i  V O Y A G E S IMAGIN AIRES, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉG ORIQUES, AMUSANS, C O M I Q U E S ET CRITIQUES. SUIVISDES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE KOL UME CO NT IE NT: La fuite des Voyages dc Miiord Céton dans les fept Plauèces.  V O Y A G E S I MA G IN AI RE S3 SONGESjVISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. TOME DIX-HUITIEME. Seconde divifion de la première clafTe, conrenanc les Voyages Imaginaires mc'rveilleux. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, R U E ET HÖTEL SERPENT E. M. DCC. LXXXVII.  ' der ~\ UNIVERSITEIT 1 van ƒ  VO YAGES DE MILORD CÉTON DANS LES SEPT PLANÈTES* O u LE NOUVEAU MENTOR.'   ■ V O FAGES DE MILORD CËTON DANS LES SEPT PLANÈTES. I N V O C A T I O N. ^ V e n e z efprits céleftes, qui refplendifFez des ballans rayons du foleilj je vous invoque, efprits lumineux; foyez complaifaas; & rehdez-vous aux mftances que je vous fais. Et vous, fkmbeau de Tumvers, fource inépüifkble de lumière, vous qui ne celTez de parcourir infatigablemenc firn écta utre hémrfphère; ApoUon, prlnce des planètes, dieu des favans, fouverain du ParnaiFe; & vous charmante Urame, qtü piéf,dez a la fphère dufirmamenc étoilé • vous briljante Melpomène, qui vous plaife da,, celledufoled; & vous auffi, aimable Ciio, quiiVe* mventél-luftoire, venei avec la divine Calii0pe quifeulepréfidedlWoniedesdifférentesfp^^' qui compofent ce vaite imiversj amenez avec vót» Tome IL A  2 f O Y A G E S Momiis, j'ai befoin qu'il fufpende, pendant quelque tems, fes plaifïrs Sc fes foins ordinaires. Aimables dieux & déeffes, fermez^ je vous conjure, 1'oreille aux voeux de tous ces importuns qui ne vous invoquent que pour des chofes vaines ou inutilès.; accourez a monfecours, venez réchauffer mon imagination, venez allumer dans mon efprit ce feu que vous avez coutume de verfer dans le fein de ceux qui vous implorent, & qui fait faire tant de merveilles a tous nos grands poe'tes j infpirezmoi ce que vous avez de plus touchant j donnez-moï les graces & les ornemens qui me font néceflaires pour faire une peinture qui foit digne de mon fujet j foutenez enfin ce courage qui m'a conduite jufques dans les fphères les plus élevées : de peur que, femblable a Bellerophon, je ne tombe d'une région trop haute, & que craintive, errante, perdue & défefpérée, je ne puiffe fournir que la moitié de ma carrière. Venez donc contribuer a 1'heureux fuccès de mon entreprife : je vous conjure, efprits céleftes, d'employer vos vertus & votre puillance a éloigner les génies malfaifans qui pourroient détourner les bénignes influences que je vous fupplie de répandre fur mon ouvrage; Ie fecours des dieux ne doit pas manquer a ceux qui les implorent avec un zèle égal au mien. ,  de milord C é t o n. j CINQUIÈME CIEL. ^ £ S O L E I L. CHAPITRE PREMIER, DESCRIPTION du Palais d'Apollon. Pi a cé s fur les ailes du génie, qui par (on vol rapide perce aifément & travers 1'air en savancant parmi des aftres innombrables qu'on voic briller de loin, femblable a des étoiles de toutes grandeurs, Ie cielnous parut femé commeunchamp de tous fes aftres lumineux. Le génie, après nous avoir donné le rems d'admirer ce bnllant fpeétacle, fe précipita enfuite dans 1'atmofphère du foleii, & nous defcendit dans un endroit que nous primes d'abord, Monime 8c moi, pour les lues Fominées des Hefpérides. Nous ne pouvions nous laiTer d'admiref ce bel aftre qui parcourt, avec un appareüfi éclatant, fon immenfe carrière. Zachiel nous fit remarquer ces plaines émaillées de mille fleurs nouvelles, ces bocages déiieieux, Aii  "4 V O V A G E S ces vallées fleuries, dom 1'herbe tendre Sc Ia verdure étendoient fur le pré un coloris charmant. Toutes fortes de plantes nouvellement éclofes, en développant leurs couleurs variées, paroifloient égayer le fein de la nature & la parfumoient en même - tems des plus douces odeurs. La on voit 1'bumble arbrifleau Sc le builfon touffu s'embralfer 1'un 1'autre; ici des arbres majeftueux s'élèvent pompeufement jufqüau cielj d'un autre cóté, des fontaines dont les bords font garnis de bouquets Sc de plantes falutaires. La variété, la grandeur Sc la beauté de mille Sc mille fpectac'les nouveaux, des oifeaux étrangers a tóus les autres mondes, des plantës bifarres & inconnues ; eet afTemblage formoit a nos yeux un mélange inexprimable, dont le charme s'augmentoit encore par la fubtilité de 1'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués : en rapprochant tous les points de vue, les diftances en parouTent miondres que par - tout ailleurs, oü • lepaiiTeur de 1'air femble couvrir la terre d'un voile j enfin on peut dire que ce monde a je^ne fais quoi de magique Sc de furnaturel, qui ravit 1'efprit & les fens; le feu divin qui vous anime vpus fait tout onblierj on s'oublie foi-même, on ne fait plus oü 1'on eft ni ce qu'on eft. En avancant dans ce globe lumineux, nous découvri-iTies un mont fuperbe, dont la cime four-  DE MIIORD GÉTON. 5 cilleufe fe perd dans les nues; des buiflons incultes & fauvages en défendent 1'approche. Ces buiflons font précédés d'une magnifique futaie de cèd'res, de pins & de palmiers, dont les rameaux qui s'embraflent les uns dans les autres, forment par leurs rangs difpofés par étages, un fuperbe amphithéatre qui préfente un coup d'ceil raviflant. Au-deflus de ce bois enchanté on voit le palais d'Apollon. La première porte eft pratiquée fur un roe d'albatre. Ce palais, dont le fommet fuperbe s'élève jufques aux cieux, renferme dans fa vafte enceinte un pare & des jardins admirables. Nous eümes befoin des fecours du génie, qui, par fa vertu , empêcha que la fplendeur de ces lieux ne nous éblouït. Nous promenames nos regards de tous cótés , fans que 1'ceil & la vue rencontraflènt ni obftacles m ombrages; tout y brille d'une lumière éclatante ; les feux & les rayons que darde le foleil de routes parts, ne font jamais interrompus par la rencontre d'aucuns corps opaques ; 1'air plus pur & plus ferein que dans aucun monde, femble rapprocber les objets les plus éloignés, ce qui fut pour nous un nouveau, fujet d'admiration. Uriel, un des écuyers d'Apollon, efprk le plus éclairé de ce monde, fachant 1'arrivée du ^érde vmt au-devant de lui pour le préfenter a fon maitre j il nous conduifit dans le palais d'Apollon. A üj  £ VoYAGES par une route large & fuperbe, dont Ia pouffière eft dor & Ie pavé de diamans. Ce palais me parut d'abord un globe de feu; des colonnes de lumières foutiennent des arcades qu'on pourroit prendre pour autant d'arc-en-ciels : ce qui forme une architeóture fi brillante, que nos regards eurent peine a en foutenir 1 eclat. Après avoir traverfé plufieurs pièces, nous entrames dans une grande galerie, au bout de laquelle étoit Apollon fur un tróne environné de toute fa gloirej une thiare dor & des rayons brillans ceignoient fon front; fa chevelure admirable flotroit fur fes épaules, au gré d'un venr léger qu'animoit le zéphir ; la jeunefTe & les graces animent routes fes acHons, & 1'on voit briller dans fes yeiix un feu divin qui pénetre tous ceux qui ont le bonheur de s'approcher de ce prince, qui voulur bien, a la prière de Zachiel, tempérer 1'éclat de fa majefté que notre foiblefle n'auroit pu fupporter. Au pied du tróne étoient rangées routes les intelligences qui conduifent les différentes évolutions de la nature. Ces intelligences me parurent placées par degrés, felon la nobleftè de leur origine & ladignité de leurs fonctions; leurs corp's diaphanes recoivent toutes les impreflions de la lumière qui les pénètre & paroilfent en même rems comme une vdpeur légère teinte de couleurs fraiches, brillantes & vadée's.  DE MILÓRD CÉTON. f Apollon eft regardé dans ce monde comme un fouverain prophéte; c'eft de lui qu'on tient Tart de la devination. II préfide principalement a la poéfie, a la mufique & a la médecine; il eft le chef des mufes, le fouverain des Parques; fa lyre repréfente 1'harmonie des,cieux. Des neuf fceurs qui lui font foumifes, la première fe nomme Uranie, elle préfide a Ia fphère du firmament étoilé j Polymnie, a celle de Saturne; Terpficore, a celle de Jupiterj Clio conduit Mars; Melpomène eft pour le foleil; Erato dirige Vénus; Euterpe régie Mercure, 8c Thalie fait agir la lune: de ces huit fphères diverfement conduites, naït une différence de tons qui forment une harmonie mélodieufe, comprife fous ia neuvième Mufe qu'on nomme Calliope. Dès que Zachiel parut, Apollon, qui le recönnut d'abord pour un génie du premier ordre, a qui rien ne doit réfifter, le fit a 1'inftant approcher de fon trone. Ce monarque, après avoir félicité le génie fur 1'étendue de fon pouvoir & fur fes différentes entreprifes, eut avec lui une longue converfation fur routes fortes de fciences. A portée de les entendre, leur éloquence élevoit mon ame 8c y répandoit un charme inexprimable; un langage fublime exprimoit leurs penfées : mais je m'arrête & ne puis entreprendre de rapporter un difcours qu'animoit le feu divin qui compofe leur être; il faudroit être infpiré d'Apollon lui-même pour le Aiv  * VoYAGBS rendre avec la dignité qu'il convient d'employer lorfquon fait pariet les Dieux. Eft-ce a moi a vouloirfemer des fleurs? Le lot des efprits médiocres eft dapplaudirdans le feèret du cceur, & de laiflèr aux hommes extraordinaires le foin de célébrer les dieux. Après que le génie nous eut préfentés a ce monarque qui nous fit 1'accueii le plus favorable, Unel vint nous reprendre pour nous conduire chez la princefle Caparilfe , une des favorites de ce prmce. Nous trouvames chez cette princefle les mufes & les graces qui s'y étoient raflemblées pour y entendre exécuter un morceau de mufique de la compoiïtion de Terpficore. Lorfque Ie génie les eut iuftruites de 1'objet de nos voyages, il pria ces belles déefles de vouloir bien nous accorder leur proteftion, & nous favoxifer en même-tems de quelqu etincelle de leurs lumières. Elles parurent extrêmement furprifes de la hardiefle de notie entreprife , aucun mortel du globe de la terre n'ayant encore jamais paru dans cette planète non plus que dans les autres, ce qui fit que le génie fut obligé de leur faire part des moyens qu'il avoit employés pour nous y condmre. H ajouta que nous avions déja vifité plufieürs plauètes, ce qui engagea ces déefles, qui aiment un peu a caufer, & qui font naturellement curieufes, de nous faire cent queftions, fans prefque nous donner le tems d'y répoadre.  DE MILORD CÉTONV 9 Clio , favante dans 1'hiftoire , paree qu'elle eft journellement inftruite de ce qui fe paffe dans tous les mondes poflibles , nous demanda ce que nous avions vu de plus curieux dans ceux que nous venions de viiiter : j'ai des nouvelles certaines , ajouta cette déefie , que dans plufieurs tourbillons les ufages n'ont point changé, qu'on y rencontre toujours de ces prétendus favans, fans érudition, de ces périodiques qui confervent le fublime talent de mutiler toutes produétions , & de les diflequer pour en rendre les lambeauxqu'ils rapportent, ridicules. Tous ces critiques qu'on voit fondre fur le mérite nailfant, afin de tacher de 1'étoufFer, reflemblent a des chouettes, qui par leurs cris aigus & difcordans voudroient faire rentrer dans le néant des génies qui s'efforcent a prendre reftbr ; on les voit faire 1'analyfe de livres que fouvent ils n'ont point lus, qui finiflent ordinairement par de plates Sc indécentes railleries, qui fervent également a tous les ouvrages qu'ils ont intérêt de décrier. II eft vrai , dit Monime, que nous en avons rencontré quelques-uns qui croient s'être acquis des lettres de noblefle par la digne profeffion de cntique littéraire , quoiqu'on dife que les hautes fciences foient pour eux de 1'algèbre , Sc les arts un grimoire. Un auteur éclairé nous compare a un is ces critiques, cerbère en furie , dont lefprit  IO Voyages n'eft qu'txne exhalaifon impure de Ia méchanceté, Sc qui ne jouit de lïmpunité qua 1'ombre du mépris que font tous ies favans de fes traits envénimés. Je conviens , dit la mufe, qu'un auteur dok rougir de ces éloges batards ; un favant ne doit faire cas que de teux qui partent d'un efprit judicieux • d'un fage qui penfe par lui-même, fans avoir égard d ces critiques microfcopiques qui cberchent k groffir les plus petites fautes ■ en comptant les ci „ les cas Sc les maïs, Sc en citant des erreurs d'impreffion pour des défauts de grammaire ■> mais je n'ignore pas que Ie bon-fens & Ia raifon font bannis de bien des mondes 5 les Ciges & les philofophes n'ofent encore faire paroïtre librement leurs idéés, & je doute qu'avec cette facon de penfer, les princes puilfent goüter de vrais plaifirs ; prévenus fans ce(Te par leurs favoris, ils ignorent ce bonheur qui fait le charme de la vie, c'eft la certitude d etre aimé pour foimême , fans que Fambition ou 1'intérêt aient aucune part au zèle qu'on leur fait paroïtre. Clio, en continuant de nous interroger , nous demanda fi le goüt tenoit encore contre la nouveauté des objets ; fi les perfonnes qui emploient le plus mal leur tems font toujours celles qui en ont le moins de refte ; fi 1'efprit de préfomption & de fatuité étoit encore le parrage des petits maïtres; Ci les généraux étoient prëfentement plus avides  DE MILORD CÉTON. II de gloire qu'ils ne 1'étoient d'atgent ; fi on voyoic des miniftres préférer le bien de 1'état a leur propre intérêt; fi les harangues des fénateurs étoienrtoujours écoutées; fi les prêtres , les pontifes & les - , coribantes prêchoient rhumilité & la charité par leurs exemples, & mille autres queftions qui nous furprirent infiniment, paree que nous ignorions jufqu'a quel point ces aimables déefles pouffent 1'érendue de leurs connoiflances. Clio continua d'entretenir Monime pendant qu'Uranie & Polymnie me firent part de leur fcience fur la rhétorique & fur 1'aftrologie; elles m'en parlèrent avec beaucoup d eloquence, & je jugeai par leurs difcours que perfonne ne pouvoit les égaler fur ces matières. La princetTe Caparifle nous propofa de pafler dans les cabinets d'Apollon , pour y admirer les curiofités dont ils font ornés. Le premier ofFrit a nos yeux plufieurs pièces de tapiuerie que Minerve elle-même avoit travaillées 5 dans une on voyoit les trois Parques, filles de Jupiter & de Themis, occupées a filer la trame de chaque mortel; une autre offroit la déeffe renommée qui préfente un tróne a 1'honneur -y en face étoient repréfentées au naturel, Cirene, Daphné , Hyacinte , Caparis & Broncus, favorites d'Apollon. Nous pafsames enfuite dans un autre cabinet qui renfermoit les chofes du monde les plus cu-  IZ 'V O Y 'A G E S neufes : nous y remarquames-, entr'autres , ce fameux trépied fur lequel la Sibylle de Delphes rendoitfes oracles, la barbe d'Efculape , le caducée de Mercure , le carquois de Diane , 1'égide de Minerve, les Sèches & le bandeau de Cupidon, Ia roilerte de Vénus, I'enclume de Vulcain , & mille autres curiofités dont je parlerai dans la fuite; mais ce que nous admirames avec beaucoap d'attention, fut la harpe d'Apollon - dont les fept cordes répondenc aux fept planètes fur lefquelles il répand fa vertu & fa lumière, ce qui repréfente en même-tems 1'harmonie des cieux. Les mufes nous conduifirent dans la biblio- , thèqne du fouverain du Pamaife. Je mis d'abord la main fur un ouvrage d'un de nos pliilofophes, qui traite de I'attradtion ou de la théorie du monde. Cet ouvrage me parut écrit avec tant de force & de lumière , qu'on diroit que ce philofophe ait pris la nature fur le fait; je le parcourus avec avidité , enpriant le génie de m'expliquer quelques endroits trop élevés pour mes foibles connoiffances. L'attraétion & l'éledtricité font les caufes, dit Zachiel i de tous les phénomènes, tant phyfiques que moraux. Lattradion eft une force donr 1'action eft connue dans route la nature ; elle opère, noh-feulemenr fur tous les corps matériels, en raifon direófce de la malTe & inverfe du quart de. la  DE M I 1 O R D CÉTON. IJ <3iftance ^ elle agit pareillement fur les objets intelleétuels, en fuivant exa&ement les mêmes loix. Elle eft aulfi la caufe de la mémoire dans laquelle les idéés fe renouvellenr par la forte conjoncHon, ou par le fouvenir du tems ou du lieu oü les chofes fe font paflees. On peut attribuer aufti d 1'attracHon les caufes de 1'analogie & de la fympathie j c'eft elle qui nous fait pencher pour un objet plutöt que pour un autre; c'eft elle qui engage deux coeurs ou deux perfonnes d'efprit a fe lier d'une étroite amitié ; c'eft elle encore qui fait naitre ce penchant fecret qui porte les deux fexes a s'unir. On peut croire que 1'homme eft animé par une doublé attrafticn , 1'une qui 1'entralne au vice & 1'autre a la vertu j 1'éducation & les circonftances lui donnent toute fon adivité & fon énergie : en un mot, elle eft cette caufe inconnue, eet agent fecret avec lequel la nature met tout en mouvement, tient tout dans 1'équilibre j c'eft-a-dire, qu'elle agit univerfellemenr. Le tems ne me permet pas a préfent de vous faire un plus long détail, il faut accompagner les mufes a Ia promenade. Nous fuivimes ces déefles qui defcendirent dans les jardins , Sc prirent la roure d'une grande allée plantée de lauriers, de palmiers, d'oliviers; entre ces arbres on découvroit des collines enchantées, & la gorge fleurie d'une vallée coupée de plu-  *4 VöYAGES fieurs ruiffeaux qui préfentent niille nouvelles beautés. C'eft dans ces lieux charmans que la rofe croït fans épines. La font de fombres grottes qui invitent par leur fraïcheur a profiter de leur ombre pour fe dérober aux ardeurs du foleil. Ces retraites font tapiflees de lierres & de vignes qui s'emprefTent de livrer leurs grappes de pourpre , avec une agréable féconditéj & ces richefïes font tépandues en tout tems avec une égale profufïon dans les campagnes qu'Apollon échaufte benignement de fes divins rayons: d'un autre cöté, on voit les ruiffeaux qui tembent en murmurant doucement le long des collines , & fe jettent en divers canaux qui fe ranemblent enfuite dans un grand baffin , dont la furface préfente fon miroir de criftal a la verdure de fes rfvages. La 1'liumble arbriueau «Sc le buiffon champêtre s'embraiTent 1'un 1'autre ; plus loin on voit le cèdre majeftueux s'élever pompeufement, & porter fur fes branches des oifeaux de toute efpèce qui y forment des concerts mélodieux , 8c les zéphirs ne paroiflent entre les feuilles que pour les agiter légèrement. Ce fut dans eet endroit délicieux que les mufes, & les graces, qui toujours les accompagnent, fe reposèrent. Ces belles déeifes, qui fouvent aiment a badiner, fe mirent a cueillir des fieurs qu'elles fe jetoient les unes aux autres j mais ces fieurs me  DE MILORD CÉTON. Ij parurent routes difterentes de celles que la nature produit dans les aurres mondes ; je ne pouvois en deviner 1'efpèce, lorfque Polymnie , fourianc de mon ignorance s me rira d'inquiétude : ces fleurs que vous admirez avec tant d'attenrion, dont vous ne connoiflez ni la forme, ni la figure, font des fleurs de rhétorique Sc de mécaphyfique; c'eft de cette colline d'oü les tirent les favans de tous les mondes. Ce cóteau que vous voyez plus loin s'élever jufqu'au haur de Ia monragne du Parnafle, eftl'endroir oü croiflènt les métaphores, les fiftions & les hyperboles que les poëtes emploient fi fouvent dans leurs ouvrages. Pendant ce difcours, Monime badiuoit avec les graces qui fembloient lui être devenues plus familières. Cette charmante perfonne fe trouvant couverte d'une prodigieufe quantité de ces fleurs, vouloit a fon tour leur en jeter, lorfqu'elle vit s'approcher un très-grand nombre d'animaux, qui dans les autres mondes n'habirent que les bois, les déferts , ou fe rerirent ordinairement dans des tanières. Monime, i 1'afpectde ces animaux dont la plupart lui étoient inconnus, fe trouvant faifie de crainte & de frayeur, je la vis palir & chercher a fe cacher a 1'ombre de quelques buiflons; mais Polymnie , toujours attentive & ofïicieufe s'appercevant de fon trouble , loin de fe prêter l fa foiblefie, 1'arrêta, Sc employa, pour la raffurer,  i6 VoYAGES un difcours pbyfique qui eut tant de force fur 1'efprit de Monime, que non-feulement il diffipa fes craintes, mais Ia mit encore en étar de prendre part aux diverriffemens que, ces divers animaux procurent fouvent a ces belles déelfes qui fe rrouvèrent dans 1'inftant entourées de lions, dours, de béliers, de capricomes, de fcorpions. Monime prit fur-tout un fingulier plaifir lorfqu'elle appercut le taureau qui bondiffoit devant elle, &c 1 eléphant matériel employer toute fon induftrie a conrourner en cent différentes facons fa rrompe flexible pour faire avancer 1'écrevifïe 8c l'empêcher d'aller a reculon. Nous découvrimes enfin que tous les animaux de ce monde font apprivoifés , fe font entendre , & répondent avec précifion aux queftions qu'on leur fair. Nous fuivimes les mufes qui fe levèrent pour continuer leur.promenade. Ces déeffes gagnèrent un large fentier qui alloit en ferpentant, & qui me parut rempli de pierres brillantes. Je pris d'abord ces pierres pour des diamans ; j'en ramaffai de toutes les couleurs , qui routes jetoient beaucoup d'éclat. Vous aimez les faillies, a ce que je vois, dit une des mufes; il ne treilt qu'a vous de vous en munir de routes les efpèces •, c'eft dans ce fentier tortueux oü elles croiffent en abondance : il conduit a la fontaine d'Hypocréne. Lorfque nous fümes arrivés a cette fontaine, je ne  ï>s * S T I' o' r ö C ë t o »: $g 3Re pus réfifter a 1'envie den goüter 1'eau dans fa tburce; a peine en eus-je avalé quelques gouttes»; que je me fentis animé d'un feu divin 5 li me pnt une efpèce d'enrhoufiafme qui, en élevanc mon ame, répandit dans mon efprit ce charme & ce brillant de la poéiïe ; a Finftaiït je compofai une élégie des plus rendres, que j'adreifü aux mufes, qui me firênt la grace de iappröuver. Nous reprimes le chemin qui cofiduit au palais d'Apollon. Ge monarque-, par confidération pour le génie > nous tic 1'honneur de nous admetcre i' fa table : nous y fümes régalés de 1'odeur des parfums les plus exquis ; l'eücens fume de routes parrs; c'eft la feule nourriture qu'on peut prendrc dans ce monde : cependant cette nourriture, quof* qu'extrêmement légère, ne lailfe pas de forrifiér; il eft certain qu'elle ne charge poinr i'eftomac , aüflï les habitans de ce globe ne meurent jamais d'indigeftion : c'eft pourquoi la plupart des mé-, decins ne s'occupent qua compofer des livres qui puiftènt fervir utilement dans les autres mondes. Le génie voulur bien nous permerrre de palTer plutieurs femaines a la cour d'Apollon. Pendant ce court efpace , les neufs Sceurs, roujours foumifes aux volontés de ce prince, fe firent un plaifit de nous inftruire, & de joindre a leurs inftrucnons mille nouvelles fêtest qui, quoiqu'elles ne Tomé IL jg  l8 V O Y A 6 E & paruflent faites que pour 1'amufement, écoïenS néanmoins des lecons fort utiles. Je remarquai que ceux qui font admis a la cour d'Apollon, ont un corps H fubtile, qüa peine les yeux d'un mortel peuvent-dls 1'appercevoir j mais , femblables aux génies , lorfqu'ils veulent fe rendre vifibles, ils ont comme eux la faculté de prendre des corps fantaftiques, paree que la matière fubtile obéit a 1'inftant a leur volonté. Cette cour eft remplie de favans de toute ef» pèce : on y voit des aftronomes, des géomètres i des chimiftes , des cabaliftes, des poëtes, des médecins, des oracles & des muiiciens , toutes perfonnes protégées par Apollon. Nous ne pouvions Monime & moi nous lafler d'admirer un féjour auffi délicieux. Cependant Zachiel nous avertit qüil falloit nous difpofer a prendre congé du fouverain du Parnafle, des mufes & de toute la cour d'Apollon. Les mufes nous témoignèrent~avee bonté le chagrin qu'elles avoient de nous quitter. Ces belles déefles firent a Monime mille carefles j cllesladouèrent chacune en particulier desfeiences auxquelles elles préfident; elles ajoutèrent que, fans la certitude 011 elles étoient de larecevoir, on ne lui permettroit pas de s'éloigner d'une cour pour laquelle le deftin 1'avoit fait naitre.  £ E M ï 1 O" * C E T O N. $ CHAPÏTRE IL Forêt merveilkufa jLE génie, dont i'inrenrion étoit de nous faire vifirer les diverfes conrrées que renferme ce globe lumineux, & de nous en faire admirer en même tems tputesles merveilles, nous fit defcendre du Parnafle par une efpèce de chemin couvert qui ferc de route aux habitans de cette planète lorfqu'ils veulenr fe rendre a Ia montagne pour participer aux dons que Ie fouverain du Parnaffe répand fur fes peuples. Ce chemin qui eft rempli d'un fable dor, conduit a des fouterreins qu'on pourroir prendre pour des cavirés de cette planète embrafée. C'eft-li; fans doure, ce qui empêche les habitans de relTentir' I'ardeur des rayons du foleil, paree qu'il femble que leur force augmenre a mefurequ'ils s'éloi VoYAGES Lorfque nous fïïmes au bas de la montagntfp nous appercumes une grande forêt que le génie alTura renfermer tout ce que la nature a dc plus précieux. Les arbres de cette forêt font d'une efpèce fingulière; les troncs en font d'or, les rameaux d'argen.t& les feuilles d'émeraudes, qui, de delTus 1'éclatante verdure de leur fuperficie , répréfentent comme dans un miroir les images des fruits qui y pendent, & qui n'empruntent rien de leur beauté aux feuilles, piufque ce font autant de fioles qui renferment 1'efprit & le bon-fens de tous les hu-. mains. Chaque perfonne, a1'inftant de fanailTance,' a deux fioles pour partage; dans 1'une eft renfermé fon efprir, & dans 1'autre fon bon-fens : les noms des perfonnes font gravés fur le verre. Remarquez , nous dit le génie, en nous faifant examiner ces fioles, que la nature toujours judicieufe dans Ia diftribution qu'elle fait de fes, dons , ne favorife jamais perfonne au préjudice d'un autre. Tous les hommes naiflent dans une égalité parfaite; 1'éducation corrompt ou perfedtioiine fes bienfaits. Si cela eft, lui dis-je, pourquoi ces fioles ne fontelles pas également remplies ? C'eft, reprit le génie , par lejnauvais ufage que les hommes font des graces qu'üs ont recues de la nature. Vous avez da remarquer dans les difterens mondes, que nous venons de vifiter, que le bon-fens & la raifon en (ont prefque bannis. Par-tout on court après 1'ef-  ®E MTLORD CÉTON. II' prit, chacun en vent avoir, chacun fe fbrme de nouveaux fyftêmes ; & cette nqBfe fimplicité que ie bon-fens nous donne, que la raifon nous dióte, fe trouve abandonnée & femble être ptofcrite de tous les mondes : ou ne demande que des faillies, beaucoup de feu & de vivacité, de ces phrafes hyperbohques auxquellës on ne comp- end rien, &c que ceux qui les compofent n'entendent pas euxmêrrrés; ce font de grands mots qu'on raffemble pour dire des riens qui cömpofent néanmoins des volumes; mais le bon-fens, fi nécelTaire au bonheur des hommes-, eft'regardé comme fimplicité, bêtifè, timidité, ou manque d'ufage; c'eft-la ce qui fait la différente que vous remarquezr-dans ces fioles: vous en voyez beaucoup dont tout lefprit sevapore, paree qüil' n'y aque lui quifoit a la mode; le bons-fens,fe conferve pour un tems plus heureux. Vous devez encore remarquer, ajoura Fé génie , que cette forêt eftparragée enautant de routes que ee foleil éclaire de mondes, & que dans chacune de fes allées, ati-y voit■pluffetrrs fentiers qui délignent les différentes provinces de ces mondes; mais. pourl'inteiligence des miniftres d'Apollon, chargés d'examiner toutesles révolutions qu'on voit arriver fréquemment dans les mondes planétaires, on y a. gravé fur ie, premier arhre de chaque aflée le norm  f** V O Y A G E S de Ia planète dont Fefprit & Ie bon-fens de cesat qui I'habitent font dépofés dans cette allée. Je fuivis Monime qui commenea par vifiter les allées qui défignoient les mondes que nous venions de parcourir; je la voyois chercher avec un foin extréme les fioles des perfonnes que nous avions. connues, Ses recherches euffent été vaines, fi Za-chiel ne fe fut prêté pour fatifaire fa curiofité, II lui montra les fioles de quantité de mküftres, de généraux, de juges, de coribantes & d'une infinité d'autres perfounes qui pafient dans ces mondes pour des génies fupérieurs : il eft vrai que 1'efpric étoit entièrement difparii, mais pour les fioles de bon-fens elles étoient pleines. Monime, fur-. prife d'un phénomène fi fingulier , regarda avec beaucoup d'attention fi elles étoient également bouchées, fi 1'air ne communiquoitpas plus al'une qua 1'autre; les trouvant toutes fans aucune ouverture ; je me perds dans mes recherches, dit Monime avec un air de dépit„ U faut que l'efprit foit beaucoup plus fubtile que le bon-fens; car comment fe perfuader que les grand.s perfonnages que nous, avons, vus Jouer les premiers roles fur le. théatre de leur monde aient jamais pu manquer de bon-fens, fuMout lorfqu'on les voit revêtus de poftes oü il eft 6 nécefTaire pour la conduite d'un, état. Dite.s.rnoi doac^ mon che.r Zachiel3 fi depuis  ty E m r i o r & CÉTorf. ±£ que nous avons quitté ces mondes ils ont changé de méthode; fans doute que l'efprit de vertige a fuccédé au bon-fens & a la raifon. Le génie fourit &, fans lui répondre, il nous coriduifit dans des fentiers détournés, oü toutes les fioles de bon-fens brilloient comrae des efcarboucles, c'eft-a-dire,qu'elles étoient toutes vides, Sc celles de l'efprit a moitié pleines. Je füis prefque sur, dis-je a Zachiel, que lés propriétaires de ces fioles ne brillent que médiocrement dans leur fphère. Vous vous trompez, dit le génie, puifqu'elles appartiennent a de véritables philofophes, tous perfonnages d'un efprit jufte , profond & éclairé dans roures fortes de fciences ; il eft vrai que la plupart vivent dans 1'indigence, fajis néanmoins fe trouver plus malheureux ,. paree que Ie fage ne fe plaint jamais de fondufortune, le fimple néceftaire fuffit a tous fes befoins. Ces fentiers nous cenduifirent dans Iallée. da Saturne : prefque toutes les fioles en étoient, vides ^ elles relTembloient a des perles qui éblouiiToient par 1'éclat de leur blancheur. Ceci nous annonce ,. dit Monime, un monde rempli de candeur, de raifon & de boione foi. Votre réflexion eft jüfte,, dit le génie, c'eft dans Saturne oü vous touverez. I'enfancé du monde , eet age d'or , cette pobité des anciens patriarches x cette bonne foi fi vantéfi. Biv.  &4 V O Y A G E S Sc en même tems fï méprifée dans les autres mondes. Nous arrivames infenfiblement dans la partie. de la forêt qui concerne notre monde. Monime Sc moi, curieux d'en vifiter toutes les routes , nous y entrames avec beaucoup d'emprelïèrnent. Le génie fe prêta volontiers a fatisfaire notre curiofité, afin de nous donner une idéé frappante de la portion de lumière départie aux différentes nations qui rempliffent le globe de la terre y ou pour mieuxdire, de 1'ufage qüils en font. Extrèmement furpris. de Ia variéré que je remarquai fuivant les divers climats , aucuns fentiers n'étoient femblables: dans 1'uii y prefque tout le bon-fens avon difparu; dans 1'autre ce n'étoit que l'efprit. Monime eut bieu voulu que le génie lui donnat quelques inftruótions détaillées fur les monarques, les fouverains , fur leurs généraux & fur leurs miniftres, mais il remit a Ten inftruire lorfqu.e nous fejtions de retour dans notre monde...  'de m i l o r. d C 2 t o n. X$ CHAPITRE III. Rencontre extraordinaire, C Oortis de la forêt merveilleufe, nous traversames une grande plaine, pour gagner la ville des Philofophes. A quelque diftance de cette ville, nous appercümes plufieurs perfonnes qui paroiffoient fe difputer avec beaucoup d'aigreur. Au milieu étoient deux vieillards qui nous parurent, par lepailTeur de leurs corps, être nouvellement arrivés de quelque planète éloignée. Zachiel les reconnut auiTi k 1'inftant. II nous dit que 1'un de ces deux vieillards étoit Paracelfe , philofophe Suiffe, qui a traité des fecrets de la nature, de la connoilTance des génies & des efprits élémentaires; 1'autre étoit le grand Avicene, fameux cabalifte. Quoique je n'aie jamais douté, ajouta le génie, que ces deux grands hommes ne dulfent un jour arriver dans la fphère du foleil, comme étant celle qui leur eft deftinée Sc celle dont ils avoient fans doute tiré toute letendue de leurs lumières , je fuis néanmoins très-furpris de les y rencontrer fans avoir auparavant fatisfait a 1'qrdre de la nature. Je ne doute pas qu'ils ne s'y foient fait tranfporter par quelques efprits élémentaires ,  a qu'il y avoitdes intelligences motrices,' t'eft-a-dire, des génies qui doivent n'être occupés qu a donner Ie branie aux fphères céleftes & les conduire dans leurs courfes journalières. On peut donc conclure que la fubftance des génies eft plus fpirituelle que les corps les plus fubtils & les plus déliés, tels que font les vents & les tempêtes, qui ont fi peu de corps qu'ils en font invifiblesw Cependant plufieurs philofophes ont avancé que les génies ne pouvoient être autre chofe que ces météores qui fe forment en 1'air; mais la plus conftante opinion eft de croire que les génies n'ont point de corps, paree que s'ils en avoient, il faudroit nécelTairement qu'ils fuffent grands Sc proportionnés a 1'importance de leurs emplois, ce qui ne pourroit être fans faire un bruit confidérable dans 1'air. Les génies n'ont été créés que pöur obéir aux ordres de la divinité ; les uns afin de s'en approcher & de participer z la lumière dont elle eft le principe, ce qui fait qu'ils doivent être dégagés de la matière, pour pénétrer, entendre & écouter avec plus de facilité les fecrets & les ordres de la divinité: or, comme ce font eux qui en ap--  ï> i m ï t ö r j> C h o s: m prochent de plus prés, on doit les regarder comrhe les créatures les plus parfaites. Quelques favans ont été perfuadés que les génies avoient été créés en même-tems que les cieux & les élémens lorfqu'ils furent tirés du néant; Sc les plus fameux philofophes aflurent que la divinité, par fa vertu toute-puiflante, a créé, dès le commencement du tems, 1'une & 1'autre créature, la fpirituelle & la corporellej & qu'il y a plufieurs ordres de génies qui ont chacun des vertus particulières : femblables aux étoiles qui brillent dans le ciel, & répandent une lumière différente , ils ont aufli diverfes propriétés. Ces difFérens ordres de génies font diftribués dans tous les mondes poflibles, pour les conduire fuivant 1'ordre de leurs fondions. Ils different entr'eux par la nature & par leur effence, Sc fonc naturellement doués de k faculté de connoitre & d'entendre par la grandeur Sc letendue de leut efprit; c'eft pourquoi ils diftinguent tout ce qui eft dans la nature ; fes plus grands fecrets leur font développés , 1'eflence des cieux, les propriétés des élémens Sc des autres créatures animées Sc inanimées. Ils font naturellement phyfïciens, médecins , métaphyficiens , aftronomes, géographes, géomètres Sc mécaniciens; Vodgine des vents leur eft connue, les caufes du flux èc reflux de la mer, le cours des étoiles & plu-  §X V O Y A ö t Sf fieurs atitres fciences fublimes que la divinité a imprimées dans leurs efprits dès 1'inftant de leui' création, afin de les rendre plus propres a. exécuter fes ordres j ils font auiïi grands rhéologiens , Sc entendent beaucoup mieux que les foibles humains ■, qttels font les attributs de la divinité. Les génies du premier ofdre connoiflent d'un feul regafd les matières fpirituelles ainfi que les corporeües; &'fans employer de longs difcours nï de vains raifonnemens, ils découvrent d'un même coup-d'ceil & la caufe & 1'effet; 1'efprit toujours ouvert & agiflant, Sc fans celfe occupés a. quel=* ques connoiflances qui leur repréfenrent comme dans un liiiroir les perfeftions qu'ils ont recues de 1'Etre fuprême ; mais loin de s'enorgueillir, elles ne leur fervent que d'aigiüllon pour exercer leur charité envers les hommes. Ces génies ont encore, par 1'éteildue de leurs connoiftances, la faculté motrice, c'eftVa-dire, la puillance de fe mouvoir, de mouvoir routes chofes, & de fe tranfporter d'un lieu a. 1'autre. Comme leur fubftance eft la plus parfaite des fubftances créées, leurs facultés font aulli les plus parfaites, les plus aghfantes & les plus vigoureufes , puifqu'ils agiflent avec une v'itelTe & une agilité nompareilles; les oifeaux ne volent pas fi légèrement dans 1'air, les vents ne font pas li impétueux , ni les traits décochés, tl rapides que la courfe d'un génie  DE M I L O R D C i T O N. 3 £ génie qui traverfe 1'univers pour fe tranfportec | tous ces défordres par leurs continuelles uihftances : c'eft pourquoi il eft de la prudencè de fe lier par une étroïre amitié avec les gériiés fupérieurs, & de tacher de fe rendre propices 'les inférieurs, afin de les engager a ne point troubler ce commerce par leurs malices ou leurs mauvaifés infinuations. Je ne vous parlerai point des" autres fubftances intermédiairës , dont vous n'ignorez aucune des qualités. Vous avez fans doute, dit Monime, tróuvé le fecref, par vos obfervations & vos veilles, de vous attacher une de ces fubftances intermédiairës, ou un de ces génies fupérieurs. C'eft i qaoi j'ai long-tems travaillé en vain, reprit Paracelfe- Pij  VoYACES mais Avicene m'a été d'un grand fecours , & ce n'eft qu'en réuniflant nos connoiflances que nous fommes parvenus a nous faire obéir par les génies élémentaires. Ce philofophe eft 1'homme le plus favant qui ait jamais paru fur le globe de la terre; il pofsède toutes les fciences fecrètes, par lefquelles on explique les différentes opérations de la nature : fameux cabalifte, il joint a ces fciences la chymie, il a le fecret de la pierre philofophale, celui de 1'élixir univerfel; il fait découvrir les tréfors, &c en éloigner les mauvais génies qui s'en font rendus maïtres. Nul prodige ne lui paroit difficile dans 1'exécution : il peut , quand il lui plait, changer les hommes en quadrupèdes ou en reptiles , aucun talifman ne lui réfifte, les plus fecrets myftères de la cabale lui ont été développés : c'eft par ce moyen qu'il vient a bout de fe foumettre les efprits élémentaires , & de les affujettir a fes volontés. Ce philofophe a compofé un ttès-grand nombre de livres, qui traitent de tous les prodiges de la cabale; mais ces livres font écrits d'un ftyle fi figuré, qua moins d'être inftruit par un génie de la première clalfe , il eft prefque impoffible d'en pénétrer le fens : fon intention n'a jamais été d'en inftruire les hommes ordinaires. Avicene a plufieurs fiècles : lorfqu'il fent fes forces diminuer, il les répare aifément par une  * E U 1 l O R. D> C ï T O N." 37 Hofe d'élixir univerfel qui , en le ranimant, lui donne en même-tems une nouvelle vigueur. Pardonnez, ajouta Paracelfe; je fuis obligé de fiiivre Avicene, & je vais le rejoindre* CHAPÏTRE IV. Re marqué fur fAjtronomie. Xjorsque Paracelfe nous eut quittés, nous fumes rejoindre Zachiel, qui s'étoit avancé a la rencontre de plufieurs aftronomes. Inftruits de fon arrivée par les divers mouvemens qu'ils avoient remarqués dans les fignes du zodiaque, tous ces favans venoient au-devant du génie, comme députés de la ville des philofophes. Les principaux étoient Thalès, Anaxag ore, Pitagore , Democrite,Ariftarque, Hiparque, Ptolomée, Copernic, Galilée, Gafiendi, Limberge , Vilkius, Ticfiobrahée,.Kepler, Cafiini, Defcartes & Newton. Ce dernier s'adrefiant au génie, le complimenta au nom. de tous les autres. La harangue de ce philofophe finie', Zachiel nous fit approcher de ces grands hommes, afin de nous donner une teinture de 1'aftronomie. Ces philofophes nous faluèrent avec gravité, en marquant Ciij  3^ V O Y A 6 E 5 néanmoins beaucoup de furprife, Sc nous fegardant attentivement. J'ayoue que leur examen fe fixa fur Monime; je fus même d'afeord renté de croire que quelques-uns de ces favans Ia prirent pour un des fignes du zodiaque, qu'on nomme Firgo; car je les vis a 1'inftant s'armer de leurs télêfcopes, pour examiner fi ce figne brilloit encore dans le ciel avec autanr d'éclat qu'ils en avoient remarqué dans les yeux de Monime. Pour prévenir les intentions du génie qui vous conduit dans cette fphère, dit 1'un de ces favans, je vais vous'apprendre a connoïtre, avec le fecours d'un de nps télêfcopes, plufieurs étoiles nouvellement découvertes par nos plus habiles aftronomes,. Depms long-tems nous fommes a 1'arTüc de ces étoiles, qui femblent fe plaire a nous donner de lexercice, par leurs fréquentes difparutions. Je m'armai donc , i 1'exemple de ces philofophes , At. 1'inftrument qui devoit diriger ma vue, & me faire diftinguer dans cette prodigieufe quantité d'étoiles les différentes formes de celles qiu intéreifoient tous ces favans , avec les noms des fignes auxquels elles devoient être anachées. Meffieurs, s ecria 1'un deux avec une forte d'enthoufiafme, mais toujours 1'ccil collé fur fon télefcope, voici 1'étoile que nous cherchons depuis C\ long-tems; elle fe montre au col du figne. Je ne puis concevoir, dit Monime en nous in-  DE MI LORD CÉTON. 