VOYAGES I MA G IN A I RE S, ROM-ANE.S<2ÜES, MERVEILLEüX*, A L L ÉG O RIQUES, A MUS ANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U 1 VIS DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CONTIENT LEVoyagede Nico las KLiMiusdans le monde fouterrein, contenantune nouvelle théorie de la terre, & 1'hiftoire d'une cinquième monarchie inconnue jufqu'a préfent; ouvrage traduit du latin par M. de Mauvillon. Ia relation d'un voyage du Pole Arctique au Pole AntaRCTIQUE par le centre du monde, avec la defcription de ce périlleux paffage , & des chofes merveilleufes & étonnantes qu'on a découvertes fous |e Pole Antar&ique.  V O YA G E S I MA GINAIRES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTTQUES. Ornés de Figures. TOME DIX-NEUVIÈME. Seconde divifion de Ia première claffe, contenant les Voyages Imaginaires meiyeilleux* A AMSTERDAM, Etfe trouve a Paris, RUE ET HOTEL SERPENTE, M. DCC, Lxxxyin,   VOYAGE D E NICOLAS KLIMIUS DANS LE MONDE SOUTERREIN: Contenant une nouvelle théorie de la terre & 1'hiftoire d'une cinquième monarchie inconnue jufqu'a préfent. Ouvrage tiréde la bibliotkhque de. M. B. ABELIN, Et traduit du latin par M. di Mauvh.i,on.   AVERTISSEMENT DE L'ÊDIT EUR des voyages imaginaire s: AprÈs avoir fait voyager nos le&eurs dans les fept planètes, & leur avoir fait parcourir les cieux , nous allons les conduire dans les entrailles de la terre, oü ils feront agréalemerrt furpris de fe trouver dans un nouveau monde. Ils ne le feront pas moins , lorfqu'ils con~ noitront 1'efpèce d'habitans dont il eft peuplé ; &, s'ils fe font prêtés faciiement a accorder une ame fufceptible de raifon aux animaux, ils feront également charmés de fe S «4  VÜj Av ER T IS S EM ENT trouver au milieu d'un peuple dartres doués d'une intelligence femblable & peut-être fupérieure a la nótre. Le cadre de eet ouvrage annonce une fable hardie, oü 1'auteur s'eft plu a unir &' raffembler des contrafles frappans; maïs cette enveloppe ingénieufe fert a cacher une morale. faine , une critique fine, & même une fatyre piquante. L'ouvrage original a été écrit en dandis^langue naturelle de 1'auteur, enfuite traduit en latin , & c'eft fur cette tradu&ion latine que M. Mauvillon a fait la trad.uclipn fran£oife , que nous imprimons dans ■ce volume : cette tradu&ion a le mérite d'être très-exacle. On a fait au traducteur le reproche d'avoir copié trop fidélcment fon original,  DE l'ÉdITEUR. 'lX & de n'en avoir point corrigé ce qu'on appelle les abfurdités ; nous lui favorfs gré, au contraire, de cette exaüitude, qui nous donne un tableau fidele de 1'ouvrage danois; nous la préférons a ces extraits informes, qui, femblables a desfquelettes, ne donnent nulle idee des agrémens de la figure, & des traits de la phyfionomie. On attribue le Voyage de Klimius a Louis, Baron de Holberg. Cet auteur elt né a Bergue en Norwège en 1684; fa familie étoit noble, mais pauvre ; de forte que le jeune auteur fut obligé de chercher des reffources dans fes talens. II avoit fait de bonnes études, & il employa fa jeuneffe a élever des jeunes gens: les diverfes éducations  ï AvERTISSEMENT dont il fut chargé, lui donnèrent la facilité de voyager. II parcourut la Hollande, Tltalie, la France & 1'Angleterre ; & il dut beaucoup aux difFérentes connoiflances qu'il recueiliit dans fes voyages. De retour dans fa patrie, Holberg fuivit une carrière plus brillante ; la confidération qu'il s'étoit attirée le mit dans le cas de folliciter & d'obtenir une place au confiftoire de Copenhague ; & cette place lui procurant des heures de loifir, il fe livra a fon goüt pour la littérature & la poéfte. Holberg étoit nature 1lement porté au cynifme & a la fatyre. C'efl dans cette carrière dangereufe qu'il s'exerca d'abord, & 1'ouvrage que nous imprimons eft du nombre de ceux qu'il publia  d e l'éditeur; xj dans ce tems. Depuis , il modéra cette caufticité, & travailla pour le théatre : on a de lui plufieurs comédies traduites en francois; on croit même que 1'une d'elles, intitulée Herin & Terrine, a fourni a Marivaux le fujet de fa comédie des jeux de L'amour & du haf ar d. Holberg a fini par abandonner entièrement la fatyre, la critique & la poéfiepour fe livrer a 1'hiftoire. II donna la préférence a celle de fon pays. II eft auteur d'une hifloire de Danemarck, trèsétendue, en trois volumes //z-40. II faut ajouter a tous les ouvrages dont nous avons parlé, deux volumes de penfées morales, qui ont été traduites par M. de Parthenay. Holberg, qui a joui de la plus haute  *'j AvERTïSSEMENT rëpiitation dans fa patrie, & qui mérite detre diftingué par-tont wllems, eii décédé en 1754 ; il étoit agé de 70 ans. On obferve qtiü avoit trouvé le fecret bien •rare, de seririchir en cultivant les lettres ; & que , reconnoiifant de ce bieixfait, il en a fait hommage 2hx lettres, en laiiFant une fomme de 70,000 livres a 1'académie de Zélande, qui fut deflinée a leducation de la jeune noblefTe. Nous ne connoiiTons pas le traduéLeur latin du Voyage de KIïmius; mais celui a qui nous fommes reclevables de eet ouvrage dans natre langue , & dont nous imprimons la tradu&ion, eft M. Mauvillon, né en Provence en 17:1.2», fecretaire intime du roi de Pologne,  pe l'Éditeur. xü) & maïtre de langue francoife a Leipfick. Cet auteur a donné pïufieurs autres traduaions d'ouvrages allemands & despays duNord: une hifloire duprïnce Eugène, Vhijloire des guerres de Bohème, Vhifloire du roi de Pruffe ; & on lui attribue auflï quelques romans, entr'autres le Soldat parvenu & les voyages de Jacques Majje. L'ouvrage qui fuit plaira par fa lingularité : c'eft un voyage du Pole ArBique au Pole Antarclique par le centre du Monde. Le Voyageur traverfe encore 1 intérieur du globe, & donne la plus grande carrière a fon imagination. Ces deux voyages ont affez d'analogie pour qu'on fe plaife a les voir raffemblés. Nous ne connoiffons pas 1'auteur de cette  XIV AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR." dernière produ£tion , qui a été imprimée pour la première fois en 1713.  PRÊFACE DU TRADUCTEUR. L'ouvrage dont je donne ici la tradu&ion eft une allegorie des plus in-, génieufes que j'aie encore vues : je luis fort trompé , ou le public en portera le même jugement. On y remarque un feu d'imagination peu ordinaire , une cenfure fine & délicate des mceurs des hommes , fur-tout des Européens , qui, quoiqu'ils fe glorifient de plufieurs avantages , ne valent, peut-être , pas mieux que les peuples qu'il leur plaït d'appeller infidèles & barbares. Si c'eft un préjugé favorable pour l'ouvrage , que le plaifir que j'ai eu a le traduire , je fuis tenté de croire qu'il plaira. Mais, comme je fais fort bien qu'un original a des graces qu'il eft quelquefois difficile de rendre dans une traduclion, je dois prendre fur mon compte les défauts de celle-ci, d'autant plus que, pour lui  xvj Pref ace nu Traducteur. donner un air Francais, j'ai pris la liberté dé m'écarter, mais fort rarement, des expreffions de mon auteur, & d'en fubftituer d'autres , qui , en faifant le même fens , différent un peu quant a la forme. Je 1'ai fait a bonne intention; &, fi je n'ai pas réuffi , on ne dok s'en prendre qu'a moi; car , outre que 1'original eft écrit d'un ftyle très-pur & très-beau par rapport a la latinité , il eft encore rempli d'un badinage très-fin, & de mille agrémens qu'il eft bien plus aifé de fentir que d'exprimer. VOYAGE  VOYAGE D E NICOLAS KLIMIU 5 DANS LA RÉGION SOUTERRAINE. CHAPITRE PREMIER. Defcente de Cauteur dans les abimes, AprÊs avoir fubi les deux examens dans 1'univerfité de Coppenhague en 1664, & me trouvant revêtu, par les fuffrages des tribunaux tant de philofophie que de théologie, du caraftère appellé louabk , je me difpofai k retourner dans ma. patrie a bord d'un navire qui faifoit voile vers Berge, capitale du royaume de Norwège. J'étois chargé de témoignages avantageux de 1'une & 1'autre faculté, mais fort léger de finances. J'avois cela de commun avec les autres A  «è V o ? n i étudians de Norwège, qui reviennent ordlnalrement chez eux dotés de haut favoir, mais fort mal pourvus d'argent. Nous avions le vent en poupe; &, après fix jours d'une heureufe naviga'tion, nous abordames au port de Berge. Ce fut ainfi que je revins dans ma patrie , plus favant, a la vérité , que je ne 1'étois quand j'en fortis, mais pas plus riche. Je vécus aux dépens de mes amis, qui voulurent bien m'aider quelque tems, durant lequel ma vie, quoique précaire, ne fut ni tout-a-fait oifive , ni entièrement pareffeufe : car voulant me fignaler par 1'étude de la phyfique , dans laquelie j'étois déja initié , je parcourus avec foin les quatre coins de la province ( i ) , fouillant avidemment dans les entrailles de la terre & des montagnes, pour connoitre leurs différentes qualités. II n'y avoit point de rocher ü efcarpé ou je ne graviffe, point de précipice fi afFreux oü je ne tachaffe de pénétrer, pour voir fi je n'y trouverois pas par hafard quelque chofe digne de la curiolité d'un phyficien : car la Norwège contient diverfes raretés qui, fi eiles étoient en France, en Italië, en Allemagne , ou dans quelqu'un de ces pays féconds en merveilles, oii 1'on fait {i) Cette province c'efl le Bergenhus.  toKNicoiAsKLiMiüs"; f faire valoir jufqu'aux moindres chofes, ne manqueroientpas d'être recherchées & confidérées avec une diligence infinïe. Parmi ces curiofités celle qui me parut la plus digne de mon attention , fut une caverne fituée au haut d'une montagne que les naturels du pays nomment Floïen, & dont 1'entrée eft taiüée en écore. La bouche de cette caverne exhale de tems en tems un petit vent qui n'eft pas défagréable, & qui, formant un fon pareil k des fanglots' femble tantöt vouloir élargir le paffage , & tantöt le vouloir boucher. Cela a exercé plufieurs favans perfonnages de la ville de Berge, fur-tout le célèbre Abelin, & le fieur Edouard' maïtre-ès-arts & régent du collége, tous deux fort verfés dans la phyfique & dans 1'aftronomie. Ces meffieurs ne pouvant, a caufe de leur grand age, fe tranfporter fur les lieux pour examiner un effet fi étonnant, avoient fouvent excité leurs compatriotes a fonder p!us avant la nature de cette caverne, & k examiner furtout les viciffitudes régulières de ce foupirail ' dont le foufle reffemble, en quelque forte, k 1 haleine d'un homme qui refpire avec difficulté. Pouffés par les difcours des perfonnes en queftion , autant que par ma propre curiofité, je forma! le deffein de defcendre dans cetts Aii  4 Voyage caverne, & je m'en ouvris a quelques-uns de mes amis , qui, bien loin de m'encourager, me traitèrent d'extravagant & de défefpéré. Je fus peu ému de leurs remontrances, öc au lieu de me détourner de mon entreprife, ils ne firent qu'accroitre mon impatience. L'envie de faire de nouvelles découvertes dans la nature me rendoit incapable d'écouter aucun avis, 6c le mauvais état de mes affaires domeftiques étcitun puiffant aiguillon pour me faire amonter les plus grands périls. En effet la misère me talonnoit, & il me fembloit bien dur de manger le pain d'autrui dans le fein de ma patrie, fans efpérance de pouvoir me tirer d'affaire. Enfin je jugeois qu'il n'y avoit pas moyen de parvenir, a moins que je ne m'iüuftraffe par quelque coup bardi qui rendit mon nom célèbre. Dans'cette idéé , je fis les préparatifs néceffaires pour mon expédition , & fortis de la ville un jeudi de grand matin , par un tems pur & ferein, me flattant de revenir avantla fin du jour; mais je me trompois furieufement dans mon cakul, ne prévoyant pas que, comme un fecond Phaëton , tranfporté dans un autre monde, j'allois rouler en 1'air par un efpace immenfe ; & ■ que ce ne feroit qu'après avoir erré dix  be Nicolas Klimius. 5 ans, que j'aurois le plaifir de revoir ma natrie & mes amis. Cependant je continuois mon chemin, accompagné de quatre hommes payés pour m'aider dans mon entreprhe. Ils portoient les cordss & les crocs dont j'avois befoin pour defcendre dans la caverne. Cette expédition extraordinaire commenca en 1'année 1665 : Jëah "Munthe , Laurent Severin , Chriftiernn Bertholdi, & Laurent Scandius étant bourgmêires & féna-' teurs de Berge. Nous nous rendimes k Sandvic , par oii 1'on monte plus commodément fur la montagne. Arrivés au fommet, nous gagnames le lieu oü étoit 1'antre fatal; &, comme nous étions fatigués du chemin que nous avions fait, nous nous reposames un pen pouï nous refaire 1'eftomac par un bon déjeuné dont nous nous étiöns nantis avant notre départ. Je fentis tout-a-coup mon cceur palpiter, comme s'il eüt voulu me prédire quelque malheur prochain. Je me tournai vers ceux qui m'accompagnoient : «Mes amis, leur dis-je, » y a-t-il quelqu'un de vous qui veuille ten» ter le premier 1'entrée de cette caverne » ? Comme ils ne me répondoient point, j'eus honte de ma foibleffe; &, reprenant courage, j'ordonne qu'on me prépare une corde, & je recommande mon ame a Dieu. J'avertis mes A iij  '6 Voyage gens de lacher la corde jufqu'a ce que je criaffe ; qu'alors ils euffent a s'arrêter; & que, fi je continuois a crier, ils me retiraffent promptement. Je me munis moi-même d'un croc qui me parut nécefïaire pour écarter les obftacles qui pourroient s'oppofer a ma defcente , & pour tenir toujours mon corps fufpendu dans un jufte milieu des deux cótés de la caverne. A peine étois-je defcendu a la hauteur de dix ou de quinze coudées, que la corde fe rompit. Ce malheur me fut annoncé par les cris & les clameurs de mes gens, que je n'entendis bientót plus; car je defcendis avec une rapidité étonnante, & comme un autre Pluton, J$ m'ouvris un chemin jufqu'au fond des abimes (i) ; excepté qu'au beu de fceptre j'avois un croq dans la main. Je volai environ un quart-d'heure, autant qu'il me fut poffible de le remarquer dans Vagitation extréme oü je me trouvois, au travers, d'une épaiffe obfcurité. Mais enfin j'appercus une petite clarté pareille a celle qui nous vient du crépufcule du matin. La lumière s'augmente, (1) Je continuerai a traduire en vers francois tous les •vers latins qui fe rencontrent en affez grand nombre dans le. corps de eet ouvrage, & j'efpère qu'on n'en fera pa.$. *  DE NlCOLAS KLIMIUS f & je découvre bientöt moi-même un ciel pur & fans nuage. Je fus aflez fou pour croire que cela étoit 1'efFet de ia reperciuTion de l'air fouterrain, ou que la violence d'un vent contraire m'avoit repouffé , ou que la caverne m'avoit revoms par la réciproquation de fon fouffle. Néanmoins je ne reconnoifibis plus ni le foieil, ni le ciel, ni les autres aftres que je voyois , & ils me paroiffoient tous plus petits que ceux de no'tre firmament; de forte que je me perfuadai, ou que toute la mai.hine de ce ciel que j'avois devant mes yeux n°?xiftoit que dans mon cerveau égaré, &n'étoit que 1'efFet de mon imagination troublée ; ou qu'ayant perdu la vie, je me trouvois dans le féjour des bienheureux. Cette dernière penfée me faifoit rire, lorfque je me voyois armé de mort croc, & traïnant après moi un bout de corde qui reffembloit k une queue, fachant bien qu'oa n'alloit pas en paradis dans un pareil équipage > qui, bien loi.n de plaire aux faints, me feroit paroïtre, k leurs yeux, comme un nouveau Titan qui venoit attaquer 1'olimpe & troubler le repos des dieux. Cependant, quand je vins a pefer férieufement les chofes, je jugeai que je me trouvois dans un monde fouterrain, &C que ceux qui croyent que la terre eft concave , &J qu'elle renferme fous fa furface un monde. A iv4  8 V ó v a g t plus petit que le nótre , ne fe trompent point. L'évènement fit voir que j'avois renconrré jufte. En effet, je fentois diminuer la violence 'de la fecouffe qui me portoit en bas, k mefure que j'approchois d'une planète ou d'un certain corps célefle, qui s'ofFroit le premier fur ma route. Cette planète me parut peu-a-peu fi grande, que j'y pouvois diftinguerfans peine, a travers 1'atmofphère qui 1'environnoit, des montagnes, des mers & des valées; Teut ainfi qu'un oifeau vole & fe précipite A travers mille écueüs , fur les bords d'Amphitrite , De même je volois entre !a terre & l'air. Pendant que je me confidérois ainfi nageant au milieu des airs, je fentis tout-a-coup ma courfe , qui jufqu'alors avoit été perpendiculaire , devenir circulaire. Les cheveux m'en drefsèrent a la tête ; je me crus perdu fans refioLircé, craignant d'être transformé en une planète ou en fatellite de celle dont j'approchois, &C que je ne fufle par-la condamné k tourner éternellement. Mais lorfque je faifois fcflexion que cette métamorphofe1,ne déroge. roit point a ma dignité, Sc qu'il valoit autant être un corps célefte , ou le fatellite d'un corps célefle , qu'un philofophé mourant de faim , je fentois rallumer mon courage ; d'autant plus que, par le benefice de l'air pur dans lequel je  DE NlCOLAS KlIMIÜS. 9 nageois, je n'avois ni faim ni foif. Je me reffouvenois pourtant fort bien que j'avois mis dans mes poches quelques pièces de ce pain que les habitans de Berge nomment Bolken f qui eft deb'gure ovale, ou plutöt longue. J'en tirai un morceau, bien réfolu d'en manger , fi je le trouvois encore k mon goüt. Mais, k peine j'y eus mordu deffus, que je compris que toute nourriture terreftre n'étoit plus bonne qu'a me caufer des vomiflemens; fur quoi je pris le parti de jetter mon pain , comme une chofe qui m'étoit déformais inutile. Mais, ó prodige! ce pain ne fut pas plutöt parti de ma main, qu'il refta non - feulement fufpendu en l'air, mais commen^a même a décrire un cercle autour de moi; & ce fut alors que je reconnus les véritables loix du mouvement, qui font que les corps pofés en équilibre tournent en cercle. A la vue de ce pain tournant autour de moi, je fentis ma rate s'enfler; & comment aurois-je pu me défendre des fentimens de rorgueil, moi qui, ayant été jufqu'alors le jouet de la fortune, me voyois changé, non pas en planète fubalterne , mais en planète qu'un fatellite devoit toujours efcorter, & qui pouvoit être comptée parmi les aftres majeurs, ou parmi les planètes du premier ordre ? Et, s'il faut confeffer ma foibleffe, j'ajouterai que  io Voyage cette idee me gonfla 1'efprit de tant de vanitéj que je crois que, fi j'avois alors rencontré les bourgmêtres de Berge , je les aurois recus avec dédain , & les aurois regardés comme des atómes qui ne valoient pas la peine que je les faluafle, pas même du croc que je tenois dans ma main. Je fus trois jours dans cette fituation ; je dis trois jours, car, comme je tournois fans cefle autour de la planète qui étoit proche de moi, je pouvois très-bien diftinguer les jours & les nuits , &c voir le foleil fouterrain fe lever, s'abaiffer & difparoitre de devant mes yeux, bien que je fentiffe une grande différence entre ces nuits & les nötres ; puifqu'après le coucher du foleil, le firmament paroifloit lumineux & d'un éclat a-peu-près égal a celui de la lune: ce qui me faifoit juger que le lieu oü j'étois, étoit la fuperficie du firmament la plus proche de la région fouterraine , ou 1'hémifphère de cette même région, d'autant plus que la lumière que je voyois, étoit empruntée du foleil placé au centre de ce globe. Je me forgeois cette hypothèfe en homme qui n'étoit pas touta-fait étranger dans Pétude de 1'afironomie. Je me croyois toucher au bonheur des dieux , &C. me regardöis déja comme un aflre d'importance, que les alironoraes de la planète voiünt  DE NlCOLAS KLIMIUS. II alloient placer , avec le fatellite dont j'étois environné, dans le catalogue des étoiles, lorfque je vis paroitre a mes yeux un monftre allé, d'une grandeur énorme , qui me pourfuivoit a droite, a gauche & au-deffus de ma tête. Je crus, au premier afpeö:, que c'étoit un des douze fignes du ciel fouterrain, & je fouhaitois fort, au cas que ma conjecture fe trouvat vraie , que ce fut la vierge, ne doutant pas que jë ne vinfle a bout de 1'appaifer, & de tirer parti d'elle dans la folitude ou je me trouvois. C'étoit, au fond, lè feu! fyftême des douze fignes qui put m'être bon a quelque chofe. Mais, lorfque ce corps fe fut approché de moi, je n'apper$us qu'un griffon affreux & cruel. Je me fentis auffitöt faifi d'une frayeur mortelle ; & , dans mon premier trouble, m'oubliant moi-même S; ma dignité aftrale (i) en même tems, je mis la main dans ma poche , & en tirai mon témoignage acaclémique que j'avois par hafard encore fur moi, & que je montrai a mon ennemi, pour lui prouver que j'avois fubi les examens de 1'univerfité , que j'étois étudiant, & bachelier, qui plus eft, tk (i) Meffieurs les puriftes me pafleront ce terme. Je 1'ai forgé pour éviter la circoniocution, que je n'ahne pas.  ia, Voyage que j'étois en état de repouffer vertement toute forte d'adverfaires dans la difpute. Mais ce premier tranfport s'étant diffipé, je revins a moi, & ne pus m'empêcher de rire de mon extravagante. J'étois cependant encore incertain fur le deffein que pouvoit avoir ce grirFon en me fuivnot de fi prés, fi c'étoit comme ami, ou comme ennemi, Ou fi , attiré par la nouveauté de ma figure , il étoit venu fimplement pour me éontempler :■& cela fe pouvoit fort bien; ' car la vue d'un corps humain tournant en l'air avec un croc a la main, & une longue corde en fa$on de queue , pouvoit facilement avoir excité la curiofüé d'une brutepuifque,comme je Pai appris depuis , cette même figure de ma perfonne donna aux habitans du globe autour duquel je tournois , matière k divers difcours & k plufieurs conjeöures : car leurs philofophes & leurs mathématiciens me crurent une comète, & prirent la corde que je trainois après moi, pour la queue de la comète. II y en ayoit qui me regardoient comme un météore extraordinaire , qui préfageoit quelque malheur tel que Ia pefie, la famine, ou quelqu'autre catafirophe non moins funefte. D'autres étoient allé plus loin , & ils avoient tracé & deffiné la figure de mon corps, telle qu'elle leur avoit paru de loin ; de forte que j'étois    DE NlCOLAS KlIMIÜS.' IJ décrit, défïni, dépeint & gravé même fur Paiïain par les habitans de ce globe, avant que j'eufle abordé chez eux. Pappas tout cela dans la fuite, & je m'en divertis beaucoup, lorfqu'ayant été porté fur ce globe, j'eus appris la langue fouterraine. II eft a remarquer qu'il paroït auffi des aftres foudains &C inattendus , que les Souterrains appellent fcifciji, c'eft-a-dire, chevelus, & dont ils font des defcriptions affreufes, car ils difent que les cheveux de ces aftres font dé couleur de fang, & raboteux vers la tête ; de forte que leur crinière reffemble k une longue barbe. Ils les mettent au rang des prodiges céleftes , tout comme on a accoutumé de faire dans notre monde. Mais, pour revenir k mon fujet, le griffon dont je parlois tantöt, s'approcha enfin fi fort de moi, qu'il m'incommodoit fort par le battement de fes alles: mais ce fut bien autre chofe, lorfque je le vis prêt a me dévorer la jambe. Je compris alors a quel deflein il fuivoit fon nouvel höte, & vis bien qu'il falloit faire de néceffité vertu. Je commencai donc k me défendre contre ce furieux animal ; Sc, empoignant mon croc avec les deux mains, je rallentis un peu 1'audace de mon ennemi , Pobligeant plufieurs fois k fe battre en retraite ; mais, comme il revenoit  'i '4 V o y a fe" ë fur moi, & qu'il cotitinuoit a me. harceler J fans qu'un ou deux coups que je lui avois portés euflent rien pu opérer, je lui lancai mon croc avec tant de roideur, que 1'ayant atteint fur le dos entre les deux ailes , je ne pouvois plus retirer le trait dont je Pavois percé. Le monflre, airifi bleffé , jetta un cri terrible , &C tomba, un moment après , vers le globe dont j'ai déja parlé. Pour moi, qui étois dégoüté de ma dignité afirale , que je voyois expofée k divers dangers , comme cela arrivé d'ordinaire a ceux qui occupent les grands emplois, A de pareils revers las de me voir en bute, Je fuivis volontiers 1'animal dans fa chöte , Sans favoir oü j'allois, je volois au hafard. Comme on voit fouvent fur le tard , Quand Ie ciel eö ferein , ou que la lune éclaire * Plus d'une étoile paffagère, Qui voltigeant de haut en bas , Semble vouloir tomber , & qui ne tombe pas. Ainfi le mouvement circulaire que je faifois tantöt, &c que j'ai décrit ci-deffus, redevint perpendiculair^^» Je paflai avec rapidité au travers d'un air plus épais que celui que je venois de quitter, & dont le bruit & 1'agitation m'étourdiffoit. Enfin, fans me faire mal, je tombai fur le g'obe avec 1'oifeau qui mourut peu d'heures  de NlCOLAS K L I M I Ü Si l| après de fa bleffure. II étoit nuit lorfque j'arrivai fur cette planette. Je n'en pouvois juger que par 1'abfence du foleil, & non pas par les ténèbres ; car il faifoit fi clair, que je pouvois lire diftin&ement mon témoignage académique. Cette clarté noaurne vient du firmament, qui n'eft autre chofe que le revers de la furface de la terre, dont Phémifphère donne une lumière pareille a celle que la lune rend chez nous; de forte qu'a ne confidérer que cela, on peut bien dire que fur le globe en queftion, les nuits différent peu des jours , fi ce n'eft que pendant la nuit le foleil eft abfent, & que cette abfence rend les foirées un peu plus fraïches. CHAPITRE II. Defcente dans la planète de Na^ar. J'avois traverfé les airs, comme je viens de dire, & le griffon fur lequel j'étois defcendu perdant de fon acüvité a mefure qu'il perdoit fes forces, m'avoit pofé doucenéfot a terre fans le moindre inconvénient. J'étois couché en. plein air, attendant tranquillement ce que le retour du foleil me feroit éprouver de nouveau, lorfque je commengai a fentir mes anciennes infirmités, la faim, & la foif ? fe réyeiller. Je  té Voyage me repentis alors d'avoir fi étourdlment jetté mon pain. Accablé de laffitnde, & 1'efprit rempli de mille foucis, je m'endormis d'un profond fommeil. II y avoit déja, autant que je pouvois conjeöurer , environ deux heures que je ronflcris, lorfqu'un horrible beuglement vint troubler mon repos , & un rêve agréable , qui occupoit alors mon efprit. II me fembloit tantöt que j'étois de retour en Norvege, & que je racontois mes avantures a ceux qui me venoient voir; & tantöt enfin je croyois être proche de Fanoé", & d'entendre chanter le fieur Nicolas, diacre de l'églife de faint André, qui avec fa voix rude & ftentorée , frappoit mifqrablement & felon fa coutume , mes pauvres oreilles. Je me réveille en furfaut, croyant que le mugiffement que je venois d'ouïr n'étoit autre chofe que la voix de ce diacre ; mais ayant appercu, pas loin de moi un taureau, je compris bien que c'étoit lui qui avoit interrompu mon fommed par fon beuglement. Je commencai a jetter mes yeux timides de tous cötés, & le foleil commencant a paroitre , me découvrit des champs fertiles, & couverts de verdure. Je voyois aufïi des arbres ; mais, ö étonnement ! ils fe remuoient, quoiqu'il ne fit pas un foufle de vent capable d'agiter une plume. Dans le moment que j'examinois ce prodige , j'apper^ois le taureau  Be Nicolas Klimtus. xf tëau venir contre moi en mugiffant de plus belle. Je fus faifi de crainte, & comme je penfois un infant de quel cötéje fuirois, je vis u„ arbre un peu éloigné de moi, que je crus fort propre k me mettre è 1'abri de ia furie de eet animal. Je m'approche de Parbre, je 1'embraffe, & commence k 1'efcalader; mais' quelle fut ma fiirprife, quand jel'entendis former des accens doux, mais aigus & k peu pres femblables k ceux d'une femme en colère! Ce fut bien autre chofe, lorfque ce même arbre me repoufTant, me fangla un foumet k tour de bras, avec tant de force, que j'en fus tout étourdi, & tombaï a la renverfe. Je crus que la foudre m'avoit frappé , & j'étois prés k rendre 1'ame, lorfque j'entendis des murmures & des bruits fourds de tous cötés, pareils k ceux qu'on fait dans les marchés , ou dans les boutiques des marchands quand elles font bien fréquentées. Etant revenu de mon étourdiffement, je vis toute une forêt ammée, & le champ oii j'étois, tout rempli d'arbres & d'arbriffeaux, quoique je n'en euire vu que fix ou fept un peu auparavant. Je ne faurois exprimer jufqu'è quel point tout cela me troubla Ia cervelle, & combien j'eus 1'efprit ému k la vue de ces preftiges. II me fembloit que je dormois encore, ou je me figurois que j'allois de venir feproie desfpeeïres, S  ïc? Voyage & que je ferois obfédé de ces malins efprits j enfin il n'y eut forte d'abfurdité qui ne me pafsat alors par 1'efprit. Je n'eus pas le tems de réfléchir fur la nature ou la caufe de ces automates; car un autre arbre étant accouru vers moi, baiflaune de fes branches , au bout de laquelle étoient fix bourgeons, qui lui fervoient de doigts. II me faifit avec cette main extraordinaire , & m'éleva en l'air en criant de toute fa force. II étoit fuivi d'un grand nombre d'autres arbres de différente efpèce, quï formoient des fons & des accens articulés k Ia vérité , mais tout k fait étrangers a mes oreilles , de forte que je ne pus retenir que ces mots, pikcl emi, qui furent fouvent répétés, & a force de les entendre , ils me reftèrent dans la mémoire. Je compris aufli bientöt que ces paroles fignifioient une efpèce de finge extraordinaire'; car ils jugeoient a ma figure, & k mon équipage, que je devois être un finge peu différent de certains fapajous k longue queue, que cette contrée nourrit. Quelquesuns me prirent pour un habitant du ciel, que le grifon avoit entraïné k terre , ce qui étoit arrivé plus d'une fois, s'il en faut croire les annales du pays. Mais je ne pus favoir tout eela que quelques mois après , & lorfque j'eus appris la langue fouterraine ; «ar dans 1'état  de NlCOLAS KlïMiüs; préfent oii je me trouvois, faifi de crainte & dWeur, je favois a peine fi j'étois au monde, bien loin d'être en état de raifonner fur la nature des arbres parlans Sc animés, ou de deviner quel pouvoit être le but de cette proceflion, que je voyois faire lentement Sc a pas comptés! Tout ce que je pouvois comprendre par les voix & les murmures que j'entendois , c'eft que les arbres étoient indignés & en colère contre moi; Sc il faut avouer qu'üs en avoient grand fujet; car 1'arbre, fur lequel j'avois voulu monter , lorfque je fuyois devant le taureau , étoit la femme de 1'intendant de la ville prochaine.La qualité de cette femme oftenfée rendoit mon crime plus grave; car fi c'eut été une femme du commun, le mal n'auroit pas été bien grand ; mais d'avoir voulu efcalader une matrone de eet ordre , ce n'étoit pas bagatelle chez une nation qui fe piquoit dé modeftie Sc de pudeur. , Nous arrivames enfin a la ville oü 1'on me menoit prifonnier. Elle étoit remarquable pac la magnificence de fes édifices, par 1'ordre , & Ia fymmétrie de fes nies tirées au cordeau, Sc par une campagne agréable qui Penvironnoit. Les rués étoient remplies d'arbres ambulans, qui fe faluoient mutuellement en fe rencontrant.' Cefalut fe faifoit en baiffant les branches , Sz plus ils les baiffoknt , plus la révérence étoit - Bij  3.0 V O Y A © E profonde. Dans le tems que nous paffions il fortit par hafard un chêne d'une belle maifon, è la vue duquel tous les arbres qui me conduifoient baiffant leurs branches , reculoient par refpefl:, d'oii il me fut aifé de juger que ce chêne n'étoit pas un arbre du commun. En effet , j'appris bientöt que c'étoit 1'intendant de la ville , le même dont on difoit que j'avois voulu violer la femme. Je fus emporté dans la maifon de ce magiftrat, dont les portes furent auffi-töt fermées fur moi, ce que voyant, je commen^ai a me regarder comme un homme qui alloit avoir Phonneur de fervir Pétat en qualité de membre d'une chiourne. Ma crainte redoubloit a la vue de trois gardes qui fe promenoient devant Phötel, comme des fentinelles ; ils étoient armés chacun de fix haches, felon le nombre de leurs branches; car autant de branches, autant de bras; autant de bourgeons, autant de doigts. Les têtes étoient placées au haut des troncs, & reffembloient affez a celles des hommes. Au üeu de racines, ils avoient deux pieds extrêmement courts, ce qui étoit caufe que les habitans de cette planette marchoient a pas de tortue. 11 me fembloit auffi que fi j'avois été libre , je leur aurois bien échappé , & je les euffe même défïés de me rattraper, tant je faifois de différence entre leurs piés 6c les miens.  de Ni col as Klimius. ïï Cependant je jugeois que ces arbres étoient non-feulement les habitans de cette planète , mais encore qu'ils étoient doués de raifon; &C j'admirois cette admirable variété que la nature fe plait a mettre dans fes ouvrages. Ces arbres n'égalent point la hauteurdes nótres, & même la plupart ne furpaffent guère la taille ordinaire des hommes; j'en voyois de beaucoup plus petits , qu'on auroit pris pour des fleurs, ou pour des plantes, & je jugeois que c'étoient des enfans. C'eft une chofe étonnante que le labyrinte de diverfes penfées, oii me jetta la vue de ces phénomènes , les foupirs qu'elle m'arracha , & combien je regrettois alors ma chère patrie : car quoique ces arbres paruffent fociables par le bénéfice de la parole dont ils jouiffoient, & par une efpèce d'intelligence que je remarquois en eux, & qui pouvoit les faire compter parmi les animaux raifonnables, je doutois néanmoins qu'on put les comparer aux hommes , & je ne pouvois me perfuader que Péquité , la clémence, & les autres vertus morales fuffent des vertus qui euffent lieu chez eux. Ag'rt'é de cette foule de penfées, je fentls mes entrailles treffaillir, & des ruifleaux de larmes couler de mes yeux. Pendant que je me livrois ainfi en proie k la douleur, les archers qui me gardoient entrèrentdans la cham- J3 iij  ai, Voyage bre ou j'étois. Je les pris pour des li£leurs a caufe de leurs haches. Cependant, ils me font figne de les fuivre , &C formant un cercle 'autour de moi, ils me mènent paria ville dans une grande maifon , batïe au milieu d'une place. En paffant par les rues, je croyois être revêtu de la dignité dictatoriale , & je me regardois comme au-deffus d'un conful Romain ; car les confuls de Rome n'étoient accompagnés que de douze haches, & moi j'en avois dix-huit a ma fuite. Sur la porte de la maifon , oü j'étois conduit, paroiffoit en bas reliëf, la figure de la juftice , tenant une balance a la main, ou pour mieux dire, a un rameau. Etle étoit repréfentée fous 1'image d'une vierge ; elle avoit l'air grand , le regard févère,fon vifage ne paroiiïbitni humble , ni cruel, mais mêlé d'une certaine gravité refpeöable. La vue de eet emblême me fit aifément juger que j'étois devant le palais du fénat. Cependant les portes s'ouvrent, & 1'on me fait entrer dans la falie de Paudience , dont le pavé étoit de marbre a la mofaïque, & fort reluifant; |é vis un arbre au haut bout de cette falie placé fur un tröne doré comme dans un tribunal, e'étoit le préfident. II avoit a fa droite douze affeffeurs & autant a fa gauche; ceux-ci étoient aSs fur des gradins, chacun felon fon rang. Le  ÖÈ Ni CO LAS KLIMIUSi >J< ■préfident de Paflemblée étoit un palmier d'une taille médiocre; mais il étoit remarquable parmi les aittres juges a caufe de la variété de fes feuilles, qui étoient teintes de plufieurs cou- leurs. II avoit a fes cötés vingt-quatre huiffiers armés de iix haches chacun. Je frémis d'horreur en les voyant, & je jugeaique cette nation devoit être fort fanguinaire» Cependant je ne fus pas plutöt entré, que les juges fe levèrent étendant leurs branches en haut, & après cette cérémonie, chacun reprit fa place; pour moi je reftai a la barre entre deux arbres qui avoient chacun le tronc couvert d'une peau de brebis. Je les pris pour des avocats, & c'en étoient auffi. Avant qu'ils commencaffent a pla-ider, on couvrit la tête du préfident d'un manteau de feutre. Le plaignant fit un court plaidoyer, auquel le défendeur fit une réponfe auffi courte. Les plaidoyers de Pun & de Pautre furent fuivis d'un filence de demïbeure; au bout de laquelle le préfident, ayant öté le voile qui le couvroit, fe leva , & éten~ dant de nouveau fes branches, prononca avec décence certaines paroles que je crus qui contenoient ma fentence : car dès qu'il ent cefTé de parler, je fus renvoyé, & conduit dans une vieikle prifon, d'ou je me figurois qu'on m'af~ •loit tirer comme d'iin grenier , pour- me: B . iv;  M Voyage faire fouetter par la main du bourreau.' Dés que je me vis feul dans ce réduit, je me rappellai tout ce qui .venoit de fe paffer, & je ne pouvois m'ernpêch.er de rire quand je réflécbiffois fur . la folie de-la nation oü je me trouvois; car ces juges qui m'avoient fait mon procés , me paroiffoient plutöt des pantomimes , que des magiftrats , & leurs geftes, leurs ornemens , leur manière de procéder, me fembloient plus dignes du théatre que d'un tri— bunal confacré a Thémis. La deffus je vantois le bonheur de notre monde, & la fupériorité des Européens fur toutes les autres nations. Mais quoique je blamaffe la folie des peuples fouterrains, j'étois. pourtant obligé d'avouer, qu'on devoit les mettre au-defliis des brutes; car la fplendeur.de leur ville, la fymétrie de leurs maifons indiq.uoient affez que ces arbres n'étoient. pas dépourvus de raifonnement, ni tout-arfait ignorans dans les arts , & fur-tout dans la méchanique; mais je les croyois fans politefTe ni éducation , & j'étois perfuadé qu'il ne faüöit. pas. chercher chez eux la vertu. Pendant que je m'entretenois ainli en moimême , je vois entrer un arbre tenant une palette a la main. II s'approche de moi , me déboutonne ma poitrine , & me dépouille d'un cöté, dont il me prend Ie bras, le retroulfe f  de Ni col as Klimius.' -ay 5c me faigne. Quand il m'eut tiré la quantité de fang qu'il vouloit avoir, il me banda le bras fort adroitement. II examina mon fang avec beaucoup d'attention, mêlee d'une efpèce d'admiration , après quoi il fe retira. Cette nouvelle aventure me confirma dans 1'idée que j'avois déja de 1'extravagance de cette nation, idéé dont je ne revins que lorfque j'eiis appris la langue du pays, & qui fe changea alors en étonnement 6c en admiration. Voici comme tout cela me fut expliqué dans la fuite. On avoit cru a ma figure que j'étois un habitant du firmament; 5c on s'étoit mis en tête que j'avois voulu violer une matrone du premier rang , c'eft pourquoi on m'avoit traïné a 1'audience comme un criminel. L'un des avocats avoit exagéré ma faute , 6c en avoit follicité Ie chatiment felon la rigueur des loix; 1'autre avoit plaidé pour moi, Sc avoit demandé un délai du fupplice , jufqu'a ce qu'on fut informé qui j'étois, d'oii j'étois, 6c fi j'étois brute ou animal raifonnable. L'élévation des branches n'étoit autre chofe qu'un aöe de religion , par lequel les juges fe préparoient a bien prononcer fur le difFérend des parties. Les avocats étoient couverts d'une peau de brebis, afin de fe refiouvenir de Finnocence 5c de 1'intégrité avec laquelle ils devoient s'acqtiitter  i6 Voyage de leurs fonöions; & en effet 11 n'y en a point la qui ne foient gens de bien & intégres; ce? qui prouve qu'on peut trouver dans un état bien policé des avocats qui ont des fentimens & de la probité. Dans le pays dont je parle , les loix font févères contre les prévaricateurs» II n'y a ni fubterfuges, ni échappatoires qui les mettent k 1'abri de leur rigueur; point d'afy'e , point dïntrigue pour fauver ceux qui ont été condamnés , ni perfonne qui follicite en faveur dss perfides. On repète auffi trois fois les mêmes paroles cbez cette nation, a caufe de fa lenteur naturelle k concevoir les cbofes, qui la'diftingue des autres peuples. II y a peu de gens chez celui-ci , qui comprennent d'abord ce qu'ils n'ont lu ou entendu qu*une feule fois. Ceux qui ont la conception plus vive , & qui comprennent avec plus de facilité, font regardés comme incapables de juger des procés, & ne font que fort rarement élévés aux emplois de quelque importance : car on a éprouvé que 1'état s'étoit trouvé en danger toutes les fois qu'il avoit été admieiflré par des gens qui avoient beaucoup dë pénétration , & qu'on appelle ailleurs de grands génies : qu'au contraire ceux que le vulgaire appelle des bébétés avoient toujours réparé le mal que les autrea  DE NlCOLAS K L ï M I V S. IJ avoient fait. Tout cela a fort l'air paradoxal je 1'avoue, mais lorfque je le pefois mürement, je ne le trouvois pas auffi abfurde qu'on pourroit fe 1'imaginer. L'hiftoire qu'on me fit au fnjet d'une femme, qui avoit exercé 1'emploi de préfident, me furprit encore davantage. Ce préfident femelle, étoit une fille native de la ville en quefHon, elle fut élévée par le prince a la dignité de kaki, e'eft-a-dire, de juge fuprême de la ville; car telle eft la coutume de cette nation de ne mettre aucune différence de fexe par rapport aux charges de 1'état, & de n'avoir égard qu'au mérite en les conférant. Mais afin de pouvoir juger des qualités d'un efprit, & de connoïtre la portée d'un chacun, il y a des féminaires établis, dont les directeurs font appellés karattes, ce qui fignifie, a proprement parler , des examinateurs ou fcrutateurs. Leur office eft de fonder & d'examiner le naturel & les qualités desjeunes gens, dont ils doivent mettre a part ceux qui font propres aux emplois publics, & envoyer un röle particulier au prince, avec une lifte générale des différens talens , par lefquels les autres peuvent fe rendre utiles è la patrie. Ayant recu ce catalogue , le prince fait écrire fur un livre les noms de tous les candidats, afin d'avoir toujours préfens a fon  sS Voyage efprit, &, pour ainfi dire, devant fes yeuxj ceux qu'il doit revêtir des emplois vacans. La fille en queftion avoit mérité , depuis quatre ans , un témoignage avantageux de la part des karattes; le prince y eut égard, Si 1'établit préfidente du fénat de la ville oü elle étoit née; c'eft un ufage facré, & immuable chez les Potuans (c'eft le nom de ce peuple) d'être employé dans la ville oh 1'on eft né, étant perfuadés qu'on a toujours plus d'affection pour 1'endroit oii 1'on a recu la nahTance & 1'éducation , que pour un autre. Palmka, ( c'eft le nom de cette fille) exerca fon emploi avec beaucoup de gloire pendant 1'efpace de trois ans, & fut regardée comme 1'arbre le plus fage de la ville. Elle avoit d'ailleurs la conception fi tardive , qu'elle ne pouvoit comprendre les chofes qu'on lui difoit, qu'a la troilième , ou quatrième répétition ; mais aufli dés qu'elle avoit compris une chpfe, elle en connoiffoit tous les tenans &c les aboutiflans ; & elle pronon5oitfi.judicieufement fur les affaires les plus épineufes, que toutes fes. décifions étoient regardées comme des .oracles. Comme une autre Thémis, dans fa jufte balance, Elle examinoit tout au poids de 1'équité. On ne la vit jamais opprimer 1'innocence, Ni jamais s'éloigner de fon intégrité.  SE NlCOLAS KLïMIUS. \$ Enfin, on m'a affuré qu'elle ne prononca,' jamais de fentence qui ne fut confirmée par le fuprême tribunal des Potuaris , & qui ne recüt même de grands éloges. Je penfois donc, en confidérant toutes ces chofes, que eet établiffement en faveur du beau fexe n'étoit pas auffi mal imaginé , qu'il me 1'avoit paru d'abord; & je me difois a moi-même: quel mal y auroitil, par exemple, quand la femme du bourgufemaïtre de Berge connoïtroit des caufes, & prononceroit les fentences? Quel mal y auroitil encore quaad la fille de 1'avocat Severin , qui eft une perfonne qui ne manque ni de favoir, ni d'éloquence, plaideroit a la place de fon ftupide père ? Non , cela n'apporteroit aucun préjudice k notre jurifprudence, & peutêtre Thémis ne recevroit pas les fouftlets qu'on lui donne. Enfin il me fembloit, vu Ia manière précipitée avec laquelle on procédé aux jugemens parmi nos Européens , que ces fentences hatives, & précoces, feroient fujettes k une terrible cenfure , fi elles étoient tant foit peu examinées de plus prés. Mais pour revenir a 1'explication de ce qui m'étoit arrivé, voici ce que j'appris au fujet de la phlébotomie que j'avois foufferte. G'eft la coutume chez ce peuple, que dés qu'il y a na criminel qui mérite le fouet, ou la tQrture,  SjQ V O Y A G E ou la mort, on lui ouvre la veine avant qué de Texécuter , pour voir s'il a agi par malice , ou par la difpofition du fang ou des humeurs qui font dans fon corps, & fi par cette opération , il y auroit moyen de le rendre plus homme de bien. De manière qu'a le bien prendre, les tribunaux de ce pays la font plutöt établis pour corriger les gens que pour les tourmenter. Cette manière de corriger par Ia faignée renferme pourtant une efpèce de chatiment, puifqu'on a attaché une note d'infamie k fubir cette opération par fentence juridique. Que li ceux qui ont paffe par cette corre&ion, viennent a faire une rechüte, on les relègue au firmament, oii ils font tous recus fans diflinction. Je parlerai tantöt plus au long de eet exil, & de fa nature. Quant a 1'étonnement que le chirurgien , qui m'avoit phlébotomifé, avoit marqué a la vue de mon fang, la caufe en étoit telle : il n'avoit jamais vu de fang rouge ; car les habitans de ce globe n'ont dans les veines qu'un fuc blanc, qui, plus il a de blancheur , plus il marqué la pureté des mceurs. Voila ce dont on m'informa, lorfque j'eus appris la langue fouterraine , & qui commenca a me faire juger plus favorablement de cette nation, que je n'avois fait auparavant, 1'ayant  Sfe Nico las Klimiös.1 jï 3'abord condamnée aveq affez de témérité. Cependant, quoiqu'au premier abord j'euffe pris ces arbres pour des fous & des extravagans, j'avois bien remarqué qu'ils n'étoient pas deftitue's de tout fentiment d'humanité, & qL;e par conféquent ma vie n'étoit point en danger. Ce qui me cönfirmoit dans cette efpérance, c'eft que je voyois qu'on m'apportoit reglement a manger deux fois par jour. Les méts cpnMoient en fruits, herbes & légumes. La boiffon étoit compofée d'une certaine liqueur douce Sc agréable. Le magiftrat fous.la garde duquel j'étois, donna bientöt avis au prince de la nation , lequel faifoit fa réfidence dans une ville peu éloignée, qu'il lui étoit tombé entre les mains, & par cas fortuit, un animal raifonnable, mais d'une forme inouje & particuliere. Sur quoi le prince, excité par la nouveauté du fait, ordonne qu'on me faffe apprendre le langage du pays, & qu'enfuite on m'envoie a fa cour. Auffitöt on me donne un maitre de langue, des inftruaions duquel je fus fi bien profiter, que, dans fix mois, je me trouvai en état de pouvoir converfer avec les habitans. J'avois a peine fait ces progrès dans la langue fouterraine, qu'il vint un fecond ordre de la cour touchant mon établifiement ultérieur; en vertu  32! V o y a g ë de eet ordre, je fus mis dans le feminairéj afin que les karattes puffent examiner & fcruter les forces & la portee de mon génie, obfervant foigneufement le genre de profeflion ou. je pourrois le mieux me diftinguer. Tout cela fut exécuté a la lettre; & , pendant tout le cours de cette épreuve , on n'eut pas moins foin de mon corps que de mon efprit. Sur-tout on tachoit de me donner, autant qu'il étoit poflible, la forme & la figure d'un arbre, par le moyen des branches pofliches qu'on agencoit fur mon corps. Cependant je revenois toüs les foirs chez mon höte , qui m'exercoit, de fon cöté , par des difcours & des queftions a pérte de vue. II fe plaifoit fur-tout a m'entendre faire le récit des aventures que j'avois eues dans mon voyage cn la région fouterraine ; mais ce qui le frappoit davantage , c'étoit la defcription de notre monde, de 1'immenfe étendue du ciel qui 1'environnoit, & de cette quantité innombrable d'étoiles dont ce même ciel étoit parfemé. II écoutoit tout cela avec une avidité extréme , mais il rougiffoit un peu quand je lui parlois nous 1'avons trouvé affez dociie, & d'une » coneeption trés-prompte, mais d'un juge» ment fi louche , que , vu la précipitation de » fon efprit, a peine nous 1'ofons compter »» parmi les créatures raifonnables, bien loin » de le juger propre a exercer aucun emploi » tant foit peu confidérable. Cependant , » comme il furpafie tous les habitans de cette » principauté dans la légéreté despieds, nous » le croyons très-capable de bien s'acquitter « de Femploi de courreur de votre férénité. »♦ Donné dans le feminaire de Kéba , au mois » des buifibns, par les trés-humbles ferviteurs » de votre férénité , » Nehec. Jochtan. Raposi. Chilac. Après la leöure de ces lettres, je fus trouver mon höte, le priant humblement, & la larme k 1'ceil, d'interpofer fon autorité pour me faire obfenir un témoignage plus favorable de la part des karattes, & de leur montrer, pour les y difpofer plus aifément, mes atteftations académiques, dans lefquelles il étoit parlé de moi fous le titre d'homme d'efprit, & de citcyen de grande efpérance. A cela, il me repliqua ene ces atteftations pouvoient avoir leur pr.ix dans mon pays, oü 1'on prenoit,  DE NlCOLAS KlIMIÜS, 47 peut-être, 1'ombre pour le corps, 1'écorce pour ia moèlle ; mais que , dans le fien, oii 1'on fouilloit jufqu'aux moindres replis , elles ne ferviroient de rien ; qu'ainfi il m'exhortoit a fouffrir mon mal en patience , d'autant plus qu'on ne pouvoit ni ajouter , ni retrancher, ni changer quoi que ce fut au témoignage que 1'on m'avoit une fois donné,puifqu'il n'y avoit pas de plus grand crime parmi eux, que de vanter des vertus fauffes & imaginaires. Cependant, voulant guérir ma Welfare, II tache d'adoucir le chagrin qui me ronge. Les dignités ne font, me dit-il, qu'un vain fonge. Ceffez de defirer des honneurs fuperflus , Qui brillent le matin , & le foir ne font plus. Le pouvoir le plus grand , le rang le plus fublime Peut-il parer les traits que 1'envie envenime ? Tel court api ès les biens, les emplois, les honneurs Qui forge rinftrument de fes propres malheurs. Plus il eft élevé, plus fa chüte eft profonde ; Et enfin il ajouta que cela n'étoit point a craindre dans une fortune médiocre; que , pour ce qui étoit du témoignage des karattes, on ne pouvoit nier qu'il ne fut une preuve de la fagacité & de 1'intégrité de ces juges, qui 'ne lauroient être corrompus par des préfens, ni épouvantés par des menaces, que rien ne feroit capable de détourner un moment du chemin de  4^ Voyage la plus exaöe vérité, & qui, a caufe de cela; ne pouvoient être. foupconnés d'avoir agi è, mon ég?rd par d'autres principes. II m'avoua ingénuement qu'il avoit auffi remarqué depuis long-tems la foibleffe de mon jugement ; & qu'il avoit compris par la fécondité de ma mémoire, autant que par la vivacité de ma conception , que je n'étois pas du bois dont on faifoit les grands perfonnages; que , vu la petiteffe de mon efprit, il n'y avoit pas moyen de me confler aucun emploi important; qu'enfin il avoit conclu par mes difcours, & les relations que je lui avois faites touchant les Européens, Que ma patrie étoit le centre des fadaifes. II finit en m'aflurant de fon amitié, & en me confeillant de me préparer au départ fans aucun délai. Je fuivis 1'avis de ce fage perfonnage , d autant plus que la néceffité m'y contraignoit; car enfin , 9'auroit été la plus grande des témérités de vouloir m'oppofer aux ordres du fouverain. Je me mets donc en chemin , accompagné de divers jeunes arbres qui , étant fortis du feminaire comme moi, étoient envoyés a la cour. Le chef de la troupe étoit un vieillard d'entre les karattes ou directeurs du féminaire. II  ÜË NlCOLAS K L ï M I Ü Si 4^ W étoit monté fur un taureau, a caüiè de la foibleffe de fon age, & de la difficulté qu'il avoit k marcheri Car il ne faut pas croire q„e dans ce pays-la, il foit permis k un chacun de fe faire porter quand bon lui femble; il n'y a que les vieillards & les infirmes qui aient ce Privilege , quoiqu'en général tous les habitans de cette planète duffent Pa voir, è caufe de leur lenteur naturelle k marcher. Je me fouviens, a propos de cela, que Ia première fois que je fis , dans ce pays-lè, Ia defcription de nos voitures, tant chevanx , que carroffes & chaifes k porteurs, oü nous nous faifons charrier tout empaquetés comme des marchandifes, ceux k qui je parlois ne purent s'empêcher de me rire au nez, fur-tout quand ils m'entendirent dire que les voifins ne fe vifitoient guère cheznous qu'en carrofie ou en chaife, & qn'on fe faifoic trainer dans les rues par quatre animaux des plus fougueux & des plus fringans. La lenteur de ces arbres raifonnables fut caufe que nous mïmes trois jours a aller de Kéba è la réfidence du prince, quoiqu'il n'y au que quatre milles de 1'une k 1'autre ; & fi j'avois été feul, j'euffe pu fort aifémenr. faire ce chemin en un jour. Je m'applaudifiois de 1'avantage que j'avois, k eet égard, au-defius de la nation fouterraine ; mais j'étois mortifié , D  •yo Voyage quand je fongeols que ce même avantage étoit caufe que j'étois réfervé a un emploi vil 8c méprifable. Je voudrois, m'écriai-je, avoir le même défaut de pieds que ce peuple, je ne ferois point deftiné a un office li fervile 8c fi ïgnoble. La-delTus , le chef de la bande me dit: Pauvre homme , fi la nature n'avoit pas compenfé , par la vertu de tes pieds, la petiteffe de ton génie, nous te regarderions tous comme un fardeau inutile a la terre ; car, a caufe de la précipitation de ton efprit, tu ne vois que la coquille des chofes 8c non le noyau ; 8c, comme tu n'as d'ailleurs que deux branches , tu es de beaucoup inférieur aux habitans de ce . pays dans les ouvrages manuels. Lorfque j'eus oui les paroles de ce vénérable vieillard, je rendis grace Dieu de in'avoir donné de bons pieds, puifque, fans cela, je n'aurois, peutêtre, pas eu 1'honneur d'être compté parmi les créatures raifonnables. Pendant notre chemin , je voyois, non fans étonnement, les payfans fi attachés a leur travail, qu'aucun d'eux ne tournoit feulement la tête pour nous voir paffer, quoiqu'ils n'euffent vraifemblablement jamais vu de figure pareille a la mienne. Mais , quand le jour eft fini, 8c qu'ils ceffent de travailler, ils fe proeurent mille fortes de recréations, que le gouverner  DE NlC olas KlimiüS. fi; Ment leur permet, dans la penfée que les divertiffemens innocens contribuent autantjè Ia fanté des créatures, que le boire & le manger. Je fis ce voyage avec beaucoup de plaifir; j'en trouvois un infini k voir les recréations de ces habitans, Sc outre cela rien n'étoit plus riant que la campagne par oii nous paffions. II me fembloit voir une efpèce d'amphithéStre, de ceux j'entends que la nature feule fait former &, dans les endroits ou elle avoit été moins' prodigue, 1'induftrie des habitans y avoit fuppléé. Le magiftrat deftine des récompenfes aux payfans qui fe diftinguent dans la culture da leur champ, Sc met .a 1'amende ceux qi,i neV gligent le leur. Nous pafsames au travers de ' plufieurs villages agréables, qui forment ua fort beau point de vue, & qui, k caufe de la proximité de la ville , font toujours fort fréquentés. Nous fümes néanmoins unpeu incomniodés dans notre route par certains finges fauvages, qui paffoient & repafToient, & qilï me prenant, k caufe de la reffemblance, pour, quelqu'un de leur race, me harceloient continuellement. Cela me mettoit extrêmement de mauvaife humeur , fur-tout k caufe des rifées des arbres qui étoient avec moi, & qui fe divertiffoient de cette fcène ; car il eft bon de remarquer qu'on m'envoyoit chez le prince D ij  Voyage dans le même équipage ou j'étois quand j'arrivai dans le pays; cela veut dire que j'avois mon croc a la main, afin que fa férénité put voir quelle étoit la parure des Européens, & avec quel appareil j'étois venu dans fa principauté. Cependant je faifois jouer mon croc contre meffienrs les finges , & je tachois, mais cn vain, de les mettre en fuite; car , comme ils fondoient fur moi par troupes, & qu'ils fe fuccédoient les uns aux autres, il m'étoit impoflïble de les chaffer tous, & il falloit que je fuffe toujours en défenfe. CHAPITRE IV. Relation de la cour du prince des Potuans. N^ous arrivames enfin dans la ville royale de Potu, qui donne fon nom a toute Ia contrée. Cette ville eft belle & magnifique : fes édifices font plus exhauffées que ceux de Kéba, & fes mes font plus larges , mieux pavées & plus commodes. La première place que nous traversames, étoit environnée de boutiques de marcbands, d'artifans & d'ouvriers de toute forte. Je fus frappé de voir au milieu de cette place tin criminel debout, & la corde au cou. II étoit envkonné d'arbres refpectables qui formoient  DE NlCOLAS KLIMIUS. 53 en cercle une efpèce de fénat autour de lui. Je m'informai de ce que cela pouvoit fignifier, Sc pour quel fujet ce pauvre diable d'arbre alloit être pendu , vu qu'il étoit fi rare chez cette nation de voir condamner quelqu'un a la mort. On me dit, que le criminel, que je voyois, étoit un innovateur, c'eft-a-dire, ün faifeur de projets, qui vouloit qu'on abrogeat un certain ufage fort ancien; que ceux qui 1'entouroient étoient des fénateurs prépofés pour examiner, felon la coutume, le nouveau projet, & que s'ils le trouvoient bien imaginé, avantageux 4 1'érat , le criminel ne feroit pas feulement abfous, mais recevroit encore une récompenfe confidérable : que fi au contraire le projet étoit trouvé pernicieux, & le projeteur convaincu de n'avoir cherché, dans 1'abrogation de eet ancien ufage , que fon intérêt particulier, il feroit étranglé fans miféricorde. Cette févérité a 1'égard des innovateurs eft caufe, que peu de gens ofent fe hafarder dans ce pays-la de propofer Pabolition d'aucune loi, ou coutume, a moins que la chofe ne foit fi jufte & fi claire que 1'on puiffe être sur du fuccès: car la nation fouterraine eft fi jaloufe de fes anciens ftatuts, & elle eft fi fort perfuadée que les anciens font toujours les meilleurs , qu'elle ne fouffre pas impunément les innovations , de peur que la Diij  54 Voyage lfterté de changer & d'abolir les loix & les coutumes, n'ébranlent les fondemens de 1'état. « Hélas ! me difois-je alors a moi-même, que » deviendroient ici les faifeurs de projets de » notre pays , eux qui fous la couleur du » bien public , méditent tous les jours de » nouyeaux régiemens, non k caufe de Ptntérêt » général, mais en faveur de leur intérêt par» ticulier ? » Cependant nous arrivons devant une grande maifon oii 1'on a coutume de recevoir ceux qui fortent des feminaires de tout le pays, & qu'on envoye dans la ville capitale. C'eft de cette maifon qu'on les introduit, k Ia cour. Le Karattefous la conduite duquel nous étions venus , nous ordonna k tous de nous préparer k paroitre devant le prince, pendant qu'il iroit lui annoncer notre arrivée. A peine étoit il forti, qu'un bruit extraordinaire , femblable aux cris d'une multitude qui triomphe, & fe réjouit, vint frapper nos oreilles. Ces acclamations étoient accompagnées de fanfares qui réfonnoient de tous cötés. Surpris d'entendre tout cela , nous fortimes pour voir de quoi il étoit queftion, & nous appercümes un arbre qui marchoit, fuivi d'un nombreux cortège. II portoit une couronne de fleurs fur fa tête, & fa vue nous offrit le même citoyen que nous avions remarqué debout &  DE NïCOLAS KHMIUS, ^ la corde au cou , au milieu de la place. La caufe de ce triomphe venoit de 1'approbation du pröjet, lequel n'eft point venu a ma connoiffance, non plus que les raifóns dont 1'innovateur s'étoit fervi, pour combattre la coutume , ou la loi qüil avoit fait abroger. Ce font la des chcfes qu'il n'eft pas poffble de découvrir chez cette nation , qui fe piqué d'un fecret & d'un fdence impénétrable, par rapport aux chofes qui regardent la république, & qui ont été débattues dans le fénat; jamais il ne tranfpire rien au dehors de ce qui a été réfolu , ou agité dans cette augufte alTemblée, en cela bien différente des nötres , au fortir defquelles on va dans les cafés, & dans les cabarets , raconter ce qui s'eft paffé dans le confeil, &l en faire le fujet de fes cauferies. Cependant au bout d'environ une heure, notre ka ratte arrivé,, & nous ordonne a tous de le fuivre; il eft obéi fur le/champ. Nous nous mettons a marcher par les rues, & en paffant j'appercois des arbres du commun , portant plufieurs livrets qui traitoient de toute forte de chofes curieufes &l mémorables. Parmi la foule de ces ouvrages, j'en vois un , qui avoit pour titre , Diffenutiori fur k nouveau & rare phénomène qui a paru 1'année dernière, ou fur Le Dragon volant. Je me reconnus tel que j'étois, larfqu'avec D iv  p. Voyage mon croc, & ma queue de corde , je tournois autour de la planète ; ma figure paroifToit en taille douce; je ne pus m'empêcher de rire en la voyant, & me dis k moi-méme : ■ Quel bizarre portrait! quelle figure horrible ! J'achetai pourtant le livre , & j'en payai trois &kcs, ce qui revient a la valeur de deux florins de notre monnoie. Je continuai mon chemin avec mes camarades , & j'avois bien de la peme k m'empêcher de faire des éclats de rire en rêvant k cette aventure. Nous arrivames enfin au palais, qui me parut plus remarquable paria propretc & le bon goütqui yregnoit, que par la magnificence des appartemens, Ou le marbre luifant formoit cent camaïeux. Je ne voyois que fort peu de domeftiques; car la fobriété du prince eft fi grande , qu'elle excluttout ce qui eft au-deia du fimple néceffaire; & par conféquent, eet attirail de valets & d'°fficiers , qüi fervent, dans les cours de 1'europe feroit fort fuperflu dans celle lk : & d'ailleurs, comme jel'ai déja remarqué, autant de branches , qu'ont ces arbres autant de bras, de forte que pour ce qui regarde le travaildes mains, ils peu vent plus en expédier en une niïnute que nous en trente.  