, & le fecond celui de la maladie. C'eft le feul frottement de ce liquide contre les parois intérieurs des vaiffeaux contendans ? Ee ij  43& ï-eMondë qiji caufe toute !a chaleur des animaux, tant la naturelle, que celle qui eft contre nature. Quand le fang coule librement, le frottement qu'il fait eft médiocre , Sc Ia chaleur caufée par ce frottement eft de même nature , c'eft-è-dire , douce Sc modérée; mais fi le fang circule avec difficulté, paree qu'il fe trouve d'une confiftence plus épaiflé qu'a 1'ordinaire , alors fon frottement intérieur devenant plus fort, il occafionne une plus grande chaleur ; ce qui arrivé de la même manière que la chaleur que nous occafionnons dans nos mains St dans toutes les parties, en les frottant avec quelque forte de force. II s'agit, difent-ils aufli bien que nos médecins , de procurer toujours au fang la fluidité qui lui eft naturelle , afin que ces frottemens ne foient pas plus forts dans un tems que dans Fautre, & alors nous n'appercevrons jamais une chaleur incommode. Mais comment rendre au fang fa liquidité naturelle, quand il Fa une fois perdue ? En compofant le chile d'alimens Sc de médicamens contraires a ceux qui caufent Fépaifliftement du fang. On a déja dit bien des fois, que Faftion de la nature confifte toute entière dans la circulation; c'eft par cette méchanique qu'elle fait tout dans Funivers,  de Mercure. 437, Le fuc qui circule dans les plantes les produit , forme leurs fleurs, leurs feuilles, leurs fruits : c'eft par la circulation que contiennent ces derniers , qu'ils müriffent, s'attendriffent, s'adouciffent, fe parfument, &c. Celui qui , faute de réflexion , ne fait pas cette doctrine , eft un aveugle indigne du nom de phyficien. Ce que la circulation opère dans les plantes, elle le fait dans les corps animés. Un liquide univerfel, compofé d'une infinité de parties différentes, fe fépare dans nos corps en plufieurs liqueurs de diverfe nature, fuivant les réfervoirs qui les renferment, & les ufages auxquels elles font deftinées. Tout cela s'opère par la circulation; &, quand elle eft libre & facile, ces adtions fe font aifément 8c felon 1'exigence de la nature : mais , pour que la circulation foit libre , il eft néceffaire que toute la maffe liquide qui circule dans notre corps, ait une certaine liquidité pour couler aifément par des canaux d'une petiteffe infinie ; car , lorfqu'elle s'épaiflit, elle ne fauroit plus paffer. Un des grands ufages que fait la nature, de la circulation, eft de s'en fervir a broyer fans ceffe tout le liquide circulant, afin de le rendre plus coulant & plus fiuide ; car on fent bien que plus les parties qu'on peut mêler avec de Ee iij  43'? % E M O K B» E Feau feront menu.es & fines, & plus ellespou*-tont paffer , avec Peau qui les charie, dans les pcres & les, con duits étroits. Or, i] faut que toutes les parties de nos ahmens foient réduits a une extréme fineffe afin que ia nature puiffe les employer , tant k «parer le dépériffement perpétuel de notre fimftance, qu'è réformer les eforits fi fins 6 Wlatils & fi aöife, qui fervent a tous les mou~ Vemens corporels. • Ce& mer^eilleufes opérations ne pouvanÊ & executer que par le miniftère de la circulation, « raut donc la rendre facile, & par conféquent mamtenir le fang, c'eft4-dire , toutes nos iHjueurs dans la fluidité que la nature exige. On a dit plus haut que le moyen d'ëntretenir cette fluidité étoit de compofer le chile d'ali, mens & de médicamens contraires è ceux qui epaiffiffentnos liqueurs. II ne s'agit plus que de les faire connoitre. L'expérience nous apprend que lesalimeas difficdes a digérer (on entend ceux dont h maffe eft folide & impénétrable aux levains digeftifs) épaifliffent le fang. Tels font , par exemple, les amandes, les noix, toutes les grames de cette nature, celles de melon* eoncombres , citrouiiles , abricots , &c, qui font mnombrables ; tous les fruits dont la chair  © e M e R e v r e. 439 «ft compaae & folide ; le pain dont la farine refte en maffe, fans être levée, par conféquent toute celle qui compofe la patifferie, que le beurre rend maffive & prefque impénétrable , dans la bouche, a la falive, & dans 1'eflomac , au levain digeftif ; enfin toutes les viandes coriaces & a longs filets folides : car il faut que tous nos alimens fe réduifent, pour ainfi dire, en eau, ou du moins en une efpèce de gelee fort claire , pour que la nature les emploie dans le corps aux ufages convenablesII eft bien aifé de comprendre qu'elle réuflit beaucoup plus aifément a aftiner les parties des alimens tendres& friables, que celles qui font fermes , dures ou coriaces. Tous les alimens dont on vient de parler , ne pouvant fe réduire, par la circulation , en parties affez menues , elles arrêtent la circulation, & empêchent le fang de couler, ou du moins en retardent la courfe dans les conduits étroits de notre corps; & comme il eft de la nature du fang de s'ëpaiffir, k proportion qu'il circule lentement, il eft vifible que tout ce qui embarraffe & retarde fon cours, occafionne fon épaifliffement. Ce que les alimens font par leur dureté, leur folidité & la groffeur difficilement altérable de leurs parties., de certaines liqueurs Ee 1»  440 ï! Monde 1'opèrentpar leur propre nature, quoiqu'elleï foient d'une fubtilité prefque incroyable. , Cefl ainfi de brifer leurs vaiffeaux ? Direz-vous, comme les Saïtinbanques, qu en ©uvrant la veine & en diminuant du trenteneuvième la quantité du fang, vous arrêterez la fermentation ? Mais non , vous ne direz pas ' une fi grande puérilité: car toutes les nourrices & les gens d'office qui voient fermenter le lait, le café ou le fucre fur le feu, vous démentiront; puifque 1'expérience leur apprend que quand ils öteroient du vaiffeau ou fermentent ces liqueurs, la moitié & même les trois quarts de ce qu'ils contiennent, le liquide franchiroit encore les bords du vaiffeau. Vos