59, rerrompant, comment vouspouvezreconnoïtre daas 1'immenfité d'un ciel parfemé de tant d'étoiles, dpnc 1-e brillant & 1'éclat me paroiflent prefque égaux, les noms & les attributs de chacune de ces étoiles. Vous n'avez, a ce que je vois, répliqua le favant, aucune teinture de 1'aftronomie. II eft vrai, dit Monime, que cette fcience m'a toujours ptfru un peu trop abftraite pour m'y appliquer. Soyez perfuadée, madame , que 1'étude de la philofophie ne diminue rien de la beauté : ici toutes nos dames s'y appliquent ; & il femble que les lumières qu'elles acquièrent par cette étude , donnent encore plus de brillant a leurs yeux, & qu'elles animent en même tems toutes leurs aótions , fans néanmoins altérer la douceur de leurs caracrères, ni cette gaieté qui les rend Ci aimables. Comme je ne fais nul doute que vous ne deliriez de les furpalTer en fcience autant que vous les furpaftez en beauté, je vais vous donner une petite lecon ; nous ne pouvons choilir un endroit plus commode. Apprenez, pourfuivit 1'aftronome, que tous les corps font fufceptibles de différentes modiricanons : le mouvement en eft une des principales. Galilée a inftruit plus d'un monde , des loix que fuivent les corps en tombant vers la terre. Newton a reconnu que la caufe qui fait tomber les corps vers la terre, fans pouvoir en expliquer la nature, C iv  $$ ' V O Y A G E S faifoitauffi graviter les corps céleftes, les uns contre les autres. Mais le bruit vient de fe répandre parmï nous, quun génie élémentaire, de ceux qui préfident aux mouvemens de Ia terre & de la lune , venoit de découvrir la narure de cette fameufe caufe a 'un phyficien de votre planète , qui n'eft point encore connu ; Sc Ion allure qu'il n'eft pas peu embarrafTé , comment il pourra faire comprendre aux autres ce fecret admirable, quoique le génie lui en ait donné une idéé rrès-claire. Cela n'eft pas étonnant, dit Monime; les génies inftruifent pat infpiration; ils impriment dire&ement dans 1'ame, par une opération limple & route fpirituelle, les connoifiances qu'ils veulent lui communiquer, au lieu que les hommes ont befoin du miniftère de leurs fens, qui font matériels & groffiers , pour manifefter leurs idéés aux autres hommes, qui, de leur cöté, ne peuvent les failir que par le même moyen; ce qui rend la communication des connoifiances d'homme a homme, fouvent très-difHcile & prefque roujours imparfaite. Vos réflexions font juftes, répliqua le favant: il eft aifé de reconnoitre, a la netteté & a la folidité de votre raifonnement, que vous avez été inftruite par un génie du premier ordre; mais foyez perfuadée que fi le nouveau phyficien dont nous parions pofsède bien cette connoifiance, il parviendra tót ou tard d la faire comprendre. On vient a bout  5D E M I L O * D C É T O N. 3es plus grandes entreprifes, lorfqu'on ne fe rebute point du travail & des foins nécefiaires pour la réuffite; & 1'on ne s'en rebute jamais, quand ils peuvent conduire a l'immortalité. Vous apprendrez dans nos écoles les détails de 1'aftronomie. Onvous dira que tout aftronome doit favoir diftinguer les conftellations, & le mouvement quechaque étoile emploie pour faire ces révolutions, de même que celui des comètes. Un efprit auffi pénétrant que le votre peut a préfent écouter fans ennui les infthictions que je vais donner. Pendant cette converfation, j'avois quitté mon télefcope. En avois-je befoin pour admirer le feu qui brilloit dans les yeux de Monime? J'avoue que jauroisbien vouluborner a ces deuxaftres toutesmes obfervations, mais je fus obligé de reprendre le télefcope pour fuivre mon favant dans fes nouvelles recherches. Remarquez, me dit-il, leclat de cette étoile, qui approche du brillant de celle de Vénus : 1'endroit ou vous la voyez eft reconnu parmi nous pour la chaife de Caifiopée. Celle qui paroïr unpeuplus lom, qui a 1 eclat d'une étoile de la troifième grandeur, paroït & difparoït périodiquement : elle fait, a peu de chofes prés, fes révolutions enfix ans. Cette étoile ne s'éteint jamais entièrement, elle eft au col de la baleine. En voici une autre que nous avons perdue pendant quelque tems, & qui  3|4?» i V Ö Y A "*G E S nous a caufé beaucoup d'inquiétudes, paree qu'elle eft extrêmementdiminuée. On lavoitapréfentparoitre entre la poitrine & le col du figne. Mais nous en avons perdu une qui furpaffe par fon éclat celui de Jupiter : elle étoir d'une efpèce toute différente des autres : on n'en a point encore découvert de femblable depuis qu'elle eft difparue : on la voyoit proche de 1'écliptique : elle fuivoit la jambe droite du ferpentaire. Ce fameux aftronome m'en'fitremarquer encore ane autre nouvellement découverte, qu'il m'affura faire fa révolution enquatre eens quatrejours deux heures dix minutes Cc quinze fecondes, 3c qui,' quoiqu'elle furpaffe rarement la cinqir.ime grandeur, ne laiffe pas de revenir très-régulitrement. On la découvre avec un télefcope de fix pieds. Le favant me fitenfuiteobferver quelques taches lumineufes qu'il avoit découvertes parmi les étoiles fixes. C'eft, pourfuivit-il, une lumière qui vient d'un trés-grand efpace dans 1'éther, au travers duquel eft répandu un milieu lucide, qui brille paï lui-même. On ne voit aucune apparence d'étoile dans ces taches brillantes: la forfne irréguliere de celles qui en ont, fait voif que leur éclat ne vient pas d'un centreluminenx.Ces taches brillantes font au nombre de fix. La plus confidérable paroit au milieu de Fépée d'Orion: elle paffe pour une feule: étoile de Ia troifième grandeur. On en voit une  *> E M I t O R D C É T O iN. 45 «utre dans Ia ceinrure dAndromède, qui refiemble a un nuage pale, & darde un rayon vers le nordeft. La troifième tache eft proche de 1'écliptique, entre la tére &l'arc du Sagittaire. J'ai découvertla quatrième en travaillant au catalogue des étoiles méridionales: elle eft dans le Cenraure, & ne donne que peu de lumière. Par rapport a fa longueur, cette tache n'a point de rayons. La cinquième paroït devant le pied droit d'Antinoüs. C'eft une petite racheobfcured'elle-même; mais letoile qui brille au travers, la rend lumineufe. La fixième a été découverte par hafard dans la conftellation d'Hercule: on la peur voir fans télefcope. Je ne fais ' aucun doute, ajouta 1'aftronome , qu'il n'y ait encore plufieurs autres taches lumineufes qui ont fans doute échappé a nos obfervations, & qUi doivent cependant occuper d'immenfes efpaces, puifqu'elles font parmi les étoiles fixes : car il femble qu'il y alt une lumière perpétuelle dans ces vaftes efpaces; ce qui peut fournir matière de fpéculations aux naturaliftes, auffi-bien qu'aux aftronomes. Appcenez-moi, je vous fupplie, demandai-je è. ce favant, ce que c'eft qu'une comète. Une comète, reprit eet aftronome, eft un corps folide, d peu prés de la grandeur de la terrre, & qui paroït tout en feu. Nous avons obfetvé que fa ligne de mouvement tombe toujours veis le foleil. On en a vues  44 V O Y A G IS qui après avoir paru tomber dans eet aftre, en for-i toient enfuite tout enflammées, & remontoient beaucoup plus vïte qu'elles n'étoienttombées,.jufqya ce qu'on les perdit entièrement de vue. Leur exhalaifon 8c leur fumée, pendant qu'elles defcendent ou qu'elles remonrent, forment la queue ou Ia chevelure qu'on leur voit. Mais ft une de ces comètes fe retrouve de nouveau affez loin du foleil, cette queue ou cette chevelure peut retomber fur lacroute du corps de la comète, & par ce moyen la faire deVenir une plus belle planète qu'elle n'étoit auparavant. Mais depuis plus de trois mille ans qu'il y a des aftronomes qui s'occupent a obferver le mouvement des étoiles & celui des planètes, on na point remarqué qu'aucune de ces planètes connues foit encore tombée dans le foleil. Au furplus, fi vous voulez apprendre la véritable théorie du mouvement des corps céleftes, 8c en avoir un calcul conforme a fes mouvemens, lorfque vous ferez arrivé dans la ville des Philofophes, vous n'aurezqua confulter Kepler& 1'illuftre Newton; ce font ces deux grands hommes qui 1'ont démontrée avec le plus de netteté. Après avoir quitté nos aftronomes, Monime fe trouvant fatiguée de tout ce fatras de fcience abftraite qui 1'avoit horriblement ennuyée, pria le génie de lui donner un peu de relache. Eh bien, dit Zachiel, pour vous difliper, entrons. dans ce  D ï M I L O R D C É T O H. 45 verger, on y refpire un air champêtre qui chafiera 1'ennui qua produit en vous un difcours un peu trop élevé} le ramage des oifeaux , leurs petits gafouillemens rappelleront votre belle humeur. Savez-vous bien, mon cher petitpapa, reprir Monime, que vous m'excédez par vos railleries, & qu'il me prend envie de vous quereller, mais rrès-férieufement; depuis quelque tems vous vous faites un jeu de men impofer j car qu'eft-ce que ces oifeaux? Ce ne peut être encore que des favans; je me rappelle ce que vous m'avez déja dit de la métamorphofe des premiers hommes, qui suremenr font arrivés ici tout emphimés : n'importe, je veux bien vous fuivre; peut-être n'y entendrai-je plusparler de vos vilaines comères. Le génie fourit, me fit un coup-d'ceil, & nous entrames dans le verger. Le premier objet qui fe préfenta a nos yeux fut un fameux théologien de 1'Eglife anglicane, qui a fait un traité fur 1'enfer qu'il avoit placé dans le foleil. II faifoit de eet aftre le féjour des démons & des méchans condamnés a fouffrir d'érexnels tourmens. Ce favant avoit fans doute formé fon fyftême fur ce que les faintes écritures ont nommé 1'enfer la gêne du feu, en le comparant i un lac de feu qui bmle nuit & jour. Monime ne put s'empêcher d'éclater de rire, d'entendre parler d'un fyftême auffi extravagant. Nous abordames ce favant qui paroiüoit plongé  4 V O Y A G ï S dans uneprofonde rêverie. Ehbien, lui dit Zachiel, quepenfez-vousa&uellementdel'empiredu foleil ? Croyez-vous encore qu'il foit un féjour préparé pour les méchans? Nos lumières font fi bornées fur la terre, reprit notre Anglois, qu'on ne doit pas être furpris fi la plupart des prétendus favans rombent tous les jours dans de nouvelles erreurs; je conviens que celle oü je me fuis laifle entrainer en étoit une des plus groflières: j'ignorois alors qu'il y eüt plufieurs mondes, & que ces efpaces immenfes qui forment ce grand univers, en fut rempli; que les étoiles fixes fulfent autant cle foleils qui éclairent un monde ou plufieurs autres; mais depuis que j'habite le féjour de la lumière, mon efprit plus éclairé me fait aétuellement placer 1'enfer dans 1'atmofphère, ou fur la furface d'une comète embrafée par les rayons du foleil: je fuis donc trèsperfuadé que c'eft dans quelques-uns de ces lieux que Lucifer & les anges de ténèbres, accompagnés des impies & des- méchans qui doivent fortir des entrailles de la rerre, c'eft la dis-je, qu'ils fouffriront les peines qui leur font dues. Voila encore de vos malices, dit Monime, a Zachiel; toujours, des comètes! • Le génie, fans lui répondre, s'adrelfa au favant: vous êtes encore dans Terreur, lui dit-il, puifque vous ne fauriez nier qu'un être intelligent eft 1'auteurdetous les phénomènesde la nature; doute-  DE M I 1 O R D CÉTQN. 47 ïiez-vous encore que 1'air eft habité par des êtres immatériels, dont les corps font trop fubtils & trop déliés pour être les objets de vos fens ? Apprenez donc que, quoique les comètes ne vous parbiflènt pas des lieux fort commodes pour fervir d'habitation aux êtres intelligens qui ont des corps ou des -véhicules corporels, paree que la chaleur y peut être trop fenfible lorfqu'elles approchenr du foleil, ou Ie froid trop exceffif lorfqu'elles s'en éloignent, cependantfoyezcertain-que cescomètesnont point été faites pour produire feulement de grands changemens, exciter des embrafemens ou des déïugesj vous devez donc croire que les comètes, ainfi que les planètes, renfermentde vaftescampagnes, des lacs &des rivières, une multitudéinfiriied'hommes &: d'animaux de route efpèce; je puis encore vous alTurerque tous les mondes font, a petr de chofes prés, femblables a celui que vous avez quitté, c'efta-dire, qu'ils renferment dans leurs tourbillons un foleil, plus ou moins de planètes qu'il ny en a dans celui de la terre, dont la grolfeur eft proportionnée a celle de chaque monde.  4^ VoYAGES CHAPITRE V. Des Mozurs des habitans du foleil. jAl pres avoir quitté notre théologien, Zachiel badina un peu Monime fur 1'impatience qu'elle avoit marquée en écoutant les difcours de ce prétendu favant. Je dois maintenant vous inftruire , continua le génie, des moeurs, des ufages & de la facon de penfer de ceux qui habitent ce globe lumineux.Vous avez du remarquer 1'un & 1'autre, a la forme de leurs corps diaphanes, qu'il eft aifé d'appercevoir a travers leurs cerveaux.ce qu'ils imaginent ou ce qu'ils penfent; car il eft certain que fans leurs habits on pourroit diftinguer, au mouvement de leursccEurs, les différentes palïions qui les agitent: enfin on peut regarder tous les citoyens dece monde comme de vraisfquelettes vivans, dans lefquels il eft aifé de diftinguer les impreffions que peuvent produire les paffions dans le corps des hufnains; c'eft par cette raifon qu'il leur eft trisdifficile de cacher leurs penfées, auili n'en prennent-ils pas la peine. C'eft ici un monde qui n'eft rempli que de favans; jamais la diffimulation, la balfè flatterie ni la  BE M I X O R D C I TON. 49 la politique n'y ont été connues; ils penfent ce qu'ils difent, il exécutent ce qu'ils prometrent; prefque toiis.philofopb.es éclairés par la raifon, I-examen deleurpropre conduite eft regardé chez eirx comme leur premier devoir & leur principale eccuparion, du refte tout ce qui lesenvironne ne feit qu'd leur délafTement; toujours attentifs d fe perfeétionner, a retrancher leurs defirs, d réprimer leurs paffions, 011 ne les voit point tourmentés par h folie ambition d'augmenter leurs richefTes. Dans ce monde, les hommes n'ont aucune fupénonté fur les femmes, a moins que la vertu, la fcience, le bon-fens & la raifon ne la leur donnent. II eft certain qu'une femme peut également pofféder tous ces dons , fur-toüt lorfqu'elle recoit la même éducation : celles-ei ont eet avantage, les mêmes fciences & les mémes talens leur font enfeignés; c'eft par cette éducation qu'elles acquièrenr lajuftefie du raifonnement dans les connoifiances utiles & néceifaires; dès leur naiffance on les inftruit d penfer jufte, d réfléchir & d parler raifonhablement de toutes chofes; cn peut dire que ce n'eft guère que dans ce monde oir s'établit leur véritable triomphe, paree que le bon-fens, J'efprit Sc 1'érudition briilent également dans toutes leurs expreffions; ce qui prouve que la vérité reffemble d la lumière, & qu'elle frappe tous les efprits attentifs d la chercher. La nature, toujours Tome II.  5« V o y A e e % judicieufe & libérale a diftribuer a chacun des humains uneportion égale de fes dons, n'a point prétendu favorifer un fexe plus que 1'autre. Je ne fais par quelle fatalité on interdit aux femmes dans les autres mondes les connoifiances exaétes Sc approfondies de toutes les fciences; on ne peut jamais leur faire une injure plus marquée & dont les fuites leur deviennent plus funeftes; car il eft certain que ce n'eft que 1'ignorance dans laquelle on les élève, qui occafionne leurs foibleffes, leurs fuperftitions & tous leurs égaremens. C'eft une remarque que vous avez dü faire dans prefque tous les mondes que nous venons de vifiter. Vous n'ignorez pas que la plupart des jolies femmes paffent prefque toujours la moitié de la journée a. leur toilette : la on les voit examiner, avec un foin recherché, le rapport que des ornemens étrangers peuvent avoir avec leur figure, & ne fe déterminer a tel ou tel ponpon, qu'après 1'examen le plus fcrupuleux de 1'effet qu'il doit produire fur leurs charmes; que ne doit-on pas préfumer du tems que les vieiiles ou les laides y doivent employer, fur-tout lorfque les graces ne préfident point a leurs confeils. Vous ne verrez pas non plus ici de ces femmes qui, d'un air lïmple & niais, écoutent les difcours de nombre d'étourdis aufli légers que des papilLons, qui ne daignent leur parler que dans la vue  DE M I L O R D C, É T O ». 51. 1de les féduire par les fauffes impreffions qu'ils répandent dans leurs efprirs. On ignore, ou 1'on, fait feniblant d'ignorer dans plufieurs de ces mondes, 1'utilité qu'on rerireroit en donnant aux femmes une éducation convenable, qui procureroit a 1'un & 1'autre fexe leur bonheur & leur tran». quillité. Ces réflexions qu'on doit être accoiitumé a donnera. mon génie, fe prêfentent d'elles-mêmes fur la facon de penfer 8c d'agir des habitans du foleil. La plupartdes philofophes de ce monde, continu* le génie, loin de fe prèter a 1'ignorance de ces prétendus efprits forts, qui croient que le hafard, a la naifiance des mondes, a balancé dans les vagues du firmament ces maffes énormes , ces globes de feu qui parcourent 1'efpace immenfe de ce grand univers; que c'eft le hafard qui les dirige dans leur courfe majeftueufe & rapide; que c'eft le hafard qui fixe le cercle de leurs révolutions, & qui empêche que fe heurtant ou s'entre-choquant les uns les autres, ils ne fe réduifenteux-mêmesen parties élémentaires aufii imperceptibles que les atómes dont üs font formés. Ceux-ci au contraire regardent la nature comrnë une divinité fuperbej ils croient que c'eft une force répandue par-tout; qu'elle eft eflentielle a. la matière; qu'elle y tient par une efpèce de fympathie qui lie tous les corps & les foutient dans 1'équilibre; Dij  5* V O Y A G I S qu'elle eft une puiffance qui, fans fe décompofer elle-même, a le fecret merveilleux de varierles êtres a J/nfini; qu'on doit enfin la regarder comme un principe d'ordre & de régularité qui produit éminemment tout ce qui fe peut produire dans ce vafte univers. Apprenez, mes chers enfans,dit Zachiel, que tout ce qui eft dans la nature a befoin d'être nourri Sc fubftanté; le plus groffier des élémens nourrit le plusfubtil; la terre nourrit la mer, & la terre jointe a la mer, nourrit 1'air; celui-ci, a fon tour, fert de nourriture a ces feux éthérés, a commencer par Ia lune, dont les vapeurs exhalent auflï a leur tour, de fon humide continent, la nourriture nécefiaire aux aftresquifontplus élevés; & le foleil qui départa tous fa lumière; recoit a fon tour, de ces aftres un tribut d'humides exhalaifons, en s'abreuvant le foir des eaux de leur Océan. II eft bon que vous fachiez que 1'air eft un fluïde huit cents fois plus léger que 1'eau. Un homme foutient ordinairement une malle d'air de vingt-fix milliers; & fans la faculté élaftique de ce milieu, un fardeau auflï énorme 1'écraferoit dans 1'inftant. La pefanteur de 1'air eft une découverte qu'on doit a Toricelli, dïfciple du fameux Galilée. Pafchal en a fait de fameufes expériences & Va, démontrée. L'emblême dont ces favans fe fervent pour repréfenter la nature, eft un cercle peint en bleu Sc tout  5 h MtlORD céton.' 5j parfemé'de flammes, ait milieu duquel eft un ferpent avec une téte d'épervier: les flammes, le ferpent & la tête d'épervier repréfentent les attributs de la divinité, & le cercle la divinité elle-mC-me : ils font perfuadés que la nature chérit également fes ouvrages, qu'elle partage également fes bienfairs entre les hommes & les animaux. CHA.PITRE VI £ E génie nous conduit dans l&vil/e desphilofophes, o n i m e , pen accoutumée a. 1'exercice , fe fentant extrêmement fatiguée d'nne marche prefque continuelle, pria le génie de nous faire repofer a. 1'entrée d'un vallon que forment deux cöteaux couronnés d'arbres verds ; un doux zépliir modéroit par fon haleine la chaleur de ce lieu, d'oii par une échappée de vue, on découvroit une des portes de la ville des philofophes. Ce fut dans ce lieu charmant que le génie jiafirt de réparer nos forces, nous fit prendre quelques gouttes d'un baume admirable qui les augmenta, & en même-tems le defir de nous inftruire. Zachiel s'appercevant qu'il étoit néceffaire. de continuer nos obfervations fans interruption, engagea Diij  54 Voïagss Monime a. fuivre la route qui conduit a Ia ville des philofophes, oü nous arrivames en ttès-peu de tems. Au milieu de cette ville eft élevé un édifice trésfpacieux ; les fondemens de eet édifice font de pierres philofophales jj de grandes galeries en diftribuent les appartemens que les graces ont embelhs elles-mêmes de plufieurs peintures, ou elles femblent fe repréfenter par-tout; une frife ornée de feftons couronne ce fuperbe édifice que le génie nous dit êtte le palais des philofophes. La plus grande partie de ces grands hommes demeurent enfemble, & vivent dans une liaifon tendre & une union parfaite. Ils ne reconnoifient point cette bafie jaloufie qui, dans les autres mondes dégrade fi fort les gens de lettres, 8c qui néanmoins n'eft que trop ordinaire parmi eux. Plus d'un exemple a dü vous apprendre ,' charmante Monime, dit Zachiel, que 1'envie eft une efpèce de maladie épidémique qui fe communiqué dans prefque tous les cceurs. Cette maladie paffe aifément des grands chez le peuple, quoiqu'il femble qu'il ne devroit y avoir aucune jaloufie entte des perfonnes qui paroufent fi éloignées les unes des autres par la naiffance, la condition, les poftes éminens ou les grandes dignités qui illuftrent les premiers, on peut encore ajouter  DE MItORD C E T O N. 55 le caradtère, que 1 éducation devroit avoir perfectionné. N'êtes-vous pas étonnés que , malgré la différence des fphères habitées par des hommes , dont 1'air plus pur, plus fluide ou plus groflier, devroit influer fur 1'humeur, vous n'ayez cependant remarqué dans tous ces mondes que le même araour propre qui fembl'e être gravé dans tous les coeurs. C'eft eet amour propre qui a toujours fufcité des envieux aux hommes illuftres en tout genre ; il n'eft prefque point de mondes oü on ne fouffre avec regret qu'un homme encore vivant veuille exiger par fes vertus , par fon mérite & fes grands talens, une efpèce de vénération & de refpedt qui, en 1'élevant au-deffus. des autres, femble en même-tems abaiffer ceux qui font forcés d'honorer fes vertus; c'eft ce qui a fait dire a quelques favans que la gloire d'un héros vivant bleftè les yeux de ceux qui en font les témoins,' paree qu'elle fait un parallèle trop humiliant de fon élévation a leur petitelfe. Lorfque nous fumes entrés dans Ie palais. nous remarquames un grand concours de gens de 1'un & de 1'autre fexe qui fe raflembloient dans un falon très-fpacieux : Monime, curieule d'en apprendre le fujet, pria Zachiel, de nous en inftruire. Ne foyez point furprife, dit le génie, de ï'empreflèment de tous ces favans , apprenez que Div  W- V O Y A 6 S 5 ■ -, chacun deux fe fait gloire «fe a la réceptïoft de Fontenelle qui vient. d'arriver dans la fphère du foleil. Ce favant a fourni une carrière aflez longue dans le globe de la terre; c'eft un des plus agréables génies que la France ait produits,; fes ouvrages vous font connus, vous les avez plus d'une fois admirés, & je puk vous alfurer qu'un des génies de la première clalfe a fouvent préfidé a fon travail: fuivons-le dans la falie de 1'académie. Ce fut dans cette falie ou nous entendïmes ces orateurs célèbres , ces foudres d'éloquence, a qui rien ne réfifte j Ciceron , chargé de prononcer Ie difcours qui fe devoit faire a la louange de Fontenelle , prononca fa harangue avec cette onétioa qui touche, cette véhémence qui entraine, & emporta par fon éloquence rapide le coeur de tous les grands hommes ; philofophes , jurifconfultes , poëtes , tout applaudit k un difcours qu'ApolIon lui-même n'auroit pas défavoué. Je ne m'amuferai point a nommer ici tous les grands perfonnages, tant anciens que modernes, qui ornoient cette admirahle affemblée. Le génie nous fit remarquer le cordiaal de Richeliett qui nent une des premières places dans cette académie ; fa phyfionomie annonce la grandeur de fon ame, & la vjifte étendue de fes lumières: Zachiel  CE MILORD CÉTON. 'J7 Jions afTura qu'il avoir toujours été plus grand par fon efprit & par fes talens, que par les dignités dont il a été revêtu. En fortant de cette falie, nous pafsames dans une longue galerie qui diftribue les appartemens des philofophes qui habitent ce palais, dont chacun ne confifte qu'en une chambre & un cabinet. Dans un de ces appartemens étoit Homère , qui nous parut fort occupé a. corriger fon Iliade; nous crümes d'abord qu'Ariftote lui fervoit de fecrétaire : mais le génie s'appercevant de notre erreur, nous apprit qu'Arfftote avoit porté la lumière dans les ténèbres de la nature & de 1'art, il eft le père de la critique \ le tems dont la juftice eft lente, mais süre, a mis enfin la vérité a la place de TerKeur ; il a brifé les ftatues du philofophe , mais il a confitmé les décifions du critique ; deftitué d'obfervations, il a donné des chimères pour des faits; formé dans Técole de Platon, & dans les écrirs d'Homère , de Sophocle, d'Euripide & de Thucidide, il a puifé fes régies dans la nature des chofes, & dans la connohTance du coeur humain, il les a éclaircies par les exemples des plus grands modèles. Deux mille ans fe font écoulés depuis Ariftote ; les critiques ont perfeótionné leur art, cependant ils ne font point encore d'accord fur 1'objet de leurs travaux. Le vrai critique ne peut £l diiïïmuler que fa tache ne fait que commencer|  5^ V O Y A G E S il pèfe, il combine, il doute", il décide 5 exa& 8è impartial, il'ne fe rend qua la raifon, ou l \'m* torité qui eft la raifon des faits. Le nom le plus refpedable, continua le génie le cède quelquefois aux témoignages d ecrivains auxquels les circonftances feules donnent un poids momentané; prompt & fécond en reflburces, mais fans fauiTes fubtilités, il ofe facrifier 1'hypothèfe la plus brillante, la plus fpécieufe, êc ne fait point parler a fes maïtres le langage de fes conjectures ; ami de la vérité , il cherche le genre de preuve qui convient a fon fujet, & ne porte point Ie faux de 1'analyfe fur ces beautés délicates qui seffacent fous la touche la moins rude ; mais aufli peu content d'une adulation ftérile, il fouille jufques dans les principes les plus cachés du cceur humain pour fe rendre raifon de fes plaifirs & de fes dégoüts; modefte 6»fenfé, il netale point fes «onjedtures comme des vérirés , fes induébions comme des faits , ni fes vraifemblances comme des démonftrations. Mais c'eft aflez parler fur ce fujet: enttons dans ce cabiner. Nous fuivïmes le génie , & remarquames Virgile qui lifoit avec beaucoup d'emphafe quelques, endroits de fon Enéide a 1'empereur Augufte. Ce prince s'éloigna , & Virgile , par complaifance pour Zachiel, voulut bien nous expliquerles antiquités: la fuite d'une bande d'exilés, I0 comblt  B» ï* I L O R D CÉTOK." 5$ cle quelques villageois , 1'établiffèment d'une bicoque, qui forment les' travaux tant vantés da pieux Enée , que le poëte a ennobiis , & qui a fu, en les ennobliflant, les rendre encore plus inréreffans par une illufion trop fine pour ne pas fe dérober au commun des leéteurs. Ce poéte embellit les mceuts héroïques , mais il les embellit fans les déguifer. Le patre Latinus, & le féditieux Turnus font transformés en monarques puiflans ; toute 1'Italie craint pour fa liberté -y Enée triomphe des hommes Sc des dieux, Sc Virgile fait encore faire rejaillir fur les Troyens toute Ia gloire des Romains, & le fondateur de Rome fait difparoïtre celui de Lavinium. C'eft un feu qui s'allume, bientöt il embrafera toute la terre. Enée, fi 1'on peut hafarder 1'exprellion, contient le germe de tous fes defcendans. Mais jamais Virgile n'em* ploie mieux fon art que lorfque defcendu aux enfers avec fon héros, fon imagination en paroit affranchie. Le génie nous fit voir les Géorgiques,' que nous lümes avec ce goüt fi vif qu'infpire le beau, & avec ce plaifir délicieux que 1'aménité de leur objet infpite apfoute ame honnête & fenfible. On peut dire qu'Horace & Virgile fixèrent le goüt des Romains. Nous quittames Virgile pour fuivre le génie J qui nous conduifit dans un autre appartement oü s'étoient raflemblés Epicure, Pline > Lucien, Sc  êe> V O Y A G E S quelqnes autres, pour y difenter fur l'efprit: voici comme un de ces philofophes nous expliqua le iêntïment qu'on en doit potter. L'efprit, nous dit-il, eft une qualité de 1'ame cjiu élève & anime des fentimens communs , & des expreflions fimples , en leur donnant'cette tournure élégante & fine qui attire 1'admiration, & caufe en même-tems de la furprife ; il fert a. ammer nos penfées, a rendre nos expreflions wes, agréables & nouvelles. L'efprit ne peut cue que 1'effet d'une imagination brillante, fetöle, & enrichie d'une grande variété d'idées. On doit diftinguer deux fortes d'efprits ; celui qui eft iempli de feu s'élève avec plus de rapidité , il va flus loin , mais il fe foutient rarement dans cette elévation; au lieu qu'un efprit brillant, qui a "de la vivacité, de 1'agrément & de la juftefle, secarte peu de fon fujet; ainfi 1'un peut être compaté a un excellent cuifinier qui donne un goüt exquis aux mets les plus fimples; & 1'autre, a un admirable ouvrier qui embellit d'ime riche brodérie ïes étoffes les plus communes. II y a de fi belles produdions d'efprit, que tout le monde les feut & les admire fans en favoir la raifon. II y en a d autres qui font fi fines & fi délicates , que peu de perfonnes font capables d'en remarquer toutes les beautés. Nous en avons encore quelques-unes, qui j fans être patfaites, font néanmoins dites avec  © E M I t O R D C i T O N. tfsi tent dart, foutenues & conduites avec tast de graces , qu'elles méritent d'être admirées. La manière de forrner les idéés, eft ce qm donne un caracière d l'efprit humain. L'efprit qui ne forme fes idéés que fur des rapports réels et un efprit folide; célui qui fe contente des rappor» apparens eft un efprit fuperficiel; celui qui voic les rapports tels qu'ils font, eft un efprit jufte; celdi qui les apprécie mal, eft un efprit faux, •&■ celui qui ne compare point, eft un imbédne; aliiË 1'aptirude, plus ou moins grande d comparer des idéés, & d trouver des rapports, eft ce qui fair dans les hommes le plus ou Ie moins d'efprit. . U vrai §énie eft fimple, al n'eft ni intrigant, m aóhf, il ne fe compare d perfónne, routes f« seflources font en lui feul, fl jouit de lui-même fans s'apprécier. On voit des gens qui par une forte d'mftmét, dont ils ignorent eux-mêmeS2a caufe, décident ce qui fe préfente d leur efprit & prennent toujours le bon parti; ces perfonnes 4idees fimpleme^t par le goüt, nè jugent que leurs lurmères naturelles ■ leur raifon n'eft poiat oftufquee par 1'amour propre, tout agit de concert entr'eux, tout y eft fur un même ton, & cetac. cerd les fait juger fainement des objets, & leiir m forme une idéé véritable. Cherchons maintenant, continua ce favant Ia' «aufe phvfique de l'efprit, que je crois q*>Q!lpmi  'tl V O Y A G E S attribuer a un tempéramment bien compofé, dans lequel fe trouve un afiemblage de fibres extrêmement déliées, joint a une grande abondance d'efprits animaux trés - fubtils ; ces efprits doivent avoir un mouvement fort rapide , afin de mettre 1'ame en état d'opérer avec beaucoup plus de vivacité -y ce ne peut être que par ce moyen que 1'imagination parcourt aifément toute la nature, qu'elle contemple une infinité d'objets, & qu'en obfervant la reflemblance ou la différence de leurs qualités, elle aflortit & réunit les idéés qui lui conviennent mieux; de-la nailfent ces penfées frappantes, ces belles allufions, ces métaphores hardies , & ces feminiens qui excitent 1'admiration en faifant paroïtre les penfées les plus communes lbus une nouvelle forme qui ne manque jamais d'exciter en nous une forte de plaifir qui fe fait fentir a. tout notre être. Nous pafsames dans le cabïnet de Ciceron, le génie nous fit examiner plufieurs de fes ouvrages; entr'autres, fon traité de 1'Amitié , fur lequel le génie nous fit faire ces réfiexions : les ames humaines , nous dit-il, ont befoin dette accouplées pour valoir tout leur prix, & la force unie des amis eit incomparablement plus grande que la fomme de leurs forces particulières. Rien n'a tant de poids fur le cceur humain que la voix de 1'amitié reconnue, qui ne nous parle jamais que pou;- notre in-  DE MILOR.D CÉTON. (f? térêt: on peut croire qu'un ami fe trompe, mais non qu'il veuille nous tromper; fi quelquefois on réilfte a fes confeils, jamais on ne les méptife. Si 1'on n'a befoin que de foi pour réprimer fes penchans, fouvent un ami eft néceffaire pour nous aider a difcerner ceux qu'il eft permis de fuivre, L'amitié d'un homme fage regarde fous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt de bien connoirre. L'amitié eft un fentiment vif Sc célefte, qui donne de la chaleur aux raifonnemen's d'un ami; les épanchemens de l'amitié fe retiennent devant un témoin, quel qu'il foit; on veuc être recueilli pour ainfi dire 1'un dans 1'autre; les moindres diftra&ions font défolantes , la moindre contrainte eft infupportable; lorfque le cceurporte un mot a la bouche, il eft fi doux de pouvoir le prononcer fans gêne, il femble que la préfence d'un feul étranger retienne le fentiment, & comprimé des ames qui s'entendroient fi bien fans lui. Le charme de la fociété qui règne entre de vrais amis, confifte dans cette ouverture de cceur qui met en commun toutes les penfées, Sc qui fait que chacun fe fentant tel qu'il doit être, fe montre auffi tel qu'il eft. Un vulgaire attachement peut fe paffer de retour , mais jamais l'amitié ; elle peut être un échange ou un contrat comme les autres, mais elle eft le plus faint de tous. Le mot d'ami n'a  V O Y A G E S point d'autre expreffion que lui-même. Le progrès de l'amitié eft naturel, il a fa raifon dans la firuation des amis, & dans leur cara&ère : a mefure qu'on avance en age, tous les fentimens fe concentrent, on perd tous les jours quelque chofe de ce qui nous fut cher fans pouvoir le remplacer; on meurt ainfi par degrés jufqu'a ce que n'aimant enfin que foi-même, on ait celfé de fentir Sc de vivre fans cefler d'exifter ; mais un cccur fenfible emploie routes fes forces contre cette mort anticipée : lorfque le froid gagne les extrémités, il raflemble autout de lui toute fa chaleur naturelle; plus il perd , plus il s'attache a. ce qui lui refte, & il tient au dernier objet par les liens de tous les autres. Après ce difcours, le génie nous fit encore admirer dans les ouvrages de Ciceron fon rraité des Offices, celui des Loix , celui de la Vieillefle , fes PbilippiqueSj&d'autres oüceprincede 1'éloquence parle avec éloge du fyftéme des Platoniciens, de ceux des Peripatéticiens & des Stoïciens ; mais il montre beaucoup de mépris pour les autres feétes , qu'il attaque avec force Sc véhémence. Zachiel nous aflura que Téioquence de ce grand homme s'étoit acquis fur le cceur,de fes concitoyens des droits d'autant plus certains , qu'ennemi de toute tyrannie & de toute contrainte, il n'employa jamais pour les gagner que la feule perfualion. Dès fa plus  DE M I l o K D C É T O N. E M I L O R D C É T O N.' 7$ êgarer dans des chemins peu battus : les lumières de l'efprit apprennent a. douter & s'arrêterlorfqu'on ne peut éclaircir fes doures. Vous rde répondrez peut-être que le dóure eft fans aótion, & qu'il en faut aux hommes \ cependant depuis qu'on cherche a décöuvrir la vérité, on ne peut encore s'aflurer de 1'avoir rrouvée, quoique les hommes emploient chaque jour un courage incroyable a la recherche des chofes dont ils font entêtés; ils croient fans doute que ce qui eft cchappé aux lumières desautres eft réfervé a leur découverte; ils ont au moins 1'efpérance; Sc cette efpérance, quoique fouvent vaine, leur eft toujours agréable; enfin fi la vérité ne fe démontre hl aux uns ni aux autres, le plaifir de lamèmeerreurles confole: elle leur eft due. Nos plus favans philofophes, continua eet orateur, nous apprennent que nous ne fommes que des fragmens difperfés de 'la divinité même, ou des gouttes féparées de fon efTence, des efprits volatils de I'éteTnité, fixés par la deftinée ou par le hafard dans les véhicules du tems & de la matière. Vous ne devez pas ignorer que la maflè èntière de 1'univers corporel n'eft qu'uiie toile extrêmement déliée, rirée des entrailles d'un être infini, Sc travaillée par lui-même avec un artinimitable, pour y prendre des formes , des idéés '& des ames immatérielles: telles font les productions naturelles de  7*» Voyages 1'intelligence éternelle. II eft donc certain que nous ne fommes qu'autant de particules traveftiesde la divinité, réduires en corps par certains aimans ou charmes cachés, avec lefquels nous avons de la fympathie. Mais fans nous arrêter a cette opinion, nous conviendrons qu'il ne paroït rien de ferme & de conftant, que les cieux & les aftres qui le compofent& qui perfévèrent toujours dans 1'immutabilité de leurs cours, qui ne changent jamais de globe &c ne quittent jamais leurs poftes : Apollon fe léve & fe couche aux heures accoutumées; fa foeur obferve conftammenr les périodes qui lui font marquées pour croïtre oupour décroitre; ces deux aftres ne varient que comme les faifons de 1'année, c'eft a-dire, avec une admirable régularité Sc des retours toujours conftans & fixes. Mais il ne faut pas croire que tous les mondes, fe reffemblent. Depuis que nos obfervationsfe font fixées fur le tourbillon qui renferme le globe de Mercure, nous y avons remarqué une perpétuelle tranfmigration des états & formes de gouvernemens. Par les obfervations qu'on a faires, & en examinant les fioles de bon-fens que renferme la forêt, on a découvert que ce monde eft adtuellement agité par un flux & reflux perpétuel; leurs bachas, femblables aux chimiftes, ne font plus occupés qua tirer la quinteffence de la fubftance  DE MILORD C E T O N. JJ des fujets, pour la faire paffer dans leurs coffres & dans ceux de leurs créatures, & ne laiflent aux pauvres peuples que la matière terreftre, 8c aux fouverains que le murmure & les plainres des citoyens. Ces calamités que nous ne faurions ignorer doivent nous faire bénir la divinité, en lui ofFrant de nouveaux facrifices, afin de lui rendre graces de nous avoir conduits dans un monde rempli de lumière, de juftice & dequité, & de ce que le prince qui nous gouverne veut bien départir également fes dons a tous fes fidelles fujets. Ce philofophe, après s'ètre étendu fur la politique & fur la facon de bien gouverner, congédia l'allèmblée. Le génie nous fit paffer dans un autre batimenr qu'il nous dit être le logement des fept fages de la Grèce. En y entrant, le premier qui s'offrit a nos yeux fut Thalès, homme d'un grand efprit, qui néanmoins s'étoit laiifé mourir de faim & de foif plutót que de fortir d'un théatre d'ou il regardoit nn combatde gladiateurs. Solon parut enfuite, 8c nous eümes avec lui une afiez longue converfation fut les loix qu'il adonnées a Athènes. Letablifiement d'un corps de loix, nous dit ce favant, eft néceffaire dans toute adminiftration. Le projet que j'ai formé, en donnant des loix a ma patrie, a été d'établir des régies qui puffenr joindre la süreté publique & 1'intérètpar-  7§ Voyages riculier de chaque citoyen. L'adminiftration de li juftice, cette émanation précieufe de la divinité, doit principalement pofer fur des formes qui lui foient propres : nulle perfonne ne doit fe permettre de les violer, fans attaquer le nerf & le foutien de 1'état: la juftice n'auroit plus rien que d'arbitraire, elle ne feroit plus qu'un vain nom, auffi peu redoutable aucrime qu'inutile a. 1'innocence. Ainfi les loix, fi néceifaires a l'économie publique, le font également a toutes les branches de lafociété; ellesévitent bien des maux & procurent une infinité de bien?. Si la loi n'eft que la volonté de celui qui gouverne, on ne peut la connoïtre avec certitude; de-la un grand nombre de fujets fe croient autorifés a violer cette règle de droit, écrite par la main du tout-puiffant fur les vivantes tablettes du ccEur, dans 1'efpérance de n'êtte pasexpofés au chatiment; & ceux qui la fuiventne fauroient jouir du témoignage intérieur de cette fécurité qu'on doit trouver dans la protedion de la loi connue, lorfqu'on ne ne Ta jamais violée. Or fi 1'ofrenfe ou le crime ne font pas fixés, nt le chatiment prefcrit, c'eft un motif de moins pour laprobité, auquel on doit néceffairemeritfuppléer, autant pour ceux qui peuvent étre tentés de commettre le crime, que pour ceux qui pourroient cn fouffrir; d'ailleurs li un fouverain veut fedifpenfer  BE MïtORD CeT0N. 79 de gouverner par des loix écrites Sc publiées, il doit exercer le gouvernement par lui-même, mais il eft a craindre quJil ne fuccombe fous un fardeau que perfonne n'eft capuble de foutenir feul; fi c'eft par le miniftère de quelques-uns de fes fujets, il eft encore a craindre que 1'infériorité de leur rang ne les expofe, foit a des tentations dont on ne peut efpérer qu'ils aient toujours la force defecléfendre, foit a des préventions qu'il leur fera peut-être impoifible de furmouter. Ainfi pour exercer 1'adminift tration avec équité, il faut néceftairement une loi qui fïxe 1'offenfe & qui prefcrive la punition > alors i'intégrité fuffit feule, & la fentence ne dépend plus de 1'opinion, mais des faits. Rarement la juftice fera corrompue, & dans le cas oü I'intégrité pottrroit manquer, le défaut hen pouvant être rejeté furaucune erreur, on feroit du moins arrêté par 1'idée de 1'infamie Sc le danger qui réfulteroit d'une prévarication manifefte. Solon ajoura qu'il avoit lahTé fon corps en Chypre après quatre-vingts ans de vie furie globe de la terre, en recommandant a fes principaux officier* de le brüler & d'en jeter les cendres au vent s dans la crainte qu'elles ne fuffent portées a Athènes, paree qu'd la vue de fes reliques les arhéniens fe feroient crusdégagés du ferment qu'ils avoient fait d obferver fes loix, du moins jufqu'd fon retour. Ce  8o Voyages fage nous fit lire 1 'épitaphe qu'il avoit compofée lui-même pour être gravée fur le tombeau qu'il s'étoit fair conftruire avant fon départ; peut-être ne fera-t-on pas faché de la retrouver ici. Je laiflc a mes amis tout le foin de ma gloire, Et je ne veux.en ma mémoire Ni d'autre tombeau que leurs cceurs, Ni d'autre élogc que leurs pleurs. Après avoir quitté Solon , nous entrames dans 1'appartement du roi Périandre. Ceprince effayaen vairi de couper 1'ifthme de Corinthe. Zachiel nous dit que Périandre eut tant d'amour pour la reine fa femme, qu'il eut mille peines a. la quitter après fa mort. Nous joignimes Cléobule, qui a paffe pour le plus bel homme de la Grèce. Ce fage avoit apris la philofophie d'unEgyptien: il nous alïura que le culte que cette nation rendoit aux animauxn'étoit qu'un culte civil & politique, fins que le fond de leurreligion y eut aucune part. Comme ils tiroient leur principale fubiiftance de la culture des terres, ils firent une loi, parlaquelle ils déclarèrent que tous les animaux qui fervoient au labourage & ceux qui détruifoient Ia vermine, feroient facrés & inviolables, &z que quiconque les tueroit