VOYAGES / MA GINA IR E S, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES-, AMUSANS^ COMIQUES ET CRITIQUES. S UI Vis DES SONGES ET VISIONSj E T D E S ROMAN$ CABALISTIQUES.  CE VOLUME C0NT1ENT: Les Voyages de Milord Céton dans les fept Planettes, ou le Nouveau Mentor.  V O YA G E S / MA GINAIRES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABAUSTIQUES, Ornés de Figures. T O M E DIX-SEPTIÈ; M E. Seconde divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaglnaires mcryülkux. A AMSTERDAM, Et ft trouye, a Paris, RUE ET HOTEL SERPEKTE. M. DCC. LXXXVII.   AVERTISSEMENX DE r É DIT E U R DES VOYAGES IMA GIN AIRES» 11 eft difficile de croire , comme quelques-ims 1'ont prétendu , que les Mondes de Fontenelle aient donné 11dée de 1'Ouvrage que nous imprimons dans ce volume & dans le fuivanr. On avoit imaginé, avant eet illuftre Académicien, de peupier les planettes, & ce fyftême avoit donné lieu k des diflertations férieufes de la part des Phyficiens, & a des plaifanteries de Ia part de quelques gens d'efprit,, qm y trouvoient matière a exercer leur ima-  vj AVERTISSEMENT gination. En 165 6, prés de trente ans avant que Fonrenelie fit imprimer fes Mondes, Bergerac avoit donné la première édition de fon voyage de la lune. Nous connciflbns un ouvrage plus ancien encore , traduit de 1'Efpagnol, & imprimé en 1654 , intitulé XHomme dans la Lune, ou le Voyage chimérique fait au monde de la Lune, nouvellement découvert par Dominique Gon^ale^, aventurier efpagnol, autrement dit le Courier volant. II feroit poffible que eet Ouvrage , connu en France peu d'années avant celui de Bergerac, eüt donné h ce dernier i'idée de fon voyage dans Ia lune ; en tout cas il 1'a bien embellie , & il a fait oubiier entièrement fon modèle. Au furplus le public a goüré dans tous les tems I'idée de peupler les planettes , & d'y créer des royaumes imaginaires. Le Voyage de Cyrano, comme  BE l'ÉdiTEUR. vi) nous Iavons obfervé précédemrnent, a eu le plus grand fuccès. Cette efpèce de plaifanterie s'eft produife jufques fur ia fcène. En 1684 les Comédiens Iraïiens ont joué leur Arlequin Empereur dans la Lune, & cette pièce attiroit tout Paris : les gazettes du tems font mention d'un fuccès qui a peu d'exemples, & qui n'eft pas toujours une marqué affiirée du mérite d'un ouvrage. Les Voyages de Milord Céton , qui ont paru prés d'un fïècle après toutes ees produ&ions, font d'un genre plus eftimable : nous ne croyons pas que 1'Aureur en doive I'idée a des ouvrages paffés de mode, & d'un ton bien différent de celui qu'il a adopté : c'eft plutöt par une critique fine & délicate qu'il cherche a plaire, que par des images merveilleufes, par des caricatures burlefques, qui furprennent, par a iv  VÜj AVERTISSEMENT la hardieffe avec laquelle elles choquent les régies les plus connues de la vraifemblance. L'Auteur tire du nom de chacune des planettes , le cara&ère des habitans dont il Ia peuple. On trouvera donc dans la Lune des habitans légers & frivoles j dans Mercure un peuple d'avares, qui s'occupent aentaffer toute leur vie des tréfors inutiles. Vènus offrira une efpèce d'ile de Cythère, oü 1'on ne fonge qu'a. faire 1'amour & fatisfaire fes paffions. Dans Mars nous ne verrons que guerre & carnage. On peuple cecte planette de héros dont 1'unique fouci efl: de s'entre-détruire. Le Soleil efl: le Céjour de la lumière & de la raifon. Tous les habitans y cultivent les hautes fciences, & y font les plus grands progrès. Dans Ia planette de Japiter, le tableau efl bien différent & plus fingulier ; c'eft le féjour du fafte & de 1'orgueilj tous  DE L'ÉDITEUR. ix les habitans font nobles , & fe croyent plus les uns que les autres. Enfin , on retrouve dans la planette de Saturne , les anciens tems de Saturne & de Rhée. L'Auteur y donne une nouvelle peinture des beaux fiècles appelles lage d'or. Notre projet n etant pas de donner ici un extrait de 1'Ouvrage que nous mettons fous les yeux de nos le&eurs , nous nous bornons a ce que nous venons d'en dire; nous nous contentons d'ajouter que ce cadre heureux efl: bien rempli. L'Auteur de eet eftimable Ouvrage fe nommoit,Marie-Anne de Roumier, époufe de M. Robert: comme elle cultivoit les lettres dans le filence, & qu'elle vivoit rrès-retirée, fe bornant a un très-petit cercle d'amis , nous ne pouvons donner aucuns renfeignemens fur fa vie: nous favons feulement qu'elle  X AvERTISSEMENT DE l'ÊdïTEUR. cff motte a Paris en 1771 , agée d'enTiron foixante ans. Elle a compofé plufietirs romans , entr'aurres la Payfanne Fhilofophe j la Voix de la Nature ; Nicole de Beawvais & les Ondins: ce dernierOuvrage trouvera place dans notrer recaeil parmi les Romans Cdbaliftiques..  VOYAGE S D E MILORD CÉTON DANS LES SEPT PLANETTES, o u LE NOUVEAU MENTOR.   Xlli PRÉFACE & E L' É D IT E U R. T j etois un jour a rêver profondément dans mon cabmet, fort inquiette du iucces que pourroient avoir cerrains ouvrages que je venois de donner a limpreffion. Ah! chienne de tête, me difois-je en me Ia frappant de Ia main, de quoi t e«u avifée de t'annoncer pour auteur ? As-tu affez d'efprit & de talent pour era foutemr le titre ? Tu vivois tranqmlle; m n'avois prefque aucune jnquietude ; falloit-il que la\loire vint troubler ton repos, & que , pour en acquenr , tu choifilTes précifément Ie cheminleplusepineux? Comment es-m entree dans ce labyrinthe, fans guide &fans fourien? Ne valoit-ü pas Jieux te borner a filer ta quenouille ? On te faifoit tous les jours mille complirnens: tu reffemblois, difoit-on, a une des que e fii de fa vie eut été dans tes mams j un autre te contoit fleurette ,  XlV P R É F A C E on te régaloit fans ccfle de mille petits propos leg (ignifientrien, & qui cependant font la-matière de la plupart des canver&tións : tu étois regardée comme un joli automate , auquel on ne demandoit ni ientiment, ni délicatefTe, ni efprit, ni bon fens. Qui peut s'imaginer qu'il peut entrer de ces dro°ues-la dans une petite têce bourgeoife ? Eft-elle faite pour avoir feulement la plus légère idéé de ce qui s appeile bon ton ? Quelles peuvent donc être fes prétentiors? Doic-on des égards a qui n'a ni qualité , ni titres, ni richefTes ? C'eft le raifonnement de certains nigauds , dont malheureufement il y a un trés-grand nombre dans le fiècle oü nous fommes, c'eft celui de ces gens, que 1'orgueil, 1'amour-propre, Ie caprice & 1'imbécillité conduifent dans routes les aftions de leur vie; de ces gens qui fe croiroient déshonorés, s'ils ofoient regarder comme amis, des perfonnes qui n'auroient d'autres tirrés que la vertu , la candeur & la droiture. D'oü vient ? C'eft qu'avec ces feules qualités elles les font rougir intérieurement de la baiTeffe de leurs fentimens. Cependant c'eft une partie de ces gens que m  DE l/ É D I T E U R„ XV frondes avec tant de liberté , qui vont éne ces juges; mais des juges d'autanr plus ngoureux, que le titre que tu oies prendre fembie exiger que tu n'ouvres la boucheque pour dire des failliet Tu n'etois point obligée d'avoir de 1'efp.rk • on va ten demander. Je fus interrompue dans mes réflexions par un bruit de pétard, qui fit partir de mon feu une prodigieufe quantiré detincelles. Je reculois précipitammenr mon fauteuil, lorfque je vis fortir du milieu des Hammes un petit homroe de feu, qui paroiiTüitd'unbrillantaéblouir. Cet homme fe mit a fauter & a gambader d'une fi grande force, que je me fentis iaiiie de frayeur. Mon premier mouvement fut de fuir. Mais il me prit un tremblement fi univerfel, que mes jambes me refusèrent le fervice. Je fuis naturellement poltrone ; je 1'avoue d'autant plus volontiers , que je ne fuis pas faite pour me parer de cette audace qui ne convient qu'a des guerriers. Cependant le petit efTronté ren ver-" verfoit tout dans mon cabinet. II s'appercur du troubJe qu'il me caufoit, & quire„5h Ie calme d «oname, ,'eus affez de courage pour lui préWlanuenne.I,]aprendj]afePrre5avP^ tere comme pour m'inviter a 1'embraffer • ce queje, a clamêmeconfiance Ce ; ' lla:dP^a,orsfo„Jmsailto cou,aCe noble courage, me dit-il,,je rect°1s lefa"g d- Cétons. Ah!m0nfiL7e ^ avec plaiflrqué tu ne dégénérés en rLn dela valeurdetesancêtres.Tuvoisenmo e premier de ta rarp T'„; • i arrivé j 3ppriS les malheurs amvés dans notre familie, ceux dont tu es cncore menacé, les duretés du quaker, & les ennuisde la charmante Monime. Un génie du premier ordre a conduit tes ^ vers ce chateau; ce même génie veut b^en a ma pnère, vous prendre fa & iW fous fa proteaion;. mais, mon fifa, pour achever de menter fes faveurs, i, faut luidonner ime feconde preuve de ton intrépidité, en confentant de paffer ici la nuit, au milieu des efpnts qUl habitent ce chateau. Vénérab e vieillard,repns.Je>d,un air ^ & J J lefang cpu COule dans mes veines VOu$ '* d abord ete connu, croyez que 1'amour de £ gWe&celuidela.vemiferonttoujour/l,; Aiij  g Voyages premiers mobiles de routes mes aflions; je n'ignore pas qu'une noble hardieffe en doit être la bafe. Ah! mon fils, dit le vieillard j en me férrant fur fa poitrine, que j'aime a voir en toi des fentimens fi magnanimes ! U fit! alors un figne de la main qui fit avancer une troupe1 de génies pour prendre mes afmes. Lorfqite je fus défarmé , le vieillard me conduifit vers le génie Zachiel, qui s'étoit revêtu d'une taille ayantageufe , & de la plus belle figure du monde : une phyfionomie privilégiée , un regard doux, un air affable , me prévinrent d'abord en fa faveur; la grandeur & la majefté de fa perfonne m'infpirèrent en même tems le refpeft & la confiance. Ce génie, après m'avoir donné les plus gracieufes affurances de fa prote&ion, me fit un long difcoursfurles calamités de ce monde, &ajouta que Monime & moi, étions encore ménacés des plus grands malheurs, & qu'on n'avoit différé jufqu'acejour apourfuivrelelordCéton, en fe vengeant fur fa familie du parti qu'il avoit conftamment foutenu , que par confidération pour quelques parens de Miladi, qui jufqu'alors avoient joui de la confiance de Cromwel; mais que ceux-ci venant d'être difgraciés a leur tour, le miniflère avoit expédié des ordres, afin de  de Milord Céton; j s'affurer des feuls rejettons d'une familie profcrite par le tyran, dans la vue de les faire périr dans la Tour de Londres. Hatez-vous, pourfuivit le génie , dès que 1'aurore paroïtra, d'aller faire part a Monime de 1'important avis que je vous donne; engagez-la a venir ici fe remettre entre mes mains; calmez fes frayeurs, & ne négligez rien pour la convaincre, que ce chateau fi abandonné & fi défert qu'il vous paroiffe, eft néanmoins le feul lieu de toiite 1'Angleterre oü vous foyez. lür de trouver du fecours & de la proteöion : afTurez-la que je fuis en état de vous défendre 1'im & 1'autre contre toutes les forces du royaume, Le génie me qnitta en m'invitant de me livrer le refte de la puit au repos : mais. mon efprit trop agité n'en put goüter aucun.. Le crépufcule, qui annonce le retour du jour, commencoit a peine a paroïtre lorfque je fortis du chateau: un cheval très-bien enharnaché fe trouva k la porte; je le montai fans. crainte, & il me conduifit de lui-même chez le Quaker. Je précipitai mes pas vers 1'appartement de Monime, qui avoit paffé la nuit dans de mortelles inquiétudes. Hélas! cher frère , me dit-elle, eft-il poffible que le foin de mort repos vous touche fi peu? Je ne m'oppoferai jamais k tout ce qui pourra vous amufer : par A iv  8 Voyages pit-é, du moins, donnez quelques heures dans la journée a une malheureufe , qui n'a de plaifirs ni de diffipation que ceux que vous lui procurez; aidez-moi è fupporter mes ennuis. Hélas! fi votre cceur étoit pénétré des mêmes ientimens que j'éprouve , feroit - ce k moi a vous faire appercevoir que deux jours fe font paffés, fans avoir daigné vous reffouvenir d'une foeur qui n'eft occupée que de vous ? Devezvous douter de tout ce que j*ai foufFert, par la crainte qu'on eüt attente a vos jours ou k votre liberté? Plaintes inutiles ! on ne m'aime point, & il ne me refte aucune prétention au repos. Monime ne put retenir fes larmes. Pénétré jufqu'au fond de 1'ame d'un reprocbe que je méritois fi peu ; arrêtez , chère Monime, cefTez d'infulter un cceur qui n'eft dévoué qu'a vous feule ; ne condamnez point un homme qui vous aclore Que dis-je, en frémiffant ? ma raifon s'égare..... un délire , fans doute, s'empare de mes fens. Ah! pardonnez ce trouble que vos injufles foupcons fönt naitre dans mon efprit Je ne vous aime point ?.... Ah! Monime , chère Monime !... cotnment une penfée aufïi injurieufe a-t-elle pu trouver place dans votre cceur? Monime, furprife & interdite, me- regardoit fans ofer me répondre. Après un quart - d'heure de fi«  »e Milord Céton. 9 lence; je vous aime, ma foeur, ajoutai-je avec tm peu moins d'émotion ; vous n'en fauriez «louter fans' être injufte : je viens expres vo'us donner des preuves de mon attachement. Alors je lui racontai 1'aventure du chateaü des génies. Monime eut d'abord beaucoup de peme k la croire; mais quand je vins au détail des nouveaux malheurs qui nous menacoient, je vis fon front fe couvrir d'une paleur mortelle. Cher frère, me dit-elle, d'une voix trembiante, je vois avec douleur, cue je ne Puis plus révoquer en doute lerécit que vous venez de me faire; nos malheurs ne font que trop réels : voilé donc ce funefte myftère eclairci. Apprenez , m0n frère , qlie Jacques partit *»er precpitamment fans me voir: une de mes temmes , que j'ai interrogée fur ce départ, m a Protefté qu'elle ne pouvoit en deviner la caule :je faisfeulement, m'a-t-elle dit, que Jacques a recu des lettres qui lui ont été apportées par un courier exprès, & qu>il n>a pu les Hre fens verfer des larmes; il s'eft renfermé auffitot avec Simon, fon homme de confiance, & en fo^ de fon cabinet, encore tout attendn, jai entendu qu'il lui a dit : c'eft k ta "fidehte & a tes foins que je confie ces „al-  io Voyages Quelque affligeant que fut pour moi le difcours de Monime , je fentis néanmoins une fecrete fatisfa&ion, puifque ce récit me confirmoit que ce qui s'étoit paffe au vieux chateau n'étoit point une illufion ; que le yieillard & le génie n'étoient pas non plus des perfonnages fuppofés; que leurs avis n'étoient que trop fondés; & qu'enfin je pouvois me confier a L'amitié dont ils venoient de me donner des marqués. Je preffai Monime de partir a 1'inftant; le même cheval qui m'avoit ramené pouvoit nous y conduire : mais ce ne fut qu'avec des peines infinies que je parvins a 1'y rcfoudre : mille d'.fficultés qu'il me fa Hut combattre , nous conduifirent jufqu'a la nuit. Enfin ne trouvant plus d'autres retranchernens que dans le foin de tromper la vigilance de fes femmes & celle de Simon , je faifis cette occafion, & lui propofai de déguifer fon fexe , en prenant un de mes habits. Elle ne put fe refufer a eet expediënt, & nous partimes k 1'entrée de la nuit; .Lorfque Monime fe vit proche du chateau, elle fe fentit faifie d'une fi grande frayeur, qu'elle me pria de ne la point forcér de paffer outre. Je n'ignore pas, mon cher Céton, qu'avec vous je ne dcis rien craindre; mais eft-    DE MlLÖRD'CÈTON. II On maïtre de fes mouvemens? Pourquoi voulezvous exiger de moi des chofes au-deffus des forces de mon fexe ? Je ne puis plus foutenir I'idée que je me forme de vivre avec des génies: je préférerois plutöt le malheur d'être renfermée dans la tour de Londres a tous les biens qu'ils pourroient me faire. Qu'avez-vöus a craindre de ces génies, repris-je ? Efl-il poffible que les lumières que vous avez acquifes ne puifTent encore fervir a vous faire furmonter de vains préjugés? Me'croyez-vous capable d'expofer des jours qui me font fi précieux ? Non, Monime, foyez certaine que je les défendrai plutöt au péril de ma vie. Pendant ce difcours, Monime tremblante Sc éperdue, ne s'Étóit point appercue que le cheval, redoublant fa courfe, nous avoit conduits jufqu'a 1'entrée du perron. Le £énie s'a^ vancant pour la recevoir, venez, charmante Monime, lui dit-il, en lui préfentant la main afin de la raffurer : vous jouirez ici de cette paix & de cette tranquillité qui doit être le partage des ames pures. Seigneur, dit Monime d'une voix tremblante, mon frère m'a infiruite des bontés dont vous voulez bien nous honorer : je fais que ce n'efi qu'aux foins du premier de notre race que nous devons des faveurs fi peu méritées. II  li Voyages efl vrai y dit Zachiel, que je me fuis d'abord rendu aux inftances du grand Céton ; mais , belle Monime , ajoüta le génie d'un air galant , qui peut vous connoitre fans s'intéreffer vivement a votre bonheur ? II nous conduifit enfuite dans le grand falon. Je fus furpris de voir paroitre un autre vieillard qui fortit d'entre les colonnades qui étoient a gauche :fa taille haute & majeftueufe, imprimoit le refpect : fon front étoit orné d'une couronne, fes yeux étoient vifs & brillans; une barbe blanche pendoit jufqu'a fa ceinture, ou étoit attaché un fabre garni d'efcarboucles, qui, par leur éclat, fembloient éclairer ce merveiüeux falon. Ce vénérable vieillard vint au - devant de Monime, qui, loin de marquer aucune crainte, courut fe précipiter dans fes bras qu'il avoit ouverts pour la recevoir. Une a£tion auffi hardie de la part de Monime eut de quoi me furprendre, fur-tout après les foiblefTes qu'elle m'avoit montrées; mais ce n'étoit qu'a la préfence du génie qu'elle devoit ce courage. Je ne pus entendre ce que le vieillard lui dit en lui faifant remarquer plufieurs graves perfonnages, qui fe promenoient fous cette colonnade. II me regarda enfuite avec beaucoup d'attention; je m'appercus que fes difcours  de Milord Céton. 13 rouloient % moi; ils firent une fi grande impreffion fur i'efprit de Monime , que je vis briller dans fes yeux la joie & Ia fatisfaftion: elle détourna la tête pour me regarder, & tout difparut a 1'inftant. Reflés feuls avec le génie, il nous conduifit chacun dans un appartement féparé. Monime trouva dans le fien plufieurs femmes deflinées è la fervir. Je trouvai dans le mien les mêmes fecours. Un grand cabinet rempli de livres, joignoit 1'appartement de Monime : ce cabinet fut défigné par le génie, pour fervir è nos inftruÖions. Je ne crois pas, nous dit Zachiel, que vous foyez jamais dans le cas de regretter votre quaker ; mais je lis dans les yeux de Ia tendre Monime , qu'elle défireroitfavoircomment il 3 recu la nouvelle de votre fuite.Apprenezdonc,qu'a' fin de lui épargner des recherches inutiles, je lui ai fait dire, qu'une puiffance fupérieure vous avoit pris, 1'un & 1'autre, fous fa protedion, & qu'il ne feroit inftruit de votre fort qu'au retour du lord Céton. Que de chagrins il doit reffentir, dit Monime! car, malgré la dureté de fon caraclère, il nous aime. Vous lui rendez jufiice, reprit le génie : foyez certaine que la perfonne que j'ai employée pour 1'avertir de votre départ, a fu le tranquillifer & re. mettre le calme dans fon efprit.  i4 Voyages Le lendemain nous pafiames avec le génie dans le cabinet de la biliothèque. J'ai formé fur vous , nous dit-il , de grands deffeins; mais il fa ut vous préparer a les mériter par une attention digne des ibins que je veux bienprendre pour vous inftruire. Comme je fuis perfuadé cue la charmante Monime eft faite pour gouter les difcours les plus élevés, le ciel qui 1'a douée de graces & de beauté, lui a encore donné eet efprit d'ordre, ce bon fens & cette vivacité, qui font les marqués d'un génie droit & fait pour recevoir les meilleures inftructions. Je le fouhaite avec ardeur, dit Monime. Mais, feigneur, aurez-vous affez de patience pour répondre a tour.es les queftions que je prévois être dans la néceffité de vous faire par la certitude ou je fuis de mon ignorance ? Soyez-en certaine, reprit Zachiel; ce fera même me prouver 1'intérêt que vous prendrez a nos converfations. Je commence par vous avertir de bannir, Fun & 1'autre , ce titre de feigneur, qui nap-parüent qu'a 1'être fuprêmè; ce n'eft que pour fa gloire que je veux travailler a vous perfectionner , & vous ne pouvez atteindre a ce dégré de perfeöion que j'exige que par une application aflidue, afin de tacher de faifir dans les fciences ce qu'il y a de vrai & d'effentiel.  se Milord Céton. 15 I! faut, mes chers enfans, commencer par vous clégager de la fuperftition & de Ia crainte odieivfe de la mort, bien éclaircir les idees de vertus & de vices; tacher de faifir avec juftefie le pomt qui fépare les hommes vertueux des méchans; ce n'eft qu'en fuivant ces principes, qu'on peut goüter une volupté pure qui pr0curea 1'homme deux tréfors ineftimables, les feuls qu'il doive ambitionner, la fageffe & la fanté , paree que la fageffe eft a 1'ame, ce que la fanté eft au corps. Vous le fentirez rnieux par cette figure. Repréfentez - vous la volupté comme «ne reine magnifique, parée de fa feule beauté; fon tröne eft d'or , & les vertus , en ha bits dé fêtes, s'empreffent a la fervir; fes vertus fopt] la prudence, la juftjee, Ia force & la tempérance, toutes quatre foigneufes de lui faire leur cour, & de prévenir fes moindres fouhaits.La juftice 1'empêche de faire tort è perfonne, de crainte qu'on ne lui rende ihjure pour injure, fans qu'elle puiffe s'en plaindre. La fcree la retient,fi,par hafard, quelqirë douleur vive & foudaine 1'obligeoit d'attenter fur elle-même La prudence veiüe k fon repos & I fa företé.' La tempérance, enfin, lui défend toutes fortes d'excès, & 1'avertit affiduemeiit que la fanté eft le plus grand de tous les biens; celui:, du  ï6 Voyages moins, fans lequel les autres deviennent intt- tiles , & ne fauroient fe faire fentir. Ce fut par de pareiiles inftruöions que le génie nous fit pafler, fans ennui, plufieurs mois dans ce chateau. Monime fe familiarifa fi bien avec Zachiel, que je füs tenté de la prendre elle-même pour une filphide. Ses réflexions étoient toujours juftes, fouvent badines, mais pleines de bon fens. La converfation tomba un jour fur les génies. Monime , curieufe d'apprendre leur origine, pria Zachiel de Ten inftruire. U faut pour cela, lui dit-il, vous révéler des fecrets qui ne lont connus que de quelques philofophes; mais je connois trop yotre prudence pour craindre que vous méfufiez de cette fcience. Apprenez donc, belle Monime, qu'il y a plufieurs fortes de génies. Les uns qu'on nomme Silphes , font répandus dans 1 air ; d'autres , connus pour des Gnomes , habitent la terre; les eaux font remplies d'ondin, &c le feu efl 1'élément des Salamandres; d'autres, enfin, font répandus dans différentes planettes, & portent les noms qui conviennent a leurs attributs. Chacun de ces génies ne dok point fortir de fon élément; il n'y a que ceux de la première claffe, auxquels cette überté fok accordée. Vous ne devez pas ignorer que Dieu eft 1'auteur de  dé Milord Céton. 1? de tout ce qui eft dans la nature; qu'il eft la fource unique de la Iumière; que c'eft un être intelligent & fuprême : ou, comme les hommes fe trouvent'dans un éJoignement infini de ce prem.er être , & qu'ils ne peuvent, ni l'appercevoir, m s'eri approcher par le vuide immenfeq<.ilesféPare;Dièu a voulu remplacer ce vuide par une muiritude infinie cie fu8* tances intermédiairs, c'eft-a-dire, de démons ou de génies, qui panicipent plus ou moins 3 la lunuère, dont Dieu eft le principe; ou aux ténébres, dont les hommes ne peuvent fe dégager. Ces génies font encore de deux fortes • les fupérieurs & les inférieurs : les premiers n'ont que des inclinations bienfaifantes • ils portental'êtrefuprême lesprières des hommes & leur rapportent, les bienfaits & les graces' qui leur font accordés. Les inférieurs, ou ^ei,x qui tiennent k la terre, jaloux de ce commcrce s y oppofent vivement, paree qu'ils n'ónt d'au' tte kit que celui de nuire; c'eft pourquok il eft de la prudence de fe lier par une étroue amitié avec les premiers, qui font les fopé neurs, & tacher de fe rendre favorab:^ ]es inferieurs, afin de les engager k ne point troubier ce commerce par leurs malices. Je ne puis concevoir, dit Monime, comment vous pouvez voltiger fans cefie, de ,a terre Tome A g  ï3 Voyages au ciel, & du del en terre. Dites-moi donc ;.. cher papa, ce que vous faites de vos corps pendant ces voyages: car je m'imagine qu'avec de bonnes lunettes, il ne feroit pas difficile a nos afironomes de vous appercevoir , a moins que vous ne vous cachiez dans un nuage. Comme nos corps ne font que phan^ taftiques, dit le génie, le fimple defir nous en dégage, ou nous en fait revêtir, fuivantl'occafion, & nous donne, en même tems, la facilité de prendre telle figure qu'il nous plait. Quel dommage, reprit Monime, que noös n'ayons pas la même facilité! Auriez-vous envie de changer de figure, dit le génie? Oui, je voudrois prendre la vêtre : quel plaifir j'aurois, mon cher Zachiel, d'imaginer que Céton & moi pourrions être fans cefTe avec vous; & que voltigeant ca & la dans les airs, nous n?aurions plus a craindre les injuftes pourfui-ï tes du tyran qui nous opprime! Je fens bien que ce font de vains fouhaits, dont 1'accomplifTement devient impoffible. Pas fi impoffible que vous le penfez, dit Zachiel, & fi vous vous fentez affez de courage pour m'accompagner dans différens mondes , ou ma préfence efl abfolument néceffaire, je pourrois bien vous procurer 1'avantage que vous défirez, en vous failant prendre des corps  oe Milord Ceton. n> phantaftiques, pareils aux nötres. Comment, dit Monime, en montrant fa fjirprife, eft-ce qu'il y a plufieurs mondes ? Ah! vous' me raviffez; que j'aurois de plaifir a fortir de celuici J Peut-être trouverons-nous dans les autres des protecïeurs de la vertu opprimée. Ne crai gnez rien, mon cher papa, foyez certain que je vous fuivrai dans tout ce vafte univers fans marquer aucune foibleffe. Sans doute que ces étodes que j'appercois, & qui me ^ fent attachées au ciel comme des clous de diamans, font autant de mondes qui doivent difïerer du notre. Oui, belle Monime, dit Zachiel, & Vous devez encore apprendre qu'entre la terre & cette dernière voute des deux, oü font attachées les étoiles fixes, il y a, è différente* hauteurs , plufieurs mondes qu'on nomme Planettes qui ne font point attachées a« même pel. Ces planettes ont des mouvemens inégaux fe regardent & figurent diverfement enfemble; au lieu que les étoiles fixes font ioujours dans la même fituation. Mais je m'arrête : comme je ne veux point vous faire un ddcours fur l'afiVonomie, il fuffira de vous dire que ces premiers principes furent découverts dans ce monde , par des bergers qui habitoient dans Ia Chaldée; de même que la Bij  a0 Voyages geometrie prit naiffance en Egypte, ©ü les fnondations du Nil confondant les bornes des champs , furent caufe que chacun travailla è inventer des mefures exaftes pour reconnoitre fon champ d'avec celui de fon voifin; ainfi 1'on peut dire que 1'aftronomie efl; fille de 1'oifiveté; & la géométrie fille de ï'intéfêt. Si je vous parlois du talent de la poéfie, je ne pourrois lui donner d'autre père que 1'amour. Je fuis bien-aife, dit Monime, d'avoir appris cette généalogie des fciences; & comme il eft queftion de voyager dans les plus hautes régions de 1'air , je m'en tiens pour le préfent a 1'aftronomie, & veux même renoncer pour toujours a la géométrie; mais retournons, s'il vous pïaït, a nos génies; il me femble que cette connoifiance tient un peu a 1'aftronomie , puifque la plupart font habitans du ciel. Dites-moi donc, mon cher Zachiel,pourquoi ils ont la faculté de prendre telle figure qu'il leur plak? C'eft, dit le génie, par 1'ha. bitude qu'ils en ont cori,fervée. II faut pour cela vous donner une idéé des divers fentimens de plufieurs philofophes : quelques - uns ont affuré que 1'être fuprême avoit permis aux génies de préparer des corps , pour y placer les ames des premiers hommes; d'autres ont afluré que , fi ces premiers hommes  de Milord Céton. %t s'étoient conduits avec fagellt & avec décence, en refpeöant la dignité de leur-, ètres, la voix de la génération eüt été tout a-fait ignö,. rée dans le monde ; on n'y auroit connu hi 1'amour, ni la diftinöion des fexes, ni eet attrait li flatteur qui entraine un fexe vers 1'autre. En vérité , dit Monime , je demande pardon a ces meffieurs les philofophes, fi jë trouve que leur fyftême eft des plus extrava» gans. Le beau pro jet, s'il avoit réufli! Que feroit - on , s'il vous plaït, dans le monde fi on en banniflbit 1'amour , les defirs, 1'amitié & le fentiment? C'eft a-dire, que ces grands perfonnages ne vouloient compofer qUe dè"s ftatues auffi froides que le marbre. Cette faik lie fit fourire le génie, qui fuivit ainfi fon difcours. Les hommes étant tombés dans des vices. & des déréglemens bonteux, ces philofophes font encore agir les génies, pour transforrner les coupables en oifeaux, en quadrupédes, ea poiffons & en coquillages. Mais, fans entrer dans les circonftances détaillées de ces niétamorphofes , je dirai foulementque les. premiers, hommes., qui, pendant leur vie, montrèrent trop de foibleffe & de timidité, furent changés en femmes ou en coquillages; que ceux qui voulurent examiner avec. trop de curiofit& 8 üj.  tS M O T '■ 2.1 V O f A G E S les fciences divines, en cherchant k perceS dans les myftères de la nature , le furent en oifeaux; 6c ceux qui fe plongèrent dans des plaifirs bas & groffiers, le furent en quadrupédes; & qu'enfin, ceux qui paflerent leur vie dans une ignorance, ftupide furent changés en poiflbns. Voila, belle Monime, la fucceffion détaillée; ou, li vous 1'aimez mieux, la généalogie des êtres qui rempliffent 1'univers. Le defir de chaque ame eft de retourner dans fa patrie, qui eft 1'aftre qui domine en elle, & le retardement de ce retour eft la punition de leurs folies. Ce que je viens de vous apprendre des difFéfens fyftêmes de ces philofophes, n'eft point univerfel, puifqu'ils conviennent que les ames qui fe font bien conduites pendant leur vie, ne feront point obligées de paffer par ces épreuves. Monime eft de ce nombre; &c je fuis perfuadé qu'elle retournera dans 1'aftre qui domine le plus en elle. En ce cas, repris-je, elle ne peut habiter que le foleil, que je regarde comme le plus beau & le plus pur de tous les aftres. Doucement, dit Monime , il me paroït que vous voulez me loger bien chaudemenf: vous me prenez fans doute pour une falamandre , en me pouflant tout d'un coup dans ce glpbe  de Milord G é t o n. a.3 de feu. Comment donc, chère Monime, aimeriez-vous mieux habiter la lune. Pourquoi n'y irois-je pas? je penfe que ce doit être un féjour fort agréable, fur-tout pour les petitsmaïtres & petites - maitreffes; car il n'eft pas douteux, que c'eft 1'aftre qui domine le plus en eux, & dans lequel ils doivent fürement retourner après leur mort: c'eft ce qui me fait croire qu'on s'y amufe beaucoup plus que dans les aufres mondes. Permettez-moi, mon cher Zachiel, de vous faire une nouvelle queftion. Pourquoi, dans 1'hiftoire que vous venez de nous faire de la métamorphofe des hommes, vous ne dites pas xm mot des femmes? Ne peut-on pas conclure de-la qu'elles ont toujours fait plus d'ufage de leur raifon que les hommes, puifqu'on n'a point cté obligé de les punir ? Sans doute que ces hommes changés en femmes, forment a préfent toutes les capricieufes, les folies, les impudiques; & ces femmes a jargon qui font dans le monde une claffe plus amiifante qu'eftimable. Je conviens que paria généalogie que vous nous faites des premiers hommes, il parolt que 1'ame n'a point de fexe : en fuivant ce fyftême, fi les génies avcient préparé autant d'étuis males que de femelles, une ame qui fe trouve a préfent enyeloppée dans un; B iv.  24 Voyages de ces premiers étuis , je veux dire de cesames raifonnables qui n'ont point encoie manqué a la dignité de leur être; cette ame, dis jé, doit fe trouver bien furprife de ne n coutrer, dans la plupart des figures d'hgfiïmes , q ie foibleffes, ignorance &i cap;ices;orgueil, van'ité, amour-propre Sc fourberie; que des hommes fans religion , fans mceurs & fans aucune bonneföi. Qn doit croire que ce font de ces premiers hommes pécheurs, qui, faute de-trouver a fe placer dans des étuis femelles, paree qu'ils étoient remplis par des êtres raifonnables, ont été obligés de reprendre leurs-anciennes figures. Je vous écoute avec plaifir, dit Zachiel : j'avouè qu? je ne m'attendois pas è cette dé» finition, II eft vrai que les femmes favent admirablement bien tourner toutes chofes a leur avantage. Voila de vos raillenes, dit Monime; cependant vous êtes fouvent forcé de convenir que les plus grands hommes n'ont pu réfifter au pouvoir de leurs charmes. Et votre Socrate que vous vantiez dernièrement a Milord, pour être un des plus fages philofophes de l'antiquité, trouva leur commerce fi agréable, que, malgré fa fagefTe, il ne put fe contenter d'une feule. ïl eft vrai, dit le génie % töifia Socrate a eu deux fesrarnes % Mirta, 3s  de Milord Céton. 25 Zantippe, qui n'ont pas peu contribué è exereer fa patience. Auffi lorfque queiqu'un le pUnfentoit fur leurs humeurs, il répondoit en founant, qu'il fortoit de chez.lui tout apprivoife avec les bifarreries & les difparades de ceux qu'il pouvoit rencontrer; avantage dont il favoit trés - fouvent fe prévaloir. Tenez monfieur Zachiel, reprit Monime, je ne puis' pas vous foufrir; vous faites le mauvais plaifant, & cl.oyeZj fans doutCj paMi me fajre gouter les fyftêmes de vos philofophes. Eh bien, dit le génie, laifions les philofophes pour fuivre notre généalogie : je fuis curieux de favoir ce que vous penfez des quadrupédes. Je vais encore exciter vos plaifanteries, dit Monime ; n'importe , continuons, puifque Cela vous amufe. Je vous dirai donc que je trouve très-plaifant dimaginer qu'un homme peut faire fa pénitence clans le corps d'un cerf, d'un chien, ou d'un cheval. Je vois dans celui de milord un mfhnöfi fingulier, que j'ai été renté de croire avant d'apprendre notre généalogie, que c'étoit' quelquegnomequiparvosordres en avoit pris la forme. En effet, il 3 des talens fi particulier* qu'd faut affurément qu'il foit animé de l'amde quelque grand philofophe, Dites-moi conficlemment, mon cher papa, ne feroit- ce point  xé Voyages celle de Defcartes , dont vous nous parlieï avec élogeilya quelquesjours? J'avoue que, malgré les fuffrages que vous lui accordez, je ne ferois point fachée qu'il fut puni de la témérité qu'il a ene de foutenir que tous les animaux font des machines femblables a des horloges; fyftême que je ne croirai jamais , Sc contre lequel ma raifon fe révolte. C'eft une hypothèfe dont les lumières naturelles démontrent évidemment la faufleté , Sc que tous les animaux démentent chaque jour d'une manière convain» cante. Par exemple, comment pourra-t-on me perfuader que mon chien, dans lequel je remarque de la mémoire , de la conception Sc du raifonnement, qui eft fenfible non - feulement aux paflions quiagiflènt direöement fur les fens, comme la faim, la foif, la douleur Sc le plaifir; mais encore a celles dont les principales opérations fe font dans 1'efprit, du nombre defquelles font i'amitié, la tendreffe , la pitié, la reconnoiffance, la fidélité, 1'affliction & la jaloufie ? Comment, dis-je , pourrai-je me figurer que mon chian n'eft qu'une machine, qui crie fans douleur , quoique je le voie pleurer; qui mange fans plaifir, ne defire Sc ne craint rien ? Cependant il obéit a ma voix, il a peur de me déjplaire. J'ai réfléchi long-tems fur 1'inftind des  b e Milord Céton. 17 animaux, & je fuis charmée que vous foulagiez mon efprit, en imaginant que ce font les ames des premiers hommes qui font leur pénitence en venant animer les corps des bêtes. A 1'égard du refte de notre généalogie , je n'en puis rien dire, finon qu'il y a dans le monde un trés-grand nombre de ces hommes-oifeaux , qui fe tourmentent en vain pour découvrir des chofes quifontau-deffüs de leurs connohTances. Pour les poiffons & les coquillages, je crois que vous me difpenferez d'en parler; je n'imagine rien en leur faveur, & je crois néanmoins que nous pourrions bien être dans le fiècle de leur règne ; car cömbien en voit-on qui fe laiffent prendre a 1'hamecon , ainli que des oifeaux au rrébuchet? . Après avoir paffe plufieurs mois dans le vieux chateau, pendant lefquels le génie continua fes inftruöións, vous n'avez pas oublié, nous dit il un jour , ce que je vous ai enfeigné fur la pluralité des mondes. II eft queftion k préfent de vous en convaincre, en vous en faifant vifiter une partie. Vqus n'ignorez pas les différéntes opinions des anciens philofophes qui en admettoient une infinité: je vous ai déja dit que les planettes & les étoiles fixes font autant de mondes habités par des créatures de toute efpèce, &z qu'il feroit aufli ridicule de penfe  i8 Voyages qu'il n'y a qu'un feul épi de bied dans tout ua champ qui en paroït couvert, que de croire qu'il n'y a qu'un feul monde dans 1'infini. La nature n'a rien produit qui foit unique dans fon efpèce; elle aime a fe copier dans fes ouvragesj, & en multipliant les copies qu'elle en fait, elle fe plait a les varier d'une infinité de fagons différentes, c'eft-a-dire que fes ouvrages fe reffemblent en gros & non dans le détail Pourquoi donc fe feroit-elle démentie en ne pro-, duifant qu'un feul monde ? II eft certain qu'il y en a plufieurs. Je ne m'arrête point aux difcours de certains favans, que 1'orgueil a perfua» dés qu'ils avoient pénétré dans les myftères de la nature, qui ont compté jufqu'a trois eens. quatre-vingt-trois mondes, ni k ceux qui ont avancé qu'il y en avoit autant que de jours dans Fannée. Comme vous êtes fufiifamment inftruits , pourfuivit le génie, pour connoxtre & diftinguer les merveilles que je me prépare a vous. développer, & que je veux vous favorifer de tout mon pouvoir , c'eft dans une partie de ces mondes oü je vais vous conduire, nous commencerons par les planettes, & , fi vous voulez, par celle de la lune , qui.eft la plus proche de la. terre. Ah ! mon chez Zachiel, dit Monime s vous me comblez de joie; partons % je vous en  BE M I t O R Jj C E T O N. 19 cönjUre,dans 1'inftant. Tenez, cher papa, il me femble que j'entends déja le bruit des mondes céleftes, & que je vois les acrifs Sc laborieux habitans des planettes, & ceux de ces bnllantes étoiles, appliqués k leurs fondions ordmaires. Dans eet inftant, mon ame ravie fe fent prête k rompre fa prifon pour jouir d'avance des précieux avantages que vous nous préparez. r Je me joignis k Monime pour fupplier le génie de ne point différer k nous accorder cette faveur : notre cceur vous efl connu , ajoutai-je ; & je crois qui4 vous nous rendez aiTez de juftice pour être perfuadé des fentimens de la plus vive reconnoiffance dont ils feront fans cefTe pénétrés. II eft vrai , dit Zachiel, que je vous connois 1'un & 1'autre beaucoup mieux que vous ne vous connoiffez vous-mêmes; je fuis content de votre facon de penfer; elle ne dément point les foins que j'ai pris de vous inftruire, Sc c'eft cette connoiftance qui me détermine k vous diftmguer des autres mortels. II n'eft donc plus queftion k préfent que d'opérer, afin de vous métamorphofer dans les plus petites %ures. Je crois que celle de mouche convientaflez a Monime ; comme vous 1'aimez trop pour vous en féparer , je vals vous faire prendre la même forme.  ja Voyages Mon dieu! arrêtez, dit Monime; apprenezrfioi, cher papa , avant d'opérerle changement que vous allez faire , s'il n'y a point d'araignées dans les mondes oit vous allez nous conduire. Je frémis d'avance en penfant aux da.gefs ok nous ferions expofés fi nous avions le malheur de nous laiffer prendre dans leurs filets; car fi elles -font groiTes , elles ne fei oient qu'un déjeüné de nos pauvres petits individus. Ne craignez rien, dit Zachiel; les corps phantaftiques , loin de les attirer, les font fuir. Ah ! voici encore un autre embarras; enfin, mon cher Zachiel , il faut bien que je vouf confie toutes mes craintes. Je vous dirai donc , que je n'aime point a n'être revêtue que d'un habit phantaftique , qui, vraifemblablement, ne peut être doublé que de critique, brodé de curiofité, & garni d'efpérance : j'avoue qu'un pareil habit n'eft guère folide, &c qu'il me paroït un peu trop léger pour la modeftie de mon fexe. Le génie ne put s'empêcher de fourire : avez-vous déja oublié, lui dit-il, que je commandea une multitude de génies qui me font fubordonnés , & qu'il eft en mon pouvoir de les faire aller d'un bout a 1'autre de ce vafte univers ? 11 ne me fera donc pas difficile de vous faire compofer , en peu de tems ,une garderobe des plus complettes, d'étoffes palpables : ainfx , belle  de Milord Céton. 3t; Monime , toutes vos difficultés Ie vees, nous pouvons préfentement nous préparer k partir. Ah Dieu' laiffez-moi encore un moment; vous ne donnez pas le tems de refpirer; au moins fongez qu'il faut que je parle, que je conferve toutes les facultés de mon ame. Hélasje friffonne , je me meurs, & ne veux plus voyager. Elle n'en dit pas davantage, & notre métamorphofe fe fit dans 1'inftanr. Monime me parut alors laplus fine petite mouche qu'il foitpoffible de voir. Comme vous avez renoncé aux voyages, dit Zachiel, nous allons vous reléguer dans ce cabinet. II eft vrai qtie dans le moment de notre métamorphofe je me fuis fenti atteint d'une frayeur mortelle ; mais k préfent que je fuis mouche, je m'en fens toute 1'audace & la légèreté, & je vous protefte que fi j'étois aauellement dans Ie ferrail du grand feigneur, rien ne pourroit m'empêcher de voler &r fa mouftache.  % 't V 6 Y A G È S PREMIER C1EL. LA LUNE. CHAPITRE PREMIER, Caraüere des Lunaires. N o u s partïmes enfin fur les ailes de Zachiel: a mefure que nous nous élevions dans 1'air » notre terre s'appetiflant par degrè, ne parut bientöt plus a nos yeux qu'un point femblable a une comète. Le génie , toujours attentif k nous inftruire, nous fit d'abord admirer la parfaite fymétrie dans laquelle les aftres font rangés. Regardez, nous dit-il, cette voie de'lait oii les étoiles paroiffent autant de foleils entaiTés fans ordre les uns fur les autres: nous en découvrimes k droite & k gauche qui paroiffoient fortir de la profondeur du firmament, que je n'appercevois encore qu'a peine. Mon imagination s'y élancoit, pour ainfi dire, afin de parcourir tous les mondes dont je me formois une idéé délicieufe ; elle fembloit en même tems s'engloutir dans la vafte concavité des cieux: déja je goütöis le raviffement que produit  be Milord G i t o n. ff ,£roduit la contemplation d'un objet qui occupe lame toute entière , fans cependant la fati, guer. Le génie nous fit voir difiinöement toutes les beautés que la nature a difperf&s pour 1'ornement de mille mondes divers : nous vïmes bnder & mouvoir ces loleils qui nous parurent deployer autour d'eux le payillon des deux*ecrus alors que la,nature, nouvellement' eclofe, sembelhffoit de la fraïcheur du printems , afin de peindre toutes les beautés du premier jour du monde. Monime & moi fümes fa.fis dadrmration a 1'afpeft de tant de merveilles , dont 1'importance , la fécondité & Ia vanete fixoient tour a tour notre attention. .Zachiel pourfiuvant fon vol avec plus de raniw due nous fit traverfer une partie des déferts immefurab es du vuide; ce qui excita en nou, une hornble frayeur. Lorfque nous approchames de cette grofie motte d'argent, que quelques anciens ont appehelefoled des nuits, nous commencames a decouvnr la forme de la lune qui paroït fur notre terre montrer è nos yeux tantöt une joue tantót unnez,d'autrecöré,un ceil,une oredie , ou quelquefois un gros vifage entier que furement notre imagination lui compofe ' & que nos pluS ftmeux aftronomes regardent lome i, q  34 VoyagEs ^coname des taches,qui ne font néanmoins aufré chofe que des chaines de montagnes, de gros rochers, ou de grandes villes. Peu accoutumés a voyager dans ces hautes tégions , la vivacité de 1'air nous avoit prefque fufFoqués: nous ne refpirions qu'a peine, lorf Sur la pente d'une colline, nous rencontrames un jeune courtifan qui allok aune de fes terres: il étoit dans une efpèce de fauteuil de filigramme que trainoi't un cheval qu'il conduifoit luimême. Surpris de la légèreté de fa voiture & de la vïteiTe de fon cheval, qui me paroiffoit voler comme un oifeau, je ne pus m'empêcher de deman der a Zachiel pourquoi ce jeune homme s'expoioit ainfi dans une voiture , que le moindre choc pouvoit réduire en poudre ; qui peut donc 1'obligera une telle imprudence? les habitans de ce monde font-ils formés d'une autre matière que ceux du notre? ou bien auroientils aiTez de préfomption pour fe perfuader que la nature en eux doit refpe&er fon ouvrage ? Parlez , mon cher Zachiel, expiiquez-moi le fujet de leur témérité. Le génie , fans me répondre , me fit voir le jeune homme culbuié , ia voiture fracafiee, fon cheval renverfé , & le ■domeftique qui étoit derrière , fe trouva par le choc de la voiture a-califourchon furies épaules de fon maitre. Monime , fenfible a ce malheur 9 fit un-cri percant 3 & nous engagea de le fe» CQitfir,  de Milord Céton. 39 II fut heureux pour ce jeune homme de nous être rencontrés fur Ia même r.eute. Après qu'on lui eut donné tous les fecours nécefTaires , Monime s'avanga gracieufement pour lui témoigner la part qu'elle prenoit a fon malheur; elle s'informa avec foin s'il n'étoit point bleiTé. Je fuis très-fenfible, madame, a vos foins obligeans; je crois qu'a quelques petites contuiions prés, ma chüte n'aura point de fuites facheufes. Mais, Frontin, dit-il a fon domeftique, le pendant de ma bouclé d'oreille s'eft détaché; il faut a'bfoiument le retrouver: donne-moi un coup de peigne : as-tu une broiTe ? mon habit efl tout couvert de poudre , ma mouche eft tombée, Sc me voila dans un défordre a faire horreur. En vérité, madame, je fuis anéanti d'être dans la , nécefïité de paroitre en eet état devant vous : remontez , je vous en conjure , dans votre voiture. Je n'en fuis defcendue , monfitriir, que pour vous y offrir une place , Sc vous conduire oii vous aviez deffein d'aller. Vous me comblez, madame, vos offres font trop précieufés pour que je puifle m'y refufer; permettez-vous qu'on cherche feulement ma bouclé d'oreille } j'ai un intérêt fingulier a la retrouver. Monfieur , dit Frontin, je ne la vois point; mais voila une des breloques qui pendent après la chaïne d'une de vos montres; je ne fais fi c'eft celle de la gauche C iv  Voyages ou de la drolte. C'étoit un petit moulin a vent très-joliment travaillé. Ce jeune homme, qui fe nommoit Damon, charmé de retrouver ce cohfichet, tira avec empreffement fes deux montres pour voir celle oü il manquoit: nousremarquames qu'a la chaine étoit attachée une infinité de petites babioles, entr'autres une girouette , une clcf, un cabriolet , une truelle, des bagues,des cachets, des petits oifeaux, un finge,un more, des caffolettes, des magots, & mille autres puérilités qui femblent être les attributs de leurs caracières. Damon tira encore un néceffaire garni de plufieurs petits flacons, remplis d'effences de différentes odeurs: il s'en fit frotter la tête, les mains, en répandit fur un mouchoir blanc, prit fa boete k mouche, en choifit une , la pofa fur fon front en minaudant; & après s'être fait peigner, frotter, effuyer & broffer, il monta dans notre voiture, oü nous 1'attendions; Frontin, fur le cheval qui conduifoit le petit fauteuil que Zachiel nous dit fe nommer un cabriolet, & nous primes la route du chateau de Damon. Monime jugeant , fur la recherche exaöe qu'il venoit de faire faire pour une minutie , du chagrin qu'il devoit avoir de la ruine de fon cabriolet, lui demanda s'il ne feroit pas poffible  de Milord Céton. 4r de le retabfir ; je fuis touchée de la perte de ces joüs tableau* dont il étoit orné; ne pourroit-on point les faire fervir è un autre , en les retouchant avec un nouveau vernis? Fi donc, dit Damon, c'eft une horreur , il avoit fait'fon tems ; vous ne croiriez peut être pas qu'il me ert depuis prés d'un mois; je n'ofois même p!us Ie faire parokre k la ville ; je 1'avois deftiné pour mes petits voyages de campagne, Ah ' fi vous voyez celui du baron de Farfadé! il eft radieux ; il parut avant-hier fur nos remparts, & ft le raviffement de toutes les perfonnes de goüt: j'en ai commandé un qui fera délicieux. i Arrivés au chateau de Damon, il nous en-' gagea avec des graces fingulières de vouloir bien y paffer quelques jours, en attendant qu'on nous eüt préparé k la ville un appartement dans Ion hotel. Vous êtes étrangers, ajouta Damon; H ieroit ridicule qu'après les obligations que je vous ai, ,e fouffriffe que vous logiez ailleurs que chez moi; c'eft le feul moyen que je puiffe trouver pour me procurer 1'avantage de vous témoigner ma reconnoiffance. Nous ne pümes nous refufer k des offres fi obligeantes. J'étois enchanté de 1'air ouvert de ce jeune feigneur ; il eft vrai que les lunaires fe laiflent aiiement oénétrer ; ils épuifent les efforts de lart dans leurs tables , dans leurs meubles,  4* Voyages dans leurs parures, dans leurs plaiiirs & dans leurs faftes , fans en conferver qui puiffent dérober aux yeux d'un étranger leur facon de penfer: fans doute qu'ils croyent que ce n'eft pas la peine de diflimuler aujourd'hui un fentiment qu'ils n'auront peut-être plus demain; car iï eft certain qu'ils ont dans leur langage un reffort toujours agiflant, beaucoup plus prompt que la penfée. Pendant le féjour que nous fitnes chez le feigneur Damon nous apprimes a le connoitre ; c'étoit un de ces petits-maitres que rien n'affecfe, que Ie plaifir & la diflipation. Damon n'avoit d'autre emploi que celui deplaire, d'autre pendant que celui de s'amufer , ni d'autre goüt que celui de la nouveauté. II poffédoit dans fa plus haute perfe£Hon ce qu'on appelle le ton de Ia bonne compagnie chez les lunaires , c'efta-dire qu'il avoit autant de facons de fe préfenter, & autant de variété dans fes exprefïions, qu'il en faut dans ce monde pour ne point paroitre uniforme chez les différens feigneurs qui 1'admettoient dans leurs fociétés. II joignoit a. tous ces talens un répertoire de petits traits d'hiftoire , curieux, méchans , & , fuivant fes termes , frappés au bon coin: il prétendoit être inftruit de tout ce qui fe paffoit a la cour & a la ville, fe vantoit même d'être fupérieurement  Ï5E MlLORD CÉTON. 43' ïntrigué dans toutes ces aventures. On juge aifément qu'avec des connoiffances aufïï étendues, il avoit des premiers toutes les chanfons, les vers , les épigrammes & les brochures nouvelles, dont il faifoit un amas indigefte, auxquelles il joignoit toutes les minuties & les bagatelles qui paroilToient, fe piquant encore des plus profondes connoiffances fur les modes. Nous fïimes occupés le lendemain de notre arrivée k vifitèf le chateau de Damon, qui nous parut très-bien bati. Monime ne pouvoitfe laffer d'admirer la magnificence de fes meubles , la variété de fes jardins, & la vafte étendue de fon pare; rien de fi beau ne s'étoit encore offert a nos yeux. Monime crut qu'il étoit de la politeffe de lui montrer combien elle étoit agréablement furprife des beautés fans nombre qu'elle y remarquoitè chaque pas. Fi donc, dit Damon en 1'interrompant, on voit bien, belle dame , que vous confervez encore le goüt de votre nation; mais fi tous les pays fe reffembloient, ce ne feroit pas la peine de voyager. Apprenez donc qu'ici ce chateau a 1'air tout-afait gothique: il eft vrai que mon père le fit batir a grands frais; j'y viens cependant dans le deffein de donner mes ordres pour le faire abattre ; moiiarchite&e m'a donné un nouveau plan qui eft diyin & fupérieuremeqt bien ima-  44 Voyages giné; vous allez fürement 1'applaudh* lorfque )& vous 1'aurai expliqué. Premièrement, k la place de mon chateau je ferai planter de belles avenues qui abrégeront mon chemin pour me rendre a la cour , de prés d'une demi-lieue ; j'en ferai batir un autre oü font mes parterres, dont je compte tirer aufïi une avant-cour. A droite feront mes écuries ; a gauche, un batiment parallèle, oü je logerai ma meute &t mes gens. Je veux encore faire abattre tous les arbres de mon pare, pour y percer de nouvelles allées, qui donneront beaucoup plus d'étendue de vue a mes appartemens ; conféquemment il faudra changer mes meubles, qui, quoi qu'alïez riches, ont entièrement perdu le goüt de la nouveauté: ces defleins maffifs ne font plus de mode ,on les prendroit pour des ouvrages d'orfévrerie. Mon tapiflier m'a donné des idéés neuves qui font feduifantes. Vous conviendrez , lorfqu'on aura eu le plaifir de vous pofféder pendant quelque tems, qu'il n'eft point de pays oü Fon raff mble comme ici le fublime en tout genre: chez nous tout y eft de la plus parfaite excellence , tout y eft miraculeux, divin ; on paffe la vie au milieu des aifances , on ne roule que fur des plaifirs & fur des enchantemens: mille mains agiles & élégantes font fans ceffe occupées a travailler avec une dextérité raviffante a tout ce qui peut flatter le goüt.  öe Milord Céton. Monime furprife que tant d'extravagances puffent entrer dans Pefprit d'un être penfant, qui devroit faire ufage de la raifon qu'il a recue du ciel, ne put s'empêcher de la montrer a Damon par un difcours fenfé , mais qui ne fit nulle imprefiion fur 1'ame de ce jeune feigneur^ dont la pétulence & la vivacité nous le fit regarder comme un Prothée qui prend différentes formes. La fécondité de fon imagination fur fes nouveaux projets, le contrarie de fes paffions, 1'inconféquence de fa conduite , la rapidité dé fes möuvemens , nous firent croire que les influences de l'air devoient agir avec beaucoup plus de force fur lui que fur les autres. Lorfque Damon fut rétabli des contufions que lui avoit occafionné fa chüte, nous partïmes enfemble pour nous rendre dans la ville capitale. Les chemins qui conduifent a cette ville font charmans; des collines, des plaines & des bois en rendent la vue fort agréable. Nous entrames dans une belle & grande route, garnie d'un doublé rang d'arbres que ferment de belles avenues: tous les environs de cette ville font ornés de beaux chateaux, avec des jardins, qui femblent avoir été deflinés par les fées, ce qui ferme un fpeöacle délicieux. Ces jardins n'offrent k la vue que de doublés terraffes en amphithé^tres : aux cötés font de beaux arbies taillés  4 Voyages en parafols ou en éventails; des treillages fculrj2 tés par main de maitre ; des charmilles bien défignées , bien coatournées ; de beaux boulingrins de toutes fortes de formes, des ifs taillés en dragons , en pagodes, en marmouzets, & en différentes fortes de monftres ; des parterres dont les fleurs font renfermées dans des corbeilles de filigramme , & dansles deffeins qu'ils repréfentent eft un fable varié de plufieurs couleurs. A 1'ornement de ces parterres on aajouté de grands vafes de bronze & de belles ftatues de marbre : des cafcades & des napes d'eaux environnent ces jolis parterres, dont la furface préfente un miroir de oriftal, afin d'en redoubler Ja vue. II me paroït, dis-je a Damon , que le goüt règne ici de toutes parts; ces jardins ont un eoup-d'ceil charmant; mais je n'y vois rien dutile : pour moi , au lieu de ces petits pins fi fcien taillés, je mettrois de bons arbres fruitiers; m lieu de maronniers, je voudrois des noyers; & k la place de ces triftes ifs qui couvrent les murs, on pourroit encore y mettre des efpaliers. Ah! fi donc, s'écria Damon , on n'y tient plus , ce feroit une horreur ; jamais cette folie n'eft heureufement entrée dans la tête de perfonne ; il feroit du dernier ridicule de meftre dans des jardins ce qui fe trouve a la campagne ; on ne  BE MlEORD CÉTON. 47 ibuffre ici ni plantes ni arbrifleaux; on n'y vent que des fleurs de porcelaine, des fruits de marbre. Je ne vois pas, dis-je , que la folie fut fi grande de pouvoir mêler 1'utile k Pagréable, Sc je trouverois fort bon de cueillir un fruit pour me rafraïchir en me promenant. En vérité, mois très-cher, dit Damon , vos raifonnemens font d'un gaulois qui m'excède, ils révoltent le bon goüt: des arbres fruitiers dans un jardin , eia cueillir , les manger! ne vous vantez jamais de ces burlefques idéés. Mais vous ne favez donc pas, mon cher milord , que pour être du boa ton, on ne doit eftimer que ce qui vient de trèsloin, ne feroit-ce même qu'une falade, ptnirlui trouver plus de goüt; On doit au moins la tirer de plus de cinquante lieues. Vous n'avez pas, è ce qu'il parok, dit Monime, le plaifir de les manger fraiches. Aufti fraiches que votre teint 9 belle dame; c'eft 1'affaire d'une journée. Apprenez-moi, demandai-je k Damon, ce qui empêche que vos terres ne foient également cultivées; j'en ai vu une quantité qui m'ont parues en friche. C'eft, dit Damon, que nos payfans ont depuis long-tems fenti 1'abus oü ils étoient autrefois, de fe tenir dans leurs villages pour y travailler k la fueur de leur corps , fans pouvoir profiter du fruit de leurs travaux, tandis qu'en fe produifant dans les villes i ils font pref-  %% Voyages que toujours fürs d'y vivre dans le repos, la molleffe & la bonne chère, paree qu'il efl; de la dignité d'un feigneur d'avoir a fa fuite un trèsgrand nombre de dorneftiques qu'il entretient a grands frais , & qui la plupart ne fervent qu'a orner fon anti-chambre ; c'eft un ufage établi parmi nous , que tout le monde veut imiter, aux dépens même de fa fortune. Vous voyez , mon cher milord, pourfuivit Damon, qu'on eft forcé par eet ufage de travailkr foi-même a fa ruir.e; &C ü on n'avoit quelque talent, on feroit bientöt anéanti. Cependant vous croinez ,a n'examiner que mon extérieur, que je fuis 1'homme du monde le plus heureux; je vous avouerai néanmoins que je ne fuis pas fans chagrin : ma familie me perfécute fans ceffe pour me fixer & choifir un état; elle veut, conféquemment, me prefcrire 1'ennuyeux röle d'homme fenfé. Ce n'eft pas que je ne puiffe me flatter de réuflir aufli-bien qu'un autre ; je fuis en fonds : je vous avouerai que j'avois une inclir.ation merveilleufe pour les fciences, mais je n'ai jamais ofé m'y livrer; je ne lis que des romans & des comédies, de peur de paffer dans le monde pour un pédant. II eft vrai que 1'on périroit d'ennui, t'il falloit imiter la plupart des favans qui s'épuifent fur les anciens auteurs,  d e M i l o r b C é t o n. 49 teur : ces gens, tout hériffés de langues mortes, ne fauroient nous plaire. Ils ont beau fouiller laborieufement dans les fources" de la fcience : plus habiles qu'eux, nous la trouvons toute entière dans les journaux & les di&onnaires, qu'on peut même encore fe difpenfer de lire, puifque nous avons le fecours des almanachs, qui nous repréfentent toutes les fciences en mignature: ajoutez k ces reffources nos bureaux d'efprit, oü on le diftnbue prefque pour rien. Avec cela, j'ai autant d'érudition qu'il m'en faut pour remplir les premières places; j'ai de 1 ambition, des efpérances fondées fur ma naif fance & mes talens; & on fe flatte d'avoir un peu defigure.Jefuistrès-bien en cour; plusdevingt femmes m'y protégent, auxquelles je rêche de prouver ma profonde vénération; & en vérité fi je renoncois è des prétentions auffi füres, mes créanciers me croiroient ruiné, je n'aurois plus de crédit. Je fuis donc forcé de faire beaucoup de dépenfes pour le foutenir, de jouer, de palfer les nuits avec des femmes afin de me conferver dans Ia faveur. Vous voyez, mon cher milord, que 1'honneur m'engage a facrifier néceflairement la plus grande parüe de mes biens, pour parvenir k quelque pofte confidérable : & puis n'ai-je pas enc0re Tome 1, q  5ö Voyages la reffource d'un mariage avantagelix? Ceper£ dant voila ce que le gothique bon-fens de mes vieux parens ne fauroit comprendre : ils me font fécher d'ennui & de dégout par leurs antiques raifonnemens; auffi je tache de m'en éloigner toujours Ie plus que je puis. Je n'aurois jamais cru., repris-je , qu'on dut être a plaindre en écoutant les confeils de la raifon. Je croirois, au contraire, qu'en la présant pour guide de ïios aöions , elle nous fait jouir de cette fatisfacïion intérieure , qui doit être la fource du fouverain bien. Ah l quelle folie, s'écria Damon.' a peine peut-on la pardonner k ces gens infipides au poffible, qui fe trouvent réduits par leurs ennuyeufes raifons a ne pouvoir plus vivre qu'avec eux-mêmes. Fi donc, j'aime cent fois mieux conferver mors inutilité, & être a Ia- mode. D'ailleurs, quand je voudroisperdrequelques momens a 1'étude des loix & du gouvernement, ce feroit les dérober auxplaifirs; &, fur mon honneur, je n'eft fuis pas Ie maitre; on ne me laiffe jamais & moi- même: fans ceffe je fuis embarraffé fur le choix des partis qu'on me propofe, & ie vous dirai confidemment que je fuis tyrannifé des femmes; elles s'arrachent le plaifir de me pofféder. Je vous en félicite, dit Monime avec un fon-  & E M I L O R D C é T ó N. 'rïre malin : après le réck que vous nous fattes de vos bonnes fortunes, je crois qu'on peut ians vous déplaire, vous comparer a ces nouveaux bijoux, que le caprice met. k la mode & que la curiofité fait paffer de main en maih pour 1'examiner de plus prés. Ainfi, dans ce nionde,ilme paroït, fuivant votre relation qtul eft a-peu-près égal d'être une jolie montre ou un joli homme i 1'un & Pautre font deux méchaniques a refforts, très-faciles a détraquer, dont fans doute le mérite ne git que dans la forme & le mouvement. Damon , loin de fe fêcher de cette raillerie • fit une exclamation des plus vives. II eft in' concevable, dit-il, combien cette définition eft frappante, claire & lumineufe; cela s'appelle tenir la quinteffence & Pextrait le plus fubtxl de toutes chofes. Savez-vous, belle dame, que vous êtes adorable, & que Vous m'mfpirez un goüt très-férieux pour vos charnies? Mais je me réferve k vous inftruire de 1 impreflion que vous m'avez fake. Oh' je vous en difpenfe, dit Monime; vous êtes'un homme trop occupé, pour entreprendre de me plaire. Pendant qu'ils continuèrent k s'entretenir te cunofité me fit porter la vue de tous cötés! Deja on découvroit la ville, lorfque Zachiel Di;  Voyages ine fit remarquer plufieurs maifons a demibaties, qui avoient été abandonnées par 1'inconftance de ces peuples. Je vis des édifices a demi-élevés; ici, c'étoit un chateau oii il ne manquoit que la couverture; lè, on voyoit difFérens batimens qu'on démoliffoit pour leur donner une forme nouvelle; d'un autre cöté, une prodigieufe quantité d'ouvriers travailloient a renverfer un chemin, pour en faire un tout pareil dix pieds plus loin fur la même ligne. Cet examen nous conduifit infenfiblement a la ville. CHAPITRE II. Defcription de la Ville. Pi. l'entrÈe de cette ville efl un palais dont l'architefture me parut d'un goüt achevé : je fis arrêter notre équipage pour en admirer la beauté , les proportions & la fymétrie. Des pilaftres du plus beau marbre du monde, ornes de feflons, en décorent la facade. On ne peut rien voir de plus agréable que les jardins; leurs fituations, leurs diflributions, tout enfin me charmoit dans cet édifice, qui me parut digné' de logerle maïtre du monde. Je ne dou-  de Milord C é t o n. 53 tai point qu'un palais fi majeftueux ne fut le logement de la reine. C'eft fans doute ici, dis-je a Damon , le lieu ou réfide votre fouveraine ? Vous vous trompez, reprit il avec un fourire dédaigneux. II eft vrai que ce palais fut autrefois deftiné a loger une de nos princeffes; mais comme depuis, on a négligé de le perfeclionner, le goüt eft entièrement changé; il n'y a que les petits appartemens qui foient de mode; ceuxci n'ont plus rien qui flatte; ils font trop v'aftes, & manquent d'une infinité de cabinets, de petits boudoirs & de garde-robes : car, au vrai, mon cher, je ne connois que cela qui ptiifle former toutes les commodités dont on ne peut fe paffer. C'eft ce qui fait qua préfent ce vieux palais ne fert plus qu'a quelques officiers, auxquels on accorde des logemens, ainfi qu'aux ouvriers de la reine. Plufieurs hótels magnifiques s'ofirirent encore a nos regards, & nous arrivames infenfiblement dans celui de Damon, oü la fomptuofité & le nouveau goüt régnoient de toutes parts; rien n'étoit plus élégant que les meubles, rien de mieux orné que les cabinets, rien de plus joli que fes boudoirs, & rien de plus commode que fes garde-robes oii tout étoit d'un goüt recherché. Après que Damon nous Diij  ,54 Voyages eut conduit chacun dans 1'appartement qu'il nous avoit deftiné, il nous quitta pour aller fe mettre a fa toilette, afin de fe rendre au fouper de la reine. Le lendemain, Damon propofa k Monime de lui faire voir les plus beaux endroits de la ville. Charmés de fa propofition, nous nous difpofames a Faccompagner, afin de ne pas paroitre tout-a-fait fi neufs dans les compagnies, & de pouvoir approcher un peu du goüt de la nation, en tachant de nous y préfenter fur le bon ton. Après avoir parcouru différens quartiers, admiré les belles places dont cette ville efl décorée, vifité quelques-uns de leurs temples, Damon nous conduifit dans une promenade délicieufe; plufieurs rangs de chaifes en bordoient les allées, ces chaifes étoient occupées paree qu'il y avoit de plus brillant dans la ville. Monime crut d'abord que cet endroit étoit deftiné, poury prononcer quelque éloquent difcours en 1'honneur de la folie; c'eft la déefte la plus révérée chez les lunaires; c'eft aufïi k elle qu'ils confacrent leurs plus beaux jours. Prévenue de cette idéé, je la vis fe haTer de prendre une place au rang des perfonnes qui lui parurent les plus apparentes. Comment, belle dame, dit Damon, k peine fommes-nous  de Milord Céton. 