fraters difent qu'en donnant de Pair au s fang, on arrête Ia fermentation. Heureufement ce font dés fubalternes de qui les paralogifmes ne tirent pas a conféquence; mais les phyficiens favent bien que donner de Pair k des matières qui fermentent, pour arrêter leur agitation, ce fercdt a-peu-près la même chofe que de jetèr  Ö E M E R 'C V R E» des'matières infiammables dans un incendie pour 1'éteindre ; puifqu'aucune matière ou liqueur ne fermente qu'a proportion qu'elle nage dans 1'air libre, & que la fuppreflion de Fair arrête toute forte de fermentation. Les phyficiens de Mercure ne fe contentent pas d'affurer qu'en tirant du fang, ou en lui donnant de 1'air, on ne fauroit arrêter fa fermentation , s'il en a ; mais ils foutiennent que la fermentation du fang efl abfolument impoffible, & que cette idéé fur laquelle efl bati le fyftême énorme de la faignée européenne, n'eft qu'une pure chimère qu'ils prétendent détruire par les raifons fuivantes. Pour qu'une liqueur fermente, trois con= ditions effentielles fontrequifes, fans lefquelles la fermentation eft impoflible, comme 1'expérience le démontre. i". II faut que la liqueur foit contenue dans un vaiffeau , dont elle n'occupe que la moitié ou le tiers, afin qu'il y refte vuide un efpace eonfidérable. 20. Que le palïage de Pair foit libre, & fa communication facile avec la liqueur. 3°. Que ce qui doit fermenter, demeure en repos. Quelques exemples prouvent combien ces trois conditions font indifpenfables pour que la fermentation s'exécute.  ifeft t Ë M O N D É* Une bouteille de bière forte, étant bien boiï^ chée, la liqueur qu'elle contient ne fermente pas, & fe conferve long tems ; mais fitöt qu'on ©te le bouchon, la bière s'épanche au-dehors avec violence , paree qu'elle nage librement dans un efpace propre a laiffer libre le reflbrt de fes parties, que 1'air étend avec rapidité. La communication de 1'air eft nécelfaire : car c'eft paree qu'elle étoit empêchée, que la bière ne fermentoit pas dans la bouteille. Et fi on object e que la bière fermente dans le vuide , on répondra qu'en eet état, c'eft 1'air contenu dans la bière qui s'étend par fon reflbrt naturel, & qui fépare avec violence les parties du liquide. II eft vrai que, fans 1'efpace, le reflbrt de 1'air ne feroit pas fermenter la liqueur : car alors ce reflbrt ne pourroit s'étendre; mais, malgré 1'efpace, la bière ne fermenteroit pas fans la communication de 1'air. C'eft ainfi que 1 eau, purgée d'air, fe glacé fans étendre fa maffe, paree qu'alors elle ne fermente point; elle fe durcit même, fans laiffer voir aucune de ces bules d'air qu'on voit fi ordinairement dans les glacés, & qui caufent l'extincfion de la maffe d'eau. Les liqueurs qui fe gonflent fur le feu, s'affaiffent auflitöt qu'on les agite violemment & qu'on en fait fortir 1'air qui caufoit la fermentation. L'huile;  de Mercure. 449 L'huile, dans laquèlle 1'air s'infinue dimci» lement, & qui en contient t: ès peu, bout furie feu prefque fans efFervefcence. Si on continuoit de pêtrir le pain, après qu'ort y a mis la quantité de levain néceffaire , ce mouvement empêcheroit la fermentation, Sê la pate ne s'enfleroit pas. Ces trois condi'ions, 1'efpace , la communication de 1'air & le repos font donc nécefïaires è la fermentation. Ilyauroit encore une infinité d'exemples a prOpöfer , qui prouveroient cetté vérité ; mais les habitans de Mercure fe con* tentent de montrer le chemin, fans nous conduire comme par la main , dans toute la route j Sc ils abandonnent le furplus aux réflexions dé ceux qui étudient la nature. Plus on examine ces trois conditions, fans lefquelles la fermentation ne peut s'exécuter, Sc plus on s'affure qu'elle ne Yauroit convenir au fang. i°. Ce liquide efl extrêmement renfermé dans fes vaifléaux, Sc il les remplit, enforte que même les vaiffeaux font reffort fur lui Sc le compriment: ce qui prouve qu'il ne refte aucun vuide dans les vaiffeaux. 2°. L'air ne fauroit avoir de communication avec notre fang , püifqu'il eft extrêmement preffé par le reffort de fes propres conduits $ Ff  45°' ï. e Monde & par celui du cceur, qui les remplit, k chaque pulfation, d'une nouvelle quantité de fang, laquèlle touche & pouffe en rond toutes les autres, pour les rapporter au cceur. Mais quand on foutiendroit qu'il y a de l'airmêlé k notre fang, puifque fon paffage dans les poulmons femble le prouver par 1'altération & le changement de couleur, qu'il en recoit, eet air ne cauferoit pas la fermentation, s'y trouvant en trop petite quantité, & 1'efpace étant trop rempli pour laifTer du jeu au reffort de 1'air , comme il arrivé a la bière renfermée dans une bouteille , qui ne fermente pas , quoiqu'elle contienne de 1'air. D'ailleurs on ne fauroit dire qu'il y ait plus d'air dans notre fang pendant la maladie, que durant la fanté; & c'eft cependant dans ce premier état que les médeeins craignent fi fort la fermentation. Mais une dernière expérience prouve que Pair n'occafionne pas la fermentation du fang, puifque le fang, au contraire, fe coagule & fe réduit en maffe folide, fitöt qu'il fort de nos yaiffeaux, & qu'il fe répand dans 1'air libre. 