volontairement  D E M I L O R D C É T O N. Si ment ou par accident, feroit puni de mort, regardant les animaux comme les inftrumens de la providence divine qui les leur avoit donnés pour le foutien de la vie hurnainé; ce n 'éroit que dans cette vue qu'ils les confacroient. Nous vimes enfuite ce fameux Chelon , qui mourut de joie lorfqu'il apprit la nouvelle d'une viétoire remportée par le fils d'Olympias. Voici les trois femences qui lui ont acquis le nom dé fage. Le grand favoir c'eft fe connoitre; faites tout ce que vous devez; n'emprunrez jamais pour paroitre, & ne commencez jamais de procés. Chelon nous conduifit dans 1'appartement de Bias, prince de Prianne en Ionie. Ce prince étoit fi content de fon efprit, que lorfoue fa ville futprife, il en fortit en difant qu'il emportoit tous fes bieus avec lui. Le feptième fage eft Pitracus deMelène qui délivra Lesbos du tyran Melanchre, & qui tua en duel Phrinon, chef des ennemis. J'ai peine a croire, dit Monime, que ce foit-li les fept fages dont il eft tant parlé dans nos hiftoires; convenez , mon cher Zachiel, que s'il paroiffoir aduellementdans notre monde de pareils perfonnages, on pourroit bien les prendre pour des fous; j'enexceptecependant Solon. Mais qui eft celui que je vois paroïtre? N'eft-re point un huitièmefage ? C'eft, dit le génie en fouriant, Scaron, qui a traduit en vers'burlefques quelques morTemc II. p  8z Voyages ceauxde 1'Enéide de Virgile & des Métamorphofes d'Ovide. Je fuis charmée, reprit Monime, de le connoitre; je me fouviens d'avoir lu quelques- uns de fes ouvrages qui m'ont fort amufée, & je fuis très-perfuadée qu'il vaut lui feul tous vos fages. Monfieut, dis-je a Scaron en m'avancant vers lui, voici une belle dame qui vous préfère a tous les fages. Madame m'honore beaucoup , reprit Scaron, mais, je puis 1'affurer que je n'ai jamais compofé aucun de ces gros volumes qui tendent a prouver que la maladie, les douleurs, ni les fouffrances, jointes au manque de fortune, ne doivent point altérer la gaieté du fage. Cependant, dit Monime, vous étiez en état de le prouver beaucoup mieux qu'un autre, puifque tous vos ouvrages font une preuve bien convaincante que vous avez toujours confervé , au milieu d'une infinité de maux, cette gaieté & cette patience qui eft la meilieure efpèce de fageffe, ou pour mieux dire, la feule qu'il y ait; car qui peut fe vanter d'étre affez indépandant de la nature pour n'en craindre aucune furprife? Mais, par malheur, malgré tous'' les favans difcours de vos phdofophes, s'ils vouloient parler de bonne foi, ils avoueroient qu'elle conferve toujours fes dróits, qu'elle a fes premiers mouvemens qu'ils ne lui petivent jamais öter, a moins d'en faire de vrais automates moutés a  »E MILORD C É T 8 N, 8j Puniflbn. Scaron nous quitta après avoir dit a Monime les chofes du monde les plus agréables j il fur rejoindre Marot. Un peu plus loin nous rencontrames plufieurs difciples de Pirhagore, entr'aurres Philolaüs qui étoit de Corinthe. Ce philofophe avoit formé la république de Thebes, & lui avoit donné des loix: les Thebains le regardoient comme leur oracle; ils le croyoient defcendu d'une fille de Bacchus nommée Bacchée : fes ouvrages étoient fi fort eftimés, que Platon, qui n'étoit pas riche, en acheta trois yolumes la valeur de douze millelivres, que Dion de Syracufe lui avoit données pour fon enrretien. Malgré toute la fcience & la fublimité de la doétrine de ce favant, Zachiel nous dit qu'il avoit été obligé, lorfqu'il habitoit notre terre, de vendre des huiles pour fournir a fa fubfiftance. Ce philofophe a traité de 1'amour d'une facon toute métaphyfique; mais quelques-nns lui reprochent de n'avoir pas toujours eu l'efprit feul pour objet, & d'avoir fouvent mis le corps de Ja partie. Zachiel nous fit remarquer Anaxaque, que le tyran Nicocréon avoit fait broyer dans un mortier. Fij  §4 Voyages CHAPITRE VIII. Suite d'Obfcrvations. C l*uetoïje, s'avangant vers le génie, fe plaignit amèrement d'avöir été confondu fur la terre avec une foule d'hiftoriens qu'on accufoit d'être menteurs, c'eft-a-dire, de ces partifans flatteurs ou aveugles qui difent la vérité par caprice, & Ia médifance & le menfonge par inclination. II eft vrai, ajouta Suetone, qu'un pauvre hiftorien fe trouve fouvent fort embarraffé par la contrainte oü il eft de flatter le fouverain, fur-tout lorfqu'il eft chargé d'écrire les éyènemens qui fe fonr paffés fous fon règne. Cependant il eft de 1'intérêt de la nation qu'on permette a un favant de dire la vérité fans flatterie & fans crainte, afin que la poftérité puiffe, en lifant 1'hiftoire de fes ancètres, apprendre a imker les bons exemples, a-s'éloigner & a avoir même de 1'hbrreur pour la conduite des méchans. II eft certain qu'un homme qui entreprend de décrire 1'hiftoire, doit commencer par fe dépouiller des fentimens naturels de 1'amour ou de la haine y il ne doit envifager ni patrie, ni parens, ni amis, puifqu'il devient juge & fouverain des évènemens  DE MTLORD C E T O N. S$ qri'il traite, & des princes dont il décrit les actions. Cette converfation fut interrompue par Kepler, un des aftronomes qui étoient venus au-devant de nous dans la plaine. Ce favant, me reconnoiffant pour tm de fes compatriotes, me dit qu'il étoit charmé de nous rencontrer, afin de nous procurer de nouvelles lecons : il nous conduifir dans une très-grande falie remplie de divers inftrumens utiles a leur arr. Au milieu de cette falie étoit une table fur laquelle on voyoit arrangés des fphères, des globes, des compas , des quarts de cercle , des régies d'aftrolabös, le compas de proportion de Juftebrigne, la fphère armillaire d'Archimède, la bouffole, dont le véritable inventeur eft Flaviogicia^ Napolitain, le télefcope de Newton, le microfcope, le baromètre & le thermomètre de. Farinmith, 1'aréomètre de Volq, la machine pneumatique de Bayle, Ie gnomon, le graphomètre, la machine éledrique, & mille autres inftrumens auffi utdes que curieux, avec plufieurs cartes pleines d'obfervations aftronomiques. Vis-a-vis étoit un vénérable vieillard, attentif a examiner le cours des aftres, qui, a 1'aide d'une longue lunette que Galilée avoit compofée avec beaucoup de foin &c d'application, lui faifok découvrk fi les planètes. touruent fur leur centre, fi les routes Fiij  8$ VöTAGES «le 1'air font compofées de perites étoiles, fi les éclipfes font' occafignnées lorfque la lune a toute fa rnoitié obfcure tournée vers la terre, ou s'il faut qu'elle foit direóbement fous le foleil pour former une éclipfe. Ge favant, après une longue applicatiou, quitta fa lunette pour écrire une efpèce de centurie, par laquelle il annonce que le ciel de Sarurne & celui de trêpidation n'ayant point achevé leur cóurs, il doit encore fe paffer plus de vingt-quatre mille ans avant que les globes céleftes aient achevé leur tour. ¥oüèj dit Monime en fouriant, un philofophe qui ne m'eft point inconnu, & je fuis fort trompée fi dans notre monde ce n'eft pas fon portrait qu'on voit a. la tere de tous les almanachs : mon Dieu» qu'on a bien faifi fa figure! II eft vrai, dit Zachiel,. que c'eft le fameux Noftradamus, un des plus grands aftronomes qui ait jamais paru fur le globe de la rerre; c'eft lui qui a prédit plufieurs chofes qui font arrivées, & qui a laiffé de fi belles eenturies que tout le monde s'eftorce de faire cadrer aux évènemens extraordinaires. Je ne dois pas vous laiffer ignorer, ponrfuivit Ie génie, que dans les Indes orientales de votre monde, leurs aftronomes font t ès-perfuadés que lorfque le foleil & la lune s'éclipfent, ils y font pouffés par un certain démon qui a les griffes  CE MItORD CÉTON. 87 très-noires, & qui, pour leur faire de la peine, fe plak'de les étendre fur ces deux aftres, dont il eherche a fe faifir, afin de les priver de la lumière; &c les pauvres Indiens,»perfuadés de cette folie, fe jettent dans les rivières, s'y enfoncent jufqu'ati cou; leur dévotion les y fait refter auffi long-tems que 1'eclipfe dure, pour obtenir du foleil & de la lune qu'ils emploient toute leur force & leur adreffe a fe défendre contre les rufes de ce malin démon. D'autres croient que ces deux aftres font brouillés enfemble loifqu'ils s'éclipfent, & font mille extravagances pour tacher de les raccommoder. Mais rien n'approche de la folie des Grecs, qui croyoient la lune enforcelée par des magiciens qui la faifoient defcendre du ciel pour répandre fut leurs herbes une certaine écume malfaifante, c'eft pourquoi ils purifioient 1'air avec des parfums auffi-tot que; Téclipfe étoit paffée. Nous paflames enfuite dans une autre falie trèsfpacieufe, oü fe raffemble indiftinctement la plupart des habitans qui veulent affifter aux inftruétions des philofophes. Ptolomée, Copernic, Archiras & plufieurs autres y étoient. II s'éleva une difpute entte les deux premiers, qui ont toujours été d'un, fentiment différent fur le cours des aftres. Ptolomée foutenoit qu'il falloit que la terre fut toujours en repos au centre de fon tourbillon, que tous les corps céleftes devoient faire leurs révolutions Fiv  88 Voyages autour d'elle afin de 1'éclairer, ce qui devoir naturellement former différens cercles, fuivant 1 eloignement oü ils fe trouveur. Mais Copernic, faifi d'une noble fureur d'aftronome, 1'interrompit & lui foutint en allemand que la terre nétoit pas digne d'occuper la première place parmi les aftres, que eer honneur n'étoit dü qu'au foleil, & qu'il étoit certain que toutes les planètes doivent décrire leur cours aurour de ce globe lumineux, que par conféquent il doit être le cenrre du cercle que décrit Mercure; Vénus vient enfuite fuivie de la Terre qui, plus éloignée, doir, par cette raifon, décrire un plus grand cercle que les deux planètes qui la précédent; Mars, Jupirer & Saturne doivent fuivre felon leur rang, mais ce dernier doit employer beaucoup plus de tems a faire fa révolution qu'aucune des autres planères : ainfi, ajouta Copernic, il ne nous refte plus que la Lune a qui je permets de fuivre la Terre en tournant toujours autour d'elle, & en la gratifiant de toutes fes variations. Architas, philofophe pithagoricien, approuva le fentiment de Copernic; & en examinant le tourbdlon du foleil, il confidéroit eet aftre comme une étoile fixe qui brille de fa propre lumière. Ils cherchèrent enfemble quelle peut être la compofition de ce globe, ainfi que des planètes qui tournent autour de lui, celle des fatellites ou lunes qui en  CE M I L O R D C E T 0 N. 8c, accompagnent ,une partie; enfuite ils calculèrent exa&emenr la diftance des aftres renfermés dans le tourbillon du foleil auili-bien que celui de leurs mouvemens, foit fur eux-mêmes, foit autour de eet aftre qui eft leur centte commun. Ils expliquèrent les différens fentimens des plus grands aftronomes, fur la nature des comètes connues, regardées comme des efpèces de planètes errantes. On fit auffi un examen-de ces efpaces ou nuages lumineux qui fe découvrent parmi les étoiles. On finit enfin pat un détail citconftancié de tout ce qui concerne les corps céleftes. On examina 1'armofphère de la rerre, connue dans ce monde fous le nom de région des vapeurs, confidérée comme une planète particuliere qui roule dans les 'airs; on examina la compofition de ce globe, fes inégalités qu'on nomme montagnes, ce qu'elle renferme dans fon fein, la grande quantité de feu & de foufre dont elle eft également pénétrée. On paria enfuite des foudres, des météores, des are - en - ciels, des aurores boréales, du flux & reflux de la mer; on fit voir ce qui peut occafionner les tempêtes & les autres météores; on mefura les abïmes que renferment les mers, en obfervant la nature de eet élément, les qualités qui lui font communes, celles que lui donnent la diverfité des climats, 1'inconftance des faifons & la diftérence des vents. Nous quittames cette école pour entrer da»$  Voyages une autre oü étoit Seneque, Zenon, CrifipeJ Confucius, Piine, Montagne, Erafme, & plufieurs autres philofophes dont les noms doivent être fort indifférens a mes lecteurs. J'ai peine a coneevoir, dit 1'un d'eux, pourquoi, dans prefque tous les mondes, la plupart des hommes font toujours combattus par de folies paiïions & des réflexions fages, pourquoi ils emploient des vues fi longues pour une fi courte durée, tant de fcience pour des chofes vaines & inutiles, & tant d'ignorance fur les plus importantes ; pourquoi cette ardeur pour Ia liberté & cette inclination a. la fervitude; pourquoi enfin ils ont une fi forte envie d'être heureux, & une fi grande incapacité pour le devenir. C'eft, reprit un de ces philofophes, que leur prétendue fageffe n'eft point un effet de leur raifon, êc qu'il n'appartient qu'a la raifon de gouverner les hommes & de régler leur conduite. Le genre humain devroit gagner a s'inftruire; mais fi les fiècles éclairés font auffi corrompus que les autres, c'eft que la 1 umière ne peut encore s'y répandre également; qu'elle eft concentrée dans un trop petit nombre d'efprits, pour que les rayons qui s'en échappent aient affez de force pour pouvoir découvrir aux ames communes 1'attrait & les avantages qu'on. tire de k fcience & de la vertu comparées aux dangers du vice : la culture de l'efprit, 1'exer-  DE M I 1 O R D C É T O N. f)I cice de la vertu, celui des talens, peuvent feuls nous diftraire de nos maux, & nous confoler dans nos peines; la nature a également partagé aux deux fexes les befoins & les pallions; la raifon pourroit réprimer les deiirs, mais le premier mouvement qui eft celui de la nature, porte toujours les hommes a s'y livrei-. On cherche a. s'élever dans les cieux pour'y découvrir des points fixes; on veut favoir fi ce font les loix de 1'attraétion ou celles de l'impulfion qui maintiennent 1'ordre qui nous frappe dans la marche régulière des corps céleftes; on fe perd dans des conjeótures philofophiques; on s'éloigne de la raifon, 8c ce qu'on appelle un plan detude, ne devient qu'une combinaifon de folie raifonnée qui ne leur laiffe pas la faculté de réfléchir un feul inftant fur eux-mêmes. ■ Je ne rapporterai point la fuite de 1'entretien que ces favans eurenr enfemble; il roula fur les avantages & les agrémens de 1'union & de l'amitié, fur la bonté & 1'humanité, fur 1'ordre, fur les admirables opérations de. la nature, fur les condi^ tions 8c les bornes de la vertu, fur les avantages qu'elle procure, fur les régies inviolables de la raifon, fur la véritable philofophie & fur 1'hiftoire & la poéfie. Monime fe rrouvant un peu fatiguée, refufa d'entrer dans une autre falie oü 1'on enfeigne la  '?z Voyages %on d'unir phyfiquement les vérités de ehaque contradictoire 5 par exemple, que le bleu eft noir, qu'on peut être & n'être pas en même - tems , qu'il peut y avoir des montagnes fans vallées, q^e le.néant eft quelque chofe , que tout ce qui eft n'eft point, qu'une & deux ne font qu'un, que la plus petite partie eft auffi grande que le tout, qu'un atome peut paroïtre un éléphant, la mamère de trouver la quidrature du cercle, le mouvement perpétuel, & mille autres connoifiances auffi curieufes , dont je me difpenfe de faire le détail , attendu que plufieurs favans de notre monde fe font fort étendus fur ces matières. Le génie s'appercevant que 1'air de philofophie étoit trop pefant pour Monime , nous fit fortir de Ia ville y nous gagnames une allée couverte , oü nous nous reposames aftèz long-tems. Zachiel qui ne vouloit perdre aucun inftant qui put fervir a notre inftruction, nous dit que n'ayant pu nous conduire dans toutes les falies d'académie , par rapport a la délicatefle du tempéramment de Monime , il alloit y fuppléer en nous rapporrant les divers fentimens de la plupart de ces philofophes. Quelques-uns ,pourfuivit le génie, enfeignent que les ames, après la mort, viennentpar un principe de reflemblance fe rejoindre a cette maflè de lumière qui eft le foleil, & que leur fphère n'eft  DE MILORD CÉTO N. formée d'autre chofe que de l'efprit de tout ce qm a du mouvement dans tous les mondes qui les entourent , comme de Mercure , de Venus & de la Lune, de Mars de Jupirer, de fes fatellites, de Saturne , de fes lunes & de fon grand anneau; ils croient que dès qu'un homme, im animal ou une plante expire , 1'ame du premier & l'efprit des autres montentfans s'éteindre jufqu'i leur fphère , de même qu'on voir la lumière d'une bougie s'élever en pointe lorfqu'elle eft 1 fa fin. Quand toutes ces ames fe font réunies ik fource du jour, & qu'elles font purgées de Ia grofte matièrequiles enveloppe; c'eft alorsqu'elles exercent des foncïions bien plus nobles que celles de croitre , de fentir & de raifonner, puifqu'elles font réunies au foleil pour en former les efprits vitaux; & c'eft par la chaleur de mille millions de ces ames redifiées que le foleil fonue une efpèce d'élixir qu'ü influe enfuire a la matière des autres mondes , afin de leur donner la puiffance de croitre & d'engendrer avec celle de rendre les corps capables de fe fentir. Ces philofophes ajoutent qu'il y a trois fortes d'efprits répandus dans les mondes, dont les plus groffiers viennent animer les bêtes & font végéter les plantes qui font dans leur fphère ; que les plus fubtils s'infinuent dans les rayons du foleil, maïs que ceux des philofophes qui n'ont rien contraöé  54 V O Y A G E S . . d'impur dans leur première habitation, arrlvent tout entiers dans la fphère du jour & y font recus comme citoyens , patce qu'on ne doit pas douter que la matière qui les a compofés lors de leur génération, a dü fe mêlet fi exactement, que rien ne 1'a pu féparer j femblable a celle qui forme ies aftres dont toutes les parties font pour ainfi dire brouillées par une infinité d'enchainemens que les plus forts diffolvans ne fauroient jamais relacher. Dans le tourbillon de ce monde les hommes ne finiffent que de mort naturelle , c'eft-a-dire, qu'ils ne font fujets a aucune maladie , Sc vivent ordinairement huit a neuf mille ans ; mais lorfque par les continuels excès de travail Sc d'étudeou leur tempéramment de feu les incline, 1'ordre de la matière fe brouille , & la nature qui font qu'il faudroit plus de tems pour réparer les ruines de fon être , que pour en compofer un nouveau, afpire elle-méme a fe diflbudre ; de forre qu'on voit de jour en jour tombe; la perfonne en particules femblables a de la cendre rouge : cette mort eft celle des geus d'un efprit mediocre , car pour les philofophes , ils prétendent qu'ils ne mentent point & qu'ils ne font que changer de forme pour aller revivre ailleurs, ce qui, loin d'être un ma!, ne fert au contraire qua perfecHcnner leur raifon , leurs talens & leur jugement, qui les conduit a un nombre innni de nouvelles connoiffances. Ce-  DE MII.OK.D CÉ TON. 95 pendant on a remarqué plus d'une fois qu'un philofophe , a force d'exercer fon efprit, de fatigtier fon imagination, & d'entafler images fur images , groffit tellement fa cervelle , que le crane ne la pouvant plus contenir, eft forcé de fe fendre avec éclat: cette facon de mourir eft fans doute Ia plus diftinguée , auffi eft-elle celle des plus grands génies. Prefque tous les habitans de ce monde jouiffent d'une tranquillité d'efprit & d'une paix inaltérable ; on ne les voit point expofés a l'inconftance ou a. la trabifon de faux amis, ni aux pièges invifibles d'ennemis cachés , paree que la fraude eft regardée chez eux comme un crime auiïï énorme que le vol & 1'aflaffin : leurs Légiflateurs ont établi pour principe certain que les foins & la vig'ilance d'un efprit ordinaire peuvent garantir fes biens contre les attaques des bandits, mais que la probité n'a point de défenfe contre la fourberie & la mauvaife foi des hommes. Ici les philofophes vivent dans une grande confidération : également recherchés des grands & de tous les citoyens., on leur confie 1'éducarion des princes & princefles ; 1'avantage qu'ils retirent de cette éducation eft le ptivilège de leur annoncer la vérité en tout tems , & de la porter jufqu'au pied du bofte , oü 1'on peut dire qu'elle paroït fi rarement darts les autres mondes.  96 Voyages Chacun d'eux eft chargé de trairer les matières qui l'affe&ent le plus. Monime nous dit qu'elle avoit trouvé fort lingulier , dans la vifite que nous avjons faite de leurs écoles, que Platon & Socrate euffent choifi pour leur partie les matiètes qui concernent 1'amour, & qu'ils fe fuffent chargés du foin d'en inftruire fingulièrement les femmes qui, comme je 1'ai déja fait remarquer, partici,pent a la même éducation ; auffi ne les voit - on point, comme dans les autres mondes, le jouet d'une illufion puérile , ni les efclaves despréjugés; mais eet avidité qu'elles ont pour les fciences ne fert qu'a les mettre en état de réfléchir fur tous les évènemens de la vie , & loin de chercher a s'en parer par un étalage pompeux , elles n'en paroiftent que plus modeftes. Ces peuples n'ont ni temples , ni autels; ils croient que ce feroit diminuer la majefté de la divinité qui eft celle qui remplit tout par fa puiffance & par fes bienfaits , en renfermant pour ainfi dire cette majefté dans les bornes étroites d'un temple: tout 1'univers , difent-ils, annonce fa puiffance, fa grandeur & fes biens ; tout 1'univers par conféquent doit lui fervir de temple & d'aurel. Oü peut-on mieux connoitre & adorer la divinité qu'aux endroits ou elle fe peint avec plus d'avantage ? C'eft pourquoi ils font ordinairement leurs prières clans les plaines les plus fpa- tiaufes  O E MILÓR.D CÉ TON. 97 cieufe ou fur des montagnes élevées, regardant ies aftres comme pénétrés de la divinité. Lés êtres créés né font, difent-ils , que les parties d'un tout prodigieux , dont la nature eft le corps, & la divinité 1'ame ; c'eft elle qui brille dans les étoiles , qui anime les hommes, qui fleurit dans les arbres , qui vit dans tout ce qui a vie , qui s etend dans tout , fe répand fans fe divifer, agit fans s'épuifer, & donne la forme aux hommes ainfi qu'aux animaux ; enfin elle remplit, lie& anime également tout: telle eft en fubftance une partie des inftruétions qu'on donne a ces peuples. CHAPJTRE IX. Re nco kt he de Sepkis, & fon Kïftöire. ÜZjAchiel nous fit remarquer une jeune perfonne qui, par le fecours d'un génie du premier ordre , venoir de franchit le vide immenfe qui fépare la planète de Mars d'avec celle du Soléil. Les deux génies s'abordèrent fans montrer aucune furprife. Nelapha en ces lieux ! dit Zachiel, je vous croyois arrivé dans Saturne. II eft vrai, reprit Nelapha , que la dernière fois que nous nous fommes rencontrés je me difpofois a en Tome IL Q  98 Voyages prendre la route; mais en traverfant le monde d« Mars , de tendres plaintes ont frappé mes oreilles j furpris de les entendre je defcends, perce les nues , & j'appercois a la foible lueur des étoiles un vieillatd refpeótable qui me parut être dans la plus grande défolation. J'ai écouté longtems fes plaintes fans me rendre vifible : un confident qui 1'accompagnoit lui repréfenta le danger oü il s'expofoit s'il venoit a être découvert; le vieillard ne lui répondit que par de profonds foupirs , puis fe tournant vets la met 8c s'appercevant par fon murmure qu'elle commencoit a s'agiter : juftes Dieux ! s'écria-t-il, fetez-vous toujours infenfibles a mes prières ? Et vous , vents impétueux , refpectez le vaiffeau fragile qui porte 1'objet de mon amour; doux zéphirs , écartez les orages , rangez-vous a la poupe} enflez doucement les voiles ; ondes, aplanilfez - vous , 6c qu'un fillon léger , effleurant votte fein paifible , indique a peine la tracé de fa courfe rapide; rochers, écartez-vous de fon paffage ; nuages, formez un voile qui la dérobe aux yeux de ceux qui pourroient la ttahir; 8c vous lune au teint dargent , que votre douteufe lumière favorife cette heuteufe fuite, ralentiffez votre courfe, gardez-vous d'atteindre 1'horifon , attendez, pour difparoitre, que 1'aube du jour lui prête le fecours de fon flambeau.  © E M I X O R D C É T O N. Ainfi paria ce refpeótable vieillard qui fe retira après avoir perdu de vue le vaiffeau qui faifoit 1'objet de fa crainte & celui de fon efpérance. Je Je fuivis dans fon palais, oü metant rendu vifible, j'employai ce que je crus de plus confolant pour calmer fa douleur, en lui promettant de voler au fecours de 1'objet de fa tendreffe. Après 1'avoir quitté , fidelle a ma promeife & guidé par le defir de rendre a la vertu les fecours dont elle n'eft que trop fouvent ptivée , je pars, & d'un vol rapide je traverfe la rner ; fes mugiffemens me font craindre que le vaiffeau , après avoir été le jouet des vents & d'une affreufe tempête, ne fe foit brifé conrre quelque roche. Jedefcendsen planant toujours fur les bords de la mer, oü j'appercois les débris d'un vaiffeau fur les rives d'une ifle déferte; j'avance Sc trouve étendue fur le fable cette jeune perfonne, que 1'afpeét d'un affreux ferpent prêt a Ja dévoter avoit rendue immobile : mon cceur en eet inftant fe fentit faili d'horreur, une force majeure m'entraiue vers elle, j'écarte le monftre, Sc la faifiifant dans mes bras je 1'enveloppe d'un nuage ; je remonte , & d'un vol rapide je fends les airs pour venir la dépofer dans le Soleil , ou j'étois sür de vous rencontrer; c'eft a vos foins que je la confie , elle eft digne d'accompagner 1'aimable Monime; une cuillerée d'éiixir élémentaire que je viens de lui faire prendre a enriè ement Gij  IO Voyages^ ranimé fes efprits. Cette belle perfonne vousinftruira de fes aventures. Vous n'ignorez pas que je fuis obligé d'obéir i des ordres fupérieurs, & ne puisdifférer plus long-tems a remplir mamiffion. Nelapha dit encore quelques mots a Zachiel dans une langue qui nous étoit inconnue, après quoi nous le vïmes reprendre fon vol vers le palais d'Apollon. Cette rencontre me fit connoïtre que les génies enrr'eux ne fe font aucun compliment; ils expliquent fans fupplication leurs defirs &leur volonté; comme ils n'exigent jamais que des chofes juftes, ils ne trouvent auffi nulle forte doppofition. Monime, charmée d'avoir une compagne de voyage, s'approche de la belle étrangère, lui fait mille tendres careffes , auxquelles elle répondit avec beaucoup de grace. Cependant 1'inquiétude de fon fort fe fit remarquer dans fes yeux: raifurez-vous, charmanre perfonne, dit Monime en hu prenant les mains qu'elle ferroit tendrement dans les fiennes ; fi jufqu'a préfent la fortune a paru vous êtte contraire, vous ne devez plus redouter fes coups ; le génie qui vous prend fous la proteóhon eft au-defius de toutes les puiffances humaines , il ne permettra pas que vous fuccombiezfouslepoids de vos perfécuteurs. A ce difcours cette jeune perfonne pouffa un profond foupir, fes yeux fe remplirem de larmes  E e milord CfTON. ioi qu'elle s'efforcoit en vain de retenir, ce qui engagea Zachiel a confirmer le difcours de Monime par de nouvelles promefles de la protéger &: de lui procurer tous les agrémens nécelfaires a fa tranquilliré. Cette belle perfonne, foulagée par ces alfurances, commenca a nous montrer un vifage plus ferein; elle parcourut des yeux tout ce qui 1'environnoit, cherchant fans doute a découvrir quelle étoit la contrée qu'elle alloit habiter, fort éloignée de penfer qu'elle avoit quitté le globe qui 1'a vu naïtre, n'étant point encore inftruite de la pluralité des mondes. Mais Monime qui defiroit ardemment d'apprendre le fujet de fes difgraces, la fupplia, avec inftance, de vouloir bien nous en faire le récit. Cette jeune perfonne, fans trop fe faire prier, céda volontiers a 1'emprefiement de Monime, & commenca ainfi 1'hiftoire de fes malheurs. Je me nomme Sephife, & vous voyez en moi 1'infortunée fille du roi Bolomine. Mon malheureux père, forcé de céder fonroyaume a celui que les brigues & les mauvaifes manoeuvres en avoient rendu le maïtre, abandonné de fes fujets, réduit a mener une vie laborieufe; ce prince infortuné vécut long-tems dans un exil volontaire qu'il s'étoit choifi au milieu d'un défert, je fus la feule compagne de fa misère j ma mère perdit la vie en me G iij  Ï0N2 V O Y A G E S donnant le jour; un feul domeftique avec m* nourrice formoient toute fafuite, & cé malheu, reux prince prit encore lui-même le foin de mon éducation; mais beaucoupplus grand que. fes malheurs, il m'mftruifir des miens dès que ma raifon commenca a fe développen. Ma chère Sephife, me dit un fout mon père en me ferrant tendrement dans fes bras, toi feulefais ma joie & mes maux, tu fais ma félicité & ma peine, fans toi la vie me feroit d charge, & ce n'eft que pour toi qu'elle me devient un fupplice.. Hélas! toute ma philofophie m'abandonne, lorfque je réfléchis au déplorable fort qui nous accable. Pourquoi faut-il que Ie deftin, toujours. contraire a mes voeux, nous force de vivre fans ceffe dans. laplus cruelïe humilïation, tandis qu'unufurpateur tnomphe de nos maux! Hélas! s'écria Sephife en s'interromparrt eïïemême, peut-être qu'en ce moment j'offenfois les dieux, en penfant qu'ils venoient doter d mon père le bon-fens & la raifon; je le regardois avec des yeux oü fans doure la douleur de le voir dans eet état étoit peinte : oh, mon père! lui dis-je en me jetant d fon col & baignant fon vifage de mes larmes, qui peut donc vous troubler d ce point? Hélas 1 trop contente de mon fort, je le préférerois ïoujours d toutes les couronnes de 1'umvers, & ne formerois jamais d'aijtres vceux que pour la  DE M I t O R D C £ T O N,. IOJ confervation de vos jours. Je jouis tranquillement de toute votre tendreffe, peut-il y avoir un bien comparable a celui de vous prouver chaque jour mon refpect? Ceffez donc d'empoifonner un bien fi cher & fi précieux pour mon cceur, par d'inutiles & vains regrets. Mon père plus attendri encore par mes careffes, ne put retenir fes larmes qui fe confondirent avec les miennes; eet attendriffement dura quelques inftans, après quoi mon père, revenu de fon trouble, me fit un long détail de toutes fes infortunes; il me laiffa enfuite avec Fenix, ma nourrice. Cependant mon père du fond defaretraite iétoit confervé des correfpondances avec quelques-uns de fes fujets qui lui étoient reftés fidelles : un de fes officiers vint un jour lui annoncer les conquêtes rapides d'un monarque a qui tout cédoit, & qui venoit de chaffer 1'ufurpateur , après avoir défait toute fon atmée; que le projet de ce prince étoit de fe rendre maïtre de toute la Bolomie, & qu'il étoit tems de patoïtre pour réclamer les droits qu'il avoit fur ce royaume. Le roi mon père, charmé d'apprendre cette nouvelle , ne balanca point a fuivre eet officier, après qu'il 1'eut affuré qu'il avoit raffemblé un grand nombre de fes fujets qui lui étoient reftés fidelles. Nous partimes a 1'inftant & arrivames en peu G iv  I04 V O y A G E s J jours au camp des vainqueurs. Nous fümes dabord introduits dans la rente du roi, qui nous recutavectouterafcaionquonpeurartendred'un pnnce auffi généreux que fenfible aux malheurs d «n fouveram qur méritoir par fes vertus un fort plusbeureux.Cesdeuxprinceseurentenfembleune longue converfauon, qui fe termma de ia part du conquerantparlesplusforresaffurancesdene point rentrer dans fes états quil neut rétabli mon père iur Je trone de fes ancêtres. L'effet fuivit de prés les promeffes, & Ie roi de Bolomme rentra triomphant dans fa vrlle capitale aux acclamations d un peuple toujours avide de nouveauté. Le roi fefir d abord conduire au temple d Hercule ou je laccompagnai, pour rendre graces -x dreux des faveurs qu'ils venoient de lui Lt der. Ma1S fa douleur fur extréme, lorfqu il vit que ce temple avoit été pdlé & qu'on en avoit enlevé colonnes d une beauté admirable. Le roi fit offrir plufieursfacnficesj&aprèsavoirachevénosprière, nous entrames dans le palais au fon de mine in! tramens. Deux années fe pafsèrent pendant lefquelles Ie "* ^ C6ire °CCHPéd ^ P-ifier les «oubles qui régnoient encore dans fes états. L'ufurpateur chaffié honteufement, ne fe crut pas abattu -  DE MILORD CÉTON. IO5 il renouvela fes intrigues & fes cabales qui fufcitèrent denouveaux troubles, malgré les foins du roi. Privée fouvent pendant des mois entiers de la douceur d'embraifer monpëre, je regrettois ce tems heureux ou je jouiffois fans celfe de la fatisfadion de 1'entretenir, ou fon cceur rempli de tendrelTe n 'étoit fenfible qu au plaifir de rn'inftruire, de perfeótionner mon ame, de la former pour la vertu; oétoit alors les feuls biens qu'il envioit. Funeftes grandeurs, vains honneurs, biens frivoles, hélas! pourquoi êtes-vous venus me ravir la paix dont je jouiifois? Peu flattée de tout ce qui m'environne, non, ce n'eft point au fein des grandeurs qu'on trouve la vraie félicité. Depuis que je fuis a la cour qu y ai-je remarqué ? Des courtifans adulateurs qui bornent toute leur etude a nous déguifer la verité, a tacherde pénéttet dans 1'intérieur de notre ame pour tirer un plus fur avantage de nos foiblelfes. Fenix, furprife de m'entendre regretter fans cefle mon défert, entreprenoit en vaind'en faire leparallèle avec tout ce que la Cour a de plus féduifant; ces peintures ne faifoient que redoubler mes ennuis, un noir preffenriment fembloit m'annoncer denouveaux malheurs, & je comparois mon féjour ala cour, a ces fonges légers que 1'aube, avantcouner du jóur, apporte fur fes ailes dorées, &  ïoS Voyages qu'on voit s'envoler avec les ombres des que Vecht du foleil vient frapper nos paupières. Quoi r madame, me dit un jour Fenix, vous. verrai-je toujours en proie a cette fombre trifteife? Je n'en ai point été furprife lorfque vous aviez lieu ie craindre pour les jours du roi votre père; a. préfent qu'il eft de retour, jouiifëz au moins tranquillement du plaifir de Ie revoir & des honneurs qui vous environnent de toutes parts. Que ces honneurs , chère Fenix , font peu capables de toucher une ame comme la mienne! Je ne' puis être fenfible qua la rendreffe de mon père; je fais, que rien ne peut me la ravir. Hélas! il vient enCore de me dire que tous les foins qu'il prend pour s'afFermir fur fon tróne & pour en chaffer la divifion & les brigues, ne font que dans la vue de fe procurer la fatisfaction de m'y voirplacée; cependant, ma Fenix, un affreux preffentiment que je ne puis vaincre, vient fans ceffe empoifonner le repos de mes jours. Mon père ne jouit pas long-tems de cette ombre de tranquillité; la guerre fe ralluma avec plus de fureur, & pour comble de maux, la famine vimr, encore fe joindre a ce fléau. Alors tous les temples fe remplirent; chaque jour on offroit de nouveaux facrifices pour tachet d'appaifer lacolère desdieux. Pendant ces ealamités, quelqiies miniftres fana-  DE MILORD CÉTON. I07 riques & ennemis cachés du fang de Boiomine, infpirèrent au peupfe le defir de confulter 1 oracle d'ApoIlon, afin dapprendre par quelle forte de facrifice on pourroit calmer le courroux des dieux, Sc fe délivrer des fléaux qui défoloient 1'état. Un de ces miniftres fut chargé despréfens qu'on devoit offrir, afin d'obtenir de Tonele une réponfe favorable. Pendant Ie voyage de ce miniftre, faccompagnois tous les jours mon père au pied des autels. Ce prince me paroifioit tranquille; une ame pure que le fort injufte pourfuit, trouve fa confolation dans le témoignage de fa confeience; elle efpère que le tems, eet ami fidelle de la vérité & de la juftice, fera un jour éclater fon innocence. Cependant le miniftre annonea fon retour; mais hélas! ce ne fut que pour remplir tout le palais de trouble & d'horreur. Le perfide fe fit une fecrète joie de faire publier aupeuple qua fon approchevers le temple tout j avoit retenti d'un bruit femblable a celui du tonnerre, que des feux brillans s'étoient fait voir dans 1'air, quel'antre de la prêtreffe avoit tremblé , Sc qu'enfin agitée par Ie dieu qui 1'animoit, elle avoit prononcé eet oracle : La divinité, offenféc par les crimes d'un peuple ingrat, ne peut s'appaifer que par le fang d'une Viergepure: Balomine tient feul ce tréfor.  408 ( V O V A O E S Cette réponfe me fut d'abord cachée avec un fom extréme; mais lorfque j'eus appris le retour de 1'envoyé, je paifai dans 1'appartement'du roi Won père, pour y apprendre de lui-même fi les dieux s'étoient enfin expüqués; je m'approche dans lefpoir de recevoir fes tendres embraffemens; que vois-je! mon pèreinterdit reculea mon afpeót, unepaleurmorteilecouvrefonfront,fesyèuxéteints pat la douleur, fe détournent de deflus moi, il les élève enfuite avec les bras vers le ciel: dieux injuftes! s'écrie-t-il, & il refteimmobile ; un inftant apres il ordonne qu'on fe retire & qu'on fkffe venir la pnnceffe fa fille. J'étois feule dans fon cabinet; faifie d'effroi, mes genoux tremblans pouvoient d peme me foutenir, & le cceiu palpitanr de crainte motoitprefque larefpiration: ö mon père! m'écriaije d'une voix entrecoupée, en tombant a fespieds, de grace foulagez votre douleur en m'apprenant de quels nouveaux malheurs nous fommes encore menacés; hélas! qui peut occafionner le trouble qui vous agite? Que 1'état ou je vois mon père me ' fait regretter ces jours tranquilles que nous paflions dans la retraite! Au nom des dieux... levez-vous, ma fille, & ceffez d'implorer des dieux dont la puifiance fupérieure ne fert qua les rendre plus injuftes & plus infenfés. Surprifed'entendre de la bouche de mon père un difcours fi oppoféauxfentimensde piété qu'il avoit  » E M I L O R D C i T O N. lOc, coujours montrés envers les dieux, je n'ofai y répliquer. Reftés tous deux dans un morne filence, j'attendois, pour me retirer, les ordres de mon père' lorfque jetant fur moi des yeux oü une douleur mêlée de tendreffe étoit peinte : eh bien ! ma fille, je confens que vous retoutniez dans notre ancien exil, ces dieux cruels 1'exigent, il faut leur obéir; hélas! puifïïez-vous n'en être jamais fortie! Allez, ma fille, rentrez dans votre appartement, je me charge du foin de faire tout préparer pour votre départ. ■ Saifie de la plus violente douleut, jobéis au roï fans ofer lui répondreni le faire expliquerfur les caufes d'une réfolution fi extraordinaire. Fenix étonnée du trouble qui m'agitoit, s'empreffa d'en apprendrele fujet; feule confïdente de mes peines, je ne fis nulle difficulté de lui raconter les morifs qui occafionnoient mon défefpoit: tu connois, ajoutai-je, les fentimens dont mon ame eft pénétrée; tu fais la tendreffe & le refpeét que j'ai toujours eus pour mon père : ce n'eft pas, ma Fenix, que je doute aujourd'hui de la fienne, il n'a jamais ceffé de m'en donner chaque jour de riouvelles preuves : cependant, le croirois-tu ? Fenix, mon père m'ordonne de m'éloigner, «Sc dans ce moment même tout fe prépare pour cette funefte féparation. A ce récit, Fenix plus inftruite que moi du mal-  V O ? A 6 I S heureuxfort qui metoitdeftiné, ne ntquefcu» pirer; fes regards inquiets parcouroient triftement mon cabinet : tu trouves, repris-je, que je fuis long-tems feule, cela t'afflige; mais eneffet, pourquoi eet abandon? Ces laches courtifam, dont il y a deuxheures j'étois encore entourée, regarderoientils mon voyage comme un exil? Pat quel endroit 1'aurois-je mérité? Toujours foumife aux ordres ■du roi mon père, je n'ai jamais defué d'autre gloire que celle de men faire aimer. Fenix, ma chère Fenix, parcours ce palais, informe-toi de tout ce qui s'y paffe; tache fur routes chofes, ma Fenix, d'apprendrela réponfe de 1'oracle. Mais que vois-je! le roi s'avance ; que fignifie eet air fombre? HélasJ que vient-il m'annoncer? dieux! veillez du moins fur des jours fi chers, & *'il vous faut une vicfime, acceptez le facrifice que je vous offre de ma vie, & ajoutez mes jours aceux d'un roi qui vous a toujours refpecfés. Ah , mon père! par pitié pour vous & pour moi, ceffez d'accabler une malheureufe princefie tourmentée par des craintes mille fois plus cruelles que la morr. Par quelle affreufe fatalité faut-il que je m'éloigne de vous ? Qui peut vous avoir infpiré uneréfolurion fi conrraire a mon repos ? Comment ai-je pu tomber dans la difgrace de mon père & de mon roi? Au nom des dieux, expliquez un myftère dans lequel toute ma raifon s'abime & fe confond.  