VOYAGES I MA G INA I RE S, ROMANESQUES, M ER VEIL LEUX, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES, S U 1 VI S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S i ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CONT IE NT: La MÉ Kis, ou les Voyages extraordinaires d'un Egyptien dans la terre intérieure , avec la décou verte de 1'ile desSylphides, enrichis de notes curieufes , par le chevaliei- d e MOUHY. TOME PREMIER.  V O YA G E S /MA G I N A I R E S, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES, Ornés de Figurcs. TOME VINGTIÈME. Seconde divifion de la première claffe, contenant les Voyages Imaginaires mtrvtUUux* f A ASTEMRDAM, Etfi trouve a Paris RUE ET HOTEL SERPENTE.   LAMEKIS O u LES VOYAGES EXT RA O RD1NAIRES D'U N ÉG YPTIEN DANS LA TERRE INTÉRIEURE, Avec la découverte de 1'ÏIe des Sylphides^ Enrichis de Nons curieufes; Par M. Ie Chevalier d e Mouhy TOME PREMIER.   A V ERT ISSEMENT DEüÉDITEUR DES VOYAGES IMAGINAIRES. INfous promenons encore nos ie&eurs dans Fintérieur de la terre ; mais Ce n'efl point un nouveau monde que nous y parcourrons; nous y découvrons feulement ,une retraite de fages , ou , pour mieux dire, de zélés feclateurs de Sérapis, qui pour célébrer tranquillement leurs myftères, avoient cherché a fe dérober aux yeux du refte des a iv  VÜj AVERTIS SEMENT hommes. H ne fe paffe pas moins de choies extraordinaires dans cette partie fecrète de notre globe, & la féconde imagination de 1'auteur de ce roman s'eft exercée a fon aife dans les différentes aventures qu'elle y fait naitre , & les merveilles qu'elle décrit. Charles Fieux , ou de Fieux, chevalier de Mouhy , auteur du roman de Lamékis , elt né a Metz en 1701 : la littérature a été pour lui, finon une carrière brillante, oü il a acquis beaucoup de gloire, au moins une reffource contre les rigueurs de la Fortune, & la néceffité oüil s'efttrouvé de travailler, pour fe procurer 1'aifance que le -fort lui avoit refufée, a dü diminuer  DE L'ÉdITEUR. ix "de 1'eftime que les vrais littérateurs auroient pu avoir de fes talens. On ne peut refufer au chevalier de Mouhy une imagination des plus fécondes : mals la facilité qu'il avoit d'entaffer volumes fur volumes, a épuïfé cette fécondité , & l a réduit aux reffources de 1'indigence & de la flériüté. 11 falloit au chevalier de Mouhy le fuecès du moment; il paroiffoit peu jaloux de travailler pour la pöflérité. Auffi la plupart de fes ouvrages n ont-ils eu qu mie forte de réuffite éphémère. II faut cependant convenir quil en a donné qui ont eu un fuecès plas durable , qui ont mérité plufieurs éditions , & c'eft dans ces ouvrages que Ton trouve principa-  X A V E R T I S S E M E N T lement la preuve de ce que nous difions de leur auteur ; c'eft que s'il eüt voulu employer a foigner fes productions, le tems qu'il donnoit a en enfanter de nouvelles , il fe feroit fait un nom plus diftingué parmi nos romanciers. Les premiers ouvrages du chevalier de Mouhy font de ce nombre : fon imagination, qui n'étoit ni afFoiblie par lage, ni altérée par un travail trop abondant, lui fournilfoit alors des idees neuves, & des tableaux pïquans & agréablement variés. Lamékis, que nous imprimons , dok être rangé dans cette clalfe; il n'eft rien de plus attachant que la lefture de ce roman : on peut le comparer aux contes orientaux,  DE l'ÉüITEUR. xj au moins pour ce qui concerne les richeffes de 1'imagination. C'eft par une fuite du defir ardent qu'avoit le chevalier de Mouhy de voir débiter promptement fes ouvrages, qu'il a cherché depuis a tirer parti des cir-. conftances, & qu'il a eu recours a la petite relfource d'emprunter des titres connus, & qui pulfent lui attirer 1'attention du public. Ainfi le fuecès du Payfah parvenu de Marivaux lui a fait donner fon roman de la Payfanne parvenue. Les mémoires dun Homme de qualité ont produit les mémoires dune Fille de qualité , & les mille & une nuits, lui ont fait mettre au jour les mille & une faveurs. Si 1'on excepte la Payfanne parve-  m AVERTISSEMENT nue, qui n'avoit pas befoin de cette chétivereffourcepourplaire au public, lechevalier de Mouhy n*pas été heureux dans fes imitetions. On n'a point goüté les memoires dune fille de qualité, ni les mille & une faveurs. Hn'enapasétéainfiduM^ de/er, roman fondé fur 1'anecdote connue du fameux prifonnier de la Baftiile ; il n'y a néanmoins nen d'hiilonque dans 1'ouvrage du chevalierdeMouhj; tout eftpure fiöion- il n'a faifi 1'anecdote que pour fe procurer des köeurs: au furplus 1'ouvrage eil agréable, a réuffi & a mérité fon fuccés. Outre fes romans, le chevalier de Mouhy a fait imprimer les Tablettez dramatiaues; c'eft un ré-  de l'Éditeur. xiij pertoire des plus étendus des pièces des trois théatres» Nous n'entreprendrons pas de donner ici la Me de tous les ouvrages de ce laborieux Ecrivain; elle feroit trop longue, & nos le&eurs ne nous fcauroient nul gré de rappeller des produ&ions, dont le titre même eft tombé dans 1'oubli. Nous avons cité les plus eftimables, qui font la Payfanne parvenue, & Lamékis que nous imprimons ; nous y ajouterons un roman comique , qui mérite d'être lu ; c'err. la Mouche , ou les efpie— gleries de Bigaud. ^Une juftice que 1'on ne peut refufer au chevalier de Mouhy, & qui le diftingue de nos romanciers, c'eft que fes ouvrages ref-  XIV AVERTISSEMENT, &C. pirent la morale la plus faine, & qu'il a eu foin d eviter tout ce qui pouvoit choquer les moeurs & blefierladécence. II voulutmême, dans fes derniers jours, qu'ils fervilfent de lecon de morale & de religion. Ceft le but qu'il s'eft propofé dans le dernier roman forti de fa plume , & intitulé le danger des fpeclacles ; il auroit été a defirerque fes talens alors euffent fecondé fes bonnes intentions; mais eet ouvrage fe reffent de la caducité de 1'auteur, qui avoit prés de de 80 ans quand il i'a publié. Le chevalier de Mouhy eft mort a Paris en Février 1784, agé d'en, yiron 83 ans.  P R É F A C E xiij PRÉFACE DE L'AUTEUR DE LA MÉ KIS. E N revenant d'un long vovage oü mes affaires m'avoient obligé de garder Vincognito , )q fis connoiffance en chemin avec un Arménien qui venoit setablir k Paris. Je trouvai dans fa converfation de quoi me dédommager bien agréablemenr de 1'ennui du voyage, & je ne fouhaitai plus avec tant d'ardeur d'arriver. Uii foir qulil faifoit un beau clair de lune , nous fümes nous promener fur les. bords d'une rivière , qui arrofoit Je village oü nous étions; Ja chaleur qu'il faifoit , nous engagea a paffer une partie de la nuit a caufer; & c'eft de cette nuit que 1'ouvrage que je donne au public a éré ébauché. L'Arménien éioit dans I enrhoufiafme des beautés de la nature , & il me conta fur ce fujet un nombre infini d'hiftoires: celle de Lamékis me frappa} je la lui  XVJ P R. É F A C E. fis répéter, & chaque jour j'en prenois des notes : au bout du voyage , je me trouvai de la mauère pour trois parties. C'efl: au public a juger ü je me fuis trompé , lorfque j'ai penfé que ces fictions 1'amuferoient, elles font fi neuves, & les parties qui fuivent celles-ci, font renipiies d'événemens fi finguliers & fï extraordinaires , que j'ofe me flatter qu'il ne me faura point mauvais gré de les avoir mis au jour. II me refte a répondre ici k 1'inquiétude de plufleurs perfonnes qui répandent qu'il n'efl: pas poffible que je puiffe achever tous les ouvrages qui paroiflent fous mon nom , & qu'il feroit plüs naturel, & même plus convenable , que je m'attachafle a les finir, qu'a donner de nouvelles produclions. Je répondsau public de ma vigilance & de mon exactitude a le fatisfaire, & du foin que je prendrai toujours de lui être agréable, ne trouvant rien de plus flatteur pour inoi, que de pouvoir y parvenir. yOYAGES  LAMEKiS OU. LES VOYAGES EXTRAO DIN AIRES D'UN ÉGYFTIEN". PREMIÈRE PARTIE. Les fiers aquilons qui nous agitoient depu'is trois jours d'une horrible tempéte quj nous avoient mis a deux doigts du trépas, par le défordre que leurs coups impétueux avoient jetté dans nos voiles, ayant tout d'un coup ceffé , la mer redevint peu k peu plus tranqmlle, & les ondes , qui par leur choc, fembloient a tout moment vouloïr brifer notre vaiffeau, commencant k diminuer , nous reprimes le courage que 1'incertitude de notre fort nous avoit óté : 1'pn fit un facrifice fur le Tomé l. ^  i Lamékïs» tillac au dieu Sérapis, & le navire fut arrofé d*une liqueur précieufe , pour le purifier de Fimpureté de nos larmes. Chacun fe félicitoit d'avoir échappé k une mort qui fembloit inévitab'e; la frayeur du danger, qui nous avoit öté jufqu'aux foins naturels de donner au corps ia fubfiftance , s'étant diffipée , on courut aux vivres & a la liqueur qui charme les ennuis: le prélent fit oublier les horreurs du paffe : 1'on ne gouie jamais avec tant de volupté le plailir, que lorfqu'il a été précédé de peines. Tout 1'équipage en fit fexpérience , & il n'y eut pas jufqu'aux pilctes qui, après un repas oü Bacchus préfida , ne fe laiffailent aller aux charmes d'un profond fommeü. 11 n'y eut que moi qui ne m'abandonnai point, ni a la débauche , ni au repos: après avoirprisune légère nourriture, je fus m'affeoir fur la poupe, & de-la je promenai mes yeux fur 1'efpace immenfe de la mer, en faifant des réflexions cruelles fur la rigueur du fort qui me perfécutoit: j'étois plongé dans ces triftes penfées, lorfque j'en fus tiré par Sinouis. Que vois-je! me dit-il. Lamekis répand des larmes, &c j'en ignore le 1'ujet! La grandeur de fon ame n'eft point fufceptible des frayeurs de la mort; elle eft trop haute pour s'abaiffer k des mouvemens ü bas. O Lamekis I  tïión amitié pour vous ne pourra-t elle jamais pénétrer dans le fond de votre azuv} Réfifterez-vous toujöu'rs a mes tendres empreffeinens? Depuis qué je vous fuis attaché \ & que votrê mélancolie a percé a travers vötre politique 4 je n ai pu parvenir au témoignage préeieux dé Votre confiance. Si mon zélé vous ëit cher j apprenez-rhoi vos fecrets; quels qü'ils foientj ils feront dépofés dans le fein d'un ami, non^feulement difcret & compatiffant, mais encoré difpofé k perdre lè jour, pour vous donner des preuves de fa vivacité. O Sinouis! qu'ofez-vous exiger, repris-je enfoupirant? Comment vous faire le détail dW vïe fi èxtraofi dinaire ! Ne craindriez-vous point que je ne Vous Me partager 1'infortune qui me fuif £ Non, non continua ce véritable ami, rien ne pourra jamais me détachér de vous ; c'eft en fuivant votre deitinée, que je veux vous prouver la folidité de mes fentimens: on në connoït a fond les amis que dans 1'adveriité > & 1'on ne doit cómpter fur les affurances qu'ils nous donnent de leurs émpreflemens, que lork qu'ils ónt été épurés par le feu de 1'infortune. ïl ajouta encore plufieurs chofes femblables & j'en fus touché au point que yt ne pus me refufer a fön empreffemenc i je 1'alfurai a mort toiu- du cas que je faifois dz fon zèie; & pour Aij  % L A M É K. I S. lui en donner des preuves fingulières, je commencai ainii 1'hiftoire de ma vie. Lamekis, mon père , étoit grand prêtre du dieu qu'on adore en Egypte. Sa probité , fa religion & fa charité le rendoient vénérable è tous les peuples ; la majefté qui régnoit dans toutes fes a£tions, fembloit, fi on ofe le dire, être 1'image de la divinité qu'on adoroit dans le temple : lorfqu'il prononcoit des oracles, ils étoient articulés avec des fons fi refpeflables, qu'ils caufoient dans les cceurs les plus faintes émotions: la vénération qu'on avoit pour ce jniniftre, 1'avoit renda prefque aufli puiffant dans Pétat, que Sémiramis qui étoit alors fur le tröne. Cette princeffe faifoit de mon père un cas extréme, & rien ne fe décidoit dans fes confeils, qu'il n'y eut été appellé. Elle 1'envoya chercher un jour , & elle le fit paffer dans fon cabinet; c'étoit la première fois qu'elle s'étoit trouvée feule avec lui. II y avoit long-tems qu'elle avoit fait attention a fa figure, & la fagefie de fes confeils avoit moins fait d'impreffion fur fon ame, que la majefté de fon vifage : Lamekis, lui dit-elle, je connois les loix du temple intérieur ; mais ma facon de penfer eft au-defTus des craintes vulgaires. II y a plufieurs années que j§ defire d'être initiée  Lamekis. 5 aux myftères de Sérapis ; il faut me fatisfaire: ce feroit en vain que vous combatteriez ma réfolution , je veux qu'on m'ouvre 1'entrée des catacombes myftiques: je fuis reine, & je ne reconnois dans les lieux 011 je commande, que ma fouveraine puiffance. O Princeffe ! s'écria le grand prêtre, que me demandezvous? Etfavez-vous a quel prix vous pourriez Pobtenir?...N'importe, reprit cette reine impétueufe, dans trois jours je veux êtreobéie; je vous attends demain pour me préparer k vos ufages. Allez , ne me répliquez pas , & penfez qu'il faut que Sémiramis foit bien prévenue en votre faveur, pour vous honorer d'une telle grace, Le grand prêtre fut troublé de eet ordre ; il connoifïbit la fureur de cette princeffe, lorfqu'elle trouvoit des obfiacles a. fes defirs ; fon prédéceffeur avoit fervi de pature au (1) léopard facré , pour lui avoir refufé d'être admife a la fête de (2) la corne d'or. II eft vrai que fatisfaite de la vengeance qu'elle avoit tirée (1) Le Léopard étoit en grande vénération ; il avoit voyagé avec le bceuf Apis, & 1'avoit préfervé d'un danger. II étoit renfermé dans une catacombe, & on le nourriffoit du corps des criminels. (2) Cette fête myftérieufe fe faifoit le premier du aioi Cubai ou de Mai. \ A iij  & L A M É K ï S. de 1'obftacle qu'il avoit mis a fon empreffe-J ment, el'.e ne trouhla point de fa préfence les myftères ; ou peut-être qu'étant inftruite, des murmnres que cette mort caufoit, elle ne voujut pasles augmenter, & les rendre redoutables, par fon obftination ; mais il n'étoit pas mo.ins certain que fa puiffance étoit montée a fon dernier période , & que rien ne pouvoit Ia contrebalancer. ie grand prêtre, interdit & tro.ublé , re£Ourut dans eet embarras extréme a la divipité , dont il étoit le miniftre cbéri; il Finvoqua ; mais quelle fut fa furprife , de la trotir ver fóurde k fa voix ! O ciel ! s'écria-t-il • Apis rcfufe donc a fon efclave fes ordres étercels !• Que dois-.je faire? Ouvrirai-je le (i) flanc fatal ? O reine ! que demandez-vous ? Et vous , 6 d'ien que je fers depuis ft long-tems, votre filence approuve ou défapprouve-t-i! un ordre fi contraire aux loix de ce temple ? Sémiramis, repréfente votre pouvoir fuprême ; elle en eft Pimage; mais peut-elle s'en prév'aloir jufques dans votre fan&uaire ? II dit, & le fimulacre. infïexibte ne fe manifeftant par aucun figne, il puvre fon ftanc refpeöable , i! en tire la clef (x.) Dans k ventre du fimulacre étoit renfermée 1% cWf du fouterrain,  L A M É K I S. 7 fi'or; il defcend dans la catacombe, ou 1'on entretient le feu éternel :1a flamme qui s'éJève ordinairement a fon afpeft, demeure tranquille ; il en eft interd'.t: il voudroit parler au miniftre du culte divin qui relève de fon autorité ; mais la loi d'un filence impofé depuis la création des myftères ne le lui permet pas. I! gémit intérieurement : les prêtres, étonnés. de fa venue , frémifTent du péril qui les menace; ils favent que leur chef ne doit def-> cendre dans les catacombes, qu'accompagné du roi pour fon facre feulement, & qu*il n'y doit paroitre (hors ce que 1'on vient de dire) fans qu'une révolution d'état, ou quelqu'événement extraordinaire n'en foit la caufe* Lamekis fe profterne devant le trépied facre; il fe purifie par le feu ; fa confiance & fa ferme té renaiftent, II remonte dans le temple fupérieur, réfolu de foutenir la dócence des myfières^ il paffe la nuit au pied de 1'autel : les votites. tremb!ent;au point dit jour le tonnerre gronde, le fimulacre gémit, les corne> da boeuf divin noirciffent, & de fa houche refpe&able fc'rtenfc diftmöement ces mots: Sémvamis eft reine» & tu es fon fujet. Lani-kis,.ac;outumé d'expliquer les oracles, fu.t emiarraffé de trouver le fens de celul-ci. ft & ivr  S Lamekis. pafla le refte du jour h pénétrer la volonté veraine; il lui fembla qu'elle fe déclaroit en lui repréfentanr d'un cöté 1'autorité fouveraine, & de Pautre Fobéiffance d'un fujet. II ■adora> divinité , la pria de Pinfpirer , & re-npli d'une eonfolation intérieure, il fut fe préfenter a Sémiramis. ^ Et bien , bi dit-elle, dès qu'elle le vit, les Aérapides fönt-elles ouvertes, & pénétrerai-je enfin dans le fein des myftères? Sémiramis eft reine : Lamekis eft fon fujet , reprit le grand prêtre, il eft.fait pour lui cbéir; mais il doit lui annoncer , & lui faire craindre les efFets d'une trop dangereufe curiofité. Ah! madame ! continua-t-il, furmontez un defir qui ne peut être fiiivi que des plus grands malheurs. Quels périls n'allez-vous pas cotirir ? Vos jours font trop précieux, pour que je ne fafle pas tous mes efforts pour vous en difluader. Permettez que je vous les expofe; j'aurai fait mon devoir, & vous ferez enfuite la maitreffe d'ordonner de votre fort & du mien. Sérapis eft le plus grand des dieux; c'eft a ïui que nous fommes redevables de la.création de Funivers & de la nótre; d'un fouffle il peut anéantir tout ce qui a vie, & d'un foufEe il peut le rammer. Avant que les Egyptiens fuffent éclairés des lumières qu'il leur a bien voulu  Lamékis? 9 co.mmuniquer, ils étoient dans une monftrueufe ignorance; la nature groffière faifoit toutes leurs loix; ils fe dévoroient les uns les autres. Sérapis du haut de fon tröne éternel eut compafTion de leur aveuglement; il réfolut de les rendre ce qu'ils font aujourd'hui; mais il voulut mettre a. 1'épreuve leur cceur féroce, & connoitre s'ils étoient dignes des faveurs qu'il leur réfervoit: il prit la forme d'un boeuf, inconnu par eux jufqu'alors : il parut un jour au milieu d'une prairie émaillée de mille fleurs, & il fe mit a paitre devant le peuple affemblé k 1'occafion d'une fête qu'il faifoit pour une vicloire remportée fur des ennemis voifins , célébrée enmangeant leurs prifonniers. C'étoit, felon 1'accueil que Sérapis recevroit de ce peuple barbare, qu'il devoit le combler de biens, ou Pexterminer entièrement. Les Egyptiens, étonnés k 1'afpecT: nouveau qui fe préfentoit a leurs yeux, jettèrent des cris d'étonnement & de joie ; ils coururent en foule vers le bceuf facré. Sa préfence leur infpira le refpeft & 1'amour; ils fe prirent par les mains, & firent des danfes en rond en fon honneur; d'autres , animés par un zèle indifcret, & qui agiffoit malgré eux dans leurscceurs groffiers, coururent chercher des membres de kurs prifonniers découpés , & les pré-;  *° Lamekis. fentèrent au dieu: il eut horreur de ces pré-. tens, & mugït avec tant de force, que le peuple en fut effrayé. Le ciel fe couvrit, les éclairs parurent, & 1'hémifphère devint tout en feu. Le bosuf divin s'éleva dans les nueS)k & difparut en pronon?ant ces paroles, pré^édées & fuivies d'un tonnerre furieux. ^ « Sérapis veut bien habiter avec les Egyptiens. Qu'ils lui drefient un temple; mais il ne veut point de facrifices du fang humain. » Le peuple , étonné de ce prodige , applaudit è I'oracle par mille fignes d'allégrelfe. Dans le même inftant paroit un homme refpeftable au, milieu de la foule : c'eft Sérapis lui - même , revêtu. d'une ftgure humaine ; il montre un pTan aux Egyptiens; il fe met a leur tête >, & conflruit un temple, qui fubfifte encoreau* jourd'hui. ^ Voila , grande reine , continua Lamekis l epoque célèbre de la conftruciion du temple i il fe réferva celle du fouterrein myftique, bati de fa main. II dépofa dans une des catacombes legraud üvre , dans lequel font écrites fes loix,. cii il eft dit que le feu éternel fera entretenu par des hommes purs, nés dans le fouterrein ou pour conferver 1'efpéce humaine, & le p^ eupler cormne aujourd'hui, deux mioiftre.s,  Lam é k i s. n prépofés a fon culte, (i) & trois vierges pures y feroient defcendues & dépofées entre les mains du plus ancien. Les enfans males font deftinés a la garde du brafier, & les filles , qui ne peuvent être jamais qu'au nombre de trois , font enfermées dans la catacombe (2) Veftafia, fous la dircction du plus ancien des prêtres, qui les reT mettent au premier de la lune du (3) Kail aux mbiftres deftinés k 1'ufage des myftères , qui doivent après la cérémonie les conduire k 1'okoukais oü médecin du fouterrein, qui eft attentif, lorfqu'elles consoivent, de purifier leur fruit. Mais il eft dit par les mêmes loix, que le culte demeurera fecret , & que. nul mortel ne defcendra dans les caveaux myftiques, excepté le roi, une fois feulement k fon avénement k la couronne, pour être touché du feu divin ; qu'il fera conduit par le grand-prêtre, & que (1^ Lorfque le fouterrein fut conftruit, Larmis , premier miniftre du dieu , choifit trois des plus belles filles de la cnpitale, qu'il demanda au nom deSérapis. On fit une affernblée générale , & on attacha un tel honneur k ce choix, que les perfonnes de ce fexe fe difputèrent a 1'envi qui feroit préférée. (2) Pure, ou fans tache. ^3) Mois de Mars.  ,2' L A M É K I S. tout autre qui y pénétreroit, de quelque Facon qu'on puiffe imaginer , feroit jetté dans le puits (i) d'Aüoa. Moi, princeffe, qui vous parle, je n'ai le droit d'y entrer que trois fois pendant le cours de mon miniftère ; Sérapis & vous me préfervent de la troifième; car c'eft pour y refter éternellement. O reine! il eft inutile de feindre ; fi vous ne vous rendez pas au fage avis que mon zèle vous dide, vous ne reverrez jamais la lumière du jour. • Sémiramis frémitace difcours, qui fut prononcé avec une telle majefté , qu'il fembloiten ce moment que le dieu parloit par fa bouche. Elle fe mit k rêver quelques inftans; mais fon coeur prévenu la mettant au-deftus de toutes les frayeurs, ah! s'écria-t-elle en foupirant> qu'importe que je périfie, pourvu que ce fok avec ce que j'aime ! Qui , Lamékis, continua-t-elle, le voyant reculer de deux pas k cette déclaration, je vous aime; j'y fuis entrainée par une puiffance invincible; le diadême n'a pu préferver mon coeur des foibleffes de Famour; envain j'ai combattu ma preflante flamme; rien ne fera jamais capable de Féteindre. Mon feul efpoir eft d'invoquer Apis dans le fein de fes myftères; la je trouverai (0 Au fond duquel étoit le léopard facré»  Lamekis. 15 ma guérifon ou le foulagement a mes peines: en vain m'épouvantez-vous, Sc vous oppofezvous a mes defirs; il faut me fuivre dans les caves facrées, & enfevelir dans leur filence ma paflion & ma honte. Allez, continua-t-elle, ne voulant pas lui donner le tems de répondre, au lever du foleil vous me verrez a la porte du temple; Sc louvenez-vous, fi vous me réfifrez, que je le détruirai de fond en comble. Lamekis voulut encore ufer de toute 1 eloquence dont il étoit capable, pour faire revenir cette princeffe violente; fes raifons furent inutiles, accoutumée a n'avoir de loix que fa feule volonté. La réfiftance la rendit plus ardente , & rien ne put changer fes dernières difpofitions. Le grand prêtre fe retira avec une douleur intérieure, qui lui fut d'un mauvais augure. Après s'être purifié, il rentra dans le temple , 6c il paffa le refle du jour & la nuit fuivante profterné au pied du fimulacre, qu'il arrofoit de fes larmes. A peine le foleil doroit de fes rayons brillans les voütes azurées du temple , que le bruit des inftrumens vint frapper les oreilles de Lamékis. La fatigue & Pennui 1'avoient affoupi; il fe réveilla en furfaut, & il ne connut que trop qu'ils annon$oient la venue de la reine. Elle  *4 L A M É K i s. entra feule dans le temple ; & après s'etre profs ternée, elle s'avanca a la porte du fanöuaire. Lamekis lui renouvella fes fages avis, & lui repréfenta qu'il étoit encore tems de 'revenir d'un pareil deffein. La réfolution en étoit prife; elle étoit ceinte du diadême , & la beauté & la majefté jointes enfemblé, donnoient k fes ordres un air fi abfolu, qu'il étoit impoffiblé d'y réfifter. Le fanfluaire fut ouvert, & il lui préfenta refpeftueufement un bandeau qui ferVoit aux rois a la cérémonie de leur facre, &t qui leur couvrant les yeux , leur ötok la connoiffance de 1'entrée myflérieufe des catacombes. Sémiramis fe laiffa voiler. Je me reniets ,^ lui dit-elle , entre vos mains : je ferois la maïtreffe de prendre toutes les süretés convenables au péril que vous m'avez annoncé; mais je connois votre probité & votre refpeét pour le fang de vos rois. J'ai fo diftinguer dans le détail que vous m'avez rendu, le langage, de votre miniftère, & 1'idée que vous devez avoir de ma puiffance; mais tremblez, Lamékis, fi vous méfufez de mes bontés. J'ai donné des ordres qui feront fidellement exécutés; & fi je ne reparois pas dans trois heures a la vue de mes gardes & de mon peuple , lë temple fera fappé jufques dans fes fondemens, & 1'on vengera par la ruine entière dé eeux  Lamekis. ij iqiü Phabitent, les attentats qu'on auroit o(é faire a celle qui commande en ces lieux. La fermeté de la reine furprit le grand- prêtre: il s'étoit toujours flatté que les craintes qu'il avoit taché de lui donner, balanceroienr un defir fi contrair*: aux ftatuts. On n'avoit point d'exemple que les loix qu'il avoit expofées , euöent été jamais enfreintes, & la peine qui condamnoit a mort ceux qui les tranfgrefferoient, ne devoit pas comprendre fans doute le fcuverain. D'un autre cöté, la même peine étoit infligée pour le grand-prêtre, paree qu'étant feul le maitre fecret des entrees, lesmyftères ne pouvoient être profanés fans qu'il fut complice de eet attentat. Lamékis avoit été fi furpris des dernières paroles de la reine, qu'il en étoit reflé immobile; il fe jetta enfuite a fes genoux, & lui paria en ces termes: puifque vous voulez, ó reine, être abfolument obéie , il faut que vous foyez prévenue fur la conduite que vous devez tenir , pour éviter une mort infaillible. L'efprit qui anime les hommes qu'elle va honorer de fa préfence, diffère de toutcs les facons des fentimens ordinaires; nés dans le fein de la terre & dans celui de 1'ignorance , ils ne connoiffent que Sérapis & fes loix. Je ferai le premier en proie a leur fureur, fi je leur donne  ï6 L A M É K ï S. lieu de fe perfuader que j'ai pêché contre fes régies éternelles. Semblables aux habitans des bois, ils en ont la brutalité, & j'aurois beau leur étaler votre fupériorité & la force du diadême, le refpect & la fujétion, le droit que vous avez vous-même fur leur vie, rien ne les calmeroit; le préjugé & la loi 1'emporteroient, & nous ferions 1'un & 1'autre les viaimes de leur emportement. Je dis donc, ö grande princeffe, que pour mettre a couvert vos jours précieux, il faut que vous foyez revêtue du manteau & des ajuftemens que nos rois portent a leur initiation , lorfqu'ils defcendent dans les catacombes myftiques , oh ils féjournent un tour du foleil ; par ce moyen les miniftres du dieu que nous révérons , peu inftruits de ce qui fe paffe audeffus d'eux, vous prendront pour leur maïtre, & ne feront aucune autre attention. Ce raifonnement étoit trop jufte, pour qu'il ne fit pas iropreffion. La reine confentit a la métamorphofe, & fes ordres furent révoqués par elle au fujet du tcms fixé de fon retour. Ces chofes étant faites, le grand prêtre ouvrit la trape fecrette; il marcha devant Ia reine un flambeau k la main; elle fut obligée de fe repofer plufieurs fois; le nombre des degrés , qui alloit déja k prés de deux mille, commen- 5oit  L A M Ê K I S. jj coit a Peffrayer; elle crut defcendre dans 1'empire des morts. Cependant elle ne fit ces réflexions qu'intérieurement: plus elle avoit trouvé de difficultés, & plus fa curiofité en étoit piquée. Un corridor aboutiflbit a la dernière marche qui donnoit entrée a une grande gallerie, illuminée de difbance en diftance par des lampes qui ne s'éteignoient jamais. Le mur étoit revêtu de marbre , avec des hiéroglyphes repréfentant les myftères de Sérapis. Cette vafte falie avoit cent toifes de long, & fe terminoit par un portique , après lequel paroiffoient quatre grandes mes qui étoient illuminées par un nombre infini de lampions. Le peuple fourmilloit de toutes parts » & le commerce y paroiflbit régner cömme dans les plus grandes villes. A peine le grand-prêtre fut-il reconnu, qu'il s^éleva un cri général dont les voütes retentirent. Le fon d'un inftrument lugubre, qui fe fit entendre , fembloit annoncer fa venue. Dès qu'il eut frappé les oreilles du peujjle, uri filence profond fuccéda ; les rues devinrent défertes, &c mille lumières nouvelles furent allumées, qui auroient pu difputer 1'éclat a celui du plus beau jour. Douze prêtres, vêtus d'une longue fimare des peaux les plus fines, s'aTornt I. g  iS Lamekis. vaucèrent, & fe profternèrent aux pieds da grand-prêtre & de la reine; douze autres les fuivoient, ayant fur leurs épaules un brancard, oü ion voyoit élevés deux fièges égaux, dans lelquels fe placèrent la reine & Lamékis. La ir.arche fut précédée & accompagnée d'un grand concours de peuple : Sémiramis en fut furprife; elle forma dans le moment le deffein, dès qu'elle feroit dans fon palais , de réunir cette pepinière , qu'elle regardoit comme un effaim de rébellion, k 1'état ordinaire de fes fujets, Après avoir fait environ un mille de chemin de cette manière , ils arrivèrent a une grande place quarrée , dans laquelle étoit un temple foutenu de quarante colonnes de mar*brs. Une repréfentation de Sérapis étoit pofée fur un autel de la même matière, & les degrès par lefquels on y montoit , étoient k jour & d'un travail délicat & exquis. La couverture du temple fembloit fortir de la voiite, qui dans eet endroit étoit élevée k perte de vue. L'on entroit dans eet édifice paf quatre portes en ares de triomphe , dont les reliëfs exp'.iquoient myfiérieufement 1'hiftoire de la divinité. Le brancard s'arrêta vis-a-vis le temple: 1«  Lamekis, t$ gfand-prêtre en fit defcendre la reine, qu'ori revêtit d'un manteau de (i) peau dt boenf dont Lamékis porta la queue; il fut fuivi des vingtquatre miniftres , dont nous avons parlé; ils s'approchèrent de 1'autel, & montèrent les degréi ;& après que Sémiramis fe fut proflernée aux pieds du boe.if divin, on la fit paffer trois fois entre fes jambes (*), honneur réfervé feul au maïtre de 1'Egypte. Cette grace accordée , on la fit remonter fur le tröne porté par les dotize prêtres: Lamékis marebaae le premier, fa tête changea da» parure ; on lui mit avee beaucoup de cérémonie un grand bonnet fort élevé & orné dê quatre cornes rentrantes pour le premier étage, &c de quatre dom les pointes fortoient en dehors. Da milieu delcendoit une queue de vache, renouée avec des riibans aur®r«s, couleur favorite du dieu. Chaqtie miniftre fubalterne avoit la même tocque, mais différoit d'un rang de cornes de moins, & la queue étoit plus petite &£ fans aucutt ruban. (1) Lorfqu'un bosuf étoit mort, on embaumoit fe$ entrailles, & toute ia dépouile étoit conlérvée précieu» fement, & ne pouvoit fervir qu'aux miniirres Ue la divinité. (2) l 'auteur s'eft trompé. Le gcand-prêtre aroit la siême préro^ative , iorlqu'il étoit latré, Bij  20 La m e k r s. Le cortège enfila une grande rue, au'bout de laquelle étoit une barrière gardée par vingtcinq prêtres enhabits courts; ils étoient ceints d'un large baudrier, au bas duquel pendoit (i) une jambe de boeuf; ils avoient a la main une efpèce de fouet entrelaffé de trois nerfs du même animal, & étoient plus uniformes pour la couleur de leur habillement, qui étoit d'une peau de bceuf noire a la houlTarde, avec de gros boutons de corne, fort bien travaillés: leurs tocques n'avoient qu'une corne; mais elles étoient diftinguées par une aigrette faite d'une creiHe de vache, fort bien découpée & très-agréable a la vue. Dès que la pompe parut, ces miniftres fe trouvèrent fous les armes, & pour faire honneur a la reine , mirent le pied de boeuf a la main. Le capitaine de cette troupe , diftingué par une langue de bceuf prodigieufe, qui lui fervoit de haiuTe-t col, & qui étoit la marqué de fa charge, s'approcha refpeflueufement de Sémiramis, lui mit le doigt fur fa bouche & un cachet fur fon coeur. La reine baiffa la tête par 1'avis du grand - prêtre,'ce qui étoit faire le ferment (i)Par le trente-cinquième article de la loi Bofoë, il eft dit que les prêtres de Sérapis prépofés a la garde du fouterrein, porteroient au lieu d'armes un pied bceuf. ' ■  Lamekis. 21 accoutumé de ne point révéler les myftères. Cette princeffe étant dcfcendue de fon brancard, quatre hommes apportèrent un gros (1) inftrument fait de cuivre , du corps duque' fortoient quatre tuyaux qu'ils mirent a leurs bouches. Cet inftrument rendit un fon bruyant & épouvantable; il étoit fait pour avertir Ie peuple de rentrer chez lui , & s'il arrivoit alors que quelqu'un fut trouvé dans les rues par Ia garde, il étoit haché en morceaux, & ;ilfervoit «le pature au grand léopard. Après que ces miniftres eurent fait retentir quatre fois leur inftrument, la barrière s'ouvrit; le grand-prêtre paffa le premier a travers des gardes, fuivi de Sémiramis. Lorqu'ils furent au bout du veftibule, Lamékis frappa trois coups è une porte qui s'ouvrit: un vieillard couvert d'une tocque, fur laquelle étoit une Ianterne avec une lampe fufpendue, entr'ouvrit un guichet, par lequel le grand' prêtre paffa fa tête ; quatre anciens s'approchèrent, le reconnurent, & ils fe parlèrent a 1'oreille (2). La reine fut obligée de mettre auffi la fienne , & ils lui ötèrent le bandeau (1) Nommé Burfoan : les Egyptiens s'en fervoient lorfqu'ils livroient bataille. (0 Quelques recherches qu'on ait pu.faire, on a amais pu favoir ce qu'ils fe dirent. BÜj  22. Lamekis. iacré, & lui en fiibflituèrent un de cuir ; après quoi on la fit entrer, & elle fe trouva dans un veftibule oü aboutiffoient quatre galleries fermées chacune par une porte,oü il y avoit un guichet. Le grand-prêtre y frappa; 11 parut im vieillard coéffé dune tête de bceuf, q.i'il rejetta par derrière a la vue refpecfabie de Sémiramis. Le grand prêtre fut reconnu, & la porte s'ouvrit: le vieil'.ard a la tête de bceuf fe jetta aux pieds de la reine; & après kii avoir rendu eet hommage, il marcha devant elle, en faifar.t une cabnole de dix en dix pas. Cette gauJerie nommée (i) Koreïka aboutïfloit a la catacombe Lefmikis, oü étoit renferm-é le livre des loix. Nul hicrogy'phe ne 1'en'jbelüHüit; ks murs & la voute étoient revêtus d'un marbre noir tous uni. Le vieillard fe trouvant au bout de la galK rie, frappa du (ï) Lette galerie, a ce que dit un fatneux auteur , étoit remplie cTniéroglyphes , qui repréfentoient fhjftoiie de Sérapis. On prétend que dans un trem'blerrient de leire qu'il y eut en Egypte er. 1504, il fortit de ce fouterrein fubmergé , co mme on 'e verra, une cmaiHité furprenante de bas-reliefs, dom pWretrrs ont été transporté? dans difFérentes tours de 1'Europe, entr'^utres une tlgure de grand-prêtre , ayant le doigt fur Ia bouche, & un livre a la main ou étoit inftiiï fwr la «ouvertgre a Ggioïca ou ftfi.  Lamekis. ij pied , & trois autres miniftres de fon age fe trouvèrent a 1'entrée profternés a terre , & !e doigt fur la bouche. La reine fut effrayée a leur afpeft; ils avoient d-e longues barbes qui defcendoient jufqu'a kurs pieds , & a 1'exlrémité de chaque bnn pendoit une dent de bceuf : ce qui faifoit au moindre de leurs mouvemens un cliquetis dirficile a exprimer; mais ce qui rendoit cette vue plus hideufe , étoit que la pefanteur de toutes ces dents ouvroit a ces vieillards la feouche avec tant de violence , que leur grimace étoit au-deflus des plus horribles. Lei.r tête étoit diauve, & ils étoient k moitié nuds : Sa peau qui paroiffoit, étoit découpée en tai.t d'endroits & f: prés les uns des autres , que ces chairs étant defféchées , fe hériffoient comme les aiguilles d'un hériffon. Au milieu de la catacombe myftique étoit un grand livre, dont les (i) feuiliets étoient de ternes d'airain. Le grand-prêtre Fouvrit; & le bruit de chaque feuillet qui retomboit 1'un fur Tautre, étoit au-deffus de celui que fait la porte de la plus affreufe prifon. Lamékis fut aidé par les trois autres vieillards pour les (i) L'on conferve encore ce livre a Tauris, & 1'ori prétend que Thamas Koutikan en eft poiïeffeur. Biv  24 Lamekis; joiirnerj&lorfque le Pa%e oh étoit infcrit le ferment des rois fut trouvé, ils fe proiterjerent tous, & en firent jurer 1Wervance , oemiramis. ; Après que cette cérémonie fut faite, ils fortirent de la catacombe, & repaifèrent par la gaüene Koroïka. Lamékis frappa a celle de f 0 Burarkos, qui conduifoit au feu facré ; il parut a cette porte un homme d'environ quarante ans; fon air étoit égaré; il rouloit les yeux avecfureurj&U fit une grimace li aflreufe au grand-prêtre, que Sémiramis en recula de deux pas; Lamékis la „ffura. II n'étoit pas befoin de demander le nom de cette gallerie • ia chaleur annoncoit celle du feu qui étoit conierve dans la catacombe. On le voyoit de loin e;eve fur un trépied maffif de fer, au travers ^une grille du même métal; tous les cötés du corridor étoient remplis d'os de mort artdicment rangés les uns fur les autres : ce qui Jauoit un coup-d'ceil extrêmement gracieux Deux jeunes hommes fe promenoient deffus tp Büraïkos : brülames. Ce Iieu étoit fi refpec. table «prtl falloit, pour'que les prêtres fuffentadmis è a garde au feu, ^ils eudent été choifls par le dieu Wmence Ce feu „'étoit entretenu que dos humains ; & pour les rendre combufirble,, 0„ lesarrofoit avec de 1 huile du cuir des hommes.  Lamekis.' zncé* le même mot, que le chien me fauta.au col, dont je penfai être renverfé. L'homme furpris de la facilité avec laquelle je retenois les mots de fa langue, en prononca encore plufieurs autres que j'articulai auffi 'aifément. II mit la main fur fa tête, & fe frappant 1'eftomac, il s'écria : Motacoa, en me faifant entendre par ce figne, que c'étoit fon nom: je le répétai, il fe mit k fourire, & il me prit le (i) genou qu'il me ferra. Lorfque nous fumes au bout de la platteforme , qui faifoit face k la mer , nous la defcendimes par un degré , k la fin duquel nous trouvames le rivage. Nous entrames dans un petit bateau rond, qui avoit k chacun de fes flancs une roue attachée , dont les aïles fervoient de rames ; une manivelle doublé les faifoit tourner k la fois. A peine j eut-il mis la main, que nous nous éloignames avec une vitefTe dont je fus effrayé. Tout ce qui m'étoit arrivé, fe retraca alors a mon efprit 3 & je me mis k pleurer douloureufement. Motacoa (2) quitta les rames, vint k moi avec bonté, me ferra encore les genoux , & me dit beaucoup de chofes que je ne^compris pas. Pendant ce (1) Politeffe de ce pays, ccmme de ferrer la main ici (2.) Nom du fauvage, flls de douleur. Tome I. q  50 Lamekis. tems , Falbao fe jetta dans la mer; & 11 y fit tant de fingeries, que je mis a rire avec la même facilité que j'en avois eu a pleurer. Mon hóte en fut ravi: cependant le chien difparut tout d'un coup a mes yeux : la crainte que j'eus qu'il ne fe fut noyé; me fit jetter un cri. Motacoa s'en étant douté, fe prit a rire ; & mettant le doigt fur la bouche,Falbao, Falbao,toukat-zi (i) , s'écria-t-il. A peine eut-il prononcé ces mots, que le chien montra fa tête, & la replongea avec vivacité dans la mer; Un moment après il reparut, fauta dans le bateau, tenant un gros poiffon dans la gueule (ou dans fon muffle) , comme il plaira aux critiques. II le mit au pied de fon maitre. Ce poiffon étoit d'une grandeur infinie, & d'une figure que je ne connoiffois pas. Motacoa prit le genouil du chien, qui, flatté de cette careffe , le remercia a fa fagon, & ayant mis le doigt dans une des ouies , il en arracha quelqne chofe qu'il jetta a Falbao, qui parut le manger avec beaucoup de plaifir & d'appétit, & ce repas achevé, que je trouvai très-frugal pour fagroffeur, il refauta dans la mer oü il fut long-tems fans reparoitre , j'en fus d'une inquiétude extréme, me fentant une inclination extraordinaire pour cet animal. (i) Vite ici.  Lamekis. ijt ' 11 reparut bientöt avec un poiffon plas gros que celui qu'il avoit rapporté; il continua le même manége pendant quelques heures, &s lorfqu'il y en eut une quantité fuffifante dans le bateau , Motacoa fe remit a la mer, & en moins de rien nous arrivSmes prés des rochérs dont j'ai parlé. A mefure que nous avancions, je diftinguois que les environs étoient cultivés, & que ce devoit être une habitation. Nous y entrames par une petite baie, qui nous amena jufques fur une grande place, remplie d'un nombre inflni de peuple de Ja même couleur que Motacoa. Mais ce qui mefurprit & m'embarraffa , c'effque les femmes avoient le même teint, & que la femme de mon höte ne leur reffembloit en aucune facon. A peine fümes-nous a bord, que plufieurs arrivèrent & touchèrent le genouil de Motacoa. Dès qu'ils appercurent mon habillement qui différoit du leur, ils mirent les bras en bas, & proférèrent plufieurs paroles. Bientöt après, tout le peuple accourut, & chacun me (i) montroit du coude, en criant (2) clao, clao. Un (1) Dans ce pays on ne montroit du doigt que la divinïté & le roi; & 1'on employoit le coude pour les chofes ordinaires. (2) Voyez, voyez. Dij  'yi 'L a m e k i s; d'entre eux, qui me parut le chef, paree que, dès qu'il parut, tout le monde fe retira , me prit par le genouil, & m'arracha (i) un poil de mes cheveux. Motacoa, a cette cérémonie, fe renverfa fur le dos, & étendit les bras fur fa poitrine; enfuite il fe releva, prit le chef dont je viens de parler , par le (i) toupet, & lui fecoua la tête avec force. Le fauvage, content de cette politeffe, entra dans le batteau, oü il choifit le plus gros des poiffons; après quoi il fe retira. J'étois trop jeune pour faire une attention exafte k toutes ces chofes; elles neme revinrent que lorfque j'eus appris la langue du pays.' Le peuple (3), libre d'aborder le batteau, apporta plufieurs denrées diverfes, propres k 1'ufage de la vie. Les marchés furent bientöt conclus ; & Motacoa ayant échangé fon poif- (1) On ne pouvoit donner une marqué plus diftinguée a quelqu'un , que de lui arracher un cheveu; & lorfqu'oa le gardoit, c'étoit dire que la perfonne a qui on lotoit, étoit fort avant dans le cceur. (2.) II n'y avoit qu'au roi a qui on rendoit cet honneur. Cependant fes miniüres, par fucceffion de tems^ fe faifoient arracher le toupet. (3) Perfonne ne pouvoit dans un marché troquer ou échanger, que le kiaouf ou gouverneur n'eüt pris ce qui lui convenoit,  Lamek rs* 5J" fon , nous rentrames dans le batteau, & re~ vïnmes a notre habitation: nous trouvames lafemme, qui nous fit a fa fagon toutes fortes d'accueils. La nuit étant venue, 1'on alluma une efpèce de flambeau, qui rendoit une kimière vive, & dont 1'odeur étoit fort agréable. Nous mangeames au bord de la fontaine un potage compofé de ris &c de la poule dont j'ai parlé ; 1'eau du rocher fervit a nous défaltérer; elle étoit piquante &vive;& je n'en eus pas plutot bu trois coups, que je me fentis affoupi avec une efpèce d'ivreffe, qui me plongea dans un profond fommeil. II feroit inutile , ö mon cher Sinouis, de vous faire le détail de la vie que je menai pendant dix ans que je reftai dans cette habitation : j'appris la langue de Motacoa avec une fi grande facilité, qu'au bout de deux ans je la parlai auffi-bien que lui. L'inclination que mon höte & fa femme avoient pour moi, m'avoit prévenu d'une fi forte tendreffe pour eux, que j'en avois oublié,- pour ainfi dire, ceux auxquels je de» vois le jour. Je fus élevé dans la religion & les mceurs du pays; & lorfque je fus initié a leurs ufages , Motacoa me donna les marqués de la plus parfaite confiance.. Je veux, ö mon cher Lamekis, me dit-il un jour, vous dónner des. preuves de la#tendreffe que j'ai pour vous , e% D iij  54 Lamekis. vous rapportant mon hiftoire, & en vous don. mté une giorieufe part k 1'événement le plus mtéreflant de ma vie. L'intérêt que vous y devez prendre , eft le plus touchant : la mort de votre père O ciel! m'écriai-je, que me dites-vous ? Lamékis n'eft plus, & vous me 1'avez caché fi long-tems! Par quelle barbarie affreufe? Vos pleurs font légitimes, interrompit le fauvage, aufü-bien que le reproche que vous me faites; mais je ne vous connoiflbis pas affez pour vous apprendre ce funefte fecret. Le tems de la vengeance n'étoit pas venu; il s'approche, & bientöt je vous donnerai les moyens de punir les perfides meurtriers. Ecoutez - moi; mon hiftoire vous apprendra ia fintragique de votre père. Je fuis fils de (i) FHoucaïs ou roi des (2) Abdalles.Son royaume eft fondépar legrand (3) Vilkhonhis , que nous reconnoiffons pour 1'être univerfel. L'étendue de fes états eft immenfe i mon père commandoit k tous les peuples qui habkent cet efpèce de rocher, que je vous ai (1) Signifleen langue du pays, calife. (2) Les Abdalles, peuple prés du zénith. (3) Les Abdalles ne reconnoiffoient qu'un être univerfel , qu'ils tiommoient Vilkhonhis ou père de lumière. L'on verra dans la feconde partie le fentiment qu'ils ' avoient de la religion.  Lamekis. 5T fait voir de la montagne ( i ) Collira , & fa puiffance étoit fans limites. Ma mère étoit une 0) Manche qui lui avoit été amenée des climats iointains , & pour laquelle il prit une paffion fi violente , qu'il Pépoufa. L'amour fe trouva d'intelügence avec 1'hymen : leur bonheur étoit parfait; & s'il s'élevoit entr'eux quelques conteftations, elles ne prenoient jamais leur fource , que dans leur paffion mutuelle, fe difputant 1'un & l'autre k qui aimoit le mieux. Un jour que la reine vouloit 1'emporter fur ce fujet, elle dit au roi: eh bien! le fruit que je porte en décidera. Sile gage de notre amour réciproque eft bleu, c'eft une preuve indubitable que j'aime davantage ; & fi 1'enfant eft de ma couleur , je conviendrai que votre tendreffe eft au deffus de ia mienne. L'Houcaïs accepta ce moyen, & 1'on attendit avec impatience le moment qui devoit décider de ce point important. le vins blanc'au monde. Comment cela fe peut-il, interrompis-je , vous êtes de la couleur des peupies de ce pays ? Vous en apprendrez la caufe dans la fuite , reprit Motacoa: ce n'eft que par artifice que je fuis bleu, & ce n'eft que (1) De glacé. (2) Les peupies de ce pays étoient bleus-  56 L A M E K I~3. pour conferver vos jours qu'on vous a teint «fe cette couleur. Ma mère fut tranfportée de pïaifir a ma vue; elle fut charmés d'avolr perdu la gageure , par ia tendrelTe extréme qu'elle avoit pour mon pere. Le roi prit la chofe bien différemment; il tomba dans une morne trifteffe; fa jaloufte' hu fit naitre mille foupcons fur ma naiffance; il fut pendant quelque tems a méditer des acfes de vengeance. Depuis le jour fatal que j'étois venu au monde, il n'avoit point vu la reine; elle fondoit en larmes , ne pouvant imaginer par quel endroit elle avoit perdu fon amour. Mais quel fut le furcroit de fa furprife & de fa douleur , lorfque le premier (i) kirzif vint fe préfenter è fes yeux avec le redoutable (z) kirmec a la mam. Que vois-je , s'écria cette princeffe (i) Vifir. t (a) Lettre de cachet. On n'en donnoït jamais, qu'elle ■ n annoncat la mort. Cêtoi, une feuille dont 1'arbre étoit • garde chez le premier miniftre ou kirzif, & qui étoit h marqué de fa puiffance. II étoit confervé dans un pot . d une grandeur prodigieufe, & enfermé d'une baluflrade de !«fortferrée,dontleroiportoitIacIefaucoJ.Lorf. quM vouloit fe défaire Je quelqu'un, il alloit lui-même chez ie premier miniftre , ouvroit la grille , arrachoit une feu.lle & lapreffoit fur fon vifage, dont elle recevoit d abcrd 1 empreinte, qu'elle confervoit toujours.  Lamekis. 57 infortunée ! La grandeur de mon amour attiret-elle le comble de mes difgraces ? Quoi! je luis condamnée a perdre la vie ? Ah! madame , s'écria le kirzif, que je fuis malheureux d'occuper le rang ou je fuis placé ! Que ne m'eft-il permis de defcendre a votre place dans 1'affreux (i)puits Houzail! L'Houcaïs vous condamne a cet affreux fupplice avec le prince votre fils. II vous croit adultère, & il a juré par le grand Vilkhonhis qu'il facrifieroit dorénavant tous les blancs qui tomberont entre fes mains,fe flattant que dans le grand nombre de ceux qu'il fera périr, fe trouvera peut-être celui qu'il fuppofe être 1'auteur de fa honte & de la naiffance du prince. O ciel! s'écria Hildaë (c'eft le nom de ma mère), ö comble de défefpoir! Tant d'innocence & de vertu doiventelles fe payer par tant d'ingratitude ? Les plaintes furent inutiles. L'Houcaïs avoit affermi fa puiffance è un tel point, & il étoit fi abfolu , qu'il n'étoit comptable de fes acf ions (1) Le fameux puits Houzail eft une bouche de la terre fi profonde , qu'on n'en a jamais trouvé le fond. Il paroit que 1'aureur a voulu badiner fur la crédulité des peupies des environs de ce puits , qui prétendent tirer leur origine de Motacoa . & qui débitent les ódions qui fnivent.  "58 Lamekis. qu'a lui-même. Le peuple eut beau rhurmurer & gémir d'un fi coupable arrêt, il fut exécuté. Oh defcendit la reine dans une corbeille avec moi dans le puits fatal; on donna , felon la coutume, des vivres pour huit jours ; & au lieu de mille braffes de cordes , dont on fe fervoit ordinairement pour filer la corbeille dans 1'abime, en faveur de la quaüté de la criminelle on en nombra trois mille : ce qui n'étoit jamais arrivé, & ce qui nous fauva la vie. Nous fümes (i) trois jours & trois nui'ts a defcendre dans le centre de la terre; le quatrième, la corbeille s'arrêta furie fommet d'une montagne. La reine qui croyoit a tout moment périr, fe fentant k terre, me prit entre fes bras, fortit avec précipitation du panier & s'enfuit, dans la crainte que la chüte de la corde qu'on laiffoit tomber ordinairement, lorfqu'on étoit è fa fin, ne nous donnat la mort, dont il fembloit que le ciel nous préfervoit par un miracle. Sa précaution fut falutaire; une heure après elle fe précipita avec un fracas horrible. (i) Le le&eur doit ici faire attention, que 1'auteur met trois jours a. faire defcendre la corbeille pour atteindre le fond d'Houzail, & qu'il ne fait mettre qu'un jour a Motacoa & a Lodaï pour y rentrer. C'eft une faute effentiella de combinaifon, & qui ne fe comprend pas,.  Lamekis. 59 « Dès qu'Hildaë fut revenue de fa première' frayeur, elle porta les yeux fur les objets qui 1'environnoient; ils étoient horribles. La terre n'étoit femée que d'os &c de têtes de morts, ck la montagne ne fembloit élevée que des corps des malheureux qui y avoient été précipités. Speöacle glacant pour une femme dans la fituation ou ma mère fe trouvoit. Elle defcendit avec précipitation; & a mefure qu'elle s'éloignoif, des objets nouveaux &c rians fe préfentoient a fa vue. La terre étoit grafie, douce Sc diverfifiée de mille couleurs brillantes. Les rayons du jour qui percoit, occafionnoient une variété d'ombres & de clairs, qui auroit eu des charmes pour un efprit moins prévenu de malheurs; mais Hildaë effrayée du fort qui la pourfuivoit, étoit li troublée , qu'elle ne faifoit pas trente pas, qu'elle ne revïnt a 1'endroit dont elle étoit partie. O dieux! s'écria-t-elle, que vais-je devenir? Mon innoeence ne toucherat-elle point le grand Vilkhonhis r Et puifque par un miracle étrange il m'a préfervée de la chute fatale , ne dois-je pas efpérer qu'il achevera fon ouvrage ? Cette réflexion 1'encouragea, & elle jetta avec confiance fes regards fur les admirables objets qui la frappèrent. Elle vit avec furprife une voute au-deffus d'elle d'une hauteur immenfe , au travers de  6o Lamekis. laquelle il paroifibit obliquement des ouvertures a des diftances inégales. De quelquesunes il tomboit des chutes d'eau, dont les jours réfléchis les éclairoient de mille couleurs diverfes. D'autres s'écouloient en feftant, & lembloient ne pouvoir quitter les crouttes auxquelles elles fembloient attachées. Dans un endroit plus éloigné couloit de la voute un torrent, qui avoit Fair (ij d'argent maffif. Cette liqueur étoit d'un brillant fi éclatant , qu'a peine en pouvoit - elle foutenir la vue. Hildaë s'amufa quel que tems (fi Fon ofe fe fervir de ce terme), a confidérer cesprodiges; mais bien d'autres chofes firent naitre fon étonnement; en tournant les yeux vers la gauche, elle vit une (2) mer de feu dans laquelle un grand nombre de fleuves venoit fe rendre : tous les environ^ étoient couverts d'une fumée fombre & violette, & Fagitation de ces flammes fembloit faire mouvoir la terre. Elle vit en rapprochant fa vue, des (3) colonnes d'eau tranfparentes &C moins agitées que les premières , dont les unes fembloient defcendre , & les autres monter. Tous ces miracles de la nature (1) Vif-argent. (1) Feu central. (1) L'ame végétale, ou les efpfits-  Lamekis. éi étoient trop variés , pour qu'elle put en li peu de tems en faire 1'analyfe, Sc fa lituation trop preffante pour lui laiffer la liberté d'efprit de les confidérer plus lor.g-tems. Cependant le tems que j'avois été fans avoir de nourriture , m'avoit affoibli : ma mère s'en appergut; & reconnoifiant trop tard quele defir qu'elle avoit eu de fe préferver de la chute de la corde fatale, lui avoit faitoublier de prendre le peu de provifions qu'on avoit coutume de mettre dans la corbeille, elle tomba dans le défefpoir, Sc jetta des cris affreux. Elle fit de vains efforts pour réparer fon peu de précaution , en remontant fur le lieu oü elle les avoit laiffées : fa recherche fut inutile, & fa foibleffe ne lui permit pas d'aller plus loin. Elle quitta ce lieu terrible, en continuant fes clameurs ; mais quelle fut fa furprife d'entendre une voix éloignée qui lui cria : patience , je fuis bientöt k vous: elle tourna avec précipitation !a tête, 6c elle vit unhomme de 1'autre cöté duruiffeau , qui s'avancoit avec vivacité, elle trefTailiit de joie. O Vilkhonhis? s'écria-t-elle , c'elt toi qui vient me fecourir : elle fut k fa rencontre ; Sc k mefure qu'elle s'approchoit vers cet homme, elle diftinguoit des traits femblables h ceux des peupies du pays dont elle venoit d'être pr.ofcrite. Ah! fans doute, fe dit-elle intérieuie-  62 Lamekis. meat, c'eft quelqu'infortuné comme moï, qui par un miracle femblable échappe a la rigueur du fort, auquel il étoit peut-être injuftement condamné. En faifant cette réflexion, elle fe trouva prés de lui. O ciel, s'écria I'inconnu, en reculant deux pas, que vois-je? La reine! Qu'en dois-je croire ? Et quelle avanture horrible 1'a précipitée dans ces lieux ? Hélas! reprit ma mère , ne remettant pas 1'ine'onnu, qui êtes-vous? & d'oü vient que j'entends prononcer mon nom dans un endroit li indigne de ma gloire, & qui par 1'hommage qu'on me rend dans 1'état oü je fuis, achève de me couvrir d'opprobre? Comment, princeffe , reprit 1'inconnu, quelle que foit la caufe qui vous préfente a mes yeux, elle ne peut qu'être glorieufe. Le grand Vilkhonhis ne protégé pas des criminels, & ne fait pas des mitacles en vain. Condamné par 1'iniquité a une mort certaine , vous me voyez , comme vous, échappé au fupplice; le ciel m'a préfervé de la chüte fatale, & m'a donné des fecours jufques dans le fein de l'impuiffance; ma vertu triomphe, & mes ennemis en croyant me détruire , m'ont procuré une vie cent fois plus tranquille, que celle dont i!s ont cru me priver. Venez, princeffe, venez dépofer entre mes bras un fardeau précieux, &C qui ne peut  Lamekis. 