3°. Le fang fe trouvant toujours dans un mouvement très-rapide , püifqu'il paffe treize fois environ par heure dans le cceur, la fermentation , .qui exige le repos, ne s'y peu;  Dë M E R C 9 R El 4^ faire i mais, quand on diroit que quelques fermentations s'exécutent malgré le mouvement total de la liqueur , on ne gagneroit rien par cette chicane; car les autres conditions néceffaires a la fermentation ne fe rencontrant pas dans le fang, elle ne s'y feroit pas. En effet , ce n'eft pas affez qu'une liqueur foit en repos pour fermenter, ou qu'elle fe trouve eapable de fermenter pendant fon mouvement , il faut encore qu'elle nage dans 1'air, & qu'elle ne foit pas comprimée dans fon vaif-. feau. Enfin il eft néceffaire que les trois conditions requifes concourent toutes enfemble: ce qui ne fauroit arriver au fang. Les phyficiens de notre monde infiftent: fi le fang ne fermente point, d'oïi provient donc le mouvement exceftif du fang dans la fièvrer D'oh proviennent la fréquence du pouls, la tention des artères & des veines, & tant d'autres phénomènes qui indiquent une violente effervefcence dans les liqueurs? Les médecins de Mercure répondent k cette interrogation par une autre. D'oii vient, difent ils, que le fang circule plus vite pendant le fommeil que pendant la veille ? D'ou vient que le mouvement des artères eft auffi violent dans la durée d'un travail pénible, que dans la fièvre, & pourquoi ce même phénomène fe Ff ij  45l t e Monos renouVeile-tiltous les jours pendant nosrepoSj fur-tout s'ils font amples, & que la joie les anime ? D'oii vient encore qu'une grande joie, & en général tous les mouvemens d'une paffion agréable & vive, augmentent confidérab'tment la vïttfle du fang ? Vou lroit-on dire , ajoutent-ils , qu'il fe fait dans tous ces cas une nouvelle fermentation du fang ? mals , fi on 1'avoue, il en réfultera que la fermentation du fang lui eft trés avantageuie; car tout ce qu'on vient de dire, procure ou entretient la fanté. Ainfi Ja fermentation du fang ne fera plus un phénomène funefie ; & , au contraire , plus ft fermentera , & plus il avancera notre fanté : ce qui ftroit un paralogifme, püifqu'il ne fauroit fermenter. Mais, pour détruire 1'idée de cette fermentation prétendue, les phyficiens de. Mercure expliquent a'mfi les mouvemens accidentels du fang, dont on vie t de parler. Toute accélération au cours naturel de notre fang défigne un état de fouffrance, & marqué, que la nature fait un effort plus ou moins grand, è proportion de la violence du mouvement qu'elle imprime dans nos liqueurs. On a dit plus haut que la nature n'opère rien fur la terre, ni dans fon intérieur, ni même dans toute 1'étendue de notre atmofphère, que  de Mercure. 4"?3 par le moyen de la circulation. On peut même ajouter que la circulation eft la véritablé nature, puilque c'eft elle qui exécüte tous les deffeins du créateur, foit dans la g'néntion des individus , foit dans leur confervatiou Sc dans leur deftruction. Ce mouvement univerfel de circulation ne tend point a une autre fin, qu'a celie de'broyèr les liqueurs, de les fubtilifer, de faire des fécrétions du pur avec 1'impur, & de chuffer ce qui pourroit nuire, en cónfervant ce qui eft litile au corps animé. Dans les corps animés en particulier, la circulation affine les liqueurs , dans le deffein d'en former des efprits en affez grande quantité , pour qu'ils puiffent fijffire & entretenir le mouvement général de toute la machine corporelle. Plus le mouvement de circulation efi vif, Sc plus il réforme d'ëfpnts' par Pèfïet de la trimration , & du broyement d. s parties trop groffieres , qui ne fauroient fe fubtilifer que par le moyen de la circulation. C'eft par cette raifon que le fang circule plus. •vxte darant le fommeil que durai t la vëil'le.. La nature , épuifeé' d'eiprits par le travail de la journée précédente , preffe la circulation pour fubtilifer toute la maffe des liqueurs, öC Ff üj  4)4 !■ E M O N B E la rendre propre a refournir les efprits qui fê* font épuifés la veille , & qui nous font néceffaires pour le lendemain. Comme cette opération de la nature elf trèsimportante, tout concourt a la procurer. La cefTation de toutes nos fonctions mentales & corporelles laifle aux efprits la liberté de fe mêler dans la maffe du fang , pour la rendre plus fluide, & par conféquent plus propre au mouvement. La chaleur du lit entretient la liquidité du fang ; car 1'expérience prouve que le moindre froid 1'épaiffit, & la fituation de notre corps qui fe met, autant qu'il peut, dans une direcïion parallèle a 1'horifon, aide encore ce mouvement du fang , qui trouve bien plus de facilité è fe mouvoir horifontalement, quand nous fommes couchés , que. perpendiculaire-; xnent, quand nous fommes debout. Quoiqu'on ne puiffe pas dire que le corps foit malade dans le fommeil, on peut cependant affurer qu'il n'eft pas dans 1'état parfait de la fanté, puifque la privation des efprits diffipés durant la veille ne lui permet pas de vaquer aux fonaions ordinaires. Ainfi la nature fait un effort pour le rétablir dans fa première vigueur; & eet effort s'exécute par une plus. grande vïteffe dans la circulation.  Ö E M E R C U R EÜ 4f ? ta même chofe arrivé après nos repas & ' pendant leur durée, s'ils font longs ; paree qu'alors un chile crud, glutineux & grofiier fe mêle k notre fang, & qu'il eft néceffaire que cette portion crue du fang foit perfe&ionnée,. c'eft-a-dire , qu'elle foit atténuée , broyée, divifée & reduite a fes menues parties. Mais comment la nature peut-elle exécuter cette mé-, chanique fi importante : ce n'eft affurément que par la circulation, & même en augmentant la viteffe ordinaire ; car, fans cela, 1'opérationt feroit trop lente, & 1'état d'engourdiffement, de pelanteut & de fommeil , qui n'eft que trop commun après le repas, dureroit trop longtems. On peut obferver les mêmes occafions de preffer la circulation dans le cours d'un trayail pénible. II fe diffipe beaucoup d'efprits pendant eet exercice ; & la nature, qui tend fans ceffe at les réparer,, pour en fournir une quantité fuffifante, hate la circulation , & la rend du moins égale k celle de la fièvre, auffi - bien que la chaleur qui s'augmente a proportion des efforts. qu'on fait en travaillant; de même que la rougeur enflammée du teint tk la vivacité des yeux qui brillent davantage pendant un exercice très^ vifque dans le repos» Ef vr.  