BI MïtORO CïTON» III Ma fille, reprit mon père, en me Tenant tendrement dans fes bras, calmez cette agitation qui met le comble a ma douleur; toujours plus digne de ma tendteflè & de mon amour, foyez certaine que rien ne pourra jamais affoiblir ces fentimens; mais , ma fille, il faut céder pour un tems a notre maiheureux deftin, en montrant une ame encore plus grande que les maux dont ilnous accable. Que ces Dieux que vous implorez avec tant de zèle, vous foient plus propices & vous conduifent dans un endroit oü vous puiffiez jouir du repos qu'ils m'ont toujours refufé. Hélas 1 repris-je, quel repos puis-je goüter éloignée de vous? Ma fille, j'ofe me flatter que vous ne ferez-pas long-tems privée de ma préfence. Dans ce moment Germinus , confident du roi, vint lui annoncet que le vaiflèau étoit prêt; mon père s'arrachant alors de mes bras, ordonna a. fon confident de ne rien négliger pour aflurer ma fuite. Reftée feule avec Genninus : princeflè, me ditil, leroi vous a fans doute inftruite de fes volontés; tout eft.calrne dans le palais, les ventsnous favorifent, au nom des dieux, madame, ne différez pas de profiter de eet inftant. J'obéirai fans doute, repris-je enpouffant unprofondfoupir. Mais Fenix ne revienr point, je ne puis m'éloigner fans elle. De quel foin, madame, vous occupez-vous? dit Germinus. Fenix ne court aucun rifque, les  Voyages momensfont précieux, de grace abandonnez ces heux funeftes, & foyez perfuadée que de votre fuire dépend toute la tranquillité d'un monarque qui vous chérit plus que fa vie. Fenix parut dans 1'inftant, fon vifage éroit baigné de larmesj ehbien! dis-je, ma Fenix, qu'as-tu appris? Quel eft donc ce fatal myftère fi difficile a développer? Hélas! madame, ce n'eft point ici le lieu de vous en inftruire; fuyez pour jamais un peuple injufte & ingrat qui vous demandeagrands cns pour vous immoler a fon indigne fuperftition. Qu'entends-je! on en veut a ma vie! Ah! fi ma morr peut aiïurer le repos de mon père, je ne balance point; qu'on me conduife au temple, les dieuxl'ont fans doute ordonné; fi je fuis une vicfime dignede leur être offerte, de grace ne me privez pas de la douceur d'en faire le facrifïce fans répugnance. Princeffe, reprit Fenix, vous oübliezque la vie du roi vorre père eft attachée a la vötre; fi vous vous obftmez a périr, vous vous rendrez coupable d'un parricide qui ne peut qu'irriter les dieux, puifquele roia juré dene point vousfurvivre un inftant. Que ce ferment eft tendre, mais qu'il eft cruel! Hélas! que me fert la vie fi je dois la paffer éloignée de mon père! Une rumeur qui fe fit entendre, obligea Germinus de m'enlever malgré ma réfiftance; il gagna le vaiffeau fans aucun obftacle. Fenix qui nous avoit  BE MItORD CÉTON. I I 3 avoit fuivis, employoit tout ce que la raifon put lui dicter pouradoucir mes maux. Mais a peine deux jours s étoient écoulés que le ciel fe couvre daffreux nuages, d'horribles météotes fe font voir, la mer fe gonfle, & fes flots mugiffans préfagent la tempête, le matelot faifi d'horreur, annonce par fes cris une mort inévitable; dans eet affreux défordre, trahquille au mdieu des dangers: juftedieu! m ecriaije, tu pourfuis ta vïctime, elle ne peut échapper a tes coups; pardonne au moins a ce peuple innocent de ma fuite, prolonge les jours d'un père malheureux qui a toujours aimé & chéri la vertu, &recois enfin le facrifice de ma vie. En achevant ces mots je me précipite dans la mer; mais Neptune refufant de me recevoir, me rejette dans une ifle déferte, oii je refte fans connoifiance. Un terrein pierreux &inégal, femble défendre 1'approche de ce lieu a. tout autre qu'aux animaux malfaifans, aux reptiles venimeux Sc aux monftres dontil doit être le repaire; un torrent qui fe précipite du liaut d'une montagne aride vient fe brifer avec fracas contre des rochers énormes; 1'onde bouillonnante & couverte d'écume rejaillit au loin, & pat fa courfe incertaine & fangeufe, met le comble aux horreurs de cette effroyable folitude. Lorfque j'eus repris mes fens, je crus voirla' nature expirante, rien de fi effrayant ne s'étoit encore offert a mes yeux; une vafteplaine dépouillée Tomc II, ll  ll4 Voyages de verdure & entourée de précipices me retracoir tous mes malheurs. Je defcends en moi-même* je m'interroge, je me demande avec effroi li tour ce que je me rappelle eft conforme a la vérité; je cherche ame flatter, mais en vain; comment pouvoir fe refufer a la convidion qui m'accable ? Je me retrace Confufément route letenduede mes infortunes, 1'incertitude de ma fituation actuelle & 1'affemblage des maux dont je fuis encore menacée : toute la nature eft déchainée contre moi, m'écriaije, a 1'approche d'un monftre afrreux, tremblante &£ éperdue, je veux fuir, les forces me manquent & je tombefans connoiffance. Je ne puis vous dire de quel moyen s'eft fetvi le jeune homme qui m'a conduite vers vous pour me fouftraire a la fureur du monftre; ni quelle route il a tenuepout m'amener en ces lieux; j'ignore auffi quelles peuvent être les raifons qui 1'obligent a m'abandonner fi-tót. Necraignez rien, belle Sephife, dit Zachiel, 1'êtte fuprême qui connoit la puteté de votre ame & qui fait qu'elle n'a jamais été fouiilée d'aucun crime, vous a conduite au féjour des heureux pour y jomrd'un bonheur qui ne périra jamais. Vous êtes ici dans la fphère du foleil, ou vous ckvez vous purifier de toute matière terreftre, jufqu a ce que, fembiable a une petle, vous alliez enfuite orner le col de ia Vierge, qui eft un des fignes du zodiaque.  fi È miiord CÉTON. i i j Sephife furprife du difcours du génie, lui en demanda 1'explication. Le génie la fatisfit en peu de mots, & nous la vïmes peu de rems après changer de forme Sc s'envoler vers le lieu qui lui étoit deftiné. Mais avant de fortir de laplanète, Zachiel nous fit voir, par le moyen d'un télefcope, que cette ainiable princeffe étoit transformée en une étoile de la fixième grandeur qui paroït attachée au col de la Vierge. Je ne doure pas que nos aftronomes n'en faffènt bientót la découverte, Sc que ceux qui naïtront fous des fignes qui fe trouveront en bon afpeóc avec cette étoile, ne foient doués de eet amour filial qui forme les premiers Hens entre les êtres raifonnables. CHAPITRE X. Qci contient ce qu'on verra. JPour fuivre nos óbfervations, le génie nous conduifit vers une carrière que nous vifitames avec beaucoup d'artention. Cet endroit eft rempli d'une prodigieufe quantité de chimiftes, que Monime prit d'abord pour des charbonniers, tant ils étoient rioirs & enfumés. Ces bonnes gens travailloient avec une ardeur incroyable fous les ordres de Fla- Hi;  ir£ Voyages met; ce fameux philofophe étoit a leur tête & paroiffoit diriger to™ leurs travaux; il les encourageoit en leur promettant de fixer fur leurs opérations les rayons du foleil; & ces perfonnes animées par le defir de s'inftruire, écoutoient avec refpeót les inftrudions de leur directeur; ils recueihloient comme autantdorades toutes les paroles de Flamel,auxquelles je fuis prefque certain qu'ils ne comprenoient rien. A peine fumes-nous fortis de Ia catrière philofophale, qu'une figure grotefque fepréfenta devant nous; Monime en patut d'abord effrayée; mais Zachiel qui le reconnut pour un oracle, la raffura & lui donna en même tems la cutiofité d'entendre le récit de fes aventures, par lefquelles il pourroit nous inftruire de quelques faits intéreffans. D'ou viens-tu, lui dit le génie en 1'abordant? Tu me paroïs bien fatigué. II eft vrai, dit 1'oracle, que mes voyages m'ont prefque anéanti. Depuis plufieurs fiècles que je parcours différens mondes, je n'ai pas manqué d'occupations; fi vous voulez vous repofer a 1'ombre de ces lauriers, je pourrai vous faire part de quelques-unes de mes proueffes. Mais que vois-je, dit 1'oracle en nous regardant Monime & moi avec beaucoup d'attention ? Ou je fuis un niauvais oracle, ou les deux perfonnes qui vous accompagnent font des habitans du globe de h terre qui n'ont point encore fubi le joug que la  » E MILORD CÉTON. II7 flature a impofé a tous les mortels: comment donc ont-ils pu parvenir jufqu'ici ? Si ta fcience étoit auffi fure que tu 1'ofes affurer, reprit le génie, tu ne devrois pas ignorer toute 1'étendue de mon pouvoir, ni les moyens dont je me fuis fervi pour les conduire jufqu'ici. Quoi qu'il en foit, je t'otdonne de leur apprendre ce qui t'eft arrivé dans leur monde. Je ne puis me difpenfer d'obéir a un génie fupéneur, dit 1'oracle, qui commenca ainfi : Arrivé dans le globe de la terre, je me fuis rendu en Grèce, ou je me fis connoitre, aprÈsla mort de Socrate, pour fon démon. J'ai inftruit a Thebes Epaminondasj enfuite paflant chez les Romains, je me fuis attaché a Caton, puis a Brutus. Perfonne n'ignore que tous ces grands perfonnages n'ont laiffé a leur place que Ie fantóme de leurs vertus; c'eft pourquoi j'engageai quelques-uns de mes compagnons de fuivre mon exemple en fe retitant dans des temples, dans des cavetnes ou dans des antres profonds; mais les peuples étoient fi ftupides & fi groffiers, que nous perdïmes bientot tout le plaifir que nous prenions autrefois a les tromper; eet amufement nous devint infipide. II eft bond'inftruire cette belle dame que mes camatades & moi, d'accord enfemble,. avons exécuté mille chofes extraordinaires fous différens noms quelé fanatifme & la fuperftition avoient mis en vogue, fnigulicrement celui dorades, de dieux foyers, de Lares, H iij,  ï i S Voyages deLamiers, deFarfadets,de Naïades, d'Incubes, d'Ombres, de Manes, de Spe&res & de Fantómes; nous primes donc le parti d'abandonner cette terre fous le regne d'Augufte; ce fut peu de tems après m'être apparu & Drufus, lorfqu'il partit pour porter la guerre en Allemagne, 8c que je lui défendis de paffer outre. Cependant j'y ai depuis fait encore plufieurs voyages. C'eft moi qui fuis apparu a Cardan dans le tems qu'il étudioit; je lai inftmit de plufieurs chofes très-curieufes. Agrippa s'eft auffi conduit par mes confeils. J'ai guidé Campanelle dans fes ppérations. Je me fuis rendu au nombre de ces favans connus fous le nom de chevaliersde la RofeCroix, 8c leur ai enfeigné quantitéde fecrets naturels qui les ont fait paffer pour de grands magiciens. C'eft moi qui ai fufcité plufieurs feftes nouvelles de fanatiques qui veulent s'arroger les droirs que nous avons roujours eus de prédire 1'avenir. J'ai appris a ces fourbes de nouvelle efpèce mille rours de foupleffe, en. les habituant dès leur plus tendre enfance a plier leur corps en cent facons différentes, afin de prendre avec plus de facilité des attitudes extraordinaires. Knnuyé enfin de ne rencontrer fur ie globe de la terre que deshommes la plupart fous, ignorans ou imbécilles, qui néanmoins toujours guidés par leur amour propre, fe perfuadent aifément qu'il^  BE MILORD CÉTON. Ï-I 9 font de la nature des anges, je me difpofois donc a. remonter dans quelqu'autre monde, lorfque le hafard me fir faire la connoiflance d'un fage qui fait la gloire de fa nation & la honte de ceux qui le connoiffent, 'fans daigner ré'compenfer en lui la vertu dont il eft la vivante image. Ce fage pofsède toutes les fciences Sc tous les talens dont un feul fufïïroit- pour le faire admirer; mais croiroit-on que 1'ailemblage de fi rares vertus foit refté enfeveli fous le poids de 1'infortune la plus affrëufe? O fiècle de fer! m'écriai-je en voit avoir fait fon effet, on vous préfentoit dans une coupe dor, de celle de Mnemofiue, qui avoit la vertu de graver dans la mémoire tout ce qu'on devoit voir dans 1'antre facré dü héros. Après ces préparations vdus approchiez dé la ftatue de Trophonius, afin d'y faire vos prières; alors, revêtu d'une tunique de lin, on vous ceignoit le corps de plufieurs bandelettes facrées auxquelles étoient attachées de gtandes vertus, après quoion vous cönduifoit vers 1'oraele. Cet oracle étoit fur le haut d'une montagne efcarpée dans une ericeirits fórmée de marbre blanc, au milieu de laquelle s elevoient des obélifques d'airain qui entouroient 1'enttée de la caverne facrée de Trophonius, dont 1'ouverture reffembloita. la bouche d'unfoür- on ne pouvoit defcendre daüs cette caverne que par le moyen d'une échelle; mais lorfqu'on y étoit defcendu, on trouvoit encote une autre caverne dont 1'entrée étoit fi étroite qu'on ne pouvoit y paffer qu'en fe couchant fur la terre la face en 1'air: dans cette pofture un vénérable vieillard vous mettoit dans chaque main des boules compofées de eer sains fimples qui avoient la vertu d'éloigner les  » E MILORB GÉTON. li? mauvais génies; alors onpaffoitles deux pieds dans 1'ouverture de la caverne, & auffi-tót on fe fenroit en trainer en-dedans avecbeaucoup de force. C'étoit la que 1'avenir vous étoit découvert de différenres manières. Aux uns on leur faifoit paffer devant eux les évènemens qui faifoient 1'objet de leur curiofité; d'autres entendoient le récit des aventures , que le deftin leut préparoit; d'auttes enfin ,effrayés par mille fantómes affreux, ne pouvoient rien diftinguer dans 1'avënir, ceux-ci étoient fans contredit en plus grand nombre. Cependant onfortoit de 1'antre comme on y étoit entré; on vous portoit au temple de la bonne Fortune, oü 1'on vous laiffoit encore tout étourdi des merveilles quevousveniez de voir. Après ce récit, on demanda a Monime fi elle vouloit defcendre dans 1'antre du héros. Vous me faites frémir, dit Monime, je n'ai jamais été cutieufe de lire dans 1'avenir, &c fi j'avois eu cette maladie, votre relation m'en guériroitpour toujours. Nous fuivïmes notre route & pafsames devant plufieurs cavernes oü s'étoient retirés la plupart des anciens oracles. Nous remarquames celui de Cerès qui faifoit voir dans un miroir magique plufieurs évènemens curieux. Celui de Jupiter Ammon qui fe tenqit auttefois en Lybie; celui de la tête «TOrphée qu'on gardoit en 1'ifle de Lesbos; celui  12-8 V O Y A 8 E S d'Hercule qui aVoit eu long-tems la vogue dans la Pélopönie fur la eóte du golfe de Corinthe; celui dfe Venus fi renommé , & ceux de Latone, mère d'Apollon & d'Efculape. Nous virnes encore plufieurs antres fameux qui donnèrent occafion au génie de nous faire faire de nouvelles réflexions. Vous devezremarquer, nous dit Zachiel, que dans tous les mondes, la maladie la plus ancienne, la plus mvétérée & laplus incurable qui aitjarriais régné parmile genre humain,atoujours été la petnicieufe envie de connoitte les évènemens futurs, fans que le voile obfcur qui leur cacheleurdeftinée, ni l'exp> fience de plufieurs fiècles, ni une infinité de tentatives inutiles par leur peu de fuccès, aient encore pu guérir les hommes de cette malheureufe manie; on ne peut les corriger d'une erreur fi agréabiement recue; toujours aufii crédules que leurs ancêtres, comme eux ils ne ceffent de prêter 1'oreille a. la fraude & a 1'impofture; ce qui a ttömpé mille Sc mille foisn'a point perdu pour celale funéfte droit de tromper encore. On a vu fur la terre, les Tofcans introduire cheï les Romains, la manièrede prédire 1'avenir fur les météores, fur les éclairs & furies tonnèrres. On eil voyoit qui donnoient une lifbe exa&e de leurs diiférentes efpèces; ils circonftancioient leurs noms & les proncftiques qu'on en pouvoit tirer; lorfqu'on fait  BH M I L O R D C É T O N. tl|' fait ufage de fa raifon, on a peine d comprendre comment l'efprit humain a pu donner dans des erreurs auffi groffières. Cependant ces erreurs, tout abfurdes qu'elles nous paroiffent, ont été recues par les peuples les plus éclairés; croiroit-on que des philofophes aient jamais pu croire d des dieux dont les exemples ne peuvent infpirer que des defïrs vïcieux ; car en examinant la mythologie des payens, quelie eft la conduite qu'ils font tenir d Jupiter? Quelles font les qualités qu'ils donnent d leur dieu Mars qui paroït fier, brural & fanguinaire. Larufe, la foupleffe & la friponnerie étoient le partage du meffager des dieux. Pluton ne fe plaifoit qu'd entendre les cns des malheureux. Venus qu'ils font naïtre de 1'écume des flots, devient dans 1'inftant mète de 1'amour, fans qu'on fache qui a pu 1'aider d faire ce beau chef-d'ceuvre; on la dépeint aimable, voluptueufe & emportée dans fes caprices, Junon eft jaloufe & vindicative. Enfin en patcourant tous ces dieux, je n'en trouve pas un d qui on puiife judicieufement donner ce titre. Ainfi chacun de ces dieux fe trouve chargé des différentes pafïïons qui animent 1'ame, & de tous les évènemens de la vie; & comme chaquenation a voulu en être protégée, les plus riches leur firent b.uir des temples, on leur inftitua des fêtes, on Tome II. j  ï 30 V O Y A G Ë S leur ofjfrit des facrifices, on forma des miniftres, qui bientèt devinrent des oracles. Sans doute que ces peuples étoient perfuadés de trouver de la partialité dans ces divinités établies par des hommes artificieux, fourbes ou ignorans. Ces dieux devoient donc toujouts diftinguer d'entre la foule ceux dont les goüts fe trouvoient conformes a leurs inclinations; conféquemment ils leur devoient des fentimens de préférence, puifque le culre qu'ils leur rendoient fe trouvoit toujouts relatif a leurs caraótères. - On a vu des victimes humaines expirer fur 1'autel de Mars; des milliers de cöurtifannes fe font dévouées aux temples de Venus, & quantité de femmes diftingüées dans la ville de Babylonne, immolèrent leur pudeur a cette déeffe, afin de fe procurer & a leurs concitoyens les plus précieufes. faveurs de la déeffe. Mais, dit Monime, fi dans les autres mondes oü 1'on adore auffi les fauffes divinités, on faifoit en même-tems les mêmes facrifices a la déeffe ou aux autres dieux, il me paroït que ces dieux devroient être fort embarraffés d'allier les différens intéréts des nations, qui ne font pas moins oppofés que leurs mceurs; car comment accorder les querelles de deux peuples qui demandent tous deux la même chofe? Je crois que cela doit mettre feu-  DE MILOR.D GÉTON. I j i vent beaitcoup de divifion dans l'Olympe. Vous avez düvoir, teprit Zachiel, par le récit qu'Homère nous a fait de la guerre de Troye, que le parti que les dieux priient dans cette guerre occafionna un bouleverfement général dans le ciel. LeScamandre vit briller 1'égide de Minerve; il fut auffi témoin de 1'efFet des flèches forties du carquois d'Apollon; il fentit le redoutable ttident de Neptune, qui fouleva toute la machine, qui fit tourner le globe de la terre, & penfa la mettre hors de fon pivor; c'eft pourquoi on convint qu'il n'y avoit que les arrêts inévitables du deftin qui puffent rétablir la paix entre ces dieux animés par la plus affreufe vengeance, ou lorfqu'ils conviendroient mutuellement de refter neutres, en ne fe mêlant aucunement des querelles du genre humain. Ne diroit-on pas, reprit Monime, en examinant •la conduite qu'on impute a ces faufles divinités, que la plupart des temples magnifiques qu'on leur a élevés n'ont été batis que pour fervir de maifons de plaifance a leurs dieux , c'eft-a-dire, ce qu'on appelle petites maifons dans 1'empire de la lune, puifqu'ils croient qu'ils viennentfouvent leshabiter pour fe délaiTer de leurs occupations & s'amufer en même tems des fétes qu'on donne en leur honneur ? 011 peut préfumer auffi qu'ils ont voulu récompenfer la piété des hommes en faifant naitte parmi eux un lij  *3Z Voyages grand nombre de héros qui participent par leur naif- fance a la divinité de celui qui leur a donné 1'être; c'eft-la fans doute ce qui forme cette multitude de demi-dieux qu'on ne doit qu'aux charmes des belles mortelles. II eft vrai, dit Zachiel, que plufieurs mondes d'efclaves ont décerné le titre de dieux a des monftres indignes de porter le nom d'hommes. C'étoit faire fa cour a Alexandre, de le croire fils de Jupiter. Les Romains , qui étoient éclairés , virent fans s'émouvoir réunir dans la perfonne de Cefar un Dieu, un prêrre & un athée; il vit élever des temples a fa clémence : collègue de Romulus, il recut les vceux de la nation; fa ftatue étoit pofée, dans les fêtes facrées, auprès de celle de Jupiter , qu'un inftant aptès il alloit lui-même invoquer. Domitien fut auifi confondu avec Jupiter; la flattene & 1'adulation le nommèrent bienfaicteur de la terre: leurs droits ala divinité étoient les mêmes, & leur nature & leur puiftance étoient égales.  £> E MILORD céton. i 3 J CHAPITRE XI. Ze génie nous conduit a l'embouchure de différens fieuves. A.PRÈ S nous être affez long-tems répofés fous un épais feuillage, que des pampres chatgés de fruits & entrelacés de lierre rendoient des plus agréables, le génie nous fit traverfer untrès-fpacieux vallon rempli de fleurs deftinées a former les couronnes & les guirlandes de Zéphir & de Flore, Ce vallon nous conduifir infenfiblement a l'embouchure de trois grands fieuves qui fervent a arrofer les campagnes brillantes de ce monde lumineux. Le premier & le plus large de ces fieuves fe nomme le fleuve de laMémoire; le fecond, plus étroit mais plus profond, eft celui de rimagination; & le troifième, beaucoup plus petit que les deux autres, eft celui du Jugement. Vous ne devez pas ignorer 1'un & 1'autte, dit le génie, qu'ilfe trouve dans 1'ameplufieurs facultés fubaltetnes qui doivent fetvir a la raifon, qui ne doit jamais cefler d'en être la fouveraine. Entre ces Éiculrés, 1'imagination tient toujouts le premier rang; c'eft elle qui recok les impreflions des Iüj  *?4 Voyages objers extérieurs dont les fens fe trouvent fouvent affectés; c'eft elle qui forme de ces mêmes objets des images & des figures, furie rapport ou fur la difcor-. dance defquelles notre raifon doi t fonder ce que nous affirraons comme des vérités, ou ce que nous reje-. tons comme des menfonges. Quand la nature fe iivre au repos, la raifon femble fe rerirer.de fon fiège, & c'eft alors que rimagination, qui fe plait i faire des peintures, travaille plus librement; mais faute de favoir affortirces images, lorfqu'elle n'a plus la raifon pour guide, on la voit le plus fouvent, pendant te fommeil, produire des mélanges bifarres, & aiïem'bler fans aucun foin les chofes qui fe rapportent Ie moins, la mémoire les conferve, guidée par le bon-fens, elle peut quelqueföis en faire un choix urile. Vous favez que la mémoire eft la gar, dienne de nos penfées, de nos plaifirs & de nos peines; le bon-fens & la raifon font donc abfolumen.t néceiTaires pourdiriger les deux autres.. Le génie nous fit enfuite remarquer fur les rives; de la Mémoire, certains animaux amphibies qui femblent fouvent prêts a vous dévorer. Monime fit fon poffible pour en apprivoifer quelques-uns j mais lorfqu'elle youloit s'en approcher, ils redoubloient leurs cris en ia regardant d'un air funeux, Ces animaux ne fe nourriifent que de 1'eau du  DE M I L O R D CÉTON. T 3 5 fleuve, & paflent les jours a répéter d'une voix rauque Sc aiguë tout ce qu'ils ont entendu dire. Du refte, nous ne vimes fur les bords de ce fleuve que des perroquets, des corbeaux, des geais, des pies, des fanfonnets, des linots, des pincons, & de toutes les autres efpèces d'oifeaux, gafoiüllans ce qu'ils ont appris : ce qui forme un ramage fort importun. L'eau de ce fleuve parok gluante, elle exhale une vapeur noire, femblable a -une épaiffe fumée, Sc. roule avec beaucoup de briiir. Le fleuve de l'Imagination coule avec plus de rapidité; fa liqueiu légère & brillante étincelle da toutes parts; femblable a un torrent d'éclairs, il n'obferve en voltigeant aucun ordre certain rmais en fixant attentivement les yeuxfur fes ondes toujours agitées, on appercoit que ce qu'il roule fur fon fond eft du pur or potable , fon écume forme 1'huile de tak. Monime eut la cunofité d'en goüter, je fuivis fon exemple, & nou ia rrouvames d'un goüt exquis. Sur les bords de ce fleuve fonr répandues quantité de pierres précieufes qui fe trouvent mêlées ayec un fable d'or. Nous y. remarquames, entre autres, plufieurs de ces cailloux qui ont la vertu de rendre légers tous ceux qui les portent ; il y en a d'au.tres qui en. fe les appliquant d'un certain cóté vous rendent inviflbles. Ce fleuve renferme des Jdv  f'F5f«Aïreatures qm ü praifentj ïoiriger fur ces 7 * * *P.WS, d-ties „Lil aux i royens. beaucoup plus etro,te; & lorfque IT^aüön -eendavec plusaerapldné&debrilla„50 Menrone n'eft plus quunflmple perk ' uiiTeau qu aux dépens de 1'autre. Un peu plus lom, fur la droire, eft Je canal du Jugemen, Ce canal qui paton d'une prof iel -em^préfenteau.yeuxuneeauclair^^ bnfianter fes eaux parorfient coulertres-lentement • 8W lorfque par des canaux fouterrems flmagina-  DE MILORD CÉTON. 137 tion fe communiqué a ce fleuve, fes eaux naturellement froides prennent alors un degré de chaleur rempéré qui change fon fable en diamans d'un prix ineftimable; il croit parmi la vafe de fon lit des plantes d'ellébore, dont les racines nettoyent & purifient fes eaux. Ce fleuve fe diftribue, ainfi que les deux auttes, en une infinité de petits canaux qui groifiifentens'éloignant & vont fecoiifondre pour former un grand lac, Le génie nous conduifit enfuite dans une route bordée d'allées larges & fuperbes; nous marchames long-tems fur unepoudre d'or, & arrivames enfin a mi des ports d'un grand Océan, quele. génie nous dit être la mer d'Efpérance; c'eft fur cette mer que nous deyions nous embarquer : vous voyez, dit Zachiel, que la nature n'a rien épargné pour four-r nir aux habitans de ce monde routes les reifources qui leur font néceffaires pour les rendre parfairement heureux, puifqu'elle leur a eiicore accordé 1'efpérance, qui eft un tréfor qu'on peut polTéder au fein même de 1'indigence. L'efpérance adoucit les maux; elle fett a ranimer le cceur , a fourenir les defirs & a confoler dans routes les difgraces de la vie. Monime voulut goüter de ces eaux qui lui parurent aufli douces que du lait & d'un goüt fott agréable. Cette mer renferme des richeflès immenfes ; fon flux & reflux n'eft occafionné que par une pro-  l5'8 Voyages digieufequantitéd'Efpérancescjuifeperdentdans rous les mondes poffibles, & viennem fe jetter a grandsflotsdans cette mer comme érantleurfource • fouvent elle eft agitëe pat des vents orageux qui Went de grandes tempêtes; c'eft ce qui rend fes .aux tantót claires & brillantes, & quelquefois troubles & bourbeufes : mais lorfqu'elle eft calme & tranqtulle, on voir que cequ'elle roule dans fon Jein font toujours d'immenfes nchefïes; elle engendre un grand nombre d'animaux d'efpèces finguhères. On voit fur fes rives quantité de fimples qui vous attirent par leurs parfums, & dont les feuilles reffemblent a la fenfitive; le myrthe & le launer y ferment des allées délicieufes. En cótoyant ces bords, nous rencontrames un jeune marin qui paroifioit dans la pl«s grande défi> lation de laperte d'un navire qu'il n'avoitpufauvet de Ia fureur de We. Ce jeune homme donnoit les plus tendres regrets a laperte des braves officiers qui fervoient fous fon commandement. Zachiel voulant profiter de 1'ignorance de ce jeune com-, mandant pour- nous donner quekjues lecons fur la marine : fi Ce jeune homme, nous dit-il,eüt été mftruit des premiers élémens qui doivent fermer un mann, il n'auroit pas expofe fon vaiffeau a une perte inévitable. Le principal objet qui doit fixer fattention d'un homme de mer, eft d'examine; fes navires. de  DË.MILORD CÉTOK. I ?9 connoïtre leurs qualités, leur folidité, leurs proportions, leurs viteftes ou leurs lenteurs; ces conriöiflSöcès doivent régler fes opérations; les vents qui ont été créés par la nature pour pürïfier 1'air en 1'agitant, 8c pour amener ou diffïper les pluies, pour répandre les germes des plantes ou pour les tranfporter, ou enfin pour fortifier les végétaux par des fecoulTes utiles ; ces vents, dis-je, doivent faire fa feconde étude; ce font eux qui décident prefque toujours du fuccès des combars, II §ft donc néceffaire de les connoïtre, pour tacher de vaincre leurs obftacles en réglant fur eux le choix des poftes pour en tirer de grands avantages, lorfqu'ds font favorabies, ou pour les combattre lorfqu'ils font contraires. La troifième qui regarde 1?» mer, eft d'eftimer 1'action des vagues qui cboquent continuellement |bn navite; il doit obéiraux mouvemens toujours agités de fa furface, connoïtre & mettre a profit la diredtioii de fes courans, calculer les tems de fes marées, examiner leurs forces & leurs effets, afin d'en profiter; tous ces détails fi multipliés ne peuvent être que la fuite de beaucoupd'étude&d'Uhe expéïience confomméë; c'eft de ces connoifiances combinées que réfülte Fart du pilote. Vous ne devez pas ignorer mon chetCéton, ajouta Zachiel, que 1'homme a befoin d'apprendre jufqu'aux chofes les plus fimples. C'eft une témé-  '.- . V o r a o , , «te ben groffière d'ofer fe flatter de rfnir f «ol^ilaatonoS donne lestitres k,„ ""^  de milord Ceton. 141) S I X I È M E CIEL. JUPITER. CHAPITRE PREMIER. Des crIption de l'Empire des Jovinièns. Zachiel jngearit qu'il n'y avoit plus rien qui put nous arrêter dans le globe du Soleil, nouspropofa de reprendre les tourbillons pour gagner la planète de Jupitet, qui eft , comme Fon fait, une des plus grandes & des plus éloignées de notre monde , ou bien de nous y faire tranfporter par des atömes ; Monime préféra cette dernière commodité , ne voulant plus fe mettte aux rifques d'être écrafée par le choc de ces tourbillons , dont la rapidité eft capable de déranger le cerveau le plus ferme. Le génie nous fit mettre fur un groupe d'atómes crochus qui fe tenoient comme enchaïnés les uns dans les autres. Ces atömes, qui ne font pasfi effrayans que les tourbillons, nous conduifirent affez commodément dans la planète de Jupiter.  *42 "Voyages Le ravilTement que j eprouvai pendant ce voyage, dans ladmirarion de mille & mille beautés diverfes , emportoit mon ame avec plus de rapidité que nous ne les ttaverfions. Mes yeux parcouroient & embrafioient tout-a-la-fois une infinité d'objets auffi variés qu'agréables j le ciel me préfentoit fans ceffie de nouvelles images> dont la pompe , la magnificence & le majeftueux défotdre attirpient toute mon attention ; mon efprit s'y livroir tout entier, un calme délicieux le pénétroit, & je jouiffiois de ce vafte univers comme s'il étoit a moi , lorfque Monime fit un en qui me tira de mon extafe ; elle n'avoit pu rélifter a un violent mouvement de frayeur excité par la vue de ce vide immenfe que le génie nous fit traverfer avec beaucoup de rapidité fans aucurt accident. Nous arrivames enfin dans le globe de Jupiter au moment que 1'Aurore , éveillée par les Heures qui courent fans ceffe, s'apprètoit a ouvrir les portes du jour, & la nuit peicée de ces traits naiflans eft obligée de fuir devant eux. Alors nous commencames a découvrir le fommet chevelu des forèts& la cime grisatre des monragnes, & a refpirer un air qui porte a 1'ame une douce volupté qui femble donner aux habitans de ce monde un fens de plus. Le génie nous fit traverfer une vafte étendue  » e milórd Céton. 14J de terre qui nous parut d'abord tout-a-fait femblable a celle de Mercure , & nous crümes long-tems, Monime & moi, que le genie s'étoit trompé de chemin, & qu'au lieu de nous conduire a Jupiter, il nous avoit fait rentrer dans Mercure par une route différente. La reffemblance qui fe trouve entre ces deux planètes eft fi grande , qu'il n'eft guère poftible de ne s'y pas méprendre; & ce ne fut qu'aptès bien du tems & bien des obfervations que nous patvïnmes a entrevoir quelques traits de différence. Dans les campagnes la misère y eft la meme, & les malheureux qui les habitent y ont également 1'air de gens a qui 1'on envie jufqu'au chaume qui couvre leur cabane & 1'air qu'ils refpirent. En approchant d'une des villes capitales, nous remarquames que les terres , quoique graffes &c fertiles, y font pareillement deftinées aux feuls plaifirs des yeux , c'eft-a-dire , qu'au lieu qu'elles foient ptéparées pour d'utiles récoltes , elles ne préfentent de toutes parrs que des ornemens fuperflus , des parterres émaillés des plus belles fleurs, des allées dont les arbres font taillés en mille formes différentes, des parcs d'un contour immenfe, des cafcades, des napes d'eau, des tapis de gazons ornés de ftatues d'un travail exquis, des bofquets & des labyrinthes admitablement bien defïinés ; enfin on diroit que la terre qui doit être par-tout  *44 V, ö Y A G E S la mère noumce des hommes , n'eft ïei qu'un théatre depure repréfentation & de fpedacle pour fatisfaire feulemenr la vue. Les mtcurs de ce monde font encore plus reffemblantes a celui de Mercure ; même luxe , mêmedépenfe, mérnes ufages, mêmes manières' même air de hauteur & même orgueil, mais principalement même avidité d'acquérir des richelfes, même profofion pour les diffiper, même facilité a contrader des dettes & même ufage pour n'en acquitter aucune. Ne diroit-on pas , dit Monime , que leur orgueil les porte a fe croire formés de la rognure des anges, puifquxls ne peuvent fouffrir queleurs inférieurs ofent s'expliquer fur les fentimens damiiié; fans doute qu'ils préférent les faftueux tefpeds qu'exige leur dignité, i cette tendreffe & i cette amine quifembient netre bien gotuées que par les dieux; cefont ces faux principes qui pavent les grands de la plus vive douceur de la vie; car il eft certain que ceux qu'une tendre fympathie porteroit a fe lier d'amitié, fe rrouvent forcés , par 1'impreffion du préjugé , de réprimer les mouvemens de leurs cceurs, afin d'éviter de donner des témoignages rrop marqués de leur inclination , dans la crainte de n'en être payós que par un mépris humiliant au lieu de la reconnoilfance qu'ils feroient en droit d'en attendre. Monime finit  DE MI LORD CÉTON. 145 finir fes remarques par vouloir me perfuader qu'il falloit que les Joviniens eulTent trouvé le fecret de franchir les efpaces immenfes qui les féparenc du monde de Mercure, & que ces deux peuples fuftènt en Commerce enfemble. Je n'étois pas éloigné de ce fentiment, mais Zachiel nous détrompa. Vous ne devez pas douter, dit le génie , que je ne connoilfe parfaitement le caractère des uns & des autres; foyez certaine , belle Monime, qu'il n'en eft point de plus oppofé: la finance qui règne dans Mercure ne concoit rien de plus frivole que la noblefïè, & la nobleftè qui eft toute a Jupiter , n'a que du mépris pour la finance ; cependant les perfonnes fenfées comparent la haute naiflance a une pyramide élevée au milieu d'un vafte champ , oü chacun peut a fon gré en examiner la perfection ou les défauts. Un grand , par fon élévation , femblable a. cette pyramide, paroit a découvett ; on 1'apprécie , on pénetre fes defleins, on en devine les fecrets motifs , & le public , juge impartial, prononce impunément fon arrêt; le mafque de la vertu ne le trompe qu'un tems , il lit au fond des cceurs; dignités, richefles, honneurs, rien ne le met a couvert de la cenfure; informé de tous fes écarts, on les publie , & fon éclat ne fert fouvent qu'a le déorier; mais cela n'empêche pas qu'ici, comme ailleurs, le riche finanTome II. K  Voyages ciet ne veuille trancher du noble, & que Ie noble mal-aifé n'employe tous fes talens pour approcher de Ia profufion du riche. J'avois remarqué dans Ia planète de Mercure que le plus grand nombre des citoyens portoit de grands anneaux, qui font les marqués diftinctives qui décorent les petfonnes de qualité , quoiqu'ils n'euiTent aucun titte qui les autorife a fe pater de cette marqué de cliftindion : dans celle de Jupiter c'eft une efpèce de poignard a. peu-près de la forme de nos couteaux de chafte > qu'ils portent a leur ceintute. Ce fer qu'ü n'eft permis d'avoir qua ceux qui défendent la patrie , par un abus inconcevable , fert encore d'ornement a ceux qui ne font occupés qu a fa ruine. Je ne pouvois concevoir des contradictions ü frappantes, mon éducation anglaife m'avoit app'ris que ce fer eft un ptivilège qui n'appartient qu'aux guerriers & aux nobles ; j'avois peine a m'accoutumer a voir des commis & des gardes - portes anticiper fur les droits de Ia nobleffe. Mon féjour dans la Jovinie me donna tour Ie tems de m'apprivoifer a eet ufage fi contraire a. nos facons anglaifes ; j'y vis tout le monde, fans diftinction d'état ni de condition , atmé de ce même fet qu'ils ne quittenrtous non plus que leurs fouliers j on m'affura que plufieurs couchoient avec.  BE MÏLORÖ C É I O M. I47 Invités un jour a diner chez un feigneur, nous nous fïmes conduire , en fortant de chez lui, Monime & mol, au fpeétacle le plus fréquenté, ou 1'on repréfente a gtands frais non feulement toutes les merveilles de la nature, toais beaucoup d'autres prodiges encore plus grands , que perfonne ne peut jamais vóir que fur ce théatre , ou 1'on voit pêle mêle des dieux , des lutins , des monftres, des rois, des bergers , des fées , des enchanteuts, des furies, des feux , des batailles & un bal : eet aiTemblage fi magnifique eft repréfenté dans une grande falie dont les deux cötés font garnis de couliiTes aftèz femblables a nos feuilles de paravents , oü font groflïèrement peints les objets que la fcène doit repréfenter. C'eft-la oü toutes les perfonnes de condition fe rafiemblent, paree qu'il eft du bel air pour un homme d'un certain ton de n'en pas manquer un feul. Après avoir parcourtl des yeux tout ce qui m'environnoit, je les fixai par hafard fur un jeune homme d'une aftèz belle phyfionomie; mon attention a 1'examiner le fit rougiï ; je cherchois & me rappeler fes traits & 1'endroit oü je pouvois 1'avoir vu; pour m'en aflurer je me déterminai a lui parler: votre vifage ne m'eftpas inconnu, lui dis-je, n'eft-ce pas chez M. le Vicomte de k Chimeradiere ? N'y étiez-vous pas a diner ? Kij  J48 Voyages Cetre queftion démonta d'abord mon jeune homme , il ne put diffimuler fon embarras maisprenant auflï-tót fon parti : Monfieur, me' dit-d a 1'oreille , de grace, ne me perdez pas auprès de mon maïtre ; je ne puis nier que ce ne foit moi qui vient de vous verfer a boire a la table de Monfeigneur. Je vous avouerai ingénument qu'il ma pris aujourd'hui une fi forte envie de trancher du petit-maïtre, que je n'ai pu y refifter; Monfeigneur me fait 1'honneur de me diftinguer de fes autres domeftiques, je fuis ce qu onappellefongrifon; c'eft moi qui 1'accompagne ordmairement dans fes expéditions nocturnesceft-a-dire, repris-je, qu'il eft fAmphitrion & quetuesfonSocie. Précifément, Monfieur dit ce jeune éveillé , enhardi par ma plaifanterie : comme mon maïtre vient departir pour la campagne oü il doit refter deux jours, j'ai voulu proliter de ce tems pour voir li je pourrois le copier dans plus d'un röle. Je crois qu'il vous eft aifé de remarquer que je ne fuis paré que de fes plumes ; mais ce n'eft pas ld le plus intérelfant de mon hiftoire, & fi Monfieur me le permet, i'aurai 1 honneur de lui faire part d'un projet qui eft fur le point de la conclufion. L'effronterie de ce domeftrquem'amufaut beaucoup, je confentis a 1 entendte. , Vous n'ignorez paS) Monfieur, pourfuivit-il ,  DE MILORD CÉTON. I49 qu'il eft de la dignité d'un grand Seigneur d'avöir pour maïtreftès des filles de théatre; mon maïtre, qui ne déroge en rien a. eet ufage, en ptit une nouvelle hier au foir & s'en eft dégoüté ce matin. Ce Seigneur généreux dans toutes fes actions , pour éviter les reproches de la belle , lui envoie deux eens louis, qui font fans doute le prix qu'elle met a fes faveurs; comme fon plus zélé ferviteur , il me les a remis ce matin pour les donner a. cette nymphe \ la probité dont je fais gloire ne me permet pas d'en rien oter, mais la galanterie ou je me piqué auffi d'exceller, a 1'exemple de mon maïtte , femble me convier de me fervir de cette même fomme pour tacher d'obtenir de la belle une petite part dans fes bonnes graces : c'eft ce qui m'a fait prendre lp narti de lui écrire fous le nom d'un Seigneur étranger. Je ne vous cacherai point que j'ai copié ce billet fur un des brouillons de mon maïtre , pour lui annoncer d'un ftyle auffi familier -3 que je comptois aller fouper chez elle en fortant du fpectacle , en lui pottant une oftrande aftèz confidérable pour la rendre fenfible a mes feux \ j'en ai recu une réponfe conforme a mes defirs. Vous voyez , Monfieur, que je ne fais aucun tort a mon maïtre, fi je puis, a la faveur de 1'encens qu'il me charge d'offrir a cette déeftè, participer aux mêmes faveurs , ne pouvant autre-, ment les obtenir. Kiij  'M0 Voyages t Je trouvai l'^déè de ce garcon li plaifante , que jeh fis part le foir même a Zachiel , qui, loin d'en être furpris , m'afTura que ces aventutes étoient très-fréquentes chez les Joviniens. Laplupart des domeftiques, fur-tout ceux des Seigneurs, ontptefque tous unhabit bourgeois, lorfque ceux de leurs maitres ne peuvent leur fervir, quand ils veulent contrefaire les meffieurs ou copier leurs maïtres, s'introduire au fpeétacle , ou dans d'autres endroits oü 1'on ne fouffre point les gens de livrée. _ Rien n'eft plus abjecl, au jugement des Joviniens, pourfuivit Zachiel, que de n'avoir d'autte titre que celui de bourgeois, ce qui fait qu'on les voit mettre tout en oeuvre pour s'enprocurer un plus diftingué, afin de fe donner un nom. Un marchand ambitionne d elever fon hls dans la magiftrature; le fermier d'un feigneur , devenu riche par fon travail , met le fien dans le militaire , & prenant a la lettre cette expreffion figurée , fe 'donner un nom , ne cherchent point d'autre finefTe que celle de changer celui de leur familie en enretranchant quelques lettres, ou y ajoutant quelques fyllabes ; par cette efpèce de combinaifon le fils de Pierrot fe transforme aifément en Pirtori, qui eft un des plus beaux & des plus anciens noms de eet empire; il ne faut pas oublier de mettre avant le nom la partieule du on de; cette ptécau-  -DE MILORD CiTQN. 