63 être que mon prince légitime, puifqu'il eft le compagnon infortuné de vos misères. II me prit entre fes bras, & convia ma mère a le fuivre, en lui racontant par quelle aventure il fe trouvoit comme elle habitant de ces lieux inconnus. Depuis cinq ans que 1'injuftiee 1'y avoit précipité, il connoiflbit tous les détours monftrueux de ce monde interne. Ses aventures feules feroient fuftifantes pour former des volumes. II s'appelloit Lodaï; il avoit été miniftre d'Houcaïs; fa faveur &C fa probité lui avoient attiré des ennemis. Honnête homme & fans diftïmulation , il n'avoit jamais voulu fe faire aimer aux dépens de fon maitre; fa fermeté pour fes intéréts les lui avoit attirés. II étoit trop éclairé pour ignorer les pratiques qu'ils mettoient en ufage pour le détruire,& il vouloit que fa droiture & la bonté du roi prévaluffent fur leur calomnie. Le prince leur réfifta pendant long-tems; mais enfin il fut fufceptible des foupcons qu'on fit naitre dans fon efprit fur fa fidélité. Jamais prince n'avoit été plus jaloux de fon autorité qu'Houcaïs. On lui fit entendre que Lodaï travailloit a ufurper le tröne : on fuppofaune conjuration, dont on le feignit le chef. Son fecretaire, de complot dans cette trame , donna de la vraifemblance a cette trahifon; elle eut tout le fuecès qu$  $4 Lamekis; fes ennemis en avoient attendu. On lui fit fon procés; Sc malgré fon innocence , fes juges iniques & gagnés, le jugèrent coupable de haute trahifon , & il fut condamné a defcendre dans le puits d'Houzail. Son bonheur, ou, pour mieux dire, le ciel permit que lorfqu'on lacha la corde, elle s'accrocha a une branche crue entre les fentes du rocher, qui futcaufeque la corbeille précipitée ne fe trouva qu'a quatre pieds de terre ; il lui fut aifé d'en fortir, Sc de fauter fur la montagne ; & par un miracle inoui jufqu'alors, il fut le premier qui habita dans le centre de la terre. C'eft de lui que nous tenons la connoiffance des prodiges dont on eft aujourd'hui fi fort émerveillé, Sc dont je parlerai dans un aurre lieu. Après que Lodaï eut appris a ma mère toutes ces chofes, il la conduifit fur les bords d'un ruiffeau, dont la liqueur, couleur de rofe , couloit fur un fable d'or pur. Le jour éclairoit perpendiculairement cette partie inférieure de la terre; Sc la voute étoit fi élevée dans cet endroit, qu'a peine pouvoit-oa la difcerner. Une montagne de minéraux , dont la partie dominante étoit de fouffre 8c debitume, étoit voifine de ce ruiffeau. Lodaï avoit cpnftruit dans 1'intérieur une demeure aifée Sc commode, Sc la connoiffance qu'il avoit acquife des  L A M Ê K I s: 3es etlvlrons du lieu, lui avoit fait imaginer tout ce qui pouvoit fervir a la vie. II conduifit Hildaë dans cet afile; & 1'ayant fait mettre. fur un lit compofé d'une mouffe de la dernière fïneffe, il me donna d'une eau, que je neus pas plutót avalée, que je eelfai mes erjs; enfuite il paria a ma mère en ces termes: Voici 1'afile , ó grande princeffe , que ma patience & ma philofophie fe font fait, & oii je vis Cent foisplus heureux , que dans le rang que vous m'avez vu oecuper. Ici je fuis roi i 1'étude a laquelle je me fuis attaché dès le commencement de ma vie, m'a donné la connoiffance de la nature. Dès que je.me fuis vu profcrit en füreté , le defir de conferver des jours qu'il fembloitque le ciel protégeoit, m'a fait rechercher les alimens qui pouvoient les prolonger. Le peu de provifions qu'ön donne a ceux qu'on précipite , a fuffi è peine pour me donner le tems d'en trouver d'autres. Mais peut*on périr, lorfquson eft fous la proteftion du ciel. Le troifième jour que je fus errant dans ces lieux , je m'arrêtai fur les bords de ce ruiffeau. Je vis fortir de cette eau furprenante une efpèce de poule , qui fut fuivie de plufieurs autres; la fingularité de leur figure & la nqu« veauté de la chofe fixèrent curieufement mort Tomé I, E  66 i a m e k ï s; attentron. Je les iïuvis des yeux, elles battJ.J rent des ailes, & 1'air embaumé de cette eau me fit refpirer une odeur agréable; elles folatrèrertt pendant -quelque tems fur le fable doré de cette petite rivière ; leurs plumes étoient incarnates mêlées de noir, & leur tête de la même couleur; elles avoient deux becs, & celui de delTous étoit recourbé : leur marche reffembiou aflez k celle d'un canard : elles s'éloignèrent bientöt de moi les unes après les autres. Je me levai, & je fus curieux d'apprendre ce qu'elles deviendroient; elles fe jettèrent dans un chemin creux, dont le caillou refiembloit i de la nacre de perle; au bout d'un quart de (i) karies elles entrèrent dans le tronc d'un arbre, dont k peine fix hommes auroient pu embraffer la circonférence. Le trou par oit elles pafsèrent, ' étoit fort petit, & les obligea de fe baiffer. Dès : qut je vis ces poules renfermées dans cet arbre, je réfolus de tacher d'en attraper une. Je m'approchai du trou, & je regardai dans 1'intérieur; il étoit entiérement creux & fort vafie , & le jour qui 1'éclairoit en différens endroits , me fit appercevoir un nombre infini de ces animaux , avec une multitude de petits de la même efpèce. Le bruit qu'ils faifoient étoit affez femblable a (i) Lieue de cinq mille pas.  Lamekis. \6j 'fceïui des pigeons. Après avoir été quelque tems a les examiner , je fermai le trou avec de la moufle qui couvroit les écorces de Parbre en attendant de quelle manière je m'y prendrois pourenfaifir queiqu'une. En élèvant les yeux: au ciel, je fus cours Hildaë des malheurs qui 1'occupoient. Ce qui la calma entiérement, fut la facilité avec laquelle je m'accoutumai a la nouvelle nourrkure que 1'on me donna : non-feulement elle ne m'incommoda point, mais elle me fit fi bien prafiter,que j e gra.ndiffoisa vue d'eeil. Douze ans fe pafsèrent dans une tranquillité profonde , & qui ne furent troublés ni par les maladies , ni par les foins qui nous agitent toujours dans, le monde. Je fus éievé par le fage Lodaï; il me donna les connoiffances qu'il avoit acquifes; ai lorfque je fus dans un. age raifonnable, 1'on m'apprit qui j'étois. Ils furent furpris de Ia vivacité avec laquelle je fus fenfible a 1'injuftice que le roi avoit fake a ma mère : j/en montrois un refi* fentimentqui altéroitquelquefois notre tranquillité ; & la fin de nos converfations, lorfqu'elles rouloient fur ce fujet, étoit toujours, fuivie par les proteflations de ma part,que fi jamais mon. étoile me faifoit revoir lalumière, j'empbierois ma vie pour remettre ma mère dans une place que fa vertu mérkok, Lodaï, me remontroiê er^ vaki qu'U ne faifoit pas, fonger a de pareillejs, E, tv.  7Z Lamekis, chofes; & que 1'impofTibilité de retourner fur la terre, étoit certaine : je branlois la tête k cette prédiöion, & je répondois toujours que j'avois un preffentiment que cela arriveroit. L'événement ajuftifïéque je penfois jufte, & qu'une fecrette intelligence me donnoit un préfage de 1'avenir. Amefureque j'avancoisenêge, mesréflexions fur tout ce que Lodaï m'avoit enfeigné, s'étendoient & s'arrêtoient fur tous les objets qui s'offroient k mes yeux. II m'avoit appris la phi, lofophie , mais une philoibphie naturelle , qui n'étoit point hérilfée de mots, mais de chofes aifées a tomber fous les fens; & j'étois fi fort occupé des miracles qui fe préfentoient jourïiellement k mesregards , qïie j'en oubliois fouvent jufqu'aux foins de ma confervation. Les recherches que jefaifoism'éloignoientquelque-* fois de notre demeure de plus de dixou douze karies : il m'étoit arrivé déja deux fois de m'égarer; ma mère & Lodaï qui m'aimoient tendrement , & dont 1'inquiétude avoit été extréme , m'avoient conjuré fi fortement de ne leur plus donner ces allarmes, que je fus un tems fans m'écarter, & fans manquer a revenir toucher au domicile, Un jour que j'étois entré dans la crevaffe d'un rocher, dont lefentier étoit aifé & fpacieux, je  Lamekis. j$ trouvai une (i) veine mobile, oü fluoit une liqueur fi belle 8c fi parfaite, que je voulus en trouver la fource ; elle étoit épaiffe , Sc fa couleur étoit d'or. Mais ce qui m'étonna, c'eft qu'au lieu de fuivre Ia pente naturelle , cette liqueur montoit d'un mouvement égal, 8c fe portoit en haut, plus de trois karies en fuivant fon cours; 8c amefure que j'avancois dans le fein de la montagne que des jours obliques éclairoient, le chemin s'élargiffoit 8c devenoit de plus en plus rude. La fatigue me fit affeoir pour me repofer; 8c en jettant les yeux autour de moi, je vis au travers d'une fente du rocher quelque cWofe de fi brillant, que j'y courus avec vivacité. Je n'eus pas plutöt approché la tête qu'un fifflement horrible , fortant de ce funefte endroit, me fit reculer deux pas : je découvris alors un animal terrible , qui fe traïnoit fur le ventre , 8c qui fe replioit en plufieurs plis fur lefqueis il fembloit rouler. Je me mis è fuir de tputes mes forces en remontant la montagne, paree que ce ver monftrueux étoit derrière moi, 8c qu'il me fembloit qu'il précipitoit fes pas pour me fuivre. Je regrettai alors de n'avoir pas fuivi les fages avis de II paroit que 1'auteur yeut parler de la produelion de'  74 Lamekis. Lodaï'; & je fis une ferme réfolution, que fï je pouvois échapper a cet affreux danger, je ne m'y expoferois plus, proteftation des jeunes gens dans le péril, qu'ils oublient dès qu'il eft paffe. J'étois hors d'haleine ; cependant 1'ennemi qui me fuivoit, me gagnoit peu-è-peu; le bruit qu'il faifoit en fe traïnant après moi, frappoit daja mes oreilles ; le fifflement redoubloit; j'étois a ma dernière heure , lorfqu'il parui au-deffus de moi a quatre pas un autre animal d'une figure fmgulière 8c bien différente. Je jettai un cd horrible a cette nouvelle apparition ; 8c ne fachant plus que faire, je me refugiai dans'un trou qui fe trouva a ma gauche,. L'effroi m'avoit troub-é a un tel point , que me touchant de mes propres mains je crus que 1'animal me faififfoit : j'en frémis; mais biet? d'autres foins occupoient mon ennemi; il étoit attaqué lui-même par un redoutable athlette , lequel, droit tur fes pieds de derrière, fenv bloit attendre un moment favorable pour lui porter des coups affurés. Je vis le ferpent o» verfe replier fur lui-même, & s'allonger fur fon adverfaire avec autant de force, qu:un reffoit qui s'échappe. Sa gueale étoit ouverte 8c il fortoit de ce redoutable gouffre une langue armée de trois crochets, dont la moinÖrc des atteintes étoit capable d'attérer fo»  Lamekis. 75 ennemi. Falbao, ce même chien que vous me voyez, ö mon cher Lamékis ( car c'étoit lui ) comme un adroit luteur, évitort fes approches, en fe jettant de cöté dès que le ver fe laiffoit aller fur lui, 8c par cette adreffe rendoit fes efforts impuiffans, & le fatiguoit beaucoup. Cette facon de combatre, ayant encore duré quelque tems, Falbao fit tout a coup un faut de cöté , fe jette fur fon ennemi, 6c de fes dents ineurtrieres le coupe en deux. En vain les deux parties veulent fe raprocher; 1'adroit yainqueur en prend une, 6c la porte a trente pas. Après cette précaution que fon inftin£t lui dida fans doute, il revint fur le champ de bataille; il femble me chercher des yeux; Sc m'appercevant, il apporte a mes pieds la tête monftreufe de l'horrible ennemi. II fe couche en la confidérant, 6c me regarde avec des yeux qui paroiffent applaudir a fa viöoire. j'étois dans une fituation d'efprit fi troublée 6c fi indécife, que mes fens ne m'étoient d'aucun ufage; la frayeur les aya::t refferrés a un tel point, que j'en étois infenfible. Nous reftames Falbao & moi, enyiron une heure a nous entre-regarder : 1'animal fe lafJant le premier de cette attitude contrainte, fe leva , fit trois pas en avant , 6c revint: il fembloit me convier de le fuivre, §c par fes regards adoucis me donner de la con-  7*» Lamekis. flance. Une fuite de ma frayeur me retenoit par la crainte d'en être dévoré : je ne puis vous rendre raifon fi la fympathie eft Ia caufe A la couleur prés , je reconnois .. . .Mais non , je m'abufe: Hildaë a fini fes jours malheureux dans le profond Houzail, & fon fils a partagé  Lamekis. 79 fon fort. Maïs, ö mortel, qui que vous foyez , fuyez , rentrez dans la caverne dont vous venez de fortir. Un autre, moins compathTant que moi, vous arrêteroit. L'ordre eft général; depuis le jour funefte qu'Hildaë, notre reine, a mis un blanc au monde, il ne s'en paffe point, qui ne foit marqué par le facrifice de plufieurs hommes de cette couleur. Tous les fujets du roi lont fes efpions, Sc les peines font fi rigoureufes contre ceux qui les laiffent échapper, que perfonne n'ofe hafarder de contrevenir a fes loix inhumaines : non-feulement iï en coute la vie, mais encore la perte de fon bien & de la familie. Je rellai immobile a ce difcours : plufieurs réflexions fe faifoient dans mon efprit agité; malgré les préjugés, une voix intérieure s'élevoit dans mon cceur pour mon père; mais la crainte, inféparable du fort dont j'étois menacé, prédominoit. O vous! m'écriai-je , qui que vous foyez , protégez le fils d'une grande reine , que la bonté célefle a préfervée du fort qui lui étoit deftiné. Vilkhonhis 1'a fauvée du trépas: mais , hélas! k combien d'amertumes n'eft-elle pas a préfent en proie ? J'étois fa confolation : elle me perd; que de pleurs répanduesi O ma mère ! que ne puis-je vous aller retrouver, Sc rendre le calme a votre ame I  Sa Lamekis; O Lodaï! Qu'entens-je, interrompit 1'iri- connu? Quels noms prononcez-vous? Hildaë Vivante , vous , fon fils : quelles preuves me donnerez-vous de ces chofes extraordinaires ? Mon hiftoire, repris-je, celle de Lodai qui exifte. Lodaï, interrompit-il. Ah! fans doute que votre raifon égarée.. . Non , continuai-je avec impatience, il m'eft'aifé de prouver la vérité de ces chofes; je puis vous conduire par cette caverne dans le centre de la terre , dont le puits d'Houzail eft une bouche : la , vous y verrez la reine & Lodaï. L'inconnu fe récria de nouveau fur ces derniers mots; il révoquoit tout en doute , quand le hafard lui fit jetter les yeux fur Falbao; fa figure , inconnue pour lui jufqu'alors , le fit frémir. Cet animal paroiffoit nous écouter , & 1 'étranger ne faifoit pas un gefte, qu'il ne femblat voiüoir le dévorer; il avoit la gueule entrouverte & béante, les yeux furieux, & la colère le faifoit écumer. J'avois été fi attentif aux difcours de l'inconnu , que je n'y avois pas fait moi-méme attention : je tremblai comme lui , & je fus faifi d'une telle frayeur, que je me laiffai aller k la renverfe. L'animal accouroit a mes pieds, & parut fi doux &i fi humilié, que je repris ma confiance. L'inconnu avoit les yeux ouverts ,.6i: étoit fufpendu entre la crainte & 1'admiration ;  Lamekis. gj fadmiration ; je le raffurai, & je lui contai par queUe aventure cet animal s'étoit attaché a moi, Ces circonftances lui firent impreffion: je commence a croire , me dit~il, qu'il y a du merveilleux dans votre hiftoire, je vous avouerai même que j'y prends un tendre intérêt, fans en deviner la raifon. Je fuis extrêmement curieux d'en favoir davantage; mais il eft trop dangereux pour vous de vous arrêtef ici plus long-tems. Suivez-moi; ma cabane eft au milieu d'un défert voilin, oii vous ferez k couvert de vos perfécuteurs: la nous raifonnerons a fond de toutes ces chofes; & s'il eft poffible que vous me convainquiez que vous êtes le fils d'Houcaïs, vous connoïtrez que vous n'êtes point malheureux de me l'avoir perfuadé. Quoique folitaire , je puis faire mouvoir bien des refforts, & ce n'eft pas fans deffein que je vis dans la folitude ; je forme des projets que vous approuverez, lorfque vous en faurez la caufe, mais qui me rendroient criminels, fi vous étiez effectivement ce qu'il femble que vous me paroiffez. En achevant ces mots, 1'étranger me conduifit dans un bois, oü régnoit une fombre obfcurité. Après un nombre infini de détours,. nous arrivames dans une petite vallée , qu'une rivière arrofoit de fes eaux, dans laquelle étoit Tornt 2. F  Lamekis. fa retraite. II m'appnt en chemin , qu'il étoit le premier prince du fang'd'Houcaïs ; qu'il s'appelloit Boldeon ; que le roi, depuis la difgrace de ma mère , avoit époufé une feconde femme, dont il n'avoit pas d'enfarts; qu'il en étoit amoureux au point qu'il avoit fait reconnoitre le frere de cette princeffe, nommé Ruraos,pour Houcaïs, a condition que lui Sc fes fucceffeurs extermineroient tous les blancs qui pourroient fe trouver dans fon royaume , Sc y aborder. Quelques mois après il s'eft retiré avec la reine dans 1'antre royal (i) , Sc Ruraos eft monté fur le tröne, oü il exerce un empire tyrannique , & qui eft fi odieux , que tous les nobles Abdalles ont tous aimé mieux fuir dans les provinces éloignées, que d'obéir k cet ufurpateur. Lorfque nous fümes arrivés chez Boldeon , & qu'il m'eut fait rafraichir, il me fit conter avec empreffement mon hiftoire; je 1'appuyai de circonftances fi naturelles , & la vérité lui fit tant d'impreifion , qu'il me crut , & qu'il s'humilia comme devant fon prince légitime. Je 1'embraiTai; ü me reconnut pour tel, Sc me jura qu'il répandroit fon fang pour me remettre (i) L'antre étoit une caverne, oü les rois lorfqu'ils étoient entrés n'en reflbrtoient jamais.  La m e k i s; §3' fur un tröne qu'on m'enlevoit. II me fit pait alors des projets qu'il avoit formés pour chaffer le tyran,dès qu'Houcaïsauroit les yeux fermés, auffi-bien que des intelligences contraöées avec lesprincipaux des Abdalles; ce qui formoitun parti fi redoutable, qu'il etoit impoffible que Ruraos ne fuccombat a de fi puilfan^ efforts. Boldeon avoit feint de voyager dans les climats éloignés, pour affurer fes complots, & éloignei: les foupcons. Sa retraite étoit inconnue; prés de la capitale , & a. portée de tous les conjurés, il communiquoit avec eux, lorfqu'il étoit néceftaire, il me dit qu'il ne leur feroit point part de mon arrivée; qu'il réfervoit ce dernier coup pour émouvoir le peuple , en cas que la puiffance du tyran prévalüt; mais qu'il étoit d'une conféquence infinie de defcendre dans le puits d'Houzail, pour y chercher ma mère & Lodaï, afin qu'ils ferviffent de preuve k ma naiffance. Non-feulement j'approuvai ce deffein, mais j'en fus tranfporté , & nous réfolümes de tenter cette aventure. Le jour fuivant j'avois remarqué 1'endroit par oü j'étois forti de cet abyme, & j'efpérois qu'a force de recherches je pourrois retrouver les lieux ou j'avois été élevé ; d'ailleurs je comptois fur la fidélité de Falbao , qui na'en donnoït a chaque inftant des preuves nouvelles; je cor^ F ij.  $4 Lamekis. noiffois fa valeur, & nous comPtions qu'avec lui & les armes que nous devions prendre,.il n'y avoit aucun danger qu'il ne nous fut permis d'affronter. Mais , ö Sinouïs, nous ne prévóyiöns pas que le fein de ia terre étoit habité ; nous ne fümes pas long-tems a 1'apprendre. A peine le vefper paroiiïoit fur 1'horifon que nous fortimes de la cabane de Boldeon, chargés des provifions nécéffaires■ pour un voyage qui pouvoit être long , en cas qu'on s'égarat. Lorfque nous fümes a 1'endroit oü nous nous étions rencontrés , il ne me fut pas difficile de retrouver 1'entrée de la caverne. Après avoir fait quelques pas, nous rencontrSmes la veine myftérieufe ; je la fis remar.quer k Boldeon, & je lui appris Peffet miraculeux qu'elle avoit produit en guériffant Falbao de fes bkffures, lors de fon combat avec le ferpent. Ah! Motacoa, me ïit-il, que vois-je! Quel prodige! Combien y a-t- il qu'on cherche cette veine ctiviné ?' Ne regrettez point vos malheurs, puifqu'ils vous ont donné la connoiffance de ce tréfor; elle fuffit feule pour nous rendre les plus heureux des mortels; c'eft un des plus grands biens , auxquels nous puiffions afpirer; cette veine contient le remède univerfel; & ceux qui en peuvenr pofféder, iunfafliirés de paffer leur vie fans maladies, 6c  Lamekis. S% de conferver jufqu'au tombeau une fanté perpétiH-lle. En achevant ces mots, il en puifa dans fa main , & il en but trois fois; il me convia de Piitiiter : après 1'avoir fait, nous nous: afsimes fur une grande pierre, oh nous primes un repas léger. Falbao fe coucha prés de nous; & la liqueur opérant, nous nous laifsames bientöt aller a un fommeil délicieux. A peine fus-je livré aux douceurs du repos, qu'un rêve myflérieux vint agiter mes fens. II me fembloit être dans un lieu de la terre intérieure, ou j'allois fouvent avant que j'en fuffe. forti. C'étoit un rocher, dont la pierre étoit de talc, que les brillans &C les curiofités qu'il renfermoit, me rendoient cher. II y avoit dans le fond une efpèce de creufet formé par la na? ture,dans leq iel bouilloit perpétuellement 1'eau de cette mine , laquelle épanchée par Fardeur du feu , fe congeloit dès qu'elle en étoit fortie, & recevoit des formes fi fingulières , que je paffois quelquefois un tems infini a les esaminer. Je rêvois donc que j'étois dans cet antre , lorfque du fond du rocher s'ouvrit avec un tremblement de terre , & me laiffa voir une galerie éclairée; la voute étoit parfemée de mille pierreries de couleurs différentes, qui rendoient un éclat fi brillant, que les yeux pouvoient k peine en foutenir le feu. J'y entrai; elle abou- F iij  Lamekis. tiffoit | une grande falie ornée & décorée avec autant d'art, que ii nos plus habiles ouvriers y euffent mis la main. Une table d'une feule opale étoit au milieu, devant laquelle étoit un fauteuil de nacre de perle d'un travad exquis: uri livre ouvert , dont les caractères étoient d'or, paroilToit fur cette table ; je m'en approchai, & me voyant feul, je ne pus réfifter a la curiofité de lire une fentence qui étoit détachée : « Tu ne peux, difoit-elle , o mortel, monter fur un tröne qui t'appartient, fans que 1'hymen k la face d'Afcaliffe (i) ne t'y place. » Ces paroles me convenoient fi bien, que je m'en fis 1'application : 6 Vilkonhis, m'écriai-je, que ta volonté foit faite ! A peine eus-je prononcé ces mots, que deux hommes aïlés parurent, & tels que 1'on nous repréfente les fpilghis ( 2 ) ; ils avoient le doigt fur la bouche, & ils me fïrent figne de les fuivre. J'obéis; ils me conduifirent dans un autre appartement, dont le lambris étoit orné de lames d'or , au milieu duquel étoit un lit oii dormoit une femme d'une éclatante beauté. Son teint étoit couleur de rofe, & fes traits fans pareils; je mis un genou en terre, & je contemplai cette (1) Couleur de rofe. (2) Anges.  Lamékis- 87 jeune beauté avec des mouvemens jufqu'alors inconnus; elle foupiroit, & fon fommeil paroiffoit inquiet. Je partageois, fans favoir pourquoi, les foins qui i'agitoient. L'un desSpilghis la frappa d'une verge de cryftal qu'il avoit a la main, 8c elle s'éveilla en jettant un grand cri, qui fit difparoitre les deux hommes céleftes. L'inconnue avoit un air d'émotion qui m'attendrit; j'ouvrois la bouche pour la raffurer, jorfque je me fentis enlever , malgré les efforts que je fis pour me défendre : l'inconnue s'étoit jettée k bas pour me fecourir, en fai- . fiffant un de mes bras; mais un coup de zenguis coupa la main a cette divine perfonne , qui tomba en foibleffe. Je voulus venger cette perfidie, Sc je me retournai pour reconnoitre le barbare, dont la fureur s'étoit manifeftée par un attentat fi affreux; mais 1'effroi du regard horrible d'un monftre entre les bras duquel j'étois, me faifit a un tel point, que je me réveillai en furfaut. Boldeon , qui attendoit avec impatience la fin de mon fommeil, fut furpris de mon agitation ; il m'en demanda avec empreffement le fujet. J'étois fi troublé , que je fus long-tems fans lui répondre; mais m'étant remis a la fin > je lui fis part de mon réve. Ce n'eft pas en vain, s'écria-t-il, que Vilkhonhis parle , 6c ce nou- F iv  ss Lamékis, veau trait eft une preuve affurée de votre naiffance :ri eft dit dans une de nos prophéties , que dune femme, couleur d'Afcaüffe, naïtra nn héros qui fera la félicité des Abdalles, & a qui 1'empire fera redevable des biens 'les plus précieux. O Motacoa! ft c'eft de vous que 1'oracle parle, que vous êtes heureüx, & que vous me devenez cher & refpeöabie t Marchons fous les aufpices de ce divin augure.' le maitre du foleil vous guide. Peut-on errer,' lorfque 1'on eft conduit par une main fi puiffante ? Nous avancSmes', en tenant de pareils difcours, dans le fein de la montagne : nous rencontrames bientöt le ferpent dont Falbao avoit triomphé; il avoit encore vie, & fon regard mourant étoit redoutable. Le chien fe°détourna, & fembloit m'inviter a en faire autant; Je fuivis fon inftinft, qui me fut falutaire; car I'horrible ferpent s'élanca dès qu'il nous vit & donna de fa langue fourchue dans un morceau de rocher qui en éclata ; nous doublames ïe pas, & après trois karies ou environ, nous nous trouvames hors de la caverne. J'allois prendre un chemin que je crus re» connoïtre, & que je croyois qui pourroit me eonduire a la grotte de Lodaï, Jorfqu'en me détournant je n§ yis plus Falbao -3 une inquié-  Lamékis. 89 tude mortelle s'empara de moi. Je m'étois accoutumé k cet animal, & je 1'aimois; je 1'appeHai de toutes mes forces en pleurant. Boldeon courut aux environs pour le chercher ; j'en fis autant; il faifoit nuit, &C nous nous égarames. J'eus beau crief, perfonne ne répondoit k ma voix. O ciel! continuai-je, me voila donc de nouveau en pioie a mes malheurs. Falbao , Falbao , que les dieux m'avoient donné pour ma confolation, je ne vous verrai donc plus! Et vous , ö Boldeon , que j'ai conduit dans ce défert affreux, qu'allezvous devenir ! Errant, §£ fatigué autant par mes regrets, que par le chemin que j'avois fait, je me couchai parterre , accablé de douleur, & fermant les yeux d'ennni & d'effroi. La laffitude & les larmes commencpient k m'affoupir, lorfqu'un bruit fourd & violent frappa mes oreiiles. J'ouvre les yeux, ö ciel! que vois-je a la clarté des feux fouterreins ! Quel fpeclacle effroyable ! Un homme (1'appellerai»je de ce nom ?) s'avance vers moi. II avoit la tête, les bras, la poitrine comme les humains; mais le refte du corps reffembloit a un ver de terre , excepté qu'il étoit de la groffeur de celui dont Falbao avoit triomphéII étoit d'une grandeur énorme, & 1'extrémité de fon corps le faifoit inarcher par fes replis;  $>o L a m é k i s; tantot il fe traïnoit avec fes mains, Sc tantöf il fe dreffoit. Son nez étoit extrêmement gros Sc épaté , Sc finiffoit par une pointe qui alloit recouvrir fa lèvre fupérieure. Ses yeux étoient environnés d'un fourcil épais qui tournoit a 1'entour. La couleur de ce vifage efFroyable étoit d'un rouge marbrc , & fa barbe, fes cheveux , Sc le poil dont il étoit couvert, fe confondoient eni'enible. Je ne 1'eus pas plutöt envifagé, que je me fauvai de toute ma force en jettant des cris, & en tournant de tems en tems la tête ; mais tot ou tard j'aurois été la proie de ce monftre. II s'appuyoit fur les deux paumes de fa main ; Sc s'élancant, faifoit des bonds fi prodigieux, que j'en allois être atteint, lorfque, contre toute efpérance , je vis accourir Falbao a mon fecours. Quelle fut ma joie ! Dès que 1'homme-ver 1'appercut, il fit un faut en arrière , & fe( fauva précipitamment. Falbao fuivit fes traces; j 'en fus ému, &je 1'appellai de toutes mes forces. Sa préfence me rafliiroit trop, pour ne pas craindre de ie reperdre une feconde fois. II revint; je le flattai, & cetaimable animal parut fenfible a mes careffes; il marcha devant moi ,Si je le fuivis avec confiance. A peine avions-nous fait trente pas , que j'entendis des cris affreux. Je me préparois a  Lamekis." 9* fair ; mais je m'arrêtai, en m'entendant appeller par mon nom : je reconnus la voix de Boldeon; il imploroit mon fecours ; & de quelques frayeurs que je faffe faifi, je ne pus m'empêcher de courir vers 1'endroit d'oii partoient ces cns. Mon chien, comme s'il avoit démêlé mes vues, marcha devant moi, & dans un moment je le vis prendre fa courfe avec vivacité. Je fuivis avec précipitation fes traces ; mais que devins-je , lorfqu'après avoir paffe un détour qui s'oppofoit a ma vue , je vis Boldeon entre les bras d'un monftre femblable k celui dont je venois d'échapper,lequel fuyoit avec fa proie de toutes fes forces. Falbao le fuivoit; mais 1'homme-ver s'éla»goit avec tant d'aaivité , qu'a peine étoit^il prés de lui, qu'un bond 1'en éloignoit de trente pas. Dans cette crife affreufe je ne pus que les fuivre de loin : 1'effroi que je voyois que caufoit mon chien k tout ce qui s'offroit k fes yeux, redoubloit ma confiance. Je courus environ une heure ; & je commencois a n'en pouvoir plus, quand une caverne s'étant trouvée fur le paffage du monftre, il fe jetta dedans. Falbao le fuivit; & moi défefpéré , & craignant de me trouver encore feul dans un lieu qui m'étoit devenu terrible depuis que je ie favois habité par de tels peupies, je les fuivis: j'entrai dans une ouverture fpa-  5>z L A M É K I Si cieufe, oh Ia lumière d'un bitume allumé , éclairoit avec tant d'éclat, qu'il étoit aifé de diftinguer jufqu'aux moindres objets. J'avancai en tremblant dans ce lieu redoutable ; & je n'eus pas fait foixante pas , que le chemin fe partagea en quatre. Mon embarras devint extreme; ils paroilfoient tous oppofés : lequél prendre pour retrouver Falbao ? II yen avoit trois dans lefquels on pouvoit fe conduite a la lumière du bitume ferpentant dans les veines du rocher; mais le quatrième chemin étoit fombre^ & obfcur , & donncit de 1'horreur. J'étois indécis fur ce que je devois faire, lorfque je vis arriver du chemin du milieu, qui etoit droit, un nombre prodigieux de monftres femblables a ceux dont j'ai parlé. J'en fus faifi a un tel point, que mes jambes tremblantes ne me laiffèrent point la force de fuir. En vain je voulus me raffurer; mes nerfs refusèrentde m'obéir • pendant ce tems toutes ces figures hideufes m'abordèrent, & firent un demi-cercle prés de moi, en pouffant des nazonnemens horribles. Après que ces monftres eurent tenu une efpèce de confeil, Fun d'eux me faifit avec un bras vigoureux & robufte; je jettal des cris pergans, & je me débattis de toutes mes. forces; mais que pouvois-je contre des maius .  Lamékis. 93 de fer & desgéans? Celui qui m'avoit enlevé, toé mit fous un de fes bras, &C paffa dans le chemin obfcur dont j'ai parlé. La force dont il me ferroit, penfa m'öter la connoiffance : il s'en appergut; & craignant que je ne mouruffe , il me prit par les pieds, & me porta de cette manière. Une vingtaine de fes femblables kous fuivirent en bourdonnant continuellement. Après avoir marché une heure de cette facon, qui me parut un fiècle , par rapport a la fkuation incommode ou j'étois , nous nous trouvames hors du rocher. J'avois été fi fecoué par les bonds de 1'animal monftrueux , que je perdis entièrement connoiffance ; mais je ne fus pas long- tems fans revenir de ma foibleffe, par la facon nouvelle & douloureufe dont 1'on me porta ; ce fut par les cheveux, & la douleur que j'en refTentis, me fit bientöt donner des marqués que j'y étois fenfible : ils nazonnèrent de nouveau aux cris pergans que .je fis, & le réfukat fut de me porter par le cou. Quelque gênante que fut cette nouvelle fagon, je la trouvai douce en comparaifon des autres. Après avoir fait une demi-karie de cette fagon , un édifice fingulier fe préfenta a ma vue; fa hauteur fembloit toucher le ciel, que 1'on voyoit en cet endroit; la bafe fur laquelle il étoit conftruit,me fembla forméede quatre colonnes.  94 Lamékis; intormes, d'un minéral inconnu; elles portoient le batiment, dont la porte étoit ronde , Sc le frontifpice quarré , avec une ftatue d'hommever , dont la queue étoit doublé , Sc par plufieurs plis formoit 1'entablement; le corps de l'édifke ailoit en s'élargiiTant, Sc le fond fembloit être attaché a une maffe de rocher, dont la pierre étoit fort briÜante : un grand nombre d'hommes - vers alloit Sc venoit , ou , pour mieux dire , bondiffoit fur la plate-forme ; d'autres fe trainoient, les uns en defcendant, les autres en remontant fur la pente du rocher qui aboutiffoit k la porte de 1'édifice , laquelle étoit gardée par plufieurs de ces monftres , qui étoient diflingués des autres par une efpèce de mantelet, fait de cette feuille incarnate dont j'ai parlé plus haut; leur tête étoit couverte d'une efpèce de calotte, reffemblante affez k une citrouille sèche, ornée de plufieurs pierredes; ils portoient k, leur ceinture un zenguis (i), dont la poignée étoit d'un métal brillant, & ils avoient la contenance redoutable , Sc un certain air qui infpiroit de 1'horreur. Lorfque nous fütnes au lieu de 1'édifTce , le monftre qui me portoit fit un bon fi prodi- (2.) Poignard.  Lamekis. 9^ gieux, qu'il fe trouva a la porte, quöiqifil y eut plus de dix toifes de hauteur. Les gardes 1'envifonnèrent, dès qu'ils le virent chargé de mo: , & vinrent les uns après les autres me pafier la main fur le vifage. Après cette ridicule cérémonie , qui m'ennuya beaucoup , nous nous trouvames k la porte d'une grande falie , ou étoit une centaine de ces gardes rangés en haie, k qui je parus caufer de la furprife. Alors celui qui me portoit, & qui fans doute ne pou voit pas aller plus loin, me remit au premier de ces gardes, celui-ci au fecond qui le fuivoit, cet autre me donna a un troifième, & de -cette facon on me fit paffer de main en main de cette grande falie dans plufieurs autres, que je n'eus pas le tems d'examiner, par la prodig'^ufe viteffe dont on le faifoit. Enfin étant arrivé a une grande porte ornée de tout ce que le centre de la terre a de plus précieux , on me pofa k terre, & tous ceux qui étoient dans cette grande falie s'approchèrent, & me regardèrent avec toute 1'attention dont ils étoient capables. Un moment après la porte s'entrouvrit; une tête , dont la couleur du vifage étoit jonquille, & qui me parut femme, fe montra, le doigt fur la boucha. A ce figne, le bourdonnement ceffa, & le peuple parut immobile; la porte fe rer  96 Lamékis. ferma enfiiite fort doucement. Mais ce qui me frappa le plus, c'eft que j'entendis diftinöement[un jappement femblable & celui de Fali>ao ; je prêtai 1'oreille, & 1'intérêt que j'y prenois ne me laiffa pas douter que ce ne fut celui de mon chien fidéle. J'étois occupé de cette idéé , lorfqüe la porte s'ouvrit avec une extréme violence : jamais un fpectaclefi curieux & fi beaune s'étoit offert k ma vue: il y avoit quatre rangs de femmesvers rangées en haie, habillées galamment , & couvertes de pierreries : elles portoient k la main une efpèce de girandole k fix branches, dans lefquelles étoient des morceaux de bois qui brüloient comme des bougies, & qui éclairoient cet appartement, meublé de tout ce qu'on peut imaginer de plus admirahle. Cétok un quarré long, & dont le fond étoit a perte de vue : il étoit terminé par un périftille de pierres tranfparentes, dont les arcs étoient fort élevés; celui du milieu étoit couvert d'un döme incrufté de plufieurs minéraux éclatans & précieux : dans le fond de cet are, qu'on peut appelier de triomphe , étoit un fauteuil fort élevé. La beauté d'une femme qui y étoit affite réunit toute mon attention, & m'öta la confidération des ol ;«ts brillansqui 1'environnoient. Je ne pus parfaiteinent difiinguer fes traits  Lamékis. 97 trairs, & caufe de 1'éloignement; mais j'en fus ému , & elle étoit d'une llructure égale a la mienne ; de petites bandelettes de ces feuilies, ' femblables a 1'arbre dont j'ai parlé , tournoient autour de fon corps, de fes bras, de fes jambes, & en faifoient connoïtre la perfeclion: elle avoit les cheveux du plus beau noir du monde ; une partie flottoit fur fon fein & fur fes épauies, & 1'autre étoit attachée par une aiguille de diamans, qui, fans être taillés, n'en étoient pas moins brillans. Je foupirai de me voir fi éloigné de cette charmante perfonne ; mais un cri percant qui fortit du pied du tröne , me fit toumer les yeux avec empreffement de ce cöté. Quelle fut ma joie! C'étoit Falbao ; il m'avoit entrevu, & il jettoit des hurlemens affreux pour venir a moi ; mais attaché par le cou, fes efforts étoient impuiffans, & il le témoignoit par fes cris douloureux. J'étois dans cet endroit de 1'hiftoire de Motacoa & de la mienne, Sinoiiis me prêtoit une attention lïngulière, lorfque je m'appercus que la mer bouillonnoit, & que 1'eau qui environnoit le navire s'élevoit en forme de colonne , & 1'emportoit avec elle. Nous jettames des cris horribles, au nouveau danger que nous cdurions; 1'équipage en fut réveille, & lorfgu'il en connut le fujet, il les accompagna Terne I. G  9% Lamékis. des larnentations les plus douloureufes. La colonne Sc le vaiffeau s'élevoient cependant de plus en plus , & en moins d'une heure , nous rous tronVames portés jufques dans les nues; ce coup d'ceil étoit horrible , Sc neus croyions k tous momens que cette colonne fe dérobant de deffous le navire, il alloit fe précipiter Sc nous abïmer tous. II n'y avoit aucune manoeuvre a faire que de nous abandonner a la providence. Nous montions taujours avec un bruit épouvantable , Sc nous approchions infenfibiement d'une région éclairée , qui nous donnoit une crainte légitime que ce ne fut celle du feu : nous reffentions déja une chaleur tiède , qui, k mefure que nous avancions, devenoit de plus en plus infupportable. Déja nous diftinguions les cercles de 1'univers; la zone torride , prés de laquelle nous nous élevicns , nous faifoit reffentir fon afpeet incommode Sc brülant ; chacun fut fe cacher k fond de cale , pour retarder au moins de quelques momens la fin de fa vie : moi feul, aigri par mes malheurs , Sc perfuadé que toute la prudence humaine ne peut rien contre les décrets éternels, je m'abandonnai k tous les événemens. Déja le feu me dévoroit; j'allois être tmbrafé, lorfqu'un tourbiüon fit tourner le vaiffeau comme une pirouette, 1'enleva de la colonne qui le  Lamékis. 90 fóutenoit, & dans un clin-d'ceil lui fit parcourir une efpace immenfe de 1'universfur un nuage qui s'arrêta enfin fur la cime d'un grand arbre , & qui s'étant diflipé peu a peu , fe déroba de defious, & le laifla perché fur les branches. De-la je découvris une terre inconnue & plufieurs grandes villes. L'arbre fur lequel nous étions, étoit d'une hauteur extraordinaire. O ciel! m'écriai-je, eft-il poflible que je ne fortirai jamais d'un périt , fans retomber dans un autre? Qu'allons-nous devenir! Le moindre vent eft capable de nous précipiter. O Sérapis, quand cefferas-tu de me pourfuivre! L equipage ignorant ce qui venoit de fé paffer , & s'appercevant que le vaiffeau étoit fans mouvement , hafarda de fortir. Quelle fut la furprife d'un chacun , a la vue de la fituation extraordinaire oü nous nous trouvions. On tint confeil fur ce qu'on avoit a faire dans cette périlleufe occafion. L'avis unanime fut de tacher de defcendre du vaiffeau avec toutes les précautions imaginables, & de faire re connoïtre auparavant s'il étoit folidement foutenu. Je fus nommé pour faire cette vifite; & après avoir examiné les chofes, je trouvai que la pefanteur du navire s'étoit fait une place fi affurée au milieu des fortes branches de G ij  *00 Lamékis; 1'arbre; qu'il n'y avoit rien a rifquer de ce cöté-lè. Je rapportai cette bonne nouvelle au vaiffeau; 1'on conclut qu'il enfalloit defcendre, & gagner la terre s'il étoit poffible. Nous commencions k filer les cables que nous attachions au bout les uns des autres, pour leur donner la longueur néceffaire, lorfqu'un vent impétueux, fuivi d'un orage affreux, agita avec tant de force 1'arbre fur lequel nous étions, que nous croyions k chaque infiant voir précipiter le vaiffeau. Trois des nötres qui voulurent amener les voiles dans lefquelles le vent s'engouffroit, furent précipités, & périrent fans doute malheureufement. Cet exemple rendit fages.tous les autres; & 1'orage augmentant avec ■plus de violence, nous rentrames tous avec frayeur, & nous fümes nous cacher dans les endroits les plus reculés du vaiffeau. Fm de la première Partie,  Lamékis,! ^ %ot SECONDE PARTIE. Nous étions dans cette perplexité, & nous nous entretenions les uns & les autres du péril & de la fituafion nouvelle & extraordinaire oh nous nous trouvions, lorfqu'un événement encore plus prodigieux fuccéda ; un bruit furprenant fe faifoit au-deffus de notre tête. Nous prêtamesl'oreille avec attention; il nous fembloit que Ton travailloit fur le vaiffeau a coups de hache & de marteau. Un moment après nous vïmes les ais de la fainte Barbe, dans laquelle nous nous étions réfugiés , fe détacher les uns après les autres. Nous jettames un cri unanime d'effroi a la vue du dépouillement du navire qui continuoit a fe faire, & è celle d'une multitude innombrable de monftres aïlés , qui s'occupoient de concert a la mine entière du vaiffeau. Les uns erilevoient les mats , les autres coupoient les cordages ; celui-ci fe chargeoit des provifions; enfin chacun d'eux fe montroit ar^* dent a contribuer k fa deltruétion. Le tems que ces monftres mirent a dépouiller le haut'dit navire, fut trés-peu confidérable, & nous permit cependant de diftinguer ces 'eréatures furprenantes : leurs têtes étoient fort groffes , & G iii  102 Lamékis. tenoiem k un corps qui reffembloit k celui d un offeau; deux ailes d'une grandeur énorme leur fervoierit a fendre Fair, au-deffous étoient placeas deux fortes mains. II ne reftoit plus du bÉtiment que Ie fol fur lequel nous étions. Nous nous attendions alors a nous voir précipiter du haut de 1'arbre, lorfque chacun de nous fut enlevé dans les airs par ces nionftres, qui chargés de leur proie, s'envolerent de différens cö'cés. Le monftre auquel j'étois tombé en partage, voloit de front avec un de.fes camarades, qui étoit chargé de 1'un des nötres. Je ne fouffrois point de la manière dont j'étois tenu. bien au contraire ; mais ce qui m'effrayoit, c'eft qu'il fembloit que je volois moi-même, ne fentant ni le bras fous lequel j'étois, ni le corps qui devoit me preffer. Cependant, malgré ce prodige , la philofphie me rendit ma tranquillité ; & perfuadé que rien n'eft capable de faire changer la deftinée, je m'abandonnai è mon fort, & je ne fus plus agité que de la curiofité de connoïtre un être auffi extraordinaire que celui fous Ia puiffance duquel j'étois; j'hafardai donc de porter ma main fur fon corps; mais , ö furprife extréme! elle fembloit entrer comme une épée, & ne recevoit aucun fentiment du taÖ : je la fermai pour empoigner, & je ne  Lamékis. ioj touchai que de 1'air. O ciel! m'écriai-je, oü fuis-je, & quel démon m'enléve ? Jufques-la. aucun fon n'avoit frappé mes oreilles ; les monftres voloient dans un profond filence : mais a peine eus-je fait cette exclamation , qu'une voix refTemblante a celle d'un nafard enroué , me dit dans ma propre langue : quoi! Lamékis, eft-il fufceptible d'effroi & d'étonnement? A quoi fert qu'il ait pénétré jufques dans le centre de la terre , & qu'il ait puifé dans le fein de Ia fagefie , fi malgré tant d'épreuves il fe met au-deffous de lui-même? Ces paroles me furprirent, & je ne pouvois me pei fuader par quelle bizarrerie du fort ce monftre favoit mon nom & ma langue. Efprit ou phantöme , repris-je avec plus de tranquillité , par quel fort me connoifTez-vous ? Vous ferez un jour éclairci de ce myftère , reprit 1'intelligence, ( car c'en étoit une ) il ne m'eft pas permis pour le préfent de vous dire autre chofe , finon que je veille de tout tems a votre confervation. Mais oü fuis-je , continuai-je, Sc oü me conduifez-vous ? Nous fommes, pourfuivit-il, a la hauteur de l'ile des (i) Sylphides, ou règne le divin (2) Scealgalis, ile miracu- (1) Eft dans la moyenne région , a cöté de la lune On prétend que c'eft le nuage qui la fuit. (2) Scéalgalis étoit un ég.ypti^n. II s'étoit acquis G iv  ïo4 Lamékis: leufe qui ne fonffre rien d,impur ^ ^ ^ tenel, è 1'excepfion du frul (,) Dehaal, arbre ayfleneux, fur lequel a été porté votre vaifieau , raifon qui en a caufé le dérr.embrement & qw vous fait enlever fi haut dans les airs \ ' ahn q„e vos êtres groffiers ne fouillent point la fubti lité du climat fur lequel vous paffez. Vous al ez dans peu être k la hauteur du palais de Scealgahs; le fimple froiffement de 1'air lui fera connoïtre votre Iatitude. Après vous avoir examme de fon palais divin, on vous dépouillera de 1'homme dans le (z) Céolbhaume. Leipnt fe tut après avoir proféré ces derniers jnots; mais raffuré par fa douceur, je m'haiardai de lui faire encore une queflion. Intelligent* facrée, m'écriai-je, qu'eft devenue 1'époufe chérie,refpire-t.el!e encore? oferois-je me flatter de la revoir un jour ? Efpère , reprit le fyJphe d'un ton irrité, mais ne me queftionne pas davantage. de/0n t£mS u"^"^^ ,ud,c,a,re, qu'il étoit regardé comme un homme divin. ia cabale en a fait un dieu. (i) Nom d'un hommeadmirable, qui dans une étude abftratte & profonde, a fu conferver les ménagemens de 1 homme du monde. II en fera parlé aiüeurs (*) Montagne de feb, ou pour mieux dire, nuage corapofé des vapeur's de la terr,e, que le moindre froiffement cnflamme & met en feu.  Lamekis. 105 Ce difcours me fit foupirer & jetter les yeux fur un autre efprit qui voloit a une diftance peu élpignée de moi. Je reconnus avec plaifir que celui de nos compagnons qu'il en'evoit étoit mon cher Sinoüis. Je 1'appellai; ce cher ami, accablé de fa difgracé, m'avoit remis a fon tour , mais n'avoit ofé me le témoigner. Raffuré par ma voix : ou fommes-naus i s'écria-t-il! O Lamékis , qu'allons-nous devenir ! Exiftons - nous encore, ceci n'eft-il point un fonge? J'ouvrois la bouche pour lui répondre, lorfque 1 efprit jettant les yeux fur moi, mit le doigt fur la bouche, & me fit entendre par ce figne que je devois obferver le filence. Sinoüis, qui recut apparemment le même avis, fe tut, & fe contenta de, me regarder en foupirant. Cependant il me fembloit que nous Volions avec moins de rapidité : nous étions fi élevés au-deffus de la terre , que je ne la pus diftinguer de plufieurs autres (1) globes, qui neme parurent pas plus gros que le foleil, vu de la terre. II n'en étoit pas de même de plufieurs , prés defquels nous pafiïons, & ils étoient fi grands, que ma vue put a peine les mefurer. Ces globes fembloient voguer dans le ciel comme un vaïf- (1) 0 femble que Lamékis prétende que les aflres foient autant de mondes différens.  106 Lamékis. feau fur la mer; mais leurs motivemens étoient auffi réglés que celui de 1'horloge le plus exactement conftruit, & chaque fois que ce mouvement s'échappoit de notre cöté, nous étions pouffés comme par un vent impétueux. Après avoir couru encore quelque tems la yafleimmenfitédel'hémifphère, en renccntrant a chaque pas de nouveaux prodiges, ie fylphe fe laiffa defcendre tout d'un coup perpendiculaire, ment ;ce qu'il fit fans mouvoirfes aïles. Je baifTai les yeux , & il me fembloit, k mefure que nous déchnions, que les objets, vue auparavant fï petits, grofïïffoient par gradation. 'Nous laifsames a cöté un grand globe (i) lumineux, qui me parut trois fois plus grand que la lune. Je fentis alors une violente chaleur a laquelle je n'aurois pu réfifter ; mais le fylphe s'appercevant de l'impreffion qu'elle me faifoit, fe mit a voler obliquement, & m'en déroba par ce moyen la plus grande partie. Je voulus éviter le refte en mettant la tête k i'ombre de fa grande aïle; mais cette précautïon me devint inutile, les rayons du foleil paffant a travers fon plumage comme au travers d'une glacé. Cette aïle me parut alors un compofé de vapeurs, qui femblable k 1'iris, réfléchiffoit mille (0 Le foleih  Lamékis. 107 couleurs différentes, dont il me fut irapofïible de foutenir 1'éclat. Nous nous trouvames alors les deux fylpfies, Sinoiüs & moi , k la hauteur d'un palais fuperbe & extraordinaire par fa ftructure. II me parut appuyé fur un nuage immobile ; les marailles étoient de glacé, que des rayons de vingt aftres réfléchis, rendoient de cent couleurs différentes; elles étoient tranfparentes; & fans 1'éclat qui affoibliffoit la vue , elle auroit pu pénétrer jufques dans 1'intérieur. Ce palais étoit d'une figure oef ogone , & le toït reffembloit k la figure de nos dömes. Un fylphe étoit a chaque angle, & chacun d'eux fonnoit d'une trompette d'un modèle nouveau , qui fembloit de cryftal. Un neuvième fylphe voloit k 1'entour de ce chateau, & paroiffoit armé d'une faux, & reffembloit affez a la manière dont on repréfente le tems. Le fon des trompettes étoit doux & harmonieux, & compofoit un uniffon parfait & touchant, qui caufoit a 1'ame des imprefiions fi vives & un enthotifiafme fi divin, qu'a peine pouvoit-elle y réfifter. Quelqu'étonné que je fuffe de tant de chofes extraordinaires , elles ne me frappèrent pas avec autant de furprife que le difcours que me tint le fylphe. « Le tems s'approche , me  ',oS E a m è k i s. dit-il, que Ia matière & 1'efprit vont combattre ; ce palais que tu vois eft celui du divin Scealgalis; fes décrets fe prononcent perpétuellernent;il te voit;il lit dans ton cceur, & pefe au trébuchet de fa juftice le bien & le mal que tu as fait: moins tu feras chargé diniquités, & piutöt tu feras initié dans fes myftères. O ! Scéalgalis, s'écria Hntelligence, en joignant les deux mains , prends pitié de fc fbibleffe des mortels; protégé celui que tu mas confié, & ne permets pas que les efprits noirs balancent dans les épreuves oii il va être abandonné, les vertueufes inclinations que je lui ai infpirées. A peine le fylphe achevoit fa prière , q'u'un rayon de lumière fortit par le döme du palais , &fi!lonna jufqu'a nous, avec autant de rapidité que 1'éclair preffé par 1'écroulement d'une nue. La frayeur que j'en eus me fit faire un mouvement, & je jettai ün cri> croyant I efprit me lachoit;Ie fylphe , k cet effroi,'fe pnt k éternuer avec un bruit horrible , & qui penfa me rendre fourd. J'appris depuis qu'on eternuoit dans cette Üe au lieu de rire. Mais j'eus bientöt un autre fujet d'admiratjon. Jufques-la je n'avois rien fenti qui me touché : mais après avoir fait trois fois le tour de 1'édiiice , je m'appereus que le fylphe avoit  Lamékis: 109 un corps matériel, & que fon bras me ferroit fortement. Cependant une fecoulfe qui fe fit dans l'air occafionnée paf un violent tourbillon, m'ayant fait lever les yeux pour en chercher la caufe, je vis a une (i) karie de 1'endroit oh j'étois une montagne fort élevée, qui me fembla de cryftal: il fortoit par le haut du fommet une flamme bleuatre & petillante comme le falpêtre. L'intelligence qui enlevoit le tremblant Sinoüis, fendoit les airs de ce cöté, & nous le fuivions. Le tems que nous mïmes a y arriver, me donna celui de confidérer le fylphe qui voloit devant nous, il me parut avoir fix pieds de hauteur ; fa tête étoit attachée fans col a fes épaules; a la place des bras deux grandes ailes en fortoient, dont le plumage étoit blanc ; le corps, comme je 1'ai dit, reffembloit a celui d'un oifeau, excepté qu'il étoit fans plumes, & que Fextrémité fe terminoit en pointe, comme celle d'un lézard; deffous chaque aile fortoit un bras nerveux & couvert de poil; la couleur du vifage & q u corps étoit d'un blanc mat, fans être relevé d'aucune teihte; les traits étoient parfaits &C d'une beauté fans égale; mais ce qui Fempor- )2) Lieue.  I£o Lamékis. tok fur tout le refte, étoit une chevelure fi longue, qu'il n'y avoit point de fylphe quine put s'en fervir pour s'en couvrir entière- ment. Tous les fylphes de la grande efpèce ( car il y en a de deux fortes , comme on le verra plus bas) ne différoient en aucune facon de celui dont je viens de parler. Nous étions prés de la montagne de cryftal, lorfque le fylphe qui m'enlevoit tourna lés yeux vers moi: c'eft ici, me dit-il, Lamékis, oh je vais t'abandonner, & oh tu as befoin de toute ta fermeté. Tu as paffé prés de la Zone Törride, fans fuir dans le vaiffeau comme tes compagnons; mais tu ne faifois alors que U cótoyer; & tll Vas entrer réellement dans Ie Céolbhaume, montagne que tu vois, & la (i) quarantaine de ce climat qui fe fait ici dans une feconde. Ciel! que me dites-vous,' m'écnai-je? Comment paffer par ce feu dévorant fans en être confumé ? Bon , reprit ie fylphe en éternuant, 1'efprit feul fouffre dans cette épreuve & non-le corps: ce que j ofe t'avancer, quelque rifque que je coure de mon indifcrétion,, c'eft que fi tu as 1'ame (O Lieu oül'on fe purifie du mauvais air qu>on apporter des clvuats lointains.  Lamékis. m aflez granfde pour t'y précipiter toi-même , le feu te refpeöera; au lieu que fi tu attends que je te laiffe échapper, & que tu fois fufceptible de la moindre crainte, le feu te chatiera de ta foibleffe. Pendant ce difcours nous arrivames a la hauteur de 1'embouchure de ia brülante montagne. Je n'eus pas le tems de Ia confidérer, effrayé de ce que je vis, lè malheureux Sinoüis fut précipité par le fylphe entre les bras duquel il étoit; il tomba dans le Volcan en jettant des cris affreux : la flamme en fortit avec un mugiffement qui ébranla l'air. J'avois oublié dans ce moment 1'avis du fylphe glacé de ce que je venois de voir , & je tournai la tête pour 1'interroger ; mais ayant retiré fon bras, & me rappellant dans eet inftant ce qu'il m'avoit dit, je fermai les yëux & je m'élancai de moi-même. Je ne puis rendre un compte exact de la fïtuation oü fe trouva alors mon ame, ni de ce que je reffentis en paffant par le volcan ; autant que je puis m'en fouvenir cependant, c'eft que bién loin d'être touché par le feu, je me trouvai fufceptible de froid, & fans aucune agitation. J'ouvris alors les yeux, j'étois affis fur une terre blanchatre & auffi douce que le duvet. Sinoüis étoit k quatre pas étendu, & il doimoit d'un profond fommeil.  IIZ Lamekis. Je jettai les yeux fur les objets qui m'environnoient; le terrein étoit mobile & s'agitoit comme les ondes de la mer. Plufieurs fylphes de 1'efpèce de ceux dont j'ai parlé, alloient, venoie,nt & fe promenoient fur leurs mams. II en paffa une centaine les uns après les autres, qui jettèrent les yeux fur nous; fans que pas un d'eux en approchat. L'attention que j'avois k examiner leurs démarches m'occupoit fi fort, que je n'avois pas encore jetté les yeux vers le ciel. Si j'avois été frappé des objets qui m'environnoient, je le fus bien davantage de ceux qui paroiffoient dans les airs.Un nombre prodigieux de ces efprits voloient au- deffus de ma tête, & étoient d'une efpèce bien différente pour la grandeur de celle dont j'ai fait la defcription : ils ne me parurent pas plus gros que des perroquets ; ils fembloient a leurs agitations être occupés d'affaires férieufes; plufieurs d'entr'eux fe battoienr a coups d'ailes, & j'en vis quelques-uns qui furent précipités de mon cöté. Mais, ö prodige! a peine avoient-ils touché le terrein , qu'ils difparoilToient & que je ne les voyois plus. Tant de nouveaux fujets d'admiration me tinrent long-tems dans 1'attitude ou je m'étois trouvé lorfque j'avois ouyert les yeux; mais un  Lamekis. Itj un defir preffant de matiger m'ayant pns, je me levai & fus vers Sinoüis que j'eus beaucoup de peine a réveiller. O dieu! s'écria-t-il, oü fuis-je? Lamékis, eft-ce vous? Vous me' 1'aviez bienprédit que je partagerois vos infortunes: je n'en puis plus , le feu par lequel j'ai palfé me dévore: au nom de ce qui vous eft de plus cher, ne me touchez pas, vous me verriez tomber en cendres. Par quel miracle êtes-vous échappé de la fournaife ardente? Pour moi je n'exifte plus. Que voulez-vouS dire, repris-je,étonnéd'unepareille aliénation d'efprit ? C'eft exifter que de dire qu'on n'exifte Plus. Vous êtes toujours le même, ö Sinoüis! je fuis auffi furpris que vous des merveilles qui s'opèrent depuis quelque tems; & je le fuis au point, que cent fois je me perfuade qu'une longue létargie s'efi emparée de tous mes fens Mais quoi qu'il en foit, invoquons, feit que' nous dormions, ou que nous veillions le grand Vilkonhis, fa fagelTe eft toujours pro fonde, fes deffeins juftes, & fa providence impénétrable; foumettons-nous k fes decrets cet être fuprême ne nous abandonnera jamais', uh jour terminera toutes nos peines. Après ce dif cours je voulus prendre la main de Sinoüis" &l'obliger èfe lever; mais toujours préoccupé que femblable k un tifon confumé il feroit réTome I.  H4 Lamekis. duit en cendres dès qu'il fe remueroit, il mg fupplia avec larmes de ne point le toucher. Je lui fis connoïtre avec tant d'énergie que les vapeurs d'un fonge occafionnoient la fauffeté de Ce préjugé , qu'il fe rendit enfin, après avoir éprouvé par expérience que je lui difois vrai. Noi.s fümes quelque tems incertains de la route que nous devions tenir; mais ayant entrevu de loin une habitation, nous réfolümes de faire nos efforts pour y arriver. Lorfque nous commencames k marcher , nous fümes furpris d'aller toujours en defcendant, quoique le terrein nous femblat très-uni. Pour moi qui avois pris mon parti fur 1'extraordinaire, &C qui m'étois fait un principe de me livrer entièrement k la deftinée , je ne fus point furpris de Ce nouveau prodige; les befoins feuls de la nature m'occupoient alors entièrement, & Sinoüis & moi nOus doublions le pas pour arriver k 1'habitation qui fe diftinguoit peu-a-peu. Les maifons nous femblèrent noires & leur forme en pain de fucre renyerfé. II faifoit alors un jour ferain & brillant; mais tout k coup une obfcurité fombre & noire fuccéda; ce phénomène effraya Sinoüis. O ciel! s'écria-t-il, que veut dire ce changement.  