'éj6 ie Monde On peut dire la même chofe de 1'état oii fe trouve le corps dans le mouvement fubit d'une joie exceffive. Perfonne nHgfiore combien les paffions agréables k 1'ame caufent de difPipation; les exemples en font trop communs, pour qu'il foit néceffaire de les citer. C'eft pourquoi la Circulation fe fait bien plus promptement, fitöt que Pame efl atteinte de ces paffions diftipatnces , afin que la reproduöion prompte des efprits la puiffe fervir daas le cours de ce mou-r vement, fans quoi elle, ou plutöt le corps , tomberoit en défaillance. On peut donc affurer que toutes les fois qu'il eft néceffaire de reproduire des efprits, d'affiner nos liqueurs, d'en fubtilifer les parties trop groffières , & en général d'entretenir Ia liquidité de notre fang, la nature fait tout ce qu'il faut pour opérer ces effets indifpenfables, & fans kfquels 1'animal périroit ; &, comme il eft vrai que la nature n'agit que par la circulation , qu'elle n'a , Pour ainfi dire , d'autre miniftre , ni d'autre inftrument de fes opérations que celui-la , elle la preffe ou la diminue felon les befoms. Car il arrivé fouvent que la circution ordinaire feroit trop lente pour affiner fuffifamment les liqueurs, & pour formtr, parcette fubtiiifation , la quantité d'efprits nécef, faires, C'eft alors que la nature fait circuler le. ang ayec plus de force & de vïteffe  de Mercure. AS1 Si on demande par quel artifice la nature accélère le mouvement de la circulation fuivant fes befoins , avec tant de jufteffe & une prévoyance qui paroit éclairée, on répondra, fans honte, qu'on ignore ce méchanifme , & on priera ceux qui feront la queftion , d'obferver qu'il n'eft pas néceffaire de connoitre la caufe d'un effet pour affurer qu'il exifte ; mais qu'il fuffit d'être pleinement affuré qu'il exifte, pour être en droit d'en tirer les conféquences auxquelles il peut nous conduire démonftrativement. Par exemple, nous ignorons, & nous ne faurons jamais par quel artifice le cceur fe dilate pour recevoir la portion de fang qui y tombe des veines caves & pulmonaires, ni par quelle force de reffort qui paroït magique, il fe contrafte avec un effort fuffifant pour faire entrer cette quantité de fang dans les artères ; mais cette ignorance ne nous empêche pas de tirer des conféquences très-juftes de la circulation du fang. Nous ignorons ce qui fait la lumière & le merveiüeux artifice par lequel la réflexion des objets s'imprime fur notre rétine ; mais cette ignorance ne nous empêche pas de mefurer pincidënce & les réflexions des rayons de la lumière auffi sürement, que s'ils étoient maffifs  45S li E M O N B É & palpables. Nous favons quand ils s'écartenf; &par quel atigle ils fe féparent. Nous les raffemblons pofitivement , quand & oii il nous plait ; nous affurons 1'effet qu'ils feront immanquablement, & la forte de nuance qu'ils produiront, fuivant leur différente inclination è 1'égard des furfaces ; &, quoique la lumière dont on ignore la nature, foit le principe de Foptique, on peut affurer que cette fcience eft, peut-être, la plus certaine de toutes nos connoiffances. Par la même raifon, il nous feroit affez inutile de favoir par quel art la nature accélère Ie mouvement de la circulation, fuivant fes befoins; & , quand nous le découvririons, ce ne feroit qu'un fait de pure curiofité: mais il fuffit de favoir qu'elle opère immanquablement eet effet quand il eft néceffaire , pour juger qu'il eft très-naturel, & qu'on n'en doit pas craindre, comme on fait frivolement, des conféquences' dangereufes. Car, püifqu'il n'arrive jamais que les vaiffeau* fe brifent par la violence de la circulation qui fe fait dans une grande & longue, agitation , quoique, dans ce cas, le mouvement du pouis fok du moins aufti violent que dans la grande fièvre, on ne doit pas craindre non plus eet accident dans la fièvre, puifque:  de Mercure? 45^ toutes chofes font égales, & que tous les fymptömes fe trouvent pareils dans ces deux états. On dira que, pendant la fièvre, les battemens du pouls font différens de ce qu'on les appercoit pendant un grand travail, étant durs & prefque folides, ou concentrés dans la fièvre, au lieu qu'on les éprouve plians, mous & découverts pendant 1'agitation du corps. On dit alors que cette dureté du poids indiquant une grande folidité de la maffe du fang, on doit craindre que cette liqueur prefque maflive ne faffe des ravages & des ruptures de vaiffeaux, qu'elle ne feroit pas étant fluide & fouple comme elle 1'étoit dans 1'exercice violent dont on a parlé; & c'eft principalement a raifon de la folidité & dureté pernicieufe du fang, qu'on a en vue d'en diminuer la maffe. Les médecins de Mercure ne répondent rien a eet expofé ; car ils prétendent qu'après avoir prouvé que la diminution de la maffe du fang ne le rend pas plus liquide, la faignée doit être regardée pour le moins comme une chofe indifférente. Ils fe contentent, pour fortifier ce qu'ils ont avancé ci-devant, de propofer une expérience fimple , qui mettra leur idéé fur 1'inutiüté de la faignée dans tout fon jour. Qu'on empliffe, difent-ils, un tuyau de quelque liqueur gommeufe ou mucilagineufe, & on  4go £ e Monde verra que cette liqueur ne coulera pas plus aifément, fi on vuide le tuyau a moitié, qu'elle faifoit quand il étoit plein. La raifon de ce fait eft que le cours pénibie de la liqueur dans ce tuyau ne vient que de 1'adhérence de la liqueur aux cötés du vaiffeau , & qu'elle s'y attaché également quand le tuyau eft plein , comme lorfqu'il eft a moitié vuide. Mais fi au lieu de vuider ce tuyau k moitié pour faire couler la liqueur , on s'avife feulement de la rendre fïuide, foit en la chauffant, fi c'eft une ge'ée de viande , ou en y mettant de 1'eau pure, fi c'eft un mucüage gommeux , on verra qu'elle coulera fans peine, & qu'il ne fera pas néceffaire d'en diminuer la maffe. La même chofe arriverolt a notre fang , fi on s'attachoit a le liquefier, au lieu de le tirer de nos vemes. Mais quel eft, dlra-t on , 1'art de liquefier r.otrefang, lorfqu'Ü fe trouve coagulé? II n'y en a qu'un feul , répondent les phyficiens de Mercure ; c'eft de e dé'ivrer de ce qui le coagule: & la circulation , unique méchanifme de la nature, ft ra le refte. Un feul être dans !a nature eft Ie principe unique de toute coagulation. II fait la folidité des métaux, la dureté d:s.n a bres, celles des pkrres précieufes; eelt lui feul qui, dans les.  de Mercure. 