DE NlCOIAS KLIMIUS. 57 C'étoit environ 1'heure du diné lorfque nous entrames dans le palais du prince, & comme fon altelfe féréniflime fouhaitoit de me parler avant que de fe mettre a table , je fus introduit tout feul auprès d'elle. Ge monarque avoit 1'abord extrêmement doux &affable ,mêlé d'un peu de gravité. II étoit d'une fi grande égalité d'ame , qu'aucune efpèce de chagrin n'étoit pas capable d'obfcurcir la férénité de fon front. Dés que j'eusappercus ce prince, je me profternai les genoux en terre, pour lui marquer mon refpeö. Tous les affiftans parurent étonnés de mon aöion, le prince me demanda la raifon de cette adoration , & après que je la lui eus expliquée, il me commanda de me relever, ajoutant que ce n'étoit que par le travail & l'obéiffance que 1'on gagnoit fes bonnes graces, & non pas par des aélesde refpefl qui né convenoient qu'a 1'être fuprême. Après que je me fus redreflé, il me fit diverfes queflions, ■Apprends-moi, me dit-il, d'un air affable & doux, Ton nom &. le fujet qui t'amène chez nous, Quel chemin as-tu pris , & quelle eft ta patrie ?) Le pays d'oü je fuis eft plutöt grand que beau , Repris-je ; & j'ai poar nom Klimius ou Klimie : Je ne fuis point venu par terre . ni par eau, Ni par barque, ni par bateau ; Mais au travers des airs je m'ouviis une ro ute.  f8 Voyage Le prince continua a me queftionner fur ce qui m'étoitarrivéen chemin, & furies mceurs Sc les coutumes des penples de notre globe. Alors je lui expofai, le plus pathétiquement qu'il me fut poffible , les belles qualités des hommes , leur génie, leur politeffe Sc les autres chofes dont le genre humain fe glorifie. Mais il recut ce récit fort froidement, Sc il bailloit, pour ainfi dire, aux traits que je croyois les plus capables d'exciter fon admiration. O ciel I me dis-je alors tout bas, a moi-même, que les goiïts des mortels font différens; ce qui nous chatouille le plus, paroït fade & ces gens-ci! De tout ce que j'avois rapporté au prince, rien ne Pavoit tant choqué, a ce qui me parut, que notre manière de procéder en juftice, 1'éloquence de nos avocats, & la promptitude des juges a prononcer les fentences. J'allois m'étendre davantage fur ce fujet, lorfque le prince m'interrompant, me dit d'en venir au Cülte & a la religion des hommes. Je lui expliquai auffi-tót en abrégé les articles de notre croyance , a quelques-uns defquels , je voyois fon front fe rider, témoignant par la qu'il les approuvoit,& y fqufcriroit fans peine. II s'étonnoit qu'une efpèce comme la notre, privée du fens commun, eüt des idéés fi faines de la divinité, Sc qu'elle eüt les principes du culte  DE NlCOLAS KLIMIUS. 59 qui lui eft dü. Mais lorfque j'en vins aux feöes innombrables qui divifent les chrétiens, &c qu» je lui racontai qu'a caufe de la diverfité de leurs opinions, ceux de cette religion fe déchiroient leurs propres entrailles, il me dit,'qu'il y avoit auffi parmi fes fujets différens fentimens par rapport au culte divin ; mais qu'on ne perfécutoit perfonne gnage de vie Sc de mceurs ; nous citoyens » du diftria de la ville de Posko, atteftons » que ledit Jocïhan Hu a paffe quatre ans entiers » dans 1'état de mariage avec une époufe infi» dele, que durant tout ce tems , il a vécu en » fort bonne intelligence avec elle, fupportant » ainii patiemment, & avec une fermeté d'ame » merveilleufe fes cornes & fon cocuage; de » forte que fi fon favoir répond a fes mceurs, » nous le jugeons très-propre a remplir 1'emploi » de refteur de 1'école vacante. Donné le io » du mois de palmier 3000 après le grand dé» luge. » A ce grand témoignage étoit joint celui des karattes , concernant la fcience du pofiulant, laquelle paroiffoit être plus néceffaire que les cornes, dont je devinois pourtant bien la relation avec 1'emploi de ce maïtre cocu; Sc voici Ie fens de 1'enigme renfermée dans le certificat en queftion. Une des vertus qui rendent fur-tout un doaeur recommandable , c'efi la douceur; car s'il n'eft armé d'une patience de fer, tout 1'attirail, ni 1'étalage de fon érudition, ne le rendront pas plus propre a enfeigner, ni k exercer 1'emploi du régent d'une école 011 la colère & 1'emportement ne font que retarder les progrès des jeunes gens , en  DE NlCOLAS KLIMIUS. 71 leur aigriffant 1'efprit par des chatimens infligés mal a propos. Or , comme on ne fauroit donnetde plus belles marqués de modération, qu'en fupportant auffi patiemment un tel malheur domeftique , que 1'avoit fupporté ledit poftulant, les habitans du lieu n'avoient pas balancé d'infifter fur eet argument, pour obtenir ce qu'ils demandoient en faveur d'un maïtre d'é~ cole , dont ils fe promettoient beaucoup , vu 1'exemple éclatant qu'il avoit donné d'une patience a toute épreuve. On m'a affuré , que le prince avoit ri de tout fon cceur, a la vue de cette recommandation extraordinaire, qu'il ne crut pourtant pas fi abfurde qu'elle le paroit, puifqu'il conféra 1'emploi vacant au pofhdant en queftion , qui de fon cöté ne démentit point 1'idée que fes amis avoient concue de lui, s'étant acquitté des devoirs de fa charge avec toute 1'adreffe imaginable. II régenta avec tant, de douceur & de bonté , qu'il s'attira 1'amitié de tous fes difciples , qui le regardoient plutöt comme leur père que comme leur régent. Ils fe portoient a 1'étude avec tant d'ardeur fous un maitre fi patiënt & fi débonnaire , qu'il y a peu d'école aujourd'hui dans toute la principauté , d'oü il forte tous les ans autant d'arbres favans & éclairés , qu'il en fortoit de celle-la. Cependant ayant eu tout le tems d'étudier E iv  Voyage les prcpriétés du pays, auffi bien que les mceur-s; & Ie caraftère de Ia nation, dans 1'efpace de quatre ans que j'ai exercé 1'office de coureur, êc comme ce qui regarde fa police , fa religion , fes loix & fes études, n'a été que fort légèrement touché jufqu'a préfent dans eet ouvrage , &c que je n'en ai donné que quelques traits répandus, ga & la, le lefteur fera bien aife de voir dans le chapitre fuivant cette matière traitée plus au long, Sc tous ces traits rafiemblés comme en un faifceau. CHAPITRE V. De la nature du pays des Potuans, & du cara&ère de fes habitans. JL A principauté du Potu, n'eft pas bien grande, puifqu'elle ne fait qu'une petite partie du globe ou elle eft placée. Tout ce globe s'appelle Nazar ; il a a peine deux eens milles dAllemagne en circuit; &z on peut comm,odément le parcourir fans aucun guide : car on n'y parle par tout qu'une feule & même langue, quoique les Potuans foient fort différens des autres peuples de ce gfobe dans les affaires publiques ,, & en tout ce qui regarde le gouvernement, a,uffi bien que dans les mceurs 5c les coutumesj,  de Nkolas Klimius. 73 Ils font par rapport aux autres peuples de Nazar, ce que les Européens font a 1'égard des nations de notre monde, c'eft-a-dire , qu'ils les fur- • paffent tous en prudence Sc en fageffe. Tous les chemins du pays de Potu font diftingués par des pierres placées a la diftance d'un mille les unes des autres. Ces pierres ont des efpèces de bras ou d'autres figures fur lefquelles on lit le ebemin qu'il faut tenir pour aller a telle ville ou village que 1'on veut. Toute la principauté eft remplie de.bourgs, villages 8c cités. Ce que je trouve de plus étonnant, c'eft ce que je viens de remarquer , que , nonobftant la diverfité de mceurs, de coutumes 8c de génie, les habitans de ce globe s'accordent dans le langage, Sc parient tous le même. Cela furprend agréablement un voyageur, 8c le ravit, pour ainfi dire, en extafe. Le pays eft entre- coupé de rivières Sc de canaux, fur lefquels on voit voguer des ba-teaux a rames , qui fendent les ondes , non a force de bras comme chez nous , mais par des refforts qui les font agir a la manière des aih tomates, 8c qui font aller la barque comme par une efpèce de vertu magique ; car il n'eft pas poffible , a moins qu'on n'ait des yeux d'Argus 8c une pénétration furnaturelle , de d?cauvrir le nceud de eet artifioe ? tant ces  74 Voyage arbres font ingénieux Sc fubtiis dans leurs in- ventions. ie mouvement de ce globe eft triple comme celui de notre terre ; de forte qu'on y diftingue les tems tout de même que chez nous, par les jours, les nuits, les étés, les hivers , les printems & les automnes. Les lieux fitués fous les poles font plus froids que ceux qui en font plus éloignés. Pour ce qui regarde la clarté, il y a peu de difFéj^ence entre les nuits Sc les jours pour les raifons que j'en ai données eideffus. Et 1'on peut même aflurer que les nuits y font plus agréables ; car il n'eft pas poffible de rien imaginer de plus refplendiffant que cette lumière du foleil, qui eft réfléchie Sc reverbérée par 1'hémifphère ou le firmament compafte, Sc renvoyée fur la planète, oü elle fe répand au long Sc au large, comme fi une lune d'une grandeur immenfe luifoit continuellement autour d'elle. Les habitans confiftent en arbres de diverfes efpèces, comme chènes, tilleuls , peupliers , palmiers , buiffons , Sec., d'oii les feize mois de 1'année recoivent leurs différens noms. L'année fouterraine contient feize mois; c'eft 1'efpace de tems que la planette de Nazar eft a faire fa révolution. Elle recommence fon cours au bout de eet intervalle; mais , comme le  DE NlCOLAS KLIMIUS. 75 jour de ce recommencement n'eft pas fïxe , a caufe du mouvement irrégulier de la planète , qui varie comme celui de notre lune, meflieurs les faifeurs d'almanachs fe trouvent fouvent hors de game dans leurs calculs. Les différentes époques recoivent leurs noms des principaux évènemens. Le plus remarquable eft Papparition d'une comète qui fe fit voir il y a trois mille ans, & qui caufa , dit - on , un déluge univerfel qui fubmergea toute 1'efpèce arborienne, auffi bien que toutes les autres créatures vivantes. II y eut pourtant quelques individus qui, s'étant fauvés fur le fommet des montagnes , échappèrent a la fureur des flots. C'eft de ces arbres échappés que defcendent ceux qui habitent aujourdhui cette planète. La terre y produit des herbes 3 des légumes , & prefque les mêmes fortes de fruits que nous avons en Europe ; mais on n'y voit point d'avoine; auffi n'y eft - elle pas néceffaire, puifqu'il n'y a pas de chevaux. Les mers & les lacs fourniffent des poiffons exquis, & ornent le pays de plufieurs rivages agréables, furlefquels on voit des villes & des villages. La boiffon ordinaire des habitans eft faite du fuc de certaines herbes qui font toujours vertes, dans quelques faifons que ce foit. Ceux qui vendent cette boiffon font nommés vulgaire-  ?6 Voyage ment mïnhalpi, herbicocïeurs. Le nombre er» eft 6x6 dans chaque ville, & ils ont feuls le privilège de cuire ou diftiller ces herbes. Ceux qui font ce métier ne peuvent exercer aucune autre profeffion , ni faire aucune autre efpèce de commerce que ce foit. En revanche , il eft expreffément défendu k toutes les perfonnes qui ont des émplois publics, ou qui ont des penfions de la cour , de s-'ingérer dans ce négoce ; par la raifon que ces perfonnes, a la faveur du crédit qu'elles ont acquis dans leur charge, att-ireroient tous les achereursa elles , &; donne-. roient la boiffon k meilleur prix k caufe des. autres émolumens dont elles jouiffent. Et c'eft-, Ik un inconvénient qui n'arrive que trop dans notre monde , ou Ton voit des officiers & des miniftres négocier, trafïquer & s'enrichir en peu de tems par ces indignes mönopoles, pendant qu'ils caufent la ruine des ouvriers & des mare hands. Le nombre des habitans s'accroit merveik kufement chaque jour , grace k un certain édit connu fous le nom de loi en faveur de la propagation. En vertu de cette loi, les bienfaifs & les imnumifés augmentent ou diminuent, felon le nombre d'enfans qu'on a engerfdrós. Quiconque eft père de fix enfans, eft exempt ds toyt trikit ordinaire & extraordinaire :.- car ft  DE NlCOLAS K.LIMIUS. 77 clans ce pays-la, on croit que rien n'eft plus avantageux a 1'état que la vertu prolifïque des males & la fécondité des femmes; en cela on penfe bien différemment dc la manière dont 011 penfe dans notre pays , oü 1'on impofe un tnbut fur chaque enfant, comme fur la chofe du monde la plus imitile & la plus pernicieufe. Perfonne, dans cette région-la, ne peut exercer deux charges a la fois ; car les Potuans ont pour maxime, que la moindre occupation demande une perfonne toute entière. Sur quoi je remarquerai , avec la permiflion de meffieurs les habitans de notre globe, que les charges font beaucoup mieux adminiftrées chez cette nation, que parmi nous ; & la coutume de ne pas exercer deux emplois dans le même tems, eft fi facrée, qu'un médecin n'ofe point s'étendre ni s'ingérer dans toutes les parties de la médecine, mais eft obligc de s'en tenir k un certain genre de maladie ; un muficiea ^ un feul inftrument; & enfin il n'en va pas. lè comme dans notre globe, oü la plura'ité aes 10 étions énerve les forces des hommes, aisgmente leur mauvaife humeur, fait négliger les emplois, & eft caufe que nous ne fommes nulle part , paree que nous vouions être par-tout. Dela vient qu'un médecin élevé a la dignité de miniftre , voulant guérir les maladies des particuliers öc celles  7& Voyage de 1'état, aigrit les unes & les autres ; & fi un muficien veut jouer du luth, & faire le magifirat en même tems, on ne peut attendre de lui que des diffonances. Infenfés que nous fommes! nous admirons des gens qui ont 1'audace de vouloir exercer plufieurs emplois k la fois, de s'ingérer des plus importantes affaires, & qui fe croient propres k tout. Nous ne voyons pas que ce n'eft-lè que 1'efFet d'un téméraire orgueil, qui aveugle ces gens-la fur leur foibleffe: car, s'ils connoiflbient bien tout le poids des affaires & la petiteffe de leurs propres forces, ils refuferoient les faifceaux , & trembleroient au feul nom de magiftrature. Chez les Potuans, perfonne n'entreprend rien au-dela de fes talens. II me fouvient, k ce propos , d'avoir om difcourir fur cette matière un illuftrë philofophe nommé Rakbafi, lëquêl difoit: Que chacun connoiffoit fon propre génie; qu'il juge févérement. de fes vices & de fes vertus, de peur que les comédiens ne paroiffent plus avifés que nous; car ils choififient toujours lespièces qui font le plus k leur portée, & non pas celles qui font les meilleures. Quoi donc ! un baladin faura, fur le théStre, faire un difcernement que le fage ne faura pas faire dans la vie ? . Les Potl,ans ne font pas diftingués en patritidens & en plébéiens, ou en nobles & en ro-  de N i c o l a s Klimius. 79 ttiriers. Cette diflin&ion avoit bien Iieu aurrefois parmi eux; mais les princes ayant remarqué que cela étoit une fource de difcordes & de divifions , abolirent toutes les prérogatives attachées a la naiffance, & voulurent qu'on n'efttfflÉJ plus que la vertu, & que 1'on n'eut plus égard qu'a elle. Si la naiffance donne quelque privilège aujourd'hui, ce n'eft qu'a caufe de la quantité des branches que 1'on apporte en venant au monde ; car Pon eft eftimé plus ou moins noble, a proportion de ce que Pon a de branches, par ou Pon eft rendu plus ou moins propre au travail des mains. Quant au génie & aux mceurs de la nation , j'en ai déja parlé plus haut. J'y renvoie le le£teur, & je termine ce chapitre pour paffer a d'autres chofes. CHAPITRÈ VI. De la religion. des Potuans. 1 out le fyftême de la religion des Potuans fe réduit è quelques articles qui ferment une eonfeffionde foi abrégée, mais pourtant un peu plus étendue que notre fymbole apoftolique. i! tft défendü, fur peine d'être exijé au firmament , de faire des cómmentaïfes fur les livres  go V O Y A G É faints. Et, li quelqu'un a la hardieffe de difputer fur 1'effence & les attributs de la divinité, ou fur les propriétés des efprits 8c des ames, il eft condamné a la phlébotomie , 6c renfermé dans 1'höpital général: car ils prétendent qu'il faut être fou , pour vouloir définir des chofes oh notre entendement fe perd 8c s'obfcurcit comme la vue d'un hibou devant les rayons du foleil. Ils conviennent tous qu'il faut adorer un être fuprême, dont la fouveraine puiffance a créé toutes chofes, 6c qui les conferve par fa providence. A Pexception de ce culte univerfel, on ne chagrine perfonne pour avoir des fentimens oppofés k ceux de la multitude fur les autres chofes qu'on peut regarder comme des modifications de ce même culte. Ceux qui combattent publiquement la religionétablie par les loix fondamentales de 1'état, font punis comme perturbateurs du repos public. Pour moi qui ne me mêlois point de faire le miflionnaire, j'avois liberté entière de fuivre mes fentimens a Pégard de ma religion , 6c perfonne ne m'inquiétoit fur ce fujet-la. Les Potuans font rarement de prières ; mais; quand ils en viennent-ia, c'eft avec une telle ferveur , qu'on croiroit qu'ils font extafiés* Quand je leur difois que , dans mon pays, on chantoit des faintes hynmes en vacant a des occupations  DE NlCOLAS KLIMIUS. 8 i occupations manuelles, ils en paroiflbient fort fcandalifés, & me répondoient qu'un prince de Ia terre trouveroittrès-mauvais qu'on lui demandat une grace en'fe faifant frifer ou envergettant fon liabit. Ils n'approuvoient pas plus nos hymnes, eftimant qu'il eft ridicule de vouloir exprimer de la douleur & du repentir par des chants. Ils ajoutoient que c'étoit par des foupirs & par des larmes, que 1'on pouvoit fléchir Ia colère divine, & non par la mufique ou par le fon des ftütes & des trompettes. Fécoutois tout cela avec indignation, quand je penfois fur-tout que feu mon père avoit été chantre d'une églife, & avoit mis en mufique diverfes hymnes qu'on chante a préfent dans les temples, & que moimême j'avois auffi voulu briguer autrefois une place de chantre. Mais je retenois ma colère, fachant que ceux de cette nation fouterraine défendent leurs opinions par tant de raifons fpécieufes, qu'il n'eft pas aifé de les ramener de leurs erreurs, quelques évidentes quelles foient. II y a encore bien d'autres vérités qu'ils combattent avec non moins d'adreffe & de vraifemblance. Par exemple , quand je difois a ceux avec qui je vivois un peu familièrement, qu'il n'y avoit point de falut a efpérer pour ceux qui croupiffoient dans les ténèbres de Terreur, ils me répondoient auffitöt, qu'il ne falloit pas F  ii Voyage être fi prompt & damner les gens , de peur de fë damner fbi-même par des jugemens fi tëméraires; Sc que cette facilité a damner les autres ne partoit que d'un efprit d'arrogance Sc de préfomption qui ne pouvoit plaire a Dieu, qui aime Phumilité ; que de condamner les fentimens d'autrui, Sc de vouloir faire recevoir les nötres par la force, c'étoit déclarer qu'on vouloit avoir feul les lumières de la raifon en partage, Sc tomber par conféquent dans le défant des fous, qui croient feuls être fages. Mais, lorfque j'objectois a mon adverfaire ce que je croyois dans ma confcience, il louoit mon argument , Sc m'exhortoit a fuivre toujours le témoignage ds cette même confcience, ajoutar.t qu'il tacheroit de m'imiter en cela, puifqu'en fuivant chacun le diöamen de fa concience, on coupoit court a la difpute, Sc qu'on faifoit ceffer tout différent. Voici encore quelques erreurs que mes Potuans défendoient avec beaucoup de chaleur. Ils ne nioient pas que Dieu ne dut récompenfer les bonnes, &punir les mauvaifes ceuvres; mais ils prétendoient que cette rétribution de récornpenfes Sc de chatiment n'auroit lieu qu'après cette vie. Je leur apportois pourtant plufieurs exemples de geris qui avoient été chatiés dès cette vie è caufe de leurs crimes; mais eux  DE NlCOLAS KLIMIUS. 83 «ven alléguoient autant de contraires de plufieurs arbres très-fcélérats, qui avoientjoui de toute forte de bonheur pendant tout le tems qu'ils avoient vécu. Toutes les fois, difoientils, que nous difputons contre quelqu'un, nous tirons nos principales preuves des exemples de la vie ordinaire, & nous ne faifons attention qu'a ceux qui peuvent fortifier nos raifonnemens, fans nous foucier des autres exemples qui pourroient les combattre. Je voulois encore leur objecfer le mien propre, leur montrant que ceux qui m'avoient caufé du mal, avoient tous fait une fin malheureufe. A cela, ils répliquoient que c'étoit un fot amour de moi-même qui me le perfuadoit, une vanité qui me faifoit croire que je valois mieux , & que je méritois plus devant Dieii que d'autres perfonnes, qui, après avoir fouffert mille injures fans les avoir méritées en aucune facon, avoient vu vivre leurs perfécuteurs dans une profpérité continuelle jufqu'a une extréme vieilleife. Enfin, lorfque je leur foutenois qu'il falloit prier Dieu au moins une fois par jour, ils répondoient qu'ils ne nioient point la néceffité de la prière ; mais qu'ils étoient perfuadés que la vraie piété ne confiftoit pas en cela, mais dans Pexacle obfervance de la loi divine. Pour preuve de ce fyflême, ils fe fervoient de la comparaifon F ij  $4 Voyage famiiière d'un prince ou d'un légiflateur. Va touverain, difoient-ils, a deux fortes de fujets; les uns, foit malice, foit foibleffe, tranfgreffent tous les jours fes ordonnances, & paroiffent néanmoins è fa cour, oü ils lui font continuellement de nouvellesprières, & lui demandent fans ceffe le pardon de leurs fautes oü ils vont bientót retomber. Les autres fujets, au contraire, ne viennent que rarement a la cour, fi ce n'eft qu'on ne leur commande; &, fe tenant toujours chez eux , ils obfervent fidélement, & exécutent avec courage les édits du fouverain; ils toe laiffent échapper aucune occafion de lui témoigner leur obéifiance, Qui doute qu'il ne juge ceux-ci plus dignes de fon affecïion, & në regarde les autres comme des fujets laches, méchans, i caufe de leurs tranfgreflions, & mcommodes a- caufe de leurs continuelies demandes ? Je m'exercois quelquefois a de pareilles difputes avec quelques-uns de mes amis, quoique ce fut fans aucun fuccès. J'omettrai quelques autres controverfes de même efpèce , & je continuerai a expliquer les principaux dogmes de la religion de ces peuples , laiffant au lecteur le foin de noter ce qui lui paroitra le plus digne de fon admirarion. Les Potuans croient un feul Dieu fouverai-  BE NlCOLAS KHMïUS. 85 nement puiffant, créateur Sc confervateur de tontes chofes; ils prouvent fon unité Sc fa toutepuhTance par la grandeur Sc Pharmonie qui fe rencontre dans les ceuvres de la création. Comme ils font fort verfés dans 1'aftronomie &c dans la phyfique , ils- ont des idéés fi grandes au fujet de 1'effence Sc des attributs de Dieu , qu'ds ne peuvent fouffrir qu'on en raifonne , eomme fi 1'efprit pouvoit pénétrer dans cefancfuaire impénétrable. L'année efi partagée en cinq jours de fête , dont le premier eft célébré avec beaucoup de dévotion dans des lieux obf» curs, ou la lumière du foleil ne peut pénétrer, pour marquer que la divinité qu'ils adorenf eft incompréhenfible. Ils paroiffent dans ces lieux comme hors d'eux-mêmes, tranfportés de refpeft Sl d'admiration pour 1'être fuprême. La cérémonie dure depuis le matin jufqu'au foir, & ils font comme immobiles durant tout ce tems-la. Cette fête eft appellée le) jour du Dieu incompréhenfible; elle tombe au premier jour du mois de chêne. Les autres quatre fêtes fe célèbrent a d'autres tems de l'année, Sc font inftituées pour rendre des aftions de graces h Dieu , pour les bienfaits qu'on en a recus. II y a peu de gens, dans tout le pays, qui n'affiftent a ces folemnités. Ceux qui s'en abfentent, paflent pour de maüvais fujets, Sc font toujours F iij  26 Voyage méprilés, a moins qu'il n'y ait eu des raifons légitimes qui les aient empêchés. Les formules des oraifons publiques font coneues de manière qu'il n'eft pas queftion de ceux qui prient, mais feulement du falut du prince & de celui de 1'état; de forte que perfonne ne peut faire en public de prière particulière pour foi. La raifon de ce reglement eft afin que les Potuans foient toujours bien perfuadés que le falut de chacun d'eux en particulier eft fi étroitement lié avec celui de 1'état, que 1'un ne peut être féparé de 1'autre. Ils ne contra;gnent perfonne, ni par force , ni par des amendcs pécuniaires , a aflifter au culte divin ; car comme ils font confifter la piété dans l'amour de Dieu , & qu'on fait d'expérience, que la violence réfroidit !mour, bien loin de le rallumer ; ils difent qu'il eft non-feulement.inutile, mais même criminel de vouloir exciter les tiédes a force de coups. Ils appuient ce fentiment d'une autre comparaifon familière. Si un époux , difent - ils , voulant exiger de fon époufe un amour réciproque, s'y prend par la violence , accab'e cette femme de coups de poings, & la rofle pour Pamener a fon but, tant s'en faut qu'il lui infpire par-la, de l'amour, qu'au contraire, il .ne fait qu'accroitre fa froideur qui fe cbange enfin en haige, Sc en horreu^  DE NlCOLAS KLIMIÜS. 87 Tels font les principaux points de la théologie potuane , qui paro'itra a quelques-uns la pure religion naturelle, comme' elle me le parut d'abord k moi-même : mais les Potuans foutiennent que tous leurs dogmes font fondés fur la révélation, & fe trouvent contenus dans un livre qui leur fut envoyé du ciel, il y a quelques lïècles. Autrefois, difent-ils, nos ancêtres fe contentoient de fuivre la religion naturelle ; mais 1'expérience a montré que les lumières de la feule nature ne fuffifoient pas pour régler le cceur, & que les préceptes qu'elles prefcrivent, s'effacent avec le tems par la pareffe & la négligence des uns, & par les fubtilités philofophiques des autres, n'y ayant rien qui puiffe arrêter la liberté de penfer, ou la réduire dans de juftes bornes, ce qui entraïne d'ordinaire la dépravation ; que c'étoit a caufe de cela que dieu leur avoit voulu donner une loi écrite. Ces raifons me faifoierït toucher au doigt Terreur de ceux qui prétendent que la révélation n'eft d'aucune néceffité : & je ne puis m'empêcher d'avouer ici, que fi les différens articles de la croyance des Potuans , ne me paroiffoient pas mériter de grands élogesr je croyois du moins qu'ils n'étoient pas tous 3; méprifer, bien qu'il y en ait quelques-uns auxquels je ne feurois loufcrire. Une èfcofe me- F iv  9§ Voyage fembloit digne de louange & d'admiration ; c'eft que dans leurs guerres, & lorfqu'ijs revenoient viöorieux de leurs ennemis, au lieu de réjouiffances & des Te Deum que nous chantons chez nous , ils paffoient plufieurs jours dans la retraite & dans le filence, comme s'ils euffent eu honte de leur triomphe, acheté au prix du fang de laurs 'femblables. Ce font ces fentimens d'humanité, qui font caufe que dans les chroniques fouterraiaes il eft fait rarement men, tion d'a£tions militaires ; mais on y voit feulementles établiïïemens, lesl@ix & les fondations de 1'état. CHAPITRE V De la police. C hez les Potuans , la fouveraineté eft he-. réditaire , & affectie a unefeule familie i cette fucceffion fe foutient depuis mille ans entiers, & eft obfervée fort religieufemenr. Ces peuples s'eiï font néartmoins écartés une fois, comme on ie peut voir dans les annales du pays. Le bon fens leur avoit diöé, que ceux qui commandent aux autres doivent les furpafier en prudence , & dans toutes les autres vertus morales. Sur cela, quelques - uns d'entr'eux fe rob-ent en tête qu'il falloit plutöt avoir égard  DE NlCOLAS KlIMIUS. 89 au mérite qu'a Ia naiffance , Sc éléver a Ia fuprême dignité celui qui feroit reconnu pour le.plus fage des citoyens. Dans cette penfée ils intervertirent Pordre déja établi dans le gouvernement , Sc d'un commun accord, ils élévèrent k la fouveraine puiffance un certain philofophe nommé Rabaku. Celui-ci gouverna d'abord avec tant de douceur Sc de fageffe, qu'il commenca a être regardé comme le modèle des princes. Cependant ce bonheur fut de peu de durée; les Potuans s^appercurent, mais trop tard , que la maxime vulgaire eft fauffe, qui dit que les états font heureux qui font régis par des philofophes rois. Car le nouveau monarque tiré de la pouflière, Sc élévé au plus haut rang , ne pouvoit fuppléer par fes feules vertus a ce grand art de regner, qui concilie le refpeö Sc la vénération, Sc qui lui manquoit abfolument. Ceux qui s'étoient vus autrefois fes égaux , ou fes fupérieurs , ne pouvoient guère fe réfoudre a obéir a un perfonnage qu'ils croyoient au-deffous d'eux, & toutes les fois que le nouveau prince leur donnoit des ordres, ils ne les exécutoient qu'en murmurant, ne réfléchiffant point fur ce qu'étoit alors Rabaku, mais fur ce qu'il avoit été avant fon élévation. Le prince efpérant de ramener les efprits par la douceur, careffoit tous fes courtifans; mais  9° Voyage fes careffes ne lui fervirent de riën , & Pon commenea a lui réfifter & a le contredire ouvertcment. Rabaku crut alors , qu'il falloït recourir k d'autres rernèdes , pour contenir ces gens inquiets; il ceffa d'ufer de el'émence, & donna dans la eruauté; mais cette autre extrêmité «e fit qu'enflammer ces étincelles, qui dégénérèrent bientöt en incendie. Les fujets fe révoltèrent ouvertement contre lui , & la première rébellion ayant été mal affoupie, alloit bientöt être fuivie d'une feconde, fi Rabaku, confidérant enfin qu'un état ne peut fubfifier , s'il n'eft régi par quelqu'un dont la naiffance illuftre & Ie fouvenir de fes ancêtres lui concilie l'amour & le refpeft des peuples, n'avoit abdiqué la fouveraineté en faveur d'un prince , quele droit de naiffance y appelloit. Ainfi la paix fut rendue a 1'état avec fon légitime prince : & les Potuans ont toujours obfervé depuis de ne rien changer k 1'ordre de la fucceifion ; & ils ne s'en départiront jamais fans une néceffité preffante. On ht néanmoins dans les annales , qu'un autre philofophe voulut apporter un tempérament k la loi faite en faveur de la fucceifion; c'étoit non pas de renoncer k 1'ordre établi pour la familie fouveraine, mais de choifir parmi les pnfans du prince celui qui paroitioit le plus  DE NlCOLAS KLIMIUS. 91 digne de régner , Sc de lui défèrer le fceptre. Ce philofophe ayant ainfi propofé le nouveau reglement, fe foümit a l'examen accoutumé dans fa patrie. On lui mit la corde au col, pendant qu'on délibéroit fur L'utilité qu'on pourroit retirer de fon projet. Le fénat s'étoit affemblé a eet effet. On recueillit les voix, & le plus grand nombre fe trouva contraire. U fut décidé que la nouvelle loi étoit téméraire & pernicieufe, & , comme telle, on la condamna. Les fénateurs crurent que ce nouveau reglement ouvriroit la porte a une infinité de troubles Sc de diffentions, donneroit occafion aux autres jeunes princes d'exciter des féditions, Sc qu'ainfi il valoit mieux s'en tenir au droit de primogéniture , Sc reconnoïtre pour légitime fucceffeur a la couronne 1'aïné des princes , quoique les cadets euffent plus de mérite que lui. La nouvelle loi ayant donc été abolie, 1'innovateur fut étranglé ; car les innovateurs ou faifeurs de projets font les feuls qu'on punït de mort dans ce pays-la. Les Potuans croient que les réformations, quelques jufies & bien dirigées qu'elles foie.nt, ébranlent les fondemens de 1'état, Sc qu'elles le renverfent de fond en comble , lorfqu'elles font hatées Sc mal-concues. Quoique 1'autorité du fouverain ne foit point  9Z Voyage bofnée par les Ioix, on peut dire néanmoins qae les princes potuans gouvernent plutöt en pères qu'en fouverains. Ils aiment la juftice t non pour fe conformer aux loix, maisuiyquement pour l'amour d'eile-même. Ils favent accorder la liberté des peuples avec les droits de Ia fouveraine puiffance , deux chofes qui, partout ailleurs, paroiffent incompatibies. Parmi les maximes de ces princes, Pune des plus louables eft celle qui les porte a maintenir, entre leurs fujets, une jufte égalité, autant que Ia süreté de 1'état le peut permettre. La, on ne voit point ces différentes claffes de dignités qui font parmi nous. Les inférieurs obéiffent a leurs. fupérieurs , les jeunes gens vénèrent les vieillards ; & puis c'eft tout. II eft vrai que les annales du pays font foi que, quelques fiècles auparavant, les diftinctions de dignités & de rangs avoient eu lieu parmi les Potuans, & avoient été même réglées par des ordonnances publiques ; mais il paroït auffi quelles occafionnèrent divers troubles dans les families ; car 1'ainé ne vouloit pas céder a fon frère cadet, ni le père a les fils; de forte qu'un arbre fuyoit la préfence de Pautre pour prévenir les difputes de rang : ce qui interrompoit le commerce de la vie, les converfations & les fociétés. Ce n'étoit pa3 la le  SE NlCOLAS KlIMIUS. 93 feul inconvénient; car ces diftin&ions allant toujours en augmentant, il arrivoit que les arbres les plus recommandables par leurs qualités perfonnelles & par la quantité de leurs branches, lorfqu'ils fe ttouvoient par hafard k quelque feftin ou a quelqu'autre afTemblée, étoient toujours affis fur des tabourets aux dernières places, paree que tout arbre qui avoit un mérite intérieur, de la fageffe & de la grandeur d'ame, ne pouvoit jamais fe réfoudre k affe&er un vain cara&ère de primauté qu'il méprifoit : mais les arbres fans mérite, qui n'étoient bons a rien, voulant cacher ce défautla fous un clinquant propre a éblouir les foibles, fatiguoient le prince par des follicitations continuelles, jufques a ce qu'ils euffent obtenu quelque titre. Dela vint que les titres devinrent dans la fuite la marqué k laquelle on connoiffoit les arbres les plus méprifables. C'étoit une chofe bien rifible pour les érrangers qui fe trouvoient dans quelque afTemblée des Potuans de ce tems-la, de voir les plus vils buiffons placés dans des fauteuils ou fur des fophas, pendant que des palmiers, des chênes ou des cèdres k dix ou douze branches, étoient affis fur des bancs ou des tabourets ; car il eft a remarquer qu'il y avoit peu de buiffons qui neuffent un caraftère. Cette marotte d'avoir  94 Voyage des titfes avoit fur-tout faifi les femelles des arbres; les unes étoient confeillères d'économie , d'autres confeillères d'état, Sc d'autres confeillères de la cour. Enfin 1'aveuglement de quelques arbres caufé par cette forte d'ambition étoit montée a un fi haut degré, que, quoiqu'ils n'euffent recu de la nature que quelque deux ou trois branches, ils vouloient néanmoins avoir le titre d'arbres a dix ou douze branches. |Le plus petit buiffon vouloit être appellé palmier : ce qui eft auffi impertinent que lorfqu'on donne le titre $e bien-né k un homme horrible, ou celui de noblement-né k un autre qui eft iffu de bas lieu. Cette tendreffe pour les titres étant devenue, parmi les Potuans, une efpèce de maladie épidémique, un citoyen de Kéba ofa propofer une loi qui abrogeat cette coutume. II fur auffitót mené , felon 1'ufage, fur la place publique, Sc on lui mit la corde au col. Le fénat affembié, il ne fe trouva perfonne dans cette augufte compagnie , qui osat combattre ouvertement le nouveau projet; ainfi il fut déclaré, k la pluralité des voix, utile Sc avantageux k 1'état, & celui qui 1'avoit propofé fut couronné Sc mené en triomphe par toute la ville. On trouva même , quelque tems après, qu'il avoit rendu un très-grand fervice k 1'état, Sc on 1'éleva a  DE NlCOLAS KllMUJS: "95 ïa dignité de kadoki ou de grand - chancelier. Depuis lors, la loi de Pégalité d'entre les citoyens a été faintement obfervée; &, s'il y a encore de 1'émulation parmi eux, c'eft de fe furpaffer en vertus & en mérite les uns les autres. II paroït néanmoins par Phiftoire de ce pays-la , que depuis Pabrogation de la coutume en queftion , il s'eft trouvé un particulier qui, h la vérité , n'a été imité d'aucun autre, mais qui travailla deux fois fous main a faire revivre les dignités &C les titres. Ayant d'abord été découvert, on lui ouvrit la veine pour 1* première tentative ; & , a la feconde , il fut rélégué au firmament. De forte qu'a préfent les dignités &c les titres font k jamais bannis du pays de Potu; il eft bien vrai que ks hauts magiftrats déclarent, par une efpèce de diftinction, certaines profeffions plus nobles que les autres; mais cela ne peut s'appeller ni titre , ni dignité, vu qu'on n'acquiert par-la aucun droit de primauté, aucun honneur de rang dans nulle afTemblée. Ces diftincüons fe remarquent dans les édits ou les ordonnances du prince, qui font ordinairement terminées par ces paroles : « Mandons & enjoignons a tous- nos ♦> laboureurs , fabricans, ouvriers, philofo» phes, artifans & officiers de noire cour». On m'a même afluré que dans les archives du fou-  $6 Voyage verain, on trouvoit un catalogue de ceux qu'on diftinguoit du refte des fujets , felon les claffes fuivantes : icre Clajfe. Ceux qui ont fecouru de leur patrimoine 1'état dans des tems difficiles. xe Clajfe. Les officiers qui fervent gratis Sc fans aucun falaire. je Clajfe. Les payfans & les laboureurs qui ont huit branches ou davantage. 4C Clajfe. Les laboureurs a fept branches ou moins. óc Claffe. Les fabricans ou manufaöuriers. 6~e Clajfe. Les ouvriers qui exercent des profeffions néceffaires. ye Clajfe. Les philofophes Sc les docteurs mitrés , de 1'un Sc de 1'autre fexe. 8e Clajfe. Les artifans. <)e Clajfe. Les marchands. ioe Clajfe. Les officiers de la cour qui ont 500 rupats de gages. Et ceux enfin qui en ont 1000. L'arrangement de ces diftinftions me parut tout-a-fait ridicule; Sc il n'y a perfonne en Europe qui ne le trouve tel, s'il en entend jamais parler. Pour moi, je cherchois la raifon de ce renverfement de 1'ordre re?u parmi nous, fur quel motif il pouvoit être fondé , & par quelf argumens ceux du monde fouterrain le défenaoient;  DE NlCOLAS KLIMIUS. 97 défendoient; mais j'avoue que je n'y ai jamais rien pu comprendre, & que je le trouve encore tout auffi paradoxe que lorfque je le vis pour la première fois. Voici quelques autres traits qui m'ont paru dignes d'attention. Plus un Potuan recoit de bienfaits & de gratifications de la part de 1'état, plus il fe montre humble & foumis. Ainli je voyois Bofpolak , qui paffoit pour le plus riche de la nation, faluer avec tant d'humilité ceux des citoyens qu'il rencontroit en rue, qu'il bauToit toutes fes branches ; &, lorfque je demandai la caufe de cette étonnante foumiffion, on me répondit que ce perfonnage étoit le plus riche des citoyens , qu'il étoit redevable de fes richeffes aux bienfaits dont le public 1'avoit comblé , qu'ainfi il devoit d'autant plus d'attention aitx membres de la république, qu'il en avoit plus recu de bienfaits que perfonne. II n'y a néanmoins aucune loi qui oblige a cette attention ; mais, comme les Potuans conlidèrent chaque chofe avec un grand fens & beaucoup de jugement, ils fe font impofé tacitement eux-mêmes ce devoir, qu'ils ont regardé comme 1'effet naturel de la reconnoiffance ; &, en cela, ils penfent bien autrement qu'on ne penfe dans notre monde, oii ceux que 1'état élève & enrichit le plus, G  98 Voyage font les plus orgueilleux & ceux qui affeflenf le plus de dédain envers les pauvres. Les citoyens a qui les Potuans font obligés de marquer le plus de refpecï , font ceux qui ont procréé beaucoup d'enfans. Voila leurs héros, voila ceux dont la poftérité chérit le fouvenir , a qui feu s elle accorde le furnom de grands, agilfant en cela bien plus fagement que nous, qui donnons cette épithète a des deflruöeurs du genre humain. On peut auffi juger par-la de ce que les Potuans penferoient d'Alexandre & de Céfar, qui ont fait mourir des millions d'hommes, & font morts eux-mêmes fans laifter de fucceiTeurs. II me fouvient d'avoir vu a Kéba 1'épitaphe d'un payfan, contenant les paroles fuivantes: « Ci git Jochtan le grand, qui »> fut père de trente enfans & le héros de fon » tems ». II eft pourtant a remarquer que ce talent prolifique ne fuffit pas pour acquérir tant de gloire ; & que ce n'eft pas affez d'engendrer des enfans, mais il faut encore leur donner une bonne éducation. Quand on veut publier une loi ou un régiement de police , on procédé avec beaucoup de lenteur, a la manière des anciens romdins. On; affiche Pédit ou la loi dans lesmarchésde chaque ville, chacun eft en droit de 1'examiner, & d'en rappe rttr Ion i'entiment au confeil des Pru-  DE NlCOLAS KLÏMIVS. 99 dens , affemblé a cette fin dans chaque ville de la principauté. Lorfque la loi n'eft point rejettée par le peuple, on Penvoie au prince, qui la confirme , la foufcrit & la fait publier. Cette lenteur paroïtra peut-être ridicule a queb qiies-uns; mais on doit faire attention que 1'effet naturel de ces précautions, c'eft la durée éternelle de la loi; & je fais de bonne part qu'il y en a telle chez ce peuple, qui dans cinq eens . ans n'a pas re^u le moindre changement. Le prince a une lifte des arbres les plus illuftres de fes états, avec le témoignage des Karattes, a 1'égard de leur favoir, & celui des chefs de tribu, a 1'égard de 'leurs mceurs. Par ee moyen il y a toujours un nombre fuffifant de fujets capables, pour remplir les charges yacantes-. Perfonne ne peut aller s'établir dans un endroit , ou y faire quelque féjour , s'il n'eft mimi de bonnes atteftations touchant Ia vie qu'il a menée dans le lieü ou il a habité eidevant; & s'il ne donne caution pour celle qu'il veutmener dans celuioii ilyient.Il eft défendu, fur peine de mort, de faire des commentaires, ou d'interprêter une loi qui a été une fois reeue & établie par 1'autorité publique. De forte qu'on eft encore plus févère a eet égard qu'a 1'égard des livres qui concernent la religion? |a raifonque les Potuans en donnent eux-mêmes f  100 V O Y A G E c'eft, difent-ils, que lorfque quelqu'unerre dans les matières de la foi, il ne fait tort qu'a lui feul; au lieii que s'il erre en donnant un faux fens a la loi civile, ou en doutant de celui qu'elle exprime naturellement, il s'oppofe a 1'autorité légitime, 6c trouble la tranquillité de 1'état. J'ai déja parlé de la cour du prince de Potu; j'ai auffi remarqué que le kadoki ou grand-chancelier tient le premier rang parmi les officiers de la cour. Après lui vient le fmirian, c'eft-adire le grand - tréforier. L'arbre qui poffédoit alors eet emploi étoit une veuve a fept branches , nommée Rahagna. Son intégrité, 8c les autres vertus qu'on louoit en elle 1'avoient fait élever a ce pofte confidérable. II y aVoit déja quelque tems qu'elle 1'occupoit, 8c même on peut dire qu'elle en avoit fait les fonftions plufieurs années avant la mort de fon mari, qui ne faifoit rien fans confulter fon époufe, dont il étoit plutöt le vicaire que 1'époux; car il ne figncit 8c ne fcelloit aucun papier tant foit peu confidérable, que lorfque fa femme étoit en couches. Rahagna avoit deux frères, dont Pun étoit infpeöeur des appartemens du prince, Sc 1'autre boucher de la cour, 8c quoiqu'ils euffent une fceur élevée a un fi haut rang, ils n'ont jamais pü devenir autre chofe, tant il y a d'é-  DE NlCOLAS KLIMIUS. TOI quité Sc de difcernerïient a cette cour-la dans Ia diftribution des charges. Cette même Rahagna, occupée a des fonctions fi relevées, ne s'eft jamais difpenfée d'alaiter un enfant poftume qu'elle avoit. Et comme cela me paroiflbit trop incommode & peu digne d'une femme fi diftinguée; 8c quoi, me«répon» dit un Potuan, vous imaginez-vous que la nature n'ait donné de mamelies aux femmes que pour orner leur gorge, 8c non pas pour nourrir leurs enfans ?Le lait influe plus qu'on ne penfe fur les mceurs des enfans , qui fucent fouvent avec lui le génie 8c les inclinations de la nourrice. Les mères qui refufent d'alaiter leurs fruits rompent le ben le plus doux de l'amour qui doitêtre entre elles 8c eux. C'eft pourquoi toutes les dames de ce pays-ci font les feules nourrices de leurs enfans. Le prince héréditaire n'avoit alors que fix ans. II donnoit de grandes efpérances, 8c on remarquoit en lui de belles femences de vertu, 6c un heureux naturel. 11 étoit déja orné de fix branches , ce qui eft rare dans un age fi tendre. Perfonne n'en apporte autant en naiffant, mais elles viennent 8c croiffent avec les années. Le précepteur du jeune prince étoit le plus fage de tous les arbres. II inftruifoit fon difciple dans la connoiffance de "dieu, dans Thiftoire , les mathématiques 6c da; s G iij  fÖi V O Y A G É la moraie.'J'ai vu moi-même le célèbre traité de morale, ou Pabregé polkique qu'il avoit compofé a 1'ufage de ion élève. Cet ouvrage a pour titre : Mahalda Libab 'Helil: c'eft-adire 4 le Gouvernail de 1'Etat. Il renferme des préceptes très-falutaires, dont je me rappelle encore quelques-uns que voici. i. II ne faut pas aifément ajouter foi a la louange , ni au blame ; mais fufpendre fon jugement jufqii'a ce qu'on ait une connohTanee parfaite de la chofe blamée Ou louée. i. Si quelqu'un eft accufé & convairicu d'un crime j on doit examiner s'il n'aurcit point fait ci-devant quelque bonne aflion , & comparant ainfi le bien & le mal, avoir égard k 1'tin &. k Pautre en prononcant la fer.tence. 3. Le fouverain doit fe confier aux confeillers Incommodes & contredifans, comme aux plus fages de fes fujets: car on ne va pas s'expofef au danger de déplaire pour dire la vérité, fi 1'on hé préfève le falut de 1'état au fien propre. 4. Que le fouverain n'admette perfonne dans fön eonfei! qui n'ait des fonds dans ie pays, car ces fortes de gens ont toujours leurs intéréts liés avec ceux du public , au litu que Ceux qui hè pólfedeht pöint de biens immeubles dans 1'Etat, ne le regardent pas comme leur patrie $ mais comme une efpèce d'auberge ou ils s'aiT^1 léhi êiï vöyageahtj  bE Nicolas Klimius. 10j 5. Le prince peut fe fervir du miniftère d'un méchant arbre en quelques rencontres, s'il le trouve propre a certaines affaires: mais ce feroit une imprudence a lui d'honorer de fes bonnes graces un tel arbre ; car, ft un mauv.ns fujet jouit de la faveur de fon maïtre , les emplois ne feront plus occupés que par des mechans, que le favori fe fera un plaiür d'avancfr. 6. Les fouverains doivent tenir pour fufpefts ceux qui leur font la cour, & qui fe promènent continuellement dans leur anti-chambre; car quiconque paroit trop fouvent a la cour fans y être appelle , a déja commis quelque vilaine aclion , ou en médite quelqu'une. 7. Les gens avides d'honneurs ne méritent point 1'artention du fouverain; car comme on ne mandie que quaud on eft pauvre & preffé par la faim , ai ;fi on n'eft -avide de titres &t d'honneurs, que lortqu'on n'eft point en état de s'acquérir de 1'eftime par le mérite & la vertu. 8. ( Voici un précepte très-utile a la vérité, mais qusj je ne pouvois approuver a caufe de 1'exempie odieux dont il eft appnyé. ) I! ne faut pas croire qu'aucun citoyen ne foit abfolument bon a rien ; car perfonne n'eft ft hébêté ni fi ftupide, qui, au moyen d'un bon cboix, ne puifle rendre quelque fervice, & qui n'ex* G iv ê  *°4 V O T A G E celle même en quelque chofe. Par exemple, celni-iei a du jugement, 1'autre de 1'efprit; 1'un a la force du génie , 1'autre celle du corps; celui-ei efl propre a être juge , 1'autre a être greffier; 1'un a le don d'inventer, 1'autre celui de bien exécuter; & ainfi peu de gens peuvent paffer pour inutiles dans ce monde. Que s'il fe trouve néanmoins des créatures qui nous paroiffent telles, ce n'eft pas la faute du créateur, mais de ceux qui ne confultent point alfez les talens & les forces d'un chacun, & ne les emploient point felon leur portée. ( Ce fentiment étoit confirmé par mon propre exemple en ces termes ) Nous avons vu de notre tems un animal furterrain, que chacun regardoit comme le poids le plus inutile de la terre, a caufe de la promptitude de fon efprit, mais qui pourtant ne nous a pas été d'un petit ufage par la légèreté de fes pieds. ( Quand j'eus lu eet anicle, je me dis tout bas a moi-même: le commencement eft d'un honnête peifonnage, mais la fin eft d'un fripon ). 9. Ce n'eft pas une petite affaire k un prince, qui fait 1'art de régner, que de faire choix d'un bon précepteur, pour celui de fes fiJs qui doit lui fuccéder. II ne faut confier eet emploi qu a une perfonne d'une piété & d'une érudition reconnues, vu que le falut de 1'état dépend de  DE NlCOLAS KlIMIüS: IOJ Pinftitution ou de Péducation de celui qui eft deftiné k le gouverner; & que ce qu'on apprend dans Penfance devient une feeonde nature. II eft néceffaire qu'un fouverain aime fa patrie, & que eet amour fe répande fur tous fes fujets: C'eft vers ce but qu'il faut diriger 1'efprit d'un élève que fa naiffance appelle au tröne, & c'eft a quoi tous les foins du précepteur doivent tendre. 10. Un fouverain doit connoitre k fond le génie & le tempérament de fes fujets, & s'y conformer. S'il veut remédier a leurs défauts, il faut que fon exemple opère ce changement , &c non pas fes édits; car Les exemples des grands ont beaucoup d'influence Sur ceux qui font foumis a leur obéiffance. 11. II ne doit pas fouffrir que perfonne vive dans 1'oifrveté ; vu que les gens oififs font a charge a la patrie, &£ que ce n'eft que par 1'induftrie & le travail continuel que les forces de 1'état s'accroiffent, & qu'on prévient les mauvais deffeins , & les machinations qui font les fruits ordinaires de Poifiveté, ainfi il vaut mieux occuper les efprits par des jeux & des divertiffemens, que de les laiffer dans le repos cprès le travail, i z. Le prince doit fe faire un devoir d'entretenir 1'union 6c la concorde parmi fes fujets;  *°é V O Y A G È «ais il ne fera pas mal de fomenrer de petltes divifions entte f,s miniftres. pi-f decouvre fouvent bien des vérités, comme les Juges decouvrent 1'état d'une caufe par les difputes des avocats. 13 • Le fouverain agit prudemment qui affemWe fon confeil pourdébbérer fur des affaires «•portantes; mais il agira encore mieux , s'il confulte chaque confeiller en particulier; car, dans une affemblée oh il faut dire fa perfée a haute voix, il arrivé d'ordinaire que le plus élodes confeillers entraine les autres è fon avis, & le fouverain au beu du fentiment de plufieurs, n'entend que celui d'un feuL 14- Les chatimens ne font pas moins nécefaires que les récompenfes; car les uns arrêtent le vice, & les autres encouragent la vertu. Ainfi il faut récompenfer jufqu'aux méchans, lorfqu'ils font quelque chofe de bon, afin d'exciter par-la un chacun a fe bien acquitter'de fes devoirs. M- Dans les promotions aux charges publiques, il faut fur-tout avoir égard ï Ia capacité des gens; car, quoique la piété & lintégrité foient des vertus infiniment plus recommandables, ce font néanmoins celles dont les appa* rences trompent le plus ; & lorfquon fait que U dévotion eft un moyen pour parvenir aux  de Ni col as Klimius. iö? dignités , il n'y a perfonne qui ne l'affefte exté^ rieurement ; & qu'on ne prenne au premier abord pour ce qu'il fe donne, & qu'il n'eft poiu> tant pas. Ajoutez k cela qu'il n'eft pas afé de diftinguer lafuuffe piété de la véritable, 6c que ce n'eft que dans les fonaions d'une charge * c, mme fur ün grand thtére , que 1'on moptre fi 1'on eft vertueux. Quant a la capacité , il eft aifé d'en juger par un examen préalable 5 car il eft plus difficile a ün hébêïé, ou a un ignorant de cacher fa ftupidité, qu'il ne 1'eft k un hypocrite , k un fcélérat de cacher ion impiété & fes autres vices. Mais comme la capacité & la probité ne font pas des vertus qui s'excluent teilement qu'elles ne fe puifient rencontrer dans un même fujet, & que d'adleurs Pirobécillité né fe trouve pas toujours non plus avec la probité , on doit abfolument préférer celui qui fcmble réunir les deux premièixSi vertus en lui même. Ün ftupide eft bon ou méchant; s'il eft méchaut , on fait affez de quoi eft capable la ftupidité jointe avec la malice ; s'il eft bon , cela ne lui fert guère , puifque fon imbéciliité ne lui permet pas d'exercer fa probité ; car , s'il ne peut fe réfoudre k faire du ma! * ceux qui 1'aiderönt dans les fonftions de fa charge en feront pour lui; & Ton voit d'ordinaire que le ïeigheur d'une terre, iorfquil  io8 Voyage eft imbécille , a un fermier qui eft rufé, & Un juge ftupide a ordinairement un greffier frauduleux & trompeur, qui exerce fans crainte fes pirateries a 1'abri de fon maüre. D*oü je conclus que , dans Ia diftribution des charges, il faut fur-tout faire attention a la capacité. lè. II ne faut pas toujours condamner les ambitieux, ni les exclure des emplois; car fi Ie prince fuivoit trop exaöement cette méthode, il donneroit lieu aux ambitieux de fe couvrir du mafque de 1'humilité , dans la croyance que , par ce moyen, ils parviendroient mieux a leurs fins. Le fouverain fera donc fagement de préférer ces chaffeurs de dignités a ces faux humbles qui, au moindre hruit d'emploi vacant, feignent de prendre la fuite, & de chercher quelque coin pour fe cacher , ayant grand fob de faire publier par leurs amis , qu'ils ont de 1'averfion pour les emplois & pour les charges publiques. On cite, a ce propos , 1'exemple d'un perfonnage qui , brütant d'obtenir un certain emploi vacant, écrivit au prince , qu'ayant ouï dire que fon alteffe avoit deffein de lui conférer 1'emploi en queftion, que plufieurs perfonnes briguoient, üle fupplioit très-humblementde jetter les yeux fur quelqu'un qui en fut plus digne ; que, pour . Iui,il reconnoiflbit qu'il n'y étoit point propre  DE NlCOLAS KlIMIÜS. IO9 du .tout, Sc que d'ailleurs il étoit content de 1'état ou Dieu 1'avoit placé, &: n'afpiroit pas a une plus haute fprtune. Le prince n'appergut point le plège; Sc , touché de cette faufle humilité, il éleva ce fourbe a 1'emploi qui vaquoit, contre ce qu'il avoit dé\k réfolu : mais il vit bientöt qu'il avoit été la dupe de cette feinte humilité ; car le nouveau miniftre porta le fafte & 1'orgueil au dernier période. 17. Donner la direftion des finances k un pauvre infolvable, ce feroit remettre la clé des provifions k un famélique. Le même inconvénient auroit lieu a 1'égard d'un avare ; car fi 1'infolvable n'a rien, 1'avare n'a jamais aflez. 18. II ne faut point confirmer de legs ou de fondation faite pour Pentretien des arbres oififs, Sc qui ne tend qu'a nourrir leur fainéantife. Par ou 1'on peut juger que, dans les monaftères& les colléges de la principauté de Potu, on n'admet que des arbres actifs, laborieux , capables de porter de bons fruits; des arbres, dis-je, qui, par le travail de leurs mains ou par leur érudition, peuvent fe rendre utiles k la fociété dont ils font membres. II faut feulement excepter quelques monafières oii 1'on nourrit des arbres épuifés d'années Sc de travail, qui, k caufe de cela, font difpenfés d'agir.  uo Voyage 19. Quand les vices de 1'état demandent une réforme , il faut y procéder a pas lents ; car , de vouloir tout-d'un-coup extirper des défauts invétérés , c'eft comme fi on ordonnoit ces vomkifs, la faignée & la purgation en mêmetems a un malade. 20. Ceux qui fe mêlent témérairement de tout, & fe chargent de diverfes affaires a la fois, font, ou des extravagans qui ne conT noiffent pas leurs propres forces, ou des média ns citoyens qui cherchent leur intérêt & non pas celui de 1'état. Le fage éprouve fes épaules avant que de fe cÜarger d'un fardeau, & celui qui a le falut de la patrie véritablement a cceur ne fe fait point un jeu des affaires de 1'état, CHAPITRE VIII, JDes univerjités des Potuans. Jl y a trois écoles fupérieures ou trois univeHités dans le pays des Potuans. La première eft a Potu, la feconde a Kéba, & la troifième b Nahami. Les fciences qiTon* y enfeigne font 1'hifloire , 1'économie, les matbématiques & la jurifprudence. Quant a la théologie des Potuans, elle eft fi concife &c li abrégée, qu'on  DE NlCOLAS KlIMIUS. II! pourroit facilement Pexpofer toute en deux pages , puifqu'elle ne contient que deux ou trois préceptes : favoir , qu'il faut aimer un Dieu créateur & confervateur de toutes chofes; que ce même Dieu récompenfera la vertu & punira le vice. On comprend bien que, pour fi peu de dogmes, il ne vaut pas la peine d'établir une faculté de théologie: auffi les Potuans n'en ont ils point, & vont même , comme je 1'ai déja remarqué , jufqu'a défendre, fur peine de punition corporelle, les difputes de religion. Ils ne comptentpas non plus la médecine pour une étude d'univerfité ; car, comme ces arbres font fort fobres, ils connoiffent peu les maladies internes. Je ne parle point de la métaphyfique ni des autres fciences tranfcendentes, j'ai déja rapporté ce que cette nation penfe a eet égard. Les exercices de 1'univerfité confiftent a propofer des queftions curieufes , & a les réfoudre. II y a des tems deftinés k cela, & des prix pour ceux des étudians qui réuffiflent le mieux a donner ces fortes de folutions. C'eft par-l& qu'on éguife les efprits, & que les profeffeurs peuvent juger dela capacité de leurs difciples, & dans quel genre chacun d'eux en particulier pourra fe fignaler. Perfonne n'ofe s'adonner è pluüeurs fortes de fciences ; mais chacun eft  1,11 Voyage obligé de s'en tenir a une feule : car la polymathie eft regardée dans ce pays-la comme la marqué d'un génie vague & flottant. Dela vient que les fciences renfermées dans des bornes fi étroites parviennent dans peu a leur maturité. Les docleurs eux-mêmes font obligés, tous les ans, de donner des preuves de leur favoir. On charge ceux qui fe font appliqués a la philofophie morale , de réfoudre certains problêmes difficiles. Ceux qui ont étudié 1'hiftoire , doivent traiter quelques points de cette fcience. Les mathématiciens font tenus de découvrir les vérités cachées, & de répandre un plus grand jour fur les fciences par de nouvelles hypothèfes. Les jurifconfultes ont pour leur tache de faire quelques difcours éloquens; car ils font les feuls qui étudient la rhétorique, comme les feuls a qui elle pourra un jour être avantageufe, lorfqu'ils feront appellés a être avocats. Quand je racontois aux Potuans, que tóutes nos épreuves académiques ne confiftoient qu'a compofer des difcours oratoires, ils défapprou~ voient hautement. cette coutume. Si tous les artifans, difoient-ils, étoient obligés „de faire un foulier pour leur chef-d'ceuvre , certainement les cordonniers remporteroient le prix. Cette réponfe me fermoit la bouche, &£ je n'avois garde de parler de nos difputes d'école, vu  DE NlCOLAS K.LÏMIUS. 