15"! tion eft importante , car on pafte toujours pour un très-pètit perfonnage lorfqu'on ne fe fait pas nommer Monfieur de 11 eft vrai -que cette manie va fi loin, qu'on voulut révoquer en doute que je fuffe un homme de naiffance, pour cette feule raifon que je m'appelois Céton; ce nom fut jugé du dender bourgeois , rien de moins feigneurial ni de moins fufceptible de le devenir ; de Céton ne valoit guère mieux , fur-tout étant feul, car c'étoit encore un nouveau fujet de fcandale pour ces Seigneurs, de m'entendre dire rout naturellement que Céton étoit mon feul nom & que je n'en avois point d'autres; ils m'en vouloient au moins encore trois ou quatre , & trouvolent que Céton étoit trop court & qu'il falloit nécelfairement 1'alonger. Je fus donc forcé, pour me faire diftinguer, de céder a cebifarre caprice , & de me faire nommer, tout le tems que nous reftames chez les Joviniens , Milord de Crétonfms des Albions de la Glocefter ; tous ces noms m'attitèrent beaucoup de confidération & de refped. Monime fuivitmon exemple , elle réunit comme moi les trois premiers noms qui fe préfentèrent a fon efprit, qui étoient de Monimont de Kaquerbec d'Hibemalk, i quoi Zachiel voulut qu'elle ajoutat ptinceffe de Georgië , qualité qu'il lui avoit déja fait prendre dans le monde de Venus , fans nous dire cepen- K iv  'f* VOVAGES dantles raifons qui fe déterminofent 4 Ia nommer Nouscommencames par vifitef les provinces les plus confidérables de la Jovinie. Arrivés dans «ne de leurs capitales , nous ftimes introduits chez les plus grands Seigneurs, car prefque tous les Jovnnens veulent trancher du grand ; tout le monde veut être noble d quelque prix que ce foit, paree que la nobleftefe venddans ce monde de meme quon vend du drap dans Ie nötre. Un h lfa"Vimmai'Chand' ™fi—ier, traite de WJeflè comme on fait en Angleterre pour fe fret dun vaiffeau: auffi oh y voit de la noblelfe a tout pnx ; & pourvu quon ait de IWent, fe chemmpour y parvenir eft prefoue tout fait. Wqu on eft en état d,acheter i ^ cro„t aller de pair avec la plus haute noblelfe ; on eft deja Seigneur rentier, on dit mes vaffiaux, on ^^rondechafie^onparledefonchdtlau, terre VnKeqTge' °" ^ * -m de fa terre , & hentot on eft branché de la familie des anciens poffieffieurs. On nous conta 1'hiftoire d'un gros payfan qui P"t Ia ferme d'une tette d trés-bon compte. Le P-pnetaire , peu foigneux de fon bien, 1 avoit lahfe devafter j mais le payfan fin & rufé , qui en ^^l?limites-fe^tvdoir,Jaitiva avec grana fom , fic dufieurs avaüces , {m  BE MILORD C É T e N. I 5 J maïtre qui, étant un diflipateur , mourut chargé de dettes ; le fennier au eonttaire , qui pendant fa régie avoit économifé , fe trouva créancier de fommes confidérables, dont il preffoit le paiement, en menacant de faire des frais , a moins qu'on ne confentït a lui céder la tetre pour une fomme alfez modique qu'il offroit de payer comprant; les hétitiers acceptèrent fa propofition, pour éviter la faifie-réelle qui auroit empotté le refte ; ainfi chacun trouvant fon compte a ce marché , le fermier fe rendit propriétaite de cette tette , & fon fils prir bientöt le titte pompeux de Marquis de & fes petits-fils étant parvenus aux charges de 1'état, les plus grands Seigneurs fe tiennent honorés de leur appartenir. Ces fortes d'ufurpations fur la nobleffe y font très-faciles a la faveur d'une poffeffion peu connue , mais fort recherchée ; on a recours aux faifeurs de généalogies , qui paffent leur vie au milieu de la pouflière & des parchemins, a déchiffrer de vieux titres a qui ils font dire tout ce qu'ils jugenta propos, fans que perfonne s'avife de les contredire ; on n'a qu'a les bien payer, ils ;vous feront defcendte de la race que vous choifirez : en voici un exemple dont nous avons été les témoins oculaires. Monime avoit fait la connoiffance d'une jeune demoifelle très-jolie & remplie d'un mérite diftin-  T54 V o r a g e s gué : cette demoifelle, déja très-riche, étoit venue a la ville pour fe faire adjuger une fucceffion confidérable , fe croyant la feule qui fut en droit de la recueillir, lorfqu'on villageois vint anéantir toutes fes efpérances. Cet homme fortit ttès-jeune de fon village pour entrer chez une dame en qualité d'houfard. C'eft un ufage parmi les dames Joviniennes, prefque toutes font élever de petits garcons qu'elles habdlent d'une facon grotefque pour fe faire porcer la robe ; celui-ci s'étoit produit en cette qualité chez cette dame, elle lui avoit fait prendre le nom de fon village qui eft celui de Jarnac. Devenu grand & fort intelligent, elle le placa auptès d'un jeune petit-maitre , que la chtonique dit avoit été Ion amant. Quoi qu'il en foit, Jarnac fut fi bien s'mfinuer dans l'efprit de fon maitre, qu'il gagna entièrement fa confiance & y amafia beaucoup dargent, ce qui par la fuite le faifoit vivte dans ia maifon avec une forte de diftinétion. Le hafard fit un jour rencontrer Jarnac dans un endroir oü on luimontral'héritiète de fonfeigneur. Surpns d'apprendre qu'il étoit mort fans poftérité , & charmé en même rems de la beauté de cette demoifelle, il revint a 1'hótel toutrêveur. D'abord 1'amour lui fit naitre 1'idée de profiter de fon nom pour fe porter héritier de ce Seigneur. Sür de l'amitié de fon maïtre, il ne balanca point a lui  DE MltORD CÉTON. I 5 5 faire confidence de fon projet, en le priant de lui indiquer'les moyens de réuifir. Le maïtre , charmé de ttouver une occafion de faire la fortune dece domeftique fans qu'il lui en coüte rien , commenca par le badiner fur fa nouvelle grandeur, & finit par lui confeiller d'aller trouver lui généalogifte , & de le tenter par une fomme confidérable, dont il promit de répondre. Jarnac n'eut pas befoin de la caution de fon maïtre , 1'argent qu'il avoit fu économifer chez lui, fervit a gagner le généalogifte. Une bourfe pleine d'or , avec la promefte d'en donner deux fois autant, en cas de, réuftite, fit fi bien ouvrir les yeux au docf e parcheminier, qu'il lui fabriqua plufieurs beaux & bons contrats , fur la foi defquels il fut déclaré defcendre en droite ligne des premiers ayeux du Seigneur de Jarnac, 8c le riche héritage lui fut accotdé de plein droit: mais par une noble délicateffe , & pour fatisfaire fon amour , il fe prêta de bonne grace a confoler la jeune héritière, en lui offrant de 1'époufer & de partaget avec elle fa fortune. Jarnac étoit d'une très-jolie figure, d'une taille admitable; il favoit copier parfaitement fon maïtre ; & dés qu'il fut feigneuriflé , il en prit bientöt toutes les facons. La demoifelle ne. laiffa échapper aucune de fes qualités: ainfi, foit qu'elle ctfit de bonne-foi qu'il pouvoit appartenir par quelque cöté a la maifon de Jarnac, oü qu'elle  **< V o.r A 6lt s fit fimpfement and* de fa bonne mine, eïlè ««Tenor enfin d'unir fa fortune a Ia fienne: & «ons fumes témoins de leur mariage qui fe fir avec pompe & de la dernière magnificence. Les Jovimens connoiffent, comme les habirans de notre monde , plufieurs fortes d'armoiries & decufTons qui fervent a diftinguer les grandes maffons, &onnefauroitmieux prouver parmi eux «ju on eft de la même fouche , qu'en faifant voir quon a toujours conftamment porté les mêmes «mes. Les hommes les plus nouvellement ennoblisfe font gloire d'en orner leurs équipages, tendis que I'ancienne noblelfe y renonce. Autrefois on ne voyoit aucune voiture oü les armes du maitre ne fuffent empreintes fur fes quatre faces: eet «fage eft entièrement aboli , on y a fubftitué des fleurs qui ne défignent rien : des génies, desdivimtés fabuleufes , ou de jolis payfages ont prisleur place. On nous affura qu'ils avoienr trouvé I'ancienne méthode trop gênante, & qu'il étoit du premier ridicule de ne pouvoir paroïtre en public fansannoncerfaqualité; on préfume q„e feurs plaifirs demandent 1'incognito, c'eft fans doute ce qui leut a fait choifir ce moyen de le garder ; &ceqmconfirme encore cetteconjeóture, c'eft que plufieurs ont changé leurs livrées , par la feule raifon qu'elle étoit trop connue. II n'eft pas rare non plus de voir que ceux qui font décorés de  DE M I L O R D C É T O N. 157 cordons, -de médailles ou d'autres attributs d'Ordre de chevalerie, les cachent ou les mettent dans leur poche. Onnous conta a ce fujet une aventure arrivés récemment a un Seigneur nommé Paragon , quï setant rencontré dans un endroit fort fufpecï, fans aucune marqué de diftinótion, y fut grievement infulté par quelques fpadaffins, hommes da peuple qui n'ont d'autres talens que celui de favoïr bien efpadonner. Paragon échauffé par le jus de bacchus, 1'étoit auffi par les agaceries d'une nymphe qui, loin de foupconner fa dignité , le regardok comme un de ces vieux débauchés très-propres i piumer •, dans cette vue elle cherchoit a lui faire perdre lè peu de raifon qui lui reftoit, afin de tacher de le, dépouiMer entièrement. Sa bourfe déja efcamotée, on lui tira fes bijoux 1'un après 1'autre , mais lorfque Paragon s'appercut qu'il lui manquoit une gtofie bo;te d'or , renfermant le portrait de fa maitrefle, il la redemanda avec empreifement; la dame du tripot nia d'abord Favoir vue. Paragon, qui auroit donnéime partie de fa fortune pour ravoir fa boïte , s'emporta & lè fervit d'épithètes qui, quoiqu'elles convinfient a la profeffionde cette femme, ne laifsèrent pas> de 1'offenfer ; elle y ripofta avec les mêmes accompagnemens dont s'étoit fetvi Paragon ; la difpute s echauffa , les fpadaffins s'en mêlèrent,  *5S V o Y a g-t g quelques foufflets furent donnés & rendus ; mitl'épée i la main ; mais le feigneur Paragon ne trouvant point la fienne pour fe défendre , alloit indubitablement être mis en pièces , fi le bruit qu'ils faifoient n'eüt invité les voifins d appeler du fecours ; ces brigans fe fauvèrent avec leur donzelle , au moyen d'une porte fecrete qui donnoit dans une autre rue , & le feigneur Paragon fe vk dans la néceffité d'avaler ï longs traits toute ia honte d'une pateille aventure , fans pouvoir fe flatter d'en obtenir aucune vengeance. CHAPITRE II. Portrait des Joviniens. Dans la Jovinie les grands Seigneurs, & ce qui s'appelle 1'ancienne noblelTe, y fontaffables, humains, fans arrogance & fans fierté : mais les nouveaux nobles font les rodomonts , &femblent avoir fucé avec le lait la vanité , 1'orgueil & la fierté ; ils fe croient feuls refpeaables°, exi^ent des foumiffions, fe méprifent entr'eux, fe portent envie & fe haïflent. Ce monde tire fans doute de la lune 1'air contagieux du fafte , & de Venus celm de la mollede & de la volupté; cen'eftque magnuicence dans les meubles, que fomptuofité  BE MÏLORD CETON. IJf) dans les équipages , que profufion dans les repas & que rafinement dans les plaifirs j ils méprifent le marchand, & ce dernier prime fouvent fur eux : vous avez vos titres , leur dit-il, & moi j'ai mon coffre fort, avec lequel je puis , quand je veux,acheter de la noblelfe. Les riches ont des charges qui leur rapportenc des honneurs Sc du profit j le peuple les monfeigneurife , on leur donne du très-haut & du très-puiffant \ ils ont des valfaux, de beaux parcs, de beaux chateaux , de grands hotels & 1'efpérance de parvenir aux premières dignités de 1'état. Que de fujets pour oublier qu'ils font hommes I Aufli la plupatt ne regardent-ils tous ceux qui les approchent que comme des infeékes dont la terre eft couverte. Semblables a un certain roi des Moluciens qui fe difoit roi des enfers, & vouloit qu'on appelat fa femme Proferpine, fa mère Cérès, & fon chien Cerbère : de même les Joviniens fe font divinifer. Ces Seigneurs affeétent la limplicité dans leurs vêtemens , & fe font accompagner par des domeftiques dont les habits font chamarés d'or ou d'argent. La plupatt de la noblelfe, quoique fott entêtée de fon nom , lailfe néanmoins au peuple Sc a la roture le foin de foumir a 1'état de nouveaux citoyens. II eft du detniet bourgeois d'avoir plufieurs enfans ; un Seigneur doit fe borner a. uu  tGo Voyages feul fils ; c'eft ce qui fait que la plupart des grands noms s eteignent parmi eux, ou plutót ils le feroient depuis long-tems fans le fecours des généalogiftes , qui ne s'occupent qu'a les faire revivre par des menfonges. Aurrefois la noblelfe ne fepiquoit point de fcience; toutes leurs études fe bornoient aux ufages & aux bienféances du monde; i peine fe permettoient-ils de favoir écrire : griffonner leur nom étoit tout ce qu'il leur falloit; par la même raifon on les voyoit forr peu occupés de 1'éducation de leurs enfans; ils les voyoient une fois le jour a deux ou trois heures, un moment avant le diner, fans s'informer de ce qu'ils avoient fait dans la matinée, ni fe mettre en peine de ce qu'ils feroient le refte de la journée ; on leur donnoit un gouverneur, mais pour la forme; s'il vouloit les inftruire , on craignoit qu'il ne les fatiguat; s'il ofoit fe plaindre d'eux , c'étoit un pédant infupportable qui ne gagnoit que la haine du père &c du fils. Cependant, malgré ce peu de foin, rien ne flatte davantage les pères & mères que les bonnes difpofitions qu'ils remarquent dans leurs enfans j mais rienne les touche moins que 1'obligation ou ils font de cultiver ces heureufes difpofirions: ils s'imaginent avoir pleinement remplileur devoir, en ferepofant fur un gouverneur, du foin de leur éducation , jufqu'd ce qu'ils foient parvenus a apprendre  DE MltÓRD CÉTON. ï6l apprendre comme des perroquets quelques principes de lirrérature, qui ne fervent qu'a en faire des raifonneurs abftraits fur des matières triviales & puériles, & leurs plus beaux jours fe patiënt ï étudier un jargon qui ne ferr qu'a les rendre vains Sc préfomptueux ; ils entrent dans le monde infatués de leur perfonne ; ils décident de tout, croient tout favoir, quoiqu'ils naienr rien appris: on ne leur a parlé que de la nobletfe de leur nailfance , des grandeurs du monde , des dignités auxquelles ils peuvent afpirer; on a commencé par leur infpirer le goüt desrichetfes, mais on ne leur parle nï de droiture , ni de défintéreffement, ni de bonnefoi, ni de fidélité a. garder leur parole; fans doute qu'on fuppofe ces fentimens nés avec eux , & on fe trompe. Ort négligé d'apprendre a ces nouveaux nobles le foin de borner leurs defirs ; on ne leur infpire qu'une ambition démefurée, au lieu de s'attacher a en faire un honnêre homme, un homme de bien , de lui donner de bonnes mceurs , en lui faifant valoir les actions généreufes, afin qu'il prenne goüt a les imiter, en lui donnant de 1'horreur pour le vice ; on ne travaille qu'a en faire un homme du monde, c'eft-a-dire , un vrai perroquet qui ne repète que ce qu'il a entendu dire j ainfi , loin de leur infpirer ces vrais principes par lefquels on parvient a la vérité, je veux dire ce Terne II. L  iói Voyages goüt éclairé & judicieux, ce difcernement jufte &délicat, quinefe laifie point éblouir par les apparences , qui cherche a pënétrer les nratières & a en faifir le point principal, & enfin cette morale qui apprend a fe connoïtre & a apprécier le mérite des autres ; cette étude fi efTentielle on la négligé, on ne leur infpire quelafierté & le defir de plaire aux femmes; & toute leur inftruction fe borne a quelques devoirs fuperficiels oü le coeur n'a aucune part j onne leur préfente les objets que par ce qu'ils ont de faux ; on leur communiqué des erreurs, des opinions dangereufes , & on parvient enfin è leur gater le cceur , & a ne remplir leur efprit que d'idées de grandeur & d'établiffement. II feroit du dernier ridicule a un Seigneur de donner quelque attention aux affaires defamaifon, ces foins font encore confiés-a plufieurs économes qu'on peut regarder comme leurs tuteurs, 8c qui leur font payer bien cher le droit de curatelle; a 1'exemple de ceux-ci, les autres domeftiques les volent a. difcrétion. J'étois un jour chez un de ces Seigneurs, chez lequel j'allois très-familièrement, lorfque fon premier valet de chambre , vieux domeftique attaché depuis long-tems a fa maifon 8c fort affectionné a fes intéréts (peut-être étoit-il le feul qui füt borné auprofit de fes gages) ce domeftique , faché de voir la maifon de fon maïtre aller en défordre, profita de ma préfence  D E M I L O R D CÉTON. ItjJ pour 1'avertir qu'on le pilloir a toutes mains. Que veux-tu que j'y faffe , dit le maïtre ? fais comme les autres & lailfe-moi en repos. Ce domeftique me regarda d'un airattendri, avec un figne qui fembloit m'inviter a. defliller les yeux de fon maïtre. Je dis donc au feigneur Périandre qu'il devoit faire plus d'attention au zèle d'un homme qui étoit peut-étre le feul qui lui fut véritablement attaché, que fes avis méritoient d'être approfondis, que je penfois qu'on pouvoit fans fe dégrader, diftribuer fon tems de facon que, fans manquer aux devoirs de fon état & même fans rien clérober a fes plaifirs, on pouvoit donner quelques heures dans la journée au foin de fes affaires. Ne pourriez-vous pas, ajoutai-je, examiner les comptes de votre maifon ? Cela tiendroit vos gens en refpe&,&lesempêcheroitde fe liguer entr'eux pour travailler de concert a votre ruine. C'eft-a-dire, reprit Périandre d'un ton qui reffembloit beaucoup a 1'impertinence, que, fuivant votre noble facon de penfer, il faudroit fe réduire i la condition du plus petit bourgeois; j'avoueaue de pareilles idéés ne fonr jamais encrées dans la tête d'un homme de mon efpèce, & qu'il feroit du dernier abfurde de s'avilir a. des foins auffi puénles. Je ne m'amufai point a répondre aux fots difcours de Pénandre, ni a combattre fon erreur &fa vanité nul ét ndue; & comme üme fit 1'honneur de Lij  l64 Voyages prendre mon filence pour un aveu de mon ignorance,il voulut bien condefcendre a m'étaler les plus beaux ttaits de fa rhétorique, pour meperfuader que fes opinions portoient un caractère infaillible de grand, de beau & degénéreux, mais tout fon favant difcours ne fervit qua me faire connoïtre que l'efprit d'ordre & d'arrangement eft regardé chez les Joviniens comme une folie & une petitefte indigne de leur noblelfe. Rien n'influe davantage rhez eux que le luxe , c'eft qu'on n'y eftime que les gens qui font richement veras; la parure ydonne pour le moins autant de reliëf que la bonne répuration. On s'attache moins' a connoïtre les mceurs d'un homme, qu'a s'informer li fa garderobe eft bien montée, fifes meubies. font élégans, fi fon équipage eft lefte, fi fes chevaux font courte queue, (ï fon cocher a des mouftaches, & fi fon portier a la marqué de diftinction que doit avoir un portier du bon ton. En général, tous les Joviniens aiment l'éclat, leur gloire eft d'égaler ceux que la nailfance & la' fortune a placés au-deffus d'eux; ils veulent fe diftinguer de leurs égaux; 1'exemple les féduit, la mode les entraïne, mais 1'un & 1'autre les portent fouvent a de grands excès. Ils aiment peu, & par unjuiteretour ils font peu aimés. Toute leur affection fe borne a trois ou quatre objets, leurs chiens, leurs iaquais, leurs chevaux & leurs équipages,'  de milord Céton. i6<$ parler de lenrs meutes, faire valoir les talens de leurs chiens qu'ils vont vifiter & connoiflent tous pat leurs noms : la perte d'un de ces animaux leur. eft fouvent plus fenfible que celle d'une maïtrefie. II eft aifez commun de voir vingt ou trente domeftiques dans une feule maifon, qui font autant de fainéans qui, loin de remplir leur fervice, fe font eux-mêmes fervir avec plus de hauteur Sc d'exaébitude que leur maïtre. Mais rien n'égale leur rendre attachement pour leurs chevaux; on diroit qu'un des attributs de leur grandeur foit attaché au nombre qu'ils en ont & au prix qu'ils les achètent. Ils pouffent leur attention ft loin pour ces fortes d'animaux, que j'ai vuplus d'un feigneur aller dans des voitures publiques afin de neles point fatiguer; fouvent ils meutent de trop de graiife; fouvent aufli, par un contrafte que je ne puis concevoir, malgré tous leurs foins, lorfqu'ils font tant que de s'en fervir, ils les font aller a toute btide. Un feigneur du bon ton doit toujours êtte empreiTé & crever chevaux & coureur, s'il le faut, pour arriver un quart d'heure plutot ou fouvent il n'a que faire. La plupart des nobles prouvent 1'ancienneté de leur familie par un droir de chafte qu'aucun feigneur ne peut leur difpurer. On produit encore fes terriërs , oncite fes fiefs, on détaille fes mouvances, on montre 1'étendue de fes feigneuries, enfin je ne Lüj,  165 V 6 y a g e s puis «primer combien la noblelfe eft Jalonfe dë fes droits,fur-tout de celui de la chaffe; 1'étendue du pouvoir qu'ils donnent a leurs gardes , leur fait exercer tous les jours mille vexations indignes. J'ai vu plufieurs champs dévaftés par les ravages que les chaffeurs, leurs chevaux, leurs chiens & les animaux qu'ils pourfuivent, font dans la campagne; & la fervirudeoü ils rienne;,t leurs vaftaux, les empêche d'ofer entreprendre de remédier a ces défordres. Un homme dont les biens joignent ceux d'un feigneur peut être allure de ne rerirer aucun profit de fes terres; perfonne n'ofe empiéter fur leurs droits, par les peines auxquelles ils feroient condamnés, quand on ne les trouveroit coupables que d'avoir fait peur aux animaux qui viennent jufques dans leurs jardins ravager leurs légumes & les pkntes oules arbuftes qu'ils cultivent avec le plus de foin. Nous fümes invités, Monime & moi, dallet paffer quelquesjours ala terre d'unfeigneurnommé Ardillan. Ses vaffaux inftruits de fon arrivée vinrent au-devant de lui avec pompe & magniftcence; chacun le traita de monfeigneur, on lui donna de raïteffe, de la grandeur; lapreffefutgrande dfon fouper; &toutle tems qu'il reftadansfa terre, on s'emprefft de lui faire la cour. Les gentiishommes voifins s'affemblèrent, & 1'on fit plufieurs parties de chaffe. Vn jour qu'il étoit queftion de mettre tm cerf  DE MILORD CÉTON. I!?7 aux abois, nous partïmes de grand matin pour nous joindre au rendez-vous. Lorfque tout le monde fut aiTemblé, on donna du cor j les chiens furent lancés a la pourfuite d'un vieux cerf qui leur donna longtems de 1'exercice pat fes rufes. Pendant que chacun faifoit voir fon adrelfe & fa légereté, Monime qui prenoit peu de plaifir a ce divertiffement, & qui d'ailleurs fe trouva unpeu fatiguée, quitta la chaffe & fe joignit a une jeune dame pour prendre une des routes du bois qui lui étoit oppofée. Je les fuivis, & nous nous arrêtames dans un endroit charmant ou elles voulurent defcendre de cheval pour fe repofer. Après plufieurs propos qui ne rouloient que fur la peine qu'on prend a tourmenter divers animaux, cette jeune dame nous demanda finous affifterions aux fètes qui fe donnoient a 1'occafion du mariage de Lucinde avec Amilcar. Monime répondit que n'ayant pas 1'honneurd'être connue dé Lucinde, elle ne croyoit pas devoir y refter. Vous ne favez donc pas, reprit cette jeune dame, 1'hdtoire de cette belle perfonne? Ah! je veux vous en initruire, je la tiens de mon frère qui a été témoin du commencement de fon aventtue , & qui , comme partie intéreffée, en étant devenu fort épris, a eu grand foin de s'informer de la fuite. Liv  168 Voyages C H A P I T R E l I I. Histoir-e de Lucinde TT ^ N jour que mon frère avoit éré invité d'une pame de chaffe, revenantd pied avec Ardillan, ils trouvèrent, en rentrantpar une des portes du pare, une jeune perfonne, le vifage couvert de latmes,' qm fe jeta aux pieds d'ArdiUan. Je viens, lui ditelle, feigneur implorer votre juftice contre deux de vos gardes qui viennent d'aifaffiner mon père;: ces miférables, non contens d'avoir tiré fur lui deux coups.de fufd, 1'ont encore affommé d coups de croffe. Ardillan voulut larelever. Non, lui dit-elle, feigneur, je vous protefte que je ne quittemi point vos genoux que vous n'ayez ordonné de faire amener devant vous les crueïs affaffins qui viennent d'óter la vie a mon père. Ardillan, furpris de 1'adion Sc de la fermeté de cette jeune perfonne, ordonna d un de fes gens de faire venir tous fes gardes. Alors mon frère lui préfenta la main pourl'aider a fe relever, & s'appercevant d la pdleur de fon vifage qu'elle étoit prête d s'évanouir, il la fit afftoir fur un banc qui fe trouvaprès deux. Raffurez-vous, ma belle fille, dit Ardillan, en s'afieyant d cóté d'elle Sc lui prenant une de fes mains qu'il fetroit dans les fieimes.  pe milord Céton. 169' je vous donne ma parole que li votre père n'eft coupable d'aucun délit, je ferai faire une punition exemplaire des miférables qui ont commis cette injuftice. Je vous protefte, feigneur, dit Lucinde, que mon pète palfoit tranquillement fon chemin lorfque ces miférables font attaqué. Plufieurs gardes parurent; mais les auteurs du crime , avertis des plaintes qu'on faifoit contte eux , avoient pris la fuite. Dans eet intervalle quelques domeftiques vinrentannoncer que lepère de Lucinde venoit de donner quelques lignes de vie. Ardillan commanda aufti-töt qu'il füt appotté dans fon chateau. Lucinde, a cette nouvelle, rappela toutes fes forces pour courir avec le chirurgien qui avoit otdte de le fecourir promptement. Amilcar, fils d'Ardillan, arriva dans 1'inftant qu'on apportoit le père de Lucinde. Cette belle fille tenoit une de fes mains qu elle baignoit de fes larmes : mais, malgréle changement dont le défefpoir avoit frappé fes traits, malgré le défordre d'une parure dont la fimplicité n'annoncoit pas 1'opulence, Amilcar fut néanmoins furpris de fa beauté; touché de la douleur, il s'approcha d'elle, & lui offrit fon fecours contre ceux qui étoient les auteurs de fes maux. Lucinde, quoiqu'élevée dans la retraite, lui répondit avec beaucoup de politefle. Mon frère, qui ne ravoitpointquittée,s'appercut,lorfqu'ils entrèrent dans lacour,qu'Ardillanchangeade couleur quaud  17° Voyages il vitfon fils parler a Lucinde. II s'avanca au-devant d'elle pour la prier d'entrer dans le fallon: mais elle sendéfenditfurlanéceffiréoü elle étoit d'accompagner fon père, afin d'êtte aportée de lui donner tous les fecours qui dépendroient d'elle. Ardillan ordonna a fon fils de faire compagnie aux dames; & fous prérexte d'apprendre fi les bleffures du père de Lucinde étoient dangereufes, il donna ia main a cette belle fille pour 1'accompagner dans 1'appartement qu'on leur avoit deftiné. Le chirurgien, après avoir vifitéle bleifé, affura qu'aucun des coups qu'il avoit recus n'étoit dangereux; iieutordred'Arddlande refter auprèsdeluijufqua fon entière guérifon. Ce feigneur s'approchant enfuite de Lucinde : fi la bleffure que vous m'avez faire, lui dit-il, d'une voix baffe, étoit auffi facile a guérir, je n'aurois pas fujet de me plaindre; promettez-moi, ma belle enfant, d'apporrer autant de foin a. me foulager, que je vous jure d'en employer pour la guérifon de monfieur votre père. J'ignore, dit Lucinde, quels peuvent être les maux que j'ai pu caufer a. votre grandeur, mais je fais bien que la reconnoiffance m'engage a. employer tout ce qui eft en mon pouvoir pour m'acquitter, fi je puis, des obligations que je vous ai. Souvenezvous, reprit Atdillan de la promefie que vous me faites, & croyez que dans peu, je vous mettrai a même de m'en donner des marqués. Ce feignsur  ö'e milord Céton. 171 la quitta fans attendre fa réponfe & vint rejoindre la compagnie. Comme la faifon étoit déji fort avancée, on fe mit a jouer, ne pouvant plus jouir du plaifir de la promenade. Lorfqu'Amilcar vit fon père engagé dans une partie de jeu, il fortit fans être appercu & courut a 1'appartement de Lucinde dont le père venoit de s'alfoupir. L'efpérance que le chirurgien lui avoit donnée d'une prompte guétifon avoit arrêté'fes larmes, ranimé fon teint, & il ne lui reftoit plus qu'un certain air de langueur occafïonné par une fuite du faififfement qu'elle avoit eu en apprenant le malheur de fon père; mais cette langueur rendoit fa beauté fi touchante, qu'Amilcar, faifï d'amour & d'admiration, refta quelques inftans a la contempler. Lucinde qui s'en appercut en fut un peu troublée, fon front fe couvrit d'une rougeur qui accompagne toujours 1'innocence; elle baiffa les yeux,>& eet intervalle de filence furie fignal du commencement de leur pafïïon. Pardonnez, charmante Lucinde, dit Amilcar, fi j'ofe paroitre ainfi devant vous fans m'êtrefait annoncer; inquiet de la fanté de monfieur votre père, je n'ai pu difrérer plus long-tems a venir m'en inforrner. On ne peut être, feigneur, dirLucinde, plus fenfible que je le fuis aux foins que vous prenez; on me flatte que fon accident n'aura aucune fuite facheufe; cependant je crains bien qüe nous ne  J72 Voyages foyons forcés a. vous incommoder encore long-', tems. Dires pluröt, reprit Amilcar, a me combler de plaifir par votre préfence. Soyez certaine, belle Lucinde, que s'il étoit en mon pouvoir de proionger la maladie de monfieur votre père fans qu'il en fouffrit aucun dommage, il n'y auroit rien que je ne fine pour vous arrêter le plus long-tems que je pourrois. L'impreffion que vous avez faite fur mon cceur ne peut jamais s'effacer. Ne foyez point furprife de ma déclaration, les momens font précieux lorfqu'il s'agit de conferver ce qu'on aime; & fi je ne craignois d'être prévenu par mon père, je n'aurois commencé a vous faire connoïtre mes fentimens que par mon refpect 8f mes attentions. Pardonnez donc.) divine Lucinde, fi j'ofe déclarer un amour qui ne finiraqu'avec ma vie. J'aurois tout lieu de m'offenfer d'un difcours qui m'outrage, dit Lucinde d'un air irrité, fi je n'étois perfuadéeque vous êtes trophonnête hommepour vouloir enfreindre les loix de 1'hofpitalité en vous moquant d'une fille qui n'eft déja que trop aftligée par la douleur de voir un père a. qui vos gardes ont prefque óté la vie : mais, feigneur, je veux bien croire que vous m'aimez, & comme je ne puis jamais répondrea un amour qui ne peut être, de vottepart, qu'illégitime, puifque je n'ignore pas que votre nailfance vous deftine aux partis les plus confidérables de 1'état; je vous prie donc de vou-  de milord Céton. 173 ïoirle renfermer envous-même, & d'êtte perfuadé que, quoique je ne fois que la fille d'un fimple gentilhomme, vous & monfieur votre père entreprendrez inutilement de me féduire par de vains difcours qui ne peuvent jamais faire aucune imprefiion fur mon ame. Ceflez, belle Lucinde, dit Amilcar, de m'accufer d'une perfidie dont je fuis incapable, & foyez certaine que mes intentions font auffi pures qu'il eft vrai que vous êtes la perfonne du monde la plus accomplie; je n'ai point d'autre deffein que celui de m'unir, a. vous par des liens indiffolubles, dès que je ferai le maïtre de difpofer de mon fort; confentez feulement, en acceptant mes foms, a attendre le tems oü je pourrai vous donner des preuves de la fincérité de mes fentimens, & ordonnez-moi la conduite que je dois garder, afin de vous convaincre que rien au monde ne peut être capable de me faire changer. Lucinde, un peu embarraffée fur la réponfe qu'elle devoir faire , garda quelques inftans le filence ; elle craignoir, en montrant des doutes, d'offenfer Amilcar, déja fon cceur lui parloit en fa faveur; enfin vaincue par eet air de franchife, vrai caradère de la vérité : fi j'ofois, lui dit-elle, feigneut, me flatter que mon peu demétite put vous attacher, je confentirois volontiers a pafter le refte de ma vie dans 1'efpoir d'un bien fi doux, mais ce  *74 Voyages feroit aux conditions d'apporter tous vos foins pour ménager ma réputation & ma délicateffe, en. ne me faifant connoïtre votre amour que par ï'attention que vous prendrez a en dérober la connoifTance a toute la terre. Je me foumets a toutes ces conditions, dit Amilcar, en lui prenant la main qu'il baifa refpectueufement, pourvu que vous m'aiTuriez de n'être jamais a d'autte qua moi. Lucinde le lui jura, & il la quitta très-fatisfait de s'êtreaffuré du cceur de cette belle fille, & d'avoir, par fon empreflemenr, prévenu fon père, dont il ne pouvoit douter des tendres fentimens qu'elle lui avoit infpirés. Le lendemain, Ardillan blefTé des mêmes traits que fon fils, fe rendir a 1'appartement de Lucinde. Après serre informé du malade, il s'approcha de cette jeune perfonne : je viens, ma belle enfant, lui dit-il, vous fommer de laparole que vous me donnatéshiér, d'employer les remèdes convenables a ma guérifon. Seigneur, reprit Lucinde; qui craignoit une feconde déclatation, comme j'ignore 1'efpèce de maladie qui vous afflige, il m'eft tout-a- iau ^o^^ uy pouvoir remedzer. iit quand vous lafaurez, dit Ardillan, ne confentez-vous pas, ma belle fille, de me guérir? Je ferois bien ingrate, dit Lucinde, de refufer a votre grandeur les fecours qui feroient en mon pouvoir de lui accorder: mais, feigneur, vous avez un chirurgieu  DE MILORD CÉTON. I7J rrop habile pour qu'il n'ait pas apporté tous les remèdes qui peuvent contribuer.a. votte fanté; & fi le mal eft incurable, je ne fuis pas aflez bon médecin pour entreprendre une pareille cure. Quand on a de la confiance au médecin, dit Ardillan, fes remèdes font beaucoup plus d'effet que ceux de tout autre, & comme c'eft en vous feule que je mets la miemie, c'eft aufti de vous feule que j'attends la fanté. Votte beauté , ma charmanre, a fait une vive impreflion fur mon cceur; fi la fortune eut été auffi prodigue envers vous que la nature, vous n'auriez pas befoin de mes bienfaits. Si vous voulez répondre a mon amour, je puis réparer ces injuftices en vous faifant un fort; confentez donc, ma belle enfant, a me rendre lieureux. Lucinde, outréede dépit de fe voir forcée d'entendre des propos auffi injurieux, prit néanmoins le parti de feindre de n'y rien comprendre : c'eft pourquoi elle lui demanda d'un air naï'f ce qu'il falloit faire pour conttibuer a. fon bonheur. M'aimer, mon bel ange, dit Ardillan. Vous aimer! feigneur ; mais rien n'eft fi facile, & fur ce point je ne crois pas que vous ayez a. vous plaindre de perfonne; je vous protefte qu'en mon particulier, j'ai pour vous rout le refpeét & la reconnoiffance que méritent vos bontés; je fuis caution de celle de mon père, & puis vous affurer que ce font des fentimens que nous conferverons 1'un & 1'autre  17 C É T Ö N. ï'/tj apprendre des nouvelles de Lücinde; mais quand il apprit qu'elle n'étoit plus au chateau , il en fut charmé, connoilTant fon pèce capable de tout entreprendre pour fe fatisfaue. Mon frère, quoique piqué au vif de ce qu'Ardillan ne lui avoit fait aucune politeffe, engagea néanmoins fon ami de venir paffer la nuk chez moi, ce qu'Amilcar accepta d'autant plus volontiers, que cela le mettoit a portée de voir Lucinde avant fon père, qu'il jugeoit n'avoir fait le voyage que pour le même objet. On étoit alors fur la fin de 1'automne & dans les plus courts jours de 1'hiver; le bois qu'il fallok traverfer n'étoit pas fur; la nuit étoit des plus obfcures; ils marchoient en filence, iorfqu'ils entendirent les ctis étouffés d'une femme qu'on forcok a fe take en lui tenant un mouchoir lur la bouche. Mon frère, faifi de frayeur, trouva qu'il n'y avoit point de bravoure a. fe battte contre des brigands dont on ignoroit le nombre, & fut d'avis de retourner fur leurs pas; mais Amilcar, loin de 1'écouter, pouifa fon cheval du cöté d'ou parroient les cris; quand la lune qui commencoit a diffiper les ombres de la nuk, leur fit appercevoir deux hommes occupés a dépouiller une femme que la frayeur avoit rendue immobile. Ces deux miférables entendant du bruit, abandonnèrent cette 'femme pour venir fe faifir de la bride des chevaux Mij  ïgo Voyages de nos deux cavaliers, & leur préfentant cnaco» un prftolet; Amilcar & Florian, qui heureufement setoient munis des leurs, les lachèrent fur ces deux voleurs, qu'ils renversèrent étendus par terre & faifant pauer leurs chevaux fur eux, ils en def' cendirent enfuite pour voir s'il étoit encore tems de donner quelques fecours a cette femme qu'ils trouvèrent prefque nue, fans aucun mouvement & le vifage couvert de fang. Après I'avoir un peu tourmentée, Amilcar, qui fe fentoit dans une agitation extraordinaire, paffa fa main a 1'endroit du cceur, & y fentant un foible battement: elle n'eft pas morte, dit-il, d'une voix que le faififiement ou il etoitrendoit tremblante. Florian s'en approcha, & tous deux la portèrent d 1'endroit oü la lune donnoit plus de clarté; alors Amilcar Sc mon frère, munis de flacons remplis de différentes eaux, tdchèrent de lui en faire avaler quelques gouttes; & les ayant enrièrement vidés fur fon vifage & fur fa gorge, Amilcar qui lui avoit fonievé la tête, Ia regatdant avec plus d'attention ' fit un en percant en la IaifTant retomber «Sc torn' bant hu-même d fes pieds. Cette rude fecoulfe rappela fes efprits; elle foupira, ouvrit les yeux Sc revenant comme d'un profond fommeil fes regards parcoururent d'abord tout ce qui 1'envW noit. Elle voulut enfuite eifayer de fe re'evermais n'en ayant pas Ia force : hélas! dit-elle d'une*  DE MILOR.D CÉTON. iSl voix prefque éteinte, qu'attendent donc ces miférables pour m'arracher un refte de vie qui ne peut plus que rifêtre a charge! Quoi! la pitié pourroite'lle a préfent trouver place dans le cceur d'un barbare alTaffin? RaiTurez-vous, chère Lucinde, dit mon fiére, en baignanr de fes larmes une des mains de certe infortunée, que la pitié, 1'amour, -la douleur & l'amitié faifoient couler, votre amant, pourfuivit-il, en lui montrant Amilcar étendu a fes pieds fans aucun mouvement, vient de vous en délivrer. Jufte ciel! s'écriaLucinde,ah! nem'avezvous rappelée a la vie que pour me rendre le témoin d'un fpeófacle qui me déchire le cceur! Alors fe roulant, pour ainfi dire, a cöté d'Amilcar, elle le prit dans fes bras, 8c cè tendre amanr fe fentant ranimé, ouvrit enfin les yeux; mais la joie qu'il relTentit de voir Lucinde qui le ferroit fur fa poitrine d'un air fi attendri, fut telle, qu'oubliant dans 1'inftant le malheur qui venoit d'attiver, il fe crut ttanfporté dans une ifle enchantée. Je ne puis vous rapporter, madame, tous ce que ces deux amans fe direnr de tendre & de touchant. Mon frère, rémoin de leurs difcours , 8c forcé de renfermer fon amour au-dedans de lui-même, ne pouvant réfifter a une fi rude contrainte, les interrompit pour leur dire qu'un plus long enttetien pourroit leur faire tort, qu'il étoit tems de fonger a yifiter les bleffures de Lucinde, qui peut-ètr© Miij  *?£ Voyages demandoient un prompt: fecours; c'eft pourquoi. il leur confeilloit, s'ils avoient aifez de force pour gagner la maifon de Lucinde ou la mienne, de s'y acheminer au plutot. Amilcar fut d'avis de retourner fur leurs pas, & de dépofer fa maitreffe dans le chateau de fon père chez le même chirurgien qui avoit pris foin de Cilindre, afin qu'elle fut a por-téé d'être traitée avec plus dattention. Cette réfolution qui parut d'abord folie, fut néanmoins exécutée. Lucinde appei-cevant les corps de ces miférables, ne voulut point partir qu'on ne les eut vifités : c'eft pourquoi Amilcar s'en approcha, & trouvant que 1'un des deux refpiroit encore, il pria Florian de 1'aider a le porter contre un arbre, & en 1'examinant, fa furprife fut extréme de reconnoitre en lui un des gardes de chaffe de fon père, celui même qui avoit fi fort maltraité Cilindre. Ah! malheureux, dit Amilcar, tu en voulois donc auffi a. ma vie ? Mais, dis-mois, monftre, que t'avoir fait cette jeune perfonne pour attenter a la fienne? Seigneur, lui dit eet inttépide coquin, d'une voix prefque mourante, ne m'a-t-elle pas fait un affez grand tort, puifqu'elle eft la caufe que mon camarade & moi ont été obligés de prendre la fuite & de perdre un pofte qui nous faifoit vivre gracieufement; car il faut que vous fachiez que fon père n'eft pas Ie premier que nous ayons ainfi maltraité, mais nous  de mi. lord Céton. 183 en érions quittes pour les accufer de rébellion, & 1'on nous croyoit toujours fur notre parole; il eft vrai que ceux qui nous donnoient quelques pièces d'argent, pouvoient chafler en aiTurance; nous leur indiquions même les endroits qui étoient les plus abondans en gibier; voila. les raifons qui nous ont fait prendre le deifein de nous venger fur Lucinde, & depuis qu'elle eft fortie nous avons épié 1'inftant oü elle feroit feule; ayant appris que fon père étoit parti depuis quelques jours pour un voyage aflez long, nous 1'avons enlevée cette nuit même, dans le deftèin de la mettre dans une caverne pour la faire fervir a nos plaifirs: mais les cris de cette fille nous ont obligés de la maltraiter, & je me préparois a lui enfoncer un poignard dans le cceur lorfque vous avez paru. Cet homme, affoibli par le fang qu'il avoit perdu , expira en difant ces dernières paroles, fans montrer aucun repentir de fes crimes. Amilcar & Florian frémiftant d'horreur des dangers auxquels Lucinde venoit d'échapper, il fembloit a. 1'un & a 1'autre qu'elle leur en füt devenue plus chère : c'eft pourquoi ils fe hatèrent de la conduire chez le chirurgien, dont la femme qui la deshabilla pour la mettre au lit, aflura que fon corps étoit tout meurtri; &c le chirurgien, après 1'avoir vifitée avec foin, regarda comme un miracle qu'une perfonne auffi délicate, eut pu réfifter a M iv . ê  ï84 Voyages tant de maux : ces barbares qui 1'avoient trafnét? parmr les ronces & les épines, n'avoient fait qu'une plaie de tout fon corps. Jugez de la douleur d'Amilcar, lorfqu'il la vitdans eet étar; celle de Flotian, quoique plus modérée, n'en éroit pas moins vive' un & railtre fupplièrent le chirurgien & fa femme d'employer tous leurs foins pour la guérifon de Lucinde. Cependant cette belle fille fit réftexion qu'une vieille fervante de bafle - cour , feule domefPque qu'elle eut, furprife de ne la point voir je lendemam , ne manqueroit pas de jeter les hauts ens & de courir tout le village; c'eft pourquoul fut réfölu d'envoyer le conciërge, homme intelligent & dont on étoit sur, pour lui dire que Luemde ayant reeu un exprès de la part de fon père, elle avoit été obligée de partir fur le champ pour obéir i fes ordres. Et comme Amilcar ne vouloit point s'éloigner du chiteau, tant que Lucinde y demeureroit, il fut encore réfolu dans leur petit confeil qu'Amilcar iroit dans 1'inftant fe mettre au lit, & qu'on diroir a fon père qu'en s'en retournant avec Florian ils avoient été attaqués, dans le bois par une troupe de brigands qui les avoient dangereufement bleftes 1'un &r 1'autre, mais qu'ils croyoient en avoir tué deux & que les' autres avoient pris la fuite. Ardillan fut feniiblement touché del'accidenc  ï>e milord Céton. 185 de fon fils , fe reprocha fa dureté , 8c ordonna ■qu'on fut dans leboispour voirfi ces miférables ne donneroient point des fignes de vie, afin de tirer quelquéciairciflement qui put faire découvrir leurs complices , monta enfuite a 1'appartement de fon fils , a qui le chirurgien , au moyen de certaine drogue, avoit rendu tout le corps comme s'il eut été couvett de contufions; ce qui fit qu'Ardillan, rnalgré fa finefle, ne put éviter de donner dans le paneau: mais ce qui inquiéta furieufement notre prétendu malade, c'eft qu'il prit la réfolution de demeurer auprès de lui jufqu'a ce qu'il fut étt&bf rement rétabli. Le chirurgien le tira de peine en affurant Ardillan que 1'accident de monfieur fon fils n'auroit point de fuites facheufes , finon de le fenir au lit pendant ttès-long-tems. On vint 1'après - midi rapporter a Ardillan que les deux hommes étoient morts , 8c qu'ils avoient été reconnus pour être les deux mêmes gardes qui avoient maltraité Cilindre, ce qui le mit dans une furieufe colère : mais comme le mal étoit fans remède, & qu'ils avoient recu la jufte punition de leurs crimes, il ordonna qifön fit d'exaétes petquifitions dans tout le canton. Au bout de quelques jours, Ardillan, qui ne pouvoit plus long-tems s'abfenter de la Cour , fut obligé de partir , & ne voulant pas s'éloigner fans voir Lucinde ? il fit donc arrêter a fa porte,  1 ^ Voyages & la vieifle domeftique , entendant un brak de chevaux & d equipages, accourut. Ardillan demanda a voir fon maïtre & fa maïtrefte , cette bonne vieille , trompée par les difcours du conciërge laffura qu'ils étoient partis depuis huk jours pour fe rendre a ia ville. Ardillan, quoique fiché de ce conrre-tems , n'eut pas de peine a s'en confoler , dans 1'efpoir de les voir ■bientót. Ce Seigneur ayant apptis que Cilindre avoit nn procés qui duroit depuis long-tems, au fujet d'une fucceffion très-confidérabie dont on lui difputoit Ia poffellion , fut donc charmé de cette ckconftance , fe propofanr de fe fervir de ce moyen pour donner a Lucinde des témoignages de fon amour, en employantfa proreélion auprès de fes juges , af n de lui faire obtenir une décifion favorable. II pourfuivit fa route avec laplus grande diligence. Arrivé dans fon hotel , fon premier foin fut de fe faire informer de la demeure de Cilindre : on fut long-tems a la découvnr; mais un domeftique 1'ayant rencontré 1'acofta pour 1'inftruke de la yifite que fon maïtre lui avoit rendue & du plaifir qu'il auroit a le voir. CiHndre , 1'idée remplie de fon procés , fut chatmé de Ia politefle d'Ardillan ; & comme il n'ignoroit pas qu'il avoit beaucoup de crédit, il ne manqua pas de fe rendre Ie lendemain au lever  3**1 L O R D CÉTON. 