461 végctaux, rend les plantes compaftes , & qui, dans les corps animés, caufe le mucilage & Pépaiffiffement des liqueurs. Le fel produit tous ces effets , comme on 1'a déja dit. 11 entre dans la compofition de tout ce que Ia nature produit j mais fur-tout il devient fenfible, & prefque vifibie dans nos alimens, püifqu'il compofe toutes leurs différentes faveurs, auffi-bien que leur odeur; car le foufre, au quel on attribue le parfum , n'eft autre chofe qu'un fel volatilifé. Si quelqu'un vouloit douter de eet expofé , il feroit facile de i'accabler de preuves démonftratives ; mais les médecins de Mercure, fupjCBfant qu'on regardera cette vérité comme un principe démontré, ne s'amufent pas a la prouver, & ils pourfuivent ainfi. Puifque le fel caufe feul la coagulation de notre fang, & que cependant il eft néceffaire par les befoins de la nature , que notre fang foit fans ceffe impregné , &, pour ainfi dire % foulé de fel dans 1'état de Ia plus parfaite fanté, il eft vifibie qu'il ne doit y avoir que 1'excès du fel qui opère la coagulation de notre fang , de même que fon mélange bien proportionné caufe notre fanté. Mais 1'excès du fel fixe nos liqueurs. Rien n'eft plus facile que de le détruire , püifqu'il fe fond avec une admirable facilité dans 1'eau;  fc è Monde que 1'eau s'infinue fans aucnne clifficulté darts les conduits les plus ferrés de nos vaiffeaux, & qu'elle paffe enfuite, par une prévoyance de la fage nature, chargée du fel trop abondant, dans les vaiffeaux excrétoires, pour être évacuée par les urines & par la tranfpiration infenfible. Ces phyficiens ont mille fois obfervé que dans 1'état de la maladie , telle qu'elle foit, les urines font infïniment plus falées (i) que dans la fanté, auffi-bien que les fueurs & la peau au travers de laquelle s'opère la tranfpiration infenfible. Sur ces indications, ils ordonnent a leurs malades de boire de 1'eau, pour délayer leur fang, & procurer par conféquent la fluidité de ce liquide. Ils indiquent encore a leurs malade une diète falutaire, afin que les levains digeftifs puiffent, malgré leur affoibjiffement, diffoudre le peu qu'ils prennent de nourriture. Car ces phyficiens éclairés favent bien que la grofliéreté des alimens mal digerés concourt, avec la trop grande falure du fang, a fon épaiffiffement. En vifant toujours au même but, ils (i) On peut examiner la falure des urines, fok par les urines, foit par leur poids , foit par les divers mélanges de quelques liqueurs, &c.  ® E M E A C U R E. 463 préfcrivent la nature des alimens dont leur malade doit ufer, n'ignorant pas que ceux quï font d'une difficile digeflion dans Fordinaire de ïa vie, fe digéreront encore moins dans la maladie , k caufe de Faffoibliffemeni de toutes les liqueurs digeftives , & de la lenteur de 1'aftion de 1'eftomac & des artères prefque tous relachés durant les longues maladies. Moyennant ce peu de préceptes fondés fur Fexpérience & la raifon , les phyficiens de Mercure afTurent qu'on peut, en toute süreté, lailfer nos artères & nos urines pleines de fang, & regarder comme un être chimérique la futile pietore qui fait tant de bruit dans nos écoles. Que penferoit-on, difent-ils, d'un fontainier qui voit que 1'eau d'un baffin s'extravafe, paree qu'elle ne fauroit couler par la décharge du trop plein qui efl; engorgée, s'il tiroit a feaux toute 1'eau du baffin, pour 1'empêcher de fe répandre fur le parterre ? Ne lui diroit-on pas: nettoyez 1'eau de votre baffin, qui s'eft couverte d'une mouffe mueilagineufe qui bouche la décharge, & enfuite laiffez couler 1'eau ; car la décharge étant plus large que le jet de Ia fontaine , il s'échappe trés - facilement autant d'eau par ce conduit, que le jet en pourra fournir,  4^4 £ E Monde La même méchanique fe doit obferver dans le corps animé. Les veines qui rapportent le fang , font plus amples & ont plus de capacité que les artères qui les rempliffent. Ainfi 1'engorgement des vaifTeaux fera impofïïble, fitöt que la liqueur fe trouvera affez fluide pour couler librement; mais elle ne le deviendra pas datage, quand on en tirera jufqu'a la dernière goüte. CHAPITRE XIX. Suite de la fermentation. Après avoir nié la fermentation du fang^ & avoir prouvé , k leur manière, Finutilité dé la faignée, nos docteurs de Mercure établiffent ces différens états du fang dans la fanté & darts la maladie, & ils éclairciffent, avant toutes chofes, une idéé louche qui peut nous conduiré dans de très-grands paralogifmes. On appelle, difent-ils, fans favoir pourquoi $ ferment, ce qui coagule le lait, de même que ce qui fermente la pate, & qui fait lever le pain, quoique ces deux chofes> produifent des effets abfolument différens , & même très-oppofés; car la prezure qu'on met dans le lait le coagule 5  de Mercure. 