5^ entrés que vous voulez déja vous affeoir? II le faut bien, dit Monime, pour entendre. Quoi entendre, reprit Damon ? Les converfations de toutes ces dames? Mais vous avez raifon; elks font quelquefois afiez plaifantes, toujours fpintuelles, fémillantes, badines; elles éleftrifent les perfonnes les plus fottes, & en tirent fouvent des étincelles: on y apprend les nouvelles les plus intéreftantes. Au furplus, ce n'eft que de Pheureux contrafte de la facon d'agir avec celle de penfer, que naiffent ces faillies pétillantes, ces écarts lumineux Sc cette ivreffe de fentiment. Damon, après cette tirade de bel-efprit» fe mit k critiquer toutes les perfonnes qui pafierent devant nous; nul ne put échapper k fa fatyre : il eut le fecret de leur prêter è tous des ridicules, nousapprit leurs aventures, Sc en moins d'une heure nous fumes inftruits de ioute la chronique de la cour & de la ville» Je vous quitte pour un inftant, nous dit-il en s'interrompant au milieu d'une phrafe; j'appercois Fauftine, il faut que je lui parle. Elle fut hier préfente a une fcène qui fe pafta cher le comte de Merluche, oii elle s'eft trouvée fupérieurement intriguée. Nous le vimes join* dre a 1'inftant quantité de perfonnes, dont il venoit de déchirer impitoyablement la répu- Div  - V O Y A G 1 S tation, Sc qu'il accabla néanmoins d'embrafiades avec des démonftrations d'amitié qui nous furprirent infiniment. Je demandai a Zachiel fi Damon n'avoit pas ïe cerveau un peu attaqué; je ne puis, dis-je, concevoir Pextravagance de ce jeune homme : feroit-il poflible que tous les lunaires penfaffent auffi ridiculement ? Damon eft un des hommes les plus raifonnables de cet empire 1 dit le génie ; le ridicule des lunaires fe montre par-tout;il eft répandu dans leurs faeons de penfer, dans leurs ouvrages, dans leurs gouts, dans leurs modes; ils ont un langage affeöé, un ton arrogant, des manières libres &peu férieufes; ils s'embraffent a tout moment, fe tutoyent, jurent, s'emportent: 1'órgueil eft leur vice ordinaire ; la néceflité de jouir du préfent eft leur maxime. Vous pouvez, mon cher Céton, les comparer a des décorations de théÉtre, qui perdent toujours a être examinées de trop prés: paree que leur efprit n'a aucune confiftance, toutes leurs paffions font vives, impétueufes & paffagères; la vanité les exerce, Pinconftance les varie, Sc jamais Ia modération ne les foumet; ils ne eonnoiftent d'autre mefure que Pexcès. Vous les Verrsz s'enivrer d'un fuccès médiocre, Sz fe laiffer abattre par le moindre revers; mais leur légèreté Sc cet  be Milord Céton. 57 amour de la nouveauté, les confole bientöt par des chanfons ou des épigrammes. Ils ont encore la reflburce de plufieurs gazettes, qui leur promettent toujours un triomphe prochain, dans les tems oü ils font en guerre; c'eft par- la qu'on voit briller la fécondité des beaux efprits de ce monde. Je ne vous dis rien de plus, afin de laifler a votre efprit & a votre pénétration le foin de développer entièrement le caraöère des lunaires; je vous recommande, fur-tout, a 1'un & a 1'autre, de vous obferver dans vos difcours; car, pour ne fe point attirer d'ennemis, on ne doit jamais s'écarter des fentimens recus & autorifés par 1'ufage de tout un monde, quoiqu'ils foient même contraires k vos principes Damon vint nous rejoindre; il étoit accompagné d'un jeune homme qu'il nous préfenta, en nous 1'annoncant fous le nom de baron de Farfadet. Je ne puis exprimer a quel degré ce baron pouffoit 1'impertinence, les airs ridicules, la fauffe gloire, & le ton critique fi méprifable & fi ordinaire chez les lunaires: Ia moitié de ce monde eft occupée a médire de 1'autre. Nous ne fümes pas un quart-d'heure a reconnoïtre fes brillantes qualités. De retour h 1'hótel de Damon, je fus trèsfurprife de trouver fon grand falon rempli d'une  5^ Voyages nombreufe compagnie qu'il avo't invitée k fouper; comme il étoit prés donze heures lorfque nous rentrames, je crus d'abord que fa pétulence les lui avoit fait oublier; mais j'appris bientöt qu'il étoit du bel airou du bon ton, de ne fe point trouver chez foi lorfque la compagnie arrivé. Le fouper annoncé, chacun préfenta la main a la dame qui iui plaifoit le plus, la conduifit dans la falie a manger, & fe placa fans hqon a cöté d'elle : je fuivis Pexemple, &c me mis auprès de Monime : la chère étoit délicate , fervie en petits plats de tout ce qu'on avoit pti trouver de plus nouveau; c'étoit des fricaffées de Chérubins, accommodées au camailleu, de petites tortures a Ia fauce bleue, des huïtres vertes a la giroflée , des hirondelles aux piftaches , des efcargots aux rofes, de fauterelles au gratin, & que fais-je encore ? car je ne puis nombrer la prodigieufe quantité des plats qui furent fervis avec une propreté qu'on trouva raviffante. Au defiert, la table fut couverte d'un parterre entre-mêléde chateaux, de forts, de baftions & de tourelies; tous ces petits batimens étoient de fucre, chacun prit plaifir a les abattre & a s'en jetter les ruines. Ils furent remplacés par d'autres fur-tout, remplis de fruits pré-  de Milord Céton. 5^ coces que Damon faifoit venir a grands frai?. Tous les convives les vantèrent a 1'envi; ils les trouvèrent divins, parfaits, mervedleux, enchantés. Pour moi j'en entamai plufieurs que je trouvai déteftables, infipides Sc fans aucun goüt. Lorfqu'on fut aux vins mouffeux, la joie commenca a fe développer , & nous vimes tout a coup éclore un torrent de propos badins, de puérilités Sc de bagatelles qui ne fignifient rien. De 1'excès de licence qui régnoit dans leurs difcours , ils pafTèrent a des récits de nouvelles fort intérefTantes: on examina une boite émaillée dans le dernier goüt, remplie de tabac a la crème. On dit que le retour des officiers leur promettoit une ample moifTon d'aventures. A propos, dit une petite-maïtreffe , favez vous que la brillante mademoifelle Pomponet vient enfin de fe marier avec ce gros fénateur qui a acheté le comté de Lourdaud ? On dit qu'il a donné k ce bec fépulcral pour cinquante mille écus de diamans qui font dé la première eau. Cette femme eft, fans doute, très-jolie , dit un jeune officier ril faut que je lui faffe ma cour. C'eft une beauté de province , reprit une précieufe , fans ame ; un mélancolique aflemblage de traits, qui peuvent être affez réguliers,  Voyages mais fans grace, fans phyfionomie, uniquement fculptée; de ces figures honteufes qui rougiffent a tous propos : ainfi je crois que, malgré Félégance de fa parure, on aura afléz de peine a en faire un vifage du bon ton. Malgré cela , croiriez-vous qu'elle a déja eu plus d'une aventure ? C'eft pourquoi elle auroit beaucoup mieux fait de conferver fa liberté. Pour moi, dit Damon , je trouve ce mariage des mieux aflbrti. Je fuis de votre avis, dit Licidas, j'étois a leurs noces, &c je crus voir Lucifer époufer une Gorgonne. Ces dames ont-elles vu la voiture du comte, dit une femme qui n'avoit point encore parlé? II faut lui en faire compliment, elle eft étincclante. II eft vrai, reprit le comte, qu'elle eftradieufe; c'eft un nouveau goüt. Avez-vous remarqué mon vernis & les peintures ? Elles font divines. Mais , belle baronne , qu'avezvous ? Vous avez Fair d'un ténébreux qui me pétrifie. Faut - il- aujourd'hui vous éledtrifer pour tirer quelques étincelles de votre efprit} Je ne fuis propre a rien, dit la baronne, j'ai du noir dans 1'ame, & je fuis d'une fottife rebutante : je n'aurois pas dü paroïtre ici avec une phyfionomie auffi tragïque. Que voulez-vous ? Je cherche a me diftraire d'un chagrin que je ne puis oublier: ma chienne, cette jolie petite gredine, la plus parfaite qui fut dans le monde!  DE M I L O R D CÉTON. 6Y tïé bien, madame, que lui eft-il arrivé?Hélas » elleeftjnortelO dieux! belle dame, la pauvre' petite béte! quelle folie elle a faite!Pouvoit«11e jamais être mieux ? Ah! je veux vous en donner une autrepour vous confoler. Tenez, belle dame, vous me voyez badiner; fur mon honneur, je fuis furieux : j'avois le plus beau perroquet duroyaume, qui parloit auffi-bien qu'un de nos académiciens, qui faifoit toutes mes déhces : mes gens l'ont laiffé mourir; ces faquins-la ne fongent a rien; c'eft un fléau que les domeftiques ; ils font infolens, libertins, & fe donnent les airs de nous contrefaire en tout. Je paffe aux miens toutes leurs fottifes, paree* qu'ils font grands, bien faits, qu'ils ont bon air & affez d'intelligence : j'aime è me voir environné de gens d'efprit qui me concoivent du premier mot. D'ailleurs, lorfqu'on a plus d'une affaire, il faut conféquemment un garcon un peu entendu, pour qu'il puiffe nous aider a penfer, afin d'éviter les qulproquo qui pourroient exciter la jaloufie des femmes qui s'attachent a un jeune-homme. Pour moi j'en fuis excédé;la ducheffe de Naufica, qui, depuis huit jours, s'eft paffionnée pour quelques talens qu'on veut bien m'accorder, voudroit me temr fans ceffe auprès d'elle, & je fuis contraint de ceder a 1'impatience qu'elle a de me faire  6i Voyages peindre en mignature. II faut avoir la complal^ fance de prêter ma figure pendant trois heures ; c'eft pour y périr : n'importe, je ne puis lui refufer cette confolation. Monime, qu'une pareille converfation ennuyoit beaucoup, employa les charmes de fon efprit pour tacher d'y donner une face nouvelle: elle parvint enfin a la rendre brillante, aimable , pleine d'enjouemens & de faillies: rien ne fe reffentit de 1'indécence des premiers propos : la modeftie, de concert avec l'efprit» fembloit alors dicfer tous leurs difcours. Les dames, animées par 1'exemple de Monime , firent briller a 1'envie la fineffe de leurs penfées: elles y joignirent les graces d'un langage épuré; les termes a la mode furent employés pour rendre avec plus d'énergie la légéreté de leurs idéés. Les hommes, k leur tour, mirent dans ce qu'ils difoient un peu moins de fatuité. Mais cette converfation retomba bientöt dans le récit de ^pompeufes bagatelles, fort importimes pour des perfonnes qui ne fauroient s'en amufer. Après avoir débité un fatras d'inutilités, on fe mit a chanter & k fe louer mutuellement fur la beauté, la flexibilité ou 1'étendue de fa voix. Quoiqu'il fut plus de trois heures lorfqu'on fortit de table, il eüt été du dernier ridicule de  de Milord Cétön. fe retïrer de fi bonne heure : on propofa un camagnol, & une partie de la compagnie fe mit au jeu. Monime & moi reftimesè canferavec Damon & Licidas. A propos, qu'eft devenu le marquis, demanda Licidas ? Je ne le rencontre plus dans aucun endroit. Je m'attendois de le trouver ki: c'étoit ton ami. Fi donc, dit Damon , que veux-tu que j'en'faffe ? II n'eft plus reconnoifTable. Tu ne fais donc pas qu'il a toutè-fa.t perdu le ton de la bonne compagnie > II eft devenu d'un uniforme , d'un ennuyeux ' c'eft a périr, on n'y tient plus : je te dis que c'eft une horreur, qu'il n'eft pas préfentable La petite tonton m'affura hier qu'il donnoit k préfent dans Ie fublime : il s'eft affublé de tous les travers imaginables; elle m'en fit le détail c'eft a 1'infini. Tu ne te figurerois jamais ju£ qu oü il poufle 1'extravagance : tu fais qu'il a quitté fa chantenfe. Hé 1 non, je ne fais rien dit Licidas. Ah.' parbleu, reprit Damon,tu as donc vécu dans Ie ventre d'une carpe, pour etre fi peu inftruk des nouvelles ? Apprends donc que le Marquis, pour mettre Ie comble k les ndrcules, vient de payer fes dettes; qu'il va ie maner k une jeune perfonne fa^e, remplie de talens, & qu'on afture être d'une beauté miraculeufe, qu'il a choifie lui-même; & que S-enfermé avec elle tous les jours, c'efi-Ia ofr  '64 Voyages fon ame fe tranfporte, s'extafie, fe fublimife &i fe divinife. Enfin, mon très-cher, c'eft la feule idole a laquelle il facrifie. Que dis-tu de cette métamorphofe ? Ne la trouves-tu pas étonnante? Ah ! finis donc , dit Licidas, tu m'excèdes: fais-tu que ton récit fait tableau ? En vérité, il faut s'anéantir fous le charme d'une narration li rapide & ft radieufe. Tu es divin, mon cher, il faut que je t'embraffe. Mais en bonnefoi, crois-tu que le marquis poufle aufti loin la folie ? Si cela eft, je ne crois pas qu'il ofe jamais fe montrer dans le grand monde. C H A P I T R E III. Des Tkèdtres. Nous paflames plufieurs jours a faire des vifites & a en recevoir: c'eft une des grandes occupations des lunaires. II vint un jour un feigneur, mis fort fimplement, & dont la figure ne relevoit point du tout l'ajuftement:unécuyer fuperbement vêtu lui donnoit la main; nombre de domeftiques étoient a fa fuite , couverts d'habitsrouges, galonnés d'or, avec des chapeaux bordés de même, & ornés de beaux plumets blancs. Le valet-de-chambre de Monime , qui penfoit que tous ces meflieurs étoient autant d'ofïïciers,  oë Milord Céton. 65 'd'officiers, annonea monfieur le maréchal de Cati, fuivi de plufieurs colonels : en même tems il avanea des fauteuils, & penfa culbuter le maïtre pour faire placer fon écuyer k la première place. Monime, qui ne connoiiToit point ce feigneur, parut embarraffée, ne fachant d'abord a qui elle devoit adreffer la paroïe; mais le maréchal s'affeiant, après lui avoir fait fon compliment, & 1'écuyers'éloignant parrefpecï, elle s'appercut de la méprife de fondomeftique* & en fit des excufes k ce feigneur, qui fit fa .vifite affez longue. Le lendemain Damon propofa de nous conconduire k la comédie. Nous eümes toutes les peiues du monde pour y aborder. C'étoit une pièce nouvelle , qui fut fort applaudie. Cependant Monime & moi la trouvames pitoyable , le fujet frivole , fans intrigues , fans intérêt, manquant de régularité , de vraifemblance , le dénouement trivial & la déclamation forcée. Sans doute que la plupart des poètes de cette planète ont oublié, ou peut-être ont-ils toujours ignoré le talent de peindre les paffions : il efl k préfumer qu'ils n'ont point eu chez eux des Térence , des Ménandre , & tant d'autres qui ont travaillé utilement è perpétuer le bon goüt, en donnant des ridicules aux différens vices ou Tomel. £  66 V~0 Y A G E S aux diftérentes paffions des hommes, afin de leur en faire voir toute la difformité. Monime demanda a Damon fi leur théatre n'étoit jamais occupé de pièces plus belles & plus inféreffantes. Nous en avons d'anciennes, dit Damon, qui, fans doute, feroient plus de votre goüt; car il efl: bon que vous fachiez , belle dame, que perfonne dans 1'univers n'a porté plus loin que nous la force & la beauté du tragique, ainfi que 1'agréable & 1'inftruaif du cormque; mais ces ouvrages pouvoient alors avoir quelque beauté; c'étoit le goüt de nos anciens raujourd'hui ce goüt efl devenu gothique; on périt d'ennui k toutes ces pièces. II nous faut du iieuf, 6V il faut convenir que nos poëtes font fupérieurement au-deffus des anciens. Tout ce qu'on nous donne a préfent efl au fuperlatif; ce ce font des intrigues légères; de jolis contes de fées, mis en vers élégans; des phrafes fublimes & inintelligibles au vulgaire, Vous n'avez donc point de poëtes, dis-je , qui travaillent k corriger les mceurs par un badinage léger, qui fait fentir le ridicule d'un caradère bifarre & chagrin, celui d'une petite-maitreffe capricieufe & folie, enfin celui d'un avare, d'un prodigue, d'un faux brave, d'un faux favant, d'un menteur, d'un intriguant, & celui de ces gens qui fe perdent dans leurs fauffes politiques ? 11 me  é Milord Céton. êf ferhble que tous ces caracfères ingénieufement formés pourroient faire beaucoup d'impreftion fur 1 efprit de vos concitoyens. Celapeut ëtrëi dit Damon; mais vous ne penfez pas, mon chef milord, qu'avec tous vos beaux portraits, il y a des gens qui pourroient trouver très-mauvais qu'on prït la liberté d'ofer les jouer en public. Je vous entends, repris-je , c'eft-a-dire qu'un pauvre poëte qui craint pour fes épaules , eft obligé de retenir fon efprit dans les angoiffes d'une gêne perpétuelle. Précifément, dit Damon , voila le fait; & puis je vous dirai que jé troquerois toutes les belles aftions qu'on nous tapporte des fièclès paftes pour la légéreté & la frivolité du nótre. II faut périr k tous ces grands récits, & Arlequin m'amufe plus lui feul que tous les philofophes ; mon cceur fe dilate en le voyant, & la fimple leöure des autres me pétrifte au point que je crains de de^ venir un marbre. Je compris par le difcoufs de Damon que les lunaires fe font ennuyés du beau, du vrai & du naturel, puifqu'on les voit prodiguer k demonftrueufes chimères les mêmes applaudiffemens qu'on pourroit donner aux plus belles pièces, Tel eft a préfent le goüt de ces peuples; on les voit ftupides admirateurs de toutes les nouveautés. Je remarquai que la reffource ordi- Eij  63 Voyages naire qu'emploient leurs poëtes pour acquérir leurs fuffrages, c'eft de recourir a des fiftions extraordinaires qui tiennent du merveilleux outré. Les lunaires fe laiftent aifément féduire par tout ce qui porte en foi quelque marqué de fingularité : la noble fimplicité, 1'exadfe reflemblance dans les mceurs, lafage conduite dans les incidens, les frappent moins que des événemens inattendus oü manque Ia vraifemblance. Le lendemain nous fümes nous promener a Ia foire. Je veux, me dit Damon, vous faire voir ma marchande, qui eft toute gentille , manieree , pleine d'efprit, fémillante au poflible. Bon jour , la belle enfant ; quel teint vermeil ! comme elle eft jolie ! qu'elle eft bien coëffée ! Elle a en vérité des graces jufqu'a la pointe des cheveux. Regardez fes yeux fripons , ils font fignificatifs ; & fes fourcils, comme ils font arrangés, & cette bouche fi bien ornée. Savezvous, mon bel ange , que je vous adore? Vous avez la un tour de gorge divinement travaillé: fur mon honneur, on n'a jamais vu de dentelle d'un deflein aufti appétiffant. Eft-cVune blonde ? Permettez que je 1'examine. Finiffez, monfieur , dit la marchande , je ne vous vois ici que pour badiner : je n'y fuis que pour vendre ma marchandife, & je n'ai pas le tems d'écouter toutes  de MlLO R|d céton, 6$ vos fadeurs. Vous avez de 1'humeur, a ce qu'il paroit, ma charmante. De 1'humeur I ah! on n'a pas le tems ici de faire de la bile; a peine a-f-on celui de manger un morceau, & nous n'avons pas befoin de monfieur Purgon pour chaffer nos humeurs. Qu'elle eft fingulière, dit Damon l vous voulez donc toujours me tenir rigueur? Savez-vous que vous ferez caufe de ma mort ? Tant-pis, monfieur, je ne veux tuer perfonne* Eh bien ! que faut-il faire pour vous plaire? Pour me plaire , achetez tout ce qui, eft dans ma boutique, & je vous trouverai un homme adorable. Finiffez, point de boufculages: voicï des nouveautés de toutes efpèces; voyez ce quf peut convenir ^madame ;. je vous dirai le jufte prix au comptant. Je ne puis nombrer de combien de breloques cette boutique étoit remplie : Monime s'y fournit de plufieurs parures nouvelles. Je ne trou-j ve rien de fi agréable , dit Damon , que cette variation qui fe rencontre dans une foire, ces* cris , ces complimens , ces marchandifes dé toutes efpèces, oü 1'on voit les efforts de l'art pour toutes les gentilleffes qu'on préfente k nos yeux. Ne trouvez-vous pas que cela forme un fpeftacle qui intéreffe, qui frappe & qui réjouit* joint k la diverfité des jeux qui fe rencontrent k fihaque pas-?- % iïf.  T° V O Y A G E t Damon nous conduifit a 1'opéra-comique, oïi nous trouvames Licidas, qui étoit devenu un des foupirans de Monime. II vint dans notre loge , oh après avoir débité quelques jolies fadeurs, il annonca a Damon la perte d'une grande bataille, ou une partie de leur armée avoit été taillée en pièces, qu'on difoit la déroute entière | nomma plufieurs de fes parens & de ceux de Damon, qui étoient reftés fur le champ de bataille ; d'autres avoient été faits prifonniers , & qu'enfin la confternation étoit générale. Nous fümes fenfiblement touchés du malheur qui venoit d'arriver. Monime témoigna a Damon Sc è Licidas la part qu'elle prenoit a leurs douleurs, dans les termes les plus touchans. Rentrés dans notre appartement avec Za-* Chiel, nous pafiames une partie de la nuit a déplorerlemalheureux fort de nombre de families, Monime, peu au fait des ufages de cette nation, plaignoit fur - tout quantité de veuves , qui?» en perdant leurs époux , fe trouvbient encore Minées par lesdépenfes excefïives qu'ils avoient été obligés de faire, proportionnéesa leur pofte ou a. leur dignité : d'autres perdoient un fils unique, feul foutiende leur nom &c 1'efpérance de toute une familie. . Les jours fuivans nous ne vimes point Dam.on : nous penfames, qu'uniquement occupé  de Milord Céton. 71du malheur commun de la nation, il travailloit, de concert avec les autres feigneurs, fur les „moyens de trouver quelque expediënt qui put remédier a la perte qu'on venoit de faire. 11 efl: vrai qu'il s'en étoit entièrement occupé, mais par un motif bien différent de celui que nous lui prêtions. Sa journée s'étoit paiTé.; a parcourirla cour & la ville , pour fe faire écrire chez les perfonnes de fa connoifl'ance : ce péüible exercice eft d'ufage chez les lunaires : on diroit qu'ils font les neveux & les coufïns germains de tous les grands de leur monde. II faut néceflairement qu'ils ayent deux formules de compliment , un de félicitation & 1'autre de condoléance. Semblables a un comédien qui joue plufieurs röles dans une pièce , on les voit trifte« ou gais, autant de fois que les différentes occafions le requièrent dans un même jour. Le génie nous apprit que la méfintelljgence des officiers généraux étoit „caufe de la perte de cette bataille , qui , loin d'agir de concert pour charger Pennemi , s'étoierit laiffés furprendre dans leurs poftes, chacun rejettant la faute de fa négligence fur celui duquel il en» vioit le pofte. Mais loin de les punir d'une faute qui pouvoit mettre 1'état a deux doigts de fa perte, on les a élevés a de nouveaux grades 9 en y joignant des penfions confidérables. Voila  72 Voyages continue le génie, de ces fecrets impénétrable*; qu'il eft défendu aux citoyens de ce monde d'approfondir. C'eft ainfi q„e ceux qui font è la. tete du confeil en ufent dans toutes les occafions, afin de s'affurer k eux-mêmes I'impunité de leurs fautes, & d'obtenir par ce moyen les mêmes récompenles qu'üs ont fait obtenir aux autres ; car' ici chacun parvient k fon tour a la dignité de premier vifir; c'eft une loi établie chez ces peuples depuis leur création. Cependant la reine qui les gouverne eft douée de tous les talens imaginables: mais tel eft le malheur des fouverains , la vérite les füit quelques foins qu'ils prennent de la ehercher; la bouche des courtifans n'eft point fake pour leur préfenter , jamais ils ne lui expofent les chofes comme elles font. Si un particulier ne peut fe vanter de connoitre a fond les défordres qui fe commettent dans fa propre maifon, comment feroit-il poftible qu'un prince, prefque toujours. féduit par le nombre de flatteurs qui 1'environnent, püt être éclairé fur tout .ce qui trouble fes états? On ne doit donc jamais 1'accufer des fautes qui fe co:r nettent dans fon royaume, puifqu'il eft impoffible que fes vues s'érendent fur les différens oo,ets qui le font mouvoir, & qu'il tft obügé de s'en rapporter k k bonne-foi & aux lumièresdé ceux qu'il charge  de Milord Céton. 73 da détail des affaires. Ainfi la fcience du fouverain confifte a favoir bien choifir fes vifirs &C fes généraux, a les placer enfuite fuivant leur capacité ou Fétendue de leurs lumières, k diftribuer fes faveurs & fes récompenfes a proportion des fervices qu'ils lui rendent, a mon» trer de la force & de la fermeté pour les punir lorfqu'ils s'écartent de leurs devoirs. La trop grande clémence elt fouvent dangereufe : un exemple de févérité, fait k propos, retient le fujet dans 1'obéiffance , empêche les vexations, maintient 1'orJre & fait éviter de grands maux. II me paroït, dit Monime, qu'on fuit une maxime toute différente chez ces peuples, puifque les récompenfes ne font accordées ni au mérite ni h la prudence , mais a l'étendue de leurs fottifes. II eft a préfumer que le courage, la bravoure & 1'avantage de vaincre fes ennemis, font adluellement regardés comme d'anciennes chimères, qui ne font plus de mode chez eux; ce feroit, fans doute , fe donner un ridicule, d'ofer montrer cette acfivité infatigable, qui faitle vrai caractère des conquérans. Peut-être que ceux qui font affez nigauds pour faire quelque aöion d'éclat qui faffe trembler i'ennemi, font regardés comme des imbécilles. Au refle, continua Monime en fouriant, vous  74 Voyages m'avez appris, mon cher Zachiel, a ne point fronder les ufages recus. Ainfi , il faut croire quils ont de bonnes raifons de fe conformer k cette nouvelle mode, lorfque les récompenfes deviennent le fruit des mauvaifes manoeuvres Qiu ne feroit tenté de fe lailfer vaincre k ce pnx ? Car, outre la gloire qu'ils y acquièrent , ils y joignent encore 1'avantage de conferver leurs individus.-n'eft-ce pas la ce quis'appelle etre comblé de toutes parts des faveurs de la fortune ? CHAPITRE IV. Portrait d'une vieïlle Coquette. Damon vint Ie lendemain k la toilette de Monime. Vous êtes bien cruel, lui dit-elle, de nous lailfer fi long-tems dans 1'inquiétude » Cette malheureufe nouvelle s'eft-elle confirmée? Souvent on gromt les objets. Je ne fuis pas au fait, madame, dit Damon: quelle elf donc cette nouvelle? La queilioneft fingulière reprit Monime; j'ai tout lieu d'être étonnée de votre fécurité: auriez-vous déja oublié la perte de cette bataille, qui a du répandre Ia confiernauon dans tous les coeurs? Quoi i vous n'êtes  de Milord Céton. 75pas touché de la défolation d'un grand nombre de families, du défefpoïr de la veuve & de 1'orphelin? Ah! ciel, s'écriaDamon, arrêtez,belle dame, on n'y réfifte pas; ce début eft d'un ténébreux qui obfcurcit 1'imagination, & quand vous auriez été payée pour faire 1'oraifon funèbre de tous ces pauvres défunts, vous ne vous en acquitteriez pas mieux; fur mon honneur, on n'a jamais vu perfonne porterfi loin fes inquiétudes. Ah ! nous fommes plus raifonnables; cette affaire eft déja oubliée. Que voulez-vous ? Nous efpérons bientöt avoir notre revanche. A propos, j'ai plufieurs couplets de char.fon qu'il faut que je vous montre; Pair en eft très-joli, les rimes affez heureufes: ils ont été faits a 1'arrivée du courier ; on les chante par-tout. Je fuis défefpéré de n'avoir pu vous les apporter hier ; ce n'eft que la nouveauté qui plait. Damon fe mit a chanter ces couplets avec un enjouement qui auroit déconcerté la gravité d'un redeur, Monime, loin d'applaudir a ces mifères, en fut indignée. Comment, monfieur, lui dit-elle, eft-ce donc avec des chanfons qu'un bon citoyen doit fe confoler des malheurs de 1'éfat ? Eft- ce ainfi que les perfonnes d'un rang diftingué s'occupent du foin de réparer des maux qui doivent accabler tous les peuples} Vous, par exemple,  76 Voyages monfieur, qui vous flattez d'avoir 1'oreiile de votre fouverain, vous qui prétendez en être toujours écouté favorablement, je croirois que, pour mériter fa confiance, il faudroit au moins s'mtérefTer davantage au bien public. Oh ! parbleu, je n'y tiens plus , dit Damon en éclatant de nre ; voila des réflexions qui me paroiffent du premier rare. Permettez-moi de vous dire, belle dame, que vous êtes un peu mifantrope: mais fi donc; k votre Sge , en vérité , cela efl honteux. Je fuis pétrifié de vous entendre ; je ferois tenté de croire que vous n'êtes pas de notre monde. J'ignore les ufages qui fe pratiquent fous le climat qui vous a vu naitre; mais apprenez qu'ici notre raiïfon nous fert infiniment mieux : lorfqu'il arrivé quelque événement qui intéreffe la patrie, d'abord nous avons les yeux ouverts fur ce qu'il produira: fouvent cet événement en fait naitre mille autres, qui captivent également notre attention: on peut les comparer è des nuages qui fe raffemblent: le premier eft emporté par les vents; un fecond lui fuccède qui nous amufe ; un troifième paroït, qui abforbeles deux premiers; mais il fera lui-même anéanti dans un inftant par une intrigue de cour. Ainfi de nouveaux projets nous amufent; nous les faififlbns avidement fans réfléchir, ni nous mettre en peine des fuites qui doivent en réfid-  de Milord Céton. 77 ter; le foin de nos plaifirs eft le feul qui nous flatte Sc qui nous occupe. Vous êtes, en vérité, trop aimable & trop fpirituelle, pour ne vous pas conformer a nos ufages. Bon jour , belle dame, je fuis défefpéré d'êrre obligé de vous quitter : il faut abfolument me renclre au petit lever de la reine; fi j'y apprends quelques nouvelles, j'aurai foin de vous en faire part. Damon fortit fans attendre la réponfe de Monime. Je ne puis concevoir, dit Monime, les rai-. fons d'une conduite fi extravagante. Dites-moi donc, mon cher Zachiel, pourquoi leurs loix Sc leurs ufages font fi différens des nótres ? Ce n'eft point dans Pempire de la lune qu'on doit parler de fcience ni de politique, dit le génie : tout ce que je puis vous dire, c'eft qu'ici aucun des hommes ne veut fuivre les talens qu'il a recus de la nature Sc de 1'éducation: tout le monde fort de fa fphère; on quitte fonétat, pour être employé a des chofes dans lefquelles on n'a mille forte de connoiffances. La folie des lunaires eft de vouloir paffer pour être univerfels ; ils ne veulent point borner leurs fciences; c'eft ce qui leur fait faire tous les jours de nouvelles fottifes: mais leurs paflions font un labyrinthe oü plus ils marchent & moins ils fe retrouvent. Les grands font quelquefois contrahits de s'y livrerpar état. Toujours ngités,'  7^ Voyages ils agitent eux-mêmes leur monde par I'extra* vagance de leurs vifions. Voila ce qui excitö contreeux la haine des gens raifonnables, qui aiment 1'ordre & le repos. Au refte, vous verrez dans tous les mondes un fi grand mélange de fageffe & de folie parmi les hommes, qu'on ne peut affez admirer I'inégalité qui les fait voir fi contraires a eux-mêmes. Tel vous paroïtra le plus fage en une chofe, qui eft extravagant dans une autre. Ce n'eft pas dans le tourbil!Qn de ce monde qu'on doit critiquer leur folie ; il y a trop de gens intéreffés a la foutenir & è la défendre. Licidas vint 1'après-midi faire fa cour a Mo* mime : il nous apprit qu'il s'étoit tenu un confeil extraordinaire ; car 1'ufage de ces peuples eft de commencer par agir; les réflexions viennent après. Ce confeil fut donc affemblé, afin d'y examiner ce qu'on venoit d'exécuter. Les avis furent partagés, comme de coutume,& chacun fe fépara fans pouvoir rien réfoudre pour le préfent, ni rienprévoir pour 1'avenir, foit qu'on ne trouvat aucun moyen pour remédier aux défordres, ou que les difficultés les rebutaffent,;il fut feulement décidé qu'il falloit laiffer aux généraux le-foin de fe tirer d'affaire comme ils pourroient. Je crois que c'ctoit le meilleur parti qu'ils puffent prendre.  ö e Milord C e t o n. -97 Licidas nous engagea d'un air fi prefiant de venir paffer Faprès-dïnée chez lui, avec plufieurs autres perfonnes qu'il avoit auffi invitées, que nous ne pümes nous refufer aux inftances de ce jeune feigneur. Son hotel ne cédoit en rien pour la magnificence a celui de Damon. Licidas commenca par nous faire voir tous fes appartemens; il nous en fit admirer la diftribution & les meubles qui étoient du dernier goüt. II eft vrai que tout ce qui les ornoit étoit d'une élégance admirable : de beaux cabinets remplis de figures de bronze, de vafes précieux, de magots , de petites poupées, de pantins, de découpures de fa faeon, qu'il prétendoit être les portraits pris en profil de toutes les perfonnes de fa connoiffance; des eftampes qui repréfentoient des figures indécentes; des pots-pourris de formes différentes , étoient diftnbués dans tous les coins de fes appartemens, & y répandoient un parfum délicieux : enfin je ne puis nombrer la prodigieufe quantité d'inutilités dont fa maifon étoit rempüe, & qui étoient toutes d'un prix infini; mais'pas un feul hvre, ni rien de ce qui peut annoncer le goüt d'un homme qui faitmettre a profit les momens qu'il devroit employer a s'inftruire. Quelques brochures nouvelles étoient feulement répandues dans fes boudoirs, paree qu'il étoit du  8o Voyages bel air d'en apprendre les titres. Monime en ouvrit une, qui avoit pour titre, le Singe PetitMaüre. Ellene douta pas que ce ne fut 1'hiftoire de quelque chevalier lunaire, qui devoit être curieufe & intéreffante. Elle demanda a Licidas fi ce livre étoif bien écrit. Ecrit fupérieurement, madame ; il eft divin. Un éloge aufli complet, dit Monime , annonce que vous 1'avez lu avec beaucoup d'attention. Moi?point du tout; je vous protefte que je ne m'en donne pas la peine : d'un coup d'ceil on voit ce que peut contenir un ouvrage ; & lorfque le titre plait, cela fuffit. Dailleurs, il eft de monfieur 1'Enthoufiafme, qui, fans contredit, eft un de nos meilleurs auteurs. Damon qui entra nous interrompit. Que diantre faites-vous donc lè, vous autres ? Comment? da ns un boudoir une belle dame un livre a la main? Oh ! parbleu, cela eft trop comique. Sais-tu bien que ton grand falon eft rempli, & que mademoifelle le Nayle eft arrivée ? Madame, c'eft une galanterie de Licidas; il aime a furprendre , & le fait toujours agréablement. C'eft en votre faveur que fe donne la fête; vous allez entendre la plus belle voix qu'il y ait jamais eu. Cette fille fait acfuellement les déiices de la cour & de la ville; elle joint a la flexibilité de fon gofier, la décla- maiion  b e Milord Céton. Si mation la plus noble, la plus tendre & la plus touchante; fes fons, fes geiles & toutes fes attitudes, mettent 1'ame dans une efpèce de délire. Ah! Mahomet, fi les houris deftinées k exécuter la mufique de ton paradis lui reffemblent,quelles délices pour tes bienheureux■ Voila un enthcmifiafme, dit Monime , qui nous annonce une perfonne de beau coup d'efprit , puifqu'elle a le talent de réveiller les paflions avec tant de force. Vous êtes dans Terreur, belle dame, dit Licidas : cette aftrice n'eft qu'uneimbécille;a peine végete-t-elle : ce n'eft qu'une efpèce d'automate, dont les organes les plus parfaits font ceux du gofier : du refte , les fibres de fon cerveau font trop groffiers pour qu'on en puiffe tirer aucune étincelle de bon fens. En caufant ainfi, nous nous trouvames a la porte du falon, qui étoit rempli d'une nombreufe compagnie. Monime y fut recue avec ces graces que donne le bon ton ; on la trouva coëffée a ravir; on examina fon habit, fes parures qui furent trouvées du dernier goüt. Elle ne recut point ces louanges en ingrate: elle favoit 1'ufage, & les rendit au centuple. Nous n'eümes pas de peine a diftinguer dans le nombre des muliciens , cette admirable adrice, par l'empreffement que montroien£ Tome I, p  8i Voyages tous les feigneurs a la prévenir dans fes ca-3 prices: ils efluyèrent tour k tour cinquante impertinences de fa part, avant qu'elle voulüt les honorer d'un coup de gofier. Les complaifances qu'il plut a cette fille d'exiger d'eux , furent pouflees jufqu'a leur faire faire mille baffefTes. Je laiffe è juger lequel étoit le plus fou ou le plus imbécille, de 1'aétrice ou des ;perfonnes auxquelles elle commandoit avec une fi grande autorité. Le hafard me fit placer a cóté d'une vieille qui étoit extrêmement parée. Elle m'agaca d'abord par des propos galans , qu'elle accompagnoit de petites grimaces minaudières, propres k mettrele comble alalaideur de ces vieux fiècles que la nature n'a jamais favorifés, & a faire remarquer k tous ceux qui les regardent, la folie de leurs prétentions. Lorfqu'elles veulent fe donner un air galant &c enfantin qui ne fut jamais fait pour elles, ne peut-on pas dire qu'elles font les feules dans ce moment qui s'aveuglent fur leur mérite ? Attentif a la mufique , je recus affez mal les agaceries de Cornalife ( c'eft le nom de cette vieille poupée) , qui parut d'abord s'en ofFenfer ; ce qui fitqu'aux manières agacantes qu'elle avoit prifes , & qui lui feyoient on ne peut pas moins, fuccéda un certain air piqué qui ne lui  B é Milord C é t ö n; g£ alloit pas mieux. Monime, qi,i ne pouvoit fè laffer de 1'examiner, me fit remarquer fon ridicule & fa fotte vanité par un fourjre 6t un coup d'ceil fin. Je crois, me dit-elle , en s'approchant de-mon oreille, que cette femme qui me paroit-fi fiére & fi manieree, poürröit trésbien avoir été la nóurrke de la première femmé qui foit nee dans ce monde. Je regardai alors Cornalife avec des yeux que la folie de Monimë venoit d'animer: mais foit qu'elle interprét^t ce regard en fa faveur, je la vis fourire d'uné facon fi hideufe en montrant un ratelier poftiche , que j'eus bien de la peine a garder Je fé* rieux. Elle tira une boè'te a bonbons : milord j me dit-elle, en affectant de graffeyer, goütez" de mes paftilles ; elles font embrées & des meilleures, Je la remerciai affez froidement.' Je crois , pourfuivit Cornalife, en ouvrant fon miroir de poche , que je fuis faite a faire horreur: il fait aujourd'hui un vent perfide qui m'a toute décoèffée en defcendant de mon carroffe, Elle rajufta les boucles de fa perruque , releva fon aigrette, fe pinca les lèvres afin de les rendre plus vermeilles > remit du rouge fur deux gros os piacés au-defious de deux petits trous, oü 1'on pouvoit appercevoir , en y regardant de prés, des yeux qui fembloient êtrg perdus dans eette concavité: ces deux trous;  &4 Voyages étoient relevés par des croiffans très-fins, maïs du plus beau noir qu'on avoit pu trouv.r : on les auroit pris pour un fil de loie qu'on auroit artiftement collé fur fon front platré. Du milieu de ces deux arcades defcendoit un nez en forme de perroquet, dont le bout venoit négligemment fe repofer fur un menton des plus pointu , qui, charmé de cet avantage , s'avancoit pour lui en marquer fa reconnoifTance par les petites careffes qu'il lui faifoit chaque fois que Cornalife fermoit la bouche ; ce qui lui arrivoit fouvent par la raifon que , pour avoir le plaifir de Pouvrir , il faut nécefTairement qu'elle foit fermée. Mais laifïons ces deux amis fe baifer autant de fois qu'ils en trouvent 1'occafion,pour achever de peindre notre Sibylle, du moins le bufle : je n'irai pas plus loin : je dirai donc qu'au-defTous de ce divin menton , on remarquoit un fqueletteridé, couvert d'une peau jaune & huileufe , dont le fond tiroit un peu fur le verd , malgré tout le blanc qu'on s'étoit efforcé d'y mettre. A tous ces agrémens fe joignoit encore une boffe : il efl vrai que ce «'étoit pas de ces groffes vilaines boffes qui viennent impunément fe placer au milieu du dos ; mais une boffe complaifante, qui avoit bien voulu fe ranger de mon cöté pour la fa(Cilité des ouvrières. Je me fuis un peu étendu:  » e Milord C e t o n. 2f comment ne pas être prolixe lorfqu'on fait 1©/ portrait d'une nouvelle conquête ? Le concert finï, on fe mit k table , oh j'eus encore Pavantage de me trouver placé a cöté de mon infante , qui s'empreflbit k me faire fervir ce qu'il y avoit de plus délicat. Monime, qui étoit vis-a-vis, entre Damon & Licidas, examinoit toutes ces minauderies , qui 1'amufoient au: point qu'elle ne fongeoit pas a manger. Damon qui s'appercut de mon air diftrait, St des agaceries de Cornalife, dit d'un ton plus gravé. qu'il put prendre, que c'étoit manquer a la politeffe qu'on doit au beau fexe, d'affedter ainfi le cruel vis-a-vis d'une belle dame, qui paroiffoit n'avoir pas trop le tems d'attendre , & que j'avois l'air de faire le fecond tome deTantale*. A cette faiilie , Monime ne put s'empêcher d'éclater de rire; ce qui donna le ton a toute Ia compagnie. Cornalife & moi fümes d'abord les feuls qui ne fïmes point chorus: je la regardai dans le deffein de lui faire mes excufes fur mon manque d'attention ; mais je la trouvai fi rifible & fi déeoncertée, que perdant toute ma gravité, je ne pus m'empêcher de rire a mon tour, avec d'autant plus de force que j'y étois excité par 1'exemple. La fureur de Cornalife éclata alors contre moi & contre toute 1'afTemblée : elle oublia fa- dignité, ne refpefta ni elle, ni F iii.  Voyages perfonne : elle eür voulu avoir cent langaes j afin de pouvoir les employer k multiplier les injures qu'elle nous débita. Comme elle étoit femme d'un homme qui tenoit un rang confidé^rable dans 1'état; que d'ailleurs elle appartenoit k tout ce qu'il y a de grand , perfonne ne voib Jut entreprendre de lui répondre, dans la crainte de 1'aigrir davantage ; de forte qu'après avoir parlé long-tem? avec beaucoup de véhémence & de volubilité , elle fut contrainte de fe taire d'épuifement & de fécherefle de gofier. Les vitilles coquettes n'ont point de fiei quand on fait les flatter a propos dans leurs folies : il étoit effentiel d'appaifer celle-ci; je vis que j'étois le feul qui put 1'entreprendre. Ses poumons fatigués lui occafionnèrent une toux sèche qui dura un quart d'heure : pour 1'adoucir , je lui préfentai un verre d'ambroifie, qu'elle fit d'abord quelques difficultés de preiir dre, Vous avez trop d'efprit, lui dis-je, madame , pour vous ofienfer férieufement d'une mauvaife plaifanterie qui efl échappée fans ré-* flexion. La feinte colère que vous venez d'afr fefter nous a tous intimidés, & je vous proteflc que la joie ne reparoitra que lorfque vous vou-* drez vhien nous montrer un vifage plus ferein, Ignorez-vous que la jeuneffe a qüelquefois des i^XXs, qu'on doit lui pardonner ? Perionne. n«  de Milord Céton. 87 le fait mieux que moi, dit Cornalife ; car il m'en arrivé fouvent: je fuis fi vive , que la plupart du tems je ne fais ce que je fais. En difant cela , pour donner un échantillon de fa vivacité, elle fit un mouvement fur fa chaife qi.i penfa Ia culbuter, & fit échapper au maitred'hötel un plat qu'il alloit pofer fur la table , qui fut entiérement renverfé fur fa robe. Bon , dit Cornalife , voilé encore de mes étourderies. Ace propos, j'eus toutesles peines du monde a m'empêcher de rire. Je me levai avec empreffement pour efluyer fa jupe. Fi donc, dit 1'enfantine CornaliCe , ne prenez pas cette peine ; c'eft une misère qui fera le profit de mes femmes : je puis vous aflurer qu'elles ne fero it point fachées de 1'aventure , quoiqu'elles en aient fouvent de pareilles. Vous ne me connoiflez pas ; je fuis fi folie , que je déchire, j'arrache &c m'accroche par - tout. Monfieur le* vidame eft quelquefois outré contre ma vivacité. II eft vrai que je ne fais ce que je fais; tantöt je perds ma boete, tantót mon miroir de pofthe ; une autrefois, un de mes diamans j enfin tous mes bijoux s'égarent, & mes gens. ne font occupés qu'a chercher: cela leur donne de 1'humeur ; ils prennent fouvent la liberté de me quereUer; j'en ris; cela me réjouit bïau« V iv.  88 Voyages coup. Je leur fais aiüfi quelquefois des niches; car il faut s'amuïer avec ces animaux-la. Je fuis für, madame , dir Damon , que monfieur le vidame eft enehanté de toutes vos efpiegleries : on peut^ dire que vos petites folies, puifqu'il vous plait de nommer ainfi le brillant de vos faillies, font des plus agréables, & vous faites certainement 1'amufement & le charme de toutes les compagnies que vous voulez bien honorer de votre préfence. Je craignis que Cornalife ne fe fêchSt encore de cette ironie que je trouvois un peu forte ; toais loin qu'elle s'en offencat , fon amourpropre la lui fit prendre pour un compliment délicat & recherché. Damon continua de flatter la folie de cette extravagante , en la louant fur fa beauté, fa taille, fa jeunefie , & les agrémens qui étoient répandus dans toute fa perfonne ; nous fit le détail dë fes talens, vanta fur-tout celui qu'elle avoit pour la déclamation, ajouta qu'ils devoient incefiamment jouer une comédie, & qu'il falloit qu'elle y choisit un röle. C'étoit encore une des folies de Cornalife : fouvent on en jouoit chez elle, ou elle avoit toujours la fureur d'y faire les premiers röles. Une partie de la nuk fe pafla a décider de la pièce qu'on joueroit. C'eft la manie de ces peuples; tout eft théatre chez eux, quoiqu'il en  de Milord C ê t 0 n. 89 coüte, le bourgeois , qui toujours veut être le finge des grands, en répréfente aufti. II n'y a point de bonne maifon 011 1'on ne s'aflemble pour y jouer toutes les nouvelles pièces qui paroiffent. Sans doute qu'ils croient perfectionner leurs talens & leurs graces par cet exercice. CH APITRE V. Portrait d'un fap,x Brave. Plusieurs jours fe pafsèrent, pendant lefquels nous fümes invités chez différentes perfonnes , chez lefquelles nous n'appercümes que les mêmes ridicules & la même fatuité. Zachiel nous demanda ce que nous penfions desfociétés qu'on rencontre chez les Lunaires. Je me fuis appercu i dit Monime, qu'ils fe rendent fouvent des vifites fort incommodes, dans lefquelles je crois qu'il y a prefque toujours plus de politeffe que d'amitié : la plupart ne s'entretiennent qu'avec indifférence ou froideur. Je ne fais pourquoi ils font paroïtre tant d'envie de s'unir pour montrer fi peu de cordialité & de fmcérité. C'eft, dit Zachiel ? que l'inconftance de ces  $cf Voyages peuples leur fait ordinairement renouveller leur fociété tous les trois mois: leurs arms de 1 'été ne font plus ceux de 1'automne; ils ont perdu jufqu'a I'idée de leurs anciennes connoiffances. Ils fe rencontrent fans fe reconnoïtre : ils ont beaucoup d'ardeur a fe voir. Dans les premiers jours, ils fe promenent , vont aux fpeöables, aux affemblées, aux bals , a la campagne ;l!habitude de fe voir devient ennuyeufè. Comme il n'y a dans leurs cceurs ni eftime ni amitié, ils fe quittent fans regret : la familiarité détruit bientötce germe d'affedion que la nouveauté y avoit fait naitre. II n'y a pas affez de reffource dans leur efprit pour y foutenir de longs commerces: leurs humeurs inconffantes les dégoütent bientöt des mêmes objets. Le charme de la converfation demande de 1'efprit & dn bon fens : car pour raconter agréablement & écouter ce qui fe dit avec complaifance, il faut de la douceur dans le caractère ; on doit fuir les obfcénités , les railleries piquantes , &Z fournir aux autres 1'occafion de briller a leur tour. Ces qualités ne font point du reffort de ces peuples, paree qu'il faut du jugement &Z qu'ils n'ont que de la folie , a laquelle, pour augmenter leurs ridicules, ils joignent encore la pernicieufe démangeaifon de.vouloir paffer pour bel efprit: termes precieus , excès de liberté >  de Milord Céton. 91! ton impérieux, mots recherchés, fades entretiens, &c beaucoup d'emphafe pour dire des riens. Vous avez du vous appercevoir que toutes leurs converfations ne roulent que fur des modes ; l'efprit de critique règne fur tout t & les décifions de leurs plus braves perfonnages font prefque toujours tournées en. ridicule. Nous fümes interrompus par 1'arrivée de Damon, qui entra, fuivi du baron de Fanfaronnet, que nous avions déja vu dans plufieurs maifons. On vous trouve enfin , madame , dit Fanfaronnet; j'aurois prefque renonce a cet avantage , fans la pafïïon que vous m'avez infpirée. Le foleil, a qui vous reflemblez, & auquel on dit que 1'ordre de 1'univers ne permet point de repos, s'efl néanmoins fixé dans vos yeux pour éclajrer la viöoire que vous avez remportée fur mon cceur. Je vous aime, madame, Vous riez! Oh! parbleu , vous me démontez ; je vous protefie que j'ai pris , mais au vrai, un goüt fi vif pour vos charmes, mais fi conftant & fi férieux, qu'il y a , je crois, prés de huk jours que je penfe k vous uniquement, Soyez donc acceffible aux témoignages de vé^ nération & aux proteftations d'amour de la part d'un homme qui n'eft pas tout-a-fait indigne de ïnériter un accueil favorable, Vous ne devei  9* Voyages pas iguorer que les déeffes reeoivent tou jours avec plaifir la furnée de 1'encens que nous leur offrons chaque jour : il manqueroit quelque chofe a leur gloire, fi elles n'étoient adorées. Comme vous êtes fortau-deffus d'elles, puifque vous réunifiez en vous feule toutes les perfections qui font partagées entr'elles , il eft certairt que vos attributs doivent être adorables. Ma foi, madame , dit Damon, je vóus défie de réfifter a une déclaration auffi radieufe. Comïnent donc ! voici, fi je m'y connois , du fublime & du merveilleux. Faire arrêter Ie cours du foleil dans les yeux de madame! Mais voila r fur mon honneur, du plus brillant. Et voila de tes écarts, dit Fanfaronnet : tu m'interromps précifément au milieu de ma période. Et que voulois-tu y ajouter , reprit Damcn ? CroisKioi, c'eft peut-être un fervice que je te rends : tui allois t'enivrer de fumées , d'encens , & ïmmanquablement en approcbant trop prés du foleil, tu aurois bien pu y briïler tes ailes. Monfieur Damon, dit Fanfaronnet , vous faites le imattvais plaifant ; on pourroit rabattre votre ©rgueil. Dcmain vous aurez de mes nouvelles. C'eft - a - dire, reprit Damon, que monfieur, ïi'écrit plus que des cartels. Votre fatuité fe croit invutnérable ; fans doute que votre épée eft faite d'une branche du cifeau d'Atropos i  de Milord Céton. 95 dont le vent feul peut étouffer fon ennemi. Ne diroit-on pas qu'il va foudroyer les omoplates de la nature? Je crains que la terre ne demeure immobile en admirant fesproueffes; tout doit frémir a 1'afpecl de fon courroux. Je faurois du moins, dit Fanfaronnet, vous faire fentir tout le poids de ma vengeance. Je crois , meffieurs, leur dis-je, que vous oubliez la préfence de madame & le refpect que vous lui devez. Je ne lui en ai point encoremanqué, dit Damon, &c penfe qu'elle ne doit pas trouver mauvais fi je repouffe les bravades qu'un faquin ofe me faire jufques dans mon hotel. De grace , meffieurs, dit Monime en fe levant pour arrêter Damon ; finiffez , je vous fupplie , un difcours qui m'inquiéte, & dont les fuites pourroient m'offenfer. Faut - il d'une misère en faire une affaire férieufe ? En vérité, je ferois défefpérée d'être innocemment la caufe d'un duel. Vous êtes trop bonne, madame , dit le baron en fortant, de vous intéreffer aux jours d'un homme qui ne devroit, en effet, les employer qu'a votre fervice. Damon Voulut fuivre Fanfaronnet; mais je me joignis a Monime pour Pempêcher de fortir. Je vous liens fous ma garde, dit Monime, 8c ne fouffrirai point que vous alliez facrifier votre vie k un faux point d'honneur. Le baron eft  §4 Vó yage ü votre ami; pourquoi voulez-vous verfer förï fang pour un mot indifcrettement laché, que vous devez oublier? Vous prenez, k ce que je vois, dit Damon , cette affaire au grave : je vous fupplie de ne vous en point inquiéter ; foyez fur que de tout ce tapage il n'y aura que 1'écarlate qui en rougira. Je connois Fanfaronnet, & je puis vous protefter qu'il a trop d'amour pour la vie pour s'expofer aux hafards qu'on lui feproche d'être défunt. Je fuis fort affuré qu'il va attendre des lettres du dieu mars, qui lui indiquent 1'heure a laquelle il doit commencer notre combat. Le baron n'eft pas de ces gens qui cherchent a mourir promptement pour en être plutöt quitte : il n'eft point du tout preffé d'aller vifiter le fombre manoir, Plus généreux que vous ne penfez , il fait méprifer toutes les difgraces qui lui arrivent, afin de vivre plus long-tems : il trouve le jour fi beau, qu'il ne veut point aller dormir fous terre è caufe qu'il n'y fait pas clair. Vous me raffurez, reprit Monime, qui vit par ce difcours que la querelle n'auroit aucune fuite facheufe. Je m'appergois que le feigneur Fanfaronnet eft un homme magnifique & plein de prévoyance : i! craint, fans doute, en tombant fur le pré, de s'embarquer indifcrettement pour 1'autre monde. Que fait - on ? les feigneurs font fort fujets  ö e Milord Céton: 3 'avoir beaucoup de créanciers :peut-être que les fiens faifiroient cette occafion pour 1'accufer de banqueroute. Or, comme il eft plein d'honneur, il veut éviter ce reproche. Convenez, ajouta Monime , que vous avez eu tort de Fattaquer, puifque vous voyez qu'il fe borne a la qualité de bel efprit, fans ambitionner celle d'heureufe mémoire. Que favèz-vous?peut être a-t-il compofélui-même fon épitaphe, dont la pointe ne peut être bonne qu'autant qu'il vivra longtems. En vérité, madame, reprit Damon, je vous trouve aujourd'hui 1'efprit d'un pétillant & d'un fublime qui m'anéantit. Trouvez-vous, monfieur, dit Monime en fouriant, que je commence a prendre le bonton? Sur mon honneur, madame, vous n'êtes pas reconnoiffable : je ne puis vous exprimer quel prodigieux effet ce changement produit fur mon ame ; je vous trouve d'une beauté miraculeufe. Damon fut interrompu par 1'arrivée du comte Frivole , qui entra d'un air bruyant fans fe faire annoncer. La jolie figure! C'étoit une mine pouponne, des cheveux accommodés en ailes d'hirondelle, dont un ne paffoit pas 1'autre: le derrière de fes cheveux étoit renfermé dans une bourfe ornée de touffes de rubans; un habit couleur de cuifTe de nymphe, garni dans le dernier goüt, des manchettes £ doublés rangs, des bas brodés, des talons  §6 Voyages rouges : que faisje encore ? enfin c'étoit Pélixlr de tous les petits maïtres. Frivole nous entretint de fes chevaux , de fes domefliques, de fa meute , de fes bonnes fortunes; tira différentes boetes qu'il tournoit dans fes mains avec tant d'art, que les doigts élevésmontroienten même tems deux gros brillants, dont 1'éclat fe trouvoit augmentépar leurs continuels mouvemens. II fe léve enfuite, fait quelques pirouettes, fe regarde dans toutes les glacés en minaudant, vient fe remettre fur fon fiége , parle de fa nobleffe, de fes ancêtres ; retourne a fa jolie figure, qu'il ne peut fe laffer d'admirer, fait trois révérences , part fans rien dire , & vo!e fe plonger dans fa défobligeante pour aller fe faire voir au cours. Le comte de Frivole étoit de ces petits maitres, dont toutes les voitures font élégantes, les chevaux toujours rendus, le coureur excédé de fatigue ; qui fe préfentoit chaque jour dans trente maifons; s'engageoit a fouper dans plufieurs, & venoit a onze heures en demander ou il n'étoit point attendu , pour y débiter les nouvelles qu'il avoit apprifes , fe faire admirer par cinq ou fix phrafes étudiées, quoiqu'il n'en comprit pas lui-même le fens; a ces rares qualités fe joignoii encore un applaudiffement perpétuel fur fon compte , & la ncble ambition de vouloir  D Ë M ï L Ó R D C K T O N. ï)t Voukjir parokre 1'amant de toutes les femmes, lorfqu'il n 'étoit que la reftburce de celles qui font décriées, le jöuet des coquettes, 1'efclave & 1'imitateur de leurs airs , & le fléau de la bonne compagnie, qui ne le recoit que comme une marionnette, dont on peut s'amufer un inftant. Reftéfeul avec Zachiel, je ne puis, lui dis-je * m'accoutumer aux caraöères des lunaires: je trouve une bifarrerie & un contrafte perpétuel dans toutes leurs aöions : je voudrois favoir quelles font les raifons d'une conduite fi éloignée^de la notre. C'eft , dit le génie , qu'ils font trop vifs & trop étourdis póur fe foumetire aux confeils de la raifon. Loin de profiter des fottifes des autres pour éviter d'en faire, on les voit femblabks a des oifeaux, fe laifler prendre dans les mêmes pièges oii fon en a pris cent mille autres. Voila ce qui fait que les fottifes des pères fontperdues pour les enfans. Ces peuples ont toujours eu chez eux le même penchanr a la folie, fur lequel la raifon n'a jamais pu étabür fon empire. Puifque nous fommes feuls , dit Monime, expliquez-moi, je vous prie, mon cher Zachiel, pourquoi un fiècle diffère tant d'un autre ? Ne peut-on pas croire que la nature dépérit è force de fe mouvoir , & qu'il lui faut quelque tems Tome I. Q  9$ VOYAGËS de repos pour reproduire de grands hommes? Cette philofophie eft un peu lunatique, dit le génie : c'eft une efreur de croire que la nature puifte dépérir : elle fe modifie diverfement; mais ne change rien dans Pordre immuable , qui marqué a tous les êtres leurs places & leurs fonöions : la figure des corps ne change point; les dons de la nature font toujours les mêmes : on peut feulementregarder les hommes comme des arbres fauvages, qui ne produifent que des fruits amers , s'ils ne font greffés p3r un bon jardinier. 11 en eft de même de la fcience & des talens, qui ne s'acquièrent que par la bonne éducation : c'eft elle qui perfeöionne les hommes , & les rend propres a contribuer au bonheur mutuel de la fociété : mais dans 1'empire de la lune il eft prefque impoffible de trouver des perfonnes raifonnables. Si la mode d'être favant, d'être fincère & défintéreffé , pouvoit prendre chez eux , ils en feroient beaucoup plus heureux. Je fuis fur que fur le nombre prodigieux d'hommes qui fe laiflent gouverner par le caprice & la folie , la nature n'en a peut-êtrepas produit dans tout ce monde cieux douzaines de raifonnables, qu'elle a répandues dans toutes les parties de cette planette. Vous jugez bien ? charmante Monime , qu'il ne s'en trouve jamais dans aucun endroit une affez grande quantité  de Milord Céton. 99 pour y faire naïtre une mode de fciences, de vertus & de raifon. CHAPITRE VI. Defcription du Chateau Subllme. L e lendemain , pour fatisfaire notre curiofité „& diverfifier en même terhs nos plaifirs, Damon nous mena chez un feigneur de fa connohTance, dont la folie étoit les tableaux. Cet hommê étoit un curieux qui croyoit parfaitement s'y connoitre , & qui avoit difïïpé la meilleuré partie de fes biens pbur raffembler les plus beaux ouvrages de tous les peintres de 1'antiquité : cependant, quoique fa maifon en fut remplie , nous n'y remarquames qu'un feul original, qui étoit, fans contredit, fa perfonne. Damon nous propofa enfuite d'exercer notre charité en faveur d'un philofophe , dont les recherches avoient confumé tous les biens. II nous fit monter au haut d'une maifon, ounous trouvames dans une efpèce de grenier un homme fi fee & fi noir, que Monime le compara k un gros charbon. Cet homme , autrefois trèsriche, avoit trouvé le moyen de faire paffer tous fes effets par le creufet, Les chymifles, dont il étoit encore entouré , auffi gueux qu'il  I ioo Voyages 1'étoit devenu lui-niême par leurs opérations, s'étoient néanmoins confervé affez d'empire fur fon efprit, malgré leurs fourberies & leur ignorance , qu'ils lVntretenoient toujours dans la fauffe idéé qu'ils lui avoient infpirée, qu'il trouveroit enfin le fecret du grand oeuvre qui le dédommageroit arnplement de la perte de tous fes biens lorfqu'il auroit la facilité de changer le cuivre en or. Nous ne vimes chez ce pauvre imbécile d'autres meubles que fourneaux, creufets 6z charbon. Dans cette même maifon logeoit un poëte en grande réputation chez les Lunaires: concluez de-la; les pointes &c les penfées étoient bannies de la compofition de tous fes ouvrages. II eft vrai que pour faire entendre fes idéés, il employoit des phrafes fi fingulières qu'on étoit forcé d'avouer, qu'il falloit avoir un efprit & des talens bien fupérieurs pour pouvoir raffembler les vingt-quatre lettres de 1'alphabeth en mille & mille facons différentes, fans rien dire. Monime ne put s'empêcher de comparer ce poëte a une grenouille fachée, qui fe mêle de profaner 1'art divin d'Apollon , en croaflant fans ceffe aux pieds du Mont-Parnaffe. Damon qui étoit de ces petits-maitres qui fe croient très-favans, paree qu'ils ont effleuré toutes les fciences, dont ils n'ont retenu que Ie  de Milord Céton. ioi nom de chacune, nous mena le lendemain cher un géomètre, qui nous parut être un fou du premier ordre. Cet homme nous paria de fa icience avec tant d'enthoufiafme, que nous ne comprimés pas un mot a ce qu'il nous dit: il nous affura qu'il avoit trouve la quadrature du cercle, voulut nous démontrer qu'un & deux ne font qu'un , que la plus petite partie eftauffi grande que le tout ; enfin cet homme , dont N 1'efprit abftrait négligeoit les connoiffances terreftres-pour contempler la marche des corps célefies qui environnent le globe de filmvers", ajouta que , par fes calculs, il avoit découvert que tous fes prédéceffeurs s'étoienttrompés dans leurs opérations fur la diftance qu'il y a d'une planette a 1'autre de plus d'une demi-lieue ; qu'il avoit paffe plufieurs années h en calculer les différens dégrés par le moyen de 1'infini, & que par ces mêmes calculs, il avoit très-exactement compté le nombre des atörnes d'Epicure. II nous débita encore mille autres découvertes a-peiïprès auffi intéreffantes. Pour mettre de 1'ordre dans nos obfervations, Damon, qui s'étoit érigé en mentor* nous conduifit chez un aftronome , qui nous affura avoir fait la plus belle découverte du monde pour la füreté de la navigation, & qué perfonne avant lui n'avoit encore pu trouver G lij  101 Voyages Ce font, neus dit-il, les longitudes. II nous Mint effuyer un très-long difcours fur 1'étendue des connoiffances qu'il s'étoit acquifes fur tous les autres. Cet homme nous fit monter au haut de fa maifon : la, dans un cabinet ,oii ca favant faifoit ordinairement fes obfervations, il nous fit voir,par le fecours d'une lunette, une prodigieufe quanfté d'étoiles, dont il favoit tous les noms; il fembloit qu'il tint un regiflre'exa ïi y voyoit ciairement qu'il ne pouvoit éviter de porter I e panache d'un cerf. Car , ajouta Ie lavant , en la cinquième maifon dans laquelie vous tïes né, fe rencontrent tous afpeefs ma^  de Milord Céton. 103 lins & en batterie, tous fignes portant arrnes cornues , comme le bélier, Ie capricorne & le fcorpion. Vénus & Mercure dominent fur Ie refte; ce qui fait que vous ferez fort heureux. Nous fümes enfuite chez un méchaucien x qui nous fit voir une prodigieufe quantité de bagatelles qui amusèrent infiniment Damon : cet homme nous affura avoir trouve le mouvement perpétuel: c'étoit une efpèce de pendule affez curieufe, dont on voyoit tout le méchanique ; mals i malheureufement pour 1'honneur de cette belle découverte,la machines'arrêta au moment que nous étions fort attentifs a en examiner les refforts. L'auteur de ce morceau curieux nous parut extrêmement déconcerté ; il nous affura néanmoins qu'il en voyoit le dé faut, & qu'il ne s'étoit trompé que de très-peu de chofes , auxcuelles il lui feroit très-facile de remédier. Le lendemain , Damon qui fe faifoit prefque un devoir de nous amufer, nous propofa d'alier vifiter le Chateau Sublime , nom qui lui étoit donné pour défigner le logement de tous les gens a fyffêmes, & de tous les faifeurs de projets qu'on entretenoit aux dépens de 1'état. Monime , curieufe d'entendre raifonner ces génies, fabümes, accepta la partie. Arrivé a ce chateau , j'en examinai la ftruc-- G iy.  i°4 Voyages ture , qui me parut afiez baroque pour me dif. penfer d'en faire ici la defcription. Après que nous eümes traverfé une grande cour, nous rencontrames un homme pale , décharné , les mains noires, le vifage barbouillé, un habit très-fec, avec du linge fort fale & des yeux égarés. Cet homme nous accofla d'un air grave, & nous dit, après un difcours vague, qu'il -trav'ailloit depuis plus de dix ans k inventer de nouveaux öutils propres h fervir dans toutes les Manufaöures. II ajouta, que par le moyen de ces outils, il prétendoit qu'un feul ouvrier pourroit faire 1'ouvrage de plus d'un cent. ün autre vint nous aborder; il nous tira k 1'écart, - pour nous dire confidemment qu'il avoit trouvé une nouvelle méthode très-utile k la culture des terres: cette méthode confifte k faire marcher une charme fans le fe cours de bceufs ni dc chevaux , en y attachant feulement un mat & des voiles qui devoient aller au gré des vents, en conduifant Ia charrue , de même qu'un vaiffeau; ce qui devoit être d'une grande utilité pour les citoyens , attendu 1'économie qui en réfulteroit; en fupprimant un grand nombre d'animaux qu'on étoit forcé d'employer a cet ufage, & dont 1'entretien étoit très-coüteux, Nous entrames enfuite dans un cabinet, oü nous vïmes un grave médecin , dont !a prin-  - de Milord Ceton. 