113 vu que cette nation les met au rang des fpectacles comiques. Les favans de ce pays-la propofent doucement les chofes qu'il eft avantageux de connoitre & de croire. Ils ne font pas comme nos philofophes (1) , qui prennent le ton aigre , impérieux & févère, pour perfuader ceux qu'ils ne peuvent même convaincre. Ils foutiennent leurs fyftêmes d'une manière eajouée & agréable, fans infultes, fans inveöives, de forte qu'il y a du plaifir a les entendre difcourir fur des vérités falutaires. C'eft une chofe admirable de voir avec quelle décence & quelle gravitéon procédé aux promotions qui fe font dans les uriiverfités. On a grand foin d'éviter, dans ces occafions, tout . ce qui pourroit donner matière a rire, ou qui pourroit avoir l'air de comédie ; car on a pour maxime, que la fimplicité & la gravité doivent diftinguer les ufages de 1'univerfité d'avec les jeux de théatre, de peur que les arts libéraux ne tombent dans le mépris & 1'aviliffement. Cela m'empêchoit de faire mention de la manière dont on confère les grades, & dont on célèbre les promotions dans nos univerfités; &c (1) C'efl un effet de 1'orgueil humain, & un défaut qu'on peut reprocher au plus grand philofophe de no* jours, ou qu'on croit du moins tel. H  i*4 Voyage ce que j'avois vu & ouï k Kéba , k la promotion du docleur en philofophie, m'avoit affez fait connoïtre que je devois me taire fur eet article. Outre les trois univerfités dont je viens.de parïer, chaque ville a fon propre collége, oii Fon enfeigne les baffes claffes, Sc oü 1'on exairtine de bonne-heure les talens de chaque écolier, le genre d'étude oh il promet le plus, Sc la fcience dans laquelle il pourra exceller. Dans Ie tems que j'étois au féminaire de Kéba, a faire mon épreuve, j'avois pour condifciples quatre fils du grand-prêtre de la nation, qui apprenoient 1'art militaire, quatre autre fils de fénateurs étoient inflruits dans divers métiers, & deux filles apprenoient la navigation. J'ai déja dit qu'on n'a point d'égard aux différences de fexe , Sc qu'au fortir des feminaires, on recoit un témoignage de la part des examinateurs. Ces témoignages, je le répète encore, font extrêmement fincères Sc impartiaux, quoiqu'a 1'égard du mien , j'en jugealTe autrement, paree que je le trouvois extravagant, abfurde & injufte. Aucun favant ne peut écrire de livre s'il n'a atteint 1'age de trente ans accompüs, & qu'il n'ait été trouvé capable d'écrire par les profeffeurs. Dela vient qu'il paroït peu d'ouvrages  DE NÏCOLAS K L I M ï VS. ïtj aft jour; mais, en revanche , on n'en voit que de bons & de bien digérés. Quand je me rappellois, k ce propós, qu'avant 1'age de puberté, j'avois déja écrit cinq k fix differtations, j'étois tout confus, &je n'avois garde d'en dire mot a perfonne, de peur de m'expofer k de nouvelles rifées. Mais en voila affez fur cette matière , il me refte encore k parler de quelques autres chofes remarquables & particulières k cette nation. Si un arbre en appelle un autre en duel, on interdit 1'ufage des armes k 1'aggreffeur, & on le condamne k vivre fous tutelle, comme un enfant qui ne fait pas commander a fes paffions: ce qui eft bien différent de chez nous, oh ces fortes de défis font regardés comme des marqués d'un courage héroïque , fur - tout dans notre nord, oii cette abominable coutume a pris naiffance ; car les Grecs ni les Romains n'ont jamais fu ce que c'étoit que les duels. Voici un paradoxe que j'ai remarqué dans la manière dont les Potuans adminiftrent la juf» tice. Dans les procés civils, les noms des plaideurs reftent inconnus aux juges, & les différens ne font point terminés dans les lieux oü ils naiffent, mais on les envoie k des tribunaux éloignés. L'expérience apprend que les juges fe laiffent, ou corrompre par des préfens, ou pré- H ij  ïi6 Voyage venir par leurs liaifons avec les parties. Or J pour obvier a tant de fujets de tentation, on trouve k propos de cacher le nom des parties litigantes, & celui des fonds & terres qui font en litige. On envoie feulement 1'état de la caufe & les raifons de part & d'autre a un tribunal arbitraire, &que le prince nomme felon fon bon plaifir.Tout cela fe fait fous certains caraftères: par exemple , on de mande fi A, qui eft en poffeffion d'un certain bien, doit Ie reftituer a la requifition de B. Quelque extraordinaire que me paroifle cette manière de plaider , je voudrois pourtant qu'elle eüt lieu chez nous', oii 1'on n'éprouve que trop fouvent les triftes effets de la corruption & de la partialité des juges. Au refte, la juftice s'adminiftre avec beaucoup de liberté dans Ie Potuan; lé prince eft le feul contre qui on ne puifie intenter atYion pendant fa vie ; mais , dès qu'il eft mort, les accufateurs publics ou les avocats du pays Je citent en jugement. Le fénat s'affemble , on y examine a loifir les aclions du défunt, & 'oa prononce fa fentence, laquelle contient certains termes particuliers qui expriment la conduite qu'il a tenue; Ces termes reviennent a-peu-près a ceux-ci: « Louablement, non inlouablement; » bien, pas mal ; tolérablement, médiocre-  DE N I C O L A S KLIMIUS. 117 » ment ». Le ctieur public va répéter ces mots au milieu de la p'.ace: & on les grave enfuite fur le tombeau du prince défunt. Les Potuans donnent pour raifon de eet ufage que pendant la vie du prince il n'y a pas moyen de 1'appeller en juftice fans troubler 1'état: qu'on lui doit d'ailleurs une obéhTance -aveugle & un refpeft inviolable fur lequel eft fondé le repos de la république; mais que fa mort rompant ce Hen, donnoit k fes fujets la liberto de juger fes aöions, & de procéder librement contre lui. Ainfi par eet ufage falutaire J quoique paradoxal, on a égard k la füreté dut prince; on ne porte aucune atteinte k fon au-; torité, & 1'on pourvoit en même-tems au falut de 1'état. En effet, quoique ces caraöères ne conviennent qu'au prince qui eft décédé, ils fervent néanmoins d'aiguillon a fon fuccefleur, & k toute fa poftérité, pour les animer k la vertu. On apprend par 1'hiftoire de ce pays-li que pendant quatre eens ans entiers il n'y a eu que deux princes qui aient re5u le dernier caraöère qui eft celui de médiocre. Prefque tous les autres ont eu celui de louable, ou de noninlouable: comme il eft aifé de s'en convaincre par les inferiptions qui font fur leurs tombeaux, & qui ont échappé aux injures des tems. Le caraöère de médiocre, que les Potuans ex- H iij  Voyage piment par Rip-fac-fi, caufe tant de douleur è la familie du fouverain, que fon fucceffeur & tous ceux de fon fang en portent Ie deuil durant fix mois. Et tant s'en faut que le fuc ceffeur s'oppofe è la publication de ces fortes de jugemens, ou qu'il féviffe contre les jugesqu'au contraire, il les regarde comme un motif pour lui de fe diftinguer par fa fageffe, & d'effacer par une conduite vertueufe, pleine de juftice & de douceur, la tache faite k toute la maifon fouveraine. Mais pour revenir aux deux princes qui avoient recu Ie caraftère de médiocres, 1'un d'eux s'appelloit Mékléta: voici ce qui lui attira ce titre honteux. Quoique les Potuans foient fort bons foldats & fort entendus dans 1'art militaire, néanmoins ïls ne déclarent jamais la guerre a perfonne; maïs quand on la leur déclare, ils la font avec vigueur, Cette fage conduite les a fait choifir prefque toujours pour arbitres des différens qu'ont eu entre eux les habitans de ce globe Mais le prince Mékléta, peu content du perfonnage de médiateur, voulut devenir conquérant; dans cette vue il fit la guerre k fes voifins, & lesfubjugua, Cet accroiffement de puiffance* ne fervit qu'è faire décheoir les Potuans de leur ancien lufire: l'amour que leurs voifins  • be NlCOLAS KlïMIUS. U9 avoient eu pour eux jufqu'alors, fe changea en crainte, &C en jaloufie ; & Fidée qu'on s'étoit faite de leur équité, commenea dès-lors a s'cvanouir. Mais Mékléta ne fut pas plutöt mort, que les Potuans plus jaloux de leur réputation que de leurs conquêtes , s'en d'effaifireni & notèrent le conquérant de cette marqué d'infamie. Les doöeurs publicsfont ceux qui ont atteint le troifiéme age. Pour bien compreixlre ceci, il faut obferver que la vie des arbres eft divifée en trois elaffes différentes. Le premier age eft celui oü ils font infiruirs dans les affaires publiques ; le fecond eft celui oü ils exercent ce qu'ils ont appris ; & le troifiéme, c'eft lorfqii'étant honnêtement démis de leurs emplois , ils inftruifent les autres, & leur font part des lumières qu'ils ont acquifes. Ainfi perfonne ne peut enfeigner publiquement, s'il n'a vieilli luimême dans 1'adminiftration des affaires publiques; & cela eft d'autant plusfenfé, que perfonne n'eft en état de donner des lecons fur une fcience , fi une longue pratique ne lui en a donné a lui-même une connoiffance parfaite. Si quelqu'un, perdu d'honneur & de réputation , ouvre un avis falutaire a 1'état, on en fait un décret fous le nom de quelque perfonnage de probité i de peur que celui de Fauteur ne H iv  110 Voyage foullleledécretiècela prés, 1'avis eft uüvi;o, «e ait qvie changer le nom honteux de celui q«i I a donné. J'ai appris qu.au«fl]jet de ]a ^},, ^ «Uendu de difputer que fur les articles fonda.«entaux, & particulièrement fur 1'effence & ïes attributs de Dieu. A cela prés, il eft permk d agiter des queftions, & de propofer des fénf''1"6"5 Parti^üers fur des points de moindre jmportance; car les Potuans prétendent que ^ mal qui nait de ces fortes de difputes peu confiderables, doit être comparé aux orages qui renverfent les arbres & les toits, mais qui iervent a purifier Fair , & empêchent qu'il ne le corrompe par un trop long calme. La raifon Pourquoi ijs ont fi peu de fêies, c'eft de peur que 1'oniveté ne s'introduile chez eux: d'ailleurs ils croyent que Dieu n'eft pas moins ho«ore par un travail utile que par des vceux & ues prières. Les Potuans ne s'adonnent guère a 1'étude de la poéfie , quoiqu'ils ne manquent pas de bons p0etes. Leurs vers ne different de la profe que par la dicïion & par la fublimité du ftyle. C'eft pourquoi on fe mocquoit de moi quand /e leur parlois de nos rimes & de nos fyllabes. Parmi lesdofteurs de cette nation, il yen  DE NlCOLAS KliMITJS. III a qu'on nomme profeffeurs du bon goüt. Leur emploi eft de prendre garde qu'on n'occupe pas 1'efprit des jeunes gens a des fadaifes ; qu'on ne pubiie point d'ouvrage trivial" qui ff nte la poliftbnnerie, & dont la le£ture gate le goüt; & qu'on fupprime ceux qui font écrits en dépit du bon-fens. C'eft dans cette vue qu'on a établi des cenfures, & des révifions de livres, lefquelles s'exercent un peu plus judicieufement que dans notre monde , oü nos cenfeurs n'ordonnent la fuppreflion d'un ouvrage, d'ailleurs excellent, que paree qu'il s'écartent de quelque opinion en vogue , ou de quelque facon de parler recue, ou paree qu'il attaque avec un peu trop de fmcérité& de vivacité les vices des hommes. Deda vient que les études languiffent chez nous & que les écrits marqués au bon coin pourrifient & font rongés des vers dans le fond d'un cabinet. Le comraerce libre que les Potuans accordent chez eux a leurs voifins , fait que parmi plufieurs marchandifes il fe gliffe quelquefois de mauvais livres dans leur pays. Pour obvier a eet inconvénient, on a é*abli des cenfeurs, qui vifitent de tems en tems les librairies. On les appellent SylaMacat< jC'eft-a-dire, purgeurs de bibliothéques: car, comme dans notre monde il y a des ramoneurs pour nétoyer tous les ans les four-  Voyage neaux & les cheminées, de même ces cenfeurs examment les livres que 1'on vend, confi-fquent ceux qui leur paroiffent bas sampans, capables de corrompre le bon gout, & les font jetter dans des cloaques. Hélas 1 me difois-je quelquefois a moi-même, s'il y avoit impareil etabhfTement chez nous, quelle déconfiture de livres.' .11 me femble qu'on ne faurolt affez Iouer les foins de ceux des Potuans prépofés pour fonder le génie des jeunes gens, & le genre de vie qui convient le mieux k chacun d'eux : comme dans la mufique, les oreilles diftinguent les moindres faux tons , de même ces fcrutateurs de vices & de vertus, jugent des grandes , chofes par les moindres : les regards, Ia manière de froncer ou de baifter les fourciis» latrifteffe, la gaieté, le rire, la ïoquacité, le filence, tout cela font des préjugés favorabïes ou défavantageux ; & c'eft par-!è que 1'on peut connoitreaifément k quoi chacun eft propre & ce qui eft contraire k fon tempérament. Je reviens k préfent k ce qui me regarde. II faut avouer que je pafiois mon tems bien peu agréablement avec ces arbres pour qui j'étois un fujet de mépris & de rifée, a caufe de fa précipitation d'efprit qu'ils m'imputoient; & je fiipportois impatiemmentlefobriquet qu'ils ma-  de NlCOLAS KLIMIUS; I1J voient donné a cette occafion, car ils ne m'appelloient pas autrement que Skabba , c'eft-adire , 1'étourdi. II n'y avoit pas jufqu'a ma blanchiffeufe , qui ne s'émancipat jufqu'a me donner ce titre, quoique ce ne fut qu'une miférable gourgandine du plus bas étage , un til— leul qui ne valoit pas deux Hards, 8c c'eft. ce qui me fachoit le plus. CHAPITRE IX. Voyage de Klimius autour de la planète de Na^ar. A. pres que j'eus exercé deux ans le fatigant emploi de coureur, & parcouru toute la principauté de Potu , cbargé des plus importantes dépêches de 1'état, je commencai a m'ennuyer d'un office li bas & fi défagréable , & je réfolus de demander qu'on m'en déchargeat , pour être employé d'une fagon plus digne de moi. J'en parlai plufieurs fois au prince, mais fans aucun fuccès; il me répondit toujours, que toute autre chofe plus importante étoit au-deffus de mes forces. II m'alléguoit auffi les loix & les coutumes du pays, qui ne permettent pas qu'on employé les gens au-dela de leur capacité, II faut donc, me dit-il un jour, te contenter de 1'emploi qu'on t'a donné, jufqu'a ce  124 Voyage que, par ton mérite, tu te frayes la route a des charges plus confidérables. II termina fon difcours par les avis fuivans, II faut fe confulter & rentrer en foi-tnême. Avant que debriguer les emplois , les honneurs ; Cet oracle important vient öe 1'être fuprême Et ,e voudrois qu'il füt gravé dans tous les cceurs; Ces refus continuels me fïrent venir dans 1'efprit un deffein hardi & défefpéré. Je taehois d'imagmer quelque chofe de nouveau, capable de faire connokre la fupériorité de mon génie, & de laver la tache qu'on avoit fake a mon honneur. Depuis prés d'un an, j'étudiois les Ioix & les coutumes de cette nation, & je m'y appliquois avec tout le foin poffible, pour voir fi je ne découvrirois point, par hafard , quelque défaut qui demandat une réforme. Je Es part de mes méditations a un buiffon, avec qui j'étois lié d'une étroite amitié, mêlant dans nos converfations le férieux avec le badin. Celui-ci ne trouva pas que mon deffein füt tout-a-fait abfurde, mais il doutoit fort qu'il püt être d'aucune utilité k 1'état. II faut, me dïfoit-il, qu'un reformateur connoiffe k fond le naturel de ceux qu'il veut réförmer, car une même chofe produit divers effets , felon les. différens génies despeuples, comme il arrivé aux médicamens  •DE NlCOlAS KliMIÜS, I2f qui font bons pour certains malades, & dangereux pour d'autres. Enfuite il me fit fouvenir qu'il y alloit de ma tête ; que je devois prendre garde a moi ; que le ténat décideroit de ma vie ou de ma mort; & que fi , par malheur , mes projets étoient condamnés, on me feroit périr fans rémiffion. Enfin il me pria ardemment de ne rien hater , & de pefer toutes chofes k loifir. Je convins qu'il avoit raifon, mais je ne renoncai point k mon deffein , & je n'attendis plus qu'une occafion favorable qui me découvrït quelque chofe d'ut.ile k 1'état, pour le mettre en exécution. Ën attendant, je continuai mon emploi de coureur, allant de ville en ville, de province en province, felon ma coutume. Ces courfes continuelles me mirent a même d'examiner toute la principauté& les pays circonvoifins; &, de peur que mes remarques ne m'échappaffent, je m'étois muni d'un crayon , avec lequel j'écrivois tout ce que je trouvois de remarquable. Dés que j'eus formé un volume raifonnable , je le préfentai au prince. II en fut fi fatisfait, qu'il loua mon travail en plein confeil, & bientöt après, il me donna la commiffion de parcourir toute la planète de Nazar, & de découvrir les pays inconnus aux Potuans. J'avoue que je m'étois attendu a une autre récompenfe de mes peines;  * iö V O Y A G Ë mais enfin il me fallut dire avec le poëtë, Le mérite eft !oué, mais chacun le négligé. Mais comme j'étois avide de nouveautés, & que je me flattois qu'a mon retour j'éprouverois de plus doux effets de la bonté du prince, je ne fus pas fêché de ma nouvelle commiffion, & je me mis en devoir de Pexécuter. Le globe ou la planète de Nazar n'a qu'i peine deux eens milles d'Allemagne de circuit; mais, a caufe de la lenteur des nations qui 1'habuent, il paróït d'une étendue immenfe. Detè vient que les contrées un peu éloignées font inconnues aux habitans fouterrains placés d'un cóté oppofé; car deux ans ne fuffiroient point h un Potuan pour parcourir tout ce globe è pied; mais moi, je pouvois faire cela en un mois a la faveur de la légéreté de mes jambes. Ce qui m'embarraffoit leplus, c'étoit la difficulté de me faire entendre, car je m'imaginois que la diverfité de.langues avoit lieu dans ces pays-lü , tout comme dans notre monde; mais on me défabufa, & 1'on m'affura que quoique les habitans de la planète fuffent extrêmement différens entr'eux quant aux mceurs, ils n'avoient néanmoins qu'un même dialeöe ; & ce qui acheva de me rehauffer Ie cceur , c'eft que 1'on me dit que toute 1'efpèce arborienne étoit  DE NlCGXAS KLIMIUS. 127 douce , affable, fociable & bienfaifante, de forte que je pourrois parcourir tout le globê habité par les arbres, fans courir Ie moindre rMqw de la part de ces peuples. La-demis, je fentis redoubler ma curiofité , & je me mis en chemin au commencement du mois de peuplier. Les chofes que je raconterai dans la fuite de cette relation vont paroirre inventées a plaifir ; on les prendra pour des fiöions poétiques ou pour des jeux d'efprit-, fur-tout par rapport k Ja diverfité des corps & des génies que j'ai rencontrés dans ce voyage , qui eft telle, qu'a peine on pourroit le croire des nations les plus reculées les unes des autres, & qui vivroient fous un foleil différent. II faut d'abord remarquer que la plupart de celles de ce globe font féparées par des bras de mer, & que le globe lui-même reffemble a un archipel. Ces bras de mer font peu fréquentés, & les batteliers qui fe tiennent fur le rivage, n'y font placés qu'en faveur des voyageurs ; car les naturels du pays ne paffent guère les limites de leur province ; & , s'ils font obligés de traverfer un bras de mer dans certaines occafions, ils reviennent le plutót qu'ils peuvent, n'aimant point a s'arrêter long-tems fous un autre climat. Dela vient qu'autant de nations, autant de différens mondes. La principale caufe de cette  i25 Voyage diffemblance vient de la nature même des terres J dont on reconnoit la différence par les diverfes couleurs qu'elles ont, par celles des plantes, des fruits & des légumes. De forte que quand on confidère combien ces chofes-la différent dans une province, de celles d'une autre , on n'eft plus fi furpris de voir tant de diverfité parmi les habitans. Dans notre monde , le tempérament , les mceurs , les inclinations des nations même les plus reculées, ne différent que légérement; & cela n'eft point étonnant, vu que les qualités du foleil qui 1'éclaire , font prefque par - tout les mêrnes, excepté qu'en certains lieux, la terre eft plus fertile qu'en d'autres; néanmoins la nature des fruits, des herbes & des eaux y eft par-tout femblable; & dela vient encore que notre globe ne peut pas produire tant de créatures hétérogènes, comme on en voit^fur la planète de Nazar, ou chaque portion de terre a fes qualités particulières. Les étrangers peuvent paffer d'une province a 1'autre; mais on ne leur permet pas de s'établir hors de leur patrie; & cette permiffion ne peut guère être accordée , eu égard aux diverfes natures des terres. C'eft pour cela que les étrangers qu'on rencontre , ne font que des voyageurs ou des marchands.Les pays ümitrophes a la principauté de Potu lui reffemblent affez. Leurs  DE NICO LAS K L I M I U S. ï 29 Leürs habitans ent eu 'autrefois de grandes %uerres avec ies Potuans; mais aüjourd'hui, oü ils font leurs alliés , ou , ayant été domptésj ils font affüjettis a leur douce dominatioii Mais dés qu'on a traverfé le canal ou le bras denier qui coupe toute la planète par le milieu 1 'on rencontre de nouveaux aniroaux & de nouveaux mondes. Tout ce qu'ils ont de coirtmun avec le pays de Potu , c'eft qu'ils font tous habités par des arbres raifonhables, qui parient tous le même langage t ce qui eft fort commode 'en voyage, fur-tout a caufe que la frequentati'on des marchands & des voyageurs a accoutumé ces peuples a voir chez eux des créatures Fort différentes d'eux-mêmes. 11 m'afemblé néceffaire de faire ce petit préambule, pour prévenir toute chicane a 1'égard des chofes merveilleufes que je vais rapporter. II feroit trop long & trop ehnüyeux de raconter dans un ördre hiftórique toutes les particularités que j'ai remarquées ; il fuffira de s'arrêter fur ce que j'ai vu de plus confidérable chez les nations principales dont le caraclèrë elt fi extraordinaire, qu'on peut a eet égard compter la planète de Nazar parmi les iherveilles du monde. Après qu'on a traverfé le grand canal j on entre dans la province de Quamfo, dont les I  J3° Voyage limites s'étendent jufques fur les bords du rï' Vage oppofé a celui de Potu. Les habitans du pays de Quamfo ne font fujets k aucune maladie, & joukTent tous d'une parfaite fanté jufqu'è une extreme vieilleffe. Cela me les fit regarder comme les plus heureux peuples du monde: mais dès que j'eus léjourné quelque tems parmi eux , jem'appercus que je m'étois Infiniment trompé. En effet, fi perfonne d'entreeux ne m'a jamais paru trifte, je n'y ai non plus jamais vu perfonne qui füt parfaitement content , ou qui eüt feulement la moindre apparence de gaieté : car comme nous ne goütons la férénité du ciel, & la tempérie de l'air, qu'après que nous avons éprouvé 1'épaiffeur des brouillards; de même ces arbres ne fentent point leur bonheur , paree qu'il eft continuel , & fans mélange : ils ignorent qu'ils font en fanté, paree qu'ils ne font jamais malades. Ainfi ils paflent leur vie dans une continuelle indifférence; car les biens continuels languiffent, paree qu'ils raflafient, & il n'y a que ceux dont les plaifirs font mêlés de quelque amertume, quigoütent véritablement les agrémens de la vie. Je puis protefter ici que je n'ai jamais vu de nation qui eüt moins d'enjouement: & dont la converfation füt plus froide, & plus infipide. C'eft ane nation è la vérité fans malice,  DE NlCOLAS KLIMIUS. 131 maïs qui n'eft digne ni d'amour, ni de haine , dont il ne faut efpérer ni faveur, ni injure : une nation en un mot qui n'a rien qui plaife, ni qui déplaife. Comme elle n'a jamais devant les yeux 1'image de la mort , & qu'elle n'eft point touchée de compaftion , paree qu'elle ne voit fouffrir perfonne, elle paffe fes jours dans la fécurité & dans 1'indolence, ignorant ce que c'eft que le zèle & la pitié: car les maladies nous font fouvenir de notre mortalité, nous excitenta bien mourir ,& font comme des efpèces d'avant-coureurs qui nous viennentavenirde nous préparer k ce voyage dont on ne revient point; enfin les maladies, en nous affligeant, nous enfeignent a compatir aux fouffrances d'autrui. Sur ce pied-la,il m'étoit aifé de comprendre combien les maux nous portent k la charité, & contribuent a nous rendre fociables; & combien injuftement nous nous plaignons du créateur , quand nous nous voyons deftinés a fouffrir certaines affliöions , qui au fond nous fontfalutaires & avantageufes. II eft bon de remarquer en paffant , que toutes les fois que ces arbres fe tranfportent dans quelqu'autres provinces, ils font fujets aux maladies, comme les autres, ce qui me perfuade qu'ils font redevables a leur climat ou a leur nourriture de 1'avantage dont ils jouiffent, fitoutefois on peut appelier cela un avantage. ' l ij  i \% V O Y A G t La province de Lalac , qui eft furnommée Majcatta , c'eÜ-a-dire „ fortunée , me parut mériter cette épithète : De lait & de Neftar y coulent cent rivières: On y voi; des fryèts entières Toutt s diüilantes de miel; Et, par une faveur du ciel , La terre 'y produit toi,t fans être cultivée. Cependant, malgré eet avantage extraor* dinaire, ies Lalaciens ne font pas plus heureux que ceux de Quamfo ; car n'ayant pas befoin de s'ado:«ner au travail pour avoir de quoi vivre , ils paflent léurs jours dans une moile oifiveté 6c dans une lache pareffe, qui eft pour eux une fource inépuifable de maladies. Dela vient qu'il y a peu de gens parmi eux qui ne foient emportés par une mort prématurée , tant ils font fujets & la cangrène Sc k la pourriture. La nature de ce pays ne fournit pas moins niatière a réflexion , Sc elle m'a dumoins convaincu , que les domeftiques , Sc tous ceux qui travaillent pour gagner leur pain, font bien plus heureux que ceux qui, vivant dit travai' d'autrui > s'endorment dans le fein de la pareffe Sc de la volupté. La molle oifiveté, fii^e de 1'abondance, Ruine la fanté du corps : La bonne-chère & ia bombance Enervent les plus fotts.  DE NlCOLAS KLIMIUS 135: Dela naiflent tant de mauvals deffeins, tant de réfolutions défefpérées, & tant de morts violentes qui ont lieu chez ce peuple. Car1'abondance ou chacun y vit , leur ötant le goüt des plaifirs, les dégoüte de la vie , & les porte fouvent a s'en déiivrer dès qu'ils en font las. Ainfi cette région , que j'avois prife pour le féjour des bienheureux, ne me parut plus que le fiège de la trifteffe, plus digne de corn* paffion que d'envie. Sans regret, ni délai j'abandonnat ces lieux. Je paffai dans la. province la plus proche ; elle s'appelle Mardak. Ses habitans font tous Cyprès de même forme tk de même frature; i!s ne font diftingués entr'eux que par la diverfïté de leurs yeux. Q-ielques-uns les ont longs, d'autres quarrés ; il y en a qui les ont trés-, petits , d'autres en ont de fi larges qu'ils occupent prefqtie tout le front. Quelques-uns naiffent avec deux, rfautres avec trois & même avec q iatre. II y en a auffi qui n'en ont qu'un & on les prendroit pour des defcendans de Polyplième,. exceaté qu'au beu q^e ce géant avoit fon ceil nu milieu du front, ceux-ci 1'ont derrière la tête. C« tte différence d'yeux a donné lieu k ce peuple de fe divifer en tribus % dont vojci les noms*. 4 ni  134 Voyage i . Les Nagires, c'eft-a-dire, ceux qui ont les yeux longs, &c k qui par conféquent les objets paroiffent longs. 2. Les Naquires, qui ont les yeux de figure quarrée. 3. Les Talampes, qui ont de petits yeux. 4. Les Jarakes qui en ont deux, dont 1'un eft un peu plus louche que 1'autre. 5. Les Méhankes qui en ont trois. 6. Les Tarrafukes qui en ont quatre. 7. Les Harrambes, dont les yeux occupent tout le front. 8. Les Skadolkes, qui n'ont qu'un ceil placé fur le derrière de la tête. La plus nombreufe, & par conféquent la plus puiffante de toutes ces tribus , eft celle des Nagires , qui ont les yeux longs, & a qui tous les objets paroiffent longs. C'eft de cette tribu que 1'on tire les fénatetirs , les prêtres & autres qui compofent la régence de la république. Ils font les feuls qui aient part au gouvernement, & aucun particulier des autres tribus n'eft admis aux charges publiques, a moins qu'il ne confeffe qu'une certaine table confacrée au foleil, & placée fur le lieu le plus élevé d'un temple, lui paroit longue comme aux Nagires, qu'd ne confirme eet aveu par un ferment. Cette table eft le principal objet du culte des  DE NlCOLAS K.L1MIUS.- SJ«( Mardakans. Dela. vient que les citoyens. qui ont quelque fentiment de religion ,, ne veulent pas fouiller leur confcience d'un parjure , & aiment mieux être exclus de tout emploi public : mais ce n'eft pas \k le plus grand inconvénient oü-ils s'expofent; ils font encore obligés de fouffrir mille railleries amères , & mille perfécutions. Ils ont beau en appelier au témoignage de leurs yeux, on n'y fait nulle attention, & on leur impute k malice ou a caprice ce qui n'eft qu'un défaut de nature. Voici k peu prés quelle eft la formule du ferment que chacun doit prêter , avant que de pouvoir être élévé k aucune charge. Kaki manafca qui hompu miriac Jacku mejïmbrii Caphani Crukkia Manaskar Quebriac Krufundora. C'eft-a-dire , je jure que la fainte table du foleil me paroit longue , & je promets de dcmeurer ferme dans cette opinion jufqu'au dernier fouffle de ma vie. Ceux qui prétent ce ferment font déclavés habiies k exercer des emplois publics , Si font incorporés dans la tribu des Nagires. Lelendemain de monarrivée je fus me promemener fur la place publique. A peine y étois-je arrivé ,.que je vis paroitre un vieillard a qui on alloit donner le fouet, & qui étoit fuivi d'une I iv  ' Voyage foule de Cyprès, qui le maudiffoient, & ïë chargeoient d'injures. Je m'informai de ce que ce miférable avoit fait , & j'appris qu'il avoit été. eonvaineu d'héréfie pour avoir enféigné pabliquemem, que Ia table du foleil lui fembloit quarrée , & avoir perfifté dans cette opinion diabolique , malgré les avertiffemens fréquens qu'on lui avoit donnés de ce qu'il s'attireroit, s'il ne ehangeoit de fentim.nt. La-deffus il me pritenvie d'ailer au temple du foleil, éprouver fi j'avois des yeux orthodoxes. J'examinai la table facrée , & elle me parut quarrée. Je m'en o.uvris le fo.ir même k mon hóte , qui exercoit alors la charge d'Edile, C lui oi pouffa un grand foupir, & me dit que cette table lui paroiffoit auffi quarrée , mais qu'il n'ofoit en pnrler a perfonne , de peur de fe faire des fffaires avec la tribu régnante, & d'être dépofiédé de fon emploi. Sur cela je jugeai a propos de fortir de Ia ville , craignant que mon dos ne payat le crime de mes yeux , & qu'on ne me chaffat honteufement comme un bérétique. Je n'ai jamais rien vu qui m'ait femblé plus barbare, ni plus injufïe que cette loi quiexclutdes dignités tous ceux qui n'y veuïent point monter par le parjure & la diffimulat;ion. Et lorfque je fus de retour chez les. Potuans, je ne ceffai d'invecfiver contre cette  de NlCOLAS KliMIUS. 1^7 gruelle répiiblique de Mardak. J'en parlois un jour a un Génévre avec qui j'étois fort lié ; & comme je m'échaufïois furieuiement contre les Mardakans : il me répondit en ces termes. << II eft certain , dit-il , que la conduite des s> Nagires paroitra toujours a nos Potuans ex-; » travagante & ir.jufte ; mais pour toi, tu ne »> dois pas être furpris que cette diverfité » d'yeux fafle exercer tant de cruautés, puifque > tu m'as affuré autrefois que parmi tes Euro» péens il y avoit auffi des tribus dominantes, » qui a caufe du défaut , non pas de leurs » yeux , mais de leur raifon fe ruoient fur les w autres , la flamme & le fer a la main, chofe » que tu trouvois fort pieufe & fort avanta» geufe a chaque gouvernement. » Je voyois bien oh mon Génévre en vouloit venir, & j'en rougiffois de honte; mais auffi depuis ce tems-la , j'ai toujours prêché la tolérance , & j'ai porté des jugemens plus doux fur ceux qui font dans Terreur. La principauté de Kimal palfe pour trèspuiffante , a caufe des richeffes dont elle abonde ; car outre les mines d'argent qui y font en quantité , on tire un profit immenfe de 1'or que les rivières y roulent a foifon avec leur gravier ; & la mer y fournit beaucoup de perles; mais cette nation me convainquit, apr ès que  »j8 Voyage je 1'eus examinée, que te vrai bonheur ne confiffoit pas dans les feules richeffes : car autant d'habitans, autant de mineurs ou de plongeurs, qui amorcés par TappSt du lucre , paroiffent être condamnés k uncontinuel efclavage &aun travail qui femble être réfervé pour les criminels. Ceux des Kimaliens qui ont acquis affez de richeffes , pour fe difpenfer du foin d'en ehercher, font occupés k garder celles qu'ils poffèdent. Tout Ie pays eft infefté de voleurs : de forte qu'iLn'y a pas moyen de fe hafarder fur les chemins fans efcorte. Chaque jour voit groffir le nombre des Iarrons. Qui s'écarte un inftant s'expofe a leur furie. Alte-la, vous dit-on t ou la bourfe , ou la vie. Raifonnez un inftant: ces infignes fripons Vous aflbmment de coups pour avoir vos richeffes; Nul n'eft en süreté contre leurs mains «altredes. II faut toujours veiller de peur d'être furpris. La le fils fcélérat affaflïne fon père ; Et le père indigent affaflïne fon fils. La fille s'enrichit en étouffant fa mère. L'horrible foif de 1'or a banni de ces lieux Tout fentiment humain > toute crainte des dieur. Et eet affreux féjour n'eft pas celui d'Aftrée. Ainfi cette nation , que fes voifins envient, ne me parut mériter que de la compaffion. En effet y a-t-il des gens plus a plaindre que ceux qui paffent leur vie dans des foupcons & des  ©E NlCOLAS KLlMTUé 139 défiances contïnuelles ? Tel eft pourtant lê fort des habitans de la principauté de Kimal. Ils font toujours en crainte les uns contre les autres : chacun y regarde 1'autre comme un ennemi qui lui tend des pièges , pour avoir fes biens, & perfonne n'y dort tranquillement. Ce ne fut pas fans peine que jemetiraide ce pays-la; car comme il y a des gardes fur tous les chemins, il me falloit a tout moment décliner mon nom , dire le fujet de mon voyage, & efluyer enfin toutes ces queftions que 1'on a coutume de faire aux voyageurs chez les nations foupconneufes. II y a une montagne dans cette région qui peut paffer pour un volcan, car elle vomit continuellement des tourbillons de flammes. Après avoir parcouru toute la principauté , avec plus de peine que je n'en avois encore rencontré, je pourfuivis mon chemin en tirant toujours vers 1'orient, & je paffai k travers plufieurs nations fociablesck civilifées, mais qui me fembloient pourtant fort étranges. Rien ne me furprit tant que ce que je vis dansle petit royaÜme de Quamboia, oh 1'ordre de la nature eftrenverfe fans deffus-deffous: car plus les habitans avancenten age, plus ils font frétillans, voluptueux & lafcifs. Ils ont en un mot tous les défauts qu'on remarque ailleurs dans la verte  *4» Voyage jeuneffe. Dela vient que perfonne n'eft élevé aux emplois , s'il n'eft au - deflbus de 1'age de quarante ans que s'il excède ce terme' il eft Comme unenfant fbugueux que 1'on garde avec foin.' Je voyois des vieillards chenus fautant & gambadant par les rues comme des enfans qui cherchent a tuer. le tems. Ils jouoient les marionettes, Ou batiffoient des maii'onnettes , Atteloient des tats a des chars ; Ou bien on les voyoit courir de toutes parrs.; Comme 1'on fait ailleurs quand on eft dans 1'etifance^ Montés fur de foibles rofeaux ; Qu'ils difoient êrre leurs chevauxi Et commettre en un mot mainte autre extravagance. Je voyois. ces mêmes vieillards rabroués par de jeunes gens,. qui les ramenoient au logis le fouet a la main. J'appercus au milieu de Ia place un vieillard tout décrépit qui faifoit tourner une toupie ou un fabot avec une courroie. Ce même vieijiard avoit été dans fes jeunes ans , un des pluigrave&perfonngges c!e la nation , &z s'étoit vu éiévé \ la charge de préfident du. grand confeii. Ce renvcrfrment a auffi- lieu chez Ie fexe féminin. Dela vient que tost ado-, fcfcent qui épo»ife une vieille s'expofe au. foit-  DE iNlCOLAS KlIMIUS. 141 tï'A&éon (1). Ce qui eft diamétralement oppofé è ce qui arrivé chez nous> oh les vieillards qui époufentde jeunes falies , font les feuls qui aient fujet de craindre les cornes. Je rencontrai un jour deux perfonnages tous pelés de vieilleffe, quiferrailloient au miüeudu marché* Surpris de voir tant d'emportement dans des perfonnes lïagées, je demandai la caufe de ce duel, & j'appris, que ces deux vieillards fe battoient pour une fille de joie, 'qu'ils avoient trouvée dans un lieu de débauche , &qui leur avoit (2) plu a tous deux. Ceux qui me racontoient cela, ajoutèrent que fi les tuteurs de ces vieux pécheurs étoient informés de leur différend, ils les viendroient étriller d'importancei Le même foir le bruit courut qu'une dame fort êgée s'étpit pendue de défefpoir , pour avoir effuyé un refus de la part d'un ji-une hêtre a qui elle avoit demandc- la courtoilie. Un tel renverfement de 1'ordre naturel, en (1) On fait l'avunture de eet infortuné chaAeur, qui eut l'audace de jetter les yeux fur Diane qui fe baignoit toute nue. La déefle , pour le punir , lui fit venir des cornes fur le front. (2) J'aiun peu adouci dans cette période les exprekfions de 1'original , qui m'ont paru trop libres pauf pouvoir être rendues mut pour mot en framjois*  ï42 V o y a g e attire un autre dans les loix civiles. Ainfi fom le chapitre du reglement fait au fujet de la tutelle , il eft ordonné que toute perfonne qui aura plus de 3 9 ans, ne pourra être chargée d'aucune adminiftration de biens. Enfin les contrats y font déclarés nuls, fi quelqu'une des parties a paffé 1'age de quarante ans, a moins qu'ils ne foient fignés par leurs tuteurs , ou par leurs enfans. Et dans le chapitre de la fubordination , on lit ces paroles , que les vieillards & les vieilles obéiffent aux ordres de leurs enfans. Toute perfonne en charge eft dépofée avant 1'age de quarante ans. Sous fes jeunes parens on la met en tutelle. Je crus qu'il ne me convenoit pas de féjourner plus long-tems dans un pays ou , fi j'euffe vécu encore dix ans, j'aurois été forcé par les loix a redevenir enfant. Je paffai dans le pays de Cokléku , ou je fus frappé d'une coutume que nos Européens condamneront k coup sur. C'eft un nouveau renverfement dordre , qui ne prend point fa fource dans la nature, mais dans les loix. Tous les habitans font Génévres de 1'un & de 1'autre fexe : mais les males font les feuls qui font Ia cuifine, & les autres fonclions viles & pénibles. Ils fervent auffi en tems de guerre , mais rare-  DE NlCOlAS KLÏMIUS. I4J tnent ils n'obtiennent d'autre rang que celui de limple foldat. Quelques-uns deviennent enfeignes; 6c c'eft le plus haut dégré oh les arbres mafculins puiffent prétendre ; les femelles font en pofleftion de toutes les autres dignités, tant civlles que militaires 6c religieufes. Je m'étois mocqué ci - devant des Potuans, qui dans la diftribution des charges n'obfervetit aucune différence de fexe; mais je crus férieufement que ce peuple-ci étoit enragé: car je ne pouvois comprendre 1'indolence des males, qui ayant Pavantage des forces , fe laiffoient hripofer un joug li indigne, & avoient pu digérer cette ignominie depuis tant de fiècles, pendant qu'il leur auroit été facile de fe délivrer d'une tyrannie fi honteufe. Mais la coutume les aveugle fi fort, qu'aucun d'eux n'a la penfée de tenter cette entreprife , & ils s'imaginent tous que 1'ordre de la nature le veut ainfi ; que les femmes doivent gouverner , battre leurs maris , les envoyer moudre le grain, leur faire balayer la maifon, coudre, tiffer, &c. La raifon dont les femelles fe fervent pour juftifier cette coutume, eft, que la nature ayant donné aux males la force du corps, a voulu par-lè les deftiner aux fonctions les plus pénibles & les plus balles. Les étrangers , qui vont dans ce pays-lè , font fort étonnés de voir les  ï44 Voyagé femrries écrivant dans leurs cabinets , Sc les maris occupés dans la cuifine a laver la vaiffelle; Pour moi, toutes les fois que j'entrois dans une maifon pour parler aumaitre, j'étois tout ébaubi de m'entendre drïe , que je le trouverois dans la cuifine, & en effet je 1'y trouvois, Faifant les fonétions d'une vile fervante ; Et craignant fa moitié, dont la voix 1 epouvanté. Je remarquois d'horribles effets de cette vilaine coutume : car comme on voit ailleurs des femmes effrontées & lafcives qui prêtent leur corps au public, ou qui fe proft ituent pour de 1'argent, ici les mèles vendent leurs faveurs, Sc fe tiennent dans des maifóns de débauche qu'on reconnoït a des enfeignes, ou a des écritëaux placés fur la porte. Mais lorfque ees arbres males font un peu trop effrontés, Sc agiffent un peu tropoüvertement dans ce trafic, on les met en prifon , & on les fait fouetter j ni plus ni moins que les filles de joie chez nous. Au contraire , les femmes & les folies marchent fans crainte, regardent les males en face , leur font des fignes , les agacent, les appellent, les importunent, écrivent des vers amoureux fur leurs portes , elles parient avee emphafe de leurs lubricités, Sc comptent les galans qu'elles ont eus, avec autant de fatis- facï ion j  DE NlCOLAS K.LIMIITS. 145 £a£tion , que nos petits maïtres en font paroïtre dans le récit de leurs bonnes fortunes. Enfin, ce n'eft point une honte aux filles de ce paysla d'envoyer des poulets a leurs amans, de leur donner des cadeaux , mais c'en feroit une aux adolefcens de fe rendré a la première femonce ;ils doivent favoir garder le décorum , ck faire un peu les renchéris. Pendant que j'étois encore chez cette nation, il arriva un cas qui caula beaucoup de rumeur. II s'agiiToit du fils d'un fénateur qui avoit été violé par une fille. J'entendois de tous cötés les jeunes garcons, amis de celui qui avoit été violé, qui complotoient fourdement entr'eux de citer la fille en juftice , & de 1'obliger, dans la prochaine affemblée du clergé , a réparer 1'honneur du garcon en Pépoufant; cela étoit d'autant plus jufte, que celui-ci avoit de bons témoignages d'une vie fans reproche. Je n'ofois pas blamer ouvertement les ufages de ces Génèvres, lorfque j'étois encore parmi eux ; mais, dès que j'en fus parti, j'en dis mort fentiment a d'autres arbres, & je leur témoignai combien j'avois été choqué de voir chez cette. nation les femmes affifes au timon des affaires, vu que par le droit général & le confentement de tous les peuples , le fexe viril eft •feul propre aux grandes chofes. A cela, on me K  , Voyage répondoit que je confondois mal a propos U coutume & 1'ufage avec la nature ; vu que la foibleffe que je reprochois aux femmes, ne venoit que de 1'éducation ; ce qui fe prouvoit affez par la forme du gouvernement de Cockléku, oü 1'on voyoit briller chez les femmes toutes les bonhes qualités de 1'efprit, que les* males s'arrogent a eux feuls ; car les Cocklékuanes, ajoutoit-on , font graves, pruclentes, conftantes & taciturnes, au lieu que les males y font légers, étourdis & grands parleurs ; d'ou «ft venu leproverbe chez ce peuple, quand on raconte quelque chofe d'extrayagant: « ce font » des bagatelles viriles•»;.&, lorfqu'on a fait quelque chofe a 1'étourdie, les Cockékluanes difent « qu'il faut paffer quelque chofe k la foi» bleffe virile ». Mais jamais je n'ai pu me rendre k de pareils argumens; & j'ai toujours été perfuadé que la coutume de ce peuple étoit abominable & contraire k la nature. L'indignation que je concus cependant contre 1'orgueil de ces femmes, me fit naïtre enfuite un deffein qui m'attira bien des malheurs, comme je le dirai en fon lieu. Parmi les édifices fomptueux qui font dans la ville de Cockléku, on remarque le ferrail royal, qui eft rempli de trois eens jeunes garcons d'une beauté extraordinaire. Ces garcor»  fc> E NlCGLAS KlïMIUS.' 'f4/ ïbnt entretenus aux dépens de la reine, qui s'en fert pour fes plaifirs , a-peu-près comme les rois d'orient fe fervent de leurs concubinesa Comme j'appris que plufieurs Génèvres s'avifoient de vanter ma figure, je craignis qu'il ne prït fantaifie a cette reine de vouloir avoir de ma race, & qu'elle n'ordonnat a fes chaffeurs de beaux garcons de m'enlever & de m'enfermer dans fon ferrail; c'eft pourquoi je pris le parti de décamper au plus vite. La crainte me donna des ailes. Je paffai dans le pays des Philofophes. On lui a donné ce nom a caufe de fes habitans , qui font continuellement enfevelis dans des fpéculations profondes, & qui s'adonnent fort aux études fubtiles de la philofophie. J'avois un défir extréme de voir cette région que je me figurois comme le centre des fciences &c le véritable féjour des mufes. Je ne croyois pas yj trouver des champs ni des prés, Mais des jardins femés des plus brillantes fleurs. Dans cette idéé je hatois le pas, comptant fur mes doigts les momens & les heures. Cependant, les chemins par oii je paffois, étoient pierreux, entrecoupés de foffés &c de trous, de forte que j'allois tantöt par un terrein raboteux, tantöt il me falloit traverfer Kij  Ï48 Voyage des bourbiers d'oii je fortois tont mouil'é & tout croté. Mais je me confolois de ces accidens , fachant bien qu'on ne va au ciel que par les traverfes. Après avoir lutté environ une heure contre ces difficultés, je rencontrai un payfen k qui je demandai combien j'érois cloigné de Mafcattia, c'eft-a-dire du pays des Philofophes. Demandez-moi plutöt, me réponditil , combien il vous refte de chemin k faire pour . en fortir ; car vous êtes au milieu même du pays. Surpris de cette réponfe, comment fe peutil, pourfuivis-je, qu'un pays qui n'eft habité que par des philofophes, paroiffe plutöt une etable k cochons, que le féjour de créatures raifonnables? II me répartit que le pays feroit bientöt en meilleur état fi les habitans avoient le loifir de s'appliquer k de pareiües fadaifes. Maintenant, ajouta -1 - il, ils ont leur efpritvers les aftres, &z ne font occupés qua découvrir un chemin pour aller au foleil; ainft on doit leur pardonner, s'ils négligent ceux de leur pays: il n'eft pas aifé de fouffler & d'avaler en même-tems. Je compris bientöt oh tendoit le difcours du rufé villageois; & pourfuivant ma route, j'arrivai prés de Caska, qui eft la capitale. Je vis aux portes de cette ville, au lieu de fentinelles, des oies, & je remarquai dans les murailles des  DE NlCOLAS KLIMIUS. 149 nids de poules & des toiles d'araignées. Les philofophes & les porcs fe promenoient pèlemèle dans les rues. lis n'étoient diftingués que par la figure du corps; car pour la crote & la boue ils en avoient également. Les philofophes étoient couverts de manteaux; mais je n'en pus jamais diflinguer la couleur tant ils étoient craffeux &C crotés. J'en vis un qui venoit droit k moi, & je lui adreffai ces paroles : maitre, dites-moi je vous prie , quel eft le nom de cette ville-ci. A ces mots s'arrêtant tout court & demeurant immobile, comme fi fon ame avoit été féparée de fon corps, il leva les yeux au ciel, & s'écria: il n'eft pas loin de midi. Cette réponfe infenfée qui marquoit un étrange dérangement d'efprit, me perfuada qu'il vaut mieux étudier peu , que d'extravaguer k force d'études. Le marché de la ville étoit vafte, orné de ftatues, ck de colonnes chargées d'infcriprions. Je m'approchai pour voir fi je n'en pourrois pas déchifrer quelqu'une; mais dans le tems que je tachois d'en venir k bout, je fentis fubitement couler fur mon dos quelque chofe de chaud & d'humide. Je me tourne pour voir d'ou pouvoit venir cette pluie chaude,& je vis un philofophe qui piftoit contre moi. Ce perfonnage étoit fi enfeveli dans fes méditations qu'il K  i^o Voyage m'avoit pris pour une ftatue prés de laquelle il avoit coutume de faire ces fortes de néceffités. Peur moi, piqué de cette injure, & de voir encore le philofophe me rire au nez, je lui fanglai un foufflet a tour de bras, qui le fit bien revenir de fa diftra&ion. Auffitöt, il me faifit par les cheveux , & me traina en écumant de rage , & criant de toute fa force, par-tout le marché. Comme je voyois que fa colère ne pouvoit s'affouvir, je tachai de l'adoucir,lui repréfentant que nous étions a deux de jeu; que fi je 1'avois fouffleté, il m'avoit arraché les cheveux, & qu'ainfi toute compenfation faite, il devoit me laiffer aller. Tout cela étoit inutile; mais enfin, après un rude combat nous tombames 1'un fur 1'autre. A ce fpeöacle, les philofophes accourent de tous cötés, & fe jettant fur moi comme des enragés, ils me frappent k tour de röle avec de gros batons, me trainant de nouveau autour du marché. J'étois fur le point de rendre 1'ame. Enfin laffés plutöt que raffafiés, ils me menent vers une grande maifon. Arrivé fur le feuil de la porte, je refufai de pafier outre; mais MM. les philofophes, me paffant une corde au col, me traïnèrent dedans comme un veau meuglant, & me laiffèrent étendu fur mon dos au milieu du plancher. Tout étoit dans un défordre extréme dans cette  DE NlCOLAS KLrMIUS. ï 5 t maifon, Elle me parut dans le même état ou. 1'on voit les nötres vers Paques oü la S. Michel lorfqu'on déménagë. Cependant je conjurois ces fages de mettre fin a leur colère, & de fe laiffer toucher de compaiTion, leur repréfentant combien il étoit peu glorieux pour des gens qui s'adonnoient a 1'étude de la philofophie & de la fageffe, de fe conduire comme des bêtes féroces, & de s'abandonner a des mouvemens contre lefquels ils déclamoient fans cefTe. Mais je parlois a des fourds: car le philofophe qui m'avoit fi bien arrofé le dos , recommencoit le combat a chaque inftant, & me frappoit comme une enclume,avec tant d'opiniatreté, qu'il fembloit qu'il n'y eüt que ma mort qui put 1'appaifer. Je compris qu'il n'eft point de haine pareille a celle des philofophes (i); &C que ces gens qui étalent dans la fpéculation toutes les beautés de la vertu, fe mettent peu en peine de la pratiquer. Le courroux, la fureur bouillonnent dans leur ame i Au travers de leurs yeux on voit fortir la flamme. Quatre philofophes arrivent cependant; la forme de leurs manteaux défignoit une fecte (i) Quand Phiftoire ancienne & moderne ne fourniroieni pas une irsfinité de preuves de cette vérité, 1'expériente journalière nous en convaincroit de refte. Ki^  ï?1 Voyage particuliere. Ils appaifent, du gefte & de la voix, ce tumulte horrible , & paroiffent compatir au trifte état oü ils me voient. Après avoir parlé a chacun de ces furieux en particulier, ils me firent tranfporter dans une autre maifon: je me réjouiffois d'être forti des mains de ces enragés, & d'être tombé parmi d'honnêtes gens. Je racontai a ceux-ci la caufe de tout ce tintamare; & mon récit les fit rire. Ils me dirent que les philofophes vuidoient d'ordinaire leur veffie fur le marché, lorfqu'ils s'y promenoient, & qu'il étoit croyable que mon aggreffeur, plongé & abforbé dans de profondes méditations, m'avoit pris pour une ftatue. Ils ajoutèrent que ce même perfonnage étoit un aftronome de grande réputation; & que ceux qui m'avoient épouffeté le dos avec tant de rage, étoient des profeffeurs de philofophie morale. J'écoutois tout cela avec plaifir, me croyant hors de danger, & en füreté contre la fureur philofophique. Toutefois j'étois allarmé de 1'attention avec laquelle mes bienfaiteurs me confidéroient, & des queftions réitérées qu'ils me faifoient touchant ma patrie , mon genre de vie, & le fujet de mon voyage: enfin , les entretiens particuliers que ces gens-la avoient entre eux fur mes réponfes , achevèrent de me remplir 1'efprit de foupcons. Mais ce fut bien  de Ni col as Klimius. 153 autre chofe lorfque je me vis conduire dans une chambre d'anatomie, oh j'appercus d'abord des tas d'offemens qui répandoient une odeur empoifonnée. Je crus pour lors , d'être dans une caverne de brigands: mais les inftrumens anatomiques que jè voyois pendus aux murailles, me hïent revenir de cette idéé , & je compris que mon höte étoit un médecin ou un chirurgien. II y avoit environ une demi - heure que j'étois feul dans eet horrible cachot, lorfque je vis entrer une dame qui m'apportoit un diné qu'elle m'avoit préparé elle - même. Elle paroiffoit extrêmement bonne & compatiffante. Elle ne m'eut pa-s plutöt confidéré avec quelque attention, qu'elle commenca a pouffer de profonds foupirs qu'elle renouvelloit de tems en tems. Je ne pus m'empêcher de lui demander la caufe de fa douleur. Hélas , me réponditelle , c'eft le fort qui vous attend qui m'arrache ces foupirs. Vous êtes a la vérité dans un lieu honnête; car mon mari, a qui cette maifon appartient, eft phyficien gagé dela ville, 6V dofteur en médecine : ceux que vous avez vus avec lui , font fes collègues. Ils ont été frappés de la figure extraordinaire de votre corps, & ils ont réfolu d'en examiner les reflorts cachés, & d'éplucher vos entrailles, en un mot, de vous difféquer pour voir s'ils ne  ■ *Ï4 Voyage feront pas fur vous quelque découverte utile a 1 anatomie. Cette nouvelle m'étourdit, & mon cceur commenca k palpiter d'une étrange manière : quoi, madame, m'écriai - je, vous ofez appelier d'honnêtes gens des fcélérats qui ne fe font point fcrupule de fendre le ventre k un innocent qui ne leur a jamais fait le moindre mal.' A quoi elle répondit : Oubliez-vous fitöt dans quel pays vous êtes ? Certainement vous avez k faire k d'honnêtes gens, qui n'agiffent point dans de mauvaifes vues, mais pour l'amour du bien public, pour enrichir 1'anatomie par de nou velles découvertes. Je lui repartis qu'elle fe moquoit de moi & que j'aimerois bien mieux tomber entre les mains d'une troupe de voleurs qui m'auroient bientöt dépêche, que d'être difféqué par les plus honnêtes gens du monde. La-deffus , je me jettai aux pieds de la bonne dame, la fupphant, avec des torrens de larmes, de vouloir bien intercéder pour moi. Elle me répliqua , que fon interceffion me ferviroit de fort peu de chofe contre les décrets de la faculté, qui d'ordinaire étoient irrévocables ; mais qu'elle tacheroit de me fouftraire a la mort par une autre voie. En difant cela, elle me prit par Ia main , & me fit defcendre par un efcalier dé-  DE NlCOLAS KlIMIUS.' 15? robé , d'oü elle m'accompagna tout tremblant que j'étois, jufqu'aux portes de la ville. Alors je voulus prendre congé de ma bienfaitrice, & je tachois de lui exprimer toute 1'étendue de ma reconnoiffance; mais elle interrompit mes remercimens, pour me dire qu'elle ne me quitteroit pas que je nefuffe tout-a-fait en fiïreté, & continua a m'accompagner lans que je m'y, oppofaffe. Pendant que nous marchions enfemble , nous nous mïrnes a difcourir fur le compte des philofophes, & ce fut a cette occafionque labonne dame mefitun compliment qui ne me plut guère; car je compris qu'elle exigeoit de moi, pour le fervice qu'elle m'avoit rendu, des chofes qui étoient alors au-deffus de mes forces. Elle m'expofa le plus pathétiquement qu'elle put le trifte fort des dames de fon pays , qui n'avoient pour maris que des pédans de philofophes qui, étant toujours enfevelis dans les études, négligeoient le devoir conjugal. Je puis vous protefter, continua-t-élle avec ferment, que ce feroit fait de nous, li quelque honnête & compatiffant voyageur ne foulageoit en paffant nos maux & n'apportoit de tems en tems quelque remède a nos fouffrances. Je faifois la fourde oreille a toute cette harangue, feignant de n'en pas comprendre le but; 6c je tachois de doubler le pas. Ma froideur ne fit que renflammer dayantage,  ' Vota ge Voyant enfin que fes inftances Ne pouvoient point fléchir mon cceur, Elle fe livre k la fureur Et commet mille extravagances. Elle me reprocha mon ingratitudë; mais comme j'allois toujours mon train , fans claigner Int répondre , elle me faifit par le bout de ma robe , & s'efïbrca de me retenir. Alors je me fervis du peu de force qui me refloit, & me dépêtrai enfin de cette femme. L'avantage que j'avois fur elle du cöté de 1'agileté , m'emporta bientöt hors de fa vue. Elle étoit dans une rage extréme, & elle 1'exprimoir par ces mots , kaki fpalaki, c'eft-a-dire, chien ingrat. Je fouffris ces ïnjures avec un fang-froid de Spartiate, m'eftimant fort heureux d'en être quitte a fi bon mar- , ché, & de me voir hors du pays de ces fages, dont le fouvenir me fait encore dreffer les cheveux k la tête. J'arrivai dans la province de Nakir, dont la capitale eft une ville ou plutöt un grand village de même nom. Je n'en puis pas dire grand'chofe ; car je paffois rapidement par les endroits trop voifins du pays des philofophes , me hatant d'arriver chez des nations moins curieufes de philofophie, Sc fur - tout d'anatomie; car tel étoit 1'excès de ma crainte, que toutes les fois que je rencontrois quelqu'un en chemin, je lui demandois s'il étoit philofo-  DE NïCOLAS KLIMIUS. 157 phe; les cadavres Sc les inftrumens d anatomie me revenoient auffi 'fort fouvent dans l'imasi- 1 nation. Les habitans du village de Nakir me parurent extrêmement aifables; car tous ceux que je trouvai fur mes pas, me vinrent offrir leurs fervices, m'affurant fort au long de leur probité. Cela me paroiiToit pourtant ridicule, car je n'avois témoigné aucun foupcon contre perfonne, & n'avois révoqué en doute la probité de nul d'entre eux : j'en témoignai mon étonnement a quelques - uns de ces compiimenteurs , leur demandant k quoi bon tant d'afTurances d'une chofe dont je ne doutois aucunement ; ce fut encore des proteftations a perte de vue, accompagnces de mille fermens. Lorfque je fus forti de ce village, je rencontrai un voyageur qui portoit fur fon dos une groffe malle pleine de hardes. II s'arrêta en me voyant & me demanda d'ou je venois. Comme. je lui eus dit que j'avois traverfé le village de Nakir, il me félicita d'en être forti fain Sc fauf, m'affurant que les habitans étoient des maïtres fripons, des fourbes qui favoient 1'art de plumer les paffans Sc de les renvoyer enfuite. Je lui répondis que fi les effets répondoient aux paroles, ce devoient être les plus honnêtes gens du monde , vu que chacun d'eux s'empreffoit de faire connoitre fa probité, Sc d'en affu-  '158 Voyage rer chacun avec des fermens exécrables. Le voyageur fouriant a ces mots: gardez-vous, me dit-il, de toute perfonne qui vante fa propre vertu, Sc fur-tout de ceux qui fe donnent au diable pour vous en convaincre. Cet avis eft refté gravé bien avant dans mon efprit, Sc j'ai éprouvé maintefois que ce voyageur avoit raifon ; de-la vient qu'aujourd'hui, lorfque mes débiteurs m'affurent de leur probité en jurant, je déchire le contrat & je reprends mon bien. Après avoir traverfé toute la province de Nakir, j'arrivai fur le bord d'un lac, dont Peau étoit d'un rouge foncé. II y avoit fur le rivage nn navire a trois rangs de rames, fur lequel les voyageurs paffoient pour un prix modique pour aller dans le pays de la raifon. Etant convenu du prix de mon paffage, j'entrai dans le Vaiflèau , Sc j'eus beaucoup de plaifir a traverfer ce lac; car, comme je 1'ai déja remarqué ailleurs, les navires du monde fouterrein j voguent fans le fecours de perfonne: les rames agiffent par le moyen de reflbrts, Sc fendent les ondes avec une rapidité étonnante. Dès que j'eus abordé de 1'autre cöté, je pris un de ces gens qui fe tiennent fur les ports pour fervir les voyageurs, & je me fis conduire par lui a la ville de la raifon. Pendant le chemin il me mit au fait de ce qui regardoit cette ville Sc les  »e Ni col as Klimius. 15$ rnoeurs de fes habitans. J'appris qu'ils étoient tous logiciens fans exception, & que la ville étoit le véritable fiège de la raifon, d'oh elle avoit auffi tiré fon nom. Quand j'y fus arrivé, je compris que tout ce qu'on m'en avoit dit étoit vrai; car chaque citoyen me parut un fénateur, tant & caufe de fa pénétration, que de la régularité de fes mceurs & de fa gravité. Je ne pus m'empêcher alors d'élever les mains au ciel, & de m'écrier a diverfes reprifes, oh trois fois heureufe terre, qui ne produit que desCatons! cependant quand j'eus examiné de prés 1'état de cette,ville, je m'appercus qu'il y régnoit beaucoup de nonchalance, & que faute de fous tout y languiffoit: car, comme les habitans pèfent tout aupoids du bon-fens, qu'ils ne fe laiffent point éblouir par de belles promeiTes, ni par des difcours étudiés, ni par des colifichets, ces moyens falutaires dont on fe fert ailleurs pour exciter les fujets è des entreprifes avantageufes a 1'état , fans qu'il en coüte rien au tréfor public, n'ont point lieu dans cette république. Les défauts inféparables de cette exafte attention a pefer toutes chofes, me furent très-bien expliqués par un certain miniftre des finances. Les arbres, me dit-il, ne font ici diflingués entre eux que par le nom & par la figure, II  160 Voyage n'y a point d'émulation parmi nos citoyens i paree qu'il n'y a point de caraöères qui les diftinguent; 6c perfonne ne paroït être fage, paree que chacun 1'eft. J'avoue que la folie eft un défaut; mais il ne faut pas fouhaiter qu'il n'y en ait point du tout. II fuffit a chaque vdle d'avoir autant de fages, qu'il y a d'emplois publiés. II faut des gens pour gouverner, & d'autres pour fe laiffer gouverner. Ce que les régens des autres états font avec des bagatelles 6c des colifichets, notre magiftrat eft obligé de le faire par des récompenfes folides, qui épuifent fouvent fes finances ; car, pour un fervice rendu a 1'état, les fages veulent avoir des noyaux & les fous fe contentent de pelures. Ainfi, par exemple , les honneurs & les titres font ailleurs des hamecons ou 1'on prend les fous, 6c par lefquels on les anime aux travaux les plus difficiles; mais ils ne fervent guère chez des gens qui ne croyent pas qu'on puiffe acquérir 1'eftime publique 6c les honneurs folides, autrement que par la vertu 6c le mérite intérieur, 6c qui par conféquent ne veulent pas fouffrir qu'on les leurre par de fpécieufes promeffes. Enfin il fe peut que Pidée qu'ont vos guerriers, qu'il fera parlé d'eux dans 1'hiftoire, les excite a courir les plus grands rifques pour le falut de leur patrie; mais les nötres regardent cela comme un  DE NlCOLAS KlIMIUS.' lêl un galbanon , & ces phrafes, mourir pour la patrie , vivre dans 1'hiftoire, ne leur femblent pas plus compréhenfibles, paree qu'ils croyent qu'il eft vain &C inutile de donner des louanges a des gens qui ne peuvent les entendre. Je paffe fous filence plulieurs autres inconvéniens qui réfultent de cette attention a tout éplucher, 8c qui font affez voir que dans un état bien conftitué, il eft néceffaire que la moitié des citoyens extravague. La folie eft a 1'égard de la fociété ce qu'eft la fermentation k 1 egard de Pèftomac: le trop, ou le trop peu de fermentation nous caufe des maladies. J'entendois tout cela avec un grand étonnement; & le fénat m'ayantfait offrir, quelques jours après, une demeure dans la ville, li je voulois m'y fixer, & faifant même réitérer fes inftances, je me trouvai dans une étrange confufion, foupconnant que ce compliment ne procédoit que de 1'opinion qu'on avoit de ma folie , & qu'on me regardoit comme un ferment utile a 1'état, lequellanguiffoit pour trop de fageffe. Ce qui me confirma dans mes foupcons, ce fut un certain bruit qui courut alors, que la république envoyoit un grand nombre de citoyens dans des eolonies, & que pour les remplacer on avoit deffein de ramaffer autant de fous des nations voifines. II ne m'en fallut - L  t6i Voyage pas davantage pour me faire lbrtir de cetté ville raiibnnable. J'eus long-tems dans 1'efprit Paxiome de ce peuple, que dans un état bien réglé, il eftnéceflaire que la moitié des citoyens extravague; axiome qui eft inconnu a nos polïtiques , Sc je m'étonnois que nos philofophes lie 1'eulTent point encore trouvé. Peut - être qu'il n'a pas été caché a quelques-uns de ces derniers, mais apparemment ils n'ont pas cru qu'il valüt la peine de le mettre au rang des axiomes politiques, vu que les fous abondent par-tout chez nous, Sc qu'il n'y a point de ville ni de village qui n'ait bonne provifion de ce ferment fi falutaire. Etant donc parti du pays de la raifon , je me remis en chemin Sc parcourus plulieurs ré-" gions, que je paflerai lous lilence, n'y ayant rien trouvé de remarquable. Je penlois avoir ,Vu toutesles merveillesde la planette deNazar; mais étant arrivé dans la province de Cabac, je découvris de nouveaux prodiges qui furpaffent toute croyance. Parmi les habitans de ce pays-lè, il y en a plulieurs qui font acéphales , c'eft - a - dire , fans tête. Ceux - ci parient par une bouche qu'ils ont au milieu de 1'eftomac ; ce défaut naturel ks exclut de tout emploi important oh il faut avoir de la cervelle. Les charges auxqueiies ib peuvent prétendre  DE NlCOLAS KltMIUS. I&3 ala cour, font celles de chambellans , de maitres d'hötel, de grand - maitre de cuifine: &C on en tire auffi quantité pour en faire des valets de pied, des bedeaux , des cuiftres, en un mot, pour exercer toutes les charges oh il n'eft pas befoin de tête. Quelques - uns néanmoins font reeus aux emplois du fénat a caufe du mérite de leurs parens, & par la faveur du magiilrat, ce qui peut fe f dre quelquefois fans que 1'état en fouffre: car on fait d'expérience que toute 1 autorité magiftrale réfide entièrement dans quelques fénateurs particuliers, que les uns ne font dans le fénat que pour completter raffemblée, & pour figner les réfolutions des autres. Ainfi il y avoit de mon tems dans le fénat de Cabac deux afïeffeurs nés fans tête qui tiroient les gages de fénateurs , car quoiqu'ils fuffent deftitués de jugement a caufe de leur défaut naturel, ils donnoient pourtant leur confentement, & ils étoient plus heureux que leurs collègues , contre qui, dans certains cas, le peuple déchargeoit fa bile fans faire mention de ceux qui étoient acéphales ; ce qui montre qu'il eft quelquefois bon a un fénateur, de n'avoir point de tête. Au refte la ville de Cabac ne le cède a aucune de ce globe-la. Elle a une cour, une uniyerfité & des temples maguifiques L ij  i64 Voyage Je paffai, au fortir de-la, dans deux autres régions, dont Tune a le nom de Cambare, 1'autre de Spélek. Les habitans font tous tilleuls. Ils différent entre eux en ce que les uns ne vivent pas au - dela de Page de quatre ans, les autres, au contraire , vivent long-tems & atteignent même 1'age de quatre eens ans. Quand on vient chez ceux-ci, on ne voit que pères, grands-pères, ayeux, bifayeux &c. On ne les entend parler que de leurs aVentures ; ils récitent mille fables, & on a li fouvent les oreilles rëbattues de ces vieiliesfornettes, qu'on s'imagineêtre né depuis plulieurs liécles, fur-tout quand on voit tant de vieilles gens devant fes yeux. Voila quel étoit 1'état des habitans du pays de Spélek. II me parut d'abord plus heureux que celui des peuples de Cambare; mais je m'appere,us quelque tems après que je metrompois. En effet les cambariens acquièrent la maturité de 1'efprit & du corps, quelques mois après leur naiffance, enforte qu'une année fuffit pour les former & les perfeétionner. Ils employent le tems qu'ils ont encore avivre a fe préparer a la mort. La vue de ce peuple rappelle dans 1'efprit la république de Platon , ou les vertus étoient d'abord portées au plus haut degré de perfeftion. Les cambares ont continuellement devant les yeux la briéveté de la vie, & étant  DE NlCOLAS KLIMIUS. 