1§7 de ce Seigneur, qui le recut comme ou re^oit ordinairement le père d'une fille qu'on aime paffionnément. Après lui avoir fait mille care-iïès, fc-ignant d'ignorer ce qui 1'amenoit a la ville , il lui demanda le fujet de fon voyage, ofh'it tous les fèrvices qui dépendroient de lui, paria enfuite de la belle Lucinde , dit que s'il avoit fu le deffein qu'il avoit de la faire venir auprès de lui, il fe feroir fait un plaifir d'offrir a. cette charmanre perfonne une place dans fa voiture&un appartement dans fon hotel, qu'il le prioit d'accepter , / paree qu'il jugeoit qu'elle feroit plus décemment chez lui que par-tout ailleurs ; ainfi, ajouta Ardillan , je vais donner mes ordres pour qu'on falie apporter vos malles , & dire en même-tems a mon cocher de fe tenir prêt lorfque vous voudrez partir pour aller chercher mademoifelle votre fille que j'attendrai a diner avec vous. Cilindre qui ne comprenoit rien au difcours de ce Seigneur , 1'alfura qu'il n'avoit point amené fa fille ni donne aucun ordre pour la faire venir, qu'il penfoit même qu'il n'étoit pas raifonnable de 1'expofer feule dans une route auffi peu fréquentée , & encore moins de la mettre en bute aux intrigues de nombre de perits-maitres qui ne manqueroient pas de mettre tout en ceuvre pour trouver les moyens de la féduire: je ne fuis qu'un pauvre gentilhomme, continua Cilindre, mais je jure fur  l8S Voyages répee que je porte , que fi quelqu'un étoit afTez mal-honnête homme pour attentet d 1'honneurde ma fille , je m'en vengerois de facon d 1'en faire «penrir-j ainfi, pour éviter ces maux, je puis vous aflurer , Seigneur, que mon deffein ne fut jamais de 1'y expofer. A ce difcours Ardillan ne put sempêcher de montrer fa furprife, & après avoir louék fm, de Cilindre, il lui apprit laréponfequ'on lui avoit faite lorfqu'd s'étoit préfenté pour le vifiter. Ce gentdhomme ne pouvoit fe petfuader la fuite de fa fille, dans laquelle il n'avoit rien remarqué qui put dénoter un efprit d'intrigue; néanmoins pour safTurer de fa conduite , il fe détermina d partir iuAle champ afin de s'éclaircir de ce myftère. Ardillan , charmé de fa réfolution , le forca de prendre fa chaife de pofte avec plufieurs domeftiques qiu eurent ordre de 1'accompagner. Cependant nons avions laiffé Lucinde chez le chirurgien, dont la femme qui ne pouvoit pms ignorer la paffion qu'Amilcar avoir pour cette jeune perfonne , s'empreffoit de témoigner d 1'un & d 1'autre le zèle & 1'attachement qu'elle avoit pour leur fervice ; elle prit donc amant de foin de Lucinde que fi déjd elle eut été maïtrefTe du chareau & procurad Amilcar toutes les facilités deluiparlerenparticulier. Ces deux jeunes amans, toujours plus charmés 1'un de 1'autre, fe jurèrent  de huord Céton. itej cent fois un amour & une fidélité a toute épreuve. Lucinde guérie de fa frayeur & rétablie des contufions qu'elle avoit recues, quoiqu'il lui en reftat encore plufieurs marqués fur le corps, Sc qu'elle eut même le vifage fort bouffi Sc rempli de fang extravafé; cette belle fille, par je ne fais quel preflentiment, voulut abfolument retourner chez elle, & quelque chofe que pufientlui dire Amdcar & fes confidens , ils fufent contraints de céder a fon emprelTement; elle arriva donc au chateau de fon père au même inftant qu'il venoic d'y entrer : comme elle étoit accompagnée d'Amilcar & de la femme du chirurgien, Cilindre qui étoit peut-être 1'homme du monde le plus fin & leplus prudent, lui demanda avec beaucoup de douceur ce qui 1'avoit obligéede s'éloigner de chez lui pendant fon abfence. Lucinde ne fut point la dupe de cette feinre douceur : c'eft pourquoi, dans la crainte de 1'irriter davantage , elle commenca par lui faire examiner les meurtrilTures dont elie étoit encore couverte, lui détailla enfuite le malheur qui lui étoit arrivé, & finit par s'étendre beaucoup fur les nouvelles obligations qu'elle devoit a Amilcar , Taffurant que fans le fecours qu'elle avoit recude ce jeune Seigneur, ellen'au: roit jamais eu le bonheur de le revoir. Cilindre fatisfait du récit de fa fille , ne put s'empêcher de frémir du danger qu'elle avoit  t<)$ Voyages couru. Ce tendre père , pénétré de la plus viva reconnoiflance envers Amilcar, ne put d'abord k lui exprimer qu'en lui mouillant le vifage de fes larmes. Le jeune amant auffi touché que lui, profita de eet inftant pour lui déclarer 1'amour qu'il avoit concu pour les rares qualités de fa charmante fille, en proteftant qu'auffi-tót qu'il feroit en age de difpofer de fon fort, il juroit foi de gentilhomme qu'il n'auroit jamais d'autres defirs que celui de s'uhir a. 1'aimable Lucinde , le fuppliant de ne point donner fa parole a d'autres. Cilindre le lui jura en le ferrant de nouveau dans fes bras: foyez perfuadé , Seigneur , ajouta Cilindre, que ce n'eft ni aux biens ni aux honneurs que je me rends ; mais c'eft a cette noble générofité , a cette délicatelfe de fentiment, & X la fincère ardeur que vous me faites paroïtre, qui, en faifant la félicité de ma fille , va auffi mettte le comble a la mienne, car je ne fais nul doute qu'elle n'aitpourvous les mêmes fentimens. Cette réflexion fit rougir Lucinde , & le malicieux Cilindre s'appercevant de fon trouble, lui dit en l'embralTant: je prends, ma chère fille, cefilence pour un aveu de votre tendiefle; vous 1'avez trop bienplacée pour que je puifte jamais m'en plaindre. Cette belle fille raffiirée par ces dernières paroles, jugea qu'elle devoit encore inftruire fon père de 1'amour qu'Ardillan refléntoit pour elle, de la  DE MiLÓRD CÉTON. Ir>t jaloufie qu'il avoit concue contre fon fils, des rufes que ce dernier avoit employees pour lui dérober la connoiffance de 1'aventnre du bois, en la faifant tomber feulement fur Amilcar, & de la contrainte oü il étoit de renfenner en lui-même l'amitié qu'il avoit pour elle. Ce bon genrilhomme ne put s'empêcher de fourire de la folie d'Ardillan qui, quoique certain de 1'amour de fon fils, avoit encore alfez d'amour propre pour ofer fe flatter de pouvoir obtenir la préférence auprès d'une fille de feize ans: je veux, leur dit-il, mes chers enfans, pour le punir de fa vanité Sc de fon fol orgueil, être de concert avec vous; 8c afin d eviter les rufes qu'il pourroit employer pour m'enlever ma brebis, je vais dès ce jour la renfermer dans le temple d'Hélene , & je vous juredenou» veau, mon cher Amilcar, qu'elle n'en fortira jamais que pour vous donner la main.' Nos jeunes amans qui ne s'attendoient pas a cette décifion, enfurent unpeu déconcertés; mais loin d'ofer montrer leur douleur , ils furent encore contrahits de remercier Cilindre d'une attention qui les alloit priver pour long-tems de la douceut de fe voir & de s'entrerenir. Après que ce genrilhomme fe fut ainfi affuré de la conduite de fa fille, il retourna a la ville , Sc rendit compte a. Ardillan du fuccès de fon voyage, c'eft-a-dire , qu'il lui fit croire que Lu-  i p £ Voyages einde s'étoit d'elle-même reriréeparmi les vietg'es-^ jufqu'a 1'entière conclulïon de fon procés. Ardillati voulant hater cette conclulïon, employa tout forï pouvoir, & parvint enfin a faire rendre un arrêt en faveur de Cilindre , qui lui adjugea une fucceflion confidérable* Cette fuccellïon rendit ce gentilhomme un des plus puiiïans Seigneurs de la province , & par conféquent fa fille un des plus riches partis qu'il y eut ,• ce qui la fit rechercher de plufieurs perfonnes de grande confidétation: mais, religieux a. garder fa parole , il attendit qu'Ardillan vïnt auffi fe mettte fur les rangs; alors fa fortune & les titres qu'il venoit d'acquérir le mettant de niveau, il lui dit qu'il recevroit a honneur la propofition qu'il lui faifoit s'il n'avoit donné fa parole a un jeune Seigneur anquel il jugeoit que fa fille avoit depuis longtems accordé toute fa tendrelfe; qu'il étoit trop bon père pour s'oppofer a une inclination qui n'avoit rien que de louable: le caraófcère, 1'age f la nailfance , &c les biens s'y trouvent alfortis j qu'en outre il avoit des obligations eiTentielles a ee jeune homme & a. toute fa familie , qu'il ne pouvoit autrement reconnoïtre que par fon union avec fa fille. Ardillan, qui croyoit ne trouver aucun obilacle a fon bonheur , fut extrêmement furpris : prenetf garde, dit-il, de rendre par ee choix votie fille toalheureufe  de MttoRD Céton. \^ tnalheureufe en vous livrant. erop a fes defirs. Les jeunes gens font la plupart diftipés, ils donnent dans toutes fortes d'excès&de dépenfesfuperflues; le jeu , la chaffe, les plaiiirs, les femmes & la bonne chère font ordinairement toutes leurs occupations , ce qui fouvent les conduit a leur ruine. Jen conviens, reprit Cilindre ; je me flatte néanmoins que celui dont j'ai fait choixn'eft nullement entiché de ces défauts; je leconnois depuis longtems , & fuis très-perfuadé que vous ne pourrez vous difpenfer de m'approuver lorfque vous faurez que c'eft Amilcar a qui je donne la préférence. A mon fils! s'écriaArdillan en changeant de couleur. Oui, dit Cilindre , qu'y a-t-il donc la de furprenant? Trouvez-vous qu'ils foient mal affortis? Croyez-moi, mon cher Seigneur, faites de bonne gtace ce facrifice ; car quoique vous foyez fon ainé , il faut cependant lui céder le pas fur eet atticle ; laiffons , vous & moi, a nos enfans le foin de faire briller Ie flambeau de l'hymen, ce 'n'eft qua la jeuneffe qu'il convient de 1'allumer. Ardillan ne parut pas d'abord goüter ce précepre j mais on affure qu'il vient de confentir au bonheur 'de ces deux amans, ? des Joviniens, car, malgréce que j'ai dit de ces chateaux fi magnifiquement batis, & de ces dehors fi foigneufemententretenus, que nous trouvamesfur notre route, les feigneurs a qui ils appartiennent n'y paroiflent prefque jamais. Un grand Seigneur ne fe retire point dans fes terres qu'il ne foit difgracié, quelqu'agrément que la nature & 1'art y aient réuni; il s'y déplait, il y defsèche d'ennui, enfin il ne vit plus, a peine végète-t-il, & bientót la mort vient le délivrer de eet état d'humiliation. Nous primes notre route vers la capitale de 1'Empire. Après quelques journées de marche, nous. entrames dans de belles avenues qui formoient un berceau délicieux & aperre de vue. Monime trouva ce lieu fi agréable, qu'elle voulut defcendre de carrolfe pour fe promener fur une peloufe qu'on auroit prife pour un tapis d'émeraudes. A peine eumes-nous fait une vingtaine de pas que nous appercumes un homme qui fe promenoit feul en rêvant profondémenr, malgré un teint jaune & livide, un ait ttifte & languiflant, fa phyfionomie annoncoit de la noblelfe & quelque chofe d'intérelfant. Je fuis furpris, dis-je, a Zachiel qu'on kilte ainfi ce feigneur livré a lui-même dans fa convalefcence, car il me paroït qu'il vient d'elfuytr une grande maladiedont il n'eft pas encore entièment rétabli; eet air de grandeur qu'on remarque dans toute fa perfonne me fait croire qu'il devroit Niv  Voyages avoir «ne cour, ou du moins quelques amis qui cherchent a 1'amufer : la diffipation met un baume dans le fang, qui contribtie beaucoup au rétabliffement de la fanté; fans doute qu'il n'a quitté la Cour que pour venir ici fe fortifier. Vous vous trompez, dit Zachiel, ce qui caufe 1 abattement de ce feigneur, ne vient que de 1'ordre qu il a recu de s'éloigner de la cour. II eft vrai que c'eft une furieufe maladie pour un Courtifart, d'être forcé de vivre dans fes rerres. Par quelle raifon demandai-je, 1'a-t-on exilé ? C'eft, dir Ie genie' paree qu'il n'a point eu affez d'adreffe pour fe mamtemr dans la faveur, paree que fon intrige n a pas été füpérieure d celle de fes ennemis, paree qu'il n'a pu abattre lui-même ceux qui 1'ont perdu paree qu'd s'eft fait des ennemis de ceux qu'il a Ie plus obligés; ce font ld fes crimes. Ce feigneur, pourfuiyit le génie, eft naturellement bon, il eft né obligeant, il a 1'ame pure, les mceurs & la conduite d'un parfait honnête hommeje fais qu'il n'eft tombé dans Ia difgrace du prince* que faute d'avoir cette ardente méchanceté pat laquelle on vient d bout de perdre fes ennemis •' ceft le chef-d'ceuvre de l'efprit d'un courtifan. Chez les Joviniens chacun n'eft occupé que de fon élévation & de fa fortune; c'eft ce qui produit d dluftres trompeurs. La mauvaife réputation leur eft indifférente, I'injuftice les touche peu, 1'amour  SE MILORD CÉTON. 20f 'des grandeurs s'erripare feul de leurs defirs; cependant cette avidité qu'ils ont de parvenir a des poftes éniinens les tourmente toute leur vie, & il arrivé fouvent que celui qui , a force de brigues obtient quelques grandes dignités, eft dans de perpétuelles inquiétudes d'apprendre fa chüte a. fon réveil. II me paroït, dit Monime, que ce feigneur ne devroit guère regretter un pofte qui le mettoit dans des angoilfes continuelles; il devroit au contraire bénir le ciel, qui, en le délivrant de tantd'embarras, le met encore a portee de vivre tranquillement. Je fuis sur , belle Monime , dit le génie, que ce courtifan ne regrette que trop la place qu'il vient de perdre; ce n'eft pas que fon cceur y ait fait naufrage : non, il y a confervé fa bonté & fa générofité; mais 1'habitude des honneurs lui a gaté l'efprit; il regrette ce fracas dans lequel il vivoit, il regrette ces mouvemens que tout le monde fe donnoit pour parvenir jufqu'a lui quand il avoit 1'oreille de fon maïtre; ces flatteuts dont il fe moquoit dans le tems de fon élé— vation, & qui regardoient comme un bonheur do fe le rendre favorable , lui manquent; il ne voit plus ces airs timides & rampans qui divertiffoient fa vanité, il n'eft plus a portée de faire la deftinée de perfonne, fes faux amis n'ont plus d'intérét a le ménager; il foupite après cette place qu'il oc-  ZOZ V O V A G E S cupoit dans l'efprit des autres, après ce refpeéfc craintif qu'il fe plaifoit a infpirer, après eet encens dont on tachoit de 1'enivrer, quoiqu'il employat, pour le difliper, les procédés les plus obligeans; il fbupire enfin après mille fantomes pareils, fanslefquelsilne peutplus vivre,paree qu'ils fontdevenus Ia nourriture néceifaire d'un efprit empoifonné par le pernicieus venin de 1'ambition. Quoi que vous puifliez dire, reprit Monime, Je me fens touchée des peines de ce feigneur; fon accablement me pénètre jufqu'au fond du cceur; par égard pour fes rares qualités, accordez-moi, je vous fupplie, la gi-ace de le gnérir de fon ambitïon, puifque c'eft le feul défaut que vous reconnoiflez en lui. Vous le pouvez, mon cher Zachiel, feires, je vous en conjure, difparoïrre fes chagrins faites qu'il en oublie les caufes ou qu'il les méprife; faires enfin que fa vertu fètve a le confoler des in|uftices qu'il a revues du fort, & qu'il renonce a routes ces idéés de grandeur & d'élévation qui font la fource de fes maux; órez-lui ce dégout qu'il a pour la folitude, afin qu'il en puiife gouter les douceurs; je voudrois au moins me flatter d'avoir vu chez les Joviniens un homme heureux nar le feul fecours de la raifon. Je confens, charmante Monime, ditZachiel, de vous fatisfaire, le tendre intérêt que vous prenez aux peines de eet illuftre  DE M I L O R D CÉTON. 10J malheureux, me donne de nouvelles preuves de la bonté de votre cceur, & je vais employer la force du raifonnement pour le convaincre. Nous nous avancames vers ce courtifan que Ie génie aborda d'un air doux & majeftueux. Leur cnverfation roula d'abordfur des difcours vagues: mais qu'un génie a de pouvoir fur l'efprit des hommes! il eft toujours fur de les amener au point qu'il defire. Ce feigneur, qu'une force fupérieure entraïnoit prefque malgré lui, oublia fa politique ordinaire pour fe montrer tel qu'il étoit, il ouvrit fon cceur au génie qui lifoit dans fon ame; que de foibleftes ne vïmes-nous pas! que les hommes font ' petits! qu'ils font a plaindre ! Ce courtifan, l'efprit encore tout plein de fa difgrace, racontaa Zachiel toutes fes infortunes; il fe plaignit amèrement destrahifons & des injuftes menées qu'on avoit employées pour le perdre, dont ildevenoit la malheurenfe viótime. Zachiel 3 pour le confoler, fe prêta d'abord a fa foibleffe & parut entrer dans toutes fes raifons; mais il les combattit enfuite avec eet efprit qui plaït, qui entraine infenfiblement & qui touche fi bien le cceur lors même qu'il femble ne parler qu'a l'efprit & a la raifon. II ajouta que 1'innocence & la pureté de fes intentions devoient le raflurer fur 1'avenir; que le prince les reconnoïtroit un jour, & le vengeroit de ceux qui avoient ofé le noircir dans fon  Voyages efprit en conjurant fa perte; qu'il devoit aduellefijfflt regarder fadifgrace comme un chemin qni alloit le conduire a la perfecf ion ;, qu'il n'avoit plus f Un Pas a faire pour s'affranchir du joug des pafhons qui dominent les hommes vulgaires; qu'avec W peu d'effort fur lui-même, il fe rendroir maïtre de les penchans; qu'enfuire exempt de foiblelfe d jomroit d'un fort , qui fans doute devroit être envie de tous les mortels. Ce feigneur, pénétré püqu'au fond du cceur des raiions que le génie venoit d'employer pour Ie confoler,enfutd^^^ Woient a une étoile courante qui perce Ia nuir & lailfe après elle un lillon de lumière pour montrer aux matelots Ie point de leur bouflole, afin qu'ils puilfent fe mettre en garde contre les vents impé* tueux qui pourroient brifer leurs vailfeaux fur la pointe de quelques rochers; telle fut, dis-je la vive impreffion que firent dans 1'ame de ce courtifan les infinuations du génie. Je rends grace ï la fortune, dit ce'feigneur, de setre fervie de la malice de mes ennemis pour meclairerfur la nature du bien & du mal; fans leurs trahifons&leur perfidie, jen'aurois peut-être jamais eu le bonheur de vous rencontrer, & ce n'eft que par vous que j'apprends que 1'adverfité nnfe i profit, épure le cceur & le foumet ï la raifon; j'avoue que d'abord je n'ai pas regardé men  DE MI LORD CÉTON. 10 piter du haut d'un rocher dans la mer. Didon, reine de Canhage 3 eft repréfentée uri poignard a la main , pouflee par le défefpoir de s'être laiflee féduire par les promeffès du perfide Enée, dont on voit le vaiffeau qui paroït s'éloi* gner a. pleines voiles. Hepfipile paroït reprocher a Jafon fon mari , de 1'avoir quittée pour Médée j cette magicienne employafon are pour aider Jafon lorfqu'il vint avec les autres Argonautes a la conquête de la toifon d'or, ce qui fit qu'il fur? monta fans peine tous les dangers qui lui étoient préparés ; il dompta les taureaux confacrés a Mars, tua le dragon, gardien de la toifon , & emporta ce riche butin en Theflalie , emmenant avec lui Médée qu'il abandonna enfuite pour Créufe : mais Médée , pour fe venger , le fit brüler dans fon palais avec fa nouvelle époufe. On voit auffi les amours de Cérès avec Jafion \ cette déefle qui ptéfide a la moifton s'étoit rëtirée au fond des bols , fes cheveux n'étoient point O ij  212 Voyages ©rnés de bouquets d'épis; fon cceur combattu par 1'amour, n'étoit occupé que de la perte qu'elle avoit faite de Jafion que Jupiter fit mourir par jaloufie: on dit que de fes amours naquit Plutus qui préfide aux richeffes. L'autre face repréfente la déeffe Vernis qu'on voit affife au fond d'un bois éloigné de Cythère ; la déeffe vient de quitter Paphos pour pleiner Adonis a qui un monftre crael vient d'arracher la vie; les Graces en habit de deuil font affifes auprès d'elle ; les ris , les jeux & les amours, effrayés de fon défefpoir , s'envolent a Paphos en' répandre la nouvelle. On ne peut enfin répandre les ornemens avec plus d'élégance & de profufion ; toutes les parties de ce fuperbe édifice en font admirablement bien rravaillées, & 1'on y a joint tout ce que le génie, le goüt & 1'art peuvent inventer deplus parfait \ on peut dire qu'il renferme les chefs-d'ceuvres de tous les arts. Je n'entreprendrai point de décrire la magnificence Sc la richeffe de tous les meubles, les tableaux, les glacés, les buftes, les vafes précieux autant par leur matière que pat la perfection de leur cifeluie, Sc mille autres raretés qui ornent les appartemens de l'empereur, Sc compofentun amasd'objetsquiplaifent & éblouiffent la vue. Monime Sc moi, faifis de raviffement & d'extafe, demeurames quelques inftans immo-  be Mirc-RD Céton. zrj biles, en forte qu'on auroit pu nous prendre pour deux nouvelles ftatues qu'on venoit de pofer; je ne parlerai point non plus de la beauté duparc ni de la diverfité d'ornemens quiembelliflent les jardins oü 1'hiftoire de la fable eft repréfentée au milieu de grands baflins ou de belles nappes d'eau qui font répandues dans tous les endroits de ces jardins. Nous parcourions d'un ceil rapide les beautés de ce féjour enchanté; nous admirions le criftal &c le murmure des eaux, dont plufieurs s'élancoient dans les airs en forme de gerbe & retomboient en pluie , d'autres defcendoient en cafcades ou fuyoient dans la plaine; d'un autre cöté la fraïcheur des bofquets, la fymétrie des parterres, les » détours embarrafles des labyrintes , le mélangte agréable des fleurs, tous ces objets fixèrent longtems notre attention ; on diroit que les habiles artiftes qui les ont entichis par des chefs-d'ceuvres toujours renouvelés aient encore joint a. leur art le fecret d'enchaïner les rivières, & qu'enchériffant fur la nature ils les forcent de s'élancer jufqu'aux nues , en jailliflant en l'air des millions de flèches brillantes & liquides pouflees par des dieux marins ou par des nayades; d'autre cöté on les fait encore fe précipiter dans mille & mille endroits marqués par 1'artifte. Oiij  £*~4 Voyages CHAPITRE VI. Leur Réception a la Cour. X A nuit commencoit a déployer fes voiles, lorfque Zachiel nous préfenta a Caffiel qui eft undes premiers capitaines de la garde delempereur. Ce génie s car c'en étoit un, fut charmé de revoir Zachiel Sc nous fit beaucoup d'accueil ; mais il s'excufa de ne pouvoir refter plus long-tems avec nous, paree que c'étoit fon feeure de fervice. II eft d'ufage dans cette Cout que chaque capitaine ne peut fe difpenfer, fous quelque prétexte que ce foit, de faire fa ronde autour du palais, afin d'examiner fi Ia garde fe maintient exactement dans fes poftes ; or comme c'étoit 1'heure de fon fervice, & qu'il eft rigide obfervateur des devoirs de fa charge, il nous remit au premier gentilhomme de lempereur Sc fon grand maréchal des logis , qm nous conduifit dans un'fuperbe appar- tement. Ce gentilhomme apprit a Zachiel qu'il étoit arrivé de grandes révolutions dans eet empire depuis que le génie Samaél qui en eft le protecteur, s'en étoit abfenté j chacun, pourfuivit-il , cherche ici les honneurs & les ncheifes, fans apporter auain foin pour les mériter, mais votre  DE M t l O R D CÉTON. 41 J 'préfence pourra nous apportec quelques henreus changemens utiles a tour 1'état. II nous quitta enfuite pour, rendre compte a fon maïtre de 1'arrivée du génie. Le lendemain dés que 1'empereur fut éveillé , Zachiel fut introduit a fon petit lever j il eut avec ce monarque une converfation ttès-longue fur les affaires de fon état. Le génie paria enfuite de nous, apprit a lempereur la protection qu'il no.us avoit accordée , les différens voyages qu'il nous avoit fait faire & les vues qu'il formoit fur notre établiffement. Cette nouveauté excita la curiofité de ce prince qui avoit peine a comprendre comment nous avions pu franchir les efpaces immenfes qui féparent tant de mondes. Ce fecret que le génie ne confia qu a lui feul, le dé.termina a nous donner dés le lendemain une audience publique, voulant, par cette faveur, monteer au génie la joie qu'il avoit de le revoir , en .nous faifant participer aux honneurs qu'il difpenfe fur tous ceux qui ont 1'avantage d'être admis a fa cour. Le génie fit prendre a Monime Ie même nom & les mêmes qualités qu'il lui avoit donnés chez les Idaliens, paree que, pour paroïtre avec éclat dans toutes les cours, il faut néceffairement avoir un nom qui vous y diftingue. Sa maifon futbien-r .tot faite; les mêmes gnomes furent appelés pouc Oiv, •  ïïl V O V XG 1 S* orner fa fuite & pour la fervir, & le jour fuivant nous fümes préfentés a leurs auguftes majeftés , qui étoient fur un tróne dor enrichi de diamans : ce tróne élevé de fix marches étoit au bout d'une grande galerie bordée des deux cótés de plufieurs gradins en amphithéatre , oü 1 'on avoit placé, du cöté de lempereur, tous les feigneurs de la cour, & de celui de 1'impératrice, toutes les dames , ce qui formok un coup-d'ceil admirable, car rien n'eft plus riche & plus magnifique que cette cour. Lempereur fut furpris de la beauté de Monime; il eft certain que, malgré 1'éclat & le brillant de tout ce qui 1'entouroit, elleparut comme un nouvel aftre; le génie lui avoit prodigué tout ce qui peut rendre une perfonne accomplie. Zachiel s'avancant aumdieu de nous,nous préfenta alempereur : je viens, lui dit-il, feigneur, mettre fous la protection de votre augufte majefté ces deux jeunes étrangers qui ont acquis par leur application a 1'étude des fciences, aux mceurs & aux coutumes des différentes nationsquirempliflentl'univers, 1'honneur d'être préfentés a votre cour, & de participer aux bienfaits dont vous êtesledifpenfateur. Cette jeune princeffe, ajouta le génie en montrant Monime fe nomme Thaymuras , elle eft fouveraine d'une contrée de la terre, qui eft un monde forr éloigné de celui-ci, & que vos aftronomes ne regardent que comme un point dans 1'univers. Ce jeune fei-  fc> E ïlILORB CÉTON." II? gneur eft fon parent: élevés 1'un & 1'autre par mes foins, je les ai jugés dignes d'être admis aux grandeurs & aux autres dons qu'on ne peut acquérir que par votre bienveillance. Je vous ai toujours regardé dit 1'empereur ," comme un génie bienfaifant; c'eft m'en donner une preuve lignalée que de me procurer l'arantage de recevoir a ma cour, une princefle qui en va faire tout 1'ornement; mais, madame, ajouta ce monarque, comment avez-vous pu vous déterminer d'entreprendre des voyages auffi longs 8c auffi fatigans? Seigneur, dit Monime, votre augufte majefté peut aifément fe perfuader qu'étant conduits par un génie du premier ordre, nous n'avons couru aucun rifque, 8c que nos voyages fe font avec tout 1'agrément poffible. Ce monarque lui fit encore beaucoup de queftions fur les mceurs, les coutumes & les ufages qui s'obfervent dans notre monde, auxquelles Monime répondit avec fagefïè 8c dignité. Pendant cette converfation, toutes les dames & lesfeigneuts de la cour avoient les yeux attachés fur Monime,' chacun la regardoit avec admiration, ne pouvant le perfuader que cerïït une mortelle. Lorfque 1'audience fut finie, nous fümes vifiter tous les grands de 1'empire. Cette cour, quoiqu'un peu plus férieufe que  'Zit Voyages celle des Vénuciens, n'en eft pas moins amufante ; ramour y préfide, fes temples y font au moins aufli fréquentés que dans 1'empire de Venus; mais tout s'y patTe avec beaucoup pl us de décence : il eft vrai que 1'étiquette eft un peu gênante, c'eft un cérémonial continuel, toutes les heures y font marquées ; & quoique nous fuffions étrangers , nous fümes néanmoins obligés de nous conformer aux ufages. Quelques jours après notre audience, Zachiel m'introduifit au petit lever de 1'empereur : ce fnonarque me recut avec bonté , me demanda quelles étoient les obfervations que j'avois faites fur les différens mondes que je venois de vifiter ? quels étoient leurs gouvernemens , leurs loix , leurs coutumes, le génie des grands & des miniftres, 1'étendue de leurs lumières & les talens qu'il faut avoir dans ces cours pour parvenir aux plus hautes dignités ? Ne craignez pas de me dire librement vos réflexions , ajouta le prince. Je dois obéir aux ordres de votre augufte majefté , répondis-je. J'ai remarqué ^feigneur, dans les différens mondes que nous avons parcourus, que la plupart des hommes, avec peu de mérite , aidés feulement du hafard & de la fortune, ne laiflent pas d'acquérir de la gloire, de faire de grandes actions fans en être plus grands eux-  bh milord Céton. '219 mêmes ; la vertu & le vrai mérite reftent fouvent claris 1'oubli: il y a des gens d'un efprit très-borné qui fe font néanmoins diftinguer; on en voit de braves, mais dont les auttes qualités ne répondent point a leur valeur; de grands capitaines , mais de petits génies; d'autres qui ont l'efprit élevé, Sc qu'on regarde comme de bonnes têtes, mais dont 1'ame eft balie Sc le cceur mauvais. J'ai vu, feigneur , beaucoup de perfonnes dont l'efprit Sc le mérite n'a pas le bonheur de plaire , qui, avec tous les talens qu'ils ont recus de la nature, n'ont pu y joindre celui de fe faire aimer. On en voit d'autres qui brillent dans le mouvement Sc dans 1'action, mais que le repos obfcurcit & anéantit, paree qu'il n'y a que les emplois & les dignités qui les font valoir , & qui, dans la retraite ne font plus que 1'ombre de ce qu'ils étoient; c'eft que dans la plupart de tous ces mondes, les perfonnes d'un vrai mérite , ne font point employéés dans le miniftère, Sc qu'on ne confie les plus grands intéréts qu'a des gens qui n'ont pas même poür eux l'efprit de conduite , li néceffaire au bien de 1'état. Cette méthode, il éft vrai, paroït bien inconféquente ; mais lorfqu'on réfléchit fur le génie de ces nations, dont le feu , 1'inconftance, la légereté & l'efprit d'intrigue font a-la-fois les moteurs de toutes leurs actions, on n'eft plus furpris d'une pareille conduite; d'ailleurs, la plupart fe font  'il(S V O Y A G E S illufion & IaiiTent k leut préfomption 1'art de diffimuler leur incapacité. Mais, feigneur, je me fms peut-être un peu erop étendu, & je crains d avoir fangué votre attention. Non,ditlempereur,je fuis très-fatisfait de vos •reflexions,&je vois avec plaifir que vos voyages ne vous feront point infructueux : il eft certain que guidé par les lumières du génie, & en écoutant fes confeils, il ne fera pas difficile de réunir en vous tous les talens qu'il faut pour bien gouverner, paree que les défaurs que vous avez remarqués dans les hommes, doivent être fans ceiïe préfens a votre efpnr, pour vous empêcher de tomber dans les mêmes fautes; il eft vrai, feigneur, repris-je, que Ion connoït mieux les autres qu'on ne fe connoït foi-même; les défauts d'autrui nous bleffent bien plus que les nótres; la familiarité que nous avons avec nos paffions, nous les déguife; rien ne nous eft nouveau en nous-mêmes, paree qu'il fe forme, pour ainfi dire, une efpèce d'habitude entte notre raifon & nos foibleftes, qui les fait fubfifter enfemble : il n'en eft pas de même de celles que nous découvrons chez les auttes; cette raifon dont nous voulons nous parer, les examine, les pourfuit & les condamne, tandis qu'elle fe permet mille défordres qu'elle n'a pas la force de corriger. II eft aifé , dit lempereur, de reconnoïtre par vos réflexions que vous avez trés-bien prorité des pre-  de mixord Céton. ii$ ceptes de Zachiel , c'eft pourquoi vous faurez, mieux que perfonne mettre un frein a vos paflïons. Une profonde révérence fut ma réponfe. Ce monarque caufa encore long-tems avec le génie; je ne pouvois me laffer d'admirer fa bonté & fa familiatité. Lorfque nous eümes quitté lempereur , je marquai a Zachiel la fenfibilité que j'avois d'une fi agréable réception : je fais, dis-je, que ce n'eft qu'en votre faveur que ce prince m'a comblé de tant de marqués de bienveillance : mais cela ne diminue rien de ma vive reconnoiffance , j'en fuis fi pénétré que je verferois tout mon fang pour fon fervice. Plus vous connoïtrez ce monarque, dit le génie, plus vous 1'aimerez. Si les princes favoient combien ils gagnent de cceurs lorfqu'ils veulent bien fe familiarifer avec ceux qui les approchent , ils quitteroient fouvent cette fauffe grandeur qui paroït toujours farouche & inacceffible. Souvenez-vous, mon cher Céton, que la véritable grandeur eft libre, douce, familière & même populaire; elle fe laiffe toucher & ne perd rien a être vue de prés; plus on la connoït, plus on 1'admire : fi elle fe courbe par bonté vers fes inférieurs, bientot on la voit revenir fans effort dans fon état naturel; & fi elle fe relache quelquefois de fes avantages, elle eft toujours en pouvoir de les reprendre & dé les faire valoir; on 1'approche  '%%t Voyages tout enfemble avec liberté 8c retentie ; fon carac-, tére eft noble & facile, elle infpire le refpect & la confiance , & fait enfin que les princes paroitTent beaucoup plus grands, fans néanmoins vous faire fentir que vous êtes petits : tel eft le cara&ère du monarque qui règne fur les Joviniens. ,. Nous pafsames enfuite chez Monime, dont la beauté, l'efprit & les graces lui avoient déia attiré un grand nombre d'adorateurs , mais peu dignes de toucher fon cceur; c étoient de ces bril— lans étourdis qui, toujours prévenus fur leur faux mérite , fe perfuadoient avoir acquis le droit de maïtrifer toutes les femmes qu'ils voient, & de qui les foins emprefies font autant d'oftenfes : jamais fenfibles, jamais contens, toujours perfides, toujours ingrats, incapables de fe borner a une feule conquête , qui veulent tout féduire , qui emploient pour y réuffir, les détours les plus bas, tyrans de leurs maitreiTes, 8c plus cruels encore pour les femmes qui ont aftèz de coutage pout leur réfifter , on les voit afficher également les faveurs qu'ils ont recues, & fe prévaloir encore de celles qu'on leur refufe, ce qui fait qu'il eft aftèz difficile de fe fouftraire a leurs médifances ou a leurs calomnies. Ces galans petits-maïtres ne purent me donner aucune forte d'inquiétude, 8c je ne fus point attaqué dans cette cour, du funefte poifon de la jaloufie. Comme les influences qui  DE MIIORD CÉTON. Ï£A dominent ce monde ne portent qua 1'amour des grandeurs & des richefles, je crus n'y avoir rien a craindre pour les intéréts de mon cceur; je connoiflbis les nobles fentimens de Monime, j'avois le plaifir de la voir tous les jours, & fes attentions pour moi fembloient m'alTurer un fort tranquille. Cependant 1'empereur ne put voir Monime avec des yeux indifférens; toutes les petfections qui brilloient en elle, firent naitre dans le cceur de ce monarque la plus vive palTion. D'abord il voulut qu'elle logeat dans fon palais, & répandit fur elle comme fur Danaé lor & les diamans avec profufion; tous les jours c'étoient de nouveaux préfens d'un prix ineftimable :mais ce qu'il y a de fmgulier, c'eft que fort peu de femmes en furent jaloufes, foit qu'elles craigniflent 1'humeur vindicative de 1'impératrice, qui, malgré 1'inconftance & toutes les infidélités de lempereur, s'étoit néanmoins acquis tant de crédit fur fon efprit , pendant 1'abfence du génie protecteur de eet em.pire, que rien ne fe faifoit que par fes ordres; ce qui fut caufe de bien des troubles. Cette princefle n'étoit pas douée des lumières néceftaires pour régir un aufli grand empire, & fon amour propre ne lui permettoit pas de fuivre les confeils des miniftres éclairés qui avoient travaillé fous le génie  Ï2-4 Voyages Samaël ; ces miniftres, foit par crainte ; ou par fóiblefle, préférèrent 1'exil a cette noble hardierlê & eet amour pour le bien de la parrie, qui devoit les encourager a faire connoïtre a 1'empereur les défordres qu'une mauvaife adminiftration introduifoit dans 1'état. CHAPITRE VIL INQVIÉTUDES de Céton fur 1'amour de l'Empereur pour Monime. M o n i m e faifoit les délices de toute la cour & lempereur venoit la voir afllduement deux ou trois fois par jour; enchanté des lumières de fon efprit, de fes talens, de la douceur de fon caraótère, de cette candeut & de eet air de modeftie qui ne la quittoient point, fon cceur exempt de toute ambition,fa converfation foutenueparles cönnonTances les plus étendues, tout cela charmoit ce monarque qui la voyoir rous les jours avec une nouvelle admiration. Son affiduité attira bientöt a Monime les hommages de tous les courrifansj c'étoit a qui lui feroit fa cour; fon appartement devint le rendezvous des beaux efprits, il étoit même du bon ton de dire qu'on fortoit de chez la princeffe Thaymuras, & 1'on voyoit chez elle nombre de petits maïtres  oe milord Céton. 215' maïttes qui s'y rendoient, non - feulement pour faire leur cour a 1'empereur, mais encore par vanité, afin de fe donner larépuration d'être des parties du prince, & par conféquent très-bien en cour. Souvent il eft arrivé que les appartemens de Monime fe ttouvoient remplis de quantité de peifonnes dont elle ne connoiftbit ni la figure, ni le nom, ni la. qualité. Patmi le nombre des dames qui venoient chez Monime, j'en remarquai une qui affectoit toujours de fe placet auptès de moi 8c de me parler d'un air myftérieux; c'étoit fouvent des riens qu'elle me difoit a 1'oreille, mais c'étoit avec un ton fi mielleux, qu'elle fembloit vouloir ne parler qu'au cceur. J'avoue que je nè compris pas d'abord quelles étoient fes vues j' peusverfé dans 1'art de la galanterie, d'ailleurs, très-.dépourvu d'amour propre, je fus le dernier a m'appercevoir des coups d'ceil agacans qu'un petit maïtre n'eüt pas manqué de mettre a. profit. Pour moi, je le dis peut-être a ma home, toutes fes avances furent en pure perte, mon cceur entièrement livré a la rendre amitié, j'aurois cru faire un crime de galantifer une femme pour laquelle je ne fentöis rien. Je fuis fur que les perfonnes qui s'appercurent des avances qu'on me faifoit, me regardèrent comme un fot; mais j'ai toujours penfé que la candeur & la bonne-foi doivent régner dans toutes nos actions. Tome II. P  12.6 Voyages Cependant Nardillac, c'eft ainfi que fe ïlommoit la belle, avoit un mérite diftingué, elle étoit dans eet age oü 1'art einbellit; coquette avec efprit, fenfible avec folidité, tendte avec volupté, & voluptueufe avec économie : dans eet age oü un homme qui plaït eft fut d'être heureux, d'être aimé 8c d'être confervé, pourvu qu'a fon tour il puifte devenir aimable, amoureux & fidelle : dans eet age enfin oü mille avantages, trop peu connus des hommes, font néanmoins une fource de vivacité dans les plaifirs, de délicatelfe dans les foins, de reifources dans les mtervalles & de füreté contre les dégoüts, puifque la volupté confifte a ménager fes plaifirs, a les goüter avec rafinement, a s'en faire des chofes les plus fimples & a y trouver de la fatisfaction; la tranquillité, 1'aifance, la pureté dans les mceurs, font ordinairement les compagnes de la volupté : une vie douce, unie, innocente & heureufe, ne peut étte que voluptueufe; fouvent la folitude, 1'étude des fciences, un petit nombre d'amis, un repas frugal, peuvent être encore fufceptibles de volupté; on la trouve auffi dans 1'union de deux cceurs exactement fidelles par la conformiré de fentimens; la pureté de leurardeur, 8c une confiance réciproque, les fait jouir des plus doux agrémens de la volupté ; enfin il eft certain qu'elle fe renconrre par-tout oü n'eft point la débauche. Mais je m'écarte, Nardillac en eft caufe;  £>e milörd Céton. zzj je laifle un moment cette belle , pour retourner a. Monime. Un jour lempereur vint paffer tout 1'apèsmidi avec Monime; comme il n'admit perfonne 'a cette converfarion , je ne pus réfifier aux vives inquiétudes qui m'agitètent, & j'attendis avec beaucoup d'impatience qu'il fut forti, pour en faire part a Monime; ce n'étoit point jaloufie, c'étoit un fentiment plus doux & plus délicat que je ne puis définir; il eft vrai que je craignois 1'amour de ce monarque, mais j'avois en même-tems trop bonne opinion de la vettu de Monime pour m'a larmer de ce long tête-a-tête , & la candeur de fon ame me répondoit de fa conduite. Lorfque le prince fut forti j'entrai auiïi-töt dans le cabinet de Monime. Perfonne n'ignore , belle Thaymuras , lui dis-je en 1'abordant d'un air inquiet, 1'amour que lempereur a pour vous ; toute la cour admire a préfent le changement de fon humeur & paroït furprife de fa conftance; pour moi qui rends a votre mérite & a vos charmes toute la juftice qui leur eft due, je n'en fuis point étonné ; je fais que le ciel vous a fait naïtre pour aftiijettir tous les cceurs , fans doute que ce monarque ne vous a entretenue fi long-tems feule aujourd'hui que pour vous déclarer la paffion qu'il reffent pour vous. Je ne pus m'empêcher de foupirer; j'aurois voulu cacher 1'émotion qui m'aci- Pij  22? V O Y A G E S roit malgré moi. Monime s'en appercut , m n'ai nulle envie de me rendre a l'aftignation. Prenez garde a ce que vous allez faire, dit Monime , Vous ne connoiflez pas le caractère de la belle qui  de milord Céton. 