105 clpale étude étoft la fcience du gouvernement. Cet homme, renfermé dans fon nouveau fyftême, fe croyoitle feul citoyen en état de découvrir les caufes de toutes les maladies d'un röyaume, & le feul qui put trouver les remèdes propres a le guérir : il prétendoit que le corps naturel & le corps poütique ont entre eux une parfaite analogie; qu'on peut traiter Ptfh & 1'autre avec les mêmes remèdes. Voici la méthode qu'il fe propofoit d'employer. II faut remarquer ,nous dit-il, meffieurs, que ceux qui font a la tête du gouvernement ont toujours les humeurs beaucoup plus acres que les autres ; ce qui leur caufe fouvent des .obftruöions au cceur, leur afFoiblitlatête, rencl leur efprit dcbile, leur occafionne de fréquentes convulfions, fuivies d'une faim canine,qui doit néceflairement leur caufer des indigeftions, jointes 3 une contention de nerfs dans tous leurs membres, qui les met continuellement en mouvement. Or, pour remédier a tous ces maux, je prétends leur'donner des remèdes aftringens, palliatifs, laxatifs, & les réitérer a chacune de leur affemblée. Ce n'eft que par ce möyen qu'o n peut amener 1'unanimité des voix, conciiier les différens avis, rendre la parole au?; muets, fermer la bouche aux déèlarhatëufs, calrrier 1'impétuoflté des jeunes vifirs-, rcghauffer &  soS Voyage ranimer le fang des vieux , afin de les metrre ■en état de faire valoir 1'autorité des'loix, qui leur elt confiée. 11 faudróit encore, ajouta ce docteur, que dans chacune des alfemblées, après qu'on,aura propofé fon opinion , & qu'on 1'aura appuyée des moyens les plus forts, que le fouverain prit la réfolution , pour le bien de fétat, de conclure a la propofition contradictoire. Damon fit compliment a ce doöèur fur Ia vafte étendue de fon nouveau fyftême, qu'il trouva délicieux, & ajouta qu'il en parleroit le foir même a leur fouveraine. Après avoir quitté le médecin , nous traverfames une grande gallerie poyr vifiter deux académiciens ocenpés, depuis long-tems, k décöuvrir les moyens de lever de nouveauxim,pöts fans faire murmurer les peuples. Le projet du premier me parut affez fingulier, en ce qu'il tendoit a établir une taxe , fur les vlees & fur les folies des hommes. II eft certain que cette méthode, dirigée avec prudence , pourroit peut-être contnbuer a rendre les hommes moins vicieux : mais , comment pouvoir fe flatter d'établir des impóts, fur les défauts & fur les vices, lorfque les homnies fe croyent tous parfaits dans ce monde, ainfi que dans les autres?  de Milord Céton." 107 Le projet de fon collegue, entièrement oppofé au premier, ma parut beaucoup plus facile dans 1'exécution. j'en trouvai I'idée fi bonne, que je lui en demandai une copie, qu'il fe fit un plaifir de me donner, paree qu'il flattoit fa vanité : je vais la traduire ici fans y rien changer. Ce projet tendoit a lever un nouveau droit fur tous les fujets, qui doit être proportionné a leurs revenus, ou aux charges & dignités dont ils font décorés; mais cette taxe ne doit êire établie que fur les vertus , les talens & les belles qualités de 1'efprit & du corps: chacun des citoyens fera lui-même fon juge , &C 1'impöf ne fera appliqué que fur les avantages qu'il conviendra lui-même avoir recus de la nature ; fa propre dépofition y mettra le prix. Les droits les plus forts feront impofés fur les mignons de Vénus , proportionnés aux faveurs qu'ils auront recues de la part de cette dceiTe : on s'en doit rapporter fur cet article , comme fur les autres, a la bonne-foi des petitsmaitres: 1'efprit, la valeur, la foupleffe, 1'intrigue, les graces extérieures , la taille & la figure, feront prifésa la même valeur pour l'honneur, la probiré , la fagefié , la modeftie , la bonnefpi dans les traités; en un met, toutes les  io8 Voyage vertus moralev ne payeront rien : les habitans de ce monde n'en font pas afiez d'état pour fe piquer d'y exceller. Les femmes & les filles ne doivent pas être exemptes de ces impöts: un père de familie fera obligé au payement de. la taxe impofée fur fes enfans, fuivant la déclaration qu'ils auront faite de leurs perfsctions. Plufieurs bureaux feront établis pour 1'exécuiion de ce projet, dans lefquels les commis prépofés pour le controle & la recette des différentes taxes, doivent avoir les graces ou les talens annexés aux droits qu'exigent leurs potles. On croit néceffaire , pour empêcher la partialité, ou la fraude, de faire attacher fur fa porte de chaque bureau un grand tarif, oü tous les habitans pourront lire le prix que leur condition ou leur fortune impofe aux talens, aux graces & au mérite, dont ils veulent fe décorer. Par ce moyen perfonne ne peut être en droit de fe plaindre de fon fort, puifque lui-même en fera 1'arbitre. En quittant nos académiciens, nous paffames dans une grand'falle , oü étoient rangés plufieurs bachas occupés a compofer de la mufique. Cette falie étoit remplie de différens inftrumens : a cöté étoit un cabinet, dont tout le tour étoit garni de gros in-folio. On y  öe Milord C e t o u. tof voyoit plufieurs financiers.rangés antour d'une ta.:>le',. tenant chacun un de ces gros livres qui renferment leurs code, leurs loix & leurs coutumes, qu'ils s'anuifoient a commenter afin de les embrouiller de fa9on qu'ils puifient embarraffer les juges, & les fbrcer enfuite a fuivre leurs décifions. Plufieurs autres vifionnaires s'offrirent encore a notre curiofité; mais leurs nouveaux fyflêmes me parurent fi abfurdes, que je me difpenfe de les rapporter. Monime, qui ne pouvoit revenir de la folie & des extravagantes idéés des favans perfonnages que nous venions de vifiter, ne put s'empêcher d'en parler au génie. C'eft ainfi, lui dit-il, que la plupart des hommes donnent dans le faux, en cherchant a s'élever au-defius de leur fphère. Perfonne ne fuit dans ce monde le talent qui lui eft propre. Si les hommes remplifioient leurs devoirs, il n'y auroit rien de faux dans leur facon de penfer, dans leur goüt nidans leur conduite : ils fe montreroient tels que la nature les auroit formés; ils jugeroient des chofes par les lumières de la raifon ; il y auroit de la juftice & de la proportion dans leurs vues & dans leurs feminiens; leur goüt feroit vrai, il feroit fimple ; il viendroit d'eux, ils le fuivroient par choix, & non par coutume, ni par hafard. Mais, belle Monime, vous avez  IIÖ VOYAGEÏ* du vous appercevoir que tous ces peuple^ femblent s'être fait un devoir de troubler 1'harmonie de leur état par de fauffes idees qui les éloignent infenfiblement du point fixe , auquel ils auroient dü s'attacher. Perfonne n'a plus 1'oreille affez jufte pour entendre parfaitement cette cadence. Damon fut quelques jours fans nous voir; il les avoit paffes a la cour. II viht avec Licidas ; après une converfation affez frivole, ils propofèrent a Monime d'aller faire un toura Elle y confentit; & en montant dans fon équipage , elle ordonna au cocher de nous conduire aux champs Elifées. Ah! fi donc, s'écria Damon ; mais c'eft pour y périr d'ennui: favczvous bien , belle dame , qu'on ne voit plus dans cette promenade que des ames en peine } De grace, attendez que nous foyons morts pour nous y envoyer. Vous n'avez point encore vu nos remparts; c'eft a préfent dans cet endroit ou fe,.raffemble tout ce qu'il y a de grands. Pourquoi ne pas fuivre la mode? Ne voulez - vous pas bien faire en notre faveur cet effort généreux? Très-volontiers , dit Monime. Ces remparts fi vantés, font bordés des deux cötés par différens batimens fort élevés. Ces batimens bornent la vue, & Pon ne ref-  de Milord Céton. m pire dans cette promenade qu'un air infe&é^ produit par les immondices qu'on y porte de tous les endroits de la ville. Ce fut néanmoins dans ce lieu aride oü , dans des chars magnifiqües, nous vïmes brilIer la femme de condition & la bourgeoife ; le marquis & le financier , qui ne fe font diftingüer ni par leurs armes ni par leur livrée. D'oü vient? C'eft que la mode le défénd; que tous les états font confondus, & qu'il eft permis a tous les citoyens de choifir ia facon qu'ils trouvent la plus agréable pour fe ruiner. C'eft donc fur ces fameux remparts ou les lunaires fe rendent en foule pour y faire admirer les peintures qui décorent leurs équipages ; c'eft-la oü ces femmes, qu'on prëndroit pour des figures de paftelie, par les dhférentes couleurs qui enluminent leurs vifages, font briller 1'éclat de leurs diamans ? & éralent toute 1'élégance de leurs parures : c'eft-la oü les hommes, couchcs nonchalamment dans un vis-a-vis , font voir la richeffe de leurs habits, oü les mains en l'air pour les faire paroitre plus blanches, & montrer en même tems de gros brillans, la fineffe d'un point, dont les fleurs femblent être attachées fur rien: ces hommes aufli apprêtés que des femmes, & qui fe croient plus beaux que le dieu du  in V o y a petits-maitres, qui, une main fur la hanche, hauffant une épaule , & baiflant 1'autre, regardent les femmes avec une lorgnette, en marmottant entre leurs dents quelques nouveaux couplets d'un vaudeville a Ia mode. D'autres en cheveux longs, qui defcendent en pointe jufques lur les reins, n'ofent donner aucuns mouvemens a leurs corps , dans la crainte de déranger un de ces cheveux, qu'ils croient, fans doute, que 1'amour a attachés exprès pour captiver les femmes, qu'ils yeulent bien honorer d'un de leurs regards, pourvu qu'elles fe trouvent en face : car, femblables a des loups, ils ne peuvent tourner la tête, lans tourner tout le corps. CHAPITRE  b e Mïlord Céton. 113 CHAPÏTRE VII. Qui ne -contient rien de nouveau. Le génie qui s'étok abfenté pour quelques affaires -qui 1'avoient appellé dans un autre monde , entra un jour dans 1'apparrement de Monime. Ses femmes fe retirèrent, & nous reftames feuls avec lui. Ah! mon cher Zachiel, lui dit-elle , votre abfence m'a parue longue : croyez-vous qn'on puiffe s'amufer fans vous dans un monde ou nous n'avons encore rencontré que des fous & des imbécilles ? Ne puis-je donc -avoir la fatisfa&ion d'y voir un homme raifonnable ? De grace , avant de quitier cette planette, conduifez-nous vous-même chez quelques perfonnes de lettres. Le génie y confentit, & nous mena le lendemain chez un homme plein a'efprit, qui nous recut d'unair fort affable. II nous conduifit dans un cabinet qui étoit rempli de livres très-bien reliés, j'en prisun, qui avoit pour titre, Ahêgè de VHifioire, avec des notcs, ou ton voit le as fi ce fut un homme ou une femme qui infEi-  lï4 * Voyages tua 1'académie , mais il eft eertain qu'elle eft d'une grande utilité pour ces peuples , & qu'elle produit de grandes fommesa 1'étatpar les taxes qu'on y a impofées ; il fut donc arrêté par un arrêt du confeil, que les modes feroient uniformes „ & dureroient au moins pendant huit jours, attendu 1'intérêt qu'on prenoit au joli vifage , a qui tout fied , & fanS aucun égard pour les autres. II fut ordonné que toutes les femmes , & les petits maitres paroitroient déformais coëffés, apeu de chofe prés , dans le même goüt, qu'ils porteroient les mêmes parures ; permis néanmoins a chacune d'elles d'en varier les couleurs, pourvu qu'il y en eüt une qui dominSt tout le tems que dureroit la nouvelle mode: par ce moyen, le rofe, le jonquille, la violette, le mordoré, & toutes les autres couleurs devoient régner a leur tour. Toutes ces raifons déterminèrent è créer cette académie de femmes ingénieufes, dans laquelle aucune mode ne doit pafler qu'a la pluralité des voix. On a depuis établi des éeoles pour fe perfeftionner k des talens fi utiles a la coquetterie & a 1'inconftance de tous les citoyens de la iune. C'eft dans ces fameufes écoles oü 1'on apprend a arranger les rubans, les découpures, les aifortimens, pour les nouyelles parures, kl  de Milord Céton. 125 pompons, les colliers , les fultannes, les tronchines , les facs a ouvrage qui font auffi partie de 1'ajufiement: & pour les hommes , des bourfes en coquilles, des nceuds d'épées en doublés rofes, des bourdaloux en aigrettes, & mille autres ingrédiens , qui font 1'ornement d'un petit - maitre , auffi amoureux de fa figure, qu'une jolie femme. Ces écoles font diftribuées en plufieurs falies; les unes font pour la compofition des bijoux : car il faut, pour être du bon ton, que les hommes & les femmes en foient chargés comme des muiets ; on doit potter des boetes de toutes formes , ck remplies de différens tabacs, des miroirs de poche , étuis a rouge , boetes a bonbons. La mode efl aftuellemerit de s'en préfenter, & auffi des eaux de toutes efpèces; ce qui fait qu'on doit avoir plufieurs flacons. Je ne fais comment ils peuvent marcher les poches remplies de tant de brimborions, a moins que ce ne foit pour leur fervir de balancier dans les promenades, & de matière de converfation dans leurs cercles. Rien ne manque dans ces écoles pour 1'utilité publique : c'eft-la ou 1'on apprend a fuppléerau défagrément des tailles difformes, oh 1'on étudie a fond tous les airs de vifage avec 1'art de faire valoir tour è tour la blonde & la brune, les nez retrouffés, les vifages longs, les minois  Ït6 V O Y A G Ë chiffonnés, & de former enfin une figure du bon ton. Lorfqu'on efl: parvenu k ce dégré de perfeöion , on peut être admife a 1'aeadémie 5 ce font desplaces qu'il. faut briguer long-tems par 1'immenfité de bien qu'elles procurent k celles qui en font revêtues: car je ne puis exprimer 1'intérêt que prennent a leurs beautés tous les Lunaires en général, ni combien ils apportent d'attention pour fe procurer de nouveaux agrémens; rien ne leur coüte pour fatisfaire leur vanité; tout leur amour propre efl: renfermé dans les graces extérieures ; c'eft: d'elles dont ils tirent toute leur gloire : mais de chercher a acquérir des talens f k s'orner 1'efprit en cultivant les fciences , a accorder des graces fans fe les faire arracher, a fecourir les malheureux, a rendre un cceur content, a combler une ame de joie t a prévenir d'extrêmes befoins, ou bien ay remédier , leur vanité ne s'étead pas jufques - la ; ils en font incapables. De tous les engagemens, celui qu'on contracte avec le moins de précaution dans tout le globe du monde Lunaire, c'efl le mariage: chacun y faifit en aveugle le premier objet qui fe préfente; & quelque défaut qu'il ait, pourvu qu'il foit riche , 1'intérêt 1'embellit; c'eft par lui feul que fe forment toutes les convenances, se  be Milord Céton. 127 Js'eft que lui qu'on confulte; 1'efprit, le cceur & lefentirnent n'y ont aucune part. Ce rapport d'humeur, cette convenance de caraöère, qui devroit faire le principal lien du manage, y efl: entiérement négligé ; toutes les grandeurs confiftent dans les richefles; c'eft dans ces bafles maximes que la plupart des Lunaires ont attaché Fhonneur. Cependant quelques-uns de ces peuples," pour corriger en quelque fa9on cet abus , ont introduit parmi eux une efpèce de noviciat> qu'ils font précéder de plufieurs jours les vceux folemnels: d'autres font des baux a la fin defquels il eft permis aux deux parties de fe féparer. On peut juger qu'ils ne s'entêtent point d'une chafteté dans laquelle certains peuples font confifter tout leur bonheur : il eft certain que cette vertu ne figure guère parmi eux: ils larefpeöent beaucoup plus qu'ils ne 1'aiinent, puifqu'on les voit prendre tous les jours fans aucun fcrupule , des femmes qui ont déja pailé par plufieurs épreuves , pourvu néanmóins qu'elles aient eu le talent de s'enrichir ou de fe faire des protecteurs, paree que les préfens qu'elles exigent font regardés comme un tribut qu'on doit a leurs faveurs. Pour voyager plus commodément, & avec moins d'embarras, Zachiel nous fit reprendre  I IlS V O Y A G È nos figures de mouches. Nous parcourürnéS ainfi différentes provinces de la Lune. Arrivés a une des extrémités de ce monde, Monime fut épouvantée de la difformité des peuples qui 1'habitent, qui font un fi grand contrafte d'avec les autres , qu'elle demanda a Zachiel fi ce n'étoit pas dans cet endroit ou les génies fabriquoient leurs corps phantaftiques , paree que tous ces peuples nous paruren! d'abord de groffes maffes de chair informes. Rien ne peut exprimer notre furprife , lorfque nous vïmes des hommes fans tête, qui n'ont par conféquent ni yeux , ni nez , ni oreilles ; des cinq fens de nature, a peine peuvent-ils jouir d'un feul, qui eft, je crois,de taö. Cependant ils ont une bouche au milieu de la poitrine, qui eft fi prodigieufement large, qu'on la prendroit pour un four : leurs bras font trèsdongs ; leurs mains grandes & toujours prêtes a recevoir ce qu'on leur offre ; des piedsfemblablesa ceux des anes, dont ils ne fe fervent que pour faire des fauts en arrière. Ces peuples font nommés fibulares; ils relèvent des lunaires; & quoiqu'ils foient prefque toujours en guerre avec eux , ils fe plaifent néanmoins a les imiter en tout, & faififfent avec un foin infini toute leur folie & leur ridi' cule. Monime ne youlut point quitter cette par* tie  bë Milord Céton. 129 tié de la lune fans aififter a un bal que ['intendant de la province devoit donner a toute la hobleffe. Pour y entrer avec plus de iüreté, nous no.is placames fur 1epaule de 1'intendant. Ce feig; eur en fit 1'ouverture avec la marquife. de Sirabante. Cette dame tut prendre enfuite le comte d'Entrechats, qui mena après Ia baronne de Contredanfe. Je n'ai jamais rien vu defi grotefque que cette affemb'ée , oü tous les hommes & les femmes avoient employé les plus grands efforts de leur imagination pour fe déguiferd'une facon firgulière. Plufi, urs d'entre eux s'étoient fait ajufier des têtes poftiches , qu'ils avoient fait exacf ement copier uir le modèle de celles des lunaires. Mais comme il arrivé , prefque toujours, dans les grandes aflémblées, quelques évènemens finguliers qui amufent les uns & fait le tourment & rhumiliation des,autres, celle ei, qui étoit très-nombreufe , occafionn.a plufieurs difputes fort férieufes entre les mafques, dont la plupart avoient perdu leurs têres dans la foule: ces têtes étoient de carton ; quelquesunes étoient de verre, qui , fans .doute, en tombant , s'étoient caffées ; peut- être aufïi avoit-on marché deffus. Ce qu'il y a de certain, c'efl: qu'on fut obügé d'apporter de grands ballais pour en rapprocher lés débris, qui furent To/ne I. I  'TJO V O Y A G Ê mis dans un coin , afin que chacun put retrouver les morceaux qui lui appartenoient. €ef accident fit ceffer les contredanfes r &z 1'on ne s'entretint le refte de la nuit que des fuites que pourroit avoir cet événement, qui occafionna en effet bien des troubles, auxquels.on eut beaucoupde peine a remédier, parceque toutes les. affaires qui demandent de la réflexion, ou celles qui ne s'acquièrent que par 1'enchainement des idees, & ne fe perfe&ionnent que par la raifon font tout-a-fait hors de la portee des ftbulares, Nous quittames 1'affemblée au lever de 1'ausrore, & fümes retrouver le génie, qui nous> attendoit pour continuer nos voyages. Monime , très-peu fatisfaite de n'avoir remarqué dans toute 1'étendue du globe de \s lune, que fottifes,. fol orgueil 7. vanité, oprniatreté, que pas de clerc, balourdifes, que projets mal coneus & encore plus mal exécutés ;> ;t le tems oii leur lait fuffifoit a leur fubfiflance, & oii ils trouvoient dans leur fein la nourriture qu'on refufoit a leurs cris; & ces pauvres petits individus, qui a peine commencoient a vivre , n'avoient déja que trop vécu. Monime & moine pümes envifager ces mi-  de Milord Ceton. 151 férables , fans nous fentir pénétrés d'une pitié douloureufe : nous leur fïmes diftribuer de quoi les föulager. Plus loin, notre pitié fut encore excitée par le fpectacle le plus affreux : c'étoit de pauvres payfans è qui on enlevoit, a 1'un, fa vache , feule reffource qu'il eüt pour fubvenir a fes befoins; a 1'autre, fes chevaux de labour : d'un autre cóté, on voit de jeunes gens forcés de fuivre des foldats , & d'abandonner leurs pères , en privant ces bons vieillards du fecours de leurs bras, & par ce moyen on les mettoit hors d'état de payer leurs impofitions; ce qui n'empêchoit pas un barbare receveur de faire vendre, au nom du fouverain, le lit, la marmite , & quelques autres méchans meubles de bois a demi-pourris. A cela, on joignoit auffi quelques mefures de grains deftinés a la nourriture d'une femme , que 1'age & les infirmités mettoient dans 1'impoffibilité de pourvoir a la fubfiftance de quatre ou cinq jeunes filles, qui n'étoient encore que dans cet age óii 1'on ne fait que fouffrir. Hélas! s'écria Monime , le cceur rempli d'amertume, a 1'afpecf de tant de misère, quel plaifir prenez-voüs a me tromper? Pourquoi, mon cher Zachiel, voulez-vous abufer de ma crédulité? Depuis que nous fommes fous votre K iy  ï5i Voyages conduite, je Vous ai toujours regardé comme mon père, mon guide & mon foutien ; vous Poffedez toute ma confiance, & vous vous faites un ,eu d'en abufer par des peintures auffi eloignées de la vérité? Eft-ce donc hl ces richeffes & cette opulence que je devois voir regner de toutes parts chez ces peuples? Ditesmoi, mon cher Zachiel, quel jugement j'en dors porter, lorfque je vois au contraire que nen n'eft fi malheureux que les Cilléniens ? Loin de me facher de vos reproches, reprit le génie, je me félicite que votre impatience me les ait attirés; ils me font remarquer ce tendre intérêt que vous prenez au fort des malheureux : il feroit a fouhaiter pour eux que les perfonnes qui les gouvernent euffent autant d'humanité que vous en montrez 1'un & 1'autre. _Soyezbienperfuadée,ma chère enfant, que je ne cherche point a vous en impofer. II eft vrai que rien n'eft comparable a la misère du payfan; mais apprenez que dans la Cillénie, ce n'eft que par la ruine totale d'un million d'ames que 1'on parvient k faire un riche. Un favori de Plutus dépenfe plus en un feul repas, que ne produit 1'année du revenu de tout un village. C'eft pour fournir k ces fomptuofités, qu'on exerce tous les jours fur eux mille vexations indignes, & ce que  de Milord C e t o n. 155 vous venez de voir , n'eft encore qu'un foible tableau de la misère qui règne actuellement dans prefque toutes les campagnes. Reprenez, belle Monime, votre humeur enjouée , poucfuivit le génie en fouriant, accoutumez-vous a prendre les facons de ce monde, & fachez qu'ici tous les cceurs fe roidiffent contre la tharité & 1'humanité. On n'y fait point 1'aumöne. Au milieu d'un luxe qui annonce la plus grande opulence , on dit tranquillement a un pauvre qu'on n'a rien;. & loin d'être touché de leurs maux, on ne les foulage que par des bénédiclions. Nous découvrïmes enfin une grande ville , que Zachiel nous dit être une des capitales de la Cillénie. Arrivé a 1'entrée d'un fauxbourg, je fus exrrêmement furpris de voir arrêter tous nos équipages, ouvrir & renverfer quelquesunes de nos malles. Monime, qui les prit pour des voleurs , parut d'abord faifie de crainte; mais le génie, pour la raflurer, lui dit, que ces hommes étoient prépofés pour vifiter tout ce qui entroit dans la ville. Je trouve, dit Monime , cette curiofité fort extraordinaire , qu'il faille que des gens que nous ne .connoiffons point, faffent 1'inventaire de nos effets: quel ufage en veulent-ils faire? Apprenez, dit Zachiel, que ces gens cherchent a s'emparer  if4 Voyages d'une partie de vos effets , qu'ils regardent comme une capture qui peut les enrichir; Sc fur le prétexte que ce font des marchandifes prohibées, ils prétendent vous en fruftrer en les faififfant. Pourquoi, demandai-je, fouffre-t-on de pareMes injuftices ? Ne peut-on pas s'en plaindre a leur fupérieur ? Cela feroit inutile, dit le génie : fi quelqu'un chez les Cilléniens vent entreprendre de fe faire rendre la juftice qui lui eft due, il eft ruiné avant de pouvoir 1'obtenir. Ces gens ici font foutenus par ceux qui les employent, dont la plupart ont été les valets , Sc ils n'ignorent pas que celui qui les a mis dans ce pofte, 1'a lui-même été d'un autre : c'eft ce qui fait naitre en eux cet efprit de cupidité f) Sc cette idéé de fortune , a\ laquelle ils efpèrent parvenir. Cependant, pour fatisfaire a I'impatience de Monime , je me donnai beaucoup de foins , afin d'engager ces Meffieurs de nous expédier promptement: mais ils me répondirent d'une facon brutale, que leur bureau étoit embarrafie, que la multitude de nos bagages demandoit au moins trois ou quatre heures, & que notre empreffement ne les feroit pas avancer davantage. Zachiel qui remarquoit notre inquiétude , eut bientöt trouvé la fa^on de nous en déüyrer , en leur gliffant adroitement dans  de Milord Céton. 155 la main quelques pièces d'or. Alors ils radoucirent leurs tons, nous dirent qu'ils ne vouloient pas arrêter plus long-tems des feigneurs comme nous, donnèrent la liberté k nos cochers de paffer, & nous faluèrent très-refpectueufement. Nous traversames une partie de la ville, afin de nous rendre dans le plus beau quartier , oii un hotel très-bien meublé nous étoit préparé. J'admirois dans certains endroits lahauteur des maifons, qu'on auroit pu prendre pour autant de tours de Babel: peut - être les gens qui les habitent parlent-ils aufïï diverfes langues. Arrivés dans notre hotel , nous pafsames quelques jours a nous repofer , & nos domeftiques s'occupèrent a vuider nos malles, qui, quoiqu'elles renfermafïent les habits les plus galans, notre intendant nous affura qu'ils n'étoient pas affez riches pour pouvoir figurer dans ce monde. C'efl pourquoi Zachiel nous propofa d'aller chez les marchands qui avoient la réputation d'employer les meilleures manufacïures , afin d'y choifir les étoffes les plus riches & les plus nouvelles. Le brülant de notre équipage , le nombre de nos domeftiques,mit d'abord lemarchand, fa femme & tous fes garcons en mouvement, plufieurs anciennes étoffes, ce qu'on appelle des garde-magafins, furent déployées , en pro-  Voyages teftant fur leur honneur qu'elles étoient nouyelles. Les plus grands princes furent cités pour en avoir de pareilles , & les dames de la cour en faifoient leurs plus belles parures : mais comme elles n'étoieis* point du goüt de Monime , ils furent contraints de nous en montrer de nouvelles, qu'ils nous affurèrent que perfonne n'avoit encore vu , les caiffes venant d'arnver. Le marchand employa toute fon éloquence , qui ne confüfoit qu'en des termes de probité, de confcience & d'honnête homme; termes dont les Cilléniens fe fervent prefque a chaque phrafe , & qui néanmoins ne fignifïent autre chofe, que 1'envie qu'ils ont de vous duper. Monime, peu au fait de ces ufages, s'y feroit laiffé furprendre, fi Zachiel ne 1'eüt avertie, qu'on lui furfaifoit ces étoffes de moitié; Après s'être bien débattu , on convint du prix, & le calcul fait du montant, Monime un peu embarraffée , fit figne a Zachiel, que fa bourfe n'étoit pas affez garnie pour y fatisfaire: il fourit de fon inquiétude, & fans lui répondre , il dit au marchand d'en charger fon livre de compte , &d'envoyerfonmémoire a 1'hötel; ce qui ne fit aucune difficulté. Remontés dans notre voiture avec les marchandifes , quelle efl donc yotre fimplicité, dit Zachiel, de vouloir payer  de Milord Ce ton. 157 comptant ? Apprenez que les gens d'un certain ton doivent toujours prendre a crédit, & que fi on ne doit de toutes parts, on eft regardé comme des perfonnes a qui il ne faut rien confier ; &, qui pis eft, comme des gens remplis d'ordre : ce qui eft ici du dernier ridicule. Ainlï, ma chère Monime , fi vous voulez vous conformer aux belles manières & fuivre les maximes de ce monde, vous devez toujours difputer avec la plus grande chaleur, lorfqu'on vous demande le prix de votre dépenfe, & ne jamais payer , fans dire aux marchands des chofes dures & défagréables. Lorfqus nous fümes en état de paroïtre avec affezde magnificence pour être bien recus dans les bonnes compagnies; car il eft bon d'avertir que chez les Cilléniens, ce n'eft que 1'habit & les équipages qu'on honore : un homme , fouvent de la plus balfe extracïion, qui s'annonce d'un air bruyant, eft Ie plus eftimé : Ia profpèrité cache tous fes défauts & tous fes ridicules : c'eft un aimable homme; il eft riche, fa table eft bien fervie , fon équipage bien doré ; nombre de domeftiques 1'accompagnent; il fait beaucoup de dépenfe, il joue gros jeu; en voila affez pour mériter toute leur eftime; mais il s'en faut bien que le vrai mérite s'empare ainfi de leur vénération ; fes charmes  M§ Voyages trouvent toujours des envieux & deseritiques: tous les admirateurs fuivent la fortune , tk fe confacrent a fes favoris. Nous fümes donc aifément introduits dans les maifons les plus opulentes. Monime qui, comme toutes les perfonnes d'efprit, aimoit un peu a parler, paree qu'on les ëcoute toujours avec plaifir , lorfqu'elles ont ce brillant & cette légéreté qui fait 1'agrémenf de la converfation , Monime, dis-je, fut trés - furprife & même un peu fachée de voir dans tous les endroits oü nous allions, qu'il n'étoit prefque pas queflion de converfation. A peine les premières révérences étoient-elles faites & rendues, qu'un valet de chambre apportoit des tables, &rangeoit autour trois ou quatre fièges: alors on vous faifoit tirer des petits batons de nacre ou d'ivoire. Vous alliez vous ranger oü le fort vous avoit placé, &c chacun déployoit un paquet qui renfermoit des morceaux de cartons barbouillés de différentes facons, les uns en rouge, d'autres en noir, auxquels on donnoit des noms deCéfar, Alexandre, Heftor, Pallas, Judith, & d'autres-apparemment convenables a la peinture qu'ils repréfentoient. On paffoit fix ou fept heures de fiüte a mêler a fon tour ces cartons, dont on diflribuoita la ronde a chacun un pareil nombre, qu'ils étoient obli-  de Milord C e t o n. 159 gés enfuite de jetter 1'un après 1'autre fur la table, & d'autres fois tous enfemble : un autre les relevoit, afin de recommencer la diflribution ; & cette occupation puérile duroit , comme j'ai dit, une partie de la journée. Ce que je trouvai de fingulier, eft que tout cela fe faifcit avec le plus grand férieux du monde: il fembloit que 1'arrangement fortuit de tous ces cartons dut décider du fort de 1'état: a peine fe difoit-on un mot, & ce mot comme échappé, ne rouloit que fur la fagon de jetter fon carton: les uns paroiffoient d'une gaieté extréme; les autres, trifles & chagrins, avoient bien de la peine a diflimuler au-dehors les tranfports violens dont ils étoient agitevs au-dedans; quelquefois on fe fachoit les uns contre les autres; on difputoit avec feu, & la féance fe terminoit toujours par compter de 1'argent. Je regardois cette occupation comme un travail de 1'efprit; mais il a plu aux Cilléniens de lui donner le nom de jeu : quelques uns y paffent la plus grande partie de leur vie : on peut dire que le jeu eft chez eux une de ces maitrefTes paffions, qui les conduit fouvent a leur perW. On trouve de ces petits cartons dans toutes les maifons , donton fe fert de cent différentes facons. En général, il ne faut ni induftrie, ni efprit, ni favoir poifr tous ces jeux : il n'y a  160 Voyages que la cupidité & 1'efpérance du gaïn qui puifle les faire goüter. II eft vrai qu'on y hafarde des fommes confidérables. Plufieurs y ont fait d'immenfes fortunes; mais aufti plufieurs s'y font entièrement ruines. II y a des maifons qui ne fe foutiennent qu'en donnant a jouer; c'eft la relfource de' quantifé de perfonnes que le luxe, le jeu & la bonne cbère ont ruinées. Ghez eux fe raffemblent plufieurs filoux , qui forment entr'eux une fociété : il femble dans bien des maifons que le jeu ennoblifTe; les états y font confondus ; celui de joueur met tout al'unifibn; il eft en fociété avec les grands; c'eft un honnête homme; il joue noblement & les imbéfilles que la paftion aveugle, ne s'appergoivent pas qu'il les dupe & brille a leurs dépens. J'aliai un jour dans une de ces académies , qui me parut un vrai coupe-gorge: on y jouoit a des jeux qu'ils nomment de hazard. J'en vis qui, de défefpoir, avaloient des quarrés d'ivoire, paree qu'ils étoient tombés fur un mauvais point : d'autres fe mordoient les doigts, & mangeoient dss cartons qu'ils ■ avoient pliés & replies de plufieurs cornes , jurant & fe maudiffant de la mëilleure foi du monde. J'en remarquai auffi qui , phis fins que les autres , favoient le fecret de fe rendre la fortune favorable , par des fubtilités & des tours  öe.Milord C è t o n. i6t tours de foupleflfe. Mais fi le gain n'eft pas toujours légitime, il eft toujours bien afiuré.. Les dettes du jeu font chez les Cilléniens les dettes privilégiées, & par préférence a toutes autres, on les appelle dettes d'honneur : faire banqueroute, fruftrer fes créanciers , ruiner fa familie , violer fes fermens , tr^hir fes amis, cela chez eux y eft regardé comme gentillefle ou éfpiéglerie : mais ne pas fatisfaire aux dettes du jeu, c'eft un déshonneur* CHAPITRE II. Suite cTObfervations. "') 7 *-» toient pavillon.ennemi, dont plufieurs étoient! déja entrés dans le port; qu'ils fe préparoien? h fox ces la ville. II ajouta qu'auffi-töt qu'on s'étoit appercu de leur arrivée, les habitans; en avoient averti le gouverneur afin qu'il fït raffembler les troupes deftinées a la garde des cötes; mais qu'il ne s'étoit trouvé que quelques vieux foldats eftropiés, hors d'état de fervir. Dans cette extrémité, tous les citoyens; excités par la néceffité de défendre leurs biens, leur liherté, & leur vie, s'étoient offerts de prendre les armes. Qu'ils avoient d'abord couru au magafin , ou 1'on n'avoit trouvé que quelques rrauvais canons fans afftits , de miférables fuüls rouillés, dont on ne pouvoit faire aucun ufage; du refte x ni poudre, ni mortiers* ni bombes. Cette négligence, dis-je au vieillard, vient fans doute de ce que votre gouverneur étoifr perfuadé que vous n'ayiez nulle forte d'en^ nemis a craindre ? Pardonnez-moi , monfieur reprit ce bon-bQmme ; depuis fong-terns nous  de Milord Céton. 187 fommes menacés de toutes parts; peut-être eft-ce la faute de ceux qui font chargés du foin de 1'artillerie. Les entrepreneurs des poudres négligent auffi de la renouveller dans les places; c'eft autant de pront pour eux. Hélas.' mon cher monfieur, il y auroit bien des abus a réformer: je foupconne un deffous de cartes qui ne fe peut découvrir qu'a la fin du jeu; mais ce n'eft pas a un pauvre miférable comme moi qu'il convient de raifonner fur des matières fi délicates. Le vieillard nous quitta pour fuivre fon chemin , après que nous lui eumes donné de quoi fe confoler de la perte qu'il venoit de faire; ce qui nous attira de fa pact mille bénédiftions. Cette ville fut prife fans qu'il en coütat un feul homme aux enuemis perfonne ne fe mit en devoir de la fecourir; ce qui fit que ces pirates, après y avoir fait un'butin confidérable , remontèrent tfanquillement dans leurs vaiffeaux, fans rencontrer aucun obftacle. Cependant cette ville étoit une des plus florlffantes de la Cillénie, par 1'étendue de fon commerce, U la fttuation avan^ tageule de fon port. Que dites-vous de la conduite, de ces peuples, demandai-je a Zachiel? II n'eft plus poffible de fermer aucun jugement fur 1'avenir, èil le génie. La politique la plus éelairée s'é-.  iSS Voyage gare & fe perd dans les maximes nouvelïes & incompréhenfib'es qu'on fuit aujourd'hui dans toute la Cillénie. II femble que ces peuples aient eux-mêmes conjuré leur perte, pour agir direöement contre leurs véritables intéréts. Ce qu'on voit arriver chaque jour apprend a ne plus douter de rien : leur efprit s'elt changé en un feu pétulent, qui les empêche de réfléchir: leur conduite , écartée du point fixe de 1 ancien gouvernement, relfemble a une machine hors de fon pivot, qui n'a plus d'affiette certaine, ni de confiflance affurée. Cette fupériorité qu'ils portoient jufqu'a la domination fur tous leurs alliés defquels ils fe faifoient craindre & refpeéte^ne les touche plus. Ce tems, oii ils donnoient non des confeils charitables, mais des loix & des ordres qui portoient les autres a 1'obéilTance, elf- paffe pour eux : c'étoit leur age d'or. Ainfi vous pouvez & préfent, mon cher Céton, comparer la conduite des Cilléniens a un vaiffeau dématé, dont les pilotes , mal d'accord entr'er.-;, au lieu de s'occuper aux manoeuvres générales qui pourroient le fauver, ne fongent qu'a leurs intéréts, & a leur falut particulier.  de Milord Céton. 189 CHAPITRE IV. Ponrait d'un Grand- Prêtre de la Fortune. Comme notre objet étoit de vifiter les principales villes de la Cillénie, nous primes la 'route d'une autre province. Sur la fin du jour nous appercümes un chateau qui, par fa beauté & la vafle étendue de fon pare, donna a Monime envie de le vifiter. Elle demanda a Zachiel le nom du prince a qui il appartenoit, & fi nous pouvions, fans manquer & la bienféance, y demander un afyle jufqu'au lendemain , paree que nous étions encore fort j éloignés de la ville. Monime craignant horriblement la rencontre des voleurs & des brigands, dont les chemins font remplis dans toute la Cillénie; le génie ne trouvant point de difficulté a fatisfaire Monime, nous envoyames un de nos domefliques en demander la permifïion au maitre, qui nous fit dire, qu'il fe tiendroit honoré de nous recevoir. Nous entrames dans une longue & belle avenue, dont les arbres formoient de triples allées. Le génie, afin de nous donner une idéé de ce chateau, nous dit qu'il avoit autrefois appartenu a un trés-grand feigneur, dent  'i9ö Voyage Ie fils aujourd'hui, par ia décadence de fa maifon , fe trouvoit trop heureux d'être admis a la table de celui qui s'en eft rèridu poffeffeur , quoiqu'il n'ignore pas qu'autrefois il verfoit a boire a fon père. Tel eft dans ce monde le caprice de la fortune, qui fe plait a humilier les uns pour favorifer les autres. Le perfonnage que vous allez voir, pour parvenir a ce haut degré de fortune , a commencé par les plus vils emplois : d'abord laquais, enfuite prête-nom, Sc quelque chofe èncore qu'on devine aifément , Sc qui eft d'une grande utilité a un Cillénien qni veut s'avancer dans ce monde; enfin de bafles & indignes complaifances, 1'ont conduit a avoir de petits intéréts, dont ila fi bien proftté, qu'il eft parvenu a fe faire nommer un des foixante facrificateurs du temple de la fortune. Cet homme y a acquis des biens immenfes; ce qui lui donne beaucoup de crédit parmi les grands , fur-tout enVers ceux qui ont !a liberté de puiier dans fes tréfors. Sa table eft toujours fervie délicatement; il diilribue des emplois, Sc fait obtenir des graces ; c'eft ce qui fait que tout le monde s'emprelfe a re cher ener fa connoiffance : on Oublie ce qu'il a été , pour tacher d'avoir part a fon opulence. 11 eft vrai qu'il faut ramper devant lui; il s'imagine qu'on a perdu de vue  '» e Milord Céton. t' 'taires rempliffent fes premiers cabinets ; des valets de chambre ornent fes antichambres; il a maitre d'hötel, cuifiniers , chef d'office; fans doute , un écuyer; & que fais-je encore? plus de quarante hommes de livrée; des gardes de chaffe ;une meute ; des armoiries; il achete tous les marquifats & les comtés qui font a vendre, enfin un duc marchande depuis longtems fa fille. Je crus que le grand-prêtre & fa femme en étoufferoient de colère : on chaffa la pauvre miférable, en la tfaitant de folie. Venir ainfi ternir la gloire d'un homme dans Ie moment que plufieurs généalogiftes fon£ payés pour travailler de concert a le faire def» cendre d'une des plus anciennes noblefies du royaume ; d'un homme qui penfe que nul des mortels n'eft capable de fe dire fon égal; d'un homme enfin qiïi fe croit d'une nature tresfupérieure aux autres par fon orgueil, quoiqu'il ne foit qu'artificieux, fourbe, rufé &£ trompeur : ne doit-on pas pardonner è uii homme vertueux & malheureux tout enfemblej, le fecret dépit qu'il refient de voir qu'il n'y alf que les méchans qui profpèrent} N ij  i96 Voyage J'avouerai que je ne fus point faché que cet homme eüt effuyé cette petite mortification: car je crois que fans le befoin que 1'on a de ce préfomptueux, on le laifferoit fe contempler, lui, fes chevaux, fon hotel, leurs écuries, fes appartemens, les meubles & les dorures dont ils font ornés, leurs harnois, fa table & leur ratelier. Peu envieux de fon fort, on ne fe dcnneroit pas la peine de 1'en féliciter : mais il prête de 1'argent : il eft vrai que c'eft è gros intéréts; n'importe ; c'eft toujours une reffource. II eft certain que chez les Cilléniens, cet homme eft regardé comme un de ces voleurs publics , qui, fous le faux prétexte d'avances onéreufes qu'ils ont fournies pour les befoins de 1'état, munis d'édits, & de déclarations , dépouillent également, & le fouverain de fes droits , &. le peuple de fa fubfiftance. Malheureux inftrument d'une ambition démefurée ! Ufurpateur Injufte, qui facrifie indifféremment amis & ennemis , qui s'emparent de leurs biens par la violence , quand la fupercherie ne leur réuflit point! Barbares, qui ne fe plaifent que dans les défordres, dont ils font les auteurs. Tel eft le caraöère de la noble fociété des facrificateurs de la fortune. Je n'eus pas befoin des inftrucfions du génie pour le reconnoitre. Nous  be Milord Céton. 197 quittames le grand prêtre , malgré les efforts qu'il fit pour nous retenir , & malgré les froides politeffes de madame, qui s'étoit un peu humanifée, depuis qu'elle favoit le nombre de nos domeftiques. Nous continuames notre route, pendant laquelle Zachiel nous fit un portrait peu avantageux de Ia province que nous allions vifiter. Cette ville fourmille de partifans affamés d'or & d'argent, que laperverfité de leurs mceurs, de leur goüt effréné pour les dépenfes fuperflues , leur fait déja dévorer des yeux. Ce goüt a corrompu leur cceur , leur raifon & leur efprit , pour y fubftituer la fourberie & la mauvaife foi dans les traités : on les voit trahir la confiance du fouverain , & par un acte de félonie , s'emparer de tous fes tréfors. Prés d'entrer dans la ville, nous appergümes un vafte batiment, qui attira par fon étendue toute notre admiration. Monime le prit d'abord pour le logement de quelque grand prince; mais Zachiel lui dit en fouriant de fon erreur , que ce fuperbe édifice n'avoit été élevé que dans le deffein d'affurer aux pauvres une retraite , afin de finir des jours que le travail & la misère avoient entiérement affoiblis & mis hors d'état de pouvoir gagner leur vie. Monime ne. put rempêcher de louer le prince, dont la bonté N iij  irS Voyage & la charité pleines de zèle pour les miférables, s'étendoient jufqu'aux foins de pourvoir a leur fubfiftance. 11 elt vrai, dit le génïe , que fi 1'inlention du prince étoit rempüe , rien n'eft plus édifïant que cet érabiiflement, Cette maifon joint d'un revenu confidérable , non-feulement par les hienfaits du prince , mais encore par une infinité de donations que de riches citoyens y ont faites, peut-être da .s la vue de reftituer aux pauvres d^s biens qu'ils avoient injuftement acquis. Cependant , malgré ces immenfes revenus, le pauvre y trouve a peine de quoi 1'em* pêcher de mourir de faim, par les rapines & la mauvaife adminiftration des gens qui font chargés de fubvenir a leurs befoins, paree que le foin de s'enrichir eft le feul qui lesoccupe; c'eft le but oh tout Cillénien afpire : leur conduite eft toujours marquée au coin de 1'intérêt. Sans humanité , fans droiture, fans honneur; cruels aux malheureux , endurcis fur leur misère, ils vendent leurs fervices,trompent leurs maitres, &l font un commerce honteux de leur auto» rité. Pour nous dérober a 1'af tention des curieux | Zachiel ne conferva qu'un feul équipage avec le. nombre de domeftiques qui nous étoient abfolument néceftVdres, II nous fit delcendre chez wne veuve^ dont le feul revenu confiftoit en  de Milord Céton. 190 une maifon qu'elle louoit toute meublée; c'étoit dans le plus beau quartier de la ville. Cette veuve ne logeoit que des perfonnes de qualité: elle étoit jolie , & avoit acquis par leur fréquentation un air d'aifance &C de politeffe, qui gagna 1'amitié de Monime. Le lendemain de notre arrivée , elle yint familiéjrement nous prier de paffer 1'après-midi chez elle. A peine fumes-nous entrés dans fon appartement, que nous entendimes arrêter un carroffe. La veuve courut a fon balcon, en nous faifant figne de 1'accompagner. Regardez , nous dit-elle, 1'élégance de cet équipage; les peintures en font fines , ck le vernis de 1'homme le plus a la mode ; c'eft le baron de Friponot, qui nous amufera par fes bons mots. Friponot entra d'un air bruyant & rhmilier : quoiqu'il eüt 1'air fort hardi, nous juge&mes néanmoins a fa facon de fe préfenter , & k fes difcours bas & trivials , qu'il n'étoit tout au plus qu'un afpirant aux faveurs de la fortune. II fit devant nous 1'homme d'importance , paria d'un projet qu'il avoit préfenté aux miniftres , dit qu'il étoit fur de Ja réufïite , débita beaucoup de fades plaifanteries auxquels /a veuve applaudiffoit. EUe vpulutl'engager de faire la partie de Monime; mais il s'en défendit fur la prodigieufe quantité d'affaires dont il étoit accablé, & quil'obligeoient d'aller, N iy  ïoo Voyage fe renfermer dans fon cabinet pour répondre a plus de cinquante lettres qui ne demandoient aucun refard. Quel eft donc ce cavalier, demanda Monime lorfqu'il fut forti ? C'eft un baron de nouvelle fabrique, reprit la veuve en fouriant, qui m'a delgrandes obligations. Croiriez - vous , madame , que je 1'ai gardé chez moi pendant plus d'une année, pour le fouftraire a la pourfuite de fes créanciers ? Cet homme eft le nis d'un honnête marchand , qui lui a laiffé en mourant des biens fort confidérables, & un grand crédit dans le commerce, qu'il s'étoit acquis par une probifé reconnue, vivant en bon bourgeois, éloigné du fafte & de toutes dépenfes fuperflues. Celui-ci devenu fon maitre par la mort de fon père , loin defuivre fon exemple, ébloui, fans doute, de fes tréfors , a d'abord commencé par vouloir imiter les plus grands feigneurs. La maifon paternelle n'a pu contenir 1'enflüre de fon orgueil; il en a acheté une beaucoup plus vafte; il lui falloit des remifes,des écuries , nombre de domeftiques, un portier, n'ofant encore prendre un fuiffe a mouftache, équipage de ville, carroflè de campagne , chevaux d'atteiage, chiens dreflés pour la chaffe, quoiqu'il ne fut pas encore manier un fufil; fille d'opéra, petits foupers, partie de bal; affemblées chez  de Milord Céton. 20t lui, meubles élégans, cabinets bien ornés. Ce fafte lui a attiré nombre de feigneurs, qui ne venoient que dans le deflein de partager fon opulence. Tous ont flatté fa vanité; il faut un titre pour briller dans le monde; il a acheté une baronnie & plufieurs autres belles terres: fes tréfors diffipés, il n'en a pu payer aucune ; auffi fon but n'étoit-il que.de fruflrer lespropriétaires d'un nombre d'années de leurs revenus. Voici les manoeuvres qu'il a employées pour y parvenir. Comme il avoit la réputation d'un homme très-riche, lorfqu'il achetoit une terre , il commencoit par renouveller les baux, en faifoit même deux ou trois de la même ferme a différens fermiers, en exigeant la moitié du prix: de fes baux, par forme de pot-de-vin; enfuite il dévafloit les chateaux , faifoit enlever les meubles & les tableaux les plus précieux pour les faire vendre a vil prix:toutes lesmarchandifes lui étoient propres fous le fpécieux prétexte de négocier dans lespaysétrangers;draps, étoffes, bijoux , meubles, vin, bied , foins, pailles , avoines, & généralement tout ce qui compofe le commerce, qu'il donnoit a moitié moins de leur valeur pour en avoir un plus prompt débit; enfin après avoir accumulé des fommes confidérables par plufieurs voies illicites, il difparut un jour, & vint fe cachet chez moi fous un  Voyage habit de femme, en faifant courir le brult qu'il étoit paffe aux iles ou au Pérou, pour y faire ■valou- 1'argent qu'il emportoit. La banqueroute du baron de Friponot fut bientöt déclarée, & en entraina malheureufement une vingtaine d'autres. Une année s'eft paffee en négociations avec fes créanciers, qui ont a la fin accepté dix pour cent de leur créance, & monfieur le baron de Friponot a reparu dans le monde plus brillanr que jamais. En vérité , dit Monime , cet homme efl plus coupable qu'un voleur de grand chemin : comment ofez vous être en commerce avec un tel fripon ? Je puis vous affurer, mad'ame , reprit la veuve , que cet homme eft trèsbien recu par-tout: ce n'eft encore que fa première banqueroute; mais je foupconne qu'il fe difpofe a en faire bientot une feconde qui achevera de 1'enrichir; au furplus, vous favez que 1'opinion fait tout chez les hommes ; chaque pays a la fienne : celle qui eft ici le plus en vogue, c'eft d'honorer les riches; tout le monde s'accorde fur ce point; les pauvres les honorent, paree qu'ils y trouvent leur profit, & les riches leur fatisfaöion : ainfi chacun a fon but. Plufieurs jours fe pafsèrent- a vifiter les plus beaux endroits de la ville, & le foir en rentrant nous étions furs de trouver chez la veuve une Jjorabreufe compagnie , paree qu'elle donrsoit  de Milord Céton. 10% fouvent a jouer. Ce n'étoit pas des perfonnes de qualité qui s'affembloient chez elle, mais de ces gens qui s'étudient a les eontrefaire ; de ces femmes de commis nouvellement arrondis du fruit de leur induftrie; d'autres que le caprice de la fortune tire de 1'étatle plin vil, pour les combler de fes faveurs. Une de ces princeffes, jadis ouvrière, dont le mari devenu caifïier depuis peu de tems, & qui favoit admirablement hien faire valoir les deniers de fa cailfe ; cette précieufe , renforcée , bouffie d'orgueil de fa nouvelle dignité , raillant & méprifant toute perfonne qui n'avoit point d'équipages , ni nombre de domeftiques, pouifoit le ridicule , la fauffe vanité , & même 1'impertinence jufqu'a vouloir prendre le haut bout dans toutes les compagnies ou elle fe rencontroit. Cette femme s'avifa, pendant une partie de jeu, de tirer fur une autre , mife a la vérité fort fimplement, mais décemment, qui parut d'abord faire peu d'attention. a ce qu'elle difoit. Occupée de fon jeu , elle la laiffa tranquillement débiter toutes fes fades plaifanteries, en gagnant fes écus. Lorfque la première eut épuifé fa bourfe , fes propos commencèrent a fe rallentir; fa figure s'allongea , fes railleries cefsèrent; & pour recourir après fon argent, elle demanda des cachets ahn de continuer le jeu. L'autre qui  i04 Voyage voyoit une grofle boëte d'or , qu'elle pouvoit encore s'approprier, ft la fortune cominuoit k lui être favorable, voulut bien fe prêter a recevoir fes cachets : mais lorfqu'elle en eut a-peuprès pour la valeur de la boëte , elle s'en era. para en lui rendant fes cachets. L'imprudente caiffière voulut ravoir fa boëte , s'emporta dit qu'elle étoit bonne pour payer trois eens eens ; qu'on ne faifoit point un pareil affront k une femme comme elle. Eh ! qui êtes - vous, mignone , reprit 1'autre , en promenant fes regards fur elle d'un air méprifant ? Depuis que vous êtes ici, vous ne m'avez montré que beaucoup d'impertinences & de ridicule. C'eüt été m'avilir de répondre è vos fots propos ; les femmes de votre efpèce ne méritent qu'un fouverain mépris. Si j'ai paru vous écouter patiemment, c'étoit pour punir votre orgueil: tachez de profiter de cette lecon , afin de vóus corriger. Elle partit enfuite Sc laiffa 1'autre fort feumiliée de fon aventure.  be Milord Céton. .aoj CHAP1TRE V. Portrait düun Libtrtin. \^is-a-vis de notre hotel logeoit un jeune homme, nommé Specade, qui pafloit pour un des plus riches feigneurs de la proyince. Son père en avoit été gouverneur, & lui avoit laiflé d'immenfes richeffes, &c plufieurs belles terres d'un revenu confidérable. Ce jeune homme faifoit dans cette ville une dépenfe d'ambafiadeur, qui montoit a plus du doublé de fes revenus. Son intendant öc fon maitred'hötel, tous deux d'accord pour profiter de fa diffipation &c de fon peu d'expérience, travailloient de concert pour s'enrichir k fes dépens ; & quoiqu'ils euffent chacun une maitreffe entretenue fur le bon ton, ils y parvinrent facilement, par le fecret de leur induftrie. Le cuifinier, k 1'exemple des deux autres , ne s'endormit pas: il faifoit tous les jours porter chez fa nymphe toutes fortes de provifions, qu'il trouvoit, fans doute, fuperflues pour la table de fon maitre. On peut juger que de pareils économes ne contribuèrent pas peu k la ruine de ce jeune homme. Specade appergut un jour Monime k foa  fcofc Voyage' balcon. Epris d'abord de fes graces & de fa beauté, il rechercha i'occafion de lui faire fa cour : le voifinage lui en fournit le prétexte. II rendit a Monime plufieurs vifites, dans lefquelles il montra des fentimens paffionnés , beaucoup de vivacité & d'emprelfement a lui faire affiducment fa cour. Pour cimenter, me dit-il un jour , la liaifon qu'il voulolt'établir entre nous , il m'invita de le venir voir famiïiérement, paree qu'il vouloït me préfenter dans plufieurs maifons oii je ferois bien recueje ne pus me refu/er a des offres fi obligeantes. J'étois un jour chez Specade lorfqu'il entra un jouaillier chargé d'un petit coffre rempli de Ldjoux & d'un écrain garni des plus beaux diamans. Voila, feigneur, lui dit-il en les lui „préfentant, ce qu'il y a de plus parfait dans le royaume. Specade en choifit plufieurs , ainfi que des bijoux, que'Ie marchand fit monter k la fomme de vingt mille .écus, dont Specade lui fit fon billet. Lorfqu'il leut congédié , il fit appelier fon intendant. Tiens, Forban, lui ditil , va me fondre ces diamans en or, & reviens fur le champm'en rapporter la valeur. Seigneur, dit Forban, en prenant un air hypocrite , je ne puis m'empêcher de vous dire que je vois avec douleur , que fi vous continuez a faire fouvent de ces marchés-la, ils vous conduiront infailli-  de Milord Céton. ixsfy Dlement a votre rüine. Vous n'ignorez pas què vos plus belles terres font engagées pour des fommes confidérables, & ce bourgeois qui vous prêtoit a groffes ufures eft enfin rebuté & menace de faire faifir tous vos revenus. Monfieur Forban, reprit Specade en fe dandinant fur fon fauteuil , vos réflexions m'ennuient furieufement : vous faites ici un röle de pédagogue qui me déplait : allez exécuter mes ordres, fans vous embarraffer des fuites qu'ils póurront produ;re. Forban fe retira fans ofer répliquer. Ilrevint deux heures après, d'un air tartuffe, dire a fon 'maitre : monfieur, je fuis défefpéré; 1'argent eft ft rare qu'on ne veut donner de tous vos bijoux qu'une fomme très-modiqüe : les ufuriers font de vrais tyrans; je n'ofe vous dire le prix qu'ils m'offrent de vos effets : c'eft une chofe horrible que la mauv'aife foi de ces gensla. J'ai couru chez tous ceux de ma connoiffance. Je fuis excédé de fatigue, & n'ai pu faire mieux. Mais, monfieur , comment fe réfoudre d'abandonner foixante mille livrës dé bons effets pour deux mille écus ? Oh ! dit Specade , finis tes lamentations: prenons toujours: je fuis engagé ce foir dans une partie de jeu. Tu fais que je perdis gros hier; c'eft une revanche qu'on me donne: li la fortune me favorife , on  >ot Voyages les rendra demain: donne-les-moi. Je ne les at pas voulu accepter , monfieur , dit Forban ; mais puifque vous vous déterminez a donner ces bijoux pour le demi-quart de ce qu'ils valent, je vous avertis qu'ils feront totalement perdus pour vous, paree que demain il ne fera plus tems de les retirer. N'importe, va les chercher;ne perds point de tems; prends mon carrofle pour aller plus vite : mon crédit n'eftpas tout-a-fait éteint , & je pourrois trouver d'autres refiources. Forban qui connoiflbit 1'impatience de fon maitre, revint au bout d'un quart-d'heure: il n'avoit pas été loin pour trouver cette fomme, puifque lui-même en fit 1'acquifition avec 1'argent de fon maitre , & ces bijoux fervirent k orner fa maitrefle. Après avoir quitté le feigneur Specade, j'entrai chez une femme pour y faire quelque emplette dont Monime m'avoit chargé. Cette femme étoit une de ces intrigantes qui fe mêlent de plus d'un métier. Comme elle n'avoit pas ce que je lui demandois, elle fortit pour 1'aller chercher. Je me plagai contre la porte d'une chambre voifine, & j'entendis deux perfonnes qui fe difputoient avec chaleur. Je fuis homme d'honneur & de probité, dit 1'un d'eux ; Ia bonne foi eft la bafe de toutes mes aótions: je n'ai qu'une parole. Voici la propofition que je vous  de Milord Céton. 209 vous ai faite, qui certainement efl pour vous des plus avantageufes, puifque vous n'ignorez pas qu'il ne tient qu'a moi d'avoir tout a 1'heure deux eens mille livres de la terre de mort maitre. Cependant je veux bien vous la laiffer a cent cinquante, aux conditions néanmoins que vous me donnerez un pot de vin de trente mille livres , qui me feront comptées avant la fignature du contrat de vente. Je confens, dit celui qui vouloit acquérir, de vous donner les trente mille livres de pot de vin , pourvu qu'elles foient ftipulées dans le contrat ,ou que vous m'en faifiez unereconnoiflance authentique; autrement vous voyez que fi on revenoit par retrait a rentrer dans la terre , cette fomme feroit entiérement perdue pour moi. J'en con-, viens, reprit 1'autre ; mais faute de nous enten-; dre , nous allions rompre un marché profitable pour tous deux. Premiérement, monfieur, il eft effentiel pour mon intérêt, que mon maitre n'ait nulle forte de connoiffance du pot de vie que j'exige, paree qu'il voudroit s'en emparer , &c me feroit peut-être encore 1'injuftice de me retirer fa confiance. Or , pour obvier a ces inconvéniens, il eft un moyen fur de nous arranger &c de nous tranquillifer 1'un & 1'autre, vous fur la crainte du retrait , &c moi fur celle des découvertes que pourroitfaire mon maitre dass Tornt /, O  2.10 V O Y A G E cette affaire, qui lui feroit penfer que je prcfère mes intéréts aux fiens. Pour éviter tout embarras, nous n'avons qu'a faire antidater la vente; je m'en charge, bien entendu que vous en paierez tousles frais. L'acquéreur parut goüterce projet, &c ils fortirent enfemble dans le deffein, fans doute, de terminer leur affaire.. De retour auprès de Monime, je la trouvai avec Zachiel. Je leur rendis compte de ma jcurnée , en déplorant Faveuglement du jeune Specade, que je voyois s'abaiffer a 1'indigne röle d'intrigant, afin de fe procurer les moyens de fournir a fes folies dépenfes, & fatisfaire en même tems fa fotte vanité. Vous ne verrez, mon cher Céton, dit le génie, dans toute la Cillénie que des hommes, même ceux d'une naiffance diftinguée, qui foulent aux pieds la probité, Phonneur & la bonne foi : la plupart ont recours aux rufes les plus indignes, pourfe procurer de Pargent: tel eft le fruit funefte des plaifirs. On paroit d'abord marcher fur des ft:urs; tout rit, tout enchante, tout préfente une forme agréable pour les féduire; tandis qu'ils ne daignent pas faire ia moindre réflexion fur Pavenir. Ils croient que leurs jours feront fans ceffe filés par de.nonveaux plaifirs. Fatale ilhifion ! ces plaifirs les abandonnent, après les avoir coh-  d e Milord Céton. uf' duits dans le précipice. C'eft alors que le bandeau tombe, Sc qu'ils reconnoiffent Terreur qui les a abufés. II fe font ruines pour fatisfaire leur oftentat'ion : ce goüt du plaifir qui fubfiftë toujours en eux les poiüTe a continuer dans les mêmes excès, a quelque prix que ce foit: pour y parvenir, on renonce aux fentimens d'honneur, pour arborer Tétendard de Tinfrigue Sc de la fourberie. On ne facrifie plus enfin qu'au dieu des richeffes, & ce n'eft qu'a Plutus qu'on porte fes vceux Sc fes offrandes. Vos réflexions, dis-je a Zachiel, me font craindre que le feigneur Specade ne devienne la viüime de fa mauvaife conduite, & que du fein de Topulence & des grandeurs, il ne tombe dans la misère , Tobfcurité Sc le mépris. Cette province n'en fournit que trop d'exemples; ce qui me porte a croire que les influences dë fair doivent agir avec beaucoup plus de force fur eux , que dans les autres pro vinces de la Cillénie. La veuve chez qui nous logions , vint un jour nous préfenter un homme d'une familie illuftre: il fe nommoit Prodigas: cemom, conhu dans la province, nous le fit recevoir avec diftinaion. Cette première vifite fut fuivie d'une infinité d'autres , qui cömmencèrent a nous devenir a charge. Monime, excédée d.e cet O ij  iiï Voyages ennuyeux perfonnage, dont la converfation ne rouloit jamais que fur fa nahTance, les hautes dignités & les poftes honorables qne fes ancêtres avoient poffédés, fans avoir jamais fongé & fe rendre lui-même digne d'en foutenir 1'éclat par des vertus , ni aucuns talens qui puiffent le faire diffinguer des hommes ordinaires; Monime, dis-je, pria Zachiel de trouver les moyens de nous en débarraffer. Ils font faciles, dit le génie; je fuis furpris qu'il ne s'en foit point encore préfenté aucun a votre efprit. Je veux bien vous en indiquer un qui eft sur. Les afliduités de cet homme ne tendent qu'è vous emprunter de Pargent: il ne tardera pas a s'ouvrir fur ce point: faililfez 1'occafion, prêtez-lui une centaine de louis pour huit jours, & je vous donne ma parole que vous ne le reverrez plus. Monime fut a portee le jour même de fuivre le confeil de Zachiel, & nous en fümes débarraffés. Quoique peu furpris de ce manque de bonne foi, qui n'eft que trop fréquent dans la Cillénie, Monime en paria néanmoins a la veuve, qui parut très fachée de nous en avoir procuré la connoiffance : mais , madame, ajouta t-elle, Je ne 1'ai fait qu'après beaucoup de follicitations de la part, ne préfumant pas qu'il fut affez hardi pour vous emprunter de l'argent.  de Milord Céton; %if II eft vrai que j'ai négligé de vous avertir que ce feigneur eft un homme noyé de dettes : cependant il n'a temt qu'a lui de foutenir fon rang avec tout 1'éclat que joint a une naiflance, illuftre une fortune brillante. Ce feigneur, dont toutes les terres étoient en décret, qui n'avoit confervé de fes ancêtres que le nom, eut le bonheur de faire, il y a quelques années, la connoiflance d'un de ces hommes que Plutus, dieu des richeffes, a comblé de fes faveurs, Cet homme qui cherchoit a s'allier avec quelque familie illuftre, afin de fe mettre a couvert des recherches qu'on auroit pu faire fur 1'immenfité de fes biens, oifrit fa fille au feigneur Prodigas, avec une dot trèsconfidérable, afin de le mettre en état de répa. rer les défordres occafionnés par une conduite mal réglée, pourvu qu'il voulut a 1'avenir modérer fes dépenfes &c les fixer a fes revenus. Prodigas, qui fans cette alliance fe voyoit totalement ruiné, promit tout ce qu'on exigeoit de lui, & le mariage fe fit avec le plus brillant appareil. Mais figurez-vous, madame , la furprife, la honte & le dépit que dut avoir la jeune époufe, lorfque la première nuit de fes noces , Prodigas, d'un ton de mépris offenfant, lui déclara que c'étoit en vain qu'elle fe flattoit de voir confommer fon mariage, fi fon père Oiii  fr4 Voyages. n'ajontoit pour préfent de roces une fomme de deux milhons. Aurélie , fenfible a un pareil affront, après avoir répondu au doux compliment de fon mari avec beaucoup d'aigreur , nnit par lui p-otefter qu'elle alloit fupplier fon père de la reprendre chez lui, & de garder fon argent pour faire annuller un mariage ou les torches des furies avoient fervi de flambeau nuptial. Lorfque Ie père apprit les mauvais procédés de fon ger.dre , il s'en.porta avec raifon : cette affaire fit du bruit dans le monde. La familie de Prodigas ie mêla de raccommoder les parties , & malgré les pleurs d'Aurélie, on parvbit enfin ü la. faire retonrner chez fon mari; & le père croyant cOptribue* au bonheur de fa fille, ou pour mieux dire 1'ambition de la voir remplir ll i Pofte confidérable a la cour, le détermina a donner encore la fomme que fon gendre avoit exigée. Prodigas, content de cette belle expédmon, bien loin de fe mertre en devoir d'exécuter les nouvelles promeffes qu'il venoit de faire > partit pour une de fes terres, oii le jeu , les femmes & Ia débauche Pont rainé une feconde fois, & te forcent afluellement a vivre d'intrigue , après avoir foutenu un long procés contre ia femme , qui s'efï fait féparer de corps & de biens.  