165 toujours occupés de cette idee , ils regardent ce monde comme la porte par oii Ton paffe a 1'autre vie, ainfi 1'image de 1'avenir bannit de leur efprit 1'idée du préfent; enforte donc que chacun d'eux peut-être regarde comme un philofophe qui, indifférent pour les biens terreftres, ne tache que de s'affurer ce tréfor durable 5c éternel qui eft la récompenfe de Ia vertu , de la piété 6c de la bonne réputation. En un mot ce pays fembloit être habité par les anges, ou le domicile des faints, ou 1'école véritable oit la fageffe 6c la piété étoient enfeignées excellemment bien. De-la on peut juger combien font injuftes les murmures de ceux qui fe plaignent de la briéveté de la vie, 6c qui font k ce fujet une efpèce de procés a Dieu; car notre vie n'eft courte que paree que nous en paffons la meilleure partie dans les plaifirs, mais elle feroit affezlongue fion enfaifoitunmeilleur ufage. Dans 1'autre province , oh j'ai dit, qu'on vivoit jufqu'au-dela de quatre eens ans, je remarquai tous les vices que 1'on voit régner parmi les hommes. Les habitans ne penfoient qu'aux chofes préfentes, comme fi elles euffent été éternelles, 8c qu'ils ne les euffent jamais óxx quitter.- L lij  i66 Voyage La piété fincère eft bannie a jamais De ce peuple trompeur qui ie plan aux forfaits. Une autre efpèce d'inconvénient qui réfultoit de cette longue vie, c'eft, que ceux qui avoient malheureufement perdu leurs biens, ou qui étoient perclus de leurs membres, ou qui tomboient dans des maladies douloureufes & longues, fe donnoient eux-mêmes la mort; rie voyant pas d'autre moyen de fe délivrer de leurs mbères, ce qui ne feroit pas arrivé , fi leur vie eüt dü être de peu de durée. L'un & 1'autre ptuple fut pour moi un fujet d'étonnement; & je fortis de ces lieux la tête pleine de réflexions philófophiques. Je continuai ma route par des lieux raboteux & déferts par oii Ton paiTe pour aller au pays des innocens, qu'on nomme en langue vulgaire Spa'ank. Ce nom vient de Tinnocence & de 1'humeur pacifique des habitans de cette province. Ils font tous néfliers 8c les plus heureux des mortels, n'étant fujets k aucune paflion, 6c conféquemment k aucun défaut. 11 n'eft queftion chez eux de loix , ni de fupplices. Ils n'ont ni juges , ni procés, Ils pratiquent pourtant la vertu, la juftice, Avec un merveiiieux fuccès. L'innocence les suet a 1'abri des alarmes :  DE NlCOLAS KLTMIUS. J67 Ils orft autant d'amis qu'ils compte.it de voifins. On n'entend point chez eux le bruit afïreux des armei. Soldats, arlénaux, magafms Sont a ce peuple heureux des chofes inconnues. Je trouvai que tont ce qu'on m'avoit dit de ces néfliers étoit véritable , & qu'en effet ils ne fe gouvernoient point par des loix ; mais par leur propre génie. L'envie, la haine, la colère, 1'orgueil, l'amour de la fauffe gloire , les divifions , & tous les autres vices qu'on remarque dans Pefpèce humaine, n'ont point lieu chez cette nation. On ne trouve pas non plus chez elle , plulieurs autres chofes qu'on prétend faire 1'ornement des créatures railoanables , & les diftinguer des brutes; car excepté la théologie, la phyfique SdTaftronomie, toutes les autres lciences lui iont inconnues, de même que les arts. Elle n'a aucune idéé de jurilprudence.-, de politique , d'hiftoire , de morale de mathématiques , d'éloquence , &c. L'amour* de la gloire lui étant auffi irtconnu , Pémulation qui anime les fujets aux grandes chofes, y eft tóut-a-fait ignorée. Jene voyois daiïs ce paysla aucun palais, nul édifice tant foit peu confidérable , point d'hötel-de-ville , point de tribunaux , point de richeffes , point de magiftrats, &i par conféquent point de procés , ni d'envie d'en avoir j & pour tout dire en deux L iy  léB Voyage mots, s'il n'y avoit point de vices, aufli n'y avoitil point de politeffe , point d'arts, point de magnificence, & une infinité d'autres chofes pareilles a qui nous donnons le nom de vertus , qui rendentles fociétés civiles recommandables, Sc font paffer les hommes pour polis Sc civilifés. A dire le vrai , il me fembloit être plutöt dans une forêt que dans une fociété , Sc je ne favois quel jugement porter fur cette nation , ni fi eet état naturel feroit k fouhaiter aux hommes; mais enfin , quand je faifois réflexion que la vertu étoit préférable au vice , Sc que 1'ignorance de certains arts éloignoit les vols, les meurtres, les rapines, Sc plufieurs autres crimes qui perdent 1'ame avec le corps-, je ne pouvois m'empêcher de reconnoitre le bonheur de ces, néfliers. Pendant que j'étois encore parmi eux , je marchois un jour fans attention, Sc je heurtai fi rudement contre une pierre, que je me fracaffai la jambe gauche qui s'enfla auffi-tot. Un payfan me voyant dans eet état, accourut incontinent, Sc avec une certaine herbe qu'il appliqua fur la partie offenfée, il me guérit fur' le champ. Je conjeöurai alors que ces gens-la excelloient dans les cures, Sc je ne me trompois pas; car comme le nombre de leurs études eft extrêmement borné., ils ne fe contentent pas d'éfleurer les  de NicotAs Klimius. 169 fciences, comme font nos favans, qui veulent toutapprendre, mais ils s'adonnenta une feule , & Papprofondiffent autant qu'il eft poffible. Cependant je remerciai mon médecin dufervice qu'il m'avoit rendu , priant dieu de Pen récompenfer. Ce payfan me paria avec tant de folidité , de favoir & de piété , quoiqu'en des termes un peu ruftiques , que je crus que c'étoit un angè qui m'étoit apparu fous la figure d'un arbre. Je compris par la avec combien peu de raifon nous nous déchaïnons contre ces Stoïciens qui, ne défirant rien, ne s'aftligent, ne fe réjouiffent de rien , & ne fe fachent contre perfonne, s'étant défaits des paffions impétueufes de 1'ame ; & que nous accufons k caufe de cela de mener une vie lache & pareffeufe. Je compris auffi , & plus clairement encore , combien fe trompent ceux qui admettent la néceftité de certains vices parmi les mortels qui croient que la colère aiguifé la force que 1'émulation produit 1'induftrie, & que la défiance eft la mère de la prudence; car qui ne fait-, que d'un mauvais ceuf il ne peut naitre qu'un mauvais corbeau, & que plufieurs qualités dont les humains s'enorgueiHiffent, &c que nous célébrons dans nos vers* font plutöt des fujets de honte que de gloire , fi'on les regarde avec les yeux d'un philofophe.  »7° Voyage Je fortis du pays des innocens, & me rendis dans la province de Kiliac , oü les habitans naiflent avec de certaines marqués au front, qui défignent le nombre de leurs années, & le tems qu'ils ont encore è vivre. Je les croyois les plus fortunés des mom Is , vu que la mort ne pouvoit les furprendre en flagrant délit; mais , comme ils connoiffoienf tous le jour de leur mort, ils prolongeoient auffi leur pénitence jufqu'& ce derniér jour; enforte que fi on trouvoit quelque honnête perfonnage parmi eux , ce ne pouvoit être que quelqu'un a qui les marqués de la mort ne venoient que dans une extréme vieilleffe. Je voyois quantité de ces arbres qui marchoient la tête penchée, comptant avec leurs doigts, les jours & les momens qu'ils avoient encöre a vivre ; & fe défefpérant lorfque cette heure fatale approchoit; ce qui me fit conclure que le créateur avoit fagement fait de cacher au refte des mortels Pheure de leur mort. Après avoir parcouru ce pays , j'arrivai au bord d'un canal dont Peau étoit noire, je le traverfai dans un efquif, & j'abordai dans la province d'Askarac. C'eft-lè que je vis d'horribles monftres ; car fi parmi les Cabaques , .il y a des gens fans tête , ön en voit en revanchez les Askaraques, qui en ont fept, Ces hep-  DE NlCOLAS KLÏMIUS. ijl tacéphales, ou gens a lept têtes , font des prodiges de fcknce. Le peuple leur portolt autrefois une telle vénération que peu s'en falloit qu'il ne ks adorat. Tous ceux qui gouvernoient 1'érat étoient tirés de cette tribu ; mais comme ces régens avoient autant d'idéeS que de têtes , il n'y avoit forte de chofes dont ils n'effayafTenf; mais cette quantité d'entreprifes, & ces diverfes idees dans une feule perfonne t embrouillèrent ex'rêiiiement les affaires , St dans la fuite la confufion monta a un fi haut point, qu'il fallut des fiècles entiers, pour débrouiller le cahos qne ces trop habiles magiftrats avoient répandu dans les affaires de 1'état. II ne fe peut rien de plus avifé que le décret que 1'on fit alors pour exclure les heptacéphales du gouvernement, ck pour les reftrain,dre aux limples , c'eft-a-dire , aux citoyens qui n'avoient qu'une tête Depuis ce tems-la , ces gens , qui avoient été révérés comme des dieux, font auffi déchus , & auffi peu eftimés que les acéphales parmi les Capaques : car comme ceux-ci né peuvent rien faire faute de tête , ceux-la font tout de travers pour en avoir trop. C'eft pourquoi on les éloigne de toute forte de charge, & on les laifle croupir dans l'ob&uriM Ils font pourtant une efpèce 4'ornement a leiu pays , car on les mène d'un  '17* Voyage cöté & de 1'autre , pour fervir de fpeöade , & pour montrer combien la nature a été libérale envers eux ; mais on peut dire qu'elle auroit mi eux fait de n'être pas fi prodigue , & de fe contenter de leur donner une feule & bonne tête. De toute cette race d'heptacépbales, il n'y en avoit que trois qui fuffent employés de mon tems; encore ne les avoiton admis aux emplois qu'après leur avoir coupé fix têtes, car par-la on leur avoit öté ces idéés confufes qui les brouilloient, & on les avoit réduits au fens commun, a-peu-près comme on émonde les arbres chez nous pour les faire pouffer plus haut. Mais il y a peu d'heptacéphales qui veuillent fouffrir cette opération, a caufe de la douleur qu'elle caufe & du danger oii ils font expofés de mourir bientöt après. Tout cela me fit conclure qu'il n'y a point d'excès qui ne foit nuifible , & que la véritable prudence ne fe trouve que dans un cerveau fimple , mais folide Sz judicieux. Pour aller de ce pays la dans la principauté de Boftanky , il faut paffer par des déferts. Les Boftankis différent peu des Potuans, quant a la figure extérieure ; mais intérieurement il il y a une différence remarquable, qui conMe en ce que les Boftankis ont le cceur placé daas  de Ni col as Klimius. 17} Ia cuiffe droite , de forte qu'on peut dire avec vérité , qu'ils portent leurs cceurs dans leurs culottes.Dela vient qu'ils font regardés comme les plus poltrons de tous les habitans du globe. En arrivant dans la ville , j'entrai dans un cabaret tout prés de la porte , & comme les fatigues du voyage m'avoient mis de mauvaife humeur, je commencai a quereller 1'höte, dont la lenteur me choquoir. Gelui-ci tout effrayé % fe jetta a mes genoux , me demandant pardon les larmes aux yeux. II me fit toucher fa cuiffe droite , pour que je jugeaffe de fa frayeur par la palpitation de fon cceur. Je n'eus pas plutöt fenti ce mouvement, que ma colère fe changea en rilée, je lui dis de fe raffurer & d'effuyer fes larmes. A ces mots il fe leva, & m'ayant baifé la main, il s'en fut apprêter a manger. Un moment après j'entendis des cris ck des gémiffemens qui venoient du cöté de la cuifine. J'y courus, & je ne fus pas peu furpris de voir ma poule mouillée d'höte, qui fe ruoit a coups de pied & de fouet fur fa femme & fur les fervantes. Dès qu'il m'appercuf, il fe jetta è mes pieds : « qu'eft ceci , dis - je a » ces femmes, quel crime avez-vous commis » qui ait pu mettre eet agneau fi fort en cow lère ? >♦ Elles me regardoient fans rien dire, n'-ofant pas me découvrir le fujet de leur afflic-  174 V O T A G E tion, mais leur ayant ordqnné avec menaces de s'expliquer, Phöteffe me paria en ces termes: les habitan? de cette principauté, dit-elle , ne peuvent foutenir lesregards d'unennemi armé, & dés qu'ils font hors de leurs maifons, ils tremblent au moindre bruit: mais au logis , ils font le diable a quatre. Ils parient avec hauteur dans leur cuifine , & fe jettent avec fureur fur leur familie timide ; mais ils n'ofent pas fe montrer contre des gens armés , Sc ils ne font vaillans que contre ceux qui n'ont ni armes , ni forces. De la vient que notre république eft expofée aux infultes Sc aux déprédations de fes voifins. Mais une nation voifine, k qui nous payons tribut, eft d'un naturel bien différent; car elle ne fe bat que contre les ennemis armés. La, les males commandent au dehors, Si fervent au dedans. Jadmirai la fageffe dc cette femme, que je jugeai digne d'un meilleur fort: 5c lorfque j'ai un peu mieux connu le genre humain, j'ai trouvé qu'elle m'avoit bien dit vrai ; Si qu'Hercule n'avoit pss tté le feul, qui eüt cédé aux charmes d'une femme; mai> que c'étoit même le fort des vaillans hommes cie fubjr le joug des femmes , pendant que les pokrons , Si ceux , qui comme les Boftankis , portent le cceur dans leur culotte ; lont des héros dans leur maifon ,  de Nicous Klimius. i7c & font trembler leurs domeftiques. Au refte , les Boftankis font fous la proteöion d'un peuple voilin , auquel ils paient un tribut annuel. Je partis de ce pays-la, & me tranfportai par eau dans la province de Mikolac. Avant que de fortir du bateau , je m'appercus qu'on m'avoit dérobé ma beface. J'en accufai le batelier, & je lui foutins long - tems qu'il étoit Pauteur du vol. Comme il fe tenoit obftinément fur la négative , j'eus recours au magiftrat , Sc lui expofai le fait , prétendant qu'on obligeat le batelier & la reftitution fimple de la chofe volée , s'il s'opiniatroit a nier. Le coquin ne fe contenta pas de perfévérer dans la négative, mais il voulut encore m'accufer moi-même de calomnie. Le cas paroiffant douteux , le fénat sn'ordonna de produire des témoins ; c'étoit me réduire è 1'impoffible : mais j'eus recours a un autre moyen , ce fut de demander que le batelier fe purgeat par ferment du crime en queftion. A cette propofition le juge fourit. « Mon ami, me dit-il, nous ne fommes gênés » par aucune religion, Sc nous n'avons d'au» tres dieux que les loix de la patrie. Les accu» fations fe prouvent chez nous nar des voies » légitimes, telles que la confignation des frais, » 1'ajournement des parties , 1'exhibition des » papiers ou des feings, Si 1'interpellation des  ij6 Voyage » témoins. Les procés deftitués de ces forma* » lités |font non feulement nuls, mais attirent » encore è ceux qui les intentent une accula» tion de calomnie. Rends ta caufe claire par » des témoins, & 1'on te fera reftituer ce que » tu dis qu'on t'a pris »• Ainfi le défaut de témoins rendant ma plainte inutile, je commencai h déplorer, non pas mon fort, mais celui de cette république; car quoi de plus foible & de plus chancelant, qu'une fociété qui n'eft appuyée que fur des loix humaines? & quoi de plus fragile que ces édifices politiques qui ne font point cimentés par la religion ? Je ne reflai que trois jours dans ce pays-tè, & je les paffai même dans une crainte continuelle ; car quoique les loix du fénat fuffent trés-bonnes, & qu'on ne fit point de grace au crime , il me fembloit qu'il n'y avoit point, ou qu'il ne failoit point efpérer de füreté chez une nation athée , qui n'eft liée par aucun fentiment de religion, vu que chez une telle nation , les crimes ne coutent rien , pourvu qu'ils foient cachés. Je fortis donc de cette province, & après avoir paffé par une montagne fort roide, je gagnai la ville de Bracmat , fituée dans une plaine au pied de cette même montagne. Le premier  DE NlCOLAS KlIMTUS. 177 premier que je rencontrai fur ma route, fe roula fur moi, & me renverfa fur mon dos, par la pefanteur de fon corps. Je ne compre* nois rien a cette aventure, & j'en demandois la caufe a eet arbre, qui fe contenta de me faire des excules. A cent pas dela, un autre me lanca un pieu , qui penfa me caffer les reins. Auffi-töt il s'excufa par un long yerbiage. Je compris qu'il falloit que cette nation füt ou entiérement aveugle, ou qu'elle eüt la vue bien foible , & j'évitois avec foin la rencontre des paffans. Cependant tout cela ne venoit que des vifières trop percantes de quelques-uns de ce peuple, lefquels on nommoit vulgairement Maskattes , & dpnt la plupart s'adonnent a 1'aftronomie & a d'autres fciences abflraites. Ces gensda ne font d'aucune utilité en ce monde, car ils ont les yeux percans. pourdécouvrir des minucies, ils lont aveugles,. & ne voient point du tout dans les chofes folides. Cependant 1'état en tire quelque avantage dans les mines, ou il les emploie, pour, découvrir les métaux; car tel ne voit pas la fuperfide de la terre , qui perce avec fes regards jufqu'aux cavités. Je jugeai dela qu'il y a des gens qui font aveugles , pour avoir la vue trop percante, & que peut-être ils verroient mieux , s'ils avoient les yeux moins fins & moins aigus, " M  178 Voyage Je paffai encore une montagne fort efcarpée^ & j'entrai dans le pays de Mutak , dont la capitale reffemble a une forêt de faules, a caule que fes habitans font tous arbres de cette efpèce. Comme je traverfois le marché, je vis un grand garc:on fort robufte, qui étoit affis fur une chaife percée , & qui imploroit la miféricorde du fénat. Je m'informai de fon crime , & 1'on me dit que c'étoit un malfaiteur a qui on alloit donner la quinzième dofe. Frappé de cette réponfe, je priai Phöte, chez qui je vins loger, de m'expliquer cette énigme. La deffus il me paria en ces termes : « Les nations voiiines, » dit-il, chatient le vice par le fouet, par la » potence , ou en marquant d'un fer rouge; » mais ces fortes de fupplices n'ont point lieu » ici, paree que 1'on y cherche moins a punir » qu'a corriger. Le coupable que vous avez » vu au marché, fur la chaife percée de la ville , » eft un auteiir extravagant, qui a une violente » démangeaifon d'écrire, que ni les loix, ni » les avertiffemens n'ont pu éteindre en lui. » Cela lui a attiré Pindignation des magiftrats, »> qui l'ont condamné a la peine publique , &c » l'ont livré entre les mains des médecins, » qui font les cenfeurs de la ville , & qui ont » foin de le macérer par de fréquentes purga» tions, jufqu'a ce que le feu de fa paffion foit  DE NlCOLAS KLIivITUS. ï79 * entiérement éteint, & qu'il ceffe lui-même » d'écnre,,. A peine avoit-il achevé de parler, que 1'envie me prit d'aller voir 1'apothicairene publique , & je m'y fis mener fur Ie champ. J'y vis avec étonnement des boetes placées par ordre , avec les étiquettes fuivantes;« poudre pour 1'avarice; pillules d'amour ■ » temture pour la colère; lénitif ou infufion » anodine contre 1'ambition ; écorce contre la » volupté , &c. » Tout cela me paroiffoit autant de vifions, & je ne faurois expritner combien j'en eus Pefprit troublé, Mais je penfai tomber de mon haut, quand je vis des liaffes de manufcrits avec ces titres (i). « Sermon du » maitre ès arts Pifage , dont la ledure prife » le matm vaiit fix dofes de tartre émétique » méditations du doaeur Jukefius, qui e„é» riffent de 1'infomnie, &c. » Cela me fit croire que cette nation avoit tout a fait perdu le jugement; cependant je voulus effayer fi ces livres avoient les vertus qu'on leur attribuoit, & ie jettai les yeux fur le premier. II étoit fi pitoyablement écrit , & fi rempfi d'imperti- (i) II y a des titres de livres encore plus bizarres dans notre globe, & qui font faire de plaifantes bevues. Je demandois 1'autre jour a un homme qui fe pique d'avoir tout lu , s'.l connoiffoit la belle Wolfienne. Si je la connois, me répondit-il, & c'eft ma blanchiffeufe ! M ij  180 Voyage, nences, que dès le premier chapitre, je corrimencai k bailler, 8c continuant de lire, je fentis bientöt des tranchées. Comme je me portois . parfaitement bien, 8c que je n'avois pas beibin de laxatif, je jettai le livre au diantre. Je tirai néanmoihs dela cette réflexion , qu'il n'eft rien dans le monde qui n'ait fon utilité , vu que les livres les plus infipides étoient bons a quelque chofe ; & je compris auffi que les Mutaques, quoique trés - liriguliers , n'étoient point touta - fait fous. En effet, mon höte m'affura , qu'ayant été long-tems affligé de facheufes in* fomnles , une feule ledlure des méditations du doöeur Jukefius 1'avoit entièrement guéri, & que la vertu de ce livre étoit telle, qu'il feroit ronfler 1'infomnie même. Cependant, de peur qu'un plus long féjour chez, les Mutaques, ne fit évanouir les réflexions philofophiques que j'avois faites auparavant, je partis , & j'eus bientöt occalion d'oublier heureufement ce que j'avois vu chez cette nation, ayant rencontré de nouveaux monffres, & de nouveaux phénomènes. Je remarquerai en palfant qu'ayant enfuite fini mes courfes autour de la planette de Nazar, & repaffant dans mon efprit la philofophie des Mutaques, leur manière de guérir les malades ne me paroiffoit pas a rejetter; car j'avois fouvent re-  DE NlCOLAS KLIMIUS. l8l marqué dans notre Eürope des livres capables de donner la diarrhée aux plus conftipés, &C d'endormir les plus éveillés. Mais pour la manière dont les Mutaques prétendent guérir les maladies de lefprit, je n'aijamais pu la goüter; quoique je convienne qu'il y a des maladies corporelles, que 1'on confond avec les fpirituelles; comme nous 1'apprend fort a propos un certain poëte de notre globe dans 1'épigramme fuivante : Sextus, nous fommes vous & moi Travaillés d'une maladie Qui ne vient, k ce que je crois , Que des noires humeurs de la mélancolie. Vous en avez la goute ; & je fens, par malheur j Qu'elles me corrodent le cceur. Je paffe pour un homme étrange , Paree qu'on ne voit point ce qui me fait fouffrir ; Et vous , vous paffez pour un ange, Paree qu'on vous entend foupirer & gémir. Chacun vous plaint & vous regrette j On n'eft point étonné de vous voir refufer D'alier au bal, & de danfer ; Mais fi quelqu'un me dit, en fecouant. la tête l Entonnez une chanfonnette: J'ai beau jurerfur mon honneur , Et protefter cent fois que ja fuis afmatique x On me traite de lunatique , Et d'homme de bizarre humeur, ' Heft pom tant certain, foit dit fans vous déplak©: M iij  i§2 Voyage Que ce n'eft point pour vous une aufïï rucïeaffaire De gambader & de fauter, Qu'a moi de frédonner, Sextus , ou de ch^nter. 'Au fortir du pays de Mutak, il me fallut encore traverfer un lac , dont Peau étoit rouge , &j'abordaidans la provincede Mikrok,dont la capitale porte le même nom. Les portesjde cette ■ville étoient encore fermées quand j'y arrivai» Je fus obligé d'attendre qu'on les ouvrït. J'entrai enfin , & je remarquai une grande tranquillité dans les rues, excepté que mes oreilles étoient frappées du bruit que faifoient ceux qui ronfloient en dormant. Je crus être dans ce pays confacré au fommeil , que les poëtes nous. vantent. O plut a dieu, me dis-je a moi-même , que les bourguemeftres , quelques-uns des fénateurs, & plulieurs autres citoyens de ma patrie , qui font grands partifans du repos , pufTent paffer leur vie dans cette bienheureufe cité ! Cependant , a la vue des enfeignes qui pendoient aux maifons , je compris que les arts ck les profeffions n'étoient point éteintes dans cette ville. A la faveur de ces enfeignes, je découvris une hótellerie , dont les portes étoient toutes fermées, paree qu'il étoit encore nuit pour les habitans , quoiqu'il füt midi paffé. Enfin, après avoir beaucoup heurté, 1'on m'ouvrit, & j'entrai dans 1'hötellerie. Chez cette  DE NlCOLAS KLIMIUS. 185 nation, le jour eft divifé en vingt-trois heures, dont dix-neuf font ccnfacrées au fommeil, les autres quatre fe paffent en veillant. Cela me fit foupconner qu'il devoit régner une terrible négligence dans les affaires publiques & particulières , c'eft pourquoi j'ordonnai qu'on me donnat fur le champ k manger ce qu'il y auroit de prêt, car je craignois que la nuit ne furprit le cuifinier en préparant le dïné , & que je n'euffe a crouftiiler de long-tems. Mais j'ignorois que cette nation fe piqué d'abréger en toutes chofes , qu'elle évite avec foin tout embarras, tout détour, & que par Ik fes petits jours font affez longs, & fufïifent pour faire toute forte de travail. Le diné me fut apporté, plutöt que je ne m'y étois attendu; & lorfque j'eus mangé, je priai mon höte de me faire un peu voir la ville, ce qu'il m'accorda fort obligeamment. Nous entrames, en paffant , dans une églife, ou j'entendis un fermon fort court, eu égard au tems, mais affez long par 1'importance de la matière. Le prédicateur en vint d'abord au fait; il écarta tout verbiage , toute tautologie (1) ; il ne dit rien de fuperflu , rien d'inutile, de forte que quand je comparois fon fermon k ceux du maïtre ès arts Petri , qui (1) Ce mot fignifie une répétition de paroles inutiles.' M iy  ï^4 V 0 Y A G E m'önt fouvent fait venir Penvie de vomir, je trouvois ces derniers d'une longueur effroyable. Les procédures s'expédient avec la même briéveté. Les avocats difent beaucoup en peu de mots. On produit les témoins, & on les entend. Je m? fouviens d'avoir vu la copie d'un traité d'albance, concu en ces termes : « II y aura » amitié perpétuelle entre les Mikrokans & »> les Splendikans. Les limites des deux états » feront le fleuve Klimac , & la croupe du » mont Zabor, "figné, &c, &c. » C'eft ainfi que trois lignes fuffifent a ce peuple , po*ur exprimer ce qui demande chez nous des volumes éntiers. Cela me fit croire qu'on pourroit venir au but , avec moins de bruit & moins de perte de tems', fi Pon retranchoit les inutilités , comme un voyageur arriveroit plutöt au gite, s'il marchoit toujours par un chemin droit. Tous les habitans de cette ville font cyprès. Ils ont des tumeurs , ou des loupes fur le front qui les diftinguent des autres arbres. Ces loupes croiffent & diminuent a certaines heures marquées. Lorfqu'elles font bien enflies, il en découle des humeurs qui, tonv* bant dans les yeux , les ferment, excitent au fommeil, &z en un mot marquent qu'il eft puit. A une journée del.a? eft le pays des Maler©?  DE NlCOLAS KliMIUS, 185 kans, c'eft-adire, des éveillés, qui ne dorment jamais. En entrant dans la ville de Makrok, je rencontrai un garcon quiparohToit fort preffé , & je le fuppliai de m'indiquer une auberge oü je puffe loger : mais ce maraud me répondit qu'il avoit a faire , & paffa outre. Tout ce peuple fe hatoit d'une fi terrible manière, qu'on ne voyoit qu'aller &C venir , ou plutöt courir & voler dans les rues , comme fi chacun eüt craint d'arriver trop tard. Je crus d'abord que le feu étoit aux quatre coins de la ville, ou qu'il étoit arrivé quelqu'autre défaftre qui avoit épouvanté & troublé les citoyens. J'errois d'un cöté , & de 1'autre , ne fachant a qui parler; enfin j'appercus une enfeigne devant une maifon, qui marquoit que c'étoit i»ne auberge. Je m'en approchai, & je n'y vis que des gens qui fortoient , qui montoient, qui defcendoient, fe heurtant les uns les autres, k force de fe hater: je fus plus d'un quart-d'heure dans la cour du logis , avant que de pouvoir entrer. Chacun me fkffóit des quefiions en paffant ; 1'un me demandoit d'oü j'étois , oü j'allois , fi je m'arrêterois long-tems dans la ville , fi je mangerois feul ou en compagnie , dans quelle chambre je mangerois , fi ce feroit dans la rouge, dans la verte , dans la blanche , öu dans la noire s au rez-de-chauflee ou en  186 Voyage haut , & enfin mille impertinences pareilles. L'höte qui étoit en même • tems greffier d'un tribunal fubalterne, entra dans la cuifine, Sc revint un moment après pour m'accabler de fes verbiages. II me parle d'un procés , qui duroit depuis quatorze ans, 8c qui avoit paffé par dix tribunaux différens. J'efpère, me ditil, qu'il fera pourtant terminé dans deux ans d'ici; car il ne refte plus que deux tribunaux, après quoi il n'y a plus d'appel. Lè-deflus mon höte me laiiTa fort étonné de fon difcours, 8c convaincu que toute cette nation étoit trèsoccupée a faire des riens. Après qu'il m'eut quitté, je me mis è parcourir la maifon , 8c je tombai par hafard dans une bibliothéque , aflez confidérable par rapport au nombre des livres, mais fort petite 8c fort pauvre , quant aux chofes que ces livres contenoient. Parmi ceux qui étoient le plus proprement reliés, je remar» quai les fuivans: i . Delcription de 1'églife cath., 14 vol. 2. Rélation du fiège de la citadelle de Pehunc, 26 vol. 3. De 1'ufage de 1'herbe de Slac, 13 vol. 4. Oraifon funèbre du feu fénateur Jackfi , 18 vol. Mon höte étant retourné, me mit au fait de tout ce qui concernoit 1'état de la ville, & je  DE NlCrvLAS KlIMIUS. 187 jugeai par ce qu'il m'en dit, que lesdormeurs de Mikrok faifoient plus de befogne que les éveillés de Makrok , & que les premiers vont droit au dedans des chofes, & ces derniers s'arrêtent a la fuperficie. Les Makrokans font auffi tous cyprés, & différent peu des Mikrokans, fi ce n'eft qu'ils n'ont pas de loupes fur le front. Ils n'ont pas non plus le même fang ou le même fuc qu'ont les autres arbres animés de ce globe, mais au lieu de cela, il coule dans leurs veines une liqueur plus épaiffe qui reffemble fort a du vif argent. Et il y a même des gens qui prétendent que c'en eft vérirablement , vu qu'il fait le même effet que le mercure , quand on Pemploie dans les thermomètres. A deux journées de Makrok, eft la petite république de Siklok , qui eft divifée en deux provinces alliées , mais qui vivent fous des loix différentes & fort oppofées. La première de ces provinces s'appelle Miho , & a été fondée par Mihac, célèbre légiflateur, & le Licurgue des fouterreins. Celui-ci fit des régiemens contre les dépenfes fuperflues, & défendit févèrement toute forte de luxe: en forte que ce petit état, par Ia tempérance, & 1'économie de fes habitans , peut être regarde comme une autre Lacédemone. J'étois pourtant furpris de voir dans un état fi bien réglé, &  *88 Voyage qui fe glorifie tant de 1'excellence de fes Lok; fine fi grande quantité de mendians; car quelque part oü je portalle la vue , je voyois des arbres qui tendoient le bras aux paffans, pour leur demander I'aumöne , ce qui me paroiffoit fort incommode pour les voyageurs : mais. lorfque j'eus un peu mieux connu ce pays, je m'appercns que cela ne venoit que de Péconomie même des habitans; car comme tout le luxe eft banni de chez eux, & que les richards fe refufent même les chofes néceffaires ; il s'enfuit que le petit peuple n'a point les occafions de gagner fa vie, & qu'il faut qu'il man-" die , s'il ne veut mourir de faim. Je conclus de Ia , que Pépargne .& Pavarice caufent les meines ïnconvéniens dans les états , que les obftructions du fang dans le corps humain. Dans i'autre province qui porte le nom de Liho, on vit fplendidement & dans la bombance ; rien n'eft épargné pour la magnificence. Cela fait fleurir toutes fortes d'arts & de profeffions. Le peuple eft animé au travail pas Pappas du gain, & il n'y a nul des citoyens qui n'ait 1'occafion r non leulement d'éviter la mifère , mais même de s'enrichir; enforte que fi quelqu'un fetrouvedans Pindigence , il ne peut s'en prendre qu'a fa propre parefte ou a fa fainéantife. Ainfi la profulion des riches donne 1'ame a tout le corps  de Nico las Kumics. iS9 de 1'état,-comme la eirculation du fang, foriifie ïes membres, & les fait végéter. ; Le terjitoire de la ville de Lama eft contigu a celui de Liho. Lama eft une école céièbre de médecine. Cet art eft fi cultivé, qu'un médecin ne fauroit paffer pour habile , s'il n'a fréquente les lecons qui fe font è Lama. La ville eft ft remplie de médecins, qu'on y voit plus de doöeursque d'autres-perfonnes. II y a des rues entières , oii 1'on ne voit que des bou tiques d'apothicaires, & des magafins d'inftrumens anatomiques. Un jour que je me promenois par la ville , je rencontrai un petit arbre qm vendoit des.catalogues , contenant le nombre des gens morts cette année-la a Lama. J'en pns un, & j'y vis avec furprife qu'il n'étoit né de l'année d'auparavant que cent cinquante arbres, & qu'il en étoit mort fix eens.. Je at pouvois pas comprendre comment, dans un beu oü Appollon (,) fembloit avoir fixé fa refidence, il pouvoit arriver tous les ans.une fi terrible mortalité. J'entrai chez un -libraire ; apprenez-moi de grace , lui dis-je, quelle peftè a pu fi fort ravager.cette ville l'année dernière? II me répondit que deux ans auparavant-il étoit mort bien davantage de monde , & que ce qui (O.EKeu de la médecine.  190 Voyage m'étonnoit n'étoit que la taxe ordinaire, & Ia proportion accoutumée entre ceux qui naiflent, & ceux qui meurent. II ajouta que les habitans de Lama, étoient continuellement affligés par des maladies qui hatoient leur mort, & que cette ville feroit entièrement déferte, fi on n'y envoyoit des recrues des autres endroits de la province. Cela me perfuada que je ferois bien de quitter ce féjour , d'autant plus que j'avois encore dans 1'efprit ce qui m'étoit arrivé dans le pays des philofophes, & les inftrumens d'anatomie que j'y avois vus. Je marchai donc fans m'arrêter, jufqu'a un village diftant de quatre mille pas , ou 1'on ne connoït point de médecin, ni par conféquent de maladie. En deux jours de tems je gagnai le pays libre. Tous les habitans y font leurs propres Juges. Ils confiftent en familie diftinguées les unes des autres, qui ne reconnoiffent aucune domination, ni aucune loi, & qui cependant forment entre elles une efpèce de fociété, dont les vieillards confultent enfemble fur les affaires communes , & exhortent chacun a la concorde & a 1'obfervance de ce premier précepte de la nature , «ne faites pas a autrui ce que vous ne » voudriez point qu'on vous fit. Surtoutes les portes des villes, èc des villages , 1'image de la liberté paroiffoit en bas  de NlCOLAS KlïMIUS. 191 reliëf, foulant aux piés des ceps & des chaines avec cette infcription , la liberté vaut plus que 1'or. Dans la première ville oii j'entrai, tout me parut affez tranquille : mais je remarquai que chaque citoyen portoit fur 1'épaule de& rubans de diverfes couleurs. J'appris que Ces rubans étoient la marqué des différentes factions qui partageoient alors la ville. Les avenues des maifons des grands étoient gardées par des foldats armés , qui fe tenoient prêts a combattre; car la trève n'avoit pas plutöt ceffé que la guerre recommencoit. Je partis tout tremblant de ce pays - la : & je ne me crus en liberté, que lorfque je me vis loin de cette terre libre. J'arrivai dans la province de Jochtan, dont j'avois ouï faire une defcription qui m'avoit fort allarmé ; & je m'imaginois qu'il y avoit moins d'ordre, moins de süreté & plus de confufion que dans la terre libre ; car, k Jochtan, il y a une fi grande diverfité de religions, qu'on croiroit que c'eft 1'égoüt & le cloaque de toutes les fectes du monde. Tous les dogmes répandus chez les divers peuples de la planète s'y enfeignent publiquement; &, lorfque je penfois aux troubles excités en Europe par la diverfité des religions, j'ofois h peine entrer dans cette capitale , dont les rues Sc les places font remplies  i9ï Voyage de temples des leaes différentes & oppofées J qui habitent dans la ville. Mais ma crainte fut bientöt diffrpée, quand je vis de tous cötés régner 1'union & la concorde, fans être interrompues par aucune divifion. Dans les affaires politiques, c'étoit la même forme; on ne voyoit qu'un même fentiment, une même tranquillité & un même foin. Comme il étoit défendu, fur peine de la vie , de troubler la dévotion ou les cérémonies religieufes les uns des autres, la diverfité des dogmes ne portoit perfonne a fe facher contre un autre; les diffentions y régnoient fans hoftilité; on y difputoit fans altercation & fans inveftives; &c il n'y avoit point de baine , paree qu'il n'y avoit point de perfécution. On voyoit une certaine émulation louable parmi ces gens divifés ; ils s'animoient a 1'envi a fe furpaffer les uns les autres par la pureté de leurs mceurs & par leur régularité de vie , s'efforcant de prouver , par cette voie, la préexcellence de leur religion. Ainfi la fageffe des magiftrats avoit tellement réglé toutes chofes, que cette diverfité de dogmes n'excitoit pas plus de trouble dans 1'état, que les diverfes boutiques des marchands en excitent fur une place , quand , par la feule bonté des marchandifes, ils attireht les chalands, fans ufer, ni de violence , ni de rufe , ni de ces autres  bE Ni col as Klïmius; t9$ inoyöns que 1'envie difle. Dela vient que la moindre femence de difcorde eft étouffée dès fa naiffance ; & on ne fomente que cette honnête émulation qui tend a 1'avantage de 1'état. Un favant de ce pays-la m'expliqua encore plus au long les mceurs de la nation, la nature du gouvernement, & les caufes de cette tranquillité: & ce qu'il me dit a ce fujet fut fi fort de mon goüt, que je 1'ai toujours eu gravé dans l efprit. A la vérité, je lui fis des objedions, mais il y fatisfït fi bien , que je fus obligé d'avouer ma défaite, d'autant plus qu'il étayoit toutes fes preuves d'exemples tirés de 1'expérience. Je fus donc obligé de me rendre, & de reconnoïtre que la liberté de penfer étoit la fource de cette concorde & de cette tranquillité ; mais je dreffai une autre efpèce d'attaque,' en témoignant k mon adverfaire, que le devoir des légiflateurs , en fondant des républiques ; étoit d'envifager plutöt le bonheur k venir des peuples, que le préfent; & qu'ils ne devoient pas tant chercher k flatter le goüt des mortels, qu'a fe conformer aux vues du créateur. Alors mon Jochtanien me regardant: Pauvre homme, me dit-il, qUe vous vous trompez , ft vous croyez que Dieu, qui eft la vérité même, puiffe fe plaire a un culte feint, mafqué & hypoxrite! Les autres nations forcent un chacun* N *  194 Voyage par 1'autorité fouveraine, a fe foumettre k une certaine règle de foi, & nous voyons que cette conduite ouvre la porte a i'ignorance & k la difïïmulation ; car perfonne n'ofant déployer fes véritables femimens , il arrivé qu'on profeffe extérieurement ce qu'on ne croit point dans 1'intérieur. Dela vient cette froide indolence des théologiens dans la recherche de la vérité ; dela vient encore que Ion fe jette dans les études profanes , car les prêtres eux-mêmes, pour ne point s'attirer le titre infame d'hérétiques, abandonnent 1'étude des chofes faintes, & fe tournent entièrement a une autre qui n'eft pas fujette aux mêmes inconvéniens, & dans laquelle on ne court pas rifque de perdre, ni la vie, ni la liberté. Le vulgaire condamne quiconque s'écarte de 1'opinion dominante ; mais Dieu reprouve les hypocrites & les diflïmuIateurs ; &c une foi erronée, mais fincère , lui déplaït infinirnent moins qu'une foi orthodoxe , mais fimulée. Ces raifons me fermèrent la bouche : je perdis Penvie de difputer avec une nation fi fubtile. II y avoit déja deux mois que j'étois en voyage , lorfque j'arrivai enfin au pays de Tumbac, qui confine a la principauté de Potu. II me fembloit être dans ma patrie , me voyant prefqu'a la fin d'une courfe fi défagréable. Les Tumbaques font la plupart  dé Ni Col as KitMiüs: tM öliviers. C'eft une nation devote,'mais rude & brutale. Je fus deux heures dans 1'auberge oii j'étois venu loger, fans pouvoir obtenir a manger, quoique j'eufTe demandé plufieurs fois k déjeuner. La caufe de ce retardement venoit de la dévotion déplacée de 1'höte , qui ne mettoit jamais la main a aucun ouvrage , s'il n'avoit fini fa prière du matin. Quand il ent achevé, II vint, paliflant de courroux, Et murmurant tout bas des injures groflières, " M'apporter quelques mauvais choux, Et du pain de fes chambrières. Je payai ener ce vilain déjeüné, & je puis dire que je n'ai jamais rencontré d'höte ni plus dé= vöt, ni plus brutal. II vaudroit bien mieux, difois-je alors a moi-même, fe répandre un peu moins en oraifons , & exercer un peu mieux les devoirs de 1'hofpitalité. Je diffimulai cependant mon reffentiment, fachant combien il eft dangereux d'exciter la bile des dévots. Autant qu'on voyoit de citoyens dans la ville, autant on voyoit de catons & de rigides cenfeurs des mceurs. Ils vont tous par les rues la tête penchée, & leurs rameaux baiffés ; ils déclament fans celTe contre les vanités du fiècle, & condamnent jufqu'aux plaifirs les plus innocens. Ils fe font une fauifc réputation de fainteté par, N ij  ,9g V O Y A G Ë leurs perpétuelles cenfures & leurs réprimandes* aigres & atroces. Pour moi, comme j'étois fort épuifé de fatigues, je tachois de me refaire par des récréations innocentes ; mais je m'appercus bientöt que mes dévots n'approuvoient point cela , & chaque maifon étoit a mes yeux un tribunal ou les pécheurs venoient faire 1'aveU de leurs crimes. Plufieurs de ces dévots voyant que les reprimandes ni les chatimens ne faifoient que b'anchir fur moi, commencèrent k me ïuir comme la pefte, ou quelqu'autre mal contagieux. Je n'entrerai pas dans un plus grand détail fur la bifarrerie de cette nation ; j'acheyerai de la dépeindre par un feul exemple qui exprime parfaitement fon caraöère. Dans le tems que j'étois aPotu, j'avois lié amitié avec un Tumbaque ; & , ayant paffé par hafard enfemble devant un cabaret, il m'invita a y entrer. Je ne me fis pas pretfer. Le Tumbaque favoit que j'aimois un peu mes plaifirs. II me fit la-deffus un long fermon, &c me lava la tête en des termes qui me faifoient frémir d'horreur. Pendant que eet autre Caton lancoit les foudres de fa cenfure, nous vuidions nos verres, & nous les vuidames fi bien, que nous tombames tous deux par terre, gris comme des cordeliers, en forte qu'on fut obligé de nous porter chez nous, demi-morts. Après que les vapeurs de la  df. Ni co las RlImius; 197 boiffon fe furent diffipées , & que, m'étant eveillé, je fus revenu a moi-même , je ne pouvois affez admircr la dévotion des Tumbaques, la conclufion de mes réflexions fut que leur grand zèle étoit plutöt 1'effet de leurs humeurs noires & de leur bile , qu'un véritable mouvement de piété. Je ne voulus pas dire tout haut ce que j'en penfois pendant que j'étois chez cette nation; & je panis fans m'expliquer a perfonne fur ce fujet. J'arrivai enfin a Potu fort fatigué , & avec des jarrets fi affoiblis par cette longue marche, qu'ds pouvoient a peine porter mon corps. Ce fut le 10 du mois de néflier, que je rentrai dans cette capitale. J'eus d'abord 1'honneur de préfenter mes éphémérides au prince, qui en ordonna auffitöt 1'impreffion ; car il eft bon de remarquer que 1'art de Pimprimerie, que les Européens & les Afiatiques fe vanteht d'avoir inventé, eft connu des Potuans depuis beaucoup plus de tems. Ceux-ci furent fi fatisfaits de la relation de mon voyage, qu'ils ne pouvoient fe laffer de la lire. Je voyois courir par les rues des arbriffeaux portant des exemplaires de mon journal, & criant de toutes leurs forces : » Re» lation exacte d'un voyage fait autour de toute » la terre, par le courreur de la cour Scabba » (l'Etourdi)i Niii  'sc)8 Voyage Enflé de ce fuccès , je me crus en droit d'afpirer a quelque emploi important, me flattant même que 1'on préviendroit ma demande \ mais, comme je vis que je me trornpois dans mon calcul, je fis une nouvelle tentative auprès du prince, luiinfinuant quelles étoient mes vues, & le priant de récompenfer mes peines, que j'exagérai le plus qu'il me fut poffible. Le prince, qui étoit la bonté même, fut touché de mes prières, & me promit, de la manière du monde la plus affable, qu'il auroit loin de moi. II me tint a 1& vérité parole ; mais toute la faveur que )e re§us fe borna a une aiigmentation de gages, Je m'étois attendu a une autre récompenfe de mes peines, & je ne pouvois goüter la grace que '1'on croyoit m'avoir faite. Mais, comme ]q} n'ofois plus fatigüer le prince de mes importuhités, je m'adreffai au grand chancelier, Ik lui decouvris ce qui me tenoit au cceur. Il récut mes plaintes avec fa bonté accoutumée, & me promit fa proteölon ; mais il rn'avertit en même tems de me défiffer de mes prétentions abfurdes, & m'exhorta a mieux connoïtre mes talens & la foibleffe de ma caboche. La ysature, ajouta-t-il, a été pour toi une vraie maratre , èl t'a refufé les qualités de 1'ame qui frayent le chemin aux grands emplois. Tu ne iöi§ P§§ YlCff Qil tU ne '(aurois atteindre, Imite^  de Ni col as Klimius. 199 Ie naturel des autres, & défais-toi du tien. Pour obtenir ce que tu demandes, ilfaudroit que le prince füt mal informé, ou qu'il eüt réfolu d'enfreindre les loix de 1'état. Contente-toi de la fituation oü le fort t'a mis, & renonce k desefpérances auxquelles la nature a mis obftacle. II finit en louant les peines que je m'étois données dans mon dernier voyage : mais il ajouta que ce n'étoit point la un mérite qui düt m'élever aux honneurs, puifque, par la même raifon , il faudroit faire des fénateurs de tous les peintres , fculpteurs & autres , paree qu'ils réuffiroient bien dans leurs profefïïons: ce quï ne fauroit fe faire fans caufer un grand préjudice a 1'état, & fans Pexpofer au mépris de fes voifins, vu que, s'il falloit récompenfer le mérite , il falloit auffi que les récompenfes fufTent convenables aux différentes efpèces de mérite. Touché de ces raifons, je me tins pendant quelque tems en repos ; mais bientöt je revins k mon premier dégoüt pour mon emploi, & il me fembloit trop dur de vieillir dans des fonctions fi baflés. Je repris donc le deffein défefpéré que j'avois eu ci-devant de chercher quelque chofe dans les affaires politiques, qui eüt befoin de réformation, & de me rendre utile è 1'état par quelque projet qui me füt en même N iv  aoo , Voyage tems avantageux a moi-même. On a va qu'avant mon dernier voyage, j'avois férieufement penfé k cela, & que j'en avois é(é détourné par un ami. Toutefois j'avois examiné le fort & le foible de la république potuane , & j'avois appris chez les Cocklékuans, qu'un état eft en danger lorfque les femmes font admifes aux charges publiques, paree que ce fexe impérieux & ambitieux cherche toujours k étendre fon autorité & fa puiffance, &peu-a-peu k s'arroger la fouveraineté. Sur cela , je réfolus de demander que les femmes fuffent expalfées de ï'adminiftration des charges , & qu'elles en fuffent exchies pour jamais. Je me flattois d'avoir bientöt force partifans , m'affurant qu'il ne me feroit pas difficile de prouver les maux ïnféparables de 1'autorité des femmes, Sc le danger oh le fexe mafculin feroit fi on n'y mettoit ordre. Que , s'il arrivoit que 1'abolition entière de la coutume en queftion parut trop difficile Sc trop délicate, j'étois réfolu de demander au moins que la puiffance féminine fut refrénée , ' Sc renfermée dans des hornes plus étroites. Mon projet avoit trois buts : i°. de remédier k 1'ineonvénient auquel 1'état étoit fujet; i°. d'améllorer ma condition en rendant un fervice fi ügnalé j 30. de venger le tort que les femmes m'avoient fait, &z d'effacer la tache qu'elles  DE NlCOLAS KLIMIUS. 201 m'avoient tant de fois imprimée. J'avoue franchement ici, que mon intérêt & ma vengeance furent le principal mobile de mon deffein: mais je diffimulois adroitement ces vues, de peur que, fous le prétexte du bien public, je ne paruffe vouloir cacher le mien , comme ces autres innovateurs dont les projets annoncent toujours 1'utilité publique , & paroiffent pourtant n'avoir pour but que Pintérêt particulier k ceux qui les examinent de plus prés. Cependant je dreffai mon projet, & je 1'étayai des meilleures raifons que je pus trouver, après quoi j'eus 1'honneur de le prëfenter au prince. Son alteffe m'avoit toujours témoigné beaucoup d'affeaion. Elle fut frappée a la vue d'une entreprife fi hardie & fi extravagante qu'elle prévoyoit bien qui feroit la caufe de ma perte. Elle tacha de m'en détourner, par prières & par menaces. Mais moi, ne comptant pas moins fur 1'utilité de mon projet, que fur les fuffrages du fexe mafculin , me flattant qu'il n'abandonneroit pas la caufe commune, je ne fus point ému des menaces, ni des prières du prince , & il ne put ébranler ma conftante réfolution. Enfuite de cela , je fus mené fur le marché , la corde au col, attendant le réfultat des délibérations du  201 Voyage fénat. Enfin , pour abréger , ma fentence fut prononcée & envoyée au prince pour être conflrmée : cela fait, elle fut publiée a fon de trompe dans les termes fuivans. « Ayant examiné mürement la loi du fieur » 1'Etourdi, premier coureur de la cour, con» tenant un projet d'exclure le fexe féminin des » charges de 1'état, nous avons jugé qu'elle ne » pouvoit être recue fans un grand préjudice » pour la république, qui eft compofée en par» tie de femmes, lefquelles ne fouffriront pas » patiemment cette exclufion , d'oii il pourroit » fuivre divers troubles dans 1'état. D'ailleurs » nous eftimons que ce feroit une injuftice » d'exclure des honneurs des arbres qui en font » dignes par leurs talens, puifque la nature » n'agiffant point aveuglément, il eft a croire » que ce n'eft pas pour rien qu'elle les a com» blés de fes dons. Nous croyons que , dans la » diftribution des charges, on doit plus avoir » égard au mérite qu'aux noms ; & que , puif» » que 1'état manque fouvent de bons fujets » males, il feroit ridicule & extravagant de » déclarer , par un décret du fénat, la moitié » de la république inhabile a exercer les char» ges, &c indigne d'y parvenir, pour la feule >» raifon du fexe, qui n'eft qu'un hafard de la » naiffance. G'eft pourquoi, tout bien eompté  de Nicolas Klimius. 203 » & rabattu , nous condamnons ledit fieur 1'E» tourdi a Ia punition accoutumée , pour avoir » propofé un projet fi fou Sc fi téméraire ». Le prince étoit fort affligé de cette affaire. Ce n'étoit point la coutume que le fouverain révoquat le décret du fénat, lorfqu'une fois il Pavoit figné, confirmé , Sc livré pour être publié ; mais celui-ci avoit inféré une claufe portant que , puifque j'étois étranger , né dans un monde nouveau Sc inconnu, ou Pon comptoit parmi les heureux talens un efprit prématuré, je ferois exempt de la peine de mort ; mais qu'auffi , pour que les loix ne fuffent point infirmées par une impunité entière , je ferois détenu en prifon jufqu'au commencement du mois de bouleau , auquel tems je ferois envoyé en exil avec les autres violateurs des loix. Cela étant ainfi conclu, je fus jetté dans un cachot. Plufieurs de mes amis tSchoient de me perfuader de protefter contre cette fentence , vu que parmi mes juges il y avoit eu beaucoup de dames qui avoient jugé dans leur propre caufe. D'autres prétendoient qu'il étoit plus sur de rèconnoitre ma faute, Sc d'en rejetter la caufe fur le pays ou j'avois pris naiffance ; mais je rejettai conftamment ce dernier avis, pourl'hon-' neur des hommes , a la réputation defqueis un pareil avfu ne pouvoit que faire une grande bfèche,  204 Voyage J'appris, quelques jours après, que Ie prince étoit réfolu de me pardonner tout-a-fait, pourvu que j'imploraffe fa miféricorde, & que je demandafle pardon de ma faute , quoique la grande tréforière Rahagna fit tout fon poffible pour détpurner ce coup. Mais, a dire vrai, je n'étois point faché de ma fentence; car la mort me fembloit moins dure que 1'emploi que j'exercois, & j'étois las d'être parmi ces arbres trop enfïés de leur fageffe outrée. Je m'attendois a un meilleur fort dans le Firmament, oii 1'on m'avoit dit que les étrangers étoient tous bien recus fans aucune diftinétion. CHAPITRE X. Voyage au Firmament. J'a i difFéré jufqu'a préfent de parler de eet exil fingulier au Firmament, paree qu'il m'a femblé que c'étoit è ce chapitre qu'appartenoit ce que j'ai a en dire. Deux fois par an, on voit arriver fur la planète des oifeaux d'une grandeur démefurée, appellés cupac , c'eft-a-dire, oifeaux-de-pofte, qui viennent a certains tems marqués, & qui s'en retournent enfuite. La régularité de ces oifeaux a venir &c a s'en aller, a beaucoup  be Nic o l as Klïmius: aoj fexercélesphyficiensfouterreins.Lesunscroyent qu'alléchés par certains infectes ou par une quantité prodigieufe de mouches qui tombent dans certaines faifons fur la planète, & dont ces oifeaux font extrêmement friands, ils defcendent du Firmament pour s'en repaitre : ils difent qu'une preuve évidente de cela , c'eft que lorfqu'i! n'y a plus' de mouches, ces oifeaux s'en retournent auffitöt vers le Firmament, & ce fentiment eft affez conforme au mien. Que cela puiffe arriverpar une direöion particulière de la nature, on en a une preuve dans 1'exernple de plulieurs autres oifeaux qui paroiffent a des tems préfix dans d'autres pays, attirés fans doute par le même fujet. D'autres croyent auffi que les oifeaux en queftion font dreffés comme des gerfauts ou autres oifeaux de rapine, par les habitans du Firmament, qui des lachent dans la vue de leur faire rapporter quelque proye dont ils puiffent profiter. Cette hypothèfe eft appuyée fur le foin & fur 1'adreffe avec laquelle ces oifeaux ont coutume de pofer doucement, lorfqu'ils font de retour, ce dont on les a chargés. On ajoute k cela d'autres circonftances qui marquent , ou qu'ils font dreffés &c inftruits, ou qu'ils font doués de quelque efpèce de jugement; car, lorfque le tems de leur départ de la planète approche, ils font  %o6 V o y A g è £ aoux & fi apprivoifés, qu'ils fouffrent qu'oiS les enferme dans des filets5 oü ils reftent cachés &; immobi;es, vivant des infecles qu'on a déja ramaffcs , & qu'on leur donne, pour ainfi dire, avec la main. On les nourrit ainfi jufqu'a ce qu'on ait préparé ce qui eft néceffaire a ceux qu'on envoie en exil. Voici quel eft 1'appareil de ce départ. On attaché avec des eordes une ca ge ou un coftre capahle de contenir un homme ou un arbre au filet oü 1'oifeau eft enfermé, & on accommode ce filet de facon que 1'animal a les ailes libres. Cela fait, on ceffe de lui fournir des infecles , & alors 1'oifeau co/nprenant qu'il eft tems de partir, prend fon effor &C traverfé les airs. Telle étoit la voiture qui me devoit porter moi & les autres exilés dans un autre monde. Ceux qui devoient m'accompagner dans ce voyage , étoient deux Potuans condamnés peur différens crimes. L'un étoit métapnyficien : il avoit difputé fur 1'effence de Dieu & fur la nature des efprits. Son audace avoit d'abord été punie par la faignée, mais ayant perfifté a vouloir difputer, on 1'avoit condamné k être exilé au Firmament. L'autre étoit un fanatique qui ayant congu des doutes fur la religion & fur les droits de 1'autorité civile, avoit paru vouloir bouleverfer i'état. II avoit refufé d'obéir aux loix de la république, fous  DE NlCOLAS KtlMIUS: 207 prétexte que cette obéiffance étoit contraire aux mouvemens de fa confcience. Ses amis avoient tiehé de fléchir fon opiniatreté par les raifons les plus efficaces, lui repréfentant combien les mouvemens de la confcience & les infpirations imaginaires étoient fujettes aux dluf.ons. Souvent, lui difoient-ils, on confond le zèle, la confiance & les infpirations , avec la mélancolie &les vapeurs d'un cerveau égaré; ik ajoutoient que rien n'étoit plus ridicule que' d'en appeller au témoignage de fa propre confcience, ni de plus injufte'que de prétendre que les mouvemens de notre ame fuffent une règle de foi pour les autres qui peuvent fe fervir des mêmes argumens contre nous, & oppofer confcience a confcience. Enfin , ils lui faifoient voir que quiconque s'attachoit obffinément k ce principe, couvrant fon opiniatreté du voile de fa confcience, ne devoit point jouir du droit de citoyen , vu que c'eft le devoir d'un bon citoyen d'obéir aveuglémentaux loix de rétat; & que de ne vouloir pas, ou de dire qu'on ne peut pas rendre une telle obéiffance-, c'étoit donner dans la folie des fanatiques, qui veulent qu'il n'y ait point d'autre régie dans 1 etat, que le diaamen de leur confcience. Mais comme les raifons ni les preuves ne font aucuo effet fur 1'efprit des fanatiques, celui-ci ne vou-  ao8 Voyage lut point démordre de fes fentimens ; c'eft póufquoi il fut condamné a 1'exil. Ainfi la troupe des exilés fut cette fois-la de trois : d'un innovateur, d'un métaphyficien & d'un fanatique. Vers le commencement du mois de bouleau, on nous tira des prifons , &C on nous conduifit en des lieux féparés. Je ne faurois dire ce qui arriva a mes collègues; j'étois trop occupé de mes propres affaires, pour prendfe garde a celles des autres. Ce que je fais de sur, c'eft qu'ayant été conduit au lieu accoutumé, je fus enfermé dans le coffre avec les vivres néceffaires pour un voyage de quelques jours. Peu de tems après, les oifeaux voyant qu'on ne leur donnoit plus a manger, pour les avertir, en quelque forte, qu'ils devoient partir, prirent leur vol, fendant les airs avec une rapidité merveilleufe. LeS habitans de la région fouterreine croyent communément que 1'efpace entre la planète de Nazar & le Firmament eft de cent milles; je ne faurois dire fi cette fupputation eft jufte ou non ; mais feulement qu'il me fembla que cette efpèce de navigation aërienne avoit duré vingt-quatre heures. Un long filence avoit régné pendant ce voyage, mais enfin un bruit confus commenca a frapper mes oreilles, & me fit juger que j'approchois de quelque terre habitée. Je compris , un moment après, que les oifeaux étoient dreffés  B'e Ni e glas Klimius: ió9 fes & exercés avec foin; car ïls posèrent leurs coffres avec tant d'adreffe & d'habilete, que rien ne fouffrit le moindre dommage. Alors je me vis environné d'une multitude extraordinaire de finges , dont la vue m'effraya beaucoup, me fouvenant de ce que j'avois foufïert de la part de ces animaux fur la planète de Nazar. Mais ma frayeur redoubla , lorfque j'entendis ces finges difcourir entr'eux, & que je les vis fe promener vêtus d'habits de différentes couleurs. Je compris cependant que ce devoient être les habitans de Ia terre oii je venols d'aborder; &c, comme j'étois accoutumé a voir des monftres, je commencai k prendre courage, fur-tout lorfque je vis ces finges s'approcher de moi d'un air d'affabilité, me tirant doucement de ma cage, & me recevant avec humanité comme un nouvel höte. Ils venoient tour a-tour auprès de moi, m'adreffant ces mots, pul afcr. Comme ils répétoient fouvent cette bien venue, je la répétai auffi, 8c cela excita de grands éclats de rire parmi eux marquant, par leurs geiles, qu'ils fe plaifoient k m'entendre proférer ces paroles. Cela me fit juger que ce peuple étoit léger, babillard & amateur de nouveautés. Vous auriez dit d'un tambour k les entendre parler. Leurs paroles partoient tout d'une haleine, avec une volubilité femblahle k untorrent. En un mot, ils étoientt q  2io Voyage pour 1'habiïlernent, les mceurs, le langage & !a figure du corps, diamétralement oppofés aux Potuans. D'abord ils parurent étonnés a 1'afpect de ma figure , & cela paree qu'ils ne me voyoient point de queue : car , comme de toutes les brutes, il n'y en a point qui aient plus la forme du corps humain que les finges, fi j'avois eu une queue, ils m'auroient pris pour un animal de leur efpèce, d'autant plus que tous ceux qui avoient été apportés chez eux de la planète de Nazar, leur avoient paru d'une figure fort différente. Dans le tems de mon arrivée, la mer étoit extrêmement enflée a caufe du voifinage de la planète de Nazar ; car de même que fur le globe, le mouvement de 1'océan s'accorde avec le cours de la lune, ainfi la mer de ce firmament croit & décroït felon le cours ou le décours de la planète de Nazar. Je fus d'abord conduit dans une grande maifon toute brillante de pierreries , de miroirs, de marbre , de vafes précieux & de tapirferies. 