Lamekis. 115 'éam quelle contrée affreufe fommes-nous? Ces mots furent interrompus par un grand cn qu'il jetta. Je lui en demandai avec précipitation la caufe: Lamékis, Lamekis, reprit-il d'un fon de voix entrecoupé de frayeur, une béte , un monftre, un je ne fai quoi , s'eft perché fur Tune de mes épaules, je ne puis m'en défaire, je lens comme une bouche collée a mon oreille. Bon, repris-je en ne pouvant m'empêcher de rire , voici un effroi femblable a celui de tomber en cendres : non, non, pourfuivit-i' vivemcnt , ce que je vous dis eft trop vrai; au nom de Vilkonhis , ne me quittez pas , je crains que l'oöfcurité ne nous fépare, & je n'ai de confolation qu'en vous; tachez de me débal rafter de i'animal qni m'incommode. Sinoüis me prit ia mniii, &. la porta alors fur fon épaule: 1'effioi, lui dis-je, vous tourne 1'efprit, je ne fens rien. Je deviens donc fou, s'écria-t-il avec fureur, tout eft-il donc fait pour me défefpérer ? Sur ces entrefaites le jour parut fubitement, nos yeux fe portèrent naturellement vers le ciel, oü nous vïmes trois foleils qui formoient un triangle parfait, & qui éclairoient également; une étoile plus brillante que le diamant le plus parfait, en faifoit le milieu. Ce phé* nomène extraordinaire me furprit fi fort, que Hij  Hó" L A M E K I S. j'en oubliai la faim qui me dévoroit. Le reffe du ciel étoit d'un rouge ponceau,& I'horifon au lieu d'être rond me parut quarré. Mon admiration fut interrompue par un nouveau cri que fit Sinoüis. Eh bien! Lamékis, me dit-il en fe reculant de deux pas, tournez la tête & voyez fi je m'étois frompé. Encore repris-je, que voulez-vous donc dire? Ah! ciel, continua-t-il avec impatience, vous ne voyez pas ce monftre dont je m'étois plaint, qui eft paffé fur votre épaule? Je ne fens, ni je ne vois rien, pourfuivis - je : vous avez donc les yeux fafcinés, ajouta Sinoüis: non, répartis-je; & pour vous en donner une preuve, c'eft que lanimal que vous prétendez qui eft fur moi, eft fürement fur votre épaule; mais que cela ne vous effraye pas, dès qu'il ne fait point de mal, pourquoi vous en tourmenter?Nous fommes dans un climat de prodiges, il faut laiffer aller les chofes felon leur cours. Après avoir fait encore environ deux karies en nous entretenant de cette manière, fur un terrein qui plioit fous nos pieds, nous nous trouvSmes prés de 1'habitation en pain de fucre; nous avancames vers une barrière gardée par deux fylphes, dont les fronts reffembloient a une glacé de miroir. Je ne fus pas peu  Lamekis. 117 furpris en y jettant les yeux de voir fur mon épaule un animal femblable a celui qu'avoit Sinoüis. Malgré ma fermeté, je treffaillis lorfque je fentis approcher de mon oreille une bouche froide qui s'y colla, & qui me dit dans ma langue : Lamékis, garde-toi de paffer par cette barrière, c'eft ici la retraite des intelligences malheureufes; tourne k ta gauche, tu verras de loin le palais du divin Scéalgalis; preffe-toi d'y arriver, & n'écoute ni tes befoins ni tes defirs. Pendant que 1'efprit proferoit ce difcours, j'avois les yeux fixement attachés fur Sinoüis, qui fembloit attentif k Pintpiration d'un petit monftre noir dont je démélai pour lors la couleur ; je ne me trompai pas, il lui parloit; mais il lui tenoit des difcours bien différens. Lamékis, me dit Sinoüis, avec un air perfuafif, entrons dans cette habitation, dès que nous aurons paffe la barrière tous les prodiges cefferont; Ik nous trouverons abondamment de quoi donner aux befoins de la nature ; 1'efprit m'affure que nous y ferons regus avec complaifance, que nous nous y repoferons de nos travaux, & que nous y jouirons enfin d'un fort charmant & tranquille. Vilkonhis nous en préferve, ö Sinoüis, interrompis-je, il faut paffer outre, cet avenir H iij  i i'S Lamekis. eft malheureux . il vaut mieux encore efliiyer quelques traverfes que de rifqner fous un efpoir frivole le fort heureux qui nous attencL Sinoüis voulut combattre encore ma réfolution; la faim qui le dévoroit & a laquelle j'étois aufli en proie , lui donnoit une éloquence fi perfuafive, & qui prouvoit fi-bien qu'elle nous feroit périr avant que d'arriver , que je fus pret a fuccomber a cette preffante tenta» tion. L'intelligence alors me paria une feconde fois. Arrête, Lamékis, me dit-elle, fi tu donnés dans le piége, tu es perdu; la félicité ne s'acquiert qu'en tyrannifant fes defirs. Pendant qu'elle proféroit ces mots, je vis voler de la gauche une foule de ces animaux ailés, &z de la droite un nombre raoins confidérable ; ceux qui fortirent de 1'habitation étoient noirs , & ceux qui vinrent de la gauche étoient blancs. Les uns & les autres fe mirent a voler audeffus de nos têtes , & s'approchèrent fi prés de nous, que nous aurions pu aifément les toucher de ia main. Ce qu'il y avoit de particulier, c'eft que les blancs ne fe confondoient pas avec les noirs, quoiqulls paruffent égaleCjent fe confondre au-deffus de nous. SinQÜis cependant me preff it extrêmemeat  Lamekis. n9 d'entrer dans 1'habitation, & je tenois ferme a paffer vers la gauche a caufe du fecond avis. Un murmure fort doux fe faifoit entendre pendant notre difpute ; mais je diftinguai que celui de la voix des efprits blancs reffémbloit k celui que forme le rofeau lorfqu'il efi agité par les vents; & le fon des noirs a celui de 1'enrouement d'un muet. Malgré les infiances que me fit Sinoüis, je remportai la vidfoire , & je lui prouvai qu'il étoit d'une ame noble' & généreufe de facrifier nos befoins a la gloire de paroitre devant le fuprême Scéalgalis, & qu'on ne pouvoit être grand fins 1'avóir mérité. Cé cher compagnon de mes dernières traverfes foukrivit enfin & me fuivit vers la gauche. A peine eümes-nous pris ce parti, que Fefprit noir qui étoit refté jufqn'alors fur fon épaule, s'envola, & fut remplacé par un de couleur contraire. La troupe des blancs fendit les airs avec des fignes d'allégreffe ; & en quittant 1'habitation nous vïmes les noirs s'enfoncer dans le haut des maifons qui la compofoient. A chaque fois qu'il en entroit un, une fumée noire & épaiffe en fortoit, Après que nous nous fumes éloignés de cet cndroit fatal, nous entrêmes dans un chemin UW  110 Lamekis. <'■ q«i 1i mefure que nous iparchions, s'afFermiffoit fous „os pas, & changeoit de couleur. Le ciel panrffoit è perte de vue, & les trois ioleils fembloient nous fuivre. Une perfpeclive magmfique, qui repréfentoit dans un lointain le meme palais tranfparent, * la hauteur du/quel nous avions été, paroiffoit de niveau fe diffinguoit a mefure que nous avancions' & faifoit face au chemin que nous tenions • è notre main gauche étoit une prairie dont Iberbe paroiffoit bleue émaillée de fleurs dune grandeur au-deffus de celles que j'avois' 3 vues jufqu'alors, & qui fe remuoient avec autant d'agitation, que s'il eut régné un vent orageux, quoique 1'air ne fut ému que par un xephir agréable, qui le tenoit dans une douce fraicheur. La vue fe perdoit de ce cöté dans une mer dont 1'enfoncement fembloit attaché a lhoriion; le terrein fur lequel nous marchions etoit blanc comme de la neige : j'avois porte la main pour en connoïtre au taft la qualité; mais mes doigts y entroient avec tant de facihté, qu'ils n'en recevoient aucune impreffion. Nous ne pümes imaginer autre chofe finon que c'étoit un nuage immobile, & nous etions dans 1'admiration qu'il püt foutenir notre pefanteur. La droite de notre cöté étoit abfolument  Lamekis. ixi obfcure, & la nuit tranchoit le jour dans cet endroit, comme fi ce brouillard eut été tiréen ligne directe. Cependant la faim qui nous avoit preffés Sinoüis & moi, ne nous dévoroit plus; nous étions dans cet état oü 1'ame tranquille joue pour ainfi dire avec elle-même, & que fatisfaite elle n'excite ni trouble ni defirs. L'idée du malheur qui ne m'avoit jamais quitté jufques-la, s'évanouifToit peu-a-peu ; &c fi 1'ombre du paffe fe retracoit a mon imagination, ce n'étoit que pour fervir d'une induöion certaine a 1'avenir. Sinoüis interrompit la douce rêverie dans laquelle j'étois plongé. O Lamékis! s'écria-t-il, que 1'état oü je fuis diffère de celui oü je me fuis vu! Les prodiges nouveaux qui s'offrent fans ceffe a ma vue me donnent a préfent de 1'admiration fans effroi. Ces befoins de la vie fi inquiétans lorfqu'ils nous preffent, ne confervent pas même en moi l'idée de ce que j'en ai fouffert; le paffé fe retrace aifément a mon efprit; j'entrevois quelquefois 1'avenir , mais avec une indifférence auffi parfaite que li je n'y étois compris en rien, & que je me fuffes oublié moi-même. Vous trouvezvous, ö Lamékis! dans un équilibre d'efprit auffi divin? Oui, repris-je; la fituation que vous venez de me dépeindre eft conforme a  L a m e k i s. celle oh je fuis'; mais prenez garde d'en con-3 fondre les caufes : cette paix intérieure que nous refTentons & qui fait la feiieité, eft moins 1'effetdu cümat merveilleux ou nous ibmmes, que le fruit du choix heureux que nous avons fait; fi nous nous fuffions abandonnés aux confeds finiftres des efprits noirs de 1'habitation, notre ame feroit noyée peut-être a préfent dans l'amertume & dans les larmes. Image de ce qui fe paffe tous les jours dans nous-mêmes, oii nous rencontrons deux volontés diftinaes, lefquelles nous portent chacune a part, tantöt au bien, tantöt au ma!; 1'ame feule décide, détermine & c'eft le choix de 1'un ou de 1'autre qui la rend fortunée ou malheureufe. J'allois paffer a d'autres réflexions, lorfque le chemin fur lequel nous marchions fe trouva tout d'un coup interrompu, & nous préfenta un précipice. Nous vimes avec étonnement que nous étions dans une région fupérieure a la terre, aifée k difiinguer de 1'endroit ou nous éfions. La lune n'étoit pas éloignée de nous , & paroiffoit a la même hauteur; fon éciat mat fembloit réfléchi de rayons étrangers; la nuit qui tranchoit la droite paroiffoit attachée a la terre, elle n'étoit interrompue de notre cöté que par les rayons du phare lumineux du monde. Ce que nous avions pris pour trois foleils étoient  Lamekis. i*S trois étoiles; nous avions été trompés a caufe de la proximité d'oii nous les voyons. Le palais brillant & tranfparent nous parut en 1'air & foutenu de rien , & a une diftance peu éloignéedu globe de la lune que nous voyons tourner diftinaement comme une grande roue fur fon axe. ( Nos yeux s'étant portés versla droite,nous vimes un nombre infiiai d'efprits blancs & noirs, qui dcfcendoient & remcntoient perpétuellement vers la terre , & qui formoient une nuée dont la lumière fut obfcurcie. Nous fümes obligés de rétrog-ader fur nos pas; le nuage qui nous portoit fe diffipoit devant nous, Si s'écrouloit peu è-peu. O Vükonhis! m'écriai-je, fais-nous part de tes céleftes lumières : devonsnous attendre ici des ordres fupérieurs , ou retourner d'oü nous venons? L'efprit me dit alors de ne rien craindre , & d'attendre avee tranquillité les évènemens. Sinoüis & moi nous nous afsïmes fur le chemin fans être agités d'aucune crainte , confidérant avec un filence profond les objets divers qui fe préfentoient de moment en moment a nos yeux. Nous en taifions l'ana'.yfe avec la fecrète fatisfaaion que 1'on reffent quand I'ame ie dilate dans ce qu'il y a de merveilleux; lorfqu'un vent iaapétueux s'éleva ck difüpa une nuée  i24 Lamekis. d'efprits aëriens qui croaffoient fur notre tête, ce qui commencoit k nous donner une jufte' mquiétude. Bientöt nous vimes fendre les airs a deux corps que 1'éloignement empêchoit de diftinguer, & qui fembloient venir k nous. Un mome; t après ils fe firent connoïtre pour ceux qui nous avoient enlevé du vaiffeau; leurs yeux brilloitnt comme des étoiles, & leurs traces laiffoient dans les cieux un large fill0n qui ne fe diftïpa que fort long-tems après; cette vo.e paroiffoit argentée, & nous parut celle qm conduifoit au palais tranfparent. Dès que les fylphes furent un peu plus k la portee de notre vue, ils ne nousparurent plus voler, «aas marcher fur un terrein uni, qui fembloit joint au nótre. Nous nous levames lorfqu'ils approchèrent de nous: Lamékis, me dit celui qui m'avoit déja parlé plufieurs fois, le tems des merveilles approche; la félicité doit récompenfer ta vertu; mais qu'ejle eft peu de chofe dans 1'humanité! Ce palais que tu vois eft celui du fuprême Scéa'galis, ton ame qui begaie pariera bientöt; dépouillé de la peau charnelle qui offufque le rayon célefte, tu jouiras des myftérieux plaifirs, mais achetés par une dernière condition effroyable pour les mortels, dont le récit feu! eft cspable de glacer d'horreur le philofophe le plus détermkié &  Lamekis. 125 que nul jufqu'ici n'a ofé remplir; preuve fatale de la foibleffe des humains, qui préfèrent un lache amour pour eux-mêmes k 1'immenfité de la récompenfe. A la porte du palais, continua le fylphe, eft un lieu matériel, privilégié pour la grande épreuve. Dès que tu y feras entré, tout ce qui t'a paru jufqu'ici répugner k tes préjugés s'évanouira, les fonöions humaines interrompues depuis le tems que tu es dans nos régions, vont reprendre leur cours, les alimens y font permis, & s'y prennent avec une fomptueufe délicateffe; tu y feras fervi comme fur la terre, & tu feras fufceptible de toutes les fantaifies des hommes. Si ta philofophie te föutlent, & que tu puiffes réfifter a tous les defirs auxquels tu vas être en proie , tu feras jugé digne d'être initié aux myftères de 1'ïle divine des fylphides; trente jours de combat contre toi-même fufüront pour te mettre en état, & pour te préparer au dépouillement de la matérialité. Cette grande opération fe fait de cette manière: quatre demi - fylphes, comme mon camarade & moi, feront commis pour t'écorcher tout vif, & tu reflentiras dans ce moment toute la douleur dont la nature peut être fufceptible ; ta peau fera enlevée entièrement de ton corps, èc portée dans le magafin fondé ex-  Lamekis. prés par 1'admirable & térnéraire Dehaal (i), phüofophe d'une fi grande confiance, & fi rempli du defir d'être au nombre des habitans de cette ïle, qu'il a mérité par fa fermeté, non feulement d'être admis parmi nous, mais encore de conferver dans cet empire Ie droit de 1'opacité, qui n'a jamais été accordé qu'a lui feul; 1'arbre fur leque! ton vaiffeau s'cft repofé eft moins un monument de fa vanité, qu'un témoignage de fon amour & de fa charité pour fes femblables; toutes les merveilles (i) Dehaal, philofophe phénicien , perfuadé que la moyenne région étoit ha'oitée par des efprits aériens, fit tant de tentatives pour y monter , qu'il y réuffit . par le moyen d'un grand nombre de veffies remplios de rofée, qui lenievèrent unjour d'équinoxe au méridien du foleil. Il eft le premier qui ait pénétré dans cette légion , fa vertu ayant trouvé grace devant Scéalgalis, qui vouloit qu'il tüt prvcipité fur la terre ; il daminda lüi-même aêtre dépouillé de 1'humanité , ce qui lui fut accordé, avec un lieu matériel a 1'extrêniité de lUe. Un arbrs ayant été porté par un grand vent dans 1'ile des Sylphes, il obtint encore qu'il y feroit confervé . pour affeoir les vaiiTe;.ux qus les colonnes d'eau enleveroient dans 'es jiuées; & il le placa a un tel point, que la mer depuis ce tems n'a jamais'été pompée de cette région, que les vaiffeaux foulevés n'aient coulé fur cet arbre extraordinaire. Un francois qui elt revenu depuis peu de 1'ile des Sylphes, allure que 1'arbre a été fupprimé.  Lamekis. nvf que ce grand homme a opérées viendront un jour a ta connoiffance , il faut des oreüles pures pour les entendre , il ne m'eft pas permis de t en dire a préfent davantage; mais pour ne point te laiffer de doute fur le parti que tu as a prendre , je puis ajouter que li par une lache répugnance & un foi amour de toir même, tu rcfufes les biens qui te font préparés, tu feras préeipité fur la terre dont tu fors, tu y ramperas comme un reptile , & en changeant de corps tu conferveras toutes tes idéés qui te ferviront d'un fupplice perpétuel, & qui te feront regretter , mais trop tard, d'avoir préféré une lache fenfualité a de males doubleurs, dont le bonheur & 1'immortalité étoient le prix. Après que le fylphe eut proféré ces paroles , il battit des ailes, & reprit avec celui qui 1'avoit accompzgné le chemin par lequel il étoit venu ; fon difcours m'avoit rendu penfif, Sinoüis en paroiffoit effrayé , nous fümes 1'un & 1'autre long-tems enfevelis dans nos propres idéés. Lamékis s'écria, le trifte compagnon de ma fortune , font-ce donc la les biens qui nous avoient été promis ? Qu'allonsnous devenir? Qu'allons-nous faire? A quel parti fe vouer ? Rien de plus certain, reprisje, que de nous abandonner k notre fon , de  Lamekis. fubir les décrets éternels , & de tenter 1'épreuve propofée: le cours de la vie en comparaifon de 1'éternité ? Ne doit-on pas tout facrifier è 1'efpérance d'être heureux éternellement; qu'importe que nous foyons dépouillés du terreftre? N'eft-il pas plus onéreux qu'agréable ? Et s'il eft vrai, comme 1'efprit 1'affure, que des biens éternels couronneront nos douleurs, devons-nous héfiter de fouffrir quelque tems pour les mériter? O Clémilis (r)J m'écriai-je, avec tranfport, j'afFronterois les périls, les maux, les fouffrances les plus mielies, dans la vue de vous revoir, ce bonheur annoncé, c'eft vous fans doute & j'y cours : Sinoüis a ce difcours me fuivit dans la voie nouvelle que 1'efprit nous avoit préparée, j'y entrai avec joie; bientöt un corps de logis s'offrit a nos yeux; il paroiffoit de marbre & d'une grandeur immenfe, une grande avenue plantée de beaux arbres chargés de fruits dont 1'odorat & la vue flattoient délicieufement les fens, précédoit 1'entrée de ce beau palais: è peine fümes-nous dans cet agréable chemin que nous nous fentintes émus du defir de manger de ces beaux fruits. L'avis feul du fylphe nous retint, & nous primes fur nous malgré (i) E^yptienne, femme de Lamékis. la  Lamekis. J29 la faim qui nóus avoit repris , de contenir nos defirs, & nous arrivames dans la cour du palais avec lafatisfac~tion fecrète d'avoir remporté cette première victoire ; une grille d'un métal précieux &c tranfparent en faifoit 1'enceinte , un nombre de -gens vêtus & faits comme nous, fe promenoient dans cette cour, nous crümes même reconnoïtre nos compagnons de voyages, nous en reffentimes une joie fecrète ; perfuadés que la même fortune nous avoit réunis dans ce lieu, nous avancames vers eux, pour mieux nous en affurer; mais nous avions beau marcher, la même diftance d'eux k nous fe confervoit toujours : nous étant appercus de ce prodige nous nous arrêtames: fans doute, s'écria Sinoüis, qu'un charme fecret eft attaché a nos pas, & je commence a croire que nous fommes dans le pays de 1'illufion. Je me préparois a répondre , lorfqu'un jeune homme d'une figure agréable vint a nous & nous invita d'entrer dans le palais, il marcha devant & nous le fuivimes avec plaifir ; fa phyfionomie étoit douce, & fa converfation perfuafive & infinuante : peut-on favoir, feigneur, lui dis-je, fi vous êtes étranger ? L'efpèce dont vous êtes, & qui diffère fi fort de celle des habitans de ce climat, me le fait foupconner: Dehaal eft mon nom, reprit ce jeune homme f Tome I. I  "'jó Iameki s: mon pays Ia Phénicie, ma philofophie Vlmmortalité, ma demeure 1'univers, ma facon de penfer, de porfer mes femblables a fe rendre dignes de la félicité dont je jouis. Seigneur, repartis-je, Dehaal ayant cefle' de parler, que' nous fommes heureux de vous avoir rencontré! Vous nous avez été déja annoncé, nous vous refpeftons & nous mettons entièrement notre confiance en vous; daignez nous inftruire &*ous guider:je ne puis que faire des vceux pour que vous perfévériez, interrompit Dehaal, je vous 'quitte au veftibule qui s'dffre a vos yeux, mes prérogatives ceffent dans cet endroit; mon feul pouvoir c'eft de vous introduire & d'en arracher ceux qui par leur conduite fe font rendus indignes d'y refter; il dit, nous montra du doigt ce veftibule qui diftrifcuoit a quatre grands appartemens, nous 'fit figne d'entrer a droite, nous nous retourhames pourle remercier, mais il avoit difparu. Nous nous regardames Sinoüis & moi dans Ja furprife oü nous étions de'ce qui venoit de fe paffer, & dans le doute oü nous nous trouvames de prendre le chemin qui venoit de nous être indiqué, dans ia crainte qu'on ne nous ent tendu un piège, & que le jeune-homtrre ne fut apofté pour nous engager mal-è-propos. Cependant fa phyfionomie avoit fait une télie  Lamekis. 13 ïmpreffion fur mon efprit , & fes difcours m'avoient infpiré une telle confiance , que j'entrai, fuivi de Sinoüis. Ce lieu étoït meublé fuperbement ; les jours, d'un cöté, donooient fur la grande cour dont j'ai parlé, & de 1'autre, fur un jardin fuperbe, que la vue ne pouvoit terminer ; un bas-relief de métaux & de pierres rapportées compofoit un corps d'hiftoires qui devoit être très-curieux : il fervoit de meubles a cet appartement. Après que nousl'eumes traverfé, nous nous trouvames dans une gallerie fuperbe, dont la voute étoit d'une hauteur extraordinaire, & qui recevoit fes jours du jardin; des métaux plus polis que les glacés les plus fïnes fervoient de plafond, & le vitrage de grandes croifées ceintrées étoit de pierreries rapportées avec beaucoup d'art, au travers defquelles le jour paffant, en formoit un des plus finguliers & des plus admirables ; 1'entre-deux des croifées, des portes, & tout ce qui n'étoit pas percé, étoit peint de camayeux d'or de plufieurs fortes de couleurs; nous comptames cinquante portes k cette gallerie, qui faifoient face a autant de croifées, & qui diftribuoient en autant d'appartemens : un filence profond regnoit dans ce lieu vaiïe, & nous faififfoit de refpect ck d'horreür. lij  iji Lamekis; Au milieu de cette gallerie fe voyoit un autel foutenu de quatre colonnes torfes, d'un ordre nouveau & d'un métal inconnu, qui nous fembla précieux. Le fimulacre d'une pierre reffemblante au diamant repréfentoit une grande figure femblable aux efprits qui nous avoient enlevé du vaiffeau : elle étoit fi parfaitement moulée, que plus on 1'examinoit, & plus elle avoit de rapport a la nature. L'efpérance que nous confervions de trouver enfin quelqu'un qui terminat 1'incertitucre ou nous étions de notre fort errant, nous fit traverfer la gallerie & paffer dans un autre appartement ; la même foütude y regnoit encore ; nous en fortïmes auffi-töt: un autre fe préfenta a nos yeux; c'étoit toujours le même filence & **«iême incertitude. Nous errames de cette manière, d'appartemens en appartemens pendant un tems confidérable: ne voyant aucune fin a cette folitude, nous réfolümes de regagner, fi nous pouvions , le veftibule, & de joindre de-la ceux que nous avions vu fe promener dans la cour: dans ce deffein nous doublames le pas , & nous arpentames de nouveau ce vafte labyrinthe; mais il nous fut impoflible de retrouver le veftibule; a peine étions-nous fortis d'un appartement, que nous nous retrouvions dans un autre, & fans la  Lamekis.' 133 nuit qui nous furprit & qui nous arrêta , il y a lieu de croire que nous aurions fait encore bien des pas inutiles. Cependant une faim prefTante nous dévoroit; quel parti prendre dans 1'état violent oü nous nous trouvions ? La fatigue d'avoir tant marché nous accabloit, & la nuit obfcure qu'il faifoit achevoit de nous décourager: nous cherchames a tatons un lieu oü nous puffions nous repofer en attendant le retour de Ia lumière ; un fopha, ou quelque chofe qui nous parut tel, fe rencontra heureufement fous notre main: il nous fut fecourable dans cette occafion , & nous nous en fervimes pour nous délaffer quelques inflans de nos travaux. Nous fümes quelque tems, Sinoüis & moi, fans nous parler : ce cher ami fe laiffoit aller a fa douleur: j'en jugeai par les foupirs profands qu'il étouffoit vainement : qiielque étonné que je fuffe moi-même de 1'état nouveau qui m'accabloit, j'hafardai de le confoler, & je me fervis, pour y réuffir, de toutes les idéés qui me vinrent a 1'efprit : mais fait qu'il fut moins ferme que moi, ou moins accoutumé aux rigueurs de la deftinée, mes difcours ne firent pas 1'effet que j'en devois attendre, & ne trouyèrent aucune foi dans fon ame troublée : au contraire, fon cceur preffé de nouveau exha- I iij  134 Lamekis. lok fon amertume par des fanglots réïtérés; ma tendre amitié pour lui fouffrit de fon défefpoir: ne fachant plus qu'imaginer pour le calmer, je tentai de le diftraire en lui contant la fuite de mes aventures, dans 1'efpérance de lui faire connoïtre combien le parallèle qu'il faifoit de fes fouffrances avec les miennes étoit injufte : je prévins Sinoüis fur cette voie de confolation qui nous feroit attendre le jour avec moins d'impatience : il la faifitavec empreffcment, Sc fut le premier a me faire reffouvenir de 1'endroit oü j'avois été interrompu: mais ö Vilkonhis, avois-je befoin qu'on me le rappellat ? De pareils incidens fortent-ils jamais de la mémoire, &c fur-tout lorfque 1'amour les a gravés dans nos cceurs ? Continuation de Vhifioire de Lamekis. Ce qui me reffe, ö Sinoüis, lui dis-je, k vous rapporter de mes aventures, vous fera connoïtre k combien de traverfes un mortel eft fujet : vous m'avez vu naïtfe dans des catacombes , k la vëille de périr fur la mer , par l'inhumanité & la fureur d'une reine amoureufe & jaloufe: enlevé des bras d'un père &c d'une mère , dans un age oü la raifon commencoit k m'éclairer affez pour connoïtre mes malheurs , mais qui étoit trop peu avancé pour Jes fupporter : vous m'avez vu enfin paf-  Lamekis. 135 fer chez un étranger, dont la religion & les moeurs différoient extrêmement de mes préjugés. Quelque extraordinaire que foit ce con> mencement de mon hiftoire, la fuite en eft encore plus furprenante : il vous fera facile d'en juger lorfque je reviendrai a ce qui me regarde : pour le préfent, je vais continuer les aventures de Motacoa, oü je me fouviens que j'en étois refté. Vous n'aurez pas de peine k vous rappeller que c'ell 1'homme bleu chez lequel j'avois été élevé , qui ayant pris pour moi une fingulière affecTion, me contoit fes aventures dans le def- fein Ne vous donnez point la peine, in- terrompit Sinoüis, de me faire reffouvenir de ces chofes, malgré tous les prodiges qui font arrivés , qui femblent devoir confondre les idees; je n'ai pas perdu un mot de cette hiftoire. Vous en étiez k 1'endroit oü Motacoa reconnut Falbao , cet animal admirable attaché au pied d'un tröne, oü brilloit une princeffe d'une beauté parfaite : des événetnens auffi finguliers peuvent - ils s'oublier aifément ? Ces preuves de la mémoire de Sinoüis me firent connoïtre 1'attention qu'il me prêtoit, 85 j'efpérai que ce que j'avois k lui dire diflrairoit les noires idees que fon état préfent occafionnoit. Je repris ainfi le fü de 1'hiftoire. I iv  Lamekis. Si Ja vue de Falbao me furprit, cominua Motacoa, je le fus bien davantage, lorfque je m'entendis appelier du tröne par mon nom: je m'en approchai avec un refpeft compofé d'admiration : mais quelle fut ma furprife en voyant la princeffe de plus prés, de la reconnoïtre pour cette jeune perfonne qui m'avoit apparue dans Ie fonge que j'avois fait prés de la fource divine, & qu'un monftre avoit fouftrait a mes regards, forfque j'avois voulu venger le coup perfide qui avoit féparé la main de fon bras : cette vifion me frappa fi fort, que je ne pus répondre alors a Fordre qu'elle me donna d'avancer vers elle, & de lui apprendre par quel miracle j'avois pupénétrer dans le mondeTrifolday (i). Revenu de ma première furprife, je m'inclinai profondément, &jem'avanCai dans cette pofture au pied du tröne pour obéir a cette princefle charmante: mais k peine eus-je levé les yeux vers elle, que 1'étonnement qu'elle marqua k ma vue fut fuivi d'un évanouiffement. A cet événement imprévu un bruit fourd fuccéda : les rangs de femmes-vers fe confondirent avec un bourdonnement épouvantable ; quatre monftres de cette efpèce fortirènt des quatre cötés du tröne le (z) zenghuis k la main, (1) Monde intérieur. (2) Poijjnar&  Lamekis." 137 Sc vinrent a moi pour m'en frapper. Dans Peffroi que me caufa cette apparition, je fis un faut & je me lancai vers Falbao ; cet animal, guidé par la délicateffe de fon inffinfi:, fit un effort fi furieux pour me fecourir, qu'il rompit fa cbaine. Les monftres effrayés a cette vue échappèrent a fa fureur, en faifant un bond qui les enleva fur le fommet du tröne; les femmes de la gfide de la princeffe s'enfuirent par la porte , après s'être faifies de la princeffe qu'elles enlevèrent, Sc me laiffèrent feul dans la gallerie avec Falbao. Quelque furpris que je fuffe de ce qui venoit de fe paffer, le premier ufage que je fis de mes fens fut de flatter mon aimable chien; cet animal recut mes careffes, ou pour mieux dire les marqués de ma reconnoiffance, avec une joie qui fe manifeftoit a fa facon, par tous les mouvemens propres a fon inftinct; quelque embarraffé que je me trouvaffe, fa préfence, dont je connoiffois la folidité , me raffura contre tous les évènemens par les preuves nouveHes que j'avois de la crainte qu'il infpiroit a ces peupies furprenans ; quelquefois mon efprit fe perdoit pour trouver la caufe de ces prodiges: mon imagination avoit beau fe fatiguer, elle ne trouvoit aucune raifon qui fut valable ; un certain fentiment, qui s'étoit emparé de moi a la vu  *3$ Lamekis. de !a princeffe, & que Ia crainte avoit affoibli, reprit fon' empire. Dès que je fus délivré du péril qui me menacoit, je me reprochai d'avoir fouffert qu'elle me fut enlevée, & j« réfolus, k quelque prix que ce tut, de la retrouver. Dans ce deffein je fortis de la gallerie par une porte dont 1'ouverture étoit ronde; mais bientöt une nuit obfcure m'égara dans un labyrinthe de détours ; le chemin étoit fi difficile, querfans Falbao , qui marchoit k mon cöté , & fur lequel je m'appuyois, je me ferois laiffé tomber plufieurs fois. II y avoit déja long-tems que j'errois de cette facon, fans trouver aucune iffae k ce long corridor, lorfqu'une lueur me fit diftïnguer le lieu oii j'étois; c'étoit une voute lambriffée avec art, de tout ce que la terre ade plusprécieux : ce qui paroiffoit de remarquable, c'eft que ces différentes productions de ce monde intérieur étoient placées de facon qu'elles formoient des efpèces de bas-reliefs, qui repréfentoient des hommes & des femmes, dont les attitudes différentes fembloient formerun corps d'hiftoire. A mefure que j'avancois, les rayons de plufieurs flambeaux de bois combuftïble, placés de diftance en difiance, m'cclairoient de plus en plus, & ranimoient ma fermeté. Apres avoir fait encore deux eens pas > cette  LAMEKIS. 139 galerie voutée abouttt fur les bords d'un canal fort large, dont 1'eau étoit de vif argent, &C qui étoit agitée avec autant de violence que la mer lorfqu'elle eft battue de la tempête ; un ruiffeau defoufre allumé que je vis a ma droite, mota une panie de la furprife que j'avois de ce phénomène , paree que je jugeai que ce feu voifin devoit occafionner 1'ouragan du canal: je rétrogradai fur mes pas, me fentant le cceur affoibli par une odeur qu'il étoit impoffible de fupporter. Falbao m'en avoit donné 1'exemple en tournant fur la gauche, vers une porte que je n'avois point obfervée ; elle ouvróit a un appartement éclairé des mêmes flambeaux dont j'ai parlé, qui flattoient fi agréablement 1'odorat, que mes fens affadis en furent ranimés. Nous nous arrêtimes dans une grande falie, au milieu de laquelle étoit un maufolée de pierres de différentes couleurs , qui repréfentoit un homme ordinaire; quatre habitans de cette terre intérieure foutenoient ce monument, & avoient des attitudes convenables a 1'effort qu'ils fembloient faire & a la trifteffe du lieu. J'étois dansl'admiration que me caufoitlavue de ce tombeau, qui me donnoit lieu de penfer que ce monde avoit deux efpèces d'hommes, lorfque j'entendis une voix qui articuloit des mots de ma langue, & qui iembloit fortir d'uu  H9 Lamekis; appartement voifin ; le fon de cette voix, qui m'émut jufqü'au fond du cceur, me fit approcher avec précipitation vers une porte entr'ouverte, oü ayant prêté 1'oreille , j'entendis proférer ces mots : « Non, barbare, je ne ferai jamais a toi; tes perfécutions font vaines: j'aime mieux defcendre dans la nuit du tombeau que de m'unir a un monltre tel que toi; reprends un empire/oü je ne veux point regner, & rendsmoi au mien & a ma chère patrie ; n'es-tu pas fatisfait que ta jaloufie ait privé mon père du jour, fans vouloir me forcer a me lier a fon affaftin ? En vain tu me fais un crime de 1'arrivée de ces étrangers a Trifolday : jamais je ne les ai connus, & ce n'eft point moi qu'ils y font venus chercher ; ta jaloufie t'aveugle au point que tu ne fais pas attention qu'ils font d'une autre efpèce que la mienne. Je fuis tombée en foibleffe, dls-tu, ala vue de 1'un de ces étrangers ; c'eft un amant: 1'empreftement que j'ai eu de le voir, prouve, pourfuis-tu , cette vérité : cetanimal extraordinaire, bafilic affreux pour ta nation, fe trouve dans ton royaume par mes ordres & par les intelligences que j'ai confervées avec un rival qui a conjuré ta perte: tu fais les moyens, dis-tu, de te venger; ils font prêts a périr, & fi je ne foufcris pas a tes défirs, la mort. me punira de ma noirceur & de mon  Lamekis. 14! ©bftination: vas, remplis tes deffeins, barbare , mon innocence me répond de ma félicité; mais crains les dieux vengeurs, ils ne laiffent rien d'impuni; tot ou tard le ciel me vengera de toutes tes cruautés ». La voix s'arrêta alors, &c la perfonne qui venoit de parler fe mit a foupirer amérement: je ne pus pas douter que ce ne fut la princeffe que je cherchois: ces plaintes avoient trop de relation avec ce qui m'étoit connu; le feul embarras ou je me trouvois procédoit du droit 8c de la qualité du barbare dont il étoit fait mention, qui devoit, fans doute, commander dans ces lieux. Je m'abandonnois a ces réflexions fans favoir a quoi me déterminer, lorfqu'un cri percant, qui, de la part dont il étoit jetté,retentit jufqu'au fond de mon cceur, me fit pouffer témérairement la porte : quel fpeöacle touchant m'attendrit Sc me frappa ! ma princeffe étendue fur un lit de mouffe d'une ftruéture fingulière étoit a la veille de recevoir le trépas d'un hommever, qui avoit le zenghuis levé fur fon fein ; il fembloit , en le retenant, 'fufpendu en 1'air , prendre le plaifir cruel de faire reffentir a cette belle perfonne toutes les horreurs du trépas. A mon abord imprévu il voulut frapper: arrête , monftre horrible, m'écriai-je, en me jettant  '4*' Lamékis; fur lui, fans craindre fon énorme grandeur, Ü faut que je périffe avant que tu confommes ton acïion barbare : la violence avec laquelle je m'étois abandonné fur cet homme, & a laquelle il n'avoit pas eu lieu de s'attendre, ou peutêtre 1'agitation que lui caufoit le crime qu'il alloit commettre, lui fit tomber le zenghuis de la main;mais fe débarraffant de moi d'une main puiffante , il m'alloit étouffer entre fes bras; déja la refpiration me manquoit, lorfque Falbao , qui s'étoit retenu jufques-la, s'élanca vers le mond re, qui ne s'attendant point a ce fecours, fut fi effrayé de cette nouvelle apparition, qu'il me laiffa tomber d'effroi, & voulut faire un bond pour fe fauver; mais il étoit trop tard, 1'adroit Falbao lui avoit déja fauté au col, & d'un regard, & d'un coup de langue, il abattit cette maffe énorme , qui tomba fans mouvement & fans vie a nos pieds. La furprife de la princeffe fut extréme h cet événement imprévu, & lui donna une crainte mexprimable de mon admirable chien : ciel! je fuis perdue , s'écria-t-elle , préfervez-moi, ö généreux étranger, de ce monftre redoutable; je ne partage point les crimes de Za-ra-ouf.... Raffurez-vous, aimable princeffe, repris-je en appuyant la main fur la tête de Falbao , dont les yeux étoient attachés fur les miens, & quj  Lamekis; ^45 fembloit attendre mes ordres, ce -fidéle animal n'en veut qn'è vos perfécuteurs.; en avez-vous encore ? Montrez -les-moi, vous les verrez bientöt exterminés; ce qui vient de fe pafler n'eft pas lafeule expérience que j'ai de la bravoure & de 1'afcendant de mon fidéle chien fur les peupies extraordinaires de cette contrée intérieure. La princeffe, dont les regards craignoient ceux de Falbao , raffurée par ce difcours , fe mit a le confidérer peu-A-peu : feigneur que ne vous dois-je point, me dit-elle? fans vous je ne ferois plus j quelle marqué pourrai-je jamais vousdonner dema re connoiffance? Geile , repris-je, d'affurer des jours qui me font auffi chers que les vötres, & de permettre, ö princeffe, que je fois éternellement votre efclave. Cette aimable perfonne ouvroit la bouche pour me répondre , lorfqu'il parut a une porte oppofée k celle par oh j'étois erttré, deux hommes-vers , lefquels k notre vue, ou, pour mieux dire, k celle de Falbao , fe retirèrent avec précipitation en faifant des bourdonnemens furieux. La princeffe , que 1'apparition de ces monftres avoit fait changer de.couleur, dans la crainte Ou- elle étoit qu'ils në vengeaffent fur elle la mort de leur roi, fe rerhit dé fon trouble a cette afftirance'nouvelle de la confiance qu'elle devoit avoir en moi: ö-Vilkonhis, s'-é-  '44 L A M E K I S," cna-t-elle Qu'entens-je, interrompis-je,4 en flxant mes yeux fur elle, quel nom refpeo table a frappé mon oreille ! A cette invocation & a votre idiome, j'ai lieu de croire que vous n'êtes pas éloignée des climats ou j'ai recu le jour ; par quel miracle vous trouvez-vous dans .un féjour qui doit être inconnu a toute la terre ? Hélas ! pourfuivit la princeffe, un criminel artifice, & la rigueur de ma deftinée m'y ont conduite ; il me feroit aifé de fatisfaire en peu de mots votre curiofité , mais je vous avoue que ma fituation préfente ne me donne pas affez de tranquillité pour vous faire ce récit ; la mort du roi, que votre animal vient d'abattre , ne tardera pas k être fuivie des évènemens les plu? dangereux ; dix mille de fes fujets fe préparent peut-être déja a venger ce parricide: comment fe préferver de leurs coups ? Je n'imagine pas de moyens pour nous en mettre k fabri: le plus apparent feroit de fuir; mais par oü ? A moins que mieux inftruit que moi des routes de ce labyrinthe, vous n'en connoiffiez les iffues fecrettes. L'embarras de la princeffe augmenta au rapport que je lui fis de mon ignorance a ce fujet: mais prenant bientöt mon parti, je 1'exhortai k tenter 1'aventure, en 1'affurant que le grand Vilkonhfe, qu'elle avoit imploré , touché de la confiance que nousaurions en lui, feroit  L A M E K ï S» 145 feroit un guide & un proteöeur fous lequel nous marcherions avec affurance. La princeffe, remplie de fentimens de religion, leva les yeux au ciel, & me fuivit en s'appuyant fur mon épaule: nous fortïmes par la porte par laquelle j'étois venu, & nous entrames dans l'appartement du maufolée dont j'ai parlé: la princeffe fe mit a pleurer amèrement en jettant les yeux" fur le tombeau. Voilé,feigneur, me dit-elle, en me le montrant, le comble de 1'inhiwnanité & de ma douleur; la mort du barbare Za-ra-ouf peut a peine expier le crime d'avoir tranché des jours fi précieux: ö! mon père, continua-t-elle en verfant un torrent de larmes, quelqu'innocente que je fois de Ce crime, je 'n'en fiüs pas moins la fatale caufe : ce héros magnanime , continua la princeffe éplorée , en m'adreffant la parole, eft legrand Lindia-gard, mon père, roi des Amphicléocles, que le tendre amour qu'il avoit pour moi a conduït ici dans le deffein de me fouftraire a la tyrannie du perfide Za-ra-ouf, par des moyens fi extraordinaires, qu'è peine efl il poffible de les croire. Je pris la jiberté d'interrompre la princeffe, & de lui faire remarquer que dans 1'état préfent les momens étoient précieux': après avoir baifé refpeétueufement un monument fi cher, elle me fuivit en continuant fes pleurs. Nous doublames le pas, Tornt I. j£  \4& L A M I K I S. & nous allions fortir de ce trifte lieu, lorfque le paffage nous en fut difputé par une multitude innombrable de peuple, qui , le zenghuis a la main, s'avancoit tumultueufement vers nous. A cette vue, je ne pus m'empêcher d'être faifi de crainte, & de douter que Falbao nous préfervat, pour cette fois, d'un danger qui fembloit inévitable. La princeffe & moi nous avions d'autant plus lieu de défefpérer de notre falut, que Falbao, qui s'étoit avancé a la vue de ces monftres , s'étoit arrêté, & paroiffoit immobile; fa tête élevée faifoit imaginer que la multude &c le péril 1'étonnoient: mais je revins bientöt de cette conjedture , lorfque je vis, a la lueur des flambeaux, un homme de mon efpèce qui s'avancoit vers nous les armes a la main. Falbao, qui ne le perdoit pas de vue , s'avanca lentement a fa rencontre, & bien loin de paroïtre furieux, témoigna par des fignes qui lui étoient propres , le refpeö qu'il avoit pour cet inconnu, & revint en gambadant vers moi, comme s'il eut voulu me féliciter de la découverte qu'il venoit de faire. La princeffe & moi, dans Fagitation cruelle oh nous étions, immobilesck glacés defrayeur, nous confidérions ces chofes fans en pouvoir pénétrer le principe & les fuites. Falbao, dont les yeux^étoient attachés fixement fur moi, fem-  Lamekis. i47 bloit attendre que je priffe un parti: bientöt tous cesmyftères furent expHqués, en reconnoiffant 1'hommequi s'avancoit vers nous. Ah! Boldeon, m'écriai-je, en quktant le bras de la' princeffe & en accourant vers lui, eff-il pof. fible que je vous revoie, & que ce foit a la tête de mes ennemis ? Non, feigneur, reprit ce généreux miniftre, laViolence feule m'a forcé de prendre les armes. Ces monftres, effrayés de la fflort de leur roi, & craignant votre chien hdele, qu'ils traitent de bafilic affreux, perfuadés qu'il n'a aucun empire fur les hommés de notre efpèce , ont décidé dans leur confeil qu'ils fe ferviroient de moi pour 1'enchainer &c les préferver, par ce moven, de la fureur'de cet ammal : la mort, qui m'étoit prénarée en cas que je ne foufcriviffe point è leurs défirs m'a fait accepter cet emploi: mais je ne croyois' pas, ö Motacoa, que les armes qui m'ont été mifes k la main, duffent être employées contre vous ; qu'il m'eft doux de vous prouver k 1'inftant, en expofant cent vies, fi je les avois le refpectque je conferve pour monlégitime fóuverainül dit, & fe tournant avec précipkation , il courut, le zenghuis élevé, vers les monftres, qui fembloient attendre 1'exécution de leurs projets: k princeffe eut beau vouloir me retenir, je fuivis ce fidéle ami, fans que la Ki;  Lamekis. crainte d'un péril allure me reiint : mais ca avois-je aucun lieu , ne connoiftbis-je pas Falbao ? Ce fidéle animal n'eut pas plutöt pénétré mon deffein qu'il me devanca , & courut vers les monftres en faifant des aboyemens fi épouventables, que cette multitude prit la fuite avec précipitation , & Falbao voulut les pcurfuivre ; mais dans la crainte de le perdre, je le rappellai, & il revint a ma voix. Sürs pour-lors de notre retraite, je vins reprendre la princeffe, dont la crainte avoit glacé les fens, & qui pouvoit a peine fe foutenir fur fes jambes tremblantes: nous traverfames la voute , que les bas-reliefs me firent reconnoïtre pour celle par oü j'avois déja pafie ; plufieurs des monftres étoient étendus par terre, étouffés par la confufion avec laquelle ils s'étoient retirés : nous fümes plus de quatre heures a fortir de ce labyrinthe. fioldéon, qui fuivoit Falbao,, fut le premier qui nous annonca que nous étions hors de ce palais ténébreux. Après avoir fait encore environ deux karies , fans rencontrer aucun obftacle k notre retraite , nous nous trcuvames enfin dans un lieu qui ne m'étoit pas inconnu: je jettai un cri de joie en portam mes yeux dans une efpèce de plaine oü j'avois été cent fois. Vilkonhis foit loué, m'écriai-je, en félicitant la princeffe , nous fomm.es k préfent a  Lamekis. 149 Fabri des monftres que nous avions tant lieu de craindre. Bientöt, ö Boldéon, continuaije, vous vous trouverez en pays de connoiffance. Oui, princeffe, ajoutai-je, vous allez ettfin vous délalfer de vos travaux. Oh ! ma mère, m'écriai-je avec tranfport, de quel raviffement n'allez-vous pas être comblée ; & vous, ö fage Lodaï!... Jufte ciel! s'écria Boldéon, en contenant a peine fa joie! ferions-nous enfin affez heureux !.... Oui, Boldéon , reprisje , rien n'eft plus affuré, ces lieux me font parfaitement connus; vous voyez ce rocher de eriftal, d'oh fort une fumée épaiffe entremêlée de feu violet; j'y allois fouvent admirer les effets fuprenans dont la fpéculation de la philofophie nous donne de fi foibles idéés ; la nature a formé dans 1'intérieur de cet antre un creufet oh bouillonnent inceffamment les métaux les plus purs, & que 1'action perpétuelle du feu rend tantöt liquides , quelquefois matériels & fouvent permanens. Ce jour oblique, qui paffe a travers les croutes de la terre , eft remarquable a mes yeux , par un bitume qui filtre fur la droite , & qui après avoir ferpenté fans quitter Ia voute pendant un long-tems, tombe goutte k goutre k cöté de la demeure que s'eft fait Lodaï;nous avons environ enccre troiskaeries pour la gagner;fi laprinceifj, dont je crainJ K ii;  '5° Lamekis. la laffitude, veut me permettre de 1'y tranfporter, ce fardeau me fera précieux; & pour abréger 1'ennui d'un chemin épineux , nous nous ferons part mutuellement des évènemens extraordinaires qui nous ont réunis. L'aimable princeffe, plus tranquille des affurances que je 'lui donnois de fon falut, parut fenfible aux attentions que jelui marquois, & nous flatta de 1'efpérance qu'elle nous fuivroit aifément. Boldéon, pour entrer dans les vues que je venois d'imaginer pour rendre le chemin moins long, nous conta, en ces termes, les périls qu'il avoit courus depuis le fatal moment-oü 1'homme-ver 1'avoit enlevé. Vous avez pu juger, ö Motacoa, commencat-il, en m'adreffant la parole, de la douleur que je relfentis lorfque je fus faifi par le monftre; les bonds prodigieux qu'il faifoit pour éviter votre fidéle Falbao, me donnoient des fecouffes fi terribles, que je croyois expirer, de moment en moment, de la douleur qu'elles me caufoient:cependant, malg é fon agilité & fon adreffe a éviter 1'ennemi qui le fuivoit, il ne pouvoit manquer tot ou tard d'en être attrapé, fans les ordres prévoyans qu'avoit donné le roi de ces peupies, qui, prévenu que le bafilic ( c'eft ainfi que Falbao eft nommé dans ces fieux ) avoit paru fur fes terres, avoit fait creufer un nombre de  Lamekis. 151* foffes dans toutes les avenues par oïi il pouvoit paffer , afin qu'y tombant, lui & fes peupies fuffent a 1'abri de 1'afcendant fatal que la nature a donné a ce chien fur les hommes de leur efpèce. Falbao ne put éviter de fe prendre dans un de ces pièges : le monftre qui m'enlevoit Farrêta, & puis revint fur fes pas : il parut dans le raviffement lorfqu'il vit que le reffort préparé 3ans la foffe avoit enchaïné le chien par le col: cet aimable animal faifoit des efforts furprenans pour fe délivrer de fa fervitude. L'homme-ver fe plut h le confidérer , & voyant que 1'animal me regardoit triftement, il me nafonna une langue qui ne m'eft pas inconnue, mais que je n'entendis pas : connoiffant a mon filence que je ne le comprenois point, il fe fervit d'un autre idiome que je ne concus pas mieux; enfin ce monftre habile me paria de tant de fortes de langues, que j'entendis enfin la mienne, ce que je lui fis connoïtre, & dont il parut charmé 1 il me demanda fi 1'animal qui 1'avoit pourfuivi, &C que je voyois enchaïné , étoit connu de moi5, foupconnant, par la tranquillité que je montrois en le regardant, que j'étois accoutumé h en voir de femblables; 6c file pays.dont j'étois. les produifoit, èn ajoutant en même tems, que fuppofé que eela fut, nous, devions bien. nous K iv  Lamekis; félicitw de ne pas être dans le cas de ceux de fa nation , qui tomboient dans une langueur morrelle a 1'afpeft d'un de fes regards, & dont la mort étoit fubite, lorfqu»ils étoient affez fnalheurèux d'être touchés de fon écume ; je faasfis l'homme-ver fur les queftions qu'il me faifoit, en plaignant mon fort &c celui d'un ami, qui couroit peut-être une fortune égale a la mienne; k ce difcours le monftre fe mit a fourire avec une grimace affreufe : Tumpingand, me dit-il, le malheur dépend des préjugés , ceux dans lefquels tu esné, font errer le peu d'inftinct que la nature t'a donné; vil excrement de 1'humanité , tu es trop heureux de ce que le hafard a bien voulu que je te rencontraffe; rends-en gracesau grand (i) Verfund-ver-ne, & de ce que ton efpèce informe, maudite parmi nous, ait du rapport k celle d'une princeffe que nqtre empereur adore: en faveur de cette belle Tumpingand f», notre fouveram accordé la vie aux monftres de ton pays, que le hafard amenera dans ces lieux; (0 Diyinitéadorée dans Ie centre de la terre, fous la figare d un ver monftrueux par fa grandeur. (*) Les peupies intérieurs nomment toutes les na T' qUÏ dlSrm de Ia ^ur tumpingand, cetjui fignife etranger en leur langue, 1 &  Lamekis. 153 dans un autre tems, tu aurois été conduit dans le moment de ton efclavage au temple de Verfund-ver-ne , oü 1'on t'auroit écorché tout vif, & brülé fur fon autel: bénis, te dis-je une fecondefois, 1'aventure qui a fait pénétrer notre fouverain dans le royaume des Amphicléocles; elle eft caufe que les vieux dukin-zan-da or (1) en faveur de 1'enlèvement de la princeffe Cléannes , fe font relachés de la loi févère dont je viens de parler; a la place il eft décidé que tout Tumpingand que le hafard fera trouver dans la fuite dans le royaume , fera mutilé dans les parties qui différent des nötres, & qu'on jettera fes jambes" tk fes cuiffes au feu, comme des excroiffances odieufes al'humanité, avantage d'autant plus précieux, que ces membres, inutiles & informes, font les feules caufes de ce qu'ils font rejettés du fein du grand Ver-fund-ver-ne. Pour ce qui eft de toi, ö monftre, h peine fupportable, ta fervitude arrivé dans letems le plus favorable, par 1'honneur que tu au ras d'être mutilé de compagnie avec la princeffe fur laquelle on n'avoit pu gagner qu'elle confentit (1) Kin -zan-di-or, plaine oü le grand confeil s'afferü-. bloit.  i$4 Lamekis, au retranchement dont il eft queftion, & qui peut être pour s'en exempter par un entêtement effroyable avoit obtenu du monarque qu'on ne procéderoit a cette opération que lorfque deux tumpingands lui ferviroient d'exemple, & fon efpoir étoit d'autant mieux fondé , qu'il y avoit plus d'un fiècle qu'il n'avoit para d'hommes de ton efpèce dans nos contrées, & qu'il n'y avoit pas d'apparence qu'il s'en trouvat fi-töt.Mais Za-ra-óuf tout roi qu'il eft, s'étoit engagé plus aifément qu'il ne pouvoit, les vieux du Kin-zan-da-or, confeil qui contrebalance fon autorité, fignifièrent a ce prince qu'ils ne pouvoient, quelque refpect qu'ils. euffent pour lui, outrepaffer la loi du délai, qui ne donne qu'un mois aux tumpingands pour fe réfoudre a 1'opération myftique, que tout ce qu'il leur étoit poflible de faire en confidération de la belle Cléannes, étoit d'ordonner le Fingaïd ( 1 ), décret qui ne s'accordoit que dans les occafions urgentes de VétaU Za-ra-ouf qui adore la princeffe, & qui felon les loix du royaume ne pouvoit 1'époufer qu'après la mutilation, ne fut point fiché de la. fermeté des vieux du Kin-zan-da-or„ Le Fingaïd lui fit efpérer que la quantité (i) Traft, ou chaffe générale.  Lamekis. 155 des fujets qui alloient être employés pour aller a la chaffe des tumpingands, lui en feroit attraper quelqu'un qui donneroit a Cléannes Ia fatisfacfion qu'elle s'étoit promife: enfin, que te dirai-je? Le dernier jour du Fingaïd expiroit aujourd'hui, fans que ce tratt général eut produit au roi aucun monftre de ton efpèce, Ver-fund-ver-ne foit loué, je t'ai rencontré, & fekm ton rapport j'augure que la joie du prince va fe trouver complette, puifqu'il eft a préfumer que le camarade dont tu m'as parlé eft la proie, ou le deviendra, de quelqu'un des miens ; mais un avantage fenfible au-deffus cent fois de la prife, quelque defirée qu'elle foit, eft le bonheur fuprême d'avoir en notre puiffance le grand Bafilic, & que fon paffage fur ces terres n'ait pas été marqué par une grande mortalité; les vieux du Kinzan-da-or, qui ont confervé jufques ici une traditïon fidelle de tout ce qui s'eft paffé depuis que nous devons 1'être au divin Ver-fundver-ne, afïurent que la dernière fois que ce,t ennemi cruel de notre efpèce a paru fur nos terres, a été marquée par la mort de plus de vingt mille de nos habitans, & que ce ne fut qu'au bout de trois kirzidos (1) qu'il tomba (1) Années; elles fe comptent chez les peupies inté-  Lamekis. dans un piége femblable a celui que tu vois a nos pieds. Juge, ÖTumpingand, de la ioie generale que la nouvelle delaprife du Bafilic que tu vois va caufer: confole-toi, continuaM , me regardant avec bonté, tu n'es point malheuren* de m'être tombé en partage, j'ai du credit prés de Za-ra-ouf, dont je fuis le grand Bagdhaf ( i ), tu me parois être doué d un infhnct plus épuré que ne devroit 1'avoir un animal de ta forte; après le retranchement dont je t'ai parlé, je te ferai jouir de Imminente prérogative d'entrer dans une des cages de la ménagerie du roi, avantage fi précieux, qu'il n'eft accordé qu'aux produöions de la nature les plus admirables. Le monftre après m'avoir dit toutes ces chofes, reprit fa (i) marche ordinaire, & nous ne fümes pas long-tems fans rencontrer un nombre confiJérable de ceux de fon efpèce; ils donnèrent a ma vue des fitnes d'une joie' inexprimable,& qui devir r exctftive, lorfque l'homme-ver , er.tre les mains duquel j'étois, leur eut parlé; ii leur apprit fans doute (car rieurs de la terre par le nom!: re des affemblées des vieux du Kin-zan-da-or, qui lont de 225 jours» (1) Grand veneur. (2) C'eft-a-dire qu'il contbua a faire des bonds.  Lamekis. 157 je n'entenclis point la langue avec laquelle ils s'exprimoient, ) la prife du terrible Baiiüc , leur tranfport fe marqua par mille bonds plus élevés les uns que les autres, & par des geftes furprenans dont le nombre &C la confufion feroient trop difficiles a détailler. Après s'être félicités a leur manière fur le bonheur général, chacun de ces monftres vint 1'un après 1'autre me pafTer la main fur le vifage; après quoi ils prirent les uns & les autres des chemins différens afin que la nouvelle apparemment fut plutöt répandue; deux reftèrent avec nous, dont 1'un marchoit devant Sc 1'autre derrière. Vous pouvez vous imaginer ö Motacoa! ( continua Boldéon) a combien de réflexions je devois être en proie, & les juftes craintes dont je devois être allarmé; cependant conr lidérant qu'il ne me ferviroit de rien de m'affliger & de lutter contre des maux fans remèdes, je me fis violence Sc je me refignai a la volonté de Vilkonhis, rien ne tranquillife plus 1'efprit que les fentimens de la réligion dans 1'adverfité: je me trouvai tout autre après cette foumiflion intérieure, & je fus capable de faire des obfervations fur ce qui m'arrivoit, & fur les difcours que m'avoit tenus ce monftre, dont je me trouvois 1'efclave; je ne fus point  '5S Lamekis: furpris des noms dont il traitoit mon humanité, tout ce qui eft éloigné de nous ou qui diffère de nos préjugés &c de notre efpèce, acquiert ordinairement dans notre opinion les titres de monftres ou de barbares, fans faire attention que ces noms ne font légitimement dus qu'a ceux qui agiffent contre Ia raifon & contre leur propre principe; mais ce qui me caufa une véritable furprife, fut d'entendre parler ma langue dans des lieux qui différoient fi fort de ceux oü j'avois reeu le jour; étonnement d'autant mieux fondé que Ie monftre difoit qu'il y avoit plus d'un fiècle qu'il n'avoit paru d'hommes de mon efpèce dans ce monde extraordinaire. Quelqu'occupé que je duffe être de foins plus importans , je ne pus réfïfter au defir d'éclaircir cetembarras: comment donc, s'écria l'homme-ver, après que je le lui eus expliqué, tu réfléchis; tu raifonnes ! Je ne me ferois jamais imaginé qu'un Tumpingand fut fufceptible de raifon ; en cette confidérafion je veux bien t'expliquer tes doutes, le voyage eft encore long d'ici k Ia capitale , & me donnera Ie tems de t'ébaucher notre hiftoire; je te fuis trop obligé de ce que tu t'es trouvé a ma rencontre, pour ne pas t'accorder cette fatisfaétion; curieux comme tu le parois, je ne  Lamekis. 