de Milord- Céton. nf Depuis que Prodigas eft de retour dans cette ville, il a employé tous les moyens imaginables pour fe raccommoder avec Aurélie ; mais la jeune dame, outrée de fes indignités , de fa mauvaife foi & de la baffefie de fes fentimens, ie laiffe fe confumer en regrets inutiles. Peutouchée de fon fort, elle jouit tranquillement des dons que la nature , d'accord avec la fortune, ont répandus fur elle a profufion. Le feul avantage qu'elle ait retiré de cette alliance eft un g;and nom qu'elle foutientavec nobleffe 6l dignité ; 6l la charmante Aurélie s'eft fait des arms de toute la familie de fon mari, tandis que par fa mauvaife conduite il s'en eft fait autan* d'cnnemis. CHAPITRE VI. Aventure Jinguliere. A cótÉ de la veuve logeoit un homme qui pofledoit d'immenfes richelfes; mais qüj étoit fi avare, qu'aucun damifltique ne pouvoit vivre avec lui.T.et homme cheichpit toujoursqueique prétexte pour s'exempter de payer leurs gages. Réveillé une n>.ut par un vacarme affreux que j'entendu dans cstte maifon , je me levai &C paffai dans une garderobe qui donnoit fur la Oiv  2i6 VóVaGês eour. J'appercus k la foible lueur d'une lampf» Un homme en chemife , qui demandoit grace a un palefrenier qui 1'afibmmoit a coups de fourche, en criant au voleur. Les domeftiques dtfcendifent au bruit que faifoit le palefrenief > & le bruit cefta dès que la lumière parut. C'étoit monfieur Chichotin 'lui-même qu'il maftraiteit ainii, feignant de le prendre pour un Voleur. Parbleu, monfieur, dit ce domeftique, de quoi vous avifez-vous auffi de venir toutes Jes nuits voler 1'avoine de vos pauvres chevaux, pour m'accufer enfuite de la vendrea mon profit ? Chichotin , confonda d'avoir été découvert , fut encore obligé , quoiqu'ii fut tout meurtri des coups qu'il venoit de recevoir, de prier fes domeftiques de ne point divu'guer cette aventure. Pour les engager a fe taire, il leur donna quelques pièces de monnoie , qu'il tira de fon gouffet l'une après fautre ; & pour comble de difgraces, il fallut encore appe'ler un chirurgien peur panfer fes b'effures , qui le retinrent long-tems au lit, &t le pauvre Chichotin eut le malheur de n'être plair t de perfonne. Nous qui.tames cetie ville pour nous rendre dans une a.itre province ; mais 1'influence qui domii e fur ce monde eft par-tout la même. Prelque perfonne ne dit ce qu'il penfe; on ne  toE Milord Céton. 117 peut diftinguer 1'amitié d'avec 1'intérêt; la fin■ cérité & la fourberie fe reffemblent, & 1'on diroit que la vertu & 1'hypocrifie font filles d'une même mère. Arrivés dans une grande ville, Monime voulut voir fi le bon fens & la raifon ne fe feroient point relegués parmi le peuple ; c'eft ce qui fit que le génie nous logea chezun tailleur, dont la femme étoit brodeufe. La , nous fumes faufilés avec toutes fortes d'ouvriers, qui tous étoient fuivant la cour; & je fus furpris de voir écrit fur 1'auvent d'un favetier, le glorieux titre de favetier de la reine. 11 venoit fouvent dans cette maifon une jeune fille, dont le père n'avoit d'autre emploi que celui d'intriguant. Cet homme jouoit toutes fortes de róles, tantöt charlatan, tantót forcisr; une autre fois comédien, ou joueur de gobelets, il tachoit , par ces différens métiers , de faire des dupes. Cette jeune fille vint un jour, toute effrayéè , prier notre höteffe de cacher fon.père dans le grenier. Que lui eft-il donc arrivé de nouveau ? Hélas ! dit Finette , c'eft un de fes compères qui 1'a engagé a jouer k róle de négromancien , & malheureufement il a pouffé la fcène un peu trop loin ; car tu fais bien, ma chère Louvette, que lorfqu'il peut attraper une bonne dupe , il voudroit lui tirer  2I§ Voyage jufqirau fang des veines. Mais je vais Ie chefcher, & il te contera lui même fon hiftoire. Fmette revint un quart-d'heure après avec fon père. Hel mon pauvre monfieurFourbifon, dit Louvette, de quoi vous avifez-vous de faire le forcier? Ah, ah , reprit Fourbif n d'un ton goguenard, ft j'avois un auffi bon métier que celui de votre mari, je n'aurois que faire de parler au diable pour amaffer de 1'argent. Bon , dit Louvette, vous n'aviez qu'a vous faire procureur ; ce font ces gens-la qui gagnent: il faut voir comme leurs femmes font les ducheffes. Tenez, voila une robe que je brode , dont le deffein a été fait pour une prélidente ; mais comme je ne puis 1'exécuter a moins de mille écus, la préfidente la trouve trop chère, &z madame la procureufe, pour qui il ne peut y avoir rien de trop beau, vient de me donner quinze eens livres d'avance. A propos, conteznous donc votre hiftoire. Tout de bon , parlezvous au diable quand vous le voulez? Reculezvousunpeu de moi, j'ai peur que vous n'enayez quelque petit dans vos poches qui pourroit bien me fauter au coliet. Ne craignez rien , dit Fourbifon , ils n'étendent point leur malice jufques fur mes amis : mais ils le plaifent a troubler la tranquillité d'une mère qui croit avoir pris ^)utes les précautions nécefiaires pour s'alfurer  de Milord Ceton. 119 de la vertu de fa fi le. Je trouble cette fécurité: je mets la jeune perfonne au défefpoir, & je fais perdre a Pamant fortuné tous les plaifirsqu'il goüioit dans les rer-dez-vous que lui donnoit en difant: ne tarde pas k revenir. Oronte i qui ne voyoit peiibrtnë 4 vouloit abfolument qu'un de fes domeftiquej fut porteur du billet. Fi donc, monfieur, dit arlequin, il faudroit plus de fix heures a Vötrg domeftique pour aller & revenir, & le mieri fera de retour dans dix minutes. Buvons ür* coup en attendant; Un quart d'heure apfès , arlequin > qui eft ié plüs fubtil efcamoteur qui ait jamais pafü j Tome h p  izS V O T A t E J propofa de partir. J'attends, dit Oronte ; qu'ort vous ait apporté votre grimoire. Le voila, dit arlequin, en montrant un livre qui étoit fur la table. Notre homme, furpris de n'avoir vu entrer perfonne, ne put s'empêcher de friflbnner. II remonta dans fa voiture avec le forcier, que j'eus peine a reconnoitre moi-même : il s'étoit déguifé de faeon qu'il .paroiffoit avoir plus de cent ans. Madame Oronte en eut frayeur, & cgut voir le diable en perfonne. Ce nouveau magicien les affura que j'étois une béte & un ignorant, qu'il falloit renvoyer, paree que je m'étois laiffé duper comme un fot par l'efprit, & qu'il falloit recommencer toutes mes opérations, pour vous faire voir que je fuis incapable de vous tromper, dit le forcier, c'eft que je veux forcer l'efprit de vous apporter lui-même le tréfor au milieu de votre appartement , afin d'éviter 1'embarras & les frais du tranfport. Ce nouveau projet parut délicieux a monfieur & a madame : on lui donna la plus grande & la plus belle pièce pour faire toutes fes opérations. II fit d'abord trois invocations qui durèrent neuf jours , dans chacune defquelles il fallut encore donner quatre-vingt-treize pièces d'or, & autant d'argent. Ce diable, qui aime 1'ordre, déclara a latroifième fignification, qu'il y avoit  de Milord Céton. 2,17 plus de trois eens ans qu'il gardoit ce tréfor, qui renfermoit plus de dix millions en or , avec plufieurs vafes de même métal. Le magicien le conjura encore d'apporter le tréfor au milieu de la chambre. L'efprit s'en défendit, & pour le forcer, il fallut avoir une prodigieufe quantité de parfums, de cierges de cire prune, & plufieurs machines qu'il difoit néceffaires a fon entreprife. Arlequin croyoit les rebuter en leur demandant des chofes prefque introuvables; mais rien ne lui fut refufé. Monfieur Oronte, impatient de toutes ces longueurs, preffa le magicien de redoubler fes inVocations, & de ne point donner de repos a l'efprit qu'il n'eüt enfin apporté le tréfor. Le forcier affura que la troifième nuit, entre minuit & une heure, il entendroit un grand coup de tonnerre, qui feroit le fignal de 1'obéiffance de l'efprit a fes ordres, &c de 1'arrivée du tréfor; mais qu'il falloit avoir foin que tout fon monde fut couché, & que perfonne ne parut aux fenêtres * ce qui fut poncfuellement exacuté. Pendant ces trois jours, monfieur & madame Oronte commencèrent a jouir de leurs tréfors, c'eft-a-dire, qu'ils en faifoient déja la diflribution : ils cherchèrent des charges convenables, dans 1'épée & dans la robe, pour leur fils, choifirent parmi la nobleffe les plus grands partis Pi,  aa§ V O Y A Q Ë 5 pour leurs fïlles : monfieur vouloit que ce füf dans la robe, & madame prétendoit les faire briller a la eour ; ce qui éleva une difpute affez confidérable entr'eux, & fut fans doute la caufe que l'efprit, pour les mettre d'accord, refufa de fe rendre aux conjufations du magicien, qui n'avoit demandé ce délai, que dans 1'efpoir de trouver quelque moyen de fe fauver. Son efpérance fut vaine ; il fallut qu'il foutint la farce jufqu'au bout; enfin cette nuit, tant defirée de la part d'Oronte, & tant redoutée de celle d'arlequin , arriva. Tout dans le quartier paroiffoit calme & tranquille ; tout, jufqu'aux habitans des goutières , goütoit un parfait repos ; mais mon cher camarade &c moi nous étions dans un furieux embarras. Je n'avois cefie de roder autour de la maifon , & cette nuit, fous la peau d'un gros chien noir dont je m'étois entortillé. Je marchois a quatre pattes devant la porte, dans la crainte d'être reconnu, lorfque j'appereus madame Oronte, qui, plus hardie & plus curieufe que fon mari, regardoit par la lucarne de fon grenier fi elle verroit arriver l'efprit, fous quelle forme il paroitroit, & par quelle voiture il feroit conduire fon tréfor. Plus de deux heures s'étoient paffées a fe morfondre, quand elle entendit les cris Sc les lamentations du magicien : faifie de frayeur,  de Milord Céton. 229 elle defcendit dans 1'appartement de fon mari qui, effrayé lui-même de ce qu'il venoit 'e*ritendre, fe difpofoit a paffer dans le fien , s,;maginant 1'un & 1'autre que le diable tenoit le forcier a la gorge. Ils prirent la réfolution de s'expofer a toutes fortes de périls ,. plutöt que de fouffrir qu'un homme fut êgorgé dans leur logis; car on peut dire que ce font les meilleurs gens du monde : ils entrèrent donc dans la chambre oü ils avoient renfermé le magicien, & pensèrent tomber tous deux a Ia renverfe, lorfqu'ils appereurent le forcier couché tout étendu, au milieu de plufieurs ronds qu'il avoit faits fur le plancher, le vifage , les mains oC la chemife pleins de fang; la chambre & les meubles en étoient auffi remplis. Arlequin , contrefaifant le démoniaque , fe mit a beugier comme un taureau :il paroiffoit faifi de crainte. Hélas! meffieurs & dames , s'écrioit-il, ayez pitié de moi; l'efprit va me tordre le cou fi vous ne me tirez de fes mains.: il rejette mes offrandes; 6c cependant je vous jure que je ne me fuis trompé que de deux virgules dans les termes que j'ai employés. Tenez, continua-t-il en redoublant fes cris , le voila qui entre : c'efl ce gros chat noir, c'efl lui qui m'a mis tout en fang; d'aventure, le «bat de la maifon qui étoit. noir, trouvant Piij.  a3° Voyages 1'appartement ouvert, y étoit entré pour chercher a faire quelque capture. Arlequin faifant alors plufieurs bonds en Pair, avec des grimaces grorefques, fit une fi grande peur au chat, qu'il 3'enfuit, en jurant, fur les tuiles, & n'a jamais reparu depuis. Mon camarade, pour rendre la fcène encore' plus touchante , leur reprocha, en pleurant, qu'ils étoient la caufe qu'il s'étoit donné au diable, & qu'il ne 1'avoit fait que pour leur rendre fervice; que l'efprit étoit un coquin qui 1'avoit trompé : il fit enfin un vacarme fi terrible, que M. Oronte, craignant qu'une pareille affaire ne fit du bruit dans le monde, & ne causat un fcandale qui ne pouvoit retomber que fur lui, donna la liberté au prétendu magicien, en le menacant de le faire brüler, s'il ofoit divulguer cette aventure. Arlequin a promis non-feulement de fe taire , mais encore de fe retirer, s'il pouvoit, des griffes de l'efprit, & de n'avoir jamais aucun commerce avec lui. Cependant M. Oronte, fikhé de la perte de fon argent, quoiqu'il ne foit pas encore tout tout-a-fait guéri de 1'opinion qu'on lui a donnée du pouvoir de magiciens, a, malheureufement pour nous, fait confidence a un de fes amis de Paventure qui venoit de lui arriver. Cet  de Milord Ceton. 131 ami, furpris de fa crédulité, s'eft mis en tête de nous faire rendre une partie des fommes qu'arlequin & moi lui avons efcamotées. Après s'être inltruit de quelques - uns de nos faits glorieux, il en a. fait fa plainte au juge, qui vient de lacher contre nous un décret de prife de corps; c'efl: ce qui m'engage a me tenir caché, jufqu'a ce que 1'affaire foit un peu affoupie. La hardieffe de ce coquin me furprit infiniment; je ne pouvois me perfuader qu'il y eüt des gens affez fimples pour donner dans de pareilles abfurdités; car pour peu qu'on veuille réfléchir, ne pourroit-on pas demander a ces prétendus forciers ou magiciens, pourquoi ils n'emploient pas leur pouvoir pour euxmêmes? Pourquoi ils font tous gueux, lorfqu'il ne tient qua eux de tirer des entrailles de la terre, ou des profondes abimes de la mer plus de richelfes que n'en ont jamais poffédé tous les potentats de 1'univers? Pour peu qu'on réfléchiffe fur de pareilles folies, il fe préfente tant d'idées pour les combattre, que je fuis étonné qu'elles puiffent entrer daas la tête de quelqu'un; mais en examinant la conduite des Cilléniens, je crus qu'un étourdiffement général avoit frappé tous les habitans de cette planete, pour les faire agir direclement contre Piy  2?* Voyages leurs vérltabies intéréts. Monime, qui s5en2 nuyoit beaucoup, nous détermina de quitter cette ville pour prendre la route de la province de Merces. CHAPITRE VII. |e vice confondu , & la vmu récompenjeei A rrivés dans cette nouvelle capitale, nous füöié-s defcendre a 1'entrée de la ville dans un hotel garni. Lorfque jè fus retiré dans mon appartement, & que j'eus renvoyé mes domeftiques, j'entendis quelque mouvement è cóté de mon cabinet, qui me donna de J'inquiétude. Je prêtai une oreille atcentive & diftinguai les plaintes d'une perfonne :'les foupirs & les fanglots qu'elle pouffoit marquoient une grande défolation. Deux heures fe pafsèrent fans pouvoir me déterminer a me mettre au lit: attendri moi-même du chagrin de cette infortunée, je ne pus me refufer a 1'envie d'aller lui donner quelque confolation. J'ouvris doucement la porte de mon appartement , & entrai dans une petite chambre qui étoit a cóté, dont on avoit négligé d'óter h ^lef i mais que vis-je ? Une jeune perfonne qu@.  be Milord Céton. 133 la douleur avoit prefque étouffée : elle étoit renverfée dans un fauteuil, fes bras étendus fans mouvement; une paleur mortelle étoit répandue fur fon vifage, qui paroiflbit baigné de fes larmes. Ce fpectacle m'attendrit jufqu'è en répanclre moi même ; il fixa toute mon attention, & malgré 1'état ou je la voyois, je lui trouvai de la noblelfe dans la phyfiönomie, des graces , un air de douceur; & je crus voir enfin la douleur en perfonne. Je fus d'abord tenté d'appeller les femmes de Monime pour la fecourir, & me fauver en même tems de 1'intérêt douloureux qu'elle commeneoit a m'infpirer en fa faveur ; mais je ne pus m'affranchir de la pitié que je reffentois; il auroit fallu prendre trop fur mon cceur, & ce ménagement pour moi-même m'auroit mis beaucoup plus mal k mon aife que la plus trifte fenfibilité pour fes malheurs. Je m'approchai donc refpeöueufement dans le deffein de la conloler. Pardonnez ma hardieffe , lui dis - je; je ne viens point ici, mademoifelle, dans la vue de vous caufer aucune peine : pénétré jufqu'au fond de 1'ame de 1'état oh je vous vois, je voudrois de tout mon cceur pouvoir adoucir vos maux. Par pkié pour vous-même, foulagez votre douleur ,  2J4 Voyages en en confiant, s'il fe peut, les motifs a un hom ? me qui, loin d'en vouloir rnéfufer,vous protefte d'employer tout ce qui eft en fon pouvoir, afin de taeher d'en diminuer 1'amertume. Cette jeune perfonne, furprife, fans doute, de mon apparition, leva d'abord les yeux fur moi, puis les baiffa d'un air confus & embarraffé : elle ne me répondit que par de nouveaux fanglots, fes larmes coulèrent avec plus d'abondance. Lorfqu'elle fut un peu remife, elle me regarda plus attentivement. Grands dieux ! s ecria -1 - elle en pouflant un profond foupir, auriez-vous enfin pitié de mes peines?Je vous crois, monfieur, incapable d'abufer de ma confiance; & puifque vous avez la bonté de prendre part a mon aftliction, je vais, par un récit fincère, vous inftruire des maux qui en font la fource. Je fuis une fille de familie, dont Ie père,' qui s'étoit ruiné au fervice, eft mort depuis dix ans : ma mère, reftée veuve avec deux enfans, pour lefquels elle avoit beaucoup de tendrefie, foutint d'abord notre malheur avec affez de fermeté : nous vivions dans une petite terre, feul bien qui nous reftoit des débris de notre fortune; mais les créanciers de mon père 1'ayant fait faifir, nous fümes obligés de nous rendre dans cette ville pour y foutenir  de Milord Céton. 13$ les droits que nous avions d'en jouir, & qu'on nous difputoit. Nous vinmes defcendre dans cet hotel, oh depuis plus de neuf années nous avons effuyé toutes les longueurs d'une chicane impénétrable; ce qui acheva de confommer tout ce qui nous reftoit d'effets. Enfin , a force de follicitations , nous parvïnmes a faire nommer un juge pour examiner 1'affaire, qui fe trouva tellement embrouillée par les mauvaifes chicanes des procureurs, que vraifemblablement notre juge n'y put rien comprendre ; & pour comble d'infortune, fon fecrétaire, avide d'argent, s'étoit laiffé féduire par nos parties, plus au fait que nous des moyens qu'il falloit employer pour obtenir un jugement favorable. L'impofhbilité d'approcher de notre juge; faute de proteftions , notre mifère, la fimphcité de nos parures, nous faifoient toujours écarter par fes domeftiques qui ne reconnoiffent que ceux dont les babits annoncent 1'opulence; & fi quelquefois nous parvenions jufques dans la falie d'audience, une foule de plaideurs nous empêchoit d'en aborder : peutêtre aurions-nous pu lui faire entendre la juftice de nos droits, en racontant fimplement les faits; la vérité 1'auroit fans doute frappé; les difgraces fécondes en expreflions touchantes  Voyages i^uroïent peut-être porté a examiner notre affaire avec un foin plus exaö. Mais, monfieur eft-ce è des infomtnés d'ofer fe flatter d'être accueillis & écoutés'? non , cette douceur n'eft re.ervee qu'a des perfonnes qui, par Ia richeffe de leurs habits & le cortége q«i les accompagne, annoncent le fafle & 1'opulence. Réflexions inutiles. Que vous dirai-je enfin? Un jugement définitif nous a entièrement rui'«es. Lorfque ma mère apprit Ia perte de notre procés, fon efprit & fa vertu plièrent k ce dernier coup de notre införtune; elle n'en put «npporter la rigueur. La dure économie qu'ü avoit föHu garder depuis long-tems pour vivre & pour fubvenir aux dépenfes d'une procédure mévitable, le retranchement total de rnilte petites délicateffes dont on a formé 1'habitude, & dont la privation devient un furcroit de maux, le chagrin de voir fes enfans devenir fes domeftiques, & peut-être même ceux des. autres, une trifteffe muette & honteufe qu'elle remarquoit en nous, & que la mifère peint f, bien fur le vifage des honnêtes gens qu'elle humme j cette trifteffe fait plus de peine è voir aux perfonnes qui ont des feminiens , que la douleur la pfe décIarée> ^ ^ a jette ma mère dans un défefpoir dont eiïfe o a plus été «nafcreffc, & qui 1'a enfin coadjut^  b ï Milord Ceton. 437 fen peu de jours au tombeau. Je ne puis, monfieur, vous exprimer la douleur que je reffentis de fa perte que par celle oü vous me voyez. Mon frère, a qui nos malheurs ont formé l'efprit de bonne-heure, me furprit un jour dans ma chambre, le vifage baigné de larmes* Hélas! ma foeur, me dit-il tendrement, que vous ménagez peu un frère qui vous aime, & qui n'attend de confolation que de votre amitié! Vous verrai-je toujours en proie a Ia douleur la plus amère ? II eft vrai que la perte que nous venons de faire doit nous être a tous deux bien fenfible: dans les premiers jours, je n'ai point corsdamné Fexcès de votre affliction; vous vous y êtes livrée, elle étoit jufte: accablé moi-même des coups qui nous ont frappé, je n'ai pu vous rien dire de confolant; il n'eft" pas furprenant que la raifon plie d'abord fous des revers auffi accablans que ceux que nous venons d'éprouver. Je fais que les mouvemens de la nature doivent avoir leurs cours. Mais, chère fceur, on fe retrouve, on s'appaife, on revient a foi-même, & la raifon prend enfin le deffus. Cependant je vous vois toujours la même : j'ai dévoré mes chagrins dans la crainte d'augmenter les vót'-es, & Vous avez la cruauté de me faire périr d'en-  zfi Voyages nui; vous m'accablez par votre douleur, fan? être touchée de la mienne. Ah! vous ne vous en fouciez pas; croyez - vous que ce qui fe paffe dans mon cceur ne foit pas affez fenfible? N'ai - je donc pas encore affez de mes chagrins, fans en redoubler 1'amertume ? Fautïl que le défefpoir nous fuive jufqu'au tombeau? Croyez, ma fceur, qu'il eft des gens plus k plaindre que nous : ce font ceux qui eux-mêmes ont creufé les abimes ou ils font tombés; du moins n'avons-nous point ce reproche a nous faire; c'eft un motif de confolation; mais vous ne voulez en employer aucun pour ma tranquillité, & tout me manque a la fois. Hélas! lui dis-je, ceffez de m'accabler par d'injuftes foup9ons: c'eft k tort que vous accufez mon amitié pour vous; rien ne peut 1'affoiblir. Mon frère, fi vous pouviez lire au fond de mon cceur, vous y verriez que cette douleur, dont je ne puis modérer 1'excès, ne vient aëmellement que du tendre intérêt que je prends a votre fort. Les plus triftes réflexions fur 1'avenir m'entrainent malgré moi. Forcée de m'y livrer, nulle forte d'efpérance ne s'offre a mon efprit. Que nous fommes a plaindre: fans parens, fans protecfeurs, fans amis, fans fecours : que devenir ? Qui eft-ce qui s'attache  sé Milord Chton; 139 a d'honnêtes gens lorfqu'ils font dans 1'indigence? Eft-il d'objets plus difgracés & plus abandonnés dans ce monde, qu'une perfonne pauvre Sc vertueufe tout enfemble ? Depuis long - tems je m'appercois trop que tous les cceurs font glacés pour nous : chacun nous foit; nous fommes des étrangers dans la nature , que perfonne ne veut reconnoitre. Des frippons peuvent être plus méprifés; mais ils font mieux recus; moins rebutés, peut-être même gagnent-ils a n'être ni eftimés, ni eftimables: ils employent toutes fortes de bafleffes; ils font rampans, & voilé ce qui flatte ces hommes vains: ils jouiflent de leurs triomphes; ils ont le plaifir de primer & de fatisfaire leur fol orgueil; mais nous, cher frere, k quoi nous déterminer ? Quel parti prendre dans un li grand abandon ? Tranquillifez - vous, ma fceur; j'ai trouve un moyen pour nous tirer de 1'extrême mifère oh nous réduit le fort: c'eft un projet que je médite depuis long-tems, puifque je ne puis mieux faire : il faut fe déterminer a le fuivre; du moins nous pourrons par cette voie nous procurer le néceftaire; & fi la fortune jettoit fur nous un regard favorable, I'idée que j'ai eft une des routes qui conduit fouvent k fes bie nfai ts.  Ï40 V O Y A G E S Vous favez que j'ai acquis quelque teintUfë de la médecine ; je me fuis qüelquefois occupé dans notre terre de 1'anatomie j j'ai étudié la eonnoiffance des fimples ; j'ai un peu de latin ; quelques mots grecs que je fais par cceur. A ces foibles lumières je n'ai qu'ajoindre beaucoup affurance, unmaintien grave , une longue perru^ que, une canne en béquille ; en voila plus qu'il n'en faut pour me rendre habile: bien des docteurs n'ont peut-être pas commencé avec autant de talens. Notre höte paroit porté a nous obliger; c'efl: un homme fimple & intérefle, auquel on peut promettre une récompenfe,afïndel'engager de dire a tous les étrangers qui viennent loger chez lui, que je fuis un jeune homme fort habile, qui 1'ai tiré d'une maladie très-dangereufe : d'ailleurs, il eft connu d'un feigneur fort opulent qui loge a deux pas d'ici. Cet homme eft attaqué de vapeurs qui ne font autre chöfe qu'un efprit frappé, dont tous les maux giffent dans 1'imagination, & qui s'affoiblit le tempérament par la quantité de remèdes qu'il fe croit obligé de prendre. Si je puis avoir aecès aHprès de ce vifionnaire, je fuis fur de le guérir de fa folie t ma recette eft certaine, je ne lui donnerai que de bons confommés. J'appiaudis aux idéés de mon frère : il fortit dans  fel' Milord C é t ö n; 2.4* dans le dertein de cbercher ce qui lui étoit néceffaire pour 1'accompliffement de fon pro* jet, & je defcendis chez notre höte pour 1'en-* gager a favorifer mon frère dans fon nouvel établiffement. Cet homme mepromit de mettre tout en ufage , afin de lui ert procurer la réufïite. Mais, monfieur, le bonheur & le malheur fe partagent ; rarement on les voit s'unir tout va ordinairement d'un même cóté: aux heureux, nouvelles profpérités; aux malheureux, nouveau furcroit de difgraces : perfonne dans le monde n'en a fait une plus cruelle épreuve que mon frère & moi. Notre vie n'eft qu'un enchainement de peines, quife fuccèdent fans interruption. Toujours en butte k 1'injuftice, a la mauvaife foi &C a la tyrannie des hommes , je n'y puis plus réfifter. Jufle ciel! s'écria cette jeune perfonne, fi c'efl dans 1'extrémité du péril que tu te plais a lignaler ta puiffance, mes maux ne font-ils pas arrivés k leur comble ? Les pleurs de cette infortunée interrompirent fon difcours : j'employai ce que je crus de plus confolant pour la tranquillifer. Hélas! monfieur, pourfuivit-elle , fi vous êtes né fenfible, voici 1'inflant de jouir de votre ame, & celui de fignaler votre générofité. Au nom de ce Tome I, Q  241 Voyage que vous avez de plus cher, déployez la «0» bb-ffé de vos fentimens en faveur d'une malhenreufe cue tout le monde fuit & abhorre. •Difant cela, cette jeune perfonne fe jetta k mes pieds; Je la relevai d'abord, prefque auffi attendri qu'elle. Ne foyez po'nrt furpris de mon action, reprit-elle en foupirant; ces hommes mjuftes m'ont appris a m'humilier juiques dans le fond de mon cceur; tous m'ont repouffée ; j'ai tout fouffert de leurs injuftices, & ces hom"mes pouffent encore la barbarie jufqu'a vouloir 'me faire perdre pour toujours la confolation 'de pouvoir au moins m'eftimer moi - même. Mais, monfieur, je ne p-étends point vous confondre avec ces hommes pervers & ennemis 'de 1'humanité. Je m'appercois, a la fenfibilité que vous faites paroitre, que mon récit vous touche : je dois donc vous regarder comme une divinité qui va mettre en fuite ce troupeau de bêtes farouches , qui m'ont jufqu'ici environné. J'attends tout de cette pitié généreufe qui vous attendrit en faveur des malheureux: j'ofe vous affurer, monfieur, que ;je la mérite. Apprenez donc ce qui fait aétuel"lement le fujet de mon. défefpoir, ce qui me confond & m'anéantit. La malheureufe deflinée de mon frère le conduifit, en fortant de 1'jhötel, dans une rue  BE ^MïLORD ClTON. S4J' détournée, oh trois hommes en attaquoient un avec une li grande fureur, que fon cceur généreux & fenfible ne put fe refufer de prendre le parti dé celui qu'on accabloit avec tant d'avantage. Ah ! meffieurs, leur dit-il, qui peut donc vous poulfer a commettre une aótion fi injufte ? Se peut-il que vous ayez la lacheté de vous mettre trois contre un ? Par honneur pour vous-mêmes, finiffez un combat fiinégal. Alors 1'un d'eux, fans lui répondre, tourna la pointe de fon épée pour 1'en percer. Mon frère furpris, n'eut que le tems de fe mettre en défenfe afin de parer les coups de ce fougueux. Cependant un des deux autres recut un coup qui le renverfa, & dont il moürut dans 1'initant. Le bruit qu'ils faifoient attira enfin plufieurs perfonnes; des gardes vinrent qui les arrêtèrent, & les conduifirent en prifon. Malheureufement celui dont mon frère avoit fi généreufement pris la défenfe, mourut un quart-d'heure après des bleflures qu'il avoit recues dans le combat, fans avoir eu le tems de juftifier mon frère: les deux autres, qui appartenoient a des perfonnes élevées en digrtité, furent relachés fur le champ, après avoir pouffé 1'injuftice jufqu'a charger mon malheureux frère de la mort de leur camarade. Jugez, monfieur, de mon défefpoir lorlque  2,44 V O Y A 6 Ê j'appris Ie foir qull étoit détenu dans un affreu^ cachot. Cependant, quoiqu'accablée par ce dernier coup du fort qui nous pourfuit, je n'ai ceffé depuis plus de fix mois de folliciter fes juges. Hélas ! je m'étcis flattée d'en avoir touché un par ma douleur Sc mes larmes; il parut même m'écouter d'abord affez favorablement en me donnant la permiffion de parler a mon frère, de qui je tiens tout ce détail. J'informai ce juge de tous les faits qui pouvoient fervir a la juftification de mon frère, je plaidai moimême fa caufe. La douleur , lorfqu'elle eft juftement animée par des motifs d'honneur , femble être naturellement éloquente. Le juge parut fe lailfer fléchir; mais ce n'étoit que dans la vue de me féduire. , Ah ! monfieur , oferois-je vous dire que cet inhumain ne m'offre aujourd'hui la libertê de mon frère qu'en cherchant a me couvrir de honte; oui, ce n'eft qu'en fatisfaifant a fes infantes defirs que je puis obtenir lajuftice qu'il doit k un innocent, fans quoi fa perte eft jurée, & je verrai mon miférable frère trainé fur un échafaud comme un criminel, pour y fubir la mort la plus honteuie. Dans cette extrémité, j'ai été pour me jetter aux pieds de ceux qui fe font rendus fes parties afin d'implorer leiu;  de Milord Céton. 145 pitié; mais ils ont tous refufé de me voir; nulle efpérance ne m'eft offerte. Rebutée de toutes parts, le coup qui doit trancher les jours de mon malheureux frère va me percer le fein. Hélas! qu'avons-nous fait aux dieux pour nous pourfuivre avec tant de rigueur? Cette jeune perfonne s'interrompit elle-même par des fanglots, & des marqués d'un fi grand défefpoir , que je craignis pour fes jours. Pénétré jufqu'au fond de 1'ame des malheurs qu'elle venoit d'efluyer, & de ceux qu'elle avoit encore a craindre, indigné de Pinjuftice des Merces, j'employai ce que je crus de plus confolant pour la calmer. Ceffez,mademoifelle, ajoutai-je, un défefpoir que votre raifon doit condamner; foyez perfuadée qu'il eft encore des hommes qui chériffent la vertu, qui 1'aiment, qui la refpeftent & la protégent. L'honneur&laprobité ont toujours été mes régies ; repofez-vous fur mes föins; comptez que vous trouverez en moi un proteöeur d'autant plus zélé a vous fecourir promptement, qu'il eft fenfible a tous les maux qui vous accablent. Je puis vous protefter que vous reverrez dès demain ce frère qui caufe aujourd'hui vos allarmes, venir par fa préfence rétablir la tranquillité dans votre ame. Je vais emnloyer, pour vous fervir efiieacement, un homme dont;  246 Voyages le pouvoir eft fans bornes. Cette jeune perfonne me remercia dans les termes les plus touchans : ces aflurances la tranquillifèrent, & je la quittai, après avoir gliffé derrière fon fauteuil une bourfe pleine d'or. Tout attendri du malheureux fort de cette infortunée, je ne fongeai point a prendre de repos. J'entrai dans 1'appartement de Zachiel: 1'émotion 011 j'étois ne le furprit point : fans s'être rendu vifible , il avoit été témoin de notre converfation. Je viens vous fupplier, lui dis-je, de vous intérefler en faveur d'une jeune perfonne qu'un enchainement de malheurs a réduit au défefpoir. Je n'ai pu app-endre fes peines fans la flatter de votre protecfion. Je voiilus^ alors lui en faire un récit pathétique; mais il m'arrêta. Je connols 1'injuftice des Merces, dit le génie, & ne fuis pas étonné de celle que cette familie a éprouvée de leur part. Le jour commence a paroitre : vous avez promis k cette viöime de 1'intempérance de travailler ala délivrance de fon frère ; les momens font précieux lorfqu'il s'agit d'abréger les peines de quelqu'un qui eft dans les angoiffes d'une mort prochaine qu'il croit inévitable : batons-neus de rendre deux ames contentes, en lui procurant la liberté : il eft tems de partir, Oui, dis-je, mon  be Milord Ceton. 247 cher Zachiel; mais la promeffe que j'ai ofé faire n'eft fondée que fur les fecours que' j'attends de vous; car je ne puis rien par moimême. Je fuivis le génie chez le Bacha. A peine le foleil commencoit a paroitre quand nous entrames dans fon cabinet. Le génie m'avoit rendu invifihle, ainfi que lui, aux yeux de tous fes domeftiques. Je viens, lui dit-il d'un air majeftueux & févère, vous empêcher de commettre la plus noire de toutes les injuftices. Vous retenez depuis plus de fix mois dans un affreux cachot, un jeune homme dont 1'mnocence vous eft connue. Pourquoi tardez-vous a le remettre en liberté ? Je trouve affez fingulier , dit le Bacha, que vous ofiez me faire des queftions : je n'ai, je penfe aucun compte a vous rendre de ma conduite. Le jeune homme eft condamné; les preuves de fon crime font complettes: il faut qu'il fubiffe le fort réfervé a fes femblables; & votre audace me fait foupconner que vous pourriez être un de fes complices: fur ce fondement, je puis vous faire arrêter. Ah! miférable, s'écria Zachiel, je lis dans ton ame & en pénètre toute la noirceur; tu n'es que la moitié d'une créature humaine j tu n'en as que la figure, Sc le penchant au Qir  'H% V O Y A G E S mal; mais tu n'en as ni la dignité, ni la no' bleffe. Je ne redoute point ta colère ni ta Vengeance; 1'une & 1'autre font impuilTantes Vis-a-vis de moi. Je t'ordonne donc de m'écouter, homme vicieux. Tu ne condamnes le jeune homme , que paree que fa fceur a eu Je malheur d'exciter ta lubricité,& la juftice que tu dois è fon frère ne fe peut acheter qu'au prix de fon honneur. Dans toute autre circonfiance je ne ferois point étonné que fa jeuneffe, fes graces & fa beauté, t'aient infpiré de 1'amour; mais que ce vifage frappé de défefpoir, dont la douleur a changé les traits; que fes graces flétries par les larmes, n'aient pu déconcerter ton amour, &c n'en n'aient pas fait un protecteur pour cette infortunée; que cet amour, loin de la plaindre de tous fes maux, n'en n'aie recu qu'une confiance plus brutale; que fa mifère, féconde en expreflions touchan. tes, ne fait déterminé qu'a l'outrage, & non pas aux bienfaits; qu'a la vue d'un parei! objet, cet amour ne fe foit pas fondu en une pitié généreufe; que la charité ne fait pas attendri fur les périls oh 1'expofent fes malheurs; que tu aies écouté le récit de fon infortune, fans en comprendre 1'excès, fans enfentir tes defirs «onfondus, &c fans être épouvanté toi-même devant qui vous êtes obligés de baifler pavillon 5 eux feuls feront redoutes: on fait déja qu'ils fe font emparés de toutes vos rufes \ & j'ai re£u des avis certains , qu'actuellement ils font plus a craindre fur la terre que plufieurs légions de mes troupes. Vous , Lucifer ■, Belzébut & Aftarophe, que j'ai toujours regardé comme mes meilleurs géhéraux , que faifiez-vóus pendant les combats qui fe font donnés au défavantage de mes armées? Vous étiez fans doute k vous amufer au quartier dés hypocrites, ou j'ai relégué Cette nouvelle feöe de fanatiques que nous produit le monde cillénien , .& qui defcendent ici par pelotons. Votre occupation la plus agréable efl de leur faire faire le même exercice qu'ils faifoientfur la terre; voir crucifier, battre, rótir* enfiler de fer rouge, & mille autres folies femblables , eft pour vous un fpedacle charmant: ce n'eft pas que je veuille vous blamer de vous amufer de ces comédies; il faut un délaflement k l'efprit : au contraire , je fais qu'elles font remplies d'une morale, qui en vous inftruifant de mille fubtilités, & de mille tours de hneffe que vous avez ignorés jufqu'a pré,fent, peuvent dans la fuite vous devenir trés*  sj-ö Voyages utiles, en employant tous lés traits que vous apprendrez d'eux fur tout Ie genre humain , a qui vous avez juré , ainfi que toutes mes troupes , une haine implacablê : mais comme la récréation ne doit pas prtjudicier a fes devoirs , pour vous punir d'avoir négligé le foin de ma gloire , je vous exile de ma préfence, & vous ordonne de prendre avec vous plufieurs légions de mes foldats, que vous conduirez dans la planète de Mercure , pour les mettre en garnifon dans tous les corps de ces hommes de chicane , & de difcorde : vous en enverrez aufli dans ceux des hypocrites, des traitans, des joueurs & de tous les malfaiteurs, afin qu'ils puifient y faire un nouvel apprentiffage de fourberies, de noirceurs & de friponneries, après qu'au préalable vous aurez fait piler dans ïe grand mortier de 1'enfer , tous ces hommes qui ont débauché Tyfiphone, Mégère & Ale&o, pour les faire fervir a leurs téméraires entreprifes fur les droits de mon empire : je veux, dis-je, qu'ils foient pilés avec tous ceux qui fe font révoltés , pour en faire de la moutarde qui puiffe remettre les démons en appétit. J'ordonne qu'on en mette aufli quelqu'un au fublimé corrofif; car je penfe que c'efl un trèsbon purgatif contre la poltronerie. A 1'égard des hypocrites, des fanatiques &c des bigots,  de Milord Céton. 277. Dn continuera de les mettre au caramelle; je les réferverai pour mon entremets. Lorfque Pluton eut prononcé ce jugement qui fit trembler tout 1'enfer, il defcendit de fon tröne, pour aller fe délaffer auprès de Proferpine, d'une journée, ou pour mieux dire , d'une nuit auffi fatiguante, fe repofant fur Eaque & fur Radamante du foin de faire exécuter fon arrêt. Les juges infernaux s'en font acquittés avec tout le zèle qu'en attendoit le prince des démons. Pour nous, après avoir entièrement fatisfait aux ordres du fouverain de 1'empire des morts, nous fommes partis auffi-töt pour le monde de Mercure, dans le deffein d'abréger, s'il fe peut, notre exil, en profitant des exemples toujours variés & toujours nouveaux qu'on y rencontre k chaque pas. J'ai diftribué mes légions proportionnément a 1'étendue des provinces. Je me flatte d'y trouver de 1'amufement & de 1'occupation pour mes troupes, que j'aurai foin de tenir en haleine, afin de les faire rentrer en grace. Zachiel, qui s'appercut que Monime étoit prête a s'évanouir de frayeur, congédia Aflarophe, qui difparut dans 1'inflant, & nous laiffa dans une furprife qui ne fe peut décrire. S iij  'i7§ Voyage TROISIÈME CIEL, V É N U S. CHAPITRE PREMIER. Le Génie conduit Monime & Céton dans le troi-, Jïéme ciel, qui efl la planete de Vénus. L'espace qu'il nous fallut traverfer, pour paffer de la planète de Mercure dans celle de yénus, nous donna le tems d'admirer de nouvelles perfecfions du ciel. Je crus voir autour de lui d'autres cieux brillans qu'on pouvoit comparer a des lampes ofRcieufes qui répandent lumière fur lumière ; leurs précieux rayons, & leurs influences facrées, me pamrent fe concerter dans le monde de Vénus. Le génie nous defcendit dans une plaine émaillée des plus précieux dons de Flore. D'un cóté de ce lieu charmant, on voit couler le fleuve de délices; & de 1'autre, celui de la yolupté, qui entretiennent par leurs douces chaleurs , les plantes dont leurs rives font embellies; & le foleil, joignant a Féclat de fes rayons fa pourpre dorée, les fait luter comme  de Milord Céton. 279 tine merde jafpe qui recoit de ces guirlandes, un nouvel honneur. Sur ces deux flélives on voit le cygne fe promener , 8c avec un col en are, relever comme un manteau royal fes ailes, blanches, & porter en avant fon corps majeftueux; quelquefois auffi on le voit quitter les eaux pour fendre la moyenne région de l'air; enfin je m'appergus d'abord, en ëntrant dans le monde de Vénus, que toute la nature ne refpire que le plaifir, la joie & la volupté ; èc il femble que 1'univers entier lui paye le tribut de fon obéiffance, & efl forcé de rendre hommage a la prééminence de fon empire. Je ne fai, dit Monime, fi le nouvel air que nous refpirons influe déja fur moi, mais j'avouerai que je me fais une idéé la plus jolie^ la plus riante & la plus agréable .du monde de Vértus. Ceux que nous venons de vifiter ne m'ont encore offert que des objets de mépris ou de compaffion, celui-ei va au moins. nous fournir de l'amufemeot. Le joli monde que celui de Vénus 1 qu'il doit être charmant1: tenez, mon cher Zachiel, il me femb'e que je fuis dans 1'ile de Cythère fi vamée par nos poëtes. En effet, n'eft ce pas Vénus ellemê.me qui en efl la reine } Cette cour eft füre-» ment 1'affemblée des graces, 8c je me perfuade; qu'elle. eft fake pour y fixer le philofopbe te k SU*  aSo Voyage plus indifférent. Ce ne peut être que dans ce monde ou naquit Hébé, déeffe de la jeuneffe, puifque c'eft a zéphir & a 1'aurore qu'eUe doit la vie. Les ris, les jeux , & tous les petits dieux badins ne peuvent manquer d'habiter cette cour; je crois même que la volupté fait ici fon féjour ordinaire, & que 1'amour, ce dieu qui anime Ia nature, gouverne tous les plaifirs de ce monde. II efl certain, belle Monime, dit Zachiel en fouriant, que 1'amour fe fait mieux fentir dans cette partie du globe de Vénus qu'on nomme Idalienne. Cependant il efl de tous les mondes, & tient le milieu entre le ciel &c Ia lerre; mais il ne peut être un dieu, paree que les dieux font effentiellement heureux, & que 1'amour cherche toujours a le devenir : il efl des momens oii il éleve les hommes a Ia félicité des dieux, & d'autres ou il rabaiffe les dieux même au niveau des hommes. L'amour, pourfuivit Zachiel, tient fa naif. fance de deux génies que le hafard fit rencontrer enfemble; 1'un qui préfide a 1'abondance, & 1'autre a la pauvreté. II tient de fon père 1'audace, la vivacité d'efprit, la confiance en fes forces, 1'art de dreffer des embüches, une certaine manière de s'infinuer, de perfuader & de vaincre : les qualités contraires vienr  de Milord Céton. 281 nent de fa mère , c'eft-a-dire , la difette, la crainte de fe produire, cette indigence qui le porte a demander fans ceffe, cette timidité qui fouvent lui fait manquer les meiileures occafions & ce fond inépuifable de defirs. C'eft par ce mélange que 1'amour paffe fans s'gn appercevoir de -la vie a la mort, & de la mort a la vie; fans ceffe il foupire après la volupté, & met tout fon bonheur dans fa jouiffance. En vérité, je ne vous concois pas, dit Monime , en interrompant le génie; depuis que nous fommes entrés dans 1'empire de Vénus , je crois, mon cher Zachiel, que vos difcours pourroientJ)ien être analogues aux myftères de la déeffe, car je ne comprends rien a tout ce que vous venez de dire. Que fignifie cette nouvelle généalogie que vous donnez a 1'amour? N'eft-il pas le hls de Vénus? Pourquoi donc employez-vous aujourd'hui une allégorie différente pour le faire defcendre de génies? C'efta-dire que ce font meffieurs les efprits céleftes qui fe font amufés a fabriquer 1'amour. Mais dites-moi, je vous prie, ft dans cet agréable paffe-tems, ils ont fongé au bonheur des humains : je ferois encore curieufe de favoir comment ils expriment leurs feux; eft-ce par un doux commerce , par de tendres regards, ®u bien par ? Arrêtez, dit le génie, n'éten-  rSï V O ¥ A G E dez pas plus loin votre curiofité ; qu'il vous fuffife d'apprendre que les génies font parfaitement heureux, que rien ne manque a leur félicité, & qu'il n'eft guère de vrai bonheur fans un véritahle amour : il rafine les penfées, il augmente le courage ; lorfqu'il joint 1'union des cceurs a celui de 1'innocence, fon fiége eft dans la raifon, pourvu qu'il foit ju.dicieux, & qu'il ne fe laiffe point ahforber par la volupté: on doit s'unir par des defirs purs qui ne fouillent point 1'ame ; par cette confiance mutuelle, & par ces doux fourires qui font un épancbement du cceur qui fervent fouve;,t a ranimer fes feux* Vous avez beau dire , mon trés-cher petit papa, dit Monime, en continuant fes plaifanteries, tous vos gravc-s raifonnemens ne pourront jamais m'empêcher de vous regarder comme le père de cet amour malin, qui ne fe plast qu'a faire des niches, car vous reffembiez beaucoup au portraiü que vous venez. vous-mSme de tracer. Eh bien, reprit Zachiel, pour vous punir de votre allufion , je vais voua faire prendre la figure d'une Idalienne;je laifr ferai agir fur vous les influences qui dominent ce monde, & nous verrons comment vous. traiterez mon prétendu fils, &z fi vous aurez affez de force pour vous d.éfendre contre fes, traits.  a e Milord Céton 283 Le génie la transforma dans 1'inftant en une nymphe; il lui donna la taille 8c la majefté de Diane, la jeunefle de Flore, la beauté & les graces de Vénus, avec l'air riant de 1'amour. Pour vous, mon cher Céton, dit Zachiel , je ne veux pas que vous quittiez un feul inftant Monime; comme je fai la portée de vos forces, je crois qu'il eft de la prudence de ne vous point expofer a des tentations, anxquelles il eft prefque impoffible a 1'homme de réfifter. J'avoiie que je fus très-piqué contre Zachiel de la préférence qu'il venoit d'accorder a Monime. Pourquoi, me difois-je, donne-t-il plus de force k un fexe que tout le monde accufe de tant de fragiiité ? Seroit-il poffible que ce fexe qui paroit h nos yetfx fi délicat & fi foible , confervat néanmoins plus de fermeté dans les occafions? Quelle feroit donc 1'injuftice des hommes ? Alors , regardant Monime, fa beauté 8c fes graces firent naitre en moi de violens defirs, fans que les liens du fang y puffent mettre aucun frein; je les avois oubliés, 8c m'imaginois qu'en paroiffant fous ma figure naturelle, j'aurois du moins pu écarter ces amans : je croyois être beaucoup plus fur fi Monime fut reftée mouche dans 1'empire de yénus,, que je n'avois lieu de 1'être fous  1S4 Voyage la forme que le génie venoit de lui faire prendre : je craignois avec raifon les influences de cette planète , & quoique nous euftions échappé 1'un & 1'autre a celle de la lune, celle-ci me paroiffoit d'une bien plus dangereufe conféquence pour 1'intérêt de mon cceur. Je n'ofai néanmoins faire connoitre aii génie les violentes agitations dont je me fentois animé par la jaloufie. Zachiel donna a Monime le char le plus brillant : il étoit en forme de coquille, orné des plus belles peintures, qui repréfentoient les diiférens attributs de la déeffe Vénus: on voyoit d'un cóté fes rendez-vóus avec le dieu Mars, plufieurs petits amours qui paroiffoient folatrer autour d'elle; d'un autre le défefpoir qu'elle fit paroitre a la mort d'Adonis, & fa retraite dans 1'ifle de Lesbos. Plus de cinquante Gnomes & Gnomines furent appellés pour orner la fuite de Monime & pour la fervir. Ne pouvant ni m'en éloigner ni la perdre de vue, je me placai fur une bouclé de fes cheveux, & nous nous mimes, en marche. Arrivés au bord d'un canal, 1'aftre de la nuit avoit déja parcouru plus de la moitié de fa carrière; la fceur du dieu du jour fe miroit dans ces eaux tranfparentes qu'animoit un léger zéphir, en faifant friflbnner fa furface  de Milord Céton. 185 par un agréable murmure ; des cygnes plus hlancs que la neige planoient majefhieufement fur ce cryftal liquide. C'étoit au mois d'avril, tems confacré dans cet empire aux réjouiffances publiques, paree -que cette faifon ranimant toute la nature, fait renaftre les plaifirs comme les fleurs. L'air doux 8c tempéré qui regne alors dans ce monde, infpire aux Idaliens une humeur folatre 8c enjouée, qui les attire fur les bords du canal qui forme une promenade délicieufe. Nous en vimes arriver de tous cötés, 8c je remarquai que les hommes 8c les femmes étoient uniquement occupés de leurs parures, de leur beauté & de leurs graces: la joie 6c les plaifirs éclatoient également fur leur vifage , mais leur air efl trop affecté; on n'y remarque point cette noble fimplicité, ni cette pudeur aimable qui fait le plus grand charme de la beauté, 8c'qui feul peut hxer un cceur droit : l'air de mcleffe, Tart de compofer leur figure, leurs vaines parures, leurs regards hardis qu'elles s'efforcent quelquefois de rendre languiffans en recherchant ceux des hommes; en un mot, tout ce que ie vis d'abord dans leur maintien me parut vil 8c méprifable. Le génie me dit que dans ce monde le litrertinage rend les hommes 8c les femmes il-  Ó6 Voyage luftres; il en fait des héros & des héroïnes i qu'on fe montre aux promenades & aux fpectacles; & ces femmes que vous venez de voir, qui vous parohTent femblables a des divinités, & qu'on prendroit plutöt pour des déelfes élevées dans 1'art de plaire que pour de fimples mortelles * ont toutes renonce a la vertu & a la modeftie qui efl: le plus bel ornement du fexe; on les a feulement formées pour la débauche : elles ont acquis le talent de 1'infinuation; les graces du difcours femblent faire couler le miel de leurs levres ; rien n'eft plus perfuafif que leur entretien. Elles joignent un extérieur prévénant a un air agaeant qui fubjugue les hommes, & l'efprit attaché p'our jamais y réfifte d'autant moins qu'il trouve du plaifir a fe lailfer vaincre. La douce violenceide ces objets flatteurs apprivoife les naturels les plus fauvages, amolit les plus féroces, enyvrent les plus forts, & aflervit les plüs fermes; c'eft un aimant qui attire 1'acier lë mieux trempé; mais il arrivé fouvent qu'elles font les viftimes de leurs propres appas. Cependant ce n'eft que pour ces fyrennes que les Idaliens proftituent ignominieufement leur vertu & leur renommée. Quelquefois aufli le repentir les fait expier leurs tranfports infenfés; alors la raifon revient dès qu'ils celfent  ö'e Milorb Ceton. ïS/ d'en être les admirateurs ; le charme tombe ; les traits que darde le fol amour ne font plus que des traits émouffés que le vent emporte; un coup-d'ceil méprifant rend fes armes inu* tiles, il n'y a plus que les efprits foibles qui s'y laiffent éblouir. En approchant du palais de la reine , je crus voir File enchantée d'Armide , ou les jardins de Fiore. Nous entrames d'abord dans une belle avenue; les arbres qui la compofent font admirer 1'énorme hauteur de leur crime ; en élevant les yeux jufqu'au fai'te , on doute fi la terre les porte, ou fi eux - mêmes ne portent point la terre fufpendue è leurs racines : on diroit que leurs fronts orgueilleux eft forcé de plier fous la pefanteur des globes céleftes, & qu'ils n'en foutiennent la charge qu'en gémiffant; leurs bras étend'us vers le ciel femblent Fembraffer, & demander aux étoiles la bénignité toute pure de leurs influences , afin de les recevoir fans qu'elles aient rien perdu de leur innocence dans le lit des élémens. On voit de tous cótés dans cet endroit délicieux des fleurs qui, fans avoir eu d'autre jardinier que la nature, répandentune odeur agréable, qui réveille & iatisfair en même tems 1'odorat; fouvent on eft embarraflé de choifir entre la rofe, le jaimin, le chevrefeuille ou la violette.  a.88 Voyages Plus loin, ort croit entendre les ruilfeaüx, par leur doux murmure, radonter leurs amours aux cailloux qui les environnent. Ici les oifeaux font retentir les airs du bruit de leurs chanfons; & la trémouifante aflemblée de ces gorges mélodieufes devient fi générale, qu'on croiroit que chaque feuille a pris la voix du roflignoi: les variations de leurs chants forment un concert li parfait, 1'écho y prend tant de plaifir, qu'il femble ne répéter leurs airs que pour les apprendre. A cóté un fleuve jaloux gronde en fuyant, irritc de ne les pouvoir imiter. Ce n'eft que dans ce monde que 1'amour regne avec empire fur toute la nature, & que le ciel, la terre & les eaux reconnoilfent fa domination. Aux cótés du palais font deux tapis de gafon qui forrnent une éméraude a perte de vue, & qui joints au mélange confus des couleurs que la nature attaché a des millions de petites fleurs qui confondent leurs nuances, & dont le tein eft fi frais qu'on ne fauroit douter qu'elles n'aient échappé aux amcureux baifers des zéphirs qui s'empreffent pour les carelfer. II femble que des lieux fi charmans voudroient engager le ciel de fe joindre a la terre. Au milieu de ces deux tapis fi valles & li parfaits, court a bouillons d'argent une fontaine ruftique t  DE MiLORD CÉTON. 2,89 ïuftique, qui paroït toute fiére de voir les bords de fon lit émaillés d'orangers, de mirthes, & de citronniers; & ces petites fleurs s'empreffer amour comme pour fe difputer la gloire de s'y mirer la première : on refpire en ce lieu un air embaumé» Nous entrames enfin dans le palais de la reine qui eft d'un marbre tranfparent: cet édifice a l'air très-majeftueux. Au-deffus de 1'architecture font a chaque face de grands frontons, oh 1'on voit en haut reliëf les plus agréables aventures de la déeffe Vénus qui y font repréfentées au naturel. Tous les appartemens font remplis de glacés; les plafonds le font aufli, L'expofition de ce palais eft la plus agrëable qu'on puiffe voir; & la diftribution des jardins, oii 1'art & la nature femblent s'être unis avec complaifance pour embellir un féjour aufli délicieux. Zachiel préfenta Monime k la reine, fous le nom de Taymuras, princeffe de Georgië. Je fus très-furpris de la qualité & du rang que le génie lui fit prendre , mais il m'affura que cette dignité lui étoit due a jufté titre; elle la foutint avec grandeur & majefté. On lui rendit dans cette cour tous les honneurs que mérite une naiffance aufli diftinguée, fur-tout lorfqu'elle eft accompagnée des plus rares quaTome I. X  290 Voyages lités. La reine voulut qu'elle fut logee dans fon palais , & la combla d'anütié. Monime parut dans cette cour comme une nouvelle divinité, & 1'éclat de fa beauté lui eut bientót attiré les fuffrages de tous les petits maitres, car ils fourmillent dans cette planète ; on peut dire que ce font des oifeaux de tous les mondes : c'étoit a qui s'emprelferoit le plus a lui faire la cour. Je ne fai comment je ne fuis pas mort de jaloulie, de crainte , de colère ou de dépit; il elf certain que tous ces mouvemens m'agitèrent tour a tour pendant le féjonr que nous fimes dans cette cour. CHAPITRE II. Mozurs des Idaliens. D ans 1'empire de Vénus ce font les femmes qui gouvernent 1'état; les plus importantes négociations ne fe font que par elles: tous les changemens qui arrivent & les grands événe-« mens font leurs ouvrages. Elles difpofent de toutes les charges, de tous les emplois, de tous les pofles éminens, & de tous les gouvernemens, quoiqu'il ne parciife que des hommes a la tête de leurs confeils.  S È Milord' G e t o n.' 291' Les Idaliennes, plus habiles que les femmes de notre monde, ne reconnoiffent point les droits que les hommes ont jugé a propos de s'approprier, ni ces régies févères qu'ils leur ont impofées; elles difent qu'elles font prefqu'impoffibles a obferver. II eft vrai que dans notre monde les hommes fe croient en droit de tout exiger* Ils pouffent leur bonté jufqu'a attribuer aux femmes beaucoup de foiblefle & plus de vivacité dans leurs paflions, & leur demandent en même tems plus de force qu'ils n'en ont eux - mêmes pour les furm'onter : je voudrois leur demander d'oii vient ce privilege exclufif de pouvoir prévenir tous leurs defirs, de céder a tous leurs mouvemens, & de n'écouter que la voix de la nature, tandis qu'ils n'accordent qu'A peine aux femmes la faculté de végéter; ils ne les regardent que comme des automates qui ne doivent lervir qu'a 1'ornement d'un falon qu'ils voudroient décorer de divers changemens. II faudroit, pour juger avec équité de la foiblefle & de 1'humeur volage qu'on dit être le partage du beau fexe, réduire les chofes dans une jufte équité, afin de pouvoir examiner , préjugé a part, fi malgré quelque légèreté qu'on attribue aux femmes, elles ne font pas encore mille fois moins inconftantes que Tij  2qi , Voyages les hommes. On fait que lorfqu'un petit-maitfé devient infidele, fa conduite eft juftifiée par tous ceux de fon efpèce; perfonne ne s'avife de fe récrier fur fa perfidie, & la maitreffe qu'il a abandonnée devient un triomphe de plus pour lui : mais fi cette maitreffe veut fe venger de 1'infidele en lui fubftituant un nouvel amant, c'en eft fait, c'eft une coquette, une volage , une perfide, & teute la nation des amans la condamne fans retour. La même aöion qui fait la gloire de 1'homme perd a jamais la femme qui a été affez malheureufe d'avoir du goüt pour lui &C de fe confier a fa probité. Cependant on crie fans ceffe contre les femmes; on les accufe d'inconftance & d'infidélité, on leur demande une vertu a toute épreuve, &C ces hommes injuftes qui ont fait les loix veulent les réduire dans un dur efclavage , tandis qu'ils s'accordent a eux - mêmes une pleine liberté; qu'arrive-t-il de-lè, ce qu'on voit tous les jours, c'eft-a-dire, qu'un mari bouru, jaloux, bifare, bigot ou avare fe figure mille chimères , &C prend les vifions frénétiques dont il eft agité, pour des réalités qu'il publie hautement; alors toute la fociété maritale prend fon parti, ils condamnent 1'époufe fans 1'entendre, & toutes les femmes en générai  de Milord Ceton. 293 fe trouvent englouties dans 1'arrêt foudroyant que porte contr'elles le jaloux fénat. Je fuis toujours étonné que les femmes ne fe foient point encore liguées entr'elles, qu'elles n'aient pas imaginé de former un corps a part, afin de pouvoir fe venger des injuftices que leur font les hommes: que ne puis-je vivre affez long-tems pour leur voir faire cet heureux ufage de leur courage! Mais jufqu'a préfent elles ont été trop coquettes & trop difüpées pour s'occuper férieufement des intéréts de leur fexe. J'ai remarqué dans prefque tous les mondes que ce n'eft que 1'amour propre & la vanité qui les enchainent; 1'intérêt perfonnel vient au fecours d'un cceur déja féduit par 1'appat du plaifir qu'elles fe promettent, & qui fouvent ne git que dans leur imagination; ce font fans doute ces raifons qui les empêchent de faire corps, & ce qui fait qu'elles abandonnent la caufe commune. Chez les Idaliens la loi eft égale; & 1'amour, loin d'y être un fupplice, ne fert qu'a affurer leur bonheur. Un homme qui oferoit ie vanter dans cet empire d'avoir toujours été infenfible, y feroit regardé comme un ftupide ou un automate, on tacheroit même d'en purger le pays afin d'éviter le fcandale de leur, conduite. Tiij  294 Voyages Un cceur tendre eft chez ces peuples Ie plus noble préfent qu'ils puiffent recevoir cru ciel; ce'n'eft que la délicateffe des fentimens qui les diftinguent; c'eft a 1'ardeur de plaire qu'ils doivent leurs plus belles connoiffances: ils prétendent que 1'amour fut le premier qui leur donna I'idée de Pécriture; 1'art de la peinture fut aufli inventé par lui. II eft certain qu'en examinant chez eux les évènemens les plus confidérables, on voit qu'ils prennent prefque tous leur fource dans la tendreffe. Un Idalien croit que fans 1'amour tout languiroit dans la nature; que ce dieu eft 1'ame du monde, 1'harmonie de 1'univers, & que le ciel en créant 1'hornme, lui a donné ce penchant qui 1'entraine vers les femmes; que 1'amour qu'ils ont pour elles eft un préfent de la divinité qui leur ordonne d'aimer un fexe qui a été créé d'un limon plus épuré , puifqu'il eft plus fenfible & plus tendre. Pourquoi, difent-ils rougiröns-r.ous de fuivre les impreffions que la nature donne, fur-tout lorfqu'elles n'ont rien de criminel que quand on les corrompt par les vices ou par la débauche; mais ces graves philofophes de dix-huit ou vingt uns voudroient en vain combattre leurs paffions , ils font trop vifs , trop diffipés trop foibles &c trop expofés pour fouhaiter  de Milord Ceton. 295 férieufement de les dompter; elles attaquent leurs cceurs avec d'autant plus d'avantage qu'ils paroiffent y avoir contribué eux-mêmes, en les aiguifant par des tentations toujours renouvellées; 6c ce n'efï qu'en les fuyant qu'on peut écouter les confeils de la raifon 6c fe procurer cette tranquillité 6c cette paix de 1'ame , fi doucer. li néceffaire, fans laquelle le cceur devient lui-même un tyran, 6c la vie un martyre •: mais les Idaliens ne reconnoiffent point ces principes: leur imagination pen délicate ne fe remplit que d'idées riantes qui les empêchent de réfléchir. Cependant lorfqu'une ïdalienne joint la bonté du cceur k 1'agrément, ce qui elt alfez rare ," elle domine, elle force 1'ame 6c 1'entraïne pour ainfi dire malgré elle. On m'a affuré que Ia plupart d'entr'elles fe fervent d'un filtre qu'elles favent compoler , pour perfuader aux grands feigneurs & a ceux qui, poffeffeur de grandes richelfes, peuvent les répandre avec profufion , que 1'or, les diamans, les bijoux & la richsffe des meubles font les feules preuves d'amour qu'on doit employer pour leur plaire , 6Z qu'elles font en droit de fe faire aimer, fans que pour cela elles foient obligées k aucun retour. Les conltellations que Vénus verfe dans ce monde font très-dangereufes pour les femmes; Tiv.  21)6 Voyages les plus vertueufes ont peine a réfifler a ces influences, & font fouvent expofées a faire un facheux naufrage : on diroit que la chafteté n'y eft regardée que comme une chimère que les hommes ne leur ont recommandée que pour fatisfaire leur amour propre. Monime fe reffentit bientót de la malignité qui regne dans l'air. Je ne tardai pas a lui voir prendre toutes les manières de la coquettcrie la plus rafinée. Elle devint méconnoiffable ; fes difcours étoient libres, fes regards agacans. Portée a aimer par 1'exemple, je ne la vis plus occupée que du foin de plaire; toute la nature n'offroit a fes yeux qu'un tableau vivant-de 1'amour qui paffoit dans fon cceur. Défefpéré de ce changement, je me placai fur fa bouclé d'oreille dans le deffein de lui faire les plus fanglans reproches ; mais fok qu'elle eüt oublié le langage des mouches, ou que fon cceur fut entièrement changé, elle eut la cruauté de détourner la tête chaque fois que jè voulus m'en approcher, & même cle me chaffer avec fon éventail. Outré d'un pareil procédé, je pris le parti de m'aller repofer fur un de ces magots qui ornpient fa cheminée ; j'y déplorai mon malheureux fort, faas pouvoir néanmoins ceffer de regarder.  de Milord Céton. 297 Monime. Je Pexaminois avec Ia douleur d'un homme qui croit tout perdu pour lui. Üne foule de petits-maitres arrivent, & je la vis fourire a 1'un, un regard diflra.it cc languiffant étoit jetté fur un autre. Eile s'avanca devant une glacé pour raccommoder une fultanne de diamans qu'elle dérar.gea plufieurs fois pour la remeftre enfuite comme elle étoit; ce petit manége n'étoit que pour faire admirer la beauté de la main & la blancheur d'un bras fkit au tcur; puis changeant d'attitude pour donner affez de mouvement a fa jupe, afin qu'en s'élevant un peu on put voir le bas d'une jambe admirable, & le plus joli petit pied du monde,Elle fe mit enfuite a préluder a demiVÓix & d'un air folatre, pour faire naitre a ceux qui 1'écoiitoient le defir de 1'entendre , & fatisfaire en même tems fon amour propre par le plaifir qu'on goute a être applaudie. Monime me parut enfin la plus accomplie petitemaitreffe qui fut dans la planète de Vénus; non-feulement elle avoit pris les airs les plus galans des femmes, mais elle étoit encore en état de leur donner des lecons fur tous les rafinemens que peut employer une coquette lorfqu'elle veut fubjuguer un amant. On juge que je ne devois pas être a mon aife 3 cependant je ne pus jamais me réfoudre  ic>$ Voyages a la quitter. Je la fuivis un jour chez la reine ou 1'on jouoit au camagnol; lorfque le prince Pétulant entra, Monime fut d'abord frappée de fa bonne mine, de cet air de nobleffe & de grandeur que donne une haute naiffance. Elle ne 1'avoit point encore vu. Ce prince , abfent depuis fix mois pour faire rentrer dans fon devoir toute une province qui s'étoit révoltée , & qui avoit caufé beaucoup d'inquiétude a la cour, revenoit couvert de gloire, après avoir rempli 1'attente de la reine qui lui avoit donné le commandement de fes troupes dans cette expédition. Cette princeffe voulant lui donner des marqués de fatisfacfion en préf'ence de toute fa cour, lui fit Faccueil le plus careflant, & le combla d'éloges les plus flatteurs. Nombre de courtifans entourèrent le jeune, prince pour joindre leurs éloges a ceux de la reine; mais appercevant Monime, a peine ce prince fe donna-t il le tems d'y répondre : enchanté de fa beauté & des charmes répandus dans toute fa perfonne, dieux, s'écria-t-il, en parlant a un de fes courtifans ! quelle adorable objet! efl-ce Flore ou Hébé? Que fon air eft vit & touchant! le ciel eft clans fes regards; chaque gefte marqué la dignité & les graces: quel fon de voix ! il porte 1'amour dans le  de Mït. ord Céton. 199 cceur. Eft-elle depuis long-tems a la cour? Salton ce qu'elle y vient faire ? Je 1'ignore, répondit le courtifan , faché fans doute de ce qu'il prévoyoit que le prince alloit peut - être lui cnlever une conquête qu'il croyoit déja füre; mais, pourfuivit Pétulant tout plein de fon amour, fon cceur n'eft - il point prévenu en faveur de quelqu'un ? Ah ! fi cela eft, j'en mourrai de douleur : il faut' m'en inftruire. Le prince Pétulant étoit dans cet age oii tout infp'.re 1'amour & la volupté. Le plaifir paroiffoit peint dans fes yeux, la tendreffe dans fa phyfionomie, & la perfuafion étoit fur fes levres. On ne pouvoit le voit fans fentir que 1'amour devoit être un fentiment délicieux &C fait pour triompher de la vertu la plus fauvage. II étoit couru des femmes qui 1'avoient un peu gaté en accordant trop a fes defirs, ce qui le rendoit vain & un peu téméraire. Lorfque le jeu fut fini , le prince s'approcha de Monime & lui préfenta la main pour la reconduire dans fon appartement, en lui difant tout ce que 1'amour peut infpirer de plus tendre. II s'exprimoit avec ce charme de l'efprit qui cherche a plaire. L'ardeur qui brilloit dans fes yeux inrimida d'abord Monime; fon étonnement lui fit garder le filence : fi mes regards importuns vous fatiguent , ajouta le  300 Voyages prince, fouffrez au moins mes adoratiohs, Pourriez- vous vous offenfer de ma liberté ? Vos yeux qui m'ont paru plus fereins que le ciel doivent être le fiége de la douceur, pourquoi les armer de févérité? Ah! raffurez un homme que la majeflé de votre front a déja confondu; 15 j'ai fait un crime en vous déclarant mon amour, & en contemplant vos appas„ c'efl le crime de vos charmes. Tout ce qui refpire doit adorer votre beauté. Qui pourroit vous être comparé dans 1'univers ? Vous êtes diepe de commander aux dieux mêmes. Enfin le prince continua de faire valoir les fentimens pafiionnés qu'il avoit pour Monime, il lui jura cent fois de 1'aimer éternellement, fit briller fa flamme impétueufe, Sc dans le tranfport qui Tamme il prend une des mains de Monime, la ferre, la regarde tendrement; & comme il voit qu'elle ne fonge point a la retirer,, il y applique un baifer tout de flamme. Ce baifer augmenta fon trouble & fes defirs. Enhardi par cette faveur, il ne ciafnt plus de lej montrer. Mais que devins-je lorfque je crus m'appercevoir qu'il lui en caufoit a fon tour: Dieux! m'écriai-je, je fuis perdu. On fait que les mouches n'ont pas la voix forte ; je ne fus point entendu. Enfin, plaire, aimer, fe le dire, fut pour  de Milord Ceton. 