1.1 y avoit des fentinelles a la porte, ce qui me fit comprendre que ce logis n'étoit pas celui d'un finge du commun. En effet, j'appris bientöt que c'étoit 1'hötel du conful. Celui-ci, curieux de pouvoir s'entretenir avec moi, fit venir des maitres de langue pour m'apprendre  de Nico las Klimius. 2ii celle du pays. Au bout de trois mois, j'en fus affez pour pouvoir foutenir une convenation , & je croyois avoir mérité radmirationpubüque par la promptitude de mon génie & Ia force de ma mémoire : mais je me trompois , & j'avois paru d'un efprit fi tardif & fi hébété k mes maïtres , qu'ils avoient penfé plufieurs fois perdre patience , & abandonner le difciple. C'eft pour cela que , comme j'avois été furnommé Schabba ou 1'Etourdi chez les Potuans, è caufe de la hativeté de mon efprit, ces fingesci, a caufe de ma ftupidité & de ma lente conception , me nommèrent, par fobriquet, Kakidoran, c'eft-a-dire, lenigaud : car il eft bon de remarquer qu'ils n'eftiment que ceux qui concoivent d'abord les chofes, quife répandent en verbiages , & qui parient avec rapidité. Dans le tems que j'apprenois la langue de ces finges, mon höte me mena plufieurs fois paria ville, qui me parut abonder en toute forte de luxe & de magnificence; car nous étions fouvent obligés de nous faire faire place par la force, au travers des chaifes, des carroffes , des valets & d'une foule de peuple qui rempliffoit les rues; mais tout cela n'étoit pourtant rien fi on le' compare avec le luxe qui règne dans la capitale, ou 1'on voit en raccourci tout ce que Ia vanité des hommes peut inventer. O ij  %ii V O Y A G Ë Dès que j'eus appris la langue, mon höte me mena a cette ville, dans le deffein de me donner en préfent a un fénateur dont il efpéroit de captiver les bonnes graces par un don fi extraordinaire. Le deffein étoit d'un finge qui entend fes intéréts : car il faut favoir que le gouvernement du pays eft ariftocratique , en forte que 1'autorité fouveraine réfide dans le Sénat, dont les membres font tous patriciens, depuis le premier jufqu'au dernier ; & tout ce qui eft de familie plébeïenne, ne peut prétendre qu a la charge de capitaine ou de juge de quelque ville médiocre. Quelques - uns parviennent pourtant au confulat; mais il faut qu'ils aient quelque mérite éclatant, comme mon höte , qui n'étoit parvenu que par cette voie ; car il avoit un génie fi fécond, que, dans 1'efpace d'un mois, il avoit forgé vingt-huit pro jets; 8c quoiqu'ils ne s'accordaffent pas avec 1'utilité publique, ils étoient pourtant des preuves de( la fécondité de fon efprit, propres a le rendre recommandable; car , dans tout le monde fouterrein, il n'y a point de pays ou les innovateurs foient plus eftimés que dans cette république. La ville capitale s'appelle Martinie ; elle donne fon nom a tout le pays, 8c eft fameufe par 1'avantage de fa fituation, par la beauté des ouyrag»s qu'on y fabrique , par fon commerce 9  DE Ni COL as Klimius. 2rj fa navigation & les vaiffeaux de guerre qu'on y équipe. Je ne la crois pas inférieure.a Paris quant au nombre de maifons & d'habitans. Les nies y fourmillèient de tant de monde quand j'y arrivai, que nous étions obligés de frapper a droite & a gauche pour pouvoir pafter, & nous rendre au quartier oii le fyndic du grand fénat étoit logé ; car c'étoit è lui è qui le conful avoit réfolu me donner. Quand nous fümes proche de Thotel de M. le fyndic, mon hötes'arrêta pour s'atifer, ne jugeant pas a propos de paroïtre devant fon fupérieur fans être un peu paré. La-deffus je vis accourir par troupes certains domeftiques appellés vulgairement malkattes ou atifeurs, dont on fe fert avant que d'entrer chez les fénateurs. Ces gens-la fe tiennent aux environs des palais des magiftrats ; &, dés qu'ils voyent quelqu'un qui veut entrer', ils volent a lui, ver-. gettent fes habits, en Ótent les taches, & redreffent jufqu'aux moindres plis qu'il peut y avoir. L'un d'eux s'empara d'abord de 1'épée du conful, la frotta & la rendit luifante; 1'autre lui attacha des rubans de diverfes couleurs k Ia queue : car ces fmges nont rien de plus k eceur que Ia parure de leurs queues. J'ai v* des fénateurs, & fur-tout des femmes de fénateurs , qui, a certains jours de fêtes, paroieni Oiij  ?I4 Voyage leurs queues, & y mettoient des ornemens pour plus de mille écus de notre monnoie. Mais, pour revenir au conful, un troifiéme atifeur vint avec un inftrument géométrique , pour examiner les dimenfions de 1'habit, & pour voir s'il étoit fait felon les régies de proportion &c de fymmétrie. Un quatrième vint avec une bouteille de fard dont il lui barbouilla le vifage. Un cinquième examinoit fes pieds , dont il rognoit les ongles avec une dextérité admirable. Un fixième apporta de 1'eau de fenteur dont il lui donna a laver. Enfin , pour couper court, 1'un prit un linge pour le fécher, 1'autre un peigne pour le peigner , & un miroir pour le faire mirer : le tout fe fit avec autant de foin & d'exa&itude que nos géomètresont coutume d'en apporter en mefurant & en enluminant leurs cakes géographiques. Quels attirads, me difois-je alors tout bas, ne faudra-t-il pas aux dames pour fe parer , s'il en faut tant aux hommes ! Et en effet les femmes de Martinie donnent dans un excès qui n'eft pas croyable , & elles cachent leur laideur fous une fi grande quantité de fard , qu'a force de vouloir britier, elles fe rendent dégoütantes. La fueur ne fe meie pas plutöt avec ce fard\ que ces dames fentent le relant, a-peu-près comme plufieurs fauces mêlées enfemble par un cuifinier ; on ne  DE NlCOLAS KLIMIUS. 21- fait pas bien ce qu'elles fentent, mais on fait qu'elles ne fentent pas bon. Cependant mon höte, nettoyé , peint & poncé, comme je viens de le dire, entra dans 1'hötel de M. le Syndic, fuivi feulement de trois valets de pied. Arrivé dans la cour, il quitta fes fouliers de peur de falir le pavé qui étoit de marbre. On le laiffa une heure dans le veftibule, en attendant qu'on allat avertir M. le fyndic de fon arrivée; & il ne fut introduit qu'après avoir fait les préfens par lefquels on achète dans ce pays-la la faveur des gardes. Le fyndic étoit affis fur un fiège doré, Dés qu'il nous vit, il fit de grands éclats de rire , & nous adreffa mille queftions triviales & puériles. Le conful répondoit a toutes; Et moi, 1'on me voyoit fuer k grofles gouttes.' A chaque réponfe , Notre fyndic rioit; & , retrouffant fon nez. Pouffoit des éclats forcenés. Je croyois qu'on avoit voulu jouer une farce en élevant ce perfonnage a la magiftrature , & je ne pouvois pas comprendre comment la république avoit pu donner la charge de fyndic,' qui eft la feconde du fénat, a un pareii baladin. Je ne laiffai pas pafler long-tems fans en dire mon fentiment a mon höte ; mais celui-ci m'af- Oiv  ü6 Voyage fura que M. le fyndic étoit un homme de mérite , qui avoit beaucoup d'acquis, ©£ il m'en donnoit pour preuve les différens emplois qu'il avoit exercés dans le même tems, lorfqu'il étoit encore tout jeune , ajoutant qu'il avoit une conception fi aifée & fi vive , qu'il traitoit les plus grandes affaires parmi les pots & les verrest Sc que même a fes repas , il forgeoit un édit toutes les fois qu'on deffervoit, & en dreffoit la minute ava.it que le maïtre-d'hötel eüt cbangé les fervices. Je lui demandai la-deffus, fi des ordonnances concues en fi peu de tems étoient de longue durée ; & il me répondit qu'elles duroient jufqu'a ce qu'il plüt au fénat de les abolir. Cependant monfeigneur le fyndic s'entretint une demi heure avec moi, difcourant avec cette loquacité qu'on remarque en Eu-! rope chez les barbiers. Après quoi, il fe tourna vers mon höte , & lui dit que je pourrois être recu parmi fes domeftiques , quoiqu'il compris bien a mon génie tardif, Que j'étois né clans le pays des fots., & que par conféquent je fuffe a peine bon h quelque chofe. J'ai auffi remarqué, répartit mon höte, une efpèce d'engourdiffement d'efprit en lui; mais, lorfqu'on lui laiffe le tems de réfté-» £hjr j il pofte un jugement affez foüde fur k§  DE NlCOLAS KlIMIUS. 217 fujets qu'on lui propofe. Tout cela ne fert de rien ici, pourfuivit le fyndic ; la quantité d'affaires n'y foufFre point de délai. Ayant dit cela, il voulut connoitre fi j'étois bien fort ck bien robufle , & m'ordonna de lever de terre un fardeau qu'il fit apporter. Comme il vit que je m'en acquittois fans peine : la nature, me dit-il, t'a refufé les qualités de 1'efprit, & t'a pourvu de celles du corps. En achevant ces mots, il me fit pafier dans un autre appartement, ou je trouvai quantité d'officiers & de domeftiques qui me recurent avec beaucoup de civilité , mais qui me rompirent la tête par leurs jaferies & par leurs gefticulations. Ils me firent mille queftions fur notre monde ; & , comme je leur difois tout ce que je pouvois m'en rappeller, & qu'ils ne paroifioient pas encore fatisfaits, j'étois obligé de mêler le fabuleux avec le vrai; encore n'étoient-ils pas las de me queftionner. Enfin mon höte fortit d'auprès du fyndic , & m'annonca que fon excellence me faifoit i'honneur de me retenir a fa cour. Le difcours du fyndic m'avoit fait juger déja que 1'emploi qu'il me deftinoit n'étoit pas des plus brillans: je m'imaginois qu'il m'avoit placé parmi fes gardes ou parmi les officiers de fa bouche. Pour m'en éclaircir, je m'en informai du conful, qui me répondit que fon excellence avoit eu la bonté  aiS Voyage de me nommer fon premier porreur cie chaife, avec vingt-cinq ftalates de gage. La ftalate de Martinie revient k deux écus de notre monooie. Le conful ajouta que fon excellence avoit promis de ne m'employer qu'è la porter elle &c madame fon illuftre époufe. Je fus frappé de cette réponfe comme d'un coup de foudre; je repréfentai combien il étoit indigne d'un homme de familie d'être employé i des fonöions fi baffes: mais je fus bientöt interrompu par les officiers & les domeftiques qui venoient par troupes m'aflbmmer de leurs ïmpertinentes félicitations. Enfin je fus conduit dans une chambre ou 1'on m'avoit fervi un fouper auquel je ne fis pas grand mal ; car , dés que j'eus un peu mangé, je me couchai dans le Kt qu'on m'avoit préparé. J'avois 1'efprit fi agité , qu'il nvetoit impoffible de fermer 1'ceil. L'accueil que ces finges m'avoient fait, me revenoit toujours dans la tête , & certainement il falloit avoir la pasïence d'un Spartiate pour digérer 1'affront qu'on m'avoit fait. Je déplorois le fort ou j'étois reduit dans ce pays, & je le trouvois plus dur que celui que j'avois eu fur la planète de Nazar. Hélas! me difois je, que deviendroit ici le grand chancelier de Potu , ce perfonnage fi rare , a qui il faut un mois entier pour drefier un Edit?    DE NlCOLAS KHMIÜS. 2.I9 Quel feroit le fort de la préfidente Palmka dans ce pays oü les fénateurs font des ordonnances parmi les pots & les verres ? Certainement ils feroient 1'un bc 1'autre dans une trèspetite confidération. Dela je conjecturois que j'avois quitté le pays des fages pour venir dans celui des fous. Fatigué de toutes ces idéés * je m'endormis enfin. Je ne faurois dire au jufte combien de tems mon fommeil dura; car, dans la Martinie, il n'y a point de différence entre le jour & la nuit. On n'y voit jamais d'obfcurité, fi ce n'eft a certains tems réglés, lorfque, par rinterpofition de la planète de Nazar, le foleil fouterrein eft éclipfé. Cette éclipfe eft fur-tout remarquable lorfque la planète, laquelle nage affez prés du Firmamentoffufque totalement le foleil par fon ombre. Mais , comme cela n'arrive qu'après de longs intervalles de tems, & que le foleil, a cela prés, donne toujours perpendiculairement fur ce pays , on n'y diftingue ni nuits, ni faifons. Dela vient que les habitans ont pratiqué des bois, des allées & des caves pom' fe garantir des ardeurs du foleil. A peine je m'étois réveille, que je vis entrer dans ma chambre un fapajou qui fe difoit mon camarade , & qui avoit ordre de m'attacher, avec de la ficelle,une queue poftiche au derrière , pour me rendre femblable aux autres  iio Voyage lïnges du pays. Ce fapajou m'avertit en même tems, de me tenir prêtpour porter monfeigneur le fyndic a 1'académie, oü il devoit fe rendre dans une heure, ayant été invité avec les autres fénateurs a venir aflifter a un programme public , qui devoit fe faire a 1'occafion d'une promotion au doclorat, vers les quatorze heures après midi,; car il eft bon de remarquer que , quoiqu'on ne puhTe diftinguer les jours des nuits, a caufe de la clarté continuelle du foleil, on diftingue cependant les tems par heures, demi-heures & quarts d'heures, & cela par le moyen de clepfydres ou horloges ; de forte que les jouss de la Martinie font divifés en vingt-deux heures. Si cependant les horloges d'une ville venoient'malheureufement a être dérangées , il faudroit avoir recours a celles d'un autre endroit pour les régler, paree que le foleil lancant toujours fes rayons verticalement fur cette région, il ne peut y avoir d'ombre, ni par conféquent de montre folaire; 8c quelque part que 1'on faffe un trou, quelque profond qu'il foit, s'il n'eft couvert , le foleil y donne de tous cötés. Quant a l'année, elle eft réglée fur le cours de la planète de Nazar, qui fait fon période autour du foleil une fois plus vite que le firmament fouterrain. A quatorze heures, je eommencaia entrer en exercice de  de NlCOLAS KlIMIUS.' 'lil ma charge; & nouveau pörteur, j'endoffai la bricole ; tk, la paffant dans les batöns de la chaife dorée, j'eus 1'honneur de porter fort excellence k 1'académie. Arrivés dans 1'auditoire , nous vïmes deux files de doöeurs & de maitres-ès-arts, affis felon leur rang. .Dés que ces meffieurs apper^urent le fyndic , ils fe levèrent tous, & lui tourr.èrent le dos, le faiuant chacun de la queue : car c'eft la leur manière de faire la révérence; & c'eft pour cela que meffieurs les finges prennent tant de peine at orner leur queue. Pour moi, j'avoue que je trouvai cette coutume fort ridicule; car, chez nous, c'eft une marqué d'indifférence ou de mépris, que de tourner le dos k quelqu'un; & voila comme chaque pays a fa guife. Celui qui devoit être gradué , paroifloit dans une chaire placée a 1'extrémité de 1'auditoire. L'afte de la promotion fut précédé d'une thèfe dont le fujet étoit tel: « Differtation phylique » d'inauguration, dans laquelle 1'on examine & » 1'on difcute avec foin ce problême très-im» portant : favoir, fi le fon que rendent les j» mouches & quelques autres infeftes, vient » de la bouche ou du derrière ». Le préfident des thèfes entreprit de défendre le premier de ces deux fentimens. II fut attaqué avec vigueur par les oppofans, & fe défendit en lion;  2.ü Voyage mais enfin la difpute s'échaufFa fi fort, qu'elle étoit fur le point de dégénérer en combat fanglant; & aflurément on en füt venu aux mains, li le fénat n'avoit arrêté cette fougue impétueufe par fon autorité. Pendant la difpute , il y avoit des joueurs d'inftrumens, qui, par leurs concerts, animoient les ergoteurs quand ils laiffoient languir le difcours, & qui les adouciffoient lorfqu'ils s'échauffoient trop: mais c'eft dans ce dernier point qu'ils réuffifibient le moins; car il eft bien difficile d'obliger les efprits k tenir un jufte milieu quand on difpute fur les chofes les plus importantes du monde ; on en a tous les jours des exemples fur notre globe, ou 1'on voit d'étranges agitations , quand il s'agit de quelque queftion creufe & fufceptible de démêlés. Cependant cette querelle, qui fembloit ne devoir fe terminer que par le fang & le carnage, finit par des éloges & des félicitations, comme dans nosuniverfités,oh, felon la coutume générale, le préfident defcend de chaire toujours viftorieux & triomphant. Ces thèfes, qui avoient penfé devenir tragiques, furent fuivies d'une farce qui fut jouée ainfi : celui qui devoit être promu , s'affit au milieu de 1'auditoire ; auffitöt trois bedeaux de 1'univerfité s'avancèrent gravement & a pas comptés , & lui jettèrent un muid d'eau fur la tête, après quoi ils le parfumèrent  DE NlCOLAS KlIMIUS. 22} d'encens, & lui firent avaler un vomitif. Cela fait, ils fe retirèrent en inclinant trois fois la tête , & en declarant a haute voix , qu'il étoit duement & légitimement créé do&eur. Etonné k la vue de ces cérémonies merveilleufes & inconnues, je demandai a un fapajou, homme de lettres, qui fe trouvoit prés de moi, ce que tout cela fignifioit. Celui - ci, déplorant mon ignorance, me dit que Pencens & le vomitif marquoient que le candidat devoit fe défaire de fes anciens vices , revêtir de nouvelles mceurs , & fe diftinguer par-la du vulgaire. Cette explication me fit revenir de mon étonnement ; & , raffafié d'admiration , je ne fis plus de quefiions, de peur de paffer pour un homme qui n'avoit vécu qu'avec des bêtes. Enfin le nouveau docteur, enveloppé dans une robe verte, & ceint d'une écharpe, fut reconduit a fon nouveau logis par toutle parnaffe Martinien, aux fanfares des timbales, des flutes & des trompettes. Comme il étoit de familie plébéienne ou roturière, il ne fut point porté en chaife, mais trainé fur une brouette qui étoit précédée de coureurs en habits de cérémonie. Tout cela fut terminé, felon la louable coutume, par un feftin fuperbe, ou tous les conviés fe grisèrent de faeon k ne pouvoir fe foutenir, de forte qu'il fallut les porter jufques  %14 V O Y A G £ dans leurs lits, dont ils ne fe relevèrent qui par le moven des remèdes qu'ils prirent pour fe rétablir. Cette promotion fat trés - folemnelle , comme il elt facile d'en juger par ces derniers traits; &L je puis dire que je n'en ai jamais vu ou 1'on ait mieux bu , & qui ait été par conféquent plus académique ; je ne crois pas non plus que fur notre globe, il y ait de doeleur plus légitimement gradué que celui dont il s'agit. Les procés fe jugent dans ce pays-la avec une vïteffe étonnante, & je ne puis qu'admirer la facilité de cette nation a concevoir & a décider les chofes fur le champ & fans aucune réflexion. Souvent, avant que les avocats aient fini leurs plaidoyers, les juges fe lèvent & prononcent la fentence avec autant de viteffe que d'élégance, J'ai fouvent été voir les tribunaux dans le tems de 1'audience, pour favoir de quelle manière on procédoit aux jugemens. D'abord je trouvai que les fentences étoient fondées fur la juftice & fur 1'équité; mais, lorfque je vins k les examiner de prés, elles me parurent folies, iniques &c contradicloires, en forte qu'il me fembloit plus raifonnable de remettre un différend a la décifion d'un coup de dez, qu'a celle des juges de ce paysda. Je ne faurois rien dire des loix, a caufe des changemens perpétuels qu'on y fait, & qui égale . celui  ÖE NlCOLAS 'KlIMIUS. 22, ij celui des habits, dont les modes chargent d'un, an a 1'autre. Dela vient qu'on punit anjourd'hui des afbons qui n'étoient point criminelles lorfqu'elles furent commifes , ma:s qui le font devenues dans la fuite par PëfaBliffenverit d'une nouvelle loi. C'eft ce qui fait aufii que les coupables appellent d'un tribunal fubalterne a un tribunal fupérieur , efpèrant de pouvoir fe tb» i-er d'affaire par ces délais, ce qui ne manque pas d'arriver, pour peu que le procés dure , car il fur vient une nouvelle loi contraire a la précédente, qui juftifie 1'aflion pour laquelle on eft en litige. L'inconftance & la légéreté de ce peuple font inconcevables. Les loix & les ecutumes les plus utües ceffent d'être de leur goüt, dés qu'elles ceffent d'être nouvelles. Les avocats font fort eftimés dans ce pays-la , pour leur fubtilité. II y en a qui fa'vent fi bien faire tourner la roue (pour me fervir de leurs eypreffions) , qu'ils affeftent dene vouloir fe chargef que de caufes douteufes , ou même injuftes , afin de pouvoir montrer leur adreffe dans la difpute, & avec quel art ils fa vent cbanger le nonen blanc. Souvent les juges favorifent ces avocats, lorfqu'ils ont montré beaucoup de fubtilité, pourvu feulement que la caufe ait été un peu débattue. Nous avons bien remarqué, diient ces juges, Pinjuftice de cette caufe; mais il a P  izé Voyage fallu donner quelque chofe k 1'adrefTe avec la- que'le elle a été défendue. Les doöeurs de ce pays-la enfeignent le droit pour différens prix , felon la nature des procés. Par exemple, ceux qui inftruifent dans la manière de défendre une caufe mauvaife & injufte , X3u, comme on dit communément, dans Part d'éblouir par de belles paroles, exigent vingt ftercolates; mais ceux qui enfeignent k défendre less bonnes caufes , n'en tirent- que dix. Les fbrmes du droit font en li grand nombre , qu'il n'eft pas poffible d'en voir le fonds, enveloppées, comme elles le font, dans ce cahos de loix entaflëes les unes fur les autres ; car les Martiniens ayant le génie haut & vif, ne peuvent fouffrir ce qui eft fimple & dépouillé d'embarras ; ils ne font cas que de ce qui eft fubtil, embrouillé, confus & obfcur. Ils portent ce goüt jufques dans les matières de religion. Celle qu'ils profeffent ne confifte pas dans la pratique, mais dans de vaines fpéculations. Ainfi il y a, dans leur théologie, deux eens trente opinions différentes touchant la figure fous laquelle il faut concevoir la divinité; troi? eens quatrevingt-feize fur ia nature & la qualité des ames. S'ils fréquentent les écoles de théologie, ce n'eft pas pour y apprendre k bien vivre &i k bien mourir, mais pour s'inftruire dans Part &  BE NlCOLAS KliMIUS. 217 Ia fubtilité avec laquelle les orateurs facrés s'expriment; car plus il y a d'obfcurjté dans leurs difcours, plus ils font applaudis, tant il eft vrai que ce peuple ne trouve beau que ce qu'il ne comprend pas. Les prédicateurs s'attachenf plus aux paroles qu'aux chofes; & s'appliquent davantage au choix des mots, au tour des phrafes & des périodes, qu'è la force du raifonnement; ne fe fouciant pas de perfuader leurs auditeurs, mais de flatter leurs oreilles , & de les amufer par 1'arrangement étudié de leurs difcours. Tout cela m'empêcha de parler de la religion chrétienne , qui eft dépouillée de ' tout fard &c de toute pompe, & dont la fimplicité prouve la vérité. J'ai déja dit qu'il n'y avoit point de pays au monde ou les innovateurs fuffent plus eftimés que chez les Martiniens, qui en effet font plus ou moins cas d'un projet, felon qu'il eft plus ou moins abfurde. Un jour j'expliquois a un certain fapajou la nature de la terre , lui prouvant qu'elle étoit habitée fous fa fuperficie. Sur cela, mon homme fe mit en tête de faire creufer, pour s'ouvrir un paffage chez les nations qui étoient fouterreines a 1'égard des Martiniens, Son projet fut recu avec de grands applaudifTemens, & 1'on établit auflitöt une compagnie du commerce fouurnin , dont les aQion*  Voyage fiirent bieniöt remplies, les Martiniens accou> rant en foule pour porter leur argent a la banque: mais tout le projet s'en alla en fumée , Sc ne fervit qu'a troubler 1 état Sc a ruiner les particuliers. On ne fit pourtant aucun mal a 1'innovateur, au contraire, on le loua d'avoir eu une idéé fi relevée 8c fi hardie; en forte que les Martiniens difoient hautement que fi leur entreprife n'avoit pas réufli, ils avoient du moins La gloire de 1'avoir tentée. Cependant cette affaire m'ayant parfaitement inftruit du carattère de cette nation , je formai auffi le deffein de mériter fon eftime, Sc d'améliorer ma fortune par quelque invention fingulière. Je m'appliquai a rechercher ce qu'il y avoit de défeöueux dans 1'état , 8c je crus y avoir réuffi. En effet, je m'appercus que le pays abondoit en artifans inventifs 8c fubtils , mais qu'il manquoit d'ouvrages utiles. Sur cela, je propofai de faire une loi pour 1'établiffement de quelques ouvrages qui puffent • être avantageux a la république. Mais ce projet 'étoit trop fage Sc trop folide pour être goüté par une nation qui n'aime que les folies & les bagatelles, auffi n'en retirai-je que du mépris Sc des railleries. Je m'emportai alors contre ma  de Nicolas Klimius. 11$ ftupidité. Tu n'es qu'un fot, un lache, & tu mérites de paffer tes jours dans le digne emploi de porteur : c'eft ainfi que je m'apoftrophols moi-même. Je ne perdis pourtant pas courage; &, ayant éprouvé que je n'avancerois rien k propofer des chofes folides, je réfolus de tenter fi je ne pourrois point furmonter la malignité de mon étoile par quelque projet extravagant & fou. Je m'en ouvjris k un fapajou qui. m'excita en m'adreffant les vers fuivans: Si tu veux te tirer de eet état fi vil,. Et te donner un nom infigne," Fais quelque chofe qui foit digne De la potence ou de 1'exil» Et comme il me raconta que plufieurs avoient fait fortune par des fadaifes & des niaiferies. d'enfans, fur-tout en inventant quelque nouvelle parure ou quelque nouvelle mode d'habit9 je compris qu'il falloit abfolument faire le fou avec des gens qui étoient en délire. J'appellai donc k mon fecours les inventions les plus extravagantes de nos Européens; &, les ayant paffées en revue dans mon imagination , je m'arrêtai aux ornernens de tête vulgairement nommés perruques, & je réfolus d'en introduire 1'ufage chez les Martiniens. Une chofe pouvoit beaucoup faciliter mon deffein : c'étoit la quantité de cMvres que le pays nourriflbii2j P tl \  230 Voyage & dont les poils étoient tout-a-fait propres k être trcffés &c frifés; d'ailleurs je n'étois point ignorant dans cette profeffion, mon bienheureux tuteur 1'ayant exercée , j'avois eu 1'occalion d'en apprendre quelque chofe. J'achètai donc des poils de chèvre, & j'en fis une perruque que je me mis fur la tête. Dans eet équipage, je me préfentai a monfeigneur le fyndic , qui fut étonné a la vue de ce phênomène. II me demanda ce que c'étoit que cela ; &, fans me donner le tems de lui répondre , il m'öta la perruque de deffus ia tête , la mit fur la fienne , & courut au miroir pour fe voir fous cette coërFure. II fut ft fatisfait de fa figure , que , treffaillant de joie , il s'écria : « Jupiter » n'eft point mon coufin ». II paffa furie champ dans 1'appartement de fa femme , pour la rendre témoin du fujet de fa joie. Cette dame, agréablement furprife a cette vue , ne put retenir fes tranfports ; elle fe jetta au col de fon mari, 1'affurant qu'elle n'avoit jamais rien vu de plus joli que cette nouvelle coëfFure, & toute la familie fut de eet avis. Alors le fyndic fe tourpant vers moi : mon pauvre Kakidoran, me dit-il, fi ce que tu viens d'inventer agrée autant au fénat qu'a moi, tu peux te promettre une hriilante fortune dans notre république. Je remerciai très-humblement fon excellence  DE NlCOLAS KliMIUS. IJl de la bonne volonté qu'elle me témoignoit, 52 la fuppliai de fe charger d'une requête que j'avois deffein de préfenter au fénat fur ce fujet: ce qu'il me promit. Voici comme étoit congue cette requêie : « Excellentifïirnes, illuftrifïimes, très-géné» reux , très-nobles Sc très-fages fénateurs Sc » feigneurs , » Le penchant naturel qui me porte k avan» eer le bien public , m'a engagé a imaginer » cette coërfure nouvelle & inconnue jufqu'al » ce jour, que j'ai Phonneur de préfenter a Vos » excellences, & que je foumets a 1'examen de » votre très-grave tribunal, ne doutant pas » qu'elle n'ait le bonheur de lui plaire , vu que » cette nouvelle invention tend a la gloire & k ♦> 1'ornement de la nation , Sc qu'elle fervira a » faire connoïtre au monde entier , que 1'il» luftre nation Martinienne efl auffi diflinguée » du refte des mortels par les ornemens quï » rendent la figure extérieure refpeöable Sc » majeftueufe, qu'elle leur eft fupérieure par » les qualités de 1'efprit. Je puis protefter fur » ma confcience, que je n'ai point en vue mon » intérêt particulier, Sc que je ne prétends a » aucune récompenfe , m'eftimant trop heu» reux fi je puis avoir contribué k 1'utilité pu» blique Sc a la gloire de la nation. Si toutefois P iv  %|i Voyage »> vos excellences jugeoient a propos de récom, m penler mon ouvrage , j'y foufcrirois de bon » cceur, pour faire connoïtre a toute la terre, » jufqu'oii s'étend leur munificence, & pour » animer les autres a inventer des chofes auffi * l,tiles' & nsême davantage, s'il étoit poffible, » C'eft dans cette feule vue que je ne m'oppo» ferai point aux bienfaits dont il plaira au fét » nat & au peuple de Martinie de me gratifïer, >» Du refte, je me recommande aux bonnes » graces de vos excellences , & j'ai 1'honneur » d'être, » Hluftriffimes feigneurs, Yotre trcs-humble & tréspbéiffant ferviteur, Kakidoran, A Martinie le 7;* du mois d'aftral. ^ Le fyndic ne manqua pas de prodiure en plein fénat, & la requête, & la perruque. J'appris que le même jour toutes les affaires avoient ceffé, & qu'ft n'avoir été queftion que d'examiner la perruque , tant elie avoit frappé les efprits de cette grave compagnie, Cependant on en vint aux Opinions ; l'ouvrage fut loué; on accepta les, qffres de déYOuement de i'ouvrier, & on lui fixj^ une récompenfe. II n'y eut que trois fénateurs, run s'opposèrent a cette réfolytion; mais, on f*  DE NlCOLAS K.L1MTUS. 235 tnoqua d'eux, & on les traita de gens groffiers, &£ peu dignes des charges qu'ils occupoient, L'arrêt du fénat ayant été dreffé , je fus mandé pour comparoitre dans la falie de l'affem* blée. Dés que je fus entré,»un fapajou des plus agés fe leva Sc me remercia au nom de 1'état, m'affurant qu'on pourvoiroit k ce que j'euffe une récompenfe proportionnée au mérite de mon invention; après quoi, il me demanda combien il me faudroit de tems pour faire une feconde coërfure pareille k celle-la. Je répondis, fur le premier point, que j'étois affez récompenfé par les applaudiffemens que tant de grands perfonnages donnoient k mon travail, Sc par les éloges d'un fénat auffi illüftre ; fur le fecond point, je promis une autre perruque dans 1'efpace de deux jours ; Sc que, pourvu que j'euffe quelques finges adroits è qui je puffe montrer mon art, je me faifois fort de fournir, dans 1'efpace d'un mois , toute la ville de perruques. A ces mots, le fyndic me paria ainfi : A Dieu ne plaife , Kakidoran, dit il, que eet ornement foit commun k toute la ville, & s'aviliiTe ainfi par un ufage trop. répandu. C'eft par cette parure qu'il faut que les nobles foient didingués des roturiers. Cet avis fut applaudi de tous les, fénateurs, Sc 1'on cbargea les cenfeurs de prendre bien garde que l'arrêt du fénat ne füt pas  *34 Voyage violé, & que perfonne ne s'avisSt de porter perruque, a moins qu'il ne füt du corps de la nobleiTe, de peur que les roturiers ne fouillaffent un ornement réfervé aux têtes des patriciens. Mais cette ordonnance eut le fort qu ont routes les loix concernant le luxe , lorfqu'on y énonce des exceptions; elle ne fit qu'exciter davantage le peuple k la tranfgreffer ; car , comme la mode des perruques plut k tout le monde , ceux des citoyens qui avoient de 1'argent ou des amis achetèrent des titres de nobleiTe: de forte qu'en fort peu de tems, une partie de la ville fut ennoblie. Enfin, comme ce feu-la fe répandit dans les provinces, qu'on accouroit de tous les cötés pour préfenter des fuppliques au fénat , & comme on en étoit fatigué, on réfolut de lever l'arrêt prohibitif, & de permettte a un chacun Pufage des tignaffes ; de manière qu'avant mon départ de Martinie , j'eus le plaifir de voir toute la nation entignaffée (i). Ce fut un fpe&acle bien plaifant, de voir tout un peuple de finges enterré dans de vaftes perruques. Le projet plut néanmoins fi fort, qu'il donna lieu a 1'établiffement d'une nouvelle époque qui fut nommée, dans (i) J'abandone cette expreffion a tous les chiens-couchans qui vont a la chaffe des mots.  DE NlCOLAS KLIMIUS. 2Jf lés annales martiniennes , 1'an des perruques. Pour revenir a ce qui me regarde, je dirai que je me vis comblé d'éloges, couvert d'un manteau de pourpre, 6c reporté aulogisdans la chaife de monfeigneur le fyndic; en forte que le porteur qui étoit moncoüègue autrefois, me fervit ce jour-la de cheval. Le même jour, je fus admis a la table du fyndic, ce qui continua fur ce pied-la. Cependant eet heureux prélude de bonheur ne me parut pas devoir être négligé ; je réfolus de pourfuivre ma pointe ; &, comme on m'avoit donné des gens pour m'aider è travailler, j'eus bientöt fait autant de perruques qu'il en falloit a tout le fénat; 8c, après qu'un mois fe fut écculé dans cette occupation , on m'accorda des lettres de nobleffe concues en ces termes : i « Le fieur Kakidoran, natif d'une certaine » contrée qu'on appelle Europe, ayant bien » mérité de la république par ime 'invention » auffi noble qiye falutaire , 8c s'étant rendu » par- la toute la nation martinienne redevable, » nous avons réfolu de 1'aggréger au corps de n la nobleffe, en forte que lui 8c fes defcen» dans foient tenus dès aujourd'hui pour-b jus » 8c vrais nobles, 8c qu'ils jouiffent des droits , » privilèges 8c immunités attachés a cette » qualité. Nous ordonnons auffi que ledit heur  20 Voyage » ne fok plus nommé Kakidoran, mals KiM* » dorian. Enfin , comme ce nouvel état de» mande quelqu'éclat, nous lui avons affigné» une penfion de deux eens patars par an, afin» » qu'il ait de quoi foutenir fa nouvelle dignité. » Donné dans la falie du fénat de Martinie le »» quatrième du mois de Merian. Scellé du, u grand fceau du fénat C'eft ainfi que de vil porteur, je fus élevé & la dignité de noble. Je vécus quelque tems dans une grande gloire & une profpérité parfaite. Les Martiniens remarquant que j'étois. bien avant dans les bonnes graces du fyndic, sie faifoient beaucoup la cour. Ils poufsèrent la baffe fïatterie jufqu'a m'attribuer , dans dés vers faits k ma Iouange , des vertus que je n'avois eertainement point. Quelques-uns ne balancèrent pas de faire une longue lifïe de mes ancêtres,& de me faire defcendre en droiteJigne des héros qui avoient fervi la république dans les premiers fiècles : ils (avoient pourtant bien que j'étois né dans un monde inconnu. Mais je ne me fouciois guqre d'une pareille généalogie, & je n'étois nullement curieux de> me donner des finges pour ancötres. Comme c'efl auffi 1'ordinaire chez les Martiniens de célébrer les queues des grands feigneurs,a peuprès..comme nos peëtes céièbrent.  DE NlCOLAS KLIMIUS. 2J7 !es appas de leurs maitreffes , bientöt je vis venir des rimeurs a foifon, qui m'apportoient des poëmes faits a la louange de ma queue, quoiqu'ils fuffent bien, les ftipons , que je n'en avois qu'une poftiche. Enfin leur adtilation alla fi loin, qu'un perfonnage qui n'étoit pas de la lie du peuple, a beaucoup prés , mais dont je veux taire le nom par confidération pour fa familie, n'eut pas bonte de venir m'offrir la jouiffance de fa femme , moyennant que je vouluffe le recommander a monfeigneur le fyndic. Ce vil penchant que tous les Martiniens ont a la flatterie, fait que leurs annales ne valent pas la peine d'être lues quant a la matière, qui n'eft qu'un vain fatras d'éloges; mais le ftile en eft vif, poli & élégant. Auffi peut-on affurer que le pays produit de meilleurs poëtes que d'hiftoriens; & que , dans le genre fublime, les Martiniens 1'emportent fur toutes les autres nations. J'avois joui d'une parfaite fanté depuis que j'étois dans ce pays-la, quoique je fuffe fort incommodé de la chaleur caufée par cette préfence continuelle du foleil. Cela fut caufe que je tombai enfin malade d'une fièvre violente , mais quine dura pas long tems , Cependant j'eus befoin d'un médecin. Celui qu'on fit venir m'incommoda par fon babil plus que ma fièvre. J'eus de la peine a m'empêcher de rire dès que  ï}8 V O V A G E je le vis, Payant auffitöt reconnu pour un barbier qui m'avoit rafé autrefois. Je lui demandai comment il avoit pu fe transfarmer , en fi peu de tems, de barbier en doöeur en médecine : il me répondit qu'il exerqok Pune & 1'autre profeffion. Cela me fit balancer fi je me fierois a ce finge univerfel; &, comme je lui témoignai que 1'étendue de fon favoir m'effrayoit, & que j'aimerois mieux être entre les mains de quelqu'un qui ne fit profeffion uniquement que de la médecine , il me jura bien faintement, qu'on ne trouveroit point un tel médecin dans toute la ville ; ainfi je fus obligé de m'en remettre a lui. Ce qui augmenta mon étonnement, ce fut la promptitude du barbier-docleur , qui , après m'avoir ordonné de prendre une certaine potion , s'en alla auffitöt, alléguant qu'il avoit beaucoup d'autres affaires qui ne lui permettoient pas de s'arrêter long-tems auprès de moi. Lui ayant demandé quelles étoient ces affaires fi preffantes, il me répondit que 1'heure approcboit oii il devoit fe rendre dans une petite ville du voifinage pour y faire fes fonótions ordinaires de greffier. Cette polymatie eft fort du goüt des Martiniens , en forte qu'ils ne font point de fcrupule d'exercer dans le même tems plufieurs offices oppofés. Ce qui leur donne cette con-  DE NlCOLAS KLIMIUS. 239 fiance, c'eft cette vivacitéd'efpritavec laquelle ils expédient tout: mais les fautes & les bévues que je leur ai vu faire, m'ont convaincu que ces génies fougueux & pleins de feu, fervoient plutöt k 1'ornement qu'a 1'utilité de la république. Après avoir pafte deux ans dans ce pays-la, tantöt porteur, tantöt noble, il m'arriva une aventure qui penfa être caufe de ma perte. Je jouiffois de la faveur de fon excellence, & madame fon époufe me témoignoit tant d'affecïion , que j'étois regardé comme le premier de ceux qui partageoient fes bonnes graces. Elle m'honoroit fouvent de fon entretien particulier , & elle fembloit fe plaire beaucoup avec moi, néanmoins elle m'avoit toujours parlé avec retentie, & je n'avois point fujet d'interprêter mal fes démarches, étant bien éloigné de foupconner qu'une femme de ce rang, fi diftinguée par fa naiffance, cachat, fous le voile de' 1'amitié, une pafiion impure. Mais, avec le tems, fes difcours équivoques me firent naïtre quelques foupcons qui furent confidérablement augmentés Par fes airs affeftés , fes geftes enfantins , Ses fanglots, fes foupirs, fouvent même fes larmes. Enfin j'ouvris entièrement les yeux, quand je  14° Voyage vis entrer chez moi une fille de chambre de la dame, qui me remit, de la part de fa maitrefTe, la lettre fuivante: « Très-cher Kikidorian , » Ma naiffance & la pudeur qui eft le partage » de notre fexe, ont empêché jufqu'a préfent » les étincelles de mon amour, renfermées dans » mon cceur, d'éclater au dehors, & de dé» générer en incendie ; mais enfin je fuis trop » preffée de ma pafïion, pour que j'en puiffe » cacher plus long-tems la violence. Pardonne eet indigne aveu , Que 1'excès de 1'arnour m'arrache. Ptarnuse. Je ne faurois exprimer combien je fus frappé a la vue de cette déclaration inattendue. Mais comme j'aimois mieux m'expofer a la vengeance d'une femme méprifée , que de troubler les droits de la nature , en mêlant mon fang avec une créature de cette efpèce, je répondis en ces termes, « Madame , » La bienveillance dont M. le fyndic m'a » toujours honoré , & les bienfaits dont il m'a » comblé , quelque peu digne que j'en fuffe, » tout cela, dis-je, me met dans une » impoflibilité morale de fatisfaire vos defirs; jo impoffibilité  de Nïgolas ïClimïus; 24« »> fans compter une infinité 4*autres motifs que » j'omets, & qui me détermirient a m*expofef » plutöt , madame, k votre colère, qUe de » confentir a une chofe fi criminellè parmi les w créatures raifonnables. Vous exigez de moi » ce qui me paroit plus duf quë la mort, & » vous me chargez d'un office dont je ne puis » m'acquitter fans couvrir de honte & d'igno» minie toute votre illuffre familie , un office » dont le préjudice rejaillit principalement fur » la perfonne de mon maïtre. Je Vóus protefle » donc, madame, que je nê faurpis confentir » a votre deiir , quoiqu'en toute autre occa» fion, je me fitte un honneur de vous marquer » mon entière obéiffance. KlKlDORlAN. J'ajoutai au bout de la lettre les vers fuivans par manière d'avis; Confidérez 1'ignominie, L'opprobre & la honte infinie Oü vous allez vous plonger fans retour; Si vous ne combattez eet itnpudique amour. Dans Ia retraite & le filence , II en eft encor tems , repaflez a loifir, Quel eft le folide plaifir Que 1'on goüte dans 1'innocence.' Enfin rappellez bien a votre fouvenir, Pour achever de vousguérir, Ce que c'eft que 1'honnenr, la pudeur, la décenct) a  2^1 Voyage Je cachetai cette lettre de mon cachet, & la remis a la fille, pour qu'elle la rendït & fa maitreffe. Elle eut 1'efFet que j'avois prévu; c'efta-dire , que l'amour de la dame fe changea en haine. Elle tache d'abord d'exprimer fa douleur, Et le chagrin qui la défole; Mais Ia colère & la fureur L'empêchent tour-a-tour, en lui preflant le cceur , De pouvoir proférer une feule parole. Cette dame fi irritée difïimula quelque tems avec moi, jufqu'a ce qu'elle eüt rattrapé le poulet qu'elle m'avoit écrit. Alors, elle ne garda plus de mefures. Elle fuborna de faux témoins, qui affurèrent avec ferment, qu'en 1'abfence de monfeigneur le fyndic , j'avois voulu fouiller fa couche. Tout cela fut conduit avec tant d'adreffe & de vraifemblance, que le fyndic , ne doutant nullement de mon prétendu crime, me fit jetter dans un cul-de-baffefoffe. Dans cette extrémité , il ne me reftoit qu'un moyen de me tirer d'afFaire , c'étoit d'avouer un crime que je n'avois point commis, & de demander grace & miféricorde & monfeigneur le fyndic. Cette démarche pouvoit fléchir fa colère, ou du moins Padoucir, & faire diminuer mon fupplice. Je réfolus de prendre cette voie , fachant combien il eft extra-  de Ni co las Klimius. z43 vagant de vouloir plaider contre les grands, fur-tout dans ce pays-la, oh 1'on ne fait pas' attention è la juffice d'une caufe , mais au rang des parties litigantes. Ainfi je renongai k toute défenfe, & j'eus recours aux prières & aux larmes, fuppliant, non pas qu'on me 'remït entièrement la peine , mais qu'on voulüt bien la diminuer. Ce fut par eet aveu d'un crime auquel je n'avois jamais fongé, que j'échappai k la mort; mais je fus, en revanche, condamné k une perpétuelle captivité. On m'öia mes lettres de nobleffe , & on les fit bröler par la main du bourreau. Je fus moi-même mis k la chaine, & condamné k paffer mes jours a ramer fur une galère. Cette galère appartenoit k la république , qui 1'envoyoit aux Mézendores, ou terres étranges. Ce voyage fe fait une fois par an, & 1'on part au commencement du mois de Radir. On va quérir dans ce pays des marchandifes que la Martinie ne produit pas; en forte que les Mézendores font k 1'égard de cette république , ce que les Indes font k 1'égard de nous. La compagnie du commerce mézendonque eft compofée de marchands nobles & roturiers. Les marchandifes des navires fe partagent, auffitöt qu'ils font de retour, entre les mtéreffés, felon le nombre d'acïions qu'ils ont  §44' V O 'Y A G É > dans la banque. Les navires, qui font, cófflffié je 1'ai déja infinué, des efpèces de galères vont a voiles &c k rames; chaque rame a deux forgats qui la font agir, & c'efi k quoi j'étois condamné. On concoit bien que ce n'étoit pas fans répugnance que je me voyois réduit a une fi dure extrémité, d'autant plus que je n'avois rien fait qui eüt pu mériter qu'on me mit avec des gens de fac & de corde. Les Martiniens jugeoient diverfement de mon affaire ; ils en parloient felon les différentes paffions qui les animoient. Les uns croyoient que j'étois coupable ; mais fi mon crime paroiffoit atroce , la demi-grace qu'on m'avoit faite fembloit auffi parler en ma faveur. D'autres difoient que , quand je ferois criminel, on devoit avoir égard a mes fervices. Les plus honnêtes des finges murmuroient entr'eux,ck fe difoient a l'oreilles que j'avois été fauffement a'ccufé ; mais perfonne n'ofoit prendre ma défenfe, de peur de fe mettre a dos mes accufateurs qui étoient puiffans. Je réfolus cependant de m'armer de patience. Une chofe me confoloit, c'étoit ma navigation prochaine ; car , comme j'étois toujours très-avide de nouveautés, je me réjouiffois d'avance,efpérant de voir, dans ce voyage, des chofes étonnantes, bien que je ne vouluffe pourtant pas ajouter foi a tout ce que les ma-  DE NlGOLAS KLIMIUS. 245 riniers me racontoient, & qu'il ne put m'entrer dans 1'efprit, qu'il y eüt tant & de fi étonnans prodiges dans la nature. La galère fur laquelle j'étois , avoit divers interprêtes qui étoient aux gages de la compagnie des Mézendores, &c c'étoit par leur fecours que le trafic fe faifoit entre les deux nations. CHAPITRE XI. Navigation de Klimius aux terres étranges. Avant que j'entre en matière, il eft bon d'avertir les cenfeurs rigides & de mauvaife humeur , de ne pas trop froncer le fourcil aux chofes que je vais raconter, paree qu'elles leur paroitront contraires a la nature, & par-la même incroyables. Chacun a fon gré peut glofer ; Mais je n'en veux point impofer, Par un pompeux amas de brillantes paroles : Je raconte des faits, & non des fariboles. II eft certain que ce que je vais dire eft incroyable, mais il eft trés-vrai, & j'en ai été le témoin oculaire. Les gens groffiers & ignorans qui n'ont jamais mis le pied hors de leur porte, comptent pour fable tout ce qui eft au-dela de leur portée. Mais les favans, fur-tout ceux qui font  246 Voyage verfés dans la phyfique, & qui ont appris par 1'expérience combien la nature eft féconde, & combien elle varie dans fes produftions, portent des jugemens plus équitables fur les chofes que les voyageurs racontent quelque étranges qu'elles foient. Eft-on plus étonné,, dans les Alpes cruelles, De voir de tous cotés des cous longs & pendans ? L'efton dans Meroë (i) pour y voir des mamelies Plus grofles de moitié que les plus gros enfans ? Que dis-je ! eft-on furpris, quand on voit la nature Prodigueraux Germains la taille & la figure, L&ur donner un teint blanc , des cheveux blonds, crépus , Des yeux bleus, un air fier, des bras longs & charnus? Mais que dirons-nous des pygmées, Et de leur nombreufes armées , Dont le plus grand foldat n'a pas deux pieds de haut ? Cela nous paroit un défaut, Dont la feule penfée a rire nous excite 3 Et nous frappe d'étonnement; Mais pour la gent courte & petite , Crjez qui nul n'eft fait autrement, Ce fpectacle n'a rien que de fort ordinaire. On a vu autrefois dans la Scythie des hommes nommés Arimafpes , qui n'avoient qu'un ceil au milieu du front, d'autres qui avoient (i) He d'Egypte: les géographes varient fort fur fa fvuaticn.  DE NlCOLAS KLIMIUS. 247 la plante des pieds tournee devant derrière. On en a vu en Albanië qui avoient des cheveux blancs dès leur enfance. Les Sarmates ne mangeoient que de trois en trois jours. En Afrique on célébre encore Ia mémoire de certains perfonnages, qui fahoient mille enchantemens en prononcant feulement quelques paroles. On a vu des gens, chez les Illiriens, dont la vue tuoit ceux qui les regardoient trop longtems quand ils étoient en colère. Ils avoient chacun deux prunelles a chaque ceil. Dans les montagnes des Indes,on a trouvé des hommes qui avoient des têtes de chien, qui jappoicht comme ces animaux, & on en a vu d'autres qui avoient leurs yeux derrière les épaules. On en a découvert d'autres aux extrémités des Indes qui avoient le corps tout hériffé de poils, ou chargé de plumes comme des oifeaux, ne prenant aucune nourriture, & ne vivant que de 1'odeur des fleurs qu'ils vont humer. Qui eft-ce qui croiroit ces chofes & plufieurs autres femblables, fi Pline, auteur (1) trés - grave , n'aiTuroit, non pas qu'il les a entendues raconter (1) Pline le naturalifte étoit un homme fort crédule , fort amateur du merveilleux , & qui a écrit beaucoup de chofes qu'il ne favoit que par des gens peu digties de foi. Q iv  'H$ Voyage a quelqu'un, ou qu'üles a lues dans quelque livre, mais qu'il les a Vues de fes propres yeux? Qui croiroit enfin qiie la terre eft concave, qu'elle renferme dans fes entrailles, un foleil & des planètes, fi ce myftère n'avoit été découvert par mon expérience ? Qui croiroit, dis-je , qu'il y a un pays habité par des arbres pnimés&raifonnables,ficettemêmeexpérience n'avoit öté tout fujet de doute. Cependant, je ne ferai de procés 3 perfonne, pour en douter encore; car j'avoue que j'ai eu moi même des fcrupules a eet égard, avant que je fiffe ce voyage, & je traitois tout cela de cqntes è dormir" debout. Au commencement du mois de Ra^Iir, Nous faifons voile enfin, Si nous fendons les vagues." Pendant quelques jours nous eümes le vent fi favorable , qu'il ne fut point befoin du tout de faire agir nos rames, vu qiie les voiles fuffi, foient pour nous faire voguer; ce qui m'accom.modoit fort; mais quatre jours après, Le vent tombe , & foudain la voiie eft inutile : Allons , forcats , courage, & d'une main agile, Exercez fur les flots vos tranchans avirons. Le patron du navire, ou fi on 1'aime mieux, le capitaine de la galère, voyant combien ce travail m'étpit dur, permit que je me repofaffij  DE NlCOLAS KlIMIUS. 149 'de tems en tems, Sc m'exempta enfin tout k fait de eet office d'efclave. Je ne faurois dire d'oü lui vint cette compaffion pour moi, fi ce fut paree qu'il étoit perfuadé de mon innocence ou paree qu'il me jugeoit digne d'un meilleur fort k caufe de la fameufe invention des perruques. II en avoit trois lui-même, qu'il me chargea de lui frifer Sc accommoder; de forte que me voila devenu de foreat frifeur de perruques. La bonté du capitaine alla toujours en augmentant, Sc lorfqu'il envoyoit un nombre de perfonnes a terre , il me mettoit toujours dela partie, ce qui me donnoit lieu de fatisfaire ma curiofité naturelle. Nous fümes quelque tems fans rien voir de fort remarquable; mais bientöt Au milieu de la mer , nous vimes des objets Qui nous parurent fort étranges. C'étoient des firènes, qui, dés que la mer étoit un moment tranquille , accouroient en nageant vers notre navire, Sc nous demandoient faumpne ; Elles étoient de forme humaine, Charmantes & pleines d'appas De la ceinture en haut; mais dela jufqu'en bas ; Elles n'pfïroient aux yeux qu'une horrible ba.'eine. La langue qu'elles parloient étoit affez fem-  M° Voyage b'able k celle des Martiniens, auffi s'entretlnrent-elles avec plufieurs perfonnes de 1'équipage fans le fecours d'aucun interprète. Une d'entre elle me demanda un morceau de chair falée, & le lui ayant donné , elle s'écria: Tu feras un héros puilTant & glöirieux. Cette prophétie me fit rire, la regardant comme vaine & extravagante , quoique les mariniers m'affiiraffent que rarement les prédiftions des firènes tomboient k faux. Après huit jours de navigation nous découvrimes le pays que les pilotes nomment Picardanie. En entrant dans le premier port, j'appergus une pie qui voloit autour de notre navire , & 1'on m'affura que cette pie étoit 1'infpeaeur-gé.néral des douanes & des gabelles. J'eus de la peine k m'empêcher de rire en entendant cela, & en voyant un fi grave perfonnage ~ S'élever dans les ai'rsfur des ailes de plumes. Je jugeois par la figure de I'infpeaeur général, de celles des gardes de la douane, que je croyois devoir être des mouches, puifque leur général étoit une pie. Celui-ci ayant affez voltige autour du navire, prit fon vol vers Ia terre, & re vint bientót après avec trois autres pies de moindre condition, & toutes enfembie  DE NlCOLAS KLIMIUS. Ijl elles fe perchèrent fur la poupe de la galère. Je crus que je créverois de rire, quand je vis quelques - uns de nos interprètes s'approcher avec refpeft de ces pies, & s'entretenir avec , elles. La caufe de leur venue étoit pour s'informer, felon la coutume , s'il n'y avoit point de contrebande dans notre navire, & fur-tout de ces herbes, qu'on nomme vulgairementJlac. On vifite ordinairement tous les coins & recoins du navire, toutes les malles, coffres & hardes mêmes,pour découvrir s'il n'y a point de cette herbe, qui eft très-févèrement défendue. La raifon de cette défenfe vient de ce que les habitans ont accoutumé de donner des chofes très-utiles en échange de ces herbes étrangères, qui diminuent auffi le prix de celles du pays, lefquelles fervent néanmoins au même ufage : de forte qu'en cela les Picardans reffemblent aux Européens, qui n'eftiment les chofes qu'a proportion de 1'éloignement des lieux d'oü on les tire, & ou elles font produites. L'infpeöeur général des douanes defcendit avec d'autres pies dans notre navire, & en fortant, il nous regarda de travers , témoignaht par-la que le commerce avec les Picardans nous feroit défendu, paree que nous avions de la contrebande. Mais le capitaine de la galère , fachant déja par expérience de quels moyens il faut  M1 Voyage uf'er pour appaiïer MM. les infpefleurs des douanes, fit pré/ent de quelques livres de 1'herbe de flac a celui-ci, qui faifoit tant de bruit, & il le rendit plus fouple qu'un gant, de forte qu'il nous permit de décharger notre navire, & de vendre toutes nos marchandifes. Lè-deffus nous vimes arriver une troupe de pies. C'étoient des marchands, qui venoient faire des emplettes fur notre bord; Le capitaine ayant réfolu de débarquer fon monde , defcendit d'abord a terre lui quatrième, ordonnant au refte de le fuivre. Je fus du nombre des quatre qui 1'accompagnèrent, 1'autre étoit un confeiller du commerce , & le troifiéme , un interprète. Nous fümes invités a diner par 1'infpecfeur-général : le repas fe fit fur le plancher, paree que les Picardans ne pouvant fe tenir affis, n'ont point 1'ufage des tables. Les fervices furent brillans & fplendides. La cuifine étant placée au plus haut étage de la maifon, chaque fervicedefcendoit au travers d'une efpèce de gargouille, fur un petit chariot tiré par des pies. Le repas étant fini, 1'infpecteur nous voulut montrer fa bibliotéque. Elle étoit remplie d'une quantité confidérable de livres fort petits ; car les plus gros volumes & les in-folio étoient a peine de la groffeur de nos étrennes mignonnes. Je pouvois a peine m'empêcher de rire , lorfque je vis le  bE Ni col a s Klimius. 255 bibliotécaire voler au plus haut rang des livres pour en tirer les in - douze & les in - o&avo. Quant aux maifons des Picardans, elles différent peu des nötres pour la ftrutture , & les meubles, mais il eft a remarquer que cette nation couche dans des lits fufpendus prés du toït oii ils font placés comme des nids d'oifeauX. Quelqu'un me demandera peut-être comment des pies , qui font une des moindres efpèces d'oifeaux, peuvent conftruire des édifices de cette importance: mais cette difficulté eft entièrement anéantie par mon témoignage, car j'ai vu batir de fond en comble une maifon, a laquelle on employoit a la vérité quelques milliers d'ouvriers, qui par leur nombre & leur facilité a voler, fuppléoient au manque de forces. Et c'eft ainfi que les édifices fe batiffent avec prefqu'autant de vïteffe que chez nous. La femme de 1'infpecteur ne parut point; elle n'étoit pas.encore relevée de couches; car les accouchées ne fortent point dans ce pays-la, tant que leurs petits font hors d'état de voler; mais le mari nous dit que dés que les fiens auroient des plumes fa femme fortiroit. Nous ne fïmes pas un fort long féjour chez les Picardans, ainfi je ne faurois mieux les faire connoitre, ni donner üe plus grandes lumières fur la nature de leur pays, Tout ce que je fais  254 Voyage c'eft que la nation étoit en guerre avec fes voifins les tourdes ou grives, & qu'elle étoit dans de grands embarras a caufe d'une bataille livrée dans les airs, oü les Picardans avoient été battus.Leur général ayant été accuféd'avoir donné lieu a la perte de cette bataille fut mis aux arrêts, & par ordre du confeil de guerre on lui rogna les aïles , fupplice auffi dur que la mort chez cette nation. Après que nous eümes laiftè nos marchandifes, & fait notre cargaifon de celles qu'on nous avoit livrées en échange, nous remimes a la voile. Nous étions a peine a quelque mille du rivage , que la mer nous parut couverte de plumes, ce qui nous fit juger que c'étoit au-defiüs de eet endroit que la bataille avoit été livrée entre les pies & les grives. Après trois jours d'une heureufe navigation, nous abordames au pays de la mufique. Nous jettames 1'ancre, & nous defcendlmes a terre, faifant marcher devant nous un de nos interprètes avec une baffe. Cela me parut ridicule a moi qui ne favois pas a quoi pouvoit fervir eet inftrument; d'autant que nous étions dans des déferts , oü je ne voyois aucune tracé de créature. Cependant notre capitaine fit fonner de la trompette pour avertir les habitans de notre arrivée. A ce bruit, je vis accourir trente  de Nico las Klimius. 255 haffes ou environ qui marchoient fur un pied qui éroit le feul qu'elles euffent. Tout cela me fembloit un enchantement, n'ayant rien encore vu qui m'étonnat davantags. Ces baffes ou ces violes, comme on voudra les appeller, que je compris être les habitans de ce pays-li, étoient faites ainfi: en haut elles avoient un cou au bout duquel étoit une tête fort petite; le corps étoit lui - même étroit & ferré. II étoit couvert d'une certaine écorce polie & placée de manière qu'entre elle & Je corps il y avoit encore une efpace vuide. Au milieu du ventre & fur le nombril, la nature avoit mis un chevalet avec quatre cordes. Toute la machine n'étoit foutenue que fur un pied; de forte que chacun de ces violons, fautant fur une feulejambe, parcouroit en peu de tems des champs de grande étendue. Enfin , pour couper court, on les eüt pris pour de véritables inftrumens a caufe de la reffemblance , fi ce n'eft qu'ils avoient deux mains & deux bras. D'une main ils tenoient 1'archet, & de 1'autre ils touchoient les cordes. Notre interprête les provoqua a un entretien: il prend Pinftrument qu'il avoit apporté, & D'une main adroite & légère, , II en tire de doux accens. Bientöt on lui répondit, & enfin ils com-  il6 V o y X G E mencèrent a fe communiquer mutueneméntii leurs penfées par la fymphonie. II nous parut au commencement qu'ils jouoient un adagio , & avec affez d'harmonie, mais un moment après, ce furent des diffonances qui écorehoient les oreilles. Enfin le tout fe termina par un doux & agréable prcejlo qui fit pouffer des cris de joie a notre équipage, qui difoit que cela marquoit qu'on étoit convenu du prix de notre cargaifon, Nous apprimes en effet que les premiers airs qui étoient fur le ton grave avoit marqué le prélude de 1'entretien qui avoit tenu lieu de révérences & de complimens: que pendant les diflbnnances, il avoit été queftion du prix des marchandiles : & qu'enfin le doux prajlo fignifioit que 1'on étoit d'accord fur 1'achat & fur la vente; & peu de tems après nous baclames notre navire , &£ en tirames nos marchandifes. Celle qui eft de meilleur débit dans ce paysla , c'eft Ia colofane, dont les habitans frottent le erin des archets, & les cordes qui font les inftrumens de leur langage. De - la vient que ceux qüi font convaincus de quelque crime, font punis par la privation de 1'archet, & cette privation eft a Pinftar du dernier fupplice , lorfqu'elle eftperpétuelle. Ayant appris qu'on alloit juger un procés dans un tribunal du voifinage, j'y courus pour voir comment on procédoit  Ï5 E NlCOLAS KlIMIÜS. 