159 'éoute pas du plaifir que tu en dois recevoin. Nous devons notre origine a Ver-fund-verne, qui fufcita parmi nous un philofopbe nommé Za-ra-ouf, qui nous dida des loix dont la pratique entière étoit récompenfée par la promeffe , a ceux qui en feroient les religieux obfervateurs, de paffer de ce monde intérieur fur la fuperficie oü 1'on doit jouir d'une vraie lumière, & voir réellement les flambeaux divins qui en font les principes. La punition de ceux qui violeroient ces préceptes, confiftoit dans la privation éternelle de cette lumière promife. La fageffe qui éclatoit dans ces loix donna a Za-ra-ouf un crédit fi légitime fur les peupies de Trifolday, qu'ils 1'élurent roi, & fe foumirent entièrement k fa puiffance; il fe montra d'autant plus digne de ce haut rang , qu'il voulut contrebalancer lui-même fon autorité. II fit affembler un jour fon peuple dans la plaine de Kin-zan-da-or, & la il établit les vieux qui confervent encore aujourd'hui le nom de cette plaine, pour confervateurs des loix qui avoifnt été publiées & revues , avec le pouvoir fouverain de dépofféder le roi même, lorfqu'il voudroit y contrevenir. Za-ra-ouf auffi grand philofophe que fage légiflateur , prévit que fon efpèce n'étoit pas  i ia félicité promife aux Trifoldayftes , puifqu'ils  L A m e É i Si j|| l'toiént éclairés par les principes de la lurhièrei, Les vieux du Kin-zan-da-or furent partagés a ce fujet, & les conteftations que ce rapport occafionna , auroient, fans donte, divifé le royaume, & produit une nouvelle fecte k fanS lafageffe du confeil fupérieur, qui, pour préVenir de pareilles fuites, ordonrta que les Tumpingands feroient mis a mort, & qu'a 1'avénif on n'en éonferveroit plus de vivans s 1'ori jugea cependant d'une conféquence infïnie de retënir leur idiome, & qu'il n*y auroit que les feuls Vieux du Kin-zan-da-ör & le roi qui puffent 1'apprendre & le parler; loi politique , afin qüê S'il arrivoit des révolutions imprévues de la part de ces monftres , on füt en état de pénéirer & d'anéantir par-la leurs pfojets; Notré hiftoire porte que, pendant plufieurs fiècles, la garde fe fit exactement a 1'endroitoÜ 1'on avoit tröuve les premiers Tumpingands '$ qu'il en tomboit fouvent entre leurs mains * mais qu'un jour trois bafdies affreux ayant pai-u j dont la Vue fit périr les detix tiers de cette garde, le refte effrayé prit la fuite, & vint k la capitale apprendre ces triftes nouvelles; que le roi qui regnoit pour-lors y ayant voulu mettre ordre lui-même, fit conduite une garde encore plus nombreufe, fut rencontré par un de ce§ ennemis de notre efpèce , & perdit klmêgiè Lij  ï"64 L a ta e k i s. la vie avec une partie de eeux qui 1'avoieni fuivi. Le prince qui lui fuccéda ne montra pas moins de fermeté, & fe fit un devoir de trouver les moyens de mettre' fes peupies h 1'abri de cesnouveaux ennemis. Pour y parvenir , il fit creufer plufieurs pièges: mais fes foins ayant été inutiles, & les vieux du Kin zan-da-or craignant qu'en s'obftinant de garder cet endroit, ils ne fuffent caufe de la deftruction desTrifoldayftes, ordonnèrent qu'è 1'avenir il n'y auroit plus de garde dans les endroits oii les bafilics avoient choifi leur demeure. Cette fage précaution eut un heureux fuecès; deux fiècles fe font paffés fans qu'aucun Tumpingand ait reparu, Sc 1'on commencoitèperdre entièrement l'idée de ces évènemens, fans un incident nouveau qui en a rappellé la mémoire, Sc qui fait aujourd'hui le fujet de nos admirations. Za-ra-ouf, le prince qui règne aujourd'hui, que fes lumières & fon aflivité ont placé fur lé tröne, revenant une nuit fort tard de la chafTe , trouva dans fon chemin un Trifoldayfte , qui lui dit: arrête Za-ra-ouf , voici ce que profèrè 1'efprit qui m'agite. « Le flambeau de la félicité éclaire des peupies inconnus, Sc dont le toyaume eft inaccefiïble \ une princeffe a la cour  Lamékis, i6f leur d'afcalis, & 1'objet de la tendreffe de tous Les rois: que Za-ra-ouf prenne garde de fe laiffer furprendre a fes charmes; le terrible ennemi veille a la confervation de fon époux, tremble du fort qui t'eff préparé, jufle punition d'avoir ravi la femme de ton premier miniflre ! 6 laches vieux du Kin-zan-da-or, votre indigne tolérance recevra le chatiment mérité: Ie feul moyen, Za-ra-ouf, d'appaifer la colère de Verfund-ver-ne, eft de dépofer ton fceptre k fes pieds, de rentrer dans le néant dont les artifices t'ont tiré, & d'expier , dans les voütes facrées du temple, les crimes dont tu t'es en-* taché ». Za-ra ouf, furpris de Ia témérité du Trifoldayfle, paya fon oracle d'un coup de zenghuis qui 1'étendit k fes pieds : mais quoiqu'il put faire pour s'öter de l'idée ce qui lui avoit été dit, il n'y put réuffir;la mélancolie s'empara de fon ame ; folitaire & rêveur, il fuyoit jufqu'è ceux qui lui avoient été autrefois le plus chers; Se renfermé dans le fein de fon palais, il paffoit fouvent plufieurs mois fans qu'il reparüt ea public. Un jour qu'il étoit plus abforbé que jamais, dans ces noires réftexions, il feuilleta , pour fe diftraire , la tradition de fes peupies; il s'arrêta, k 1'endroit ou. les Tumpingands avoient paru L i i§  ïó6 Lamékis» pour la première fois , & cette hiftoire Pin^ téreija tellement, qu'il la revit (i) plufieurs fois. ie lendemain il fit affembler les vieux dii Kin-zan-da-or, &c leur fignifia un voyagepn* jetfé3dans 1'intention, difoit-il, d'illuftrer fon ïègne, en reconnoifiant lui-même le lieu par Oh les Tumpingands avoient voulu pénétrer dans le royaume, & en trouvaut les moyens d'y femettre une garde qui en étoit déplacée depuis. fi long-tems. Le confeil voulut en vain s'oppofer a cette entreprife, en lui remontrant que le long-tems qu'il y avoit qu'il ne paroiffoit ni monftre ns bafilic, devoit le tranquillifer; rien ne put 1'ébrander il partit avec un feul de fes. miniftres j & après trois dikhados d'abfence, il reparut chargé de la helle princeffe dont je t ai parlé: i* üt le détail de fon voyage aux vieux du Kinzan-da-or, &f ayant gagné le grand Moulhou-' bouk (2), Ü ]ui fix fuppofer que Ver-fund-ver-ne avoit deftiné de tout tems la Tumpingand, que (i) La tradition ie confervoit par d«s bas-reliefs , 1'é^riwre n'dtant point encore en üfage, * cette. facon étoit fungénieufe, 1'int.elligence ficlaire., ati.e. les événeméns plus fimples d'une hiftoire y étoient maniés, ^ 6ra,nd; prêtre de Ver-fund-jjej;-zjj^ *  Lamékis- r6? te roi avoit enlevée pour être reine des Trifoldayftes ; que d'elie devoit naitre un prince magnanime, qui, dès cette vie, leur ouvriroit les portes de la félicité, & qui extermineroit la race entière des bafilics ennemis. Les vieux du Kin-zan-da-or, trompés par cet artifice, non-feülement changèrent la lot qui défendoit au roi de fe marier, mais encore» en confidération des biens promis par le canal de la princeffe, fupprimèrent la loi qui vouloit qu'on mit a mort tout Tumpingand qui feroit furpris dans le royaume. Pour divertir même les préjugés que les peupies avoient contre eux, qui auroient pu réjaillir jufques fur la reirae future , il fut artêté qu'au lieu de la mort, k laquelle les anciens rég'emens condamnoient ton efpèce, elle feroit mutilée, ainfi que je t'ai dit. Tu peux revenir p?.r ce récit, ö Tumpingand, continua l'homme-verde la furprife om tu étois de m'entendre parler ton idiome; vieux du Kin-zan-da-or , c'eft un de mes privilèges i il eft beureux pour toi que tu fois tombé entre mes mains; fi tu veux fuivre mes confeils, & que ton inftindt foit affez ferme pour demander toi-même te rets-anchement de tes monftrueux membres, je te promets que je te sendrai la vie douce x §c. que tu, béniras cent fois Ve^ hm  Lamekis. fund-ver-ne de 1'heureux moment oü ie faï rencontré. Le monftre , pour me donner une confiancei plus entière a fa parole , cracha dans fa main, & m'en harbouilla le vifage, manière chez ces peupies de faire un ferment, dont je 1'aurois fort volontiers difpenfé, auffi -bien que du refte. Après avoir fait cette ridicule cérémonie, dont le goüt fort me fit éternuer, il me fit è fon tour cent queftions différentes, auxquelles je répondis de mon mieux. Nous arrivSmes au bout de trois jours de marche k la capitale, dont le feul palais ] comme vous favez fans doute , compofe toute la ville. On me conduifit k 1'appartement de Za-ra-ouf; il paroiffoit enfeveli dans une profonde trifteffe, & fes yeux fe détournerentamon abord; il eut un long entretien avec le monftre qui me guidoit ; après quoi nous fortimes, & je fus mis au fond d'un rocher ; je fuis auffi furpris que toi, me dit 1 homme-ver qui m'avoit enlevé , du traitement qu'on te fait, & auquel je ne m'attendois pas; je n'ai pu pénétrer encore quel eft le fujet de la colère du roi - il faut qu'il te foupconne de mauvais deflèins, car il m>a fort recommandé de te faire veuler de prés ; la pnnceffe même y entre pour quelque chofe;  Lamékis. 169 mais, quoi qu'il en foit, tranquillife-toi; je ne t'ai pas promis en vain ; je vais a la cour; dès que je ferai au fait de toutes ces chofes, je viendrai naturellement t'en faire part ; ce que je foupconne cependant, eft que Za-raouf s'eft peut-être rappellé la prophétie de ce Trifoldayfte qu'il mit a mort a la chaffe, dont les événemens préfens femblent lui annoncer la malignité : Ver-fund-ver-ne nous en préferve, 1'état feroit a jamais perdu. Le monftre après ce difcours me quitta, Sc je m'abandonnai k mille réflexions plus facheufes les unes que les autres; j'eus beau avoir re cours a. la raifon , Sc a la fermeté qu'on doit avoir a mon age; mais fur quoi me fondois-je ; Devois-je ignorer que plus la nature vieillit, Sc plus elle devient foible ? Ces dangers, ces périls que j'avois affrontés pour occuper le tröne de votre père, ö Motacoa , ne me paroiffoient rien en comparaifon de ceux que je courois alors ; je promenois triftement les yeux dans ma prifon fouterraine, dont la foible lueur, qui tranfperc,oit a travers les crévaffes du rocher, ne fervoit qu'a m'en montrer toute 1'horreur ; trois jours fe paffèrent dans 1'incertitude Sc dans 1'attente de mon fort; trifte , abattu , languiffant, je ne pouvois me réfotidre a manger; les alimens fur-tout  '7° Lamékis. différent fi fort de ceux auxquels j'étois accoutumé, qua peine ofois-je les regarder; cependant la nature accablée d'un jeune li long , ne put réfifter plus long-tems a une faim dévorante; je me jettai avec fureur fur un limacon roti qui fe trouva parmi les alimens qui m'avoient été fournis; je faifois a contrecceur ce mauvais repas, lorfque j'entendis rouler la pierre qui couvroit 1'entrée de la caverne ; je frémis a ce bruit, & je m'avancai précipitamment pour apprendre mon fort; je reconnus le monftre dont j'ai parlé; lorfqu'il fut prés de moi, il me paria en ces termes: Tumpingand, me dit-il, j'ai bien des nouvelles a t'apprendre; tu avois raifon de foupconner qu'un de tes camarades couroit les mêmes aventures que toi; il a été pris le même jour , & la trifteffe dont tu a vu le roi faifi, procédé de la curiofité que la princeffe a eue de le voir; il foupconnoit que ce monftre étoit de fon pays; & jaloux, comme il fe 1'eft déja montré dans une occafion femblable, il s'eft imaginé que ce Tumpingand , peut-être airné de la princeffe , étoit venu exprè.s pour la lui ravir, fondé fur ce que cette entreprife a déja été tentée par un de ceux de fon efpèce, qui fut mis a mort, & que la princeffe décjara, 4jtre fon propre père*  t A M E K I S. IJÏ . Prévenu de cette idéé , ce prince a donné des ordres fecrets pour que le Tumpingand lui fut amené; mais, ö malheur terrible, & qui nous fait tous trembler, le bafilic affreux que tu as vu pris dans un piège eft échappé: tout tremble; pourquoi fa vie a-t-elle été confervée par la trop foible complaifance du roi pour la princeffe! Lorfqu'on lui amena cet animal, elle affura le prince , que fon efpèce étoit commune dans fon pays, & qu'on n'a-» voit qu'a le lui remettre, elle favoit les moyens de Tapprivoifer; que hien-loin d'être nuifible, elle le rendroit utile, en 1'accoutumant peua-peu aux peupies de ce royaume, affurant que le mal qui procédoit de fes regards , n'étoit pccafionné que lorfqu'il étoit en fureur. Le roi, dis-je, féduit par beaucoup d'autres difcours femblahles, a permis que le monftre fut remis a la princeffe : fatale crédulité! Elle entrainera peut-être notre perte entière. Za-ra-ouf, prévenu, comme je te 1'ai dit, que la curiofité de la princeffe pour le Tum^ pingand renfermo.it un myftère, fe cacha fe^ crettement fous le tröne de la princeffe, lorfqu'il lui fut amené, efpérant qifil furprendrpit dans leurs regards des marqués d'intelligence ou d'amour: maïs, ö funefte fuite, è peine le, monftre de ton efpèce a t-il paru, que la  ',7* Lamekis. princeffe , émue a fon abord, eft tombée erf foibleffe. Que te dirai-je de plus; le bafilic a rompu fes fers, & protégé de fes regards &c de fon écume meurtrière le Tumpingand, dont les jours font menscés; tout fuit, tout tremble ; 1'on tend par tout des pièges pour reprendre le terrible animal; les vieux du Kin-zan-da-or font affemblés; je leur ai parlé de toi, en vantant ton inftina raifonnable, qui peut nous être utiie dans cette trifte occafion ; ils me députent, & me chargent de toi pour t'amener au confeil; fuis-moi ; s'il eft poffible que tu fois utile dans 1'occafion préfente , tu peux compter fur la reconnoiffance la plus entière. ' Le monftre achevoit a peine ces mots , qu'une foule de fes femblables parut a 1'entrée de la caverne ; leurs bourdonnemens étoient épouvantables & m'infpirèrent de 1'effroi: ne crains rien, me dit l'homme-ver, c'eft a moi que 1'on en veut; on vient m'apprendre. fans doute quelqu'événement fatal & nouveau. L'un de ces monftres lui ayant parlé avec beaucoup d'aftion, celui-ci fe tourna vers moi: grand Ver-fund-ver-ne , s'écria-t-il, en fe frappant le vifage , que viens-t-on m'apprendre ! Za-ra-ouf eft mort; ia princeffe enlevée; le bafilic eft 1'auteur de cette révolution; tout fuit devant lui; la défolation de$  L A M E K I S. *73 peupies eft extreme ; les vieux du Kin-zanda-or prefient ta venue ; en me difant ces mots, le monftre me faifit,fit un bond & m'enleva de la caverne. Je fus conduit au confeil, fuivi d'une foule innombrable de peuple , bourdonnant les plaintes les plus amères. A peine fus-je entrë , qu'un filence profbnd fuccéda ; les vieux fe parlèrent en fecret; après quoi celui qui m'avoit enlevé vint me prendre , & me mit au milieu d'eux : Tumpingand, me dit-il, apprends que les vieux du Kin-zanda-or ayant délibéré fur le malheur préfent, & fur 1'affurance que je leur ai donnée que ton efpèce eft au-deffus de la notre , né dans les climats de la félicité, ou font les principes de la lumière, me chargent de te dire que le tröne étant vacant par la mort de Za-ra-ouf, ils te proroettent de te reconnoitre pour roi, fi tu délivres 1'état du monftre horrible qui le perfécute ; recois ce zenghuis comme un gage authentique de notre parole; marche , & ft fous tes aufpices nous fommes vainqueurs, & que le bafilic tombe fous tes coups, tu feras conduit fur le champ dans le temple divin , oii le grand Moulhoubouk te ceindra le diadême facré. Ma furprife fut fi grande a ces propofitions extraordinaires, que je recus le zenghuis fans  '74 L a M e k t §; y répondre, A peine fut - il entre mê* mams, que tous les vieux du Kin-zan-da-of «environnèrent, & firent le ferment aecou* tume, crachant dans leur main, & en me la paffantfur le vifage. Si je m'étois cru, je me ferois fervi des armes qu'ils m'avoient données, pour me venger de cette ridicule cérémonie; mais ne pouvant faire mieux que d'accepter les moyens propofés, & foupgonnant que je pourrois vous rencontrer, j'affurai les vieux que ,'étois prêt a faire tout ce qu'ils vou* droient; les crachemens redoublèrent k cette nouvelle , & 1'on me conduifit dans le palais oii je vous ai rencontré. La princeffe me confïrma les chofes que Boldéon venoit d'avancer, & elle fe préparoit a y ajouter quelques circonrtances, lorfqu'ayant Jeve les yeux fur la droite , je 1'interrompis en jettant un cri de joie: ö ciel! m'écriai-je,ma mère & Lodaï font au bord de cette fontaine, oh coule un éhxirverddtre : Wilkonhis, que ne te dois-je pas. Je prononcai ces mots avec tant de viyacité, qu'ils furent entendus de Ia fontaine. Ma mère, affife, plongée dans une profonde rêverie, frappée du fon d'une voix fi chère , fe leva précipitamment, & me reconnoiffant de lom :ö mon fils, s'écria-1-elle en venanf vers moi, vous m'êtes donc rendu; jene ver<  Lamekis. 175 ferai plus de larmes ; elle n'eut pas le tems d'en dire davantage, j'étois déja entre fes bras. La joie de cette tendre mère étoit fi démefurée , que j'eus lieu de craindre qu'elle n'en mourüt. Lodaï, qui étoit heureufementaccouru, arrêta par des fimples précieufes, 1'ame de ma mère prête k s'envoler. Quelque cher que je lui ftuTe, & quelque curiofité qu'il eut de favoir les raifons d'une fi longue abfence , & celle qui conduifoit en ces lieux des perfonnes inconnues, il continua fes fecours, & ne me donna des marqués de la tendreffe , que lorfque ma mère fut revenue entièrement de fon faifilfement. Alors il me témoigna toute la joie qu'il avoit de mon retour ; plus d'une heure fe paffa dans le plaifir mutuel de nous revoir, & de nous raconter confufément tout ce qui nous étoit arrivé. Lodaï m'apprit qu'il s'étoit douté de mon aventure, par la connoiffance indirecte qu'il avoit que le centre de la terre étoit habité : il me dit même qu'11 avoit entrevu quelqu'un des monftres dont je lui parlois; mais que dans la crainte qu'ilavoit de tomber entre leurs mains , il s'étoit toujours tenu fur fes gardes, & ne s'étoit, depuis ce tems, jamais éloigné de plus de deux karies de fa demeure; que c'étoit la le principe des avis qu'il m'avoit fi fouvent répétés de ne pas m'écarter; qu'il  i7s Lamekis. s'étoit repenti bien des fois de ne m'avolr pas averti de toutes ces chofes; mais que connoiffant ma vivacité , il s'étoit tu , dans la crainte que ma curiofité ne fit ce que le hafard avoit produit. II me rapporta enfulte le défefpoir dont ma mère avoit été agitée pendant mon abfence, & que c'étoit un miracle de ce qu'elle n'y avoit pas fuccombé.- Après les premiers tranfports que 1'occafion préfente avoit fait naïtre , Lodaï reconnut Boldéon. Ces deux amis intimes de tout tems, fe remirent avec une joie inexprimable ; ma mère, que j'avois preffentie fur le compte de la- princeffe, & fur le gout que je reffentois pour elle, la recut dans fes bras, avec toute la tendreffe & l'affecfion qu'elle auroit pu montrer a fa propre fille : nous primes enfuite le chemin de 1'habitation de Lodaï, & la Boldéon inffruifit ma mère, & cet ami fidéle, de toutes les chofes dont il m'avoit fait parr, au fujet de mon tröne ufurpé. Ces deux grands hommes d'état convinrent des moyens qui devoient être employés pour m'y remettre fans courir aucun rifque : la belle Nafilaé entra pour 1'hymen dans tous ces projets. Ma joie fut extréme , lorfque je vis que tout concouroit è ma félicité; mais elle fut bien plus parfaite , lorfque j'appris par Phifloire de cette princeffe, tout ce qu'elle me facrifioit. Après  Lamekis. 17* Après nous être délaflés pendant plufieurs jours de tant de fatigues, nous fuppliames la belle Nafilaé de nous apprendre par quelle aventure extraordinaire elle avoit été enlevée par le monftre Za-ra-ouf; elle y confentit avec plaifir, &c s'étant annoncée pour princeffe des Amphicléocles , Boldéon &c Lodaï fe recrièrent a ce nom. Vous ne devez pas être étonnée , interrompit ce dernier , de la furprife extraor. djnaire que nous marquons. Par quel hafard furprenant, grande princeffe , avez-vous pu fortir d'un état fi myftérieux? Permettez, continua-t-il, en fe tournant vers moi, que j'apprenne au prince les raifons qui caufent notre furprife; elles ferviront d'introduétïon a votre hiftoire. Le royaume des Amphicléocles eft limitrophe de celui des Abdales; la tradition nous enfeigne que jamais les peupies qui le compofent, n'ont eu aucune relation avec leurs voifins. Sorti dès le berceau, ö Motacoa, de vos états , il n'eft pas furprenant fi vous ignorez ces chofes : afin que vous entriez mieux dans 1'hiftoire que veut bien conter la princeffe , elle trouvera bon que je vöus dife un mot au fujet d'un royaume auffi extraordinaire. Notre hiftoire nous apprend que les peupies qui le compofent, tirent leur origine d'HorTome I. M  '178 Lamekis. his-hon-hal, troifième fils du foleil. L'on raconte, a cette occafion, que ce père de la lumière étant prêt a rentrer dans fon palais aérien , entrevit un jour a travers une fombre forêt, une fille nommée Phiocles, qui fe baignoit dans un canal. La tradition s'interrompt dans cet endroit, pour démontrer que c'eft la première créature qui ait paru dans le monde ; que la terre , avant que cette mortelle fut» créée, n'étoit habitée que par des animaux, & qu'elle dut fon être a 1'interpofition du foleil & de la lune, par un rayon qui tomba perpendiculairement fur un ferpent femelle, lequel mourut en la mettant au monde. La même tradition ajoute que cette Phiocles fut allaitée par la femelle d'un renard, qui eut foin d'elle, jufqu'4 ce qu'elle fut en état de fe paffer de fes fecours. Hor-his-hon-hal, le plus méchant des fils du foleil, ayant confpiré avec fes frères, pourfe déüvrer d'un père qui le chatioit fouvent de fes mauvaifes inclinations, & ce père ayant pénétré fes parricides projets , les précipita fur la terre , prévenant les maux que leur chüte devoit occafionner , par le fecours d'un nuage qui fe difïïpa dès qu'ils y furent arrivés. Phiocles, en revenant dans une grotte oh elle fe retiroit la nuit, rencoRtra Abdalles ?  Lamekis. 179 frère aïné d'Hor-his-hon-hal. Bien-loin de s'enfuir a la vue, elle s'en approcha avec plailir, dans le raviffement oü elle étoit d'appercevoir un fecond elle-même. Abdalles , charmé de cette belle mortelle, fe confola bien-tot de fon exil; Phiocles le retira dans fa grotte; la nation des Adballes doit fon origine a la nuit qui fuivit cette rencontre. Un an après que ce que nous venons de dire fut arrivé,Phiocles, en revenant de laforêt, fut rencontrée par Tumpingand, frère d'Abdalles; la vue de cet enfant du foleil, qui étoit le plus beau de fes frères, charma 1'inconftante Phiocles; elle répondit aux defirs de ce nouvel amant; mais dans la crainte qu'Abdalles ne la furprït & ne la punït de fon crime, elle s'enferma avec ce dernier dans une autre grotte, oü elle paffa trois ans avec lui. Après ce tems, Ia volage Phiocles fe laffant d'être privée de la lumière, profita du fommeil de Tumpingand , &c elle 1'abandonna. La tradition ne déclare pas fi 1'inconftance de Phiocles produifit des enfans: pour moi je m'imagine, en rapportant cet événement avec 1'hiftoire qui nous eft arrivée dans le centre de la terre, que les Tumpingands , dont il eft tant parlé , doivent leur origine k ce Tumpingand, & que ces deux noms font le même, quoiqu'ils fe prononcenc différemraent. M ij  1-80 Lamekis. Phiocles l k qui les remords infpiroient de la crainte, réfolut de fuir leplus loin qu'il lui feroit polfible , dans la frayeur qu'elle avoit d'être rencontrée par 1'un ou 1'autre de fes amans. Un jour qu'elle defcendoittme colline, elle appercut un homme qui venoit a fa rencontre ; elle fe mit a fuir de toutes fes forces, s'imaginant que c'étoit Abdalles ou Tumpingand , n'étant point prévenue qu'ils avoient un troifième frère. Hor-his-hon-hal , qui étoit celui dont il étoit queüïon, ayant fenti fes defirs s'allumer k la vue d'une créature fi parfaite , la pourfuivit, Ik. ne 1'atteignit que bien avant dans la nuit, au moment qu'elle fe réfugioit dans une grotte. Dès qu'elle fe fentit au pouvoir d'Hor-hishon-hal, dans la confiance oii elle étoit qu'Abdalles ou Tumpingand 1'avoit ratrapée, elle fe jetta aux pieds du troifième fils du foleil , & trahit elle-même fes fecrets, en voulant s'excufer. Hor-his-hon-hal, concevant par-la 1'hiftoire oc 1'infidélité de cette femme, & foupconnant qu'elle avoit été a fes frères , ravi que cette charmante compagne fut tombée en fa puiffance , & ne voulant pas fe mettre dans le cas de lui faire commettre une troifième infidélité, 1'enferma dans ia grotte, &  Lamekis. i-8i ufoit de cette précaution, toutes les fois qu'il étoit obligé de fortir pour chercher fa fubfiftance. Dans la fuite des tems , fe trouvant chef d'une nombreufe race , il fit une loi, par laquelle il étoit défendu , fous peine de la vie , d'avoir aucune communication avec les e'tats voifins, qui fe formoient tous les jours de la poftérité de fes frères. Pour ne pas mettre ces peupies dans le cas de contrevenir a cette loi, il fit batir par lesfiens une muraille inacceflible, qui enfermoit fon royaume , & qui fut cent ans a batir. Cette muralle eft ft haute, & gardée avec tant de vigilance , que notre hiftoire prétend qu'il n'eft jamais forti des états des Amphicléocles , qu'un feul hommer, nommé Zo-rahod, lequel guidé par les lumières de la raifo:i, qui lui dictoit qu'après la grande muraille il fe devoit trouver d'autres hommes" & d'autres terres, philofophe & curieux de connoïtre par fa propre expérience la vérité de toutes ces chofes, imagina a 1'imitation des oifeaux de voler ; il fe fit des ailes, & un jour qu'il étoit de garde fur le grand mur, il les déploya & fe laifla cmporter par un grand vent qui le foutint & 1'amena jufques dans nos états , «'eft de lui que nous favons Pïiiftóire des Amphicléocles i c'eft è la princeffe k nous appren- M iij  i&2 Lamekis; dre fi ce que je viens de rapporter eft conforme a la tradition de fon pays. La princeffe qui écoutoit Boldéon avec plaifir, furprife de le voir fi bien inftruit de 1'hiA toire de fa nation, nous affura que 1'abrégé qu'U en avoit fait différoit en trés - peu de chofe; que pour ce qui étoit de la grande muraille, elle n'avoit été batie qu'én conféquence de ce que Phiocles avoit été furprife comme elle s'enfuyoit des états d'Hor-his-honhal; que ce prince dans fa première colère avoit voulu la faire mourir, mais que touché des appréts du fupplice qu'il avoit ordonné, il lui avoit fait grace, a condition qu'elle mettroit elle-même la première pierre du grand mur qui fubfifte encore aujourd'hui, & qu'elle ne fortiroit pas d'uneprifon a laquelle il la condamna que lorfque 1'enceinte de cette muraille feroit affez élevée pour lui óter le defir de s'échapper une feconde fois. Les foins qu'il fe donna pour avancer cet ouvrage, le mirent en état au bout de dix ans, de ne plus craindre les tentatives de Phiocles; mais il ne connoifïbit pas jufqu'oh peuvent aller les artifices d'une femme, lorfqu'elle a deffein d'arriver h fon but. Phiocles perfiflant toujours dans le deffein de quitter Hor-his-hon-hal, difparut un jour fans que ce prince, quelque recherche  Lamekis. i8j qu'il ait faite, ait pu déterrer les moyens dont elle s'étoit fervie pour y parvenir. Tranfporté de colère & furieux de ce que malgré fa vigilance il eut été la dupe de Phiocles, il fit continuer la grande muraille; & pour que fes peupies ne fuffent pas a 1'avenir dans le cas de fe plaindre d'une pareille aventure, il fit une loi par laquelle toutes les filles de fon royaume tiendroient une prifon perpétuelle, &C qu'il ne leur feroit permis de voir que 1'homme que leur familie deftineroit pour leur mari. Dans le cours de l'hiftoire qui m'eft arrivée, continua la princeffe, vous aurez lieu d'être furpris de la fingularité de nos mceurs. Aucun de nous n'avoit ofé jufques-la demander a la belle Nafilaé la raifon extraordinaire du fond de fa couleur d'Afcalis; ma mère qui y étoit moins accoutumée, & plus curieufe comme femme ne put s'empêcher d'en témoigner quelque chofe ; nous étions préoccupés reprit en fouriant du même defir & du même étonnement. Pour ce qui nous regarde , notre tradition, porte qu'Hor-his-hon-hal, dont nos peupies tirent leur origine, étoit de couleur rouge ponceau, & que Phiocles étoit blanche ; les Amphicléocles ont confervé celle de leur premier père , mais les femm«  1&4 Lamekis, liennent encore aujourd'hui de la hlancheur de Phiocles, & leur peau n'a recu, comme vous Ie voyez en ma perfonne, qu'une foible teinte de la couleur du chef de cette race. La princeffe des Amphicléocles alloit commencer fon hiftoire; affisprès d'elle, notre ftlence lui faifoit connoïtre que nous étions prêts a lecouter, lorfqu'un trépignemenr fembla4>le a celui d'un grand nombre de chevaux , avec des cris confus, nous fit lever avec effroi nour en démêler la caufe : je fortis le premier de 1'habitation, je reculai d'horreur a la vue d'une foule de monftres, cent fois plus effroyables que ceux auxquels nous venions d'échapper, ils étoient de la hauteur d'un homme ordinaire, & ils me parurent reffembler de ■lom a des crapauds, excepté le vifage qui avoit quelque rapport au notre ; ils étoient rmds, de couleur jaunatre tachetée de noir, & montës fur degrands vers qui leur fervoient de chevaux dont les jambes étoient courtes & ramaffées; cette troupe fembloit marcher avec ordre , & 1'un de ces monftres marchant a la tèle portoit au bout d'un grand béton une chouette dont les ailes étoient déployées. Lodaï, Boldeon, & moi rentrames avec frayeiudans rhabitatioa • ma mère & la princeffe éper-  Lamekis. 185 ,dues de 1'effroi qui étoit peint fur nos vifages n'ofoient nous en demander la caufe : dans cette affreufe & nouvelle extrémké nous ne trouvames pas d'autre expédient que celui dn barricader 1'entrée de la demeure : Falbao qui dormoit s'étoit levé brufquement au trépignenient que nous avions entendu, &c fembloit nous raffurer par la fierté de fes regards; fon premier mouvement, lorfque j'avois été a la porte fut de me fuivre, mais Boldéon 1'avoit retenu, & cet aimable animal auffi docile avec nous que furieux avec nos ennemis, étoit allé fe recoucher aux pieds de la princeffe Sc de ma mère. Nous tenions confeil fur ce que noüs avions a faire dans cette périlleufe occafion, lorfque nous vimes paroïtre a des créneaux qui donnoient le jour a notre habitation, le vifage horrible de ces monftres nouveaux ; nous jettames un cri d'effroi a cette vue , Falbao fauta a cette ouverture, Sc fit de vains efforts pour y paffer; fon inftind lui faifant connoïtre qu'il n'en pouvoit venir a bout, il retourna vers la porte contre laquelle il gratta, &c fembloit en nous regardant nous inviter a 1'ouvrir; notre frayeur étoit trop grande pour acquiefcer a ce defir; Falbao quitta cette entre-  Lamekis.' prife & fe mit a fouiller, la terre : notts le regardions triftement fans pénétrer Ie hut de cette nouvelle tentative, lorfque nous vimes avec étonnement le terrein fur lequel nous étions trembler, & Falbao fe précipiter dans un trou qui s'effondra fous fes pieds. Fin de la feconde Partie.  Lamekis; 187 TROISIÉME PARTIE. L'Étonnement que ce nouveau prodige nous caufa , nous fit tomber clans la plus cruelle confternation. Lodaï , dont le grand coeur ne. s'étonnoit de rien, eut la fermeté de s'approcher du trou dont nous nous étions reculés : 1'exemple eft toujours d'un grand poids , lorfqu'il eft donné par des perfonnes refpeöables. Hont^ux de la frayeur que j'avois fait paroitre,& de l'idée qu'en pouvoit concevoir la princeffe des Amphicléocles, je fuivis ce miniftre avec précipitation. L'ouverture par laquelle Falbao s'étoit précipité me parut grande ; & le fouterrein , éclairé par un jour inconnu , offroit un paffage aifé pour y entrer; je ne balancai point k le faire : la crainte de perdre mon fidéle Falbao , celle de donner de mauvaifes impreffions de mon courage , toutes ces chofes réunies m'y firent entrer; en vain fus-je rappellé , malgré même t'empire que la charmante Nafilaë avoit fur mon cceur ; fes ordres n'eurent pas plus de force : ma témérité m'avoit déja éloigné ; & quoique le fentier dans lequel j'errois fut marécageux &c femé de pierres, guidé par la voix  j88 Lamékis, de, Falbao , qui frappoit de tems a autre mes oreilles, je trouvai bientöt 1'iflue de la caverne ténébreufe. J'étois pret k en fortir, j'achevois de monter une efpèce de dégré inégal fait par la nature, lorfque des cris horribles (entre lefquels je démêlai 1'aboiement de mon fidele Falbao ) me firent arrêter, pour tacher d'en pénétrer la caufe: ne pouvant de-la difcerner les objets, je fors, j'avance quelques pas; ö ciel ! que vois-je ? Un combat inégal & furieux fe donnoit k quelques pas^; une légion de ces derniers monftres dont j'ai parlé , environnoit Falbao ; en vain cette force tant vantée, agifToitelle avec une valeur qui tendoit k la rage; en vain la mort de cent de ces hommes nouveaux fervoit elle de rempart k ce vigoureux anima!; le nombre étoit pret k 1'accabler; cet afcendant que je lui avois vu fur les hommes-vers, n'avoit point ici de lieu ; il étoit prêt k périr ; déja, tout couvert de fang & de bleftlires, il chanceloit; je le voyois peu k peu ployer fous les efforts de ces cruels ennemis. L'on doit s'imaginet la fituation oii je me trouvai k la vue d'un fpeclacle fi cruel, & d'autant plus extraordinaire , que Ia valeur avoit moins de part a la défaite qu'un charme inconnu. Les armes qu'on employoit contre ]«  Lamekis. 189 malheureux Falbao, & qui fembloient 1'aftérer, n'étoit autre chofe que i'étendard funefte de la chouette dont il a été parlé ; ce vil afpecf. lui paroiffoit redoutable, intimidoit fes regards ; le hafard les lui ayant fait tourner fur moi, leur trifleffe fit place a un rayon d'efpérance; mais fes adverfaires, acharnés k fa perte, le firent bientöt éclipfer; fes yeux fe recouvrirent de larmes, & les forces lui manquant alors, il jetta un grand cri, & tomba a la renverfe. A peine fut-il étendu par terre, que tous les monftres fe jettèrent a la fois fur lui; touché dans ce moment du fort de cet aimable animal, frappé de la perte que j'allois faire , & de tout ce que je lui devois, fans confulter ni mon impuiffance, ni la foibleffe de mes fecours , je m'avancai fièrement vers le lieu du combat, armé d'un feul baton, terminé en pointe , dont la dureté pouvoit le difputer k 1'acier le plus fin; j'en frappe avec vigueur les monftres redoutables: ö prodige! tout recule, tout fuit k ma vue ; des cris affreux fuccèdent, & bientöt abandonné de cette lache multitude, je me trouve feul prés de mon cher Falbao. Le plaifir qui me tranfporta de 1'avoir fauvé d'un péril fi manifefte, ne me fit pas faire réflexion dans ce moment a ce qui venoit de m'arriver: fi j'avois fu que ma vue eut été auffi  j^o Lamekis. redoutable a ces nouveaux habitans du monde interne, la prudence m'auroit fait profiter d'un afcendant fi heureux : mais plus touché de l'état déplorable oii je trouvai mon chien fidéle, que de 1'éclat de ma vi&oire, je n'étois occupé que du foin de le faire revenir de 1'accablement dans lequel je le voyois; mes larmes feules pouvoient exprimer ma douleur. Je lui parlois; je le confolois, & mille noms que mon amitié lui donnoit, exprimoient & ma tendreffe & mes regrets. J'arrachai le linge qui me couvroit, pour étancher le fang qui couloit de fes bleffures; mes foins furent inutiles; fes yeux ne s'étoient ouverts, me fembla-t-il, que pour me dire un éternel adieu; il les referma en me léchant la main : un profond foupir acheva de me faire croire qu'il étoit le dernier ; cette idéé m'accabla de telle forte , que je me laiffai tomber fur lui en pleurant amèrement. Livré a toute ma douleur , j'avois le vifage baiffé contre terre, & dans la croyance ou j'étois que mon aimable chien n'étoit plus, je m'abaodonnois aux plus triftes règrets. Une attaque imprévue fufpendit mes plaintes, pour fonger a mon falut; les ennemis, qui n'avoient fuiquejufqu'aunecertainediftance, me voyant la face couverte, reprirent une valeur que mon  Lamékis. 191 afpeS leur avoit ötée , & apportèrent tant de précaution dans leur marche, qu'aidés par mon accablement, je me trouvai environné de leur multitude, ïapsm'être appercu de leurarrivée; mais me fentant faifir par derrière, je jettai un grand cri , & me relevai vivement, en me mettant en état de défenfe. La fureur qui parut dans mes yeux, ou pour mieux dire, leur charme fe«ret, cauia un effroi li fubit & li prodigieux a cette foule acharnée a ma perte , qu'elle difparut une feconde fois , en jettant des hurlemens affreux. Cet événement étoit trop fingulier & trop marqué, pour ne pas me donner lieu de réfléchir a ce qui pouvoit en être la caufe ; il n'efi pas ordinaire qu'une armée fuie devant un feul homme; c'étoit cependant ce qui venoit d'arriver. En examinant les chofes avec attention, je ne pus m'empêcher de croire que je portois dans mes yeux. 1'affurance de ma vicfoire , Sc que leur afpect donnoit des coups affurés a 1'ennemi qui fuyoit. Prévenu de cette confiance, je jettai mes regards fur le terrein qui m'envi* ronnoit; mais en détournant la tête , je me vis préfenter par un monflre qui'fe couvroit le vifage d'une main, pour éviter fans doute ce coup d'ceil dangereux, 1'étendard de la chouette ; ge££e vue me donna plus d'horreur qu'elle ne  irji Lamékis. me fit d'ïmpreffion: je repouffai du bras cette inutile attaque, & rempli de fureur, a caufe de 1'état oü ces monftrueux hommes avoient' réduit Falbao, je frappai de 1'autre le porteur ^ du. vil étendard; a peine 1'eus-je approché , qu'il tomba fans vie a mes pieds; 1'hideufe chouëtte partageant fon malheur , fe fracaffa la tête , & jetta un cri iiniftre en mourant; un hurlement horrible, dont retentirent tous les environs, répéta les derniers accens de 1'oifeau , dont la perte leur étoit fans doute importante & précieufe. Quelques raifons que j'euffe d'être frappé de ces chofes, je n'y fis cependant qu'une attention indirecte; la perte de Falbao m'occupoit tout entier; uri rayon d'efpoir me ramenoit encore vers lui: peut-être, me difois-je, que le fang qu'il a perdu eft la caufe de ce qu'il eft fans mouvement:je revenois pour le vérifier ; mais qu'on juge de ma furprife, Falbao étoit debout, & accouroit vers moi; je jettai un cri de joie en prévenant fa rencontre; cet aimable animal exprimoit la fienne par des fauts & par des gambades; je le careflai du meilleur de mon cceur; fes yeux me fembloient gais &c triomphans; je cherchois en moi-même a démêler quel étoit le principe fecret de cette prodigieufe métamorphofe , lorfqu'après avoir fait  Lamékis. t^ fait quelques pas, Falbao s'arrêta tout-a-coup, treflaillit, fe mit a hurler , en me regardant avec une fonjbre trifteffe; fon fang, qui m'avoit paru arrêté, fe mit a couler dans fes bleffures a grandsflots: je m'empreffe vers lui; 1'animal tombe a mes pieds, & femble implorer mes fecours. Que doiVje faire ? de quelle nature peuvent-ilsêtre? J'ignorois le fatal principe de ces révolutions prodigieufes. Le bruit que j'entendis a quelques pas do moi, me fit lever les yeux, & pénétrer enfin le rhyftère. Ua monftre téméraire, qui s'étoit fans doute voué pour le falut ou pour la gloire des fiens, s'étoit détaché du gros des ennemis, & portoit un étendard nouveau, fur lequel étoit perchée une chouette vigoureufe & menacante; le héros monftrueux fe couvroit les yeux d'une efpèce de bouclier, & monté fur un cheval verd, il arriva bientöt vers nous au grand galop. Les hurlemens que Falbao redoubla a 1'approche du monftre, & 1'anéantiflement dans lequel il tomba , lorfque d'un bras téméraire la chouette lui fut préfentée, me fit enfin connoïtre que 1'afpect de cet hideux oifeau étoit pour lui, ce que le hen avoit été aux Tumpingands, 6c je n'eus pas lieu bientöt de doures que le mien ne portat fur nos ennemis oreTorris I. ^  ( 4 Lamékis. fens, toute la force de fes meurtriers afcendans. A peine Falbao fut-il étendu par terre, que le monftre preffant le flanc de fon verd-courlier, vint a moi, & me préfenta le bout de fon étendard , prévenu fans doute que la vue de 1'animal qui y étoit attaché , devoit faire fur moi les mêmes imprefllons que fur Falbao. Je me faifis avec vigueur du méprifable drapeau, afin d'obliger 1'ennemi qui me combattoit è trouver fa défaite dans mes regards ; mais connoiffant, par une expérience réitérée, que 1'afcendant de la chouette, n'en étoit pas un pour moi, il avoit fermé les yeux, & le danger lui faifant fans doute oublier les vues généreufes qui 1'avoient détaché de 1'armée, il me céda le glorieux étendard, donna des deux a fon courfier monftrueux, &rejoignit le corps de fes compatriotes, avec encore plus de vïteffe qu'il nel'avoitquitté; jele fuivis demesregards, & ils furent témoins du chatiment qu'il recut en arrivant. Les liens, fans doute indignés de le voir revenir fans les glorieufes marqués qui lui avoient été confiées, 1'aflbmmèrent a coups de maffue; après ce jufte exemple, tous les monftres difparurent. Frappé de toutes ces chofes, & me croyant alors éclairé fur leurs principes, je m'éloignai de Falbao, & lorfque j'en fus a quelque diftance  Lamékis. 19 j j'ëcrafai la tête de la chouette contre un rocher, & la jettai dans les brouflailles ; le cri qu'elle fit en expirant fut répété, comme la première fois , par un hurlemer.t encore plusé pouvantable de la part des monftres cachés. Mon expérience ne fut pas vaine ; Falbao qui fe préfenta k mes yeux, me prouva que la mort de la chouette le rendoit a la vie. Sans des exemples journaliers de 1'effet de ces anti* paties , ne donneroit-on pas k, ces vérités Ie nom de fiétions ? Mais, ö philofophes, que vtfus êtes encore eloignés des conn iffances dont vous vous flattez! eh ! pourquoi chercher a développer dans les cieux des myfteres incompatibles avec lamédiocrité de votre intelligence , pendant que fur la terre ou vous rampez, vous ne pouvez définir la moindre de fes productions ? Cependant, fatigué de tant de fortes d'évènemens, je pris le parti de m'éloigner de ces ,lieux dangereux. Falbao, qui me vit tourner vers 1'endroit par oh j'y étois entré, marcha devant moi, & me fit connoïtre, par fes geftes, la joie qu'il avoit de les quitter. Je le vis bientöt , k 1'ouverture de la caverne, m'ïnviter a le fuivre; un faut qu'il fit tout-a-coup , me fit accourir dans la crainte que quelque monftre caché ne lui eut dreffé une embufcade ; mais k Nij  iy$ Lamékis; vue de Boldéon qui parut, me tranquillifa; inqukt de ce que j'étois devenu , ii me cherchoit, & il parut tranfporté lorfqu'il me revit. Je lui fis en chemin le détail de toutes les" chofes qui s'étoient paffées. Que Vilkonhis foit loué, s'écria-t-il! preffons-nous de nous rendre a la demeure de Lodaï. Revenez, ö Motacoa , continua-t-il, rendre la vie aux princeffes allarmées , elles font dans 1'accablement le plus cruel, & votre vue feuie peut les en tirer; mais fi la reine a donné dans fon trifte effroi des preuves de 1'amour maternel, la princeffe des Amphicléocles a fait connoïtre que vous ne lui êtes pas moins cher. Elle vousaime, feigneur, je n'en puis douter; & fi cette affurance doit vous combler de joie, comme il me le paroït, pour moi elle me tranfporte: je vois vos deftins fe remplir, & j'ai lieu de croire que tout fuccédera au gré de nos délïrs. Ce difcours me caufa un doux raviffement; j'aimois la belle Nafilaé avec d'autant plus de ■violence, que mon jeune cceur n'avoit jamais été prévenu d'aucune image qui put croifer ces impreffions; tout brulant d'ardeur de la revoir, je m'empreffai de me rendre vers elle; ma préfence fit fuccéder, a la place de la trifte ffe & des pleurs, la confolation & la joie ; il failut faire une feconde relation de ce qui m'é-  Lamekis. 197 töit arrivé. Nafiiaé m;interronip.it a 1'endroit des efFets prodigieux de la chouette. Dans le cours de mon hiftoire , nous dit-elle , vous apprendrez des particularités intéreiTantes de ces peupies ; 1'évènement extraordinaire qui m'a conduit parmi les Tumpingands, m'a donné lieu d'en entendre fouvent parler; le rapport que vous en faites & la manière dont vous les dépeignez, me perfuade que ce font les mêmes; cela préfuppofé, nous n'en avons rien a craindre ; Falbao nous a attiré leur vifite; ce font des myftères que je vous expliquerai dans la fuite; en attendant nous devons être tranquilles fur leur chapitre. Ils ne feront pas affez hardis pour hafarder une feconde entreprife. Le difcours de la princeffe acheva de rafiWer ma mère , qui ne pouvoit revenir de fafrayeur; ces derniers évènemens fournirent affez a la converfation. Lodaï nous apprit a Ce fujet, que s'étant un jour écarté de fa demeure, il avoit rencontré un monftre tel que ceux qu'il avoit entrevus ; mais qu'a peine avoit-il eu le tems de le confidérer par la viteffe dont il s'étoit enfui: nous jugeames que la vue de Lodaï avoit été ia caufe de la prompte retraite du monftre ; la la princeffe le conrirma a la fin de fon hiftoire. Cependant la nuit qui furvint mit fin a toutes nos réflexions; après avoir donné k la nature Niij  198 Lamekis. fes befoins ordinaires , & avoir préparé dans la chambrede ma mère, un endroit auffi commode que le lieu pouvoit le permettre pour y faire repofer Nafiiaé, nous primes congé des princeffes & nous nous retuames. Boldéon & Lodaï tinrent confeil avant que de fe coucher , fur les moyens dont nous devions nous fervir pour 10; tir du ténébreux féjour que nous habitions. Ii avoit été convenu, avant 1'aventure des monftres, que les princeffes & moi féjournerions dans le centre de la terre jafqu'è ce que les derniers refforts que Boldéon devoit faire jouer m'euffent mis fur lë tröne , dans la crainte de nous expofer * tomber entre les mains de fufurpateur: mais ce qui venoit d'arriver fit changer de ré-folution, par 1'expérience, qui venoit de nous prouver que la terre intérieure étoit habitée par différenspeupies, & que de jour a autre nous poüvions courir des aventures nouvelks & périlleufes. Toutes ces chofes examinées firent décider, que nous nous rendrions dans la demeure fecrète de Boldéon par le chemin dans lequel j'avois rencontré Falbao, & que la , nous attendrions le réfultat des entreprifes de ce miniftre. Trois jours entiers furent deflinés pour laiffer le tems aux princeffes de fe remettre des  Lamékis. 199 frayeurs & des fatigues précédentes , pendant lefquels il fut réfolu que Lodaï, comme le plus expérimenté de nous, par le nombre desannées qu'il avoit vécu dans 1'intérieur de la terre , reconnoïtroit les endroits par lefquels nous en devions fortir, afin de le faire fans courir ai> cun rifque. Ces arrangemens pris, nous nous rendimes le jour fuivant dans la grotte de ma mère ; les princeffes avoient paffé la nuit avec une forte d'inquiétude ; mais elles fe trouveient cependant mieux que la veille ; il me parut, par le difcours que ma mère me tint, & par les manières obligeantes dont me recut la princeffe , qu'il avoit été queftion de moi dans leur entretien, & qu'il avoit été décidé qu'on n'attendoit qu'une occafion favorable pour me lier a jamais k la belle princeffe des Amphicléocles. Une partie de la rriatinée fe paffa a faire des réflexions fur la fituation préfente; la princeffe nous fit connoïtre par celles qu'elle exprima , combien elle avoit d'efprit & de pénétration. Toutes les louanges qui lui furent prodiguées k ce fujet me fembloient juflement dues, & mon cceur, qui avoit eu ci peine le tems de fe reconnoïtre par les traverfes continuelles qui 1'avoient agité depuis le moment ou je 1'avois vue pour la première fois, me combloit alor N iv  *°o Lamekis." de ja plus douce fatisfadtion : fans avoir aucune notion des catifes qui avoient donné entrée a 1'amour dans mon aine , je réflentois une joie fecrète , qui s'infinuant dans les organes, faifoit frémir tous mes fens : jamais mes yeux ne rencontroient ceux de Nafilaé , que je ne reffentiffe une efpèce de fentiment, dont mon ignorance me déroboit le principe ; mais tel qu'U fut, mon cceur le chériffoit & en faifoit fa plus douce félicitë. Après un repas fait de ces poules découvertes par Lodaï, dont le goüt étoit délicieux & exquis , nous tournames les yeux vers la princeffe , qui fe préparoit k nous conter fon hiftoire : elle eft fi intéreffante , ö Sinoüis , que quoiqu'il me foit arrivé bien des chofes extraordinaires, comme vous 1'apprendrez par Ia fuite de mes aventures, elle eft, dis-je, fi furprenante, que je n'en ai pas perdu une feule circonltano : je crois inutile, continuai-je en ferrant la main de mon ami, de vous répéter que c'eft toujours Mot3coa qui conté fon hiftoire t & qu'il n'eft encore jufques ici fait qu'une mention indireöe de ce qui me regarde. La princeffe connoiffant k notre filence que nous étions pret k 1'écouter , fit une inclination gracieufe k ma mère, 6c commenca en ces termes:  Lamekis. 201 L'Indiagar , furnommé le grand , fouverain des Amphicléocles , foixante & treizième roi de ce nom , eft celui a qui je dois le jour. L'on fit, felon la coutume ordinaire , le dénombrement (1) de tous les enfans males qui étoient nés k la même heure que celle ou je vins au monde , & on les tranfporta dans le palais Kaiocles (i), pour y être élevés jufqu'a ce que je fufTe en age d'être mariée. Mon enfance fe paiTa dans le temple , felon 1'ufage (3), & lorfque la grande prêtrefie m'eut (1) 'Le jour, 1'heure, la minute de la naiffance d'une princeffe des Amphicléocles étoient annoncés dans le royaume , avec ordre a tous les féraskiers ou juges , da faire des procès-verbaux pour vérifier la date de la naiffance des enfans males qui étoient venus au monde dans le même tems que la princeffe : le confeil des aftronomes donnoit fon attaché a ces aéïes, qui étoient envoyés a la cour, & dépofés dans les archives. Cette vérification fe faifoit chez les pères & les mères, des enfans, 6c lorl'qu'elle étoit conforme a la loi, les nouveaux-nés étoient marqués & élevés aux dépens de la viile dans le palais Kaiocles- (2) Ce palais étoit le fecond temple; c'étoit dans c« lieu oü on élevoit les enfans nés en même tems que 1'héritier ou l'héritière de la couronne ; fi c'étoit un prince , on n'y renfermoit que des filles. (3) Le prince ou la princeffe , fucceffeurs de la couronne , dès qu'ils étoient nés , étoient portés dans le  aoi Lamekis. pitrifiée, dans les rayons émanés du foleil, des ampuretés de ma naiffance , elle fe démit authentiquement de fon miniftère (i), & me livra a raffemblée a 1'age de treize ans avec les marqués certaines (2) que j'étois en age de temple de l'immortel, furnommé Fulghane, oü ils étoient élevés, jufqu'a ce qu'ils fuffent en age d'être mariés; c'étoit Ia grande prêtreffe qui veilloit a leur édueation. (1) Lorfque 1'héritier du royaume des Amphicléocles avoit atteint lage de quatorze ans, raffemblée générale des états étoit convoquée , & tenue dans une des falies du temple ; la grande prêtreffe s'y rendoit, y condnifoit le prince, déclaroit fa majoritc ; après cette cérémonie elle fe rctiroit, & le prince étoit conduit en pompe dans l'appartement fecret du palais qui lui étoit deftiné ; enfuite elle demandoit audience au fouverain , lui rendoit compte des raifons de fa convocation, lui préfentoit le Mourche-by, a£ie de cefEonde la grande prêtreffe , par lequel elle déclaroit qu'elle avoit remis a 1'affemblée le prince qui lui avoit été conèé, juroit par Fulghane qu'il avoit été purifié, & qu'elle le rendoit pur & fans tache '■> chofe dont elle demandoit décharge felon la coutume. Le roi alors la lui faifoit expédier, tenu qu'il étoit de s'en rapporter aux déclarations de Ia prêtreffe & de 1'affemblée, ne lui étant pas permis, felon les loix , de voir jamais en face , ni d'avo'fr aucune relation avec fes enfans. (2) En remettant a 1'affemblée la princeffe, la grande prêtreffe juroit par Fulghane qu'elle étoit vierge , & en age de donner des fucceffeurs al'état. Ce jour la fille du  Lamekis. 103 convoquer 1'aiTemblée du palais de Kaiocles , ék d'y choifir un époux. Quoique j'eufle été élevée dans les fecrets du temple, & que je ckiffe avoir fuccé les préjugés de notre religion & de nos loix, dès que j'avois eu atteint 1'age de raifbn, j'avois commencé a me prévenir d'une antipatie effroyable pour la pratique de deux loix qui répugnoient entièrement k ma fagon de penfer; celle d'être privée pour jamais de la vue de fteux a qui je devois le jour , me fembloit contraire auxfentimens de la nature; la polifiqüe, qui y avoit part fans doute , pour accoutumer de bonne heure les rois a n'avoir pour enfans que leurs fujets, me paroiffoit trop recherchée & trop cruelle ; moins il m'éroit permis d'afpirer au cher honneur d'embraffer un père , pour lequel je reffentois la tendreffe la plus vive, & plus j'étois preffée de ce defir. Les dernières années que je paffai dans le temple, accrurent ces réflexions au point, que je brülois d'en être dehors, pour parvenir aux fins fecrettes que je me propofois; j'efpérois trouver dans le defir qui m'animoit des moyens pour le rempür. roi paroiffoit 'vêtue d'une tunique blanche de fin lin, & ^ortoit fur la poitrine un foleil d'or, dont les rayons t :oient couleur de feu.  Lamekis. La feconde loi contre laquelle mon efprit rebelle fe ré volta, ne me fit fentir fon horreur, que lorfque je fus avertie qu'il falloit me rendre le troifième jour au temple de Kaiocles pour y choifir an époux; mon jeune cceur frémit d'un ufage fi contraire a mon élévation de penfer. Quoi! me difois je en fecret, d'un fang vil & abject, j'en ferai , par une préférence aveugle, un héritier d'un fi augufte père, mon maïtre & mon roi! Ces réflexions s'étendoient avec tant de vivacité dans mon cceur prévenu , & m'aguèrent au point, que je me trouvai plufieurs fois mal dans le même jour; le Karveder (i) , qui venoit deux fois par jour apprendre de la part du roi de mes nouvelles , étant informé par la Lea-Minska (i) (i) Chancelier du royaume; il avoit la prérogative de refpirsr devant le roi, & de potter fes ordres : mais fon plus beau droit étoit d'entretenir commerce entre le roi & les princes fes enfans. (2.) Simpte prêtreffe, choifie par 1'affemblée générale, pour être gouvernante de la princeffe jufqu'a ce qu'elle fut mariée, & qui changeoit ce titre en celui de première dame d'honneur après 1'himen fait. Grégoire de Tours, dans fes obfervations a ce fujet, remarque judicieufement, que cette efpèce d'affiftance , tirée de ce corps, étoit une politique des miniftres de la religion , afin d'avoir connoiffance de tout ce qui fe paftojt dans le  Lamekis, 2.05 de la mélancolie affreufe dans laquelle j'étois plongée depuis que j'étois fortie du temple, 6c de 1'altération confidérable de ma fanté, me demanda refpedtueufement quel étoit le principe de mes chagrins 8t de ce changement. Quelques preffantes que fiuTent les inftances de ce miniftre, j'héfitai pendant un trés-long tems & lui faire 1'aveu des fecrets de mon ame. Auffi adroit, que refpeétueufement attaché a mon père , il me tourna de tant de cötés, que je lui fis part naturellement du defir que j'avois de voir en face mon augufte roi , 8c de 1'horreur que je me faifois par mon hymen d'en être féparée pour jamais. II n'y a que le premier aveu qui coüte; je me répandis natureltement, 8c je lui appris que depuis que je me connoiffois, j'avois été tourmentée de ce defir; que le feul efpoir de fatisfaire a une impatience auffi naturelle avoit confervé jufqu'alors ma vie ; mais qu'& la veille d'entrer dans le fatal temple de Kaiocles , mon ame frémiffante étoit prête a s'envoler ; dans mon tranfport, je m'abaiflai dans les prièresles plus humbles, 8c je finis, en affurant le Karveder , fein de 1'état, & de protéger la réptiblique facrée , en cas que 1'autorité fouveraine vit trop clair, & donnet «juelque atteinte aux privileges dont elle s'étoit revêtue.  