301 ces deux araans Fouvrage d'une föirée. Leurs cceurs fe conimuniquèrent plus aifément paree qu'ils fentoient, qu'ils fe 1'apprirent par des paroïes ; leur trouble , leurs regards leur fervirent d'exprerlions; ce je ne fai quoi que les amans & les vrais amis éprouvent, que j'avois li bien fenti moi-même auprès de Monime, & que cependant je ne puis rendre. On a raifon de dire que les princes vont vite en amour. C'eft une loi généralement recue & fuivie dans prefque tous les mondes que j'ai vifités; mais celui de Vénus Femporte fur tous les autres. Comme ces peuples ne vivent pas long-tems, ils abrégent le plus qu'ils peuvent tout cérémonial incommode: la conftance femble être bannie de ce monde; la volupté, 1'amour des plaifirs, la bonne chère, font leurs paflions dominantes; ils joignent encore a ces rares qualités lé fafte & la magnificence. La foupleffe eft chez eux un caractère naturel. Un Idalien emploie toute fon adreffe a diffimuler fes défauts &c a exagérer fes bonnes qualités. Tous les hommes s'annoncent fous les dehors les plus eftimables. Tous veulent paffer pour avoir des mceurs, de la probité, de l'efprit', des connoiffances, du jugement & de la raifon; mais toutes ces prétentions font chimériques,  302.' Voyages puifqu'ils ont plus de brillant que de folidité, qu'ils font plus fuperficiels que profonds; plus vains que fiers ; plus voluptueux que délicats; plus foïbles que fenfibles, & plus occupés du défir de plaire que des moyens de s'attacher une perfonne de mérite : on peut dire que toutes leurs démarches font incorrféquentes. Pour les femmes, elles ne font jaloufes que de leur beauté, de leurs graces, & de la préférence qu'elles remportent fur leurs rivales, fans fe foucier aucunement de leur réputation. CHAPITRE III. Amour de Pétulant pour Monime. Lgs Idaliennes en général font fort adroites j elles ont l'efprit fubtil & artificieux, affeftent le défintéreflement, quoique dans le fond elles ne s'occupent que des moyens dont elles doivent fe fervir pour travailler a la ruïne entière de leurs amans. Plus elles ont renverfé de fortunes , plus leur triomphe elt grand ; c'efl alors que leur réputation s'étend par-tout, & que les hommes fe difputent entr'eux la gloire de fe ruiner avec elles. Rien ne s'achète fi cher dans ce monde que  de Milord Céton.' 30*4 la compagnie des femmes : il elf vrai qu'on a la liberté de les marchander comme une boëte a bonbons; il eft certain qu'elles fe livrent toujours aux plus offrans. Une Idalienne vous tient quitte des fleurettes; les longues déclarations 1'ennuient. Soyez riche & libéral, c'eft tout ce qu'il faut pour plaire. Au lieu de foins délicats & recherchés, donnez-leur de Fargent, des bijoux, des diamans, un bel équipage, une maifon bien montée, nombre de domeftiques; avec ces avantages vous aurez certainement la préférence : mais il ne faut pas croire pour cela qu'elles vous feront fidelles; vous ferez trop heureux ft ces belles ne vous donnent qu'une demi-douzaine d'aflbciés. Un homme eft fouvent entretenu par la maitreffe d'un grand feigneur;> celui-ei en entretient lui-même une autre: ce font, pour ainfi-dire, des baux qu'ils paffent, dans lefquels leur mérite eft furement affermé beaucoup plus qu'il ne vaut : c'eft ainfi qu'ils font circuler les faveurs du fimulacre de 1'amour. Dans ce monde les amans font des gens indifférens qui fe voientpar amufement, par air, par habitude, ou pour le befoin du moment; le cceur n'a nul le part a ces liaifons; on n'yconfulte que 1'intérêt, la commodité, ou certaines conveoances extérieures; on appelle cela fe con-  364 Voyages noïtre, s'arranger, fe voir, vivre enfemble; ces liaifons de galanteries durent un peu plus qu'une vilite. Ils ont très-fagement trouve qu'il falloit régler fur 1'inftant des defirs la faculté de les fatisfaire; c'efl pourquoi ils ne font guères d'autres cboix que ce qui tombe le plus commodément fous leurs mains : cependant ces amans fe jurent une confiance éternelle , quoiqu'ils foient fürs de fe parjurer autant de fois qu'ils changent d'objet, & chaque défaite prépare celle qui doit fuivre. L'habitude qu'ils ont du vice en efface a leurs yeux toute 1'horreur. Entrainés du déshonneur a 1'infamie, ils ne trouvent aucune raifon qui les arrête, & on les voit faire autant de chütes que de faux pas. On peut comparer les Idaliens a 1'éclat fomptueux d'un fuperbe tombeau que 1'art a décoré de mille trophées; mais le dedans trop digne de pitié n'efl plus qu'une carcaffe magnifique, ou qu'un vrai fquelette d'amitié; tout leur mérite n'efl que dans 1'extérieur : chez eux lorfque 1'ntiiité difparoït, elle ferme après elle la porte du cceur. L'efprit des Idaliennes éclate en plufieurs occafions : on les voit d'abord employer tous les refforts de ia coquetterie pour fixer un amant qui a fu leur plaire. Artificieufes & rufées; elles ont des rafinemens dont elles feules font  dé Milord Céton. 305 font capables; mais fi elles découvreht que cef amant lesa trahies, s'il porte fes attentions fur un autre objet, s'il les quitte, s'il les méprife, alors la douleur qu'elles congoivent d'une infidélité qu'elles croient n'avoir pas méritée, change bientöt leur amour en une haine irréconciliable; & cet amant doit s'attendre a effuyer tous les traits d'une fureur implacable, tous les refiorts de Ia vengeance font employés pour le perdre, & les conditions d'un nouveau traité ne fe font que dans la vue d'y parvenir. Que je trouve, dis-je au génie, de différencé dans la faeon de penfer qui règne aujourd'hui dans notre monde : chez nous un grand cceufi eft moins touché de la beauté que de l'efprit; on veut des fentimens & de la délicateffe, on regarde l'efprit comme le fel de la galanterie. II eft vrai que d'abord une jolie figure engagé, mais un bon caradère arrête. Sans un difcernement fin & de la folidité dans l'efprit,la beauté devient infipide; il faut, pour plaire longtems, joindre a ces premières qualités 1'enjouement Ia politeffe, la complaifance & 1'égalité d'humeur; ce n'eft que par ces qualités réunies qu'on peut fe flatter de fixer 1'homme le plus inconftant* s'il eft affez raifonnable pour préférer les plaifirs purs, qui n'ont leur fource que dans le mélange des ames, qui ne peuvent Tornt I, y '  30(5 Voyages recevoir leurs perfedfions que d'une confiance & d'une complaifance mutuelle. Ces qualités, fi defirables pour le bonheur de la fociéré,fe trouvent quelquefois dans une jolie femme , fur-tout lorfqu'elle a des mceurs, 6c de 1'éducation. J'ai remarqué que prefque toujours le caprice, la bifarrerie , le dépit, la colère, la jaloufie, 1'humeur brufque & défobiigeante , l'efprit de critique 6c la calomnie font des défauts attachés aux laides, ou aux vieilles coquettes, qui ne peuvent plus faire d'ufage de leurs appas furannés , 6c qui, pour leur confolation, s'amufent a médire de tout le genre humain, 6c a empoifonner les attions les plus fimples. Ne pourroit-on pas croire que la laideur ou la vieilleffe elf 1'enfer de certaines femmes, puifqu'elle en fait autant de démons qui ne s'occupent qu'a tourmenter les autres. Le prince Pétulant continuoit de faire affiduement fa cour a Monime. Pourquoi, lui dit-il un jour , charmante Taymuras, doutezvous des fentimens pafiionnés que vous feule êtes capable de m'infpirer ? Crairylrez- vous toujours mon inconftance ? Si 1'amour que je ïeffens avoit pu paffer dans votre ame, une penfée auffi injurieufe pour un prince qui vous adore, n'auroit jamais trouvé place dans votre cceur; ceffez donc de me foupconner de lé-  de Milord Céton. 307 géreté; rendez plus de juftice aux feux que vousallumez, & foyez perfuadée qu'ils ne peuvent jamais s'éteindre. J'avoue qu'avant que vous paroifiiez a la cour, j'ai fouvent cherché les oecafions de m'amufer ; femblable aux zéphirs qui fans ceffe careffent de nouvelles fleurs, je n'ai fait que voltiger, fans pouvoir me fixer fur aucun objet; cet aveu doit vous prouver ma fincérité. Hélas! que je regrelte toutes les exprefïions de tendreffe que j'ai prodiguées a des femmes qui le méritoient fi peu! pouvois-je jurer d'être fidéle a des goüts paffagers! Non, divine Taymuras , ce n'eft que dans vos yeux qu'on doit trouver 1'impreffion d'un véritable amour, & ce n'eft qu'en s'uniffant a vous qu'on peut en reffentir 1'ivreffe. L'univers entier paie a Vénus le tribut de fon obéiffance; faut-il que vous foyez la feule qui réfiftiez a ces douces inflences? J'ai cru d'abord m'appercevoir que vous n'étiez point infenfible a mon amour. Ce feroit 1'accufer de foiblaffe que d'en craindre 1'inconftance. Que je mets de différence entre la facon de penfér de ma pnnceffe & celle de nos Idaliennes' j'ai trop appris qu'elles ne favent point aimer. Ce n'eft jamais le tendre amour qui les détermine; on ne les voit céder qu'a 1'ambition , è 1'attrait des richelfes, a la coquetterie ou a la nature. Vij  308 Voyages Comment un prince pourroit-il fe flatter d'en être aimé, lors même qu'il ne cherche que 1'amufement? Leur facilité rebute & dégoüte; leur vivacité inquiette; leur intérêt & leur inconftance les rend méprifables: mais on efl sur qu'une ame comme celle de ma princeffe ne fe rend que par le choix de fon cceur. Serois-je affez heureux pour avoir fu toucher le votre ? Ce difcours du prince Pétulant fut accompagné des plus vifs tranfports. L'occafion devenoit preffante , & je crus voir dans les yeux de Monime qu'elle panageoit les defirs du Prince : il efl tems, lui dit-elle , de vous faire connoitre mes véritables fentimens: oui, cher prince, je vous aime; j'ai fenti en vous voyant que le véritable amour lie les cceurs par une fympathie délicieufe. N'abufez point de 1'aveu que j'ofe vous faire; qu'il vous fuffife d'apprendre que vous feul poffédez toute ma tendreffe ; mais n'efpérez rien de plus. Ah! divine Taymuras , s'écria Pétulant en tombant k fes genoux , nul mortel dans le monde n'efl aufli heureux que moi; vous m'aimez, vous daignez me Ie dire ; après un tel aveu, mon fort, s'il étoit connu , feroit envié des dieux mêmes. Ah ! je ne fens & n'écoute plus que 1'amour : comment puis-je réfifler au    de Milord Céton. 309 plaifir que je goüte k Pentendre prononcer de votre bouche? Vous m'aimez ; que ces mots ont de charmes! répétez-les, je vous en conjure, mon adorable maitreffe. Pétulant ajouta encore mille propos paffionnés, qu'il entremêloit de digreflions & de témoignages de tendreffe , qui mirent le comble a mon défefpoir. J'oubliai alors 1'impuiffance ou j'étois de pouvoir me venger de Monime ; je volai comme un furieux fur fon fein, que je piquai vivement: je m'attachai enluite au nez & aux yeux de mon rival, que je dardai de mon aiguillon avec beaucoup d'animofité; la douleur qu'ils en reffentirent 1'un 5c 1'autre , les mit dans une forte d'impatience, qui fatisfit un peu ma vengeance. Monime me chaffa avec vivacité , & Pétulant fit fon poffible pour m'attraper; mais plus fubtil que lui, je me ■fauvai au haut d'une corniche, très-content de mon courage & d'avoir, par cet exploit, donné le tems a Monime de rappeller toute fa vertu , que je crus prête a faire naufrage; c'étoit peutêtre Pheure du berger, que j'eus le bonheur de faire manquer au prince. Monime rougiffant alors des tranfports de Pétulant, reprit un air févère, lui fit un crime de fa témérité ; & quoiqu'il put dire, en en rejettant la faute fur la farce de fon amour r pour 1'en punir , elle fu V iij  3IQ Voyage plufieurs jours fans lui permettre de Ia voir. Cet intervalle parut un fiede aü prince Pétulant ; il ne put cacher fon chagrin , & chacun en raifonna fuivant fa faeon de penfer, II vint un jour chez la reine; Monime y étoit; elle s'appercut qu'il cherchoit 1'occafion de lui parler , & fe retira auffi-tót; la joie & les graces la füivirent, & laifsèrent a leur place le regret de fon départ. Pétulant, défefpéré de cette marqué de froideur, fortit un inftant après, & fut fe renfermer dans fon appartement avec un de fes favoris. Je fuis le plus malheureux de tous les hommes , dit le prince; tu connois mon amour & 1'objet qui fa fait naitre; croirois-tu que 1'ingrate me punit d'un crime que fes charmes ont occafionné ? Taymuras me bannit de fa préfence, & ce qui met le comble a mes maux, c'eft que je ne puis modérer les mouvemens qui m'entrainent vers elle. La jouiffance de tous les honneurs qui m'environnent, m'abandonne &c me devient infipide éloigné de ma princeffe. Tu fais qu'avant qu'elle parut a la cour, je " trouvois des plaifirs dans tout le brillant qu'elle préfente chaque jour a mes yeux; mais, te" 1'avouerai-je , ces plaifirs n'ont jamais produït dans mon efprit aucun de ces defirs véhémens, ni aucune de ces délicatefies de fentï-  de Milord Céton. 311 ment que je trouve auprès de Taymuras; je découvre en elle tous les jours de nouveaux charmes ; & elle me femble fi parfaite, fi remplie de connoiffances, que ce qu'elle fait ou ce qu'elle dit paroit toujours le plus fage; la fcience fe déconcerte en fa préfence; fa beauté eft fi brillante, qu'elle démonte la fageffe, & la fait reffembler a la folie : on diroit, en la voyant, que 1'autorité & la raifon ne font faites que pour elle, & que les graces ont élu leur demeure en fa perfonne ; fes charmes attirent la tendreffe, 1'eftime & 1'amour, & Ia nature 1'a formée fi parfaite, qu'on peut 1'aimer fans foiblefle. Croirois-tu qu'avec des fentimens fi purs & fi parfaits on puiffe déplaire a ce qu'on aime; cependant c'eft leur vivacité & la violence de mon amour qui me perd. Va, cher ami, la trouver de ma part; parle-lui de ma douleur. Attends, je vais lui écrire pour lui peindre le défefpoir ou je fuis d'avoir pu l'offenfer....Mais, non, demeure; il vaut mieux que je la voie : je veux mourir a fes pieds , il je n'obtiens le pardon d'une faute involontaire. Pétulant fe rendit auprès de Monime ; elle étoit feule, & fans doute occupée de lui: elle ne fut pas fachée de le voir; la pénitence qu'elle lui avoit impofée commencoit a 1'ennuyer ellemême. Dès que le prince parut, fon air trifte V iy  I'-1* Voyage & abbattu la toucha. Pétulant fe précipita a fes genoux; il \es tint long-tems embralfés , fans pouvoir s'exprimer que par des regards oii la paffion étoit peinte, II n'eut pas de peine a obtenir fon pardon; Monime oubliant fa colère le fit relever, & lui montra la fatisfaflion qu'elle reffentoit des marqués de fa foumiftion & de fon repentir, Je ne rapporterai point leur entretien qui fut trés-long ; il finit par de nouveaux témoignages d'amitié de la part de Monime, & de celle du prince par de nouvelles affurances de la plus vive tendreffe. Momime parvint enfin a faire comprendre a fon amant, qu'il eft des plaifirs que 1'ame peut goüter , qui, quoique détachés de ceux des fens , n'en font pas moins vifs. Quelle douceur , cher prince , lui dit-elle un jour, d'être tout entier è Ce qu'on aime, de fe faire un devoir de fon amour, un mérite de fes foins, de joidr tranquillement du plus délicieux état de la vie, & de joindre le charme de 1'union des cceurs 3 celui de 1'innocence ? Les plaifirs ne font-ils pas bien plus parfaits, lorfque 1'amour ne s'introduit que par 1'eftime, du moins s'il difparoit, ce n'efl que pour céder fa place a 1'amitié la plus tendre. Eft-il de plaifir plus touchant que celui d'aimer ce qu'on refpeéte, &C d'en être chéri fans partage? & do.it - on  de Milord Céton. 31^ immoler une fi douce félicité a 1'ivrefte des fens ? II faut que nulle crainte , mille honte ne trouble notre repos, & qu'au fein des vrais plaifirs nous puiffions parler de 1'amour, fans faire rougir la vertu. Je fais que la plupart des Idaliennes font bien éloignées de cette délicateffe. Hélas! mon prince, continua Monime,fi vous m'aviez arraché ce que je cherche k vous conferver, c'étoit votre propre bonheur que vous ravifliez. Que vous êtes cruelle,divineTaymuras, dit Pétulant! penfez-vous que je puiffe être heureux fi vous condamnez toujours ma paftion, & fi vous voulez anéantir tous mes defirs ? Non, dit Monime, mais je veux feulement vous apprendre k les modérer, afin de ne les point épuifer; c'eft 1'unique moyen de n'en être pas la viöime ; car ceux qui recherchent le plaifir avec trop d'aviditéfont des prodigues, qu'on peut accufer de difliper leur fonds, fans fe donner Ie tems de jouir du revenu , & qu'on doit encore regarder comme des gens prêts a tomber dans le néant: il faut donc , mon prince , économifer fes plaifirs, pour être en état de les goüter plus long-tems! Quoique Ie prince Pétulant fut très-mécontent de cette morale, & qu'il ne la gqütlt point tout, il parut néanmoins s'y foumettre fans  3'4 Voyage murmurer, tant il eft vrai que le véritable amour fait fouvent métamorphofer les peines en plaifir, fur-tout\lorfqu'il les regarde comme des moyens de plaire a la perfonne aimée. Pétulant qui ne reconnoiffoit de vrai bonheur que celui de faire fa cour a Monime , lui donnoit tous les jours de nouvelles fêtes, oh Ton voyoit régner la galanterie la plus délicate : cc n'étoit que bals, Opéra, comédies, concerts dans différentes petites maifons; car on peut dire que ce prince en avoit pour le moins autant que le foleil, qui toutes étoient de vrais palais , ou la magnificence brilloit de toutes parts; enfin il ne négligeoit rien de tout ce qui peut rendre un amant agréable. Quoique toutes les femmes de la cour prifient part a ces divertiffemens, elles en concurent cependant une jaloufie affreufe contre Monime; chacune d'elles s'efforca de lui découvrir quelque défaut, foit dans fes traits ou dans fa taille: ïa beauté, difoient-elles, n'étoit pas réguliére; fes graces étoient trop fimples & trop naturelles; elles ne trouvoient rien de fi merveilleux dans fon efprit ni dans fa facon de fe mettre , qui ne la faifoit diftinguer que par un goüt étranger. Malgré cette critique, fi Monime inventoit quelque nouvelle parure, le lendemain toutes  »e Milord Céton. 315 les femmes en avoient de pareilles; avoit-elle imaginé un terme nouveau, d'abord on 1'employoit a tout propos; en un mot, c'étoit Monime qui donnoit le ton a toutes les femmes de la cour; elles ne pouvoient s'empêcher de mettre tout en ufage pour tScher de 1'imiter, fe perfuadant par-la d'acquérir autant de grace qu'elle en avoit. Quoique Monime parut partager la tendreffe que le prince avoit pour elle , il n'en étoit pas plus avancé , paree qu'elle évitoit avec un foin extréme toutes les occafions de fe trouver feule ^avec lui : fans doute qu'elle rougiffoit peut-être en elle-même du péril qu'elle avoit couru en écoutant trop un penchant qui femMoit 1'entrainer malgré elle, & auquel il lui étoit difKcile de réfifter. Enfin, las d'être fans ceffele'témoin de leur amour mutuel, je fus trouver Zachiel: c'eft ici mon tombeau, lui dis-je, fi vous ne mettez fin aux cruels tourmens que j'endure, en me rendant ma Monime. Comment, dit le génie , n'eft-elle pas fans ceffe préfente a vos yeux? Oui, repris-je; mais ce n'eft que poUr me défefpérer , puifque je la vois a tous les inftans prête a céder aux empreffemens du prince Pétulant, qui met tout en oeuvre pour la féduire. Ne craignez rien, dit Zachiel; je conyiens que  316 Voyages l'air qu'on refpire dans la planète de Vénus produit un penchant.invincible pour 1'amour, SC qu'il infpire de violens defirs; mais Monime* aura affez de vertu pour les ccmbattre. & les vaincre; d'aüleurs elle n'a plus que hult jours a refter dans le corps qui 1'enveloppe, ainfi je vous êxhorte a vous tranquillifer & a modérer les mouvemens qui vous agitent. Malgré les affurances du génie, incapable de me tromper, je puis dire que je fouffris les Plus cruelles inquiétudes pendant ces huit jours ; je craignois k tout inftant quelque foïbleffe de h part de Monime ; je ne voulus point la quitter, aveuglépar la jaloufie & par mille autres paffions différentes, qui m'empêchoient de faire réflexion fur mon impuiffance; car il eft certain que la figure fous laquelle je paroiffois , ne devoit pas être capable d'en impofer. CHAPITRE IV. Suite des amours de Pétulant. \u e prince, dont 1'amour augmentoit tous les jours par la conduite que Monime gardoit avec lui, fe détermina enfin de fupplier la reine de confentir a leur mariage. Rien ne fembloit s'op. pofer a une union qui paroiftbit fi bien aflbrtie.  de Milord Céton. 317 La naiffance de Taymuras ne cédoit en rien a celle du prince; cependant la reine s'y oppofa formellement, quoique Pétulant employ&t tout ce qu'il crut capa.ble de toucher cette princeffe : il lui peignit avec beaucoup de vivacité 1'excès de fon amour, fit valoir les brillantes qualités de 1'objet de fes feux, protefia qu'il mourroit de douleur, fi fa majefté perfiftoit a lui refufer une grace dont dépendoit le bonheur de fa vie , & ajouta que , comme la naiffance de la princeffe Taymuras n'étoit point inférieure a la fienne , il avoit pu fe flatter de ne rencontrer aucun obftacle a fes defirs. L'éloquence du prince ne fervit qu'a manifefler fon amour. La reine fut inflexible; mais, pour adoucir en quelque forte un refus qui* pouvoit bleffer la princeffe , elle affura Pétulant que, fans 1'invincible oppofition qui fe rencontroit dans cette alliance, par une des principales loix de 1'état, qui défendoit a toute perfonne , de quelque condition qu'elle fut, de contratfer aucune alliance étrangère ; que cette loi ne tendant qu'au bien de fes fujets, elle ne permettroit jamais qu'on osat 1'enfreindre fous fon règne ; que Pétulant, comme premier prince de fon fang, devoit être aufli le premier a la maintenir par fon exemple ; qu'au furplus la défenfe qu'elle lui faifoit de  Voyage s'unir k la princeffe de Taymuras, ne diminueroit jamais rien de 1'eftime qu'elle avoit concue pour fa perfonne; qu'elle auroit toujours pour elle tous les égards qu'on devoit a fon rang , & ceux encore qu'on ne pouvoit refufer aux éminentes qualités dont elle étoit douée. Cet éloge qae la reine donna a la princeffe , adoucit un peu la douleur que Pétulant reffentit d'un refus fi abfolu., & en habile courtifan, il eut 1'adreffe de diffimuler fon chagrin. II feignit de goüter les raifons de la reine , & Paffura qu'il ne lui en parleroit plus. Le prince, pour ne point donner de foupcons a la cour , crut qu'il étoit de la politique de feindre d'aller paffer fon chagrin dans une de fes maifons; il partit dans 1'infiant fans voir Taymuras, ce qui donna Jjeu a une infinité de difcours que tinrent les femmes intéreffées k la conquête de ce prince; plufieurs courtifans le fuivirent; mais il eut le fecret de s'en débarraffer, & de ne conferver auprès de fa perfonne que fes favoris les plus familiers, a qui il fit part de fon chagrin & de la réfolution qu'il avoit prife de fe rendre le foir même auprès de 1'objet de fon amour. On fait qu'il n'eft guères de favoris qui ofent réfifter aux volontés d'un prince; ceux-ci applaudirent comme de raifon; ils fe chargèrent  de Milord Céton. 319 même de dérober aux yeux curieux & attentifs fur fes actions toutes les démarches qu'il pourroit faire. Cette affurance tranquillifa le prince, & la vivacité de fon amour ne lui permettant pas de différer de fe rendre auprès de Monime, afin de prendre avec elle des mefures certaines pour affurer fon bonheur, il fortit par une porte fecrette de fon chateau, & fe rendit incognito la nuit même auprès de Taymuras. Monime n'étoit point encore couchée lorfqu'il arriva ; inquiette du départ précipité du prince , fans en pouvoir deviner la caufe, elle prit le parti, pour diffiper fes ennuis, de fe faire apporter une caffette qui renfermoit les lettres & les billets qu'il lui avoit écrits : occupée k les relire , cet agréable paffe-tems, loin de la provoquer au fommeil, n'avoit fait au contraire qu'a ranimer fes efprits, & répandre dans fon ame une douce volupté, excitée par les vives expreffions d'amour & de tendreffe , dont fes lettres étoient remplies. Taupette, confidente de Monime, vint interrompre cette le&ure, pour lui annoncer 1'arrivée du prince, qui demandoit a 1'entretenir fur une affaire de conféquence. Monime furprife héfita un inflant: je ne puis, dit-elle, après avoir réfléchi un moment, recevoir fa vifue; pourquoi ne lui avoir pas dit que je  3 %° VöYAGE n'étois pas vififele ? Cela eft vrai, madame ; mais le prince me paroit fi inquiet, que je n'ai pu m'y réfoudre. Je vais donc le renvoyerr Que dis-tu, ma chere Taupette ? Arrête , le prince eft inquiet, & demande avec empreffement a me voir. Hélas! que peut-il être arrivé ? Ciel! comment lui refufer un quart-d'heure } Non, je veux éviter tout ce qui fent le manége , cela eft trop oppofé a ma candeur. Monime fortit a 1'inftant de fon cabinet pour recevoir le prince. Pardonnez, cher Taymu* ras, fi j'ofe paroïtre a cette heure devant vous. Pénétré du plus violent chagrin , je ne puis différer plus long-tems a vous faire part de mon défefpoir : la reine s'oppofe a mon bonheur ; elle me défend de m'unir a vous; votre qualité d'étrangère en eft feule la caufe : mais fi vous m'aimez , fi votre tendreffe égale la mienrte, & fi les afiurances que vous m'en avez données ne m'ont point trop flatté, re* fuferez'-vous de couronner mes feux ? Confentez, divine princeffe, que je vous donne ma foi, & que je re9oive la votre a la face des autels. Pourquoi héfiter ? L'amour n'a rien qui doive vous faire rougir; fa flamme eft dans la nature, tous les cceurs lui doivent un tribut. Monime , furprife & embarraffée, ne répondit rien. Objet digne des dieux, pourfuivit le prince,  DE M ï L O R D C t T O N. jifr jprince, vous ne devez pas red )ut'er h pro> pofition que j'öfe vous faire; le ciel qui vous protégé , dóitjvous être garant de ma bonne foï &dela pureté de mes deffeins ; vous devez les reconnoitre a des fentimens que vous-mêmè avez pris foin d'épu'rer. Vous ne répondez pointdit le prince a'ttefidri ; fe peut-il quë 1'amour rte vous diéte rien en ma faveur? II eff vrai j dit Monime d'iin ton très-fé'i rieux , que j'ai tout lieu d'être étonnée du r'efus de la reine; j'avoue même que je n'ai pas du m'y attendre ; mais, malgré fes refus qui doivent nous féparer pour toujours, (oyei perfuadé, cher prince , que le fóuv'enir de votre tendreffe i & celüi de votre généröfité.j ne pourront jamais s'effaeer de mon cceur, & qu'il n'y a que ma reconnoiffance qui les puiffe égaler. Hélas, reprit Pétulant, que vous lifez mal dans mon ame i Efl-ce donc de la reconnoiffance que je vous dema-ide? Ah! vous favez trop bien que c'efl Un tribut qui n'eft pas fait pour vous , puifque la nature ne vous a créée fi parfaite que pour accorder des faveurs. Le prinee* en s'exprimant ainfi, re>gardoit Monime d'un air fi tendre & fi fincère^ fes regards peignoient ft bien fes craintes & k pureté de fes fentimens , que Monime i qui n'étoit retenue que par I'idée qu'elle fe formoit Tornt ïi X  32i Voyages qu'une unïon fecrette pourroit ternlr fa gloire, ne répondit alors que par un filence animé. II feut convenir que l'efprit fert toujours mal un cceur tendre; mais en récompenfe , lorfque 1'on a commencé a fe plaire , il femble qu'on fe foit donné le mot; l'efprit, le cceur & les yeux, tout part a la fois pour former 1'intelligence de 1'ame, & ce concert délicieux renferme toutes les déclarations , tous les fermens & toutes les certitudes de 1'amour. Le prince s'appercevant du trouble & de 1'embarras de Monime , s'efforea de la raffurer par tout ce que 1'amour put lui infpirer de plus féduifant. Ah! divine princeffe, ajouta Pétulant avec une efpèce de tranfport, ce feu que je vois briller dans vos yeux doit être dans votre cceur; il m'eft un fur garant que, fenfible a mes maux , vous confentez enfin de les finir, & que 1'amour lui-même fera votre guide, pour vous conduire demain au lever de 1'aurore dans le temple, ou 1'on conferve le feu facré. Oui, ma princeffe, c'effla que je veux vous affurer par les fermens les plus folemnels, que mes feux feront toujours auffi purs & auffi durables que celui qu'on y conferve avec foin. Monime preffée de répondre a 1'ardeur du prince, fe crut obligée de lui repréfenter la  b é Milord C e t o n; 315-' foumiffion qu'il devoit aux ordres de la reine ; le danger auquel elle feroit expofée, fi cette princeffe venoit a découvrir leur union; la honte d'être peut-être renvoyée, en rendant de nulle valeur un mariage contraire aux loix de la nation, & enfin la douleur de le perdre pour jamais : elle ajouta encore quelques autres difficultés, c'eft-a-dire, de celles qui ne fervent qu'a nourrir & augmenter la pafiion. Le prince, dont 1'ardeur étoit extréme, les éluda toutes par des raifons apparentes : raffurez-vous, charmante Taymuras, ajouta Pétulant ; content de mon rang, mon ambition fe borne au feul defir de vous plaire; convenez du moins que la nature a fait aux hommes des plaifirs fimples, aifés & tranquilles; ce n'efl: qu'a leur imagination déréglée qu'ils doivent ceux qui font embarraffans , incertains & difüciles a acquérir. Vous voyez que la nature eft bien plus habile que nous, c'eft pourquoi nous devons nous repofer fur elle du foin de notre bonheur; c'eft cette bonne mére qui a introduit 1'amour qui doit faire totites nos délices; fans lui le fade affoupiffement d'une froide indifférence tien droit toute la nature dans une efpèce d'engourdiffement univerfel ; contraire au bonheur des humains. Laiflbns jouir a ces hommes vains de cette ambition Xij  3^4 Voyages qu'ils n'ont inventée que pour empoifonnef leurs plaifirs Sc troubler le repos de, la vie; fi ma princeffe penfe comme moi, nous goüterons fans aucun trouble la volupté la plus pure : il efl: une force communicative qui entraine les grandes ames & les éleve au deffus des autres. Monime, animée des mêmes fentimens, ne répondit d'abord que par un fourire; fon teint s'anima d'un rouge de rofe, vrai coloris de 1'amour; elle céda enfin aux empreffemens du prince, mais elle lui fit comprendre qu'il étoit de la prudence de ne point précipiter leur bonheur, afin de le rendre plus fur Sc plus durable. Pétulant eut peine a goüter ce confeil , il regardoit les jours qui devoient reculer fa félicité comme autant de fiècles; cependant il fut obligé de céder aux raifons de Monime, qui confentit a fon tour de fe rendre huit jours après k 1'heure indiquée dans 1'intérieur du temple de 1'amour. Le lendemain'Monime fut invitée k un bal paré que la reine donna a toute la cour. Je ne la fuivis point, défefpéré des projets que j'avois entendus; mon cceur flétri Sc anéanti me parut s'être féparé de moi; abïmé dans une létargie la plus profonde, je n'avois aucun fentiment, aucune idéé fixe, je promenois  de Mieord Cêton. 31? ïanguiffamment mes yeux fur-tout ce qui of» nok 1'appartement de mon incor.ftante Mcnime ; je ne voyois rien, ce n'étoit que les yeux de la mach'ne, ceux de 1'ame étoient éteints % & j'aurois pu croire dans ce défordre extréme que j'avois deux ames, dont 1'une trifte, & défefpérée reprochoita 1'autre la perte &l'a» néantiffement de fes félicités paflees. Zachiel , qui prévoyoit les maux qui devoient m'accabier r vint me fecourir ; il me trouva fans aucun mouvement & m'emporta fur une terraffe qui répondoit aux appartemens de la reine. Le génie , après m'avoir ranimé d'un fouffie divin , me fit fentir avec force le peu de raifon que j'avois de me rendre i'efclave de mes paffions. Eft-ce ainfi, me dit-il, que vous profitez de mes confeils ? N'auriez-vous pas du vous raffurer fur la parole que je vous ai donnée que Monime conferveroit toujours ce goüt de 1'innocence quine s'éteindra jamais ert elle ; c'eft un efprit immortel que la divinité a placé dans fon cceur pour n'en point fortir. Je conviens que 1'épreuve eft rude ; cependant vous voyez qu'elle la foutient fans mon fe' cours. Mais vous, qu'auriez-vous fait, fi jevous, Êufte laifié livré avous-méme, en bute k toute la véhémence de vos paffions ? Héla,s , m-'épki-Je, en intenompant le génie, je n'ai ja«  316 Voyages mais aimé qu'elle ; Monime paroiffoit répondré a ma tendreffe : j'ai tout perdu ; je ne puis a préfent écouter que ma douleur; la raifon r.e peut plus rien fur mon efprit. Pourquoi m'expofer k de fi cruelles épreuves ? Je devrois, reprit le génie , pour vous punir de votre ineréduüté, livrer Monime aux défirs du prince. Ces paroies me firent frémir. Ah! mon cher Zachiel, pardonnez ma.foibleffe, ou ötez-moi la vie, je ne puis la paffer fans Monime. Raffurez-vous, dit le génie, je veux bien encore me prêter a calmer vos égaremens, paree que je fuis convaincu que le cceur des hommes eft fuceptible de toutes fortes d'impreftions, leur force ou leur vertu dépend prefque toujours de la manière dont on leur préfente les objets: votre raifon égarée vient de céder la place a une paflion violente ; mais après un retour fur vous-même, cette raifon que vous venez de facrifier a Pinjufte jaioufie, doit reprendre toute fa force. Si les lumièresde votre efprit n'ont pu vous défendfe contre ces défordres, du moins faut-il les regarder comme des reffources dont je dois efpérer le ralentiffement des paffions tumultueufes qui vous ont agité jufqu'a préfent. Pour achever de difïïper Vos ennuis, je vais vous porter dans le tensple de 1'amour,  de Milord Céton. 327 C H A P I T R E V. Defcription du Tempte de (Amour. Ce fut a regret que je m'éloignai d'un lieuquï renfermoit Monime : il n'étoit pas en mon pouvoir de réfifter aux volontés du génie ; un feul mot de fa bouche anéantiffoit tous mes projets. Sa préfence amortiffoit toutes mes paffions; mais encore trop fortes pour qu'il puiffe les éteindre , elles reprenoient leur vigueur dès qu'il me laiflbit livré k moi-même. Mon cceur devint dans ce moment femblable a un vafe rempli d'une matière déliée &c combtiftible» oiitous les rayons du foleil vont fondre comme des traits de feu, pour y former des fermentations que le même inftant voit naitre & fe calmer. Le temple de I'Amour eft élóigné de la capitale de plufieurs milles ; il eft lïtué au milieu d'une campagne des plus agréables ; de belles allées de myrthes , d'orangers & de citronniers ornent les routes , & répandent dans fair un parfum délicieux : tous les chemins qui y conduifent font parfemés de fleurs. Zachiel defcendit dans une vallée fpacieufe, mêlée de bois, de prés &£ de pluiieurs habitations qui fervent Xiv  Voyages de retraites aux voyageurs dans les tems or^. geux. Toutes ces routes font très-fures, paria (auvegarde que 1'Amour a obtenue de Mars a, , \a recommandation de Venus : on dit même que les animaux n'ofent fe faire la guerre, &c qu'on n'y craint d'autres pièges que ceux que 1'Amo.ur y fait tendre. Nous fümes arrêtés au bas de cette vallée par un torrent d'inquiétudes quife précipite a grand bruit du haut d'une montagne , pour venir fe gerdre dans une mer de délire qui, coulant a grands Hots, entraïne avec elle plufieurs plantes. qui croüTent fur les bords de fes rives. C'eft-la que 1'on voit les nymphes & les fyrènes fe jouer &Z folatrer fans ceffe avec les naïades. Lesports font couverts d'une infinité de jolles barques do.rées , feftonnées Sc magnifiquement ornées. 'Une roultitude de jeux Sc de ris voltigent fans ceffe autour, Sc des milliers de petits amours vous engagent, par leur badinage , a venir y prendre place ; mais ce n'eft néanmoins que les perfonnes qui paroiffent dans I'opulence qui y font recues au fon des inftrumens les plus mélodieux: pour les autres , ils fe font coriduire fens. bruit fur des bateaux plats, aurifque d'être fubmergés.par les vagues. Siirpris de voir la prodigieiüe quantité de. perfonnes de l\m & fautre fexe ahqcder d$  s 1 Milord Céton, 329) toutes parts, Zachiel m'apprit que les habitans de ce monde font obligés, par une loi émanée du confeil de 1'Amour, de venir auffi-tót qu'ils Ont atteint 1'age de puberté, fe faire enröler fous les étendards de ce dieu ; ce qui forme un concours perpétuel de gens de tous états &2 de toutes conditions qui viennent pour s^em* barquer. Nous traverfames rapidement cette mer pour entrer dans une plaine bordée d'ombrages délicieux. Au milieu de la plaine s'élève le temple de 1'Amour. A droite eft une fontaine dont 1'eau brillante, elaire & argentme,eft gardée par un dragon d'une énorme groffeur , qui en défend 1'approche , & que Zachiel me dit être la fontaine de jouvenee. Dans les premiers tems du monde, il étoit permis a toutes fortes de perfonnes d'y venir puifer ; mais 1'abus qu'on a fait de ce tréfor a obligé les dieux de leur en öter 1'ufage ; & Pluton , qui eft le prince de tous les lieux fouterreins, en a commis lagarde a ce monftre. A gauche eft uneautre fource dont les-eauxont la même propriété que celle du fieuve d'oubli. C'eft dans ces eaux que 1'inconftant petit-maïtre & la coquette volage viennent fe' purifier avant d'entrer dans le temple de 1'Asp,qur 'K Qn yoit ces deux fources.fe joindre a tui  31° Voyages grand canal qui eft en face du temple, au milieu duquel eft la ftatue de la déeffe Venus , qu'on repréfente aftife dans une coquille, en 1'état d'une perfonne qui fort du bain : une des graces paroït lui preffer les cheveux encore tout mouillés ; une autre achève de 1'effuyer, & la trohïème tient une robe prête a paffer dans fes bras. Nous nous avancames enfuite fous le portique du temple, qui forme différentes galeries , au-deffus defquelles on a bati de fuperbes appartemens qui fervent de logement aux prêtreffes chargées du foin d'orner les autels & d'offrir au dieu les riches offrandes qu'on y apporte. Plus loin font des bains chauds, des cabinets de glacés, oh 1'ambre 8c les parfums bfulent de toutes parts, 8c mille autres lieux qu'elles ont inventés pour fatisfaire la volupté. Dans ces endroits délicieux on y recoit toutes perfonnes qui apportent de riches préfens ; car pour les autres, ils ne peuvent jamais y être admis. Nqus paffa" mes fous une autre galerie; au milieu étoit élevé un tróne d'argent, fous un dais femé de perles 8c de diamans. La étoit raffemblée une foule de perfonnes des deux fexes, qui attendoient impatiemment 1'arrivée de quelqu'un ; ils s'agitoient 8c paroiffoient fort en  de Milord Céton. 331 peine, lorfque je vis paroitre une grande femme vêtue d'une manière bifarre : une couronne de myrthe ornoit fa tête, & fur fon habit étoient repréfentées les différentes paffions qui agitent les hommes ; fon air étoit impofant, fa démarche fiére &l fon regard menagant; elle fe placa fur le tröne , & trois femmes qui 1'ac-compagnoient fe mirent a fes pieds. Quel eft cette princeffe, demandai-je aZachiel ? Je ne puis croire que ce foit la mère de 1'Amour, & les trois perfonnes qui la fuivent ne reffemblent nullement a I'idée que je me fuis formée des graces. Vous avez raifon, dit le génie , celle que vous voyez fur le tröne fe nomme la paffion ; fes fuivantes font la folie , la méfiance & la jaloufie. On voit rarement paroitre la paffion fans les trois femmes qui .1'accompagnent. Cette fouveraine, s'adreffant a toute 1'affemblée, leur apprit les avantages que festroupes venoient de remporter fur 1'empire de la raifon. Vous n'ignorez pas, leur dit-elle , que cette princeffe n'a jamais ceffé de me faire la guerre, en traitant toujours mes fidèles fujets comme fes plus cruels ennemis. L'inimitii qui règne entre nous depuis fi long-tems , loin de vous rebuter, doit au contraire vous encourager a foutenir la gloire de mon empire. Je  3?* Voyage confens a vous donner encore 'de nouvelle^ marqués de ma bienveiltance , lorfque vous aurez renouvellé vos fermens de fidélité & d'obéiffance, & juré entre les mains de la folie que vous conferverez toujours une haine implacable a la raifon , ma plus grande ennemie. Toute 1'affemblée fe leva en tumulte ; &£ pour montrer a leur princeffe le z-èle qu'ils avoient a exécuter fes ordrcs, ce fut a qui auroit la gloire d'approcher le premier de la folie, pour y prononcer le ferment qu'elle avoit elle-même diété. A la fin de cette cérémonie, en entendit fonner une horloge qui annoncoit ■ 1'heure du berger;alors chacun prit fa maitreffe par la main, & la conduifit dans les jardins qui, font en face du temple, & dont toutes les. allées aboutiffent a des cabinets ornés en dedans des plus belles peintures qui repréfentent les divers attributs de. 1'Amour. Ces cabinets, font entourés de rofiers, de jafmins, de lauriers, de myrthes & de quantité d'autres ai*-. buftes. Ne voulant point troubler les plaifirs de ces fortunés amans, Zaehiel me conduifit vers le temple de 1'Amour. La première porte étoit gardée par un homme vêtu comme on noti& dépeint Mercure, avec des alles aux talons;&,  BE MlLORÖ CETON. Seconde 1'étoit par une nymphe d'une taille avantageufe & bien proportionnée: je fus frappé ■de fon éclat; la blancheur de fon teint efLcoit celui de la neige ; je ne pus m'empêcher de foupirer, la trouvant fi femblable a Monime, que je la pris d'abord pour elle. Le génie me dit qu'elle fe nommoit la beauté; elle le falua en paffant avec un föurire gracieux. Parvenus dans 1'intérieur du temple, je fus furpris de voir fufpendu au milieu de cet édifice, a douze pieds de hauteur, un vahTeau dans lequel on voyoit un Amour qui tenoit le gouvernail. Ce vahTeau, dit le génie, repréfente le cceur de 1'homme; les voiles qui femblent 1'agiter font les défirs , & les vents qui les enflent font 1'efpérance; les tempêtes qu'il effuie font caufées par les inquiétudes & la jaloufie ; 1'Amour qui le gouverne en eft le pilote ; c'eft lui qui commande dans le vahTeau afin de le faire arriver au port, qui eft la jouiffance tous les plaifirs qu'il propofe. Cette lanterne de que vous voyez au haut du grand mat renferme fon flambeau pour éclairer fes favoris, &C les avertir de profiter des biens qu'il leur prépare. A la pointe du vaiffeau étoient écrites ces maximes: I. Nul ne peut participer a mes faveurs fans aimer. Le premier des plaifirs eft> d'aimer, & d'être payé d'un tendre retour.  334 V O Y A G II. Attachez-vous a connoïtre 1'humeur del la perfonne que vous voulez rendre fenfible, afin de la fervir felon fes defirs. III. Si vous voulez plaire, joignez aux agrémens de votre perfonne un efprit doux, complaifant, attenlif & prévenant, de tendres regards , des difcours cloquens; avec de pareils avantagcs , le cceur qu'on entreprend d'attaepjer réfifte difücilcment. IV. La bonne conduite qu'on obferve d'abord , dolt décider du fuccès de 1'entreprife. V. Ne dites que ce qui peut être agréable, & ne faites jamais rien qui ne foit utile a la perfonne que vous avez deffein d'engager ; c'eft le moyen de fe faire aimer. VI. N'achetez jamais les faveurs d'une maitrefié ; ce n'eft que lorfqu'on eft sur d'être aimé qu'on doit la rendre maitreffe de fabourfe anffibien que de fon cceur. VII. N'ayez rien de caché 1'un pour 1'autre jamais; les biens &c les maux ne doivent pcint fe partager fous mon empire. VIII. Deux amans que j'ai unis doivent confondre leurs ames , & s'accoutumer a penfer, craindre & dcfirer en commun. IX. Fuyez 1'avarlce , les craintes , les foupeqns & la jaloufie , fi vous voulez conferver mes faveurs.  be M?lord Céton. 33-^ Zachiel me fit relire cette dernière maxime, en me difant de la bien imprimer dans mon efprit , fi je voulois mériter d'être protégé par ce dieu. Je ne lui répondis que par un foupir. Le temple fe remplit bientbt d'une foule de monde qui venoit invoquer 1'amour, & le prier de leur être favorable. Zachiel me fit remarquer deux jeunes filles, dont les vceux étoient bien différens: 1'une fe plaignoit que fon amant étoit trop entreprenant; elle demandoit a 1'amour qu'il rallentït fes defirs, afin de les rendre plus durables; 1'autre accufeit le fien d'un défaut contraire. Hélas! difoit-elle avëc ferveur, pourquoi, puiffant dieu, as-tu permis que je me fois attachée a un homme fi timide & fi indifférent? Que ne puis-je me mettre fur 1'offenfive , je lui ferois connoïtre mes defirs; 1'ingrat ne répond a aucune de mes avances : amour! fais qu'il devienne plus entreprenant, ou débarrafïe-moi du feu qui me dévore. Je ne fuis contente ni de lui ni de moi. Je voudrois ne Favoir jamais vu; je voudrois le voir toujours ; je le crains ; je l'aime; je le hais, & ne fai lequel de fes mouvemens me feroit le plus doux.-dieu tout-puiffant! öte-moi donc jufqu'a I'idée du plaifir que je me fuis formée de le rendre fenfible.  33^ V O Y A O 6 Üne autre , pouffée par la jaloufie, s'avatic& pour prier le dieu de punir fon amant des foins qu'il rendoit a fa rivale ; le traitre me punit de lui avoir montré trop de complaifance. Ah 1 divinamour, par quelle loi barbare as-tu permis qu'on ne puiffe aimer trop fans fe. voir aimer moins ? Une femme fe plaignit de la jaloufie de fon mari, & pria 1'amour de lui infpirer de nouveiles rufes pour le tromper 8i lui voler fon argent, afin d'en faire part a fort amant. Une veuve enveloppée de crêpe entra d'un air vif & joyeux, pour demander a ce dieu la grace de bien profiter du tems de fort deuil, lans que cela puiffe 1'empêcher de paffer a de fecondes noces. Une béate fuivit d'un air modefle pour im» plorer 1'amour , afin qu'il ranimat les feux d'un Flamine qui depuis long-tems la dirigeoit. Fais^ difoit-elle k ce dieu, que je fois toujours" belle , ou endort le dragon qui défend d'approcher de la fontaine qui rajeunit, afin que j'en puiffe puifer dans fa fource, & que par ce moyen j'aie toujours la préférence fur mes compagnes t fais aufli que ma rivale qui a entrepris de me difputer le cceur de mon amant, devienne hideufe , qu'elle paroiffe un rnonftre a fes yeux* - comme elle en efl déja un aux miens. Je vis paroitre enfuite quantité de jeunes petits-  o e Milord Céton. petits maïtres, qui venoient demander d'être préféres k leurs rivaux. Les uns prioient l'as mour de leur faire faire la co.moiifai.ee de quelque vieille douairière qui fut trés riche j les fit dépofitaires de tous fes tréfors , aft d'avoir la liberté d'en faire part k leurs mafe treffes. D'autres vieux barbas pleirs d'amour propre , & toujours prévenys en leur faveur f poudrés , pouponnés , ap. rêtés comme des femmes, &L parrumés de la tête aux pieds, demandoient a 1'amour la grace de fixer d® jeunes filles fans qu'il leur en coütat rien, &z que' leur union ne fut jamais troublée par la crainte ni par la jaloufie. Nous vifitames auifi des chapelles particu=>" lières oü 1'on conferve les offrandes' qui ont été envoyées pbur acquitter les vceux qu'oria faits a i'amour. On en voit une multitudé de la part des belles &c de celles de leurs amans; 1'un pour des faveurs fecrètes qu'il a recueSj 1'autre pour un mariage qui a établi' fa fortune; celle - ci pour avoir enlevé uti amant k fa compagne ; une autre, pour s'être confervé jnfqu a foixante ans avec les graces & les plaifirs , dans une agréable fiaicheur, fans aucun fecours defl'art. Je pafle bien d'autres vceux qu'un efprit pénétrant devinera ai* fément. Tomé L \  33S Voyages Nous fortimes du temple pour rentrer dans les jardins, oii une foule d'Idaliennes fe promenoient. Le génie entra dans une allée fombre ; les arbres qui la compofoient étoient garnis de petites fleurs gris de-lin d'une odeur tres - agréable. Curieux de favoir le nom & la propriété de ces arures, je le demandai a Zachiel : c'efl: 1'arbre de 1'amour, me dit-il, qui ne peut croitre dans aucun autre endroit du monde ; il ne fleurit que la nuit ou dans des lieux fombres; il provoque è la tendreffe ceux qui le touchent, & renferme toutes fes fleurs au lever du foleil, c'eft pourquoi il eft expofé au couchant. Nous paflames enfuite fous un berceau de myrthe, cet arbre eft confacré a 1'amour. Ce berceau a demi couvert étoit rempli de petitsmaïtres & de petites-maitrefies : j'en remarquai une qui portoit dans fon aöion & dans fes regards des fignes certains de la difpofition de fon cceur; fa beauté , fes graces, & un air de vivacité me firent naitre la curiofité d'apprendre qui elle étoit : c'eft me dit le génie, la belle Aramire, qui a pofledé long-tems ia tendreffe du prince Pétulant. Cette femme a facrifié a fon ambition 1'amour d'un homme qui s'y étoit uniquement attaché ; la gloire d'être choifie 8c préférée entre toutes fes compagne;-.-, celle de  t> e Milord Céton. 339I paffer pour laplus belle , eftrecherchéepar les femmes de ce monde avec plus d'ardeur, de veilles & de foins qu'un homme n'en peut employer a briguer les premiers emplois de 1'état* Aramire a long-tenls trompé le prince par un amour feint qu'elle n'a jamais reffenti : elle n'aimoit en lui que le rang & la confidération qu'il lui donnoit par fon crédit; fes complaifances ne tendoient qu'a fe maintenif dans uri pofte qui la rendoit maitreffe de difpofer de toutes les graces ; elle accordoit a la feule politique ce qui n'eft dü qu'a la tendreffe ; mais le prince , qu'un feint amour ne pouvoit longtems trompet, a enfin ouvert les yeux : éclairé 'fur la conduite d'Aramire , il ne lui a plus montré qu'un fouverain mépris. Cette femme ambitieufe n'a été fenfible qu'a la perte de fa faveur; & pour fe dédommager d'avoir laiffé échapper une auffi belle conquête, elle vient ici facrifier a 1'amour une partie des biens qu'elle a amaffés afin de pouvoir engager quelqu'autre dans fes fers,  34'ö Voyages CHAPITRE VI. Hifiohe. £Albion, D i retour au palais, le génie ne me permit pas de rejoindfe Monime ; il connoiffoit ma foiblelTe, c'eft pourquoi il m'engageade refter auprès de lui fous un berceau de rofes & de jafmins qui termine une terrafte k perte de vue : la fe rafiemble chaque jour ce qu'il y a de plus giand a Ia cour ainfi qu'a la ville.Zachiel, pour diftiper mes ennuis , eut encore la complaifance de m'amufer par le récit de quelques aventures arrivées a ceux qui paflbient devant nous. Un jeune homme fait & peindre & beau tornme 1'amour, fixa mes regards : c'eft Albion, me dit Zachiel, le feul qui pourroit être tomparé au pnrce Pétulant par les graces de fon efprit & celles que vous remarquez dans fa perfonne. Avant que le véritable amour 1'eut aflujetti fous fes loix , la grandeur de la naiffance & l'élévation de fa fortune ne lui avoient infpi^é que de la fierté, de Porgueil & de Pamour propre , cependant il étoit généreux lorfqu'il s'off, oit des occalions de Pêtre; mais il avoit tant de fatuité , qu'il auroit cru avilir fon  öe Milord Céton. 34^ rang en prévenant quelqu'un pour 1'obüger ; fans doute qu'il craigncit de s'humilier en fe. rendant aimable. il n'eflimoit & ne mettoit au nombre des hommes que ceux qui par leur nahTance & lestitres dont ils étoient décorés, ou bien ceux que 1'opulence pouvoit mettre enétat delier un commerce de fociété avec lui; les autres , il les regardoit comme des gens qui ne méritoient pas fes attentions : auffi les premiers étoient-ils les feuls qu'il obligeoit, paree qu'il n'imaginoitde reconnoitTance flatteufe que la leur. Ce n'étoit qu'au rang de ceux fur lefquels tomboient fes bienfaits qu'il mefuroit le plaifir qu'on a a les répandre. La misère la plus touchante lui étoit inconnue , dès que Ie malheureux ne préfent-oit a fa générofité qu'une perfonne obfeure qui ne lui eut offert qu'un exercice ignoré & fans fade. Cependant Albion paroiffoit naturerlement fenfible , mais fon cceur fe roidiffoit contre labonté de fon ame , & fa fierté vouloit toujours, trouver dans les fujets un vain éclat qui annoncat fes bienfaits. II ne reconnoiffoit poinfc encore cette aimable facon de donner qui ra vit, pour ainfi dire, 1'ame de celui que fon infor-* tune obiige arecevoir, en lui dérobant ce qu'i| y a d'humiliant pourménager fon amour propre; e'elt ee qui fait naitre ordinah-ement la  34* Voyages plus vive reconnoiffance, au lieu qu'en fe fai*: faqt arracher un bienfait, la perfonne malhaireufe qui s'eft vue dans la dure néceffité d'in_Mer , a fouvent befoin de toute fa vertu pour n'être pas indignée du bienfait même , par les peines qu'elle a eues a 1'obtenir, & par la facon défobligeante dont on s'eff fervi pour le lui accorder, comme fi on eut craint de donner a fes maux un doublé foulasement. Albion étoit cependant équitable , mais il n'étoit pas toujours bon. On peut dire qu'il yéuniffoit dans fon caraftère autant de défauts, que de perfeflions ; c'étoit un compofé de mille qualités contraires, & 1'on étoit tenté de croire que la nature en le formant s'étoit fait un plaifir de broyer &z de pétiir deux ames enfemble , entièrement différentes 1'une de Tautre. Dés qu'il aima, ce ne fut plus, le même homme ; 1'amour opéra ce miracle ; il le purgea de tous fes défauts, Liüs , jeune perfonne dénuée de biens &? de naiffance , fut néanmoins le lïxer , & re-? fondre, pour ainfi dire, les mauyaifes difpofltions de fon atne en des fentimens purs 6c délicats.'Ele vée parlesfoins d'une mère tendre s yertueufe & remplie d'un rare mérite , 1 education qu'elle en avoit recue lui avoit épuré Sê ? & infpiré la nobleffe des fentimens,  de Milord C e t o n. 343 jufqu'alors Lifis n'avoit connu ni 1'amour ni fes traits. Ce fut dans une promenade qu'Albion la vit pour la première fois. La richeffe de fa taille, les graces de fa figure, jointes a un air vifêc modefte , le charmèrent d'abord : on diroit qu'il n'appartient qu'a Lifis d'imprimer ce riant du plaifir, & ce tendre du fentiment? que la régularité des traits exclut prefque toujours d'un beau vifage. Albion, frappé du premier coup d'ceil, ne put s'empêcher d'admirer cette jeune perfonne ; un charme fecret 1'entrainoit vers elle , & lorfqu'elie fortit, il la fit fuivre pour apprendre fa demeure. La fimplicité de fon ajuftement lui faifoit déja regarder Lifis comme une conquête facile è enlever, ne préfumant pas qu'une fimple bourgeoife osat lui réfifier. Impatient de revoir la belle , Albion lui rendit dès le lendemain une vifite ; mais Lifis, furprife de 1'honneur qu'elle recevoit, parut d'abord un peu troubiée ; fon front fe couvrit d'une rougeur que la modeflie faifoit naitre, & les loix que la nature grave dans un cceur innocent 1'obügérent de baiffer les yeux. Raffurez-vous , lui dit fon amant , car il 1'étoit devenu du premier de fes regards , ne rougiffez point de votre fituation , 1'indigence ne fait rien perdre au mérite; je viens mettre a vos- YÏv  344 Voyage pieds mon rang & ma fortune, trop heureux fi ie puis mériter par mes foins & mes attent tions , 1'efpoir de pouvoir un jour vous rendre. fenfible a mon amour. Pignore, dit Lifis, qui avoit eu Je tems de fe remettre de fon trouble , quelle idee vous avez concue de moi; mais pour répondre k Votre brufque déclaration , j'ofe vous aifurer que mon cceur n'eft point fait pour vous , quoiqae née dans un état fort au-defious du yótre: contente de mon fort, les richeffes ni les grandeurs ne fa'uroient m'éblouir; & ce qceur que vous prétendez attaquer fi brufquement eft formé de fagon, qu'il ne peut jamais fe livrer qu'a la tendreffe , & non pasè 1'ambition ; je vous fupplie donc de retrancher vos yifites. Une réponfe aufli ferme & aufli pofitive furprit infimment Albion. Peu accoutumé a trouver de la -éfiftance dans fes projets, par les üaifons qu'il avoit toujours formées avec de ces femmes, dont la vertu s'apprivoife a la vue d'une bourfe remplie d'or, il vit bien qu'il falloit changer de note. Après lui avoir dit tout ce que la galanterie put lui dicfer de plus tendre & de plus féduifant , il la quitta beaucoup plus amoureux qu'il n'étoit en en^rant chez elle^  de Milord Cèton. 345 Albion continua fes vifites, malgré les oppofitions que Lifis employa pour en arrêter le cours. I! mit en oeuvre tout ce que fon imagination put lui dicier pour la féduire; riches préfens, biilets tendres : tout fut envoyé, rien ne fut re cu. Cependant Lifis 1'aimoit; 1'amour 1'avoit fans doute frappée des mêmes traits; mais elle craignoit fon inconftance. Un jour Albion préfenta a Lifis un écrain rempü de diamans qu'elle refufa ; il en fut pónétré : pourquoi, lui dit-il, vous obfiiner k refufer dés hommages qu'on doit k votre beauté? Je fais que vous n'avez pas befoin d'ornemens pour vous faire briller. Que craignez-vous de moi ? Soyez certaine que les bienfaits que 1'on recoit de la part d'un ami ne fauroient jamais humilier. II y a trop de difproportion de vous a moi, dit Lifis, pour que j'ofe prendre cette qualité. Ah ! vous me défefpérez , dit Albion ; 1'amour n'égale-t il pas tout ce qu'il foumet k fon pouvoir ? Mais on me halt, & 1'on m'envie jufqu'au bonheur de protéger le mérite , & de tendre aux malheureux une main bienfaifante. Je conviens que fi la fortune vous avoit été auffi favorabie , que la nature vous a été prodigue , ce feroit vous avilir que de recevoir des préfens ; mais lorfque je vous vois , plohgée dans la plus cruelle indigence, refufer  34*5 Voyages les fecours d'un ami qui met fa gloire a vous les ofFrir, c'eft lui marquer bien de la haine & du mépris , que de vouloir préférer fon infortune au plaifir de 1'obliger. Lifis touchée de la douleur de fon amant, le rafiura fur fes craintes , & confentit enfin de recevoir de lui tous les dons qu'il voudroit lui faire. Albion commenca par lui acheter une trésbelle maifon , qu'il fit meubler magnifiquement. II 1'engagea enfuite a recevoir fes amis , & bientót on vit fe raffembler chez elle les mcilleures compagnies de la ville , que fon efprit &c fa bonne conduite y attiroient. Albion , dont 1'amour augmentoit chaque jour , preffa Lifis de finir fon martyr en fe rendant a fes defirs ; fes pourfuites fe renouvelloient fans ceffe. Un jour il employa les termes les plus féduifans & les plus vives follicitations: arrêtez, cruel, lui dit-elle, d'un ton ému , font-ce lalespromefles que vous m'avezjaites de refpecfer toujours ma vertu ? Eft-ce en cherchant è me féduire que Vous prétendez être heureux ? Quoi donc! 1'apanage de la beauté feroit-il d'infpirer le crime ? Apprenez que le véritable amour ne fe produit qu'avec modeftie, & qu'il n'agit ja. mais que d'une facon honorable pour 1'objet qui 1'a fait naïtre: fi vous continuez de m'offenfer par vos difcours, vous m'obligerez de  de Milord Ceton. 347 renoncer a vous voir ; Sc fi vous exigez , pour prix de vos bienfaits, des reconnoiffances in<* dignes, vous pouvez dès ce jour les reprendre, Ces paroles firent trembler Albion ; il promit de fe conformer k fes volontés : 1'envie qu'il avoit de fixer le cceur de Lifis Sc de fe 1'attacher pour jamais, fit infenfiblement difparoitre fes défauts; 1'amour les purifia tous, II efl vrai que Lifis employa auffi toutes fortes de moyens pour perfectionner fon amant, Sc ce ne fut que par fa douceur , fes attentions Sc fa complaifance, qu'elle parvint enfin a lui faire renoncer k cet excès d'amour-propre , de fatuité Sc d'entêtement, qui enveloppoit toutes fes bonnes a&ions. C'efl aux foins de cette aimable perfonne qu'il doit 1'eflime Sc 1'admiration qu'on a aujourd'hui pour lui. Toute la cour voit avec plaifir une union qui , fans doute , durera autant qu'eux, Quelques mois avant que Monime parut a la cour, le prince Pétiilant, qui avoit entendu parler de Lifis comme d'un prodige d'efprit, de graces Sc de beauté, Sc qui réuniffoit tous les talens imaginables, crut d'abord qu'il n'auroit qu'a paroitre pour s'en faire airner. II lui ren dit des foins afiidus ; mais Lifis, dont l'efprit efi toujours ferme Sc confiant, craignant qqe les fréquentes vifites du prince ne don-  Voyages naffent de 1'inquiétude a fon amant, affura Pétulant , avec autant de nobleffe que de générofité , que comme ce n'avoit jamais été ni 1'éckt des grandeurs , ni l'appSt des richelfes qui 1'avoient déterminée dans le choix qu'elle avoit fait d'Albion, mais uniquement le penchant de fon coeur, elle fe croyoit obligée de le fupplier de ceffer fes pourfuites, puifque rien au monde ne feroit capable de la faire changer, perfuadée que fon amant auroit toujours les mêmes égards. Pétulant défefpéré qu'une feule femme ofat luiréfifter, lui qui n'avoit point encore trouvé de cruelles, redoubla fes efforts & employa toutes les voies imaginables pour toucher le cceur de Lifis. Le véritable amour efl prefque toujours accompagné de jaloufie ; les affiduités du prince inquiétèrent Albion : n'ofant d'abord les faire connoitre , il commenga par bouder & mettre de 1'humeur dans tout ce qu'il difoit; mais ce qui le mit au défefpoir , ce fut un bal que Pétulant donna a Lifis, ou elle ne put £e difpenfer d'affiller : il s'imagina québlouie par le rang & les grandeurs , elle s'étoit enfin rendue aux pourfuites du prince. Albion , troublé par lajaloufie, vint le lendemain ; (on agitation femanifefioit dans toutes fes aöions ; il fe jetta dans un fauteuil, fans rien chre, Qu'avez-vous,h  » E M 1 L O R ö CÉTON. 349 lui demanda Lifis ? Je ne puis concevoir ce qui peut mettre tant de trouble & d'altération dans votre efprit; depuis plufieurs jours je ne vous vois plus que pour me quereller: je vous ai paffe toutes vos difparates; mais a la fin elles commencent a m'ennuyer. Je le crois , dit Albion d'un air furieux, & n'ignore paS que ma préfence vous importune ; entièrement livrée au prince , je trouble fans doute un tête k tête qui vous doit être plus agréable que le mien; car ne vous imaginez pas, perfide, que j'aie attendu fi tard a m'appercevoir que vous m'avez facrifié a votre nouvelle conquête ; je me fuis fait affez de violence pour ne vous en rien témoigner lorfque je n'ai eu que des indices de vos trahifons. Vous pourriez ménager vos termes, dit Lifis, fongez qu'ils m'offenfent. Peu m'importe de vous offenfer, reprit Aibion; mon intention n'a point été de vous faire des complimens , puifqu'd m'efl impoffible de contraindre plus long-tems mon reffentiment; mais fi vous croyez m'avoir prévenupar votre changement , je fuis bien-aife de vous dire qu'il y a dèja long-tems que j'ai dégagé mon cceur de yosliens, & que je viens vous apprendre aujourd'hui que je vais le porter a une jeune perfonne qui efl, au moins, auffi belle que vous , & qui, fans doute, ne fera jamais fi perfide.  3'fö Voyages' Lifis, défefpérée d'être aéeufée auffi injufté^ ment, lui dit avec beaucoup d'aigreur qu'il étoit le maitre de reprendre fon cceur & de le' donner a qui il voudroit; mais vous ne devez pas, ajouta Lifis, noircir par des calomnies celui que je vous avois donné, Sc que je fuis en droit de retirer , puifque vous vous en êtes rendu indigne par des foupgons aufli injurieuxs Vous deviez prendre un autre prétexte pour devenir infidèle , que celui de m'accufer dé i'être. Quand vous ne nfauriez pas appris qu'il y a déja long-tems que vous avez commencé k dégager votre cceur , je ne fuis pas affez dépourvue de jugement pour ne m'être point appergue a votre humeur fombre Sc contrariante, que votre amour étoit entièrement éteinte ; il n'étoit donc pas néceffaire de m'infulter fur le peu de mérite que je puis avoir. Je ne fais nul doute que la perfonne que vous avez choifie ne foit parfaite ; mais quelque précaiition que Vous puifliez prendre, je crois néanmoins qu'il vous fera affez difficile de faire le choix d'une qui vous foit aufli fidelle : voila, a mon tour, ce que je fuis bien-aile de vous apprendre,bien moins pour vous défabufer que pour me fatisfaire. Ne foyez pas affez vain pour vous imaginer que la crainte de vous perdre me faffe parler ainfi : foyez perfuadé, au contraire j que  de Milord Céton. 