257 au droit en mufique. Je vis que les avocats , au lieu de déclamauon remuoient leur archet, pour faire réfonner les cordes de leur ventre. Durant le p'aidoyer, on n'entendoit que des diflbnnances, & toute Péloquence fe bornoit a des rernuemens de doigts & de bras. Dès qu'on eut cefié de plaider, le juge fe !eva, prit un archet & joua adagio un air qui contenoit la'fentence, a la fin de laquelle les exécuteufs s'avancèrent & arrachèrent Parchet au coupable. Les enfans de ce pays-la reffemblent a des poches de maïtre-a-danfer. On ne leur permet point 1'ufage de Parchet avant P^ge de trois ans accomplis. Dès qu'iis font dansfleur quatrième année, on les envoie a Pécole, oh ils apprennent k tirer des fons accordans de leurs cordes , & c'eft-la ce qui s'appelle chez eux apprendre k lire & a écrire. Ils reftent fous la férule^ jufqu'è ce qu'ils fachent parfaitement mettre leurs cordes a 1'uniffon. Nous étions fort incommodés de ces enfans, qui nous étourdiffoient avec leurs accens plaintifs. Notre interprête, favant dans le langage mufical, nous affuroit que ces enfans nous demandoient la charité d'un peu de colofane. Quand ils mendioient, ils rendoient un fon grave ou adagio & quand ils avoient obtenu , leur fon devenoit yif, ouprejio; car c'étoit ainfi qu'ils rendoient R  2.58 Voyage graces. Mais un refiis dérangeoït t©ut eet orcheftre. Ayant achevé heureufement les affaires qui nous avoient retenus au pays de la mufique, nous remimes a la voile vers la fin du mois de Cafan, & en peu de jours nous découvrïmes des terres dont 1'odeur puante , nous fit juger que c'étoit la Pygloffie, dont les habitans différent peu des hommes, excepté que n'ayant point de bouche, ils parient du derrière. Le premier qui vint fur notre bord étoit iin riche marchand , qui commengoit déja è vouloir traiter du prix de nos marchandifes. Malheureufementpour moi, notre barbier tomba malade aufli-töt que nous eümes abordé & jetté 1'ancre au port, de forte que je fus obligé de me faire rafer par un frater pygloffe, & comme ces fortes de gens ont encore plus debabil dans ce pays-la, qu'en Europe, celui-ci empefta fi fort la chambre ou il me rafoit, que nous fümes obligés d'y brüler quantité d'encens pour en chaffer la mauvaife odeur. J'étois déja fi accoutumé aux chofes merveilleufes, que je ne trouvois plus rien de trop étrange. Mais le défaut des pygioffes nous étant un peu trop di r - Supporter dans leurs converfations, nous ne demeurames pas au-detè du tems néceffaire a nos affaires, & nous partimes incontinent, «Le peur de nous trouver k un repas oh un  DE NlCOLAS KLIMIUS 259 richard du pays nous avoit invités. Son invitation nous fit frémir; ne pouvant y acquiefcer fans nous condamner a un continuel fdence pendant que nous ferions i table. Lorfque nous levames 1'ancre pour fortir du port, les pyafofes, rangés fur ie rivage , nous fouhaitoient du derrière une heureufe navigation,mais comme le vent venoit juftement de ce cöté-li, nous leur faifions figne de rengalner leurs complimens; & je compris alors qu'on peut être incommode k force d'être poli. Les marchandifes que les martiniens apportent chez lespygloffes, font des eaux de fenteur, & diverfes efpèces d'aromates. Nous cingiames vers la terre glaciale, dont 1'afpeft fait frémir; & aucun pays ne m'a jamais paru plus malheureux & plus digne de compaffion que celui-lè, qui n'offre aux yeux que de montagnes toutes convertes de neiges. Sur le fommet de ces montagnes, oh le foleil ne porte jamais fes rayons, on voit ca & Ik des habitans de glacé ; car tout ce qui eft fur la cime des rochers fouffre unVroid continuel. De-li vient qu'on n'appergoit qu'un brouillard éternel, & s'il paroit quelque lueur, ce ne peut être que de la gelée Manche. Les vallons au-deffous de ces montagnes font au contraire brülés du feu qu'ils exalent lorfque le foleil les éclaire • Rij  i6o Voyage c'eft pourquoi les habitans n'cfent pas defcëndre des montagnes, a moins que le ciel'ne foit entièrement couvert, & dès qu'ils voient le moindre rayon du foleil, ou ils retournent fur leurs montagnes, ou ils fe précipitent dans d'oblcures cavernes. II arrivé fouvent que le foleil les furprend en chemin, & qu'il les fond , ou leur fait éprouver quelqu'autre mal. Les criminels font amenés dans la plaine, quand le tems eft bien couvert; onles attaché a urt pieu, & on les laiffe-la expofés aux rayons du foleil lorfqu'il reparoitra. Les marchands emportent les minéraux de ce pays-la tout cruds; car les naturels du pays, ne pouvant fouffrir le feu , ne fauroient non plus forger les métaux. On croit toutefois que le commerce de la terre glaciale vaut plus qu'aucun autre des Mézendores. Tous ces «pays dont je viens de parler font fous la domiration de Ptmpereur de la contrée dite proprement Mézendore; car, les autres provinces ne recoivent ce nom que par abus, èk paree qu'il plaït aux voyageurs de le leur donner; elles font néanmoins diftinguées entre elles, comme on Pa déja pu remarquer par ce que j'en ai dit dans ce journal. La contrée ou 1'empereur réfide, eft comme le centre de fes vaftes états. Nous arrivames a la vue de la capitale après huit jours de navigation.  DE Nicoias Klimius. i6r Nous y trouvames tout ce que les poëtes nous ont chanté des fociétés des bêtes, des arbres, & des plantes douées de raifon. La , tout animal, tout arbre qui obéit aux loix de 1'état, peut avoir droit de bourgeoifie. On croiroit peut-être qu'un fi grand melange de créatures de diverfes formes & de diverfes efpèces, devroit caufer des troubles dans 1'état: point du tout, & c'eft cette même diverfité qui produit un trés-bon effet par la manière fage dont les loix y ont reglé toutes chofes k 1'égard des affaires & des emplois dont on ne charge perfonne a qui ils ne foient convenables. Ainfi les lions commandent k caufe de leur courage naturel. Les éléphans cornpofent le fénat a caufe de leur pénétration. Les caméléons fervent a la cour paree qu'ils font inconftans & fujets au changement. Les troupes de terre font compofées d'ours, de tigres & autres femblables animaux guerriers. Celles de mer font mêlées de bceufs & de tavireaux, paree qu'il faut des gens fimples; mais rudes, durs & inftexibles pour la mer. II y a une école de marine ou 1'on inftruit de jeunes veaux, qui font dans ce pays-la comme nos gardes-marine, ou nos gardes de 1'étendart , d'ou 1'on tire les officiers de vaiffeau. Les arbres ont les emplois de juges, ^ R iij  2.6z Voyage caufe de leur modération naturelle. Les oies font les avocats des tribunaux fupérieurs, & les pies le font des inférieurs. Les renards deviennent ambafladeurs, légats , plénipotentiaires , agens a & fecrétaires d'ambaffade. Les corbeaux font chargés de 1'adminiftration des héritages qu'on laiffe. Les boucs font tous philofophes , & le plus fouvent grammairiens , tant a caufe des cornes dont la nature les a armés , pour luter contre leurs adverfaires fur les moindres niaiferies, qu'a caufe de leurs barbes vénérables, qui les fait diftinguer des autres créatures. Les chevaux font confuls ou fénateurs : les propriétaires des fonds & des champs font les ferpens, les taupes, les loirs , les rats: les oifeaux font couriers & meflagers. Les roffignols font chantres & muficiens. Les coqs font chargés de la garde des villes, &t fontle guet. Les chiens font fentinelle aux portes Les loups font partifans , traitans, fermiers-générar.x, commis, &c., &c les oifeaux de proie font leurs officiers. Cette attention a donner a chacun ce qui lui convient , fait que tout eft adminiftré felon 1'ordre des chofes ; & eet empire doit fervir de modèle a tous les légiflateurs; car fi nous voyons ailleurs des miférables fans mérite , exercer des emplois, ce n'eft pas la faute  DE NlCOLAS KlIMIUS, 2.63 du pays qui produit de telles gens, mais de ceux qui ne favent pas faire un bon choix: §C 'on n'a égard qu'aux talens & aux chofes a quoi 1'on eft propre, tout ira a mervéille, &L 1'état fera parfaitement bien gouverné. Les annales de ce pays - la fournifient une preuve de la juftefle de cette maxime: on y lit que fous 1'empereur Lilako, 1'inftitut dont j'ai parlé ayant été aboli, les charges furent conférées indifféremment a quiconque avoit de bonnes qualités; mais cela caufa tant de brouillamini, qu'il fembloit que c'en étoit fait de 1'empire. En effet, !e Ioup, par exemple, setant bien acquité de fes fonctions dans les fermes,. prétendoit k quelque chofe de plus, & on lefaifoit fénateur. Un arbre s'étoit-il rendu recommandable clans un office de judicature, oit le faifoit fur-intendant des finances. Enfin, uns bouc ou un philofophe, que fes difciples élevoient jufqu'aüx nues , k caufe de fon opiniatreté invincible a défendre fes fentimens, enfté des louanges qu'on lui prodiguoit, guettoit quelque charge importante & obtenoit le premier emploi vacant a la cour. Le eaméleoii qui fait feindre & céder au tems, vouloit devenir profeffeur, alléché par 1'efpoir du gairs & obtenoit fa demande. Qu'arriva-t-ïl de tout cela} pas autre chofe , finon que le bouc fut R iv  i64 Voyage auffi mauvais courtifan , qu'il avoit été bon philofophe; car cette fermeté a foutenir des opinions qui 1'avoit fignalé en philofophie, fe trouvoit déplacée dans le courtifan , qui cherche moins la vérité que fon avantage , & qui change de fentiment felon les circonftanees ; car la légèreté & 1'inconftance confbtuent 1'effence du courtifan • mais ce qui feroit un défaut chez ces meffieurs, eff une vertu dans les écoles, ou 1'opiniatreté & la conftance a défendre fes opinions font regardées comme les marqués d'un grand courage & d'une grande habileté. Enfin, pour abréger, cette conduite rendant les talensinutiles, 1'état étoit furie point de tomber dans une affreufe décadence, lorfqu'un fage éléphant nommé Baccari, repréfenta vivement le danger a 1'empereur, qui réfolut de mettre enfin une digue a ce torrent. La réformation commenca peu-a-peu avec beaucoup de fageffe ; car fi on eüt voulu d'abord dépofer tout le monde a la fois, le remède eüt été pire que le mal: on alloit pied-a-pied; dès qu'il vaquoit un emploi, on écartoit tous ceux a qui "il ne cenvenoit pas , & on le conféroit a celui qui y étoit propre. Le fervice important que Baccari avoit rendu a 1'état dans cette occafion, lui valut une ftatue qui fut érigée en fon honneur dans ia grande place de Ia capitale ^ oh  bé Nicolas Klimius. i6 fur-tout depuis que j'eus appris qu'un ancien amant de la dame en queftion, qui étoit étudianten philo^ophie, enflammé de jaloufie, me cherchoit par-tout pour me tuer. Le vaiffeau même , ou je me cachois, n'étoit pas un affez fort rempart pour me "mettre a couvert des follicitations de la dame quim'accabloit de meffages, de lettres & de vers tendres. C'eft dommage que dans le naufrage de notre navire , j'aie perdu tous ces papiers; j'aurois pu enrichir ces mémoires de quelques pièces curieufés. Mais de tout cela, je ne puis me rappeller que les vers fuivans: Non , ce ne fut jamais un fujet de reproche D'avoir beaucoup de poils, & d'être né velu : Mais on fait peu de cas, lorfque 1'hiver approche, D'un arbre que 1'on voit de feuilles dépourvu. • On veut dans les courfiers une longue crinière • La barbe donne a 1'homme une mine guerrière : La plume eft des oifeaux , la laine eft des brebis Le plus bel ornement, les plus tiches habits. Nous étant cependant bientöt défaits de nos marchandifes , nous aurions pu remettre a la voile ; mais un différent furvenu entre un des matelots de notre équipage & un habitant de la ville nous en empécha. Ce différend venoit de ce qu'un coucou appella Pen;?  DE NlCOLAS KliMIUS. lóc> pom , un martinien qui paflbit par hafard dans la rue: Peripom eft un terme de mépris, qui fignifie baladin, danfeur de théatre. Or, il n'y a que des linges qui exercent ces profeftions viles chez les Mézendores, c'eft pourquoi le coucou s'étoit imaginé que ce matelot étoit un coméciien: mais il fe trompoit, & le marin qui n'entendoit pas raillerie,fe venga par une volée de coups de baton, qui penfa éreinter le coucou. Celui-ci fe mit a crier au fecours, il prend les aftiftans a témoins. II intente un procés : les témoins examinés, 1'afFaire eft portée au fénat. Le martinien ne fachant ni la langue, ni le droit des Mézendores, fut obligé de s'adreffer a une pie qui plaida fa caufe. Elle ne dura qu'une heure; les juges convaincus que le coucou étoit Paggreffeur, le condamnèrent è garder les coups qu'il avoit recus, & a payer les dépens du procés, ce qui fut exécuté; & les avocats en eurent la meilleure portion, comme cela arrivé d'ordinaire. Les fénateurs qui décidèrent cette caufe étoient des chevaux, dont deux avoient le titre de confeillers: les quatre autres étoient feulement fénateurs. Ils étoient aiïiftés d'autant de poulins, qui n'avoient pas encore voix décifive, mais feulement délibérative. On les admettoit k ces fortes d'occafions , pour qu'ils appriffent a juger les pro-  270 Voyage cès , & 1'on m'a affuré que dans les autres tribunaux, il y avoit des efpeces de féminaires d'oii 1'on tiroit les meilleurs fujets pour leur conférer les places vacantes. Dès que cette affaire eut été terminée, nous levames 1'ancre, & partimes, faifant route vers la Martinie , ou nous vouiions retourner. Une bonace furvint , lorfque nous étions bien avant dans la mer, & nous obligea de ferler nos voiles. Pendant ce tems-la, nos gens fe divertiffoient : 1'un pêchoit au trident , 1'autre k la ligne. Bientöt après il fe leva un petit vent Qui nous fit démarer , & déferler nos voiles. Nous appercümes en paffant de nouvelles firênes; Qui fe baignoient au beau milieu des eaux ; elles pouffoient de tems en tems de triftes lamentations ; ce qui épouvanta fort notre équipage , qui favoit que les plaintes des firènes , préfageoient des orages. Auffi-töt on ferla les voiles , & chacun fe rendit ou fon devoir 1'appelloit. A peine on avoit fait ces difpofitions, que le ciel fe couvrit d'épais nuages, la mer s'enfla horriblement, & la tempête commenca avec une telle violence , que notre pilote, qui parcouroit ces mers depuis quarante ans, nous jura qu'il n'avoit jamais rien vu de pareil.  DE NlCOIAS KlIMIÜS. 27il Notre navire commenca k faire eau de tous cötés, tant par les flots qui y pénétroient, que par 1'eau de la pluie qui y tomboit a feaux, qui étoit fuivie d'éclairs &de tonnerres épouvantables; de forte que tous les élémens fembloient être conjurés contre nous: Nous voila donc battus d'une affreufe tempête; Nous entendons le ciel gronder fur notre tête ; Et nous voyons déja fes foudres, fes carreaux Prêts a nous fubmerger dansTabiroe des eaux. Un coup de tonnerre nous caffa notre mat de mifaine; les vagues ou les vents rompirent celui d'artimon ; celui de trinquet eut le même fort. Alors chacun commenca k envifager la mort. L'un appelloit a haute voix fa femme , fes enfans , 1'autre fes amis & fes proches ; enfin on n'entendit bientöt que cris & lamentations. Le pilote abandonnant le gouvernail, accourut pour encourager tout le monde , quoiqu'il eüt perdu courage luimême; il repréfenta que les pleurs & les gémiffemens ne fauveront perfonne, qu'il falloit s'armer de patience & avoir bonne efpérance; comme il difoit cela , un coup de vent 1'emporta dans 1'abïme; trois autres eurent le même fort. L'un étoit le confeiller du commerce, & les autres étoient deux matelots. Je fus le feul qui parus inébranlable au milieu de tous ces  ijt V o y a a Ë revers; paree qu'il m'étoit indifférent de mourïr ou de vivre, 5e que je n'avois nulle envie de retourner a la Martinie , oü je favois bien que le mépris 5c les fers m'attendoient; ainfi j'étois du nombre de ceux Que ni la mort, ni la misère Ne peuvent ébranler, ni troubler un inftant. Si quelque chofe me faifoit de la peine, c'étoit de voir le défefpoir du capitaine a qui j'avois tant d'obligations. Je tachois de relever fon cceur abattu par les meilleures raifons que je pouvois imaginer; mais j'y perdis mon latin , la peur 1'avoit faifi, 8c il continuoit a fe lamenter comme une femme , lorfqu'une vague Penleva Sc le fit difparoitre a mes yeux. Cependant la tempête fe renforcoit; déja le navire alloit au gré des vents , les cables étoient rompus, le gouvernail abandonné, les mats renverfés, en un mot ce n'étoit plus qu'un corps informe de poutres & de planches. Nous fervïmes trois jours de jouet aux vents, accablés de 1'idée de la mort, 5c travaillés d'une faim canine. De tems en tems, le ciel paroiffoit vouloir fe mettre au beau , mais la tempête continuoit toujours. Le peu qui reftoit encore de matelots, fe réjouit k la'vue d'une terre que nous découvrïmes bientöt, 6c qui paroiffoit eouverte de rochers 8c de montagnes : comme le vent foufïloit  t>E NlCOLAS KHMI ÜS, 173 fonffloit de ce cóté-la , chacun efpéroit de pouvoir aborder dans pem II étoit pourtant vifibie que notisne pouvions approcher de ce ïivage , fans que notre vaiiTeau ne fe brifat contre les écueils , mais il y avoit auffi apparence que , fi tous n'échappoient pas, au moins quelques-uns pourroient fe fauver par le moyen des planches , & des autres débris du navire. Dans le tems que nous nous bercions de ces efpérances , notre vaiffeau heurta contre un rocher caché au milieu des eaux, & fut brifé en mille pièces. Dans cette extrêmité, je me faifis d'une planche i j'étois fort tranquille fur le compte de mes camarades; mais fort en doute de ce que je deviendrois, auffi je ne faurois dire ce que les autres devinrent; car je ne m'en embarrafiai point ; il eft a croire qu'ils périrent tous : du moins je n'en entendis plus parler. Pour moi, je fus d'abord poufie furie rivage par les vagues, ce qui me fauva la vie; car fi j'euffe encore lutté long-tems, exténué comme je l'étois déja de faim & de fatigue , j'aurois péri indubitablement. Je me trouvois fur une efpèce de pointe de terre avancant dans la mer : lés flots commencoient a s'appaifer; ils ne faifoient plus entendre qu'un bruiffement foible , languiffant, & qui étoit fur le point de cefler. S  &74 Voyage Tout Ie pays oü je me trouvois alors, eft montueux ; fes croupes Sc fes cöteaux nombreux , forment plufieurs vallées profondes 5c tortueufes, qui jointes aux finuofités des cötes, font retentir la voix en divers endroits. Avant que d'avoir fait ces réflexions, me voyant fur ie rivage , je crus devoir crier, me flattant que quelqu'un m'entendroit Sc viendroit a mon fecours. Au premier cri , je n'entendis pas d'écho : mais ayant réitéré, j'ente*ndis un fon •qui venoit du cöté du rivage, 5c tout d'un coup , je vis les habitans du pays accourir des forêts voilines, 5c venir vers moi fur une efpèce de chaloupe, qui étoit faite de branches d'arboifier, d'ofier 6c de chêne, ce qui montroit affez que la nation n'étoit pas des plus civilifées. Toutefois la vue des rameurs me fit treffaillir de joie; car quant a la figure extérieure, ils n'étoient pas différens des autres hommes, & c'étoient les feuls de mon efpèce que j'euffe encore vus dans tous mes voyages dans le monde fouterrain. Ils reffembloient aux hommes de notre globe qui habkent fous la Zone torride; car ils avoient des barbes noires, des cheveux crépus très-courts, Sc s'il arrivé que quelqu'un les ait blonds 6c pendans , c'eft une merveille. Cependant ilsYapprochèrent, 6cme jcecurent dans leur chaloupe :  de NlCOLAS KlimIüS, 175' Mes membres abattus vont bientöt fe refaire. Ces gens-la eurent foin de me redonner tin peu de force, en me faifant manger d'un mets fimple & groffier dont ils ufoient. Ils me firent auffi boire un coup ; ce qui acheva de meremettre; car il y avoit trois jours que je luttois contre la faim & contre la foif. CHAPITRE X-I I. Klimhu aborde dans le pays des Quamites. Cepend a.nt je me vis bientöt environné d'une fouie de gens qui me parloient, & que je n'en- tenaois pas. lis réoétoient {nnvmt M » dank » & comme il a le fon Alleman,} ou Danois, je parlai 1'une & 1'autre de ces deux langues k ces hommes, que je compris k mon tour qui leur étoient inconnues de même que Ia langue Latine que je leur parlai auffi. Ils n'entendoient pas plus le Martinien , ni la langue Nazarique, par oh j'efpérois que je me ferois comprendre. Cela me fit croire que cette nation étoit infociable ,& n'avoit ni commerce, ni alliance , avec aucun des peuples fouterreins; j'en eus une véritable douleur, prévoyant qu'il me faudroit redevenir enfant, & aller de nouveau a 1'école. S ij  276 Voyage Lorfqu'on fut las de parler fans s'entendre, on me mena dans une cabane faite de branches entrelacées. U n'y avoit ni fièges, ni bancs, ni tables; & on fe mettoit a terre pour manger. Ils n'ont pas non plus de lits pour fe coucher; mais ils étendent un peu de paille fur le pavé, & y dorment; ce n'eft pourtant pas qu'ils manquent de bois pour en faire. Car le pays abonde en forêts. Leurs méts étoient du lait, du fromage, du pain d'orge & de la viande, qu'ils mettoient ordinairement fur de la braife pour en faire des grillades; & c'étoit julquesda que s'étendoit leur favoir en matière de cuifine. Ils n'en favoient pas davantage. En uh mot ils étoieat. Tels qu'on nous dit que furent autrefois Les premiers citoyens du monde, Dans une ignorance profonde , Sans mceurs, fans art, fans culture , fans loix. II me fallut vivre en philofophe cynique parmi ce peuple, jufqu'a ce que j'euffe appris la langue qu'il parloit, & que je puffe corriger fon ignorance. Et certainement lorfque j'en fus venu \h , tous mes ordres furent regardés Cómme des oracles. Ma réputation devint fi grande parmi eux, qu'on accouroit de toutes parts v ers moi, comme vers un dofleur illuftre que le ciel leur avoit envoyé. J'appris même  DE NlCOLAS KLIMIUS %"]-] que plufieurs meitoient au nombre de leurs époques les plus remarquables, le tems auquel j'avois abordé parmi eux. Cela me paroiffoit plus flatteur que ce que j'avois éprouvé k Nazar & dans la Martinie, oii j'avois été le jouet d'un chacun ; tantöt par ma trcp grande vivacité d'eiprit, tantöt par ma ffupidité, tant eft vrai ce proverbe ufé , que dans le royaume des aveugles les borgnes font les rois: car j'étois dans un pays oiï , avec fort peu de favoir , &Z une adreffe médiocre, je pouvois m'illuffrer , & monter aux plus grands honneurs; & 1'occafion ne me manquoit pas non plus d'étaler ce que je favois faire : la terre y produit de tout 3 & elle rend avec ufure ce qu'on lui confie. Les habitans n'étoient ni indociles , ni entiérement dépourvus d'efprit , mais n'ayant rien appris, ils ne favoient rien, & étoient enfevelis dans d'épaiffes ténèbres. J'eus beau leur raconter ce qui étoit de mon origine, de ma patrie , de mon naufrage , & des autres revers que j'avois éprouvés dans mesvoyages, ils n'en voulurent jamais rien croire. lis s'imaginoient plutöt que j'étois un habitant du foleil, & que j'étois defcendu chez eux de eet aflre : auffi m'avoient-ils donné le nom de Pikil-fu, c'efta-dire , d'envoyé du foleil. Ils ne nioient pourtant point 1'exiftence de Dieu , mais ils fe S iij  ^7 au fait du contenu de ce livre, & alors vous » verrez ce que vous aurez a faire. 'Je vous cont> fëflle , encore un coup, de ne pas vous déV pouiller témérairement d'un titre qui a im» prime tant de refpea pour vous dans refprit » des Quamites: car , pour contenirles mortels *> dans ces fentimens de vénération, il n'eft * nen ds tel q»e 1'opinion vulgaire touchant •-*> la nobleffe & 1'éclat de la naiffance : C'eft par des titres vains, des parchemins pourris^ Qu'il faut en impofer aux vulgaires efprits. Je ftiivis 1'avis de ós fage confeiller, & je réfolus de lire le livre dés qu'il en auroit fait la traduaion. Voici comment il étoit intitulé : « Voyage de Tanien ( on croit ce nom fup» pofé), fur la terre, ou defcription des ré- gions furterraines, & en particulier de 1'Eu- * ÏC?e «• Cct ouvrage avoit été fi long tems dans la pouftière , & il en étoit fi gaté , que je ne pus fatisfaire le deftr que j'avois d'apprendre par quel chemin l'auteur étoit monté chez nou?, & comment il étoit retourné fous terre. je vak rapporter ce que j'y trouvai de plus remar, ^uablgj 1  DE NlCOLAS KliMIUS. 297 fragmens du voyage. de Tankn fur la terre, traduits par le noble & vaillam Tomopolke , giniralifjime des Tanaquites. *** Ce pays ( PAllemagne ) pqrte k nom d'Empire Romain ma/.S Ce n'eft qu'un titre, vu que la ".Anarchie romaine eft éteinte depuis plufieurs fiècles. II n'eft pas facile d'entendre la langue que parient les Allemands, a caufe de fa conftrucfion renverfée ; car ce qui eft au commencement dans les autres langages, eft a la fin dans celui des Allemands, de forte qu'on n entend le fens de ce qu'on lit, que lorfqu'on eft au bout de la page. Les Allemands croyent avoir un roi, & ils n'en ont pourtant point: ils difent que 1'Allemagne forme un feul empire , & néanmoins elle eft divifée en quantité d'états indépendans les uns des autres, qui fe font fouvent la guerre mutuellement. L'empire eft nornrné toujours augufte , quoique de tems en tems on en écorne quelque morceau ; on fappeile faint, fans qu'il ait aucune fainteté-; &C invirtcible , quoique fouvent expofé aux vexations de fes voifins. Les droits& les imraunités de cette nation ne font pas un moindre 'fujet d'étonnement: plufieurs y ont des priviïèges dont on leur interdit 1'exercice. On a -.éQ'it une infinité de commentaires pour éclair-  V O T A G E cir 1'état de eet empire, mais les commentateurs n'ont rien avancé dans une chofe fi em- brouillée : car ** La capitale de ce royaume ( de France ). eS tÊrZf™ie > on la nomme Pa™, & elle peut paffer pour Ane fafient mauvais ménage. V  306 Voyage fur Ie renoncement a foi-même, fur la tempérance & la pauvreté ; i! déclame & écrit contre les richeffes , jufqu'a ce qu'il foit lui - même devenu riche. Le père des philofophes eft un certain Sénéque, qui en faifant ainfi , acquit des tréfors pareils a ceux d'un grand roi. Le poëte eft un homme que les bagatelles &c la fureur poëtique rendent recommandable. Cette fureur eft ce qui fait le mérite des poëtes du premier vol; car ceux qui expriment leurs penfées fimplement & clairement, ne font pas dignes des couronnes ni des prix. Les grammairiens forment une efpèce de gens de guerre qui troublent le repos public. Ils différent des autres foldats, en ce qu'au lieu de cafaques ils portent des robes, & au lieu d'épée ils fe fervent de la plume. Ils combattent auffi opiniatrement pour des lettres Sc des fyllabes, que les autres pour la patrie. Je m'imagine que ceux qui gouvernent, fomentent ces troubles dans la feule vue d'empêcher le genre humain de s'engourdir par une trop grande tranquillité. Mais lorfque les divifions augmentent au point de faire appréhender des meurtres , le fénat interpofe fon autorité , comme £t dernièrement le parlement de Paris , au fujet des difputes qui s'étoient élevées fur 1'ufage des lettres Q & K : on permit a chacun de  DE NlCOLAS KHMIÜS. 307 fe fervir de I'une 011 de 1'autre de ces deux lettres, comme il le jugeroit a propos. Le phyficien fouille dans les entrailles de la terre, il examine Ia nature des oifeaux, des quadrupèdes, des reptiles Sc des infeöes : en mot il connoit tout, excepté lui-même. Le métaphyficien eft un favant k qui rien n'eft caché de ce qui4'eft aux autres; qui connoit, décrit Sc défïnitla nature des efprits , des ames , ce qui exifte Sc ce qui n'exifte point, Sc qui pour avoir la vue trop percante, ne fauroit voir ce qui eft k fes pieds. Tel eft 1'état de la république des lettres en Europë. Ie pourrois m'étendre davantage furce fujet , mais il fuffit d'en avoir tracé une idéé , d'oü le lecTeur pourra juger , ft c'eft k tort ou k bon droit que les Européens croient ayoir feuls la fageffe en partage. II faut pourtant dire k la louange de leurs doöeurs Sc de leurs maïtres ès arts, qu'ils Ont beaucoup plus d'adrefte que nos fouterrains k inftruire les jeunes gens ; vu qu'ils leur enfeignent non feulement ce qu'ils ont appris , mais auffi ce qu'il ne favent pas T & qu'ils n'ont jamais fu : or fi c'eft une chofe difficile de faire pafier aux autres les fciences que nous poffédons en perfeaion , combien ne le doit-it pas plus être d'enfeigner ce dont on n'a aucune connoiffaace. Vij  308 Voyage Les Européens n'ont pas moins d'emprefFe» ment pour Pétude que nos fouterrains; & ils deviennent favans beaucoup plus vite, a la faveur de je ne fais quelle invention magique (i), qui fait qu'en un jour de tems ils peuvent lire des centaines de volumes. Lorfque je fus en Iralie , je m'imaginai d'être le feigneur de toute la Sontrée ; car chacun m'affuroit a tout propos qu'il étoit mon efclave. Je voulus mettre cette fervitude a 1'épreuve , & j'ordonnai un foir qu'on m'amenat la femme de mon höte: fur quoi celui-cife mit dans une trés-grande colère, & me comrnanda de prendre fur le champ mon fac & mes quilles , & de décamper au plutöt de chez lui: comme je ne me hatois pas de lui obéir, il me mit dehors par force Dans les pays feptentrionaux on met tout en ufage pour avoir des titres, au lieu de bien des chofes néceffaires dont on manque***. J'avois écouté pifques-la avec affez de patience ; mais ces dernières lignes me choquèrent extrêmement: j'interrompis mon leéieur , déclarant, que tout cela étoit faux , & ne partoit que d'un écrivain peu équitable & livré aux accès d'tine bile noire. Cependant quand j'eus (i) Les journaux littéraires.  DE NlCOLAS KLIMIUS. 309 calmé ce premier mouvement, je commencai a porter un jugement plus favorable fur cette rélation , voyant bien que quoique l'auteur mentit & s'écartat de 1'équité dans quelques endroits, il n'avoit pas toujours accufé faux; mais avoit au contraire bien fouvent rencontré jufte. Au refte , je fuivis 1'avis de Tomopolke , j'entretins foigneufement Terreur des Quamites a 1'égard de mon origine, jugeant qu'il étoit plus convenable a mes intéréts de paffer pour Penvoyé du foleil, que pour un Européen. Cependant, nos voifins s'étoient long-tems tenus tranquilles , & m'avoient affez donné le loifir de régler 1'état , lorfqu'on eut avis que trois puiffantes nations s'étoient liguées contre les Quamites : ces trois nations étoient les Araons, les Kifpuciens & les Aleaoriens. Les premiers étoient des öursdoués de raifon , qui pafloient pour féroces, & pour être extrêmement beliiqueux. Les feconds étoient des chats trés - renommés dans le monde fouterrein , a caufe de leur fagacité , & de la force de leur jugrmont, ils étoient moins redoutabies a leurs puiftans ennemis, par la force de leurs corps que par leurs inventions & leurs ftratagêmes de guerre. Enfin les Aleaoriens faifant plus la guerre en l'air qu'a terre, avoient tout l'air de nous tailler des croupières. Ceux-ci étoient V ii;  3IO V O Y A © E des coqs armés d'arcs 6c de flèches cmpoifonnées, qu'ils lancoient avec une aclrelië merveilleufe, 6c dont ils faifoient des bleffures mortelles. Ces trois nations irritées par les fuccès extraordinaires qu'avoient eus les Quamites, & de ce que par la défaite des Tanaquites la guerre s'étoit approchée de leurs contrées, réfolurent de fe liguer enfemble , 8c de joindre leurs armes pour abaiffer la puiffance naiffante des Quamites , avant qu'elle eüt pris denouvelles forces. Mais avant que d'en venir de leur cöté a une déclaration ouverte de guerre , elles envoyèrent une ambaffade a Quama, pour y revendiquer la liberté des Tanaquites , ou pour déclarer folemnellement la guerre a l'empereur, au cas qu'il refufat de confentir a leur demande. Les ambafladeurs exécutèrent leur commiflion, 6c l'empereur fuivant mon conleil, leur fit répondre : que les Tanaquites infraöeurs de la paix 6c des traités , ne devoient s'en prendre qu'a leur folie 6c a leur orgueil, s'ils étoient tombés dans cette difgrace ; que pour lui, il étoit réfolu de défendre de toutes fes forces, contre quiconque oferoit 1'attaquer, la poffeffion conftante qu'il avoit acquife par le fort des aimes; êc qu'enfin il ne craignoit point les menaces des «Uiés. Sur cette réponje , on nous envoie des  de Ni cola's Klimius. 311 liérauts, Sc nous nous préparons k Ia guerre qu'ils nous déclarenr. En peu de tems j'eus affemblé une armee de quarante mille hommej, dont huit mille étoient de cavalerie , Sc deux mille étoient fufiliers. L'empereur même , quoique caffé de vieilleffe , voulut affifter k cette expédition; & ü étoit fi avide de gloire , que ni mes prières ni celles de fa femme & de fes enfans, ne pürent le détourner de cette réfolution. Dans 1'état douteux ou les chofes étoient, je ne craignois rien tant que la défeöion Sc la révolte des Tanaquites, qui felon toute apparence, ne devoient pas laiffer échapper une fi belle occafion de fécouer le joug qu'on leur avoit impofé , Sc de fe ranger du cóté des ennemis, je ne me trompois pas dans ma conjefture; nous eumes avis que douze mille Tanaquites avoient repris les armes, s'étoient rendus dans ie camp des confédérés; de forte que nous avions affaire k quatre ennemis puiffans. Notre armée munie de toutes les chofes néceffaires, fe mit en marche au commencement du mois de Kilian, dans le deffein d'aller a la rencontre de Pennemi, & de le combattre. Pendant notre marche, nos efpions nous rapportèrent, que les troupes confédérées étoient déja entrées fur les terres des Tanaquites, & V iv  3*2, Voyage qu'elles avoient affiégé la fortereffe de Sibol, fituée aux confins des Kifpuciens. Elle étoit fi bien battue , que le gouverneur fe voyoit fur le point de fe rendre ; les ennemis n'eurent pas plutöt eu le vent que nous venions pour fecourir la place , qu'ils levèreat le fiège , & s'avancèrent pour nous difputer le terrein. Le combat fe donna dans un lieu peu éloigné de la place affiégée , d'ou il fut auffi appelle la bataille de Sibol. Les Arftons qui étoient a 1'aïle gauche, fondant fur notre cavalerie , en firent un j>rand carnage , foutenus des Tanaquites rébelles. II fembloit que c'étoit fait de nous: mais dans le tems que nous étions le plus preffés, nos fufiliers s'avancèrent, & firent deux décharges qui dérangèrent fi fort les rajngs des ennemis, que ceux qui peu auparavant triomphoient de notre cavalerie , commencèrent a être preffés a leur tour, & enfin a tourner le dos. Sur ces entrefaites, les Kifpuciens ferroient extrêmement notre infanterie. Ils lancoient leurs flèches avec tant d'adreffe , que dans peu il y eut fix eens Quamites de tués ou de bleffés, Mais notre cavalerie accourant avec nos fuffiiers, les Kifpuciens furent obligés de fair,, ou plutöt de céder-; car ils ne rompirent point leurs rangs, graces a la prudence & a l'habileté de Monfone, leur général, qui paffbit dans ce tems - Ik pour le  DE NlCOLAS KLIiMIUS. 315 plus grand capitaine du monde fouterrein. IL reftoit encore les Alecloriens a qui il n'étoit pas aifé d'arracher la viéloire; car toutes les fois qu'on faifoit feu fur eux de notre moufqueterie, ils s'élevoient dans l'air battant des aïles, & dela ils décochoient des flèches avec tant d'adreffe contre nos gens , qu'il y en avoit peu qui ne portaffent. Leurs coups étoient prefque tous furs , paree qu'il eft plus aifé de tirer jufte de haut en bas , que de bas en haut; mais il n'en étoit pas de même de nos foldats , qui perdoient Pennemi de vue dès qu'ils le couchoient en joue, & manquoient par conféquent leurs coups. Le combat s'échauffoit extrêment :l'empereur faifoit des mieux, il s'étoit avancé jufqu'au delè des drapeaux, & fe trouvoit au plus fort de la mêlée, lorfqu'il fut percé d'un dard empoifonné. Ce monarque tomba de cbeval, & ayant été porté dans fa tente , il y expira peu d'heures après. Dans eet état critique , je jugeai k propos de recommander le filence a ceux qui avoient été témoins de 1'infortune de l'empereur , de peur que la nouvelle de fa mort ne rallentit 1'ardeur des combattans. Je parcours les rangs, j'exhorte les foldats k continuer de faire leur devoir. Je leur dis que leur fouverain a été étourdi d'un coup qu'il a re$u, mais que ee n'eft rien, que le fer n'eft  3*4 Voyage pas efïtré bien avant, & que le prince fe flatte de les revoir inceffamment. Plufieurs ignorant ce qui étoit arrivé , on continua a combattre jufqu'a la nuit. Alors les Aleöoriens épuifés de travail & de bleffures, fe retirèrent dans leur camp, & je conclus avec eux une fufpenfion d'armes pour pouvoir faire enterrer les morts. Sur ces entrefaites, confidérant qu'il falloit avoir recours a quelque nouvelle invention, pour vaincre les Alecloriens, je fis refendre les balles de moufquet que nous avions, & j en fis faire de la dragée. Cette invention eut un fi grand fuccès, que , lorfqu'on en vint de nouveau aux mains , les Aleftoriens commencèrent a tomber comme des mouches , & Ia moitié de leur armée périt. Ceux qui reftèrent mirent bas les armes , & demandèrent humblement la paix. Leur exemple fut fuivi des Arélons & des Kifpuciens, qui fe rendirent anous avec leurs armes, & les places fortes de leur pays. Après ces exploits, Je fais affembler le confeil De tous les généraux 6k des grands de 1'empire , J'ordonne qu'on m'écoute^ Stjecommence a dire : « Illuftres, trés - nobles & trés-vaillans fei» neurs,-je ne doute pas que plufieurs d'entre » vous ne foient informés avec quel foin & *> quelle peine je tachai de détourner notre trés-  de Nicolas Klïmius,4 31^ » augufte empereur du deffein qu'il avoit d'af» fifler a cette expédition ; mais fon grand » courage ne lui permit pas de refter oifif k » fa cour pendant que nous allions expofer nos » têtes aux coups des ennemis. Je puis jurer » que c'eft le feul refus que j'aie effuyé de fa » part, & plut a Dieu que dans d'autres occa» ftons il n'eut pas été fi facile a m'accorder » mes demandes, & qu'il Peut été dayantage » dans celle-ci, nous né ferions pas tombés » dans le malheur ou nous jette fa mort ino* » pinée ; nous ferions retournés triomphans a » la ville impériale, & la joie de nos heureux » fuccès n'auroit point été troublée par un » pareil fujet de deuil. Je ne puis, & il ne me » convient pas de vous celer plus long - tems » eet accident funefte qui nous porte un fi >> rude coup. Sachez donc , meffieurs, que » l'empereur combattant avec beaucoup de » valeur, a recu une bleffure , & en eft mort » quelques momens après. Quel deuil, quels » chagrins, la perte d'un fi grand prince ne » répandra-t elle pas dans les cceurs? Par ma » douleur, meffieurs , je juge déja de la votre. » Mais ne vous laiffez point abattre; la mort » d'un tel héros eft 1'effet de la condition hu» maine : l'empereur vit encore pour vous, » meffieurs, dans la perfonne des deux princes  3 16 V ö y a g e » fes fils, qu'il vous laifie , & qui fuivront les » traces de leur glorieux père, &c ne feront » pas moins les imitateurs de fes vertus, que » les héritiers de fon empire. Ainfi il n'y aura » de différence que dans le nom du monarque » que vous aurez; & comme le prince Temufo »> eft 1'ainé , & que par conféquent il doit » fuccéder de droit a fon père, c'eft en fon » nom & fous fes aufpicesque je commande»> rai déformais 1'armée. C'eft a lui que nous » prêterons ferment & que nous obéirons a » 1'avenir. » CHAPITRE XIV. Klimius ejl élevé a PEmpire. J'avois a peine ceffé de parler, que tout le confeil fe mit a crier : « nous ne voulöns » avoir pour empereur que Pikilfu ou 1'envoyé *> du foleil. » Je fus frappé de ces cris , & fondant en larmes, je priai ces meffieurs de fe fouvenir de la fidélité qu'ils devoient a la maifon impériale, & des bienfaits qu'ils avoient regus , tant en général qu'en particulier du défuntempereur, bienfaits, qu'ils ne pouvoient oublier, fans faire a leur réputation une tache ineffac^ble. Enfin, j'ajoutai que s'ils me trou-  BE NlCOLAS KHMIUS." 317 volent bon a quelque chofe , je pouvois tout de même fervir 1'état, quoique je reftaffe perfonne privée. Mais tout cela fut inutile ; Perfonne n'en voulut avoir le démenti, Et les grands, k ces mots, redoublèrent leur cri. .Les troupes étant accourues de toutes parts, la clameur augmenta , & tout le camp répéta, ce que le confeil avoit dit. La-deffus je me voilai la tête , & je me retirai dans ma tente , ordonnant a mes gardes de ne laiffer entrer perfonne ; car je me flattois que quand ce premier feu du zèle des foldats fe feroit un peu rallenti, chacun penferoit plus fainement. Mais les chefs des troupes ayant affemblé leur monde , coururent a ma tente, forcèrent la garde, & me revêtirent malgré que j'en euffe, des ornemens impériaux , & m'ayant tiré hors de ma tente, ils me proclamèrent au fon des trompettes & des tambours , empereur de Quama, roi de Tanaquit, d'Aröonie , d'Aleftorie, & grand duc des Kifpuciens. Alors voyant qu'il n'y avoit plus moyen de réfifter, je fuivis le torrent , & j'avoue que je n'en fus pas faché ; & qui eft-ce qui 1'auroit été de fe voir en poffeffion d'un empire , de trois royaumes, & d'un grand duché ? II y a la de quoi faire venir lëau a la bouche a 1'homme du monde le moins ambitieux. J'envoyai fur le champ des couriers au  318 Voyage prince héréditaire , pour lui donner avis de ce qui s'étoit paffé, Sc pour Pavertir de défendre les droits que fa naiffance lui avoit acquis , 8c de déclarer nulie cette éleöiön faite contre les loix de 1'état; mais malgré cette démarche, j'étois réfolu dans le cceur, de ne pas abandonner aifément un empire qui m'avoit été offert fans que je 1'euffe brigué; de forte qu'è. le bien prendre , ce que je faifois a 1'égard du prince, n'étoit que pour le fonder, 6c pour connoïtre fes fentimens. Ce jeune rival , qui avoit 1'efprit pénétrant 6c le jugement jufte, qui favoit avec quels détours, 6c fous combien de mafques les hommes ont coutume de couvrir leurs deffeins ambitieux , jugea que ma modeftie étoit fimulée , Sc cédant prudemment au tems, il fuivit 1'exemple de 1'armée, 8c me fit aufli proclamer empereur dans la ville impériale. J'y arrivai peu de tems après , accornpagné des chefs de 1'armée qui me conduifoient entriomphe : le peuple vint au devant de nous, faifant mille acclamations d'allégreffe, 8c quelques jours après, je fus couronné folemnellement 6c avec les cérémonies accoutumées en pareille rencontre. Me voyant donc transformé d'échappéd'un nauffrage en monarque puiffant, 8c voulant gagner Pamitié de ceux que j'avois remarqué être fort attachés a la familie impé-  de NlCOLAS KLIMIUS. 3 rc) nale , afin d'augmenter Ie nombre de mes mrtifans dans les affemblées publiques & particuheres, j'époufai la fille du feu empereur nommée Ralac. ' ' Après avoir fait de fi grandes chofes, &en fi grand nombre , je me mis k in venter de nouveaux moyens pour élever 1'empire Quammque k un dégré de puiffance qui le rendït redoutable k toutes les nations fouterreines Je commencai d'abord par m'affurer des peuples que nous venions de fubjuguer; pour eet effet je mis de nombreufes garnifons dans leurs places fortes , je traitai avec bonté les tfaincus & J'en élevai même plufieurs aux premières charges de ma cour. J'honorai fur-tout les géneraux prifonniers Tomopolke & Monfone d une faveur fi particulière, que plufieurs Qua«ites en concurent de Ia jaloufie, quoiqu'ib nenfiffent d'abord rien paroïtre; mais c'étoit une etmcelle qu'ils couvoient, & qui caufa < la rigueur de ton propre fort, par une » prompte foumiflion. Donné fur notre flotte, » le troifiéme du mois de Rimat. » Quelques jours s'écoulèrent avant que mes députés revinffent; a leur retour, ils me rap- X iij  32.6 Voyage portèrent une réponfe des plus fières. II fallut renoncera toutaccommodement; & faire notre défcente dans le pays. Nous débarquames nos troupes , Sc les ayant rangées en bataille , nous envoyames quelques partis, pour favoir des nouvelles des ennemis. Nous apprimes bientöt que leur armée venoit fur nous enfeignes déployées, & qu'elle étoit forte de foixante mille combattans, tant li ons que tigres, éléphans, ours & oifeaux de rapine. La deffus nous gagnames un pofte avantageux , & y attendïmes 1'ennemi de pied ferme. Lorfqu'il fut en préfence , il députa quatre renards ou ambaffadëurs , pour tacher de renouer , difoient-i!s, les négociations; mais après s'être abouchés quelques heures avec mes généraux, ils fe retirèrent fans rien conclure. Je compris alors que ces meffieurs étoient plutöt des efpions que des ambaffadeurs, & qu'on ne les avoit envoyés que pour examiner 1'état de nos forces. Ils avoient même faitentendre enpartant de notre camp , qiiits y reviendroient; & qu'ils alloient feulement chercher de plus amples inftruclions. Mais quelques momens après, ayant appercu 1'armée ennemie qui venoit a nous, nous jugeames bien qu'il n'étoit plus queftion d'accommodement, &nous voulümes épargner aux ennemis la moitié du chemin; c'eft pourquQi nous  DE Ni CO LAS K LIMBUS. ^XJ marchames a eux. Le combat fut rude Sc opiniatre des deux cótés; Sc quoique nos fufiliers euffent fait un grand carnage des ennemis, les éléphans gardoient néanmoins toujours leur rang , fans fe mettre en peine de nos balles qui ne faifoient que blanchir fur leur peau dure. Mais lorfqu'ils virent Peffet de notre artillerie qu'on tourna contre eux , ils commencèrent a plier, Si bientöt Ils prennent lachement la fuite. Trente-trois mille Mézendores reftèrent fur le champ de bataille , Sc vingt mille furent faits prifonniers. Ceux qui échappèrent, fe refugièrent dans la capitale , qui étoit une place bien fortifiée , Sc y répandirent le trouble Sc la terreur. Pour nous , profitant de notre vifloire, nous marchames vers cette ville, ou nous arrivames en trois jours, Sc nous 1'affiégeames par mer Sc par terre. A notre approche, nous regumes une nouvelle députation , avec des conditionsde paix un peu plus raifonnables que les précédentes. L'empereur m'offroit fa fille en manage avec la moitié de fon empire pour dot. Cela me déplut fort, fur-tout Partiele du mariage, car il me fembloit peu fur Sc peu honnête de répudier mon époufe , pour prendre une lionne. Je renvoyai les députés fans Xiv  3lS V O Y A G E réponfe, & j'ordonnai qu'on poinjtat Ia grofle, artillerie contre les remparts , qui étoient de pierres, & qui malgré cela furent bientöt fracafTés par nos baulets. La ville étant remplie de toute forte d'animaux , on entendoit les uns rugir , les autres hurler, mugir , braire, bêler,. ou fiffler avec un bruit épouvantable. Les ferpens fe fourroient dans les fentes de la terre. Ou fe cachoient dans des cavernes. Les oifeaux s'envolantj abandonnoient cette ville infortunée pour fe retirer fur les rochers , & fur les lieux élévés. Les arbres trembloient, & leurs feuilles en tombant couvroient les Aies. Nous apprïmes même qu'a la première décharge de notre canon > vingt demoifelles du palais de rimpératrice,quiéto;entrofes,fefannèrentfubitement de frayeur. Un amas prodigieux d'animaux de toute efpèce, tant de la campagne que. des villes, entaffés les uns fur les autres dans des. maifons étroites, étoient fuffoqués par la chaleur & par les infomnies. Les fervices qu'il falloit faire, ck la communication des uns avec les autres multiplioient les maladies. Les éléphans pouvoient a la vérité mieux réufter; mais ils n'eurent pas plutöt entendu tonner notre groffe artillerie, Que4 frappés de terreur , ils foyent, ils s'échappefit»  DE NlCOLAS KLTMIUS. 319 Alors l'empereur de Mezendore , défefpérant de pouvoir tenir plus lohg-tems , affembla fon confed, &c lui paria en ces termes: Quelle folie a nous de foutenir la guerre Contre des dieux vainqueurs qui lancent le tonnerre! Délibérez, voyez fi nous devons fubir Le fort le plus affreux , ou bien le prévcnir. La deffus chacun s'écria, La guerre eft un fléau; nous demandons la paixi Alors le monarque ne réfifta plus, & fe rangea avec tous fes états fous mon obéiffance , en forte que ma puiffance fut augmentée en un jour d'un empire , & de dix a douze royaumes ou principautés: car tous les roitelets, & autres petits fouverains fuivirent 1'exemple de l'empereur, & fe foumirent auffi. Après un fi étonnant fuccès, nous nous préparames au départ. Je laiffai fix eens fufiliers en garnilon dans la ville impériale; je fis tranfporter fur ma flotte l'empereur prifonnier , pour qui on eut toute forte d'égards pendant le voyage, & a mon retour a Quama , je lui donnai une province dont les revenus fuffifoient pour le faire vivre en fouverain. Cependant nous levames 1'ancre, & rangeames toute la cöte de Mézendore. Chemin faifant, j'exigeai des otages de plufieurs nations, qui avoient été  33° Voyage fous 1'obéiffance de Mikiöp^late. De forte qtte par la feule terreur de mes armes , je domptai tout ce qui compofoit 1'empire Mézendorique. La plupart de ces nations .étoient celles chez qui j'avois paffé , en venant fur le navire Martinien. Cependant nous faiffames les rivages de Mczendore , & après une heureufe, mais longue navigation , nous déccuvrimes les cötes de Martinie. Jamais afpect ne me fut plus agréable que celui de ce pays-la , èk lorfque je penfois que j'y avois été forcat, & que j'y revenois empereur & vainqueur de plufieurs nations, je ne pouvois contenir ma joie. J'avois d'abord cru que je devois me faire connoitre aux Martiniens, pour leur infpirer plus de terreur &C plus de crainte; mais je changeai de deflëin , ayant fait réflexion qu'il m'étoit plus avantageux d'entretenir 1'erreur des Quamites touchant ma naiffance &c me donner toujours pour ambafladeur du Soleil, d'autant plus que cette erreur s'étoit répandue chez les nations vaincues. Je me flattois de venir aifément a bout des Martiniens, dont la mollefle m'étoit connue, car ce peuple, toujours enclin a la volupté, n'étoit pas feulement porté aux plaifirs par fon propre penchant, mais encore par 1'abondance  de NicoiuAs Klimius. 331 de routes chofes, & par les délices de la terre èc de ia mer. Mais, j'éprouvai bientöt que 1'entreprife étoit plus difficile que je ne penfois. En effet, cette nation avoit amaflé des richeffes imnienfes, a la faveur du commerce qu'elle faifoit dans les pays les plus éloignés du monde* fouterrein; & par le moyen de fes richeffes, elle avoit a fa dévotion les peuples les plus belliqueux, qui étoient prêts a venir a fon fecours au premier fignal: ajoutez k cela que les Martiniens eux-mêmes ,l5emportoientfurtoutes les autres nations dans la marine, & que nos vaiffeaux étoient groffièrement batis auprès des leurs , & manceuvroient bien plus lentement; car il eflr facile de juger quels devoient être ces navires conffruits a h3te par 1'ordre d'un bachel ier en philofophie, & ce qu'en auroient penfé les Hollandois, les Anglois oulesDanois, s'ils les avoient vus ; mais ce défaut étoit réparé par 1'artillerie dont ils étoient armés , & qui étoit inconnue aux Martiniens. Avant que d'entrer enaclion , j'envoyai des députés au fénat, offrir a peu prés les mêmes conditions que j'avois fait propofer a l'empereur de Mézendore. Mais pendant que nous attendions la réponfe , nous vimes venir vers nous k pleines voiles, une flotte bien équipée & telle qiie nous n'aurions jamais pu nous la figurer.  331 Voyage A cette vue, je rangeai mon armee navale en auffi bon ordre que le tems le pouvoit permettre , & je fis donner le fignal du combat. On fe battit avec une ardeur égale des deux cötés.Les Martiniens au lieu de canons avoient des machines par le moyen defquelles' ils lancoient de groffes pierres qui ne faifoient pas peu de dommage a nos vaiffeaux. Enfin , ils lachoient des brülots chargés de poix, de bitume , de foufre & d'autres matières combuftibles qu'on allumoit: ces brülots ne manquoient guère de toucher nos vaiffeaux en dérivant, a caufe de la difficulté de revirer ceux-ci, & ils nous caufèrent beaucoup de dommage. La victoire fut long-tems en fufpens , & mes gens. balangoient entre le combat & lafuite: mais enfin les terribles bordées que nous lachames contre les vaiffeaux Martiniens, changèrent la face des affaires , & abatirent tellement le courage des ennemis, qu'ils commencèrent a tourner leurs proues & un moment après a s'enfuir vers le port. Nous ne pümes nous rendre maïtres d'aucun de leurs navires, a caufe de leur légèreté & de la pefanteur des nötres. Cependant ayant déformais la mer libre, nous fimes une defcente fur la cöte, & nous débarquames nos troupes de terre, a la tête defquelles je marchai fans perdre de tems vers la capitale.  de NlCOLAS KlimIUS. 333 Je rencontrai en chemin mes députés, qui me dirent que le fénat les avoit renvoyés avec cette réponfe hautaine. Dites a votre roi qu'il parte de ces lieux, Qu'il retourne dans fa patrie; Et ne fe flatte pas d'obtenir , de fa'vie , L'empire de la mer, que nous tenons des dieux. Les Martiniens ayant été en effet jufqu'alors les maïtres de Ia mer , ne puretit s'empêcher de recevoir avec dédain les propofitions d'un prince montagnard. Cependant ils levèrent des troupes avec toute la diligence imaginable, & outre celles qui étoient foudoyées, on fit affembler tout ce qui étoit en age de porter les armes. Nous avions a peine fait une lieue, que nousdécouvnmes 1'armée ennemie, qui venoit droit a nous. Elle étoit compofée de diverfes nations, & 1'audace avec laquelle elle marchoit malgré la perte d'une bataille navale, nous intrigua beaucoup; mais ce n'étoit-la qu'un feu follet qui fut bientöt diffipé; en effet La peur les prit avant qu'on donnat le fignal; Et k la première volée de canon, tous s'enfuirent k vau-déroute. Nous les pourfuivïmes, & en fimes un grand carnage. II fut aifé de' juger de leur perte par la quantité de perruques que nous ramaffames, quand nous fumes  334 V O Y A G Ê las de tuer; nous trouyames par cecalcul, qui 1 y en avoit eu prés de cinq mille tués fur la place. Je remarquai auffi que la forme des perruques avoit changé, & j'en diflinguai de plus de vingt facons , tant cette nation eft ingénieufe & inventive. Après ce combat, ou plutöt cette déroute , je vins mettre, fans obftacle , le fiége devant Martinie ; & lorfque tout étoit prêt pour battre cette ville en ruine, les fénateurs fe rendirent eux-mêmes k notre camp, pour demander quartier, & pour foumettre leurs perfonnes, leur ville, & toute la république a mon obéiffance. Le traité ayant été auffitöt conclu, nous entrames en triomphe dans la place. A notre arrivée, on ne remarqua pas ce tumulte &C cette frayeur ordinaires dans les villes prifes; mais un trifte filence, un chagrin fombre s'étoit empare~des efprits. On voyoit les citoyens , que la peur avois faifis, oublier ce qu'ils vouloient emporter ou laifier, fe queftionnant les uns les autres fans pouvoir fe confeiller, tantöt debout fur leurs portes, tantöt parcourant leurs maifons, comme s'ils n'euffent jamais dü les revóir: mais dès que j'eus déclaré que je ne prétendois pas qu'on fit le moindre tort k cette ville, la douleur des citoyens fe cbangea en joie. Je me rendis a 1'endroit oit étoit le tréfor public, & je fus étonné k la  DE NlCOLAS KlïMIUS. 335 vue des immenfes richeffes qu'il renfermoif. J'en fis diftribuer une partie k mes troupes, & je réfervai Ie refte pour être placé clans mes finances. Je laiffai une garnhon a Martinie, d'oh je fis porter quelques-uns des fénateurs fur ma flotte pour ötages. Parmi ces meffieurs étoit Ie même fyndic dont la femme m'avoit fauffement acculé du crime pour lequel je fus condamné aux galères. Je ne trouvai pas k propos de m'en venger , eftimant que l'empereur de Quama devoit oublier les injures du porteur. Je me difpofois a aller fubjuguer les nations voifines des Martiniens, lorfqu'il arriva des ambaffadeurs de quatre royaumes, qui m'envoyoient faire leurs foumiffions. J'avois déja tant de pays fous mon empire, que je ne pris pas feulement Ia peine de demander comment s'appelloient ces quatre royaumes, me contentant de les comprendre fous le nom général d'états de la Martinie.  ■ 336 Voyage g^g^1»""»»" ■» mi ■ma——in i CHAPITRE XV. Klimius ejl renverfe du haut de fa grandeur. A prés tant de merveilleux exploits, nous remïmes a la voile pour retourner a Quama, avec une flotte accrue de celle des Martiniens. Jamais les Romains ne firent rien en matière de triomphe qui égallt la magnificence de notre entrée a Quama : & certainement j'avois fait de fi grandes chofes qu'il n'y avoit point de fête, point de pompe que je n'euffe méritée. En effet, quoi de plus glorieux, quoi de plus héroique que d'avoir métamorphofé, dans un petit efpace de tems , un peuple autrefois le mépris & le jouet des autres nations, de l'avoir métamorphofé en feigneur redouté &c refpetté de ces mêmes nations ? Quoi de plus illuflre pour un homme comme moi, qui fe trouve tranfplanté parmi tant de créatures hétérogènes, que d'avoir affuré a celles de mon efpèce 1'empire que la nature a accordé aux hommes fur tous les autres animaux! il faudroit un volume entier pour exprimer la magnificence avec laquelle je fus reeu de mes fujets de tout age Sc de toute condition , &c celui-ci eft trop abrégé pour y inférer une pareille relation: je me  DE NlCOLAS KLÏMIUS. 33^ ffle contenterai de dire que ce jour-la fut une nouvelle époque pour 1'hiftoire» Je crois aufli pouvoir compter cinq monarchies , favoir celles des Affiriens, des Perfes, des Grecs, des Romains, & celle des Quamites dans le monde fouterrein ; & il femble que cette dernière furpaffe les autres en puiffance fe en grandeur. C'eft pourquoi je pris le furnom de Koblu, c'eft è-dire grand , qui me fut offert par les Quamites & par les nations vaincues. J'avoue que ce titre eft vain & orgeilleux; mais fi 1'on confidère que les Cyrus, les Alexandres, les Pompées, s'en font parés avec un mérite peutêtre au-deffous du mien, on trouvera que ce n'étoit pas trop pour un héros tel que moi. En effet, Alexandre fubjugua 1'orient, cela eft vrai, mais avec quelles troupes ? avec de vieux foldats agguerris, endurcis par des guerrescontinuelles , tels qu'étoient les Macédoniens fous fon père Philippe. Mais moi j'ai foumis k mon empire, en fort peu de tems, des nations bien plus barbares que les Perfes, & avec des troupes rudes & fauvages , que j'avois été obligé de former moi - même. Voici donc les titres que je pris dans la fuite: Nicolas le grand , envoyé du Soleil, empereur de Quama & de Mézendorie , roi de Tanaquit, d'Alecforie, 4'Arttonie , de tous les royaumes & érats Mé- X  3 3 S Voyage zendoriques & Martiniens, grand duc de Kif- pucie , feigneur de Martinie Sc de Canalifque. Mais après m'être vu dans un degré de profpérité Sc de puiffance au-delè. prefque de ce que le cceur humain peut défirer, il m'arriva ce qui arrivé k ceux qui d'un état fort bas, s'élevent aux grandeurs: car oubliant mon premier fort, je me laiffai aller k l'orgueil, & au lieu de prendre les intéréts du peuple , je devins un cruel perfécuteur de tous les ordres de 1'état; traitant comme des efclaves ceux que je m'étois autrefois attachés par mon affabilité, en forte que perfonne ne pouvoit avoir 1'honneur de me parler qu'après certains adtes d'adoration, & lorfque je les admettois k 1'audience, je ne les recevois qu'avec un air rébarbatif & dédaigneux. Cette conduite aliéna bientöt les efprits Sc changea en terreur 1'amitié qu'on avoit eue pour moi. J'en fis bientöt 1'expérience, k 1'occafion du jeune prince, dont 1'impératrice, mon époufe, étoit accouchée durant mon abfence , Sc que je voulois faire reconnoïtre pour mon fucceffeur par tous les ordres de 1'empire , que je convoquai par des lettres circulaires. Perfonne, k la vérité, n'ofa s'oppofer k la cérémonie de 1'inauguration qui fe fit avec toute la pompe poffible; mais il m'étoit aifé de remarquer fur les vhages de  DE NlCOLAS KLIMIUS. 339 mes fujets une felnte allegrefle; & mes foupcons fe trouvèrent conflrmés par des pafquinades qui ccururent alors fans nom d'auteur , ou 1'on montroit adroitement & d'une manière' enjouée, que cette éleöion s'étoit faire au préjudice du prince Témufo. Tout cela me troubla fi fort 1'efprit que j'en perdis Ie repos jufqu'a ce que je me fuffe délivré de ce bon prince. Je n'ofai pourtant pas faire mourir ouvertement eet illufh-e riv-al k qui j'avois même des obligations ; mais je fubornai des gens qui 1'accusèrent de trahifon; & comme les fouverains ne manquent jamais de miniftres empreffés pour fervir leurs deffeins criminels , je trouvai des miférables, qui affurèrent avec ferment que le prince méditoit des troubles, & tendoit des embuches k ma vie. La-delTus il fut arrêté, &c fon procés lui étant fait par des juges que j'avois corrompus, il fut condamné a avoir la tête tranchée. Lafentence fut exécutée a huis-clos, de peur de quelque émeute. Quant k 1'autre prince, comme il étoit encore fort jeune, je différai de le facrifier k ma tranquillité, a'infi la foibleffe de fon age le fauva pour quelque tems, lorfqu'il n'avoit plus de protecfion k attendre du droit. Cependant fouillé du fang de fon frère , je commengai a régner avec tant de cruauté que ma rage alla jufqu'è faire égor- Y ij  34° Voyage ger plufieurs perfonnages Quamites &r autres dont la fidélité me fembloit fufpefte. II ne fe paffoit prefque pas de jour qui ne fut enfanglanté & marqué de quelque meurtre, ce qui hatoit la rébellion que les grands avoient déja machinée depuis longtems , comme je le rapporterai tantöt. J'avouerai ici que je méritois bien les malheurs qui m'arrivèrentdans la fuite; & qu'il eüt été plus décent & plus glorieux a un prince chrétien d'amener k la connoiffance du vrai Dieu cette nation fauvage & idolatre , que de tremperfes mains dans le fang de tant de peuples innocens en entreprenant guerre fur guerre : & affurément il m'eüt été aifé de convertir tous les Quamites ; car tout ce que j'établiffois ils rembrafibient avec avidité, &c mes paroles paffoient chez eux pour autant d'oracles; mais dans 1'oubli ou j'étois de Dieu & de moi-même, je ne penfeis qu'au vain éclat qui m'environnoit, & qu'a 1'accroiffement de ma puiffance. Livré entièrement aux plus mauvais deffeins, j'aimai mieux augmenter les fujets de mécontentement que de les faire ceffer; comme files fautes commifes parl'injuftice,pouvoient être réparées par la cruauté. Je répondois k mes amis qui m'avertilfoient de changer de con duite»  DE NlCOLAS KLIMIUS. 