zo6 Lamekis. que s'il n'obtenoit pas du roi Ia précieufe grace de le voir, je ferois la première a me précipiter dans les horreurs du tombeau. Le miniftre , furpris de mon emportement, & de ce qui y donnoit lieu, fit en vain tous fes efforts pour me calmer; 1'abondance de mes pleurs & la cruelle fituation ou il me vit le touchèrent; il me promit qu'il rendroit compte au roi de toutes ces chofes, &c qu'il fe ferviroit de tout le crédit qu'il pouvoit avoir fur fon efprit, pour 1'amener au point oh je le defirois. Ces affurances me confolèrent, & me firent attendre fon retour avec une impatience extréme. La fin du jour fe paffa fans que Ie Karveder reparut ; je ne favois a quoi attribuer ce retard: je tremblois que le rapport qu'il eut fait au roi des fecrets que je lui avois confiés,ne m'euffent attiré fa difgrace; & cette incertitude me jettoit dans la plus cruelle agitation : mille réflexions rapides & funeftes me pafsèrent par 1'efprit. J'étois feule dans mon mon appartement, & n'étant diftraite par aucun endroit, je me laiffai aller entièrement aux larmes & a la douleur. Quelqu'occupée que je fuffe des penfées qui me rouloient dans la tête, je ne laiffai  Lamekis. 207 pas üe m'appercevoir qu'il n'étoit pas d'ufage qu'on me laifsat feule : depuis que le Karveder s'étoit entretenu avec moi, la LéaMinska, qui s'étoit retirée lorfqu'il avoit paru, felon la coutume, n'étoit pas rentrée dans mon appartement; chofe qui dérogeoit a fon miniftère, étant de loi qu'elle ne devoit me quitter que dans la feule occafion dont je viens de parler. Sa préfence diffipa'bien-töt cette nouvelle inquiétude, & les raifons qu'elle me donna, me tranquillisèrent aifément fur cet article. Les ombres de la nuit commencoient a chaffer la lumière du jour; la Léa-Minska & moi venions de remplir le faint devoir qui nous oblige k prier au coucher du foleil, lorfque le Karveder fe fit annoncer; je 1'attendis avec un trouble extreme dans mon cabinet. Princeffe , medit-il,en entrant, veillez, & tenez-vous prête.a recevoir le roi, votre père ; il confent k remplir vos defirs; vous jouirez au milieu de la nuit de fon augufis préfence. Quoi! je ferai donc affez heurenfe , m'écriai-je , pour recevoir une vifite fi précieufe ? Parions bas, interrompit le miniflre , un profond fecret doit être obfervé; vous n'ignorez pas fans doute, princeffe, que la faveur que vous attendez , entraïne votre perte & la dépofition du roi votre père, fi la grande prê-  ao8 L a m e k t s. treffe & le peuple en avoient le moindre vent, les loix font formelles , & les malheurs dont le royaume eft menacé , en cas de contravention , font li bien imprimés dans le cceur des fujets, que toute autre confidération n'auroit point de lieu , s'ils fe perfuadoierrf qu'ils lont dans le cas d'en être accablés. Ces égards ont fufpendu long-tems 1'envie que le roi avoit de latisfaire a votre vive impatience; mais prévenu comme vous , le deftr de voir une princeffe fi tendre, & qui lui eft fi refpedfueufement attachée , le fait paffer par-deffus toutes les difficultés qui fe font préfentées, & chercber les moyens affurés de vous accorder cette entrevue , fans rifquer les fuites facheufes cm' en peuvent réfulter. L'Indiagar & moi fommes convenus que pour obvier a tous inconvéniens, il falloit que je gagnaffe la prêtreffe, & que fuppofé qu'elle me devint fufpecte , je m'en affuraffe; de manière qu'elle ne put ni troubler votre entrevue, ni la décéler. J'ai cru devoir avant tout, ö pi&inceffe, vous faire part de toutes ces chofes, afin de vous tranquiHifer fur des inquiétudes que je devois naturellement foupconner. Après ce difcours, le Karveder fe retira & fut joiiidre la prêtreffe, Environ une heure après le miniftre reparut, & me dit de me préparer  Lamékis. aöjj préparer a recevoir bientöt le roi; que rien he troubleroit le précieux bonheur de le voir j & qu'il alloit lui rendre compte des moyens dont il s'étoit ferVi , &Z le tranquillifer fur un avantage qu'il defiroit autant que moi. J'avoue que je fus tranfportée de me voir è la veilie de jouir d'un bien que je defirois depuis li long-tems; jamais princeffe des Amphicléocles n'avoit été diftinguée d'un tel avantage : a cette douce réflexion, fe joignit 1'efpérance d'être affranchie de la loi cruelle dé choifir dans de vils prétendans un époux : efpétance que 1'antipathie que j'avois pour cet ufage, rendoit prefqu'aufii chère que celle de voir en face un père refpeéfablei L'iclée feule de ces chofes me faifit d'une fi douce impreffion , qu'a peine me reffentis-je des indifc pofitions caufées par la mélancolie &c le chagrin. Les maux de 1'efprit accablent fouvent le corps; mais lorfqu'ils ceffent, il fe rétablit auffi aifément qü'il s'eft dérangé. La troifième heure de la nuit avoit été annoncée par les Bouch-chouk-chou (i); mon ( i ) Crieurs publics , ptépoiés pour annoncer le* heures 3 les horloges n'étant point en ufage dans ce royaume. Les Amphicléocles partageoient le jour depuis le coucher du foleil, jufqu'a fon lever, en vingt* Partie I, O  iio Lamékis. appartement , parftimé de palliiles odorilerantes, étoit puriflé; tous les efprits élémentaires, rentrés dans leur tourbillon par la force de la grande prière (i) , offroient, par leur retraite , aux intelligences divines, un afile fans tache &c digne de leur facré féjour. Vêtue d'une tuniquelimple & de couleur aurore, j'étois prête a recevoir mon père & mon roi, cjuatre parties, & ce qui fervoit a les divifer, étoit une fontaine, dcnt le baffin étoit d'une grandeur fi exacte , qu'il ne falloit qu'une demi-heure pour Ie remplir ; lorfque 1'eau commencoit agagner les bords , on obfervoit la première goutte qui fe répandoit; alors on tourrioit une clef, qui, dans la minute, vuidoit le baffin a la fois. Le Bouch-chouk-chou, de garde a la fontaine, fonnoit dans cet inftant une efpèce de trompe, qui étoit •entendue de fes femblables, placés de rues en rues a des diftances convenables, ce qui faifoit que dans le même moment toute la ville étoit inftruite de 1'heure qu'il étoit. f(i) Ces peupies étoient perfuadés que les atomes qu'ils refpiroient, étoient autant d'efprits purs ou impurs, felon le bien ou le mal qu'ils faifoient; il étoit encore de foi parmi eux, que lorfque la quantité des impurs s'étoit emparée d'eux, & en avoit chaffé les bons efprits, ils mouroient fubitement, & qu'ils étoient transformés en reptiles affreux & toujours malheureux. Leur théologie leur apprenoit a fe garantir de cette horrible infortune , en pronon^ant trois mots myftérieux, qu'ils appelloisnt par excellence la grande prière.  Lamekis. ui je comptois les momens, les fecondes; déja rinquietu.de s'emparoit de mes efprits, lorfqu'un bruit fourd me fit treffaillir, dans la confiance qu'il m'annoncoit une vue tant defirée! mais que vois-je ! le Karveder paroit a mes yeux fans 1'écharte royale, marqué certaine de 1'arrivée du fouverain. Ah! ciel, m'écriai-je, dans la crainte qui m'agite, qu'eft devenu le roi ? oh efl-il ? auroit-il changé de réfolution , & fe pourroit-il qu'il manquat a fon augufte parole ? Non , princeffe , reprit le mimftre , vous le verrez : mais a quoi fa complaifance aveugle ne nous expofe-t-elle pas? Nos fecrqts font trahis; la Léa-Minska, ou nous a écoutés, ou les a pénétrés; la grande prêtreffe eft inftruite des intentions du roi : par fon canal, le le peuple eft ému, & demande a haute voix que vous foyez facrifiée felon les loix, pour appaifer Fulghane (i), que 1'on feint en colèfe. Ce peuple, effrayé des malheurs qui lui font annoncés, environne le temple, cc demande le facrifice ; en vain le grand Indiagar cherche a 1'appaifer; rien n'eft capable de le faire revenir de 1'ancienne fuperftition. Dans (i) Simukcre ou repréfentation d'un homme monftrueux , qu'ils prétendoient le principe de toutes chofes , & 1'adoroient comme tel fous le nom de Fulghane. O ij  in Lamekis. le danger extréme qui menace vos jours, Se roi m'envoie vous dire de me fuivre , afin de vous mettre k 1'abri de la rumeur publique , dans un appartement fecretril vous attend... Je le verrai, donc, m'écriai-je comblée de joie ? Quoi, je ferai affez heureufe pour em* braffer cet augufte père ? Oui, madame , continua ce miniftre: mais ne perdons point de tems; modérez vos tranfports; dans la fituation préfente , nous ne faürions trop nous obferver. Le danger que je courois, me fit foumettre aux confeils plus fages du Karveder : il me fit paffer par des détours fouterreins & inconnus! d'une main il portoit un flambeau, & de 1'autre il m'aidoit k marcher. Après être paffes de cette manière'd'un quartier du palais k 1'autre, nous montimes un degré fecret, qu'il me dit aboutir k 1'appartement du roi. Lorfque nous y fümes, il s'approcha vers la porte d'un cabinet, k travers la ferrure duquel il fouftla (i), & dans le moment elle s'ouvrit. (i) II n'étoit permis a aucun des fujets du roi, de quelque qualité qu'ils fuffent, de gratter , ni de heurtet aux portes des appartement oü le roi étoit enfermé; un Kou , fait vers le bas , feivoit a fouffler a ceux qui en demandoient 1'entrée: derrière la porte fe tenoit un nain,    Lamekis. aij Le Karveder me fit figne alors d'entrer; je fus faifie jufqu'au fond du cceur a 1'afpeóï du grand 1'Indiagar , qui s'avanca avec bonté pour me recevoir; k peine eus-je la force d'em» brafler fes genoux: Cléannés (i), me dit-il , en me relevant, & en me mettant la main fur la tête (2) , raffurez-vous ; en vain la grande prêtreffe fait fes. efforts pour vous perdre ; je ne fuis 1'efclave , ni de fes clameurs, ni de 1'aveuglement de mon peuple;. j'adore le grand Fulghane; mais la raifon m'a enfeigné k diftinguer dans ie nombre des loix impofées „ celles qui font émanées de fa fageffe divine , d'avec celles qui font enfantées par la politique de fes miniftres. J'ai fait jufqu'ici mes efforts pour marcber dans le fentier de la yertu, & jene crois pas avoir mérité 1'aftreux fourd & muet, qui faifoit les fonftjons d'huifüer, & dont 1'emploi étoir de tenir fon oreille collée contre 1'ouver-* ture par laqueLe le louffle paffoit. (1) Nom de toutes les princeffes des Amphicléocles » quifignifle dans leur langue , héritière de 1'empire. NafU Jaé, comme fe nommoit celle-ci, étoit celui qui lui ayoit été impofé, felon 1'ufage, en- entrant dans le temple. (2) L'impofition des mains par le toi étoit la, plu% gaande de fes faveurs». Q üjt  2i4 Lamekis. fnpplice d'ordonner le trépas de ma propre fille ; ce n'eft pas d'aujourd'hui que j'entrëvois les defieins fecrets de la grande prêtreffe; mon peu de condefcendance a fes vues, & la fermeté avec laquelle j'ai retenu jufqu'ici fes entreprifes, lui a fait faifir 1'occafion préfente pour m'en faire repentir: fa cabale, fes intrigues femblent triompher;mais j'ai des moyens infaillibles & nouveaux pour 1'anéantir. Pour le préfent, ó Cléannés , il faut céder k Ia rumeur publique , &c vous fouftraire k la première fureur de la rébellion; k quelque point que fe portent les révoltés, ils ne feront pas affez téméraires pour ofer profaner le fanótuaire de mon palais : Karveder, continua ce grand roi, faites ce que je vous ai dit. Que les Bouchebouk chou publient 1'affemblée générale, & lorfque le temple fera ouvert , vous vous preflerez de m'en donner avis. Le miniftre fortit après ces paroles; il étoit tems pour le Karveder; la prérogative de refpirer devant le roi, qui étoit attachée k fa charge , n'avoit plus de lieu , lorfque le prince parloit, ce qui faifoit que les fouverains étoient fort concis dans leurs ordres. Dès que je fus feule avec le roi, ce bon père fortit du caraclère fatiguant de fa grandeur ; il prit un flambeau , 1'approcha de  Lamekis. mon vifage , en examina les traits, fembla les confidérer avec plaifir , & enfuite il m'embraffa; je reeus fes careffes avec les mouvemens les plus doux, & j'y répondis en fille tendre, & qui ,en reffentoit tout le prix. Le roi me fit affeoir a fes cótés, & m'entretint famïlièrement de la violence qu'il s'étoit fake jufqu'alors pour ne pas me voir : je pris cette occafion , pour lui marquer 1'inquiétude que j'avois que les malheurs préfens ne lui fifient regretter fa complaifance : il me raffura de nouveau; mais en même tems il ne put s'empêcher de fe répandre en plaintes amères fur les défagrémens attachés au diadême, fur-tout lorfqu'un monarque penfoit affez bien pour fe faire un devoir d'en remplir exaétement toutes les fonctions. Cette mauvaife humeur 1'amena jufqu'au point d'envier 1'état d'un fujet ordinaire;° du moins, difoit-il , un particulier jouit de luimême, & n'eft point 1'efclave des apparences & des abus; lorfque la raifon 1'éclaire, il peut fe laiffer conduire par elle, Sc, en fauvant les bienféances civiles , goüter voluptueufement les délices de la vérité. N'eft-ce pas une chofe épouvantable, continua 1'Indiagar, qu'un roi foit obligé d'admettre le mauvais ufage & le caprice avec lequel on marie fes enfans; combien de fortes de faux O iv  «!Ö L A M É K i s. préjugés n'a-t-on pas de ces unions difpmpctf-? tionnées ?. Quoi ! paree que Pantïquité nous a, tranfmis des loix erronnées & éloignées du bon fens, faut-il. qu'un refpetf ridicule les conferve & s'oppofe a leur deflruttion ? Commenir concilier encore avec la raifon, que celui qui doit être le maitre de cet empire (i), trouve fon, père dans un fujet né pour obéir, &c qurnê. doit fon élévation & la préférence qui le fait choifir, qu'a des yeux prévenus ou fafcinés. (l) Par la loi Kaiocles , il étoit dit que le dernier des enfans du fouverain étoit I'héritier préfomptif. L'état ïi'admettoit pour enfans du roi, que les trois premiers, lorfque la reine, leur mère, avoit été choirie dans le temple de Kaiocles. A la troifième couche, elle étoit renfermée par une «des prêtreffes de Fulghane , & n'avoit plus aucune habiSation avec le roi. Quand la reine étoit fille du feu rol, elle avoit le privilege de répudier fon mari après .la naiffance d'un prince ou d'une princeffe; mais lorfque cela arrivoit, il ne lui , >, de parler par ma bouche; mais il ne m'eft pas permis encore de vous 1'expliquer. Malgré cet avertiifement, que je devois regarder comme un ordre , j'allois peut-être encore infifter, lorfqu'une rumeur épouvsntable' vint frapper mes oreilles. L'Indiagar, fans en paroitre ému, mit le doigt fur fa bouche, me fit figne de le fuivre, & me conduifit dans un endroit fecret, oü avant que de m'enfermer, il me dit de ne point me troubler, ni d'avoir aucune irtquiétu'de , que fa feule préfence alloit diffiper les nuages de la rébellion. Quelque confiance que je duffe avoir en fes paroles , elles ne purent me raffurer ; je me jettai aux genoux de mon père, en le priant de me permettre de le fuivre, afin du moins que s'il avoit des rifques a courir , je les partageaffe avec lui. A ce difcours, il fronca le foural, & me regardant d'un ceil intrépide , il me dit d'un ton févère, que fes bontés ne devoient pas me faire oublier qu'il étoit mon père & mon roi, & qu'en ces qualités il vouloit être obéi; il fe tut après ces mots, m'enferma & fortit. Je paffai le refte du jour dans les allarmes les plus cruellas; un murmure fourd qui per$oit jufqu'a moi, ne me laiffoit pas douter que la rébellion ne continuat ; j'invoquai le cisi  iz4 Lamekis. pour le falut de mon père; il m'étoit deverkï plus cher depuis que je le connoiffois : fes bontés & fa complaifance fe retracoient a mon efprit troublé, & me faifoient trembler qu'a chaque inftant 1'on ne m'annoncSt fa perte , & qu'alórs je ne devimTe la proie des rébelles; cruel état que celui de l'incertitude! fur-tout quand on n'a aucun lieu de fe flatter. La nuit fuivante fe paffa dans cet horrible état,quoiqu'aucun bruit nefrappat mesoreilleSj & que ce changement dut me perfuader que les troubles étoient ceffés. Je commencois a défefpérer de mon fort, lorfque le Karveder parut fubitement a mes yeux* Princeffe, me dit-il $ elïuyez vos pleurs , le roi votre père triomphe; il a percépar fa fageffe profonde les nuages épais dont la grande prêtreffe couvroit fes deffeins criminels; elle recoit acluellement le chatitiment de fes déteftables pratiques; le fouveraia a fait tomber a la face des autels & du peuple le mafque trompeur dont elle fe paroif. & qui féduifoit; ce détail eft trop intéreffant & prouve trop la fagacité du monarque, pour en omettre aucunes circonftances ; témoin fidéle, je puis vous en rendre un compte exact. Après ces paroles, le miniftre me fit paffer dans 1'appartement du roi, ou m'étant aflife , il fe mit a fes pieds & paria en ces termes : Pendant  Lamekis. 225 Pendant le tems que le roi étoit enfermé avec vous , ö princeffe , le confeil des fept (1) fe tenoit dans le temple de Fulghane ; la grande prêtreffe , qui a le droit feule de le faire affembler, 1'avoit convoqué; elle y parut au pied du fimulacre, couverte des lugubres vêtemens avec lefquels elle fe paroit dans les calamités publiques, &C fe frappant la poitrine , elle y expofa les malheurs dont 1'état alloit être accab!é par la tranfgreffion des loix , fit une peinture effroyable des horreurs dont le royaume étoit menacé; la force de fon difcours la conduifit bientöt dans 1'enthoufiafme divin des foudroyans oracles ; tous fes traits changent, annoncent la convulfion; fes yeux fortent fu- (1) L'hiftoire ne rapporte point 1'origine du confeil des fept, ce qui prouve fon anfiquité; ce qu'il y a de certain „ c'eft que fes privileges étoient immenfes : lui feul avoit Ie droit de convoquer 1'affemblée générale des états, d'y propofer & d'y réfoudre les affaires les plus importantes, de décider de la paix , de la guerre , & de régner fous la grande prêtreffe, lorfqu'il y avoit un interrègne; ceux qui compofcient ce confeil, étoient des plus agés du royaume : lorfqu'il vaquoit une place, ie conieil n'avoit plus d'autorité, jufqu'a ce qu'elle fut remplacée ; pour y être admis , il falloit avoir vu quatre générations, n'être entiché d'aucune paffion , & avoir rendu quatre fervices inapcttans a 1'ctat. Tome ƒ. P  2.1(5 Lamékis. rieux de fa tête , & femblent verfer des larmes de fang. E'le écume; Fulghane pa de lui-même par fa bouche : « ö vous , conleiüers , s'écrie-t elle , feules colonnes relpeftabies de cet empire , & fon plus ferme ap;Jui, écoutez-moi; les fondemens de cet état tremblent, & font prêtsa s'écrouler : la maffe énorme de Funivers fe détache; le feul doigt de ma miféricorde la foutient:en vain j'ai ordonné, je ne fuis plus obéie; mes autels ne font point teints du fang d'une princeffe criminelle; on méprile mes loix; un père entre fes bras la fouftra.t a Fulghane: qu'attend-il pour réduire ces criminels- en poudre ? la fainteté feule de fes miniftres le retient; mais qu'avant la fin du jour le feu facré foit éteint du fang des coupables , ou périffent tous les Amphicléocles. » Après ces derniers mots proférés, la grande prêtreffe baiffe la tête & rentre dans le fanctuaire ; le confeil des fept effrayé de 1'oracle, fort du temple & annonce au peuple interdit de fa convocation (i) la colère, les menaces & les ordres du Dieu qu'd révère. La rébellion comme un poifon fubtil & violent gagne tous les coeurs; le peuple court (i) Ce conleil n'étoit jamais convoaué que dans les nécefmés les pius urgentes de 1'état.  Lamekis. Hf en foule au palais oc veut y entrer tumultueufement, en demandart a grands cris la princeffe. Le confeil des fept en détend l'entrée$ & toujours rempli de refpecl pour le fanótuaire de nos rois, il lui parle & 1'en fait reffouvenir. L'nn des fept lui annonce que le confeil, pour obtenir la grace après laquelle les fujers loupirent, va lui-même !a demander au monarque : a cette aff .rance, le peuple fe calme &c attend avec moins d'émotion 1'effet de ces paroles. Pendant que ces chofes fe paffoient, j'attendois ici, ó princeffe, les ordres de mon fouverain. Après 1'entrevue qu'il avoit eue avec vous, & tout rempli du pas extraordinaire qu'il faifoit , en acco. dant une grace fi expreffément défendue, je trecnblois des fuites qu'elle pourroit avoir, fi 1'on venoit a s'appercevoir du commerce fecret entre vous ÓS leroi; je réfléchiffois, dis-je, aux rifques que nous courions tous , lorlque le confeil des fept parut k la porte ; je me troublai a fa vue : vous le favez , ö princeffe , il n'eft permis qu'a moi feul d'entrer dans cet appartement : tout autre paie de fa vie cet attentat; malgré le trouble qui m'agitoit, je volai vers eux, & leur préfentant le ki-argouh facré (i), je demandaï a (t) Effigie du roi, que portoic au cöu le Karveder ^ Pij  2.i8 Lamékis. ces fages qui les rendoit affez téméraires pour contrevenir a des u fa ges que leurs fermens avoient confacrés ? A la préfentation de ce redoutable afpeft, ils fermèrent humblement les yeux, 8c" s'écrièrent qu'ils n'ignoroient pas que la mort ne fcellat cette contravention; mais que dans la place qu'ils occupoient, ils étoient faits pour facrifier leurs jcurs , lorfqu'il s'agifToit de la gicire du fouverain Sc du falut de Ion peuple , & que lorfqu'ils fe feroient acquittés de leur miniftère , ils étoient prêts a périr. En achevant ces mots ils fe mirent k jetter des cris lugubres & touchans,qui percèrent bientöt julques dans le cabinet ou le roi étoit enfermé. Je faifois mes efforts pour infpirer au confeil des fept de fe retirer , lorfque 1'lndiagar parut; a fa préfence fubite nous fermames tous les yeux , ies fept du confeil retinrent leurs haleines, mirent le doigt dans leur bouche (i) , qui fervoit de fceau aux ordres qu'il portoit de la part du fouverain a fes fujets ; ils avoient une telle vénération pour 1'afpeót de ce figne, que lorlqu'il leur étoit montrét ils fermoient les yeux, comme fe reconnoiffant indignes d'e voir er. face cette efHgie facrée. (i) Le doigt dans la bouche étoit encore un attribut de réfpeéï , & le favant commentateur englois en a donné  Lamékis. 129 & tournèrent le dos. Le roi recula deux pas k leur vue: que vois-je , s'écria-t-il ? Fulghane eft il donc defcendu de fon tröne éternel? Paroïtil dans ces climats ? A-t-il brifé le grand livre d'airain (1) ? Les loix font-elles anéanties, & fuis-je dépofé ? A ces interrogations , le confeil des fept troublé ne répondit rien : parlez, continua le roi, & avant que je vous permette de refpirer (2), ouvrez-moi vos cceurs. une raifon bien plus valable : il prétend que Ia crainte de (uffoquer, en retenant trop long-tems fon haleine , avoit fait imaginer ce refpeéfueux expediënt , paree qu'on peut refpirer de cette forte fans qu'on s'en appercoive. (1) Ce livre avoit dix-huit pieds de hauteur, & dotize de largeur : il n'étoit rempli que de points & de virgules; & cëtoit la manière dont ces caraftères étoient difpofés, qui lignifioit les mots : c'étoit dans ce prodigieux volume qu' oü étoient écrites toutes les loix , & on ne 1'ouvroit que dans les néceffités urgentes de 1'état. (2) Lorfque le fouverain des Amphicéocles permettoit a un de fes fujets de refpirer ; c'étoit lui commander de mourir : ces peupies étoient élevés dans une telle foumiflïon, qu'après ce commandement, répété trois fois par ces mots , Ookhilgrhouk ; celui auquel il étoit adreffé, rentroit chez lui, la tête couverte du derrière de fa chemife, marqué de profeription , remettoit au chef de fa familie la marqué de la fupériorité, qui étoit le pouce de fa maia gauche , qu'il fe coupoit lui-même , Piij  130 Lamékis. Le moins agé (1) des fept , après s'être laifTé tomber a la renverfe , prit la parole , Sc rapporta les nouveaux troubles dont la capitale étoit agitée par le dernier oracle de Fulghane. Lorfque le lage eut achevé fa relation , 1'Indiagar öta brufquevnent du pied & fe rendoit enfuite dans. le temple de Fulghane , avec celui dg fa familie qu'il chénfloit le plus , & qui tenoit a honneur de mounr avec le profcrit. Dès que ces victimes de la fuperftition avoient montré aux prétreffes leurs mains mutilées, elles chanioient une hymne en 1'honneur du dieu, après laquelle on ceignoit la tête des coupables d'une bandelette couleur de feu, enfuite ils étoient ful'pendus par- deffous les bras, & attachés en face du fimulacre : ces fujets fortunés avoient la douce confolation , en mourant, de perdre Ie jour vis-a-vis 1'idole , dont ils imaginoient le tenir : cette mort chez les Amphicléocles n'étoit point imputée a. déshonneur; au contraire, Strabon nous affure qu'elle étoit fouvent folli-? citée comme une récompenfe des fervices rendus : cependant 1'abbé d'Aubignac affure le contraire , & dit, a Ce lujet, qu'il eft bien vrai qu'il ya eu un miniftre nommé Kpillj fous le règne de Taphaik, qui demanda au roi la grace de mourir dans le temple de Fulghane , mais qu'il y mourut de vieilleffe & nom de faim, & que les prêi treffes avoient un foin tout particulier de lui. (1) En ce royaume, les cadets éroient les ainés , & jouiffoient de toutes les prérogatives attachées 3 te  Lamékis. 231 gauche fa pabouche ( 1) , & la remit entre les mains du plus vieux (2) du confeil des fept. qui la leva au bout de fon fankdakhar (3) les fix autres du confe.1, qui apprirent a l'oreille ce qui venoit de fe paffer, enlevèrent (4) le roi & le portèrent par fon ordre au temple de Fulghane, précédés de celui qui portoit (1) Chauffure du roi : lorfqu'il 1'ótoit du pied gauc'ie , c'étoii une marqué qu'on devoit le portcr dans le temple. (i) II faut que Ie grec dans cet endroit n'ait pa-- éié bien entendu ; car les plus agés étoient ceux qui étoient revêtiK des moindres emplois , & Cyrano ote . que 1'honneur de porter 1'etendird , n'éroit conféré qu'aux prêtreffes les plus jeunes , c'eft-a-dire , les p'u-> anciennes , felon 1'ufage du royaume. (3) Baton couvert d'une peau de ferpent, dont 1 tête étoit ornée d'un crapaud, marqué de la dignité d' confeiller des fept. (4) La maniere dont le roi des Amphicléocles étoit porté eft particuliere : c'étoient les prêtreffes qui a/oient feules ce magnifique droit : elles étoient au noon.bre de cinq , qui fe ve'ayoient d'heure en heure , lorfque le voya^e ét lit long. Le roi fe couchoit par terre, le dos vers le ciel : la prem;ère prêtreffe 1'enlevo.t de terre par les cheveux, & les quatre autres le portoient par les bras & t>ir les jambes. Ariftote remarque qu'on portoit le fouverain de cette facon, par refpitt la face tournee Contre la terre, afin que des yeux indifcrets ne ren* «ontraffent pas fes regards. P IV  232. Lamekis. la pabouche royale, felon la raanière accoutumée. Le peuple qui environnoit le palais, & qui ne s'attendoit pas a voir fortir fon fouverain porté (1) par le confeil refpeöable des fept , tourna le dos avec un refped furieux, ck le (1) Cette époque eft confidérable dans 1'hiftoire des Amphicléocles : avant cet événement, il n'y avoit que les prêtreffes de Fulghane qui euffent 1'honneurde porter le roi. Depuis ce tems, le confeil des fept sëft maintenti dans ce privilège, auffi-bien que dans celui de porter la pabouche royale. Lorfque le fouverain marchoit,les Bouch-chouck chou 1'annoncoient par une clameur particuliere , qui défignoit fa marche : alors tous les peupies étoient obügés de fe trouver fur fon paffage, & dès que la pabouche leur avoit frappé les yeux, ils tournoient refpeclueufement le dos & crachoient en 1'air pour le rafraichir. Heinfïus, qui n'a rien laiffé a defirer de tous les ufages anciens, a fort bien remarqué, que 1'origine des fluxions de poitrine a pris naiffance de cette cérémonie, paree que lafTe&ion de ces bons peupies , dit-il, étoit fi grande , que dans les chaleurs , fur-tout, leur' fputation étoit fi fréquente, & fe faifoit avec tant d'ardeur , lorfque le roipaffoit, qu'ils fortoient ordinairement épuifés de cette marche. Le même favant, qui a fort bien prouvé que nous defcendons de ces peupies, appuie fa preuve de 1'exemple journalier des pères, qui communiquent leur mauvais tempéramment a ceux qui fortent d'eux : ce font de ces faits qu'on ne doit jamais té voquer en doute.  Lamekis. 233 fuivit a reculons au temple de Fulghane , ou il s'attendoit a la plus étrange révohnion; les cris des Bouch chouck-chou (i) ayant averti les prêtreffes de ia venue du roi au temple, elles vinrent au-devant de lui, fort étonnées & de fa venue &C de la manière dont il s'y tranfportoit; 1'afpecl royal de la pabouche les contint dans le refpect qu'elles lui devoient, &C les fit rentrer dans le temple oü je m'étois rendu , comme il me convenoit, pour prévenir la grande prêtreffe de 1'arrivée du roi. A la première nouvelle que je lui en donnai, elle parut pale & interdite; mais diffimulant , elle me demanda avec beaucoup de douceur, quelles étoient les railons du roi pour donner des atteintes (2) fi extraordinaires a fes privilèges, & quelle occafion importante pouvoit 1'obliger a paroïtre devant la divinité, nonobftant la loi qui lui défendoit de fetronver (1) Lorfque le roi fortoit de fon palais, ces crieurs pubiics, comme on 1'a déja dit, 1'annoncoient a toute la ville , il n'étoit alors permis a aucun de fes fujets de travai!ler3 & fes tems de forties étoient des jours de fètes pour les Amp'nic'iocles ; ils étoient annoncés d'une année a 1'autre & fêtés par tout le royaume. (2) Le droit que-ces prêtreffes avoient de porter le corps refpsdfable du fouverain.  134 Lamekis. dans le temple hors les jours qui lui étoient marqués (i). L'Indiagar, qui parut alors, m epargna 1'embarras de lui répondre : a peine la grande prêtreffe le vit-elle, qu'elle rentra dans le fan&uaire , & fut fe placer !a première au pied du fimulacre , & fe tut jufqu'a ce que le roi fut monté fur fon tröne ordinaire ; c'eftla , ö princeffe , oii cette femme diffimulée attendoit le roi pour lui porter des coups affurés ; fans cette politique & ce jugement profond dont il eft rempli , il étoit perdu : la grande prêtreffe avoit la fupériorité du tröne , paree qu'elle repréfentoit le dieu des Amphicléocles : mais de la grande tribune (i) 1'Indiagar fe trouvoit fon égal, & le peuple feul (i) Le roi ne pouvoit ëntrer dans le temple fans une permiffion de la grande prêtreffe, qu'elle n'accordoit que quatre fois 1'année. {%) Tiöne élevé au plus haut du temple; il n'y avoit que le roi qui feul put s'y placer, ce qui n'arrivoit que dans les révolutions importantes de lëtat: mais quand le fouverain avoit des raifons fecrettes pour faire valoir fon autorité, & qu'il pouvoit, par fa politique, obtenir de la grande ptêtreffe & de 1'affembl :e d'y monter, alors il étoit abfoluj changeoit les loix de 1'état, ou en faifoit d'autres , felon ce qui lui étoit le plus convenable, & fes décrets étoient alors recus avec autant de vénération, que ff Fulghane fe füt lui-même expliqué.  Lamekis. 135 pouvoit faire tomber la balance du cóté que fon inclination lui diétoit. La grande prêtreffe treffaillit lorfque les gardes de la poulie eurent ordre de defcendre le Gliskoar (k) : elle voulut en vain élever la voix pour s'oppofer a ce qu'elle appelloit un attentat manifefte contre les loix du royaume. L'ardeur avec laquelle 1'Indiagar fut fervi dans cette occafion importante , rendit frivoles les remontrances de la prêtreffe ; le fouverain étoit déja fur Ie haut tröne, cela feul décidoit. A peine les Bouch-chouk-chou eurent-ils faits les cris extraordinaires (2) que le peuple fe retourna avec tranfport, éleva les yeux avec une avidité curieufe fur le monarque; il n'y avoit que les vieillards qui euffent eu 1'honneur de le voir a fon avénement a la couronne ; &c comme tous les jeunes gens avoient été privés de ce doux avantage , ij fe fit une acclamation générale. La majefté du roi votre père , (1) Machine par laquelle on montoit le roi a la grande tribune. (2) Comme il n'étoit permis ii aucun des fujets de regarder en face leur fouverain, il laiffoit tomber une boule d'airain , lorfqu'il s'agifllbit de donner quelques ordres ; alors ceux qui étoient commis pour les exe* cuter, prêtoient 1'oreiüe, Sc la communiquoient aux officiers prépolés,  i]6 Lamekis. ö princeffe , déracina dans un inffant la rébellion , & grava dans les cceurs les fentimens de refpecT: & d'amour. L'Indiagar, dont la prudence eft extréme , ne voulant pas laiffer refroidir des mouvemens fi favorables, crut devoir en proftter pour venir a fes fins : il fit le fignal (i) , a peine eut-il paru, que les premiers de 1'état environnèrent la toque royale, le filence fuccéda; la grande prêtreffe fe découvrit le chef, & fe profterna le nez (2) contre terre. Toutes ces chofes ainfi difpofées , le roi tourna le dos (3) au fimulacre , & lui adreffant la parole , s'expliqua en ces termes, après avoir laiffé tomber la grande boule Taf-laklak (4). (1 ) La coutume, dans ce pays , pour demander filence, étoit de jetter fa tocque au nez de ceux dont on vouloit être écouté. (i) La grande prêtreffe n'étoit obligée a cette marqué refpeétueufe que devant la divinité; mais lorfque le roi préfidoit dans la même tribune, elle étoit obligée a la même foumiffion. (3 ) Le roi paroiffoit devant le fimulacre avec les mêmes cérémonies que fes fujets obfervoient devant lui. (4) Boule d'airain, fur laquelle étoit gravé le privüège qui étoit accordé au peuple pat lë roi, de ref-  Lamekis. 237 « O Fulghane, c'eft a toi que je parle. Tu vois devant ta face un roi dont 1'autorité eft émanée de ton décret immuable, 6c qui felon les régies de ta juftice divine , ne peut lui être ötée fans 1'avoir mérité: c'eft a toi que j'en appelle, ö divinité, révérée de tout tems de mes peupies, 6c c'eft pour être jugé felon la dignité qui me convient, que je pirer & de le regarder en face , prérogatives précieufes , dont ils ne jouiffoient qu'une fois a chaque regne, a moins, comme on 1'a dit, que des raifons iraportantes n'y riffent monter le fouverain ; ce droit leur étoit fi cher , & ils 1'envioient avec tant d'ardeur, que lorfque 1'année commencoit, ils fe faluoient de ces mots : dieu nous conferve le roi, & le faffe monter a la grande tribune. Les avantages qu'il en revenoit au peuple, étoient 1'amniftie générale de tous fes crimes, tant fpirituels , que civils; 1'élarg'nTement des prifonniers ; 1'acquit des dettes , de quelque nature qu'elles fuffent; le droit de répudier fa femme ; celui de contreva.iir a la règle ordinaire de 1'aineffe, en faveur de celui des enfans qui plaifoit le plus; la permiffion aux femmes de choifir dans la familie de fon mari, un furvivant a fa couche : mais leur plus beau privilège étoit celui qui accordoit aux vieillards, a i'age de cent ans , de mourir dans les petits temples; au lieu que dans le fanéluaire de Fulghane, il n'y avoit que le roi , la grande prêtreffe, ou les états généraux , qui puiffent honorer un fujet de cette faveur. Elle étoit un attribut de la royauté  238 Lamekis. me fuis tranfporté a 1'éminente place ou JS fuis. Je parois auffi devant toi en efclave foumis; & comme tel, mes yeux fe ferment & refpecfent tes rayons lumineux; permets, ö fouverain , que je me jufMe ; abfous ou tonne ; mais parle par ta bouche.» Après avoir prononcé ces paroles d'un ton ferme , mais refpeftueux, le roi fe tut, &£ fembla fe recueillir en lui-même, enfuite 11 fe couvrit de la grande toque (1) , & paria ainfi k la grande prêtreffe. «< O Magna Fakhaldak, leve la tête , refpire & prête attentivement 1'oreille k mes paroles. Qui es-tu? Grande prêtreffe de la divinité que nous révérons, Fulghane t'a-t-il placée dans 1 eminente place que tu occupes pour Faccroiffement oula deftruflionde ce royaume? Tu fouffles la rébellion, tu révoltes mes peupies contre moi, tu m accufes d'enfreindre les loix , les oracles parient & tonnent par ta bouche ; ils me jugent, ils m'accablent par les endroits (1) Bonnet fait en pain de fucre , d'une foie d* fil d'araignée , couleur d'aurore , dont la hauteur étoit de dix pieds , au fommet de laquelle étoit une figure du foleil, toutnant fur un pivot. Cette tocque ne couronnoit le chef du fouverain, que dans 1'occafion importante de fon élévation a la grande tribune.  Lamekis, 239 ïes plus touchans; fuis-je coupable, & tes droits font-ils fondés ? Qui de Fulghane ou de toi doit me condamner? A la face de la divinité, en préfence de ce peuple affemblé , nous devons réciproquement nous accufer 1'un & 1'autre ; prêtreffe de Fulghane , c'eft a toi de le faire parler; moi, fouverain des Amphicléocles après le ciel, je fais ou trouver mon juge & mon chef .-malheur alors è 1'orgueil & a 1'infolence; malheur alors a la rébellion & au coupable ». A peine le roi eut-il prononcé ces mots, qu'un cri affreux & général retentit jufques dans les voüres facrées ; les prêtreffes effrayées fe mirent k hurler , & fecondant fans doute la foible voix de celle qui étoit a leur tête , s'écrièrent qu'on manquoit de refpect au fimulacre , & que fes foudres puniroient bientöt cet attentat. Le peuple, troublé de cette menace, s'émut; la rébellion fembloit vouloir reprendre fon empire dangereux ; mais le roi du haut de fon tröne arrêta la révolte , en fecouant trois fois la tête , & en prononcant le terrible Fazakmalodzi (1). (1) Ce mot fignifioit tête de roi, lorfqu'il étoit prononcé par le fouverain , & qu'en conféquence il n'étoit pas obéi; il n'y avoit aucune grace a elpérer pour  240 Lamekis. La force de ce cri facré fit fuccéder a l'inftant le filence; 1'Indiagar apofiropba une leccmde fois la grande prêtreffe : « ö Magna Fakhaldak, lui dit-il , puifque Fulghane fe taït, le facré livre d'airain va parler, & décidera qui de toi ou de moi enfreint les loix refpectables qui y font renfermées. » Après ces paroles , le roi me jetta une boule (i), fur laquelle je trouvai 1'ordre de faire ouvrir 1'étui (i) facré ; a peine me fus-je aoproché de ce dépot véaérable, que le peuple étönné (]) tourna le dos, ferma les yeux, les coupables, la mort i'enfuivoit, & ils étoient rayés du règiftre de l'immottalité. Ces peupies conferVotsnt un grand livre , fur lequel chaque particulier étoit infcrit ; le roi en étoit le dépofitalre , & la fuperftition leur faifoit croire que le prince avoit recu .en' naiffant le droit de les anéantir, en rayjult leur nom du catalogue. (i) Avant que le roi fe mit fur ie tröne, il fe muniffoit des ordres qu'il avoit a donner, écrits fur des boules de cuivre , qui étoient confervées dans les archives , & enregiftrés tous les cent ans , pour fervir de règ'e au fucceffeur. {%) Lieu dans lequel étoit renfermé le grand livre d'airain. (3) Lbffqu'on .©Svroït le livre de la loi, le privilege des yeux ceffoit, & le peuple étoit obligé de lui tourner le des comme au limulacte. &  Lamékis. hl fe 'fe remit dans 1'attitude de foumiffion qui lui eonvenoit; les quatre Foukhatiourkou (>) 0«* vrïrent chacun de leur cöté les faces de l'ét«i Sc avant que de le baiffer , me ceignirent le bandeau (2) ; j'entonnai alors le cantique Tulkoé (3) , & après que les grandes prêtreffes 1'eurent achevé, le Krikrougandil (4) tira fes Loushaikis (5) , & lut a haute voix , puidé par le ffilet d'or (6) la table des loix fonda. mentales du royaume, apportées du ciel par le Kirkirkantal (7). (0 Premiers de 1'état , & prépoféc pour ,a d du hvre des Io.x; ils ne pouvoient afpirer a cet hontaeur, qu'ils ne prouvaffent que quatre de leurs an» eetres euffent été du grand confeil des fept. (2) II n'y avoit qué les Foukhouourkou j Je .roi & la grande prêtreffe qui puffent voir le grand livre d'airain ; & tout autre qui fe trouvoit a fon ouverture ■ étoit obligé de fe couvrir les yeux d'un bartdeau. ' (3) Hymne qui ne fe chantoit que dans les réjouiffances publiques; eile commencoit par ces mots: graces a toi, ö Fulghane, &c. (4) Le grand leéteur, après le rang de grande prèïreffe , c'étoit la première perfonne du royaume. (5) Lunèrtes de cryftal , dont les verres'étoient quarrés & creux , & dans lefquelles il y avoit une eau verdaire qui groffiffoit les objets. (6) Aiguille, dont la pointe guidoit les yetix fur les caraclères. (7) Spilghis ou premier ange ülaMitt: Ia tradition Terne L q  ^41 Lamekis. Lorfque le miniffre leaeur fut a 1'article qiu regardoit la grande prêtreffe, le roi frappa des mains (i), &me donna ordre qu'on cherchat le paffage qui la concernoit; j'en avertis le Kriskrougandil, qui après 1'avoir trouvé, lut a haute voix cet article , coneu a peu-prés en ces tCrmes. « S'il arrivoit, par la méchanceté attachée a la nature humaiue, que notre Magna Fakhaldak fe trouvat jamais d'un fentiment contraire a celui du fouverain de nos peupies chéris, Sc qu'une difcorde effentielle s'en enfuivit, ou que des raifons fecrettes de haine ou d'ïntérêt particuliers miffent le royaume en danger de fa perte, nous ordonnons qu'ils defcendront 1'un & 1'autre de leur tröne , & qu'après nous prétendoit que Ie livre d'airain avoit été apporté du ciel par cette intelligence facrée, & que les loix inférées étoient écrites de fa main. La vénération qu'on avoit pour ce livre, chez ces peupies , étoit fi grande , que leurs plus grands fermens fe faifoient en jurant fur fes couvertures; s'il arrivoit que quelqu'un eüt été convaincu de tranfgreffer ces redoutables fermens , il étoit livré aux prêtreffes , qui le faifoient mourir a forca de le chatouiller : c'étoit chez ces peupies le plus grand des fupplices, & que 1'humanité a retranché dans la fuite. (i) Ce fignal fe faifoit pour le Karveder, & lui apprenoit que le roi vouloit lui parler.  LAMEKIS» X43 avoir invoqué , ils s'humilieront devant notre divine image & nos loix facrées, enfuite ils fe reïeveroht en même tems ,-appuieront leurs fronts 1'un de 1'autre, & qui après s'être éloignés de la diltahce d'un corps (i), ils fe heurteront mutuellement le chef; alors notre ju£lice fe manifeftera, & le coupable fera puni.» A la fin de la lecfure de ce paffage, le miaiftre ledteur .frappa des mains,'Sc m'avertit qu'il y avoit un renvoi a la fin de cet article; j'en fis part au fouverain; il ordonna qu'on le cherchat ; il fut lu, 5c il étoit expliqué en ces termes» (i) Tous les favans n'ont jamais été d'accord au fu;^t de ce paffage j il eft expliqué différemmen: dans tous les auteurs qui en font mention : les plus graves prétendent que la diftance dont il éft parlé, (e mefuroit de la longtieur des bras ; les autres affurent que cette mefure étoit de fix pieds, haateur ordinaire de la ftature des Amphic'éocles : comme cette mattere _e& teftée jufquJaujourd'hui indicilé , je n'ai garde de vouioir en décider. Ce qu'on peut ajouter pour expliquer cet article, cëft que la manière de combattre de ces peupies étoit de fe choquer la tête les uns contre les autres, & de fe la heurter, jofqu'a ce que 1'ufl des athlètes fut va'n* queur : Scaliget,affure que cette manière de combattr® p'avoit lieu qu'entre les grands, Qi)  &-44 Lamekis. « Afin que toute équité foit obfervée dans ce redoutable décret, & que lè peuple ait k jamais lieu de louer notre fageffe, nous ordonnons que la grande prêtreffe accufe le roi en face , en cas de contravention a nos loix , lui reproche fes griefs; nous lui accordons la prérogative de parler la première, k moins que le fouverain ne foit élevé dans notre grande tribune, alors c'eft a lui que la parole eft accordée. Après 1'accufation 5 le coupable fe juftifiera, & prendra pour fon juge 1'article de nos'loix qui fera mention du crime dont il s'agira; s'il arrivoit que 1'article ne fut pas entendu , nous accordons au peuple affemblé de porter un jugement définitif, & voulons que le confeil des fept 1'enregiftre comme loi émanée de notfs propre autorité. v Le Kriskrougandil s'étant arrêté alors, baiffa la tête & ferma les yeux. L'lndiagar profitant du droit que les loix lui accordoient , accufa hautement la grande prêtreffe de s'être fervie de fon pouvoir fouverain pour faire périr 1'héritière de la couronne , & d'avoir porté le peuple a la rébellion ; il appuya par - deffus tout fur le grave chef d'avoir occafionné le manque de refpect affreux fait au fan&uaire de fon palais, en voulant y entrer fans obferver  Lamekis. 2,4^ la loi formelle qui le lui défend fous peine de la vie, & qui eft fi pofitivement recommandée, que le Karveder lui-même ne peui s'en approcher qu'a reculons. Le roi fcjouta a ces terribles accufations , celle d' avoir induit le confeil des fept a prö=» faner fon palais, crime d'autant plus grave , qu'elle n'ignoroit pas qu'elle étoit caufe, par Cette infracfion, de 1'anéantiffement (i) d'un confeil fi refpeéfable, dont la perte ne pourroit peut-être de long-tems fe réparer. Le roi termina fon difcours, en conjurant hautement la prêtreffe , par le talon facré (2) de Fulghane, de déclarer a la face du ciel &c: de la terre , quelles raifons fecrettes 1'avoienfc induite a ces crimes odieux. La Magna Falkhaldak auroit bien defiré ~ avant que de répondre, qu'il lui fut permis, de récriminer, J. mais 1'ordre émané de la grande (1) Lorfqu'un- des miniftres du confeil des fept avoit mérité la mort, tout.le corps fubiffoit la même peine. (2) Conjurationfi forte ,que les Amphicléocles étoienê perfuadés que le moindre déguifement de la vérité étok: puni d'un coup de tonnerre. L'aveuglement de ces peupies étoit fi entier fur ce. chapitte , que toutes les morts fecrètes & fubites étoisafc auribuées a ce préjugé.  '4$6 Lamékis; Tribune étoit fans appel; c'étoit fe Kvrer $ la fureur du peuple que d'y marcquer ; elle fit tin grand cri (i), Sc s'expiiqua en ces termes. « Que Fulghane foit a jamais béni; que fa grande prêtreffe périfTe, ptrifque fa vertu efi foupconnée; Sc toi, monarque , que !a juftice faprême te rende felon tes ceuvres. O chef des Amphicléocles, peuple ehéri de la divinité que je fers , refpirez (z) , Sc foyez attentifs aux motifs qui m'ont obligée a mêler les intéréts fpirituels avec le civil; que le grand Être mefoudroie fi la vérité fuit cle ma bouche ; ö Fulghane, pourquoi mV bandormez-vous?'» La grande prêtreffe, en acheyant ces mots , defcendit du tröne, fe jetta aux pieds du fimulacre , Sc les mouilia de fes larmes; après y être reftée quelques inftans, elle arracha fe bandeau (3) facré qui lui ceigsioit la tête; fes (1) La grande prêtreffe, Ibrfqu'ëlle avoit a parler,, précécJoit fon difcours d'un grand cri, afin que le peuple fe recueiliit, & redonblat tfattenrion & de refpeft. (2) La grande prêtreffe avoit, comme Ie toi » ie droit de doaner cette permiffiort. (3) Efpèce de collier a quatre rangs, feit des dents de ceux auxquels on accotdoit le droit de mosuu dans, le temple*  Lamekis. 147 cheveux blancs imprimoient la vénération & la pitié. II fut heureux que la loi qui dé-, fendoit au peuple de jetter les yeux fur elle eut lieu; cet afpeft refpectable étoit capable de le toucher & de le porter une feconde fois a la révolte, qui eut été d'autant plus dangereufe, que la religion en auroit été le principe. Le roi lui-même, attendri de ce fpeöacle^ ni'en parut fi touché (1), que je le vis fe couvrir la face &c détourner la tête; 1'on n'eft point a 1'abri des premiers préjugés. La Magna Fakhaldak, aprés avoir efluyé fes pleurs, reprit la parole &c s'exprima ainfi; « Me voila prête , ö Indiagar, a répondre a tes accufations. Pourquoi m'as-tu conjurée? d'oh vientm'o>-' bliges-tu a déclarer a la face de ton peuple des fecrets qu'il devoit ignorer, & qui devoient être enfevelis dans un filence profond ? Ne valoit-il pas bien mieux que la mort de ta fille les eut confondus avec elle dans le tombeau ï Ah ! tu vas frémir; la princeffe livrée pour 1'héritière de cet empire, n'eft pas celle qui doit régner: en faifant cet aveu je me condamné. Les prêtreffes commifes a 1'éducatioiï: (1) II n'y avoit que le feul Karveder qui eüt lejf. privilege d'ouyrir les yeux dans le temple. Q  £4$ L A M E K I St de 1'infante que les loix appelloient au tröne ^ en la faifant paffer par les flammespour la purifier felon 1'ufage (i),l'ont malheureufement laiffé échapper de leurs mains ; leur emp.reffement a la fecourir a fauvé fes jours ; maiss .rig ;eur du fort l tous les remèdes n ont pu .empêcher que fon vifage n'ait été entièrement .défiguré : malheureufes prêtreffes, la crainte du chatiment vpus a fait céler ce malheur ; vous m'avez fuppofé 1'ainée (2) au lieu de la cadette, & comme telle, dans le tems marqué, je 1'ai remife a 1'affemblée générale comme 1'héritière du tröne. Voila mon forfait, ö peuple, que j'aurois toujours ignoré, fans 1'indifcrétion & le mé-' COntement d'une prêtreffe, qui pour fe venger. d'un chatiment ordonné, apprit a la véritable héritière, & le fecret de fa naiffance (3), & (1) Avant de préfenter a Fulghane le prince ou Ia ptinceffe nouvellement né , on faifoit paffer trois fois lenfant par les flammes d'une fournaife , nommée la jpuiifkation. (2) II étoit défendu a la grande prêtreffe , comme an. |ói , de voir les héritiers de la couronne ; ils étoienj; êlevf.s dans un corps de logis iéparé. ( 3 ) II étoit expreffément défendu , felon la loi 9" eïapprendre aux héritiers de la couronne , de qui ils ttoiem nés j qtioique l'autéur des. faftes anciens prouv$.  Lamékis. 249 celui de Ia fuppofition, en lui faifant valoir. fans doute les loix du tröne ou elle étoit légitimement appellée, & toutes les rigueurs du fort qui s'alloient déployer contr'elle par les fuites attachées è cette fatale fuppofition ; cette. princeffe étonnée de fe voir 1'innocente victime d'une politique inconnue, reffentant avec force tout ce qu'elle perdoit, abhorrant contrainte éternelle dans laquelle elle alloit Vivre , & frémiffant de la mort qui lui étoit deftinée a la naiffance du prince ou de la princeffe qui devroient le jour a fa fceur; tranfp.ortée, dis-je, de ces cruelles impreflions , parle paffage d'un hiftorien des Amphicléocles, qu'une reine de ce royaume, jaloufe de faire obferver les loix3 prouva dans une affemblée générale des états, cjue celle dont il étoit queftion, étoit depuis long-tems ou« bliée , & fe propofa , comme une preuve du reproche qu'elle faifoit aux prêtreffes de leur indifcrétion , déclarant qu'a 1'age de dix ans, celles qui avoient été commifes a fa gard?, 1'avoient inftruite du fecret de fa naiffance, lui avoient appris qu'elle avoit un frère & une fceur enfermés comme elle dans le temple ; & ?lle ajouta 'qu'ayant été inftruite, par le même canal , de la loi cruelle qui les faifoit mourir k la naiffance d'un héritier de la couronne, elle en avoit eu une telle, Jiorreur, & avoit fi fort craint d'occafionner la perte de ce frère & de cette fceur, qu'elle s'étoit fervi de jpoyens furnaturels pour n'avoit point d'enfans?  150 Lamekis. cette princeffe altière s'eft annoncée pour cé qu'elle étoit dans ce temple , a révélé ces cruels fecrets, & trouvant les efprits difpofés & émus par ces attentats formels, a machine des brigues fi dangereufes, que dans la crainte des fuites fatales qu'elles pourroient avoir 3 j'ai cru devoir affembler le grand confeil des vierges (1), pour remédier è ces défordres preffans; les humeurs dont je 1'ai trouvée remplie, & 'le vent que j'ai eu que la décifion qui devoit s'enfuivre , inclinoit a proclamer dans le temple la princeffe opprimée, & de 1'annöncer comme telle au peuple , m'ayant donné une jufie horreur du malheur que la doublé élection (2) de ces princeffes occafionneroit, (1) Ce confeil étoit compofé de toutes les prêtreffes que les charges différentes féparoient les unes des autres ^ celles du temple Kaiocles , quoiqu'inférieures a celui de Fulghane , y préfidoient, & avoient le privilege chacune de deux voix. (3) Ce trait d'hiftoire eft 1'un des plus remarquables de celle des Amphicléocles. Pour le bien entendre, il faut obferver qu'a chaque prince ou princeffe qui naiffoient, on ne donnoit le nom de fucceffeur a la couronne, que lorfque la reine ne faifoit plus dënfans ; & s'H arrivoit que le roi mourüt avant que le nombre pref» crit par les loix fut rempli, fa veuve , Ie Iendemain des ebsèques, étoit conduite dans le temple Kaiocles, ou  Lamekis. z$i én ajoutant a cette crainte celle de fcandalifer elie choififfoit un fecond mart parmi les Kails confervés dans le temple pour cet ufage jufqu'a fa mort. II eft encore effentiel de remarquer que le confeil m des fept, a la naiffance du fecond 6c du troifième enfant de ces rois , imprimoit le fceau felon leur nombre, c'eff-i-dire , que ïe troifième, par exemple, étoit marqué a la tête de trois empreintes. Scaliger, dans le détail qu'il nous a fait du renverfement de 1'empire des Amphicléocles, a négligé ou ignoré ces points importans ; s'il en avoit été informé, il n'auroit pas avancé dans le détail qu'd a fait de la guerre civile entre les princeffes Cléannés & Nafilaé, que cette première, malgré fon droit inconteftable prouvé par la marqué du fceau myftérieux , fut obligée de céder le tröne a la princeffe fa fceur, qui en étoit exclue felon la loi. Heinfius , plus intelligent fur cette matière , a 'bien mieux éclairé ce paffage , en rappórtatit que les armées étant prêtes a fe battre , la princeffe Nafilaé, peu fanguinaire, engagea le roi Motacoa ,' fon époux, a convoquer le confeil des fept, dont une partie étoit dans 1'autre armee , & de vérifier , en préfence des chefs des deux partis , la tête de fa fceur avec la] fienne, & d'en paffet a la décifion du confeil des fept réuni, expediënt qui réuffit, comme on le verra dans la fuite de cette importante hiftoire. Je ne puis m'empêcher d'avouer , en paffant, que j e dois au grave auteur que je viens de citer , une partie des lumières dont je me fuis fervi pou r éclaire les endroits difficiles a entendre des aventures, de la princeffe des Amphicléocles.  Lamekis; le royaume, en lui laiffant entrevoir, que éa. fein de la paix s'étoient enfantés le trouble &c la guerre ; frappée, dis-je % par tous ces juftes égards, j'ai rompu le confeil felon mon. droit (i) inconteftable, & j'ai obligé les prêtreffes a me fuivre dans ,1e fanftuaire ; la j'ai eu rccours a la divinité : mais en vain je la preffe , elle eft fourde a. ma voix; trois fois. je veux ouvrir la bouche pour prononcer un oracle; trois fois 1'efprit divin fe retire, 8c me jette dans la langueur : Fulghane irrité s'eft éloigné du fanfluaire; gémiffant de fes refus conftans, j'ordonne la fainte veille (z) ; un ( 1} L'autorité de la grar.de prêtreffe étoit d'une fi grande étendue,. qu'elle affembloit & révoquoit ce confeil felon fes defirs ; elle avoit droit de vie & de mort., non-feulement dans le temple, mais encore par tout le royaume. Le roi avoit fur elle la feule prérogatïve de faire grace , que fes privileges ne lui accordoient pas ; mais auffi le roi ne pouvoit pas condamner un de fes fujets a la mort fans fon attaché , & la grandeprêtreffe n'avoit befoin que de celle du confeil des., fept, qui ne lui étoit jamais refufée, (2) Madame Dacier nous expliqué cette cérémonie^ de cette manière. Lorfque la. grande prêtreffe trouvoit convenable de. $onvoquer] la fainte, veille , chacune des vierges s'y, préparoit en fe coupant les cheveux , & en faifant 1'ablution générale dans un baffin prépofc a cet effet, daas.  L A M E K i S. fommeil profond fe répand dans mes triftes organes : glacée par un fonge myftérieux, une fueur froide paffe a travers mes pores, & m'annonce la préfence du dien que je fers: je le vois , il s'appröche: en vain tu cherches k m'appaifer, me dit - il en courroux, 1'on enfreint ici mes loix, la difcorde y règne, le crime elf commis ; tremble, ö prêtreffe, mon temple eft prêt de s'écrouler fur ta tête; les lequel elles fe jettoient toutes a la fois; au fortir du bain, elles rentroient dans leurs cellulês , oü il leur étoit ordonné de boire une certaine mefure de vin » qui conténoit environ quatre pintes; les vieilles avoient la prérogative d'en boire fix. Après cette fainte prépa-, ration , elles fe rendoient dans le temple avec une mefure' égale a ceile qu'elles devoient avoir bue, laquelle étoit remplie d'une liqueur faite d'efprit-de-vin, & de toutes les fimples qui peuvent monter a la tête. Elles environnoient le fimulacre , chantoient une hymne légere , & lorfqu'elle étoit finie, les vierges danfoienc en rond autour de I'idole; & pour preuve de leur foumiffion & de leur.refpeéï, elles rendoient a fes pieds le fuperflu de la liqueur myftérieufe dont elles s'étoient' eniviéeSi La même favante remarque, que celle que 1'ivreffa avoit fait tomber la première, étoit enregifkée pour être du nombre de celles qui afpiroient a la grandeprêtrife ; c'étoit un droit inconteftable pour y parvenir, lorfque dans les prétendantes il ne s'en trouvoit aucune qui füt honorge de cet avantage.  