3 5s1 je cherche moins k regagner la place que j'occupois dans votre cceur , qu'è vous faire connoitre 1'état du mien , & vous faire voir, en même tems, qu'il eft affez bien placé pour ne vouloir pas defcendre avec vous jufqu'è la juftification. Elle entra enfuite dans fon cabinet, & en ferma la porte affez rudement, pour éviter d'entendre nombre de mauvais propos que fon amant débita avec beaucoup de volubilité. II refta long-tems a écouter a la porte du cabinet, quoiqu'il fut très-für qu'il n'y avoit perfonne lorfque Lifis y entra, & qu'il n'y eut' point d'autre iffue, a moins de paffer par la fenêtre & même au travers des barreaux; car les croifées de ce cabinet étoient toutes grillées: mais quand un homme fe laiffe aveugler par les pafïions, il ne peut plus écouter les confeils de la raifon. Jufqu'alors Albion ne s'étoit point encore ingéré de donner des ordres chez Lifis; & quoiqu'elle tint de lui tout fon bien-être, il 1'avoit toujours affez refpeöée pour ne lui pas faire fentir le prix de fes bienfaits, fe trouvant même comblé de la préférence qu'elle lui avoit accordée fur fes rivaux; & chaque préfent qu'elle recevoit avoit été regardé de fa part comme une nouvelle faveur. Ces principes de délicateffe , dont il ne s'étoit point écarté , furent  35* V O Y A G Ë anéantis; toute la plénitude de fon orgueïl Si de fon amour-propre reprit le deffus.Jl commenca par fe donner des airs de maitre, fit défendre la porte, Sc ordonna qu'on lui préparat h fouper. Lifis j qui, de fon cabinet j pouvoit entendre tout ce qui fe paflbit, laifla faire a fon amant tant d'impertinences qu'il lui plut, bien réfolue de 1'en punir dés la nuit même. Albion, après avoir donné i'eflbr a fa bile, jugea par le filence que Lifis gardoit, que tel bruit qu'il put faire chez elle * fans doute elle étoit déterminée de ne point paroitre y faire d'attention : c'efl pourquoi il prit enfin le parti de retourner chez lui, afin de s'y défefpérer tout a fon aiie. Auffi-töt que Lifis l'eut entendu fortir, elle fit defcendre celle de fes femmes qui lui étoit le plus affeöionnée , pour 1'accompagner che£ une de fes parentes, oü elle demeuroit lorfqu'elle fit la connoiffance d'Albion : elles fortirent donc 1'une & 1'autre , fans que les autres domeftiques s'en appercuffent. Califte efl le nom de cette parente, qui, furprife de la voir arriver fi tard , Sc dans un ajuflement qui fe reffentoit du défordre de fon efprit, lui en, demanda le fujet: mais Lifis ne put la fatisfaire fans répandre beaucoup de larmes : Ie eceug;  de Milord Céton. 355 cceur pénétré de la plus vive douleur des in* jnfles procédés de fon amant, elle n'en put foutenir le poids ; dés la nuit même elle fut attaquée d'une groffe fièvre , qui penfa la conduire au tombeau. Dés qu'il fut jour, Albion , qui n'avoit feulemeat pas fongé a fe mettre au lit, & a qui les heures avoient paru des journées, par 1'envie qu'il avoit de reprocher encore a Lifis une infinité de chofes qu'il croyoit avoir oubliées , & dont il ne vouloit pas lui faire grace d'un mot, fe rendit chez elle dans le deffein de i'accabler de nouvelles injures. Les domefïiques de Lifis, qui ignoroient qu'elle eut quitté fa maifon , lui dirent qu'il n'étoit pas jour; il fallut, malgré fon air d'autorité , qu'il prït patience , jufqu'a ce qu'il plüt k fa maitreffe de fonner pour annoncer fon réveil; mais 1'heure ordinaire étant plus que paffée , chacun d'eux commenca k être inquiet. Albion, qui fentoit augmenter fon trouble , les preffa d'entrer dans 1'appartement de Lifis : elle s'eff. peut - être trouvée mal, leur dit-il. Déja fa colère s'appaifoit, fon amour alloit reprendre de nouvelles forces, lorfqu'en ouvrant lui-même Ia première porte de fon appartement, il fut trèsfurpris de trouver toutes les autres ouvertesi. On peut aifément fe peindre le défefpoir Tornt I. 2  354 Voyages d'Albion; il parcourut vingt fois toutes les chambres, les cabinets, les boudoirs & les garde-robes, rien ne s'offrit a fa vue que le portrait de Lifis , qu'il avoit lui - même fait tirer de plufieurs facons différentes. Ne pouvant d'abord comprendre quel parti elle avoit pu prendre, comme les amans fe plaifent d'ordinaire è faire naitre des monflres pour avoir enfuite la gloire de les combattre, notre amant furieux fe mit dans la tête qu'elle étoit partie avec le prince pour quelqu'une de fes maifons de plaifance; cette idéé le détermina è s'attacher fur les pas du prince, il le fuivit donc comme fon ombre. Pétulant, qui ignoroit tous les défordres qu'il avoit caufés, fe préfenta plufieurs fois chez Lifis : d'abord on lui dit qu'elle étoit fortie ; un autre jour, qu'elle étoit en campagne. Les domeftiques ne pouvant lui dire dans quel lieu elle étoit, il ne crut pouvoir mieux s'adreffer pour 1'apprendre qu'è Albion; celui-ci, furpris de la queftion, ne put y répondre , puifqu'il 1'ignoroit lui-même; mais loin qu'elle Féclairat fur fes injuftes foupgons, il ne regarda cette queftion que comme une rufe de la part de Pétulant; c'eft pourquoi il redoubla fon affiduité a le fuivre. Cependant au bout d'un certain tems, Albion  DE M i L O R O C É T O N. ft'appercevant rien qui put dénoter aucune irttelligence de la part du prince avec Lifis, commenga a réfléchir fur fa conduite: un peu mieux d'accord avec lui-même , il convint qu'il pourroit bien s'être trompé fur les conjecfures qu'il avoit tirées des fréquentes vifites de Pétulant. Ces réflexions le mirent dans le dernier défefpoir : il fe rappella toutes les injures qu'il avoit faites a Lifis, qu'il fe promit de réparer par tout ce qui feroit en fon pouvoir. Mais oii la prendre cette Lifis qui lui étoit fi chère, & que néanmoins il avoit infultée, au point de la forcer a renoncer a tous les dons qu'il lui avoit faits ? II lui vint alors dans l'efprit qu'elle pourroit bien s'être retirée dans fon anciennö demeure : il y courut avec un trouble & une agitation difficile a décrire; il demande a pariet k Lifis; on lui dit fimplement qu'elle n'eft pas vifible: 1'après-midi il fe préfente; on lui fait la même réponfe, &c pendant plufieurs jours il n'en put obtenir d'autre. Albion , fans fe rebuter d'un procédé qu'il avoit fi bien mérité , continua fes vifites; enfin, a force d'importunité, on le fit entrer un jour dans une falie oii il rrouva Califte d'un air fort trifte : c'eft en vain , lui dit-elle, que vous vous obftinez k vouloir parler a Lifis, «11e eft trop irritée contre vous, pour que Zij  356 Voyages vous puifliez jamais efpérer d'obtenir votre pardon. Elle m'a chargéede vous dire que vous trouverez dans la maifon qu'elle tenoit de vos bienfaits, tous les dons que vous avez pu lui faire; qu'elle y renonce , & vous demande pour dernière faveur celle de 1'oublier pour jamais. Eh He puis-je, s'écria Albion, ma chère Califte ? Par pitié, accordez-moi la grace de me faire parler a Lifis; je veux mourir a fes pieds., fi je ne puis obtenir mon pardon. Ne vous flattez plus de revoir Lifis, dit Califte; elle efl: a 1'extrémité, & c'eft vous, cruel, qui lui avez donné la mort; ce font vos jnjuftices qui l'ont tuée. Qu'entens-je ! s'écria Albion; Lifis eft malade; elle eft a 1'extrémité, & elle ne m'a rien fait dire; je fuis perdu dans fon cceur & dans fon efprit. Quoi, ce cceur que j'avois rendu fenfible eft-il fermé pour moi fans retour ? Oui, dit Califte, puifqu'elle ne veut plus ni vous voir, ni même entendre parler de vous. Ah ! c'en eft trop , reprit Albion, je ne puis réfifter a ma douleur; fes yeux fe troublèrent, & il tomba fans connoiffance. Califte , effrayée de le voir dans cet état, appella du fecours, & a force de foins on le fit revenir; mais dès qu'il eut repris 1'ufage de fes fens, ce ne fut que pour demander Lifis, Califte, pour adoucir fes maux, promil  B é Milord Céton; 357 enfin de parler en fa faveur, &t de mettte tout en ufage pour obtenir fon pardon; cette promeffe le tranquillifa un peu. Lorfqu'Albionfut forti, Califte rendit compte a Lifis du défefpoir de fon amant; elle lui peignit avec des couleurs fi naturelles fon repentir, fon trouble & fes alarmes, que la tendre Lifis ne put encore s'empêcher de le plaindre. Si je croyois, dit-elle, fon repentir fincère, je t'avouerai, ma chère Califte, que je trouverois de la douceur a lui pardonner. Crois-tu, ma bonne amie , qu'il m'aime encore ? N'en doutez pas , reprit Califte ; des mouvemens auffi violens que ceux qu'il vient d'éprouver ne peuvent partir que d'un cceur pénétré de la plus vive tendreffe. Hélas! dit Lifis, que de maux ce cruel m'a caufés! mais je veux bien les oublier en faveur de 1'amour : je te permets, ma chère , fi ma fanté fe rétablit, de lui donner quelques efpérances. L'amour eft un grand médecin; le plaifir que Lifis refTentit en apprenant le retour de fon amant, fervit comme d'un baume qui ranima bientöt fes forces; & Califte qui vit qu'elle n'avoit plus rien a craindre pour fes jours , écrivit a Albion cette heureufe nouvelle, en ajoutant que Lifis commencoit a fe radoucir, & que de la conduite qu'il tiendroit dépendoit Ziij  3 5^ Voyages fon pardon. Cette affurance fit renaitre le calme dans Ie cceur de notre amant; il courut chez Califte, pour lui dire qu'il confentoit de fe foumettre a toutes les épreuves qu'on voudroit exiger de lui. Lifis, contente de fa foumiftion, permit enfin qu'il parut devant elle. ^ Lorfqu'Albion entra dans la chambre de Lifis , il s'avanca d'un air abattu , en portant douloureufement fur elle des regards pleins de langueur : mais rencontrant fes yeux, ou 1'amour paroiflbit vivement exprimé , il s'arrête; une joie fubite, tendre Sc naïve anime les fiens, colore fon vifage; & enflammé du defir de fe onvaincre de fon bonheur, il Ia regarde plus fixement. Achevez de vous raffurer, dit Lifis , d'une voix que 1'émotion rendoit encore plus foible, venez lire dans mes yeux le pardon qu'ils vous annoncent. Albion, tranfporté hors de lui-même , fe jetta k fes genoux , trop pénétré de defir pour pouvoir parler, il ne s'exprima d'abord que parlavive ardeur dont il les tenoit embrafies, Cette expreflion paffa dans 1'ame de Lifis ; elle fitrelever fon amant, Sc oubliant alors toutes fes injuftices , elle lui paria avec beaucoup de tendreffe; la paix entre ces deux amans fut enfin cimentée par leur mariage," Pétulant a long-tems couru de conquête ent  de Milord Cèton. 359 conquête, fans pouvoir s'y fixer, ni ceffer de regretter de n'avoir pas connu Lifis avant qu'elle fe fut attachée a Albion. Cette gloire n'étoit réfervée qu'& Monime; la reffemblance qu'il rencontra dans fon caraöère 1'auroit enchainé pour toujours, fi le deftin ne s'oppofoit a fon bonheur. Il eft malheureux pour ce prince de ne s'attacher véritablement qu'a des perfonnes dont la deftinée n'eft pas de le rendre heureux; ainfi, mort cher Céton,vous devez ceffer d'exercer fur lui votre injufte jaloufie; je ne vous ai raconté cette hiftoire que pour vous engager a le plaindre , & a modérer une paffion qui paroit affujettir tous les mouvemens de votre ame. Je conviens, ajouta Zachiel , qu'un cceur fortement attaché a un objet plein de charmes, ne peut voir fans colère ce qu'il aime, favorifer un autre; mais fi Ie dépit 1'excite, bientöt 1'amitié 1'appaife; èc lorfqu'il croit haïr , il ne fait qu'aimer davantage. Si vous vous rendez h mes confeils, vos tourmens feront bientöt changés en plaifirs, & je vous affure que , quoiqu'il puiffe arriver , Monime ne fera jamais a perfonne fans votre confentement. Vous ne devez pas non plus vous alarmer des tendres fentimens qu'elle a concus pour le prince , ils font involontaires; 1'influence de cette plancte agit feule fur fon cceur y Z iv  l6o Voyages & pour me prouver votre docilité a fuivre mes ordres, je veux que vous reftiez auprès de moi jufqu'au jour que Monime a choifi pour fe rendre dans le temple ; alors fi je vous trouve affez ferme & affez raifonnable pour être temoin de leurs fermens , fans montrer m jaloufie ni foiblefle, je vous permettrai d'y affifter. CHAPITRE VII. Mariage du prince Pétulant avec Monime. Soulagé par les piomeffes du génie, je reflai auprès de lui fans prefque fonger h Monime , par les foins que prit Zachiel de m'amufer toujours de nouvelles hifloires auffi inflruaives qu'intéreffantes. Un jour nous promenant dans les jardins de la reine , j'appercus une jeune perfonne qui me parut charmante ; & , quoique fous ma figure de mouche , je ne pus me garantir des influences de la planète , qui fans doute fe répandent fur tout ce qui refpire , & je crois que s'il eut été en mon pouvoir, je me ferois volontiers confolé auprès d'elle des mépris de Monime. Zachiel ne put s'empêcher de rire, lorfqu'il me vit vol-  de Milord Céton. 361 tiger autour d'elle, en tacbant de lui dérober quelques faveurs ; quoiqu'il fit pour me rappeller , je fus long-tems fans vouloir la quitter. Je vous admire , dit Zachiel; quoi, dans le même inftant que vous vous plaignez amèrement de Monime , & croyez être en droit de condamner fon inconftance , lorfqu'elle efl: forcée de vous méconnoitre,puifqu'e!le ne conferve aucune idéé d'avoir jamais été mouche, qu'elle a même oublié tout ce qui lui eft arrivé pendant le cours de fa vie , & que par conféquent elle ne peut fe reprocher d'être infidelle ! Mais vous , Céton , qui ne devez point avoir perdu la mémoire des tendres fentimens qu'elle vous a fait connoïtre, & qui devriez toujours en conferver la plus vive reconnoiffance, de quel droit pouvez-vous exiger que Monime renonce k fa fortune ? Les fentimens qu'on a pour un frère , différent entièrement de ceux qu'on reffent pour un amant. Si je n'attribuois votre extravagante facon de penfer a ia malignité des influences qui dominent fur ce monde , je vous en aurois déja puni. Cependant malgré la violente amitié qui vous porte fans ceffe vers Monime, cette ardeur n'empêche pas que vous ne cherchiez k plaire a un autre objet, fans rcfléchir que vous vous rendez coupable d'ingratitude. L'extravagance  36i V o y a iS e de votre projet vous a-t-il déja fait oublier votre impuiflance ? & ne craignez - vous pas de vous donner a mes yeux de nouveaux ridicules ? Convenez du moins de votre foiblefle après cette difparate , & que Momine fait voir 'encore beaucoup plus de force que vous n'en montrez; fa vertu fe foutient fans mon fecours. Quelle eut donc été votre conduite, fi, comme elle, je vous avóis laifle livré k vous même? Vous auriez fans doute couru après le premier objet qui fe feroit préfenté a vos yeux. Les réflexions du génie me firent rougir. en moi-même; rien ne s'offrit a mon efprit qui put me juftifier. Connoiffez vous, pourfuivit-il, la perfonne qui vient de vous charmer ? C'efl une femme du bon ton, femme k la mode, & courue de tous les petits-maitres ; femme qui réunit dans fon caracTère mille qualités contraires: vive jufqu'a la légéreté, quelquefois même jufqu'a 1'emportement ; coquette jufqu'a 1'excès, ion efprit n'efl pas fait pour languir dans une indolente indifférence, & la fource du feu que vous voyez briller dans fes yeux anime toutes fes aöions: poffédée du defir de plaire, elle ne fait confifler fa gloire que dans Ia multitude de fes conquêtes, dut-elle les acheter par des foibleffes, lorfqu'elle ne voit que ce moyen pour arrêter un amant ou  be Milord Céton. 36$ le retenir dans fes chaines; mais plus tendre & plus paffionnée qu'une autre pour celui qui a trouvé 1'art de la rendre fenfible, & capable dans fes rnomens de réflexion de penfer avec plus de juftice & de force, que 1'homme le plus diftingué par ces deux qualités; avec cela généreufe , bonne , fpirituelle , fine fans malignité, toujours prête a obliger par des fervices & par des foins ; auffi féduifante par 1'agrément de fon humeur enjouée & de fes raanières galantes, que par les charmes de fa figure : enfin cette femme eft d'un efprit libre & dégagé des préjugés; elle peut dire qu'elle fait la réputation de tous les petits - maitres, depuis qu'elle a perdu la fienne. Souvent il arrivé k Ia cour des Idaliens, que 1'habitude de fe voir tient lieu d'amour. Les gens de qualité font en liaifon intime avec des femmes de leur efpèce; & fans fcandalifer perfonne , ils occupent la même maifon, le même appartement; ils ont la même table, lesmêmes fociétés , les mêmes plaifirs & les mêmes occupations. C'eft par ce commerce qn'ils apprennent a connoitre leurs défauts, a fe les paffer, & a fedifpenfer de toutes fortes de bienféances & de contraintes, Souvent ils fe font de mutuellesconfidences, afin de mettre auffi en commun leurs fatisfaöions ou leurs peines.  $64 Voyage" Cependant ce n'eft ni 1'intérêt, ni le goul des plaifirs, ni celui de la fociété, ni 1'amour qui les lie; la plupart fe voient fans empreffement, s'abfentent fans marquer le moindre chagrin, & même a peine leur arrive-t-il de fe dire un mot de tendreffe ; ils fe refufent fouvent jufqu'aux fimples égards de complaifance qu'on a ordinairement pour le moindre étranger; femblables a des animaux qu'un même inflincf. attaché 1'un & 1'autre, fans favoir la raifon qui les déterminent. Malgré cette fingulière fagon de vivre , on entreprendroit inutilement de vouloir les faire renoncer aux liaifons qu'ils ont formées, paree que dans la totaiité de leur vie, ils fe croient auffi néceffaires 1'un a 1'autre, que s'ils étoient unis par les liens les plus tendres. C^mme ijs ne font point affez délicats pour connoitre le véritable amour, aufli ne font-ils pas dignes d'en reffentir toutes les délices, ni cette volupté pure qui fait le charme des vrais amans. Les huit jours expirés , je fuppliai Zachiel de me donner la liberté de fuivre Monime au temple, Le génie m'y conduifit lui-même, en m'affurant que cette épreuve feroit la dernière. J'eus befoin de m'armer de nouvelles forces , lorfque je vis paroitre Monime. L'incarnat de fon teint effagoit les plus vives couleurs de  'd s Milord C e t o n. 365 1'aurore. Le prince Pétulant qui 1'avoit dévancée dès la première heure du jour, vint audevant d'elle pour lui préfenter la inain. Le feu de 1'amour brilloit dans fes yeux; il animoit toutes fes aftions , & en s'avancant vers 1'autel, ce prince 1'affura dans les termes les plus tendres Sc les plus paffionnés de 1'excès de félicité dont il jouiifoit. Après qu'ils eurent fait leur prière, le grandprêtre qui les attendoit, les fit entrer dans une chapelle particuiière, qui me furprit par fa magnificence. Dans le fond de cette chapelle on voit la ftatue de la déeffe Vénus, qui me parut être un chef-d'ceuvre de 1'art. Cette figure efi de porphire; elle eft placée dans une niche de marbre noir, entre des colonnes de même couleur, pour en relever la blancheur: tout ce que je vis me parut d'un goüt exquis; chaque pièce y fait 1'éloge des mains habiles qui y ont travaillé, & toutes les cifelures en font d'une fineffe admirable. Lorfque le grand-prêtre eut prononcé quelques parolesmyftérieufes, qu'il fit répéter aux deux époux, il pria le ciel & toutes les conftellations de verfer fur eux la bénignité de leurs plus douces influences. Témoin de leurs fermens, je ne pus les entendre fans me fentir pénétré de la plus vive douleur. II n'y eut  366 Voyages que deux jeunes feigneurs, confidens du princé, qui afliflèrent a leur mariage. Après que la cérémonie fut achevée , Pétulant & Monime fe féparèrent. Je fuivis Monime qui revint feule dans fon appartement. Taupette , confidente de fon amour, lui avoit préparé un lit couvert de feuilles de rofe , de jafmin, de violette & de mille autres fleurs; c'efl: un ufage établi depuis long-tems chez les Idaliennes; peut-être eft-ce le parfum que ces fleurs répandent dans leurs chambres k coucher qui leur occaflonne ces vapeurs , auxquelles font fujettes toutes les femmes du bon ton; & les hommes qui fe font gloire de les copier en tout, y font aufli fort fujets. La volupté a encore introduit chez eux une nouvelle méthode, qui ne fe pratique guères dans les autres mondes; cette méthode s'efl: répandue chez les grands comme chez les petits , qui, lorfqu'ils fe mettent au lit afin d'irtviter le fommeil de répandre plus prornptement fes pavots délicieux, & d'apporter fur fes ailes les fonges agréables, fe font chatouiller la plante des pieds, le dedans des mains & le deflbus du menton; & cela fe fait avec une fi grande délicateffe, que leurs paupières fe ferment, Ik ils s'endorment dans l^nftant.  de Milord Céton. 367 Le prince vint 1'après-midi chez Monime ; il s'étoit flatté de la trouver feule; mais elle étoit entourée de fes femmes, qui toutes s'empreffoient k la parer aveec un foin extréme. A quoi fervent ces vains ornemens, hu dit-il? Votre beauté efface tout ce que 1'art a pu inventer, & je ne vois rien dans ces parures qui ne cache quelqu'un de vos attraits. Pétulant s'approchant de 1'oreille de Monime , la pria de renvoyer fes femmes, Sc de paffer dans fon cabinet. Elle s'en défendit fur divers prétextes; mais vaincue par 1'ardeur du prince, Sc peut-être par fes propres defirs, elle confentit enfin de 1'attendre après minuit dans fon appartement, Sc promit qu'elle auroit foin d'en écarter fes femmes. Le prince, tranfporté de cette affurance, la quitta fur la fin du jour : la joie & la fatisfa&ion étoient peintes dans fes yeux. Le trouble qui m'agitoit me fit fuivre Pétulant fans aucun deffein. Lorfqu'il fut entré dans fon appartement, il ordonna k fon premier valet de chambre de lui faire préparer un bain d'eau de bouquet avec force ambre : fes ordres furent promptement exécutés. Je le quittai pour rejoindre Monime, que je rencontrai qui alloit faire fa cour a la reine. Malgré mon trouble Sc mon agitation , je ne pus  3<5§ Voyage m'empêcher cl'admirer la majelïé de fon port; 8c les graces qui Paccompagnoient; on 1'auroit prife pour la déeffe de la beauté :il elt vrai que rien n'embellit plus que la fatisfaöion intérieure de 1'ame. Ses yeux brilloient d'un feu fi vif, qu'il étoit prefqu'impoffible d'en foutenir 1'éclat; fon teint étoit animé, & un air riant Sc galant régnoit dans toute fa perfonne. La reine , loin de foupconner qu'on eut ofé enfreindre fes ordres, combla Monime d'éloges les plus délicats, Sc lui lit beaucoup de careffes. Cette princeffe , par cette réception , vouloit fans doute lui faire oublier le reffentirnent intérieur qu'elle pouvoit conferver des oppofitions qu'elle avoit apportées pour fon' alliance avec le prince. Quoi qu'il en foit, les louanges dont elle 1'honora donnèrent le ton a toutes les perfonnes qui étoient préfentes ; les dames lui firent mille complimens fur fes parures, comme pour faire entendre que ce n'étoit qu'a ces vains ornemens qu'elle devoit une partie de fa beauté ; car elles n'en dirent pas un mot, non plus que de fes graces: mais en récompenfe les courtifans n'en oublièrent aucune, Sc jufqu'au moindre fourire obtint d'eux un éloge particulier. Lorfque la reine eut foupé , fa majefté paffa dans fon cabinet, oü elle étoit attendue par fon  se Milord Céton. 369 fon premier miniftre, pour y régler quelques affaires concernant- fon érat. Chacun fe retira. Pour Monime, elle fut accompagnée jufques dans fon appartement par une foule de courtifans , qui tous s'empreffoient a lui faire Ia cour. Pour ne la point perdre de vue, je me placai fur une aigrette de diamans, dont fa tête étoit ornée. Dès que Monime fut entree dans fon cabinet, elle fe plaignit d'un grand mal de tête; fes femmes en parurent alarmées; toutes lui étoient fort attachées: pour moi, oubliant les aifurances que le génie m'avoit données, aveuglé par mille différentes pafllons, je me figurois d'abord que ce n'étoit qu'un prétexte dont elle vouloit fe fervir pour fe débarraffer de fes femmes; mais quelle fut ma furprife & mon défefpoir, quand je la vis tomber fans connoiffance; je fis un cri, qui heureufement ne fut entendu de perfonne Oubliant alors toute la haine que je croyois avoir concue pour cette inhdelle , je ne me reffouvins plus que de mon amour. Défefpéré de mon état de mouche, qui m'ótoit jufqu'a !a douceur que j'aurois goütée en lui donnant tous les fecours néceffaires, je volai néanmoins fur fon fein & fur fa bouche, pour tacher de la ranimer de mon fouffle : mais je penfai être noyé d'eauaftrale dont fes femmes 1'inondèrent, Tomé I. A a  3?c Voyage afin de rappeller fes efprits. Monime étoit difparue ; rien ne put la rappeller dans ce corps qu'elle venoit d'abandonner. Hélas! que ferois-je devenu moi-même , fi c'eüt été 1'ufage de ce monde de fe fervir de vinaigre; c'étoit fait de mon pauvre petit individu. Cependant j'eus encore affez de force pour me retirer prefqu'a la nage & gagner le bras dJun fauteuil , oü j'eus Ie tems de me fortifier , & de rappeller ma raifon par de férieufes réflexions. Plus tranquille alors , je me reflbuvins de la promeffe du génie , & je ne doutai point que Monime n'eüt quitté cette jolie enveloppe qu'elle avoit animée, pour reprendre la figure de mouche ; cette idéé changea tout 3 coup ma douleur en une joie inexprimable. Je ne m'étendrai point fur tout ce qui fe paffa a la prétendue mort de Monime , du moins a fa féparation d'un corps qui fembloit rfavoir été formé que pour faire les délices de celui qui auroit fu la rendre fenfible; je ne peindrai point le défefpoir de fes femmes, qui par leur défolation & leurs cris attirèrent nombre de perfonnes dans fon appartement. 'Le prince Pétulant, plein de fon amour, s'avancoit dans 1'efpoir de recueillir le fruit de fa tendreffe, & de fe voir au comble de lafélicité la plus parfaite; mais fes efpérances,  de Milord Céton. 371. s'évanouirent, femblables k ces nuages qui préfentent aux regards des formes agréables & variées, & qu'on voit fe fondre , fe di/Tiper & difparoïtre s'il furvient un vent impétueux. Ce prince en approchant de 1'appartement de Taymuras, effrayé d'abord des cris qu'il entend , précipite fes pas, il entré; a fon afpedf tous les ecéurs font faifis, les cris ceffent, la douleur en devient plus vive, un morne fiïence s'empare de tous les efprits, on s'écarte pour lui faire place; fon ame déja émue paree qu'il voit, femble lui annoncer fon malheur; tous fes lens s'agitent, & fes yeux errant de toutes parts ne rencontrent que 1'image de la douleur : mais quel fut fon défefpoir, lorfqu'enfin il appercut ce corps qu'il idolatroir,1 étendu fur un lit fans aucun mouvement. A cette vue il s'arrête quelques inflans, comme s'il eut été pétrifié; fe précipite enfuite deffus , penfant fans doute la ranimer par le feu qui le dévore, lui dit les chofes du monde les plus tendres & les plus touchantes. Lorfqu'il voit que tous fes efforts font vains, & qu'il n'y a plus d'efpérances de la rappeller a la vie, hélas! s'écrie-t-il dans Faffreufe douleur qui le déchire, eft-il dans le monde un mortel dont le fort reffemble au mien? Faut-il que tant de tourmens m'accablent a la fois ? Je Aai;  37a Voyages n'ai donc plus de prétention au repos ni au bonheur de la vie. Quels malheureux aufpices ont préfidé a notre union ? Que la haine de 1'aftre qui me domine puiffe m'enfevelir dans le fein de la terre Sc me dérober a jamais a ce jour que je détefte! Pourquoi fauf-il que je fois deftiné a tant d'horreurs? Mais, pouffuivit-il, je puis m'en affranchir par une prompte mort; je puis encore unir mon ame a celle de ma princeffe , j'emporterai du moins en mourant cette flatteufe idéé d'avoir été le feul qui ait eu part a fa tendreffe Sc qu'un même tombeau va nous renfermer tous deux. Alors ce prince, animé par fa fureur, tire fon épée dont il alloit fe percer, fi un courtifan qui obfervoit tous fes mcuvemens, n'eüt été affez prompt pour arrêter fon bras: que faites vous, feigneur, lui dit-il, en lui arrachant fon épée ? La princeffe qui a fans doute prévu votre défefpoir, vousordonne de vivre; ce font les dernières paroles qu'elle a prononcées. Ce difcours que le vieux courtifan avoit fuppofé fernbla un peu calmer le prince; mais on eut mille peines a 1'arracher d'un lieu qui ne fervoit qu'a augmenter fa douleur. II prétendit que la princeffe Taymuras avoit été empoifonnèe, jura de fe venger des auteurs d'un pareil attentat. Les médecins employèrent  DE MltORD CÉTON toute leur éloquence pour le guérir de fes foupgons, quoique la plupart n'y connuffent rien. J'avouerai que, quoique le prince eut été mon rival, Sc un rival favorifé Sc pret k être fomblé des plus précieufes faveurs de I'amour, je fus néanmoins fenfiblement touché de fes maux. Ce prince avoit Ie cceur excellent , 1'ame noble & généreufe; il étoit fidele a fa parole & a tous fes engagemens; la probité Sc 1'honneur étoient fes régies : avec de pareils fentimens je ne fus point furpris que Monime, dont les qualités répondoient k celles de ce prince, s'y fut attachée fi promptement; il femble qu'une fympathie lie d'abord les belles ames. J'étois bien éloigné deux heures devant de lui rendre cette juftice ; c'eft qu'il eft difHcile de 1'accorder k un rival aimé, & qu'alors je n'avois plus rien a craindre de fa part. La reine Sc tous les courtifans Unirent leurs douleurs a celle du prince : pour les dames je ne voudrois pas afïïrmer fi les regrets qu'elles affe&èrent furent fincères; je crois même, fans beaucoup les offenfer, que pour la gloire de leurs appas plufieurs bénirent intérieurement le ciel de les avoir délivrées d'une rivale , qui les effagoit toutes. La reine, afin d'honorer fa A a iij  374 Voyages mémoire de \a princeffe Taymuras, ordonna que fon corps fut porté dans le tombeau des princeffes de fon fang; on lui fit des obfèques magnifiques; &, ce qui efl affez rare, c'efl que Monime affifla elle-même a fon convoi. Mais fans attendre que toutes ces cérémonies fufïent faites , je quittai 1'appartement de Monime dés que le prince en fut forti, dans 1'efpérance de la trouver auprès de Zachiel, qui fe tenoit ordinairement fous un berceau de sofes & de jafmins. Approchez, Céton, me dit le génie, venez recevoir votre Monime, je vous Ja rends dans toute fa pureté. Hélas \ m'écriai-je, il étoit tems. Le génie fourit de ma réponfe; pour Monime je ne pus m'appercevoir fi elle lui fit impreffion, les mouches ne rougiffent guère, elle ne répondit rien. Mais charmé de la revoir, fa vue me fit jouir de ce plaifir & de cette joie qui répand le calme dans 1'ame & fert comme d'un baume qui fe diftile fur tous les maux. Dans 1'ivreffe de ce plaifir je ne pus m'empêcher de lacher quelques plaifanteries fur fa coquetterie, mais elle en parut d'abord fi déconcertée que je fus très-faché de lui en avoir rappellé le fouvenir. Vous n'êtes guère délicat, dit Monime, de chercher a .augmenter ma honte 6c mon déplaifir par vos mauvaifes plai-  DE MlEORD CÉTON. 37m & 1 autre a me rendre ma tranquillité: le perfide n'avoit pas befoin d'y être excité. II me rendit des foins affidus , qu'il faifoit valoir auprès de Mélife , comme un excès de complaiiance de fa part. Prévenue en faveur de Volins , par les doges que Mélife ne ceffoit de donner a fes «oindres aöions, il commenca a gagner mon ettime & ma confiance. Je ceffai de pleurer «on infidèle,& bientöt je ne penfai plus a hu que pour détefier 1'indignité de fes procédés. Volins fut profiter de ces circonftances & remplit enfin la place que Lifimon avoit occupée dans mon cceur. Plufieurs partis confiderablesfe préfentèrent; mais remplie de ma nouvelle paffion, aucun n'eut 1'avantage de me plaire Volins parut fenfible au facrifice que je hu faifois d'une fortune briljante. Ah ' ma chère, que je goütois de plaifir a les lui faire » Incapable d'aucun autre attachement, je mettois toute ma gloire è le convaincre de mon amour; cependant le perfide fe faifoit un jeu  DE MiLORD CÉTON. 395 de me tromper, & les fermens qu'il me faifoit de m'aimer toujours n'étoient qu'une répétition de ceux qu'il employoit pour en féduire mille autres. Je découvris enfin une partie de fes trahifons & lui en fis de fanglans reproches; mais un mot de fa bouche avoit le don de me perfuader. Agitée fans ceffe par de nouvellles inquiétudes, cent fois je voulus rompre avec lui, &c cent fois il eut le fecret de m'appaifer. Le hafard me fit rencontrer un jour avec une femme qui depuis long-tems étoit comme moi la dupe des fauffes proteflations de Volins : cette femme irritée contre lui me fit un long détail de toutes fes indignes manoeuvres; elle finit par m'apprendre qu'il avoit depuis peu débauché fa femme de chambre qu'il tenoit renfermée chez lui, dans un appartement dans lequel il defcendoit par le moyen d'une trappe qui répondoit dans le fien. Cette femme outrée d'avoir fervi long-tems de prétexte a leur intrigue, jura de s'en venger d'une manière a 1'en faire repentir toute fa vie. Pour moi, le cceur déchiré de mille réflexions accablantes, je promis de ne le revoir jamais. De retour a 1'hötel, on me dit que Mélife vouloit me parler; j'entrai dans fon cabinet: je devrois vous qucreller, Zelime, me dit-  3-95 Voyages elle, du myftère que vous m'avez fait, mak les bonnes nouveües que j'ai a vous apprendre doivent fufpendre mes reproches ; apprenez donc que la fortune & l'amour, d'accord en ce moment, fe joignent pour affurer votre bonheur : Volins vient de me déclarer le nouvel engagement que vous avez formé avec Arifte, qui vient enfin d'obtenir le confentement de fa mère pour s'unir a vous. Jugez % chère Agla, fi un pareil difcours eut de quoT roe furprendre; a peine connoifiois-je Arifie, & je compris d'abord que c'étoit un tour que vouloit employer Volins pour fe défaire de moi en me brouillant avec Mélife. L'émotion que cette nouvelle fourberie jetta dans tous me* fèns couvrit mon front d'un feu qu'il ne me fut pas poffible de cacher: Mélife n'en fut point furprife, le croyant occafionné par la honte> de voir mon intrigue découverte. Elle fe plaignit du peu de confiance que je lui avois témoigné dans cette affaire; pour la détromper, je lui proteftai que mon trouble ne provenoitque de furprife; je n'ai, pourfuivis-je, jamais eu aucune liaifon de cceur avec Arifie, & je ne crois pas qu'il poufie la témérité jufqu'a: ófer fe vanter d'une pareille impoflure. Mélife fe trouvant offenfée de mon difcours, m accabla de reproches, 6e poufla fon empor>  b e Milord C e t o n. 397 tement jufqu'è fe fervir de termes injurieux que |e ne pus entendre fans verfer des larmes. Ce jour devoit être 1'époque de tous mes malheurs , car en tirant mon mouchoir je fis tomber une lettre que j'avois recue du perfide Volins; Mélife la croyant d'Arifïe, s'en fififit pour me convaincre d'impoflure; mais quelle fut fa furprife , lorfqu'elle en reconnut le caradère ; elle la lut plufieurs fois avec avidité. Cette lettre renfermoit quelques mauvaifes juftifications fur une nouvelle intrigue, que j'avois cru être en droit de lui reprocher; elle finiflbit par les plus amples proteftations d un amour fincère & d'un attache-ment inviolable. Mélife , après 1'avoir lue , me regarda avec des yeux ou la fureur étoit exprimée; Sc fans vouloir écouter aucune de mes raifons, elle me chaffa de fon appartement. Mais comment pouvoir vous peindre la trahifon de cet homme faux & fubtil ? De quelles expreffions me fervir qui puiffent caraöérifer le mépris Sc la haine que je redens pour lui! Cependant Volins, dans le premier feu de fa nouvelle intrigue , ne croyoit pas qu'elle eüt tranfpiré, il fe repofoit fur la difcrétion de fes gens : dans cette perfuafion, il vint plein d'afiurance faire fa cour a Mélife; il avoit un intérêt fenfible k ne fe point brouiller avec  39§ V o y a g È § elle , par Ia protecfion qu'elle lui faifoit accof» 'der, & par les fommes confidérables qu'il tiroif d'elle. J'étois auffi pour lui une reffource qu'il vouloit ménager pour les quarts-d'heures qui rie lui étoient pas favorables auprès de Mélife; j'étois poitr ainfi dire comme un corps de réferve qui lui fervoit dans les tems de difette. Mélife , qui méditoit une vengeance écla« tante, voulut d'abord le convaincre de fa perndie; elle lui montra la lettre qu'il m'avoit écrite ; on me fit defcendre, & malgré le refpedt que je devois a Mélife , je ne pus m'empêcher de lui reprocher toute la noirceur de fa conduite. Je préfentai enfuite a Mélife un gros paquet de lettres de Volins , dans lefquelles il employoit les termes les plus féducteurs pour corrompre mon innocence. Vouscroiriezpeut-être, chère Agla, qu'elles durent faire impreffion fur 1'eiprit de Mélife, & fervir en quelque facon a ma juflification; non , le fourbe Volins troava encore le fecret de Tappaifer, en lui perfuadant que les lettres qué je venois de lui remettre n'avoient été écrites que fous le nom d'Erafle ; je priai Mélife de faire venir Erafte; mais Volins s'y oppofa, en difant que c'éroit compromettre fa perfonne, que de defcendre a des explications, toujours humiliantes pour des gens d'un certain ton. Je  de Milord Céton. 39» fus donc facrifiée a 1'inconftance de Volins, & k la haine que Mélife avoit congue pour une rivale qui avoit joui long-tems de toute la tendrefTe de fon amant, & je fus forcée de retourner chez mon père, & d'y vivre dans i'obfcurité d'une fortune fi médiocre, qu'elle nous fourniffoit a peine de quoi fufibfter. Ainfi, ma chère , vous voyez qu'après avoir renonce en faveur de Volins aux établiffemens les plus brillans, je n'en ai regu pour toute reconnoiffance qu'un parfait abandon de fa part. Mon amour - propre humilié de toutes fagons , m'a jetté dans le défefpoir ou vous m'avez vue; mais ce qui y a mis le comble, c'eft d'apprendre que Lifimon ne s'eft éloigné que par les calomnies que le traïtre Volins a employées pour me noircir dans fon efprit: ce n'eft que dans la vue de me juftifier auprès de lui, que j'ai confenti a vous fuivre dans cette ïle. Je ne puis revenir de ma furprife , dit Agla, & rends grace k l'amour de vous avofr vengée de Volins: vous ignorez peut-être que Mé* life , convaincue de fa nouvelle intrigue, lui a entièrement retiré toutes fes faveurs, & a obtenu de la cour un ordre qui 1'exiloit dans les déferts de la Réflexion. Mais ce n'eft pas tout: cetté petite créature pour laquelle il vous a facrifiée, qui lui a fait perdre les bonnes  r40Q V o v a g £* graces de Mélife, & dont le Iibertinage lui étoit inconnu , 1'a enfin gratifié de quelque préfent qui lui caufe de cuifans remords, & dont on croit qu'il fe reffentira toute fa vie. Nous quittames ces deux perfonnes pour rejoindre Zachiel; & comme nous avions vifité toutes les beautés de 1'ile , nous nous préparames a fortir de la planète* CHAPITRE X. .Avant de quitter le monde de Venus 9 je priai le génie de nous isftruire des mceurs & de la religion de ces peuples. Les Idaliens, nous dit-il; adorent le feu, paree qu'il efl le plus noble des élémens; ils le regardent comme une vive image du foleil; & lorfque 1'on voit dans quelques provinces de ce monde que le feu qu'ils y entretiennent toujours eommence a diminuer , ils fe perfuadent qu'ils font raenacés des plus grandes calamités : c'eft pourquoi ils le confervent avec foin dans des lieux fermés des murailles fans toits, & le peuple foumis & erédule vient a certaines heures du jour prier les perfonnes les plus qualifiées de fe charger d'y jetter des effences précieufes, ce qu'ils regardent comme un des plus beaux droits  öi Milord Céton. 401 'droits' de la nobleffe. Ces peuples prétendent être les premiers qui aient découvert le feu t fi néceffaire aux befoins multipliés de la vie , & fans lequel les principales opérations des arts qui en dépendënt, dont le détail elf devenu prefque ihfini , ne pourroient fe perfeftionner; c'eft pourquoi dans toutes leurs villes capitaies on y voit un temple fuperbe, deftiné a y conferver le feu facré : ce foin n'eft eonfïé qua de jeunes filles, les plus belles qu'ort peut trouver dans la ville , & cet honneur eft brigué par les plus grands , pour les privilèges qui y font attachés ; mais ft malheureufement une de ces prêtreffes vient a laiffer éteindre* le feu par fa négligence , elle en eft rigoureufement punie : ni la naiffance , ni 1 age , ni la beauté ne peuvent jamais la fauven Cependant a la fin de chaque année on laiffe mourir le feu , pour le rallumer au commeneement de. celle qui fuit, avec beaucoup de paroles myftérieufes; car le myftère, la crédulité & 1'ignorance font, a ce qu'on dit, des öreillers fur lefquels fe repofent Ia plupart des Idaliens, Je remarquai encore que lorfque leur fouveraine fent approcher Ie terme de fa vie, elle ordonne que lé feu foit éteint dans les pfi.i « cipales villes de fon empire ; & ce n'eft qu'aprés fa mort, & au courronnement de eell^ Tomé i. , c g  40i Voyages qui lui fuccède , que ce feu eft rallumé aveC pompe & magnificence : alors finit le deuil de toute la nation par de grandes réjouiffances, & on brüle dans ces fêtes une prodigieufe quantité de paftilles & des effences les plus précieufes : ces fêtes coütent des fommes immenfes. Ces peuples ont encore le culte des étoiles; ils croient une efpèce de métempfycofe aflronomique , 6c difent que les ames , après avoir quitté leurs corps, font contraintes de paffer par cent portes confécutives , ce qui doit du* rer plufieurs millions d'années avant qu'elles puiffent arriver au foleil , qu'ils regardent comme le féjour des bienheureux : chaque porte eft compofée d'un métal différent, placée dans dans la planète qui préfide a ce métal. Comme rien n'eft plus myflérieux que cette métempflcofe , ils la repréfentènt fous 1'emblême d'une échelle très-haute , divifée en fept paffages confécutifs; c'efl ce qu'ils appelient la grande révolution des corps célefles 6c terreftres, ou l'entier achevement de la nature; fe perfuadant que les ames vont habiter fucceflivement toutes les planètes 6c les étoiles fixes qui font autour du foleil, 6c qu'elles fe purifient dans ces paffages par une vertu fecrete , a mefure qu'elles approchent de cet aflre , qui efl le centre de la félicité.  » e Milord Céton. |q'3 Les Idaliens font encore perfuadés que c'eft Ie foleil & la lune , qui, par leur éclat & leur lumière , fe rendent dignes des principaux hommages qu'on doit aux aftres; ils le nomment le roi & le fouverain du ciel, & difent que la lune en eft la reine & la princeffe. Comme ils ne font jamais infpirés que par l'amour, i!scroient,en fuivant leurs principes, que le foleil n'avoit pu voir Ia beauté de la ïunè fans en devenir amourcux, & fans lui communiquer fes feux; c'eft pourquoi , afin de mettre plus de décence dans cette union , ils ont imaginé de les marier enfemble. Ce mariage du foleil & de la lune eft regardé chez eux comme la fource & 1'origine de toutes produdions, paree que c'eft fur la terre, rendue par eux féconde & abondante, que fe font fentir les fruits de cette union. Les avantages les plus confidérables qu'on en retire , font les métaux & les pierres précieufes. II eft certain qu'on ne .peut mieux affortir un mariage célefte. Ces peuples, toujours enclins a i'inconftance , n'ont pas voulu que le foleil en fut exempt ; c'eft ce qui leur fait regarder fes éclipfes comme des adultères , paree qu'il femble , pendant leur durée, que la terre yeuille s'attirer les faveurs du foleil, pour les C c ij  404 V O Y A © E s dérober a la lune , en Fempêchant d'en re» cevoir fa lumière accoutumée ; on voit qu'ils s'efforcent de répandre de la coquetterie jufqnes dans les adres. Pour omer la majeflé des deux époux, ils ont voulu donner au roi & a la reine du ciel une cour aufli pompeufe que brillante ; c'eft pourquoi ils font paffer tous les autres globes lumineux pour leurs miniftres , leurs gardes , leur armée , ou pour leurs fujets; voila ce qui compofe leur croyance. Ils font perfuadés que ce font les génies amoureux des plus belles femmes qui , dans les fréquentations qu'ils ont eues avec elles, leur ont révélé tous ces fecrets, & une infinité d'autres qu'ils n'auroient jamais connus fans le fecours de ces génies. Monime les trouva. trés galans, & dit que les Idaliens devoient s'eftirner trés-heureux d'avoir eu des femmes affez belles pour en faire la conquête, & affez adroites pour leur tirer des fecrets , qui, vraifemblablement, ne devoient jamais être découverts aux mortels, toujours faits pour admirer, & non pas pour connoïtre.  de Milord Céton. 405 CHAPITRE XI. J E ne m'étendrai point fur les loix des Idaliens, qui différent de fort peu de chofe de celles des habitans de la lune: leurs mceurs & leurs coutumes me parurent aufli a peuprès les mêmes; ils regardent comme des néceffités de la vie les chofes les plus fuperflues. II fe fait dans ce monde un débit confidérable d'une prodigieufe qüantité de charmantes inutilités de toutes efpèces : on m'affura que chacune étoit douée d'une vertu magnétique qui attire 1'or, ainfi que 1'aiman attire le fcr. Les marchands chargés de ces précieufes raretés, ont toujours leurs maifons remplies des plus grands feigneurs & des dames les plus quaiifiéés, qui fans doute y font pouffés par la force attraöive de ces niefveilteufes raretés, qui dok nécefiai'rement les arracher de la férieufe occupation de leur toilette; c'eft-la oit on les voit changer leur or contre des pantins, des magots, des portraits de nouvelle forme, de toutes fortes d'animaux, & mille autres bijoux femblables, dont ils fe dégoütent quinze jours après. 11 efl certain que la voluptë leur fait inventer tous les jours de nouyelles modes', done. C c lij  4°5 Voyage Hs ne peuvent plus fe paffer, quoiqu'ils ne les connuffent pas deux mois avant. Ces modes nees du caprice & de IWonffence , ont vraiiemblablement pris naiffance chez eux, & c'eft auffi dans ce monde oü elles font leur féjour ordinaire: coëffures, habits, couleurs, deffeins, facons galantes, frifures a Ia grecque, en chou oa en artichaut, plaifirs de modes , nouvelles allures, jeux, talens, ragouts, & même jufqu'au langage qu'on voit régner & tomber tour k tour au gré du caprice; c'eft la mode qui change tout; c'eft elle qui force un bel efprit , »n philofophe , un bon poëte, un grand auteur a céder a des petits génies , qu'il lui plaïf de mettre en crédit; c'eft elle qui fait qu'on oublie fes anciens amis , pour ne s'occupêr cjue de fes nouvelles connoiffances ; enfin elle étend fa puiffance jufqu'au culte qu'on doit rendre aux dieux, & 1'on change d'ufage a cet égard comme dans les chofes les plus indifférentes. Ces variations de goüts, jointes au luxe qui ïègne dans ce monde, y font décorées du titre de bon goüt, de perfeöion des arts & de délicateffe de la nation, qui doit néceffairement répandre une aménité & une fuavité qui rend tous les citoyens parfaitement heureux : leur amoür-propre leur fait fans doute regarder  de Milord Céton. 407 Ces vices, qui en attirent une infirïité d'autres , comme des vertus , malgré la contagion qu'ils répandent jufqu'au dernier du peuple; & 1'on peut dire que ce luxe pouffé a. 1'excès, tend a la ruine de tous les citoyens , qui, par un afaus incon'cevable, fe croyent dans 1'obligation de fe copier les uns Sc les autres. Cet exemple que les dames de la cour autorifent, en mutant la magnificence de la reine , fait que les femmes de ceux qui font élevés en dignité , s'efforcent de copier les dames de la cour ; les perfonnes d'un état médiocre veulent imiter les grands , aucun ne fe rend juftice ; les petits fe flattent de paffer pour médiocres; tout le monde veut briller ; on fort de fa fphère , & 1'on court a fa ruine ; les uns par fafte & par vanité, ou pour fe prévaloir de leurs richeffes; les autres par mauvaife honte , afin de cacher leur misère ; mais ceux qui font affez fages pour condamner un fi grand défcrdre , ne le font pas affez pour ofer fe réformer les premiers, nipour donner des exemples contraires. Comme ce n'eft qu'au fafte & a la parure qu'on rend hommage, ils craindroient fans doute de fe voir trop humiliés , s'ils fe préfentoient dans les compagnies d'un air fimple & modefte ; c'eft pourquoi ils font forcés de fe laifTer entrainer par le torrent des préjugés. Chez eux; C c iv  '4QS Voyages les conditions fe confondent; la paffion qu'ilg ont pour le clinquant & pour les vaines dé. penfes corrompt les ames les plus pures ; on ne cherche qu'a briller ; on emprurite ; on trompe , & on ufe de mille artifices indignes pour y parvenir. Rien ne rebute les Idaliens; ils favent tout Vmr j les biens & les maux leur font propres; on pourroit dire avec raifon , que c'eft chez eux que Torgueil voulant fe perpétuer, s'unit wn jour è 1'ignorance, & que dé cette union naquirer.t les préjugés , la fatuité-, l'amourpropre, la préfomption , la faufle gloire , Sc cet ardent defir qu'ils ont de plaire , tous enfans bien dignes de leur naiflance, qui fe li, vrant k 1'oiliveté, fe repofent fur l'amour du foin de leur fortune. C'eft Ik , fans doute, ce qui a fait bannir de ce monde la vérité , la pudeur & la modeftie, qui n'y ont plus ni autels ni adorateurs ; le véritable amour dédaignant auffi de les éelai ?er,^a depuis long.tems éteint fon flambeau ; ce n'eft point dans les fourires perfides & mercenaires d'une indigne coquette qu'il fe plaif, puifque les faveurs qu'elle prodigue font toujours accpmpagnées de trahifons, & ne laiffent que les vains regrets d'un infame attachement. \\ eft ?ertain que les paffions les pluatumuk  be Milord. Céton. 409 tueufes ont leur intervalle de rallentiflement Sc de füence ; c'efl: par ce moyen qu'elles Jaiffent le tems k une raifon droite Sc éclairée, d'appercevoir les précipices ou elles conduifenl & de s'armer de nouvelles f. rces pour les combattre, ou pour en fortir lorfqu'on a eu le malheur de fe laiffer furprendre. Nous ne vimes dans toute la planète de Vénus que gens livrés k l'amour , aux plaifirs, a la volupté & a la bonne chère; leurs tables font fervies avec un foin extréme de tout ce qüil y a de nouveau, de tout ce qui peut fiatter le goüt , exciter 1'appétit , Sc échauffër le fang ; jamais on n'y attend ni la faim , ni la foïf, Sc toujours on y pré vient fes defirs avec beaucoup de fenfuaüté ; il eft vrai qu'ils ignorept entièrement cette vraie volupté , qui ne peut être fentie que par des ames vertueufes, Sc qu'on ne parvient a goüter qu'après avoir fu fe vaincre foi-même. L'amour , dans tous les mondes , a toujours pafte pour le bonheur le plus parfait que les hommes puiffent goüter ; c'eft ce qui les a déterminés a en faire un dieu : dan; le premier age des mondes, la modeftie Sc la pudeur fa foient une partie eflentielle de fon culte; les plaifirs Sc les jeux innocens animoieni fes fêies ; mais lorfque le règne des  410 VoyageS paffions a commencé, elles ont exclu les verlus, & ne fe font réfervé que les plaifirs, qui ne peuvent fubfifter long-tems fans la vertu , toujours inféparable du véritable amour. Mais ces peuples qui fe trouvent fans doute entraïnéspar la force des conftellations qui préfident fur eux, ce n'eft point a leur réfffier qu'ils veulent employer leur courage, & leurs faits les plus glorieux ne fe comptentque par le nombre des facrifices qu'ils ont offerts a l'amour; mais malheureufement pour ces imbéciles , la faifon d'en offrir ne dure guères ; Sc ce qui eft encore plus malheureux pour eux, c'eft qu'il arrivé fouvent que ceux qu'ils ont offerts imprudemment, leur content ordinairement de cuifans remords. Mille exemples réitérés d'une infinité de miférables , obligés, pour fe foulager, d'avoir recours au meffager des dieux, qui eft fans contredit le médecin le plus accrédité de cette planète ; néanmoins ces exemples ne fauroient arrêter leur lubricité; fans doute qu'il faudroit, pour modérer leur intempérance, changer toutes leurs habitudes, afin d'amortir ce goüt effrené qu'ils ont pour les plaifirs , en réformant leurs ufages : mais je ne crois pas qu'aucun génie veuille fè charger d'une entreprife auffi difficile. Quelleque province que vous parcouriez  ® e Milord Céton. 411 'dans tout le globe de Vénus, nous dit Zachiel , vous n'y trouverez que très-peu d'habitans qui foient oceupés de leurs affaires ; tous ne penfent qu'a leurs plaifirs : les premiers fuient 1'abord des miférables , dans la crainte de Ie devenir par contag'on; les autres, pour fe donner tout entier a leurs divertiffemens, ont quelque chofe de plus humain ; ils font acceflibles par plus d'endroits ; c'eft pourquoi leurs maitreffes , leurs confi lens, & Ceux qu'ils affocient a leurs plaifirs , peuvent aifément profiter des folies qui font toutes leurs occupations ; leurs ames dans ces inftans femblent s'ouvrir aux bienfaits; c'eft a ceux qui les entourent de faifir ces momens; car leur conduite incertaine n'en préfente pas fouvent 1'occafion ; 1'avidité du plaifir , & mille autres paffions 1'emportent toujours fur 1'amitié ; ils regardent le devoir de la vie comme une gêne , a laquelle ils ne doivent point s'affujettir : ainfi ceux qui cherchent a être en liaifon avec eux, doivent fe conformer a leur idéé, leur confier peu de chofe, & en tirer ce qu'ils peuvent. Les gens les plus raifonnables de ce monde fe voient en quelque facon contraints de s'aflujettir a ces maximes; car rien n'eft plus inutile que cette fagefle hériffée d'ongles & de  4rl Voyages griffes qu'emploient une infinité de gens occu.pes fans ceffe k s'ériger en réformateurs du genre humainv il eft vrai qu'ils ne peuvent foutenir long tems ces perfonnages fans fe rendre ndicules fans offenfer tout le monde, & fans le taire hair univerfellement. Monime, rebutée de n'avóir rencontré dans les differens modes que nous venions de parcounr,dans les uns que folie, amour de Ia nouveauté & coquetterie , & dans d'autres quwteret, mauvaife foi & fourberie, rien ^ pouyant fatisfaire fon efprit, auroit bien voulu bomer fes voyages a ces feules expénences, qui ne lui prouvoient que trop que a corruption des hommes s'étend dans tous les mondes. Mais Ie génie 1'encouragea & ramma fa curiofité par ce peu de mots : Lentreprife que j'ai formée de travailler k vous perfedionner 1'un & 1'autre , m'obli,e de vous engager a vifiter les autres plahètes. lImvers appartient k tous les hommes, & vous êtes fairs pour jouir du fpeaacle L'xl prefente k vos yeux : ainfi Ia curiofité doit «citer en vous une forte d'intérêt qui vous he aux objeis qui 1'animent , afin de vous rendre fce&rteurs de tout ce qui fe paffe; car d eft certain que 1'imaglnation eft Ia fource & ia gardienne de nos plaifirs; ce n'eft qu'en elft  de Milord Cet o S.' 415' 'qu'on doit 1'agréable illufion des paffions, toujours d'intelligence avec le cceur; elle fait, quand il lui plait, lui fournir toutes les erreurs dont il a befoin ; fes droits s'étendent auffi fur le tems , paree qu'elle rappelle les plaifirs paffes, & fait encore nous réjouir par avance de tems ceux que 1'avenir nous promet; il femble , comme quelqu'un a dit, qu'elle nous donne de ces joies férieufes , qui ne font rire que l'efprit Sc le cceur. Toute notre ame efl en elle; Sc dès que cette imagination fe refroidit, tous les charmes de la vie difparoiffent, & 1'on refte dans un engourdiflement létargique. C'eft donc pour éviter d'y tomber , que je prétends vous fournir de quoi 1'exercer; il faut voir fi le crime & Terreur étendront par-tout leur empire, &ftla vérité Sc la vertu ne font point reléguées dans quelque planète éloignée , occupées a donner aux mceurs de fes habitans, plus d'humanité les uns que les autres. Vous êtes a préfent, continua Zachiel, en état de ne vous plus trouver étrangers dans quelqu'endroit que je vous conduife. Comme vous n'êtes point encore affez pures pour entrer dans le foleil, nous pafferons fous ce globe pour entrer dans la planète de Mars, qui va nous donner de nouveaux fujets de méditation,  4r4 Voyages je compte que Céton pourra s'y dédommager de tous les ennuis qu'il a foufferts chez les Idahens. Pour vous, charmante Monime, vous n'y aurez d'autre occupation que 1'intérêt que vous prendrez au fort de milord & è tout ce qui fe doit palfer pendant Ie féjour que vous y ferez. Comme Monime nous preffoit vivement de partir, il fallut céder è fon impatience ; ce qui m'empêcha de vifiter quelques autres provinces du monde de Vénus : mais le génie m'affura qu'elles n'étoient habitées que par des peuples qui, livrés entièrement k la plus vile crapule, ne méritent conféquemment aucune de mes' attentions. Nous nous hatames donc de paffer rapidement d~.ns la planète de Mars.  de Milord Céton. 41 j QUATRIÈME CIEL. MARS. CHAPITRE PREMIER. Nous atrivames dans la planète de Mars k 1'entrée de la nuit. Déja le crépufcule avoit revêtu les campagnes de fes fombres livréès ; le filence marchoit a fa fuite ; les animaux & les oifeaux s'étoient refugiés dans les lieux de leurs retraites, il ne refloit que le rofïïgnol qui, accoutumé aux veilles amoureufes, paffe les nuits entières a chanter; Hefpérus, condudfeur des bandes étoilées , brilloit a leur tête ; le firmament étinceloit de vifs faphirs, 8c on voyoit la lune s'élever d'une majeflé nébuleufe, & avec un port de reine, dévoiler fa tendre lumière, en étendant fur 1'obfcurité fon manteau d'argent. Le génie, pourfuivant fon vol rapide , nous defcendit dans une plaine fablonneufe &c aride. Monime faifie de crainte, pouvant a peine refpirer , pria le génie avec inflance de ne poht s'arrêter dans cette planète : je vous conjure, au nom de cette amitié que yous nous  4*5 Voyages' avez vouée, de nous conduire dans un aufre monde ; le feul nora de Mars m'épouvante ; je m'imagine qu'il n'eft rempli que de citoyens barbares & féroces, qui tous ne refpirent que duel, fang Sc carnage : que voulez-vous que je falie dans un pareil monde ? Une femme eft-elle faite pour alier affronter les hafards ? Eloignez de vous, chère Monime , ces craintes puériles Sc frivoles; mon deflein n'eft pas de vous expofer a la fureur des eombats; mais, ma chère fille , ne voulez-vous rien faire en faveur de Céton ; ce n'eft qu'ici oh il peut faire fon apprentiffage dans le métier de la guerre; vous„n'ignorez pas qu'un feigneur tel que lui ne peut être occupé a d'autre emploi, ni parvenir a aucun autre grade militaire : fi vous 1'aimez , vous ne pouvez jamais lui donner de plus grandes marqués d'a-mitié, qu'en 1'excitant vous-même a ne négliger aucun des moyens qui fe prélenteront de faire valoir fon courage. C'eft-a-dire , dit Monime avec une forte de dépit Sc d'impatience, que vous voudriez me faire refiembler a ces femmes qui ne trouvent de plaifirs dans le ehoix qu'elles font d'un militaire pour époux, que cehd de le voir partir pour 1'armée , fans être obligées de le fuivre : contentes de s'en éloigner, elles jouiflent de la fatisfaftion , ou di»  DE MlfcORD CÉTON. 417 'du moins de 1'efpérance de le eroire pour long-tems a cent lieues & davantage. Si on leur retranchoit ce tems de liberté, que fans doute elles mettent a profit, un guerrier, ou tout autre , leur deviendroit alors indifférentj au furplus , ajouta Monime en badinant, le plus fort Hercule ne put jamais tenir deVant ene Ornphale; un de nos regards fuffit pour changer leur maffue en quenouille : laifions-. les donc fe parer quelquefois du nom de heros, nous les rendons affez fouvent efféminés : enfin, mon cher Zachiel, fi vous vcukz abfolument me forcer de faire un long féjour dans cette planète, je veux me traveffir; je vous déclare que je prends l'uniforme, 1'épée, le plumet, le hauffe-col, 1'efponton; j'achete un régiment, & d'un plein vol me voila ccloneh Peut-être me direz-vous que fous cet ajuftement, qui me rajeunira encore davantage, je ne paroitrai plus qu'un enfant: belle raifon; je fuis süre que j'en verrai plus d'un dan:; ce monde, qui , parvenus a des grades fup.éV rieurs , font fans doute les importans t, Sc fe croyent plus habiles que les plus expérimentés', quoique moins experts Sc plus enfans que moh Monime infifla encore long-tems pour lacher de faire prendre une autre. réfoiution ari génie; mais elle eut beau faire , fes repréfeaTome I, Dd  4i8 Voyages tations furent inutiles, il fallut partir. Après que Zachiel eut diffipé une partie de fes craintes, par des récits auffi amutans que finguliers , cette charmante perfonne fe vit con* trainte de vaincre fa répngnance , n'ofant plus s'oppofer ouvertement aux volontés du génie. Notre voyage fut des plus gracieux; les chemins étoient remplis de chaifes de pofte , d'équipages , de fourgons , de muiets , mais furtout de gens qui paroiffoient les plus contens du monde. L'un difoit: voici une campagne qui va m'a van eer jufqu'a la tête du régiment; & fi on me rend juftice , j'ai tout lieu d'efpérer une bonne penfion & un gouvernement è la fin de la guerre. Le pays eft gras, difoit 1'autre ; nous allons y faire un riche butin. Plufieurs vouloient parier que la guerre feroit terminée par cette feule campagne: il n'eft pas poffible , difoient-ils, que les ennemis puiffent encore fe foutenir feulement deux mois; tous marchoient enfin avec la plus grande confiance ; ils ne parloient que de places prifes, de vi&oires remportées; k les entendre , on eüt dit que les villes s'avanceroient a leur rencontre , & les armées prendroient la fuite k la première nouvelle qu'ils auroient de leur approche. Forcés de quitter cette route pour en prendre  BE M ï L O R D CÉTON. 419 une autre , nous rencontrames quelques bataillons qui revenoient de Tarmée; ils n'avoient pas a beaucoup prés l'air auffi contens que les premiers; autant ceux- ci témoignoient d'empreffement, autant les autres nous parurent-ils découragés & rebutés. Monime les prit d'abord pour de pauvres eftropiés, qui attendent quelques aumones fur les grands chemins. Officiers , foldats , domeftiques, chevaux, tous faifoit également peur & pitié. Leurs difcours répondoient h leur figure ; on. les avoit, difoient-ils, conduits a la boucherie; le général avoit perdu la tête; la cavalerie s'étoit avancée mal- è-propos; 1'infanterie, mal commandée, n'avoit pas fait fon devoir« Pourquoi, difoit 1'un , avant de nous expofer, n'a-t-on pas envoyé reconnoitre ce pofte ? Si 1'on avoit veillé fur 1'ennemi, on ne fe feroit pas laiffé dérober fes marches; nos efpions font mal payés; c'eft ce qui fait qu'ils négligent le foin de nous inftruire : enfin chacun de ces militaires n'étoit content que de foimeme , & tous a 1'envi donnoient mille malédidfions contre un état dont ils paroiffoient extrêmement dégoütés. Ce trifte fpeftacle n'étoit pas propre a relever le courage de Monirce ; fes craintes Sc fa frayeur redoublèrent: laiffons ce vilain Mars, Ddij  4*° Voyages difoit-elle a Zachiel; prenons une autre route J' je me fens anéantie par l'air, qui affurément eft trop vif pour la délicateffe de mon tempérament ; déja des vapeurs m'accablent, & mon cce.r palpite a mefure que nous avan£ons dans la planète. Le génie, fburd aux plaintes de Monime , pourfuivit toujours fon chemin fans daigner lui répondre. Nous découvrïmes bientöt le lieu le plus éminent & le plus célèbre de toute la planète, ce fameux temple de la gloire , oïi tous les citoyens de ce monde courent a 1'envi. L'air grave & férieux qué vous prenez, pourfuivit Monime , ne faüroit jamais me reburer , mon cher Z:chiel; j'ofe encore vous demander une grace , avant de vous engager dans cet affreux pays; commencez d'abord, je vous en coniure , par nous conduire dans ce magnifique temple ; un noble preflentiment m'annonce que le féjour de ce lieu admirable pourra calmer mes fens, ranimer mon courage , & m'apprivoifer en même tems avec le refle de la planète. Dieux , que vois je ? vous froncez le fourcil ! vous allez encore me refufer ; je L émis ; ne prononcez pas mon arrêt. Ce que vous demandez n'eft pas raifonnable, dit Zachiel; ce n'eft point par le temple de la  © e Milord C e t o n. 4% t gloire qu'on parvient dans 1'empire de Mars 5 on dok au contraire avoir paffe par les épreuves-les plus diffkiles & les chemins les plus épineuxr pour arriver k ce temple ; je ne puis changer en votre faveur une loi fi jufte; la renommee, è qui la porte du temple eft confiée , nous feroit 1'affront de nous en refufer 1'entrée ; elle ne doit ouvrir qu'è ceux qu'elle connoït, & dont elle a déja porté le nom dans tout 1'univers. Croyez-vous , mon cher Zachiel, dit Monime, le regardant avec uh fourire enchanteur , qu'il n'y ait point lè , comme par-tout ailleurs , des chemins détournés, par lefquels on peut s'introduire a la faveur de quelque fauffe porte : pour moi je penfe qu'on peut faire des héros ainfi que des dofteurs, fous la cheminée; cette renommee dont vous me parlez , n'a pas une réputation bien faine fur Tarticle , &z fi elle n'y-regarde pas de plus préspour ouvrir fa po; te , que pour enronner fa trompette, il faut avouer qu'on paffe fouvent avec plus de faci'ité que vous ne dites. Les moindres chofes décident que'quefoil de la viöoire :-cette. réflexion donna tout 1'avantage a Monime; Zachiel fe rendit, & la même voiture qui nous portoit, devint-le chaijde triomphe fur lequel notre aimable conqué* fante- nous conduifit comme, fes captifs avk temple de la gfoire* L) d ii|  4" Voyages Cet admirable édifice eft fitué fur le fomraet d'un rocher le plus élevé & le plus efcarpé qui fut jamais : anciennement il étoit fermé de hautes murailles & de très-difticile abord; mais plufieurs chemins ont été applanis; préfentement, plus acceffible , on y arrivé facilement de divers cotés , dont les routes font ou paroiflent nouvellement tracées. Ce temple gagne infiniment a être vu de loin; fes beautés ne fe développent que fucceftivement; plus elles s'éloignent de leur centre, plus elles brillen*; la proportion de leur éclat eft la même que celle de leur éloignement. A peine fümes-nous arrivés au pied de ce rocher , qui ne nous préfentoit de toutes parts que des précipices affreux , que Zachiel avoit malicieufement conduit nos pas vers 1'endroit le moins acceflible ; nul chemin tant foit peu battu ne fe préfentoit pour y monter; ce fut alors que le courage nous manqua; moi-même, qui m'étois d'abord joint au génie pour combattre les frayeurs de Monime, je commencai a fréffiir comme elle ; la honte feule m'empêcha de tenir fon même langage ; mais dans le fond de mon cceur jé me rangeai de fon fentiment. Un autre point de vue, plus rebutant encore que le rocher, nous infpira de nouvelles répugnances; c'étoit un monceau de cadavres  be Milord Céton. 