2.31 vous écrit; fongez qu'il eft quelquefois dangereux d'offenfer une femme, quelle qu'elle foit, fur-tout lorfqu'elle eft aflez hardie pour fe permetrre les premières avances , il n'eft point d'ennemi plus dangereux ; car fouvent celle qui n'a point aflez de crédit pour perdre celui de qui elle croit avoir recu une offenfe, fait s'unir adroitement avec quelqu'un qui eft en érat de la feconder dans fes projets , & foyez perfuadé que le miniftre le plus adroit n'eft qu'un novice auprès d'une femme outragée qui cherche a fe venger; elle eft impénétrable dans fes fecrets : une femme habile eft auifi retentie pour ce qui la regarde , que peu réfervée pour les affaires des autres; rien ne lui échappe, elle fuit mieux & plus surement un projet que 1'homme le plus fin , qui, malgté fa prétendue force d'efpiït, tombe tous les jours dans les pièges les plus giofiiqrs & même les plus rifibles. En vain étalez-vous votre eloquence , repris-je; comme ce billet n'indique point la perfonne qui me 1'a écrit, je crois que je puis, fans manquer a la politeffe, me difpenfer de me trouver au rendez-vous. Vous ne vous fentez donc, dit Monime en fouriant, aucune difpofition a lier commerce avec la belle incbnnue , ou peut-être ne voulezyous pas m'en faire la confidence. De tels difcours, Piv  a3z' Voyages repris-je aflez vivement , me font trop appercevoir que vousne comptez pas fur mon cceur; c'eft 1'accufer de foiblelfe que de douter de fafidéliré, & c'eft mal répondre d la confiance que j'ai toujours eue en vous. Monime ne put s'empêcher de rougir de ce reproche qu'elle jugea tomber fur lempereur , & pour me rranquillifer, elle m'affura qu'elle me croyoit incapable de la tromper. Cepetit nuage fut bientót diffipé par de nbuvelles afliirances d'une enrière confiance. L'après-midi je fus trouver Zachiel, qui fourit en me voyant: vous avez , me dit-il, un air bien conquérant, il me paroït que vous ne voulez pas refter oifif dans cette cour : mais, mon cher Céron, vousn'êtes guère galant de faire attendre les belles , fans fonger d leur donner la fatisfaction qu'elles defirenr. II feroit difficile de vous tromper, repris-je ; il eft vrai que j'ai recu un très-joli poulet, mais j'ignore de quelle part il me vient. En êtes-vous inquiet, dit Zachiel ? Ce billet renferme plus d'un myftère , quoiqu'il foit • écrit de ia main de Nardillac que je fais vous avoir fait plufieurs agaceries; elle n'en eft cependant pas 1'auteur , vous pouvez la voir fans craindre de fa part aucuns mauvais procédés; c'eft une femme aimable , pleine d'efprit', qui a poifédé aflez long-tems fans partage les bonnes graces de  DE MILORD CiTON. .133 1'empereur, il y a apparence qu'elle veut employer le fecours de la jaloufie pour le faire rentrer dans fes chaïnes ; mais comme il faut aimer pour en prendre, cette voie lui deviendra inutile, & tant que la pariion de ce prince durera pour Monime , tous les efforts qu'elle fera pour le ramener vers elle feront vains; la facon de penfer de ce monarque eft entièrement changée: depuis qu'il adore Monime, fes feminiens font devenus beaucoup plus délicats; fon goüt pour 1'amour n'en eft pas moins vif, mais il eft plus épuré, par conféquent plus tendre, plus paflionné 8c plus voluptueux, il veut être aimé pour lui-même. Les princes font rarement fürs de eet avantage, fur-tout dans cette cour oü 1'amour des grandeurs 8c celui des richefles font les feuls mobiles qui les font agir. Remarquez, mon cher Céton, pourfuivit le génie, un courtifan qui fait fon féjour ordinaire auprès du prince, d'abord il fe forme un talent particulier de le bien connoïtre : le prince n'a point d'inclination qui lui foir cachée, point d'averfïon qu'il ne pénètre, ni point de foible qu'il ne découvre; de-la viennent ces infihüatións, ces complaifances 8c toutes ces mefures délicates qui forment 1'art de gagner les coeurs & de fe concilier les efprits; le prince qui n'eft point en garde contre ces artifices, prend fouvent pour zèle ce qui n'eft  *H Voyages qu'intérêt ou polirique. Tous ces maneges font un favoir faire que les courtifans étudient, qu'ils exercent & mettent en pratique; tourmentés par 1'ambition, il eft rare qu'ils parviennent a la fatisfaire.Laplupartdes courtifans font flaneurs, trakres envers ceux qui ont befoin d'eux, diflimulés, fiets, ambitieux, Sc fans celfe occupés dans de nouvelles brigues pour tacher d'abattre leurs concurrens & fe rendre maitres de difpofer de la faveur du prince, en cherchant les moyens de lui rendre fufpecïs ceux qui font doués d'un vrai mérite. Cependant lempereur s'eft acquis, a tous égards, 1'amour de fes fujets; il a tous les talens qui conyiennent a un grand monarque, c'eft-a-dire, ce véritable courage qui conlïfte a fe poiféder parfaitement foi-même, a balancer les raifons du pour Sc du contre, a former fans précipitation, Sc avec difcrétion, tous les plans de fes entreprifes, a ks exécuter avec prudence & fermeté, a diftinguer ce qui convient pour rendre fes peuples heureux, en les traitant plus en père qu'en fouverain ; au milieu du fafte Sc de la fplendeur de fa cour, il a toujours confervé un cceur incapable de perfidie; rempli d'amour pour la bonne-foi & la vérité, il la protégé dans tous fes traités & la prêche d'exemple a fes fujets. Souvenez-vous, mon cher Céton, que  de milord Céton. 23S* toutes les vertus découlent de la fincérité & de la candeur. Tel eft 1 e vrai caractère de 1'empereur; mais fes heureufes qualités ont été jufqu'a préfent obfcurcies par eet invincible penchant qui le porte a. 1'amour, par le nombre de fes maïtrelfes, & par les complaifances qu'il a toujours eues pour les foibleftès de 1'impératrice. Cette princefïe, non contente des honneurs qui Faccompagnoient, poufla encore 1'ambition jufqu'a vouloir envahir toute 1'autorité, & fa politique lui fait fournir tous les jours de nouveaux plaifirs a lempereur, afin de le diftraire des intéréts de fon état; & ce monarque qui aime la variété dans fes amufeniens, s'y livre aifément, fe repofant fur les fages précautions qu'il a prifes pour empêcher les injuftices : mais les nouveaux miniftres que 1'impératrice a placés, femblables a ceux des Cilléniens, ne fongent a préfent qu'a s'entichir, & préfèrent leurs intéréts particuliets au bien général de tout un peuple; les mêmes motifs ont fait agir fes maitreftès, qui y ont joint des vues d'ambition : mais le charme vient d'être rompu; la vérité a été annoncée a ce ptince d'une manière flatteufe & touchante, elle eft entrée dans fon efprir par la route qui y condtrit le plus agréablement, c'eft-a-dire, par le cceur; tout Ya changer de face, Si ceux qui ont eu 1'au-  V O V A c I S dace de lui en itnpofer, vont être punis rigoureuiement. 0 Qui a donc fait ce miracle? demandai-je, fans doute c'eft un génie bienfaifant? II eft vrai, dic Zachiel, qu'on nele doit qu'au retour de Samaël qui eft le génie protecteur de eet empire, a qui Ion doit auffi les heureufes difpofitions oü fe trouve actuellementlempereur, d'employertoutes ortes de moyens afin de favorifer fes peuples & les rendre heureux, en réprimant tous les abus que Ion a faits de fon autorité pendant 1'abfence du genie, qui, pour obéir a 1'Être fuprême, a été obhge de vifiter plufieurs étoiles fixes qui fontauffi babnees, afin d'y établir des loix & d'y introduire des mceurs plus réglées. Comme je ne fais nul doute, repns-je, que vous n'ayez vifité plus d'une fois ces différens mondes, vous me feriez un fenfible plaifir de me donner une idéé de leurs loix & de leur gouvernement. Quoiqu'il n'y alt point de monde que je n'aie vifité plufieurs fois, dit Zachiel, je ne puis cependant a préfent fatisfaire votre curiofité. Samaël doit fe rendre demain chez Monime, fuivant la promelle qu'il m'en a Mtc; amfi ceferacegénie qui vousiuftruira 1'un & 1'autre!  de milord Céton. 237 CHAPITRE VIII. Qu'on peut lire fi 1'on veut. JE ne manquai pas de me rendre le lendemain avec Zachiel chez Monime; Samaël y entra prefqu'aufli-töt que nous.. Ce génie avoit pris une figure charmante; Zachiel lui dit, en nous préfentant: voici deux perfonnes auxquelles je me fuis attaché par inclination; vous voyez que j'ai fait en leur faveur des chofes bienextraordinaires, &qu'aucun de nous autres n'avoit encore ofé entreprendre pour des mortels : mais vous n'ignorez pas le peu de docilité qu'on trouve parmi les humains, c'eft ce qui nous empêche de nous communiquer aux hommes qui habitent les différentes fphères de ce vafte univers. Cette charmante perfonne &ce jeune, homme qui eft fon proche parent, ont déja, par mon fecours, voyagé dans plufieurs planètes; leur cunofité s'étendroit encore a vifiter quelques étoües fixes, je me flatte que la complaifance que vous voudrez bien avoir de les inftruire de tout ce que vous venez de voir, pourra leur en éviter la peine. De tout mon cceur, dit Samaël, ne doutez pas que je ne fois chatmé dépargner a la belle princefle & a milord, des voyages qui leur feroient inutiles?  ajS Voyages & qui font extrêmement fatigans; vous favez vousmême que je n'ai rien de fort curieux d leur apprendre. Depuis que nous ne nous fommes rencontrés, j'ai été appelé dans différens mondes, dont les uns n'étalent que des monftres ou des créatures hideufes, réduites d un inftinótplus groffier que celui des animaux; d'aurres ne renferment que des habitans en qui la figure humaine eft prefque méconnoiffable, qui ne cultivent point leurs terres; ils ne fe nourriflent que de leur chaffe, &pouffent fouvent la barbarie jufqu'd fe manger eux-mêmes, lorfqu'ils font en guerre. Ces peuples feroient horreur d la charmante Thaymuras, ils ne méritenr pas qu'elle premie la peine de les chercher. II eft vrai qu'il y en a qui méritenr d'être vifirés; mais comme elle n'eft point immortelle, & qu'elle ne peut paffer fa vie a voyager, je lui confellle de fe bomer aux feules planètes, oü 1'on trouve aflez de variétés pour pouvoir fatisfaire pleinement fa curiofiré. Le monde que je quitte, pourfnivit Samaël, & celui oü j'ai refté le plus long-tems, eft actuellement un des mieux policés, par les foins que je me fuis donnés d leur former des fujets capables de les gouverner :mais je n'ai pu lesguérir de leurs fuperftitions, ni de eet amas de mceurs, de loix, de coutumes, de goüts & de fyftêmes qui s'y trouvent épats. Chez ces peuples, chacun penfe  de milord Céton. 23^ différemment; au lieu de fe tolérer mutuellement parmi cette variété infinie d'opinions & de nouveaux fyftèmes,.de fouffrir avec douceur, je les ai vus fe déchirer de fang-froid ; & lorfque j'y fuis atrivé, 1'aimable vérité y avoit petdu depuis longtems fes plus précieux avantages fur Terreur qui eft fa rivale la plus dangereufe; 1'une & 1'autre y excitoient les mêmes troubles, les mêmes tempêtes, & s'y foutenoientavec la même opiniatreté. Ce monde enfin n'étoit devenu plus riche & plus magnifique que pour être plus vicieux; il n'avoit multiplié fes loix que pour fe donner le plaifir de les enfreindre avec plus de hardiefie. Ils ne cultivoient les beaux arts que pour s'abandonner avec plus de licenceau luxe & au déréglement qui 1'accompagne; ils n'honoroient que la baflefie, n'élevoient que la médiocrité aux plus hautes dignités, & ne récompenfoient que la mauvaife adminiftration, en écartant de leurs confeils les perfonnes d'efprit & ceux dont les talens font fupérieurs, prétendant que trop inquiets, ils altéroient le repos de 1'état: mais ee repos qu'ils ont dü comparer a ces tems calmes qui dans la nature précédent fouvent les grandestempêtes,ne fervitqua fairenaïtre de nouveaux tyrans qui fe faifoient un plaifir malin de dominer fur leur vie & fur leur liberté, qui, en leur arrachant leurs biens, ne vouloient pas feulement fe donner la peine de les rromper fous de  *4° Voyages4 fpécieuxprétextes; 8c tous lesavantages que donne la force, étoient mis en ufage pour opprimer les foibles; les riches étoient devenus infolens, & leur fortune, loin de fervir au bien de 1'état, faifoit le malheur de tous les peuples. J'ai donc été obligé de rompre le tahfman qui rendoit tous ces peuples imbéciiles, & de rappeler chez eux la raifon & la vertu qui étoient regardées comme de vieilles chimères, afin depréparer les efprits a recevoir de nouvelles loix, & a fe former des mceurs plus réglées. Lempereur qui entra, interrompit le génie : je fuis charmé, dit ce monarque, de vous trouver. avec rincomparable Thaymuras; fon gotit pout les fciences vous eft fans doute connu, & je ne fais nul doute que les charmes de fa 'converfation ne vous attitent fouvent auprès d'elle: laiffez-moi, je vous prie, en jouir a mon tour- allez 1'un & 1'autte m'attendredans mon cabinet, je veuxvous confulter fur des affaires importantes d'ou dépend le bonheur de mes peuples : je vais déformais employer tous mes foins a leur procurer un bonheur réel, en les faifant jouir d'une félicité conftante; vous pouvez, en m'attendant, examiner mes projets; allez, je ne tarderai pas a vous fuivre. Je fortis avec les deux génies. Monime reftée feule avec lempereur : que je fuis charmée, lui dit-elle, de voir briller dans le canir  t> E M t L O R D CÉTON. 241 eceur de votre augufte majefté des fentimens 11 dignes d'un grand monarque! Permettez, feigneur, que je vous loue de n'être point inflexible, puifque vous voulez bien écouter favorablement les faees eonfeils des génies qui vous font dévoués: 1'oubli que vous paroilfez faire de votre grandeur doit les encourager d ne vous riencacher; je fuis füre qu'au fond de leurs cceurs ils voudroient qu'il fut en leur pouvoir de vous rendre au centuple cette grandeur dont vous vous dépouillez li obligeamment en leur faveur. Quels motifs plus nobles que les votres peuvent animer un grand prince ! Vous n'avez en vue que le bonheur de vos fujets; vous jouiflèz, feigneur, des douceurs d'une paix qui doit être durable; vos ttoupes nombreufes & formidablestiennent vos voilins enrefpect; vosvaiffèaux vousapportent les tréfors de tout ce vafte univers; Vous difpenfez tous les honneurs & les richelfes; enfin la vérité depuis fi long-tems fouffrante, va reparoïtre dans tout fon éclat. Pour moi, a qui Zachiel a toujours infpiré eet amour pour la vérité, & la candeur qui confifte a ne louer que les vertus qui font dignes de 1'être, je puis vous affiirer, fei gneur, que je pubherai dans tous les mondes oü la deftinée me conduira, que votre regne n'eft qu'un enchainement continuelde faits merveilleux, aüfli clairs & auffi intelligibles lorfqu'ils font exécutés, qu'impénétrables avant 1'exécution, & que Tome II. Q  -^x Voyages la renommee, toute favorable qu'elle vous a toujours écé, n'a encore rien dit qui ne foit au-deffous de la vérité. Je vous aurois interrompu dit 1'empeteur, li je ne trouvois de la gloire i m'entendre louer par une aaffl belle bouche que la votre. Eft-il poffible, divine Thaymuras, qu'avec cles fentimens qui me font fi favorables, vous vous plaifieza me rendre malheureux ? Pourquoi feindre d'ignorer la vivacité de mes feu»? Apprenez donc, mon bel aftre, que toutes ies grandeurs qui m'environnent, ces tréfors immenfes, ces honneurs que je puis dupenfec a mon gtftj tout me devient infipide, tout m'ennuie, tout m'eft a charge, dés qu'avec euxje ne puis toucher votre cceur; ce n'eft que de lui feul que je veux tenir le comble de ma félicité. Mais, que vois-je! dès que je vous parle de. mon amour, vous reprenez nn air froid & férieux qui m'intimide &: me défefpéré. Qu'y a-t-il donc dans ma perfonne qui puifle vous infpirer tant d'éloignement ? Vous baiftèz les yeux & nerépondez rien. Au nom des, dieux, divine Thaymuras, apprenez-moi ce que 'je do is eraiheke ou efpérer. Ah! vous foupirez & détournez la vue; parlez, je vous en conjure, c'eft trop fouffrir, je veux enfin favoir mon fort, je ne puis plus vivte dans certe cruelle incertitude. Votre augufte majefté, réponditMonime, fans prefque ofer regarder 1'empereur, oublie fans doute  »e m i l o s. d Céton. 243, que les génies 1'attendentau confeil.Qu'entends-je! s'écria ce prince avec une force d'emporrement, on me renyoie fans daigner feulemenc jeterfur mót un regard favorable ni me dire un moe de confolation; j'y vais, madame, &c j'y vais défefpéré de vos froideurs. L'empereur' fortit avec un rrouble que tous les courtifans remarquèrent; ils le fuivirent en filence, perfonne n'ofant interrompre fa rêverie. Je rentrai aufli-tot dans le cabinet de Monime, & je Ia trouvai abforbée dans une profonde rêverie j penchée fur fon fauteuil, elle avoit la tête appuyée fur une de fes mains; fes yeux, oü la douleur & 1'inquiétudefe peignoient, fembloient m'aunoncer quelque grand malheur, j'en fus faifi a un point que je reftai quelques inftans immofeile : chère Monime, lui dis-je, qui peut occafionner ce trouble ? Aurions-nous quelques malheurs a craindre ? Nous fommes ici fous la protection du génie, qui certainement ne permertrapas qu'on nous faffeaucune infulte. Parlez, ma fceur, ne puis-je être inftruit de vos chagrins ? D'oü provient cette douleur oü je vous vois plongée & qui pénètre jufques dans mon ame ? Raflürez-vous, milord, dit Monime, cette douleur ne part que de la fenfibilité de mon cceur; vous n'ignorez pas 1'amour que l'empereur a pour moi; jufqu'a piéient j'ai toujours éludé les déclarations qu'il cherchoita me faire, mais aujourd'hui Qij  244 Voyages - je n'ai pu leviter; reftée feule avec lui, il a faifi cette occafion pour m'entretenir de fa paffion dans des termes fi touchans & fi tendres, que ne pouvant donner a ce prince une réponfe qui put le fatisfaire fans Heffer ma gloire; je n'ai d'abord trouve d'autre parti que celui de garder un filence obftiné qui a paru le mettre au défefpoir; il m'a quittée dans un trouble & uneagitation que je ne puis vous exprimer : mais ce qui me confond & m'anéantit eft de n'avoir pu prendre aflez fur moi pour répondre a ce prince; peut-être qu'un mot favorable 1'eüt appaifé; mais j'ai craint de nourrir une paffion que je voudrois détruire. Cependant pénétrée des bontés de l'empereur, de fes bienfairs, fon amour, fa tendreffe & fa complaifance, rout femble me reprocher une ingratitude dont je fuis mcapable. J'avoue que je 1'aime; il eft le meilleur des princes, il mérite toute ma reconnoiffance; que dis-je! j'en fuis pénétrée. Hélas! s'il pouvoit lire au fond de mon cceur & fe contenter d'une amitié pure & de tous les fentimens de 1'eftime la plus parfaite, Sc même de 1'admirarion que fes rares vertusm'ont infpirée! Mais je n'ai pasl'audace de le tromper, c'eft de 1'amour qu'il me demande, Sc c'eft le feul fentiment quejene puis lui accorder; mon cceur deftiné a un autre, doit lui être confervé dans toute fa pureté. Mon cher Céron, la ïendreffe que j'ai pour vous, ne me permet pas de.  ee milord Céton. 245 vous cacher mes feminiens; cette tendreffe qui eft autorifée par le fang, vous donne le droit de lire dans mon ame : je ne puis a préfent vous en dire davantage, le génie vous inftruira un jour du choix qu'il a fait pour affurer mon bonheur. Allez, milord, avertiffez Zachiel des inquiétudes ou je fuis; allez le preffer de venir m'en titer. En difant ces dernières paroles, Monime me tendit la mahi^ je la faifis dans les miennes & ne pus m'empêcher d'y appliquer un baifer , lorfque 1'Empereur rentra & nous furprit. L'agitation dans laquelle ce prince étoit forti ne lui permit pas de s'appliquer a aucune affaire y ne pouvant fupporter 1'indiftèrence de Monime ni vivre fans la voir; il venoir fans doute dans 1'iiitention de lui faite des reproches. . Rien ne peut peindre la furprife. & 1'étonnement de ce monarque ; nous demeurames tous trois immobiles pendant un inftant: mais l'empereur, animé de la plus furieufe colère, fe livra a fon premier mouvement; déja il tenoit un poignard dont il alloit indubltablement me percer le cceur, fi le génie qui furvint dans le moment ne m'eut foufttait a fa vengeance , en me métamotpliofant en papillon. Le prince qui me. vit difparoïtre crut que je m'étois dérobé pour prendre la fuite& donna ordre de me faire arrêter. -. Monime, interdite & tremblante, ofoic a peina Q «i  &4<* Voyages léver les yeux. C'eft donc la, madame, dit Tem*' pereur, l'heureux mortel qui s oppofe a mon bonheur, fa vie va me répondre du mépris que vous faites de ma tendreffé 5 ingrate , puifque mes bienfaits n'ont pu vous toucher, j'aurai du moins la rrifte confolation-de vous faire fentir jufqu'oü" s'étend mon pouvoir. Ce prince voulut fortir \ mais Zachiel, qui vouloit mettre fin a toutes fes agitat'ions, 1'arrêta en lui ferrant la main. • Ges génies du premier ordre ont la vertu, dès qu'ils vous touchent, d appaifer les plus vioïentes paffiens. Le génie fe fervant alors de tout fon pouvoir, lui paria ainfi : vorre majefté rougir fans doure , de fon emportement; ces étrangers ne font point fujets a vos loix, ce font deux perfonnes que je protégé & fur lefquelles vous ne pouvez avoir aucun droit 5 c'eft en vaïti que vous faites chercher milord, je viens de le fouftraire aux yeux de tous les mor te Is. Cetre jeune princefie que vousvous étiez fiattë de féduire par vos bienfaits, ne peut jamais vous donner que de 1'eftime, de la reconnoiflanee & de la vénération, lorfque vous ne ferez voir que des fentimens vertueux. L'inclination, 1'amour, ou la tendreflè, font des mouvemens dont on ne difpofe pas a fon gré; ils naifïènr du fond du cceur & s'y entretiennent avec plaifir d'ailleurs vous n'ignorez pas que tette jeune pririceftè ne peut fe difpenfer de retoutner dans le tour-    be m i e o r d Céton. 247 billon du monde qui 1'a vu naitre;' c'eft Fa on elle doit fe choifir un époux qui foit digne d'elle; les voyages que je lui ai fait entreprendre, ne font que dans la vue de Ia rendre digne de régner fut des peuples qui doivent lui être foumis; cependant «He vient de recevoir un outrage par 1'emportement qui vous eftéchappé contre un de fes proches, comme s'ils eufiént été 1'un & f autre foumis i votre empire. Tout autre qu'un génie n'eüt jamais ofé parler avec autant de liberté. Monime jugeant par ce difcours qu'elle n'avoit rien a craindre pour mes jours, fentit renaitre dans ce moment fon courage & fa fermere; la préfence du génie lui infpira une noble hardiefle, & s'adreffant a l'empereur je fuis au défefpoir, feigneur, dit Monime, que montrouble, ma timidité, mon peu d'ufage & mon peu de lumière furies loix de votre empire, m'ai-ent enipêchée jufqu'a préfent de découvrira votre majefté les véritables fentimens qui m'animent; ils font tels que je voudroïs qu'il fut en men pouvoir de répondre d'une manière digne de vous & de moi a ceux dont vous avez bien voulu m'honorer. Les loix de votre empire vous permettent d'avoir plufieurs femmes, fans manquer au devöïï devorre religion; ce feroit un crime dans la miemie de confentir a 1'atdeur de vos defirs; deux obftacles invincibles s'oppofent a votre fatisfaction, ma re!i°iou Qiv  *4-S Voyages & ma gloire; un troifième encore plus fort, eft 1'obligation indifpenfable oü je fuis de ne pouvoit paffer ma vie 4 votre cour. Avanr d'être préfentée 4 votre majefté, j'aimois, feigneur, & je pouvois m'affurer d'être aimée. Elevée par les foins du génie, il connoit mon cceur & les obligatiöns oü je fuis de m'unir 4 la perfonne qui m'eft deftinée, & tous les bienfaits dont vous m'avez comblée ne peuvent jamais m'autotifer 4 lui manquer de fói: mais, feigneur, fi la reconnoiffance la plus vive, la vénération laplusfincère, & fi, je 1'ofe dire, l'amitié la plus tendre, peuvent encore vous être agréables, je m'en retournerai avec la flarteufe idéé d'avoir du moins mériré votre eftime par la pureté de mes fentimens. Je n'ignore pas que c'eft une rémérité de ma part d'ofer prendre le titre d'amie; cependant, feigneur, ce titre me fera mille fois plus prócieux que tous les honneurs & les richeffes dont vous m'avez comblée par vos bontés; votre eftime & votre amitié font les fetils tréfors que j'ambitionne; fi vos fentimens ne peuvent s'accorder avec les miens, fouffrez, feigneur, que je me retire dans 1'inftant, 'Vous me défefpérez , reprit l'empereur d'un ton pénétré; pourquoi vous refufer 4 ma tendreffe? Ah ! vous 1'augmentez par la noblelfe de vos fentimens. Eft-il poffible, divine princeffe, que mon arpour ne puifte vous toucher j Votre ame , faicg  DE MILGRD C £ T O N. J43 pour régner fur tous les mortels, ne peut être touchée des gtandeurs ni des richeflès ; daignez nu moins accepter 1'hommage que je rends a vos charmes, & accordez , s'il fe peut, a mes defirs quelque lueur d'efpérance, Mon cher Zachiel, continua l'empereur, ce fera de vous que je tiendrai tout mon bonheur, fi vous engagez la princefle de refter a ma cour; faites que je puifte avoir le plaifir de lui jurer fans cefte que je 1'adore; ce n'eft qu'a cette' condition que je veuxpardonner a Céton. Je ne m'oppoferai jamais , dit le génie, aux volontés de votre majefté lorfqu'elle n'en feraparoïtre que de raifonnables ; mais vous oubliez fans doute qu'il n'eft pas en votre pouvoir de féparer deux cceurs que le véritable amour a unis pour jamais ; permettez auffi que j'ajoute qu'il n'eft pas de la dignité d'un grand monarque de fe livrer avec autant de véhémence a. fes paffions. Ah! laiflons-la ma grandeur, dit l'empereur, ne voyezvous pas que celui qui pofsède le cceur de la princefte eft mille fois plus heureux que moi; s'il ne jouit pas de tous les honneurs qui m'environnent, il en eft bien dédommagé par la certitude ou il eft d'être aimé. Pour moi, malgré ma puiflance, je n'ai jamais goüté ce plaifir dans toute fa pureté. Ce qui trouble prefque toujouts ie bonfieut des  '45° Voyages fouverains , c'eft le doute cruel oü ils font de ne pouvoir s'alfurer d'être aimés pour eux-mêmes: ils feroient égaux aux dieux , s'ils pouvoient fe flatter de pofleder 1'amour & la tendrefle des perfonnes auxquelles ils s'attachent: mais1'ambition, lenvie de gouverner, 1'amour des grandeurs, I'appat des richeflès , ne font que trop fouvent les feuls attraits qui nous font rechercher * jen ai fait plufieurs expériences très-préjudiciables l mon repos. Oü trouver un ceeur comme celui de Ia charmante Thaymuras ? Sans doute qu'un caractère fi parfait & fi rare ne fe peur acquérir que par les foins d'un auffi grand génie que Zachiel, Que je ferois heureux , divine princeflè , pourfuivit lempereur d'un air paflionné, fi je pouvois toucher une ame auffi belle que la vótre l M'accorderez-vous ce que je vous demande avec inftance ? Votre angufte majefté , dit Monime, fera toujours Ie maïtre d'ordonner ce qu'il lui plaït. Oui , dit Ie monarque , je fais que je fuis le maïtre de commander par tout oü vous n'étes pas: mais lorfqu'ii s'agit d'obtenir de vous une grace, c'eft moi qui fupplie & qnine veut tenir cette complaifance que de votre amitié. J'obéirai , feigneur , dit Monime ; j'ofe même vous aflurer que c'eft avec le plus grand plaifir, toujours plus pénétrée des  ï) E MILORD CÉTON. Ijl ïiouvelles faveurs que je recois. Des faveurs! Ah! quitrez ce' langage ; vous ne devez pas ignorer que ce n'eft qu'a vous qu'il apparrient d'en accorder: ainfi, belle Thaymuras, je recois avec beaucoup de reconnoiffance celle que vous me faites de refter a ma cour. Le féjour que je puis faire dans vos états, reprit Monime , dépend enticremenr de Zachiel; rou-, jours fous fa conduite, je me fuis foumife a fes volontés & ne puis, ni ne veux jamais m'en départir. Je vous laiffe, madame; dit Ie génie, la maïtrefle de refter ici le rems que vous voudrez; je fuis sur que Céton ne s'oppofera point a vos volontés , pourvu qu'il lui foit permis de reparoïtre a la cour. Seigneur , dit Monime , en rougiffant, c'eft mon frère , & un frère que j'aime tendrement; c'eft une grace que je n'ofois vous dema-nder, quoique sure du refpecf ueux attachement de milord pour votre augufte perfonne. Votre frère l madame , reprit vivement l'empereur , que je fuis coupable! Pourquoi me 1'a-t-on Iaiffé ignorer jufqua préfent? Ah! divine Thaymuras, mepardonnerez-vous ma vivaciré ? Oubliez-Ia, s'il fe peut, pour ne vous reifouvenir que de ma paffion, & ne döutez jamais que vous ne vous foyez acquis un plein pouvoir fur toutes mes volontés. Je ne fuis point injufte ; que milord reparoiffe, j'y con-  25Z V O Y A Q E S" . fens. L'empereur fortit beaucoup plus tranquille, & dit a Zachiel, de fe trouver le lendemain au confeil. Dès que nous fümes feuls, Ie génie me fit reprendre ma figure naturelle. Mon premier foin fut dele remercier de m'avoir fecouru dans une occafion aufli dangereufe. L'étonnement & la futprife ou les foupcons de 1'Empereur m'avoient jeté, me rendoient immobile; un mot de ma part feut pu calmer: mais , mon cher Zachiel, votre préfence a remédié a tout. Cette petite aventure dit le génie, doit vous convaincte que vous devez. être fans cefie fur vos gardes. Je ne blame point 1'attachementque vous avez 1'un pour 1'autre, je vous recommande feulement d'en modérer la vivacité. . La tendre amitié s'alarme & fe 'flatte aifément, un rien la trouble ou la défefpéré, un rien la calme & la ralfure femblable a 1'amour , elle augmente elle-même fes tourmens, & a, comme lui, le pouvoir de faire gourer mille douceurs dans Ie moindre de fes plaifirs; c'eft ce que j'ai éprouvé dans cette journée pendant les divers mouvemens qui agitoient 1'Empereur. Que je me trouvai heureux en comparant mon fort au fien! Ce prince, me dis-je , quoique toujours obéi, toujours craint Sc toujours refpeóté .  de milord Céton. 2^3 eft cependanc contraint d'avouer qu'il n'a point encore pugoüter ce charme inexprimable que 1'on reftènt lorfque 1'amour ou l'amitié fe partagent également. Quel tourment pour une ame noble, d'être fans cefte livrée au fupplice de l'incertitude, fans pouvoir fouvent démêler fi c'eft le devoir, le zèle ou i'ambition qui font agir tous ceux qui rendent aux fouverains leurs hommages! Cesréflexions mefirentexaminerles courtifans; je ne fus pas long-tems la dupe de leurs airs foumis & rampans; je m'appercus bientót que 1'envie de briller a la cour & d'y fupplanter ceux qui paroilfent pofteder la faveur du prince, eft une maladie épidémique qui fe gagne par la fréquentation; car fans cela, comment pouvoir comprendre que des gens qui peuvent vivre heureux & tranquilles dans le fein de leur familie, voulut fent paffet le plus beau de leurs jours dans 1'antichambre d'un prince ou dans celle d'un miniftre, & qu'ils achetaflent aux dépens de la fervitude la plus pénible, la gloire d'être le premier au petit lever de l'empereur? Et cela n'eft fouvent que pat pur principe de vanité. ^ Ce qui m'a encore très-furpris chez les Joviniens , c'a été d'y voit des families d la mode , ' comme des équipages ou de nouvelles boïtes; les noms de ces families illuftrées abforbent bie'ntöt  ^54 Voyages toutes les autres. Si la noblelfe leur manque , ïa faveur y fupplée par des titres pompeux , & ces tin-es leur procurent bientót les alliances les plus •diftinguées , qui fervent a couvrir la balfeffe de leur origine , & rend leurs noms plus iliuftres que n'a jamais été la condition de 1'ancienne noblefle. CHAPITRE IX. I^ARRillac découvre le myfiére du rende^-vous donne A milord Céton. Jétois un jour chez'1'impératiice , oü j'allois affidüment faire ma cour, lorfque Nardillac entra. Cette charmante perfonne rougit en me regardant, & jeta fur moi un coup-d'ccil myftérieux que je ne compris pas 5 je la faluai d'un air aifez diftrait, occupé a regarder une botte a bonbons d'un ttayail achevé ; l'empereur veuoit d'en faire préfent i 1'Impératrice. Cette princelfe qui parouToic enchantée de ce nouveau bijou , le montroit avec «omplaifance a toute fa cour. Nardillac demanda •a le voir , elle s'avanca vers 1'embrafure d'une croifée oü j'étois; venez fouper ce foir chez moi, ■me dit cette belle perfonne en prenaut la boite  DE MILORD CÉTON. 2 J j -que je lui préfentai, j'ai des £ea:ets a. vous confier, qui concernent le bonheur ou le malheur de mes jours, & peut-être des vötres. Nardillac s'éloigna dans 1'inftant fans me donner le tems de répondre. Je fortis peu de tems après pour me rendre chez Monime que je trouvai parée d'une robe que l'empereur lui avoit envoyée la veille. Cette robe étoit d' un fatin bleu brodé en diamans, qui reflembloit, aux lumières , a un ciel parfemé d'étoiles.' J'attends l'empereur, dit Monime; vous me voyez toujours parée de fes nouveaux bienfaits. II ne peut, lui dis-je, en gratifier perfonne qui le -mérite autant que vous : fi je n'étois für que les richeifes & les grandeurs font de foibles atttaits pour une ame noble, j'aurois tout lieu de m'alarmer des pièges qu'on s'efforce de tendre a la vertui mais vous n'ignorez pas, chère Monime, que Topulence eft 1'idole de 1'infenfé, & fait fouvent 1'embarras du fage; il eft vrai que fi elle ne détruit pas tout-a-fait la vertu, elle 1'affoiblit au moins 8c -en émoufle, peur ainfi dire, la pointe : mais je me flatte que pénétrée des principes que vous avez iecus du génie, vous ne courez aucun rifque, 8c qu'il nous tirera 1'un 8c 1'autre du kbyrinthe oü nous nous fommes, je crois, un peu trop enfoncés. Quoique vos réflexions foient très-judicieufes, reprit Monime en fouriant, je le^ trouve néan-  zji? Voyages moins un peu trop graves, elles répandent dans l'efprit un certain air férieux qtti n'eft point fait pour les matiètes que je veux traitet avec vous. Souffrez, milord, que je vous demande des nouvelles de vós 'amours avec la charmante Nardillac. J'allois vous en parler, repris-je, Sc vous entreteöir de mes plaifirs & de ma bonne fortune : je quitte cette belle dans 1'inftant, elle m'a prié de 'venir fouper avec elle, je crois que je ne puis m'eft difpenfer; j'attends ici Zachiel pour le ptier de m'y accompagner. Qué vous êtes enfant, dit Monime! ny fauriez-vous aller feul? Je crois que ce feroit très-mal fake votre cour d'y mener quelqu'un y foyez perfuadé qu'elle ne veut d'autre ners que 1'amour : mais comme j'ai retenu ce dieu la première, c'eft chez moi qu'il doit préfider au fouper, & Zachiel fera le quatrième; vous aurez beau Vöus en défendre, c'eft une affaire réfolue. En vérité, repris-je en riant, ce feroit me faire un tour perfide; comment oferai-je me préfenter devant cette belle? Demain a fa toilette, dit Monime, vous pourrez facilement obtenir le pardon de cette faute, en lui difant qu'on vous* a fait violence, Sc que vous n'avez pu vous débafraffer de iincommode Thaymuras. Zachiel qui parut dans 1'inftant, voulut bien fe prêrer aux plaifimteries de Monime, qui continua de me badiner fur la bonne forcune qu'elle me faifoit  de milord Céton. 257 faifoit manquer. L'empereur interrompit par fa préfence cette converfation. Ce prince, rempli des nouveaux projets qu'il avoit formés avec les génies, pour le bonheur de fes peuples, en paria a Monime qui le félicita fur eet amour paternel qu'il montroit en faveur de fes fujets, & fur les nouvelles loix qu'il vouloit établir dans fon empire. Les plus im~ portantes de toutes, dit le génie, font celles qui ne fe gravent ni fur le marbre, ni fur 1'airain, mais dans les cceurs des citoyens; ces loix fi fortes & li folides, font les mceurs , les coutumes, fouvent même 1'opinion. II eft: très-peu de politiques qui s'attachent a. connoïtre cette partie , de laquelle dépend le fuccès de toutes les autres, cependant elles feüles peuvent former la véritable conftitution de 1'état, en prenant tous les jours de nouvelles forces , & ranimant les anciennes loix prêtes a s'éteindre; ce font elles auffi qui confervent chez les peuples l'efprit de fon inftitution, & fubftituent infenfiblement la force de 1'habitude , a celle de f autorité. Le génie, après avoir étendu beaucoup plus loin fes réflexions fur cette matièie, fortit avec l'empereur ; il rentra dans 1'inftant & Voulut bien affifter a notre fouper. Monime y fit naitre la joie par mille faillies qui amufoient Zachiel, lorfque nous entendïmes un éclat de rire qui nous furprit. C'étoit Samaël qui, fans s'être rendu vifible, s'étoit fait Tornt IL R  V Ö Y A G E 9 un plaifir de nous furprendre. Que ces génies font hardis, dk Monime! Us entrent par-tout fans fe faire annoncer; fiivez-vous bien, meffieurs, qu'on n'eft point en süreté lorfqu'on eft en commerce avec vents; on ne peut fe flatter d'un rête-a-tête avec perfonne. II eft vrai, dit Samaël fut le même ton, que je ne croyois pas qtie Zachiel feroit ici un» ners incommode, & c'eüt été pour moi un vrai plaifir de vous furprendre fans ce témoin \ mais il me paroit cependant qu'il n'a point niii a la féte , & que vous vous amufez aflez bien pour ne vous point embarrafler fi les heures s'avancent pour vous annoncer le retour du jour. N'eftil pas rems, meffieurs, de laiffier i la belle princefle le rems de preudre le repos qui lui eft néceffiike? Laiilons-la ■ ma principauté, dit Monime , vous n ignorez pas qu'elle n'eft que poftiche. Je fais, répondk plusférieufemenr 5amaël , que vous méritez mieux que perfonne du monde de régmer , & que leSpeuples qui doivent être foumis ï vos loix, jouiront pendant votre règne de toutes fortes de bonheur ■ &: de félicité. II fortit fans attendre la réponfe de Monime , qui ne prit ce difcours que pour uncompliment crès-flatteur. • Le lendemain je ne pus me difpenfer d'aller chez Nardillac. Je craignois horriblemenr ce têtea-tète, dans la perfuafion oü j'étois qu'il faudroir me défendre contre des reproches que j'avojs fi  de milord Céton. 2.59 Convent mérités. J'enrrai dans fon cabinet d'un air mal affuré; mon embarras lafurprit, elle en devina la caufe; mais fans cherchef a en jouir, elle fe hata de m'en tirer. On a bien de la peine a vous avoir, Milord; quels peuvent donc être les foupcons que vous avez formés contre moi ? Je vous fupplie au móins de bannir de votte efprit tous ceux qui pourroient m'être injurieux. Je n'ignore pas l'amitié que vous avez pour la princeffe Thaymuras, vous devez auili favoir celui que je conferve pour l'empereur ; je vous ai prié de paffer chez moi afin d'unir nos intéréts, & vous faire le dépofltaite d'une partie de mes chagrins. Vous me faites mille graces, madame; je puis vous affurer que vous ne pouvez les confier a pei> fonne qui foit plus difpofé que moi a faire tontee qui fera en mon pouvoir pour vous obliger. Je fais, reprit Nardillac, que ]a confiance, 1'honneur & la probité, font les vertus que vous chériffez le plus, & que vous êtes loin d'imiter ces hommes qu'un caprice &une contrariété perpétuelleoppofent toujours a leurs intéréts & a. leurs principes, & leur rend prefque inévitable 1'injuflice dont on les accufe. Plufieurs emploient les plus tendres foinsala défaite d'un cceur innocent; ilsl'étourdiffent fur fei devoirs, leféduifent Sc, lorfqu'ils 1'ont gagné, ils 1'accufent Sc le puniffent de s'être rendu trop tót. C'eft le ttifte fort que me fait éprouver 1'empereurpar fon inconf- Rij  160 Voyages tance. Je m'égare, milord, ce n'étoit pas par mes maux que jevoulois commencet de vous entretenir. Mais de quels termes me fervir pour vous annoncer ce qu'on m'ordonne de vous dire ? Cependant, quel que foit le róle que 1'on me force a jouer, je vous prie d'être perfuadé que je ne m'en fuis chargée qu'afin d'empêcher qu'on ne donnar cette commiflïonaunautre qui, moins porré pour vos intéréts, fe füt fait une gloire de 1'entreprendre, en écartant de votre efprir tous les dangersqui doivent infailliblement vous arrêter. Vous ne devez pas ignorer que depuis long-tems 1'impératrice m'honore de toute fa confiance ; c'eft parfonordre que je vous ai écrit &quejevousaifouvent entretenu chez elle & chez la princefte Thaymuras; c'eft elle encore qui m'engage a. vous parler aujourd'hui: ne fauriez-vous deviner a préfent ce qui me refte a vous dire ? Ce début eut de quoi me furprendre: expliquezvous, madame, lui dis-je, qucfignifienr ces détours ? Thaymuras auroit-elle quelque chofe a craindre de la part de 1'impératrice ? Je connois fi jaloufie, & n'ignare point a quels excès elle s'eft fouvent pottée contre les perfonnes que l'empereur a diftinguées par fa faveur: mais, madame, vouspouvez 1'aifurer que la princeffe Thaymuras a trop de vertu & ttop de grandeur d'ame pour rien faire qui puiflè tetnir fa gloire. Que vous comprenez mal mon difcours! milord;  d e m * l- o r d Céton. r£ r fi Firnpératrice eft jaloufe, je puis vous affurer que jamais les galanteries de fon. augufte époux n'ont fait auctme impreflïon fur fon cceur, vous feul a préfent pourriez les exciter par vos affiduités auprès de la belle princeffe. Que dites-vous, madame? Quoi! 1'impératrice auroitpu!... mais non,' de pareils foupcoas doivent s'écatter de mon efprit ., ils lui font tropdnjurieux. Ecoutez-moi, milord, vous commencez a me comprendre; eh bien! c'eft a ce prix que toutes les dignités & les honneurs vous fonr offerts; il faut pour cela renoncer a tout autre attachement./Yous.avez infpiré a cette ptinceffe la paffion la plus vivey 1'efpérance de vous toucher lui a-fait.d'abord renfermer fes defirs dans les bomes du devoir y charmé'e d'apprendre que l'empereur étoit paffionné pour les charmes de Ia. belle étrangère, fans que vous en paroiiliez alaiv mé, fa paffion en. a pris de nouvelles forces. Que vous dirai-je enfin? Son humeur impérieufe ne peut fouffrir qu'on lui réfïfte : peu accoutumée i modéter, fes defirs,, ce n'eft qu'en les fatisfaifant quelle trouveie fecretdeles vaincre; c'eft pourquoi élle m'ordoune de vous annoncer qu'elle veut ce foit vous parler fans témoin._ Vous voyez, milord., pourfuivitNavdilLic , qns j'ai eu raifon de vous. dire que le repos de ma vie dépendoit du fecret que j'avois a. vous confier. Lf léfolution que vousallez prendre ruine toutes mes Riij  2ói Voyages efpérances ou les fortifie; fi vous prenez le parri dé refter dans cette cour avec la princeffe Thaymuras, je perds pour jamais 1'efpoir de regagnerlatendreffè de l'empereur, que j'ai long - rems poffëdée, mon amour & ma gloire y font intéreffés. Je dois cependant vousavertir que vous courez de grands rifques en refufantde répohdre aux defirs de 1'impératrice; cette princeffe ne fupporteroit pas patiemment le mépris que vous feriez de fes charmes; les avances qu'elle fe permet ne m'annoncent que trop les dangers que vous avez a courir : tout 1'empire eft fornuis a fes ordres; réfiéchiffèz fur le parti que vous devez prendre. Dictez-moi la réponfe qu'il fautque je lui faffè, & foyez perfuadé, milord, qu'il n'y a que 1'intérêt que je prends a vos jours qui air pu me déteiminer a me charger d'une pareille commifflon. Dans le trouble oü me mit cette confidence, je ne pus que remercier Nardillac, en 1'affurant que je ne ferois rien qui fut contraire a fes vues. Je la fuppliai de ne point dire a 1'impératrice qu'elle mfeüt parlé, de tacher de 1'amufer encore pendant quelque tems, &c de lui infinuer qu'il valoit beaucoup mieux attendre 1'effet de fes charmes qui ne pouvoient manquer de faire impreffion fur un cceur déja porté a la tendteffe. Nardillac approuva mon idée,& je la quittai l'efprit agité des plus vives, hiquiétudes.  