34B C'eft la néceffité, c'eft la raifon d'état Qui roe demandent ces viclimes. Mais ce fut-la ce qui m attira un enchainement de malheurs, & qui me fit tomber dans une telle difgrace, que je puis fervir d'exemple aux mortels, & leur apprendre quelle eft Pinftabilité des grandeurs humaines , & de combien peu de durée eft un règne dur &c violent. Enfin lahaine de mes fujets augmentant avec la rigueur de mon gouvernement, & chacun s'appercevant que les vices auxquels j'étois adonné, s'accordoient mal avec ma celefte origine , & convenoient peu k un envoyé du Soleil, on commenca a examiner avec attenticn tout ce qui me regardoit, fur-tout la caufe de mon arrivée en ces lieux, & 1'état oii 1'on me trouva lorfque j'y abordai. On voyoit que tout ce que j'avois fait d'étonnant étoit plutöt du a Pigncrance des Quamites qu'a mes lumières , ce qui s'étoit vérifié depuis que cette ignorance s'étoit diffipée, & qu'on avoit remarqué que je m'étois trompé en bien des occafions. Ma conduite fut fur-tout cenfurée par les, Kifpuciens , gens clairvoyans & pénétrans. Ils avoient reraarqué dans les édits que j'avois publiés plufieurs traits mal digérés , & qui marquoient une grande ignorance dans les affaires. Y iij  34* Voyage polmques. Cela n'avoit rien d extraordinaire; car comme mes précepteurs n'avoient jamais fongé k des fceptres ni k des trönes, ils m'avoient élevé plutöt comme un enfant deftiné a devenir un jour propofant ou diacre , que comme un fujet réfervé au gouvernement d'un grand empire: & mes études qui ne s'étendöieut pas au-dela d'un certain fyftême de théologie , & de quelques termes de métaphyfique , étoient peu convenables a mon état préfent, ou il é.oit queftion de gouverner dans les formes deux empires & prés de vingt royaumes. Enfin , les Martiniens avoient remarqué que les navires de guerre que j'avois fait conftruire, étoient fi matériels qu'ils ne pouvoient être d'aucun ufage dans un combat contre desflottes bien ordonnées, enforte que toute cette gloire maritime n'étoit düe qu'a i'invention du canon. Ces bruits importuns fe répandirent de tous cötés, & rappellèrent le fouvenir de 1'état ou j etois quand j'abordai dans ces contrées, porté fur une planche, échappé d'un naufrage, couvert de haillons, & a demi mort de faim, on trouvoit qu'un parell équipage ne pouvoit convenir k un envoyé du Soleil : ajoutez a cela que les Martiniens fort verfés dans Paftronomie, ayant donné quelque teinture de cette icience aux Quamites, & leur ayant appris que  DE NlCOLAS KLIMIUS. 343 Ie Soleil étoit un corps inanimé, placé dans le milieu des cieux par le Tout - puiffant, pour éclairer & pour réchauffer toutes les créatures, leur faifoient tirer cette conféquence , qu'un globe de feu comme eet aftre, ne pouvoit être la demeure d'aucun animal terreftre. Tous les jours on m'attaquoit par de pareils difcours; mais ce n'étoit que des murmures, perfonne ne fe trouvant affez hardi pour parler ouvertement fur mon compte , & dire hautement fa penfée. C'eft pourquoi je fus longtems fans favoir jufqu'a quel point étoit montée la haine de mes fujets , & qu'ils vouluffent me chercher chicane. Mais un livre en langue Canalifque, fous le titre de Fheureux naufrage, me défilla entiérement les yeux; & 1'on fe fouviendra de ce que j'ai déja dit, touchant les Canalifques, les plus adroits lanceurs d'invectives qu'il y ait jamais eu, qui dans leurs plus grandes guerres ne fe fervoient pas d'autres armes. L'ouvrage en queftion contenoit toutes les accufations dont j'ai parlé tantöt; & étoit écrit d'un ftile aigre & mordant, felon le génie des Canalifques , fameux dans ce genre d'efcrime. Mais tel étoit alors la foibleffe de mon efprit &c ma confïance en mes forces, que rien ne pouvoit me faire changer de conduite. Les avis les plus falutaires augmentoient madureté, Y iv  344 Voyage loin de Tétouffer; & j'en vins jufqu'a livrer a Ia torture ceux que je tenois pour fufpefts, prétendant qu'ils me devoient clécbuvrir l'auteur du livre en queftion. Mais tous fouffrirent les plus eruels tourmens avec une conftance admirable, en forte que toute ma rigueur ne produifit d'autre effet que d'aigrir encore plus les efprits contre moi, & de changer leur haine en fureur. C'eft ainfi que les deftins 1'emportoient fur les bons confeils, & que je me jettois moi-même } tête baiffée,, dans le précipice. Les chofes étoient en eet état, lorfque je réfolus de me défaire d'Hicoba ( c'eft le nom du prince qui reftoit encore >. Je fis confidence de mon deffein au grand - chancelier Kalac , en qui j'avois beaucoup de confiance. Celui-ci me promit fon miniftère , & fortit peu après pour aller exécuter ce que j^avois arrêté. Mais comme il déteftoit dans le cceur un fi noir deffein , il décejuvrit tout le complot au prince , & fe retira avec lui dans le lieu le plus fort de la ville. La,le chancelier affembla les foldats de la garnifon , leur expofa patétiquesnent 1'état des affaires préfentes, ik fon dif* cours accompagné des larmes du prince,a la vie de qui on en voutoit, ne fut pas d'un petit poids fur fefprit des foldats: auffi-tdt ils cou-  de Ni col as Klimius. 345 rent aux armes , proteftant qu'ils l'ont prêts a verfer jufqu'a la dernière goute de leur fang. L'habile chancelier ne donna pas le tems a leur ardeur de fe refroidir ; il leur fit prêter ferment au prince & envoya fur le. champ des gens en cachette , pour parler a ceux qu'il favoit être mal intentionnés contre moi, leur raconter ce qui s'étoit paffé, & les exciter k prendre les armes contre un tyran qui ne cherchoit qu'a exterminer 1'ancienne familie de leurs fouverains: alors Tel qui hait Je tyran , tel autre qui le craint. Accourt armé pour fe joindre k la garnifon. Cependant j'attendois le retour du chancelier, quand " J'entends des brtrits eonfus, je vots courïr aux armes » Je n'appercois enfin que des fujets d'allarmes. On me dit qualTernblés, les bourgeois, les foldats» Avec des cris aftVeux ^ demandent mon trépas. Tomopolke fe tournant alors vers moi, feigneur , me dit-il, fauvons-nous promptement chez les Tanaquites, nous y leverons une armée, & nous mettrons bien ces mutins k la ïaifom Ces paroles excitèrent divers mouvemens dans mon ame; la crainte & la confiance m'agitètent tour k tour. Enfin je me rendis aux avis de ce fage confeiller; & je fortis de Quama  346 Voyage fans nul obflacle , paree que bien des gens ignoroient Ia caufe de la fédition. Dès que j'eus gagné le royaume de Tanaquit, j'ordonnai a tout ce qui feroit en age de porter les armes de les prendre. J'affemblai dans peu une armee de quarante mille hommes, avec laquelle je retournai fur mes pas, efpérant que ceux des Quamites qui m'étoient reftés fidèles, viendroient groffir mes troupes; mais je me bercois d'un vain efpoir; car au lieu desrenforts dont je m'étois flatté, je vis yenir un héraut qui me remit des lettres du prince , par lefqueiles il me déclaroit la guerre comme a un importeur & un ufurpateur; me marquant en même-tems qu'il s'étoit affuré de mon époufe & de mon fils, & qu'il les avoit fait emprifonner. Quelques heures après le départ du hérault, nóus découvrïmes les rebelles qui s'avancoient en bon ordre ; & , comme ils étoient munis d'une bonne artillerie , je n'ofai pas en venir aux mains, que je n'euffe recu de nouveaux fecours. Je pris donc le parti de m'arrêter & de.me retrancher. Mais bientöt, ayant remarqué qu'il me défertoit beaucoup de foldats qui prenoient parti chez les ennemis, & que ceux-ci attendoient des renforts , je me rendis aux avis des généraux, qui m'exhortoient a combattre , & Toraopolke ne s'y oppofa pas. La bataille fe donna  DE NlCOLAS KlIMIUS. 347 dans la même plaine oii, quelques années auparavant, je vainquis les Tanaquites. Le canon des ennemis éclaircifioit fort nos rangs, & j'enrageois de voir qu'on me battoit de mes propres armes. Mes troupes foutinrent néanmoins 1'effort des rebelles, jufqu'k ce qu'un boulet de canon ayant percé le brave Tomopolke, qui combattoit vaillamment, le jetta rolde mort par terre. Alors chacun perdit 'courage , & nous tournames tous le dos, cherchant k nous cacher & k nous dérober aux ennemis. Je gagnai moi-même la cime d'un rocher, d'oü je , defcendis dans un vallon.La, je foutins, durant quelque tems , mon malheur, ou plutöt ma folie, que je condamnois, mais trop tard, par mes foupirs & par mes larmes. Le trouble de mon ame étoit fi grand, que j'oubliai d'öter la couronne que j'avois fur la tête, & k laquelle il étoit aifé de me reconnoïtre. II y avoit environ une heure que j'étois, tremblant d'effroi, dans ce vallon, lorfque j'entendis Ia voix de plufieurs perfonnes qui efcaladoient Ie rocher, & qui demandoient, d'un ton de fureur, qu'on me livrat au fupplice. Alors je me tourne de tous cótés , cherchant un lieu pour me cacher. Je vois un bois épals, tout rempll de brouflaille-s; i'y cours fans balancer, par des fentiers fecrets.  34^ Voyage J'arrivai auprès d'une caverne, & je m'ar> rêtai quelques momens pour reprendre un peu haleine , car j'étois fort fatigtié. Bientöt je me gliffe , comme un ferpent , ventre a terre , dans le trou de la caverne. Je m'appercus qu'elle étoit très-profonde ; & , comme je voyois que fa pente étoit douce & facile, je defcendis la valeur de cent pas. Je me difpofois a paffer outre, lofque je tombai dans un trou, oü, comme fi j'euffe été poufie par la foudre, je traverfai des lieux obfcurs, & volai dans des ténèbres continuelles, jufqu'a ce qu'enfin j'appergus une lueur , fans favoir d'oü elle venoit, & femblable a-peu-près A celle que la lune donne, Lorfqu'un nuage 1'environne. A mefure que cette lueur augmentoit, je fentois diminuer la rapidité de ma chüte : en forte que peu-a-peu, & par un doux effort, comme d'un nageur qui fend 1'onde, je me trouvai, fans le moindre mal, au milieu de plufieurs rocbers que je reconnus avec étonnement,pour ceux par oü j'étois defcendu, quelques années auparavant, dans le Monde Souterrein. La caufe du rallentifiement du mouvement de ma chüte & de la diminution de la force impulfive , me parut naitre de. la qualité.  e>e NlCOLAS KLIMIUS. 349 de 1'atmofphère fupérieure, qui a plus de gravitation & de pefanteur que la fouterreine ; car, fi la notre n'étoit pas plus pefante, j'aurois eu le même fort en remontant qu'en defcendant, & peut-être j'euffe été élevé , au travers des airs, jufqu'a la région de la lune. Je foumets toutefois cette hypothèfe a un plus ample examen de MM. les phyliciens. CHAPITRE XVI. Retour de Klimius dans fa patrie , & fin de la cinquième monarchie. Je fus long-tems parmi ces rochers deflitué de fentiment. J'avois le cerveau troublé & agité de mille idéés , tant au fujet de ma chüte qu'a 1'égard de 1'étonnante métamorphorfe, qui, de fondateur d'une cinquième monarchie , venoit de me transformer en un pauvre bachelier : & certainement cette aventure étoit fi furprenante & fi peu vraifemblable , qu'elle pouvoit aifément renverfer le cerveau le mieux étayé. Dans eet état je me demandois k moimême, fi ce que je voyois étoit vrai, & fi ce n'étoit pas plutöt des vifions qui décevoient mes yeux : mais mon agitation commencant k <4 diffiper, & reprenant peu-a-peu mes efprits,  35° Voyage la douleur & le dépit fuccédèrent è 1'étonne- ment Je tends les mains au ciel, je me plains, je m'écrie: Disu jufte & tout-puiffant, apprends-moi, je te prie, Par quel crime honteux ai-je donc mérité De me voir tout d'un coup déchu, précipité Dans eet affreux reveis qui caufe ma triftefle ? Certainement, on aura beau fouiller dans les annales & les hiftoires des fiècles paffes, & dans celles de nos jours, on n'y trouvera aucun exemple d'une pareille chüte, fi ce n'eft peutêtre celui de Nabuchodonofor , qui du plus grand monarque du monde, fut changé en bete féroce courant dans les forets. J'éprouvois les mêmes revers de fortune ; en peu d'heures on me dépouille de deux grands empires & de vingt royaumes , ou environ, dont il ne me refte plus que 1'ombre & 1'idée inutile. Je venois d'être un grand potentat, & k peine je puis efpérer de devenir maitre d'école, ou régent dans ma patrie : on me donnoit le titre d'envoyé du foleil, & k préfent je crains que ma pauvreté ne m'oblige k devenir valet du premier venu qui voudra bien me prendre k fon fervice. II n'y avoit que quelques jours que la gloire, 1'efpérance, le falut, la vitfoire fuivoient mes pas; & kpréfent je me vois livréaux foucis, k la mifère, aux chagrins, au* larmes,  BE NlCOLAS KHMIUS. 351 & aux lamentations. Enfin je reffemblois a 1'herbe qui pendant le folftice d'été, parvient au plus haut point de fa grandeur, & qui eft aufii-töt fauchée; & pour tout dire en un mot, la douleur, le dépit, le chagrin, Ia colère & le défefpoir agitoient mon ame de tant de mouvemens divers, que tantöt je voulois Me percer d'un fer meurtrier; Tantöt je voulois me replonger dans la caverne, pour effayer fi un fecond voyage dansle monde' fouterrein , ne réuffiroit pas mieux que le premier ; Entre ces deux partis, je balancai trois fois. Ce qui me retint fut le foin de mon ame,& les principes de la religion chrétienne, qui défendent d'attenter fur foi-même. Je tachai donc de defcendre de ces rochers efcarpés, & de gagner le fentier par oh 1'on vaè Sandwic. J'étois fi diftrait, que je bronchoïsa tout bout de champ, tant j'avois 1'efprit rempli de ma cinquième monarchie. L'idée quoique vaine , en étoit néanmoins fi fraïche ' que j'en avois la tête toute troublée. Et certainement c'étoit une perte d'une nature k ne pouvoir être réparée par tous les avantages que ma patrie auroit pu m'offrir. Je fuppofois qu'on  Voyage voulüt me donner le gouvernement de ïa pro» vince de Berge , ou même de la vice-royauté de Norvège , quel dédommagement étoit - ce que cela ? Quelle confolation pour le monai que, le fondateur du plus grand empire qu'il y ait jamais eu ? Je réfolus toutefois de ne pas refufer un gouvernement, au cas qu'on me Poffrit dans ma patrie. Après que j'eus fait la moitié du trajet, j'appercus quelques enfans que j'appellai par des fignes , les priant de venir a mon lecours, & leur adreffant ces paroles vjeru pikalfalim, ce qui veut dire en langue Quamitique , enfeigne^moi le chemin: mais ces petits droles, furpris de voir un homme dans un équipage étranger , & avec une couronne fur la tête , poufsèrent un grand cri, & s'enfuirent k travers les roches , me laiffant trainer mes pieds écorchés, au milieu des pierres & des cailloux. Ils arrivèrent a Sandwic une heure avant moi, &£ remplirent tout ce village de terreur, affürant avec ferment qu'ils avoient vu le cordonnier de Jérufalem , errant parmi les rochers , portant fur la tête des rayons pareils a ceux du foleil, & marquant par fes foupirs les tourmens de fon ame. Ils répondoient k ceux qui leur demandoient comment i's pouvoient favoir fi j'étois le cordonnier de Jérufalem , que j'avois  DE NlCOLAS KLIMIUS. 3^3 j'avois découvert moi-même mon nom & ma patrie. Ce qui pouvoit les avoir trompés c etoitapparemment les mots que je leuravois dis, jem pikalfallm ; qu'ils avoient interprétés cordonnier de Jérufalem. Tout le village Vut en combuflion, perïonne ne domant de la vérité du fait, d'autant plus qu'on avoit réchauffé tout recemment cette vieille fab'e du cordónmer ambulant, & que le brult couroit qu'il avoit paru depuis peu a Hambourg. . CePeada"t ''arrivé fur ie foir a Sanctie, & je vois les habiran, des environs que cette env^e que tous les hommes ont de voir des chofes «traordinaires, avoient ra&mblés. Ils étoient depius quelques momens au pied de la montagne pour receyoir leur nouvel höte - mais a peine ils m'entendirent parler , que, frap & d une terreur panique , ils prirent tous la fuite excepté un vieillard qui>rp!us hardi que lel autres, ne bougea pas de la place. Je 1'abordai en le pnant de vouloir bien héberger un pauvre vagabond : D'ou viens-tu, me dit-il, & que!!e eft ta k > Venérable vieillard, repris-je enfcup;rant> Si je vous racontois 1'hiftoite de ma vie, Vous feriez étonné, je vous en fuis «arant Mais ce récit eft long, & la nuit eft trop proche Pour pouvoir 1'acheyer avant la fin du jour. Z  354 Voyage Lorfque je ferai chez vous, je vous raconterai un enchainement d'aventures, qui paroiffent au-dela de toute croyance, & dont aucune hifioire ne fournit d'exemple. Le vieillard avide de nouveautés , me prit par la main , & me mena a fon logis, blamant la crainte déplacée du peuple, qui au moindre objet inconnu, tremble comme a 1'afpecT: d'une comète. Dès que je fus entré chez lui, je demandai a boire, car j'avois grand'foif. Le vieillard m'apporta lui-même un verre de bierre ; je dis lui-même, car femme, fervantes , enfans, tout avoit décampé, & n'ofoit reparoitre de frayeur. Lorfque j'eus avalé mon verre, & que ma foif fe trouva un peu appaifée , je parlai a mon hóte en ces termes : Vous voyez, lui dis-je, un homme qui a éprouvé les plus cruels revers, & qui eft le jouet de la fortune, plus que jamais mortel ne 1'a été. C'eft une vérité reconnue, qu'un moment fuffit pour bouleverfer les plus grandes chofes, & néanmoins ce qui m'eft arrivé n'eft prefque pas croyable : oui Mes aventures font a nulle autre pareilles, Et nul autre avant moi n"a vu tant de merveilles. C'eft, repliqua mon höte , le fort de ceux qui voyagent long-tems: &, que ne peut-on pas voir dans feize eens ans de courfes continuelles ?  be NlCOLAS KlIMIUS. 3^ l'avoiie que je ne compris pas fa penfée, &je lui demandai ce qu'il vouloir. dire avec fes feize eens ans. S'il en faut, pourfuivit-il, croire 1'hiftoire, il s'eft écoulé feize eens ans depuis la ruïne de Jérufalem : je ne doute point, ö Ie plusvénérable des hommes, que vous ne foyez né bien du tems avant eet événement; car, ft ce que 1'on raconte de vous eft vrai, on peut rapporter 1'époque de votre naiffance au règne de Tibère. O certes, pour lors je crus que mon höte radotoit, & je lui répondis froidement, que ce qu'il me difoit étoit une énigme qui demandoit un ddipe. Mais, fans faire attention k cela, il alla chercher un plan du temple de Jérufalem, & me pria de lui dire s'il reffembloit bien k 1'original. Malgré 1'excès de ma douleur, je ne pus m'empêcher de rire. Je demandai au bon vieillard ce que c'étoit que tout ce galimatws. Ypenfez-vous, me dit-il, & ignorez-vous que tous les habitans de ce lieu aïfurent que vous êtes ce fameux cordonnier de Jérufalem , qui, depuis la mort de notre feigneur, eft condamné k courir le monde > Mais, plus je vous examine , & plus je me rap-, p'elle un ancien ami, qui périt, il y a enviro» douze ans, fur le fommet de cette montagne. 'A ces mots, le voile qui c..ouvroit mes yeux Z ij  35ö Voyage tomba ; je reconnus mon bon arm Abelln; dont j'avois fi fort hanté la maifon k Berge. Je me jettai a fon cou , & 1'embralfai tendrement. Cher Abelin, lui dis-je, je vous vois, j'en crois a peine mes yeux: voici votre Klimius qui revient des abïmes , le même qui fe précicipita dans la caverne, il y a douze ans. A la vue de ce phénomène inattendu , mon ami refta interdit & confus. Je vois, s'écria-t-il enfin, la face de mon cher Klimius, fa voix qui m'efl: fi connue, a frappé mes oreillas; Voila fes yeux, fes mains, fa taille, fon vifage. Mais , quoique je n'aie jamais vu perfonne qui refiemblat plus k Klimius , je ne puis, ni ne dois en croire mes fens ; car aujourd'hui les morts ne reffufcitent pas : k d'autres, il me faut bien de meilleures preuves pour que j'ajoute foi a ce que vous me dites. Pour combattre fon incrédulité , je lui fis un détail exact de tout ce qui s'étoit paffé autrefois entre nous. Lorfqu'il eut ouï cela , il fut convaincu de la vérité; & me ferrant tendrement entre fes bras, & les larmes aux yeux: Je vois, s'écria-t-il, je vois ce même homme dont je ne penfois voir que la reffemblance. Mais dites-moi, de grace, dans quelle partie du monde vous êtes-vous tenu fi long-tems  oe Nicolas Klimius. 257 caché, & oh avez-vous fait 1'acquifition de 1'h.abit merveilieux & barbare que vousportez? Alors je lui raeontai de point en point tout ce f ui m'étoit arrivé & il écouta tout avec attention, jufqu'a ce que je vinffe k la planète de Nazar , aux Arbres parlans & raifonnables. Alors s'impatientant : On remarque diffinaement en vous, me dit-il, toutes les fadaifes que les fonges enfantent, tout ce que la folie peu* forger , & tout ce que 1'ivreffe peut faire imaginer de plus extravagant. Je croirois plutöt, avec nos payfans, que vous venez du fabat ; car, tout ce qu'en raconte le petit peuple n'eft que bagatelle au prix de votre voyage fouterrein. Je le priai d'avoir un moment de patience, & dem'accorder fon attention jufqu'a ce que j'eufTe achevé le récit que j'avois commencé; lorfque je vis qu'il fe taifoitpour écouter, je lui raeontai tout ce qui m'étoit arrivé dans les pays fouterreins, les revers que j'y avoiséprouvés, Sc comment j'avois fondé une cinquième monarchie telle qu'on n'en avoit jamais vu. Tout cela ne fit qu'augmenter les foupcons qu'il avoit de mon commerce avec les forciers ; il penfoit que, decu par leurs preftiges, j'étois devenu un fecond Ixion(i) -y (1) Ixion , amoureux de Junon , 'crut jouir de c7tre déelle, mais il n'embralTa qu'une nue. Z iij  3 Voyage &, pour mieux connoïtre jufqu'oü alloit 1'efFet du prétendu maïéfice , & jufqu'a quel point j'extravaguois, il commenca a m'interroger fur 1'état des bienbeureux, & fur celui des damnés, fur les Champs Elifées, & fur diverfes autres chofes de cette nature. J'eus bientöt remarqué oh tendoient toutes ces queftions. Sur quoi je lui dis que je He trouvois point mauvais qu'il fut incrédule , vu que mon récit devoit effeöivement paroifre fabuleux; que ce n'étoit point ma faute, mais celle de mes aventures, qui étoient fi merveilleufes, qu'elles furpaffoient toute croyance humaine. Je vous jure bien faintement, ajoutai-je, que je n'y ai rien mis de mon invention ; mais que j'ai raconté tout firnplement & ingenuement les chofes comme elles fe font paffées. Mon ami, perfévérant dans fon incrédulité, me pria de me repofer quelques jours chez lui, efpérant que durant ce tems-la , ma tête, qu'il croyoit fêlée , fe remettroir. J'y reflai en effet huit jours; &, au bout de ce terme, mon höte voulant éprouver fi j'étois. auffi fou que je lui avois paru auparavant, me remit fur le chapitre de mon voyage fouterrein, dont nous avions ceffé de parler pendant ces huit jours. II comptoit que ma cinquième monarchiea mes fujets & mes royaumes avoient  de Kicolas Klimius. 3^ difparu , & qu'il ne m'en reftoit pas la moindre idee. Mais, quand il m'entendit raconter les mêmes chofes, avec le même ordre, Sc que , fur la fin , je vins a lui reprocher fon opiniatre incrédulité, lui oppofant certains faits qu'il étoit contraint de m'accorder, par exemple, que douze ans auparavant, je m'étois précipité dans une caverne, Sc que j'étois revenu fous un habit inconnu Sc étranger, il ne fut plus que me dire. Je profitai de fon étonnement; Sc, lui ferrant le bonton, je lui demandai li mon voyage étoit plus abfurde que ce qu'on racontoit des forciers & du fabat; qu'il favoit bien que tout cela n'étoit que des eontes de vieilles , mais qu'il n'ignoroit pas que plufieurs philofophes avoient enfeigné que la terre étoit concave , & qu'elle renfermoit un monde plus petit que le notre. Vaincu par ces raifonnemens, il me dit que ma confiance a affirmer, des chofes dont la faufièté ne pouvoit m'ap-porter aucun avantage , avoit entièrement clif— fipé fon incrédulité; &, perfuadé des faits en queftion , il voulut que j'en recommen$afie le récit. II fut charmé de ce que je lui dis ait fujet de la planète de Nazar, Sc fur-tout de la principauté des Potuans, dont les loix Sc les coutumcs lui paroiffoient des régies fur kfquelles tous les autres états devroient fev Z iii$  3Ó° Voyage 'i-égfr, li fentoit bien que la defcription d'un Pays fi fage & fi bien ordon.é ne partoit pas dun cerveau dérangé; & il Lui paroiffoit de* regiemens fi prudens venoient plurèt d<= Dieu que des hommes. Dans cette penfée , il mepradelui diöer tout ce qüe je lui a vois recite , qu'il en vouloit dreffer un mémoire % de peur qu'd n'en oublim quelque trait. . ^e v°yant donc convaincu des chofes que je hu avois narrées, je commenc.d a lui parler de moi, & a lui demander ce que j'avois a faire dans la firuation oh j'étois, & quelle tortune je pouvois attendre clans ma patrie, moi qui avois été fi grand & fi puiffant dans le monde fouterrein. Je vous oonfeille, me dit-d alors, de ne décoüvrir vos aventures a qui que ce foit, de laiffer ces chofes lè enfévehes dans un éternel oubli, & de vous repofer encore quelque tems chez moi. _ H me fit quitter mes habits fouterreins, & il chaflbit tous ceux qui venoient pour voir le cordonnier de Jérufalem , leur difant qu'il avoit dlfparu. Cela n'empêcha pas que le bruit de 1'apparition ne fe répamït au loin. On ne parloit que des maux que le prétendu eordonmer préfageoit. On affuroit è Sandwic, que Ie cordonnier de Jérufalem y avoit paru, pubf a«t pasr-tout que la colère de Dieu étoit proche,  CE NlCOLAS KlïMIVS. 361 & exhortant chacun a la prévenir par une prompte converfion. Or, on fait que la renommée eft comme une pelotte de neige quigroffit a chaque inftant qu'elle roule ; &c 1'on concoit bien que ce bruit fut paré de plus d'un conté ridicule. Mon höte &c moi, qui favions 1'origine de toutes ces fadaifes j nous nous en divertimes long-tems. Cependant, comme je ne voulois plus être a charge a mon ami, & qu'il m'importoit de paroitre pour obtenir quelque emploi, je réfolus de me rendre dans la capitale. Mon ami voulut m'y accompagner ; & , pour dépayfer le monde fur mon compte , il me fit pafler pour un étudiant de Nidros, qui étoit de fes parens , & qui 1'étoit venu voir depuis peu. II me recommanda enfuite fi bien a 1'évêque de Berge , tant par lettres , que de vive-voix , qu'enfin ce vénérable prélat me promit le premier rectorat qui vaqueroit dans quelque collége. Cet emploi ne me déplut pas, paree qu'il avoit quelque rapport a 1'état oh je m'étois vu élevé; car un recleur de collége ou d'univerfité eft un petit empereur. La ferule tient lieu de fceptre, & Ia chaire de tröne. Mais, comme il s'écoula bien du tems fans qu'il y eüt de rectorat vacant, & que la misère me talonnoit, je réfolus d'accepter tout ce que 1'on  361 Voyage m'offriroit. II arriva fort k propos, quelques jburs après, que le marguillier de 1'égïife de Sainte-Crolx mourut. Auffitót MSr. 1'évêque fe fouvint de moi, & me nomma a cette charge, qui me paroiffoit ridicule , a moi qui avois été fouverain de tant de puiffans états : mais 9 comme ce qui nous rend le plus ridicules & extravagans c'eft la pauvreté, & qu'il n'y a pas de prudence a méprifer 1'eau trouble, quand on eft preffé par la foif, j'acceptai 1'emploi en queftion; & , grace a Dieu, j'y paffe doucement ma vie , en philofophe. Cependant j'étois a peine promu k eet office, que 1'on me propofa de me tnarier avec la fille d'un bon marchand de Berge , nommée Madelaine, que je trouvai fort a mon gré ; mais , comme il y avoit apparence que 1'impératrice de Quama vivoit encore, je craignis de me rendre coupable de polygamie. J'en parlai k M. Abelin , pour qui je n'avois rien de fecret, & qui fe moqua de mon fcrupule; il me convainquit même fi bien de la folie de mes doutes , que je ne balan?ai plus d'époufer la fille en queftion. Ja vis depuis fix ans avec ma Madelaine , Sans que rien n'ait trouble notre fainte union- 3e ne lui ai pourtant pas encore fait confidence  de Nicolas Klimius. 365 de mes aventures fouterreines. Mais , comme je ne puis entièrement oublier 1'élévation ou je me fuis vu, il m'échappe de tems en tems certains écarts fort oppofés a 1'état oii je fuis préfentement. Au refte , j'ai eu trois fils de ma Madelaine, 1'aïné nommé Chrétien, 1'autre Jean & le troifiéme Gafpard : en forte que li le petit prince Quamite vit encore, je puis me compter père de quatre fils. Le manufcrit de Nicolas Klimius ne va pas plus loin ; ce qui fuit ejl une addition de M. Abelin fon ami. Nicolas Klimius vécut jufqu'en 1695, chéri & eftimé de chacun pour 1'intégrité & la pureté de fes mceurs. II n'y eut que le curé de Sainte-Croix qui trouva a redire è fa gravité, qui n'étoit, au fonds, que 1'efFet du rang oh notre auteur s'étoit vu élevé. Mais, quand je faifois réflexion a I'éclat de cette couronne qu'avoit porté Klimius, & a Forgueil qu'infpirent les grandeurs du monde, je le trouvois fort humble & fort modefte de pouvoir s'accommoder d'un emploi de marguillier, après avoir été empereur. Ceux qui n'étoient point au fait de fes aventures, n'en pouvoient pas juger ainfi. • Dans certains tems de, l'année, Klimius fe  3^4 Voyage de Nicolas Klimius. tranfporroit fur la montagne, pour y contemPler la caverne par oü il s'étoit précipité ; & fes amis ont remarqué qu'il en revenoit avec unvifage tout baigné de pleurs, & qu'il étoit quelques jours fans fortir de fon cabinet, & lans vouloir parler k perfonne. Sa femme a auffi affiiré qu'elle 1'avoit ouï, lorfqu'il révoit, commander 1'exercice aux troupes de terre, & la manoeuvre aux vaiffeaux. Ses diftraflions alloient quelquefois fi loin, qu'un jour il enVoya ordre au gouverneur de la province de Berge de venir lui parler fur le champ. Son epoufe, qui voyoit que toutes ces agitations d'efprit ne venoient que de fa trop grande application k l'étude , craignoit fort pour fa fanté. Sa bibliothèque étoit compofée en partie de livres de politiques; & comme cette leöure ne convenoit guère a un marguillier, on lui en faifoit fouvent la guerre. II a écrit lui-même la relationde fon voyage, &c fon manufcrit, qui eft 1'unique de fon efpèce , eft aftuellement entre mes mains. II y a long-tems que j'ai voulu le publier ; mais de bonnes raifons m'en ont empêché jufqu'^ cette heure. Fin du voyage de Klimius,  R.ELATION D'UN VOYAGE DU POLE ARCTIQUE AU POLE ANTARCTIQUE, PAR LE CENTRE DU MONDE; Avec la defcription de ce périlleux paflage, & des chofes merveilleufes & étonnantes qu'on a déeouvertes fous le Pole Antarclique.   LE PASSAGE DU POLE ARCTIQUE AU POLE ANTARCTIQUE, PAR LE CENTRE DU MONDE. CHAPITRE PREMIER. Dipart de tauteur £ Amfterdam pour le Groenland. Comment tauteur & fes compagnons commencerent a s'appercevoir qu'ils approchoient de tefroyable tournant d'eau qui ejl fous le Pok Arüique. Defcription du tournant. Ayant toujours eu, dès ma jeunefie, une très-grande pafïion pour les voyages , j'ai parcouru, pour contenter ma curiofité, toutes les principales parties du vieux & du nouveau Monde; & , a Ia fin de ma dernière courfe, je me trouvai dans la grande & fameufe ville  368 Passage du Pole Arctique d'Amfterdam , oh je fis connoiffance avec trois ou quatre gros négocians, qui me dirent qu'ils équipoient un vaiffeau pour i'envoyer dans le Groenland a la pêche de la baleine. A cette nouvelle, je fentis mon inclination naturelle fe ranimer, & je concus d'abord le deffein de faire ce voyage, n'ayant point encore vu les climats glacés des zones froides. Je commencai donc a acheter tout ce que je crus néceffaire ; èc, ayant mis en ordre tout mon petit équipage , je m'embarquai le troifiéme du mois de mai de l'année 1714. Nous partimes avec un vent favorable, & eümes un tems a fouhait pendant quelques jours; mais le dixième , vers le foir , le ciel s'obfcurcit & fe couvrit en peu de tems de nuages noirs & épais, & les vents fe mirent a fouffler avec une telle véhémence & impétuofité, que 1'équipage fut alerte toute la nuit fuivante, & cette tempête nous porta vers l'oueft avec tant de rapidité , malgré toute notre manoeuvre , que le matin , environ k 4 heures , nous nous trouvames a la vue des cötes de 1'ile d'Iflande, dont nous n'étions éloignés que d'environ trois lieues. Le vent pour lors étant tombé , un calme de doüze heures lui fuccéda , après lequel nous reprïmes notre route avec un petit vent fud-eft. Nous voguames affez heumifement jufqu'au quatorze, que  Xv Pole Antarctique: 3SS que nous appercümes deux vaiffeaux qui nous parurent venir du Groenland , & prendre Ia foute de Hollande : nous étions alors au foixante-huitième degré dix-fept minutes de latitude ; mais nous les perdïmes bientöt de vue ; car Ie tems fe cbangea fubitement, & nous vïmes fe former du cöté de 1'eft un affreuX orage, qui s'approcha de nous dans 1'efpace de quelques minutes; nous fümes d'abord environnés d'un nombre infini d'éclairs qui furent fuivis d'épouvantables éclats de tonnerre , &z d'une pluie fi groffe, fi forte & fi longue , que le ciel fembloit menacer la terre d'un fecond déluge. L'obfcurité étoit fi grande, que nous ne pouvions diftinguer les objets, de la poupe a la proue; les vagues étoient figroffes,' & les vents s'entrechoquoient avec tant de furie, que notre pilote, quoique très-expérimenté, ne favoit prefque plus quel parti prendre. Enfin, après avoir été long-tems a deux doigts de la mort, cette horrible tempête commenca a fe diffiper, le jour reparut, & nous nous trouvames dans une grande mer toute remplie de gros quartiers de glacé , qui, fe roulant les uns fur les autres, nous firent craindre d'être renverfés ou écrafés. II faifoit très-froid, & nous ne voyions tout autour de nous aucune ïle ni cötes j nous avionsperdu notre route;  37° Passage du Pole Arctique ayant pris hauteur, nous trouvames foixante St treize degrés vingt-deux minutes. Un petit vent fud-oueft nous poufioit toujours vers le nord; & nous portames enfin a un endroit oü la mer nous fembla faire une petite pente, & oü le fit de Peau nous entrainoit, quoiqu'affez lentement, toujours du cöté du pole ; alors un vieux matelot nous conta qu'il avoit oui dire autrefois a un fameux pilote qui avoit fort couru les mers du nord , qu'il y avoit fous le pole ar&ique un effroyable tournant d'eau, qui pouvoit avoir foixante Sc dix ou quatre-vingt lieues de circonférence; qu'il eftimoit être le plus dangereux écueil du monde , au milieu duquel il devoit y avoir un gouffre épouvantable Sc fans fonds, oü toutes les eaux de ces mers fe précipitant, avoient communication, par le centre de la terre, avec les mers qui font fous Ie pole antarctique. Ce récit nous eglaca d'effroi, Sc nous fit friffonner dans toutes les parties de notre corps; car nous voyions que le cours de 1'eau nous amenoit, Sc qu'il nous étoit impofïible de rétrograder ; fur cela , nous tïnmes confeil, & il fut conclu que , quoiqu'il n'y eüt prefqu'aucune apparence de falut pour nous, il falloit néanmoins prendre toutes les précautions imaginables , Sc boucher toutes les ©uyertures du vaiffeau ? pour fermer tout che-  'au Pole Antarctique. 37l>, min è 1'eau : ce que nous exécutames fur le champ avec un empreffement & une diligence incroyables ; après quoi nous montatnes tous fur le pont , pour voir enfemble ii nous ne pourrions pas trouver le moyen d'éviter 1'affreux péril dont nous étions menacés ; pour lors le foleil ne fe couchoit plus, & „ous le voyions toujours tourner autour de nous fur les bords de 1'horifon; mais il étoit un peu p31e. Nous appercumes vers 1'oueft une alfez longue cöte, qui avoit trois caps, dont celui du rmheu s'avancoit beaucoup plus dans la n^r que les deux autres. On y voyoit plufieurs hautes montagnes toutes couvertes de neiee & de glacé, & dont les entre-deux nous paroiffo.ent tout en feu. De ce même cöté , en tirant vers la droite , vous vunes un gros amas de nuages d'une couleur prefque verte , mêlée d'un gns fort obfcur, & dont une partie defcendoit ii bas, qu'elle touchoit prefque la mer; il en fortit une infinité d'oifeaux, dont Ie nombre en volant vers nous, saccrut fi prodigieufement, que tout l'air d'alentour en fut obfcurci Une troupe fe détacha du gros; &, paffant ira. mediatement fur nos têtes, ils entrèrent en une telle furie les uns contre les autres, qu'ils fe bequetèrent cruellement & de telle forte que trois tombèrent morts fur notre pont! Aa ij  |fi Passage du Pole 'Arc?ïqvÉ Leur plumage étoit trés noir, & leur bec rouge comme du fang ; ils avoient, depuis la tête jufqu'a 1'extrémité de la queue, une raye bhnche comme de la neige ; mais nous perdïmes bientöt tous ces oifeaux de vue. On demandera peut-être comment ils peuvent traverfer ces vaftes mers; mais il eft a préfumer qu'ils fe repofent de tems en tems fur ces grandes pièces de glacé qu'on trouve en plufieurs endroits dans les mers du nord. Cependant nous fuivions toujours malgré nous le penchant des caux, jufqu'a ce qu'enfin notre vaiffeau fit tout d'un coup comme un demi-tour a gauche , &c alors nous voguames d'un mouvement circulaire : ce qui nous fit connoitre que nous étions entrés dans le tournant. Cette mer tournoyante fourmille par-tout d'un nombre innombrable de petits poiflbns , a-peu-près de la groffeur des harengs ; de la moitié du corps a 1'extrémité de la queue, ils font d'une trés-belle couleur d'or; &, comme ils nagent prefque toujours la tête en bas & a fleur d'eau, & le foleil réfléchiffant fur toutes ces queues qui font toutes entières hors de 1'eau, ce tournant reffemble a un ciei d'eau tout couvert d'un nombre infini d'étoiles d'or, qui font dans un perpétuel mouvement. Un objet de cette nature icbarmeroit, fans doute, des gens qui le pour-'  au Pole Antarctique.' 37$ roient contempler d'un ceil tranquille. Après avoir fait plufieurs tours , nous appercümes au milieu du tournant une efpèce d'ile flotrante plus blanche que la neige ; mais notre mouvement circulaire nous approchant toujours du centre, nous reconnümes que cette ïle prétendue n'étoit qu'une haute écume que les eaux , en fe précipitant & s'engouffrant dans eet abïme , formoient fur leur fuperficie. Nous jugeames alors qu'il étoit tems de nous retirer au-dedans du vaiffeau : ce que nous fimes k 1'inftant , en defcendant tous k fond de calle pour y attendre ce que le ciel ordonneroit de nous. CHAPITRE II. Comment leur vaiffeau fut engoujfré au centre du tournant; comment ils fe trouverent infenfible- ment fous le Pole Antarctique, & comment ils connurent quils étoient plus fous le ciel du nord. j\. peine avions-nous été renfermés dix ou douze minutes , que nous nous fentïmes enfoncer dans ce profond abïme avec une rapidité inconcevable. Le fiflement & le bourdonnement horrible que nous entendions fans celfe A a iij  374 Passage du Pole Arctique autour de nous, en portant dans nos ames Ia terreur & 1'efFroi, nous öta peu-a-peu Ia connoiflance, & nous jetta dans une efpèce d'évanouiffement qui nous mit hors d'état de nous appercevoir du tems que nous refïames entre ces épouvantables torrens qui roulent avec tant d'impétuofité fous ces afFreux fouterreins; mais nous étant réveillés de eet afioupiftement oii nous étions piongés, & ne fachant pas bien encore fi nous étions morts ou vivans, nous revïnmes bientöt a nous ; &, prêtant l'oreille , nous n'entendïmes plus rien; & il nous fembla a tous que notre vaiffeau étoit prefque fans mouvement; notre pilote, Ie plus hardi de tous, s'aventura de monter en haut; il ouvrit du cöté de la poupe, & monta fur le pont. Nous le fuivïmes tous les uns après les autres, & nous nous vïmes , avec la dernière furprife , fur une mer calme, & envirönnés d'un brouilïard fi épais, qu'il nous étoit impoffible de diftinguer aucun objet tout autour de nous. Le brouillard & la mer étoient d'une même couleur ; de forte qu'il nous fembloit que notre vaiffeau étoit fufpendu dans les airs; mais peua-peu l'air s'éclaircit, & le jour étoit a-peuprès comme il eft 1'été dans nos ciimars, une petite demi-heure après le foleil couché. II eft aifé de fe figurer. la joie dont nous fhmes  AU POIE A NT ARCTIQUE. 37 J tous pénétrés , après nous être crus perdus fans reflburee, de voir que nous pouvions encore efpérer de retourner dans notre patrie. Cependant nous ne favions oü nous étions; &, notre pilote ayant pris bautenr, nous trouvames foixante & onze degrés & buit minutes de latitude méridionale : ce qui nous fit connoïtre que nous étions dans les mers du fud, fous le Pole Antarclique. Pour lors il ne faifoit pas le moindre vent. Nous nous occupames a•remettre en état, autant qu'il étoit pofiible, tous nos cordages & toutes nos voiles. Nous avions encore dans le vaiffeau des provifions pour quelque tems. Au bout d'environ quatre ou cinq heures,. il fe leva un petit vent nord-oueft, mais fi terriblement froid,que la mer füt toute prife dans 1'efpace de quelque momens.. Je puis dire queje n'avois jamais fenti un froid fi pénétrant, & je doute que nous eufiions pu y réfübr, s'il eüt continué long - tems % mais , par, bonheur , 51 tomba tout-d'ün-coup une petit e pluye doueequi nous fit paffer, dans quelques minutes, du plus rude hiver au printems. La fage providence, pour fuppléer au défaut du foleil qui s'é'oigne pourfi long-tems de ces triftes climats^ tempère leur extréme froideur par des exhalaifons chaudes ,qiü confervent m^me affez avant dans 1'hiv-er les herbes, les plantes & les ar- Aa iv  37»* Passage du Pole Arctiquë buftes qu'on y voit. Nous portames avec toutes nos voiles vers une grande cóte que nous appercümes k 1'efl, dans 1'efpérance de pouvoir mettre pied k terre quelque part ; & nous vhnes k une de fes extrémités qui s'avancoit vers le Pole AnrarÖique, une lumière qui reflembloit affez a 1'aurore; nous favions pourtant bien que ce n'étoit pas 1'avant-courrière du foleil, puifqu'il devoit fe paffer plufieurs mois avant qu'il reparüt dans ces régions. Nous ne pouvions plus faire de diftindion entre le jour & la nuit, le matin & le foir; cependant le jour étoit affez grand pour nous empêcher de voir les étoiles. II s'élève dans les airs des exhalaifons lumineufes pendant 1'abfence du foleil , autrement les deux zones froides feroient alternativement pendant fix mois , enfévelies dans une affreufe nuit. Comme nous voguions doucement vers cette fufdite, nous vïmes en quatre ou cinq endroits diffans l'un de 1'autre d'environ la portée d'un moufquet, de groffes écumes bouillonnantes, qui s'élevant affez haut avec impétuofité , formoit au-deffus de la furface de Ia mer comme de petites collines ; ces bouillons d'eau & d'écume avoient tant de force, que notre vaiffeau, en paffant au travers, penfa en être renverfé. Nous ne pümes jamais comprendre ce que ce pouvoit être S  au Pole Antarctiqué. 377 maïs nous n'en vïmes plus depuis. Cependant cette lumière dont je viens de parler ayant peu-a-peu diffïpé les nuages qui nous ia cachoient, elle s'élev'a tout d'un coup , & brilla d'une telle forte ï nos yeux , qu'elle nous jetta tous dans 1'admiration ; c'étoit un météore merveilleux , qui formoit un ovale parfait d'un bleu très-obfcur, & qui étoit tout parfemé d'étoiles : celle du milieu, qui étoit la plus grande, paroiffoit dominer fur toutes les autres. Cet admirable phénomène augmenta le jour de moitié fur la cöte, tellement que nous pouvions voir plus diftin&ement tous les objets: auffi en étions-nous déja fort prés ; & y ayant enfin abordé, comme nous avions deffein d'y mettre pied a terre, nous jettames 1'ancre.  37s Passage du Pole Arctique CHAPITRE lil. Ils metcent pied a terre fur la cóte , & pênhrent dans le pays environ une lieue & demie. Defcription de la grande He fiottante qui eft fous le Pole Antarctiqué, & de la montagne de glacé qui efl au milieu , de figure piramidale , & qui femble taillée d facettes ; des mkéores merveilleux qui paroiffent de tems d autre autour de file fiottante. A. L'endroit oü nons mouillames, la cöte étoit toute bordée de grands rofeaux , qui hors de 1'eau paroiffoient de la hauteur d'une piqué, & du moins de la groffeur du bras, & fe terminoient en une pointe fort aigub'; ils avoient des nceuds d'efpace en efpace, & au-deffous de ces nceuds pendoient de grandes feuiiles jaunatres, larges d'un bon empan, & environ de la longueur d'une aune de Hollande. Nous mimes la chaloupe en mer pour aller a terre , & nous cümes beaucoup de peine a paffer au travers de ces rofeaux, paree qu'ils étoient fort ferrés & proches les uns des autres: nous primes toutes nos armes a feu , autant pour nous déftndre des bêtes farouches, que pour tuer quelque gibier, s'il arrivoit que nous en ren-  Au Pole Antarctiqué. 379 contraffions;après avoir grimpé en haut, paree que le terrein étoit efcarpé, nous trouvatnes une belle plaine toute femée d'une herbe menue & courte qui exhaloir une agréable odeur; elle étoit bornée de trois grandes chaines de montagnes qui s'étendoient k perte de vue k droite & k gauche; ces montagnes nous parurent pofées en amphithéatre ; le fecond rang étant plus haut que le premier, & le troifiéme beaucoup plus haut que le fecond. Le premier "ng, k favoir le plus proche de nous, n'étoit proprement que de grandes colines, toutes revêtues de mouffe verte ; les montagnes du fecond étoient toutes couvertes de neige, & celles du troifiéme paroiffoient dans le lointain d'un rouge .enflammé, ce qui produifoit un des plus beaux afpeös qu'on puiffe imaginer: quand nous eümes traverfé la plalne & gagné le pied des colines, nous pnfllmes plus avant & nous \ ïmes qu'elles formoient en cetendroitune grande enceinteouenclos enviror, d'une bonne lieue de diamètre; cette enceinte étoit toute pleine de grandes herbes fi hautes , que les deux plus grands hommes de notre trcupe y étant entrés, on leur voyoit a peine le fommet de la tête, nous remarquames que tout autour de l'enclos, il y avoit dans les colines de grands trous ou antres, que nous jugeames  3So Passage du Pole Arctique être la retraite de quelques bêtes farouches; & en effet, quelques momens après, nous vïmes fortir de ces grandes herbes, k deux eens pas de nous, trois ours blancs d'une groffeur prodigieufe, qui fans fe tourner ni d'un cöté m d'autre , entrèrent dans 1'antre qui étoit visè-vis d'eux, nous ne trouvimes pas k propos après cela de refter dans un lieu qui nous fembloit fi périlleux, nous en fortïmes fur le champ, & nous avancant toujours versies montagnes , nous trouvames un petit ruiffeau d'eau douce très-claire, fur les bords duquel nous yimes fe promener un grand nombre d'oifeaux a peu prés de la groffeur des cailles; ils étoient fi peu farouches qu'ils fe iaiffoient prendre è la main, nous en tuames quelques- uns, que nous envoyames abord; en fuivant ce ruiffeau il nous conduifit infenfiblement entre deux roches fort hautes & fort efcarpées, & toutes couvertes de glacé depuis le haut jufqu'au bas, nous y fentimes d'abord avec la der'nière furprife un froid extréme & nous ne pouvions comprendre comment, en fortant d'un air fort doux & prefque chaud , celui ou nous venions d'entrer pouvoit être fi rude , nous marchions pour lors fur une neige fort dure, & notre petit ruiffeau étoit entièrement gelé dans eet entre - deux , la montagne qui étoit a notre  au Pole Antarctiqué. 38* droite recevant fur fa furface glacée toute Ia lumière du météore dont j'ai parlé , & li, réfléchiffant fur la montagne qui lui étoit oppofée, elles brilloient toutes deux d'une Veile manière que nos yeux en furent éblouis, & que nous avions de la peine a voir ce qui étoit devant nous ; fitöt que nous fïïmes fortis d'entre ces montagnes , nous fentïmes un air doux & temperé, & le ruiffeau couloit & ferpentoit comme de 1'autre cöté ; a deux eens pas de la , nous le vïmes fe perdre dans la terre vis-è-vis d'une roche qui avoit la figure d'une groffe tour ronde , la nature y avoit creufé une efpèce de grote qui avoit trois ouvertures du haut en bas, en forme d'arcades, & au milieu en dedans on voyoit un grand baffin dans lequel nous remarquames que le ruiffeau fe jettoit par un canal fouterrein, il y avoit dans cette grotte, plufieurs niches, ou nous trouvames des nids d'oifeaux, & dans quelques-uns des eeufs d'un verd fort pale,.trois fois plus gros que nos eeufs de cane, le deffus de cette roche étoit plat en forme de terraffe, & tout plein d'une herbe fortfemblable a notre pourpier, mais de beaucoup plus grande, les feuilles en étoient extrêmement larges & environ de 1'épaiffeur du petit doigt, & fa tige étoit fi longue, que plufieurs pendoient depui^  381 Passage du Pole Arctique lehaut jufques en bas; après avoir admiré eet ouvrage de la nature, nous ne jugeames pas è propos de pouffer pour lors plus avant ,*& nous reprimes la route de notre vaiffeau, mais non pas tout-è-fait par le même chemin , nous tijmes un peu fur la gauche, & après avoir marché quelque peu de tems, nos oreilles furent mbitement frappées de mugiffemens & de hurlemens horribles qui venoient du même cöté ou nous avions vu ces trois ours blancs : tout l'air d'alentour en retentiffoit d'une telle forte que nous jugeames qu'il falloit qu'il y eüt dans eet endroit-la un trés - grand nombre de ces animaux féroces: nousarrivamesinfenfiblement fur un terrein raboteux & pierreux qui nous conduifit vers un amas de groffes roches fort prés les unes des autres: elles avoient des veines rouges, vertes & bleues a peu prés comme le marbre, & comme nous y vïmes a droite & a gauche une efpèce de marais, nous fümes contraints de paffer tout au travers; nous y trouvames diverfes routes qui fe croifoient les unes & les autres comme dans un labyrinte, de forte que neus nous y égarames quelque tems; mais enfin un des nötres ayant trouvé 1'iffue, nous en fortïmes: a peine en étions-nous k quatre pas qu'une rnonflrueufe béte s elanca contre nous de derrière un petit rocher; elle  au Pole Antarctiqué. 383 étoit de la figure & de la couleur d'un crapaud, mais infiniment plus groffe; elle avoit fur la tête une grande crête d'un vilain bleu pale , & dardoit de tems en tems de fa gueule une écume jaune & verte ; elle fe tourna du cöté du marais, & s y jettant d'un feul faut, ehe y plongea de forte que nous ne la vimes plus. Nous ne doutames pas que dans ce lieu il n'y en eüt plufieurs de la même efpèce, & que ces bêtes ne fuffent très-venimeufes. Nous continuames de marcher avec beaucoup de peine dans ce chemin pierreux, jufqu'a la belle plaine ou nous avions mis pied è terre , & nous vinmes heureufement k bord, oü nous fïmes cuire les oifeaux que nous avions pris. La chair en étoit fort dure, mais d'affez bon goüt & approchant de celle de canard. Nousformames le deffein de faire bientöt une feconde courfe, & de prendre de ces oifeaux & de toutes les autres efpèces que nous pourrions trouver, aha d'épargner le refte de notre bifcuit & de nos autres provifions qui fe pouvoient garder. Nous vïmes alors avec chagrin s'évanouir le beau météore qui commenca de paroïtre quand nous arrivames fur cette cöte, & nous eümes enfuite une petite pluye mêlée de neige & de groffe grële qui dura plus de quinze heures. Nous mefurions alors notre tems avec un fa-  '3$4 Passage du Pole Arctiqué blier que nous trouvames heureufement dans1 le vaiffeau. L'air devint fi froid , qu'il nous étoit impofiible de refter feulement un demiquart-d'heure fur le pont ; mais cette pluye ayant ceffé, l'air fe radoucit tellement, qu'il nous fembloit refpirer un air d'automne comme dans les climats tempérés ; & un autre pbénomène le montra du cöté de 1'oueft, qui n'étoit pas, a beaucoup prés, fi brillant que le premier, mais pourtant très-beau ; il formoit un zig zag irrégulier, & reffembloit trèsbien a une conftellation. II avoit, dans la partie inférieure , une efpèce de queue qui étoit fort large a 1'extrémité. [II faut remarquer que depuis que nous étions a 1'ancre, notre vue avoit toujours été bornée vers le fud, c'eft-adire , du cöté du Pole Antaröique, par de gros nuages fort épais, qui furent enfin diffipés par une de ces belles exhalaifons lumineufes fi fréquentes fous les Poles ; de forte que nous découvrïmes tout - d'un coup une ïle qui nous parut floter fur lafurface des eaux , &c que nous vimes en effet s'approcher de nous environ jufqu'a une portée de canon. Cette ïle étoit prefque ronde, 8c n'étoit, fans doute, qu'un affemblage de ces grandes pièces de glacé qu'on voit dans ces mers, qui s'étoient liées & congelées enfemble. II y avoit au milieu une grande montagnq  Au Pole Antargtiquë. 385 montagne de glacé qui s'élevoit fort haut en figure piramidale ; Sc les pièces qui la formoient étoient , par un furprenant artifice , difpofées de manière qu'elle paroiffoit tome taillée k facettes comme un diamant : avec cette différence , que les facettes étoient proportionnées a fa grandeur. L'ïle étoit toute couverte de neige , Sc on voyoit fur fes bords, de difiance en diftance, comme de petits arbres de glacé , qui jettoient des rameaux chargés de flocóns de neige qui leur tenoient lieu de feuilles Ss. de fruits ; mais, fur la montagne , il n'y avoit pas la moindre neige ; toutes fes glacés étoient claires Si tranfparentes comme le criftal. Nous confidérames toutes ces chofes affez long-tems, Sc enfuite nous allames nous repofer : après que nous eümes dormi quelques heures, en voulant monter fur le pont, nous fïïmes tous épouvantés de voir l'air tout enflarnmé ; mais ayant jetté la vue du cöté de l'ïle , nous connümes que cette grande illumination procédoit de fix météores merveilleux fufpendus dans les airs, a une diftance a-peu-prés égale, tout autour de Ia montagne , comme autant de grands Sc magniflques luilres. Ils étoient tous de la même figure , Sc étoient compofés chacun de quatre gros globes de feu ; celui d'en bas étoit le plus gros; le fecond, le troi? Bb  $$6 Passage du Pole Arctique ïième & le quatrième alloient en diminuanr.' Tous ces globes lumiheüx étant multipliés a ï'infini dans les facettes de la montagne, la faifoient paroitre toute de feu. Tous ces grands \& furprenans objets faifoient enfemble un effet dont les yeux étoient ravis & enchantés, & de telle forte que , frappés d'admiration & d'étonhement, nous reftames quelques momens immobües comme des flatues. Comme nous étions encore attentifs a les contempler, nous appercümes fort baut dans les airs trois grands oifeaux qui fondirent toüt-d'un-coup vis-a-vis de nous fur la cöte ; leur plumage étoit un mélange de gris &c de brun ; fur leur tête, ils avoient une grande aigrette de trois plumes blanches comme neige , dont les extrémités étoient d'un trés-bel incarnat, & leurs queues étoient plus longues que tout leur corps, & fembloient un éveniaiï a demi-ouvert ; ils étoient plus grands & plus gros que des aigles; & , après qu'ils eurent bequeté & fouillé 1'herbe quelque tems, ils s'envolèrent tous trois rapidement vers la montagne de glacé ; & , ayant long-tems voltigé tout autour, ils montèrent fur fon fommet, & nous ne les vimes plus. Nous jugeames que peut-être ils y avoient leurs nids, C'étoient de très-beaux oifeaux.  Au Pole Antarctiqué. 387 CHAPITRE IV. Du merveilleux lac dont les eaux font prefque toujours chaudes , & de fes cinq admirables cafcades. Defcription de la vallei des rofes blanches, oü 1'on voit un monument très-remar* quable, une fontaine rare & fmguliere, & quelques arbufies trés beaux & agreables d la. vuè. Comme nous étions dans un plein repos,' nous fumes réveillés par un vent impé'tueux, qui donnoit de telles fecouffes k notre vaiffeau , que , de crainte que notre cable ne fe rompit, nous nous levames tous au plutöt; mais nous ne vïmes plus 1'ile fiottante ni les beaux pbénomènes qui étoient tout autour. La mer étoit fort groffe & toute pleine de grandes pièees de glacés qui's'amoncelant les unes fur les autres, formoient par-ci & par-tè de petites montagnes flottantes, Lorfque le tems fut plus beau, ce qui ne tarda guères k arriver* nous réfolümes de faire , comme nous avions projetté, une feconde courfe dans le pays. Ayant laiffé a bord deux ou trois des nötres , nous primes nos armes , & enmames un autre chemin que la première fois. II faut remarquer Bb ij  3gs Passage du Pole Arctique que cette cöte eft fort montagneufe ; mais on y trouve quelques petites plaines & des vallées. D'abord nous marchames entre des roches feiches & arides , oii il n'y avoit ni herbe ni mouffe; & on y trouvoit des précipices affreux, au bas defquels rouloient de gros torrens avec un bruit épouvantable; nous étiqns contraints de paffer dans de petits fentiers trèsétroits & très-dangereux ; mais enfin nous fortïmes heureufement de eet endroit, oü nous nous étions infenfiblement engagés , &£ nous montames fur une haute montagne d'oü nous pouvions jetter la vue de toutes parts; nous y vïmes 1'été & 1'hiver tout-a-la-fois : car, .d'un cöté , il y avoit des plaines oü tout étoit gelé & couvert de neige; &, de 1'autre, des vallées oü régnoit par-tout une riante verdure; l'air y étoit fi clair & fi lumineux, que, fans le' fecours du foleil, nous y pouvions aifément diftinguer les plus petits objets. Nous y defcendimes , & trouvames tous ces lieux tapifiés d'une herbe courte & menue ; on y voyoit parci par-la des plantes qui jettoient des feuilles longues & ferrées. Nous en arrachames quelques-unes dont la racine étoit ronde & plate, a-peu-près groffe comme le poing, & couverte d'une peau noire fort mince: la chair étoit d'un blanc rougeatre, & d'un goüt appro-  au Pole Antarctiqué. 