42J horriblement défigurés qui couvroient le fond du vallon. Saifis d'étonnement ck d'horreur^ Monime & moi regardames Zachiel fans avoir la force de lui parler; mais il lui fut aifé de lire dans nos yeux ce qui fe paffoit dans. notre ame. Nous regardant alors avec un vifage ferein : Ces morts que vous voyez, nous dit-il,' ne mentent ni votre attention ni votre pitié ; ils font ici dans 1'ignominie & dans 1'oubli , paree qu'ils ne furent jamais que des héros manqués &c de faux braves; pluiieurs d'entre eux font venus fe brifer contre cette pointe de rocher que vous voyez a votre gauche, qu'on appelle le faux point d'honneur; ce font de ces gens qui, pour venger une injure imaginaire, fe font déshonorés par une mort honteufe, qui ont péri^ non pas dans une bataille , qui doit être comme le lit d'honneur d'un vrai brave, mais dans des duels qui ne conviennent qu'è des vils gladiateurs; de ces fpaclaffins qui mettoient toute leur gloire a óter la vie des hommes; de ces gens qui faifoient dépendre de 1'événement d'un combat, 1'honneur , la vertu , le vice, 1'infamie , la vérité & le menfonge ; qui n'avoit d'autre droit ; d'autre juftice ni d'autre raifon que le meurtre, ainfi les plus forts & les plus adroits fe croyoient Dd 'r?  4/M Voyages les plus dignes de 1'immortalité; toute leur vertö ne fe meiuroit qu'a la pointe de 1'épée. Quelques-uns de ceux que vous voyez de 1'autre cóté, avoient regu de la nature les difpouiions les plus heureufes pour être un jour de grands hommes; mais par 1'abus qu'ils en on- fait, ils n'ont été que des hommes pernicieus Sc de grands fcélérats: tel efl en particulier celui que vous voyez affez prés d'ici fufpendu par les pieds la tête en bas, couvert d'un fang qui paroit encore tout récemment verfé, Sc dont la tache ne s'effacera jamais ^ ïe connohfez - vous , mon cher Céton ? c'efl 1 auteur de tous les malheurs de votre partie, Sc en même tems de ceux de votre familie en particulier, c'efl Grommel: vous frémiflez è ce nom : vous avez raifon, mon cher; 1'An- irre eut été heureufe , fi elle n'eut point dohrtë naiffaneé k ce monftre, qui auroit pu faire, ire, mais qui fera a jamais fon opprobre. ü commenca par la fouiller du 'plus nok des attentats contre ion roi , St après l'avoir engagee a' - - -!" nuii fur.un échafand, ilfinitpar >er '., couronne & devenir fon tyrara» rdez un peu plus loin; vous y verrez To. E MtlORt) CÉTON. 435 jufqu'a la grandeur d'ame des héros. Scipion ayant été jetté fur les cötes d'Afrique par une horrible tempête , fon vaiifeati pris par les ennemis, il voulut fauver en fa perfonne la gloire de fon nom, & ne put fouffrir que 1'Afnque , accoutumée k les voir vaincre, en vït mettre aux fers. Auffi grand que Ie vainqueur de Carthage f il dompta les horreurs de la mort, en s'enfoneant fon épée dans le fein. Cet exemple, mon cher Céton , doit vous fuffire pour apprendre que les derniers momens de la vie doivent être regardés comme la pierre de touche qui diflingue les héros & les vrais philofophes, d'avec ceux qui n'en ont ufurpé que le nom. Nous fümes interrompus par un homme ; qui nous dit en accourant vers nous , un fouet è la main: meffieurs, je fuis le poftillon anglois; je vous garantis de vous mener d'ici an temple fans vous verfer; voulez-vous un carroffe, une délaffante , une chaife de pofte ' un diable , un cabriolet ? Choiiiffez ; nous avons ici des voitures de toute efpèce. Ote» toi, dit celui-ci, tu n'es qu'un babillard; ces meffieurs méritent bien d'aller fur Pégafe; il eft tout bridé & tout fellé, & n'attend que vous pour partir; c'eft Panimal le plus doux qu'il y ait au monde, il fe laifle très-facilement Tornt I, £ e  434 Voyages monter; profïtez-en, belle déeffe; je vous protefle que vous arriverez au temple en un clin d'oeil. Un coureur s'avancant d'un air fier & audacieux , nous dit d'un ton organifé, qu'il étoit Pavant-coureur, qu'il proportionnoit ordinairement fa courfe aux dons qu'on lui faifoit. II fut encore fuivi de quantité de favans , qui, tous a prix d'argent, nous vinrent offrir 1'immortalité. Excédés de toutes ces offres, & de cette fpule de marchands de réputation , dont le nombre s'augmentoit a chaque inflant, nous primes le parti de nous en débarraffer; mais nous ne le pümes faire qu'en acceptant de gros volumes de louanges, qu'ils nous donnèrent a trés-bon compte, êc qui nous mettoient tout au moins de niveau avec les plus fameux héros & héroïnes de 1'antiquité. La renommée s'annonca aufli-tót avec fes cent bouches & fes cent trompettes, dont elle entonna nos prétendus beaux faits; fon cheval ailé fut en même tems attelé a notre char ; dans un moment nous fümes portés jufqu'aux nues , & fans avoir touché aux rochers, nous nous trouvames dans la grande place du temple. Je voudrois bien ne nous point engager plus avant, dit Monime, fans faire ici une  bé MiLöftB CIton 435 halte ; nous fommes è jeun, Sc je me fens trop foible pour aller plus loin. Que dites-vous, reprit Zachiel, en 1'interrompant brufquement > Elt-ce ici qu'il faut parler de boire & de manger ? Apprenez, belle Monime, qu'au féjour de la gloire, on ne fe repait que de vent Sc de fumée: on ne s'enivre que de fon mérite & defobmême; dormir è 1'ombrê de ces laurier* , recevoir de 1'encens, jetter de la poudre aux yeux : voilé la vie Sc la feule occupation des heros immortels. Monime ne parut pas goüter ce régime d'immortahté; déja elle fe préparoit k vifiter fa boete aux confitures feches, lorfque tout-ècoup nous nous vimes inveflis d'un tourbillon de fumée fort odoriférante. Survint enfuite un coup de vent, qui fembla ranimer des vol cans de foufre Sc de falpêtre, qui répandirent dans toute cette place une nouvelle fumée qui, fe confondant avec 1'autre, paroiffoit' emvrer tous les fpecfateurs. Ne pouvant fou. tenir la force de ce vent, Zachiel nous fit paffer fous un veftibule : vous voici, nous dit-il, au milieu des héros les plus vantés de 1'univers. Nótre étonnement a Ia vue de cette fingulière compagnie ne peut s'exprimer; des vifages balafrés, des yeux crevés , des crSnes tik- Ee ij  43^ Voyages chés, des oreilles coupées, des bras en écharpe ; des jambes de bois, des corps couverts de plaies & d'emplatres, des femmes enfin a qui on avoit arraché une mammelle ; tels furent les affreux objets qui fe préfentèrent a nos yeux. Ou fommes-nous , grand dieu ! s'écria Monime toute éperdue. Ah! méchant Zachiel, vous nous avez trompés; quel plaifir avezvous de nous prendre ainfi pour vos dupes ? Pourquoi me forcez-vous d'entreprendre un long voyage ? Pourquoi exciter ma curiofité par des hifloires qui n'ont nulle forte de rapport a ce que je vois ? Pourquoi enfin vous engager de nous introduire dans le fanctuaire de 1'immortalité , lorfque jcm'appercois que toutes ces magnifiques promeffes n'aboutiffent qu'a nous conduire dans un höpital? Le génie fouriant de fon erreur, dit qu'il étoit facheux pour ces malheureux officiers de n'avoir excité que fa frayeur, lorfqu'ils devoient au moins s'attendre a lui infpirer des fentimens d'admiration ; que ce n'étoit que par de pareils accidens qu'on pouvoit prétendre a la gloire. Quoi! dit Monime, vous prétendez encore me perfuader que nous fommes ici dans un temple ? Affurément, reprit Zachiel, vous êtes fous un de ces portiques; mais entrons fous cette vafte colonnade qui eft k gauche.  de Milord C e t o n. 4j7 Monime , effrayée de voir fe mouvoir une grande tour qui étoit au milieu, fit un cri , craignant qu'elle ne tombat fur nous. Cette tour que des machines è-peu-près femblables k nos ailes de moulin a vent faifoient tourne* rapidement, nous repréfenta plufieurs figures que fon mouvement paroifioit animer. Le trouble de Monime augmenta k cet afpeéf, & malgré 1'envie qu'elle avoit d'apprendre ce que fignifioit une décoration aufli extraordinaire , je remarquai qu'elle eüt voulu en être bien loin; mais Zachiel attentif k tous fes mouvemens , fixa enfin fon attention : regardez ces différens héros; celui-ci que vous voyez non* chalamment appuyé fur le bras de fon écuyer> eft le grand Cyrus , qui transféra 1'empire des Mèdes aux Perfes, qui a gagné une infinité dë featailles, conquis des provinces entières, qui traverfa 1'Afie, la Médie, 1'Hircanie, la Perfe, & ravagea enfin plus de la moitié du monde' qu'il habitoit. C'étoit fans doute, dit Monime un prince ambitieux, qui vouloit que toute la terre lui fut foumife ? Point du tout reprit Zachiel, l'amour feul le porta k tous ces défordres ; il vouloit feulement délivrer la princeffe Mandane, dont il étoit paffionnément amoureux; cependant cette princeffe lui fut etuevée huit fois. Voila, dis-je , une beauté £ e iij  43 8 Voyages qui a paffe par bien des épreuves. Cela eft vrai; mais tous fes raviffeurs étoient d'illuftres fcélérats, qui eurent néanmoins affez de vertu pour la refpedfer; ils n'osèrent jamais la toucher feulement du bout du doigt; & fi fon écuyer pouvoit vous parler, il vous en raconteroit des merveilles. Cet autre qui paroit eft Romulus, premier roi des romains, que fes citoyens firent mourir, & affurèrent enfuite qu'il étoit monté au ciel. Voici Codrus, roi d'Athènes, qui fe dévoua lui-même a la mort pour le fervice de fa patrie, Je ferois curieux, dis-je, de favoir qui eft cette belle qui paroit d'un air fi fier: c'eft Clélie, la plus illuftre de toutes les dames romaines; c'eft elle qui paffa le tibre a la nage , pour fe dérober du camp de Porcenna. Voila, dit Monime, une héroïne qui me paroit bien pefamment armée; ne feroit-ce point quelque reine des amazones? C'eft la pucelle d'Orléans, dit Zachiel : vous ne devez pas pas ignorer que ce fut elle qui délivra la France du joug des anglois. Celle que vous voyez dans 1'enfoncement eft Zénobie, reine de Palmire, qui gouverna ce royaume avec autant de fagefie que de douceur pendant plus de trente ans, juiqu'au tems qu'Aurelien vint lui déclarer la guerre. Ce prince» après 1'avpir vaincue  de Milord Céton. 4^9 Femmena captive k la fuite de fon char de triomphe. II fit mourir Hernianus & Timolaüs fes deux fils. Voici Elifabeth , reine d'Angleterre; fa gloire eüt été parfaite fi elle ne 1'eüt pas ternie par la mort du comte d'Eflex, & par celle de Marie Stuart, reine d'Ecofle. On a prétendu que la jaloufie avoit eu beaucoup de part aux raifons qui la déterminèrent a prononcer ces deux condamnations. Alors on entendit comme uneefpèce d'ouragan excité par plufieurs vents qui fe combattoient. Le vent de la gloire & celui de 1'immortalité paroiflbient lutter contre celui de la jaloufie. La renommée fouffloit du cóté du midi. Au feptentrion les vents de 1'envie & de la calomnie faifoient un fracas épouventable ; ils agitèrent cet édifice avec tant de violence, qu'ils firent tomber des lambris & des colonnades , différentes figures qui excitèrent encore notre curiofité. Voici, nous dit Zachiel, un roi de Phrigie , qui a été le prince le plus riche de fon tems, & celui dont les lumières, l'efprit & la politique ont été le plus utiles a fes peuples, en lui faifant découvrir tows les fecrets de fes alliés Sz les rufes de fes ennemis. Ce monarque fut fi bien profiter des dons qu'il avoit recus du ciel, Gn les faifant fervir a la gloire de fon royaume, E e iv  44° Voyages qu'il rendit fes fujets parfaitement heureux: on le nomme Midas. Quoi J dit Monime , feroit-ce Midas qu'on dépeint avec des oreilles d'ane, & que la demande indifcrète qu'il fit a Bacchus de changer tout ce qu'il toucheroit en or, a fait mourir de faim ? Lui-même; c'eft ce qui prouve que la poftérité gate fouvent, par des fables allégoriques, les meilleures aaions, & en embellit de pitoyables i témoin 1'hiftoire de cette Luerèce qui vient de tomber a cóté de Midas; vous ne devez pas ignorer la facon don* on publia fa mort; la leaure a dü vous en inftruire : cependant rien n'eft fi faux que 1'hiftoire qu'on en raconte; la vérifé eft que Collatinus, fon mari, ayant appris fes intrigues avec le jeune prince , la poignarda lui-même , & fit courir de faux bruits contre les Tarquins, afin de s'emparer de la république conjointement avec Brutus fon collègue. Je m'en fuis douté, dis-je, non pas que je préfume que toutes lesfemmesfoient coquettes; mais cette hiftoire de Luerèce m'a toujours parue un peu apocryphe, en ce qu'il femble qu'il eüt été plus naturel de tourner d'abord fes armes contre celui qui vouloit la deshonorer, ou du moins ne pas attendre que le crime fut confom» mé pour fe tuer. Monime3 ex,cédée de fatigue d'être obügée  be Milord C e t o n. 441 \ de lutter fans celfe contre 1'impétuofité des vents qui fouffloient fans relache, pria le génie de nous faire paffer dans un batiment qui étoit k droite. La voute & les pilaftres de ce batiment étoient de verre ; plufieurs colonnes de carton foutenoient cet édifice. Sur ces colonnes, noircies par la fumée, & agitées par les vents de même que dans 1'autre batiment, étoient écrits les hauts faits des héros, tant anciens que modernes. II eft vrai que lorfque les vents viennent a fouftler avec violence , plufieurs de ces colonnes en font renverfées; & quoique les poëtes & les hiftoriens gagés par 1'état pour 1'entretien de cet édifice emploient une attention extréme a le rétablir, néanmoins il arrivé très-fouvent , dans ces défordres, qu'ils oublient une infinité de héros, lefquels, par cette négligence, fe trouvent fruftrés de 1'immortalité, malgré les foins qu'ils s'étoient donnés pour la mériter. Nous vimes plufieurs perfonnes fe promener, qui nous parurent fort prévenues en leur faveur. Un de ces hommes s'approchant de moi me demanda fi je n'étois pas nouvellement arrivé , & ce qu'on difoit de lui dans notre mondeLorfque vous m'aurez appris votre nom, lui dis-je, peut-être pourrai-je répondre k la queftion que vous me faites. Je fuis MutiusScevola , noble romain, qui voyant ma ville afliégée par  44* Voyage le rqi Porfenna, prit congé du fénat, & me rendit dans fon camp dans Pintention deletuer; mais comme je ne connoiffois pas le roi, je me trompai, en prenant pour lui un de fes favoris, è qui j'ötai la vie : je fus arrrêté fur le champ & conduit devant le roi; mais fans m'étonner d'aucune des menaces qu'il me fit pour avoir ofé attenter a fes jours, je lui montrai le peu d'é'/at que je faifois des plus cruels tourmens, en étendant ma main droite fur un brafier ardent, 6c je fouffris conftamment la douleur jufqu'a ce qu'elle fut entièrement brülée. Porfenna, étonné de ma fermeté, ne put s'empêcher d'admirer mon grand courage , & me renvoya fans me faire aucun mal. Peu fenfible a cette générofité, je lui déclarai que je n'étois pas le feul qui eüt confpiré contre fa perfonne; qu'il y avoit encore trois eens romains qui avoient juré fa mort: ce fut ce qui le détermina de faire une Iigue avec les romains , redoutant leur intrépidité par 1'exemple que je venois de lui en donner. Voiis me faites horreur, repris-je ; comment ofez - vous vous vanter du plus noir de tous les attentats ? Sont-ce \k vos beaux exploits ? Quoi! après un lache bomicide , vous prétendez è 1'immortalité ? Ce n'eft point par des trahifons qu'on doit chercher a vaincre fon eanemi. L'action dont vous voulez tir#r vanité  de Milord Céton. 443 ne feroit regardée aujourd'hui dans.notre monde que comme un modèle de fourberie & de férocité, & vous n'auriez a préfent d'autre gloire que d'être mis au rang de ces bandits qui fe louent pour affaffiner, & qui mettent un certain prix k chaque meurtre, proportionné aux difficultés qui fe rencontrent a commettre le crime ; pour moi je n'en connois point de plus grand que 1'homicide volontaire. La bafe de toutes les vertus eft 1'humanité ; elle coule comme une eau pure & falutaire qui fertilife tout ce qu'elle rencontre ; mais vous, vil affaffin , fi vous avez acquis quelques honneurs, ils font illégitimes.'Mutius, très-mécontént de ma réception, s'éloigna en hauffant les épaules. Bientöt après je fus entouré d'un grand nombre de perfonnes. L'un me dit qu'il étoit Achille ; un autre Céfar ; celui-ci, Alexandre: je ne pus entendre les noms d'une infinité de ces héros, paree qu'ils parloient tous a la fois. Comme je vis que chacun d'eux fe préparoit k me raconter fon hiftoire, je les interrompis pour les prier de s'expliquer l'un après 1'autre. Je fuis Childebren, me dit un gros homme qui avoit l'air pouffif, je voudrois favoir ce qu'on dit de moi. Ce qu'on dit de vous ? Je puis vous affurer que je n'ai jamais entendu prononcer votre nom dans aucun monde. Et moi, dit un autre avec un  444 Voyages air de bonté, je fuis Montefuma. Ha, pour vous je vous connois, vous êtes un honnête-homme k qui les efpagnols ont fait de grandes injuftices. Mais vous, qui vous annoncez pour être un Céfar, eütes-moi de quel pays vous êtes, dans quel monde avez-vous habité, & quel eft le royaume ou vous avez pris naiffance ? La queftion eft fmgulière, y a t-il jamais eu plus d'un Céfar ? Vous êtes un imbécile qui n'avez que la figure humaine ,& n'avez pas le fens d'une carpe. Je n'ai point appris k répondre aux inveöives;mais je puis vous afturer qu'il y a afluellement fur notre terre plus d'un million de Céfars,& tout au moins autant d'Alexandres, puifque le moindre de nos officiers & même de nos foldats fe regarde comme tel. Je n'eus pas plutöt lÉché ces mots, qu'ils prirent fans doute pour autant de blafphêmes , que toute cette foule de héros difparut, au grand contentement de Monime, qui commencoit k craindre leur pétulenee. Zachiel nous fit alors traverfer une grande falie remplie de monceaux de foie & de cotton de différentes couleurs ; trois vieilles. paroifroifioient eontinuellement occupées a les filer. Monime & moi les regardions avec beaucoup d'application , fans pouvoir en découvrir le myftère. Voici comme le génie nous 1'expliqua.  de Milord Ceton. 445 Les trois vieilles que vous voyez font les parques qui filent la vie des mortels. Les hommes ne peuvent demeurer fur la terre qu'auffi longtems qu'elles mettent a finir chaque monceau. Lorfqu'elles ont aohevé un écheveau, le dertin y attaché une petite plaque d'or, d'argent ou de plomb; c'eft ce qui défigne les bonnes ou les mauvaifes qualités de celui a qui on vient de couper la trame ; fon nom eft gravé fur la plaque, & fes vertus ou fes vices y font tracés en caraöères ineffacables : alors un vieillard , dont la courfe rapide ne peut jamais être arrêtée, en remplit les pans de fa robe & les va jetter dans le fleuve d'oubli que vous voyez dans le lointain fur la gauche de cette coline ; ce vieillard , fans fe laffer, revient continuellement en reprendre fans pouvoir en diminuer le nombre : mais quand, d'un air chagrin, il s'eft déchargé de fon fardeau, deux cignes , plus blancs que la neige , qui fe promenent fans ceffe fur ce fleuve, ont foin de détacher avec leur bec les noms des mortels les plus illuftres , & de les remettre entre les mains d'une nymphe dont la beauté eft raviffante, & dont 1'unique emploi eft de les porter dans le temple de la gloire , pour y être confacrés a 1'immortalité ; c'eft-la qu'avec un foin extreme elle les attaché autoür d'un fimulacre pofé fur une colonne éle-; vée au milieu du temple.  44^ Voyages : II efl aüe, dit Monime, de concevoir que ce vieillard que vous nous dépeignez eft le tems. Mais que fignifïent ces cignes qui, foigneux de détacher les noms des héros d'avec ceux des vulgaires humains, empêchent qu'ils ne foient enfévelis dans le fleuve d'oubli ? Ils repréfententent , dit le génie, les grands poëtes & les meilleurs hiftoriens , qui les uns & les autres , par leurs veilles & un travail aflidu, fervent a immortalifer les monarques, les princes, les grands politiques, & tous ceux qui fe font diftingués pendant le cours de leur vie par des aétions héroïques. La nymphe défigne 1'hiftöire, qui, fous cette figure, repréfente la candeur, la pureté, Ia fimplicité, & fur-tout la vérité que doit employer unhiftorien dans les peintures qu'il nous fait en tracant la vie des héros qu'il entreprend de remettre fous nos yeux. Au fortir de cette falie le génie nous fit traverfer une grande cour. Nous remarquames que le foleil, par la chaleur de fes rayons, avoit concentré la fumée dans les entrailles de la terre; tous les vents étoient diflipés; il ne reftoit que celui de la gloire, qui, demblable aux zéphirs, ne fouftloient que pour rendre l'air plus agréable & plus doux. Nous voici enfin arrivés, nous dit Zachiel, deyant le temple de Ia gloire immortelle.  de Milord Ce ton. 447 Ce temple , dont le döme paroiflbit par fon élévation percer les nues, fixa d'abord nos regards; nous fumes enchantés de labeauté&de la régularité de fon architecture; Monime & moi, éblouis de fa majefté, une fainte terreur s'empara de nos ames; nous n'en approchames qu'avec le refpect qu'infpire la divinité. Sous les marches du temple eft un antre profond, oh nous vimes Vulcain forger, fur fon enclume , ces foudres redoutes dont les Marciens fe fervent pour foutenir leurs droits & aflurer le deftin des états. D'un cóté de la porte du fanftuaire étoit la divine Uranie, un compas dans une main ; dans 1'autre une carte , oh 1'on voyoit tracés des royaumes, des villes, des citadelles, des lacs & des mers. Calliope, visa-vis , tenoit un livre d'hiftoire, & paroiflbit du doigt en montrer les plus beaux traits. Plus loin étoient rangés 1'intrépide valeur, le vigilant travail, le tranquille fang-froid , 1'efpérance, la rufe , le détour, le déguifement & 1'imagination, qui paroit occupée de mille brillans projets qu'elle préfente au confident de Mars , que Zachiel nous dit être 1'impénétrable fecret. Ce temple eft entouré de lauriers, dont Pallas forme elle-même des couronnes que Mars piéfente enfuite k tous fes favoris.  44* Vöyagei CHAPITRE III. "Vous ne devez pas vous enorgueillir, dit Zachiel, de la gloire non méritée que vous recevez aujourd'hui en entrant dans ce temple; couverts de mes ailes, je vous rends invifibles aux yeux de tous ces héros & a ceux de Mars lui-même; je ne prétends qu'exciter en vous cette ardeur martiale & ce noble courage qui anime & qui forme les grands capitaines, afin de vous rendre digne d'occuper un jour une place k cóté de ces demi-dieux. Mars aflis au milieu de ce temple fur un tröne élevé, foutenu fur les ailes du génie de la guerre, paroiflbit regarder un héros placé k cóté de lui k fa droite, Si lui montrer avec complaifance plufieurs paffages d'un grand livre que le deftin tenoit vis-a-vis de lui. Je n'ofai faire des queflions au génie, dans la crainte d'être découvert; mais il préyint mes defirs & me fit un plaifir indicible en m'apprenant que celui qui excitoit ma curiofité, par la préférence qu'il avoit obtenue fur les autres, étoit Henri IV, ce bon roi des francois, a qui Mars faifoit lire , dans le livre du deftin, la gloire de fa race & les aöions éclatantes qui devoient s'accomplir par tous fes defcendans. O  DE MIÏ.ORD CÉTON. 449 O dieux! dit Monime a demi voix, que je me fens d'amitié pour ce héros! c'eft donc lui dont lefouvenir feperpétuera éternellement de race en race chez les peuples auffi-bien que chez les grands & les fouverains, qui fe feront toujours gloire de le prendre pour modèle dans tout 1'univers ? Mais ditesmoi, mon cher Zachiel, je fuis curieufe d'apprendre s'il fait combien fa mémoire eft révérés chez toutes les nations de la terre, & s'il jouit ici de cette renommée qu'il s'eft fi juftementacquife. Je vous en donne ma parole, dit Zachiel, c'eft ce qui fait fa récompenfe ;& la preuve qué la divinité i'avoit créé dans un dégré éminent de fupériorité d'efprit & de talens pour régner fur tous les hommes, c'eft que ceux quii ont été les plus jaloux de fa gloire font aujourd'hui forcés d'avouer qu'il méritoit feul de commander a tout i'univers, puifqu'on peut mettre Herri IV audeffus des plus grands hommes qu'ait produit Rome dans fa plus haute élévation.. Je hais la flatterie & les faufles louanges, ajouta le génie, je n'applau dis jamais qu'au vrai mérite. Scipion 1'Africain eft , fans conrredit, ce que Rome a produit de plus grand : cependant il a fallu a Henri IV beaucoup plus de force de génie, de grandeur d'ame & d'intrc• pidité, de courage, pour venir a bout de ce qua Tomé I, Ff  40 Voyages fit le rol des francois, que pour exécuter eë qu'achevale romain.Scipion,appuyé de bonnes troupes, chafla Annibal d'Italie, rafiura les romains épouvantés par la perte de la bataille de Cannes, &porta chezle Carthaginoisles fureurs d'une guerre cruelle dont ils avoient peu avant embrafé toute Pitalie ; enfin il délivra Rome de cette orgueilleufe & dangereufe rivale. Mais ce qui met la gloire d'Henri IV au deflus de celle.de ce romain, c'eft qu'a la tête de quelques foldats a demi nuds, fans argent & fans autre fecours que fon courage & fon bon droit, il entreprend de recouvrer fa couronne, il eft obligé de faire la conquête de fon royaume ufurpé par les ligueurs, par les efpagnols & par d'autres encore plus redoutables. Malgré toutes ces oppofitions, Henri IV vint a bout de fes defleins ; & après s'être rétabli fur le tröne de fes pères, il fait trembler ces mêmes efpagnols , qui, quelques années avant, joignoient le mépris a la préfomption, & ne 1'appelloient quale Béarnois. Vous voyez, mon cher Céton, que les affaires d'Henri IV étoient en bien plus mauvais ordre k la mort de fon prédéceffeur que celles des romains après la perte de la bataille de Cannes, puifqu'ils avoient au moins de 1'argent & les moyens de rétablir leur armée; mais ioin q«e le roi des francois eüt les mêmes fe^-  b e M i l © r d Céton; 45*1 fcours, je me fouviens d'une lettre qu'il écrivit a un de fes généraux, par laquelle il lui mar» quoit que fes finances étoient dans un li pitoyable état, que depuis huit jours fa marmite étoit renverfée ; que fes pourvoyeurs n'avoient pas le fol, & qu'il fe trouvoit obligé d'aller, manger cbez les officiers de fon armée. J'aurois bien voulu que Zachiel ajoutat k ce récit un abrégé de la vie de quelques-uns de ces héros que je voyois raffemblés dans ce temple ; mais Monime, qui commen$oit k fe laffer d'un auffi long jeune, nous affura qu'elle ne fe fentoit point affez de force pour vouloir entreprendre de reffembler k ces grands perfonnages, & que ne pouvant imiter Henri IV dans fes belles a&ions, elle trouveroit encore affez de gloire a lui reffembler dans fon humiüation, en allant demander k fouper a quelque officier dont le tournebroche ne feroit pas démonté. II fallut fatisfaire Monime. En fortant du temple nous rencontr&mes ua grand nombre de troupes, dont les officiers , vêtus de dilférentes couleurs, portoient fur leurs drapeaux ou fur leurs enfeignes 1'emblême des batailles qu'ils avoient dónnées. Sur les uns on voyoit la peinture d'une retraite honorable; d'autres décrivóient une capitulation avantageufe f ceux-ci, la conquête de toute une pro- m  4?* Voyages Vince; ceux-la , la rédudtion d'une ville bien fortifiée & remplie de toutes fortes de munitions ; cet autre, un combat naval; 1'on avoit repréfenté une fïotte entière, qui paroiflbit diffipée ou coulée k fond; plus loin, 1'étendard de la victoire brilloit, porté fur un char que fuivoient encore différentes troupes : enfin je ne puis dépeindre ni nombrer la prodigieufe quantité d'enfeignes qu'avoient arborées cette multitude de prétendans a une gloire immortelle; car il ne faut pas croire qu'il n'y ait que les miJitaires qui puifient y prétendre : tous les états y ont les mêmes droits, &c !a renommee entonne également fa trompette pour les favoris d'Apollon comme pour ceux de Mars : c'eft ce qui forme un concours perpétuel aux environs du temple. En avancant dans Ie pays , nous découvrïmes un chateau dont la forme & la ftru&ure antique annoncoient qu'il avoit vu plufieurs fiècles; Zachiel nous y conduifit. Ce chateau étoit occupé par un vieil officier qui nous reeut très-bien ; mais pendant le fouper il fe mit a nous faire un récit des batailles oii il s'étoit trouvé, des rencontres ou on 1'avoit employé, 'des bleffures qu'il avoit re?ues, des injuftices qu'on lui avoit faites en gratifiant des gens fort inférieurs a lui, & mille autres chofes auffi peu  DE MltORD CETON. intéreffantes pour des étrangers. Cette converfation ennuia tellement Moaime, qu'elle en eut des vapeurs. Nous primes congé de notre hóte pour partir le lendemain au lever de 1'aurore. Zachiel nous conduifit dans 1'empire des faliens, ou le feu de la guerre étoit allumé de toutes parts. A l'approche d'une de leurs villes, nous fümes obligés de paffer au milieu d'un camp: les officiers, le cafque en tête & couverts de leurs cuiraffes , fe préparoient a partir ; déja le mouvement des foldats formoit un nuage de pouffière qui s'élevoit dans l'air ; déja les tambours, les fifres & les trompettes fonnoient la marche , lorfqu'un courrier arriva apporta un contre-ordre qui les arrêta. Monime obfervant leurs mouvemens , parut d'abord déconcertée a 1'afpeét des fers de leurs piqués hériffées, & a 1'éclat brillant des armes. qui éblouiffoit les yeux ; faifie de crainte & de frayeur, elle fupplia le génie , d'une voix tremblante , de la conduire dans quelqu'autre monde, ne pouvant fupporter la vue de ces hommes qui fembloient ne refpirer que la mort, le fang & le carnage. Vous verrai-je toujours en proie a d'indignes foibleffes , dit Zachiel d'un ton févère , devez-vous craindre quelque chofe lorfque je vous accompagne ? Efl-ce donc \a Ie fruit que je dois attendre de mes foins & de ma com- Ffiij  4?4 Voyages plaifance? Défaites-vous de ces vaines terreurs fi vous voulez mériter les dons que je me propofe de vous faire. Monime rougit; honteufe & confufe de s'être attiré les reproches du génie , elle n'ofa répliquer, & fut contrainte de fuivre Zachiel, qui nous fit traverfer le camp pour entrer dans la ville, ou nous defcendimes dans un hotel garni. Nous pafllmes le refte du jour k nous repofer, en écoutant les mftruftions du génie. . Ces peuples-ci font bien différens des maroens. Chez les derniers, les mceurs, la candeur & la bonne-foi forment les plus folides fondemens de leur empire;mais chez les faliens ces vertus en font bannies depuis long-tems. Vous ne verrez dans ce royaume qu'un tiflii de faux prétextes , de raiions vaines , de plaintes fnvoles, de couleurs empruntées & groflières, d'intrigues fourdes & cachées, d'artifices fugl gérés par des gens intérefies k trouver les moyens de continuer la guerre , afin de s'enrichir aux dépens des peuples. _ Je trouve, dis-je, la condition des hommes bien déplorable, fur-tout lorfqu'ils prennent pour guide de leur conduite leurs propres paflions ou celles des autres. Qu'on propofe la guerre, Ie foldat, ébloui par Pappot du pillage, s'y liyre avec empreffement, & lq  de Milord C é. t o n. "455;. citoyens, féduits par le faux prétexte de conferver la patrie 6c leur liberté , paroiffent animer les troupes ; 1'officiar, qu'un autre intérêt guide, les encourage, tandis qu'il court fouvent lui-même a fa perte. II eft vrai, dit Zachiel , que rien ne per-, fuade mieux les perfonnes qu'on veut -entrainer dans fon parti que 1'exemple; c'eft un penchant attaché è la nature; il femble que les hommes ne foient faits que pour s'imiter les uns les autres: une province entière obferve ce que fait fes voifins ; le feu fe répand , fe communiqué , & devient bientót un incendie général; c'eft de ces efpèces de mines fourdes qu'on voit fouvent éclore une fource de maux, & la politique de ceux qui les fomentent jouit alors de tous fes artifices qu'elle a mis en oeuvre jufqu'a ce que le fang des troupes foit verfé. Ce royaume en fournit un exemple bien terrible , puifque la guerre qu'ds ont entreprife trop legére ment redui* 1'état a de cruelles extrêmités. L'imbécillité , 1'ignorance , la corruption & 1'aviliffement font les vices dominans des Saliens, fource ordinaire de la pauvreté & de la misère des peuples: juge mon. cher Céton s'ils font a plaindre. Le lendemain nous fümes vifttés pat plu^ fieurs officiers. La furprife de Monime fut ex» F f iy  m® Voyages trême lorfqu'au lieu de voir des hommes buffes & d'une figure martiale , elle ne vit en eux que de jeunes adonis , poudrés , pouponnés & peut-être fardés; car ils avoient le teint auffi apprêté que celui d'une femme qui a paffe les trois quarts du jour è fa toilette. ^es demi-dieux en plumet, en talons rouges & en man'ehettes a doublé rang, ne fentoient nuhement la poudre a canon ; ambrés de la tete aux pieds, ils parfumèrent tout' 1'appartement de Monime. Ces mignons du dieu Mars faifoient fans doute leur principale occupation «ie Iimiter dans fes amours , foumettant a la fortune ou au hafard le foin de leur gloire. Ils ne nous parlèrent que des faveurs qu'ils avoient reeues de leurs belles, que des fêtes dont ils les avoient régalées, de celles qu'ils fe propofoient encore de donner dans la ville, & nous engagèrent Monime & moi d'y affifter. Ce début me donna une très-foible idéé de la prudence & des talens de ces jeunes officiers ; cependant, curieux de m'inftruire d'une Fofeffion dont je n'avois que la théorie, que jefpcrois bientöt mettre en pratique, pourne rien néghger, je leur fis plufieurs quefiions fur leur manière de combattre, & ffir certaines regies que je croyois néceffaires: je leur demandai d'abord s'ils connoifibient parfaite-  de Milord Céton. 457 ment la carte du pays 011 ils alloient s'engager, ie cara&ére des peuples qu'ils devoient attaques", paree que je regardois ces connoiffances comme très-utiles pour faciliter le paffage de leurs troupes , fe précautionner contre les rufes de 1'erinemi , & éviter en même tems de donner dans les pièges qu'ils pouvoient leur tendre ; j'ajoutai que je penfois auffi qu'un bon officier devoit favoir le génie, les fortifications , la carte & les mathématiques, furtout la partie qui concevne Tart militaire. Pas un mot de tout cela, répondit un de ces meffieurs , en pirouettünt lur la pointe da pied; chez nous le courage &C la valeur fuppléent a tout. Mais, monfieur ? la valeur qui n'efl pas accompagnée de prudence & de fangfroid, devient un courage fougeux , qui regarde de loin le danger, & voudroit être aux prifes dans le tems qu'il faut camper ; ainfi je ne regarde cette valeur que comme une fauffe bravoure ou un courage fanfaron , au lieu qu'une grande ame, un génie pénétrant, un cceur intrépide, voit de prés le péril fans en être épouvanté. II me paroit, dit ce jeune officier, que les hommes de votre pays font bien phlegmatiques ; il faut efpérer qu'un peu de nos ufages pourront contribuer a bannir de votre efprit  45^ Voyages des réflexions inutiles. Ces derniers mots furent prononcés du ton le plus enjoué, en faifant une révérence qui annoncoit leur départ. Surpris de voir tant d'ignorance dans un officier revêtu d'un pofte éminent, je deman* dai a Zachiel fi les autres officiers n'étoient pas plus ihftruits. II ne faut pas, dit le génie , vous étonner de la vivacité des Saliens,non plus que de celle de tous les peuples qui habitent dans ce monde; comme cette planète eft beaucoup plus proche du foleil que les autres, les influences qui les dominent leur eommuniquent ce feu & cette pétuiance qui les portent a agir très-fouvent, fans fe donner le tems de réfléchir. Nous paffames quelques jours dans cette vdle, oh nous vimes régner la licence la plus effrénée; les plaifirs, la bonne chère, le jeu, les fpeftacles, les concerts , les bals & les fêtes galantes étoient les feules occupations de tous les officiers ; leurs tables, toujours fervies avec profufion , ne repréfentoient rien moins que les calamités d'une guerre, toujours onéreufe aux peuples : mais pendant ces plaifirs & cette diffipation, les foldats miférables qui étoient .campés aux environs de la ville, y exercoient mille défordres, par la mauvaife difcipline qu'on y obfervoit.  de Milord Ceton. 459 Monime & moi fümes invités a un grand fouper, & a un bal qui fe devoit donner enfuite chez 1'intendant de la province. Cet homme , que la fortune avoit tiré de 1'état le plus médiocre, pour 1'élever a ce haut degré de faveur, s'étoit rendu haïffable a toute la ville , par les airs de grandeur qu'il affectoit vis-a-vis la nobleffe, & le mépris qu'il montroit pour les plus riches bourgeois. Les femmes, piquées du peu d'égards qu'il avoit pour elles, s'en plaignirent aux officiers de la garnifon , qui promirent de les venger. Leur projet étoit de faire habiller douze fbldats en femmes, magnifiquement vêtues , qui devoient baloter toute la nuit 1'intendant; le mafque favorifant ce déguifement , ils ne craignoient pas d'être reconnus. Nous ne fümes inftruits de la pièce qu'on vouloit jouer , que deux heures après que le bal fut commencé. Déja nos prétendues déeffes avoient entouré 1'intendant, & fe préparoient a lui faire mille niches, lorfqu'on entendit tout-a-coup un bruit confus de chevaux henniflans, d'hommes & de femmes qui pouffoient des cris épouventables, & de troupes qui rempliffoient l'air de fons bellrqueux, D'abord on fonne 1'alerte, on s'écrie aux armes, voila les ennemis qui ont furpris Ja ville, & font entrés par un paffage qui n'é-.  4<$0 V O Y A G E S foit. point gardé. Alors tous ces jeunes offiJ ciers, fans paroitre effrayés du danger ni de Ia douleur de leurs belles, les quittent fans emotion , pour courir donner des or lres & ralfembler leurs troupes ; mais malgré to'ute leur vivacité, quoiqu'ils employafLnt beaucoup de bravoure, leurs foins furentinutiles; Ia ville fut prife, & mife è contribution, mal-' gré tous les efforts des habitans, qui fe défendoient avec beaucoup de courage & d'intrépidité. Zachiel, qui avoit prévu ce défordre, vint a notre fecours; il nous fit fortir de la vdle , pour nous conduire dans une autre province. Je ne pouvois concevoir que ces jolies petites figures, qui s'admiroient deux heures avant dans toutes les glacés, euffent eu le courage de s'aller préclpiter au travers des efcadrons ennemis ; cela me paroiffoit tenir de I'enchantement. Après avoir raifonné fur cet événement, je trouve , dis-je a Zachiel, la conduite de ces hommes bien imprudente; car puifque la garde de cette ville leur étoit confiée, pourquoi ontils négligé de la fortifier dans les endroits par ©ii elle pouvoit être attaquée ? C'efl que les lumières de ces hommes font très-bornées, dit le génie ; la plupart n'ont qu'un point de vue marqué, au-dela duquel ilsne peuvent étendre  13 e Milord C £ t o n. ïeur pénétration ; ils font pour ainfi dire renfermés dans les ténèbres de la politique hu> inaine ; ils faififlent en aveugle tout ce qu'on leur préfente ; ils s'arment de prétextes fpécieux pour les embellir de raifons bonnes ou mauvaifes, afin de trouver les moyens d'engager leurs alliés par des motifs d'ambition , ©u des conceffions chimériques, dont ils ne font point avares ; mais les rufes qu'ils emploient retombent fouvent fur eux-mêmes. Pendant la route le génie nous inflruifit de la religion & des mceurs des Marfiens. Leur facon de penfer eft libre, nous dit-il, tous les. grands de ce monde préfèrent ce qu'ils imaginent a ce qu'ils ont vu ou appris; tous leurs fentimens leur appartiennent; ils penfent qu'en matière d'opinion on doit toujours fuivre les plus douces, les plus modérées, & celles qui tendent a concilier les efprits & a entretenir le repos de la fociété. II n'y a rien de plus abfurde, difent leurs prétendus philofophes, que de vouloir aflujettir des êtres qui doivent être néceflairement heureux, pour les obliger a régler les fphères céleftes, & a combiner tous les événemens qui arrivent fur la terre, d'en faire des dieux fufceptibles de haine & de vengeance, qui fe iaiffent fléchir par des larmes & des prières,  4 e Milord Céton. 469 farmer ni attendrir fon fier courage, les forces m'ont manqué pour le fuivre & mourir avec lui. Après ce peu de mots, fuffoqué par fa douleur, fes genoux plient, il efl pret a tomber ; mais fe ranimant par un dernier effort, il aborde le premier inconnu, le ferre enlbnpirant dans fes bras: portez, lui dit-il, a mon fils ce dernier embraffement, dites - lui qu'il n'oublie jamais un père malheureux qui ne vivoit qu'en lui, & que fon abfence a réduit au défefpoir. D'un autre cóté , des arrrs empreffés cherchent a procurer quelque fecours a leurs amis. Ici on voyoit une jeune fille courir a grands pas vers la plaine, dans 1'efpair d'y rencontrer le jeune guerrier qui lui a promis fa foi. Arrivés a la ville , nous apprim-es Ie détail de cette bataille, oh plus de trente mille hommes avoient péri. A ces facheufes nouvelles fe joignit encore celle de la déroute entiere' de fon armée navate. Tant de calamités réunies répandirent la confternation dans tous les cceurs. II fembloit que de pareils revers auroient dü corriger Tracius, ou tout au moins modérer fon ambition; maïs malgré tous cesfléaux, ce tyran ne put encore fe réfoudre a abandonner la témérité de fes folies entreprifes. In-, fenfible aux calamités de 1'état, barbare envers  47° Voyages les peuples, il leur cache avec un foin crvteï la plus grande partie des difgraces qu'il effuie de la fortune; & malgré Ie nombre des troupes déja facrifiées dans plufieurs rencontres funefl.es, malgré Fépuifement d'hommes & de finances ou il ïe voit réduit, rien ne peut 1'arrêter. Un vieux officier, avec lequel nous avions lié connoiffance, nous alfura que depuis longtems chaque pas qu'ils faifoient avoit toujours été marqué de leur fang, obligés d'aller chercher Pennend dans des pays arides & dévaftés par le nombre de troupes qui y avoit déjk paflé, & qui étoient accoutumées au pillage, h caufe de la mauvaife difcipline qu'on obferve parmi les troupes. A ces difficultés on peut joindre la mifère de nos foldats, mal payés, mal vêtus , mal entretrenus, mal fecourus dans leurs maladies par la frauduleufe conduite de nos entrepreneurs; c'eftda ce qui caufe la déiertion dans nos armées; la plupart des foldats & même des officiers paffent chez 1'ennemi, & en groffiffent d'autant plus le nombre ; tous ces mécontens fe trouvent alors animés de leur propre vengeance. Peu fatisfait de ce que nous venions d'apprendre , nous quittames cette ♦ville pour continuer nos obfervations. En avancant dans le pays, nous rencontré-  de Milord Céton. 471 mes une multkude de pauvres payfans forcés de fuivre un foldat qui venoit de les eng3ger par furprife ou par autorité. Ces miférables, défefpérés de quitter leurs chaumières, quoique la plupart du tems ils manquaffent des chofes les plus néceifaires a la vie, paroiffoient dans la dernière confternation. J'en remarquai un entr'autres qui me toucha fenfiblement; je m'en approchai pour lui demander quelle raifon il avoit de s'affliger ainfi de faire un métier dans lequel il trouveroit au moins de quoi fubfifter. Hélas! monfieur, reprit ce jeune homme en fanglotant, 1'excès de mon défefpoir ne vous furprendra plus, lorfque vous ferez indruk qu'on m'arrache des bras d'une mère chargée de huit enfans, dont le plus agé qui lui refte a a peine dix ans; depuis dix-huit mois que j'ai perdu mon père, je pouvois au moins par un travail afïidu les faire fubfifter : ce qui fait le comble de mes maux c'eft qu'en m'arrachant de ma familie, on la privé de tout fecours; & je puis vous affurer qu'on n'en peut guère attendre de moi dans un métier que je ne connois point & pour lequel je n'ai jamais eu aucun goüt; car, monfieur, je ne fais pas feulement charger un fufil, la vue d'un fabre me fait trembler & prefque tOmber en foibleffe; tous mes camérades ne fonï G giv  472 V O V A G E. pas plus braves que moi, jugez de-Ia quelles troupes on va oppofer a des ennemis accoutumés depuis long-tems a vaincre. Je quittai ce jeune folclat après lui avoir donné ce que j'avois d'argent fur moi. II me paroit, dit Monime que cette troupe de foldats n'ambitionne pas d'obtenir place dans le temple de la gloire ; j'aimerois autant mettre devant les ennemis la repréfentation d'une armée de carton , de même qu'on en met fur nos théatres. C'elt-è-dire , dit Zachiel en fouriar.t, qUe vous comparez les Marfiens k des effains de mouches qu'on peut cpouvanter en leur préfentant des figures grotefques; mais favez-vous que les Marfiens font les hommes les plus prudens de cette planète, les plus judicieux & les plus. intrépides dans les dangers: tels font, ma chère Monime, les ennemis des Bellomens; c'eft dans leur armée que je conduis Céton; c'eft-lè ou je veux qu'il falie fon apprentifiage dans Je métier de la guerre fous Ie prince Aricdef, qui a le commande'ment general de 1'armée qu'on envoie pour combattre celle de Tracius. Je dois préfumer de Ielevation de vos fentimens, que vous n'apporterez aucun obftac.le aux defteins que j'ai concus afin de mettre Céton k portée de pro, hter de fes voyages.  de Milord Céton. 475 Monime , loin de s'oppofer aux vues du génie , qui ne tendoient qu'a me rendre digne d'occuper un jour le rang qu'il me defiinoit, parut au contraire charmée de 1'occafion qui fe préfentoit de me fignaler par quelquacfion qui put mériter Fapprobation de Zachiel. Pendant notre route je ne pus m'empêcher de foupirer en penfant que j'allois me féparer de Monime. D'ch vient cet air trifte, dit le génie ? Seriez - vous infenfible au plaifir que doit goüter un grand cceur lorfqu'il s'agit d'acquénr de la gloire? Pardonnez ce foupir, disje, il ne part point d'un cceur pufillaaime qui craint le danger; mais ne puis je rien donner è la douleur de me féparer de vous & de Monime? Je n'ofe, reprit Monime prefque les larmes aux yeux, vous dire que je fuis fenfible a cette féparation, puifqu'elle eft néceffaire a votre avancement. . Calmez-vous l'un & 1'autre, dit Zachiel, fa féparation ne fera pas longue; il faut, mon cher Céton, montrer plus de force, & vous accoutumerinfenfiblement a mon abfence; vous ne m'aurez pas toujours. Je ne vous conduis au milieu des dangers qu'afin de vous apprendre a ne pas prodiguer le fang des fujets. Le ciel vous a fait naitre, pour commander un jour, ainfi fouvenez-voiis qu'un bon générai doit étre le  474 V O Y A' G É modèle de tous les officiers; c'efl: fon exemple qui anime 1'armée. Vous allez apprendre fous le prince Aricdef a mériter le titre de grand capitaine. Songez, mon fils, que la valeur ne peut-être une vertu que lorfqu'elle efl: réglée par la prudence & la modération , fans quoi ce n'efl: qu'un mépris infenfé de Ia vie, ou une ardeur brutale qui ne conduit qu'a fa perte. Celui qui ne fe pofléde pas dans les dangers efl plus fougueux que brave, paree qu'il femble qu'il ait befoin d'être animé pour fe mettre au-deflus de la crainte qu'il ne peut furmonter par la fituation naturelle de fon cceur. Apprenez qu'en fe livrant témérairement aux dangers, on peut troubler 1'ordre & la difcipline des troupes; en donnant un exemple de témérité, on expofe fouvent 1'armée entière a de grands malheurs ; ainfi gardez-vous bien, mon cher Céton, de chercher la gloire avec trop d'impatience; le vrai moyen de la trouver efl d'attendre tranquillement les occafions favorables. Souvenez-vous encore de ne vous point attirer 1'envie de perfonne, ne foyez point jaloux du fuccès des autres, ne cherchez Jamais è en diminuer le prix, foyez au contraire toujours le premier a donner les louanges a ceux qui le méritent. Confultez les plus anciens capitaines; priez  d e Milord Céton. 475 les plus habiles de vous inftruire; montrezleur de la douceur & de la docilité en écoutant leurs avis. II faut néanmoins être fur vos gardes & vous perfuader que les plus éclair és ne voient pas tout, & que les plus fages font fouvent de grandes fautes lorfqu'ils ne fuivent que leurs fens ou leurs préjugés; mais fur-tout évitez de vous découvrir vis-a-vis de certains flatteurs qui fe plaifent ordinairement a femer la divifion parmi les premiers officiers, afin d'indifpofer les chefs & de profiter des défordres qu'ils font naitre. J'écoutois avidement les lecons du génie qui fembloient paffer dans mon ame comme un ruiffeau d'eau vive & pure qu'on voit couler entre des fleurs; ma tendre Monime m'en parut auffi pénétrée de la plus vive reconnoiffance. Jufqu'alors je n'avois encore rempli ma mémoire que de grands noms & de grands événemens, fans me donner le tems de faire aucune réflexion judicieufe. Cette converfation, ou pour mieux dire, les inftruéTions du génie firent naitre en moi ce defir ardent de prendre pour modèle de ma conduite les adfions des hommes illuftres, de profiter de leurs vertus, & d'éviter de tomber dans leurs vices. Nous apprimes, on arrivant chez les Marfiens, que leur général devoit partir le lendemain pour fe rendre è la tête de fas troupes.  47& Voyages Le génie fans perdre de tems me préfenta le même jour a ce prince qui me recut avec des marqués de bonté qui d'abord m'attachèrent a lui. II promit è Zachiel de veiller fur ma conduite & de prendre foin de mon avancement ; & pour eommencer dès ce jour è me donner des preuves de fa bienveillance, il ordonna qu'un appartement me fut préparé dans fon hotel pour y paffer la nuit,.afin d etre k portee de partir avec lui. Le génie me quitta après quelques nouveaux confeils & les plus fortes affurances de ne point abandonner Monime., ce qui me tranquillifa beaucoup. Le foleil fe levoit & doroit déja le fommet des montagnes quand le prince Aricdef partit pour aller rejoindre 1'armée. J'étois a fes cötcs en qualité d'aide-de-camp. Arrivés au rendezvous, le prince donna fes ordres pour Ie campement. J'eus 1'avantage d'être employé dans plufieurs occafions qui m'attirèrent deslouanges de fa part, & me procurèrent fa confiance & fon amitié. J'eus le bonheur de 1'accompagner dans différentes adions qui fe donnèrent, ou ce prince fit voir fon intrépidité & ce courage invincible qui ne 1'abandonne jamais. Je ne pouvois me laffer d'admirer Ia fituation avantageufe qu'il favoit toujours choifir pour le campement de fes troupes, foit a caufe  BE MlLOkB CÉTON. 477 Hes fourrages , 011 qu'il fallüt combattre. J'admirai ei»core 1'ordre & la difcipline qui régnoient dans ion camp, cette intelligence Sc ce fecret impénétrable fi néceffairè pour la réuffite d'une entreprife, Ie foin qu'il prenoit de vifiter lui-même fon camp , 1'attention qu'il avoit pour fes moindres foldats, afin que rien de ce qui leur efl utile, foit pour le vêtement ou la nourriture, ne leur manquat, & enfin cette obéiffance qu'ils marquoient au moindre fignal de fes volontés. Cette première campagne n'eut rien de remarquable que la prife de quelques places que nous emportames aux Belloniens. Le prince diftribua fes quartiers d'hiver, Sc nous nous rendimes a la ville capitale avec un jeune officier qui s'étoit acquis beaucoup de réputation dans les troupes. Sa modeftie, fa candeur & la pureté de fes mceurs , qualités rares dans un jeune homme, lui avoient attiré toute mon efiime Sc ma confiance. Nous nous Marnes bientót d'une amitié intime; je 1'engageai de venir paffer fon quartier d'hiver avec moi. Je le préfentai a Zachiel Sc a Monime qui me parurent l'un & 1'autre confirmer le choix que j'avois fait par les éloges qu'ils lui donnèrent; il efl vrai qu'il fembloit qu'il portoit avec lui un charme qui entrainoit tous les cceurs en fa faveur.  47^ Voyage Me promenant un jour avec cet aimable cavalier, après plufieurs propos vagues: que vous êtes heureux, dis-je, d'avoir cornraencé fi jeune un métier qui vous a procuré fouvent plus d'un moyen de vous fignaler! II eft vrai, dit le chevalier , que je fuis entré au fervice de trés - bonne heure; mais, mon cher Milord, que voulez-vous que faife un homme de condition que la fortune a pris, fi je 1'ofe dire , a tache d'humilier par les endroits les plus fenfibles. On nous promet la campagne prochaine une bataille décifive : fi je puis avoir le bonheur d'y acquérir quelque' gloire! mais que dis-je, hélas! eft-ce a moi d'oler m'en flatter ? Non, de quelque facon que tournent les chofes, je me retire après cette action, & ne veux plus fonger qu'a tacher de me procurer un repos que depuis long-tems j'ai toujours inutilement cherché ; car il faut convenir, mon cher, qu'a moins d'avoir de grands emplois a 1'armée, c'eft un métier qui n'a guère d'attrait pour ceux qui s'en peuvent pafier; je ne puis regarder ce métier que comme une reflburce pour de pauvres gentilshommes qui n'ont ni affez de bien ni affez d'autorité pour fe faire confidérer , & dont la plupart ne favent a quoi s'occuper. C'eft affurément laprofeftion la plus hounête qu'un homme  de Milord Cêton. 479 de condition puiffe choifir; je 1'aime beaucoup; & fi ce n'étoit les défagrémens que je rencontre a chaque pas, j'aurois peine a le quitter; de preffans motifs m'auroient déja forcé k prendre un autre parti, fi un fecret penchant ne m'eüt entrainé dans 1'armée d'Aricdef. Vous n'avez donc pas toujours été chez les Marfiens? Non, dit le chevalier, je n'y fuis. arrivé que peu de tems avant vous. J'ai conimencé k fervir chez les Saliens; mais leur fervice entraïne a tant de chofes facheufes, on y dépend de tant de gens intéreffés &c ignorans, fans ceffe en bute a des brutaux qui la plupart, fourbes, débauchés, joueurs ou ivrognes, m'étoient devenus infupportables; enfin ceux qui ont des mceurs paffent chez eux pour pédans. Rien ne dédommage de la perte de fon bien ai de fon repos. Les injuftices & les paffedroits y font encbre un défagrément plus fenfible. Chez eux le mérite, les grands talens, la prudence & la valeur y font comptés pour rien; tous les poftes s'y achetent a prix d'argent, ou par de viles complaifances; ce qui fait que malgré le nombre de leurs troupes & la fupériorité de leurs forces, il efl: fouvent facile de les vaincre,par 1'ignorance de leurs officiers qui n'ont pas affez de prudence pour favoir k propos profiter de leurs  480 Voyages forces; d'aiileurs la ligue qu'ils ont faite avec les Belloniens m'a entièrement déterminé a paffer au fervice des Marfiens. Ne croyez pas pour cela, mon cher milord, pourfuivit le chevalier, que 1'ambition ni 1'envie d'obtenir du prince un pofte confidérable m'ait attiré dans fon armée ; je n'y fuis conduit dans aucunes de ces vues , finon celles de m'étourdir fur des malheurs qui m'accablent: oui, mon cher, je veux tacher de vaincre cette fortune ennemie de mon bonheur &c du repos de mes jours , qui, en me raviffant les honneurs dans lefquels je fuis né , n'a pu encore me changer le cceur. De fortes raifons ne me permettent pas aöuellement de m'ouvrir davantage avec vous ; qu'il vous fuffife de favoir que ce n'eft ni les dangers, hi les fatigues de la guerre qui m'en dégoütent. Je fuis d'une bonne' conftitution; je me paffe aifément de peu; mais je crains la dépendance, Sz prétérerai mille fois la mort, plutöt que de renoncer a ma liberté. Je vous plains , mon cher chevalier, & n'ofe pénétrer dans les raifons qui-occalionnent vos dégoürs pour le fervice; cependant je trouve que la guerre , malgré les défagrémens que vous venez de me reprélenter, a bien des avantages qui doivent les contrebalancer; tous les  foE Mttoiiö 'Ci t on. 4§r ïes vices que vous croyez y être inféparablement attachés, ne font point en elle , puifqu'elle a des loix qui les chatient févérement; & vous conviendrez que le prince qui nous commande, n'eft point taché de ces vices que vous dites être fi communs dans les officiers qui font a la tête des armées des Saüens & des Belloniens; car quelle idéé ne devonsnous pas avoir du prince Aricdef ? Sans nous arrêter a ce qüi ne doit éblouir que les efprits vulgaires, vous ne fauriez difconvenir qu'oni ne peut s'empêcher d'eftimer en lui les vraies vertus qui formeht le héros. Ce n'eft point fon courage invincible qui me charme, ni ce mépris des dangers & de la mort que j'admire, c'eft cette préfence d'efprit, cette intrépidité, ce fang-froid dans le défordre des plus furieux combats, cette adivité infatigable , qui fait le vrai caraftère des conquérans; cette vïtefie imprévue avec laquelle il tombe fur 1'armée ennemie, & remporte une viöoire fignalée, lorfqu'on le croit mort, ou embarraffé dans des défilés, ou fon armée entièrement défaite. Nous avons été témoins l'un & 1'autre dans cette dernière campagne , qu'avec une poignée de monde il a rendu inutiles toutes les forces des Saliens, & a pris aux Belloniens  4$i Voyages plufieurs places trés-bien fortifiées; enfin il a öté partout a fes ennemis les moyens de 1'attaquer. On peut donc dire que c'eft par fes talens & fes rares qualités qu'il s'eft acquis l'amour & la confiance de fes troupes. II eft sur que le foldat qui aime & qui peut compter fur fon général, efttinvincible ; au lieu que ceux qui lont commandés par de laches courtifans qu'ils ne fauroient eftimer, fe laiffent vaincre aifément. II ne faut qu'attendre 1'occafion de quelque intrigue de cour, qui mette la divifion parmi leurs officiers : alors , quand on a de bons efpions qui vous avertiffent, on profite de leur défunion. J'ai oui dire que le prince Aricdef ne lailToit échapper aucun de ces avantages. On peut joindre encore è toutes fes qualités fa probité incorruprible , fon amour pour la juftice, fa libéralité , fa clémence,fon attachement inviolable & fa parole, fa bonnefoi, fes mceurs douces & aimables , fon attention pour les officiers &C fa bonté pour le foldat. On ne peut donc fans injuftice lui refufer les titres de fameux guerrier, de redoutable capitaine, de bon politique &c de fage philofophe, puifqu'd eft honnête homme öc fidéle a fes amis; nous voyons quec eux même qui font au-defibus de lui, il les cultive avec foin. J'avoue, dit le chevalier , que toutes ces  ©Ê MlLORB CÉTON, 4S5 qualités font les apanages d'Aricdef, qu'il mérite k jufle titre les louanges 6c 1'admiration de tous les hommes; la renommee qui ies a publiées par toute la terre, m'a fait naitre le defir de venir participer a fa gloire ; fans ce defir, mon cher milord , peut-être n'aurois-je jamais eu 1'avantage de vous connoïtre. Un foupir accompagna ces dernières paroles, qui, jointes acelies qui lesavoient précédées, me parurent renfermer un myflère impénétrable; je n'ofois en demander la raifpn au chevalier. Remarquant beaucoup de trouble 8c d'agitation dans fes yeux, j'en fus inquiet; pour le diflraire de fa mélancolie , je lui propofai d'aller faire notre cour a Monime. Nous logions dans le même hotel, & le chevalier ne paffoit guères de jours fans voir Monime ; je crus même m'appercevoir du plaifir qu'il goütoit k fa compagnie, par 1'emprelfement qu'il montroit de fe rendre auprès d'elle. Monime avoit aufli pour lui de ces eomplaifances difhnguées, qui ne s'accordent qu'au vrai mérite. Le caracfère du chevalier, doux fans fadeur, prévenant fans baffeffe, joignoit a tous les dons qu'il avoit recus de la nature, ceux qui dépendent d'une noble éducation; il poffédoit toutes fortes de talens ; mais il étoit naturellement porté k la mélancolie. Zachiel% Hh ij  4*4 Voyage! qui pénétroit fans cloute les motifs de fa trïftelfe , voulut bien, par condefcendance pour le chevalier & pour Monime , faire naitre chaque jour de nouvelles occafions d'amufemens & de diifipation. A peine approchions-nous du doux retour de la faifon des fleurs, que le prince Aricdef fe préparoit déja a raffembler fes troupes. J'eus ordre de le joindre devant une ville frontière appartenante aux Bellöniens, dont il vouloit faire le fiège. Les ingénieurs arpentent tous les environs ;ils en font le plan; on travaille a la tranchée ; on forme des chemins couverts ; & le prince, toujours acïif, veille fur leur ouvrage ; il en voit les défauts, les corrige , faifit tout ce qui eft! fon avantage, les fuit & les anime dans leurs travaux, preffe le fiège de cette ville avec ardeur, anime toutes fes troupes en leur faifant diftribuer d'une liqueur forté, dont il buvoit quelquefois avec eux de cet air familier qui, mieux que les difcours & les récompenfes, fait paffer fouvent dans 1'ame du foldat la noble ardeur qui anime le héros, qui femble s'être rendu leur compagnon. Les ennemis ne purent tenir contre la valeur & la vigilance d'Aricdef; la ville fut prife, & il y entra en triomphe k la tête de fes troupes, recut Ie ferment de fidélité «le la bourgeoifie , fortifia la place, & après y  de Milord Céton. 48c avoir rétabli 1'abondance & la tranquillké, nous en fortimes pour fuivre le prince, qui fut s'emparer d'un pofte avantageux, dans le deflein d'y obferver les ennemis. Surpris de ne point voir arriver le chevalier , je commencois a craindre que le iecret dépit que j'avois remarqué en lui ne 1'eüt contraint de fe retirer:je me préparois a lui écrire, lorfque je recus une lettre de Monime, qui m'apprit qu'il étoit retenu par une groffe fièvre. L'inquiétude de la maladie de mon ami fe joignant k 1'empreffement que j'avois de voir Monime , me firent demander un congé de huk jours: j'eus peine a 1'obtenir, dans les commencemens d'une campagne ou notre armée, déja viftorieufe, n'attendoit que le mouvement des ennemis pour diriger fa marche, le pourfuivre 011 1'arrêter dans fes projets ; mais je ne pus me refufer au plaifir de re voir Monime : fes yeux, me difois-je, animcront mon courage ; un mot de cette bouche adorable foxtifïera ma vertii, & Zachiel, par fes fages confeils, contribuera k me faire acquérir de la gioire ; peut-être aufti ramenerai-je le chevalier qui, je fuis sur, bride d'envie de fe trouver a une aftion décifive. J'avois des chevaux de relais que je fis partir, & je fus enfuite me préfenter au prince pour prendre fes ordres, Je viens d'apprendre, me Hh'iij  '486 Voyages dit-il, que les Belloniens s'avancent dans le deflein de nous forcer jufques dans nos retranchemens; mon devoir eft de le prévenir, & je préfume que la bataille fera fanglante ; ainfi je crois qu'il eft inutile de vous recommander de ne point laiffer échapper Poccafion de fignaler votre courage ; je vous permets de vous rendre oh vos affaires vous appellent, pourvu que vous foyez de retour au moment du départ, pour y remplir les devoirs de votre emploi. Après avoir quitté le prince, je montai dans ma chaife , & courus toute la nuit, afin de pouvoir avancer les inftans du bonheur que je me propofois. Quel plus doux charme y a-t-il dans le monde qui foit comparable a celui de i'it— nion des cceurs? Ah! chère Monime , tu joins la vertu & 1'innocence k I'amitié ; nulle crainte,' nulle honte ne trouble ta félicité. Je fuis sur d'être aimé fans partage d'une fceur, la plus parfaite de toutes les femmes. Ces réflexions me faifoient jouir d'avance du plaifir de la furprendre. J'arrive enfin fur les dix heures du matin. Je voie k 1'appartement deMonime, ou je penfai être pétrifié. Que vois-je , grand dieu! le chevalier dans fes bras; elle le tient ferré, &z femble le raffurer fur des craintes mal fondées; elle l'embrafle; je crois voir leurs foupirs fe con-  ü e Milord C e t o n. 4S7 fondre. Ah! perfide, m'écriai-je, par quel charme as-tu pu la féduire ? Tem fang lavera la honte que je reffens. Ces paroles prononcées avec véhémence , leur firent tourner la tête. Surpris l'un &c 1'autre de me voir , ils rougifTent tous deux ; je veux fuir ; le chevalier m'arrête fans pouvoir proférer un feul mot. Monime , tremblante Sc éperdue, tombe fans connoiffance. Je ne m'appercois que trop , dis-je au chevalier, en le repouffant avec des yeux pleins du courroux qui m'animoit, par la défordre & le trouble que je caufe, que tu as mis le comble k tes trahifons. Non, mon cher milord, dit le chevalier d'une voix émue Sc prefque éteinte , malgré les apparences , gardez-vous d'ofer foupconner deux perfonnes qui vous fontégalement attachées; je pars dans 1'inftant, & vous inftruirai au camp de tout ce qui caufe aujourd'hui votre furprife : je vais vous y attendre, pour vous y donner les fatisfactions que vous exigerez; commencez par feco-.rir Monime. ichiel, qui parut dans 1'inftant, fliiVi d'une des femmes dc Monime , me tira d'un feul mot des nouvelles inquiétudes ou ce difcours venoit de me plonger. Non , madame , dit-il en arrètant le chevalier, vous ne partirez point; ce n'eft plus dans les. dangers des combats que Hiv  Voyages vous devez cWcher la gloire ; c'eft trop longtems vous déguifer; il faut reprendre des ha* hits conveoables a votre fexe; fuivez mes confeiis, & fouffrez que Ztrbine vous accompagna dar.s-ce cabinet. Ah! mon cher Zachiel, m'écriai-je, de qu.Is foins vous occupez-vous. Hélas , Monime fe meurt. Le génie s'en approcha, & M fit avaler une cuillerée d'élixir univerfel. J'étois k fes pieds ; je tenois une de fes mains que je mouillois de mes larmes. Elle ouvrit enfin les yeux ; fes premiers regards furent fur mol; ils étoient tendres ; leur langueur paffa dans mon ame ; je me fentis anéantir par les reproches qn'ils fembloient me faire de mon emportement. Eft-il bien vrai, milord , dit Monime d'une voix encore ma! affurée, que vous ayez pu me foupconner ? Hélas! mon cceur ne vous eft donc pas encore connu? Mais oii eft la princeffe, c'eft elle qui doit me juftifier? Vous n'en avez pas befoin, mon adorabie Monime, vous 1'avez été d'un feul mot de Zachiel. Mais qui me juftifiera moi-même auprès de vous de mes injuftes foupcons? Me pardonnerez-vous un premier mouvement dont je n'ai pas été le maitre? C'eft 1'honneur qui fait mon crime; c'eft k lui de me juger, Eh bien, dit Monime  de Milord Céton. 