a^4 Lamekis. fondemens de ce royaume vönt tomber, tout périra. Mon effroi redouble k ces mets ; il me femble que je me profterne aux pieds de Fulghane ; le génie protefieur (i) implore pour les Amphicléocles fa miféricorde. Va , continue le dieu , que le fang de la princeffe Nafilaé (i) foit verfé fur mes autels (3); il peut feul appaifer ma colère; tranfportée de la grace que Fulghane daigne m'accorder, je me réveille en furfaut; j'annonce aux prêtreffes intimidées & le for.ge & 1'oracle : les portes (1) La tradition difolt que le Kirkirkantal avoit été le premier roi des Amphicléocles , & que c'étoit a lui qu'ils devoient la douceur de leur gouvernement. (2.) Ainée , felon la manière de parler de ces peupies, elle étoit la cadette. (3) Les facrifices de fang htimain étoient en uf. ge felon la religion des Amphicléocles , & les peupies s'imaginoient qu'ils étoient ü agréables a leurs dietix , que lorfqu'ils avoient des graces a leur demander , ou qu'ils étoient affligés de fleaux publics , ils immoloient fur fes autels ceux qu'ils croyoient être les plus agréables a 1'idole ; fous ce prétexte , le roi & la grande prêtreffe , quand ils étoient unis, fe défaifoient des ennemis dont le tang ou 1'autorité leur étoient a charge. Cette fuperftition a duré jufqu'au règne de Motacoa , qui fe rendit fi puiffant, qu'il abolit non-feulement ces affreux ufages, mais encore toutes les loix qui répugnoient au bon-fens & a la raifon.  LamékisSdu temple s'ouvrent par mes ordres; 1'arrêt de la divinité fe proclame (i) a la face du peuple alfemblé. Voila mes crimes, 6 roi; voici les tiens. Tu tranfgreffes a la fois &c les loix dlvines & les loix humaines : tu entres dans le faint temple (i) Le peuple n'avoit la prérogative d'entrer dans le temple , que lorfque le roi étoit dans la grande tribune ; hors cette cérémonie , les portes lui en étoient: défendues: il fe tenoit dans un grand parvis , ventre k terre , jufqua ce que les portes s'ouvriffent; alors il fe levoit, & tournoit le dos , jufqua ce que les crieurs du temple 1'eufTent at-erti de fe retirer : ces crieure étoient eunuques , & prépofés paur Ja garde du fanctuaire. Quand la prêtrefle avoit rendu un oracle , il étoit gravé fur une boule d'airain qu'on jettoit en 1'air, & les plus adroits a la ramaffer , étoient ceux qui jouiffoient les premiers du glorieux avantage de publier ce qu'elle contenoit ; il y avoit un honneur attaché au premier qui attrapoit la boule , qui devoit être pourva de la première charge publique qui venoit a vaquer; mais , par une raifon contraire , fi un fujet Ia laiffoic tomber par terre . il étoit fur le champ puni de mort: ces deux motifs occafionnoient une adreffe a la retenir ' & il-étoit très-commun qu'il fe pafTat des années entières fans que ce malheur fut arrivé. La boule n'étoit jettée que trois fois en 1'air ; la quatrième elle étoit ren-royée dans Ie temple , oü on la dépofoit dans un grand coffre , qui feryoit d'archiyss aux faftes de Fulghane.  ïy6 Lamékis. fans être purifié , & comment, ó profane I Tranfporté (i) par des hommes, qui malgré la pureté de leurs élections (%) font exclus de (1) La perfonnne du roi portoit avec elle un caraflère fi facré , qu'il n'étoit permis qu'aux prêtreffes de la toucher, & tout ce qui fervoit a fon ufage étoit travaillé de la main de ces vierges. Ménage j dans le traité qu'il a fait des anciens , obferve que le roi des Amphicléocles ne mangeoit jamais avec perlonne , & que les alimens dont ils fe fervoit , fe préparoient dans le temple. (2) L'on faifoit dans la ville capitaie un dénombrement, tous les ans, des fujets. du royaume ; le regiftre contenoit la date de leur naiffance , leurs noms, & leurs qualités ; dès qu'il fe trouvoit un homme qui eut paffé 1 age ordinaire , on tranfportoit fon nom fur uri regiftre particulier, & dès qu'il y étoit infcrit, ce fujet étoit entretenu aux dépens de 1'état. Ces vieillards habitoient tous dans un temple, formoient une efpèce de confeil pour réfoudre tout ce qui avoit rappott a la tradition; mais le vrai motif de leur établiffement, étoit de fervir , pour ainfi dire , de pépinière au grand confeil des fept. Lorfqu'il mouroit un membre du corps refpeftable des fept, 1'on choififfo t dans celui des vieillards tous ceux qui avoient vu quatre générations; on enfermoit les élus dans un appartement particulier , environné de gardes , pour éviter & les artifices & les brigues dans 1'éleétion propofée. Avant qued'entrer dans lelieu 011 fe faifoit 1'éleétion , les afpirans étoient purifiés par le feu, après lequel on leut faifoit avaler un breuvage nOS  Lamekis. rnyiïères, tu les invite, fans Ia volonté Gift* de remèdes fi violens , qS faifoient fonk Ju corps tous les aümens de la veille. Après une auffi jufte precaurion ils étoient enfermés • 0„ les laiffoit pendant fix jours & fix „uits fans aucune nourriture : le fepneme , avant le lever du foleil, tous les miniftres de letat fe rendoient a 1'appartement des él'us, Voa. wojent avec de grandes'précautions & beaucoup de ceremonies, & celui des vieillards qui avoit réfifté ï la femme , etoit celui qui rempliffoit la place vacante. .btlarnvo.t que de cette epreuve plufieurs vieillards fuffent trouves en vie, on les renfermoit une feconde fots, julqua ce qu'il n'y en eüt qu'un feul qui fur. Vecur. • II ne feut pas omettre la manière dont les miniftres feluo.ent les vieillards , lorfqu'il» entroient le feptième jour. r Le premier miniftre, i fe tête des autres , paffoit \ 1a gauche de 1 appartement, & chaque vieillard qu'il trouvo.t etendu , il ]e prenoit par ]a barbe ^ - ^_ levo.t la tête de terre, & lui difoit, Molbok c'efta-d,re dormez-vous; ce mot étoit répété trois fois, apres chacune defquelles on laiffoit retomber Ia tête • & lorfqu'il étoit prouvé, par cette épreuve , que Ie' v.e.Ilard étoit mort, tous les miniftres s'écrioient, Mol boken , qu, fignifie, i, dort: ce£ examen ^ jufqu a ce qu on eüt trouvé le vieillard furvivant, qui etoit obligé de fe mettre au dernier rang des morts , apres les avo.r arrangés lui-même en rond ; & ' marqué de fon éleftion , on ,ui mettoit {m ,e * un baudr.er, oü étoient accrochées toutes les têtes de T&me l. T-. K  a^S Lamekis. prême; tu t'exaltes, fans miffion , fans ordre , contre les loix; tu te places fur la grande tribune, & de ce'lieu facré, tu m'accufes & tu ufurpes jufques dans le fanétuaire un pouvoir émané feu] du ciel, & qui m'appartient: tu fauffes tes fermens , & fais ouvrir, fans confeil myftique , le livre faint. Voila tes forfaits contre la divinité. Pour le civil, tu enfreins la loi, qui te défend d'avoir aucun commerce avec tes enfans: ö roi profane, j'en attefte Fulghane &i Léa-Minska; j'en attefte le Karveder, minifire lache & complaifant; n'as-tu ceux qui avoient ofé afpirer a cette éminente place , & on le conduifoit au temple, aux acclamations de töut le peuple, oü la grande prêtreffe faifoit approuver fon choix par Fulghane, en lui coupant elle - même une oreille , qu'elle portoit pendue au col, tandis qu'on chantoit l'hymne Tulkoë. Après le facrifice , on conduifoit le vieillard élu au palais du roi, lequel étant averti, paroiffoit fur un balcon , & ratifioit 1'éleétion, en mouillant de fa falive la front du vieillard, qui fe trouvoit par-la purifié des ïmpuretés qui pouvoient lui être reftées. Ce devoir rendu , la cavalcade commencoit du "palais ; le nouveau confeiller montoit fur un ehar , auquel étoient accrochés tous les cadavres de ceux dont il portoit les têtes, & qui fetvoient de preuves de fon mérite; ce char étoit tiré par le corps des vieillards dont il étoit forti.  Lamekis. aj0 pas vu ta propre fille , & ne favois-tu pas que pour ce crime affreux un peuple & fa poftérité doivent être profcrits pour jamais. Les prêtreffes de Kaiocles, fuivant 1'ufage, font-elles averties ? N'eft-il pas cependant de règle que le premier de tes ordres, après que la princeffe Cléannés eft fortie du temple, eft de les en faire avertir, afin de préparer les Kaïls k la fainte cérémonie (i); fuis-je mal infpirée, ö roi, j'en attefte toi-même, en (ff) Lorfque les prêtreffes de Kaiocles étoient averties que la princeffe devoit fe rendre dans leur temple , elles aflembioient tous les males qui devoient fervir au concours de fon hymen ; & pour éprouver ceux quj étoient en age de devenir époux, & qui pouvoient rifquer 1'examen , elles les conduifoient dms une longue gallerie deftinée aux épreuves; la, chacun des males fe faiftffoit d'un are , & rangés tous fur la même ligne , ils Ie tendoient, & au premier fignal décochoient tous une fléche , fur laquelle leurs noms étoient gravés ; pour but, fe préfentoit un grand tambour , a doublé fond, tendu de manière que pour peu que la flêche y atteignit, elle t eftoit dans le tambour.' Lorfqu'après le fignal donné , les prétendans avoient décoché leurs flêches , ils étoient reconduits dans leur celluie, & le tambour examiné , on enregiflroit les noms de ceux dont les flêches fe trouvoient, & les prêtreffes alors leur jpprenoient a quel fort on les defiinoit. Rij  i6o Lamekis. affurant que tu veux abolir 1'ufage de 1'hymen facré: ö prince aveugle , après t'être montré jufqu'ici digne du tröne ; après t'y être foutef.u , tant par tes vertus , que par le droit qui t'y a fait naitre , pourquoi veux-tu en defcendre par l'irnpiété ! O roi des Amphicléocles , rentré en toi-même, & ne fors pas du temple, que tu n'aies fatisfait a Fulghane. Sacrifie-lni une vaine tendreffe , fais paroitre Nafilaé, qu'elle expie fur les autels les forfaits .dont elle eft la caufe; que Cléannés , la feule héritière , paffe du temple au palais ; que le fecond ordre des prêtreffes foit averti, & que pour fatisfaire 1'un & 1'autre, le fimulacre irrité, nous croifions nos pouccs (i) , & qu'ils foient tranches par le couteau facré ; que le feu les dévore (2), & confume avec eux le crime (1) Manière de faire amenda honorable chez les Amphicléocles; bien-loin qu'elle fut fufceptible de honte & d'affront; elle étoit elorieufe chez ces peupies ,-patce qu'ils prétendoient qu'une des plus grandes aélions de rhommc eft celle de convenir de fes torts , & de faire fatisfaétion a ceux qu'on a offenfés. (%) Le feu chez les Amphicléocles purifioit de toutes taches;.il étoit en fi grande vénération , qu'il fervoit'de fceau pour tous les aftes publics; la manière de timbrer le papier étoit de le biüler par le coin.  L A M _ & la colère. O Fulghane, ö force de la vie! abfous ou punis. » La véhémence & la fureur avec laquelle ces mots furent prononcés , firent retourner avec émotion le peuple , dans la confiance que le dieu lui-même venoit. de s'expliquer : Fafpect vénérable de Ia prêtreffe , que plufieurs entrevirent, fit fuccéder un murmure épouvantable; le roi qui connut que les derniers moyens devoient être employés dans une occafion fi preffante , jetta fa couronne au milieu du peuple (i); cette aclion imprévue le üt rentrer dans le refpett & produifit le filence. « O Magna Fakhaldak,. continua 1'Indiagar d'un ton éiévé &C furieux, a quoi fervent tes détours, & comment pourras-tu éluder le chatiment que je te prépare ? La tranquillité du fimulacre dans ce befoin preffant ne te condamne-t-elle pas? Fulghane agit quand tu es feule (2); il (1) C'étoit le dèrnier moyen pour faire rentrer le peuple dans le devoir lorfqu'il en étoit forti, & la manière d'abdiquer dansce royaume; lorfque les fujets enlevoient la couronne, c'étoit 1'aveu tacite de la dépofition; mais lorfqu'ils tournoient le dos a cette tocque , cette attitude prouvoit que 1'abdication ne leur étoit pas agréable , & alors le fouverain devoit r^prendre fa couronne & continuer a régner.' (2) Le roi, comme il a été dit, étoit d'une, religioa Riij  2<5i Lamékis. fe tait quand tu as befoin de fa. voix; mais c'eft a lui-même a te juger fur 1'abus que tu fais de fon miniftère; cependant prouvons cette fuppofition importante qui a fait naitre les troubles préfens. Paflbns fur le crime affreux de changer 1'ordre de la fucceftion d'un état : quelque grand que foit le mal qui a été fait, lachons de le réparer; eft-il fi difficile de remettre les chofes dans 1'ordre ou elles doivent être? Je confens a 1'échange , il eft équitable; snais je veux que le droit d'ainefle foit conftaté; les princeffes mes filles me font auffi cheres 1'une que 1'autre, & ce fondement pofé je les dois traiter avec équité ; ö Magna Fakhaldak, que vas-tu me répondre ? Ne crainstu pas que le mafque ne tombe ? La vérité va briller ; le myftère eft prêt d'être dévoilé ; un feul mot va te confondre. Apprends a ton tour, ó prêtreffe , un fecret qui auroit dü. pour jamais refter dans le filence , mais que tes brigues me forcent aujourd'hui de découvrir. A la naiffance de nos enfans, le confeil des fept jouit du privilège différente de celle de fes peupies, 8c cette apoftrophe eft une ironie , pour faire entendre a- la grande prêtreffe qu'il n'ignoroit pas les artifices dont eilè ufoit pour fe faire yaloir 6c le féduire auffi-bien que fes peupies.  Lamékis. 265 fecret d'afïifter aux couches de la reine , &z d'un fceau myitérieux enfermé fous fes clefs dans 1'appartement nuptial (1) , fcelle le crane du nouveau né ; ce que je t'apprends, n'eft pas de ces vérités qu'on peut révoquer en doute:que la princeffe dont tu nous as parlé pareiffe; & qu'elle reprenne la place qui lui eft due ; fi fa tête eft marquée du fceau myftérieux , le confeil des fept préfent pourra le vérifier; mais fi 1'impofture 1'a fuppófée; fi Cléannés, fortie du temple , eft la véritable Cléannés, que le chatiment fuccède. Qu'on aille chercher la princeffe, que les flammes ont mutilé par une négligence puniffable, . . . qu'on obéiffe, continua le roi, s'appercevant que la prêtreffe s'oppofoit a fes ordres. Si je commets un crime , en violant les loix du fancfuaire (2) , Kod-fi-kad-zaid.» (1) Salie oü accouchoient les relnes des Amphicléocles , gardée par deux prêtreffes, qui fe relevoiene de jour en jour, & qui étoient vierges du temple de Cléocles ; c'étoit encore un des ufages que la politique des miniftres de la religion avoit imaginé pour avoir des émiffaires jufques dans le fein du palais, afin que rien ne s'y pafsat dont ils ne fulfent exaéfement informés. (2) Que le chatiment retombe fur ma tête, cx que le ciel foit loué. Riv  26~4 , Lamékis. Que 1'autorité des fouverainsa de force fur les peupies, fur-tout lorfqu'ils fe rendent refpectables par leurs vertus I L'ordre de flndiagar nefouffrit aucune difficulté, quelqu'éloigné (i) qu'il fut des' ufages & des loix ; Ia Magna Fakhaldak en fut fi frappée , que connoifiant enfin que fes artifices alloient être découverts, & qu'on perceroit bientöt Pobfcurité de fes détours , elle defcendit du tröne , bi fe mit en devoir d'aller chercher ell&même la princeffe. Le roi, votre père , continua le Karveder , craignant que Ia prêtreffe ne lui échappat, ou qu'elle ne profitat de ce moment de relache pour fufciter de nouveaux troubles , ordonna que le fanétuaire fut gardé a vue , & que perfonne n'en fortit, jufqu'a ce que tout fut éclairci. J'étois dans cet endroit de 1'admirable hiftoire de Motacoa, 1'attention que me prêtoit Sinoüis paroiffoit fi grande , qu'a peine refpiroit-il pour n'en pas perdre un trait, quand de Pobfcurité profonde dans . laquelle nous (i) II n'étoit pas permis aux rois des Amphicléocles de donner aucun ordre aux prêtreffes , & encore moins de les faire punir lorfqu'elles le méritoient; la juftice ie faifoit dans le temple, par l'ordre dé la grande prêtreffe, dont le pouvoir étoit entièrement defpotique.  Lamekis. étions piongés, nous pafsames ïubitement k un jour brillant, dont les rayons pereans nous éclairèrent de 1'éclat le plus vif. Nous nous levames étonnés , & nous jettames les yeux fur les objets qui nous environnoient; le compagnon de mes difgraces fit un cri de joie en les reconnoiffant: Vilconhis foit loué , s'écna-t-il, en faifant un pas en avant, & en m'invitant de le fuivre ; ö Lamékis , quel fpeflacle ! Les enchantemens cefient enfin ; nous voici dans un féjour délicieüx, quel' plaifir ! On y boit, on y mange; des tables drefiees & fervies avec profufion , d'aimables convives qui les envirönnent , tout invite k s'y mettre ; n'eft-il pas tems de fe repofer de tant de traverfes & de tant de fatigues? Ne voyez,-vous pas, Lamékis, continua le trop fenfible Sinoüis, que nous fommes enfin parvenus k cette félicité tant defirée ; fans doute , ajouta-t-il , la gaieté y brille dans tous les objets qui nous frappent ; la beauté des femmes qui fe diftinguent dans ces feftins , la pluralité des tables qui font mifes dans ce falion , toutes ces chofes prouvent affez le bonheur de ceux qui y font admis , & la grandeur du maitre de ces lieux , ce ne peut être que le grand Séalgalis , dont il nous a tant été parlé; le fylphe ne nous a pas  L A M E K i s; trompés:allons, ö Lamékis, acheva le trop foible Sinouïs, fuivons des exemples fi flatteurs;. ce feroit offenfer ce grand roi, que de fouffrir de la faim dans un lieu oii tout femble inviter a la borine chère & au plaifir. Après ces mots prononcés 9 le compagnon de mes voyages me quitta, & s'avanca vers une table ou plufieurs perfonnes de fexes différens fe livroient avec complaifance aux charmes de la volupté; je voulus en vain rappeller cet ami trop facile; il avoit déja trouvé place , & une jeune perfonne auffi belle que Vénus lui fervoit des mets délicieu*?, avoit des attentions marquées pour lui, &fes yeux pleins de feux & de douceurs 1'invitoient moins a la chère qu'è 1'amour; je détournai les miens, en faifant un foupir; ce fpeöacle étoit trop feduifant; mon cceur ému fembloit voler après les biens que ma raifon fuyoit, je promenois mes yeux dans la grande falie, dans laquelle fe jouoient tant de fcènes différentes; a peine en pouvoient-ils mefurer la profondeur : la voute étoit d'une hauteur immenfe ; elle repréfentoit le ciel, & découvroit tous les aftres qui brillent dans une nuit bien azurée ; le jour s'y portoit avec tant demécanique, qu'il fem-, bloit être produit par les planètes figurées. Je fus affez long-tems_ a me plaire a i'exa-  L a'm e k i s; 167 men de tant de beautés, & je cherchois phyfiquementen moi-mêmele principe d'une clarté, qui, quoique feinte felon les apparences,fuffifoit pour éclairer la grandeur de cette falie, lorfque mes yeux fe portèrent fur les lambris dont elle étoit ornée; ma furprife devint moins grande, en confidérant qu'ils étoient d'un cryftal fin & poli, taillé & relevé en facettes , lefquelles fe réfiéchiffant les unes comme les autres, multiplioient le principe fecret qui les ayoit éclairées. Après avoir parcouru du lieu 011 j'étois tous les objets différens qui le décoroient, je fus a la table oh étoit Sinouïs, dans 1'intention de 1'éloigner d'un endroit fi dangereux , & qui le devenoit d'autant plus, que les aiguillons de Ia faim commencoient a me tourmenter. A peine le fouvenir des fages avis du philofophe Déhahal pouvoit me contenir, &c la défiance de moi-même étoit telle, que je me tins a une diftance éloignée pour tacher de 1'engager a me fuivre ; mais ö prodige ! fi ce foible ami m'entendit, il ne me reconnut pas ; -tout ce que je pus obtenir de lui, furent des regards oii le vin & 1'amour avoient établi leur empire. Les convives qui 1'environnoient me voyant éloigné, m'invitèrent avec un gefte féducteur k prendre place auprès d'eux; je  *68 Lamékis. crus devoir fair , quelque regret que j'en euffe : je gémifiois d'être obügé d'abandonner un ami; mais je crus he devoir pas me perdre avec lui; !e danger étoit évident, & ma faim extréme ; la vue & l'odorat n'auroient pas tai dé a tyrannifer ma raifon ; 1'éloignement de tant d'objets flatteurs étoit le feul frein qui pouvoit être oppofé a mes defirs naiffans: je fuyois , dis-je, quand une voix douce Sc argentine , qui alla jufqu'a mon cceur , me dit, ö Lamékis , eft-ce ainfi que vous m'abandonnez ? A ces fons fi connus je me retourne ; je vole vers celle qui les a proférés; grand dieu! que vois-je, eft-ce un fantöme, ou Clémélis elle-mêne ? Je me jette entre fes bras; ö fortune cruelle ! L'illufion ceffe ; cet aimable fantóme s'évanouit ; je n'embraffe que du vent. Je refte, immobile ; des éclats de rire fuccèdent; je me retourne une feconde fois vers celle que j'ai pris pour cet objet chéri de ma tendreffe ; je la vois , je la reconnois encore; mais quelle eft ma furprife ! un nuage léger difparoir infet.fiblement; ces traits,fi chers a mon coeur , s'effacent; d'autres plus matériels fe fubftituent ; j'attends en tremb'ant la fin d'un changement fi extraordinaire ; qui 1'eüt cru ! Au lieu de Clémélis , je reconnois le fylphe dont les avis m'ont prévenu fur ce qui  Lamekis. 269 m'arrive dans cet inftant; fon regard' eft févère, & cependant pitoyable; je veux m'approcher de lui pour le prier de m'arracher d'un endroit fi féduifant; je lui tends les bras ; je m'avance; mais foins font inutïles; le fylphe n'efl plus, il a difparu. Je reffentis alors toute Ia rigueur du fort qui me pourfuivoit; je fis un ferme propos alors de réfifter a toutes les attaques qu'on pourroit me faire , & de fortir abfolument d'un lieu fi fatal ; mais la tendre amitié que j'avois pour Sinouïs , me fit réfoudre de tenter un nouvel effort pour 1'arracher a Ia deftinée qui le menaco.it; je retourne a la table ou je 1'avois laiffé; il n'y eft plus;.j'en foupire de douleur : ö malheureux ami, m'écriai-je, pourquoi vous êtes-vous laiffé entraïner aux appas féduéteurs d'une volupté , qui ne s'eft montrée fans doute a vos yeux fous le mafque du menfonge , que pour vous entraïner avec elle dans 1'horrible tombeau du vice. Je me mis en marche pour m'éloigner, en faifant ces réflexions, & évitant de jetter les yeux fur les tables devanr lefquelles j'étois obhgé de paffer; k chaque pas je trou vois de nouveaux fujets de féduétion ; tous les fens étoient attaqués par leurs ennemis les plus redoutables; d'un cöté des voix flexibles & en-  zyo Lamekis. chantereffes me flattoient amoureufement les oreilles; d'un autre , une vapeur de mets exquis chatouilloit mon goüt &l travailloit mon appétit; une troifième attaque , plus dangereufe , paree qu'elle étoit plus fenfible, me fit treflaillir; une main plus douce que le fatin faifit une des miennes, & voulut me faire mettre a table: un de mes regards échappé dans cet inftant, me fit voir la beauté la plus parfaite ; c'étoit elle-même qui m'invitoit a fatisfaire le dernier de mes fens; le ciel me fit la grace de réfifter ; je fermai les yeux ; je retins mon haleine, je bouchai mes oreilles, & je me mis a fuir de toutes mes forces. Je courus une demi-beure fans m'arrêter ; je cbancelois & je bronchois a chaque pas; enfin une chüte douloureufe arrêta ma courfe; j'en fus pendant quelques inftans interdit; cependant n'entendant rien qui put me faire croire que je fufte encore dans la falie , je me hafardai d'ouvrir les yeux; 1'appartement dans lequel je me trouvai, n'étoit éclairé que par le döme ; les lambris me parurent blancs, & tous les meubles d'une grande fimplicité; au fond de cette chambre , je découvris une baluftrade qui me parut de marbre, & qui défendoit 1'entrée d'un lieu ou je vis une table, a laquelle étoit placé un jeune homme vêtu de  Lamekis. 271 bleu; pour tous mets, 1'on y découvroit un pain & une caraffe , a travers laquelle on voyoit une eau plus claire que le cryftal; il me fembla reconnoïtre quelqu'un des traits du jeune homme ; fes yeux, attachés fur un grand livre, fe levoient de tems en tems pour me confidérer; quelquefois il portoit a fa bouche les alimens fimples qui étoient devant lui; mais il fembloit moins attaché a cette nourrituré, qu'è la fpirituelle qu'il dévoroit de fes regards. Fin dt la troifiïmt Parut.  272 Lamékis. QUATRIÉME PARTIE. J £ confidérois le jeune homme avec une fecrette fatisraétion , qui répandoit dans mon cceur une douce joie, malgré la faim qui me dévoroit de plus en plus, lorfque je m'entendis appelier par mon nom ; je tournai précipitamment la tête vers Pendroit d'oii partoit cette voix ; elle étoit de Sinouïs, je n'en pouvois pas douter; mes yeux avides & curi-eux le cherchent de tous les cötés ,mais en vain; je ne le vois point; je crus que la force de mon imagination avoit furpris les organes de 1'ouie, & que je m'étois trompé. Souvent il arrivé que le cerveau , ému par des caufes intéreffantes, & des fujets dont il eft rempli , jette un tel défordre dans les fonctions des fibres qui en dépendent, que ces révolutions qu'il occafionne, agitent 1'ame au point qu'elle recoit pour réelles les images & les fons que le dérangement de la machine lui préfente : alors elle erre dans toutés fes opérations, & vague dans la foule de fes idéés; elle n'en peut tirer aucune folide folution. Je commencois a me perfuader que je me trouvois dans ce'cas, lorfqu'un fcupir profond  L a m i k i sv 17 j Ibnd & des mots entrecoupés de fanglotSj me firent connoïtre que je n'étois pas frappé par tme illufion, & que ces plaintês partoient réellement du compagnon de mes difgraces, Je le cherchai vainement une feconde fois $ j'entendois toujours , les fohs qui frappoient mes oreilles n'étoient pas éloignés, '& je ne pus en trouver le principe. Mon inquiéttide me fit tourner les yeux fur le jeune homme enfermé dans la baluftrade; la manière dont fes regards étoient attachés fur les miens, mé le fit fixer avec une attention nouvelle ; il me ïegardoit avec douceur, & il me fembla que fa main & 1'un de fes doigts tendu , m'invitqient a voir quelque chofe ; je fuivis la ligne que fes fignes m'indiquoient, & ayant jetté les yeux a terre , je vis bientöt un trifte hibou , qui fe foutenoit autant de fes aïles que de fes pattes chancellantes; fcn air fembloit fombre & iugubre, & portoit avec lui l'acca> blement. Saus en pouvoir démêler la raifon j je me fentis ému a cet afpedf; mes larmèS fortirent de mes paupières, troublèrent ma vue, & la remplirent d'obfcurité; je reconnus alors d'ou la voix & les foupirs venoient. Ociel! m'écriai-je ,. que fignifie cette affreufe métamorphofe ? grands dieux ! qu'annonce-t-élle } Une félicité prochaine $ s'écria le jeune homme, Tome 1. S  274 Lamekis. avec un accent de voix qui porta le calrne dans mon ame troub'ée. Eftuie tes pleurs, ö Lamékis! viens te mettre a ma table; tu t'es rendu digne, par ta perfévérance & par ton éloignement pour les plaifirs , des véritables biens dont le divin Séhalgalis comble les hommes véritablement vertueux. A peine ces paroles furent-elles proférées, que mon cceur treffaillit, ma vue redevint claire, mes jambes reprirent leurs forces , & je m'avancai vers la baluftrade avec une forte d'affurance que je n'avois pas eue jufqu'alors; je reconnus dans le jeune homme , le même que nous avions rencontré en entrant dans le palais; c'étoit Déhahal, ce grand philofophe, dont il nous avoit été parlé. Deux fylphes , que la foibleffe de mes regards, ou que dts caufes kcrhtes m'avoient empêché de voir en entrant dans cet appartement myftérieux, & que je reconnus pour les mêmes qui nous avoient enlevés Sinoüis & moi , gardoient 1'entrée de la baluftrade ; 1'un fembloit avoir la gaieté peinte fur Ia phifionomie , & le fecond la tête baiffée , la trifteffe marquée dans les yeux , ne quittoit pas de vue le malheureux hibou dont je viens de parler. Lorfque je fus k' la porte de la baluftrade, 3e Sylphe d'un air étoit content , 1'ouvrit  Lamekis» 2.75 & me fit figne d'y entrer ; fes regards paroiffoient me féliciter , & me voir paffer d'un air fatisfait ; Déhahal appuya fa main fur fon front, lorfque je lui eus fait un falut refpectueux , figne que je crus être une forte de remercïment: bois & mange , me dit le jeune pbilofophe, tu trouveras plus de douceur dans la fobriété de ce repas , que tu n'en aurois trouvé dans Pabondance des mets exquis qui t'ont été offerts. J'obéis: le befoin extréme que j'en avois furmonta ma timidité & ma furprife ; je ne mangeai que du pain , je ne bus que de l'eau ; cependant de ma vie , je n'ai fait un repas plus- exquis; la vertu en faifoit le ragout „& la paix du cceur la volupté: il n'eft point de plaiftrs qu'on puifle égaler a ces deux avantages. Déhahal fembloit me regarder avec plaifir, & fourioit de temps en temps: ö Lamekis , me dit il, me voyant raflafié , ne te refte-ii plus rien a défirer } A peine le philofophe eut-il ptoféré ces mots , que le trouble s'éleva dans mon ame, 6V fit ceffer ma tranquillité préfente: 1'image de C4émelis fe repréfenta alors avec force k mon imagination; la perte récente de Sinoüis & fa métamorphofe , dont je n'avois pas lieu de douter , achevèrent de me faire fentir de combien de fones de malheurs j'étois accabié: S ij  ~*-7& Lamékis. Seigneur , m'écriai je en me profiernant a fes pieds, devez vous douter de la fituation de mon ame? ne pénétrez-vous pas dans le fond de mon cceur, & pourriez-vous penfer que je puiffe être heureux dans la fituation oü je me trouve ? Lamékis, Lamékis, s'écria le jeune homme en frappant des mains, que vous êtes encore éloigné de la perfe&ion ! La manière dont ces mots furent proférés & leregard percent qui lesaccompagna, me rendirent extrêmement honteux ; mes yeux timidement baifles n'ofoient plus fe porter fur le philofophe ; j'attendois avec crainte ce qui devoir fortir de fa bouche refpeclabie ; je défirois de 1'entendre, & cependant je craignois qu'il ne rompït le filence : levez-vous, Lamékis, me dit enfin Déhahal, & écontêzmoi avec toute 1'attention dont vous pouvez atre capable. Vous touchez au moment heureux, oü 1'ame dégagée (i) de fes foibleffes & de fes vains (i) Les fylphes ne cloutent pas que 1'ame ne foit mmortelie; mais ils ne font pas de 1'opinion qu'a la fortie du corps, elle aille dès ce moment dans les lieux heureux ou malheureux que fes ceuvres ont mérité j lis font perfuadés que la fubftance, ( c'eft ainfi qu'ils appellen» 1'ame ) fe porte dans le cprps des mortels qui  Lamekis: 2771 defirs, goute avec volupté 1'avantage précieux de n'en être plus obfédée. Jufqu'ici je n'ai pu vous fixer la conduite que vous deviez tenir, ni vous aider d'avis falutaires ; mais aujour-* d'hui (1) ces empêchemens celfent, 1'épreuve dangereufe des douies tables (2) dont vous habitent les planètes heureufes ou malheureufes", Sc qu'elles y reftent jufqu'a ce que le monde foit anéanti, £c que 1 'être univerfel, qu'ils nomment Noc-kha-dor , lest ait recueillis dans le grand ciel, oü font cottés des corps fabriqués pa>- fa main , réfervés a chaque fubftance , & dont la beauté & la laideur doivent les rendre fortunés ou malheureux. Quand on apprend aux enfans les éfémens de leur fefte , & qu'on leur demande que fait Noc-kha-dor y Toici la réponfe qu'ils font: il broie les corps de nos pères , & nous en fabrique de neufs, pour nous en re-, vêtir, felon que nous aurons ou bien ou mal obfervéi fes loix. (1) Déhahal avoit la prérogative de porter au bien les hommes que le bafard jettoit dans 1'ile des Sylphes ; mais. fl n'avoit pas celle de les préferver du mal, ni des embüches que la malignité des efprits noirs leur dreffoient perpétuellernent, pour avoir le droitde s'emparer de leur fubftance; maislorfque par le libre arbitre, un mortel avoit réfifté a tous les attraits du vice , alors le philo.-». fophe pouvoit apparoitre &achever de les conduire auj. port de la félicité. (2) Séhalgalis permettoit au fylghe. noir d'apparoitr^' S üj,  jyS Lamekis. êtes forti glorieufement, m'en laifle le maitre, & vous ouvre ma confiance ck mon amkié; la première marqué que je puis vous en donner , eft celle de vous tracer une idéé fuperficielle de la trés - refpeclable ïie des Sylphides : avant que d'y être aggrégé, il eft d'une conféquence extréme , que vous en fcachiez les loix & les ufages , après avoir appris ce qu'il en coüte pour y être admis : •vous étudierez le fond de votre cceur , & vous vous déciderez fur le choix important, ou d'y refter , ou de retourner fur la terre dont vous fortez ; car ne vous trompez pas, ö Lamékis , les traverfes, les maux que vous avez effuyés jufqu'ici , ne font rien en comparaifon de 1'inftant que vous fouffrirez pour cette initiation ; (i) je vous-le dis encore, il vaudroit mieux pour vous que vous rentrafliez dans le néant dont vous avez été tiré, & que aux hommes fous les formes les plus avantageufes pour les porter au mal; 1'épreuve des douze tables étoit une des plus dangereules a effuyer t lorfqu'on étoit affez heureux d'en fortir, fans avoir fuccombé aux amorces qui fous y étoient préparées, vous aviez acquis ie privilege de prétendre a 1'initiation. (i) Par ce mot, 1'on entend la grande cérémonie du dépouillement; elle confiftoit a être écorché tout vif. Voyez la page 155, fecondepartie.  Lamékis. 279 vous rempafliez comme ua reptile fur la terre, que de vous hazarder k vous préfenter k la dernière épreuve, (1) fi vous n'êtes pas parfaltement affuré que vous en fortirez glorieufement; il n'y a pas de milieu dans cette occafion; c'eft voler k la félicité, ou defcendre (1) Celle d'être écorché : lorfqu'on étoit entré dans le lieu oü fe devoit faire cette barbare exécution , 1'on vous annongoit que ce dépouillement, quelque cruel qu'il fut, fignifloit 1'abandon général de toutes les chofes auxquelles 1'on étoit le plus attaché. Lorfque le proiélite avoit affuré qu'il les fscrifioit toutes a ta gloire de Séhalgalis, (paroles du formulaire) ces fylphes executeurs fe retitoient pour vous laiffer préparer a la cérémonie. Pendant cet intervalle, les efprits noirs a qui ce tems étoit accordé pour faire leurs derniers efforts , dans la vue de vous faire fuccombar a leurs tentatïons , apparoiffoient fo is les formjs les plus agréables, & qui devoient vous être les plus chères, dans 1'efpérance de réveiller vos defirs; fi on étoit ilors affez malheureux pour fe laiffer aller a la féduciion , les fylphes executeurs rentroient , vous écorchoient tout vif; maïs au lieu que ce fupplice fut le dernier pas pour arriver a la félicité , il conduifoit a la perte. Après 1'exécution , un fylphe vous tranfportoit fur la terre, oü pour punition de votre peu de perfévérance dans le bien , vous y étiez tourmenté pendant un an du défefpoir d'avoir échappé le fouverain bien qui vous étoit prornisj & auquel vous aviez eu droit d'afpircr S iv  %8o. Lamekis. dans les horreurs d'une inforturïe éternellej Commencons, ö mortel privilégié ; mais avant que d'entrer dans un détail dont Ia force eft capable de tranfporter les montagnes (i) &c de faire remonter les fleuves vers leurs fources; il faut que tout efprit profane s'éloigne , (z) que le vice s'envole , & que pour premier chatiment de fes foibleffes , il defcende jufqu'a nouvel ordre dans les fombres manoirs (3) ou croupiffent ces efprits noirs. Après ces mots proférés , Déhahal frappa fept fois des mains ; (4) un cri lugubre 6fi (1) Les fylphes prétendent qu'il y a tant d'énergie & de force dans la manière dom eft écrite leur hiftoire, qu'il n'y a pas un paffage qui ne puiffe tranfporter les snontagnes, deffécher les mers , &c. J'ai cru devoir yetrancher toutes les prérogatives qu'ils attachent a ce détail, lefquelles font fort au long déduites dans mon original; 1'on eft aujourd'hui fi peu indulgent, que 1'on ne fauroit être trop réfervé : le pompeux galimatias de faux feminiens règne & eft de modeil s'y fam conformer. (2) Déhahal apoft-rophoit 1'efprit noir & le hibou; Ja fuite expliquera mic.ux ce paffage. (3) Ces fylphes font du fentiment que hors de leur ile, il n'y a point de félicité , & que le féjour fur la terre & fur les p'anettes, eft le véritable enfer t>\\ fei-ont précipités ceux qui tranfgrefferont la loi. f,4) Qu'un fylphe fut dans fon ile ou dans tout au$r«.  Lamekis. a8| affreux fuccéda , le Sylphe mélancolique de la baluftrade quitta cette place , & courut après le malheureux hibou , qui voltigeoit vainement pour lui échapper; 1'efprit noir le faifit par une aïle , & bientöt 1'un & 1'autre difparurent. Les larmes me vinrent aux yeux, après ce qui venoit de fe paffer ; je les jettai triftement fur le philofophe , & j'étois prêt a lui deman-? der grace pour Foifeau malheureux; mais un figne impofant me retint. II ne me fut pas cependant difficile de démêler que Déhahal avoit fouffert de l'ordre qu'il venoit de don-, ner; la tnfteffe qui s'étoit répandue dans cel; inftant fur fon vifage , & le foupir qui lui étoit échappé , ne me. laiffèrent pas lieu de douter que fi fon état de perfectum 1'avoit dépouillé de tous égards humains, il s'étoit réfervé les fentimens de la compaflion & de la fenfibilité ; mais ce nuage ne dura qu'un inftant : tout k coup il s'éclipfa , & d'un front ferebi &C tranqu.ille, il me paria en ces termes ; Je fuis ie premier des philofophes , (i) endroit, il ayoit le droit de fe faire obéir, par-tout,, en frappant, fept. fois dgs mains. (i) C'eft une, vanité infupportable. de Déhahal, 8s. ^5. difcours prouye affez que dans quelque état de pe,rw  Lamekis. ó Lamékis , qui ai ofé concevoir le defleïn hardi de découvrir 1'iile des Sylphides oü nous fommes actuellement. Me tant vantée, (i)objet fe&ion oü 1'homme foit arrivé, il a toujours quelques Iambeaux de fes premières foiblefles, puifqu'il me fefoit aifé de faire connoïtre , par le propre fond;, de 1'hiftoire , que Déhahal ne fut pas le premier, comme il le dit, qui fut tranfporté dans cette ile myfiérieufe ; un paffage de leur tradition écrite, nous apprenant qu'un certain Cfékaliel , Phénicien, y avoit été tranfporté par une fylphe femelle qui en étoit devenue ntnoureufe, & en eut des enfans qui formèrenr la troifième efpèce d'habitans dont on pariera ailleurs. (i) Je c«nviens avec Pauteur de Poriginal, que 1'ile des Sylphides a été regardée de tout tems, comme le féjour des intelligences, & d'oii procédoient toutes fciences fumatureltes ; j'accorde encore qu'elle eft placée a foixante-dix lieues ou ftades du phafe de la nuit. Je fai qu'il eft conftaté que le nuage qui fuit la lune , eft la bafe de cette ile myfiérieufe; 1'on n'en doit pas même douter. Perfonne n'ignore qne le fieur Fagelle, ci-devant miniftre calvfnifte , mort depuis peu , n'ait fait ce voyage par une aventure extraordinaire , qui fera décrite dans un autre lieu ; je conviens , dis-je , de toutes chofes; mais je ne puis être du fentiment que cette ile foit habitée & gouvernée avec l'ordre dont il eft fait mention. Si je puis parvenir a m'en éclaircir par moi-même, je joindrai un fupplément a cet ouvrage , a mon retour de cette ile ; & afin que les favans n'aient rien a defirer , je me munirai des preuves les plus convaiacantes, pour établir des faits d'une auffi gtande conféquence.  Lamekis. aS? de la plus profonde & Li pWabftraite étude, & dépeinte par rimagination des fcavans fous tant de fiöions différentes. A Vage oü 1'on ne s'occupe le plus fouvent que de plaifirs , j'avois déja paffé les connoiffances ordinaires de la nature, 8c guidé par un père habile & profond , j'avancois a grands pas dans les routes épineufes que fon expérience Sc fon favoir m'avoient tracées ; les phénomènes les plus finguliers 8i les plus difficiles a expliquer , n'avoient plus pour moi que des voiles légers dont je les dépouillois aifément ; les aftres vinbles, comme ceux que leur dïftance pro digieufe laiffe a peine entrevoir , ( i ) étoient fuivis pas-a-pas dans leur cours par mon ceil éclairé , & leurs révolutions prévues avant qu'elles arrivaffent : mon favoir s'accroiffoit enfin, & s'élevoit a de tels degrés, que mon efprit commencoit a devenir moins habitant de mon corps que des cieux. Mais 1'homme fini peut-il concevoir 1'indéfini ? Plus j'avancois dans cette carrière toute divine , 8c plus je gémiffois de ramper fur la (i ) II eft a préfumer que Déhahal parle ici des étoiles. M. Gafiendi en fait un dénombrement trèsexaéf , auquel le lefteur peut recourir pour lui fervir a bien déchilfrer ce paffage.  Lamekis; terre. Un jour que je déplorois triftemens d'être enveloppé d'un corps dont la matéw rialité s'oppofoit a la légéreté de ma conception & a Pétendue de mes idéés , je vis des abords de la mer ou j'étois afïïs & oü je rêvois pro* fondément, une ile flottante , (3) qui müe comme un tourbillon , décrivoit fpiralement de grands cercles : je la vis agitée pendant plus de quatre faeures, & former fur la furface de la mer différentes lignes portées tantöt k 1'orient & tantöt au feptentrion. Je courus fur une hauteur voifme, pour mïeux examiner ces différentes mutations ; le foleil étoit au plus haut de fa courfe, nul vent ne troubloit Pair , & les ondes tranquilles ne pouvoient être la caufe de 1'agitation de cette ïle flottante : ce fut envain que j'en cherchai le principe , aucune idéé de phyfique ne put me fournir de notion qui me fatisfit. J'étois ernfeveli dans les profondes réfléxions qu'un tel fujet devoit naturellement occafionner , lorfqu'un mouvement violent ayant agité 1'ile 9 (1) II eft conftant que M. Tavernier nous rapporte. que dans la nier océane il avoit abordé a une ile qui voguoit b, quelques milles de fon. vaiffeau , & il nous apprend qu'elle étoit habitée par des nègres d'une ftruc,-; tjue diffétente de celle des autres hommes.  Lamekis. a8* h fit tourner comme une pirouette; & bientöt après un banc de terre couvert de coquillages & de plufieurs ceufs de roe (i ) , fe détacha & s'éleva infenfiblement dans les airs. La manière dont il y monta éioit lente & pefante, mes yeux fixement attachés fur cette maffe terreflre, la fuivoient avec attention ; les rayons du foleil qui dardoient fur la fuperficie , fembloient arrêtés a une efpèce de gomme qui philtroit k travers les coquilles entr'ouvertes, (2) il me parut même que fes (0 Le roe eft un oifeau d'une grandeur extraordinaire , qui fe trouve vers le pole antarflique ; il eft d'une fi prodigieufe force, qu'il enlève les bceufs dans les campagnes; cependant ces animaux, dans cepays, font auffi gros que les éléphans : on doit juger, par cette idéé, de la groffeur dont doivent être les ceufs dont il eft queftion. (2) II eft conftant que le foleil fait 1'effet dont il eft parlé dans ce palTage: s'il arrivoit qu'un lefleur nous foupconnat de lui en impofer, il lui eft aifé de le vérifier, en prenant la pofte & en fe rendant aa premier port de mer , ou il aura le plaifir , au lever du père de la lum.ère , de voir de quelle facon fe fait 1'attraaion dont il eft parlé. A peine fes premiers rayons dardent-ils fur le rivage, que les huitres qui s'étoient entr'ouvertes pendant la frakheur de la nuit, fe referment dans la crainte que la chaleur ne les deffèche; mais comme parmi ces habitans du coquillage; (comme  286 L A M E K, 1 5, rayons ardens tranfpercoient en plufieurs en* droits les pores de cette terre grafie & marécageufe , & qu'ils afpiroient, pour ainfi dire, 1'humeur & les radicaux qui y étoient concentrés. Je mefurois , fi j'ofe me fervir de cette exprefiion , 1'étendue & la force de fes rayons , qui fembloient autant de lignes attachées a cette maffe , lorfqu'un phénomène nouveau me furprit, & fit naitre mon admiration. Trois de ces ceufs de roes , que leur pefanteur avoit enterrés a demi & fur chacun defquels un rayon tomboit perpendiculairement , partirent tout d'un coup de leurs places & furent portes dans le ciel avec autant de vïteffe , qu'une flèche décochée par un bras vigoureux. chez les hommee) il s'en trouve de pareffeux, le foleil profite biertot de leur négligence , fe gliffe entre leurs écailles lorfqu'elles ne font pas exactement fermées, & les enleve avec rapidité , caufe pour laquelle on trouve tant d'huitres creufes fur le bord de la mer. Le vulgaire , qui n'eft point au fait des myftères de la nature , & qui prend tout au pied de la lettre, a toujours cru |ufqu'aujourd'hui, que le foleil airnoit les huitres , & qu'avant de commencer fa carrière , il déjetinoit de ce ragout. J'ai cru que fans manquer au refpecl qu'on doit aux fecrets philofophiques, il m'étoit permis d'expliquer ce paffage , afin qu'on ne foit pa* plus long-temps la dupe de fon ignorance.  Lamékis. . ag7 Je prêtois une attention exacte k toutes ces chofes, lorfque je m'appercus que le banc déclinoit , & redefcendoit peu-a-peu vers la mer; je revins cependant bientöt de 1'étonnement dans lequel ce changement de mouvement m'avoit jetté, lorfque je vis entre le foleil & cette maffe de terre , un nuage ieger (i) qui ötoit aux rayons du foleil la (i) Ce prodige eft arrivé en 1'an du monde 2400 de 1 ère égyptienne. Voici de que!!e manière Ariftote Ie rapporte dans un fupplément qu'il avoit fait pour joindre a fa dioptrique , qu'il oublia dans fa poche le jour fatal qu'il fe précipita dans i'Euripe. Ses contemporainsaffurentquecet écrit étoit un morceau achevéil ne nous en refte que ce fragment, que je donne ici au public , d'aprèsune copie que le médecin du Grand Mogol m'a envoyée il y a quelques années. ' II y avoit trois jours entiers que le foleil n'avoit paru fur notre hémifphère , lorfque le 4 du mois d'Oklouk a Ia deuxième heure du jour, il fe fit voir avec tout 1'éclat qui lenvironne. Le peuple qui foupiroit après fon retour , n'étant pas accoutumé a le perdre fi longtems , courut dans les campagnes , pour jouir plus en repos de fon aimable préfence. Mais quelle fut la furprife de tout le monde, lorfqu'on vit s'éleveT dans les cieux un corps bnllant , fur lequel fembloient rcunis tous les rayons du père de la lumière ! Les miniftres du temple de Jupiter étonnés de ce phénomène, invitèrent le peuple a recourir a fa miféricorde , & publièrent que la comète qui paroiffoit dans les airs, étoit  i8§ Lamekis.' force de leur attraction , mais qui n'étoit pa£ affez opaque pour empêcher que les rayons ne le tranfpercaffent > ce qui conferva fans un puiffant ennemi qui s'élevoit pour le renverfer de fon tröne brillant. Ce peuple intimidé fe profterne aü pied des autels , jette des cris affreux , & s'attend a chaque inftant que 1'univers va s'écrouler. Cependant ce corps étranger alloit tantöt en avant, & tantöt eri rétrogadant ;quelquefois les rayons s'éclipfoient entièrement , faifoient ombre fur la terre , & puis reparoiffoient felon leur cours ordinaire. Cette efpèce de combat dura plus de trois heures, durant lefquelles on trembloit qu'a chaque inftant Ie foleil ne (uccorobat, par la raoidité dont tout a coup ce phénomène tira a lui ; cependant lorfqu'on s'y attendoit le moins la comète s'évanouit & difparut. Les prêtres d'Appollon profitèrent de cet effet naturel pour fe faire valoir au peuple , & lui annoncèrent qu'il devoit a leurs prières le fecours important que Jupiter venoit de donner a Phébus; tout le monde le crut, & courut au temple en rendre des adtions de grace. Pour moi, peu complaifant pour les erreurs vulgaires, & qui avois examiné les chofes de prés , je me figurai que ce phénomène étoit un corps étran.gër, que 1'ardeur du foleil avoit attiré, & que fa chaleur avoit diffous, lorqu'il s'en étoit approché de trop pres. Voila ce que rapporte Ariftote a ce fujet; j'ai cru devoir le citer dans une occafion auffi effentielle, & qui prouve avec tant de nettetéle paffage dont il eft queftion. doute  L A M É K <1 S- 2%$ doute la fufpenfion de ce corps, Sc fut caufe' qu'il ne fut pas précipité. • Cependant le nuage qui occafionnoit cette? déclinaifon s'étant diffipé, la maffe de terre remonta peu a peu, Sc lorfqu'elle fut k un certain degré d'élévation , fon mouvement devint plus rapide, Sc la grandeur dont elle me paroiffoit diminua fenfiblement , Sc me parut bientöt changer en un corps très-petit; je ne le perdis point de vue qu'il ne füt entièrement difparu. Ce qui venoit de fe paffer, me jetta dans les réfléxions les plus profondes ; 1'attraöion de ce corps-me fit tirer des conféquenceü phyfiques qui m eclairèrent fur bien des faits importans qui m'avoient jufques-Ja fort embarraffés. Je conc^is que les grands corps de 1'univers, comme la lune , la terre , Sc les ' planètes , recevoierit leurs mouvemens du' mobile enflammé du ciel, Sc me perfiadai que mobile ou non , leurs mouvemens plus ou moins grands dérivoient de la force & de la D'ailleurs il nous éclaire fur la chronologie du tems oa vivoit Lamékis; avantage important, quine doit jamais être négligé, & c'eft a quoi je m'attacherai toujours dans mes produftions. Cela coüte; mais peut-on trop faire' pour le public ? Tome I, 1 T  »9© L A M E K I S.' diitance de fes rayons. Ce probJême me conduifit a un autre , qui me prouva avec plus de fécurité , que les vapeurs afpirées de la terre par le foleil, devoient y être portées , & fe coaguler pour ainfi dire par les degrés de chaleur, & -que devenant corps alors & n'étant plus foutenu par les humeurs oléeufes dont il a -été formé , il perdoit 1'cquilibre de fufpenlion , & fe précipitoit fur celui qui lui étoit inférieur; ce qui occafionnoit les écroulemens terribles dont on eft fi frappé , lorfqu'on en ignore la caufe: je remarquai encore que les rayons ne ^rouvant plus dans ces. maffes coagulées de pores dans lefquels ils puffcntfe communiquer, faifoient gliffer leurs lumières, & donnoient a ces pores un éclat importeur. Le fruit que je tirai de ces obfervations , & les progrès oü elles me conduifirent, me fïrent naïtre avec plus d'ardeur que jamais le délir impatient d'alfurer la théorie par la pratique. II y avoit long-temps que j'afpirois k lier commerce avec ces intelligences qui hafcitent dans 1'Etherée; quand les doctes écrits ide nos anciens philofophes ne m'eulfent pas enfeigné qu'il en exiftoit réellement, je n'aurois eu aucun lieu de douter 9 que tout ayant  L A M E K I 5. 291 vie (i) dans 1'univers , les cieux ~, 1'une de fes plus grandes parties, ne produifïffent des eréatures qui provinffent de leur légéreté & de leur denfité; je me figurois avec une raifon éclairée , que les Corps matériels &£ fluïdes renfermant dans leur fein des animaux, 1'air & la matière devoient les procréer & con- (i) La jphilofophie fylphienne enfeigne que tous les atêmes qui forment le corps de 1'univers , font des ani* maux de différentes configürations, qui fe procréent & fe confeivent, felon 1'inftincT: de ceux qui nous font vifibles. Elle pofe cet axiome pour principe de la durée du mouvement de Ia nature, établiffant leurs régénérations, comme un point incontedable qui fupplée a la mortaüté de 1'efpèce, qui fe tranfmuant en d'autres voIatiles, pour fervir de nourriture a fes femblables , conr fervent par leur vie ce mouvement néceffaire, qui fait jouer toutes les parties de 1'univers. De cette phyfique recue parmi les Sylphes, ils remontent a la connoiffance du créateur , & difent qua tien ne prouve tant fa puiffance, que la variété qui fe trouve, fuivantleur fyftême, dans tous les atömes animés; & la comparant enfuite avec 1'uniformité qui fe trouve dans 1'efpèce humaine, ils s'en fervent de moyens pour prouver qui de tous les animaux, 1'homme eft le feul prédeftiné pour Ia gloire , & que fon ame eft fuflxfamment établie immortelle par cette préférence infigne. Voila les deux points fur l«fqu«ls roule1 la philofophie de 1'ile des Sylphides, Tij  2.9* Lamekis. tenir des volatils de fubftances au-deffus de tous les animaux connus. La le&ure d'un manüfcrit précieux qu'un philofophe immortel avoit donné k mon père , me prouvoit que bien des fages s'étoient diftingués par-deffus tous les autres , par la prérogative précieufe d'un commerce réel avec les intelligences: avantage ft iuprême, qu'ils avoient été conduits jufqu'au derniër degré des connoiffances furnaturelles. Quand même je n'aurois pas eu des iridi* cations auffi certaines, j'aurois trouvé en moi des préjugés & des notions de ce que je n'aurois alors que foupconné, par les contraftes perpétuels qui fe trouvent dans la facon de penfer des hommes , & par cette volonté mue, tantöt pour le oui, tantót pour le non, qu'un fouffle inconnu femble enfanter & loutenir, ce que le vulgaire des hommes appelle égards ou réfléxions , qui de deux chofes a faire, font pancher tantöt pour 1'une & tantót pour 1'autre , quelquefois avec une telle indécifion, qu'il femble que ces volontés font li diflinaes qu'elles forment deux fubftances abfolument divifées , & dont la contrariété ne cede qu'a un être majeur qui décide & meut enfin le corps ou 1'efprit de celui' qui eft agité de ces combats. Ces noms, dis-je,  Lamekis. j^j' que notre ignorance donne aux révölutionï de notre ame , me fembloient obfcurs & ne pas fignifier ce que ie penfois fur cet article; je trouvois bien plus court & bien plus naturel de croire que ces efprits créés dans 1'orbe de 1'univers, étoient les auteurs de ces contrariétés, auxquelles nous fommes fi fouvent en proie , & que felon leur bonne ou mauvaife effence , nous étions plus ou moins malheureux: je concevois encore que 1'ame, comme un juge fouverain , maitreffe abfolue, fe livroit a la bonne ou a la mauvaife intelligence, & qu'alors en étant entièrement obfédée, elle fuivoit aveuglément le guide qu'elle s'étoit donné. Je paffai plufieurs années a la fpéculation de ces chofes , & peu de jours s'écouloient , que je ne cherchaffe a me convaincre de la folidité de ces réfléxions. J'allois fouvent dans les lieux qui m'avoient donné des notions fi eertaines de 1'élévation des corps vers le ciel; lè je travaillois avec affiduité a trouver des moyens qui puffent me procurer 1'avantage précieux de me promener dans les airs: j'y aurois travaillé vainement , 1'efprit eft trop obfédé par le corps , pour que ces opérations foient claires & diftinöes : le hazard produifit ce que tant d'étucle n'avoit pu faire. T ii|  -94 Lamékis; Une-nuit que j'étois monté fur une des plus hautes montagnes de la Phénicie , je m'échauffai fi tellement la tête a rêver k ce projet, que je vins a brüler de la foif la plus ardente: quelque févérité que j'euffe pour les befoins de ce corps que je méprife , je «ne trouvai fi preffé de celui-ci , que je fus chercher avec foin une fource oü je pus me défaltérer. J'errai vainement fur la montagne pendant deux ou trois heures; plus je me donnois de foinspour y parvenir,& plus j'augmentois ma cruelle altératian. Dans cette affreufe extrémité , je ne trovivai point d'autre expediënt que celui de recourir k une rofée abondante , qui par l'humidité de la nuit qui commeneoit, montoit a la pointe de 1'herbe d'un gazon fur lequel je m'étois couché. J'en recueillis avec la main le plus qu'il me fut poffible , mais ma tête brulante confervant une chaleur qui 1'accabloit, me'fit imaginer d'étendre un mouchoir fur 1'herbe fraiche. II fe remplit bientöt de cette rofée abondante, je m'en fervis de bandeau, & je m'en trouvai fi foulagé, que quelques inftans après un fommeil doux & paifible s'empara de mes paupières. Un fonge flatteur & myflérieux voltiges fur mes fens prévenus, il me fembloit que je  L A M E K I S. ï£f quïttois la terre, & que j'étois porté dans ira climat plus brillant que le foleil ; un palais fuperbe bati de pierres tranfparentes s'offrit k mes yeux , un peuple fourmillant d'une efpèce fingulière & qui m'étoit inconnue-, marchoit fur les nuages, tandis que d'autres qui avoient des aïles fe promenoient dans les cieux. Je m'avancai d'un pas lent mais téméraire, vers ces hommes prodigieux. Lorfque je fus a une certaine diftance d'eux, je voulus leur parler; mais k peine eus-je été entendu , qu'ils. fe mirent a fair Sc a jetter des cris.horribles. Les fonges ont cela de propre qu'ils changent fouvent le carattère 6c la fac,on de penfer, Tel qui a le ceeur lache , ofe affronter en dormant un péril dont a fon réveil le fouvenir le glacé de frayeur; Sc tels que rien n'intitimide , tremblent les yeux fermés d'une occafion qu'ils mépriferoient étant éveillés. Je me trouvai alors. dans ce cas , moi qui afpirois depuis fi long-temps après le bonheur de connoïtre des intelligences ; je fus effrayé de lafeule illufion qui me les repréfentoit. A peine avois-je été a portée de les confidérer, que' leur afpeét me fit a mon tour fuir de frayeur,, cette lacheté me les attira fur le corps. L'un de ces monftres que je traitaide tel dans mon' imagination me faifit d'une main puiffanie a T iv.  