465 éoagule , & diminue la maffe en le durciffant, au lieu que le levain qu'on mêle avec la pate , le gonfle, étend fa maffe, & 1'amolit en la raréfiant. De cette erreur de nom, s'enfuit une fauffe maxime très-importante par les conféquences vicieufes dans lefquelles elle nous conduit. Le lait, dit-on, eft de même nature que le fang, comme tout le monde eft forcé de 1'avouer. Mais fi le lait peut être fermenté, le fang peut donc 1'être aufli j & alors, perdant de vue 1'idée de la prezure qui coagule & épaiffit le lait , pour fuivre celle du levain qui étend & diffout, pour ainfi dire, la pate, on conclut ainfi : puifque le fang peut être fermenté, fa maffe peut s'étendre ; il peut être diffous, & par conféquent occuper quelquefois plus de volume qu'il ne faifoit. Mais , pour éviter la méprife & tirer une conféquence jufle , il falloit dire : Le lait eft épaifli & rendu folide par 1'effet de la prezure : donc tout ce qui fera de même nature que eet acide, qu'on nomme improprement ferment, fera fur le fang le même effet que fur le lait, c'eft-a-dire, le coagulera, 1'épaiflira, le rendra maflif & non fluïde ; &, comme nous ne connoiffons rien dans la na-; Gg  %S6 IE M O N D B ture (i) qui pulffe fermenter le lait, de la ma2 nière dont le levain fermente la pate, c'eft-adire , en étendant fa maffe, & en déliant fes parties, il y a grande apparence que rien aufli ne fauroit faire eet effet fur le fang , & que par conféquent le fang n'eft fufceptible que de coagulation , $c non pas de fermentation, non plus que le lait que rien n'eft capable de fermenter. Püifqu'il eft donc très-affuré que les acides^ ni les alkalis, quelques violens qu'ils foient, ne font pas fermenter le lait en étendant fa maffe; mais que tout acide le coagule & Pépaiflit, on doit croire qu'aucun acide ni alkali ne feront fermenter le lait en étendant fa maffe; mais feulement que les acides le co3guleront & 1'épaifliront. A 1'égard des alkalis, ils rougiffent le lait; (i) C'eft ce que prouve Boherave, fur des expétien .es très-décifives * & ce que tous les bons phyficiens alleraands, anglois, itaüens , & même ceux de Paris ' qui ayant fait leur fortune en fuivant, au dam de leurs ma'ades , les innombrables para'ogifmes de leurécole, les abjurent enfin , paree qu'ils n'en ont plus befoin , & pour 1'acquit de leur confeience, avouent nettement la vénté, & cheminent, fur leurs vieux jours, fur les pas de la naWe, x' -  ö E M E RC V R É. 46J tomme 1'explique Boherave, fi on les fait bouillir enfemble ; & c'eft apparemment par cette méchanique, que le chile, naturellement blanc> fe change en fang rouge par le moyen de la circulation qui caufe la chaleur , & produit» a-peu-près dans le liquide de notre corps , la même efpèce de circulation que la chaleur du feu occafionne dans le lait: mais cette opération même qui rougit le lait, pendant qu'il circule fur le feu, n'empêche pas qu'il ne s'y coagule , comme remarque le même auteur ; de forte qu'on peut conjecfurer avec raifon , & en s'ap* puyant fur 1'expérience, que rien ne fauroit fermenter le fang en étendant fa mafte, puifque rien ne fauroit faire eet effet fur le lait ■ mais qu'une infinité de chofes peuvent coaguler le fang , puifqu'elles coagulent le lait ; & que même le puiffant alkali, qui rougit le lait boirllant fur le feu, le coagule par parties: ce qui eft a-peu-près ce que les médecins fublunaires appellent improprement la diflblution du fang. Car il n'eft alors rien moins que diffous, puifqu'au. contraire , il fe fige par flocons, & nage ainfi féparé de fa lymphe; de forte que eet état du fang , le plus mortel de tous, doit être réputé une exceflive coagulation du fang , au lieu d'être nommé diflblution : car on entend natus Gg i)  4é§ t e Monde rellement par ce mot de diflblution, fluidité & liquidité, ce qui eft bien différent de fixation & de coagulation. Mais nous allions fouvent deux idéés incompatibles par la feule eonformité des termes , d'oü il réfulte des erreurs auffi palpables que le feroit celle d'un enfant qui croiroit pouvoir manger un petit tableau , paree qu'il auroit ouï dire qu'il eft de très-bon goüt. L'erreur de Ia fermentation du fang ne s'eft pas feulement établie par la confufion des idéss que porte le mot de ferment, mal expliqué, & entendu d'une manière trop vague, elle dérive encore d'une fauffe conféquence qu'on tire de de la nature du fang, Par rapport a l'artiflce que la nature emploie a le fabriquer. Le fang, dit-on, n'eft produit que par Ie chile : mais le chile ne fe forme que par la fermentation. Donc le fang doit être capable de fermenter. C'eft comme fi on faifoit eet argument: L'efprit-de-vin ne fe tire que du vin, mais le ,vin ne fe forme que par Ia fermentation: donc 1'efprit-de-vin eft capable de fermenter de luimême le fang : ce qui eft très-faux, puifqu'au contraire, comme on 1'a dit, il coagule le lait & le fang.  be Mercure: 469 Pour détruire a fond ce préjugé, qui naït de la fabrication du chile, il faut répéter en peu de mot la manière dont il eft élaboré par la nature. Nos alimens font d'abord fermentés légérement dans la bouche par la falive, le levain de Peftomac les imprègne, enfuite les fermente Sc les diflbut quand ils font tombés. A la fortie de Peftomac , étant ramollis 5c commencès a broyer, la bile leur donne , peutêtre, une nouvelle facon qui les affine encore dans les inteftins; & le fuc pancréatique qui vient a s'y mêler, achève , avec les autres liqueurs , de les attenuer, divifer & fermenter durant toute la longueur du chemin qu'ils font dans les inteftins, & pendant tout le tems qu'ils y féjournent: mais quand ik fe trouvent affez fubtilifés & fuffifamment broyés pour entrer dansles veines laftées, alors ils ne fermentent plus; car ces alimens, devenus chile, 6k portés dans le réfervoir de Pequet pour tomber de la; dans le cceur , ont pris la qualité du lait, qui, comme on Pa dit ci-devant , ne fermente ni avec les alkalis , ni avec les acides. Mais dans eet état le chile a acquis , comme le lait, une extreme facilité a fe figer. En effet tous les acides le coagulent totalement, & les Gg üj  47$ ie Monde pjkalis Ie coagulent en partie , c'eft-a-dire, parflacons, & en compofent de petites maffes qui fe léparent de la lymphe, & qui prennent un volume trop confidérable pour ia iuivre dans les conduits étroits & tortueux de la circula-» iion: ce qui caufe Ia mort dans un moment. On obferve que la fermentation de nos alijnens , qui eft néceffaire pour en former dn chde , s'exccute toujours fuivant les loix gé-' nérales de la fermentation. • i°. Ils fe mêlent trés - facilement dans Ja fcouche avec 1'air ; ils jouiffent d'un efpace convenable; ils tcmbeni enfüite dans Peftomac, qui ne fe remplit jamais que jufqu'a un certain pöint de fa capacité , fous peine d'indigeftion de douleur dans Peftomac, & de vomiffemehs, Ce premier inteftih conferye les alimens dans un repos föffifant ; car Ie peu de mouvement qu'ils y recoïveht n'a été inftitué par la nature , quafin de faire couler plus facilement les fucs fermentatie dans toute la maffe dé nos alimens, &- il fe joint encore une condition très-utile a la fermentation, qui achève de mettre en jeu toutes celles que nous avons dé?a obfervées ; C'eft la chaleur du lieu que la nature a très-fagement inltittiée. Car tout le monde fait que fes ferrmmtations & les cijeftions ne s'exécurenV  be Mercure. 