489levez-vous, 1'amitié vous pardonne. Ah! cet aveu remet le calme dans mon ame, dis-je en baifant avec tranfport cette main que je n'avois point quittée. Je conviens, reprit, Monime , que les apparences ont dü vous alarmer,n'étant point défabufé fur le fexe du prétendu chevalier , que vous avez toujours regardé comme un homme; auffi n'ai-je pu fupporter I'idée des foupcons que je me fuis appercu que la fituation dans laquelle vous nous avez trouvées, préfentoit a votre efprit. Nous fïimes interrompus par la princeffie Marfine, qui rentra après avoir repris les habits convenables a fon fexe. Vous êtes fans doute furpris, milord, de ne retrouver en moi qu'une infortunée , a qui le fort a tout ravi. Vous m'avez vu combattre dans plufieurs rencontres avec quelque forte davantage, qui m'ont attiré votre eflime & votre amitié. Ne me taites point de reproches de ne vous avoir pas d'abord accordé toute ma confiance; je fais que vous 3a méritez a tous égards, nonfeulement par vos vertus, mais encore par mille fervices que j'ai recus de vous en différentes occafions; foyez perfuadé néanmoins que je vous ai toujours diftingué de tous les autres officiers : mais en vous apprenant ma naiffance & mon fexe , il falloit vous inflruire  490 V O Y A G E f de mes malheurs, pour juftifier en quelque forte un déguifement que 1'auftère fageffe dont vous faites profeflion auroit peut-être défapprouvé. D'ailleurs je m'étois promis de ne jamais révéler mon fecret a perfonne. Lorfque les ordres du prince vous rappellèrent vers lui, je comptois vous rejoindre dans peu; arrê» tée par une groffe fièvre , je n'ai pu exécuter mon projet. Je dois le rétabliffement de ma fanté a la charmante Monime; fa complaifance, fes foins, fes attentions, fes affiduités, & ce charme qui fait 1'union des ames , m'ont enfin arraché a ce que je croyois avoir intérêt d'enfevelir éternellement dans un profond filence. Elle a payé ma confidence par un attachement fincère, & par 1'aveu des fentimens de 1'eftime qui vous lient l'un a 1'autre. Difpenfez-moi , milord, de vous faire le récit de mes aventures; je n'ai rien caché k la belle Monime ; je lui permets de vous faire part de mes fecrets ; 1'intérêt qu'elle prend a mes infortunes, les graces qu'elle met dans tout ce qu'elle dit, les rendront plus touchantes : ainfi j'ofe me flatter que fon récit me rétablira dans votre efprit. La princeffe Marfme fe retira fans attendre ma réponfe, en me laiffant la liberté d'entretenir Monime. Après nous être dit tout ce que  de Milord Ceton. 491 deux cceurs vraiment touchés peuvent imaginer de plus tendre, je la priai de m'inftruire des raifons qui avoient engagé Marfine a fe tenir fi long-tems déguifée. C H A P I T R E V. Quine contient que fhijloire abiégée de la Princeffe Marjïne. L a princeffe Marfine, reprit Monime, eft fille de Bélus, roi de Bellonie. Ce prince choifit pour fon favori Tracius, qu'on peut dire être un de ces hommes nés pour les grandes revolutions, Sc qui fur la fcène du monde prennent & foutiennent avec éclat des röles fort au-deffus de- leur naiffance. Le roi éleva ce favori par degré aux premières dignités du royaume. Tracius fut fi bien profiter de fa faveur & cacher en même tems Pambition qui le dévoroit, que le roi ne faifoit rien fans l'a-> voir confulté , le regardant comme le plus affeöionné de fes miniftres. Lorfque Tracius vit qu'il poffédoit toute la confiance de foa maitre , il écarta tous ceux qui pouvoient éclairer fa conduite , & fe fervant de toute fon adreffe, il fit li bien par fes infinuations,  49* "Voyage qu'il embarqua le roi dans plufieurs faufles démarches, dont il lui déguifoit les fuites avec un foin extréme. Son efprit féduifant trouva encore le fecret de lui faire envifager fes trahifons comme des fervices fignalés. Funefle aveuglement d'un cceur féduit par le poifon de la flatterie la plus outrée , qui malheureufement environne prefque toujours le tróne! Le roi accoutumé aux adulations de fes courtifans , trop prévenu en faveur de fon favori pour écouter aucunes plaintes contre lui, ne put appercevoir le précipice qui fe creufoit infenfiblement pour le perdre. Ce monarque ignoroit ce que peut l'amour des peuples pour fon fouverain; il favoit 1'art de vaincre fes ennemis, de conquérir des villes, mais il ignoroit entièrement celui de gagner les cceurs de ceux qu'il avoit conquis, qui efl le plus grand avantage qu'un prince puiffe retirer de fes victoires. II étoit d'autant plus foible, qu'il fe fioit trop en fes forces & en fes propres lumières, ou plutöt en celles de fon favori. Ces provinces nouvellement conquifes ne tardèrent pas a fe révolter; & par les trahifons de Tracius, plufieurs autres vdles des plus confidérables fuivirent leur exemple. On fut obligé de lever de nouvelles troupes pour  be Milord Céton. 49$ chatier les rebelles & les faire rentrer dans leur devoir. Ces nouvelles levées occalionnèrent des dépenfes exceffives; pour y fubvenir il fallut mettre quantité d'impbts qui furchargèrent les peuples; mais ces impolitions, loin de groffir les tréfors publics , ne furent que ' des torrens qui entrainèrent la fubltance de tous les Belloniens, pour aller fe perdre dans 1'immenfe fortune de ceux qui étoient protégés par Tracius , obligés néanmoins par de fecrets traités qu'ils faifoient avec lui d'en rendre les trois quarts. Le tyran employa une partie de fes richelfes a gagner les premiers officiers de la couronne, qui, féduits par fon or, n'eurent pas de peine a lui obtenir le commandement général de toute 1'armée. Lorfque Tracius fe vit a la tête des troupes, femblable a un vautour qui tombe fur la colombe ou fur la tourterelle , & diffipe dans les bois leurs membres palpitans après les avoir déchirés , le tyran voit fans pitié égorger les fujets de fon roi; fes parricides mains, en leur ótant leurs biens, les facrifient encore a fon ambition. Tracius, en prolongeant la guerre par fes intrigues fourdes & fes mauvaifes menées, augmenta la mifère du peuple & trouva le fecret de multiplier fes tréfors. La politique dutyrarj  494 Voyages 1'avoit fans doute engagé h fe lailfer battre en plufieurs rencontres; mais voyant fon crédit augroenter par ces pertes, cette même politique lui infpira de nouveaux projets, il commenca a répandre fes richelfes fur les foldats , aftectant enfuite de n'avoir qu'une table trésmédiocre , en fe retranchant fur toutes fes dépenles. Cette conduite acheva de lui gagner le cceur des foldats. Le tyran fit courir le bruit que plufieurs prodiges avoient paru dans le royaume : on dit que fur les frontières le ciel courroucé s'étoit montré. couvert de feu, & que dans un jour tranquille & ferein le foleil avoit paru tout rayonnant de Hammes; on ajouta que le tonnerre étoit tombé dans plufieurs endroits, entr'autres fur le temple de Mars, fur celui de Pallas, &. que la flatue d'Hercule avoit été renverfée. Tracius , qui en faifant courir ces bruits joignoit 1'hypocrifie a la fourbe , affecla d'en être épouvanté. Les augures gagnés, qui furent confultés par fes ordres, répondirent qu'un grand effain de mouches guêpes avoit volé tout le jour dans la place, & qu'il s'étoit allé pofer fur le temple d'Hercule ; on dit qu'il falloit vifiter les livres des Sybiles pour tacher de découvrir la caufe de ces prodiges; & Tracius  DE MltORD CÉTON. 495 Continuant fon faux zèle envers le culte des dieux, fit ordonner des facrifices afin de les appaifer. Les chofes ainfi difpofées, le tyran fit encore répandre de nouveaux bruits fort défavantageux pour le roi , infinuant adroitement que 1'ambition, la mauvaife conduite , les exceffives dépenfes de Bélus, & fon peu d'amour pour fes fujets étoient des obflacles qui ferviroient toujours de barrière k leur bonheur. Des difcours auffi féditieux eurent tout le fuccès que Tracius en attendoit; les troupes commencèrent par fe mutiner, demandèrent leur folde & voulurent mettre bas les armes. Tracius, profitant de ces défordres, leur diftribue de Pargent; & avec un faux zèle pour le bien de 1'état, il court de rang en rang pour les encourager. Le foldat déj&gagné par fes libéralités, féduit par fon éloquence & cet amour qu'il montroit pour le bien public , applaudit, & 1'armée fut alors remplie d'un bruit fourd femblable a celui qu'on entend après une tempête, quand les antres des rochers confervent encore le bourdonnement des vents impétueux qui toute la nuit ont bouleverfé la mer par leur fifHement enroué. Tels furent les appla'udiflemens qu'ils don-  496 Voyages nèrent a Tracius en le choififfant pour leut* roi. I! fut d'abord proclamé tout d'une voix a la tête des troupes. Le tyran , pour ne pas laiffer refroidir 1'ardeur qu'ils venoient de rnontrer, s'avanea vers la prochaine ville, & fe fit couronner avec les cérémonies ufitées parmi les Beüoniens. Pourfuivant enfuite rapidemcnt fes conquêtes fans prefque rencontrer d'obflaclcs, il vint affiéger le roi jufques dans fon propre palais. Ce malheureux prince fe vit obligé de fe fauver avec la princeffe Marfine , feule héritière du royaume, qui n'avoit alors que quatre ans. II efl certain que ce' monarque fit une faute irréparable, en laiffant par cette fuite lë tems au tyran de fe fortifier toujours de plus en plus , & celui d'engager plufieurs fouverains dans fon parti qui étoit devenu affez confidérable pour fe redouter. Ce malheureux prince détröné, obligé d'errer en différens royaumes fans pouvoir obtenir aucuns fecours ni même y ofer paroitre que fous un nom déguifé, Bélus termina enfin fa trifle deflinée par une mort forcée. II recommanda la princeffe fa fille a ceux de fes plus fidèles fujets qui Pavoient fuivi & qui n'ont jamais voulu abandonner fon parti, aimant mieux facrifier leur grandeur 6c leur fortune que  öe MiLórd Cëtön. 497 que de manquer a ce qu'ils clevoient a leur fouverain; iLs jurèrent a ce prince mourant d'employer leur zèle, leur courage & leur vie même au fervice de la princeffe, Sc de mettre tout en ufage pour la faire remonter fur le tröne* L'infortunée Marfine, réduite comme le roi fon père k la trifte néceflité de cacher la majefté du rang dans lequel le ciel Fa fait naitre, elf forcée pour ainfi dire d'en defcendre è 1'inftant pour trainer dans le monde une vie obfcure, fujette a mille révolutions par les intrigues du tyran qui a pouffé 1'indignité jufqu'a mettre a prix la tête de la princeffe. Le reffentiment que Marfine en conferve avec tant de juftice, Fhorreur des trahifons que Tracius ne ceffe d'exercer contr'elle, Font engagée de prendre le déguifement fous lequel vous 1'avez connue; c'eft fous cet habit Sc fous un nom emprunté qu'elle s'eft fignalée dans plufieurs rencontres qui lui ont acquis beaucoup de gloire, pendant que fes fidèles officiers, difperfés dans différentes provinces de fes états, tachoient par le moyen de leurs amis de fomenter quelque foulèvement en faveur de leur fouveraine, dont elle put tirer avantage. Plufieurs s'étoient déja rangés du parti de la princeffe; ils n'attendoient qu'une Tornt I. li  49§ V O Y A G I S occafion favorable pour faire éclater leur zèle & leur foumiffion , lorfque la mêche éventée fans doute par quelques traïtres, a ruiné tous leurs projets; quelques-uns ont été arrêtés Sc exécutés fur le champ; d'autres plus heureux Ont pris la fuite, Sc Marfine ignore encore ce qu'ils font devenus. Cependant ce qui met aujourd'huile comble aux infortunes de la princeffe, c'efl qu'elle n'a pu voir le prince Aricdef fans être touchée de toutes les éminentes qualités qui éclatent dans fa perfonne & dan; toutes fes aöions. Quoique le foin de fa vengeance ni celui de fa gloire ne l'ait point abandonnée, elle m'a néanmoins avoué qu'elle n'avoit paffe dans le camp d'Aricdef que dans la vue de s^en faire remarquer. Plufieurs occafions fe font préfentées oü elle auroit pu fe découvrir fans aucun rifque, fi la crainte de faire connoïtre les fentimens qui 1'animent en faveur du prince ne Peut retenue; mais un événement imprévu qui caufe aujourd'hui fon trouble & augmente fon défefpoir, la force de renfermer pour toujours un fecret qui étoit prêt k s'échapper. II y a quelques mois qu'on annonca au prince Aricdef un envoyé de Tracius qui demanda une audience particulière. Marfine t que plus d'un motif engageoit de s'informer foigneufe-  ö e Milord Ce ton. 49^ Itnent du fujet de cette commiffion , apprit par 1'écuyer du prince que le tyran Tracius faifoit offrir k fon maitre la princeffe fa fille j avec 1'affurance ds 1'aflbcier k fa couronne} pourvw qu'il voulut dès-a-préfent abandönnef le parti des Marfiens Sc paffer dans fon arméé pour combattre les Salliens Sc les Ancidesj avec lefquels il vouloit rompre les traités d'alliance qu'ils avoient eontradfés. Ce tyran jugeant des fentimens dti princë par les fiens, ne douta point que des propofitions fi magnifiques ne duffent éblouir Aricdef* & 1'entrainer dans fon parti. Mais ce prince j toujours inébranlable dans fes devoirs > loirt de prêter 1'oreille a un traité qui ne pouvoit s'accorhplir que par une trahifon, ne put s'em* pêcher de faire voir k 1'envoyé de Tracius tout le mépris Sc 1'indignation que de pareilles propofitions excitèrent dans fon ame : il ië ïenvoya, en ajoutant que s'il avoit encorë 1'audace de reparoitre dans fon camp ■ il lg feroit empaler. Marfine, qui ignoroit entièrement la réponfè d'Aricdef, fut défefpérée des projets du tyran; elle craignit qu'une paix générale ne contribuat a leurexêeution;le chagrin qu'elle en concut la fit tomber dans une langueur qui altéra biériói fa fanté; Sc l'efprit agité par tant de maux ayanf li ij  joo Voyages aliumé fon fang , eft fans doute ce qui a occa-' fionné la maladie qu'elle vient d'efluyer. Quoique je ne la regardafte alors que comme un iïmp'e officier, il fufHfoit qu'il fut votre ami pour rn'intéreffer k fon fort. Je priai Zachiel de Ie vifirer. Le génie connuf d'abord le fujet de fes maux; il prépara lui-même fon efprit a fe foulager en m'en faifant la confidence. II me déclara fon fexe, m'apprit une1 partie de ce que je viens de vous dire, & m'engagea de la voir fouvent pour tacher' d'adoucir 1'amertume de fes peines. Je m'y fuis prêtée avec un foin extréme, & par cette compiaifance, guidée par les confeils de Zachiel, je me fuis acquis toute fa confiance, &: n'ai pu en même tems lui refufer la mienne. Hélas! mon cher Céton, continua Monime, lorfque vous êtes venu nous furprendre, c'étoit dans un de ces momens ou la raifon plie fouJ vent fous le poids de fes maux ; 1'infortunée Marfine , dans un épanchement de cceur oii 1'ame fe fait voir k découvert, paroiffoit hors d'eile-même. Auffi troublée qu'elle de 1'amertume de fa douleur, j'employai tout ce que peut 1'amitié pour en mödërer i'excès, perfuadée que la communication des cceurs imprime a la trifteffe je ne fais quoi de doux & de touchant qui eft feul capable de ca'mer les plus grands maux.  be Milord Céton: 501 Voiia, mon cher milord, un récit fuccinct des difgraces d'une princeffe qui mérite par fes vertus, fes talens & la grandeur de fon ame , un fort plus heureux. Sa beauté, quoiqu'un peu flétrie par fes ennuis , reprendra • tout fon éclat lorfque Zachiel aura accompli fes promeffes. J'ignore quelles font fes vues pour le bonheur de cette princeffe , mais il lui affure que fon deftin va bientót changer. Marfine a pour le génie toutes les déférences qui lui font dues , cependant elle n'eft point inftruite de fa qualité; perfuadée que je tiens ma nailfance de Zachiel, comme il ne fe décore d'aucun titre, je Ia vois fouvent embarraffée fur ceux qu'elle cherche a lui donner. Vous venez d'être le témoin de cet air d'autorité que le génie a employé pour 1'engager a quitter fon déguifement. Je fais que fon deffein étoit de fe rendre au camp, & de faire toutes chofes pour tacher de s'y diftinguer au cas qu'il y eüt une bataille, ou d'y fmir fa trifte deftinée. Pénétré des malheurs de cette princeffe, je paffai dans fen cabinet avec Monime, pour lui offrir tous les fervices qui dépendroient de moi. Nous la trouvaiues dans fon fauteuil, la tête appuyée fur une de fes mains, plongée dans une lombre rêverie; elle leva fur nous li üj  $0* 'V O Y A G E S des yeux languiffans : je vous vois partir k re*: gret, milord; hélas! vous allez acquérir de la gloire, tandis que je fuis forcée de refter en^ fevelie fous le poids de mes peines. II faut, madame, lui dis-je, vous fervir utilement de ce courage qui jufqu'alors ne vous a point pbandonnée; la grandeur de votre ame doit vous mettre au-deffus des injuftices de 1'aveugle fortune. Vous m'avez fouvent honoré de votre confiance; je vous laiffe avec un autre moimême, qui, pénétrée de vos maux, emploiera tous fes foins pour vous aider k les fupporter, J'ofe encore joindre mes prières a celles de Monime, afin de vous déterminer a fuivre les confeils de Zachiel; fi fes talens étoient connus de vous, je me perfuade aifément que vous ne feriez nulle difficulté de le choifir pour le guide de toutes vos aóïions. Cette princeffe, qu'un deftr de gloire & ce^. lui de la vengeance animoit, peut-être même celui de'fon amour, paroiflbit abforbée paf fes réflexions ; elle ne fongeoit point a me répondre. Marfine n ignoroit pas que la bataille qui devoit fe donner étoit contre les Belloniens : 1'efpoir de rencontrer Tracius, auteurde tous fes maux , l'avantage de le combattre, Fefpérance de le vaincre, fur-tout étant ani-, me> pir le défefpoir; k ces raifons fe joigni$  de Milord Céton. 50J fans doute un fentiment plus vif; l'amour, ce tyran qui ne refpeöe ni fceptre ni grandeurs, vint encore tyrannifer fon cceur , ious 1'efpoir de fe faire connoitre au prince Aricdef par quelque action d'éclat. Toutes ces penfées agitoient la princeffe, lorfque Zachiel entra, qui s'appercevant de fon trouble, 1'en tira par ces mots: Modérez vos inquiétudes, Madame, dit le génie en faifant briller dans fes yeux un feu divin , cachez, s'il fe peut, 1'agitation de votre ame ; vous favez ce que je vous ai promis , repofez-vous fur ma parole & fur mon attaohe.ment jufqu'è i'entier accompliffement de vos defirs;les connoiffances que j'ai de 1'aftronomie me font voir diftinftement que tous vos malheurs vont finir : mais fi vous vous obftinez a vouloir encore vous expofer dans. les com-. bats, cette même fcience vous y prédit une mort inévitable. Des paroles fipofitives produifirent fur l'efprit de la princeffe tout 1'effet que le génie en attendoit. Je ne réfifte plus a fuivre vos confeils, répondit Marfine , & vais déformais vous regarder comme mon père: mon bonheur 8c ma gloire font entre vos mains, je les confie a. votre fageffe & a votre expérience; je vous • conjure feulement de croire que tout ce que ï ï iv.  5°4 Voyages j'ai enfrepris jufqu'ici n'a été qu'un enthoufiafme caufé par 1'afdeur de mourir; je n'envifageois que ce feul moven pour me délivrer d'une vie qui m'étoit a charge. Que ne dois-je point a des foins qui m'arrachent d'une mort oii le défefpoir m'alloit livrer.' Heureufement que vos difcours viennent de porter dans mon ame des traits de lumière qui me font connoitre que les biens que je recois de vous font des biens effe&fs: je ne puis vous en marquer ma reconnoiffance que par une entière déférence pour Vos confeils. Zachiel nous apprit enfuite que 1'envoyé de Tracius, de retour a fa cour, avoit annoncé la réponfe du prince Aricdef, en lui peignant des plus noires couleurs le mépris qu'il faifoit de fon alliance. Ce difcours fit entrer le tyran en fureur; la honte, 1'honneur, la colère &r le défefpoir excitèrent dans fon ame des mouvemens oppofés qui le mirent prefque hors de lui-même. La fureur demeura la maitreffe; & le barbare tyran, femblable a ces hommes qui au défaut de vertus héroïques ont des vices impétueux , s'abandonna a tous les fentimens que la rage peut infpirer, afin d'exciter fes ' troupes a pun'r un orgueilleiix qui ofoit braver fa puiffance, Ces nouvelles précipitèrent mon départs il  de Milord Céton. 505 fallut enfin m'arracher d'auprès de Monime; ia préfence du génie me forcoit a contraindre ma douleur, mais un air de trifteffe fe répandit fur mon vifage; mes difcours confus & fans liaifons lui découvrirent bien mieux ce qui fe paffoit dans mon cceur que n'auroit pu faire 1'éloquence la plus forte. Monime, dont le trouble égaloit le mien , malgré les efforts qu'elle faifoit pour tacher de m'en dérober fa connoiffance, ne put néanmoins s'empêcher de me dire , en s'attendriffaut beaucoup , qu'elle alioit renouveller fes vceux au ciel afin qu'il augmentat ma gloire & qu'il daignat conferver des jours auxquels les fiens étoient attachés. Zachiel, fans me permettre de répondre , m'entraïna pour me donner de nouvelles inftrutlions. Vous allez, ajouta le génie , vous trouver dans une des plus glorieufes occafions de votre vie. Ne vous laiffez jamais effrayer par le péril; que le fang-froid & la prudence accompagnent toujours vos aftions. Tachez furtout, mon cher Céton , de ne vous point écarter d'Aricdef & de combattre a fes cötés; fuivez fes ordres; que la fauffe gloire ne vous empêche pas de demander les chofes que vous ignorez; fongez que le général eft revêtu de. tout le pouvoir & de route 1'autörité de 1'em-  5t>6 Voyages pereur, & que cette autorité fe communiqué comme les rayons du foleil, qui, tout immenfes & infinis qu'ils font, ne diminuent rien par leur émanation de 1'éclat de cet aftre, fource de la lumière. Je ne vous retiens plus; partez, mon cher Céton , la vicloire fuivra vos pas. CHAPITRE VI. Defcription £une bataille. J'arrivai au camp dans 1'inftant que Ie prince Aricdef venoit de donner fes ordres pour le départ. Ce général avoit recu des nouvelles certaines que les Belloniens s'avancoient dans le delfein de combattre, que la jonction de leur armée avec celle des Saliens devoit fe faire fur une hauteur, & qu'ils s'étoient déja emparés d'un terrein fort avantageux, qui étoit une plaine entre deux montagnes fermée par derrière d'un grand bois, mais. affez fpacieufe pour y contenir une armée en bataille; ils y avoient en effet rangé toutes leurs troupes fur deux lignes; la première endoffée du grand bois, afin d'empê cher qu'on ne put lesjoindre par derrière; ils croyoient aufli leur droite afA  de Milord Ceton. 507 furée par un chateau & par la ville dont ils étoient les maïtres; leur gauche étoit fermée par une chaine de montagnes efcarpées qui s'étendoit trés - loin ; outre cela ils avoient devant eux au pied de la montagne une grande rivière & un gros ruiffeau qui les enfermoient du cóté de la plaine, Ce fut devant cette plaine que le prince nous conduifit, après plufieurs jours d'une marche forcée. Aricdef commenca par reconnoitre la fituation des lieux & la difpofition des ennemis qu'il ne pouvoit attaquer ni par la droite, a caufe des montagnes efcarpées, ni par la gauche défendue par la ville & le chateau. Le feul endroit qu'il remarqua par oh on pouvoit les joindre étoit un défilé a eoté de la ville, qui pouvoit a peine contenir quatre hommes de front, & qui étoit encore dominé par le chateau , de forte qu'on ne pouvoit paffer par ce défilé fans s'en rendre le maitre & förcer la ville qui étoit devant-, & dont les avenues étoient remplies de jardinages, de haies, de vignes & de petits ruiffeaiix qui formoient un terrein marécagéux ou les gens de pied avoient beaucoup de peine k marcher. Tous ces endroits étoient encore occupés par les Belloniens qui les avoient garnis d'infanterie.  5°8 Voyage II fallut donc chaffer toute cette infanterie , paffer le ruiffeau & la riviere qui étoit très-profonde, pour gagner ce défilé, au bout duquel on n'avoit pour fe mettre en bataille qu'un terrein fort étroit qui alloit toujours en montant, & dans lequel on pouvoit mettre a peine fix ou fept efcadrons de front; il efl vrai que ce terrein s'élargiffoit k une certaine diftance , mais auffi on ne fe trouvoit plus qu'è une portée de moufquet des ennemis. Comment pouvoit- on avoir 1'audace d'aller former des lignes fi prés d'un camp dont les troupes étoient fraiches, repofées , & fortoient de bons quartiers d'hiver; au lieu que les nótres étoient extrêmement fatiguées d'une longue marche, fans aucun repos & fans équipages; leur cavalerie étoit cuiraffée, la notre n'avoit pas même de buffles; enfin de tel cóté qu'on envifageat leur armée, il eft certain qu'elle avoit fur la notre non-feulement 1'avantage de la fituation, mais encore celui du nombre. Toutes ces difficultés, loin d'arrêter Ie prince , ne firent qu'animer fon courage; nuls de ces avantages n'échappent a fa pénétration; il les envifage tous, & en même tems les dangers ou fes troupes feroient expofées s'il n'engageoit Ia bataille avant la jonéUoii des  » e Milord Céton. 509 armées de 1'ennemi. Le defir qu'il avoit de fe fignaler dans cette campagne par une aöion éclatante, le détermina au combat, malgré tous les obftacles qui fembloient 1'en détourner. Une réfolution fi hardie étonne tous les officiers ; mais les foldats, accoutumés a vaincre fous ce prince, applaudirent a cette décifion par des cris de joie qui furent dès-lors regardés comme un bon augure : tous remettent avec zèle leur deftin è la prudence, k la valeur & aux grands talens de celui qui les commande. Ce fut donc ce pofte que notre général choiin; il y rangea des troupes en état de fe foutemr les unes par les autres, après avoir pris une exadïe connoiffance des lieux; il faitprofirer de fes avantages, des fautes de 1'ennemi, & éviter les piéges avec toute 1'aöivité poffible. Déjè il s'eft emparé des hauteurs qui domment la ville & le chateau, déja il a reconnu tout le terrein qui les environne, il a conjpté toutes les reffources de 1'ennemi & il a découvert les lieux qui favorifent 1'attaque ; cependant la nuit eft deftinée pour les chaffer de leurs poftes, & le filence de cette nuit affreufe eft trouble par les décharges continuelles de  510 VoVagês toute notre artillerie. II femble que les dieut favorifent nos deffeins : le ciel fe couvre de nuages, le féu des éclairs fe mêle au feu continuel & rapide de nós batteries, & le bruit des canons, joint aux éclats redoublés du tonnerre, fait retentir les rochers; les remparts s'écroulent, & tous ces objets rétinis dans 1'obfcnrité d'une nuit fombre forment une fcène d'horreur & d'épouvante; 1'ennemi étonné elf forcé de céder au torrent, il fuit après avoir livré aux Hammes toutes fes richelfes. Ces malheureux fe hatèrent de rejoindre le gros de leur armée. La vigueur de cette ae* tion répandit le trouble & 1'épouvante dans le camp des Belloniens. Nous atfaqnames en* fuite le chateau qui domine le défilé par lequel on pouvoit joindre 1'armée ennemie. Lorfqu'on s'en fut rendü maitre , on les délogea de toutes les hauteurs, & le prince fit paffer toute fon infanterie fans aucun obflacle dans le terrein que nous venions de gagner pour nous mettre en ordre de bataille. Ce terrein ferré des deux cötés par de Iongues haies qui s'étendoient jufqu'au camp des Belloniens, fut gardé pat nos dragons. Le prince fit avancer a droite & a gauche, de flnfanterie qu'il placa dans divers poftes, ou en corps, ou par détachemens, felon la difpo->  Ö E M I L O R B CÉTON. JIl fition du terrein, afin de couvrir fa cavalerie lorfqu'elle arriveroit, ou pour la foutenir il 1'ennemi venoit k la charger. Ces difpofxtions faites, il fit avancer la cavalerie pour la mettre en ordre de bataille a mefure qu'elle arriveroit. Le peu d'étendue qu'avoit ce terrein nous forca , d'abord k n'y former que des lignes fort courtes. Le prince donna enfuite fes ordres aux lieutenans généraux qui devoient commander chacun dans leur pofte, & fe mit au centre de 1'armée, a la tête de laquelle il avoit placé fon canon. Le prince ordonna fur toutes chofes k la cavalerie d'effuyer le premier feu des ennemis , & de ne les charger que le fabre a la main. Les Belloniens qui voient tous nos mouvemens, viennent fondre fur nous avec tout 1'avantage que leur donne la pente du terrein; & leurs glaives infernaux, ébranlés par la rage, frappent tous nos foldats, renverfent notre première ligne fur la feconde; déja commencoit la confufion, lorfqu'Aricdef fit avancer fes bataillons la piqué baiflee pour arrêter 1'impétuofité des ennemis qui faifoient tous leurs efforts pour enfoncer nos lignes, mais ceux qui étoient poftés derrière la haie firent de fi furieufes décharges fur eux, qu'ils n'én  511 VOYAGES purentfoutenir le feu; ils*commencèrent a plief h leur tour, reculant peu-a-peu: nous les chaffames fur leurs hauteurs, & gagn^mes par ce premier choc un terrein affez confidérable pour redonner une nouvelle forme a notre armée. Aricdef fit alors plaCer fa cavalerie au centre, mit quatre gros bataillons fur les ailes, & des pelotons d'infanterie entre fes efcadrons, pour feconder les cavaliers lorfqu'ils en viern» droient aux mains. II placa fon artillerie a la tête , fit une troilième ligne, & ordonna qu'on etendit les deux autres. A peine notre canon eut - il commencé k donner, que les Belloniens revinrent une feconde fois avec 1'élite , de leurs troupes, nous firent plier & fe firent jour k travers plufieurs efcadrons , ce qui mit affez de défordre parmi nos troupes pour craindre 1'événement de cette journée; mais lé prince avoit fi bien pofté fon infanterie, qu'elle fe trouva par-tout a portée de réparer le défavantage de la cavalerie ; enforte que nos efcadrons s'étantralliés, Aricdef fe mit a leur tête, uiivi des officiers généraux qui fondirent 1'épée 3 la main avec tant de force & de vigueur fur les ennemis, qu'ils les firent plier k leur tour; ce qui nous donna encore 1'avantage fur cette dernicre aclion qui dura jufqu'a la fin du jour, pendant  ö e Milord Céton. 51$ piehdant laquelle le prince ne fe contenta pas d'aller dans tous les rangs encourager fes troupes du geile Sc de la voix , il les anima beaucoup plus par fon exemple. Ce prince fe trouva. par-tout, ne fe ménageant pas plus que le moindre foldat; il donna fes ordi es avec autant de fang froid Sc de tranquilfité que s'il eüt été dans fa tente. Les Belloniens, éblouis par un fantóme, fiiivént 1'affreufe mort qui couvre tout leur camp de fes ailes fuhebres. A la pointe du jour ils nous préfentent le combat qui fut beaucoup plus fanglant que la veille. Les étendards Sc les drapeaiix furent pris & rep^js des deux cótés. Nos généraux Sc les autres officiers firent également paroitre leur conduite Sc leur courage' dans les diverfes rencontres qui fe préfentèrent. Le vent qui fouffloit alors avec impétuofité, joint aux mouvemens des troupes, üt élever ühé fi grande poudre, qu'on ne fe voyoit prefque plus; & la confufionprefqu'inévitabledans cès fortes d'ofccafions contribuant au carnage, on s'acharna tellement, que la mêlée s'enga^gea , de toutes parts. La fureur fe déehaina Sc dèvint générale; des clameurs inouïes fe firent entendre; la difcorde effroyable brifoit k grand bruit armes contre armes, Sc les roües étinTome L K k  514 Voyages celantes des chariots belloniens mugiflent par leur terrible choc. On voyoit une multitude de darcis enflammés fiffler épouvantablement dans les airs, couvrir de feux les deux armées; & le bruit du canon, lemblable a celui du tonnerre lorfqu'il gronde dans la nue, menace davantage ceux qui 1'entendent de plus prés. Cependant nos troupes, animées par la préfence d'Aricdef, favent toutes quand il faut s'avancer , tenir ferme , changer d'attaque , ouvrir ou ferrer leurs files; nul ne fonge ni a la fuite ni a la retraite, nulle aöion ne marqué la crainte, chacun s'emploie comme fi fon bras eüt dü décider du fort de la viffoire; enfin on croyoit voir devant eux s'avancer le trépas des ennemis. Cette bataille occupoit un champ immenfe ; la face de 1'armée changeoit a tout moment, & la fortune paroiflbit encore égale, lorfque Tracius, aveuglé par fa fureur & le reflentiment qu'il confervoit du mépris qu'Aricdef avoit fait de fon alliance, s'avanca avec cette audace que donne 1'orgueil & la préfomption ; il envifageoit déja le prince comme enchainé a fon char. Trernble, perfide, dit le' tyran, des horreurs de cette funefle guerre qu'il n'a tenu qu'a toi de finir par des propofitions avantageufes -s  be Milord Ce ton. 515 ees cfuautés vont enfin retomber fur toi St fur tes complices; je te ferois fuir dans les enfers pour y fignaler tes fureurs. Ne crois pas , reprit Aricdef, intimider par tes bravades celui qui te méprife affez pour ne pas craindre des coups. As-tu mis en fuite le moindre de mes foldats? Penfes-tu me vaincre plus facilement, ou aurois-tu affez d'audace pour te figurer que ta vue puiffe me faire trembler ? La juftice qui m'a mis les armes a la main eft foutenne par 1'honneur: tels font mes ( motifs. Veux-tu finir cette guerre par un combat fingulier ? Faifons ufage de notre courage , c'eft au dieu des armées k décider de notre fort. II mirent fin k leurs difcours, & s'avancant l'un contre 1'autre avec une égale ardeur, ils* commencèrent un combat furieux ; on les voyoit tourner avec une égale rapidité, & leurs épées flamboyantes trac^oient dans les airs d'horribles fphères de feu. Ce grand fpeöacle fufpendit tout; les deux armées faifies d'horreur fe retirèrent des deux cötés pour attendre la décifion de ce combat; leur vigueur, leur adreffe & leur légèreté paroiflbient les mêmes; mais Aricdef avoit recu des mains de Mars une épée d'une trempe fi parfaite, que rien ne pouvoit réfifter k fon. Kk ij  V6 Voyages tranchant; il brife le cimeterre de fon adverfaire, & du fecond coup lui fait dans le cbté une profonde bleffure : alors le bouclier de Tracius lui devint inutile , il plie , il recule en chancelant Sc donne enfin du genou en terre. 'A cet afpeö les Belloniens , frappés comme d'un coup de foudre , frémiffent ,de rage Sc de défefpoir a la vue de 1'état humiiiant de leur roi; fes ph?s braves guerriers courent a fon fecours, le mettent fur leurs boucliers, 1'tmportent dans fa tente en gémiffant fur leur malheur. En effet, quel funefte augure pour eux, mais quel triomphe pour nous! Nos foldats pouffent des cris de joie qui furent en même tems le fignal du combat Sc le préfage de Ia vicloire. Les Belloniens voulant venger la mort de leur roi, ne fe tinrent pas dans l'inacuon ; leurs cris affreux furent fuivis d'une nouvelle attaque. Ce dernier combat repréfentoit 1'image de 1'enfer; le fer Sc les dammes étinceloient de toutes parts; ils combattoient tout bleffés & tout fanglans comme des bêtes féroces que Ja vue de leur fang irrite, & que la crainte de ia mort ne touche point. Oa entendoit les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des bleffés Sc les gémiïfemens des mourans.  de Milord Ceton. 517 Nous les repouffames enfin avec tant de vigueur, qu'ils furent ennèrement défaits , la plupart taillés en pièces; un petit nombre fe fauva a la faveur de la poufiière qui nous en déroba la marche. Maitre du champ de bataille & de leur camp qu'ils furent contraints d'abandonner, leur artillerie, leurs munitions Sc tous leurs équipages furent le prix du vainqueur; les foldats y firent un butin confidérable qui les dédommageade la fatigue qu'ils venoient d'effuyer par une marche de quatre jours Sc quatre nuits, fans prefque avoir le tems de fe repofer, fuivie enfuite d'une bataille dont la feconde journée dura depuis fix heures du rr.atin jufqu'è cinq heures de 1'après-midi. Le prince Aricdef, fans s'arrêter, pourfuivit fes conquêtes avec tant de rapidité, qu'il foumit en très-peu de tems toutes les villes qui s'étoient rangées du parti des Belloniens, Sc celles qui avoient favqrifé fon paffage dans le royaume. Après avoir fait punir les chefs de leur rebellion, il ne fongea plus qu'a aller combattre les Saliens & les Arcièns, dont il apprit que 1'armée s'avancoit a grandes journées pour joindre celle des Belloniens; apparemment qu'ils ignoroient leur entière défaite. Kkiij  ,5i 8 Voyages Aricdef fit rebrouffer chemin a fes troupes; & pour leur donner le tems de fe repofer, s'empara d'un pofte avantageux, diftribua fon armée dans différens endroits, d'ou il lui étoit facile de les rallier, afin d'atrirer 1'ennemi en des lieux; dévaftés , de lui fermer les paffages & d'être a portée de lui enlever tous les convois qui viendroient. Ces pays inondés de fang par les ravages de la guerre, offroient par-tout un fpecfacle effrayant de la barbarie de Tracius. II étoit impoffible que cette multitude de troupes mal aguerries put long-tems réfifter a contre une armée de vainqueurs. Les Saliens donnèrent dans le piége qu'Aricdef leur avoit tendu, & fe trou verent enfermés malgré le nombre de leurs troupes. Le général des Arciens qui s'appercut de la faute qu'ils avoient faite, harangua fes foldats : il étoit éloquent, connoiffoit les hommes, favoit faifir leur foible & les maitrifer, en fe pliant d'abord a leurs goüts, en les étudiant avec adreffe, fe compofant avec art fur les divers mouvemens qu'il remarquoit fe paffer dans leur ame. Ce général fut fi bien profiter de fes lumières, qu'il fit voir a fes troupes que les Saliens ne feroient vaincus que par eux-mêmes & par 1'ignorance de leurs capitaines, qui n'avoient  be Milord Céton. 5tg pas tu fe fervir de leur avantage ni de leurs forces; il donna des raifons fi manifeftes & li plaufibles de fon fentiment, que 1'officier & le foldat en furent perfuadés; il les invita en fuite de faire des propofitions de paix. Quel augure, pourfuivit-il, devons-nous .tlrer du fuccès de nos forces & de notre courage, lorfque les plus braves de nos alliés viennent d'être vaincus & réduits a prendre honteufement la fuite ? N'allons pas par notre obftination rallumer encore la colère du vainqueur dans Ifineertitude du fuccès. Nous nous fommes laiffé féduire par les pernicieux confeils de Tracius qui nous a entrainés par des vues d'ambition ; nous aurions dü faire plus de réflexion avant de prendre les armes contre un ennemi fi dangereux, mais nous nous fommes livrés en aveugles aux mouvemens de notre courage. Vous n'ignorez pas que 1'exil, l'ignominie & 1'efclavage font des maux inévitables pour des vaincus. II faut céder a la fortune volage & demander la paix : tout m'invite a vous donner des conleils paifibles, eu égard a 1'état ou vous êtes réduits. A peine le général eut-il fini fon difcours, que chacun applaudit a fon confeil. II fut regardé comme le foutien de fa patrie> Chaque foldat remit fes armes, cafque, bouclier &C Kkiv  jio Voyages ïance, afin d'en fermer une efpèce de trophée en fon honneur. On députa un des premiers officiers , ave c un plein pouvoir d'accorder tous les arricles qn'Aricdef voudroit'exiger. Le prince le recut en vainqueur généreux ; & quoiqu'il fut en état de leur faire la loi, cependant il leur accorda des conditions raifonnables, & la paix fut arrêtée au pied de la montagne oir s'étoit donnée cette fanglante bataille > contre le tyran Tracius. La campagne finie par cette paix , le prince Aricdef licencia fes troupes & retourna k la cour, oh je fus contraint de le fui.vre. Ce général , après avoir recu les honneurs du triomphe, me préiénta au roi, & eut la bonté de luj faire mon éloge. Ce monarque nous combla de louanges; & pour conferver la mémoire d'un li heureux fuccès, il fit élever, en face de fon palais, une ftatue repréfentant la fortune, qui d'une main tient une corne d'abondance, & de 1'autre un gouvernail, au haut duquel eft une eouronne murale, avec ces mots autour : la for\une de retour nous ramhne Cabondance.  DE MlEORD CETON. $JÏ CHAP1TRE VII. Suite de thiftoire de li princeffe Marfine. Peu fenfible aux louanges que je recus de tous les courtifans, je me difpofai a partir pour rejoindre Zachiel & Monime , de qui je me flattois d'en recevoir de plus fincères, Marfine devoit aufii partager mes foins ; mais je ne pus penfer a cette princeffe fans fentir renaitre en moi le plus ardent defir de lui rendre fervice ; mon empreffement cédant a ce défir, je ne votrlus point quitter le prince Aricdef fans lui faire le récit des maux qu'avoit foufferts 1'infortunée Marfine; & pour 1'intéreffer plus vivemcnt en fa faveur, je commencai par lui rappeller les malheurs du roi fon pere : je n'ignore point, ajoutai-je, que le tyran Tracius vous a fait offrir de partager 1'empire qu'il a ufurpé fur Bélus ? en vous uniffant a fa fille; mais la grandeur de votre ame,'votre probité incorruptible, & cet amour pour la juftice, vous ont fait méprifer des propofitions qui ne pouvoient s'accomplir que par d'injuftes moyens. Permettez que i'ofe vous dire, feigneur, qu'il nait quelque fois des occafions que nous préfente la fortune , dont on peut profiter ; lefquelles occa-  52i Voyages fions , loin de ternir la gloire d'un illuftre corP quérant, ne lui font offertes que pour la faire briller dans tout fon éclat. Vous favez toutes les trahifons que le tyran a etnployées pour fe rendre maitre du royaume de Bellonie, qui appartient de droit a la princeffe Marfine par la mort du roi ion père. Que prétendez-vous m'infinuer par ce difcours , dit Aricdef en m'interrompant ? J'aurois voulu pouvoir être utile a cette infortunée princeffe; mais depuis la fuite du roi fon pere , on a toujours ignoré le lieu de fa retraite; je n'en ai -amais entendu parler : fans doute que les malheurs 1'auront précipitée dans le tombeau du roi fon père. Non, feigneur, repris je, elle eft encore pleine de vie; un déguifement la cache depuis long-tems aux injuftes Belloniens; elle vous elf même connue ; fes rares qualités n'ont pu échapper è vos yeux, puifqu'elle a fervi dans votre armée avec le même emploi que vous avez bien voulu m'accorder , & Marfine & le chevalier Meilly ne font qu'une même perfonne ; vous favez quelle réputation elle s'eft acquife fous ce nom. Dieux! qu'entends-je , s'écria le prince d'un air extrêmement furpris? Ai-je donc pu méconnoitre fi long-tems 1'héritière du tröne de Bellonie? II eft vrai qu'un fecret penchant m'a toujours porté a la diftinguer  be Milord Ceton. 525 des autres officiers. J'admirois fur-tout en elle cette candeur , cette vérité , cette générofué & ce courage qui eft inféparable des grandes ames; mais pourfuivez & m'apprenez ce qui a pu 1'empêcher de fe trouver a l'aöion générale. Je racontai alors au prince la maladie de Marfine, occafionnée par une fuite de fes chagrins, dont je lui fis le détail en y joignant les raifons qui Favoient engagée a prendre ce déguifement, afin de fe foullraire aux cruelles tyrannies de Tracius. Pourquoi, dit le prince, a-t-elle refufé de m'honorer de fa confiance? Pariez, mon cher mdord , je vous conjure, au nom de notre amitié, de me dire par quel endroit j'ai pu m'attirer fa lr.ine ; car quelle autre raifon peut Pavoir empêché de me révéler un fecret qu'elle vous a confié? Je fais que vous le méritez ; mais en fuis-je indigne? Ah, feigneur, que la princeffe eft éloignée d'une facon de penfer fi injufte 1 II eft vrai, feigneur, que Marfine a permis que je fus inftruit de tous ces fecrets. II en eft encore un que vos bontés de- vroient m'arracher fans doute , permettez Je ne permets rien, dit le prince, encore un coup ; pariez, mon cher milord , je le veux, ja 1'exige, non pas en prince, mais en ami. C'en eft trop, repris-je, je ne puis réfifter a cet exces de bonté.  5*4 Voyages Alors je dévoilai au prince les tendres fentimens que la princeffe avoit concus pour fes rares vertus , que la renommée ne ceffoit de publier dans tout le monde. Je ne crus pas non plus devoir lui cacher tous les combats qui s'étoient élevés dans fon ame par le defir de fe dcclarc-r, Ia crainte d'en trop dire, celle d'une paix qui ruinat toutes fes efpérances. Je n'ai pu voir, ajoutai-je , cette infortunée princeffe, fans être touché. Une impréfiïon de langueur & d'abaftement, en éteignant la vivacité de fa phyfionomie , la rend plus intéreffante ; fes yeux temis par Ia douleur, femblables aux rayons du fcleil échappés a travers les nuages, lancent, comme eux, des feux plus piquans; fon humiliation a toujours les graces de la modeflie ; on ne. peut Ia voir fans la plaindre ni 1'éccuter fans admiration. J'eus le bonheur, par mon récit, d'infpirer au prince Aricdef un ardent defir de voir la princeffe & de lui offrir tous les fervices qui dépendroient de lui. Le prince fut prendre congé du roi. Ce monarque , qui 1'aimoit beaucoup , furpris d'un départ auffi précipité, voulut favoir les raifons qui pouvo'ient 1'obliger de s'éloigner fi-töt de fa cour. Aricdef, qui s'au tendoit a cette queftion, n'héfita pas k fatisfaire le roi. II lui fit le détail de toutes les  de Milord Céton. 52.^ infortunes qu'avoit effuyées la princeffe Marfine pendant tout le cours de fa vie; enfuite il lüpplia le roi par-tout ce qu'il crut de plus capable de le toucher, de voubir bien accorder fa proteftion a cette illufire malheureufe, qu'on ne pouvoit abandonner fans injuftice. -Ce monarque, furpris que la princefie eut pu réfifter a tant de maux, lui accorda non-feulement ce qu'il demandoit, mais il ajouta obligeamment qu'il ne pouvoit mieux reconnoitre les fervices qu'il venoit de rendre a 1'état, qu'en employant tout fon pouvoir & les raifons les plus cohvaincantes afin de déterminer la princeffe Marfine a partager fa couronne avec un prince qui en foutiendrok la majefté avec autant de juftice, de prudence & de gloire, qu'il en avoit acquis par fon courage & fes talens dans toutes fes campagnes. Une grace accordée avec des éloges auffi flatteurs de la part d'un roi plein de juftice & de bonté , & dont le mérite feul a droit de prétendre a fes faveurs, comblèrent de joie le cceur d'Aricdef; fa reconnoiffance fe manifefta par les affurances d'un refpeöueux attachement & d'une entière foumiffion aux ordres de fa majefté. Le röi lui ordonna de raffembler fes troupes ik de partir inceffamment pour ne pas donner le tems a la fille de Tracius de for-  $i6 Voyages ,mer de nouvelles brigues dans la Bellonie. Après que le prince Aricdef eut pris congé du roi, animé par un nouveau defir de gloire, & peut-être encore par celui d'un amour naiffant, ce prince s'étoit aifément rappellé les traits Sc la majefté de la taille du faux chevalier ; il fehtoit déja ce germe d'une paffion qui l'entraihoit vers elle, Sc qu'il a confervé jufqu'a fa mort. L'appas d'une couronne prefque offerte a auffi-bien des attraits pour un éceur fait pour régner. Ses ordres donnés aux officiers pour le rendez vous des troupes , nous nous difpofames a partir. Je dépêchai un courier a la princeffe pour lui annoncer la vifite du prince Sc les grands deffeins qu'il avoit formés de la rétablir fur fon tröne : mais nous fimes une fi grande diligence, que nous devancames d'une heure le courier. Marfine, autant par décence que par amitié, avoit continué de partager 1'appartement de Monime. Ces deux charmantes perfonnes étoient enfemble lorfque nous arrivames; je leur préfentai le prince. Marfine parut d'abord un peu troublée; Monime fit briller la joie dans fes yeux, Sc le prince furpris de leur éclatante beauté, refta un inftant fans parler: mais fe remettant l'un Sc 1'autre, ils eurent  de Milord Ceton. 527 enfemble une longue converfation, dans laquelle la princeffe fit briller la nobleffe de fes fentimens, fa grandeur d'ame, 1'étendue de fon génie & ce courage qui 1'avoit foutenue dans toutes fes adverfités, Aricdef dé]è prévenu en faveur de Marfine, prit dans ce pre^ mier entretien autant d'amour qu'elle defiroit de lui en infpirer. Pendant que le prince & la princeffe étoient occupés fi agréablement, je me retirai avec Monime dans 1'embrafure d'une croifée pour pouvoir nous parler plus bbrement. Nous nous dimes tout ce que 1'amitié peut infpirer de plus tendre a deux cceurs vraiment épris & qui ont paffé long-tems fans fe voir. Monime s'expliquoit avec cette énergie qui caraftérife le fentiment d'une ame noble. Elle m'apprit tous les foins que Zachiel s'étoit donnés pour affurer le bonheur de Marfine. Le génie avoit fait plufieurs voyages a deffein de difpofer les Belloniens è recevoir leur légitime fouveraine; & par üne fuite de fes foins ceux des fujets qui étoient reftés fidelles a la princeffe, & qui avoient été obligés d'errer ca & la dans divers royaumes, s'étoient raffemblés lorfqu'ils apprirent la mort du tyran Tracius, qui fut fuivie de la défaite entière de fon armée; leur zèle les fit rechercher avec foin tous ceux que la crainte ou  ^iS' Voyages. peut-être 1'intérêt avoient engagés a fuivre Ié parti du tyran ; ils bannirent leurs craintes , ranimèrent leur zèle & leur fidélité, & firent iï bien qu'ils furent en très-peu de tems en état de former un corps de troupes affez confidérable. Zachiel qui entra mit le comble a ma joie par fa préience , il me recut avec cet amour & Cette cordiahté d'un père qui chérit fon fils. Après certaines politeffes' d'ufage vis-a-vis des grands, il couhrma au prince tout ce qué Monime venoit de m'apprendre. Ces nouvelles ranimèrent les efpérances de la princeffe. II fut décidé qu'on fe mettroit dès le lendemain en marche pour rejoindre ces troupes & les animer par la pféfence de leur fouveraine. Monime voulut accompagner la princeffe; Zachiel, loin de s'y oppofer, parut charmé de fa réfolution; il ne doutoit pas que 1'exemple de Marfine ne fervit a diffiper toutes fes craintes. Le prince Aricdef, a la tête d'une armée de trente mille hommes de troupes aguerries, ou pour mieux dire, de vainqueurs, joignit en peu de tems celle de la priaceffe. La jonction des troupes s'étant faite, on entra dans la Bellonie ; mais cette princeffe qui vouloit épargner le fang de fes fujets, envoya un héraut  ©e Milord Céton. 529 raut d'armes annoncer fon retour, & publier une amniftie générale en faveur de tous ceux qui voudroient rentrer dans leur devoir 62 viendroient fe ranger fous les étendards de leur fouveraine; cette marqué de fa clémence groffit confidérablement fon armée. Cependant la princeffe Fauftine, fille de Tracius, qui venoit d'être couronnée, avoit un fort parti; fes généraux employèrent toutes les forces du royaume pour la maintenir fur le tróne: mais Aricdef leur óta toiis les moyens de le furprendre , & par fes loins il s'affura de toutes leurs démarches. Ce prince répandit dans le camp de Faufline , h fa cour, dans fon Confeil, en tous lieux, des gens qui 1'obfervent, qui découvrent fes vues, fes deffeins, fes pro]ets , & qui en avertiffent Aricdef. Malgré les rigueurs de la faifon, le prince avance dansle pays, foutient plufieurs combats, affujettit des villes ; & pourfuivant les rebelles , il pouffe fes progrès. Les Belloniens furpris , confondus de fon audace, préeipitent leur fuite, lui cedent par-tout la vicfoire, font enfin contraints de fe rendre & de demander un pardon qu'ils n'ont pas de peine k obtenir. La princeffe Marfine, après avoir ieconquis fon royaume, ree ut une magnifiquë ambaffade Tornt I. LI  53^ Voyages de la part de 1'empereur des Marfiens. L'am.3 baffadeur avoit ordre de la féliciter fur fon heureux avénement, de 1'affurer de fon amitié, de renouveller k perpétuité un traité d'alliance, dont le principal article étoit d'accepter pour époux le prince Aricdef. Marfine fit k rambaffadeur la plus pompeufe réception, & de Paveu de tous les grands de fa cour, elle répondit qu'elle étoit charmée que les vceux de 1'empereur s'acccordaffent fi bien a fon penchant; qu'elle ne pouvoit mieux reconflioitre la protection qu'il lui avoit accordée, en même tems les fervices que le prince Aricdef venoit de lui'rendre, qu'en partageant avec lui une couronne qu'il s'étoit déja acquife par fon intrépide valeur , par fes rares vertus t des talens fi dignes de régner ; que - le prince ayant 1'honneur de lui rtenir par le fang, elle fe feroit toujours gh ire de cette alliance qui la mettoit en droit de regarder défbrmais 1'empereur comme un père atteritif au bonheur de fes enfans; elle ajouta avec des graces innnies , qu'tlle le prjcit ti'affurer 1'empcreur que malgré tous 3e<- avantages qu'elle trouvoit dans cette union, J'interêt y avoit moins de part que le choix sle iqn cceur, Le prince, téraoin de cette con-  de Milord Céton. 531 Verfation , fe fentit pénétré de la plus vive reconnoiffance; l'amour & la joie éclatoient dans fes yeux. La reine ne voulut point renvoyer l'ambaffadeur qu'il n'eut été témoin de fon mariage avec le prince. La cérémonie s'en fit avec une' pompe & une magnificence dignes de ces deux époux. lis furent couronnés le lendemain aux acclamations de tous les peuples. On apprit quelques jours après que la princeffe Fauftine, défefpérée de fa chute, s'étoit renfermée dans le temple de Pallas pour y confacrer le refte de fes jours au culte de la déeffe. Enfin 1'aimable paix fi long-tems défirée vint fermer le temple de Janus, rétablk la confiance, bannit 1'envie & la jaloufie; le commerce reprit de nouvelles forces, les talens & les arts renaiffent, les troupes congédiées ne font plus occupées qu'a jöindre le myrthe a leurs lauriers, & chacun ne fonge qu'a jouir du fruit de fes glorieux travaux. Aricdef & Marfine paifibles dans leurs états, ne font occupés que du foin de rendre leurs fujets heureux. Ce prince toujours humain , toujours fage dans fes projets, attentif a toutes les parties d'économie, a tous les objets de 1'adminiftration publique, a tout ce qui peut L 1 ij  53 i Voyages aflurer ou augmenter fa puiffance, fa gloire Sc le bonheur de fes fujets; on peut le eomparer a un protée qui prend a fon gré mille formes différentes. Sa vie eft un livre que tous les généraux, même les grands princes devroient étudier. Cette conduite le fait adorer de fes peuples qui comptent fes jours par autant de bienfaits. On diroit auffi que la parque, attentive a leur commun bonheur, fe plait a alonger la trame de fes jours, afin de donner le tems a fes fujets d'admirer fes vertus tk de les faire germer dans leurs cceurs. CHAPÏTRE VIII. ^Nous ne pümes neus refufer au plaifir d'attendre le retour du printems a la cour d'Aricdef La reine, attachée a Monime par les liens de la plus tendre amitié, eut bien.voulu 1'engager de fe fixer auprès de fa perfonne , elle lui fit a ce fujet les plus brillantes propofitions pour mon établiffement, & le roi fe joignant a Marfine, il nous eüt été très-difficile de réfifter a leur empreflement fans 1'éloquence de Zachiel qui leur fit fentir la néceffité oü nous étions de continuer nos voyages.  r> e Milord Cëton. 533 Quoique logé dans le palais du roi , nous étions néanmoins obligés de paffer plufieurs cours & une prodigieufe quantité d'appartemens avant d'arriver a fon cabinet. Ces appartemens étoient toujours remplis de gens qui venoient folliciter des penfions; ceux-la un gouvernement; ceux - ci le commandement d'une place; d'autres la garde d'un forr; quelques - uns des compagnies , & un trés-grand nombre demandoient de petites plaques d'or qui repréfentent la figure du dieu Mars environné de gloire: cette plaque eft une marqué qui conftate leur courage , qui les annoblit & les fait refpeöer des foldats & du peuple. Ce concours de prétendans formoit une foule qu'il étoit difficile de pénétrer. D'autres vieux officiers hors de combat, nouvelliftes, gais ou taciturnes, malgré la rigueur de la faifon, fe raffembioient par pelotons dans les jardins du palais : la, fans craindre le vent de bife, ils s'échauffroient a régler 1'état en difputant fur le jugement que chacun portoit fur toutes les affaires. L'étendue de leur vue percoit dansle cabinet des princes &fembloit en découvrir les fecrets les plus impénétrables. Curieux de les entendre raifonner, je flie L1 iij  534 V O Y A & E s rendis un jour dans le jardin. Je m'acoftai d'un vieux militaire qui me parut rempli de bonfens. Après quelques tours d'allée je lui de mandai quelles étoient les loix des Belloniens. Nos loix, dit Pofficier, fe rapportent toutes a la guerre. Nos légiflateurs n'ont pour but que la victoire, c'eft pourquoi ils nous recommandent de tenir toujours nos citoyens occupés k des exercices militaires, fans leur permetre de fe livrer a aucune autre profeffion , finon a ceux qui ont vieilli dans le métier des armes, & que la foibleffe de 1'age, ou les bleffures qu'ils ont recues, rendent incapables de fervir. Ainfi, lorfque nous fommes en paix, ils doivent étudier avec la même diligence tous les moyens de faire la guerre avec avantage , en exécutant au moindre fignal tous les ordres de celui qui les commande, car les troupes font un corps dont le général eft la tête; il faut qu'il ranime fes efforts, puifque leurs deflins font commis a fa prudence & a- fon habileté, qu'il veille lorfqu'ils dorment. De lui feul dépend la füreté des foldats. II doit établir une .bonne difcipline, s'oppofer aux cruautés. Tout général qui fouffre le carnage, qui piile, ravage & permet les excès, eüt-il conquis la moitié du monde, Ia voix des peuples contre lui réunie  de Milord Ceton. 535' oublie tous fes exploits, ne voit plus que fa tyrannie, & Ie regaflde comme un tigre altéré de fang. Avec des connoiffances aulïi étendues dans Part militaire, vous méritiez, monfieur, de commander. Ces principes,reprit-il, n'ont jamais été goütés de Tracius : trop plein de fon orgueil, il ne prenoit confeil de perfonne; c'eft ce qui Pa conduit a fa perte. Le roi qui vous gouverne actuellement a toujours fuivi exactement ces maximes; il rend juftice au mérite, & n'accorde les honneurs militaires qu'a ceux qui fe font diftingués. par des aftions d'éclat, fans égard a la naiffance. Je le fais,-dit 1'ofticier mais je fuis trop vieux a préfent pour m'affujettir a faire ma cour; je cède aux jeunes courtifans le précieux avantage de mériter fes bienfaits. Pendant notre féjour a la cour nous y fümes régalés de plufieurs fêtes galantes, oü Monime fit briller fes graces Sc y captiva plus d'un cceur.' Occupés le refte du tems a faire notre cour, a recevoir des vifites, ou a en rendre, il eft certain que nous n'eümes pas le tems de nous ennuyer. Dans le nombre des galans de Monime, j'en remarquai un qui me parut plus affidu que les autres; c'étoit un jeune colonel tout rempli de lui-même , qui tóurnoit mé-, LI iy  53<$ ' Voyages thodiquejment les yeux & la bouche, toujours mum de petits traits d'hiftoire chroniques & méchants, qu'il débitoit dans des termes propres aux perfonnes de fon efpèce. Nous ne faifions pas un pas fans le rencontrer; je crois qu'il avoit le don de fe multiplier. 11 vint un jour chez une femme oii nous étions invités k fouper> après qu'il y eut débité un tiffu de fadades qui n'avoient pas le fens commun , il fe leva pour fortir. Comment, dit Ia maitreffe de la maifon, vous ne foupez pas ici? Non, dit-il, je dois me rendre chez la maréchale qui, comme vous favez, m'honore de fon eftime. En vérité, je fuis défefpéri de ne pouvoir pas profiter plus long - tems d'une compagnie fi radieufe : mais les vifites m'excèdent, elles me pétrifient; cependant perfonne n'en rend &c n'en recoit plus que moi; mon fuifle ne peut füffire a les écrire, & mes chevaux, que je force auffi eux-mêmes d'être martyrs de la mode & du bon ton, tombent fur les dents ainfi que mon coureur. Que dites-vous de cet aimable cavalier, demanda maücieufement Monime a une femme qui n'avoit ceffé d'applaudirè toutes fes niaiferies? II eft charmant, dit la dame. II faut convenir que c'eft un homme adorabie, plein d'eiprit, rempü de graces, amu»  de Milord Céton. 5-37 fant au poffible, qui nuance une tapifferie a enlever, qui affortit des porcelaines a étonner , qui a un goüt délicieux dans le choix des magots, qui eft toujours radieux dans fes paruires, dans fes meubles, dans fes équipages; enfin c'efl un homme divin. 11 efl vrai, dis-je, que voila de rares & utiles qualités pour un militaire. Je remarquai que les occupations de prefque toufs les jeunes officiers qui habitent le monde de Mars , reffembloient affez a celles qu'on venoit de nous faire admirer. Ces occupations font analógues a leur caraclère. Leur premier foin en s'év.eiliant efl de penfer a leur parure; la matinee fe paffe fans qu'ils fe puiffent déterminer fur 1'habit qu'ils mettront; le choix de la couleur les embarraffe. II en eft qui relèvent les teints pales; d'autres fervent a diminuer & a adoucir le rouge de ceux qui fe font échauffés par les veilles, le jeu, la table, ou a quelques autres exercices. II faut donc conlülter fon miroir; on a peine a fe décider. Si on paffe la journée avec la belle Julie, dont les vapeurs la font évanouir a chaque inftant, on doit néceffairement arborer le tendre & le férièux; mais fi 1'aimable Dorine s'y rencontre, on yeut auffi lui plaire, & un ton fépukhralla tient au fup-, plice.  '53^ Voyages Le valet de chambre qui ne comprend rien a tource raifonnement, fe perfuade que les irréfolutionf de fon maitre ne font caufées que par 1'embarras, de choifir un habit qui ne dépare point les femmes auxquelles il a deffein de donner aujourd'hui" Ja préférence. II admire cette délicateffe recherchée dans fon maitre. Accoutumé a dire librement fon fentiment fur des chofes beaucoup plus férieufes, il le tire d'inquiétude : mettez, monfieur, un habit bleu, cette Couleur fied également a la blonde comme k la brune. Cet oracle le détermine; il vaut a ce domeftique une partie de fa garde-robe ; on continue la toilette; on donne des ordres a fon coureur qu'on envoie impitoyablement dans les quatre quartiers de la ville faire des complimens a des femmes qu'on a quittées a cinq heures du matin, & qu'on eompte revoir le foir. Cependant on s'occupe d'une bourfe dont les nceuds font du dernier goüt; mais le toupet, 1'arrangement des boucles, eft beaucoup plus long que la coëffure d'une femme a qui on fait un nouveau parquet a fon chignon. Lorfqu'on s'eft donné bien des peines & des foins k parer fa figure , que lui-même a compofé tous les traits de fon vifage, qu'il a étudié dans fes glacés différentes attitudes qui doivent  de Milord Céton. 539 le rendre plus agréable, notre jeune colonelfe croit plus charmant qu'Adonis ; il part comme uri éclair dans un char magnifiqüe pour Te faire admirer chez plufieurs femmes a qui il dit a chacune une épigramme fur toutes les autres , débite une hiftoire qu'il vient de compofer &C qui n'a pas le fens commun ; il entremêle fa converfation de quelques fades douceurs qu'il débite d'un air diftrait; prend une main,la baife, en regardant fi ce baifer fait quelque impreflion ;protefte qu'il n'a jamais vu de femme aufli radieufe , s'interrompt, foiipire machinalement, fait une révérence , & voie chez une autre répéter la même fcène de cette comédie. La beauté de Monime lui attira biêntót les hommages de tous les grands. Nous fiirnes un jour vifites par un de ces hommes que le hafard plait a élevet au-deffus de leur rtaiffance : Doronte étoit fon nom ; fa fortune étoit établie fous le règhe du tyran, qui, de fimple foldat, 1'avoit élevé aux plus hautes dignités. Contraint'de les abandonner fous le nouveau règne , il jouiffoit néanmoins de certains honneurs & des immenfes richeffes dont Tracius 1'avoit comblé ; mais plein d'orgueil ói de fa"tftité , il méprifoit fouverainement les perfonnes qu'il avoit connues dans fa médiocrité; il  54° Voyages avoit perdu totalement la raifon, k peine v