Lamekis. travers le corps , & me précipita du ciel fur i la terre. Ma chüte fut fi douloureufe, & fit unefi forte impreffion fur mon fommeil, que je me réveillai en furfaut en jettant un grand cri. Le foleil dardoit alors a plomb fur la mon, tagne oü j'étois, & tout éhloui de fes rayons je ne démêlai pas fur le champ, ayant a peine , les yeux entr'ouverts, un événement affez fingulier qui fepaffoit dans 1'air, & auquelfans y penfer j'avois donné lieu. L'agitation du rêve que j'avois fait en dormant, fut caufe fans doute que le mouchoir imbibé de rofée dont je . m'étois ceint le front fe détacha & tomba par terre, le voyant tout a coup en 1'air ; je me figurai.que le vent 1'emportoit; je me levai ■ précipitamment pour 1'attraper, mais il étoit déja hors de la portée de-ma main , & s'élelevoit infenfiblement; mais ce qui me furprit, c'eft qu'il ne faifoit pas un fouffle de vent : cette connoiffance me fit juger que les rayons du foleil faifoient cette attraöion, & la vïtefie avec laquelle il difparut me fit comprendre que le foupcon que j'en avois étoit bien fondé. Convaincu par cette feconde épreuve que la chaleur. ayant une teJle force d'attradion, Pair fon principe pouvoit auffi attirer les . eorps de la terre , je concus fur le champ ie  Lam e k i ïg^ défir d'en faire une expérienee plus marquée. De retour a ma campagne , je fis un amas confidérable de rofée , & m'en trouvant une quantité fuffifante pour effettuer le projet que j'avois formé , je remplis de cette eau un nombre confidérable de veffies, & neuf jours avant que de tenter 1'entreprife la plus nouvelle & la plus hardie , je ne donnai a la nature que ce qui lui étoit abfolument néceffaire pour ne pas la laiffer fuccomber , en compenfant la médiocrité de la nourriture par la furabondance de la boifion , perfuadé que cette eau de rofée s'infinuant dans toutes les parties poreufes de mon corps , aideroit au fuecès de 1'exécution concue ; & pour que -rien n'y fit obflacle, & qu'au contraire, tout y contribuat, je me fis faire un habit d'une toile légère mais cotonneufe , que je laiffai tremper pendant tout le temps de mon jeünè dans cette eau fympathique de rofée, que je regardois comme le principe de la réuflite de mon entreprife. Enfin un jour oii le foleil devoit entrer dans •fon dernier degré de chaleur , je me tranfportai avec tous mes préparatifs fur la haute montagne oii j'avois eu le rêve myftérieux dont j'ai parlé , & oh mon deffein s'étoit congu. Deux eens veflïes attachées par des  19% L A M £ K ï si cordelettes è un baudrier dont je m'étois ceint , furent rangées en cercle autour de moi, Sc deux ailes faites avec artattachées derrière ie dos, & que je pouvois mouvoir avec les bras, paffées par des attachés femblables a celles dont on porte un bouclier, avoient été imaginées pour fervir a me foutenir dans les airs en cas que quelque nuage s'interposat entre le foleil Sc moi. En un mot mes précautions étoient prifes avec tant de mécanique, qu'il paroiffoit impoffible qtie mon projet n'eüt l'exécution 'que je m'étois propofée. J'attendois avec une impatience extréme que je fuffe enlevé de terre : une bouffole exafte Sc faite de ma main m'annoncoit que le foleil alloit entrer dans Téquinoxe , lorfqu'un brouillard épais qui fe forma de 1'humidité de mes veffies , me fit juger que j'étois a la veille de voir opérer mon épreuve. Quatre de mes veffies partirent tout d'un coup de terre, & furent peu a peu fuivies des autres j le mouvement qui fe fit alors , donna une fecotilfe a mon corps mais fa pefanteur s'oppofoit encore k la pluralité de 1'attraöion. Dans le défir extreme que j'avois de quitter la terre, je me tenois fur la pointe des pieds, & fem- 1 blable k un fauteur habile qui veut s'élever, je me donnai des fecouffes pour me détacher  Lamékis-J 299 entièrement de ma place : enfin 1'un de ces efforts me réuffit, au dernier que je fis mes pieds quittèrent terre, mais mon corps refia immobile & fans aucun mouvement : je regrettai alors de n'avoir pas fait provifion d'un plus grand nombre de veffies, il me fembloit que quelques degrés^ manquoient encore pour 1'équilibre de pefanteur ; mais je me trompois, le foleil n'étoit pas encore dans le degré de force néceffaire pour une afpiration fupérieure; j'en fus bientöt convaincu ; le tirage devint ^Tune feconde a 1'autre fi violent, que fix de mes veffies comme un trait d'arbalêtre furent emportées au plus haut des cieux , & caffèrent les ficelles qui les retenoient. Mon habit longtemps imbibé de la rofée fumoit, & formant un nuage épais autour de moi , m'empêcha de m'appercevoir que je m'élevois avec une rapidité étonnante , mon propre corps fembloit ouvert, & il n'y avoit pas un de fes pores qui ne fe fentit piqué par le rayon , comme s'il avoit été touché d'un fer aigu & chaud : la force du pompement étoit fi vive , que je fus obligé de fermer ies yeux & la. bouche ; il me fembloit que toutes les parties de mon corps, youloient fortir par ces ouvertures; en un mot cette opération devint fi violente, & il fe fit un tel boulverfement  300 L a m é k i 's„ dans tous mes organes, que je tombai dans 1'yvrefle, Sc que je perdis entièrement 1'ufage de mes fens. II eft vraifemblable que j'errai pendant tout le jour dans le ciel; car lorfque je revins k moi, je ne vis plus le foleil. II eft vrai qu'une multitude innombrable de corps femblables au ften s'offrit k mes regards; de quelque cöté que je les töurnafie ils avoient tous de 1'éclat', mais les uns éclairoient moins & les autres davantage , Sc les rayons qui partoient de ces aftres, avoient une force bien inférieure k celle que mes préjugés avoient é'tablïs pour le chef, Sc le plus grand de tous les autres. La furprife ou j'étois de me trouver foutenu dans les airs fans la force de cette attraftion qui m'y avoit élevé, ceffa lorfque je remarquai que la pluralité des rayons émanés de toutes cesplanettes fe choquant Sc fe croifant au-deffous de moi , reffembloient k plufieurs lames d'épées dont les pointes s'engagent les unes dans les aufres , Sc qui fe foutenant mutuellement en.forme de voütes , font capables, malgré leurs foibleffes, de poster les corps les plus péfans. J'eus d'autant plus lieu de me figurer cette étonnante vérité , que les veflies qui avoient fervi a me porter dans les airs, étoient defféchées par 1'ardeur du foleE l  ly A M E ic I Sp j0j & qu'au lieu de m'attirer & de me foutenir comme auparavant, elles fembloient me faire décliner & baiffer par leur pefanteur. Je n'eus pas lieu même de douter en examinant les chofes avec une férieufe attention , que fans les rayons croifés dont je viens de parler qui me foutenoient, j'aurois bientöt été précipité des cieux dans un abime inconnu. Lorfque j'eus lieu de croire par cette obT fervation que je ne courois aucun rifque de ce cöté, & que le poids de mon corps étoit fi peu de chofe , eu égard a fon élévation, que je reffemblois a un petit vaiffeau qui vogue fur une mer immenfe , 1'expérience, dis-je, ne m'eut pas plutöt prouvé cette extraordinaire vérité, que je crus devoir en faire ufage Sc, me fervir de ma raifon & de mes mouvemens, afin de faire mes efforts pour aller en avant. Pour y parvenir , je crus qu'il étoit important de me délivrer du poids incommode du nombre des veffies qui tiroient en bas, Sc me fervant d'un couteau dont je m'étois muni , je commencai k couper les cordelettes auxquelles ces veffies étoient attachées; k mefure que j'en détachois une, elle étoit enlevée comme un trait d'arbalêtre, & je la voyois pouflée par de petits globes tranfparens, qui fe fuccédant les uns aux autres,  302 Lamekis: la faifoient tourner comme une pirouette en s'éloignant. Ce fut une vraie récréation pour moi que la manière dont ces veffies furent enlevées dans les airs, & les différentes routes qu'elles prirent lorfqu'elles furent détachées; mais cet amufement penfa me coüter cher, par la raifon qui va être expliquée. A peine fus-je aux deux tiers de mon travail, que je me fentis tourner malgré moi, & monter diagonalement vers un grand corps quarré, qui rendoit une lumière vive & bla-> fardé. II ne me fut pas difHcile de concevoir par ce mouvement, que la pefanteur occalionnée par les cordes & par les veffies avoit fervi d'une efpèce de contrepoids & s'étoit oppofée k la violence des petits corps qui faifoient un tourbillon, & que je reifemblois k un vaiffeau que 1'ancre empêche d'être entrainé par le courant; perfuadé par ce raifonnement, je difcontinuai mon travail, & ne pouvant plus réfifter au mouvement du tourbillon qui me faifoit continuellement tourner en me poulfant vers le corps quarré dont j'ai fait mention, j'imaginai de me fervir de mes ailes pour m'oppofer s'il fe pouvoit k cet état trop incommode. A peine eus-je étendu les bras que le tournoyement celfa , mais tous les globufcules agiffant alors a la fois  Lamekis. 305 contre cette configuration plate; je me fentis pouffer avec force vers le corps quarré qui at mefure que j'en approchois devenoit de plus en plus énorme ; je croyois que 1'impulfion qui m'avancoit rn'y alloit porter , ce corps me fembloit terreflre , & j'afpirois a pouvoir y débarquer , lorfque je m'appercus que je déclinois fur la droite , & que je m'en éloignöis infenfiblement. Je remarquai en paffant que ce corps n'étoit pas éclairé dans toutes fes parties , qu'il étoit monflrueux , & qu'il n'y avoit que fes extrémités & fes parties les plus élevées qui le fuflent ; ce qui mè fit penter que cette maffe étoit le corps de la lune, que les fonds obfcurs étoient les laches que nous lui voyons de la terre. J'étois attentif a cette obfervation, lorfque je fus poulfé tout d'un coup dans un nuage fiuide dont je fus autant mouillé que 11 j'eufle traverfé une rivijère , heureufement que le trajet fut court , fans quoi je n'aurois pü y réfifter; il reffembloit k une neige nouvellement tombée , k la différence de la couleur qui étoit violette & d'un gout de foufre , que ce fluide coagulé n'a pas fur la terre. Après avoir pafte cette barrière incommode; je me trouvai dans un ciel doux & tempéré, m nuage plus blanc que te neige fembloit le fé-  304 Lamékis. parer des autres climats ; la je commeneai a refpirer & a reflentir de la joie ; une odeur faine & délicieufe ranima mes efprits appefantis &c fatigués de la lïtuation prodigieufe oü je me trouvois ; une idee fecrette me flattoit que j'étois enfin arrivé au but après lequel je foupirois depuis long-temps. L'agitation des petits globes qui m'avoient promené jufques-la dans le ciel ceffa tout k coup , tk quelque effort que je fifTe avec mes alles pour avancer vers un palais d'une ftructure admirable que j'appercus dans un lointain, & vers lequel je me fentois un'défir preffant d'arriver, il ne me fut pas poffible de faire un pasen avant, il fembloit qu'une forte main me retenoit 6c s'oppofoit a tous mes efforts. Dans cet embarras imprévu , je me fouvins du poids que je portois, je coupai le refïe des cordes 6c des veffies que je croyois être le principe de mon immobilité, mais je ne me trouvai pas plus avancé de ce retranchement; je crus que la pefanteur de mes ailes nuifoit encore au mouvement après lequel j'afpirois, je dé-tachai ma ceinture, 8c je m'en délivrai: cela fut encore inutile: il ne me reffoit que mon habit ,jje m'en défis de colère, je n'en fus 'f as encore plus avancé: après tous ces vains foins toujours immobile , je me trouvai nud 6c fufpendu  E A M Ë K 1 s; jfif fufpendu dans le ciel comme une planèté qui y eft clouée , & qui ne lui fert que d'orne* 'ment; Je commencai a m'inquieter on në peut davantage, d'une fituation ft languiffante && fi extraordinaire ; je nageois des bras Sc des inains dans le vain efpoir qu'a la fin je fortirois de cet ëtat léthargique , Sc ne pöuvant y réuftir, je prefibis toutes les lacultés de mon efprit, pour tacber de développer les caulës de cet empêchement, mais elles étoient trop nryftërieufes pour que je pufte y parvenir ; je crus n'avoir pas d'autre parti a prendrè que celui de me réfigner entièrement aux volontés céleftes; Sc comme je n'en fouffrois point, il ne fut pas diffidle de m'abandonher è mon fort. Sufpendu comme jé viens de le rapportef au milieu du ciel, Sc ne pouvant faire aucun Ufage de mon corps, je crüs devoir donnet 1'effor a mon éfprit par la confidération de tous les objets qui s'offroient a mes yeux , jelesarrêtaifurun Corps peu diftant du nuagé au-deffus duquel j'étois élevé , il me parut ovale , & les rayons étrangers qui le frappoient aidèrent a ma vue Sc me firent diftinguer quelques mouvemens qui fe pafibient fur cette maffe qui me fembla terreftre, je trouvai Tome /. V  306 Lamekis. général que la fuperficie de ce nouveau monde n'avoit rien qui différat de notre terre , je démêlai des montagnes , des mers , des fleuves & des rivières, & avec les fecours des lunettes d'approche dont je m'étois muni , & qui étoient la feule cbofe que je m'étois réfervée , je diftinguai des villes & des viHage-s , & malgré la diftance du lieu , des hommes qui ne me parürent pas piuS gros que des mouches, & dont les mouvemens étoient fi lents qu'a peine les pouvois-je diftinguer. A la droite de ce nouveau monde, je vis un aftre plus brillant que les autres qui fembloit éclairer cette terre , &. que j'en jugeai être le foleil. Je parcourus, du lieu ou j'étois, 1'univers; de quelque cöté que je jettaffe mes regards, je rencontrai de pareils mondes, chacun defquels étoit enviromié d'un nombre confus d'étoiles qui fembloient lui faire un ciel particulier : de-la je conjeöurai que chaque planète étoit un monde comme celui que j'avois quitté , qui avoit fon foleil, fa lune & fes révolutions & que malgré 1'immenfité de 1'univers , tout y étoit conftruit dans une parfaite & une exacle uniformité. J'étois dans 1'admiration de toutes ces chofes, lorfque le ciel s'embruma tout d'un coup d'une légion de corps animés, qui comme des cor-  Lamekis. 307 beaux croaffoient au deffus de ma tête, & qui y voltigeoient avec une rumeur confufe ; je fus auffi forpris de leur multïtude que de leur forme, Aucun de mes livres ne m'avoit prévenu fur leur configuratie* ; ce qui m'obhgea de croire que j'étois le feul qui eut été k portée de confidérer ces mervéïlles : 1'amour-propre ne me laiffa pas douter qu'une prédilecfion flatteufene m'eüt choifi. Dans cet efprit, je me trouvai une telle liberté , que j'ofai demander k 1'intelligence qui me parut Ja plus prés, quelle étoit la raifon pour laquelle je me trouvois pouraïnfi dire cloué dans lesairs. Je fis cette queftion en idiome Caldéea, langue que je c.rus ia plus convenable pour entretenïr les efprits. Tremble, mortel curieux & profanateur , reprit-on d'une voix enrouée & févère, frémis de 1'attentat que tu ofes commettre ; ignores-tu que Ie divin Sehalgalis en eftle fouverain & qu'il n'y s'ouffre rien d'impur ? Vive a jamais ce grand roi, & périffent tous ceux quiofent afpirer a le connoïtre fans avoir été purifié dans le Céolbhaume, & par I'affreux dépouiliement de la matérïalité. A peine le iylphe eut prononcé ces mots qu'un cceur des mêmes efprits , les répeta' mélodieufement. Cette harmonie fur fi pu|f_ fante , qu'il me femMa que la matière qui Vij  ^o8 L A M ï K i Si m'environnoit en acquéroit un dégré de mou* vement; il fut même fi fenfible, que j'en fus ébranlé , & que je fortis de cet état d'immobilifé dont j'étois fi inquiet: une nuit obfcure fuccéda bientöt , pendant laquelle une voix male , dont la beauté ne peut s'exprimer , chanta une hymne a la gloire de Sehalgalis j Je vous en tais le fujet, ö Lamékis, Continua Déhahal, il n'eft permis de 1'apprendre qu'après le dépouillement univerfel. Je pris la liberté d'interrompre dans cet endroit le jeune philofophe: m'eft-il permis, lui dis-je, d'ofer vous demander, fi la fageffe du fouverain de cette ile vous avoit prédef tiné , puifque fans être purihé , vos oreilles charnelies entendirent les merveilles de cette hymne, avantage dont je ne puisjouir qu'après la dernière épreuve. La réfléxion eft judicieüfe, reprit Déhahal, mais je ne puis y répondre , qu'en te faifant obferver que les dieux font les maïtres , & qu'ils n'ont de raifon k donner de leur prédilecfion que leur fuprême volonté. Cette réfléxion étoit trop jufte pour y rien ajouter. Je gardai le filence , Déhahal continua en ces termes. Lorfque 1'hymne fut achevée, quatre Sylphes me faifirent au milieu du corps, Sc fendirent  L A M E K I S. $0% Pair avec rapidité ; je ne fais qu'elle force divine & fecrette m'animoit, mais mon efprit ne fut fufceptible d'aucun effroi; au contraire,, je demandai avec une froide tranquillité aux efprits qui m'enlevoient, ce qu'ils vouloient faire de moi. Te précipiter dans. le feu éternel, reprit celui qui m'avoit déja parlé , ne mérites-tu pas. ce chatiment par ton orgueilleufe entreprife detre entré dans 1'ile des. fylphides ? L'ïle des Sylphides, interrompis-je-, avec des tranfports de joye, & fans paroïtre ému ni de la menace ni du fupplice. Quoi l je fuis dans ce féjour fi défiré ? ah! je ne puis acheter trop cher le plaifir délicieux d'y être parvenu. Comment, continua le fylphe, en me regardant fixement , la mort ne t'épou-. vante pas ? Non , continuai-je , puifqu'eüe eft précédée de la félicité a laquelle j'afpire de-, puis fi long-temps. Kaliskiki ( i) s'écria un. fecond fylphe, prenons garde a ce que nous faifons, cet homme eft d'une autre efpèce quele commun des. mortels; la loi nous ordonne de précipiter dans le Céolhhaume (2) tous, (1) Le plus grand ferment que put faire un fylphe. Ce mot fignifioit par la tête de Séhalgalis.; & lorfquli étoit prononcé, on.étoit obligé de fe. rendre. 3 1'avls de. celui qui 1'avoit proféré. (2 ) Voyez la no.te de. la pag.e 1 ip: de, la, fecond^ Vin-  3 'o Lamekis. ceux qui font rencontrés dans la voie Lae-" teecaklak (i) mais celui-ci s'eft trouvé dans la route Zi-al-bis (2) d'ailleurs il ne craint point la mort & par conféquent il efl privilégié , &C dans le cas de la loi qui dit , que tout externe vive s'il ne craint pas de mourir. Mes gardes fylphes fe rendirent k 1'avis favorabie de celui qui fembloit me protégèr; ils s'éloignèrent , & tinrent une efpèce de eonfeil, dont le réfultat fut qu'on me purifieroit dans Lakindakis (3) & que pendant mon partie. C'eft le même endroït dont il a été parlé , a la différence prés , qua ceux qui y étoient .précipités fans Ja imrque purificatoire , y brüloient éternellement. (1) Route de 1'ile des Sylphides a la lune. Ces fylphes étoient ennemis déclarés des habitans lunaires. Non-teulement il leur étoit défendu par leurs loix d'avoir aucune communication avec eux, mais encore de les détruire , lorfque le hafard les leur faifoit rencontrer. C'eft ce qui étoit caufe que lorfqu'ils troUvoient quelqu'un dans cette voie , ils s'en faififfoient, & les précipitoient fans aucune rémiilön dans le céolbhatune. (2) Nuage qui fembloit communiquer de 1'ile des Sylphides a la terre ; cette voie étoit privilégiée > &C il,étoit défendu aux gardes fylphes de procédcr fur aucun de ceux qui y étoient rencontrés} fans que. Séhalgaiis en fut préalablement infonné. (3) Signifie en langue fylphienne , fource univerfelle, Cet endroit du ciel eft, feion les aftronoines 3  Lamekis. 3 tï ablution on iroit prévënir le fouverain, & lui rendre compte de ce qui me regardoit. Ces chofes décidées, 1'un des fylphes fe détacha, ik les autres m'enlevèrent au plus haut des cieux. Lorfque j'eus fait quelques centaines de lieues en montant dans les airs , 1'éclat extraordinaire des aftres augmenta k tel point, que ne pouvant en foutenir le feu , je fus obligé de fermer les yeux malgré 1'ehvie extréme que j'avois de confidérer les beautés prodigieufes, dont ce ciel élevé étoit rempli. Je ne puis, ö Lamékis , mieux te prouver fitué au-deffous de Saturne. Les intelligences prétendent que c'eft-la oü fe réfout en fluïde toute la matière , & que fon impulfion fe fait par 1'aclion du mobile enflammé, Ce ciel eft furnommé glacial , & varie fon exiftence felon les différens degrés du foleil; lorfque cet aftre eft au dernier degré d'éloignement , ce ciel eft réfolu en glacé ; lorfqu'il commence a fe rapprocher , de gb.ce il devient grêle, de grêle fe réfout en neige , & enfin en pluie , lorfque le foleil fe rapproche entièrement de lui. Les fylphes regardent lakindakis avec ies yeux d'une ft grands véncratio.i , qu'en revenant de leur miffion, ils s'y purifient, comme dans un pain facré qui les Jave de toutes les taches qu'ils ont pu contra&er dans les climats profanes, oü leur devoir les avoit conduits.  '3 Lamekis. fa majefté de cet éclat lutnineux , qu'err tti, rapportant qu'il étoit fi fort au-deffus de. toute expreffion , que malgré le voile qui me. couvroit fa vue, j'entrevis a travers'mes pan* pières le plus grand des fpeöacles que 1'efprit puiffe jamais concevoir : quel difcours pourroit en faire le magnifique détail ? une bouche autre que divine, ne pourroiH'exprimer s quand cela pourroit être, qüel eft le mortel qui pourroit le comprendre ? Qu'on fe ffgure , fi 1'on peut, 1'affemblage de tout ce que Pefprit humain peut concevoir. aidé de tout ce que la fiétion pourroit fuggérer ; le ciel étoit de la couleur d'un violet pourpré , tranfparent & aventurant, & fembloit éclairé par un million de foleils plus brilians les uns que les autres, de grands cercdes étoiles d'aftres de couleurs diverfes paroiffoient foutenir le vafte immenfité des cieux, le point de vue ne pouvoit atteindre par fa foibleffe a aucune extrémité , paree qu'il n'y en avoit aucune, & qu'après 1'étendue fuivoit i'efpace , & après 1'efpace 1'étendue. Je vis perpendkulairement au-deffus de ma tête , ime maffe opaque & extraordinaire % ayant.' la forrne d'une Aheille dont les ailes étoient; étepduesla grandeur de fon corps étoit de geil? de la plus groffe baleine „ le dgffus de.  Lamekis. 313 ion dos paroiffoit écaillé , & chacune de fes écailles avoit le même mouvement que celui de la refpiration ; le nombre de fes pattes étoit prodigieux , elle fe mouvoient perpétuellement, & le froiffement qu'elles faifoient les unes contre les autres , reffembloit au, cliquetis des armes. Pour la tête'de cet animal , elle elf difficile a définir. Aucune efpèce d'animaux ne peut m'offrir de modèles; fa figure étoit d'un quarré long dont 1'extrémité fe terminoit en trapeze ; a chacun des angles de ce quarré , prés du col étoient deux élévations ayant forme de lucarnes , fous le toït defquelles paroiffoient deux yeux coupés octogonalement, dont le" point yifuel étoit une efpèce de fléche pointue qui rentroit & fortoit avec le même mouvement que le balancier d'une horloge. A 1'extrêmité du quarré de cette tête , fortoit un yaffq bec que 1'on pourroit comparer a celui d'une Auttuche,; le mouvement de la refpiration de 1'animal étoit fi violent que ce bec s'ouvroit &c fe refermoit pour pomper & re« chaffer l'air, A 1'extrémité de chacune, des pattes de cette Abeille prodigieufe étoient, trois griffes , au, bout de chacune defquelles pendoit une tête d'börame qui toutes paroiffoient [agitées de_  314 Lamekis. paffions différentes & défefpérées ; le ventre de 1'animal au lieu de poil étoit revêtu de plaques de crifïal, arrangées comme les tuiles d'un toit , chacune de ces glacés brilloit de 1'éclat le plus vif, & repréfentoit un aftre fur lequel on diftinguoit des terres , des villes Si des hommes , & tout cela d'une ftructure finguliere & différente des notres. Je fus fi étonné de toutes ces chofes, & particuliérement fi frappé de 1'affreufe fingularité de ces têtes fufpendues , &c dont les marqués de défefpoir s'exprimoient k chaque inftant, que je fus long - temps a m'appercevoir de la propre fituation pu je me trouvoLs ; mais me fentant mouillé , & le coeur commencant a me manquer, j'entrouvris les yeux. Qu'on juge de mon effroi, je nageois' dans un fleuve de fang, & je n'étoi's ibutenu dans les airs que par une colonne de la même liqueur qui s'élevoit & fe hauffoit avec un mouvement réglé: je levai les yeux au ciel; que devins-je, lorfque je vis le bec de 1'affreufe Abeiile entr'ouvert , qui fembloit m'afpirer , me pomper & faire tous fes efforts pour m'avaler ? Ma philofophie s'évanouit alors , je m'agite, je remue les bras de crainte , & femblable a un homme qui craint de fe noyer , je me débdts pour me fouftraire au danger  Lamékis. 315 qui me preffe ; les efforts que je fis furent inutiles , le balancement augmenta & me porta bientöt jufqu'a la portee du bec fatal. Le monftre alors donna une fecouffe a fa tête prodigieufe , elle s'avance, il ouvre la gueule, renifle & m'avale tout entier. Je fermai les yeux d'horreur h ce terrible événement, je me fentis moudre comme iifl grain de bied dans le moulin , fur un ratelier de dents qui coupoient comme un rafoir, mon ame fe trouva bientöt dégagée de fon corps, mais parun prodige inoui, chacune des parties de ce corps fëparees, hachées refféntoit la douleur qui lui étoit propre , mes yeux feulsfe conlervèrenten leur entier, & gliffèrent entre fes dents. Ils virent 1'affreux démembrement du corps auquel ils avoient été attachés , & reconnurent 1'ame reffemblante a un reffort replié fpiralement fur lui même , laquelle faifoit tous fes efforts pour s'échapper d'un jabot qui 1'avoit engloutie, & qui comme une bourfe étoit fi bien fermé, qu'elle fe tourmentoit en vain. Mes yeux qui fembloient avoir retenu outre leur faculté ordinaire celle des autres efprits, par lefquels ils avoient été mus fi fouvent , inquiets de ce qu'étoit devenu leur corp , le chercboient dans le ventr'e immenfe de la  J1Ö L A M É K I Sv mouche; comme la lumière tranfpercoit. datïSs toutes fes parties , il leur fut aifé de les dif-, tinguer dans l'eftomac de 1'animal; les mem-, bres n'étoient pas encore moulus au point d'être méconnoiffables , mais les fibres de 1'animal comme mille coups de marteau les battoient avec tant d'aöiyité , qu'aidé par un fang bouillonnant , ils perdoient peu-a-peu leur individu & fe mêloient dans ce fang qui, s'en épaiffiffoit &c en perdoit fa couleur. Mes yeux ne trouvant aucun veflige de, ma tête dans 1'eftomac dévorant de 1'affreufe abeille , la trouvèrent vers le cceur , rempli de plufieurs trous defquels fortoit un efprit rouge & enflamé,qui calcinoit infenfiblemedt le crane; la cervelle leur parut noire comme, de 1'encre, &C palpitoit avec autant d'agitation, que le flanc d'un courfier qui a fourni une longue carrière. Je m'étonnois dans moi-mcme de mes yeux comment je pouvois réfléchir fans ame ; mais je revins bientöt de cette furprife , lorfque je reconnus que 1'extrémité de mes prunelles, tenoit a une fibre , qui par un autre linéament avoit connexité avec les fils replies de mon ame , laquelle continuoit a fe roidir & a, chercher un échappement. J;étois encore dans 1'examen de ces chofes^  ■^Lamekis." yif jjsródigieufes lorfque mes yeux fe virent attaqués par une multitude innombrable d'infectes enfantés fans doute par la corruption ; ils étoient fi petits , que fans leur nombre qui fprmoit un nuage épais, il eüt été difficile de les entrevoir ; leur forme étoit ronde, & de leur fuperficie fortoit une pointe dont ils dardoient continuellement les prunelles; elles regrettèrent en vain leurs paupières avec lefquelles elles auroient pu parer ces affauts redoublés , elles fe crevèrent & la liqueur dont elles étoient remplies s'épancha dans le bec de 1'animal ; nonobftant cette dernièrè diffolutióri, cette liqueur conferva le fentiment & s'appercut avec horreur que la langue de 1'animal la lapoit & la conduifoit par 1'afpiration de l'eftomac dans un conduit, oh étant arrivée , elle perdit le refte du fentiment, ou pour mieux dire, tomba dans une yvrefte létargique. Cependant mon ame, qui continuoit a faire fes efforts, pour s'échapper & fe réunir k foh principe, fe fentit tout d'un coup refferrée & fe retrouva renfermée daris le cerveau dont elle étoit fórtie : alois mes yeux fe rouvrirent & fe revirent attachés a leur tête , & la tête a fon corps , qui fembla fe réveiller comme d'une profonde létargie. En examinarlt  318 Lamekis: les chofes de plus prés, je me trouvai renJu' a moi-même , & au lieu du féjour affreux dont je fortois, je me trouvai aftïs furie dos de 1'abeille, dont le bec carnaflier faifoit tous fes efforts pour me ravaler une feconde fois. La crainte de ce danger m'agitoit de mille poftures différentes pour me délivrer de ce fecond malheur: mais le col de 1'abeille étoit fi fléx ble , qu'en vain j'avois évité d'être fa proye ; je touchois au moment oii j'allois en être engiouti , lorfqu'un fylphe apparut qui s'écria d'une voix tonnante : c'eft affez , Sehalgalis eft fatisfait. A ces mots 1'animal difparut, & n'étant plus foutenu par lui , il me fembla > Sehalgalis , par la grace du grand être i fouverain de toutes les intelligences créées oit qui le feront dans la fuite, difpenfateur deS rayons  Lamékis. ju rayons divins qui donnent vie ou qui 1'ötent, créateur fecret de tous les infeftes, & de tous les reptiles , moteur des grands cércles de 1'univers , premier infpirateur des motvvemens internes & fpirituels des animaux terreftreS, protefteur des fentimens, alambic de toutes les fciences naturelles & furnaturelles, poffeffeur feul du grand ceuvre , de la liquifïcation de toutes les planettes en fluïdes , créateur de tous les elixirs. A tous fylphes , émanés du grand être, tant blancs que noirs. Salut, Notre cher & bien amé Kaagilgon , nous ayant humblement repréfenté qu'a la formation terreftre de 1'animall Déhahal, phénicien , il auroit été mandé, appellé & choifi pour être fon guide & le conduire fpirituellement & qu'en cette conféquence , il auroit apporté tant de foin & de vigilance , qife jamais le foufle de 1'efprit noir , n'auroit terni le veloutage du cceur dudit Déhahal, qu'au contraire ledit Kaagilgon auroit été affez, heureux de s'en emparer au point qu'il lui avoit infpiré le défir de nous voir en face , fans faider d'aucun fecours étranger , comme il lui conviendroit; qu'a cet effet , il nous fupplioit, vu les grandes inclinations , & le courage plus qu'huma'm de fon impétrant , de vouloir bien lui accorder nos lettres de graces pour être Tornt I, ^  $iz Lamékis. regu corporellement dans notre ïle divine , aux conditions, qu'il fe conformeroit a nos loix , us &L coutumes , & qu'il ne retourneroit jamais fur la terre, felon notre judicieule politique , dans la crainte que r.os fecrets ne foient divulgués & profanés. A ces caufes , voulant traiter favorablement ledit Kaagilgon , & reconnoïtre en fon efprit fa vigiiance , fes talens , fon zè!e , & lui donner des marqués de notre bonté toute royale; nous lui accordons par ces préfentes fcellées de notre foufle , le droit de porter dans la Ladinkakis ledit phénicien fon élève, lui permettons &n cutre par grace fpéciale, de le faire dévorer par la grande Abeille , notre infede privilégié , a laquelle nous mandons & ordonnons de le digérer , aux conditions toutefois , qu'elle le rendra dans fon entier , trituriment fait audit Kaagilgon auquel nous permettons d'écorcher tout vif 1'impétrant, & en après de lui faire part de nos loix , us & coutumes , afin qu'il puiffe jouir de tous nos privilèges, que notre bénignité fans feconde accordé a tous nos fujets , a 1'exception toutefois de 1'invifibilité & de 1'immatérialité qui ne lui feront accordées que trois jours après fon décès, aux conditions que ledit priviiège fera inféré  Lamekis. 32j tout au long fur la peau de l'impëtrgnt, & que ladite peau fera remife & pendue dans le trefor de nos archives pour fervir è ce que de raifon : mandons, enjoignons , ordonnons a tous nos officiers tant réfidens dans cette ile , qu'envoyés dans les mondes terreftres de recoahoïtre ledit Déhahal comme un dé nosfiqets de ia troifième claïië , & de tenir la mama ce qu'il jouiffe de toutes les faveurs que nous avons cru devoir lui accorder : commandons a notre Loiig-houk-óu (i) de faire publier notredite volonté par notre Lankiska (x) afin que nul n'en prétendre caufe d'ignorance , nonobfiant clameurs d'efprits noirs, Sc défefpoirs a ce contraire. Donné dans notre palais fantaffique de 1'ïle des fylphides, fans date (3) & fans réyolution. „ SEHALGALJS. Parle roi fans confeil. Loug houk-ou. (1) Garde du ftilet royal, faifant les fonclions de fecretaire d'état. (2) La grande afceille : elle avoit le droit de proelamer les ordonnances de Séhalgaüs, & en cette confidération chaque habitant de 1'ile étoit obligé de lui fournir une certaine quanité de cadavres pbur fa fubfiftance , que les fylphes alloient détenir dans les planètes habitée's. N (3) ïl étoit défendu dans 1'ile des Sylphides de Xij  32.4 Lamékis. Lorfque 1'imprèftion dudit privilege eüt été gravée fur ma peau , le fylphe Kaagilgon tranfporté de joie, me donna 1'accolade fpirituelle (i) & me fendit la langue, la plus grande de toutes les faveurs. . Mais, ö Lamekis! que ce qui va fuivre te fera connoïtre qu'il eft doux d'acheter la félicité! A peine la peau du vieil homme eut-elle été dépofée dans Je tréfor des archives , (z) dater , & d'avoir des inftrumens qui mefuraffent le tems, fuppofent què la vraie félicité n'a pcint de bornes , & qu'elle n'eft point fujette aux révolutions. (ï) Faveur ftngu'.ière, & 1'une des plus grandes qu'un fvlphe peut faire a. un mortel; elle confifie a carter une dent. KaagÜgon , par iürctoit de diftinétion, en caffa quatre a Déhahal. L'hiftoire n'apprend pas que-jamais une tel'e grace ait été accordée a d'autres hommes; ce qui fait que tous les favans ont une grande vénération pour le philofophe dont il eft ici parlé. (2) Tour dans laquelle on confervoit les peaux de ceux qui avoient rendu de grands fervices a 1'ile ; ces peaux fervoient de dot aux filles que 1 'état marioit; c'étoit le plus grand bien qu'elles pouvoient apporter a leurs époux , faifant' preuve d'une nobleffe qualifiée : dans les grandes cérémonies les femmes s'en fervoient convïie c'e longs maryeaux , & par cette marqué étoient diftu'.yiées de la nobleffe ordinaire.  L A M E K IS. 3a> qu'une nouvelle reparut fubitement & couyriï mes mufcles décharnés. Je ne fus pas plutöt paré de ce vêtement eorporel, que mes efprits concurën't les chofes tout autrement qu'ils n'avoient fait jufqu'alors ; mes yeux fafcinés (i) précédamment virent clairs & ils cönnurent la vérité. II ne manquoit plus qu'une fornialité efTentielle pour mon initiation , c'étoit la fainte lefture (z) des ufages , des loix , & des mceurs. Comme c'eft la bafe fur laquelle un alpirant doit s'appuyer, & que j'ai ie droit, ö Lamékis, de faire part de ces tréfors, quand on s'en eft rends digne par la fermeté avec laquelle on a foutènu 1'épreuve des douze tables, & que j'ai encore celui de rapporter mon hiftoire , afin qu'elle ferve d'exemple (3) & d'mtro- (1) Les t'vlphides prétendoient qu'avant ce dépoüillement, 1'efprit embarraffé de la matière, ne voyoitles chofes qu'a travers un nuage , & qu'il étoit irnpdflïbie qp'il dlftinguat le vrai d'avec le faux. (2) 11 femble que i'auteur veuille inférer de ce mot , qu'on ne peut être véritablemeht honnête homme , fans être parfaitement inftruit des loix de fon pays. (3) Déhahal donne ui.e grande lecon dans ce paffage a ceux que le miniftère charge de la conduite des autres hommes, en leur faifant connoïtre que le bon «xemple eft le plus fort de tous les moyens dont on X iij  3*6 Lamekis. ducTion ; je m'ciendrai avec exacTitude afin que vous foyez en état de faire de faines réfléxions, & de vous bien décider fur tout ce que vous avez encore a fouffrir , avant que de tendre a Ia confomtnation ; car autant ferez-vous fortuné fi vous y parvenez, autant & plus auriez-yons lieu de gémir-., fi dans le tems de la tentation vous regrettiez un état fi divin. Malheur alors , (i) rage , défefpoir, ce feroit une éternité de maux & de fouffrances. Après le renouvellement extraordinaire de mes chairs , je fus conduit en pompe au palais de 1'Opacité (2) , ( le même ou nous peut fe fervir pour les corriger & pour les amener a la perfettion ; il eft permis de fe glorifier dans le bien, comme il eft efientisl de cuiivenir de fes foibleffes; 1'un donne de 1'émulation , 1'autre chatie 1'amour-propre. (1) Le philofophe prétend par ce difcours, ircfinuer qu'il ne fufttt pas de tendre au bien , qu'il faut y perfévéret': il femble encore nous apprendre que la perte d'une félicité qu> nous eft éch.ïppée par notre propre faute , entraine de fi cruels regrets, que ce fupplice eft 1'un des plus violens qu'on puilfe imaginer. Voyez Heinfius en fon traité des fouffrances , p. 42, tome <;, édition d'Hollande. (2.) Etoit bati de carreaux de tonnerre , auffi-bien «jue la tour des archives, &. tous les lieujt matériejs.  Lamekis. 317 fommes adtuellement) Loug houk-ou , voloit è la tête d'une mukitude innombrabie de fylphes en ch intant uae hymne divine. Après ce premier corps fuivoient les demi-fylphes a pied, fur le nuage Kikizigambis (1) , ils L'auteur s'eft trorapé, en avancant que nul corps n'étoit (buffert claris cette ile, a moins qu'il n'ait tacitement excepté les exhalaifons terreufes & pétrifiées par Ie foleil , oü tout ce qui étoit créé dans les airs , comme propre de leur fubftance. (1) Pour bien entendre ce paffage , il eft néceffaire de donner une idéé de ce en quoi confiftuit 1'opacité de 1'ile. On ne peut mieux comparer fon terrein qu'a la manière dont eft batie Venue, en mettant le ciel a la place de la mer, ou ii 1'on veut, en imaginant qu'il y avoit des nuages folides , qui portoient la troifième claffe des habitans de ce climat; car n'en déplaife a 1'origina) , 111e des Sylphes, nommée des Sylphides , eft de nature mixte : elle eft fi connue aujourd'hui , que ce feroit abufer du loifir d'un leéteur, que de vouloir lui prouver une vérité fi conftante; affez de fraucois en font revenus. qui peuvent être camions de ce qu'on ne fait qu'obferver ici en paffant; mais comme la vie eft remplie de ces gens inctédulés , qui paffent leur vie a douter de tout, on les prie une bonne fois de tenter le voyage de 1'ile des Sylphides. L'hiftoire du philofophe Déhahal apprend les moyens dont on peut fe fervir pour y arriver; il n'eft pas difficile , après un détail auffi clair, d'y parvenir, & 1'on fe flatte qu'après leur retour , ils voudront bien rendre juftice a la vérité. Xiv  318 Lamekis. avoient a la bouche une efpèce cl'inftrument reffemblant a peu prés a la trompe ( 1 ) cle Triton, qui rendoit un fon doux & mélodieux. Kaagilgon précédoit la marche, & portoit un drapeau repréfentant la grande Abeille, vomiffant un mortel ; cette peinture étoit tranfparente , & faite avec un air qui ne peut s'exprimer. Je fuivois la feeonde claffe (2) des habitans de 1'ile, traïné par quatre demi-fylphes, faili que j'étois par les cheveux & portant le ventre a tene , la marche dura quinze heures, je ne pus m'empêcher pendant ce tems de fouffrances de renier intérieurement (j ) les (1) L'on voit bien que le philofophe étoit auffi orateur , & qu'il ne put s'empêcher de faire une auffi riche compryaifon ; ce texte , rendu mot pour mot , cit que ces inftrumenij figurés fous le nom de trompes de triton , étoient des veffies d'homn-yes , piquées de trèspetits trous , qu'ils embouchoient & fouffloient continuellement ; le vent qui fortoit de ces piquures tendoit un fon fort doux &i fort particulier, (2) Demi-fylphes, changeant tous les douze heures «Fefpèce ; c'eft ce qu* le vulgaire appelle folets ou fauterets. (3) Ce paffage dénote que la patience & la perfévérance font les vertus néceffaires pour atteindre au fuprême bonheur. II femble cependant que l'auteur badine ici Je philofophe , fur fes dégoüts & fur fes ïegrets. .  Lamékis. 3*9 phllofophes & la philofophie ; quelque boa fond que nous ayons, 1'homme fe manifefte toujours par quelques endroits. Depuis 1'endroit ou la pompe commenca jufqu'aux avenues du palais de 1'Opacité, le chemin fut bordé par les habitans de lile qui forment la troifième claffe , (i) lefquels avoient a la main nn réchaut (a) dont s exhaloit une fumée odoriférante & agréable ; fon épaiffeur formoit un grand nuage , que le foufle des trompes élevoit a une diftance affez raifonnable pour n'en pas être incomaiodé ; derrière la haie des citoyens de 1'ile paroiffoient les femmes (3) fylphes couvertes ' (1) Compofée d'hommes ordinaires , privilégiés ou recrutés par les fylphes. (2) La première conditlon qu'un homme étoit obligé de remplir, lorfqu'on le recevoit au nombre de ces habitans , étoit de ne jamais quitter un réchaut, fait comme une efpèce de cnl de lampe fufpendu fur un manche de fer , dans lequel devoit brüler perpétuellement une gomme très-puante, afin d'éloigner d'eux les efprits noirs ; dans la fuite des temps. ils fe font tellement habitués a cet ufage, que s'il venoit.a être défendu , ils ne pourroient plus s'en paffer. (3) Les femmes ne paroiffoient jamais que dans les fêtes publiques. Le fexe, dans cette ile, eft de deux efpèce*; la première, née de race fylphienne, en a  330 Lamékis. de leur Cankragard (2.) quoique leur flruöure fut différente de la notre , je ne pus m'empê- la configuration & les attributs; malgré leurs ftru£tures extraordinaires, elles font d'une telle beauté , qu'elles font capabies d'infpirer des palTions aux mortels. La feconde efpèce de ces femmes eft ordinaire a la notre : quoique les fylphes puiffent dire de la groffièreté de notre nature , ils font natme'lement inclinês a aimer les femmes de notre efpèce ; dès qu'ils en trouvent fur la terre qui leur plaifent, i s trouvent le moyen de les enlever, & des raifons pour les admettre dans 1'ile : 1'on verra dans les parties fuivantes, des particularités qui exp'liqueront mieux ce paffage, affez difficile a entendre dans 1'original. (i) Cendres d'onglesbrülées, dont les femmes étoient obligées de fe couvrir le front, pour donner a connoïtre qu'elles n'étoient que pouffière a la face de leurs maris. II fe trouve heureufement un paffage dans les faftes compofés par Grégoire de Tours , oü il traite de la fubordination des femmes envers leurs époux , dans lequel il cite que dans 1'ile des Sylphes, ( c'eft airifi qu'il la nomme ) les femmes y étoient fi re'pecïueufes & fi fubordonnées , qu'il ne leur étoit pas permis da marcher des deux jambes; toute la grace qu'un mari pouvoit faire a fa femme y étoit de lui permettre de changer de pied , faveur cependant qu'il n'étoit permis d'accorder que dans le particulier. Le favant mtniftre de Chafenton pouffe encore Ia remarque plus loin , en nous affurant que fi une femme bronchoit malheureufement, ou qu'elle fut furprife fujr fes deux  Lamekis. 531 pf-cher de les trouver aimables. La troilieme lignè étoit formée par la Peu-plau-keki (1) mortelle de sotre efpèce ; je promenai voluptueufement mes regards fur des objets fi flateurs, & fans la violence des maux que me faifoit fouffrir k manière cruelle dont j'étois trainé, je me ferois éloigné dë ce coup d'eeil avec regret ; mais il eft bien difficile que 1'ame conferve des idéés fenfueües , lorfque le corps eft macéré & accablé par les fouffrances. Après la Peu-plau-keki la marche étoit fermée par les grands chevaux fylphes , leur efpèce admirable m'étonna , la tête de ces animaux reffemble a celle d'un cerf, S-i a la place des oreilles font deux ailes tranfparentes; cette tête eft fans col , & tient a un ventre parfaitement rond a 1'extrémité du corps, eft au lieu de queue une éventail de plume, qui s'ouvre &C qui fe plie comme des ailes. pieds , dans le moment on lui en coupoit un, qu'elle étoit obligée de porter au cou tout le refte de fes jours. Cet auteur rapporte a ce fujet un exemple digne de foi, de la femme d'un premier miniftre , qu'il feroit ici trop long de déduire. I (2,) Femme mariée par 1'état, qui avoit droit d'affifter aux grandes cérémonies.  Lamékis; chevauxétoient montés par des demi/ ;;irs ;!'une efpèce bien differente de 1'ordi* natre; on ne leur voit point de tête ; mais ils ont un ceil placé k chacune de leurs épaules, & leur bouche paroït au-deffus du nombril; lorfqu'ils étendent les bras, 1'on entrevoit les oreilles couvertes d'un toit de chair en forme de cloche, leurs mains font k 1'ordinaire , a 1'exception , que les doigts font attachés par des chairs fli.ubles qui n'en empêchent pas le mouvement : une cuiffe fort large & d'un gras contour, termine ce corps furprenant, qui finit en pointe ronde, & de laquelle il faute au lieu de marcher. Du mi'ieu de leur poitrine fort un grand nez, dont les narines font fur le dos, qui leur fert de trompette; les différentes manières de Je toucher , forment la différence des fons. J'ai appris depuis que cette efpèce fi fingulière dérivoit d'un peuple qui haLiitoit une des planètes voifmes. L'un des premiers miniftres s'étant révolté contre les loix fondamentales, & voulant admcttre une puiffance fupérieure k la fienne, fut précipité par fon ordre de la planète, & recueilli par un fylphe , qui 1'agréa lui & les fiens dans ceite ifle.  Lamekis. 333 Lorfque nous fümes arrivés aux portes de" la grande avenue du pa'ais de 1'Opacité , la pompe s'arrêta pour' me faire obferver une cérémonie effentielle, dont la rigueur penfa ouire a la Confommation de mon bonheur par 1'impatiènce qu'elle me caufa. I! n'étoit pas permis au peuple de me conduire plus loin , Sc j'étois obligé dans ce moment de m'en féparer , & de recevoir fes der-' niers complimens ; 1'on avoit même coutume en cette occafion de le haranguer, le Loughouk-ou , trés rebg ieux obfervateur de ces ufages , étant biea-aiié d'ailleurs de me faire honneur en me montrant a 1'aff mb'ée , me faifit par une oreille ( 1 ) & m'enleva en 1'air de cette facon, en prononcant un difcours moral Sc rempli d'élégunce, qui fervoit d'apologie a la manière dont je m'étois comporté dans les épreuves , Sc les raifons qui avoient fervi a me faire mériter le glorieux avantage de 1'initiation. Ce fut avec une douleur terrible que j'en- (1) Marqué de diftinöion fingulière : lorfqu'un fy'phe rencontroit un habitant de 1'ile, & qu'il vouloit lui prouver fon eftime, il lui tiroit les oreil'.es, Sc le trainoit ainli a terre; ce qui vouloit fignifierje vous eftime, vous pouvez compter fur mon amitié.  334 Lamekis. tendis mon propre panégyrique. L'orateur ne finiffoit point; & pour comble de défefpoir , il ajoutoit aux graces de fon difcours ampou'é une gefliculation fi violente , que ma malheureufe oreille en étoit livide & écorchée. La harangue enfin finie, le peuple applaudit;(i)Ueft vrai que j'entrevis cependant de la cabale , & que plufieurs fe récrièrent fur quelques épithétes & quelques tours de phrafe hardis, que l'orateur avoit hazardés. Mais en faveur de la nouveauté tout paffa. J'avois été remis a terre pour recevoir les (i) Cet applaudiffement fe faifoit en ramaffant des pierres , & en les jettant a la tête de l'orateur. Plus le nornbre des contufions qu'elles occafionnoient étoit grand , & plus il étoit général. Après oue la harangue étoit achevée , il y avoit des hommes prépofés expres pour ramaffer les pierres öui avoient été jettées ; enfuite on les mettoit dans une balance , & 1'on faifoit un cri qui invitoit les critiques a fe mettre du cöté léger de la balance : tant qu'il s'en préfentoit on les recevoit , & lorfqu'il n'en pouvoit plus tenir, on fufpendoit la bafcule. S'il arrivoit que les pierres 1'emportaffent, on enregiftroit 1'approbation de la harangue, & elle fervoit de modèle pour les jeunes orateurs. Pour les critiques qui 1'avoient mal-a-propos frondée, on les jettoit dans un puits , que 1'on couvroit des mêmes pierres qui avoient fsrvi de témoins a leur envie & a leur mauvaife foi.  Lamekis. 335 adieux de raffemblée : chacun des corps envoya fes dépuiés pour me féliciter de ce que j'aliois devenir un de leurs membres. La cérémonie qui accompagna leurs complirnens, ne fut pas une des moindres peines que j'avois endurées jufqu'alors ; c'étoit cependant une diftiuöion qui auroit dü flatter ma vanité, puifqu'elle étoit une marqué certaine de confidération, qui fe manifefta en me chatouillant avec toute la délicateffe dont on veut ufer lorfque 1'on veut faire rire quelqu'un , mais dont je ne fouffris pas moins que des maux précédens. Lorfque le peuple fut retiré , Kaagilgon me permit de marcher felon notre ufage ordinaire ( 1 ) j'avois grand befoin de cette grace, & fans elle je ne fcai fi j'aurois pü fupporter d'être trainé plus long-tems fur le ventre , tant il étoit douloureux. Ce ne fut pas fans une pitié extraordinaire que je traverfai la grande avenue; en levant les yeux fur les arbres dont elle étoit bordée; (1) Condefcendance furprenante, & qui feroit douter de ce paffage , fi le nombre des auteurs qui le rapportent ne nous déterminoit pas a le croire , étant de foi qu'il n'étoit pas permis a aucun mortel de marcher fur le terrein facré de 1'ile , qu'il n'eut été initié n j rj'Ke de fes habitans»  33 jiver : trop jaloux de ce qui pouvoit être jmputé a ce mouvementje la priat de jettee  3&> Lamékis. les yeux dans la rue & de voir ce qui Poecafionnoit. Mais je ne vois rien, me dit-elle avec des yeux étonnés. Vous ne vovez rien , repris-je avec furprife ? & Cet animal , ce chien extraordinaire , dont le poil eft fi diffemblable des notres , qui eft vis-a-vis de nous, qui remue la queue, & qui me regarde fi fixement?... AUez, vous êtes fol, s'écria la dame , vous voulez vous divertir fans doute , ou quelque vertige occafionné par votre travail & par votre imagination vous fafcine les yeux. Je ne vois rien, vous repétai-je s'appercevant que je haufiois les épaules, a moins que ce qui vous étonne fi prodigieufement, ne foit un mêtin noir couché a 1'entrée de cette allée. Quoi! ajoutai-je avec chaleur., vous frouvez ce chien noir ? Oui fans doute, reprit-elle avec des yeux d'étonnement, ou vous rêvez , ou vous voulez, comme je vous 1'ai déja dit, vous divertir a mes dépens; mais je ne vois point le fin de cette plaifanterie , vous me 1'apprendrez quand il vous plaira. J'enrageois de cet entêtement a ne pas convenir d'une chofe que je voyois & diftinguois clairement ; il faifoit grand jour , & il ne m'étoit pas poffible de me perfuader que je rêvaffe. J'étois bien & très-duement éveillé,  Lamékis. $6t la dame n'en put difconvenir, mais elle me jura li férieufement que quelques nuages offufquoient ma vue , & celui qui nous apporta du caffé , pris k témoin de la chofe, 1'affura fi naturellement , que je ne doutai plus de mon égarement d'efprit. Ah! fans doute, m'écriai-je en moi-même, il s'aliène , le travail a dérouté ma cervelle. Eh bien, j'y renonce abfolument , trop heureux s'il eft encore tems ! Voilé quelles furent mes réflexions , elles ne durèrent pas long-tems. Ma converfation & mes facons parurent fi gênées a la dame préfente , qu'elle me laifla en me confeillant avec amitié de ne jamais recevoir perfonne quand je ferois dans le travail : foit qu'il vous rende extraordinaire , ou que vous affecfiez ces humeurs , pour vous délivrer de ceux qui vous interrompent, me dit-elle , vous êtes d'un mauffade qu'on ne peut fupporter. Son éloignement fut la conclufion de ce peu de mots : malgré mon attachement pour elle , je la vis partir avec fatisfadtion. Je n'étois pas dans mon affiette; lorfque 1'efprit eft agité , 1'on ne fe plait point a être diftrait. L'ame veut de la folitude pour fe retrouver, plus on veut la contraindre Sc la difliper , plus elle fouffre: Voila ce que je reffentois.  Dès que je fus feu! , je fondai ma raifon £ je jugeai par quelques raifonnemens dont je répfottvai , qu'elle étoit faine & entière; pour le corps il fe portoit bien, & ne devort pas empêcher fes parties de faire les fonöions qui leur étoient propres. Cela conclu ; je décidai que 1'apparition dg 1'animal qui me caiu foit tant d'inquiétudes , & qui fc'accordoit fi. parfaitement avec le portrait que j'avois faitdans Lamékis de Falbao , le chien brave & admirable , étoit dans le vrai^&j qu'elle fignï, Soit quelque chofe de très-relatif a moi-même.. Cette réfléxion me rappella un endroit de ma vie, dont je n'ai jamais parlé a caufe de fa fingularit-é : il trouve trop bien ici fa place pour que j'échappe cette occafion de le rap,, porter. Le public qui a paru jufqu'ici s'intérefter a ce qui me touche , ne fera pas faché que je 1'amufe de ce trait, je ne 1'obliga point a y ajouter foi ; le fait eft trop extraordinaire pour efpérer d'en, être cru fur ma parole. Je traverfois è onze heures du matin les Thuileries, 1'efprit libre & dans 1'affiette da monde la plus tranquille , lorfque je m'entenr dis tout-a-coup parler a 1'oreiile je tourna* avec précipitajion la tête , & ne vis rien. J elles me repréfentoient tout ce. que j'avois penfé & tout ce que j'avois vu dans ma vie. Je fus efxrayé de leur multitude , & je recuiai deux pas ; mais un éclat lumineux qui me frappa touta-coup, diffipa ma furprife, & me fit porter les yeux au fond de la gallerie. Un tröne auftz brillant que le foleil la terminoit; il ne me fut pas poffible, k caufe de fon éclat, de di£cerner la matière précieufe dont il étoit compofé; ce qui me furprit, c'eft qu'il étoit environné d'un nombre d'anirnaux de toutes les efpèces, & qui paroiffoient tous enfévelis dans un profond repos. Je commencois a être ému de tous ces prodiges , lorfque Falbao fe mit tout-a-coup k japper. A peine la gallerie eut elle retenti de fon aboi, que 1'obfcurité fuccédaUa lumière avec un bruit. ü épouvantable , que mes fe.ns, fe glacèrent entièremenj; i.je tombai a la reti* yerfe, ot je perdis le fentiment. A a.  37^ Lamékis. Un rêve extraordinaire, que je n'ai jamais oublié, agita mes efprits : il me fembla que , mon ame, dégagée desliensdu corps, voloit dans les efpaces immenfes des cieux, & qu'elle fe repaiiToit avec une avïde curiofité des connoiffances après lefquelles elle avoit tant foupiré avant fa liberté : état admirable & charmant ! pourquoi vous êtes-vous diffipé ? Heureufe léthargie , que ne duriez-vous éternelle- ment!.. Je vis. ... un tourbillon Mais ó puiffance fecrète qui agiffez en moi, vos ordres font fuprêmes, pardonnez, je me tais. (i) J'en dirois trop , ou je n'en dirois pas affez. Frappé de tous les myftères que mon ame venoit de concevoir, elle fe dilataavec tanfde vigueur, qu'elle rendit a mes fens la chaleur qui les avoit anéantisrje repris la connoiffance, (i) Dans.l'inflant que l'auteur écrivoit ce paffage, & qu'il alloit tracer ce rêve myftérieux , fa main s'appéfantit tout-a-coup & ne put remuer fa plume. Dans l'idée que le défaut de circulation étoit'la caufe de cet arrêt paralytique, il prit de la main gauche fa plume , & voulut continuer aécrire; mais par un prodige inoui, elle refufa comme 1'autre fon miniftère. N'ayant pu douter par cet empêchement qu'une puiffance fecrète Ji'agit, il a cru devoir fe foumettre a l'ordre intérieur. En effet fa foumiffion a été reconnue fur Ie champ ; s peine cut-il formé la réfolution de taire ce paffage, que 1'ufaga cte fes mains lui a été rendu.  