389 chant de celui de Pamande. Nc*is en trouvames beaucoup depuis fur la cöte, aux environs de 1'endroit oii nous avions jetté 1'ancre , que nous mangions au lieu de pain. Ce lieu nous parut fi agréable, que nous nous y reposames quelque tems ; delk nous entrames entre deux longues chaines de montagnes couvertes de mouffe depuis le pied jufqu'au fommet , & d'oii diftilloit une efpèce de gomme odoriférante. Cette doublé chaïne n'étoit pas droite, 8c faifoit un grand coude qui nous bornoit entièrement la vue ; mais, quand nous fümes au bout, nous découvrïmes tout-d'un - couo un lac dont Peau étoit verdatre & prefque chaude; il exhaloit fur toute fa furface une infinité de petites vapeurs noires. Nous crümes, & avec raifon, que cette chaleur & ces vapeurs procédoient de matières fulphurées &i bitumineufes, qui .devoient être dans le fond. XI n'y avoit pas la moindre petite herbe fur fes bords. Après les avoir cötoyés pendant quelque tems, nous entendimes un certain bruit & murmure qui s'augmentoit a mefure que nous avancions ; & enfin nous remarquames que Pextrémité du lac étoit toute bordée de petites roches entre lefquelles 1'eau s'écoulant dans un bas , canfoit le bruit que nous entendions. Nous doublames donc le pas, 6c fümes bien furpris Bb iij  59° Passage pu Pole Arctïque de voir cinq belles cafcades, dont celle du mdieu étoit Ja plus grande; elle formoit trois grandes nappes d'eau , qui tomboient les unes' fur les autres , fur trois degrés en diftancesapen-près égales; & 1'eau de toutes ces cafcades fe réuniflant un peu plus bas, tomboit fur un grand rocher prefque plat ; & dela fe précipitant , s'alloit perdre entre des rochers qui étoient au-deffous. II falloit, de néceffité , que' puifque ce lac refioit toujours également plein , quoique fes eaux s'écoulaffent incelfamment .de ce cöté-la avec tant d'abondance, il y eilt des canaux fouterreins qui lui en fourniffeht toujours de nouvelles. Comme nous, raifonnions la -defllis, il parut'tout-d'un-coup, fur une' grande coÜne qui étoit vis-a-vis de nous, une grande troupe de gros & puilfans ours blancs comme neige. Nous remarquames qu'il y en avoit deux-ou trois qui étoient tachetés de noir par-tout le corps ; un d'entr'eux defcendit la coline; &, ayant pafte un petit ruiffeau qui étoit' au bas, il fe gliffa entre deux rochers. A peine v fut-il , qu'il fe mit a faire un certain cri, comme s'il eüt appeilé les autres; & effeöivement, ils fe mirent tous a le fuivre , en fe preflant & fe préeipitant. Nous ne les eümes pas plutót perdus de vue, que nous vïmes par*irs du milieu de ces mêmes roches, plufieurs  au Pole Antarctiqué. j9i ©ifeaux qui furent bientöt fuivis d'un plus grand nombre , qui prirent tous leur vol vers de hautes montagnes couyertes de neige , qui étoient fur notre droite. Ces oifeaux avoient apparemment leurs nids dans les fentes & les. crevaffes qu'on y voyoit ; mais elles étoient dans des lieux ftefcarpés & fihauts, qu'il étoit impomble d'y parvenir. En nous. éloignant de! ces cinqa.dmirables cafcades, nous defcendïmes, avec beaucoup de difficulté , par une montagne dont la pente étoit très-roide , dans, une. plaine longue & étroite , percée prefque partout de petits trous qui alloient en tournant affez profondément en terre : il falloit qu'il y eüt dans ce lieu. une infimté d'animaux d'une efpèce qui, fans doute, nous étoit inconnue ; mais nous n'en vïmes pas paroïtre un 'feul. En marchant entre ces trous, on entendoit un certain fon, comme s'il y eüt eu deffous des caves, ou des. voutes. Etant au bout de cette plaine; nous entrajnes comme dans un grand carrefour, oü il y avoit cinq routes différentes , difpofées. en étoile. Nous balancarnes quelque tems fur le. choix de celle que nous devions prendre. II y en ayoit une entre des montBgnes d'une hau=. teur, fa, prodigieufe , qu'on en étoit prefque. épouvanté ; on y entroit par-defious. un large. &. haut portail, dont la ftm&ure n'étoit qu'ime. B; b iv  391 Passage du Pole Arctique grande pièce de roche, qui s'étant détachée par en haut d'un des cötés, étoit tombée en travers fur 1'autre , & y étoit demeurée fufpendue peut-être depuis un trés-long tems. Cette route étoit fabloneufe; on y enfoncoit jufqu'au-deffus de la cheviliedupied. Nous en ennlames une autre beaucoup plus commode; les montagnes qiu Ia bordoient, étoient une roche prefque noire avec de grandes veines Manches & luifantes, a-peu-près comme de 1'aiun. Nous y trouvames par-tout une trés-grande quantité d'une efpèce de lézards. Ils étoient fi familiers , qu'ils nous paiïoieht a tous momens entre les jambes & fur les pieds. Ils avoient la tête parfab tement noire, le corps rougktre, & la queue extraordinairement longue. Plus nous avan^ cions dans ce chemin , & plus il s'élargiffoir, II nous conduifit enfin dans, une très-belle &c très-fpacieufe yallée, oh nous refpirames un air de printems ; elle étoit toute couvert© d'une plante toute femblable- a la violette ; on voyoit fur la plupart, au milieu de la tige* une fleur blanche de la grandeur d'un ducatom Cette fleur avoit huit feuilles, toutes dentelées, les quatre plus grandes deffous, & les quatre plus petites deffus; le milieu étoit garn^ de petits grains fort rouges.. Cette fleur ne reffembloit pas mal a une rofe fimple, & avoit  au Pole. Antarctiqué. 393 une odeur fort donce. L'émail de ces fleurs avec le verd de leurs tiges faifoient enfemble un effet charmant dans toute 1'étendue de cette vallée. Un petit ruiffeau d'une eau très-claire ferpentoit vers le .milieu, Nous appercümes k 1'extrémité d'un enfoncement , quelque chofe de blanc a travers de grandes herbes; nous en étant approchés , nous y vïmes , avec la dernière furprife, un petit édifice d'une lingulière ftrufture : il étoit tout de pierre blanche ; fa partie fupérieure étoit une grande pierre plate, de figure triangulaire, pofée fur fix colonnes hautes d'environ trois pieds, fur une bafe en ovale, qui s'élevoit de terre k la liauteur de quatre ou cinq pouces. Sur la pierre a trois angles, on voyoit une infcription de caractères bizarres, qui n'étoient connus d'aucun de notre troupe ; &, en bas fur la circonférence de la bafe , paroilfoient encore, d'efpace en efpace , les mêmes caradtères, mais prefque effacés. Ce monument fit naïtre entre nous une infinité de- raifonnemens , car nous voyions très-bien que ce n'étoit pas \k un ouvrage du hafard ; mais j'en laiffe la décifion a de plus habiles gens que moi. Etant fortis de ce lieu, nous marchames droit au ruiffeau dont je viens de parler, & nous le fuivïmes en remontant vers. fa fource, II fortoit d'une très-belle fon-  394 Passage du Pole Arctiqui taine qui étoit dans une grote creufée par Ia aature dans une des montagnes de la vallée. J'y entrai d'abord ; elle étoit revêtue d'une trésbelle mouffe verte depuis le haut jufqu'en bas;& dans, le fond., a la hauteur d'un homme , on. yoyoit trois conduits fur une même ligne, & a diftances égales: 1'eau, en coulant hors de ces conduits, faifoit un agréable petit murmure qui' approcboit du gazouillement des oifeaux, & fomboit dans une efpèce de baffm, qui en étoit fort rempli, & s'épanchoit par-deffus tous' fes bords; elle fe réuniffoit par-devant dans une grande crevaffe qui étoitdans un rocher immédiatement au-deffous, & s'écouloit en bas. Ce baffin étoit profond environ d'un pied; il y. avoit au fond plufieurs petites pierres rouges & plates de différentes figures, favoir de quarrees, de rondes , de triangulaire* & en forme , de cceür. Voulant en prendre quelques-unes , je pus a peine fouffrir la froideur exceffive de I'eau voifine de la fontaine ; au - dedans de la grote, il y avoit un trou rond & fortprofond, large d'un bon empan,qui exhaloit. unevapeur fi chaude, que je penfai mebrüler le vifage, m'étant par hafard placé tout visa-vis. Ce ne fut pas fans un extréme étonnement, que je vis fortir prefque d'un même en-, droit le froid & Ie chaud tout enfemble. II yj  ( av Pole Antarctiqué. 3,95. ^voit, dans plufieurs endroits de cette vallée , divers arbufi.es trés beaux & très-fihguliers, & un , entr'autres , qui jette fes feuilles a trois étages affez difians l'un de 1'autre ; elles font toutes couvertes d'une efpèce de duvet qui les rend , au toucher, douces comme du velours, & bordées tout autour du plus beau jaune du monde. Au-deffus des feuilles, & précifément a 1'endroit ou elles font attachées au tronc , on voit fortir de chacune, au bout d'une fort longue queue , de petites graines rouges de la groffeur des pois , qui forment un cercle parfait ; & , a la cime , ils portent un bouquet de ces mêmes graines , fort ferfë & preffé, qui a prefque la figure d'une petite pomme de pin. CHAPITRE V. De quelques poijfons mcnjlrueux qu'on voit dans ces mers. Accident tragique & lamentable arrivé a deux matelots de l'équipage. Des fept Hes • inacceffibles, & de ce que Vauteur y vit avec de grandes lunettes d'approche. Nous ne vïmes rien digne de remarque dans la route que nous primes pour revenir a bord : nous trouvames entre les rochers une grande «quantité d'oifeaux, qui fe laiffoient prefque  396 Passage du Pole-Arcttque prendre a Ia main ; nous en emportames autant qu'il nous fut poffible. Comme la cöte oii nous étions a 1'ancre étoit fort expofée a de grandes tempêtes & a des vents très-impétueux, nous craignimes qu'en y reftant plus long-tems, nous ne fuffions k quelque heure brifés contre les rochers: nous réfolümes, animés du défir de faire quelque découverte, d'en partir au plutöt; nous fïmes une grande provifion des racines dont j'ai déja parlé, y en ayant dans eet endroit une prodigieufe quantité , & ayant levé 1'ancre , avec un petit vent fud-eft, nous portames vers 1'oueft , paree que lorfque l'air étoit clair & ferain, nous avions toujours cru voir quelques terres de ce cöté-la. Après avoir navigué affez heureufement prés de vingt-quatre heures, nous nous trouvames entre plufieurs écuëils trés - dangereux ; c'étoit plufieurs rochers a fleur d*eau; mais comme le vent étoit prefque tombé , & que nous voguions fort lentement, nous les évitames fans beaucoup de difficulté. II y avoit une roche qui s'élevoit aqdeffus de 1'eau a la hauteur d'environ quatre pieds y fur la pointe de laquelle nous vimes un gros oifeau a plumage noir, affez femblable k une cigogne; il s'y tenoit perché droit fur une jambe , faifant la roue de fa queue , comme un paon ; il y paroiffoit immobile conune une.  au Pole Antarctiqué." 397 ftatue fur fon piédeftal : nous lui tirames plufieurs coups fans le toucher, qui ne lui firent pas faire le moindre mouvement. II falloit que eet oifeau eüt été porté la' par les glacés, &C qu'il en attendït quelques autres au paffage pour s'en retourner. Quelque tems après le vent étant tombé tout a fait, nous nous vïmes environnés d'un brouillard fi épais qu'il faifoit toiit-a-fait' nuit , ce qui nous obligea de jetter 1'ancre ; ce brouillard étoit prefque chaud. J'avois autrefois toujours. cru que ces climats étoient inhabitables a caufe de la grande rigueur du froid, mais quoiqu'il s'y faffe fentir exceftivement, il y a de fi fréquens intervalles oü l'air fe radoucit, qu'il eft par-tout fort fupportable. Nous reftames dans 1'obfcurité plus de douze heures, après quoi le tems s'éclaircit. Le même vent fe remit a fouffler, & nous portames vers 1'oueft comme auparavant : nous trouvames que nous étions alors a foixante - fept dégrés fix minutes de latitude méridionale. II y avoit a cette hauteur un grand nombre de gros poiffons volans a quatre aïles ; les deux qui étoient vers la tête étoient trés - grandes , & femblables a des ailes de chauves-fouris; & les deux qui étoient vers la queue paroiflbient deux fois plus petites. Trois de ces poiffons vinrent autour de notre vaiffeau en yoltigeant  39§ Passage du Pole Arctiquë & plongeant fans cefTe : ils excédoient de beaucoup la grolTeur & la longueur des plus puiffans bceufs, Sc nonobftant ils s'élevoient fort bant, & refloient fouvent en l'air une groffe minute avant que de plonger. Ils font trèsgoulus'Sc voraces; en volant ils ont toujours une grande giieule ouverte , oii 1'on voit deux fangs de dents courtes, mais fort aiguës : deux de nos matelots étoient affis l'un prés de 1'autre fur le pont du cöté de la poupe , quand un de ces trois monftres, s'élancant tout d'un coup fort haut, les faifit tous deux par derrière , & les fit culbuter dans la mer; celui qui tomba le premier fut d'abord mis en pièces Sc dévoré , & le fecond qui nageoit autour du navire, Sc a qui nous étions fur le point de jetter une corde, pour le tirer a nous, fut aflailli par les deux autres : l'un. le prit par la tête ^ Sc 1'autre par les pieds, & tirant chacun de fon cöté avec une extréme furie, ils féparèrent bientöt ce miférable corps, dont les boyaux & le lang faifoient une longue trainée dans la mer. Cette tragique aventure nous caufa k tous une afïliction très-fenlible, d'autant plus que ces hommes étoient deux de nos meilleurs matelots. Après que Ces cruels animaux nous eurent encore fuivis une bonne demi-heure, nous les perdimes tout k fait de vuê. Peu de  au Pole Antarctiqué. 399 fems après nous eftrnes une trés-grimde tempête qui nous tint alerte plus de f,x heures. Cependant en portant toujours vers 1'oueft ' nous vinmes a découvrir quatre ïles, & peil apres trois atftres; eiles étoient toutes fept •i«r Wme ligne , & fort peu diftantes 1'une de 1 autre. Nous formames d'abord le deffein dy prendre terre, mais il nous fut impoftible d executer notre projet, car nous tröuvames en nous en approchant, qu'aux environs de toutes ces iles la mer fourmiiloit de bancs de fable 6c de rochers fort prés les uns des autres ,'& étoit remphe de courans qui fe croifant de tous cotes, rendoient cette mer la plus dangereufei au jugement de notre pilote, qu'il eüt jamais vue. Nous jettames 1'ancre k la pointe d'un grand banc de fable qui étoit vis-k-vis de nous, afin d'avoir Ie tems de confulter quelle route nous prendrions : cependant, nous confidenons exaftement ces ïles , elles étoient pleines de petits monticules qui paroiffoient dans le lointain d'un rouge de vermillon, 6c quelques-uns brilloient comme des rubïs. Nous enattnbuamesla caufe k un air fort enflammé qw etoit alors dans tous les environs. Nous vimes dans la cinquième ïle qui étoit k plus grande du cöté de 1'eft, une roche de üLe ronde qui s'éleyoit fort haut en droite h>ne  4oo Passage du Pole Arctique & qui étant d'égale grofïeur en haut & en bas, reflembloit a une belle grande colonne , & un peu plus avant il y avoit de groffes &c hautes roches fort ferrées & proches Tune de 1'autre, qui repréfentoient parfaitement les mafures d'un grand & magnifique chateau , k 1'une des extrêmités duquel on voyoit comme une grande tour ronde, d'oh fortoit une groffe 8c noire vapeur qui s'élevoit fi haut &c avec tant de rapidité dans les airs , qu'elle fembloit s'unir avec les nues, & ne former qu'un même corps avec elles. Je pris alors mes grandes lunettes d'approche, & je découvris dans cette épaiffe fumée, de groffes étincelles femblables a des étoiles qui étoient dans un perpétuel mouvement. Quelques inftans après, je vis fortir de cette roche de gros torrens de Hammes qui, comme un vent impétueux, fe répandant au long &C au large, nous caufa une épouvante générale. Je ne crois pas que le mont Etna en Sicile, ni le mont Vefuve en Italië, en aient jamais vomi de fi terribles. Ces épouvantables flammes ayant duré environ trois minutes, s'évanouirent, &C ne laiffèrent après elles que quelques étincelles &C une légère fumée : nous n'avions pas encore refté-la vingt-quatre heures, que nous nous appercümes que la mer qui enyironnoit ces ïles , étoit toute prife. Quoique dans  au Pole Antarctiqué. 401 dans 1'endroit ou nous étions, nous ne fentiffions pas le moindre froid, nous réfolunies de reprendre le large, & de cötoyer de loin les dangereux écueils que nous avions devant nous jufqu'a ce que nous puffions fürement con-' tinuer notre route vers 1'oueft. Nous en vinmes heureufement a bout avec un vent favorable , & nous entrames enfin dans une pleine mer, ou nous commencames de voir flotter de grandes pièces de glacés. CHAPITRE VI. Du grand promontoire ou cap qui efl toujours couvert de nuages; du miraculeux jet d'eau qu'on y.voit ; de la grande & profonde caverne fur laquelle paffe un gros & large torrent. Combat extraordinaire entre deux ours blancs & trois veaux marins. D ans moins de deux heures la mer fut toute couverte de glacés, & nous fimes une continuelle manoeuvre pour les éviter, autant qu'il nous étoit poffible; il y en avoit une qui étoit éloignée de nous d'environ cinq ou fix portées de moufquet, d'une grandeur fi énorme , qu'elle paroiffoit une petite ïle , Sc venant è fe rompre en pièces, elle fit plus de bruit en C c  4öi Passage ou Pole Arctiqué s'éclafant qu'une batterie de plufieurs canons qui aüröierft fait feu tout k la fois; mais ces glacés diminuant infenfiblemer.t de nombre , nous nous en trouvames heureufement tout-è-fait dégagés; mais peu de tems après nous fümes furpris d'un calme qui dura quinze heures; toute la furface de la mer étoit plus unie qu'une glacé de miroir. A une bonne lieue de Pendroit oü nous fümes contraints de refter pour atten* dre le vent, il y avoit une groffe roche a trois pointes que nous allames reconnoïtre avec la chdloupe; elle étoit entourée d'un petit terrein, large de dix ou douze pieds, tout bordé le long de i'eau de grandes herbes fort larges , & couvert jufqu'au pied de la montagne de coquillages, entre lefquels nous trouvames une grande quantité de petites huitres , dont les écailles étoient fort noires. Nous en ouvrimes quelques unes qui étoient d'un goüt excellent, ce qui fut caufe que nous en emportames k bord autant qu'il nous fut pofilble. Nous eümes la curioiité de grimper au haut de cette roche ; fa cime étoit une efpèce de plateforme entre trois pointes , fur laquelle nous vimes plufieurs plumes d'oifeau éparfes ca &C la. Nous découvrimes dans des trous quelques nids qui n'étoient qu'un entrelaffement de mouffe,d'herbes & de plumes; il n'y avoit en tout que deux  AU PÖLE AN TA tl Cf ÏQUÉ. 40 j *Sèüfs auffi blancs, mais beaucoup plus gros que des eeufs de poule ; le blanc en étoit d'un verd pale, & le jaune d'un rouge noir; fans une certaine acreté qu'ils laiffoient dans la gorge, ils aüroient été affez bons è manger; il n'y avoit pas long - tems que noüs étions rentrés dans le. vaiffeau , quand un petit vent commenca a s'élevef : nous noüs"en prévalümes d'abord , mais en pelt d'heures il fé renforca de telle forte , que nous craignïmes d'avoir une rude tempête; c'étoit le même vent que nous avions eu auparavant ; nous eri fümes pourtant quittes pour la peur ; nous voguions pour lors avec tant de rapidité, que nous faifions beaucoup de chemin dans une heum En jettant la vue fur le bord del'horifon, nous vïmes du cöté de 1'oueft comme un grand &z gros nuage qui fembloit toucher la mer , mais nous en approchant toujours , nous découvrïmes un cap, doat les terres étoient fort hautes , au-deffus duquel il y avoit d'épais nuages a perte de vue. Comme nous avions deffein > avant de retourner dans le vieux monde , de faire éncoré quelques nouvelles découvertes, nous allames jetter 1'ancre dans 1'endroit le plus commode, pour aller a terre; c'étoit une pente douce par laquelle nous montames aifément : étant parvenus en haut, Cc i;  404 Passage du Pole Arctique nous trouvames une grande quantité de cailloux. & de petites pierres, tout le terrein étoit fabloneux & pierreux, & nous ne pouvions pas étendre notre vue fort loin , paree qu'a cette extrêmité du cap le pays alloit infenfiblement en montant. Quand nous fümes arrivés a la plus grande hauteur, nous découvrimes de grandes plaines a perte de vue , coupées de plufieurs petits lacs, & bornées dans le lointain de grandes & hautes montagnes couvertes de neige & fort tranfparentes, affez prés de nous, & tout vis-a-vis il y avoit deux petites colines derrière lefquelles on appercevoit bondir rapidement dans les airs un gros jet d'eau femblable a une belle & grande colonne , qui fe couronnant d'une groffe écume , retomboit autour d'elle-même par une infinité de petits ruiffeaux , qui fe réduifant bientöt comme dans une groffe pouffière d'eau, retomboient en bas. Du lieu oü nous étions, nous ne pouvions voir d'oü il fortoit; c'eft pourquoi, précipitant nos pas, nous nous avancames au-dela des colines, & trois jets d'eau fe préfentèrent a notre vue, qui fortoient de trois petites roches, difpofées en triangle au milieu d'un gros amas de rocailles & de cailloux. Le plus grand, qui étoit celui que nous avions appercu d'abord , s'élevoit dans les airs environ a la hauteur de deux eens  au Pole Antarctiqué. 405 cmquante pieds , mais les deux petits en paffoient k peine fept k huit: leurs eaux , en retombant k terre , formoient une petite rivière qui, après avoir ferpenté neuf eens ou mille pas, s'alloit jetter dans un des lacs dont je viens de parler: 1'eau en étoit très-claire & très-bonne k boire; l'air étoit fort tempéré: il faut de néceffité que 1'extrême froid fe falfe fentir encore plus tard dans ces contrées. On doit remarquer que ces lacs fe communiquant tous par des ruiffeaux qui coulent les uns dans les autres , nous ne pouvions par conféquent avancer dans le pays, qu'en faifant de longs détours: c'eft pourquoi nous les laifsames fur la gauche, & primes un peu fur la droite ; tout y étoit jufques-la fi fee & fi aride , qu'il n'y croiflbit pas la moindre herbe ni le plus petit arbufte. Un grand vent de terre commenca pour lors k fouftler avec une telle véhémence, & faifoit élever tant de fable & de pouftière , que nous étions contraints de nous arrêter de tems en tems, & de fermer les yeux de peur d'être aveuglés: mais henreufement cela paffa bientót, &C nous entrames dans un fond dont le terrein étoit fort noir, & couvert par-tout d'une petite plante longue & mince, avec des nceuds comme des cannes ; elle croiflbit en rampant fort loin fur la terre, & jettoit d'efpace Cc iij  '4oS Passage pu PotE A^ctique en efpace un petit bouquet de graines d'un très-beau. jauhe. Cette plante étoit fort jolie. Après y avoir marché cinq ou fix eens pas , neus entendimes un bruit comme celui d'une grande chüte d'eau, &z de fait nous vhnesbientöt après un gros torrent, qui fortant d'entre deux rochers très-hauts, fe précipitoit en bas a la hauteur de plus de trois eens pieds ,, &c formoit enfuite une petite rivière, qui roulant fes eaux avec une extréme rapidité, entrainoi^ avec elle une très-grande quantité de pierres & de cailloux. Comme nous confid.énons de quelle manière nous la pourrions paffer , no.us appereümes h cöté d'une petire hauteur une defcente au bas de laquelle il y avoit une efpèce de buiffon : c'étoit de petits arhuiles fort ferrés, qui étoient armés d'épines avec de petites feuilles très-rouges ; ils nous cachoient en partie Fentrée d'une caverne. Nous balan^ames quelque tems., n'ofant pas d'abord nous hafarder dans un lieu qui pouvoit nous être fatal ; mais les deux plus hardis des nötres y étant entrés , nous fuivimes, tous ; & après avoir marché quelque tems dans l'obfcurité , nous découvrïmes tout-d'un-coup un très grand & très-fpacieux fouterrein, diyifé en diverfes grandes .voütes de différentes hauteurs, toutes taillées par la nature dans le W. K 'lk Y: aVC)it qu,;elqiies-uries plus hautes,,  AU POIE ANTARCTIQUÉ. 407 & plus valles que celles des plus grandes, églifes; de groffes roches difpofées a diftances inégales foutenoienfc ces lourdes & énormes. maffes de pierre ; la lumière y, entroit par en haut au travers d'un grand nombre d'ouvcrtures, dont les unes étoient en long comme des fentes 011 grandes crevaffes, & les autres prefque rondes ou quarrées , d'oü peHdoient. des herbes a longue tige , dont les feuilles étoient grandes comme celles de figuier : il y a apparence que l'air chaud qu'on refpiroit dans. cette caverne, contribuoit beaucoupa les faire croitre. La plus grande & la plus haute de toutes cesvoütes étoit, depuis le haut jufques au bas, toute marquetée de noir & de blanc> Les marqués noires étoient beaucoup plus grandes que les Manches ; mais les blanches brilloient comme du criflal; & comme elle avoit enhaut vers le milieu une fort grande ouverture rende , cela faifoit un charmant effet. Le terrein étoit uni prefque par-tout, excepté vers. une des extrémités, oh. il fe hauffoit infenfiblement», Nous y vïmés un nombre. innom-, brable d'oifeaux b.lancs comme des cignes , & pas plus grands-,que des moineaux, Hs penfoient fi peu a s'en volerou a. s'enfuir, qu'ils fe laiffoient prefque marcher fur ie corps: nous en. primes tant que nous voulümes ; ce. n'étoil  408 Passage du Pole Arctique qu'un petit peloton de graiffe très-délicat k manger. Quand nous fümes au bout, nous y trouvames une ifiue qui conduifoit dans la campagne ; & au bas, dans un coin fort obfcur, nous vïmes un grand trou rond, è-peu-près comme un puits ; nous y jettames plufieurs pierres fort groiTes , qui, après être tombées, ne faifoient aucun bruit: ce qui nous furprit; &, quelques inftans après, il en fortit tout-d'uncoup un fort gros oifeau tout noir , qui, en étendant fes ailes, nous épouvanta par leur grandeur. En fortant de la caverne, il jetta trois grands vilains cris, dont toutes les voütes retentirent: il portoit au bec quelque chofe d'aflez gros & long , mais il ne nous donna pas le tems de difcerner ce que ce pouvoit être. II falloit que ce puits füt d'une prodigieufe profondeur, & qu'il y eüt quelques trous ou enfoncemens oü eet oifeau avoit peut-être fon nid , ou qu'il y trouvat quelque chofe pour fa fubfiftance. Nous fortimes bientöt après lui, mais nous eümes beaucoup de peine k monter, k caufe que la pente'étoit fort rude & pleine de fort gros cailloux & de pierres pointues. Quand nous fümes en haut, nous connümes que nous étions au-dela du torrent, paree qu'il paffoit par-delfus la caverne & juftement, au milieu. Nous n'étions pas a un quart de lieue da Ia  au Pole Antarctiqué. .409 caverne, que nous vïmes fortir deux ours blancs d'entre deux belles colines vertes comme un pré par en bas, dont le fommet étoit tout couvert de cette efpèce d'épine dont j'ai parlé, qui avoit de petites feuilles fi rouges. Ils entrèrent dans un chemin creux, plein de fable, le long d'un cöteau qui conduifoit droit a la mer ; ils fouilloient è tous momens la terre avec leur mufeau, apparemment pour chercher quelques racines. Nous les fuivimes de loin , ayant toujours , en cas de nécefïïté, nos armes prêtes, quoique pourtant nous euflions remarqué plufieurs fois qu'ils n'attaquoient pas les hommes. Nous fümes bientöt en vue de la mer. La cöte, en eet endroit, formoit un petit golfe, & le rivage paroiffoit tout couvert de coquillages. Nous apperciimes le long de 1'eau trois veaux marins endormis fur le fable, l'un defquels étoit couché moitié dans 1'eau & moitié fur terre. Cependant les ours, qui avoient pris un petit détour , arrivèrent infenfiblement dans eet endroit, & fouillant toujours de leur mufeau entre les coquilles , il ne fembloit pas qu'ils regardaffent devant eux ; mais le plus gros fe voyant tout-d'un-coup auprès d'un de ces veaux marins, il 1'affaillit par le haut du col, & du premier coup de dent, lui fit ruiffeler le fang jufqu'a terre. Cet animal, s'éveil-  4*0 Passage ou Pole Arctïque lant en furfaut, fe donna de fi violentes fe couffes, qu'il fe dégagea, & perea , avec les, grands crocs qu'il avoit a la machoire inférieure , le ventre de 1'öurs , qui, tout fiirieux , le mordit & Ie déchira. cruellement par tout ou il le put attraper. Les deux autres étant venus a fon fecours , le combat devint général entre ces cinq animauxmais, le premier des, veaux marins perdoit tant de fang, qu'il fe fauva dans la mer; & les autres 1'ayant d'abord fuivi, ils Iaifsèrent par leur fuite^aux deux. ours , le champ de bataillé & tout 1'honneur de Ia vicloire. II y avoit dans ces quartiers. un? grand nombre de ces vaux marins ; j'en ai vu, qui avoient plus de huk pieds de long > &t qui étoient gros a proportion ; ils. font amphi-. bies, & marquetés , comme des tigres, de noir & de blanc , de jaune, de gris & de rouge ; leur peau eft couv.erte d'un poil ras ; ils ont la tête fort groffe , & quatre pieds avec cinq griffes non divifées % comme- des. pattes, d'oye , &c jointes par une peau noire : leur queue eft fort courte ; ils fe plaifent fott k fe tenir couches fur le fable le long de la-mer. Nous laifsames encore la nos deux ours fouillant entre les coquillages , tk. nous fuivïmes le riv3ge , en tournant du cöté ou nous, avions. iaiffé notre vaiffeau. Lorfque nous mimes Ie  Au Pole Antarctiqué. 411 pied fur cette hauteur qui formoit la petite pointe du cap , je fus dans la dernière fur-? prife d'en voir le terrein tout mouillé, 8^ celui que nous quittions tout-a-fait fee ; legros nuage qui le couvroit, & qui le co.uvrit toujours pendant que nous y reffimes, diltilloir, de tems a autre, une groffe rofée femblable k une ^petite pluie très-menue, pendant que, dans tous les environs, l'air étoit très-clair & très-ferain ; je n'ai jamais pu comprendre quelle en pouvoit être la caufe ; il falloit que dans ces terres , il y eüt une vertu occulte &C attracïive , qui retïnt toujours au - deffus «Telles, même malgré les plus grands vents, cette groffe exhalaifon. CHAPITRE VII. Du dhroit des Ours. De la merveilleufe arcade de roche , ou du pont naturel. Du précipice épnuvantable quon voit entre de hautes mon' tagnes voifims du détroit des Ours. Des hruits fouterreins, femblables au tonnerre, accompagnès £ éclairs, qu'on entend dans une groffe roche fort avant dans la mer. Apres, avoir vifité une partie du Cap, nous WJu.mes pénétrer dans le continent, mais nous  ) '4iï Passage du Pole Arctique ne jugeames pas k propos de nous hazarder fi longtems entre des montagnes, dans un pays mconnu , qui n'avoit pour habitans que des bêtes fauvages & quelques oifeaux; c'eft pourquoi nous réfolumes d'y aller par mer: pour eet effet, nous nous rembarquÉmes, & avec un petit vent d'eft nous cotoyames le Cap du cöté de 1'oueft, & nous fumes au bout de cinq ou fix heures environnés de tant de pièces de glacés, que nous craignïmes d'être cóntraints de rejetter 1'ancre, mais le vent s'étant renforcé du doublé, il les chaffa vers 1'oueft, & nous pourfuivimes notre route; cependant nous fömes obligés de porter plus vers la droite, k caufe d'un grand nombre d'écueils & de bancs de fable qui font le long du cap. Nous voguames affez heureufement pendant quarante-huit heures, après quoi nous commencames k découvrir un grand golfe qui entroit dans les terres , par un détroit qui n'avoit qu'un grand quart de lieue de large; je le nommai le détroit des ours, a caufe que nous y en vimes une très-grande quantité. II arriva dans ce moment une chofe qui nous fiappa par fa fingularité ; il faut favoir que dans ce détroit il y a un courant qui va d'un rivage k 1'autre: vingt k vingtcinq de ces ours fe tenoient fur le bord de 1'eau St fembloient attendre au paffage un grand  au Pole Antarctiqué. 413 quartier de glacé, qu'on voyoit s'approcher de loin, & le bafard ayant voulu qu'en flottant il s'approchat d'eux, ils fautèrent tous deffus avec une viteffe incroyable , & le courant les ayant portés de 1'autre cöté , ils reffautèrent d'abord k terre avec la même agilité. Cette manière de paffer 1'eau démontroit clairement dans ces animaux beaucoup d'intelligence & de railonnement, malgré 1'opinion de certains philofophes. Nous entiimes affez avant dans le golfe, & ancrames, malgré la préfence des ours, dans un lieu oh il y avoit quatre grandes piles de glacés , que les flots de la mer avoient pouffé contre la cóte, & entaffées les unes fur les autres. Tout ce que nous vïmes autour de nous , étoit couvert de neige. Environ k une lieue de la il y avoit une chaine de montagnes fort ferrées, qui renfermoient dans une ronde enceinte un petit lac; k fon cöté oriental, par fucceffion de tems plufieurs pièces de roche s'étant détachées par en bas, avoient laiffé une grande ouverture tout au travers en forme d'arcade, par laquelle les eaux du lac s'écouloient dans la campagne voifine; de forte que de loin on croyoit voir un pont d'une feule arcade, & d'autant plus que la roche qui étoit reftée au- deffus, étoit affez plate & unie; j'ai eu la curiofité d'y monter, & pour  4*4 Passage dü Pole Arctiquë en faire un véritable pont rien n'y manquoir que les garoWou*; il faifoit a!ors un froid exceffif aceompagné de tems en tems d'une heige menue comme pouffière, & par conféquent l'air étoit fort fombre & obfcur; mais enfuite il devint très-clair & trés ferain , une belle exhalaifon lumineufe s'éleva da cöté du fud , femblable è une briljante aurore , & le froid diminua de telle manière, que la neige en fondant diftilloit des montagnes en bas; On voyoit dans eet endroit une fort jolie rivière bordée des deux cöiés de petits rofeaux femblables a du jonc, qui après avoir fait én ferpentant plufieurs tours & détours dans la campagne , s'alloit jetter dans le golfe un peu au deffus de nous ; ayant monté Vers fa fpurce j nous appereümes qu'elle tomboit du haut d'une groffe montagne fort mince & platte par en haut: comme la pente en étoit aifée * j'y montal bientöt, & je vis fur fon fommet un petit lac d'ou la rivière fortoit; ce lac pouvoit avoir cent pas dediamètre; fa partie oriëntale étoit couverte d'une glacé mince, &pour fapetiteffe il paroiffoit extrêmement profond, fon eau étoit douce te fort claire; tout cela auroit été une ample matière de confidérations & de raifonnements pour des perfonnes verlees dans la fcience des chofes naturelles: cette montagne fermoit un  au Pole Antarctïquê. 41$ vallon fort étroit & ferré éntre deux rangs de coünes, qui étoit couvert jsifqu'au fond de petite herbe menue; il aboutiffoit a une efpèce de large Sc longue efplanade de roche vive, au bord de laquelle s'offroit d'abord k la vue un précipice effroyable; ce n'étoit tout autour que de hautes &C d'affreufes roebes, au bas defquelles rouloient avec impétuofité dans des trous Sc des crevaffes, de gros ïorrens écumeux, qui après s'être croifés les uns les autres, s'alloient précipiter tous enfemble dans un bas , dont 1'immenfe profondeur glacoit d'effroi; je puis dire que la feule idéé qui m'en refte , me fait encore frémir, & je re crois pas qu'il y ait dans tout le refte de 1'Univers un femblable précipice: comme le pays de ce cöté-la n'étoit que rochers, autant que nous en pouvions juger, nous tournames k la droite, c'elba-dire, vers le golfe; ce n'étoit que pierres & que fables entrecoupes pnr-tout d'une infinité de petits ruiffeaux trés difüciles a paffer; mais enfin, après beaucoup de oeines, nous parvïnmes au haut d'une large defcente fort plate &c unie qui conduifoit droit k la mer: etant tout au bas, nous nous afsimes pour nous repofer fur de petites roches le long du rivage: on voyoit de-la , k une clemi-portée de canon avant dans la mer, un fort groflè mor.tagne  416 Passage du Pole Arctique toute de roche , autour de laquelle étoit un brouillard épais: a peine avions refte la affis un quart d'heure, qu'un grand bruit comme d'un vent fouterrein nous vint frapper les oreilles, & qui nous fembla partir de cette montagne ; il dura environ deux minutes & puis cefla tout d'un coup; mais un demi-quart d'heure après la montagne commenca k darder de tous cötés environ trois pieds au-deffus de 1'eau, une infinité de petits feux, qui après avoir tournoyé avec impétuolité dans les airs, s'évanouiffoient comme fait un éclair , & quelques inflans enfuite, un bruit furieux fe fit entendre a coups redoublés comme de grands éclats de tonnerre : nous vïmes & entendimes quatre fois fucceffivement la même chofe dans Fefpace d'une groffe heure. Nous remarquames que la montagne ne jettoit aucune fumée, ni par le fommet, ni par aucun autre endroit, & que le brouillard qui 1'environnoit s'étant aprèsentièrement diffipé, tout l'air des environ* reprit fa première férénité. CHAPITRE  au Pole Antarctiqué. 4i7 CHAPITRE VIII. D'une belle & fpacieufe plaine fermée de trois grands cóteaux ; d'une plante tres - belle & trls-fingulilre; de quelques maWes ; des curieux rejles d'une ancienne muraille dans le voifmage de la mer; d'un merveilleux écho ; de toifeau couronné , qui fait fon nidfous terre. Comme j'avois vu, par Ie moyen de mes lunettes d'approche , que de 1'autre cöté du golfe, le pays étoit beacoup moins montagneux & plus beau, j'engageai quelques-uns de mes compagnons de voyage k y faire quelques courfes avec m0l; ce que nous exécutimès bientöt après. Nous trouvames d'abord un terrein alTez plat & uni , mais pierreux, & il me fembla qu'on en auroit pu tirer des pierres fort propres k batir; j'y vis même de lieu en lieu de grands trous prefque comblés, qu'on auroit pu prendre pour des carrières; nous avions pour lors visa-vis de nous un grand cöteau qui nous bornoit Ia vue; je montai fur une éminence pour voir fi je pourrois découvrir ce qui étoit audela, & j'appergus trois grands cóteaux qui faifoient un angle irrégulier, & renfermoient -iine belle & fpacieufe plaine. Nous n'eümes Dd  4i8 Passage du Pole Arctiqüe pas beaucoup de peine a y defcendre , ellé étoit fi parf«iitement plate dans toute fon étendue, qu'on n'y pouvoit pas remarquer la moindre hauteur» ni lemoindre enfoneement,l'herbe dont elle étoit couverte, étoit alors toute hu« niide , comme fi une abondante rofée étoit tombée depuis peu deffus : J'appercus le long des cóteaux une infinité de longues raies blan« ches, brillantes comme du vif-argent, qui fe croifoient de cent facons, de haut en bas &C de bas eu haut; je m'en approchai & je vis de tous cötés une efpèce de limaeons quatre fois plus gros que ceux de nos climars, qui portoient fur leur dos une coquille d'un très-beau yerd; ils avoient le corps noir, la queue Ion* gue, &c une petite tête fans cornes, ils laiffoient en fe gliffant fur la terre une tracé de groffe écume blaoche qui fu/oit ces longues raies dont je viens de parler* Ils rongeoient trés* Volontiers une plante qui croiflbit dans cette plaine , & qui eft fi belle & fi fingulière, qu'elle mé te bien d'être décrite ici. Elle s'éleve au deffus de terre a la hauteur d'environ une coudét, & jette vingt-cinq ou trente feuilles fort ferrées par en bas, mais qui s'élargiffent confidérablement par en haut: ces feuilles font de la largeur d'un empan avec des pointes tout autour auffi dures & aiguës que des épines j  AÜ POLË AntARCTIQ ÜËV 419 elles font d'un très-beau verd paie, & pleines de grandes veines du plus bel aurore qu'on puiffe voir: nous en arrachames quelques-unes* imais avec affez de peine, a caufe des pointes dont elles font armées, 8c nous fümes furpris de voir que leur racine avóit la véritable figure d'un melon, la peau d'un gris brun divifée par cötes, Sc rude au toucher comme du chagrin; le dedans étoit une chair molle , blartcMtre, fpongieufe Sc d'une odeur défagréablej ce qui nous empêcha d'en goüter; mais s'il n'y a rien de bon k manger, on y trouve de quoi fatisfaire la vue: j'ai vu plus de cent dê ces Hmaeons ronger une feule de ces plantesi II y aVoit a un coin de cette plaine, c'eft-adire, a 1'angle qui étoit du cöté de la mer, une fortie par une voute de pierre, mais fi baffe, qu'il falloit fé mettre prefque en doublé pour y paffer. On arrivoit par-la dans un grand efpace tout pavé de belles pierres brunes, femblables a du grez , Sc larges d'environ trois pieds. A quelques centaineS de pas de la s on voyoit dans un lieu plein de fable Sc de gravier ■> les reftes d'une tour, auprès de laquelle paroiffoit comme enfoncëe dans la terre une grande pierre ronde, de figure con* cave, comme un gros globe, qui avoit fur fa fuperfice trois étoiles fur une même ligne j| Dd ij  410 Passage du Pole Arctique repréfentées en bofte ; je ne pouvois m'imaginer ce que ce pouvoit être; cette pierre étoit a un bout des ruines d'une longue muraille, qui s'étendoit jufques a la mer; cette muraille avoit du moins trois pieds & demi d'épaiffeur, mais elle ne s'élevoit plus au deffus de terre, qu'a la hauteur d'un bon demi pied ; il en étoit pourtant refté un pan prés de la mer qui venoit jufqu'a la ceinture , & dans lequel étoit enchaffée une grande pièce de marbre rouge en forme d'exagone, ou 1'on voyoit gravé un angle avec une efpèce de ferpent au milieu, & tout autour, de certains ornemens & cqntours bizarres: Je remarquai que les pierres de la tour & de la muraille étoient jointes fi prés , qu'il n'y avoit nulle apparence qu'il y eüt jamais eu ni chaux ni ciment. Quoique pendant tout le tems que nous avons été dans ces climats nous n'ayons rencontré aucun habitant, il eft hors de doute qu'il doit y en avoir eu, toutes ces chofes en font des preuves inconteftables , & je me le perfuade d'autant plus que j'y ai vu plufieurs endroits k mon fens fort propres a cültiver, & que le froid n'y eft pas infuportabie. Nous découvrïmes par bafard prés de ces mazures un merveilleux écho, car en frappant d'une pierre fur une roche , le coup fe répétoit  au Pole Antarctiqué. 411 jufqu'a fix, fept, & huit fois le long du rivage ; au refte, on pourroit faire dans eet endroit un très-bon port de mer. En avancant toujours le long de la cöte , nous vinmes a une grande plage qui avoit bien trois lieues d'étendue: elle étoit femée de petits bancs de fable, & il y avoit au milieu une jolie petite iïle longue & étroSte , toute pleine de rofeaux fort verds, & dont les bords étoient tous couverts de coquillages. Quoiqu'il n'y en eüt pas un feul du cöté oü nous étions , après cette plage, la mer faifoit un grand coude dans les terres, dans le fond duquel étoient trois hautes montagnes ; celle du milieu qui éroit la plus haute s'avancoit fi fort fur le rivage , qu'elle ne laifibit guère plus de trois pieds de terrein pour paffer k cöté; elle avoit du cöté de la mer un grand trou ou enfoncement, comme une profonde grotte , oü je vis deux fquelettes d'animaux a quatre pieds ; après les avoir bien examinés, je jugeai que ce devoit être des fquelettes d'ours, mais qui avoient été d'une monftrueufe grofTeur : l'un occupoit 1'entrée & empêchoit prefque le pafiage, 1'autre étoit -tout a fait dans le fond, & je trouvai entre fes cötes un gros nid d'oifeaux , avec quelques eeufs : dans eet endroit nous laiflames fur notre gauche la mer & ces montagnes, & enDd iij  4i% Passage pu Pole Arctiqus trames a droite plus avant dans les terres • c'étoit un pays fablonneux prefque tout couvert d'une efpèce de mouffe blanche, & d'efpace en efpace on voyoit la terre élevée par petits monceaux, comme dans les champs ou il y a des taupes, mais je ne pus découvrir quelle forte d'animaux c'étoit: nous voyions alors devant nous un gros ruiffeau, formé fans doute par les neiges fondues qui coulent abondamment des montagnes voifines , & comme il nous étoit impofïïble de le paffer, nous fiimes pbiigés de prendre un affez long détour, & même de marcher longtems Ie long d'un cöteau dans une neige molle & demi fondue: mais ce qui nous donnoit le courage d'avancer , c'étoit une belle & grande prairie qui étoit prefque vis-a-vis de nous, toute femée de petites fleurs jaunes , & bornée d'une longue colline ou 1'on voyoit comme un petit bocage d'arbuiles fort verds ; ces fleurs jaunes exhaloiein une odeur très-agréable, & comme je m'amufois a les confidérer, un gros oifeau fortit tout d'un coup d'entre les arbuftes ; fans s'effrayer, il vint fe pofer a trente pas de nous il étoit a-peu-près de Ia grandeur d'une oye, & marchoit fièrement comme un coq , la tête Ihaute, & hauffant fort les pieds a chaquepas • es ferres paroiffoient grandes & pointues s  AU PotE A N TAR C TÏQ-UE. 41$ fon plumage étoit gris , & il n'avoit prefque point de queue;, ü portoit fur la tête un gros bouquet de plumes noires 6c blanches, & forthautes , qui s'élargiffant en rond par en haut y refTembloient affez a une grande couronne ; fon bec étoit rouge , gros 8c court. Après qu'il eut fouillé quelque peu de tems dans la prairie, il prit dans fon bec plulieurs herbes , 8c. s'envola vers la hauteur: je le fuivis de Vceil , <8c le vis entrer au bas dans un. trou; je m'a. vancai promptement 8c remarquat que ce troit étoit profonds, 8f alloit fort enjtournant dans la terre; j'inférai delè qu'il y avoit fon nid^ 8c d'autant plus, que j'en appercus encore quelques autres auffi profonds 8c de la même facon en bas , le long de la colline ; mais nous, ne vïmes plus 1'oifèau , ni aucun autre de fon, efpèce.,  4M Passage du Pole Arctique CHAPITRE IX. D'un grand & beau baffm qu'une enceinte de rochers forme fur le golfe dont on vient de parler; d'une grande & haute montagne qui paroit fufpendue dans les airs ; d'un archipelague, ou de plufieurs Hes ramajfées enfemble ; d'une grande & haute colonne de feu fur la mer, & d'un phénomène qui avoit la figure du foleil. Ayant réfolu d'avancer encore un peu dans le continent, nous nous mimes a traverier une grande étendue toute pleine d'une efpèce de bruyère, a 1'extrémité de laqueile il y avoit ae grands cóteaux tous de pierres rouges, & le terrein étoit a-peu-près de la même couleur, de forte qu'après y avoir marché quelque tems, nos fouliers & nos bas étoient tous couverts d'une groffe poumère rouge. Dès que nous eumes paffé ces cóteaux, nous découvrimes d'abord de grandes campagnes sèches & arides Sc très-fablonneufes, qui dans le lointain n'offroient a la vue que des rochers affreux, Sc dont quelqu-s-uns étoient fi hauts, que leurs fommets fe cachoient dans les nues. Tous ces objets ralentirent fi -fort notre ardeur a péné-  Au Pole Antarctiqué.' 415 tref plus avant, que, changeant de réfolutióa fur le champ, nous nous tournames du, cöté de la mer, dans le deffein de la cötoyer , jufqu'k ce que nous fuffions au détroit des ours, prés duquel notre vaiffeau étoit a 1'ancre. Nous enfilames pour eet effet une grande vallée oh le chemin étoit très-beau & très-uni : nous trouvames enfuite une grande quantité d'01feaux , d'un plumage gris mêlé d'un peu de noir, ils étoient è-peu-près de la groffeur de nos pigeons, & avoient le bec crochu comme des perroquetSjils fe laiffoientprendre a la main, de forte que nous én portames. a bord autant qu'il nous futpoffible. Bien-töt après nous pariames de nous en retourner au vieux monde; mais a la pluralité des voix, nous réfolumes de voir auparavant la partie occidentale du golphe , car nous avions remarqué qu'il s'avancoit beaucoup du cöté de 1'occident. Nous partimes donc du détroit avec un bon vent nord-eft, & voguamesfort,heureufement plus de vingt-quatre heures, en portant vers 1'oueft ; mais le vent venant tout d'un coup h tomber, nous eümes un calme qui dura fix heures: nous avions prefque toujours cötoyé les terres, & nous en étions pour lors bien prés, mais nous n'y pouvions rien diftinguer a caufe d'un fort gros brouillard qui régnoit le long de cette  4%S Passage du Pole Argtïqub cöte,, Ia mer & ce brouillard paroiffant de la 'même couleur: pourtant au bout de deux petites heures, il fut entièrement diffipé , & nous vim.es tout droit vis-è-vis de nous une grande & vafte enceinte de rochers, qui s'avan» cant dans les, terres, formoit un cercle prefque entier dans lequel k mer s'infinuoit entre . deux groffes & énormes montagnes, dont Ia cime touchoit les nues,; c'eft fans doute le plus beau & le plus grand baffin d'eau qui foit au monde ; & oh 1'on. pourroit mettre a couvert des vents, comme dans un fur & magnifique port, plus de trois. eens cinquante vaiffeaux fort a. 1'aife; 1'entrée peut avoir quinze eens pas de largeur : les montagnes de 1'enceinte font d'une médiocre hauteur , & d'une roche prefqueblanche, oh il y a tout au tour,, de diftance en diftence, de grands trous en forme de fenêtres d'églïfes, qui percent tout au travers, & par ou 1'on peut voir la campagne de 1'autre cöté: tout cela vu du.lieu oh. nous étions faifoit la plus belle perfpeöive qu'on puiffe irhaginer;les deux groffes montagnes de 1'entrée paroiffoient toutes couvertes jufqu'au. fommet, de mouffe verte. J'entrai moi, fixième, avec la chaloupe dans ce beau baffnnous y vïmes tout.au tour dans des trous du roe, plufieurs., nids doifeaux, 1'eau en étoit trés-claire, & ib  au Pole Antarctiqué. 4*7 nous parut qu'il étoit par-tout extrêmement profond. Le vent s'étant relevé, fe tourna tout droit Eft, & ayant continué notre route deux ou trois heures, nous nous trouvames entre deux bancs de fable fort longs, ou il y avoit fi peu d'eau, que nous eümes toutes les peines du monde a en fortir: enfin nous nous en tirames heureufement , nous découvrimes fur notre gauche, au milieu de la mer, un affemblage de rochers qui fbrmoient enfemble une groffe. maffe ; il y en avoit un , qui en penchant extraordinairement , pouffoit une fort longue pointe vers le nord : il avoit en bas , un peu au deffus de 1'eau , une trés-grande échancrure ou enfoncement , fous lequel la nier. entroit fort avant, & comme il régnoit alors une exhalaifon épaiffe comme un nuage autour du pied de ces rochers, il étpit impoffible devoir. de, loin la partie quil'attachoit a eux , de forte qu'il; nous fembla fufpendu en-1'air, jufqu'a ce que. nous 1'eufïions confidéré de plus prés; ce roe me, parut très-digne d'attention; il eft impoffible, qu'avec le temps, il ne tombe dans la mer , entraïné par fon propre poids:, je reitiarquai que tout au tour de ces rochers 1'eau étoit épaiffe &c verte , &.femblable en quelque manière uioiiraii. N ous étions a peine a une t^emi-lieue de la, que le vent fe renforga ex-  428 Passage du Pole Arctique trêmement, & nous fit voguer avec tant de rapidité , que nous fümes bientöt en vue d'un fort grand nombre de petites ïfes fort proches les unes des autres; j'en comptai avec le fecours de mes Iunettes jufqu'a vingt-einq ; elles paroifibient toutes vertes comme des prairies; nous mimes pied a terre dans celle qui étoit la plus proche de nous, paree que nous vïmes fur fes bords une prodigieufe quantité de coquillages; nous y trouvames beaucoup de cette efpèce de petites [huitres-, dont j'ai parlé dans le chapitre fixième. Nous ne jugeames pas a propos de nous hafarder plus avant entre ces iles , car comme elles étoient fortferrées, il y avoit imeinfinitéde brifans, & deseauxtournoyantes, que nous crümes être autant de gouffres trèsdangereux; nous les Iaiffames donc a gauche, & au bout de quinze heures, nous fümes dans le fond le plus Occidental du golphe ; la cöte etoitfort haute, & nous encrames dans une encoignure qu'il y avoit pour être a couvert des vents, car il nous fembla être menacés d'une tempête prochaine, & de fait, bientöt après de gros & noirs nuages obfeurcirent l'air de telle manière qu'il faifoit prefque nuit, & comme j'en confidérois un qui étoit d'une forme fingulière, il s'ouvrit tout d'un coup, & offrit a mes yeux un feu très-brillant de figure circulaire,  au Pole Antarctiqué. 419 Comme le foleil, mais qui paroiffoit prés d'une fois plus grand; ce phénomène fit dans 1'efpace de quelques minutes trois ou quatre mouvemens précipités du nord au fud. Dans ce même tems j'appercus fur le bord de 1'horifon , une longue fuite de nuages, dont une partie vint infenfiblement a tomber en ligne perpendiculaire jufques fur la mer, fans pourtant fe détacher des autres: c'étoit une vapeur très-claire & très-tranfparente , que le vent pouffoit peu-a-peu vers nous: quand elle fut plus proche , elle parut de la couleur d'un feu pale, & reffembloit ainfi è une grande & haute colonne de feu, qui, touchant d'une extrémité la mer , & de 1'autre les nues, fe mouvoit fur la furface des eaux: au bout d'un quart d'heure elle s'évanouit & il n'en refta plus qu'une légère fumée, qui fut bientöt tout a fait diffipée ; cependant, le feu circulaire fe faifoit voir de tems en tems dans les intervalles des nuages , & forma peu après dans l'air un très-bel are compofé de deux couleurs , favoir d'un jaune clair, & d'un verd qui tiroit un peu fur le bleu. Cet are fe refléchiffant dans la mer, faifoit un cercle parfait; d'une beauté extraordinaire ; mais le vent fe renfoneant extrêmement, la mer devint fort groffe, & les vagues fe venoient brifer fur la cöte avec une furiéufe impétuofité; de forte qu'il fembloit que tous  43° Passage du Pole AiiCTicjuÊ les vents fuffent déchaïnés , auffi eümes nous une effroyable tempête qui fit dans très-peu de tems difparoïtre ce bel are & le phénomène qui le formoit. Nous nous trouvames bienheureux d'être poftés comme nous 1'étions a couvert de 1'effort des vents. Après que cette tempête fut paffee, & qüe l'air fe fut éclairci, je montai fur la cöte pour voir tous les environs , mais rien ne s'offrit a mes yeux que roches fur roches 8c montagnes fur montagnes , dont les fommets Ss, les intervalles étoient tous couverts de neige, en un mot c'étoit un pays d'une féchereffe Sc d'une ftérilité furprenantes, Sc oü le froid fe devoit faire fentir d'une manière exceffive. M'y étant avancé environ mille pas, je vis fortir d'un trou qui étoit au pied d'une colline, une efpèce de renard, mais beaucoup plus gros que les renards ordinaires: tout fon poil étoit prefque roux; il avoit le bóut du nez Sc les quatre patteS blanches jufqu'au-deffus de la jointure: il vint fans s'effrayer brouter une forte de mouffe blanche, qui étoit a vingt pas de moi, c'étoit uné femelle , car un moment après cinq öu fix de fes petits, tous marqués comme elle, fórtirent du même trou Sc vinrent auffi brouter autour d'elle : mais quelques-uns de mes compagnons étant furvenus au même endroit , tous ces animaux s'épouvantèrent Sc s'enfuirent précipitamment dans leur tannière.  av Po ie Antarctiqué. 431 CHAPITRE X. L'auteur & fes compagnons font voile pour le vieux monde; ils trouvint quelque tems après, dans leur chemin , un effroyabk écueil. Ils arrivent au cap de Bonne-Efpérance. Aventure extraordinaire arrivée a l'auteur quelques jours après avoir mis pied d terre. Quoique parles diverfes courfes que nous avions faites dans les terres antarfliques, nous n'euffions pas pénétréfort avant dans Ie pays, nous en avions pourtant affez vu pour juger aifément de tout le refte; & comme par plufieurs raifons il n'y avoit pas lieu d'y pouvoir féjourner plus long-tems , nous nous préparames k partir au plutöt, pour retourner au Vieux monde. Nous réfolümes de nous rendre au cap de Bonne-Efpérance: nous fïmes donc voile avec un bon vent d'oueft, qui nous fit fortir en peu de tems du golfe & du détroit, nous portions toutes nos voiles, & paree que le vent étoit fort, nous faifions beaucoup de chemin en peu d'heures ; nous primes hauteur & trouvames foixante & deux dégrés fix minutes de latitude méridionale, & pour lors  '43* Passage du Pole Argtiqüe nous revïmes le foleil pour la première fois , il étoit environ midi. A-peu-près vers les trois heures, nous nous trouvames entre deux courans très-rapides, ce qui nous fit craindre qu'il n'y eüt aux environs quelque dangereux écueü; je pris mes lunettes d'aproche , & je vis une infinité de pointes de roches au deffus de 1'eau, au milieu defquelles fe rendoient de divers endroits plufieurs gros courans, qui par leur impétuofité y élevoient une groffe & bouiüonnante écume: nous primes toutes les précautions imaginables ; cependant notre vaiffeau étoit entré a moitié dans un de ces courans, mais un coup de gouvernail donné a propos nous en retira, & nous eümes le bonheur de fortir d'un pas fi dangereux fans aucun autre accident, & nous arrivames heureufementau cap de Bonne Efpérance au bout de quelques jours a dix heures du matin, le cinquième de Juillet mil fept cent quatorze. En entrant dans la maifon oü j'allois loger, j'appris qu'on venoit d'enterrer un jeune homme, qui depuis quatre ou cinq femaines étoit venu de Batavia. Quand on m'eut dit fon nom, je me fouvins d'abord qu'il avoit été de ma connoiflance & un de mes bons amis ; je m'informai donc trèsexa&ement de toutes les particularité* de fa mort. Ayant pn foir régalé cinq ou fix de fes amis,  au Pole Antarctiqué. 435 amis, & bu avec eux ün peu plus que de raifon , il fut attaqué vers la mi-nuit d'un trés-violent mal de tête accompagné de fort vives douleurs dans tous fes membres : il monta a fa chambre & fe mit au lit, & 'environ une heure après quelqu'un étant allé voir s'il n'auroit pas befoin de quelque chofe, il fut trouvé roide mort; on le garda feulement deux jours , & puis on 1'enterra; pour lors il me revint heureufement en mémoire , qu'il m'avoit conté autrefois, qu'étant agé dë dix ou douze ans, il étoit tombé en léthargie dans Ia maifon de fes père & mère , & qu'il étoit refté trois jours & trois nuits fans donner la moindre marqué de vie; je m'en allai donc, fans perdre un moment , demander la permiffion de le déterrer , ce que j'obtins facilement. Je voulus me tranfporter moimême au cimetière , je fis ouvrir la fofle & le cercueil en diligence , puis on le porta dans la maifon oü il fut mis dans un bon lit bien chaud. Je remarquai qu'il n'avoit pas cette grande paleur que les corps morts ont d'ordinaire, & que même il avoit une efpèce de petite rougeur au milieu de la joue gauche: il refta plus de fix heures fans faire le moindre mouvement , & je voulus toujours cependant demeurer au chevet de fon lit: il fit enfin un. E e  434 Passage du Pole Arctique trés-petit foupir, & fur le champ je lui voulus donner une cuillerée d'une excellente liqüeur que j'avois fait apporter exprès , mais fes dents étoient fi ferrées que je n'en pus faire entrer une feule goutte. Peu après il fouleva un peule bras gauche, & je lui remis la cuiller entre les dents que j'entr'ouvris alfez pour le faire avaler, & de fait il avala quelque chofe, & ouvrit un moment après les yeux, mais fans avoir aucune connoiflance: enfin, il revint tout-a-fait a lui. Après m'étre fait connóitre, & lui avoir conté en peu de mots tout ce qui s'étoit paffé , il me témoigna toute la reconnoiffance poflible du grand fervice que je venois de lui rendre , & s'étonna fort de ce que fon höte 1'avoit fait enterrer fi promptement: il me dit enfuite qu'il avoit un valet, qui par fa mort prétendue , étoit fans doute reftéle maïtre de quelques bijoux, d'une fomme affez confidérable d'argent monnoyé & de quelques marchandifes qu'il avoit. Je le fis chercher, mais il ne fe trouva point; fans doute que dès le moment qu'il apprit que fon maitre pourroit bien netre pas mort, il avoit trouvé le moyen de s'évader, ou de fe cacher fi bien, qu'il ne fut pas poflible de le découvrir, quelque exaöe perquifitionou recherche qu'on put faire ; de cette manière ce pauvre  au Pole Antarctiqué. 4^5 jeune homme fe voyoit dénué de toutes chofes, fes habits même ne furent pas trouvés. J'avois heureufement au cap un homme de ma connohTance, avec qui j'avois autrefois fait quelques affaires ; il voulut bien a ma recommandation lui avancer ce dont il avoit befoin : comme on attendoit au premier jour des vaiffeaux de la compagnie oriëntale qui devoient paffer au cap, pour enfuite s'en retourner en Hollande, nous réfolümes de nous y en aller enfemble. Ils arrivèrent au bout de trois femaines , & quelques jours après nous nous embarquames, & par la grace de Dieu nous vïnmes heureufement a Amfterdam. F I N. Eeij  43<5 TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRE^ contenus dans C e volume. VOYAGE DE KLIMIUS. avert1ssement de L'ÉDITEUR, page vij Préeace du traducteur, xv Chapitre premier. Defcente de l'auteur dans les abtmes, Chap. II. Defcente dans la planète de Na^ar, i 5 Chap. III. Defcription de la ville de Kéba , 34 Chap. IV. Relation de la cour du prince des Potuans, 1 chap. V. De la nature du pays des Potuans, & du caracïère de fes habitans , y 2 chap. VI. De la religion des Potuans , 79 Chap. VIL De la polke, 9g chap. VIII. Des univerfités des Potuans, ; 110 Chap. IX. Voyage de Klimius autour de la planète de Na{ars  TABLE. 437 CHAP. X. Voyage au Firmament, 204 Chap. XI. Navigation de Klimius aux terres étranges, 245 Chap. XII. Klimius aborde dans le pays des Quamites, 275 CHAP. XIII. Origine de la cinquieme monarchie , 285 Chap, XIV. Klimius ejl élevè d P Empire , 316 CHAP. XV. Klimius ejl renverfè du haut de fa grandeur , 336 Chap. XI. Retour de Klimius dans fa patrie, & fin de la cinquieme monarchie t 346 Conclufion de M. Abelin, 363 PASSAGE DU POLE ARCTIQUE AU POLE ANTARCTIQUÉ. Chapitre premier. Départ de F auteur, d?AmJlerdam pour le Groenland. Comment t auteur & fes compagnons commencerent a s'appercevoir quils approchoient de Peffroyable tournant d'eau qui ejl fous le Pole Arclique. Defcription du tournant , 367 CHAP. II. Comment leur vaiffeau fut engouffrl au centre du tournant ; comment ils fe trouverent infenfiblement fous le Pole AntarBique, & com-  438 TABLE. ment ils connurent qu'ils n 'étoient plus fous le ciel Ju nord, Chap. Hl. Ils mettent pied a terre fur la. cóte, & pénétrent dans le pays environ une licue & demie. Defcription de Ja grande üe fiottante qui ejl fous le Pole Antarctiqué, & de la montagne de glacé qui ejl au milieu , de figure piramidale , & qui femble taillie a facettes ; des météores merveilleux qui paroiffent de tems d autre autour de file fiottante , 378 Chap. IV. Du merveilleux lac dont les eaux font prefque toujours chaudes, & de fes cinq admirables cafcades. Defcription dt la vallée des rofes blanches, ou 1'on voit un monument très-remar' quable, une fontaine rare & finguliere, & quelques arbujles tres beaux & agréables d la vue, 387 Chap. V. De quelques poiffons monfirueux quon voit dans ces mers. Accident tragique & lamentable arrivé d deux matelots de l'équipage. Des fept iles inaccefjibles, & de ce que l'auteur y vit avec de grandes lunettes d'approche , 395 CHAP. VI. Du grand promontoire ou cap qui eft toujours couvert de nuages ; du miraculeux jet d'eau qu'on y voit ; de la grande & profonde caverne fur laquelle paffe un gros & large torrent. Combat extraordinaire entre deux ours blancs & trois veaux marins , 401  TABLE. 4\9 chap. VII. Du dét/oit des Ours. De la merveilleufe arcade de roche, ou du pont naturel. Du précipice épouvantable qu'on voit entre de hautes montagnes voifines du détroit des Ours. Des hruits fouterreins femblables au tonnerre, accompagnês d''éclairs, quon entend dans une grojfe roche fort avant dans la mer, 41 r Chap. VUL D'une belle & fpacieufe plaine fermée de trois grands cóteaux ; d'une plante tres-belle & tres - finguliere ; de quelques ma{ures ; des curieux refles d'une ancienne muraille dans le voifinage de la mer ; d'un merveilleux écho ; de 1'oifeau couronnè, qui fait fonnid fouj. terre, 417 chap. IX. Du grand & beau bafjin qu'une enceinte de rochers forme fur le même golfe dont on vient de parler; d'une grande & haute montagne qui paroit fufpendue dans les airs ; d'un archipelague , ou de plufieurs Hes ramajfées enjemble ; d'une" grande & haute colonne de feu fur la mer ; & d'un phénomene qui avoit la figure du foleil, 4*4 chap. X. L'auteur & fes compagnons font voile pour le vieux monde ; ils trouvent quelque tems après , dans leur chemin , un effroyable êcüeiL Ils arrivent 'au cap de Bonne Efpérance. Aventuie extraordinaire arrivée d l'auteur quelques jours après avoir mis pied a terre , 451 Fin de la Table.