47* iamais plus parfaitement, que quand les fucs fermentatifs font excités Sc mis en mouvement par une chaleur convenahle. Après ce long eXpofé de toute la dodrme des fermentations Sc des eoagtóations., les medecins de Mercure ayant prouvé que notre fang ne fauroit fermenter , concluent que la faignée, qui n'eft ordonnée que fur la fauffe idéé de la fermentation de notre fang, ne fauroit être qu'un remède chimérique, puifqu'onn'en a établi la néceflité que fur un pur fo~ phifme» Mais, pour ne rien laiffer de douteux fur cette queftion que mon fage a jugé très-importante, il ajoute un difcours fur la fièvre, a ce qu'il a déja dit fur la fermentation, Les fymptömes de la fièvre font, dit-il, les. laffitudes, les baillemens, les appefantiffemens. dans toutes. les parties, un froid général, de légères convulfions partiales, & une affez forte.. convulfion répandue dans. tout le corps ,k qui caufe un tremtfement univerfel,Voilé quelles. font les préparations a 1'accès prochain ;, Sc on ne fauroit douter que toutes ces indications ne. foient des preuves vifibles de. la. coagulation da. fang. Quand 1'accès. de la fièvre commence, tout 9% H  47* L E M O N D E les fymptömes de friffon ceffent, & on com_ mence a fentir une médiocre chaleur qui SWmentejoujours jufqu'a ce que 1'accèsfoit dans Alors lepouls bat plus vïte, & les pulfations deviennentinégales, paree que le fang épaiffi coule inegalement & avec difficulté_ Q/f lepouls plus dur, par la raifon que le fang qui flrl enanèreS ^ rÜOe confiftance plus folide qu'elle ne doit être. La foif augmente , Paree que le fang épaiffi ne permet pas libre- -entlafiltrationdelalymphequidoithumecter les membranes dont la bouche, Poefophage & 'eflomac font tapiffés intérieurement. La tête devient pefante, paree qu'il fe réforme peu defpntsde cette maffe de fang épaiffi, & que les petits vaiffeaux innombrables de la tête fe trouvent trop g0nflés par Pabord continue! d une hqueur vivement pouffée par les gros vaiffeaux; mais trop vifqueufe pour couler facilement dans les petits. La rêverie accompagne prefque toujours le fommeil de la fièvre: ce qui n'eft pas étennant, vu le dérangement que Ja preffion des artérioles & des mufcles caufent dans le cerveau : Ia douleur de tête dérive encore de la même caufe. Ils expliqiiem ainfi 1'augmentation de viteffe  de Mercure. 475' qui arrivé a la circulation. Le fang, difent-ils, étoit fans doute fort épaiffi durant le friffon; mais , quand cette coagulation efl portee è. fon comble , & que Fanimal* ne meurt pas, il faut que la coagulation ceffe : ce qui arrivé fuivant cete méchanique. La première goüte de fang coagulé qui arrivé dans le cceur, s'échauffe, s'y étend & augmente de volume, d'oii il arrivé qu'elle pouffe avec plus de force celle qu'elle déplace dans 1'artère pulmonaire. La feconde fait le même jeu, ainfi des autres; de forte que toute la maffe du fang occupant alors un peu plus de volume , &C ayant davantage de fluidité, elle fera forcée de circuler plus vite. D'ailleurs la nature qui vient au fecours de la maffe du fang gluante & vifqueufe, pour la fubtilifer , agit dans cette occurence importante par les mêmes voies , & fuivant les mêmes intentions qui Pengagent a preffer le mouvement de la circulation, quand 1'occafion d'un violent exercice 1'oblige a reproduire beaucoup d'efprits en aflinant la maffe du fang. On ne cherche point, comme on a déja dit, a expliquer ie méchanifme par lequel la nature agit dans cette occurence ; peut-être même feroit-il inutile de Ie tenter, comme il le feroit  474 ie Monde' de vouloir expliquer comment la feule vue dunobjet dégoutant peut nous faire vomir,nt par quel reffort 1'ame furprife & violemment conffernée par une douleur mentale , caufe quelquefois la mort dans un inftant. II fuffit a un phyficien de favoir que la nature ne manque jamais de faire une certaine chofe dans telle circonfïance ; comme , par exemple, qu'elle augmente toujours la viteffe de Ia circulation, quand il s'agit de broyer & de fubtilifer toute la maffe du fang; il fuffit , dis-je, d'être sur, par des expériences innombrables, de cette opération de la nature, pour être en droit d'affurer que c'eft elle qui opère par des moyens efficaces, mais inconnus , le nouveau mouvement qui arrivé au fang dans 1'accès de la fièvre. ^ On avoue même que le fang occtipe plus d'efpace dans toute l'habitude du corps , quand ils'effplufieurs fois attenué, broyé & rechauffê dans le cceur, qu'il ne faifoit pendant le friffon , oü il étoit refroidi & plus condenfé. Cette augmentation de volume fert a la nature, fans doute, a rendre Ia circulation plus prompte. Maïs, diront les médecins, voila une vraie fermentation, que cette extenfion de volume de  de Mercure. 