DE MTLORD CÉTON. z6 $ Je fus dans 1'inftant chez Monime; elle m'avoit recommandé de lui rendre corapte du fuccès de ma vifité. Je ne pus cacher Ie rrouble ou j'étois, elle s'empreffa de m'endemander la caufe-Embarrallé fi je devois lui annoncer ceque nous avions a craindre, je balancois d lui répondre, lorfque -Zachiel enrra : enhardi par la préfence du génie, je. lui racontai la converfation que je venois d'avoir avec Nardillac. A ce récit, Monime ne put s'enipécher de marquer beaucoup d'inquiétudes fur les fuites que pourroit avoir une paffion auffi dérégiée; mais le génie nous raffiira, en,nous apprenant que lempereur avoit enfin ouvert les yeux fur Ia conduite de l'Impératriee qu'il venoit de répudier Sc d'exiler dans une ile déferte- Cette artificieufe princeffe avoit trouvé le feeree de s'emparer du gouvernement, pendant 1'abfence. de Samaël , génie protecteur de i'empire ; fes connoifiances bornées n'ont pu diftinguer le vrat d'avec le faux; fon efprit ne confifte qu'a recevoir toutes fortes d'impreffions, a. fe frapper de. toutes, les images que lui préfentoient les miniftres 'qu'elle. s'étoit choifis t le peu de lumières de fes miniftres. fontfi compliquées, elles ont tantde rapport, tant: de faces, tant de biais, que toutes les chofes de 1* vie ne paroiifent a leurs yeux qu'opinions , préjugés, vraifembiances ou hafards; c'eft néanmoins avec de pareilles idéés que ces grands hommes iV Riv  2 È MItORD CÉTON. ZJÏ tous les grands de 1'empire. Le génie , pour voyager avec moins d'embarras, congédia une partie de nos officiers & le plus grand nombre de nos domeftiques, ne réfervant que les gnomes. Nous traversames , fans nous arrêter en aucun lieu , la vafte étendue de cette planète qui abonde en mines dor & d'agent; on y trouve auffiquantité de pierres précieufes d'Lm prix ineftimable. Ce monde qui eft d'une étendue 8c d'une richefie immenfes, femble être le magafm général de tous les tréfors de la nature. Les mceurs des Joviniens font affiez douces ; mais leur religion eft, comme dans les autres mondes, partagée en difterentes fectes. Ils ont plufieuts temples, entr'autres celui d'Hercule , oü la ngure de ce héros, élevée fur un piedeftal, y eft repréfentée avec la peau du lion qu'il défit dans la forêt Néméenne; fes douze travaux font expliqués autour du piedeftal, & fesautresexploits auffi fameux font gravés fur plufieurs colonnes qffi environnent ce temple. Nous vifttames auffi celui de Caftor & Pollux, celui d'Helène; mais le temple de Jupiter furpaiïë tous les autres en maguirlcence ; il eft le plus fréquenté. *La plupart des Joviniens adreffient leurs facrifices aux dieux inconnus ou anonymes, dans Ia crainte qu en les détaillant ou en les ncg»mant par  z7* Voyages leurs noms, ils ne viennent a fe tromper ou a en oublier quelques-uns , qui , fichés de leur oubli ou de leur négligence, pourroient les en punir en leur diftribuant beaucoup de maux. SEPTIÉME  t>b milord Céton. 2.73 SEPTIÈME CIEL. SA T U R N E. CHAPITRE PREMIER. Des cription ckampêtre. I_/E génie nous enleva 1'un & 1'autre par les vagues de 1'air pour franchir les efpaces immenles qui féparent le monde de Saturne d'avec celui de Jupiter. II nous fit paffer entre les cinq petites planètes & traverfer ce grand anneau lumineux qui femble couronner & éclairer en même tems le monde de Saturne. Lorfque nous fümes defcendus dans ce globe , le génie s'appercevant que nous étions prefque étouffés par la force de 1'air, nous frotta tout le corps d'une liqueur fpiritueufe qui nous forrifia , ranima nos efprits, Sc donna a nos fens une nouvelle vigueur. II nous fit reprendre enfuite nos figures naturelles; & les gnomes arrivés , munis de tout ce qui nous étoit néceflaire pour la route, nous partimes dans 1'intention de ne rien laifler échapper de tout ce qui pourroit nous inftruire. Tomé II. S  ""■74 V 'O T A G E S Zachiel nous fit d'abord prendre un chemin quï nous conduifit a des payfages charmans; tantót jè voyois un laboureur qui fembloit donner la dernière facon aux champs , dont la culture ne' me paroiifoit encore québauchée , tantót j'entendois la voix d'une bergère laborieufe qui cherchoit a charmer la durée de fon travail par des chanfons; ici des faucheurs reprenoient haleine en aiguifant le 'tranchant de leurs faux; la des bergers aftïs dans un vallon fe racontoient .leurs amoureufes aventures; d'un autre cóté un vafte payfage offroit fucceftivemenr a mes regards mille nouveaux objets : j'admirois des plaines immenfes cha^gées d'épis , précieux dons de Cerès; je voyois des terfes oü erroient des ttoupeaux, la plupart étoient confiés a la garde des chiens , tandis que les bergères , parées de leurs arours champêtres, danfoient un peu plus loin au fon des mufertes , pour célébrer le plaifir que leur promettoit une abondante récolte. A voir la joie qui règne parmi eux , on diroit que Zéphir & Flore fe font joints a leurs jeux innocens. Plus loin , on voyoit des montagnes ftériles, fur la cime defquelles' les nues femblent fe repofer; au bas, de longues prairies émaillées de fleurs & arrofées de rivières ; d'un autre cóté, des bofquets formés par la nature • ces bofquets étoient entourés de vieux chênes qu'on croyoit que la ferpe n'avoit épargnés que  DE MILORD CÉTON. 275 par refpecl: pour les dékés qui yréfident, oupour retirerles Nymphes des forêts, lorfque les vents ou la pluie les forcent a fe mettte a. couvert. On refpire dans ce monde une odeur fauva°e qui réjouit & fatisfait 1'odorat, & on ne voit germer dans eet heureux rourbiilon' aucune plante venimeufe. En admirant tous ces divers points de vue , je crus voir la natute dans fon prinrems donner 1'eflor a de nouvelles produótions, & je remarquai que dans fes admirables caprices elle furpaife infiniment toutes les inventions de 1'art. Zachiel nous alfura que les habitans de ces lieux charmans y coulentdes jouts tranqullles ; les plaines y font toujours peuplées de laboureurs; les bocages retentiffènt de mille concerts aëriens, Sc ce peuple aïlé vole jufques fur la cime des chênes pour y annoncer le retour du dieu qui les éclaire. C'eft ici, nous dit Zachiel, oü je veux vous faire admirer la grandeur de 1'Être fuprême; fon pouvoir fe manifefte dans tout ce qui paroït a. nos yeux.Voyez ce papilion déployer fes aïles nuancées de diverfes couleurs; de petites taches de pompte font répandues fur un fond dargent, & fur le bord de fes aïles une liuère d'or fe marie avec les nuances d'un beau vert; une petite aigrette de plume argentée garnitfa tête mignone. Admirez eet autre infecte qui paflè en boutdonnant, il eft couvert d'une armure none, & porte fur Sij  27 cceur, par régler tous fes mouvemens, par développer fes fentimens afin de les épurer , par déméler tous fes goüts pour Les re,c"tifier,.& par étudier fes palfrons pour les modérer ; ils ne leur donnent que des le.cons de conftanre, de fermeté ?. de tempérance , de modération, & de toutes les vertus qui. forment les hommes, qui élèvent. 1'arne & la mettent en garde contre les illufions de 1'amour propre,. afin de la foutenir dans les revers, & de lui faire évitet 1'ivreife de la profpériré. ;.iom de leur peindre, la vertu fous de triftes images, qui ne. fervent qu'a. infpirer du dégoüc pour elle, ils iie la. montrent. au contraire qu'avee tous les charmes T iij  Voyages du plaifir, dans une plaine fertile Sc riante, en-*' tourée de jeux qui conduifent vets elle par des routes fleuries & des chemins faciles j c'eft-l'a ce qui la rend beaucoup plus puiffante fur les cceurs portés a la chérir. Après que nous eümes admiré tout ce qui pouvoit intéreffer notre curiofité, nps belles veuves , qui ténoient un rang diftingué dans la ville & qui étoient faufilées avec ce qu'il y avoit de plus grand , engagèrent Monime a faire quelques vifites : fa beauté, fon efprit & fes graces ont toujours brille dans tous les mondes, fon caractère doux & liant, la fit defirer dans plufieurs maifons ou Floride Sc Cléontine fe firent un plaifir de 1'accompagner. Un jour, invitée a diner chez un des grands de 1'empire, la compagnie étoit nombreufe, nous remarquames que ce feigneur honnête Sc officieux n'exb' geoit aucun de ces refpecrs que demande ordinairement une hauteur afreótée; content de métiter les éloges des perfonnes raifonnables, il n'en demande aucuns. Nous admirions eet air noble & oiivért, ces difcours ou la franchife annoncoit la bonté de fon cceur, ce qu'il eft rare de rencontter dans les auttes mondes. Auffi , au lieu de ces complaifans déliés & alertes , dont les yeux percans voient Sc faififlent toutes les paffions d'un grand , pour ne perdre aucune occafion de 1'encenfer, nous  ö- e milord Céton. 295 ne vïmes au contraire que de ces vieillards clont l'efprit géométrique femble appliquer la regie &c le compas aux louanges qu'ils daignent donner. Ces graves perfonnes s'emparèrent de la converfation, parlèrent de leur jeuneflè; quelques-ujas racontèrent les acfions oii ils s'étoient trouvés, foiis la conduite de tels & tels qui commandoient les troupes ; d'autres répétoient de, vieilles hiftoires qu'ils avoient déja racontées le matin: on paria des propriétés qu'on avoit découvertes dans la matière qui devoit fervir d'appui pour édifier des fyftêmes brillans, mais que la plus légère objeclion pouvoit. faire écrouler. Ce feigneur écouta tous ces difcouts avec complaifance, y répondit avec jufteffe & précifion, leur fit fentir que le plus éclairé d'entte eux peut a peine lever un- coin du voile dont fe couvre la nature, qu'il- y a peu de. vérités fufceptibles dedémonftradons ,. même parmi celles qui font le plus univerfellement recues. Les fublimes connoiffances de 1'homme fe réduifent prefque toujours tL fe contenter du probable, oü.ds n'arriveut encore. que par la voie du doute. Quelle. témérhé n'y a-t-ii donc pas, pourfuivit ce feigneur, a vouloir fonder les profondeurs, d'un abyme dont le. bord eft inconnu ? Perfonne n'ofant contredire une réflexiort. auffi jufte, chacun y applaudir, & la converfation fiait. Nous fortimes pour faire encore quelques- Tiv  19 C * x o * 359 - tendit dans la ville capitale quele nom de Thaymuras qui'fe répandit bientöt dans toutes les provmces du royaume. . Cependant les principaux de 1'état n étoient pas fans crainte; la mort du roi, celle de toute fa familie , 1'exécution d'un grand nombre de fergneurs,rempnfonnement de pluheurs perfonnes dhWuées Par leur mérite & par leurs talens, qui t0utes° étoient péries malheureufemént j tous ces crimes multipliés fe repréfentèrent a leurs yeux & la crainte qu'on n'en pourfuivït la pumnon & qu'on henconfervat le plus implacable reffentileut, les engagead'implorer lapme de leur reine , qui. par le confeil du gén*, voulut ben accordet a tous fes fujets une amniftie generale Cette déclaration publiée les ura dabord de la cruelleincertitude qui les tenoit depuis longtems entre la crainte & 1'efpérance ? Sc leurs aoitations fe changèrent heureufement en une joie fans mélange, qu'ils firent éclater en comUpar des tranfports que les profpeotes particuUères , quelque parfaites qu'elles puüTent etre „'infpirent jamais au même degre. Leffet de la ' déclaration que la reine venoit de donnet etou bien propre i foutenir une fatisfaétion publique ; elle ne pouvoit rien offrir de plus conforme a leurs efpérances qu'une amniftie générale, fans /uiv.  .*So Voyages aucune exception, pour ceux qui fe rendroient dans lefpace de Kuit jours a 1'obéiffance qu'ds devoient a leur légitime fou.eraine.La vue-prochame du rétabliffernent de 1'ordre réunit tous les fentimens des différens ordres du royaume. Le génie , après s'être affuré des difpofitions des grands 8c du peuple, raffembla toutes les troupes auxquelles il préfenta Thaymuras: voici votre reine, leur dit-il • nul n'eft plus dig„e de regnet fur vous. Les malheurs de fa familie doivent vous être encore récens , ils doivent auffi vous la rendre plus chère ; rappelez-vous Ia douceur du gouvernement que fes ancêtres ont e^ercé fur vous, Ia paix, le repos 8c cette tranquillité dont jourifoient vos pères; comparez leurs vertus & cette bonté patetnelle qu'ils n'ont jamais ceflé demployer ponr vous rendre heureux; faites-en dis-je, le parallèle avec les cruautés 8c les vëxations ducruel AbaSj qui n'a établi 1'empire qu'il a ufurpe que par le fang & Ie carnage. Saris foi fans principe & fans honneur , le ciel vous 1'a' donné dans fa colère, pour vous punir de vos injuftices & de votre ingrarirude ; ce même ciel ' touché de vos maux , veut bien vous en délivrer & vous donner en même-tems les moyens d'exFer vos fautes, en vous foumettant a 1'obéiffance de votre fouveraine : vous pouvez a préfent ficmaler  BE MILORD CfiTON. }6t votre zèle en travaillant vous-mêmes k 1'affermir fur fon tróne; mais vous ne pourrez y parvenir qu'en fecouant le jong infame de la domination du Sultan auquel la foibleiTe du tyran vousa livrés. Cette gloire vous eft réfervée; ne vous alarmez point des dangers , plufieurs braves guerriers fe jomdront k vous : mais avant decommencer des exploits qui doivent vous combler de gloire , il faut aller dans le temple rendre grace ala&divinité, & couronner en même-tems la princeffe. Le génie paria encore long-tems avec cette éloquence quiplait, cette oncftion qui touche, cette véhémence qui entraïne & cette force qui fubjugue. Tous les officiers qui 1'enrouroient parurent éblouis du feu divin qui éclatoit dans fes yeux , fes difcouts leur parurent au-deflus de tout ce quon peut entendre du plus grand d'entre les mortels ; le charme de fes paroles enleva tous les cceurs : officiers & foldats , tous en furent pénétrés. Alors un murmure d applaudiffement fe fit entendre , fair rerentit au loin du bruit des tambours, des tymbales & du fon éclatant des trompettesj chacun fe difputa 1'honneur de rendre fes premiers hommages k la reine; les foldats pourmarquer leur alégreffe , répétèrent par des cns redoublés: vive la princeffe Thaymuras, que fon nom règne k jamais fur nous, que fa puiffance & fa gloire s etendent fur toute la terre.  3 Ê MlLÓRE» CÉTON. 369 lement dans la mukitude des fujets qui fait ordiliairement fa force , fur-tout lorfqu'ils font atta- ■•' chés a. leur prince par 1'amour & les fentimens da cceur. Vous devez les entretenir dans 1'exercïce militaire pour ne point laiflèr énerver leur courage ; voüs devez encore maintenir la paix, i'union Sc la liberté de tous les citoyens , enttetenir Fabondance des chofes néceffaires Sc mar» quer du mépris pour le fuperflu ; les accoutumer au travail & leur infinuer de 1'horreur pour 1'oifiveté , de 1'émulation pour la vertu , de la fou»«niflion aux loix & du refpeóf. pour la divinité ; il faut encore bannir le luxe de vos états , qui ne fert fouvent qu'a appauvrir le citoyen & a la ruine des gtands; par cette conduite vous diminuerez les befoins, en les réduifant aux fimples jaéceflités de la vie. Le luxe , pouffé jufqu'a un certain point, corrompt prefque toujours les mceurs ; fouvent il empoifonne toute une nation par des rafinemens de volupté : on s'accoutume i regarder comme des néceflités les chofes les plus fuperflues. Soyez toujours affables Sc montrez-vous fouvent 1'un Sc 1'autre a vos peuples; que vos vertus & vos bonnes actions foient les ornemens de vos parures, qu'elles foient la gatde qui vous environne, afin que vos fujets apprennent de vous en lome IL ,Aa  37° Voyages quoi confifte le vrai bonheur. Souvenez-vous qu6 tous les biens que vous ferez s 'étendront jufques fur les fiècles les plus éloignés , & que les maux peuvent fe multiplier jufqu'a la poftérité la plus reculée. Sur-tout ne vous écartez jamais de la crainte, du refped & de 1'amour que vous devez a la divinité ; ce n'eft que par elle que vous pofféderez tous les ttéfors , c'eft elle qui produit Ia fagefte , la juftice , la joie & les plaifirs purs; elle produit.encore la vraie liberté, la douce abondance & une gloire fans tache. C'eft la, mes chers enfans , ajouta le génie un foible tableau des devoirs que votre état vous impofe: mais il eft tems de vous faire connoïtre la perfonne que je deftine a vous aicler dans 1'adminiftration des affaires qui concernent vos états j il eft meme de la décence que cette petfonne aflifte a la célébration de votre mariage. On vous attendau confeil, allez-y avec Céton, & n'oubliez jamais 1'un & 1'autre les principes que je viens de vous donner. Le génie fortita 1'inftantfans vouloir écouter les tendres expreflions de notre reconnoiifance.  d E milord "C £ t o n. 37 ï, CHAPITRE XL Mariage de Monime. J'accompAênai la reine dans la chambredu confeil; les grands & les miniftres s'y étoient raffemblés; fon port majeftueux , fa beauté , fes graces & les charmes de fon efprit, lui gagnèrent bientót tous les cceurs ; elle écoura avec attention les inftruótlons que lui donnèrent fes miniftres fur 1'état préfent du royaume; elle donna enfuite fes ordres avec beaucoup defagefte & de prudence. Alors les grands 1'invitètent, au nom de tout 1'état, a vouloir bien leur accorder la grace de fe choifir un époux qui put contribuer a afturer & a perpé-' tuer leur bonheur. La reine fe leva , en leur promettant que dans peu elle leur feroit favoir fa volonté. Je remarquai que toute 1'aftemblée parut fort inquiète de ces dernières paroles, chacun d'eux afpirant fans doute a 1'honneur de partager la conronne. Rentré avec la reine dans fon cabinet, nous y trouvames le génie avec un vieillard que j'abordai avec beaucoup d'émotion -y la reine , les yeux fixésfur lui, attendoit, pour lui parler, que Zachie.t Aa ij  37* V ö y'a g e s nous le fit connoïtre, lorfque nous prenant 1'un & 1'autre par la main : voici vos enfans, lui dïtil, qui avoient été confiés par vos ordres aux foins du Kaker : mais , pour les fauver de la tyrannie qu'on vouloit encore exercer fur eux , je les ai fouftraits aux nouveaux dangers qui menacoient leurs têtes. Que vois-je, m'écriai-je , en me précipitant dans les bras de mon père! Ah! Zachiel, je tiens de vous tout mon bonheur, il ne manque plus -rien a ma félicité. Mon père me tint long-tems dans fes bras ; fa tendrelfe fe manifefta d'abord par des larmes. Revenu a lui, il fe mit en devoir de rendre fes premiers hommages a Ia reine, qui 1'embraffa avec beaucoup de tendrelfe. Je ne celferai jamais, dit cette ptinceffe , de vous regarder comme mon père, vous m'en avez longtems tenu lieu, & les fervices que vous avez rendus au roi George feront éternellement gravés dans mon cceur. Les premiers momens que nous pafïames avec mon père ne furent d'abord employés qu'a lui marquer la joie que nous avions de le revoir; cependant je lui tróuvai 1'air fi abartu , que je ne pus m'empêcher de lui marquer 1'inquiétude oü j'étois fur fa fanté. La reine qui les partageoit, lui fit plufieurs queftions fur fes difgraces: fi je ne craignois , ajouta cette princeffe, de renouveler  ,D E MILORD CÉTON. 373' vos peines, je vous prierois de nous apprendre les avenrures qui vous ont conduit dans ce royaume. Elles font fimples , dit mon père , & je puis fatisfaire votre curiofité en peu de mots. Après avoir quitté 1'Angleterre , j'ai erré pendant long-tems dans difFérentes parties du monde, toujours obligé de me déguifer fous des noms empruntés : banni de ma patrie & n'ofant y reparoitre, j'ai employé tous les moyens imaginables pour retrouver une époufe qui, joint a Ia ten-r dreffe que j'ai toujours confervée pour elle , m'étoit devenue encore plus chère par le précieux dépot que je lui avois confié : mais toutes les perquifitions que j'ai pu faire ont été vaines. Défefpéré de ne pouvoir découvrir aucune de fes traces , ne doutant point qu'on ne m'eut pourfuivi jufques dans ma familie , je penfai qu'elle pouvoit s'êtte embarquée pour vous fouftraire a de nouvelles vexations: dans cette idéé je me rembarquai, dans le deflein de parcourir différentes parties de 1'Afie. J'ai long-tems été le jouet de la fortune; après avoir elfuyé plufieurs tempètes, le hazard m'a enfin conduit dans ce royaume , ou je ne fus pas long-tems fans apprendre la mort funefte du prince George. Je ne vousparlerai point de k douleur que je reffentis a cette nouvelle ^ A a iij  B74 Voyages il fuftïra de vous dire que j'y ai vécu dans I'ob£ curité d'une vie privée j une maifon ifolée formoit tout mon domaine. C'eft-k oü j'ai commencé a réfléchir avec un peu plus de tranquillité furies objets qui m'environnoient autrefois; j'ai trouve que la raifon humaine,enexaminant a loifir les dérails & les viciflitudes de la vie, jointesak nature des fecours qu'elle peut emprunter du monde pour la rendre heureufe, eft incapable de fe procurer une féliciré réelle, •mdépendante des coups du fort, & entièrement <:onvenable a nos defirs les plus naturels , & au but pour lequel nous fommes créés; & je compris alors qu'un bon air a refpirer & les alimens les plus fimples étoient fuffifans pour foutenir notre vie , & qu'il ne falloit que des habits propies a nous défendre des injures de 1'air, avec k liberté de prendre autant d'exercice qu'il en faut pour conferver la fanté. J'avoue que les grandeurs, 1'autorité & les richeflès peuvent nous procurer des plaifirs & beaucoup d'agrémens; mais, d'un autre cóté, ces plaifirs influent terriblement fur nos paflions, ,& femblent pour ainfi dire fertilifer notre ambition & notre orgueil, notre fenfualité ou notre avance ; & ces difpofitions de notre cceur, criminelles en elles-mémes, cohtiennent les ümences  DE MILORD CÉTON. 375 de tous nos autres vices, &: n'ont pas la moindre relation avec les talens qui forment une perfonne fage, ni avec les vertus qui conftituent le caraótère de Phonnête homme. Privé depuis long-tems de ce bonheur extérieur Sc éloigné de ce fonds brillant, je fuis pleinement convaincu que la vertu feule a le droit de nous rendre véritablement heureux: c'eft ainfi que ma vie s'eft paflëe depuis quelques années dans le mépris des honneurs & du fafte qui les environne, fuyant la compagnie des hommes & n'attendant que la mort que je croyois proche , pour mettre fin a. tous mes ennuis. J'étois dans ces difpofitions lorfque Zachiel s'eft préfenté a moi, j'ai combattu quelque-tems fes raifons: mais qui peut réfifter aux infinuations d'un génie du premier ordre ? Vaincu par 1'éloquence de fon zèle , je n'ai pu me défendre de 1'accompagner ; c'eft par lui que j'ai appris la mort de Milady & les foins qu'il s'eft donnés pour perfeclïonner votre éducation, ceux qu'il a pris pour vous faire remonter fur le tróne de vos ancêtres, & enfinla gloire ou vous prétendez élever mon fils ] tous ces motifs réunis a 1'attachemeht Sc, j 'ofe ajouter, a la tendrefte que j'ai toujours confervée pour vous , m'ont enfin déternuné a abandonner ma retraite ; je dis plus : ils ont réveille A a iv  '?7is convaincue, dit la reine, du courage de Céton, je ne fuis cependant pas fans crainte , fi Zachiel ne nous aflifte de fes confeils -, tremblante pour les jours de mon époux , effrayée des dangers oü mes peuples vont être expofés , je prétends du moins les partager 'avec eux , & vous charger da la régence du royaume pendant mon abfence. J'entrepris en vain de faire changer de réfolution a la reine ; effrayé des dangers oü elle alloir être expofée , je priai Zachiel de fe joindre a moi: j'ignorois les fecours qu'il nous préparoit & les fervices qu'il avoit deflein de nous rendre , c'eft pourquoi je fus très-furpris lorfqu'il me dit que , loin de s'oppofer au deflein de la reine, il ne pouvoit1 qu'approuver la réfblution qu'elle avoit forïnée de fe mettre elle-même a la tête de fes  3 S 2 Voyages troupes; qu'il étoit jufte qu'elle partageat avec fon époux les pérïls d'une guerre qui devoit nous combler 1'un & 1'autre de la plus grande gloire \ que fes foldats , animés par fon exemple , alloient devenir invincibles ; Sc que tous fes fujets , frappés d'une réfolution auffi courageufe , publieroient par-tout fes qualités béroïques Sc vraiment royales. Au moment de notre départ nous trouvames des armes que Zachiel nous avoit fait préparer par des gnomes dans la caverne fumante du mont Etna. Ces armes étoient polies comme des glacés, elles brilloient comme les rayons du foleil. L'on remarquoit aifément fur le bottelier de la reine les fertiles campagnes de Cerès; la déeffe paroiflbit raftembler plufieurs hommes épars cherchant leur nourriture, & montrer a ces hommes 1'art de cul-tiver la terre & de tirer de fon fein fécond tout ce cmi leur étoit néceffaire. On appercevoit auffi les moiffons dorées qui couvroient de fertiles campagnes , Sc le fer deftiné a tant de ttavaux ne paroiifoit employé qu'a ptéparer 1'abondance Sc a. faire renaitre tous les plaifirs. Sur le mien étoient gravés les exploits de Mars ; ces deux botteliers étoient 1'emblème de toutes les faveurs que nous devions recevoir de la part du génie. Guidés par Zachiel, nous houstrouvames, aux  de milord Céton. 38$ premiers rayons du foleil, au haut d'une colline qui domine fur une plaine qui nous parut couverte de charriots, d'hommes & de chevaux. L'ennemi fe difpofoit a y former un camp ; tout étoit en mouvement , & 1'on entendoit un bruit confus, femblable a celui des flots en courroux , lorfque Neptune excite au fond de fes abymes de noires tempêtes; c'eft ainh que Mars commence par le bruit des armes Sc 1'appareil frémiffant de la guerre, a femer la rage dans le cceur de l'ennemi. Alors le génie m'ordonna de faire ranger nos rroupes en ordre de baraille, puis s'avancant au milieu pour les haranguer, je vis briller fur fon front quelque chofe de divin; fa voix me parut avoir la force du tonnerre, fes regards en avoient 1'éclat, & le feu qui les animoit pafta dans le cceur des officiers, les emhrafa d'une ardeur guerrière Sc y alluma en même tems la foif d'une vengeance légitime. Alors le courage , le zèle & la fureur les portent a 1'attaque & les aveuglent fur tous les périls qui peuvent en défendre les approches. Déja 1'on voit s'élever un nuage de pouftière : 1'horreur , le carnage & 1'impiroyable mort fembloient s'avancer a grands pas, lorfque la reine , pénétrée d'épouvante & d'horreur, s'arrêtant tout a coup , s'écria, en élevant fes mains vers le ciel: grand dieu! Protecteur de tous les humains, foyez  3S4 Voyages notre juge; c'eft X regret que nous fommes forcés de combattre; nous voudiïons pouvoir épargner Ie fang des hommes , nous ne pouvons même hak nos ennemis, quoiqu'ils foient cruels, perfides & ■injuftes; décidez entie nous, nos vies font dans vos mains; s'il faüt délivrer la Géorgie de 1'efclavage , ce ne peut être qu'en abattant nos ennemis, ce n'eft que par votre puiffance que nous efpérorts la victoire; la gloire , ó mon dieu ! n'en fera due qu'a vous feul. S'adreffant enfuite a fes troupes, c'eft pour vous alfurer un bonheur tranquille & une félicité durable que je combats aujourd'hui pour vous j fecondez donc mes deflems , & par une noble arcleur a me fuivre , fignalez YOtre courage. Cette généreufe princeffe fit faire en même tems une décharge de toute fon artillerie; entourée alors de fes premiers officiers, ellepouffafon cheval dans les rangs les plus ferrés des ennemisjj:ulbuta leur avant-garde, perca jufqu'au centre de leur armée; fes troupes, animées par fon exemrjle, la fuivirent & firent un carnage affreux de tout ce qui fe rencontra fous leurs coups. Je cornmandois 1'aïle droite qui combattit auffi avec beaucoup de courage. Maïs la reine s'appercevant que fon aile gauche commencoit X plier, entêndant les cris de l'ennemi qui fe croyoit dcji vainqueur, qnitta 1'endroit oii elle  de milord Céton. 385 elle venoit de combattre avec tant de danser 8c de gloire, s'avancant pleine d'indignation pour rallier fes troupes j & quoiqu'elle fut couverte du fang d'une multitude d'ennemis qu'elle avoit étendus fur la pouffière, elle com-battit encore avec atitant de force, rappela a grands cris fes foldats, ranima par fon exemple leurs forces «Sc leur courage , fit renaïtre dans leurs cceurs cette audace guerrière, & glaca en même tems l'ennemi d epouvante 8c de frayeur. L'on les vit paffer rapidement d'une aveugle confiance a la frayeur la plus ftupide y ils jettent leurs armes , s'abandonnent tumultueufement a la fuite pour chercher un afyle fur le haut des montagnes. ïl fembloit, aptès tant d'exploits fignalés, que la victoire n'avoit ceffé pendant le cours de cette bataille de couvrir la reine de fes aïles, & qu'elle tenoit une couronne fufpendue fur fa tête y un courage doux «Sc paifible animoit fes beaux yeux, on 1'auroit prife pour Minerve elle-même, tant elle paroiffoit fage 8c mefurée au milieu des plus grands périls : c'eft ainfi que fut détruite cette puiftante armée qui menacoit depuis fi long-tems" toute la Géorgie. C'eft ainfi qu'une puiffance injufte 8c trompeufè , quelque profpérité qu'elle fe propofe par fes violences, fe creufe elle-même un précipice fous fes pieds. La fraude &c 1'inhumanité Tome II, B b  ?86 - Voyages fapent peu-a-peu les fondemens d'une autorité injufte, & la font tomber par fon propre poids, pare e qu'elle a elle-même détruit de fes mains fes vrais foutiens, la bonne foi & la juftice. Après que nous nous fümes emparés du champ de bataille, la reine ordonna que tout le butin tut abandonné aux foldats qui firent un profit confidérable. On ne s'amufa point a pourfuivre l'ennemi dans des pays dévaftés. Le Sultan humilié envoya fon grand vifir pour dreflerdes articles qui devoient rendre a une paix générale ; le génie les dreifa luimême , & lorfqu'ils furent fignés de part & d'autre, nous licenciames nos troupes, & nous nous rendimes a petites journées dans la ville capitale,- oü nousrentramestriomphans; les temples retentirent des vceux & des prières du peuple, & les autels furent chargés d'offrandes qu'on préfenta a la divinité, en aótions de graces pour les faveurs, qu'elle venoit de nous accorder. Plufieurs jours fe pafsèrent en réjouiflances , pendant lefquels nous fümes complimentés par ies différens ordres de 1'état, qui tous s'emprefsèrent a nous témoigner leur reconnoiffance, & la part qu'ils prenoient a la joie commune : mon pèremarqua la fienne en particulier a la reine par les louanges les plus délicates, ce qui parut un peu 1'embarraffer, Sc lui fit demander qu'on re-  DE MItORD CÉTON. 3*7 trancMt par la fuite , des difcours qui lui feroient adreffés , tout ce qui fentiroit 1'adulation Sc la fiatterie. Ce n'eft pas, ajoura cette princeffe, que je ne fois fenfible aux louanges , fur-tout lorfqu'elles me font données par un aufti bon juge de la vertu : mais je crains de les aimer trop, & je ne dois pas oublier que fouvenr elles nous corrompent, nous rendent vains & préfomptueux; je dois donc employer tout le tems de ma vie a les mériter : mais celles qui me feront les plus agréables & les meilleures que vous puifliez me donner, feront toujours celles que vous publierez en mon abfence, fi je fuis affez heureufe pour en mérïter. Quelques jours après, inquiet de 1'abfence dn génie que nous n'avions point vu depuis notre retour de 1'armée, je m'en plaignis amètement. J'étois feul avec la reine : feroit-il poflible, lui dis-je, que Zachiel nous eut fi cruellement abandonnés, fans nous en avertir? Ne pourrons-nous donc jamais gohter de plaifirs fans qu'ils foient mêlés d'amertume? Je ne le puis croire, dit cette princeffe; & quoiqu'il nous ait dé ja prévenus fur fon départ, il n'ignore pas que peu fermes dans 1'art de régner, il nous doit encore des confeils; nous fommes 1'un & 1'autre fon ouvrage, c'eft de lui que nous tenons tous les talens qu'il doit néceffairement tacher de perfedionner. Bbij  3 88 \ O Y ■ A G E 5 • II me refte bien peu de chofes a. y ajourer, dit le génie, en paroitfant tout-a-coup au milieu de nous j je crois qu'il ne manque plus rien a. votre fé-licité, & je viens pour la dernière fois vous annoncer mon départ, Vous me défefpérez, dit la reine y accoutumée a me laiffer guider par vos foins, comment pourrai-je fi-tót m'eupalier? A peine m'avezvous rétablie fur le trêne , que vous voulez déja. me laiffer livrée a. mes, propres lumières. Ce n'eft pas que je doute des talens de milord, ni des connoiffances que fon père a acquifes par une expéric-nce confommée :. mais j'efpérois de votre amitié & de votre zèle des foins encore plus déraillés. Que pouvez-vous attendre de plus, dit Zachiel ? Mes foins vous font actuellement inutiles, votre timidité vous fait craindre des chofes qui ne peuvent. arriver; d'ailleurs je ne puis refter plus long-tems avec vous, des ordres fupérieurs, & auxquels je fuis forcé d'obéir, me rappellent ailleurs. Accordez-moi du moins , dit la reine, les graces que je vais vous demander : la première eft de vouloir bien être le protecteur de ce royaume, & de venir a notre fecours lorfqu'il nous arrivera quelque événement imprévu ; la feconde eft de difpofer le, cceur de mes fujets en faveur d'un époux que. vous même avez choifi, & que je brule de voir régner avec moi. Vous m'avez encore promis de me donner une infïnité de fecrets qui peuvent nous  EE MILORD CÉTON. 389 être par la fuite d'une grande utilité. Je ne pui.s rien vous refufer , reprit Zachiel : je promets d'abord de vous avertir de tous les dangers qui pourroient menacer vos états; a 1'égard des fecrets que vous defirez d'apprendre , je préfume que 1'elixir univerfel eft de tous celui qui peut vous être ie plus utile : paflbns dans votre laboratoire, nous y trouverons tout ce qui eft néceflaire pour no$ opérations. Le génie fit plufieurs expériences en notre préfence; il remplir, entr'autres, un grand vafe d'élixir univerfel, & nous fit écrire enfuite le nom des plantes & des métaux qui en forment la compoiition. Zachiel, voulant alors profiter de tous les momens qui lui reftoient pour nous donner fes dernières inftructions, nous paria ainfi : Je vous lailïe dans un royaume oü la paix & la tranquillité vont régner de toutes parts; fouvenezvous,pendant eet heureux calme, de confacrer une partie de vos jours a. 1'érude ; tachez de vous rendre favans dans tous les arts, en réfléchiflant fur 1'utilité que vous en pourrez tfter. Occupez-vous a rmintenir 1'ordre , veillez fans cefle fur la difci pline des troupes, qui, dans la paix, tend ptefque toujours a s'énerver; que votre exemple ferve a faire naitre des généraux qui foient dignes de commander, & qui, loin de changer la guerre en un  39© Voyages trafic honteux, prodiguent eux-mêmes leurs propres biens pour récompenfer la valeur des troupes. Ne négligez jamais rien de ce qui peut contribuer art bonheur de vos peuples. Appliquez vos foins a. faire fleurir le commerce, a. augmenter le nombre de leurs manufactures. Soyez fans cefïë attenrifs a la population, c'eft un foin que vous ne devez jamais négliger, & qui fera toujours la force de vos états. Accordez des privilèges aux étrangers , lorfque vous les croirez capables d'encourager vos peuples 8c de les rendre plus induftrieux. Bien loin de fonger a les opprimer, écoutez toujours leurs plaintes , & ne manquez jamais d'y remédier dès que vous en ferez inftruits. Faites briller 1'un & 1'autre dans toutes vos actions & dans votre conduite ce caraótère augufte & aimable d'un prince fage, jufte & débonnaire; fuivez en tout les fins que 1'on doit fe propofer dans la monarchie , qui n'a été introduite que pour le repos 8c la profpérité des peuples. La philofophie, la morale 8c 1'hiftoire, pourfuivit Zachiel, peuvent encore répandre des fleurs fur vos pas. Vous êtes acfuellement en état de choifir vos gouts & d'en décider j livrez-vous aux lettres dans vos quarts-d'heures de loifirs; continuez a femer dans votre efprit des connoifiances dont la moilfon fera la joie 8c 1'agtérnent de votre  DE MILORD CÉTON. Jcjl vieilleftè. Le lord Céron eft un modèle qui doit fervir d'exemple a tous les hommes; il a efluyé dans fa jeuneffe toutes les calamités que peut fupporter la nature humaine : mais il s'eft trouvé heureux d'avoir fu fe ménager des reftources qui lui ont fervi de confolations dans toutes fes traverfes, ce que ne trouve jamais un homme ennemi des beaux arts, qui n'a fouvent pour perfpective que la honte, 1'ennui, la crainte de 1'avenir, la douleur & le tombeau. Vous devez encore vous métier' de la vanité de certains favans qui mefurent la force de la nature fur la foibleffe humaine , & qui font regarder comme chimériques les qualités qu'ils ne fentent pas eux-mêmes ; de leur orgueilleufe raifon , fource affieufe de 1'incrédulité, du renverfement des loix de la nature, & du défordre de la fociété 5 qui profcrivent le fentiment, qui veulent tout aifujettir aux loix du calcul, qui veulent tout approfondir, & qui, en cherchant les preuves de 1'évidence, tombent eux-mêmes dans 1'abyme qui leur dérobe la vérité & les écatte de la vraie route que doit tenir un favant, puifque le vrai but de la philofophie eft de régler nos mceurs, d'épurernos goürs, d'élever notre ame & de la mettre en garde contre les illufions de 1'amour-propce, en nous donnant des lecons de conftance, de fermeté, de tempérance & de modération dans les plaifirs,  3pi V Ó Y A G £ S afin que nous fachions nous en priver pour les gouter avec plus de vivacité , paree que 1'habb* tude de jouir des plaifirs en énerve 1'attrait. N'ou* bliez donc jamais que la plus sure méthode pour afTurer le règne de la vertu, eft de prévenir les óccafions du vice. Ce furent-la les dernières lecons que nous recümes du génie, qui difparut a 1'inftant, fans paroïtre écouter les tendres témoignages de notre' reconnoiftance. Nous pafsames plufieurs jours i ne nous enttetenit que des bienfaits que nous avions recus de Zachiel, & des fiiveurs fingulières que ce génie bienfaifant n'avoit cefte de répandre fur nous y & la reine, pour difliper nos ennuis, m'engagea a écrire nos fingulières aventures : elle y travailla elle-même j & comme nous jouiftions alors d'un calme heureux , elles furent bientbc achevées. j'ajouterai feulement que peu de tems après ie départ dn génie, la reine fit afiembler fon confeil pour délibérer fur les fervices que j'avois rendus a 1'état j elle déclata fes intentions, & il fut réfohi qu'on ne pouvoit mieux les rèconnoitre qu'en me faifant partager fa couronne, pour arfermir leur puiflance, au cas que la reine vïnt a moutir fins ehfans, ce qui, pouvoit leur fufciter de nouvelles guerres & les entraïner dans de nouveaux périls ■> d'ailleurs,  DE MIIORD CÉTON. Jc,| cTailleurs, ajouta un des miniftres, nous nepouvons rien faire qui foit plus conforme aux vceux'de norre Souveraine, que de confirmer fon choix en couronnant 1'époux qu'elle s'eft choifi; ileft fage, il eft vaillant, il eftl'ami de Dieu, paree qu'il 1'aime & le eraint j il eft le vrai héros de notre age & paroït au-deffus de 1'humanité j il eft bon, il eft ami tendre, il eft compatiftant & tout éntier a" ceux qu'il doit aimer; il fait les délices des perfonnes qui vivent avec lui; c'eft-la ce qui doit toucher nos cceurs, ce qui doit nous attendrir & nous rendre fenfibles a toutes fes vertus. Je. ne rapporte toutes ces louanges que pour faire connoïtre les motifs qui déterminèrent les Géorgiens a me faire partager la couronne; tous les grands du royaume fe raftemblèrent & vinrent en corps me 1'offrir, en m'apportant, fuivant leurs ufages, le livre des loix ,,pour me faire jurer deftus de ne jamais les enfreindre. Alors ils renouvelèrent le ferment de fidélité dans la même forme qu'ils avoient obfervée au couronnement de la reine. Je n'ignore pas, leur dis-je, les obligations auxquelles je m'engage; le ptemier de mes devoirs eft de travailler a votre bonheur, je ne m'en propofe point d'autre , mi gloire va êtte attachée déformais a la félicité de mes peuples , & je ne me croirai votre roi que lorfque je vous aurai rendus heureux. En acceptant la couronne, je vous Tome II. Cc  394 Voyages de milord Céton. donne un gage de 1'envie que J'ai d'y travailler avec tout le zèle que vous devez en atcendre. La reine leur marqua combien elle éroit fenfible a la juftice qu'ils me rendoient, & je fus couronné du confentement de rous les grands du royaume, 6c a la fatisfaction de tous les peuples qui vmrent des provinces les plus reculées pour participer aux fêtes qui fe donnèrent a cette occafion. Depuis nous eümes encore plufieurs guerres a foutenir contre les Turcs t mais la fortune nous a enfin fait triompher de tous leurs effbrts. Nous jouiflbns a préfent de la paix, nous en goutons les fruits; la tranquillité & 1'abondance règnentparmi nos fujets; un prince & une princeffe font les fruits de notre union j faffe le ciel que nous puiflions jouir long-tems du bonheur de les voir croitre dans la vertu! Fin du Vryage de Milord Céton»  395 T A B L E DES VOYAGES IMAGINAIRES Contenus dans ce Volume. Suite des Voyages de Milord Céton. Invocatjon, pge i Cinquiéme Ciel. Le Soleil. Chapitre premier. Defcription du palais d'Apollon, 3 Chap. II. Forêt merveilleufes lp Chap. III. Rencontre extraordinaire} 25 Chap. IV. Remarques fur l'AJlronomie, 37 Chap. V. Des Mceurs des habitans du foleil, 48 Chap. VI. Le génie nous conduit dans la ville des philofophes } j 3 Chap. VII. Suite d'Obfervatïons s 70 Chap. VIII. Suite d'Obfervations t 84 Chap. IX. Rencontre de Séphis, & fon Hijloirc, 97 Chap. X. Qui contient ce quon verras 11 5, Chap. XI. Le génie nous conduit a Vembouchure de différens fieuves } 133 Sixième Ciel. Jupiter. Chapitre premier. Defcription de l'Empire des Joviniens t 14*  '39 }}' ,LC géniC n0US conduit dans la capitale delAbadie, r 2§8 Chap. IV. Le Triomphe dé l'Amitié, Zc]7 Lhap. V Suite du Triomphe de l'Amitié, /0c) Chap. VI. Tableau de la CSur, ' Chap. VIL Caracièrc des femmes, L, Chap. VIII, • 352 Chap. IX. Hijioire abrégée de la familie de Monime, Chap. X. Monime rcconnue pour héritière^dt Royaume de Géorgie Chap. XI. Mariage de Monime, \\x Chap. XII. Guerre contre les Turcs, 389 Fin de la Table.