Lamekis- 377 en foupirant de la rigueur qui me rappelloit a la vie. A peine eus-je ouvert les yeux , qu'ils fe portèrent vers le tröne. Quelle fut ma furprife ! Falbao y étoit placé, tous les animaux dont j'ai parlé, avoient 1'ufage de la parede , ils fembloient s'entretenir & réfoudre des affaires importantes. Leur langage m'étoit connu; mais, par leurs attitudes &c leurs geftes, je ne pouvois douter que les fons qu'ils articuloient, ne fignifiaffent une relation d'idées qu'ils fe communiquoient. j'étois dans 1'admiration de ces chofes, lorfque de grands cris me firent tréflaillir & redoubler mon attention : approche & vois , s'écria. une voix qu'il me fembla reconnoitre. j'approchai, le croira-t-on? Falbao, ce chien extraordinaire, changea tout-a-coup de forme, fa tête de doguin perdit peu-a-peu tout ce qu'elle avoit de la béte , & prit celle d'un homme. Le refte fe métamorphofa infenfiblement bien-töt enfin je le reconnus pour cet arménien avec lequel j'avois voyagé, & dont j'ai parlé dans la préface de cet ouvrage'. Tous les animaux reprirent en même tems une figure humaine, & a 1'habit dont ils étoient couverts, je les jugeai de diverfes nations. Dans la furprife extréme oh cet événement merveilleux m'aYöit jetté, j'avois ouvert  37& L A M É K I s.' la bouche comme pour m'écrier, lorfqué l'arménien, le doigt fur la bouche, m'impofa filence. E.coute, me dit-il, garde-toi de m'irr-. terrompre , tu ierois perdu: 1'inftant préfent peut te rendre égal a tous ces hommes fages dont tu dois foupconner la félicité par tout ce que tu viens de voir, il ne üendra qu'a toi d'y arriver comme eux, écoute, prête» moi une nouvelle attention. Je fuis le philofophe Déhahal; dont tu as fait mention dans ton hiftoire de Lamékis ; tu t'es perfuadé que tu imaginois en 1'écrivant ; tu n'as fait que te rappeller des faits qui ont exifté & qui exiftent encore. Le grand Scéalgalis a permis que je m'apparufle a toi dans le voyage dont tu te fouviens, pour débrouiller ton entendement ténébreux, afin que tu apprifTës aux hommes quel eft Ie fouverain bien. C'eft moi qui jufqu'ici t'ai infpiré , & a qui tu as donné mentalement le nom d'intelligence fecrète : profite de mes le^ons, le tems eft arrivé oii mon efprit va fe retirer de toi, il ne peut plus refter dans ton ame qu'un filion de ma, retraite. Plaife a la fuprême puiffance qu'il fuffife pour te conduire au bien que je te fouhaite, & dont tu te rendrois a la fin digne, fi tu ne tenois pas tant a 1'ufage de tes malheureux fens.  Lamekis. 379 G'eft moi; ö de Mouhy, qui mü du faint defir d'être tranfporté dans 1'ile divine des fylphides, imaginai de remplir des veffies de rofée (1) pour que la chaleur du foleil m'enlevat de cette terre. Tu as décrit par mon infpiration de quelle manière affreufe je fus dévoré par la grande abeille, (a) & par quel miracle, digeré que j'étois , je repris la ftrudture naturelle & la vie. (3) Tu n'as pas oublié que je dus ma confervation au fylphe proteöeur qui m'enleva au moment 011 la grande abeille alloit me dévorer une feconde fois, & que je fus courageufement me prêter au tourment affreux de Pinitiatión en me laiffant écorcher tout vif, & imprimer les caraöères facrés de Scéalgalis. J'aurois a te reprocher de n'avoir pas mis au jour le refte de mon hiftoire telle que je te 1'avois infpiré, fi je ne favois pas les obftacles qui (4) t'en £1) Partie IV-. . (2) Même partie. (3) Même.partïe. (4 ) L'hiftoire de Déhahal avoit été entièrement écrite,, &l'on ofoit dire qu'elle étoit d'un intérêt auffi extraordinaire qu'on puiffe en imaginer; mais le cenfeur rigide s'étatit perfuadé, paree qu'il ne 1'entendoit pas plus que ïauteur , qu'elle pouvoit donner lieu a des explications férieufes, en a raturé p!us..de trente pages. Malheureüfe-  •3S0 Lamekis. ont empêché. Je pourrois fuppléer a ces lacunes en te diftant moi-même ce qui t'a été enlevé, j'y étois même difpofé; mais le confeil que je viens de tenir a cette occafion avec ceux qui m'environnent , m'a fait envifager que ces matières étoient trop élevées & trop abftraites, pour en honorer des hommes terreftres & trop peu délicats : j'ai bien voulu m'apparoïtre a toi pour t'expliquer moi-même mes intentions : le loin que tu as marqué jufqu'ici pour infpirer aux mortels la vertu & la connoiffance du fouverain bien, m'a intéreffé pour ton bonheur, il eft entre tes mains ; choifis, tu peux parvenir dans la fuite a être initié au nombre des heureux ; tu fais par quel chemin je fuis arrivé a ce fouverain bien, un feul defir va te faire enlever : parle, on eft prêt a t'écorcher tout vif, a imprimer avec le ftilet brulant le facré privilege d'initiation fur ton cceur, la grande abeille obéira, tu fera dévoré : voila les faveurs dont je fuis le maitre, tu n'as qu'a confentir, c'en eft fait. Déhahal fe tut dans cet endroit & atten- ment pour le public, le manufcrit ayant été diflé fans brouillon, & donné tel a 1'approbation , il n'eft point refté de minute, & c'eft par cét'te raifon que la fuite de cet ouyrage avoit été interrompue.  Lamekis. 3S1 dit ma réponfe : tous ceux qui environnoient fon tröne , avoient les yeux fur moi & fe préparoient k m'applaudir dans l'idée 011 ils étoient que j'allois avec empreffement répondre a tant de bonté. Mais que j'étois éloigné de ce fentiment! J'avois trefïailli de frayeur a la flmple propofition : comment en aurois-je pu foutenir la pratique ? Je répondis avec un refpect courageux que je n'etois pas affez fortuné pour jouir des biens achetés par des endroits fi cruels. A peine eus-je achevé ces mots, que Déhahal, fa cour, fon tröne & la falie difparurent, je me trouvai dans mon lit agité & couvert d'une fueur froide; avec un rouleau de papier k la main : je fus affez long-tems a me remettre; cépendant ne me trouvant aucun autre mal que 1'agitation, j'en revins peua-peu ; je remerciai le ciel du préfent qu'iï me faifoit par des voies fi extraordinaires : je ne doutai plus que le rouleau ne fut la fuite des aventures de Lamékis, je 1'ouvris; mais quelle fut ma furprife, il étoit écrit dans des caractères inconnus: je jugeai cependant a la pondhiation & a 1'arrangement des périodes que 1'idiome étoit caldéen. Je me confolai dans 1'eipérance de trouver un tradu&eur. Je fus trouver un favant dans les langues orientales, je lui préfentai mon manufcrit; il 1'exa-  3§x Lamekis? mina : ces caraftères, me dit-il, mé font ïri* connus, & ne reffemblent a aucun de ceux dont les hommes font ufage. Je m'en retournai fort trifle , avec 1'opinion que je ne réuffirois jamais dans mon eritreprife. Plus de fix mois s'étoient paffés fans que j'y fongeaffe davantage, lorfqu'un matin travaillant a un ouvrage de piété , (i) j'enten» dis du bruit dans mon bureau, affez femblahle a celui d'une fouris occupée a ronger ou a fe faire un paffage pour fortir de prifon. Je tirai mes tiroirs avec un gant k la main dans 1'intétion de 1'attrapper fi jele pouvois: ma recherche fut vaine, le même bruit continuoit; & je ne voyois pas ce qui 1'occafionnoit. Je ceifai ma recherche, & prêtai 1'oreille avec attention. II me fembla que mes papiers étoient remués , je revifitai une feconde fois j je tirai tous mes tiroirs jufqu'au dernier 4 tout y étoit dans une paix profonde i je m'en étonnai ; enfin je vins au dernier, a peine fut-il ouvert , que je recuiai de deux pas un des manufcrits qui y étoient enfermés* s'ouvroit & fe refermoit avec la même agitation qu'une éventail entre les mains d'une coquette agacante. Le frottement étoit per-. (i) Les motifs de converfion a 1'ufage des gens dcj moride.  Lamekis. 38.3 'pftuel de la droite a la gauche ; que penfer d'un pareil prodige? Je fus deux heures comme un terme , fans pouvoir & fans ofer-, je 1'avoue, changer de fituation. J'eus beau piquer d'honneur mon courage & ma fermeté, pour m'engager a mettre la main fur ce manufcrit remuant; mes mains fe refuf èrent a cette aöion généreufe; mes yeux feuls fixoient ce miracle, il changea bien-töt. Ce cahier fortit tout-a-coup du tiroir; fe pofa a la gauche de mon bureau, & demeura dans un état tranquille. Raffuré par ce changement, j'avancois pour reconnoitre lequel de mes ouvrages jouoit un röle fi fingulier & fi extraordinaire , lorfqu'un fecond prodige me fit dreffer les cheveux. Une de mes plumes s'éleva de dedans mon écritoire , comme une éguille enlevée par 1'aiman, plongea fon bec dans 1'encrier, & puis fe mit a écrire naturellement fur du papier préparé a continuer 1'ouvrage après lequel j'étois ; il me fembla, aux mouvemens de cette plume, qu'elle tracoit des caracïères Francois, je devinai même quelques mots a fes mouvemens; il me parut auffi que 1'écriture reffembloit alamienne, & je ne me trompois pas. J'étois fi émerveillé de toutes ces chofes, qu'a peine en pouvois-je refpirer; cependant la plume ceffa tout-a-coup d5écrire, & paffa  3S4 Lamekis, du cöté du manufcrit ouvert , elle ratura Ia page étalée; & a peine eut-elle pris ce foin , que le feuillet fe tourna de lui-même & préfenta le revers : pour le coup, m'écriai-je, ou le diable" s'en mêle, ou je rêve : ( je ne fus pas le maitre de cette exclamation, ) ni 1'une ni 1'autre de ces chofes, me répondit une voix qui me parut fortir de mon bureau, ne t'effraye de rien, remets-toi a ta place , vois & écris. Si tout ce que je viens de rapporter, m'avoit rempli de confternation & de frayeur , qu'on imagine 1'état oii je me trouvai lorfque j'entendis cette voix fans pouvoir comprendre de quelle part elle venoit. Je regardai mon bureau avec effroi,la plume écrivoit encore,& continua de le faire pendant plus de trois heures :on s'accoutume peu-a-peu a tout, je me" trouvai plus tranquille au bout de ce tems, & j'attendis avec affez de patience quelle feroit la fin d'une aventure aufli extraordinaire. Je commencois cependant a me laffer de 1'attitude, oii j'étois , lorfque la voix dont j'ai parlé, s'écria : c'eft affez, a demain. La plume s'arrêta dans 1'inftant, fut gravement s'efluyer a 1'éponge, & fe recoucha dans 1'écritoire. Le manufcrit dont j'ai parlé , glifta fur mon bureau & redefcendit de lui-même dans Ie tiroir  Lamékis. 385 tiroir, fe referma de lui-même, 6c la ferrure fit Ie même bruit qui lui eft propre lorfqu'on la referme. Le feul cahier fur lequel la plume admirable avoit éerit, refta fur mon porte - feuille, 6C ne parut agité d'aucun mouvement. J'ofai m'en approcher : qu'on juge de ma furprife après avoir lu un titre en écrit grofles lettres femblables a celui de Lamékis, au changement prés de ces mots cinquième partie. Je m'aflis 6c je lus; c'étoit effeöivement la fuite de cet ouvrage, il étoit écrit de mon même caraétère, 6c fi je n'avois été bien éveillé lorfque je 1'avois vu tracer, je n'aurois pas pu nepasme perfuader que je ne 1'eufle écrit moi-même. J'y trouvai vingt pages d'écriture, mon ftyle étoit abfolument femblable , 6c, a 1'exception des idéés que je ne me rappellois point, tout fe rapportoit exaétement avec les parties précédentes. Mon imagination échauffée par tant de chofes extraordinaires me porta avec fermeté a ouvrirmon tiroir 6c a m'éclaircir autant que je le pourrois d'un prodige dont je nepouvois revenir. A peine eus-je pris cette male féfolution -t que je 1'exécutai. J'ouvrismon bureau, le manufcrit qui s'y étoit remis, comme je I'ai rapporti, me parut , le même dont 1'idiome ti'gTerne I, B b  386 Lamékis. Xoit point connu, 6c qui m'avoit été laiffé lors de 1'apparition de Déhahal. J'ofai mettre la la main deffus pour le prendre, il fit un bond, s'échappa , fe roula 6c s'enfonca dans le fond de mon bureau: arrête, s'écria Ia même voix qui m'avoit déja parlé, il n'eft pas tems encore; je reculai deux pas, Sc je m'eifuis de mon cabinet avec une bonne ré.o'ution de n'y pas remettre les pieds de fi-töt. Huit jours fe paffèrent fans que je puffe prendre fur moi d'y retourner; cependant une néceffité abfolue m'y ayant contraint, j'y rentrai a huit heures du matin. Mais, ö prodige fans pareil! une jeune perfonne, dont les traitsétoient charmans & divins, paroiffoit alïife dans mon fauteuil, &C écri voit; toute autre apparition m'auroit éloigné pour jamais de ce cabinet. Ne devois-je pas le regarder comme enchanté ? Mais la beauté a cela de propre , elle attire au lieu d'éioigner: mon premier mouvement avoit été de fuir, le fecond me retint. Dois-je craindre une li belle femme, me difois-je? fi 1'intelligence qui m'accompagne fans ceffe , reffemble k cette divine perfonne, ou que ce foit ellemême, comme j'ai lieu de le préfumer, qu'aije a redouter? Perfuadé par ce raifonnement, j© 1'envifageai avec plus de témérité. Elle étoit blonde, avoit 1« teint d'un blanc k  Lamekis; 387 'ébloulr & des traits faits pour charmer; fes cheveux lui tomboient en boucles fur fes épaules, fa robe étoit blanche, & me parut d'une moiré blanche ondée de bleu mourant ou nué, une écharpe d'une mouffeline extrêmement fine déroboit une partie de fa gorge , fes bras étoient prefque nuds, *d'une forme parfaite. Les manches de fa robe defcendoient jufqu'au coude, & étoient rattachés d'une moufleline de foie bleue-célefte, qui donnoit un éclat infini a fa parure. Je ne pus voir fes yeux, elle les avoit baiffés, & paroiffoit travailler avec beaucoup d'attention. J'aurois bien défiré qu'elle les levat;jeme fentois une agitation extréme: quoi! me difois-je en fecret, j'ai été capable de fuir un féjour qui renferme des charmes fi touchans ? Se pe ut-il que mafrayeur & mon peu de courage m'ayentaveuglé au point de perdre des momens fi précieux ? J'achevois a peine cette réfléxion, que 1'adorable perfonne , qui occupoit mon bureau, leva les yeux & m'envifagea avec un fouris qui pénétra jufqu'au fond de mon ame : quels traits, grand dieu! quelle beauté! Mes fens pétillerent, j'accourus vers elle, rien n'étoit capable de me retenir, j'allois me jetter a fes genoux, j'ouvrois la bouche pour étaler tout ce que mon cceur, reffentoit, lorfque la beauté divine qui me char* Bbij  388 Lamekis. rhoir, baiffa la tête, la mit dans un des tiroirs de mon bureau , & y entra avec autant de facilité qu'un renard dans fon terriër. Pour le coup je fus about: je reffai les bras étendus, la bouche ouverte, j'avois les yeux collés fur le bureau fans que je fuffe en état de revenir d'une furprife occafionnée fi légitimement. Qui n'en auroit pas fait autant a ma place ? Un jufte dépit me tira enfin de cette ftupidité : ah! c'en eft trop, m'écriai-je; qui que vous foyez , intelligence, femme invifible, ou diable , ceffez de vous jouer de moi: qu'avor* nous a déméler enfemble ? Un éclat de rire qui fortit de mon bureau, me fit connoïtre qu'on vouloit bien plus fe réjouir de moi, que me faire du mal: foit, m'écriai-je, en prenant fur moi pour ne point faire paroitre de frayeur, rions; li j'avois les mêmes prérogatives, j'en uferois peut-être avec plus d'excès. Travaille , travaille, s'écria la voix ; le tems perdu ne fe recouvre pas. Travaillons donc, répondis-je avec le même dépit en m'approchant de mon bureau, il ne s'agit que de fcavoir fi je fuis en état d'obéir. Un nouvel éclat de rire répendit a ce difcours; j'y étois fait, &C je ne m'en émüs plus. Enfin, pour terminer une aventure qui n'a jamais eu de pareille, je pris une plume, &  Lamekis. 389 me mis en devoir d'écrire. A peine fus-je prêt a le faire, que le cahier qui étoit devant moi s'agita, je voulus me lever : ne crains rien, me dit la voix , lis ce qui eft écrit, & achève, 1'Efprit fera le refte. Je me prêtai k tout ce qu'on voulut, je pris le manufcrit, & je lus. A peine fus-je a la dernière ligne , qu'un enthoufiafme foudain s'empara de mon imagination, j'écrivisavec une rapidité furprenante, & je ne ceffai qu'au bout d'un mois & un jour. Au bout de ce tems j'eus faim, je quittai le travail, & fus fatisfaire aux befoins naturels. Je mangeai & bus fans m*arrêter 1'efpace de trente 8c une heure : après ce tems je m'endormis , mon fommeil dura trois jours & trois nuits, le quatrième je me réveillai, tout ce qui m'étoit arrivé jufques-la me parut un fonge , &c je 1'ai toujours cru depuis. Ce qui eft de pofttif, c'eft qu'en retournant dans mon cabinet je trouvai les aventures de Lamékis achevées. Le public croira ce qu'i lui plaira de ces prodiges, il me feroit trop difficile d'entreprendre de le perfuader. Quoi qu'il en foit, voici la fuite des aventures de Lamékis qu'il a paru défirer. Heureux fi la fin de cet ouvrage 1'engage a me continuer fa bienveillance , mon but eft de lui plaire: fi les bonnes intentions méritent fon indulgence, B b ij  39° Lamékis; il n'y a point d'auteur a Paris qui en foit plus digne que moi. Continuation de fhijïoire de Lamékis. Le philofophe Déhahal s'arrêta tout court alors, leva les yeux aü ciel, fe préfenta enfuite & après s'être relevé, m'ordonna d'imiter ce qu'il venoit de faire. Son ordre exécuté : baiffe les yeux, me dit-il, & écoute avec toute 1'attention dont tu es capable; la vérité même va parler par ma bouche; ce qui te refte de tes préjugés , va s'évanouir; ton ame allarmée jufqu'ici de fa deftination, verra terminer fes doutes & entrera dans la quiétude : ö Lamékis, que de merveilles! Pourras-tu les entendre fans en mourir de plaifir ? Adore le tout-puiffant, qu'il foit a jamais loué. O Noc-ha-dor, être des êtres, moteur de I'Univers, ne permets pas que je profane par aucune abfence ton hiftoire facrée! & vous, ö divin Scéalgalis , infpirez-moi Les cieux s'ouvrent, les rayons facrés dardent & m'échauffeat, je commence. (i) (i) II fe trouve iciune lacune confidérable dans le manufcrit.  Lamekis. 39» Après que Déhahal eut achevé cette admirablehiftoire, il reprit la fienne. Juge,6Lamekis, continua t-il, fi mon ame fut enchantée de tant de prodiges & de vérités ; il me fembloit être déja initié a 1'être univerfel dont on venoit de me tracer un portrait fi parfait: qui 1'avoit pu faire que lui-même? Ce n'étoit pas un Dieu peint par de chetifs mortels, qui Tannon cent revêtu de toutes leurs paflions, qui en font un maitre vengeur, jaloux, cruel & fe déleöant a perdre éternellement ceux qu'il a créés; a ce portrait divin je reconnoiflbis un être fuprême , dont le bonheur éternel n'a befoin que de luimême pour le rendre folide & durabk. Le monde créé par fa toute puiffance & fa bonté fans pair, n'avoit pour hut que la grandeur & la générofité. Du néant tirer des chofes animées pour les rendre heureufes fans leur faire acheter leur félicité, me paroiffoit le véritable apanage de la divinité : ces loix admirables diftées par le même efprit tehdantes a en récompenfer les obfervations par desdegrés de récompenfes propres k ceux de la perfeöion , fembloient avoir été données moins pour faire des malheureux que pour élever les cceurs par la reconnoiffance a leur divin légiftateur; la privation de ces biens promis, raviliftement desinfrac- B biv  392 Lamekis. teurs obligés de reprendre une nouvelle vie fur la terre & de recommencer leur carrière , le feul fupplice annoncé a ceux qui ne s'étoient pas rendus dignes des graces offertes a leur vertu, dénotoit une fagefle & une bonté propre au feul Noc-ha-dor. En effet, rien de plus grand que cette conduite; un mortel a payé le tribut a la nature fans avoir pu mériter le bien accordé a la pratique des vertus. Noc-hador Pa créé pour le rendre heureux & ce foible mortel par une conduite oppofée a 1'efprit de fon créateur, s'en eft rendu indigne, il reprend un autre corps , il rentre dans la lice, Pexpérience gravée dans fon ame lui apprend qu'il eft privé par fa faüte d'un bien qui lui étoit propre ; il eft prévenu qu'il peut encore y parvenir en tenant une conduite oppofée a celle qu'il a tenue autrefois, en adorant une bonté fuprême , en la glorifiant; iï convient qu'il ne s'en eft pas rendu digne, & par cet aöe d'humilité dont la fource eft enfantée par la juftic,e dans fon coeur, il mérite que Noc-hador répande une grace affez fuffifante pour lui gecorder les forces qui lui manquent pour arriver enfin k 1'état heureux qui lui avoit été deftinc de tout tems, As-tn bien fenti , o trop keureus Lamekis! continua le grand Déhahal  Lamekis. 393 avec un nouvel enthoufiafme, ,ce grand paffage qui annonce a 1'homme qu'il n'eft point crée pour être éternellement perdu, & que Ie mot, d'éternel & de jamais exprimé dans nos langues , n'eft qu'un inftant devant le grand Noc-ha-dor? Concois-tu toute la majefté de ce paffage & le blafphême affreux de ceux qui ont borné la toute-puiffance en lui fuppofant des paflions de vengeance , d'inclémence & de fureur contre ces créatures paitries de fon augufte main , & échauffées par fon fouffle éternel ? Noc-ha-dor s'eft expliqué lui-même : qu'il eft grand, qu'il eft bon, ö Lamékis! fans parler de récompenfes ni de fupplices; la manière dont on nous expofeici fa grandeur ne fuftit-elle pas pour le rerïdre digne de nos adorations ? . Je fus pénétré de ce que je venois d'entendre, continua Déhahal, je ne m'appercus que quelques tems après du renouvellement de mon hémorrhagie. A peine le triple rouleau fur lequel étoit écrite cette hiftoire divine , avoit été replacé dans le fanöuaire, qu'elle m'avoit reprfs. L'un des fylphes qui me tenoit fufpendu par les pieds, laiffa a fon confrère le foin de fon office, & m'ouvrant la bouche avec force, enfonca fa main dans mon palais, faifit  394 Lamékis. ma langue ; Pempoigna 8c me promena de cette manière en triomphe par toute 1'ile, oii tous les peupies attendoient que je paruffe pour me fé> liciterde lagloire dontjevenois d'être couvert. L'acclamation univerfelle , 8c les louanges qui me furent données , ca'mèrent la douleur amère que je reffentcis : mais elle acheva de s'évanouir a 1'honneur fingulier que je recus. Le Loug-hou-kouplanta un pieu dans la terre de fa divine main, au bout duquel étoit un croc de fer après lequel il m'accrocha luimême par la langue; c'étoit la dernière cérémonie; tous les fylphes de 1'ile vinrent quatre a quatre me complimenter comme aggrégé. Cha cun m'honoroit d'une diftinftion décrite dans le cérémonial. Le premier qui étoit le plus agé, s'avan5a a reculons jufqu'a ce qu'il fut prés de moi; enfuite il m'arracha un poil de la barbe , me donna un foufflet, 8c s'en retourna en s'écriant: Ab-kal-hous (i). Le fecond armé d'une verge de fer, m'en frappa fur la tête, en pronon^ant les mêmes mots. Le troifième me fouffla dans 1'oreille 8c me releva le nez, mit les deux doigts dans les (i) C'eft-a-dire, fois a jamais heureux,  Lamékis. 395 narines, & m'obligea d'éternuer avec des efforts. Pour le quatrième, moins privilégié, il n'eut que 1'honneur de me cracher dans la bouche, & cela avec toute 1'abondance dont il fut capable. Après que tous les fylphes &C la Peu-plaukai-ki eurent fatisfait de cette manière h 1'hommage qu'ils me devoient, le Loug-hou-kou empoigna le pieu, quatre fylphes me faifirent en même tems a travers le corps , & le fecretaire d'état m'arracha la langue avec force ; je ne fentis aucune douleur k cette dernière diftinction;une langue trois fois plus groffe, & qui rempliffoit exactement mon palais, revint dans 1'inftant & reprit la place de celle qu'on emportoit avec beaudoup de cérémonie, portée au bout d'un baton : je fus obligé de la fuivre comme les autres, & dès qu'elle eut été placée , dans le temple , tout ceffa , & je me trouvai dans 1'état oh tu me vois aujourd'hui. Je ne pus m'enpêcher de foupirer lorfque Déhahal eut fini fon hiftoire, & de fouhaiter avidement de n'être point obligé d'imiter fes travaux : Que vois-je , s'écria ce philofophe ; tu gémis intérieurement. Se pourroit-il que les endroits qui devroient te porter a défirer les plus grands biens, fervilfent a te priver de leur  39Ö Lamekis. jouiiTance ? Tu palis, ta foibleffe te fait envifager de légères épreuves comme des fupplices affreux. Parle, ta réponfe va décider de ton fort,tu peux même te raffurer li ta vocation ne te porte point a rechercher le repos folide; je t'en exempte, je teferai reporter fur la terre, en confidération même des vertus que tu as fait ici paroitre, & de la manière fur-tout dont tu t'es conduit a 1'épreuve des douze tables : une grace telle qu'elle foit, te fera accordée. Après ces affurances , rien ne doit t'empêcher t'expliquer. Pendant que Déhahal me parloit, je me rapocllai 1'avis du fylphe , qui m'avoit tranfporté dans 1'ile , par lequel j'étois condamné a ramper en reptile fur la terre, en cas que je n'ofaffe tenter les épreuves. Je frémis de 1'alternative. Seigneur, m'écriai-je dans mon effroi, quelque grand que foit Ie défir de vous imiter, je ne me fens pas autant de fermeté pour la pratique des fouffrances corporelles, que pour les vertus morales;fije fuis écorché tout vif, penduparles pieds & paria langue, ce ne fera, j'ofe vous 1'avouer, qu'avec un regret mortel : eh bien, interrompit Déhahal avec un dépit éclatant, retourne fur la terre, fuis moi. Scèalgalis va prononcer : ö ciel , m'écriai-je en «béiffant 1 quelle eft la rigueur de la deffinée  Lamekis. 397 humaine, s'il faut acheter les biens éternels par des fouffrances fi affreufes ? Pourquoi le tout-puiffant ne daigne-t-il pas nous donner la force d'y réfifter ? Que viens-je d'entendre, s'écria Déhahal, en m'arrachant quatre dents, tu blafphêmes ! Après ces mots prononcés avec fureur, il battit fept fois des mains; k la dernière une nuée d'efprits noirs couvroit le ciel : qu'on le faififfe , s'écria le barbare philofophe; je 1'abandonne, & après lui avoir fait fouffrir la peine de la triple de Gul-gin-hak, (1) en réparation de fon crime, vous le précipiterez fur la terre, ou il rampera jufqu'a nouvel ordre. Qu'on juge de mon effroi a ce difcours. Sans être au fait du fupplice auquel on me condamnoit, je ne dontai pas qu'il ne fut extréme. Dans cet efprit, je voulus me jetter aux pieds du philofophe , & lui crier miféricorde; maisil étoit déja difparu. O Vilkonhis! m'écriai-je, ayez pitié de moi; mon feul efpoir eft en vous. J'eus a peine le tems de faire cette priere , j'étois déja faili par les efprits noirs. O ciel! qui pourra imaginer la manière dont ils m'enlevèrent ; chacun d'eux me faifit en unepartie de mon corps, cinq s'étoient mis a cha- (1) Sapplice de 1'ile des fylphides.  398 Lamékis: que main & a chaque pied , & m'enlevoient par les doigts : le refte de cette troupe s'étoit attaché a ma têie, avoient démêlé mes cheveux & m'enlevoient chacun par un poil; tout mon corps étoit enfin tiraillé , & je fus enlevé dans les cieux de cette manière barbare. Je regrettai alors de ne m'être pas laiffé écorcher tout vif , je n'aurois pas affurément fouffert davantage. J'avois beau jetter des cris horribles , rien n'attendriffoit les cruels, ils éternuoient de mes fouffrances, & montroient fur leur phyfionomie monftrueufe un air de fatisfaöion qui prouvoit la noirceur de leur ame. O grand Vilkonhis! fe peut-il que vous ne m'ayez pas fecouru dans une fi affreufe néceffité ? Après m'avoir promené de cette manière pendant long-tems, ils s'arrêtèrent fur un nuage épais&noir, &c m'accrochèrentpar la nuque du col h un crampon attaché a une perche fort haute. Je m'y trouvai bien a mon aife en comparaifon de 1'état dont je fortois; toutes les extrémités de mon corps jufqu'a mes cheveux, dont chaquebrin étoit droit comme uneaiguille, tout étoit refté tendu, & me faifoit reffembler a un hériffon ; peu-a-peu ce tiraillement ceffa; je commencai a refpirer &i k efpérer la fin de mes maux.  L A M E K I si 399 Mais fi je me fufle fouvenu de ce terrible mot, la triple de Gul-gin-gak, qui exprimoit trois fupplices différens, je ne me ferois pas laifle aller a un efpoir fi doux. Cependant un cri général ayant frappé mes oreilles, j'ouvris mes yeux qui étoient reftés fermés jufqu'alors. Je vis quatre grands fylphes qui arrivoient de quatre angles différens avec une raquete a la main, les efprits noirs s'étoient rangés de forte qu'ils avoient Pair de fpecïateurs qui attendent une fcéne pour les amufer. Hélas! ma conjefture ne fut que trop jufte; 1'un des fylphes avanca vers moi, me faifit d'une main puiflante, & de 1'autre me fit fauter dans les airs par le moyen de fon énorme raquette comme une bale de paume; je fus élevé fort haut , & je retombai fur une autre raquête qui ne me fit pas faire moins de chemin; quelque douleur que je reffentiffe, ce ne fut rien en comparaifon d'une chüteque je fis par la mal-adreffe d'un des fylphes qui faifoit le petit-maitre avec fa raquette, & qui manqua de me renvoyer: je tombai par terre, & le froiffement fut fi fenfible , que je perdis entièrement connoiffance; que pouvoit-il m'arriver de mieux dans une pareille occafion ? Le dernier fupplice auqüel je fus condamné fut le plus cruel Sc celui qui me fit le moins  4©o Lamekis. fouffrir. En reprenant la connoiffance qifon juge de ma furprife extréme & de ma douleur en reconnoiffant 1'état prodigieux dans lequel j'étois transformé. Oferai-je 1'avouer, je me trouvai ferpent & le plus affreux que la nature ait peut-être jamais produit. Je rampois fur la terre, une forêt obfcure étoit mon habitation , & mon afpecf caufoit tant de frayeur, que tout fuyoit devant moi. Après cette connoiffance affreufe , je me repliai de défefpoir, & voulus de ma langue empoifonnée mepercer de cent coups mortels: Vains efforts ! s'écria une voix venant du ciel, tu ramperas jufqu'au moment qu'une femme fidelle te rendra ta première forme. BénisScéalgalis dont la bonté fans pareille empêche que ton fupplice ne foit éternel ; fans fépreuve des douze tables dont tu es forti viétorieux, il n'y auroit point eu de miféricorde", ton blafphême'auroit encouru la dernière mort, (i) vis & loue a jamais le grand Noc-ha-dor. 11 te laiffe 1'ufage de la parole pour qu'elle te ferve a rapprocher le moment malheureux qui doit finir ton fort. Sinoüis en ta faveur joolt du même avantage ; la compagnie d'un amifi chert'aidera (i) Celle de 1'ame : les fylphides prétendent que le fupplice éternel eü de rentrer dans le nsant. k  L A M E K I Si 4öf afupribrter tes malheurs , il eft dans le bols; Voila , ö Lamékis, ce que j'ai pu opérer pour té confolation; j'aurois pu faire mieux fi tu IV vois voulu. Après ces mots la voix fe tut, elle né fervit pas peu a calmer ma fureur; 1'efpoir eft uri rémède falutaire aux fouffrances, je pouvois reprendre ma première forme ; il s'agiffoit dé chercher une femme fidelle, elle n'étoit pas introuvable. L'ufiige de parler qui m'étöit confervé , étoit devenu un trélbr. Sinoüis vivoit je devöis fans doute le rencontrer, un compagnon de difgraee fert è les fupporter : voila tout ce que je me dis en un moment. Je paffailerefte du jour a cotoyer un ruiffeau i dans 1'efpèrance d'y rencontrer le malheureux Sinoüis; mais ma recherche fut vaine; Vers )<• milieu de la nuit j'entendis une voix qui fembloit fé plaindre ^ je dreffaila tête pourécouterjj & il me fembla diftinguer des fons %ii m'étoient connus. Dans l'idée qu'ils partoient de-' mön2mi fidéle, je me traïnai jufqua 1'endroit oü ils étoient proféiés. A peine eus-je fait demiquarr de kéries, que j'entendis ces mots: Faut-il que j'aie toiït quitté pour fuivre un homme' dönt 1'infortune s'eft étendue fur tout ce qui i'approche? dans quel état, grand dieu! moit Tornt li q e  4Qï Lamékis. amitié m'a-t-elle plongé? Ne me vois-je pas 1'opprobre de tout Tunivers, 8c obligé de me cacher pour dérober ma honte 8c mes malheurs? Des pleurs amers entrecoupèrent ces mots, Sc j'en fus touché jufqu'a 1'excès. Je me preffai d'arriver julques fous 1'arbre, ou étoit Sinoüis : la fineffe de mes yeux m'aida a le diftinguer : il trepignoit fur une branche , Sc il me parut tel que je 1'avois vü, c'eft-a-dire hibou. Je lui adreffai la parole, Sc me fis reconnoitre; il en fut d'abord fi effrayé, qu'il fe laiffa tomber, 8c fans le fecours de fes ailes qui le foutinrent, il fe feroit tué; je le raffurai : Quoi, c'eft vous, ö mon cher Lamékis, s'écria-t-il douloureufement! puifque je vous retrouve, je me perfuadeque je vais être moins malheureux. Après quelques difcours femblables dicfés par 1'amitié, il defcendit prés de moi, mais malgré tout ce que je lui difois pour le raffurer, il n'cfoit m'approcher. II m'avoua 'que mon afpeil étoit terrible, Sc qu'il n'étoit pas le maïtre de fon.effroi. Je me fervis de ce moyen pour le confoler : Vous voyez , lui dis-je , que votre fort, tout rigoureux qu'il eft, n'eft pas a comparer au mien, puifque je vous fuis moi-même en horreur , après la connoiffance que vous avez que je fuis ce même Lamé-  Lamekis»' 4.03' kis que vous aimez, & pour lequel vous aves tout quitté. Dans quel défefpoir eette connoiffance ne doit-elle pas me jetter ? Sinoüis parut honteux de ces mots ; rien ne confole davantage que de rencontrer plus malheureux que foi: il fe trouva intérieurement fortuné de na point me reflembler, & cette idéé le remit dans une affiette d'efprit affez tranquiile pour me rapporter en ces termes, tout ce qui lui étoit arrivé depuis notre féparation. A peine vous eus-je quitté; entrainépar la force de mesfens, öLamékis, me dit-il J que je me replongeai dans tous lesdélicesquim'étoienf. offerts. J'en étois fi enyvré, qu'a peine me fouvins-je (oferois-jel'avouer ) que vous exiltiez» Mais auffi, grand Vilkonhis! qui a ma place n'au* roit pasfuccombé a 1'afpecf de tant de charmes ? J'avois aimé autrefois; je vou6 1'avoue, ö chef compagnon de mes difgraces, une adorablephé» nicienne qui m'avoit été enlevée par unrival barbare, tous les inftans de ma vie, depuis cette perte, avoient été employés fans fruit pour la re» trouver ;le motif de mon dernier voyage procë* doit autant de 1'efpoir delaretrouver, que de mon affeöion pour vous, ó Lamékis 1 il eft tem? de 1'avouer. Je la reconnois k une de ces tables f elle eft toute charmante , toute adorable t Ce ij  '4«4 Lamekis. quel eft le tendre amant qui eüt réfifté k ütt pareil appat ? Je me jette dans fes bras , Ik je me dédommagede tant de pleurs, de peines, & d'inquiétudes que m'avoit caufés fon abfence. Mais, ö fatal retour 1 k peine ai-je joüi d'un bien fi flaneur & fi défiré, que la beauté que j'adore , perd peu-^-peu de fes charmes , & quitte par degrés ces appas fi flatteurs, bientöt le refte S'évanouit, ÓC k leur place fe fubftituent des traits grofliers & monftrueux. Je reconnois un fylphe noir, je veux jetter un cri d'eftroi, je ne trouve plus en moi d'organes ; mes bras veulent s'étendre , mes pieds s'enfuir, j'en ai perdu 1'ufage, ou pour mieux dire, ils fe font évanouis. O grand Vilkonhis , qui 1'avez permis.' quelle eft ma furprife affreufe ! je me reconnois hibou & des plus hideux. Mon fort effroyable me fait frémir , je jette un regard furieux fur les caufes de mon infortune; au lieu de ces mets fi enviés, mes yeux nedécoüvrent que des vipères, des crocodiles & des ferpéns , & pour Convives des monftres affreux : je m'enfuis, je me cache, vous favez le refte. Un efprit noir me faifit, m'enlève. a vos yeux, & me jette dans 1'ile des fylphides, dans cette forêt, Gu j'ai langui jufqu'a ce jour.  Lamekis. 405 Je ne fus pas furpris de cette hiftoire , Sinoüis avoit mérité fon fort; pour moi qui avois réfifté a l'épreuve desdouze tables,jê ne pouvois m'empêcher de murmurer intérieurement de la cruauté avec laquelle on me traitoit: je me reflbuvenois parfaitement qu'on m'avoit permis de demander une grace qui devoit m'étre accordée; on ne fe rend jamais juftice; j'oublioisqueleblafphême dont on m'avoit repris m'en avoit rendu indigne, & que ce n'eft pas affez d'avoir commencé a faire le. bien, qu'il faut y perfévérer. Une faute griéve n'anéantitelle pas toutes les bonnes ceu vres paffées ? Oui fans doute, & je ne devois pas m'étonner de ia rigueur de ma deftmée, Nous fumes quelques tems, Sinoüis &moi, fans parler; enfin je rompisle filence, & lui rapportai a mon tour, ce qui m'étoit arrivé depuis notre féparation. Tout fenfuel qu'il m'avoit toujours paru , il me blama du peu de fermeté que j'avois témoignée , après avoir montré tant d'ardeur pour arriver au fouverain bien. Je convins de la jufteffe de fa réplique, óc ne cherchai point de détaur pour excufer ma foibleffe. Une partie de la nuit fe pafla a nous plaindre & a nous confoïer mutuellement. A peine 1'Aurpre au teint de rofe parut-elle C c iij  ^©6 Lamekis. fur 1'horifon , que Sinoüis m'interrompit : Fuyons, me dit-il; cette caverne prochaine eft mon afile & vous fervira de repaire. La nous pourrons continuer notre entretien fans crainte d'être interrompus : Eh ! qui pourroit le faire, m'écriai-je dans un lieu auffi folitaire? Ah! que dites-vous, reprit triftement Sinoüis , 'fachez que fi je m'expofois un moment de plus a la vüe des habitants de ces bois, j'en ferois dévoré : le vulgaire ignorant prétend que nous fommes ennemis de la lumière, & que nous ne pouvons en fupporter 1'éclat; je 1'ai cru moimême autrefois, mon expérience m'a détrotnpé. Le hibou fe cache, il eft vrai, dès que le jour commence, mais c'eft a regret; c'eft bien plus une fuite qu'une antipathie. II eft 1'horreurdetous les autres animr-y ; croiriez-vous, ó Lamékis! que tous les habitans du ciel, les ©ifeaux de toutes les efpèces fe réuniflent pour le huer ? Vous entendez déja le criaillement de tous ces oifeaux, ce n'eft rien en comparaifon de ce qui fuccéderoit fi j'étois affez hardi pour attendre leur approche. Inaaginez-vous que ce qui frappe vos oreilles aftuellement, eft un avis général que je fuis ici & un mandement univerfel pour y attirer tous les oifeaux d'alentour, Dès qu'ils font prévenus fur ce fujet, ils  Lamekis. 4°7 fe raffemblent, m'environnent de toutes parts, m'étourdiffent de mille cris, 6c Paventure finit par| un million de coups de bec furieux qui mettroient en pièces un hibou affez fot pour ofer les attendre ; j'ai penfé en être la viftime. En achevant ces mots Sinoüis, prit un vol languiffant 6c fut fe réfugier dans la caverne. II étoit tems; a peine fut-il en marche , que des nuées d'oifeaux tfe toutes efpèces que je n'avois point eatrevus, s'élevèrent de deffus les arbres, le fuivirent en troupe avec, un gazouiüis infuportable ; ils furent continuer leur huée fur le rocher oü ils fe repofèrent. J'en fus fi indigné, que s'il m'avoit été polfible de les chatier, je m'y ferois porté avec un fingulier plaifir; je ne pus que fiffler , 6c je le fis avec des fons fi aigus en me traïnant vers la caverne dans laquelle je fus me réfugier, que les oifeaux effrayés s'éloignèrent, 6c mirent un intervalle a leurs clameurs importunes. L'antre, dans lequel j'entrai, me parut éclairé & très-propre a y faire ma demeure. Un ruiffeau d'une eau plus claire que le criflal en fortoit avec un murmure qui m'auroit plu dans tout autre temps. En levant les yeux vers lefond, j'entrevis deux hiboux, 8c j'en fus furpris. Ils .étoient fi femblables, qu'il me fut impofïible C c iv  '4Q% Lamekis. tfe difcerner lequel renfermoit Sinoüis; 1'un des deux paroiffoit éviter les approches de Tautre, &le dernier fembloit vouloirle careffer. Que fignifie ce que je vois, ö Sinoüis; m'écriai-je en levant la tête? vous êtes deux: hiboux; fe pourroit-il' que vous eufiiez un affocié de Ja même efpèce ? Non, reprit ce fnfte ami, cetoifeau qui vous fürprend, eft réellement ce qu'il paroit, il me croit fans doute propre a répondre a fon inftinö, il eft femelle, je lui parois male, ma froideur lui a fait fans doute penfer que j'étois indifférent; il me fait fa cour , m'afture en fon langage & par fes facons que je lui conviens & qu'il m'aime. Après cette déclaration qui m'a déja été répétée plufieurs fois , cette aimable chouette me propofa affeöueufement de rravailler de Compagnie a faire un nid, & de peupler de nos petits cet antre défert. Jugez ft la propofition me convient & fi je fuis capable de répondre a fes ardens defirs. J'enrage de cette fmiation nouvelle ; j'ai beau faire" le cruel ; 1'affurer que j'ai juré de ne jamais aimer, elle me pourfuit fans ceffe; je viens de lui dire qu'elle m'obligeroit par fes importunités è quitter cette retraite; elle me répond qu'elle sne fuivra en tous lieux; quel tourinent! Auroi^  Lamekis; 409 je du m'attendre a ce fupplice nouveau? C'eft donc un fupplice d'être aimé, m'écriai-je en ne pouvant m'empêcher de rire intérieurement de Paventure! Que ne laiffez-vous efpérer k la chouette que vous ferez fenfjble un jour a fa tendreffe? Ah! je n?ai garde, reprit vivement Sinoüis, fa reconnoiffance iroita 1'excès, elle eft fi vive & fi accoutumée a faire les avances, que la nuit paffée elle penfa me furprendre e:i dormant; ce n'eft qu'a coups de bec que je m'en fuis débarraffé. Jugez a quoi ma complaifance m'expoferoit. L'indifférent hibou n'en put dire davantage. Effettivement la chouette le prelfoit vivement, & 1'obligea pour fe défendre de fes approches, d'interrompre Pentretien. Quelque malheureux que je fuffe, je ne pus m'empêcher de rire de cette plaifante fcène, la converfation entr'eux étoit vive, le fon de leur voix reffembloit a un bruit de pots eaffés. Enfin Sinoüis trop preffé jugea a propos de quitter la place, &i de venir fe réfugier tout prés de moi. L'ardente chouette Ie fuivit amou* reufement; mais ayant levé la tête & fiffié, je lui fis une fi grande frayeur, qu'elle s'enfuit, £c fut fe cacher dans une crevaffe obfcure du rocher. Smoiüs m'ayoua c^ue je venois de lui rendre  410 Lamékis. Je fervice Ie plus eflentiel qu'il put recevoir de fa vie: en vérité! s'écria-t il par réfléxion & du plus grand férieux du monde? J'étois excédé ; mais peut-on poufler 1'indécence a un tel excès, j'eus 1'injuftice de me réjouir intérieurement de ce,qui 1'afHigeoit li vivement; mais je ne tardai pas k en être puni, & a faire moi-même 1'expérience de mon injuftice, tant il eft vrai que quelque'attachés que nous foyons a nos amis, nous ne reffo\itons jamais leurs peines avec la fenfibilité dont nous reflentons les nötres. Pour en venira ce point d'humanité, il faut avoir enduré les maux dont on fe plaint, alors on eft véritablement tendre & CQmpatiflant; c'eft ce que je ne tardai pas k éprouver. Nous fimes des réflexions aflez triftes pendant quelques heures fur notre état malheureux; cependant tout cruel qu'il eft, m'écriaije avec un fentiment de refpeét pour les décrets éternels, nous devons remercier l'auteur de notre exiftence, de ce qu'il a permis que nous ayons confervé 1'ufage de la raifon ^& de la parole? Que me dites-vous, interrompit Sinoüis en battant des ailes d'impatience, ne vaudroit-il pas mieux cent fois que nous fuffions en effet ce que nous paroiflbns ? Ne fernr  Lamekis. 411 ble-t il pas au contraire que cette raifon ne nous foit lailïee que pour fentir tóute la grandeur de notre infortune ? Revenez d'un fentiment fi contraire a la foumifiion due au toutpuiffant, repris-je; ce maïtre abfolu de toutes chofes, ne permet rien fans des raifons auffi juffes qu'il eft grand; un jour viendra que vous fentirez toute 1'excellence de fes décrets; le nuage groflier de notre humanité nous empêche de la pénétrer, & eft la fource de ces murmures criminels. Recevez cet avis d'un ami qui vous aime, & qui feroit au défefpoir de vous voir plus malheureux. Un blafphême m'a réduit dans 1'état ou vous me voyez; un trop grand penchant a vous contenter , a caufé votre métamorphofe ; que notre expérience nous humilie ; les vrais fages en doivent profiter. II n'y a que les fous qui la méprifent, & qui fe piongent dans le défefpoir. Ce peu de mots fit impreffion fur le malheureux Sinoüis, & me donna lieu de faire moi-même quelque réfléxion. Une prière fervente au fouverain êta-e des êtres fut fuivie d'une entière rélignation a fes décrets. Ces fentimens pieux & convenables a notre fituation humiliante , donnèrent quelque tranquillité a notre efprit :  '4** Lamékis. A quoi tient-il, s'écria mon ami en me regardant fixement, que vous n'achevlez vos aventures? Ce feroit un puiffant moyen pour nous diftraire 1'un & 1'autre de tant d'ennuis. Vobntiers, repris-je ; ce moyen eft infaillible pour nous prouver que nous ne tommes dans ia vie que pour en effuyer toutes les traverfes, vous en allez juger dans peu; j'en fuis un exemple bien potitif. Après avoir rêvé un moment, je repris dans ces termes 1'hiftoire de la princeffe des Amphitéocles , racontée par ellemême a la reine, a Lodaï & a Boldeon, en faifant reffouvenir Sinouïs que c'étoit toujours Motacoa qui parloit, Suite de t hiftoire de la princeffe des Ampkidocles.. S i votre augufte père prouvoit par cet ordre prévoyant fa politique fine & déliée , con^ tinua le Karveder è la princeffe des Amphitéocles; Mag-na-fa-bal-da montra combien «He étoit habile & adroite en fe dérobant fubtilement au jufte courroux de fon fou* verain. Le piedeftal fur lequel étoit placée 1'idole, fut 1'afyle dans lequel ellefe jetta, &c pij elle  Lamékis* 4*3füt long temps a 1'abri d'un fupplice mérité. Lindiagar ayant été averti qu'elle ne fe retrouvoitplus, fit faire des recherches exacfes dans i'intérieur du temple, & ne fut pas peu furpris de ce que cette prêtreffe lui fut échappée. II ne voulut pas defcendre de la grande tribune qu'elle ne fe retrouvat, &c qu'il i>e 1'eüt perdue. Des ennemis de cette trempe ne doivent point être ménagés. Un fage politiqte eft obligé dans de pareilles occafions pour fa tranquillité & celle de 1'état, de trancher paria mort avec de tels ennemis. Pendant la recherche qu'on faifoit de Magna»fa-bal-da, qui continuoit a ne point fe retrouver, la princeffe fuppofée aimée par l'accufation de Mag-na-fa-bal-da, fut amenée a Lindiagar par les prêtreffes. Le droit inconteftable que donnoit 1'élévation de la grande tribune, qui mettoit au deffus de toutes les loix, donna lieu au fouverain de fatisfaire au defir qui le preffoit d'envifager cette princeffe. Et pour cet effet il ordonna que fon voile fTff. levé; les prêtreffes de la confidence de leur fupérieure voulurent réfifter: elles prévoyoient bien que de cet ordre dépendoit leur condamnation; mais vains efforts! Le Karveder les obligea d'obéir . la princeffe parut a vifage  414 Lamékis. découvert. Grand Dieu! s'écria Lindiagar en frappant trois fois le Tok-ho-dor (1), fe peut-il que le menfonge &c la fuppofition ofent exercer leur noirceur jufques dans le fanöuaire de Fulghane? Eft-ce Ik cette princeffe que le feu n'avoit point épargnée, & qui a donné lieu a la fupofition d'une autre ? O vous, mes Bil-bougan-gans (2)! voyez & jugez. Le peuple qui avoit tout entendu, & qui ayant 1'ufage des yeux permis, reconnut la fauffeté du difcours de la grande - prêtreffe , jetta un cri furieux, par lequel il la dépofoit & la condamnoit a la Fa-ris-bouk (3). Le roi confirma le jugement, fit ceffer le murmure, & ordonna k ceile qui venoit de donner lieu a la (1) Une cloche quarrée , laquelle étant touchée par le roi, donnoit la liberté des yeux & de la refpiration ; a peine en un fiècle ce privilege étoit-il accordé au peuple. (2) Mes enfans 1 le roi ne parloit jamais a fon peuple en général, qu'il ne fe .fervit de cette expreffion. (3) Supplice de diftinaion: il confiftoit a ê:re mis fous une prefie, ou vous étiez applatis comme une feuille da papier; la liqueur qui en fortoit fe bruloit en face du fimulacre, & la peau qui 1'avoit exprimée, étoit entrhaflée & mife dans le temple avec un bas-relief, qui apprenoit la caufe de fa condansnation.  Lamékis* 415 condamnation de la prêtreffe de rapporter ellemême ce qu'elle fcavoitde fon intrigue, fous peine d'encourir le même fupplice que la grande prêtreffe. La jeune perfonne effrayée de cette menace,fe jetta aux pieds de Fulghane,tourna le dos au roi, & après ces marqués de refpeö, elle convint qu'elle étoit fille de Mag-na fa kal-da, & que la haine que fa mère avoit eue de tout temps pour la princeffe Cléanes, qu'elle ne pouvoit fe réfoudre a voir devenir fa fouveraine, lui avoit fait imaginer de la fugpofer, elle qui parloit a fa place, afin d'être a 1'abri du fupplice qu'elle couroit, fi jamais fon commerce avec les males étoit feu , comme elle avoit lieu de le redouter, è caufe de 1'inimitié qui régnoit contre elle dans le temple, & des foupcons qu'elle avoit que fon fecret ne fut éventé. Cette dépofition parut fi horrible a votre augwfte père, qu'il s'arracha de défefpoir la moitié de la barbe; le peuple qui en fut témoin, & qui veut par devoir & par refpecf donner les mêmes preuves d'indignation, n'héfita point a l'imiter; en moins d'une minute toutes les barbes furent arrachées. Les vieillards même, a caufe de leur foibleffe, recoururent a la vigueur des bras des plus jeunes, & furent épilés juiqu'au der nier poil.  416 Lamékis. Voila, princeffe, oii les chofes en font aduellement, continua le Karveder. Le grand Lindiagar s'eft perfuadé que dans une pareille cireonftance il faut que vous paroifiiez, afin que votre préfence affuré votre droit inconteftable au tröne. La marqué facrée que vous portez fur le front, vous fera reconnoitre pour ce que' vous ëtes^ & vous affurera contre les brigues fatales quepourroientenfanter les troubies pré^ lens. Que ne m'aviez-vous dit cela d'abord m'écriai-je avec dépit; je ferois a préfent aü temple ? Ne m'avez - vous pas fait perdre un tems précieux ? Non, princeffe , continua le Karveder, le peuple eft dans l'inoupifoir (i). I! auroit été dangereux d'interrompre fa fureur. Dès que le foleil aura difparu de notre hémifphère , vous paroïtrez aux yeux du peuple étonné; ce font les ordres fupremes du grand Lindiagar. Après cela Abska-kou (2). Ge ter- (1) C'étoit une efpèce de délire ordonné par le culte'„• Ioffqu'on vouloit fléchir la divinité , & lorfqu'il étoit commencé, il ne devoit ceffer qu'au coucher du foleil. (2.) Ce mot eft difficile k traduire ; les favans 1'expliquent de toutes les manières. Heinfius dit qu'il fignifie plus de rëplique. Scaliger affure qu'après l'ordre fouverain, il n'étoit pas permis de répondre, & que ce mot fignifioit (aifez-vous, 11 y a cependant apparence qu'ert' rlMtf  Lamekis. rible mot étoit trop impofant pour ofer jrien ajouter; je baiffai les yeux & attendis 1'inftant marqué. Le Karveder me paffa la tête .entre les deux jambes, fe releva & me porta de cette manière refpecïueufe k la porte du temple, & dès que le foleil fut dans le point attendu, nous entrames. Mon augufte père m'ayant appergue, toucha le Toc-ho-dor, harangua le peuple en ma faveur, me fit monter a fa tribune, me couvrit de fa toque, & me fit reconnoitre Cléannés, c'efM-dire, reine. Mon premier a£te d'autorité fut 1'anéantiffement de deux loix, que j'avois toujours abhorrées. L'ufage naturel de jóuir de la préfence de ceux qui nous ont donné le jour, fut rétabli dans toute fa fplendeur & dans le même jour j'ordonnai le renvoi de tous les males confervés dans le palais de Kaijocles avec une liberté entière aux princes & aux princeffes de ma race de fe marier dans les fuites felon leur dignité & leur raifon. Ces changemens ne furent point applaudis, g le peuple me fembla murmurer. Lindiagar qui ce cas le Karveder refpeéiueux ne s'en feroit pas fervi avec la fille de fon maitre, qui alloit devenir fa fouvetaine. L'Abbé Ménage eft de ce fentiment, & j'ai cru devoir le fuivre, quoique madame Dacier le contefte fort au long, auffi-bien que M. de Fontenelle dans fes errata. Terne l. £ d  4*8 Lamekis. ne s'attendoit pas que je duffe porter les chofes fi loin, m'en fit voir la conféquence; j'allois répondre a cet augufte père que 1'autorité fuprême devoit le mettre au deffus de ces égards, lorfqu'un cri général occafionné par le plus grand prodige, attira mon attention. Fulghane tournoit comme une girouette fur fon pivot; ce miférable annoncoit un ordre fuprême de ïa divinité , j'en fus émue. Le roi lui-même , malgré fa prévention contre fa propre religion, m'en parut ébranlé; le fimulacre qui s'arrêta tout court, & qui jetta un grand foupir, redoubla notre furprife, il proféra ces mots d'une vpix intelligible & claire qui jetta la confternation & le trouble dans 1'ame de tous les afliftans. « C'en eft donc fait, il faut que mon peuple périffe, que le temple s'écroule, & que je m'éloigne pour jamais de ces lieux. Un roi fuperbe s'élève, une fille criminelle anéantit mes loix, des fujets perfides profcrivent ma grande-prêtreffe, refüfent d'obéir a mes ordres divins, s'élèvent contre mes ordres fuprêmes;' & fouleroient aux pieds mon propre fimulacre, li ma puiffance divine n'alloit prévenir par une vengeanre affreufe leurs coupables projets. Tremblez , Amphitéocies , vous allez tous périr , un feul moment vous eft donné pour  Lamekis.' 419 Vous repentir, un feul moyen pour appaifer ma colère, & vous faire rentrer en grace. Que Lindiagar foit renverfé de ma grande tribune, que fa fille fouffre le fupplice auquel Mag-nafa-kal-da a été condamnée injuftement, que celle qui s'eft déclarée fa fille & qui eft la mienne (fecret que je veux bien réveler) monte a la grande tribune, & exerce le pouvoir fouverain; a ce prix je fais grace, ou je foudroye. j'ai parlé. » A peine ce faux oracle fut-il prononcé que le peuple s'éleva en fureur, & voulut s'y conformer : Lindiagar, qui ne s'eft montré jamais fi grand que dans les périls les plus terrkbles, jetta fa toque au peuple , fonna le Toc-ho-dor , & ordonna au Karveder de fe faire accompagner de fes gardes, de forcer le fantfuaire, & de brifer 1'autel fur lequel étoit le fimulacre. On me trompe; on vous féduit: Bil-bou-gan-gan, s'écria-t-il, Fulghane ne parle que par artifice ; Mag na-fa-kal-da eft cachée dans fon fein; une machine préparée eft le principe de ce prodige,. dont om a voulu nous étonnerifi ces chofes ne font point telles que je vous les annonce , & qu'après la vifite du fimulacre , Fulghane parle „ ou donne des marqués certaines de fa préfence , je defcends de la grande tribune > je Dd ij  42° Lamékis. facrifie moi-mêrne ma familie a la divinlté, en réparation de 1'offenfe, & je fcélle de mon fang votre grace & mon crime ; après cela Abska-kou. Ces paroles , prononcées avec une force majefhieufe , arrêtèrent le peuple prêt a fe porter aux dernières extrémités; il rentra dans un humble filence , & attendit 1'effet des promefies royales. II ne fut pas peu furpris de la pénétration de fon fouverain. Mag-na fa-kalda fut trouvée dans 1'intérieur du fimulacre : elle cachoit de fes mains fa face antique & honteufe; on découvrit la machine qui avoit fait tourner le fimulacre, & bien d'autres fourberies trop longues k détailler. Le peuple , outré d'avoir été fi long - tems la dupe des perfidies de cette grande-prêtrefle , fe porta contr'elle , fa fille , & toutes celles qui lui étoient fubordonnées,a des fureurs inouies; ils me fupplièrent hautement , car j'étois reconnue fouveraine', d'abandonner le temple, de me retirer dans mon palais, & de les laiffer en liberté affouvir leur vengeance & leur fureur. Je crus devoir me prêter k leurs julies reffentimens. Deux heures après , le temple fut détruit de fond en comble, & les coupabies punis a la place de 1'impuiffant Fulghane , & le grand  Lamekis. 411% Vilkonhis fut adoré dans tout le royaume ; des temples lui furent dédiés, & l'on peut dire que cette grande révolution s'acheva, fans que, 1'état en recüt aucune atteinte. La. vérité a cela de propre quand elle eft écoutée,1 elle perfuade. Les Amphitéocles, en reconnoiflant un être fuprême, trouvèrent tant de juftice & d'humanité dans fes loix , qu'ils"' plièrent avec empreflement fous un joug fi doux. Le grand Lindiagar fe rendit lui-mêaie leur miniftre. Quelle gloire, après avoir régné^ en roi puiflant fur leurs cceilrs, & avoir1 donné a fes peupies pendant le cours de fofc règne tant de preuves de bonté, il les couronne , en travaillant a les rendre heureux, jufqu'après le trépas. O ciel, c'eft vous qui avez fait cet important ouvrage ! combien n'en' devez-vous pas être béni. Les Amphitéocles vous en loueront a jamais. Fin du premier Volume.  TABLE 'DES VOYAGES IMAGINAIRES Contenus dans ce Volume. Lamekis. rJ?lrERTISSEMENT de l'Éditeur. ^Première partie > page i 'Seconde partie > 101 ITroijieme partie , 187 Quatrième partie , 272. Cinquïème partie, 346 Fin de la Table du premier Volume..