475 notre fang. On 1'avoue; car il eft certain que toutes les fois qu'une liqueur vient a fe refroidir, elle perd fon volume, & qu'elle en rentend , quand elle fe réchauffe : mms cette extenfiona fes bornes, & elles font mêmes fort refferrées. Car fi on veut mettre de 1'eau claire dans un vaiffeau cube de deux pieds en tout fens , jülqu'a vingt-trois pouces de hauteur, on verra que cette eau, depuis la tiédeur, qui efW~peu prés 1'état de notre fang durant le friffon , jufqu'a ce que cette même eau ait acquis la chaleur qu'a notre fang pendant la fièvre, on verra, dis-je , que cette eau ne fera pas élevée , dans fon baffin , d'une ligne, ou de deux tout au plus, ce qui n'eft que la cent trente-huitième partie de tout fon volume. Ainfi cette augmentation , fi peu confidérable , peut être comptée pour rien, d'autant plus que le fang avoit perdu un peu de fon volume durant le friffon, & que ce qu'il en racquiert par la chaleur fébrile, ne le remet prefque qu'en fon état naturel. Ce qui ne nous permet pas de craindre que cette légère augmeptation de volume faffe créver les vaiffeaux contenans , on n'a qu'a^fe fouvenir qu'ils font capables de prêter: ce qu'ils faifcjient même très-confidérablement pendant  47& t e Monde que h coagulation du fang étoit caufe qulls fe rempliffuient bien plus que la nature ne 1'or- donne. • Si on vouloit dire que le fang contenant un grand nombre de parties balfamiques, huileufes , graiffeufes & volatiles., il doit être plus fujet è s'enfler par la chaleur, que les autres liqueurs: on répondra en faifant obferver que 1'huile, les graifies, les baumes, & généralement toutes les matières fulphureufes & bitumineufes bouillent fur le feu fans fermentation, & que le fang n'en doit pas avoir plus qu'elles* par cette raifon. Ainfi tout ce grand appareil de raïfonnemens frivoles qui établiffent la faignée , tombe de lui-même aux pieds des phyficiens de Mercure, a moins qu'on ne veuille leur avouer que la faignée feroit utile toutes les fois que le défordre des fentimens de notre ame & une paffion très-vive occafionnent urt mouvement violent de circulation , ou quand un travail laborieux & un long exercice font circuler notre fang plus vite qelquefois, qu'il ne circule dans une fièvre très-forte, & qui effarouche abfolument le fens commun. Mon fage finit ce long traité en repréfentant combien il feroit avantageux de réduire la médecine aux principes fimples qui k compofent  d e Mercure; 477 9ans Mercure : mais faifant enfuite réflexion aux caraftères des efprits fublunaires : ces hommes, dit-il, font fi naturellement ennemis des vérités fimples, qu'ils ne pourrbient jamais s'imaginer qu'un bien auffi précieux que celui de la fanté put dépendre des principes faciles & peu nombreux qu'on adopte dans Mercure; & le goüt infenfé de notre efpèce pour le difficile & pour le faux merveilleux le portera toujours a la recherche des remèdes chers, rares & fort compofés. On peut même affurer qu'ils auroient plutöt recours aux filtres, aux caraftères & aux paroles magiques, que de guérir par 1'ufage des remèdes peu myftérieux qu'enfeigne la bonne phyfique. . En effet, ajoute-t-il, ce n'eft ni la vérité , ni la raifon que nous cherchons, & ce ne font pas ceux qui nous 1'enfeignent en paroles claires & auffi fimples qu'elle même , que nous voulons bien écouter. Mais qu'un faltimbanque fe préfente , qu'il vienne de loin, qu'il foit autorifé par un fimple ouï-dire, qu'il fe loue, qu'il fuborne quelquesunes de ces cervelles légères, mais accréditées , qui donnent la vogue , il fera fuivi, chacun briguera la faveur de mourir de fa main; mais s'il ajoute k fes preftiges celui d'ex-  47S t ë Monde pofer fa doctrine en paroles harmonieufes \ 'de dire des chofes incroyables, & d'afTurer des faits impoflibles, les premières places feront a fa difpofition, & la cour augmentera bientot la féducf ion de la ville par 1'exemple de fa cré- dulité. Fin da mondt de Mercure,  479 T A B L E DES VOYAGES 1MAG1NAIRES CONTENÜS DANS CE VOLUME. VOYAGES DE QUÉVÉDO, AVERTISSEMENT DE l'ÈDITEUR, page Vlj LIVRE SECOND. Le fpeciacle du monde dévoiti, 1 LIVRE TROISIÈME. Promenade fouterraine , 33 LIVRE QUATRIÈME. Defcente aux enfers, 75 MONDE DE MERCURE. AVERTISSEMENT, 157  480 T A B L E. PREMIÈRE PARTIE. chapitre premier. Defcription de Mercure, 17a chap. II. Des habitans de Mercure , 174 Chap. III. De tempereur & du gouvernement., Chap. IV. Loix fondamcntales & impériales. Voici la forme du ferment que tempereur pronone a , j g0 chap. V. De la vie , du tempérament & des maladies les plus communes dans Mercure ^ 183 chap. VI. De la mort, !88 chap. VII. Des talens en géniral„ iqo chap. VIII. Des alimens, 194 chap. IX. Des domefiques , iQg Chap. X. Des animaux en général, & de Uur langage, loz chap. XI. De la nourriture des animaux , 207 chap. XII. Des habillemens , 214 Chap. XIII. De la monnoie, 218 Chap. XIV. Dijlribut ion de la monnoie, & de fon ufage, 221 Chap. XV. Des manages y 225  T A B L E, *P chap. XVI- De timpératrice , Chap. XVII. Des métamorphofes , H1 Chap. XVIII. Des édifices , *4* Chap. XIX. De la grande montagne , M9 chap. XX. Portrait d'un fage dans Mercure, 15° Chap. XXI. De la religion-, Chap. XXII Des fhes , *» CO) Chap. XXIII. Du jeu ,. chap, XXIV. Des écoles■ puhliques , ^9> Chap. XXV. 2?e /V; tfe'crire, Chap. XXVI. /?« ««, 305 Chap. XXVII. £>e la mode, 3oS SECONDE PARTIE.. chapitre premier. De la pcïfie en générale Du polme êpique & des romans , cahp. II. Des fpeUacUs ,. chap. III, De ïjducation des enfans , 3*8 chap IV, Suite de tèdncaüon des enfans * 3 3 J chap.V. Des enterremens , 345 chap. VI. Hipin de Termetis & de Nixée, 34*  T A B L E, Chap. VII. Du premier miniftre de tEmptreur\ 357 CHAP. VIO. De tornaar, j«, Chap. IX. De quelques fingutaritcs de la planete. Le palais de la nature , 366 Chap. VI. De Pik de La fortune, 3-75 Chap. XI. De la femme forte, 3S0 Chap. XIL D'une peinture qu'on voit che^ tem- t^eur, 3g$ Chap. XIH. Sentiment des fages de Mercure fur Ce quon appelle. bel-efprit , 393 Chap. XIV. Aventures dèpendantes des métamor- CttAP. XV. Des fimulacres de la calomnie, 411 Ckap. XVI. Du principe de la médecine dans Mercure, Chap. XVII. Des raïfonnemens des médecins dans Mercure, . 434 Chap. X\ III. De la faignée & de la fermentation Juf Mg-, 44 p Chap. XIa. Suite de la fermentation , 464 Fin de la Table.